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If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Simples Contes des Collines - -Author: Rudyard Kipling - -Translator: Albert Savine - -Release Date: May 23, 2020 [EBook #62207] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SIMPLES CONTES DES COLLINES *** - - - - -Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed -Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by the -Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at -http://gallica.bnf.fr) - - - - - - - - - - - - Simples Contes - des - Collines - - Par - Rudyard Kipling - (Traduit de l'anglais par Albert Savine) - - - Paris - Nelson, Éditeurs - 189, rue Saint-Jacques - Londres, Édimbourg et New-York - - - - -[Illustration] - - - - -A MON AMI - -THÉODORE CHÈZE - -En bon souvenir. - -A. S. - - - - -TABLE - - - Pages - Rudyard Kipling et les «Simples Contes des Collines» 9 - Trois et... un Extra 15 - Lancé à l'Aventure 27 - Le Saïs de Miss Youghal 49 - Unie à un Incroyant 65 - Aurore trompeuse 77 - Le Sauvetage de Pluffles 99 - Les Flèches de Cupidon 113 - Sa Chance dans la Vie 125 - Montres de Nuit 139 - L'Autre 153 - Conséquences 163 - La Conversion d'Aurélien Mac Goggin 177 - Les trois Mousquetaires 191 - Un Destructeur de Germes 207 - Enlevé 221 - L'Arrestation du Lieutenant Létourdi 235 - Dans la Maison de Suddhoo 249 - Sa Femme légitime 269 - - - - -PRÉFACE - - -Quand Rudyard Kipling, en 1888, publia à Calcutta la première édition -des _Simples Contes des Collines_, il n'avait que vingt-quatre ans et -son bagage littéraire se composait d'un seul livre, les _Departmental -Ditties_ (_Chansons administratives_), vers de circonstances et de -société, qui avaient fait bien augurer de son avenir littéraire. - -Né à Bombay en 1864, il était, comme on le sait, le fils de John -Lockwood Kipling, directeur de l'école des Beaux-Arts de Lahore. Il -avait été élevé en Angleterre dans le Devon du Nord et n'était revenu -que six ans avant dans les Indes où il s'était associé, à titre de -directeur-adjoint à la rédaction de la _Lahore civil and military -Gazette_ dont il fut un moment le correspondant et le représentant à -Rajpaitana. - -On se souvient encore à Simla du compte-rendu en vers qu'il inséra dans -son journal lors de l'ouverture du Gaiety-Theatre. - -On n'y a pas oublié le comique du jeu de miss Kipling, sa soeur, -interprétant chez lady Roberts le rôle de la nourrice de _Lucie de -Lammermoor_, mais au frère on n'a pas pardonné Mrs Hauksbee, Mrs Reiver -et d'autres de ses portraits trop exacts qui abondent dans les _Simples -Contes_. - -A peu près ignorée chez nous, la station de Simla est l'une des villes -des Indes anglaises les plus célèbres de l'autre côté de la Manche. - -Édouard Buck a décrit, il y a deux ou trois ans, les vicissitudes de la -fortune de Simla dans le passé et dans le présent. - -Tout son district, les Collines, contreforts des Himalayas, est un -cordon de sanatoria, véritable prise de possession par la civilisation -européenne des montagnes qui dominent la plaine semée des ruines des -temples resplendissants de l'ancienne civilisation hindoue. - -Simla s'élève au point le plus pittoresque de ce paysage enchanteur. -Capitale d'été et sanatorium le plus réputé, ce sont les séjours des -vice-rois des Indes et de leur cortège de fonctionnaires qui ont fait la -fortune de cette station. - -Buck reproduit dans son ouvrage, d'après un dessin du temps, le -Kennedy-House, origine du Simla actuel. C'était un banal cottage -anglais, comme en bâtissent aujourd'hui par milliers pour deux cent -cinquante à trois cents livres sterling les compagnies de constructions -à bon marché qui exploitent la banlieue londonienne. A l'unique châlet -de 1819, avaient succédé soixante maisons quand Jacquemont visita Simla. -En 1881, il y en avait onze cent quarante et une et la population -stable, la population hivernale, s'élevait à 13,200 habitants. - -Les paysages de Simla étaient depuis longtemps célèbres avant même que -le capitaine J.-P. Thomas fît graver un album des principaux sites de la -région. L'automne y est superbe, et la saison des pluies seule s'y -montre impitoyable[1]. - - [1] Kipling a décrit ces orages dans deux contes: _Aurore Trompeuse_ - et _La Conversion d'Aurélien Mac Goggin_. - -L'été, on menait une vie très joyeuse à Simla. On s'amusait beaucoup et -le Delhi Sketch Book n'avait pas oublié d'illustrer d'un crayon -malicieux le conseil salutaire: «N'allez jamais trop vite aux tournants -de Jakko»; Jakko, c'était, alors comme aujourd'hui, la grand'route qui -contourne en bas de côte la montagne aux flancs boisés de déodoras, de -cèdres, de chênes et de rhododendrons. Les tournants en sont un peu -brusques et les couples de cavaliers grisés par les émotions du site, de -la course, et des doux entretiens risquaient des surprises -compromettantes, surtout dans un milieu désoeuvré, jaseur et -soupçonneux. - -Le cadre des _Simples Contes_ n'est pas très vaste, ont dit certains. - -Oui, si l'on peut marquer des frontières à cette chose sans limites, le -coeur humain. - -C'était le monde anglo-indien, ce milieu de fonctionnaires nantis de -riches appointements et de grasses sinécures qu'envient tous les jeunes -fils d'Albion. - -Jusque-là ce monde n'avait eu pour le peindre qu'une littérature floue -et sans vie. Rudyard Kipling lui donnait le verbe. - -Le monde anglo-indien se reconnut. Ce fut un scandale et un succès très -grands. - -Ceux qui se jugeaient malmenés parce que telle allusion pouvait évoquer -leurs noms dans la pensée de leurs amis auraient préféré à coup sûr que -Kipling se fût uniquement borné à des peintures de moeurs indigènes ou à -des mises en scène de troupiers. Aussi il fallait les entendre regretter -telle nouvelle, sans intérêt à leur gré, et célébrer le merveilleux -talent déployé dans _Les trois Mousquetaires_ ou _Dans la Maison de -Suddhoo_. - -La critique finit par s'en mêler. - -Elle compara Kipling à Lever, ce qui était vraiment beaucoup d'honneur -pour le vieil écrivain irlandais[2] et à Bret-Harte qu'elle lui -préférait comme portraitiste féminin, ce qui est d'ailleurs fort juste, -comme en jugeront bientôt les lecteurs de _Maruja_, mais elle ne se -préoccupa guère de savoir si Kipling s'est soucié de faire des -portraits. - - [2] Les troupiers des romans de Lever sont d'heureuses créations qui - ne pâlissent en effet pas trop à côté des soldats de Kipling. - -Et en réalité il n'en avait point fait, pas plus qu'il ne s'était -attardé à mettre en scène les hommes et les femmes des Collines avec -leurs longues pipes en bois et leurs bizarres attitudes. - -Kipling n'avait pas écrit un livre à clé, besogne plus ou moins facile -de photographe. Il avait agi en artiste et en créateur; la crème de la -crème de l'Angleterre asiatique ne lui avait fourni que le mouvement -général et la couleur de son oeuvre, et voilà pourquoi elle peut nous -intéresser, nous Français du XXe siècle, à qui ne pourraient plaire la -caricature ou la photographie du high-life du Simla d'il y a vingt ans. - -ALBERT SAVINE - -Janvier 1906 - - - - -TROIS ET... UN EXTRA - - _Quand les noeuds coulants au cou et aux jambes ont glissé, ce - n'est pas avec des bâtons qu'il faut entrer en chasse mais avec - la provende._ - - (PROVERBE DU PUNJAB) - - -Après le mariage, il se produit une réaction, tantôt forte, tantôt -faible, mais il s'en produit une tôt ou tard, et il faut que chacun des -conjoints suive la marée, s'il désire que le reste de la vie se passe au -gré du courant. - -Dans le cas des Cusack-Bremmil, cette réaction ne se produisit que la -troisième année après le mariage. - -Bremmil était difficile à mener, même quand tout marchait pour le mieux, -mais ce fut un mari parfait jusqu'à ce que le petit enfant mourut et que -mistress Bremmil se couvrit de noir, maigrit, et s'endeuilla comme si le -fond de l'univers s'était dessoudé. - -Peut-être Bremmil eût-il dû la consoler. Il essaya, je crois, de le -faire, mais, plus il prodiguait les consolations à mistress Bremmil, -plus elle se désolait, et par conséquent plus Bremmil se sentait -malheureux. - -Le fait est qu'ils avaient besoin d'un tonique. Et ils l'eurent. - -Mistress Bremmil peut en rire aujourd'hui, mais à cette époque-là la -chose n'avait rien de risible pour elle. - -Voyez-vous, mistress Hauksbee apparut à l'horizon, et partout où elle -paraissait, il y avait des chances d'orage. A Simla, on l'avait -surnommée le pétrel des tempêtes. - -A ma connaissance, elle avait mérité cinq fois cette désignation. - -C'était une petite femme brune, mince, décharnée même, avec de grands -yeux mobiles, nuancés en bleu de violette, et les manières les plus -douces du monde. - -Il vous suffisait de prononcer son nom aux thés de l'après-midi pour que -chacune des femmes qui se trouvaient présentes se redressât et déclarât -que cette personne-là n'était point... une bénédiction. - -Elle était intelligente, spirituelle, brillante, à un degré -qu'atteignent rarement ses pareilles, mais elle était possédée par -nombre de diables malicieux et méchants. - -Elle était pourtant capable de gentillesse à l'occasion, même envers son -propre sexe. - -Mais cela, c'est toute une autre histoire. - -Bremmil prit le large après la mort de l'enfant et le découragement -complet qui en fut la suite, et mistress Hauksbee lui passa ses chaînes -au cou. - -Il ne lui plaisait aucunement de cacher ses prisonniers. - -Elle l'enchaîna publiquement, elle s'arrangea en sorte que le public le -vît. - -Bremmil faisait des promenades à cheval avec elle, des promenades à pied -avec elle; il s'entretenait en tête-à-tête avec elle; il déjeunait sur -l'herbe avec elle; il goûtait avec elle chez Peliti, si bien qu'à la fin -les gens froncèrent le sourcil et s'en scandalisèrent. - -Mistress Bremmil restait chez elle, tournant et retournant les vêtements -de l'enfant défunt et pleurant sur le berceau vide. Elle était -indifférente à tout le reste. - -Mais quelques dames de ses amies, sept ou huit, très bonnes, pleines -d'excellentes intentions, lui expliquèrent la situation bien en détail, -de peur qu'elle n'en appréciât point tout le charme. - -Mistress Bremmil les laissa dire tranquillement et les remercia de leurs -bons offices. - -Elle n'était pas aussi futée que mistress Hauksbee, mais elle n'était -point une sotte. - -Elle n'en fit qu'à sa tête. Elle ne dit pas un mot à Bremmil de ce -qu'elle avait appris. - -Cela vaut la peine d'être remarqué. - -Parler à un mari, ou lui faire une scène de larmes, n'a jamais abouti à -rien de bon. - -Aux rares heures où Bremmil était à la maison, il se montrait plus -affectueux que de coutume, et cela laissait voir son jeu. Il se -contraignait à ces démonstrations, en partie pour apaiser sa propre -conscience, en partie pour adoucir mistress Bremmil. Des deux côtés, il -ne réussissait point. - -Alors l'aide de camp de service reçut de Leurs Excellences lord et lady -Lytton l'ordre d'inviter Mr et Mistress Cusack-Bremmil à Peterhoff pour -le 26 juillet, à neuf heures et demie du soir. Au coin de l'invitation, -à gauche, était inscrite cette mention: «On dansera.» - ---Je n'irai pas, dit mistress Bremmil, il y a trop peu de temps que -cette pauvre petite Florie... Mais il ne faut pas que cela vous -retienne, Tom. - -Elle disait bien ce qu'elle voulait dire alors. - -Bremmil déclara qu'il se contenterait d'y faire une courte apparition. -Sur ce point il disait ce qui n'était point, et mistress Bremmil le -savait. - -Elle devinait--une intuition de femme est toujours bien plus exacte -qu'une certitude d'homme--qu'il avait eu, dès le premier moment, -l'intention d'y aller, et cela avec mistress Hauksbee. - -Elle se mit à réfléchir. - -Le résultat de ses réflexions fut que le souvenir d'un enfant mort n'a -pas le prix de l'affection d'un mari vivant. - -Elle fit son plan et joua le tout pour le tout. - -En cette heure-là, elle comprit qu'elle connaissait à fond Tom Bremmil -et elle agit d'après cette conviction. - ---Tom, dit-elle, je dînerai chez les Longmore le soir du 26. Vous ferez -mieux de dîner au Club. - -Cela dispensa Bremmil de chercher une excuse pour s'esquiver et dîner -avec mistress Hauksbee. Aussi lui en sut-il bon gré et se sentit-il à la -fois mesquin et petit, ce qui lui fut salutaire. - -Bremmil sortit vers cinq heures pour faire une promenade à cheval. - -Vers cinq heures et demie du soir, une grande malle couverte en cuir -arriva de chez Phelps pour mistress Bremmil. - -C'était une femme qui savait s'habiller. Elle n'avait point passé une -semaine à dessiner cette toilette, et à la faire piquer, pincer, -retoucher, arranger, rucher, et que sais-je encore, tout cela pour rien. - -C'était une toilette magnifique de demi-deuil. Je ne saurais la décrire, -mais c'était ce que le journal _The Queen_ appelle une création, une -chose qui vous tape tout droit entre les yeux et vous rend tout ébahi. - -Elle n'avait pas beaucoup le coeur à ce qu'elle était en train de faire, -mais un coup d'oeil donné dans sa psyché lui donna la satisfaction de -savoir qu'elle n'avait jamais été mieux en sa vie. - -C'était une grande blonde, et quand elle le voulait, elle avait un port -superbe. - -Après le dîner chez les Longmore, elle se rendit au bal un peu tard, et -y rencontra Bremmil, qui donnait le bras à mistress Hauksbee. - -Cette vue fit affluer le sang à ses joues et comme les hommes -s'empressaient autour d'elle pour l'inviter à danser, elle était -vraiment magnifiquement belle. Elle inscrivit un engagement pour toutes -les danses, excepté trois, qu'elle laissa en blanc sur son carnet. - -Mistress Hauksbee surprit un coup d'oeil qu'elle lui lançait, et elle -comprit que c'était la guerre--une véritable guerre entre elles deux. - -Elle entrait en lutte handicapée, car elle s'était montrée un peu trop -exigeante, pas beaucoup, très peu, mais enfin un peu trop, avec Bremmil, -et il commençait à juger cela mauvais. - -En outre, il n'avait jamais trouvé sa femme si charmante. - -Il la contemplait béatement du seuil des portes, la foudroyait de ses -gros yeux quand elle passait devant lui avec ses cavaliers, et plus il -la regardait, plus il était pris. - -Il ne pouvait se persuader que c'était bien la même femme aux yeux -rouges, à la robe d'étoffe noire qui pleurait dans ses oeufs à la coque -à déjeuner. - -Mistress Hauksbee fit de son mieux pour le piquer au jeu, mais, après -deux danses, il traversa le salon pour aller retrouver sa femme et -l'inviter. - ---Je crains bien que vous ne veniez trop tard, _Monsieur_ Bremmil, lui -dit-elle en clignant des yeux. - -Alors il la pria de lui accorder une danse, et elle lui fit la grande -faveur de lui réserver la cinquième valse. - -Ils la dansèrent ensemble, ce qui produisit un petit brouhaha dans la -salle. - -Bremmil se doutait un peu que sa femme savait danser, mais il n'aurait -jamais cru qu'elle dansait ainsi, divinement. - -La valse finie, il en demanda une autre--comme une faveur, non comme un -droit--et mistress Bremmil lui dit: - ---Montrez-moi votre programme, mon cher. - -Il le lui tendit, comme un écolier désobéissant livre à un maître les -pâtisseries défendues. Il y avait çà et là bon nombre d'_H_, sans parler -d'une _H_ au souper. - -Mistress Bremmil ne dit rien, mais elle sourit avec dédain. Elle raya de -son crayon les numéros 7 et 9 réservés à des _H_, et rendit la carte -avec son nom écrit au-dessus, un petit nom d'amitié, dont elle et son -mari se servaient seuls. - -Puis elle le menaça du doigt, et en riant: - ---Ah! sot que vous êtes, petit sot! fit-elle. - -Mistress Hauksbee entendit cela, et--ainsi qu'elle en convint--elle -sentit qu'elle avait le dessous. - -Bremmil accepta avec reconnaissance les numéros 7 et 9. - -Ils dansèrent le numéro 7 et passèrent le numéro 9 sous une des petites -tentes. Ce que dit Bremmil et ce que fit mistress Bremmil ne regarde -personne. - -Quand l'orchestre attaqua: «_Le Roastbeef d'Old England_», tous deux -sortirent sur la vérandah et Bremmil se mit en quête d'un dandy[3] pour -sa femme (c'était avant le règne du rickshaw[4]), pendant qu'elle était -au vestiaire. - - [3] Pousse-pousse hindou. - - [4] La jinrikisha japonaise. - -Mistress Hauksbee parut et lui dit: - ---Monsieur Bremmil, vous me conduirez à table pour le souper, je pense? - -Bremmil rougit et eut l'air tout décontenancé: - ---Ah! Hum! fit-il, je rentre à la maison avec ma femme; je crois qu'il y -a eu un petit malentendu. - -Étant homme, il parlait comme si mistress Hauksbee en était uniquement -responsable. - -Mistress Bremmil sortit du vestiaire enveloppée d'une sortie de bal en -cygne qui formait «nuage» blanc autour de sa tête. - -Elle semblait radieuse, et elle en avait bien le droit. - -Le couple disparut dans l'obscurité. - -Bremmil à cheval serrait de très près le dandy. - -Alors mistress Hauksbee, qui avait l'air un peu fanée et vannée à la -lumière des lampes, me dit: - ---Vous pouvez m'en croire; la femme la plus sotte peut mener un homme -intelligent; mais il faut qu'une femme soit bien adroite pour mener un -imbécile. - -Et sur ce propos, nous allâmes souper. - - - - -LANCÉ A L'AVENTURE - - _Et quelques-uns boudent, pendant que d'autres veulent plonger. - (Voyons, tenez ferme! Restez donc tranquille, vous!) - Quelques-uns de vous doivent se montrer doux, et d'autres - doivent porter des coups. (Là, là! Voyons? qui est-ce qui vous - parle de vous tuer?) Quelques-uns,--il y a du déchet dans toute - profession,--auront le coeur brisé avant de recevoir la mort et - d'être domptés, et se démèneront comme des diables sous la - morsure de la corde serrée, et mourront fous de rage muette dans - la cour du manège._ - - (CHOEUR DANS L'ENCLOS-TOOLUNGALA) - - -Élever un jeune garçon «dans du coton», comme disent les familles, n'est -point prudent, si le garçon doit se lancer dans le monde et y jouer des -coudes. A moins d'être une exception extrêmement rare, il lui faudra -certainement subir bien des crises possibles à éviter, et chose fort -probable, endurer d'atroces souffrances simplement par ignorance des -proportions réelles des choses. - -Laissez un petit chien manger le savon dans la salle de bain ou ronger -une botte qui vient d'être cirée. Il continue à en mâcher, à en ronger -jusqu'au jour où il s'aperçoit que le cirage et le savon de Windsor -d'Old Brown le rendent très malade. De là il conclut que le savon et les -bottes ne valent rien pour la santé. - -Le vieux chien de la maison lui apprendra bientôt qu'il est imprudent de -mordre les oreilles des vieux chiens. - -Étant jeune, il garde la mémoire de cet enseignement et, âgé de six -mois, il part à travers le monde, en petite bête bien élevée, dont -l'appétit est discipliné. - -S'il avait été tenu à distance des bottes, du savon et des oreilles des -gros chiens, puis parvenu au terme de sa croissance, avec toute sa -dentition, s'il se trouvait brusquement en contact avec cette redoutable -trinité, jugez s'il serait cruellement malade, et s'il recevrait des -rossées. - -Appliquez ces principes au système de l'éducation «dans du coton», et -voyez ce qui en résulte. - -Cela ne sonne pas bien à l'oreille, mais de deux maux c'est le moindre. - -Il y avait une fois un petit garçon qui avait été élevé selon le système -du «coton»; ce système lui coûta la vie. - -Il avait passé toutes ses journées avec sa famille, depuis l'heure de sa -naissance jusqu'à celle où il alla à Sandhurst se classer presque en -tête de liste. Il avait été admirablement formé par un précepteur -particulier dans tous les exercices au moyen desquels on gagne des bons -points, et il avait encore le mérite spécial de «n'avoir jamais causé -une heure d'inquiétude à sa famille». - -Ce qu'il apprit à Sandhurst en dehors de la routine ordinaire ne vaut -pas qu'on en parle. Il regarda autour de lui, et trouva, si l'on peut -s'exprimer ainsi, très bon goût au savon et au cirage. Il en tâta un -peu, et quitta Sandhurst la tête moins haute qu'il n'y était entré. -Alors il y eut une pause, et une scène avec sa famille, qui attendait -beaucoup de lui. Puis ce fut un an de vie «loin des souillures du monde» -dans un bataillon du dépôt de troisième classe, où tous les jeunes -étaient des enfants, tous les anciens, de vieilles femmes. Enfin il -partit pour l'Inde, où il se vit privé du soutien de ses parents, et -n'eut, en temps de difficultés, d'autre personne sur qui il pût compter, -que lui-même. - -Or l'Inde est, par-dessus tout, le pays où il ne faut pas prendre les -choses trop au sérieux, sauf quand il s'agit du soleil de midi. - -Un travail exagéré, une énergie trop grande tuent un homme aussi -sûrement que les excès du vice ou ceux de la boisson. Quant au flirt, il -n'importe guère: tout le monde ne doit-il pas un jour ou l'autre être -déplacé; dès lors _vous_ ou _elle_ quitterez la station, et n'y -reviendrez jamais. - -Le travail bien fait ne tire pas non plus à conséquence, parce qu'on -mesure un homme d'après ce qu'il peut faire le plus mal, et que s'il -faisait mieux, ce serait en général un autre qui en aurait tout -l'avantage. Mal travailler n'importe guère, parce que d'autres font plus -mal encore et que l'Inde est plus encombrée d'incapables que tout autre -pays. - -Les amusements n'ont aucune importance, parce qu'ils recommencent -aussitôt après que vous les avez terminés, et que la plupart du temps, -s'amuser signifie essayer de gagner l'argent d'autrui. - -La maladie n'a aucune importance, parce qu'elle est pain quotidien, et -que si vous mourez, un autre prend votre place dans les huit heures qui -s'écoulent entre votre mort et votre enterrement. - -Rien n'a d'importance que les congés à passer au pays, et les soldes sur -le pied d'activité, parce que les uns et les autres sont rares. - -C'est le pays de la négligence, le pays _Koucha_, où tout le monde -travaille avec des outils imparfaits. Le parti le plus sage est de ne -prendre au sérieux ni personnes, ni choses, et de s'en évader, aussitôt -qu'on peut, dans un endroit où l'amusement est un amusement et où il -vaille la peine de se faire une réputation. - -Mais ce Jeune Garçon,--l'histoire est aussi vieille que les -collines,--ainsi expatrié, prit tout au sérieux. - -Il était gentil; il fut choyé. - -Il prit au sérieux ces gâteries, et se fit bien du mauvais sang pour des -femmes qui ne méritaient pas qu'on sellât un poney pour aller leur -rendre visite. - -Il trouva beaucoup de charme à la libre vie qu'il goûtait dans l'Inde -pour la première fois. Elle paraît attrayante dans le commencement, à -celui qui juge les choses en officier subalterne,--ne voit que poneys, -camarades de jeu, danses, et le reste. Il en tâta comme les petits -chiens goûtent au savon: seulement il en goûta sur le tard et alors que -sa dentition était complète. - -Il n'eut pas l'instinct de l'équilibre, tout comme le petit chien, et ne -put comprendre pourquoi il n'était pas traité avec autant d'égards que -sous le toit paternel. - -Cela heurtait ses sentiments. - -Il se prit de querelle avec d'autres garçons, et étant sensible jusqu'à -la moelle, il garda rancune de ces querelles, il se piqua au jeu. - -Il trouva du plaisir au whist, aux gymkhanas, et aux autres choses de -cette sorte, inventées pour se distraire après les heures de travail, -mais il les prit aussi au sérieux, tout comme il l'avait fait pour -prendre le panache, après boire. - -Le whist et les gymkhanas lui firent perdre de l'argent parce que tout -cela était nouveau pour lui. - -Il prit au sérieux ses pertes, et mit tout autant d'énergie et -d'application à une course dont l'enjeu était deux mohurs d'or[5] sur -des poneys _ekka_ débutants, aux crinières tressées, que s'il se fût agi -du Derby. Cela était dû moitié à l'inexpérience--de même que le petit -chien se querelle avec le coin de carpette du foyer--et moitié à -l'étourdissement que lui causait le passage d'une vie tranquille, au -grand jour et au mouvement d'une vie plus animée. Personne ne lui parla -du savon et du cirage, parce que la plupart des hommes tient pour -certain qu'un homme d'intelligence moyenne s'en défie suffisamment. Il -était vraiment pénible de voir le Jeune Garçon s'en aller par morceaux à -chaque heurt, comme un poulain trop tenu en main, qui tombe et se -couronne quand il échappe au valet d'écurie. - - [5] Roupies. - -Cette licence sans frein dans les amusements qui ne valent pas la peine -qu'on sorte des rangs pour y goûter, et à plus forte raison qu'on y -coure en bousculant tout le monde, dura six mois c'est-à-dire tout le -temps de la saison froide. - -Alors nous pûmes croire que la chaleur, la conscience d'avoir perdu son -argent et estropié ses chevaux calmeraient le Jeune Garçon, et qu'il -prendrait de l'aplomb. - -C'est ce qui fût arrivé dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent. Vous -voyez cela se produire dans toutes les stations de l'Inde. - -Mais ce cas particulier fut une exception parce que le Jeune Garçon -était sensible, et prenait les choses au sérieux, ainsi que j'ai dû déjà -le répéter au moins sept fois. - -Certes, nous ne saurions dire quelle impression ses excès faisaient sur -lui-même. Ils n'avaient rien qui fût de nature à briser le coeur, rien -qui dépassât la moyenne. - -Il pouvait être financièrement ficelé pour toute sa vie; il pouvait -avoir besoin de quelques soins. Un jour de chaleur aurait brûlé le -souvenir de ses exploits. Un prêteur aurait pu l'aider à se remettre à -flot et à sortir des ennuis d'argent. Mais il dut se placer à un point -de vue tout différent, et se croire ruiné sans aucun espoir de -relèvement. - -Son colonel l'admonesta sévèrement quand le temps froid fut passé. - -Cela le rendit plus malheureux que jamais, et pourtant le colonel lui -avait «lavé la tête» comme à tout le monde, sans plus. - -Ce qui se passa ensuite est un exemple curieux de la façon dont nous -tenons les uns aux autres, et sommes rendus responsables des actes -d'autrui. - -La chose qui fit brutalement entrer la poutre dans l'esprit du Jeune -Garçon, ce fut une remarque d'une femme pendant qu'il causait avec elle. - -Il ne servirait de rien de la reproduire, car c'était une cruelle petite -phrase, décochée avant qu'elle y eût songé, et qui le fit rougir jusqu'à -la racine des cheveux. - -Il la garda sur le coeur pendant trois jours; puis il demanda deux jours -de congé pour aller chasser aux environs d'une résidence de villégiature -de l'ingénieur du canal, à environ trente milles de là. - -Il obtint son congé, et ce soir-là, au mess, il fut plus bruyant, plus -encombrant que jamais. Il dit qu'il allait tirer «le gros gibier» et -partit à dix heures et demie dans une _ekka_[6]. - - [6] Voiture légère indigène. - -La perdrix,--unique gibier qui se rencontrait aux abords de la -villégiature en question,--n'était pas du gros gibier, de sorte que tout -le monde riait de sa gasconnade. - -Le lendemain, un des majors rentra de congé, et apprit que le Jeune -Garçon était parti «pour tirer du gros gibier». - -Le major s'intéressait quelque peu au Jeune Garçon et avait fait -quelques tentatives pour l'enrayer au temps froid. Le major fit les gros -yeux, quand il apprit l'expédition, et il se rendit dans les chambres du -Jeune Garçon, et y fureta. - -Au bout d'un instant, il sortit et me rencontra au moment où je quittais -le jeu au mess. - -Il n'y avait personne dans le vestibule. - ---Le Jeune Garçon est parti à la chasse, me dit-il. Est-ce qu'on peut -tuer des _tétur_[7] avec un revolver et un encrier? - - [7] Des perdrix. - ---C'est absurde, major, répondis-je, car je voyais ce qu'il avait dans -l'esprit. - ---Absurde ou non, reprit-il, je vais au canal maintenant, tout de suite. -Je me sens inquiet. - -Il réfléchit une minute et reprit: - ---Savez-vous mentir? - ---Vous vous en doutez un peu. C'est mon métier. - ---Très bien, conclut le major. Alors vous allez partir avec moi, -maintenant... tout de suite, dans une _ekka_ du côté du canal, pour -tirer le daim noir. Allez vite endosser votre shikar-kit[8], vite... et -revenez avec un fusil. - - [8] Costume de chasse. - -Le major était un maître homme, et je savais qu'il ne donnait pas -d'ordres sans motif. - -Aussi j'obéis. - -A mon retour je trouvai le major installé dans une _ekka_, des étuis à -fusil et des vivres suspendus dans les filets, tout prêt pour une -excursion de chasse. - -Il renvoya le conducteur et se chargea de conduire lui-même. Nous -cahotâmes, sans nous presser, tant qu'on fut dans la station, mais dès -que nous eûmes atteint la route poussiéreuse qui traversait la plaine, -il fit voler le poney. - -Un animal du pays peut faire n'importe quoi en cas d'urgence. Nous -couvrîmes nos trente milles en trois heures, mais la pauvre bête était -presque morte. - -Une fois, je dis: - ---Mais, major, pourquoi cette hâte vertigineuse? - -Il répliqua d'un ton calme: - ---Le Jeune Garçon est seul, en tête à tête avec lui-même depuis... une, -deux... cinq... quatorze heures, maintenant. Je vous le répète, je ne -suis pas tranquille. - -Cette inquiétude me gagna, et moi aussi je me mis à fouetter le poney. - -Quand nous arrivâmes à la maison des champs de l'ingénieur du canal, le -major héla le domestique du Jeune Garçon, mais sans obtenir de réponse. -Alors nous approchâmes, et nous appelâmes le Jeune Garçon par son nom. - -Toujours pas de réponse. - ---Oh! il est parti à la chasse, fis-je. - -Juste alors, je vis par une des fenêtres une petite lampe de jardin qui -brûlait. - -Il était quatre heures de l'après-midi. - -Tous deux nous nous arrêtâmes court sous la vérandah, retenant notre -souffle pour ne pas perdre le moindre bruit, et nous entendîmes dans -l'intérieur de la pièce les _brr-brr-brr_ d'une multitude de mouches. - -Le major ne dit mot, mais il enleva son casque, et nous entrâmes. - -Le Jeune Garçon gisait sur le _cadre_ au milieu de la chambre nue et -badigeonnée à la chaux. Le coup de revolver lui avait fracassé la tête. -Les étuis des fusils n'étaient pas ouverts, le matériel de campement pas -déployé et sur la table se trouvait le buvard du Jeune Garçon, avec des -photographies. Il était allé très loin pour mourir, comme un rat -empoisonné. - -Le major murmura tout doucement: - ---Pauvre garçon! pauvre, pauvre diable! - -Puis il se détourna du lit: - ---J'ai besoin de votre aide dans cette affaire, me dit-il. - -Comme je voyais que le Jeune Garçon s'était suicidé, je me doutais fort -bien de quelle sorte d'aide il s'agissait, de sorte que je m'installai -devant la table, allumai un cigare, et me mis à fouiller dans le buvard, -pendant que le major regardait par-dessus mon épaule et répétait à part -lui: - ---Nous sommes arrivés trop tard... comme un rat dans un trou... Pauvre -diable! pauvre diable! - -Le Jeune Garçon avait dû passer la moitié de la nuit à écrire à sa -famille, à son colonel, à une jeune fille de son pays, et aussitôt qu'il -avait fini d'écrire, il s'était fait sauter la cervelle, car il était -mort depuis longtemps quand nous étions arrivés. - -Je lus tout ce qu'il avait écrit, et à mesure que j'avais fini une -feuille, je la faisais passer au major. - -Nous vîmes, d'après son récit, combien il avait pris au sérieux toutes -sortes de choses. Il y était question d'«un déshonneur qu'il n'était pas -capable de supporter», «d'une honte ineffaçable, d'une folie -criminelle», «d'une vie gaspillée», etc. - -Puis c'étaient des choses particulières qu'il disait à son père, à sa -mère; ça n'en finissait pas; c'est trop sacré pour qu'on l'imprime. - -La lettre à la jeune fille de son pays était le morceau le plus -touchant. - -En la lisant, j'eus la gorge serrée. Le major ne fit nul effort pour -rester les yeux secs. - -Cela m'inspira du respect pour lui. - -Il lut, il se balança de côté et d'autre, il pleura comme une femme, -simplement, sans chercher à s'en cacher. - -Les lettres étaient bien terribles, bien désespérées, bien touchantes. -Nous oubliâmes toutes les sottises du Jeune Garçon, et nous ne pensâmes -plus qu'à la pauvre chose qui gisait sur le _cadre_ et aux feuilles -couvertes d'écriture que nous avions dans les mains. Il était absolument -impossible de laisser des lettres comme celles-là arriver à leur -adresse. Elles auraient brisé le coeur de son père, et auraient tué sa -mère en tuant la foi qu'elle avait en son fils. - -Enfin, le major sécha ses yeux, toujours franchement, et dit: - ---Voilà des choses bien commodes à jeter à la tête d'une famille -anglaise! Qu'allons-nous faire? - -Sachant pourquoi le major m'avait emmené, je répondis: - ---Le Jeune Garçon est mort du choléra. Nous étions ici à ses derniers -moments. Nous ne nous en tirerons pas par des demi-mesures... Allons-y. - -Alors commença une des scènes les plus terriblement comiques auxquelles -il me soit arrivé de prendre part. - -Il s'agissait de fabriquer un gros mensonge par écrit, confirmé par des -preuves, pour consoler les parents que le Jeune Garçon avait au pays. - -Je commençai par rédiger un brouillon, où le major semait çà et là des -indications, tout en rassemblant les pages écrites par le Jeune Garçon -et les brûlant dans l'âtre. - -Ce fut par une soirée chaude et tranquille que nous nous mîmes à -l'oeuvre, et la lampe brûlait très mal. - -En y mettant le temps, je bâtis un canevas satisfaisant, où je déclarais -que le Jeune Garçon était un modèle de toutes les vertus, chéri du -régiment, et promettant à tous les points de vue de faire brillamment -son chemin, et ainsi de suite; et je disais comme quoi nous l'avions -soigné pendant sa maladie--ce n'était pas l'heure des petits mensonges, -vous comprenez,--et comme quoi il était mort sans souffrance. - -J'avais la gorge serrée pendant que j'écrivais ces choses-là, et que je -pensais aux pauvres parents qui les liraient. Puis je me mis à rire de -l'allure grotesque que prenait l'affaire... et le major dit que nous -avions besoin de boire quelque chose. - -Je n'ose dire la quantité de whiskey que nous bûmes, avant que la lettre -fût finie. Ce whiskey ne nous produisit pas le moindre effet. Puis nous -prîmes la montre, le médaillon et les bagues du Jeune Garçon. - -Enfin le major dit: - ---Il faut que nous envoyions une mèche de cheveux. C'est une chose à -laquelle tient une femme. - -Mais il nous fut impossible de couper une mèche de cheveux qui pût être -envoyée. Le Jeune Garçon avait les cheveux noirs: heureusement le major -les avait noirs, lui aussi. Je coupai avec un canif une mèche des -cheveux du major au-dessus de la tempe, et je la mis dans le paquet que -nous fîmes. - -Les éclats de rire et la sensation d'étranglement me reprirent, et je -fus forcé de m'arrêter. Le major n'était guère plus maître de lui-même, -et nous savions qu'il nous restait la partie la plus terrible de la -besogne. - -Nous mîmes sous enveloppe le paquet: photographies, médaillon, anneau et -boucle de cheveux, et nous cachetâmes avec la cire à cacheter et le -cachet du Jeune Garçon. - -Alors le major dit: - ---Grand Dieu, allons dehors--hors de cette chambre--et réfléchissons. - -Nous sortîmes, pour nous promener une heure sur les bords du canal, -manger et boire ce que nous avions apporté, jusqu'à ce que la lune se -levât. - -Je sais maintenant au juste quelles sont les sensations d'un assassin. - -Finalement, avec un grand effort nous parvînmes à rentrer dans la -chambre où se trouvait l'autre chose avec la lampe, et nous nous mîmes à -la besogne qui nous restait à accomplir. - -Je ne veux rien écrire à ce sujet: ce fut trop horrible. - -Nous brûlâmes la literie et jetâmes les cendres dans le canal, nous -enlevâmes les nattes de la pièce pour les traiter de la même façon. - -Je me rendis à un village et j'empruntai deux grandes pioches,--car je -ne voulais pas recourir à l'aide des paysans,--tandis que le major se -chargeait... du reste. - -Il nous fallut quatre heures de travail acharné pour creuser la fosse. - -Tout en travaillant, nous discutâmes sur le point de savoir si nous -ferions bien de dire tout ce qui nous restait de l'office des morts dans -la mémoire. Nous arrangeâmes la chose en récitant l'Oraison dominicale -et y ajoutant une prière personnelle qui n'avait rien de rituel pour le -repos de l'âme du Jeune Garçon. - -Ensuite nous comblâmes la fosse, et nous allâmes sous la vérandah, pas -dans la maison, nous livrer au sommeil. - -Nous étions à demi morts de fatigue. - -Quand nous nous réveillâmes, le major dit gravement: - ---Nous ne pouvons pas nous en retourner avant demain. Il faut que nous -lui laissions le temps de mourir. Il est mort ce matin, de très bonne -heure, souvenez-vous-en. Cela aura l'air plus naturel. - -Donc le major était resté éveillé toute la nuit, à réfléchir. - -Il dit: - ---Pourquoi n'avons-nous pas rapporté le corps aux cantonnements? - -Le major réfléchit une minute. - ---C'est parce que les paysans auront pris la fuite, dès qu'ils ont -entendu parler de choléra. En outre l'_ekka_ nous a lâchés. - -Cela, c'était littéralement vrai. Nous avions entièrement oublié le -poney de l'_ekka_, et il était retourné à son écurie. - -Nous passâmes donc seuls cette longue journée de chaleur étouffante dans -la maison de repos du canal, à examiner et retoucher notre histoire de -la mort du Jeune Garçon, pour en voir les points faibles. - -Un indigène parut dans l'après-midi, mais nous dîmes qu'un Sahib était -mort du choléra, et il se sauva. - -Quand vint l'obscurité, le major me raconta toutes ses craintes au sujet -du Jeune Garçon, puis des histoires de suicides accomplis ou près de -l'être, à faire dresser les cheveux. - -Il dit qu'il était jadis descendu, tout comme le Jeune Garçon, dans -cette vallée de l'ombre, quand il était jeune et arrivé depuis peu en ce -pays, qu'il comprenait bien comment les idées s'étaient livré bataille -dans la tête bouleversée du Jeune Garçon. Il dit aussi comment les -néophytes, dans leurs moments de repentir, croient leurs péchés bien -plus graves, bien plus difficiles à effacer qu'ils ne le sont en -réalité. - -Nous causâmes pendant toute la soirée, et nous répétâmes l'histoire de -la mort du Jeune Garçon. - -Dès que la lune fut levée, et que le Jeune Garçon _fut enseveli_ -conformément à notre version, nous nous mîmes en route à travers champs -pour regagner la station. - -Nous marchâmes de huit heures du soir à six heures du matin, mais bien -que nous fussions rompus de fatigue, nous ne manquâmes pas de nous -rendre dans le logement du Jeune Garçon et de remettre dans l'étui le -revolver, avec le nombre réglementaire de cartouches. Et nous replaçâmes -aussi sur la table sa papeterie portative. - -Nous allâmes trouver le colonel pour lui annoncer ce décès, éprouvant de -plus en plus les sensations des assassins. Puis, nous allâmes nous -coucher, et nous dormîmes pendant tout un tour de cadran, car nous -étions réellement à bout de force. - -Le conte trouva créance aussi longtemps qu'il le fallait, car quinze -jours plus tard tout le monde avait oublié le Jeune Garçon et ce qui le -concernait. - -Néanmoins, il se trouva bien des gens qui eurent le temps de dire que le -major s'était scandaleusement conduit en ne rapportant pas le corps pour -des funérailles régimentaires. - -Dans tout cela, ce qu'il y eut de plus triste, ce fut la lettre que la -mère du Jeune Garçon nous écrivit au major et à moi, avec de grandes -taches, qui avaient délayé l'encre, semées sur le papier. Elle nous -écrivait les choses les plus reconnaissantes possibles au sujet de notre -grande bonté, et de l'obligation qu'elle nous aurait toute sa vie. - -Toutes choses considérées, elle nous devait bien quelque chose, mais non -point au sens où elle l'entendait. - - - - -LE SAÏS DE MISS YOUGHAL - - _Quand homme et femme s'entendent, que peut faire le Kazi?_ - - (PROVERBE MAHOMÉTAN) - - -Certaines gens disent qu'il n'y a pas de roman dans l'Inde. - -Ces gens-là se trompent. - -Nos existences contiennent du roman autant qu'il nous en faut. Parfois -davantage. - -Strickland faisait partie du corps de police, et personne ne le -comprenait. Aussi disait-on que c'était une étrange sorte d'homme et -s'écartait-on de lui. - -Strickland ne pouvait se prendre de cela qu'à lui-même. - -Il professait cette théorie extraordinaire que dans l'Inde un policeman -doit en savoir sur les indigènes autant qu'en savent ceux-ci. Or, dans -toute l'étendue de l'Inde supérieure, il n'y a qu'_un_ homme qui puisse -à son gré se faire prendre pour un Hindou ou un Mahométan, pour un -_chamar_ ou un _fakir_. Il est un objet de crainte et de respect pour -les indigènes depuis le Ghor Kathri jusqu'au Jamma Musjid. Il passe pour -posséder le pouvoir de se rendre invisible, et de faire exécuter ses -ordres par un grand nombre de diables. Mais cela lui a-t-il valu quelque -faveur du gouvernement? Pas le moins du monde. Il n'a jamais obtenu le -poste de Simla, et son nom est presque inconnu des Européens. - -Strickland eut la sottise de prendre cet homme pour modèle. Se -conformant à son absurde théorie, il pataugea dans des endroits peu -parfumés où nul homme qui se respecte ne songerait à porter ses -explorations, et tout cela en pleine fripouille indigène. Il se fit à -lui-même une éducation qui prit sept ans, et il n'en fut pas plus -apprécié pour cela. - -Il partait continuellement en _fantee_ au milieu des indigènes, ce qui -naturellement n'inspire aucune confiance à un homme qui a son bon sens. - -Il fut bientôt initié au Sat Bhai, à Allahabad, où il était en congé. Il -apprit le chant du lézard des Sansis, ainsi que la danse du Hálli-Hukk, -qui est un cancan religieux de l'espèce la plus étonnante. Quand un -homme a appris à danser le Hálli-Hukk, et qu'il sait comment, quand, et -en quel endroit cela se danse, il sait quelque chose dont il a le droit -d'être fier. Il a pénétré le caractère hindou plus avant que la peau. - -Mais Strickland n'est point fier, bien qu'une fois, à Jagadhri, il ait -aidé à peindre le taureau de la mort, chose qu'un Anglais n'oserait -jamais regarder. Il a appris à fond l'argot des voleurs et des -_chángars_. Il a pris à lui seul un voleur de chevaux d'Eusufzai près -d'Attock. Il s'est tenu debout sous la chaire d'une mosquée de la -frontière, et a présidé à l'office comme l'eût fait un mollah sunnite. - -Son tour de force le plus extraordinaire, ce fut de passer onze jours -chez un fakir, dans les jardins de Baba-Atal, à Amritsar, et d'y réunir -les fils qui devaient conduire à découvrir l'assassin dans la grande -affaire de Nasiban. Mais on se dit, non sans raison: «Pourquoi donc -Strickland ne reste-t-il pas dans son bureau, à rédiger son journal, à -faire des recrues, et ne se tient-il pas tranquille au lieu de démontrer -l'incapacité de ses supérieurs?» Aussi l'affaire du meurtre de Nasiban -ne lui valut-elle point une bonne note au département? - -Mais après sa première crise de rage, il en revint à sa manie naturelle -de mettre le nez dans la manière de vivre des indigènes. - -Disons en passant, que quand un homme prend goût à cet amusement, cela -lui reste pour toute sa vie. C'est la chose la plus attrayante du monde, -sans même excepter l'amour. - -De même que les autres hommes demandaient dix jours de congé qu'ils -passent sur les collines, Strickland demandait une permission pour ce -qu'il appelait un shikar (une chasse). Il revêtait le déguisement qui -lui semblait approprié à la circonstance, s'enfonçait dans la multitude -des peaux brunes, et y disparaissait quelque temps. - -C'était un homme encore jeune, d'allure tranquille, de teint foncé, -maigre, avec des yeux noirs, un très agréable compagnon quand il ne -pensait point à autre chose. C'était un régal que d'entendre Strickland -parler de la civilisation des indigènes telle qu'il l'avait vue. - -Les indigènes haïssaient Strickland, mais ils avaient peur de lui. - -Il en savait trop long. - -Quand les Youghal arrivèrent à la station, Strickland,--avec l'extrême -gravité qu'il mettait en toutes choses--devint amoureux de miss Youghal, -et elle s'éprit de lui, au bout de quelque temps, parce qu'il demeurait -pour elle une énigme. - -Alors Strickland fit sa demande aux parents, mais mistress Youghal -répondit qu'elle n'entendait point marier sa fille dans l'administration -la plus mal payée de l'empire. Le vieux Youghal ajouta en propres termes -que les façons de Strickland ne lui inspiraient aucune confiance et -qu'il lui serait bien obligé de ne plus parler ni écrire à sa fille. - ---Très bien! dit Strickland, car il n'entendait point faire de son amour -un lourd fardeau. - -Il eut un long entretien avec miss Youghal. - -Après quoi il n'ouvrit plus la bouche à ce sujet. - -En avril, les Youghal se rendaient à Simla. - -En juillet, Strickland se fit donner un congé de trois mois pour -«affaires personnelles urgentes». Il ferma sa maison, bien que pas un -indigène ne se fût pour rien au monde hasardé à porter la main sur ce -qui appartenait à «Sahib Estrekin» et alla voir un de ses amis, un vieux -teinturier à Tarn Taran. - -Là on perdit toute trace de lui, jusqu'au jour où un _saïs_, me -rencontrant sur la diligence de Simla, me remit l'extraordinaire billet -que voici. - - «Mon cher vieux, - - «Veuillez remettre au porteur une boîte de cigares, de préférence des - Supérieurs numéro 1. C'est au Club qu'on a les plus frais. Je les - paierai dès que je reparaîtrai, mais pour le moment je suis en dehors - de la société. - - «Bien à vous. E. STRICKLAND.» - -J'en commandai deux boîtes, que je remis au _saïs_ avec mes compliments. - -Ce _saïs_ là, c'était Strickland, et il était au service du vieux -Youghal, qui avait fait de lui le palefrenier du cheval arabe de miss -Youghal. Le pauvre garçon souffrait d'être privé de la fumée anglaise, -et savait que, quoi qu'il arrivât, je ne laisserais pas échapper un mot, -jusqu'au dénouement de l'affaire. - -Un peu plus tard, miss Youghal, qui était enthousiaste de ses -domestiques, se mit à parler dans toutes les maisons où elle allait de -son _saïs_ modèle--l'homme qui trouvait tous les matins le temps de se -lever de bonne heure pour cueillir des fleurs à mettre sur la table au -déjeuner, et qui cirait--au sens littéral--les sabots de son cheval -comme l'eût fait un cocher anglais. - -Le factotum de l'arabe de miss Youghal était une merveille, un charme. -Dulloo,--c'est-à-dire Strickland, trouvait sa récompense dans les jolies -choses que lui disait miss Youghal lorsqu'elle allait se promener à -cheval. Ses parents étaient enchantés de voir qu'elle avait renoncé à -son sot caprice pour le jeune Strickland. Ils disaient qu'elle était une -bonne fille. - -Strickland proclame que les deux mois qu'il passa dans la domesticité -furent la plus sévère discipline mentale qu'il eût jamais reçue. - -Sans compter ce petit détail que la femme d'un _saïs_ de ses collègues -fut férue d'amour pour lui, et tenta de l'empoisonner avec de l'arsenic -parce qu'il ne voulait rien savoir d'elle, il lui fallut s'exercer à -garder son calme lorsque miss Youghal allait faire une excursion à -cheval en compagnie d'un homme qui cherchait à lui faire la cour, et -qu'il était forcé de trotter derrière, portant la couverture et ne -perdant pas un mot. - -Il lui fallait encore garder son sang-froid quand il était interpellé en -argot sous le porche du «Benmore» par un policeman, et particulièrement -quand il était injurié par un Naik qu'il avait recruté au village -d'Isser Jang, ou chose pire encore quand un jeune subalterne le -qualifiait de cochon pour ne s'être pas assez hâté de lui faire place. - -Mais ce genre de vie avait ses compensations. Il lui permettait -d'étudier à fond les moeurs et les voleries des _saïs_; et il y en avait -assez, disait-il, pour faire condamner la moitié de la population -_chamar_ du Punjab, s'il avait été de service. Il devint un des gros -joueurs au jeu des osselets, auquel s'adonnent tous les _jhampánis_[9] -et un grand nombre de _saïs_ pendant qu'ils attendent, les soirs, à la -porte de la maison du gouvernement ou du théâtre de la Gaîté. Il apprit -à fumer du tabac composé aux trois quarts de bouse de vache, et il -profita de l'expérience du Jemadar grisonnant qui était le doyen des -_saïs_ du gouvernement, et dont les paroles ont du prix. - - [9] Porteurs de palanquin. - -Il vit bien des choses qui l'amusèrent, et il déclare, sur l'honneur, -que nul ne saurait avoir une idée exacte de ce que c'est que Simla, s'il -ne l'a point regardée du même point de vue que les _saïs_. Il dit aussi -que s'il se décidait à écrire tout ce qu'il a vu, il y a bien des -endroits où on lui casserait la tête. - -La description que fait Strickland de ses souffrances pendant les nuits -humides, pendant qu'il entendait la musique et voyait les lumières au -«Benmore», que les pieds lui démangeaient de l'envie de valser, et qu'il -avait la tête emmitouflée d'une couverture de cheval, est assez -amusante. - -Un jour ou l'autre, Strickland écrira un petit livre sur ses aventures. -Ce livre vaudra la peine d'être acheté, et même celle d'être supprimé. - -Ainsi donc, il servit fidèlement, comme Jacob servit pour Rachel, et son -congé touchait à son terme quand l'explosion eut lieu. - -Il avait réellement fait de son mieux pour garder son sang-froid en -entendant les flirtations dont j'ai parlé, mais à la fin il éclata. - -Un vieux général très distingué emmena miss Youghal faire une promenade -à cheval et commença cette sorte de flirtation genre: «Vous n'êtes -qu'une gamine» qu'il est si difficile à une femme d'esquiver avec -quelque adresse, et qu'il est si exaspérant d'entendre. - -Miss Youghal tremblait de peur aux propos qu'il lui tenait à la portée -de l'oreille de son saïs. - -Dulloo-Strickland supporta cela aussi longtemps qu'il put. Alors il -empoigna la bride du cheval du général, et s'exprimant le plus aisément -du monde en anglais, il l'invita à vider la place, sinon il le jetait -par-dessus le fossé. - -L'instant d'après, miss Youghal pleurait, et Strickland vit qu'il avait -compromis sans remède son entreprise et que tout était fini. - -Le général eut presque une crise, quand miss Youghal lui raconta en -entrecoupant son récit de sanglots l'histoire du déguisement et de ses -fiançailles en dépit de ses parents. - -Strickland pesta, et furieusement, contre lui-même, et plus encore -contre le général pour lui avoir forcé la main. Il ne disait mot, mais -il tirait sur la bride du cheval et se préparait à lui administrer une -raclée pour se donner une force de satisfaction. - -Mais quand le général eut parfaitement compris de quoi il s'agissait, -quand il sut qui était Strickland, il pouffa à perdre haleine, se -tordant sur sa selle, et il riait tellement qu'il fut sur le point d'en -tomber. Strickland, disait-il, méritait la croix de Victoria, rien que -pour avoir porté la couverture comme _saïs_. - -Tantôt il s'adressa et à lui-même des gros mots, et disait qu'il -méritait certainement une raclée, mais qu'il était trop vieux pour la -recevoir de Strickland. Tantôt il faisait à miss Youghal des compliments -sur son amoureux. - -Le côté scandaleux de l'affaire ne lui apparut pas, car c'était un bon -vieux fort gentil, et il avait un faible pour les flirts. - -Puis il repartit d'un éclat de rire, et déclara que le père Youghal -était un sot. - -Strickland lâcha la bride au cheval, et insinua au général qu'il ferait -mieux de lui venir en aide, puisqu'il prenait la chose ainsi. Strickland -connaissait le faible de Youghal pour les gens qui ont des titres, et -qui accumulent beaucoup d'abréviations honorifiques à la suite de leur -nom, et qui occupent de hautes situations officielles. - ---Ceci ressemble assez à un lever de rideau, dit le général, mais -n'importe, je m'en mêlerai pour vous faire un succès, ne fût-ce que pour -échapper à la terrible rossée que j'ai méritée. Retournez à la maison, -monsieur le policeman-saïs, habillez-vous convenablement, et je prendrai -d'assaut Youghal. Miss Youghal, puis-je vous demander de rentrer au -petit trot, et d'attendre? - -Environ sept minutes plus tard, il y avait au Club, un énorme tohu-bohu. - -Un saïs, avec sa couverture, et sa corde autour de la tête demandait à -tous ceux qu'il connaissait: - ---Au nom du ciel, prêtez-moi des habits convenables. - -Comme on ne le reconnaissait pas, il y eut quelques scènes d'un genre -tout nouveau, avant que Strickland pût obtenir un bain chaud, avec de la -soude, une chemise de l'un, un pantalon d'un autre, et ainsi de suite. - -Il partit au galop, emportant sur soi la moitié de la garde-robe du -Club, monté sur un poney qui lui était absolument inconnu, pour se -rendre chez le vieux Youghal. - -Le général, dans son uniforme rouge de drap fin, l'y avait précédé. - -Qu'avait dit le général à Youghal, Strickland ne le sut jamais, mais -Youghal reçut Strickland avec une civilité modérée, et mistress Youghal, -touchée du dévouement qu'avait montré le faux Dulloo, fut extrêmement -bonne. - -Le général rayonnait et se frottait les mains. - -Miss Youghal entra, et avant même que le père Youghal sût bien où il -était, le consentement leur avait été arraché et Strickland se mettait -en route pour le bureau du télégraphe, accompagné de miss Youghal, pour -se faire expédier ses effets. - -Le dernier de ses ennuis, ce fut quand un homme qui lui était inconnu -l'aborda vivement sur le Mail, et lui réclama un poney volé. - -C'est ainsi que Strickland et miss Youghal finirent par se marier, à la -condition formelle que Strickland renoncerait à son ancien système, et -s'en tiendrait à la routine, qui rapporte plus d'argent et vous fait -plus vite envoyer à Simla. - -Strickland était trop épris de sa femme pour enfreindre son voeu, mais -ce fut pour lui par la suite une pénible épreuve, car les rues et les -bazars, et les paroles qui s'y échangeaient, étaient pleins -d'indications pour Strickland, tout cela l'invitait à faire une fugue, à -reprendre ses pérégrinations et ses découvertes. - -Un de ces jours, je vous apprendrai comment il manqua à sa promesse pour -tirer un ami d'embarras. Mais il y a longtemps de cela, et maintenant il -est presque entièrement perdu pour ce qu'il appelait la _chasse_. Il a -oublié l'argot, la langue des mendiants, les marques, les signaux, la -direction des courants de fond, qu'un homme doit réapprendre sans cesse, -s'il veut demeurer un maître. - -Mais il remplit ses feuilles statistiques en parfait administrateur. - - - - -UNIE A UN INCROYANT - - _Je meurs pour vous, et vous mourez pour un autre._ - - (PROVERBE DU PUNJAB) - - -Quand la locomotive de Gravesend s'éloigna du steamer de la Peninsular -and Oriental pour remorquer le train à la ville, elle emporta bien des -gens en pleurs. Mais aucune de ces personnes ne pleurait plus -abondamment, plus sincèrement que miss Agnès Laiter. - -Elle avait bien de quoi pleurer, car le seul homme qu'elle aimât au -monde,--le seul qu'elle pût jamais aimer, à ce qu'elle disait--partait -pour l'Inde, et comme chacun sait, l'Inde est partagée par parties -égales entre la jungle, les tigres, les cobras, le choléra et les -cipayes. - -Phil Garron, appuyé au bastingage du flanc du steamer, sous la pluie, se -sentait aussi fort malheureux, mais il ne pleurait point. - -On l'envoyait s'occuper de «thé». Qu'était-ce que ce _thé_? Il n'en -avait pas la moindre idée, mais il s'imaginait qu'il aurait à monter un -cheval fringant pour parcourir des collines couvertes d'arbrisseaux à -thé, qu'il toucherait pour cela une solde magnifique, et il savait très -bon gré à son oncle de lui avoir procuré cette niche. - -Il avait sincèrement l'intention de réformer ses habitudes de -laisser-aller et de gaspillage. Il mettrait tous les ans de côté une -grande partie de son superbe traitement, et au bout d'un temps très -court, il reviendrait épouser Agnès Laiter. - -Phil Garron était resté trois ans à flâner autour de son amie. - -Comme il n'avait rien à faire, il ne manqua pas de devenir amoureux. - -Il était fort gentil, mais il manquait de fermeté dans ses vues, dans -ses opinions, dans ses principes, et bien qu'il n'allât jamais jusqu'à -faire vraiment du mal, ses amis furent très contents quand il leur dit -adieu et qu'il partit pour cette mystérieuse affaire de _thé_, dans les -environs de Darjeeling. Ils dirent: «Que Dieu vous bénisse, mon cher -garçon, et qu'on ne vous revoie jamais!» - -Tout au moins c'est là ce qu'on fit entendre à Phil. - -Au moment du départ, il avait en tête un grand projet pour prouver qu'il -valait plusieurs centaines de fois plus qu'on ne l'évaluait: il -travaillerait comme un cheval, et il épouserait Agnès Laiter. - -Outre sa bonne tournure, il avait maintes autres qualités. - -Son seul défaut, c'était d'être faible. Oui il l'était, si peu que ce -fût. - -En fait d'économie, il n'en savait pas plus que le _Morning Sun_, et -cependant vous n'auriez pu mettre le doigt sur un article et dire: «En -cette occasion, Phil Garron a fait preuve d'extravagance et -d'étourderie.» Et vous n'auriez point trouvé en son caractère un seul -vice bien défini, mais il était incomplet, et se laissait pétrir comme -du mastic. - -Agnès Laiter retourna, les yeux rouges, à ses devoirs d'intérieur,--la -famille désapprouvait cet engagement,--pendant que Phil faisait voile -pour Darjeeling, «port situé sur l'Océan du Bengale» ainsi que sa mère -se plaisait à le dire à ses amis. - -Il était fort bien vu à bord, il lia beaucoup de relations, ne fit -qu'une note de boissons assez modérée, et envoya de chaque port de -relâche d'énormes lettres à Agnès Laiter. - -Puis il se mit à l'oeuvre sur la plantation, située quelque part entre -Darjeeling et Kangra. - -Bien que le salaire et le cheval ne fussent pas tout à fait ce qu'il -avait rêvé, il réussit fort passablement, et s'accorda beaucoup plus -d'éloges qu'il n'en méritait pour sa persévérance. - -Avec le temps, à mesure qu'il se faisait à son collier et que la tâche -prenait un contour plus précis à ses yeux, la figure d'Agnès Laiter -s'effaçait de son esprit, et n'y reparaissait que quand il était de -loisir, c'est-à-dire rarement. Il oubliait tout ce qui concernait la -jeune fille pendant une quinzaine, puis le souvenir revenant tout à -coup, il sursautait comme un écolier qui n'a pas songé à apprendre sa -leçon. - -Elle n'oubliait point Phil, car elle était de cette sorte de femmes qui -n'oublient jamais. - -Seulement, un autre,--un jeune homme qui eût été un bien meilleur -parti,--se présenta à mistress Laiter. - -La probabilité d'un mariage avec Phil était aussi lointaine que jamais. -Les lettres qu'il écrivait étaient si peu encourageantes. Puis il y eut -de la part de la famille une certaine pression sur la jeune fille! Le -jeune homme était d'ailleurs un parti réellement avantageux au point de -vue de la fortune. - -Bref Agnès l'épousa et écrivit à Phil dans les régions sauvages de -Darjeeling une lettre orageuse comme un cyclone, où elle lui disait que -pendant tout le reste de sa vie, elle n'aurait plus un instant de -bonheur. - -Et la prophétie se réalisa. - -Phil reçut cette lettre et se regarda comme injustement traité. - -Cela se passait deux ans après son départ; mais à force de concentrer sa -pensée sur Agnès Laiter, de regarder sa photographie, de se passer une -main caressante sur le dos comme pour se féliciter d'être un des amants -les plus constants qu'il y ait dans l'histoire, de se monter petit à -petit la tête, il finit réellement par s'imaginer qu'il avait été traité -indignement. - -Il se mit à composer une lettre d'adieu, une de ces épîtres pathétiques -dans le genre «Monde qui ne finira point. Ainsi soit-il», où il -déclarait qu'il serait fidèle jusque dans l'éternité, que toutes les -femmes se ressemblaient, à peu de chose près, qu'il cacherait son coeur -brisé, etc... mais que si dans la suite, etc... il pouvait supporter -cette attente, etc... affections restées fidèles au même objet, etc... -elle reviendrait à son premier amour, etc., tout cela en huit pages -d'écriture serrée. - -A un point de vue artistique, c'était un travail agréable à voir. - -Un Philistin ordinaire cependant--au fait de ce qu'éprouvait réellement -Phil, et non point de ce qu'il croyait éprouver à mesure qu'il -écrivait,--eût déclaré que c'était là l'élucubration plate, égoïste, -d'un être parfaitement plat, égoïste et faible. Mais un tel verdict eût -été injuste. - -Phil affranchit sa lettre et éprouva, pendant au moins deux jours et -demi, tout ce qu'il avait décrit. - -Ce fut la dernière lueur avant l'extinction totale de la lumière. - -Cette lettre rendit Agnès Laiter très malheureuse. Elle pleura, elle -l'enferma dans son bureau pour ne plus la voir, et elle devint mistress -N'importe qui pour complaire à sa famille. - -N'est-ce pas le premier devoir de toute jeune fille chrétienne? - -Phil reprit sa besogne. - -Il ne songeait plus à sa lettre que comme un artiste songe à une -esquisse finement parachevée. - -Ses habitudes n'étaient point mauvaises, mais elles n'étaient pas -absolument bonnes jusqu'au jour où elles le mirent en présence de -Dunmaya, fille d'un Radjpoute qui avait été subadar-major dans notre -armée indigène. - -La demoiselle avait un filet de sang des collines dans les veines, et -de même que les filles des collines, elle n'était point -_purdah-nashin_[10]. - - [10] Femme vivant derrière le rideau. - -Où fut-elle aperçue pour la première fois par Phil? Comment entendit-il -parler d'elle? Cela n'a pas d'importance. - -C'était une bonne et belle fille, et fort intelligente, très rouée en -son genre, bien que, naturellement, ce genre fût un peu rude. - -Il faut se rappeler que Phil vivait très confortablement, ne se refusait -aucun luxe, ne mettait pas même un _anna_ de côté, et que très content -de lui et de ses bonnes intentions, il perdait l'une après l'autre ses -relations en Angleterre en négligeant de leur écrire, et commençait à -regarder de plus en plus l'Inde comme son pays. - -Certaines gens déchoient de cette façon et ne sont plus bons à rien. - -Le climat de sa résidence était sain, et il se demandait s'il avait -réellement un motif quelconque pour retourner au pays. - -Il fit ce qu'avaient fait avant lui beaucoup de planteurs. Il se décida -à prendre femme parmi les filles des collines et à s'installer -définitivement. Il avait alors vingt-sept ans, une longue vie à -parcourir, mais pas assez d'élan pour fournir cette carrière. - -Ainsi donc il épousa Dunmaya selon les rites de l'Église anglaise. - -Quelques camarades, des planteurs comme lui, déclarèrent qu'il faisait -une sottise; d'autres trouvèrent qu'il avait raison. - -Dunmaya était une fille profondément honnête, et malgré tout le respect -qu'elle éprouvait pour son mari anglais, elle ne se faisait pas -d'illusion sur les côtés faibles de ce mari. Elle le menait avec -douceur, et en moins d'un an elle représentait, par une imitation assez -bien réussie, une dame anglaise comme toilette et comme ensemble. Il est -curieux de voir qu'un homme des collines reste homme des collines, même -après toute une vie employée à se transformer, tandis qu'une fille des -collines arrive en six mois à attraper les caractères essentiels de ses -soeurs anglaises. - -Il y avait autrefois une femme coolie... Mais c'est une autre histoire. - -Dunmaya s'habillait généralement en noir et jaune, ce qui lui allait -bien. - -Et pendant tout ce temps, la lettre restait dans le tiroir d'Agnès. - -De temps à autre, elle songeait au pauvre Phil, qui s'escrimait de son -mieux, de toute sa résolution, parmi les cobras et les tigres de -Darjeeling, et travaillait tant qu'il pouvait, dans l'espoir qu'un jour -elle lui reviendrait. - -Le mari, qu'elle avait, valait dix hommes comme Phil, à cela près qu'il -avait un rhumatisme du coeur. - -Trois ans après son mariage, après avoir essayé de Nice et de l'Algérie -pour sa maladie, il s'embarqua pour Bombay et il y mourut, ce qui rendit -la liberté à Agnès. - -Comme elle était dévote, elle considéra cette mort et l'endroit où elle -avait eu lieu comme une preuve que la Providence était personnellement -intervenue, et quand elle se fut remise de l'émotion, elle se reprit, -elle relut les lettres de Phil, avec les etc., etc., les gros traits, -les petits traits. Elle les baisa maintes fois. - -A Bombay personne ne la connaissait. Elle avait hérité de son mari une -fortune considérable, et Phil était tout près d'elle. Certes, c'était -mal, c'était inconvenant, mais elle résolut, comme le font les héroïnes -de romans, d'aller retrouver son amant de jadis, de lui offrir sa main -et son or, et de passer le reste de sa vie avec lui dans quelque endroit -inaccessibles aux âmes incapables de la comprendre. - -Elle passa deux mois seule à l'hôtel Watson, pour parfaire son projet: -c'était là un joli tableau. - -Puis elle se mit à la recherche de Phil Garron, aide dans une plantation -de thé dont le nom était encore plus impossible à prononcer qu'il n'est -habituel. - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -Elle le découvrit. Elle avait employé un mois à cette recherche, car la -plantation n'était pas du tout dans le district de Darjeeling, mais -plutôt aux environs de Kangra. - -Phil était très peu changé, et Dunmaya se montra fort aimable pour elle. -Mais ce qu'il y a de particulièrement affreux, de honteux dans toute -cette affaire, c'est que Phil, tout indigne qu'il soit qu'on pense à lui -deux fois, était et est encore aimé de Dunmaya, et plus qu'aimé d'Agnès, -dont il semble avoir gâté toute l'existence. - -Chose pire encore, Dunmaya arrive à faire de lui quelqu'un de -présentable, et grâce aux soins qu'il reçoit d'elle, il échappera à la -perdition finale. - -Ce qui est une injustice manifeste. - - - - -AURORE TROMPEUSE - - _Dieu sait ce qu'apportera le flot de la marée. La terre est - fourbue et défaillante, dans l'attente, dans l'insomnie et les - yeux ouverts, et nous qui avons été tirés de la terre, nous - vibrons à l'unisson de notre mère souffrante._ - - (DANS NOTRE PRISON) - - -Aucun homme ne saura jamais ce qu'il y a de vrai dans cette histoire. - -Des femmes peuvent sans doute se la chuchoter mutuellement après une -danse, quand elles s'arrangent les cheveux pour la nuit et qu'elles -comparent les listes de leurs victimes. - -Naturellement, un homme n'assiste pas à cette cérémonie. - -Il faut donc conter la chose extérieurement,--sans y voir clair,--tout -de travers. - -Ne faites jamais à une femme l'éloge de sa soeur, avec l'espoir que vos -compliments arriveront à la destination que vous vous proposez, et dans -celui de planter des jalons pour vous-même. - -Une soeur est avant tout, femme. Elle n'est soeur qu'ensuite, et vous -reconnaîtrez que vous vous nuisez à vous-même. - -Saumarez savait cela quand il se décida à demander sa main à l'aînée des -misses Copleigh. - -Saumarez était un homme singulier. Il n'avait guère de mérites visibles -pour les hommes, quoiqu'il fût très bien vu des femmes et qu'il eût de -la prétention assez pour en fournir à un conseil de vice-roi, tout en en -gardant un peu pour le commandant en chef de l'état-major. - -C'était un civil. - -Beaucoup de femmes s'intéressaient à Saumarez, peut-être parce qu'il -était rude dans ses façons avec elles. - -Si vous heurtez les naseaux d'un poney, dès le premier moment où vous -faites sa connaissance, il peut se faire qu'il ne vous prenne pas en -affection, mais il est certain qu'il suivra avec un vif intérêt tous les -mouvements que vous ferez par la suite. - -L'aînée des misses Copleigh était jolie, boulotte, engageante et -charmante. - -La cadette n'était pas aussi jolie, et à entendre des hommes qui ne -tiennent pas compte du conseil donné ci-dessus, elle inspirait de -l'éloignement, elle n'avait aucune attraction. En fait, les deux jeunes -personnes avaient le même extérieur, et il y avait la plus grande -ressemblance entre leur air et leur voix, bien que le premier venu pût -dire sans hésitation laquelle des deux était la plus jolie. - -Saumarez avait mis dans sa tête, dès qu'elles vinrent à la station de -Béhar, qu'il épouserait l'aînée. - -Du moins, nous étions tous certains qu'il le voudrait, ce qui revient au -même. - -Elle avait vingt-deux ans et lui en avait trente-trois avec des -appointements et des allocations qui faisaient environ quatorze cents -roupies par mois. - -Ainsi cette union, comme nous l'arrangions, était parfaitement assortie. - -Il se nommait Saumarez, et sommaire aussi était sa nature, ainsi que -l'avait dit quelqu'un. - -Ayant rédigé sa résolution, il se forma en comité d'un seul homme pour -en discuter, et son vote fut qu'il choisirait son heure. - -D'après notre argot inconvenant, les misses Copleigh «chassaient -couplées». - -En d'autres termes, il vous était impossible d'avoir affaire à l'une -d'elles sans avoir affaire à l'autre. - -C'étaient des soeurs bien aimantes, sans doute, mais leur affection -mutuelle n'était pas dépourvue d'inconvénients. - -Saumarez tenait la balance en équilibre à l'épaisseur d'un cheveu près, -entre elles, et lui seul eût pu dire de quel côté son coeur penchait. -Pourtant chacun le devinait. - -Il faisait de fréquentes promenades à cheval, et dansait souvent avec -elles, mais il ne réussissait jamais à les séparer, un temps -appréciable, l'une de l'autre. - -Selon les femmes, c'était une défiance profonde qui tenait les deux -soeurs rapprochées, chacune d'elles craignant que l'autre ne gagnât -l'avance d'une étape par une marche dérobée. Mais cela ne regarde pas un -homme. - -Saumarez se taisait, à raison ou à tort, et se donnait l'air aussi -affairé qu'il pouvait dans ses attentions, et apportait le même soin à -son travail et à sa partie de polo. - -Il n'était pas douteux que les jeunes filles ne l'eussent pris en -amitié. - -Comme la saison chaude approchait, et que Saumarez ne se décidait -pas,--les femmes disent qu'on eût pu lire dans les yeux des jeunes -filles leur embarras,--elles avaient l'air contraint, anxieux, -irritable. - -Les hommes sont absolument aveugles en ces matières, à moins qu'il -n'entre plus de féminin que de masculin dans leur composition, et alors -ce qu'ils disent et ce qu'ils pensent n'a pas d'importance. - -Pour moi, j'affirme que si les joues des misses Copleigh avaient perdu -de leur fraîcheur, cela tenait à la chaleur des journées d'avril. - -On aurait dû les envoyer plus tôt dans les montagnes. - -Personne,--soit homme, soit femme,--ne se sent un ange quand arrivent -les grandes chaleurs. - -La cadette devint plus _rosse_,--pour ne pas dire plus aigre--dans ses -façons. Quant aux manières engageantes de l'aînée, elles prirent quelque -tranchant. On y sentait quelque effort. - -Or, la station où se passaient toutes ces choses n'était certes pas une -petite station, mais elle était en dehors de la ligne du chemin de fer, -et périssait dans l'oubli. - -Il n'y avait point de jardins, point d'orchestre, aucune distraction qui -valût la peine d'en parler, et il fallait presque une journée de voyage -pour aller danser à Lahore. - -Les gens vous savaient gré de la moindre chose qui pût les intéresser. - -Vers le commencement de mai, juste avant l'exode final des habitués de -stations en montagne, alors qu'il faisait très chaud et qu'il ne restait -pas plus de vingt personnes à la station, Saumarez organisa un -pique-nique, où l'on devait se rendre à cheval pour souper au clair de -lune, sur une tombe antique, à six milles de là, sur le bord de la -rivière. - -C'était un pique-nique genre Arche de Noé; et il devait y avoir comme à -l'ordinaire, un intervalle d'un quart de mille entre chaque couple, à -cause de la poussière. - -Il vint six couples en tout, y compris les chaperons. - -Les pique-niques au clair de la lune sont utiles justement quand la -saison va finir, avant que les jeunes filles ne partent pour les -stations en montagne. Ces pique-niques amènent les coeurs à battre à -l'unisson et les chaperons devraient les encourager, surtout quand leurs -filles ont l'air charmantes en amazones. - -J'en ai connu un cas jadis, mais cela c'est une autre histoire. - -Ce pique-nique-là fut appelé le grand pique-nique détente, parce qu'on -savait qu'alors Saumarez se déclarerait à l'aînée des misses Copleigh, -et outre son affaire, il y en avait une autre qui pourrait se dénouer -aussi heureusement. - -L'atmosphère sociale était chargée à haute pression et demandait à être -dégagée. - -Nous nous réunîmes, à dix heures, sur le terrain de manoeuvre. - -La nuit était d'une chaleur terrible. - -Les chevaux, bien qu'allant au pas, étaient couverts de sueur, mais -plutôt que de rester dans nos sombres demeures tout paraissait -supportable. - -Quand on se mit en marche sous la pleine lune, nous étions quatre -couples, un groupe de trois, et moi. Saumarez accompagnait à cheval les -misses Copleigh, et je flânais à l'arrière de la procession, en me -demandant avec laquelle Saumarez reviendrait. - -Tout le monde était heureux et content, mais nous nous doutions tous que -quelque chose allait se produire. - -Nous allions lentement. - -Il était près de minuit quand nous arrivâmes à la tombe antique, faisant -vis-à-vis à la pièce d'eau en ruines, dans les jardins abandonnés où -nous allions boire et manger. - -J'arrivai en retard, et avant que j'eusse pénétré dans le jardin, je -remarquai à l'horizon, au nord, un coup de lumière indécise, d'un ton -noir foncé. Mais personne ne m'aurait su gré de gâter une partie de -plaisir aussi bien organisée que ce pique-nique, et un ouragan de -poussière de plus ou de moins ne fait pas grand mal. - -On se groupa au bord de la pièce d'eau. - -Quelqu'un avait apporté un banjo--c'est un instrument très -sentimental--et trois ou quatre d'entre nous chantèrent. - -Il n'y a pas là de quoi rire. Nous avons un très petit nombre de -distractions dans les stations lointaines. - -Puis, nous causâmes par groupes ou ensemble, couchés sous les arbres, -pendant que les roses, grillées par le soleil, laissaient tomber leurs -pétales à nos pieds, en attendant le souper. - -Ce fut un beau souper, aussi froid, aussi glacé que vous pouviez le -désirer, et nous prîmes notre temps pour le savourer. - -J'avais senti l'air s'échauffer de plus en plus, mais personne n'avait -paru s'en apercevoir jusqu'au moment où la lune disparut, où un vent -brûlant commença à fouetter les orangers avec un bruit comparable à -celui de la mer. - -Avant que nous puissions nous rendre compte de ce qui se passait, -l'orage de poussière fondait sur nous, et faisait de tout ce qui nous -entourait un tourbillon hurlant et sombre. - -La table du souper fut emportée par le travers dans la pièce d'eau. - -Nous n'osions pas nous arrêter quelque part aux environs de la vieille -tombe, de peur qu'elle ne fût déracinée par une rafale. Aussi -chercha-t-on à se diriger à tâtons vers les orangers où nos chevaux -étaient à l'attache et à y attendre que l'orage passât. - -Alors le peu de lumière qui restait disparut, et on n'aurait pu -distinguer sa main devant sa figure. - -L'air était lourdement chargé de poussière et de sable venant du lit de -la rivière. Tout cela remplissait les bottes et les poches, coulait le -long du cou, formait une couche sur les sourcils et les moustaches. - -C'était un des pires orages de sable de l'année. - -Nous étions serrés les uns contre les autres, à côté des chevaux qui -tremblaient, pendant que le tonnerre babillait au-dessus de nous, que -les éclairs pleuvaient du ciel, en nappe comme l'eau d'une écluse, de -tous les côtés à la fois. - -On ne courait aucun danger, certes, à moins que les chevaux ne -rompissent leurs liens. - -J'étais debout, la tête tournée du côté opposé à la direction du vent, -les mains sur ma bouche. J'entendais les arbres se fouetter -mutuellement. - -Je ne pouvais voir ce qui se trouvait près de moi que quand il faisait -des éclairs. - -Alors je reconnus que j'étais terré près de Saumarez et miss Copleigh -l'aînée, avec mon cheval juste devant moi. - -Si je reconnus miss Copleigh l'aînée, c'est qu'elle avait un -_puggry_[11] autour de son casque, et que la cadette n'en avait pas. - - [11] Turban de gaze ou de mousseline. - -Toute l'électricité qui se trouvait dans l'air avait passé dans mon -corps. J'étais tout frémissant, tout vibrant, de la tête aux pieds, tout -comme lorsqu'un cor vous donne une sensation de battement, une douleur -lancinante, quand le temps est à la pluie. - -C'était une tempête grandiose. - -On eût dit que le vent ramassait la terre pour la jeter à droite en -grands tas. - -La chaleur montait du sol comme le feu du Jugement Dernier. - -L'orage s'apaisa un peu au bout de la première demi-heure, et j'entendis -une petite voix désespérée tout près de mon oreille. Elle se disait, -comme à elle-même, comme une âme perdue qui volèterait emportée par le -vent: - ---O mon Dieu! - -Alors miss Copleigh, la cadette, chancela entre mes bras en disant: - ---Où est mon cheval? Trouvez-moi mon cheval. Il faut, il faut que je -rentre à la maison, il le faut. Ramenez-moi à la maison. - -Je pensai que les éclairs et la noirceur de la nuit l'avaient effrayée. -Aussi dis-je qu'il n'y avait aucun danger, mais qu'il fallait qu'elle -attendît la fin de l'orage. - -Elle répondit: - ---Ce n'est pas cela, ce n'est pas cela! Il faut que je rentre. Oh! -emmenez-moi d'ici! - -Je dis qu'elle ne pouvait pas partir avant qu'on y vît clair, mais je -sentis qu'elle me frôlait en passant et qu'elle s'éloignait. - -De quel côté? Il faisait trop noir pour qu'on pût le voir. - -Alors tout le ciel se fendit pour livrer passage à un éclair effrayant, -comme si la fin du monde arrivait. - -Toutes les femmes jetèrent un cri aigu. - -Presque à l'instant même, je sentis une main d'homme sur mon épaule, et -j'entendis Saumarez hurlant à mon oreille. - -Les craquements des arbres et les grondements de la tempête -m'empêchèrent de comprendre tout de suite ce qu'il disait, mais à la fin -je l'entendis. - ---Je me suis trompé de miss! Que faut-il faire? - -Saumarez n'avait aucun motif pour me faire cette confidence. - -Je n'avais jamais été son ami, et je ne le suis pas devenu, mais je -suppose qu'en ce moment-là, lui et moi, nous n'étions pas dans notre -assiette. - -Resté debout, il tremblait d'agitation, et l'électricité me pénétrait -d'une singulière sensation. - -Tout ce que je pus trouver à dire, ce fut: - ---Vous n'en êtes que plus sot d'avoir fait votre déclaration en plein -ouragan de poussière. - -Mais je ne voyais pas en quoi cela pouvait arranger les choses. - -Alors il cria: - ---Où est Édith, Édith Copleigh? - -Édith était la soeur cadette. - -Tout stupéfait, je lui répondis: - ---Que lui voulez-vous? - -Le croiriez-vous? Pendant les deux minutes qui suivirent, nous restâmes -à nous regarder comme deux fous. - -De son côté, il jurait que c'était à la plus jeune des soeurs qu'il -avait toujours compté faire sa déclaration. Du mien, je lui criai -jusqu'à extinction de voix qu'il avait dû commettre une méprise. - -Tout ce que je pourrais dire pour expliquer cela, c'est qu'en fait nous -avions tous les deux perdu la tête. - -Tout m'apparaissait comme un mauvais rêve, depuis le piétinement des -chevaux dans l'obscurité, jusqu'au récit de Saumarez, me contant qu'il -s'était épris tout d'abord d'Édith Copleigh. - -Il me tenait toujours solidement par l'épaule, et me suppliait de lui -dire où était Édith Copleigh, quand il se fit une nouvelle accalmie, qui -ramena de la lumière. - -Alors nous vîmes le nuage de poussière qui se formait sur la plaine en -avant de nous. Alors nous comprîmes que le plus fort de l'orage était -passé. - -La lune s'était rapprochée de l'horizon, et on apercevait tout juste la -lueur de la trompeuse aurore qui précède la vraie d'environ une heure. -Mais c'était une lueur bien faible, et le nuage roux mugissait comme un -taureau. - -Je me demandais où était passée Édith Copleigh, et pendant que je me -faisais cette question, je vis simultanément trois choses. - -Tout d'abord la figure de Maud Copleigh qui émergeait toute souriante de -l'obscurité, et s'avançait vers Saumarez, debout près de moi. - -J'entendis la jeune fille murmurer. - ---Georges! - -Elle glissa son bras sous le bras qui n'était pas employé à me maintenir -par l'épaule, et je vis sur la figure de la jeune fille cette expression -qui n'y apparaît qu'une ou deux fois dans toute une existence,--quand -une femme est parfaitement heureuse, que l'air est plein de sons de -trompettes, de flammes aux couleurs féériques, et que la terre se -dissipe en vapeur, parce qu'on aime et qu'on est aimée. - -En même temps, je vis la figure que fit Saumarez en entendant la voix de -Maud Copleigh, et à une cinquantaine de yards du bouquet d'orangers, je -vis une amazone de toile brune qui se remettait en selle. - -Ce fut sans doute mon état de surexcitation qui me porta aussi vite à me -mêler de ce qui ne me regardait pas. - -Saumarez se dirigeait vers l'amazone, mais je le ramenai en arrière et -lui dis: - ---Arrêtez-vous, expliquez-vous; je vais la chercher. - -Et je courus pour aller chercher mon cheval. J'avais l'idée parfaitement -inopportune que toute chose devait se faire convenablement et avec -ordre, et que Saumarez avait pour premier devoir d'effacer de la figure -de Maud Copleigh cet air de bonheur. - -Pendant tout le temps que je mis à rajuster le mors, je me demandai -comment il allait s'y prendre. - -Je partis au trot après Édith Copleigh, comptant la ramener à petits pas -sous un prétexte ou un autre. Mais elle se lança au galop aussitôt -qu'elle m'aperçût, et je fus forcé de lui faire une chasse à courre en -règle. - -Elle me cria par-dessus son épaule: - ---Allez-vous-en; je retourne à la maison, allez-vous-en. - -Et cela deux ou trois fois. - -Mais mon devoir était de la rattraper d'abord, de la raisonner ensuite. - -Cette chevauchée était bien ce qu'il fallait pour achever le mauvais -rêve. - -Le terrain était très dur, et de temps à autre nous nous lancions à -travers les tourbillons étouffants, les «diables de poussière» qui se -forment à la lisière de l'orage qui se déplace. - -Il soufflait un vent d'une chaleur brûlante qui nous apportait la -puanteur d'un four à briques moisies, et ainsi tantôt dans un demi-jour, -tantôt à travers les «diables de poussière» par la plaine désolée, -voltigeait l'amazone de toile brune sur le cheval gris. - -Tout d'abord elle piqua droit vers la station. - -Puis, elle fit demi-tour, et partit dans la direction de la rivière en -traversant des couches roussies de l'herbe des jungles, sol assez -mauvais pour vous faire faire panache. - -Si j'avais été de sang-froid, je n'aurais jamais eu l'idée de traverser -un pareil pays la nuit, mais cela me paraissait tout naturel, avec -l'éclair scintillant au-dessus de moi, et, dans le nez une vapeur puante -qui semblait monter de l'abîme. - -Je volais, je criais. - -Elle se penchait en avant, et fouaillait son cheval, si bien que la -queue de l'ouragan arriva sur nous, en nous enveloppant et nous -emportant dans la direction du vent, comme des bouts de papier. - -Je ne sais quelle distance nous parcourûmes à cheval, mais le bruit de -tambour que faisaient les fers, les grondements du vent, et la marche -affolée de la lune rouge de sang à travers le brouillard jaune, tout -cela me parut durer des années, des années. - -J'étais littéralement trempé de sueur depuis mon casque jusqu'à mes -guêtres, quand le cheval gris trébucha, reprit son équilibre, et se -remit en marche complètement fourbu. - -Ma bête, elle aussi, n'en pouvait plus. - -Édith Copleigh était dans un piteux état, toute cuirassée de poussière, -son casque enlevé, et pleurant à chaudes larmes: - ---Pourquoi donc ne pas me laisser tranquille? disait-elle. Je ne -demandais qu'à partir, à rentrer à la maison! Oh! _je vous en prie_, -laissez-moi aller. - ---Maintenant il faut que vous reveniez avec moi, miss Copleigh. Saumarez -a quelque chose à vous dire. - -C'était une bien sotte façon de présenter la chose, mais je connaissais -à peine miss Copleigh, et bien que j'eusse joué le rôle de Providence -aux dépens de mon cheval, je ne pouvais lui répéter en propres termes ce -que m'avait appris Saumarez. - -Cela, je pensais qu'il le ferait mieux lui-même. - -Tous ses airs de se dire fatiguée, de vouloir rentrer à la maison, -disparurent. Elle se balança de côté et d'autre sur sa selle, tout en -sanglotant, pendant que le vent brûlant faisait flotter sa chevelure de -côté. - -Je n'ai pas besoin de répéter ce qu'elle dit, attendu qu'elle avait -perdu tout sang-froid. - -C'était bel et bien, je vous en réponds, l'effrontée miss Copleigh. - -Me voilà donc là, moi absolument un étranger pour elle, à tâcher de lui -faire entendre que Saumarez l'aimait, et qu'il fallait qu'elle revînt, -pour le lui entendre dire. - -Je crois que je parvins à me faire comprendre, car elle éperonna le -cheval gris et le fit marcher tout clopinant, tant bien que mal, et l'on -se mit en route vers la tombe, pendant que les roulements de l'orage -descendaient sur Umballah, et que quelques grosses gouttes de pluie -chaude tombaient. - -Je découvris qu'elle s'était trouvée debout tout à côté de Saumarez -pendant qu'il avait fait sa demande à sa soeur, et qu'elle avait alors -éprouvé le besoin de rentrer chez elle pour pleurer à son aise, en jeune -fille anglaise qu'elle était. - -Pendant notre trajet, elle s'épongea les yeux avec son mouchoir, et se -mit à me gazouiller son contentement, dans une joie débordante, comme -convulsive. - -Cela était absolument extraordinaire, mais n'en avait pas du tout l'air, -en ce moment, en cet endroit. - -Tout l'univers se réduisait aux deux petites Copleigh, à Saumarez et à -moi, et on eût dit que la tâche de remettre en ordre cet univers -bouleversé m'avait été confiée. - -Lorsque nous parvînmes à la tombe, dans le calme profond et morne qui -suivit l'orage, l'aube allait bientôt paraître. Personne ne s'était -éloigné. - -On attendait notre retour. - -Saumarez surtout. - -Sa figure était pâle et tirée. - -Quand miss Copleigh et moi, nous arrivâmes clopin-clopant, il s'avança à -notre rencontre, et lorsqu'il l'eut aidée à mettre pied à terre, il -l'embrassa devant toute la troupe. - -On eût dit une scène jouée sur un théâtre, et ce qui ajoutait à la -ressemblance, c'était l'aspect des acteurs tout blancs de poussière, -avec des airs de fantômes, tant les hommes que les femmes, sous les -orangers qui applaudissaient--on eût dit qu'ils étaient l'auditoire--au -choix de Saumarez. - -Je n'ai jamais rien vu en ma vie qui fût aussi peu anglais. - -Finalement, Saumarez dit qu'il nous fallait retourner à la station, sans -quoi la station viendrait nous chercher, et... aurais-je la bonté -d'accompagner à cheval Maud Copleigh pendant le retour? - ---Rien ne me serait plus agréable, répondis-je. - -En conséquence, on se forma en six couples, et l'on repartit deux par -deux pendant que Saumarez marchait à pied à côté de miss Édith Copleigh, -à qui il avait donné son cheval. - -Le ciel s'était éclairci, et peu à peu, à mesure que le soleil -s'élevait, je sentis que nous redevenions tout doucement des hommes et -des femmes ordinaires et que le grand pique-nique détente était une -chose tout à fait à part, une chose extraterrestre, une chose qui ne se -reproduirait plus. - -C'était parti avec l'ouragan de poussière, avec les vibrations de l'air -brûlant. - -Je me sentais éreinté, fourbu et quelque peu honteux de moi-même lorsque -j'allai prendre un bain et dormir un peu. - -Il y a une version féminine de cette histoire, mais elle ne sera jamais -écrite... à moins qu'il ne prenne fantaisie à Maud Copleigh de l'écrire. - - - - -LE SAUVETAGE DE PLUFFLES - - _Ainsi pendant une saison elles se battirent à armes égales, - elle et sa cousine Mary. Pleines de tact, de talent, de - bonhomie, elles furent des adversaires accomplies. Mais qu'on ne - compare jamais des batailles entre hommes avec les implacables - rencontres entre femmes._ - - (DEUX ET UN) - - -Mistress Hauksbee était parfois bienveillante pour son propre sexe. - -Voici une histoire qui le prouve; vous en prendrez ce qui vous plaira, -pas davantage. - -Pluffles était sous-officier dans les «_Inconvenants_». - -Il était nigaud, même pour un sous-officier; nigaud des pieds à la tête, -comme un serin dont le duvet n'a pas encore cédé toute la place aux -plumes. - -Le pire de tout, c'est qu'il avait trois fois plus d'argent qu'il n'eût -été bon pour lui. - -Le père de Pluffles était riche, et Pluffles était fils unique. - -La maman de Pluffles l'adorait. Elle était presque aussi serine qu'il -était serin, et elle croyait tout ce qu'il disait. - -La faiblesse de Pluffles consistait à ne jamais croire ce qu'on lui -disait. - -Il aimait mieux s'en rapporter à ce qu'il appelait son propre jugement. - -Il avait juste autant de jugement que d'adresse à se tenir en selle ou à -se servir de ses mains, et cette partialité lui valut de tomber une ou -deux fois la tête la première dans des ennuis. - -Mais le plus grand des ennuis que Pluffles se créa de toutes pièces, lui -échut à Simla, il y a quelques années, alors qu'il avait vingt-quatre -ans. - -Il débuta par ne s'en rapporter qu'à son propre jugement, selon son -habitude, et le résultat ce fut d'être attaché pieds et poings liés aux -roues du rickshaw de mistress Reiver. - -Il n'y avait qu'une chose de bien dans mistress Reiver, c'était sa -toilette. - -Elle était mauvaise depuis ses cheveux, qui avaient poussé sur la tête -d'une jeune Bretonne, jusqu'aux talons de ses bottines qui avaient deux -pouces deux tiers de hauteur. - -Elle n'était point loyalement malfaisante comme mistress Hauksbee. Elle -avait une scélératesse de femme d'affaires. - -Elle ne prêtait jamais le flanc aux mauvais propos. Elle était trop -dépourvue d'instincts généreux pour cela. - -Elle était l'exception destinée à prouver qu'en règle générale, les -dames anglo-indiennes sont à tous les points de vue aussi charmantes que -leurs soeurs d'Angleterre. - -Elle passait sa vie à démontrer cette règle. - -Mistress Hauksbee et elle se détestaient cordialement. Elles se -détestaient bien trop pour se heurter avec fracas, mais elles disaient, -l'une de l'autre, des choses à vous faire tressauter, tant elles étaient -fortes. - -Mistress Hauksbee était honnête--honnête comme ses dents de devant--et -sans son goût pour les méchants tours, elle eût été la perle des femmes. -Mais chez mistress Reiver il n'y avait point d'honnêteté; rien -qu'égoïsme. - -Et dès le début de la saison, le pauvre petit Pluffles devint sa proie. - -Elle se donna tout entière à cette tâche; et qu'était Pluffles, pour -résister? Il persista à ne s'en rapporter qu'à son propre jugement, et -ce fut sa perdition. - -J'ai vu Stayes se chamailler avec un cheval rétif; j'ai vu un meneur de -tonga venir à bout d'un poney entêté, j'ai vu un setter indocile dressé -au fusil par un piqueur impitoyable, mais cela ne fut rien à côté du -dressage de Pluffles, sous-officier aux «Inconvenants». - -Il apprit à aller chercher et à rapporter comme un chien, et aussi à -attendre, comme un chien, un mot de mistress Reiver. - -Il apprit à attendre sous l'orme à des rendez-vous où mistress Reiver -n'avait point l'intention d'aller. - -Il apprit à accepter avec reconnaissance un tour de danse que mistress -Reiver n'avait point l'intention de lui donner. - -Il prit l'habitude de rester une heure et quart à grelotter du côté -exposé au vent, à l'Élysée, alors que mistress Reiver se disposait à -faire un tour à cheval. - -Il apprit à aller en quête d'un «rickshaw» dans un complet léger, sous -une pluie battante, et à marcher à côté de ce rickshaw quand il l'avait -trouvé. - -Il apprit à s'entendre adresser la parole comme on fait à un coolie, à -recevoir des ordres comme un cuisinier. - -Il apprit tout cela, et bien d'autres choses encore. - -Et il paya pour recevoir cette éducation. - -Peut-être s'imaginait-il, d'une façon plus ou moins vague, que c'était -beau, que cela faisait de l'effet, que cela lui créait une filiation au -milieu des gens, que c'était précisément là ce qu'il devait faire. - -Avertir Pluffles qu'il agissait imprudemment, cela n'était l'affaire de -personne. - -Cette saison-là, l'allure était trop correcte pour qu'on y regardât de -près, et quand on se mêle des sottises d'autrui on fait une besogne qui -ne rapporte que des ennuis. - -Le colonel de Pluffles l'aurait renvoyé à son régiment, s'il avait su -comment les choses allaient. Mais Pluffles avait trouvé le moyen de se -fiancer à une jeune fille en Angleterre, la dernière fois qu'il y était -allé, et s'il y avait une chose que le colonel détestât avant tout, -c'était un sous-officier marié. - -Il se frotta les mains quand il vit quelle éducation recevait Pluffles, -et dit que c'était excellent «pour former ce garçon-là». - -Mais cela ne consistait nullement à le former: cela l'amenait à dépenser -au-delà de ses ressources, qui étaient grandes. - -En outre, cette éducation-là était propre à perdre un garçon de force -moyenne, et en faisait un homme de deuxième ordre et d'un caractère -suspect. - -Il se risquait dans un mauvais milieu, et on eût été surpris de voir à -combien se montait sa petite note chez Hamilton. - -Alors mistress Hauksbee surgit au bon moment. - -Elle joua sa partie à elle seule, sachant ce que les gens diraient -d'elle, et elle la joua dans l'intérêt d'une jeune fille qu'elle n'avait -jamais vue. - -La fiancée de Pluffles était sur le point d'arriver, chaperonnée par une -tante, en octobre, pour épouser Pluffles. - -Au commencement d'août, mistress Hauksbee reconnut qu'il était temps -d'intervenir. - -Un homme qui monte beaucoup à cheval sait exactement ce qu'un cheval va -faire au moment où il va le faire. - -De la même façon, une femme, aussi expérimentée que mistress Hauksbee, -sait au juste comment se conduira un tout jeune homme, dans certaines -circonstances, particulièrement quand il s'est amouraché d'une femme du -type de mistress Reiver. - -Elle se dit que tôt ou tard le petit Pluffles romprait ce mariage pour -rien du tout, rien que pour être agréable à mistress Reiver, et qu'en -récompense, celle-ci le tiendrait à ses pieds, à son service tout juste -autant de temps qu'elle le trouverait agréable. - -Elle disait qu'elle connaissait les symptômes de ces choses. - -Si elle ne les connaissait pas, qui donc les eût connus. - -Alors elle se mit en campagne pour reprendre Pluffles sous les canons -mêmes de l'ennemi, tout comme mistress Cusack-Bremmil avait pris Bremmil -sous les yeux de mistress Hauksbee. - -Cette lutte-là dura sept semaines. - -Nous l'appelâmes la guerre de Sept Semaines, et on y disputa le terrain -pouce par pouce des deux côtés. - -Le compte-rendu détaillé remplirait tout un volume sans être complet. -Quiconque se connaît en ces questions peut suppléer par lui-même aux -lacunes de détail. - -Ce fut une bataille superbe, il n'y en aura jamais de pareille tant que -flotteront les couleurs anglaises, et Pluffles était le prix de la -victoire. - -On disait des choses à faire rougir sur mistress Hauksbee. On ne savait -pas quel était son jeu. - -Mistress Reiver luttait un peu parce que Pluffles lui était utile, mais -surtout parce qu'elle détestait mistress Hauksbee, et que c'était un -essai de leur force respective. - -Quant à Pluffles, nul ne sait ce qu'il en pensait. Même dans ses -meilleurs moments, Pluffles n'avait pas beaucoup d'idées, et le peu -qu'il en avait lui servaient à poser. - -Mistress Hauksbee dit: - ---Il faut prendre à l'appeau ce garçon-là, et la seule façon de le -prendre, c'est de le bien traiter. Aussi le traita-t-elle en homme du -monde et d'expérience aussi longtemps que l'issue fut douteuse. - -Peu à peu Pluffles se dégagea de son ancien vasselage et dévia vers -l'ennemi, qui fit grand cas de lui. - -On ne l'envoya jamais en service de corvée pour courir après des -rickshaws. On ne lui promit jamais de danses qu'on ne lui accordait -point. On ne tira plus à jet continu sur sa bourse. - -Mistress Hauksbee le menait avec un licol, et après le traitement que -lui avait fait subir mistress Reiver, ce lui fut un changement -appréciable. - -Mistress Reiver lui avait fait perdre l'habitude de parler de lui, et -l'avait dressé à parler de ses mérites à elle. - -Mistress Hauksbee s'y prit autrement, et gagna si bien sa confiance -qu'il finit par lui parler de ses fiançailles avec la jeune fille de -là-bas, au pays, tout en présentant la chose en grandes et vastes -phrases comme un «coup de folie de jeunesse». - -Cela eut lieu un jour qu'il prenait le thé chez elle, dans l'après-midi, -en causant d'une façon qu'il croyait gaie et charmeuse. - -Mistress Hauksbee avait vu la génération qui avait précédé Pluffles dans -la vie bourgeonner, puis s'épanouir, puis se flétrir en devenant des -capitaines gras à lard et des majors ronds comme des tonneaux. - -En comptant sans exagération, on aurait pu trouver vingt-trois aspects -divers dans le caractère de la dame. - -Certains en eussent vu davantage. - -Elle débuta en tenant à Pluffles des propos maternels, et comme si la -différence entre leurs âges eût été de trois cents ans, au lieu de -quinze. - -Elle parlait avec une sorte de tremblement guttural qui avait un effet -moelleux, bien qu'elle prétendît que son langage n'eût rien de moelleux. - -Elle faisait remarquer à Pluffles la folie extrême, pour ne pas dire la -bassesse de sa conduite, l'étroitesse de ses vues. - -Alors il bafouillait je ne sais quoi, signifiant «qu'il s'en rapportait -à son propre jugement, comme un homme du monde», et cela préparait les -voies à ce qu'elle avait à dire ensuite. - -Ce traitement aurait bientôt été usé, si Pluffles l'avait reçu d'une -autre femme, mais avec le genre de roucoulements qu'employait mistress -Hauksbee, il n'en résultait autre chose pour lui que la sensation -d'embarras et de remords, comme s'il eût été dans une église fréquentée -par du beau monde. - -Petit à petit, avec grande douceur, avec un charme accompli, elle finit -par enlever à Pluffles sa prétention, tout comme on enlève les baleines -d'un parapluie pour le couvrir de nouveau. - -Elle lui dit ce qu'elle pensait de lui et de son jugement, et de sa -connaissance du monde; elle lui dit comme quoi ses exploits avaient fait -de lui la risée des gens, et comme quoi il projetait de lui faire la -cour si elle lui en laissait voir la possibilité. - -Alors elle ajouta qu'il lui fallait le mariage pour faire de lui -quelqu'un. Elle traça un petit portrait, tout en teintes de rose et -d'opale, de la future mistress Pluffles, traversant la vie avec toute -confiance dans le jugement et l'expérience mondaine d'un mari qui -n'avait aucun reproche à se faire. - -Comment concilier ces deux qualités? Elle seule le savait. - -Mais Pluffles ne s'apercevait point qu'elles étaient incompatibles. - -Son discours fut une petite homélie en règle--bien meilleure que celle -qu'eût pu prononcer n'importe quel clergyman--et elle la termina par de -touchantes allusions à papa et à maman, et à la sagesse qu'il montrerait -en prenant femme. - -Alors elle envoya Pluffles faire un tour de promenade, et méditer ce -qu'elle lui avait dit. - -Pluffles s'en alla en se mouchant très fort, et se tenant très droit. - -Mistress Hauksbee se mit à rire. - -Quels avaient été les projets de Pluffles au sujet du mariage? - -Mistress Reiver était seule à le savoir, et elle garda son secret -jusqu'à la tombe. - -J'imagine qu'elle n'eût pas été fâchée, qu'elle eût considéré comme un -hommage que son mariage eût été manqué à cause d'elle. - -Pluffles eut le plaisir de s'entretenir bien des fois avec mistress -Hauksbee pendant les quelques jours qui suivirent, et tous ces -entretiens tendirent au même but; ils soutinrent Pluffles dans le chemin -de la vertu. - -Mistress Hauksbee tint à le garder sous son aile jusqu'au dernier -moment. - -C'est pourquoi elle désapprouva son projet de se rendre à Bombay pour se -marier. - ---Grands Dieux! disait-elle, qui sait ce qui peut survenir en route? -Pluffles a reçu la _malédiction de Ruben_, et l'Inde n'est pas le pays -qu'il lui faut. - -Finalement la fiancée arriva avec sa tante, et Pluffles ayant mis un -semblant d'ordre dans ses affaires,--ce en quoi il fut encore aidé par -mistress Hauksbee,--se maria. - -Mistress Hauksbee poussa un soupir de soulagement, quand les mots «je le -veux» eurent été prononcés des deux côtés, et elle s'en alla à ses -affaires. - -Pluffles suivit le conseil qu'elle lui avait donné de retourner au pays. - -Il quitta l'armée, et maintenant il élève quelque part en Angleterre des -bestiaux de diverses couleurs, dans un parc fermé de barrières peintes -en vert. Je crois qu'il s'en tire très judicieusement. - -Il aurait fini par avoir ici les mésaventures les plus désagréables. - -Pour ces raisons, si jamais on tient des propos plus désobligeants que -de coutume au sujet de mistress Hauksbee, répondez en racontant le -sauvetage de Pluffles. - - - - -LES FLÈCHES DE CUPIDON - - _Fosse où le bison rafraîchissait sa peau ridée par l'ardeur du - soleil et enflammée et desséchée; hutte de troncs d'arbres dans - le ray-grass, cachée, solitaire; levée où surgissent éparses les - taupinières du rat de terre; creux sous la berge que longe le - timide et furtif ruisseau; aloès qui poignarde le ventre et les - talons. Élancez-vous, si vous l'osez, sur un étalon inconnu. Il - est plus sûr d'aller bien loin, bien loin! Écoutez du côté où - les meilleurs cavaliers sont en première ligne: «Garçons, - éparpillez-vous! au loin! au loin!»._ - - (LA CHASSE AU PÉORA) - - -Il y avait autrefois à Simla une très jolie fille, dont le père était un -pauvre, mais honnête juge de sessions et de district. - -C'était une très bonne fille, mais elle ne pouvait faire autrement que -de connaître sa puissance et de s'en servir. - -Sa maman était fort anxieuse au sujet de sa fille, ainsi que doit l'être -toute bonne maman. - -Quand on est commissaire, célibataire, et qu'on a le droit de porter sur -son habit des joyaux à jour en or et émail, et de passer une porte avant -tout le monde, excepté un membre du conseil, un lieutenant-gouverneur ou -un vice-roi, on est un beau parti. - -Du moins, c'est ce que disent les dames. - -Il y avait en ce temps-là, à Simla, un commissaire qui était, qui -portait, et qui faisait tout ce que je viens d'énumérer. Il avait la -figure commune. Il était même laid. C'était l'homme le plus laid qu'il y -eût en Asie, à deux exceptions près. - -Il avait une figure qui vous faisait rêver et qui vous donnait ensuite -l'idée de sculpter une tête de pipe. - -Il se nommait Saggott--Barr-Saggott--Anthony Barr-Saggott, suivi de six -lettres[12]. - - [12] Les lettres étaient les abréviations d'autant de titres et de - qualités. - -Comme fonctionnaire, il était un des plus capables qu'ait eu le -gouvernement de l'Inde. - -Comme particulier, c'était un gorille aux manières engageantes. - -Lorsqu'il adressa ses hommages à miss Beighton, je crois que mistress -Beighton pleura de joie, en voyant quelle récompense la Providence lui -envoyait dans sa vieillesse. - -M. Beighton ne disait rien; c'était un homme facile à vivre. - -Or, un commissaire est un très riche personnage. - -Son traitement dépasse tout ce que peut souhaiter l'avidité. Il est si -énorme qu'il permet de mettre de côté, de gratter d'une façon qui ferait -perdre toute considération à n'importe quel membre du Conseil. - -La plupart des commissaires sont ladres, mais Barr-Saggott était une -exception. - -Il recevait royalement. Il avait une belle écurie; il donnait à danser; -il était une puissance dans le pays, et il se comportait en conséquence. - -Considérez que tout ce que j'écris se passait à une époque presque -préhistorique dans le passé de l'Inde anglaise. - -Certaines personnes se rappellent les années où nous jouions tous au -croquet, avant la naissance du lawn-tennis. - -Et même auparavant,--si vous voulez m'en croire, il y eût des saisons où -le croquet n'étant pas encore inventé,--le jeu de l'arc, ressuscité en -Angleterre en 1844, était un fléau non moins redoutable que le -lawn-tennis de nos jours. - -Les gens parlaient doctement de «tenir», de «lâcher», de «manier», -«d'arcs reployés», «d'arcs de 56 livres», «d'arcs renforcés», «d'arcs en -yeux d'une seule pièce», tout comme nous parlons aujourd'hui de -«rallies», de «volées», de «coups durs», de «retours», de «raquettes de -16 onces». - -Miss Beighton tirait divinement, plus loin que la distance des dames, -soit 60 yards, et on la proclamait la meilleure tireuse à l'arc qu'il y -eût à Simla. - -Les hommes l'avaient surnommée la Diane de Tara-Devi. - -Barr-Saggott était plein d'attentions pour elle, et comme je l'ai dit, -le coeur de sa mère se dilatait en conséquence. - -Kitty Beighton prenait les choses avec plus de calme. - -C'était charmant que d'être distinguée par un commissaire dont le nom -était suivi de plusieurs initiales et de remplir de mauvais sentiments -le coeur des autres jeunes filles. Mais il n'y avait pas moyen de nier -le fait: Barr-Saggott était d'une laideur phénoménale, et les essais -qu'il faisait pour s'embellir ne le rendaient que plus grotesque. Ce -n'était pas sans motif qu'on l'avait baptisé le _Langur_,--ce qui -signifie _singe gris_. - -C'était charmant, se disait Kitty, de l'avoir à ses pieds, mais il était -plus agréable de le planter là et de s'en aller faire une promenade à -cheval avec ce coquin de Cubbon--un dragon du régiment en garnison à -Umballa,--le jeune beau soldat, qui n'avait point d'avenir. - -Kitty se plaisait plus qu'un peu avec Cubbon. Il ne nia pas une minute -qu'il était féru d'elle de la tête aux pieds, car c'était un honnête -garçon. - -Ainsi Kitty s'enfuyait de temps à autre, à bonne distance des pompeuses -déclarations que lui adressait Barr-Saggott pour aller retrouver le -jeune Cubbon, ce qui lui valait des réprimandes maternelles. - ---Mais, maman, disait-elle, M. Saggott est tellement... tellement... si -horriblement laid! vous savez! - ---Ma chère enfant, disait pieusement mistress Beighton, nous ne pouvons -être autrement que ne nous a faits la Providence qui gouverne toutes -choses. En outre, c'est vouloir en savoir plus long que votre mère, -savez-vous bien? Songez à cela et montrez-vous raisonnable. - -Alors Kitty relevait son petit menton et tenait des propos -irrévérencieux sur la supériorité maternelle, sur les commissaires, sur -le mariage. - -M. Beighton se frottait le sinciput, car c'était un homme facile à -vivre. - -Vers la fin de la saison, Barr-Saggott, quand il jugea l'occasion mûre, -mit en train un projet qui faisait le plus grand honneur à ses talents -administratifs. - -Il organisa un concours de tir à l'arc pour les dames, et donna comme -prix un magnifique bracelet tout constellé de diamants. - -Il en rédigea les conditions avec une grande habileté, et chacun comprit -que le bracelet était un cadeau destiné à miss Beighton et qu'en -l'acceptant, elle acceptait aussi la main et le coeur du commissaire -Barr-Saggott. - -D'après ses règles, il fallait accomplir une série dite de Saint -Léonard,--trente-six coups dans le blanc à soixante yards,--en se -conformant aux usages de la Société toxophile de Simla. - -Tout Simla fut invité. - -Il y eut des tables à thé, très artistement disposées sous les deodars, -à Annandale, où se trouve aujourd'hui le grand stand, et là, seul dans -toute sa gloire, scintillant au soleil, se voyait le bracelet endiamanté -dans un écrin de velours bleu. - -Miss Beighton était anxieuse,--trop anxieuse, peut-être,--de prendre -part au concours. - -Dans l'après-midi choisi, tout Simla se rendit à cheval à Annandale pour -assister à cette représentation du jugement de Pâris en sens inverse. - -Kitty fit le trajet à cheval en compagnie du jeune Cubbon, et il fut -aisé de voir que le petit avait l'esprit troublé. - -Il faut le tenir pour innocent de tout ce qui se passa ensuite. - -Kitty était pâle et nerveuse, et lorgna longtemps le bracelet. - -Barr-Saggott était habillé somptueusement, plus nerveux encore que -Kitty, et plus hideux que jamais. - -Mistress Beighton souriait avec condescendance ainsi qu'il convient à la -mère de la toute-puissante Madame l'épouse du Commissaire. - -Le tir commença. - -Tout le monde était debout, rangé en demi-cercle pour voir venir les -dames l'une après l'autre. - -Rien de plus ennuyeux qu'un concours à l'arc. - -Les dames tiraient, tiraient, tiraient toujours et cela dura jusqu'à ce -que le soleil quittât la vallée, jusqu'à ce que de petites brises -s'élevassent parmi les deodars. - -On attendait que miss Beighton vînt tirer et gagner. - -Le jeune Cubbon était à un bout du demi-cercle, qui entourait les -tireuses, et Barr-Saggott à l'autre bout. - -Miss Beighton était la dernière sur la liste. - -Les coups heureux avaient été rares et on était certain qu'elle -gagnerait le bracelet,--plus le commissaire Barr-Saggott. - -Le commissaire lui banda son arc, de ses mains augustes. - -Elle fit quelques pas, regarda le bracelet, et sa première flèche alla -tout droit, avec une précision parfaite se planter au milieu du rond -doré, coup qui comptait pour neuf points. - -Le jeune Cubbon, qui était du côté gauche, devint tout pâle, et le démon -de Barr-Saggott lui inspira de sourire. - -Or, presque toujours les chevaux s'effarouchaient quand Barr-Saggott -souriait. - -Kitty vit ce sourire. - -Elle jeta un coup d'oeil en avant, un peu à gauche, fit un signe de tête -presque imperceptible à Cubbon, et se remit à tirer. - -Je voudrais pouvoir décrire la scène qui se passa ensuite. - -Elle fut absolument extraordinaire et des plus inconvenantes. - -Miss Kitty ajustait ses flèches avec un soin infini, de telle sorte que -chacun pût voir ce qu'elle faisait. Elle tirait à la perfection, et son -arc de 46 livres était tout à fait à sa main. - -Elle planta avec grand soin quatre flèches de suite dans les pieds de -bois qui portaient la cible; elle planta une flèche dans le haut du bois -de la cible. - -Et toutes les dames de se regarder. - -Ensuite elle se livra à un tir fantaisiste sur le blanc, ce qui vous -donne juste un point, chaque fois que vous l'atteignez. - -Elle mit cinq flèches dans le blanc. - -C'était merveilleux comme tir à l'arc, mais comme il s'agissait pour -elle de mettre dans le rond doré et de gagner le bracelet, Barr-Saggott -devint d'un vert tendre comme celui de la jeune lentille d'eau. - -Ensuite elle tira deux fois par-dessus la cible, puis deux fois à une -grande distance sur la gauche,--toujours avec le même air -délibéré,--pendant qu'un silence glacial pesait sur l'assistance, et que -mistress Beighton tirait son mouchoir. - -Ensuite Kitty tira sur le sol devant la cible et cassa plusieurs -flèches. - -Après cela, elle en mit une dans le rouge, ce qui faisait sept points, -rien que pour montrer ce qu'elle était capable de faire quand elle -voulait, et elle termina ses singuliers exploits en tirant d'une façon -fantaisiste sur les supports de la cible. - -Voici le total de ses points, tel qu'il résulte du compte des flèches -plantées: - - Miss Beighton. { Or Rouge Bleu Noir Blanc - { 1 1 0 0 5 - - Total des mises dans la cible: 7; ensemble: 21. - -Barr-Saggott faisait la même figure que si les deux ou trois dernières -flèches avaient été plantées dans ses jambes et non dans les pieds de la -cible. - -Le silence profond fut interrompu par une petite fille boulotte, au -visage semé de taches de rousseur, à peine formée, qui dit d'une voix -aigrelette, mais triomphante: - ---Alors c'est moi qui ai gagné! - -Mistress Beighton tâcha de faire bonne contenance, mais elle pleura -devant le monde. Il fallait plus d'exercice qu'elle n'en avait, pour -résister à un tel désappointement. - -Kitty détendit son arc d'un geste pervers, et retourna à sa place, -pendant que Barr-Saggott se donnait l'air de prendre grand plaisir à -fermer le bracelet sur le poignet noueux et rouge. - -C'était une scène embarrassante, même pénible. - -Tout le monde s'arrangea de façon à partir en masse et à laisser Kitty -en tête à tête avec sa maman. - -Mais ce fut Cubbon qui l'emmena. - -Quant au reste, ce n'est pas la peine de l'imprimer. - - - - -SA CHANCE DANS LA VIE - - _Alors il dressa une pile de têtes; il en entassa trente mille - l'une sur l'autre,--tout cela pour plaire à la jeune Infidèle, - au pays où se rident les eaux de l'Oxus. Et ainsi parla le - farouche Atulla Khan: «C'est l'amour qui a fait de cette chose - un homme.»_ - - (HISTOIRE D'OATTA) - - -Oubliez tout net les réceptions, les listes d'invités aux palais du -gouvernement, les bals de corporations commerciales; partez le plus loin -possible de tous les êtres, de toutes les personnes que vous connaissez -dans votre milieu respectable,--et tôt ou tard vous franchirez la ligne -où s'arrête la dernière goutte de sang blanc, et que bat de ses flots la -marée montante du sang noir. - -Il serait plus aisé d'entrer en conversation avec une duchesse de -création récente, alors qu'elle est sous le coup de l'émotion que de -causer avec les habitants de la zone frontière sans enfreindre -quelques-unes de leurs conventions, sans heurter un de leurs sentiments. - -Les relations se compliquent de la façon la plus bizarre entre le Noir -et le Blanc. - -Parfois le Blanc éclate en accès d'orgueil farouche, puéril,--qui sont -l'orgueil de race devenu difforme; parfois ce sont chez le Noir des -crises plus farouches encore d'abaissement, d'humilité, des usages à -demi païens, d'étranges, d'inexplicables impulsions criminelles. - -Un de ces jours, ces gens-là, entendez-moi bien, il s'agit de gens très -inférieurs à la classe d'où sortit Derozio, l'homme qui imita -Byron,--ces gens-là donneront naissance à un écrivain, à un poète,--et -alors nous saurons comment ils vivent, et ce qu'ils sentent. - -Jusqu'alors aucune des histoires qu'on racontera sur eux ne pourra être -absolument vraie, soit par elle-même, soit dans les conclusions qu'on en -tire. - -Miss Vezzis vint de l'autre côté de la ligne frontière pour soigner -quelques enfants appartenant à une dame, jusqu'à ce qu'une nourrice déjà -retenue pût arriver. - -La dame disait que miss Vezzis était une bonne incapable, malpropre, -inattentive. - -Il ne lui vint jamais à l'esprit que miss Vezzis avait son existence à -diriger, ses propres affaires pour lui donner du souci, et que ces -affaires-là étaient la chose la plus importante qu'il y eût au monde -pour miss Vezzis. - -Bien peu de maîtresses admettent ce genre de raisonnement. - -Miss Vezzis était aussi noire qu'une botte, et à en juger d'après notre -idéal, affreusement laide. Elle portait des robes de cotonnade imprimée -et des souliers à bouts carrés, et quand les enfants lui faisaient -perdre patience, elle les injuriait dans la langue de la frontière, -langue qui est faite d'anglais, de portugais et de mots indigènes. - -Elle n'était point attrayante, mais enfin elle avait son amour-propre, -et tenait à ce qu'on l'appelât miss Vezzis. - -Tous les dimanches, elle s'attifait merveilleusement, et allait voir sa -maman qui passait la plus grande partie de sa vie sur un grand fauteuil -de canne, enveloppée d'une robe crasseuse de soie tussore, dans une -vaste maison, sorte de lapinière où pullulaient les Vezzis, les Pereira, -les Lisboa, les Gonsalves, sans compter une population flottante de -flâneurs. - -On y trouvait en outre des débris du marché de la journée, gousses -d'ail, encens éventé, habits traînant à terre, jupons pendus à des -cordes en guise de rideaux, vieilles bouteilles, crucifix d'étain, -immortelles desséchées, fétiches de parias, statuettes en plâtre de la -Vierge, chapeaux percés. - -Miss Vezzis recevait vingt roupies par mois pour faire les fonctions de -bonne, et elle se chamaillait chaque semaine avec sa maman, sur le tant -pour cent qu'il fallait pour tenir le ménage. - -Une fois la dispute finie, Michele D'Cruze franchissait tant bien que -mal le petit mur en terre de la clôture, et faisait la cour à miss -Vezzis, à la façon de la frontière, qui est hérissée d'épineux -cérémonial. - -Michele était une pauvre créature maladive, et très noire. Mais il avait -son amour-propre. Pour rien au monde il n'eût voulu être surpris à fumer -un _huqa_, et il regardait les naturels avec le dédain condescendant que -peut seule donner une proportion de sept huitièmes de sang noir dans les -veines. - -La famille Vezzis avait aussi son amour-propre. - -Elle faisait remonter son origine à un poseur de plaques, ancêtre -mythique, qui avait travaillé au pont sur la Sone, alors que les chemins -de fer étaient d'introduction nouvelle dans l'Inde, et les Vezzis -faisaient grand cas de leur origine anglaise. - -Michele était aiguilleur sur la voie ferrée à 35 roupies par mois. La -situation d'employé du gouvernement rendait mistress Vezzis indulgente -sur ce que ses ancêtres laissaient à désirer. - -Il y avait une légende compromettante--Dom Anna, le tailleur, l'avait -rapportée de Poonani--d'après laquelle un juif noir de Cochin aurait -épousé une femme de la famille D'Cruze; mais un secret connu de tout le -monde, c'était qu'un oncle de mistress D'Cruze remplissait, à cette -époque même des fonctions absolument domestiques, qui touchaient de près -à la cuisine, dans un club de l'Inde méridionale. - -Il envoyait à mistress D'Cruze sept roupies huit annas par mois, mais -elle n'en sentait pas moins cruellement combien c'était humiliant pour -la famille. - -Toutefois, au bout de quelques dimanches, mistress Vezzis vint à bout de -surmonter la répugnance que lui causaient ces taches. Elle donna son -consentement au mariage de sa fille avec Michele, à la condition que -Michele aurait au moins cinquante roupies par mois pour débuter dans la -vie conjugale. - -Cette prudence extraordinaire devait être un dernier et suprême effet du -sang qu'avait apporté dans la famille le mystique poseur de rails du -Yorkshire, car de l'autre côté de la frontière, les gens se font une -question d'amour-propre, de se marier quand ils veulent,--et non point -quand ils peuvent. - -S'il ne se fût agi que de son avenir comme employé, mistress Vezzis eût -tout aussi bien pu demander à Michele de partir et de revenir avec la -lune dans sa poche. Mais Michele était profondément épris de miss -Vezzis, et cela lui donna de la persévérance. - -Il accompagna miss Vezzis à la messe un dimanche, et après la messe, -comme il revenait à travers la chaude et fade poussière, en la tenant -par la main, il jura par plusieurs saints dont les noms ne vous -intéresseraient guère, qu'il n'oublierait jamais miss Vezzis, et elle -lui jura, sur son honneur et sur les saints, en un serment qui finissait -d'une façon assez curieuse: «In nomine Sanctissimæ» (quel que pût être -le nom de cette sainte-là) et ainsi de suite, en finissant par un baiser -sur le front, un sur la joue gauche, et un troisième sur la -bouche,--qu'elle n'oublierait jamais Michele. - -La semaine suivante, Michele fut changé de poste, et miss Vezzis laissa -tomber quelques larmes sur le cadre de la portière du compartiment au -moment où il quittait la gare. - -Si vous jetez les yeux sur une carte des télégraphes de l'Inde, vous -verrez une longue ligne qui longe la côte depuis Backergunge jusqu'à -Madras. - -Michele était envoyé à Tibasu, petite station de second ordre au bout du -premier tiers de cette ligne, pour expédier les dépêches entre Berhampur -et Chicacola, y rêver à miss Vezzis et aux chances qu'il avait de gagner -cinquante roupies par mois avec ses heures de bureau. - -Il eut pour lui tenir compagnie le bruit de la Baie de Bengale et un -Babou bengali, rien de plus. - -Il envoyait à miss Vezzis des lettres folles, où il fourrait des croix -par-dessous la patte de l'enveloppe. - -Quand il eut été à Tibasu pendant près de trois semaines, l'occasion -décisive se présenta. - -Qu'on ne l'oublie pas: à moins que les signes extérieurs et visibles de -notre autorité ne soient constamment sous les yeux d'un indigène, il est -aussi incapable qu'un enfant de comprendre ce que c'est que l'autorité, -et à quel danger il s'expose en lui désobéissant. - -Tibasu était un petit poste oublié, où habitent quelques Mahométans de -l'Orissa. - -Ces gens-là, n'ayant point entendu de quelque temps parler du -Sahib-Collecteur[13], et méprisant de tout leur coeur le sous-juge -hindou, s'arrangèrent pour organiser à leur idée une petite révolte -genre Mohurrum. - - [13] _Monsieur_ le percepteur. - -Mais les Hindous, faisant une sortie, leur cassèrent la tête; puis -trouvant que l'état anarchique avait du bon, Hindous et Musulmans -hissèrent en commun une sorte de Donnybrook sans savoir où ils voulaient -en venir, mais rien que pour voir jusqu'où cela irait. Ils se démolirent -leurs boutiques les uns les autres, et assouvirent leurs rancunes -personnelles, de manière à ne laisser aucun arriéré. - -C'était une méchante petite émeute, mais pas assez importante pour qu'on -en parlât dans les journaux. - -Michele était dans le bureau, occupé à écrire, quand il entendit ce -bruit qu'on n'oublie jamais en sa vie,--le _ah-yah_, d'une cohue -irritée. - -Quand ce bruit baisse d'environ trois tons, et devient un _ut_ sourd, -bourdonnant, l'homme qui l'entend n'a rien de mieux à faire que de se -sauver, s'il est seul. - -L'inspecteur indigène de police entra en courant et dit à Michele que -toute la ville était en ébullition et se préparait à saccager la station -télégraphique. - -Le babou se coiffa de son bonnet, et sortit tranquillement par la -fenêtre, pendant que l'inspecteur terrifié, mais obéissant à l'antique -instinct de race qui devine une goutte de sang blanc, si diluée qu'elle -soit, demandait: - ---Quels sont les ordres du Sahib? - -Au mot de Sahib, Michele prit son parti. - -Malgré l'horrible frayeur qu'il éprouvait, il se sentit, lui l'homme qui -avait dans sa généalogie le juif de Cochin, et l'oncle domestique, il se -sentit donc le seul homme qui représentât dans la localité l'autorité -anglaise. - -Alors il songea à miss Vezzis, aux cinquante roupies, et il assuma la -responsabilité de la situation. - -Il y avait à Tibasu sept policemen indigènes, et ils disposaient pour -eux sept de quatre fusils à pistons tout détraqués. Tous ces hommes -étaient gris de peur, mais non au point qu'on ne pût les faire marcher. - -Michele lâcha la clef de l'appareil télégraphique, sortit, à la tête de -son armée, pour affronter la foule. - -Et comme la cohue venait de tourner l'angle de la route, il mit en joue -et fit feu, les hommes qui étaient derrière lui en firent autant, par -instinct. - -Toute la foule,--composée jusqu'au dernier homme de lâches roquets, -poussa un hurlement et se sauva, laissant par terre un mort et un -mourant. - -Michele suait de peur, mais il ne laissa pas percer sa faiblesse. - -Il descendit dans la ville, jusqu'à la maison où le sous-juge s'était -barricadé. - -Les rues étaient désertes. - -Tibasu était plus effrayé que Michele, car la foule avait été assaillie -au bon moment. - -Michele revint au bureau du télégraphe, et envoya une dépêche à -Chicacola pour demander de l'aide. - -La réponse n'était pas arrivée, qu'il recevait une députation des -anciens, venue pour lui dire que ses actes étaient absolument -«inconstitutionnels» et pour essayer de l'intimider. Mais Michele avait -dans la poitrine un grand coeur d'homme blanc, à cause de son amour pour -miss Vezzis, la bonne d'enfants, et parce qu'il avait goûté pour la -première fois à la Responsabilité et au Pouvoir. - -Ces deux choses réunies formaient une boisson enivrante, et elles ont -causé plus de chutes parmi les hommes, que le whiskey n'en produisit -jamais. - -Michele répondit que le sous-juge pourrait dire ce qu'il voudrait, mais -qu'en attendant l'arrivée de l'aide-collecteur, l'opérateur du -télégraphe était à Tibasu le gouvernement de l'Inde, et que les anciens -de Tibasu seraient tenus pour responsables si l'émeute recommençait. - -Alors ils courbèrent la tête, et dirent: «Soyez miséricordieux», ou -quelque chose d'approchant, puis ils repartirent, profondément pénétrés -de crainte, en s'accusant mutuellement d'avoir excité le désordre. - -Dès les premières heures du jour, après avoir fait une patrouille dans -les rues avec ses sept policemen, Michele descendit sur la route, le -fusil en main, allant à la rencontre de l'aide-collecteur, qui était -monté à cheval pour calmer Tibasu. - -Mais en présence de ce jeune Anglais, Michele se sentait redevenir de -plus en plus indigène, et l'histoire de l'affaire de Tibasu finit, en -même temps que s'éteignait la tension nerveuse du narrateur, par un -déluge de pleurs convulsifs, à la pensée douloureuse qu'il avait tué un -homme; d'autant plus que la nuit n'avait nullement allégé le poids de -cette honte, et qu'il éprouvait un dépit enfantin à sentir que sa langue -se refusait à faire valoir ses grands exploits. - -Cela, c'était la disparition définitive de la dernière goutte de sang -blanc que Michele eût dans les veines, mais il ne s'en doutait pas. - -L'Anglais, lui, le comprit, et quand il eut bien lavé la tête aux gens -de Tibasu, quand il eut tenu avec le sous-juge une conférence où cet -excellent fonctionnaire devint tout vert, il trouva le temps nécessaire -pour rédiger un rapport où il faisait connaître la conduite de Michele. - -Cette lettre fut transmise à _qui de droit_ par les voies ordinaires, et -aboutit à faire déplacer Michele vers une résidence plus lointaine -encore, avec l'impérial salaire de 66 roupies par mois. - -En conséquence son mariage avec miss Vezzis se fit en grande pompe, -selon le rituel antique; et maintenant il y a un grand nombre de petits -D'Cruzes qui se vautrent autour de la vérandah du bureau central de -télégraphe. - -Mais, quand bien même on lui offrirait comme récompense tous les profits -du service public où il est employé, Michele ne pourrait jamais, non, -jamais recommencer ce qu'il fit à Tibasu, pour obtenir Miss Vezzis, la -bonne d'enfants. - -Cela prouve que quand un homme accomplit une bonne besogne, tout à fait -hors de proportion avec son salaire, c'est, sept fois sur neuf, qu'il y -a une femme, derrière le rideau de sa vertu. - -Quant aux deux exceptions, elles peuvent s'expliquer par une insolation. - - - - -MONTRES DE NUIT - - _Ce qu'il y a dans les livres du Brahmane se retrouve dans le - coeur du Brahmane. Ni vous ni moi nous ne savions qu'il y eût - autant de mal dans le monde._ - - (PROVERBE HINDOU) - - -Cela commença par une mystification, mais maintenant c'est allé assez -loin, et cela commence à devenir sérieux. - -Platte, le sous-officier, étant pauvre, avait une montre Waterbury, et -une simple chaîne en cuir uni. - -Le colonel avait aussi une montre Waterbury, mais il se servait comme -chaîne de la fausse gourmette d'un mors. - -Une fausse gourmette, c'est ce qu'il y a de mieux comme chaîne de -montre. C'est à la fois solide et court. Entre une fausse gourmette et -une autre, il n'y a pas grande différence; entre une montre Waterbury et -une autre, il n'y en a aucune. - -Tout le monde, à la station, connaissait la fausse gourmette du colonel. - -Il n'était pas un cavalier de premier ordre, mais il aimait à faire -croire aux gens qu'il l'avait été jadis, et il enfilait des histoires -étonnantes, au sujet de la bride de chasse dont avait fait partie la -fausse gourmette en question. - -A part cela, il était religieux au point d'en être assommant. - -Platte et le colonel faisaient leur toilette au club, car tous deux -étaient en retard pour leurs invitations, et tous deux étaient pressés. - -On était en _Kismet_. - -Les deux montres étaient posées sur une étagère, au-dessous de la glace, -avec la chaîne pendante. C'était là de la négligence. - -Platte, qui avait fini le premier, prit au hasard une montre, se regarda -dans la glace, arrangea son noeud de cravate, et sortit en courant. - -Quarante secondes après, le colonel fit exactement la même chose. - -Chacun avait pris la montre de l'autre. - -Vous avez pu remarquer que bon nombre des gens qui ont de la religion -sont extrêmement méfiants. On dirait qu'ils en savent bien plus -long,--naturellement, pour des motifs uniquement religieux,--que les -inconvertis, sur les choses du mal. Peut-être qu'ils étaient tout -particulièrement criminels avant leur conversion. - -En tout cas, quand il s'agit d'émettre des imputations défavorables, et -de donner l'interprétation la plus cruelle possible aux choses les plus -innocentes, vous pouvez être sûr que certaines catégories de gens -religieux se distingueront par-dessus toutes les autres. - -Le colonel et sa femme appartenaient à cette catégorie-là. Mais la femme -du colonel était la pire des deux. C'était elle qui fabriquait les -cancans de la station et bavardait avec son ayah! - -Il n'est pas besoin d'en dire plus long. - -La femme du colonel troubla pour jamais le ménage Laplace. - -La femme du colonel fit manquer le mariage Ferris-Haughtrey. - -La femme du colonel persuada au pauvre Brexton de laisser sa femme -là-bas dans les plaines pendant la première année de leur mariage. Il en -résulta la mort de la petite mistress Brexton, puis celle de leur bébé. - -Les griefs contre la femme du colonel ne seront jamais oubliés tant -qu'il y aura un régiment dans le pays. - -Nous revenons au colonel et à Platte. - -En quittant le salon de toilette, ils allèrent chacun de son côté. - -Le colonel dîna avec deux chapelains, pendant que Platte allait à un -rendez-vous de garçons, qui devait être suivi d'une partie de whist. - -Remarquez bien comment les choses arrivent. - -Si le saïs de Platte avait mis sur la jument la selle toute neuve, les -têtes des anneaux de la selle n'auraient pu traverser le cuir usé, et -faire entrer le vieux rembourrage dans le garrot de la bête, alors -qu'elle revenait, vers deux heures du matin. - -Elle n'aurait pas rué, sauté, elle ne serait pas tombée dans un fossé en -faisant verser la carriole, et lançant Platte par-dessus une haie -d'aloès jusque sur la pelouse si bien ratissée de mistress Larkyn, et ce -récit n'aurait jamais été écrit. - -Mais la jument fit tout cela, et pendant que Platte se roulait et se -roulait sur l'herbe, comme un lapin qui a reçu un coup de fusil, la -montre et sa chaîne s'échappèrent de son gilet, tout comme l'épée d'un -major saute hors de son baudrier quand on allume un feu de joie; et la -montre roula, au clair de lune, jusqu'à ce qu'elle se fût arrêtée sous -une fenêtre. - -Platte bourra son mouchoir sous le capiton, remit le véhicule d'aplomb, -et rentra chez lui. - -Remarquez encore comment _Kismet_ travaille. C'est une chose qui -n'arrive pas une fois en cent ans. - -Vers la fin de son dîner avec les deux chapelains, le colonel déboutonna -son gilet et se pencha sur la table pour jeter un coup d'oeil sur -quelques rapports de missionnaires. La barrette de la chaîne de montre -passa peu à peu à travers la boutonnière, et la montre,--la montre de -Platte,--glissa sans bruit sur le tapis. C'est là que le porteur la -trouva le lendemain, et il la garda. - -Alors le colonel partit pour retourner auprès de l'épouse de son coeur, -mais le conducteur de la voiture était ivre et il s'égara. Aussi le -colonel rentra-t-il à une heure indue, et ses excuses ne furent point -écoutées. - -Si la femme du colonel avait été un de ces «vases ordinaires voués à la -destruction» elle aurait compris que quand un homme fait exprès de -s'attarder, il se munit toujours d'une excuse plausible et originale. Et -la simplicité démesurée de l'explication que donnait le colonel était -une preuve de sa bonne foi. - -Mais regardez encore _Kismet_ à l'oeuvre! - -La montre du colonel, qui était arrivée si brusquement avec Platte sur -la pelouse de mistress Larkyn, jugea bon de s'arrêter tout juste sous la -fenêtre de mistress Larkyn, qui la vit à cet endroit le lendemain matin -de bonne heure, la reconnut et la ramassa. - -Elle avait entendu le bruit que faisait la carriole de Platte en -versant, à deux heures de ce matin-là. Elle l'avait entendu apostropher -la jument. Elle connaissait Platte et il lui plaisait. - -Ce jour-là, elle lui fit voir la montre, et écouta son histoire. - -Il tourna la tête de côté, cligna de l'oeil et dit: - ---C'est dégoûtant! Quel vieux polisson! Et avec tant d'étalage de -principes religieux encore! Je devrais envoyer la montre à la femme du -colonel et lui demander des explications. - -Mistress Larkyn songea une minute aux Laplace--elle les avait connus au -temps où le mari et la femme croyaient l'un à l'autre, et elle répondit: - ---Je l'enverrai; je pense que ça lui fera du bien, à elle. Mais -rappelez-vous que nous ne devrons jamais lui dire la vérité. - -Platte se douta que sa propre montre était entre les mains du colonel et -pensa que l'envoi de la Waterbury avec sa fausse gourmette, accompagnée -d'un billet rassurant de mistress Larkyn, n'aurait d'autre effet que de -produire une courte agitation, de quelques minutes à peine. - -Mais mistress Larkyn voyait plus loin. - -Elle savait que la moindre goutte de poison aurait une prise solide sur -le coeur de la colonelle. - -Le paquet, accompagné d'un billet contenant quelques détails sur les -heures tardives où le colonel faisait ses visites, fut envoyé à la femme -du colonel. - -Elle s'enferma pour pleurer et examiner quelle décision elle prendrait. - -S'il y avait au monde une femme que la colonelle détestât avec une -sainte ferveur, c'était bien mistress Larkyn. - -Mistress Larkyn était une personne frivole, et qualifiait la colonelle -de «Vieille Chatte». - -La femme du colonel soutenait qu'un certain personnage de l'Apocalypse -ressemblait étrangement à mistress Larkyn. - -Elle citait également d'autres personnages de l'Écriture. Elle les -prenait dans l'Ancien Testament. - -Mais la femme du colonel était la seule personne qui voulût ou osât dire -quoi que ce soit contre mistress Larkyn. - -Tout le monde, à part elle, l'accueillait comme une amusante, une -honnête petite personne. - -En conséquence, à la pensée que son mari était allé semer des montres -sous les fenêtres de cette «créature» à des heures maudites, et se -rappelant que la nuit d'avant, même, il était rentré fort tard... - -Arrivée à ce point, elle se leva et se mit en quête de son mari. - -Il nia tout, excepté que la montre était à lui. - -Elle le supplia de songer au salut de son âme et de dire la vérité. Il -nia de nouveau, en ajoutant deux gros mots. - -Puis, un silence tomba sur la colonelle pétrifiée, et pendant ce silence -on aurait pu respirer cinq fois. - -Le discours qui suivit ne regarde ni vous ni moi. C'était un tissu de -jalousie conjugale et féminine. On y devinait l'expérience de la -vieillesse et des joues creuses, une méfiance profonde, basée sur le -texte qui dit que les coeurs mêmes des tendres bébés sont aussi mauvais -qu'on les fait. Il y avait enfin de la rancune, de la haine contre -mistress Larkyn, tout cela assaisonné des articles de foi que professait -la femme du colonel. - -Et par-dessus tout, il y avait la montre Waterbury avec la chaîne faite -d'une fausse gourmette, cette montre qui faisait tic tac dans le creux -de sa main desséchée. - -A cette heure-là, je crois bien que la colonelle éprouva quelque chose -des soupçons contenus qu'elle avait insinués dans l'âme du vieux -Laplace, quelque peu des souffrances qu'elle avait causées à la pauvre -miss Haughtrey, quelque peu de la douleur qui rongeait comme un cancer -le coeur de Brexton, pendant qu'il assistait à l'agonie de sa femme. - -Le colonel bafouilla; il essaya de donner des explications. Alors il -s'aperçut que sa montre avait disparu; le mystère redoubla d'obscurité. - -La femme du colonel passa alternativement de la parole à la prière, -jusqu'à ce qu'elle fût lasse; et alors elle s'en alla pour aviser aux -moyens de «châtier le coeur obstiné de son mari». Ce qui se traduit dans -notre argot par «lui river son clou». - -Comme vous le voyez, elle était profondément imbue de la doctrine du -péché originel; et elle ne pouvait croire, en présence des apparences. -Elle en savait bien trop long, et arrivait d'un bond aux pires -conclusions. - -Mais c'était tant mieux. Cela empoisonnait sa vie: elle avait empoisonné -celle de Laplace. Elle avait perdu toute confiance dans le colonel; et -c'était en cela que le dogme de défiance faisait sentir son influence. - ---Il aurait pu, se disait-elle, il aurait pu commettre bien des fautes, -avant qu'une Providence compatissante, employant un instrument indigne, -cette mistress Larkyn, eût établi sa culpabilité. - -C'était un débauché, un scélérat en cheveux gris. - -On pourrait trouver que c'était là une réaction bien soudaine après une -longue vie conjugale, mais s'il est un fait digne de respect, c'est -celui-ci: - -«Lorsqu'un homme ou une femme se font une habitude, et en même temps un -plaisir de croire et de mettre en circulation les mauvais propos sur des -gens indifférents à lui ou à elle, lui ou elle finiront par croire aux -mauvais propos sur des gens très aimés, sur des parents très proches de -lui ou d'elle. - -Vous trouverez peut-être aussi que le simple incident de la montre était -trop futile, trop banal pour faire naître cette mésintelligence. Mais -une vérité non moins antique, c'est que dans la vie comme aux courses, -les petits fossés, et les barrières les plus basses causent les pires -accidents. - -Pour la même raison, il peut vous arriver de voir une femme, capable -d'être une Jeanne d'Arc dans un autre pays, dans un autre climat, se -démolir, tomber en morceaux sous l'influence des soucis les plus terre à -terre de la vie en ménage. - -Mais cela, c'est une autre histoire. - -La femme du colonel fut tourmentée d'autant plus cruellement parce -qu'elle croyait, que cela faisait ressortir plus vivement la vilenie des -hommes. - -Quand on se rappelait les méfaits qu'elle avait commis, c'était un vrai -plaisir que de la voir ainsi misérable, que de voir les efforts -désespérés qu'elle faisait pour que la station ne s'en aperçût point. - -Mais la station le savait, en riait sans le moindre remords, car on y -avait appris l'histoire de la montre, racontée avec maints gestes -dramatiques par mistress Larkyn. - -Une ou deux fois, Platte croyant que le colonel n'était point parvenu à -se disculper, dit à mistress Larkyn: - ---Cette affaire est allée assez loin. Je suis d'avis qu'on apprenne à la -femme du colonel comment c'est arrivé. - -Mistress Larkyn pinça les lèvres, hocha la tête, et déclara que la femme -du colonel devait faire de son mieux pour supporter son châtiment. - -Or, mistress Larkyn était une femme frivole, en qui nul n'eût pu -soupçonner une telle profondeur de haine. - -En conséquence, Platte ne fit aucune démarche, et en vint à croire, -d'après le silence du colonel, que celui-ci avait dû «courir la -prétantaine» quelque part, cette nuit-là, et que dès lors, il aimait -mieux encourir une légère pénalité pour avoir pénétré dans les clôtures -des gens en dehors des heures de visites. - -Platte finit au bout d'un temps par oublier l'affaire de la montre, et -retourna dans la plaine avec son régiment. - -Mistress Larkyn rentra en Angleterre quand son mari eut achevé son temps -de service dans l'Inde. Elle n'oublia jamais. - -Mais Platte avait parfaitement raison quand il disait que la -plaisanterie durait un peu trop. - -La défiance, et les scènes de tragédie qu'elle comporte,--toutes choses -que nous autres étrangers ne pouvons pas voir, ni croire,--tuent la -femme du colonel, et font au colonel une vie misérable. - -Si l'un ou l'autre lisent cette histoire, ils peuvent être convaincus -que l'affaire y est exposée avec vérité. Ils peuvent «échanger le baiser -de réconciliation». - -Shakespeare fait allusion au plaisir qu'on éprouve en voyant un -artilleur canonné par sa propre batterie. - -Cela prouve que les poètes ne devraient pas écrire sur des choses -auxquelles ils n'entendent rien. - -Le premier venu aurait pu lui apprendre que les sapeurs et les -canonniers appartiennent à des corps parfaitement distincts dans -l'armée. Mais si vous corrigez la phrase, en substituant le mot de -canonnier à celui de sapeur, il en résultera exactement la même morale. - - - - -L'AUTRE - - _Quand la terre fut malade et que les cieux grisonnèrent et que - les bois eurent été pourris par la pluie, l'homme mort vint à - cheval, par un jour d'automne, revoir ce qu'il avait aimé._ - - (VIEILLE BALLADE) - - -Il y a bien longtemps de cela, du temps des «soixante-dix», avant qu'on -eût construit aucun édifice public à Simla, et la large route qui fait -le tour de Jakko, alors qu'ils habitaient un nid à pigeons dans les -bouges du P. W. D., les parents de miss Gaurey lui firent épouser le -colonel Schreiderling. - -Il ne devait pas avoir beaucoup plus de trente-cinq ans de plus qu'elle, -et comme il avait deux cents roupies par mois, et avec cela de la -fortune personnelle, il était assez à son aise. - -Il appartenait à une bonne famille, et quand il faisait froid, il -souffrait d'une affection des poumons. En été, il vacillait sur le bord -de l'apoplexie par insolation, mais jamais elle ne vint à bout de le -tuer. - -Entendez-moi bien, je ne blâme pas Schreiderling: il était bon mari, -suivant ses idées, et il ne se mettait en colère que quand on le -soignait, ce qui arrivait environ dix-sept jours par mois. - -Il était très large avec sa femme sur les questions d'argent, et -c'était, selon lui, une concession. - -Et cependant, mistress Schreiderling n'était point heureuse. - -On l'avait mariée quand elle avait moins de vingt ans et qu'elle avait -donné à un autre tout son pauvre petit coeur. - -J'ai oublié son nom, mais nous l'appellerons l'Autre. - -Il n'avait ni argent, ni avenir; il n'avait pas même l'air intéressant, -et je crois qu'il avait un emploi dans le commissariat ou les -transports. Mais malgré tout cela, elle l'aimait terriblement, et il y -avait entre lui et elle comme des fiançailles, lorsque Schreiderling -apparut et informa mistress Gaurey qu'il se proposait d'épouser sa -fille. - -Alors l'autre promesse de mariage fut annulée, effacée par les larmes de -mistress Gaurey. - -En effet, cette dame gouvernait sa maison en larmoyant sur la -désobéissance à son autorité, et sur le peu de respect qu'on lui -témoignait dans sa vieillesse. - -La jeune fille ne faisait pas comme sa mère; elle ne pleura jamais: non, -pas même au mariage. - -L'Autre supporta sa perte avec calme, et se fit envoyer dans le poste le -plus mauvais qu'il pût trouver. Peut-être que le climat le consolait. - -Il souffrait de la fièvre intermittente, et cela put lui servir à se -distraire de ses autres peines. - -Il avait également le coeur faible. Une des valvules était atteinte, et -la fièvre empirait les choses. Cela se vit bien par la suite. - -Puis, plusieurs mois se passèrent, et mistress Schreiderling se mit à -être malade. Elle ne se consumait point de langueur, comme on le voit -dans les livres; mais on eût dit qu'elle collectionnait toutes les -formes de maladie qui sévissaient à la station, depuis la simple fièvre, -et au-dessus. - -Même en ses meilleurs moments, elle n'était jamais qu'ordinairement -jolie; ces maladies la rendaient laide. - -Ainsi s'exprimait Schreiderling. - -Il mettait son amour-propre à dire tout ce qu'il pensait. - -Quand elle eut perdu sa joliesse, il la laissa s'arranger à son gré, et -retourna dans les bouges où s'était passé son célibat. - -On la voyait trottiner, allant et venant sur la Simla-Mall, d'un air -d'abandon, avec un grand chapeau du Terai qui lui retombait derrière la -tête, et sur une selle en si mauvais état qu'elle faisait peine à voir. - -La générosité de Schreiderling s'arrêtait au cheval. Il disait que la -première selle venue était assez bonne pour une femme aussi nerveuse que -mistress Schreiderling. - -On ne l'invitait jamais à danser, parce qu'elle ne dansait pas bien. -Elle était si terne, si peu intéressante qu'il était extrêmement rare -qu'elle trouvât des cartes dans sa boîte aux lettres. - -Schreiderling disait que s'il avait su qu'elle deviendrait un pareil -épouvantail après son mariage, il ne l'aurait jamais épousée. - -Il avait toujours mis son amour-propre à dire ce qu'il pensait, ce -Schreiderling! - -Il la laissa à Simla un jour du mois d'août, et retourna à son régiment. - -Alors elle reprit un peu de vie, mais ne retrouva jamais son apparence -d'autrefois. - -J'appris au club que l'Autre revenait malade, très malade, essayer d'une -chance incertaine de guérison. La fièvre et l'état de ses valvules du -coeur l'avaient presque tué. - -Elle savait cela, et elle savait aussi une chose que je n'avais aucun -intérêt à connaître, à quelle époque il devait arriver. - -Il lui avait écrit, je suppose. - -Ils ne s'étaient jamais vus depuis le mois qui avait précédé le mariage. - -Et voici maintenant le côté déplaisant de l'histoire. - -Une invitation tardive me retint à l'hôtel Dovedell jusqu'à ce qu'il fît -sombre. - -Mistress Schreiderling avait arpenté le Mall, pendant toute -l'après-midi, sous la pluie. - -Comme je remontais par la route des voitures, je passai près d'un tonga, -et mon poney, las d'être resté longtemps arrêté, partit au petit trot. - -Tout près de la route qui allait au bureau des tongas, se trouvait -mistress Schreiderling, trempée de la tête aux pieds, attendant le -tonga. - -Je piquai vers les hauteurs, car le tonga n'était pas mon affaire, et à -ce moment même, elle se mit à jeter des cris aigus. - -Je rebroussai chemin aussitôt et je vis, aux lumières qui éclairaient le -bureau du tonga, mistress Schreiderling agenouillée sur la route tout -humide, près du siège de derrière du tonga, qui venait d'arriver; elle -poussait des cris affreux. - -Et comme je m'approchais, elle tomba la figure dans la boue. - -L'Autre était assis sur le siège de derrière, se tenant très bien, très -ferme, une main sur le support de la tente, l'eau dégoulinant de son -chapeau et de sa moustache: il était mort. - -Le voyage de soixante milles dans un véhicule cahotant avait mis sa -valvule à une épreuve trop rude, à ce que je pense. - -Le conducteur du tonga dit: - ---Le sahib est mort à deux stations de Solon. C'est pourquoi je l'ai -attaché avec une corde, pour l'empêcher de tomber en route, et nous -sommes arrivés comme cela à Simla. Est-ce que le sahib me donnera le -buckshih[14]?... Cet Autre-là, ajouta-t-il, en me montrant le défunt, -aurait dû donner une roupie. - - [14] Pourboire. - -L'Autre, toujours assis, avait l'air de ricaner, comme s'il trouvait des -plus plaisantes sa façon d'arriver. - -Quant à mistress Schreiderling, toujours dans la boue, elle laissa -échapper un gémissement. - -Il n'y avait au bureau que nous quatre, et il pleuvait à verse. - -La première chose à faire était de ramener mistress Schreiderling chez -elle; la seconde était de s'arranger pour que son nom ne fût pas mêlé à -l'affaire. - -Le conducteur du tonga reçut cinq roupies pour aller au bazar chercher -un rickshaw destiné à mistress Schreiderling; ensuite il parlerait au -_babou_ du tonga, au sujet de l'Autre, et le babou arrangerait la chose -le mieux possible. - -Mistress Schreiderling fut portée sous le hangar à l'abri de la pluie, -et nous attendîmes le rickshaw pendant trois quarts d'heure. - -Quant à l'Autre, on le laissa tout juste comme il était arrivé. - -Mistress Schreiderling n'était en état de rien faire qui pût la tirer -d'embarras, si ce n'est de pleurer. - -Dès qu'elle eut repris ses sens, elle essaya de crier, puis elle se mit -à prier pour l'âme de l'Autre. - -Si elle n'avait été pure comme la lumière du jour, elle aurait aussi -prié pour son âme à elle. - -Alors je fis de mon mieux pour enlever la boue de ses vêtements. - -A la fin, le rickshaw arriva, et je l'emmenai, un peu de force. - -Ce fut une affaire terrible, du commencement à la fin, mais surtout -quand le rickshaw eut à passer entre le mur et le tonga, alors qu'elle -voyait la main décharnée, jaunie, qui serrait toujours le support de la -tente. - -Elle fut ramenée chez elle au moment même où tout le monde partait pour -aller danser à la villa du vice-roi--alors c'était Peterhoff. - -Le docteur découvrit qu'elle était tombée de cheval, que je l'avais -relevée derrière Jakko, et que je méritais vraiment d'être félicité pour -la promptitude avec laquelle je lui avais assuré des soins médicaux. - -Elle ne mourut pas: les gens de la trempe de Schreiderling épousent des -femmes qui ne meurent pas aisément: elles durent et s'enlaidissent. - -Elle ne dit jamais un mot de son unique rendez-vous, depuis son mariage, -avec l'Autre. - -Et quand le refroidissement et le rhume causés par sa sortie en temps de -pluie lui permirent de se lever, elle ne laissa jamais échapper un mot, -un geste indiquant qu'elle m'avait rencontré au bureau du tonga. - -Peut-être ne le sut-elle jamais. - -Elle garda son habitude d'aller et venir à cheval sur le Mall, avec -cette mauvaise selle si usée. A son air, on eût cru qu'elle s'attendait -à rencontrer quelqu'un d'une minute à l'autre, au premier tournant. - -Deux ans plus tard, elle retourna en Angleterre, et mourut--à -Bournemouth, je crois. - -Schreiderling, quand il avait au mess une crise de mélancolie, ne -manquait jamais de dire: «Ma pauvre chère femme!» - -Il mettait toujours son amour-propre à parler comme il pensait, ce -Schreiderling. - - - - -CONSÉQUENCES - - _Les subtilités des Rose-Croix ont pris naissance en Orient. - Vous pouvez trouver encore ceux qui les enseignent, au pied de - la colline de Jacatala. Fouillez dans Bombast Paracelsus. Lisez - ce que nous apprend le chercheur Flood au sujet du Dominant qui - se meut à travers les cycles du soleil. Lisez mon récit et voyez - Luna à son apogée._ - - -Il y a des postes où l'on est nommé pour un an, des postes où l'on est -nommé pour deux ans, des postes où l'on est nommé pour cinq ans à Simla. - -Il y a aussi, ou il y avait ordinairement, autrefois, des postes -permanents, que vous conserviez pendant toute la durée de votre vie, et -qui vous assuraient des joues fraîches et un revenu respectable. - -A la saison froide naturellement, il vous était permis de descendre, car -alors Simla est fort monotone. - -Tarrion venait Dieu sait d'où, de quelque part bien loin, dans une -région abandonnée de l'Inde centrale, où l'on qualifie Pachmari de -«_santarumi_,» et où l'on se promène en voiture attelée de boeufs -trotteurs. - -Il appartenait à un régiment, mais son but était avant tout de -s'échapper de son régiment, et de vivre toujours, toujours à Simla. - -Il n'avait aucune préférence marquée, si ce n'est pour un bon cheval et -une jolie femme. - -Il se croyait capable de bien faire tout ce qu'il faisait. C'est une -bien belle croyance quand on met toute son âme à la garder. - -Il s'entendait à bien des choses. Il avait une tournure agréable, et -savait rendre heureux tout son entourage, même dans l'Inde centrale. - -Il vint donc à Simla, et comme il était adroit et amusant, il se mit -naturellement à graviter dans la direction de mistress Hauksbee, qui -pardonnait tout, sauf la stupidité. - -Un jour, il lui rendit un grand service en changeant la date sur une -carte d'invitation à un grand bal, auquel mistress Hauksbee désirait -paraître. Mais elle ne le pouvait pas, s'étant querellée avec l'aide de -camp. Celui-ci qui avait une âme mesquine avait eu la précaution de -l'inviter à un petit bal qui avait lieu le 6 et non au grand bal qui -était fixé au 26. - -Ce fut un faux des plus adroits, et quand mistress Hauksbee tendit à -l'aide de camp sa carte d'invitation, et le taquina doucement sur la -générosité qu'il mettait à omettre de se venger, il crut positivement -qu'il s'était trompé. - -Il comprit, et en cela il fit bien--qu'il ne fallait point engager de -lutte avec mistress Hauksbee. - -Elle fut reconnaissante pour Tarrion, et lui demanda ce qu'elle pouvait -faire pour lui. - -Il répondit avec simplicité. - ---Je suis un lansquenet en congé ici, et je guette tout butin qui sera à -ma portée. Il n'y a pas dans tout Simla un pied carré de terrain qui -m'intéresse. Mon nom est inconnu à tous ceux qui disposent des -places--et il me faut une situation qui soit bonne, sérieuse, qui enfin -soit _pukka_. Je crois que vous êtes capable de réussir tout ce que vous -entreprenez. Voulez-vous m'aider? - -Mistress Hauksbee réfléchit une minute. Elle passa sur ses lèvres la -mèche de sa cravache, comme c'était son habitude quand elle -réfléchissait. - -Puis, ses yeux pétillèrent, et elle dit. - ---Je veux bien. - -Et l'on topa. - -Tarrion, qui avait une parfaite confiance en cette grande femme, ne se -préoccupa plus du tout de la chose, si ce n'est pour se demander quelle -sorte de place il obtiendrait. - -Mistress Hauksbee se mit à calculer le prix de tous les chefs des grands -services, de tous les membres du Conseil qu'elle connaissait, et plus -elle réfléchissait, plus elle riait. - -Alors elle prit un annuaire du service civil, et jeta les yeux sur -quelques emplois. - -Il y a quelques beaux emplois dans le service civil. - -A la fin, elle jugea qu'elle ferait mieux d'essayer de caser Tarrion -dans le service politique, bien qu'il fût trop intelligent pour ces -sortes d'emplois. - -Quels plans combina-t-elle pour atteindre cette fin? Cela n'importe pas -le moins du monde, car la chance ou la destinée étaient dans son jeu et -ne lui laissaient plus rien à faire que de suivre le cours des -événements, et de s'en attribuer le mérite. - -Tous les vice-rois, à leur début,--ont à traverser une attaque de -«secret diplomatique». - -Cela leur passe, à la longue, mais dans les premiers temps, ils -l'attrapent tous, parce qu'ils sont nouveaux dans le pays. - -Le vice-roi d'alors,--celui qui subissait la crise en ce moment-là,--il -y a de cela bien longtemps, c'était avant que lord Dufferin revînt du -Canada, ou avant que lord Ripon abandonnât le giron de l'Église -anglicane--le vice-roi, donc, avait une crise très aiguë. - -Il en résultait que les gens qui débutaient dans le maniement des -secrets d'État allaient et venaient l'air malheureux; et le vice-roi se -targuait d'avoir su inculquer des notions de discrétion à son -état-major. - -Mais voilà, le gouvernement suprême a l'imprudente habitude de relater -ses actes sur des imprimés. - -Ces papiers traitent de toutes sortes de choses, depuis le paiement de -200 roupies pour «renseignements confidentiels» jusqu'aux mercuriales -qu'on administre aux vakils[15] et aux motamids[16] des États de -protectorat, et compris les lettres assez raides qu'on envoie aux -princes indigènes pour leur enjoindre de mettre de l'ordre dans leurs -maisons, leur défendre d'enlever des femmes, de bourrer de poivre rouge -en poudre les coupables, et de commettre d'autres excentricités -analogues. - - [15] Résidents auprès d'un prince indigène. - - [16] Juges indigènes. - -Naturellement ce sont là des choses qu'il faut éviter de rendre -publiques, parce que, officiellement, les princes indigènes sont -infaillibles, et parce que, officiellement, leurs États sont aussi bien -administrés que nos territoires. - -Il y a aussi les sommes données de la main à la main à divers -personnages fort singuliers. Ce ne sont pas précisément des détails à -mettre dans les journaux, bien qu'on y puisse trouver de temps en temps -matière à une lecture divertissante. - -Quand le gouvernement suprême est à Simla, c'est à Simla qu'on prépare -ces papiers, c'est de là qu'ils sont envoyés par messager officiel aux -bureaux ou par la poste aux gens qui doivent les voir. - -Pour ce vice-roi, le principe du secret n'était pas moins important que -la pratique, et il était d'avis qu'un despotisme paternel comme le nôtre -ne doit laisser entrevoir qu'en temps opportun même de menus faits, -comme la nomination d'un employé subalterne. - -Il se faisait en tout temps remarquer par ses principes. - -Il y avait en préparation à ce moment-là une très importante liasse de -papiers. Il fallait porter cela à la main pour lui faire traverser Simla -d'un bout à l'autre. Elle ne devait pas être mise dans une enveloppe -officielle, mais dans une enveloppe grande, carrée, de couleur incarnat -clair. Ce qu'elle contenait était écrit à la main sur du papier mince, -plusieurs fois ployé. - -C'était adressé «au Principal Employé..., etc.» - -Or, entre le principal employé, etc., etc., et mistress Hauksbee, en -accompagnant ce nom de quelques fioritures, la différence n'est pas très -grande, surtout quand l'adresse est très mal écrite, comme c'était le -cas. - -Le _chaprassi_ qui reçut l'enveloppe n'était pas plus idiot que la -majorité des chaprassis. - -Il se contenta d'oublier où il fallait porter cette enveloppe d'aspect -si peu officiel. En conséquence, il s'en informa auprès du premier -Anglais qu'il rencontra, et il se trouva que c'était un homme qui s'en -allait à cheval vers Annandale, d'un air très pressé. - -L'Anglais jeta à peine un coup d'oeil sur l'adresse et répondit. - ---_Hauksbee, Sahib ki mens._ - -Et il repartit. - -Et le chaprassi en fit autant, parce que cette lettre était la dernière -de son paquet, et qu'il avait hâte de finir sa besogne. - -Il n'y avait pas de reçu à faire signer. Il jeta la lettre dans les -mains du porteur de mistress Hauksbee, et s'en alla fumer avec un ami. - -Mistress Hauksbee attendait justement d'une connaissance l'envoi d'un -patron de costume découpé sur papier de soie. - -Dès qu'elle tint la grande enveloppe carrée, elle s'écria en -conséquence: «Oh! la _chère_ créature!» et l'ouvrit avec un couteau à -papier, et toutes les pièces écrites à la main tombèrent à terre. - -Mistress Hauksbee se mit à les lire. - -J'ai dit que le dossier était important. C'est bien assez que vous -sachiez cela. - -Il y était question d'une certaine correspondance, de deux mesures à -prendre, d'un ordre péremptoire adressé à un chef indigène, et d'une ou -deux douzaines d'autres objets. - -Mistress Hauksbee resta bouche bée, à cette lecture. - -Quand le mécanisme du grand gouvernement de l'Inde vous apparaît pour la -première fois tout nu, dépourvu de son cadre, de son vernis, de sa -peinture, de ses grilles, il y a là de quoi impressionner l'homme le -plus stupide. - -Et mistress Hauksbee était une femme pleine d'intelligence. - -Elle fut d'abord quelque peu effrayée, et il lui sembla d'abord qu'elle -avait pris un éclair par la queue et ne savait au juste qu'en faire. - -Il y avait des remarques et des initiales sur les marges des papiers, et -certaines de ces remarques étaient plus sévères encore que le texte -lui-même. - -Les initiales étaient celles d'hommes qui maintenant sont tous morts ou -partis, mais qui furent considérables en leur temps. - -Mistress Hauksbee continua sa lecture, et tout en lisant, elle réfléchit -avec calme. - -Alors la valeur de sa trouvaille lui apparut et elle se mit à chercher -le meilleur moyen d'en tirer parti. - -A ce moment, Tarrion entra. - -Ils parcoururent ensemble tous les papiers. - -Tarrion, ignorant comment elle avait mis la main dessus, jura que -mistress Hauksbee était la femme la plus remarquable qu'il y eût au -monde. - -C'était vrai ou peu s'en faut, selon moi, - ---Les procédés les plus honnêtes sont toujours les plus sûrs, dit -Tarrion, quand ils eurent passé une heure et demie à étudier la chose et -à causer. Tout bien considéré, le service des renseignements, voilà ce -qu'il me faut. Ou bien cela, ou bien le Foreign-Office. Je vais mettre -les Dieux souverains en état de siège dans leurs temples. - -Il n'alla point s'adresser à un petit personnage, ni à un important -petit personnage, ni au chef incapable d'un grand service administratif. - -Il alla trouver l'homme le plus considérable, le plus influent que le -gouvernement possédât, et il lui expliqua qu'il désirait un emploi à -Simla avec de bons émoluments. - -Cette impertinence à double détente amusa l'homme considérable, et comme -il n'avait rien à faire à cette heure-là, il écouta les propositions de -l'audacieux Tarrion. - ---Vous avez, je suppose, certaines aptitudes spéciales, en dehors de -votre talent pour vous imposer, pour les emplois auxquels vous -prétendez? dit l'homme considérable. - ---Pour cela, dit Tarrion, c'est à vous d'en juger. - -Et alors, comme il avait une excellente mémoire, il se mit à citer -quelques-unes des notes les plus importantes qui se trouvaient dans les -papiers,--laissant tomber les mots lentement, un à un, comme un homme -qui verse de la chlorodyne dans un verre. - -Lorsqu'il en fut arrivé à l'ordre péremptoire,--car c'en était un, un -ordre péremptoire,--l'homme considérable fut troublé. - -Tarrion reprit: - ---Je m'imagine que des connaissances particulières de cette sorte sont -pour obtenir ce que j'oserais appeler, une niche confortable dans le -Foreign-Office, une recommandation aussi puissante, que le fait d'être -le neveu de la femme d'un officier distingué. - -Ce coup droit fit grande impression sur l'homme considérable, car la -dernière nomination qu'il avait faite aux affaires étrangères avait été -un cas de favoritisme criant et il le savait. - ---Je verrai ce que je puis faire pour vous, dit le grand personnage. - ---Grand merci, dit Tarrion, qui prit alors congé. - -Et l'homme considérable alla de son côté s'occuper de rendre l'emploi -disponible. - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -Onze jours se passèrent, sans qu'il y eût autre chose que des coups de -tonnerre, des éclairs et de nombreux envois de dépêches télégraphiques. - -L'emploi n'était pas des plus importants. Il rapportait de cinq à sept -cents roupies par mois, mais, ainsi que le disait le vice-roi, c'était -le principe du secret diplomatique qu'il fallait maintenir avant tout, -et il était plus que probable qu'un gaillard qui possédait des -informations spéciales méritait de l'avancement. - -Aussi l'avança-t-on. - -On avait dû avoir des soupçons sur lui, bien qu'il jurât que ses -informations n'eussent d'autre source que les talents remarquables dont -il était doué. - -Vous pourrez compléter vous-même une bonne partie de cette histoire, y -compris celle qui se produisit ensuite au sujet de l'enveloppe égarée, -il y a, en effet, des raisons qui ne permettent pas de l'écrire. - -Si vous ne connaissez rien aux choses de là-haut, vous ne saurez comment -la compléter, et vous direz que cela est impossible. - -Ce que dit le vice-roi, quand on introduisit Tarrion devant lui, le -voici: - ---Ah! c'est donc le gaillard qui a forcé la main au gouvernement indien, -n'est-ce pas? Rappelez-vous, monsieur, que cela ne se fait pas deux -fois. - -Évidemment, il se doutait de quelque chose. - -Ce que dit Tarrion quand il lut sa nomination dans la _Gazette_, ce fut -ceci: - ---Si mistress Hauksbee avait vingt ans de moins, et que je fusse son -mari, je voudrais être vice-roi des Indes au bout de quinze ans. - -Ce que dit mistress Hauksbee, quand Tarrion vint la remercier, presque -avec les larmes aux yeux, ce fut d'abord: «Je vous l'avais dit,» et -ensuite: «Que les hommes sont bêtes!» - - - - -LA CONVERSION D'AURÉLIEN MAC GOGGIN - - _Montez à cheval avec une vaine cravache, montez à cheval avec - des éperons édentés: soit! Mais un jour, d'une façon ou d'une - autre, il faudra que le poulain apprenne à connaître le coup - cinglant qui abat, le mors qui serre à briser et la piqûre que - fait la rouille de l'éperon._ - - (LE HANDICAP DE LA PIE) - - -Ceci n'est pas un conte, au sens propre; c'est un tract, et j'en suis -immensément fier, composer un tract, c'est faire un tour de force. - -Chacun a le droit d'avoir ses opinions religieuses à soi, mais personne, -et à plus forte raison un cadet, n'a le droit de les faire avaler par -force à autrui. - -Le gouvernement envoie de temps à autre de fantastiques fonctionnaires, -mais Mac Goggin était le plus cocasse qu'on eût exporté depuis bien -longtemps. - -Il était intelligent, d'une intelligence brillante, mais cette -intelligence travaillait de travers. - -Au lieu de s'en tenir aux ouvrages en langue maternelle, il avait lu -ceux qui ont été composés par un nommé Comte, par un nommé Spencer, par -un professeur Clifford. (Vous trouverez ces livres dans la -bibliothèque.) Il est question dans ces ouvrages de l'intérieur des gens -considéré au point de vue de ceux qui n'ont point d'estomac. - -Il ne lui était point défendu, par ordre spécial, de les lire, mais sa -maman eût bien dû l'en punir par une fessée. Ils fermentaient dans sa -tête et il arriva dans l'Inde avec une religion raréfiée qui était en -dehors et au-dessus de sa besogne. - -Ça ne ressemblait que très peu à un credo. - -Cela prouvait seulement que les hommes n'ont pas d'âme, qu'il n'y a -point de Dieu, point d'autre vie, et que vous devez vous mettre en -quatre tout de même, pour servir l'humanité. - -Un des articles secondaires de son credo paraissait être qu'il existe un -péché plus grand que celui de donner un ordre, c'est celui d'y obéir. Du -moins c'est ce que disait Mac Goggin, mais je suppose qu'il avait mal lu -ses Éléments. - -Je ne dis pas un mot contre ce credo. - -Il a été fabriqué là-bas, à Londres, où il n'y a rien autre chose que -des machines, de l'asphalte et des bâtisses, et le tout noyé dans le -brouillard. On en vient tout naturellement à croire qu'on n'a personne -au-dessus de soi, et que le bureau de construction de la capitale a fait -toutes choses. - -Mais dans ce pays-ci, où vous voyez l'humanité, à cru, tannée, toute -nue,--sans que rien s'interpose entre elle et le ciel de feu, sans rien -sous les pieds que la terre vieillie, surmenée, c'est une idée qui ne -tarde pas à s'évaporer, et bien des gens retournent à des théories plus -simples. - -Dans l'Inde, la vie ne dure pas assez pour qu'on puisse la gaspiller à -prouver que personne n'est spécialement chargé de faire marcher le -monde. - -Et en voici la raison. - -Le délégué est au-dessus de l'assistant, le commissaire au-dessus du -délégué, le lieutenant-gouverneur au-dessus du commissaire, et le -vice-roi est au-dessus d'eux tous quatre, sous les ordres du secrétaire -d'État, qui est responsable devant l'Impératrice. - -Si l'Impératrice n'est pas responsable envers son Créateur; et s'il n'y -a point pour elle de Créateur envers qui elle soit responsable, c'est -que tout notre système d'administration doit être mauvais. - -Et c'est chose manifestement impossible. - -Au pays, l'on est excusable. On est continuellement à l'écurie, et on y -devient intellectuellement dru. - -Lorsque vous faites prendre de l'exercice à un cheval grossièrement -surnourri, il bave, et écume sur le mors au point que vous n'en voyez -plus les cornes. Mais le mors n'en reste pas moins ce qu'il est. - -Dans l'Inde, les hommes ne deviennent point drus. Le climat et le -travail s'opposent à ce qu'on joue des briques contre des mots. - -Si Mac Goggin avait gardé pour lui sa doctrine, avec ses lettres -majuscules, et ses finales en _isme_, personne n'y eût pris garde, mais -ses deux grands pères avaient été des prêcheurs wesleyens et il avait -dans le sang la tendance à prêcher. - -Au Club, il avait le besoin d'examiner tout le monde, pour se rendre -compte qu'on manquait d'âme, tout comme lui, et il appelait tout le -monde à l'aide pour exterminer son Créateur. - -Ainsi que le lui dirent bon nombre de gens, il était évidemment dépourvu -d'âme, parce qu'il était bien jeune, mais il ne s'ensuivait pas que ses -aînés fussent aussi arrêtés dans leur développement. Qu'il y eût ou non -un monde à venir, il lui fallait toujours dans le monde présent un homme -auquel il pût lire ses articles. - ---Mais ce n'est point de cela, ce n'est pas de cela qu'il s'agit, avait -coutume de dire Aurélien. - -Les hommes lui jetaient à la tête des coussins de canapé et lui disaient -d'aller dans n'importe quel endroit particulier où il pourrait croire. - -On l'avait surnommé Blastoderme. Il prétendait descendre d'une famille -de ce nom qui habitait quelque part, dans les âges préhistoriques, et à -force d'injures et de rires on tâchait de lui enlever la parole, attendu -qu'il était un raseur impitoyable au Club et qu'il offusquait les -vieilles gens. - -Son délégué commissaire, qui travaillait sur la frontière pendant -qu'Aurélien se dorlotait sur un oreiller de plume, lui dit que pour si -intelligent garçon qu'il fût, il n'en était pas moins un grand nigaud. - -Or vous savez, s'il avait voulu s'appliquer à son travail, il serait -parvenu au secrétariat en peu d'années. - -Il était exactement conforme à ce type qui arrive ici; tout en tête, peu -de physique et une centaine de théories. - -Nul ne s'intéressait à l'âme de Mac Goggin. Il eût pu indifféremment en -avoir deux, n'en point avoir, ou avoir celle d'un autre. - -Son affaire était d'exécuter les ordres et de se tenir sur la même ligne -que les autres hommes de sa file, et non point comme il y parvint, de -faire le vide au Club avec ses _ismes_. - -Il accomplissait admirablement sa besogne, mais il lui était impossible -de recevoir un ordre qu'il n'essayât d'améliorer. - -C'était la faute à sa doctrine. Elle rendait les hommes trop -responsables, et laissait trop de choses à faire à leur honneur. - -Vous pouvez parfois monter un vieux cheval sans avoir autre chose qu'une -longe, mais non point un poulain. - -Mac Goggin se tourmentait plus au sujet de ses arrêts, que ne le fit -aucun des gens de sa promotion. Il a pu se figurer que trente-six pages -de jugements sur des affaires de cinquante roupies, où de part et -d'autre les intéressés avaient commis d'affreux parjures, faisaient -progresser la cause de l'humanité. - -En tout cas, il se donnait trop de peine, trop de mal, prenait trop à -coeur les reproches qu'on lui adressait. En dehors des heures de -service, on lui fit des leçons pour lui ôter sa ridicule croyance et il -fallut que le docteur vînt l'avertir qu'il faisait trop de zèle. - -Nul homme ne peut sans souffrance travailler pour dix-huit annas à la -roupie, au mois de juin. Mais Mac Goggin était encore _dru_ -intellectuellement, et il négligea l'avis du docteur, il était fier de -lui et de ses facultés. - -Il travaillait neuf heures de suite par jour. - ---Parfait, disait le docteur, vous tomberez d'un seul coup, parce que -vous avez une machine trop forte pour votre bâti. - -Mac Goggin était un nabot. - -Un jour la chute se produisit,--d'une façon aussi dramatique que si elle -avait été arrangée pour la composition d'un tract. - -C'était juste avant les pluies. - -Nous étions assis à la vérandah dans une atmosphère morte, chaude, la -gorge haletante et implorant le ciel pour que les nuages d'un bleu noir -crevassent en ramenant la fraîcheur. - -Au loin, bien loin, se faisait entendre un vague murmure. C'était le -grondement des pluies se déversant sur le fleuve. - -L'un de nous l'entendit, se leva de sa chaise, prêta l'oreille, et dit -une parole fort naturelle: - ---Dieu merci! - -Alors le Blastoderme se retourna à sa place et dit: - ---Eh! mais je vous assure que c'est simplement l'effet de causes tout à -fait naturelles, de phénomènes atmosphériques aussi simples que -possible. Dès lors pourquoi en savoir gré à un être qui n'a jamais -existé, qui n'est qu'une figure... - ---Blastoderme, grogna celui qui occupait la chaire voisine, fermez ça et -passez-moi le _Pioneer_, nous sommes fixés sur vos théories. - -Le Blastoderme se tourna vers la table, prit un journal, il fit un bond -comme si quelque chose l'avait piqué. - -Alors il passa le journal. - ---Comme je le disais, reprit-il lentement avec effort, c'est dû à des -causes naturelles, des causes parfaitement naturelles... Je veux dire... - ---Hé, Blastoderme, vous m'avez donné le _Calcutta Mercantile -Advertiser_. - -La poussière s'éleva en petits tourbillons pendant que les sommets des -arbres se balançaient et que les vautours sifflaient. Mais personne ne -s'intéressait à la venue des pluies. Nous étions tous à regarder avec -stupeur le Blastoderme, qui s'était levé de sa chaise et luttait contre -une subite difficulté d'élocution. - -Alors il dit, avec plus de lenteur encore: - ---Parfaitement concevable... Dictionnaire... chêne rouge... -réductible... cause... conserver... girouette... seul... - ---Blastoderme est ivre, dit quelqu'un. - -Mais le Blastoderme n'était point ivre. - -Il nous regardait d'un air effaré, puis il se mit à gesticuler, avec ses -mains, dans la pénombre que formaient les nuées en se rassemblant -au-dessus de nous. - -Alors, jetant un cri: - ---Qu'est-ce que c'est?... Peux pas... Réserve... accessible... marché... -obscur... - -Alors on eût dit que la parole se congelait en lui, et au moment même où -l'éclair lançait deux langues de feu qui déchirèrent tout le ciel en -trois morceaux, et où la pluie s'abattait en nappes ondulantes, le -Blastoderme perdit toute faculté de parler. - -Il resta debout, frappant du pied, renâclant, comme un cheval tenu par -une main dure, et les yeux grandis par l'épouvante. - -Au bout de trois minutes le docteur arriva, et on lui raconta -l'histoire. - ---C'est l'aphasie. Ramenez-le chez lui, dit-il; je _savais_ que -l'effondrement se ferait. - -A travers les torrents de pluie, nous reconduisîmes le Blastoderme à son -logis, et le docteur lui administra du bromure de potassium pour le -faire dormir. - -Puis, le docteur revint parmi nous, et nous apprit que l'_aphasie_, -pareille aux avalanches qui s'accumulent sur le «sommet du Penjab» était -tombée d'un seul coup, et que jusqu'alors il n'avait rencontré qu'une -fois un cas aussi complet,--celui d'un cipaye. - -J'ai vu moi-même un cas bénin d'aphasie, chez un homme surmené. - -Mais ce mutisme soudain avait quelque chose de mystérieux, quoique pour -employer le langage du Blastoderme, «les causes en fussent parfaitement -naturelles». - ---Il faudra, après cela, qu'il demande un congé, dit le docteur. Il ne -sera en état de reprendre son travail qu'au bout de trois autres mois. -Non, ce n'est pas de la folie, ce n'est rien de semblable; c'est -seulement la perte complète de la faculté de gouverner son langage et sa -mémoire. Tout de même, je m'imagine que cela calmera le Blastoderme. - -Deux jours plus tard, le Blastoderme recouvra la parole. - -Sa première question fut celle-ci: - ---Qu'est ce que j'ai eu? - -Le docteur le mit au fait. - ---Mais je ne puis comprendre cela, dit le Blastoderme, je suis tout à -fait bien portant, mais il me semble que je ne puis compter sur mon -intelligence... sur ma mémoire. Le puis-je? - ---Allez passer trois mois dans la montagne, dit le docteur, et ne songez -plus à cela. - ---Mais je n'arrive pas à le comprendre, dit le Blastoderme. C'était bien -mon intelligence et ma mémoire. - ---Je n'y puis rien, dit le docteur. Il y a bon nombre de choses que vous -ne pouvez pas comprendre et quand vous aurez autant d'années de service -que moi, vous saurez au juste de combien de choses un homme peut avoir -la témérité de s'attribuer la possession. - -Ce coup terrassa le Blastoderme. - -Il ne pouvait arriver à le comprendre. - -Tremblant de peur, il se rendit dans la montagne, en se demandant s'il -serait en état de finir une phrase commencée. - -Cela lui donna une salutaire sensation de méfiance. - -L'explication parfaitement juste qu'on lui avait donnée, à savoir son -surmenage, ne le contentait pas. - -Un je ne sais quoi avait essuyé les paroles sur ses lèvres, comme une -mère essuie les gouttes de lait sur les lèvres de son enfant, et il -avait peur, horriblement peur. - -Aussi, quand il revint, le Club fut-il tranquille. - -Et si parfois il vous arrive d'entendre Aurélien Mac Goggin exposer les -lois des choses humaines, il semble du moins n'en pas savoir aussi long -que jadis sur les choses divines. - -En tout cas, vous n'avez qu'à mettre un instant le doigt sur vos lèvres, -et vous verrez alors ce qui se passe. - -Ne vous en prenez pas à moi, s'il vous lance un verre à la tête! - - - - -LES TROIS MOUSQUETAIRES - - _Et quand la guerre commença, nous fîmes la chasse à l'audacieux - Afghan et nous mîmes en fuite le Ghazi tout-puissant, oui, mes - gaillards. Et nous entrâmes dans Kaboul et nous prîmes le - Balar'-Issar et nous leur apprîmes à respecter le soldat - anglais._ - - (CHANSON DE CHAMBRÉE) - - -Mulvaney, Ortheris et Learoyd sont simples soldats dans la deuxième -compagnie d'un régiment de ligne et mes amis personnels. - -Je crois, mais je n'en suis pas très sûr, que pris en bloc, ce sont les -pires soldats du régiment, en ce sens qu'ils déploient un vrai génie à -se montrer ficelles et fortes têtes. - -Voici l'histoire qu'ils m'ont contée, l'autre jour, dans la salle de -café d'Umballa, pendant que nous attendions un train montant. - -C'est moi qui payais la bière; si le récit m'a coûté un gallon et demi, -ce fut encore une bonne affaire. - -Évidemment, vous connaissez lord Benira Trig. - -C'est un duc, un comte, un personnage sans position officielle. C'est -aussi un pair; c'est enfin un globe-trotter, et tout compte fait, il ne -vaut pas la peine qu'on en parle, comme dit Ortheris. - -Il était venu par ici faire un voyage de trois mois afin de réunir des -matériaux pour son livre: «_Nos Impedimenta orientaux_» et s'était -cramponné à tout le monde, comme un Cosaque en tenue de soirée. - -Son vice particulier,--attendu qu'il est radical,--consistait à mettre -sous les armes les garnisons pour les inspecter. - -Puis, il dînait avec l'officier-commandant, et l'injuriait, d'une -extrémité à l'autre de la table du mess, au sujet de l'aspect de ses -troupes. - -Telles étaient les façons de Benira. - -Il mit les troupes sous les armes une fois de trop. - -Il arriva au cantonnement d'Helanthami un mardi. Il se proposait de -faire un tour dans les bazars le mercredi, et il _pria_ qu'on mît les -troupes sous les armes le jeudi. - -Un _jeu-di_! - -L'officier-commandant ne pouvait guère refuser, car Benira était un -lord. - -Les sous-officiers tinrent un meeting d'indignation à la cantine, où -l'on donna au colonel des noms d'oiseaux. - ---Mais la vraie démonstration, dit Mulvaney, c'est nous trois qui -l'avons dirigée dans le quartier de la seconde compagnie. - -Mulvaney grimpa sur le comptoir, s'installa confortablement à portée de -la bière et commença: - ---Quand le chahut fut à son comble, et que la seconde compagnie eut voté -qu'on massacrerait cet individu, ce Trig, sur le champ de -manoeuvre,--alors voilà Learoyd qui coiffe son casque, et qui dit... -Quoi donc que t'as dit? - ---V'là ce que j'ai dit, fait Learoyd: «Aboulez-nous le pognon, que j'ai -dit. Les amis, faites une souscription pour esquiver la parade et si -l'on n'esquive pas la parade, on rendra la braise.» V'là ce que j'ai -dit. Toute la seconde compagnie me connaissait. Alors on a fait une -belle souscription. On a récolté quatre roupies huit annas, et il ne -s'agissait plus que de faire l'affaire. Mulvaney et Ortheris étaient de -mèche avec moi. - ---Nous sommes généralement trois pour évoquer le diable, en tête à tête, -expliqua Mulvaney. - -A cet endroit, Ortheris prit la parole. - ---Lisez-vous les journaux? demanda-t-il. - ---Quelquefois, répondis-je. - ---Nous avons lu les journaux, et nous avons monté une fameuse blague, -une... un plateau. - ---Un bateau, idiot, dit Mulvaney. - ---Bateau, plateau; ça ne fait rien. Bref, nous nous sommes arrangés pour -faire battre la campagne à maître Benira jusqu'à ce que le jeudi fût -passé, ou de façon qu'il soit trop occupé pour venir nous assommer avec -ses revues. C'est celui-là qu'a dit: Nous tirerons quelques roupies de -l'affaire. - ---Nous avons tenu un conseil de guerre, reprit Mulvaney, en nous -promenant dans le quartier de l'artillerie. Moi j'étais président, -Learoyd ministre des finances, et le petit Ortheris que voilà était... - ---Un Bismarck épatant. C'est lui qui a fait réussir le coup. - ---C'est Benira lui-même qui a fait tourner l'affaire à notre profit avec -sa manie de se fourrer partout; car, sur mon âme, je vous le jure, nous -ne savions à quoi nous arrêter après la première minute. - -Il se promenait à pied dans le bazar. Il faisait des emplettes. Il -commençait à faire sombre, et nous étions plantés là à suivre de l'oeil -ce petit homme, qui entrait dans les boutiques, en sortait, et tâchait -d'inculquer aux négros la connaissance de son bafouillage. - -Bientôt il sort, les bras chargés de marchandises, et il se met à dire -d'un air imposant, poussant en avant sa petite bedaine: - ---Mes amis, qu'il dit, est-ce que vous avez vu la barouche du colonel. - ---La broche, fait Learoyd, des broches; il n'y en a pas ici, il n'y a -qu'une ekka. - ---Qu'est-ce que c'est que ça? demande Trig. - -Learoyd lui en montre une au bout de la rue. - -Lui, il dit: - ---Ah! voilà qui est bien oriental. Je serais curieux de voyager à ekka. - -Je compris alors que notre saint patron du régiment était disposé à nous -livrer Trig, comme qui dirait pieds et poings liés. - -Je mets en quête d'une ekka, et je vais parler au diable qui servait de -conducteur. - -Je lui dis. - ---Écoute, négro, voici un sahib qui va demander cette ekka. Il s'est mis -en tête d'aller se balader à la montagne de Padsahi,--c'était à environ -deux milles,--pour chasser la bécasse--tu vas le mener tambour battant, -compris! C'est pas la peine de faire de boniment au sahib; il ne -comprend mot à ton bafouillage. S'il te dégoise quelque chose, tu cognes -ton cheval et fouette cocher. Va bon train le premier mille, sitôt sorti -du cantonnement. Puis, rosse ta bête et guette à tout renverser, fouette -à tours de bras. Ce sahib sera content. Et voici une roupie pour toi. - -L'homme à l'ekka comprit qu'il y avait dans l'air quelque chose de pas -ordinaire. - -Il rit de toute sa bouche, et dit: - ---Je vois de quoi il retourne. J'irai un train d'enfer. - -Je priai le ciel pour que la barouche du colonel arrivât trop tard, -quand mon petit Benira serait embarqué, à la grâce de Dieu. - -Le petit homme fourre toutes ses affaires dans l'ekka, et s'y introduit -lui-même comme un petit cochon d'Inde, sans avoir la moindre idée de -nous offrir de quoi prendre un verre pour la peine que nous nous -donnions pour le ramener chez lui. - ---Et maintenant, que je dis aux autres, le voilà en route pour les -montagnes de Padsahi! - ---Juste à ce moment, continua Ortheris, arrive le petit Bhuldoo. -Celui-là, c'est le fils d'un des saïs de l'artillerie. En voilà un qui -aurait fait un fameux camelot sur le pavé de Londres, tant il était -malin et propre à jouer toutes sortes de jeux. Il nous avait regardés -mettre Monsieur Benira, dans sa barouche improvisée, et il nous dit: - ---Qu'est-ce que vous êtes en train de faire, sahibs? - -Learoyd le prend par l'oreille et lui dit: - ---Je lui dis... continua Learoyd... Jeune homme, cet individu prétend -nous passer en revue, un jeudi... macache! Et voici encore de la besogne -pour vous, jeune homme. A présent, Sitha, prends un tat et un tookri, et -rends-toi à fond de train à la côte de Padsahi. Là, quand tu verras -venir cette ekka, tu diras au conducteur, dans ton jargon, que tu es -venu prendre sa place. Le sahib ne sait pas parler notre langue: c'est -un petit homme. Mène la ekka dans la montagne de Padsahi et jette-le en -pleine eau. Laisse le sahib barboter et viens par ici. Voici une roupie -pour toi. - -A partir de ce point, Mulvaney et Ortheris prirent la parole -alternativement, Mulvaney dirigeant le récit. - -A vous de faire à chaque narrateur la part qui lui revient, -tirez-vous-en de votre mieux. - ---C'était un petit lutin des plus malins, ce Bhuldoo. En un clin d'oeil -il voit de quoi il retourne, il saisit tout de suite le truc. - ---Il flaire qu'il y a de la galette à récolter. - ---Moi, d'ailleurs, je voulais voir comment finirait la campagne. - ---Aussi, _lui_, il dit que nous allons doubler le pas pour arriver aux -côtes de Padsahi, et que nous sauverons le petit homme en empêchant cet -assassin de Bhuldoo de le livrer aux Dacoits, que nous sortirons tout -d'un coup de quelque part pour voler à son secours, tout comme dans un -mélo au théâtre royal de Victoria. - ---Aussi nous partons à fond de train pour la montagne et voilà que nous -brûlons le gazon comme un ouragan pour sauver cette chère existence. - ---Que Bobs m'emporte, si Bhuldoo n'avait pas levé une véritable armée de -Dacoits,--afin de faire la chose dans le grand style. - ---Et nous courions, et ils couraient en se tordant de rire, si bien que -nous arrivons aux côtes, et nous entendons des sons de détresse qui -flottaient avec mélancolie sur l'air du soir. - -Ortheris devenait poète sous l'influence de la bière. - -Le duo reprit, sous la conduite de Mulvaney. - ---Alors nous entendons Bhuldoo, le Dacoit, qui hélait le conducteur de -la ekka. - ---Un des jeunes diables abat son lakri sur le toit de la ekka, et Benira -Trig, qui était dedans, se mit à hurler: «Au meurtre! A l'assassin!» - ---Bhuldoo prend les rênes et mène à toute vitesse, comme un fou dans la -direction des côtes, après avoir semé le conducteur de la ekka. - -L'homme s'approche alors de nous. - ---Ce sahib est à moitié mort de terreur, qu'il dit. Dans quelle sale -affaire m'avez-vous entraîné? - ---Ça va bien, que nous disons, toi enlève ton poney d'ici et marche -devant toi. C'est entendu que ce sahib aura été livré aux Dacoits et que -nous volons à son secours. - ---Alors, que fait le conducteur, des Dacoits? Quels Dacoits? En fait de -Dacoits, je ne vois que ce vaurien de Bhuldoo. - ---Qu'est-ce que tu nous racontes avec ton Bhuldoo, que nous disons. -C'est un Pathan des montagnes, un des plus sauvages. Et il y en a bien -huit avec lui, qui attaquent le sahib. Rappelez-vous que vous avez -encore une roupie à gagner. - -Alors nous entendons crier; Ah, oh! ah, oh! ah, oh! et la ekka verse. - -L'eau clapote et Benira supplie Dieu de lui pardonner ses péchés, -pendant que Bhuldoo et ses amis barbotent comme des petits Londoniens -dans la Serpentine. - -Et les trois Mousquetaires se remirent simultanément à boire leur bière. - ---Eh bien! demandai-je, qu'arriva-t-il ensuite? - ---Ensuite? dit Mulvaney, en s'essuyant les lèvres. Est-ce que vous -admettez que trois jeunes soldats ont été capables de laisser un des -ornements de la Chambre des Lords se noyer et succomber sous les coups -des Dacoits dans une montagne perdue? - -Nous nous formons en ligne, par quart de colonne, et nous descendons sur -l'ennemi. - -Pendant cinq bonnes minutes, vous ne vous seriez pas entendu causer. On -se prend aux cheveux et avec Benira et l'armée de Bhuldoo. - -Les bâtons sifflèrent autour de la ekka. - -Ortheris tambourinait avec les poings sur le toit de la ekka, et Learoyd -hurlait: - ---Attention, ils ont des couteaux! - -Quant à moi, je lançais des coups à droite, à gauche, et je dispersais -le corps d'armée des Pathans. - -Sainte mère de Moïse! C'était pire qu'à Ahmid Kheyl et à Maiwund réunis. - -Au bout d'un moment, Bhuldoo et ses hommes prennent la fuite. - -Avez-vous jamais vu un vrai lord essayant de cacher sa noblesse sous un -pied et demi de l'eau sale des collines? Eh bien! ça n'est pas plus -brillant qu'une outre percée de porteur d'eau. - -Il fallut bien du temps pour prouver à mon ami Benira qu'il n'était pas -éventré, et encore plus de temps pour tirer la ekka de là. - -Le conducteur reparut après la bataille en jurant qu'il avait aidé à -repousser l'ennemi. - -Benira était malade de peur. Nous l'escortâmes au retour. On regagna -très lentement le cantonnement, car cette alerte et le froid qu'il avait -pris le pénétraient jusqu'aux os. Ça dégouttait. Gloire au saint patron -du régiment, mais ça dégouttait jusque dans le dos du lord Benira Trig. - -Et alors Ortheris, crevant de fierté, reprit: - ---Vous êtes mes généreux sauveurs, qu'il dit. Vous êtes l'honneur de -l'armée anglaise, qu'il dit encore. - -Et en même temps il décrit l'innombrable armée de Dacoits qui avait -fondu sur lui. Ils étaient au moins quarante ou cinquante; il était -accablé par le nombre, qu'il dit, mais il ne perdit jamais sa présence -d'esprit, jamais. - -Il donna au conducteur de la ekka cinq roupies pour le récompenser de -son noble courage, et il dit qu'il penserait à nous dès qu'il aurait -parlé au colonel, car nous faisions honneur au régiment. Ça c'est vrai. - ---Et nous trois, dit Mulvaney, avec un sourire angélique, nous avons -attiré l'attention toute particulière de Bob Bahadur, et plus d'une -fois. Mais c'est un vraiment bon petit homme, Bob. Continue, Ortheris, -mon garçon. - ---Alors nous le laissons à la porte du colonel, encore bien malade, et -nous, nous allons tout de suite à la caserne de la deuxième compagnie. - -Nous racontons que nous avons sauvé Benira d'une mort sanglante, et -qu'il n'est guère probable qu'il y aura revue le jeudi. - -Environ dix minutes après, arrivent trois enveloppes, une pour chacun de -nous. - -Grands Dieux! le vieux bêta ne nous envoyait-il pas à chacun un billet -de cinq livres, ce qui fait soixante-quatre dibs, au bazar. - -Le jeudi, il était à l'hôpital pour se remettre de sa rencontre -sanglante avec une bande de Pathans, et la deuxième compagnie se -régalait par escouades à sa santé. - -Comme ça, il n'y eut pas de revue le jeudi. - -Mais le colonel, quand il entendit parler de notre vaillante conduite, -se mit à dire: - ---Je sais bien qu'il s'est passé quelque diablerie, quelque part, mais -je ne peux pas vous fourrer dedans, vous trois. - ---Et mon impression personnelle, dit Mulvaney dégringolant du comptoir -après avoir retourné son verre, c'est que si on avait su la vérité, on -ne nous aurait rien fait. Ç'aurait été trop d'aplomb d'abord, en face de -la nature, puis en face des règlements, et enfin contre la volonté de -Térence Mulvaney, de faire une revue un jeudi. - ---Fort bien, mes enfants, dit Learoyd; mais, jeune homme, à quoi vont -servir ces notes que vous avez prises? - ---Laisse faire, dit Mulvaney. Vois-tu, le mois prochain, nous serons à -bord du _Serapis_. Ce gentleman va nous donner une gloire immortelle... -Mais il faut garder tout ça secret jusqu'à ce que nous ne soyons plus à -la portée de mon petit ami Bob Bahadur. - -J'ai déféré au désir de Mulvaney. - - - - -UN DESTRUCTEUR DE GERMES - - _Les petits dieux d'étain trouvent bien drôle de voir le Grand - Jupiter sommeiller en hochant la tête. Mais les petits dieux - d'étain commettent aussi leurs petites maladresses en se - trompant sur l'instant où le Grand Jupiter se réveille._ - - -En règle générale, il n'y a que des inconvénients à se mêler des -affaires d'État dans un pays où les gens sont grassement payés pour s'en -occuper à votre place. - -Le récit suivant est une exception qui peut se justifier. - -Ainsi que vous le savez, tous les cinq ans nous passons un contrat avec -un vice-roi nouveau, et chaque vice-roi importe, avec le reste de ses -bagages, un secrétaire particulier qui peut être, ou ne pas être le -véritable vice-roi; cela dépend du destin. - -Le Destin a les yeux fixés sur l'Empire indien parce qu'il est grand et -incapable de se défendre. - -Il y avait autrefois un vice-roi qui amena avec lui un turbulent -secrétaire particulier, homme dur avec des façons douces, et une passion -morbide pour le travail. - -Le secrétaire se nommait Wonder, John Vennil Wonder. - -Le vice-roi n'avait pas de nom à lui,--rien qu'une enfilade de comtés, -suivie des deux tiers des initiales de l'alphabet. - -Il disait confidentiellement qu'il était simplement la figure à la -galvanoplastie placée au haut d'une administration en or, et il -contemplait d'un air rêveur et amusé les tentatives que faisait Wonder -pour attirer dans ses mains, des affaires qui étaient tout à fait en -dehors de sa sphère d'action. - ---Quand nous serons passés tous ensemble à l'état de chérubins, disait -un jour Son Excellence, mon cher, mon bon ami Wonder se mettra à la tête -d'une conspiration pour arracher une plume aux ailes de Gabriel, ou pour -voler ses clefs à saint Pierre. _Alors_ je ferai un rapport sur lui. - -Mais, bien que le vice-roi ne fît rien pour entraver le zèle de Wonder, -d'autres tenaient des propos fâcheux. - -Peut-être cela commença-t-il par les membres du Conseil; mais tout Simla -fut d'accord «qu'il y avait dans ce régime-là trop de Wonder, et trop -peu de vice-roi». - -Wonder mettait toujours en avant «Son Excellence», «Son Excellence avait -fait ceci... Son Excellence avait dit cela... l'opinion de Son -Excellence était que...» et ainsi de suite. - -Le vice-roi souriait, mais il ne s'en mêlait pas. - -Il disait que tant que ses vieux se chamailleraient avec son cher, son -bon Wonder, on pourrait obtenir d'eux qu'ils laissassent en paix -«l'éternel Orient». - ---Aucun homme avisé n'a de système, disait le vice-roi. Un système, -c'est une contribution levée sur les sots par l'imprévu. Je ne suis pas -des premiers, quant au dernier, je n'y crois pas. - -Je ne vois pas très bien ce que cela signifie, à moins qu'il ne s'agisse -d'une police d'assurances. Peut-être était-ce la tournure que prenait le -vice-roi pour dire: «Restez couchés à terre.» - -En cette saison, arriva à Simla un de ces hommes à la tête fêlée qui -n'ont qu'une idée. - -Ce sont ces gens-là qui mettent les choses en mouvement, mais ils ne -sont pas d'un entretien agréable. - -Cet homme-là se nommait Mellish, et il avait passé quinze ans dans une -propriété à lui, au Bas-Bengale, à étudier le choléra. - -Il soutenait que le choléra était un germe qui se propageait -spontanément en traversant une atmosphère lourde et moite, et restait -accroché aux branches des arbres comme un flocon de laine. - ---On pouvait rendre ce germe stérile, disait-il, au moyen de la -«toute-puissante fumigation de Mellish», poudre lourde, d'un violet -tirant sur le noir, résultat de quinze ans de recherches, oui, monsieur. - -Les inventeurs ont tout à fait l'air d'appartenir à une caste. - -Ils causent très haut, particulièrement au sujet des camarillas des -hommes qui ont un monopole. Ils frappent du poing sur la table, et ils -colportent sur eux-mêmes des échantillons de leurs inventions. - -Mellish prétendait qu'il existait à Simla un trust de médecins ayant à -sa tête le chirurgien en chef, lequel était, selon toute apparence, de -connivence avec tous les aides d'hôpitaux de l'empire. - -Je ne me rappelle plus au juste comment il le démontrait, mais cela -avait l'air «d'une infiltration sournoise dans les montagnes» et ce -qu'il fallait à Mellish, c'était le témoignage impartial du vice-roi, -«représentant de notre très gracieuse Majesté la Reine, monsieur». - -En conséquence, Mellish monta à Simla, avec quatre-vingts livres de sa -drogue à fumigations dans sa malle pour parler au vice-roi, et lui -démontrer les mérites de l'invention. - -Mais il était plus aisé de voir un vice-roi que de l'entretenir, à moins -que vous n'eussiez la chance d'être un personnage aussi important que -Mellishe, de Madras. - -C'était un homme de six mille roupies, si grand, que ses filles ne «se -marièrent jamais». Elles «contractèrent des alliances». - -Lui-même, il n'était point payé; il recevait des émoluments, et ses -voyages dans le pays étaient qualifiés d'«Excursions d'un Observateur». - -Son travail consistait à tenir éveillés les gens de Madras, au moyen -d'une longue perche, comme on fait aller et venir les tanches dans une -mare, et les gens étaient obligés de renoncer à leurs bonnes vieilles -habitudes, en se disant d'une voix éteinte: - ---C'est cela les Lumières et le Progrès! N'est-ce pas superbe? - -Alors ils votaient à Mellishe des statues et des guirlandes de jasmin, -avec l'espoir d'être délivrés de lui. - -Mellishe monta à Simla, afin de «conférer avec le vice-roi». - -C'était là un de ses dadas. - -Tout ce que le vice-roi savait de lui, c'était que Mellishe était une de -ces divinités d'ordre intermédiaire qui paraissent nécessaires au -bien-être spirituel de ce Paradis des classes moyennes, et que selon -toutes probabilités «il avait suggéré, organisé, fondé et doté tous les -établissements publics de Madras». - -Cela prouve que Son Excellence, malgré ses tendances à rêver, -connaissait par expérience les façons des gens aux six mille roupies... - -Le nom de Mellishe était E. Mellishe, et celui de Mellish s'écrivait E. -S. Mellish. - -Tous deux étaient installés dans le même hôtel, et le Destin qui régit -l'Empire indien, décida que Wonder ferait une faute d'orthographe en -omettant l'_e_ final, que le chaprassi y mettrait du sien, et que le -billet ainsi conçu: - - «Cher Monsieur Mellish,--_pouvez-vous ajourner vos autres invitations, - et luncher avec nous, demain à deux heures? Son Excellence aura alors - une heure à vous donner._» - -serait remis au Mellish de la poudre fumigatoire. - -Il faillit pleurer d'orgueil et de joie, et à l'heure convenue, il -trotta dans la direction de Peterhoff, ayant dans une des poches de -derrière de sa redingote un gros paquet de poudre fumigatoire. - -Il tenait l'occasion et il entendait en tirer tout le parti possible. - -Mellishe, de Madras, avait été si pompeux, si solennel au sujet de sa -«Conférence», que Wonder avait arrangé un tiffin[17] en tête à tête, non -point avec un aide de camp, non point avec Wonder, mais avec le -vice-roi, qui exprimait d'un ton plaintif sa crainte de se voir seul en -présence d'un autocrate démuselé, tel que l'était le grand Mellishe, de -Madras. - - [17] Collation entre le déjeuner et le dîner. - -Mais le vice-roi ne fut point ennuyé par son hôte. - -Loin de là, il fut diverti. - -Mellish était nerveusement préoccupé d'en venir promptement à son -procédé fumigatoire; il causa à tort et à travers au hasard pendant tout -le repas, et Son Excellence l'invita à fumer. - -Le vice-roi fut enchanté de Mellish, parce que celui-ci ne lui parlait -pas d'affaires du métier. - -Dès que les cigares furent allumés, Mellish causa comme un homme; il -commença par sa théorie sur le choléra, détailla ses quinze années de -«travaux scientifiques», les machinations de la «Coterie de Simla», la -supériorité de sa poudre fumigatoire, pendant que le vice-roi -l'observait, les yeux à demi clos, en se disant: - ---Évidemment, il y a une erreur sur l'identité: ce n'est pas le -véritable tigre annoncé, mais c'est un animal original. - -Mellish était si animé que ses cheveux se hérissaient et qu'il bégayait. - -Puis, il se mit à fouiller dans la poche de derrière de sa redingote, et -avant que le vice-roi eût pu se douter de ce qui allait arriver, il -avait jeté une grosse poignée de sa poudre dans le grand cendrier -d'argent. - ---Ju-jugez-en par vous-même, monsieur, disait Mellish, Vo-Votre -Excellence en jugera par elle-même. Absolument infaillible, sur mon -honneur! - -Il plongea le bout allumé de son cigare dans la poudre, qui se mit à -fumer comme un volcan, en dégageant des tourbillons de vapeur grasse, -salissante, d'une couleur de cuivre. - -En cinq secondes, la pièce fut remplie d'une odeur très piquante, très -écoeurante, d'une atmosphère fétide qui vous prenait violemment à la -gorge et vous la fermait comme une trappe. - -La poudre sifflait, pétillait, lançait des étincelles bleues et vertes. -La fumée s'épaissit au point qu'on ne pouvait plus ni voir, ni respirer, -ni ouvrir la bouche. - -Quant à Mellish, il y était habitué. - ---Nitrate de strontiane, criait-il, baryte, os calciné, et cætera; mille -pouces cubes de fumée par pouce cube de poudre. Pas un germe ne pourrait -résister, pas un... Excellence! - -Mais Son Excellence avait pris la fuite, et toussait au pied de -l'escalier, pendant que tout Peterhoff bourdonnait comme une ruche. - -Des lanciers rouges arrivèrent, et le chaprassi en chef, qui parle -anglais, arriva, et il arriva aussi des porte-masses, et des dames -descendirent par l'escalier en courant et criant: «Au feu!» Car la fumée -s'insinuait dans toute la maison, filtrait à travers les fenêtres, -s'enflait le long des vérandahs, se répandait en grosses vagues, en -guirlandes par les jardins. - -Personne ne pouvait pénétrer dans la pièce où Mellish continua sa -conférence sur son produit fumigatoire, jusqu'à ce que son infâme poudre -eût été consumée. - -Alors un aide de camp, qui avait grand désir de la croix de Victoria, se -précipita à travers les torrents de fumée et traîna Mellish dans le -hall. - -Le vice-roi perdait l'équilibre, à force de rire. Il ne put qu'agiter -faiblement ses mains du côté de Mellish, qui brandissait vers lui un -nouveau paquet de poudre. - ---Superbe! Superbe! sanglota Son Excellence. Pas un germe ne peut y -résister, comme vous le faisiez remarquer avec raison. Je puis en jurer. -Un résultat magnifique. - -Alors il se mit à rire jusqu'à ce que les larmes lui vinrent aux yeux, -et Wonder, qui avait pris le vrai Mellishe, tout grondant, sur le Mail, -fit son entrée et fut très choqué de cette scène. - -Mais le vice-roi fut charmé, parce qu'il comprit que Wonder serait -bientôt obligé de partir. - -Le Mellish à la poudre fumigatoire fut aussi enchanté, parce qu'il était -certain d'avoir écrasé «la Coterie médicale de Simla». - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -Bien peu d'hommes savaient raconter une histoire comme Son Excellence, -quand Elle s'en donnait la peine, et son récit sur «L'ami de mon cher, -mon bon Wonder, l'homme à la poudre», fit le tour de Simla, et les gens -frivoles tourmentèrent Wonder de leurs remarques. - -Mais Son Excellence conta la chose une fois de trop, de trop pour -Wonder. - -Et c'était à dessein. - -Cela eut lieu lors d'une partie de campagne, à Seepee. - -Wonder était justement assis derrière le vice-roi. - ---Et j'étais réellement persuadé, disait pour finir Son Excellence, que -mon cher et bon Wonder avait payé un assassin pour se frayer la voie -jusqu'au trône. - -Tout le monde rit, mais il y avait dans le ton de voix du vice-roi une -légère et mystérieuse vibration, qui fut comprise de Wonder. - -Il s'aperçut que sa santé s'altérait. - -Le vice-roi lui permit de s'en aller et lui délivra un certificat -magnifique pour qu'on l'utilisât chez les grands personnages, en -Angleterre. - ---Tout cela est arrivé par ma faute, dit Son Excellence, pendant -plusieurs saisons de suite. Mon peu d'application avait dû choquer un -homme aussi énergique. - - - - -ENLEVÉ - - _Il y a un flux et un reflux dans les affaires des hommes, et - cela, de quelque côté qu'on le prenne, est chose fâcheuse. Par - là ils sont jetés sur des plages, sur des baies désertes, où - nulle personne respectable ne se soucie de leur rendre visite; - vous ne sauriez arrêter la marée, mais parfois, de temps à - autre, il dépend de vous d'arrêter un aventurier étourdi qui, - hum! ne vous sera guère reconnaissant de vos peines._ - - (MORALITÉS, DE VIBART) - - -Nous sommes une caste supérieure, une race éclairée, et le mariage entre -enfants est chose révoltante. - -Il en résulte parfois de singulières conséquences. - -Néanmoins la manière de voir des Hindous, qui est identique à la manière -de voir des gens du continent, identique à la manière de voir -primitive,--et qui consiste à arranger des mariages sans avoir égard aux -inclinations personnelles des conjoints,--cette manière de voir est -juste. - -Qu'on y réfléchisse une minute, et l'on verra qu'il doit en être ainsi, -à moins, naturellement, que vous ne croyiez aux «affinités». - -Et dans ce cas, vous ferez mieux de ne pas lire ce récit. - -Un homme qui n'a jamais été marié, un homme auquel on ne peut s'en -rapporter pour choisir au premier coup d'oeil un cheval de valeur bien -ordinaire, un homme dont la cervelle est échauffée et bouleversée par -des visions de bonheur domestique, peut-il être abandonné à lui-même -pour le choix d'une femme. - -Il a beau faire, il ne peut voir droit, penser droit, et tout cela se -retrouve dans les imaginations d'une jeune fille. - -Mais quand ce sont des gens mûrs, mariés, prudents qui arrangent une -union entre un jeune garçon et une fillette, ils le font d'une manière -raisonnable, en tenant compte de l'avenir, et par la suite le jeune -couple vit heureux. - -Chacun sait cela. - -Parlons sérieusement. - -Le gouvernement devrait établir un ministère matrimonial, pourvu d'un -personnel capable, avec un jury de matrones, un juge de cour suprême, un -chapelain-doyen, et un avertissement solennel, sous la forme d'un -mariage d'inclination ayant mal tourné qui serait enchaîné aux arbres de -la cour. - -Tous les mariages se feraient par l'intermédiaire de ce ministère, qui -pourrait être subordonné à celui de l'éducation, et on y appliquerait la -même pénalité que celle dont on est châtié quand on opère un changement -de propriété sans un acte sur papier timbré. - -Mais le gouvernement se refuse à entendre aucun conseil; il prétend -qu'il est trop occupé. - -Cela ne m'empêchera pas de consigner mon projet par écrit, et de -mentionner l'exemple qui vient éclairer cette théorie. - -Il y avait une fois un bon jeune homme,--un fonctionnaire de premier -ordre dans son ministère,--un homme qui avait un bel avenir, et dont le -nom serait suivi de ces initiales: K. C. I. E. - -Tous ses supérieurs disaient du bien de lui, parce qu'il savait retenir -sa langue et sa plume en temps opportun. - -Il y a, actuellement dans l'Inde, onze personnes seulement qui -connaissent ce secret, et tous, un seul excepté, sont arrivés à de -grands honneurs, et à d'énormes revenus. - -Ce bon jeune homme était tranquille et savait se dominer; il était bien -trop vieux pour son âge. - -Et c'est une faute qui entraîne toujours avec elle son châtiment. - -Si un subalterne, ou le régisseur d'un planteur de thé; si l'un -quelconque de ceux qui jouissent de la vie et n'ont pas le souci du -lendemain, avaient fait ce qu'il essaya de faire, nul ne s'en serait -inquiété. Mais la chute de Peythroppe,--du jeune Peythroppe, si -estimable, si vertueux, si économe, si tranquille, si laborieux--causa -un grand émoi dans cinq ministères. - -Voici comment cette chute se produisit. - -Il fit la rencontre d'une miss Castries--le nom était tout d'abord -D'Castries, mais la famille avait supprimé le D', pour des raisons -administratives, et devenu amoureux d'elle, il le fut avec plus -d'énergie encore qu'il n'en mettait à sa besogne. - -Entendez-moi bien, il n'y avait pas moyen de dire l'ombre d'un mot -contre miss Castries. - -Elle était bonne personne, très gracieuse. Elle avait ce teint que les -naïfs, en Angleterre, appellent le teint espagnol, avec une épaisse -chevelure d'un noir bleu, descendant très bas sur le front, pour former -comme une pointe de veuve, de grands yeux de nuance violette, sous des -sourcils aussi noirs et aussi droits que les encadrements qu'on voit en -marge sur le numéro exceptionnel de la _Gazette_, quand meurt un -personnage important. - -Mais... Mais... Mais. - -Bref, c'était une jeune fille très douce et très pieuse, mais pour bien -des raisons, elle était «impossible». - -C'était comme cela. - -Toutes les bonnes mamans savent ce que veut dire «impossible». - -Il était évidemment absurde que Peythroppe l'épousât. - -Pourquoi? - -Pour le savoir aussi sûr que si la chose eût été imprimée, il suffisait -d'avoir vu le petit croissant opalin que miss Castries avait à la racine -de ses ongles. - -En outre, épouser miss Castries équivalait à épouser un grand nombre -d'autres Castries.--Le lieutenant honoraire Castries, son papa, mistress -Eulalie Castries, sa maman, et toutes les ramifications de la famille -Castries, ayant des revenus qui allaient de 175 à 470 roupies par mois, -et qui avaient, elles aussi, des femmes et des parents. - -Il en eût moins coûté à Peythroppe de cravacher un commissaire avec un -fouet à chiens, ou d'avoir brûlé les papiers d'un bureau de -sous-commissaire, que de contracter une alliance avec les Castries. - -Cela eût pesé moins lourd sur son avenir,--même sous un gouvernement qui -jamais n'oublie, et _jamais_ ne pardonne. - -Tout le monde, excepté Peythroppe, voyait cela. - -Il allait épouser miss Castries,--oui, il allait le faire, étant majeur, -pourvu d'un bon revenu, et malheur à la famille qui refuserait ensuite -de recevoir mistress Virginie Saulez Peythroppe avec tous les égards dûs -au rang de son mari. - -Tel était l'ultimatum de Peythroppe, et tout ce qu'on lui représentait à -ce sujet le mettait en fureur. - -Ces folies soudaines s'attaquent surtout aux gens les plus posés. - -Il s'en produisit un cas une fois... mais je vous conterai cela plus -tard. - -On ne saurait expliquer cette manie qu'en recourant à une théorie -diamétralement opposée à celle qu'on professe dans l'endroit où se font -les mariages. - -Peythroppe mettait de la rage à vouloir s'attacher au cou une meule de -moulin, au début de sa carrière, et aucun raisonnement n'avait de prise -sur lui. - -Il s'était mis en tête qu'il épouserait miss Castries, et c'était une -affaire qui ne regardait que lui. - -Il vous serait fort obligé, si vous gardiez vos conseils pour vous. - -Quand un homme est dans cet état, les paroles ne servent qu'à le rendre -plus obstiné dans son projet. - -Naturellement, il ne saurait voir que le mariage, dans ces pays -lointains, est une affaire du gouvernement et non point une affaire -individuelle. - -Vous rappelez-vous mistress Hauksbee, la femme la plus extraordinaire -qu'il y ait dans l'Inde? - -C'est elle qui sauva Pluffles de mistress Reiver, qui fit avoir à -Tarrion sa nomination au ministère des affaires étrangères, et qui fut -battue en rase campagne par mistress Cusack-Bremmil. - -Elle entendit parler de l'état lamentable où se trouvait Peythroppe, et -son cerveau conçut aussitôt le plan qui le sauva. - -Elle avait la sagesse du serpent, la logique serrée de l'homme, -l'intrépidité inconsciente de l'enfant, et la triple intuition de la -femme. - -Jamais, non jamais, tant qu'un tonga cahotera sur les pentes ardues de -Solon, tant que des couples iront en partie équestre, de l'autre côté de -la Côte d'Été, il n'y aura jamais de génie comparable à celui de -mistress Hauksbee. - -Elle assista à la consultation qui eut lieu entre trois hommes sur le -cas de Peythroppe, et elle se dressa, passant sur ses lèvres la mèche de -sa cravache, et elle parla... - -Trois semaines plus tard, Peythroppe dînait avec les trois hommes quand -on apporta la _Gazette de l'Inde_. - -Peythroppe fut tout surpris d'y lire qu'on lui accordait un mois de -congé. - -Ne me demandez pas comment cela avait été arrangé. - -Je suis fermement convaincu que si mistress Hauksbee le lui commandait, -toute l'administration de l'Inde marcherait sur les mains. - -Les trois hommes avaient aussi chacun un mois de congé. - -Peythroppe mit la _Gazette_ dans un coin, et dit de gros mots. - -Alors on entendit monter de la clôture, le «pad-pad» assourdi que font -les chameaux en marchant, «ces chameaux de voleurs» de la race Bikaneer, -qui ne geint et ne hurle pas quand elle se couche et se relève. - -Après cela, je ne sais ce qui arriva. - -Une seule chose est certaine; c'est que Peythroppe disparut,--qu'il -s'évanouit comme de la fumée,--et que la chaise longue avec des appuis -pour les pieds, qui se trouvait chez les trois hommes, fut brisée en -morceaux. - -En même temps un lit disparut d'une des chambres à coucher. - -Mistress Hauksbee dit que M. Peythroppe était allé chasser avec les -trois hommes dans le Radjputana. - -Nous fûmes donc forcés de la croire. - -A la fin du mois, on vit dans la _Gazette_ que le congé de Peythroppe -était prolongé de vingt jours, mais il y eut de la colère et des -lamentations chez les Castries. - -Le jour du mariage avait été fixé, mais le futur ne revint jamais. - -Les D'Silvas, les Pereiras, les Ducketts élevèrent la voix et raillèrent -le lieutenant honoraire Castries de s'être laissé berner de la manière -la plus basse. - -Mistress Hauksbee alla au mariage et fut fort étonnée de voir que -Peythroppe ne reparaissait pas. - -Au bout de sept semaines, Peythroppe et les trois hommes revinrent du -Radjputana. - -Peythroppe était endurci, raffermi, assez blanc, et plus maître que -jamais de lui-même. - -Un des trois hommes avait sur le nez une coupure, produite par le recul -d'un fusil. - -Les fusils de douze ont un recul assez curieux. - -Alors le lieutenant honoraire Castries se présenta, assoiffé du sang de -son perfide gendre, qui n'avait pas voulu l'être. - -Il tint des propos--des propos vulgaires «impossibles»--où perçait -l'être sans éducation, sorti des rangs, et devenu un _honoraire_. - -Je m'imagine qu'alors les yeux de Peythroppe se dessillèrent. - -Quoi qu'il en soit, il garda son calme jusqu'à la fin, et dit alors -quelques mots d'un ton bref. - -Le lieutenant honoraire Castries ne cherchait qu'un «clou» pour -accrocher son parti de mourir ou d'intenter un procès pour rupture de -promesse. - -Miss Castries était une excellente fille. Elle déclara qu'elle ne -voulait point d'un procès pour rupture d'engagement. - -Elle dit que si elle n'était point une dame, elle était assez civilisée -pour savoir que les dames gardaient le secret de leur coeur brisé, et -comme elle gouvernait ses parents, la chose n'eut pas de suites. - -Plus tard, elle épousa un personnage très honorable et très distingué. - -Il voyageait pour le compte d'une entreprenante maison de Calcutta, et -il avait tout ce qu'il faut pour faire le meilleur des maris. - -En conséquence, Peythroppe rentra dans son état d'esprit ordinaire. Il -travailla beaucoup et fut estimé de tous ceux qui le connaissaient. - -Un de ces jours, il se mariera, mais il épousera une charmante jeune -fille blanche et rose, qui se trouvera sur la liste des personnes qu'on -invite au palais du gouvernement, qui aura un peu d'argent et quelques -parents influents, ainsi que doit faire tout homme prudent. - -Et jamais de sa vie il ne lui racontera ce qui s'est passé pendant sa -partie de chasse de sept semaines dans le Radjputana. - -Mais songez donc à ce qu'il a fallu de peines et de dépenses,--car la -location d'un chameau coûte cher, et ces animaux de la race Bikaneer -mangeaient comme des hommes; et tout cela aurait été économisé s'il -avait existé un ministère des mariages, bien dirigé, sous le contrôle du -directeur de l'instruction publique, mais correspondant directement avec -le vice-roi. - - - - -L'ARRESTATION DU LIEUTENANT LÉTOURDI - - _--J'ai oublié le mot de passe, qu'il dit._ - - _--Ah! vraiment, vous avez oublié? Il a oublié, que je dis._ - - _--Mais je suis le colonel, qu'il fait._ - - _--Oh vous l'êtes, n'est-ce pas? que je fais. Colonel ou pas - colonel, vous allez attendre ici jusqu'à ce qu'on me relève et - que le sergent fasse son rapport sur votre vieille laide - bobine._ - - * * * * * - - _Eh bien! sur mon âme, c'était le colonel en personne. Mais à - cette époque-là, je n'étais qu'une recrue._ - - (AUTOBIOGRAPHIE INÉDITE DU SIMPLE SOLDAT ORTHERIS) - - -S'il était une chose dont Létourdi tirât vanité plus que de toute autre, -c'était d'avoir l'air d'un officier et d'un gentleman. Il disait que -c'était par respect pour le service qu'il mettait tant de soin à sa -toilette, mais ceux qui le connaissaient le mieux disaient que c'était -seulement parce qu'il était vain de sa personne. - -Il n'y avait rien de mauvais chez Létourdi,--pas une once. Il -reconnaissait un cheval, quand il en voyait un, et il pouvait faire -quelque chose de plus que de bien se tenir en selle. - -Il jouait franc jeu au billard, et c'était un partenaire digne de -confiance au whist. - -Tout le monde avait de l'affection pour lui, et jamais nul n'aurait cru, -même en rêve, qu'un jour on le verrait sur une plate-forme, les menottes -aux mains, comme déserteur. - -Et pourtant cette triste chose arriva. - -Il revenait de Dalhousie à la fin de son congé, et descendait la route à -cheval. - -Il avait profité de son congé jusqu'à la dernière minute, et il était -extrêmement pressé de retourner à son poste. - -Il faisait très chaud à Dalhousie, et sachant ce qui l'attendait là-bas, -il avait pris un uniforme complet en khaki, tout neuf, très ajusté, -d'une délicate couleur olive; une cravate bleue à reflets changeants, un -col blanc, et un casque _solah_ blanc comme la neige. - -Il se faisait un point d'honneur d'avoir l'air bien habillé, même quand -il courait la poste. - -Et il avait l'air bien habillé; il était si préoccupé de sa tournure, -qu'avant son départ il avait oublié de prendre autre chose qu'un peu de -menue monnaie. Il avait laissé tous ses billets de banque à l'hôtel. - -Ses domestiques étaient partis en avant sur la route, pour être prêts à -le recevoir, à Pathankote, avec un nouveau complet. - -C'est là ce qu'il appelait voyager avec un petit train. - -Il était fier de son talent d'organisateur, de ce que nous appelons -_bundobust_. - -A vingt-deux milles de Dalhousie, il commença à pleuvoir. - -Ce n'était pas un simple orage de montagne, mais un vrai déluge d'eau -tiède, comme dans les pays à moussons. - -Létourdi poussa en avant, en regrettant de n'avoir pas pris un -parapluie. - -La poussière des routes devint de la fange, et le poney s'embourba -sérieusement; il en fut de même pour les guêtres de khaki, que portait -Létourdi, mais il tint bon, et fit de son mieux pour s'imaginer que la -fraîcheur était agréable. - -Le poney qui lui échut ensuite était vicieux au départ, et comme la -pluie rendait les mains de Létourdi glissantes, l'animal réussit à se -débarrasser de lui à un tournant. - -Létourdi lui fit la chasse, le rattrapa et se remit en route d'un bon -train. - -L'averse n'avait point fait bon effet sur ses habits ni sur son humeur, -et il avait perdu un éperon. Il ne laissa pas l'autre inactif. - -A ce moment l'étape était finie; le poney avait pris autant d'exercice -qu'il lui en fallait, et malgré la pluie, Létourdi suait abondamment. - -A la fin d'une autre fâcheuse demi-heure, Létourdi crut voir l'univers -entier se dissoudre devant ses yeux en une pulpe visqueuse. - -La pluie avait transformé le haut de son vaste casque blanc _solah_, en -une pâte mal odorante, et il s'était refermé sur sa tête, comme un -champignon à demi ouvert. La doublure verte commençait aussi à se -décoller. - -Létourdi ne dit rien, qui mérite d'être rapporté ici. - -Il arracha ou remonta tout le rebord qui lui retombait sur les yeux, et -poursuivit sa route pénible. - -Le derrière de son casque lui battait dans le cou; les deux côtés -adhéraient à ses oreilles, mais le ruban de cuir, et la doublure verte -continuaient à maintenir tant bien que mal tous les morceaux, de sorte -que le chapeau, tout en flottant, ne s'était pas tout à fait fondu. - -Bientôt la pâte et l'étoffe verte formèrent une sorte de moisissure -visqueuse qui se répandit sur Létourdi dans plusieurs directions, soit -sur son dos, soit sur sa poitrine, à son choix. - -La teinture de khaki s'épancha aussi,--c'était vraiment une teinture de -bien mauvaise qualité, de sorte qu'il était partiellement peint en brun, -avec des plaques violettes, des contours couleur d'ocre, des bandes d'un -rouge de rouille, avec des parties presque blanches, suivant la nature -et les particularités de la teinture. - -Lorsqu'il tira son mouchoir pour essuyer sa figure, la couleur verte de -la doublure, et la couleur pourpre qui avait filtré de sa cravate jusque -dans son cou, se mêlèrent; le résultat fut étonnant. - -Aux environs de Dhar, la pluie cessa. Le soleil de la soirée se montra -et le sécha un peu, mais en même temps il fixa les couleurs. - -A trois milles de Pathankote le dernier poney se mit à boiter sans -remède, et Létourdi fut forcé d'aller à pied. Il poussa jusque dans -Pathankote pour y trouver ses domestiques. - -Il ne se doutait pas alors que son _khitmatgar_ s'était arrêté au bord -de la route pour boire, et reparaîtrait le lendemain en disant qu'il -s'était fait une entorse. - -Quand il fut entré à Pathankote, il ne put trouver ses domestiques. Il -avait ses bottines raidies et couvertes par la boue, et celle-ci -s'étalait sur une grande partie de son vêtement. - -La cravate bleue avait déteint autant que le khaki. - -Aussi l'enleva-t-il avec le col pour les jeter. - -Alors il dit quelques mots qui s'appliquaient aux domestiques en -général, et tâcha de trouver un endroit où se mettre. - -Il paya huit annas pour un verre de quelque chose, et s'aperçut à cet -instant qu'il lui restait six annas dans la poche, c'est-à-dire qu'en sa -situation, il était seul au monde avec six annas. - -Il alla trouver le chef de gare pour tâcher d'obtenir un billet de -première classe pour Khasa, où il était en garnison. - -L'employé de la distribution dit un mot au chef de gare; le chef de gare -dit un mot à l'employé du télégraphe, et tous trois le regardèrent avec -curiosité. - -Il le prièrent d'attendre une demi-heure, pendant qu'ils consulteraient -l'autorité à Umritsar. - -Il attendit donc, et ce furent quatre constables qui vinrent et se -groupèrent d'une façon pittoresque autour de lui. - -Et au moment même où il allait leur dire de s'en aller, le chef de gare -lui dit qu'il donnerait un billet pour Umritsar, au _sahib_, si le sahib -voulait bien entrer dans le bureau de l'enregistrement. - -Létourdi y entra donc, et la première chose qu'il vit c'est qu'il avait -un constable attaché à chaque bras et à chaque jambe, et que le chef de -gare essayait de lui mettre sur la tête un sac à dépêches. - -Il en résulta une mêlée assez réussie dans le bureau d'enregistrement, -où Létourdi se fit une forte entaille au-dessus de l'oeil, en tombant -contre une table. Mais ces constables vinrent à bout de lui, et le chef -de gare lui mit les menottes solidement. - -Dès qu'il fut coiffé du sac à dépêches, il se mit à sacrer ce qu'il -pensait, et le constable-chef dit: - ---Sans aucun doute, c'est le soldat anglais que nous cherchions. -Entendez-vous les gros mots? - -Alors Létourdi demanda au chef de gare ce que signifiait un traitement -pareil, un traitement aussi indigne. - -Le chef de gare lui répondit qu'il était le soldat John Binkle du ***me -régiment, cinq pieds neuf pouces, cheveux blonds, yeux gris, tenue en -désordre et pas de signes extérieurs, qui avait déserté quinze jours -auparavant. - -Létourdi se mit à donner de longues explications; mais plus il en -donnait, moins le chef de gare le croyait. - -Il répondait que jamais lieutenant n'avait eu l'air aussi bandit que -Létourdi, et qu'il avait pour instruction d'expédier son prisonnier sous -bonne garde à Umritsar. - -Létourdi souffrait de l'humidité, était fort mal à son aise. Les termes -dont il se servit ne sont pas de nature à être publiés, même sous forme -expurgée. - -Les quatre constables le mirent dans un compartiment de troisième -classe, et il passa ses vingt-quatre heures de trajet à les injurier -avec autant de volubilité que le lui permettait sa connaissance du -langage courant. - -A Umritsar, on fit de lui un paquet bien ficelé qu'on déposa sur une -plate-forme, grâce aux bras d'un caporal et de deux hommes du ***me -régiment. - -Létourdi se redressa et tâcha de se tirer d'affaire en prenant un air -supérieur. - -Il n'avait guère l'air supérieur, avec ses menottes, quatre constables -derrière lui, et le sang de sa coupure qui s'était coagulé sur sa joue -gauche. - -Le caporal n'avait pas non plus l'air de plaisanter. - -Létourdi alla bien jusqu'à ces mots: «Les amis, c'est une méprise des -plus absurdes», mais arrivé là, le caporal lui enjoignit de «fermer ça» -et de marcher. - -Létourdi n'avait aucune disposition à marcher; il demanda à s'arrêter, à -s'expliquer. - -Il s'expliquait fort bien, en effet, quand le caporal y coupa court en -disant: - ---Vous, un officier! Ce sont des gens de votre espèce qui déshonorent -les gens comme _nous_. En voilà un officier! il est beau, l'officier! Je -le connais votre régiment. La marche des Canailles, voilà le pas -accéléré qui vous a amené ici. Vous êtes une honte pour l'armée!» - -Létourdi se calma, et voulut recommencer ses explications depuis le -point de départ. - -Alors on le ramena sous la pluie jusqu'à la cantine, et on lui -recommanda de ne pas faire l'imbécile. - -Les hommes devaient le conduire de là au fort Govingdhar, et la conduite -en question, n'était guère plus solennelle que la Marche de la -Grenouille. - -Létourdi faillit devenir fou de rage, de froid, du malentendu, des -menottes et du mal de tête que lui causait sa coupure au front. - -Il se mit donc en devoir de dire tout ce qu'il avait dans l'esprit. - -Quand il eut tout dit jusqu'au dernier mot, et qu'il eut la gorge sèche, -un des hommes s'expliqua: - ---J'ai bien entendu des vagabonds derrière les barreaux du violon, faire -des poses et jacasser, mais je n'en ai jamais entendu un qui fut de la -force de cet _officier_. - -Ils ne s'en fâchaient point; ils avaient plutôt de l'admiration pour -lui. - -Ils prirent quelques verres de bière à la cantine, et en offrirent à -Létourdi, parce qu'il avait juré d'une façon étonnante. - -Ils lui demandèrent de lui raconter tout ce que le soldat John Binkle -avait fait, depuis qu'il avait pris la clef des champs, et cela irrita -Létourdi, encore plus que tout le reste. - -S'il avait conservé quelque présence d'esprit, il se serait tenu -tranquille jusqu'à l'arrivée d'un officier, mais il tenta de s'enfuir. - -Or, un coup de la crosse d'un Martini qu'on reçoit à la chute des reins -vous fait grand mal et du khaki moisi, détrempé par la pluie se déchire -facilement, quand deux hommes vous secouent par le collet. - -Létourdi se releva, éprouvant grand mal au coeur, et un fort vertige, -avec sa chemise déchirée sur sa poitrine, et presque sur toute la -longueur de son dos. - -Il céda à la fortune, au moment même où le train descendant de Lahore -arriva amenant un de ses majors. - -Voici _in extenso_ la déposition du major: - -«Il y avait un bruit de lutte dans la salle du buffet de la seconde -classe; j'y suis entré, et j'ai vu le plus affreux vagabond que j'aie -jamais rencontré. - -«Ses bottines et ses guêtres étaient couvertes de boue et de taches de -bière. - -«Il avait sur la tête une sorte de tas de fumier d'un blanc sale, qui -pendait en lambeaux sur ses épaules fortement égratignées. - -«Il était à moitié couvert d'une chemise presque fendue en deux -morceaux, et il demandait à la garde de regarder le nom, qui était -marqué sur le pan. - -«Comme il avait tiré sa chemise par-dessus sa tête, je ne pus tout -d'abord voir qui il était, mais je m'imaginai que c'était un soldat qui -était dans le premier cas de désertion, d'après les jurons qu'il lançait -en se débattant dans ses guenilles. - -«Quand il se fut retourné, et que j'eus tenu compte d'une bosse aussi -grosse qu'un pain au jambon, qu'il avait au-dessus d'un oeil, de -quelques plaques vertes de peinture de guerre qu'il avait sur la figure, -et des quelques raies violettes qui lui zébraient les épaules, je vis -que c'était Létourdi. - -«Il fut très heureux de me voir, ajoutait le major, et il me déclara -qu'il espérait que je ne soufflerais mot de l'affaire au mess. - -«Je n'en ai rien dit, mais vous pouvez le faire, si cela vous plaît, -maintenant que Létourdi est retourné au pays.» - -Létourdi passa une grande partie de cet été à faire des démarches pour -qu'on traduisît en cour martiale le caporal et les deux soldats pour -avoir arrêté «un officier et un gentleman». - -Naturellement, ils étaient navrés de leur erreur. - -Mais l'histoire se fit jour jusqu'à la cantine du régiment, et de là -elle fit le tour de la province. - - - - -DANS LA MAISON DE SUDDHOO - - _Éloignez-vous à un jet de pierre sur la droite et sur la gauche - de cette route bien entretenue où nous marchons et aussitôt - l'univers prend un aspect farouche, étrange. Churel et goule, et - djinn et esprit nous tiendront compagnie cette nuit, car nous - voici arrivés au plus vieux des pays, à celui que parcourent en - liberté les puissances des ténèbres._ - - (DU CRÉPUSCULE DU SOIR AU CRÉPUSCULE DU MATIN) - - -La maison de Suddhoo, tout près de la porte de Taksali, a un étage, avec -quatre fenêtres en vieux bois brun sculpté, et un toit plat. - -Vous pouvez la reconnaître à cinq annonces rouges imprimées à la main et -disposées comme le cinq de carreau sur le badigeon, entre les fenêtres -du haut. - -Bhagwan-Dass l'épicier et un homme qui, dit-il, gagne sa vie à graver -des cachets, habitent au rez-de-chaussée, avec leur bande d'épouses, de -domestiques, d'amis et de familiers. - -Les deux chambres d'en haut étaient ordinairement occupées par Janoo et -Azizun, ainsi que par un petit terrier noir et tan, qui avait été volé à -un Anglais et donné à Janoo par un soldat. - -Aujourd'hui il ne reste plus que Janoo dans les chambres d'en haut. - -Suddhoo couche généralement sur le toit, à moins qu'il ne dorme dans la -rue, mais, dans la saison froide, il va d'habitude à Peshawar rendre -visite à son fils qui vend des curiosités près de la porte d'Edwardes; -et alors il dort sous un vrai toit de terre. - -Suddhoo est mon grand ami, parce que son cousin a un fils qui, grâce à -ma recommandation, a obtenu un emploi de messager en chef dans une -grosse maison de la localité. - -Suddhoo dit que Dieu fera de moi un de ces jours, un -lieutenant-gouverneur, et j'ose croire que sa prédiction se réalisera. - -Il est très, très vieux; il a les cheveux blancs; si peu de dents que ce -n'est pas la peine d'en parler. - -Il a survécu à son intelligence; il a survécu en somme à toutes ces -choses, excepté à son affection pour son fils de Peshawar. - -Janoo et Azizun sont des Kashmiriennes, honnêtes dames de la cité. Leur -profession était fort ancienne, et plus ou moins honorable; mais Azizun -a depuis épousé un étudiant en médecine du Nord-Ouest. Elle s'est rangée -et elle mène aujourd'hui une vie des plus convenables, quelque part aux -environs de Bareilly. - -Bhagwan-Dass est un usurier et un faussaire. - -Quant à l'homme qui prétend gagner sa vie à graver des cachets, il se -donne pour très pauvre. - -Maintenant vous en savez autant qu'il est nécessaire sur les quatre -principaux habitants de la maison de Suddhoo. - -Naturellement il y a encore moi, mais je ne joue que le rôle du choeur -qui vient au dernier moment donner l'explication des événements. - -De sorte que je ne compte pas. - -Suddhoo n'était pas malin. - -L'homme qui se donnait pour un graveur de cachets était le plus malin de -tous ces gens-là,--excepté Janoo. - -Quant à Bhagwan-Dass, il ne savait que mentir. - -Janoo avait en outre la beauté, mais cela c'était son affaire. - -Le fils que Suddhoo avait à Peshawar fut atteint de pleurésie, et le -vieux Suddhoo conçut de l'inquiétude. - -Le graveur de cachets apprit l'anxiété de Suddhoo, et se résolut à la -monnayer. - -Il était en avance sur son temps. Il s'arrangea avec un compère de -Peshawar pour se faire télégraphier jour par jour l'état de santé du -fils. - -Et c'est ici que l'histoire commence. - -Un soir, le cousin de Suddhoo m'informa que Suddhoo désirait me voir, -qu'il était trop vieux et trop faible pour venir lui-même, et que si -j'allais lui rendre visite, je ferais à la maison de Suddhoo un honneur -éternel. - -J'y allai, mais je pense que vu la grande distance où était alors -Suddhoo, qu'il aurait bien pu envoyer un autre véhicule qu'une ekka qui -cahotait terriblement, quand il s'agissait d'amener un futur -lieutenant-gouverneur, par une soirée de brouillard en avril. - -L'ekka ne courait pas très vite. - -Il était nuit noire quand nous nous trouvâmes devant l'entrée de la -tombe de Runjet Singh, près de la porte principale du fort. - -Là on trouva Suddhoo. - -Il dit qu'à en juger par ma condescendance, il était absolument certain -que je deviendrais lieutenant-général, avant que mes cheveux eussent -cessé d'être noirs. - -Puis nous causâmes du temps qu'il faisait, de ma santé, des récoltes de -blé, pendant un quart d'heure, dans le Hazuri Bagh, sous les étoiles. - -A la fin, Suddhoo se décida à aborder le sujet. - -Il dit que Janoo l'avait informé que le _Sirkar_ avait lancé un ordre -interdisant la magie, parce qu'on craignait que la magie n'en arrivât -tôt ou tard à faire périr l'Impératrice des Indes. - -Je n'étais pas au courant de la législation sur ce sujet, mais je -m'imaginai qu'il allait advenir quelque chose d'intéressant. - -Je hasardai donc que la magie, loin d'être blâmée par le gouvernement, -était hautement recommandée par lui. - -Les fonctionnaires les plus élevés de l'État la pratiquaient. - -Si l'exposé financier n'est pas de la magie, je ne sais pas ce que -c'est. - -Alors pour l'encourager dans ses confidences, je lui dis que s'il se -tramait quelque _jadoo_, je n'hésiterais aucunement à y donner mon appui -et ma sanction, pourvu que ce fût du _jadoo_ pur, de la magie blanche, -et non pas du _jadoo_ impur, qui fait périr les gens. - -Il fallut longtemps pour faire avouer à Suddhoo que c'était précisément -là le motif pour lequel il m'avait fait venir. - -Alors il me dit, par saccades, et d'une voix tremblante que le -soi-disant graveur de cachets était un sorcier de l'espèce la plus pure; -que chaque jour il donnait à Suddhoo des nouvelles de son fils, le -malade de Peshawar, plus vite que l'éclair ne volait, et que ces -nouvelles étaient toujours confirmées par les lettres. - -Il me dit de plus que le sorcier avait appris à Suddhoo qu'un grand -danger menaçait son fils, danger qui pouvait être écarté par du _jadoo_ -pur, et naturellement par une grosse somme d'argent. - -Je commençais à entrevoir exactement ce qui se passait, et je dis à -Suddhoo que moi aussi je me connaissais un peu en _jadoo_ à la façon -occidentale, et que j'irais chez lui pour veiller à ce que tout se -passât décemment et avec ordre. - -Nous partîmes ensemble. - -En route, Suddhoo me dit qu'il avait déjà payé au graveur de sceaux -entre cent cinquante et deux cents roupies, et que le _jadoo_ de cette -nuit-ci lui en coûterait deux cents de plus. - ---C'était à bon compte, disait-il, vu le danger que courait son fils, -mais je ne crois pas que ce fût son véritable avis. - -Toutes les lumières étaient voilées sur la façade de la maison, quand -nous arrivâmes. - -J'entendais fort bien des bruits terribles qui partaient de derrière la -boutique qu'occupait sur la rue le graveur de sceaux. - -On eût dit un homme occupé à rendre l'âme à force de geindre. - -Suddhoo frissonnait de la tête aux pieds, et pendant que nous montions à -tâtons l'escalier, il me dit que le _jadoo_ était déjà commencé. - -Janoo et Azizun nous reçurent du haut des marches et nous dirent que les -opérations du _jadoo_ avaient lieu dans leur chambre, parce qu'il y -avait plus de place. - -Janoo est une dame d'un esprit frondeur. - -Elle dit à demi-voix que le _jadoo_ était une invention pour soutirer de -l'argent à Suddhoo, et que le graveur de sceaux serait logé, après sa -mort, dans un endroit où il ferait chaud. - -Suddhoo était sur le point de pleurer de crainte et de vieillesse. - -Il ne cessait d'aller et venir dans la chambre à demi éclairée, de -répéter à chaque instant le nom de son fils, et de demander à Azizun, si -le graveur de sceaux ne pourrait pas faire un rabais quand il avait -affaire à son propriétaire. - -Janoo m'attira dans l'ombre du coin où étaient les fenêtres sculptées de -la tourelle d'angle. - -Les lames des persiennes étaient remontées, la chambre n'était éclairée -que par une toute petite lampe à huile, et en me tenant immobile je ne -courais pas risque d'être vu. - -Bientôt les gémissements cessèrent au rez-de-chaussée, et nous -entendîmes des pas qui montaient les marches. - -C'était le graveur de sceaux. - -Il s'arrêta devant le seuil, pendant que le terrier aboyait, et -qu'Azizun défaisait la chaîne; il dit à Suddhoo d'éteindre la lampe. - -Il en résulta que la chambre fut plongée dans des ténèbres noires comme -du jais, où on distinguait tout juste la lueur rouge des deux -_hukas_[18] de Janoo et d'Azizun. - - [18] Pipes à tuyaux souples. - -Le graveur de cachets entra, et j'entendis Suddhoo se jeter à terre en -gémissant. - -Azizun retenait son souffle, et Janoo s'appuyait sur un des lits, en -frissonnant. - -On entendit un tintement de métal, et on vit s'élever du sol une pâle -flamme d'un bleu verdâtre. - -On y voyait juste assez pour apercevoir Azizun blottie dans un coin de -la pièce, avec le terrier entre ses genoux; et Janoo les mains jointes, -penchée en avant, tout en étant assise sur le lit, et Suddhoo, la face -contre terre, tout tremblant, et le graveur de sceaux. - -J'espère ne jamais revoir un homme semblable à ce graveur de sceaux. Il -était nu jusqu'à la ceinture, et avait sur la tête une couronne de -jasmin blanc aussi épaisse que mon poing, un pagne de couleur saumon -autour des reins, et des anneaux d'acier à chaque cheville. - -Cela n'avait rien de bien effrayant. Mais c'était la figure de cet homme -qui me faisait froid dans le dos. - -Tout d'abord elle était d'un bleu tirant sur le gris. En second lieu les -yeux étaient retournés de telle sorte qu'on n'en voyait plus que le -blanc. En troisième lieu ses traits étaient ceux d'un démon, d'une -goule, de tout ce que vous voudrez, excepté ceux du vieux coquin -brillant de santé, à peau huileuse, que l'on voyait en plein jour -manoeuvrant son tour, au rez-de-chaussée. - -Il était étendu à plat ventre, les bras retournés et croisés sur son -dos, comme si on l'avait jeté à terre tout ligoté. - -Sa tête et son cou étaient les seules parties de son corps qui ne -touchaient pas le sol. Elles faisaient presque un angle droit avec le -corps, comme la tête d'un cobra qui va bondir. - -C'était d'un fantastique terrifiant. - -Au centre de la pièce, sur le sol de terre nue, était posé un large et -profond bassin de cuivre au centre duquel flottait une lueur d'un bleu -vert pâle, comme celle d'un feu follet. - -L'homme fit trois fois le tour de ce bassin au moyen de contorsions du -corps. - -Comment y parvint-il, je ne sais. - -Je voyais bien les muscles onduler le long de l'épine dorsale, et se -déprimer ensuite, mais je n'apercevais aucun autre mouvement. - -On eût dit qu'il n'y avait plus dans ce corps que la tête de vivante, -avec les phases lentes de soulèvement et d'affaissement des muscles du -dos qui travaillaient péniblement. - -Janoo, assise sur le lit, respirait soixante-dix fois par minute. - -Le vieux Suddhoo, cherchant de ses doigts la boue qui était entrée dans -sa barbe blanche, pleurait tout seul. - -Ce qu'il y avait d'horrible dans tout cela, c'était cette chose qui -rampait, rampait,--sans bruit, et qui rampait toujours. - -Et puis, souvenez-vous que cela dura bien dix minutes, pendant -lesquelles le terrier gémissait, Azizun frissonnait, Janoo regardait -bouche béante, et Suddhoo pleurait. - -Je sentais mes cheveux se dresser sur ma nuque et mon coeur battre comme -la palette d'un appareil anticalorique. - -Heureusement le graveur de sceaux se trahit par son tour de force le -plus propre à faire impression, et me rendit ainsi tout mon calme. - -Après avoir terminé ce triple voyage circulaire d'un genre si nouveau, -il redressa la tête en l'écartant du sol autant qu'il put, en lançant -par les narines un jet de flamme. - -Or, je sais comment ce jet de flamme s'exécute, je suis en état de le -faire;--je me sentis donc rassuré. - -Tout était donc une supercherie. - -S'il s'en était tenu à cette reptation, sans essayer d'augmenter son -effet, que n'aurais-je pas cru? Dieu le sait. - -Les deux demoiselles poussèrent en même temps un cri aigu, en voyant ce -jet de flamme, et la tête retomba heurtant le sol du menton, et tout le -corps étendu comme un cadavre dont on aurait ramené les bras en arrière. - -Il y eut ensuite une pause de cinq bonnes minutes, et la flamme -bleu-verdâtre s'éteignit. - -Janoo se baissa pour remettre en place un des anneaux de sa cheville -pendant que Azizun se tournait la figure contre le mur, en serrant le -terrier entre ses bras. - -Suddhoo étendit machinalement un bras vers le _huka_ de Janoo, qui le -fit glisser sur le sol avec son pied. - -Juste au-dessus du corps, sur le mur, il y avait deux portraits de -couleurs criardes, dans des cadres de carton en relief, représentant la -reine et le prince de Galles. - -Tous deux contemplaient l'opération, et il me semblait que cela -concourait à rendre la cérémonie plus grotesque. - -Au moment même où le silence commençait à devenir insupportable, le -corps se retourna, et s'éloigna du bassin en roulant sur lui-même -jusqu'à un côté de la pièce où il s'arrêta, allongé sur le dos. - -Il y eut un léger bruit «plop» dans le bassin, tout à fait comme celui -que produit un poisson quand il attrape une mouche, et la lueur verte, -qui avait paru au milieu, se montra de nouveau. - -Jetant les yeux sur le bassin, j'y vis une tête d'enfant indigène, avec -les gros yeux saillants, sa peau du crâne séchée, ratatinée, noircie, -les yeux ouverts, la bouche ouverte, le crâne-rasé. - -Et comme la chose s'était faite brusquement, elle faisait un effet plus -effrayant que le voyage sur le ventre. - -Nous n'eûmes pas le temps de réfléchir, que cette tête se mit à parler. - -Relisez le récit où Poë vous fait entendre la voix de l'homme qui meurt -magnétisé, et vous n'aurez au plus que la moitié de la sensation -d'horreur que causait la voix partant de cette tête. - -Il y avait un intervalle d'une ou deux secondes entre chacun des mots, -et une sorte de vibration, prolongée comme le son d'une cloche, dans le -timbre de la voix. - -Elle tintait lentement, comme si elle se parlait à elle-même, et il me -fallut plusieurs minutes pour me délivrer de la sueur froide qu'elle me -causait. - -Alors la solution qui m'apportait la délivrance m'apparut. - -Je regardai le corps étendu près de la porte, et je vis se mouvoir par -saccades, juste à l'endroit où la dépression claviculaire se confond -avec l'épaule, un muscle qui n'intervient jamais dans la respiration -régulière de l'homme. - -Tout cela était une reproduction soignée de ces téraphins égyptiens -qu'on trouve mentionnés çà et là. La voix était le résultat d'un -ventriloquisme aussi parfait, aussi terriblement habile qu'on pouvait le -désirer. - -Pendant tout ce temps, la tête continuait à résonner en faisant vibrer -les flancs du bassin, et à parler. - -Elle s'adressait à Suddhoo, toujours geignant la face contre terre, en -parlant de la maladie de son fils, et lui disant dans quel état il -serait ce soir même. - -J'aurai toujours quelque estime pour le graveur de cachets, à raison du -soin qu'il mettait pour rester d'accord avec les dépêches de Peshawar. - -La voix se remit à dire que des médecins expérimentés veillaient jour et -nuit sur la vie de son homme, et qu'il guérirait bientôt, à la condition -de doubler la somme convenue avec le sorcier tout-puissant qui avait à -son service la tête placée dans le bassin. - -C'était alors que se produisit l'erreur qui gâtait l'effet artistique. - -Demander qu'on doublât la somme convenue, et emprunter pour cela la voix -de Lazare qui sort du tombeau, c'est absurde. - -Janoo, femme qui a réellement une intelligence masculine, vit cela aussi -promptement que moi. - -Je l'entendis dire d'un ton dédaigneux, quoiqu'à demi-voix: «_Asli -nahin! Fareib_» et au moment même où elle disait ces mots, la lueur du -bassin s'éteignit, la tête se tut, et nous entendîmes la porte de la -chambre crier sur ses gonds. - -Aussitôt Janoo enflamma une allumette, ralluma la lampe, et nous vîmes -que tout avait disparu, la tête, le bassin, et le graveur de cachets. - -Suddhoo se tordait les mains, et expliquait à qui voulait l'entendre que -quand même il s'agirait de son salut éternel, il lui serait impossible -de trouver deux cents roupies de plus. - -Azizun était près d'avoir une crise de nerfs dans le coin, tandis que -Janoo, tranquillement assise sur le lit, était prête à discuter la -probabilité que toute l'affaire se réduisait à un _bunao_, c'est-à-dire -à une supercherie. - -J'expliquai dans la mesure de mes connaissances les procédés employés -par le graveur de cachets, mais son argument, à elle, était bien plus -simple. - ---La magie qui persiste à demander des présents n'est pas de la vraie -magie, disait-elle. Ma mère m'a appris que les seuls enchantements -amoureux qui aient du pouvoir sont ceux qu'on vous fait connaître par -simple affection. Ce graveur de cachets est un fourbe, un diable. Je -n'ose pas parler, ni agir, ni faire agir un autre, parce que je dois à -Bhagwan-Dass de l'argent pour deux anneaux d'or, et un gros bracelet de -chevilles. Il faut que je fasse venir ma nourriture de sa boutique. Le -graveur de cachets est l'ami de Bhagwan-Dass, et il empoisonnerait ma -nourriture. Voilà dix jours qu'on a mis en train un _jadoo_ -d'escroquerie, et chaque soir, cela a coûté à Suddhoo bien des roupies. -Jusqu'à présent, le graveur de cachets employait des poules noires et -des citrons, et des mantras[19]. Il ne nous a jamais rien fait voir de -pareil à ce qu'il a fait cette nuit. Azizun est une sotte, et bientôt -elle sera bonne à faire une _purdah-nashin_[20]. Suddhoo n'a plus ni -force ni intelligence. Voyez-vous, j'avais espéré que je tirerais de -Suddhoo bien des roupies pendant sa vie, et bien plus encore après sa -mort, et voilà qu'il dépense tout au profit de ce métis d'un diable et -d'une ânesse, de ce graveur de cachets. - - [19] Formules magiques rituelles. - - [20] Femme de harem. - -En cet endroit, je l'interrompis: - ---Mais qu'est-ce qui a décidé Suddhoo à me fourrer dans l'affaire? Je -n'aurais qu'à dire un mot au graveur de sceaux et je le forcerais à -dégorger. Tout cela est de l'enfantillage. C'est honteux, cela n'a pas -le sens commun. - ---Suddhoo est un vieil enfant, dit Janoo. Il a logé sur les toits -pendant soixante-dix ans, et il n'a pas plus de raison qu'une chèvre -laitière. S'il vous a amené ici, c'est pour être certain qu'il ne serait -point en contravention avec un règlement quelconque du Sirkar, dont il a -mangé le sel il y a bien des années. Il se prosterne dans la poussière -sur les traces du graveur de cachets, et ce mangeur de vache lui a -défendu d'aller voir son fils. Est-ce que Suddhoo sait quelque chose de -vos lois, pas plus que du paratonnerre? Faut-il que je voie son argent -s'en aller pièce par pièce, sous l'influence de la bête menteuse qui vit -là-dessous? - -Janoo frappa violemment du pied sur le sol, tant elle était colère, -pendant que Suddhoo geignait sous une couverture, dans un coin, et -qu'Azizun essayait de mettre dans la bouche de ce vieil imbécile, le -bout de sa pipe. - -Donc, voici où en est l'affaire. - -Sans m'en douter, je me suis exposé à l'accusation d'avoir, de -complicité avec le graveur de sceaux, tenté d'obtenir de l'argent pour -des motifs chimériques, ce qui est interdit par l'article 420 du code de -l'Inde. - -Je ne puis rien faire pour plusieurs raisons. - -Je ne puis informer la police. - -Quels témoins aurais-je pour confirmer mes dires? - -Janoo refuse tout net. - -Azizun est une femme voilée quelque part aux environs de Bareilly, -perdue dans cette Inde immense qu'est notre domaine. - -Je n'ose pas me faire de moi-même l'exécuteur de la loi, et parler du -graveur de cachets, car j'en suis absolument certain, non seulement -Suddhoo refuserait de me croire, mais encore cette démarche aboutirait à -faire empoisonner Janoo, qui est en quelque sorte, pieds et poings liés -à la discrétion du _bunnia_. - -Suddhoo est un vieux radoteur, et chaque fois que nous nous rencontrons -il me marmotte ma plaisanterie idiote que le Sirkar a des faveurs pour -la magie plutôt que de l'aversion. - -Son fils est remis maintenant, mais Suddhoo est entièrement sous -l'influence du graveur de cachets, dont il prend l'air pour régler -toutes les affaires de sa vie. - -Janoo voit filer entre les mains du graveur de cachets tout l'argent -qu'elle espérait soutirer à Suddhoo et chaque jour la rend plus colère, -plus boudeuse. - -Elle ne dira jamais rien, parce qu'elle n'ose pas. Mais si rien ne -contrarie ses désirs, je crains bien que le graveur de cachets ne meure -du choléra,--sous les espèces de l'arsenic blanc,--vers le milieu de -mai. - -Et c'est ainsi que je me trouverai complice d'un meurtre dans la maison -de Suddhoo. - - - - -SA FEMME LÉGITIME - - _Criez au meurtre au milieu du marché et chacun de se retourner - vers la face anxieuse de son voisin, face qui dit: «Est-ce toi - le meurtrier?» Nous avons pourchassé Caïn, il y a quelques - siècles de cela, à travers le monde. Et c'est de là que nous - vient la peur qu'entretiennent nos propres méfaits de notre - temps même._ - - (MORALITÉS, DE VIBART) - - -Shakespeare parle quelque part de vers, à moins que ce ne soit de géants -ou d'insectes,--qui se retournent quand vous leur marchez dessus trop -brutalement. - -Ce qu'il y a de plus sûr, c'est de ne point mettre le pied sur un ver, -pas même sur le plus humble subalterne arrivé d'Angleterre tout -dernièrement, avec ses boutons à peine sortis du papier de soie, et les -joues encore toutes rouges du boeuf savoureux de l'Angleterre. - -Ici, il s'agit de raconter l'histoire d'un ver qui se retourna. - -Afin d'être bref, nous désignerons Henri-Auguste Ramsay Faizanne par ce -nom de Ver, bien qu'en réalité ce fût un jeune garçon extrêmement -gentil, sans un poil sur la figure, avec une taille de jeune fille, -lorsqu'il fut envoyé au second régiment de Shikarris, où on le rendit -malheureux de diverses manières. - -Les Shikarris sont des régiments de haute volée, et il faut savoir y -faire convenablement les choses, jouer du banjo, être un peu plus que -bon cavalier, être bon chanteur, bon acteur, afin d'y être bien vu. - -Le Ver ne faisait rien qu'une chose: c'était de tomber de son poney et -d'enlever des copeaux aux montants des portes avec son harnais. - -Et même on finit par trouver la chose monotone. - -Il faisait des façons pour jouer au whist. Il crevait le drap des -billards. Il chantait faux, ne se liait guère. Il écrivait au pays, à sa -maman, à ses soeurs. - -Sur ces cinq choses, il y en avait quatre que les Shikarris blâmaient -comme des vices, et qu'ils entreprirent d'extirper. - -Chacun sait comment les sous-officiers sont adoucis par les -sous-officiers leurs collègues, qui ne leur permettent pas de se montrer -féroces. - -Cela est bon, et salutaire, ne fait de mal à personne, à moins qu'on ne -perde patience; alors il y a des ennuis. - -Une fois il était un... - -Mais nous conterons cela un autre jour. - -Les Shikarris _Shikarrifièrent_ le Ver avec persévérance, et il supporta -tout sans sourciller. - -Il était si bon, si désireux de s'instruire; il devenait d'un rouge si -vif qu'on coupa court à son dressage et qu'il fut abandonné à lui-même -par tout le monde, excepté par le doyen des sous-officiers, qui persista -à faire de la vie un lourd fardeau pour le Ver. - -Le doyen des sous-officiers ne voulait pas être méchant, mais ses -blagues étaient grossières, et il ne savait pas toujours s'arrêter où il -fallait. - -On lui avait fait attendre longtemps sa compagnie, et cela vous aigrit -toujours un homme. - -Et en outre, il était amoureux, ce qui le rendait pire. - -Un jour, après avoir emprunté la carriole du Ver pour une dame qui -n'avait jamais existé, il s'en était servi lui-même pendant toute la -soirée, lui avait envoyé un billet qui était censé venir de la dame. - -Comme il contait la chose au mess, le Ver se leva et dit de sa voix -tranquille, féminine: - ---C'était une jolie farce, mais je parie un mois de ma solde, contre -votre premier mois de solde, quand vous aurez votre nomination, de vous -en jouer un, de tour, dont vous vous souviendrez pendant toute votre -vie, et qui se contera encore dans le régiment quand vous serez mort ou -cassé. - -Le Ver n'était pas le moins du monde en colère, et le reste du mess -applaudit à grands cris. - -Alors le sergent doyen regarda le Ver des pieds à la tête, puis de la -tête aux pieds, et dit: - ---C'est entendu, Bébé! - -Le Ver prit le reste du mess à témoin que le pari était engagé, et avec -un doux sourire s'enfonça dans la lecture d'un livre. - -Deux mois se passèrent. - -Le sergent doyen continuait à dresser le Ver, qui commençait à se donner -un peu plus de mouvement à mesure que le temps devenait plus chaud. - -J'ai dit que le sergent doyen était amoureux. - -Ce qu'il y a de curieux, c'est qu'une jeune fille fut amoureuse du -sergent doyen. - -Malgré les propos terribles du colonel, malgré les grognements des -majors, malgré les airs d'inexprimable prudence que prenaient les -capitaines mariés, malgré les blagues des jeunes, les fiançailles -avaient eu lieu. - -Le sergent doyen était si content d'avoir sa compagnie et en même temps -d'être agréé, qu'il en oubliait de tourmenter le Ver. - -La jeune fille était jolie, et elle avait sa fortune indépendante. Elle -ne joue aucun rôle dans la présente histoire. - -Un soir, au commencement de la saison chaude, tout le mess était assis -sur la plate-forme qui se trouvait en avant de sa maison, il n'y -manquait que le Ver, qui était rentré chez lui pour écrire des lettres -au pays. - -La musique avait fini de jouer, mais personne ne songeait à rentrer. - -Il y avait là aussi les femmes des capitaines. - -La folie dépasse toutes limites chez un homme amoureux. - -Le sergent doyen s'était étendu, à n'en plus finir, sur les mérites de -la jeune personne à laquelle il était fiancé, et les dames ronronnaient -d'approbation, pendant que les hommes bâillaient, quand on entendit un -froufrou de robe dans l'obscurité, et une voix lasse et faible se fit -entendre. - ---Où est mon mari? - -Je n'ai pas le moins du monde l'intention de jeter un doute sur la -moralité des Shikarris, mais il est de notoriété publique qu'alors -quatre hommes sursautèrent comme s'ils avaient reçu un coup de fusil. - -Trois d'entre eux étaient mariés. - -Peut-être avaient-ils été terrifiés à la pensée que leurs femmes étaient -arrivées d'Angleterre sans les prévenir. - -Le quatrième dit qu'il avait obéi à une impulsion instantanée. Il donna -plus tard des explications sur ce point. - -Alors la voix appela. - ---Oh! Lionel! - -Lionel était le prénom du sergent doyen. - -Une femme entra dans la pièce faiblement éclairée par les bougies -plantées dans les trous des tables. - -Elle étendait les mains en tâtonnant dans l'obscurité du côté du sergent -doyen, et elle sanglotait. - -Nous nous levâmes soudain, pressentant qu'il allait se passer quelque -chose, et tout disposés aux pires suppositions. - -Dans ce méchant petit univers, qui est le nôtre, chacun en sait si peu -sur la vie de son voisin le plus proche,--ce qui d'ailleurs ne regarde -que ce dernier,--qu'on ne montre aucune surprise quand un éclat se -produit. - -Il peut arriver n'importe quoi dans l'existence de n'importe qui. - -Peut-être que, dans sa jeunesse, le sergent doyen s'était laissé prendre -au piège. - -Il y a comme cela des hommes qui traînent un boulet de ce genre. - -Nous ne savions pas, nous étions pressés de savoir, et les femmes des -capitaines l'étaient autant que nous. - -S'il avait été pris au piège, il était excusable, car cette femme aux -chaussures poudreuses, au costume de voyage gris, qui arrivait de je ne -sais où, était extrêmement jolie, avec ses cheveux noirs, et ses grands -yeux pleins de larmes. - -Elle était grande, avec une tournure fine, et sa voix avait un -tremblement de sanglots qui faisait peine à entendre. - -Dès que parut le sergent doyen, elle lui jeta les bras autour du cou, -l'appela «Mon chéri». Elle dit qu'elle ne pouvait plus supporter de -rester seule en Angleterre à l'attendre, qu'elle ne recevait de lui que -des lettres courtes et froides, qu'elle le suivrait jusqu'au bout du -monde... Est-ce qu'il lui pardonnerait? - -Ces propos-là n'étaient pas exactement ceux qu'eût tenus une vraie lady: -ils étaient trop démonstratifs. - -Les choses tournaient au noir. - -Les femmes des capitaines, les yeux à demi clos, épiaient le sergent -doyen, et la figure du colonel se rembrunissait: on eût dit le Jugement -dernier encadré d'une barbe grise tout hérissée. - -Pendant un temps, ce fut un silence complet. - -Alors le colonel prit la parole, très brièvement. - ---Eh bien, Monsieur? - -Et les sanglots de la femme redoublèrent. - -Le sergent doyen était à moitié étranglé par les bras qui lui -enserraient le cou, mais il parvint à dire: - ---C'est un affreux mensonge. Jamais de ma vie je n'ai été marié. - ---Ne jurez pas, dit le colonel, venez au mess. Il faut tirer cette -affaire au clair. - -Et il soupira en aparté, car il croyait à ses Shikarris, ce bon colonel. - -On s'empila dans l'antichambre, sous la pleine lumière, et alors nous -vîmes combien la femme était belle. - -Elle se tenait debout, au milieu de nous, tantôt la voix coupée par les -pleurs, tantôt prenant l'air dur et fier, et aussitôt après tendant les -mains vers le sergent doyen. - -On eût dit le quatrième acte d'une tragédie. - -Elle nous raconta que le sergent doyen l'avait épousée dix-huit mois -auparavant pendant un congé qu'il avait passé en Angleterre. Elle -paraissait savoir sur lui tout ce que nous savions, et plus encore, sur -la famille du sergent, sur sa vie d'autrefois. - -Il était pâle, d'une pâleur cendrée. Il faisait de temps en temps un -effort pour arrêter ce torrent de paroles. - -Quant à nous, en la voyant si charmante, et remarquant combien il avait -l'air en faute, nous le regardions comme un animal de la pire espèce. - -Toutefois nous en étions un peu fâchés pour lui. - -Je n'oublierai jamais l'acte d'accusation porté contre le sergent doyen -par sa femme. - -Lui non plus ne l'oubliera pas. - -Cela s'était produit si brusquement, cela avait surgi des ténèbres d'une -façon si inattendue, au milieu de notre monotone existence. - -Les femmes des capitaines s'effacèrent un peu, mais elles avaient des -lueurs dans les yeux et on y lisait clairement que le sergent doyen -était jugé et condamné. - -Le colonel semblait avoir vieilli de cinq ans. - -Un des majors, s'abritant les yeux avec la main, dévisageait la femme, -de dessous cet abri. - -Un autre mordait sa moustache et souriait tranquillement, comme s'il -assistait à une représentation. - -Au milieu de l'espace libre qui se trouvait au centre, le terrier du -sergent doyen faisait la chasse à ses puces. - -Je me rappelle tout cela aussi nettement que si j'en avais une -photographie à la main. Je me rappelle l'expression d'horreur qui se -trouvait sur la figure du sergent doyen. - -Cela faisait à peu près le même effet que de voir pendre un homme; -c'était même plus intéressant. - -Pour en finir, sa femme déclara que le sergent doyen avait les initiales -F. M. tatouées deux fois sur l'épaule gauche. - -Cela nous le savions tous, et dans notre naïveté, nous étions convaincus -que la question était tranchée par cette preuve-là. - -Mais un des majors célibataires dit très poliment: - ---Je crois cependant que votre certificat de mariage ferait mieux -l'affaire. - -Cela piqua la femme au vif. - -Elle se dressa, regarda le sergent doyen d'un air narquois, comme elle -eût regardé un chien, et elle tint des propos insolents envers le major, -le colonel, et tout le monde. - -Puis elle pleura, et enfin tira de son corsage un papier, et dit, de -l'air d'une impératrice: - ---Le voilà! Et que ce soit mon mari--mon mari légitime qui le lise tout -haut,--s'il en a l'audace. - -Un silence se fit. - -Les hommes échangèrent des regards. - -Le sergent doyen s'avança l'air ahuri, le pas incertain, et prit le -papier. - -Tout en regardant avec stupéfaction, nous nous demandions s'il n'allait -pas sortir de là quelque chose qui tournerait contre nous un jour ou -l'autre. - -Le sergent doyen avait la gorge sèche, mais quand il eut parcouru le -papier, il eut comme un gloussement rauque de soulagement, et dit à la -femme: - ---Petite canaille! - -Mais la femme s'était esquivée par une porte, et sur le papier était -écrit ce qui suit: - -«Ceci a pour but de certifier que moi, le Ver, j'ai payé intégralement -ma dette au sergent doyen, et en outre, que le sergent doyen est mon -débiteur, d'après la convention conclue le 23 février, ainsi que le mess -en a été témoin, et que sa dette se monte à un mois de solde de -capitaine, payable en monnaie ayant cours dans l'Empire indien.» - -Alors une députation se rendit chez le Ver, et le trouva bien -tranquille, occupé à délacer un corset; le chapeau, la perruque, et le -costume de serge, et le reste sur le lit. - -Il revint avec nous tel qu'il était, et les Shikarris poussèrent de tels -cris, que le mess des artilleurs envoya demander si on ne pourrait pas -les admettre à prendre part à la fête. - -Je suis d'avis que nous fûmes tous, à l'exception du colonel et du -sergent doyen, quelque peu désappointés de voir que le scandale avait -avorté. Mais c'est ainsi qu'est faite la nature humaine. - -Il n'y avait pas moyen de mettre en doute le talent du Ver comme acteur: -il avait poussé la chose aussi près d'un affreux et tragique dénouement, -que le comportait ce genre de facétie. - -La plupart des sous-officiers le mirent à la question afin de savoir -pourquoi il n'avait pas dit qu'il était très fort comme acteur, mais il -répondit tranquillement: - ---Je ne me souviens pas que vous me l'ayez jamais demandé. J'avais -l'habitude de jouer des pièces à la maison avec mes soeurs. - -Mais des pièces jouées avec des jeunes filles... cela n'était pas assez -pour expliquer le talent dont le Ver avait fait preuve ce soir-là. - -Pour mon compte, je trouve que c'était de mauvais goût. Et en outre -c'était dangereux. Il ne sert de rien de jouer avec le feu, même pour -faire des farces. - -Les Shikarris l'élurent président du club dramatique du régiment, et -quand le sergent doyen paya sa dette, ce qu'il fit sans se faire prier, -le Ver dépensa tout l'argent à acheter des décors et des costumes. - -C'était un bon Ver et les Shikarris sont fiers de lui. - -Le seul inconvénient de la chose, c'est qu'on lui ait donné le nom de -«Mistress Sergent Doyen», et comme il y a maintenant deux mistress -Sergent Doyen dans la garnison, les étrangers s'y trompent quelquefois. - -Plus tard, je vous conterai un fait qui ressemble un peu à celui-là, -mais où il ne reste rien du côté plaisant, et où tout se passa d'une -façon fâcheuse. - - -FIN - - -IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE - -PRINTED IN GREAT BRITAIN - - - - - COLLECTION NELSON. - - _Chefs-d'oeuvre de la littérature._ - - Chaque volume contient de 250 à 550 pages. - - Format commode. - Impression en caractères très lisibles sur papier de luxe. - Illustrations hors texte. - Reliure aussi solide qu'élégante. - - Deux volumes par mois. - - - - -NELSON, ÉDITEURS, - -189, rue Saint-Jacques, Paris. - - - - - -End of Project Gutenberg's Simples Contes des Collines, by Rudyard Kipling - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SIMPLES CONTES DES COLLINES *** - -***** This file should be named 62207-8.txt or 62207-8.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/2/2/0/62207/ - -Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed -Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by the -Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at -http://gallica.bnf.fr) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms of -the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Simples Contes des Collines - -Author: Rudyard Kipling - -Translator: Albert Savine - -Release Date: May 23, 2020 [EBook #62207] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SIMPLES CONTES DES COLLINES *** - - - - -Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed -Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by the -Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at -http://gallica.bnf.fr) - - - - - - -</pre> - -<h1 class="i">Simples Contes<br /> -<span class="small">des</span><br /> -Collines</h1> - -<p class="c i">Par<br /> -<span class="large">Rudyard Kipling</span><br /> -(Traduit de l'anglais par Albert Savine)</p> - -<p class="c gap i">Paris<br /> -Nelson, Éditeurs<br /> -<span class="roman">189</span>, <span class="small">rue Saint-Jacques</span><br /> -<span class="xsmall">Londres, Édimbourg et New-York</span></p> - -<div class="break"></div> - -<div class="c"><img src="images/illu.jpg" alt="[Illustration]" /></div> -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em i">A MON AMI<br /> -<span class="large">THÉODORE CHÈZE</span></p> - -<p class="sign i">En bon souvenir.</p> - -<p class="sign2 i">A. S.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak i">TABLE</h2> - - -<table summary=""> -<tr><td> </td> <td class="num small">Pages</td></tr> -<tr> -<td class="drap"><i>Rudyard Kipling et les «Simples Contes des Collines»</i></td> -<td class="num"><a href="#ch0">9</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><i>Trois et… un Extra</i></td> -<td class="num"><a href="#ch1">15</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><i>Lancé à l'Aventure</i></td> -<td class="num"><a href="#ch2">27</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><i>Le Saïs de Miss Youghal</i></td> -<td class="num"><a href="#ch3">49</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><i>Unie à un Incroyant</i></td> -<td class="num"><a href="#ch4">65</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><i>Aurore trompeuse</i></td> -<td class="num"><a href="#ch5">77</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><i>Le Sauvetage de Pluffles</i></td> -<td class="num"><a href="#ch6">99</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><i>Les Flèches de Cupidon</i></td> -<td class="num"><a href="#ch7">113</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><i>Sa Chance dans la Vie</i></td> -<td class="num"><a href="#ch8">125</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><i>Montres de Nuit</i></td> -<td class="num"><a href="#ch9">139</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><i>L'Autre</i></td> -<td class="num"><a href="#ch10">153</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><i>Conséquences</i></td> -<td class="num"><a href="#ch11">163</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><i>La Conversion d'Aurélien Mac Goggin</i></td> -<td class="num"><a href="#ch12">177</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><i>Les trois Mousquetaires</i></td> -<td class="num"><a href="#ch13">191</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><i>Un Destructeur de Germes</i></td> -<td class="num"><a href="#ch14">207</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><i>Enlevé</i></td> -<td class="num"><a href="#ch15">221</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><i>L'Arrestation du Lieutenant Létourdi</i></td> -<td class="num"><a href="#ch16">235</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><i>Dans la Maison de Suddhoo</i></td> -<td class="num"><a href="#ch17">249</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><i>Sa Femme légitime</i></td> -<td class="num"><a href="#ch18">269</a></td> -</tr> -</table> -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch0">PRÉFACE</h2> - - -<p>Quand Rudyard Kipling, en 1888, publia à -Calcutta la première édition des <i>Simples Contes -des Collines</i>, il n'avait que vingt-quatre ans -et son bagage littéraire se composait d'un seul -livre, les <i lang="en" xml:lang="en">Departmental Ditties</i> (<i>Chansons administratives</i>), -vers de circonstances et de société, -qui avaient fait bien augurer de son avenir -littéraire.</p> - -<p>Né à Bombay en 1864, il était, comme on le -sait, le fils de John Lockwood Kipling, directeur -de l'école des Beaux-Arts de Lahore. Il avait été -élevé en Angleterre dans le Devon du Nord et -n'était revenu que six ans avant dans les Indes -où il s'était associé, à titre de directeur-adjoint -à la rédaction de la <i lang="en" xml:lang="en">Lahore civil and military -Gazette</i> dont il fut un moment le correspondant -et le représentant à Rajpaitana.</p> - -<p>On se souvient encore à Simla du compte-rendu -en vers qu'il inséra dans son journal lors -de l'ouverture du <span lang="en" xml:lang="en">Gaiety-Theatre</span>.</p> - -<p>On n'y a pas oublié le comique du jeu de miss -Kipling, sa sœur, interprétant chez lady Roberts -le rôle de la nourrice de <i>Lucie de Lammermoor</i>, -mais au frère on n'a pas pardonné Mrs Hauksbee, -Mrs Reiver et d'autres de ses portraits trop -exacts qui abondent dans les <i>Simples Contes</i>.</p> - -<p>A peu près ignorée chez nous, la station de -Simla est l'une des villes des Indes anglaises les -plus célèbres de l'autre côté de la Manche.</p> - -<p>Édouard Buck a décrit, il y a deux ou trois -ans, les vicissitudes de la fortune de Simla dans -le passé et dans le présent.</p> - -<p>Tout son district, les Collines, contreforts des -Himalayas, est un cordon de sanatoria, véritable -prise de possession par la civilisation européenne -des montagnes qui dominent la plaine semée des -ruines des temples resplendissants de l'ancienne -civilisation hindoue.</p> - -<p>Simla s'élève au point le plus pittoresque de ce -paysage enchanteur. Capitale d'été et sanatorium -le plus réputé, ce sont les séjours des vice-rois -des Indes et de leur cortège de fonctionnaires -qui ont fait la fortune de cette station.</p> - -<p>Buck reproduit dans son ouvrage, d'après un -dessin du temps, le Kennedy-House, origine du -Simla actuel. C'était un banal cottage anglais, -comme en bâtissent aujourd'hui par milliers pour -deux cent cinquante à trois cents livres sterling les -compagnies de constructions à bon marché qui -exploitent la banlieue londonienne. A l'unique -châlet de 1819, avaient succédé soixante maisons -quand Jacquemont visita Simla. En 1881, il y en -avait onze cent quarante et une et la population -stable, la population hivernale, s'élevait à 13,200 -habitants.</p> - -<p>Les paysages de Simla étaient depuis longtemps -célèbres avant même que le capitaine J.-P. Thomas -fît graver un album des principaux sites de la -région. L'automne y est superbe, et la saison des -pluies seule s'y montre impitoyable<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Kipling a décrit ces orages dans deux contes: <i>Aurore Trompeuse</i> -et <i>La Conversion d'Aurélien Mac Goggin</i>.</p> -</div> -<p>L'été, on menait une vie très joyeuse à Simla. -On s'amusait beaucoup et le Delhi Sketch Book -n'avait pas oublié d'illustrer d'un crayon malicieux -le conseil salutaire: «N'allez jamais trop -vite aux tournants de Jakko»; Jakko, c'était, -alors comme aujourd'hui, la grand'route qui -contourne en bas de côte la montagne aux flancs -boisés de déodoras, de cèdres, de chênes et de -rhododendrons. Les tournants en sont un peu -brusques et les couples de cavaliers grisés par les -émotions du site, de la course, et des doux entretiens -risquaient des surprises compromettantes, -surtout dans un milieu désœuvré, jaseur et -soupçonneux.</p> - -<p>Le cadre des <i>Simples Contes</i> n'est pas très -vaste, ont dit certains.</p> - -<p>Oui, si l'on peut marquer des frontières à cette -chose sans limites, le cœur humain.</p> - -<p>C'était le monde anglo-indien, ce milieu de -fonctionnaires nantis de riches appointements -et de grasses sinécures qu'envient tous les jeunes -fils d'Albion.</p> - -<p>Jusque-là ce monde n'avait eu pour le peindre -qu'une littérature floue et sans vie. Rudyard -Kipling lui donnait le verbe.</p> - -<p>Le monde anglo-indien se reconnut. Ce fut un -scandale et un succès très grands.</p> - -<p>Ceux qui se jugeaient malmenés parce que telle -allusion pouvait évoquer leurs noms dans la -pensée de leurs amis auraient préféré à coup sûr -que Kipling se fût uniquement borné à des -peintures de mœurs indigènes ou à des mises en -scène de troupiers. Aussi il fallait les entendre -regretter telle nouvelle, sans intérêt à leur gré, et -célébrer le merveilleux talent déployé dans <i>Les -trois Mousquetaires</i> ou <i>Dans la Maison de Suddhoo</i>.</p> - -<p>La critique finit par s'en mêler.</p> - -<p>Elle compara Kipling à Lever, ce qui était -vraiment beaucoup d'honneur pour le vieil écrivain -irlandais<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a> et à Bret-Harte qu'elle lui préférait -comme portraitiste féminin, ce qui est -d'ailleurs fort juste, comme en jugeront bientôt -les lecteurs de <i>Maruja</i>, mais elle ne se préoccupa -guère de savoir si Kipling s'est soucié de faire -des portraits.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Les troupiers des romans de Lever sont d'heureuses créations -qui ne pâlissent en effet pas trop à côté des soldats de Kipling.</p> -</div> -<p>Et en réalité il n'en avait point fait, pas plus -qu'il ne s'était attardé à mettre en scène les -hommes et les femmes des Collines avec leurs -longues pipes en bois et leurs bizarres attitudes.</p> - -<p>Kipling n'avait pas écrit un livre à clé, besogne -plus ou moins facile de photographe. Il avait agi -en artiste et en créateur; la crème de la crème -de l'Angleterre asiatique ne lui avait fourni que -le mouvement général et la couleur de son œuvre, -et voilà pourquoi elle peut nous intéresser, nous -Français du <small>XX</small><sup>e</sup> siècle, à qui ne pourraient plaire -la caricature ou la photographie du <span lang="en" xml:lang="en">high-life</span> du -Simla d'il y a vingt ans.</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Albert Savine</span></p> - -<p class="ind small">Janvier 1906</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch1">TROIS ET… UN EXTRA</h2> - -<blockquote class="epi"> - -<p><i>Quand les nœuds coulants au -cou et aux jambes ont glissé, ce -n'est pas avec des bâtons qu'il faut -entrer en chasse mais avec la -provende.</i></p> - -<p class="attr">(<span class="sc">Proverbe du Punjab</span>)</p> - -</blockquote> - -<p>Après le mariage, il se produit une réaction, -tantôt forte, tantôt faible, mais il s'en -produit une tôt ou tard, et il faut que chacun -des conjoints suive la marée, s'il désire que le -reste de la vie se passe au gré du courant.</p> - -<p>Dans le cas des Cusack-Bremmil, cette réaction -ne se produisit que la troisième année après le -mariage.</p> - -<p>Bremmil était difficile à mener, même quand -tout marchait pour le mieux, mais ce fut un mari -parfait jusqu'à ce que le petit enfant mourut et -que mistress Bremmil se couvrit de noir, maigrit, -et s'endeuilla comme si le fond de l'univers s'était -dessoudé.</p> - -<p>Peut-être Bremmil eût-il dû la consoler. Il -essaya, je crois, de le faire, mais, plus il prodiguait -les consolations à mistress Bremmil, plus -elle se désolait, et par conséquent plus Bremmil -se sentait malheureux.</p> - -<p>Le fait est qu'ils avaient besoin d'un tonique. -Et ils l'eurent.</p> - -<p>Mistress Bremmil peut en rire aujourd'hui, -mais à cette époque-là la chose n'avait rien de -risible pour elle.</p> - -<p>Voyez-vous, mistress Hauksbee apparut à -l'horizon, et partout où elle paraissait, il y avait -des chances d'orage. A Simla, on l'avait surnommée -le pétrel des tempêtes.</p> - -<p>A ma connaissance, elle avait mérité cinq fois -cette désignation.</p> - -<p>C'était une petite femme brune, mince, décharnée -même, avec de grands yeux mobiles, -nuancés en bleu de violette, et les manières les -plus douces du monde.</p> - -<p>Il vous suffisait de prononcer son nom aux thés -de l'après-midi pour que chacune des femmes -qui se trouvaient présentes se redressât et déclarât -que cette personne-là n'était point… une -bénédiction.</p> - -<p>Elle était intelligente, spirituelle, brillante, à -un degré qu'atteignent rarement ses pareilles, -mais elle était possédée par nombre de diables -malicieux et méchants.</p> - -<p>Elle était pourtant capable de gentillesse à -l'occasion, même envers son propre sexe.</p> - -<p>Mais cela, c'est toute une autre histoire.</p> - -<p>Bremmil prit le large après la mort de l'enfant -et le découragement complet qui en fut la suite, -et mistress Hauksbee lui passa ses chaînes au cou.</p> - -<p>Il ne lui plaisait aucunement de cacher ses -prisonniers.</p> - -<p>Elle l'enchaîna publiquement, elle s'arrangea -en sorte que le public le vît.</p> - -<p>Bremmil faisait des promenades à cheval avec -elle, des promenades à pied avec elle; il s'entretenait -en tête-à-tête avec elle; il déjeunait sur l'herbe -avec elle; il goûtait avec elle chez Peliti, si bien -qu'à la fin les gens froncèrent le sourcil et s'en -scandalisèrent.</p> - -<p>Mistress Bremmil restait chez elle, tournant et -retournant les vêtements de l'enfant défunt et -pleurant sur le berceau vide. Elle était indifférente -à tout le reste.</p> - -<p>Mais quelques dames de ses amies, sept ou huit, -très bonnes, pleines d'excellentes intentions, lui -expliquèrent la situation bien en détail, de peur -qu'elle n'en appréciât point tout le charme.</p> - -<p>Mistress Bremmil les laissa dire tranquillement -et les remercia de leurs bons offices.</p> - -<p>Elle n'était pas aussi futée que mistress Hauksbee, -mais elle n'était point une sotte.</p> - -<p>Elle n'en fit qu'à sa tête. Elle ne dit pas un mot -à Bremmil de ce qu'elle avait appris.</p> - -<p>Cela vaut la peine d'être remarqué.</p> - -<p>Parler à un mari, ou lui faire une scène de -larmes, n'a jamais abouti à rien de bon.</p> - -<p>Aux rares heures où Bremmil était à la maison, -il se montrait plus affectueux que de coutume, -et cela laissait voir son jeu. Il se contraignait à -ces démonstrations, en partie pour apaiser sa -propre conscience, en partie pour adoucir mistress -Bremmil. Des deux côtés, il ne réussissait point.</p> - -<p>Alors l'aide de camp de service reçut de Leurs -Excellences lord et lady Lytton l'ordre d'inviter -Mr et Mistress Cusack-Bremmil à Peterhoff pour -le 26 juillet, à neuf heures et demie du soir. Au -coin de l'invitation, à gauche, était inscrite cette -mention: «On dansera.»</p> - -<p>—Je n'irai pas, dit mistress Bremmil, il y a -trop peu de temps que cette pauvre petite Florie… -Mais il ne faut pas que cela vous retienne, Tom.</p> - -<p>Elle disait bien ce qu'elle voulait dire alors.</p> - -<p>Bremmil déclara qu'il se contenterait d'y faire -une courte apparition. Sur ce point il disait ce -qui n'était point, et mistress Bremmil le savait.</p> - -<p>Elle devinait—une intuition de femme est -toujours bien plus exacte qu'une certitude -d'homme—qu'il avait eu, dès le premier moment, -l'intention d'y aller, et cela avec mistress Hauksbee.</p> - -<p>Elle se mit à réfléchir.</p> - -<p>Le résultat de ses réflexions fut que le souvenir -d'un enfant mort n'a pas le prix de l'affection -d'un mari vivant.</p> - -<p>Elle fit son plan et joua le tout pour le tout.</p> - -<p>En cette heure-là, elle comprit qu'elle connaissait -à fond Tom Bremmil et elle agit d'après -cette conviction.</p> - -<p>—Tom, dit-elle, je dînerai chez les Longmore -le soir du 26. Vous ferez mieux de dîner au -Club.</p> - -<p>Cela dispensa Bremmil de chercher une excuse -pour s'esquiver et dîner avec mistress Hauksbee. -Aussi lui en sut-il bon gré et se sentit-il à la fois -mesquin et petit, ce qui lui fut salutaire.</p> - -<p>Bremmil sortit vers cinq heures pour faire une -promenade à cheval.</p> - -<p>Vers cinq heures et demie du soir, une grande -malle couverte en cuir arriva de chez Phelps -pour mistress Bremmil.</p> - -<p>C'était une femme qui savait s'habiller. Elle -n'avait point passé une semaine à dessiner cette -toilette, et à la faire piquer, pincer, retoucher, -arranger, rucher, et que sais-je encore, tout cela -pour rien.</p> - -<p>C'était une toilette magnifique de demi-deuil. -Je ne saurais la décrire, mais c'était ce que le -journal <i lang="en" xml:lang="en">The Queen</i> appelle une création, une -chose qui vous tape tout droit entre les yeux et -vous rend tout ébahi.</p> - -<p>Elle n'avait pas beaucoup le cœur à ce qu'elle -était en train de faire, mais un coup d'œil donné -dans sa psyché lui donna la satisfaction de savoir -qu'elle n'avait jamais été mieux en sa vie.</p> - -<p>C'était une grande blonde, et quand elle le -voulait, elle avait un port superbe.</p> - -<p>Après le dîner chez les Longmore, elle se rendit -au bal un peu tard, et y rencontra Bremmil, qui -donnait le bras à mistress Hauksbee.</p> - -<p>Cette vue fit affluer le sang à ses joues et comme -les hommes s'empressaient autour d'elle pour -l'inviter à danser, elle était vraiment magnifiquement -belle. Elle inscrivit un engagement pour -toutes les danses, excepté trois, qu'elle laissa en -blanc sur son carnet.</p> - -<p>Mistress Hauksbee surprit un coup d'œil qu'elle -lui lançait, et elle comprit que c'était la guerre—une -véritable guerre entre elles deux.</p> - -<p>Elle entrait en lutte handicapée, car elle s'était -montrée un peu trop exigeante, pas beaucoup, -très peu, mais enfin un peu trop, avec Bremmil, -et il commençait à juger cela mauvais.</p> - -<p>En outre, il n'avait jamais trouvé sa femme si -charmante.</p> - -<p>Il la contemplait béatement du seuil des portes, -la foudroyait de ses gros yeux quand elle passait -devant lui avec ses cavaliers, et plus il la regardait, -plus il était pris.</p> - -<p>Il ne pouvait se persuader que c'était bien la -même femme aux yeux rouges, à la robe d'étoffe -noire qui pleurait dans ses œufs à la coque à -déjeuner.</p> - -<p>Mistress Hauksbee fit de son mieux pour le -piquer au jeu, mais, après deux danses, il traversa -le salon pour aller retrouver sa femme et l'inviter.</p> - -<p>—Je crains bien que vous ne veniez trop tard, -<i>Monsieur</i> Bremmil, lui dit-elle en clignant des -yeux.</p> - -<p>Alors il la pria de lui accorder une danse, et -elle lui fit la grande faveur de lui réserver la -cinquième valse.</p> - -<p>Ils la dansèrent ensemble, ce qui produisit un -petit brouhaha dans la salle.</p> - -<p>Bremmil se doutait un peu que sa femme savait -danser, mais il n'aurait jamais cru qu'elle dansait -ainsi, divinement.</p> - -<p>La valse finie, il en demanda une autre—comme -une faveur, non comme un droit—et mistress -Bremmil lui dit:</p> - -<p>—Montrez-moi votre programme, mon cher.</p> - -<p>Il le lui tendit, comme un écolier désobéissant -livre à un maître les pâtisseries défendues. Il y -avait çà et là bon nombre d'<i>H</i>, sans parler d'une -<i>H</i> au souper.</p> - -<p>Mistress Bremmil ne dit rien, mais elle sourit -avec dédain. Elle raya de son crayon les numéros -7 et 9 réservés à des <i>H</i>, et rendit la carte avec -son nom écrit au-dessus, un petit nom d'amitié, -dont elle et son mari se servaient seuls.</p> - -<p>Puis elle le menaça du doigt, et en riant:</p> - -<p>—Ah! sot que vous êtes, petit sot! fit-elle.</p> - -<p>Mistress Hauksbee entendit cela, et—ainsi -qu'elle en convint—elle sentit qu'elle avait le -dessous.</p> - -<p>Bremmil accepta avec reconnaissance les numéros -7 et 9.</p> - -<p>Ils dansèrent le numéro 7 et passèrent le numéro -9 sous une des petites tentes. Ce que dit Bremmil -et ce que fit mistress Bremmil ne regarde personne.</p> - -<p>Quand l'orchestre attaqua: «<i>Le Roastbeef d'Old -England</i>», tous deux sortirent sur la vérandah et -Bremmil se mit en quête d'un dandy<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a> pour sa -femme (c'était avant le règne du rickshaw<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>), -pendant qu'elle était au vestiaire.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Pousse-pousse hindou.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> La jinrikisha japonaise.</p> -</div> -<p>Mistress Hauksbee parut et lui dit:</p> - -<p>—Monsieur Bremmil, vous me conduirez à -table pour le souper, je pense?</p> - -<p>Bremmil rougit et eut l'air tout décontenancé:</p> - -<p>—Ah! Hum! fit-il, je rentre à la maison avec -ma femme; je crois qu'il y a eu un petit malentendu.</p> - -<p>Étant homme, il parlait comme si mistress -Hauksbee en était uniquement responsable.</p> - -<p>Mistress Bremmil sortit du vestiaire enveloppée -d'une sortie de bal en cygne qui formait «nuage» -blanc autour de sa tête.</p> - -<p>Elle semblait radieuse, et elle en avait bien le -droit.</p> - -<p>Le couple disparut dans l'obscurité.</p> - -<p>Bremmil à cheval serrait de très près le dandy.</p> - -<p>Alors mistress Hauksbee, qui avait l'air un peu -fanée et vannée à la lumière des lampes, me dit:</p> - -<p>—Vous pouvez m'en croire; la femme la plus -sotte peut mener un homme intelligent; mais il -faut qu'une femme soit bien adroite pour mener -un imbécile.</p> - -<p>Et sur ce propos, nous allâmes souper.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch2">LANCÉ A L'AVENTURE</h2> - -<blockquote class="epi"> - -<p><i>Et quelques-uns boudent, pendant -que d'autres veulent plonger. -(Voyons, tenez ferme! Restez donc -tranquille, vous!) Quelques-uns -de vous doivent se montrer doux, -et d'autres doivent porter des coups. -(Là, là! Voyons? qui est-ce qui -vous parle de vous tuer?) Quelques-uns,—il -y a du déchet dans -toute profession,—auront le -cœur brisé avant de recevoir la -mort et d'être domptés, et se démèneront -comme des diables sous -la morsure de la corde serrée, et -mourront fous de rage muette -dans la cour du manège.</i></p> - -<p class="attr">(<span class="sc">Chœur dans l'Enclos-Toolungala</span>)</p> - -</blockquote> - -<p>Élever un jeune garçon «dans du coton», -comme disent les familles, n'est point prudent, -si le garçon doit se lancer dans le monde -et y jouer des coudes. A moins d'être une exception -extrêmement rare, il lui faudra certainement -subir bien des crises possibles à éviter, et -chose fort probable, endurer d'atroces souffrances -simplement par ignorance des proportions réelles -des choses.</p> - -<p>Laissez un petit chien manger le savon dans la -salle de bain ou ronger une botte qui vient d'être -cirée. Il continue à en mâcher, à en ronger jusqu'au -jour où il s'aperçoit que le cirage et le savon -de Windsor d'Old Brown le rendent très malade. -De là il conclut que le savon et les bottes ne valent -rien pour la santé.</p> - -<p>Le vieux chien de la maison lui apprendra -bientôt qu'il est imprudent de mordre les oreilles -des vieux chiens.</p> - -<p>Étant jeune, il garde la mémoire de cet enseignement -et, âgé de six mois, il part à travers le monde, -en petite bête bien élevée, dont l'appétit est -discipliné.</p> - -<p>S'il avait été tenu à distance des bottes, du -savon et des oreilles des gros chiens, puis parvenu -au terme de sa croissance, avec toute sa dentition, -s'il se trouvait brusquement en contact avec -cette redoutable trinité, jugez s'il serait cruellement -malade, et s'il recevrait des rossées.</p> - -<p>Appliquez ces principes au système de l'éducation -«dans du coton», et voyez ce qui en résulte.</p> - -<p>Cela ne sonne pas bien à l'oreille, mais de deux -maux c'est le moindre.</p> - -<p>Il y avait une fois un petit garçon qui avait -été élevé selon le système du «coton»; ce système -lui coûta la vie.</p> - -<p>Il avait passé toutes ses journées avec sa famille, -depuis l'heure de sa naissance jusqu'à celle où il -alla à Sandhurst se classer presque en tête de -liste. Il avait été admirablement formé par un -précepteur particulier dans tous les exercices au -moyen desquels on gagne des bons points, et il -avait encore le mérite spécial de «n'avoir jamais -causé une heure d'inquiétude à sa famille».</p> - -<p>Ce qu'il apprit à Sandhurst en dehors de la -routine ordinaire ne vaut pas qu'on en parle. Il -regarda autour de lui, et trouva, si l'on peut -s'exprimer ainsi, très bon goût au savon et au -cirage. Il en tâta un peu, et quitta Sandhurst la -tête moins haute qu'il n'y était entré. Alors il y -eut une pause, et une scène avec sa famille, qui -attendait beaucoup de lui. Puis ce fut un an de -vie «loin des souillures du monde» dans un bataillon -du dépôt de troisième classe, où tous les jeunes -étaient des enfants, tous les anciens, de vieilles -femmes. Enfin il partit pour l'Inde, où il se vit -privé du soutien de ses parents, et n'eut, en temps -de difficultés, d'autre personne sur qui il pût -compter, que lui-même.</p> - -<p>Or l'Inde est, par-dessus tout, le pays où il ne -faut pas prendre les choses trop au sérieux, sauf -quand il s'agit du soleil de midi.</p> - -<p>Un travail exagéré, une énergie trop grande -tuent un homme aussi sûrement que les excès -du vice ou ceux de la boisson. Quant au flirt, il -n'importe guère: tout le monde ne doit-il pas un -jour ou l'autre être déplacé; dès lors <i>vous</i> ou <i>elle</i> -quitterez la station, et n'y reviendrez jamais.</p> - -<p>Le travail bien fait ne tire pas non plus à conséquence, -parce qu'on mesure un homme d'après -ce qu'il peut faire le plus mal, et que s'il faisait -mieux, ce serait en général un autre qui en aurait -tout l'avantage. Mal travailler n'importe guère, -parce que d'autres font plus mal encore et que -l'Inde est plus encombrée d'incapables que tout -autre pays.</p> - -<p>Les amusements n'ont aucune importance, parce -qu'ils recommencent aussitôt après que vous les -avez terminés, et que la plupart du temps, s'amuser -signifie essayer de gagner l'argent d'autrui.</p> - -<p>La maladie n'a aucune importance, parce qu'elle -est pain quotidien, et que si vous mourez, un -autre prend votre place dans les huit heures -qui s'écoulent entre votre mort et votre enterrement.</p> - -<p>Rien n'a d'importance que les congés à passer -au pays, et les soldes sur le pied d'activité, parce -que les uns et les autres sont rares.</p> - -<p>C'est le pays de la négligence, le pays <i>Koucha</i>, -où tout le monde travaille avec des outils imparfaits. -Le parti le plus sage est de ne prendre au -sérieux ni personnes, ni choses, et de s'en évader, -aussitôt qu'on peut, dans un endroit où l'amusement -est un amusement et où il vaille la peine de -se faire une réputation.</p> - -<p>Mais ce Jeune Garçon,—l'histoire est aussi -vieille que les collines,—ainsi expatrié, prit tout -au sérieux.</p> - -<p>Il était gentil; il fut choyé.</p> - -<p>Il prit au sérieux ces gâteries, et se fit bien du -mauvais sang pour des femmes qui ne méritaient -pas qu'on sellât un poney pour aller leur rendre -visite.</p> - -<p>Il trouva beaucoup de charme à la libre vie -qu'il goûtait dans l'Inde pour la première fois. -Elle paraît attrayante dans le commencement, à -celui qui juge les choses en officier subalterne,—ne -voit que poneys, camarades de jeu, danses, et -le reste. Il en tâta comme les petits chiens goûtent -au savon: seulement il en goûta sur le tard et alors -que sa dentition était complète.</p> - -<p>Il n'eut pas l'instinct de l'équilibre, tout comme -le petit chien, et ne put comprendre pourquoi il -n'était pas traité avec autant d'égards que sous le -toit paternel.</p> - -<p>Cela heurtait ses sentiments.</p> - -<p>Il se prit de querelle avec d'autres garçons, -et étant sensible jusqu'à la moelle, il garda rancune -de ces querelles, il se piqua au jeu.</p> - -<p>Il trouva du plaisir au whist, aux gymkhanas, -et aux autres choses de cette sorte, inventées pour -se distraire après les heures de travail, mais il -les prit aussi au sérieux, tout comme il l'avait -fait pour prendre le panache, après boire.</p> - -<p>Le whist et les gymkhanas lui firent perdre de -l'argent parce que tout cela était nouveau pour lui.</p> - -<p>Il prit au sérieux ses pertes, et mit tout autant -d'énergie et d'application à une course dont l'enjeu -était deux mohurs d'or<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a> sur des poneys <i>ekka</i> -débutants, aux crinières tressées, que s'il se fût -agi du Derby. Cela était dû moitié à l'inexpérience—de -même que le petit chien se querelle avec le -coin de carpette du foyer—et moitié à l'étourdissement -que lui causait le passage d'une vie tranquille, -au grand jour et au mouvement d'une vie -plus animée. Personne ne lui parla du savon et -du cirage, parce que la plupart des hommes tient -pour certain qu'un homme d'intelligence moyenne -s'en défie suffisamment. Il était vraiment pénible -de voir le Jeune Garçon s'en aller par morceaux à -chaque heurt, comme un poulain trop tenu en -main, qui tombe et se couronne quand il échappe -au valet d'écurie.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Roupies.</p> -</div> -<p>Cette licence sans frein dans les amusements -qui ne valent pas la peine qu'on sorte des rangs -pour y goûter, et à plus forte raison qu'on y -coure en bousculant tout le monde, dura six -mois c'est-à-dire tout le temps de la saison -froide.</p> - -<p>Alors nous pûmes croire que la chaleur, la conscience -d'avoir perdu son argent et estropié ses -chevaux calmeraient le Jeune Garçon, et qu'il -prendrait de l'aplomb.</p> - -<p>C'est ce qui fût arrivé dans quatre-vingt-dix-neuf -cas sur cent. Vous voyez cela se produire -dans toutes les stations de l'Inde.</p> - -<p>Mais ce cas particulier fut une exception parce -que le Jeune Garçon était sensible, et prenait les -choses au sérieux, ainsi que j'ai dû déjà le répéter -au moins sept fois.</p> - -<p>Certes, nous ne saurions dire quelle impression -ses excès faisaient sur lui-même. Ils n'avaient rien -qui fût de nature à briser le cœur, rien qui dépassât -la moyenne.</p> - -<p>Il pouvait être financièrement ficelé pour toute -sa vie; il pouvait avoir besoin de quelques soins. -Un jour de chaleur aurait brûlé le souvenir de ses -exploits. Un prêteur aurait pu l'aider à se remettre -à flot et à sortir des ennuis d'argent. Mais il dut -se placer à un point de vue tout différent, et se -croire ruiné sans aucun espoir de relèvement.</p> - -<p>Son colonel l'admonesta sévèrement quand le -temps froid fut passé.</p> - -<p>Cela le rendit plus malheureux que jamais, et -pourtant le colonel lui avait «lavé la tête» comme -à tout le monde, sans plus.</p> - -<p>Ce qui se passa ensuite est un exemple curieux -de la façon dont nous tenons les uns aux autres, -et sommes rendus responsables des actes d'autrui.</p> - -<p>La chose qui fit brutalement entrer la poutre -dans l'esprit du Jeune Garçon, ce fut une remarque -d'une femme pendant qu'il causait avec elle.</p> - -<p>Il ne servirait de rien de la reproduire, car c'était -une cruelle petite phrase, décochée avant qu'elle -y eût songé, et qui le fit rougir jusqu'à la racine -des cheveux.</p> - -<p>Il la garda sur le cœur pendant trois jours; puis -il demanda deux jours de congé pour aller chasser -aux environs d'une résidence de villégiature de -l'ingénieur du canal, à environ trente milles de là.</p> - -<p>Il obtint son congé, et ce soir-là, au mess, il fut -plus bruyant, plus encombrant que jamais. Il dit -qu'il allait tirer «le gros gibier» et partit à dix -heures et demie dans une <i>ekka</i><a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> Voiture légère indigène.</p> -</div> -<p>La perdrix,—unique gibier qui se rencontrait -aux abords de la villégiature en question,—n'était -pas du gros gibier, de sorte que tout le monde riait -de sa gasconnade.</p> - -<p>Le lendemain, un des majors rentra de congé, -et apprit que le Jeune Garçon était parti «pour -tirer du gros gibier».</p> - -<p>Le major s'intéressait quelque peu au Jeune -Garçon et avait fait quelques tentatives pour -l'enrayer au temps froid. Le major fit les gros -yeux, quand il apprit l'expédition, et il se rendit -dans les chambres du Jeune Garçon, et y fureta.</p> - -<p>Au bout d'un instant, il sortit et me rencontra -au moment où je quittais le jeu au mess.</p> - -<p>Il n'y avait personne dans le vestibule.</p> - -<p>—Le Jeune Garçon est parti à la chasse, me -dit-il. Est-ce qu'on peut tuer des <i>tétur</i><a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a> avec un -revolver et un encrier?</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> Des perdrix.</p> -</div> -<p>—C'est absurde, major, répondis-je, car je -voyais ce qu'il avait dans l'esprit.</p> - -<p>—Absurde ou non, reprit-il, je vais au canal -maintenant, tout de suite. Je me sens inquiet.</p> - -<p>Il réfléchit une minute et reprit:</p> - -<p>—Savez-vous mentir?</p> - -<p>—Vous vous en doutez un peu. C'est mon métier.</p> - -<p>—Très bien, conclut le major. Alors vous allez -partir avec moi, maintenant… tout de suite, dans -une <i>ekka</i> du côté du canal, pour tirer le daim noir. -Allez vite endosser votre shikar-kit<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>, vite… et -revenez avec un fusil.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> Costume de chasse.</p> -</div> -<p>Le major était un maître homme, et je savais -qu'il ne donnait pas d'ordres sans motif.</p> - -<p>Aussi j'obéis.</p> - -<p>A mon retour je trouvai le major installé dans -une <i>ekka</i>, des étuis à fusil et des vivres suspendus -dans les filets, tout prêt pour une excursion de -chasse.</p> - -<p>Il renvoya le conducteur et se chargea de conduire -lui-même. Nous cahotâmes, sans nous presser, -tant qu'on fut dans la station, mais dès que nous -eûmes atteint la route poussiéreuse qui traversait -la plaine, il fit voler le poney.</p> - -<p>Un animal du pays peut faire n'importe quoi en -cas d'urgence. Nous couvrîmes nos trente milles en -trois heures, mais la pauvre bête était presque morte.</p> - -<p>Une fois, je dis:</p> - -<p>—Mais, major, pourquoi cette hâte vertigineuse?</p> - -<p>Il répliqua d'un ton calme:</p> - -<p>—Le Jeune Garçon est seul, en tête à tête avec -lui-même depuis… une, deux… cinq… quatorze -heures, maintenant. Je vous le répète, je ne suis -pas tranquille.</p> - -<p>Cette inquiétude me gagna, et moi aussi je me -mis à fouetter le poney.</p> - -<p>Quand nous arrivâmes à la maison des champs -de l'ingénieur du canal, le major héla le domestique -du Jeune Garçon, mais sans obtenir de -réponse. Alors nous approchâmes, et nous appelâmes -le Jeune Garçon par son nom.</p> - -<p>Toujours pas de réponse.</p> - -<p>—Oh! il est parti à la chasse, fis-je.</p> - -<p>Juste alors, je vis par une des fenêtres une -petite lampe de jardin qui brûlait.</p> - -<p>Il était quatre heures de l'après-midi.</p> - -<p>Tous deux nous nous arrêtâmes court sous la -vérandah, retenant notre souffle pour ne pas -perdre le moindre bruit, et nous entendîmes dans -l'intérieur de la pièce les <i>brr-brr-brr</i> d'une multitude -de mouches.</p> - -<p>Le major ne dit mot, mais il enleva son casque, -et nous entrâmes.</p> - -<p>Le Jeune Garçon gisait sur le <i>cadre</i> au milieu -de la chambre nue et badigeonnée à la chaux. Le -coup de revolver lui avait fracassé la tête. Les -étuis des fusils n'étaient pas ouverts, le matériel -de campement pas déployé et sur la table se trouvait -le buvard du Jeune Garçon, avec des photographies. -Il était allé très loin pour mourir, comme -un rat empoisonné.</p> - -<p>Le major murmura tout doucement:</p> - -<p>—Pauvre garçon! pauvre, pauvre diable!</p> - -<p>Puis il se détourna du lit:</p> - -<p>—J'ai besoin de votre aide dans cette affaire, -me dit-il.</p> - -<p>Comme je voyais que le Jeune Garçon s'était -suicidé, je me doutais fort bien de quelle sorte -d'aide il s'agissait, de sorte que je m'installai devant -la table, allumai un cigare, et me mis à fouiller -dans le buvard, pendant que le major regardait -par-dessus mon épaule et répétait à part lui:</p> - -<p>—Nous sommes arrivés trop tard… comme un -rat dans un trou… Pauvre diable! pauvre diable!</p> - -<p>Le Jeune Garçon avait dû passer la moitié de -la nuit à écrire à sa famille, à son colonel, à une -jeune fille de son pays, et aussitôt qu'il avait fini -d'écrire, il s'était fait sauter la cervelle, car il était -mort depuis longtemps quand nous étions arrivés.</p> - -<p>Je lus tout ce qu'il avait écrit, et à mesure que -j'avais fini une feuille, je la faisais passer au major.</p> - -<p>Nous vîmes, d'après son récit, combien il avait -pris au sérieux toutes sortes de choses. Il y était -question d'«un déshonneur qu'il n'était pas capable -de supporter», «d'une honte ineffaçable, d'une -folie criminelle», «d'une vie gaspillée», etc.</p> - -<p>Puis c'étaient des choses particulières qu'il disait -à son père, à sa mère; ça n'en finissait pas; c'est -trop sacré pour qu'on l'imprime.</p> - -<p>La lettre à la jeune fille de son pays était le -morceau le plus touchant.</p> - -<p>En la lisant, j'eus la gorge serrée. Le major ne -fit nul effort pour rester les yeux secs.</p> - -<p>Cela m'inspira du respect pour lui.</p> - -<p>Il lut, il se balança de côté et d'autre, il pleura -comme une femme, simplement, sans chercher à -s'en cacher.</p> - -<p>Les lettres étaient bien terribles, bien désespérées, -bien touchantes. Nous oubliâmes toutes -les sottises du Jeune Garçon, et nous ne pensâmes -plus qu'à la pauvre chose qui gisait sur le <i>cadre</i> -et aux feuilles couvertes d'écriture que nous avions -dans les mains. Il était absolument impossible de -laisser des lettres comme celles-là arriver à leur -adresse. Elles auraient brisé le cœur de son père, -et auraient tué sa mère en tuant la foi qu'elle avait -en son fils.</p> - -<p>Enfin, le major sécha ses yeux, toujours franchement, -et dit:</p> - -<p>—Voilà des choses bien commodes à jeter à -la tête d'une famille anglaise! Qu'allons-nous -faire?</p> - -<p>Sachant pourquoi le major m'avait emmené, je -répondis:</p> - -<p>—Le Jeune Garçon est mort du choléra. -Nous étions ici à ses derniers moments. Nous -ne nous en tirerons pas par des demi-mesures… -Allons-y.</p> - -<p>Alors commença une des scènes les plus terriblement -comiques auxquelles il me soit arrivé de -prendre part.</p> - -<p>Il s'agissait de fabriquer un gros mensonge par -écrit, confirmé par des preuves, pour consoler les -parents que le Jeune Garçon avait au pays.</p> - -<p>Je commençai par rédiger un brouillon, où le -major semait çà et là des indications, tout en -rassemblant les pages écrites par le Jeune Garçon -et les brûlant dans l'âtre.</p> - -<p>Ce fut par une soirée chaude et tranquille que -nous nous mîmes à l'œuvre, et la lampe brûlait -très mal.</p> - -<p>En y mettant le temps, je bâtis un canevas -satisfaisant, où je déclarais que le Jeune Garçon -était un modèle de toutes les vertus, chéri du régiment, -et promettant à tous les points de vue de -faire brillamment son chemin, et ainsi de suite; -et je disais comme quoi nous l'avions soigné -pendant sa maladie—ce n'était pas l'heure des -petits mensonges, vous comprenez,—et comme -quoi il était mort sans souffrance.</p> - -<p>J'avais la gorge serrée pendant que j'écrivais -ces choses-là, et que je pensais aux pauvres -parents qui les liraient. Puis je me mis à rire de -l'allure grotesque que prenait l'affaire… et le -major dit que nous avions besoin de boire quelque -chose.</p> - -<p>Je n'ose dire la quantité de whiskey que nous -bûmes, avant que la lettre fût finie. Ce whiskey -ne nous produisit pas le moindre effet. Puis nous -prîmes la montre, le médaillon et les bagues du -Jeune Garçon.</p> - -<p>Enfin le major dit:</p> - -<p>—Il faut que nous envoyions une mèche de -cheveux. C'est une chose à laquelle tient une -femme.</p> - -<p>Mais il nous fut impossible de couper une -mèche de cheveux qui pût être envoyée. Le -Jeune Garçon avait les cheveux noirs: heureusement -le major les avait noirs, lui aussi. Je coupai -avec un canif une mèche des cheveux du major -au-dessus de la tempe, et je la mis dans le paquet -que nous fîmes.</p> - -<p>Les éclats de rire et la sensation d'étranglement -me reprirent, et je fus forcé de m'arrêter. -Le major n'était guère plus maître de lui-même, -et nous savions qu'il nous restait la partie la plus -terrible de la besogne.</p> - -<p>Nous mîmes sous enveloppe le paquet: photographies, -médaillon, anneau et boucle de cheveux, -et nous cachetâmes avec la cire à cacheter et le -cachet du Jeune Garçon.</p> - -<p>Alors le major dit:</p> - -<p>—Grand Dieu, allons dehors—hors de cette -chambre—et réfléchissons.</p> - -<p>Nous sortîmes, pour nous promener une heure -sur les bords du canal, manger et boire ce que -nous avions apporté, jusqu'à ce que la lune se -levât.</p> - -<p>Je sais maintenant au juste quelles sont les -sensations d'un assassin.</p> - -<p>Finalement, avec un grand effort nous parvînmes -à rentrer dans la chambre où se trouvait -l'autre chose avec la lampe, et nous nous -mîmes à la besogne qui nous restait à accomplir.</p> - -<p>Je ne veux rien écrire à ce sujet: ce fut trop -horrible.</p> - -<p>Nous brûlâmes la literie et jetâmes les cendres -dans le canal, nous enlevâmes les nattes de la -pièce pour les traiter de la même façon.</p> - -<p>Je me rendis à un village et j'empruntai deux -grandes pioches,—car je ne voulais pas recourir -à l'aide des paysans,—tandis que le major se -chargeait… du reste.</p> - -<p>Il nous fallut quatre heures de travail acharné -pour creuser la fosse.</p> - -<p>Tout en travaillant, nous discutâmes sur le -point de savoir si nous ferions bien de dire tout -ce qui nous restait de l'office des morts dans la -mémoire. Nous arrangeâmes la chose en récitant -l'Oraison dominicale et y ajoutant une prière -personnelle qui n'avait rien de rituel pour le repos -de l'âme du Jeune Garçon.</p> - -<p>Ensuite nous comblâmes la fosse, et nous -allâmes sous la vérandah, pas dans la maison, -nous livrer au sommeil.</p> - -<p>Nous étions à demi morts de fatigue.</p> - -<p>Quand nous nous réveillâmes, le major dit -gravement:</p> - -<p>—Nous ne pouvons pas nous en retourner -avant demain. Il faut que nous lui laissions le -temps de mourir. Il est mort ce matin, de très -bonne heure, souvenez-vous-en. Cela aura l'air -plus naturel.</p> - -<p>Donc le major était resté éveillé toute la nuit, -à réfléchir.</p> - -<p>Il dit:</p> - -<p>—Pourquoi n'avons-nous pas rapporté le -corps aux cantonnements?</p> - -<p>Le major réfléchit une minute.</p> - -<p>—C'est parce que les paysans auront pris -la fuite, dès qu'ils ont entendu parler de choléra. -En outre l'<i>ekka</i> nous a lâchés.</p> - -<p>Cela, c'était littéralement vrai. Nous avions -entièrement oublié le poney de l'<i>ekka</i>, et il était -retourné à son écurie.</p> - -<p>Nous passâmes donc seuls cette longue journée -de chaleur étouffante dans la maison de repos -du canal, à examiner et retoucher notre histoire -de la mort du Jeune Garçon, pour en voir les -points faibles.</p> - -<p>Un indigène parut dans l'après-midi, mais -nous dîmes qu'un Sahib était mort du choléra, -et il se sauva.</p> - -<p>Quand vint l'obscurité, le major me raconta -toutes ses craintes au sujet du Jeune Garçon, -puis des histoires de suicides accomplis ou près -de l'être, à faire dresser les cheveux.</p> - -<p>Il dit qu'il était jadis descendu, tout comme -le Jeune Garçon, dans cette vallée de l'ombre, -quand il était jeune et arrivé depuis peu en ce -pays, qu'il comprenait bien comment les idées -s'étaient livré bataille dans la tête bouleversée -du Jeune Garçon. Il dit aussi comment les néophytes, -dans leurs moments de repentir, croient -leurs péchés bien plus graves, bien plus difficiles -à effacer qu'ils ne le sont en réalité.</p> - -<p>Nous causâmes pendant toute la soirée, et -nous répétâmes l'histoire de la mort du Jeune -Garçon.</p> - -<p>Dès que la lune fut levée, et que le Jeune Garçon -<i>fut enseveli</i> conformément à notre version, nous -nous mîmes en route à travers champs pour regagner -la station.</p> - -<p>Nous marchâmes de huit heures du soir à six -heures du matin, mais bien que nous fussions -rompus de fatigue, nous ne manquâmes pas de -nous rendre dans le logement du Jeune Garçon -et de remettre dans l'étui le revolver, avec le -nombre réglementaire de cartouches. Et nous -replaçâmes aussi sur la table sa papeterie portative.</p> - -<p>Nous allâmes trouver le colonel pour lui annoncer -ce décès, éprouvant de plus en plus les sensations -des assassins. Puis, nous allâmes nous coucher, -et nous dormîmes pendant tout un tour de cadran, -car nous étions réellement à bout de force.</p> - -<p>Le conte trouva créance aussi longtemps -qu'il le fallait, car quinze jours plus tard tout -le monde avait oublié le Jeune Garçon et ce qui -le concernait.</p> - -<p>Néanmoins, il se trouva bien des gens qui eurent -le temps de dire que le major s'était scandaleusement -conduit en ne rapportant pas le corps pour -des funérailles régimentaires.</p> - -<p>Dans tout cela, ce qu'il y eut de plus triste, -ce fut la lettre que la mère du Jeune Garçon nous -écrivit au major et à moi, avec de grandes taches, -qui avaient délayé l'encre, semées sur le papier. -Elle nous écrivait les choses les plus reconnaissantes -possibles au sujet de notre grande bonté, -et de l'obligation qu'elle nous aurait toute sa vie.</p> - -<p>Toutes choses considérées, elle nous devait -bien quelque chose, mais non point au sens où -elle l'entendait.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch3">LE SAÏS DE MISS YOUGHAL</h2> - -<blockquote class="epi"> - -<p><i>Quand homme et femme s'entendent, -que peut faire le Kazi?</i></p> - -<p class="attr">(<span class="sc">Proverbe mahométan</span>)</p> - -</blockquote> - -<p>Certaines gens disent qu'il n'y a pas de -roman dans l'Inde.</p> - -<p>Ces gens-là se trompent.</p> - -<p>Nos existences contiennent du roman autant -qu'il nous en faut. Parfois davantage.</p> - -<p>Strickland faisait partie du corps de police, -et personne ne le comprenait. Aussi disait-on -que c'était une étrange sorte d'homme et s'écartait-on -de lui.</p> - -<p>Strickland ne pouvait se prendre de cela qu'à -lui-même.</p> - -<p>Il professait cette théorie extraordinaire que -dans l'Inde un policeman doit en savoir sur les -indigènes autant qu'en savent ceux-ci. Or, dans -toute l'étendue de l'Inde supérieure, il n'y a -qu'<i>un</i> homme qui puisse à son gré se faire prendre -pour un Hindou ou un Mahométan, pour un <i>chamar</i> -ou un <i>fakir</i>. Il est un objet de crainte et de respect -pour les indigènes depuis le Ghor Kathri jusqu'au -Jamma Musjid. Il passe pour posséder le pouvoir -de se rendre invisible, et de faire exécuter ses -ordres par un grand nombre de diables. Mais -cela lui a-t-il valu quelque faveur du gouvernement? -Pas le moins du monde. Il n'a jamais -obtenu le poste de Simla, et son nom est presque -inconnu des Européens.</p> - -<p>Strickland eut la sottise de prendre cet homme -pour modèle. Se conformant à son absurde théorie, -il pataugea dans des endroits peu parfumés où -nul homme qui se respecte ne songerait à porter -ses explorations, et tout cela en pleine fripouille indigène. -Il se fit à lui-même une éducation qui prit -sept ans, et il n'en fut pas plus apprécié pour cela.</p> - -<p>Il partait continuellement en <i>fantee</i> au milieu -des indigènes, ce qui naturellement n'inspire aucune -confiance à un homme qui a son bon sens.</p> - -<p>Il fut bientôt initié au Sat Bhai, à Allahabad, -où il était en congé. Il apprit le chant du lézard -des Sansis, ainsi que la danse du Hálli-Hukk, qui -est un cancan religieux de l'espèce la plus étonnante. -Quand un homme a appris à danser le -Hálli-Hukk, et qu'il sait comment, quand, et en -quel endroit cela se danse, il sait quelque chose -dont il a le droit d'être fier. Il a pénétré le caractère -hindou plus avant que la peau.</p> - -<p>Mais Strickland n'est point fier, bien qu'une fois, -à Jagadhri, il ait aidé à peindre le taureau de la -mort, chose qu'un Anglais n'oserait jamais regarder. -Il a appris à fond l'argot des voleurs et des <i>chángars</i>. -Il a pris à lui seul un voleur de chevaux d'Eusufzai -près d'Attock. Il s'est tenu debout sous la chaire -d'une mosquée de la frontière, et a présidé à -l'office comme l'eût fait un mollah sunnite.</p> - -<p>Son tour de force le plus extraordinaire, ce -fut de passer onze jours chez un fakir, dans les -jardins de Baba-Atal, à Amritsar, et d'y réunir -les fils qui devaient conduire à découvrir l'assassin -dans la grande affaire de Nasiban. Mais on se dit, -non sans raison: «Pourquoi donc Strickland ne -reste-t-il pas dans son bureau, à rédiger son journal, -à faire des recrues, et ne se tient-il pas tranquille -au lieu de démontrer l'incapacité de ses supérieurs?» -Aussi l'affaire du meurtre de Nasiban -ne lui valut-elle point une bonne note au département?</p> - -<p>Mais après sa première crise de rage, il en -revint à sa manie naturelle de mettre le nez dans -la manière de vivre des indigènes.</p> - -<p>Disons en passant, que quand un homme -prend goût à cet amusement, cela lui reste pour -toute sa vie. C'est la chose la plus attrayante du -monde, sans même excepter l'amour.</p> - -<p>De même que les autres hommes demandaient -dix jours de congé qu'ils passent sur les collines, -Strickland demandait une permission pour ce -qu'il appelait un shikar (une chasse). Il revêtait -le déguisement qui lui semblait approprié à la -circonstance, s'enfonçait dans la multitude des -peaux brunes, et y disparaissait quelque temps.</p> - -<p>C'était un homme encore jeune, d'allure tranquille, -de teint foncé, maigre, avec des yeux -noirs, un très agréable compagnon quand il ne -pensait point à autre chose. C'était un régal -que d'entendre Strickland parler de la civilisation -des indigènes telle qu'il l'avait vue.</p> - -<p>Les indigènes haïssaient Strickland, mais ils -avaient peur de lui.</p> - -<p>Il en savait trop long.</p> - -<p>Quand les Youghal arrivèrent à la station, -Strickland,—avec l'extrême gravité qu'il -mettait en toutes choses—devint amoureux -de miss Youghal, et elle s'éprit de lui, au bout -de quelque temps, parce qu'il demeurait pour -elle une énigme.</p> - -<p>Alors Strickland fit sa demande aux parents, -mais mistress Youghal répondit qu'elle n'entendait -point marier sa fille dans l'administration la plus -mal payée de l'empire. Le vieux Youghal ajouta -en propres termes que les façons de Strickland -ne lui inspiraient aucune confiance et qu'il lui -serait bien obligé de ne plus parler ni écrire à -sa fille.</p> - -<p>—Très bien! dit Strickland, car il n'entendait -point faire de son amour un lourd fardeau.</p> - -<p>Il eut un long entretien avec miss Youghal.</p> - -<p>Après quoi il n'ouvrit plus la bouche à ce -sujet.</p> - -<p>En avril, les Youghal se rendaient à Simla.</p> - -<p>En juillet, Strickland se fit donner un congé -de trois mois pour «affaires personnelles urgentes». -Il ferma sa maison, bien que pas un -indigène ne se fût pour rien au monde hasardé -à porter la main sur ce qui appartenait à «Sahib -Estrekin» et alla voir un de ses amis, un vieux -teinturier à Tarn Taran.</p> - -<p>Là on perdit toute trace de lui, jusqu'au jour -où un <i>saïs</i>, me rencontrant sur la diligence de -Simla, me remit l'extraordinaire billet que voici.</p> - -<blockquote> -<p class="ind">«Mon cher vieux,</p> - -<p>«Veuillez remettre au porteur une boîte de -cigares, de préférence des Supérieurs numéro 1. -C'est au Club qu'on a les plus frais. Je les paierai -dès que je reparaîtrai, mais pour le moment -je suis en dehors de la société.</p> - -<p class="sign">«Bien à vous. <span class="sc">E. Strickland</span>.»</p> -</blockquote> - -<p>J'en commandai deux boîtes, que je remis au -<i>saïs</i> avec mes compliments.</p> - -<p>Ce <i>saïs</i> là, c'était Strickland, et il était au -service du vieux Youghal, qui avait fait de lui -le palefrenier du cheval arabe de miss Youghal. -Le pauvre garçon souffrait d'être privé de la -fumée anglaise, et savait que, quoi qu'il arrivât, -je ne laisserais pas échapper un mot, jusqu'au -dénouement de l'affaire.</p> - -<p>Un peu plus tard, miss Youghal, qui était -enthousiaste de ses domestiques, se mit à parler -dans toutes les maisons où elle allait de son -<i>saïs</i> modèle—l'homme qui trouvait tous les -matins le temps de se lever de bonne heure pour -cueillir des fleurs à mettre sur la table au déjeuner, -et qui cirait—au sens littéral—les -sabots de son cheval comme l'eût fait un cocher -anglais.</p> - -<p>Le factotum de l'arabe de miss Youghal était -une merveille, un charme. Dulloo,—c'est-à-dire -Strickland, trouvait sa récompense dans les jolies -choses que lui disait miss Youghal lorsqu'elle -allait se promener à cheval. Ses parents étaient -enchantés de voir qu'elle avait renoncé à son sot -caprice pour le jeune Strickland. Ils disaient qu'elle -était une bonne fille.</p> - -<p>Strickland proclame que les deux mois qu'il -passa dans la domesticité furent la plus sévère -discipline mentale qu'il eût jamais reçue.</p> - -<p>Sans compter ce petit détail que la femme -d'un <i>saïs</i> de ses collègues fut férue d'amour pour -lui, et tenta de l'empoisonner avec de l'arsenic -parce qu'il ne voulait rien savoir d'elle, il lui -fallut s'exercer à garder son calme lorsque miss -Youghal allait faire une excursion à cheval en -compagnie d'un homme qui cherchait à lui faire -la cour, et qu'il était forcé de trotter derrière, -portant la couverture et ne perdant pas un mot.</p> - -<p>Il lui fallait encore garder son sang-froid quand -il était interpellé en argot sous le porche du -«Benmore» par un policeman, et particulièrement -quand il était injurié par un Naik qu'il avait -recruté au village d'Isser Jang, ou chose pire encore -quand un jeune subalterne le qualifiait de -cochon pour ne s'être pas assez hâté de lui faire -place.</p> - -<p>Mais ce genre de vie avait ses compensations. -Il lui permettait d'étudier à fond les mœurs et -les voleries des <i>saïs</i>; et il y en avait assez, disait-il, -pour faire condamner la moitié de la population -<i>chamar</i> du Punjab, s'il avait été de service. Il -devint un des gros joueurs au jeu des osselets, -auquel s'adonnent tous les <i>jhampánis</i><a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a> et un grand -nombre de <i>saïs</i> pendant qu'ils attendent, les soirs, -à la porte de la maison du gouvernement ou du -théâtre de la Gaîté. Il apprit à fumer du tabac -composé aux trois quarts de bouse de vache, et -il profita de l'expérience du Jemadar grisonnant -qui était le doyen des <i>saïs</i> du gouvernement, et -dont les paroles ont du prix.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> Porteurs de palanquin.</p> -</div> -<p>Il vit bien des choses qui l'amusèrent, et il -déclare, sur l'honneur, que nul ne saurait avoir -une idée exacte de ce que c'est que Simla, s'il -ne l'a point regardée du même point de vue que -les <i>saïs</i>. Il dit aussi que s'il se décidait à écrire -tout ce qu'il a vu, il y a bien des endroits où on -lui casserait la tête.</p> - -<p>La description que fait Strickland de ses souffrances -pendant les nuits humides, pendant qu'il -entendait la musique et voyait les lumières au -«Benmore», que les pieds lui démangeaient de -l'envie de valser, et qu'il avait la tête emmitouflée -d'une couverture de cheval, est assez amusante.</p> - -<p>Un jour ou l'autre, Strickland écrira un petit -livre sur ses aventures. Ce livre vaudra la peine -d'être acheté, et même celle d'être supprimé.</p> - -<p>Ainsi donc, il servit fidèlement, comme Jacob -servit pour Rachel, et son congé touchait à son -terme quand l'explosion eut lieu.</p> - -<p>Il avait réellement fait de son mieux pour -garder son sang-froid en entendant les flirtations -dont j'ai parlé, mais à la fin il éclata.</p> - -<p>Un vieux général très distingué emmena miss -Youghal faire une promenade à cheval et commença -cette sorte de flirtation genre: «Vous -n'êtes qu'une gamine» qu'il est si difficile à une -femme d'esquiver avec quelque adresse, et qu'il -est si exaspérant d'entendre.</p> - -<p>Miss Youghal tremblait de peur aux propos -qu'il lui tenait à la portée de l'oreille de son -saïs.</p> - -<p>Dulloo-Strickland supporta cela aussi longtemps -qu'il put. Alors il empoigna la bride du cheval -du général, et s'exprimant le plus aisément -du monde en anglais, il l'invita à vider la place, -sinon il le jetait par-dessus le fossé.</p> - -<p>L'instant d'après, miss Youghal pleurait, et -Strickland vit qu'il avait compromis sans remède -son entreprise et que tout était fini.</p> - -<p>Le général eut presque une crise, quand miss -Youghal lui raconta en entrecoupant son récit -de sanglots l'histoire du déguisement et de ses -fiançailles en dépit de ses parents.</p> - -<p>Strickland pesta, et furieusement, contre lui-même, -et plus encore contre le général pour lui -avoir forcé la main. Il ne disait mot, mais il tirait -sur la bride du cheval et se préparait à lui administrer -une raclée pour se donner une force de satisfaction.</p> - -<p>Mais quand le général eut parfaitement compris -de quoi il s'agissait, quand il sut qui était -Strickland, il pouffa à perdre haleine, se tordant -sur sa selle, et il riait tellement qu'il fut sur le -point d'en tomber. Strickland, disait-il, méritait -la croix de Victoria, rien que pour avoir porté -la couverture comme <i>saïs</i>.</p> - -<p>Tantôt il s'adressa et à lui-même des gros mots, -et disait qu'il méritait certainement une raclée, -mais qu'il était trop vieux pour la recevoir de -Strickland. Tantôt il faisait à miss Youghal des -compliments sur son amoureux.</p> - -<p>Le côté scandaleux de l'affaire ne lui apparut -pas, car c'était un bon vieux fort gentil, et il avait -un faible pour les flirts.</p> - -<p>Puis il repartit d'un éclat de rire, et déclara -que le père Youghal était un sot.</p> - -<p>Strickland lâcha la bride au cheval, et insinua -au général qu'il ferait mieux de lui venir en aide, -puisqu'il prenait la chose ainsi. Strickland connaissait -le faible de Youghal pour les gens -qui ont des titres, et qui accumulent beaucoup -d'abréviations honorifiques à la suite de leur -nom, et qui occupent de hautes situations officielles.</p> - -<p>—Ceci ressemble assez à un lever de rideau, dit -le général, mais n'importe, je m'en mêlerai pour -vous faire un succès, ne fût-ce que pour échapper -à la terrible rossée que j'ai méritée. Retournez -à la maison, monsieur le policeman-saïs, habillez-vous -convenablement, et je prendrai d'assaut -Youghal. Miss Youghal, puis-je vous demander -de rentrer au petit trot, et d'attendre?</p> - -<p>Environ sept minutes plus tard, il y avait au -Club, un énorme tohu-bohu.</p> - -<p>Un saïs, avec sa couverture, et sa corde autour -de la tête demandait à tous ceux qu'il connaissait:</p> - -<p>—Au nom du ciel, prêtez-moi des habits convenables.</p> - -<p>Comme on ne le reconnaissait pas, il y eut quelques -scènes d'un genre tout nouveau, avant que -Strickland pût obtenir un bain chaud, avec de -la soude, une chemise de l'un, un pantalon d'un -autre, et ainsi de suite.</p> - -<p>Il partit au galop, emportant sur soi la moitié -de la garde-robe du Club, monté sur un poney qui -lui était absolument inconnu, pour se rendre chez -le vieux Youghal.</p> - -<p>Le général, dans son uniforme rouge de drap fin, -l'y avait précédé.</p> - -<p>Qu'avait dit le général à Youghal, Strickland ne -le sut jamais, mais Youghal reçut Strickland avec -une civilité modérée, et mistress Youghal, touchée -du dévouement qu'avait montré le faux Dulloo, -fut extrêmement bonne.</p> - -<p>Le général rayonnait et se frottait les mains.</p> - -<p>Miss Youghal entra, et avant même que le -père Youghal sût bien où il était, le consentement -leur avait été arraché et Strickland se -mettait en route pour le bureau du télégraphe, -accompagné de miss Youghal, pour se faire expédier -ses effets.</p> - -<p>Le dernier de ses ennuis, ce fut quand un homme -qui lui était inconnu l'aborda vivement sur le -Mail, et lui réclama un poney volé.</p> - -<p>C'est ainsi que Strickland et miss Youghal finirent -par se marier, à la condition formelle que -Strickland renoncerait à son ancien système, et -s'en tiendrait à la routine, qui rapporte plus -d'argent et vous fait plus vite envoyer à Simla.</p> - -<p>Strickland était trop épris de sa femme pour -enfreindre son vœu, mais ce fut pour lui par la -suite une pénible épreuve, car les rues et les bazars, -et les paroles qui s'y échangeaient, étaient pleins -d'indications pour Strickland, tout cela l'invitait -à faire une fugue, à reprendre ses pérégrinations -et ses découvertes.</p> - -<p>Un de ces jours, je vous apprendrai comment -il manqua à sa promesse pour tirer un ami d'embarras. -Mais il y a longtemps de cela, et maintenant -il est presque entièrement perdu pour ce -qu'il appelait la <i>chasse</i>. Il a oublié l'argot, la langue -des mendiants, les marques, les signaux, la direction -des courants de fond, qu'un homme doit -réapprendre sans cesse, s'il veut demeurer un -maître.</p> - -<p>Mais il remplit ses feuilles statistiques en parfait -administrateur.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch4">UNIE A UN INCROYANT</h2> - -<blockquote class="epi"> - -<p><i>Je meurs pour vous, et vous -mourez pour un autre.</i></p> - -<p class="attr">(<span class="sc">Proverbe du Punjab</span>)</p> - -</blockquote> - -<p>Quand la locomotive de Gravesend s'éloigna -du steamer de la <span lang="en" xml:lang="en">Peninsular and Oriental</span> -pour remorquer le train à la ville, elle emporta bien -des gens en pleurs. Mais aucune de ces personnes -ne pleurait plus abondamment, plus sincèrement -que miss Agnès Laiter.</p> - -<p>Elle avait bien de quoi pleurer, car le seul homme -qu'elle aimât au monde,—le seul qu'elle pût jamais -aimer, à ce qu'elle disait—partait pour l'Inde, et -comme chacun sait, l'Inde est partagée par parties -égales entre la jungle, les tigres, les cobras, le -choléra et les cipayes.</p> - -<p>Phil Garron, appuyé au bastingage du flanc du -steamer, sous la pluie, se sentait aussi fort malheureux, -mais il ne pleurait point.</p> - -<p>On l'envoyait s'occuper de «thé». Qu'était-ce -que ce <i>thé</i>? Il n'en avait pas la moindre idée, -mais il s'imaginait qu'il aurait à monter un cheval -fringant pour parcourir des collines couvertes -d'arbrisseaux à thé, qu'il toucherait pour cela une -solde magnifique, et il savait très bon gré à son -oncle de lui avoir procuré cette niche.</p> - -<p>Il avait sincèrement l'intention de réformer -ses habitudes de laisser-aller et de gaspillage. Il -mettrait tous les ans de côté une grande partie -de son superbe traitement, et au bout d'un temps -très court, il reviendrait épouser Agnès Laiter.</p> - -<p>Phil Garron était resté trois ans à flâner autour -de son amie.</p> - -<p>Comme il n'avait rien à faire, il ne manqua pas -de devenir amoureux.</p> - -<p>Il était fort gentil, mais il manquait de fermeté -dans ses vues, dans ses opinions, dans ses principes, -et bien qu'il n'allât jamais jusqu'à faire vraiment -du mal, ses amis furent très contents quand il -leur dit adieu et qu'il partit pour cette mystérieuse -affaire de <i>thé</i>, dans les environs de Darjeeling. Ils -dirent: «Que Dieu vous bénisse, mon cher garçon, -et qu'on ne vous revoie jamais!»</p> - -<p>Tout au moins c'est là ce qu'on fit entendre -à Phil.</p> - -<p>Au moment du départ, il avait en tête un grand -projet pour prouver qu'il valait plusieurs centaines -de fois plus qu'on ne l'évaluait: il travaillerait -comme un cheval, et il épouserait Agnès Laiter.</p> - -<p>Outre sa bonne tournure, il avait maintes autres -qualités.</p> - -<p>Son seul défaut, c'était d'être faible. Oui il -l'était, si peu que ce fût.</p> - -<p>En fait d'économie, il n'en savait pas plus que -le <i lang="en" xml:lang="en">Morning Sun</i>, et cependant vous n'auriez pu -mettre le doigt sur un article et dire: «En cette -occasion, Phil Garron a fait preuve d'extravagance -et d'étourderie.» Et vous n'auriez point trouvé -en son caractère un seul vice bien défini, mais il -était incomplet, et se laissait pétrir comme du -mastic.</p> - -<p>Agnès Laiter retourna, les yeux rouges, à ses -devoirs d'intérieur,—la famille désapprouvait cet -engagement,—pendant que Phil faisait voile -pour Darjeeling, «port situé sur l'Océan du Bengale» -ainsi que sa mère se plaisait à le dire à ses amis.</p> - -<p>Il était fort bien vu à bord, il lia beaucoup de -relations, ne fit qu'une note de boissons assez -modérée, et envoya de chaque port de relâche -d'énormes lettres à Agnès Laiter.</p> - -<p>Puis il se mit à l'œuvre sur la plantation, située -quelque part entre Darjeeling et Kangra.</p> - -<p>Bien que le salaire et le cheval ne fussent pas -tout à fait ce qu'il avait rêvé, il réussit fort passablement, -et s'accorda beaucoup plus d'éloges qu'il -n'en méritait pour sa persévérance.</p> - -<p>Avec le temps, à mesure qu'il se faisait à son -collier et que la tâche prenait un contour plus -précis à ses yeux, la figure d'Agnès Laiter s'effaçait -de son esprit, et n'y reparaissait que quand il -était de loisir, c'est-à-dire rarement. Il oubliait -tout ce qui concernait la jeune fille pendant une -quinzaine, puis le souvenir revenant tout à coup, -il sursautait comme un écolier qui n'a pas songé à -apprendre sa leçon.</p> - -<p>Elle n'oubliait point Phil, car elle était de cette -sorte de femmes qui n'oublient jamais.</p> - -<p>Seulement, un autre,—un jeune homme qui -eût été un bien meilleur parti,—se présenta à -mistress Laiter.</p> - -<p>La probabilité d'un mariage avec Phil était -aussi lointaine que jamais. Les lettres qu'il écrivait -étaient si peu encourageantes. Puis il y eut de la -part de la famille une certaine pression sur la jeune -fille! Le jeune homme était d'ailleurs un parti -réellement avantageux au point de vue de la -fortune.</p> - -<p>Bref Agnès l'épousa et écrivit à Phil dans les -régions sauvages de Darjeeling une lettre orageuse -comme un cyclone, où elle lui disait que pendant -tout le reste de sa vie, elle n'aurait plus un instant -de bonheur.</p> - -<p>Et la prophétie se réalisa.</p> - -<p>Phil reçut cette lettre et se regarda comme injustement -traité.</p> - -<p>Cela se passait deux ans après son départ; mais -à force de concentrer sa pensée sur Agnès Laiter, -de regarder sa photographie, de se passer une main -caressante sur le dos comme pour se féliciter -d'être un des amants les plus constants qu'il y -ait dans l'histoire, de se monter petit à petit la tête, -il finit réellement par s'imaginer qu'il avait été -traité indignement.</p> - -<p>Il se mit à composer une lettre d'adieu, une de -ces épîtres pathétiques dans le genre «Monde -qui ne finira point. Ainsi soit-il», où il déclarait -qu'il serait fidèle jusque dans l'éternité, que toutes -les femmes se ressemblaient, à peu de chose près, -qu'il cacherait son cœur brisé, etc… mais que si -dans la suite, etc… il pouvait supporter cette -attente, etc… affections restées fidèles au même -objet, etc… elle reviendrait à son premier amour, -etc., tout cela en huit pages d'écriture serrée.</p> - -<p>A un point de vue artistique, c'était un travail -agréable à voir.</p> - -<p>Un Philistin ordinaire cependant—au fait de -ce qu'éprouvait réellement Phil, et non point de -ce qu'il croyait éprouver à mesure qu'il écrivait,—eût -déclaré que c'était là l'élucubration plate, -égoïste, d'un être parfaitement plat, égoïste et -faible. Mais un tel verdict eût été injuste.</p> - -<p>Phil affranchit sa lettre et éprouva, pendant au -moins deux jours et demi, tout ce qu'il avait décrit.</p> - -<p>Ce fut la dernière lueur avant l'extinction totale -de la lumière.</p> - -<p>Cette lettre rendit Agnès Laiter très malheureuse. -Elle pleura, elle l'enferma dans son bureau pour -ne plus la voir, et elle devint mistress N'importe qui -pour complaire à sa famille.</p> - -<p>N'est-ce pas le premier devoir de toute jeune -fille chrétienne?</p> - -<p>Phil reprit sa besogne.</p> - -<p>Il ne songeait plus à sa lettre que comme un -artiste songe à une esquisse finement parachevée.</p> - -<p>Ses habitudes n'étaient point mauvaises, mais -elles n'étaient pas absolument bonnes jusqu'au -jour où elles le mirent en présence de Dunmaya, -fille d'un Radjpoute qui avait été subadar-major -dans notre armée indigène.</p> - -<p>La demoiselle avait un filet de sang des collines -dans les veines, et de même que les filles des collines, -elle n'était point <i>purdah-nashin</i><a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> Femme vivant derrière le rideau.</p> -</div> -<p>Où fut-elle aperçue pour la première fois par -Phil? Comment entendit-il parler d'elle? Cela n'a -pas d'importance.</p> - -<p>C'était une bonne et belle fille, et fort intelligente, -très rouée en son genre, bien que, naturellement, -ce genre fût un peu rude.</p> - -<p>Il faut se rappeler que Phil vivait très confortablement, -ne se refusait aucun luxe, ne mettait -pas même un <i>anna</i> de côté, et que très content -de lui et de ses bonnes intentions, il perdait l'une -après l'autre ses relations en Angleterre en négligeant -de leur écrire, et commençait à regarder de -plus en plus l'Inde comme son pays.</p> - -<p>Certaines gens déchoient de cette façon et ne -sont plus bons à rien.</p> - -<p>Le climat de sa résidence était sain, et il se demandait -s'il avait réellement un motif quelconque -pour retourner au pays.</p> - -<p>Il fit ce qu'avaient fait avant lui beaucoup -de planteurs. Il se décida à prendre femme parmi -les filles des collines et à s'installer définitivement. -Il avait alors vingt-sept ans, une longue vie à -parcourir, mais pas assez d'élan pour fournir -cette carrière.</p> - -<p>Ainsi donc il épousa Dunmaya selon les rites -de l'Église anglaise.</p> - -<p>Quelques camarades, des planteurs comme lui, -déclarèrent qu'il faisait une sottise; d'autres -trouvèrent qu'il avait raison.</p> - -<p>Dunmaya était une fille profondément honnête, -et malgré tout le respect qu'elle éprouvait pour -son mari anglais, elle ne se faisait pas d'illusion -sur les côtés faibles de ce mari. Elle le menait -avec douceur, et en moins d'un an elle représentait, -par une imitation assez bien réussie, une dame -anglaise comme toilette et comme ensemble. Il -est curieux de voir qu'un homme des collines reste -homme des collines, même après toute une vie -employée à se transformer, tandis qu'une fille -des collines arrive en six mois à attraper les caractères -essentiels de ses sœurs anglaises.</p> - -<p>Il y avait autrefois une femme coolie… Mais -c'est une autre histoire.</p> - -<p>Dunmaya s'habillait généralement en noir et -jaune, ce qui lui allait bien.</p> - -<p>Et pendant tout ce temps, la lettre restait dans -le tiroir d'Agnès.</p> - -<p>De temps à autre, elle songeait au pauvre Phil, -qui s'escrimait de son mieux, de toute sa résolution, -parmi les cobras et les tigres de Darjeeling, et -travaillait tant qu'il pouvait, dans l'espoir qu'un -jour elle lui reviendrait.</p> - -<p>Le mari, qu'elle avait, valait dix hommes comme -Phil, à cela près qu'il avait un rhumatisme du -cœur.</p> - -<p>Trois ans après son mariage, après avoir essayé -de Nice et de l'Algérie pour sa maladie, il s'embarqua -pour Bombay et il y mourut, ce qui rendit -la liberté à Agnès.</p> - -<p>Comme elle était dévote, elle considéra cette -mort et l'endroit où elle avait eu lieu comme une -preuve que la Providence était personnellement -intervenue, et quand elle se fut remise de l'émotion, -elle se reprit, elle relut les lettres de Phil, avec les -etc., etc., les gros traits, les petits traits. Elle les -baisa maintes fois.</p> - -<p>A Bombay personne ne la connaissait. Elle -avait hérité de son mari une fortune considérable, -et Phil était tout près d'elle. Certes, c'était mal, -c'était inconvenant, mais elle résolut, comme le -font les héroïnes de romans, d'aller retrouver son -amant de jadis, de lui offrir sa main et son or, et -de passer le reste de sa vie avec lui dans quelque -endroit inaccessibles aux âmes incapables de la -comprendre.</p> - -<p>Elle passa deux mois seule à l'hôtel Watson, -pour parfaire son projet: c'était là un joli tableau.</p> - -<p>Puis elle se mit à la recherche de Phil Garron, -aide dans une plantation de thé dont le nom était -encore plus impossible à prononcer qu'il n'est -habituel.</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>Elle le découvrit. Elle avait employé un mois -à cette recherche, car la plantation n'était pas du -tout dans le district de Darjeeling, mais plutôt -aux environs de Kangra.</p> - -<p>Phil était très peu changé, et Dunmaya se -montra fort aimable pour elle. Mais ce qu'il y a -de particulièrement affreux, de honteux dans toute -cette affaire, c'est que Phil, tout indigne qu'il -soit qu'on pense à lui deux fois, était et est encore -aimé de Dunmaya, et plus qu'aimé d'Agnès, dont -il semble avoir gâté toute l'existence.</p> - -<p>Chose pire encore, Dunmaya arrive à faire de -lui quelqu'un de présentable, et grâce aux soins -qu'il reçoit d'elle, il échappera à la perdition finale.</p> - -<p>Ce qui est une injustice manifeste.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch5">AURORE TROMPEUSE</h2> - -<blockquote class="epi"> - -<p><i>Dieu sait ce qu'apportera le -flot de la marée. La terre est -fourbue et défaillante, dans l'attente, -dans l'insomnie et les yeux -ouverts, et nous qui avons été tirés -de la terre, nous vibrons à l'unisson -de notre mère souffrante.</i></p> - -<p class="attr">(<span class="sc">Dans notre prison</span>)</p> - -</blockquote> - -<p>Aucun homme ne saura jamais ce qu'il y a de -vrai dans cette histoire.</p> - -<p>Des femmes peuvent sans doute se la chuchoter -mutuellement après une danse, quand elles s'arrangent -les cheveux pour la nuit et qu'elles comparent -les listes de leurs victimes.</p> - -<p>Naturellement, un homme n'assiste pas à cette -cérémonie.</p> - -<p>Il faut donc conter la chose extérieurement,—sans -y voir clair,—tout de travers.</p> - -<p>Ne faites jamais à une femme l'éloge de sa sœur, -avec l'espoir que vos compliments arriveront à la -destination que vous vous proposez, et dans celui -de planter des jalons pour vous-même.</p> - -<p>Une sœur est avant tout, femme. Elle n'est -sœur qu'ensuite, et vous reconnaîtrez que vous -vous nuisez à vous-même.</p> - -<p>Saumarez savait cela quand il se décida à demander -sa main à l'aînée des misses Copleigh.</p> - -<p>Saumarez était un homme singulier. Il n'avait -guère de mérites visibles pour les hommes, quoiqu'il -fût très bien vu des femmes et qu'il eût de -la prétention assez pour en fournir à un conseil de -vice-roi, tout en en gardant un peu pour le commandant -en chef de l'état-major.</p> - -<p>C'était un civil.</p> - -<p>Beaucoup de femmes s'intéressaient à Saumarez, -peut-être parce qu'il était rude dans ses façons -avec elles.</p> - -<p>Si vous heurtez les naseaux d'un poney, dès -le premier moment où vous faites sa connaissance, -il peut se faire qu'il ne vous prenne pas en affection, -mais il est certain qu'il suivra avec un vif intérêt -tous les mouvements que vous ferez par la suite.</p> - -<p>L'aînée des misses Copleigh était jolie, boulotte, -engageante et charmante.</p> - -<p>La cadette n'était pas aussi jolie, et à entendre -des hommes qui ne tiennent pas compte du conseil -donné ci-dessus, elle inspirait de l'éloignement, -elle n'avait aucune attraction. En fait, les deux -jeunes personnes avaient le même extérieur, et -il y avait la plus grande ressemblance entre leur -air et leur voix, bien que le premier venu pût dire -sans hésitation laquelle des deux était la plus jolie.</p> - -<p>Saumarez avait mis dans sa tête, dès qu'elles -vinrent à la station de Béhar, qu'il épouserait -l'aînée.</p> - -<p>Du moins, nous étions tous certains qu'il le -voudrait, ce qui revient au même.</p> - -<p>Elle avait vingt-deux ans et lui en avait trente-trois -avec des appointements et des allocations -qui faisaient environ quatorze cents roupies par -mois.</p> - -<p>Ainsi cette union, comme nous l'arrangions, -était parfaitement assortie.</p> - -<p>Il se nommait Saumarez, et sommaire aussi était -sa nature, ainsi que l'avait dit quelqu'un.</p> - -<p>Ayant rédigé sa résolution, il se forma en -comité d'un seul homme pour en discuter, et son -vote fut qu'il choisirait son heure.</p> - -<p>D'après notre argot inconvenant, les misses -Copleigh «chassaient couplées».</p> - -<p>En d'autres termes, il vous était impossible -d'avoir affaire à l'une d'elles sans avoir affaire -à l'autre.</p> - -<p>C'étaient des sœurs bien aimantes, sans doute, -mais leur affection mutuelle n'était pas dépourvue -d'inconvénients.</p> - -<p>Saumarez tenait la balance en équilibre à -l'épaisseur d'un cheveu près, entre elles, et lui -seul eût pu dire de quel côté son cœur penchait. -Pourtant chacun le devinait.</p> - -<p>Il faisait de fréquentes promenades à cheval, et -dansait souvent avec elles, mais il ne réussissait -jamais à les séparer, un temps appréciable, l'une -de l'autre.</p> - -<p>Selon les femmes, c'était une défiance profonde -qui tenait les deux sœurs rapprochées, chacune -d'elles craignant que l'autre ne gagnât l'avance -d'une étape par une marche dérobée. Mais cela -ne regarde pas un homme.</p> - -<p>Saumarez se taisait, à raison ou à tort, et se -donnait l'air aussi affairé qu'il pouvait dans ses -attentions, et apportait le même soin à son travail -et à sa partie de polo.</p> - -<p>Il n'était pas douteux que les jeunes filles ne -l'eussent pris en amitié.</p> - -<p>Comme la saison chaude approchait, et que -Saumarez ne se décidait pas,—les femmes disent -qu'on eût pu lire dans les yeux des jeunes filles -leur embarras,—elles avaient l'air contraint, -anxieux, irritable.</p> - -<p>Les hommes sont absolument aveugles en ces -matières, à moins qu'il n'entre plus de féminin que -de masculin dans leur composition, et alors ce qu'ils -disent et ce qu'ils pensent n'a pas d'importance.</p> - -<p>Pour moi, j'affirme que si les joues des misses -Copleigh avaient perdu de leur fraîcheur, cela -tenait à la chaleur des journées d'avril.</p> - -<p>On aurait dû les envoyer plus tôt dans les -montagnes.</p> - -<p>Personne,—soit homme, soit femme,—ne -se sent un ange quand arrivent les grandes -chaleurs.</p> - -<p>La cadette devint plus <i>rosse</i>,—pour ne pas -dire plus aigre—dans ses façons. Quant aux -manières engageantes de l'aînée, elles prirent -quelque tranchant. On y sentait quelque effort.</p> - -<p>Or, la station où se passaient toutes ces choses -n'était certes pas une petite station, mais elle -était en dehors de la ligne du chemin de fer, et -périssait dans l'oubli.</p> - -<p>Il n'y avait point de jardins, point d'orchestre, -aucune distraction qui valût la peine d'en parler, -et il fallait presque une journée de voyage pour -aller danser à Lahore.</p> - -<p>Les gens vous savaient gré de la moindre chose -qui pût les intéresser.</p> - -<p>Vers le commencement de mai, juste avant -l'exode final des habitués de stations en montagne, -alors qu'il faisait très chaud et qu'il ne -restait pas plus de vingt personnes à la station, -Saumarez organisa un pique-nique, où l'on devait -se rendre à cheval pour souper au clair de lune, -sur une tombe antique, à six milles de là, sur le -bord de la rivière.</p> - -<p>C'était un pique-nique genre Arche de Noé; et -il devait y avoir comme à l'ordinaire, un intervalle -d'un quart de mille entre chaque couple, -à cause de la poussière.</p> - -<p>Il vint six couples en tout, y compris les -chaperons.</p> - -<p>Les pique-niques au clair de la lune sont utiles -justement quand la saison va finir, avant que les -jeunes filles ne partent pour les stations en montagne. -Ces pique-niques amènent les cœurs à -battre à l'unisson et les chaperons devraient les -encourager, surtout quand leurs filles ont l'air -charmantes en amazones.</p> - -<p>J'en ai connu un cas jadis, mais cela c'est une -autre histoire.</p> - -<p>Ce pique-nique-là fut appelé le grand pique-nique -détente, parce qu'on savait qu'alors Saumarez -se déclarerait à l'aînée des misses Copleigh, -et outre son affaire, il y en avait une autre qui -pourrait se dénouer aussi heureusement.</p> - -<p>L'atmosphère sociale était chargée à haute -pression et demandait à être dégagée.</p> - -<p>Nous nous réunîmes, à dix heures, sur le terrain -de manœuvre.</p> - -<p>La nuit était d'une chaleur terrible.</p> - -<p>Les chevaux, bien qu'allant au pas, étaient -couverts de sueur, mais plutôt que de rester -dans nos sombres demeures tout paraissait supportable.</p> - -<p>Quand on se mit en marche sous la pleine lune, -nous étions quatre couples, un groupe de trois, et -moi. Saumarez accompagnait à cheval les misses -Copleigh, et je flânais à l'arrière de la procession, en -me demandant avec laquelle Saumarez reviendrait.</p> - -<p>Tout le monde était heureux et content, mais -nous nous doutions tous que quelque chose allait -se produire.</p> - -<p>Nous allions lentement.</p> - -<p>Il était près de minuit quand nous arrivâmes -à la tombe antique, faisant vis-à-vis à la pièce -d'eau en ruines, dans les jardins abandonnés où -nous allions boire et manger.</p> - -<p>J'arrivai en retard, et avant que j'eusse pénétré -dans le jardin, je remarquai à l'horizon, au nord, -un coup de lumière indécise, d'un ton noir foncé. -Mais personne ne m'aurait su gré de gâter une -partie de plaisir aussi bien organisée que ce pique-nique, -et un ouragan de poussière de plus ou de -moins ne fait pas grand mal.</p> - -<p>On se groupa au bord de la pièce d'eau.</p> - -<p>Quelqu'un avait apporté un banjo—c'est un -instrument très sentimental—et trois ou quatre -d'entre nous chantèrent.</p> - -<p>Il n'y a pas là de quoi rire. Nous avons un très -petit nombre de distractions dans les stations -lointaines.</p> - -<p>Puis, nous causâmes par groupes ou ensemble, -couchés sous les arbres, pendant que les roses, -grillées par le soleil, laissaient tomber leurs pétales -à nos pieds, en attendant le souper.</p> - -<p>Ce fut un beau souper, aussi froid, aussi glacé -que vous pouviez le désirer, et nous prîmes notre -temps pour le savourer.</p> - -<p>J'avais senti l'air s'échauffer de plus en plus, -mais personne n'avait paru s'en apercevoir jusqu'au -moment où la lune disparut, où un vent -brûlant commença à fouetter les orangers avec un -bruit comparable à celui de la mer.</p> - -<p>Avant que nous puissions nous rendre compte -de ce qui se passait, l'orage de poussière fondait -sur nous, et faisait de tout ce qui nous entourait -un tourbillon hurlant et sombre.</p> - -<p>La table du souper fut emportée par le travers -dans la pièce d'eau.</p> - -<p>Nous n'osions pas nous arrêter quelque part aux -environs de la vieille tombe, de peur qu'elle ne -fût déracinée par une rafale. Aussi chercha-t-on -à se diriger à tâtons vers les orangers où nos -chevaux étaient à l'attache et à y attendre que -l'orage passât.</p> - -<p>Alors le peu de lumière qui restait disparut, -et on n'aurait pu distinguer sa main devant -sa figure.</p> - -<p>L'air était lourdement chargé de poussière et -de sable venant du lit de la rivière. Tout cela -remplissait les bottes et les poches, coulait le -long du cou, formait une couche sur les sourcils -et les moustaches.</p> - -<p>C'était un des pires orages de sable de l'année.</p> - -<p>Nous étions serrés les uns contre les autres, -à côté des chevaux qui tremblaient, pendant -que le tonnerre babillait au-dessus de nous, que -les éclairs pleuvaient du ciel, en nappe comme -l'eau d'une écluse, de tous les côtés à la fois.</p> - -<p>On ne courait aucun danger, certes, à moins -que les chevaux ne rompissent leurs liens.</p> - -<p>J'étais debout, la tête tournée du côté opposé -à la direction du vent, les mains sur ma bouche. -J'entendais les arbres se fouetter mutuellement.</p> - -<p>Je ne pouvais voir ce qui se trouvait près de -moi que quand il faisait des éclairs.</p> - -<p>Alors je reconnus que j'étais terré près de -Saumarez et miss Copleigh l'aînée, avec mon -cheval juste devant moi.</p> - -<p>Si je reconnus miss Copleigh l'aînée, c'est -qu'elle avait un <i>puggry</i><a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a> autour de son casque, -et que la cadette n'en avait pas.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> Turban de gaze ou de mousseline.</p> -</div> -<p>Toute l'électricité qui se trouvait dans l'air -avait passé dans mon corps. J'étais tout frémissant, -tout vibrant, de la tête aux pieds, tout -comme lorsqu'un cor vous donne une sensation -de battement, une douleur lancinante, quand le -temps est à la pluie.</p> - -<p>C'était une tempête grandiose.</p> - -<p>On eût dit que le vent ramassait la terre pour -la jeter à droite en grands tas.</p> - -<p>La chaleur montait du sol comme le feu du -Jugement Dernier.</p> - -<p>L'orage s'apaisa un peu au bout de la première -demi-heure, et j'entendis une petite voix -désespérée tout près de mon oreille. Elle se disait, -comme à elle-même, comme une âme perdue qui -volèterait emportée par le vent:</p> - -<p>—O mon Dieu!</p> - -<p>Alors miss Copleigh, la cadette, chancela entre -mes bras en disant:</p> - -<p>—Où est mon cheval? Trouvez-moi mon -cheval. Il faut, il faut que je rentre à la maison, -il le faut. Ramenez-moi à la maison.</p> - -<p>Je pensai que les éclairs et la noirceur de la -nuit l'avaient effrayée. Aussi dis-je qu'il n'y avait -aucun danger, mais qu'il fallait qu'elle attendît -la fin de l'orage.</p> - -<p>Elle répondit:</p> - -<p>—Ce n'est pas cela, ce n'est pas cela! Il faut -que je rentre. Oh! emmenez-moi d'ici!</p> - -<p>Je dis qu'elle ne pouvait pas partir avant qu'on -y vît clair, mais je sentis qu'elle me frôlait en -passant et qu'elle s'éloignait.</p> - -<p>De quel côté? Il faisait trop noir pour qu'on -pût le voir.</p> - -<p>Alors tout le ciel se fendit pour livrer passage -à un éclair effrayant, comme si la fin du monde -arrivait.</p> - -<p>Toutes les femmes jetèrent un cri aigu.</p> - -<p>Presque à l'instant même, je sentis une main -d'homme sur mon épaule, et j'entendis Saumarez -hurlant à mon oreille.</p> - -<p>Les craquements des arbres et les grondements -de la tempête m'empêchèrent de comprendre tout -de suite ce qu'il disait, mais à la fin je l'entendis.</p> - -<p>—Je me suis trompé de miss! Que faut-il -faire?</p> - -<p>Saumarez n'avait aucun motif pour me faire -cette confidence.</p> - -<p>Je n'avais jamais été son ami, et je ne le suis -pas devenu, mais je suppose qu'en ce moment-là, -lui et moi, nous n'étions pas dans notre assiette.</p> - -<p>Resté debout, il tremblait d'agitation, et l'électricité -me pénétrait d'une singulière sensation.</p> - -<p>Tout ce que je pus trouver à dire, ce fut:</p> - -<p>—Vous n'en êtes que plus sot d'avoir fait -votre déclaration en plein ouragan de poussière.</p> - -<p>Mais je ne voyais pas en quoi cela pouvait -arranger les choses.</p> - -<p>Alors il cria:</p> - -<p>—Où est Édith, Édith Copleigh?</p> - -<p>Édith était la sœur cadette.</p> - -<p>Tout stupéfait, je lui répondis:</p> - -<p>—Que lui voulez-vous?</p> - -<p>Le croiriez-vous? Pendant les deux minutes -qui suivirent, nous restâmes à nous regarder -comme deux fous.</p> - -<p>De son côté, il jurait que c'était à la plus jeune -des sœurs qu'il avait toujours compté faire sa -déclaration. Du mien, je lui criai jusqu'à extinction -de voix qu'il avait dû commettre une -méprise.</p> - -<p>Tout ce que je pourrais dire pour expliquer -cela, c'est qu'en fait nous avions tous les deux -perdu la tête.</p> - -<p>Tout m'apparaissait comme un mauvais rêve, -depuis le piétinement des chevaux dans l'obscurité, -jusqu'au récit de Saumarez, me contant -qu'il s'était épris tout d'abord d'Édith Copleigh.</p> - -<p>Il me tenait toujours solidement par l'épaule, -et me suppliait de lui dire où était Édith Copleigh, -quand il se fit une nouvelle accalmie, -qui ramena de la lumière.</p> - -<p>Alors nous vîmes le nuage de poussière qui -se formait sur la plaine en avant de nous. Alors -nous comprîmes que le plus fort de l'orage était -passé.</p> - -<p>La lune s'était rapprochée de l'horizon, et on -apercevait tout juste la lueur de la trompeuse -aurore qui précède la vraie d'environ une heure. -Mais c'était une lueur bien faible, et le nuage -roux mugissait comme un taureau.</p> - -<p>Je me demandais où était passée Édith Copleigh, -et pendant que je me faisais cette question, -je vis simultanément trois choses.</p> - -<p>Tout d'abord la figure de Maud Copleigh -qui émergeait toute souriante de l'obscurité, -et s'avançait vers Saumarez, debout près de -moi.</p> - -<p>J'entendis la jeune fille murmurer.</p> - -<p>—Georges!</p> - -<p>Elle glissa son bras sous le bras qui n'était -pas employé à me maintenir par l'épaule, et -je vis sur la figure de la jeune fille cette expression -qui n'y apparaît qu'une ou deux fois -dans toute une existence,—quand une femme -est parfaitement heureuse, que l'air est plein de -sons de trompettes, de flammes aux couleurs -féériques, et que la terre se dissipe en vapeur, -parce qu'on aime et qu'on est aimée.</p> - -<p>En même temps, je vis la figure que fit Saumarez -en entendant la voix de Maud Copleigh, -et à une cinquantaine de yards du bouquet -d'orangers, je vis une amazone de toile brune -qui se remettait en selle.</p> - -<p>Ce fut sans doute mon état de surexcitation -qui me porta aussi vite à me mêler de ce qui -ne me regardait pas.</p> - -<p>Saumarez se dirigeait vers l'amazone, mais je -le ramenai en arrière et lui dis:</p> - -<p>—Arrêtez-vous, expliquez-vous; je vais la -chercher.</p> - -<p>Et je courus pour aller chercher mon cheval. -J'avais l'idée parfaitement inopportune que -toute chose devait se faire convenablement et -avec ordre, et que Saumarez avait pour premier -devoir d'effacer de la figure de Maud Copleigh -cet air de bonheur.</p> - -<p>Pendant tout le temps que je mis à rajuster le -mors, je me demandai comment il allait s'y -prendre.</p> - -<p>Je partis au trot après Édith Copleigh, comptant -la ramener à petits pas sous un prétexte -ou un autre. Mais elle se lança au galop aussitôt -qu'elle m'aperçût, et je fus forcé de lui faire une -chasse à courre en règle.</p> - -<p>Elle me cria par-dessus son épaule:</p> - -<p>—Allez-vous-en; je retourne à la maison, -allez-vous-en.</p> - -<p>Et cela deux ou trois fois.</p> - -<p>Mais mon devoir était de la rattraper d'abord, -de la raisonner ensuite.</p> - -<p>Cette chevauchée était bien ce qu'il fallait -pour achever le mauvais rêve.</p> - -<p>Le terrain était très dur, et de temps à autre -nous nous lancions à travers les tourbillons -étouffants, les «diables de poussière» qui se -forment à la lisière de l'orage qui se déplace.</p> - -<p>Il soufflait un vent d'une chaleur brûlante qui -nous apportait la puanteur d'un four à briques -moisies, et ainsi tantôt dans un demi-jour, tantôt -à travers les «diables de poussière» par la plaine -désolée, voltigeait l'amazone de toile brune sur -le cheval gris.</p> - -<p>Tout d'abord elle piqua droit vers la station.</p> - -<p>Puis, elle fit demi-tour, et partit dans la direction -de la rivière en traversant des couches roussies -de l'herbe des jungles, sol assez mauvais pour -vous faire faire panache.</p> - -<p>Si j'avais été de sang-froid, je n'aurais jamais -eu l'idée de traverser un pareil pays la nuit, -mais cela me paraissait tout naturel, avec l'éclair -scintillant au-dessus de moi, et, dans le nez une -vapeur puante qui semblait monter de l'abîme.</p> - -<p>Je volais, je criais.</p> - -<p>Elle se penchait en avant, et fouaillait son -cheval, si bien que la queue de l'ouragan arriva -sur nous, en nous enveloppant et nous emportant -dans la direction du vent, comme des bouts de -papier.</p> - -<p>Je ne sais quelle distance nous parcourûmes -à cheval, mais le bruit de tambour que faisaient -les fers, les grondements du vent, et la marche -affolée de la lune rouge de sang à travers le -brouillard jaune, tout cela me parut durer des -années, des années.</p> - -<p>J'étais littéralement trempé de sueur depuis -mon casque jusqu'à mes guêtres, quand le cheval -gris trébucha, reprit son équilibre, et se remit -en marche complètement fourbu.</p> - -<p>Ma bête, elle aussi, n'en pouvait plus.</p> - -<p>Édith Copleigh était dans un piteux état, toute -cuirassée de poussière, son casque enlevé, et -pleurant à chaudes larmes:</p> - -<p>—Pourquoi donc ne pas me laisser tranquille? -disait-elle. Je ne demandais qu'à partir, à rentrer à -la maison! Oh! <i>je vous en prie</i>, laissez-moi aller.</p> - -<p>—Maintenant il faut que vous reveniez avec -moi, miss Copleigh. Saumarez a quelque chose -à vous dire.</p> - -<p>C'était une bien sotte façon de présenter la -chose, mais je connaissais à peine miss Copleigh, -et bien que j'eusse joué le rôle de Providence -aux dépens de mon cheval, je ne pouvais lui -répéter en propres termes ce que m'avait appris -Saumarez.</p> - -<p>Cela, je pensais qu'il le ferait mieux lui-même.</p> - -<p>Tous ses airs de se dire fatiguée, de vouloir -rentrer à la maison, disparurent. Elle se balança -de côté et d'autre sur sa selle, tout en sanglotant, -pendant que le vent brûlant faisait flotter sa -chevelure de côté.</p> - -<p>Je n'ai pas besoin de répéter ce qu'elle dit, -attendu qu'elle avait perdu tout sang-froid.</p> - -<p>C'était bel et bien, je vous en réponds, l'effrontée -miss Copleigh.</p> - -<p>Me voilà donc là, moi absolument un étranger -pour elle, à tâcher de lui faire entendre que Saumarez -l'aimait, et qu'il fallait qu'elle revînt, pour -le lui entendre dire.</p> - -<p>Je crois que je parvins à me faire comprendre, -car elle éperonna le cheval gris et le fit marcher -tout clopinant, tant bien que mal, et l'on se mit -en route vers la tombe, pendant que les roulements -de l'orage descendaient sur Umballah, et -que quelques grosses gouttes de pluie chaude -tombaient.</p> - -<p>Je découvris qu'elle s'était trouvée debout -tout à côté de Saumarez pendant qu'il avait fait -sa demande à sa sœur, et qu'elle avait alors -éprouvé le besoin de rentrer chez elle pour -pleurer à son aise, en jeune fille anglaise qu'elle -était.</p> - -<p>Pendant notre trajet, elle s'épongea les yeux -avec son mouchoir, et se mit à me gazouiller son -contentement, dans une joie débordante, comme -convulsive.</p> - -<p>Cela était absolument extraordinaire, mais -n'en avait pas du tout l'air, en ce moment, en -cet endroit.</p> - -<p>Tout l'univers se réduisait aux deux petites -Copleigh, à Saumarez et à moi, et on eût dit que -la tâche de remettre en ordre cet univers bouleversé -m'avait été confiée.</p> - -<p>Lorsque nous parvînmes à la tombe, dans -le calme profond et morne qui suivit l'orage, -l'aube allait bientôt paraître. Personne ne s'était -éloigné.</p> - -<p>On attendait notre retour.</p> - -<p>Saumarez surtout.</p> - -<p>Sa figure était pâle et tirée.</p> - -<p>Quand miss Copleigh et moi, nous arrivâmes -clopin-clopant, il s'avança à notre rencontre, -et lorsqu'il l'eut aidée à mettre pied à terre, il -l'embrassa devant toute la troupe.</p> - -<p>On eût dit une scène jouée sur un théâtre, -et ce qui ajoutait à la ressemblance, c'était l'aspect -des acteurs tout blancs de poussière, avec des -airs de fantômes, tant les hommes que les femmes, -sous les orangers qui applaudissaient—on eût -dit qu'ils étaient l'auditoire—au choix de Saumarez.</p> - -<p>Je n'ai jamais rien vu en ma vie qui fût aussi -peu anglais.</p> - -<p>Finalement, Saumarez dit qu'il nous fallait -retourner à la station, sans quoi la station viendrait -nous chercher, et… aurais-je la bonté d'accompagner -à cheval Maud Copleigh pendant le -retour?</p> - -<p>—Rien ne me serait plus agréable, répondis-je.</p> - -<p>En conséquence, on se forma en six couples, -et l'on repartit deux par deux pendant que Saumarez -marchait à pied à côté de miss Édith -Copleigh, à qui il avait donné son cheval.</p> - -<p>Le ciel s'était éclairci, et peu à peu, à mesure -que le soleil s'élevait, je sentis que nous redevenions -tout doucement des hommes et des femmes -ordinaires et que le grand pique-nique détente -était une chose tout à fait à part, une chose extraterrestre, -une chose qui ne se reproduirait plus.</p> - -<p>C'était parti avec l'ouragan de poussière, avec -les vibrations de l'air brûlant.</p> - -<p>Je me sentais éreinté, fourbu et quelque peu -honteux de moi-même lorsque j'allai prendre -un bain et dormir un peu.</p> - -<p>Il y a une version féminine de cette histoire, -mais elle ne sera jamais écrite… à moins qu'il -ne prenne fantaisie à Maud Copleigh de l'écrire.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch6">LE SAUVETAGE DE PLUFFLES</h2> - -<blockquote class="epi"> - -<p><i>Ainsi pendant une saison elles -se battirent à armes égales, elle et -sa cousine Mary. Pleines de tact, -de talent, de bonhomie, elles furent -des adversaires accomplies. Mais -qu'on ne compare jamais des -batailles entre hommes avec les -implacables rencontres entre femmes.</i></p> - -<p class="attr">(<span class="sc">Deux et un</span>)</p> - -</blockquote> - -<p>Mistress Hauksbee était parfois bienveillante -pour son propre sexe.</p> - -<p>Voici une histoire qui le prouve; vous en prendrez -ce qui vous plaira, pas davantage.</p> - -<p>Pluffles était sous-officier dans les «<i>Inconvenants</i>».</p> - -<p>Il était nigaud, même pour un sous-officier; -nigaud des pieds à la tête, comme un serin dont -le duvet n'a pas encore cédé toute la place aux -plumes.</p> - -<p>Le pire de tout, c'est qu'il avait trois fois -plus d'argent qu'il n'eût été bon pour lui.</p> - -<p>Le père de Pluffles était riche, et Pluffles était -fils unique.</p> - -<p>La maman de Pluffles l'adorait. Elle était -presque aussi serine qu'il était serin, et elle croyait -tout ce qu'il disait.</p> - -<p>La faiblesse de Pluffles consistait à ne jamais -croire ce qu'on lui disait.</p> - -<p>Il aimait mieux s'en rapporter à ce qu'il appelait -son propre jugement.</p> - -<p>Il avait juste autant de jugement que d'adresse -à se tenir en selle ou à se servir de ses mains, et -cette partialité lui valut de tomber une ou deux -fois la tête la première dans des ennuis.</p> - -<p>Mais le plus grand des ennuis que Pluffles se -créa de toutes pièces, lui échut à Simla, il y a -quelques années, alors qu'il avait vingt-quatre -ans.</p> - -<p>Il débuta par ne s'en rapporter qu'à son propre -jugement, selon son habitude, et le résultat ce -fut d'être attaché pieds et poings liés aux roues -du rickshaw de mistress Reiver.</p> - -<p>Il n'y avait qu'une chose de bien dans mistress -Reiver, c'était sa toilette.</p> - -<p>Elle était mauvaise depuis ses cheveux, qui -avaient poussé sur la tête d'une jeune Bretonne, -jusqu'aux talons de ses bottines qui avaient deux -pouces deux tiers de hauteur.</p> - -<p>Elle n'était point loyalement malfaisante comme -mistress Hauksbee. Elle avait une scélératesse -de femme d'affaires.</p> - -<p>Elle ne prêtait jamais le flanc aux mauvais -propos. Elle était trop dépourvue d'instincts -généreux pour cela.</p> - -<p>Elle était l'exception destinée à prouver qu'en -règle générale, les dames anglo-indiennes sont -à tous les points de vue aussi charmantes que leurs -sœurs d'Angleterre.</p> - -<p>Elle passait sa vie à démontrer cette règle.</p> - -<p>Mistress Hauksbee et elle se détestaient cordialement. -Elles se détestaient bien trop pour -se heurter avec fracas, mais elles disaient, l'une -de l'autre, des choses à vous faire tressauter, tant -elles étaient fortes.</p> - -<p>Mistress Hauksbee était honnête—honnête -comme ses dents de devant—et sans son goût -pour les méchants tours, elle eût été la perle des -femmes. Mais chez mistress Reiver il n'y avait -point d'honnêteté; rien qu'égoïsme.</p> - -<p>Et dès le début de la saison, le pauvre petit -Pluffles devint sa proie.</p> - -<p>Elle se donna tout entière à cette tâche; et -qu'était Pluffles, pour résister? Il persista à ne -s'en rapporter qu'à son propre jugement, et ce -fut sa perdition.</p> - -<p>J'ai vu Stayes se chamailler avec un cheval -rétif; j'ai vu un meneur de tonga venir à bout -d'un poney entêté, j'ai vu un setter indocile -dressé au fusil par un piqueur impitoyable, mais -cela ne fut rien à côté du dressage de Pluffles, -sous-officier aux «Inconvenants».</p> - -<p>Il apprit à aller chercher et à rapporter comme -un chien, et aussi à attendre, comme un chien, -un mot de mistress Reiver.</p> - -<p>Il apprit à attendre sous l'orme à des rendez-vous -où mistress Reiver n'avait point l'intention -d'aller.</p> - -<p>Il apprit à accepter avec reconnaissance un -tour de danse que mistress Reiver n'avait point -l'intention de lui donner.</p> - -<p>Il prit l'habitude de rester une heure et quart -à grelotter du côté exposé au vent, à l'Élysée, -alors que mistress Reiver se disposait à faire un -tour à cheval.</p> - -<p>Il apprit à aller en quête d'un «rickshaw» -dans un complet léger, sous une pluie battante, -et à marcher à côté de ce rickshaw quand il l'avait -trouvé.</p> - -<p>Il apprit à s'entendre adresser la parole comme -on fait à un coolie, à recevoir des ordres comme un -cuisinier.</p> - -<p>Il apprit tout cela, et bien d'autres choses -encore.</p> - -<p>Et il paya pour recevoir cette éducation.</p> - -<p>Peut-être s'imaginait-il, d'une façon plus ou -moins vague, que c'était beau, que cela faisait de -l'effet, que cela lui créait une filiation au milieu -des gens, que c'était précisément là ce qu'il -devait faire.</p> - -<p>Avertir Pluffles qu'il agissait imprudemment, -cela n'était l'affaire de personne.</p> - -<p>Cette saison-là, l'allure était trop correcte -pour qu'on y regardât de près, et quand on se -mêle des sottises d'autrui on fait une besogne -qui ne rapporte que des ennuis.</p> - -<p>Le colonel de Pluffles l'aurait renvoyé à son -régiment, s'il avait su comment les choses allaient. -Mais Pluffles avait trouvé le moyen de se fiancer -à une jeune fille en Angleterre, la dernière fois -qu'il y était allé, et s'il y avait une chose que le -colonel détestât avant tout, c'était un sous-officier -marié.</p> - -<p>Il se frotta les mains quand il vit quelle éducation -recevait Pluffles, et dit que c'était excellent «pour -former ce garçon-là».</p> - -<p>Mais cela ne consistait nullement à le former: -cela l'amenait à dépenser au-delà de ses ressources, -qui étaient grandes.</p> - -<p>En outre, cette éducation-là était propre à -perdre un garçon de force moyenne, et en faisait -un homme de deuxième ordre et d'un caractère -suspect.</p> - -<p>Il se risquait dans un mauvais milieu, et on -eût été surpris de voir à combien se montait sa -petite note chez Hamilton.</p> - -<p>Alors mistress Hauksbee surgit au bon moment.</p> - -<p>Elle joua sa partie à elle seule, sachant ce que -les gens diraient d'elle, et elle la joua dans l'intérêt -d'une jeune fille qu'elle n'avait jamais vue.</p> - -<p>La fiancée de Pluffles était sur le point d'arriver, -chaperonnée par une tante, en octobre, pour -épouser Pluffles.</p> - -<p>Au commencement d'août, mistress Hauksbee -reconnut qu'il était temps d'intervenir.</p> - -<p>Un homme qui monte beaucoup à cheval sait -exactement ce qu'un cheval va faire au moment -où il va le faire.</p> - -<p>De la même façon, une femme, aussi expérimentée -que mistress Hauksbee, sait au juste -comment se conduira un tout jeune homme, dans -certaines circonstances, particulièrement quand -il s'est amouraché d'une femme du type de mistress -Reiver.</p> - -<p>Elle se dit que tôt ou tard le petit Pluffles -romprait ce mariage pour rien du tout, rien que -pour être agréable à mistress Reiver, et qu'en -récompense, celle-ci le tiendrait à ses pieds, à -son service tout juste autant de temps qu'elle -le trouverait agréable.</p> - -<p>Elle disait qu'elle connaissait les symptômes -de ces choses.</p> - -<p>Si elle ne les connaissait pas, qui donc les eût -connus.</p> - -<p>Alors elle se mit en campagne pour reprendre -Pluffles sous les canons mêmes de l'ennemi, -tout comme mistress Cusack-Bremmil avait pris -Bremmil sous les yeux de mistress Hauksbee.</p> - -<p>Cette lutte-là dura sept semaines.</p> - -<p>Nous l'appelâmes la guerre de Sept Semaines, -et on y disputa le terrain pouce par pouce des -deux côtés.</p> - -<p>Le compte-rendu détaillé remplirait tout un -volume sans être complet. Quiconque se connaît -en ces questions peut suppléer par lui-même -aux lacunes de détail.</p> - -<p>Ce fut une bataille superbe, il n'y en aura jamais -de pareille tant que flotteront les couleurs anglaises, -et Pluffles était le prix de la victoire.</p> - -<p>On disait des choses à faire rougir sur mistress -Hauksbee. On ne savait pas quel était son jeu.</p> - -<p>Mistress Reiver luttait un peu parce que Pluffles -lui était utile, mais surtout parce qu'elle détestait -mistress Hauksbee, et que c'était un essai de leur -force respective.</p> - -<p>Quant à Pluffles, nul ne sait ce qu'il en pensait. -Même dans ses meilleurs moments, Pluffles n'avait -pas beaucoup d'idées, et le peu qu'il en avait lui -servaient à poser.</p> - -<p>Mistress Hauksbee dit:</p> - -<p>—Il faut prendre à l'appeau ce garçon-là, et -la seule façon de le prendre, c'est de le bien traiter. -Aussi le traita-t-elle en homme du monde et -d'expérience aussi longtemps que l'issue fut douteuse.</p> - -<p>Peu à peu Pluffles se dégagea de son ancien -vasselage et dévia vers l'ennemi, qui fit grand cas -de lui.</p> - -<p>On ne l'envoya jamais en service de corvée -pour courir après des rickshaws. On ne lui promit -jamais de danses qu'on ne lui accordait point. -On ne tira plus à jet continu sur sa bourse.</p> - -<p>Mistress Hauksbee le menait avec un licol, -et après le traitement que lui avait fait subir -mistress Reiver, ce lui fut un changement appréciable.</p> - -<p>Mistress Reiver lui avait fait perdre l'habitude -de parler de lui, et l'avait dressé à parler de ses -mérites à elle.</p> - -<p>Mistress Hauksbee s'y prit autrement, et gagna -si bien sa confiance qu'il finit par lui parler de ses -fiançailles avec la jeune fille de là-bas, au pays, tout -en présentant la chose en grandes et vastes phrases -comme un «coup de folie de jeunesse».</p> - -<p>Cela eut lieu un jour qu'il prenait le thé chez -elle, dans l'après-midi, en causant d'une façon -qu'il croyait gaie et charmeuse.</p> - -<p>Mistress Hauksbee avait vu la génération qui -avait précédé Pluffles dans la vie bourgeonner, -puis s'épanouir, puis se flétrir en devenant des -capitaines gras à lard et des majors ronds comme -des tonneaux.</p> - -<p>En comptant sans exagération, on aurait pu -trouver vingt-trois aspects divers dans le caractère -de la dame.</p> - -<p>Certains en eussent vu davantage.</p> - -<p>Elle débuta en tenant à Pluffles des propos maternels, -et comme si la différence entre leurs âges -eût été de trois cents ans, au lieu de quinze.</p> - -<p>Elle parlait avec une sorte de tremblement -guttural qui avait un effet moelleux, bien qu'elle -prétendît que son langage n'eût rien de moelleux.</p> - -<p>Elle faisait remarquer à Pluffles la folie extrême, -pour ne pas dire la bassesse de sa conduite, l'étroitesse -de ses vues.</p> - -<p>Alors il bafouillait je ne sais quoi, signifiant -«qu'il s'en rapportait à son propre jugement, comme -un homme du monde», et cela préparait les voies -à ce qu'elle avait à dire ensuite.</p> - -<p>Ce traitement aurait bientôt été usé, si Pluffles -l'avait reçu d'une autre femme, mais avec le genre -de roucoulements qu'employait mistress Hauksbee, -il n'en résultait autre chose pour lui que la sensation -d'embarras et de remords, comme s'il eût -été dans une église fréquentée par du beau monde.</p> - -<p>Petit à petit, avec grande douceur, avec un -charme accompli, elle finit par enlever à Pluffles -sa prétention, tout comme on enlève les baleines -d'un parapluie pour le couvrir de nouveau.</p> - -<p>Elle lui dit ce qu'elle pensait de lui et de son -jugement, et de sa connaissance du monde; -elle lui dit comme quoi ses exploits avaient fait -de lui la risée des gens, et comme quoi il projetait -de lui faire la cour si elle lui en laissait voir la possibilité.</p> - -<p>Alors elle ajouta qu'il lui fallait le mariage -pour faire de lui quelqu'un. Elle traça un petit -portrait, tout en teintes de rose et d'opale, de la -future mistress Pluffles, traversant la vie avec -toute confiance dans le jugement et l'expérience -mondaine d'un mari qui n'avait aucun reproche -à se faire.</p> - -<p>Comment concilier ces deux qualités? Elle -seule le savait.</p> - -<p>Mais Pluffles ne s'apercevait point qu'elles -étaient incompatibles.</p> - -<p>Son discours fut une petite homélie en règle—bien -meilleure que celle qu'eût pu prononcer -n'importe quel clergyman—et elle la termina -par de touchantes allusions à papa et à maman, -et à la sagesse qu'il montrerait en prenant -femme.</p> - -<p>Alors elle envoya Pluffles faire un tour de promenade, -et méditer ce qu'elle lui avait dit.</p> - -<p>Pluffles s'en alla en se mouchant très fort, et se -tenant très droit.</p> - -<p>Mistress Hauksbee se mit à rire.</p> - -<p>Quels avaient été les projets de Pluffles au sujet -du mariage?</p> - -<p>Mistress Reiver était seule à le savoir, et elle -garda son secret jusqu'à la tombe.</p> - -<p>J'imagine qu'elle n'eût pas été fâchée, qu'elle -eût considéré comme un hommage que son mariage -eût été manqué à cause d'elle.</p> - -<p>Pluffles eut le plaisir de s'entretenir bien des -fois avec mistress Hauksbee pendant les quelques -jours qui suivirent, et tous ces entretiens tendirent -au même but; ils soutinrent Pluffles dans le chemin -de la vertu.</p> - -<p>Mistress Hauksbee tint à le garder sous son aile -jusqu'au dernier moment.</p> - -<p>C'est pourquoi elle désapprouva son projet -de se rendre à Bombay pour se marier.</p> - -<p>—Grands Dieux! disait-elle, qui sait ce qui peut -survenir en route? Pluffles a reçu la <i>malédiction -de Ruben</i>, et l'Inde n'est pas le pays qu'il lui -faut.</p> - -<p>Finalement la fiancée arriva avec sa tante, -et Pluffles ayant mis un semblant d'ordre dans ses -affaires,—ce en quoi il fut encore aidé par mistress -Hauksbee,—se maria.</p> - -<p>Mistress Hauksbee poussa un soupir de soulagement, -quand les mots «je le veux» eurent été -prononcés des deux côtés, et elle s'en alla à ses -affaires.</p> - -<p>Pluffles suivit le conseil qu'elle lui avait donné -de retourner au pays.</p> - -<p>Il quitta l'armée, et maintenant il élève quelque -part en Angleterre des bestiaux de diverses couleurs, -dans un parc fermé de barrières peintes en vert. -Je crois qu'il s'en tire très judicieusement.</p> - -<p>Il aurait fini par avoir ici les mésaventures les -plus désagréables.</p> - -<p>Pour ces raisons, si jamais on tient des propos -plus désobligeants que de coutume au sujet de -mistress Hauksbee, répondez en racontant le -sauvetage de Pluffles.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch7">LES FLÈCHES DE CUPIDON</h2> - -<blockquote class="epi"> - -<p><i>Fosse où le bison rafraîchissait -sa peau ridée par l'ardeur -du soleil et enflammée et desséchée; -hutte de troncs d'arbres -dans le ray-grass, cachée, solitaire; -levée où surgissent éparses -les taupinières du rat de terre; -creux sous la berge que longe le -timide et furtif ruisseau; aloès -qui poignarde le ventre et les -talons. Élancez-vous, si vous -l'osez, sur un étalon inconnu. Il -est plus sûr d'aller bien loin, bien -loin! Écoutez du côté où les -meilleurs cavaliers sont en première -ligne: «Garçons, éparpillez-vous! -au loin! au loin!».</i></p> - -<p class="attr">(<span class="sc">La Chasse au Péora</span>)</p> - -</blockquote> - -<p>Il y avait autrefois à Simla une très jolie fille, -dont le père était un pauvre, mais honnête -juge de sessions et de district.</p> - -<p>C'était une très bonne fille, mais elle ne pouvait -faire autrement que de connaître sa puissance et -de s'en servir.</p> - -<p>Sa maman était fort anxieuse au sujet de sa -fille, ainsi que doit l'être toute bonne maman.</p> - -<p>Quand on est commissaire, célibataire, et qu'on a -le droit de porter sur son habit des joyaux à jour -en or et émail, et de passer une porte avant tout -le monde, excepté un membre du conseil, un -lieutenant-gouverneur ou un vice-roi, on est un -beau parti.</p> - -<p>Du moins, c'est ce que disent les dames.</p> - -<p>Il y avait en ce temps-là, à Simla, un commissaire -qui était, qui portait, et qui faisait tout -ce que je viens d'énumérer. Il avait la figure -commune. Il était même laid. C'était l'homme -le plus laid qu'il y eût en Asie, à deux exceptions -près.</p> - -<p>Il avait une figure qui vous faisait rêver et qui -vous donnait ensuite l'idée de sculpter une tête -de pipe.</p> - -<p>Il se nommait Saggott—Barr-Saggott—Anthony -Barr-Saggott, suivi de six lettres<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label">[12]</span></a> Les lettres étaient les abréviations d'autant de titres et de -qualités.</p> -</div> -<p>Comme fonctionnaire, il était un des plus capables -qu'ait eu le gouvernement de l'Inde.</p> - -<p>Comme particulier, c'était un gorille aux manières -engageantes.</p> - -<p>Lorsqu'il adressa ses hommages à miss Beighton, -je crois que mistress Beighton pleura de joie, en -voyant quelle récompense la Providence lui envoyait -dans sa vieillesse.</p> - -<p>M. Beighton ne disait rien; c'était un homme -facile à vivre.</p> - -<p>Or, un commissaire est un très riche personnage.</p> - -<p>Son traitement dépasse tout ce que peut souhaiter -l'avidité. Il est si énorme qu'il permet de -mettre de côté, de gratter d'une façon qui ferait -perdre toute considération à n'importe quel membre -du Conseil.</p> - -<p>La plupart des commissaires sont ladres, mais -Barr-Saggott était une exception.</p> - -<p>Il recevait royalement. Il avait une belle écurie; -il donnait à danser; il était une puissance dans le -pays, et il se comportait en conséquence.</p> - -<p>Considérez que tout ce que j'écris se passait à -une époque presque préhistorique dans le passé -de l'Inde anglaise.</p> - -<p>Certaines personnes se rappellent les années -où nous jouions tous au croquet, avant la naissance -du lawn-tennis.</p> - -<p>Et même auparavant,—si vous voulez m'en -croire, il y eût des saisons où le croquet n'étant -pas encore inventé,—le jeu de l'arc, ressuscité en -Angleterre en 1844, était un fléau non moins redoutable -que le lawn-tennis de nos jours.</p> - -<p>Les gens parlaient doctement de «tenir», de -«lâcher», de «manier», «d'arcs reployés», «d'arcs -de 56 livres», «d'arcs renforcés», «d'arcs en yeux -d'une seule pièce», tout comme nous parlons aujourd'hui -de «rallies», de «volées», de «coups -durs», de «retours», de «raquettes de 16 onces».</p> - -<p>Miss Beighton tirait divinement, plus loin que -la distance des dames, soit 60 yards, et on la proclamait -la meilleure tireuse à l'arc qu'il y eût à -Simla.</p> - -<p>Les hommes l'avaient surnommée la Diane de -Tara-Devi.</p> - -<p>Barr-Saggott était plein d'attentions pour elle, -et comme je l'ai dit, le cœur de sa mère se dilatait -en conséquence.</p> - -<p>Kitty Beighton prenait les choses avec plus de -calme.</p> - -<p>C'était charmant que d'être distinguée par un -commissaire dont le nom était suivi de plusieurs -initiales et de remplir de mauvais sentiments le -cœur des autres jeunes filles. Mais il n'y avait pas -moyen de nier le fait: Barr-Saggott était d'une -laideur phénoménale, et les essais qu'il faisait pour -s'embellir ne le rendaient que plus grotesque. -Ce n'était pas sans motif qu'on l'avait baptisé le -<i>Langur</i>,—ce qui signifie <i>singe gris</i>.</p> - -<p>C'était charmant, se disait Kitty, de l'avoir à -ses pieds, mais il était plus agréable de le planter -là et de s'en aller faire une promenade à cheval -avec ce coquin de Cubbon—un dragon du régiment -en garnison à Umballa,—le jeune beau soldat, qui -n'avait point d'avenir.</p> - -<p>Kitty se plaisait plus qu'un peu avec Cubbon. -Il ne nia pas une minute qu'il était féru d'elle de -la tête aux pieds, car c'était un honnête garçon.</p> - -<p>Ainsi Kitty s'enfuyait de temps à autre, à bonne -distance des pompeuses déclarations que lui adressait -Barr-Saggott pour aller retrouver le jeune -Cubbon, ce qui lui valait des réprimandes maternelles.</p> - -<p>—Mais, maman, disait-elle, M. Saggott est -tellement… tellement… si horriblement laid! vous -savez!</p> - -<p>—Ma chère enfant, disait pieusement mistress -Beighton, nous ne pouvons être autrement que ne -nous a faits la Providence qui gouverne toutes -choses. En outre, c'est vouloir en savoir plus long -que votre mère, savez-vous bien? Songez à cela -et montrez-vous raisonnable.</p> - -<p>Alors Kitty relevait son petit menton et tenait -des propos irrévérencieux sur la supériorité maternelle, -sur les commissaires, sur le mariage.</p> - -<p>M. Beighton se frottait le sinciput, car c'était -un homme facile à vivre.</p> - -<p>Vers la fin de la saison, Barr-Saggott, quand il -jugea l'occasion mûre, mit en train un projet qui -faisait le plus grand honneur à ses talents administratifs.</p> - -<p>Il organisa un concours de tir à l'arc pour les -dames, et donna comme prix un magnifique bracelet -tout constellé de diamants.</p> - -<p>Il en rédigea les conditions avec une grande -habileté, et chacun comprit que le bracelet était -un cadeau destiné à miss Beighton et qu'en l'acceptant, -elle acceptait aussi la main et le cœur -du commissaire Barr-Saggott.</p> - -<p>D'après ses règles, il fallait accomplir une série -dite de Saint Léonard,—trente-six coups dans -le blanc à soixante yards,—en se conformant -aux usages de la Société toxophile de Simla.</p> - -<p>Tout Simla fut invité.</p> - -<p>Il y eut des tables à thé, très artistement disposées -sous les deodars, à Annandale, où se trouve -aujourd'hui le grand stand, et là, seul dans toute -sa gloire, scintillant au soleil, se voyait le bracelet -endiamanté dans un écrin de velours bleu.</p> - -<p>Miss Beighton était anxieuse,—trop anxieuse, -peut-être,—de prendre part au concours.</p> - -<p>Dans l'après-midi choisi, tout Simla se rendit -à cheval à Annandale pour assister à cette représentation -du jugement de Pâris en sens inverse.</p> - -<p>Kitty fit le trajet à cheval en compagnie du -jeune Cubbon, et il fut aisé de voir que le petit -avait l'esprit troublé.</p> - -<p>Il faut le tenir pour innocent de tout ce qui se -passa ensuite.</p> - -<p>Kitty était pâle et nerveuse, et lorgna longtemps -le bracelet.</p> - -<p>Barr-Saggott était habillé somptueusement, -plus nerveux encore que Kitty, et plus hideux que -jamais.</p> - -<p>Mistress Beighton souriait avec condescendance -ainsi qu'il convient à la mère de la toute-puissante -Madame l'épouse du Commissaire.</p> - -<p>Le tir commença.</p> - -<p>Tout le monde était debout, rangé en demi-cercle -pour voir venir les dames l'une après -l'autre.</p> - -<p>Rien de plus ennuyeux qu'un concours à l'arc.</p> - -<p>Les dames tiraient, tiraient, tiraient toujours -et cela dura jusqu'à ce que le soleil quittât la -vallée, jusqu'à ce que de petites brises s'élevassent -parmi les deodars.</p> - -<p>On attendait que miss Beighton vînt tirer et -gagner.</p> - -<p>Le jeune Cubbon était à un bout du demi-cercle, -qui entourait les tireuses, et Barr-Saggott à -l'autre bout.</p> - -<p>Miss Beighton était la dernière sur la liste.</p> - -<p>Les coups heureux avaient été rares et on était -certain qu'elle gagnerait le bracelet,—plus le -commissaire Barr-Saggott.</p> - -<p>Le commissaire lui banda son arc, de ses mains -augustes.</p> - -<p>Elle fit quelques pas, regarda le bracelet, et sa -première flèche alla tout droit, avec une précision -parfaite se planter au milieu du rond doré, coup qui -comptait pour neuf points.</p> - -<p>Le jeune Cubbon, qui était du côté gauche, -devint tout pâle, et le démon de Barr-Saggott lui -inspira de sourire.</p> - -<p>Or, presque toujours les chevaux s'effarouchaient -quand Barr-Saggott souriait.</p> - -<p>Kitty vit ce sourire.</p> - -<p>Elle jeta un coup d'œil en avant, un peu à -gauche, fit un signe de tête presque imperceptible -à Cubbon, et se remit à tirer.</p> - -<p>Je voudrais pouvoir décrire la scène qui se passa -ensuite.</p> - -<p>Elle fut absolument extraordinaire et des plus -inconvenantes.</p> - -<p>Miss Kitty ajustait ses flèches avec un soin -infini, de telle sorte que chacun pût voir ce qu'elle -faisait. Elle tirait à la perfection, et son arc de 46 -livres était tout à fait à sa main.</p> - -<p>Elle planta avec grand soin quatre flèches de suite -dans les pieds de bois qui portaient la cible; elle -planta une flèche dans le haut du bois de la cible.</p> - -<p>Et toutes les dames de se regarder.</p> - -<p>Ensuite elle se livra à un tir fantaisiste sur le -blanc, ce qui vous donne juste un point, chaque fois -que vous l'atteignez.</p> - -<p>Elle mit cinq flèches dans le blanc.</p> - -<p>C'était merveilleux comme tir à l'arc, mais -comme il s'agissait pour elle de mettre dans le -rond doré et de gagner le bracelet, Barr-Saggott -devint d'un vert tendre comme celui de la jeune -lentille d'eau.</p> - -<p>Ensuite elle tira deux fois par-dessus la cible, -puis deux fois à une grande distance sur la gauche,—toujours -avec le même air délibéré,—pendant -qu'un silence glacial pesait sur l'assistance, et que -mistress Beighton tirait son mouchoir.</p> - -<p>Ensuite Kitty tira sur le sol devant la cible et -cassa plusieurs flèches.</p> - -<p>Après cela, elle en mit une dans le rouge, ce qui -faisait sept points, rien que pour montrer ce qu'elle -était capable de faire quand elle voulait, et elle -termina ses singuliers exploits en tirant d'une -façon fantaisiste sur les supports de la cible.</p> - -<p>Voici le total de ses points, tel qu'il résulte du -compte des flèches plantées:</p> - -<table summary=""> -<tr> -<td class="vam" rowspan="2">Miss Beighton.</td> -<td class="vam xlarge" rowspan="2">{</td> -<td>Or</td> -<td>Rouge</td> -<td>Bleu</td> -<td>Noir</td> -<td>Blanc</td> -</tr> -<tr> -<td class="c">1</td> -<td class="c">1</td> -<td class="c">0</td> -<td class="c">0</td> -<td class="c">5</td> -</tr> -<tr> -<td colspan="7">Total des mises dans la cible: 7; ensemble: 21.</td> -</tr> -</table> -<p>Barr-Saggott faisait la même figure que si les -deux ou trois dernières flèches avaient été plantées -dans ses jambes et non dans les pieds de la cible.</p> - -<p>Le silence profond fut interrompu par une petite -fille boulotte, au visage semé de taches de rousseur, -à peine formée, qui dit d'une voix aigrelette, mais -triomphante:</p> - -<p>—Alors c'est moi qui ai gagné!</p> - -<p>Mistress Beighton tâcha de faire bonne contenance, -mais elle pleura devant le monde. Il -fallait plus d'exercice qu'elle n'en avait, pour -résister à un tel désappointement.</p> - -<p>Kitty détendit son arc d'un geste pervers, et -retourna à sa place, pendant que Barr-Saggott se -donnait l'air de prendre grand plaisir à fermer le -bracelet sur le poignet noueux et rouge.</p> - -<p>C'était une scène embarrassante, même pénible.</p> - -<p>Tout le monde s'arrangea de façon à partir en -masse et à laisser Kitty en tête à tête avec sa -maman.</p> - -<p>Mais ce fut Cubbon qui l'emmena.</p> - -<p>Quant au reste, ce n'est pas la peine de l'imprimer.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch8">SA CHANCE DANS LA VIE</h2> - -<blockquote class="epi"> - -<p><i>Alors il dressa une pile de têtes; -il en entassa trente mille l'une -sur l'autre,—tout cela pour -plaire à la jeune Infidèle, au -pays où se rident les eaux de -l'Oxus. Et ainsi parla le farouche -Atulla Khan: «C'est l'amour -qui a fait de cette chose un -homme.»</i></p> - -<p class="attr">(<span class="sc">Histoire d'Oatta</span>)</p> - -</blockquote> - -<p>Oubliez tout net les réceptions, les listes -d'invités aux palais du gouvernement, les -bals de corporations commerciales; partez le plus -loin possible de tous les êtres, de toutes les -personnes que vous connaissez dans votre milieu -respectable,—et tôt ou tard vous franchirez -la ligne où s'arrête la dernière goutte de sang -blanc, et que bat de ses flots la marée montante -du sang noir.</p> - -<p>Il serait plus aisé d'entrer en conversation avec -une duchesse de création récente, alors qu'elle -est sous le coup de l'émotion que de causer avec les -habitants de la zone frontière sans enfreindre -quelques-unes de leurs conventions, sans heurter -un de leurs sentiments.</p> - -<p>Les relations se compliquent de la façon la -plus bizarre entre le Noir et le Blanc.</p> - -<p>Parfois le Blanc éclate en accès d'orgueil farouche, -puéril,—qui sont l'orgueil de race devenu difforme; -parfois ce sont chez le Noir des crises plus farouches -encore d'abaissement, d'humilité, des usages à -demi païens, d'étranges, d'inexplicables impulsions -criminelles.</p> - -<p>Un de ces jours, ces gens-là, entendez-moi bien, -il s'agit de gens très inférieurs à la classe d'où -sortit Derozio, l'homme qui imita Byron,—ces -gens-là donneront naissance à un écrivain, à un -poète,—et alors nous saurons comment ils vivent, -et ce qu'ils sentent.</p> - -<p>Jusqu'alors aucune des histoires qu'on racontera -sur eux ne pourra être absolument vraie, soit par -elle-même, soit dans les conclusions qu'on en tire.</p> - -<p>Miss Vezzis vint de l'autre côté de la ligne -frontière pour soigner quelques enfants appartenant -à une dame, jusqu'à ce qu'une nourrice déjà -retenue pût arriver.</p> - -<p>La dame disait que miss Vezzis était une bonne -incapable, malpropre, inattentive.</p> - -<p>Il ne lui vint jamais à l'esprit que miss Vezzis -avait son existence à diriger, ses propres affaires -pour lui donner du souci, et que ces affaires-là -étaient la chose la plus importante qu'il y eût au -monde pour miss Vezzis.</p> - -<p>Bien peu de maîtresses admettent ce genre de -raisonnement.</p> - -<p>Miss Vezzis était aussi noire qu'une botte, et à -en juger d'après notre idéal, affreusement laide. -Elle portait des robes de cotonnade imprimée -et des souliers à bouts carrés, et quand les enfants -lui faisaient perdre patience, elle les injuriait dans -la langue de la frontière, langue qui est faite d'anglais, -de portugais et de mots indigènes.</p> - -<p>Elle n'était point attrayante, mais enfin elle -avait son amour-propre, et tenait à ce qu'on l'appelât -miss Vezzis.</p> - -<p>Tous les dimanches, elle s'attifait merveilleusement, -et allait voir sa maman qui passait la -plus grande partie de sa vie sur un grand fauteuil -de canne, enveloppée d'une robe crasseuse de soie -tussore, dans une vaste maison, sorte de lapinière -où pullulaient les Vezzis, les Pereira, les Lisboa, les -Gonsalves, sans compter une population flottante -de flâneurs.</p> - -<p>On y trouvait en outre des débris du marché de -la journée, gousses d'ail, encens éventé, habits -traînant à terre, jupons pendus à des cordes en guise -de rideaux, vieilles bouteilles, crucifix d'étain, -immortelles desséchées, fétiches de parias, statuettes -en plâtre de la Vierge, chapeaux percés.</p> - -<p>Miss Vezzis recevait vingt roupies par mois pour -faire les fonctions de bonne, et elle se chamaillait -chaque semaine avec sa maman, sur le tant pour -cent qu'il fallait pour tenir le ménage.</p> - -<p>Une fois la dispute finie, Michele D'Cruze franchissait -tant bien que mal le petit mur en terre de -la clôture, et faisait la cour à miss Vezzis, à la façon -de la frontière, qui est hérissée d'épineux cérémonial.</p> - -<p>Michele était une pauvre créature maladive, et -très noire. Mais il avait son amour-propre. Pour -rien au monde il n'eût voulu être surpris à fumer un -<i>huqa</i>, et il regardait les naturels avec le dédain -condescendant que peut seule donner une proportion -de sept huitièmes de sang noir dans les veines.</p> - -<p>La famille Vezzis avait aussi son amour-propre.</p> - -<p>Elle faisait remonter son origine à un poseur -de plaques, ancêtre mythique, qui avait travaillé au -pont sur la Sone, alors que les chemins de fer -étaient d'introduction nouvelle dans l'Inde, et -les Vezzis faisaient grand cas de leur origine -anglaise.</p> - -<p>Michele était aiguilleur sur la voie ferrée à 35 -roupies par mois. La situation d'employé du gouvernement -rendait mistress Vezzis indulgente sur -ce que ses ancêtres laissaient à désirer.</p> - -<p>Il y avait une légende compromettante—Dom -Anna, le tailleur, l'avait rapportée de Poonani—d'après -laquelle un juif noir de Cochin aurait -épousé une femme de la famille D'Cruze; mais un -secret connu de tout le monde, c'était qu'un oncle -de mistress D'Cruze remplissait, à cette époque -même des fonctions absolument domestiques, qui -touchaient de près à la cuisine, dans un club de -l'Inde méridionale.</p> - -<p>Il envoyait à mistress D'Cruze sept roupies huit -annas par mois, mais elle n'en sentait pas moins -cruellement combien c'était humiliant pour la -famille.</p> - -<p>Toutefois, au bout de quelques dimanches, -mistress Vezzis vint à bout de surmonter la répugnance -que lui causaient ces taches. Elle donna son -consentement au mariage de sa fille avec Michele, -à la condition que Michele aurait au moins cinquante -roupies par mois pour débuter dans la vie -conjugale.</p> - -<p>Cette prudence extraordinaire devait être un -dernier et suprême effet du sang qu'avait apporté -dans la famille le mystique poseur de rails du -Yorkshire, car de l'autre côté de la frontière, les -gens se font une question d'amour-propre, de se -marier quand ils veulent,—et non point quand -ils peuvent.</p> - -<p>S'il ne se fût agi que de son avenir comme -employé, mistress Vezzis eût tout aussi bien pu -demander à Michele de partir et de revenir avec -la lune dans sa poche. Mais Michele était profondément -épris de miss Vezzis, et cela lui donna de la -persévérance.</p> - -<p>Il accompagna miss Vezzis à la messe un dimanche, -et après la messe, comme il revenait à -travers la chaude et fade poussière, en la tenant -par la main, il jura par plusieurs saints dont les -noms ne vous intéresseraient guère, qu'il n'oublierait -jamais miss Vezzis, et elle lui jura, sur son -honneur et sur les saints, en un serment qui -finissait d'une façon assez curieuse: «<span lang="la" xml:lang="la">In nomine -Sanctissimæ</span>» (quel que pût être le nom de cette -sainte-là) et ainsi de suite, en finissant par un -baiser sur le front, un sur la joue gauche, et un -troisième sur la bouche,—qu'elle n'oublierait -jamais Michele.</p> - -<p>La semaine suivante, Michele fut changé de -poste, et miss Vezzis laissa tomber quelques larmes -sur le cadre de la portière du compartiment au -moment où il quittait la gare.</p> - -<p>Si vous jetez les yeux sur une carte des télégraphes -de l'Inde, vous verrez une longue ligne -qui longe la côte depuis Backergunge jusqu'à -Madras.</p> - -<p>Michele était envoyé à Tibasu, petite station -de second ordre au bout du premier tiers de cette -ligne, pour expédier les dépêches entre Berhampur -et Chicacola, y rêver à miss Vezzis et aux -chances qu'il avait de gagner cinquante roupies -par mois avec ses heures de bureau.</p> - -<p>Il eut pour lui tenir compagnie le bruit de la -Baie de Bengale et un Babou bengali, rien de -plus.</p> - -<p>Il envoyait à miss Vezzis des lettres folles, où -il fourrait des croix par-dessous la patte de l'enveloppe.</p> - -<p>Quand il eut été à Tibasu pendant près de trois -semaines, l'occasion décisive se présenta.</p> - -<p>Qu'on ne l'oublie pas: à moins que les signes -extérieurs et visibles de notre autorité ne soient -constamment sous les yeux d'un indigène, il est -aussi incapable qu'un enfant de comprendre ce -que c'est que l'autorité, et à quel danger il s'expose -en lui désobéissant.</p> - -<p>Tibasu était un petit poste oublié, où habitent -quelques Mahométans de l'Orissa.</p> - -<p>Ces gens-là, n'ayant point entendu de quelque -temps parler du Sahib-Collecteur<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a>, et méprisant -de tout leur cœur le sous-juge hindou, s'arrangèrent -pour organiser à leur idée une petite révolte -genre Mohurrum.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13"><span class="label">[13]</span></a> <i>Monsieur</i> le percepteur.</p> -</div> -<p>Mais les Hindous, faisant une sortie, leur cassèrent -la tête; puis trouvant que l'état anarchique -avait du bon, Hindous et Musulmans hissèrent -en commun une sorte de Donnybrook sans savoir -où ils voulaient en venir, mais rien que pour voir -jusqu'où cela irait. Ils se démolirent leurs boutiques -les uns les autres, et assouvirent leurs -rancunes personnelles, de manière à ne laisser -aucun arriéré.</p> - -<p>C'était une méchante petite émeute, mais pas -assez importante pour qu'on en parlât dans les -journaux.</p> - -<p>Michele était dans le bureau, occupé à écrire, -quand il entendit ce bruit qu'on n'oublie jamais -en sa vie,—le <i>ah-yah</i>, d'une cohue irritée.</p> - -<p>Quand ce bruit baisse d'environ trois tons, et -devient un <i>ut</i> sourd, bourdonnant, l'homme qui -l'entend n'a rien de mieux à faire que de se sauver, -s'il est seul.</p> - -<p>L'inspecteur indigène de police entra en courant -et dit à Michele que toute la ville était en -ébullition et se préparait à saccager la station -télégraphique.</p> - -<p>Le babou se coiffa de son bonnet, et sortit -tranquillement par la fenêtre, pendant que l'inspecteur -terrifié, mais obéissant à l'antique instinct -de race qui devine une goutte de sang -blanc, si diluée qu'elle soit, demandait:</p> - -<p>—Quels sont les ordres du Sahib?</p> - -<p>Au mot de Sahib, Michele prit son parti.</p> - -<p>Malgré l'horrible frayeur qu'il éprouvait, il se -sentit, lui l'homme qui avait dans sa généalogie -le juif de Cochin, et l'oncle domestique, il se sentit -donc le seul homme qui représentât dans la localité -l'autorité anglaise.</p> - -<p>Alors il songea à miss Vezzis, aux cinquante -roupies, et il assuma la responsabilité de la situation.</p> - -<p>Il y avait à Tibasu sept policemen indigènes, et -ils disposaient pour eux sept de quatre fusils à -pistons tout détraqués. Tous ces hommes étaient -gris de peur, mais non au point qu'on ne pût les -faire marcher.</p> - -<p>Michele lâcha la clef de l'appareil télégraphique, -sortit, à la tête de son armée, pour affronter la -foule.</p> - -<p>Et comme la cohue venait de tourner l'angle -de la route, il mit en joue et fit feu, les hommes -qui étaient derrière lui en firent autant, par -instinct.</p> - -<p>Toute la foule,—composée jusqu'au dernier -homme de lâches roquets, poussa un hurlement -et se sauva, laissant par terre un mort et un -mourant.</p> - -<p>Michele suait de peur, mais il ne laissa pas -percer sa faiblesse.</p> - -<p>Il descendit dans la ville, jusqu'à la maison où -le sous-juge s'était barricadé.</p> - -<p>Les rues étaient désertes.</p> - -<p>Tibasu était plus effrayé que Michele, car la -foule avait été assaillie au bon moment.</p> - -<p>Michele revint au bureau du télégraphe, et -envoya une dépêche à Chicacola pour demander -de l'aide.</p> - -<p>La réponse n'était pas arrivée, qu'il recevait -une députation des anciens, venue pour lui dire -que ses actes étaient absolument «inconstitutionnels» -et pour essayer de l'intimider. Mais -Michele avait dans la poitrine un grand cœur -d'homme blanc, à cause de son amour pour miss -Vezzis, la bonne d'enfants, et parce qu'il avait -goûté pour la première fois à la Responsabilité -et au Pouvoir.</p> - -<p>Ces deux choses réunies formaient une boisson -enivrante, et elles ont causé plus de chutes -parmi les hommes, que le whiskey n'en produisit -jamais.</p> - -<p>Michele répondit que le sous-juge pourrait dire -ce qu'il voudrait, mais qu'en attendant l'arrivée -de l'aide-collecteur, l'opérateur du télégraphe était -à Tibasu le gouvernement de l'Inde, et que les -anciens de Tibasu seraient tenus pour responsables -si l'émeute recommençait.</p> - -<p>Alors ils courbèrent la tête, et dirent: «Soyez -miséricordieux», ou quelque chose d'approchant, -puis ils repartirent, profondément pénétrés de -crainte, en s'accusant mutuellement d'avoir excité -le désordre.</p> - -<p>Dès les premières heures du jour, après avoir -fait une patrouille dans les rues avec ses sept -policemen, Michele descendit sur la route, le fusil -en main, allant à la rencontre de l'aide-collecteur, -qui était monté à cheval pour calmer Tibasu.</p> - -<p>Mais en présence de ce jeune Anglais, Michele -se sentait redevenir de plus en plus indigène, et -l'histoire de l'affaire de Tibasu finit, en même -temps que s'éteignait la tension nerveuse du narrateur, -par un déluge de pleurs convulsifs, à la pensée -douloureuse qu'il avait tué un homme; d'autant -plus que la nuit n'avait nullement allégé le poids -de cette honte, et qu'il éprouvait un dépit enfantin -à sentir que sa langue se refusait à faire valoir ses -grands exploits.</p> - -<p>Cela, c'était la disparition définitive de la dernière -goutte de sang blanc que Michele eût dans -les veines, mais il ne s'en doutait pas.</p> - -<p>L'Anglais, lui, le comprit, et quand il eut bien -lavé la tête aux gens de Tibasu, quand il eut tenu -avec le sous-juge une conférence où cet excellent -fonctionnaire devint tout vert, il trouva le temps -nécessaire pour rédiger un rapport où il faisait -connaître la conduite de Michele.</p> - -<p>Cette lettre fut transmise à <i>qui de droit</i> par les -voies ordinaires, et aboutit à faire déplacer Michele -vers une résidence plus lointaine encore, avec -l'impérial salaire de 66 roupies par mois.</p> - -<p>En conséquence son mariage avec miss Vezzis -se fit en grande pompe, selon le rituel antique; et -maintenant il y a un grand nombre de petits -D'Cruzes qui se vautrent autour de la vérandah -du bureau central de télégraphe.</p> - -<p>Mais, quand bien même on lui offrirait comme -récompense tous les profits du service public où -il est employé, Michele ne pourrait jamais, non, -jamais recommencer ce qu'il fit à Tibasu, pour -obtenir Miss Vezzis, la bonne d'enfants.</p> - -<p>Cela prouve que quand un homme accomplit -une bonne besogne, tout à fait hors de proportion -avec son salaire, c'est, sept fois sur neuf, qu'il y -a une femme, derrière le rideau de sa vertu.</p> - -<p>Quant aux deux exceptions, elles peuvent s'expliquer -par une insolation.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch9">MONTRES DE NUIT</h2> - -<blockquote class="epi"> - -<p><i>Ce qu'il y a dans les livres du -Brahmane se retrouve dans le -cœur du Brahmane. Ni vous ni -moi nous ne savions qu'il y eût -autant de mal dans le monde.</i></p> - -<p class="attr">(<span class="sc">Proverbe hindou</span>)</p> - -</blockquote> - -<p>Cela commença par une mystification, mais -maintenant c'est allé assez loin, et cela -commence à devenir sérieux.</p> - -<p>Platte, le sous-officier, étant pauvre, avait une -montre Waterbury, et une simple chaîne en cuir -uni.</p> - -<p>Le colonel avait aussi une montre Waterbury, -mais il se servait comme chaîne de la fausse -gourmette d'un mors.</p> - -<p>Une fausse gourmette, c'est ce qu'il y a de -mieux comme chaîne de montre. C'est à la fois -solide et court. Entre une fausse gourmette et une -autre, il n'y a pas grande différence; entre une -montre Waterbury et une autre, il n'y en a aucune.</p> - -<p>Tout le monde, à la station, connaissait la fausse -gourmette du colonel.</p> - -<p>Il n'était pas un cavalier de premier ordre, mais -il aimait à faire croire aux gens qu'il l'avait été -jadis, et il enfilait des histoires étonnantes, au sujet -de la bride de chasse dont avait fait partie la -fausse gourmette en question.</p> - -<p>A part cela, il était religieux au point d'en être -assommant.</p> - -<p>Platte et le colonel faisaient leur toilette au club, -car tous deux étaient en retard pour leurs invitations, -et tous deux étaient pressés.</p> - -<p>On était en <i>Kismet</i>.</p> - -<p>Les deux montres étaient posées sur une étagère, -au-dessous de la glace, avec la chaîne pendante. -C'était là de la négligence.</p> - -<p>Platte, qui avait fini le premier, prit au hasard -une montre, se regarda dans la glace, arrangea son -nœud de cravate, et sortit en courant.</p> - -<p>Quarante secondes après, le colonel fit exactement -la même chose.</p> - -<p>Chacun avait pris la montre de l'autre.</p> - -<p>Vous avez pu remarquer que bon nombre des -gens qui ont de la religion sont extrêmement -méfiants. On dirait qu'ils en savent bien -plus long,—naturellement, pour des motifs -uniquement religieux,—que les inconvertis, -sur les choses du mal. Peut-être qu'ils étaient -tout particulièrement criminels avant leur conversion.</p> - -<p>En tout cas, quand il s'agit d'émettre des imputations -défavorables, et de donner l'interprétation -la plus cruelle possible aux choses les plus innocentes, -vous pouvez être sûr que certaines catégories -de gens religieux se distingueront par-dessus -toutes les autres.</p> - -<p>Le colonel et sa femme appartenaient à cette -catégorie-là. Mais la femme du colonel était la -pire des deux. C'était elle qui fabriquait les cancans -de la station et bavardait avec son ayah!</p> - -<p>Il n'est pas besoin d'en dire plus long.</p> - -<p>La femme du colonel troubla pour jamais le -ménage Laplace.</p> - -<p>La femme du colonel fit manquer le mariage -Ferris-Haughtrey.</p> - -<p>La femme du colonel persuada au pauvre Brexton -de laisser sa femme là-bas dans les plaines -pendant la première année de leur mariage. Il en -résulta la mort de la petite mistress Brexton, puis -celle de leur bébé.</p> - -<p>Les griefs contre la femme du colonel ne seront -jamais oubliés tant qu'il y aura un régiment dans -le pays.</p> - -<p>Nous revenons au colonel et à Platte.</p> - -<p>En quittant le salon de toilette, ils allèrent -chacun de son côté.</p> - -<p>Le colonel dîna avec deux chapelains, pendant -que Platte allait à un rendez-vous de garçons, qui -devait être suivi d'une partie de whist.</p> - -<p>Remarquez bien comment les choses arrivent.</p> - -<p>Si le saïs de Platte avait mis sur la jument la -selle toute neuve, les têtes des anneaux de la selle -n'auraient pu traverser le cuir usé, et faire entrer -le vieux rembourrage dans le garrot de la bête, -alors qu'elle revenait, vers deux heures du matin.</p> - -<p>Elle n'aurait pas rué, sauté, elle ne serait pas -tombée dans un fossé en faisant verser la carriole, -et lançant Platte par-dessus une haie d'aloès -jusque sur la pelouse si bien ratissée de mistress -Larkyn, et ce récit n'aurait jamais été écrit.</p> - -<p>Mais la jument fit tout cela, et pendant que -Platte se roulait et se roulait sur l'herbe, comme -un lapin qui a reçu un coup de fusil, la montre -et sa chaîne s'échappèrent de son gilet, tout comme -l'épée d'un major saute hors de son baudrier -quand on allume un feu de joie; et la montre -roula, au clair de lune, jusqu'à ce qu'elle se fût -arrêtée sous une fenêtre.</p> - -<p>Platte bourra son mouchoir sous le capiton, -remit le véhicule d'aplomb, et rentra chez lui.</p> - -<p>Remarquez encore comment <i>Kismet</i> travaille. -C'est une chose qui n'arrive pas une fois en cent ans.</p> - -<p>Vers la fin de son dîner avec les deux chapelains, -le colonel déboutonna son gilet et se pencha sur -la table pour jeter un coup d'œil sur quelques -rapports de missionnaires. La barrette de la chaîne -de montre passa peu à peu à travers la boutonnière, -et la montre,—la montre de Platte,—glissa -sans bruit sur le tapis. C'est là que le porteur -la trouva le lendemain, et il la garda.</p> - -<p>Alors le colonel partit pour retourner auprès -de l'épouse de son cœur, mais le conducteur de la -voiture était ivre et il s'égara. Aussi le colonel -rentra-t-il à une heure indue, et ses excuses ne -furent point écoutées.</p> - -<p>Si la femme du colonel avait été un de ces -«vases ordinaires voués à la destruction» elle -aurait compris que quand un homme fait exprès -de s'attarder, il se munit toujours d'une excuse -plausible et originale. Et la simplicité démesurée -de l'explication que donnait le colonel était une -preuve de sa bonne foi.</p> - -<p>Mais regardez encore <i>Kismet</i> à l'œuvre!</p> - -<p>La montre du colonel, qui était arrivée si brusquement -avec Platte sur la pelouse de mistress -Larkyn, jugea bon de s'arrêter tout juste sous la -fenêtre de mistress Larkyn, qui la vit à cet endroit -le lendemain matin de bonne heure, la reconnut -et la ramassa.</p> - -<p>Elle avait entendu le bruit que faisait la carriole -de Platte en versant, à deux heures de ce matin-là. -Elle l'avait entendu apostropher la jument. -Elle connaissait Platte et il lui plaisait.</p> - -<p>Ce jour-là, elle lui fit voir la montre, et écouta -son histoire.</p> - -<p>Il tourna la tête de côté, cligna de l'œil et dit:</p> - -<p>—C'est dégoûtant! Quel vieux polisson! Et -avec tant d'étalage de principes religieux encore! -Je devrais envoyer la montre à la femme du -colonel et lui demander des explications.</p> - -<p>Mistress Larkyn songea une minute aux Laplace—elle -les avait connus au temps où le mari et la -femme croyaient l'un à l'autre, et elle répondit:</p> - -<p>—Je l'enverrai; je pense que ça lui fera du -bien, à elle. Mais rappelez-vous que nous ne devrons -jamais lui dire la vérité.</p> - -<p>Platte se douta que sa propre montre était entre -les mains du colonel et pensa que l'envoi de la -Waterbury avec sa fausse gourmette, accompagnée -d'un billet rassurant de mistress Larkyn, n'aurait -d'autre effet que de produire une courte agitation, -de quelques minutes à peine.</p> - -<p>Mais mistress Larkyn voyait plus loin.</p> - -<p>Elle savait que la moindre goutte de poison -aurait une prise solide sur le cœur de la colonelle.</p> - -<p>Le paquet, accompagné d'un billet contenant -quelques détails sur les heures tardives où le -colonel faisait ses visites, fut envoyé à la femme -du colonel.</p> - -<p>Elle s'enferma pour pleurer et examiner quelle -décision elle prendrait.</p> - -<p>S'il y avait au monde une femme que la colonelle -détestât avec une sainte ferveur, c'était bien mistress -Larkyn.</p> - -<p>Mistress Larkyn était une personne frivole, et -qualifiait la colonelle de «Vieille Chatte».</p> - -<p>La femme du colonel soutenait qu'un certain -personnage de l'Apocalypse ressemblait étrangement -à mistress Larkyn.</p> - -<p>Elle citait également d'autres personnages de -l'Écriture. Elle les prenait dans l'Ancien Testament.</p> - -<p>Mais la femme du colonel était la seule personne -qui voulût ou osât dire quoi que ce soit contre -mistress Larkyn.</p> - -<p>Tout le monde, à part elle, l'accueillait comme -une amusante, une honnête petite personne.</p> - -<p>En conséquence, à la pensée que son mari était -allé semer des montres sous les fenêtres de cette -«créature» à des heures maudites, et se rappelant -que la nuit d'avant, même, il était rentré fort tard…</p> - -<p>Arrivée à ce point, elle se leva et se mit en -quête de son mari.</p> - -<p>Il nia tout, excepté que la montre était à lui.</p> - -<p>Elle le supplia de songer au salut de son âme -et de dire la vérité. Il nia de nouveau, en ajoutant -deux gros mots.</p> - -<p>Puis, un silence tomba sur la colonelle pétrifiée, -et pendant ce silence on aurait pu respirer cinq fois.</p> - -<p>Le discours qui suivit ne regarde ni vous ni -moi. C'était un tissu de jalousie conjugale et -féminine. On y devinait l'expérience de la vieillesse -et des joues creuses, une méfiance profonde, -basée sur le texte qui dit que les cœurs mêmes -des tendres bébés sont aussi mauvais qu'on les -fait. Il y avait enfin de la rancune, de la haine -contre mistress Larkyn, tout cela assaisonné des -articles de foi que professait la femme du colonel.</p> - -<p>Et par-dessus tout, il y avait la montre Waterbury -avec la chaîne faite d'une fausse gourmette, -cette montre qui faisait tic tac dans le creux -de sa main desséchée.</p> - -<p>A cette heure-là, je crois bien que la colonelle -éprouva quelque chose des soupçons contenus -qu'elle avait insinués dans l'âme du vieux Laplace, -quelque peu des souffrances qu'elle avait -causées à la pauvre miss Haughtrey, quelque peu -de la douleur qui rongeait comme un cancer le -cœur de Brexton, pendant qu'il assistait à l'agonie -de sa femme.</p> - -<p>Le colonel bafouilla; il essaya de donner des -explications. Alors il s'aperçut que sa montre -avait disparu; le mystère redoubla d'obscurité.</p> - -<p>La femme du colonel passa alternativement de -la parole à la prière, jusqu'à ce qu'elle fût lasse; -et alors elle s'en alla pour aviser aux moyens de -«châtier le cœur obstiné de son mari». Ce qui se -traduit dans notre argot par «lui river son clou».</p> - -<p>Comme vous le voyez, elle était profondément -imbue de la doctrine du péché originel; et elle ne -pouvait croire, en présence des apparences. Elle -en savait bien trop long, et arrivait d'un bond -aux pires conclusions.</p> - -<p>Mais c'était tant mieux. Cela empoisonnait sa -vie: elle avait empoisonné celle de Laplace. Elle -avait perdu toute confiance dans le colonel; et -c'était en cela que le dogme de défiance faisait -sentir son influence.</p> - -<p>—Il aurait pu, se disait-elle, il aurait pu commettre -bien des fautes, avant qu'une Providence -compatissante, employant un instrument indigne, -cette mistress Larkyn, eût établi sa culpabilité.</p> - -<p>C'était un débauché, un scélérat en cheveux -gris.</p> - -<p>On pourrait trouver que c'était là une réaction -bien soudaine après une longue vie conjugale, -mais s'il est un fait digne de respect, c'est celui-ci:</p> - -<p>«Lorsqu'un homme ou une femme se font une -habitude, et en même temps un plaisir de croire -et de mettre en circulation les mauvais propos sur -des gens indifférents à lui ou à elle, lui ou elle -finiront par croire aux mauvais propos sur des -gens très aimés, sur des parents très proches de -lui ou d'elle.</p> - -<p>Vous trouverez peut-être aussi que le simple -incident de la montre était trop futile, trop banal -pour faire naître cette mésintelligence. Mais une -vérité non moins antique, c'est que dans la vie -comme aux courses, les petits fossés, et les barrières -les plus basses causent les pires accidents.</p> - -<p>Pour la même raison, il peut vous arriver de -voir une femme, capable d'être une Jeanne d'Arc -dans un autre pays, dans un autre climat, se -démolir, tomber en morceaux sous l'influence des -soucis les plus terre à terre de la vie en ménage.</p> - -<p>Mais cela, c'est une autre histoire.</p> - -<p>La femme du colonel fut tourmentée d'autant -plus cruellement parce qu'elle croyait, que cela -faisait ressortir plus vivement la vilenie des -hommes.</p> - -<p>Quand on se rappelait les méfaits qu'elle avait -commis, c'était un vrai plaisir que de la voir -ainsi misérable, que de voir les efforts désespérés -qu'elle faisait pour que la station ne s'en aperçût -point.</p> - -<p>Mais la station le savait, en riait sans le moindre -remords, car on y avait appris l'histoire de la -montre, racontée avec maints gestes dramatiques -par mistress Larkyn.</p> - -<p>Une ou deux fois, Platte croyant que le colonel -n'était point parvenu à se disculper, dit à mistress -Larkyn:</p> - -<p>—Cette affaire est allée assez loin. Je suis -d'avis qu'on apprenne à la femme du colonel -comment c'est arrivé.</p> - -<p>Mistress Larkyn pinça les lèvres, hocha la tête, -et déclara que la femme du colonel devait faire de -son mieux pour supporter son châtiment.</p> - -<p>Or, mistress Larkyn était une femme frivole, en -qui nul n'eût pu soupçonner une telle profondeur -de haine.</p> - -<p>En conséquence, Platte ne fit aucune démarche, -et en vint à croire, d'après le silence du colonel, -que celui-ci avait dû «courir la prétantaine» -quelque part, cette nuit-là, et que dès lors, il -aimait mieux encourir une légère pénalité pour -avoir pénétré dans les clôtures des gens en dehors -des heures de visites.</p> - -<p>Platte finit au bout d'un temps par oublier -l'affaire de la montre, et retourna dans la plaine -avec son régiment.</p> - -<p>Mistress Larkyn rentra en Angleterre quand -son mari eut achevé son temps de service dans -l'Inde. Elle n'oublia jamais.</p> - -<p>Mais Platte avait parfaitement raison quand il -disait que la plaisanterie durait un peu trop.</p> - -<p>La défiance, et les scènes de tragédie qu'elle -comporte,—toutes choses que nous autres étrangers -ne pouvons pas voir, ni croire,—tuent la -femme du colonel, et font au colonel une vie -misérable.</p> - -<p>Si l'un ou l'autre lisent cette histoire, ils peuvent -être convaincus que l'affaire y est exposée avec -vérité. Ils peuvent «échanger le baiser de réconciliation».</p> - -<p>Shakespeare fait allusion au plaisir qu'on -éprouve en voyant un artilleur canonné par sa -propre batterie.</p> - -<p>Cela prouve que les poètes ne devraient pas -écrire sur des choses auxquelles ils n'entendent -rien.</p> - -<p>Le premier venu aurait pu lui apprendre que -les sapeurs et les canonniers appartiennent à -des corps parfaitement distincts dans l'armée. -Mais si vous corrigez la phrase, en substituant le -mot de canonnier à celui de sapeur, il en résultera -exactement la même morale.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch10">L'AUTRE</h2> - -<blockquote class="epi"> - -<p><i>Quand la terre fut malade et -que les cieux grisonnèrent et que -les bois eurent été pourris par -la pluie, l'homme mort vint à -cheval, par un jour d'automne, -revoir ce qu'il avait aimé.</i></p> - -<p class="attr">(<span class="sc">Vieille Ballade</span>)</p> - -</blockquote> - -<p>Il y a bien longtemps de cela, du temps des -«soixante-dix», avant qu'on eût construit -aucun édifice public à Simla, et la large route qui -fait le tour de Jakko, alors qu'ils habitaient un nid -à pigeons dans les bouges du P. W. D., les parents -de miss Gaurey lui firent épouser le colonel -Schreiderling.</p> - -<p>Il ne devait pas avoir beaucoup plus de trente-cinq -ans de plus qu'elle, et comme il avait deux -cents roupies par mois, et avec cela de la fortune -personnelle, il était assez à son aise.</p> - -<p>Il appartenait à une bonne famille, et quand -il faisait froid, il souffrait d'une affection des -poumons. En été, il vacillait sur le bord de -l'apoplexie par insolation, mais jamais elle ne -vint à bout de le tuer.</p> - -<p>Entendez-moi bien, je ne blâme pas Schreiderling: -il était bon mari, suivant ses idées, et -il ne se mettait en colère que quand on le soignait, -ce qui arrivait environ dix-sept jours par mois.</p> - -<p>Il était très large avec sa femme sur les questions -d'argent, et c'était, selon lui, une concession.</p> - -<p>Et cependant, mistress Schreiderling n'était -point heureuse.</p> - -<p>On l'avait mariée quand elle avait moins de -vingt ans et qu'elle avait donné à un autre tout -son pauvre petit cœur.</p> - -<p>J'ai oublié son nom, mais nous l'appellerons -l'Autre.</p> - -<p>Il n'avait ni argent, ni avenir; il n'avait pas -même l'air intéressant, et je crois qu'il avait un -emploi dans le commissariat ou les transports. -Mais malgré tout cela, elle l'aimait terriblement, -et il y avait entre lui et elle comme des fiançailles, -lorsque Schreiderling apparut et informa mistress -Gaurey qu'il se proposait d'épouser sa fille.</p> - -<p>Alors l'autre promesse de mariage fut annulée, -effacée par les larmes de mistress Gaurey.</p> - -<p>En effet, cette dame gouvernait sa maison en -larmoyant sur la désobéissance à son autorité, -et sur le peu de respect qu'on lui témoignait dans -sa vieillesse.</p> - -<p>La jeune fille ne faisait pas comme sa mère; -elle ne pleura jamais: non, pas même au mariage.</p> - -<p>L'Autre supporta sa perte avec calme, et se fit -envoyer dans le poste le plus mauvais qu'il pût -trouver. Peut-être que le climat le consolait.</p> - -<p>Il souffrait de la fièvre intermittente, et cela -put lui servir à se distraire de ses autres peines.</p> - -<p>Il avait également le cœur faible. Une des -valvules était atteinte, et la fièvre empirait les -choses. Cela se vit bien par la suite.</p> - -<p>Puis, plusieurs mois se passèrent, et mistress -Schreiderling se mit à être malade. Elle ne se -consumait point de langueur, comme on le voit -dans les livres; mais on eût dit qu'elle collectionnait -toutes les formes de maladie qui sévissaient -à la station, depuis la simple fièvre, et au-dessus.</p> - -<p>Même en ses meilleurs moments, elle n'était -jamais qu'ordinairement jolie; ces maladies la -rendaient laide.</p> - -<p>Ainsi s'exprimait Schreiderling.</p> - -<p>Il mettait son amour-propre à dire tout ce -qu'il pensait.</p> - -<p>Quand elle eut perdu sa joliesse, il la laissa -s'arranger à son gré, et retourna dans les bouges -où s'était passé son célibat.</p> - -<p>On la voyait trottiner, allant et venant sur la -Simla-Mall, d'un air d'abandon, avec un grand -chapeau du Terai qui lui retombait derrière la -tête, et sur une selle en si mauvais état qu'elle -faisait peine à voir.</p> - -<p>La générosité de Schreiderling s'arrêtait au -cheval. Il disait que la première selle venue était -assez bonne pour une femme aussi nerveuse que -mistress Schreiderling.</p> - -<p>On ne l'invitait jamais à danser, parce qu'elle -ne dansait pas bien. Elle était si terne, si peu -intéressante qu'il était extrêmement rare qu'elle -trouvât des cartes dans sa boîte aux lettres.</p> - -<p>Schreiderling disait que s'il avait su qu'elle -deviendrait un pareil épouvantail après son -mariage, il ne l'aurait jamais épousée.</p> - -<p>Il avait toujours mis son amour-propre à dire -ce qu'il pensait, ce Schreiderling!</p> - -<p>Il la laissa à Simla un jour du mois d'août, et -retourna à son régiment.</p> - -<p>Alors elle reprit un peu de vie, mais ne retrouva -jamais son apparence d'autrefois.</p> - -<p>J'appris au club que l'Autre revenait malade, -très malade, essayer d'une chance incertaine de -guérison. La fièvre et l'état de ses valvules du -cœur l'avaient presque tué.</p> - -<p>Elle savait cela, et elle savait aussi une chose -que je n'avais aucun intérêt à connaître, à quelle -époque il devait arriver.</p> - -<p>Il lui avait écrit, je suppose.</p> - -<p>Ils ne s'étaient jamais vus depuis le mois qui -avait précédé le mariage.</p> - -<p>Et voici maintenant le côté déplaisant de -l'histoire.</p> - -<p>Une invitation tardive me retint à l'hôtel -Dovedell jusqu'à ce qu'il fît sombre.</p> - -<p>Mistress Schreiderling avait arpenté le Mall, -pendant toute l'après-midi, sous la pluie.</p> - -<p>Comme je remontais par la route des voitures, -je passai près d'un tonga, et mon poney, las -d'être resté longtemps arrêté, partit au petit trot.</p> - -<p>Tout près de la route qui allait au bureau des -tongas, se trouvait mistress Schreiderling, trempée -de la tête aux pieds, attendant le tonga.</p> - -<p>Je piquai vers les hauteurs, car le tonga n'était -pas mon affaire, et à ce moment même, elle se -mit à jeter des cris aigus.</p> - -<p>Je rebroussai chemin aussitôt et je vis, aux -lumières qui éclairaient le bureau du tonga, mistress -Schreiderling agenouillée sur la route tout -humide, près du siège de derrière du tonga, qui -venait d'arriver; elle poussait des cris affreux.</p> - -<p>Et comme je m'approchais, elle tomba la figure -dans la boue.</p> - -<p>L'Autre était assis sur le siège de derrière, se -tenant très bien, très ferme, une main sur le -support de la tente, l'eau dégoulinant de son -chapeau et de sa moustache: il était mort.</p> - -<p>Le voyage de soixante milles dans un véhicule -cahotant avait mis sa valvule à une épreuve trop -rude, à ce que je pense.</p> - -<p>Le conducteur du tonga dit:</p> - -<p>—Le sahib est mort à deux stations de Solon. -C'est pourquoi je l'ai attaché avec une corde, -pour l'empêcher de tomber en route, et nous -sommes arrivés comme cela à Simla. Est-ce que -le sahib me donnera le buckshih<a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a>?… Cet Autre-là, -ajouta-t-il, en me montrant le défunt, aurait dû -donner une roupie.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14"><span class="label">[14]</span></a> Pourboire.</p> -</div> -<p>L'Autre, toujours assis, avait l'air de ricaner, -comme s'il trouvait des plus plaisantes sa façon -d'arriver.</p> - -<p>Quant à mistress Schreiderling, toujours dans -la boue, elle laissa échapper un gémissement.</p> - -<p>Il n'y avait au bureau que nous quatre, et il -pleuvait à verse.</p> - -<p>La première chose à faire était de ramener -mistress Schreiderling chez elle; la seconde était -de s'arranger pour que son nom ne fût pas mêlé -à l'affaire.</p> - -<p>Le conducteur du tonga reçut cinq roupies -pour aller au bazar chercher un rickshaw destiné -à mistress Schreiderling; ensuite il parlerait au -<i>babou</i> du tonga, au sujet de l'Autre, et le babou -arrangerait la chose le mieux possible.</p> - -<p>Mistress Schreiderling fut portée sous le hangar -à l'abri de la pluie, et nous attendîmes le rickshaw -pendant trois quarts d'heure.</p> - -<p>Quant à l'Autre, on le laissa tout juste comme -il était arrivé.</p> - -<p>Mistress Schreiderling n'était en état de rien -faire qui pût la tirer d'embarras, si ce n'est de -pleurer.</p> - -<p>Dès qu'elle eut repris ses sens, elle essaya de -crier, puis elle se mit à prier pour l'âme de -l'Autre.</p> - -<p>Si elle n'avait été pure comme la lumière du -jour, elle aurait aussi prié pour son âme à elle.</p> - -<p>Alors je fis de mon mieux pour enlever la boue -de ses vêtements.</p> - -<p>A la fin, le rickshaw arriva, et je l'emmenai, -un peu de force.</p> - -<p>Ce fut une affaire terrible, du commencement -à la fin, mais surtout quand le rickshaw eut -à passer entre le mur et le tonga, alors qu'elle -voyait la main décharnée, jaunie, qui serrait -toujours le support de la tente.</p> - -<p>Elle fut ramenée chez elle au moment même où -tout le monde partait pour aller danser à la villa -du vice-roi—alors c'était Peterhoff.</p> - -<p>Le docteur découvrit qu'elle était tombée de -cheval, que je l'avais relevée derrière Jakko, et -que je méritais vraiment d'être félicité pour la -promptitude avec laquelle je lui avais assuré des -soins médicaux.</p> - -<p>Elle ne mourut pas: les gens de la trempe de -Schreiderling épousent des femmes qui ne meurent -pas aisément: elles durent et s'enlaidissent.</p> - -<p>Elle ne dit jamais un mot de son unique rendez-vous, -depuis son mariage, avec l'Autre.</p> - -<p>Et quand le refroidissement et le rhume causés -par sa sortie en temps de pluie lui permirent de -se lever, elle ne laissa jamais échapper un mot, -un geste indiquant qu'elle m'avait rencontré au -bureau du tonga.</p> - -<p>Peut-être ne le sut-elle jamais.</p> - -<p>Elle garda son habitude d'aller et venir à cheval -sur le Mall, avec cette mauvaise selle si usée. A -son air, on eût cru qu'elle s'attendait à rencontrer -quelqu'un d'une minute à l'autre, au premier -tournant.</p> - -<p>Deux ans plus tard, elle retourna en Angleterre, -et mourut—à Bournemouth, je crois.</p> - -<p>Schreiderling, quand il avait au mess une crise -de mélancolie, ne manquait jamais de dire: -«Ma pauvre chère femme!»</p> - -<p>Il mettait toujours son amour-propre à parler -comme il pensait, ce Schreiderling.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch11">CONSÉQUENCES</h2> - -<blockquote class="epi"> - -<p><i>Les subtilités des Rose-Croix -ont pris naissance en Orient. -Vous pouvez trouver encore ceux -qui les enseignent, au pied de la -colline de Jacatala. Fouillez dans -Bombast Paracelsus. Lisez ce que -nous apprend le chercheur Flood -au sujet du Dominant qui se -meut à travers les cycles du soleil. -Lisez mon récit et voyez Luna à -son apogée.</i></p> - -</blockquote> - -<p>Il y a des postes où l'on est nommé pour un -an, des postes où l'on est nommé pour deux -ans, des postes où l'on est nommé pour cinq ans -à Simla.</p> - -<p>Il y a aussi, ou il y avait ordinairement, autrefois, -des postes permanents, que vous conserviez -pendant toute la durée de votre vie, et qui vous -assuraient des joues fraîches et un revenu respectable.</p> - -<p>A la saison froide naturellement, il vous était -permis de descendre, car alors Simla est fort -monotone.</p> - -<p>Tarrion venait Dieu sait d'où, de quelque part -bien loin, dans une région abandonnée de l'Inde -centrale, où l'on qualifie Pachmari de «<i>santarumi</i>,» -et où l'on se promène en voiture attelée de bœufs -trotteurs.</p> - -<p>Il appartenait à un régiment, mais son but était -avant tout de s'échapper de son régiment, et de -vivre toujours, toujours à Simla.</p> - -<p>Il n'avait aucune préférence marquée, si ce -n'est pour un bon cheval et une jolie femme.</p> - -<p>Il se croyait capable de bien faire tout ce qu'il -faisait. C'est une bien belle croyance quand on -met toute son âme à la garder.</p> - -<p>Il s'entendait à bien des choses. Il avait une -tournure agréable, et savait rendre heureux tout -son entourage, même dans l'Inde centrale.</p> - -<p>Il vint donc à Simla, et comme il était adroit -et amusant, il se mit naturellement à graviter -dans la direction de mistress Hauksbee, qui pardonnait -tout, sauf la stupidité.</p> - -<p>Un jour, il lui rendit un grand service en changeant -la date sur une carte d'invitation à un -grand bal, auquel mistress Hauksbee désirait -paraître. Mais elle ne le pouvait pas, s'étant -querellée avec l'aide de camp. Celui-ci qui avait -une âme mesquine avait eu la précaution de l'inviter -à un petit bal qui avait lieu le 6 et non au -grand bal qui était fixé au 26.</p> - -<p>Ce fut un faux des plus adroits, et quand mistress -Hauksbee tendit à l'aide de camp sa carte d'invitation, -et le taquina doucement sur la générosité -qu'il mettait à omettre de se venger, il crut positivement -qu'il s'était trompé.</p> - -<p>Il comprit, et en cela il fit bien—qu'il ne fallait -point engager de lutte avec mistress Hauksbee.</p> - -<p>Elle fut reconnaissante pour Tarrion, et lui -demanda ce qu'elle pouvait faire pour lui.</p> - -<p>Il répondit avec simplicité.</p> - -<p>—Je suis un lansquenet en congé ici, et je -guette tout butin qui sera à ma portée. Il n'y -a pas dans tout Simla un pied carré de terrain -qui m'intéresse. Mon nom est inconnu à tous ceux -qui disposent des places—et il me faut une situation -qui soit bonne, sérieuse, qui enfin soit <i>pukka</i>. -Je crois que vous êtes capable de réussir tout ce -que vous entreprenez. Voulez-vous m'aider?</p> - -<p>Mistress Hauksbee réfléchit une minute. Elle -passa sur ses lèvres la mèche de sa cravache, comme -c'était son habitude quand elle réfléchissait.</p> - -<p>Puis, ses yeux pétillèrent, et elle dit.</p> - -<p>—Je veux bien.</p> - -<p>Et l'on topa.</p> - -<p>Tarrion, qui avait une parfaite confiance en -cette grande femme, ne se préoccupa plus du tout -de la chose, si ce n'est pour se demander quelle -sorte de place il obtiendrait.</p> - -<p>Mistress Hauksbee se mit à calculer le prix de -tous les chefs des grands services, de tous les -membres du Conseil qu'elle connaissait, et plus elle -réfléchissait, plus elle riait.</p> - -<p>Alors elle prit un annuaire du service civil, -et jeta les yeux sur quelques emplois.</p> - -<p>Il y a quelques beaux emplois dans le service -civil.</p> - -<p>A la fin, elle jugea qu'elle ferait mieux d'essayer -de caser Tarrion dans le service politique, bien -qu'il fût trop intelligent pour ces sortes d'emplois.</p> - -<p>Quels plans combina-t-elle pour atteindre cette -fin? Cela n'importe pas le moins du monde, car la -chance ou la destinée étaient dans son jeu et ne lui -laissaient plus rien à faire que de suivre le cours -des événements, et de s'en attribuer le mérite.</p> - -<p>Tous les vice-rois, à leur début,—ont à -traverser une attaque de «secret diplomatique».</p> - -<p>Cela leur passe, à la longue, mais dans les premiers -temps, ils l'attrapent tous, parce qu'ils -sont nouveaux dans le pays.</p> - -<p>Le vice-roi d'alors,—celui qui subissait la -crise en ce moment-là,—il y a de cela bien longtemps, -c'était avant que lord Dufferin revînt du -Canada, ou avant que lord Ripon abandonnât -le giron de l'Église anglicane—le vice-roi, donc, -avait une crise très aiguë.</p> - -<p>Il en résultait que les gens qui débutaient dans -le maniement des secrets d'État allaient et venaient -l'air malheureux; et le vice-roi se targuait -d'avoir su inculquer des notions de discrétion à -son état-major.</p> - -<p>Mais voilà, le gouvernement suprême a l'imprudente -habitude de relater ses actes sur des imprimés.</p> - -<p>Ces papiers traitent de toutes sortes de choses, -depuis le paiement de 200 roupies pour «renseignements -confidentiels» jusqu'aux mercuriales qu'on -administre aux vakils<a id="FNanchor_15" href="#Footnote_15" class="fnanchor">[15]</a> et aux motamids<a id="FNanchor_16" href="#Footnote_16" class="fnanchor">[16]</a> des États -de protectorat, et compris les lettres assez raides -qu'on envoie aux princes indigènes pour leur -enjoindre de mettre de l'ordre dans leurs maisons, -leur défendre d'enlever des femmes, de bourrer -de poivre rouge en poudre les coupables, et de -commettre d'autres excentricités analogues.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_15" href="#FNanchor_15"><span class="label">[15]</span></a> Résidents auprès d'un prince indigène.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_16" href="#FNanchor_16"><span class="label">[16]</span></a> Juges indigènes.</p> -</div> -<p>Naturellement ce sont là des choses qu'il faut -éviter de rendre publiques, parce que, officiellement, -les princes indigènes sont infaillibles, et parce que, -officiellement, leurs États sont aussi bien administrés -que nos territoires.</p> - -<p>Il y a aussi les sommes données de la main à -la main à divers personnages fort singuliers. Ce -ne sont pas précisément des détails à mettre dans -les journaux, bien qu'on y puisse trouver de temps -en temps matière à une lecture divertissante.</p> - -<p>Quand le gouvernement suprême est à Simla, -c'est à Simla qu'on prépare ces papiers, c'est de -là qu'ils sont envoyés par messager officiel aux -bureaux ou par la poste aux gens qui doivent les -voir.</p> - -<p>Pour ce vice-roi, le principe du secret n'était -pas moins important que la pratique, et il était -d'avis qu'un despotisme paternel comme le nôtre -ne doit laisser entrevoir qu'en temps opportun -même de menus faits, comme la nomination d'un -employé subalterne.</p> - -<p>Il se faisait en tout temps remarquer par ses -principes.</p> - -<p>Il y avait en préparation à ce moment-là -une très importante liasse de papiers. Il fallait -porter cela à la main pour lui faire traverser Simla -d'un bout à l'autre. Elle ne devait pas être mise -dans une enveloppe officielle, mais dans une enveloppe -grande, carrée, de couleur incarnat clair. -Ce qu'elle contenait était écrit à la main sur du -papier mince, plusieurs fois ployé.</p> - -<p>C'était adressé «au Principal Employé…, etc.»</p> - -<p>Or, entre le principal employé, etc., etc., et -mistress Hauksbee, en accompagnant ce nom de -quelques fioritures, la différence n'est pas très -grande, surtout quand l'adresse est très mal -écrite, comme c'était le cas.</p> - -<p>Le <i>chaprassi</i> qui reçut l'enveloppe n'était pas -plus idiot que la majorité des chaprassis.</p> - -<p>Il se contenta d'oublier où il fallait porter cette -enveloppe d'aspect si peu officiel. En conséquence, -il s'en informa auprès du premier Anglais qu'il -rencontra, et il se trouva que c'était un homme qui -s'en allait à cheval vers Annandale, d'un air très -pressé.</p> - -<p>L'Anglais jeta à peine un coup d'œil sur l'adresse -et répondit.</p> - -<p>—<i>Hauksbee, Sahib ki mens.</i></p> - -<p>Et il repartit.</p> - -<p>Et le chaprassi en fit autant, parce que cette -lettre était la dernière de son paquet, et qu'il -avait hâte de finir sa besogne.</p> - -<p>Il n'y avait pas de reçu à faire signer. Il jeta -la lettre dans les mains du porteur de mistress -Hauksbee, et s'en alla fumer avec un ami.</p> - -<p>Mistress Hauksbee attendait justement d'une -connaissance l'envoi d'un patron de costume -découpé sur papier de soie.</p> - -<p>Dès qu'elle tint la grande enveloppe carrée, -elle s'écria en conséquence: «Oh! la <i>chère</i> créature!» -et l'ouvrit avec un couteau à papier, et -toutes les pièces écrites à la main tombèrent à -terre.</p> - -<p>Mistress Hauksbee se mit à les lire.</p> - -<p>J'ai dit que le dossier était important. C'est -bien assez que vous sachiez cela.</p> - -<p>Il y était question d'une certaine correspondance, -de deux mesures à prendre, d'un ordre péremptoire -adressé à un chef indigène, et d'une ou deux -douzaines d'autres objets.</p> - -<p>Mistress Hauksbee resta bouche bée, à cette -lecture.</p> - -<p>Quand le mécanisme du grand gouvernement -de l'Inde vous apparaît pour la première fois -tout nu, dépourvu de son cadre, de son vernis, -de sa peinture, de ses grilles, il y a là de quoi -impressionner l'homme le plus stupide.</p> - -<p>Et mistress Hauksbee était une femme pleine -d'intelligence.</p> - -<p>Elle fut d'abord quelque peu effrayée, et il -lui sembla d'abord qu'elle avait pris un éclair par -la queue et ne savait au juste qu'en faire.</p> - -<p>Il y avait des remarques et des initiales sur les -marges des papiers, et certaines de ces remarques -étaient plus sévères encore que le texte lui-même.</p> - -<p>Les initiales étaient celles d'hommes qui maintenant -sont tous morts ou partis, mais qui furent -considérables en leur temps.</p> - -<p>Mistress Hauksbee continua sa lecture, et tout -en lisant, elle réfléchit avec calme.</p> - -<p>Alors la valeur de sa trouvaille lui apparut -et elle se mit à chercher le meilleur moyen d'en -tirer parti.</p> - -<p>A ce moment, Tarrion entra.</p> - -<p>Ils parcoururent ensemble tous les papiers.</p> - -<p>Tarrion, ignorant comment elle avait mis la -main dessus, jura que mistress Hauksbee était la -femme la plus remarquable qu'il y eût au monde.</p> - -<p>C'était vrai ou peu s'en faut, selon moi,</p> - -<p>—Les procédés les plus honnêtes sont toujours -les plus sûrs, dit Tarrion, quand ils eurent passé -une heure et demie à étudier la chose et à causer. -Tout bien considéré, le service des renseignements, -voilà ce qu'il me faut. Ou bien cela, ou bien -le Foreign-Office. Je vais mettre les Dieux souverains -en état de siège dans leurs temples.</p> - -<p>Il n'alla point s'adresser à un petit personnage, -ni à un important petit personnage, ni au chef -incapable d'un grand service administratif.</p> - -<p>Il alla trouver l'homme le plus considérable, -le plus influent que le gouvernement possédât, -et il lui expliqua qu'il désirait un emploi à Simla -avec de bons émoluments.</p> - -<p>Cette impertinence à double détente amusa -l'homme considérable, et comme il n'avait rien à -faire à cette heure-là, il écouta les propositions de -l'audacieux Tarrion.</p> - -<p>—Vous avez, je suppose, certaines aptitudes -spéciales, en dehors de votre talent pour vous -imposer, pour les emplois auxquels vous prétendez? -dit l'homme considérable.</p> - -<p>—Pour cela, dit Tarrion, c'est à vous d'en juger.</p> - -<p>Et alors, comme il avait une excellente mémoire, -il se mit à citer quelques-unes des notes -les plus importantes qui se trouvaient dans les -papiers,—laissant tomber les mots lentement, -un à un, comme un homme qui verse de la chlorodyne -dans un verre.</p> - -<p>Lorsqu'il en fut arrivé à l'ordre péremptoire,—car -c'en était un, un ordre péremptoire,—l'homme -considérable fut troublé.</p> - -<p>Tarrion reprit:</p> - -<p>—Je m'imagine que des connaissances particulières -de cette sorte sont pour obtenir ce que -j'oserais appeler, une niche confortable dans le -Foreign-Office, une recommandation aussi puissante, -que le fait d'être le neveu de la femme d'un -officier distingué.</p> - -<p>Ce coup droit fit grande impression sur l'homme -considérable, car la dernière nomination qu'il -avait faite aux affaires étrangères avait été un -cas de favoritisme criant et il le savait.</p> - -<p>—Je verrai ce que je puis faire pour vous, -dit le grand personnage.</p> - -<p>—Grand merci, dit Tarrion, qui prit alors congé.</p> - -<p>Et l'homme considérable alla de son côté -s'occuper de rendre l'emploi disponible.</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>Onze jours se passèrent, sans qu'il y eût autre -chose que des coups de tonnerre, des éclairs et -de nombreux envois de dépêches télégraphiques.</p> - -<p>L'emploi n'était pas des plus importants. Il -rapportait de cinq à sept cents roupies par mois, -mais, ainsi que le disait le vice-roi, c'était le -principe du secret diplomatique qu'il fallait maintenir -avant tout, et il était plus que probable -qu'un gaillard qui possédait des informations -spéciales méritait de l'avancement.</p> - -<p>Aussi l'avança-t-on.</p> - -<p>On avait dû avoir des soupçons sur lui, bien -qu'il jurât que ses informations n'eussent d'autre -source que les talents remarquables dont il était -doué.</p> - -<p>Vous pourrez compléter vous-même une bonne -partie de cette histoire, y compris celle qui se -produisit ensuite au sujet de l'enveloppe égarée, -il y a, en effet, des raisons qui ne permettent pas -de l'écrire.</p> - -<p>Si vous ne connaissez rien aux choses de là-haut, -vous ne saurez comment la compléter, et vous -direz que cela est impossible.</p> - -<p>Ce que dit le vice-roi, quand on introduisit -Tarrion devant lui, le voici:</p> - -<p>—Ah! c'est donc le gaillard qui a forcé la main -au gouvernement indien, n'est-ce pas? Rappelez-vous, -monsieur, que cela ne se fait pas deux -fois.</p> - -<p>Évidemment, il se doutait de quelque chose.</p> - -<p>Ce que dit Tarrion quand il lut sa nomination -dans la <i>Gazette</i>, ce fut ceci:</p> - -<p>—Si mistress Hauksbee avait vingt ans de -moins, et que je fusse son mari, je voudrais être -vice-roi des Indes au bout de quinze ans.</p> - -<p>Ce que dit mistress Hauksbee, quand Tarrion -vint la remercier, presque avec les larmes aux -yeux, ce fut d'abord: «Je vous l'avais dit,» et -ensuite: «Que les hommes sont bêtes!»</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch12">LA CONVERSION -D'AURÉLIEN MAC GOGGIN</h2> - -<blockquote class="epi"> - -<p><i>Montez à cheval avec une vaine -cravache, montez à cheval avec -des éperons édentés: soit! Mais -un jour, d'une façon ou d'une -autre, il faudra que le poulain -apprenne à connaître le coup -cinglant qui abat, le mors qui -serre à briser et la piqûre que fait -la rouille de l'éperon.</i></p> - -<p class="attr">(<span class="sc">Le Handicap de la Pie</span>)</p> - -</blockquote> - -<p>Ceci n'est pas un conte, au sens propre; c'est -un tract, et j'en suis immensément fier, -composer un tract, c'est faire un tour de force.</p> - -<p>Chacun a le droit d'avoir ses opinions religieuses -à soi, mais personne, et à plus forte raison un cadet, -n'a le droit de les faire avaler par force à autrui.</p> - -<p>Le gouvernement envoie de temps à autre de -fantastiques fonctionnaires, mais Mac Goggin était -le plus cocasse qu'on eût exporté depuis bien -longtemps.</p> - -<p>Il était intelligent, d'une intelligence brillante, -mais cette intelligence travaillait de travers.</p> - -<p>Au lieu de s'en tenir aux ouvrages en langue -maternelle, il avait lu ceux qui ont été composés -par un nommé Comte, par un nommé Spencer, -par un professeur Clifford. (Vous trouverez ces -livres dans la bibliothèque.) Il est question dans -ces ouvrages de l'intérieur des gens considéré -au point de vue de ceux qui n'ont point d'estomac.</p> - -<p>Il ne lui était point défendu, par ordre spécial, -de les lire, mais sa maman eût bien dû l'en punir -par une fessée. Ils fermentaient dans sa tête et -il arriva dans l'Inde avec une religion raréfiée -qui était en dehors et au-dessus de sa besogne.</p> - -<p>Ça ne ressemblait que très peu à un credo.</p> - -<p>Cela prouvait seulement que les hommes n'ont -pas d'âme, qu'il n'y a point de Dieu, point d'autre -vie, et que vous devez vous mettre en quatre tout -de même, pour servir l'humanité.</p> - -<p>Un des articles secondaires de son credo paraissait -être qu'il existe un péché plus grand que celui -de donner un ordre, c'est celui d'y obéir. Du moins -c'est ce que disait Mac Goggin, mais je suppose -qu'il avait mal lu ses Éléments.</p> - -<p>Je ne dis pas un mot contre ce credo.</p> - -<p>Il a été fabriqué là-bas, à Londres, où il n'y -a rien autre chose que des machines, de l'asphalte -et des bâtisses, et le tout noyé dans le brouillard. -On en vient tout naturellement à croire -qu'on n'a personne au-dessus de soi, et que le -bureau de construction de la capitale a fait toutes -choses.</p> - -<p>Mais dans ce pays-ci, où vous voyez l'humanité, -à cru, tannée, toute nue,—sans que rien s'interpose -entre elle et le ciel de feu, sans rien sous les pieds -que la terre vieillie, surmenée, c'est une idée qui -ne tarde pas à s'évaporer, et bien des gens retournent -à des théories plus simples.</p> - -<p>Dans l'Inde, la vie ne dure pas assez pour qu'on -puisse la gaspiller à prouver que personne n'est -spécialement chargé de faire marcher le monde.</p> - -<p>Et en voici la raison.</p> - -<p>Le délégué est au-dessus de l'assistant, le commissaire -au-dessus du délégué, le lieutenant-gouverneur -au-dessus du commissaire, et le vice-roi -est au-dessus d'eux tous quatre, sous les ordres du -secrétaire d'État, qui est responsable devant l'Impératrice.</p> - -<p>Si l'Impératrice n'est pas responsable envers -son Créateur; et s'il n'y a point pour elle de -Créateur envers qui elle soit responsable, c'est que -tout notre système d'administration doit être -mauvais.</p> - -<p>Et c'est chose manifestement impossible.</p> - -<p>Au pays, l'on est excusable. On est continuellement -à l'écurie, et on y devient intellectuellement -dru.</p> - -<p>Lorsque vous faites prendre de l'exercice à -un cheval grossièrement surnourri, il bave, et -écume sur le mors au point que vous n'en voyez -plus les cornes. Mais le mors n'en reste pas moins -ce qu'il est.</p> - -<p>Dans l'Inde, les hommes ne deviennent point -drus. Le climat et le travail s'opposent à ce qu'on -joue des briques contre des mots.</p> - -<p>Si Mac Goggin avait gardé pour lui sa doctrine, -avec ses lettres majuscules, et ses finales en <i>isme</i>, -personne n'y eût pris garde, mais ses deux grands -pères avaient été des prêcheurs wesleyens et il -avait dans le sang la tendance à prêcher.</p> - -<p>Au Club, il avait le besoin d'examiner tout le -monde, pour se rendre compte qu'on manquait -d'âme, tout comme lui, et il appelait tout le monde -à l'aide pour exterminer son Créateur.</p> - -<p>Ainsi que le lui dirent bon nombre de gens, -il était évidemment dépourvu d'âme, parce qu'il -était bien jeune, mais il ne s'ensuivait pas que ses -aînés fussent aussi arrêtés dans leur développement. -Qu'il y eût ou non un monde à venir, il lui -fallait toujours dans le monde présent un homme -auquel il pût lire ses articles.</p> - -<p>—Mais ce n'est point de cela, ce n'est pas de -cela qu'il s'agit, avait coutume de dire Aurélien.</p> - -<p>Les hommes lui jetaient à la tête des coussins -de canapé et lui disaient d'aller dans n'importe -quel endroit particulier où il pourrait croire.</p> - -<p>On l'avait surnommé Blastoderme. Il prétendait -descendre d'une famille de ce nom qui habitait -quelque part, dans les âges préhistoriques, et à -force d'injures et de rires on tâchait de lui enlever la -parole, attendu qu'il était un raseur impitoyable -au Club et qu'il offusquait les vieilles gens.</p> - -<p>Son délégué commissaire, qui travaillait sur -la frontière pendant qu'Aurélien se dorlotait sur -un oreiller de plume, lui dit que pour si intelligent -garçon qu'il fût, il n'en était pas moins un grand -nigaud.</p> - -<p>Or vous savez, s'il avait voulu s'appliquer à -son travail, il serait parvenu au secrétariat en peu -d'années.</p> - -<p>Il était exactement conforme à ce type qui -arrive ici; tout en tête, peu de physique et une centaine -de théories.</p> - -<p>Nul ne s'intéressait à l'âme de Mac Goggin. -Il eût pu indifféremment en avoir deux, n'en point -avoir, ou avoir celle d'un autre.</p> - -<p>Son affaire était d'exécuter les ordres et de se -tenir sur la même ligne que les autres hommes de -sa file, et non point comme il y parvint, de faire le -vide au Club avec ses <i>ismes</i>.</p> - -<p>Il accomplissait admirablement sa besogne, -mais il lui était impossible de recevoir un ordre -qu'il n'essayât d'améliorer.</p> - -<p>C'était la faute à sa doctrine. Elle rendait les -hommes trop responsables, et laissait trop de choses -à faire à leur honneur.</p> - -<p>Vous pouvez parfois monter un vieux cheval -sans avoir autre chose qu'une longe, mais non point -un poulain.</p> - -<p>Mac Goggin se tourmentait plus au sujet de ses -arrêts, que ne le fit aucun des gens de sa promotion. -Il a pu se figurer que trente-six pages de jugements -sur des affaires de cinquante roupies, où de part et -d'autre les intéressés avaient commis d'affreux -parjures, faisaient progresser la cause de l'humanité.</p> - -<p>En tout cas, il se donnait trop de peine, trop de -mal, prenait trop à cœur les reproches qu'on lui -adressait. En dehors des heures de service, on lui -fit des leçons pour lui ôter sa ridicule croyance et il -fallut que le docteur vînt l'avertir qu'il faisait -trop de zèle.</p> - -<p>Nul homme ne peut sans souffrance travailler -pour dix-huit annas à la roupie, au mois de juin. -Mais Mac Goggin était encore <i>dru</i> intellectuellement, -et il négligea l'avis du docteur, il était fier -de lui et de ses facultés.</p> - -<p>Il travaillait neuf heures de suite par jour.</p> - -<p>—Parfait, disait le docteur, vous tomberez -d'un seul coup, parce que vous avez une machine -trop forte pour votre bâti.</p> - -<p>Mac Goggin était un nabot.</p> - -<p>Un jour la chute se produisit,—d'une façon -aussi dramatique que si elle avait été arrangée pour -la composition d'un tract.</p> - -<p>C'était juste avant les pluies.</p> - -<p>Nous étions assis à la vérandah dans une atmosphère -morte, chaude, la gorge haletante et implorant -le ciel pour que les nuages d'un bleu noir -crevassent en ramenant la fraîcheur.</p> - -<p>Au loin, bien loin, se faisait entendre un vague -murmure. C'était le grondement des pluies se -déversant sur le fleuve.</p> - -<p>L'un de nous l'entendit, se leva de sa chaise, -prêta l'oreille, et dit une parole fort naturelle:</p> - -<p>—Dieu merci!</p> - -<p>Alors le Blastoderme se retourna à sa place et -dit:</p> - -<p>—Eh! mais je vous assure que c'est simplement -l'effet de causes tout à fait naturelles, -de phénomènes atmosphériques aussi simples -que possible. Dès lors pourquoi en savoir gré -à un être qui n'a jamais existé, qui n'est qu'une -figure…</p> - -<p>—Blastoderme, grogna celui qui occupait la -chaire voisine, fermez ça et passez-moi le <i lang="en" xml:lang="en">Pioneer</i>, -nous sommes fixés sur vos théories.</p> - -<p>Le Blastoderme se tourna vers la table, prit un -journal, il fit un bond comme si quelque chose -l'avait piqué.</p> - -<p>Alors il passa le journal.</p> - -<p>—Comme je le disais, reprit-il lentement avec -effort, c'est dû à des causes naturelles, des causes -parfaitement naturelles… Je veux dire…</p> - -<p>—Hé, Blastoderme, vous m'avez donné le -<i lang="en" xml:lang="en">Calcutta Mercantile Advertiser</i>.</p> - -<p>La poussière s'éleva en petits tourbillons pendant -que les sommets des arbres se balançaient -et que les vautours sifflaient. Mais personne ne -s'intéressait à la venue des pluies. Nous étions tous -à regarder avec stupeur le Blastoderme, qui s'était -levé de sa chaise et luttait contre une subite -difficulté d'élocution.</p> - -<p>Alors il dit, avec plus de lenteur encore:</p> - -<p>—Parfaitement concevable… Dictionnaire… -chêne rouge… réductible… cause… conserver… -girouette… seul…</p> - -<p>—Blastoderme est ivre, dit quelqu'un.</p> - -<p>Mais le Blastoderme n'était point ivre.</p> - -<p>Il nous regardait d'un air effaré, puis il se mit -à gesticuler, avec ses mains, dans la pénombre -que formaient les nuées en se rassemblant au-dessus -de nous.</p> - -<p>Alors, jetant un cri:</p> - -<p>—Qu'est-ce que c'est?… Peux pas… Réserve… -accessible… marché… obscur…</p> - -<p>Alors on eût dit que la parole se congelait en -lui, et au moment même où l'éclair lançait deux -langues de feu qui déchirèrent tout le ciel en trois -morceaux, et où la pluie s'abattait en nappes ondulantes, -le Blastoderme perdit toute faculté de -parler.</p> - -<p>Il resta debout, frappant du pied, renâclant, -comme un cheval tenu par une main dure, et les -yeux grandis par l'épouvante.</p> - -<p>Au bout de trois minutes le docteur arriva, et -on lui raconta l'histoire.</p> - -<p>—C'est l'aphasie. Ramenez-le chez lui, dit-il; -je <i>savais</i> que l'effondrement se ferait.</p> - -<p>A travers les torrents de pluie, nous reconduisîmes -le Blastoderme à son logis, et le docteur lui administra -du bromure de potassium pour le faire dormir.</p> - -<p>Puis, le docteur revint parmi nous, et nous -apprit que l'<i>aphasie</i>, pareille aux avalanches qui -s'accumulent sur le «sommet du Penjab» était -tombée d'un seul coup, et que jusqu'alors il n'avait -rencontré qu'une fois un cas aussi complet,—celui -d'un cipaye.</p> - -<p>J'ai vu moi-même un cas bénin d'aphasie, chez -un homme surmené.</p> - -<p>Mais ce mutisme soudain avait quelque chose -de mystérieux, quoique pour employer le langage -du Blastoderme, «les causes en fussent parfaitement -naturelles».</p> - -<p>—Il faudra, après cela, qu'il demande un congé, -dit le docteur. Il ne sera en état de reprendre son -travail qu'au bout de trois autres mois. Non, ce -n'est pas de la folie, ce n'est rien de semblable; -c'est seulement la perte complète de la faculté de -gouverner son langage et sa mémoire. Tout de -même, je m'imagine que cela calmera le Blastoderme.</p> - -<p>Deux jours plus tard, le Blastoderme recouvra -la parole.</p> - -<p>Sa première question fut celle-ci:</p> - -<p>—Qu'est ce que j'ai eu?</p> - -<p>Le docteur le mit au fait.</p> - -<p>—Mais je ne puis comprendre cela, dit le -Blastoderme, je suis tout à fait bien portant, mais -il me semble que je ne puis compter sur mon intelligence… -sur ma mémoire. Le puis-je?</p> - -<p>—Allez passer trois mois dans la montagne, -dit le docteur, et ne songez plus à cela.</p> - -<p>—Mais je n'arrive pas à le comprendre, dit le -Blastoderme. C'était bien mon intelligence et ma -mémoire.</p> - -<p>—Je n'y puis rien, dit le docteur. Il y a bon -nombre de choses que vous ne pouvez pas comprendre -et quand vous aurez autant d'années de -service que moi, vous saurez au juste de combien de -choses un homme peut avoir la témérité de s'attribuer -la possession.</p> - -<p>Ce coup terrassa le Blastoderme.</p> - -<p>Il ne pouvait arriver à le comprendre.</p> - -<p>Tremblant de peur, il se rendit dans la montagne, -en se demandant s'il serait en état de finir une -phrase commencée.</p> - -<p>Cela lui donna une salutaire sensation de méfiance.</p> - -<p>L'explication parfaitement juste qu'on lui avait -donnée, à savoir son surmenage, ne le contentait -pas.</p> - -<p>Un je ne sais quoi avait essuyé les paroles sur -ses lèvres, comme une mère essuie les gouttes de -lait sur les lèvres de son enfant, et il avait peur, -horriblement peur.</p> - -<p>Aussi, quand il revint, le Club fut-il tranquille.</p> - -<p>Et si parfois il vous arrive d'entendre Aurélien -Mac Goggin exposer les lois des choses humaines, -il semble du moins n'en pas savoir aussi long que -jadis sur les choses divines.</p> - -<p>En tout cas, vous n'avez qu'à mettre un instant -le doigt sur vos lèvres, et vous verrez alors ce -qui se passe.</p> - -<p>Ne vous en prenez pas à moi, s'il vous lance un -verre à la tête!</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch13">LES TROIS MOUSQUETAIRES</h2> - -<blockquote class="epi"> - -<p><i>Et quand la guerre commença, -nous fîmes la chasse à l'audacieux -Afghan et nous mîmes en -fuite le Ghazi tout-puissant, oui, -mes gaillards. Et nous entrâmes -dans Kaboul et nous prîmes le -Balar'-Issar et nous leur apprîmes -à respecter le soldat anglais.</i></p> - -<p class="attr">(<span class="sc">Chanson de Chambrée</span>)</p> - -</blockquote> - -<p>Mulvaney, Ortheris et Learoyd sont simples -soldats dans la deuxième compagnie d'un -régiment de ligne et mes amis personnels.</p> - -<p>Je crois, mais je n'en suis pas très sûr, que pris -en bloc, ce sont les pires soldats du régiment, en -ce sens qu'ils déploient un vrai génie à se montrer -ficelles et fortes têtes.</p> - -<p>Voici l'histoire qu'ils m'ont contée, l'autre jour, -dans la salle de café d'Umballa, pendant que nous -attendions un train montant.</p> - -<p>C'est moi qui payais la bière; si le récit m'a -coûté un gallon et demi, ce fut encore une bonne -affaire.</p> - -<p>Évidemment, vous connaissez lord Benira Trig.</p> - -<p>C'est un duc, un comte, un personnage sans -position officielle. C'est aussi un pair; c'est enfin -un globe-trotter, et tout compte fait, il ne vaut pas -la peine qu'on en parle, comme dit Ortheris.</p> - -<p>Il était venu par ici faire un voyage de trois mois -afin de réunir des matériaux pour son livre: «<i>Nos -Impedimenta orientaux</i>» et s'était cramponné à -tout le monde, comme un Cosaque en tenue de -soirée.</p> - -<p>Son vice particulier,—attendu qu'il est radical,—consistait -à mettre sous les armes les garnisons -pour les inspecter.</p> - -<p>Puis, il dînait avec l'officier-commandant, et -l'injuriait, d'une extrémité à l'autre de la table du -mess, au sujet de l'aspect de ses troupes.</p> - -<p>Telles étaient les façons de Benira.</p> - -<p>Il mit les troupes sous les armes une fois de -trop.</p> - -<p>Il arriva au cantonnement d'Helanthami un -mardi. Il se proposait de faire un tour dans les -bazars le mercredi, et il <i>pria</i> qu'on mît les troupes -sous les armes le jeudi.</p> - -<p>Un <i>jeu-di</i>!</p> - -<p>L'officier-commandant ne pouvait guère refuser, -car Benira était un lord.</p> - -<p>Les sous-officiers tinrent un meeting d'indignation -à la cantine, où l'on donna au colonel des -noms d'oiseaux.</p> - -<p>—Mais la vraie démonstration, dit Mulvaney, -c'est nous trois qui l'avons dirigée dans le quartier -de la seconde compagnie.</p> - -<p>Mulvaney grimpa sur le comptoir, s'installa -confortablement à portée de la bière et commença:</p> - -<p>—Quand le chahut fut à son comble, et que -la seconde compagnie eut voté qu'on massacrerait -cet individu, ce Trig, sur le champ de manœuvre,—alors -voilà Learoyd qui coiffe son casque, et qui -dit… Quoi donc que t'as dit?</p> - -<p>—V'là ce que j'ai dit, fait Learoyd: «Aboulez-nous -le pognon, que j'ai dit. Les amis, faites une -souscription pour esquiver la parade et si l'on -n'esquive pas la parade, on rendra la braise.» V'là -ce que j'ai dit. Toute la seconde compagnie me -connaissait. Alors on a fait une belle souscription. -On a récolté quatre roupies huit annas, et il ne -s'agissait plus que de faire l'affaire. Mulvaney et -Ortheris étaient de mèche avec moi.</p> - -<p>—Nous sommes généralement trois pour évoquer -le diable, en tête à tête, expliqua Mulvaney.</p> - -<p>A cet endroit, Ortheris prit la parole.</p> - -<p>—Lisez-vous les journaux? demanda-t-il.</p> - -<p>—Quelquefois, répondis-je.</p> - -<p>—Nous avons lu les journaux, et nous avons -monté une fameuse blague, une… un plateau.</p> - -<p>—Un bateau, idiot, dit Mulvaney.</p> - -<p>—Bateau, plateau; ça ne fait rien. Bref, nous -nous sommes arrangés pour faire battre la campagne -à maître Benira jusqu'à ce que le jeudi fût -passé, ou de façon qu'il soit trop occupé pour venir -nous assommer avec ses revues. C'est celui-là -qu'a dit: Nous tirerons quelques roupies de -l'affaire.</p> - -<p>—Nous avons tenu un conseil de guerre, reprit -Mulvaney, en nous promenant dans le quartier -de l'artillerie. Moi j'étais président, Learoyd ministre -des finances, et le petit Ortheris que voilà -était…</p> - -<p>—Un Bismarck épatant. C'est lui qui a fait -réussir le coup.</p> - -<p>—C'est Benira lui-même qui a fait tourner -l'affaire à notre profit avec sa manie de se fourrer -partout; car, sur mon âme, je vous le jure, nous -ne savions à quoi nous arrêter après la première -minute.</p> - -<p>Il se promenait à pied dans le bazar. Il faisait -des emplettes. Il commençait à faire sombre, et -nous étions plantés là à suivre de l'œil ce petit -homme, qui entrait dans les boutiques, en sortait, -et tâchait d'inculquer aux négros la connaissance -de son bafouillage.</p> - -<p>Bientôt il sort, les bras chargés de marchandises, -et il se met à dire d'un air imposant, poussant -en avant sa petite bedaine:</p> - -<p>—Mes amis, qu'il dit, est-ce que vous avez -vu la barouche du colonel.</p> - -<p>—La broche, fait Learoyd, des broches; il n'y -en a pas ici, il n'y a qu'une ekka.</p> - -<p>—Qu'est-ce que c'est que ça? demande Trig.</p> - -<p>Learoyd lui en montre une au bout de la -rue.</p> - -<p>Lui, il dit:</p> - -<p>—Ah! voilà qui est bien oriental. Je serais -curieux de voyager à ekka.</p> - -<p>Je compris alors que notre saint patron du régiment -était disposé à nous livrer Trig, comme qui -dirait pieds et poings liés.</p> - -<p>Je mets en quête d'une ekka, et je vais parler -au diable qui servait de conducteur.</p> - -<p>Je lui dis.</p> - -<p>—Écoute, négro, voici un sahib qui va demander -cette ekka. Il s'est mis en tête d'aller se balader à -la montagne de Padsahi,—c'était à environ deux -milles,—pour chasser la bécasse—tu vas le mener -tambour battant, compris! C'est pas la peine de -faire de boniment au sahib; il ne comprend mot à -ton bafouillage. S'il te dégoise quelque chose, tu -cognes ton cheval et fouette cocher. Va bon train -le premier mille, sitôt sorti du cantonnement. Puis, -rosse ta bête et guette à tout renverser, fouette -à tours de bras. Ce sahib sera content. Et voici une -roupie pour toi.</p> - -<p>L'homme à l'ekka comprit qu'il y avait dans -l'air quelque chose de pas ordinaire.</p> - -<p>Il rit de toute sa bouche, et dit:</p> - -<p>—Je vois de quoi il retourne. J'irai un train -d'enfer.</p> - -<p>Je priai le ciel pour que la barouche du colonel -arrivât trop tard, quand mon petit Benira serait -embarqué, à la grâce de Dieu.</p> - -<p>Le petit homme fourre toutes ses affaires dans -l'ekka, et s'y introduit lui-même comme un petit -cochon d'Inde, sans avoir la moindre idée de nous -offrir de quoi prendre un verre pour la peine que -nous nous donnions pour le ramener chez lui.</p> - -<p>—Et maintenant, que je dis aux autres, le -voilà en route pour les montagnes de Padsahi!</p> - -<p>—Juste à ce moment, continua Ortheris, arrive -le petit Bhuldoo. Celui-là, c'est le fils d'un des saïs -de l'artillerie. En voilà un qui aurait fait un fameux -camelot sur le pavé de Londres, tant il était malin -et propre à jouer toutes sortes de jeux. Il nous avait -regardés mettre Monsieur Benira, dans sa barouche -improvisée, et il nous dit:</p> - -<p>—Qu'est-ce que vous êtes en train de faire, -sahibs?</p> - -<p>Learoyd le prend par l'oreille et lui dit:</p> - -<p>—Je lui dis… continua Learoyd… Jeune homme, -cet individu prétend nous passer en revue, un jeudi… -macache! Et voici encore de la besogne pour vous, -jeune homme. A présent, Sitha, prends un tat et un -tookri, et rends-toi à fond de train à la côte de -Padsahi. Là, quand tu verras venir cette ekka, tu -diras au conducteur, dans ton jargon, que tu es -venu prendre sa place. Le sahib ne sait pas parler -notre langue: c'est un petit homme. Mène la ekka -dans la montagne de Padsahi et jette-le en pleine -eau. Laisse le sahib barboter et viens par ici. Voici -une roupie pour toi.</p> - -<p>A partir de ce point, Mulvaney et Ortheris -prirent la parole alternativement, Mulvaney dirigeant -le récit.</p> - -<p>A vous de faire à chaque narrateur la part qui -lui revient, tirez-vous-en de votre mieux.</p> - -<p>—C'était un petit lutin des plus malins, ce -Bhuldoo. En un clin d'œil il voit de quoi il retourne, -il saisit tout de suite le truc.</p> - -<p>—Il flaire qu'il y a de la galette à récolter.</p> - -<p>—Moi, d'ailleurs, je voulais voir comment finirait -la campagne.</p> - -<p>—Aussi, <i>lui</i>, il dit que nous allons doubler le -pas pour arriver aux côtes de Padsahi, et que -nous sauverons le petit homme en empêchant cet -assassin de Bhuldoo de le livrer aux Dacoits, que -nous sortirons tout d'un coup de quelque part -pour voler à son secours, tout comme dans un -mélo au théâtre royal de Victoria.</p> - -<p>—Aussi nous partons à fond de train pour la -montagne et voilà que nous brûlons le gazon -comme un ouragan pour sauver cette chère -existence.</p> - -<p>—Que Bobs m'emporte, si Bhuldoo n'avait pas -levé une véritable armée de Dacoits,—afin de -faire la chose dans le grand style.</p> - -<p>—Et nous courions, et ils couraient en se -tordant de rire, si bien que nous arrivons aux -côtes, et nous entendons des sons de détresse qui -flottaient avec mélancolie sur l'air du soir.</p> - -<p>Ortheris devenait poète sous l'influence de la -bière.</p> - -<p>Le duo reprit, sous la conduite de Mulvaney.</p> - -<p>—Alors nous entendons Bhuldoo, le Dacoit, -qui hélait le conducteur de la ekka.</p> - -<p>—Un des jeunes diables abat son lakri sur le -toit de la ekka, et Benira Trig, qui était dedans, -se mit à hurler: «Au meurtre! A l'assassin!»</p> - -<p>—Bhuldoo prend les rênes et mène à toute -vitesse, comme un fou dans la direction des côtes, -après avoir semé le conducteur de la ekka.</p> - -<p>L'homme s'approche alors de nous.</p> - -<p>—Ce sahib est à moitié mort de terreur, qu'il -dit. Dans quelle sale affaire m'avez-vous entraîné?</p> - -<p>—Ça va bien, que nous disons, toi enlève ton -poney d'ici et marche devant toi. C'est entendu -que ce sahib aura été livré aux Dacoits et que -nous volons à son secours.</p> - -<p>—Alors, que fait le conducteur, des Dacoits? -Quels Dacoits? En fait de Dacoits, je ne vois -que ce vaurien de Bhuldoo.</p> - -<p>—Qu'est-ce que tu nous racontes avec ton -Bhuldoo, que nous disons. C'est un Pathan des -montagnes, un des plus sauvages. Et il y en a -bien huit avec lui, qui attaquent le sahib. Rappelez-vous -que vous avez encore une roupie à -gagner.</p> - -<p>Alors nous entendons crier; Ah, oh! ah, oh! -ah, oh! et la ekka verse.</p> - -<p>L'eau clapote et Benira supplie Dieu de lui -pardonner ses péchés, pendant que Bhuldoo et -ses amis barbotent comme des petits Londoniens -dans la Serpentine.</p> - -<p>Et les trois Mousquetaires se remirent simultanément -à boire leur bière.</p> - -<p>—Eh bien! demandai-je, qu'arriva-t-il ensuite?</p> - -<p>—Ensuite? dit Mulvaney, en s'essuyant les -lèvres. Est-ce que vous admettez que trois jeunes -soldats ont été capables de laisser un des ornements -de la Chambre des Lords se noyer et succomber -sous les coups des Dacoits dans une -montagne perdue?</p> - -<p>Nous nous formons en ligne, par quart de -colonne, et nous descendons sur l'ennemi.</p> - -<p>Pendant cinq bonnes minutes, vous ne vous -seriez pas entendu causer. On se prend aux -cheveux et avec Benira et l'armée de Bhuldoo.</p> - -<p>Les bâtons sifflèrent autour de la ekka.</p> - -<p>Ortheris tambourinait avec les poings sur le -toit de la ekka, et Learoyd hurlait:</p> - -<p>—Attention, ils ont des couteaux!</p> - -<p>Quant à moi, je lançais des coups à droite, à -gauche, et je dispersais le corps d'armée des -Pathans.</p> - -<p>Sainte mère de Moïse! C'était pire qu'à Ahmid -Kheyl et à Maiwund réunis.</p> - -<p>Au bout d'un moment, Bhuldoo et ses hommes -prennent la fuite.</p> - -<p>Avez-vous jamais vu un vrai lord essayant de -cacher sa noblesse sous un pied et demi de -l'eau sale des collines? Eh bien! ça n'est pas -plus brillant qu'une outre percée de porteur -d'eau.</p> - -<p>Il fallut bien du temps pour prouver à mon -ami Benira qu'il n'était pas éventré, et encore -plus de temps pour tirer la ekka de là.</p> - -<p>Le conducteur reparut après la bataille en -jurant qu'il avait aidé à repousser l'ennemi.</p> - -<p>Benira était malade de peur. Nous l'escortâmes -au retour. On regagna très lentement le cantonnement, -car cette alerte et le froid qu'il avait pris -le pénétraient jusqu'aux os. Ça dégouttait. Gloire -au saint patron du régiment, mais ça dégouttait -jusque dans le dos du lord Benira Trig.</p> - -<p>Et alors Ortheris, crevant de fierté, reprit:</p> - -<p>—Vous êtes mes généreux sauveurs, qu'il dit. -Vous êtes l'honneur de l'armée anglaise, qu'il dit -encore.</p> - -<p>Et en même temps il décrit l'innombrable -armée de Dacoits qui avait fondu sur lui. Ils -étaient au moins quarante ou cinquante; il était -accablé par le nombre, qu'il dit, mais il ne perdit -jamais sa présence d'esprit, jamais.</p> - -<p>Il donna au conducteur de la ekka cinq roupies -pour le récompenser de son noble courage, et il -dit qu'il penserait à nous dès qu'il aurait parlé -au colonel, car nous faisions honneur au régiment. -Ça c'est vrai.</p> - -<p>—Et nous trois, dit Mulvaney, avec un sourire -angélique, nous avons attiré l'attention toute -particulière de Bob Bahadur, et plus d'une fois. -Mais c'est un vraiment bon petit homme, Bob. -Continue, Ortheris, mon garçon.</p> - -<p>—Alors nous le laissons à la porte du colonel, -encore bien malade, et nous, nous allons tout de -suite à la caserne de la deuxième compagnie.</p> - -<p>Nous racontons que nous avons sauvé Benira -d'une mort sanglante, et qu'il n'est guère probable -qu'il y aura revue le jeudi.</p> - -<p>Environ dix minutes après, arrivent trois enveloppes, -une pour chacun de nous.</p> - -<p>Grands Dieux! le vieux bêta ne nous envoyait-il -pas à chacun un billet de cinq livres, ce qui fait -soixante-quatre dibs, au bazar.</p> - -<p>Le jeudi, il était à l'hôpital pour se remettre -de sa rencontre sanglante avec une bande de -Pathans, et la deuxième compagnie se régalait -par escouades à sa santé.</p> - -<p>Comme ça, il n'y eut pas de revue le jeudi.</p> - -<p>Mais le colonel, quand il entendit parler de -notre vaillante conduite, se mit à dire:</p> - -<p>—Je sais bien qu'il s'est passé quelque diablerie, -quelque part, mais je ne peux pas vous -fourrer dedans, vous trois.</p> - -<p>—Et mon impression personnelle, dit Mulvaney -dégringolant du comptoir après avoir retourné -son verre, c'est que si on avait su la vérité, on ne -nous aurait rien fait. Ç'aurait été trop d'aplomb -d'abord, en face de la nature, puis en face des -règlements, et enfin contre la volonté de Térence -Mulvaney, de faire une revue un jeudi.</p> - -<p>—Fort bien, mes enfants, dit Learoyd; mais, -jeune homme, à quoi vont servir ces notes que -vous avez prises?</p> - -<p>—Laisse faire, dit Mulvaney. Vois-tu, le mois -prochain, nous serons à bord du <i>Serapis</i>. Ce -gentleman va nous donner une gloire immortelle… -Mais il faut garder tout ça secret jusqu'à ce que -nous ne soyons plus à la portée de mon petit ami -Bob Bahadur.</p> - -<p>J'ai déféré au désir de Mulvaney.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch14">UN DESTRUCTEUR DE GERMES</h2> - -<blockquote class="epi"> - -<p><i>Les petits dieux d'étain trouvent -bien drôle de voir le Grand -Jupiter sommeiller en hochant -la tête. Mais les petits dieux -d'étain commettent aussi leurs -petites maladresses en se trompant -sur l'instant où le Grand -Jupiter se réveille.</i></p> - -</blockquote> - -<p>En règle générale, il n'y a que des inconvénients -à se mêler des affaires d'État dans un pays -où les gens sont grassement payés pour s'en occuper -à votre place.</p> - -<p>Le récit suivant est une exception qui peut se -justifier.</p> - -<p>Ainsi que vous le savez, tous les cinq ans nous -passons un contrat avec un vice-roi nouveau, et -chaque vice-roi importe, avec le reste de ses -bagages, un secrétaire particulier qui peut être, -ou ne pas être le véritable vice-roi; cela dépend -du destin.</p> - -<p>Le Destin a les yeux fixés sur l'Empire indien -parce qu'il est grand et incapable de se défendre.</p> - -<p>Il y avait autrefois un vice-roi qui amena -avec lui un turbulent secrétaire particulier, homme -dur avec des façons douces, et une passion morbide -pour le travail.</p> - -<p>Le secrétaire se nommait Wonder, John Vennil -Wonder.</p> - -<p>Le vice-roi n'avait pas de nom à lui,—rien -qu'une enfilade de comtés, suivie des deux tiers -des initiales de l'alphabet.</p> - -<p>Il disait confidentiellement qu'il était simplement -la figure à la galvanoplastie placée au haut -d'une administration en or, et il contemplait d'un -air rêveur et amusé les tentatives que faisait -Wonder pour attirer dans ses mains, des affaires -qui étaient tout à fait en dehors de sa sphère -d'action.</p> - -<p>—Quand nous serons passés tous ensemble à -l'état de chérubins, disait un jour Son Excellence, -mon cher, mon bon ami Wonder se mettra à la -tête d'une conspiration pour arracher une plume -aux ailes de Gabriel, ou pour voler ses clefs à -saint Pierre. <i>Alors</i> je ferai un rapport sur lui.</p> - -<p>Mais, bien que le vice-roi ne fît rien pour -entraver le zèle de Wonder, d'autres tenaient des -propos fâcheux.</p> - -<p>Peut-être cela commença-t-il par les membres -du Conseil; mais tout Simla fut d'accord «qu'il -y avait dans ce régime-là trop de Wonder, et trop -peu de vice-roi».</p> - -<p>Wonder mettait toujours en avant «Son Excellence», -«Son Excellence avait fait ceci… Son -Excellence avait dit cela… l'opinion de Son -Excellence était que…» et ainsi de suite.</p> - -<p>Le vice-roi souriait, mais il ne s'en mêlait pas.</p> - -<p>Il disait que tant que ses vieux se chamailleraient -avec son cher, son bon Wonder, on -pourrait obtenir d'eux qu'ils laissassent en paix -«l'éternel Orient».</p> - -<p>—Aucun homme avisé n'a de système, disait -le vice-roi. Un système, c'est une contribution -levée sur les sots par l'imprévu. Je ne suis pas des -premiers, quant au dernier, je n'y crois pas.</p> - -<p>Je ne vois pas très bien ce que cela signifie, -à moins qu'il ne s'agisse d'une police d'assurances. -Peut-être était-ce la tournure que prenait le -vice-roi pour dire: «Restez couchés à terre.»</p> - -<p>En cette saison, arriva à Simla un de ces hommes -à la tête fêlée qui n'ont qu'une idée.</p> - -<p>Ce sont ces gens-là qui mettent les choses en -mouvement, mais ils ne sont pas d'un entretien -agréable.</p> - -<p>Cet homme-là se nommait Mellish, et il avait -passé quinze ans dans une propriété à lui, au -Bas-Bengale, à étudier le choléra.</p> - -<p>Il soutenait que le choléra était un germe qui -se propageait spontanément en traversant une -atmosphère lourde et moite, et restait accroché -aux branches des arbres comme un flocon de -laine.</p> - -<p>—On pouvait rendre ce germe stérile, disait-il, -au moyen de la «toute-puissante fumigation de -Mellish», poudre lourde, d'un violet tirant sur le -noir, résultat de quinze ans de recherches, oui, -monsieur.</p> - -<p>Les inventeurs ont tout à fait l'air d'appartenir -à une caste.</p> - -<p>Ils causent très haut, particulièrement au sujet -des camarillas des hommes qui ont un monopole. -Ils frappent du poing sur la table, et ils colportent -sur eux-mêmes des échantillons de leurs inventions.</p> - -<p>Mellish prétendait qu'il existait à Simla un -trust de médecins ayant à sa tête le chirurgien -en chef, lequel était, selon toute apparence, de -connivence avec tous les aides d'hôpitaux de -l'empire.</p> - -<p>Je ne me rappelle plus au juste comment il le -démontrait, mais cela avait l'air «d'une infiltration -sournoise dans les montagnes» et ce -qu'il fallait à Mellish, c'était le témoignage impartial -du vice-roi, «représentant de notre très -gracieuse Majesté la Reine, monsieur».</p> - -<p>En conséquence, Mellish monta à Simla, avec -quatre-vingts livres de sa drogue à fumigations -dans sa malle pour parler au vice-roi, et lui -démontrer les mérites de l'invention.</p> - -<p>Mais il était plus aisé de voir un vice-roi que -de l'entretenir, à moins que vous n'eussiez la -chance d'être un personnage aussi important que -Mellishe, de Madras.</p> - -<p>C'était un homme de six mille roupies, si grand, -que ses filles ne «se marièrent jamais». Elles -«contractèrent des alliances».</p> - -<p>Lui-même, il n'était point payé; il recevait des -émoluments, et ses voyages dans le pays étaient -qualifiés d'«Excursions d'un Observateur».</p> - -<p>Son travail consistait à tenir éveillés les gens -de Madras, au moyen d'une longue perche, comme -on fait aller et venir les tanches dans une mare, -et les gens étaient obligés de renoncer à leurs -bonnes vieilles habitudes, en se disant d'une voix -éteinte:</p> - -<p>—C'est cela les Lumières et le Progrès! N'est-ce -pas superbe?</p> - -<p>Alors ils votaient à Mellishe des statues et des -guirlandes de jasmin, avec l'espoir d'être délivrés -de lui.</p> - -<p>Mellishe monta à Simla, afin de «conférer avec -le vice-roi».</p> - -<p>C'était là un de ses dadas.</p> - -<p>Tout ce que le vice-roi savait de lui, c'était -que Mellishe était une de ces divinités d'ordre -intermédiaire qui paraissent nécessaires au bien-être -spirituel de ce Paradis des classes moyennes, -et que selon toutes probabilités «il avait suggéré, -organisé, fondé et doté tous les établissements -publics de Madras».</p> - -<p>Cela prouve que Son Excellence, malgré ses -tendances à rêver, connaissait par expérience les -façons des gens aux six mille roupies…</p> - -<p>Le nom de Mellishe était E. Mellishe, et celui -de Mellish s'écrivait E. S. Mellish.</p> - -<p>Tous deux étaient installés dans le même hôtel, -et le Destin qui régit l'Empire indien, décida que -Wonder ferait une faute d'orthographe en omettant -l'<i>e</i> final, que le chaprassi y mettrait du sien, et -que le billet ainsi conçu:</p> - -<blockquote> -<p>«Cher Monsieur Mellish,—<i>pouvez-vous ajourner -vos autres invitations, et luncher avec nous, demain -à deux heures? Son Excellence aura alors une -heure à vous donner.</i>»</p> -</blockquote> - -<p class="noindent">serait remis au Mellish de la poudre fumigatoire.</p> - -<p>Il faillit pleurer d'orgueil et de joie, et à l'heure -convenue, il trotta dans la direction de Peterhoff, -ayant dans une des poches de derrière de sa -redingote un gros paquet de poudre fumigatoire.</p> - -<p>Il tenait l'occasion et il entendait en tirer tout -le parti possible.</p> - -<p>Mellishe, de Madras, avait été si pompeux, si -solennel au sujet de sa «Conférence», que Wonder -avait arrangé un tiffin<a id="FNanchor_17" href="#Footnote_17" class="fnanchor">[17]</a> en tête à tête, non point -avec un aide de camp, non point avec Wonder, -mais avec le vice-roi, qui exprimait d'un ton -plaintif sa crainte de se voir seul en présence d'un -autocrate démuselé, tel que l'était le grand -Mellishe, de Madras.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_17" href="#FNanchor_17"><span class="label">[17]</span></a> Collation entre le déjeuner et le dîner.</p> -</div> -<p>Mais le vice-roi ne fut point ennuyé par son -hôte.</p> - -<p>Loin de là, il fut diverti.</p> - -<p>Mellish était nerveusement préoccupé d'en venir -promptement à son procédé fumigatoire; il -causa à tort et à travers au hasard pendant tout -le repas, et Son Excellence l'invita à fumer.</p> - -<p>Le vice-roi fut enchanté de Mellish, parce -que celui-ci ne lui parlait pas d'affaires du -métier.</p> - -<p>Dès que les cigares furent allumés, Mellish -causa comme un homme; il commença par sa -théorie sur le choléra, détailla ses quinze années -de «travaux scientifiques», les machinations de la -«Coterie de Simla», la supériorité de sa poudre -fumigatoire, pendant que le vice-roi l'observait, -les yeux à demi clos, en se disant:</p> - -<p>—Évidemment, il y a une erreur sur l'identité: -ce n'est pas le véritable tigre annoncé, mais c'est -un animal original.</p> - -<p>Mellish était si animé que ses cheveux se hérissaient -et qu'il bégayait.</p> - -<p>Puis, il se mit à fouiller dans la poche de -derrière de sa redingote, et avant que le vice-roi -eût pu se douter de ce qui allait arriver, -il avait jeté une grosse poignée de sa poudre -dans le grand cendrier d'argent.</p> - -<p>—Ju-jugez-en par vous-même, monsieur, disait -Mellish, Vo-Votre Excellence en jugera par elle-même. -Absolument infaillible, sur mon honneur!</p> - -<p>Il plongea le bout allumé de son cigare dans la -poudre, qui se mit à fumer comme un volcan, en -dégageant des tourbillons de vapeur grasse, salissante, -d'une couleur de cuivre.</p> - -<p>En cinq secondes, la pièce fut remplie d'une -odeur très piquante, très écœurante, d'une atmosphère -fétide qui vous prenait violemment à la -gorge et vous la fermait comme une trappe.</p> - -<p>La poudre sifflait, pétillait, lançait des étincelles -bleues et vertes. La fumée s'épaissit au -point qu'on ne pouvait plus ni voir, ni respirer, ni -ouvrir la bouche.</p> - -<p>Quant à Mellish, il y était habitué.</p> - -<p>—Nitrate de strontiane, criait-il, baryte, os -calciné, et cætera; mille pouces cubes de fumée -par pouce cube de poudre. Pas un germe ne -pourrait résister, pas un… Excellence!</p> - -<p>Mais Son Excellence avait pris la fuite, et toussait -au pied de l'escalier, pendant que tout Peterhoff -bourdonnait comme une ruche.</p> - -<p>Des lanciers rouges arrivèrent, et le chaprassi -en chef, qui parle anglais, arriva, et il arriva -aussi des porte-masses, et des dames descendirent -par l'escalier en courant et criant: «Au feu!» -Car la fumée s'insinuait dans toute la maison, -filtrait à travers les fenêtres, s'enflait le long des -vérandahs, se répandait en grosses vagues, en -guirlandes par les jardins.</p> - -<p>Personne ne pouvait pénétrer dans la pièce où -Mellish continua sa conférence sur son produit -fumigatoire, jusqu'à ce que son infâme poudre eût -été consumée.</p> - -<p>Alors un aide de camp, qui avait grand désir -de la croix de Victoria, se précipita à travers les -torrents de fumée et traîna Mellish dans le hall.</p> - -<p>Le vice-roi perdait l'équilibre, à force de rire. -Il ne put qu'agiter faiblement ses mains du côté -de Mellish, qui brandissait vers lui un nouveau -paquet de poudre.</p> - -<p>—Superbe! Superbe! sanglota Son Excellence. -Pas un germe ne peut y résister, comme vous le -faisiez remarquer avec raison. Je puis en jurer. -Un résultat magnifique.</p> - -<p>Alors il se mit à rire jusqu'à ce que les larmes -lui vinrent aux yeux, et Wonder, qui avait pris -le vrai Mellishe, tout grondant, sur le Mail, fit -son entrée et fut très choqué de cette scène.</p> - -<p>Mais le vice-roi fut charmé, parce qu'il comprit -que Wonder serait bientôt obligé de partir.</p> - -<p>Le Mellish à la poudre fumigatoire fut aussi -enchanté, parce qu'il était certain d'avoir écrasé -«la Coterie médicale de Simla».</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>Bien peu d'hommes savaient raconter une histoire -comme Son Excellence, quand Elle s'en donnait -la peine, et son récit sur «L'ami de mon cher, -mon bon Wonder, l'homme à la poudre», fit le -tour de Simla, et les gens frivoles tourmentèrent -Wonder de leurs remarques.</p> - -<p>Mais Son Excellence conta la chose une fois de -trop, de trop pour Wonder.</p> - -<p>Et c'était à dessein.</p> - -<p>Cela eut lieu lors d'une partie de campagne, à -Seepee.</p> - -<p>Wonder était justement assis derrière le vice-roi.</p> - -<p>—Et j'étais réellement persuadé, disait pour -finir Son Excellence, que mon cher et bon Wonder -avait payé un assassin pour se frayer la voie jusqu'au -trône.</p> - -<p>Tout le monde rit, mais il y avait dans le ton -de voix du vice-roi une légère et mystérieuse -vibration, qui fut comprise de Wonder.</p> - -<p>Il s'aperçut que sa santé s'altérait.</p> - -<p>Le vice-roi lui permit de s'en aller et lui délivra -un certificat magnifique pour qu'on l'utilisât -chez les grands personnages, en Angleterre.</p> - -<p>—Tout cela est arrivé par ma faute, dit Son -Excellence, pendant plusieurs saisons de suite. -Mon peu d'application avait dû choquer un homme -aussi énergique.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch15">ENLEVÉ</h2> - -<blockquote class="epi"> - -<p><i>Il y a un flux et un reflux dans -les affaires des hommes, et cela, -de quelque côté qu'on le prenne, -est chose fâcheuse. Par là ils sont -jetés sur des plages, sur des baies -désertes, où nulle personne respectable -ne se soucie de leur -rendre visite; vous ne sauriez -arrêter la marée, mais parfois, -de temps à autre, il dépend de -vous d'arrêter un aventurier -étourdi qui, hum! ne vous sera -guère reconnaissant de vos peines.</i></p> - -<p class="attr">(<span class="sc">Moralités, de Vibart</span>)</p> - -</blockquote> - -<p>Nous sommes une caste supérieure, une race -éclairée, et le mariage entre enfants est -chose révoltante.</p> - -<p>Il en résulte parfois de singulières conséquences.</p> - -<p>Néanmoins la manière de voir des Hindous, qui -est identique à la manière de voir des gens du -continent, identique à la manière de voir primitive,—et -qui consiste à arranger des mariages -sans avoir égard aux inclinations personnelles des -conjoints,—cette manière de voir est juste.</p> - -<p>Qu'on y réfléchisse une minute, et l'on verra -qu'il doit en être ainsi, à moins, naturellement, -que vous ne croyiez aux «affinités».</p> - -<p>Et dans ce cas, vous ferez mieux de ne pas lire -ce récit.</p> - -<p>Un homme qui n'a jamais été marié, un homme -auquel on ne peut s'en rapporter pour choisir au -premier coup d'œil un cheval de valeur bien ordinaire, -un homme dont la cervelle est échauffée et -bouleversée par des visions de bonheur domestique, -peut-il être abandonné à lui-même pour le -choix d'une femme.</p> - -<p>Il a beau faire, il ne peut voir droit, penser -droit, et tout cela se retrouve dans les imaginations -d'une jeune fille.</p> - -<p>Mais quand ce sont des gens mûrs, mariés, -prudents qui arrangent une union entre un jeune -garçon et une fillette, ils le font d'une manière -raisonnable, en tenant compte de l'avenir, et par -la suite le jeune couple vit heureux.</p> - -<p>Chacun sait cela.</p> - -<p>Parlons sérieusement.</p> - -<p>Le gouvernement devrait établir un ministère -matrimonial, pourvu d'un personnel capable, avec -un jury de matrones, un juge de cour suprême, -un chapelain-doyen, et un avertissement solennel, -sous la forme d'un mariage d'inclination ayant -mal tourné qui serait enchaîné aux arbres de la -cour.</p> - -<p>Tous les mariages se feraient par l'intermédiaire -de ce ministère, qui pourrait être subordonné -à celui de l'éducation, et on y appliquerait -la même pénalité que celle dont on est châtié -quand on opère un changement de propriété sans -un acte sur papier timbré.</p> - -<p>Mais le gouvernement se refuse à entendre -aucun conseil; il prétend qu'il est trop occupé.</p> - -<p>Cela ne m'empêchera pas de consigner mon -projet par écrit, et de mentionner l'exemple qui -vient éclairer cette théorie.</p> - -<p>Il y avait une fois un bon jeune homme,—un -fonctionnaire de premier ordre dans son ministère,—un -homme qui avait un bel avenir, et dont le -nom serait suivi de ces initiales: K. C. I. E.</p> - -<p>Tous ses supérieurs disaient du bien de lui, -parce qu'il savait retenir sa langue et sa plume -en temps opportun.</p> - -<p>Il y a, actuellement dans l'Inde, onze personnes -seulement qui connaissent ce secret, et tous, un -seul excepté, sont arrivés à de grands honneurs, -et à d'énormes revenus.</p> - -<p>Ce bon jeune homme était tranquille et savait -se dominer; il était bien trop vieux pour son âge.</p> - -<p>Et c'est une faute qui entraîne toujours avec -elle son châtiment.</p> - -<p>Si un subalterne, ou le régisseur d'un planteur -de thé; si l'un quelconque de ceux qui jouissent -de la vie et n'ont pas le souci du lendemain, -avaient fait ce qu'il essaya de faire, nul ne s'en -serait inquiété. Mais la chute de Peythroppe,—du -jeune Peythroppe, si estimable, si vertueux, -si économe, si tranquille, si laborieux—causa un -grand émoi dans cinq ministères.</p> - -<p>Voici comment cette chute se produisit.</p> - -<p>Il fit la rencontre d'une miss Castries—le nom -était tout d'abord D'Castries, mais la famille -avait supprimé le D', pour des raisons administratives, -et devenu amoureux d'elle, il le fut avec -plus d'énergie encore qu'il n'en mettait à sa -besogne.</p> - -<p>Entendez-moi bien, il n'y avait pas moyen de -dire l'ombre d'un mot contre miss Castries.</p> - -<p>Elle était bonne personne, très gracieuse. Elle -avait ce teint que les naïfs, en Angleterre, appellent -le teint espagnol, avec une épaisse chevelure -d'un noir bleu, descendant très bas sur le front, -pour former comme une pointe de veuve, de -grands yeux de nuance violette, sous des sourcils -aussi noirs et aussi droits que les encadrements -qu'on voit en marge sur le numéro exceptionnel de -la <i>Gazette</i>, quand meurt un personnage important.</p> - -<p>Mais… Mais… Mais.</p> - -<p>Bref, c'était une jeune fille très douce et très -pieuse, mais pour bien des raisons, elle était -«impossible».</p> - -<p>C'était comme cela.</p> - -<p>Toutes les bonnes mamans savent ce que veut -dire «impossible».</p> - -<p>Il était évidemment absurde que Peythroppe -l'épousât.</p> - -<p>Pourquoi?</p> - -<p>Pour le savoir aussi sûr que si la chose eût été -imprimée, il suffisait d'avoir vu le petit croissant -opalin que miss Castries avait à la racine de ses -ongles.</p> - -<p>En outre, épouser miss Castries équivalait à -épouser un grand nombre d'autres Castries.—Le -lieutenant honoraire Castries, son papa, mistress -Eulalie Castries, sa maman, et toutes les ramifications -de la famille Castries, ayant des revenus -qui allaient de 175 à 470 roupies par mois, et qui -avaient, elles aussi, des femmes et des parents.</p> - -<p>Il en eût moins coûté à Peythroppe de cravacher -un commissaire avec un fouet à chiens, ou -d'avoir brûlé les papiers d'un bureau de sous-commissaire, -que de contracter une alliance avec -les Castries.</p> - -<p>Cela eût pesé moins lourd sur son avenir,—même -sous un gouvernement qui jamais n'oublie, -et <i>jamais</i> ne pardonne.</p> - -<p>Tout le monde, excepté Peythroppe, voyait -cela.</p> - -<p>Il allait épouser miss Castries,—oui, il allait -le faire, étant majeur, pourvu d'un bon revenu, -et malheur à la famille qui refuserait ensuite de -recevoir mistress Virginie Saulez Peythroppe avec -tous les égards dûs au rang de son mari.</p> - -<p>Tel était l'ultimatum de Peythroppe, et tout -ce qu'on lui représentait à ce sujet le mettait en -fureur.</p> - -<p>Ces folies soudaines s'attaquent surtout aux gens -les plus posés.</p> - -<p>Il s'en produisit un cas une fois… mais je vous -conterai cela plus tard.</p> - -<p>On ne saurait expliquer cette manie qu'en recourant -à une théorie diamétralement opposée à celle -qu'on professe dans l'endroit où se font les mariages.</p> - -<p>Peythroppe mettait de la rage à vouloir s'attacher -au cou une meule de moulin, au début de -sa carrière, et aucun raisonnement n'avait de prise -sur lui.</p> - -<p>Il s'était mis en tête qu'il épouserait miss Castries, -et c'était une affaire qui ne regardait que lui.</p> - -<p>Il vous serait fort obligé, si vous gardiez vos -conseils pour vous.</p> - -<p>Quand un homme est dans cet état, les paroles -ne servent qu'à le rendre plus obstiné dans son -projet.</p> - -<p>Naturellement, il ne saurait voir que le mariage, -dans ces pays lointains, est une affaire du gouvernement -et non point une affaire individuelle.</p> - -<p>Vous rappelez-vous mistress Hauksbee, la femme -la plus extraordinaire qu'il y ait dans l'Inde?</p> - -<p>C'est elle qui sauva Pluffles de mistress Reiver, -qui fit avoir à Tarrion sa nomination au ministère -des affaires étrangères, et qui fut battue en rase -campagne par mistress Cusack-Bremmil.</p> - -<p>Elle entendit parler de l'état lamentable où se -trouvait Peythroppe, et son cerveau conçut aussitôt -le plan qui le sauva.</p> - -<p>Elle avait la sagesse du serpent, la logique -serrée de l'homme, l'intrépidité inconsciente de -l'enfant, et la triple intuition de la femme.</p> - -<p>Jamais, non jamais, tant qu'un tonga cahotera -sur les pentes ardues de Solon, tant que des -couples iront en partie équestre, de l'autre côté -de la Côte d'Été, il n'y aura jamais de génie comparable -à celui de mistress Hauksbee.</p> - -<p>Elle assista à la consultation qui eut lieu entre -trois hommes sur le cas de Peythroppe, et elle se -dressa, passant sur ses lèvres la mèche de sa -cravache, et elle parla…</p> - -<p>Trois semaines plus tard, Peythroppe dînait avec -les trois hommes quand on apporta la <i>Gazette de -l'Inde</i>.</p> - -<p>Peythroppe fut tout surpris d'y lire qu'on lui -accordait un mois de congé.</p> - -<p>Ne me demandez pas comment cela avait été -arrangé.</p> - -<p>Je suis fermement convaincu que si mistress -Hauksbee le lui commandait, toute l'administration -de l'Inde marcherait sur les mains.</p> - -<p>Les trois hommes avaient aussi chacun un mois -de congé.</p> - -<p>Peythroppe mit la <i>Gazette</i> dans un coin, et dit -de gros mots.</p> - -<p>Alors on entendit monter de la clôture, le «pad-pad» -assourdi que font les chameaux en marchant, -«ces chameaux de voleurs» de la race Bikaneer, -qui ne geint et ne hurle pas quand elle se couche -et se relève.</p> - -<p>Après cela, je ne sais ce qui arriva.</p> - -<p>Une seule chose est certaine; c'est que Peythroppe -disparut,—qu'il s'évanouit comme de -la fumée,—et que la chaise longue avec des -appuis pour les pieds, qui se trouvait chez les trois -hommes, fut brisée en morceaux.</p> - -<p>En même temps un lit disparut d'une des -chambres à coucher.</p> - -<p>Mistress Hauksbee dit que M. Peythroppe était -allé chasser avec les trois hommes dans le Radjputana.</p> - -<p>Nous fûmes donc forcés de la croire.</p> - -<p>A la fin du mois, on vit dans la <i>Gazette</i> que le -congé de Peythroppe était prolongé de vingt jours, -mais il y eut de la colère et des lamentations chez -les Castries.</p> - -<p>Le jour du mariage avait été fixé, mais le futur -ne revint jamais.</p> - -<p>Les D'Silvas, les Pereiras, les Ducketts élevèrent -la voix et raillèrent le lieutenant honoraire -Castries de s'être laissé berner de la manière la -plus basse.</p> - -<p>Mistress Hauksbee alla au mariage et fut fort -étonnée de voir que Peythroppe ne reparaissait pas.</p> - -<p>Au bout de sept semaines, Peythroppe et les -trois hommes revinrent du Radjputana.</p> - -<p>Peythroppe était endurci, raffermi, assez blanc, -et plus maître que jamais de lui-même.</p> - -<p>Un des trois hommes avait sur le nez une coupure, -produite par le recul d'un fusil.</p> - -<p>Les fusils de douze ont un recul assez curieux.</p> - -<p>Alors le lieutenant honoraire Castries se présenta, -assoiffé du sang de son perfide gendre, qui -n'avait pas voulu l'être.</p> - -<p>Il tint des propos—des propos vulgaires «impossibles»—où -perçait l'être sans éducation, sorti -des rangs, et devenu un <i>honoraire</i>.</p> - -<p>Je m'imagine qu'alors les yeux de Peythroppe -se dessillèrent.</p> - -<p>Quoi qu'il en soit, il garda son calme jusqu'à la -fin, et dit alors quelques mots d'un ton bref.</p> - -<p>Le lieutenant honoraire Castries ne cherchait -qu'un «clou» pour accrocher son parti de mourir -ou d'intenter un procès pour rupture de promesse.</p> - -<p>Miss Castries était une excellente fille. Elle -déclara qu'elle ne voulait point d'un procès pour -rupture d'engagement.</p> - -<p>Elle dit que si elle n'était point une dame, elle -était assez civilisée pour savoir que les dames -gardaient le secret de leur cœur brisé, et comme -elle gouvernait ses parents, la chose n'eut pas de -suites.</p> - -<p>Plus tard, elle épousa un personnage très honorable -et très distingué.</p> - -<p>Il voyageait pour le compte d'une entreprenante -maison de Calcutta, et il avait tout ce qu'il faut -pour faire le meilleur des maris.</p> - -<p>En conséquence, Peythroppe rentra dans son -état d'esprit ordinaire. Il travailla beaucoup et -fut estimé de tous ceux qui le connaissaient.</p> - -<p>Un de ces jours, il se mariera, mais il épousera -une charmante jeune fille blanche et rose, qui se -trouvera sur la liste des personnes qu'on invite -au palais du gouvernement, qui aura un peu -d'argent et quelques parents influents, ainsi que -doit faire tout homme prudent.</p> - -<p>Et jamais de sa vie il ne lui racontera ce qui -s'est passé pendant sa partie de chasse de sept -semaines dans le Radjputana.</p> - -<p>Mais songez donc à ce qu'il a fallu de peines et -de dépenses,—car la location d'un chameau coûte -cher, et ces animaux de la race Bikaneer mangeaient -comme des hommes; et tout cela aurait -été économisé s'il avait existé un ministère des -mariages, bien dirigé, sous le contrôle du directeur -de l'instruction publique, mais correspondant -directement avec le vice-roi.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch16">L'ARRESTATION DU LIEUTENANT LÉTOURDI</h2> - -<blockquote class="epi"> - -<p><i>—J'ai oublié le mot de passe, -qu'il dit.</i></p> - -<p><i>—Ah! vraiment, vous avez -oublié? Il a oublié, que je dis.</i></p> - -<p><i>—Mais je suis le colonel, qu'il -fait.</i></p> - -<p><i>—Oh vous l'êtes, n'est-ce -pas? que je fais. Colonel ou pas -colonel, vous allez attendre ici -jusqu'à ce qu'on me relève et que -le sergent fasse son rapport sur -votre vieille laide bobine.</i></p> - -<hr /> - - -<p><i>Eh bien! sur mon âme, c'était -le colonel en personne. Mais à -cette époque-là, je n'étais qu'une -recrue.</i></p> - -<p class="attr">(<span class="sc">Autobiographie inédite du -simple soldat Ortheris</span>)</p> - -</blockquote> - -<p>S'il était une chose dont Létourdi tirât vanité -plus que de toute autre, c'était d'avoir l'air -d'un officier et d'un gentleman. Il disait que c'était -par respect pour le service qu'il mettait tant de -soin à sa toilette, mais ceux qui le connaissaient le -mieux disaient que c'était seulement parce qu'il -était vain de sa personne.</p> - -<p>Il n'y avait rien de mauvais chez Létourdi,—pas -une once. Il reconnaissait un cheval, quand il -en voyait un, et il pouvait faire quelque chose de -plus que de bien se tenir en selle.</p> - -<p>Il jouait franc jeu au billard, et c'était un partenaire -digne de confiance au whist.</p> - -<p>Tout le monde avait de l'affection pour lui, et -jamais nul n'aurait cru, même en rêve, qu'un -jour on le verrait sur une plate-forme, les menottes -aux mains, comme déserteur.</p> - -<p>Et pourtant cette triste chose arriva.</p> - -<p>Il revenait de Dalhousie à la fin de son congé, -et descendait la route à cheval.</p> - -<p>Il avait profité de son congé jusqu'à la dernière -minute, et il était extrêmement pressé de retourner -à son poste.</p> - -<p>Il faisait très chaud à Dalhousie, et sachant ce -qui l'attendait là-bas, il avait pris un uniforme -complet en khaki, tout neuf, très ajusté, d'une -délicate couleur olive; une cravate bleue à reflets -changeants, un col blanc, et un casque <i>solah</i> blanc -comme la neige.</p> - -<p>Il se faisait un point d'honneur d'avoir l'air -bien habillé, même quand il courait la poste.</p> - -<p>Et il avait l'air bien habillé; il était si préoccupé -de sa tournure, qu'avant son départ il -avait oublié de prendre autre chose qu'un peu -de menue monnaie. Il avait laissé tous ses billets -de banque à l'hôtel.</p> - -<p>Ses domestiques étaient partis en avant sur la -route, pour être prêts à le recevoir, à Pathankote, -avec un nouveau complet.</p> - -<p>C'est là ce qu'il appelait voyager avec un petit -train.</p> - -<p>Il était fier de son talent d'organisateur, de ce -que nous appelons <i>bundobust</i>.</p> - -<p>A vingt-deux milles de Dalhousie, il commença -à pleuvoir.</p> - -<p>Ce n'était pas un simple orage de montagne, -mais un vrai déluge d'eau tiède, comme dans les -pays à moussons.</p> - -<p>Létourdi poussa en avant, en regrettant de -n'avoir pas pris un parapluie.</p> - -<p>La poussière des routes devint de la fange, -et le poney s'embourba sérieusement; il en fut -de même pour les guêtres de khaki, que portait -Létourdi, mais il tint bon, et fit de son mieux pour -s'imaginer que la fraîcheur était agréable.</p> - -<p>Le poney qui lui échut ensuite était vicieux -au départ, et comme la pluie rendait les mains -de Létourdi glissantes, l'animal réussit à se débarrasser -de lui à un tournant.</p> - -<p>Létourdi lui fit la chasse, le rattrapa et se remit -en route d'un bon train.</p> - -<p>L'averse n'avait point fait bon effet sur ses -habits ni sur son humeur, et il avait perdu un -éperon. Il ne laissa pas l'autre inactif.</p> - -<p>A ce moment l'étape était finie; le poney avait -pris autant d'exercice qu'il lui en fallait, et malgré -la pluie, Létourdi suait abondamment.</p> - -<p>A la fin d'une autre fâcheuse demi-heure, Létourdi -crut voir l'univers entier se dissoudre -devant ses yeux en une pulpe visqueuse.</p> - -<p>La pluie avait transformé le haut de son vaste -casque blanc <i>solah</i>, en une pâte mal odorante, -et il s'était refermé sur sa tête, comme un champignon -à demi ouvert. La doublure verte commençait -aussi à se décoller.</p> - -<p>Létourdi ne dit rien, qui mérite d'être rapporté -ici.</p> - -<p>Il arracha ou remonta tout le rebord qui lui -retombait sur les yeux, et poursuivit sa route -pénible.</p> - -<p>Le derrière de son casque lui battait dans le -cou; les deux côtés adhéraient à ses oreilles, -mais le ruban de cuir, et la doublure verte continuaient -à maintenir tant bien que mal tous les -morceaux, de sorte que le chapeau, tout en flottant, -ne s'était pas tout à fait fondu.</p> - -<p>Bientôt la pâte et l'étoffe verte formèrent une -sorte de moisissure visqueuse qui se répandit sur -Létourdi dans plusieurs directions, soit sur son dos, -soit sur sa poitrine, à son choix.</p> - -<p>La teinture de khaki s'épancha aussi,—c'était -vraiment une teinture de bien mauvaise qualité, -de sorte qu'il était partiellement peint en brun, -avec des plaques violettes, des contours couleur -d'ocre, des bandes d'un rouge de rouille, avec des -parties presque blanches, suivant la nature et les -particularités de la teinture.</p> - -<p>Lorsqu'il tira son mouchoir pour essuyer sa -figure, la couleur verte de la doublure, et la couleur -pourpre qui avait filtré de sa cravate jusque dans -son cou, se mêlèrent; le résultat fut étonnant.</p> - -<p>Aux environs de Dhar, la pluie cessa. Le soleil -de la soirée se montra et le sécha un peu, mais en -même temps il fixa les couleurs.</p> - -<p>A trois milles de Pathankote le dernier poney -se mit à boiter sans remède, et Létourdi fut forcé -d'aller à pied. Il poussa jusque dans Pathankote -pour y trouver ses domestiques.</p> - -<p>Il ne se doutait pas alors que son <i>khitmatgar</i> -s'était arrêté au bord de la route pour boire, et -reparaîtrait le lendemain en disant qu'il s'était -fait une entorse.</p> - -<p>Quand il fut entré à Pathankote, il ne put trouver -ses domestiques. Il avait ses bottines raidies et -couvertes par la boue, et celle-ci s'étalait sur une -grande partie de son vêtement.</p> - -<p>La cravate bleue avait déteint autant que -le khaki.</p> - -<p>Aussi l'enleva-t-il avec le col pour les jeter.</p> - -<p>Alors il dit quelques mots qui s'appliquaient -aux domestiques en général, et tâcha de trouver -un endroit où se mettre.</p> - -<p>Il paya huit annas pour un verre de quelque -chose, et s'aperçut à cet instant qu'il lui restait -six annas dans la poche, c'est-à-dire qu'en sa -situation, il était seul au monde avec six annas.</p> - -<p>Il alla trouver le chef de gare pour tâcher -d'obtenir un billet de première classe pour Khasa, -où il était en garnison.</p> - -<p>L'employé de la distribution dit un mot au -chef de gare; le chef de gare dit un mot à l'employé -du télégraphe, et tous trois le regardèrent avec -curiosité.</p> - -<p>Il le prièrent d'attendre une demi-heure, pendant -qu'ils consulteraient l'autorité à Umritsar.</p> - -<p>Il attendit donc, et ce furent quatre constables -qui vinrent et se groupèrent d'une façon pittoresque -autour de lui.</p> - -<p>Et au moment même où il allait leur dire de s'en -aller, le chef de gare lui dit qu'il donnerait un billet -pour Umritsar, au <i>sahib</i>, si le sahib voulait bien -entrer dans le bureau de l'enregistrement.</p> - -<p>Létourdi y entra donc, et la première chose -qu'il vit c'est qu'il avait un constable attaché -à chaque bras et à chaque jambe, et que le chef -de gare essayait de lui mettre sur la tête un sac -à dépêches.</p> - -<p>Il en résulta une mêlée assez réussie dans le -bureau d'enregistrement, où Létourdi se fit une -forte entaille au-dessus de l'œil, en tombant contre -une table. Mais ces constables vinrent à bout de -lui, et le chef de gare lui mit les menottes solidement.</p> - -<p>Dès qu'il fut coiffé du sac à dépêches, il se mit -à sacrer ce qu'il pensait, et le constable-chef dit:</p> - -<p>—Sans aucun doute, c'est le soldat anglais que -nous cherchions. Entendez-vous les gros mots?</p> - -<p>Alors Létourdi demanda au chef de gare ce que -signifiait un traitement pareil, un traitement aussi -indigne.</p> - -<p>Le chef de gare lui répondit qu'il était le soldat -John Binkle du ***<sup>me</sup> régiment, cinq pieds neuf -pouces, cheveux blonds, yeux gris, tenue en désordre -et pas de signes extérieurs, qui avait déserté -quinze jours auparavant.</p> - -<p>Létourdi se mit à donner de longues explications; -mais plus il en donnait, moins le chef de -gare le croyait.</p> - -<p>Il répondait que jamais lieutenant n'avait -eu l'air aussi bandit que Létourdi, et qu'il avait -pour instruction d'expédier son prisonnier sous -bonne garde à Umritsar.</p> - -<p>Létourdi souffrait de l'humidité, était fort mal -à son aise. Les termes dont il se servit ne sont pas -de nature à être publiés, même sous forme expurgée.</p> - -<p>Les quatre constables le mirent dans un compartiment -de troisième classe, et il passa ses vingt-quatre -heures de trajet à les injurier avec autant -de volubilité que le lui permettait sa connaissance -du langage courant.</p> - -<p>A Umritsar, on fit de lui un paquet bien ficelé -qu'on déposa sur une plate-forme, grâce aux bras -d'un caporal et de deux hommes du ***<sup>me</sup> régiment.</p> - -<p>Létourdi se redressa et tâcha de se tirer d'affaire -en prenant un air supérieur.</p> - -<p>Il n'avait guère l'air supérieur, avec ses menottes, -quatre constables derrière lui, et le sang de sa -coupure qui s'était coagulé sur sa joue gauche.</p> - -<p>Le caporal n'avait pas non plus l'air de plaisanter.</p> - -<p>Létourdi alla bien jusqu'à ces mots: «Les amis, -c'est une méprise des plus absurdes», mais arrivé -là, le caporal lui enjoignit de «fermer ça» et de -marcher.</p> - -<p>Létourdi n'avait aucune disposition à marcher; -il demanda à s'arrêter, à s'expliquer.</p> - -<p>Il s'expliquait fort bien, en effet, quand le -caporal y coupa court en disant:</p> - -<p>—Vous, un officier! Ce sont des gens de votre -espèce qui déshonorent les gens comme <i>nous</i>. -En voilà un officier! il est beau, l'officier! Je -le connais votre régiment. La marche des Canailles, -voilà le pas accéléré qui vous a amené ici. Vous -êtes une honte pour l'armée!»</p> - -<p>Létourdi se calma, et voulut recommencer ses -explications depuis le point de départ.</p> - -<p>Alors on le ramena sous la pluie jusqu'à la -cantine, et on lui recommanda de ne pas faire -l'imbécile.</p> - -<p>Les hommes devaient le conduire de là au -fort Govingdhar, et la conduite en question, -n'était guère plus solennelle que la Marche de la -Grenouille.</p> - -<p>Létourdi faillit devenir fou de rage, de froid, -du malentendu, des menottes et du mal de tête -que lui causait sa coupure au front.</p> - -<p>Il se mit donc en devoir de dire tout ce qu'il -avait dans l'esprit.</p> - -<p>Quand il eut tout dit jusqu'au dernier mot, -et qu'il eut la gorge sèche, un des hommes s'expliqua:</p> - -<p>—J'ai bien entendu des vagabonds derrière -les barreaux du violon, faire des poses et jacasser, -mais je n'en ai jamais entendu un qui fut de la -force de cet <i>officier</i>.</p> - -<p>Ils ne s'en fâchaient point; ils avaient plutôt -de l'admiration pour lui.</p> - -<p>Ils prirent quelques verres de bière à la cantine, -et en offrirent à Létourdi, parce qu'il avait juré -d'une façon étonnante.</p> - -<p>Ils lui demandèrent de lui raconter tout ce que -le soldat John Binkle avait fait, depuis qu'il avait -pris la clef des champs, et cela irrita Létourdi, -encore plus que tout le reste.</p> - -<p>S'il avait conservé quelque présence d'esprit, -il se serait tenu tranquille jusqu'à l'arrivée d'un -officier, mais il tenta de s'enfuir.</p> - -<p>Or, un coup de la crosse d'un Martini qu'on -reçoit à la chute des reins vous fait grand mal et -du khaki moisi, détrempé par la pluie se déchire -facilement, quand deux hommes vous secouent -par le collet.</p> - -<p>Létourdi se releva, éprouvant grand mal au -cœur, et un fort vertige, avec sa chemise déchirée -sur sa poitrine, et presque sur toute la longueur -de son dos.</p> - -<p>Il céda à la fortune, au moment même où le -train descendant de Lahore arriva amenant un -de ses majors.</p> - -<p>Voici <i lang="la" xml:lang="la">in extenso</i> la déposition du major:</p> - -<p>«Il y avait un bruit de lutte dans la salle du -buffet de la seconde classe; j'y suis entré, et j'ai -vu le plus affreux vagabond que j'aie jamais -rencontré.</p> - -<p>«Ses bottines et ses guêtres étaient couvertes -de boue et de taches de bière.</p> - -<p>«Il avait sur la tête une sorte de tas de fumier -d'un blanc sale, qui pendait en lambeaux sur -ses épaules fortement égratignées.</p> - -<p>«Il était à moitié couvert d'une chemise presque -fendue en deux morceaux, et il demandait à la -garde de regarder le nom, qui était marqué sur le -pan.</p> - -<p>«Comme il avait tiré sa chemise par-dessus -sa tête, je ne pus tout d'abord voir qui il était, -mais je m'imaginai que c'était un soldat qui était -dans le premier cas de désertion, d'après les jurons -qu'il lançait en se débattant dans ses guenilles.</p> - -<p>«Quand il se fut retourné, et que j'eus tenu -compte d'une bosse aussi grosse qu'un pain au -jambon, qu'il avait au-dessus d'un œil, de quelques -plaques vertes de peinture de guerre qu'il avait -sur la figure, et des quelques raies violettes qui lui -zébraient les épaules, je vis que c'était Létourdi.</p> - -<p>«Il fut très heureux de me voir, ajoutait le -major, et il me déclara qu'il espérait que je ne -soufflerais mot de l'affaire au mess.</p> - -<p>«Je n'en ai rien dit, mais vous pouvez le faire, -si cela vous plaît, maintenant que Létourdi est -retourné au pays.»</p> - -<p>Létourdi passa une grande partie de cet été -à faire des démarches pour qu'on traduisît en cour -martiale le caporal et les deux soldats pour avoir -arrêté «un officier et un gentleman».</p> - -<p>Naturellement, ils étaient navrés de leur erreur.</p> - -<p>Mais l'histoire se fit jour jusqu'à la cantine du -régiment, et de là elle fit le tour de la province.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch17">DANS LA MAISON DE SUDDHOO</h2> - -<blockquote class="epi"> - -<p><i>Éloignez-vous à un jet de pierre -sur la droite et sur la gauche de -cette route bien entretenue où nous -marchons et aussitôt l'univers -prend un aspect farouche, étrange. -Churel et goule, et djinn et esprit -nous tiendront compagnie cette -nuit, car nous voici arrivés au -plus vieux des pays, à celui que -parcourent en liberté les puissances -des ténèbres.</i></p> - -<p class="attr">(<span class="sc">Du crépuscule du soir au -crépuscule du matin</span>)</p> - -</blockquote> - -<p>La maison de Suddhoo, tout près de la porte -de Taksali, a un étage, avec quatre fenêtres -en vieux bois brun sculpté, et un toit plat.</p> - -<p>Vous pouvez la reconnaître à cinq annonces -rouges imprimées à la main et disposées comme le -cinq de carreau sur le badigeon, entre les fenêtres -du haut.</p> - -<p>Bhagwan-Dass l'épicier et un homme qui, dit-il, -gagne sa vie à graver des cachets, habitent au -rez-de-chaussée, avec leur bande d'épouses, de -domestiques, d'amis et de familiers.</p> - -<p>Les deux chambres d'en haut étaient ordinairement -occupées par Janoo et Azizun, ainsi que -par un petit terrier noir et tan, qui avait été volé -à un Anglais et donné à Janoo par un soldat.</p> - -<p>Aujourd'hui il ne reste plus que Janoo dans les -chambres d'en haut.</p> - -<p>Suddhoo couche généralement sur le toit, à -moins qu'il ne dorme dans la rue, mais, dans la -saison froide, il va d'habitude à Peshawar rendre -visite à son fils qui vend des curiosités près de la -porte d'Edwardes; et alors il dort sous un vrai -toit de terre.</p> - -<p>Suddhoo est mon grand ami, parce que son cousin -a un fils qui, grâce à ma recommandation, a obtenu -un emploi de messager en chef dans une grosse -maison de la localité.</p> - -<p>Suddhoo dit que Dieu fera de moi un de ces -jours, un lieutenant-gouverneur, et j'ose croire -que sa prédiction se réalisera.</p> - -<p>Il est très, très vieux; il a les cheveux blancs; -si peu de dents que ce n'est pas la peine d'en parler.</p> - -<p>Il a survécu à son intelligence; il a survécu -en somme à toutes ces choses, excepté à son affection -pour son fils de Peshawar.</p> - -<p>Janoo et Azizun sont des Kashmiriennes, -honnêtes dames de la cité. Leur profession était -fort ancienne, et plus ou moins honorable; mais -Azizun a depuis épousé un étudiant en médecine -du Nord-Ouest. Elle s'est rangée et elle mène -aujourd'hui une vie des plus convenables, quelque -part aux environs de Bareilly.</p> - -<p>Bhagwan-Dass est un usurier et un faussaire.</p> - -<p>Quant à l'homme qui prétend gagner sa vie à -graver des cachets, il se donne pour très pauvre.</p> - -<p>Maintenant vous en savez autant qu'il est -nécessaire sur les quatre principaux habitants -de la maison de Suddhoo.</p> - -<p>Naturellement il y a encore moi, mais je ne -joue que le rôle du chœur qui vient au dernier -moment donner l'explication des événements.</p> - -<p>De sorte que je ne compte pas.</p> - -<p>Suddhoo n'était pas malin.</p> - -<p>L'homme qui se donnait pour un graveur de -cachets était le plus malin de tous ces gens-là,—excepté -Janoo.</p> - -<p>Quant à Bhagwan-Dass, il ne savait que mentir.</p> - -<p>Janoo avait en outre la beauté, mais cela c'était -son affaire.</p> - -<p>Le fils que Suddhoo avait à Peshawar fut atteint -de pleurésie, et le vieux Suddhoo conçut de l'inquiétude.</p> - -<p>Le graveur de cachets apprit l'anxiété de Suddhoo, -et se résolut à la monnayer.</p> - -<p>Il était en avance sur son temps. Il s'arrangea -avec un compère de Peshawar pour se faire télégraphier -jour par jour l'état de santé du fils.</p> - -<p>Et c'est ici que l'histoire commence.</p> - -<p>Un soir, le cousin de Suddhoo m'informa que -Suddhoo désirait me voir, qu'il était trop vieux -et trop faible pour venir lui-même, et que si j'allais -lui rendre visite, je ferais à la maison de Suddhoo -un honneur éternel.</p> - -<p>J'y allai, mais je pense que vu la grande distance -où était alors Suddhoo, qu'il aurait bien pu envoyer -un autre véhicule qu'une ekka qui cahotait terriblement, -quand il s'agissait d'amener un futur lieutenant-gouverneur, -par une soirée de brouillard -en avril.</p> - -<p>L'ekka ne courait pas très vite.</p> - -<p>Il était nuit noire quand nous nous trouvâmes -devant l'entrée de la tombe de Runjet Singh, près -de la porte principale du fort.</p> - -<p>Là on trouva Suddhoo.</p> - -<p>Il dit qu'à en juger par ma condescendance, -il était absolument certain que je deviendrais -lieutenant-général, avant que mes cheveux eussent -cessé d'être noirs.</p> - -<p>Puis nous causâmes du temps qu'il faisait, -de ma santé, des récoltes de blé, pendant un quart -d'heure, dans le Hazuri Bagh, sous les étoiles.</p> - -<p>A la fin, Suddhoo se décida à aborder le sujet.</p> - -<p>Il dit que Janoo l'avait informé que le <i>Sirkar</i> -avait lancé un ordre interdisant la magie, parce -qu'on craignait que la magie n'en arrivât tôt ou -tard à faire périr l'Impératrice des Indes.</p> - -<p>Je n'étais pas au courant de la législation sur -ce sujet, mais je m'imaginai qu'il allait advenir -quelque chose d'intéressant.</p> - -<p>Je hasardai donc que la magie, loin d'être -blâmée par le gouvernement, était hautement -recommandée par lui.</p> - -<p>Les fonctionnaires les plus élevés de l'État la -pratiquaient.</p> - -<p>Si l'exposé financier n'est pas de la magie, -je ne sais pas ce que c'est.</p> - -<p>Alors pour l'encourager dans ses confidences, -je lui dis que s'il se tramait quelque <i>jadoo</i>, je -n'hésiterais aucunement à y donner mon appui -et ma sanction, pourvu que ce fût du <i>jadoo</i> pur, -de la magie blanche, et non pas du <i>jadoo</i> impur, -qui fait périr les gens.</p> - -<p>Il fallut longtemps pour faire avouer à Suddhoo -que c'était précisément là le motif pour lequel il -m'avait fait venir.</p> - -<p>Alors il me dit, par saccades, et d'une voix tremblante -que le soi-disant graveur de cachets était -un sorcier de l'espèce la plus pure; que chaque -jour il donnait à Suddhoo des nouvelles de son fils, -le malade de Peshawar, plus vite que l'éclair ne -volait, et que ces nouvelles étaient toujours confirmées -par les lettres.</p> - -<p>Il me dit de plus que le sorcier avait appris à -Suddhoo qu'un grand danger menaçait son fils, -danger qui pouvait être écarté par du <i>jadoo</i> pur, et -naturellement par une grosse somme d'argent.</p> - -<p>Je commençais à entrevoir exactement ce qui -se passait, et je dis à Suddhoo que moi aussi je -me connaissais un peu en <i>jadoo</i> à la façon -occidentale, et que j'irais chez lui pour veiller à ce -que tout se passât décemment et avec ordre.</p> - -<p>Nous partîmes ensemble.</p> - -<p>En route, Suddhoo me dit qu'il avait déjà payé -au graveur de sceaux entre cent cinquante et -deux cents roupies, et que le <i>jadoo</i> de cette nuit-ci -lui en coûterait deux cents de plus.</p> - -<p>—C'était à bon compte, disait-il, vu le danger -que courait son fils, mais je ne crois pas que ce -fût son véritable avis.</p> - -<p>Toutes les lumières étaient voilées sur la façade -de la maison, quand nous arrivâmes.</p> - -<p>J'entendais fort bien des bruits terribles qui -partaient de derrière la boutique qu'occupait -sur la rue le graveur de sceaux.</p> - -<p>On eût dit un homme occupé à rendre l'âme à -force de geindre.</p> - -<p>Suddhoo frissonnait de la tête aux pieds, et -pendant que nous montions à tâtons l'escalier, -il me dit que le <i>jadoo</i> était déjà commencé.</p> - -<p>Janoo et Azizun nous reçurent du haut des -marches et nous dirent que les opérations du <i>jadoo</i> -avaient lieu dans leur chambre, parce qu'il y avait -plus de place.</p> - -<p>Janoo est une dame d'un esprit frondeur.</p> - -<p>Elle dit à demi-voix que le <i>jadoo</i> était une -invention pour soutirer de l'argent à Suddhoo, -et que le graveur de sceaux serait logé, -après sa mort, dans un endroit où il ferait -chaud.</p> - -<p>Suddhoo était sur le point de pleurer de crainte -et de vieillesse.</p> - -<p>Il ne cessait d'aller et venir dans la chambre -à demi éclairée, de répéter à chaque instant le -nom de son fils, et de demander à Azizun, si le -graveur de sceaux ne pourrait pas faire un rabais -quand il avait affaire à son propriétaire.</p> - -<p>Janoo m'attira dans l'ombre du coin où étaient -les fenêtres sculptées de la tourelle d'angle.</p> - -<p>Les lames des persiennes étaient remontées, -la chambre n'était éclairée que par une toute -petite lampe à huile, et en me tenant immobile -je ne courais pas risque d'être vu.</p> - -<p>Bientôt les gémissements cessèrent au rez-de-chaussée, -et nous entendîmes des pas qui montaient -les marches.</p> - -<p>C'était le graveur de sceaux.</p> - -<p>Il s'arrêta devant le seuil, pendant que le -terrier aboyait, et qu'Azizun défaisait la chaîne; -il dit à Suddhoo d'éteindre la lampe.</p> - -<p>Il en résulta que la chambre fut plongée dans -des ténèbres noires comme du jais, où on distinguait -tout juste la lueur rouge des deux <i>hukas</i><a id="FNanchor_18" href="#Footnote_18" class="fnanchor">[18]</a> de Janoo -et d'Azizun.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_18" href="#FNanchor_18"><span class="label">[18]</span></a> Pipes à tuyaux souples.</p> -</div> -<p>Le graveur de cachets entra, et j'entendis -Suddhoo se jeter à terre en gémissant.</p> - -<p>Azizun retenait son souffle, et Janoo s'appuyait -sur un des lits, en frissonnant.</p> - -<p>On entendit un tintement de métal, et on vit -s'élever du sol une pâle flamme d'un bleu verdâtre.</p> - -<p>On y voyait juste assez pour apercevoir Azizun -blottie dans un coin de la pièce, avec le terrier -entre ses genoux; et Janoo les mains jointes, -penchée en avant, tout en étant assise sur le lit, -et Suddhoo, la face contre terre, tout tremblant, -et le graveur de sceaux.</p> - -<p>J'espère ne jamais revoir un homme semblable -à ce graveur de sceaux. Il était nu jusqu'à la -ceinture, et avait sur la tête une couronne de jasmin -blanc aussi épaisse que mon poing, un pagne de -couleur saumon autour des reins, et des anneaux -d'acier à chaque cheville.</p> - -<p>Cela n'avait rien de bien effrayant. Mais c'était -la figure de cet homme qui me faisait froid dans le -dos.</p> - -<p>Tout d'abord elle était d'un bleu tirant sur le -gris. En second lieu les yeux étaient retournés -de telle sorte qu'on n'en voyait plus que le blanc. -En troisième lieu ses traits étaient ceux d'un -démon, d'une goule, de tout ce que vous -voudrez, excepté ceux du vieux coquin brillant -de santé, à peau huileuse, que l'on voyait en -plein jour manœuvrant son tour, au rez-de-chaussée.</p> - -<p>Il était étendu à plat ventre, les bras retournés -et croisés sur son dos, comme si on l'avait jeté -à terre tout ligoté.</p> - -<p>Sa tête et son cou étaient les seules parties de -son corps qui ne touchaient pas le sol. Elles faisaient -presque un angle droit avec le corps, comme -la tête d'un cobra qui va bondir.</p> - -<p>C'était d'un fantastique terrifiant.</p> - -<p>Au centre de la pièce, sur le sol de terre nue, -était posé un large et profond bassin de cuivre au -centre duquel flottait une lueur d'un bleu vert -pâle, comme celle d'un feu follet.</p> - -<p>L'homme fit trois fois le tour de ce bassin au -moyen de contorsions du corps.</p> - -<p>Comment y parvint-il, je ne sais.</p> - -<p>Je voyais bien les muscles onduler le long de -l'épine dorsale, et se déprimer ensuite, mais je -n'apercevais aucun autre mouvement.</p> - -<p>On eût dit qu'il n'y avait plus dans ce corps que -la tête de vivante, avec les phases lentes de -soulèvement et d'affaissement des muscles du dos -qui travaillaient péniblement.</p> - -<p>Janoo, assise sur le lit, respirait soixante-dix -fois par minute.</p> - -<p>Le vieux Suddhoo, cherchant de ses doigts la -boue qui était entrée dans sa barbe blanche, -pleurait tout seul.</p> - -<p>Ce qu'il y avait d'horrible dans tout cela, c'était -cette chose qui rampait, rampait,—sans bruit, -et qui rampait toujours.</p> - -<p>Et puis, souvenez-vous que cela dura bien dix -minutes, pendant lesquelles le terrier gémissait, -Azizun frissonnait, Janoo regardait bouche béante, -et Suddhoo pleurait.</p> - -<p>Je sentais mes cheveux se dresser sur ma nuque -et mon cœur battre comme la palette d'un appareil -anticalorique.</p> - -<p>Heureusement le graveur de sceaux se trahit -par son tour de force le plus propre à faire impression, -et me rendit ainsi tout mon calme.</p> - -<p>Après avoir terminé ce triple voyage circulaire -d'un genre si nouveau, il redressa la tête en l'écartant -du sol autant qu'il put, en lançant par les -narines un jet de flamme.</p> - -<p>Or, je sais comment ce jet de flamme s'exécute, -je suis en état de le faire;—je me sentis donc -rassuré.</p> - -<p>Tout était donc une supercherie.</p> - -<p>S'il s'en était tenu à cette reptation, sans essayer -d'augmenter son effet, que n'aurais-je pas cru? -Dieu le sait.</p> - -<p>Les deux demoiselles poussèrent en même -temps un cri aigu, en voyant ce jet de flamme, et -la tête retomba heurtant le sol du menton, et tout -le corps étendu comme un cadavre dont on aurait -ramené les bras en arrière.</p> - -<p>Il y eut ensuite une pause de cinq bonnes -minutes, et la flamme bleu-verdâtre s'éteignit.</p> - -<p>Janoo se baissa pour remettre en place un des -anneaux de sa cheville pendant que Azizun se -tournait la figure contre le mur, en serrant le terrier -entre ses bras.</p> - -<p>Suddhoo étendit machinalement un bras vers -le <i>huka</i> de Janoo, qui le fit glisser sur le sol avec son -pied.</p> - -<p>Juste au-dessus du corps, sur le mur, il y avait -deux portraits de couleurs criardes, dans des cadres -de carton en relief, représentant la reine et le -prince de Galles.</p> - -<p>Tous deux contemplaient l'opération, et il me -semblait que cela concourait à rendre la cérémonie -plus grotesque.</p> - -<p>Au moment même où le silence commençait -à devenir insupportable, le corps se retourna, et -s'éloigna du bassin en roulant sur lui-même -jusqu'à un côté de la pièce où il s'arrêta, allongé -sur le dos.</p> - -<p>Il y eut un léger bruit «plop» dans le bassin, -tout à fait comme celui que produit un poisson -quand il attrape une mouche, et la lueur verte, qui -avait paru au milieu, se montra de nouveau.</p> - -<p>Jetant les yeux sur le bassin, j'y vis une tête -d'enfant indigène, avec les gros yeux saillants, sa -peau du crâne séchée, ratatinée, noircie, les yeux -ouverts, la bouche ouverte, le crâne-rasé.</p> - -<p>Et comme la chose s'était faite brusquement, -elle faisait un effet plus effrayant que le voyage sur -le ventre.</p> - -<p>Nous n'eûmes pas le temps de réfléchir, que -cette tête se mit à parler.</p> - -<p>Relisez le récit où Poë vous fait entendre la -voix de l'homme qui meurt magnétisé, et vous -n'aurez au plus que la moitié de la sensation d'horreur -que causait la voix partant de cette tête.</p> - -<p>Il y avait un intervalle d'une ou deux secondes -entre chacun des mots, et une sorte de vibration, -prolongée comme le son d'une cloche, dans le -timbre de la voix.</p> - -<p>Elle tintait lentement, comme si elle se parlait -à elle-même, et il me fallut plusieurs minutes pour -me délivrer de la sueur froide qu'elle me causait.</p> - -<p>Alors la solution qui m'apportait la délivrance -m'apparut.</p> - -<p>Je regardai le corps étendu près de la porte, -et je vis se mouvoir par saccades, juste à l'endroit -où la dépression claviculaire se confond avec -l'épaule, un muscle qui n'intervient jamais dans la -respiration régulière de l'homme.</p> - -<p>Tout cela était une reproduction soignée de ces -téraphins égyptiens qu'on trouve mentionnés -çà et là. La voix était le résultat d'un ventriloquisme -aussi parfait, aussi terriblement habile -qu'on pouvait le désirer.</p> - -<p>Pendant tout ce temps, la tête continuait à -résonner en faisant vibrer les flancs du bassin, et -à parler.</p> - -<p>Elle s'adressait à Suddhoo, toujours geignant -la face contre terre, en parlant de la maladie de -son fils, et lui disant dans quel état il serait ce soir -même.</p> - -<p>J'aurai toujours quelque estime pour le graveur -de cachets, à raison du soin qu'il mettait -pour rester d'accord avec les dépêches de -Peshawar.</p> - -<p>La voix se remit à dire que des médecins expérimentés -veillaient jour et nuit sur la vie de son -homme, et qu'il guérirait bientôt, à la condition -de doubler la somme convenue avec le sorcier tout-puissant -qui avait à son service la tête placée dans -le bassin.</p> - -<p>C'était alors que se produisit l'erreur qui gâtait -l'effet artistique.</p> - -<p>Demander qu'on doublât la somme convenue, -et emprunter pour cela la voix de Lazare qui sort -du tombeau, c'est absurde.</p> - -<p>Janoo, femme qui a réellement une intelligence -masculine, vit cela aussi promptement que moi.</p> - -<p>Je l'entendis dire d'un ton dédaigneux, quoiqu'à -demi-voix: «<i>Asli nahin! Fareib</i>» et au -moment même où elle disait ces mots, la lueur du -bassin s'éteignit, la tête se tut, et nous entendîmes -la porte de la chambre crier sur ses gonds.</p> - -<p>Aussitôt Janoo enflamma une allumette, ralluma -la lampe, et nous vîmes que tout avait -disparu, la tête, le bassin, et le graveur de cachets.</p> - -<p>Suddhoo se tordait les mains, et expliquait à -qui voulait l'entendre que quand même il s'agirait -de son salut éternel, il lui serait impossible de -trouver deux cents roupies de plus.</p> - -<p>Azizun était près d'avoir une crise de nerfs -dans le coin, tandis que Janoo, tranquillement -assise sur le lit, était prête à discuter la probabilité -que toute l'affaire se réduisait à un <i>bunao</i>, c'est-à-dire -à une supercherie.</p> - -<p>J'expliquai dans la mesure de mes connaissances -les procédés employés par le graveur de cachets, -mais son argument, à elle, était bien plus simple.</p> - -<p>—La magie qui persiste à demander des présents -n'est pas de la vraie magie, disait-elle. Ma -mère m'a appris que les seuls enchantements amoureux -qui aient du pouvoir sont ceux qu'on vous fait -connaître par simple affection. Ce graveur -de cachets est un fourbe, un diable. Je n'ose pas -parler, ni agir, ni faire agir un autre, parce que je -dois à Bhagwan-Dass de l'argent pour deux -anneaux d'or, et un gros bracelet de chevilles. Il -faut que je fasse venir ma nourriture de sa boutique. -Le graveur de cachets est l'ami de Bhagwan-Dass, -et il empoisonnerait ma nourriture. Voilà dix -jours qu'on a mis en train un <i>jadoo</i> d'escroquerie, -et chaque soir, cela a coûté à Suddhoo bien des -roupies. Jusqu'à présent, le graveur de cachets -employait des poules noires et des citrons, et des -mantras<a id="FNanchor_19" href="#Footnote_19" class="fnanchor">[19]</a>. Il ne nous a jamais rien fait voir de -pareil à ce qu'il a fait cette nuit. Azizun est une -sotte, et bientôt elle sera bonne à faire une <i>purdah-nashin</i><a id="FNanchor_20" href="#Footnote_20" class="fnanchor">[20]</a>. -Suddhoo n'a plus ni force ni intelligence. -Voyez-vous, j'avais espéré que je tirerais de Suddhoo -bien des roupies pendant sa vie, et bien plus encore -après sa mort, et voilà qu'il dépense tout au profit -de ce métis d'un diable et d'une ânesse, de ce graveur -de cachets.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_19" href="#FNanchor_19"><span class="label">[19]</span></a> Formules magiques rituelles.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_20" href="#FNanchor_20"><span class="label">[20]</span></a> Femme de harem.</p> -</div> -<p>En cet endroit, je l'interrompis:</p> - -<p>—Mais qu'est-ce qui a décidé Suddhoo à me -fourrer dans l'affaire? Je n'aurais qu'à dire un mot -au graveur de sceaux et je le forcerais à dégorger. -Tout cela est de l'enfantillage. C'est honteux, cela -n'a pas le sens commun.</p> - -<p>—Suddhoo est un vieil enfant, dit Janoo. Il -a logé sur les toits pendant soixante-dix ans, et il -n'a pas plus de raison qu'une chèvre laitière. S'il -vous a amené ici, c'est pour être certain qu'il ne -serait point en contravention avec un règlement -quelconque du Sirkar, dont il a mangé le sel -il y a bien des années. Il se prosterne dans la -poussière sur les traces du graveur de cachets, -et ce mangeur de vache lui a défendu d'aller voir -son fils. Est-ce que Suddhoo sait quelque chose -de vos lois, pas plus que du paratonnerre? Faut-il -que je voie son argent s'en aller pièce par pièce, -sous l'influence de la bête menteuse qui vit là-dessous?</p> - -<p>Janoo frappa violemment du pied sur le sol, tant -elle était colère, pendant que Suddhoo geignait -sous une couverture, dans un coin, et qu'Azizun -essayait de mettre dans la bouche de ce vieil imbécile, -le bout de sa pipe.</p> - -<p>Donc, voici où en est l'affaire.</p> - -<p>Sans m'en douter, je me suis exposé à l'accusation -d'avoir, de complicité avec le graveur de -sceaux, tenté d'obtenir de l'argent pour des motifs -chimériques, ce qui est interdit par l'article 420 -du code de l'Inde.</p> - -<p>Je ne puis rien faire pour plusieurs raisons.</p> - -<p>Je ne puis informer la police.</p> - -<p>Quels témoins aurais-je pour confirmer mes -dires?</p> - -<p>Janoo refuse tout net.</p> - -<p>Azizun est une femme voilée quelque part aux -environs de Bareilly, perdue dans cette Inde -immense qu'est notre domaine.</p> - -<p>Je n'ose pas me faire de moi-même l'exécuteur -de la loi, et parler du graveur de cachets, car j'en -suis absolument certain, non seulement Suddhoo -refuserait de me croire, mais encore cette -démarche aboutirait à faire empoisonner Janoo, -qui est en quelque sorte, pieds et poings liés à la -discrétion du <i>bunnia</i>.</p> - -<p>Suddhoo est un vieux radoteur, et chaque fois -que nous nous rencontrons il me marmotte ma -plaisanterie idiote que le Sirkar a des faveurs -pour la magie plutôt que de l'aversion.</p> - -<p>Son fils est remis maintenant, mais Suddhoo -est entièrement sous l'influence du graveur de -cachets, dont il prend l'air pour régler toutes -les affaires de sa vie.</p> - -<p>Janoo voit filer entre les mains du graveur de -cachets tout l'argent qu'elle espérait soutirer à -Suddhoo et chaque jour la rend plus colère, plus -boudeuse.</p> - -<p>Elle ne dira jamais rien, parce qu'elle n'ose pas. -Mais si rien ne contrarie ses désirs, je crains -bien que le graveur de cachets ne meure du choléra,—sous -les espèces de l'arsenic blanc,—vers le -milieu de mai.</p> - -<p>Et c'est ainsi que je me trouverai complice d'un -meurtre dans la maison de Suddhoo.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch18">SA FEMME LÉGITIME</h2> - -<blockquote class="epi"> - -<p><i>Criez au meurtre au milieu du -marché et chacun de se retourner -vers la face anxieuse de son -voisin, face qui dit: «Est-ce toi -le meurtrier?» Nous avons pourchassé -Caïn, il y a quelques -siècles de cela, à travers le monde. -Et c'est de là que nous vient la -peur qu'entretiennent nos propres -méfaits de notre temps même.</i></p> - -<p class="attr">(<span class="sc">Moralités, de Vibart</span>)</p> - -</blockquote> - -<p>Shakespeare parle quelque part de vers, à -moins que ce ne soit de géants ou d'insectes,—qui -se retournent quand vous leur marchez -dessus trop brutalement.</p> - -<p>Ce qu'il y a de plus sûr, c'est de ne point mettre -le pied sur un ver, pas même sur le plus humble -subalterne arrivé d'Angleterre tout dernièrement, -avec ses boutons à peine sortis du papier de soie, -et les joues encore toutes rouges du bœuf savoureux -de l'Angleterre.</p> - -<p>Ici, il s'agit de raconter l'histoire d'un ver qui -se retourna.</p> - -<p>Afin d'être bref, nous désignerons Henri-Auguste -Ramsay Faizanne par ce nom de Ver, bien qu'en -réalité ce fût un jeune garçon extrêmement gentil, -sans un poil sur la figure, avec une taille de jeune -fille, lorsqu'il fut envoyé au second régiment de -Shikarris, où on le rendit malheureux de diverses -manières.</p> - -<p>Les Shikarris sont des régiments de haute -volée, et il faut savoir y faire convenablement -les choses, jouer du banjo, être un peu plus que -bon cavalier, être bon chanteur, bon acteur, -afin d'y être bien vu.</p> - -<p>Le Ver ne faisait rien qu'une chose: c'était de -tomber de son poney et d'enlever des copeaux -aux montants des portes avec son harnais.</p> - -<p>Et même on finit par trouver la chose monotone.</p> - -<p>Il faisait des façons pour jouer au whist. Il -crevait le drap des billards. Il chantait faux, ne se -liait guère. Il écrivait au pays, à sa maman, à -ses sœurs.</p> - -<p>Sur ces cinq choses, il y en avait quatre que -les Shikarris blâmaient comme des vices, et qu'ils -entreprirent d'extirper.</p> - -<p>Chacun sait comment les sous-officiers sont -adoucis par les sous-officiers leurs collègues, qui -ne leur permettent pas de se montrer féroces.</p> - -<p>Cela est bon, et salutaire, ne fait de mal à -personne, à moins qu'on ne perde patience; -alors il y a des ennuis.</p> - -<p>Une fois il était un…</p> - -<p>Mais nous conterons cela un autre jour.</p> - -<p>Les Shikarris <i>Shikarrifièrent</i> le Ver avec persévérance, -et il supporta tout sans sourciller.</p> - -<p>Il était si bon, si désireux de s'instruire; il -devenait d'un rouge si vif qu'on coupa court -à son dressage et qu'il fut abandonné à lui-même -par tout le monde, excepté par le doyen des sous-officiers, -qui persista à faire de la vie un lourd -fardeau pour le Ver.</p> - -<p>Le doyen des sous-officiers ne voulait pas être -méchant, mais ses blagues étaient grossières, et il -ne savait pas toujours s'arrêter où il fallait.</p> - -<p>On lui avait fait attendre longtemps sa compagnie, -et cela vous aigrit toujours un homme.</p> - -<p>Et en outre, il était amoureux, ce qui le rendait -pire.</p> - -<p>Un jour, après avoir emprunté la carriole du -Ver pour une dame qui n'avait jamais existé, il -s'en était servi lui-même pendant toute la soirée, -lui avait envoyé un billet qui était censé venir de -la dame.</p> - -<p>Comme il contait la chose au mess, le Ver se -leva et dit de sa voix tranquille, féminine:</p> - -<p>—C'était une jolie farce, mais je parie un mois -de ma solde, contre votre premier mois de solde, -quand vous aurez votre nomination, de vous en -jouer un, de tour, dont vous vous souviendrez -pendant toute votre vie, et qui se contera encore -dans le régiment quand vous serez mort ou -cassé.</p> - -<p>Le Ver n'était pas le moins du monde en colère, -et le reste du mess applaudit à grands cris.</p> - -<p>Alors le sergent doyen regarda le Ver des pieds -à la tête, puis de la tête aux pieds, et dit:</p> - -<p>—C'est entendu, Bébé!</p> - -<p>Le Ver prit le reste du mess à témoin que le -pari était engagé, et avec un doux sourire s'enfonça -dans la lecture d'un livre.</p> - -<p>Deux mois se passèrent.</p> - -<p>Le sergent doyen continuait à dresser le Ver, -qui commençait à se donner un peu plus de -mouvement à mesure que le temps devenait plus -chaud.</p> - -<p>J'ai dit que le sergent doyen était amoureux.</p> - -<p>Ce qu'il y a de curieux, c'est qu'une jeune -fille fut amoureuse du sergent doyen.</p> - -<p>Malgré les propos terribles du colonel, malgré -les grognements des majors, malgré les airs d'inexprimable -prudence que prenaient les capitaines -mariés, malgré les blagues des jeunes, les fiançailles -avaient eu lieu.</p> - -<p>Le sergent doyen était si content d'avoir sa -compagnie et en même temps d'être agréé, qu'il -en oubliait de tourmenter le Ver.</p> - -<p>La jeune fille était jolie, et elle avait sa fortune -indépendante. Elle ne joue aucun rôle dans la -présente histoire.</p> - -<p>Un soir, au commencement de la saison chaude, -tout le mess était assis sur la plate-forme qui se -trouvait en avant de sa maison, il n'y manquait -que le Ver, qui était rentré chez lui pour écrire -des lettres au pays.</p> - -<p>La musique avait fini de jouer, mais personne -ne songeait à rentrer.</p> - -<p>Il y avait là aussi les femmes des capitaines.</p> - -<p>La folie dépasse toutes limites chez un homme -amoureux.</p> - -<p>Le sergent doyen s'était étendu, à n'en plus -finir, sur les mérites de la jeune personne à laquelle -il était fiancé, et les dames ronronnaient -d'approbation, pendant que les hommes bâillaient, -quand on entendit un froufrou de robe -dans l'obscurité, et une voix lasse et faible se -fit entendre.</p> - -<p>—Où est mon mari?</p> - -<p>Je n'ai pas le moins du monde l'intention de -jeter un doute sur la moralité des Shikarris, -mais il est de notoriété publique qu'alors quatre -hommes sursautèrent comme s'ils avaient reçu un -coup de fusil.</p> - -<p>Trois d'entre eux étaient mariés.</p> - -<p>Peut-être avaient-ils été terrifiés à la pensée -que leurs femmes étaient arrivées d'Angleterre -sans les prévenir.</p> - -<p>Le quatrième dit qu'il avait obéi à une impulsion -instantanée. Il donna plus tard des explications -sur ce point.</p> - -<p>Alors la voix appela.</p> - -<p>—Oh! Lionel!</p> - -<p>Lionel était le prénom du sergent doyen.</p> - -<p>Une femme entra dans la pièce faiblement -éclairée par les bougies plantées dans les trous -des tables.</p> - -<p>Elle étendait les mains en tâtonnant dans l'obscurité -du côté du sergent doyen, et elle sanglotait.</p> - -<p>Nous nous levâmes soudain, pressentant qu'il -allait se passer quelque chose, et tout disposés -aux pires suppositions.</p> - -<p>Dans ce méchant petit univers, qui est le nôtre, -chacun en sait si peu sur la vie de son voisin le -plus proche,—ce qui d'ailleurs ne regarde que -ce dernier,—qu'on ne montre aucune surprise -quand un éclat se produit.</p> - -<p>Il peut arriver n'importe quoi dans l'existence -de n'importe qui.</p> - -<p>Peut-être que, dans sa jeunesse, le sergent -doyen s'était laissé prendre au piège.</p> - -<p>Il y a comme cela des hommes qui traînent -un boulet de ce genre.</p> - -<p>Nous ne savions pas, nous étions pressés de -savoir, et les femmes des capitaines l'étaient -autant que nous.</p> - -<p>S'il avait été pris au piège, il était excusable, -car cette femme aux chaussures poudreuses, au -costume de voyage gris, qui arrivait de je ne sais -où, était extrêmement jolie, avec ses cheveux -noirs, et ses grands yeux pleins de larmes.</p> - -<p>Elle était grande, avec une tournure fine, et sa -voix avait un tremblement de sanglots qui faisait -peine à entendre.</p> - -<p>Dès que parut le sergent doyen, elle lui jeta -les bras autour du cou, l'appela «Mon chéri». -Elle dit qu'elle ne pouvait plus supporter de -rester seule en Angleterre à l'attendre, qu'elle -ne recevait de lui que des lettres courtes et -froides, qu'elle le suivrait jusqu'au bout du -monde… Est-ce qu'il lui pardonnerait?</p> - -<p>Ces propos-là n'étaient pas exactement ceux -qu'eût tenus une vraie lady: ils étaient trop -démonstratifs.</p> - -<p>Les choses tournaient au noir.</p> - -<p>Les femmes des capitaines, les yeux à demi clos, -épiaient le sergent doyen, et la figure du colonel -se rembrunissait: on eût dit le Jugement dernier -encadré d'une barbe grise tout hérissée.</p> - -<p>Pendant un temps, ce fut un silence complet.</p> - -<p>Alors le colonel prit la parole, très brièvement.</p> - -<p>—Eh bien, Monsieur?</p> - -<p>Et les sanglots de la femme redoublèrent.</p> - -<p>Le sergent doyen était à moitié étranglé par -les bras qui lui enserraient le cou, mais il parvint -à dire:</p> - -<p>—C'est un affreux mensonge. Jamais de ma vie -je n'ai été marié.</p> - -<p>—Ne jurez pas, dit le colonel, venez au mess. -Il faut tirer cette affaire au clair.</p> - -<p>Et il soupira en aparté, car il croyait à ses -Shikarris, ce bon colonel.</p> - -<p>On s'empila dans l'antichambre, sous la pleine -lumière, et alors nous vîmes combien la femme -était belle.</p> - -<p>Elle se tenait debout, au milieu de nous, tantôt -la voix coupée par les pleurs, tantôt prenant l'air -dur et fier, et aussitôt après tendant les mains -vers le sergent doyen.</p> - -<p>On eût dit le quatrième acte d'une tragédie.</p> - -<p>Elle nous raconta que le sergent doyen l'avait -épousée dix-huit mois auparavant pendant un -congé qu'il avait passé en Angleterre. Elle paraissait -savoir sur lui tout ce que nous savions, et plus -encore, sur la famille du sergent, sur sa vie -d'autrefois.</p> - -<p>Il était pâle, d'une pâleur cendrée. Il faisait de -temps en temps un effort pour arrêter ce torrent -de paroles.</p> - -<p>Quant à nous, en la voyant si charmante, et -remarquant combien il avait l'air en faute, nous -le regardions comme un animal de la pire espèce.</p> - -<p>Toutefois nous en étions un peu fâchés pour -lui.</p> - -<p>Je n'oublierai jamais l'acte d'accusation porté -contre le sergent doyen par sa femme.</p> - -<p>Lui non plus ne l'oubliera pas.</p> - -<p>Cela s'était produit si brusquement, cela avait -surgi des ténèbres d'une façon si inattendue, au -milieu de notre monotone existence.</p> - -<p>Les femmes des capitaines s'effacèrent un peu, -mais elles avaient des lueurs dans les yeux et on y -lisait clairement que le sergent doyen était jugé -et condamné.</p> - -<p>Le colonel semblait avoir vieilli de cinq ans.</p> - -<p>Un des majors, s'abritant les yeux avec la main, -dévisageait la femme, de dessous cet abri.</p> - -<p>Un autre mordait sa moustache et souriait -tranquillement, comme s'il assistait à une représentation.</p> - -<p>Au milieu de l'espace libre qui se trouvait au -centre, le terrier du sergent doyen faisait la -chasse à ses puces.</p> - -<p>Je me rappelle tout cela aussi nettement que -si j'en avais une photographie à la main. Je me -rappelle l'expression d'horreur qui se trouvait sur -la figure du sergent doyen.</p> - -<p>Cela faisait à peu près le même effet que de voir -pendre un homme; c'était même plus intéressant.</p> - -<p>Pour en finir, sa femme déclara que le sergent -doyen avait les initiales F. M. tatouées deux fois -sur l'épaule gauche.</p> - -<p>Cela nous le savions tous, et dans notre naïveté, -nous étions convaincus que la question était tranchée -par cette preuve-là.</p> - -<p>Mais un des majors célibataires dit très poliment:</p> - -<p>—Je crois cependant que votre certificat de -mariage ferait mieux l'affaire.</p> - -<p>Cela piqua la femme au vif.</p> - -<p>Elle se dressa, regarda le sergent doyen d'un -air narquois, comme elle eût regardé un chien, et -elle tint des propos insolents envers le major, -le colonel, et tout le monde.</p> - -<p>Puis elle pleura, et enfin tira de son corsage un -papier, et dit, de l'air d'une impératrice:</p> - -<p>—Le voilà! Et que ce soit mon mari—mon -mari légitime qui le lise tout haut,—s'il en a -l'audace.</p> - -<p>Un silence se fit.</p> - -<p>Les hommes échangèrent des regards.</p> - -<p>Le sergent doyen s'avança l'air ahuri, le pas -incertain, et prit le papier.</p> - -<p>Tout en regardant avec stupéfaction, nous nous -demandions s'il n'allait pas sortir de là quelque -chose qui tournerait contre nous un jour ou -l'autre.</p> - -<p>Le sergent doyen avait la gorge sèche, mais -quand il eut parcouru le papier, il eut comme un -gloussement rauque de soulagement, et dit à la -femme:</p> - -<p>—Petite canaille!</p> - -<p>Mais la femme s'était esquivée par une porte, -et sur le papier était écrit ce qui suit:</p> - -<p>«Ceci a pour but de certifier que moi, le Ver, -j'ai payé intégralement ma dette au sergent -doyen, et en outre, que le sergent doyen est mon -débiteur, d'après la convention conclue le 23 février, -ainsi que le mess en a été témoin, et que -sa dette se monte à un mois de solde de capitaine, -payable en monnaie ayant cours dans l'Empire -indien.»</p> - -<p>Alors une députation se rendit chez le Ver, et -le trouva bien tranquille, occupé à délacer un -corset; le chapeau, la perruque, et le costume de -serge, et le reste sur le lit.</p> - -<p>Il revint avec nous tel qu'il était, et les Shikarris -poussèrent de tels cris, que le mess des -artilleurs envoya demander si on ne pourrait pas -les admettre à prendre part à la fête.</p> - -<p>Je suis d'avis que nous fûmes tous, à l'exception -du colonel et du sergent doyen, quelque -peu désappointés de voir que le scandale avait -avorté. Mais c'est ainsi qu'est faite la nature -humaine.</p> - -<p>Il n'y avait pas moyen de mettre en doute le -talent du Ver comme acteur: il avait poussé la -chose aussi près d'un affreux et tragique dénouement, -que le comportait ce genre de facétie.</p> - -<p>La plupart des sous-officiers le mirent à la -question afin de savoir pourquoi il n'avait pas dit -qu'il était très fort comme acteur, mais il répondit -tranquillement:</p> - -<p>—Je ne me souviens pas que vous me l'ayez -jamais demandé. J'avais l'habitude de jouer des -pièces à la maison avec mes sœurs.</p> - -<p>Mais des pièces jouées avec des jeunes filles… -cela n'était pas assez pour expliquer le talent dont -le Ver avait fait preuve ce soir-là.</p> - -<p>Pour mon compte, je trouve que c'était de -mauvais goût. Et en outre c'était dangereux. Il -ne sert de rien de jouer avec le feu, même pour -faire des farces.</p> - -<p>Les Shikarris l'élurent président du club dramatique -du régiment, et quand le sergent doyen -paya sa dette, ce qu'il fit sans se faire prier, le -Ver dépensa tout l'argent à acheter des décors et -des costumes.</p> - -<p>C'était un bon Ver et les Shikarris sont fiers -de lui.</p> - -<p>Le seul inconvénient de la chose, c'est qu'on -lui ait donné le nom de «Mistress Sergent Doyen», -et comme il y a maintenant deux mistress Sergent -Doyen dans la garnison, les étrangers s'y trompent -quelquefois.</p> - -<p>Plus tard, je vous conterai un fait qui ressemble -un peu à celui-là, mais où il ne reste rien du côté -plaisant, et où tout se passa d'une façon fâcheuse.</p> - - -<p class="c gap">FIN</p> - - -<p class="c gap small">IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE<br /> -PRINTED IN GREAT BRITAIN</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em xlarge">COLLECTION -NELSON.</p> - -<hr /> - - -<p class="c large"><i>Chefs-d'œuvre de la littérature.</i></p> - -<hr /> - - -<p class="c">Chaque volume contient de -250 à 550 pages.</p> - -<hr /> - - -<p class="c">Format commode.</p> - -<p class="c">Impression en caractères très lisibles -sur papier de luxe.</p> - -<p class="c">Illustrations hors texte.</p> - -<p class="c">Reliure aussi solide qu'élégante.</p> - -<hr /> - - -<p class="c">Deux volumes par mois.</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em">NELSON, ÉDITEURS,<br /> -189, rue Saint-Jacques, Paris.</p> - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of Project Gutenberg's Simples Contes des Collines, by Rudyard Kipling - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SIMPLES CONTES DES COLLINES *** - -***** This file should be named 62207-h.htm or 62207-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/2/2/0/62207/ - -Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed -Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by the -Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at -http://gallica.bnf.fr) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Email contact links and up to -date contact information can be found at the Foundation's web site and -official page at www.gutenberg.org/contact - -For additional contact information: - - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular -state visit www.gutenberg.org/donate - -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. - -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. - -Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation -methods and addresses. Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. To -donate, please visit: www.gutenberg.org/donate - -Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. - -Professor Michael S. Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our Web site which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. - - - -</pre> - -</body> -</html> diff --git a/old/62207-h/images/cover.jpg b/old/62207-h/images/cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 6c9ac7f..0000000 --- a/old/62207-h/images/cover.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/62207-h/images/illu.jpg b/old/62207-h/images/illu.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 64a2cfc..0000000 --- a/old/62207-h/images/illu.jpg +++ /dev/null |
