summaryrefslogtreecommitdiff
path: root/old/62196-0.txt
diff options
context:
space:
mode:
Diffstat (limited to 'old/62196-0.txt')
-rw-r--r--old/62196-0.txt13964
1 files changed, 0 insertions, 13964 deletions
diff --git a/old/62196-0.txt b/old/62196-0.txt
deleted file mode 100644
index 6c67ae2..0000000
--- a/old/62196-0.txt
+++ /dev/null
@@ -1,13964 +0,0 @@
-The Project Gutenberg EBook of Le roi Voltaire, by Arsène Houssaye
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: Le roi Voltaire
-
-Author: Arsène Houssaye
-
-Contributor: Janin Jules
-
-Release Date: May 22, 2020 [EBook #62196]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROI VOLTAIRE ***
-
-
-
-
-Produced by Clarity, Eleni Christofaki and the Online
-Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/American Libraries.)
-
-
-
-
-
-
-
-
-
-Note sur la Transcription
-
-Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.
-Une liste d'autres corrections faites se trouve à la fin du livre.
-L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.
-
- Marquage: _mots en italique_
- =mots en gras=
-
-
-
-
-[Illustration: LA TOUR DEL GEOFFROY, SC
-
-LE ROI VOLTAIRE]
-
-
-
-
- ARSÈNE HOUSSAYE
-
- LE
- ROI VOLTAIRE
-
- NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE
-
- Ma destinée a été d'être je ne sais quel homme
- public coiffé de trois ou quatre lauriers et d'une
- trentaine de couronnes d'épines.
- VOLTAIRE.
-
- [Illustration]
-
- PARIS
-
- HENRI PLON, ÉDITEUR
- 8, RUE GARANCIÈRE
-
- MDCCCLX
-
- Tous droits réservés
-
-
-
-
-PRÉFACE
-
-DE JULES JANIN.
-
-
-Eh donc! le revoilà; c'est bien lui! Je le reconnais à son sourire, à
-sa malice, à son génie, à sa politesse exquise, à cette élégance innée,
-à ses passions, à ses délires, à ses métamorphoses, à sa profonde
-horreur pour ce qui est lâche et vil, à son admiration pour ce qui est
-simple et vrai! Tant de génie et d'éloquence en un si petit corps! Tant
-d'autorité toute-puissante dans ce petit bonhomme «Arouet, fils de mon
-notaire et garçon d'esprit!» Çà! voyons comment donc M. Arsène Houssaye
-a pu s'y prendre avec ce papillon, ce taureau, ce zéphyr et ce volcan?
-
-D'abord il l'a couronné roi. Rien que cela? Une simple couronne de
-roi... Et pour qui donc gardes-tu les étoiles?... «Ma destinée a été,
-disait-il, d'être un homme public coiffé de trois ou quatre lauriers,
-et d'une centaine de couronnes d'épines.» Il eût dit tout simplement:
-«d'une centaine de couronnes,» que pas un ne l'eût démenti. Le temps
-même, le temps, ce grand destructeur, ajoute à ce royaume, à cette
-domination, à cette couronne! Il est resté notre espoir, notre
-consolation et notre orgueil, notre père et notre mère; il est tout
-nous-mêmes; il est tout ce siècle; il est le monde!... Et plus nous
-sommes insultés par les cuistres, et plus nous comprenons combien il
-disait vrai:--«Je vous ai délivrés d'une bête féroce!» nous disait-il.
-Non, non! il l'avait muselée à peine, et la bête féroce a brisé sa
-muselière. Il est vrai que Voltaire est encore le seul aujourd'hui qui
-la puisse dompter de nouveau.
-
-Ainsi ce _Roi Voltaire_ est un livre heureux et bien fait, qui arrive
-au moment propice. Il produit sur nos esprits le même effet qu'une
-image vue de loin aux yeux d'un amoureux bien épris: il n'a pas vu
-depuis longtemps le portrait de sa maîtresse,... on le lui montre:
-«Ah! c'est vous, lui dit-il, c'est bien vous! Que vous êtes pâlie et
-ressemblante, ô mes amours!» Alors il la contemple, il l'admire, il
-la porte à sa lèvre amoureuse, et s'il rencontre en son chemin le
-peintre heureux de cette image, il ne pensera pas à lui reprocher ce
-crayon trop vif ou trop lent, ces beaux yeux remplis d'une langueur
-inaccoutumée, et ce sourire où respirent à demi les passions et les
-transports d'autrefois. Ce nouveau portrait de Voltaire, et le portrait
-de notre premier amour, quel homme assez hardi pour l'entreprendre?
-Et cependant, comme on les remercie et comme on les aime ces bons
-peintres, ces peintres obstinés, cléments, fidèles, de tout ce qui
-était l'esprit, la grâce et voire le falbala de nos printemps!
-
-Nous voyons d'abord dans le livre de M. Arsène Houssaye, dans cette
-histoire du règne et de la royauté de Voltaire, naître et fleurir
-ce roi légitime du doute et de la discussion en toutes choses. Tout
-d'abord, ce maître absolu du libre arbitre est porté comme un simple
-enfant des hommes, par sa nourrice, au petit autel du petit village
-de Châtenay, et Dieu sait ce qu'eût répondu le prêtre ingénu qui
-baptisait ce petit catéchumène souffreteux, mal venu, aussi faible et
-plaintif que Pascal enfant, si quelque voix prophétique eût révélé au
-curé de Châtenay que ce front, caché sous le bourrelet des nourrices,
-contenait en germe le _Dictionnaire philosophique_, _Candide_, l'_Essai
-sur les mœurs_, la _Pucelle_ et _Mahomet_? Ah! quelle épouvante! Et
-quoi détonnant si le prêtre eût laissé tomber, sans le baptiser, ce
-phénomène, au pied de son autel?
-
-On les devine, et très-volontiers, ces belles années de l'enfance et de
-l'étude en commun: l'esprit qui s'éveille, et les premières passions
-qui murmurent, les cris, les larmes, les spasmes, les révoltes subites,
-les commencements, les premiers rêves, le premier rire de cet enfant
-précoce, et tout ce qui se révèle à la fois dans ces natures exquises,
-dans ces _têtes par Dieu touchées_, dans ce génie adolescent, dans ces
-paroles enfantines, et dans ce regard hardi, plein de pensées et de
-soleil. On les sait par cœur, et c'est pourquoi, peut-être, M. Arsène
-Houssaye oublie, en passant à travers ces jeunes années, de nous
-raconter les premiers pas de cet esprit indomptable, indompté. _Puer
-ingeniosus, sed insignis nebulo_, «garçon plein d'esprit, mais un franc
-polisson,» disait le bon jésuite du jeune Crébillon, qui sera plus
-tard l'auteur de _Rhadamiste et Zénobie_. Nous voudrions bien savoir
-ce qu'eût dit le P. Porée, en parlant du jeune Arouet? Devait-il être
-amusant le P. Porée, à la suite de cet indiscipliné qui l'entraînait
-dans son cercle, et l'aveuglait de son rayon! Figurez-vous un merle
-élevant un jeune aiglon, ou bien la poule qui a couvé des œufs de cane,
-et qui s'en va haletante après sa progéniture ingrate et parfaitement
-oublieuse du lit maternel.
-
-De ce Voltaire enfant, nous ne voulons rien perdre. Il avait
-des éclairs et des grâces qui le faisaient adorer; il avait des
-emportements et des colères qui le rendaient haïssable. Il était
-insolent, malin, taquin, furieux, rebelle à tout, très-éloquent,
-très-comédien, également disposé à la joie, aux larmes, aux cris, aux
-injures, à toutes les passions bonnes ou mauvaises; que vous dirai-je?
-il était déjà Voltaire.
-
-Si l'enfance de Voltaire est un peu absente du livre d'Arsène Houssaye,
-en revanche il a fait de Voltaire une jeunesse éclatante, une splendide
-et merveilleuse vingtième année, au milieu des fêtes, des hasards, des
-amours, des élégies, des tragédies et d'un poëme épique; une jeunesse
-où tout chante, où tout sourit, où la raillerie a je ne sais quoi
-d'enivré et d'enchanteur, où la tendresse est presque une ironie.
-
-Ninon elle-même voulut être la marraine de cet enfant dont le fragile
-abbé de Châteauneuf était le parrain. Elle le prit dans une espèce
-d'adoption qui n'était pas sans une certaine curiosité de savoir les
-destinées de ce beau génie. Elle était vieille alors, et décrépite, et
-contrefaite; elle expiait sans se plaindre, et contente encore, les
-délires et les délices de ses vingt ans. Elle avait brisé sa coupe
-et renvoyé son dernier amant, l'abbé de Châteauneuf, le dernier des
-Romains. Elle-même était la dernière passion et le dernier vice aussi
-du dix-septième siècle, enfoui dans son nuage de pourpre et d'or...
-Et pourtant, ces beaux yeux qui avaient vu tant de scandales, ces
-lèvres éloquentes qui avaient prêté et faussé tant de serments, ces
-oreilles délicates qui avaient entendu tant de blasphèmes, oui, Ninon
-de Lenclos tout entière, ce rendez-vous de volupté, de doute, de
-folie, de billets à La Châtre, elle eut assez de force et de bon sens
-pour découvrir à travers cette enfance et cette adolescence enjouée
-un incendiaire, un faiseur de révolutions, un révolté en morale, en
-poésie, en religion, en prose, en vers, en billets, en conduite, en
-chansons. «Toi», disait-elle au jeune Arouet qui ne l'écoutait pas,
-«on te salue enfant de perdition, on te salue et on espère en toi,
-enfant précoce, enfant de la perdition universelle, pierre éternelle
-de l'éternel achoppement, toi qui ris, toi qui mords, toi qui déjà
-balbuties avec l'énergie et la logique infernales de Satan lui-même,
-la négation de dix-huit siècles, toi l'ennemi-né du moyen âge et de ses
-fureurs, l'implacable persécuteur des vieilles passions, des antiques
-misères, des inquisitions furieuses! Et moi Ninon de Lenclos, je
-t'admire et je t'applaudis comme le dernier des miracles! Certes, mon
-bel enfant, mes rides, mon fard et mes ajustements de rose éventée et
-de feuille morte te font peur; quand j'avance à toi, tu recules, et tu
-te sauves quand je veux t'embrasser; eh bien! moi aussi, ton sourire
-et tes mépris m'épouvantent. Que tes mépris sont redoutables et pleins
-de ruines! Que ton sourire est dangereux et rempli de blasphèmes!
-Certes, j'ai terriblement usé de la vie, à ce point que s'il fallait la
-recommencer ainsi faite, je me pendrais de ces mains défaillantes...,
-oui, moi-même jeune et belle, entraînée au delà de toutes les choses
-possibles, dans ce cercle infini des poésies, des passions, des amours
-permis et défendus, moi qui eus l'honneur d'être, un jour, la première
-à l'enfantement de _Tartufe_, et qui la première ai vu chez moi, dans
-ma chambre jaune où Villarceaux donnait ses rendez-vous à madame
-Scarron, huer, flageller et châtier le _monstre_ inventé par Molière;
-moi qui ai vu à mes pieds, tout chargé de lauriers, le vainqueur de
-Fribourg et de Rocroy, moi dont la main fut baisée par la reine de
-Suède, Christine, encore sanglante du meurtre de Monaldeschi, moi dont
-madame de Maintenon eût racheté l'âme au prix de ses plus ferventes
-prières et d'une pension de la cour, s'il me fallait revivre ainsi,
-au pied de tous les trônes, au milieu de toutes les renommées, sur le
-bord de tous les précipices, au fond de tous les abîmes, je refuserais
-avec rage, avec terreur.... Une seule tentation, cependant, me ferait
-recommencer la vie, et la voici, mon enfant, cette extrême tentation:
-Je voudrais savoir ce que tu vas devenir; quel parti tu sauras tirer
-de ton génie, et de cet esprit, semblable à la flamme, qui va tout
-dévorer? Auras-tu les passions d'un gentilhomme ou les fureurs d'un
-serf révolté? Vas-tu vivre au milieu du peuple, ennemi de tout ce qui
-résiste, ou bien dans le tas brodé des courtisans, complices de tout
-ce qui s'abaisse? Es-tu le poëte ingénu qui s'abandonne au courant de
-l'heure et de la passion présente? Es-tu le poëte ambitieux qui s'est
-dit que la fortune est une force, et que celui-là qui n'a besoin de
-personne a de grands motifs pour n'être le valet et le flatteur de
-personne? Voilà pour l'homme, et de quoi je m'inquiète en te voyant.
-Le poëte aussi, j'interroge, en mourant, toute sa destinée. Poëte en
-vers, iras-tu jusqu'à la grande poésie? Écrivain en prose, iras-tu
-jusqu'à l'éloquence? Ah! voilà ce que je voudrais savoir avant de
-mourir! Je voudrais savoir en même temps, si par bonheur, avec cet
-esprit incomparable, ton âme est généreuse et clémente, et si ton rire
-éclatant, victorieux, qui retentit d'un bout du monde à l'autre bout,
-sera mouillé parfois de grosses larmes? Tu vas mordre, mais sauras-tu
-toucher de ta lèvre amoureuse le front de ta maîtresse? Vous serez
-furieux, mon fils; serez-vous tendre? Hélas! voilà encore ce que je
-voudrais savoir. Je voudrais savoir en même temps si, par bonheur, avec
-cet esprit incomparable, ton âme est généreuse et clémente; si ce rire
-éclatant, victorieux, sans réplique, universel, sera mouillé parfois
-des douces larmes de la pitié, de la tendresse? O poëte! ô flamme! ô
-ruine! Gaieté, connaîtrez-vous la tristesse? Esprit, aurez-vous pitié
-des hommes simples? Mépris universel, saurez-vous bien respecter ce qui
-est honnête? Intelligence, aurez-vous quelque admiration sincère pour
-ce qui est noble et grand, en deçà ou au delà de vous-même? Activité,
-connaîtrez-vous le repos? Ambition, dépasserez-vous toutes limites?
-Vagabondage, aurez-vous pied quelque part? Ironie, aurez-vous des
-sanglots?
-
-Voilà vraiment ce que je voudrais savoir, moi Ninon de Lenclos, et
-voilà ce qu'apprendra l'Europe, avant qu'il soit dix ans d'ici. Mais
-quoi! mon heure a sonné, mon siècle est mort; le roi est parti pour
-le Versailles invisible; les amoureux m'attendent dans les enfers de
-Lucien, en attendant les enfers de Voltaire; le dernier janséniste
-est mort emportant le dernier moliniste. Il n'y a plus rien ici-bas
-de mon siècle, rien; ni le roi, ni le prêtre, ni le capitaine et le
-courtisan, ni la maîtresse royale, ni Bossuet, ni Corneille; Racine et
-Molière, ils sont morts; nous sommes morts. Moi, je t'attendais avant
-de mourir, et maintenant, dans cette confusion qui s'avance aux clartés
-de la nouvelle aurore, à peine si j'entends des tonnerres confus,
-des malédictions inarticulées, des poëmes sans fin, des blasphèmes
-sans nom, toutes les rumeurs de l'abîme; à peine si, dans ces ombres
-claires, j'entrevois les fantômes qui deviendront bientôt sans doute,
-à ta voix souveraine, autant de réalités. Hélas! mon pauvre enfant,
-tu es vraiment jeune, et que c'est laid la vieillesse à l'aspect de
-toutes ces jeunesses révoltées! Que c'est triste, la mort, quand elle
-arrive au milieu des nouveautés les plus hardies et des escalades
-surnaturelles! Cependant, il faut que je meure, il me faut quitter ce
-monde qui m'a quittée. Adieu, mon fils, adieu, précurseur de tous les
-étonnements, vengeur de tant d'injustices, appui du faible, exécration
-de l'hypocrite; adieu, Voltaire, adieu!»
-
-A ces mots, elle prit congé de l'enfant, qui s'en souvenait plus tard,
-comme on se souvient de quelque vieux parchemin sur lequel le temps
-efface à plaisir les lignes les mieux tracées. Ce visage de la vieille
-Ninon était pour le jeune Arouet un palimpseste; ces deux yeux qui
-avaient tout brûlé n'étaient plus que deux volcans éteints sous la
-neige. «Adieu, adieu,» disait Ninon. En même temps, elle laissait au
-jeune Arouet, dans l'acte de sa volonté dernière, cent écus pour qu'il
-achetât des livres, et Dieu sait comme Arouet a dépensé ces cent écus.
-
-Les livres, en ce temps-là, les livres qui traitaient de la liberté de
-la pensée et qui parlaient des libertés politiques, ces chefs-d'œuvre
-impérissables du doute et de la discussion philosophique, étaient une
-des grandes passions de la jeunesse. On avait beau les défendre, les
-proscrire et les brûler par la main du bourreau, sur les dernières
-marches du grand escalier du palais de justice, la cendre même de
-ces livres lacérés, déchirés, brûlés, était féconde autant que cette
-poignée de poussière que jette en mourant le dernier des Gracques,
-comme si le tribun expirant eût su à l'avance que de cette poussière
-allait sortir Caïus Marius! Non, non, rien ne meurt, Dieu soit loué,
-rien ne meurt de ce qui est juste, et vous ne sauriez anéantir, bûchers
-et bourreaux, une seule ligne, une seule de ce qui est vrai... Au fond
-des bûchers, au sommet de ces flammes, se tenait la résurrection, et si
-l'auteur était brûlé en même temps que son livre, eh bien! c'était un
-motif de plus pour que son livre fût immortel.
-
-Cent écus _pour acheter des livres_, dans la pensée et dans l'intention
-de mademoiselle de Lenclos, c'était donner au jeune Arouet une
-tentation à laquelle il a vaillamment succombé. A peine il eut dans
-les mains cet argent, qui était la première récompense de son génie,
-il se mit à dresser la liste de tous les livres qu'il voulait lire,
-et il acheta tout d'abord le _Dictionnaire_ de Bayle, en quatre
-tomes in-folio «Rotterdam, 1720», avec l'épître dédicatoire à M. le
-régent, et les deux articles concernant le roi David, roi des Juifs.
-Ce _Dictionnaire_ de Bayle lui prit dix écus; les seconds dix écus le
-rendirent possesseur attentif, curieux, studieux, étonné du fameux
-livre de Spinoza: _Des Cérémonies superstitieuses des Juifs_ (1670).
-Que s'il n'acheta pas tout d'abord les œuvres de maître François
-Rabelais, imprimées chez Étienne Dolet (brûlé vif), c'est que déjà
-il savait son Rabelais par cœur. Vous pensez bien qu'il trouva tout
-de suite le _Régnier_ de 1652, son maître en satire, et ses autres
-maîtres: Montaigne, Arioste, Boccace et La Fontaine; les _Contes_ de
-La Fontaine, lecture agréable aux mânes de Ninon. Que vous dirai-je
-enfin? Il achète à la fois les révoltes, les douleurs, les amours et
-les élégances de la pensée humaine; il veut savoir ce que les hommes
-ont rêvé, ce que les hommes ont souffert; pourquoi ces rires, pourquoi
-ces larmes; quelle flamme alluma ces bûchers, quelle force éteindra
-ces incendies? Il veut tout entendre et tout voir, tout savoir, tout
-comprendre, et ce qu'il ne comprend pas, il le devine. Il est attiré
-également par la philosophie autant que par les poëmes, par les
-victorieux et par les vaincus, par le bruit des royautés qui s'amusent,
-par le cri des nations éplorées; il porte aux bourreaux une haine
-égale à la tendresse que lui inspirent les victimes. Hélas! parmi ces
-victimes, il y en avait de si touchantes, de si résignées, résignées
-jusqu'à sourire au milieu des flammes! Le jour où Jérôme de Prague,
-attaché à son bûcher sous les yeux d'une multitude ivre et furieuse,
-attendait la mort des martyrs, il vit arriver, haletante et se hâtant
-de toute sa vieillesse, une bonne vieille qui portait un petit fagot,
-et qui s'en vint le déposer pieusement dans le bûcher du martyr:--_O
-sancta simplicitas!_ s'écria Jérôme de Prague en levant les mains au
-ciel. Il y avait beaucoup de cette curiosité suprême dans la curiosité
-du jeune Arouet. Il voulait tout lire et tout apprendre, afin de rire
-à son aise de la férocité des uns, de la sottise des autres et de la
-_simplicité_ de tous.
-
-Surtout, comme un athlète qui se prépare à tous les combats de
-la parole, il avait étudié profondément les anciens, nos maîtres
-excellents, absolus, inévitables, en ce temps-là du moins où les
-Gaume et les Nicolardot n'avaient pas inventé de préférer le moyen
-âge à la Renaissance, et sali de leur bave tous les grands prêtres de
-l'esprit humain, afin d'honorer le moyen âge. L'antiquité glorieuse et
-sainte, Homère, Horace et Virgile, Pindare et Juvénal, Démosthène et
-Cicéron, toute la grande littérature, en un mot, au temps où Voltaire
-était jeune, était la fête éternelle des plus grands esprits, des
-plus vives intelligences; la France et l'Europe étaient uniquement
-attentives aux chefs-d'œuvre de la Grèce et de Rome; elles n'avaient
-pas d'autre éducation, pas d'autre espérance et pas d'autre orgueil.
-Le siècle de Louis XIV n'était pas encore reconnu comme une école
-poétique; et que nous étions loin aussi du patois des industriels, des
-économistes, de la vapeur, des chaudrons, des ferrailles, la langue
-chère aux terrassiers de la France, aux mécaniciens de l'Angleterre,
-aux chaudronniers de l'Amérique, une langue à part, ignorante même de
-l'accent d'autrefois! Voltaire, dans sa jeunesse, n'entendit parler
-que la langue des nations civilisées, la langue des dieux, des lettres
-et des lettrés. Disons mieux, la vapeur eût été une force en ce
-temps-là, elle n'eût pas détrôné la philosophie, et la langue barbare
-des fabricants de rail-ways n'eût pas prévalu contre l'éloquence de
-Diderot, l'atticisme de Fontenelle et le mépris de d'Alembert. Tous les
-forgerons de l'Europe, entassés dans l'immense forge d'aujourd'hui,
-n'auraient pas prévalu, en ce temps-là, contre l'Académie et ses
-disputes, contre l'_Encyclopédie_ et ses démons. La Sorbonne elle-même,
-cette humble, humiliée et rogue Sorbonne, elle eût réclamé contre ces
-écarts de l'esprit humain dérangé de sa voie; elle se fût voilé la
-face en voyant les houillères préférées à la théologie, et le Furens,
-un ruisseau où se durcit le fer, remplaçant la fontaine de Castalie.
-En ceci, il était bien l'enfant de son époque, Voltaire. Il n'a jamais
-préféré l'utile à l'agréable, et le commode au charmant. L'homme,
-à son compte, qui ne parlait pas la langue universelle des libres
-penseurs et des honnêtes gens n'était pas digne d'un regard, à peine
-d'un sourire de mépris. Les anciens seuls l'avaient élevé. Enfant, il
-se plaisait déjà au doux murmure venu de l'Attique; écolier, sa lèvre
-immortelle récitait à l'écho charmé les idylles de Théocrite. Il était
-à peine en sa rhétorique, entouré des premiers éclairs de cet esprit
-qui brûlera le monde, il glanait déjà des épigrammes charmantes dans
-l'_Anthologie_. A coup sûr, il ne savait pas le grec aussi bien que
-ce merveilleux enfant de Port-Royal qui savait par cœur Euripide et
-Sophocle; il ne savait pas son Homère aussi bien que le jeune Fénelon,
-rêvant déjà à composer la suite de l'_Iliade_; Bossuet lui-même, enfant
-et jeune homme, il était bien autrement Grec que le jeune Arouet; mais
-Bossuet était un Grec de Sparte, Arouet était un Athénien de l'Attique,
-un Athénien de cette décadence éloquente qui reconnaît Ménandre pour
-son poëte, Aspasie pour sa reine, et Périclès pour son roi.
-
-Donc il avait découvert une antiquité de sa fantaisie et de son
-caprice, une Athènes ouverte à toutes les négations, une Rome envahie
-et charmée à la fois par les rhéteurs. Il s'enivrait, si jeune! de
-ces parfums, de ces grâces, de ces amours, de ces vices, puisés dans
-l'amphore élégante et versés dans la coupe d'or. A son réveil enchanté,
-il entendait le son des lyres; il se couchait au bruit joyeux des
-tambourins frappés par les faunes; il saluait Amaryllis la blonde;
-Aglaé, la jeunesse, Euphrosine et Terpsichore; il les reconnaissait
-à leurs couronnes, à leurs parfums; il était tout ensemble Horace,
-Anacréon, Ovide, Apulée, et pas une de ces métamorphoses n'étonnait le
-jeune poëte: pas un de ces enchantements ne le trouvait insensible.
-A seize ans, il vivait déjà toute une vie humaine en vingt-quatre
-heures, emportant bon gré ou mal gré dans son tourbillon tous ses
-maîtres: le P. Tournemine, le P. Porée, le P. Le Jay, le P. La Palue,
-et tant de savants jésuites dont la robe innocente exhalait le parfum
-du miel de l'Attique.--Ah! le brigand!--Ah! l'aimable enfant! A la fin
-de chaque année, messieurs les jésuites exposaient le jeune Arouet
-sur le devant de leur théâtre où se jouait en latin, voire en grec,
-quelque honnête contrefaçon de la tragédie antique. En même temps,
-voyez les innocents! ils montraient avec orgueil ce précoce esprit,
-reconnaissable au feu de son regard:--Voilà pourtant, disaient les
-bons pères, notre meilleur et plus savant disciple; habile en vers,
-heureux en prose; latin comme le _Prœdium rusticum_, et français comme
-le P. Sanadon! Ils en écrivaient même au Journal de Trévoux, dans cette
-fameuse imprimerie où passe aujourd'hui le chemin de fer. Même le jour
-où le jeune Arouet reçut sa dernière couronne au collége des jésuites,
-il y rencontrait, pour être le témoin de sa gloire et pour couronner
-sa tête bouclée, le maître avéré de l'ode française, J. B. Rousseau,
-qui est resté chez nous le poëte lyrique par excellence, jusqu'au jour
-où l'ode éclatante, amoureuse, passionnée, idylle et chanson, élégie
-et concert, sortit parée, armée, amoureuse, du volcan, du génie et des
-révolutions de ce grand homme appelé Victor Hugo.
-
-M. Arsène Houssaye a raconté, avec un grand bonheur, un charmant
-style, une vive et sincère admiration, ce moment heureux entre tous
-les instants de la vie où le jeune homme, au bout de ses études et
-sur le seuil du collége, aspire à toutes les libertés, à tous les
-bonheurs de la jeunesse. Ah! quel orgueil! quelle fièvre, et quel
-intime contentement! Voilà le monde et ses fêtes, voilà l'abîme et ses
-gloires, le vice et ses enchantements! Voilà mon trône et ma domination
-qui commencent! En ce moment, ce jeune homme qui sera bientôt Voltaire
-était tout semblable à l'archange tombé du poëme de Milton, lorsque,
-hors de l'abîme, il contemple éperdu, ravi, plein de son rêve, le
-spectacle enchanté de la création divine. «Dans un fluide plus léger et
-plus aérien, Satan balance ses ailes déployées, et librement contemple
-au loin le vaste Empyrée: si grande en est l'étendue, que son œil ne
-peut déterminer s'il est circulaire ou carré. Il découvre les tours
-d'opale et les brillants pavillons de saphir, ornements du ciel qui fut
-sa patrie. Bientôt il aperçoit notre monde, flottant au bout d'une
-chaîne d'or; il lui apparaît comme l'une des plus faibles étoiles que
-notre œil aperçoit serrées près du disque de la lune.--O triomphe! à la
-fin donc je vais régner sur des hommes! se dit à lui-même l'archange
-immortel.»
-
-Tels sont les premiers jours de cette royauté naissante que M. Arsène
-Houssaye a racontés dans ce livre intitulé le _Roi Voltaire_, un
-charmant livre, et qui a donné un si bon prétexte à tant de plumes
-vaillantes de parler du roi Voltaire avec la reconnaissance et le
-respect qui lui sont dus.
-
-Cette jeunesse de Voltaire, elle passionne son historien. Il en
-est ébloui, charmé, ravi; il a raison. Ces belles premières années
-contenaient en germe la _Henriade_ et l'_Œdipe_, et toute une année à
-la Bastille. Ajoutez tant de passions, tant d'amour, tant de délires de
-la tête et des sens. Certes, M. Arsène Houssaye a raconté avec un grand
-bonheur, une admiration vive, et ce bien-aise qu'il ressent toujours
-quand il se trouve en pleine lumière, en pleine jeunesse, en plein
-idéal, ce moment heureux des premiers enivrements du poëte, à vingt ans.
-
-Tasse, un jour de printemps, comme il gravissait avec un sien compagnon
-la haute montagne, allait calme et songeant aux mille visions de son
-cerveau. Plus le mont sourcilleux s'avançait, et plus le poëte semblait
-plongé dans sa méditation, dans son abîme. A la fin, voici les deux
-voyageurs sur le haut de la montagne colorée des premiers feux du
-jour. Et le poëte alors, montrant au jeune homme qui l'accompagnait
-la plaine et le fleuve à l'orient, les châteaux, les cabanes, le
-champ de blé qui se balance au vent tiède et frais, le berger et son
-troupeau, le voyageur sur la route entraînant après soi l'ombre et le
-rayon; plus loin, le soldat qui passe au bruit des clairons et des
-trompettes, le hennissement du coursier, le bêlement du troupeau, le
-chant de l'oiseau, le cri de l'orfraie, et tout là-bas le flottant du
-drapeau semblable au nuage qui passe; enfin, pour terminer ce grand
-spectacle, éternel comme Dieu, passager comme l'homme, on distinguait
-la Méditerranée éclatante de mille feux. En même temps ces jardins, ces
-chaumières, ces palais, ces marbres, l'abeille errante et le reptile
-au soleil; puis des grottes, des rivages, des sables, des forêts, la
-charrue à l'œuvre et le rêveur à l'ombre, et tous les accidents de
-cette lumière en lutte avec le nuage; enfin tous les bruits, tous
-les silences, tous les repos de cette nature digne de Lucrèce et
-de Virgile, digne d'Homère et de Théocrite: «Ami, dit Tasse à son
-compagnon, tu m'as souvent prié de te montrer mon poëme... eh bien!
-regarde, il est devant toi! Ces eaux, ces bois, ces sentiers, ces
-monts, ces plaines, ces vallons, ces soldats et ces capitaines dont
-les armes reluisent au soleil, ces troupeaux dont les mugissements se
-perdent au loin, ces charrues, ces labours, ces oiseaux qui chantent,
-la terre et le ciel, les étoiles et les fleurs, Dieu et les hommes, le
-temps qui bruit et qui s'agite, l'immobile et silencieuse éternité,
-l'univers et moi--voilà mon poëme!»
-
-Et, le jeune homme et le poëte, ils restaient plongés dans une muette
-contemplation.
-
-Ainsi, le jeune Arouet (tel il est dans le _Roi Voltaire_), quand il
-se vit hors de page, et quand pour la première fois il put toucher
-librement, de son doigt superbe, à ces royaumes de Satan, dont il
-voit les _tours d'opale et les pavillons de saphir_. «Tu vois bien,
-se dit-il à lui-même, la vaste Europe, l'Europe intelligente, la
-France, et dans la France aussi tu vois Paris comme une flamme; à côté
-de Paris, Versailles comme une étoile; eh bien! ces palais pleins
-d'orgueil, ces toits pleins de misère, ces temples, ces autels, ces
-portiques, ces boudoirs; ce roi enfant, beau comme l'Amour; ces gens
-de rien, gais comme le vin mêlé au bel esprit; ces princesses, ces
-courtisanes, ces académiciens, ces prêtres, ces capucins, ces soldats,
-ces poëtes, ces prosateurs, ces écoliers, ces philosophes à tout
-briser, ces cuistres à tout brûler, ces parlements pleins de révolte,
-ce Versailles où le tout-puissant se cache et s'amuse à la façon d'un
-satrape d'Asie; un autre les voit ces ministères bruyants au dehors,
-vermoulus au dedans, absolus partout; ces généraux qu'un sourire
-envoie aux frontières, qu'un baiser en rappelle, privés de leur armée
-et privés de leur gloire; ces cardinaux qui se disputent à qui mettra
-la pantoufle rose à ce pied blanc, sorti tiède encore de la courtine
-doublement adultère; ces maîtresses royales devenues reines par la
-grâce du prince, au déshonneur des reines par la grâce de Dieu; les
-paroles, les voix et les silences du peuple qui fit la guerre à Louis
-XIV, à madame de Maintenon, à l'Évangile; tout ce qui chante ici et
-tout ce qui pleure, de l'hôpital à l'Opéra, de l'archevêque à Diderot,
-du pape à Mahomet, de l'Encyclopédie à la Camargo, de la duchesse
-du Maine à la marquise du Chastelet, de Margot la bouquetière à la
-duchesse de Berry tirant les bottes de M. de Lauzun; ces rabats troués,
-ces dentelles déchirées, ces épées brillantes, ces mortiers, ces
-crosses, ces diamants vrais, ces perles fausses, ces falbalas brodés,
-ces taches, ces scories, ces cendres, ces tombeaux, cette liqueur
-généreuse et ces poisons, la ville éternelle et la cité d'un jour, le
-palais de justice et le Petit Châtelet, Cartouche et Vincent de Paul,
-esprit, trahison, fidélité, cruauté, justice, argent, le théâtre et ses
-rires, le théâtre et ses pleurs, la chaire et ses foudres, le barreau
-et ses passions, l'Église et ses bûchers, les horreurs du moyen âge et
-les plaisirs de l'âge d'or, la lettre de cachet, le fort de Joux, le
-château de Vincennes; et pour tout dire, un mouvement, une agitation,
-une émeute, une révolution qui commencent à madame de Parabère, qui
-ne s'arrêtent pas à madame du Barry.... Tout cela, c'est ton poëme, ô
-Voltaire, ton poëme, et tes satires, et ton histoire, et ta comédie,
-et ton drame; et tout cela c'est ton œuvre et ce sera ta gloire!...
-Voilà ta popularité, ta fortune et ta domination!»
-
-Mais avant de se précipiter dans cette mêlée, il aborda tous les
-aimables côtés de la jeunesse. Il n'était pas assez malavisé, cet
-homme-là, qui devait tirer si grand parti de la vie et de ses fêtes,
-de la passion et de ses bonheurs, pour renoncer volontiers au moindre
-privilége de la vingtième année. Il avait le pressentiment de sa longue
-durée; il savait que des hommes tels que lui sont destinés à vieillir,
-et qu'il épuiserait la coupe entière avant qu'elle tombât de ses mains.
-Aussi il ne s'est jamais hâté de vivre, il n'a jamais précipité les
-heures sur les heures; il vivait lentement; sa fièvre était lente, si
-sa colère était rapide; il aimait ses propres passions, il cultivait
-ses fantaisies, il prolongeait ses destinées. Et de même qu'il fut un
-vieillard énergique, hardi, généreux, tout-puissant par l'action, par
-la parole et par la plus active sympathie; redouté par ses colères,
-honoré par ses actions, il fut un jeune homme heureux, content,
-glorieux, amoureux, facile à vivre; il eut l'enfance d'un véritable
-enfant, et la jeunesse ingénue et contente d'un véritable écolier.
-
-Dans le _Satyricon_ de Pétrone, une raillerie mortelle, une vengeance
-qui fut le châtiment suprême de Néron et de sa tyrannie, on voit au
-premier chapitre de cette satire un jeune homme, un bel esprit, un
-jouvenceau presque Athénien, échappé à la férule de ses maîtres, qui
-rencontre au coin du carrefour une vieille; et le voilà qu'il demande
-à la bonne femme en quel lieu logent les courtisanes.--Arouet, hors
-du collége, adressait la même question à l'homme qui pouvait le mieux
-le renseigner, à l'abbé de Châteauneuf, son parrain, ce même abbé qui
-avait oublié les quatre-vingts ans de Ninon. «Où donc, maître?--Où tu
-voudras, mon fils, répondit l'abbé qui savait par cœur tous les chemins
-des Cythérées; où tu voudras, le monde appartient à l'esprit, l'amour
-appartient aux poëtes.» M. Arsène Houssaye a très-bien raconté tout le
-roman de cette jeunesse et de ces amours. Il a tenu dans ses mains, on
-le voit, ces billets doux, ces fragments, ces portraits; il a porté à
-ses lèvres ces beaux cheveux oubliés au fond des vieux tiroirs.
-
-Tout réussissait à ce jeune homme, enivré de toutes les fortunes. Sa
-hardiesse était un charme; sa témérité, une force; son insolence,
-une grâce. Le prince de Conti lui montrait des vers, il se moquait
-du prince de Conti, parlant à sa personne. M. le régent, qui se
-connaissait en beaux esprits, qui était lui-même un bel esprit du
-premier ordre, se faisait présenter ce jeune homme, et le jeune homme,
-heureux comme on l'est au jeune âge de toutes les hardiesses, répondait
-à M. le régent qu'il le suppliait de ne plus se charger désormais de
-son logement et de sa nourriture. Ainsi même la Bastille avait réussi à
-cet intrépide; il en était revenu parfaitement dédaigneux de ces peines
-sans nom, de ces prisons sans droit, et maintenant qu'il avait subi
-les caprices du bon plaisir, de toutes les forces de son intelligence,
-il méprisait le pouvoir absolu. Vanité des forces injustes! vanité des
-prisons que la loi elle-même n'a pas cimentées de sa main puissante!
-Cette formidable Bastille qui sera prise à soixante ans de là, et
-rasée au niveau du sol par une poignée de gamins, elle était au temps
-de Voltaire ouverte à toutes les renommées, à toutes les révoltes.
-La Bastille était vraiment l'arc de triomphe et la porte ouverte aux
-esprits, aux volontés, aux croyances qui voulaient envahir le monde,
-et dominer sur les opinions du genre humain. Toutes les volontés,
-toutes les résistances et tous les génies ont passé sous tes voûtes,
-ô Bastille, impuissante à retenir les révolutions et les tempêtes que
-l'on confie à ta garde!--Elle étouffait les faibles; elle augmentait
-les forts; elle agrandissait la pensée; elle ajoutait au courage;
-elle forçait les plus jeunes à la méditation, au silence, à la vie
-austère.--Ici le silence, ici les longs rêves; ici les taches de sang,
-ici les révoltes puissantes; ici la démonstration du philosophe;
-ici la résistance du chrétien et les rages sombres du capitaine, un
-instant désarmé; ici l'abbé de Saint-Cyran, plus courageux, plus
-résigné que le prince de Condé lui-même; ici la plainte, ici l'orgueil,
-ici ce que l'âme a de plus vil, ce que l'esprit a de plus glorieux;
-ici tout rampe, ici tout s'élève; un abîme... un autel, un trône...
-et l'échafaud, cette Bastille... On y passait d'affreuses journées,
-mais aussi comme on y faisait de beaux rêves! Le matin du jour où le
-bourreau devait décapiter M. le duc de Biron, l'ami de Henri IV, le
-même homme que Henri IV appelait l'_instrument le plus tranchant_ de
-ses victoires, le condamné éclatait de rire en songe, et le geôlier de
-la Bastille le réveilla, pour qu'il fût plus grave et plus recueilli
-dans son dernier sommeil!
-
-Mais Voltaire à la Bastille, c'était un oiseau dans sa cage, un
-oiseau qui chante, et ne voit pas les barreaux qui l'enferment. Sur
-la muraille nouvellement recrépie, faute de plume et de papier, il
-écrivait au crayon un poëme épique à la louange de Henri IV. «Un poëme
-épique ici, sur ces murs!» criait le geôlier en grattant la muraille.
-Il me semble que j'entends d'ici M. et mademoiselle Lambercier
-(dans les _Confessions_) s'écriant: «Un aqueduc! un aqueduc!» et
-brisant à coups de pioche les constructions souterraines du petit
-Jean-Jacques. Un poëme épique!... Un aqueduc!... Et le poëme épique
-allait remplissant sa tâche, et tout semblable au poëme épique
-d'autrefois; seulement, le jeune homme amoureux se ressentait des
-ardeurs de son âme. En vain il avait lu la préface de madame Dacier,
-lorsqu'elle félicite Homère de s'être passé de toute espèce d'amours
-dans l'_Iliade_, un poëme fondé sur l'adultère d'Hélène avec le berger
-de l'Ida.--«Ma foi! se disait le jeune Arouet, madame Dacier, tant pis
-pour elle! je veux mettre un peu d'amour dans mon poëme.» Et tant qu'il
-en a pu mettre, il en a mis. Que si vous trouvez qu'il aurait pu en
-mettre un peu plus, M. Arsène Houssaye vous répondra que son Voltaire
-en a mis tant qu'il en avait.
-
-Cependant, toute grande qu'elle était cette nation comprise entre Paris
-et Versailles, elle ne suffisait pas à contenir l'esprit de Voltaire;
-il en avait à épouvanter le monde entier. En même temps il avait
-l'impatience; il ne savait pas attendre; il voulait tout voir, tout
-apprendre, tout connaître, en attendant qu'il pût tout renverser; c'est
-pourquoi il reçut le conseil de quitter la ville et la cour, et de
-voyager. Le conseil était bon, il en profita. Il partit pour Londres,
-où il resta trois belles années, les plus studieuses de sa vie.
-
-Ici, M. Arsène Houssaye a suivi Voltaire en ses moindres sentiers. On
-voit qu'il l'aime, et que plus il l'étudie, plus il s'attache à ce
-grand homme. Il explique à merveille comment le spectacle de ce grand
-peuple anglais gouverné par des lois si nouvelles pour un Français,
-glorifié par des libertés dont pas un sujet de Louis XV n'avait l'idée,
-en France, à cette époque, devait être, pour un esprit aussi avancé
-que Voltaire, un spectacle intéressant. Aussi bien, il admirait toutes
-choses en ce pays des libertés souveraines: il admirait ce peuple
-heureux sous des lois clémentes; ces marchands dont le nom remplissait
-toutes les mers; ces seigneurs anglais semblables à autant de rois,
-ou, pour mieux dire, à autant de patriciens romains; il honorait ces
-philosophes qui pouvaient tout dire, et ces poëtes que rien ne gêne
-et ne trouble en leurs essais les plus hardis. Surtout il s'éprit
-d'une vive admiration pour Shakspeare, et le rencontrant dans sa voie
-entouré de ses foudres et de ses éclairs, qui commandait à l'histoire,
-à la vengeance, à la passion, à la douleur..., il s'éprit d'un furieux
-amour pour ce génie incomparable. Il le regardait, il le contemplait
-l'étudiait sous toutes ses faces; il s'étonnait de ce géant, et tout
-de suite il se mit à le célébrer, comme une découverte qu'il avait
-faite... Il est vrai que plus tard il se repentit de sa trouvaille, et
-qu'il appela Shakespeare «un barbare ivre...» Il comprenait alors que
-ce _barbare_ était toute la tragédie et tout l'accent dramatique de
-l'avenir.
-
-Voltaire voulut avoir tout de suite une grande fortune, et quand il
-l'eut gagnée, il la garda. Il détestait la gêne en toutes choses; il
-aimait naturellement le luxe; il lui fallait, pour bien écrire, habiter
-un beau cabinet plein de livres, et pour sa promenade un jardin plein
-de fleurs. Fi de la chaumière! il habitait les palais de préférence
-aux châteaux. Sur lui-même, il n'avait jamais assez de parure,
-assez d'ornements. Il se connaissait en marbres, en tableaux, en
-_chiffonnerie_, en belles personnes: Adrienne Lecouvreur, mademoiselle
-de Camargo, mademoiselle Gaussin, eurent l'honneur de ses préférences.
-Il adressait des épîtres à madame de Pompadour, une ode au luxe, une
-cantate au superflu. Ses maisons, ses retraites et même les châteaux
-qui n'étaient pas à lui et qu'il possédait en viager, respirent la
-fortune heureuse, intelligente et calme, «des terrasses de cinquante
-pieds de large, des cours en balustrades, des bains de porcelaine, des
-appartements jaune et argent, des niches en magots de la Chine...» On
-reste ébloui de l'inventaire. Or notez bien que ce n'était pas pour la
-marquise du Chastelet qu'il entassait ces belles choses, c'était pour
-lui-même. Il n'était jamais plus content que lorsque tout flambait et
-flamboyait autour de lui. Il aimait la grâce en tout: Olympe Dunoyer,
-mademoiselle de Livry, Adrienne Lecouvreur, et plus d'une grande dame
-qu'il n'a jamais dénoncée. Un soir, une des plus belles l'embrasse
-publiquement et en pleine loge par ordre du parterre.--«Embrassez-le!
-disait le parterre, embrassez-le!» Et la dame l'embrassa. Quelle
-récompense! Eh bien! si par bonheur mademoiselle Sophie Arnoult,
-souriante, avec sa grâce et ses belles fanfreluches qu'elle portait
-si bien, venait à passer par les sentiers de M. Arsène Houssaye:
-«Embrassez-le!» dirions-nous à la belle; et, sans se faire prier,
-elle embrasserait l'auteur du _Roi Voltaire_. Il n'y a rien de plus
-charmant que tout ce passage; il n'y a rien de plus vif que l'histoire
-du marquis et de la marquise du Chastelet. Dans ses recherches qui
-tiennent à la poésie, M. Arsène Houssaye a trouvé le véritable nom de
-toutes les maîtresses de Voltaire: celle-ci et celle-là; la jeune fille
-et la dame un peu sur le retour, elles s'appellent d'un nom qui leur
-convient à merveille, parce que c'est l'amoureux et le poëte qui les
-nomment.
-
-Pendant que nous causons ainsi, un phénomène arrive, éclatant, superbe,
-et qui va produire la plus grande révolution dont le monde se glorifie;
-écoutez, il arrive, il gronde, il hurle, il chante; ce phénomène,
-il a un nom, il s'appelle le dix-huitième siècle, et nous allons le
-contempler tout à notre aise, à la suite de son maître et de son héros,
-le _Roi Voltaire_.
-
-Ainsi, nous avons laissé Voltaire au milieu de son luxe et des fêtes de
-chaque jour; une âcre senteur d'ambre et de billets doux s'exhalait de
-ces alcôves, de ces broderies, de ces riches cabinets, de ces meubles
-en vieille nacre, de ces colifichets, de ces fanfreluches. Les sofas
-muets dans cette nuit profonde--sofas de Memnon--raconteraient au
-besoin les mille histoires qui enseignent à pécher. Entrons donc, s'il
-vous plaît, à la suite de notre historien, dans le salon de Voltaire,
-à Fernex. Si la fenêtre est fermée, ouvrons la fenêtre et laissons
-entrer le grand jour. En ce lieu négligé si longtemps, les souvenirs
-vifs et pénétrants de ce grand esprit, de ce grand génie et de ses
-licences charmantes vous sautent aux yeux, vous montent à la gorge.
-O mon Voltaire, es-tu là? réponds-nous, réponds-nous! Il n'est plus
-à Fernex, mais nous y retrouvons la trace et le souvenir de sa belle
-et charmante compagnie; il n'est plus là, son ombre y reste, et ces
-murailles ont gardé l'empreinte ancienne, comme l'écho garde encore le
-doute ancien. Voyez! Le fauteuil est resté tout parsemé de la poudre
-magistrale; la chaise longue attend le maître à l'heure de midi, quand
-il repose un instant. Que de belles personnes ont foulé, sur ces tapis,
-les fleurs écloses à la Savonnerie, aux Gobelins! Interrogez ces coupes
-en cristal de roche, elles diront de quelles santés elles étaient
-remplies; demandez à ces écrans découpés à jour, à ces éventails aux
-manches sculptés, à quels visages charmants l'écran prêtait son ombre,
-l'éventail son zéphyr? Et même en ce moment, dans ce livre où je les
-rencontre, il me semble que je les vois errantes du salon au boudoir,
-du bal au souper, du théâtre à l'église, et de l'église au jardin, ces
-femmes qui adoraient Voltaire; je les reconnais à leur voix, à leur
-silence, à leurs œuvres, à leur nom, à leur sourire; elles aimaient cet
-esprit qui représentait tous les esprits du monde: Arioste, Boccace,
-La Fontaine, La Fare et Chaulieu. La causerie, à Fernex, c'était le
-chaos, mais le chaos épicurien de la puissance et de l'esprit, de
-l'atticisme et du plaisir, de la légère poésie et de la prose abondante
-en conseils, en ironie, en traits vifs, acérés, charmants. Quelle vie
-et quelle animation à l'extrémité de la France, en ce coin libre où
-Voltaire est un dieu! L'incrédulité se mêle à l'enthousiasme et le
-blasphème à l'amour. Nous renversons avec fureur les vieux autels, pour
-adorer les dieux nouveaux avec joie. A Fernex, tel hôte de Voltaire
-monte en ballon pour voir de plus près les foudres, les nuages et les
-éclairs, qui nie effrontément l'immortalité de l'âme; tel autre qui
-veut maintenir les lettres de cachet déchire sans façon l'Évangile
-éternel. On s'amuse de mille folies, chaque folie entraînant avec elle
-un soutien de l'antique édifice. On attaque, on renverse, on brise, on
-élève. On accuse à la fois Fréron et le souverain pontife, l'Académie
-et les jésuites, sainte Rosalie et madame de Pompadour, Gluck et
-le singe à Nicolet, le génie de M. de Choiseul et le mystère de
-l'incarnation. C'était un plaisir, à Fernex, de comparer les nouveaux
-miracles aux antiques métamorphoses, Ovide à saint Paul, sainte Marie
-Égyptienne à mademoiselle Sophie Arnoult. Ce nouveau débarqué de
-Potsdam ou de la rue Saint-Honoré vous démontrait effrontément que
-mademoiselle Théophile était plus belle que mademoiselle Thévenin, et
-que, sauf votre respect, l'Ancien Testament était coulé à fond par
-M. le baron d'Holbach. De ce salon de Fernex, un torrent de vices,
-de vertus, de mensonges, de paradoxes, s'est répandu sur le monde
-abasourdi. Poétique et terrible maison! je t'ai vue un jour, à travers
-tous mes souvenirs de ce siècle des aventures et des découvertes!
-Tout croulait, tout s'effaçait, tout était mort. L'araignée avait
-filé sa toile immonde sous les poutres dorées; le ver dessinait ses
-losanges fantastiques sur le velours des tentures; la cheminée en
-marbre aventurin, où se montrent incrustés dans le poli même de la
-pierre les insectes et les plantes du premier déluge, se tordait sous
-le faix d'une immense pendule de Baillon, espèce de montagne d'or
-terni et de bronze écrasé, entourée de candélabres dégarnis! De ces
-fêtes, plus rien ne reste, et de ces audaces tout est mort. Dans le
-salon de Fernex, la main du temps a brouillé toutes les heures; à ce
-cadran funeste, parsemé de fleurettes et de minutes clémentes, l'ombre
-fugitive s'est fixée, et rien ne chante plus sur ce timbre muet qui
-s'est lassé, qui s'est brisé, qui a donné sans cesse et sans fin le
-signal de ces rires, de ces mépris, de ces enfantements. Ce Voltaire
-impatient du joug et qui n'obéissait à personne, il obéissait à ce
-timbre, aujourd'hui fêlé et sans écho. Salon de Fernex, qu'as-tu fait
-de ta gloire? Le lustre, éteint et frappé du vent extérieur, se balance
-à son écharpe en lambeaux. Watteau pleure au milieu de ses bergeries
-enrubanées. Lancret se lamente sous ses ombrages bleus et roses.
-Quelle bouche a donc soufflé sur ces tableaux si brillants jadis du
-reflet enivrant de ces beautés et de ces grâces? O misère! on dirait
-que le vieux Saturne a laissé sur les glaces ternies le givre insolent
-de sa bouche édentée, effaçant ainsi la tiède haleine de ces lèvres
-empourprées de la triple ivresse de l'esprit des vins, du doute et des
-baisers.
-
-Plus loin, dans ce salon où l'abandon, la pluie et la solitude ont
-accompli leurs chefs-d'œuvre; sous ces murailles croulantes et sous ces
-voûtes désolées, Voltaire avait posé sa bibliothèque, et je cherche
-à me retrouver dans ce dédale et dans cet abîme! C'est ici qu'il
-venait chaque jour, ce roi de l'intelligence et ce roi de l'esprit,
-pour écrire, pour rêver, pour sourire, et pour parler du haut de ses
-Sinaïs, à son peuple de têtes couronnées, de généraux, de marquises, de
-duchesses, de comédiennes et d'archevêques. Là il régnait par l'injure
-et par l'atticisme, furieux et charmant, unissant la violence des
-théologiens à l'urbanité des chambellans, la verve de la place Maubert
-à l'atticisme de l'Académie. En même temps, c'est ici qu'il donnait
-rendez-vous à tout son monde et à tous les écrivains de sa famille,
-à d'Alembert, à Diderot, à Piron, à mademoiselle de Lespinasse, à la
-_Religieuse_, aux rêveries, à l'_Émile_ aussi, à l'Encyclopédie en
-bloc, à Montesquieu, Helvétius, Grimm, et même au petit Linant. Un
-peu de poussière... et voilà tout ce qui reste aujourd'hui de cet
-arsenal!--De ces lieux funèbres s'exhale je ne sais quelle senteur de
-cimetière et de jasmin, de jupes fripées et de vieux livres; ossements,
-parfums, voiles, linceuls, poëmes éteints, lyres brisées, fantômes
-disparus, des grincements, des hurlements, des batailles sans nom.
-Sur ces gradins vermoulus l'athée et le chrétien étaient aux prises,
-le sceptique et le croyant criaient: Aux armes! Le roi et le sujet
-se défiaient dans une rage implacable. Il me semble en ce moment que
-j'assiste à ces luttes, à ces morsures, à ces impiétés, à ces défis.
-C'est bien vrai, dans cette bibliothèque de Voltaire, le janséniste et
-le moliniste se dévorent; le philosophe et le jésuite s'entre-tuent;
-une guerre impitoyable est déclarée entre le péché originel et la
-grâce, entre la religion naturelle et la religion révélée, entre la
-musique italienne et la musique française, entre mademoiselle Salé et
-la Camargo, entre Gluck et Piccini. Avec quelle ardeur la bataille est
-engagée, et dans quelle ardente frénésie elle se prolonge! Ah! lutte
-étrange et glorieuse! A cette bataille suprême, où chaque combattant
-veut vaincre ou périr, se présentent avec la même ardeur toutes ces
-forces inégales: le génie et l'audace, la renommée et la honte, les
-barbares qui font à la fois de l'enthousiasme et des barbarismes,
-pendant que l'élégant joueur de flûte chante une douce chanson sur
-sa flûte délicate. Voyez! tout le monde est accepté dans ce champ
-clos où Voltaire lui-même a tenu la plus grande place. La lice est
-ouverte, et... défendez-vous, mes amis! Or, croyez-moi, vous aurez
-grand'peine à vous défendre contre ces gredins, la plume au poing, qui
-s'en vont sur les grands chemins disant: «Nous calomnions, voilà notre
-héritage.» Eh! vrai Dieu, ils y sont tous, tous les gens qui ont écrit
-sous le roi Voltaire. Il avait ouvert sa maison à tous les livres et
-son âme à tous les doutes. L'épicier Gallet et Collet, son confrère,
-coudoyaient sur ces rayons bien garnis M. de Buffon décoré de sa belle
-robe aux longs plis solennels. L'abbé Robbé, qui n'avait pas d'autre
-logis que l'écurie du prince de Soubise, était à côté de l'abbé de
-Voisenon; madame de Tencin heurtait madame Favart; les _Contes moraux_
-n'étaient pas loin de l'_Héloïse_, et le _Discours sur l'inégalité
-des conditions_ masquait l'_Esprit des lois_. Écoutez, écoutez, quels
-bruits! quels concerts! quelle épouvante! Diderot éclate et tonne,
-Rousseau rage, la Dudeffant jase, Fréron mord, Gerbier plaide, Linguet
-déclame, Lesage sourit, d'Alembert enseigne, Montesquieu juge, Dorat
-roucoule, Thomas chante, La Chaussée pleure, Baculard beugle et mendie;
-un baron allemand, le baron de Grimm, fait la cour à cette pédante
-sans tetons et sans cœur, madame d'Épinay; mademoiselle Aïssé fait
-l'amour, et mademoiselle Aïssé est la plus sage. Voyez-vous cette
-écume, entendez-vous ce bruit frelaté? c'est l'autre Allemand, le
-plagiaire, le vantard, le fameux d'Holbach, cet étranger qui s'amuse
-à briser les autels du peuple qui lui donne un asile, et mendie à ses
-parasites un blasphème inédit qu'il puisse signer de son nom! Aussi
-bien, parmi ses invités, c'est à qui fournira à ce plagiaire impudent
-un gros blasphème contre un petit écu.
-
-Cependant, le dernier Romain de ces années de tumulte et de révolte,
-hébété et malheureux dans cette bagarre où Pierre Corneille lui-même
-eût perdu la raison, Crébillon joue avec ses chiens, M. de Moncrif avec
-ses chats, Crébillon fils avec ses danseuses. Une espèce de paysan de
-haute encolure, un Normand de hasard, Marmontel, le rival heureux du
-maréchal de Saxe et l'indigne rival de Quinault, emprunte impudemment
-à celui-là ses maîtresses, à celui-ci ses poëmes; Duclos écoute et se
-tait; Fontenelle, un peu à l'écart de ce tumulte, se cache, écoute et
-vieillit doucement.
-
-Pendant ce temps, le roi de ces tempêtes, le maître absolu de ces
-discours, de ces pensées, de ces résistances, de ces révoltes, celui
-qui commande même aux tyrans du parterre, et même aux tyrans du café
-Procope, le dominateur souverain des cercles, des clubs, des académies,
-des sociétés savantes, de l'opinion publique, d'un bout du monde à
-l'autre, Voltaire, il regarde, il écoute, il rit de son rire éternel,
-entre Charles XII et Cartouche, entre Esprit Fléchier et l'esprit de
-Sophie Arnoult.
-
-Tout ce mouvement que nous indiquons à peine, cette vie et cette
-abondance au milieu de tous ces bruits et de tous ces esprits révoltés,
-M. Arsène Houssaye les produit dans son livre excellent.
-
-Le roi de Versailles néglige Voltaire et l'évite, le roi de Berlin
-l'appelle et l'invoque. Il ouvre à deux battants son palais et sa cour
-militaire à l'écrivain qu'il admire et au philosophe qu'il honore;
-à cette flamme, à cette gaieté, à cette bonne humeur. Les charmants
-soupers que l'on faisait à Sans-Souci, comme ils gâtaient les soupers
-de Versailles! Comme ils effaçaient l'esprit des petits appartements!
-Quel bruit ils faisaient dans le monde, et comme on s'étonnait dans le
-monde entier de cette amitié d'un poëte et d'un roi! C'est là toute
-une histoire, une grande histoire, et toute nouvelle, ici, chez nous!
-Le philosophe Aristippe à la cour de Denys, qui était un bel esprit,
-mais un roi destiné à la ruine, à l'abandon, à la servitude, ne
-saurait se comparer à Voltaire, lorsque Voltaire remplit de son génie
-et de sa gaieté le palais de Berlin. Pas une parole et pas un bon mot
-n'échappaient aux oreilles attentives; ils avaient beau s'enfermer
-entre quatre murailles, le prince et ses _sages_, la muraille avait
-des oreilles et la parole avait des ailes.... Le philosophe et le roi
-se sont brouillés, quoi d'étrange?... Ils se sont raccommodés, quoi
-de plus simple? Ils se sont boudés de près, mais ils se sont aimés de
-loin, et longtemps, et toujours, ceci soit dit à leur double louange.
-En effet, M. de Voltaire, absolu comme un roi, entêté comme un dieu,
-irascible autant que peut l'être un simple mortel, n'était pas plus
-facile à vivre que le roi de Prusse, avec ses armées, ses fusils, ses
-canons, ses citadelles, tout l'attirail des conquérants.
-
-J'aime aussi et beaucoup, dans le livre de M. Houssaye, sa peinture et
-sa description du château de Fernex: la ferme et le château, la maison,
-le jardin, la comédie, en un mot le vieillard à quatre-vingts ans,
-lorsqu'il offre à la belle madame Suard une tasse de Sèvres aux armes
-de madame de Pompadour; la tasse était pleine du lait de ses vaches,
-car il disait: «Mes vaches»; il transportait la _Henriade_ au milieu
-de ses prés et de ses bois. Le brave homme, et l'aimable vieillesse!
-Il vieillissait dans sa gloire, et tout vieux qu'il était, tout vieux
-que le voilà, il se faisait volontiers le défenseur des grandes causes:
-il adoptait les Calas, les Sirven et cet infortuné chevalier de La
-Barre, un enfant plié sur la roue, tué à petits coups par le bourreau!
-Il était triste alors, il était furieux ce Voltaire. Il oubliait
-toutes choses et même sa tragédie à peine commencée; et si parfois il
-éprouvait le besoin d'un instant de repos, il causait avec la nièce du
-grand Corneille, sa fille adoptive: «Eh! ma fille, disait-il, parlons
-de ton grand-père et du mien.» Une autre fois, c'était l'impératrice
-de Russie elle-même qui tendait la main à cette gloire, en songeant
-qu'elle en aurait le reflet. Ainsi l'_Ermitage_ et Fernex traitaient
-de puissance à puissance; on s'écrivait, on se louait l'un l'autre, et
-si le poëte était charmé, la souveraine était contente; en trois ou
-quatre lettres de son ami Voltaire, elle en apprenait beaucoup plus
-que tout ce qu'elle avait deviné de l'urbanité de la langue française.
-Elle aimait tant à plaire... et lui aussi! Elle s'entendait si bien
-à la parure, à l'ornement, à la coquetterie... et lui aussi! Elle
-allait chercher avec tant d'énergie et de grâce les douces paroles, les
-flatteries exquises... et lui aussi! Elle était si complétement une
-femme coquette... et lui aussi!
-
-Enfin, quand cette longue vie est à son terme, quand cette immense
-tâche est accomplie enfin, et qu'il approche à grands pas ce jour,
-ce _maître jour_ qui va couronner l'œuvre et la vie, il faut bien
-convenir que cet homme était mortel. Ici commence, avec l'apothéose,
-un chapitre éclatant et le plus beau de ce livre. Avec un grand art
-et une grande passion, M. Arsène Houssaye a suivi dans son dernier
-sentier ce grand vieillard devant qui tout Paris s'incline avec des
-bénédictions. A la sortie du spectacle, il se croyait délivré de tant
-d'honneurs, mais tout n'était pas fini. Les femmes le portèrent, pour
-ainsi dire, jusqu'à son carrosse. Il voulait monter, on le retint
-encore: «Des flambeaux! des flambeaux! Que tout le monde puisse le
-voir!» Enfin, monté dans son carrosse, il lui fallut donner sa main à
-baiser; on s'accrochait aux portières, on montait encore sur les roues,
-que déjà les chevaux prenaient le pas; la foule, de plus en plus ivre
-d'enthousiasme, faisait retentir les airs de son nom. Le peuple, qui
-était aussi de la fête, criait avec admiration: «Vive Voltaire! Il
-a été cinquante ans persécuté! vive Voltaire!» Arrivé à la porte de
-l'hôtel, Voltaire se retourna, tendit les bras en pleurant et s'écria
-d'une voix brisée: «Vous voulez donc m'étouffer sous des roses?»
-
-Tout le reste est écrit dans ce ton plein d'émotion et d'une simplicité
-parfaite. Ce sont là les véritablement belles pages du livre où respire
-en traits vivants une profonde et poétique admiration.
-
-Et quand Voltaire est mort, son nouvel historien le traite en roi. Que
-dis-je? en héros. Il appelle autour de ce Panthéon toutes les conquêtes
-et toutes les victoires de son roi et de son dieu: la _Henriade_
-animée de l'esprit des L'Hôpital et des Coligny; les _Lettres sur les
-Anglais_ où Newton se rencontre avec Shakspeare: l'humanité proclamée,
-le moyen âge exécré, le peuple compté pour quelqu'un, l'innocent
-défendu, l'écrivain rebelle au joug, la tragédie renouvelée, la langue
-assouplie, et tant d'idées généreuses, tant de grandes pensées, tant de
-chefs-d'œuvre, tant d'amitiés illustres, tant d'esprit, tant de clarté,
-tant d'honneur rendu à l'espèce humaine avec ce merveilleux bon sens,
-ce beau sens commun dont M. Sainte-Beuve parlait si bien l'autre jour
-en parlant de M. de Sacy et de son livre!
-
-Ajoutez l'inspiration; ajoutez l'intelligence; ajoutez la verve et
-l'esprit de _Candide_, une des gloires de l'esprit humain; ajoutez le
-conte et le récit, la grâce et la bonne humeur, la satire la plus vive
-et le poëme ingénieux, et vous ne serez pas étonnés, disait Gœthe, un
-des esprits de cette famille, le père de Méphistophélès, cousin germain
-de _Candide_; et vous ne serez pas étonnés «que Voltaire se soit assuré
-en Europe, sans contestation, la monarchie universelle des esprits.»
-Ceci est écrit....
-
-Arrêtons-nous; il est des paroles que l'on affaiblirait en les
-commentant. Félicitons cependant de tout notre cœur M. Arsène Houssaye
-de cette popularité nouvelle à laquelle il apporte, abondamment, tous
-les droits de l'esprit, de l'invention, du style et du talent.
-
- JULES JANIN.
-
-
-
-
-PRÉFACE
-
-DE LA PREMIÈRE ÉDITION.
-
-
-Ce livre n'est pas une profession de foi. Je salue Voltaire comme un
-maître et n'entre pas à son école.
-
-Voltaire est un arbre dont tous les fruits ne sont pas bons: «N'allez
-jamais vous asseoir sous son ombre,» a dit le poëte. J'ai passé trois
-mois sous cet arbre du bien et du mal. Plus d'une nuit de cet hiver,
-mon esprit a vécu de Voltaire. Quand minuit me chantait sa litanie
-nocturne, j'ai vu souvent dans l'âtre se dessiner avec un vif relief
-cette figure amère, railleuse et attendrie, qui, comme la salamandre,
-triomphait du feu,--le feu de l'enfer ou le feu du ciel.
-
-Durant trois mois, j'ai consulté l'oracle et j'ai demandé au grand
-agitateur des âmes le récit des agitations de son cœur.
-
-J'ai vu les drames secrets de cette conscience; mais tout en contant
-Voltaire, je lui ai laissé la parole chaque fois qu'il parlait de
-lui-même. Voltaire a sculpté sa statue par fragments; je n'ai eu qu'à
-reprendre çà et là les précieux débris.
-
-Je n'ai pas pensé apporter des documents nouveaux à la Babel des
-commentateurs; j'ai horreur des paperasses, et je donnerais un volume
-de notes pour un trait de caractère ou un trait de génie. Ne voyez
-dans ce livre que le sentiment d'un poëte sur une philosophie qui a
-renouvelé le monde, et l'admiration d'un homme pour un homme qui a
-fondé la royauté de l'esprit humain.
-
-Mais je n'en suis pas plus voltairien pour cela, car je suis de ceux
-qui pensent que le meilleur de l'esprit humain c'est encore l'esprit
-divin.
-
- ARSÈNE HOUSSAYE.
-
- 30 MAI 1858.
- 80e ANNIVERSAIRE DE LA MORT DE VOLTAIRE.
-
-
-
-
-PRÉFACE
-
-DE LA DEUXIÈME ÉDITION.
-
-
-Un ancien disait après un discours souvent interrompu: «Quoique le vent
-fut mauvais, mes paroles ont traversé les vagues sans faire naufrage.»
-Ainsi pourrais-je dire de mon livre, mais c'est le navire de Voltaire
-qui l'a sauvé.
-
-Les grands hommes font la patrie quand elle n'existe pas encore;
-ils la font vivre quand elle n'est plus. Le Panthéon--le tombeau
-de Voltaire--n'a-t-il pas dit: _Aux grands hommes la pairie
-reconnaissante_?
-
-J'ai couronné la statue de Voltaire. «Une simple couronne de roi! a
-dit Jules Janin, et pour qui donc les étoiles?» Mais en revanche,
-des grimauds se sont offensés de voir qu'on parlait encore de M. de
-Voltaire. Et ils ont crayonné quelques injures de plus sur le piédestal
-de son monument. Mais c'est en lui voulant arracher sa couronne qu'ils
-ont consacré _le Roi Voltaire_.
-
-Chaque âge a ses Patouillet. Patouillet a beau se nommer aujourd'hui
-M. de Patouillet, c'est toujours Patouillet. M. de Patouillet m'a
-raillé avec infiniment d'esprit. Voltaire avait plus d esprit que
-tout le monde, mais M. de Patouillet a plus d'esprit que Voltaire.--La
-preuve que vos livres sont mauvais, m'a crié Patouillet, c'est qu'ils
-sont dans toutes les mains--comme les mauvais livres,--mais je vous
-attends au siècle prochain. On ne parlera plus de vous et on me
-lira--moi--Patouillet.
-
-Divin Patouillet, je vous accorde le vingtième siècle tout entier--et
-la trompette du dernier jugement par-dessus le marché;--mais je ne
-serai plus là pour vous lire.
-
-Comme on est heureux d'avoir son Patouillet pour égayer un peu les
-entr'actes quand la comédie est sérieuse!
-
-Mais renvoyons Patouillet à l'office,--il dira que c'est l'office
-divin.--Maintenant que nous sommes en bonne compagnie, remercions le
-lecteur qui a vu dans mon livre l'âme de mon livre, le sentiment du
-beau et le sentiment du bien. _L'art pour l'art_, disions-nous en
-pleine jeunesse. _L'art pour Dieu_, disons-nous aujourd'hui. «Voltaire
-et Dieu!» va crier Patouillet qui écoute aux portes.--Oui, Patouillet.
-Il n'y a pas si loin de Dieu à Voltaire que de Voltaire à Patouillet.
-
-La critique française et étrangère a beaucoup discuté sur mon livre,
-ce dont je la remercie. Elle m'a reproché des contradictions, comme
-on en reprochait à Voltaire. Il y a des contradictions étudiées d'où
-jaillit la lumière, comme l'éclair du choc des nuages. La critique m'a
-reproché de ne pas bien savoir l'histoire.--Quelle histoire?--Voltaire
-disait dans sa souveraine raison: «L'histoire n'est jamais faite, on la
-fait toujours.» Voltaire disait aussi: «Je n'ai jamais fait une phrase
-de ma vie.» La critique m'a reproche de n'avoir pas suivi ce conseil
-de Voltaire. Je le répète: je ne suis pas de son école. Et d'ailleurs,
-celui qui imite Homère n'imite pas l'_Iliade_. J'ai donc fait des
-phrases. En cela j'ai été de la grande école de Dieu.
-
-Le monde est un livre écrit dans tous les styles. Moïse n'est pas plus
-grand, Homère n'est pas plus beau, Salomon n'est pas plus passionné,
-Bossuet n'est pas plus sublime. Les orages et les tempêtes, les
-mugissements de la mer, les ténèbres de la forêt, les avalanches des
-Alpes, les éruptions des volcans, les hurrahs de la victoire, les
-déchirements de la passion, ce sont des phrases.
-
-Le Niagara avec «ses colonnes d'eau du déluge», ses îles suspendues,
-ses torrents, ses cataractes, ses tourbillons, ses arcs-en-ciel, est
-un prosateur qui fait des phrases poétiques, comme la vallée de Tempé
-est une muse qui fait des vers amoureux. Le mont Ossa, tout peuplé
-encore des ombres des Titans révoltés, est un philosophe qui, à travers
-le bruit, se recueille pour étudier les dieux du passé. Il voit sans
-sourciller les colères du torrent qui se brise sur les rochers pour
-tomber un peu plus tôt dans le gouffre invisible. C'est la vie, c'est
-la révolte, c'est la mort, c'est l'infini.
-
-Oui, la nature, l'œuvre du maître des maîtres, a toutes les notes de
-la gamme du style. Elle chante le poëme comme le sonnet, la tragédie
-comme la chanson. Elle est épique comme elle est rustique. Est-ce donc
-avec le même style qu'elle salue le printemps et l'automne, l'été et
-l'hiver, le pommier de la Normandie et le pampre du Pausilippe, les
-moissons de la Beauce et les neiges des monts inaccessibles?
-
-Dans les arts il y a aussi les éloquents par le style sublime et les
-éloquents par le style simple. L'architecte du Parthénon est peut-être
-grand parce qu'il est simple: mais, dans ses figures, Phidias est grand
-parce qu'il est sublime. Saint-Pierre de Rome est grand aussi par la
-simplicité; mais la chapelle Sixtine, qui flamboie sous les phrases de
-Michel-Ange, est plus grande que la plus grande église de Rome.
-
-Si j'avais lu la grammaire, je trouverais peut-être de meilleurs
-exemples; mais je n'ai jamais eu le temps de lire la grammaire.
-
-La nature est tout art, Voltaire le disait lui-même. On ne la comprend
-pas en la voulant voir de trop près. Voltaire, qui osait tout, avait
-peur des merveilles. Il n'osait habiller sa muse du manteau d'azur aux
-étoiles d'or. La nature mathématicienne le frappait plus que la nature
-poétique. En horreur des phrases, il n'a voulu avoir qu'un style, le
-style de la raison: aussi pourrait-on dire que son poëme épique est un
-poëme sans poésie, et son Dieu un Dieu sans divinité.
-
-Et pourtant c'est un grand écrivain, parce qu'il est tout esprit. Il
-écrit avec un charbon ardent, un charbon d'enfer, et le soleil court à
-travers sa prose comme à travers les grands arbres un peu ébranchés de
-la forêt. Mais qu'un voltairien vienne avec les leçons du maître nous
-dire: «J'écris à la Voltaire,» nous lui répondrons: «Ton charbon est
-éteint et ton soleil est couché.»
-
-
-
-
-PRÉFACE
-
-DE LA TROISIÈME ÉDITION.
-
-
-DIALOGUE DES MORTS.
-
-VOLTAIRE, NINON.
-
-NINON.
-
-Mon cher Voltaire, avez-vous reçu votre courrier ce matin?
-
-VOLTAIRE.
-
-Oui. On m'a taillé une statue au Louvre, et on m'appelle le _Roi
-Voltaire_,--le dernier des rois!--car ils ont des Césars aujourd'hui.
-(_Il lit un journal._) En voilà qui m'arrachent ma couronne. Ces
-grimauds s'offensent de voir qu'on parle encore de M. de Voltaire.
-
-NINON.
-
-Rappelez-vous que votre ennemi Jean-Jacques vous écrivait: «Les injures
-de vos ennemis sont le cortége de votre gloire.»
-
-VOLTAIRE.
-
-C'est de la rhétorique: _les esclaves qui insultent le char du
-triomphateur!_ C'est imprimé depuis longtemps. Ils écrivent toujours
-là-bas. N'ai-je donc pas tout dit?
-
-NINON.
-
-N'avait-on pas tout dit avant vous?
-
-VOLTAIRE.
-
-Non. J'ai dit la vérité.
-
-NINON.
-
-Aussi voyez comme ils vous accusent! Mais que peut le crayon des
-Patouillets sur le marbre?
-
-VOLTAIRE.
-
-Je leur ferais bien couper les oreilles; mais qui voudrait de leurs
-oreilles? Les imprudents! avec leurs injures, ils vont faire aimer le
-_Roi Voltaire_.
-
-NINON.
-
-Avez-vous lu ce livre?
-
-VOLTAIRE.
-
-Oui, je viens de le lire en anglais pour le trouver meilleur. Il y a
-plus d'une page que je n'ai pas bien comprise. Il est vrai que l'auteur
-parle de ma philosophie, et que déjà, quand j'écrivais sur ce thème,
-j'avais beaucoup de peine à me comprendre moi-même. J'avais beau
-marcher avec la raison humaine, on faisait vaciller le flambeau dans
-mes mains.
-
-NINON.
-
-Ce livre est mauvais comme tous ceux qu'ils font; mais pourtant j'ai
-cru y faire un voyage à travers le dix-huitième siècle.
-
-VOLTAIRE.
-
-Des phrases! des phrases! des phrases!
-
-NINON.
-
-La nature, dans ses jours de rhétorique, a un nègre pour porter la
-queue de ses phrases.
-
-VOLTAIRE.
-
-Où avez-vous lu cela? Ma chère, vous devenez une femme savante.
-Donnez-moi des leçons d'amour, mais pas des leçons de grammaire.
-
-NINON.
-
-C'est pourtant la faute de Rousseau si vous n'aimez pas les phrases.
-Que diriez-vous si vous étiez encore de l'Académie française?
-
-VOLTAIRE.
-
-Ah oui, avec MM. Dumas, Janin, Méry, Gautier, Gozlan, Karr!
-
-NINON.
-
-Pourquoi cette épigramme contre votre vieille amie? Elle ne peut
-pas ouvrir sa porte à tout le monde; or tout le monde a de l'esprit
-aujourd'hui.
-
-VOLTAIRE.
-
-Croyez-vous? L'auteur du _Roi Voltaire_ me reproche de n'avoir pas fait
-un testament digne d'un roi; mais j'ai légué de l'esprit à tout le
-monde.
-
-NINON.
-
-Tout bien considéré, l'amour vaut mieux que l'esprit. Si je retourne un
-jour sur la terre, je ne veux rallumer que la lampe de l'amour.
-
-VOLTAIRE.
-
-Il la faut rallumer à celle de l'esprit.
-
-NINON.
-
-L'amour m'a fait vivre, l'esprit vous a tué.
-
-VOLTAIRE.
-
-J'avais dit mon dernier mot.
-
-NINON.
-
-Et quand on pense que la mort ne nous a pas dit le dernier mot de la
-vie!
-
-VOLTAIRE.
-
-Rappelez-vous ces belles paroles d'un sage à un sot: «Va mourir
-trois ou quatre fois, et tu seras digne de causer avec les hommes du
-Portique.» Nous montons peu à peu le chemin étoilé. Chaque fois que
-nous mourons, c'est une lumière de plus. Ah! que je suis heureux d'être
-détaché des bruits de la terre.
-
-NINON.
-
-Oui, mais ceux qui sont là-bas ont encore peur des ténèbres. Tout n'est
-pas encore pour le mieux dans le meilleur des mondes: les Patouillets
-se croisent contre votre raison; Rome veut le royaume de la terre...
-
-VOLTAIRE.
-
-Chut! Candide avait raison: _Allons cultiver notre jardin_.
-
-
-
-
-LE ROI VOLTAIRE.
-
-
-_En ce temps-là, il était un roi qui s'appelait Voltaire._
-
-_Son royaume n'avait ni commencement ni fin._
-
-_Il succéda à Louis XIV et transmit son sceptre à Napoléon._
-
-_Il fut sacré roi de l'esprit humain à la cour de Prusse par son frère
-Frédéric II, dans cette savante Allemagne où Gœthe a dit: «Après avoir
-enfanté Voltaire, la nature se reposa.»_
-
-_Il fut couronné aux Tuileries, dans la salle du trône tragique._
-
-_Ses ministres furent tous de grands hommes,--hormis les athées.--Ils
-se nommaient: Diderot, d'Alembert, Buffon, Helvétius, Turgot,
-Condorcet._
-
-_Comme tous les rois, il eut son fou; son fou, c'était un abbé: l'abbé
-de Voisenon._
-
-_Il eut pour alliés l'impératrice de Russie, le pape Clément XIV,
-le roi de Prusse, le roi de Danemark, le roi de Suède, toutes les
-royautés,--sans compter la marquise de Pompadour, une reine de la main
-gauche._
-
-_Il eut pour ennemis,--je ne parle pas des infiniment
-petits,--Jean-Jacques Rousseau et M. de Voltaire, ce M. de Voltaire qui
-ne s'indigna pas du partage de la Pologne, qui rima_ LA PUCELLE, _qui
-fut gentilhomme de Louis XV, et qui ne fut pas gentilhomme du Christ_.
-
-_Il bâtit une ville et éleva une église à Dieu,--je ne parle pas de
-la ville de Ferney, mais de la ville idéale de la raison humaine qui
-abrite tous les grands esprits;--je ne parle pas de l'église de Fernex,
-mais de l'Église universelle qui s'appelle la liberté de conscience._
-
-_Sa cour se composait de princes, de savants, de poëtes et de
-comédiens; car il ne voulait pas que la vérité prît chez lui des
-airs moroses. Il avait une galerie de tableaux, une bibliothèque et
-un théâtre: Louis XIV a dansé dans les ballets, Voltaire a joué la
-tragédie._
-
-_Son peuple, c'était tous les peuples; sa famille, c'était la nièce de
-Corneille, le fils de Lally, les enfants de Calas et de Sirven, tous
-les déshérités et tous les opprimés._
-
-_Avant sa mort, il fut porté en triomphe «et étouffé sous les roses»
-par son bon peuple de Paris. Après sa mort, on lui donna un temple pour
-sépulture._
-
-_Ce fut un roi,--le roi de Prusse,--qui prononça son oraison funèbre en
-pleine Académie._
-
-_Le roi Voltaire repose au Panthéon à côté de son ennemi, le
-républicain Jean-Jacques Rousseau, tous deux réconciliés par la
-Révolution, parce que le roi et le républicain ont travaillé pour la
-justice._
-
-_Les soldats de Napoléon, enfants de la Révolution, disaient, quand
-le héros fut enterré à Sainte-Hélène_: Napoléon n'est pas mort, il
-reviendra.
-
-_Il est revenu._
-
-_Les soldats de Voltaire, enfants de l'Encyclopédie, ont dit aussi_:
-Voltaire n'est pas mort, il reviendra.
-
-_Voltaire est revenu._
-
-_Qui donc en douterait en entendant les clameurs de ses ennemis?_
-
-_Jean-Jacques lui écrivait: «Les injures de vos ennemis sont le cortége
-de votre gloire.»_
-
-
-
-
-I.
-
-GÉNÉALOGIE DE VOLTAIRE.
-
-
-Au commencement du monde, rien n'était; mais déjà l'arbre généalogique
-de Voltaire avait pris racine.
-
-Ce grand roi a eu plusieurs existences. Comme Satan, il s'est incarné
-dans tous les esprits. Il s'est révélé dans chaque siècle où l'idée
-humaine a lutté contre la tyrannie des dieux, où l'esprit a dominé le
-cœur, où la raison a régné sur le sentiment. On a dit de Voltaire comme
-de Jupiter Amphitryon: «C'est toujours lui qui, quoique étranger, a
-l'air d'être le maître de la maison.»
-
-Dans le paradis, ce n'est pas lui qui s'appelle Adam, car il a déjà
-toutes les aspirations et toutes les curiosités d'Ève. Il secoue d'une
-main révoltée l'arbre de la science. Il veut connaître le mal pour
-faire le mal et pour revenir au bien en toute liberté. Bientôt il dit
-au pommier: «Tes pommes sont amères.» Et il plante la vigne.
-
-Quand la vigne, mère des passions et des révoltes, amena le déluge,
-Voltaire emporta dans l'arche le plus beau cep.
-
-Il a dit à Japhet: «Marche vers l'occident; marche et multiplie en
-chemin: c'est là que les enfants des hommes verront de plus près la
-lumière de la vérité; c'est là qu'ils oseront regarder Dieu en face,
-et seront toujours en révolte pour lui ou contre lui, disputant pied à
-pied avec les armes de la philosophie contre la révélation.» Mais tout
-en conduisant l'esprit des générations de Japhet, Voltaire suivait Sem
-et lui conseillait la sagesse qui voit par l'œil simple et qui met le
-paradis sur la terre, sans s'inquiéter des ascensions futures vers les
-mondes inconnus. Qu'importe ce qui se fait et ce qui se fera au ciel,
-si l'amour fleurit au sein de la femme, si le maïs fleurit dans la
-vallée, si la rose fleurit sur le chemin?
-
-Dans la Bible, cette patrie des idées et des génies, on retrouve
-souvent Voltaire. Il dit au fils d'Abraham qu'il n'y a «ni présages
-superstitieux, ni divinations, ni sortiléges». Après avoir compris
-la symphonie de la confusion des langues, Voltaire a deviné la terre
-promise, et il y conduit le peuple de Dieu. Mais déjà Moïse-Voltaire
-ne croit pas à la terre promise, et il ne lui sera pas permis d'y
-pénétrer. Il parle par la lèvre désenchantée de Salomon tout en
-soulevant la queue de la robe de la reine de Saba. Il parle par le
-désespoir révolté: parti des voluptueuses stations du _Cantique des
-cantiques_, il va verser ses pleurs d'ange rebelle sur ce fumier de Job
-où il a reconnu le lit de l'humanité.
-
-Même avant Homère, il a osé dire qu'un esclave avait autant qu'un roi
-l'étoffe de la vie et la dignité du cœur. Avant Socrate, il a osé
-douter des dieux et des déesses. Mais, même avec Diogène, il ne douta
-jamais des hommes, parce que celui-là ne portait pas une lanterne
-sourde et qu'il fut toujours plus occupé des choses visibles que des
-choses invisibles. Quand, sur les bords de l'Ilyssus, il apportait
-toutes les malices de la comédie là où Platon apportait toutes les
-sublimités de la poésie, il disait à Socrate: «Que m'importe que
-Jupiter fronce le sourcil ou que Vénus dénoue sa ceinture? Ce n'est
-pas le ciel qui m'inquiète, c'est la terre.» Et quand Socrate fut à
-sa dernière heure, ce fut lui qui versa la ciguë: «Buvez, mon maître,
-car c'est le calice de la libre croyance.» Et quand Socrate eut bu, il
-garda le calice.
-
-Après avoir été à l'école de Socrate, il passa à l'école de Platon,
-mais ne s'y arrêta pas, parce qu'il ne voulut pas croire que la
-philosophie est un art et non une science. Il alla jouer la comédie
-avec Aristophane pour apprendre à rire de tout, même des dieux, même de
-Socrate.
-
-Ne le reconnaissez-vous pas sur la galère qui emporte Alcibiade chez le
-satrape Tissapherne? Il apprend à Alcibiade l'art de couper la queue
-de son chien et l'art de tromper Aspasie. Ne le reconnaissez-vous
-pas sous le manteau étoilé d'Aristote, qui voyage à la suite des
-armées d'Alexandre, pour apprendre à celui qui sait vaincre pourquoi
-l'analyse a détrôné le symbole? Ce n'est pas tout. Voulez-vous
-l'entendre raisonner par la bouche d'Épicure? Il vous dira que vivre
-est tout et que mourir n'est rien; que la joie est la seule hôtesse
-qu'il faille choyer. C'est lui qui enlève aux dieux le gouvernement
-des choses humaines et qui ne veut pas, dans sa voluptueuse rêverie,
-que les hommes se donnent la peine de se gouverner eux-mêmes. Mais au
-Portique, Voltaire se relève de cet abaissement en dictant à Zénon de
-sublimes paroles sur la grandeur de l'homme. Il va s'appeler Lucrèce
-pour décider que tout est dans l'homme. Cet opiniâtre éclaireur dans
-la nuit du doute traduit en vers ce qu'il a déjà dit en prose quand il
-s'appelait Épicure. Mais s'amusera-t-il longtemps à cette nuit sans
-aurore, à cette orgie sans dieu, à cette fête sans lendemain? Comme il
-s'est attristé! comme cette lumière nouvelle éclaire la désolation des
-désolations! Plus tard, il aura beau masquer ses larmes par le beau
-rire de Rabelais, il sera plus désolé encore quand il écrira _Candide_
-et aboutira à cette dernière moralité: Qu'il faut cultiver son jardin.
-
-Un grand cri traverse le monde: Un Dieu nous est né,--_Ecce homo_--qui
-va être le trait d'union du ciel à la terre. Mais Voltaire ne croit
-pas que Dieu daigne se montrer aux hommes sur la terre. Toutefois, il
-écoute Jésus prêcher, et il s'indigne contre le peuple juif qui demande
-la mort du Nazaréen. Il a lu dans les saintes Écritures: «Si quelqu'un
-se mêle de prophétiser, son père et sa mère lui donneront la mort au
-nom du Seigneur.» Mais il ne croit pas tous les jours aux saintes
-Écritures, et il ne veut pas la mort du prêcheur.
-
-Il a horreur du sang, il a horreur des révoltes armées; il aime mieux
-se métamorphoser en fils d'affranchi, s'appeler Horace, vivre à la
-table d'Auguste, et verser sa poésie dans la coupe des Césars.
-
-Dirai-je toutes ces métempsycoses? N'est-ce pas lui qui écrit là-bas
-_l'Ane d'or_ par la main d'Apulée? N'est-ce pas lui qui rit du beau
-rire attique avec les dieux de Lucien et qui répand sa flamme vive
-dans le _Satyricon_ de Pétrone? Il traverse la vie de Marc-Aurèle et
-l'Église disparate d'Alexandre-Sévère. Il décide avec Julien l'Apostat
-que Paris sera la Rome de l'Antéchrist. Je le retrouve partout, même au
-désert, où il tente saint Antoine avec cet aiguillon mortel qui entra
-si avant au cœur de saint Jérôme et qui allait déchirer Jésus lui-même
-à cette heure de défaillance où il demanda à son père: _Pourquoi
-m'as-tu abandonné?_
-
-Il doute avec saint Thomas, il discute avec les docteurs, il prend
-toutes les figures, même celle de Satan. Il monte dans la chaire avec
-Abailard et fait succéder le règne de la conscience à la servitude de
-la tradition. S'il est vaincu par Grégoire VII, il soufflette Boniface
-VIII. Il décentralise son action; il organise les communes. Il est
-battu dans les croisades, mais il a ses revanches. Il fomente le grand
-schisme d'Occident; il ouvre Constantinople aux Turcs; et, pour se
-distraire des grandes entreprises, il sculpte aux portails des églises
-toute cette famille d'anges déchus qui raillent les chrétiens dans leur
-maison.
-
-Roger Bacon, qui pile dans sa cellule le soufre et le salpêtre, servira
-les haines religieuses qui donnent la fièvre à Voltaire; mais Gutenberg
-va donner des armes à la raison. L'Évangile de Voltaire va courir sur
-le monde comme si des millions d'oiseaux l'emportaient sur leurs ailes:
-l'imprimerie éteindra la poudre. _Ceci tuera cela._
-
-Voltaire ne se contente pas d'imprimer; il peint. Il enseigne sa
-philosophie à Léonard de Vinci, qui veut que la beauté humaine soit la
-beauté divine; qui remplace par les voluptés du coloris la pâleur des
-vierges mystiques. Le voyez-vous dans l'atelier de Raphaël, qui prend
-une courtisane pour en faire une vierge, disant que l'art crée des
-dieux? La Fornarina va peupler le Vatican.
-
-L'aurore du seizième siècle répand sur le monde une clarté plus vive.
-L'humanité, elle aussi, a mis au monde un fils qui va délivrer sa
-mère: c'est le Messie du libre examen, c'est le dictateur du droit. Ce
-fils se nomme Voltaire. Je me trompe; ce jour-là il se nomme Luther.
-L'hérétique est mis au ban de l'Empire. Il se cache au château de
-Wartzbourg, qu'il appelle son Pathmos, comme plus tard il se réfugiera
-au château de Fernex. De Wartzbourg comme de Fernex, il secouera ses
-mains pleines de révoltes. Il déconcertera plus que jamais le pouvoir
-spirituel et le pouvoir temporel; il violera la porte des cloîtres et
-dira que rien n'est plus sacré que la famille humaine. Il prouvera au
-pape et à l'empereur qu'ils n'existent pas; il renversera la royauté
-des sots; il fondera celle de l'esprit et de la joie, ou plutôt il n'y
-aura plus qu'une royauté: celle du roi Tout-le-Monde--_Herr omnes._
-
-L'âme de Voltaire pénètre de plus en plus dans toutes les âmes; les
-échafauds et les bûchers n'ont rien pu sur elle. Elle court du nord au
-midi, de l'aurore au couchant: de Jean Huss à Savonarola, de Jérôme
-de Prague à Galilée. Elle raille avec Rabelais, elle doute avec
-Montaigne, elle prend avec Érasme le masque de la folie pour qu'on
-apprenne à reconnaître la sagesse. Elle s'arme avec Coligny contre les
-législateurs de la torture; elle va s'asseoir sur le trône de Henri IV,
-je veux dire sur les genoux de Gabrielle, en confessant que _Paris vaut
-bien une messe_. Elle descend du trône jusqu'au cabaret, pour rire,
-avec les Théophile et les Desbarreaux, de la foudre et de la Trinité.
-Mais elle empêche Spinoza de ne pas croire à Dieu pour ne pas ravaler
-l'homme jusqu'à l'athéisme. Elle affirme avec Descartes le moi humain,
-qu'elle glorifie avec Corneille. Elle va se recueillir à Port-Royal,
-où elle ose commenter le livre de la foi; elle traverse le cabinet de
-Fénelon pour lui montrer par la fenêtre les perspectives de l'avenir.
-
-Mais elle a beau faire, le dix-septième siècle n'est pas son siècle.
-
-Voltaire a franchi plus d'une fois le seuil de madame de la Sablière,
-quand La Fontaine cherchait la moralité de sa fable--j'ai failli dire
-de ses contes. On l'a rencontré souvent chez Ninon, sa commère, quand
-elle débitait ses impertinences philosophiques. Mais Bossuet, éloquent
-comme le tonnerre et comme l'Évangile, Bossuet qui a osé dire à Louis
-XIV: «l'État, ce n'est pas vous, c'est l'Église,» dit alors à l'esprit
-de Voltaire: «C'est moi qui suis l'esprit de Dieu: tu n'iras pas plus
-loin!»
-
-Cependant Voltaire n'est jamais vaincu.
-
-Ce valet de chambre qui s'assied à la table de Louis XIV, n'est-ce pas
-Voltaire qui, sous Louis XV, se fera gentilhomme de la chambre? Oui,
-Poquelin, c'est déjà Arouet. C'est la même comédie, à la cour sinon au
-théâtre. Molière s'est fait courtisan de Louis XIV, pour dire la vérité
-à tout le monde, même à Louis XIV, comme Voltaire se fera courtisan de
-Louis XV. _Tartufe_ est une _tragédie_ de Voltaire.
-
-Voltaire ne s'attache ni à un trône ni à un pays. Bossuet a dit: «Tous
-les hommes sont nés d'un seul mariage, afin d'être à jamais, quelque
-dispersés et multipliés qu'ils soient, une seule et même famille.»
-Voltaire s'est reconnu partout dans sa famille. Sa patrie, c'est
-l'humanité.
-
-Ne le reconnaissez-vous pas dans le ciel de Newton, qui s'écrie une
-fois de plus: _Fiat lux!_
-
-Mais avant son avénement comme après son règne, où ne retrouve-t-on
-pas ce roi, dont la légitimité se prouve d'un seul mot: «Quel est le
-souverain que vous craignez le plus en Europe? demandait-on à Frédéric
-le Grand.--Le roi Voltaire,» répondit-il.
-
-
-
-
-II.
-
-LA JEUNESSE DE VOLTAIRE.
-
-
-I.
-
-Voltaire sortit de la Bastille pour monter sur le trône de Louis XIV.
-Il avait vingt et un ans[1]. C'était la majorité de l'esprit humain.
-
-Si Michel Ange était là et qu'on lui dît d'élever un monument à la
-gloire du dix-huitième siècle, il commencerait par sculpter en plein
-marbre et à grands traits deux figures olympiennes qui lui serviraient
-de cariatides, Louis XIV et Bonaparte.--Je dis Bonaparte, parce que
-Napoléon tout entier appartient au dix-neuvième siècle.--En effet,
-cette époque toute vivante est entre ces deux hommes. Le grand
-architecte tournerait la figure de Louis XIV vers le passé, soleil
-couchant, et la figure de Bonaparte vers l'avenir, soleil levant. Le
-grand roi résume toute la gloire de la France entière, dont il est le
-plus éclatant symbole. Bonaparte porte l'idée de l'avenir: le peuple
-fait roi, c'est Napoléon.
-
-Fénelon poserait la première pierre du monument de la raison, Mirabeau
-planterait le drapeau sur le fronton, Voltaire monterait sur le
-piédestal du chœur; car, entre Louis XIV et Bonaparte, entre Fénelon
-et Mirabeau, il y a le roi Voltaire. Des bas-reliefs gigantesques
-raconteraient dans leurs versets de marbre la grande épopée de la
-révolution, cette iliade qui a eu son Lamartine. On saluerait deux
-statues au portail: Jean-Jacques armé du _Contrat social_, Diderot armé
-de l'_Encyclopédie_.
-
-Une fresque légère peinte par van der Meulen représenterait la bataille
-de Fontenoy. Une fresque tumultueuse, palpitante, effroyable, peinte
-par Michel Ange, raconterait toutes les grandeurs et tous les crimes de
-la révolution, ce tome soixante et onze des Œuvres de Voltaire.
-
-Des peintures plus légères montreraient la cour de Versailles tour à
-tour inclinée devant la veuve de Scarron ou devant madame de Pompadour.
-Ici, on verrait les fêtes romaines du Palais-Royal conduites par le
-régent ivre; là, les fêtes arcadiennes de Trianon poétisées par la
-reine Marie-Antoinette. Elle aussi, elle croyait vivre dans l'Arcadie!
-C'était l'Arcadie à deux pas de la guillotine.
-
-Si j'ai osé évoquer l'ombre de Michel Ange, c'est que le dix-huitième
-siècle fut un grand siècle, le siècle français par excellence; c'est
-que pour peindre ces grandes figures et ces grandes actions, j'ai pensé
-à ce fier et vaillant pinceau, honneur éternel de la chapelle Sixtine;
-c'est que, dans cette histoire d'un âge éloquent qui a enfanté le monde
-nouveau, il y a plus d'une page qui sera lue à haute voix à l'heure du
-jugement dernier.
-
-Je saluerai en passant Louis XIV, prédécesseur de Voltaire.
-
-Au nom de Louis XIV se rattachent désormais les gloires et les
-désastres, les magnificences et les misères, les grandeurs et les
-décadences d'un règne qui s'étend sur deux siècles. Richelieu avait
-ébranlé la noblesse avec la hache: Louis XIV fit mieux; il eut le
-secret de la ruiner en l'avilissant. Les grands seigneurs devinrent les
-premiers serviteurs de sa maison. Au sein d'une domesticité dont la
-pompe des titres dissimulait plus ou moins l'humiliation, s'éteignirent
-les dernières étincelles de la Fronde; ces rois féodaux, naguère si
-fiers et si jaloux de leur indépendance, n'avaient plus désormais
-qu'une passion, mais absolue: plaire au maître.
-
-S'il asservissait les consciences, s'il comprimait la liberté de
-penser, Louis XIV élevait du moins à l'idée fixe de son règne des
-monuments qui défient la postérité de lui refuser le nom de grand. A
-la gloire militaire il bâtissait l'hôtel des Invalides. Ce dôme qui
-a la forme du monde et que la main de la victoire a doré, ces cours
-peuplées de héros sans gloire, ces avenues plantées d'arbres, ces
-salles immenses où se déploie un sentiment d'humanité, cette belle
-grille et ces fossés armés de canons, cette façade grandiose où Jules
-Hardouin Mansard a écrit l'histoire architecturale du temps, tout
-cela annonce une conception vraiment digne d'un monarque politique et
-guerrier. A la défense nationale, à la puissance maritime de la France
-telle que l'avaient créée nos hardis corsaires Duguay-Trouin et Jean
-Bart, Louis XIV érige un monument d'un autre genre: Dunkerque. Au
-commerce, que le génie de Colbert avait tiré des ténèbres de l'enfance,
-il consacre le canal du Midi, trait d'union magnifique entre l'Océan et
-la Méditerranée. Enfin à lui-même, c'est-à-dire à la monarchie absolue,
-il élève un temple: Versailles. On a dit que les Français n'avaient
-pas de poëme épique, mais Louis XIV en a écrit un qui lui a survécu
-et qui survivra à sa race: Versailles, poëme de pierre et de marbre
-où chantent les arbres et les eaux, songe d'or du passé, panthéon
-merveilleux où revit tout ce qui fut la France. Le peuple de 1793 l'a
-si bien compris, qu'il n'a pas mutilé les chefs-d'œuvre de Versailles.
-Comme Fabius à Tarente, comme Scipion à Carthage, il a laissé les dieux
-debout[2].
-
-Comme poëte épique, Louis XIV est resté plus grand que Voltaire. Et
-pourtant, dans la _Henriade_, Voltaire avait pour lui Henri IV, ce
-grand roi, tandis que Louis XIV dans Versailles n'était que le roi d'un
-grand règne.
-
-Louis XIV avait parachevé la royauté de Charlemagne, de saint Louis, de
-Louis XI et de Henri IV: il devait la perdre. Elle lui survécut, mais
-comme le jour survit au coucher du soleil. Sa grande figure couronne
-magnifiquement le dix-septième siècle. Après Louis XIV commence le
-monde nouveau. Les grands rois historiques sont ceux qui terminent un
-ordre de choses, comme les grandes montagnes célèbres sont celles qui
-servent de limites aux États.
-
-A certains jours pourtant, Louis XIV regarde vers l'avenir. Changez le
-principe, et la France de la révolution apparaît en germe dans l'œuvre
-du grand roi. La centralisation, les armées permanentes, l'unité du
-territoire, s'annoncent dans cette grande machine du despotisme qui
-fonctionna sous la main d'un seul homme. A cette parole de maître:
-«L'État, c'est moi!» la révolution devait répondre: «L'État, c'est tout
-le monde.»
-
-Louis XIV a placé la royauté sur les hauteurs du despotisme, dont la
-France devait la précipiter un demi-siècle plus tard. Les hommes du
-commencement du dix-huitième siècle n'ont pas vu cela, quand ils ont
-maudit la pensée de son règne. Pour nous, qui voyons de plus loin,
-Louis XIV n'est pas un obstacle, c'est le roi d'un passé qui s'en va et
-qu'il devait entraîner dans sa tombe; car le moment était venu où les
-peuples allaient se partager les dépouilles de la royauté. Louis XIV
-eut cette double fortune d'outrer la grandeur du souverain pouvoir et
-d'en exagérer le néant.
-
-La fin du règne de Louis XIV a toute la grandeur épique, mais aussi
-toute la majestueuse tristesse du soleil couchant. C'est le soir d'un
-jour éclatant qui annonce l'orage pour le lendemain. Dans ce ciel
-doré par le rayonnement de la gloire, le vieux roi disparaissait
-lentement à l'horizon, seul, taciturne et pensif. Avec lui s'éteignait
-la lumière d'un siècle; avec lui la monarchie s'ensevelissait dans
-l'ombre. L'océan politique était calme à la surface; mais deux points
-noirs s'étaient déjà formés dans un coin du ciel. Pour les penseurs,
-ces augures de l'histoire, il y avait là deux nuages qui renfermaient
-la foudre et la tempête: la philosophie du dix-huitième siècle et la
-révolution française. Ne reconnaissez-vous pas la figure de Voltaire
-dans leurs silhouettes fantastiques?
-
-Le roi est mort, vive le roi! Mais où est le roi?
-
-Je l'ai dit: le roi est à la Bastille. Il s'appelle François-Marie
-Arouet. Tout à l'heure il sera reconnu sous le nom de Voltaire. C'est
-l'esprit humain qui va lui donner sa couronne.
-
-
-II.
-
-Dès son point de départ dans la vie, Voltaire est l'homme universel;
-c'est l'homme nature, c'est l'homme raison, c'est l'homme poésie, c'est
-l'homme humanité. Il est armé de l'esprit français, mais il parlera à
-toutes les nations. Pour lui, il n'y a plus de Pyrénées, le Rhin n'a
-pas deux rives ennemies, les Alpes ne sont plus des barrières, l'Océan
-ne divise pas le monde. Pour prêcher la vérité, il se fera tour à tour
-poëte, conteur, historien, philosophe, savant même, il acceptera une
-charge de gentilhomme du roi, lui qui n'aime pas le roi; une place à
-l'Académie, lui qui n'aime pas l'Académie; une clef de chambellan, lui
-qui n'aime pas la cour,--quand ce n'est pas la cour de Voltaire,--pour
-pouvoir parler plus haut. Voltaire-Érasme n'avait-il pas déjà fait
-l'éloge de la sagesse, sous prétexte de faire l'éloge de la folie?
-
-Voltaire a toujours vécu sur un volcan: à Paris, à Londres, à Berlin;
-au château des Délices comme au château de Cirey, il eut un pied dans
-le paradis, mais l'autre dans l'enfer. Il avait à peine posé sa tente
-qu'une lave incendiaire le chassait plus loin. Le volcan, c'était
-lui-même. Il a dit que le bonheur était quelque part, à la condition
-qu'on n'allât jamais le trouver. Il a couru pendant toute sa jeunesse
-sans pouvoir une seule fois jeter l'ancre sur les rivages aimés du
-ciel. C'est qu'il avait un cœur insatiable; c'est qu'il lui fallait
-tout à la fois la fortune, l'amour et la renommée. On a dit qu'il était
-né peuple; on s'est trompé: il était né prince. Il voulait bien que sa
-muse allât toute nue, mais il voulait que son amour habitât un palais,
-et que sa fortune fût celle d'un roi.
-
-Ce fut le despote du dix-huitième siècle. Il s'imposa dès la Régence
-et ne disparut qu'aux premières rumeurs de la Révolution. Et encore
-ne fut-il pas tout palpitant jusqu'au jour de Bonaparte? Durant les
-soixante-dix années qu'il tint la plume, ne le voit-on pas à tous les
-horizons? Je le rencontre à chaque pas, dans l'histoire de ce siècle
-étrange, au théâtre, à l'Académie, à Sans-Souci où il est sacré par son
-frère Frédéric II, à Versailles où il tente par madame de Pompadour
-d'être un roi de France de la main gauche, à Fernex où il est le roi du
-monde. Et où il n'est pas, son esprit est toujours. Demandez à Le Franc
-de Pompignan, à Fréron, à d'Alembert, à toutes ses victimes, à tous ses
-critiques, à tous ses enthousiastes. Demandez à l'_Encyclopédie_ qui
-forgeait sur son enclume les pensées de Voltaire; demandez aux journaux
-du temps: ne donnent-ils pas plus de nouvelles de Fernex où régnait
-Voltaire, que de Versailles où Louis XV, un fantôme de roi, oubliait la
-France?
-
-Voltaire a joué grand jeu et beau jeu au jeu de la vie. Dès qu'il
-échappe au collége, on le voit élever un autel au dieu Hasard. Il joue
-au pharaon, il joue au biribi. Bientôt, Law au petit pied, il ouvre
-une banque, rue de Longpont, pour jouer sur les grains[3]. Il joue sur
-les vivres avec Pâris de Montmartel. Ce n'est pas assez, il prend à
-pleines mains des billets de la loterie du contrôleur général; il gagne
-le beau lot. Croyez-vous qu'il va imiter le sage d'Horace, acheter une
-maison, y mettre des meubles, des tableaux, des livres et une femme, en
-s'écriant: Et moi aussi j'ai bâti mon château périssable! Non; Voltaire
-veut bâtir l'impossible. Il a joué sur tout: le voilà qui joue sur ses
-œuvres. Il les imprime lui-même, à Paris, à Amsterdam, à Londres. A
-Londres, il publie une édition de la _Henriade_ qui eût enrichi Homère.
-O le beau temps pour les poëmes épiques! Il faut dire que l'édition de
-Paris ne se vendit pas et lui coûta presque tout l'argent de l'édition
-de Londres. Mais Voltaire est bien en peine! Il va créer comme par
-magie des œuvres de toutes sortes, depuis l'auguste tragédie jusqu'aux
-contes libertins, depuis les pages philosophiques jusqu'aux pages
-romanesques,--et quelles seront les pages les plus philosophiques?--il
-fera argent de tout. Sa boutique est ouverte à tous les coins du globe.
-Édition par-ci, édition par-là. C'est l'histoire des eaux-fortes de
-Rembrandt; chaque volume a vingt tirages avec des retouches. Lira bien
-qui lira l'édition complète. Et comme il a l'art de soulever l'orage et
-de faire gronder le tonnerre sur tous les enfants de son génie! Il se
-moque de tout, à commencer par Dieu, à finir par lui-même, sans oublier
-son lecteur, qui payera les vitres cassées. Mais peut-on payer assez
-cher tout cet esprit et toute cette raison?
-
-Avec cet argent du jeu, Voltaire jouera encore, Voltaire jouera
-toujours; mais il n'oubliera pas de faire des rentes à ses flatteurs.
-Il prêtera même de l'argent, mais au denier dix. Le jeu, toujours le
-jeu. Et puis il choisira son monde, afin de dire aux plus grands noms:
-«J'ai plus d'esprit que vous, mais j'ai plus d'argent que vous.» Il
-prête à Villars, il prête à d'Ostaing, il prête à Guise, il prête à
-Guesbriant, il prête à Brezé, il prête à Bouillon. J'allais oublier le
-duc de Wurtemberg; j'allais oublier Richelieu, qui fut son héros et son
-débiteur.
-
-Mais je veux dire cette histoire mot à mot, non pas comme il la dirait
-lui-même, mais d'après lui-même, en essayant de le retrouver là où il
-s'est démasqué: dans ses lettres, ces autres confessions[4].
-
-Je n'ai pas le secret de laisser mon cœur à la porte quand mon esprit
-entre dans l'histoire. D'après les sculptures antiques, l'histoire
-était une figure impassible, qui aurait eu honte de ses enthousiasmes
-et de ses larmes. C'était la Minerve de Sicyone. Je ne suis pas de
-marbre: je subis les passions que je peins.
-
-Écrire l'histoire du roi Voltaire, c'est écrire l'histoire du triomphe
-de l'esprit humain, à ce point suprême où finit le monde ancien, et où
-commence le monde nouveau. C'est écrire notre histoire à nous tous qui
-sommes du dix-neuvième siècle, car les grands hommes d'il y a cent ans
-sont nos contemporains[5].
-
-Je ne dirai pas comme le grand orateur: «Écoutez un homme qui va
-vous instruire de ce qu'il n'a jamais appris.» Je sais l'histoire de
-Voltaire comme celle du dix-huitième siècle, dont il est le roi, parce
-que je ne l'ai pas apprise pour l'écrire. Si je l'écris aujourd'hui,
-c'est pour dire la vérité sur une époque travestie par les faiseurs
-de Mémoires qui jugeaient les événements de trop près, et par les
-historiens de bibliothèque qui jugent les événements de trop loin.
-Entre ces deux points de vue, il y a la lumière.
-
-La renommée ne permet guère aux peintres de nous donner le portrait
-des poëtes avant que les ravages du temps aient passé sur leur figure.
-La peinture nous représente Homère vieux, aveugle et mendiant; depuis
-Homère jusqu'à Milton, parmi les têtes épiques, en voyons-nous une
-seule dans la saveur de la jeunesse et dans la grâce de l'amour? Tous
-les poëtes nous apparaissent couronnés de lauriers et de cyprès. Les
-cheveux blancs sont vénérables, mais les cheveux blonds sont plus
-doux au cœur; la vieillesse est noble et grave, mais la jeunesse est
-si belle en ses folies! Comme a dit un moraliste contemporain, on
-ne connaît bien un homme d'autrefois que quand on possède au moins
-deux portraits. En pensant à Voltaire, la première image qui s'anime
-en notre mémoire est celle d'un poëte de quatre-vingts ans, affublé
-d'une perruque, armé d'un sourire diabolique et d'un regard flamboyant
-encore. C'est que le Voltaire des peintres et des sculpteurs était
-_le vieillard cacochyme chargé de quatre-vingts hivers_. Voltaire à
-vingt ans vaut-il donc moins que Voltaire à quatre-vingts? il n'est
-pas couvert de gloire, mais il a déjà le génie! Pour moi, mon plaisir
-a été bien vif quand, la première fois, j'ai découvert un portrait
-de Voltaire à vingt ans. Quelle grâce déjà savante! Quel esprit déjà
-moqueur! Ce front renferme un monde, mais cette bouche, avant de
-parler, a encore tant de baisers pour les Pimpettes! Que ces cheveux de
-l'insouciant amoureux de mademoiselle de Livry sont plus doux à voir
-que ce front qui sera tout à l'heure dépouillé par le génie!
-
-Ne trouvez pas mauvais que j'essaye à mon tour de peindre Voltaire
-dans sa jeunesse, toujours orageuse, souvent romanesque. Ne criez pas
-au roman, c'est le roman de la vérité. Ceux qui connaissent le mieux
-leur Voltaire ne le connaissent pas jeune. Pour toute notre génération,
-Voltaire n'est que le patriarche de Fernex, jetant à pleines mains les
-colères de la raison en révolte.
-
-
-III.
-
-Voltaire vint au monde mourant, comme Fontenelle, qui vécut cent ans.
-Pour lui, s'il ne vécut que quatre-vingt-quatre ans, c'est qu'il fut
-tué par le génie, le café et le Dictionnaire de l'Académie.
-
-Les commentateurs, ces glaneurs de l'histoire qui ramassent l'ivraie
-comme l'épi, ont découvert que Marie-François Arouet était né d'un
-notaire et d'une bourgeoise, le 20 février 1694, à Paris ou à Châtenay;
-ils ne savent pas bien où, parce qu'ils ont longtemps disputé
-là-dessus[6].
-
-Voltaire ne le savait pas mieux qu'eux; je ne le sais pas mieux que
-Voltaire. Qu'importe! je ne connais pas Arouet, je ne connais que
-Voltaire.
-
-Ils ne se doutaient pas, ce notaire et cette bourgeoise, qui mettaient
-au monde Voltaire dans le pacifique horizon de la rue des Marmousets,
-qu'ils enfantaient l'orage et la tempête. M. Arouet fut longtemps sans
-vouloir que son fils fût poëte: comment ne lui défendit-il pas d'être
-philosophe?
-
-On l'ondoya au printemps; ce ne fut qu'en automne qu'il put être
-baptisé. Il eut pour parrain un abbé sans foi, l'abbé de Châteauneuf,
-ami de sa mère et amant de Ninon de Lenclos; aussi a-t-on dit que le
-diable vint visiter souvent Voltaire au berceau.
-
-L'abbé de Châteauneuf, prenant au sérieux son titre de parrain, voulut
-diriger la jeune intelligence de son filleul; il lui apprit à lire dans
-les contes de La Fontaine. Ninon lui demandant un jour des nouvelles de
-l'enfant: «Ma chère amie, lui dit-il, mon filleul a un double baptême,
-mais il n'y paraît guère; à peine âgé de trois ans, il sait toute la
-_Moïsiade_ par cœur; au lieu d'apprendre les fables de La Fontaine,
-il apprend les contes du bonhomme.» Ainsi Voltaire, grâce à celui qui
-avait répondu de sa croyance devant l'Église, apprenait à lire dans ce
-poëme impie et dans ce Décaméron gaulois. Ninon voulut que cet enfant,
-qui promettait tant, lui fût présenté. Elle baisa ses blonds cheveux
-de ses lèvres fanées et profanées; elle lui prédit qu'il serait l'ange
-rebelle du dix-huitième siècle.
-
-Ninon de Lenclos, qui, selon les vers d'un de ses amants, avait l'âme
-formée _de la volupté d'Épicure et de la vertu de Caton_, ne donna pas
-de leçons de volupté et de vertu à Voltaire, mais elle lui donna de
-quoi acheter des livres par son testament. Elle avait deviné Voltaire
-dans Arouet; elle voulait rattacher son nom à cette renommée promise[7].
-
-
-IV.
-
-Au collége, Voltaire ne jouait pas[8]. Pendant la récréation, il tenait
-tête aux PP. Tournemine et Porée. Selon celui-ci: «Il pesait dans ses
-petites balances les grands intérêts de l'Europe.» C'était déjà un
-philosophe armé à la légère; que dis-je? c'était déjà un poëte. Une
-épigramme, traduite de l'_Anthologie_, date de ses premières années
-d'études. Il n'avait que douze ans quand il écrivit ses premiers
-vers, une épître à Monseigneur, fils de Louis XIV, pour un soldat
-des Invalides. Il n'y a pas là de quoi crier miracle; il faut même
-constater qu'il n'y a rien de l'enfant sublime chez Voltaire, il n'y a
-que de l'enfant prodigue[9].
-
-Cependant il émerveillait tout le monde; son professeur du matin, le
-P. Le Jay, comme son professeur du soir, le P. Porée, son confesseur,
-le P. Palu, ses camarades, même les plus anciens. Il n'étudiait pas,
-il savait tout. Il devinait un livre plutôt qu'il ne le lisait.
-Né railleur, il ne croyait qu'à demi à l'histoire religieuse et à
-l'histoire profane. Il n'aimait pas à s'égarer dans la forêt ténébreuse
-des philosophies perdues. Comme Descartes, son maître, il supprimait
-d'un seul mot la sagesse des sept sages de la Grèce et le symbole des
-douze apôtres. «Malheureux! lui dit un jour le P. Le Jay en le secouant
-par le bras, tu seras un jour l'étendard du déisme en France!»
-
-En attendant que cette prédiction s'accomplît, Voltaire remporta tous
-les prix à sa rhétorique. Jean-Baptiste Rousseau, qui assistait à la
-distribution, voulut embrasser ce jeune triomphateur, qui fut bientôt
-son disciple et son maître en poésie.
-
-Voltaire sortit du collége et retourna rue des Marmousets. Il avait
-toujours eu les aspirations d'un grand seigneur; que dis-je? d'un
-roi. Or, que faire rue des Marmousets, en face d'un père né paysan,
-qui s'affublait dans toutes les vanités un peu ridicules alors de la
-magistrature sans noblesse? Le père Arouet voulait que son fils revêtît
-la robe et se coiffât de la toque; mais Voltaire lui disait qu'il
-n'était pas né homme de plume pour écrire dans le mauvais style du
-palais. Il s'acoquina à quelques coureurs d'aventures, les chevaliers
-à la mode de ce temps-là. Ils le conduisirent à l'Opéra, à la
-Comédie-Française, mais surtout chez les courtisanes du beau style ou
-chez les marquises déchues.
-
-Avant de prêter de l'argent aux grands seigneurs, Voltaire en avait
-plus d'une fois emprunté vers ce temps-là, mais à d'autres conditions,
-ainsi qu'on le verra dans cette histoire, qu'il conte si bien lui-même:
-«Je me souviens qu'étant un jour dans la nécessité d'emprunter de
-l'argent d'un usurier, je trouvai deux crucifix sur sa table. Je lui
-demandai si c'étaient des gages de ses débiteurs; il me répondit
-que non, mais qu'il ne faisait jamais de marché qu'en présence du
-crucifix. Je lui repartis qu'en ce cas un seul suffisait et que je lui
-conseillais de le placer entre les deux larrons. Il me traita d'impie
-et me déclara qu'il ne me prêterait point d'argent. Je pris congé de
-lui; il courut après moi sur l'escalier et me dit, en faisant le signe
-de la croix, que, si je pouvais l'assurer que je n'avais point eu de
-mauvaises intentions en lui parlant, il pourrait conclure mon affaire
-en conscience. Je lui répondis que je n'avais eu que de très-bonnes
-intentions. Il se résolut donc à me prêter sur gages, à dix pour cent
-pour six mois, retint les intérêts par devers lui, et, au bout des six
-mois, il disparut avec mes gages, qui valaient quatre ou cinq fois
-l'argent qu'il m'avait prêté.»
-
-La cour se faisait vieille et dévote comme le roi. Madame de Maintenon
-voulait enchaîner la France dans ses rosaires de buis; tous les
-courtisans, tous les dignitaires, tous les esclaves blasonnés se
-couvraient la face du masque de Tartufe. Le dix-huitième siècle est
-sorti de là. Des princes, des grands seigneurs, des prêtres et des
-poëtes protestaient, par d'élégantes orgies, contre les grandes mines
-austères de la cour. Comme ils étaient débauchés avec délicatesse,
-frondeurs avec esprit, irréligieux avec gaieté, blasphémateurs avec
-grâce; comme ils avaient à leur tête des philosophes tels que le prince
-de Conti, le duc de Vendôme, le marquis de La Fare, le duc de Sully,
-l'abbé de Chaulieu, il fut du bel air d'être admis dans leur cercle.
-L'abbé de Châteauneuf, qui voulait faire de son filleul un honnête
-homme, ne manqua point de l'y produire. Voltaire délaissa un peu
-les princesses de comédie et les Aspasies de contrebande pour cette
-académie de gaie science. Jusque-là peut-être n'était-il irréligieux
-qu'à demi, car, malgré les leçons de son parrain, il avait malgré lui
-respiré chez les jésuites un bon parfum de candeur chrétienne; mais une
-fois dans cette école de gaieté silencieuse et de volupté sans frein,
-pouvait-il vivre avec cette virginité du cœur qui préserve la jeunesse
-jusqu'au jour de la raison?
-
-Arouet fut admis comme un poëte dans cette brillante compagnie, mais il
-y prit les allures d'un grand seigneur. Que lui manquait-il pour cela?
-Il avait de l'esprit, de la figure, quelquefois de l'argent; il ne lui
-manquait qu'un nom: il prit bientôt le nom de Voltaire. Il osa être
-familier avec tout le monde, comptant déjà sur l'esprit, qui est l'âme
-de la familiarité. Ainsi, dès son début dans le cercle des voluptueux,
-il dit au prince de Conti, qui lui avait lu des vers: «Monseigneur,
-vous serez un grand poëte; il faut que je vous fasse donner une pension
-par le roi.»
-
-
-V.
-
-Au milieu des dissipations mondaines, il ne perdait pas de vue
-l'horizon poétique. Il ébauchait la tragédie d'_Œdipe_ et rimait
-une ode pour concourir devant l'Académie française. Au dix-huitième
-siècle, la tragédie et la pièce de concours étaient, pour ainsi dire,
-l'antichambre de la poésie; il fallait passer par là. Voltaire, comme
-plus tard Hugo, n'obtint pas le prix de l'Académie. Le sujet du
-concours était le _Vœu de Louis XIII_. Un sujet religieux et par-devant
-l'Académie! voilà pour Voltaire de quoi surprendre tout le monde
-aujourd'hui. Celui qui gagna le prix ce fut Coustou, qui écrivit une
-ode en marbre d'un divin sentiment; celui qui obtint le prix ce fut
-l'abbé du Jarry, dont les vers n'étaient pas de la poésie. En lisant
-les strophes de Voltaire, on ne s'étonne pas de ses rancunes contre
-l'Académie.
-
- Heureux le roi que la couronne
- N'éblouit point de sa splendeur,
- Qui, fidèle au Dieu qui la donne,
- Ose être humble dans sa grandeur;
- Qui donnant aux rois des exemples,
- Au Seigneur élève des temples,
- Des asiles aux malheureux;
- Dont la clairvoyante justice
- Démêle et confond l'artifice
- De l'hypocrite ténébreux!
-
-C'est déjà Voltaire.
-
- Assise avec lui sur le trône,
- La Sagesse est son ferme appui;
- Si la fortune l'abandonne,
- Le Seigneur est toujours à lui:
- Ses vertus seront couronnées
- D'une longue suite d'années,
- Trop courte encore à nos souhaits;
- Et l'abondance dans ses villes
- Fera germer ses dons fertiles
- Cueillis par les mains de la Paix.
-
-C'est encore Jean-Baptiste Rousseau.
-
-Jusque-là, Voltaire n'avait écrit que trois odes, trois contes et trois
-épîtres; mais c'était déjà le vrai Voltaire. Sa Muse n'a jamais eu
-les bégaiements de l'enfance ni les timidités de la vierge. Ses odes
-manquent déjà du sacré enthousiasme, mais, en revanche, ses contes sont
-libertins dans les deux sens du mot, comme s'il les eût écrits aux
-soupers du Temple et aux soupers de Sans-Souci. Dans ses épîtres, c'est
-du premier coup l'esprit fait homme ou l'homme fait esprit[10].
-
-Cependant son père le crut perdu en apprenant qu'il faisait des vers et
-voyait bonne compagnie. Le pauvre homme était en même temps désolé par
-le jansénisme opiniâtre de son fils aîné. Le frère de Voltaire avait un
-si beau zèle pour le martyre, qu'il disait un jour à un de ses amis qui
-ne voulait pas s'exposer à la persécution: «Si vous ne voulez pas être
-brûlé vif, n'en dégoûtez pas les autres.» Le père disait: «J'ai pour
-fils deux fous, l'un en vers, l'autre en prose.» Il exila le fou en
-vers à La Haye, à l'ambassade française. L'ambassadeur, le marquis de
-Châteauneuf, ne se montra pas si facile à vivre que son cadet, l'abbé
-de Châteauneuf. Il tenta de ramener Voltaire à la prose, mais le jeune
-poëte ne se laissa pas dompter; non-seulement il fit des vers, mais,
-ce qui est aggravant, il fit des vers amoureux. «Je n'espère plus rien
-de votre fils, écrivait l'ambassadeur à l'ancien notaire; le voilà
-fou deux fois: amoureux et poëte.» Mais je conterai plus loin cette
-première équipée galante de Voltaire.
-
-L'ambassadeur détacha au plus vite Voltaire de l'ambassade, ne
-répondant pas de la paix européenne avec un tel page.
-
-
-VI.
-
-L'amoureux revint à Paris. Il fallait désarmer son père, outré comme
-un père de roman. Soit pour l'apaiser, soit de bonne foi, il lui fit
-dire que, voulant partir pour l'Amérique, il demandait pour toute
-grâce qu'il lui fût permis d'embrasser les genoux paternels, M. Arouet
-pardonna avec attendrissement: «Mais vous suivrez le chemin qu'ont
-suivi vos ancêtres; de ce pas, vous allez prendre place chez Me Alain.»
-C'était un procureur de la rue Perdue. O familier des princes! où
-vas-tu? Voltaire se laissa installer dans cette boutique de mauvais
-style[11]. Il y trouva un ami, Thiriot, non pas un ami du jour et
-du lendemain, mais un ami de toute la vie. Le poëte, heureusement,
-ne s'étiola pas dans le grimoire du procureur. Il y laissa son nom
-d'Arouet et prit celui de Voltaire: «J'ai été si malheureux avec
-l'autre que je veux voir si celui-ci m'apportera du bonheur.» Il passa
-de là en compagnie de M. de Caumartin, autre ami de son père, au
-château de Saint-Ange, où il devait faire choix d'un état. Au château
-de Saint-Ange, il trouva un vieillard passionné pour Henri IV, qui lui
-inspira l'idée et les idées de la _Henriade_. Il revint donc à Paris
-plus poëte que jamais.
-
-Une mésaventure le poussa plus avant dans la poésie: on le conduisit un
-jour à la Bastille sans lui dire pourquoi. Or, que faire à la Bastille,
-si ce n'est des vers? Tout conspirait contre ce pauvre M. Arouet, qui
-voulait à toute force que l'esprit de son fils se tournât vers l'esprit
-des lois. Voltaire avait été mis à la Bastille pour une satire qui
-n'était pas de lui: _J'ai vu ces maux, et je n'ai pas vingt ans_[12].
-
-A la Bastille, il commença la _Henriade_, à la Bastille, il termina
-_Œdipe_. Le duc d'Orléans, qui aimait l'esprit coûte que coûte
-et même à ses dépens, lui rendit la liberté. Le marquis de Nocé,
-qui avait soupé avec Voltaire, l'amena au Palais-Royal pour le
-présenter au prince. En attendant son tour d'être introduit, Voltaire
-s'impatientait: un orage des plus bruyants vint à éclater; le poëte,
-levant les yeux au ciel, s'écria devant une foule de personnages:
-«Quand ce serait un régent qui gouvernerait là-haut, les choses
-n'iraient pas plus mal.» Le marquis de Nocé raconta le mot en
-présentant Voltaire: «Monseigneur, voici le jeune Arouet que vous venez
-de tirer de la Bastille et que vous allez y renvoyer.» Le marquis
-savait bien à qui il parlait. Le régent se mit à rire aux éclats et
-offrit une pension; sur quoi Voltaire lui dit: «Je remercie Votre
-Altesse Royale de ce qu'elle veut bien se charger de ma nourriture,
-mais je la prie de ne plus se charger de mon logement.»
-
-Ce fut la présidente de Bernières qui se chargea du logement de
-Voltaire, dans son hôtel du quai des Théatins. C'était bien porté dans
-le beau monde d'avoir chez soi son poëte et son abbé: madame de La
-Sablière avait enseigné cela.
-
-
-VII.
-
-Cependant Voltaire avait achevé une tragédie qui n'était pas jouée.
-Voici comment le poëte lui-même parle de sa pièce à son cher maître le
-P. Porée: «Tout jeune que j'étais quand je fis l'_Œdipe_, j'étais plein
-de la lecture des anciens et de vos leçons, et je connaissais fort peu
-le théâtre de Paris: je travaillais à peu près comme si j'avais été à
-Athènes. Je consultai M. Dacier, qui était du pays; il me conseilla
-de mettre un chœur dans toutes les scènes, à la manière des Grecs.
-C'était me conseiller de me promener dans Paris avec la robe de Platon.
-J'eus bien de la peine seulement à obtenir que les comédiens de Paris
-voulussent exécuter les chœurs qui paraissent trois ou quatre fois
-dans la pièce; j'en eus bien davantage à faire recevoir une tragédie
-presque sans amour. Les comédiennes se moquèrent de moi quand elles
-virent qu'il n'y avait point de rôle pour l'amoureuse. On trouva la
-scène de la double confidente entre Œdipe et Jocaste, tirée en partie
-de Sophocle, tout à fait insipide. En un mot, les acteurs, qui étaient
-en ce temps-là petits-maîtres et grands seigneurs, refusèrent de
-représenter l'ouvrage. Je crus qu'ils avaient raison. Je gâtai ma pièce
-pour leur plaire, en affadissant par des sentiments de tendresse un
-sujet qui le comportait si peu. Quand on vit un peu d'amour, on fut un
-peu moins mécontent de moi; mais on ne voulut point du tout de cette
-grande scène entre Jocaste et Œdipe: on se moqua de Sophocle et de son
-imitateur. Je tins bon; mais ce ne fut qu'à force de protections que
-j'obtins qu'on jouerait _Œdipe_[13].»
-
-Et pourtant la représentation d'_Œdipe_ fut un triomphe pour Voltaire
-et pour les comédiens. On le joua quarante-cinq fois dans sa nouveauté,
-à peu près comme si on jouait aujourd'hui une pièce pendant toute une
-année. Dufresne, jeune comme Voltaire, y trouva ses premiers bravos.
-Mademoiselle Desmares y joua son dernier rôle.
-
-M. Arouet, tout en larmes au sortir d'une représentation, permit enfin
-à son fils d'être poëte. C'était là le vrai triomphe.
-
-Voltaire ne se prit pas ce jour-là au sérieux. Il était venu sur
-la scène porter la queue du grand prince, se moquant de lui et du
-parterre--comme il a fait toute sa vie. La duchesse de Villars demanda
-quel était ce jeune homme qui voulait faire tomber la pièce. Apprenant
-que c'était l'auteur lui-même, elle l'appela dans sa loge et lui donna
-sa main à baiser. «Voilà, dit le duc de Richelieu à Voltaire en le
-présentant, deux beaux yeux auxquels vous avez fait répandre bien des
-larmes.--Ils s'en vengeront sur d'autres,» répondit Voltaire. Les beaux
-yeux se vengèrent sur lui.
-
-Tout le monde reconnut le génie de Voltaire, hormis son ami l'abbé de
-Chaulieu, qui sans doute se croyait vaincu, car Voltaire le menaçait
-jusque sous la tente d'Horace. La Motte, qui certes devait craindre la
-victoire de Voltaire, puisqu'il avait dans sa poche deux _Œdipe_, l'un
-en vers, l'autre en prose, qui semblaient faits l'un contre l'autre,
-donna généreusement son approbation comme censeur pour que la pièce fût
-imprimée. «Le public, à la représentation de cette pièce, s'est promis
-un digne successeur de Corneille et de Racine; et je crois qu'à la
-lecture il ne rabattra rien de ses espérances.» A la bonne heure, voilà
-un royal censeur qui fait pardonner les fautes du censeur royal.
-
-Voltaire, déjà fort à la mode, fut bon gré mal gré l'hôte de toutes
-les fêtes. Il lui arrivait de souper jusqu'à trois fois dans la
-même nuit. Il courut encore le pharaon, l'opéra, la comédie, le bal
-masqué. Décidément, à la Bastille près, la vie commence pour lui par
-le carnaval; il ne cherche pas le pays des recueillements et des
-méditations. Dans la journée, il ne se préoccupe que du souper. S'il
-fait des vers, c'est pour les pouvoir dire à table: contes libertins
-que La Fontaine a oublié de faire, épîtres familières dont Chaulieu lui
-a dit le secret après Horace, chansons licencieuses contre les dieux et
-les rois, mais surtout contre Philippe d'Orléans, qui aime toutes les
-femmes, y compris sa fille.
-
-Il lui était impossible de vivre dans la paix de l'étude. Quand il ne
-soupait plus et ne jouait plus au pharaon, il voulait courir l'Europe.
-Quoique amoureux de la duchesse de Villars, il partit pour la Hollande
-avec la belle marquise de Rupelmonde.
-
-Voltaire n'a pas dit son roman avec la marquise de Rupelmonde. Cette
-fameuse épître, _le Pour et le Contre_[14], qui débute avec tant
-d'impertinence philosophique, révèle bien plutôt un penseur qu'un
-amoureux. Je veux croire toutefois que ce fameux voyage en Hollande
-dont on a tant parlé ne fut pas entrepris uniquement pour la recherche
-du vrai Dieu: madame de Rupelmonde était fort galante, et Voltaire
-voyageait pour oublier la maréchale de Villars. Cette jolie lettre
-qu'il écrivit de Cambrai au cardinal Dubois prouve au moins que le
-voyage n'était pas mélancolique.
-
- Une beauté qu'on nomme Rupelmonde,
- Avec qui, les Amours et moi,
- Nous courons depuis peu le monde
- Et qui nous donne à tous la loi,
- Veut qu'à l'instant je vous écrive.
- Ma Muse, comme vous, à lui plaire attentive,
- Accepte avec transport un si charmant emploi.
-
-«Nous arrivons, monseigneur, dans votre métropole, où je crois que
-tous les ambassadeurs et tous les cuisiniers de l'Europe se sont donné
-rendez-vous. Il semble que tous les ministres d'Allemagne ne soient à
-Cambrai que pour faire boire à la santé de l'empereur. Pour messieurs
-les ambassadeurs d'Espagne, l'un entend deux messes par jour, l'autre
-dirige la troupe des comédiens. Les ministres anglais envoient beaucoup
-de courriers en Champagne, et peu à Londres. Au reste, personne
-n'attend ici Votre Éminence: on ne pense pas que vous quittiez le
-Palais-Royal pour venir visiter vos ouailles.»
-
-C'est de Cambrai que, soupant avec la marquise chez madame de
-Saint-Contest, Voltaire improvisa des vers connus où il fait rimer
-_plaisir_ avec _désir_,--rime du temps;--mais j'aime mieux rappeler ce
-joli huitain:
-
- Quand Apollon avec le dieu de l'onde
- Vint autrefois habiter ces bas lieux,
- L'un sut si bien cacher sa tresse blonde,
- L'autre ses traits, qu'on méconnut les dieux:
- Mais c'est en vain qu'abandonnant les cieux,
- Vénus comme eux veut se cacher au monde,
- On la connaît au pouvoir de ses yeux,
- Dès que l'on voit paraître Rupelmonde.
-
-A Bruxelles, madame de Rupelmonde trouva d'autres amoureux, et Voltaire
-chercha l'amour tout fait, sans doute par curiosité:
-
- L'Amour, au détour d'une rue,
- M'abordant d'un air effronté,
- M'a conduit en secret dans un temple écarté.
- J'ai d'abord sur un lit trouvé la Volupté
- Sans juge; elle était belle, et fraîche, et fort dodue.
- La nymphe en toute liberté
- M'a dit: Je t'offre ici ma beauté simple et pure,
- Des plaisirs sans chagrin, des agréments sans fard,
- L'Amour est en ces lieux enfant de la nature,
- Partout ailleurs il est enfant de l'art.
-
-Mais Voltaire, sans doute, n'aima pas l'enfant de la nature. C'était un
-artiste en volupté, qui disait qu'on en avait toujours pour son argent
-et pour son esprit.
-
-A son passage à Bruxelles, il visita J. B. Rousseau. Ils s'embrassèrent
-comme des frères en poésie; mais, par malheur pour l'amitié, ils se
-lurent des vers. J. B. Rousseau commença. Voltaire, après avoir entendu
-son _Ode à la postérité_, dit en souriant: «Mon ami, voilà une lettre
-qui n'arrivera pas à son adresse.» C'était bien dit; mais il prit un
-manuscrit et lut au poëte exilé une épître à madame de Rupelmonde. J.
-B. Rousseau, qui se réfugiait alors dans la dévotion, accusa Voltaire
-d'impiété. Là-dessus ils se séparent ennemis, en prose et en vers,
-jusqu'à la mort.
-
-On voit que la vie de Voltaire est toute semée de saillies. Je cherche
-à les fuir, mais en vain, car elles marquent chaque pas qu'il a fait.
-L'esprit a jalonné son chemin. On disait alors: «Il y a quelqu'un qui
-a plus d'esprit que Molière, c'est tout le monde;» on dit bientôt: «Il
-y a quelqu'un qui a plus d'esprit que tout le monde, c'est Voltaire.»
-L'esprit, quel qu'il soit, même celui de Voltaire, fatigue quand il
-tient toute la place. J'aime l'esprit qui arme la raison, mais j'aime
-aussi l'esprit qui désarme le cœur. Qui n'aimerait à voir cette
-jeunesse de Voltaire attendrie et rêveuse çà et là? N'a-t-il donc
-jamais vu le ciel avec une pensée pieuse? La nature ne lui a-t-elle
-jamais montré un pan de sa robe? Sa maîtresse, n'importe laquelle,
-n'a-t-elle jamais répandu une larme dans son sourire? Mais il faut
-pardonner à Voltaire cet esprit qui l'a envahi de la tête au cœur:
-célèbre à vingt ans, qu'avait-il, sinon son esprit, pour combattre des
-ennemis sans nombre? Vous savez qu'il fut longtemps, sur le champ de
-bataille de la pensée, presque seul de son parti. Sur ce terrain-là, on
-ne se défend pas avec son cœur.
-
-
-VIII.
-
-A son retour, Voltaire vécut plus que jamais parmi les grands
-seigneurs. Son intimité avec quelques ennemis du régent, entre autres
-le duc de Richelieu et le baron de Gortz, mais plutôt encore ses
-chansons improvisées contre la duchesse de Berry, le firent exiler
-de Paris. Le régent lui fit dire qu'il se chargeait encore de son
-logement, mais qu'il devait se loger hors Paris. Voltaire courut les
-châteaux les mieux habités; par exemple, le château de Sully, d'où il
-écrivit à madame la marquise de Mimeure qu'il lui serait délicieux
-pour lui de rester à Sully, s'il lui était permis d'en sortir. «M. le
-duc de Sully est le plus aimable des hommes, et celui à qui j'ai le
-plus d'obligation. Son château est dans la plus belle situation du
-monde; il y a un bois magnifique dont tous les arbres sont découpés
-par des polissons ou des amants qui se sont amusés à écrire leurs noms
-sur l'écorce.» Mais on n'était guère pastoral à Sully: «Vous seriez
-peut-être bien étonnée, madame, si je vous disais que, dans ce beau
-bois dont je viens de vous parler, nous avons des nuits blanches comme
-à Sceaux. Madame de La Vrillière, qui vint ici pendant la nuit faire
-tapage avec madame de Listenai, fut bien surprise d'être dans une
-grande salle d'ormes, éclairée d'une infinité de lampions, et d'y voir
-une magnifique collation servie au son des instruments, et suivie d'un
-bal où parurent plus de cent masques habillés de guenillons superbes.»
-
-Voltaire n'aimait déjà plus toutes ces mascarades à la Watteau. Il
-préféra bientôt le château de la Source, où il apprit à connaître
-et à aimer les Anglais dans la personne de Bolingbroke. Il écrivait
-à Thiriot: «Il faut que je vous fasse part de l'enchantement où je
-suis du voyage que j'ai fait au château de la Source, chez milord
-Bolingbroke. J'ai trouvé dans cet illustre Anglais toute l'érudition de
-son pays et toute la politesse du nôtre. Cet homme, qui a été toute sa
-vie plongé dans les plaisirs et dans les affaires, a trouvé pourtant le
-moyen de tout apprendre et de tout retenir.»
-
-Dès cette rencontre, il voulut, lui aussi, tout apprendre et tout
-retenir, sans pour cela supprimer les affaires et les plaisirs. Pour
-lui, les jours avaient vingt-quatre heures; car, s'il faut l'en croire,
-les heures du sommeil, il les passait dans les bras de l'amour ou dans
-les rêves de la volupté.
-
-Il y a des jours où Voltaire s'imagine qu'il n'est pas exilé. Il prend
-son fusil, il détache les chiens, il part pour la chasse en jeune
-et folle compagnie. Il court les bois et les collines. S'il manque
-une caille, c'est qu'il est à la piste d'une rime; si sa gibecière
-n'est pas lourde, c'est qu'il a chassé aux idées. Qu'importe, il
-revient très-gai, très-vif et très-affamé. Il se met à table entre
-un voisin qui sait parler et une voisine qui sait écouter. Il vit en
-partie double, et, le soir, avant de s'endormir, il écrit à ses amis:
-«Je suis, par ordre du roi, dans le plus aimable château et dans la
-meilleure compagnie du monde. Il y a peut-être quelques gens qui
-s'imaginent que je suis exilé, mais la vérité est que M. le régent m'a
-donné l'ordre d'aller passer quelques mois dans un pays délicieux.»
-
-Cependant, il voulait rentrer en grâce au Palais-Royal. Il écrivit au
-régent qu'il n'avait chanté ni lui ni ses filles:
-
- Philippe, quelquefois sur une toile antique
- Si ton œil pénétrant jette un regard critique,
- Par l'injure du temps le portrait effacé
- Ne cachera jamais la main qui l'a tracé;
- D'un choix judicieux dispensant la louange,
- Tu ne confondras point Vignon et Michel-Ange.
- Prince, il en est ainsi chez nous autres rimeurs:
- Et si tu connaissais mon esprit et mes mœurs,
- D'un peuple de rivaux l'adroite calomnie
- Me chargerait en vain de leur ignominie;
- Tu les démentirais, et je ne verrais plus
- Dans leurs crayons grossiers mes pinceaux confondus.
-
-Voltaire obtint une seconde fois sa grâce, sous prétexte qu'un homme
-qui ne savait pas flatter les rois ne devait pas savoir les injurier.
-Voici, dans l'épître au régent, comment Voltaire parlait de Louis XIV:
-
- Louis fit sur son trône asseoir la flatterie;
- Louis fut encensé jusqu'à l'idolâtrie:
- En éloges enfin le Parnasse épuisé
- Répète ses vertus sur un ton presque usé;
- Et, l'encens à la main, la docte Académie
- L'endormit cinquante ans par sa monotonie.
- Rien ne nous a séduits; en vain en plus d'un lieu
- Cent auteurs indiscrets l'ont traité comme un dieu,
- De quelque nom sacré que l'opéra le nomme,
- L'équitable Français ne voit en lui qu'un homme:
- Pour élever sa gloire on ne nous verra plus
- Dégrader les Césars, abaisser les Titus.
-
-Il reprit pied à Paris, Paris grand seigneur et Paris littéraire. «J'ai
-été à _Inès de Castro_, que tout le monde a trouvée très-mauvaise et
-très-touchante. On la condamne et on y pleure.» Mais, à peine à Paris,
-Voltaire aspire à l'exil dans les châteaux. «Ma santé et mes affaires
-sont délabrées à un point qui n'est pas croyable; mais j'oublierai
-tout cela à la Rivière-Bourdet; j'étais né pour être faune ou sylvain.
-Je ne suis point fait pour habiter une ville.» Il se met au vert et
-tente de vivre comme dans une Arcadie, avec des herbes, des œufs et du
-lait. Mais son Arcadie n'était pas si rustique. Il alla séjourner à
-Versailles «pour mener la vie de courtisan.» Qui donc, hormis Voltaire,
-a jamais peint la cour avec cette touche impertinente et spirituelle?
-«Hier, à dix heures, le roi déclara qu'il épousait la princesse de
-Pologne, et en parut très-content. Il donna son pied à baiser à M.
-d'Épernon et son cul à M. de Maurepas, et reçut les compliments de
-toute sa cour, qu'il mouille tous les jours à la chasse par la pluie
-la plus horrible. Il va partir dans le moment pour Rambouillet, et
-épousera mademoiselle Leczinska à Chantilly. Les noces de Louis XV font
-tort au pauvre Voltaire. On ne parle de payer aucune pension, ni même
-de les conserver; mais, en récompense, on va créer un nouvel impôt pour
-avoir de quoi acheter des dentelles et des étoffes pour la demoiselle
-Leczinska. Ceci ressemble au mariage du Soleil, qui faisait murmurer
-les grenouilles. Il n'y a que trois jours que je suis à Versailles, et
-je voudrais déjà en être dehors.»
-
-Le poëte demeura aux fêtes du mariage: «Le roi s'est vanté d'avoir
-donné à la reine les sept «talismans» pour la première nuit, mais je
-n'en crois rien du tout. Les rois trompent toujours leurs peuples.
-La reine fait très-bonne mine, quoique sa mine ne soit pas du tout
-jolie. Tout le monde est enchanté ici de sa vertu et de sa politesse.
-La première chose qu'elle a faite a été de distribuer aux princesses
-et aux dames du palais toutes les bagatelles magnifiques qu'on appelle
-sa corbeille: cela consistait en bijoux de toute espèce, hors des
-diamants. Quand elle vit la cassette où tout cela était arrangé:
-«Voilà, dit-elle, la première fois de ma vie que j'ai pu faire des
-présents.» Elle avait un peu de rouge le jour du mariage, autant qu'il
-en faut pour ne pas paraître pâle. Elle s'évanouit un petit instant
-dans la chapelle, mais seulement pour la forme. Il y eut le même jour
-comédie. J'avais préparé un petit divertissement que M. de Mortemart
-ne voulut point faire exécuter. On donna à la place _Amphitryon_ et
-le _Médecin malgré lui_, ce qui ne parut pas trop nuptial. Après le
-souper, il y eut un feu d'artifice avec beaucoup de fusées, et très-peu
-d'invention et de variété, après quoi le roi alla se préparer à faire
-un dauphin. Je me garderai bien, dans ces premiers jours de confusion,
-de me faire présenter à la reine.» Et Voltaire se fait présenter:
-«J'ai été très-bien reçu. La reine a pleuré à _Marianne_, elle a ri
-à l'_Indiscret_; elle me parle souvent; elle m'appelle _mon pauvre
-Voltaire_. Un sot se contenterait de tout cela, mais malheureusement
-j'ai pensé assez solidement pour sentir que des louanges sont peu de
-chose, et que le rôle d'un poëte à la cour traîne toujours avec lui un
-peu de ridicule, et qu'il n'est pas permis d'être en ce pays-ci sans
-aucun établissement. On me donne tous les jours des espérances, dont je
-ne me repais guère.»
-
-Mais, quelques jours après, il écrit à la présidente de Bernières: «La
-reine vient de me donner, sur sa cassette, une pension de quinze cents
-livres que je ne demandais pas: c'est un acheminement pour obtenir
-les choses que je demande. Je ne me plains plus de la vie de la cour;
-je commence à avoir des espérances raisonnables d'y pouvoir être
-quelquefois utile à mes amis.»
-
-Et sans doute à lui-même. Mais touchera-t-il le premier quartier de
-sa pension? Et d'ailleurs le voilà qui devient riche à travers les
-hasards, riche de l'argent du jeu et du commerce. O poëte, où es-tu? Le
-poëte ne s'était pas évanoui sous le financier.
-
-Comme Voltaire voulait alors publier la _Henriade_, il rassembla chez
-le président de Maisons, au château de Maisons, un cercle de curieux
-littéraires choisis dans le grand monde. On lui fut sévère à ce point
-qu'il perdit patience et jeta au feu son manuscrit. Il en coûta au
-président Hénault une belle paire de manchettes pour sauver le poëme
-des flammes. Le poëte se résigna à revoir son manuscrit. Pendant qu'il
-y retouchait d'une main plus sûre, l'abbé Desfontaines, on ne sait
-sur quelle copie, fit imprimer le poëme sous le titre de _la Ligue_.
-L'abbé affamé ne s'était pas contenté de toucher un salaire de deux
-imprimeurs, il avait osé ajouter des vers de sa façon. Le poëme paru
-avec éclat; tout défiguré qu'il fût, il valut tant d'éloges à Voltaire,
-que le poëte pardonna à l'abbé. Voltaire, à son tour, voulut faire
-imprimer son œuvre; mais les prêtres, lui reprochant d'avoir embelli
-et ranimé les erreurs du semi-pélagianisme, se mirent en campagne pour
-que le privilége d'imprimer lui fût refusé. Pour déjouer ces cabales,
-Voltaire dédia son poëme au roi, mais le roi ne voulut point de la
-dédicace. Dès ce jour, la guerre fut déclarée.--_Le roi, c'est moi!_
-s'écria Voltaire.
-
-Et il entra tout botté et tout éperonné, cravache à la main, dans le
-parlement de l'opinion publique.
-
-
-IX.
-
-Jusque-là, Voltaire s'était contenté, comme l'abbé de Châteauneuf
-et l'abbé de Chaulieu, de rire avec gaieté des hypocrites; il se
-mit à rire avec colère un rire terrible qui partit des enfers et
-retentit jusqu'aux marbres des autels. «Quoi! s'écria-t-il, me
-voilà destiné à combattre des honnêtes gens qui comptent parmi eux
-l'abbé Desfontaines!» L'abbé Desfontaines, délivré de prison par
-Voltaire, tailla sa plume contre lui pour la défense de l'Église.
-Voltaire pouvait-il se taire? Avec le meilleur souvenir pour les
-jésuites, Voltaire pouvait-il s'humilier devant la majesté de l'abbé
-Desfontaines, leur représentant? La lutte devait s'engager sur
-d'autres champs de bataille. Le poëte allait-il s'incliner devant la
-gloire du régent, qui l'avait récompensé pour une saillie, ou devant
-la puissance du roi, qui avait refusé sa dédicace? Voltaire sera donc
-en lutte contre l'Église et contre la cour. Il reste une troisième
-puissance qui le protége, et qui va peut-être comprimer ses élans vers
-la liberté. Mais non. La noblesse elle-même va perdre Voltaire. Voyez:
-
-Un jour, à dîner chez le duc de Sully[15], il se mit à combattre sans
-façon, selon sa coutume, une opinion du chevalier de Rohan. Comme
-l'esprit et la raison étaient du côté de Voltaire, le chevalier dit
-d'un ton fier et dédaigneux: «Quel est donc ce jeune homme qui parle
-si haut?--C'est, répondit le poëte, un homme qui ne traîne pas un grand
-nom. Je suis le premier du mien, vous êtes le dernier du vôtre.» Le
-surlendemain, Voltaire dînant encore chez le duc de Sully, on vient
-l'avertir qu'il est attendu à la porte de l'hôtel. Il y va. Un homme
-qu'il ne connaît pas l'appelle du fond de sa voiture; il s'avance;
-l'inconnu le saisit par le devant de l'habit; au même instant un valet
-le frappe de cinq ou six coups de bâton; après quoi le chevalier de
-Rohan, posté à quelques pas de là, s'écrie: _C'est assez!_ Ce mot était
-encore un coup de bâton[16].
-
-Cependant Voltaire, tout indigné, rentre à l'hôtel; il raconte sa
-fatale aventure; il supplie le duc de Sully d'être de moitié dans sa
-vengeance. Le duc s'y refuse. «Eh bien, dit Voltaire, que l'outrage
-retombe sur vous!» Là-dessus, il va droit chez lui, et biffe de la
-_Henriade_ le nom de Sully, ce qui ne fit de tort qu'à la _Henriade_.
-
-Sachant bien que les tribunaux ne voudraient pas venger un poëte contre
-un homme de cour, il jura de se faire justice lui-même. «Il s'enferma,
-et apprit à la fois l'escrime pour se battre, et l'anglais pour vivre
-hors de France après le duel.» C'était là le dessein d'un homme de tête
-et d'un homme de cœur. Une fois qu'il sut tenir l'épée, il défia son
-déloyal ennemi dans des termes si méprisants, que le chevalier n'osa
-point refuser le combat. Ils convinrent de se battre le lendemain;
-mais, dans l'intervalle, la famille du chevalier montra au premier
-ministre un quatrain du poëte, arme à deux tranchants, où il y avait
-une épigramme contre Son Excellence et une déclaration d'amour à sa
-maîtresse. Voltaire fut, durant la nuit, conduit à la Bastille. On
-prendrait à moins du goût pour la démocratie.
-
-Voilà donc Voltaire emprisonné, en attendant l'exil, seul contre la
-cour qui n'était rien, contre la noblesse qui était peu de chose,
-contre les jésuites qui étaient tout. Un lâche esprit eût demandé grâce
-et se fût converti: Voltaire se laissa punir, pour avoir le droit de se
-venger.
-
-Voltaire croyait tout perdre, patrie, honneur, fortune. C'était la
-fortune qui l'inquiétait le moins. Lisez cette lettre à son ministre
-des finances: «Si ces messieurs mes débiteurs profitent de mes malheurs
-et de mon absence pour ne me point payer, comme ont fait bien d'autres,
-il ne faut pas, mon cher enfant, vous donner des mouvements pour les
-mettre à la raison; ce n'est qu'une bagatelle. Le torrent d'amertume
-que j'ai bu fait que je ne prends pas garde à ces petites gouttes.»
-
-Et on a écrit un livre pour prouver que ce grand esprit masquait un
-avare!
-
-Après six mois de Bastille, il lui fut permis de sortir, mais par la
-porte de l'exil. Il alla en Angleterre, «le pays de la liberté de
-penser et d'écrire». A peine à Londres, le souvenir de l'outrage le
-força de venir en secret à Paris, dans l'espoir de rencontrer enfin
-face à face son adversaire. Près d'être découvert, il repartit pour
-Londres sans être vengé. «Du moins, la gloire me vengera: ce nom qu'il
-a voulu avilir ira éternellement offenser le sien[17].»
-
-Voyez-vous là-bas cet enfant terrible qui veut toucher à tout, et qui
-n'a pas le droit de lever la main? Où sont ses titres de noblesse,
-car nous sommes en 1726? Il va perdre sa première fortune,--ses écus
-d'or qu'il appelle ses partisans.--Il a trop d'esprit pour garder un
-protecteur; il est seul au jour du danger quand tout le monde s'arme
-contre lui; mais il ne craint pas de reprendre cette lutte formidable
-des Titans révoltés contre les dieux. On paye ses beaux mots par des
-coups de bâton, par l'exil, par la Bastille; on lui dénie le droit de
-porter l'épée pour se venger; mais s'il rengaîne ses colères, elles
-n'en seront que plus terribles. Il se vengera en prose et en vers; il
-se vengera en faisant du mal; il se vengera en faisant du bien.
-
-Quel héroïsme que cette lutte de Voltaire contre le dix-huitième siècle
-qui veut l'étouffer mais dont il fera son royaume!
-
-
-X.
-
-Au siècle des beaux-arts avait succédé le siècle de la philosophie. Il
-s'était établi une communication de la pensée française avec le nord
-de l'Europe, surtout avec l'Angleterre et la Hollande. C'était le Midi
-qui jusqu'alors nous avait gouvernés par ses lumières. Au dix-huitième
-siècle, la France, moins occupée de la nature que de l'examen et de
-la recherche des choses, tourna ses yeux vers ces régions froides et
-brumeuses où rayonnait la raison, qui semble suivre une marche opposée
-à celle du soleil. La partie excommuniée de l'Europe en était la plus
-éclairée. C'est là que Voltaire et Montesquieu allèrent s'initier aux
-mystères de la science, de la discussion et de la politique. La blanche
-Angleterre, cette nymphe qui noue sévèrement à mi-corps sa ceinture de
-mers, était l'Égérie des _libres penseurs_.
-
-L'histoire du séjour de Voltaire dans la patrie de Newton n'est pas
-faite et ne se fera pas, car où trouver des documents? Dans ses
-mémoires et dans ses lettres, Voltaire ne parle qu'en passant de sa
-vie en Angleterre. Charles de Rémusat, qui a recherché les traces de
-Voltaire et de Montesquieu chez les Anglais,--lui qui connaît les
-Anglais comme d'autres compatriotes,--avoue qu'on ne sait rien du
-séjour de ces deux illustres philosophes dans le pays où Voltaire
-vint avec l'idée d'apprendre à penser[18]. «_Apprendre à penser!_
-voilà, dès 1726, et pour la première fois sans doute, cette expression
-qui devait faire plus tard une si grande fortune.» Et plus loin,
-selon l'auteur de _l'Angleterre au dix-huitième siècle_, «Bolingbroke
-accueillit gracieusement l'hôte inattendu que l'exil lui envoyait.
-Wandsworth, où résida Voltaire, est un village du Surrey, entre Londres
-et Twickenham, où s'étaient établis quelques protestants français. De
-là, Voltaire pouvait aisément se lier avec les amis de Bolingbroke.
-Il ne cache pas l'impression profonde que produisit sur son esprit
-toute cette société si nouvelle par les institutions et par les idées.
-Depuis lors, dans les sciences, dans la philosophie, dans la politique,
-et même quelquefois dans l'art du théâtre, il s'est donné pour le
-disciple des Anglais. Ayant appris d'eux les noms de Newton, de Locke,
-de Shakspeare, il revint les révéler à la France. Ses _Lettres sur les
-Anglais_, son ouvrage le plus neuf peut-être, et où se rencontrent
-presque toutes ses idées encore dans leur première fleur, firent pour
-un demi-siècle l'éducation de la société de Paris.»
-
-En ces derniers temps, on a trop voulu que le génie philosophique de
-Voltaire lui fût donné par l'Angleterre. S'il disait que les Anglais
-étaient ses concitoyens, c'est qu'il trouvait à Londres la liberté de
-penser qu'il avait rêvée à Paris; mais il était philosophe avant de
-passer la Manche. Il voulait réveiller l'esprit français par l'éloge
-de la raison anglaise, mais il croyait plus à l'esprit français qu'à
-la raison anglaise. Cet éloge, il l'écrivait à toute heure pendant son
-séjour à Londres, il l'écrivait dans ses lettres, dans ses livres, en
-prose et en vers, même dans la _Henriade_:
-
- Aux murs de Westminster on voit paraître ensemble
- Trois pouvoirs étonnés du nœud qui les rassemble:
- Les députés du peuple, et les grands et le roi,
- Divisés d'intérêt, réunis par la loi;
- Tous trois membres sacrés de ce corps invincible,
- Dangereux à lui-même, à ses voisins terrible,
- Heureux lorsque le peuple, instruit de son devoir,
- Respecte, autant qu'il doit, le souverain pouvoir!
- Plus heureux lorsqu'un roi, doux, juste et politique,
- Respecte, autant qu'il doit, la liberté publique!
-
-A Londres, Voltaire trouva tout instituée l'Académie des libres
-penseurs. Il fut admis aux séances par son amour pour Newton. Les plus
-hardis découvrirent bientôt en lui toutes les témérités d'un chercheur.
-Le socinien Chubb ne l'arrêtait pas en chemin quand il lui disait:
-«Jésus-Christ a été de la religion de Chubb, mais Chubb n'est pas de
-la religion de Jésus-Christ.» Toland, celui qui disait en mourant,
-sans souci du jugement dernier: «Je vais dormir;» Shaftesbury, qui
-vivait sans souci du jugement de Dieu; Swift, qui riait d'un rire de
-carnaval au nez des apôtres; Bolingbroke, qui ne croyait qu'à ce qu'il
-voyait, et qui voyait mal[19], l'enlevèrent gaiement de ce pays natal
-du christianisme, où il revint toujours sans le vouloir, mais où, par
-malheur pour lui plus que pour le christianisme, il ne retrouvait pas
-le peuple de Dieu.
-
-Voltaire s'aventura d'abord dans la philosophie de Shaftesbury, parce
-qu'elle était rimée par Pope et commentée par Bolingbroke.
-
-Il n'avait encore été irréligieux que par saillies; il s'était moqué
-des mystères du catholicisme avec l'esprit et l'insouciance des
-épicuriens du Temple. En Angleterre, dans l'école fondée par Newton,
-il déchira les voiles; il recueillit toutes les armes qu'il brisa plus
-tard contre l'Église. De Londres, il vit son pays esclave des préjugés,
-le peuple esclave des nobles, les nobles esclaves des courtisans, les
-courtisans esclaves de la maîtresse du roi, le roi et sa maîtresse
-esclaves des jésuites. «Il jura, dit Condorcet, de se rendre, par
-les seules forces de son génie, le bienfaiteur de tout un peuple en
-l'arrachant à ses erreurs.» Condorcet ennoblit un peu le dessein de
-Voltaire, qui était avant tout soucieux de se venger au nom de la
-vérité, coûte que coûte à la vérité.
-
-Comme distraction à ses études philosophiques, il publia la _Henriade_
-sans le secours de l'abbé Desfontaines. Cette édition, d'un prix
-exagéré, commença la fortune de Voltaire. Toute la cour d'Angleterre
-avait souscrit, sans doute pour la dédicace à la reine. «Il est dans
-ma destinée, comme dans celle de mon héros, d'être protégé par une
-reine d'Angleterre.» Ce qui fit le succès de la _Henriade_, c'est
-que ce mauvais poëme était une bonne action, c'est qu'on y voyait la
-satire de Louis XIV faite par Henri IV; c'est que la vieillesse du
-grand roi, appuyé tour à tour sur le P. Letellier et sur madame de
-Maintenon, rappelant de trop près la tyrannie de conscience, on saluait
-le poëte-apôtre de la liberté de conscience, celui-là qui devait
-jusqu'à sa dernière heure frapper par toutes les armes de la raison le
-fanatisme homicide.
-
-Voltaire passa trois années à Londres; il y étudia les poëtes comme les
-philosophes, Shakspeare comme Newton[20]; il y conçut la tragédie de
-_Brutus_, y esquissa les _Lettres anglaises_, et y nota l'_Histoire de
-Charles XII_, sur le récit d'un serviteur de ce monarque aventureux.
-
-Il revint en France en secret, mais résolu de retourner à la Bastille
-plutôt que de ne pas revoir son pays. Il se cacha à Paris sous le
-nom de M. de Livry,--le nom de sa maîtresse.--Il ne vit que les amis
-fidèles, et se mit en œuvre de devenir plus riche pour devenir plus
-fort. Quand un poëte poursuit la fortune, il n'est pas plus rebuté
-que le premier venu. La fortune aime autant les gens d'esprit que les
-sots. Voltaire, en moins de trois ans, devint six fois millionnaire.
-Il faut dire qu'il fut hardi et heureux: il commença par aventurer
-le produit de l'édition anglaise de la _Henriade_ dans la loterie
-que le contrôleur général avait établie pour liquider les dettes de
-Paris; c'était la rouge et la noire: Voltaire centupla ses écus. Ce
-n'était point assez pour un homme de sa trempe. Il risqua encore tout
-ce qu'il avait dans le commerce de Cadix et dans les blés de Barbarie;
-enfin, pour dernière opération financière, il prit un intérêt dans les
-vivres de l'armée d'Italie, après quoi il réunit ses millions et les
-plaça tant bien que mal. Il eut jusqu'à quatre cent mille livres de
-revenu, et, quoique mal payé en maint endroit, après avoir beaucoup
-perdu, bâti une ville, donné d'une main royale et dépensé d'une main
-souvent prodigue, il avait encore à la fin de sa vie plus de deux cent
-cinquante mille livres de rente. Vous voyez que le poëte ne bâtit pas
-seulement des châteaux en Espagne. Si quelques-uns meurent de misère,
-quelques autres meurent vingt fois trop riches. En face de Malfilâtre,
-de Gilbert et de Jean-Jacques, qui ont vécu d'aumônes, ne voyez-vous
-pas passer Fontenelle avec ses quatre-vingt mille livres de revenu,
-Gentil Bernard avec plus de la moitié, Voltaire plus du double? Et
-remarquez que, dans ce noble métier, il n'y a pas une banqueroute à
-enregistrer.
-
-
-XI.
-
-Voltaire commençait à vivre à Paris sans inquiétude, quand mourut
-mademoiselle Lecouvreur. Comme la sépulture était refusée à cette
-illustre comédienne, le poëte indigné fit à ce propos cette célèbre
-élégie, où respire toute la hardiesse anglaise:
-
- Muses, Grâces, Amours, dont elle fut l'image,
- O mes dieux et les siens, secourez votre ouvrage!
- Que vois-je? c'en est fait, je t'embrasse, et tu meurs!
- Que direz-vous, race future!
- Ils privent de la sépulture
- Celle qui dans la Grèce aurait eu des autels.
-
-Les prêtres, qui n'avaient plus, de par les parlements, que les
-comédiens à excommunier, se remirent en campagne contre lui, «irrités,
-dit Condorcet, qu'un poëte osât leur disputer la moitié de leur
-empire.» Voltaire, ne voulant pas retourner une troisième fois à la
-Bastille, se réfugia à Rouen sous le nom et dans l'équipage d'un
-seigneur anglais. Il fit imprimer en secret l'_Histoire de Charles
-XII_ et les _Lettres anglaises_. Quand l'orage fut dissipé, il rentra
-à Paris, décidé à tenter encore les victoires périlleuses du théâtre,
-espérant que les spectateurs, une fois de son parti, le défendraient
-contre le fanatisme. Il fit jouer _Brutus_ sans trop d'obstacles. On
-ne comprit qu'à moitié qu'il se faisait la sauvegarde des droits du
-peuple; la pièce n'eut qu'un demi-succès, malgré la seconde scène et
-malgré le cinquième acte. Après la représentation, Fontenelle dit à
-Voltaire: «Je ne vous crois point propre à la tragédie; votre style est
-trop fort, trop pompeux.--Je vais de ce pas relire vos pastorales,»
-répondit Voltaire.
-
-Pour donner raison à Fontenelle, il fit jouer _Eriphyle_, qui tomba
-sans bruit. En homme qui reprend courage dans la défaite, Voltaire
-rima _Zaïre_ en dix-huit jours et fit représenter dans la saison cette
-tragédie, qui fut accueillie avec un enthousiasme éclatant; le succès
-devint prodigieux; il fut décidé que c'était «à jamais la tragédie
-des âmes pures et des cœurs tendres». Par malheur, Voltaire ne se
-donna pas le temps de jouir de son succès; il fit représenter coup
-sur coup deux autres tragédies, qui tombèrent l'une sur l'autre sous
-deux saillies du parterre. On sait que _Marianne_ n'a pu continuer
-après cette observation toute simple d'un spectateur: «La reine boit!»
-On sait aussi qu'_Adélaïde du Guesclin_ eut le même sort, grâce à
-cette observation du parterre à un mot de Vendôme: «Es-tu content,
-Coucy?--_Couci-couci._» Toute la salle donna raison au critique du
-parterre.
-
-Voltaire menait toujours une vie agitée; il ne savourait qu'à demi les
-ivresses du triomphe, il oubliait les ennuis de la chute. Il avait
-repris goût au grand monde; fêté partout, surtout chez les femmes,
-il passait ses plus belles heures à recevoir des compliments et à en
-faire. Ne croyez pas qu'il veillât alors devant la lampe inspiratrice:
-il veillait pour souper et pour jouer au pharaon, où il perdait
-galamment jusqu'à douze mille livres par soirée.
-
-
-XII.
-
-Voltaire était un homme du monde, comme Jean-Jacques était un sauvage.
-Il aimait le luxe, il aimait les arts, il aimait les fêtes. Le paradis
-de Duclos, c'était la première fille venue; le paradis de Jean-Jacques,
-c'était un coin oublié des Alpes, avec l'habit de Claude Anet et le
-baiser rustique de madame de Warens; Voltaire ne quittait pas Paris
-pour si peu: il ne s'arrêtait, dans son exil, que dans les palais, ou
-tout au moins dans les châteaux. Mais, sur ce point, c'est lui qu'il
-faut entendre. Dans le _Mondain,_ une des sept merveilles de Voltaire,
-il se moque gaiement de son grand-père Adam et de sa grand'mère Ève:
-
- Deux singes verts, deux chèvres pieds fourchus,
- Sont moins hideux au pied de leur feuillée.
- Par le soleil votre face hâlée,
- Vos bras velus, votre main écaillée,
- Vos ongles longs, crasseux, noirs et crochus,
- Votre peau bise, endurcie et brûlée.
-
-Il s'écrie plus loin, après avoir raillé la Salente de Fénelon:
-
- Le paradis terrestre est où je suis.
-
-Voulez-vous entrer dans ce paradis terrestre de Voltaire, qui n'est
-pas tout à fait le paradis de Milton, mais qui vous paraîtra plus
-habitable?
-
- Entrez chez moi: la foule des beaux-arts,
- Enfants du goût, se montre à vos regards.
- De mille mains l'éclatante industrie
- De ces dehors orna la symétrie;
- L'heureux pinceau, le superbe dessin
- Du doux Corrége et du savant Poussin
- Sont encadrés dans l'or d'une bordure;
- C'est Bouchardon qui fit cette figure,
- Et cet argent fut poli par Germain:
- Des Gobelins l'aiguille et la teinture
- Dans ces tapis surpassent la peinture;
- Tous ces objets sont vingt fois répétés
- Dans des trumeaux tout brillants de clartés.
- De ce salon je vois par la fenêtre,
- Dans des jardins, des myrtes en berceaux;
- Je vois jaillir les bondissantes eaux.
-
-Mais Ève, direz-vous? Vous allez la voir paraître. Hier, elle
-s'appelait Adrienne Lecouvreur; aujourd'hui, elle s'appelle Carmago;
-demain, elle s'appellera Gaussin.
-
-Ce n'est pas tout. Adam et Ève allaient à pied; Voltaire va en carrosse:
-
- Mais du logis j'entends sortir le maître.
- Un char commode, avec grâces orné,
- Par deux chevaux rapidement traîné,
- Paraît aux yeux une maison roulante,
- Moitié dorée et moitié transparente:
- Nonchalamment je l'y vois promené.
-
-La mode était déjà venue de promener son luxe sur les boulevards. Les
-filles d'Opéra ruisselaient sous les diamants. La fête recommençait
-tous les soirs avec accompagnement de marionnettes, joueurs de gobelets
-et danseurs de corde.
-
-Cependant le mondain revient du Cours-la-Reine ou des boulevards, et se
-fait descendre au théâtre.
-
- Il va siffler quelque opéra nouveau,
- Ou, malgré lui, court admirer Rameau.
- Allons souper. Que ces brillants services,
- Que ces ragoûts ont pour moi de délices!
- Qu'un cuisinier est un mortel divin!
- Et comme Églé m'enivre avec son vin!
-
-Il en coûta cher à Voltaire pour avoir formulé son paradis. Le cardinal
-de Fleury, qui pourtant ne croyait pas beaucoup à l'autre, exila
-Voltaire une fois de plus. On voulait bien lui permettre de vivre
-en païen, mais non pas d'écrire sa vie. Voltaire lui répondit par
-l'apologie du luxe, les vers les plus charmants du monde, où il cita
-Salomon pour sa défense.
-
- C'est Salomon, ce sage fortuné,
- Roi philosophe, et Platon couronné,
- Qui connut tout, du cèdre jusqu'à l'herbe.
- Vit-on jamais un luxe plus superbe?
- Il faisait naître au gré de ses désirs
- L'argent et l'or, mais surtout les plaisirs.
- Mille beautés servaient à son usage.
- Mille?--On le dit, c'est beaucoup pour un sage;
- Qu'on m'en donne une, et c'est assez pour moi,
- Qui n'ai l'honneur d'être sage ni roi.
-
-C'était au temps où le cardinal de Fleury permettait à Louis XV de
-peupler le sérail de Salomon; mais il ne donna pas pour cela raison à
-Voltaire. Et pourtant, Voltaire ne parlait-il pas en homme d'État?
-
- Cette splendeur, cette pompe mondaine,
- D'un règne heureux est la marque certaine.
- Le goût du luxe entre dans tous les rangs;
- Le pauvre y vit des vanités des grands.
- Dans ces jardins regardez ces cascades,
- L'étonnement et l'amour des Naïades;
- Voyez ces flots, dont les nappes d'argent
- Vont inonder ce marbre blanchissant:
- Les humbles prés s'abreuvent de cette onde;
- La terre en est plus belle et plus féconde.
- Mais de ces eaux si la source tarit,
- L'herbe est séchée et la fleur se flétrit.
-
-Voltaire fut des soupers de Choisy. La duchesse de Châteauroux lui
-faisait une belle place entre elle et son ami Richelieu. Choisy n'était
-pas un château royal; c'était un harem traversé par le cavagnole et la
-chasse. On s'y amusait de tout et de rien. Il n'y avait que la mort qui
-fût prise au sérieux. Voltaire disait avec raison: «Où est le roi?»
-
-
-XIII.
-
-Cependant Voltaire, qui avait toutes les impertinences, se présenta
-à l'Académie française. On était alors en 1731. La Motte laissait sa
-place vacante. Voltaire fut repoussé tout d'une voix. Ce fut un grand
-éclat de rire dans toute l'Académie. En effet, qu'était-ce que des
-œuvres comme _Œdipe_, la _Henriade_, l'_Histoire de Charles XII_, les
-_Lettres philosophiques_, _les Vous et les Tu_, _Brutus_, _le Mondain_,
-_Zaïre_? L'évêque de Luçon fut élu.
-
-Plus tard, quand Voltaire viendra avec de nouveaux titres, qui seront
-les titres de l'esprit humain; ce sera encore un évêque, l'évêque
-de Bayeux, qui prendra le pas sur lui pour entrer en cette célèbre
-compagnie où il ne sera définitivement reçu que par le bon vouloir de
-la maîtresse du roi.
-
-En rêvant le matin sur son oreiller, il bâtit légèrement le _Temple
-du Goût_, architecture où le goût n'était pour rien. Comme il se
-permettait, selon sa coutume, d'avoir raison dans son jugement sur les
-poëtes des deux siècles, il souleva contre lui des haines littéraires
-sans nombre; car, en littérature comme en toutes choses, il y a
-toujours un parti qui tient à avoir tort. La petite tempête soufflée
-par les beaux esprits devint si violente, que Voltaire, le croirait-on?
-fut menacé d'une lettre de cachet. Il se sauva près du Palais-Royal,
-chez une amie qui voulut bien le cacher dans son alcôve et dans sa
-vertu. On commençait à écrire beaucoup contre lui: «Je veux faire une
-bibliothèque des petits ouvrages que l'on fait contre moi; mais la
-bibliothèque serait trop mauvaise.»
-
-Des orages de toutes sortes vinrent fondre sur lui. Un libraire plus
-ou moins infidèle répandit une édition des _Lettres anglaises_,
-devenues _Lettres philosophiques_. Voltaire prit la fuite, pendant que
-son livre, condamné à sa place, était brûlé par la main du bourreau.
-On était au beau temps des fureurs religieuses; les miracles étaient
-revenus avec le diacre Pàris et le R. P. Girard; on se faisait
-crucifier pour l'amour de Dieu, comme si Dieu pouvait accueillir cette
-parodie d'un divin mystère. «Je reviendrai bientôt à Paris, avait dit
-Voltaire en partant, car les jésuites jouent de leur reste.» Il revint
-bientôt, en effet, et, s'enhardissant peu à peu, il laissa imprimer
-l'_Épître à Uranie_. Nouvelle bourrasque, nouvelle lettre de cachet; ce
-que voyant, Voltaire déclara que l'épître était de l'abbé de Chaulieu,
-qui venait de mourir à propos. Du reste, cette épître ne faisait pas de
-tort à l'abbé de Chaulieu, ni comme poëte ni comme chrétien.
-
-A ceux qui disent aujourd'hui que Voltaire combattait contre des
-fantômes, que la Bastille était un château et non une prison, que la
-liberté de penser et d'écrire était déjà une conquête consacrée, je
-rappellerai que d'Aguesseau garda huit mois les _Lettres anglaises_
-pour se décider à refuser l'autorisation de les imprimer. La liberté
-de penser! mais d'Aguesseau, un grand homme, presque un philosophe,
-n'accordait l'autorisation de publier je ne sais plus quel roman,
-qu'à la condition que le héros changerait de religion et se ferait
-catholique!
-
-Quand Voltaire ne combattait pas avec la plume, il combattait avec
-la parole. Accueilli et recherché par les hommes d'État et par les
-grands seigneurs, par curiosité et par crainte, sinon par curiosité et
-par admiration, il gardait toujours son franc-parler. Un jour, chez le
-garde des sceaux, on parlait d'un homme arrêté pour avoir fabriqué une
-lettre de cachet. Voltaire demanda ce qu'on faisait à ces faussaires
-d'un nouveau genre. «On les pend.--C'est toujours bien fait, en
-attendant qu'on traite de même ceux qui en signent de vraies.» Rien ne
-pouvait l'empêcher de dire une impertinence. «Quoi que vous écriviez,
-lui dit le lieutenant de police, vous ne viendrez point à bout de
-détruire la religion chrétienne.--C'est ce que nous verrons,» répondit
-Voltaire.
-
-Il retournait à la cour. Ce fut de Fontainebleau qu'il écrivit pour
-la première fois à Maupertuis, le 30 octobre 1732: «Étant à la cour,
-monsieur, sans être courtisan, et lisant des livres de philosophie sans
-être philosophe, j'ai recours à vous dans mes doutes, bien fâché de ne
-pouvoir jouir du plaisir de vous consulter de vive voix. Il s'agit du
-grand principe de l'attraction de M. Newton. Il est notre Christophe
-Colomb; il nous a menés dans un nouveau monde et je voudrais bien y
-voyager à votre suite.»
-
-Après avoir logé chez toutes ses amies, il se logea enfin chez lui,
-rue de Longpont, au printemps de 1733. «Je suis vis-à-vis ce beau
-portail de Saint-Gervais, dans le plus vilain quartier de Paris, plus
-étourdi du bruit des cloches qu'un sacristain; mais je ferai tant de
-bruit avec ma lyre que le bruit des cloches ne sera plus rien pour
-moi. Je suis malade; je me mets en ménage; je souffre comme un damné.
-Je brocante, j'achète des magots et des Titiens; je fais un opéra; je
-fais transcrire _Eriphyle_ et _Adélaïde_; je les corrige, j'efface,
-j'ajoute, je barbouille; la tête me tourne. Me voici donc tenant
-maison, me meublant, et m'arrangeant non-seulement pour passer une
-vie douce, mais pour en partager les agréments avec quelques gens de
-lettres qui voudront bien s'accommoder de ma personne et de ma fortune.»
-
-Il mettait déjà l'argent et les femmes de côté: «Ciddeville, les
-_belles_ vous occupent, je le crois bien; ce n'est qu'un rendu. Vous
-êtes bien heureux de songer au plaisir au milieu des sacs, et de vous
-délasser de la chicane avec l'amour; pour moi, je suis bien malade
-depuis quinze jours. Je suis mort au plaisir; si je vis encore un peu,
-c'est pour vous et pour les lettres. Elles sont pour moi ce que les
-_belles_ sont pour vous. Ne me dites point que je travaille trop; ces
-travaux sont bien peu de chose pour un homme qui n'a point d'autre
-occupation. L'esprit, plié depuis longtemps aux belles-lettres, s'y
-livre sans peine et sans effort, comme on parle facilement une langue
-qu'on a longtemps apprise, et comme la main du musicien se promène
-longtemps sans fatigue sur un clavecin.»
-
-Toutefois il allait toujours à la Comédie et rimait des vers à Gaussin:
-
- Que le public veuille ou non veuille,
- De tous les charmes qu'il accueille
- Les tiens sont les plus ravissants.
- Mais tu n'es encor que la feuille
- Des fruits que promet ton printemps.
- O ma Tullie! avant le temps
- Garde-toi bien qu'on ne te cueille.
-
-Mais c'était madame la marquise du Chastelet qui prenait en ce temps-là
-son cœur et son esprit. Il avait été de la courtisane à la comédienne,
-de la comédienne à la femme savante: l'amour pour l'amour,--l'amour
-pour l'esprit,--enfin l'amour pour la science.
-
-
-XIV.
-
-Ennuyé de vivre toujours à la porte de la Bastille ou sur le chemin de
-l'exil, fatigué du jeu, où il perdait beaucoup d'argent, dégoûté de la
-plupart des cercles frivoles, où il entendait trop parler du génie de
-Crébillon et de l'esprit de Fontenelle, Voltaire résolut de se retirer
-du monde, non pas comme le misanthrope, mais comme un poëte bien
-inspiré: il se retira dans un château avec une belle maîtresse, décidé
-à vivre comme Adam après le péché, c'est-à-dire à mordre, dans les
-solitudes, au fruit de la science et au fruit de l'amour, l'amertume de
-l'un faisant passer l'amertume de l'autre.
-
-Voici comment Voltaire a peint en prose madame du Chastelet: «Elle
-joignit au goût de la gloire une simplicité qui ne l'accompagne pas
-toujours, mais qui est souvent le fruit des études sérieuses. Jamais
-femme ne fut si savante qu'elle, et jamais personne ne mérita moins
-qu'on dît d'elle: C'est une femme savante. Elle a vécu longtemps dans
-la société, où l'on ignorait ce qu'elle était, et elle ne prenait pas
-garde à cette ignorance. Les dames qui jouaient avec elle chez la reine
-étaient bien loin de se douter qu'elles fussent à côté du commentateur
-de Newton. Elle eût plutôt écrit comme Pascal et Nicole que comme
-madame de Sévigné; mais cette fermeté sévère et cette trempe vigoureuse
-de son esprit ne la rendaient pas inaccessible aux beautés de
-sentiment. Les charmes de la poésie et de l'éloquence la pénétraient.»
-
-C'était donc une femme doublée d'un philosophe plutôt qu'une femme
-savante. Elle fut pour quelque temps toute la philosophie de Voltaire.
-
-A Cirey, on lisait Newton, on écrivait au roi de Prusse et on vivait
-dans les poésies du luxe asiatique: «La lecture de Newton, des
-terrasses de cinquante pieds de large, des cours en balustrade, des
-bains de porcelaine, des appartements jaune et argent, des niches en
-magots de la Chine, tout cela emporte bien du temps.»
-
-Dans la belle saison de 1734, il écrivait à Ciddeville ces jolies
-strophes datées de Cirey:
-
- Que devient donc mon Ciddeville?
- Et pourquoi ne m'écrit-il plus?
- Est-ce Thémis, est-ce Vénus
- Qui l'a rendu si difficile?
-
- Il faut que, loin de m'oublier,
- Il m'écrive avec allégresse,
- Ou sur le dos de son greffier,
- Ou sur le sein de sa maîtresse.
-
- Ah! datez du sein de Manon,
- C'est de là qu'il me faut écrire.
- C'est le vrai trépied d'Apollon,
- Plein du beau feu qui vous inspire.
-
- Écrivez donc des vers badins;
- Mais en commençant votre épître,
- La plume échappe de vos mains,
- Et vous baisez votre pupitre.
-
-Les joies de l'esprit et du cœur n'empêchaient pas Voltaire de
-consacrer une heure çà et là aux choses temporelles: «Donnez l'_Enfant
-prodigue_ à Prault, moyennant cinquante louis d'or. Cet argent sera
-employé à quelque bonne œuvre. Je m'en tiens à mon lot, qui est un peu
-de gloire et quelques coups de sifflet. M. de Lézeau me doit trois ans;
-il faut le presser sans trop l'importuner. Une lettre au prince de
-Guise, cela ne coûte rien et avance les affaires. Les Villars et les
-d'Auneuil doivent deux années: il faut poliment et sagement remontrer
-à ces messieurs leurs devoirs à l'égard de leurs créanciers; il faut
-aussi terminer avec M. de Richelieu et en passer par où il voudra.
-J'aurais de grandes objections à faire sur ce qu'il me propose; mais
-j'aime encore mieux une conclusion qu'une objection.» Voltaire n'avait
-pas perdu son temps chez Me Alain.
-
-A Cirey, on vivait dans le grand style. La table n'était pas toujours
-bien servie, mais chacun avait son laquais pour le service. Voltaire
-était redevenu le poëte des princes et le prince des poëtes. Selon
-madame de Graffigny. Il était logé comme un roi et non comme un
-philosophe: «Sa chambre est tapissée de velours cramoisi, avec des
-franges d'or. Il y a peu de tapisserie, mais beaucoup de lambris,
-dans lesquels sont encadrés des tableaux charmants; des glaces, des
-encoignures de laque admirables, des porcelaines, une pendule soutenue
-par des marabouts d'une forme singulière, des choses infinies dans ce
-goût-là, chères, recherchées, et surtout d'une propreté à baiser le
-parquet; une cassette ouverte, où il y a de la vaisselle d'argent,
-tout ce que le superflu, _chose si nécessaire_, a pu inventer: et
-quel argent! quel travail! Il y a jusqu'à un baguier, où il y a douze
-bagues de pierres gravées, outre deux de diamants. De là on passe
-dans la petite galerie, qui n'a guère que trente à quarante pieds de
-long. Entre ses fenêtres sont deux petites statues fort belles, sur
-des piédestaux de vernis des Indes: l'une est _Vénus-Farnèse_, l'autre
-_Hercule_.»
-
-On a accusé Voltaire de vivre aux dépens du mari de sa maîtresse. La
-vérité, c'est que le marquis du Chastelet vivait plutôt aux dépens
-de Voltaire. Ce fut avec l'argent du poëte qu'on rebâtit le château
-de Cirey. Ce fut Voltaire qui y répandit le luxe. La table n'était
-bonne que le jour où Voltaire y songeait. Le marquis du Chastelet,
-qui aimait les grands vins chez les autres, n'avait chez lui que du
-vin ordinaire. Ce fut Voltaire encore qui se chargea du superflu de
-la cave. Voltaire avait prêté quarante mille livres au mari; je ne
-dis pas ce qu'il avait donné à la femme. Comment fut-il remboursé? Il
-décida d'abord que M. du Chastelet lui payerait deux mille livres de
-rente viagère. M. du Chastelet s'y engagea par-devant notaire, mais
-il ne paya jamais. Dix ans après, Voltaire réduisit la dette à quinze
-mille livres; mais il n'en toucha que dix. Il demanda que les cinq
-mille livres restantes fussent réduites à cent louis, «et ces cent
-louis, écrit-il après la mort de madame du Chastelet, je veux qu'ils me
-soient rendus en meubles. Et en quels meubles! La commode de Boule, mon
-portrait orné de diamants et autres bagatelles que j'ai déjà payés.»
-
-Dans les jardins de Cirey, c'était toujours le ciel de Newton qui
-éclairait ces philosophes du Portique. Voici des vers improvisés au
-clair de la lune:
-
- Astre brillant et doux, favorable aux amants,
- Porte ici tous les traits de ta douce lumière:
- Tu ne peux éclairer, dans ta vaste carrière,
- Deux cœurs plus amoureux, plus tendres, plus constants.
-
-Et le mari? le mari avait sa part dans les vers. Madame du Chastelet,
-qui écrit par la plume de Voltaire au roi de Prusse, daigne se souvenir
-de M. du Chastelet:
-
- Pour moi, nymphe de ces coteaux,
- Et des prés si verts et si beaux,
- Enrichis de l'eau qui les baise;
- Pour mon mari, ne vous déplaise,
- Je reste parmi mes roseaux.
- Mais vous, du séjour du tonnerre
- Ne pourriez-vous descendre un peu?
- C'est bien la peine d'être dieu
- Quand on ne vient pas sur la terre!
-
-Voltaire, qui disait si poétiquement que l'amour était l'étoffe de
-la nature brodée par l'imagination, aimait madame du Chastelet avec
-l'amour en moins, comme Platon aimait Aspasie. C'était l'hyménée des
-esprits: la bête n'y trouvait pas son compte; ce qui n'empêchait pas
-le roi de Prusse de comparer Voltaire à Renaud enchaîné à la ceinture
-d'Armide.
-
-Mais Voltaire, à peu près revenu des passions profanes,--lui qui avait
-plusieurs âmes et la moitié d'un corps,--abritait ce galant adultère
-sous le manteau de la philosophie. Ce fut alors que voyant peu à peu
-l'amour prendre la figure de l'amitié, il laissa tomber de son cœur
-ce chef-d'œuvre digne de l'antique, que dis-je? ce chef-d'œuvre qui
-n'a son pareil ni chez les anciens ni chez les modernes, excepté chez
-Voltaire lui-même, quand il chanta _les Vous et les Tu_:
-
- Si vous voulez que j'aime encore,
- Rendez-moi l'âge des amours;
- Au crépuscule de mes jours
- Rejoignez, s'il se peut, l'aurore.
-
- Des beaux lieux où le dieu du vin
- Avec l'Amour tient son empire,
- Le Temps, qui me prend par la main,
- M'avertit que je me retire.
-
- De son inflexible rigueur
- Tirons au moins quelque avantage.
- Qui n'a pas l'esprit de son âge,
- De son âge a tout le malheur.
-
- Laissons à la belle jeunesse
- Ses folâtres emportements:
- Nous ne vivons que deux moments,
- Qu'il en soit un pour la sagesse.
-
- Quoi! pour toujours vous me fuyez,
- Tendresse, illusion, folie,
- Dons du ciel qui me consoliez
- Des amertumes de la vie!
-
- On meurt deux fois, je le vois bien;
- Cesser d'aimer et d'être aimable,
- C'est une mort insupportable;
- Cesser de vivre, ce n'est rien.
-
- Ainsi je déplorais la perte
- Des erreurs de mes premiers ans;
- Et mon âme, aux désirs ouverte,
- Regrettait ses égarements.
-
- Du ciel alors daignant descendre,
- L'Amitié vint à mon secours:
- Elle était peut-être aussi tendre,
- Mais moins vive que les Amours.
-
- Touché de sa beauté nouvelle,
- Et de sa lumière éclairé,
- Je la suivis; mais je pleurai
- De ne pouvoir plus suivre qu'elle.
-
-Voltaire, moins amoureux--et plus savant,--revint aux lettres avec
-plus d'ardeur. _Alzire_, _Zulime_, _Mahomet_, _Mérope_ et l'_Enfant
-prodigue_ sont les œuvres de sa retraite. Ce fut aussi à Cirey qu'il
-acheva les _Discours sur l'Homme_ et la _Pucelle_. Sa retraite, du
-reste, n'était rien moins que calme et silencieuse; car, outre les
-colères charmantes de madame du Chastelet, il avait à subir des
-persécutions sans nombre. Cirey ne le mettait pas toujours à l'abri
-de ses ennemis. Il fut contraint de passer dans les Pays-Bas à deux
-reprises. La persécution avait fini par lui complaire: on l'avait
-habitué à la lutte et au bruit. De là ses pamphlets contre ses ennemis
-et contre lui-même; de là ses lettres sans nombre répandues partout,
-soit pour attaquer, soit pour se défendre. L'ennemi que Voltaire
-redoutait le plus, c'était l'oubli. Cet ennemi-là, il l'a tué comme les
-autres.
-
-Cependant la «nymphe de Cirey», cette Ève savante dont les yeux bleus
-versaient tant d'amour et disaient tant de belles choses, plaidait,
-armée de requêtes, compulsions et contredits, devant la justice de
-Bruxelles, sur un testament de M. de Trichâteau, son oncle. La justice
-de Bruxelles fut sept ou huit ans à examiner les pièces. Il fallut
-donc, durant sept ou huit ans, passer de l'amour ou de la philosophie
-aux ennuis d'un procès ruineux. Voilà pourquoi Voltaire resta si
-longtemps en Flandre. Il s'était résigné de bonne grâce pour sa
-maîtresse. Cependant il dit quelque part qu'il est un peu triste de
-passer le déclin de sa jeunesse à plaider sur le testament de M. de
-Trichâteau. Du reste, il ne perdait pas tout son temps à Bruxelles: il
-allait avec madame du Chastelet apprendre aux grands seigneurs flamands
-les jeux, les soupers, les folies du monde parisien. Il a laissé le
-souvenir d'une fête par lui donnée à la marquise du Chastelet, à la
-princesse de Chimay et à la duchesse d'Aremberg. Il donna cette fête
-non pas comme un poëte qui fait des bouquets et des feux d'artifice en
-vers. «Voyez comme je tranchai du grand seigneur, s'écrie-t-il, je ne
-servis pas un seul vers de ma façon!»
-
-A Bruxelles, il voulut réparer sur la tombe de Jean-Baptiste Rousseau
-ses injustices envers lui; mais elles étaient irréparables. Dans une
-lettre au libraire du poëte exilé, il déclara, tout en souscrivant à
-ses œuvres, qu'il regrettait de n'avoir pu se réconcilier avec un homme
-digne d'être aimé. Ce fut de Bruxelles qu'il envoya une écritoire au
-roi de Prusse, avec ces mots: «C'est Soliman qui envoie un sabre à
-Scanderbeg.»
-
-La Hollande de Rembrandt n'a eu pour lui nulle saveur et nul souvenir.
-La Prairie de Paul Potter, le Bouquet de bois de Ruysdaël et le Gué de
-Berghem ne l'ont pas arrêté rêvant et charmé. Il écrit à Maupertuis:
-«Quand nous partîmes tous deux de Clèves, et que vous prîtes à droite
-et moi à gauche, je crus être au jugement dernier, où Dieu sépare ses
-élus des damnés. _Divus Fredericus_ vous dit: Asseyez-vous à ma droite
-dans le paradis de Berlin; et à moi: Allez, maudit, en Hollande!
-Je suis donc dans cet enfer flegmatique, loin du feu divin où vous
-êtes. Faites-moi la charité de quelques étincelles dans les eaux
-croupissantes où je suis morfondu!»
-
-Il n'était jamais longtemps sans venir dans «la grande capitale des
-Bagatelles, assister au brigandage littéraire» et à la représentation
-de ses tragédies. Paris le fatiguait bientôt. «Ce tourbillon du monde
-est cent fois plus pernicieux que ceux de Descartes.» Et pourtant, à
-Paris, il commençait à rechercher la solitude, comme poëte et comme
-proscrit. Ainsi, quand son Émilie planait rue Traversière ou en l'île
-Saint-Louis[21], il s'isolait rue Cloche-Perce.
-
-De nouvelles bourrasques religieuses venant à éclater, Voltaire fit
-imprimer _Mahomet_, qui avait été défendu au théâtre; et, pour se
-moquer des prêtres, il le dédia à Benoît XIV. Le pape, qui n'espérait
-pas ramener Voltaire à l'Église romaine, lui parla de Virgile, lui dit
-que sa tragédie était sublime, lui envoya des médailles, lui donna ses
-bénédictions; avec quoi le philosophe retourna à Cirey rebâtir l'Église
-de Voltaire.
-
-Mais ce n'est plus dans les jardins d'Armide qu'il va bâtir son Église;
-c'est à Fernex, non loin des neiges éternelles. Madame du Chastelet
-mourut[22]. La jeunesse de Voltaire mourut avec elle. Il jugea qu'il
-était temps pour lui de faire une fin; il fit un mariage de raison: il
-se maria à la philosophie.
-
-
-NOTES:
-
-[1] «La nature créa, à l'étonnement du monde et à la gloire de la
-famille des Bourbons, Louis XIV, _l'homme souverain_, le type des
-monarques, le roi le plus _vraiment roi_ qui ait jamais porté la
-couronne.
-
-Elle produisit dans Voltaire l'homme le plus éminemment doué de toutes
-les qualités qui caractérisent et honorent sa nation, et le chargea de
-représenter la France à l'univers.
-
-Après avoir fait naître ces deux hommes extraordinaires, les types,
-l'un de la majesté royale, l'autre du génie français, la nature se
-reposa, comme pour mieux les faire apprécier, ou comme épuisée par deux
-prodiges.» GŒTHE.
-
-[2] Caton le Censeur se serait-il écrié devant les splendeurs de
-Versailles: «O grand roi, au lieu d'être le maître de toutes ces
-richesses, vous n'en êtes que l'esclave!» Louis XIV n'était pas
-l'esclave de ses richesses, ni même de ses misères. Il n'a subi que la
-domination de sa vieillesse, qui lui vint terrible, appuyée aux bras du
-Père Le Tellier et de madame de Maintenon.
-
-[3] «Que l'esprit soit bon à tout, même à faire sa fortune, Voltaire
-l'a bien prouvé. Un Athénien l'avait démontré avant lui. Socrate était
-cet Athénien. Comme on lui reprochait sa pauvreté, il loua soudain
-tous les moulins de l'Attique, et, selon sa prévision, l'année ayant
-été fertile en olives, il gagna considérablement sur son marché. «Vous
-voyez bien, disait-il à ses détracteurs, que si on voulait être riche,
-on le serait.» En même temps, il distribuait toute sa fortune aux
-pauvres gens d'Athènes, et il redevenait le philosophe heureux qu'il
-avait toujours été.» JULES JANIN.
-
-[4] Quelle belle histoire des idées et des hommes, y compris Voltaire,
-que le livre pris dans ses livres, mais surtout dans ses lettres, avec
-ce titre: _Les Confessions de Voltaire_!
-
-[5] Les philosophes du dix-huitième siècle retrouveraient de leurs
-contemporains dans le siècle de Louis XIV. Ne peut-on pas dire que tous
-les philosophes sont contemporains? les siècles ne comptent pas devant
-la raison. Voltaire et Diderot étaient bien plus les contemporains de
-Socrate et de Lamennais que de Desfontaines ou de Trublet. Les salons
-voltairiens du dix-huitième siècle, M. Guizot l'a remarqué, étaient
-moins voltairiens que les salons antivoltairiens du dix-neuvième
-siècle. La philosophie est comme la lumière qui montre le chemin
-parcouru et le chemin des découvertes futures. Mais combien peu qui ne
-se laissent pas aveugler par son flambeau, combien de myopes qui nient
-la lumière lointaine, parce qu'ils n'osent la braver!
-
-Oui, les philosophes du dix-huitième siècle sont nos contemporains;
-nous avons beau restaurer leurs monuments par des ornements d'un
-autre style, nous avons beau retoucher le fronton pour donner plus de
-grandeur à la figure de Dieu, nous avons beau faire plus hardie encore
-la hardiesse des cariatides, que sais-je? travailler les détails de
-cette architecture grandiose qui abritait et qui abrite encore l'esprit
-humain, d'où la révolution est sortie tout armée, et où le monde
-nouveau va puiser ses inspirations: nous sommes chez eux, et ils sont
-chez nous.
-
-[6] Le plus savant de tous les commentateurs, quoique le plus
-spirituel, M. le conseiller Clogenson, a étudié à fond la vie et
-l'œuvre de Voltaire. «Son père était fils d'un gros marchand drapier de
-la rue Saint-Denis, né à Saint-Loup en Poitou. Les Arouet, dont l'un
-fut tué à la Saint-Barthélemy, étaient marchands, notaires et même
-magistrats. Le plus connu était le poëte.»
-
-[7] Mademoiselle de Lenclos rouvrit l'hôtel de Rambouillet, mais
-Voiture chez elle était remplacé par Saint-Évremont, le bel esprit
-par l'esprit. On n'y travaillait pas à la _Guirlande de Julie_, mais
-on n'y dénouait pas non plus la ceinture de Vénus. Quand Ninon était
-courtisane, c'était la courtisane amoureuse.
-
-Voltaire a peint Ninon à la Voltaire: un portrait vif, lumineux,
-saisi. «Sa philosophie était véritable, ferme, invariable, au-dessus
-des préjugés et des vaines recherches. Elle eut, à l'âge de vingt-deux
-ans, une maladie qui la mit au bord du tombeau. Ses amis déploraient
-sa destinée qui l'enlevait à la fleur de son âge. _Ah!_ dit-elle, _je
-ne laisse au monde que des mourants_. Il me semble que ce mot est bien
-philosophique. Elle disait qu'elle n'avait jamais fait à Dieu qu'une
-prière: «Mon Dieu, faites de moi un honnête homme, et n'en faites
-jamais une honnête femme.» Les grâces de son esprit et la fermeté de
-ses sentiments lui firent une telle réputation, que lorsque la reine
-Christine vint en France, en 1654, cette princesse lui fit l'honneur
-de l'aller voir dans une petite maison de campagne où elle était
-alors. Lorsque mademoiselle d'Aubigné (depuis madame de Maintenon),
-qui n'avait alors aucune fortune, crut faire une bonne affaire en
-épousant Scarron, Ninon devint sa meilleure amie. Elles couchèrent
-ensemble quelques mois de suite: c'était alors une mode dans l'amitié.
-Ce qui est moins à la mode, c'est qu'elles eurent le même amant et
-ne se brouillèrent pas. M. de Villarceaux quitta madame de Maintenon
-pour Ninon. Elle eut deux enfants de lui. L'aventure de l'aîné est une
-des plus funestes qui soit jamais arrivée. Il avait été élevé loin
-de sa mère, qui lui avait été toujours inconnue. Il lui fut présenté
-à l'âge de dix-neuf ans, comme un jeune homme qu'on voulait mettre
-dans le monde. Malheureusement il en devint éperdument amoureux. Il y
-avait auprès de la porte Saint-Antoine un assez joli cabaret où, dans
-ma jeunesse, les honnêtes gens allaient encore quelquefois souper.
-Mademoiselle de Lenclos, car on ne l'appelait plus alors Ninon, y
-soupait un jour avec la maréchale de La Ferté, l'abbé de Châteauneuf
-et d'autres personnes. Ce jeune homme lui fit, dans le jardin, une
-déclaration si vive et si pressante, que mademoiselle de Lenclos fut
-obligée de lui avouer qu'elle était sa mère. Aussitôt ce jeune homme,
-qui était venu au jardin à cheval, alla prendre un de ses pistolets à
-l'arçon de sa selle et se tua tout roide. Il n'était pas si philosophe
-que sa mère. Je ne dois pas oublier que madame de Maintenon, étant
-devenue toute-puissante, se ressouvint d'elle et lui fit dire que, si
-elle voulait être dévote, elle aurait soin de sa fortune. Mademoiselle
-de Lenclos répondit qu'elle n'avait besoin ni de fortune, ni de masque.
-Plus heureuse que son ancienne amie, elle ne se plaignit jamais de son
-état. Quelqu'un a imprimé, il y a deux ans, des lettres sous le nom de
-mademoiselle de Lenclos, à peu près comme dans ce pays-ci on vend du
-vin d'Orléans pour du Bourgogne.»
-
-Que d'esprit en ces deux pages! Tout un portrait, toute une philosophie.
-
-Mais Voltaire ne fut pas toujours galant pour la marraine de son
-esprit: il l'a comparée à une vieille momie revenue des pays de la mort.
-
-[8] Pour ceux qui veulent tout savoir, rechercherai-je les infiniment
-petits de la vie de Voltaire? Sa première enfance[I.] se passa rue
-des Marmousets, où demeurait son père. Les commères du voisinage ne
-lui donnèrent-elles pas un peu son second baptême en l'appelant le
-_petit volontaire_, car déjà l'enfant voulait que tout obéît à ses
-caprices. Voltaire, qui plus tard faisait du feu à la Saint-Jean, était
-né frileux à ce point d'incendier trois ou quatre fois par hiver la
-cheminée paternelle, ce qui faisait crier dans toute la rue: Au petit
-volontaire! Au collége Louis-le-Grand, il jetait tout le monde de côté
-pour avoir la première place devant l'âtre. «Range-toi, dit-il un jour
-à un de ses camarades, sinon je t'envoie te chauffer chez Pluton.--Que
-ne dis-tu enfer? il y fait encore plus chaud.--Qui te l'a dit? je crois
-que l'un n'est pas plus sûr que l'autre.» Voltaire ne croyait pas plus
-au paradis qu'à l'enfer. Un jour, un autre camarade lui dit: «Tu es
-trop méchant pour aller jamais au ciel.--Le ciel! s'écrie l'enfant
-gâté, c'est le grand dortoir du monde.»
-
-[9] Dès qu'il sut un peu de latin, il fit des vers latins qu'il n'a pas
-conservés. On ne connaît de lui que ceux-ci, inscrits sur l'estampe du
-portrait de Benoît XIV:
-
- Lambertinus hic est, Romæ decus et pater orbis,
- Qui mundum scriptis docuit, virtutibus ornat.
-
-Et ces deux vers, sur le feu, qu'il aurait pu mettre pareillement sur
-l'estampe de son propre portrait:
-
- Ignis ubique latet, naturam amplectitur omnem,
- Cuncta parit, renovat, dividit, urit, alit.
-
-
-[10] Quand il rima sa première ode, Voltaire n'avait que quinze ans,
-ainsi que le témoigne un exemplaire in-4º qui porte ce titre: _Sur
-sainte Geneviève_, imitation d'une ode latine du R. P. LE JAY, par
-FRANÇOIS AROUET, _étudiant en rhétorique et pensionnaire au collége
-Louis-le-Grand_.
-
-[11] On a fait un crime à Voltaire de connaître le papier timbré. C'est
-la faute de son père.
-
-[12] Voici comment le poëte conta son aventure:
-
- Or ce fut par un matin sans faute
- En beau printemps, un jour de Pentecôte,
- Qu'un bruit étrange en sursaut m'éveilla.
- Un mien valet, qui du soir était ivre,
- Maître, dit-il, le Saint-Esprit est là.
-
- Je vois paraître au bout de ma ruelle,
- Non un pigeon, non une colombelle,
- Mais vingt corbeaux de rapine affamés,
- Monstres crochus que l'enfer a formés:
- L'un près de moi s'approche en sycophante:
- Un maintien doux, une démarche lente,
- Un ton cafard, un compliment flatteur,
- Cache le fiel qui lui ronge le cœur.
-
- Fallut partir. Je fus bientôt conduit
- En coche clos vers le royal réduit
- Que près Saint-Paul ont vu bâtir nos pères
- Par Charles Cinq. O gens de biens, mes frères,
- Que Dieu vous gard' d'un pareil logement!
- J'arrive enfin dans mon appartement.
- Certain croquant avec douce manière
- Du nouveau gîte exaltait les beautés,
- Perfections, aises, commodités.
- Jamais Phébus, dit-il, dans sa carrière
- N'y fit briller sa trop vive lumière:
- Voyez ces murs de dix pieds d'épaisseur,
- Vous y serez avec plus de fraîcheur.
- Puis me faisant admirer la clôture,
- Triple la porte et triple la serrure,
- Grilles, verroux, carreaux de tout côté,
- C'est, me dit-il, pour votre sûreté.
-
- Me voici donc en ce lieu de détresse,
- Embastillé, logeant fort à l'étroit,
- Ne dormant point, buvant chaud, mangeant froid,
- Sans passe-temps, sans amis, sans maîtresse.
-
-Et sans plume! On s'égaie aujourd'hui sur la Bastille, mais la Bastille
-était une vraie prison, où Voltaire passa près d'une année à composer
-des chants de la _Henriade_ sans pouvoir les écrire.
-
-[13]
-
- Nos prêtres ne sont point ce qu'un vain peuple pense,
-
-disait Voltaire dans sa première tragédie. Selon Leibniz, ce vers était
-gros de son avenir.
-
-[14]
-
- Tu le veux donc, belle Uranie,
- Qu'érigé par ton ordre en Lucrèce nouveau,
- Devant toi, d'une main hardie
- Aux superstitions j'arrache le bandeau;
- Que j'expose à tes yeux le dangereux tableau
- Des mensonges sacrés dont la terre est remplie;
- Et qu'enfin ma philosophie
- T'apprenne à mépriser les horreurs du tombeau
- Et les terreurs de l'autre vie.
-
-
-[15] Selon le maréchal de Villars, ce fut chez mademoiselle Lecouvreur
-et non chez le duc de Sully que Voltaire offensa le chevalier de Rohan:
-«Il s'était pris de querelle chez la Lecouvreur, très-bonne comédienne,
-avec le chevalier de Rohan. Sur des propos très-offensants, celui-ci
-lui montra sa canne. Voltaire voulut mettre l'épée à la main. Le
-chevalier était fort incommodé d'une chute qui ne lui permettait pas
-d'être spadassin. Il prit le parti de faire donner, en plein jour, des
-coups de bâton à Voltaire, lequel, au lieu de prendre la voie de la
-justice, estima la vengeance plus noble par les armes. On prétend qu'il
-la chercha avec soin, trop indiscrètement. Le cardinal de Rohan demanda
-à M. le duc de le faire mettre à la Bastille. L'ordre en fut donné,
-exécuté, et le malheureux poëte, après avoir été battu, fut encore
-emprisonné. Le public, disposé à tout blâmer, trouva, pour cette fois
-avec raison, que tout le monde avait tort: Voltaire d'avoir offensé le
-chevalier de Rohan; celui-ci, d'avoir osé commettre un crime digne de
-mort, en faisant battre un citoyen; le gouvernement, de n'avoir pas
-puni la notoriété d'une mauvaise action, et d'avoir fait mettre le
-battu à la Bastille pour tranquilliser le batteur.»
-
-[16] Voltaire, poëte des princes ou prince des poëtes, ne devait plus
-dire de longtemps: Nous sommes ici tous princes ou tous poëtes. Peu de
-jours auparavant, son père lui avait reparlé d'une charge de conseiller
-au parlement: «Mon père, je ne veux pas d'une considération qui
-s'achète, je saurai m'en faire une qui ne vous coûtera rien.»
-
-[17] Ce récit, emprunté au journal de Barbier, fera comprendre les
-colères du poëte. On y étudiera avec quelque effroi comment on rendait
-la justice en France, il y a cent vingt-cinq ans:
-
-«Il étoit venu à Paris un juif, demeurant ordinairement en Hollande,
-riche de sept ou huit cent mille livres de rentes, homme de cinquante
-ans, qui a eu pour maîtresse mademoiselle Pélissier, actrice de
-l'Opéra. Il a dépensé considérablement avec elle, faisant ici grande
-figure, étoit toujours le premier au balcon de l'Opéra, où il faisoit
-retenir sa place, et alloit au Cours avec mademoiselle Pélissier en
-carrosse à six chevaux, au milieu de la file, comme les princesses. La
-fin de cette aventure a été tragique. M. Du Lis a quitté la Pélissier
-et a eu avec elle un procès pour la restitution des diamants, qu'il
-disoit ne lui avoir que confiés, que parce qu'il a su que mademoiselle
-Pélissier le trompoit, toujours avec le sieur Francœur, violon de
-l'Opéra, qu'elle aime. Il a quitté Paris et s'en est retourné en
-Hollande. Il lui a pris envie de se venger de ces perfidies; il a
-envoyé le nommé Joinville, qu'il avoit pris à son service et qui
-l'avoit suivi en Hollande, à l'effet de faire donner de bons coups de
-bâton à M. Francœur, et aussi, a-t-on dit dans le public, de faire
-quelques marques au visage de mademoiselle Pélissier. Malheureusement,
-Joinville ne savoit ni lire ni écrire; il s'est adressé, pour écrire
-ses lettres de correspondance avec Du Lis, à un maître écrivain, pour
-mander à Du Lis qu'il s'étoit adressé à des soldats aux gardes pour
-entrer dans l'exécution, moyennant payement. Mais l'écrivain a été
-intimidé par un ami à qui il a conté la chose, en sorte qu'il a déclaré
-le tout à M. Hérault. Mademoiselle Pélissier et Francœur sont aimés
-par le plaisir qu'ils procurent au public. M. Hérault, lieutenant de
-police, a fait arrêter Joinville et les soldats aux gardes. L'affaire
-a été examinée si sérieusement au Châtelet, que M. Du Lis, juif, et
-Joinville ont été condamnés à être pendus; Joinville, préalablement
-appliqué à la question, et sursis au jugement des soldats aux gardes,
-appel. MM. de la Tournelle, plus amateurs apparemment de musique, ont
-trouvé la chose si grave, qu'ils ont condamné M. Du Lis et Joinville à
-être rompus vifs, ce qui a été exécuté le 9 de ce mois, en effigie pour
-Du Lis et très-réellement pour Joinville, qui pourtant, par grâce, a
-été étranglé! Ce jugement a été assez rude, d'autant que les coups de
-bâton n'ont point été donnés.
-
-Quoi qu'il en soit, ce jugement et le crédit de mademoiselle Pélissier
-n'ont point échappé à la critique du public dans deux petits couplets:
-
- Pélissier, Marseille a des chaînes
- Bien moins funestes que les tiennes!
- Sous tes fers on est accablé,
- Sans que jamais rien tranquillise:
- Quand on les porte on est volé,
- On est roué quand on les brise.
-
- Admirez combien l'on estime
- Le coup d'archet plus que la rime.
- Que Voltaire soit assommé,
- Thémis s'en tait, la cour s'en joue!
- Que Francœur ne soit qu'alarmé,
- Le seul complot mène à la roue.
-
-Ce pauvre Voltaire n'avoit que faire de ce ressouvenir; c'est un jeune
-homme de nos meilleurs poëtes, fils de M. Arouet, receveur des épices
-de la Chambre des comptes, à qui M. le chevalier de Rohan-Chabot avoit,
-dit-on, fait donner des coups de bâton pour payement de vers. Voltaire,
-après avoir été mis à la Bastille, partit peu de temps après pour
-l'Angleterre, et il n'en a rien été.»
-
-Ainsi un violon était inviolable. On le vengeait de coups de bâton
-qu'il avait dû recevoir en conduisant au supplice de la roue celui qui
-avait soulevé le bâton, mais Voltaire était mis à la Bastille pour les
-coups de bâton qu'il avait reçu.
-
-[18] Depuis les premières éditions du Roi Voltaire, on m'a communiqué
-des lettres autographes de l'illustre poëte, écrites pendant son séjour
-en Angleterre. On trouvera dans l'Appendice des fragments curieux de
-cette correspondance inédite.
-
-[19] J'oubliais Taylor, qui disait: «Le blasphème est _in aliena
-republica_, c'est l'affaire d'un autre monde. La religion qui s'impose
-par la force fait des hypocrites et point de croyants; au lieu d'élever
-un trophée à Dieu, elle bâtit un monument au diable.»
-
-[20] Voici la meilleure page de son voyage à Londres. Son enthousiasme
-pour les Anglais ne l'empêche pas de les railler gaiement:
-
-«Lorsque je débarquai auprès de Londres, c'était dans le milieu du
-printemps; le ciel était sans nuages, comme dans les plus beaux jours
-du midi de la France; l'air était rafraîchi par un doux vent d'occident
-qui augmentait la sérénité de la nature, et disposait les esprits à
-la joie; _tant nous sommes machines, et tant nos âmes dépendent de
-l'action du corps_! Je m'arrêtai près de Greenwich, sur les bords de
-la Tamise. Cette belle rivière, qui ne se déborde jamais, et dont
-les rivages sont ornés de verdure toute l'année, était couverte de
-deux rangs de vaisseaux marchands durant l'espace de six milles; tous
-avaient déployé leurs voiles pour faire honneur au roi et à la reine,
-qui se promenaient sur la rivière dans une barque dorée, précédée de
-bateaux remplis de musique, et suivie de mille petites barques à rames;
-chacune avait deux rameurs, tous vêtus comme l'étaient autrefois nos
-pages, avec des trousses et de petits pourpoints ornés d'une grande
-plaque d'argent sur l'épaule. Il n'y avait pas un de ces mariniers
-qui n'avertît par sa physionomie, par son habillement et par son
-embonpoint, qu'il était libre et qu'il vivait dans l'abondance.
-
-Je me crus transporté aux jeux olympiques; mais la beauté de la Tamise,
-cette foule de vaisseaux, l'immensité de la ville de Londres, tout cela
-me fit bientôt rougir d'avoir osé comparer l'Élide à l'Angleterre.
-J'appris que dans le même moment il y avait un combat de gladiateurs
-dans Londres, et je me crus aussitôt avec les anciens Romains. Un
-courrier du Danemark, qui était arrivé le matin, et qui s'en retournait
-heureusement le soir même, se trouvait auprès de moi pendant les
-courses. Il me paraissait saisi de joie et d'étonnement: il croyait
-que toute la nation était toujours gaie; que toutes les femmes étaient
-belles et vives, et que le ciel d'Angleterre était toujours pur et
-serein; qu'on ne songeait jamais qu'au plaisir; que tous les jours
-étaient comme le jour qu'il voyait; et il partit sans être détrompé.
-Pour moi, plus enchanté encore que mon Danois, je me fis présenter le
-soir à quelques dames de la cour; je ne leur parlai que du spectacle
-ravissant dont je revenais; je ne doutais pas qu'elles n'y eussent
-été, et qu'elles ne fussent de ces dames que j'avais vues galoper de
-si bonne grâce. Cependant, je fus un peu surpris de voir qu'elles
-n'avaient point cet air de vivacité qu'ont les personnes qui viennent
-de se réjouir; elles étaient guindées et froides, prenaient du thé,
-faisaient un grand bruit avec leurs éventails, ne disaient mot, ou
-criaient toutes à la fois pour médire de leur prochain; quelques-unes
-jouaient au quadrille, d'autres lisaient la gazette; enfin, une plus
-charitable que les autres voulut bien m'apprendre que le _beau monde_
-ne s'abaissait à aller à ces assemblées populaires qui m'avaient tant
-charmé; que toutes ces belles personnes vêtues de toiles des Indes
-étaient des servantes ou des villageoises; que toute cette brillante
-jeunesse, si bien montée et caracolant autour de la carrière, était une
-troupe d'écoliers et d'apprentis montés sur des chevaux de louage. Je
-me sentis une vraie colère contre la dame qui me dit tout cela, m'en
-retournai de dépit dans la Cité, trouver les _aldermen_ qui m'avaient
-fait si cordialement les honneurs de mes prétendus jeux olympiques.
-
-Je trouvai le lendemain, dans un café malpropre, mal meublé, mal
-servi et mal éclairé, la plupart de ces messieurs; aucun d'eux ne me
-reconnut: je me hasardai d'en attaquer quelques-uns de conversation;
-je n'en tirai point de réponse, ou tout au plus un oui ou non; je
-me figurai qu'apparemment je les avais offensés tous la veille. Je
-m'examinai, et je tâchai de me souvenir si je n'avais pas donné la
-préférence aux étoffes de Lyon sur les leurs, ou si je n'avais pas dit
-que les cuisiniers français l'emportaient sur les anglais, que Paris
-était une ville plus agréable que Londres, qu'on passait le temps
-plus agréablement à Versailles qu'à Saint-James, ou quelque autre
-énormité pareille. Ne me sentant coupable de rien, je pris la liberté
-de demander à l'un d'eux, avec un air de vivacité qui leur parut fort
-étrange, pourquoi ils étaient tous si tristes: mon homme me répondit,
-d'un air renfrogné, qu'il faisait un vent d'est. Dans le moment arriva
-un de leurs amis, qui leur dit avec un visage indifférent: Molly s'est
-coupé la gorge ce matin; son amant l'a trouvée morte dans sa chambre,
-avec un rasoir sanglant à côté d'elle. Cette Molly était une jeune
-fille, belle et très-riche, qui était prête à se marier avec le même
-homme qui l'avait trouvée morte. Ces messieurs, qui tous étaient amis
-de Molly, reçurent la nouvelle sans sourciller. L'un d'eux seulement
-demanda ce qu'était devenu l'amant: _Il a acheté le rasoir_, dit
-froidement quelqu'un de la compagnie.
-
-Pour moi, effrayé d'une mort si étrange et de l'indifférence de ces
-messieurs, je ne pus m'empêcher de m'informer quelle raison avait
-forcé une demoiselle, si heureuse en apparence, à s'arracher la vie si
-cruellement. On me répondit uniquement qu'il faisait un vent d'est.
-
-Je ne pouvais pas comprendre d'abord ce que le vent d'est avait de
-commun avec l'humeur sombre de ces messieurs et la mort de Molly. Je
-sortis brusquement du café, et j'allai à la cour, plein de ce beau
-préjugé français qu'une cour est toujours gaie. Tout y était triste et
-morne, jusqu'aux filles d'honneur. On y parlait mélancoliquement du
-vent d'est. Je songeai alors à mon Danois de la veille. Je fus tenté
-de rire de la fausse idée qu'il avait emportée d'Angleterre; mais le
-climat opérait déjà sur moi, et je m'étonnai de ne pouvoir rire. Un
-fameux médecin de la cour, à qui je confiai ma surprise, me dit que
-j'avais tort de m'étonner, que je verrais bien autre chose au mois de
-novembre et de mars; qu'alors on se pendait par douzaine. C'était, me
-dit-il encore, par un vent d'est qu'on coupa la tête à Charles Ier et
-qu'on détrôna Jacques II. Si vous avez quelque grâce à demander à la
-cour, m'ajouta-t-il à l'oreille, ne vous y prenez jamais que lorsque le
-vent sera à l'ouest ou au sud.»
-
-[21] Voltaire ne fut pas l'Apollon du beau cabinet des Muses de Le
-Sueur. «Cet hôtel Lambert a toujours eu pour moi le charme d'un château
-en Espagne, parce que je ne l'ai jamais habité que de loin.»
-
-Ce merveilleux cabinet des Muses! On y a retrouvé des vers de Voltaire
-à sa maîtresse, mais quels vers!
-
- Sans doute vous serez célèbre
- Par les grands calculs de l'algèbre
- Où votre esprit est absorbé;
- J'oserais m'y livrer moi-même,
- Mais, hélas! A + D − B
- N'est pas = à je vous aime.
-
-[22] La marquise du Chastelet avait quarante-trois ans (1706-1749).
-
-
-[I.] Mais, comme l'a si bien dit M. le conseiller Clogenson, il n'eut
-ni première ni seconde enfance: il fut tout de suite un homme.
-
-
-
-
-III.
-
-LES FEMMES DE VOLTAIRE.
-
-
-I.
-
-Voltaire, qui était plus une âme qu'un corps, n'a pas longtemps chanté
-le _Cantique des cantiques_. Il a commencé de bonne heure, mais il
-n'a pas perpétué ses hymnes amoureux. Sa jeunesse n'était pas flétrie
-encore, qu'il abandonnait à d'autres les pêches des espaliers de Vénus.
-Il a aimé comme on aimait sous la Régence,--après souper,--sous le ciel
-de lit, mais pourtant avec toute la délicatesse licencieuse dont parle
-Ninon. Madame de Genlis, qui refusait tant à Voltaire, lui accorde
-que seul entre tous les hommes du dix-huitième siècle il avait l'art
-perdu de parler aux femmes comme les femmes aiment qu'on leur parle.
-Richelieu n'avait pas fait adopter partout sa grammaire à la dragonne.
-
-Mais chez Voltaire, la muse faisait tort à la femme; il n'avait pas la
-flamme qui embrase, il n'avait pas la passion qui déchire. La curiosité
-plutôt que la nature le poussait en avant; des qu'il avait goûté la
-pomme, il disait: «Tu n'as pas mûri sur l'arbre de la Science;» et il
-se retournait vers l'étude.
-
-Donc, toujours inquiet et turbulent, se fuyant soi-même dans ses
-aspirations vers l'imprévu, Voltaire a pris à peine le temps d'aimer
-quand il aimait. Quelques femmes de son temps ont dit qu'il n'avait
-que le masque de l'amour. Dans sa jeunesse, c'était d'ailleurs un joli
-masque.
-
-Mais pourquoi calomnier son cœur? direz-vous. Ce beau vers:
-
- C'est moi qui te dois tout, puisque c'est moi qui t'aime,
-
-est le vers d'un poëte, mais d'un poëte qui a aimé. Sa première
-jeunesse fut tout envahie par la passion. Comme saint Augustin, il
-a traversé la forêt de flammes vives. «Vous prétendez donc que j'ai
-été amoureux de mon temps tout comme un autre? Vous pourrez ne pas
-vous tromper. Quiconque peint les passions les a ressenties; il n'y
-a guère de barbouilleur qui n'ait exploité ses modèles.» Ainsi parle
-Voltaire dans une lettre à Chabanon. La marquise de Boufflers, qui a
-reçu ses confessions pendant que Voisenon recevait celles de madame du
-Chastelet, écrivait ainsi à Saint-Lambert: «Vous l'avez vaincu sur
-son déclin, mais il était vaillant à son aurore.» A quoi Saint-Lambert
-répondait dans le mauvais style du marquis de Bièvre: «Pas si vaillant
-à son Aurore de Livry, puisque son ami Génonville la lui enlevait tous
-les soirs pendant qu'il était en tête-à-tête avec son Dictionnaire de
-rimes.»
-
-Non, Voltaire n'était pas de ceux que l'Amour destine à brûler
-éternellement, comme l'a dit Virgile, dans les enfers de la passion.
-La fête de son cœur n'avait pas de lendemain. Il se consolait d'une
-trahison par un éclat de rire; il fut, en un mot, plutôt le philosophe
-que le poëte de l'amour.
-
-Cette philosophie lui a valu des injures comme les autres. Dans un
-livre où l'on a beaucoup parlé des friponneries d'un Voltaire que je
-ne connais pas,--sans doute un Voltaire qui n'a pas étudié chez les
-jésuites,--il y a tout un chapitre écrit avec indignation sous ce titre
-curieux: _Comment Voltaire eut toute sa vie des maîtresses qui ne lui
-coûtaient rien_. Il paraît que c'est un péché mortel de ne pas payer
-l'amour. «Voltaire, dit l'auteur du libelle, a été l'amant connu de
-mademoiselle du Noyer, de Laura Harley, de la Duclos, de la Corsembleu,
-de la Lecouvreur, de la Livry. Que lui ont coûté toutes ces liaisons?
-Des vers, mais pas un sou de dépense[23].» Et plus loin Voltaire est
-accusé de payer par des galanteries son loyer dans l'hôtel de la
-présidente de Bernière.--Après tout, dirait Chamfort, on paye avec la
-monnaie qu'on a.--Mais Voltaire payait ses dettes d'argent avec de
-l'argent, et ses dettes de cœur avec du cœur ou avec des vers; fausse
-monnaie peut-être, mais monnaie ayant cours.
-
-Que Voltaire ait été l'amant de la présidente de Bernière, il n'y a
-pas grand mal, puisqu'elle était jolie; mais ce n'est pas une raison
-pour l'accuser d'avoir voulu se loger au même prix dans l'hôtel
-de la comtesse de Fontaine-Martel[24]. Voltaire avait trop peur
-de la Bastille et de l'exil pour bâtir la maison du poëte sur le
-sable mouvant de Paris, entre les Tuileries et le Parlement, entre
-l'Archevêché et la Sorbonne. Il n'était pas assez sûr de la branche
-pour y faire son nid. Il trouvait bien plus simple de se cacher à demi
-chez la présidente ou chez la comtesse. D'ailleurs, tout le monde lui
-chantait la chanson de l'hospitalité. Il disait plus tard à madame de
-Florian que toutes les portes s'étaient ouvertes devant lui, excepté la
-porte de la chambre à coucher de la duchesse de Villars.
-
-Les vingt ans de Voltaire ont été disputés par trois amours qui ont
-répandu leur prisme sur toute sa vie. Il disait: «J'ai aimé les trois
-Grâces quand j'étais jeune. Que n'ai-je joué toute ma vie avec leurs
-ceintures!» Mais les trois Grâces n'ont-elles pas toujours un peu dansé
-sur les rives étoilées de son imagination?
-
-La première de ces trois Grâces, la Grâce enjouée, la Grâce ingénue,
-la Grâce fuyante, c'était mademoiselle Olympe du Noyer, devenue
-célèbre sous le nom de Pimpette. La seconde, la Grâce pensive, la
-Grâce soucieuse, la Grâce attendrie, c'était mademoiselle de Livry,
-qui devint la marquise de Gouvernet. La troisième, la Grâce sévère,
-la Grâce passionnée, la Grâce divine, c'était Adrienne Lecouvreur,
-qui jouait la tragédie amoureuse pour tout le monde, et qui jouait la
-comédie de l'amour pour lui.
-
-Je dirai ces romans de Voltaire, ces romans qu'il eût peut-être écrits
-dans ces jours sombres de la vieillesse où l'on se retourne vers le
-soleil des belles années, si Jean-Jacques n'eût parlé trop tôt de faire
-ses _Confessions_. Et d'ailleurs Voltaire ne se mettait jamais en scène
-dans ses passions. Les romans de son cœur ne pouvaient rien prouver
-contre la Sorbonne ni contre l'Église; il les garda pour lui.
-
-Nous ne le regrettons point. Voltaire était un dessinateur plutôt qu'un
-peintre; il n'avait pas cette volupté de touche qui est le charme le
-plus vif des pages amoureuses. Là il eût été vaincu par Jean-Jacques.
-Le citoyen de Genève était bien plus féminin que le Parisien de la
-décadence. Jean-Jacques avait appris l'amour sur le sein toujours ému
-de madame de Warens, sous les ramées printanières des Charmettes;
-Voltaire avait appris l'amour aux soupers de la Régence, dans les
-bras distraits de quelque comédienne à moitié ivre, comme la Duclos
-et la Desmares. Aussi quel mauvais poëte quand il chante l'amour! Le
-roi de Prusse, à la manœuvre, aurait mieux traduit que lui les versets
-de Salomon, le grand poëte des profanes voluptés. Mais quand Voltaire
-raille l'amour, comme il redevient un charmant poëte! Si on lui permet
-de railler, il s'attendrira presque, il aura même une larme, comme dans
-ce chef-d'œuvre qui s'appelle _les Vous et les Tu_.
-
-Ce qu'il faut regretter, ce sont les premières lettres de Voltaire.
-Je donnerais tous les vers de la _Henriade_ pour ses billets à
-mademoiselle de Livry et à Adrienne Lecouvreur. Mais Adrienne
-Lecouvreur avait trop d'amants pour conserver leurs lettres, et
-mademoiselle de Livry fit le sacrifice des billets de l'amour sur
-l'autel de l'hyménée. On ne retrouve guère de lettres de Voltaire
-jeune. Il en est ainsi de tous les hommes célèbres. On ne garde pas
-leurs lettres parce qu'elles sont charmantes, mais parce qu'elles sont
-signées d'un nom immortel. Heureusement Voltaire fut déclaré immortel
-de bonne heure.
-
-
-II.
-
-OLYMPE DU NOYER.
-
-_Où est la femme?_ Ce point d'interrogation, qui cherche la lumière
-dans l'existence de tous les hommes, ne vient pas se poser souvent
-dans l'histoire de Voltaire. La femme, pour lui, c'est l'humanité.
-Toutefois, la femme a aussi son influence chez lui. Quand il écrit pour
-la première fois en prose et en vers, où est la femme? C'est Olympe
-du Noyer. Madame du Noyer, qui vivait à La Haye de libertinage et de
-libelles[25], a conté ce premier amour de Voltaire avec beaucoup de
-complaisance.
-
-Ce qui est curieux à étudier ici, c'est le cœur de la mère qui juge
-gravement, comme un critique désintéressé, le style épistolaire de
-l'amant de sa fille: «Il me semble que quoiqu'on n'ait pas besoin
-de dispense d'âge pour être agrégé dans la confrérie des amants, le
-rôle d'amoureux que M. Arouet a joué en Hollande, et qui est soutenu
-dans ses lettres, ne lui convient pas mieux que la charge qu'il a
-usurpée sur le Parnasse, où il prétend régler les rangs; je doute même
-qu'il ait été véritablement amoureux. Il me paraît qu'il y a beaucoup
-d'esprit dans les lettres de M. Arouet, mais j'y ai remarqué le style
-des _Lettres portugaises_ et plusieurs traits de celles d'Héloïse et
-d'Abailard.»
-
-Après quoi madame du Noyer ne craint pas d'écrire d'une main délicate
-et tout à fait maternelle: «Les beaux esprits se rencontrent. Il se
-peut bien que les auteurs de ces lettres anciennes et modernes se
-soient rencontrés dans le choix de leurs expressions, quoique leurs
-épîtres aient été écrites dans des cas bien différents, puisqu'il n'est
-question ici ni des larmes d'Héloïse ni du triste sort d'Abailard.»
-
-On ne s'explique pas beaucoup les colères de madame du Noyer contre le
-premier amant de sa fille avec sa sollicitude à publier le scandale
-de cette aventure. La galante chroniqueuse, ou plutôt la chroniqueuse
-galante, aurait-elle voulu que le jeune poëte s'acoquinât avec elle?
-Certes, ce n'est pas l'indignation de la vertu qui lui monte à
-l'esprit. Sa fille est destinée à vivre de l'amour, comme elle a fait
-elle-même avant de vivre de sa plume. Il est vrai qu'un page comme
-Voltaire, déjà entaché de poésie, ne payera pas à prix d'or ce morceau
-de prince. Mais alors pourquoi publier ces quatorze lettres qui vont
-apprendre à la postérité que sa fille se déguisait la nuit en cavalier
-pour aller consoler Voltaire, retenu prisonnier à l'ambassade? C'est
-que madame du Noyer était plus gazetière que mère de famille. Elle
-sacrifiait tout à ses _Lettres historiques et galantes_. Le roman de
-Voltaire et de sa fille était, pour ce journal, une bonne aubaine.
-Cinquante pages de copie amoureuse où l'on met en scène un jeune poëte
-déjà célèbre dans le beau monde, et une jeune fille déjà pervertie
-parce qu'on lui a donné à boire le lait de la femme adultère, quoi de
-plus curieux pour une coquine de la force de madame du Noyer?
-
-C'est d'abord une lettre de Paris dont je reproduis quelques lignes:
-«Ce qui m'étonne, c'est que vous n'ayez pas démêlé parmi les personnes
-de la suite de M. le marquis de Châteauneuf un jeune homme qui fait
-grand bruit par ses poésies. Il s'appelle Arouet: c'est le fils d'un
-trésorier de la chambre des comptes.»
-
-A cette lettre de madame du Noyer de Paris, madame du Noyer de La Haye
-répond par celle-ci: «Votre M. Arouet ne m'a pas échappé, quoiqu'il
-n'ait fait que très-peu de séjour dans ce pays. La qualité de poëte
-convient très-bien avec celle d'amant dans laquelle M. Arouet a brillé
-en Hollande, et qui a causé son départ. Il s'était avisé d'en conter à
-une jeune personne de condition qui avait une mère difficile à tromper
-et que pareille intrigue n'accommodait nullement; et ce fut sur les
-plaintes de cette mère qu'on jugea à propos de renvoyer notre amoureux
-d'où il était venu.»
-
-Suivent quatorze lettres romanesques de Voltaire. Rendez-vous,
-déguisements, surprise, séparation, larmes, serments, rien n'y
-manque, pas même le coup de théâtre prévu. Dans ces lettres, Voltaire
-est bien de cet âge exalté où l'on voudrait acheter «aux dépens
-de toutes les peines d'Amadis le plaisir de s'en plaindre avec
-autant d'éloquence.» Dans la première lettre, le page du marquis de
-Châteauneuf est prisonnier d'amour. Sans doute, madame du Noyer, pour
-rehausser l'éclat de sa vertu, a été se plaindre à l'ambassadeur des
-tentatives téméraires d'Arouet pour séduire sa fille. Comme madame du
-Noyer est une méchante femme, et, qui pis est, une femme qui écrit,
-l'ambassadeur, craignant sa colère, s'est hâté de lui faire justice.
-Il a mis son page aux arrêts, en décidant qu'il retournerait en France
-sous peu de jours. Jusque-là le poëte n'était peut-être qu'amoureux à
-demi; mais à peine emprisonné, le voilà éperdument amoureux. C'était
-à peine de l'amour, c'est déjà de la passion: le cœur bondit et les
-larmes coulent. Il demande à grands cris, pour charmer les ennuis de
-sa solitude, le portrait de sa maîtresse; que dis-je? le portrait!
-il demande sa maîtresse elle-même. Mais, comme il est gardé à vue,
-il ne sait à qui confier son message. Dans la seconde lettre, il
-s'écrie avec passion: «Je suis ici prisonnier au nom du roi; mais
-on est maître de m'ôter la vie, et non l'amour que j'ai pour vous!
-Oui, mon adorable maîtresse, je vous verrai ce soir, dussé-je porter
-ma tête sur un échafaud! Gardez-vous de madame votre mère comme de
-l'ennemi le plus cruel que vous ayez; que dis-je? gardez-vous de tout
-le monde. Tenez-vous prête: dès que la lune paraîtra, je sortirai de
-l'hôtel incognito, je prendrai un carrosse, nous irons comme le vent à
-Schevelin.»
-
-Dans les lettres suivantes, Voltaire, qui s'est jusque-là montré
-timide, s'enhardit en amoureux de bonne lignée, qui a entendu le duc
-de Richelieu parler de ses hauts faits. Ce n'est point assez d'avoir
-vu Pimpette au clair de la lune, il veut la voir à minuit: «Vous ne
-pouvez pas venir ici; il m'est impossible d'aller en plein jour chez
-vous; je sortirai par une fenêtre à minuit, si tu as quelque endroit
-où je puisse te voir, si tu peux à cette heure quitter le lit de ta
-mère. Mande-moi si tu viendras à ta porte cette nuit, j'ai des choses
-d'une conséquence extrême à vous dire.» Ce n'est point encore assez
-d'avoir vu ou plutôt d'avoir appuyé sur son cœur le front rougissant de
-Pimpette, Arouet rêve qu'il lui serait bien plus doux encore d'attirer
-sa maîtresse dans l'hôtel où il est prisonnier. Vous voyez que le
-roman se complique. En effet, voici le chapitre des déguisements: «Si
-vous voulez changer nos malheurs en plaisirs, il ne tiendra qu'à vous.
-Envoyez Lisbette sur les trois heures, je la chargerai pour vous d'un
-paquet qui contiendra des habillements d'homme; vous vous accommoderez
-chez elle; et, si vous avez assez de bonté pour vouloir bien voir un
-pauvre prisonnier qui vous adore, vous vous donnerez la peine de venir
-sur la brune à l'hôtel. A quelle cruelle extrémité sommes-nous réduits,
-ma chère! Est-ce à vous à me venir trouver? Voilà cependant l'unique
-moyen de nous voir. Vous m'aimez; ainsi j'espère vous voir aujourd'hui
-dans mon petit appartement. Le bonheur d'être votre esclave me fera
-oublier que je suis prisonnier du roi. Comme on connaît mes habits et
-que par conséquent on pourrait vous reconnaître, je vous enverrai un
-manteau qui cachera votre justaucorps et votre visage. Mon cher cœur,
-songez que ces circonstances-ci sont bien critiques.»
-
-Pimpette, pour le moins aussi romanesque, sinon aussi amoureuse que
-son amant, se hasarda à ce curieux déguisement; sur quoi le lendemain
-cette lettre de Voltaire: «Je ne sais si je dois vous appeler monsieur
-ou mademoiselle. Si vous êtes adorable en cornette, ma foi! vous êtes
-un aimable cavalier, et notre portier, qui n'est point amoureux de
-vous, vous a trouvé un très-joli garçon. La première fois que vous
-viendrez, il vous recevra à merveille. Vous aviez pourtant la mine
-aussi terrible qu'aimable, et je crains que vous n'ayez tiré l'épée
-dans la rue, afin qu'il ne vous manquât plus rien d'un jeune homme.
-Après tout, tout jeune homme que vous êtes, vous êtes sage comme une
-fille:
-
- Je vous ai vue, ô Pimpette que j'aime,
- En cavalier déguisée en ce jour;
- J'ai cru voir Vénus elle-même
- Sous la figure de l'Amour.
- L'Amour et vous, vous êtes du même âge,
- Et Vénus a moins de beauté;
- Mais malgré ce double avantage,
- J'ai reconnu bientôt la vérité:
- Pimpette, vous êtes trop sage
- Pour être une divinité.»
-
-Et le poëte continue en prose: «Il n'est point de dieu qui ne dût vous
-prendre pour modèle. On compte nous surprendre ce soir; mais ce que
-l'amour garde est bien gardé: je sauterai par les fenêtres, c'est le
-chemin des amants, et je viendrai sur la brune à la porte de madame
-votre mère.»
-
-Cette entrevue fut découverte: au lieu de deux gardes, Voltaire en eut
-quatre. De son côté, madame du Noyer mit Pimpette sous clef; mais,
-en dépit de tous les geôliers du monde, des amoureux de bonne volonté
-ne parviennent-ils pas à se voir? Arouet et Pimpette eussent trompé
-l'univers. Ils se revirent encore, mais ce fut pour la dernière fois. A
-La Haye, des rendez-vous nocturnes ne sont pas si doux qu'à Venise ou
-à Séville: Pimpette s'enrhuma; bon gré mal gré, il lui fallut rester
-au lit. Voltaire n'avait plus que deux jours à passer en Hollande, il
-écrivit lettres sur lettres; mais il lui fallut partir sans dire adieu
-à la divine Olympe. Le lundi au soir, 16 décembre 1713, il écrivit
-avant de monter en voiture: «Adieu, mon adorable: si on pouvait écrire
-des baisers, je vous en enverrais une infinité par le courrier.»
-Trois jours après, il écrivait du fond d'un yacht qui le conduisait
-de Rotterdam à Gand: «Nous avons un beau temps et un bon vent. Nous
-ne sommes que nous deux, M. de M*** et moi; je vous jure que je ne
-m'aperçois pas que je suis dans la compagnie d'un bon pâté et d'un
-homme d'esprit. Ma chère Pimpette me manque; mais je me flatte qu'elle
-ne me manquera pas toujours, puisque je ne voyage que pour la faire
-voyager elle-même.»
-
-Dans la lettre suivante, Voltaire raconte son arrivée à Paris, où
-il débarqua la veille de Noël: «A peine suis-je arrivé à Paris, que
-j'ai appris que M. L*** avait écrit à mon père contre moi une lettre
-sanglante; qu'il lui avait envoyé les lettres que madame votre mère
-lui avait écrites, et qu'enfin mon père a une lettre de cachet pour me
-faire enfermer. Je n'ose me montrer. J'ai fait parler à mon père; tout
-ce qu'on a pu obtenir de lui a été de me faire embarquer pour les Iles;
-mais on n'a pu le faire changer de résolution sur son testament qu'il
-a fait, dans lequel il me déshérite. Ce n'est pas tout: depuis plus de
-trois semaines je n'ai point reçu de vos nouvelles, je ne sais si vous
-vivez et si vous ne vivez point bien malheureusement; je crains que
-vous ne m'ayez écrit à l'adresse de mon père, et que votre lettre n'ait
-été ouverte par lui.»
-
-Voltaire caressa beaucoup ses amis les jésuites pour les déterminer
-à enlever sa maîtresse à la religion protestante, c'est-à-dire à
-l'arracher de la Hollande pour le bon plaisir du poëte amoureux. Il
-dressa si bien ses batteries, il mit si à propos tout son monde en
-campagne, qu'il s'en fallut de bien peu que ce dessein tout catholique
-ne réussît. Il continue à écrire: «Si vous avez assez d'inhumanité pour
-me faire perdre le fruit de tous mes malheurs et pour vous obstiner à
-rester en Hollande, je vous promets bien sûrement que je me tuerai à
-la première nouvelle que j'en aurai. Je me suis mis, perdant la tête,
-en pension chez un procureur, afin d'apprendre le métier de robin
-auquel mon père me destine; me voilà fixé à Paris pour longtemps;
-vous n'avez qu'un moyen pour y venir, car est-il possible que j'y
-vive sans vous? L'évêque d'Évreux, en Normandie, est votre cousin;
-écrivez-lui; insistez surtout sur l'article de religion; dites-lui que
-le roi souhaite la conversion des huguenots, et que, étant ministre
-du Seigneur et votre parent, il doit, par toutes sortes de raisons,
-favoriser votre retour. Écrivez-moi à M. de Saint-Fort, chez Me Alain,
-procureur au Châtelet, près les degrés de la place Maubert.»
-
-Enfin nous arrivons à la catastrophe. Vous croyez peut-être que
-Pimpette se convertit à la religion catholique pour les beaux
-yeux d'Arouet? Hélas! Pimpette était femme, Arouet était loin: le
-dirai-je? elle trouva plus simple de s'en faire conter par un autre.
-Ce n'était point le poëte que la belle avait aimé, c'était le page de
-l'ambassadeur de France; or le page qui succéda à Voltaire chez le
-marquis de Châteauneuf lui succéda dans le cœur de Pimpette. La pauvre
-madame du Noyer eut bientôt à enregistrer parmi ses _Lettres galantes_
-celles de cet autre page à sa fille.
-
-De page en page, mademoiselle Olympe du Noyer finit par trouver un
-homme. Le baron de Vinterfeld paya les dettes d'amour de Voltaire. Il
-est vrai que bientôt Voltaire paya les dettes d'argent du baron de
-Vinterfeld. Au bout de quelques années, il déjeunait avec mademoiselle
-de Livry quand on annonça madame la baronne de Vinterfeld. «C'est
-Pimpette!» s'écrie-t-il. Et il lui saute au cou avec une soudaine
-renaissance d'amour. Il parut si follement heureux, que mademoiselle de
-Livry lui demanda une pièce de vingt-quatre sous pour se faire conduire
-chez elle par des porteurs, disant qu'elle n'avait que faire devant de
-telles embrassades. Mais Olympe du Noyer de s'écrier: «N'est-ce que
-cela, madame? Apprenez donc que je suis mariée!»
-
-Et elle conta que son mari avait joué au jeu du système et qu'il
-n'avait plus rien. Voltaire donna une poignée d'or et jeta une planche
-de salut sur ce naufrage.
-
- * * * * *
-
-Je ne retrouve plus Olympe du Noyer dans la vie de Voltaire, si ce
-n'est par cette lettre qu'il écrit au comte d'Argental des neiges
-de Berlin, le 22 février 1751: «O destinée! ô neiges! ô maladies!
-ô absence! Comment vous portez-vous, mes anges? Sans la santé tout
-est amertume. Le roi de Prusse m'a donné la jouissance d'une maison
-charmante; mais, tout Salomon qu'il est, il ne me guérira pas. Tous les
-rois de la terre ne peuvent rendre un malingre heureux. Il faut que
-je vous parle d'une autre anicroche. André, cet échappé du système,
-s'avise, au bout de trente ans, un jour avant la prescription, de faire
-revivre un billet que je lui fis étant jeune homme pour des billets de
-banque qu'il me donna dans la décadence du système, et que je voulus
-faire en vain passer au _visa_, en faveur de madame de Vinterfeld, qui
-était alors sans argent. Ces billets de banque d'André étaient des
-feuilles de chêne. Il m'avait dit depuis qu'il avait brûlé mon billet
-avec toutes les paperasses de ce temps-là; aujourd'hui, il le retrouve
-pendant mon absence, il le vend à un procureur, et fait saisir tout
-mon bien. Ne trouvez-vous pas l'action honnête? Je crois que je serai
-obligé de le payer et de le déshonorer, attendu que mon billet est pur
-et simple, et qu'il n'y a pas moyen de plaider contre sa signature et
-contre un procureur[26].»
-
-Mais paye-t-on jamais trop cher les belles dettes de la jeunesse?
-
-
-III.
-
-LA DUCHESSE DE VILLARS.
-
-Le maréchal de Villars était un héros de roman plutôt qu'un héros du
-grand siècle. Mais la maréchale était plus romanesque encore. Elle se
-prit d'une vraie passion pour Voltaire, peut-être parce qu'elle l'avait
-vu à la première représentation d'_Œdipe_ paraître sur la scène et
-porter irrespectueusement la queue du grand prêtre. Elle demanda quel
-était ce jeune homme qui voulait faire tomber la pièce. Apprenant que
-c'était l'auteur lui-même, elle l'appela dans sa loge et lui donna
-sa main à baiser. «Voilà, dit le duc de Richelieu à Voltaire en le
-présentant, deux beaux yeux auxquels vous avez fait répandre bien des
-larmes.--Ils s'en vengeront sur d'autres,» répondit Voltaire. Les beaux
-yeux se vengèrent sur lui.
-
-Voltaire, pour cette belle action, bien plutôt que pour avoir écrit
-_Œdipe_, fut présenté à la duchesse, qui lui fit porter la queue de sa
-robe, mais qui ne lui permit pas de la trop relever.
-
-On a quelques notes à peine sur la passion de Voltaire pour la
-maréchale de Villars, «la seule femme qui l'ait emporté sur l'amour du
-travail.» Il écrit, en 1716, à la marquise de Mimeure, sa confidente:
-«On a su me déterrer dans mon ermitage pour me prier d'aller à Villars;
-mais on ne m'y fera point perdre mon repos. Je porte à présent un
-manteau de philosophe dont je ne me déferai pour rien au monde. Vous
-me faites sentir que l'amitié est d'un prix plus estimable mille fois
-que l'amour. Il me semble même que je ne suis pas du tout fait pour
-les passions. Je trouve qu'il y a en moi du ridicule à aimer, et j'en
-trouverais encore davantage dans celles qui m'aimeraient. Voilà qui est
-fait; j'y renonce pour la vie.» Il avait vingt-deux ans!
-
-Il est amoureux, mais il dit aux autres qu'il ne l'est pas; il se le
-dit à lui-même «pour tromper sa faim». La belle maréchale de Villars
-joue de l'éventail comme Célimène; elle promet par son sourire toutes
-les fêtes de l'amour; elle cache dans son sein les brûlantes épîtres de
-Voltaire; mais quand Voltaire veut aller où sont ses épîtres, on lui
-dit qu'il n'y a pas de place.
-
-Il a beau dire, à lui comme aux autres, qu'il n'est point amoureux:
-il passe ses nuits, le railleur Voltaire, à rêver sous les arbres du
-parc de Villars ou sous les fenêtres de la maréchale. Ces vers ne
-disent-ils pas tout haut combien il l'aime?
-
- Divinité, que le ciel fit pour plaire,
- Vous qu'il orna des charmes les plus doux,
- Vous que l'Amour prend toujours pour sa mère,
- Quoiqu'il sait bien que Mars est votre époux:
- Qu'avec regret je me vois loin de vous!
- Et quand Sully quittera ce rivage,
- Où je devrais, solitaire et sauvage,
- Loin de vos yeux vivre jusqu'au cercueil,
- Qu'avec plaisir, peut-être trop peu sage,
- J'irai chez vous, sur les bords de l'Arcueil,
- Vous adresser mes vœux et mon hommage!
- C'est là que je dirai tout ce que vos beautés
- Inspirent de tendresse à ma muse éperdue;
- Les arbres de Villars en seront enchantés,
- Mais vous n'en serez point émue.
- N'importe, c'est assez pour moi de votre vue.
-
-La belle duchesse _que l'Amour prenait pour sa mère_ consentait bien
-à se pencher au bras de Voltaire pour courir avec lui sous les ramées
-ténébreuses; mais Voltaire avait beau supplier, c'était toujours la
-forêt de Diane.
-
-Toutefois, plus d'un commentateur a osé mettre en doute la vertu de la
-maréchale en lisant d'autres vers de Voltaire:
-
- Alors que vous m'aimiez, mes vers furent aimables....
-
-Voltaire avait vingt-deux ans; il était célèbre; un portrait de
-Largillière nous le représente plein de grâce et d'esprit: bouche
-moqueuse, profil spirituel, airs de gentilhomme, front lumineux, main
-fine ornée d'une fine manchette. En vérité, la duchesse était bien
-vertueuse: résister à Voltaire sous la régence! Pendant plus d'une
-année, Voltaire ne vécut que pour elle. «Elle m'a fait perdre bien du
-temps,» disait-il plus tard. C'était de l'ingratitude! Aimer,--quand
-on a vingt-deux ans,--est-ce du temps perdu? Gœthe aussi disait en
-ressouvenir de Frédérique: «Elle m'a fait perdre les deux plus belles
-années de ma vie.» Et Frédérique morte lui avait donné la Marguerite de
-Faust! deux mille ans d'immortalité!
-
-
-IV.
-
-MADEMOISELLE DE CORSEMBLEU.
-
-On se rappelle que le régent avait exilé Voltaire. Quand le poëte
-partit pour l'exil, comme tout allait mal pour lui et qu'il jugeait
-que tout allait mal pour les autres, il s'écria avec colère: «Il faut
-croire que le royaume des cieux est tombé en régence!» Lui-même allait
-tomber sous la régence de mademoiselle de Corsembleu.
-
-Le duc de Béthune le conduisit au château de Sully, où Chaulieu, La
-Fare et Chapelle avaient naguère ouvert gaiement les séances de leur
-académie païenne.
-
-Voltaire était seul. Au lieu de chanter le pampre qui court en
-guirlandes sur les flancs de Vénus, il composa mélancoliquement une
-tragédie, _Artémire_. Mais voilà sa solitude qui va se peupler: il
-rencontre un jour en promenade une voisine de campagne, mademoiselle
-de Corsembleu. «Vous êtes fort belle, lui dit-il, mais vous portez un
-nom de comédie.--Je ne porte pas un nom de comédie, mais je voudrais
-jouer la tragédie.» Il lui donne à apprendre le rôle d'Artémire; il en
-devient amoureux, et ne voit pas qu'elle joue mal.
-
-La pièce s'achève, la passion commence à peine; il revient à Paris deux
-fois fou. Il va droit au Théâtre-Français, la tragédie d'une main et la
-tragédienne de l'autre. On reçoit du même coup sa pièce et sa maîtresse.
-
-Le 15 février 1720, le beau Paris, le Paris lettré et curieux fut
-appelé à voir ce qu'on appelait le miracle de l'amour. On annonçait
-tout à la fois un chef-d'œuvre et une grande actrice. Déjà on ne jurait
-que par Corsembleu.
-
-Mais mademoiselle de Corsembleu n'eut pas le génie de sauver une pièce
-qui manquait de génie. Voltaire fut deux fois sifflé: sifflé pour son
-esprit et sifflé pour son cœur.
-
-Mademoiselle de Corsembleu ne voulut pas prendre sa revanche. Elle
-repartit pour son pays, entraînant Voltaire, qui, d'ailleurs, ne se
-fit pas prier pour aller oublier dans la solitude de Sully cette
-mésaventure tragico-amoureuse. Il aimait mieux encore être exilé par le
-régent que par le parterre du Théâtre-Français.
-
-Voltaire prit sa revanche; mais que devint mademoiselle de Corsembleu?
-Artémire se vengea-t-elle sur quelque gentillâtre de sa province,
-ou passa-t-elle ses jours attristés dans quelque couvent de filles
-repenties?
-
-
-V.
-
-MADEMOISELLE AURORE DE LIVRY.
-
-C'est une comédie. La scène se passe à Paris, rue Cloche-Perce,--Paris,
-une ville du temps passé qui n'existe plus aujourd'hui.--Il y a en
-scène un peintre et un poëte. Le peintre est un grand portraitiste,
-il se nomme Largillière; le poëte est un grand prosateur, il se nomme
-Voltaire. Le peintre fait le portrait du poëte; Voltaire pose mal, mais
-il conte si bien, que le peintre déclare qu'on n'a jamais mieux posé.
-Que conte Voltaire? L'histoire de la célèbre représentation d'_Œdipe_.
-«Eh bien! vous avez eu là une belle idée! s'écrie Largillière. Comment,
-quand toute une salle est émue jusqu'aux larmes et jusqu'à la terreur,
-quand le plus beau monde de Versailles et de Paris est là, qui dans son
-admiration voudrait presser dans ses bras l'auteur d'un chef-d'œuvre,
-voilà que M. de Voltaire, ne prenant pas son triomphe au sérieux,
-s'avise d'entrer en scène comme un enfant gâté du public et de porter
-la queue du grand prêtre tout en riant aux éclats de la scène la plus
-tragique d'_Œdipe_!--Croyez-moi, monsieur Largillière, ç'a été là le
-seul trait de génie de ma pièce.--Alors faites des comédies.--J'ai
-commencé la comédie du dix-huitième siècle et je la finirai, si les
-trois Parques me le permettent.--Je m'en rapporte à vous. Il y a deux
-manières de comprendre le génie: avoir une foi sérieuse ou ne croire
-à rien. Vous rappelez-vous la fable où le statuaire tremble devant le
-dieu qu'il vient de faire?--Oui, mon cher. Moi, je fais des dieux, mais
-je m'en moque.--Posez donc mieux, monsieur de Voltaire. Pour moi, je
-fais des hommes et je ne m'en moque pas. Il est vrai que jusqu'ici je
-n'ai jamais peint que des hommes de génie, y compris Ninon de Lenclos.»
-
-Voltaire se récria: «Moi, un homme de génie! Pourquoi? Est-ce pour la
-rime? J'ai un bien mauvais dictionnaire de rimes. Est-ce pour l'idée?
-Je n'ai pas encore pensé. Un faiseur de tragédies n'est qu'un maître
-mosaïste qui a l'art de placer à propos des urnes, des lampes, des
-poignards, des songes, des imprécations et des monologues. Non, non.
-Tant que je ferai des tragédies, je ne prendrai au sérieux ni l'auteur
-ni la pièce. Pourquoi Platon bannissait-il les poëtes de sa République?
-C'est que les poëtes sont des espèces de fous à idées fixes qui, se
-vouant à un seul but, sont incapables d'atteindre aux autres. Dieu
-nous a créés avec mille facultés diverses qu'il est de notre devoir
-de mettre en œuvre. L'homme parfait est celui qui est tout à la fois
-poëte, amoureux, homme d'État, savant, mondain; en un mot, sachant
-tous les chemins de la vie. L'homme de génie est l'homme universel;
-l'homme à idée fixe est une bête de génie. Aussi, madame de La Sablière
-avait-elle raison de dire en parlant de La Fontaine, de ses chiens et
-de ses chats: «J'ai laissé toutes mes bêtes à la maison.»--Eh bien!
-moi, je ne crois pas à l'universalité, dit Largillière: celui qui veut
-arriver à tout n'arrive à rien. Moi aussi, quand j'avais vingt ans,
-je voulais devenir un peintre d'histoire, un portraitiste, un peintre
-de genre. J'ai eu peur de devenir un peintre d'enseignes.--Que de
-peintres d'enseignes dans la littérature! s'écria Voltaire.--Je me suis
-contenté, continua Largillière, de faire des parodies de la figure
-humaine.--Il fallait bien que la France eût son Van Dyck.--Ce qui me
-charme aujourd'hui en faisant le portrait de M. de Voltaire, c'est que
-je peins un homme qui sera et non un homme qui a été; car jusqu'ici je
-n'ai peint que des rides, comme si le génie ne comptait qu'avec les
-années.--Nous réformerons cela. Ah! si je m'appelais Zeuxis, Van Dyck
-ou Largillière, j'aimerais mieux peindre une belle fille qu'un homme de
-génie.--Les belles filles ne posent jamais; comme les oiseaux d'avril
-elles battent des ailes et s'envolent.--Tout justement en voilà une.»
-
-Ici la scène se complique d'un troisième personnage. Une jeune fille
-belle comme la Jeunesse et jeune comme la Beauté s'était montrée au
-seuil de la porte. «Monsieur de Voltaire? murmura-t-elle d'une voix
-timide.--C'est moi,» répondit Voltaire en se levant comme un point
-d'admiration. La jeune fille regarda Largillière et dit d'une voix plus
-émue: «Je désire parler à monsieur de Voltaire.--Je ne m'y oppose pas,»
-dit sournoisement le peintre émerveillé de cette vision, à ce point
-qu'il défigura presque son portrait d'un coup de pinceau irréfléchi.
-Mais Voltaire lui-même va vous dire ce roman, comme il l'a dit à la
-marquise de Boufflers à peu près en ce style:
-
-«J'avais vingt-quatre ans, j'étais déjà célèbre; j'avais oublié
-Pimpette avec les comédiennes du théâtre et les comédiennes du monde.
-Je ne croyais ni à Dieu ni au diable, je soupais à fond tous les jours
-de ma vie sans m'inquiéter si le soleil se lèverait le lendemain.
-J'étais plongé comme un pourceau dans le bourbier philosophique de mon
-parrain, l'abbé de Châteauneuf. Ninon de Lenclos, en me léguant sa
-bibliothèque, ne m'avait légué que de mauvais livres: c'étaient mes
-articles de foi.
-
-Un jour que je posais pour Largillière, une jeune fille se présente
-devant moi. Elle était si belle, que je me levai devant elle sans
-trouver un mot. Par exemple, elle était vêtue pour l'amour de Dieu: une
-robe de belle étoffe à ramages, mais fanée depuis longtemps. La pauvre
-fille ne savait que me dire, moi je ne savais que lui répondre. Je la
-priai de s'asseoir; elle voulut rester debout. «Monsieur de Voltaire,
-je venais à vous...» Elle était pâle et défaillante; je la pris dans
-mes bras et l'appuyai sur mon cœur. Elle s'éloigna de moi sans se
-courroucer. «Monsieur de Voltaire, je me destine au théâtre, c'est ma
-dernière ressource, car je n'ai plus ni père ni mère; mais avant de
-débuter il faut que je prenne des leçons. Vous connaissez mademoiselle
-Lecouvreur?--Mademoiselle Lecouvreur, comme toutes les grandes
-comédiennes, n'a pris de leçons que de son cœur. Pourtant, si vous
-voulez, je vous conduirai chez elle. Mais que vous apprendra-t-elle?
-elle vous apprendra à dire comme elle dit avec sa passion, et non avec
-la vôtre. Avez-vous aimé?»
-
-Largillière leva la séance.--La jeune fille rougit et sembla
-interdite. Je pris mon plus doux sourire et me rapprochai d'elle.
-«Croyez-moi, mademoiselle, c'est à moi de vous donner des leçons. La
-préface du théâtre, c'est l'amour.» Je lui saisis la main et la portai
-à mes lèvres avec une tendresse un peu brusque. «Vous allez voir,» lui
-dis-je en prenant un air déclamatoire. Je m'éloignai de quelques pas,
-et je revins vers elle en lui disant d'un air passionné des vers de
-tragédie. Elle prit plaisir au jeu; d'ailleurs la pauvre fille n'avait
-pas le temps de faire la rebelle; elle n'avait pas soupé la veille et
-elle portait toute sa fortune sur son dos. Elle avait vendu peu à peu
-jusqu'à ses hardes, croyant qu'il y a un Dieu pour les orphelins. Elle
-s'était présentée à la Comédie-Française pour demander à débuter. Un
-méchant comédien qui me savait l'oracle du lieu eut l'idée d'envoyer
-vers moi cette pauvre fille. Que vous dirai-je, madame la marquise?
-elle eut beau s'en défendre, il fallut bien qu'elle prît avec moi
-une première leçon de déclamation; leçon éloquente, car c'était mon
-cœur qui la donnait. «Comment vous nommez-vous? lui demandai-je après
-lui avoir montré comment on parle d'amour.--Mademoiselle Aurore de
-Livry.--Un beau nom qui sera redit de bouche en bouche, comme celui de
-mademoiselle Lecouvreur. Où demeurez-vous?--Rue Saint-André des Arts,
-où ma mère est morte, et où je dois plus de quatre-vingts écus. Aussi
-Dieu sait toutes les insultes qu'il me faut subir faute d'argent.--Je
-ne vous en donnerai pas, lui dis-je, par une bonne raison: c'est que
-si je vous en donne, vous aurez pour moi de la reconnaissance et vous
-n'aurez pas d'amour; mais ma maison est à vous, restez-y; je vous
-conduirai à la Comédie; après la comédie, nous irons souper follement
-en belle compagnie; après souper, nous nous aimerons jusqu'au matin. Le
-jour venu, j'écrirai sur vos genoux quelques vers de tragédie, quelques
-rimes galantes, jusqu'à l'heure où les oisifs viendront nous prendre
-pour déjeuner et pour courir Paris, bras dessus bras dessous, ou en
-carrosse.»
-
-Tout autre à ma place fût allé à son secrétaire et eût compté
-quatre-vingts écus pour les offrir à mademoiselle de Livry: il n'eût
-recueilli là que de la reconnaissance, une fleur morte, sans parfum.
-Mademoiselle de Livry me considéra tout de suite comme un amant et non
-comme un bienfaiteur. Ce ne fut pas sans prières, sans combat et sans
-larmes. Ah! qu'elle était belle dans sa défense, avec ses cheveux
-épars, ses yeux si doux, ses joues tour à tour blanches et rouges!
-Elle m'a avoué depuis que c'était sa vertu seule qui luttait contre
-moi comme par instinct de la résistance, car elle m'aimait avant de me
-voir. Comme César, je n'avais eu qu'à me montrer pour être vainqueur.
-Passez-moi cette jactance d'empereur romain, vous savez que je n'en
-abuse pas.
-
-Vous connaissez ma vie, je ne vous raconterai pas mot à mot toutes
-les phases ni toutes les phrases de ce charmant amour. J'avais jeté
-avec dédain le manteau des philosophes, je ne voyais plus la sagesse
-humaine que sous la figure de mademoiselle de Livry. Quels gais
-soupers! Cet air de mélancolie qu'elle avait à notre première entrevue,
-elle ne l'avait plus que çà et là, quand je lui laissais le temps de
-réfléchir; sa passion avait d'ailleurs tous les caractères: tour à tour
-sereine comme un beau ciel ou emportée comme une cavale enivrée par la
-course, tour à tour folle et bruyante, pensive et attendrie. La rue
-Cloche-Perce était pour moi le paradis. Dans ce temps-là je croyais au
-paradis: je ne crois plus qu'au paradis perdu.
-
-Ce bonheur-là dura bien six semaines; je n'ai pas compté; je vivais
-comme dans un rêve; quand le réveil est venu, je n'ai pas voulu me
-souvenir. Heureusement que j'ai retrouvé une folie, quand j'ai perdu
-celle-là.
-
-Si vous pouviez voir mon portrait peint alors par Largillière, vous
-verriez le portrait d'un homme heureux, ou plutôt d'un amant, car les
-joies de l'amour ne donnent pas cet air de sérénité et de béatitude
-qu'on voit aux élus du bonheur. Je me rappelle toujours comment
-Largillière a peint ce portrait; il venait le matin, toujours trop
-matin, car il nous trouvait couchés. Elle sautait dans la ruelle et
-lui disait de sa voix fraîche: «Monsieur Largillière, jetez-moi mes
-pantoufles.» Il lui passait ses mules roses pendant que je courais à
-ma robe de chambre et à mes peignes. Je posais et je n'y avais pas
-d'ennui, car à tout instant elle venait se pencher au-dessus de mon
-fauteuil. Et puis la séance était interrompue par un déjeuner frugal
-et spirituel, des fruits et du café. Largillière m'aurait bien donné
-son talent pour ma maîtresse. Il voulait la peindre aussi, pour que son
-portrait fût accroché en face du mien. Mais l'Amour ne donne jamais
-le temps à un peintre de peindre les deux amants: le portrait de l'un
-n'est pas fini que déjà l'autre n'est plus là.
-
-Mademoiselle de Livry emporta mon portrait à peine achevé dans sa
-chambre de la rue Saint-André des Arts, car j'avais fini par payer
-ce qui était dû. Vous connaissez le dénoûment: Génonville, mon cher
-Génonville, était touché de cet amour inattendu qui promettait de ne
-finir qu'avec nous; Génonville venait assidûment déjeuner avec nous. Il
-nous disait qu'on n'avait jamais si bien marié l'esprit et la beauté.
-Il n'y a sorte d'épithalames qu'il n'ait chantés en notre honneur,
-jusqu'au jour où il me laissa la liberté de lui chanter un épithalame
-à lui-même, car il m'enleva ma maîtresse[27].
-
-Je dois dire que j'avais eu le tort de me laisser marquer par la
-petite vérole et que je ne portais pas alors le masque de l'Amour. Je
-me rappelle que ce fut en pleurant que j'écrivis ces vers, n'osant
-encore montrer ma figure:
-
- Mais, ciel! quel souvenir vient ici me surprendre!
- Cette aimable beauté qui m'a donné sa foi,
- Qui m'a juré toujours une amitié si tendre,
- Daignera-t-elle encor jeter les yeux sur moi?
- Hélas! en descendant sur le sombre rivage,
- Dans mon cœur expirant je portais son image;
- Son amour, ses vertus, ses grâces, ses appas,
- Les plaisirs que cent fois j'ai goûtés dans ses bras,
- A ces derniers moments flattaient encor mon âme;
- Je brûlais, en mourant, d'une immortelle flamme;
- Grands dieux! me faudra-t-il regretter le trépas!
-
-N'ayez jamais la petite vérole. Les cruels! ils m'ont dit: _Nous
-partons en avant pour aller à la Comédie_. Et ils ne sont pas revenus.
-Mon meilleur ami! ma plus chère passion! J'étais furieux et je
-voulais tirer l'épée; mais la perfide m'écrivit pour me demander ses
-pantoufles,--tout son bien!--Je me mis à rire; mais je croyais rire
-encore que j'avais les yeux baignés de larmes, car dans sa lettre
-elle me disait des choses si tendres, si folles, si cruelles et si
-charmantes! Par exemple, je me rappelle ceci: _Ah! mon cher amoureux!
-je vous adorerai jusqu'à la mort, car un autre, c'est vous encore!
-Figurez-vous que je suis morte, et faites mon épitaphe: Ci-gît qui
-a bien aimé son amant!--Si M. de Génonville m'a enlevée, c'est que
-nous avons pensé tous les deux que, si je restais plus longtemps avec
-vous, vous ne feriez jamais plus rien. Je vous laisse aux neuf Muses.
-Adieu!_--Ah! ce n'étaient pas les neuf Muses qu'il me fallait, c'était
-la dixième. J'ai couru après la fugitive, décidé à tout; ne pouvant la
-retrouver, je me suis enfermé chez moi avec mon désespoir. J'ai fini
-par me retrouver moi-même.»
-
-Ainsi parla Voltaire, ainsi dut parler Voltaire à la marquise de
-Boufflers.
-
-Mais ceci n'est pas la fin de l'histoire. Que devint mademoiselle
-Aurore de Livry? Génonville ne la captiva pas bien longtemps; elle
-avait la passion de la comédie, elle aimait les enlèvements. Un mauvais
-comédien, bâtard de Baron, l'enleva à Génonville et la conduisit en
-Angleterre dans une troupe recueillie un peu partout. Cette troupe de
-hasard débarqua dans un café ayant pour enseigne l'_Écu de France_.
-Après six semaines d'attente, les comédiens et les comédiennes
-montrèrent enfin leur talent et leurs figures sur un méchant théâtre
-de la Cité. Mademoiselle de Livry, qui jouait mal les rôles de la
-Lecouvreur, fut seule applaudie; mais elle ne put sauver la troupe du
-naufrage: elle demeura au cabaret pour répondre de la dette de ses
-compagnons. Comme elle était belle et charmante, l'hôtelier ne voulut
-point se venger sur elle de tous les mauvais tours que lui avaient
-joués ces comédiens sans feu ni lieu, sans foi ni loi. Loin de lui
-faire des reproches, il lui dit qu'elle pouvait demeurer dans son café,
-sans s'inquiéter de sa nourriture ni de son logement. Il était trop
-heureux d'avoir une si belle fille pour enseigne. Les belles filles
-sont comme les hirondelles: elles portent bonheur à la maison.
-
-Le café était partagé en deux salles bien distinctes: d'un côté,
-la bière, la pipe et les gens de rien; de l'autre côté, le café,
-la tabatière et les gens de bonne compagnie, tous Français pour la
-plupart. Mademoiselle de Livry ne se montrait ni d'un côté ni de
-l'autre. Elle vivait avec beaucoup de réserve dans une chambre en haut,
-attendant la fortune. Çà et là cependant elle traversait le café avec
-la légèreté d'une fée, au retour de la promenade ou de la messe, «car
-elle avait toutes les faiblesses, même celle du confessionnal.»
-
-L'hôtelier, quand elle passait ainsi avec tant de grâce adorable,
-ne manquait pas de dire à ses habitués qu'il avait sous son toit la
-perle des belles filles. Parmi ses habitués se trouvait d'aventure le
-marquis de Gouvernet, qui jusque-là avait dépensé ses revenus pour les
-fleurs rares. On a parlé de sa fureur pour les tulipes; celle qu'il
-appelait _Madame de Parabère_ avait coûté mille pistoles. Ce maître fou
-serait allé au Pérou pour y cueillir une rose bleue. Dès qu'il vit
-mademoiselle de Livry, il sembla oublier sa passion pour les fleurs.
-Cependant la première fois qu'il essaya de lui parler, ce fut avec un
-bouquet qui lui avait bien coûté cinquante écus. Elle prit le bouquet
-malgré elle, comme si le diable eût conduit sa main. Le marquis demanda
-à monter chez elle, elle lui refusa sa porte tout net; il insista,
-elle résista; il n'était pas homme à abandonner le siége, lui qui
-avait montré tant de vaillance et tant d'acharnement pour les plus
-belles tulipes de Harlem. «Je veux aller chez elle, dit-il un matin
-à l'hôtelier.--Cela ne se peut pas, dit cet homme, qui connaissait
-la fierté et la vertu de mademoiselle de Livry (il y a de la vertu
-partout).--Il faut bien que cela se puisse, dit le marquis. Qu'on
-m'apporte chez elle mon chocolat et mes gazettes.»
-
-L'hôtelier n'osa point répliquer. Le marquis monta l'escalier de l'air
-d'un homme qui ne s'arrêtera pas en chemin; l'hôtelier le suivit avec
-une tasse de chocolat, la _Gazette de Hollande_, l'_Année littéraire_
-et le _Mercure de France_. La clef était sur la porte, le marquis
-ouvrit et entra gaiement, comme si c'était la chose du monde la plus
-simple. «Eh! mon Dieu! s'écria mademoiselle de Livry, qui entre ainsi
-chez moi avec tant de fracas?--C'est un homme, dit le marquis. Il n'y a
-pas de quoi vous recommander à Dieu.»
-
-Et s'adressant à l'hôtelier: «Eh bien! mettez donc tout cela sur
-la table, car j'ai faim. Madame, asseyez-vous, car vous voyez que
-je m'assieds moi-même.--Monsieur, dit mademoiselle de Livry, vous
-devriez être debout et vous en aller, car je ne reçois pas la visite
-d'un inconnu.--Mais je suis très-connu: on m'appelle le marquis de
-Gouvernet, j'ai couru le monde, je ne suis pas méchant, je n'ai
-jamais coupé la tête qu'à des roses ou à des tulipes, et encore ai-je
-souffert chaque fois que cela m'est arrivé. Aimez-vous les tulipes,
-mademoiselle? Mais il s'agit bien de tulipes quand le chocolat est
-servi! Prenez-vous du chocolat avec moi ou sans moi? Comme vous
-voudrez.--Cet homme m'assassine,» dit mademoiselle de Livry en
-regardant l'hôtelier. Elle finit par prendre son parti et par s'asseoir
-elle-même. «Voulez-vous me lire les gazettes? poursuivit le marquis,
-ou plutôt voulez-vous travailler en tapisserie avec vos mains de
-fée?--Mademoiselle, dit tout bas à la comédienne l'hôtelier d'un air
-respectueux, c'est un original; mais ne vous offensez pas, car c'est
-un excellent homme: il a donné cent guinées à ma fille le jour de son
-mariage.»
-
-Cependant le marquis de Gouvernet avait ouvert son journal et avait bu
-quelques gorgées de chocolat, sans plus de façon que s'il se fût trouvé
-chez lui. Mademoiselle de Livry se remit à sa tapisserie. «Parlons
-rondement, dit le marquis; vous êtes pauvre.--Puisque je n'ai besoin de
-rien, dit mademoiselle de Livry, c'est que je ne suis pas pauvre.--Ce
-sont là des phrases: je sais bien qu'on ne mange pas l'argent, comme
-l'a prouvé le roi Midas; mais, toutefois, sans argent on peut mourir
-de faim.--Ce n'est jamais par là que je mourrai.--Ne soyez pas si
-fière, mademoiselle; je sais votre vertu, je vois votre beauté, j'ai le
-droit de vous parler franc. Eh bien! ce brave hôtelier a beau faire,
-vous manquez de tout, et, par dignité, il vous arrive souvent de vous
-dérober un repas.--C'est par ordre du médecin, dit mademoiselle de
-Livry en rougissant.--Que le diable vous emporte! murmura le marquis
-de Gouvernet en essuyant deux larmes. Ne voyez-vous pas que je pleure
-comme un enfant? Écoutez, j'ai de quoi nourrir cinquante belles filles
-comme vous; voulez-vous que je vous donne ma clef? vous ferez la
-charité vous-même.»
-
-Mademoiselle de Livry repoussa hautement cette proposition. Toutefois,
-elle ne voulait pas tenir le siége jusqu'à la famine; elle signa un
-traité d'alliance. «Je vous épouse, lui dit le marquis à la troisième
-entrevue.--C'est une folie, dit-elle avec attendrissement.--Tant
-mieux, reprit-il, c'est que je suis encore dans l'âge de faire des
-folies.--Oui, mais je vous empêcherai bien de faire celle-là; un homme
-de votre condition ne peut pas épouser une fille sans dot.--Vous avez
-raison. Mais vous aurez une dot, car j'ai pris tout à l'heure deux
-billets de loterie sur l'État; vous allez en choisir un.--Je veux bien,
-ne fût-ce que pour faire des papillotes.»
-
-Le billet de loterie gagna vingt mille livres sterling. Voilà un beau
-sujet de comédie! Mais cette comédie, Voltaire l'a commencée[28].
-Mademoiselle de Livry eut une dot et devint marquise de Gouvernet.
-
-Le bruit de cette aventure se répandit à Paris et à Versailles, dans
-les salons et dans les coulisses; les princesses de la cour et celles
-du théâtre ne tarissaient pas sur ce roman. Voltaire écoutait en
-silence, toujours triste quand il songeait qu'en perdant mademoiselle
-de Livry il avait perdu sa jeunesse elle-même. Il se consolait un peu
-dans l'espérance de la revoir. «Elle n'a pu m'oublier, se disait-il;
-dès que ses beaux yeux s'arrêteront sur moi, elle me tendra la main, et
-je me jetterai dans ses bras.» Elle s'installa avec beaucoup de tapage
-rue Saint-Dominique, où M. de Gouvernet avait un hôtel fastueux, mais
-surtout un jardin des _Mille et une Nuits_. Aussi la marquise fut-elle
-surnommée la sultane des Fleurs dès son retour à Paris.
-
-La _Henriade_ venait d'être imprimée. Voltaire lui en envoya un
-exemplaire sur papier de Hollande, avec un bout de billet où il lui
-rappelait que tous les vers amoureux répandus autour de Gabrielle, il
-les avait écrits sous son inspiration et sur ses genoux. La marquise,
-qui prenait au sérieux son titre d'épouse, ne répondit pas. Peut-être
-lut-elle les vers amoureux de la _Henriade_: il y avait de quoi perdre
-à jamais Voltaire dans son esprit romanesque.
-
-Je ne saurais peindre la fureur de Voltaire. Il fut un peu désarmé en
-apprenant par madame de Fontaine-Martel que la marquise de Gouvernet
-avait dégagé son portrait, car elle l'avait mis en gage chez Gersaint,
-au pont Notre-Dame, à son départ pour Londres.
-
-Voltaire reprit courage dans son ancienne passion et alla bravement
-à l'hôtel de Gouvernet. «Votre nom? lui demanda un suisse arrogant,
-taillé en Hercule et tout frappé en or.--Monsieur de Voltaire.--Eh
-bien, que monsieur s'inscrive, et demain je lui donnerai une réponse;
-car le nom de _monsieur de Voltaire_, qui n'est pas connu ici, ne se
-trouve pas sur la liste de madame la marquise.»
-
-Ce que c'est que la gloire! Voltaire, en ce temps-là, était reçu à bras
-ouverts dans les meilleures maisons; il était le commensal des ducs
-et des princes; aussi l'arrogance du suisse de madame la marquise de
-Gouvernet ne l'humilia pas et le fit mourir de rire. Rentré chez lui,
-comme il était encore en belle humeur, il prit un chiffon de papier et
-il écrivit au courant de la plume cette adorable épître à la marquise:
-
-LES _VOUS_ ET LES _TU_.
-
- Philis, qu'est devenu ce temps
- Où, dans un fiacre promenée,
- Sans laquais, sans ajustements,
- De tes grâces seules ornée,
- Contente d'un mauvais soupé,
- Que tu changeais en ambroisie,
- Tu te livrais, dans ta folie,
- A l'amant heureux et trompé
- Qui t'avait consacré sa vie?
- Le ciel ne te donnait alors,
- Pour tout rang et pour tous trésors,
- Que les agréments de ton âge:
- Deux beaux seins que le tendre Amour
- De ses mains arrondit un jour;
- Un cœur simple, un esprit volage;
- Un flanc, j'y pense encor, Philis,
- Sur qui j'ai vu briller des lis
- Jaloux de ceux de ton visage.
- Avec tant d'attraits précieux,
- Hélas! qui n'eût été friponne?
- Tu le fus, qu'Amour me pardonne,
- Tu sais que je t'en aimais mieux.
- Ah! madame! que votre vie,
- D'honneur aujourd'hui si remplie,
- Diffère de ces doux instants!
- Ce large suisse à cheveux blancs,
- Qui ment sans cesse à votre porte,
- Philis, est l'image du Temps:
- On dirait qu'il chasse l'escorte
- Des Amours, des Jeux et des Ris;
- Sous vos magnifiques lambris
- Ces enfants tremblent de paraître.
- Hélas! je les ai vus jadis
- Entrer chez toi par la fenêtre,
- Et se jouer dans ton taudis[29].
- Non, madame, tous ces tapis
- Qu'a tissus la Savonnerie,
- Ceux que les Persans ont ourdis,
- Et toute votre orfévrerie,
- Et ces plats si chers que Germain
- A gravés de sa main divine,
- Et ces cabinets où Martin
- A surpassé l'art de la Chine,
- Vos vases japonais et blancs,
- Toutes ces fragiles merveilles,
- Ces deux lustres de diamants
- Qui pendent à vos deux oreilles;
- Ces riches carcans, ces colliers
- Et cette pompe enchanteresse
- Ne valent pas un des baisers
- Que tu donnais dans ta jeunesse.
-
-A cette épître elle répondit par ces quatre vers:
-
- Quand Hébé, la blonde déesse
- Qui verse à boire aux amoureux,
- Met au tombeau notre jeunesse,
- L'Amour ne descend plus des cieux.
-
-Elle écrivait l'épitaphe de son cœur; Voltaire consola le sien en
-chantant:
-
- Fertur et abducta Lyrnesside tristis Achilles,
- Æmonia curas attenuâsse lyra.
-
-Le poëte ne revit plus qu'une fois mademoiselle de Livry; ce fut peu de
-jours avant sa mort: il se fit poudrer, il prit trois ou quatre tasses
-de café, il monta en carrosse et donna l'ordre au cocher du marquis de
-Villette de le conduire à l'hôtel de Gouvernet.
-
-Cette fois les portes s'ouvrirent à deux battants: la marquise avait
-été prévenue; d'ailleurs, elle pouvait le recevoir sans conséquence:
-elle était veuve et elle avait plus de quatre-vingts ans.
-
-Voltaire, tout essoufflé, lui prit la main et la baisa: «Voilà tout
-ce que nous pouvons faire aujourd'hui, marquise,» dit-il en hochant
-la tête. Elle n'en pouvait revenir de le voir si cassé et si vieux.
-«Ah! mon ami Voltaire, lui dit-elle avec un sourire mélancolique,
-qu'avons-nous fait de nos vingt ans? Ce jeune fou et cette jeune
-folle qui s'aimaient si gaiement rue Cloche-Perce ou rue Saint-André
-des Arts, ce n'est plus vous, ce n'est plus moi.--C'est vrai, dit
-Voltaire, on meurt tous les vingt ans, on meurt tous les jours jusqu'à
-l'heure suprême où le corps n'est plus qu'un linceul qui recouvre des
-os. Bien heureux ceux qui ont vécu! Là-dessus, marquise, vous n'avez
-point à vous plaindre, ni moi non plus.--Moi, grâce à Dieu! ma vie a
-été un roman facile à lire; mais la vôtre, quelle lutte éloquente et
-désespérée! Vous avez repris la guerre des Titans.--Oui, oui, j'ai
-déchaîné Prométhée: j'en ai encore les mains toutes sanglantes. C'est
-égal, maintenant que j'ai tracé mon sillon d'angoisses, j'ai oublié
-le labeur et les larmes pour ne plus me souvenir que des roses qui
-ont fleuri sous mes pieds. Ah! Philis, quelle fraîcheur printanière
-sur tes joues de vingt ans! Je n'ai jamais cultivé de pêches à
-Ferney sans en baiser une tous les ans en ton honneur. Ah! madame,
-les vanités du monde vous ont-elles jamais redonné ces belles heures
-filées d'amour et de temps perdu que nous dépensions il y a plus d'un
-demi-siècle?--Hélas! dit la marquise, je donnerais bien mon hôtel,
-mes fermes de Beauce et de Bretagne, mes diamants et mes carrosses,
-avec mon suisse par-dessus le marché, pour vivre encore une heure de
-notre belle vie.--Et moi, dit Voltaire en s'animant, je donnerais mes
-tragédies et mon poëme épique, mes histoires et mes contes, toute ma
-gloire passée, tous mes droits à la postérité, avec mon fauteuil à
-l'Académie par-dessus le marché, pour vous prendre encore un seul des
-baisers du bon temps.»
-
-Trouvèrent-ils un dernier baiser sur leurs lèvres mortes?
-
-La marquise était devenue dévote. Un prêtre qui vivait à sa table, et
-qui l'endormait le soir avec des oraisons, vint brusquement se jeter
-entre les vieux amoureux.
-
-Quand Voltaire fut parti, ce prêtre épouvanta la marquise en lui disant
-qu'elle venait d'accueillir l'Antechrist dans sa maison. Elle voulut
-faire pénitence pour ce retour vers des joies condamnées. Elle avait
-toujours gardé le portrait de Voltaire; le lendemain un grand laquais
-porta ce portrait à madame de Villette, avec un billet où madame
-de Gouvernet priait Voltaire d'offrir à sa nièce «cette figure trop
-longtemps aimée». Madame de Gouvernet voulait cacher ses craintes de
-l'Antechrist sous un air de bonne grâce[30].
-
-Le 30 mai 1778, M. de Voltaire rendit son âme à Dieu, et le lendemain
-mademoiselle de Livry, marquise de Gouvernet, s'en alla chez les
-morts. On peut dire qu'ils ont fait le voyage ensemble. Pendant que
-la dépouille du philosophe frappait vainement à toutes les portes des
-églises, la maîtresse de Voltaire était enterrée en grande pompe à
-Saint-Germain des Prés.
-
-Se sont-ils revus là-haut?
-
-
-VI.
-
-MADEMOISELLE LECOUVREUR.
-
-Dans l'amour de Voltaire pour Adrienne Lecouvreur, il y eut beaucoup de
-haine, comme dans tous les amours. Voltaire, quoique assez voltairien,
-ne pardonnait pas à la comédienne de lui ouvrir la porte de l'escalier
-dérobé quand elle entendait le carrosse de milord Peterborough ou
-du maréchal de Saxe. Voltaire, qui a toujours tranché du souverain,
-voulait qu'on l'aimât comme un grand seigneur et non comme un poëte. Je
-crois même que cette conquête lui coûta plus qu'un rôle et plus qu'une
-épître.
-
-C'est en vain qu'on cherche dans ses lettres les souvenirs de cette
-passion. A l'inverse des poëtes, ce que Voltaire oublie le plus, c'est
-sa jeunesse. En cherchant bien, je retrouve ces quelques lignes, datées
-des fêtes de Fontainebleau: «Mademoiselle Lecouvreur réussit ici à
-merveille. Elle a enterré la Duclos. La reine lui a donné hautement
-la préférence. Elle oublie, au milieu de ses triomphes, qu'elle me
-hait[31].»
-
-Traduction libre: Elle me hait tant, qu'elle m'aime!
-
-Si on cherche dans les vers, on trouve d'abord ce billet:
-
- L'Amour honnête est allé chez sa mère,
- D'où rarement il descend ici-bas.
- Belle Chloé, ce n'est que sur vos pas
- Qu'il vient encor. Chloé, pour vous entendre,
- Du haut des cieux j'ai vu ce dieu descendre
- Sur le théâtre; il vole parmi nous
- Quand sous le nom de Phèdre ou de Monime
- Vous partagez entre Racine et vous
- De notre encens le tribut légitime.
- Si vous voulez que cet enfant jaloux
- De ces beaux lieux désormais ne s'envole,
- Convertissons ceux qui devant l'idole
- De son rival ont fléchi les genoux:
- Il vous créa la prêtresse du temple;
- A l'hérétique il faut prêcher d'exemple:
- Prêchez donc vite, et venez dès ce jour
- Sacrifier au véritable amour.
-
-Adrienne Lecouvreur ne manqua pas, sans doute, de se rendre à un si
-beau dessein.
-
-La comédienne eut pour maîtres Dumarsais et Voltaire: Dumarsais comme
-ami, Voltaire comme amant. Je crois que Voltaire lui donna encore de
-meilleures leçons que Dumarsais. Si l'amour est un grand maître, c'est
-surtout au théâtre.
-
-La comédienne joua mieux encore l'amour que la tragédie. Elle est
-restée célèbre par ses passions tout autant que par son grand jeu.
-Elle est morte jeune, d'ailleurs; c'est encore une bonne fortune pour
-la postérité. Il n'y a que les philosophes, comme son ami Voltaire,
-qui aient le droit de vivre leur siècle. Les poëtes et les comédiennes
-portent mal leur couronne de cheveux blancs. Le vieillard de Téos ne
-serait admis en France que dans les jours du carnaval.
-
-Adrienne Lecouvreur mourut peut-être dans les bras de Voltaire, mais à
-coup sûr bien loin de lui, car elle avait les yeux fixés sur un buste
-de Maurice de Saxe, à qui elle débitait à tort et à travers des tirades
-tragiques[32].
-
-Après sa mort, il lui arriva ce qui arriva plus tard à Voltaire. Elle
-qui avait légué cent mille livres aux pauvres, lui qui avait bâti une
-église, ils furent tous les deux proscrits du cimetière. Si l'on peut
-retrouver Voltaire au Panthéon, on ne sait où aller prier pour sa chère
-comédienne. Pourtant, si on démolissait les maisons qui sont à l'angle
-de la rue de Bourgogne et de la rue de Grenelle, on retrouverait
-peut-être les cendres de celle-là qui a fait tressaillir dans leurs
-tombeaux les pâles héroïnes de Voltaire.
-
-Adrienne Lecouvreur a passé sa vie à aimer: du comédien Legrand au
-chevalier de Rohan, du chevalier de Rohan au poëte Voltaire, du poëte
-Voltaire à lord Peterborough, de lord Peterborough au maréchal de Saxe,
-sans compter celui-ci qui fut père de sa première fille, sans parler
-de celui-là qui fut père de la seconde; car, si on cherchait bien, on
-trouverait, à ce qu'il paraît, beaucoup de descendants de l'illustre
-comédienne: par exemple, le mathématicien Francœur.
-
-Ce n'était pas précisément le théâtre qui l'avait enrichie. Il y a une
-fable antique qui raconte que Jupiter, conseillant l'Amour, lui disait:
-«Quand tu auras usé tes flèches dans ton voyage, il te restera encore
-une ressource pour aveugler les femmes: tu leur jetteras à pleines
-mains la poussière d'or qui est dans ton carquois.»
-
-Mademoiselle Lecouvreur ne s'était pas montrée dédaigneuse pour la
-poudre d'or. Elle pouvait dire, comme Marion Delorme: «Je prends quand
-je n'ai rien à donner,» c'est-à-dire quand elle ne pouvait donner que
-le masque de l'amour; mais au moins c'était un masque charmant. Milord
-Peterborough lui disait: «Allons, madame, qu'on me montre beaucoup
-d'amour et beaucoup d'esprit!» Et elle montrait beaucoup d'esprit et
-beaucoup d'amour; mais son cœur ne battait que lorsque milord était
-parti.
-
-Le dix-huitième siècle est l'époque où l'esprit français, dégagé de
-l'esprit gaulois et de l'esprit d'imitation, rayonne du plus vif éclat,
-de Voltaire à Rivarol, du régent à Diderot, de Fontenelle à Chamfort,
-de Saint-Simon à Beaumarchais. Voilà des Français pur sang qui ne
-doivent rien aux Grecs ni aux Romains, qui se sont dépouillés de la
-perruque de Louis XIV pour reposer leur front sur le sein de quelque
-femme trois fois femme,--ni précieuse, ni ridicule,--faite pour aimer
-et non pour prêcher. Les femmes de ces belles saisons étaient pétries
-de pâte d'amour. Adrienne Lecouvreur appartient, par son génie comme
-par son cœur, à ces belles furies de la passion, à ces souriantes
-mélancolies du sentiment, qui font de la femme un être de raison dans
-la folie, ou un être de folie dans la raison.
-
-
-VII.
-
-MADAME DU CHASTELET.
-
-Je n'ai jusqu'ici parlé que du philosophe en peignant la marquise du
-Chastelet, mais la femme avait beau se cacher, l'Amour brûlait le
-masque de Newton.
-
-Il y a au musée de Bordeaux un joli portrait de madame du Chastelet,
-par Marianne Loir. La belle Émilie, tant calomniée dans le bureau
-d'esprit de madame du Deffant, est bien celle que Voltaire a aimée en
-prose et en vers:
-
- Vous êtes belle, ainsi donc la moitié
- Du genre humain sera votre ennemie;
- Vous possédez un sublime génie:
- On vous craindra; votre tendre amitié
- Est confiante, et vous serez trahie.
-
-C'est Voltaire qui a été trahi.
-
-Dans ce portrait, la marquise est représentée dans son attirail:
-un compas d'une main, un œillet de l'autre; une sphère sur sa
-table,--pourquoi pas sur sa poitrine?--Elle a l'œil vif, la bouche
-spirituelle; l'amour et la science se disputent sa figure; mais «ceci a
-tué cela».
-
-La Tour, qui a peint Voltaire, a peint aussi la marquise du Chastelet.
-Madame du Deffant, un peintre qui _dévisageait_ tout le monde, ne
-l'a pas montrée sous les mêmes couleurs de pêche et de framboise.
-«Représentez-vous, disait-elle dans son salon, une maîtresse d'école,
-sans hanches, la poitrine étroite, avec une petite mappemonde perdue
-dans l'espace, de gros bras trop courts pour ses passions, des pieds
-de grue, une tête d'oiseau de nuit, le nez pointu, deux petits yeux
-vert de mer et vert de terre, le teint noir et rouge, la bouche plate
-et les dents clair-semées. Voilà donc la figure de la belle Émilie,
-sans parler de l'encadrement: pompons, poudre, pierreries de six sous.
-Vous savez qu'elle veut être belle en dépit de la nature et de la
-fortune, car elle n'a pas toujours une chemise sur le dos.--Allons,
-allons, dit madame Geoffrin, nous pénétrons dans la vie privée. Madame
-du Chastelet a tout ce qu'il faut: un mari, un amant, un philosophe,
-un mathématicien, un poëte, et non moins de chemises.--Madame du
-Chastelet, continua Pont de Veyle pour finir le portrait, est une
-maîtresse d'école; mais elle enseigne à lire à l'Amour.»
-
-Voltaire avait connu la marquise du Chastelet toute petite fille chez
-son père, le baron de Breteuil. Quand il devint un grand homme, elle
-devint une grande dame. Elle avait son tabouret à la cour; elle avait
-surtout les priviléges de la beauté et de l'esprit. L'étoile cherche
-l'étoile, la flamme cherche la flamme. Quand la marquise du Chastelet
-revit Voltaire, elle eut l'art de cacher sa science; quand Voltaire
-revit la marquise du Chastelet, il eut l'esprit d'être plus amoureux
-que poëte. Durant tout un hiver, ils se rencontrèrent tous les jours
-comme s'ils ne se cherchaient pas. Ils avaient toujours oublié de se
-dire quelque chose. Un soir, Voltaire rappela à la jeune femme qu'il
-avait fait sauter la jeune fille sur ses genoux; ce soir-là, «elle
-voulut, comme autrefois, sauter sur les genoux de M. de Voltaire.»
-
-Le beau monde de Versailles et de Paris s'émut un peu de voir la belle
-marquise quitter sa place au jeu de la reine et à l'église pour se
-damner avec Voltaire. Mais Voltaire la consola par ces vers:
-
- La jeune Églé, de pompons couronnée,
- Devant un prêtre à minuit amenée,
- Va dire un _oui_, d'un air tout ingénu,
- A son mari qu'elle n'a jamais vu.
- Le lendemain en triomphe on la mène
- Au Cours, au bal, chez Bourbon, chez la Reine;
- Le lendemain, sans trop savoir comment,
- Dans tout Paris on lui donne un amant.
- Roi la chansonne, et son nom par la ville
- Court ajusté sur l'air d'un vaudeville.
- Églé s'en meurt; ses cris sont superflus.
- Consolez-vous, Églé, d'un tel outrage;
- Vous pleurerez, hélas! bien davantage,
- Lorsque de vous on ne parlera plus.
- Et nommez-moi la beauté, je vous prie,
- De qui l'honneur fut toujours à couvert.
- Lisez-moi Bayle, à l'article _Schomberg_;
- Vous y verrez que la Vierge Marie
- Des chansonniers comme une autre a souffert.
- Jérusalem a connu la satire:
- Persans, Chinois, baptisés, circoncis,
- Prennent ses lois; la terre est son empire;
- Mais, croyez-moi, son trône est à Paris.
- Là, tous les soirs, la troupe vagabonde
- D'un peuple oisif, appelé le beau monde,
- Va promener de réduit en réduit
- L'inquiétude et l'ennui qui la suit.
- Là sont en foule antiques mijaurées,
- Jeunes oisons, et bégueules titrées,
- Disant des riens d'un ton de perroquet,
- Lorgnant des sots et trichant au piquet.
-
-Pour Voltaire, il ne trichait qu'au jeu de l'amour.
-
-Le château de Cirey ne fut pas tout à fait le paradis terrestre, comme
-l'appelait Voltaire. «J'ai le bonheur d'être dans un paradis terrestre
-où il y a une Ève et où je n'ai pas le désavantage d'être Adam.» Madame
-du Chastelet, qui déjà savait le latin, se mit à apprendre trois ou
-quatre langues vivantes. Elle traduisit Newton, analysa Leibnitz, et
-concourut pour le prix de l'Académie des sciences. Voltaire ne voulut
-pas rester en arrière; il se fit savant, presque aussi savant que sa
-maîtresse. L'Académie des sciences avait proposé pour sujet de prix
-_la nature et la propagation du feu_. Voltaire et madame du Chastelet
-voulurent être du concours: ils furent vaincus par Euler; mais leurs
-pièces furent insérées dans le recueil des prix. Ils reparurent bientôt
-devant l'Académie comme adversaires dans la dispute sur _la mesure des
-forces vives_. Voltaire défendait Newton contre Leibnitz, madame du
-Chastelet Leibnitz contre Newton. L'Académie donna raison à Voltaire,
-mais Voltaire donna raison à madame du Chastelet.
-
-N'est-ce pas un curieux spectacle que ces deux amants, qui ne trouvent
-rien de plus beau que de se disputer sur des points de physique et de
-métaphysique, quand le ciel leur sourit et leur parle d'amour par la
-voix des roses et des oiseaux? Ce n'était pas Daphnis et Chloé, ni
-Roméo et Juliette, ni Jean-Jacques et madame de Warens. Leur amour
-éclatait le plus souvent en bourrasques; dans leur jalousie ou leur
-colère, ils allaient, le dirai-je? jusqu'à se battre,--comme se battent
-les amants. Voltaire, tout Voltaire qu'il fût, finissait toujours
-par succomber; la bourrasque passée, les amants pleuraient comme des
-enfants taquins. M. du Chastelet survenait et les raccommodait avec
-effusion. Un jour que madame du Chastelet cachait ses larmes, il lui
-dit: «Ce n'est pas d'aujourd'hui que Voltaire nous trompe.» Un peu plus
-tard, il devait dire à Voltaire: «Ce n'est pas d'aujourd'hui que ma
-femme nous trompe.»
-
-Cependant madame du Chastelet, quelque tendre que fût l'amitié, trouva
-que l'amour valait mieux. Le mathématicien Clairault fut sans doute de
-cette opinion, car un soir Voltaire, la voyant enfermée pour prendre
-une leçon de mathématiques, donna à la porte un si violent coup de
-pied--ce fantôme de Voltaire--qu'il la jeta hors de ses gonds. La
-scène fut terrible: l'amant trahi foudroya le maître et l'écolière;
-après quoi, comme sa passion n'avait plus que des bouffées, il partit
-d'un éclat de rire et courut continuer son _Essai sur la nature et la
-propagation du feu_.
-
-Il avait bien juré de ne plus chasser sur les terres de M. du
-Chastelet; mais le lendemain, madame du Chastelet lui apparut sous
-les ramées amoureuses du parc. Elle fut éloquente à lui parler de son
-amour et à lui dire que son histoire avec Clairault n'était qu'un
-roman de hasard: le vent avait fermé la porte et avait soulevé sa
-robe, voilà tout. Voltaire, qui ne croyait à rien, crut à cela. Ah!
-le beau livre à faire sous ce titre: _De la crédulité des hommes en
-matière des femmes_. Toutefois, Voltaire désira enseigner lui-même les
-mathématiques, ne voulant pas risquer une seconde fois les hasards du
-vent.
-
-Mais le poëte Voltaire comptait alors sans le poëte Saint-Lambert.
-Saint-Lambert rimait les _Saisons_ et débitait des madrigaux à la
-marquise de Boufflers, la reine de la main gauche de ce roi sans
-royaume, Stanislas, qui avait donné sa fille à un royaume sans roi.
-Stanislas, tout en fumant sa pipe, veillait de près sur la vertu de
-sa maîtresse. Heureusement pour lui, la marquise du Chastelet vint
-avec son mari et son amant jouer la comédie à la cour. Sans doute
-que Voltaire n'était pas assez fort en mathématiques, puisqu'un
-jour, entrant à l'improviste dans la chambre de madame du Chastelet,
-il trouva Saint-Lambert--à ses pieds.--Il faisait encore du vent ce
-jour-là, mais on avait oublié de pousser le verrou.
-
-Voltaire ne fut pas moins foudroyant pour le poëte que pour le
-mathématicien. «Chut! lui dit madame du Chastelet; M. du Chastelet va
-vous entendre.--C'est vrai, dit-il avec son rire railleur et amer:
-il y a un mari responsable, je m'en lave les mains.» Et il s'en alla
-commander des chevaux de poste. La marquise donna contre-ordre et monta
-à la chambre de Voltaire. Elle le trouva couché et malade. Elle pleura,
-il la battit. «Mais non, dit-il tout à coup: quand je vous battais,
-je vous aimais. La bataille était l'amorce de la volupté,--c'est
-fini entre vous et moi; allez trouver ceux qui sont jeunes.» Il fut
-magnanime, il pardonna. Saint-Lambert, qui avait répondu vertement à
-ses apostrophes, vint à son tour s'incliner devant cette majesté du
-génie et cette majesté de la douleur. «J'ai tout oublié, mon enfant,
-s'écria Voltaire en se jetant dans ses bras; c'est moi qui ai eu tort,
-car je ne suis plus de ce monde; c'est vous qui êtes jeune, c'est vous
-qui êtes beau, c'est vous qui êtes vaillant; mais une autre fois, tirez
-les verrous.» Madame du Chastelet aurait pu lui répondre: «Avec vous
-cela ne sert à rien.»
-
-Du reste, comme un vrai mari qu'il était presque à Lunéville, Voltaire
-avait enseigné à Saint-Lambert la route semée de roses qui conduisait
-à madame du Chastelet:
-
- Mais je vois venir sur le soir,
- Du plus haut de son aphélie,
- Notre astronomique Émilie,
- Avec un vieux tablier noir,
- Et la main d'encre encor salie;
- Elle a laissé là son compas,
- Et ses calculs, et sa lunette;
- Elle reprend tous ses appas:
- Porte-lui vite à sa toilette
- Ces fleurs qui naissent sur ses pas,
- Et chante-lui sur ta musette
- Ces beaux airs que l'amour répète,
- Et que Newton ne connut pas.
-
-Mais Saint-Lambert n'avait pas eu besoin d'être conseillé par Voltaire.
-
-Et pourtant la marquise du Chastelet avait beaucoup aimé Voltaire.
-J'en prends à témoin Voisenon qui confessait les femmes, loin du
-confessionnal. Il écrivait de la marquise du Chastelet: «Elle n'avait
-rien de caché pour moi; je restais souvent tête à tête avec elle
-jusqu'à cinq heures du matin. Quand elle disait qu'elle était détachée
-de Voltaire, je ne répondais rien; je tirais un des huit volumes (de la
-correspondance manuscrite de Voltaire avec elle), et je lisais quelques
-lettres. Je remarquais ses yeux humides de larmes; je refermais le
-livre en lui disant: «Vous n'êtes pas guérie.» La dernière année de sa
-vie, je fis la même épreuve: elle les critiquait; je fus convaincu que
-la cure était faite. Elle me confia que Saint-Lambert avait été son
-médecin[33].»
-
-Elle paya cet amour de sa vie. Elle donna un enfant à M. du
-Chastelet--ou à Voltaire--ou à Saint-Lambert. Elle poussa la
-philosophie jusqu'au bout. Voltaire écrit de Lunéville, au comte
-d'Argental: «Madame du Chastelet, cette nuit, en griffonnant son
-Newton, s'est sentie mal à son aise; elle a appelé une femme de
-chambre, qui n'a eu que le temps de tendre son tablier et de recevoir
-une petite fille, qu'on a portée dans son berceau. La mère a arrangé
-ses papiers, s'est mise au lit, et tout cela dort comme un ciron à
-l'heure que je vous parle.» Le même jour, Voltaire écrit ainsi à l'abbé
-de Voisenon: «Mon cher abbé Greluchon (ce sobriquet n'est-il pas tout
-un portrait de Voisenon?) saura que cette nuit, madame du Chastelet,
-étant à son secrétaire selon sa louable coutume, a dit: «Mais je sens
-quelque chose!» Ce quelque chose était une petite fille qui est venue
-au monde sur-le-champ. On l'a mise sur un livre de géométrie qui s'est
-trouvé là, et la mère est allée se coucher.»
-
-Il se repentit, six jours après, d'avoir pris ce ton des contes de
-Voltaire: madame du Chastelet mourut. Il la pleura de toutes ses
-larmes, quoique une bague à secret, où le portrait de Saint-Lambert
-avait remplacé le sien, qui avait remplacé celui du duc de Richelieu,
-qui avait remplacé... lui eût tout appris. Ce bon M. du Chastelet était
-présent à cette découverte, pleurant comme Voltaire de toutes ses
-larmes. «Monsieur le marquis, lui dit le poëte, voilà une chose dont
-nous ne devons nous vanter ni l'un ni l'autre.»
-
-Il y avait vingt ans que Voltaire vivait avec madame du Chastelet
-dans la philosophie de l'amour ou dans l'amour de la philosophie. Ils
-avaient approfondi ensemble tous les systèmes; ils avaient chanté les
-atomes crochus; ils avaient voyagé dans le même tourbillon. En un mot,
-ils s'étaient inquiétés de tout, hormis du lendemain.
-
-Le lendemain, Voltaire pleurait, et la marquise du Chastelet, couchée
-sur un brancard couvert de fleurs, était exposée dans la salle de
-spectacle où quelques jours auparavant elle jouait la comédie. Comédie
-de la vie, comédie de la mort, Voltaire ne savait que la première.
-
-Voltaire, inconsolable, voulut consoler M. du Chastelet. C'est le
-dernier trait de la comédie. «Mon cher Voisenon, quel jour malheureux!
-J'irai verser dans votre sein des larmes qui ne tariront jamais. Je
-n'abandonne pas M. du Chastelet. Je reverrai donc ce château, où
-j'espérais mourir dans les bras de votre amie.» A Cirey, il écrit à
-M. d'Argental que le château est devenu pour lui un horrible désert.
-Cependant les lieux qu'elle habitait lui sont chers; il aura une
-sombre joie à retrouver les traces de son séjour à Paris. Il s'écrie
-qu'il n'a pas perdu une maîtresse, mais une moitié de lui-même, une âme
-sœur de la sienne. Il revient à Paris pâle comme un trappiste. Est-ce
-bien là Voltaire qui riait toujours? On le plaint, on se moque de lui.
-Mais combien pleurera-t-il de temps? Un peu moins de six semaines!
-
-Saint-Lambert pleura quinze jours; le mari seul ne se consola pas.
-
-
-VIII.
-
-MADEMOISELLE QUINZE ANS.
-
-Je ne veux pas m'égarer plus longtemps dans les _juvenilia_ du roi
-Voltaire. Par exemple, j'ai oublié de conter son aventure avec la
-Duclos, qu'il chansonna cavalièrement. Quand mademoiselle Gaussin lui
-rappela Adrienne Lecouvreur, il voulut retrouver en elle sa tragédienne
-et sa maîtresse; mais déjà la marquise du Chastelet l'enchaînait à sa
-ceinture, qui n'était pourtant pas la ceinture de Vénus. Mademoiselle
-Gaussin emporta dans les coulisses le dernier rêve amoureux de Voltaire
-devenu sage. Mademoiselle Clairon, qui le caressa beaucoup, fut bien
-plutôt pour lui la muse que la femme. Il joua la tragédie avec elle,
-mais ne joua pas au jeu de l'amour.
-
-Est-ce bien la peine d'indiquer que Voltaire fut en galanterie à
-Londres avec quelques ladies et quelques filles perdues? Il fut surtout
-amoureux de Laura Harley, une Desdémone de boutique qui avait pour mari
-milord Othello. Voltaire lui écrivit des vers anglais:
-
- Voulez-vous de vos yeux connaître le pouvoir,
- Regardez donc les miens, qui ne font que vous voir.
-
-Je traduis mal. Sans doute, Voltaire traduisit mieux en français Laura
-Harley, car le mari se fâcha tout haut: il y eut scandale, presque
-prise de corps, peut-être un duel à la boxe.
-
-Voltaire a supprimé de ses œuvres les premiers vers de son conte du
-_Cadenas_. Il les a supprimés, parce que c'était une des pages les plus
-vives de l'histoire de ses vingt ans. Quelle était cette belle vertu si
-bien murée? On a cité plusieurs grands noms que je ne veux pas répéter
-ici, non pas pour la dame, mais pour le mari.
-
-J'ai dit que la jeunesse de Voltaire avait fini avec madame du
-Chastelet. Mais toute belle saison a son été de la Saint-Martin.
-Voltaire secoua aux Délices et à Fernex les parfums attiédis, mais doux
-encore, du regain des passions. Collini rappelle qu'à Colmar Voltaire
-avait une cuisinière--le temps des duchesses était passé--fort belle
-et fort réjouie, qui lui donnait des distractions. Voltaire ne buvait
-que quand elle lui versait à boire, comme si elle dût laisser tomber
-avec le vin son air de jeunesse et son sourire de vingt ans. Collini
-n'osa pas questionner Voltaire, mais il demanda vingt fois à Babette
-pourquoi elle venait si souvent dans le cabinet du philosophe. «C'est
-pour apprendre à lire,» répondait la cuisinière. Et puis elle riait de
-son beau rire, et s'en allait en se moquant de Collini.
-
-A Fernex, on a accusé Voltaire d'avoir été l'amant de sa nièce. On a
-voulu à toute force en trouver la preuve dans Voltaire lui-même: «Chez
-nous autres remués de barbares, on peut épouser sa nièce, moyennant
-la taxe ordinaire, qui va, je crois, jusqu'à quarante mille petits
-écus, en comptant les menus frais. J'ai toujours entendu dire qu'il
-n'en avait coûté que quatre-vingt mille francs à M. de Marmontel. J'en
-connais qui ont couché avec leurs nièces à meilleur marché.» Et plus
-loin on applique à Voltaire et à sa nièce ces mots de Collini: «Je me
-souviens toujours du poëte qui couchait avec sa servante. Il disait que
-c'était une licence poétique.»
-
-Madame Denis n'était pas embéguinée dans sa vertu. Quand le marquis
-Ximenès venait aux Délices, elle lui disait nettement que ce n'était
-pas assez d'admirer l'oncle tout le jour, qu'il fallait aimer la nièce
-toute la nuit. On peut inscrire à son compte plus d'une aventure avec
-les Ximenès de passage; mais que vouliez-vous que madame Denis fît
-de Voltaire, et que vouliez-vous que Voltaire fît de madame Denis?
-Ils étaient trop vieux tous les deux, et tous les deux cherchaient à
-rejoindre le couchant de l'aurore.
-
-Quand Voltaire eut quatre-vingts ans, une aube amoureuse vint encore
-dorer son front. Une dame de Genève s'était jetée à ses genoux avec
-enthousiasme. Elle était jeune par la beauté, elle était belle par la
-jeunesse. Il voulut la relever: elle tomba dans ses bras. Pendant une
-seconde, il eut vingt ans. Mais une seconde après il se réveilla de ce
-dernier rêve. «J'ai cent ans!» dit-il à la jeune femme[34].
-
- Quelquefois un peu de verdure
- Rit sous les glaçons de nos champs;
- Elle console la nature,
- Mais elle sèche en peu de temps.
-
- Un oiseau peut se faire entendre
- Après la saison des beaux jours,
- Mais sa voix n'a plus rien de tendre,
- Il ne chante plus ses amours.
-
- Je veux dans mes derniers adieux,
- Disait Tibulle à son amante,
- Attacher mes yeux sur tes yeux,
- Te presser de ma main mourante.
-
- Mais quand on sent qu'on va passer,
- Quand l'âme fuit avec la vie,
- A-t-on des yeux pour voir Délie,
- Et des mains pour la caresser?
-
-Voltaire aima jusqu'au dernier jour la compagnie des femmes; c'était
-un philosophe qui n'aurait pu vivre avec des philosophes. Sa cousine,
-madame de Florian, était venue habiter Fernex; elle avait une jeune
-sœur, mademoiselle de Saussure, qui riait toujours. Voltaire l'appelait
-mademoiselle _Quinze ans_. Elle n'était pas si jeune que cela, mais
-elle n'était pas majeure. C'était pour lui comme un bouquet de jeunesse
-qui parfumait son cabinet de travail; car elle venait à toute heure
-«pêcher aux romans». Oh! la jeunesse, le beau poëme de la vie qui
-chante en nous jusqu'au dernier jour! On vit pour être jeune, et on ne
-consent à vieillir qu'en se retournant vers sa jeunesse.
-
-Mademoiselle _Quinze ans_ ne riait pas trop de voir Voltaire
-métamorphosé en Anacréon par ses magies. Elle le couronnait de roses
-cueillies par elle, et ne s'offensait pas de sentir des lèvres de
-quatre-vingts ans chercher ses dix-huit ans dans sa belle chevelure qui
-sentait la forêt.
-
-Voici comment Grimm conte cette histoire romanesque, qui fut tout un
-jour la gazette de Paris: «Il a couru d'étranges bruits sur la conduite
-du seigneur patriarche pendant le mois dernier. On assurait qu'il avait
-eu plusieurs faiblesses à la suite des efforts qu'il avait faits pour
-faire sa cour à une jolie demoiselle de Genève, qui venait le voir
-travailler dans son cabinet; et que madame Denis avait jugé nécessaire
-de rompre ces tête-à-tête après le troisième évanouissement survenu au
-seigneur patriarche. Le fait est que Voltaire a eu quelques faiblesses
-dans le courant de décembre; que la nouvelle madame de Florian,
-Genevoise, a une parente, mademoiselle de Saussure, qui venait de temps
-en temps à Fernex. Cette mademoiselle de Saussure passe pour une
-petite personne fort éveillée; elle amusait quelquefois M. de Voltaire
-dans son cabinet; mais quelle apparence qu'elle ait voulu attenter à la
-chasteté d'un Joseph de quatre-vingts ans?»
-
-Aux esprits sévères qui s'étonnent de voir l'historien s'attarder
-dans ces Décamérons du roi Voltaire, dans ces demi-jours voluptueux,
-sous ces ramées baignées d'ombre et de lumière, où le merle railleur
-alterne par son sifflement avec la strophe vibrante du rossignol, dans
-ces palais de papier peint où Adrienne Lecouvreur confond les colères
-de Phèdre avec ses colères à elle-même, dans ce château enchanté
-où l'Amour se console de vieillir dans les bras de la science, je
-répondrai que c'est par la passion qu'on voit le mieux les hommes. La
-sagesse de Salomon n'a-t-elle pas dit que celui-là qui connaissait la
-femme aimée connaissait celui qu'elle aimait? C'est à la femme qu'il
-faut arracher le mot de l'énigme. _Dis-moi qui tu aimes, je te dirai
-qui tu es._ C'est en traversant le jeune homme qu'on voit le grand
-homme. Le cœur donne le secret de l'esprit. Le poëme de la jeunesse
-d'Homère ne nous expliquerait-il pas mieux que tous les commentateurs
-l'Iliade d'Andromaque et d'Hélène? Quel beau livre perdu: la _Jeunesse
-d'Homère_!
-
-
-NOTES:
-
-[23] Jules Janin a écrit sur cette belle accusation une page à la Janin
-que Voltaire eût signée.
-
-[24] Madame de Fontaine-Martel, qui avait beaucoup aimé et qui avait
-été beaucoup aimée, ce qui n'est pas la même chose, demanda à son lit
-de mort quelle heure il était. On lui répondit qu'on ne savait pas.
-«Dieu soit béni! s'écria-t-elle, quelque heure qu'il soit, il y a un
-rendez-vous.»
-
-[25] On sait que sa gazette, les _Lettres historiques et galantes_,
-publiée à Amsterdam sur la fin du grand règne, est composée de lettres
-qui vont sans cesse se répondant l'une à l'autre, comme s'il y avait
-un journaliste en France et un autre en Hollande. Il n'y avait qu'un
-journaliste: c'était madame du Noyer qui répondait à madame du Noyer.
-
-[26] Il y a encore un mot de Voltaire sur les vertus de Pimpette:
-«On a noirci mademoiselle du Noyer; mais sa vertu l'a vengée. Elle
-est pensionnaire du roi, et vit d'ordinaire dans une terre qui lui
-appartient, et où elle nourrit les pauvres; elle s'est acquis, auprès
-de tous ceux qui la connaissent, la plus grande considération.» Elle
-devait finir ainsi.
-
-[27]
-
- O toi dont la délicatesse,
- Par un sentiment fort humain,
- Aima mieux ravir ma maîtresse
- Que de la tenir de ma main!
-
-
-[28] L'_Écossaise_.--_Lindane_ (mademoiselle de Livry). _Freeport_ (le
-marquis de Gouvernet).
-
-[29] «Cette épître a été adressée à mademoiselle de Livry, alors madame
-la marquise de Gouvernet. C'est d'elle que parle M. de Voltaire dans
-son épître à M. de Génonville, dans l'épître adressée à ses mânes,
-et dans celles à M. le duc de Sully et à M. de Gervasi. Le suisse de
-madame la marquise de Gouvernet ayant refusé la porte à M. de Voltaire,
-que mademoiselle de Livry n'avait point accoutumé à un tel accueil, il
-lui envoya cette épître. Lorsqu'il revint à Paris, en 1778, il vit chez
-elle madame de Gouvernet, âgée, comme lui, de plus de quatre-vingts
-ans. C'est en revenant de cette visite qu'il disait: «Ah! mes amis, je
-viens de passer d'un bord du Cocyte à l'autre.» Dans le temps de sa
-liaison avec mademoiselle de Livry, M. de Voltaire lui avait donné son
-portrait, peint par Largillière.» _Note de l'édition Beaumarchais._
-
-[30] Ce portrait de Voltaire à vingt-quatre ans, peint par Largillière,
-est connu par quelques copies médiocres, témoin celle du Comité de
-lecture à la Comédie-Française, ou détestables, témoin celle du Musée
-de Versailles, à la salle des Académiciens. L'original est aujourd'hui
-au château de Villette, dans une galerie d'illustres personnages des
-dix-septième et dix-huitième siècles.
-
-[31] On a douté de cet amour du poëte et de la comédienne, mais il est
-écrit en toutes lettres. Le 1er mai 1731, Voltaire écrit à Thiriot à
-propos des vers que j'ai déjà cités: «Ces vers m'ont été dictés par
-l'indignation, par la tendresse et par la pitié.» Le 1er juin: «Ces
-vers remplis de la juste douleur que je ressens encore de sa perte
-et d'une indignation peut-être trop vive sur son enterrement, mais
-indignation pardonnable à un homme qui a été son admirateur, son ami,
-son amant.»
-
-[32] Mademoiselle Rachel, qui a été à la fois mademoiselle Rachel et
-Adrienne Lecouvreur, a consacré avec MM. Scribe et Legouvé cette page
-dramatique et romanesque, où la maîtresse de Maurice de Saxe insulta
-publiquement sa rivale, la duchesse de Bouillon, en lui jetant à la
-figure les vers de Phèdre:
-
- Je sais mes perfidies,
- Œnone, et ne suis point de ces femmes hardies
- Qui, goûtant dans le crime une tranquille paix,
- Ont su se faire un front qui ne rougit jamais.
-
-
-[33] Madame du Chastelet avait quarante-deux ans; le soleil des beaux
-jours allait se coucher pour elle: comment ne pas chercher un peu de
-lumière encore quand le dernier rayon s'affaiblit et s'éteint? Comment
-ne pas saluer le rivage quand on prend la pleine mer, le jour de
-l'exil?--Ainsi parlent toutes les pécheresses.
-
-[34] Cela s'appelle, au Théâtre-Français, _la Comédie à Ferney_.
-
-
-
-
-IV.
-
-DU MOUVEMENT DES ESPRITS
-
-A L'AVÉNEMENT DE VOLTAIRE.
-
-FÉNELON.--LE DUC D'ORLEANS.--BAYLE.--MASSILLON.--FONTENELLE.--LE
-CARDINAL DE FLEURY.--MONTESQUIEU.
-
-
-I.
-
-La Bastille ne fut pas la plus mauvaise école où étudia Voltaire.
-L'injustice conduit à l'amour du bien. La Bastille avait d'excellentes
-perspectives ouvertes sur le jeune siècle. C'était de là qu'on
-apprenait à étudier les institutions politiques de la France[35].
-
-La France attendait son Messie. Louis XIV venait de mourir, emportant
-tout le prestige de la royauté dans ses funérailles, cette descente
-de la Courtille de la royauté. Le régent croyait si peu à la royauté,
-qu'il aimait mieux graver _Daphnis et Chloé_ que de monter sur le
-trône, ce qui ne lui était pas plus difficile.
-
-Le grand siècle avait enseveli tous ses grands hommes. La France était
-veuve. Mais pour bien juger cette période, ne faut-il pas passer
-rapidement devant la galerie des hommes qui créaient alors l'esprit
-public?
-
-Fénelon venait de mourir, mais ses livres vivaient. Il avait été
-l'Évangile en action, mais il avait ouvert le portail de l'église sur
-la nature. On lui avait dit de faire un roi du duc de Bourgogne, il
-avait tenté d'en faire un homme. Aussi Louis XIV brûla lui-même de sa
-main,--ce jour-là, la main du bourreau!--tous les beaux préceptes de
-cet autre évangéliste qui disait: «Le roi est l'homme des peuples.
-Le despotisme des souverains est un attentat sur les droits de la
-fraternité humaine.»
-
-Madame de Grignan demandait à Bossuet s'il était vrai que Fénelon eût
-tant d'esprit. «Ah! madame, répondit l'évêque de Meaux, il en a à faire
-trembler!»
-
-Fénelon avait de l'esprit à faire trembler le trône et l'autel. C'était
-un enthousiaste par le cœur; mais pour lui, la foi c'était la sagesse.
-Le premier, il interpréta le texte sacré, au lieu de le traduire mot à
-mot. Il communia avec le génie anglais, car c'était là que le soleil
-se levait alors sur le monde. Aussi les Anglais, quoiqu'il ne fût pas
-de leur Église, le reconnaissaient citoyen de l'humanité. Les Anglais
-traduisaient _Télémaque_; que dis-je? ils apprenaient le français pour
-le lire. Quand le duc de Marlborough fit la guerre dans son diocèse, il
-dit à ses soldats: «Épargnez les terres de M. de Fénelon; c'est un des
-nôtres.» C'était épargner le bien des pauvres.
-
-Le cœur de l'archevêque de Cambrai, comme celui de Voltaire, saignait
-à toutes les misères publiques. Ceux qui souffraient étaient de sa
-famille. Il soulevait d'une main pieuse les chaînes de Prométhée,
-et trompait la faim des vautours. Il laissait dans la coulisse les
-foudres de l'Église et ne s'armait que de la grâce divine. Au lieu
-d'effrayer le pécheur par les châtiments de l'éternité, il le ramenait
-à Dieu en lui montrant la vertu plus riante que le péché. Un des curés
-de son diocèse vint lui dire un jour d'un air triomphant qu'il avait
-aboli la danse des paysans les jours de fête: «Monsieur le curé, vous
-avez aboli les jours de fête. Ne dansons point, mais permettons à ces
-pauvres gens de danser. Pourquoi les empêcher un moment d'oublier
-qu'ils sont malheureux?» Ce qui rappelle ces autres paroles d'un
-voltairien avant la lettre: «Les pauvres dansent devant l'église; c'est
-bien: laissons-les secouer leur misère.»
-
-
-II.
-
-Le duc d'Orléans, ce fanfaron des vices, selon la parole de Louis
-XIV, qui parlait quelquefois comme Saint-Simon écrivait, n'était pas
-seulement le prince des roués, c'était quelquefois le prince du peuple.
-Avant de se mettre à table à ces soupers célèbres qui ont scandalisé la
-France, il se préoccupait de celui qui ne soupait pas.
-
-Avec cela, il aimait les arts et cultivait les sciences. Il s'était
-mêlé de chimie. Presque toute l'après-dînée il peignait à Versailles et
-à Marly. Il se connaissait en tableaux. La légèreté de ses mœurs avait
-déteint sur son intelligence; il était incapable de suite en rien;
-mais il n'était guère étranger à aucune connaissance de son temps.
-
-Sa curiosité d'esprit était immense. Il y avait en lui du Faust et du
-don Juan. Il mettait une sorte de courage incrédule à braver le monde
-invisible. Une idée l'avait tourmenté de bonne heure: c'était de voir
-le diable et de le faire parler. Il était un de ces faibles esprits
-forts qui,--par une contradiction dont s'étonnent seulement ceux qui ne
-connaissent point la nature humaine,--croient au diable et ne croient
-point à Dieu.
-
-Le duc d'Orléans était né avec le sentiment du beau et du grandiose.
-Soldat, il fut le plus brave de l'armée aux batailles de Steinkerque
-et de Nervinde; artiste, il commentait les maîtres; homme politique,
-il produisait Law, il créait la liberté de penser, il pardonnait à ses
-ennemis; amoureux, il recherchait les formes les plus pures sorties
-des mains du Créateur. Il eut beaucoup de maîtresses, comme un autre a
-beaucoup de statues. Don Juan s'était fait artiste.
-
-L'histoire de la régence n'est pas faite; l'histoire du régent ne
-sera jamais faite. On se contentera des grands coups de crayon de
-Saint-Simon, qui voyait de trop près et qui ne voyait pas juste, mal
-éclairé qu'il était par les réverbérations du passé.
-
-Et pourtant, quelle belle histoire! c'est le premier mot de la
-Révolution française; que dis-je? c'est la révolution avant la
-révolution. Le vieil Olympe de Versailles ne lancera plus le tonnerre;
-les demi-dieux s'en vont; on ne jouera plus aux déesses. Voici le
-règne des vrais hommes et des vraies femmes: on va marcher terre à
-terre dans le cortége des passions de la terre; pour la première fois,
-on va penser à Lazare, qui meurt de faim; on va soulever d'une main
-pieuse les chaînes de Prométhée; on va nourrir l'âme en lui donnant
-la lumière. C'est le régent qui a ouvert les bibliothèques en France;
-c'est le régent qui a envoyé Voltaire à l'école de la Bastille.
-
-Le régent était un révolutionnaire. Il y avait dans sa nature du
-Diderot, du Mirabeau et du Danton. Venu un peu plus tard, il eût gravé
-le frontispice de l'_Encyclopédie_, il eût fondé un club et il fût mort
-sur l'échafaud. En attendant, il gravait les faits et gestes de Daphnis
-et Chloé, et il fondait le bal de l'Opéra comme un autre aurait fondé
-une église. Il aimait les femmes, sa femme et les femmes d'autrui,
-aujourd'hui madame de Sabran et madame de Phalaris, demain madame de
-Parabère et madame d'Averne, les aimant toutes parce qu'il n'en aimait
-aucune, ou plutôt parce qu'il avait mis sa force et sa faiblesse dans
-l'amour des femmes, sans souci du ciel, mais avec le souci du royaume
-de France. En effet, quelle que fût l'orgie, il ne perdait pas de vue
-l'État. En vain les courtisanes voulaient-elles lui parler politique.
-«L'État, disait-il, ce n'est pas moi, c'est Louis XIV et Louis XV.»
-Madame de Tencin, qui voulait le régenter un peu à la manière de
-madame de Maintenon, fut remise à sa place de simple femme par un
-mot difficile à écrire. La comtesse de Sabran lui donnait un jour
-des conseils; il la conduisit galamment devant un miroir de Venise:
-«Regardez-vous, lui dit-il, est-ce que la Sagesse a jamais pris cette
-figure-là?»[36]
-
-Saint-Simon protestait en silence. Il aimait le régent, et il avait
-peur de la régence. «Qu'on se représente ce qu'a vu Saint-Simon, dit
-M. de Montalembert, un saint-simoniste: les deux premières nations
-catholiques du monde gouvernées sans contrôle et sans résistance, l'une
-par Dubois, le plus vil des fripons, l'autre par Alberoni, «rebut des
-bas valets»; et le saint-siége réduit à faire de tous deux des princes
-de l'Église! la noblesse «croupissant dans une mortelle et ruineuse
-oisiveté» lorsque le danger et la mort ne venaient pas la purifier
-sur les champs de bataille; le clergé, atteint lui-même dans ses
-plus hauts rangs par la corruption, dupe de cette dévotion de cour,
-sincère chez le maître, commandée chez les valets, et aboutissant sans
-transition à une éruption de cynisme impie, qui dure cent ans avant
-de s'éteindre dans le sang des martyrs; le parlement, comme disait
-Saint-Simon lui-même, «débellé et tremblant, de longue main accoutumé
-à la servitude»; la bourgeoisie, pervertie par l'exemple d'en haut,
-par une longue habitude d'adulation et servile docilité; la nation
-presque entière absorbée dans des préoccupations d'antichambre; les
-institutions ébranlées, les garanties compromises, les droits enlevés
-à tous ceux qui en avaient, au lieu d'être étendus à tous ceux qui
-en manquaient; toutes les têtes courbées, tous les cœurs asservis,
-tous les individus ravalés au même néant; Saint-Simon, seul, errant
-de par la cour et le monde, cherchant en vain une âme ou deux pour le
-comprendre, et réduit à se renfermer chez lui pour y écrire en secret
-ses colères et ses douleurs immortelles.»
-
-Voltaire voyait, comme Saint-Simon, le dépérissement de la France; mais
-pendant que le duc et pair s'enveloppait en montrant ses titres dans
-le linceul du passé, Voltaire, qui croyait que tout était sauvé parce
-que tout était perdu, leva une torche lumineuse sur les ténèbres de
-l'avenir.
-
-
-III.
-
-Bayle était mort, mais il n'avait pas fermé son école de scepticisme.
-Il avait osé être un saint, contre les foudres du pape. Amoureux de la
-liberté comme Diogène, moins le tonneau, il s'était fait une seconde
-patrie pour pouvoir parler et écrire sans le privilége du roi. Pauvre,
-il avait fait du bien, ce qui était le comble de l'impertinence
-philosophique. Bayle se comparait au Jupiter assemble-nuages d'Homère,
-disant que sa pensée était de former des doutes. On peut dire qu'il
-a fondé la philosophie du scepticisme, qui nie et qui affirme, qui ne
-croit pas à ses affirmations et qui nie pour qu'on lui donne une preuve
-de plus. Selon lui, les opinions les plus opposées se présentent à
-l'esprit avec un cortége de vérités. Bayle avait appris à lire dans
-Amyot et à penser dans Montaigne. Il est parti de là pour fonder,
-comme il l'a dit, la république des lettres. Avant Bayle, on avait vu
-quelques pléiades de poëtes, quelques sectes de philosophes, quelques
-tribus de théologiens. Il réunit la tribu à la secte, la secte à la
-pléiade; il en fit tout un peuple répandu aux quatre coins de l'Europe.
-Il fut le premier journaliste, parce qu'il étendit l'horizon et
-répandit sur tout ce qu'il touchait les vives lumières de l'esprit.
-Or il touchait à tout. Ses _Nouvelles de la République des lettres_
-avaient pour abonnés tous les penseurs de France et de l'étranger;
-leur action s'étendait jusqu'aux grandes Indes: aussi le nom de Bayle
-était-il mêlé à toutes les controverses littéraires, politiques et
-religieuses[37]. On l'attendait comme le Verbe de la vérité, mais il
-arrivait toujours avec le doute; son ciel était couvert de nuages, il
-fallait qu'on découvrît le soleil.
-
-On a beaucoup vanté ce labeur inouï de Bayle, qui travaillait quatorze
-heures par jour, penché sur les in-folio et sur lui-même. Je me
-permettrai de dire que ç'a été le tort irréparable de ce grand esprit;
-je crois fermement que, s'il eût passé sept heures à travailler et
-sept heures à vivre, son esprit, comme son corps, se fût fortifié sous
-l'action plus immédiate de Dieu et de la nature. «Je ne perds pas une
-heure,» disait-il. O philosophie aveugle, qui ne connaît pas les joies
-contemplatives du temps perdu! On apprend la vie en vivant; apprendre
-à mourir, c'est encore apprendre à vivre. Je comprends le philosophe
-inspiré, celui-là qui s'élance dans l'infini sans souci de ses
-guenilles corporelles; il commence à vivre ici-bas de la vie future;
-il a entrevu les radieux espaces où Dieu attend son âme immortelle;
-il frappe avant l'heure aux portes d'or des paradis rêvés. Mais le
-philosophe qui cherche et qui doute, celui-là qui ne voyage pas avec
-les ailes de la foi, qui va se brisant le front aux voûtes éternelles
-pour retomber sur la terre tout épuisé et tout sanglant, celui-là
-devrait plus souvent fermer les in-folio, abandonner aux brises du soir
-les hiéroglyphes de son âme, pour étudier, libre de toute tradition,
-les pages de la vie. Pour quiconque les sait lire, ces pages divines
-détachées de tout commentaire humain, la vérité resplendit.
-
-
-IV.
-
-La régence fut pour la littérature un temps de repos. Les grandes voix
-du dernier siècle s'étaient éteintes; les grandes voix du nouveau
-siècle ne s'élevaient pas encore.
-
-A la parole haute et souveraine de Bossuet avait succédé la parole
-élégante et dorée de Massillon. Le premier mot de Massillon, après
-avoir entendu les prédicateurs du dernier siècle, fut: «Si je prêche
-jamais, je ne prêcherai point comme eux.»
-
-Une profonde connaissance du cœur humain, une langue harmonieuse, une
-éloquence suave qui effleure le dogme et qui s'attache à la morale,
-Isocrate en chaire: voilà Massillon, qui est à Bourdaloue ce que Racine
-fut à Corneille. On s'étonnait de cette peinture vraie des passions,
-dans un homme voué par état à la retraite. «C'est en me sondant
-moi-même, répondait-il, que j'ai appris à connaître les autres.» Tout
-homme a l'humanité en soi.
-
-Massillon était né à Hyères, en Provence. Son éloquence a le parfum de
-ces tièdes îles de la Méditerranée où croît l'oranger. Il était d'une
-famille obscure. A dix-sept ans, il entra à l'Oratoire. Dès qu'il eut
-prêché, son humilité chrétienne s'effraya de ses succès: il craignait,
-disait-il, le _démon de l'orgueil_.
-
-Pour lui échapper, il alla se cacher dans la solitude effrayante de
-Sept-Pons. Ce démon l'y poursuivit. Le cardinal de Noailles ayant
-envoyé à l'abbé de Sept-Pons un mandement qu'il venait de publier,
-l'abbé chargea Massillon de faire une réponse en son nom. Cette réponse
-fut une œuvre. On n'attendait rien de semblable de la solitude de
-Sept-Pons, et le cardinal tint à savoir quelle était cette ruche de
-miel cachée dans le désert. Il découvrit le véritable auteur de la
-lettre, le tira de sa thébaïde, le fit venir à Paris et se chargea de
-sa fortune. Massillon vit croître à chaque pas le danger qu'il avait
-redouté. Un de ses confrères lui disait un jour ce qu'il entendait dire
-à tout le monde de ses succès. «Le diable, répondit-il, me l'a déjà dit
-plus éloquemment que vous.»
-
-Quand il prêcha le _Petit Carême_ à la chapelle de la cour, il plaida
-la cause de l'humanité contre la ligue toujours ennemie et toujours
-persistante des courtisans. C'était l'Évangile un jour de fête. La
-vérité osait pour la première fois parler au cœur du jeune roi: avec
-moins d'art et moins d'ornements, cette vérité eût paru presque
-séditieuse.
-
-La philosophie, déjà sur la brèche, s'empara de l'éloquence et
-des vertus de Massillon comme d'un exemple à opposer aux mœurs
-licencieuses, à l'ignorance grossière et farouche du clergé: son _Petit
-Carême_ fut surnommé le _Catéchisme des rois_. Voltaire l'avait sur sa
-table, à côté des tragédies de Racine.
-
-La religion n'était plus acceptée pour Dieu lui-même, mais pour sa
-morale. Les rois étaient sur le point de n'avoir plus pour confesseur
-que leur conscience.
-
-
-V.
-
-Fontenelle a ressemblé, selon Voltaire, «à ces terres heureusement
-situées qui portent toute espèce de fruits». Quoiqu'il ait cultivé
-sa terre pendant cent ans, la moisson ne fut pas abondante, si on
-supprime l'ivraie du bon grain. Et encore, Fontenelle avait appris
-de bonne heure, quand il publia l'_Histoire des Oracles_, qu'on a
-tort d'avoir raison en France, ce qui l'empêcha souvent de battre le
-bon grain. Toutefois, comme l'a dit encore Voltaire: «On l'a regardé
-comme le premier des hommes dans l'art nouveau de répandre la lumière
-et les grâces sur les vérités abstraites.» Le père Le Tellier, qui
-avait l'oreille du roi parce qu'il lui prêtait la sienne; le père Le
-Tellier, qui voulait que son royaume fût de ce monde et qui essayait
-de tuer toutes les influences, déféra l'auteur des _Mondes_ comme un
-athée qui ne croyait pas aux miracles. Heureusement que d'Argenson,
-alors lieutenant de police, n'y croyait pas non plus et qu'il sauva
-Fontenelle de la persécution.
-
-Il ne croyait ni au passé ni à l'avenir, il ne voulait marcher ni
-en avant ni en arrière, parce que la passion ne l'emportait pas.
-Toutefois, il avait beau dire à chaque victoire de l'esprit nouveau:
-«Je m'en lave les mains,» il avait travaillé pour l'esprit nouveau. Il
-n'écrivait guère, mais il parlait beaucoup. Lorsque la vérité sortait
-de ses mains, elle était plus dangereuse qu'en tombant de la main du
-premier venu, parce qu'elle avait un tour charmant de fille bien née
-qui lui donnait ses entrées dans le monde.
-
-L'abbé de Saint-Pierre, son ami, aurait bien dû lui emprunter ses
-airs mondains pour habiller ses rêveries. Avec Fontenelle, la diète
-européenne et la paix perpétuelle auraient eu plus de partisans et
-moins de rieurs. «C'est le rêve d'un bon citoyen,» disait le cardinal
-Dubois, qui n'était pas un bon citoyen.
-
-Mais les utopies de l'abbé de Saint-Pierre tombèrent dans de meilleures
-mains. Voltaire les dépouilla de tout ce qu'elles avaient de
-chimérique, et mit en lumière tout ce qu'elles avaient de généreux.
-
-Fontenelle avait eu les mains pleines de vérités, et il les avait
-ouvertes[38], témoin l'_Histoire des Oracles_. Mais un ministre plus
-Normand que Fontenelle le nomma censeur royal, et le philosophe ferma
-ses mains. Bien plus, il ferma les mains des autres. «Mais, lui dit
-un philosophe, vous avez écrit l'_Histoire des Oracles_, et vous me
-refusez votre approbation.--Monsieur, répondit Fontenelle, si j'avais
-été censeur quand j'ai écrit l'_Histoire des Oracles_, je me fusse bien
-gardé de lui donner mon approbation.»
-
-Il ne faudrait pas oublier parmi ces précurseurs de la philosophie
-voltairienne _ces messieurs de l'Entre-sol_, ces hardis censeurs qui
-mettaient sur la nappe Dieu et le roi, ces enfants terribles du pays
-des idées, qui cassèrent les vitres des fenêtres où Voltaire devait
-s'accouder[39].
-
-
-VI.
-
-Trois cardinaux ont régné en France: Richelieu, Mazarin, Fleury. Ces
-trois hommes d'Église ont été trois hommes d'État. Avec moins de
-génie que les deux premiers, Fleury, sans recourir à la hache comme
-Richelieu, ni à la diplomatie comme Mazarin, continua d'isoler la
-royauté en abaissant la noblesse.
-
-Le cardinal de Fleury craignait ce qu'il appelait un ministère
-historique. Il ne dédaignait pas la renommée future, mais il ne voulait
-pas que ses contemporains écrivissent sur lui. Il disait que quand il
-était content de lui, la France entière devait être contente; mais il
-aimait le silence et répétait souvent cet apophthegme de l'IMITATION:
-_Ama nesciri_.
-
-Dans son horreur du bruit, il ne voulait autour de lui pour gouverner
-que de simples commis. Il craignait les novateurs, disant que toute
-nouvelle idée renferme une tempête, ne comprenant pas que la tempête
-forme le torrent qui fertilise. Il croyait que Law avait ruiné la
-France, Law qui avait été le torrent fécond éparpillant des parcelles
-d'or là où l'or n'était jamais venu.
-
-L'historien doit d'ailleurs des sympathies à ce premier ministre qui
-ne croyait travailler que pour le peuple, qui lisait l'Évangile plus
-souvent que Machiavel, et qui disait avec l'abbé de Saint-Pierre
-que les vrais soldats sont ceux qui cultivent la terre. Mais s'il
-eut raison pour le peuple, il eut tort pour le pouvoir; car à force
-d'éloigner du trône tous les hommes qui, par leur génie, par leur
-caractère, par leur hardiesse, créaient l'opinion publique en France,
-l'opinion publique se déplaça et ne prit plus son mot d'ordre à
-Versailles.
-
-Le cardinal de Fleury avait compté sans Voltaire.
-
-Déjà l'esprit public ne descendait plus de Versailles sur Paris,
-c'était Paris qui allait gouverner Versailles.
-
-
-VII.
-
-Le Sage et Piron, pauvres tous les deux, devaient bientôt élever
-très-haut la dignité des hommes de pensée, parce qu'ils avaient la
-pauvreté castillane. Vauvenargues allait proclamer la dignité humaine,
-Montesquieu cherchait déjà les titres de l'humanité.
-
-Quand parurent les _Lettres persanes_, ce fut un événement. Jamais
-l'esprit, jamais la vérité se montrant à nu ne firent un pareil
-scandale. Il sembla que pour la première fois toutes les bases de
-l'antique société se remuaient. Ce livre était une critique; il avait
-par la forme tout l'attrait d'un roman, dans un temps où l'on ne
-demandait guère au roman que des épisodes et une peinture de mœurs avec
-très-peu d'action; mais sous un masque de frivolité, il était aisé de
-reconnaître un penseur, un homme profondément versé dans la science du
-gouvernement, dans l'étude des institutions et dans l'esprit des lois.
-Le succès fut inimaginable. «Les _Lettres persanes_, raconte l'auteur
-lui-même, eurent d'abord un débit si prodigieux que les libraires
-mirent tout en usage pour en avoir des suites. Ils allèrent tirer par
-la manche tous ceux qu'ils rencontraient: Monsieur, disaient-ils,
-faites-moi des _Lettres persanes_.»
-
-Cet ouvrage était bien un fruit du temps. A la longue et sévère
-compression du grand siècle avait succédé un goût fiévreux pour la
-liberté de tout dire et de tout écrire. Les mœurs tournaient à l'Orient
-et l'amour au harem. On était, comme on dit maintenant, dans une
-période de réaction contre le règne de Louis XIV. Le sarcasme religieux
-qui éclate dans ces lettres flattait le penchant du nouveau siècle à
-l'incrédulité. «Les libertins entretiennent ici un nombre infini de
-filles de joie, et les dévots un nombre innombrable de dervis. S'il y a
-un Dieu, il faut nécessairement qu'il soit juste; car s'il ne l'était
-pas, il serait le plus mauvais et le plus imparfait des êtres. Toutes
-ces pensées m'animent contre les docteurs qui représentent Dieu comme
-un être qui fait un exercice tyrannique de sa puissance; qui le font
-agir d'une manière dont nous ne voudrions pas agir nous-mêmes, de peur
-de l'offenser.»
-
-Les événements religieux de la fin du règne de Louis XIV sont couverts
-de ridicule par Montesquieu. Les académies, les corps savants, ne
-trouvent pas plus grâce aux yeux de l'auteur des _Lettres persanes_
-que les casuistes, les chartreux, les capucins et les autres ordres
-religieux. «J'ai ouï parler d'une espèce de tribunal qu'on appelle
-l'Académie française. Il n'y en a point de moins respecté dans le
-monde; car on dit qu'aussitôt qu'il a décidé, le peuple casse ses
-arrêts et lui impose des lois qu'il est obligé de suivre.»
-
-Les mœurs, les intrigues, les manœuvres du temps y sont dévoilées avec
-une connaissance impitoyable du cœur de l'homme ou du cœur de la
-femme. «Crois-tu, Ibben, qu'une femme s'avise d'être la maîtresse d'un
-ministre pour coucher avec lui? Quelle idée! C'est pour lui présenter
-cinq ou six placets tous les matins, et la bonté de leur nature paraît
-dans l'empressement qu'elles ont de faire du bien à une infinité de
-gens malheureux qui leur procurent cent mille livres de rente.»
-
-On peut dire de ces Lettres ce que l'auteur a dit lui-même des jolies
-femmes, «dont le rôle a plus de gravité qu'on ne pense.» Sous cette
-plaisanterie fine et délicate se placent un grand fonds de bon sens,
-une science magistrale, une philosophie audacieuse. Quelquefois ce
-léger crayon a des traits qu'envierait le burin de Tacite: «Le règne
-du feu roi a été si longtemps, que la fin en avait fait oublier le
-commencement.»
-
-Montesquieu avait parlé ainsi de Louis XIV: «Il n'est occupé qu'à
-faire parler de lui; il aime les trophées et les victoires. Il aime
-à gratifier ceux qui le servent; mais il paye aussi libéralement
-l'oisiveté des courtisans que les campagnes laborieuses de ses
-capitaines. Souvent il préfère un homme qui le déshabille, ou qui lui
-donne la serviette quand il se met à table, à un autre qui lui prend
-des villes ou qui lui gagne des batailles.» Il ne faut pas chercher
-dans ces jugements pleins de hauteur et de dédain une histoire de Louis
-XIV, mais l'opinion des Français de la régence sur un règne fini avant
-sa fin.
-
-Les peuples étaient las du soleil couchant, et ils se tournaient vers
-le soleil levant avec la curiosité affectueuse de l'oiseau qui se
-réveille dans son nid de mousse. «J'ai vu le jeune monarque. Sa vie est
-bien précieuse à ses sujets, elle ne l'est pas moins à l'Europe par les
-troubles que sa mort pourrait produire. Mais les rois sont comme les
-dieux, et pendant qu'ils vivent on doit les croire immortels.»
-
-Par les _Lettres persanes_ la voie de la critique religieuse était
-tracée; après le régent, la terreur respectueuse qui défendait le trône
-de Louis XIV contre les jugements de l'opinion publique était évanouie;
-après l'abbé Dubois et l'abbé de Tencin, les lumières et les vertus
-qui protégeaient l'Église contre les entreprises de la raison humaine
-s'étaient obscurcies pour jamais; ainsi, de tous les côtés, tombaient
-les barrières: la liberté de penser commençait à se montrer à la porte
-du Louvre. Il ne fallait plus qu'un roi pour achever la royauté du
-droit divin. Louis XV monta sur le trône.
-
-
-NOTES:
-
-[35] «La Bastille changea Arouet en Voltaire, dit Méry dans sa
-_Critique du Roi Voltaire_. Ce fut l'inverse de la fable: la souricière
-accoucha d'une montagne. _Candide_ est fils de la Bastille. Le
-prisonnier adolescent se souviendra toujours de son grabat; il a fait
-le serment d'Annibal devant des barreaux de fer. Toutes les fois
-qu'une injustice éclatera sous le soleil, Voltaire se souviendra de
-sa prison. Calas, Sirven, La Barre, tous les criminels innocents
-auront un implacable défenseur. Voltaire, comme Hercule, a étouffé
-des serpents au berceau, il continuera le jeu jusqu'à la tombe. Dans
-sa généreuse ardeur contre l'injustice, il sera quelquefois injuste
-lui-même! Tant pis! le point de départ est son excuse. Le geôlier de
-la Bastille le poursuivra jusqu'à l'âge de quatre-vingt-quatre ans; il
-se nommera tour à tour Fréron, Nonnotte, La Beaumelle, Desfontaines,
-Guénée, Patouillet, Gilbert. Tant pis! Il était né pour la haute
-vie de gentilhomme, pour les élégances de la cour de Versailles,
-pour les sourires des favorites, pour les triomphes du madrigal, les
-grâces du bel esprit, les suprêmes délicatesses de la distinction;
-on a bouleversé ce naturel d'élite par un an de cachot; eh bien! le
-lion ne pardonnera jamais à ceux qui n'ont pas deviné le lionceau;
-son hyperbole dépassera même celle de Juvénal; il s'irritera même un
-jour au point de s'écrier, avec le géant de Sirius: _Je suis tenté de
-faire un pas et d'écraser cette fourmilière!_ au point d'écrire, dans
-sa haine cyclique contre les superstitions, un poëme de vingt-quatre
-chants sur l'innocence de Jeanne d'Arc.»
-
-[36] Ce qui explique la durée du règne de la marquise de Parabère,
-c'est qu'elle était bête. «Je ne sais rien et ne veux rien savoir que
-l'amour.» Il y a un autre mot du régent: «Elle n'a rien inventé, si ce
-n'est l'amour.» Lequel?
-
-[37] Voltaire fut éloquent pour Bayle contre d'Alembert, qui avait
-écrit: «Heureux si Bayle avait pu respecter la religion et les mœurs!»
-Voltaire lut, et écrivit: «J'ai vu avec horreur ce que vous dites de
-Bayle: vous devez faire pénitence toute votre vie de ces deux lignes.»
-
-[38] Un écrivain qui a, comme Fontenelle, osé être spirituel quoique
-savant, paradoxal quoique philosophe, M. Flourens, pour appeler la
-science par son nom, a dit avant moi, dans son livre sur Fontenelle,
-que l'auteur des _Mondes_ avait ouvert ses mains. «Voltaire, ajoute M.
-Flourens, l'appelle _le discret Fontenelle_. Fallait-il qu'il fût aussi
-indiscret que Voltaire?»
-
-[39] Un historien sans le vouloir, Édouard Thierry, a mieux qu'aucun
-historien de profession raconté l'histoire de l'Entre-sol, qui, selon
-lui, fut pour l'Académie des sciences morales et politiques ce que la
-maison de Conrart avait été pour l'Académie française.
-
-
-
-
-V.
-
-VOLTAIRE A LA COUR.
-
-
-Voltaire à la cour! Voltaire courtisan à la veille d'être roi! C'est
-toujours Voltaire avec son esprit qui rit de tout, même de la grandeur
-de Louis XV, même de la vertu de madame de Pompadour. Il disait comme
-Piron: «Puisque les titres sont connus, je prends mon rang,» et, ce
-jour-là, il passait le premier. Il ne tenait qu'à lui de briller à la
-cour; il ne lui fallait pour cela qu'un peu moins de génie. Le cardinal
-de Bernis lui montrait le chemin.
-
-Pourquoi allait-il à la cour? Pour ne pas aller à la Bastille et dire
-la vérité? Il voulait s'appuyer sur Louis XV pour soulever la France.
-
-Ce fut un événement pour Versailles que Voltaire à la cour. Jusque-là
-on y avait vu les poëtes plus ou moins prosternés. Voltaire, qui
-s'appuyait sur la fortune et sur la renommée, marchait la tête haute,
-en homme qui connaît sa force. «Les rois sont toujours les demi-dieux,
-lui dit madame de Pompadour, qui voulait le métamorphoser en
-courtisan.--Madame la marquise, répondit Voltaire, c'est un poëte qui a
-créé les demi-dieux.»[40]
-
-Voltaire, qui avait soupé avec les maîtresses du régent, avec la
-maîtresse du cardinal Dubois, avec toutes les coquines qui jouaient de
-l'éventail et du sceptre, soupa avec les maîtresses de Louis XV, à la
-Muette avec madame de Mailly, à Choisy avec madame de Châteauroux,
-à Étioles avec madame de Pompadour. Mais il ne soupait que les jours
-où le roi ne soupait pas. Le roi ne voulait pas se rencontrer avec
-Voltaire, comme s'il eût craint que cette autre royauté ne fît pâlir la
-sienne.
-
-Le souper d'Étioles est consacré par de mauvais vers à madame de
-Pompadour, où le poëte compare le roi au vin de Tokai. Pour se consoler
-de n'avoir pas soupé avec le roi, il combat cette opinion de Dufresny,
-qui dit dans une chanson que les rois ne se font la guerre que parce
-qu'ils ne boivent jamais ensemble. «Dufresny se trompe, écrit Voltaire.
-François Ier avait soupé avec Charles-Quint, et vous savez ce qui
-s'ensuivit. Vous trouverez, en remontant plus haut, qu'Auguste avait
-fait cent soupers avec Antoine. Non, madame, ce n'est point le souper
-qui fait l'amitié.»
-
-Madame de Pompadour avait accueilli Voltaire en femme d'esprit qui aime
-les livres ouverts. Voltaire devint pour une saison son maître en l'art
-de penser. De la galanterie il passa avec elle à la politique; il fut
-dépêché en ambassade vers le roi de Prusse; il écrivit pour la paix à
-l'impératrice de Russie; il fut sur le point de trahir les secrets de
-ses amis les Anglais.
-
-Le premier ministre et le second ministre, madame de Pompadour et le
-marquis d'Argenson, étaient pour lui. Avec de si hauts protecteurs,
-où ne devait-il pas arriver? Il arriva tout essoufflé à une place de
-gentilhomme de la chambre et à un brevet d'historiographe de France!
-
-Voltaire fut alors courtisan à toute heure, le jour et la nuit, en
-prose et en vers. S'il voyait la maîtresse du roi jouant du crayon,
-comme elle jouait du sceptre et de l'éventail, il lui disait:
-
- Pompadour, ton crayon divin
- Devrait dessiner ton visage:
- Jamais une plus belle main
- N'aurait fait un plus bel ouvrage.
-
-S'il entrait à sa toilette, il se croyait encore obligé à quatrain[41].
-La marquise ayant joué _Alzire_ au théâtre des petits appartements, il
-s'imagina qu'il devait se jeter à ses pieds. Madame de Pompadour le
-rappela à l'ordre, en lui disant que sa place n'était pas à ses pieds,
-mais à l'Académie. «Je l'avais oublié, dit Voltaire. Mais il me manque
-une voix pour être élu.--Laquelle?--La vôtre.--Je vous la donne.» Et
-le poëte fut élu. Pourquoi Voltaire ne demanda-t-il pas le chapeau de
-cardinal?
-
-Voltaire, qui avait déjà frappé deux fois à la porte de l'Académie sans
-que l'Académie ouvrît la porte, fut donc enfin nommé tout d'une voix.
-Il lui avait fallu, comme Montesquieu, désavouer plus d'une page de ses
-œuvres. L'Académie, d'ailleurs, n'était pas encore voltairienne. Mais
-le fut-elle jamais? Montesquieu, l'ami de Voltaire, comme Voltaire fut
-l'ami de Montesquieu,--si les beaux génies se rencontrent souvent, ils
-ne s'aiment pas toujours;--Montesquieu, dis-je, peignait jusqu'à un
-certain point l'opinion des académiciens quand il écrivait: «Il serait
-honteux pour l'Académie que Voltaire en fût, et il lui sera quelque
-jour honteux qu'il n'en ait pas été[42].»
-
-Voltaire comprit bien cette sympathie douteuse; il avait dit:
-«J'ennuierai le public d'une longue harangue, ce sera le chant du
-cygne.» Voltaire se croyait toujours en train de mourir. Ce chant du
-cygne fut pour les oreilles académiques une impertinence débitée d'un
-ton cavalier. Ce n'était pas l'Académie qui recevait Voltaire, c'était
-Voltaire qui recevait l'Académie. Le roi entrait d'un pied dédaigneux,
-quoique avec force révérences, dans sa nouvelle province.
-
-Il habitait tour à tour Versailles et Paris.
-
-A la mort de madame du Chastelet, il s'en était revenu habiter son
-hôtel avec M. du Chastelet. Mais le marquis, voulant vivre seul, avait
-cédé la place à Voltaire, après lui avoir vendu les meubles de la
-marquise.
-
-Ce fut dans cet hôtel que Voisenon dit un jour au poëte: «Eh bien, vous
-voilà chez vous?--Non, dit Voltaire, je suis toujours chez elle.» Et
-il montra la table, le lit, le fauteuil. «Tout, dit Voisenon, jusqu'au
-paravent!» Voltaire, essuyant de vraies larmes, conta à son abbé que
-dans sa douleur il faisait bâtir un théâtre: «Un théâtre dont vous
-serez le grand prêtre, mon cher Voisenon[43].»
-
-Tout le monde sollicita son entrée au théâtre de Voltaire, mais la
-salle était trop petite, et souvent plus d'un grand nom restait à la
-porte ou dans l'escalier. On soupait après le spectacle, et Voltaire
-ne savait plus s'il était plus grand seigneur que grand poëte ou grand
-comédien.
-
-Non-seulement Voltaire aimait la mise en scène, mais il aimait à se
-mettre en scène. A la représentation d'_Œdipe_, on le voit arriver
-sur le théâtre en portant la queue du grand prêtre, se moquant déjà
-des dieux, des spectateurs et de lui-même. A la représentation
-d'_Artémire_, où le public siffle du même coup sa tragédie et sa
-maîtresse qui joue le rôle d'Artémire, il entre en scène et apostrophe
-ceux qui sifflent, outré qu'on ne reconnût pas qu'il avait raison comme
-poëte et comme amant. Pendant la représentation de _Mahomet_, Voltaire
-reçoit un billet du roi de Prusse, qui lui annonce la victoire de
-Mollwitz. Tout autre eût mis le billet dans sa poche, mais Voltaire,
-toujours expansif, interrompt le spectacle et fait lui-même la lecture
-du royal billet: «Vous verrez, ajoute-t-il à mi-voix, ne parlant qu'à
-ceux qui étaient près de lui, que cette pièce de Mollwitz fera réussir
-la mienne.» Quand on joua _Mérope_, Voltaire, qui connaissait tout le
-monde, se montra dans toutes les loges. A la première représentation
-d'_Oreste_, voyant applaudir un passage imité de Sophocle, il s'élança
-hors de sa loge en s'écriant: «Courage, Athéniens, c'est du Sophocle!»
-On peut dire qu'il jouait un rôle dans toutes ses pièces.
-
-Voltaire peignit alors avec sa vivacité de tons le monde où il vivait:
-
- Après dîné, l'indolente Glycère
- Sort pour sortir, sans avoir rien à faire.
- Chez son amie au grand trot elle va,
- Monte avec joie, et s'en repent déjà,
- L'embrasse, et bâille; et puis lui dit: «Madame,
- J'apporte ici tout l'ennui de mon âme;
- Joignez un peu votre inutilité
- A ce fardeau de mon oisiveté.»
- Si ce ne sont ses paroles expresses,
- C'en est le sens. Quelques feintes caresses,
- Quelques propos sur le jeu, sur le temps,
- Sur un sermon, sur le prix des rubans,
- Ont épuisé leurs âmes excédées.
- Elle chantait déjà, faute d'idées;
- Dans le néant leur cœur est absorbé,
- Quand dans la chambre entre monsieur l'abbé.
- D'autres oiseaux de différent plumage,
- Divers de goût, d'instinct et de ramage,
- En sautillant font entendre à la fois
- Le gazouillis de leurs confuses voix.
-
-Voici l'heure des cartes; on joue pour reposer son esprit.
-
- Monsieur l'abbé vous entame une histoire
- Qu'il ne croit point et qu'il veut faire croire.
- On l'interrompt par un propos du jour
- Qu'un autre conte interrompt à son tour:
- Des froids bons mots, des équivoques fades,
- Des quolibets et des turlupinades,
- Un rire faux, que l'on prend pour gaieté,
- Font le brillant de cette société.
- C'est donc ainsi, troupe absurde et frivole,
- Que nous usons de ce temps qui s'envole!
- C'est donc ainsi que nous perdons des jours
- Longs pour les sots, pour qui pense si courts!
- Mais que ferai-je? où fuir loin de moi-même?
- Il faut du monde; on le condamne, on l'aime.
-
-Oliver Goldsmith, qui vint à Paris vers ce temps-là, parle de Voltaire
-avec admiration. Selon lui, personne n'était capable de rivaliser
-avec ce charmant, profond et lumineux esprit. Il le met en scène avec
-Diderot[44] et Fontenelle. Voltaire laissa d'abord ses deux amis
-s'escrimer gaiement. Fontenelle, quoique presque centenaire, mit
-bientôt Diderot en déroute. Voltaire souriait et semblait dire: Vous
-n'avez raison ni l'un ni l'autre, mais je ne veux pas avoir raison sur
-vous. Tout à coup la verve l'entraîne, le voilà parti sans le vouloir,
-et Oliver Goldsmith, quand il raconte cette soirée, est tout émerveillé
-encore d'avoir ouï Voltaire, trois heures durant, sans qu'il cessât une
-minute d'être éloquent de toutes les éloquences: tour à tour railleur,
-attendri, imprévu, savant, hardi.
-
-Ce fut l'année où Voltaire vit venir à lui ce poëte limousin qui a
-rimé des tragédies, conté des contes moraux et écrit des mémoires
-«pour servir à l'instruction de ses enfants.» Marmontel était un peu
-bonhomme, un peu poëte, un peu pédant; total: un esprit à mi-jour.
-Voltaire n'avait pas deviné juste en lui ouvrant ses bras, ou plutôt
-il avait compris que c'était là un bon capitaine pour ses batailles
-littéraires et philosophiques. En effet, quoique Marmontel fût
-lourdement armé, il ne s'escrimait pas dans les luttes voltairiennnes
-sans quelque bravoure. Il ne craignait pas, lui aussi, de signer des
-livres qui devaient être brûlés par la main du bourreau. Voltaire le
-reconnut pour son fils. A la première entrevue, il lui ouvre les bras
-et lui dit: «S'il vous faut de l'argent, parlez; je ne veux pas que
-vous ayez d'autre créancier que Voltaire.» Marmontel prit Voltaire au
-mot. Comme les temps sont changés, l'auteur de _Zaïre_ conseilla au
-Limousin de rimer une tragédie pour faire fortune; mais il ne se crut
-pas quitte en donnant ce conseil. «Peu de jours après, dit Marmontel
-dans ses Mémoires, Voltaire, arrivant de Fontainebleau, me remplit mon
-chapeau d'écus. Quelques ennemis de Voltaire auraient voulu que pour
-cela je me fusse brouillé avec lui.»
-
-Si Voltaire n'ouvrait pas sa bourse aux jeunes poëtes, on disait qu'il
-était avare; mais en revanche, on ne lui pardonnait pas de faire du
-bien, quelle que fût sa bonne grâce à le faire. Marmontel daigna lui
-pardonner. Il ne tomba jamais dans cette ingratitude qui était, il y
-a cent ans comme aujourd'hui, l'indépendance du cœur. Toutefois s'il
-parle de lui dans ses Mémoires, c'est plutôt la vérité qui le domine
-que la reconnaissance.
-
-Cependant, comme Crébillon le tragique était mieux fêté que Voltaire le
-tragique, celui-ci paria de refaire toutes les pièces de l'autre en six
-semaines. Voltaire triompha-t-il dans cette lutte? pourrait-on croire
-qu'il n'eût pas d'autre but en écrivant _Oreste_, _Sémiramis_ et _Rome
-sauvée_[45]? Le beau dessein! Écrire trois tragédies pour donner tort
-à Fréron et à Louis XV, pour se donner tort à soi-même!
-
-Le roi de Prusse et la duchesse du Maine le vengeaient des injustices
-de la cour de France et de la république des lettres. Le roi de Prusse
-lui écrivait: «Je vous respecte comme mon maître en éloquence. Je vous
-aime comme un ami vertueux.» Il était fêté à Sceaux comme un prince du
-sang. Lui qui frappait monnaie ou plutôt qui frappait des médailles
-en écrivant des petits vers plus durables que le bronze, il a laissé
-ceux-ci sur son séjour à la cour de la duchesse du Maine:
-
- J'ai la chambre de Saint-Aulaire
- Sans en avoir les agréments;
- Peut-être à quatre-vingt-dix ans
- J'aurai le cœur de sa bergère:
- Il faut tout attendre du temps.
-
-A Versailles, il en coûta cher à la poésie de Voltaire. C'est Voltaire
-courtisan qui a écrit ce ballet de la _Princesse de Navarre_ que
-Moncrif eût fait meilleur. C'est Voltaire courtisan qui rima--et
-quelles rimes!--la _Bataille de Fontenoy_, cette poétique bataille où
-le poëte avait eu le tort de ne pas aller pour faire bravement son
-métier d'historiographe de France[46]. C'est Voltaire courtisan qui,
-parodiant le poëme de Métastase, écrivait ce _Temple de la Gloire_
-qui est le temple de la Folie, où le roi Louis XV est métamorphosé en
-Trajan et où les Romains de Versailles lui chantent à tue-tête qu'il
-est né pour la gloire et pour l'amour.
-
-Ce fut après la représentation du _Temple de la Gloire_ que Voltaire
-voulut être le familier du roi comme il avait été le familier des
-princes. Quand Louis XV passa dans la haie des courtisans, le poëte le
-voulut arrêter au passage par cette apostrophe hyperbolique: «Trajan
-est-il content?» Le roi, un homme d'esprit qui n'aimait pas les gens
-d'esprit, Voltaire moins que les autres, passa sans répondre en se
-drapant dans sa dignité.
-
-Le gentilhomme Voltaire se trouva trop gentilhomme comme cela. Il se
-promit de redevenir libre[47]. Oui, quand il s'aperçut que plus il
-s'approchait du roi, plus il s'éloignait de soi-même, il comprit qu'en
-se donnant à la cour de Versailles il perdait sa royauté à Paris.
-L'opinion publique lui avait donné la couronne de l'esprit humain; un
-pas de plus dans les petits appartements, et madame de Pompadour jetait
-cette couronne aux pieds de Louis XV.
-
-Si Louis XV eût compris la royauté, au lieu de faire de Voltaire un
-gentilhomme ordinaire de sa chambre, un historiographe en prose et
-en vers, il lui eût donné un ministère,--le ministère de l'abbé de
-Bernis;--et la France n'aurait pas subi la guerre humiliante de Sept
-ans.
-
-Ce fut un beau jour que celui où Voltaire, gentilhomme du roi, se
-retrouva Voltaire, gentilhomme de l'humanité. Il s'était imaginé
-qu'en abdiquant sa personnalité si glorieuse pour s'enfermer dans la
-nuée des courtisans, il désespérait ses ennemis littéraires,--presque
-toute la littérature, parce qu'il n'avait guère que des ennemis dans
-cette province de son royaume;--il s'était imaginé qu'en assistant
-au petit lever du roi, et en passant de là dans la ruelle de madame
-de Pompadour, il deviendrait peu à peu le dispensateur des faveurs
-littéraires, et qu'il donnerait à Louis XV la vraie maîtresse des rois:
-l'humanité. Mais Louis XV n'aimait pas Voltaire, dont on lui parlait
-trop. Madame de Pompadour, jalouse de Voltaire par pressentiment, ne
-donnait qu'à sa main droite le pouvoir qui tombait de sa main gauche.
-Le ministre d'Argenson, que le poëte croyait dominer parce qu'il devait
-être pour lui la voix plus ou moins sévère de l'histoire, jugeait
-un peu Voltaire à la Saint-Simon. Par exemple, Voltaire lui demanda
-une place à l'Académie des sciences et une place à l'Académie des
-inscriptions, non pas pour la gloire d'être un peu plus académicien,
-mais pour étendre son pouvoir dans la république des lettres.
-D'Argenson, qui s'était souvent nourri des idées de Voltaire, mais
-qui avait peur de son ambition, le renvoya d'un air dégagé au temple
-du goût. «Pour l'Académie des sciences, lui dit le ministre, attendez
-que Fontenelle soit mort.--Il n'a que cent ans, s'écria Voltaire, j'en
-ai cinquante, je serai mort avant lui.--L'Académie des sciences, passe
-encore, dit d'Argenson; mais pourquoi seriez-vous de l'Académie des
-inscriptions?--Pourquoi? dit Voltaire en relevant la tête avec orgueil,
-parce que j'écrirai mon nom sur tous les monuments de mon siècle.»
-
-
-NOTES:
-
-[40] Ce fut une autre marquise premier ministre qui avait fait la
-fortune de Voltaire.
-
-Faut-il rappeler ici que sous Louis XV enfant le duc de Bourbon
-s'imagina gouverner la France avec la marquise de Prie, cette figure
-d'ange qui masquait une âme de démon? Mais on ne gouverne pas une
-grande nation quand on n'a ni génie, ni honneur, ni caractère. Le duc
-de Bourbon n'était qu'un joueur de Bourse, qui s'était enrichi des
-chimères de Law; la marquise de Prie n'était qu'une catin à l'enchère.
-Elle avait commencé par se vendre; elle vendait la faveur du premier
-ministre; elle vendait la faveur du roi; elle ne désespérait pas de
-vendre un jour la France à l'étranger. C'était Messaline s'accouplant à
-l'idole d'or.
-
-Elle reconnaissait bien plus la royauté de Voltaire que la royauté
-de Louis XV. Elle savait que celui des deux qui devait donner
-l'immortalité, c'était le roi poëte, et non le roi fainéant. Aussi,
-cette louve insatiable qui montrait ses dents à tous les festins que
-servait la France ruinée, cette belle impudique qui prenait des deux
-mains dans toutes les mains, elle fit un peu la fortune de Voltaire. Il
-est vrai que cela ne lui coûtait pas une obole.
-
-[41] Voltaire, après des madrigaux et des cajoleries sans nombre, la
-chanta avec beaucoup de sans-façon dans _la Pucelle_; mais il demeura
-toujours son ami; ainsi, au moment où la marquise n'était plus aimée
-du roi ni respectée des courtisans, Marmontel la plaignait beaucoup
-à Ferney. «Elle n'est plus aimée, dit Marmontel.--Eh bien! s'écria
-Voltaire, qu'elle vienne ici jouer avec nous la tragédie; je lui ferai
-des rôles, et des rôles de reine. Elle est belle, elle doit connaître
-le jeu des passions.--Elle connaît aussi, répliqua Marmontel, les
-profondes douleurs et les larmes.--Tant mieux! c'est là ce qu'il nous
-faut.--Puisqu'elle vous convient, laissez faire; si le théâtre de
-Versailles lui manque, je lui dirai que le vôtre l'attend.»
-
-[42] Voyez comme cet académicien parlait de l'Académie, avant d'être de
-l'Académie:
-
-«Dans votre Académie, pourquoi ne recevez-vous pas l'abbé Pellegrin?
-est-ce que Danchet serait trop jaloux? Vous savez qu'il y a vingt ans
-que je vous ai dit que je ne serais jamais d'aucune Académie. Je ne
-veux tenir à rien dans ce monde, qu'à mon plaisir; et puis, je remarque
-que telles Académies étouffent toujours le génie au lieu de l'exciter.
-Nous n'avons pas un grand peintre depuis que nous avons une Académie de
-peinture; pas un grand philosophe formé par l'Académie des sciences. Je
-ne dirai rien de la française. La raison de cette stérilité dans des
-terrains si bien cultivés est, ce me semble, que chaque académicien,
-en considérant ses confrères, les trouve très-petits, pour peu qu'il
-ait de raison, et se trouve très-grand en comparaison, pour peu qu'il
-ait d'amour-propre. Danchet se trouve supérieur à Mallet, et en voilà
-assez pour lui; il se croit au comble de la perfection. Le petit
-Coypel trouve qu'il vaut mieux que de Troy le jeune, et il pense être
-un Raphaël. Homère et Platon n'étaient, je crois, d'aucune Académie.
-Cicéron n'en était point, ni Virgile non plus. Adieu, mon cher abbé;
-quoique vous soyez académicien, je vous aime et vous estime de tout mon
-cœur. Vous êtes digne de ne l'être pas.»
-
-[43] Le Kain, qui a écrit sur Voltaire, car tout le monde a écrit sur
-Voltaire, nous le représente fidèlement à cette époque. C'est un point
-de vue trop négligé par ses historiens. Voltaire avait vu jouer Le Kain
-à l'hôtel de Clermont-Tonnerre, dans la mauvaise comédie du _Mauvais
-Riche_; il avait prié l'auteur de lui amener son comédien. «Ce que je
-ne pourrais peindre, c'est ce qui se passa dans mon âme à la vue de cet
-homme dont les yeux étincelaient de feu, d'imagination et de génie.
-Après ma part d'une douzaine de tasses de chocolat mélangé avec du
-café (seule nourriture de M. de Voltaire, depuis cinq heures du matin
-jusqu'à trois heures après midi), je lui dis que je ne connaissais
-d'autre bonheur sur la terre que de jouer la comédie. Il consentit à me
-recueillir chez lui comme son pensionnaire, et à faire bâtir au-dessus
-de son logement un petit théâtre, où il eut la bonté de me faire jouer
-avec ses nièces et toute ma société.» Un jour on répétait _Brutus_, et
-la mollesse de Sarrasin dans son invocation au dieu Mars, le peu de
-fermeté, de grandeur et de majesté qu'il mettait dans tout le premier
-acte, impatienta tellement M. de Voltaire, qui lui dit avec une ironie
-sanglante: «Monsieur, songez donc que vous êtes Brutus, le plus ferme
-de tous les consuls romains, et qu'il ne faut point parler au dieu
-Mars comme si vous disiez: «Ah! bonne Vierge, faites-moi gagner un
-lot de cent francs à la loterie!»» En toute chose Voltaire était bon
-maître[II.].
-
-[44] Oliver Goldsmith avait beaucoup d'imagination. Voltaire ne vit
-qu'une seule fois Diderot, quand Voltaire allait mourir, quand Diderot
-avait un pied dans la tombe. Sans doute le romancier anglais a pris
-Duclos pour Diderot.
-
-[45] Selon Condorcet: «L'énergie républicaine et l'âme des Romains ont
-passé tout entières dans le poëte. Voltaire avait un petit théâtre
-où il essayait ses pièces. Il y joua souvent le rôle de Cicéron.
-Jamais l'illusion ne fut plus complète: il avait l'air de créer son
-rôle en le récitant. La duchesse du Maine aimait le bel esprit, les
-arts, la galanterie; elle donnait dans son palais une idée de ces
-plaisirs ingénieux et brillants qui avaient embelli la cour de Louis
-XIV et ennobli ses faiblesses. Elle aimait Cicéron; et c'était pour
-le venger des outrages de Crébillon qu'elle excita Voltaire à faire
-_Rome sauvée_.» Mais un peu plus loin, Condorcet donne la vraie raison:
-«Voltaire se lassait d'entendre tous les gens du monde, et la plupart
-des gens de lettres, lui préférer Crébillon, moins par sentiment
-que pour le punir de l'universalité de ses talents. Cette opinion
-de la supériorité de Crébillon était soutenue avec tant de passion
-que depuis, dans le discours préliminaire de l'_Encyclopédie_, M.
-d'Alembert eut besoin de courage pour accorder l'égalité à l'auteur
-d'_Alzire_ et de _Mérope_, et n'osa porter plus loin la justice.
-Enfin Voltaire voulut se venger, et forcer le public à le mettre à sa
-véritable place, en donnant _Sémiramis_, _Oreste_ et _Rome sauvée_,
-trois sujets que Crébillon avait traités.» Voltaire eût été bien mieux
-vengé en faisant un conte de plus et trois tragédies de moins.
-
-[46] Le seul historien de cette bataille est encore aujourd'hui le
-valet de chambre du maréchal de Richelieu, qui a écrit sur le vif dans
-la fumée de la poudre, la main tachée de sang, au milieu des blessés
-qui mouraient en criant victoire, avec le sourire des jours de fête. O
-vanité des historiens!
-
-[47] M. de Chateaubriand se trompe ou nous veut tromper, en disant
-que, pour une charge à la cour, Voltaire eût abandonné ses idées.
-S'il eût été un vrai courtisan, il ne se fût point offensé du silence
-du roi, il eût continué à brûler de l'encens, quelque figure que le
-dieu eût montrée. Voltaire était né libre; il faut interpréter ses
-contradictions avec l'esprit du dix-huitième siècle.
-
-
-[II.] Le Kain visita Voltaire aux Délices: «Étant aux Délices, je
-devins le dépositaire de l'_Orphelin de la Chine_, que l'auteur avait
-fait d'abord en trois actes, et qu'il nommait ses magots. C'est en
-conférant avec lui sur cet ouvrage, d'un caractère noble et d'un genre
-aussi neuf, qu'il me dit: «Mon ami, vous avez les inflexions de la
-voix naturellement douces, gardez-vous bien d'en laisser échapper
-quelques-unes dans le rôle de Gengis. Il faut bien vous mettre dans la
-tête que j'ai voulu peindre un tigre qui, en caressant sa femelle, lui
-enfonce ses griffes dans les reins.»»
-
-Le Kain rappelle aussi qu'à la troisième représentation de _Mérope_,
-«M. de Voltaire fut frappé d'un défaut de dialogue dans les rôles de
-Polyphonte et d'Érox. De retour chez madame la marquise du Chastelet,
-où il avait soupé, il rectifia ce qui lui avait paru vicieux dans
-cette scène du premier acte, fit un paquet de ses corrections, et
-donna ordre à son domestique de les porter chez le sieur Paulin, homme
-très-estimable, mais acteur très-médiocre, et qu'il élevait, disait-il,
-à la brochette, pour jouer les tyrans. Le domestique fit observer à son
-maître qu'il était plus de minuit, et qu'à cette heure il lui était
-impossible de réveiller M. Paulin. «Va, va, lui répliqua l'auteur de
-_Mérope_, les tyrans ne dorment jamais.»»
-
-
-
-
-VI.
-
-LE SACRE DE VOLTAIRE.
-
-
-Ce fut au Théâtre-Français, à une représentation de _Mérope_, que
-Voltaire comprit pour la première fois sa royauté[48].
-
-Il était dans la loge de la maréchale de Villars, assis entre elle et
-sa belle-fille, la duchesse de Villars. Le parterre se tourna vers lui
-pour l'acclamer. Tous les spectateurs auraient voulu se jeter dans ses
-bras. «Eh bien! dit un enthousiaste, que madame la duchesse de Villars
-l'embrasse pour tout le monde.» La maréchale de Villars--celle-là que
-Voltaire avait adorée--se leva pour embrasser le poëte. «Non, non! la
-plus jeune!» s'écria-t-on de tous les points de la salle.
-
-Voltaire aurait pu lui dire, à cette amoureuse rebelle: _Il est trop
-tard_.
-
-La jeune duchesse, très-émue, tout à la fois pâlissante et rougissante,
-se leva à son tour et embrassa Voltaire avec une grâce aristocratique,
-mais avec une bonne grâce plébéienne.
-
-Ce baiser du parterre par la bouche de la belle duchesse fut le sacre
-de cette royauté du droit humain.
-
-Voltaire n'était pas allé à Versailles pour être un courtisan, mais
-pour se faire consacrer dans la royauté de l'esprit. A Versailles,
-l'esprit n'avait pas ses coudées franches, ou plutôt c'était un
-étranger qui ne passait que par la porte de l'amour à l'heure du souper.
-
-Voltaire n'était plus amoureux et ne soupait plus. Non-seulement on ne
-reconnaissait pas son esprit, mais on parlait devant lui à toute heure
-du génie de Crébillon. Il avait voulu être gentilhomme de la chambre
-du roi; on ne voulait plus lui accorder un autre titre, hormis celui
-d'historiographe quand le roi gagnait une bataille; mais l'épée du roi
-laissait trop de loisirs à la plume de l'historiographe.
-
-Il voyait donc peu à peu, cet homme qui vivait de lumière, la nuit
-tomber sur ses œuvres. Renié à Paris par tous les gazetiers, dépaysé à
-Versailles, il partit, un jour de bravade, pour se faire sacrer roi de
-l'esprit français par son frère le roi de Prusse.
-
-Il était déjà allé en Prusse comme ambassadeur, et son ambassade, on le
-sait, avait réussi[49]. Mais l'ambassadeur Voltaire n'avait pas même
-été remercié. Cette fois il allait traiter de puissance à puissance. Le
-roi de Prusse lui écrivait comme à son pareil. «Il est ici une petite
-communauté qui érige des autels au dieu invisible; mais prenez-y bien
-garde, des hérétiques élèveront sûrement quelques autels à Baal, si
-notre dieu ne se montre bientôt. Vous serez reçu comme le Virgile de
-ce siècle, et le gentilhomme ordinaire de Louis XV cédera, s'il lui
-plaît, le pas au grand poëte. Adieu; les coursiers rapides d'Achille
-puissent-ils vous conduire, les chemins montueux s'aplanir devant vous!
-Puissent les auberges d'Allemagne se transformer en palais pour vous
-recevoir! Les vents d'Éole puissent-ils se renfermer dans les outres
-d'Ulysse, le pluvieux Orion disparaître, et nos nymphes potagères se
-changer en déesses, pour que votre voyage et votre réception soient
-dignes de l'auteur de la _Henriade_!»
-
-Déjà, le roi de Prusse, en vrai disciple de Voltaire, rimait pour son
-maître de ces galantes épîtres qu'il aurait pu adresser tout aussi bien
-à sa maîtresse. Il lui rappelle l'histoire de Jupiter et de Danaé:
-
- Ah! si, dans sa gloire éternelle,
- Ce dieu si galant s'attendrit
- Sur les appas d'une mortelle
- Stupide, sans talents, mais belle,
- Qu'aurait-il fait pour votre esprit?
- Hébé vous eût offert un verre
- Rempli du plus exquis nectar;
- Mais vous le connaissez, Voltaire,
- Vous en avez bu votre part:
- C'était le lait de votre mère.
-
-Cette image si bien trouvée de l'éternelle jeunesse de Voltaire
-n'est-elle pas d'un poëte?
-
-Voilà donc Voltaire parti. Il passe par Compiègne, pour obtenir la
-bénédiction de madame de Pompadour. On le laisse aller sans trop y
-regarder. Dès qu'il aura passé la frontière, on s'irritera. Le roi dira
-un jour en s'éveillant: «Mais ils s'en vont tous, Paris sera bientôt
-à Berlin.--Sire, rassurez-vous, le roi des poëtes est parti, mais le
-poëte Roy est toujours à Paris.» Ainsi parlait le duc de Richelieu, qui
-savait qu'un concetti avait plutôt raison devant Louis XV qu'un trait
-de génie.
-
-Frédéric accueille Voltaire comme le roi son frère; c'était le roi des
-philosophes et des poëtes. Voltaire trouve à Potsdam un appartement
-qui touche à celui de Frédéric, la clef de chambellan, la croix du
-Mérite, vingt mille livres de pension, enfin une table et un carrosse
-pour lui, à la seule charge de corriger les vers du roi. Il s'imagine
-qu'il va trouver la liberté dans une cour et un ami dans un roi. Les
-rois sont toujours rois, même les rois philosophes. Il raconte son
-voyage au comte d'Argental: «Mes divins anges, je vous salue du ciel de
-Berlin. J'ai passé par le purgatoire pour y arriver. Une méprise m'a
-retenu quinze jours à Clèves, et ni la duchesse de Clèves ni le duc de
-Nemours n'étaient plus dans le château. Enfin me voici dans ce séjour
-embelli par les arts et ennobli par la gloire. Cent cinquante mille
-soldats victorieux, point de procureurs; opéra, comédie, philosophie,
-poésie, un héros philosophe et poëte, grandeur et grâce, grenadiers et
-muses, trompettes et violons, repas de Platon, société et liberté!
-Qui le croirait? Je suis tout honteux d'avoir ici l'appartement de M.
-le maréchal de Saxe. On a voulu mettre l'historien dans la chambre du
-héros.»
-
- A de pareils honneurs je n'ai point dû m'attendre;
- Timide, embarrassé, j'ose à peine en jouir.
- Quinte-Curce lui-même aurait-il pu dormir,
- S'il eût osé coucher dans le lit d'Alexandre?
-
-C'est surtout à madame Denis que Voltaire dit la vérité. «J'ai peu de
-temps à vivre. Peut-être est-il plus doux de mourir à sa mode à Potsdam
-que de la façon d'un habitué de paroisse à Paris.» Et plus loin, il
-indique ses aspirations vers l'Italie. «J'irai sur la fin de cette
-automne, faire mon pèlerinage d'Italie, voir Saint-Pierre de Rome,
-le pape et la Vénus de Médicis. J'ai toujours sur le cœur de mourir
-sans voir l'Italie.» Et dans une autre lettre: «Le tumulte des fêtes
-est passé; mon âme en est plus à son aise. Je ne suis pas fâché de me
-trouver auprès d'un roi qui n'a ni cour, ni conseil. Il est vrai que
-Potsdam est habité par des moustaches et des bonnets de grenadier;
-mais, Dieu merci! je ne les vois point. Je travaille paisiblement dans
-mon appartement au son du tambour. Je me suis retranché les dîners
-du roi; il y a trop de généraux et trop de princes. Je ne pouvais
-m'accoutumer à être toujours vis-à-vis d'un roi en cérémonie et à
-parler en public. Je soupe avec lui et en plus petite compagnie. On
-m'a cédé en bonne forme au roi de Prusse. Mon mariage est donc fait;
-sera-t-il heureux? je n'en sais rien. Je n'ai pas pu m'empêcher de dire
-_oui_. Il fallait bien finir par ce mariage, après des coquetteries de
-tant d'années. Le cœur m'a palpité à l'autel.»
-
-Madame de Pompadour lui avait dit à son départ: «Allez donc, ingrat,
-allez donc nous oublier avec votre Achille tudesque!» Une fois
-arrivé, Voltaire écrit sans façon à Cotillon II, comme il écrirait à
-mademoiselle Gaussin, qu'Achille dit bien des choses galantes à Vénus
-point tudesque.
-
-Voltaire a écrit en quelques pages l'histoire de cette royauté étrange
-qui n'avait ni cour, ni conseil, ni culte. «C'était la première fois
-qu'un roi gouvernait sans femmes et sans prêtres. On soupait dans une
-petite salle, dont le plus singulier ornement était un tableau dont
-il avait donné le dessin à Pêne, son peintre, l'un de nos meilleurs
-coloristes. C'était une belle priapée. On voyait des jeunes gens
-embrassant des femmes, des nymphes sous des satyres, des Amours qui
-jouaient au jeu des Encolpes; quelques personnes qui se pâmaient en
-regardant ces combats, des tourterelles qui se baisaient, des boucs
-sautant sur des chèvres, et des béliers sur des brebis.» Et Voltaire
-parle des repas encore plus philosophiques. Il dit que celui qui aurait
-écouté les professions de foi des convives en regardant les peintures
-se fût imaginé entendre les sept sages de la Grèce dans un lupanar.
-«Jamais on ne parla en aucun lieu du monde avec tant de liberté de
-toutes les superstitions des hommes, et jamais elles ne furent
-traitées avec plus de plaisanterie et de mépris. Dieu était respecté,
-mais tous ceux qui avaient trompé les hommes en son nom n'étaient pas
-épargnés.»
-
-Le poëte s'étonna d'être à la fois chambellan du roi de Prusse et
-gentilhomme ordinaire du roi de France. «Me voilà donc à présent à
-deux maîtres. Celui qui a dit qu'on ne pouvait servir deux maîtres à
-la fois avait assurément raison; aussi, pour ne point le contredire,
-je n'en sers aucun. Ma fonction à Berlin est de ne rien faire, comme à
-Versailles. Je finirai ici ce _Siècle de Louis XIV_, que peut-être je
-n'aurais jamais fini à Paris. Les pierres dont j'élevais ce monument à
-l'honneur de ma patrie auraient servi à m'écraser.»
-
-Et ainsi, tout en écrivant l'histoire du siècle de Louis XIV et en
-corrigeant les rimes du Louis XIV de l'Allemagne, Voltaire vivait
-gaiement, sans être heureux, avec ces aimables païens de cette académie
-d'athées que le roi de Prusse avait instituée sans y mettre de
-Prussiens. Car il est à remarquer que, si le vers célèbre avait raison,
-
- C'est du Nord aujourd'hui que nous vient la lumière,
-
-ceux qui portaient le flambeau ne l'avaient pas allumé par là. Les
-soupers du roi de Prusse auraient bien rappelé les soupers du régent,
-si l'Amour fût venu s'y accouder au dessert; mais l'Amour était tout
-transi dans la quadrature du cercle de Maupertuis, dans la philosophie
-de Frédéric, dans la science de Kœnig, dans les cinquante-cinq ans de
-Voltaire. La Métrie le cajolait quelquefois sous la figure de quelque
-fille de chambre haute en couleur et robuste en appas. Mais le plus
-souvent La Métrie, qui buvait comme une outre, cuvait son vin sur la
-table après avoir jeté son feu d'artifice; car au premier service nul
-ne pouvait lutter avec la gaieté de son esprit. Voltaire s'en disait
-ébloui, mais c'étaient des éclairs dans le ciel nocturne. La Métrie
-allait sans savoir son chemin. Il publiait un livre impie et s'étonnait
-qu'on ne comparât pas l'auteur à Épictète. Il était tour à tour lecteur
-et médecin du roi de Prusse. «Dieu me garde de le prendre pour mon
-médecin, dit Voltaire, il me donnerait du sublimé corrosif au lieu de
-rhubarbe, très-innocemment, et puis se mettrait à rire. Cet étrange
-médecin est lecteur du roi; et ce qu'il y a de bon, c'est qu'il lui
-lit à présent l'_Histoire de l'Église_. Il en passe des centaines de
-pages, et il y a des endroits où le monarque et le lecteur sont prêts à
-étouffer de rire.»
-
-La Métrie dit un jour à Voltaire d'un air distrait: «Le roi notre
-maître ne tiendra pas toujours pour nous table ouverte; ne vous y fiez
-pas; car hier, comme on s'étonnait devant lui de votre faveur, il nous
-a dit négligemment: «Oh! quand on a sucé le jus de l'orange, on jette
-l'écorce!»» Voilà Voltaire qui se donne au diable. «La Métrie! que me
-dites-vous là?--Mon cher Voltaire, pourquoi sommes-nous ici? Obtenez
-ma grâce de M. de Richelieu, c'est trop souper à la cour d'Apollon; je
-n'aime pas les muses du Nord.» Et la Métrie se met à pleurer. «Quoi!
-vous aussi? s'écrie Voltaire; tout le monde pleure donc?--Oui, je
-pleure, dit La Métrie. Dans mes préfaces, je me félicite d'être près
-d'un grand roi qui me lit ses beaux vers, mais la vérité, c'est que je
-voudrais retourner en France, à pied, sans argent, fût-ce pour y mourir
-bientôt.» Et, là-dessus, La Métrie prend son chapeau et s'en va en
-chantant.
-
-O philosophe! pensa Voltaire en le voyant partir, tu ne travailles pas
-pour le lendemain, toi! Pour moi, si je suis repoussé de la Prusse,
-j'irai en Russie, j'irai en Chine, j'irai au Vatican. Il faudra que
-le pape me donne raison: j'ai allumé le flambeau de la vérité, je
-souffrirai toutes les douleurs pour que la lumière ne s'éteigne pas. Je
-comptais sur un dernier ami, je ne compterai plus que sur moi, car moi,
-je ne me trahirai pas!
-
-Le soir, il va, comme de coutume, au souper du roi. Au lieu d'un petit
-souper, c'est un grand souper. Frédéric place Voltaire auprès de lui
-entre deux princesses qui, selon l'expression du roi, ont voulu ce
-soir-là être du banquet de Platon. On soupe, on parle, on rit; Voltaire
-oublie l'orange, le nuage s'envole de son front, le pli de la rose
-est effacé. Il prend la parole, il n'a jamais eu plus d'esprit. Une
-thèse philosophique est mise sur la nappe entre deux bouteilles de vin
-de Champagne. On demande l'opinion du roi. Frédéric ne répond pas.
-Pourquoi ne répond-il pas? «Le roi, dit-il, ce n'est pas moi, c'est
-Voltaire. Quand je commande cent mille hommes, je suis le roi, mais
-quand je soupe avec Voltaire, c'est lui qui est le roi. Il est la
-lumière, je ne suis que la force!»[50]
-
-Voltaire était sacré pour la seconde fois.
-
-Ce La Métrie, cet homme où il y avait un fou brouillé avec un sage, ce
-beau convive qui avait prédit à Voltaire que le roi serait bientôt un
-tyran, fut le premier dont on chanta l'oraison funèbre. Et cependant
-il était le plus jeune. Voici comment Voltaire raconte l'épopée
-tragi-comique de sa mort: «La Métrie, cette folle imagination, vient
-de prendre le parti de mourir. Notre médecin est crevé à la fleur de
-l'âge, brillant, frais, alerte, respirant la santé et la joie, et
-se flattant d'enterrer tous ses malades et tous les médecins. Une
-indigestion l'a emporté. Voilà une grande époque dans l'histoire des
-gourmands. Les chênes tombent, et les roseaux demeurent. Le roi s'est
-fait informer très-exactement de la manière dont il était mort; s'il
-avait passé par toutes les formes catholiques, s'il avait eu quelque
-édification; enfin il a été bien éclairci que ce gourmand était mort en
-philosophe. _J'en suis bien aise pour le repos de son âme_, nous a dit
-le roi. Nous nous sommes mis à rire et lui aussi.»
-
-Cependant Frédéric, qui ne riait pas toujours, prononça gravement en
-son Académie l'éloge de cet homme qui n'avait cru qu'à son estomac. Cet
-éloge chagrina Voltaire, parce qu'il diminuait de beaucoup le prix des
-éloges du roi. «Il m'appelle divin, mais il appelle La Métrie un sage.
-C'est bien la peine de mourir en buvant la ciguë, si on est surnommé
-Socrate pour être mort d'un pâté d'anguilles!»
-
-On chantait aux soupers de Frédéric, mais ce n'était plus la
-philosophie de la chanson, c'était la chanson de la philosophie. Le
-roi, par exemple, mettait sur la nappe des vers comme ceux-ci:
-
- O mes amis, d'où viens-je? Où suis-je? Où vais-je?
- Je n'en sais rien. Montaigne dit: Que sais-je?
- Et sur ce point, tout docteur consulté
- En peut bien dire autant sans vanité.
- Mais, après tout, pourquoi donc le saurais-je?
-
-Voltaire applaudissait, mais il songeait avec quelque mélancolie
-qu'autrefois, quand il doutait de l'existence de Dieu, la marquise du
-Chastelet, quoique femme savante, avait encore assez d'amour dans le
-cœur pour lui prouver, plus éloquemment que Frédéric, que Dieu était là.
-
-Voltaire continuait son train de vie[51], écrivant le _Siècle de
-Louis XIV_, donnant au roi de Prusse des leçons d'esthétique et de
-grammaire, lui apprenant l'art de gouverner les hommes par les armes à
-feu de l'esprit, habitant un palais peuplé de belles statues, de beaux
-tableaux et de beaux livres, soit à Berlin, soit à Potsdam, soit à
-Sans-Souci, invité à toutes les fêtes avec le privilége de ne fâcher
-personne en restant chez soi, soupant avec la fleur des beaux esprits
-sous la présidence de Frédéric, et assaisonnant le rôti de louanges ou
-de railleries. Mais l'écorce d'orange faisait toujours un peu grimacer
-Voltaire.
-
-Cependant les beaux esprits de l'Académie de Berlin voulaient bien
-accepter un maître, mais ils trouvaient que c'était trop de deux.
-Comme on ne pouvait sacrifier Frédéric, on sacrifia Voltaire. Ce fut
-Maupertuis qui le premier porta des paroles de guerre. Je ne raconterai
-pas cette querelle d'Allemands entre Maupertuis, Kœnig, Frédéric et
-Voltaire. Voltaire prit parti pour Kœnig, c'était le parti du juste et
-du faible; Frédéric prit parti pour Maupertuis, ce fanfaron de science.
-Le mal fut irréparable. Voltaire, qui osait tout dire, n'osa parler au
-roi. «Si la vérité est écartée du trône, c'est surtout lorsqu'un roi
-se fait auteur. Les coquettes, les rois, les poëtes sont accoutumés
-à être flattés. Frédéric réunit ces trois couronnes-là. Il n'y a pas
-moyen que la vérité perce ce triple mur de l'amour-propre.» Et un peu
-plus loin: «Il faut oublier ce rêve de trois années. Je vois bien qu'on
-a pressé l'orange, je ne songe qu'à sauver l'écorce. Je vais me faire,
-pour mon instruction, un petit dictionnaire à l'usage des rois. _Mon
-ami_ signifie _mon esclave_. _Mon cher ami_ veut dire _vous m'êtes
-plus qu'indifférent_. _Soupez avec moi ce soir_ signifie _je me moque
-de vous ce soir_. Le dictionnaire peut être long; c'est un article à
-mettre dans l'_Encyclopédie_. Je suis très-affligé et très-malade, et,
-pour comble, je soupe avec le roi. J'ai besoin d'être aussi philosophe
-que le vrai Platon chez le vrai Denys. C'est le festin de Damoclès.»
-
-L'épée de Damoclès n'est jamais tombée. Voltaire pouvait rester à la
-cour de Berlin; Frédéric avait ses mauvais jours, mais il ne se fût
-jamais donné le tort de proscrire Voltaire.
-
-Cependant, Voltaire se demanda sérieusement s'il n'était pas à Syracuse
-trois mille ans plus tôt. Il renvoya au Salomon du Nord pour ses
-étrennes «les grelots et la marotte» qu'il tenait de lui depuis trois
-ans; mais Frédéric, tout en faisant brûler par le bourreau la _Défense
-de Kœnig_, par Voltaire, renvoya au poëte «les brimborions», en lui
-écrivant qu'il aimait mieux vivre avec lui, contre qui il avait fait
-une brochure, qu'avec Maupertuis, pour qui il avait fait une brochure.
-
-Mais Voltaire ne voulait plus vivre ni avec l'un ni avec l'autre:
-«Je sais qu'il est difficile de sortir d'ici; mais il y a encore des
-hippogriffes pour s'échapper de chez madame Alcine. Il est plus facile
-d'entrer en Prusse que d'en sortir.» Il ne sait comment il partira. Ses
-manuscrits et ses livres sont déjà hors du royaume, mais sa personne
-est prise. En vain il demande à aller aux eaux de Plombières, disant
-qu'il va mourir s'il ne boit pas. Frédéric lui répond: «N'avons-nous
-pas les eaux de Galatz?»
-
-Enfin Voltaire part sous le nom de M. James Delacour; il ne dit adieu
-qu'à son ami d'Argens. Mais il a compté sans son maître. Frédéric
-le fait poursuivre et lui prouve que la force est aux baïonnettes.
-Voltaire est atteint et convaincu d'avoir emporté tous les trésors
-d'Apollon, d'Apollon prussien. On l'arrête, on l'emprisonne, on le
-malmène, sous prétexte qu'il a emporté l'_Œuvre de poéshie du roi mon
-maître_. Toute cette histoire de la fuite de Voltaire est passée à
-l'état de légende, je ne sais pourquoi, car on trouverait dans la vie
-de Voltaire cent pages inconnues beaucoup plus curieuses.
-
-Frédéric fortifia Voltaire dans l'opinion publique. On le considérait
-comme traitant désormais de puissance à puissance avec les rois.
-Pendant qu'il professait la philosophie à Berlin, Paris, naguère si
-dédaigneux, ouvrait ses mille oreilles, comme si les échos de la
-sagesse devaient lui revenir. Le mot du roi de Prusse: «J'ai pris
-Voltaire à Louis XV, cela vaut mieux qu'une province», disait à la
-France toute la valeur de Voltaire. Il pouvait donc y rentrer en
-triomphe; mais Voltaire ne devait pas alors rentrer en France. Il
-avait les mains pleines de vérités, et il les ouvrait. C'était de
-la contrebande qu'on ne laissait pas passer aux frontières. Mais si
-Voltaire ne passe pas, les vérités passeront.
-
-Le voyage en Prusse fut pour Voltaire une station de plus vers sa
-couronne immortelle: Frédéric le Grand ne l'avait-il pas sacré roi de
-l'esprit humain dans l'église philosophique de son palais?
-
-
-NOTES:
-
-[48] Déjà à la première représentation de cette tragédie il avait
-reconnu son peuple. On lit dans le _Journal de la police_ du 21 février
-1743: «Le succès de la _Mérope_ a été des plus éclatants qu'il y ait
-jamais eus. Le parterre a non-seulement applaudi à tout rompre, mais
-même a demandé mille fois que Voltaire parût sur le théâtre, pour lui
-marquer sa joie et son contentement. Les sieurs Roy et Cahuzac ont
-pensé tomber en foiblesse, ce qu'on a jugé par la pâleur mortelle dont
-leurs visages se sont couverts. Ils étoient de la cabale qui avoit
-annoncé que la pièce tomberoit.»
-
-[49] Voici ce qu'il en dit lui-même dans ses commentaires, qui ne sont
-pas tout à fait les Commentaires de César: «Au milieu des fêtes, des
-opéras, des soupers, le roi trouvait bon que M. de Voltaire lui parlât
-de tout; et il entremêlait souvent des questions sur la France et sur
-l'Autriche, à propos de l'_Énéide_ et de Tite-Live. La conversation
-s'animait quelquefois; le roi s'échauffait, et disait que, tant que
-notre cour frapperait à toutes les portes pour obtenir la paix, il ne
-s'aviserait pas de se battre pour elle. M. de Voltaire envoyait de sa
-chambre à l'appartement du roi ses réflexions sur un papier à mi-marge.
-Le roi répondait sur une colonne à ces hardiesses. M. de Voltaire
-a encore ce papier où il disait au roi: «Doutez-vous que la maison
-d'Autriche ne vous redemande la Silésie à la première occasion?» Voilà
-la réponse en marge:
-
- Ils seront reçus biribi,
- A la façon de barbari,
- Mon ami.
-
-Cette négociation d'une espèce nouvelle finit par un discours que le
-roi tint à M. de Voltaire dans un de ses mouvements de vivacité contre
-le roi d'Angleterre, son cher oncle. Ces deux rois ne s'aimaient pas.
-Celui de Prusse disait: «George est l'oncle de Frédéric; mais George ne
-l'est pas du roi de Prusse.» Enfin il dit: «Que la France déclare la
-guerre à l'Angleterre, et je marche.»»
-
-[50] Un autre jour, le roi disait en pleine Académie: «Je ne chercherai
-pas à étendre mes conquêtes du côté de la France; j'ai pris Voltaire à
-Louis XV, cela vaut mieux qu'une province.»
-
-[51] La philosophie vivait un peu par curiosité. «Les jours de gala
-à Berlin, c'était un très-beau spectacle pour les hommes vains,
-c'est-à-dire pour presque tout le monde, de voir le roi à table,
-entouré de vingt princes de l'empire, servi dans la plus belle
-vaisselle de l'Europe, et trente beaux pages et autant de jeunes
-heiduques superbement parés, portant de grands plats d'or massif. La
-Barbarini dansait alors sur son théâtre; c'est elle qui depuis épousa
-le fils de son chancelier. Le roi avait fait enlever à Venise cette
-danseuse. Il en était un peu amoureux, parce qu'elle avait les jambes
-d'un homme. Ce qui était incompréhensible, c'est qu'il lui donnait
-trente-deux mille livres d'appointements. Son poëte italien, à qui
-il faisait mettre en vers les opéras dont lui-même faisait toujours
-le plan, n'avait que douze cents livres de gages; mais aussi il faut
-considérer qu'il ne dansait pas. En un mot, la Barbarini touchait à
-elle seule plus que trois ministres d'État ensemble.»
-
-
-
-
-VII.
-
-LA COUR DE VOLTAIRE.
-
-
-I.
-
-Voltaire, qui sentait que son pays n'était plus sa patrie, qui ne
-voulait pas retourner sous les brumes de l'Angleterre, même pour y
-trouver le soleil de la raison, qui ne voulait plus se laisser prendre
-aux caresses dangereuses des tyrans comme Frédéric, ce Marc-Aurèle armé
-de cent mille baïonnettes; Voltaire, dis-je, ne savait où aller. Il
-avait soixante ans. Il est bien difficile à cet âge de replanter sa vie
-sur un sol inconnu: au lieu de planter un arbre, on plante un roseau.
-Mais qu'importe, si c'est le roseau pensant de Pascal?
-
-Voltaire passa d'abord quelques jours à Mayence, disant que c'était
-pour sécher ses habits mouillés du naufrage. L'électeur palatin
-l'appela et l'accueillit par des fêtes; mais Voltaire avait peur des
-fêtes. Il prit un instant pied à Strasbourg. De Strasbourg il alla à
-Colmar; de Colmar à l'abbaye de Senones, où il se fit bénédictin avec
-dom Calmet. Voltaire avait le génie des métamorphoses, parce qu'il
-avait plus d'un rôle à jouer dans la comédie de la vie, et que de
-bonne heure il était devenu comédien. Ces rôles divers plaisaient à
-son esprit mobile. Il aimait le nouveau, l'imprévu, l'impossible. Le
-bénédictin revint homme du monde pour aller aux eaux de Plombières[52];
-l'homme du monde redevint philosophe pour retourner à Colmar. Il y
-travailla aux _Annales de l'Empire_, avec le concours de quelques
-savants en législation allemande. Mais apprenant que sur la place
-publique de cette ville on avait brûlé peu de temps auparavant des
-exemplaires du _Dictionnaire_ de Bayle, il prit ce pays en aversion et
-retourna à l'abbaye de Senones.
-
-Il était toujours dépaysé; il ouvrait l'oreille du côté de Paris pour
-étudier l'opinion. Il jugea que l'heure n'était point venue d'y montrer
-sa force. Frédéric criait par-dessus le Rhin que Voltaire était venu
-pour le corriger, mais qu'il avait corrigé Voltaire; la Sorbonne disait
-encore aux bourreaux de se tenir prêts pour brûler plus d'un livre de
-l'exilé; la canaille littéraire, plus que jamais ameutée, plus que
-jamais jalouse, étouffait son nom sous les brochures. Il salua en signe
-d'adieu sa ville natale.
-
-Il partit pour Lyon, où, grâce à son ami l'archevêque de Tencin et à
-son ami le maréchal de Richelieu, le pouvoir temporel et le pouvoir
-spirituel, il espérait vivre à l'abri, sans souci de la cour de
-Rome et de la cour de Versailles. Mais le cardinal de Tencin, qui
-avait beaucoup à se faire pardonner, pensa que c'était bien assez
-de s'occuper de son salut sans s'occuper de celui de Voltaire. Il
-refusa de le voir. Heureusement que le maréchal de Richelieu, un
-poëte en action, qui avait tourné à l'amour au lieu de tourner à la
-philosophie, ouvrit ses bras à celui qui lui prêtait de l'argent et de
-l'héroïsme. Les Lyonnais l'accueillirent avec des fanfares de joie;
-on joua ses pièces au théâtre, on lui donna des sérénades. C'est
-de ce passage à Lyon que date ce mot célèbre: «Il serait à propos,
-disait-il au maréchal de Richelieu, que, dans chaque monarchie, il y
-eut tous les cinquante ans un Cromwell.» Comme Louis XV ne pressentait
-pas encore le Cromwell qui devait frapper Louis XVI, il continuait
-à rire des philosophes et à les tenir à distance. Voltaire attendit
-des temps meilleurs et se réfugia en Suisse. A son arrivée à Genève,
-les portes étaient fermées; à peine eut-il dit son nom, que les
-portes s'ouvrirent à deux battants. Il voulait vivre à Genève, mais
-le rigorisme des réformés l'effraya autant que le fanatisme des
-catholiques. Il acheta le beau domaine des _Délices_[53], aux portes
-de la ville républicaine où le républicain Jean-Jacques ne voulait pas
-vivre; car tout est contraste: Jean-Jacques Rousseau, né Spartiate de
-Genève, va vivre à Paris, et Voltaire, né Athénien de Paris, va vivre
-à Genève. Voltaire n'en aimait pas plus Genève pour cela. «Vous ne
-sauriez croire combien cette république me fait aimer les monarchies.»
-Et partant de là, il va fonder la sienne.
-
-Il y avait soixante ans que Voltaire courait le monde sans s'arrêter
-jamais. C'était la revanche du Juif errant. Cette fois, il va planter
-sa tente et s'y reposer. Il touche à cette journée sereine qui
-s'appelle l'automne de la vie. La grappe s'empourpre sous le pampre
-encore vert, les bois chantent leur dernière chanson, le soleil a
-les bons sourires d'un ami qui part pour un voyage. Mais ne vous fiez
-pas à la sérénité de ce beau ciel; le soleil brûle encore, les nues
-s'amoncellent à l'horizon, le temps des orages n'est point passé pour
-Voltaire. C'est en vain qu'il oublie et qu'il veut qu'on l'oublie: il
-sera roi malgré lui. Les jours où il ne voudra être qu'un agriculteur,
-comme les Romains désabusés des batailles, les encyclopédistes vont
-l'arracher à sa charrue: «Général, la patrie est en danger; prends ton
-épée flamboyante et marche à notre tête!»
-
-
-II.
-
-Cependant que Louis XV est au Parc-aux-Cerfs, où est le roi?
-
-Est-il dans cette vieille seigneurie sur le versant des Alpes, un pied
-en France, un pied sur la république de Genève? Ce bonnet de velours
-noir sur cette perruque à marteaux, est-ce la couronne de France?
-Singulier roi en souliers gris-poussière, en bas gris de fer, en veste
-de basin plus longue que lui! Roi philosophe, il daigne reconnaître
-Dieu le dimanche. Il se fait beau pour aller à la messe. Saluez-le dans
-cet habit mordoré, dans cette culotte à la Richelieu, dans cette veste
-à grandes basques, galonnée et lamée en or à la Bourgogne, avec de
-belles manchettes de fine dentelle tombant jusqu'au bout des doigts!
-«Dans cet attirail, n'ai-je pas l'air d'un roi?» disait-il à sa cour.
-Oui, Voltaire, tu es le roi; parle très-haut de tes terres de Tourney
-et de Fernex; reçois les ambassades de ton frère Frédéric de Prusse
-et de ta sœur Catherine de Russie; donne sous ton sceau des titres
-de gloire à tous les hommes d'épée et à tous les hommes de plume,
-même à tes ennemis; prête ton argent à fonds perdus à tous ces grands
-seigneurs, qui jouent de leur reste au jeu de la noblesse. Tu as un
-prince et un duc parmi tes courtisans; tu as une armée de laboureurs,
-sans parler de ton armée d'encyclopédistes; tu as un théâtre[54] où
-Le Kain et Clairon viennent de loin tout exprès pour te donner la
-tragédie, quand tu donnes la comédie au monde.
-
-Mais tu n'es pas le roi par la grâce de Dieu, parce que tu ne connais
-pas Dieu, pas plus celui de ton église de Fernex que de ton église de
-l'_Encyclopédie_ que tu élèves de la même main, aspirant à la fois au
-chapeau de cardinal et à l'auréole de l'Antechrist.
-
-Oui, Sa Majesté Voltaire tient sa cour à Fernex et aux Délices. Mais
-ce n'est point assez pour lui: «Il faut toujours que les philosophes
-aient deux ou trois trous sous terre contre les chiens qui courent
-après eux.» Il a acheté la terre de Fernex pour y bâtir une ville; il
-achète la terre de Tourney pour avoir un pied en France[55]. Il oublie,
-dans l'aveuglement de sa gloire, qu'il a les deux pieds sur le monde.
-
-Voltaire, qui ne sent plus le sol trembler sous lui depuis que le sol
-est à lui, n'a plus que le souci de vivre en roi. «_Que fais-tu là,
-maraud?_ Je réponds: _Je règne et je plains les esclaves_.» C'est la
-parole d'un roi qui sera quelquefois un tyran. Il est curieux de voir
-comme il parle de ses vassaux et de ses curés. «J'ai deux curés dont je
-suis assez content: je ruine l'un et je fais l'aumône à l'autre. Mes
-vassaux se courbent jusqu'à terre quand ils me rencontrent. Il est vrai
-que je passe pour semer sur leurs terres des pièces de vingt-quatre
-sous.»
-
-Il y a les jours de fête où Sa Majesté Voltaire, entourée de sa cour,
-se montre à son peuple. Il est en habit de gala, presque aussi beau
-que ses deux grands chambellans, le prince de Ligne et le duc de
-Richelieu; presque aussi grave que ses deux courtisans, le président de
-Montesquieu et le président de Brosses.
-
-Les dames de la cour, madame Denis, qui est du meilleur monde,
-quoiqu'elle s'appelle madame Denis; madame de Fontaine, sa seconde
-nièce; les dames de Florian, ses cousines; mademoiselle Corneille, qui
-est aussi de sa famille, toutes ont des rivières de diamants. Les curés
-de Voltaire lui font des harangues; les vassaux le saluent par une
-décharge de mousqueterie; les rosières lui présentent des corbeilles de
-pêches et de raisins tout enrubanées; les fermiers brisent avec lui le
-pain de son champ et boivent avec lui le vin de sa vigne.
-
-
-III.
-
-Voltaire fit bâtir sur ses dessins son célèbre château de Fernex.
-«Vous serez enchanté de mon château. Il est d'ordre dorique, il durera
-mille ans. Je mets sur la frise: VOLTAIRE FECIT. On me prendra dans la
-postérité pour un fameux architecte.» C'était un mauvais architecte;
-mais il n'oublia ni le théâtre, ni le cabinet d'histoire naturelle, ni
-la bibliothèque[56], ni la galerie de tableaux[57]. Les dépendances du
-château étaient des plus vastes: fermes, vignobles et bois de plus de
-mille hectares. Ce palais royal était merveilleusement situé pour la
-perspective: à l'horizon, des neiges éternelles; au pied des murs, des
-parterres de roses; çà et là, des bosquets, des vignes en berceaux, des
-vergers, des cabinets de jasmins, toute la féerie rustique[58].
-
-L'église de Fernex menaçait ruine au premier vent d'orage. Comme cette
-église masquait un beau point de vue, Voltaire la fit abattre, dans
-le dessein d'en réédifier une autre ailleurs. Voici à ce sujet ce
-qu'il écrit au comte d'Argental: «Comme j'aime passionnément à être le
-maître, j'ai jeté par terre l'église; j'ai pris les cloches, l'autel,
-les confessionnaux, les fonts baptismaux; j'ai envoyé mes paroissiens
-entendre la messe à une lieue. Le lieutenant criminel et le procureur
-du roi sont venus instrumenter. J'ai envoyé promener tout le monde. De
-quoi se plaint monseigneur l'évêque d'Annecy? Son Dieu et le mien était
-logé dans une grange, je le logerai dans un temple; le Christ était
-de bois vermoulu, et je lui en ai fait dorer un comme un empereur.»
-Cette lettre n'était qu'à moitié impie jusqu'à ces lignes: «Envoyez-moi
-votre portrait et celui de madame Scaliger, je les mettrai sur mon
-maître-autel.» L'église faite, il fit inscrire cette impertinence
-sur le portail: VOLTAIRE A DIEU. Peu de jours après, il prêcha dans
-l'église sans façon sur une bonne œuvre. Tout cela n'était guère d'un
-humble catholique; mais alors Voltaire rachetait beaucoup de ses
-péchés: il ouvrait ses mains pleines de bienfaits. Il y a toujours eu
-dans sa vie des heures de rédemption.
-
-Après avoir bâti un château, un théâtre et une église, il bâtit une
-ville, où il appela tous ceux qui n'avaient pas de place au soleil
-ailleurs. Il fonda une manufacture de montres dont le commerce
-s'éleva bientôt à 400,000 livres par an. Il fit dessécher des marais
-et défricher des terrains stériles, qu'il abandonna au travail des
-laboureurs. Malgré tous ses bienfaits, il n'était pas en sûreté: les
-évêques d'alentour demandaient avec insistance au parlement qu'un tel
-homme fût à jamais banni du territoire. Dans un moment de crise, il
-communia dans l'église de Fernex, disant qu'il voulait remplir ses
-devoirs de chrétien, d'officier du roi et de seigneur de la paroisse.
-L'évêque d'Annecy, ne croyant pas à la bonne foi du poëte, défendit
-à tous les curés de son diocèse de le confesser, de l'absoudre et de
-lui donner la communion. Voltaire, ne voulant pas qu'un évêque lui fît
-la loi, même en matière religieuse, se mit au lit, joua le malade,
-soutint à son médecin qu'il allait mourir, se fit donner l'absolution
-par un capucin, communia dans sa chambre, et en fit sur-le-champ
-dresser procès-verbal par le notaire du lieu. Cette action sacrilége
-fut regardée comme une lâcheté par les philosophes. Voltaire croyait
-n'avoir fait qu'une comédie de plus. Pour dénoûment il se fit nommer
-père temporel des capucins de la province de Gex. Il fut même reçu
-capucin en personne et prit tous les capucins sous sa protection. Il
-écrivit alors au duc de Richelieu: «Je voudrais bien, monseigneur, vous
-donner ma bénédiction avant de mourir. Ce terme vous paraîtra un peu
-fort, mais il est dans l'exacte vérité. Je suis capucin: notre général,
-qui est à Rome, vient de m'envoyer un diplôme; je m'appelle frère
-spirituel et père temporel des capucins.»
-
-Voltaire était capable de toutes les contradictions le jour où il se
-reposait de son œuvre, mais la sagesse reprenait bientôt ses droits et
-lui disait: «Marche!»
-
-Pour les philosophes de l'Europe, Fernex était devenu la ville sainte,
-comme la Mecque pour les musulmans; on y allait en pèlerinage. Chaque
-jour amenait à Voltaire un ami ou un étranger, un bel esprit ou un
-prince, un homme d'épée, un homme de robe ou un homme d'Église, un
-peintre comme Vernet, un sculpteur comme Pigale, ou un musicien comme
-Grétry. Les femmes y venaient en grand nombre dans la belle saison,
-de Paris, de Genève, de partout. On jouait la comédie; on dansait
-et on soupait. Voltaire, heureux de répandre la joie, apparaissait
-un instant et s'enfermait pour travailler. Plus que jamais, il
-était parvenu à vivre solitaire et laborieux au milieu du bruit,
-de l'éclat et des fêtes. Que manquait-il à son bonheur? Quand il
-tournait ses regards vers l'horizon, vers le ciel--je dirai plutôt
-vers la postérité,--l'inquiétude dévorait son cœur: «Où vais-je? se
-demandait-il avec un peu d'effroi. Le passé me répond-il de l'avenir?
-Reconnaîtra-t-on l'homme qui pleure sous le masque qui rit?» C'était à
-la fois le rire du sage et le rire du démon.
-
-Mais bientôt il retombait dans le tourbillon des joies et des peines
-de ce monde; il faisait de plus belle la guerre à ses ennemis, les
-critiques et les dévots. Une cruelle guerre: Lefranc de Pompignan tomba
-sur le champ de bataille, tué par le ridicule; Fréron tomba sur le
-Théâtre-Français, mais ce jour-là Voltaire tomba avec lui; vingt autres
-ne se relevèrent que blessés à mort. Mais qu'étaient-ce que ceux-là?
-Voltaire riait du divin poëte du Calvaire!
-
-Au milieu de cette guerre contre ses ennemis et contre la poésie
-du christianisme, Voltaire se créait toujours des titres à la
-reconnaissance de l'humanité. Une jeune fille pauvre, du sang de
-Corneille, fut recommandée à son cœur: «C'est, dit-il, le devoir d'un
-vieux soldat de servir la fille de son général.» Il appela à Fernex
-mademoiselle Corneille, lui fit donner une éducation chrétienne, la
-dota avec le produit des _Commentaires sur Corneille_, et la maria
-à un gentilhomme des environs, disant qu'il voulait marier deux
-noblesses[59].
-
-
-IV.
-
-J'aime, comme tous les poëtes du temps, à faire mon voyage à Fernex.
-Les peintres allaient à Rome, les poëtes à Fernex. J'arrive dans un
-cabinet où sont épars des livres de toutes les langues et de toutes
-les idées. Il y a deux hommes qui travaillent aux destinées ou aux
-hasards du monde. Voltaire qui dicte, Wagnières qui écrit. Je m'incline
-devant Voltaire, qui me tend la main sans interrompre sa phrase sitôt
-faite. «Permettez, dit Wagnières, je crois que vous vous trompez sur
-les textes.--Allez toujours, dit Voltaire, je me trompe, mais j'ai
-raison. La vérité avant tout, l'histoire n'est pas faite, je la fais.»
-Pendant qu'il parle, je le regarde de la tête aux pieds. Il est dans un
-curieux équipage; c'est bien le pendant de Jean-Jacques en Arménien:
-sa tête de feu emprisonnée dans une perruque gigantesque, une veste
-garnie de fourrures, une culotte ventre de biche, des sandales aux
-pieds, des livres plein les mains: voilà comment Voltaire m'apparaît.
-Tout en dictant et en caressant les enfants de Wagnières[60], il me
-parle de Paris, d'un grand homme qui s'appelle Diderot, d'un polisson
-qui s'appelle Nonnotte; il me parle de la poésie en homme qui n'a pas
-pris le temps d'être un rêveur. Je lui parle de sa gloire, je demande
-la grâce de souscrire pour sa statue. «Hélas, je suis bien nu pour un
-poëte qui n'est ni jeune ni beau comme Apollon; mais je ne suis pas en
-peine, ce gueux de Fréron me drapera.--Ce Fréron, lui dis-je, c'est
-un aveugle.--Lui! c'est encore le seul critique. Il sait tout, ce
-coquin-là.»
-
-Vient un Genevois qui lui vante son _Histoire de Russie_. Il
-s'impatiente, la vérité l'emporte sur l'orgueil. «Ne me parlez pas de
-mon Histoire; si vous voulez savoir quelque chose, prenez celle de
-Lacombe: il n'a reçu ni médailles ni fourrures, celui-là.»
-
-Il me conduit dans son parc. Pendant que j'admire de bonne foi toutes
-les splendeurs de cette nature grandiose, lui, qui ne communie guère
-avec la nature, me fait d'une manière originale la satire de toute
-chose. Il retrouve à chaque pas tout l'esprit de Candide. Au détour
-d'une allée, nous rencontrons le R. P. Adam, qui n'est pas «le
-premier homme du monde». Le bonhomme s'incline et sourit. Il attend
-avec patience la première larme de repentir du pêcheur. «Père Adam,
-où allez-vous?--A l'église.--Paresseux!» Le révérend père ne peut
-s'empêcher de rire. «Vous oubliez qu'il est l'heure de faire notre
-partie d'échecs.» Nous retournons au château; nous passons au salon.
-Voltaire se met à la table de jeu et demande du café. Déjà très-animé,
-il s'anime encore; le R. P. Adam n'ose profiter de ses avantages, il
-se laisse gagner avec la plus touchante résignation[61].
-
-Cependant madame Denis vient, toute maussade, embrasser son oncle;
-elle se plaint de l'ennui, car l'ennui couche avec elle. C'est une
-vieille montre de la manufacture de Fernex qui ne marque plus l'heure
-de l'amour. Voltaire demande du café. On déjeune, Voltaire ne prend
-que du café. Viennent les visiteurs, il leur donne audience tout
-en se moquant de leur gravité. Il corrige les compliments outrés
-d'une façon plaisante. Ainsi un avocat se présente avec toute son
-éloquence de province. «Je vous salue, lumière du monde, dit-il avec
-emphase.--Madame Denis, apportez les mouchettes!» s'écrie Voltaire.
-Après l'heure de la gloire, c'est l'heure des affaires. Viennent les
-fermiers, les emprunteurs, les locataires de Tourney et de Fernex,
-tout un monde nourri par Voltaire. Il demande du café, encore du
-café, toujours du café. Il se montre tour à tour facile et difficile;
-il accueille les uns en père de famille, les autres en seigneur de
-village. Il se promène encore dans le parc, quelquefois une bêche à
-la main, quelquefois un livre, jamais une fleur[62]. Les nouvelles de
-Paris viennent le surprendre; il pourrait alors se passer de café pour
-vivre à pleine vie. Il rentre tout agité, il écrit vingt lettres en
-moins d'une heure, faisant courir une plume imprudente qui se sauve par
-l'esprit. Le soir, les hôtes du château, Condorcet, Ximenès, Marmontel,
-La Harpe, Florian, viennent faire leur cour au roi, en compagnie de
-quelques dames et de quelques comédiennes.
-
-
-V.
-
-Cependant le roi recevait les ambassadeurs des grandes puissances.
-Son ministre des relations extérieures, M. de Grimm, rapporte ainsi
-l'arrivée à Fernex du prince Koslowski: «Vers la fin du mois dernier,
-M. le prince Koslowski, dépêché en ambassade extraordinaire par
-l'impératrice de Russie, accompagné d'un officier des gardes, est
-arrivé au château de Fernex, et a remis à M. de Voltaire, de la part
-de Sa Majesté Impériale, une boîte ronde d'ivoire à gorge d'or,
-artistement travaillée et tournée de la propre main de l'impératrice.
-Cette boîte était enrichie du portrait de Sa Majesté Impériale, entouré
-de superbes diamants. Une pelisse magnifique fut en même temps remise
-au patriarche, de la part de Sa Majesté, pour le garantir du vent des
-Alpes. Ces présents étaient accompagnés d'une traduction française du
-_Code de Catherine II_, et d'une lettre digne et du génie qui l'a
-dictée et de celui auquel elle était destinée. On prétend que cette
-ambassade impériale a rajeuni Voltaire de dix ans. M. Hubert, connu par
-ses découpures, a proposé, il y a quelque temps, à Sa Majesté Impériale
-de faire la vie privée de M. de Voltaire dans une suite de tableaux, et
-cette proposition ayant été agréée, il est actuellement occupé de ce
-travail. Il a envoyé à l'impératrice, pour son coup d'essai, le tableau
-de la réception de l'ambassade impériale au château de Fernex.»
-
-On n'a que trois portraits de Voltaire jeune; on en a trois cents
-de Voltaire vieux, sans compter les découpures de Hubert, qui
-représentent le vieux philosophe dans toutes les actions de sa vie: à
-pied et en carrosse, au lit et à la table, écrivant sur un volume de
-l'_Encyclopédie_, ou donnant le pain bénit à ses paroissiens, dessinant
-l'architecture du château de l'Antechrist, et posant la première pierre
-d'une église; Voltaire à la ferme, Voltaire au salon, Voltaire jouant
-_Mahomet_, Voltaire partout, Voltaire toujours. Il a été souvent la
-proie des mauvais peintres. Il se laissait exécuter le plus souvent
-par charité pour le barbouilleur. Un jour, pourtant, il se trouva si
-laid dans son portrait et si laid dans la nature, car ce jour-là,
-c'était un portrait pris sur le vif, qu'il décréta que les peintres ne
-seraient plus reçus à Fernex, hormis pour y trouver, comme tous les
-voyageurs, bonne table et bon gîte. Mais il eut beau faire, le peintre
-se présentait à madame Denis sous la figure d'un marchand d'étoffes,
-ou à Voltaire sous la figure d'un bouquiniste. Et d'ailleurs, dans
-les promenades du poëte, les portraitistes se cachaient derrière les
-buissons, témoin cette lettre à madame du Bocage: «Il est vrai, madame,
-qu'un jour, en me promenant dans les tristes campagnes de Berne avec
-un illustrissime et excellentissime avoyer de la république, on avait
-aposté le graveur de cette république, qui me dessina. Mais comme les
-armes de nos seigneurs sont un ours, il ne crut pas pouvoir mieux faire
-que de me donner la figure de cet animal. Il me dessina ours, me grava
-ours.»
-
-Le maréchal de Richelieu était de la cour de Fernex: «C'est mon
-héros et mon débiteur,» disait souvent Voltaire; mais le maréchal
-disait de Voltaire: «C'est mon ami[63].» Le poëte avait écrit au
-début: «Mon héros ne sait pas l'orthographe, mais vous verrez qu'il
-sera de l'Académie avant moi.» Et en effet, cette prédiction s'était
-bientôt accomplie. Richelieu osa être courtisan à Fernex en regard
-de Versailles. Voltaire était son contemporain et son compagnon
-d'aventures. Ils s'étaient rencontrés deux fois sur le chemin de la
-Bastille; ils avaient soupé ensemble; ils avaient aimé les mêmes
-comédiennes; ils avaient dominé leur siècle: Voltaire par les hommes,
-Richelieu par les femmes.
-
-On a peine à croire aujourd'hui au triomphe insolent du duc de
-Richelieu, ce héros des ruelles, ce demi-dieu des oratoires, ce don
-Juan des coulisses qui enlevait du même coup la grande coquette,
-l'amoureuse et l'ingénue par-dessus le marché. En lisant ses hauts
-faits, on crie au roman; mais les lettres sont encore là, plus vraies
-que celles de la _Nouvelle Héloïse_. Par exemple, en 1788, quand on
-dépouilla la correspondance du maréchal de Richelieu, on découvrit
-que le jour de sa réception à l'Académie il avait reçu trois lettres
-plus ou moins passionnées de mademoiselle de Charolais, de la d'Averne
-et de madame de Villeroy. Une seule de ces trois lettres avait été
-décachetée, c'était celle de mademoiselle de Charolais. Les deux
-autres lettres avaient été mises dans un carton avec cette étiquette
-impertinente de la main du duc de Richelieu: _Lettres pour le même jour
-que je n'ai pas eu le temps de lire_[64].
-
-Le maréchal de Richelieu alla plus d'une fois faire sa cour à Voltaire,
-mais c'était surtout aux femmes qui se trouvaient en pèlerinage à
-Fernex que le vainqueur de Minorque débitait ses galanteries surannées.
-Un soir, il dit à Voltaire qu'il y a trop de républicains de Genève à
-sa table et qu'il désire souper en tête-à-tête avec une jeune royaliste
-qui arrive de Paris. Voltaire ne veut rien refuser à son héros, parce
-que son héros est toujours son débiteur. Mais tout en soupant avec les
-républicains de Genève, il est inquiet de ses royalistes de Paris. Il
-se lève de table et va pour les surprendre dans leur tête-à-tête. «Je
-m'y attendais bien,» s'écrie-t-il en rentrant. Le maréchal de Richelieu
-était à genoux devant la dame, qui lui faisait l'injure de ne pas le
-prendre au sérieux. «Entre nous, dit Voltaire, je crois que je vous ai
-sauvés tous les deux d'une grande humiliation.»
-
-Le prince de Ligne fut, comme le duc de Richelieu, un des courtisans
-du roi Voltaire, qui avait été le courtisan de son père cinquante ans
-plus tôt. A son arrivée à Fernex, Voltaire, de peur que sa visite ne
-fût ennuyeuse, prit médecine à tout hasard afin de se pouvoir dire
-malade; mais il le reconnut bon prince et le garda quelque temps. «Je
-voudrais me rappeler, dit le prince de Ligne, les choses sublimes,
-simples, gaies, aimables, qui partaient sans cesse de lui; mais, en
-vérité, c'est impossible: je riais ou j'admirais, j'étais toujours dans
-l'ivresse[65].»
-
-Cette «ivresse» du prince de Ligne devant l'esprit de Voltaire me
-rappelle d'autres enthousiasmes princiers.
-
-Si jamais poëte fut reconnu poëte à son aurore, c'est Voltaire, Qui
-donc, avant lui ou après lui, a trouvé un prince du sang pour lui rimer
-un compliment comme celui-ci? Ces vers du prince de Conti, après la
-première représentation d'_Œdipe_, prouvent que Voltaire commença de
-bonne heure à avoir sa cour:
-
- Ayant puisé ses vers aux eaux de l'Aganippe,
- Pour son premier projet il fait le choix d'Œdipe:
- Et, quoique dès longtemps ce sujet fût connu,
- Par un style plus beau cette pièce changée
- Fit croire des enfers Racine revenu,
- Ou que Corneille avait la sienne corrigée.
-
-Et le duc de Villars, qui écrivait à Voltaire malade: «Personne ne
-connaît mieux que vous les Champs-Élysées, et personne assurément ne
-peut s'attendre à y être mieux reçu. Vous trouverez d'abord Homère et
-Virgile qui viendront vous en faire les honneurs et vous dire avec un
-sourire malicieux que la joie qu'ils ont de vous voir est intéressée,
-puisque, par quelques années d'une plus longue vie, leur gloire aurait
-été entièrement effacée. L'envie et les autres passions se conservent
-en ces pays-là; du moins, il me semble que Didon s'enfuit dès qu'elle
-aperçoit Énée: quoi qu'il en soit, n'y allons que le plus tard que nous
-pourrons.»
-
-Mais il faudrait soixante-dix volumes pour inscrire tous les vers,
-tous les compliments, tous les éloges des courtisans de Voltaire, à
-commencer par Frédéric le Grand et Catherine la Grande[66].
-
-
-VI.
-
-Madame Suard, qui tout enfant avait vu venir Voltaire chez son père
-dans un voyage de Flandre, lui rendit cette visite à Fernex quand
-Voltaire allait mourir. Suard a publié les lettres de sa femme datées
-de Fernex. En les lisant, on sent à chaque ligne que c'est la vérité
-elle-même qui parle; or, la vérité a ce jour-là des enthousiasmes
-religieux pour celui qui était encore tout esprit, mais qui ne
-songeait plus qu'à sa mission providentielle. Voltaire disait alors
-à Lazare: «Je vais descendre dans le tombeau, mais je soulève de ma
-main défaillante le couvercle du tien et je te dis: Sois libre, pauvre
-homme!»
-
-Madame Suard peint fidèlement avec quelle sainte ardeur on allait alors
-en pèlerinage à Fernex. «Enfin, s'écrie-t-elle dans sa première lettre,
-j'ai vu M. de Voltaire! Jamais les transports de sainte Thérèse n'ont
-pu surpasser ceux que m'a fait éprouver la vue de ce grand homme. Il
-me semblait que j'étais en présence d'un dieu; le cœur me battait avec
-violence en entrant dans la cour de ce château consacré.» Voltaire
-était allé se promener. Il revint bientôt en s'écriant: «Où est-elle?
-c'est une âme que je viens chercher.» Et madame Suard s'avance toute
-pâle et toute chancelante: «Cette âme, monsieur, elle est toute
-remplie de vous; si on brûlait vos œuvres, on les retrouverait en
-moi.--Corrigées,» dit Voltaire avec ce vif esprit d'à-propos qu'il
-garda jusqu'au dernier moment.
-
-Mais je laisse parler madame Suard. «Il est impossible de décrire le
-feu de ses yeux, ni les grâces de sa figure. Quel sourire enchanteur.
-Ah! combien je fus surprise quand, à la place de la figure décrépite
-que je croyais voir, parut cette physionomie pleine d'expression;
-quand, au lieu d'un vieillard voûté, je vis un homme d'un maintien
-droit, élevé et noble avec abandon. Il n'y a pas dans sa figure une
-ride qui ne forme une grâce.» Voltaire avait quatre-vingt-un ans.
-
-Madame Suard lui débita tous ses enthousiasmes. «Vous me gâtez, vous
-voulez me tourner la tête; je vais devenir amoureux de vous.» Et en
-effet, voilà Voltaire amoureux. Madame Suard lui baise les mains et le
-conjure de se retirer dans son cabinet. Il rentre chez lui et elle se
-promène dans les jardins. Mais au détour d'une allée, voilà Voltaire,
-plus jeune que jamais, qui la surprend pour continuer la conversation.
-Il est vrai qu'il devait prendre plaisir à ces jolis commérages de ce
-bas-bleu qui lui disait, entre autres choses: «Ah! si vous pouviez
-être témoin des acclamations qui s'élèvent aux assemblées publiques,
-à l'Académie ou ailleurs, lorsqu'on y prononce votre nom, comme
-vous seriez content de notre reconnaissance et de notre amour! Qu'il
-me serait doux de vous voir assister à votre gloire! Que n'ai-je la
-puissance d'un dieu pour vous y transporter!--J'y suis, j'y suis!»
-s'écria Voltaire en embrassant madame Suard.
-
-Au dîner, Voltaire croit qu'il a vingt ans, et il mange des fraises
-comme lorsqu'il les cueillait dans les bois avec mademoiselle
-de Corsembleu. Mais les fraises ne passèrent pas; l'amour eut
-une indigestion. «C'est égal, dit-il le lendemain quand il revit
-madame Suard, vous me rendez la vie.» Et comme elle lui baisait les
-mains:--«Je suis heureux d'être mourant; vous ne me traiteriez pas si
-bien si je n'avais que vingt ans.--Je ne pourrais vous aimer davantage,
-mais je serais forcée de vous cacher les battements de mon cœur, si
-vous aviez vingt ans.»
-
-Et madame Suard écrit à son mari: «Les quatre-vingts ans de M. de
-Voltaire mettent ma passion bien à l'aise.» Toutefois, madame Suard
-parle à son mari de Voltaire avec une adoration qui eût peut-être
-inquiété le futur secrétaire perpétuel, si déjà elle ne l'eût habitué
-aux tendresses extraconjugales avec son ami Condorcet. «Il faut voir,
-dit-elle, avec quelle grâce Voltaire a voulu se mettre à mes pieds.
-Cette grâce est dans son maintien, dans son geste, dans tous ses
-mouvements; elle tempère le feu de ses regards, dont l'éclat est encore
-si vif qu'on pourrait à peine le supporter s'il n'était adouci par une
-grande sensibilité. Ses yeux, brillants et perçants comme ceux de
-l'aigle, me donnent l'idée d'un être surhumain; je n'en ai pas dormi.»
-
-Un peu plus tard, dans la journée, madame Suard revoit Voltaire. Cette
-fois, il s'est fait beau: il a mis sa plus belle perruque et sa robe
-de chambre des Indes. Que lui dit madame Suard en le voyant si bien
-habillé? «Vous me rappelez aujourd'hui la statue de Pigale.--Vous
-l'avez donc vue?--Si je l'ai vue! je l'ai baisée.--Elle vous l'a bien
-rendu, n'est-ce pas?» dit Voltaire en ouvrant les bras. Et comme madame
-Suard ne lui répondait qu'en lui baisant les mains: «Dites-moi donc
-qu'elle vous l'a rendu.--Mais il me semble qu'elle en avait envie.» Et
-Voltaire reproche à madame Suard de venir corrompre les mœurs de sa
-république.
-
-Et on monte en carrosse. On va se promener dans les bois: «J'étais dans
-le ravissement; je tenais une de ses mains que je baisai une douzaine
-de fois. Il me laissa faire, parce qu'il vit que c'était un bonheur.»
-Heureusement qu'il n'était pas seul dans le carrosse. M. de Soltikof,
-ambassadeur extraordinaire de Sa Majesté l'impératrice de toutes les
-Russies à la cour du roi Voltaire, assistait à ce rajeunissement du
-vieux Titan.
-
-Le voyage fut charmant. On traversa des bois plantés par Voltaire, qui
-étaient déjà des bois sérieux, pour arriver à une belle ferme, où le
-philosophe fit admirer sa grange et sa vacherie. Il fallut que madame
-Suard prît des mains de Voltaire une tasse de lait, une belle tasse
-de porcelaine de Sèvres envoyée par madame de Pompadour. Et Voltaire
-s'écriait:
-
- Qu'il est doux d'employer le déclin de son âge
- Comme le grand Virgile occupa son printemps!
- Du beau lac de Mantoue il aimait le rivage;
- Il cultivait la terre et chantait ses présents;
- Mais, bientôt ennuyé des plaisirs du village,
- D'Alexis et d'Aminte il quitta le séjour,
- Et malgré Mévius il parut à la cour.
- C'est la cour qu'on doit fuir, c'est ici qu'il faut vivre!
- Dieu du jour, dieu des vers, j'ai ton exemple à suivre:
- Tu gardas les troupeaux, mais c'était ceux d'un roi:
- Je n'aime les moutons que quand ils sont à moi;
- L'arbre qu'on a planté rit plus à notre vue
- Que le parc de Versaille et sa vaste étendue[67].
-
-Il fallut bientôt que Voltaire s'arrachât à ces dernières illusions
-de l'amour, qui n'étaient d'ailleurs plus qu'un jeu pour ce Prométhée
-déchaîné. Madame Suard lui écrivit sa lettre d'adieu, et Voltaire
-répondit par celle-ci: «J'ai écrit à monsieur votre mari que j'étais
-amoureux de vous. Ma passion a bien augmenté à la lecture de votre
-lettre. Vous m'oublierez au milieu de Paris; et moi, dans mon désert
-où l'on va jouer _Orphée_, je vous regretterai comme il regrettait
-Eurydice; avec cette différence, que c'est moi le premier qui
-descendrai aux enfers, et que vous ne viendrez point m'y chercher.»
-
-Avant de quitter Voltaire, madame Suard lui avait demandé sa
-bénédiction. «Je vais faire un long voyage, donnez-moi votre
-bénédiction. Je la regarderai comme un préservatif aussi sûr contre
-tous les dangers que celle de notre saint-père.»
-
-Voilà comment parlait madame Suard la chrétienne, subjuguée par la
-royauté et l'apostolat de Voltaire. Ce ne fut ni le roi ni l'apôtre
-qui répondit. Voltaire regardait la dame «d'un air fin et doux, et
-paraissait embarrassé de ce qu'il devait faire.» Il lui dit enfin:
-«Mais je ne puis vous bénir de mes doigts; j'aime mieux vous passer mes
-deux bras autour du cou.» Et il embrassa madame Suard.
-
-Voltaire ne devait donner qu'une fois sa bénédiction pour unir le monde
-nouveau au monde ancien dans l'esprit de Dieu et de la liberté: il la
-donna au fils de Franklin.
-
-Au temps de la visite de madame Suard, Voltaire passait presque tout
-son temps couché. En ce temps-là, le trône de Voltaire, c'était donc
-son lit. On l'y trouvait assis, couronné d'un bonnet de nuit attaché
-par un ruban toujours frais, habillé d'une veste de satin blanc. En
-face de son lit était appendu le portrait de madame du Chastelet. Dans
-la ruelle, il voyait à toute heure les figures de Calas et de Sirven,
-deux gravures de la fabrique d'Épinal, qui pour lui étaient plus
-expressives que les Vierges de Raphaël.
-
-Ne prenant le matin que du café à la crème, ne dînant pas, soupant
-à huit heures avec des œufs brouillés, il travaillait tout le jour,
-et ne réservait qu'une heure aux étrangers qui lui venaient faire
-leur cour. La table du château était plus abondante que la sienne.
-Son hospitalité était celle d'un roi. Tous les visiteurs, tous les
-pèlerins, tous les enthousiastes trouvaient, quelle que fût l'heure,
-une bonne volaille arrosée de vin de Moulin-à-Vent. Cette hospitalité
-commençait aux grands seigneurs et ne s'arrêtait pas aux pauvres. Je
-lis dans une lettre de madame Suard que tous les paysans qui passaient
-par Fernex y trouvaient un dîner prêt et une pièce de vingt-quatre sous
-pour continuer leur route. Les insulteurs du roi Voltaire--de l'avare
-Voltaire--auraient-ils donné une pistole?
-
-
-VII.
-
-Tout le monde allait à Fernex, tout le monde écrivait au roi de Fernex.
-«Rois, princes, courtisans, poëtes, artistes, chacun voulait avoir un
-mot ou un regard du phénomène près de disparaître.» C'est l'aveu d'un
-ennemi.
-
-Comme tout le monde, Marmontel fit son voyage à Fernex. Le croirait-on?
-ce père qui écrit pour l'instruction de ses enfants conte que, le jour
-de son départ, Voltaire lui lut deux chants de la _Pucelle_; et il
-s'écrie, avec son emphase habituelle: «Ce fut pour moi le chant du
-cygne.»
-
-J'ai parlé de Marmontel, parlerai-je de La Harpe, un autre courtisan
-qui est parti de Voltaire pour arriver à Rome? Tout chemin mène à la
-ville éternelle. Le chemin, pourtant, n'est-il pas mauvais qui mène
-de l'enthousiasme au mépris, du rôle de serviteur dévoué au métier
-d'esclave insulteur? La Harpe,--pareil à ces royalistes plus royalistes
-que le roi, jusqu'au jour où ils s'asseyaient sur les bancs de la
-République,--La Harpe fut plus voltairien que Voltaire, tant qu'il
-fut permis d'aspirer à la succession de son maître. Dépassé, sifflé,
-annihilé par ses frères cadets de la coterie, il passa dans un autre
-couvent. Mais ce fut son châtiment; il n'y put être abbé, ni prieur.
-Le Christ n'aime guère les incrédules qui, devenant vieux, se font
-chrétiens contre les autres.
-
-Florian, un peu cousin de Voltaire, avait onze ans lorsqu'il entra
-comme page à la cour de Fernex. Le R. P. Adam condamne le jeune Florian
-à faire des thèmes; et comme celui-ci était souvent embarrassé pour
-mettre en latin ce qu'il n'entendait pas trop bien en français, il s'en
-allait prier Voltaire de lui _faire sa phrase_. Voltaire faisait la
-phrase avec tant de bonté, que l'écolier s'en retournait _croyant que
-c'était lui-même qui l'avait faite_. Voltaire courut les buissons avec
-son écolier; il éveilla en lui la gaieté et l'esprit; il altéra un peu
-l'_homme de la nature_. A dater de son séjour à Fernex, Florian rêva un
-peu moins, il parla un peu plus: il suivit même si bien les leçons du
-maître, qu'il imita jusqu'au sourire malin du philosophe. «C'est cela,
-disait Voltaire, aie l'air d'avoir de l'esprit, et l'esprit viendra.»
-
-Voltaire recevait beaucoup de lettres et en écrivait beaucoup. Dans
-cent ans, on n'aura pas encore retrouvé la moitié des lettres de
-Voltaire. J'en ai tout un volume; j'en sais de fort belles qui ne sont
-pas non plus imprimées. Quand le courrier était parti, il craignait
-d'avoir oublié quelqu'un, un roi ou un poëte[68]. Dans sa fureur
-d'écrire des lettres, il en adressait aux morts.
-
-Il avait quatre-vingts ans quand il écrivit à Horace:
-
- Tibur, dont tu nous fais l'agréable peinture,
- Surpassa les jardins vantés par Épicure.
- Je crois Ferney plus beau. Les regards étonnés,
- Sur cent vallons fleuris doucement promenés,
- De la mer de Genève admirent l'étendue;
- Et les Alpes de loin, s'élevant dans la nue,
- D'un long amphithéâtre enferment ces coteaux
- Où le pampre en festons rit parmi les ormeaux.
- Et du bord de mon lac à tes rives du Tibre
- Je te dis, mais tout bas: Heureux un peuple libre!
-
-C'est le philosophe qui parle, mais voici le poëte:
-
- J'ai vécu plus que toi, mes vers dureront moins;
- Mais au bord du tombeau je mettrai tous mes soins
- A suivre les leçons de ta philosophie,
- A mépriser la mort en savourant la vie,
- A lire tes écrits pleins de grâce et de sens,
- Comme on boit d'un vin vieux qui rajeunit les sens.
-
-C'est encore le poëte, le vieil enfant gâté des Muses, qui rime des
-quatrains à madame du Barry. La maîtresse de Louis XV avait envoyé à
-Voltaire son portrait par ambassadeur, avec deux baisers. Il lui prouva
-que--la plume à la main--c'était toujours le Voltaire des belles années.
-
- Quoi! deux baisers sur la fin de ma vie!
- Quel passe-port vous daignez m'envoyer!
- Deux, c'est trop d'un, adorable Égérie:
- Je serais mort de plaisir au premier.
-
-Et après ce quatrain, il embrasse deux fois le portrait de la comtesse,
-en s'écriant:
-
- C'est aux mortels d'adorer votre image,
- L'original était fait pour les dieux.
-
-Il écrivit aussi des alexandrins à Boileau:
-
- J'ose agir sans rien craindre, ainsi que j'ose écrire.
- Je fais le bien que j'aime; et voilà ma satire.
-
-C'était toujours l'aveugle Voltaire contre ses ennemis. Dès 1768 on
-avait baptisé un vaisseau de ce nom sans baptême; au lieu de l'envoyer
-aux rivages de la poésie, comme Horace y poussait par ses vœux le
-vaisseau de Virgile, le dirai-je? il l'envoyait débarquer Patouillet et
-Nonnotte _aux chantiers de Toulon_.
-
-
-VIII.
-
-Comme tous les rois, Voltaire a eu son fou[69]. Il l'avait choisi parmi
-les abbés, le païen! c'était l'abbé de Voisenon. Voltaire avait d'abord
-pris l'abbé de Bernis pour son fou, mais celui-là resta à Louis XV[70].
-
-Au séminaire, Voisenon, déjà inféodé à Voltaire, montra le chemin à
-Boufflers; il écrivit des contes libertins qui ont plus tard enrichi
-le bagage de madame Favart. Il sortit du séminaire pour aller déposer
-une carte de visite à la Comédie-Française. Cette carte de visite
-était une comédie qui avait pour titre l'_École du monde_. Après la
-représentation, les comédiens renvoyèrent l'auteur à l'école; mais les
-comédiennes le gardèrent dans la coulisse jusqu'au jour où l'évêque
-de Boulogne, jugeant qu'il avait bien assez gagné le ciel comme cela,
-l'appela pour conduire son diocèse, et le baptisa grand vicaire.
-Voisenon, qui était capable de tout, se mit à faire des sermons comme
-il faisait des comédies. Mais, si les comédies furent trouvées tristes,
-les sermons furent trouvés gais. On s'amusa beaucoup de ses sermons,
-mais il entraîna peu de monde au tribunal de la pénitence, ce qui
-n'empêcha pas que, peu de temps après, le cardinal de Fleury ne lui
-offrît l'évêché de Boulogne. «Comment voulez-vous, monseigneur, que je
-conduise un diocèse, quand j'ai tant de peine à me conduire moi-même?»
-D'Alembert disait qu'il fallait donner à Voisenon l'évêché du bois de
-Boulogne.
-
-«Il y a des bêtises qu'un homme d'esprit achèterait.» C'est l'abbé de
-Voisenon qui a dit ce beau mot; or ce qui lui a le plus manqué, à cet
-homme qui était tout esprit, c'était de ces bêtises qui donnent un
-corps à l'esprit, parce qu'elles sont la force humaine.
-
-L'abbé de Voisenon a fait des opéras-comiques et des contes libertins.
-Il a mal dit la messe, mais il a lu le bréviaire de l'amour.
-«Aimons-nous les uns les autres,» disait-il avec onction à madame
-Favart. Plus d'une fois son confesseur lui a remis ses péchés, mais
-cela lui coûtait cher; un jour il lui fallut acheter son pardon
-moyennant mille écus pour le saint-siége, deux mille écus pour les
-pauvres, et le bréviaire tous les matins! Mais, s'il faut en croire le
-comte de Lauraguais, madame Favart partagea avec Voisenon la dernière
-pénitence.
-
-Il cachait une épée sous sa soutane. Il ne permettait pas aux
-duellistes de parler haut devant lui[71]. Il était d'ailleurs
-très-facile à vivre, pourvu qu'on ne parlât pas mal devant lui de Dieu,
-de Voltaire et de madame Favart. Je crois qu'il ne connaissait pas
-Dieu, mais il connaissait Voltaire et madame Favart.
-
-Vaillant l'épée à la main, l'abbé de Voisenon n'était pas vaillant dans
-la bataille de la vie. Il passa sa vie à mourir. «Que faites-vous? lui
-demandait-on.--Je suis en train de mourir,» répondait-il invariablement.
-
-Si on ne le rencontrait guère à la messe, on le rencontrait beaucoup à
-la cour de Voltaire. Il avait l'art d'être toujours chez lui sans avoir
-jamais eu de maison. Je ne parle pas du château de Voisenon, qu'il
-regardait comme son sépulcre, et ou il n'allait que dans ses jours de
-maladie, «pour être, disait-il, de plain-pied avec le tombeau de ses
-pères.»
-
-Après plus d'un demi-siècle de folies, madame Favart étant morte,
-il jugea que le temps était venu pour lui de se faire enterrer. Il
-demanda la permission à Voltaire de partir pour l'autre monde, et s'en
-alla au château de Voisenon. Voltaire lui fit son épitaphe; aussi sa
-dernière heure ne fut pas l'heure de la pénitence. Le curé l'exhortait
-à se réconcilier avec Dieu en lui montrant le crucifix. «Rupture
-entière, monsieur le curé, dit le sacrilége abbé; je vous rends lettres
-et portrait.» Les lettres, c'était le bréviaire; le portrait, c'était
-le crucifix! O Voltaire! voilà quel fut ce jour-là le soixante et
-onzième volume de tes œuvres!
-
-«Voltaire, a dit Voisenon, est certainement l'homme le plus étonnant
-que la nature ait produit dans tous les siècles; quand elle le forma,
-sans doute il lui restait un plus grand nombre d'âmes que de corps, ce
-qui la décida à en faire entrer cinq ou six différentes dans le corps
-de Voltaire. Peut-être ne fut-elle aussi généreuse qu'aux dépens de
-quelques autres; car on rencontre bien des corps où elle a oublié de
-mettre une âme. Il y a dans Voltaire de quoi faire passer six hommes à
-l'immortalité.»
-
-Par aventure, le fou du roi parla une fois en sage.
-
-
-NOTES:
-
-[52] Il écrivait au comte d'Argental: «L'état où je suis ne me
-laisse guère de sensibilité que pour votre amitié. Ma santé est sans
-ressource. J'ai perdu mes dents, mes cinq sens, et le sixième s'en va
-au grand galop. Cette pauvre âme, qui vous aime de tout son cœur, ne
-tient plus à rien. Je me flatte encore, parce qu'on se flatte toujours,
-que j'aurai le temps d'aller prendre des eaux chaudes et des bains. Je
-ne veux pas perdre le fond de la boîte de Pandore.»
-
-[53]
-
- O maison d'Aristippe, ô jardins d'Épicure!
- Vous qui me présentez dans vos enclos divers
- Ce qui souvent manque à mes vers,
- Le mérite de l'art soumis à la nature;
- Empire de Pomone et de Flore sa sœur,
- Recevez votre possesseur;
- Qu'il soit, ainsi que vous, solitaire et tranquille.
- Je ne me vante point d'avoir en cet asile
- Rencontré le parfait bonheur;
- Il n'est point retiré dans le fond d'un bocage;
- Il est encor moins chez les rois;
- Il n'est pas même chez le sage:
- Il faut y renoncer; mais on peut quelquefois
- Embrasser au moins son image.
-
-
-[54] A Fernex comme à Paris, Voltaire joua la comédie. On l'a vu
-souvent se promener dans le parc, vêtu en Arabe, avec une longue barbe,
-répétant le rôle de Mohabar, ou avec un habit à la grecque, répétant
-Narbas. On se rappelle que Montesquieu, assistant à une représentation
-de l'_Orphelin de la Chine_, s'endormit profondément. Voltaire, qui
-l'aperçut, lui jeta son chapeau à la tête en lui disant: «Croyez-vous
-être à l'audience?»
-
-[55] Il écrit au duc de La Vallière: «Je me suis fait un drôle de petit
-royaume dans mon vallon des Alpes. Je suis le Vieux de la Montagne, à
-cela près que je n'assassine personne. Madame de Pompadour a favorisé
-ma petite souveraineté écornée. Savez-vous, monsieur le duc, que j'ai
-deux lieues de pays qui ne rapportent pas grand'chose, mais qui ne
-doivent rien à personne?»
-
-[56] La bibliothèque de Voltaire, qui devint celle de la grande
-Catherine, se composait de six mille volumes très-variés: toutes les
-ténèbres lumineuses de l'esprit humain.
-
-Il a manqué un livre à sa bibliothèque--un livre divin qui eût illuminé
-les autres: l'Évangile. Il a beau évoquer les sages de l'Inde et de
-la Grèce, il ne trouve pas l'adorable sagesse des paraboles. Je me
-souviens ici de ces belles paroles que disait un ministre, M. Rouland,
-à la jeune France des Écoles: «Nous estimons l'antiquité ce qu'elle
-vaut dans le domaine magnifique de l'art, mais sans oublier qu'elle a
-succombé sous l'étreinte énervante du matérialisme, pour faire place à
-la civilisation de l'Évangile et au droit de l'humanité.»
-
-[57] La galerie de tableaux renfermait une _Vénus_ de Paul Véronèse,
-une _Flore_ du Guide, la _Toilette de Vénus_ et les _Amours endormis_
-de l'Albane, divers portraits, entre autres celui de la marquise de
-Pompadour peinte par elle-même, d'après La Tour.
-
-[58] Je lis dans l'Artiste: «Le château de Voltaire, à Ferney,
-l'ancienne résidence du comte de Budé, vient d'être acheté par
-un fabricant parisien de cachemires de l'Inde. Voilà donc trois
-aristocraties bien distinctes qui se succèdent dans cette propriété:
-celles de la naissance, du génie et de l'argent. Le génie se trouve là
-comme Notre-Seigneur sur le Calvaire; mais quel est le mauvais larron?»
-
-[59] La petite-nièce de Pierre Corneille était une jeune fille, la
-première venue, qui n'avait pas appris à lire dans les tragédies du
-grand poëte. «La nièce de Pierre va nous donner un ouvrage de sa façon,
-c'est un petit enfant. Si c'est une fille, je doute fort qu'elle
-ressemble à Émélie et à Cornélie; si c'est un garçon, je serai fort
-attrapé de le voir ressembler à Cinna: la mère n'a rien du tout des
-anciens Romains; elle n'a jamais lu les tragédies de son oncle, mais on
-peut être aimable sans être une héroïne de tragédie.»
-
-Quand Voltaire se fit le commentateur de Corneille, il dit que c'était
-un peu pour expier ses tragédies.
-
-[60] Sur ses vieux jours, Voltaire aimait beaucoup les enfants.
-Wagnières était devenu père de famille à Ferney: Voltaire caressait
-ses enfants et voulait qu'ils jouassent à ses pieds. Quand il dictait,
-s'il entendait Wagnières répondre de travers à un de ses marmots tout
-barbouillé de confitures, il rudoyait Wagnières et prenait le parti des
-enfants. «Sachez donc qu'il faut toujours leur répondre juste et ne
-jamais les tromper.» On voit que Voltaire était toujours plus préoccupé
-de son œuvre que de ses œuvres.
-
-Un catholique, trop catholique, a dit de Voltaire: «Mauvais fils et
-mauvais père,» car il croit que, comme Jean-Jacques, _il a perdu ses
-enfants_. Un autre catholique plus sérieux, mais non moins passionné,
-M. de Bonald, a écrit: «Voltaire, J. J. Rousseau et d'Alembert ont
-vécu dans le célibat, ou n'ont pas laissé leur nom dans la société.
-Ils semblent avoir redouté l'arrêt définitif de la postérité, et avoir
-voulu n'être jugés que par contumace.»
-
-[61] On sait que Voltaire avait menacé le R. P. Adam de lui jeter sa
-perruque à marteaux à la face s'il osait le gagner. Un jour, le pauvre
-père, sûr de faire échec et mat, se leva tout effrayé, s'enfuit par la
-fenêtre et disparut dans le parc.
-
-[62] Aux premières roses comme aux premières pêches, Voltaire en
-cueillait une et la baisait en souvenir de mademoiselle de Livry.
-
-[63] On dira peut-être que Voltaire n'avait l'amitié de Richelieu qu'à
-la condition de lui prêter de l'argent. On n'a jamais pour ami celui à
-qui on prête de l'argent. Le maréchal avait des créanciers sans nombre,
-qui n'étaient pas pour cela de ses amis.
-
-[64] Voici la lettre de madame de Villeroy: «Je vous fais mes
-compliments, monsieur l'académicien, sur le discours que vous avez
-fait hier: j'aurais bien voulu en être témoin, et le cœur me battait à
-trois heures. Je n'oserais espérer qu'un homme tout occupé des sciences
-voulût bien coucher ce soir avec une pauvre ignorante comme moi, et qui
-ne pourra vous dire que tout grossièrement: _Je vous adore_.»
-
-Et il n'avait pas lu cette lettre-là!
-
-[65] Le prince de Ligne a détaillé Voltaire avec une subtilité toute
-voltairienne. «On aurait dit qu'il avait quelquefois des tracasseries
-avec les morts, comme on en a avec les vivants. Sa mobilité les lui
-faisait aimer, tantôt un peu plus, tantôt un peu moins: par exemple,
-alors, c'était Fénelon, La Fontaine et Molière, qui étaient dans la
-plus grande faveur. «Ma nièce, donnons-lui-en, du Molière, dit-il à
-madame Denis; allons dans le salon, sans façon, recommencer les _Femmes
-savantes_, que nous venons de jouer.» Il fit Trissotin on ne peut
-pas plus mal, mais s'amusa beaucoup de ce rôle. Mademoiselle Dupuis,
-belle-sœur de la Corneille, qui jouait Martine, me plaisait infiniment,
-et me donnait quelquefois des distractions. Lorsque ce grand homme
-parlait, il n'aimait pas qu'on en eût. Je me souviens qu'un jour où ses
-belles servantes suisses, nues jusqu'aux épaules à cause de la chaleur,
-passaient à côté de moi ou m'apportaient de la crème, il s'interrompit,
-et prenant en colère leurs beaux cous à pleines mains, il s'écria:
-«Gorge par-ci, gorge par-là, allez au diable!»»
-
-Je veux donner encore cette page du prince. «Un marchand de chapeaux
-et de souliers gris entre tout à coup dans le salon. M. de Voltaire
-se sauve dans son cabinet. Ce marchand le suivait en lui disant:
-«Monsieur, monsieur, je suis le fils d'une femme pour qui vous avez
-fait des vers.--Oh! je le crois; j'ai fait tant de vers pour tant de
-femmes! Bonjour, monsieur;--C'est madame de Fontaine-Martel.--Ah! ah!
-monsieur, elle était bien belle. Je suis votre serviteur. (Et il était
-prêt à rentrer dans son cabinet.)--Monsieur, où avez-vous pris ce bon
-goût qu'on remarque dans ce salon? Votre château est charmant. Est-il
-bien de vous? (Alors Voltaire revenait.)--Oh! oui, de moi, monsieur;
-j'ai donné tous les dessins; voyez ce dégagement et cet escalier: eh
-bien?--Monsieur, ce qui m'a attiré en Suisse, c'est le plaisir de voir
-M. de Haller. (M. de Voltaire rentrait dans son cabinet.)--Monsieur,
-monsieur, cela doit vous avoir coûté beaucoup. Quel charmant
-jardin!--Oh! par exemple, disait M. de Voltaire (en revenant), mon
-jardinier est une bête; c'est moi, monsieur, qui ai tout fait.--Je le
-crois. Ce M. de Haller, monsieur, est un grand homme. (M. de Voltaire
-rentrait.) Combien de temps faut-il, monsieur, pour bâtir un château
-à peu près aussi beau que celui-ci?» (M. de Voltaire revenait dans
-le salon.) Sans le faire exprès, ils me jouèrent la plus jolie scène
-du monde; et M. de Voltaire m'en donna bien d'autres plus comiques
-encore par sa vivacité, ses humeurs, ses repentirs. Tantôt homme de
-lettres, tantôt gentilhomme de la cour de Louis XIV, il n'était pas
-moins comique lorsqu'il faisait le seigneur de village: il parlait
-à ses paysans comme à des ambassadeurs de Rome ou des princes de la
-guerre de Troie. Il ennoblissait tout. Voulant demander pourquoi on
-ne lui donnait jamais de civet à dîner, au lieu de s'en informer tout
-uniment, il dit à un vieux garde: «Mon ami, ne se fait-il donc plus
-d'émigrations d'animaux de ma terre de Tourney à ma terre de Ferney?»»
-
-Il y a une version de Grimm sur Voltaire et M. de Haller:
-
-«Un Anglais étant venu voir Voltaire à Ferney, il lui demanda d'où il
-venait. Le voyageur lui dit qu'il avait passé quelque temps avec M.
-de Haller. Aussitôt le patriarche s'écrie: «C'est un grand homme que
-M. de Haller! grand poëte, grand naturaliste, grand philosophe, homme
-presque universel!--Ce que vous dites là, monsieur, lui répond le
-voyageur, est d'autant plus beau que M. de Haller ne vous rend pas la
-même justice.--Mon Dieu, réplique M. de Voltaire, nous nous trompons
-peut-être tous les deux.»»
-
-[66] L'impératrice de Russie se faisait peindre pour son frère des
-Alpes, et le roi de Prusse écrivait ses hymnes à Voltaire jusque sur
-les services de porcelaine qu'il lui envoyait à Fernex. «Il y avait,
-dit Grimm, sur les pièces de cette merveille de Saxe, des Arions
-portés par des dauphins, des Orphées, des Amphions, des lyres et tous
-les divers emblèmes de la poésie. Le patriarche a répondu au roi
-que Sa Majesté mettait ses armes partout. Le roi a répliqué par une
-lettre charmante, où, en parlant de la fable des dauphins, il dit,
-entre autres: «Tant pis pour les dauphins qui n'aiment pas les grands
-hommes.» Ce commerce soutenu qui s'établit entre les souverains et
-les philosophes appartient à notre siècle exclusivement, et fera une
-époque mémorable, non-seulement dans les lettres, mais encore par son
-influence dans l'esprit public des gouvernements.»
-
-[67] Comment M. Vitet, qui a écrit le poëme des _Jardins_, ce poëme que
-Delille chanta «sur cette serinette qu'il appelait sa lyre,» n'a-t-il
-rien dit des jardins de Fernex? C'est que pour M. Vitet, les lignes
-sont le style du paysage: il est pour Le Nôtre, contre Kent.
-
-[68] A qui n'a-t-il pas écrit:
-
- L'empereur de la Chine, à qui j'écris souvent...
-
-[69] Voltaire l'appelait son évêque, témoin cette lettre à l'abbé qui
-lui avait envoyé son motet, _les Israélites sur la montagne d'Oreb_:
-«Mon cher évêque, on ne peut pas mieux demander à boire. C'est dommage
-que Moïse n'ait donné à boire que de l'eau à ces pauvres gens. Mais
-je me flatte que pour Pâques prochain vous ferez une noce de Cana.
-Ce miracle est au-dessus de l'autre, et rien ne vous manquera plus
-quand vous aurez apaisé la soif des buveurs de l'Ancien et du Nouveau
-Testament.»
-
-«Dieu me punit d'avoir été quelquefois malin, mais vous me donnerez
-l'absolution.»
-
-[70] «Il y a un mois que quelques étrangers étant venus voir ma
-cellule, nous nous mîmes à jouer le pape aux trois dés: je jouai pour
-le cardinal Stopari et j'amenai rafle. Mais le Saint-Esprit n'était pas
-dans mon cornet. Ce qui est sûr, c'est que l'un de ceux pour qui nous
-avons joué sera pape. Si c'est vous, je me recommande à Votre Sainteté.»
-
-[71] Laplace raconte qu'il eut un duel avec un officier aux gardes qui
-avait voulu railler toute la séquelle des capucins. L'officier alla
-au rendez-vous comme à une partie de plaisir, disant qu'il ne ferait
-qu'une bouchée du petit abbé; mais le petit abbé le souffleta galamment
-du bout de son épée, et le désarma avec une grâce parfaite.
-
-
-
-
-IX.
-
-LE PEUPLE DE VOLTAIRE.
-
-
-Si Voltaire avait des courtisans et des flatteurs, il avait aussi son
-peuple. Quiconque avait souffert était admis dans le royaume de son
-intelligence. Ce peuple, c'était les opprimés, les malheureux, les
-torturés, tous ceux qui errent dans le ciel de l'histoire avec une
-plaie au flanc, morts ou vivants, qu'importe! Pour l'homme de génie
-comme pour Dieu, tout existe dans un présent éternel.
-
-Pendant que le roi Louis XV jetait aux sultanes de son sérail le
-mouchoir brodé aux armes de la France, le roi Voltaire veillait, armé
-de la raison, pour le règne de la justice.
-
-En 1761, un coquin perdu de débauches, Marc-Antoine Calas, revint
-chez son père, non pas comme l'enfant prodigue pour renaître à une
-vie nouvelle après le festin du veau gras, mais pour terminer par
-le suicide une existence qu'il n'avait pas le courage de porter
-plus longtemps. Le père était protestant; c'était un beau vieillard
-qui vivait en Dieu, adoré dans sa famille, et qui, âgé de près
-de quatre-vingts ans, n'avait jamais eu qu'un chagrin: son fils
-Marc-Antoine. Son premier fils s'était converti au catholicisme; le
-vieux Calas l'avait aimé catholique comme il l'eût aimé protestant.
-Un magistrat fanatique, ennuyé de n'avoir rien à condamner, s'imagina
-que le père avait tué son second fils pour l'empêcher à son tour de se
-faire catholique; et du premier coup on jette toute la famille dans
-un cachot. Le père paralytique, la mère à moitié folle de douleur, le
-fils qui proteste au nom du Dieu des chrétiens, la sœur, déjà mère de
-famille, la petite sœur qui est à la veille de ses noces. Ce n'est pas
-tout. On met sur la tête du débauché la couronne du martyre; on lui met
-à la main une branche de palmier; on lui met dans l'autre la plume qui
-devait, assure le magistrat, écrire son abjuration. La confrérie des
-pénitents blancs, pour finir la comédie, vient chanter la messe des
-morts pour le repos de l'âme de ce saint improvisé.
-
-Cependant on interroge le vieillard, on interroge sa femme, on
-interroge ses enfants. Tous répondent par des larmes, «Ce sont vos
-larmes qui vous accusent,» disent les magistrats. On menace de mettre
-toute la famille à la question; mais les quatre-vingts ans du père le
-sauvent, lui et les siens, de la torture. En vain la vérité crie de
-toutes ses forces: les juges veulent des coupables. Calas est condamné
-au supplice de la roue, sa femme et ses enfants sont bannis de France.
-
-Où iront-ils? Il n'y a maintenant qu'un homme de toute cette nation qui
-daignera leur ouvrir sa porte, les appuyer sur son cœur et défendre
-leur cause. Le père a subi le supplice de la roue, mais il faut sauver
-sa mémoire. A cette famille, riche hier, aujourd'hui frappée de toutes
-les misères, il faut lui rendre son bien et son honneur.
-
-Allons, Voltaire, c'est à toi d'écrire le dernier mot de cette tragédie
-de Calas qui comptera dans tes œuvres bien plus qu'_Œdipe_, bien plus
-que _Mahomet_, bien plus que _Zaïre_.
-
-Voltaire passa trois années de sa vie à demander justice; la justice
-vint enfin. Ce fut un beau spectacle que le jour où la France déclara,
-aux applaudissements de Paris et du monde, que la cause que Voltaire
-avait prise contre la justice était la cause de la justice. Calas fut
-déclaré innocent; on réhabilita sa mémoire; sa famille proscrite rentra
-dans sa patrie et dans ses biens. En outre, le ministre du roi Louis
-XV, qui était ce jour-là le ministre du roi Voltaire, donna cent mille
-livres à cette malheureuse famille pour payer le crime du parlement du
-Languedoc.
-
-Durant ces trois mortelles années, Voltaire vécut tout entier dans
-cette cause célèbre. Il se reprochait comme un crime ses moindres
-sourires. Si la lumière ne s'était pas faite, il n'eût pas survécu
-à cette iniquité. Quand plus tard, à son dernier voyage à Paris, il
-entendait dire autour de lui: «C'est l'auteur de la _Henriade_, c'est
-le sauveur des Calas,» il pensait avec raison que l'homme l'emportait
-de beaucoup sur le poëte.
-
-Après les Calas ce furent les Sirven, seconde édition de la même
-tragédie, moins le dénoûment tragique. Voltaire triomphe encore. Mais
-Voltaire ne fut pas toujours écouté. On comprit en France que si
-on laissait faire le roi de Fernex, il allait renouveler l'édit de
-Nantes. Les cris de douleur que Voltaire poussait depuis longtemps
-déjà à tous les anniversaires de la Saint-Barthélemy, il les poussa
-bientôt, plus désolé que jamais, devant le supplice du chevalier de
-La Barre, un jeune homme de vingt ans qui avait méconnu, après souper
-en folle compagnie, la divinité du Christ dans ses images; qui, le
-matin, pendant qu'on le coiffait, avait chanté un refrain irréligieux.
-Cette fois, ce fut le parlement de Paris qui donna tort à Voltaire, en
-consacrant la condamnation de cet enfant gâté qui avait commis un autre
-crime, le crime d'avoir lu Voltaire.
-
-Le chevalier de La Barre demanda grâce à Louis XV, qui fit le signe
-de la croix par la main de madame du Barry et qui fut impitoyable,
-dans la crainte du Dieu vengeur. L'enfant subit la question,--lui qui
-n'avait rien à dire;--on lui arracha la langue,--cette langue qui avait
-osé chanter quelques chansons impies de l'abbé de Grécourt, de l'abbé
-Voisenon ou de l'abbé de Bernis,--et on le décapita,--et on le brûla
-dans un feu de joie[72].
-
-Ce fut un cri d'horreur qui retentit dans toute la France, qui monta
-jusqu'au ciel et qui rouvrit la blessure du Fils de Dieu.
-
-Calas avait quatre-vingts ans et le chevalier de La Barre n'en avait
-pas vingt. «On s'est indigné pendant un jour, mais on est allé le soir
-à l'Opéra-Comique.»
-
-Voltaire ne fut jamais plus éloquent qu'en se faisant l'avocat
-des pauvres et des sacrifiés. A-t-on oublié sa lettre à l'évêque
-d'Annecy[73]?
-
-Le trait le plus frappant de Voltaire, c'était le sentiment de la
-justice. Cet homme, dont le cœur était dans la tête, ne s'attendrissait
-point sur des chimères; mais toute violation du droit, tout outrage à
-l'humanité lui arrachait un de ces cris qui traversent les âges. Ce
-qu'il y avait de plus sensible chez lui, c'était la raison, une raison
-droite, tolérante pour les faiblesses humaines, inexorable pour les
-institutions fondées sur l'erreur ou sur la barbarie. Ses sympathies
-ne connaissaient aucune limite de sectes ni d'écoles: sa charité était
-universelle. Il eût détaché Jésus de la croix simplement parce qu'il
-le croyait le fils de l'homme; il eût arrêté la main qui présentait la
-coupe à Socrate; il eût éteint le bûcher de Jean Huss, en prouvant aux
-bourreaux que le bûcher brûle et n'éclaire pas; il eût dit aux moines
-qui serraient les jambes de Campanella dans des bottes de fer: «Est-ce
-ainsi que vous croyez apprendre au genre humain à marcher droit?» Il
-eût dit à la sainte inquisition _examinant_ Galilée: «Que vous importe
-le mouvement de la terre, si c'est dans le ciel qu'elle tourne?» Il eût
-fait rougir les juges de Savonarole et ceux de Jordano Bruno, en leur
-demandant s'ils croyaient éteindre le soleil en lui jetant des pierres.
-Il eût dit à Calvin rôtissant Servet: «Quelle est cette liberté
-d'examen qui n'échappe au feu que pour allumer le feu?»
-
-Parmi ce peuple de victimes il avait des sujets préférés,
-c'étaient ceux dont la blessure saignait encore: les ombres de la
-Saint-Barthélemy. Dès qu'il sut lire, il s'indigna de toutes ses larmes
-et de toutes ses colères contre les sanglantes matines. Le marquis
-de Villette raconte que tous les ans Voltaire éprouvait un accès de
-fièvre le jour anniversaire de ce lugubre massacre. Peut-être l'auteur
-de la _Henriade_ avait-il pris trop de café: il eût pu se contenter
-de la fièvre de l'indignation; celle-ci du moins était sincère. Non
-content d'imprimer le sceau de la réprobation aux auteurs de cette
-nuit sanglante, il a, ce qui est mieux encore, consolé les morts en
-les enveloppant du linceul de la gloire. Ces spectres vengeurs qui ont
-secoué l'anathème sur l'agonie de Charles IX passaient sur la tête de
-Voltaire en le bénissant. Coligny saluait cette majesté enfermée à la
-Bastille, Voltaire premier et dernier du nom. Les morts ne saluent que
-ce qui est immortel. C'est à la Bastille que Voltaire, qui n'avait ni
-plume ni encre, alignait ces vers sur les pages encore blanches de son
-esprit:
-
- Je ne vous peindrai point le tumulte et les cris,
- Le sang de tous côtés ruisselant dans Paris,
- Le fils assassiné sur le corps de son père,
- Le frère avec la sœur, la fille avec la mère,
- Les époux expirants sous leurs toits embrasés,
- Les enfants au berceau sur la pierre écrasés.
- Du haut de son palais excitant la tempête,
- Médicis à loisir contemplait cette fête;
- Ses cruels favoris, d'un regard curieux,
- Voyaient les flots de sang regorger sous leurs yeux;
- Et de Paris en feu les ruines fatales
- Étaient de ces héros les pompes triomphales.
- Que dis-je! ô crime! ô honte! ô comble de nos maux!
- Le roi, le roi lui-même, au milieu des bourreaux,
- Poursuivant des proscrits les troupes égarées,
- Du sang de ses sujets souillait ses mains sacrées.
-
-Une chose manque à Dante, c'est l'attendrissement. Je n'aime point son
-Virgile contemplant d'un œil sec les mystères et les profondeurs de
-la souffrance éternelle. Voltaire, lui, a, sous le masque du sourire
-plissé et grimaçant, le cœur de sainte Thérèse: il aime les damnés de
-l'histoire, il plaint les démons. Si sa tendresse n'est pas drapée dans
-la poésie, elle n'en est que plus vraie et plus profonde. L'émotion de
-Voltaire ressemble à celle du volcan qui jette rarement des larmes
-parmi la cendre et le feu, mais ce sont des larmes brûlantes.
-
-On a beaucoup parlé de l'esprit de Voltaire, mais on n'a pas assez dit
-que cet esprit était une arme, l'arme de la raison et de la justice.
-Ses railleries ne tuaient que de fatales erreurs ou de mauvaises
-actions. Quant aux méchants, il les blessait pour les guérir. Je ne
-découvre dans ses écrits qu'un genre de haine implacable, la haine du
-mal, la haine des lois sanguinaires, la haine du supplice immérité ou
-des châtiments qui rendent la victime intéressante en dépassant la
-limite de l'expiation.
-
-Si Voltaire n'eût été que poëte et écrivain, il eût pu éblouir le
-monde par les qualités inépuisables de sa nature; mais il n'eût point
-régné comme il l'a fait sur toute l'Europe. Son signe à lui, ce qui
-l'isole--dans les hauteurs étoilées--même des autres grands hommes,
-c'est d'avoir personnifié son temps, d'avoir été la couronne de la
-révolution naissante. Voltaire ne croyait point aux incarnations, il
-avait tort: la société de 89 s'était faite homme dans cet adversaire
-ardent de tous les abus, de toutes les violences, de tous les
-mensonges. Les prisonniers de la Bastille étaient son peuple; les
-vainqueurs qui prenaient la Bastille étaient son peuple encore. Les
-cahiers du tiers état, c'était Voltaire qui les avait rédigés, au style
-près. Toutes les réclamations légitimes des campagnes et des villes
-avaient été visées par lui. _Nous Voltaire, roi de France par la grâce
-de la raison publique, nous avons lu et_ _approuvé_... Il n'apposait
-son veto que sur l'injustice ou sur l'erreur.
-
-Il comptait autant de sujets que de malheureux, et il en comptait dans
-toutes les classes de la société, car l'ancien régime pesait sur toutes
-les têtes. De l'esprit, Voltaire le répandait à flots; des fleurs, il
-en jetait partout, mais son œuvre littéraire recouvrait une mission
-plus sérieuse. Il marchait sur le feu, parmi les cendres d'une société
-qui se bouleversait. C'était le roi de la destruction, mais de la
-destruction intelligente, qui abat d'une main et qui reconstruit de
-l'autre.
-
-Ses triomphes furent des fêtes pour l'humanité.
-
-Le 5 février 1778, un de ces beaux jours d'hiver qui sourient
-quelquefois aux vallées de la Suisse, Voltaire oublie son grand âge;
-il secoue la neige des ans, il se coiffe de sa perruque poudrée, prend
-sa canne à pomme d'or et s'achemine vers Paris. Le 10, à trois heures
-et demie de l'après-midi, la grande nouvelle se répand par toute la
-ville: «Voltaire est arrivé!» Toute la population s'émeut comme un seul
-homme. Le quai des Théatins est encombré d'une multitude immense. Les
-voitures ne circulent plus; le peuple qui stationne refoule le peuple
-qui accourt. Le roi de la pensée trône dans l'hôtel Villette, en face
-du palais des Tuileries désert. Chaque fois que Voltaire se montre à la
-fenêtre, les acclamations retentissent jusque sur les ponts, jusque sur
-l'autre rive du fleuve. Voltaire règne, il règne sur la ville et sur
-la cour. Toutes les classes de la société, la noblesse, le clergé, le
-tiers état, concourent à ce triomphe, car Voltaire a des amis dans tous
-les ordres. Mais au milieu de cette foule mêlée, qui se distingue le
-plus par la ferveur de son admiration et ses cris de «Vive Voltaire!»
-qui se presse autour de la voiture pour dételer les chevaux? qui traîne
-le triomphateur? Des hommes aux bras nus. Qui répand des fleurs sur la
-route? ceux qui ne connaissent de la vie que les épines.
-
-Le dieu de la pensée est salué, acclamé, béni par ceux qui ne savent
-pas même lire. Un instinct électrique leur révèle que le génie des
-lumières est aussi l'étoile du peuple. Quiconque a pleuré, souffert,
-espéré, se console dans l'ovation de ce vieillard, penché comme un
-roseau, caressé par le souffle de cette tempête qui va déraciner le
-grand chêne de la monarchie. Le buste de Voltaire est couronné sur
-tous les théâtres; mais sa vraie couronne à lui, c'est le peuple qu'il
-éclaire depuis plus d'un demi-siècle. Qu'adore dans le patriarche
-de Fernex cette multitude émue jusqu'aux larmes, jusqu'au délire?
-L'intelligence, sans doute. Mais le monde a vu passer l'intelligence
-sous les traits de Descartes, de Pascal et d'autres philosophes, sans
-se livrer à de semblables transports. Les préjugés? D'autres les ont
-combattus avec le même courage, sinon avec la même force et avec le
-même esprit. Les abus? D'autres les ont dénoncés. L'erreur? Fontenelle
-lui-même avait ri de cet enfant en cheveux blancs. Non, il faut le
-dire: ce que le peuple aimait dans Voltaire, c'était la bonté.
-
-Oui, ce malicieux vieillard était bon jusque sous sa raillerie la plus
-mordante. Son indignation était le cri de la tolérance irritée. Il ne
-voulait pas la mort de ses ennemis: il voulait qu'ils vissent clair et
-qu'ils apprissent à raisonner. Les tirades de ses tragédies, froides
-aujourd'hui comme des brûlots éteints, ont éclairé dans le temps sans
-blesser personne,--si ce n'est l'ignorance. Voltaire n'a pas seulement
-préparé la Révolution française: il l'a adoucie,--au moins dans le
-début,--en désarmant la résistance des classes privilégiées. Quand, la
-nuit du 4 août, l'Assemblée nationale donna au monde l'exemple d'un
-sacrifice unique dans l'histoire, c'est que l'âme de Voltaire avait
-passé par ses écrits dans l'âme de la noblesse et du clergé.
-
-Le peuple de Voltaire, c'était tout le monde, comme le peuple de Dieu.
-
-
-NOTES:
-
-[72] «On persécute à la fois par le fer, par la corde et par les
-flammes, la religion et la philosophie: cinq jeunes gens ont été
-condamnés au bûcher pour n'avoir pas ôté leur chapeau en voyant passer
-une procession à trente pas! Est-il possible, madame, qu'une nation qui
-passe pour si gaie et si polie soit en effet si barbare!»
-
-Le magistrat qui avait accusé Calas mourut fou enragé; un des juges du
-chevalier de La Barre mourut frappé par le tonnerre, en allant vendre
-des cochons au marché, car c'était un marchand de bestiaux. O justice
-des temps regrettés!
-
-[73] «Le curé d'un petit village nommé Moëns, voisin de ma terre, a
-suscité un procès à mes vassaux de Ferney; et ayant souvent quitté
-sa cure pour aller solliciter à Dijon, il a accablé aisément des
-cultivateurs uniquement occupés du travail qui soutient leur vie.
-Il leur a fait pour quinze cents livres de frais pendant qu'ils
-labouroient leurs champs, et a eu la cruauté de compter parmi ses frais
-de justice les voyages qu'il a faits pour les ruiner. Vous savez mieux
-que moi, monseigneur, combien, dès les premiers temps de l'Église, les
-saints Pères se sont élevés contre les ministres sacrés qui emploient
-aux affaires temporelles le temps destiné aux autels. Mais si on
-leur avoit dit: Un prêtre est venu, avec des sergents, rançonner de
-pauvres familles, les forcer de vendre le seul pré qui nourrit leurs
-bestiaux, et ôter le lait à leurs enfants, qu'auroient dit les Jérôme,
-les Irenée, les Augustin? Voilà, monseigneur, ce que le curé de Moëns
-est venu faire à la porte de mon château, sans daigner même me venir
-parler; je lui ai envoyé dire que j'offrois de payer la plus grande
-partie de ce qu'il exige de mes communes, et il a répondu que cela ne
-satisfaisoit pas. Vous gémissez sans doute que des exemples si odieux
-soient donnés par des pasteurs catholiques, tandis qu'il n'y a pas
-un seul exemple qu'un pasteur protestant ait été en procès avec ses
-paroissiens. Il est humiliant pour nous, il le faut avouer, de voir,
-dans les villages du territoire de Genève, des pasteurs hérétiques qui
-sont au rang des plus savants hommes de l'Europe, qui possèdent les
-langues orientales, qui prêchent dans la leur avec éloquence, et qui,
-loin de poursuivre leurs paroissiens pour un arpent de seigle ou de
-vignes, sont leurs consolateurs et leurs pères.»
-
-
-
-
-X.
-
-LES MINISTRES DE VOLTAIRE.
-
-FRÉDÉRIC LE GRAND.--LA GRANDE CATHERINE.
---DIDEROT.--D'ALEMBERT.--BUFFON.--MADAME DE POMPADOUR.
---TURGOT.--CONDORCET.--HELVÉTIUS.--
-
-
-Le roi Voltaire n'avait pas travaillé seul. Ses ministres ont leur
-part de gloire dans cette semaine biblique où il a dit au vieux monde:
-«Ton temps est fini, couche-toi dans le tombeau,» et au monde nouveau:
-«Lève-toi et marche à la conquête de tes droits; mais ne te repose pas
-le septième jour, car, dès que tu t'endormiras, une autre Dalila te
-trahira dans ta force.»
-
-Voltaire eut des ministres sans nombre, depuis l'impératrice de
-Russie jusqu'à la marquise de Pompadour, depuis le roi de Prusse
-jusqu'à l'abbé Moussinot. Il a eu Diderot, il a eu d'Alembert, il a eu
-Buffon, il a eu Turgot, il a eu Condorcet. Mais tous les hommes de son
-temps, d'Holbach, Helvétius, Jean-Jacques lui-même, celui-là sans le
-savoir, l'ont représenté dans les diverses provinces, dans les divers
-départements du royaume de l'esprit humain[74].
-
-Son pouvoir spirituel a pénétré partout, au nom du droit, au nom de
-la vérité, au nom de la justice. Plus d'un cardinal a oublié l'heure
-de son bréviaire pour lire celui-là qui voulait qu'on mît en tête de
-ses œuvres: _Fiat lux!_ Le pape lui-même lisait Voltaire, caché par
-l'éventail des Alpes. J'ai dit déjà que la grande Catherine avait
-deux consciences: celle de son peuple et celle de Voltaire; car elle
-avait de bonne heure étranglé la sienne sur le corps du czar. J'ai dit
-déjà que Frédéric le Grand avait appris dans Voltaire le catéchisme
-des rois. Parlerai-je de tous ces souverains de l'Europe qui venaient
-alors chercher leur mot d'ordre à Fernex? Voltaire était toujours
-debout pour parler à ses frères du pouvoir. Il leur parlait en prose,
-il leur parlait en vers; toujours hardi, toujours spirituel, toujours
-charmant, comme dans cette épître au roi de Danemark:
-
- Tu rends ses droits à l'homme et tu permets qu'on pense:
- Sermons, romans, physique, ode, histoire, opéra,
- Chacun peut tout écrire; et siffle qui voudra.
- Ailleurs on a coupé les ailes à Pégase.
- Dans Paris quelquefois un commis à la phrase
- Me dit: «A mon bureau venez vous adresser;
- Sans l'agrément du roi vous ne pouvez penser.
- Pour avoir de l'esprit allez à la police;
- Les filles y vont bien, sans qu'aucune en rougisse;
- Leur métier vaut le vôtre, il est cent fois plus doux;
- Et le public sensé leur doit bien plus qu'à vous.»
-
-Les deux souverainetés les plus souveraines du dix-huitième siècle,
-n'est-ce pas Voltaire et Catherine II? Aussi, voyez comme ils se
-reconnaissent grands tous les deux! Voltaire s'habillait des chasses de
-Catherine, et celle-ci, dans son parc de Czarsko-Zélo, faisait bâtir un
-petit Fernex. Ainsi, dans l'épopée virgilienne, Andromaque exilée se
-plaît à voir encore une miniature de sa Pergame et à planter sur les
-bords d'un ruisseau sans nom les arbustes qui ombrageaient les rives
-sacrées du Simoïs.
-
-Nul n'a nié ce génie profond, cette grande Catherine que Voltaire
-appelait Catherine le Grand, qui, comme son frère de Prusse, Frédéric
-II, que Voltaire appelait Frédéric le Grand, a donné l'hospitalité aux
-apôtres de l'esprit humain.
-
- Élève d'Apollon, de Thémis, et de Mars,
- Qui sur ton trône auguste as placé les beaux-arts,
- Tu penses en grand homme, et tu permets qu'on pense;
- Toi, qu'on voit triompher du tyran de Byzance,
- Et des sots préjugés, tyrans plus odieux,
- Prête à ma faible voix des sons mélodieux;
- A mon feu qui s'éteint rends sa clarté première:
- C'est du Nord aujourd'hui que nous vient la lumière.
-
-C'était la lumière par réverbération, mais c'était la lumière.
-Catherine, il est vrai, ne dédaignait pas alors de scintiller dans le
-ciel du Midi[75], car elle répondait à Voltaire en lui envoyant une
-fourrure contre la fraîcheur des Alpes: «Lors de votre entrée dans
-Constantinople, j'aurai soin de faire porter à votre rencontre un bel
-habit à la grecque, doublé des plus riches dépouilles de la Sibérie.»
-Mais la reine de Saba n'entra pas à Jérusalem et Voltaire ne porta pas
-d'habit à la grecque.
-
-Voltaire mettait tout en œuvre. Il disait que l'argent était l'âme de
-la guerre; aussi il avait son ministère des finances[76]. Le premier
-ministre en date, le plus connu, le meilleur, a été l'abbé Bonaventure
-Moussinot, docteur en théologie et chanoine de la paroisse Saint-Merry.
-
-Ne semble-t-il pas étrange que Voltaire, qui n'a guère foi dans
-l'Église, choisisse un chanoine pour ministre des finances?
-
-Voltaire avait toute confiance en son ministre. Il ne voulut voir
-qu'une fois le grand-livre de la dette publique, tenu par le chanoine.
-Il s'en rapporta toujours à sa parole. Il avait raison, jamais ministre
-des finances n'administra une fortune royale avec plus d'économie. Dans
-ses mains, l'argent de Voltaire devint or. Et pourtant, que d'argent
-donné ou prêté sans intérêts! Le poëte eut beau vouloir enrichir son
-ministre, l'abbé Moussinot voulut mourir pauvre, disant--un vrai
-philosophe que ce chanoine!--que l'embarras des richesses faisait le
-chemin de la vie plus difficile pour le sage[77].
-
-Ce qui a le plus manqué à Voltaire, c'est un ministre des cultes.
-Si Dieu se fût montré plus tôt dans son œuvre, son œuvre eût gagné
-en grandeur et en sympathie; mais Voltaire cherchait son Dieu et ne
-le trouvait pas: il le cherchait trop sur la terre. Les douleurs de
-Job et de Lazare l'empêchaient d'entendre l'hymne des archanges. «Je
-n'ai qu'une heure à vivre, disait-il, ô Dieu que je ne connais pas,
-laissez-moi vivre mon heure pour ceux qui souffrent!» Et il écrivait à
-d'Alembert, à Diderot, à Condorcet, à tous les frères: «Ne perdons pas
-un instant, l'heure des ténèbres va revenir.»
-
-Et les frères se mettaient vaillamment à l'œuvre en bâtissant
-l'_Encyclopédie_.
-
-Le moyen âge avait élevé des cathédrales; le dix-huitième siècle a bâti
-l'_Encyclopédie_, ce monument de la pensée libre, multiple, presque
-anonyme, écrit pierre à pierre avec la foi des générations nouvelles.
-Au frontispice du temple, la main des frères malgré les docteurs qui
-y inscrivent: _Deo_, imprime: _Au progrès_. Refondre l'universalité
-des connaissances humaines, jamais semblable entreprise n'avait tenté
-les esprits les plus audacieux. Tel est pourtant le programme de cette
-œuvre titanique. Il fallait pour cela un concours d'esprits d'élite que
-rien n'épouvantât. Le Verbe s'était fait homme: il va se faire légion.
-
-L'_Encyclopédie_ fut une croisade contre l'ignorance et contre les
-préjugés: l'armée nouvelle des intelligences ne s'avance point à la
-conquête d'un tombeau; elle cherche les lois de la vie universelle.
-
-Vue de loin, l'_Encyclopédie_ a le caractère grandiose d'un monument
-surhumain, parce qu'il est encore aujourd'hui illuminé du feu divin et
-infernal de la révolution. Mais ceux qui l'ont bâti--ils sont restés
-plus grands que leur œuvre--ne voyaient là souvent qu'une tentative
-de grande architecture. «L'_Encyclopédie_, disait Voltaire, est bâtie
-moitié marbre, moitié boue.» Diderot, dont c'était l'œuvre, n'était
-pas moins sévère: «On n'eut pas le temps d'être scrupuleux sur le
-choix des travailleurs. Parmi quelques hommes excellents, il y en
-eut de faibles, de médiocres, et de tout à fait mauvais. De là cette
-bizarrerie dans l'ouvrage, où l'on trouve une ébauche d'écolier à
-côté d'un morceau de maître, une sottise voisine d'une chose sublime.
-Les uns, travaillant sans honoraires, perdirent bientôt leur première
-ferveur; d'autres, mal récompensés, nous en donnèrent pour notre
-argent. L'_Encyclopédie_ fut un gouffre où ces espèces de chiffonniers
-jetèrent pêle-mêle une infinité de choses mal vues, mal digérées,
-bonnes, mauvaises, détestables, vraies, fausses, incertaines, et
-toujours incohérentes et disparates.» D'Alembert lui-même, qui n'avait
-pas comme les autres ses heures de franchise, avoue pourtant à son
-tour que l'_Encyclopédie_ est «un habit d'arlequin où il y a quelques
-morceaux de bonnes étoffes et trop de haillons.»
-
-Voilà l'_Encyclopédie_ jugée par elle-même. Je ne veux pas lire toutes
-les injures que ses ennemis ont inscrites sur ses murailles.
-
-Bien ou mal faite, elle avait une âme, l'âme du bien et du mal,
-elle faisait beaucoup de bien, elle faisait un peu de mal. Voltaire
-dirigeait les batailles du fond de son cabinet, battant des mains à
-toutes les victoires, pleurant de rage sur toutes les défaites. «Dieu
-soit loué! écrit-il à d'Alembert, vous faites la lumière et voilà les
-fantômes de la superstition qui fuient dans les ténèbres.» D'Alembert
-lui répond: «Écrasez l'infâme, me marquez-vous sans cesse; eh! mon
-Dieu, laissez-la se précipiter elle-même. Savez-vous ce que dit le
-médecin du roi? _Ce ne sont pas les jansénistes qui tuent les jésuites,
-c'est l'Encyclopédie, mordieu! c'est l'Encyclopédie!_ Ce maroufle
-d'Astruc est comme Pasquin; il parle quelquefois d'assez bon sens.
-Pour moi qui vois tout en ce moment couleur de rose, je vois d'ici les
-jansénistes mourant de leur belle mort l'année prochaine, après avoir
-fait périr cette année les jésuites de mort violente; je vois les
-protestants rappelés, les prêtres mariés, la confession abolie.» Oh!
-philosophe couleur de rose! Quelques mois après, les jésuites furent
-chassés de France. D'Alembert écrivit leur oraison funèbre: «Je suis
-si aise de voir leurs talons, que je n'ai garde de les tirer par la
-manche; c'est que le dernier jésuite qui sortira du royaume entraînera
-avec lui le dernier janséniste dans le panier du coche, et qu'on pourra
-dire le lendemain: _les ci-devant soi-disant jansénistes_, comme nos
-seigneurs du parlement disent aujourd'hui: _les ci-devant soi-disant
-jésuites_. Le plus difficile sera fait. Quand la philosophie sera
-délivrée des grands grenadiers du fanatisme, les autres, qui ne sont
-que des cosaques et des pandours, ne tiendront pas contre nos troupes
-réglées.» D'Alembert écrivait ce jour-là dans le style pittoresque; il
-était sans doute encore dans un jour couleur de rose, car il finissait
-sa lettre par cet aphorisme: «Il n'y a de bon que de se moquer de
-tout.» C'était l'opinion de mademoiselle de Lespinasse, qui se moquait
-de lui avec le chevalier de Mora. Ce n'est pas ainsi que Socrate, ce
-n'est pas ainsi que Platon, ce n'est pas ainsi qu'Épicure eût parlé de
-ses ennemis vaincus. Le fanatisme s'en va, c'est bien, puisque c'est le
-fanatisme; mais c'est le fanatisme de la foi. D'ailleurs, vous qui avez
-si vaillamment combattu le fanatisme, n'êtes-vous pas fanatiques de la
-philosophie?
-
-Voltaire se reposait de la guerre dans la guerre. Il disait: «Quand
-tout n'est pas fini, rien n'est commencé.» N'espérant pas constituer
-sur un piédestal de granit son gouvernement parmi les républicains
-de Genève, et voulant à tout prix avoir ses ministres sous la main,
-il proposa au roi de Prusse d'établir à Clèves une petite république
-de philosophes français qui prêcheraient la vérité à l'abri des
-prêtres et des parlements. Beaucoup de lettres furent écrites dans ce
-dessein. Frédéric consentit à livrer le Sunium: «J'offre un asile aux
-philosophes, pourvu qu'ils soient sages.» Voltaire triomphant écrit à
-ses amis qu'ils sont désormais des hommes, puisqu'ils ont une patrie;
-que le jour de la vérité se lève plus lumineux que jamais, qu'ils
-doivent dire adieu sans se retourner à cette France inhospitalière
-qui n'allaite que des esclaves. «Que les philosophes fassent donc une
-confrérie comme les francs-maçons; qu'ils s'assemblent, qu'ils se
-soutiennent, qu'ils soient fidèles à la confrérie. S'ils font cela,
-je me fais brûler pour eux. Cette académie secrète vaudrait mieux que
-l'Académie d'Athènes et toutes celles de Paris.» Mais Voltaire avait
-compté sans les philosophes, ou plutôt sans les hommes. D'Alembert est
-amoureux de mademoiselle de Lespinasse et de l'Académie; il ne sort de
-chez l'une que pour aller chez l'autre. Périsse la philosophie plutôt
-que s'exiler de ces deux patries! la patrie du cœur et la patrie de
-l'esprit. «Tu n'es qu'un Géronte et un académicien!» s'écrie Voltaire
-avec dépit. Il compte sur Diderot. «Celui-là est un homme antique, il
-me vengera du géomètre,» et il lui écrivit cette belle lettre: «On ne
-peut s'empêcher d'écrire à Socrate quand les Mélitus et les Anytus
-se baignent dans le sang et allument les bûchers. Un homme tel que
-vous ne peut voir qu'avec horreur le pays où vous avez le malheur de
-vivre. Vous devriez bien venir dans un pays où vous auriez la liberté
-entière non-seulement d'imprimer ce que vous voudriez, mais de prêcher
-hautement contre des superstitions aussi infâmes que sanguinaires.
-Vous n'y seriez pas seul, vous auriez des compagnons et des disciples.
-Vous pourriez y établir une chaire, qui serait la chaire de la vérité.
-Votre bibliothèque se transporterait par eau, et il n'y aurait pas
-quatre lieues de chemin par terre. Enfin vous quitterez l'esclavage
-pour la liberté. Je ne conçois pas comment un cœur sensible et un
-esprit juste peut habiter le pays des singes devenus tigres. Si le
-parti qu'on vous propose satisfait votre indignation et plaît à votre
-sagesse, dites-un mot, et on tâchera d'arranger tout d'une manière
-digne de vous, dans le plus grand secret, et sans vous compromettre.
-Le pays qu'on vous propose est beau et à portée de tout. L'Uranibourg
-de Tycho-Brahé serait moins agréable. Celui qui a l'honneur de vous
-écrire est pénétré d'une admiration respectueuse pour vous, autant que
-d'indignation et de douleur. Croyez-moi, il faut que les sages qui ont
-de l'humanité se rassemblent loin des barbares insensés.»
-
-C'est l'éloquence de l'esprit qui part du cœur. On dirait Platon
-parlant à Socrate.
-
-Mais Diderot est amoureux de mademoiselle Voland, sans compter qu'il
-aime sa femme. Diderot l'athée a l'habitude, depuis quelque temps, de
-conduire sa fille au catéchisme. D'ailleurs, il est né artiste avant
-tout: or voilà le Salon de 1765 qui va s'ouvrir. Il a donné rendez-vous
-à Greuze, à Vanloo, à Boucher, à Allegrain, à Falconnet, à Houdon.
-Périsse la philosophie, plutôt qu'un tableau ou une statue! Et puis,
-Diderot aime ses pénates, ses livres, son nid «ouaté par l'amour et
-l'amitié.» Diderot non plus n'ira pas à Clèves[78]. Il répondra comme
-d'Alembert: qu'il veut combattre l'ennemi face à face; que ce n'est pas
-hors de France, mais à Paris même, qu'il faut jeter son ennemi par les
-fenêtres de Notre-Dame, ou par les fenêtres des Tuileries. Qu'il est
-superflu d'aller ouvrir un club en Allemagne, quand le baron d'Holbach
-leur ouvre sa maison toute pleine d'auxiliaires[79]. «Vous êtes des
-Parisiens de la décadence! leur cria Voltaire. Pour moi, j'ai déjà
-saboulé trois parlements du royaume: Paris, Toulouse et Dijon. Je suis
-l'avocat de la vérité, et je plaiderai avec la bonne foi du diable[80].»
-
-Quoique Buffon eût bâti son église à côté de l'_Encyclopédie_, il a
-pareillement son action.
-
-Philosophe par excellence sous le règne de la philosophie, il a
-magnifiquement exposé les harmonies de Dieu et de l'univers. Moins
-spirituel que Voltaire, moins hardi que Jean-Jacques Rousseau, il égala
-Montesquieu dans l'art de penser et dans l'art d'écrire; selon Grimm,
-Montesquieu aurait eu le «style du génie,» et Buffon, «le génie du
-style». Cette distinction est un peu pointilleuse; j'aime mieux trouver
-entre ces deux grands hommes des contrastes plus simples: l'un a saisi
-admirablement l'esprit des lois de la société, et l'autre l'esprit
-des lois de la nature. Leur langage sévère et magistral a cette
-solennité qui convient aux grands ordres de faits; si Buffon a, comme
-on disait alors, sacrifié plus souvent aux Grâces que Montesquieu,
-c'est toujours en habit de cérémonie. «M. de Buffon renonce quelquefois
-à l'esprit de son siècle, mais jamais à ses pompes.» Dans son style
-d'apparat, Buffon avait en effet des vues neuves et indépendantes, les
-unes favorables, les autres contraires à la philosophie de son temps.
-Cette comète qui enlève des parties du soleil; ces planètes vitrifiées
-et incandescentes qui se refroidissent par degrés les unes plus tôt
-que les autres, à mesure que leur température s'adoucit; ces glaces
-croissantes des pôles; ces vastes mers qui se promènent de l'orient à
-l'occident; ces îles, débris surnageants des continents ensevelis; ces
-hautes chaînes des montagnes, arêtes osseuses de la surface du globe,
-tout cela fut sévèrement jugé par des esprits mathématiques comme
-l'étaient d'Alembert et Condorcet. Ce grand dix-huitième siècle, qu'on
-se représente comme l'âge d'or des hypothèses, était aussi géomètre
-par excellence; il mesurait la raison, la poésie même, à l'échelle des
-calculs. Buffon, en cela, fut plutôt de notre temps que du sien, car
-il avait l'imagination de la science. Quand la chaîne des événements
-lui manque, il la crée. Où la nature ne parle point, il interprète son
-silence. Poëte à sa façon, il n'est nulle part si à l'aise que dans
-le merveilleux des idées et des faits. Hume exprime quelque part son
-étonnement à la lecture de la cosmographie de Buffon; ce sentiment
-de surprise fut celui de tous les philosophes. Le dix-huitième siècle
-assistait, pour ainsi dire, à une seconde création du globe.
-
-Quand Turgot écrivit dans l'_Encyclopédie_, Rivarol le peignit d'un
-seul mot: «C'est un nuage qui écrit sur le soleil.» Oui, Turgot fut un
-nuage dans le ciel orageux du dix-huitième siècle, mais un nuage qui
-marchait avec le soleil et qui devait féconder un champ.
-
-Voltaire disait de son ministre Turgot qu'il avait trois choses
-terribles contre lui: les financiers, les fripons et la goutte. Aussi
-succomba-t-il contre ces trois adversaires; mais, avant de succomber,
-il avait eu le temps de montrer la France future à la France dégénérée.
-
-Ce grand citoyen était un sage. Il disait que la famille est un
-sanctuaire dans le temple de la société, et il vivait seul, n'ayant pu
-saintement entrer dans le mariage. C'était plus qu'un sage, c'était
-plus qu'un citoyen, c'était plus qu'un philosophe, c'était un homme.
-Quand il tomba du ministère, Voltaire lui écrivit une épître sous ce
-mot éloquent: _A un homme_[81].
-
-L'_Encyclopédie_ osait entrer à Versailles.
-
-Quesnay, ce vrai paysan du Danube, qui habitait un petit entre-sol
-au-dessus des appartements de madame de Pompadour, passait tout son
-temps à rêver d'économie politique avec ses amis les plus illustres
-philosophes. Ceux qui n'allaient pas à la cour venaient une fois par
-mois dîner gaiement chez Quesnay. Marmontel raconte qu'il y dînait
-lui-même en compagnie de Diderot, d'Alembert, Duclos, Helvétius,
-Turgot, Buffon. Ainsi, au rez-de-chaussée on délibérait de la paix
-et de la guerre, du choix des ministres, du renvoi des jésuites, de
-l'exil des parlements, des destinées de la France; au-dessus, ceux qui
-n'avaient pas la puissance, mais qui avaient les idées, travaillaient,
-sans le savoir, aux destinées du monde: on détruisait à l'entre-sol ce
-qu'on faisait au rez-de-chaussée. Il arrivait que madame de Pompadour,
-ne pouvant recevoir les convives de Quesnay au rez-de-chaussée, montait
-pour les voir à table et causer avec eux.
-
-Madame de Pompadour a eu aussi son action dans les batailles du temps.
-
-A ceux qui s'offensent de voir cette figure consacrée par l'histoire,
-je redirai les paroles de Montesquieu.
-
-Montesquieu alla voir Voltaire aux Délices. Le duc de Richelieu,
-qui était accouru de Lyon pour savoir comment jouait Voltaire dans
-l'_Orphelin de la Chine_, surprit le président, cette gravité tempérée
-d'esprit, en contemplation devant deux portraits. Ces deux portraits
-semblaient se regarder en raillant tout le monde: c'était Voltaire et
-madame de Pompadour, deux chefs-d'œuvre qui prouvaient que le pastel a
-le relief comme il a la transparence, le dessin énergique comme il a
-l'éclat fondant,--quand c'est le pastel de La Tour. «Eh bien! monsieur
-le président, dit le duc de Richelieu à celui qui venait de signer la
-_Grandeur et la Décadence des Romains_, vous étudiez là l'esprit et la
-grâce?--L'esprit et la grâce! s'écria Montesquieu, y pensez-vous? Vous
-voyez là un homme et une femme qui seront peut-être les représentants
-de notre siècle.»
-
-En effet, Voltaire avait dit du dix-septième siècle _le siècle de Louis
-XIV_; on pouvait déjà prédire que le dix-huitième siècle s'appellerait
-_le siècle de Voltaire et de madame de Pompadour_. Qu'on étudie ces
-deux figures, et on trouvera que tout est là, moins les héroïsmes de
-Fontenoy, moins les vertus des mères de famille. C'est la révolution
-avant la Révolution. J'ai dit le rôle de Voltaire, cet homme des temps
-nouveaux qui se fait un piédestal sur les ruines des temps condamnés;
-madame de Pompadour, cette fille de la Poisson, qui vient s'asseoir
-sans vergogne sur le trône de Blanche de Castille, n'est-ce pas déjà le
-peuple qui entre aux Tuileries et qui joue avec le sceptre jusqu'à ce
-que le sceptre tombe en quenouille?
-
-Voltaire avait donc un pied partout. Comme la lumière, il pénétrait
-dans toutes les maisons, même dans celles de ses ennemis. On avait beau
-fermer les persiennes et les volets. L'esprit est comme le soleil:
-quand il se lève tout le monde le voit.
-
-Mais je ne dirai pas le génie, l'héroïsme et la folie de tous ces
-vaillants et téméraires soldats de la pensée. Je passe devant la
-science de Condorcet, l'athéisme de d'Holbach et l'esprit sans
-spiritualisme d'Helvétius. Je vais droit à l'œuvre.
-
-Dans cette grande expédition à la recherche de la vérité, la science
-ouvre la marche. Jusqu'au dix-septième siècle, la science était
-l'humble servante de la théologie. Çà et là, les hommes avaient osé
-démentir les opinions reçues, mais leur voix s'était éteinte dans
-la torture ou dans les flammes du bûcher. Maintenant le bûcher ne
-fait plus peur: la lumière en sort. D'Alembert appuie l'échelle
-des mathématiques sur l'édifice du dogme. Désormais la conscience
-individuelle est la base de la certitude; le calcul en est la
-démonstration, les chiffres prouvent et démontrent tout, et c'est
-l'essaim nouveau que la main du philosophe lâche comme une volée de
-sauterelles sur le champ des anciennes croyances. A la philosophie
-de l'autorité se substitue la philosophie de la raison. Tous les
-phénomènes du monde physique sont ramenés à des causes naturelles;
-le merveilleux est détrôné; il n'y a plus qu'un miracle, la vie
-universelle. Les cieux sont ouverts; les espaces étoilés que traverse
-la pensée humaine s'étonnent de recevoir des lois. L'homme commande à
-la création: «Voilà ce que tu es, dit-il à l'univers, et je te défends
-d'être autre chose.» Antée sera quelquefois renversé dans sa lutte
-sublime et terrible avec l'inconnu: que lui importe? A chaque fois il
-touche la terre, c'est-à-dire la base matérielle des sciences, et ses
-forces renaissent. Pauvre enfant perdu ou trouvé, d'Alembert a sucé
-la mamelle sèche de l'infortune. Souffrir, c'est aimer; aimer c'est
-apprendre. Sa mère est la pauvre femme d'un vitrier, son amante est
-l'algèbre. Mais ce volcan sous la neige a des clartés qui étonnent.
-Sa raison s'échauffe par moment et s'élève jusqu'à la sympathie
-universelle. Mathématicien panthéiste, il trouve Dieu au bout de
-ses calculs; il le trouve partout et toujours; il le découvre dans
-l'ordre immuable de la nature, dans les progrès de la raison humaine,
-dans l'immensité de l'invisible, comme dans les abîmes du monde
-microscopique. Le chiffre est la clef avec laquelle il ouvre la porte
-du temple nouveau, et ce temple c'est l'infini.
-
-D'Alembert a pris d'assaut le monde physique; il a même élevé les
-mathématiques jusqu'à la découverte des lois morales. Diderot va
-découvrir l'homme. La physiologie est son domaine. «Connais-toi
-toi-même!» cette sentence de la sagesse antique l'arrête. Il
-s'interroge, il descend sans pâlir dans le grand mystère. Tout le
-côté surnaturel de l'âme humaine appuyé sur les traditions est
-impitoyablement nié, discuté, démenti. Quand il ne nie point, il
-explique. Le sanctuaire n'a point de profondeurs dans lesquelles
-ne pénètre sa curiosité ardente. L'expérience est sa règle et son
-compas: à cette mesure de certitude il rapporte les phénomènes de
-l'imagination. Rien ne l'étonne: les visions? folie. Il découvre chez
-les hallucinés le même ordre de merveilles qu'on admire chez les saints
-et les prophètes. La page des légendes est déchirée. L'homme rentre
-dans le cercle des faits nécessaires: plus bas, il rampe; plus haut,
-il délire. D'abord ce fougueux esprit s'élance à la connaissance d'une
-cause première; il veut «élargir Dieu;» bientôt l'orgueil le gagne,
-il doute; plus tard, comme l'Être suprême tarde à se montrer, comme
-il manque au rendez-vous que lui avait assigné cette fière et sombre
-raison, impatiente de tout soumettre à son contrôle, Diderot nie Dieu.
-L'athéisme de Diderot étonne: il avait tant besoin de tourner les
-yeux vers un ciel habité, ne fût-ce que pour supporter le poids de
-la lutte! Après tout, on se demande si cet athée de génie n'est pas
-une démonstration en faveur du principe qu'il voulait combattre. Dieu
-a voulu que l'homme eût la faculté de le nier lui-même; sans cela,
-où serait la preuve que l'âme est destinée à le comprendre? Et puis,
-ce que Diderot niait ce n'était pas Dieu, c'était le mot. N'était-il
-point, en effet, un des plus fervents adorateurs de la vie universelle?
-Il a fait plus que de reconnaître l'existence de Dieu, il l'a aimé, il
-l'a aimé dans la nature et dans l'humanité.
-
-Opposer la science à la foi religieuse, secouer sur les générations
-modernes l'arbre de la connaissance du bien et du mal, disperser
-le fruit défendu, c'était le premier devoir des encyclopédistes;
-car eux aussi avaient leur mission. Mais il fallait réformer toutes
-les branches de la raison humaine. Après la science, l'histoire. La
-philosophie de l'histoire avait été tracée par Bossuet: «L'homme
-s'agite et Dieu le mène;» cette grande parole fixait la cause et la
-limite des événements. Bossuet avait rattaché l'histoire de tous les
-peuples de la terre à celle du peuple juif, pour rattacher ensuite
-le peuple juif à l'Église. La tentative était grandiose; l'autorité
-de l'historien était imposante. Mais si ces esprits affamés de
-lumière (je parle des encyclopédistes) respectaient le génie, ils lui
-préféraient la vérité. L'éloquence de Bossuet avait beau faire, elle
-n'imposait plus silence aux libres penseurs. Les _libertins_, comme
-il les appelait, lui vivant, du haut de son sublime orgueil, avaient
-déchiré les langes du dogme. L'homme ne s'agite plus, il se conduit,
-il marche. L'histoire est désormais la science des progrès de l'esprit
-humain. Dieu a voulu, disent-ils, que les peuples fissent eux-mêmes
-leurs destinées. Où Bossuet croyait découvrir un dessein providentiel,
-ils voient des lois, les lois du développement indéfini. Les sociétés
-humaines se succèdent et se continuent: le progrès engendre le progrès.
-L'historien ne regarde plus les faits se dérouler dans la pensée
-divine; il assiste au spectacle de ce qui s'accomplit dans le temps et
-dans l'espace. Les premiers hommes sont pasteurs: de l'état pastoral
-ils passent à la vie agricole, de la vie agricole ils s'élèvent à
-un degré de civilisation croissante où les arts, les sciences, les
-industries, créent des besoins nouveaux: ces besoins deviennent le
-germe de nouvelles découvertes. Où s'arrêtera le perfectionnement?
-Nulle part, répondent fièrement ces adeptes de l'unité humaine. Leur
-religion (car ils en ont une) ne reconnaît plus qu'un seul principe
-du mal, l'ignorance. Chasser les ténèbres, faire la lumière, c'est
-accomplir l'œuvre sainte: les philosophes sont les prêtres de
-l'avenir. Tous les cultes sont nés dans le cerveau de l'homme, tous
-périront. Ils ont eu leur raison d'être dans l'histoire: ils traduisent
-l'idéal de chaque époque; mais le moment est venu où les temples
-sereins, _edita doctrinâ sapientûm templa serena_, s'ouvriront pour
-recevoir les générations futures.
-
-De l'histoire à la politique il n'y a qu'un pas: ce pas est franchi.
-Avant le dix-huitième siècle, l'ordre social était un mystère. Chaque
-citoyen adorait en silence la main invisible qui distribuait la misère
-ou la richesse, qui élevait les uns, abaissait les autres, frappait ou
-consolait, et promenait sur toutes les têtes inégales le secret de ses
-impénétrables desseins. Eh bien, sur cet ordre antique dont l'obscurité
-faisait la force, les encyclopédistes appellent les lumières de la
-raison et de la science; pour la première fois, le monde apprend que
-toutes les institutions sont d'origine humaine. Les priviléges sont
-l'œuvre du temps: on descend jusqu'à leur base, et l'esprit découvre
-avec effroi que la plupart d'entre eux reposent sur une injustice,
-sur une violation du droit plus ou moins masquée par les artifices
-du violateur. L'économie politique intervient et démontre que la
-création des richesses est soumise à des lois variables, dont la
-balance est dans la main du travail. De cette vue hardie, on passe à
-la distribution des biens; mais ici les fondements de l'édifice social
-s'ébranlent, la conscience tremble, et l'on entend dans l'ombre le
-rugissement des révolutions futures. La noblesse et le clergé, ces
-deux piliers de l'État, n'échappent point à l'examen impitoyable des
-faits: les membres les plus utiles de la société sont désormais ceux
-qui rendent le plus de services; le tiers état (car il n'est guère
-question du peuple, cette masse sombre et confuse) travaille, produit
-et fait circuler les richesses; c'est donc lui qui est la tête de la
-nation. Le gouvernement lui-même a beau se dérober dans les hauteurs
-du droit divin, Voltaire et les encyclopédistes l'y poursuivent. La
-monarchie n'est plus considérée que comme une des formes variables
-du pouvoir: le temps l'a vue naître; le temps peut en précipiter
-le déclin. N'y a-t-il point d'ailleurs l'exemple de la Hollande,
-qui se gouvernait elle-même? Et puis, qu'était la vieille royauté?
-un prestige. Les prestiges ne résistent point à la discussion: les
-raisonner, c'est les détruire. La base du souverain pouvoir était
-atteinte. En vain quelques-uns des philosophes se disaient les amis
-de l'impératrice Catherine de Russie et du roi de Prusse. Il y a
-quelque chose de plus fort que l'homme: sa pensée. Or, la pensée des
-encyclopédistes se tourne vers le soleil levant de la démocratie. «Le
-peuple est le souverain de droit.» Quand une semblable parole a été
-dite, l'histoire n'a plus qu'à compter les dernières pulsations d'une
-autorité qui s'éteint.
-
-On le voit, l'_Encyclopédie_ était un antre au fond duquel une armée
-de cyclopes forgeaient les armes de la Révolution française. Les
-voyez-vous d'ici suant, haletants, sombres dans la lumière, tirer une
-à une de la fournaise ces armes de géant que manieront les demi-dieux
-de la Constituante et de la Convention nationale? Leur œuvre est de
-battre l'idée sur l'enclume, de lui donner la forme éclatante et
-solide, de la rougir au feu. D'autres la rougiront dans le sang. A eux
-l'initiative, à d'autres l'action. La division du travail est une loi
-de l'histoire.
-
-Que fût-il advenu si les encyclopédistes eussent été là pour soutenir
-la guerre dont ils avaient préparé les armes? Ce qui manqua, vers les
-derniers temps de la Révolution française, ce fut la défense morale des
-principes. Le glaive avait pris la place de la discussion: on frappait,
-on ne répondait plus. Les hommes de 93 ont trop compté sur la force du
-silence. Si le mouvement eût continué par la parole; si, au milieu de
-cette grande confusion des éléments, de ce chaos d'un monde bouleversé,
-le _fiat lux_ de la raison humaine eût éclairé les sommets de l'avenir,
-les multitudes épouvantées ne se fussent point retournées vers les
-ténèbres. Voltaire et ses ministres ont abandonné trop tôt le champ de
-bataille. Eux vivants, la révolution eût été la lutte des idées: la
-révolution moins l'échafaud; on aurait vu plus tôt la terre promise
-sans traverser la mer Rouge.
-
-
-NOTES:
-
-[74] «Il faut changer de ministre, disait un conseiller à Louis XV. _Le
-nouveau ne vaudra pas mieux_, répondait ce roi spirituel. Voltaire est
-le seul roi qui n'ait jamais changé ses ministres; je me trompe, il
-en a changé un seul, Frédéric de Prusse; mais l'exception confirme la
-règle. Il y eut une crise ministérielle à Potsdam, et Voltaire destitua
-le roi.» MÉRY, _le Roi Voltaire_.
-
-[75]
-
- Bientôt de Galitzin la vigilante audace
- Ira dans son sérail éveiller Moustapha,
- Mollement assoupi sur son large sofa,
- Au lieu même où naquit le fier dieu de la Thrace.
- O Minerve du Nord, ô toi, sœur d'Apollon,
- Tu vengeras la Grèce en chassant ces infâmes,
- Ces ennemis des arts et ces geôliers des femmes:
- Je pars; je vais t'attendre aux champs de Marathon.
-
-Voltaire, toujours précurseur, poursuit ici le vœu de Fénelon et semble
-donner l'éveil à Byron.
-
-[76] «Mes ennemis m'ont reproché jusqu'à ma fortune, comme si elle
-était faite à leurs dépens. Doit-on fouiller dans les affaires d'une
-famille pour critiquer un poëme et une histoire? Quelle lâcheté! Mais
-elle est trop commune. Qu'il soit permis de faire une remarque à cette
-occasion: c'est un spectacle qui peut servir à la connaissance du cœur
-humain, que de voir certains hommes de lettres ramper tous les jours
-devant un riche ignorant, venir l'encenser au bas bout de sa table,
-et s'abaisser devant lui, sans autre vue que celle de s'abaisser. Ils
-sont bien loin d'oser en être jaloux: ils le croient d'une nature
-supérieure. Mais qu'un homme de lettres soit élevé au-dessus d'eux
-par la fortune et par ses places, ceux mêmes qui ont reçu de lui des
-bienfaits portent l'envie jusqu'à la fureur. Virgile à son aise fut
-l'objet des calomnies des Mévius.»
-
-[77] Les curieux trouveront dans la correspondance de Voltaire toute
-l'histoire de ce ministère. Je reproduis ces deux lettres pour donner
-un avant-goût de toutes les lettres écrites à l'abbé Temporel:
-
-«Je vous prie, mon cher abbé, de faire chercher une montre à secondes
-chez Le Roy, soit d'or, soit d'argent, il n'importe; le prix n'importe
-pas davantage. Si vous pouvez charger l'honnête Savoyard que vous
-nous avez déjà envoyé ici à cinquante sous par jour (et que nous
-récompenserons encore outre le prix convenu) de cette montre à
-répétition, vous l'expédierez tout de suite.
-
-Une compote de marrons glacés, de cachou, de pastilles et de louis
-d'or, est arrivée avec tant de mélange, de bruit et de sassements
-continuels, que la boîte a crevé. Tout ce qui n'est pas or est en
-cannelle, et cinq louis se sont échappés dans les batailles; ils ont
-fui si loin qu'on ne sait où ils sont. Bon voyage à ces messieurs!
-Quand vous m'enverrez les cinquante suivants, mon cher ami, mettez-les
-à part bien cachetés, à l'abri des culbutes.
-
-Je vous recommande toujours les Guise, d'Auneuil, Villars, d'Estaing
-et autres; il est bon de les accoutumer à un payement exact, et de ne
-pas leur laisser contracter de mauvaises habitudes. Point de politesses
-dangereuses, même envers les Altesses.
-
-Au chevalier de Mouhy, encore cent francs et mille excuses, encore
-deux cents et deux mille excuses à Prault. Un louis d'or à d'Arnaud
-sur-le-champ.»
-
-[78] Diderot, d'ailleurs, est un sceptique qui ne croit pas toujours à
-la royauté de Voltaire. «M. de Voltaire avec tout son esprit aura beau
-faire, il verra toujours devant lui deux ou trois hommes supérieurs en
-chaque genre, qui le dépasseront de la tête sans avoir besoin de se
-hausser sur la pointe du pied.»
-
-[79] En effet, Louis XV n'a pas songé à fermer ce club révolutionnaire,
-plus terrible mille fois que le club des jacobins ou des montagnards;
-un club qui s'appelait tour à tour d'Holbach, Condorcet, Diderot,
-d'Alembert, Helvétius: tous les Titans révoltés.
-
-[80] Voltaire avait deviné Diderot, cette foi robuste en l'humanité,
-ce philosophe artiste qui avait étudié au cap Sunium avec Platon, et
-dans le Parthénon avec Phidias; mais il y avait si loin de Voltaire
-à Diderot, du grand seigneur au plébéien, qu'ils ne se virent qu'une
-fois, quand Voltaire allait mourir, quand déjà Diderot avait un pied
-dans la tombe. Diderot n'alla pas à Fernex parce qu'il avait peur des
-millions de Voltaire, quoique ces millions-là fussent faciles à vivre.
-
-[81] Avant cette épître, le roi Voltaire avait anobli son ministre: «Je
-bénis en m'éveillant M. le duc de Sully-Turgot.»
-
-
-
-
-XI.
-
-LES ENNEMIS DE VOLTAIRE.
-
-
-D'Argenson, ami de Voltaire, disait à d'Aguesseau, ennemi de Voltaire:
-«Vous vous damnez sans y penser par votre haine contre Voltaire.» M.
-Joseph de Maistre avait-il lu d'Argenson quand il a écrit dans ses
-colères plus ou moins catholiques: «Toujours alliée au sacrilége,
-sa corruption brave Dieu en perdant les hommes. Avec une fureur qui
-n'a pas d'exemple, cet insolent blasphémateur en vient à se déclarer
-l'ennemi personnel du Sauveur des hommes; il ose du fond de son néant
-lui donner un nom ridicule, et cette loi adorable que l'Homme-Dieu
-apporta sur la terre, il l'appelle l'INFAME. Abandonné de Dieu qui
-punit en se retirant, il ne connaît plus de frein. D'autres cyniques
-étonnèrent la vertu, Voltaire étonne le vice. Il se plonge dans la
-fange, il s'y roule, il s'en abreuve; il livre son imagination à
-l'enthousiasme de l'enfer, qui lui prête toutes ses forces pour le
-traîner jusqu'aux limites du mal. Il invente des prodiges, des monstres
-qui font pâlir. Paris le couronna, Sodome l'eût banni. Profanateur
-effronté de la langue universelle et de ses plus grands noms, le
-dernier des hommes après ceux qui l'aiment! Comment vous peindrais-je
-ce qu'il me fait éprouver? Quand je vois ce qu'il pouvait faire et ce
-qu'il a fait, ses inimitables talents ne m'inspirent plus qu'une espèce
-de rage sainte qui n'a pas de nom. Suspendu entre l'admiration et
-l'horreur, quelquefois je voudrais lui élever une statue... par la main
-du bourreau.»
-
-Voltaire est assez haut placé sur son piédestal pour défier toutes les
-colères, même les colères éloquentes. Je n'ai donc pas craint de jeter
-à ses pieds ces armes et ces flammes d'un ennemi qui déchire et qui
-brûle. Les ennemis de Voltaire passent, Voltaire ne passera pas.
-
-Je ne veux répondre au comte de Maistre que par des paroles de
-Jean-Jacques Rousseau, un autre ennemi de Voltaire. Voici ce que le
-républicain de Genève écrivait au roi de Fernex: «Ne soyez point
-surpris de sentir quelques épines inséparables des fleurs de votre
-couronne. Les injures de vos ennemis sont les cortéges de votre gloire,
-comme les acclamations satiriques étaient ceux dont on accablait les
-triomphateurs.»
-
-Le duc de Saint-Simon, ce don Quichotte de la noblesse, fut le plus
-hostile à reconnaître Voltaire.
-
-Que de contradictions! Saint-Simon, contemplateur du passé, sacrifiait
-Louis XIV qui en était le symbole le plus majestueux. Voltaire,
-précurseur de l'avenir, écrivait le _Siècle de Louis XIV_, ce monument
-impérissable où il s'efforçait de cacher les crimes et les misères
-du grand règne par l'aspect grandiose de l'architecture. Saint-Simon
-peignait une fresque vengeresse; Voltaire peignait sa fresque
-hyperbolique avec l'accent enthousiaste de l'amour du grand et du beau,
-sinon de l'amour du bien, sinon de l'amour du vrai. C'est que Voltaire
-avait le cœur patriotique; il voulait que le règne de Louis XIV fût
-un grand règne, comme il avait voulu que Henri IV fût un grand roi;
-aussi Voltaire est un grand homme, et Saint-Simon n'est qu'un grand
-seigneur. Saint-Simon aimait la vérité pour la vérité; il l'aimait,
-comme il l'a dit, jusque contre lui-même. Voltaire n'aimait pas la
-vérité pour la vérité. Il l'aimait quand elle était une arme contre ses
-ennemis: le mauvais prince et le mauvais prêtre. Il la masquait çà et
-là pour la faire parler plus hardiment ou pour sauvegarder ses amis:
-la France et l'humanité. Saint-Simon est un peintre à la Michel-Ange,
-beau, terrible, grandiose. Ses portraits, ses tableaux, ses fresques,
-sont enlevés avec la fureur du génie qui se moque de toutes les
-poétiques, parce que le génie porte toujours en lui le beau et le
-vrai. Dans son jugement, il y a du _Jugement dernier_; mais son point
-de vue l'égare sur les lointains lumineux de l'avenir, qui sont les
-horizons de l'avenir. «Arouet, dit Saint-Simon avec son impertinence
-de grand seigneur, Arouet, fils d'un notaire qui l'a été de mon père
-et de moi jusqu'à sa mort, fut exilé et envoyé à Tulle pour des vers
-fort satiriques et fort impudents. Je ne m'amuserais pas à marquer
-une si petite bagatelle, si ce même Arouet, plus tard grand poëte et
-académicien sous le nom de Voltaire, n'était devenu, à travers force
-aventures tragiques, une manière de personnage dans la république des
-lettres, et même une manière d'important parmi un certain monde.»
-
-Le grand seigneur voyait bien ce qu'il voyait, mais ne prévoyait pas.
-C'est qu'il se tournait toujours vers le passé[82]. Or, dans le passé,
-qu'était-ce qu'un homme de génie comme Voltaire pour un duc et pair
-comme Saint-Simon?
-
-M. de Maurepas fut aussi l'ennemi de Voltaire. Il ne lui pardonnait
-pas d'avoir plus d'esprit que lui quand ils soupaient ensemble.
-Aussi l'a-t-il chansonné plus d'une fois. «Chantez toujours, lui dit
-Voltaire, vous ne me ferez pas lire pour cela les _Étrennes de la
-Saint-Jean_.» Et il renvoyait le ministre à l'école de Mazarin, qui ne
-chantait pas, lui.
-
-Je voudrais passer vite devant Fréron, mais Voltaire s'y est trop
-arrêté. «Pourquoi permet-on que ce coquin de Fréron succède à
-Desfontaines? Pourquoi souffrir Raffiat après Cartouche? Est-ce que
-Bicêtre est plein?»
-
-C'est ainsi que Voltaire parle de Fréron, la première fois qu'il se
-décide à parler de lui. Il est vrai que depuis plusieurs années déjà,
-Fréron avait décidé dans ses papiers que Voltaire n'était ni poëte,
-ni historien, ni philosophe. Où Fréron avait-il trouvé cela? Était-ce
-dans sa prison de Vincennes, où il cherchait la vérité au fond d'une
-bouteille, lui qui ne l'avait jamais cherchée au fond d'un puits? Il
-y a un beau mot dans un ancien: «Si tu vas à la guerre avec l'esprit
-de la justice, tu pourras perdre la bataille; mais ta défaite sera la
-victoire, car tu auras combattu pour la justice.» Malheureusement pour
-lui, Fréron ne combattait pas Voltaire dans l'esprit de la justice.
-C'était un bon homme qui disait du mal pour vivre:
-
- Qui sur sa plume a fondé sa cuisine;
- Grand écumeur des bourbiers d'Hélicon,
- Cet animal se nommait Jean Fréron.
-
-Voltaire ne se corrigea jamais de ce tort de vouloir faire la critique
-du genre humain, et de ne pas vouloir que Fréron fît la critique de
-Voltaire. C'est dans cette idée que la critique appelle le poëte
-un tyran et non un roi. Certes, Fréron n'était ni un Aristote ni
-un Marc-Aurèle. On pouvait à bon droit l'accuser de n'être pas le
-représentant direct de la sagesse et de la justice. Mais ce n'est pas
-toujours la science ou la bonne foi qui dit la vérité. Le soleil
-tamise sa lumière jusqu'au fond des forêts les plus ténébreuses. L'eau
-trouble ne réfléchit-elle pas le bleu du ciel? Quel que soit le point
-de vue, il faut reconnaître que Fréron, sans avoir comme Bayle le génie
-de la critique, en a souvent les révélations soudaines, les lumières
-imprévues, les moqueries spirituelles. Ce qui le fortifie surtout,
-c'est sa patience. Voltaire, qui ne cache pas son jeu pour se venger
-de Fréron, quoiqu'il change tous les jours de masque, est emporté par
-sa passion et par sa colère. Il frappe jusqu'à l'imprudence, jusqu'à
-l'homicide, car il a tué l'honneur de Fréron! (Sans être précisément un
-homme d'honneur, Fréron avait son honneur.) Le critique, au contraire,
-subit les coups du poëte avec un sourire perpétuel. Peut-être est-il
-fier de ce duel d'un quart de siècle, qui lui permet de se mesurer
-avec un géant, lui le nain qui se fait un marchepied avec les œuvres
-d'autrui. Quand Voltaire écrit une lettre contre lui, il la copie avec
-complaisance; il encadre dans son cabinet les vers les plus furieux de
-son ennemi. Une brochure paraît-elle pour rire de tous ses ridicules;
-il l'achète, il va la lire en plein café Procope, il la fait relier
-avec amour. Voltaire croit qu'il ne frappe pas assez fort et il écrit
-toute une comédie pour mettre en scène ce coquin de Fréron, pour lui
-donner le fouet en public, comme il le dit lui-même. Fréron veut être
-deux fois en scène: une fois en effigie et une fois en personne. En
-effet, pendant qu'on le promène sur les planches, chargé de toutes
-les infamies, pendant qu'on l'attache à ce pilori aristophanesque où
-Voltaire a bien laissé quelque chose de lui-même, Fréron est dans une
-belle loge avec sa femme, une femme charmante; pour la faire plus
-belle encore, le critique veille tous les soirs un peu plus tard, car
-elle aime la parure et Fréron aime sa femme. Il l'aime de toutes les
-haines qu'il a vouées à Voltaire et aux philosophes; il l'aime de tout
-l'amour qu'il garde en sa maison, le pauvre critique qui passe sa vie à
-déclarer qu'il n'y a rien de beau.
-
-L'Alexandre du monde littéraire avait, comme on l'a dit, trouvé son
-Callisthène dans Fréron. _Non, vous n'êtes pas un dieu,_ et Voltaire
-a tonné. Mais en riant de ses foudres, Fréron lui a dit comme Lucien:
-«_Jupiter, tu te fâches, donc tu as tort_. Tu t'ériges en réformateur,
-mais je te réformerai. Tu te crois un théologien, mais je t'apprendrai
-ton catéchisme. Tu dis que tu marches avec la lumière, je te prouverai
-que tu ne marches qu'avec une lanterne sourde.»
-
-Et pourtant que fût-il advenu si Voltaire eût répondu aux offres de
-service de Fréron? Car ce qui gâte un peu la critique de Fréron, c'est
-que Voltaire avait dédaigné ses éloges.
-
-Et quel fut le dernier mot de toutes ces haines et de toutes ces
-vengeances? Le 30 mars 1776, Voltaire écrit à M. d'Argental:
-«Savez-vous que j'ai reçu une invitation d'assister à l'inhumation de
-Fréron, et de plus une lettre anonyme d'une femme qui pourrait bien
-être la veuve? Elle me propose de prendre chez moi la fille à Fréron
-et de la marier. Si Fréron a fait le _Cid_, _Cinna_, _Polyeucte_, je
-marierai sa fille incontestablement.»
-
-Voilà une épitaphe de Fréron qui n'était pas digne de Voltaire, car la
-tombe d'un ennemi est le seuil de la réconciliation[83].
-
-Voltaire et Jean-Jacques, que je suis allé hier interroger au Panthéon,
-sont-ils réconciliés depuis qu'ils vivent ensemble dans la mort. Se
-sont-ils donné la main avec leur main de justice[84]?
-
-Voltaire, qui poursuivait le même but sous mille métamorphoses, ne
-pardonnait pas à Jean-Jacques ses contradictions. Voltaire était
-l'homme de l'idée, Jean-Jacques était l'homme du sentiment. Le premier
-prenait la tête, le second prenait le cœur: c'étaient saint Paul et
-saint Jean. Mais il y a plus d'un beau chemin où ils se rencontraient;
-Voltaire disait:
-
- J'ai fait un peu de bien, c'est mon meilleur ouvrage;
-
-et Jean-Jacques inscrivait cette belle maxime: «On n'a rien fait quand
-il reste quelque chose à faire.»
-
-N'est-il pas étrange de penser que Jean-Jacques, cette éloquence
-passionnée du dix-huitième siècle, dont la grande voix retentit encore
-dans la France du dix-neuvième siècle, est venu débuter à l'Opéra--lui
-qui allait écrire contre les spectacles--par le _Devin du village_, un
-cri d'oiseau perdu, une bouffée de vent dans les ramures, le glouglou
-de la fontaine sur les myosotis. C'était la nature même, mais la nature
-à sa première chanson d'amour; la nature moins les battements de cœur,
-les mélancolies nocturnes, les larmes désespérées. Toute la France
-chanta Jean-Jacques, poëte et musicien, avant de trembler à la voix
-de Jean-Jacques, philosophe et révolutionnaire. Madame de Pompadour
-ne se contenta pas de jouer Colette à son théâtre de Bellevue, elle
-joua Colin. Louis XV chantait tout le jour: _Quand on sait aimer et
-plaire_...
-
-Voltaire se vit disputer pied à pied par Jean-Jacques le royaume de
-l'opinion publique. Ces deux grands hommes occupèrent longtemps la
-scène du monde, mais ce fut Voltaire qui eut le dernier mot. Frédéric
-II voulut aussi reconnaître Rousseau pour son frère, il l'appela
-près de lui; mais Jean-Jacques avait trop humé l'air des Alpes pour
-pouvoir respirer dans le palais des rois, même des grands rois. Il
-répondit à Frédéric: «Vous voulez me donner du pain; n'y a-t-il aucun
-de vos sujets qui en manque? Puissé-je voir Frédéric le Juste et le
-Redouté couvrir ses États d'un peuple nombreux dont il soit le père!
-et Jean-Jacques Rousseau, l'ennemi des rois, ira mourir au pied de son
-trône.»
-
-Voltaire voulut régner en roi absolu, parce qu'il disait que sa
-raison était la raison souveraine. Il croyait parler par la voix de
-Socrate, Platon, Marc-Aurèle. Jean-Jacques croyait parler au nom de
-Dieu lui-même; il disait que c'était une tyrannie d'imposer une morale
-et une religion, même quand cette morale et cette religion étaient
-consacrées par Socrate et par Jésus-Christ. Il ne s'agenouillait pas
-devant les ruines du passé; il voulait qu'entre la nature et Dieu
-il n'y eût que l'homme libre. Voltaire apportait pieusement devant
-cet homme libre tous les trésors de la sagesse humaine. Il éclairait
-la route au flambeau de la raison, tandis que Jean-Jacques disait
-à l'homme libre: «Marche! Dieu te voit et te donne ses lumières.»
-Jean-Jacques était plus grand, Voltaire était plus vrai. C'est là un
-des caractères du génie de Voltaire d'avoir sacrifié tout, même la
-grandeur, pour la recherche de la vérité; Jean-Jacques, au contraire,
-sacrifiait la vérité quand elle l'empêchait d'être sublime. Ou plutôt
-si la vérité de Voltaire allait toute nue, celle de Jean-Jacques
-accrochait aux buissons la queue de sa robe.
-
-Jean-Jacques, qui avait été laquais et qui avait dérobé un ruban,
-croyait trop que l'homme est un demi-dieu qui se souvient du ciel.
-Voltaire, qui était né grand seigneur et qui donnait beaucoup aux
-pauvres, croyait que l'homme libre de tout faire dérobe le fruit
-défendu et tue Abel[85].
-
-Les écrivains royalistes ont imprimé qu'ils n'avaient jamais injurié
-Voltaire et Rousseau comme s'étaient injuriés ces deux hommes
-illustres. Mais quand l'heure de la colère était passée, Jean-Jacques
-souscrivait à la statue de Voltaire, et Voltaire n'attendait qu'une
-rencontre pour se jeter dans les bras de Jean-Jacques. Écoutez Grimm,
-qui aimait la vérité pour la vérité. «A propos de M. de Voltaire et de
-J.-J. Rousseau, il faut conserver ici une histoire qu'un témoin nous
-conta. Il s'était trouvé présent à Fernex le jour que M. de Voltaire
-reçut les _Lettres de la Montagne_, et qu'il y lut l'apostrophe qui le
-regarde; et voilà son regard qui s'enflamme; ses yeux qui étincellent
-de fureur, tout son corps qui frémit, et lui qui s'écrie avec une voix
-terrible: «Ah! le scélérat! ah! le monstre! il faut que je le fasse
-assommer... entre les genoux de sa gouvernante.--Calmez-vous, lui dit
-notre homme, je sais que Rousseau se propose de vous faire une visite,
-et qu'il viendra dans peu à Fernex.--Ah! qu'il y vienne, répond M. de
-Voltaire.--Mais comment le recevrez-vous?--Comment je le recevrai?...
-Je lui donnerai à souper, je le mettrai dans mon lit, je lui dirai:
-Voilà un bon souper; ce lit est le meilleur de la maison; faites-moi
-le plaisir d'accepter l'un et l'autre, et d'être heureux chez moi. Ce
-trait peint M. de Voltaire mieux qu'il ne l'a jamais été, il fait en
-deux lignes l'histoire de toute sa vie.»»
-
-Voltaire et Rousseau finissaient toujours par se rendre justice. «Ce
-n'est pas le génie qui lui manque, disait Voltaire; mais c'est le génie
-allié au mauvais génie.»--«Ses premiers mouvements sont bons, disait
-Rousseau; c'est la réflexion seule qui le rend méchant.»
-
-Un ami de Rousseau voulait ridiculiser l'apothéose de Voltaire au
-Théâtre-Français. «Eh! qui donc couronnera-t-on?» s'écria l'ennemi de
-Voltaire.
-
-
-NOTES:
-
-[82] Oui, c'est la lumière de l'avenir qui a manqué à Saint-Simon pour
-être un historien. Il ne pensait guère, cet homme entêté de ses titres
-et dédaigneux de l'art d'écrire, que sa plume serait son titre cent ans
-plus tard.
-
-[83] «J'ai dédaigné de parler de Desfontaines; il n'a pas assez
-illustré ses vices.» Ce n'est pas moi qui dis cela; c'est Voltaire,
-après avoir écrit l'_Ode sur l'Ingratitude_.
-
-Voltaire n'a pas dédaigné de parler de l'abbé Guénée: les _Lettres
-à quelques juifs_ restent comme le seul monument de polémique
-antivoltairienne.
-
-Dirai-je un mot de tous ces ennemis obscurs, indignes même de ce mot
-ennemi qui représente un homme? N'a-t-il pas une fois pour toutes
-répondu à ces plumitifs de mauvaise encre par cette lettre au sieur
-Fez, libraire d'Avignon:
-
-«Vous me proposez par votre lettre datée d'Avignon du 30e avril, de me
-vendre pour mille écus l'édition entière d'_un recueil de mes erreurs_,
-que vous avez, dites-vous, imprimé en terre papale. Je suis obligé en
-conscience de vous avertir, qu'en faisant en dernier lieu une nouvelle
-édition de mes ouvrages, j'ai découvert dans la précédente pour plus
-de deux mille écus d'erreurs. Et comme en qualité d'auteur je me suis
-probablement trompé de moitié à mon avantage, en voilà au moins pour
-douze mille livres. Il est donc clair que je vous ferais tort de neuf
-mille francs, si j'acceptais votre marché.
-
-Ce qui pourrait m'empêcher d'accepter votre proposition, ce serait la
-crainte de déplaire à Mr l'inquisiteur de la foi, ou pour la foi, qui
-a sans doute approuvé votre édition; son approbation une fois donnée
-ne doit point être vaine, il faut que les fidèles en jouissent; et je
-craindrais d'être excommunié si je supprimais une édition si utile,
-approuvée par un jacobin et imprimée à Avignon.
-
-A l'égard de votre auteur anonyme, qui a consacré ses veilles à cet
-important ouvrage, j'admire sa modestie; je vous prie de lui faire mes
-tendres compliments, aussi bien qu'à votre marchand d'encre.»
-
-Je ne parlerai pas des contemporains: «L'esprit français, a dit M. Paul
-d'Ivoi, ressemble beaucoup au fier Sicambre qui brûla tout ce qu'il
-avait adoré pour adorer tout ce qu'il avait brûlé. Depuis longtemps,
-c'est une mode de jeter au feu tout le dix-huitième siècle; Voltaire
-surtout a été la victime de bon nombre d'auto-da-fé. Les plus grands
-poëtes ont maudit son nom, les ingrats! Victor Hugo nous le peint avec
-son
-
- Rire de singe assis sur la destruction.
-
-On lui a fait, à ce pauvre Voltaire, une sorte de masque satanique,
-charge perfide de la figure si spirituelle et si vivante de Houdon;
-Voltaire, c'est le génie du mal, rien que cela, et on lui refuse tout
-autre génie que celui du mal.»
-
-[84] Oui, si j'en crois les beaux vers de ce voltairien qui a vécu et
-qui est mort en Voltaire, Marie-Joseph Chénier:
-
- O Voltaire! son nom n'a plus rien qui te blesse:
- Un moment divisés par l'humaine faiblesse,
- Vous recevez tous deux l'encens qui vous est dû:
- Réunis désormais, vous avez entendu,
- Sur la rive du fleuve où la haine s'oublie,
- La voix du genre humain qui vous réconcilie.
-
-Jean-Jacques ne pardonna pas assez à Voltaire, qui dans une seule
-lettre avait plus raison que tout le _Discours sur l'inégalité des
-conditions_:
-
-«J'ai reçu votre livre contre le genre humain; je vous en remercie.
-Vous plairez aux hommes à qui vous dites leurs vérités, mais vous ne
-les corrigerez pas. On n'a jamais employé tant d'esprit à vouloir nous
-rendre bêtes; il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit
-votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j'en
-ai perdu l'habitude, je sens malheureusement qu'il m'est impossible
-de la reprendre, et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en
-sont plus dignes que vous et moi. Je ne peux non plus m'embarquer
-pour aller trouver les sauvages du Canada; premièrement, parce que
-les maladies dont je suis accablé me retiennent auprès du plus grand
-médecin de l'Europe, et que je ne trouverais pas les mêmes secours
-chez les Missouris; secondement, parce que la guerre est portée dans
-ces pays-là, et que les exemples de nos nations ont rendu les sauvages
-presque aussi méchants que nous. Je me borne à être un sauvage paisible
-dans la solitude que j'ai choisie, auprès de votre patrie, où vous
-devriez être.
-
-Je conviens avec vous que les belles-lettres et les sciences ont causé
-quelquefois beaucoup de mal. Les ennemis du Tasse firent de sa vie un
-tissu de malheurs; ceux de Galilée le firent gémir dans les prisons, à
-soixante et dix ans, pour avoir connu le mouvement de la terre; et ce
-qu'il y a de plus honteux, c'est qu'ils l'obligèrent à se rétracter.
-Dès que vos amis eurent commencé le _Dictionnaire encyclopédique_, ceux
-qui osèrent être leurs rivaux les traitèrent de déistes, d'athées, et
-même de jansénistes.
-
-Avouez que ni Cicéron, ni Varron, ni Lucrèce, ni Virgile, ni Horace,
-n'eurent la moindre part aux proscriptions. Marius était un ignorant.
-Le barbare Sylla, le crapuleux Antoine, l'imbécile Lépide, lisaient
-peu Platon et Sophocle; et pour ce tyran sans courage, Octave Cépias,
-surnommé si lâchement _Auguste_, il ne fut un détestable assassin que
-dans les temps où il fut privé de la société des gens de lettres.
-
-Avouez que Pétrarque et Boccace ne firent pas naître les troubles
-de l'Italie; avouez que le badinage de Marot n'a pas produit la
-Saint-Barthélemy, et que la tragédie du _Cid_ ne causa pas les troubles
-de la Fronde. Les grands crimes n'ont guère été commis que par de
-célèbres ignorants. Ce qui fait et fera toujours de ce monde une vallée
-de larmes, c'est l'insatiable cupidité et l'indomptable orgueil des
-hommes, depuis Thamas Kouli-Khan, qui ne savait pas lire, jusqu'à un
-commis de la douane qui ne sait que chiffrer. Les lettres nourrissent
-l'âme, la rectifient, la consolent; elles vous servent, Monsieur,
-dans le temps que vous écrivez contre elles; vous êtes comme Achille;
-qui s'emporte contre la gloire, et comme le père Malebranche, dont
-l'imagination brillante écrivait contre l'imagination.
-
-M. Chapuis m'apprend que votre santé est bien mauvaise; il faudrait la
-venir rétablir dans l'air natal, jouir de la liberté, boire avec moi du
-lait de nos vaches, et brouter nos herbes.»
-
-Voici la réponse de Jean-Jacques:
-
-«C'est à moi, Monsieur, de vous remercier. En vous offrant l'ébauche
-de mes tristes rêveries, je n'ai point cru vous faire un présent digne
-de vous, mais m'acquitter d'un devoir, et vous rendre un hommage que
-nous vous devons tous, comme à notre chef. Sensible d'ailleurs à
-l'honneur que vous faites à ma patrie, je partage la reconnaissance
-de mes concitoyens, et j'espère qu'elle ne fera qu'augmenter encore,
-lorsqu'ils auront profité des instructions que vous pouvez leur donner.
-Tout ce qui vous approche doit apprendre de vous le chemin de la gloire
-et de l'immortalité.
-
-Permettez-moi de vous le dire, par l'intérêt que je prends à votre
-repos et à notre instruction: méprisez de vaines clameurs par
-lesquelles on cherche moins à vous faire du mal qu'à vous détourner
-de bien faire. Plus on vous critiquera, plus vous devez vous faire
-admirer. Un bon livre est une terrible réponse à de mauvaises injures.»
-
-[85] Pendant les cinquante premières années du dix-neuvième siècle,
-Jean-Jacques a dépassé Voltaire dans l'opinion des lettrés, mais
-durant la seconde moitié du siècle--et à jamais--Voltaire reprendra
-sa vraie place dans tous les esprits. Il est le premier. Son peuple,
-d'ailleurs, lui a toujours maintenu la couronne. Par exemple, de 1817 à
-1824, on a vendu 1,598,000 volumes de Voltaire, et seulement 480,000 de
-Jean-Jacques.
-
-
-
-
-XII.
-
-VICTOIRES ET CONQUÊTES DE VOLTAIRE.
-
-
-On ne pourrait pas compter les campagnes de Voltaire depuis ce jour où,
-prisonnier du roi de France à la Bastille, il jura d'abattre toutes les
-bastilles: bastilles de la royauté, bastilles de l'Église, bastilles de
-la coutume.
-
-Je ne parlerai pas de ses victoires, je ne parlerai que de ses
-conquêtes.
-
-Sa première conquête fut sa fortune, parce qu'elle lui donna des
-soldats. Mais ce n'était là qu'une guerre de partisans.
-
-Sa première conquête fut de réveiller par la _Henriade_ l'esprit
-des L'Hôpital et des Coligny, c'est-à-dire l'esprit de la liberté
-religieuse.
-
-Sa seconde conquête, quand il revint d'Angleterre avec une flotte de
-libres penseurs commandés par Newton et par Locke, fut le triomphe de
-la liberté philosophique, le triomphe de la religion du droit et non du
-droit d'après la religion. Ce jour-là, le cartésianisme, atteint dans
-son château fort d'abstraction, fut obligé de faire une alliance avec
-les faits, et la défaite de Bacon fut réparée.
-
-Sa troisième conquête, la plus décisive, fut celle qu'il remporta
-contre le droit divin, en faisant asseoir sur tout trône--excepté sur
-le trône de Louis XV--l'humanité, dont il est le César.
-
-Vers ce temps-là, pourquoi le cacher? il eut une défaite à Versailles
-en déposant ses insignes de souverain pour devenir gentilhomme
-ordinaire de Louis XV. Il s'était embastillé pour la troisième fois.
-
-Mais il eut sa revanche à Berlin. Il dit: «_Que la lumière française
-éclaire le monde_, et sa lumière fut.» Voltaire en Prusse, c'était déjà
-Napoléon à Sans-Souci.
-
-Dirai-je toutes ses conquêtes à l'heure où il croit abdiquer? A Fernex,
-ce royaume entre quatre États, il règne sur l'Europe et la transforme
-par la justice des sages, qui est la sœur de la bonté, sans que ses
-soldats aient une goutte de sang à verser, sans imposer son peuple par
-l'argent ni par les larmes.
-
-Nul plus que lui ne contribua à réformer le vieux code pénal du moyen
-âge, à bannir de nos mœurs ces peines vengeresses, _ultrices pœnæ_,
-sombres Euménides à face ridée qui planaient sur la législation du
-dix-huitième siècle. Qui n'applaudit à ses efforts pour ouvrir
-quelques perspectives nouvelles et éclairées à travers cette forêt
-peu vierge, mais sauvage, _silva selvaggia_, qu'on appelait alors la
-jurisprudence? Où ce fils d'un notaire du Châtelet de Paris avait-il
-étudié les lois[86]? Dans sa conscience. Il promulgue son code, et ce
-code sera bientôt celui de l'humanité[87]. Qui donc a aboli en France
-la torture? Louis XVI, dit l'histoire; mais Voltaire lui avait fait
-signe. Louis XVI eût pu dire ce jour-là: «Il n'y a que deux hommes
-qui aiment vraiment le peuple, Voltaire et moi!» Et cet autre jour où
-l'Assemblée constituante adoucit la peine de mort, fit luire le rayon
-du droit dans l'antre de la vieille justice, jeta les armes rouillées
-de l'antique procédure dans l'abîme où venait de s'engloutir le passé
-féodal, ce jour-là qui présidait? Voltaire invisible, Voltaire consolé
-d'avoir vécu, en voyant que la mort avait sacré sa pensée et ses écrits.
-
-Les anciens rois cassaient les arrêts des tribunaux quand les tribunaux
-leur semblaient avoir mal jugé. Au dix-huitième siècle, ce droit
-souverain remonte à Voltaire. Sa conscience est le tribunal d'appel
-auquel s'adressent en dernier ressort les innocents frappés par la
-sentence des cours officielles. Il est vrai que ce tribunal vivant
-avait pour base l'opinion publique. Il y a quelqu'un qui a plus de
-conscience que tous les juges, c'est tout le monde. La force de
-Voltaire dans toutes les questions de droit, c'est d'avoir été le
-roi du sens commun, le roi de l'opinion universelle. Ce qu'il dit,
-tout le monde l'a pensé ou le pensera demain. Avec une telle autorité
-on peut absoudre Calas et les autres victimes des erreurs de la
-justice humaine. La révélation du génie appuyée sur le sentiment des
-multitudes, c'est l'esprit de Dieu porté sur les eaux: cela féconde le
-chaos, même le chaos des lois.
-
-On peut dire de Voltaire ce que Napoléon III a dit de Napoléon Ier,
-que, comme Josué, il arrêta la lumière et fit reculer les ténèbres.
-
-Parmi les conquêtes du roi Voltaire, il faut marquer cet air de
-domination qu'il a inspiré aux gens de lettres. Balzac demandait qu'on
-créât des maréchaux de France littéraires; c'est fait depuis Voltaire,
-car, depuis Voltaire, une bonne plume est un bâton de maréchal. Avant
-Beaumarchais, il osa traiter d'égal à égal avec les ministres, et, ce
-qui est bien plus hardi, avec les comédiennes. Il n'affranchit pas
-seulement les serfs du mont Jura, il affranchit par la suprématie de
-l'esprit les serfs littéraires; car avant lui, quand on n'était ni
-Corneille ni Molière, on n'était que M. Pancrace. Voyez l'attitude de
-l'auteur de la comédie dans la loge de la comédienne:
-
- Vous cependant au doux bruit des éloges
- Qui vont pleuvant de l'orchestre et des loges,
- Marchant en reine et traînant après vous
- Vingt courtisans l'un de l'autre jaloux,
- Vous admettez près de votre toilette
- Du noble essaim la cohue indiscrète;
- L'un dans la main vous glisse un billet doux;
- L'autre à Passy vous propose une fête;
- Josse avec vous veut souper tête à tête;
- Candale y soupe, et rit tout haut d'eux tous;
- On vous entoure, on vous presse, on vous lasse.
- Le pauvre auteur est tapi dans un coin,
- Se fait petit, tient à peine une place.
- Certain marquis l'apercevant de loin,
- Dit: «Ah! c'est vous; bonjour, monsieur Pancrace,
- Bonjour: vraiment votre pièce a du bon.»
- Pancrace fait révérence profonde,
- Bégaye un mot, à quoi nul ne répond,
- Puis se retire, et se croit du beau monde!
-
-Aujourd'hui les rôles ont changé: M. Pancrace est caressé par la
-comédienne et se prélasse dans le beau monde. On a peur de lui et on
-dit en le voyant venir: «Il a peut-être autant d'esprit que M. de
-Voltaire.»
-
-La plus grande conquête de Voltaire, ce fut son œuvre posthume: la
-_Révolution française_[88]. Il fit la révolution et ne laissa aux
-assemblées politiques, la Constituante, la Législative, la Convention,
-que la peine de décréter ses pensées[89]. Après lui, l'ancienne France
-était effacée de la carte de l'intelligence humaine; il avait démoli
-l'édifice des anciennes croyances religieuses, politiques, sociales;
-il avait ouvert dans la sombre forêt de l'avenir des perspectives
-éclairées par la lumière de la raison; il avait reconstruit parmi les
-ruines la citadelle de la cité nouvelle. Montaigne et Pascal doutaient:
-il affirme. Les voyez-vous, ses ministres, s'élever de degré en degré
-sur cette échelle de Jacob, construite pour escalader le ciel? Rien ne
-les arrête: ni le génie de Bossuet, dont la majestueuse figure gardait
-le seuil de l'histoire universelle, ni la grâce toute-puissante de
-Fénelon. Ces hardis envahisseurs s'élancent en tumulte sur le champ
-illimité des connaissances humaines: «A moi la science,» dit l'un;
-«à moi l'histoire,» s'écrie l'autre; «à nous la philosophie, à nous
-l'univers moral, à nous le fini et l'infini, l'alpha et l'oméga! nous
-sommes les rois de l'empire des idées. Christophe Colomb a découvert
-un monde; nous marchons sur les flots, au milieu des éclairs et des
-tonnerres, à la découverte du dieu inconnu.»
-
-Toutes ces victoires et toutes ces conquêtes ont été consacrées par
-le couronnement de Voltaire aux Tuileries et par ses funérailles au
-Panthéon, funérailles réparatrices comme pour César et Napoléon.
-
-
-NOTES:
-
-[86] «Le roi Voltaire a conquis beaucoup de choses sur les frontières
-de l'ignorance, et sans verser une goutte de sang humain. Arsène
-Houssaye a gravé le nom de toutes les victoires de Voltaire sur l'arc
-de triomphe qu'on veut voir, avec les yeux de l'imagination, à l'angle
-de la rue de Beaune. Un pont sépare les Tuileries de Voltaire des
-Tuileries des rois! On suit, dans le livre, l'itinéraire du Jules
-César de la philosophie à travers les champs de bataille de la pensée;
-il passe le Rubicon du Pas-de-Calais, il descend en Angleterre, fait
-alliance avec Newton et Locke, rentre sur le continent, bat l'armée des
-cartésiens, répare la défaite de Bacon; se déguise en courtisan pour
-entrer à Versailles, subjugue la noblesse par l'esprit philosophique;
-introduit _Zadig_ à Trianon; marche sur Berlin, où il prépare
-l'hôtellerie de Napoléon Ier; fait sa campagne de Russie, et fond
-avec son souffle les glaces morales de Pétersbourg; enfin, à l'âge où
-les conquérants se reposent sur leurs lauriers rougis, il établit son
-quartier général à Fernex, sur les frontières de quatre États, et de là
-il agite encore le monde par sa parole, et achève le bélier d'airain
-qui renversera la Bastille et commencera la Révolution.» MÉRY.
-
-[87] Tout le monde a reconnu que Voltaire a fait la préface du Code
-civil.
-
-«Être Français, s'écrie-t-il, c'est être libre! On a réformé toutes
-les coutumes, pourquoi hésiterait-on de réformer les absurdités des
-Goths et des Vandales? Il fallait donc craindre de renverser leurs
-huttes pour bâtir à la place des maisons commodes. Les lois et la
-jurisprudence sur la mainmorte, nées en même temps que les lois sur la
-magie, les sortiléges, doivent finir pour elles. La France ne connaît
-pas d'esclaves; elle est l'asile et le sanctuaire de la liberté; c'est
-là qu'elle est indestructible, et que toute liberté perdue retrouve la
-vie!»
-
-Et plus loin: «Il est un peu fâcheux pour la nature humaine qu'un père
-déshérite ses enfants vertueux pour combler de biens un premier-né
-qui souvent le déshonore; qu'un malheureux qui fait naufrage ou qui
-périt de quelque autre façon dans une terre étrangère laisse au fisc
-de cet État la fortune de ses héritiers; on a presque peine à voir,
-je l'avouerai encore, ceux qui labourent, dans la disette, ceux
-qui ne produisent rien, dans le luxe; de grands propriétaires qui
-s'approprient jusqu'à l'oiseau qui vole et au poisson qui nage; des
-vassaux tremblants qui n'osent délivrer leurs moissons du sanglier qui
-les dévore; le droit du plus fort faisant la loi, non-seulement de
-peuple à peuple, mais encore de citoyen à citoyen.»
-
-[88] «Le Voltaire que nous admirons et que nous aimons, le Voltaire
-que nous admirerons et aimerons toujours, c'est le Voltaire qui
-retrouva, avec Montesquieu, les droits imprescriptibles de l'humanité,
-le Voltaire qui, avec Beccaria, effaça du Code pénal la vengeance et
-prépara l'abolition de la torture, le Voltaire qui défendit Calas,
-qui défendit Sirven, qui défendit le chevalier de La Barre! C'est ce
-Voltaire qui éprouvait tous les ans un accès de fièvre le jour de
-Saint-Barthélemy. C'est ce Voltaire enfin qui, en annonçant la liberté
-au monde, ouvrait à l'avenir le splendide portique de 1789!» EDMOND
-DELIÈRE.
-
-[89] Il y a aujourd'hui deux opinions sur les causes de la Révolution
-française. Les philosophes voient fermement un grand fait amené par une
-grande idée, une action conduite par un principe. Les néo-chrétiens
-représentant l'ancienne France décident que la Révolution n'a eu rien à
-débattre avec la philosophie du dix-huitième siècle. Ils prouvent, avec
-M. Granier de Cassagnac, que «c'est Louis XVI et non la philosophie
-qui a conçu et réalisé le premier événement auquel se rattache la
-Révolution; ils prouvent que cet événement est une pensée de réforme,
-non pas imposée par le pays à la monarchie, mais spontanément offerte
-par la monarchie au pays.» Je ne veux pas diminuer l'action de Louis
-XVI et de ses ministres; mais où avaient-ils fait leurs classes de
-philosophie et de politique? à l'école de Voltaire.
-
-Sur toutes les questions voltairiennes le lecteur étudiera le pour et
-le contre dans les travaux de MM. Michelet, Blanc, Veuillot, Chasles,
-Pelletan, Limayrac, Esquiros, Renan, Damiron, Noël, Lanfrey, Bersot.--A
-Genève on écrit beaucoup pour Voltaire, pareillement en Allemagne.--En
-Angleterre on écrit beaucoup contre Voltaire. Pourquoi? Voltaire fut
-l'hôte toujours reconnaissant de la Grande-Bretagne.
-
-Peut-être le lecteur, après avoir écouté tous ces sages en frac, ne
-sera-t-il pas plus convaincu; mais il aura parcouru avec un rayon
-lumineux un pays qui n'est que ténèbres quand Voltaire n'est plus là.
-
-
-
-
-XIII.
-
-LA MORT DE VOLTAIRE.
-
-
-Ce fut surtout à l'heure de sa mort que la royauté de Voltaire a été
-universellement reconnue. Quand il mit un pied dans la tombe, il mit un
-pied dans l'immortalité.
-
-Homme étrange jusqu'à la fin! Depuis un demi-siècle, il disait à toute
-l'Europe qu'il n'avait qu'un moment à vivre, lui qui était né mourant.
-Son tombeau, fait d'une simple pierre, s'ouvrait contre l'église
-qu'il avait bâtie. Il avait beaucoup gambadé, selon son expression,
-autour de son tombeau, sans que l'heure sonnât de s'y coucher. Ses
-amis étaient venus et revenus lui dire adieu; il attendait la mort de
-pied ferme, quand madame Denis, ennuyée d'un si long séjour à Fernex,
-mit tout en œuvre pour un voyage à Paris. Il se décida à partir; il
-avait quatre-vingt-quatre ans! Un jour d'hiver, un jour de neige, un
-jour de bise, le mardi 3 février 1778, le roi Voltaire se mit en route
-et voyagea toute une semaine pour revoir sa bonne ville de Paris. Il
-arriva le septième jour[90]. Croyez-vous que ce fut pour lui un jour de
-repos? non. En descendant de voiture, il ne monta pas dans cette maison
-à jamais consacrée, du quai des Théatins, où l'attendait la marquise
-de Villette devant un feu d'enfer, car la Seine charriait ce jour-là.
-Il s'en alla à pied, enveloppé dans sa pelisse, chaussé de bottes à la
-Souwarof, encapuchonné dans une perruque de laine surmontée d'un bonnet
-rouge, il s'en alla, suivi par les gamins, chez _ses chers anges_, quai
-d'Orsay, chez le comte d'Argental, qui ne l'attendait pas, mais qui le
-reconnut dans cet étrange accoutrement, quoique l'absence eût été bien
-longue.
-
-Voltaire se jeta dans les bras de son meilleur ami et lui dit avec
-des larmes dans les yeux: «J'ai interrompu mon agonie pour venir
-vous embrasser.» Le comte d'Argental pleura lui-même en disant qu'il
-voudrait mourir sur ce beau mot de l'amitié.
-
-Voltaire alla chez le marquis de Villette avec son ami d'Argental. «Ah!
-mes anges, la fin de la vie est triste, et le commencement doit être
-compté pour rien.--Oui, mon cher Voltaire, mais, vous l'avez dit, le
-milieu est un orage presque toujours fécond.» Ils arrivaient sur le
-quai des Théatins--le quai Voltaire--en face des Tuileries[91]!
-
-Le bruit de son arrivée à Paris se répandit comme une bonne nouvelle.
-Pour ce peuple enthousiaste et railleur, c'était plus qu'un homme,
-c'était un dieu qui venait lui porter bonheur.
-
-L'Académie et la Comédie vinrent les premières lui faire leur cour.
-L'Académie, pour cet hommage à son souverain, avait dépêché le prince
-de Beauvau; un prince! elle ne pouvait moins faire. La Comédie aurait
-voulu avoir Le Kain à sa tête,--Le Kain, l'élève de Voltaire;--mais
-Voltaire était arrivé trop tard, on avait enterré Le Kain la veille. Ce
-fut Bellecour qui porta la parole; mais Voltaire fut plus touché des
-larmes de mademoiselle Clairon, agenouillée silencieusement devant lui,
-les mains jointes sur les bras de son fauteuil, que des compliments du
-comédien.
-
-Gluck vint lui dire avec enthousiasme: «On m'attend à la cour de
-Vienne, mais j'ai retardé mon voyage pour être de la cour de Voltaire.»
-Goldoni lui fit un compliment en français, il lui répondit en italien.
-L'ambassadeur d'Angleterre disait le lendemain à Versailles: «M. de
-Voltaire ne parle qu'anglais.» Tous les ambassadeurs avaient voulu lui
-faire leur cour.
-
-Le lendemain, tout Paris vint frapper à sa porte[92]; tout Versailles y
-vint aussi. Les plus enracinés dans la royauté déchue, ceux-là même qui
-disaient encore: «Louis XVI, par la grâce de Dieu,» commençaient enfin
-à comprendre que le vrai roi était celui qui avait épousé l'opinion
-publique. Tout l'armorial de France, les d'Armagnac, les Richelieu,
-les Montmorency, les Polignac, les Brancas se rencontrèrent au petit
-lever du roi Voltaire. «En un seul jour, on vit entrer dans l'hôtel
-cent cordons bleus.» La duchesse de la Vallière, trop malade pour
-quitter son lit, lui envoya les rubans de sa coiffure, comme si elle le
-voulait couronner encore. A tous ces grands noms, Voltaire, toujours en
-inquiétude du lendemain, préféra ceux de Franklin et de Turgot. Quand
-l'ex-ministre de Louis XVI, je veux dire du roi Voltaire, se montra
-à la porte de la chambre, le malade s'élança de son fauteuil et lui
-saisit la main avec effusion. «Voilà donc la main qui a signé le salut
-de la France! Turgot, vos pieds sont d'argile, mais votre tête est
-d'or.»
-
-Franklin lui présenta son petit-fils: «Mon enfant, mettez-vous à genoux
-devant Voltaire et demandez-lui sa bénédiction.» Voltaire se leva,
-imposa les mains sur la tête de l'enfant, et dit avec une religieuse
-émotion: «Dieu et la liberté!» L'ancien et le nouveau monde venaient de
-communier.
-
-Ils se revirent à l'Académie des sciences, ils s'embrassèrent au
-bruit des acclamations: c'était Solon qui embrassait Sophocle, a dit
-Condorcet[93].
-
-L'évêque d'Orléans pensa que le jour était venu d'envoyer au grand
-pécheur son mandement contre les incrédules. Mais Voltaire dit qu'il
-était encore trop voltairien pour se laisser prendre, et il écrivit ces
-quatre vers à l'évêque, en lui envoyant sa tragédie:
-
- J'ai reçu votre mandement;
- Je vous offre ma tragédie,
- Afin que mutuellement
- Nous nous donnions la comédie.
-
-Chaque jour que Voltaire passa à Paris fut marqué d'un triomphe. Les
-Académies vinrent en corps lui rendre hommage; hormis les courtisans
-et les prêtres, tout ce qu'il y avait d'illustre à Paris vint demander
-audience au patriarche de Fernex. Bernardin de Saint-Pierre rapporte
-qu'il a entendu, dans les carrefours, des portefaix qui se demandaient
-des nouvelles de la santé de Voltaire.
-
-Le lundi 30 mars 1778, un triomphe plus éclatant que n'en obtinrent
-jamais monarque ou héros accueillit Voltaire, après plus d'un
-demi-siècle de gloire et de persécution. Pour la première fois depuis
-son retour à Paris, il était allé au théâtre et à l'Académie; «les
-hommages reçus à l'Académie n'ont été que le prélude du triomphe du
-théâtre.» Tout Paris était sur son chemin; un cri de joie universelle,
-des acclamations, des battements de mains ont éclaté partout à son
-passage. Grimm est si enivré de ce triomphe, qu'il en devient éloquent.
-«Et quand on a vu ce vieillard respectable, chargé de tant d'années
-et de tant de gloire, quand on l'a vu descendre appuyé sur deux bras,
-l'attendrissement et l'admiration ont été au comble. La foule se
-pressait pour pénétrer jusqu'à lui, elle se pressait davantage pour le
-défendre contre elle-même.» Les comédiens jouaient _Irène_. Voltaire
-se plaça dans la loge des gentilshommes de la chambre. Aussitôt qu'il
-parut, le comédien Brizart vint apporter une couronne de laurier
-en priant madame de Villette de la placer sur la tête de cet homme
-illustre. Les spectateurs applaudirent par des cris de joie. Voltaire
-retira aussitôt sa couronne, les spectateurs le supplièrent de la
-garder. Il y avait plus de monde encore dans les corridors que dans
-les loges; toutes les femmes étaient debout. Beaucoup d'entre elles
-étaient descendues au parterre pour le mieux voir. C'était plus que de
-l'enthousiasme, c'était une adoration, c'était un culte. On commença
-la pièce, une mauvaise pièce; on la joua mal; jamais pièce ne fut plus
-applaudie. Voltaire se leva pour saluer le public. Au même instant on
-vit paraître sur un piédestal, au milieu du théâtre, le buste du poëte.
-Tous les acteurs et toutes les actrices soulevaient autour du buste
-des guirlandes et des couronnes. «A ce spectacle sublime et touchant,
-s'écrie Grimm, qui ne se serait cru au milieu de Rome ou d'Athènes?»
-Le nom de Voltaire a retenti de toutes parts avec des acclamations,
-des tressaillements, des cris de joie et de reconnaissance. L'envie et
-la haine, le fanatisme et l'intolérance n'ont osé rugir qu'en secret;
-et pour la première fois peut-être, on a vu l'opinion publique en
-France jouir avec éclat de tout son empire[94]. Pendant que tous les
-comédiens surchargeaient le buste de couronnes et de guirlandes,
-madame Vestris s'avança au bord de la scène pour adresser au dieu même
-de la fête des vers improvisés par le marquis de Saint-Marc. On joua
-ensuite _Nanine_, en laissant le buste sur le théâtre. A la sortie
-du spectacle, Voltaire, ne respirant plus que par le sentiment de sa
-royauté, se croyait délivré de tant d'honneurs; mais tout n'était pas
-fini: les femmes le portèrent, pour ainsi dire, dans leurs bras jusqu'à
-son carrosse. Il voulait monter, on le retint encore. «Des flambeaux!
-des flambeaux! que tout le monde puisse le voir!» Enfin, monté dans
-son carrosse, il lui fallut donner sa main à baiser; on s'accrochait
-aux portières; on montait encore sur les roues, que déjà les chevaux
-prenaient le pas; la foule, de plus en plus ivre d'enthousiasme,
-faisait retentir les airs de son nom. Le peuple, qui était aussi de la
-fête, criait avec admiration: «Vive Voltaire! Il a été cinquante ans
-persécuté! vive Voltaire!» Arrivé à la porte de l'hôtel, Voltaire se
-retourna, tendit les bras en pleurant et s'écria d'une voix brisée:
-«Vous voulez donc m'étouffer sous des roses?»[95]
-
-Voltaire était tellement habitué à vivre pour ainsi dire dans
-l'équipage de la mort, qu'il croyait vivre toujours.
-
-Cependant le docteur Tronchin disait par ordonnance: «M. de Voltaire
-vit à Paris sur le capital de ses forces; il ne devrait vivre que
-de la rente.» En effet, il menait la vie la plus agitée et la plus
-laborieuse: non-seulement il travaillait, discutait et donnait audience
-du matin au soir; mais le soir venu, il allumait la lampe pour veiller.
-Qui le croirait? ce révolutionnaire universel voulait apporter
-l'esprit de la révolution jusque dans le Dictionnaire de l'Académie.
-Pour se reposer, il montait dans son carrosse, «son carrosse couleur
-d'azur, parsemé d'étoiles,» pour aller chez une duchesse ou chez une
-comédienne. A force d'avoir l'esprit en éveil, il en vint à ne pouvoir
-plus dormir; il prit de l'opium, se trompa sur la dose et tomba dans
-le demi-sommeil de la mort[96], après avoir écrit à d'Alembert: «Je
-vous recommande les vingt-quatre lettres de l'alphabet;» et au comte
-de Lalli, dont le père venait d'être réhabilité par le parlement: «Le
-mourant ressuscite en apprenant cette grande nouvelle. Il embrasse
-bien tendrement M. de Lalli. Il voit que le roi est le défenseur de la
-justice: il mourra content.»
-
-L'histoire de la mort de Voltaire est couverte d'un nuage. Un curé,
-qui avait converti l'abbé de l'Attaignant, abbé sans foi et poëte
-sans poésie, voulut convertir aussi Voltaire. Il lui écrivit pour
-lui demander audience. Voltaire accorda l'audience et lui dit: «Je
-vous dirai la même chose que j'ai dite en donnant la bénédiction au
-petit-fils de l'illustre et sage Franklin: _Dieu et la liberté!_ J'ai
-quatre-vingt-quatre ans, je vais bientôt paraître devant Dieu, créateur
-de tous les mondes. C'est encore ce que je dirai.--Ah! monsieur, dit
-le curé, que je me croirais bien récompensé si vous étiez ma conquête!
-Ce Dieu miséricordieux ne veut pas votre perte. Revenez donc à lui,
-puisqu'il revient à vous.--Mais je vous dis que j'aime Dieu, reprit
-Voltaire.--C'est beaucoup, dit le curé; mais il faut en donner des
-marques, car un amour oisif ne fut jamais le vrai amour de Dieu, qui
-est actif.» Le curé s'en alla, il revint et obtint du mourant une
-profession de foi très-chrétienne; mais le curé de Saint-Sulpice perdit
-tout en voulant tout avoir. Jaloux d'être devancé par un autre, il
-exigea un désaveu de toutes les doctrines contraires à la foi. Voltaire
-ennuyé demanda un peu de repos pour mourir. Le curé de Saint-Sulpice
-ne se tint pas pour battu: bravant les railleries de d'Alembert, de
-Diderot, de Condorcet, de tous les philosophes qui encourageaient
-Voltaire «à mourir comme un sage,» il vint jusqu'au dernier jour lui
-crier aux oreilles: «Croyez-vous à la divinité de Jésus-Christ?» Selon
-Condorcet, Voltaire aurait répondu, de guerre lasse: «Au nom de Dieu,
-monsieur, ne me parlez plus de cet homme-là!» Je ne crois pas à cette
-antithèse sacrilége; ou bien si Voltaire l'a faite, il n'avait plus
-sa tête, comme a dit le curé. Je crois plutôt à cette simple réponse
-rapportée par d'autres contemporains: «Laissez-moi mourir en paix.»
-
-Il mourut trois heures après, «expirant des fatigues de sa gloire,»
-selon l'expression de M. Mignet, et oubliant de faire un testament
-digne d'un roi. Sa mort fut aussi agitée que sa vie; le repos, du
-reste, n'était pas encore venu pour lui. Paris rejeta son corps. On
-voulut exiler encore une fois celui qu'on avait si souvent exilé.
-Voltaire s'était préparé une simple tombe dans le cimetière de Fernex,
-«un pied dans l'église, un pied hors l'église,» sous le ciel où il
-avait vieilli et où il avait fait du bien; on ne voulut pas même lui
-accorder ce coin de terre qui était à lui. On décida que celui qui
-avait fait bâtir l'église n'avait pas droit de cité dans le cimetière.
-L'abbé Mignot, son neveu, emporta en toute hâte le corps du poëte dans
-un monastère dont il était l'abbé. L'évêque de Troyes, indigné qu'un
-pareil homme reposât dans la terre sainte de son diocèse, envoya la
-défense de l'enterrer. Il n'était plus temps: Voltaire était scellé
-dans une des chapelles; le prieur fut destitué.
-
-Voltaire fut vengé. Son frère de Prusse ordonna un service solennel
-dans l'église catholique de Berlin, où parut toute son Académie; et,
-à la tête de son armée, tout en défendant les droits des princes de
-l'Empire, il prononça l'éloge de son frère Voltaire, qui, selon lui,
-valait toute une académie et dont la mémoire devait s'accroître d'âge
-en âge. «Il m'a fallu parcourir l'espace de dix-sept siècles pour
-trouver un homme, le seul Cicéron, digne de lui être comparé.»
-
-L'impératrice de Russie porta aussi le deuil de son frère et allié.
-Elle voulut avoir sa bibliothèque, que dis-je! elle voulut avoir tout
-Fernex. «C'est dans son superbe parc de Czarsko-Zelo que doit être
-bâti le château pareil à celui de Fernex, avec toutes ses attenances
-et dépendances. Il y sera élevé un muséum, dans lequel on arrangera
-les livres dans l'ordre où ils étaient placés. Le sieur Wagnières,
-secrétaire du défunt, doit se rendre à Pétersbourg à cet effet. La
-statue du maître s'élèvera au milieu.[97]»
-
-Une grande dame, madame la marquise de Boufflers, qui n'était pas
-poëte, le devint pour chanter Voltaire:
-
- Dieu sait bien ce qu'il fait, La Fontaine l'a dit:
- Si j'étais cependant l'auteur d'un si grand œuvre,
- Voltaire eût conservé ses sens et son esprit;
- Je me serais gardé de briser mon chef-d'œuvre.
-
- Celui que dans Athène eût adoré la Grèce,
- Que dans Rome à sa table Auguste eût fait asseoir,
- Nos Césars d'aujourd'hui n'ont pas voulu le voir,
- Et monsieur de Beaumont lui refuse une messe.
-
- Oui, vous avez raison, monsieur de Saint-Sulpice.
- Eh! pourquoi l'enterrer? n'est-il pas immortel?
- A ce divin génie on peut sans injustice
- Refuser un tombeau, mais non pas un autel[98].
-
-Ce ne fut pas tout: le 11 juillet 1791, par un jour orageux,--soleil et
-pluie,--Voltaire fut porté au Panthéon, le Saint-Denis des rois de la
-pensée[99]. Ce fut moins le triomphe d'un homme que le triomphe de la
-philosophie et de l'humanité. Je ne parle pas seulement de cette sombre
-et vaillante multitude qui accompagnait le char du vainqueur immortel:
-je parle des morts de tous les temps, victimes connues ou inconnues
-qui triomphaient, elles aussi, dans ces funérailles, semblables à une
-apothéose. Sortez de vos tombeaux, de vos bastilles plus noires que
-des tombeaux; levez-vous sur vos chaises de fer; agitez au milieu des
-flammes vos mains à demi consumées! Debout! Calas, Sirven, La Barre,
-vous tous qui avez bu au calice amer de l'injustice humaine, soyez
-contents, soyez consolés: voici Voltaire, la justice et la réparation,
-qui passe!
-
-Jamais roi, jamais César n'eut un pareil cortége: la mère lui présente
-son enfant, le fruit de la douleur; la jeune Amérique, que Voltaire a
-bénie dans le fils du vieux Franklin, lui offre les libertés conquises
-avec l'épée de la France, chacune des fleurs qui tombent sur son
-cercueil couvre une des blessures de l'humanité.
-
-Devant cette majesté qui entre dans la gloire, les profondeurs de
-la société, les antres de l'histoire, les oubliettes, l'enfer de la
-vieille Thémis, s'éclairent d'un rayon vengeur. Le bûcher s'éteint; le
-fouet tombe des mains du bourreau; le gibet tremble; l'arbre de la mort
-demande à l'arbre de la vie de lui pardonner, le bec du vautour dit à
-Prométhée: «Tu m'as vaincu!»
-
-Le Masque de fer, le gazetier de Hollande, toutes les figures anonymes
-de la souffrance suivent les roues de ce char, qui s'avance vers
-l'Église de pierre du dix-huitième siècle; tous ceux qui ont été jetés
-sans linceul à l'oubli, au vent, aux gémonies, s'enveloppent des plis
-de son drap funèbre.
-
-Peuple, voici ton roi! Roi, voici ton peuple!
-
-La belle fête! C'est la fête du roi, mais c'est la fête du peuple.
-C'est la fraternité qui ferme le passé et qui ouvre l'avenir.
-
-Une ère nouvelle commence: la torture, la question, la roue, les
-lettres de cachet, toutes les ombres sinistres du passé s'envolent en
-agitant leurs ailes maudites. A cette vue, l'humanité se soulève à demi
-sur son lit d'airain. La joie, l'attendrissement, la reconnaissance,
-sortent des noirs sépulcres, des donjons, des chambres ardentes, des
-Montfaucons déserts, des _in pace_ vides. Les larmes de joie coulent du
-cœur humain, qui se rouvre à l'espérance. Et c'est avec ces larmes que
-le roi Voltaire est sacré pour l'éternité.
-
-
-NOTES:
-
-[90] A la barrière de Fontainebleau, les commis lui demandèrent s'il
-n'avait rien à déclarer. «Messieurs, il n'y a que moi de contre-bande,»
-répondit-il.
-
-[91] J'ai passé deux saisons dans l'appartement de ce grand esprit,
-dans ce cabinet qui, selon Grimm, ressemble beaucoup plus «au boudoir
-de la volupté qu'au sanctuaire des Muses».
-
-Sous ces lambris dorés,--dorés pour lui et non pour moi,--sous cet
-harmonieux plafond où les Muses de Vanloo tressent toujours des
-couronnes, comme s'il était encore là celui qui les aima toutes sans
-passion sérieuse, j'ai relu avec une passion sérieuse les contes de
-Voltaire. C'était relire tout Voltaire.
-
-J'ai déménagé pour deux raisons: la première, c'est que je n'écrivais
-plus, sous prétexte que Voltaire avait bien assez fait de livres comme
-cela. La seconde, c'est que les Anglais demandaient trop souvent à voir
-l'appartement de M. de Voltaire, qu'ils voulaient bien appeler l'homme
-le plus spirituel de France, ce qui faisait dire à mon groom, gamin
-de Paris qui n'aimait pas les Anglais: «Oui, mylord, l'homme le plus
-spirituel de France et d'Angleterre.»
-
-[92] Madame Vestris étant venue le surprendre à son petit lever, il
-lui dit: «J'ai passé la nuit pour vous comme si j'avais vingt ans.» Il
-avait refait avec amour le rôle d'Irène.
-
-[93] Selon les gazetiers: «M. de Voltaire avait un habit rouge doublé
-d'hermine, une grande perruque à la Louis XIV, noire, sans poudre, et
-dans laquelle sa figure amaigrie était tellement enterrée, qu'on ne
-découvrait que ses deux yeux, brillants comme des escarboucles. Sa tête
-était surmontée d'un bonnet carré rouge en forme de couronne, qui ne
-semblait que posé. Il avait à la main une petite canne à bec-de-corbin:
-son sceptre de Ferney.
-
-M. de Voltaire se plaignit de la pauvreté de la langue française (M.
-l'abbé Delille venait de lire un poëme); il parla de quelques mots peu
-usités, et qu'il serait à désirer qu'on adoptât, celui de _tragédien_,
-par exemple, pour exprimer un acteur jouant la tragédie. _Notre
-langue est une gueuse fière_, disait-il en parlant de la difficulté
-d'introduire des mots nouveaux; _il faut lui faire l'aumône malgré
-elle_.»
-
-Je reproduis aussi ces lignes du même journal, qui prouvent jusqu'au
-dernier jour le patriotisme trop souvent nié de l'auteur de la
-_Henriade_:
-
-«M. de Voltaire se trouvant chez madame la maréchale de Luxembourg,
-il fut question de la guerre. Cette dame souhaitait que les Anglais
-et nous entendissions assez bien nos intérêts et ceux de l'humanité
-pour la terminer sans effusion de sang.--_Madame_, dit le philosophe
-bouillant, en montrant l'épée du maréchal de Broglie, qui était
-présent, _voilà la plume avec laquelle il faut signer ce traité_.»
-
-[94] Voici un autre témoignage contemporain, celui de M. le comte de
-Ségur:
-
-«Il faut avoir vu à cette époque la joie publique, l'impatiente
-curiosité et l'empressement tumultueux d'une foule admiratrice pour
-entendre, pour envisager et même pour apercevoir ce contemporain de
-deux siècles, qui avait hérité de l'éclat de l'un et fait la gloire de
-l'autre.
-
-C'était l'apothéose d'un demi-dieu encore vivant.
-
-On pouvait dire qu'alors il y avait pendant quelques semaines deux
-cours en France, celle du roi à Versailles et celle de Voltaire à
-Paris. La première, où le bon roi Louis XVI, sans faste, vivait avec
-simplicité, paraissait l'asile paisible d'un sage, en comparaison de
-cet hôtel du quai des Théatins où toute la journée on entendait les
-cris et les acclamations d'une foule idolâtre qui venait rendre avec
-empressement ses hommages au plus grand génie de l'Europe.
-
-Dans sa maison, qu'on eût dit alors transformée en palais par
-sa présence, assis au milieu d'une sorte de conseil composé des
-philosophes, des écrivains les plus hardis et les plus célèbres de ce
-siècle, ses courtisans étaient les hommes les plus marquants de toutes
-les classes, les étrangers les plus distingués de tous les pays.
-
-Son couronnement eut lieu au palais des Tuileries, dans la salle
-du Théâtre-Français: on ne peut peindre l'ivresse avec laquelle cet
-illustre vieillard fut accueilli par un public qui remplissait à flots
-pressés tous les bancs, toutes les loges, tous les corridors, toutes
-les issues de cette enceinte. En aucun temps la reconnaissance d'une
-nation n'éclata avec de plus vifs transports.»
-
-[95] L'enthousiasme des Parisiens était traversé par quelques
-railleries. Un joueur de gobelets disait sur la place Louis XV: «Le
-grand Voltaire, notre maître à tous.»
-
-[96] Ainsi les deux hommes les plus illustres du dix-huitième siècle,
-Voltaire et Jean-Jacques Rousseau, sont morts par le poison.
-
-[97] Cette souveraine a joint aux présents qu'elle a fait remettre à
-madame Denis une lettre écrite de sa main. La suscription est: _Pour
-madame Denis, nièce d'un grand homme qui m'aimait beaucoup._ Cette
-épître singulière est un monument à conserver.
-
-«Je viens d'apprendre, madame, que vous consentez à remettre entre mes
-mains ce dépôt précieux que monsieur votre oncle vous a laissé, cette
-bibliothèque que les âmes sensibles ne verront jamais sans se souvenir
-que ce grand homme sut inspirer aux humains cette bienveillance
-universelle que tous ses écrits, même ceux de pur agrément, respirent,
-parce que son âme en était profondément pénétrée. Personne avant
-lui n'écrivit comme lui: il servira d'exemple et d'écueil à la race
-future. Il faudrait unir le génie à l'esprit, être M. de Voltaire pour
-l'égaler.»
-
-[98] Il y eut en même temps les injures de quelque rimeur embourbé dans
-l'infamie.
-
- De vice et de talent quel monstreux mélange!
- Son âme est un rayon qui s'éteint dans la fange.
- Il est tout à la fois et tyran et bourreau.
- Sa dent d'un même coup empoisonne et déchire.
- Il inonde de fiel les bords de son tombeau,
- Et sa chaleur n'est plus qu'un féroce délire.
- S'il n'avait pas écrit, il eût assassiné....
-
-
-[99] «Le jour n'avait pas été assez long pour ce triomphe. Le cercueil
-de Voltaire fut déposé entre Descartes et Mirabeau. C'était la place
-prédestinée à ce génie intermédiaire entre la philosophie et la
-politique, entre la pensée et l'action. Cette apothéose, c'était
-l'intelligence qui entrait en triomphatrice sur les ruines des préjugés
-dans la ville de Louis XIV. C'était la liberté qui prenait possession
-du temple de Sainte-Geneviève.» LAMARTINE.
-
-
-
-
-XIV.
-
-LE DIEU DE VOLTAIRE[100].
-
-
-Dieu et la liberté! disait Voltaire en donnant sa bénédiction au
-petit-fils de Franklin.
-
-En disant ces mots, il donnait un Dieu au nouveau monde, qui avait
-la liberté et qui n'avait pas de Dieu. Il donnait la liberté au monde
-ancien, qui avait Dieu et qui n'avait pas la liberté.
-
-Dieu et la liberté, c'est là tout Voltaire.
-
-Mais quel Dieu et quelle liberté?
-
-N'est-ce pas la liberté révoltée contre Dieu? La liberté de tout
-dire et de tout nier? Non, c'est la liberté de faire le bien, la
-liberté de faire le mal, si le mal conduit au bien; la liberté de
-conscience, la liberté de parler, la liberté d'écrire. Il commence par
-proclamer le libre arbitre: «On prétend que Dieu ne nous a pas donné
-la liberté, parce que si nous étions des agents, nous serions en cela
-indépendants de lui; et que ferait Dieu, dit-on, pendant que nous
-agirions nous-mêmes? Je réponds à cela deux choses: 1º ce que Dieu fait
-lorsque les hommes agissent, ce qu'il faisait avant qu'ils fussent, et
-ce qu'il fera quand ils ne seront plus; 2º que son pouvoir n'en est
-pas moins nécessaire à la conservation de ses ouvrages, et que cette
-communication qu'il nous a faite d'un peu de liberté ne nuit en rien
-à sa puissance infinie, puisqu'elle même est un effet de sa puissance
-infinie. On objecte que nous sommes emportés quelquefois malgré nous,
-et je réponds: Donc nous sommes quelquefois maîtres de nous. La maladie
-prouve la santé, et la liberté est la santé de l'âme.»
-
-Maintenant que Voltaire nous fait libres vis-à-vis de Dieu, il veut
-nous faire libres vis-à-vis du pape, vis-à-vis du roi, vis-à-vis de
-l'opinion. Nous n'avons qu'un maître; c'est notre conscience, cette
-parcelle de Dieu tombée en nous.
-
-Voltaire, qui n'est pas panthéiste, trouve dans la nature l'âme de
-Dieu, et veut que l'amour de Dieu remplisse le monde. Mais on a allumé
-assez de bûchers, et l'inquisition a fait son temps. Voltaire ne veut
-plus entendre les matines de la Saint-Barthélemy. Il permet à Galilée
-de tourner autour du soleil, et à Spinosa de voir Dieu partout,--ou
-même de ne le trouver nulle part.
-
-S'il condamne les athées, c'est qu'ils sont armés pour faire le mal.
-«Une société particulière d'athées, qui ne disputent rien, et qui
-perdent doucement leurs jours dans les amusements de la volupté, peut
-durer quelque temps sans trouble; mais si le monde était gouverné par
-des athées, il vaudrait autant être sous l'empire immédiat de ces êtres
-infernaux qu'on nous peint acharnés contre leurs victimes. En un mot,
-des athées qui ont en main le pouvoir seraient aussi funestes au genre
-humain que des superstitieux. Entre ces deux monstres la raison nous
-tend les bras.»
-
-La raison! pourquoi Voltaire ne dit-il pas Dieu?
-
-Il revient plus d'une fois sur ce thème. «Le fanatisme est certainement
-mille fois plus funeste que l'athéisme; car l'athéisme n'inspire point
-de passion sanguinaire, mais le fanatisme en inspire; l'athéisme
-ne s'oppose pas aux crimes, mais le fanatisme les fait commettre.
-Supposons avec l'auteur du _Commentarium rerum gallicarum_, que le
-chancelier de L'Hospital fut athée; il n'a fait que de sages lois,
-et n'a conseillé que la modération et la concorde: les fanatiques
-commirent les massacres de la Saint-Barthélemy. Hobbes passa pour un
-athée; il mena une vie tranquille et innocente: les fanatiques de son
-temps inondèrent de sang l'Angleterre, l'Écosse et l'Irlande. Spinosa
-enseigna l'athéisme: ce ne fut pas lui assurément qui eut part à
-l'assassinat juridique de Barneveldt; ce ne fut pas lui qui déchira
-les deux frères de Witt en morceaux et qui les mangea sur le gril. Je
-ne voudrais pas avoir affaire à un prince athée qui trouverait son
-intérêt à me faire piler dans un mortier: je suis bien sûr que je
-serais pilé. Je ne voudrais pas, si j'étais souverain, avoir affaire
-à des courtisans athées dont l'intérêt serait de m'empoisonner: il me
-faudrait prendre au hasard du contre-poison tous les jours. Il est donc
-absolument nécessaire, pour les princes et pour les peuples, que l'idée
-d'un Être suprême, créateur, gouverneur, rémunérateur et vengeur, soit
-profondément gravée dans les esprits. Il y a des peuples athées, dit
-Bayle dans ses _Pensées sur les comètes_. Les Cafres, les Hottentots,
-les Topinambous, et beaucoup d'autres petites nations n'ont point de
-Dieu: ils ne le nient ni ne l'affirment; ils n'en ont jamais entendu
-parler. Dites-leur qu'il y en a un, ils le croiront. Dites-leur que
-tout se fait par la nature des choses, ils vous croiront de même.
-Prétendre qu'ils sont athées est la même imputation que si l'on disait
-qu'ils sont anticartésiens: ils ne sont ni pour ni contre Descartes. Ce
-sont de vrais enfants: un enfant n'est ni athée ni déiste; il n'est
-rien.»
-
-Et Voltaire conclut que puisqu'il y a un Dieu, il faut croire en
-Dieu[101].
-
-Quand Voltaire avait passé trois heures dans sa bibliothèque, il allait
-se reposer dans son parc, sous quelque ramée chantante, où la nature,
-qui ne parle ni hébreu, ni grec, ni latin, comme a dit Malebranche,
-lui prouvait, dans son éloquence, le néant des systèmes. «O mon Dieu!
-je te cherche: où es-tu?» disait-il après une injure à Patouillet et
-avant une aumône faite à deux mains, ne se rappelant pas sans doute
-les paroles de saint Jean: «Quand nous verrons Dieu tel qu'il est,
-nous serons semblables à lui,» ou les paroles de saint Augustin sur
-la sagesse éternelle, qui ne parle à la créature que dans le secret
-de sa raison. C'était tous les jours pour Voltaire un nouveau voyage
-dans les profondeurs plus ou moins ténébreuses, plus ou moins étoilées.
-Il portait jusque dans les abîmes de la pensée humaine le flambeau de
-la raison. Seulement, tout émerveillé qu'il était par les hypothèses
-lumineuses de la philosophie, comme l'astrologue par les étoiles dans
-le ciel nocturne, il se laissait tomber dans le puits de la vérité et y
-éteignait son flambeau.
-
- Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer.
-
-C'est le cri d'un logicien qui veut gouverner le monde. Voltaire, qui
-ne veut gouverner que sa raison, commence par reconnaître la nécessité
-d'un Dieu, qui est l'âme et la lumière du monde, qui sera la récompense
-des bons et le châtiment des méchants.
-
-Il ne veut pas d'un Dieu tout fait; il veut créer son Dieu comme tous
-les philosophes, ce qui fait que, depuis le commencement du monde,
-c'est Dieu qui est créé à l'image de l'homme.
-
-Comme Socrate, Voltaire ose méconnaître les dieux de son pays, il
-cherche Dieu hors de l'Église; il s'incline devant le Christ, mais
-sans plus d'émotion que s'il passait devant Platon. Selon Platon,
-Dieu nous a donné deux ailes pour aller à lui, l'amour et la raison.
-Jésus dit que l'amour est la souveraine raison. Mais Voltaire ne croit
-pas que l'amour dise le dernier mot, et il interroge sa raison.
-«Si un catéchisme annonce Dieu aux enfants, Newton le démontre aux
-sages. Le mouvement des astres, celui de notre petite terre autour
-du soleil, tout s'opère en vertu des lois de la mathématique la plus
-profonde. Comment Platon, qui ne connaissait pas une de ces lois, le
-chimérique Platon, qui disait que la terre était fondée sur un triangle
-équilatère, et l'eau sur un triangle rectangle, l'étrange Platon,
-qui dit qu'il ne peut y avoir que cinq mondes, parce qu'il n'y a que
-cinq corps réguliers; comment, dis-je, Platon qui ne savait pas la
-trigonométrie sphérique, a-t-il eu cependant un génie assez beau, un
-instinct assez heureux pour appeler Dieu l'_éternel géomètre_, pour
-sentir qu'il existe une intelligence formatrice? Spinosa lui-même
-l'avoue. Il est impossible de se débattre contre cette vérité qui nous
-environne et qui nous presse de tous côtés. Mais, où est l'éternel
-géomètre? Est-il en un lieu, ou en tout lieu, sans occuper d'espace?
-je n'en sais rien. Est-ce de sa propre substance qu'il a arrangé
-toutes choses? je n'en sais rien. Est-il immense sans quantité ou sans
-qualité? je n'en sais rien. Tout ce que je sais, c'est qu'il faut
-l'adorer et être juste.»
-
-C'est la parole du sage et non du chrétien. Plus tard il cherchera et
-ne trouvera pas mieux l'image du Créateur. «Si le Phlégéthon et le
-Cocyte n'existent point, cela n'empêche pas que Dieu existe. Je veux
-mépriser les fables et adorer la vérité. Si on m'a peint Dieu comme un
-tyran ridicule, je ne le croirai pas moins sage et moins juste. Je ne
-dirai pas, avec Orphée, que les ombres des hommes vertueux se promènent
-dans les Champs-Élysées; je n'admettrai point la métempsycose des
-pharisiens, encore moins l'anéantissement de l'âme avec les sadducéens.
-Je reconnaîtrai une Providence éternelle, sans oser deviner quels
-seront les moyens et les effets de sa miséricorde et de sa justice. Je
-n'abuserai point de la raison que Dieu m'a donnée; je croirai qu'il y
-a du vice et de la vertu, comme il y a de la santé et de la maladie;
-et enfin, puisqu'un pouvoir invisible, dont je sens continuellement
-l'influence, m'a fait un être pensant et agissant, je conclurai que mes
-pensées et mes actions doivent être dignes de ce pouvoir qui m'a fait
-naître.»
-
-En philosophie, c'est toujours la loi de Voltaire: qu'il vaut mieux
-renoncer aux dogmes d'Épicure qu'à la raison. Il n'a qu'un dogme: la
-raison. Mais il a le tort de n'avoir pas d'autre loi en religion,
-là où le sentiment, sur ses ailes de flamme, s'élance au delà des
-mondes, pendant que la raison chemine toujours sur la terre. Comment
-montera-t-il jusqu'à Dieu? «Il y a l'infini entre Dieu et nous.» Est-ce
-avec le compas de la géométrie qu'il mesurera les espaces? En vain il
-va de Lucrèce à Spinosa, n'étudiant que le monde visible et cherchant
-le grand mot dans la nature. Mais il se détourne et lève les yeux:
-«Nous ignorons ce qui pense en nous.» Il appelle Dieu, il croit au
-lendemain de sa vie: «Nous ne pouvons savoir si cet être inconnu ne
-survivra pas à notre corps.» Il reconnaît que ce n'est pas seulement
-M. de Voltaire qui pense en lui; il est possédé d'un esprit qui a vécu
-et qui vivra, une monade, une flamme, un démon, un dieu, et il décide
-que «l'immortalité de l'âme n'est pas une vérité probable, mais une
-vérité mathématique. Dieu est sage, il proportionne les moyens à la
-fin; or la destinée de l'âme est immense, et la vie physique mesurée à
-quelques jours. Dieu est juste; il donne à chacun selon ses œuvres; or,
-toute punition et toute récompense n'est pas donnée ici-bas[102].»
-
-Les ennemis de Voltaire l'expliquent à leur gré, comme les impies
-expliquent l'Évangile. On le prend au mot sur une lettre ou une
-satire échappée à la colère du moment; on le condamne, grâce à une
-contradiction inspirée un jour de bataille. Avant tout, Voltaire était
-poëte; il croyait à ses vers; il ne prévoyait pas qu'on réimprimerait
-après lui sa polémique en prose. On n'a fait grâce à sa personne
-d'aucun billet, même des billets de confession. Dans sa poésie, comment
-parle-t-il à Dieu au bord de la tombe?
-
- O Dieu qu'on méconnaît, ô Dieu que tout annonce,
- Entends les derniers mots que ma bouche prononce!
- Si je me suis trompé, c'est en cherchant ta loi;
- Mon cœur peut s'égarer, mais il est plein de toi.
-
-Il cherchait la loi de Dieu, mais si la révélation lui montrait la loi
-écrite, il brisait les tables de la loi. C'est la justice de Dieu et
-non Dieu lui-même qui remplit son cœur.
-
-Son amour ne brûle pas du sacré enthousiasme, c'est l'amour de Dieu,
-moins le sentiment divin; aussi, son Dieu n'a-t-il ni majesté ni
-poésie. C'est un Dieu géomètre--l'éternel géomètre de Platon--moins
-l'horizon radieux du philosophe grec. Voltaire ne veut monter jusqu'à
-Dieu que par le chemin de la raison, avec le compas de Newton, et non
-avec les ailes de l'âme.
-
-Il n'est spiritualiste qu'à mi-chemin. Tout en disant à Spinosa les
-paroles de Bossuet: «Chez vous tout est Dieu, excepté Dieu même,» il
-n'est pas éloigné d'adorer Dieu dans la nature; il ne voit pas que la
-nature est une œuvre divine, où le Créateur ne s'est pas plus enfermé
-que Michel-Ange dans ses groupes. Il a des aspirations vers le bien
-plutôt que vers le beau; il ne couronne pas la vérité des fleurs
-divines de l'idéal, il est plus fanatique qu'enthousiaste de la raison.
-
-Comment Voltaire aime-t-il Dieu? Aimera-t-il Dieu pour lui-même?
-
-«Les disputes sur l'amour de Dieu ont allumé autant de haines qu'aucune
-querelle théologique. Les jésuites et les jansénistes se sont battus
-pendant cent ans à qui aimerait Dieu d'une façon plus convenable, et à
-qui désolerait le plus son prochain. Dès que l'auteur du _Télémaque_,
-qui commençait à jouir d'un grand crédit à la cour de Louis XIV,
-voulut qu'on aimât Dieu d'une manière qui n'était pas celle de l'auteur
-des _Oraisons funèbres_, celui-ci, qui était un grand ferrailleur,
-lui déclara la guerre et le fit condamner dans l'ancienne ville de
-Romulus, où Dieu était ce qu'on aimait le mieux après la domination,
-les richesses, l'oisiveté, le plaisir et l'argent. Si madame Guyon
-avait su le conte de la bonne vieille qui apportait un réchaud pour
-brûler le paradis et une cruche d'eau pour éteindre l'enfer, afin qu'on
-n'aimât Dieu que pour lui-même, elle n'aurait peut-être pas tant écrit.
-Elle eût dû sentir qu'elle ne pouvait rien dire de mieux. Mais elle
-aimait Dieu et le galimatias si cordialement, qu'elle fut quatre fois
-en prison pour sa tendresse.»
-
-Voltaire prodiguait trop son cœur aux hommes pour que ses expansions
-eussent le temps de chercher le chemin du ciel. Il n'était pas de ceux
-qui s'agenouillent comme Marie, et qui s'anéantissent aux pieds du
-Sauveur dans des extases infinies. Il voulait être lui-même un sauveur
-sur la terre, et, comme Marthe, il s'occupait de tant de choses qu'il
-remettait les affaires de Dieu au lendemain.
-
-L'horreur des ténèbres avait jeté de trop bonne heure Voltaire dans ce
-plein midi de la raison qui supprime les demi-teintes du sentiment.
-Quand le jour est plus vif, le regard voit peut-être moins loin. Comme
-ces jeunes filles de Lacédémone, habituées à être nues, qui gardaient
-leur sagesse à la condition de perdre leur pudeur, Voltaire, vis-à-vis
-de Dieu, s'est dépouillé trop tôt de la robe de lin du lévite, et la
-sagesse du philosophe n'a pas rayonné de tout son prisme, parce qu'elle
-n'était pas emportée en avant par les saintes vertus de l'enthousiasme.
-Dans son horreur du mal, dans son amour du bien, il a les vertus de
-l'apôtre, mais il n'en a pas la poésie. Il avait trop peur d'ensevelir
-la vérité sous les symboles; il ne voulait pas, comme la sibylle, que
-la forêt fût ténébreuse.
-
-Chose étrange! le théologien qui succède à Bossuet, ce tonnerre qui
-parle du ciel, c'est Voltaire, ce soleil de la raison. C'est la même
-fureur de vérité. Ils dépenseront tous les deux leur vie à convaincre
-leur siècle.
-
-Il y a la tradition de la foi et la tradition de l'histoire. Bossuet
-ne connaît que l'histoire de Dieu sur la terre. Voltaire ne connaît
-dans le ciel que l'histoire de l'homme. Bossuet va de Dieu à l'homme,
-Voltaire de l'homme à Dieu. L'homme de Voltaire est un exemplaire du
-Créateur aussi bien que l'homme de Bossuet. Mais, tandis que l'évêque
-de Meaux le condamne à porter sa croix, le pape de Fernex le relève du
-péché originel et déclare qu'on s'est déjà trop égorgé pour l'amour
-de Dieu. Il pleure de vraies larmes sur les quatre-vingt-dix mille
-victimes de la Saint-Barthélemy. «Il est bon, pourtant, que de si
-grands exemples de charité n'arrivent pas trop souvent. Il est beau de
-venger la religion, mais, pour peu qu'on lui fît de tels sacrifices
-deux ou trois fois chaque siècle, il ne resterait enfin personne sur la
-terre pour servir la messe.»
-
-Bossuet avait rappelé Dieu dans l'Église, mais Dieu ne descendait plus
-tous les jours, quand Voltaire y chercha des inspirations. Et Voltaire
-arma l'ange de la paix pour faire la guerre à l'Église, pour fouetter
-les sept péchés capitaux qui ont pris pied dans la maison du Seigneur,
-pour inscrire sur le fronton: _Liberté de conscience_; pour chasser le
-mauvais prêtre qui veut que son royaume soit de ce monde, pour prêcher
-dans la chaire des abbés de cour sa justice et sa charité, pour tuer
-l'inquisition: «Il n'en reste plus que le nom, s'écriera-t-il bientôt,
-c'est un serpent dont on vient d'empailler la peau.»
-
-Et quand l'Église s'indignait d'être ainsi violée dans sa force,
-Voltaire lui criait: «Je n'agiterais pas dans ton sein mon glaive de
-feu, si tu étais restée l'épouse fidèle de Jésus-Christ. Mais tu as
-trahi Dieu, et je viens au nom de Dieu, armé de son amour, châtier la
-femme adultère, qui laisse mendier à sa porte pendant qu'elle festoie
-avec le bien des pauvres.» Ç'a été une des forces de Voltaire de
-parler toujours au nom des vertus chrétiennes. Ç'a été sa force contre
-l'Église que de lui prendre ses armes pour la combattre[103].
-
-Mais, dans l'aveuglement de son amour de Dieu,--de son Dieu à lui,--il
-porta sa main,--ce jour-là sacrilége,--sur le Dieu de tout le monde,
-sur le Fils de Dieu. Il croyait le délivrer de sa couronne d'épines,
-mais il fit saigner une fois de plus le front du Sauveur.
-
-Le génie humain s'élève toujours assez haut pour comprendre que la
-parole de Jésus était la parole de Dieu. Mais Voltaire ne savait pas
-lire l'Évangile. Mais Voltaire n'admettait pas que la plus belle
-philosophie, si elle n'a que des équations d'algèbre pour remplacer
-la victime du Calvaire, sera impuissante à consoler Lazare et
-Madeleine[104]. Aussi n'a-t-il pas connu l'homme dans sa grande figure,
-c'est-à-dire l'homme divinisé.
-
-Voltaire, qui disait qu'on ne fait rien de rien, prenait, comme
-Prométhée, de l'argile pour faire des hommes, quand le christianisme
-lui enseignait qu'il fallait prendre la chair éternellement
-ressuscitée de Dieu.--_Ecce homo!_--dit l'humanité en voyant le Christ,
-et le trait d'union sublime qui marie le ciel à la terre.
-
-_Oportet hæreses esse_: «Il faut qu'il y ait des hérésies,» a dit
-l'Apôtre; et les siècles amoncelés lui ont toujours donné raison. Le
-débat ne s'est pas interrompu, et dans un âge où les avocats de la foi
-ont continué leurs controverses avec les protestants de la conscience.
-Le jour où, à la tribune, un des plus vaillants soldats que l'Évangile
-ait comptés dans nos temps, M. de Montalembert, s'écriait: «Nous
-sommes les fils des croisés, et nous ne reculerons pas devant les
-fils de Voltaire,» M. de Montalembert entrait dans le vrai sens de la
-question éternelle; et lui-même, en cette déclaration de résistance, il
-concluait, comme le disciple du Sauveur, à la fatalité de ces hérésies,
-dont la plus ardente et la plus vivace fut celle qui dure encore, et
-qui pour pape revendique le roi Voltaire.
-
-Combien de sages qui sont allés par delà les audaces de Voltaire!
-Lamennais a été plus amer que Candide quand il s'est écrié:
-«Voulez-vous que je vous dise ce que c'est que le monde? une ombre de
-ce qui n'est pas, un son qui ne vient de nulle part et qui n'a pas
-d'écho, un ricanement de Satan dans le vide.»
-
-On a dit de Voltaire: «Ce maître des philosophes avait élevé un mur
-entre le ciel et lui.» Mais n'est-ce pas avec les murs de l'Église,
-ruinée par les prêtres, que Voltaire avait bâti son mur? Et le mur
-s'élevait-il plus haut que l'Église pour cacher le ciel?
-
-Et d'ailleurs, ce n'est pas un mur que Voltaire a mis entre le ciel et
-lui, c'est la nature.
-
-Voltaire restera seul grand parmi les grands hommes de son siècle,
-parce qu'il s'est plus humilié que les autres devant la nature, parce
-qu'il n'a pas voulu, comme ses contemporains, refaire l'œuvre de Dieu:
-«Je m'en rapporte toujours à la nature, qui en sait plus que nous. Je
-ne vois que des gens qui se mettent sans façon à la place de Dieu,
-pour créer un monde avec la parole. Qu'ils disent donc comme lui:
-_Fiat lux!_» N'est-ce pas parler avec la vraie éloquence de celui
-qui a créé toutes les lumières, la lumière du monde et la lumière de
-l'esprit? Devant cette humilité du philosophe, on est tenté de prendre
-en pitié la lanterne sourde de tous ces Diogènes qui cherchent Dieu
-dans l'homme; mais quand on voit Voltaire porter d'une main si ferme
-et lever si haut le flambeau de la raison, on s'approche de lui avec
-respect et on reconnaît que c'est quelquefois le feu du ciel qui brûle
-dans sa main.
-
-Oui, cet homme qui rit souvent, qui se perd à force d'esprit,
-qui se retrouve à force de raison, est plus près de la sagesse
-que les penseurs moroses, amers ou majestueux de son siècle. Qui
-songe aujourd'hui à habiter la Salente de Fénelon ou la forêt de
-Jean-Jacques? Qui voudrait vivre dans les royaumes ou dans les
-républiques de l'abbé de Saint-Pierre, de Fontenelle, de l'abbé de
-Mably, de Holbach? Autant vaudrait vivre dans un rêve. Voltaire est
-toujours éveillé. L'humanité trouverait toutes ses lois dans ses
-œuvres[105]. Aussi, à sa mort, il prévit que le temps n'était pas
-éloigné où la Sorbonne toute vivante rendrait moins de décrets que
-Voltaire du fond de son tombeau.
-
-Le Dieu de Voltaire est obscurci par les nuages de la contradiction. La
-lumière humaine vacille toujours dans les mains de l'homme.
-
-Voltaire (n'est-ce pas une des faiblesses du génie gentilhomme?)
-ne voulait pas à certains jours d'une politique et d'une religion
-à l'usage de tout le monde. Il songeait à créer une république de
-philosophes, comme Platon avait créé la sienne. Il croyait que les
-gueux devaient rester ignorants, pour n'avoir que les aspirations de
-la nature. «La philosophie, disait-il, ne sera jamais faite pour le
-peuple. La canaille d'aujourd'hui ressemble en tout à la canaille
-d'il y a quatre mille ans[106].» Il dit encore: «Nous n'avons jamais
-voulu éclairer les cordonniers et les servantes. C'est le partage
-des apôtres.» C'est le blasphème d'un grand seigneur et non d'un
-philosophe. Mais tout en blasphémant et tout en niant la canaille,
-Voltaire travaillait pour Dieu et pour le peuple. Il dit quelque part
-des apôtres: «Ces douze faquins.» Il fut, sans le savoir, le treizième
-faquin.
-
-Oui, le treizième faquin, lui qui prêchait la justice, lui qui
-prêchait la paix, lui qui, dans le plus beau de ses vers, proclame que
-Jésus-Christ
-
- A daigné tout nous dire en nous disant d'aimer.
-
-Et quand il parle ainsi de son rôle d'ouvrier dans _la vigne du
-Seigneur_:
-
- Mais, de ce fanatisme ennemi formidable,
- J'ai fait adorer Dieu, quand j'ai vaincu le diable.
- Je distinguai toujours de la religion
- Les malheurs qu'apporta la superstition[107].
- L'Europe m'en sut gré; vingt têtes couronnées
- Daignèrent applaudir mes veilles fortunées,
- Tandis que Patouillet m'injuriait en vain.
- J'ai fait plus en mon temps que Luther et Calvin.
- On les vit opposer, par une erreur fatale,
- Les abus aux abus, le scandale au scandale;
- Parmi les factions ardents à se jeter,
- Ils condamnaient le pape et voulaient l'imiter.
- L'Europe par eux tous fut longtemps désolée.
- Ils ont troublé la terre, et je l'ai consolée.
-
-Souvent, là où le Christ finit l'œuvre d'amour, Voltaire commence
-l'œuvre de justice. Voltaire a écrit l'Évangile des droits de
-l'humanité quand on commençait à ne plus lire l'Évangile des droits de
-Dieu. Voltaire, qui a eu aussi dans sa vie des heures de rédemption,
-croyait que les derniers apôtres avaient dit leur dernier mot. Selon
-lui, l'Église envahissante masquait le ciel. On avait bâti un temple
-à Dieu pour cacher Dieu. Voltaire voulut montrer Dieu dans le cœur de
-l'homme. Du pied du Golgotha il dit de sa voix railleuse, amère et
-attendrie: «Ce n'est pas seulement Dieu que vous avez cloué là sur
-le gibet; que vous avez flagellé et couronné d'épines; que vous avez
-abreuvé de fiel et de vinaigre; que vous avez insulté jusque dans ses
-mortelles souffrances; ce n'est pas seulement Dieu qui pleure ses
-larmes et son sang depuis dix-huit siècles, c'est l'humanité. Dieu n'a
-sauvé que l'homme divin, je sauverai l'homme humain.»
-
- Un jour tout sera bien, voilà notre espérance;
- Tout est bien aujourd'hui, voilà l'illusion.
-
-Tout sera bien, c'est le dernier mot de la philosophie de Voltaire.
-«La Vérité est la fille du Temps.» Dieu n'a pas voulu, quand il tira
-le monde du néant, parachever son œuvre; il a daigné la remettre aux
-mains de sa créature. Les grands sculpteurs et les grands peintres,
-s'il est permis de les comparer au Maître des maîtres, ont signé
-leurs chefs-d'œuvre avant d'y avoir dit leur dernier mot. Il faut
-bien que tout le monde soit content, même la critique. On ne retouche
-pas aux œuvres des peintres et des sculpteurs, parce qu'on espère les
-surpasser, mais on retouche tous les jours d'une main pieuse à l'œuvre
-de Dieu.
-
-Tout homme porte en soi un exemplaire de l'infini; tout homme naît avec
-les aspirations du beau et du bien; tout homme meurt en regrettant
-les journées perdues sans l'amour et sans la justice. Pendant que la
-moisson jaunit et que la forêt chante, la raison travaille. C'est
-l'arche sainte lancée dans la mer des siècles, qui marche, marche,
-marche toujours vers le rivage. Le rivage n'est pas loin; la colombe
-est déjà partie. Quand l'arche abordera, _tout sera bien_, car on
-verra enfin descendre sur la terre la Vérité, la Raison et la Justice,
-ces trois vertus théologales de la philosophie, qui sont les vertus
-théologales de l'Église de Voltaire.
-
-Pourquoi Voltaire a-t-il laissé l'Amour à la porte? Pourquoi cette
-Église, comme le poëme de pierre des architectures gothiques, ne
-s'élève-t-elle pas plus haut dans les nues?
-
-
-NOTES:
-
-[100] «C'est un malheur, mais la France est de la religion de
-Voltaire,» a dit Napoléon Ier.
-
-Si la France est de la religion de Voltaire, c'est que Voltaire a fait,
-comme Dieu et comme Napoléon, les hommes à son image.
-
-Napoléon, qui voulait la religion, voulait comme Voltaire,--il voyait
-plus loin que Voltaire,--que la religion fût la suprême philosophie:
-
-«Moi aussi je suis un philosophe, et je sais que, dans une société
-quelle qu'elle soit, nul homme ne saurait passer pour vertueux et
-juste, s'il ne sait d'où il vient et où il va. La simple raison
-ne saurait nous fixer là-dessus; sans la religion, on marche
-continuellement dans les ténèbres.»
-
-[101] Les incrédules qui ont lu Voltaire lui ont prêté leur athéisme,
-comme en politique les furieux de liberté lui ont prêté leur démagogie.
-M. de Barante a relevé Voltaire des inconséquences de ses écoliers sans
-discipline.
-
-«Babouc, chargé d'examiner les mœurs et les institutions de Persépolis,
-reconnaît tous les vices avec sagacité, se moque de tous les ridicules,
-attaque tout avec une liberté frondeuse. Mais lorsque ensuite il songe
-que de son jugement définitif peut résulter la ruine de Persépolis,
-il trouve dans chaque chose des avantages qu'il n'avait pas d'abord
-aperçus, et se refuse à la destruction de la ville. Tel fut Voltaire.
-Il voulait qu'il lui fût permis de juger légèrement et de railler toute
-chose; mais un renversement était loin de sa pensée: il avait un sens
-trop droit, un dégoût trop grand du vulgaire et de la populace, pour
-former un pareil vœu. Malheureusement, quand une nation en est arrivée
-à philosopher comme Babouc, elle ne sait pas, comme lui, s'arrêter
-et balancer son jugement; ce n'est que par une déplorable expérience
-qu'elle s'aperçoit, mais trop tard, qu'il n'aurait pas fallu détruire
-Persépolis.»
-
-[102]
-
- Un calife autrefois, à son heure dernière,
- Au Dieu qu'il adorait dit pour toute prière:
- «Je t'apporte, ô seul roi, seul être illimité,
- Tout ce que tu n'as pas dans ton immensité,
- Les défauts, les regrets, les maux et l'ignorance.»
- Mais il pouvait encore ajouter _l'espérance_.
-
-
-[103] Ainsi avait fait Pascal. M. Edgar Quinet a dit: «Ce qui fait
-de la colère de Voltaire un grand acte de la Providence, c'est qu'il
-frappe, il bafoue, il accable l'Église infidèle par les armes de
-l'esprit chrétien. Humanité, charité, fraternité, ne sont-ce pas là
-les sentiments révélés par l'Évangile! Il les retourne avec une force
-irrésistible contre les violences des faux docteurs de l'Évangile.
-L'ange de colère verse, dans la Bible, sur les villes condamnées, tout
-ensemble le soufre et le bitume, au milieu des sifflements des vents:
-l'esprit de Voltaire se promène ainsi sur la face de la cité divine.
-Il frappe à la fois de l'éclair, du glaive, du sarcasme. Il verse le
-fiel, l'ironie et la cendre. Quand il est las, une voix le réveille
-et lui crie: Continue! Alors il recommence, il s'acharne; il creuse
-ce qu'il a déjà creusé; il ébranle ce qu'il a déjà ébranlé; il brise
-ce qu'il a déjà brisé! car une œuvre si longue, jamais interrompue et
-toujours heureuse, ce n'est pas l'affaire seulement d'un individu;
-c'est la vengeance de Dieu trompé, qui a pris l'ironie de l'homme pour
-instrument de colère.»
-
-[104] Voltaire lui-même, quand il est malade, blessé par un
-pamphlétaire ou blessé par la fièvre, s'exaspère jusqu'à perdre sa
-philosophie. Pascal gagne la sienne à souffrir, parce que la souffrance
-lui apprend mieux le mystère de Jésus.
-
-[105] «L'humanité, en effet. Voltaire ne travailla jamais, et c'est sa
-grandeur pour un coin de l'espace, ou pour une heure du temps. Mais
-n'est-ce pas là la gloire du dix-huitième siècle tout entier?» GUIZOT.
-
-[106] Voltaire, en 1791, eût peut-être émigré avec Rivarol. Il s'est
-toujours un peu moqué des républiques. «Quand je vous suppliais,
-écrivait-il au roi de Prusse, d'être le restaurateur des beaux-arts
-dans la Grèce, ma prière n'allait pas jusqu'à vous conjurer de rétablir
-la démocratie athénienne: je n'aime point le gouvernement de la
-canaille.» Mais il aimait la canaille, ce fond de douleur de l'humanité.
-
-[107] «Peut-être que parmi nous plus d'un eût agi comme Voltaire, s'il
-eût vécu sous un système qui regardait Alexandre Borgia comme un de
-ses guides spirituels; un système qui maintenait dans tous ses excès
-criminels une aristocratie empruntant une partie de ses ressources
-aux dépouilles de l'autel; un système qui pratiquait la persécution
-comme moyen de conviction, et qui jetait dans les flammes un enfant
-de dix-huit ans, accusé d'avoir ri pendant que passait une procession
-de prêtres. Telles étaient les effroyables erreurs et les abus qui se
-présentaient à l'esprit de Voltaire lorsqu'il attaqua les superstitions
-romaines, et dévoila le libertinage et l'intolérance du clergé
-usurpateur.» Lord BROUGHAM.
-
-
-
-
-XV.
-
-LES ŒUVRES DE VOLTAIRE.
-
-
-I.
-
-Les œuvres de Voltaire se composent de soixante-dix volumes[108]. Son
-œuvre, c'est la raison armée d'esprit.
-
-A son point de départ dans la vie, Voltaire semble avoir compris qu'il
-avait trop de chemin à faire pour descendre toujours au fond des
-choses, lui qui voulait régner à toutes les surfaces. En poésie comme
-en histoire, en histoire comme en philosophie, il ouvre une glorieuse
-campagne; mais dès qu'il a pris quelques drapeaux, il crie victoire
-et court à d'autres aventures. Il voyage à bride abattue sur les deux
-hémisphères de la pensée. Rien ne l'arrête, il ira partout, même quand
-il ne saura pas son chemin. Mais connaîtra-t-il bien le pays parcouru?
-Non. Il a tout vu à vol d'oiseau, avec le regard de l'aigle, il est
-vrai, mais le vol de l'aigle est trop rapide. Comme l'aigle aussi, il
-a osé regarder le soleil, mais le soleil ne lui a-t-il pas donné plus
-d'éblouissement que de lumière?
-
-Au lieu de chercher la Muse dans la forêt ténébreuse de l'inspiration,
-il l'a violée gaiement après souper, sans bien savoir si c'était la
-Muse. Au lieu d'étudier pieusement les archives du passé pour écrire
-l'histoire, il inventait l'histoire. «On fait l'histoire, l'histoire
-n'est jamais faite.» Dieu n'a-t-il pas créé le monde à son image?
-Voltaire créait à l'image de son esprit. Le philosophe était-il plus
-convaincu que le poëte et l'historien, lui qui, tour à tour, riait de
-ses timidités et surtout de ses audaces?
-
-Ce qui domine dans son œuvre comme dans ses œuvres, c'est le sentiment
-du bien plutôt que le sentiment du beau; car, pour le philosophe, le
-beau n'est pas toujours le bien. Toutefois, j'essayerai de démontrer
-que le sentiment du beau, qui est le sentiment de l'art, a aussi
-préoccupé Voltaire.
-
-Winckelmann disait avec quelque raison: «La plupart des écrivains ne
-sont pas plus en état de parler des œuvres d'art que les pèlerins ne
-le sont de donner une exacte description de Rome.» On avait la foi,
-on n'avait pas les yeux. Les écrivains français réfugiés en Hollande
-s'épuisaient en disputes théologiques et ne dépensaient pas une heure
-devant Rembrandt, qui était pourtant un fier théologien, et devant
-Ruysdaël, qui chantait la poésie de l'œuvre de Dieu. Jean-Jacques
-lui-même, Jean-Jacques, qui avait une palette si lumineuse et un
-pinceau si vif, passait par Venise sans voir les peintres vénitiens.
-S'il rapportait un tableau de l'Adriatique, c'était un tableau à la
-Jean-Jacques et non à la Giorgione.
-
-Voltaire, avant que Diderot eût parlé, avait le sentiment de l'art.
-A chaque page de ses lettres, on voit qu'il aspire au pays des
-chefs-d'œuvre. Il dit sans cesse qu'il ne veut pas mourir sans avoir
-reçu au Vatican, non pas la bénédiction du pape, mais celle de
-Michel-Ange, ce pape éternel de l'art moderne. Il veut voir Titien
-à Venise, Raphaël à Rome. Il veut voir à Pompéi et à Herculanum les
-vestiges de l'art antique. Quoique toujours malade, il n'ira pas en
-Italie pour le soleil, mais pour les enfants du soleil. Que lui importe
-s'il souffre! c'est sa destinée. Son esprit passe toujours avant son
-corps.
-
-Voltaire proclame la suprématie universelle des arts plastiques. «Il
-n'en est pas de la peinture comme de la musique et de la poésie. Une
-nation peut avoir un chant qui ne plaise qu'à elle, parce que le génie
-de sa langue n'en admettra pas d'autres; mais les peintres doivent
-représenter la nature, qui est la même dans tous les pays[109].»
-
-Voltaire a jugé un peu de haut, dans son _Siècle de Louis XIV_, les
-peintres français du dix-septième siècle. Mais il a vu juste, comme
-presque toujours, plus juste que Diderot jugeant les peintres du
-dix-huitième siècle. Voltaire voyait par l'œil simple, Diderot était
-trop artiste pour bien voir: la passion a toujours des prismes devant
-les yeux. Que si, dans cent ans, on consulte le jugement de nos
-meilleurs critiques contemporains sur les peintres du dix-neuvième
-siècle, on s'apercevra, je le crains bien, qu'ils se sont plus trompés
-que Voltaire.
-
-L'historien était en Prusse lorsqu'il écrivit le _Siècle de Louis
-XIV_. Il regrettait, pour parler des peintres, de ne pas revoir leurs
-tableaux; mais son vif souvenir lui permit de ne pas se tromper.
-Selon lui, Poussin est le peintre des penseurs, mais il lui reproche
-d'avoir outré le sombre du coloris de l'école romaine. Pour Voltaire,
-Le Sueur est un peintre qui avait élevé son art au plus haut point,
-mais qui mourut trop jeune. On méprise beaucoup Le Brun; Voltaire, tout
-en lui préférant Le Sueur, le reconnaît grand maître. «Son tableau
-de la _Famille de Darius_, qui est à Versailles, n'est point effacé
-par le coloris du tableau de Paul Véronèse, qu'on voit à côté.» Et
-Voltaire constate que par le dessin, la composition, la grandeur et
-le sentiment, on laisse derrière soi les peintres qui n'ont que leur
-palette. Il veut qu'il n'y ait de grands peintres que ceux-là qui
-travaillent pour être gravés.
-
-Voltaire n'aime pas beaucoup Mignard, mais il salue avec sympathie
-Bourdon et Valentin. Non-seulement il proclame Rigaud un grand
-portraitiste, mais il signale comme un chef-d'œuvre digne d'être
-comparé aux tableaux de Rubens le tableau où Rigaud a représenté le
-cardinal de Bouillon ouvrant l'année sainte.
-
-Où Voltaire se trompe, c'est devant le _Salon d'Hercule_ de Lemoine,
-qu'il regarde avec trop d'enthousiasme comme une des grandes pages de
-l'histoire de l'art; mais il ne se trompe ni sur Desportes, ni sur
-Oudry, les peintres d'animaux; ni sur Raoux, ce peintre inégal qui se
-souvient des Vénitiens et des Flamands; ni sur les Boulogne, le bon
-Boulogne et le mauvais Boulogne; ni sur Watteau, qui excelle dans le
-gracieux, «comme Teniers a excellé dans le grotesque;» ni sur Santerre,
-dont il vante les grâces et les voluptés, dont le coloris «vrai et
-tendre» lui fait chanter un hymne devant le tableau d'_Adam et Ève_,
-où Santerre a représenté, après la lettre, Philippe d'Orléans et la
-marquise de Parabère.
-
-Dans une lettre au comte d'Argental, Voltaire s'indigne de voir la cour
-préférer le dernier des Coypel[110] au dernier des Vanloo. Il s'indigne
-avec raison; car, entre le peintre prétentieux qui se laissait comparer
-à Raphaël, et le peintre sans prétention qui peignait d'immortels
-déjeuners de chasse avec un pinceau parisien et une palette flamande,
-il y avait tout un abîme.
-
-Voltaire croyait que le dix-huitième siècle l'emporterait par le ciseau
-sur le siècle de Louis XIV.
-
-Il attendait son voyage à Rome pour avoir une opinion sur
-l'architecture; il admirait la colonnade du Louvre, mais il ne
-levait jamais les yeux sur Notre-Dame de Paris. S'il vante la façade
-de Saint-Gervais, c'est qu'il a demeuré rue de Longpont. Il avait
-mieux étudié la gravure. Il possédait beaucoup d'estampes d'après les
-écoles italienne, flamande et française. Il aimait les ciselures, les
-médailles, les montres, les éventails. On consultait son goût chez
-le duc de Sully, chez la marquise de Mimeure, chez le maréchal de
-Villars, sur les tentures, les tapisseries[111], les porcelaines. Dans
-les jardins, quoiqu'il appréciât Le Nôtre, il ne voulait pas, comme
-Boileau, qu'on taillât sous ses yeux l'if et le chèvrefeuille.
-
-Voltaire aimait les beaux livres et se préoccupait de l'art
-typographique. Il veillait sur les éditions de ses œuvres avec une
-sollicitude jalouse. Non-seulement il désignait les peintres et les
-dessinateurs pour les estampes, mais il rédigeait lui-même les sujets à
-graver.
-
-Il disait sans cesse, en traversant le vieux Paris, sans air et sans
-soleil, qu'il lui semblait plutôt un repaire de truands qu'un pays
-habité par le peuple le plus spirituel de la terre: «Quand donc un
-autre Louis XIV bâtira-t-il le Versailles du peuple? C'était en vain
-qu'il parlait de Paris aux ministres et aux maîtresses du roi; on
-lui répondait que le Trianon était un séjour charmant. Et Voltaire
-s'écriait avec chagrin: «S'il ne se trouve ni un roi ni un homme pour
-rebâtir Paris, il faut pleurer sur les ruines de Jérusalem.»»
-
-Et quand il voit que Louis XV ne bâtira ni Versailles ni Paris, qu'il
-se contentera d'édifier la Madeleine, pour que toutes ses maîtresses
-aillent y répandre un jour les larmes de la pénitence, Voltaire
-s'adresse aux Parisiens eux-mêmes. Il leur rappelle que Londres,
-consumée par les flammes, se releva en deux années devant les bravades
-de toute l'Europe, qui lui disait: «Dans vingt ans tu ne seras encore
-qu'une ruine[112].»
-
-Voltaire s'est indigné, lui aussi, de voir le Louvre inachevé:
-
- Monument imparfait de ce siècle vanté
- Qui sur tous les beaux-arts a fondé sa mémoire,
- Vous verrai-je toujours, en attestant sa gloire,
- Faire un juste reproche à sa prospérité?
-
- Faut-il que l'on s'indigne alors qu'on vous admire;
- Et que les nations qui veulent nous braver,
- Fières de nos défauts, soient en droit de nous dire
- Que nous commençons tout pour ne rien achever?
-
- Sous quels débris honteux, sous quel amas rustique
- On laisse ensevelis ces chefs-d'œuvre divins!
- Quel barbare a mêlé la bassesse gothique
- A toute la grandeur des Grecs et des Romains?
-
- Louvre, palais pompeux dont la France s'honore,
- Sois digne de ce roi, ton maître et notre appui;
- Embellis les climats que sa vertu décore,
- Et dans tout ton éclat montre-toi comme lui.
-
-Les vers de Voltaire, écrits sur les genoux de madame de Pompadour, qui
-décorait la vertu de Louis XV, ne firent pas continuer le Louvre. En
-ce temps-là, Paris était à Versailles, et le palais des chefs-d'œuvre
-était le Parc-aux-Cerfs.
-
-
-II.
-
-Que redirai-je en feuilletant une fois encore ces œuvres de Voltaire,
-que ne protégent ni les dieux ni les Muses peut-être, mais qui ont
-donné au monde poétique un dieu et une Muse de plus?
-
-Voltaire, comme l'a dit un historien, est toute la poésie du
-dix-huitième siècle. Ce qui ne l'oblige pas à être un grand poëte.
-
-Quand Arouet se baptisa Voltaire, la place était à prendre dans la
-poésie. Il n'avait qu'à paraître avec ses rayons lumineux pour chasser
-dans le ciel nocturne toutes ces étoiles plus ou moins scintillantes
-qui s'appelaient Chaulieu, Hamilton, Dufresny, Jean-Baptiste Rousseau,
-l'abbé de Choisy, Destouches, Piron, La Motte. A sa première tragédie,
-quelque mauvaise qu'elle fût, il devait vaincre Crébillon le tragique.
-Campistron s'était vaincu lui-même. A sa première épître il devait
-vaincre Chaulieu, qui s'en allait, et Gresset, qui venait. Mais il
-ne devait pas atteindre André Chénier, ni Lamartine, ni Victor Hugo.
-Il n'avait pas, comme disait Pindare, «la chaste lumière des muses
-sonores».
-
-J'ai dit que Voltaire n'avait pas écrit ses confessions; il a mieux
-fait, il les a chantées. Dans sa poésie familière, il est personnel et
-intime comme les muses les plus expansives du dix-neuvième siècle.
-
-Il aimait mieux les figures de l'Olympe que les figures de la Bible,
-mais il n'est pas plus olympien que biblique. Il est le poëte de son
-temps[113].
-
-Voltaire, historien, faisait trop l'histoire, mais il la faisait à la
-manière de Xénophon et de Tite-Live[114]. Et puis, à côté du lumineux
-historien des faits, qui continue la tradition de la Grèce poétique,
-il y a chez Voltaire l'historien philosophe dont M. de Pongerville a
-résumé le génie en quelques traits décisifs: «Voltaire trouva dans
-le passé des leçons pour l'avenir. Avec lui l'histoire devint le
-tribunal où comparurent les oppresseurs et les opprimés; on jugea les
-prétentions des uns et les droits des autres. On se persuada, enfin,
-que l'homme peut penser ce qu'il veut, et dire ce qu'il pense[115].»
-
-La nature, qui embaume les livres de Jean-Jacques, ne montre pas un pan
-de sa robe dans ceux de Voltaire[116], c'est la nature académique de
-Boileau qui inspire le poëte de la _Henriade_.
-
-Dans toute la _Henriade_, la nature ne se montre pas davantage. «Il
-n'y a pas, disait Delille, d'herbe pour nourrir les chevaux, ni d'eau
-pour les abreuver.» Au seizième siècle, la nature inspirait les poëtes;
-Boileau vint, qui lui mit la perruque solennelle de la cour de Louis
-XIV: ainsi, dans l'_Épître_ à son jardinier, que dis-je, jardinier?
-_Antoine, gouverneur de mon jardin d'Auteuil_, Antoine _dirige_ l'if et
-_exerce_ sur les espaliers l'_art de La Quintinie_. De là une note du
-poëte pour expliquer cet hémistiche: «Jean de La Quintinie, directeur
-des jardins fruitiers et potagers du roi.» Une autre note avait déjà
-averti le lecteur que Boileau n'eût pas daigné parler de son jardinier,
-si Horace n'avait pas chanté son fermier. Comme Boileau était écouté
-des poëtes de son temps, la poésie dédaigna au dix-septième siècle la
-jupe rayée des hameaux et la primevère des prairies, les cascades de la
-fontaine et les harmonies de la forêt, les rêveries du sentier et les
-spectacles de la montagne. Il fut décidé que le jardin de Versailles
-était seul digne, grâce à ses ifs et à ses statues, d'être chanté dans
-les grands vers. La Fontaine, qui n'écoutait personne, osa chanter la
-fumée des fermes et la rosée des chemins. Par malheur, Voltaire était
-de l'école de Boileau.
-
-Voltaire jugeait vite et jugeait bien[117]. Il disait de Rivarol:
-«C'est un feu d'artifice tiré sur l'eau.» Quoi de plus original et de
-plus vrai que ce qu'il dit de Marivaux: «C'est un homme qui connaît
-tous les sentiers qui aboutissent au cœur humain, mais qui n'en sait
-pas la grand'route.» Nul mieux que lui ne décochait l'épigramme.
-«_Œdipe,_ s'écriait La Motte, c'est le plus beau sujet du monde:
-il faut que je le mette en prose.--Faites cela, dit Voltaire, et
-je mettrai votre _Inè_s en vers.» Parlant de Marmontel et de sa
-_Poétique_: «Comme Moïse, il conduit les autres à la terre promise,
-quoiqu'il ne lui soit pas permis d'y entrer.» Il se moquait finement
-des jugements du monde. Un jour, chez le prince de Conti, on déchirait,
-avec quelque raison, les fables de La Motte en vantant celles de La
-Fontaine. «A propos, dit Voltaire, je sais une fable de La Fontaine
-qui n'a jamais été imprimée.--Comment! une fable de La Fontaine?
-dépêchez-vous donc de nous la dire.» Et Voltaire l'ayant dite: «Voilà
-de l'admirable! Ce n'est pas comme ces vilaines fables de La Motte;
-que de naturel! que de grâce!--Eh bien! messieurs, s'écria Voltaire,
-cette fable charmante que vous admirez tous est pourtant de La
-Motte[118].»
-
-Voltaire est presque abandonné au théâtre, parce que, plus fidèle
-aux idées de son siècle qu'à l'idée éternelle de la grandeur et de
-la beauté, il s'est fait une arme de chacune de ses tragédies pour
-combattre des préjugés qu'il a vaincus. Napoléon, qui pardonnait
-à Voltaire quand Talma jouait _Œdipe_, relisait _Mahomet_ à
-Sainte-Hélène. «Quand la pompe de la diction, les prestiges de la
-scène ne trompent plus l'analyse ni le vrai goût, alors Voltaire
-perd immédiatement mille pour cent. On ne croira qu'avec peine qu'au
-moment de la révolution, Voltaire eût détrôné Corneille et Racine:
-on s'était endormi sur les beautés de ceux-ci, et c'est au premier
-consul qu'est dû le réveil.» Mais Voltaire s'était lui-même rendu
-justice. «Vous savez bien, fripon que vous êtes, écrit-il à Voisenon,
-que les tragédies de Crébillon ne valent rien, et je vous avoue en
-conscience que les miennes ne valent pas mieux; je les brûlerais toutes
-si je pouvais; et cependant j'ai encore la sottise d'en faire, comme
-le président Hubert jouait du violon à soixante-dix ans, quoiqu'il
-en jouât fort mal et qu'il fût cependant le meilleur violon du
-parlement[119].»
-
-Faut-il parler des comédies de Voltaire? «Voltaire n'a été bon
-plaisant que dans son propre rôle.» C'est M. Villemain qui a dit cela.
-Toutefois, qui donc a le droit de se montrer si sévère contre _Nanine_
-et l'_Enfant prodigue_? Alfred de Musset se retrouvait en famille dans
-la maison d'Euphémon, et _Louison_ est la petite-nièce de _Nanine_.
-
-C'est dans ses contes qu'il faut surtout chercher Voltaire: c'est là
-que son génie s'épanouit en toute liberté; c'est là qu'il nous surprend
-par sa gaieté profonde et sa raison souveraine; c'est là qu'avec son
-rire éclatant il nous jette la vérité à pleines mains: c'est Rabelais,
-c'est Montaigne, c'est Voltaire[120].
-
-Il y a un chef-d'œuvre de Voltaire qui renferme tout Voltaire: c'est
-_Candide_, un simple roman; mais ce simple roman, c'est tout l'esprit
-français[121], depuis la philosophie jusqu'à la grâce. Oui, tout
-Voltaire: l'imagination et la raillerie, la grandeur et la concision.
-La simplicité s'y promène toute nue, mais avec les mains pleines de
-roses et de diamants, comme la reine de Golconde. Oui, tout l'esprit
-français est là. Que dis-je? Swift et Sterne ont-ils plus d'humour?
-L'Arioste est-il plus romanesque? Cervantes se joue-t-il mieux de la
-folie et de la raison? Dans l'antiquité, qui donc eût raconté ce poëme
-enjoué de la misère humaine? Voltaire, qui jusque-là s'était montré
-plutôt un dessinateur qu'un peintre, semble avoir trouvé, comme par
-merveille, une palette préparée par un des rois de la couleur. Comme sa
-touche est spirituelle et lumineuse! Quelles oppositions! quels effets!
-quels miracles! Tous ses tableaux sont étincelants d'une immortelle
-lumière. C'est qu'il avait pris une torche de l'enfer pour regarder
-l'humanité de face et de profil. Le vieux Dante n'était pas descendu si
-loin. L'humanité s'était laissé surprendre un jour de colère sur son
-lit de douleur[122].
-
-Voltaire n'est pas seulement dans ses contes, il est dans toute son
-œuvre; les ébauches mêmes indiquent la main puissante d'un grand
-maître; le plus mauvais de ses pamphlets est encore digne de nos
-études, comme la plus simple de ses lettres, datée d'une heure ou d'un
-jour, est écrite pour l'immortalité.
-
-Aujourd'hui que la langue française est devenue un labyrinthe où la
-pensée ne tient pas toujours le fil d'Ariane, ce style de Voltaire nous
-frappe et nous séduit comme un beau rayon de lumière. Rien n'est plus
-franc, rien n'est plus simple, rien n'est plus beau; jamais l'esprit
-et la raison n'ont si bien marché du même pas. Il ne lui manque rien,
-si ce n'est la grandeur qui naît du sentiment. «Voltaire rit de tout,
-dit M. de Sacy; mais un vers dur le fait sauter sur son fauteuil; une
-faute de goût le met en colère même contre une impiété, et la seule
-chose qu'il ne pardonne pas à un philosophe, c'est de mal écrire. Vous
-haussez les épaules de cette passion pour les mots? Eh bien, avec votre
-dédain pour ces futilités littéraires, ayez, je vous prie, la grâce et
-la légèreté de Voltaire; écrivez avec plus de naturel et de liberté que
-lui; faites petiller plus d'idées dans un style plus coulant et plus
-simple! Le style, c'est la beauté de la pensée, comme les bois, les
-eaux, la lumière, sont les beautés du monde.» Le style de Voltaire,
-c'est la beauté de sa pensée. Il avait horreur des phrases. «Vos belles
-phrases! lui dit-on un jour.--Mes belles phrases! mes belles phrases!
-Apprenez que je n'en ai pas fait une de ma vie.»--Quel éloge de
-lui-même! quelle critique des autres!
-
-
-III.
-
-Pour bien juger un homme, il faut, après l'avoir vu à distance, aller
-jusqu'à lui, évoquer, comme disait Bacon, le génie de son temps,
-se faire pour une heure un homme de son siècle. Après toutes les
-métamorphoses provoquées par Voltaire, dans la France des idées, les
-armes de cet impitoyable combattant nous paraissent émoussées, à nous
-critiques d'un autre siècle; mais si par enchantement nous allions
-nous réveiller sous le règne de Louis XV, combien ne serions-nous pas
-émerveillés de l'héroïsme téméraire de cet homme qui fut longtemps seul
-de son parti! En effet, quelle était la France de Louis XV, la France
-des idées, la tête de la nation? Aux beaux jours de l'antiquité, le
-penseur n'avait qu'à dire à sa pensée: «Va, le jour est venu.» Mais en
-l'an de grâce 1750, trois siècles après la découverte de l'imprimerie,
-la pensée du philosophe rencontrait à chaque pas une sentinelle qui lui
-disait: «On ne passe pas.» Le livre ne s'envolait pas comme un oiseau
-de la fenêtre du penseur; il était soumis au censeur, à l'exempt, à
-l'humeur du ministre, à la critique du confesseur, à la fantaisie
-de la maîtresse, le ministre ne parlant qu'après la maîtresse et le
-confesseur. On sait trop bien que Voltaire et Jean-Jacques, d'Alembert
-et Diderot n'avaient pas, comme Molière et Corneille, approbation et
-privilége du roi. Si Voltaire secouait ses mains pleines de lumières,
-c'était hors de France, dans les marais de la Hollande, dans les
-brouillards de l'Angleterre, dans les déserts de la Suisse. Si une
-seule fois le censeur laissait passer une œuvre de Voltaire; cette
-œuvre s'appelait la _Princesse de Navarre_ ou le _Poëme de Fontenoy_!
-Mais si Voltaire ose penser, halte là! on a commencé par la Bastille,
-on a continué par l'exil, on va finir je ne sais où. En attendant,
-Voltaire, gentilhomme du roi de France, ami du roi de Prusse et de
-l'impératrice de Russie, prend des pseudonymes pour oser dire la
-vérité. Ce n'était qu'un jeu, direz-vous cent ans après, tout en
-souriant des folies de Louis XV. C'était si peu un jeu, que Voltaire,
-malgré sa témérité, passa toute sa vie aux portes de la France, lui qui
-tenait au cœur de la France. C'était si peu un jeu, que Voltaire, mort,
-n'eut que par surprise un tombeau dans sa patrie.
-
-Voltaire a dit: «Si quelqu'un veut se donner la peine de nous répondre,
-ce sera un Prométhée qui nous apportera le feu céleste.» Voltaire
-voulut s'appeler Prométhée II, mais il lui manqua le feu céleste.
-
-Voltaire est plus grand que sa philosophie, parce qu'il y a en lui plus
-qu'un philosophe; il y a en lui plus qu'un poëte, il y a un homme. Si
-Dieu ne rayonne pas comme le soleil de l'infini dans la sagesse du
-philosophe ni dans les vers du poëte, Dieu inspire l'homme vers la
-vérité et la justice.
-
-Le mot qui résumerait le plus nettement le génie de Voltaire serait la
-raison. Toutes ses œuvres sont là pour l'attester, poésie ou prose,
-poëme ou pamphlet, tragédie ou conte. Cette raison sans merci nous a
-supprimé bien des pages charmantes où son esprit eût si luxueusement
-doré les arabesques de la fantaisie. Oui, la raison, cette vigne sans
-ivresse où se sont abreuvés Charron, Montaigne, Molière, La Fontaine.
-La raison, n'est-ce pas le sentiment du beau et du bien? n'est-ce pas
-la corne d'abondance d'où tombent tous les fruits du génie? Est-ce
-avec autre chose que Voltaire a produit des chefs-d'œuvre littéraires
-et remué l'humanité? N'est-ce pas avec la raison qu'il a vaincu les
-mauvais philosophes et les mauvais dévots?
-
-Dans l'œuvre de Voltaire, la raison se montre à chaque pas, comme une
-âme qui éclaire et qui anime. Il y a un poëte qui chante, mais il y a
-aussi un homme qui va dire la vérité. Ce n'est point assez de parler
-la langue des dieux, il veut parler aussi la langue des hommes. «Sa
-prose est une épée; elle brille, elle siffle, elle pousse en avant,
-elle tue,» a dit M. Désiré Nisard. C'est avec cette épée flamboyante
-qu'il traverse l'histoire, la philosophie et la religion, répandant la
-lumière et combattant l'erreur--souvent par l'erreur.
-
-En poésie, dans la poésie de Voltaire lui-même, la raison a souvent
-tort, car la raison proscrit l'enthousiasme et la témérité. Or y a-t-il
-un grand poëte sans ces deux majestueux défauts? Voltaire n'a pu se
-sauver que dans le conte, l'épître et la satire. Là, c'est l'esprit
-qui parle dans toute sa grâce, dans tout son feu, dans tout son charme.
-Quelquefois la fantaisie vient d'un pied léger se hasarder dans le
-domaine de Voltaire; elle y chante le _Mondain,_ elle y dit _les Vous
-et les Tu_. Mais presque toujours, dans cette poésie étincelante,
-l'esprit seul a la parole.
-
-Si la raison a tort dans la poésie qui s'élève sur les ailes de la
-rêverie et de l'enthousiasme, la raison reprend bien sa place dans la
-poésie qui raisonne tout en rimant, dans la poésie qui parle à l'idée
-tout en parlant au sentiment. Ainsi, n'est-ce pas la raison qui a
-présidé à ces tragédies, ces contes, ces épîtres, où Voltaire court de
-rime en rime à la recherche de la vérité?
-
-Suivez pas à pas cette raison par toutes ses routes fertiles: en
-philosophie, elle a créé la critique; elle a saisi hardiment, d'une
-main impitoyable, le côté ridicule de toutes les philosophies qui
-s'étaient pavanées ici-bas dans leur robe de pourpre ou dans leurs
-guenilles. En politique, la raison de Voltaire produit l'amour de la
-patrie et l'amour de la liberté; elle relève l'homme à sa hauteur,
-elle proscrit les traces dernières de la féodalité, elle glorifie
-la noblesse du cœur et de l'esprit[123]. En religion, la raison de
-Voltaire se passionne; mais n'est-ce pas souvent la raison? S'il est
-allé trop loin, c'est qu'il pressentait qu'il perdrait du terrain.
-N'écrivait-il pas à d'Alembert: «Le temps fera distinguer ce que nous
-avons pensé d'avec ce que nous avons dit?»
-
-Et quand on a lu Voltaire, quand on a vécu sa vie, quand on a étudié ce
-grand homme dans son œuvre comme dans ses œuvres, on dit avec Gœthe:
-«On n'est point surpris que Voltaire se soit assuré en Europe, sans
-contestation, la monarchie universelle des esprits: ceux mêmes qui
-auraient eu des titres à lui opposer reconnaissaient sa suprématie, et
-donnaient l'exemple de n'être que les grands de son empire. Depuis sa
-mort, la renommée fait encore retentir d'un pôle à l'autre le bruit
-de sa gloire immortelle. Voltaire sera toujours regardé comme le plus
-grand homme en littérature des temps modernes, et peut-être même de
-tous les siècles; comme la création la plus étonnante de l'auteur
-de la nature, création où il s'est plu à rassembler une seule fois,
-dans la frêle et périlleuse organisation humaine, toutes les variétés
-du talent, toutes les gloires du génie, toutes les puissances de la
-pensée.»
-
-Que dire après Gœthe, celui-là qui a continué le dix-huitième siècle en
-plein dix-neuvième siècle?
-
-
-NOTES:
-
-[108] Voltaire ne comptait pas. Il s'effrayait quelquefois de tant de
-papier sillonné. «Sans compter, disait-il, que je ferais un beau volume
-de mes sottises!»
-
-[109] Voltaire s'élève contre les académies, parce que pour lui la
-seule académie, c'est la nature; pour lui, le goût académique est
-mortel; il restreint le talent au lieu de l'étendre:
-
-«Les académies sont, sans doute, très-utiles pour former les élèves,
-surtout quand les directeurs travaillent dans le grand goût: mais si
-le chef a le goût petit, si sa manière est aride et léchée, si ses
-figures grimacent, si ses tableaux sont peints comme les éventails; les
-élèves, subjugués par l'imitation ou par l'envie de plaire à un mauvais
-maître, perdent entièrement l'idée de la belle nature. Il y a une
-fatalité sur les académies: aucun ouvrage qu'on appelle académique n'a
-été encore, en aucun genre, un ouvrage de génie: donnez-moi un artiste
-tout occupé de la crainte de ne pas saisir la manière de ses confrères,
-ses productions seront compassées et contraintes: donnez-moi un homme
-d'un esprit libre, plein de la nature qu'il copie, il réussira. Presque
-tous les artistes sublimes ou ont fleuri avant les établissements des
-académies, ou ont travaillé dans un goût différent de celui qui régnait
-dans ces sociétés.»
-
-[110] Coypel, qui croyait écrire avec son pinceau et peindre avec sa
-plume:
-
- On dit que notre ami Coypel
- Imite Horace et Raphaël,
- A les surpasser il s'efforce;
- Et nous n'avons point aujourd'hui
- De rimeur peignant de sa force,
- Ni peintre rimant comme lui.
-
-
-[111] Voltaire voulut avoir la _Henriade_ en tapisserie. Il écrivit de
-Cirey à l'abbé Moussinot:
-
-«Allez donc, mon cher ami, dans le royaume de M. Oudry. Je voudrais
-bien qu'il voulût exécuter la _Henriade_ en tapisserie; j'en achèterais
-une tenture. Il me semble que le temple de l'Amour, l'assassinat
-de Guise, celui de Henri III par un moine, saint Louis montrant sa
-postérité à Henri IV, sont d'assez beaux sujets de dessins: il ne
-tiendrait qu'au pinceau d'Oudry d'immortaliser la _Henriade_ et votre
-ami.»
-
-Mais son trésorier l'avertit que cette édition de la _Henriade_ le
-ruinerait, et il y renonça.
-
-[112] «Nous possédons dans Paris de quoi acheter des royaumes: nous
-voyons tous les jours ce qui manque à notre ville, et nous nous
-contentons de murmurer. On passe devant le Louvre et on gémit de
-voir cette façade, monument de la grandeur de Louis XIV, du zèle de
-Colbert et du génie de Perrault, cachée par des bâtiments de Goths et
-de Vandales. Nous courons aux spectacles, et nous sommes indignés d'y
-entrer d'une manière si incommode et si dégoûtante. Nous n'avons que
-deux fontaines dans le grand goût, et il s'en faut bien qu'elles soient
-avantageusement placées: toutes les autres sont dignes d'un village.
-Des quartiers immenses demandent des places publiques, et tandis que
-l'arc de triomphe de la porte Saint-Denis et la statue équestre de
-Henri le Grand, ces deux ponts, ces deux quais superbes, ce Louvre,
-ces Tuileries, ces Champs-Élysées égalent ou surpassent les beautés
-de l'ancienne Rome, le centre de la ville, obscur, resserré, hideux,
-représente le temps de la plus honteuse barbarie.
-
-A qui appartient-il d'embellir la ville, sinon aux habitants? On parle
-d'une place et d'une statue du roi; mais depuis le temps qu'on en
-parle, on a bâti une place dans Londres, et on a construit un pont sur
-la Tamise. Il est temps que ceux qui sont à la tête de la plus opulente
-capitale de l'Europe la rendent la plus commode et la plus magnifique.
-Ne serons-nous pas honteux à la fin de nous borner à de petits feux
-d'artifice vis-à-vis un bâtiment grossier, dans une petite place
-destinée à l'exécution des criminels? Qu'on ose élever son esprit,
-et on fera ce qu'on voudra. Il s'agit bien d'une place! il faut des
-marchés publics, des fontaines, des carrefours réguliers, des salles de
-spectacle; il faut élargir les rues, découvrir les monuments qu'on ne
-voit point, et en élever qu'on puisse voir.»
-
-[113] Je ne sais pas s'il a lu beaucoup la Bible, j'en doute. Au
-dix-huitième siècle, la poésie de la Bible passait après la poésie de
-l'Olympe. «Je suis fâché, comme bon chrétien, disait Voltaire, que le
-sacré n'ait pas le même succès que le profane; mais est-ce ma faute si
-Jephté et l'arche du Seigneur sont mal reçus à l'Opéra, lorsqu'un grand
-prêtre de Jupiter et une catin d'Argos réussissent à la Comédie?»
-
-[114] L'historien qui a raconté Cromwell avec la familiarité d'un
-Bossuet doctrinaire avait le droit de caractériser l'historien de
-Charles XII. «S'il mêlait les travaux, il ne confondait pas les tons:
-il ne jeta sur Charles XII rien de la pompe un peu factice qu'il
-donnait à ses Romains de théâtre. L'ouvrage est dans un goût parfait
-d'élégance rapide et de simplicité. Pour les choses sérieuses, les
-descriptions de pays et de mœurs, les marches, les combats, le tour du
-récit tient de César bien plus que de Quinte-Curce. Nul détail oiseux,
-nulle déclamation, nulle parure: tout est net, intelligent, précis, au
-fait, au but. On voit les hommes agir; et les événements sont expliqués
-par le récit. Il y a même un rapport singulier et qui plaît entre
-l'action soudaine du héros et l'allure svelte de l'historien. Nulle
-part notre langue n'a plus de prestesse et d'agilité, nulle part on ne
-trouve mieux ce vif et clair langage, que le vieux Caton attribuait à
-la nation gauloise, au même degré que le génie de la guerre: _Duas res
-gens gallica industriosissime persequitur, rem militarem, et argute
-loqui_.»
-
-[115] Voltaire joue donc un grand rôle comme historien. «La mission
-qu'imposait l'histoire au dix-huitième siècle--et à Voltaire--était
-d'en finir avec le moyen âge; il a rempli cette tragique mission; il
-n'a rempli que celle-là: un siècle, un seul siècle n'est guère chargé
-de deux missions à la fois; il a détruit, il n'a rien élevé: il ne
-pouvait faire davantage.»
-
-C'est M. Victor Cousin qui dit cela. M. Victor Cousin a-t-il oublié que
-le dix-huitième siècle--que Voltaire--a fondé la raison humaine?--après
-Descartes.
-
-Selon M. Victor Hugo, «Voltaire, comme historien, est souvent
-admirable; il laisse crier les faits. L'histoire n'est pour lui qu'une
-longue galerie de médailles à double empreinte. Il la réduit presque
-toujours à cette phrase de son _Essai sur les mœurs_: «Il y eut des
-choses horribles, il y en eut de ridicules.» En effet, toute l'histoire
-des hommes tient là. Puis il ajoute: «L'échanson Montecuculli fut
-écartelé; voilà l'horrible. Charles-Quint fut déclaré rebelle par le
-parlement de Paris; voilà le ridicule.»»
-
-[116] Toutefois, Voltaire écrivant ces vers:
-
- L'arbre qu'on a planté rit plus à notre vue
- Que le parc de Versailles et sa vaste étendue,
-
-apprenait aux beaux désœuvrés le chemin des solitudes, comme l'a dit
-poétiquement un prosateur: «En France, quand nous revenons à la nature,
-il faut que la muse nous mène par la main.»
-
-[117] Souvent avec un seul mot il peint un homme et son œuvre: _Gentil
-Bernard_, _l'abbé Greluchon_, _Babet la Bouquetière_, _Floriannet_,
-et voilà quatre poëtes jugés. Et quel fin critique quand il n'a pas à
-juger Shakspeare et Corneille: «Il y a dans tous les arts un je ne sais
-quoi qu'il est bien difficile d'attraper. Tous les philosophes du monde
-fondus ensemble n'auraient pu parvenir à donner l'_Armide_ de Quinault,
-ni les _Animaux malades de la peste_ que fit La Fontaine sans savoir
-même ce qu'il faisait. Il faut avouer que dans les arts de génie tout
-est l'ouvrage de l'instinct. Corneille fit la scène d'_Horace_ et de
-_Curiace_ comme un oiseau fait son nid, à cela près qu'un oiseau fait
-toujours bien, et qu'il n'en est pas de même de nous autres chétifs.»
-
-[118] Et comme il avait de l'imprévu dans son esprit familier! On
-contait dans un cercle des histoires de voleurs; quand vint son tour il
-parla ainsi: «Il était une fois un fermier général... J'ai oublié le
-reste.»
-
-Et un soir qu'on parlait de l'incorruptibilité du roi de Prusse: «Par
-où diable, s'écria-t-il, pourrait-on prendre ce prince? il n'a ni
-conseil, ni chapelle, ni maîtresse.»
-
-[119] Dans ses _Études sur les tragiques grecs_, M. Patin a répandu la
-vraie lumière sur la tragédie antique et la tragédie du dix-huitième
-siècle; il a savamment expliqué pourquoi Voltaire ne pouvait et ne
-savait continuer Sophocle.
-
-[120] C'est aussi Swift, quand il conte _Micromégas_; c'est aussi
-Richardson, quand il écrit le dénoûment de l'_Ingénu_; c'est aussi
-Diderot, quand il fait pleurer _Jeannot et Colin_.
-
-[121] Tout l'esprit humain comme un autre roman, _Manon Lescaut_, ce
-chef-d'œuvre qui date du même temps, renferme tout le cœur humain.
-
-[122] «Voltaire sentait si bien l'influence que les systèmes
-métaphysiques exercent sur la tendance générale des esprits, que c'est
-pour combattre Leibniz qu'il a composé _Candide_. Il prit une humeur
-singulière contre les causes finales, l'optimisme, le libre arbitre,
-enfin, contre toutes opinions philosophiques qui relèvent la dignité de
-l'homme; et il fit _Candide,_ cet ouvrage d'une gaieté infernale: car
-il semble écrit par un être d'une autre nature que nous, indifférent
-à notre sort, content de nos souffrances, et riant comme un démon, ou
-comme un singe, des misères de cette espèce humaine avec laquelle il
-n'a rien de commun.» MADAME DE STAEL.
-
-[123] C'est l'école de Voltaire en politique qui a dit, par la bouche
-éloquente de l'un des siens: «Le problème n'est pas de supprimer le mal
-ou de transformer le monde, mais de faire prévaloir le bien dans le
-monde tel qu'il est.»
-
-
-
-
-XVI.
-
-LA DYNASTIE DE VOLTAIRE.
-
-
-Où commence et où finit Voltaire? Les libraires ne parviendront jamais
-à publier ses œuvres complètes. On a eu beau aller jusqu'à soixante-dix
-volumes, on a beaucoup omis. Le tome LXXI des œuvres de Voltaire, c'est
-la révolution française; le tome LXXII, c'est l'esprit nouveau.
-
-Byron a dit, parlant de son héros Napoléon Ier: «L'homme peut mourir,
-l'âme se renouvelle.» Napoléon III a dit: «Les grands hommes ont cela
-de commun avec la Divinité, qu'ils ne meurent jamais.»
-
-Voltaire ne mourut pas en 1778.
-
-On a dit que la Révolution française avait été l'apôtre du dix-neuvième
-siècle. Or la Révolution française a été la parole armée de Voltaire.
-Un instant, la royauté et l'Église respirèrent, en croyant que six
-pieds de terre devaient avoir enfin raison de ce révolutionnaire, qui
-était venu, avec son rire satanique, promener la torche ardente du
-libre examen devant leurs monuments foudroyés. Mais Voltaire, qui était
-un esprit et non un corps, venait de sortir plus radieux des ténèbres
-du tombeau. Il avait jeté ses guenilles au vent pour aller plus vite
-dans l'espace: le soleil avait dévoré le nuage.
-
-Non, Voltaire ne dort pas là-bas sous les dalles tumulaires de cette
-abbaye obscure. Son esprit, jusque-là enchaîné dans la prison d'un
-corps maladif qui lui imposait le tourment du sommeil, son esprit est
-réveillé pour jamais. On aura beau faire, on ne l'atteindra pas. Il
-défie maintenant toutes les bastilles et tous les bûchers.
-
-Et de tous côtés fleurira le voltairianisme. Le nouveau monde va
-devenir le monde nouveau, avec le catéchisme de Voltaire.
-
-Pendant que Ducis lui succède à l'Académie française, Beaumarchais le
-remplace dans son œuvre révolutionnaire. En France, c'est l'esprit qui
-tue, quand c'est la raison qui arme l'esprit. Le _Mariage de Figaro_,
-c'est la révolution avant la révolution, parce que c'est le tableau
-d'une société qui tombe d'elle-même. Beaumarchais arracha les masques
-un jour de fête, et toute la France se reconnut. Mais, comme la fête
-durait encore, la France rit gaiement d'elle-même sans s'effrayer du
-danger. Que dis-je? à cette belle heure du carnaval, elle regardait
-l'abîme avec je ne sais quelle ivresse faite de courage, de poésie et
-d'imprévu; elle y jetait ses couronnes et ses bouquets, ses sourires et
-ses pâleurs, tous les souvenirs de la veille, toutes les aspirations du
-lendemain; elle ne demandait qu'à s'y jeter elle-même.
-
-Voltaire avait commencé la guerre avec une gaieté amère, Beaumarchais
-la finissait avec un éclat de rire.
-
-Louis XVI, qui savait lire, et qui ne savait pas rire, avait mis son
-veto sur cette comédie révolutionnaire; mais Marie-Antoinette, qui
-voulait rire, la joua à Trianon. Quand elle monta sur l'échafaud, ne
-se souvint-elle pas que dans son règne il y avait eu aussi _la folle
-journée_, comme dans le _Mariage de Figaro_?
-
-Chamfort continuait Voltaire avec l'esprit voltairien. Rivarol le
-continuait avec l'esprit qui rit de tout, de Voltaire lui-même[124].
-Mais le jour des tempêtes est arrivé, Voltaire ne rira plus que sous le
-masque de Camille Desmoulins, et encore l'espace d'un matin, comme les
-roses de Fernex. Voici l'heure de toutes les révoltes. 1789 a sonné le
-glas funèbre et les matines joyeuses.
-
-Napoléon Ier, qui n'aimait pas Voltaire, a pourtant dû reconnaître que
-Voltaire avait préparé son peuple. La France voltairienne et la France
-napoléonienne sont la même France, avec deux Églises. Napoléon III
-a dit de Napoléon Ier qu'il avait été l'exécuteur testamentaire de
-la Révolution[125]. C'est une grande parole: or, qui avait dicté le
-testament?
-
-Voltaire et Napoléon ont fait le dix-neuvième siècle; le premier,
-un grand esprit, a donné la lumière; le second, un grand génie, a
-débrouillé le chaos.
-
-Voltaire avoue à chaque page de son œuvre qu'il n'est pas maître de
-lui. Il se croit de la famille de ces esprits dont les actions sont
-écrites là-haut. Il a ruiné mathématiquement le fatalisme. Mais si le
-premier venu est libre de faire le bien et le mal, l'homme de génie a
-une étoile, parce qu'il travaille pour Dieu, même si c'est un athée.
-Une invisible destinée conduit Voltaire. Jeune, il quitte le lit de
-sa maîtresse pour armer la raison; mourant, il soulève la pierre du
-sépulcre pour plaider la cause des sacrifiés.
-
-C'est l'histoire de Napoléon, qui va de conquêtes en conquêtes sans
-pouvoir s'arrêter. Le héros, qui n'avait que son épée, ne se contentera
-pas tout à l'heure d'être maître de la France; il voudra conquérir le
-monde. C'est l'esprit de la révolution qui le pousse, la révolution
-qui a trouvé son homme pour faire le tour du globe. Le soldat français
-sera le peuple initiateur, le peuple martyr, le peuple apôtre. Il
-ira semer son sang jusqu'aux sables des Pyramides, jusqu'aux neiges de
-Moscou.
-
-Napoléon, c'est le peuple fait empereur. Quand il monte sur le trône de
-France, il y fait monter la Révolution avec lui. Le pape, qui vient de
-le sacrer, sacre la Révolution. Le peuple se salue et se reconnaît tous
-les jours en passant sous le balcon des Tuileries. «Savez-vous pourquoi
-ils m'aiment? c'est que je suis le peuple couronné,» disait Napoléon à
-Benjamin Constant.
-
-Waterloo, c'est la revanche des rois. Quand on jette Napoléon à
-Sainte-Hélène, il semble que la France soit jetée elle-même sur le
-rocher anglais. Les vieux débris tentent vainement de reconstituer le
-monument du passé. Le peuple souffre et n'a plus foi; le peuple demande
-son empereur, vivant ou mort. Sa grande armée se retrouvera debout,
-comme le grenadier de Henri Heine: «Je resterai dans ma tombe comme une
-sentinelle, avec ma croix sur le cœur et mon fusil à la main, et quand
-il passera à cheval je sortirai tout armé du tombeau pour le défendre,
-lui, l'Empereur.»
-
-Cependant, où est Voltaire. Il est redevenu ambassadeur avec
-Talleyrand, et roi de France avec Louis XVIII, ce qui ne l'empêche pas
-de chanter des chansons dans la mansarde de Béranger; d'écrire des
-pamphlets dans la vigne de Paul-Louis Courier; de monter à la tribune
-avec le général Foy et Benjamin Constant; de courir toujours le monde
-et de s'appeler tour à tour Gœthe et Byron[126]; de hanter le Vatican
-et de rattacher l'école d'Athènes à l'école de Voltaire.
-
-Je reconnais aujourd'hui Voltaire dans chaque génération, dans ses
-ennemis comme dans ses amis. Joseph de Maistre et Louis Veuillot ont
-ri du rire de Voltaire contre les voltairiens. Henri Heine a bu la
-raillerie dans la coupe de Candide; Alfred de Musset paraphrase _les
-Vous et les Tu_; Proudhon, fils de Jean-Jacques, a été baptisé par
-Voltaire[127]. Victor Hugo appelait, il y a vingt ans, Voltaire un
-singe de génie; mais l'esprit de Voltaire a pénétré le génie de Victor
-Hugo, qui est maintenant en train de sacrer
-
- «Celui qui dépensa le génie en esprit.»
-
-A l'Académie, tout nouveau venu salue Voltaire roi de l'opinion
-publique et roi de l'esprit humain. Ainsi a fait hardiment Ponsard,
-ainsi a fait bravement Émile Augier. L'Académie elle-même n'a-t-elle
-pas dit, par la bouche éloquente de M. de Salvandy: «Ce que Voltaire a
-détruit tombait en ruines, ce qu'il a fondé est indestructible[128].»
-
-Et, pourtant, un jour est venu où la France tout entière, épouvantée de
-ces révoltes qui l'ont conduite à l'échafaud, qui l'ont frappée de mort
-à la retraite de Russie, qui l'ont assassinée à Waterloo, un jour est
-venu où la France a répudié Voltaire comme son mauvais génie, a menacé
-son tombeau et a expatrié son esprit. C'était en 1815. Il avait beau
-crier: «C'est moi qui suis Voltaire, c'est moi qui suis Paris, c'est
-moi qui suis la France, c'est moi qui suis le monde. J'ai été de toutes
-les victoires de Bonaparte, j'ai veillé sous sa tente pour le protéger
-même lorsqu'il me condamnait. Ces victoires perdues pour la France
-sont des conquêtes éternelles pour l'humanité, car nous avons ensemble
-labouré la terre par un sillon de lumière.» Il avait beau crier, on le
-condamnait. Et pendant que Napoléon s'en allait à Sainte-Hélène, César
-sans épée, mais malgré lui César encyclopédiste, Voltaire s'envolait en
-Allemagne, tout droit chez Gœthe, avec les vestiges du dernier drapeau
-de Waterloo.
-
-Mais c'est en vain que la France peu à peu reprise par les ténèbres,
-la France humiliée devant les rois de l'Europe qu'elle a si longtemps
-humiliés, défend à Voltaire de revenir jamais. Elle lui ferme les
-colléges, parce qu'elle se dit que pour ce fléau de l'Église, la
-jeunesse est une vaillante armée; elle réveille contre lui les haines
-apaisées; elle met à toutes les frontières quatre hommes et un caporal
-pour défendre le passage à l'impie. Mais voilà qu'un jour l'impie est
-revenu. L'imprimerie donne des millions d'ailes à son verbe; les deux
-mondes réapprennent leurs droits à son école. Et un soir de distraction
-il entre au cabaret. Le roi Voltaire se fait peuple pour chanter les
-airs du soldat et de l'ouvrier, les airs connus mais toujours nouveaux
-qui disent le courage et l'amour. Le ci-devant gentilhomme du roi Louis
-XV verse à boire au peuple de 1815, pour lui verser à plein verre le
-patriotisme et la liberté. Et voilà que toute la France chante avec
-lui. Et voilà qu'un cri du cœur part et retentit dans tous les cœurs.
-La France qu'il a réveillée, la France lève la tête en chantant le
-_Vieux drapeau_.
-
-Le vieux drapeau, ce n'est pas seulement la bannière qui conduisait à
-la victoire les volontaires de 92 et les grenadiers de Napoléon; le
-vieux drapeau, c'est aussi le drapeau de Voltaire, car si les héros
-y ont inscrit le mot _Patrie_, Voltaire y a inscrit le mot _Esprit
-humain_.
-
-
-NOTES:
-
-[124] Voltaire a dit de Rivarol comme on avait dit de Voltaire: «C'est
-le Français par excellence.» Voltaire disait plus justement encore:
-«C'est un Français d'Italie.»
-
-[125] Au commencement de la Révolution, c'est Voltaire qui prédomine;
-après lui, Jean-Jacques vient, Jean-Jacques est remplacé par Diderot.
-Voltaire siége à la Constituante, Jean-Jacques préside à la fête de
-l'Être suprême, Diderot assiste aux fêtes de la Raison.
-
-[126] Lord Byron, un peu fils de Voltaire, l'a reconnu avec un accent
-d'amour filial: «Voltaire a été appelé un _écrivain superficiel_ par
-ce même homme, de cette même école qui appelle l'Ode de Dryden une
-_chanson d'homme ivre_; cette _école_, avec tout son bagage d'épopée et
-d'excursions, n'a rien produit qui vaille ces deux mots dans _Zaïre_:
-_Vous pleurez!_ ou un seul discours de _Tancrède_. Toute la vie de ces
-apostats, de ces renégats, avec leur morale au thé et leurs trahisons
-politiques, ne peut offrir, malgré leurs prétentions à la vertu, une
-seule _action_ qui égale ou approche la défense de la famille de Calas
-par ce grand et immortel génie, Voltaire l'universel!»
-
-[127] Chez Voltaire, tout disparaît devant l'homme; chez Proudhon,
-l'homme lui-même disparaît.
-
-[128] Où n'est-il pas, ce fanatique de la raison? Il conte avec
-Mérimée, il écrivit l'histoire avec Thiers, il raille avec Gozlan, il
-raisonne avec Karr, il s'indigne avec Michelet, il bataille avec About.
-Je le sens là qui me tempère aux jours d'enthousiasme en me rappelant
-que «il faut rire de presque tout».
-
-
-
-
-XVII.
-
-LA COMÉDIE VOLTAIRIENNE.
-
-
-La vie de Voltaire est une comédie en cinq actes et en prose--une belle
-comédie à la Molière avec des tableaux à la Shakspeare,--où rayonne la
-raison humaine dans le génie français.
-
-Le premier acte de la comédie voltairienne se passe à Paris avec les
-grands seigneurs et les comédiennes; il commence aux fêtes du prince de
-Conti et finit à la mort de mademoiselle Lecouvreur. C'est un imbroglio
-où la folie française s'éclaire çà et là du rayonnement tempéré de la
-raison anglaise. C'est l'époque de la Bastille et de l'exil; mais c'est
-l'âge des premiers triomphes du poëte et des premières aventures de
-l'amoureux. Tout le monde a de l'esprit, même quand il faut avoir du
-cœur. On entre sur la scène en riant de tout, même des dieux. Voltaire
-est déjà l'ami des rois et l'ennemi de leur royauté, car il pressent la
-sienne. Comme les dieux de l'Olympe, il a franchi l'espace en trois pas.
-
-Le second acte, plus reposé, mais non pas plus sévère, où l'amour
-joue encore son rôle, se passe au château de Cirey et à la cour du
-roi Stanislas. Ce second acte peut s'appeler l'amour de la science
-et la science de l'amour. Voltaire et la marquise du Chastelet ont
-retrouvé le paradis perdu, et ils mangent la pomme jusqu'à l'amertume.
-Apollon ne joue pas de la lyre, et Daphné, au lieu de se cacher dans
-les chastes ramées, meurtrit son sein sous les livres de géométrie.
-Leur amour n'est bientôt qu'une fumée sans feu. Le mari joue les
-Sganarelle, mais l'amant finit par les jouer à son tour; car le jour où
-Voltaire ramène ses passions sur le rivage, comme le nautonier prudent
-ramène son navire quand le vent va manquer aux voiles, Saint-Lambert,
-imprudent comme la jeunesse, emporte en pleine mer la maîtresse de
-Voltaire, qui meurt bientôt au premier tourbillon.
-
-Que si on trouve que ces deux premiers actes de la comédie durent trop
-longtemps, je répondrai: J'aurais voulu les faire bien plus longs; car
-il a raison le poëte Sainte-Beuve qui a dit: «Ce n'est pas tant la vie
-qui est courte, c'est la jeunesse.»
-
-Le troisième acte se passe à la cour de Frédéric II, à Berlin, à
-Potsdam, à Sans-Souci, où Voltaire donne des leçons de grammaire et
-prend des leçons de philosophie. C'est une caricature du Sunium et
-du Palais-Royal. On parle mal de la sagesse et on ne soupe pas bien.
-L'Académie de l'algèbre tient trop de place à cette cour sans femmes et
-sans Dieu. Voltaire joue son rôle avec toutes ses grâces diaboliques,
-avec tout son esprit surhumain, avec toutes ses colères de lion
-apprivoisé. Mais le Salomon du Nord a des griffes plus longues que les
-siennes, il les montrera dès qu'il aura vu le fond de la poétique de
-Voltaire;--et le courtisan s'enfuit pour faire à son tour le métier de
-roi,--le seul métier qui fût possible en ce temps-là.
-
-Le quatrième acte se joue à Fernex. Le roi Voltaire prend pied du même
-coup dans quatre pays, en attendant qu'il règne partout. Il a une cour,
-il a des vassaux, il a des curés; il bâtit une église et baptise tous
-les catéchumènes de la philosophie de l'avenir; il apprend l'amour
-aux puritaines de Genève; il dote la nièce de Corneille; il venge la
-famille de Calas, il plaide pour l'amiral Byng, pour Montbailly, pour
-La Barre, pour tous ceux qui n'ont pas d'avocat; il joue _Mahomet_ et
-_César_, ce qui fait que son ennemi Jean-Jacques lui écrit: «Je vous
-hais, parce que vous avez corrompu ma république en lui donnant des
-spectacles.»
-
-Le cinquième acte se passe à Paris, comme le premier. Mais cet homme
-qui, au début de l'action, était embastillé, proscrit, bâtonné, revient
-en conquérant. Tout Paris se lève pour le saluer; l'Académie croit
-qu'Homère, Sophocle et Aristophane sont revenus sous la figure de
-Voltaire; la Comédie le couronne de l'immortel laurier. Mais il est
-bien question du poëte à cette heure suprême! Paris tout entier le tue
-dans ses embrassements, ce roi de l'opinion qui lui apporte en mourant
-la conquête des droits de l'homme. Ah! ce fut un beau triomphe, car
-c'est du jour de la mort de Voltaire que le roi Tout-le-monde a pris sa
-place au banquet de la vie.
-
-La moralité de cette comédie fut révélée en ce grand jour de fête qui
-s'appela l'_Apothéose de Voltaire_; car ce jour-là la Révolution était
-faite, et on reconnut les conquêtes impérissables de celui qui s'est
-résumé par ces deux mots: _Dieu et la Liberté!_
-
-
-
-
-APPENDICE.
-
-
-I.
-
-LE TESTAMENT DU ROI VOLTAIRE.
-
-
-Voltaire a légué à la France la Révolution de 1789, à l'Europe la haine
-des ténèbres, à l'humanité l'évangile du bien, au monde la monnaie de
-l'esprit.
-
-Tous les philosophes, de Platon à Descartes, avaient bâti des châteaux
-de fées et combattu des chimères. Voltaire éleva le temple de l'esprit
-humain et combattit «les monstres de la superstition».
-
-On a dit qu'il aurait mieux fait de mourir sans testament, comme on a
-dit de Jean-Jacques qu'il aurait mieux fait de mourir sans confession.
-Voltaire, en effet, écrivit à son dernier jour un testament sous la
-dictée de sa nièce, où il oubliait les pauvres parce que madame Denis
-était insatiable. Mais était-ce bien là le testament de Voltaire?
-
-Non, le testament d'un homme de génie, c'est son œuvre.
-
-Une bonne fortune m'a mis entre les mains les derniers papiers de
-Voltaire--des pensées écrites au jour le jour, souvent pendant les
-heures blanches de la nuit,--les dernières malices de ce démon sans
-repentir, les dernières vérités tombées de cette grande âme.
-
-J'ai cherché dans toutes les pages de Voltaire sans retrouver ces
-pensées, à part quelques-unes recueillies dans le _Dictionnaire
-philosophique_. Je les donne dans le beau désordre où je les trouve,
-comme le graveur qui traduit une ébauche de maître sans oser corriger
-les fautes du dessin.
-
-On retrouve ici le Voltaire universel: religion, amour, philosophie,
-littérature, beaux-arts, histoire: toutes les capitales et toutes les
-provinces du roi tyrannique de l'esprit humain.
-
- * * * * *
-
-Il ne faut pas forcer le peuple; c'est une rivière qui se creuse
-elle-même son lit; on ne peut faire changer son cours.
-
- * * * * *
-
-Il en est des différents ouvrages comme de la vie civile. Les affaires
-demandent du sérieux, et le repas de la gaieté. Mais aujourd'hui on
-veut tout mêler: c'est mettre un habit de bal dans un conseil d'État.
-Il faut qu'il y ait des moments tranquilles dans les grands ouvrages,
-comme dans la vie après les instants de passion.
-
- * * * * *
-
-Pourquoi dit-on toujours _mon Dieu_ et _notre Dame_?
-
- * * * * *
-
-L'auteur le plus sublime doit demander conseil. Moïse, malgré sa nuée
-et sa colonne de feu, demandait le chemin de Jéthro.
-
- * * * * *
-
-Inscription pour une estampe représentant des gueux.
-
-REX FECIT.
-
- * * * * *
-
-Nous sommes esclaves au point que nous ne pouvons nous empêcher de nous
-croire libres.
-
- * * * * *
-
-Un médecin croit d'abord à toute la médecine; un théologien à toute sa
-philosophie. Deviennent-ils savants? ils ne croient plus rien; mais les
-malades croient et meurent trompés.
-
- * * * * *
-
-O grandeur des gens de lettres! Qu'un premier commis fasse un mauvais
-livre, il est excellent; que leur confrère en fasse un bon, il est
-honni.
-
- * * * * *
-
-Celui qui a dit qu'il était le très-humble et très-obéissant serviteur
-de l'occasion a peint la nature humaine.
-
- * * * * *
-
-Le bonheur est un état de l'âme; par conséquent il ne peut être
-durable. C'est un nom abstrait composé de quelques idées de plaisir.
-
- * * * * *
-
-Turc, tu crois en Dieu par _Mahomet_; Indien, par _Fo-hi_; Japonais,
-par _Xa-ca_, etc. Eh! misérable, que ne crois-tu en Dieu par toi-même?
-
- * * * * *
-
-Qui doit être le favori d'un roi? Le peuple: mais le peuple parle trop
-haut.
-
- * * * * *
-
-L'amour est de toutes les passions la plus forte, parce qu'elle attaque
-à la fois la tête, le cœur et le corps.
-
- * * * * *
-
-Il faut avoir une religion, et ne pas croire aux prêtres; comme il faut
-avoir du régime, et ne pas croire aux médecins.
-
- * * * * *
-
-Il n'y a point d'avare qui ne compte faire un jour une belle dépense:
-la mort vient et fait exécuter ses desseins par un héritier. C'est
-l'histoire de plus d'un roi de ma connaissance.
-
- * * * * *
-
-Plusieurs savants sont comme les étoiles du pôle, qui marchent toujours
-et n'avancent point.
-
- * * * * *
-
-On dit des gueux qu'ils ne sont jamais hors de leur chemin; c'est
-qu'ils n'ont point de demeure fixe. Il en est de même de ceux qui
-disputent sans avoir des notions déterminées.
-
- * * * * *
-
-L'homme doit être content, dit-on; mais de quoi?
-
- * * * * *
-
-L'abbé de Saint-Pierre a voulu la paix universelle: il ne connaissait
-pas les lois du monde:
-
-Un homme éternue; un chien épouvanté mord un âne; l'âne renverse la
-faïence d'un pauvre homme; la faïence renversée blesse un petit enfant.
-Procès.
-
- * * * * *
-
-Nous traitons les hommes comme les lettres que nous recevons; nous les
-lisons avec empressement, mais nous ne les relisons pas.
-
- * * * * *
-
-Qui a dit que les paroles sont les jetons des sages et l'argent des
-sots?
-
- * * * * *
-
-L'ennuyeux est la torpille qui engourdit, et l'homme d'imagination est
-la flamme qui se communique.
-
- * * * * *
-
-La plupart des hommes pensent comme entre deux vins. N'est-ce pas,
-monsieur de Maurepas?
-
- * * * * *
-
-Le lit découvre tous les secrets: _Nox nocti indicat scientiam_.
-
- * * * * *
-
-Cromwell disait qu'on n'allait jamais si loin que quand on ne savait
-plus où on allait.
-
- * * * * *
-
-Πολιτικοϛ signifiait citoyen: il signifie aujourd'hui ennemi des
-citoyens.
-
- * * * * *
-
-Prière des pèlerins de la Mecque: «Mon Dieu, délivre-nous des visages
-tristes!» Ces pèlerins-là avaient été à Pompignan.
-
- * * * * *
-
-On peut dire de la plupart des historiens d'aujourd'hui ce que disait
-Balzac de La Motte Le Vayer: «Il fait le dégât dans les bons livres.»
-
- * * * * *
-
-On s'est réduit partout à la vie simple. La semaine sainte de Rome et
-le carnaval de Venise n'ont plus de réputation. On va au bal comme à la
-messe, par habitude.
-
- * * * * *
-
-Les avares sont comme les mines d'or qui ne produisent ni fleurs
-ni feuillages.--L'honneur est le diamant que la Vertu porte au
-doigt.--La plus grande des dignités pour un homme de lettres est sa
-réputation.--Peser le mérite des hommes! il faudrait avoir la main bien
-forte pour soutenir une telle balance.--La science est comme la terre;
-_on n'en_ peut posséder qu'un peu.
-
-Un républicain aime plus sa patrie que ne le fait le sujet d'un roi,
-parce qu'on aime plus son bien que celui d'autrui.
-
- * * * * *
-
-Pénétration, science, invention, netteté, éloquence, voilà l'esprit.
-
-L'âme est un timbre sur lequel agissent cinq marteaux; chacun frappe en
-un endroit différent. Il n'y a pas de point mathématique; donc l'âme
-est étendue, donc elle est matérielle. Dois-je dépouiller un être de
-toutes les propriétés qui frappent mes sens, parce que l'essence de
-cet être m'est inconnue? Il se peut faire que nous devenions quelque
-chose après notre mort: une chenille se doute-t-elle qu'elle deviendra
-papillon?
-
- * * * * *
-
-Ceux qui se rendent au dernier avis sont comme ces Indiens qui
-croyaient qu'on allait au ciel avec ses dernières pensées.
-
- * * * * *
-
-Tout corps animé est un laboratoire de chimie. _Deus est philosophus
-per quem._
-
- * * * * *
-
-Quand Roland eut repris son sens commun, il ne fit presque plus rien.
-Belle leçon pour finir en paix sa vie!
-
- * * * * *
-
-Les poëtes, qui ont tout inventé excepté la poésie, ont inventé les
-enfers et s'en sont moqués les premiers.
-
- _Felix qui potuit rerum cognoscere causas,
- Atque metus omnes et inexorabile fatum
- Subjecit pedibus, strepitumque Acherontis avari!_
-
- * * * * *
-
-Les rois sont trompés sur la religion et sur les monnaies, parce que
-sur ces deux articles il faut compter et s'appliquer. La philosophie
-seule peut rendre un roi bon et sage. La religion peut le rendre
-superstitieux et persécuteur.
-
- * * * * *
-
-On demandait grâce à Épaminondas pour un officier débauché; il la
-refuse à ses amis et l'accorde à une courtisane.
-
- * * * * *
-
-Christophe Colomb devine et découvre un nouveau monde: un marchand, un
-passager lui donne son nom. Bel exemple des quiproquo de la gloire!
-
- * * * * *
-
-Ambassade d'un peuple de sauvages à Cortez: «Tiens, voilà cinq
-esclaves: si tu es dieu, mange-les; si tu es homme, voilà des fruits et
-des coqs d'Inde.»
-
- * * * * *
-
-Réponse d'un roi de Sparte à des orateurs de Clazomène: «De votre
-exorde il ne m'en souvient plus; le milieu m'a ennuyé; et quant à la
-conclusion, je n'en veux rien faire.» C'est la réponse de Dieu aux
-suppliques des dévots.
-
- * * * * *
-
-Le roi Amasis, parvenu d'une condition servile au trône, fit fondre une
-cuvette dans laquelle il se lavait les pieds, et en fit un dieu.
-
- * * * * *
-
-On ne dit guère aujourd'hui un _philosophe newtonien_, parce qu'à
-l'attraction près, qui est si probable, tout est démontré dans
-Newton, et que la vérité ne peut porter un nom de parti. On dirait
-les _philosophes cartésiens_, parce que Descartes n'avait que des
-imaginations, et que ceux qui suivaient sa doctrine étaient du parti
-d'un homme--et non de la vérité.
-
- * * * * *
-
-Aristote était un grand homme, sans doute; mais que m'importe? je n'ai
-rien à apprendre de lui. C'était un grand génie, je le veux: mais
-il n'a dit que des sottises en philosophie.--Manco-Capac et Odin,
-Confucius, Zoroastre, Hermès, auraient peut-être été de nos jours de
-l'Académie des sciences. L'homme de génie serait tombé aux pieds du
-savant.
-
- * * * * *
-
-Le siècle présent n'est que le disciple du siècle passé. On s'est fait
-un magasin d'idées et d'expressions où tout le monde puise.
-
- * * * * *
-
-Le père Tournon a fait six volumes de l'_Histoire des dominicains_!--et
-je n'en ai fait que deux de celle de Louis XIV! Et j'en ai fait un de
-trop.
-
- * * * * *
-
-Il n'y a pas une idée fixe dans Homère; il y en a mille dans le Tasse.
-
-Vous voulez connaître le Dante. Les Italiens l'appellent divin; mais
-c'est une divinité cachée; peu de gens entendent ses oracles; il a des
-commentateurs, c'est peut-être encore une raison de plus pour n'être
-pas compris. Sa réputation s'affermira toujours, parce qu'on ne le lit
-guère. Il y a de lui une vingtaine de traits qu'on sait par cœur: cela
-suffit pour s'épargner la peine d'examiner le reste.
-
-Quel est l'homme le plus heureux? Ce n'est ni moi, ni vous. Est-ce
-Archimède ou Nomentanus?
-
-Je suppose qu'Archimède a un rendez-vous la nuit avec sa maîtresse.
-Nomentanus a le même rendez-vous à la même heure. Archimède se présente
-à la porte; on la lui ferme au nez; et on l'ouvre à son rival, qui
-fait un excellent souper, pendant lequel il ne manque pas de se moquer
-d'Archimède, et jouit ensuite de sa maîtresse, tandis que l'autre reste
-dans la rue, exposé au froid, à la pluie et à la grêle. Il est certain
-que Nomentanus est en droit de dire. «Je suis plus heureux cette nuit
-qu'Archimède, j'ai plus de plaisir que lui;» mais il faut qu'il ajoute:
-Supposé qu'Archimède ne soit occupé que du chagrin de ne point faire
-un bon souper, d'être méprisé et trompé par une belle femme, d'être
-supplanté par son rival, et du mal que lui font la pluie, la grêle et
-le froid. Car si le philosophe de la rue fait réflexion que ni une
-catin ni la pluie ne doivent troubler son âme; s'il s'occupe d'un beau
-problème, et s'il découvre la proportion du cylindre, de la sphère, il
-peut éprouver un plaisir cent fois au-dessus de celui de Nomentanus.
-
- * * * * *
-
-Dans les temps les plus raffinés, le lion d'Ésope fait un traité avec
-trois animaux, ses voisins. Il s'agit de partager une proie en quatre
-parts égales. Le lion, pour de bonnes raisons qu'il déduira en temps et
-lieu, prend d'abord trois parts pour lui seul, et menace d'étrangler
-quiconque osera toucher à la quatrième. C'est là le sublime de la
-politique.
-
- * * * * *
-
-Qui est-ce qui disait que son fils allait étudier, et qu'il prêchait en
-attendant?
-
-Tous les siècles se ressemblent-ils? Non; pas plus que les différents
-âges de l'homme. Il y a des siècles de santé et de maladie.
-
- * * * * *
-
-La raison a fait tort à la littérature comme à la religion; elle l'a
-décharnée. Plus de prédictions, plus d'oracles, de dieux, de magiciens,
-de géants, de monstres, de chevaliers, d'héroïnes. La raison seule
-ne peut faire un poëme épique. Ah! si le Tasse avait traversé la
-_Henriade_!
-
- * * * * *
-
-On a une patrie sous un bon roi, on n'en a point sous un méchant.
-
-Où fut la patrie d'Attila et de cent héros de ce genre, qui en courant
-toujours n'étaient jamais hors de leur chemin?
-
-Le premier qui a écrit que la patrie est partout où l'on se trouve bien
-est, je crois, Euripide dans son _Phaéton_.
-
- * * * * *
-
-Il est triste que souvent pour être bon patriote on soit l'ennemi du
-reste des hommes. L'ancien Caton, ce bon citoyen, disait toujours en
-opinant au sénat: «Tel est mon avis, et qu'on ruine Carthage.» Être bon
-patriote, c'est souhaiter que sa ville s'enrichisse par le commerce,
-et soit puissante par les armes. Il est clair qu'un pays ne peut
-gagner sans qu'un autre perde, et qu'il ne peut vaincre sans faire des
-malheureux.
-
- * * * * *
-
-Celui qui brûle de l'ambition d'être édile, tribun, préteur, consul,
-dictateur, crie qu'il aime sa patrie, et il n'aime que lui-même. Chacun
-veut être sûr de pouvoir coucher chez soi, sans qu'un autre homme
-s'arroge le pouvoir de l'envoyer coucher ailleurs. Chacun veut être sûr
-de sa fortune et de sa vie. Tous formant ainsi les mêmes souhaits, il
-se trouve que l'intérêt particulier devient l'intérêt général: on fait
-des vœux pour la république, quand on n'en fait que pour soi-même.
-
- * * * * *
-
-Quand nous avons découvert l'Amérique, nous avons trouvé toutes les
-peuplades divisées en républiques; il n'y avait que deux royaumes dans
-toute cette partie du monde. De mille nations, nous n'en trouvâmes que
-deux subjuguées.
-
- * * * * *
-
-On aime la gloire et l'immortalité, comme on aime sa race qu'on ne peut
-voir.
-
- * * * * *
-
-La religion est comme la monnaie, les hommes la prennent sans la
-connaître.
-
- * * * * *
-
-Confucius dit: «Jeûner, vertu de bonze; secourir, vertu de citoyen.»
-
- * * * * *
-
-Les grammairiens sont pour les auteurs ce qu'un luthier est pour un
-musicien.
-
- * * * * *
-
-Belles paroles de Suzanne de Suze en mourant: «Grand Dieu, je t'apporte
-quatre choses qui ne sont pas dans toi: le néant, la misère, les fautes
-et le repentir.»
-
- * * * * *
-
-Les paroles sont aux pensées ce que l'or est aux diamants; il est
-nécessaire pour les enchâsser, mais il en faut peu.
-
- * * * * *
-
-Lord Peterborough, en voyant Marly, dit: «Il faut avouer que les hommes
-et les arbres plient ici à merveille.»
-
-Il disait de George Ier: «J'ai beau appauvrir mes idées, je ne puis me
-faire entendre de cet homme.»
-
-Et pourtant Milord ne se faisait entendre de mademoiselle Lecouvreur
-qu'à force d'or.
-
- * * * * *
-
-Un protestant avait converti sa première femme; il ne put convertir la
-seconde: ses arguments n'étaient plus si forts. Newton faisait souvent
-ce conte.
-
- * * * * *
-
-Il est aisé de tromper les savants. Michel-Ange fait une statue que
-tous les connaisseurs prennent pour une antique. Boulogne fait un
-tableau, qu'on vend pour un Paul Véronèse; et Mignard attrapé lui dit:
-«Faites donc toujours des Paul et jamais des Boulogne!»
-
- * * * * *
-
-Les rois et les ministres croient gouverner le monde. Ils ne savent pas
-qu'il est mené par des capucins: ce sont les prêtres qui mettent dans
-les têtes des opinions, souveraines des rois.
-
- * * * * *
-
-Le comte de Königsmark, depuis général des Vénitiens, pressé par Louis
-XIV de se faire catholique, lui répondit: «Sire, si vous voulez me
-donner trente mille hommes, je vous promets de rendre toute la France
-turque en moins de deux ans.»
-
- * * * * *
-
-Les jansénistes ont servi à l'éloquence, et non à la philosophie. La
-science de dire vaut mieux que l'art de ne pas dire.
-
- * * * * *
-
-La superstition est tout ce qu'on ajoute à la religion naturelle.
-Les philosophes platoniciens affermirent la religion chrétienne;
-les nouveaux philosophes l'ont détruite. Tout auteur d'une religion
-nouvelle est nécessairement persécuté par l'ancienne; mais la nouvelle
-persécute à son tour. La morale est la même d'un bout du monde à
-l'autre. Confucius, Cicéron, Platon, le chancelier de l'Hôpital,
-Locke, Newton, Gassendi, sont de la même Église. DIEU a fait l'or; les
-alchimistes veulent en faire.
-
- * * * * *
-
-La force et la faiblesse arrangent le monde. S'il n'y avait que force,
-tous les hommes combattraient; mais DIEU a donné la faiblesse: ainsi le
-monde est composé d'ânes qui portent et d'hommes qui chargent.
-
- * * * * *
-
-Les jacobins ont une bulle qui leur ordonne de célébrer la fête de
-l'immaculée Conception, et une bulle qui leur permet de n'y pas croire.
-Quand ils sont docteurs, ils jurent l'immaculée; reçus dominicains, ils
-l'abjurent.
-
- * * * * *
-
-Chaque nation a son grand homme: on fait sa statue d'or: on jette au
-rebut les autres métaux dont l'idole était composée; on oublie ses
-défauts. Voilà comme on canonise les saints; on attend que les témoins
-de leurs vices soient morts.
-
- * * * * *
-
-La cause de la décadence des lettres, c'est qu'on a atteint le but:
-ceux qui viennent après veulent le passer.
-
-Tout est devenu bien commun, tout est trouvé; il ne s'agit que
-d'enchâsser.
-
-Le premier qui a dit que les roses ne sont point sans épines, que la
-beauté ne plaît point sans les grâces, que le cœur trompe l'esprit, a
-étonné. Le second est un sot.
-
- * * * * *
-
-L'amour vit de contrastes. La Béjard disait qu'elle ne se consolerait
-jamais de la perte de ses deux amants: l'un était Gros-René, et l'autre
-le cardinal de Richelieu.
-
- * * * * *
-
-Les protestants ont réformé l'Église romaine en la rendant plus
-attentive sur elle-même; mais cette Église, devenant plus décente et
-plus sévère, a anéanti le génie italien. Il n'a plus été permis de
-penser en Italie. La liberté a enlevé le génie anglais; l'esclavage a
-flétri l'esprit italien.
-
- * * * * *
-
-Les idées sont précisément comme la barbe; elle n'est point au menton
-d'un enfant: les idées viennent avec l'âge.
-
- * * * * *
-
-Dryden, dans le _Spanish Friar_, dit: «Il reste à savoir si le mariage
-est un des sept sacrements, ou un des sept péchés mortels.»
-
- * * * * *
-
-De toutes les religions, celle qui exclut le plus les prêtres de
-toute autorité civile, c'est sans contredit celle de Jésus: _Rendez
-à César ce qui est à César._--_Il n'y aura parmi vous ni premier ni
-dernier._--_Mon royaume n'est point de ce monde._
-
-Les querelles de l'Empire et du sacerdoce, qui ont ensanglanté l'Europe
-pendant plus de six siècles, n'ont donc été de la part des prêtres que
-des rébellions contre Dieu et les hommes, et un péché continuel contre
-le Saint-Esprit.
-
-Depuis Calchas, qui assassina la fille d'Agamemnon, jusqu'à Grégoire
-XII et Sixte V, deux évêques de Rome qui voulurent priver le grand
-Henri IV du royaume de France, la puissance sacerdotale a été fatale au
-monde.
-
- * * * * *
-
-Le pape prétend disposer du temporel des rois; oui, mais non pas du
-temporel des savetiers.
-
- * * * * *
-
-La religion fut d'abord aristocratique; plusieurs dieux. La philosophie
-la fit monarchique; un seul principe. L'inscription d'Isis est du temps
-de la philosophie: «Je suis tout ce qui est et sera; nul mortel ne
-lèvera mon voile.»
-
- * * * * *
-
-Ces pensées de Voltaire, retrouvées près d'un siècle après sa mort, ne
-sont-elles pas un autre testament? Ne dirait-on pas qu'il rouvre son
-tombeau pour nous faire entendre une fois de plus le cri de la vérité,
-le cri du combat, le cri de la passion?
-
-Chose étrange! ce cercueil qui attend toujours son campo-santo, semble
-renfermer un mort vivant. C'est Lazare qui ressuscite quand passe
-l'esprit du Seigneur. Qui donc oserait écrire sur ce cercueil: _Ci-gît
-Voltaire!_
-
-
-II.
-
-POÉSIES INÉDITES DE VOLTAIRE.
-
-Je connais plus de dix volumes de poésies et lettres de Voltaire que je
-n'ai vues imprimées dans aucune édition des œuvres de l'illustre poëte.
-Pourquoi ne pas les publier? pourquoi les publier? les lettres ni les
-poésies ne changeraient rien à l'esprit ni à la renommée de Voltaire.
-C'est toujours la monnaie bien frappée de cet or un peu pâle qui
-renferme si peu d'alliage. Mais cette même monnaie n'enrichirait guère
-le trésor de Fernex.
-
-Je ne donne ici que les vers et les lettres qui peignent quelques
-heures oubliées ou inconnues de la jeunesse de Voltaire. Je n'ai pas
-tous les autographes de ces pages inédites, je n'ai pour le plus grand
-nombre que des copies du temps. Mais que ceux qui ne reconnaîtront plus
-Voltaire me jettent la première pierre.
-
-Je commence par deux franches épigrammes:
-
-
-J. B. ROUSSEAU.
-
- Pauvre Rousseau, vétéran rimailleur,
- Comme on te berne, hélas! comme on se moque
- De tes écrits! que je plains ta douleur!
- Des gens de bien la haine réciproque
- Était ton lot, mais sur le ton railleur
- Tout honnête homme aujourd'hui te provoque.
- Ton temps n'est plus; l'hiver n'a point de fleur;
- Quitte la rime, Apollon te révoque:
- Il t'aima peintre, et te hait barbouilleur.
-
-L'ABBÉ DE SAINT-PIERRE.
-
- N'a pas longtemps, de l'abbé de Saint-Pierre
- On me montrait le buste tant parfait,
- Qu'onc ne sus voir si c'était chair ou pierre,
- Tant le sculpteur l'avait pris trait pour trait.
- Adonc restai perplexe et stupéfait,
- Craignant en moi de tomber en méprise;
- Puis dis soudain: Ce n'est là qu'un portrait,
- L'original dirait quelque sottise.
-
-Voltaire, qui était du beau monde, ne croyait pas déchoir en écrivant
-les billets galants de madame d'Averne au duc d'Orléans. En voici un, à
-propos d'une ceinture qu'elle avait donnée à ce prince:
-
- Pour la mère des Amours
- Les Grâces autrefois firent une ceinture;
- Un certain charme était caché dans sa tissure:
- Avec ce talisman la déesse était sûre
- De se faire aimer toujours.
- Eh! pourquoi n'est-il plus de semblable parure?
- De la même manufacture
- Sortit un ceinturon pour l'amant de Vénus.
- Mars en sentit d'abord mille effets inconnus:
- Vénus, qui fit ce don, ne se vit pas trompée;
- Aussi depuis ce temps le sexe est pour l'épée.
- Les Grâces, qui pour vous travaillent de leur mieux,
- Ont fait un ceinturon sur le même modèle.
- Que ne puis-je obtenir des dieux
- La ceinture qui rend si belle,
- Pour l'être toujours à vos yeux!
-
-Voici des petits vers à La Condamine:
-
- Vos vers servent à me confondre:
- Je sens que je ne puis répondre
- A votre style séducteur;
- C'est en vain que je veux semondre
- Le Dieu du peuple rimailleur:
- Lui qui m'inspire trop d'ardeur,
- A présent me laisse morfondre.
- Ma muse, lasse et sans chaleur,
- De grands vers ne saurait plus pondre.
- Je deviens un sec raisonneur,
- Un métaphysique hypocondre,
- Avec Pascal un chicaneur,
- Un vrai philosophe de Londre.
- Et je vous prierai de refondre
- Et mon esprit et mon humeur;
- Mais ne blâmez jamais mon cœur,
- Car sur un œuf ce serait tondre.
-
-Je ne sais à qui sont adressés ceux-ci:
-
- Que toujours de ses douces lois
- Le dieu des vers vous endoctrine,
- Qu'à vos chants il joigne sa voix,
- Tandis que de sa main divine
- Il accordera sous vos doigts
- La lyre agréable et badine
- Dont vous vous servez quelquefois.
- Que l'Amour encor plus facile
- Préside à vos galants exploits,
- Comme Phébus à votre style;
- Et que Plutus, ce dieu sournois,
- Mais aux autres dieux très-utile,
- Rende par maint écu tournois
- Les jours que la Parque vous file
- Des jours plus heureux mille fois
- Que ceux d'Horace et de Virgile.
-
-Cette jolie épître est datée de la cour de Sceaux:
-
- La paresse froide et muette
- N'a point dicté l'œuvre parfaite
- Où votre esprit en vers heureux
- De votre cœur est l'interprète.
- C'est peu pour être un bon poëte
- D'être un aimable paresseux;
- Que la muse la plus fertile
- Joigne l'étude au sentiment:
- Ce qui paraît le plus facile
- Est écrit difficilement.
- Parler juste, avec harmonie,
- Avec esprit, sagesse et feu,
- C'est un art qui n'est point un jeu;
- Un rien qui semble coûter peu
- Veut de la peine et du génie.
-
- Le dieu qui sait vous captiver,
- A tant d'autres peu favorable,
- Vous donna ce génie aimable
- Avec l'art de le cultiver;
- Et guida chez vous sur sa trace
- Les devoirs, les plaisirs, les arts.
- Cueillant les lauriers du Parnasse,
- Arrachant les palmes de Mars,
- Soyez et l'Achille et l'Homère,
- Et sous les berceaux de Cypris
- Chantez plus d'une Briséis;
- A plus d'une vous savez plaire.
-
-Voici un fragment sans doute détaché d'une lettre du même temps:
-
- Je vois cet agréable lieu,
- Ces bords riants, cette terrasse,
- Où Courtin, La Fare et Chaulieu,
- Loin du faux goût, des gens en place,
- Pensant beaucoup, écrivant peu,
- Parmi des flacons à la glace
- Composaient des vers pleins de feu;
- Enfants d'Aristippe et d'Horace,
- Des leçons du Portique instruits,
- Tantôt ils en cueillaient les fruits,
- Et tantôt les fleurs du Parnasse.
- Philosophes sans vanité,
- Beaux esprits sans rivalité,
- Entre l'étude et la paresse,
- A côté de la volupté
- Ils avaient placé la sagesse.
- Où trouver encor dans Paris
- Des mœurs et des talents semblables?
- Il n'est que trop de beaux esprits,
- Mais qu'il est peu de gens aimables!
-
-C'est une note qui résonne souvent sur le clavecin de cette muse
-familière.
-
-Nous arrivons aux amoureuses:
-
-
-A MADEMOISELLE DE CORSEMBLEU.
-
- Si ton amour n'est qu'une fantaisie,
- Qu'un faible goût qui doit passer un jour,
- Si tu m'as pris pour me quitter, Sylvie,
- Cruelle, hélas! que je hais ton amour!
- Ton changement me coûtera la vie.
- Viens dans mes bras te livrer sans retour,
- Que tes baisers dissipent mes alarmes,
- Que la fureur de tes embrassements
- Ajoute encore à mes emportements,
- Que ton amour soit égal à tes charmes.
-
-
-A MADEMOISELLE AURORE DE LIVRY
-
-PENDANT UNE MALADIE DE L'AUTEUR.
-
- Sors de mon sein, fatale maladie.
- Dieux des enfers, impitoyables dieux,
- N'attentez pas aux beaux jours de ma vie,
- Ils sont sacrés, ils sont pour Aspasie.
- Je vis pour elle et je vis pour ses yeux;
- Mais si jamais son amour infidèle
- Vient à s'éteindre, ou commence à languir,
- Ah! c'est alors qu'il me faudra mourir;
- De mon trépas reposez-vous sur elle.
-
-Heureusement, Voltaire ne mourut pas.
-
-Voltaire demeura environ trois ans en Angleterre; il a eu le temps
-d'apprendre tout le bel esprit de Londres; et quand on est de la
-compagnie de Bolingbroke, par exemple, on ne manque d'adresser des vers
-amoureux, quand même ils ne seraient pas plus anglais que ce madrigal à
-lady Hervey:
-
-
-TO LADY HERVEY.
-
- Hervey, would you know the passion
- You have kindled in my breast?
- Trifling is the inclination
- That by words can express'd.
- In my silence see the lover;
- True love is by silence known:
- In my eyes you'll best discover
- All the power of your own[129].
-
-Les vers à Laura Harley exprimaient à peu près le même sentiment.
-
-Voltaire fut plus encore le poëte que l'amant d'Adrienne Lecouvreur.
-Aussi retrouve-t-on çà et là beaucoup de mauvaises rimes voltairiennes
-en l'honneur de la princesse. J'ai copié ce quatrain au bas du
-portrait de mademoiselle _Lecouvreur_ peint par Santerre:
-
- Éloquence des yeux, du geste et du silence,
- Grand art de peindre l'âme et de parler au cœur,
- Quand vous embellissiez la scène de la France,
- Il était une Lecouvreur.
-
-Voici maintenant une fable amoureuse:
-
-
-PYGMALION.
-
-A MADEMOISELLE LECOUVREUR.
-
- Certain sculpteur, d'Amour je sais le fait,
- En façonnant une sienne statue,
- La tâtonnait, tout tâtonnant disait:
- Que de beautés! Si cela respirait,
- Que de plaisirs! Notez qu'elle était nue.
- Bref, dans l'extase, et l'âme tout émue,
- Laissant tomber son ciseau de sa main,
- Avide, baise, admire et baise encore.
- Dans ses regards, dans ses vœux incertains,
- Des yeux, des mains, de tous ses sens dévore,
- Presse en ses bras ce marbre qu'il adore,
- Et tant, dit-on, le baisa, le pressa
- (Mortels, aimez, tout vous sera possible),
- Que de son âme un rayon s'élança,
- Se répandit dans ce marbre insensible,
- Qui par degrés devenu plus flexible,
- S'amollissant sous un tact amoureux,
- Promet un cœur à son amant heureux.
- Sous cent baisers d'une bouche enflammée
- La froide image à la fin animée
- Respire, sent, brûle de tous les feux,
- Étend les bras, soupire, ouvre les yeux,
- Voit son amant plus tôt que la lumière.
- Elle le voit, et déjà veut lui plaire,
- Craint cependant, dérobe ses appas,
- Se cache au jour; dompte son embarras;
- En rougissant à son vainqueur se livre,
- Puis, moins timide, et souriant tout bas,
- Avec transport de tendresse s'enivre,
- Presse à son tour son amant dans ses bras,
- S'anime enfin à de nouveaux combats,
- Et semble aimer même avant que de vivre.
-
-
-ENVOI.
-
- O Lecouvreur, ô toi qui m'as charmé,
- Puissent mes vers transmettre en toi ma flamme!
- Permets qu'Amour pour moi te donne une âme.
- Qui n'aime point est-il donc animé?
-
-Piron écrivit la même fable à mademoiselle Lecouvreur, mais elle ne
-descendit pas de son piédestal pour le poëte bourguignon: elle n'aimait
-que les poëtes grands seigneurs.
-
-Je ne veux pas, pour la gloire du poëte, transcrire ses vers à
-mademoiselle Lecouvreur, quand il lui envoie pour étrennes un manteau
-de lit:
-
- Recevez, charmante Adrienne,
- Recevez ce manteau de lit.
-
- * * * * *
-
-
-Que de rimes à la marquise du Chastelet:
-
- Un certain dieu, dit-on, dans son enfance,
- Ainsi que vous confondait les docteurs;
- Un autre point qui fait que je l'encense,
- C'est qu'on nous dit qu'il est maître des cœurs:
- Bien mieux que lui vous y régnez, Thémire,
- Son règne au moins n'est pas de ce séjour;
- Le vôtre en est, c'est celui de l'Amour;
- Souvenez-vous de moi dans votre empire.
-
- * * * * *
-
- L'esprit sublime et la délicatesse,
- L'oubli charmant de sa propre beauté,
- L'amitié tendre et l'amour emporté,
- Sont les attraits de ma belle maîtresse.
- Vieux rêvasseurs, vous qui ne sentez rien;
- Vous qui cherchez dans la philosophie
- L'Être suprême et le souverain bien,
- Ne cherchez plus, il est dans Émilie.
-
- * * * * *
-
- Nymphe aimable, nymphe brillante,
- Vous en qui j'ai vu tour à tour
- L'esprit de Pallas la savante,
- Et les grâces du tendre Amour;
- De mon siècle les vains suffrages
- N'enchanteront point mes esprits:
- Je vous consacre mes ouvrages,
- C'est de vous que j'attends leur prix.
-
- * * * * *
-
- Ma flamme est un embrasement
- Que tout allume et renouvelle;
- La vôtre n'est qu'une étincelle
- Prête à s'éteindre à tout moment:
- Quel crime d'aimer faiblement!
- Il vaudrait mieux être infidèle.
-
-Madame du Chastelet suivit le conseil de Voltaire.
-
-Je finis par ces quatre vers, qui sont presque une épitaphe:
-
-
-A MADAME ***.
-
- Sous la couronne des vingt ans
- Vous tenez le sceptre à Cythère,
- Où je sais que depuis longtemps
- On n'y dit plus que _feu Voltaire_.
-
-
-III.
-
-LETTRES INÉDITES DE VOLTAIRE.
-
-J'imprime ici sans commentaire les lettres de Voltaire qui sont des
-pages arrachées à l'histoire de sa jeunesse, ou qui peignent des
-figures du dix-huitième siècle, comme mademoiselle Sallé, maîtresse de
-Thieriot, à ses heures perdues:
-
-
-A MADEMOISELLE DE C.
-
-Vous êtes comme Vénus, vous aimez la tempête.
-
- Le plaisir inquiet des raccommodements
- Est-il fait pour les vrais amants?
- Douce sérénité, sois toujours mon partage,
- Préside à mon bonheur ainsi qu'à mon amour.
- Ah! je n'ai pas besoin des horreurs d'un orage
- Pour savoir jouir d'un beau jour.
-
-Je vous attends sous la figure de Minerve.
-
-
-A THIERIOT.
-
-Aristote a dit que la tragédie a été instituée pour purger les
-passions. Je le veux bien. Mais j'ai beau faire des tragédies, vous
-avez toujours des passions. Nicolle avait donc raison, dans son
-ignorance, d'écrire contre la tragédie. J'espère bien lui donner tort
-par mon troisième acte.
-
-
-A MADAME ***.
-
-J'irais bien, si je n'avais peur de vous y rencontrer.
-
- Je crains les belles et les rois,
- Ils abusent trop de leurs droits,
- Ils exigent trop d'esclavage.
- Amoureux de ma liberté,
- Je ne veux plus être arrêté
- Par les chaînes que fuit le sage.
-
-Vous autres, vous brisez vos chaînes; mais nous, nous les traînons
-toujours.
-
-
-A THIERIOT.
-
---1723.--
-
-J'ai eu l'impertinence d'acheter les plus beaux tableaux de M. de
-_Nocé_, et en revenant dans mon trou, et considérant mes tableaux, mes
-ouvrages et moi, j'ai dit:
-
- Vous verrez dans ce cabinet
- Du bon, du mauvais, du passable;
- J'aurais bien voulu du parfait,
- Mais il faut se donner au diable,
- Et je ne l'ai pas encor fait.
-
-Adieu. Gardez-vous du parfait amour.
-
-
---1725.--
-
-Ce matin je regardais mes tableaux. Vous ai-je dit que j'avais un
-Albane? C'est le _Voyage de Vénus_.
-
- Le pinceau de l'Albane en ses heureux contours,
- Par deux cygnes brillants qu'il attelle avec grâce,
- Conduit la mère des Amours.
- Le cygne est un oiseau que j'aimerai toujours;
- Virgile en était un, et le divin Horace
- Lui-même s'est montré le cygne du Parnasse.
-
-Je ne veux plus aimer que par les yeux, et je vous conseille de ne plus
-tomber que dans cette volupté qu'indique saint Paul, si vous ne voulez
-pas chanter bientôt le chant du cygne. Adieu.
-
-
-AU MÊME.
-
-Le mardi, de mon palais de la Bastille.
-
-On doit me conduire demain ou après-demain de la Bastille à Calais. Je
-vous attends avec impatience, mon cher Thieriot. Venez sans perdre une
-heure. C'est peut-être la dernière fois que nous nous verrons. Je serai
-si loin de vous à Londres! Mais enfin je verrai le soleil, s'il passe
-par là.
-
-
-A M. THIERIOT.
-
- Près de Londres, le 27 mai 1727.
-
-Mon cher Thieriot, j'ai reçu bien tard, à la campagne où je suis
-retiré, votre charmante lettre du 1er avril. Vous ne sauriez imaginer
-avec quel chagrin j'ai su votre maladie; mon amitié, pour ce qui vous
-regarde, passe les limites d'une amitié ordinaire. Rappelez-vous le
-temps où je vous écrivais que je pensais que vous deviez avoir la
-fièvre parce que je sentais le frisson; ce temps est revenu. J'étais
-très-malade en Angleterre quand vous souffriez tant en France, et votre
-absence ajoutait encore plus d'amertume à mes souffrances. A présent
-j'espère que vous êtes mieux, puisque je commence à revivre.
-
-Si vous êtes sérieusement dans l'intention de traduire quelque ouvrage
-qui en vaille la peine, je vous conseille d'attendre encore un mois
-ou deux, de prendre soin de votre santé, de vous fortifier dans la
-langue anglaise et de donner le temps à l'ouvrage de M. _Pemberton_
-de paraître. Cet ouvrage est une explication claire et précise de
-la philosophie de sir _Isaac Newton_, qu'il entreprend de rendre
-intelligible aux hommes les plus irréfléchis et les moins exercés dans
-ce genre. Il semblerait que l'auteur ait voulu principalement écrire
-pour votre nation.
-
-Si je suis encore en Angleterre quand l'ouvrage sera publié, je
-ne perdrai pas un moment pour vous l'envoyer; si j'en suis parti,
-j'ordonnerai à mon libraire de vous envoyer le livre. Je pense qu'il
-sera facile de le traduire, le style en étant fort simple et tous les
-termes de philosophie les mêmes en français et en anglais.
-
-Adieu, ne parlez point de l'écrivain anonyme, ne dites pas que ce
-n'est point du mylord _Bolincbroke_, ne dites pas que c'est un méchant
-ouvrage, vous ne pouvez juger ni de l'homme ni de cet écrit. Je viens
-d'écrire un thème anglais au chevalier _Dessaleurs_. J'ai adressé la
-lettre quai des Théatins; s'il ne l'a pas reçue, il faut l'en avertir
-et qu'il ne la perde pas, car j'y ai mis toute ma médecine. Adieu,
-portez-vous bien. La vie n'est pas de vivre, mais de se bien porter.
-
- _Non vivere, sed valere vita._
-
-Si vous avez besoin de vous mettre au régime de la diète, commencez
-vite et observez-la longtemps. Je vivrai demain, dit le fou,
-aujourd'hui c'est trop tard; le sage vécut hier; je suis le fou, soyez
-le sage, et adieu.
-
-Avez-vous lu le petit et trop petit livre écrit par _Montesquieu_
-sur la décadence de l'empire romain? On l'appelle la décadence de
-_Montesquieu_. Il est vrai que ce livre est loin d'être ce qu'il
-devrait être, mais cependant il contient plusieurs choses qui méritent
-d'être lues, et c'est ce qui me fâche encore plus contre l'auteur,
-qui a traité si légèrement une matière si importante. Cet ouvrage est
-plein d'indications. C'est moins un livre qu'une ingénieuse _table des
-matières_, écrite dans un style original. Mais, pour pouvoir s'étendre
-pleinement sur un pareil sujet, il faut être libre. A Londres, un
-auteur peut donner un libre cours à ses pensées, ici il doit les
-restreindre; nous n'avons ici que la dixième partie de notre âme.
-Adieu; la mienne est entièrement attachée à la vôtre.
-
-J'ai eu le malheur de perdre toutes mes rentes sur l'hôtel de ville,
-faute d'une formalité. Comme je fais maintenant tous mes efforts pour
-les recouvrer, je crois qu'il ne serait pas prudent de faire connaître
-à la cour de France que je pense et que j'écris comme un libre Anglais.
-Je désire ardemment vous revoir ainsi que mes amis; mais j'aimerais
-mieux que ce fût en Angleterre plutôt qu'en France. Vous qui êtes un
-parfait Breton, vous devriez passer le canal et venir nous trouver. Je
-vous assure de nouveau qu'un homme de votre trempe ne se déplairait pas
-dans un pays où chacun n'obéit qu'aux lois et à ses propres fantaisies.
-La raison est libre ici et n'y connaît point de contrainte; les
-hypocondriaques y sont surtout bien venus. Aucune manière de vivre n'y
-paraît étrange. On y voit des hommes qui font six milles par jour pour
-leur santé, se nourrissent de racines, ne mangent jamais de viande,
-portent en hiver un habit plus léger que le costume de vos dames
-dans les jours les plus chauds. Tout cela est ici regardé comme une
-singularité, mais n'est taxé de folie par personne.
-
-
-AU MÊME.
-
- Londres, 10 mars 1729.
-
-N'écrivez plus à votre ami errant, parce qu'au premier moment vous le
-verrez paraître. Avant que je puisse me cacher à Paris, je m'arrêterai
-quelques jours dans un des villages voisins de la capitale: il est
-vraisemblable que je m'arrêterai à Saint-Germain, et je compte y
-arriver avant le 15. C'est pourquoi, si vous m'aimez, préparez-vous à
-venir m'y trouver au premier appel. Vous pouvez emprunter une voiture
-de _Nocé ex Timonis familia oriundo_, et vous pourrez demeurer avec
-votre ancien ami trois ou quatre jours. Nous jouirons des premiers
-jours du printemps, et nous resserrerons les liens sacrés de l'amitié.
-Adieu, portez-vous bien. Attendez-moi et aimez-moi.
-
-
-AU MÊME.
-
- Saint-Germain, 25 mars 1729.
-
-Si vous pouvez oublier quelque jour votre palais doré, vos fêtes et
-_fumum et opes, strepitumque Romæ_, venez ici, vous trouverez une
-chère simple et frugale, un mauvais lit, une pauvre chambre, mais il y
-a un ami qui vous attend.
-
-Vous devriez venir à cheval, si votre _M. Nocé_ en a un à vous prêter;
-j'en ferai prendre soin.
-
-C'est chez _Châtillon_, perruquier à Saint-Germain, rue des Récollets,
-vis-à-vis des révérends pères récollets, _facchini zoccolanti_. Il faut
-demander _Sansons_; il habite un trou de cette baraque, et il y en a un
-autre pour vous. _Vale, veni._
-
-
-AU MÊME.
-
- Paris, 12 août 1729.
-
-J'irai quelque jour dîner chez Nocé, si ma misanthropie convient à la
-sienne. Je ne puis sitôt aller chez mademoiselle _Lecouvreur_; les
-papiers que je devais montrer au comte de _Saxe_ sont encore chez
-l'ambassadeur de Suède.
-
-Adieu. Voici la première prose que j'ai écrite depuis huit jours, les
-alexandrins me gagnent. Adieu, mon ami.
-
-Mandez-moi s'il est bien vrai que _Bonneval_ soit musulman. J'ai mes
-raisons, parce que j'écris demain à Constantinople où j'ai plus d'amis
-qu'ici, car j'y en ai deux, et ici qu'un, qui est vous; mais vous valez
-deux Turcs en amitié. Adieu.
-
-
-A M. THIERIOT,
-
-A LONDRES.
-
- Paris, 9 juillet 1732.
-
-Je ne vous ai pas écrit un seul mot ce mois-ci; mais il faut me le
-pardonner, car j'ai été un peu affairé. J'ai fait une _Zaïre_, qui
-est maintenant entre les mains des acteurs: on l'a trouvée touchante
-et pleine de ce que les Français appellent _intérêt_; mon intention,
-en composant cette nouvelle tragédie, était de mettre en contraste
-les idées les plus tendres et les plus majestueuses que puisse
-fournir notre religion, avec les effets les plus cruels et les plus
-attendrissants de l'amour. Si mes amis ne me trompent pas et ne se
-trompent pas eux-mêmes, cette pièce aura quelque succès. J'ai aussi
-travaillé à corriger ma tragédie d'_Ériphyle_; je compte vous les
-envoyer toutes deux par la prochaine occasion. Ces études continuelles
-ne m'ont point empêché de penser à mes amis. J'ai vu mistress _Sallé_
-aussi souvent que je l'ai pu: elle est maintenant un peu indisposée.
-La mort de son frère a blessé son cœur au vif. Les sentiments de
-l'amitié et de la nature balançaient en elle ceux de l'amour. Son cœur
-est fait pour la tendresse, mais il semble que tous ses sentiments
-se partageaient entre son frère et vous. Maintenant que votre rival
-est mort, je pense que vous régnerez seul dans le cœur de mistress
-_Sallé_. Le parterre, les loges, les dames, les petits-maîtres, et
-jusqu'à mademoiselle _Prévost_, étaient en extase la dernière fois
-qu'elle dansa dans le nouvel opéra. Quant à moi, j'en fus étonné, et,
-à mon jugement, sa danse d'_Amadis_ ne fut jamais si surprenante et si
-admirable.
-
-Quels vers pourrais-je maintenant composer pour elle qui pussent
-égaler ses talents? M. _Bernard_ a essayé de lui faire un madrigal,
-mais il est loin d'avoir atteint son but. Je suis dans le même cas; je
-sens qu'il faudrait dans une inscription une exactitude, une manière
-abrégée de peindre, un éclair de sentiment, quelque chose de si serré
-ou concis, si clair et si plein, que je désespère d'y parvenir. Je n'ai
-rien trouvé que ceci:
-
- De tous les cœurs et du sien la maîtresse,
- Elle allume des feux qui lui sont inconnus:
- De Diane c'est la prêtresse
- Qui vient danser sous les traits de Vénus.
-
-Il me semble que ces quatre vers sont au moins un tableau vrai, sinon
-animé, de son talent particulier pour la danse, et de son propre
-caractère. Ils répondent aussi à l'intention du peintre, qui la
-représente dansante devant le temple de Diane.
-
-
-A THIERIOT.
-
-J'allai hier chez votre divinité miss _Sallé_, que je trouvai méditante
-avec votre frère et le jeune _Bernard_. Elle se plaignit de ma
-négligence envers son portrait. _Bernard_ jura qu'il n'avait rien
-écrit sur un si beau sujet. Je me sentis tout à coup inspiré par sa
-présence, et j'éclatai en ces vers:
-
- Les feux du dieu que sa vertu condamne
- Sont dans ses yeux, à son cœur inconnus;
- En soupirant on la prend pour Diane,
- Qui vient danser sous les traits de Vénus.
-
-J'espère que mylord _Bolincbroke_, M. _Pope_, M. _Gay_, mylord
-_Hervey_, M. _Pulteney_, sont à présent de vos amis. Vous parlez
-sûrement leur langue avec eux, et la première lettre que je recevrai de
-vous sera, je le suppose, tout à fait anglaise. Vous me direz qui vous
-préférez de _Ben Johnson_, _Congrève_, _Vanbrugh_ ou de _Wycherley_.
-Vous vous établirez juge entre _Dryden_, _Pope_, _Addisson_ et
-_Prior_. A propos, si vous avez conservé quelque souvenir de la poésie
-française, je vous dirai que j'ai fait trois nouveaux actes qui seront
-joués sous très-peu de jours.
-
-Mais j'ai à m'occuper d'un ouvrage plus galant. Hier M. _Ballot_ vint
-me voir, et me mena chez M. _Lancret_, où je vis un fort joli portrait,
-représentant la plus charmante prêtresse de Diane qui ait jamais paru
-sur le théâtre; le portrait de mademoiselle _Sallé_ est, comme cela
-doit être, meilleur que celui de _Camargo_. Cependant je trouve qu'il
-manque encore quelque chose à la ressemblance, qui n'est pas parfaite.
-Les vers qui doivent être gravés au-dessous devraient aussi valoir
-mieux que ceux qui furent faits par M. _de La Faye_ pour _Camargo_.
-Mais je ne veux point lutter contre l'aimable muse du jeune _Bernard_:
-c'est un des plus assidus courtisans de mademoiselle _Sallé_, et il
-faut bien qu'il chante la nymphe qu'il voit chaque jour. Quant à moi,
-je n'ai pas eu le bonheur de la trouver chez elle: j'y suis allé trois
-ou quatre fois, elle était toujours sortie. Je compte y retourner
-aujourd'hui, et m'entretenir de vous avec votre divinité.
-
-
-A MADAME LA DUCHESSE D'A***.
-
-Vous ne voulez être ni Vénus ni Minerve. Vous avez raison, c'est le
-vieux monde; et Paris vaut bien l'Olympe quand vous y êtes revenue
-bras dessus bras dessous avec la jeunesse et la beauté. Donc je ne
-rimerai plus pour vous avec le Dictionnaire du Parnasse.
-
-Tout s'en va, même l'amour. Je crois que vous le cachez dans votre
-oratoire. Il y a bien longtemps que je n'ai entendu ses chansons.
-
- Philosophe autant qu'on peut l'être,
- En poursuivant la liberté,
- Je regrette l'amour, mon maître,
- Dure et douce captivité.
-
-Ah! madame, rendez-moi mon maître!
-
- VOLTAIRE.
-
- * * * * *
-
-Quand on a écrit sur Voltaire, on se fait pardonner tout un volume par
-quelques pages de Voltaire lui-même. C'est ce que j'ai fait ici pour le
-bon plaisir du lecteur et pour la belle grimace des Patouillets.
-
-
-FIN.
-
-
-NOTES:
-
-[129] Voulez-vous savoir, Hervey, la passion que vous avez allumée dans
-mon cœur? Si je pouvais l'exprimer par des paroles, vous la croiriez
-bien faible. Mais jugez de sa force sur mon silence: le silence prouve
-le véritable amour: et seulement dans mes yeux vous découvrirez tout le
-pouvoir des vôtres.
-
-
-
-
-TABLE.
-
-
- PRÉFACE DE JULES JANIN. I
- PRÉFACES. XXXI--XXXIII--XXXVII
- I.
- LA GÉNÉALOGIE DE VOLTAIRE. 5
- II.
- LA JEUNESSE DE VOLTAIRE. 14
- III.
- LES FEMMES DE VOLTAIRE. 91
- IV.
- DU MOUVEMENT DES ESPRITS A L'AVÉNEMENT DE VOLTAIRE. 153
- FÉNELON.--LE DUC D'ORLÉANS.--BAYLE.--MASSILLON.--FONTENELLE.--LE
- CARDINAL DE FLEURY.--MONTESQUIEU.
- V.
- VOLTAIRE A LA COUR. 173
- VI.
- LE SACRE DE VOLTAIRE. 189
- VII.
- LA COUR DE VOLTAIRE. 205
- IX.
- LE PEUPLE DE VOLTAIRE. 243
- X.
- LES MINISTRES DE VOLTAIRE. 255
- FRÉDÉRIC LE GRAND.--LA GRANDE
- CATHERINE.--DIDEROT.--D'ALEMBERT.--BUFFON.--MADAME DE
- POMPADOUR.--TURGOT.--CONDORCET.--HELVÉTIUS.
- XI.
- LES ENNEMIS DE VOLTAIRE. 279
- XII.
- VICTOIRES ET CONQUÊTES DE VOLTAIRE. 294
- XIII.
- LA MORT DE VOLTAIRE. 302
- XIV.
- LE DIEU DE VOLTAIRE. 318
- XV.
- LES ŒUVRES DE VOLTAIRE. 338
- XVI.
- LA DYNASTIE DE VOLTAIRE. 361
- XVII.
- LA COMÉDIE VOLTAIRIENNE. 369
- APPENDICE. 373
- LE TESTAMENT DE VOLTAIRE.--POÉSIES INÉDITES DE VOLTAIRE.--LETTRES
- INÉDITES DE VOLTAIRE.
-
-FIN DE LA TABLE.
-
-
-
-
- CATALOGUE
- DE LA LIBRAIRIE
- DE B. L. GARNIER
- A RIO DE JANEIRO
- 69, RUA DO OUVIDOR, 69
-
-
-MÊME MAISON A PARIS, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6, ET PALAIS-ROYAL, 215
-
-
- Nº 4.
-
- HISTOIRE NATURELLE, GÉOLOGIE,
- GÉODÉSIE, MÉTALLURGIE,
- CHIMIE, PHYSIQUE, BOTANIQUE, AGRICULTURE,
- HORTICULTURE, ARBORICULTURE, ETC.
-
-HISTOIRE NATURELLE
-
-=ALBUM du jeune Naturaliste=, ou l'Œuvre de la création représentée
-dans une suite de 700 gravures prises dans les trois règnes de la
-nature, dessinées par Jarle et accompagnées d'un texte explicatif
-propre à faire connaître l'histoire naturelle, extrait de Buffon,
-Lacépède, Lamarck, Latreille, Bory de Saint-Vincent, Sonnini, etc. 1
-vol. in-4 8_$_000
-
-=AUDOUIN et MILNE-EDWARDS.--Traité élémentaire d'Entomologie=, ou
-d'Histoire naturelle des animaux articulés. 2 vol. in-18. 3_$_000
-
-=BERNARDIN DE SAINT-PIERRE.--Études de la Nature.= 1 volume in-8. 3_$_000
-
-=BERQUIN.--Histoire naturelle pour la Jeunesse=, contenant l'histoire
-abrégée des animaux: quadrupèdes, oiseaux, poissons, reptiles,
-insectes, etc.; des plantes, fleurs et fruits; des minéraux et des
-métaux; ornée de 100 gravures sur bois. 1 beau volume in-12 doré sur
-tranche. 3_$_000
-
-=BERTRAND= (A.).=--Lettres sur les Révolutions du Globe.= Nouvelle
-édition, augmentée de notes par MM. Arago, Élie de Beaumont et A.
-Brongniard. 1 vol. in-8, figures. 3_$_000
-
-=BOITARD.--Le Jardin des Plantes=, description de la Ménagerie et du
-Muséum d'histoire naturelle. Édition illustrée de 300 gravures. 1
-volume in-folio, br. 3_$_200
-
---Le même, riche reliure dorée sur tranche. 6_$_000
-
-=--Nouveau Manuel complet du Naturaliste préparateur=, ou l'Art
-d'empailler les animaux, de conserver les végétaux et les minéraux,
-de préparer les pièces d'anatomie normale et pathologique; suivi d'un
-traité des embaumements. 1 vol., figures. 3_$_000
-
-=BOREAU.--Cours méthodique d'Histoire naturelle=, d'après les plus
-célèbres naturalistes modernes. 1 vol. in-8 2_$_000
-
-=BORY DE SAINT-VINCENT.--L'Homme= (_Homo_):--essai zoologique sur le
-genre humain. Nouvelle édition. 2 vol. in-18, carte 6_$_000
-
-=--Traité élémentaire d'Erpétologie= ou d'histoire naturelle des
-reptiles. 1 vol. in-18. Atlas par madame Lamouroux 4_$_000
-
-=BOUBÉE= (Nerée).--=Géologie élémentaire appliquée à l'Agriculture et à
-l'Industrie=, avec un dictionnaire des termes géologiques, ou manuel de
-Géologie. Nouvelle édition, augmentée. 1 vol. in-12, figures 3_$_000
-
-=BOUCHARDAT.--Cours de Sciences physiques=: Histoire naturelle. 1
-volume in-8. 5_$_000
-
-=--Histoire naturelle=, contenant la zoologie, la botanique, la
-minéralogie et la géologie. 2 vol. in-8 7_$_000
-
-=BRUYÈRES.--La Phrénologie, le Geste et la Physionomie=, démontrés
-par 120 portraits, sujets et compositions gravés sur acier. 1 vol.
-in-folio. 20_$_000
-
-=BUFFON.--Œuvres complètes=, suivies de la classification comparée de
-G. Cuvier, Lesson, etc. Nouvelle édition, revue par Richard, professeur
-à la Faculté de médecine de Paris. 5 vol. grand in-8, ornés de
-nombreuses gravures sur acier et coloriées
-
-=--Œuvres complètes=, avec les suites par M. Achille Comte, professeur
-d'histoire naturelle, accompagnées de 161 planches représentant plus de
-800 animaux, et d'un beau portrait de Buffon. Dessins par Victor Adam.
-6 vol. grand in-8 à 2 colonnes.
-
-=--Œuvres complètes=, avec les extraits de Daubenton et la
-classification de Cuvier. 6 vol. grand in-8 à 2 colonnes, figures
-coloriées
-
-=--Œuvres complètes,= avec la nomenclature linnéenne et la
-classification de Cuvier. Édition nouvelle, annotée par M. Flourens,
-secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, membre de l'Académie
-française, professeur au Muséum d'histoire naturelle. 166 planches, 800
-sujets gravés sur acier, d'après les dessins originaux de Victor Adam.
-12 vol. gr. in-4 100_$_000
-
- L'excellent travail de M. Flourens, les notes instructives et
- pleines d'intêrêt ajoutées à Buffon par un écrivain si compétent,
- donnent à cette magnifique publication un cachet spécial et font
- de cette édition la véritable édition modèle des œuvres du grand
- naturaliste. L'exécution matérielle du livre est splendide. La
- beauté de l'impression et du papier, celle des gravures, etc., tout
- se réunit pour recommander d'une façon particulière cette édition
- des œuvres complètes de Buffon.
-
-=CANDOLLE= (De).=--Organographie végétale=, ou Description raisonnée
-des organes des plantes, pour servir de suite et de développement
-à la théorie élémentaire de la botanique et d'introduction à la
-physiologie végétale et à la description des familles, avec 60 planches
-représentant 422 figures. 2 vol. in-4. 12_$_000
-
-=--Théorie élémentaire de la Botanique=, ou Exposition des principes
-de la classification naturelle et de l'art de décrire et d'étudier les
-végétaux. 1 v. in-4. 7_$_000
-
-=CHENU=, professeur d'histoire naturelle.=--Encyclopédie d'Histoire
-naturelle=, ou Traité complet de cette science, d'après les travaux
-des naturalistes les plus éminents de tous les pays et de toutes les
-époques: Buffon, Daubenton, Lacépède, G. Cuvier, F. Cuvier, Geoffroy
-Saint-Hilaire, Latreille, de Jussieu, Brongniard, etc., etc. Ouvrage
-résumant les observations des auteurs anciens, et comprenant toutes les
-découvertes modernes jusqu'à nos jours.
-
-Les divisions suivantes de l'ouvrage sont en vente:
-
-=--Carnassiers=, avec la collaboration de M. E. Desmarest, préparateur
-d'anatomie comparée au Muséum. 1 vol. 6_$_000
-
-=--Quadrumanes.= 1 vol 6_$_000
-
-=--Oiseaux=, avec la collaboration de M. des Murs, membre de plusieurs
-sociétés savantes. 2 vol 12_$_000
-
-=--Papillons=, avec la collaboration de M. H. Lucas, du Muséum
-d'histoire naturelle, membre de la Société entomologique de France. 1
-vol. 6_$_000
-
-=--Coléoptères=, Cicindelètes, Carabiques, Dytisciens, Hydrophiliens,
-Sylphales et Nitidulaires, avec la collaboration de M. E. Desmarest. 1
-vol. 6_$_000
-
- Chacun des volumes de ce magnifique ouvrage est enrichi de
- nombreuses figures intercalées dans le texte, et de planches
- gravées et tirées séparément.
-
-=--Leçons élémentaires d'Histoire naturelle.= Traité de Conchyliologie,
-précédé d'un aperçu sur toute la zoologie. 1 volume grand in-4
-accompagné de nombreuses gravures sur bois intercalées dans le texte et
-de fig. coloriées. 10_$_000
-
-=CLAVEL.--Le Corps et l'Ame=, ou Histoire naturelle de l'espèce
-humaine. 1 vol. in-4. 5_$_000
-
-=COURS élémentaire d'Histoire naturelle=, à l'usage des colléges et des
-maisons d'éducation, rédigé conformément au programme de l'Université.
-Ouvrage adopté par le Conseil de l'instruction publique. 3 forts vol.
-in-8 ornés de plus de 2,000 figures intercalées dans le texte 13_$_000
-
-Le cours comprend:
-
-=--La Zoologie=, par M. Milne-Edwards, membre de l'Institut, professeur
-au Jardin des Plantes 4_$_000
-
-=--La Botanique=, par M. Adrien de Jussieu, membre de l'Institut,
-professeur au Jardin des Plantes 5_$_000
-
-=--La Minéralogie et la Géologie=, par M. F. S. Beudant, membre de
-l'Institut, inspecteur des études 4_$_000
-
-=CUVIER= (Georges).=--Le Règne animal=, distribué d'après son
-organisation, pour servir de base à l'histoire naturelle des animaux
-et d'introduction à l'anatomie comparée; nouvelle édition, accompagnée
-de planches gravées représentant les types de tous les genres, les
-caractères distinctifs des divers groupes et les modifications de
-structure sur lesquels repose cette classification, publiée par une
-réunion d'élèves de G. Cuvier: MM. Audouin, Blanchard, Deshayes, de
-Quatrefages, d'Orbigny, Dugès, Duvernoy, Laurillard, Milne-Edwards,
-Roulin et Valenciennes.--Le _Règne animal_ de Cuvier a été publié en
-262 livraisons, format grand in-4. Il comprend 11 volumes de texte et
-11 atlas ensemble de 993 planches, dont 13 sont doubles, dessinées
-d'après nature et gravées en taille-douce. Les 11 tomes du texte,
-brochés en 10 volumes, les 993 planches et leurs explications réunies
-en 39 étuis, avec planches en noir
-
---Avec les planches imprimées en couleur et retouchées au pinceau.
-
---Prix d'une demi-reliure de luxe en 10 volumes de texte et 10 atlas
-montés sur onglets, ensemble 20 volumes, dos et coins en maroquin,
-tranche supérieure dorée
-
-=--Recherches sur les Ossements fossiles=, où l'on rétablit les
-caractères de plusieurs animaux dont les révolutions du globe ont
-détruit les espèces. 10 vol. in-fol. avec 2 atlas
-
-=--Discours sur les Révolutions du Globe=, avec des notes et un
-appendice d'après les travaux de Humboldt, Flourens, Lyell, etc. 1 vol.
-in-4, figures. 3_$_000
-
-=DEBAY.--Histoire des Métamorphoses et des Monstruosités de l'Espèce
-humaine.= 1 vol. in-8, br. 2_$_000
-
-=--Histoire des Parfums et des Fleurs=, de leurs diverses influences
-sur l'économie humaine et de leur usage dans la toilette des femmes. 1
-volume in-8, broché 2_$_000
-
-=DESCOURTILS.--Flore pittoresque et médicale des Antilles=, ou Histoire
-naturelle des plantes usuelles des colonies françaises, anglaises,
-espagnoles et portugaises. 600 magnifiques gravures coloriées, peintes
-d'après les dessins faits sur les lieux. 8 vol. in-4 100_$_000
-
-=DICTIONNAIRE pittoresque d'Histoire naturelle et des Phénomènes
-de la nature=, contenant l'histoire des animaux, des végétaux, des
-minéraux, des météores, des principaux phénomènes physiques et des
-choses naturelles, avec des détails sur l'emploi des productions des
-trois règnes dans les usages de la vie, les arts et métiers et les
-manufactures; rédigé par une Société de naturalistes, sous la direction
-de M. F. E. Guérin. 9 vol. grand in-4 illustrés par de nombreuses
-gravures sur acier
-
-=DICTIONNAIRE universel d'Histoire naturelle=, résumant et complétant
-tous les faits présentés par les encyclopédies, les anciens
-dictionnaires scientifiques, les œuvres complètes de Buffon, et
-les divers traités spéciaux sur les diverses branches des sciences
-naturelles; donnant la description des êtres et des divers phénomènes
-de la nature, l'étymologie et la définition des noms scientifiques,
-et les principales applications des corps organiques et inorganiques
-à l'agriculture, à la médecine, aux arts industriels, etc., par MM.
-Arago, Becquerel, Boitard, Brongniard, Alcide et Charles d'Orbigny,
-Dumas, Milne-Edwards, Élie de Beaumont, Flourens, Isidore et Geoffroy
-Saint-Hilaire, Humboldt, de Jussieu, Pelouze, Richard, etc., etc.;
-rédigé par Charles d'Orbigny, et enrichi d'un magnifique atlas de
-planches gravées sur acier et coloriées avec le plus grand soin. 13
-volumes in-4.
-
-=DUCHESNE.--Répertoire des Plantes utiles et des Plantes vénéneuses du
-globe.= 1 vol. in-4 10$ 000
-
-=DUFOUR= (L.).=--Cours élémentaire sur les Propriétés des Végétaux= et
-leurs applications à l'alimentation, la médecine, la teinture, etc. 1
-volume in-8. 3_$_000
-
-=DUFRESNOY.--Traité de Minéralogie.= 3 vol. in-4 et atlas. 40_$_000
-
-=DUMÉRIL= (Constant).=--Éléments des Sciences naturelles.= Ouvrage
-prescrit par arrêté de l'Université pour l'enseignement dans les
-colléges. 2 vol. in-4, accompagnés de 33 figures gravées sur acier 8 $
-000
-
-=FLORA fluminensis Regni Brasiliensis.= 11 volumes grand in-folio,
-contenant 1,640 planches avec description
-
-=FLORE des Serres et des Jardins de l'Europe.= Description et figures
-des plantes les plus rares et les plus méritantes, nouvellement
-introduites sur le continent ou en Angleterre. Ce recueil paraît tous
-les mois, par cahier de 10 planches coloriées et de 32 pages de texte
-grand in-4
-
-=FLOURENS=, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, membre de
-l'Académie française, professeur au Muséum d'Histoire naturelle.
-
- Le monde savant a proclamé d'une voix unanime le mérite des
- ouvrages de l'illustre secrétaire perpétuel de l'Académie des
- sciences. La profondeur des vues, la solidité du fonds, la
- netteté parfaite de l'exposition, l'élégance et la clarté du
- style assignent aux livres de M. Flourens un rang élevé parmi
- les chefs-d'œuvre de la science et de la littérature. Chacun des
- ouvrages qui suivent se distingue par les plus sérieuses qualités,
- en même temps que par un charme qui en rend la lecture aussi
- attrayante que variée.
-
-=--Éloges historiques=, lus dans les séances publiques de l'Académie
-des sciences. 2 volumes in-8 7_$_000
-
-=--De la Longévité humaine= et de la quantité de vie sur le globe. 3e
-édition, révue et augmentée. 1 vol. in-8 3_$_500
-
-=--Histoire des travaux et des idées de Buffon.= 2e édition, revue et
-augmentée. 1 vol. in-8 3_$_500
-
-=--Cuvier.--Histoire de ses travaux.= 2e édition, revue et augmentée.
-1 vol. in-8 3_$_500
-
-=--Fontenelle=, ou de la Philosophie moderne relativement aux sciences
-physiques. 1 vol. in-8 2_$_000
-
-=--De l'Instinct et de l'Intelligence des Animaux.= 3e édition,
-entièrement refondue et augmentée. 1 vol. in-8 2_$_000
-
-=--Examen de la Phrénologie.= 3e édition, augmentée d'un essai
-physiologique sur la folie. 1 vol. in-8 2_$_000
-
-=--Histoire de la Découverte de la Circulation du Sang.= 1 v. in-8. 3 $
-500
-
-=--Théorie expérimentale de la Formation des Os.= 1 vol. in-4, orné de
-7 planches 5_$_000
-
-=GEOFFROY SAINT-HILAIRE.--Principes de Philosophie zoologique=,
-discutés en mars 1830 au sein de l'Académie royale des sciences. 1
-volume in-4 5_$_000
-
-=GERMAIN DE SAINT-PIERRE.--Guide du Botaniste=, ou Conseils pratiques
-sur l'étude de la botanique, l'usage du microscope et l'emploi du
-dessin, les excursions botaniques et la recherche, la récolte, la
-culture, la préparation et la conservation des plantes. 2 vol. in-8 8 $
-000
-
-=GILBERT, C. A. F. MARTIN= et =CH. MARCHAL= (de Calvi).=--Précis
-d'Histoire naturelle.= 2 vol. in-4 10_$_000
-
-=GUIBOURT.--Histoire universelle des Drogues simples=, ou Cours
-d'histoire naturelle professé à l'École de pharmacie de Paris. 4 vol.
-in-4, avec 800 figures intercalées dans le texte 24_$_000
-
-=HOEFER.--Dictionnaire de Botanique pratique.= 1 vol. in-8 4_$_000
-
-=HOLBACH= (Baron d').=--Système de la Nature=, ou des Lois du monde
-physique et du monde moral. Nouvelle édition, avec des notes et des
-corrections par Diderot. 2 vol. in-4 12_$_000
-
-=HOLLARD= (Henri).=--De l'Homme et des Races humaines.= 1 v. in-8. 4 $
-000
-
-=--Études de la Nature=, pour concourir à l'éducation de l'esprit et du
-cœur, comprenant les faits les plus importants de la physique et de la
-chimie générales, de l'astronomie, de la météorologie, de la géologie,
-de la botanique et de la zoologie. 4 vol. in-8 8_$_000
-
-=HUMBOLDT= (Alexandre de).=--Tableaux de la Nature=, traduits de
-l'allemand sur l'édition de 1849, publiée à Berlin, par Ferdinand
-Hoefer. 2 volumes in-4. 8_$_000
-
-=--Cosmos.= Essai d'une description physique du globe, traduit de
-l'allemand par Faye. 4 vol. in-8 16_$_000
-
---Le même. 4 vol. in-4 25_$_000
-
-=JOURDAN= (A. J. L.).=--Dictionnaire raisonné, étymologique,
-synonymique et polyglotte des Termes usités dans les Sciences
-naturelles= et la physiologie générale, l'astronomie, la botanique,
-la chimie, la géographie physique, la géologie, la minéralogie, la
-physique, la zoologie, etc. 2 forts vol. in-4 10_$_000
-
-=JUSSIEU= (Adrien de).--=Cours élémentaire d'Histoire naturelle=,
-à l'usage des colléges, des séminaires et des maisons d'éducation.
-Botanique. 1 volume in-8 5_$_000
-
-=LAMARCK.--Philosophie zoologique=, ou Exposition des considérations
-relatives à l'histoire naturelle des animaux. 2 vol. in-4 12_$_000
-
-=--Recherches sur les Causes des principaux Faits physiques.= 2 volumes
-in-4 10_$_000
-
-=LECOQ.--Des Glaciers et des Climats=, ou des Causes atmosphériques en
-géologie. 1 vol. in-4 6_$_000
-
-=LE MAOUT= (Emm.).=--Leçons élémentaires de Botanique=, fondées sur
-l'analyse de 50 plantes vulgaires, et formant un traité complet
-d'organographie et de physiologie végétale, à l'usage des étudiants
-et des gens du monde. 2 vol. in-4, accompagnés d'un grand nombre de
-gravures richement coloriées 16_$_000
-
-=--Botanique, Organographie et Taxonomie=: Histoire naturelle
-des familles végétales et des principales espèces, suivant la
-classification de M. Adrien de Jussieu, avec l'indication de leur
-emploi dans les arts, dans les sciences et le commerce. 1 magnifique
-vol. in-folio, enrichi de nombreuses figures gravées sur bois et
-intercalées dans le texte, et de grav. tirées à part, col., richement
-relié 16_$_000
-
-=--Histoire naturelle des Oiseaux=, suivant la classification de M.
-Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, avec l'indication de leurs mœurs et
-de leurs rapports avec les arts, le commerce et l'agriculture. Un
-magnifique vol. in-folio, enrichi de nombreuses figures sur bois
-intercalées dans le texte, et de gravures tirées à part, coloriées,
-richement relié. 16_$_000
-
-=LE MAOUT= et =DECAISNE.--Flore élémentaire des Jardins et des
-Champs=, accompagnée de clefs analytiques conduisant promptement à la
-détermination des familles et des genres. 2 vol. in-8 8_$_000
-
-=LESSER.--Théologie des Insectes=, ou Démonstration des perfections de
-Dieu dans tout ce qui concerne les insectes, traduit de l'allemand avec
-des remarques par M. Lyonnet. 2 vol. in-4 avec figures 8_$_000
-
-=LINK= (H. F.).=--Le Monde primitif et l'Antiquité expliqués par
-l'étude de la nature=, traduit de l'allemand sur la deuxième édition,
-par Clément Mullet. 2 vol. in-4 8_$_000
-
-=MÉMOIRES du Muséum d'Histoire naturelle=, par les professeurs de
-cet établissement. 20 vol. in-folio accompagnés d'un grand nombre de
-figures 80_$_000
-
-=MEYRANX.--Traité élémentaire de Mammalogie ou d'Histoire naturelle
-des Mammifères=, contenant les habitudes et la classification de ces
-animaux. 1 vol. in-18 et atlas 4_$_000
-
-=MILNE-EDWARDS.--Éléments de Zoologie=, ou Leçons sur la nature, la
-physiologie, la classification et les mœurs des animaux.--Première
-partie: Introduction, anatomie et physiologie, mammifères.--Deuxième
-partie: Oiseaux, poissons, animaux sans vertèbres; avec un grand nombre
-de figures intercalées dans le texte
-
-=MOLIN= (J.-B. du).=--Flore poétique ancienne=, ou Études sur les
-plantes les plus difficiles à reconnaître des poètes anciens, grecs et
-latins; ouvrage où l'on trouvera l'explication des plantes ou fleurs
-citées par eux, avec des notes critiques et littéraires, 1 vol. in-4 5
-$ 000
-
-=MOREL DE RUBEMPRÉ.--Les Secrets de la Génération=, suivis de l'Art
-d'être mère sans le concours des hommes. 2 vol 2_$_000
-
-=NOUVEAU DICTIONNAIRE classique d'Histoire naturelle=, ou Répertoire
-d'Histoire naturelle par ordre alphabétique des sciences naturelles et
-physiques, rédigé par une société de naturalistes. Nouvelle édition,
-revue et corrigée avec soin. 47 vol. in-12 et atlas 100_$_000
-
-=ORBIGNY= (Alcide d').=--Mollusques vivants et fossiles=, contenant:
-1º une étude générale des mollusques; 2º la monographie complète des
-céphalopodes acétabulifères, avec atlas. 1 vol. in-4 10_$_000
-
-=--Paléontologie des Coquilles et des Mollusques.= 1 v. et atlas in-4.
-10_$_000
-
-=--Prodrome de Paléontologie stratigraphique universelle des Animaux,
-Mollusques et Rayonnés=, faisant suite au Cours élémentaire de
-paléontologie et de géologie stratigraphiques. 3 vol. in-8 18_$_000
-
-=ORDINAIRE.--Histoire naturelle des Volcans=, comprenant les volcans
-sous-marins, ceux de boue et autres phénomènes analogues. 1 vol. in-4.
-4_$_000
-
-=PACHON= (L'abbé).=--Origine des Fossiles et des Continents=, ou
-nouvelle Théorie de la terre. 1 vol. in-8 3_$_000
-
-=PERCHERON= (A.).=--Bibliographie entomologique=, comprenant
-l'indication par ordre alphabétique de noms d'auteurs: 1º des ouvrages
-entomologiques publiés en France et à l'étranger depuis les temps
-les plus reculés; 2º des monographies et mémoires contenus dans les
-recueils, journaux, collections académiques françaises et étrangères;
-accompagnée de notices sur les ouvrages périodiques, les dictionnaires
-et les mémoires des Sociétés savantes. 2 volumes in-4 12_$_000
-
-=QUATREFAGES.--Souvenirs d'un Naturaliste.= 2 vol. in-8 6_$_000
-
-=RAMIÈRE D'ELVAS.--Beautés et Merveilles de la Nature au Brésil=, ou
-Description pittoresque des productions, curiosités et phénomènes de
-cette contrée, des mœurs et coutumes de ses habitants. 1 vol. in-12 2 $
-000
-
-=RASPAIL= (F. V.).=--Nouveau Système de Physiologie végétale et de
-Botanique=, fondé sur les observations développées dans le nouveau
-système de chimie organique, accompagné de 60 planches, contenant près
-de 1,000 figures d'analyse, dessinées d'après nature et gravées avec le
-plus grand soin. 2 forts volumes in-4 et atlas 25_$_000
-
-=REYNAUD.--Des Vers à soie= et de leur éducation, selon la pratique des
-Cévennes. 1 vol. in-8 3_$_000
-
-=RICHARD= (Achille).=--Nouveaux Éléments de Botanique et de Physiologie
-végétale.= Nouvelle édition, revue, corrigée et entièrement refondue,
-ornée de plus de 800 figures intercalées dans le texte. Ouvrage adopté
-par le Conseil de l'Instruction publique pour l'enseignement dans les
-établissements de l'Université. 1 fort vol. in-4 7_$_000
-
-=--Éléments d'Histoire naturelle médicale=, contenant des notions
-générales sur l'histoire naturelle, la description, l'histoire et les
-propriétés de tous les aliments, médicaments ou poisons tirés des
-végétaux. Nouvelle édition. 3 vol. in-4, avec 800 gravures intercalées
-dans le texte 14_$_000
-
-=ROQUES.--Nouveau Traité des Plantes usuelles=, spécialement appliqué
-à la médecine domestique et au régime alimentaire de l'homme sain et
-malade. 4 vol. in-4 16_$_000
-
-=ROSE= (Henri).=--Traité pratique d'Analyse chimique=, traduit de
-l'allemand par Jourdan, et accompagné de notes et additions par
-Peligot. 2 v. in-4. 12_$_000
-
-=SAINT-CLAIR-DUPORT.--De la Production des Métaux précieux au Mexique=,
-considérée dans ses rapports avec la géologie, la métallurgie et
-l'économie politique. 1 vol. in-4, avec atlas 10_$_000
-
-=SAINT-HILAIRE= (Auguste).=--Flora Brasiliæ meridionalis=, ou Histoire
-et description de toutes les plantes qui croissent dans les différentes
-provinces du Brésil. 3 vol. in-folio avec figures
-
-=--Leçons de Botanique=, comprenant principalement la morphologie
-végétale, la terminologie, la botanique comparée, l'examen de la valeur
-des caractères dans les diverses familles naturelles. 1 fort vol. in-4
-7_$_000
-
-=--Exposition des Familles naturelles et de la Germination des
-plantes.= 4 vol. in-4 16_$_000
-
-=SERRES= (Marcel de).=--Des Causes des Émigrations de divers Animaux=,
-et particulièrement des oiseaux et des poissons. 1 vol. in-4 6_$_000
-
-=SERINGE.--Flore du Pharmacien, du Droguiste et de l'Herboriste=, ou
-Description des plantes médicinales spontanées ou cultivées en France,
-disposées par familles. 1 vol. in-8 orné de gravures 5_$_000
-
-=TOUSSENEL= (A.).=--L'Esprit des Bêtes.= Vénerie française et zoologie
-passionnelle. 1 vol. in-4 6_$_000
-
-=--Le Monde des Oiseaux=, ornithologie passionnelle. 3 vol. in-4 16 $
-000
-
-=TURPIN.--Essai d'une Iconographie élémentaire et philosophique des
-Végétaux.= 1 vol. in-4, accompagné d'un grand nombre de planches
-coloriées 5_$_000
-
-
-GÉOLOGIE.--MÉTALLURGIE
-
-=AMI-BOUÉ.--Guide du Géologue-Voyageur=, sur le modèle de l'agenda
-géo-gnostica de M. de Léonhard. 1 vol. in-8 4_$_000
-
-=BABINET=, membre de l'Institut.=--Études et Lectures sur les Sciences
-d'observation= et leur application pratique. 2 vol. in-8 5_$_000
-
-=BEAUMONT= (Élie de).=--Notice sur les Systèmes de Montagne.= 3 vol.
-in-12 avec figures 12_$_000
-
-=--Leçons de Géologie.= 1 vol. avec figures 7_$_000
-
-=BIBLIOTHÈQUE populaire=, ou l'Instruction mise à la portée de tout
-le monde, contenant l'histoire de France, de Russie, du Brésil,
-du Portugal, et des colonies européennes, de la Grande-Bretagne
-et de Paris; l'histoire naturelle, la géographie, la mythologie,
-les sciences: chimie, physique, géométrie, archéologie, arpentage,
-numismatique, théorie des calculs, météorologie, physique naturelle,
-droits et devoirs sociaux, agriculture dans toutes les branches,
-médecine, hygiène, musique, grammaire, littérature, logique, lecture,
-dictionnaire français, etc., etc. 35 vol. in-12 45_$_000
-
-=BRARD. Éléments pratiques d'Exploitation des Mines=, contenant tout ce
-qui est relatif à l'art d'exploiter les terrains. 1 vol. in-4 et atlas.
-8_$_000
-
-=--Nouveaux éléments de Minéralogie=, ou Manuel du minéralogiste
-voyageur. 1 vol. in-4 8_$_000
-
-=BURAT=, professeur à l'École centrale des arts et
-manufactures.=--Géologie appliquée=, ou Traité de la recherche et de
-l'exploitation des minéraux utiles. 1 beau vol. in-4 orné de vues
-pittoresques gravées sur acier, et d'un grand nombre de dessins sur
-bois intercalés dans le texte 12_$_000
-
-=--De la Houille.= Traité théorique et pratique des combustibles
-minéraux (houille, anthracite, lignite, etc.). 1 vol. in-4 12_$_000
-
-=COMBES.--Traité de l'Exploitation des Mines.= 3 volumes in-4 avec
-atlas 20_$_000
-
-=D'AUBUISSON DE VOISINS.--Traité de Géognosie=, ou Exposé des
-connaissances actuelles sur la constitution physique et minérale du
-globe terrestre. 2 vol. in-4 14_$_000
-
-=DICTIONNAIRE de Chimie et de Minéralogie=: Chimie minérale, végétale
-et animale; théorie et pratique, vues philosophiques et histoire
-de la chimie ancienne, du moyen âge et moderne, etc., par Jehan de
-Saint-Clavien. 1 volume in-folio 8_$_000
-
-=EBELMEN.--Recueil des Travaux scientifiques=, revu et corrigé par
-Salvetat, précédé d'une notice sur M. Ebelmen, par E. Cheveul.
-Recherches sur la chimie, la céramique, la métallurgie, la géologie,
-etc. 2 vol. in-4 14_$_000
-
-=FLACHAT, BARRAULT= et =PETIET.--Traité de la Fabrication de la Fonte
-et du Fer=, envisagée sous les trois rapports: chimique, mécanique et
-commercial. 3 vol. in-folio et atlas 150_$_000
-
-=GAUTIER= (A.).=--Introduction philosophique à l'Étude de la Géologie.=
-1 vol. in-4 5_$_000
-
-=GEOFFROY SAINT-HILAIRE.--Principes de Philosophie géologique=,
-discutés au sein de l'Académie des sciences. 1 vol. in-4 5_$_000
-
-=HUGUENET= (Isidore).=--Asphaltes et Naphtes.= Considérations générales
-sur l'origine et la formation des bitumes fossiles, de leurs propriétés
-et de leur emploi dans les travaux publics et privés. 1 vol. in-4. 6 $
-000
-
-=HUMBOLDT.--Mélanges de Géologie et de Physique générales=, traduits
-par Galuski; tome 1er, accompagné d'un atlas. 16_$_000
-
-=KARSTEN.--Manuel de la Métallurgie du Fer=, traduit par Culmann. 2
-vol. in-4 12_$_000
-
-=LAMPADIUS= (G. A.), professeur de chimie et de métallurgie à
-l'Académie des mines de Freyberg.=--Manuel de Métallurgie générale=,
-suivi d'additions extraites du Supplément de Lampadius, traduit, revu,
-augmenté et mis au niveau des connaissances actuelles, par G. A.
-Arnault. 2 volumes in-4 avec figures 12_$_000
-
-=LANDRIN=, ingénieur civil des mines.=--Dictionnaire de Minéralogie, de
-Géologie et de Métallurgie.= 1 vol. in-8 4_$_000
-
-=--De l'Or=, de son état dans la nature, de son exploitation, de sa
-métallurgie, de son usage et de son influence sur l'économie politique.
-1 volume in-8 3_$_000
-
-=LE CANU= (L. R.).=--Éléments de Géologie.= 1 vol. in-4 3_$_000
-
-=LECREULX.--Recherches sur la formation et l'existence des Ruisseaux,
-Rivières et Torrents= qui circulent sur le globe terrestre. 1 v.
-in-folio 8_$_000
-
-=LYELL= (Ch.).=--Principes de Géologie=, ou Illustration de cette
-science, traduit de l'anglais sur la sixième édition, par Madame Tullia
-Meullien. 4 forts volumes in-8, avec un grand nombre de gravures 20 $
-000
-
-=--Manuel de Géologie élémentaire=, ou Changements anciens de la terre
-et de ses habitants. Édition ornée de 750 gravures. 2 vol. in-4 12_$_000
-
-=MAILLE= (P. H.).=--Nouvelle Théorie des Hydrométéores=, suivie d'un
-mémoire sur l'électricité et la pluviométrie. 1 vol. in-4 6_$_000
-
-=MERAY.--Géos, ou Histoire de la Terre=, de sa création, de son
-développement et de son organisation par l'action des causes actuelles.
-Géologie philosophique. 1 vol. in-4 6_$_000
-
-=ORBIGNY= (Alcide d').=--Cours élémentaire de Paléontologie et de
-Géologie stratigraphique.= 2 vol. in-8 12_$_000
-
-=RENOIR= (C.).=--Éléments de Géognosie.= 1 vol. in-4 4_$_000
-
-=ROZET.--Traité élémentaire de Géologie.= 2 vol. in-4 et atlas 14_$_000
-
-=SERRES= (Marcel de).=--De la Création de la Terre et des Corps
-célestes=, ou Examen de cette question: L'œuvre de la création est-elle
-aussi complète pour l'univers qu'elle le paraît pour la terre? 1 vol.
-in-4 6_$_000
-
-=--Essai sur les Cavernes à ossements= et sur les causes qui les y ont
-accumulés. 1 vol. in-4 6_$_000
-
-=--De la Cosmogonie de Moïse=, comparée aux faits géologiques. 2 vol.
-in-4 12_$_000
-
-=VALÉRIUS.--Traité théorique et pratique sur la Fabrication du Fer=,
-avec un exposé des améliorations dont elle est susceptible. 1 v. et
-atlas 10_$_000
-
-
-AGRICULTURE, HORTICULTURE, ARBORICULTURE, etc.
-
-=ALBRET= (D').=--Cours théorique et pratique de la Taille des Arbres
-fruitiers.= Neuvième édition, revue et augmentée par l'auteur, dans
-laquelle on trouve l'art de greffer. 1 vol. in-4, accompagné de
-planches 5_$_000
-
-=BOBIERRE.--Leçons élémentaires de Chimie= appliquée aux arts, à
-l'industrie, à l'agriculture, à l'hygiène et à l'économie domestique. 1
-v. in-8 4_$_000
-
-=BON JARDINIER= (Le).--Almanach paraissant tous les ans, contenant les
-principes généraux de culture, l'indication mois par mois des travaux
-à faire dans les jardins, la description, l'histoire et la culture de
-toutes les plantes potagères, céréales, fourragères, économiques ou
-employées dans les arts, oignons et plantes à fleurs, arbres fruitiers,
-etc. 1 gros vol. in-8 de plus de 1,600 pages 6_$_000
-
-=BOUSSINGAULT.--Mémoires de Chimie agricole et de Physiologie.= 1 vol.
-in-4 7_$_000
-
-=CAILLAT=, ingénieur des mines, professeur à l'Institut agronomique de
-Grignon.
-
-=--Application à l'Agriculture des Éléments de Physique, de Chimie et
-de Géologie.= 4 vol. in-8 8_$_000
-
- Tome I. Physique et géologie.--Tome II. Chimie inorganique,
- essais des marnes et analyses des terres.--Tome III. Chimie
- organique.--Tome IV. Amendements et arts agricoles.
-
-=CARRIÈRE.--Guide du Jardinier multiplicateur=, ou Art de propager les
-végétaux par semis, boutures, greffes, etc. 1 vol. in-12 3_$_000
-
-=COURS complet d'Agriculture théorique et pratique=, d'Économie rurale
-et de Médecine vétérinaire. Ce cours a eu pour base le travail composé
-par MM. Sismondi, Bosc, Chaptal, Vilmorin, etc., membres de l'ancienne
-section d'agriculture de l'Institut. Quatrième édition, revue et
-corrigée. 18 vol., contenant plus de 4,000 sujets gravés, relatifs à la
-grande et à la petite culture, à l'économie rurale domestique, etc.,
-etc. 60_$_000
-
-=DENIS= et =ROUARD.--Traité complet de l'Horticulture pour les grands
-et les petits Jardins=, précédé delà Botanique simplifiée. 1 vol. in-4
-6_$_000
-
-=GASPARIN.--Cours d'Agriculture.= 5 vol.
-
-=GIRARDIN= et =DUBREUIL.--Cours élémentaire d'Agriculture=, avec 842
-figures intercalées dans le texte. 2 vol. in-8. 8_$_000
-
-=JARDINIER= (Le) =des Fenêtres=, des Appartements et des petits
-Jardins. 1 vol. in-12. 2_$_000
-
-=LECOUTEUX.--Principes économiques de Culture améliorante.= 1 volume
-in-8. 3_$_000
-
-=LENOIR.--Principes élémentaires et pratiques de Géodésie=, ou Traité
-complet de la division des champs, basée sur la proportionnalité, pour
-partager toutes les figures, quelles que soient leurs irrégularités;
-suivis d'une table des racines et de leurs carrés, etc. 1 vol. in-4. 6
-$ 000
-
-=MAISON RUSTIQUE du dix-neuvième siècle=, contenant les meilleures
-méthodes de culture usitées en France et à l'étranger, tous les
-procédés pratiques propres à guider le cultivateur dans l'exploitation
-d'un domaine rural, l'éducation des animaux domestiques, l'art
-vétérinaire, la description de tous les arts agricoles, les
-instruments, l'économie, l'organisation et l'administration, etc.,
-etc.; terminée par des tables alphabétiques et méthodiques, avec 2,500
-gravures représentant les instruments, les machines, appareils, etc.,
-par une réunion d'agronomes et de praticiens, sous la direction de
-Bailly, Bixio et Malpeyre. 5 volumes in-folio. 35_$_000
-
-=MALAGUTI= (F.).=--Leçons de Chimie agricole.= 1 vol. in-8. 3_$_000
-
-=NOUVEAU MANUEL pour gouverner les Abeilles= et en retirer grand
-profit, contenant plusieurs ruches de nouvelle invention: 1º les ruches
-villageoises; 2º les ruches du naturaliste, de l'amateur, etc.; 3º des
-procédés pour réunir ensemble plusieurs ruches faibles; 4º une méthode
-très-avantageuse pour soigner les abeilles; 5º l'histoire naturelle des
-abeilles. Édition revue et très-augmentée, ornée d'environ 300 figures,
-par Radouan. 1 vol. in-12. 3_$_000
-
-=QUINTINIE= (De la).=--Instruction pour les Jardins fruitiers et
-potagers=, avec un traité des orangers, suivi de quelques réflexions
-sur l'agriculture. 2 vol. in-folio. 12_$_000
-
-=RASPAIL.--Cours d'Agriculture et d'Économie rurale=, à l'usage des
-écoles primaires, 1 vol. in-12. 4_$_000
-
-=ROYER.--L'Agriculture allemande=, ses écoles, son organisation, ses
-mœurs et ses pratiques les plus récentes. 1 vol. in-4. 7_$_000
-
-=YSABEAU.--Le Jardinage=, ou l'Art de créer et de bien tenir un jardin.
-1 vol. in-8, br. 1_$_000
-
-
-PHYSIQUE, MÉTÉOROLOGIE ET CHIMIE
-
-=AJASSON DE GRANDSAGNE= et =FOUCHÉ.--Manuel complet de Physique et de
-Météorologie.= 1 vol. in-8, orné de 6 planches 3_$_000
-
-=ARCHAMBAULT= (P. J.).=--Précis élémentaire de Physique=, rédigé
-conformément aux programmes de l'enseignement dans les classes de
-troisième et de seconde, avec 235 gravures intercalées dans le texte. 2
-vol. in-8 6_$_000
-
-=ASTRONOMIE populaire=, en tableaux transparents et coloriés. 12
-cartes. 1 vol. relié en chagrin, in-folio 10_$_000
-
-=BECQUEREL.--Éléments d'Électro-chimie= appliqués aux sciences
-naturelles et aux arts. 1 vol. in-4 avec planches 6_$_000
-
-=--Traité de l'Électricité et du Magnétisme=, et des applications
-de ces sciences à la chimie, à la physiologie et aux arts, orné de
-vignettes intercalées dans le texte. 3 vol. grand in-8 18_$_000
-
-=BENOIT.--Traité élémentaire et pratique des Manipulations chimiques,
-et de l'Emploi du Chalumeau=, avec tableaux synoptiques des propriétés
-des corps, suivi d'un dictionnaire descriptif des produits de
-l'industrie susceptibles d'être analysés. 1 fort vol. in-4 6_$_000
-
-=BERZELIUS.--De l'Emploi du Chalumeau dans les Analyses chimiques et
-les Déterminations minéralogiques=, traduit du suédois, par Fresnel. 1
-volume in-4 6_$_000
-
-=--Théorie des Proportions chimiques=, et Tables synoptiques des
-poids atomiques des corps simples et de leurs combinaisons les plus
-importantes. 1 volume in-4 6_$_000
-
-=--Traité de Chimie minérale et végétale=, traduit par MM. Esslinger et
-Hoefer, suivi du traité de chimie organique par Ch. Gerhordt, ancien
-professeur de chimie. 10 gros vol. in-4, accompagnés de nombreuses
-planches 60_$_000
-
-=BEYNAC.--Programme détaillé des Connaissances mathématiques, physiques
-et naturelles= exigées pour le baccalauréat et l'admission aux Ecoles
-normale, militaire et forestière. 1 vol. in-4 4_$_000
-
-=BIOT.--Précis élémentaire de Physique expérimentale.= 2 v. in-4 8_$_000
-
-=BOREAU.--Éléments de Physique et de Chimie=, avec problèmes et
-solutions par M. Vacher. 1 vol. in-8 2_$_000
-
-=BOUCHARDAT.--Cours de Sciences physiques=, Chimie élémentaire. 1
-volume in-8 3_$_000
-
-=--Cours de Sciences physiques=, Physique. 1 vol. in-8 3_$_000
-
-=BOUILLET.--Dictionnaire universel des Sciences, des Lettres et des
-Arts=, contenant: pour les sciences, les sciences métaphysiques et
-morales, sciences mathématiques, physiques, naturelles, médicales; pour
-les lettres, la grammaire, la rhétorique, les études historiques, etc.;
-pour les arts, les beaux-arts et les arts d'agrément, les arts utiles,
-etc., etc. 1 volume grand in-4 de près de 1800 pages 14_$_000
-
-=BOUTET DE MONVEL= (R.).=--Cours de Chimie=, rédigé conformément aux
-derniers programmes de l'enseignement scientifique dans les lycées, et
-à celui du baccalauréat ès sciences, avec 118 gravures dans le texte.
-1 fort vol. grand in-8, relié 4_$_000
-
-=BRAVAIS= (A.).=--Sur les Observations des Nuages et des Vents=, faites
-en 1838 et 1839, par les membres de la Commission scientifique du Nord.
-1 vol. in-4 5_$_000
-
-=BREGUET.--Manuel de la Télégraphie électrique=, à l'usage des employés
-des chemins de fer. 1 vol. in-8, avec gravures dans le texte 2_$_000
-
-=BREWER.--La Clef de la Science=, ou les Phénomènes de la nature
-expliqués. 1 vol. in-8 3_$_000
-
-=CABART= (C.).=--Leçons de Physique et de Chimie=, rédigées d'après les
-programmes officiels d'admission à l'Ecole polytechnique et à l'Ecole
-de Saint-Cyr. 1 vol. in-4 et atlas 8_$_000
-
-=DEGUIN.--Cours élémentaire de Physique=, à l'usage des lycées, des
-colléges et des autres établissements d'instruction publique. 2 vol.
-in-4 10_$_000
-
-=DESCHANEL= (Privat).=--Précis de Physique=, contenant les matières
-exigées pour l'admission à l'Ecole polytechnique, avec gravures
-intercalées dans le texte. 1 vol. in-4 4_$_000
-
-=DESPRETZ= (C.).=--Éléments de Chimie théorique et pratique=, avec
-l'indication des principales applications aux sciences. 2 vol. in-4 12
-$ 000
-
-=--Traité élémentaire de Physique.= Ouvrage adopté par le Conseil de
-l'instruction publique, pour l'enseignement dans les établissements de
-l'Université de France. Nouvelle édition. 1 vol. in-4 avec 17 planches
-7_$_000
-
-=DICTIONNAIRE des Falsifications des Substances alimentaires.= 1 volume
-in-8 3_$_000
-
-=DUJARDIN.--Manuel complet de l'Observateur au Microscope.= Ouvrage
-accompagné d'un atlas renfermant 30 planches gravées sur acier. 1 v.
-
-=DUMAS.--Traité de Chimie appliquée aux arts industriels.= 8 volumes
-in-4 et atlas
-
-=--Leçons sur la Philosophie chimique=, professées au Collège de
-France, recueillies par M. Bineau. 1 vol. in-4 6_$_000
-
-=FISCHER.--Physique mécanique=, traduite de l'allemand par Biot, avec
-des notes et appendices sur les anneaux colorés, la double réfraction
-et la polarisation de la lumière. 1 vol. in-4 avec figures 6_$_000
-
-=FONTENELLE= (Julia de).=--Nouveau Manuel complet de Physique
-amusante=, ou nouvelles Récréations physiques, contenant une suite
-d'expériences curieuses, instructives, etc. Nouvelle édition, revue,
-corrigée, augmentée et ornée de planches, par Malepeyre. 1 vol. 3_$_000
-
-=FOURCAULT= (Dr).=--Nouveaux Principes de Physiologie=, ou Lois de
-l'organisme considérées dans leurs rapports avec les lois physiques et
-chimiques. Ouvrage qui a obtenu une mention honorable de l'Académie des
-sciences, dans sa séance publique de 1830. 1 vol. in-4 6_$_000
-
-=GANOT.--Traité élémentaire de Physique expérimentale et appliquée, et
-de Météorologie=, illustré de 475 belles gravures sur bois intercalées
-dans le texte. 1 vol. in-8 5_$_000
-
-=GEOFFROY SAINT-HILAIRE= (Isidore).=--Lettres sur les Substances
-alimentaires=, et particulièrement sur la viande de cheval. 1 vol. in-8
-2_$_500
-
-=GERHARDT= (Charles).=--Précis de Chimie organique.= 2 vol. in-4 10 $
-000
-
-=--Aide-mémoire pour l'Analyse chimique=, contenant les caractères des
-acides et des bases, la marche de l'analyse qualitative, les essais au
-chalumeau, l'analyse des mélanges gazeux, et les principales méthodes
-de dosage et de séparation, à l'usage des élèves des laboratoires de
-chimie. 1 vol. in-8 3_$_000
-
-=GUERIN-VARRY.--Nouveaux Éléments de Chimie théorique et pratique.= 1
-vol. in-4 5_$_000
-
-=HAUY.--Traité élémentaire de Physique.= Nouvelle édition,
-considérablement augmentée.--Ouvrage adopté par le Conseil de
-l'instruction publique, pour l'enseignement dans les colléges. 2 vol.
-avec figures 8_$_000
-
-=HOEFER.--Dictionnaire de Chimie et de Physique.= 1 vol. in-8 3_$_000
-
-=LASSEIGNE= (J. L.).=--Abrégé élémentaire de Chimie inorganique et
-organique.= Nouvelle édition. 2 vol. in-4 12_$_000
-
-=--Dictionnaire des Réactifs chimiques= employés dans toutes les
-expériences, 1 vol. in-4
-
-=LECOQ.--Éléments de Géographie physique et de Météorologie=, ou Résumé
-des notions acquises sur les grands phénomènes et les grandes lois de
-la nature, servant d'introduction à l'étude de la géologie. 1 vol.
-in-8, accompagné de planches gravées 6_$_000
-
-=LEHMANN.--Précis de Chimie physiologique et animale=, traduit de
-l'allemand par Drion, avec 26 figures intercalées dans le texte. 1 v.
-in-8 4_$_000
-
-=LEVI-ALVARÈS= père.=--Les Pourquoi et les Parce que=, ou la Physique
-popularisée. 1 vol. in-12, br. 1_$_000
-
-=LIEBIG= (Justus).=--Lettres sur la Chimie=, considérée dans ses
-applications à l'industrie, à la physiologie et à l'agriculture.
-Edition française publiée par Ch. Gerhardt. 1 vol. in-8. 3_$_000
-
-=--Nouvelles Lettres sur la Chimie.= 1 vol. in-8 3_$_000
-
-=--Traité de Chimie organique=
-
-=--Traité de Chimie appliquée à la Physiologie animale.= 1 vol. 6_$_000
-
-=--Chimie organique appliquée à la Physiologie végétale et à
-l'Agriculture.= Traduction faite sur les manuscrits de l'auteur, par
-Charles Gerhardt. 1 volume in-4 6_$_000
-
-=--Manuel pour l'Analyse des Substances organiques=, traduit de
-l'allemand par A. J. L. Jourdan, suivi de l'Examen critique des
-procédés et des résultats de l'analyse des corps organisés. 1 volume
-in-4, avec deux planches gravées 4_$_000
-
-=MARTIN= (Aimé).=--Lettres à Sophie sur la Physique, la Chimie et
-l'Histoire naturelle.= 2 vol. in-4 8_$_000
-
-=MICROSCOPE= (Le) =à la portée de tout le Monde=, ou Description,
-calcul et explication de la nature, de l'usage et de la force des
-meilleurs microscopes. 1 vol. in-4 3_$_000
-
-=MONTFERRIER= (A. S. D.).=--Précis élémentaire de Physique et de
-Chimie.= 1 vol. in-4 5_$_000
-
-=MURRAY.--Manuel de l'Électricité atmosphérique=, comprenant les
-instructions nécessaires pour établir les paratonnerres et les
-paragrêles, traduit de l'anglais et augmenté de notes tirées des
-meilleurs auteurs, par Anatole Riffault. 1 vol. in-12 3_$_000
-
-=PALLAS= (Emm.).=--De l'Influence de l'Électricité sur l'Organisme=, et
-de l'effet de l'isolement électrique, considéré comme moyen curatif et
-préservatif d'un grand nombre de maladies. 1 vol. in-4 5_$_000
-
-=PAYEN.--Cours de Chimie appliquée=, professé à l'Ecole centrale des
-arts et manufactures, rédigé par Dellisse et Poinsot. 2 vol. in-8 et
-atlas 20_$_000
-
-=--Précis de Chimie industrielle=, à l'usage des écoles préparatoires
-aux professions industrielles et des fabricants. 1 vol. in-8 et atlas
-12_$_000
-
-=PECLET=, professeur à l'Ecole centrale des arts et manufactures,
-inspecteur général des études.--=Traité de la Chaleur, considérée dans
-ses applications.= Nouvelle édition, entièrement refondue. 1 vol. in-4
-avec atlas 30_$_000
-
-=--Traité élémentaire de physique.= 2 vol. in-4 avec atlas 12_$_000
-
-=PELLEREAU= (F.).=--Chimie générale=, ou Traité complet des métaux, des
-oxides et des acides. 1 vol. in-4 6_$_000
-
-=PELOUZE= et =FREMY.--Cours de Chimie générale.= 6 volumes in-4 et atlas
-
-=--Abrégé de Chimie.= Troisième édition, conforme au programme officiel
-de l'enseignement, avec plus de 200 figures intercalées dans le texte.
-5 volumes in-8 6_$_000
-
-=PHYSICIEN= (Du) =préparateur=, ou Description d'un cabinet de
-physique. 2 vol. et atlas 10_$_000
-
-=POUILLET.--Éléments de Physique expérimentale et de Météorologie.=
-Ouvrage autorisé par le conseil de l'Instruction publique. 2 volumes
-in-4 et atlas 14_$_000
-
-=--Notions générales de Physique et de Météorologie= à l'usage de la
-jeunesse. 1 vol. in-8 5_$_000
-
-=RASPAIL= (F. V.).=--Nouveau Système de Chimie organique=, fondé sur de
-nouvelles méthodes d'observation, précédé d'un traité complet de l'art
-d'observer et de manipuler en grand et en petit, dans le laboratoire ou
-sur le porte-objet du microscope. Nouvelle édition, augmentée du Manuel
-pour l'analyse des substances organiques par Liébig, suivie de l'Examen
-critique des procédés et de l'analyse des corps organisés. 3 vol. in-4
-et atlas 24_$_000
-
-=REGNAULT= (V.).=--Cours élémentaire de Chimie= à l'usage des facultés,
-des établissements d'enseignement secondaire, des écoles normales et
-des écoles industrielles. 4 vol. in-8 12_$_000
-
-=--Premiers Éléments de Chimie.= 1 fort volume in-8, orné de nombreuses
-gravures 4_$_000
-
-=REGODT= (Honoré).=--Notions de Physique applicables aux usages de la
-vie= rédigées d'après les programmes officiels. 1 vol. in-8, orné de
-150 gravures intercalées dans le texte 3_$_000
-
-=ROSE= (Henri).--=Traité pratique d'Analyse chimique=, suivi de tables
-servant dans les analyses à calculer la quantité d'une substance;
-traduit de l'allemand par A. J. L. Jourdan, accompagné de notes et
-additions par E. Péligot. 2 volumes in-4 12_$_000
-
-=SAINTE-PREUVE.--Notions de Physique et de Chimie applicables aux
-usages de la vie.= 6e édition, contenant de nombreuses applications
-récemment faites dans les sciences physiques. 1 vol. in-8 2_$_500
-
-=SCOUTTEN.--L'Ozone=, ou Recherches chimiques, météorologiques,
-physiologiques et médicales sur l'oxigène électrisé. 1 vol. in-8 4_$_000
-
-=THÉNARD.--Traité de Chimie élémentaire, théorique et pratique=, suivi
-d'un essai sur la philosophie chimique et d'un précis sur l'analyse.
-
-=THILLAYE.--Nouveau Manuel complet du Fabricant de Produits chimiques=,
-ou Formules et procédés usuels relatifs aux matières que la chimie
-fournit aux arts industriels et à la médecine, etc. 3 vol. 10_$_000
-
-=VAIL.--Le Télégraphe électro-magnétique américain=, avec le rapport
-du Congrès et de la description de tous les télégraphes connus. 1 vol.
-in-4 6_$_000
-
-=VIOLETTE= (J. H. M.).=--Nouvelles Manipulations chimiques
-simplifiées=, contenant la description d'appareils entièrement
-nouveaux, d'une construction simple et facile. Nouvelle édition. 1 vol.
-in-4 6_$_000
-
-=VIOLETTE= (J. H. M.) et =ARCHAMBAULT= (P. J.).=--Dictionnaire des
-Analyses chimiques=, ou Répertoire alphabétique de tous les corps
-naturels et artificiels, depuis l'origine de la chimie jusqu'à nos
-jours, avec l'indication du nom des auteurs et des recueils où elles
-ont été insérées. 2 vol. in-4 12_$_000
-
-=WALKER.--Nouveau Manuel de la Télégraphie électrique=, ou Traité
-de l'électricité et du magnétisme, appliqués à la transmission des
-signaux, suivi d'un appendice par Pouillet et des renseignements sur la
-télégraphie électrique entre Douvres et Calais. 1 vol. orné de figures
-2_$_000
-
-
-AVIS
-
-Notre maison de Rio ayant été fondée dans le but d'offrir de nouveaux
-débouchés à celle de Paris, on comprend qu'il entre essentiellement
-dans nos vues de vendre au meilleur marché possible, pour obtenir un
-grand débit.
-
-Nous ferons remarquer que nos reliures, étant confectionnées à Paris
-par les plus habiles relieurs, sous les yeux et sous la surveillance
-de nos frères, offrent les meilleures garanties pour la solidité comme
-pour l'élégance et le bon goût.
-
-Nous sommes donc en mesure d'offrir de véritables avantages à tous les
-acheteurs; mais, pour en profiter, il est nécessaire de s'adresser
-_directement_ à nous.
-
-
-PARIS.--IMP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1.
-
-
-
-
-Corrections.
-
-La numérotation des chapitres ne comprend pas le numéro VIII.
-
-La première ligne indique l'original, la seconde la correction.
-
-Dans l'ensemble du texte, les noms suivants ont été corrigés:
-
- Shaftsbury
- Shaftesbury
-
- Olivier Goldsmith
- Oliver Goldsmith
-
- Molwitz
- Mollwitz
-
-p. 91
-
- mon homme me répondit, d'un air refrogné,
- mon homme me répondit, d'un air renfrogné,
-
-p. 116
-
- La jeune fillle rougit
- La jeune fille rougit
-
-p. 160
-
- absorbée dans des préoccupatons
- absorbée dans des préoccupations
-
-p. 194
-
- cette automne, faire mon pèlerinege d'Italie,
- cette automne, faire mon pèlerinage d'Italie,
-
-p. 232
-
- assistait à ce rajeunissement du vieux Titon.
- assistait à ce rajeunissement du vieux Titan.
-
-p. 378
-
- Tout corps animé est un laboratoire de chimie. _Deus est philosophus
- per puem._
- Tout corps animé est un laboratoire de chimie. _Deus est philosophus
- per quem._
-
-p. 379
-
- lix qui potuit rerum cognoscere causas, Atque motus omnes
- lix qui potuit rerum cognoscere causas, Atque metus omnes
-
-Note 74
-
- MÉRY, _le Roi Volaire_.
- MÉRY, _le Roi Voltaire_.
-
-Note 103
-
- Ainsi avait fait Pascal. M. Edgard Quinet
- Ainsi avait fait Pascal. M. Edgar Quinet
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Le roi Voltaire, by Arsène Houssaye
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROI VOLTAIRE ***
-
-***** This file should be named 62196-0.txt or 62196-0.zip *****
-This and all associated files of various formats will be found in:
- http://www.gutenberg.org/6/2/1/9/62196/
-
-Produced by Clarity, Eleni Christofaki and the Online
-Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/American Libraries.)
-
-Updated editions will replace the previous one--the old editions will
-be renamed.
-
-Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
-law means that no one owns a United States copyright in these works,
-so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
-States without permission and without paying copyright
-royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
-of this license, apply to copying and distributing Project
-Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm
-concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
-and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive
-specific permission. If you do not charge anything for copies of this
-eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook
-for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports,
-performances and research. They may be modified and printed and given
-away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks
-not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the
-trademark license, especially commercial redistribution.
-
-START: FULL LICENSE
-
-THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
-PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
-
-To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
-distribution of electronic works, by using or distributing this work
-(or any other work associated in any way with the phrase "Project
-Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full
-Project Gutenberg-tm License available with this file or online at
-www.gutenberg.org/license.
-
-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project
-Gutenberg-tm electronic works
-
-1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
-electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
-and accept all the terms of this license and intellectual property
-(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
-the terms of this agreement, you must cease using and return or
-destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your
-possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
-Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound
-by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the
-person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph
-1.E.8.
-
-1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this
-agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm
-electronic works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the
-Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
-of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual
-works in the collection are in the public domain in the United
-States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
-United States and you are located in the United States, we do not
-claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
-displaying or creating derivative works based on the work as long as
-all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
-that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting
-free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm
-works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
-Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily
-comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
-same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when
-you share it without charge with others.
-
-1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
-in a constant state of change. If you are outside the United States,
-check the laws of your country in addition to the terms of this
-agreement before downloading, copying, displaying, performing,
-distributing or creating derivative works based on this work or any
-other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no
-representations concerning the copyright status of any work in any
-country outside the United States.
-
-1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
-
-1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
-immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear
-prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work
-on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the
-phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed,
-performed, viewed, copied or distributed:
-
- This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
- most other parts of the world at no cost and with almost no
- restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it
- under the terms of the Project Gutenberg License included with this
- eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the
- United States, you'll have to check the laws of the country where you
- are located before using this ebook.
-
-1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is
-derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
-contain a notice indicating that it is posted with permission of the
-copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
-the United States without paying any fees or charges. If you are
-redistributing or providing access to a work with the phrase "Project
-Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply
-either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
-obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm
-trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
-additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
-will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works
-posted with the permission of the copyright holder found at the
-beginning of this work.
-
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
-
-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
-Gutenberg-tm License.
-
-1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
-any word processing or hypertext form. However, if you provide access
-to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format
-other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official
-version posted on the official Project Gutenberg-tm web site
-(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
-to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
-of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain
-Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the
-full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1.
-
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
-access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works
-provided that
-
-* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
- to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has
- agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
- within 60 days following each date on which you prepare (or are
- legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
- payments should be clearly marked as such and sent to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
- Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg
- Literary Archive Foundation."
-
-* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
- License. You must require such a user to return or destroy all
- copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
- all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm
- works.
-
-* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
- any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
- receipt of the work.
-
-* You comply with all other terms of this agreement for free
- distribution of Project Gutenberg-tm works.
-
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
-Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than
-are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
-from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The
-Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm
-trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below.
-
-1.F.
-
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
-Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm
-electronic works, and the medium on which they may be stored, may
-contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
-or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
-intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
-other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
-cannot be read by your equipment.
-
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
-of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium
-with your written explanation. The person or entity that provided you
-with the defective work may elect to provide a replacement copy in
-lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
-or entity providing it to you may choose to give you a second
-opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
-the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
-without further opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
-OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
-LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of
-damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
-violates the law of the state applicable to this agreement, the
-agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
-limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
-unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
-remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in
-accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
-production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
-electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
-including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
-the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
-or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
-additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
-Defect you cause.
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
-www.gutenberg.org
-
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
-mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
-volunteers and employees are scattered throughout numerous
-locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
-Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
-date contact information can be found at the Foundation's web site and
-official page at www.gutenberg.org/contact
-
-For additional contact information:
-
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
-state visit www.gutenberg.org/donate
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.
-
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search
-facility: www.gutenberg.org
-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-