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If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Le roi Voltaire - -Author: Arsène Houssaye - -Contributor: Janin Jules - -Release Date: May 22, 2020 [EBook #62196] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROI VOLTAIRE *** - - - - -Produced by Clarity, Eleni Christofaki and the Online -Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/American Libraries.) - - - - - - - - - -Note sur la Transcription - -Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. -Une liste d'autres corrections faites se trouve à la fin du livre. -L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. - - Marquage: _mots en italique_ - =mots en gras= - - - - -[Illustration: LA TOUR DEL GEOFFROY, SC - -LE ROI VOLTAIRE] - - - - - ARSÈNE HOUSSAYE - - LE - ROI VOLTAIRE - - NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE - - Ma destinée a été d'être je ne sais quel homme - public coiffé de trois ou quatre lauriers et d'une - trentaine de couronnes d'épines. - VOLTAIRE. - - [Illustration] - - PARIS - - HENRI PLON, ÉDITEUR - 8, RUE GARANCIÈRE - - MDCCCLX - - Tous droits réservés - - - - -PRÉFACE - -DE JULES JANIN. - - -Eh donc! le revoilà; c'est bien lui! Je le reconnais à son sourire, à -sa malice, à son génie, à sa politesse exquise, à cette élégance innée, -à ses passions, à ses délires, à ses métamorphoses, à sa profonde -horreur pour ce qui est lâche et vil, à son admiration pour ce qui est -simple et vrai! Tant de génie et d'éloquence en un si petit corps! Tant -d'autorité toute-puissante dans ce petit bonhomme «Arouet, fils de mon -notaire et garçon d'esprit!» Çà! voyons comment donc M. Arsène Houssaye -a pu s'y prendre avec ce papillon, ce taureau, ce zéphyr et ce volcan? - -D'abord il l'a couronné roi. Rien que cela? Une simple couronne de -roi... Et pour qui donc gardes-tu les étoiles?... «Ma destinée a été, -disait-il, d'être un homme public coiffé de trois ou quatre lauriers, -et d'une centaine de couronnes d'épines.» Il eût dit tout simplement: -«d'une centaine de couronnes,» que pas un ne l'eût démenti. Le temps -même, le temps, ce grand destructeur, ajoute à ce royaume, à cette -domination, à cette couronne! Il est resté notre espoir, notre -consolation et notre orgueil, notre père et notre mère; il est tout -nous-mêmes; il est tout ce siècle; il est le monde!... Et plus nous -sommes insultés par les cuistres, et plus nous comprenons combien il -disait vrai:--«Je vous ai délivrés d'une bête féroce!» nous disait-il. -Non, non! il l'avait muselée à peine, et la bête féroce a brisé sa -muselière. Il est vrai que Voltaire est encore le seul aujourd'hui qui -la puisse dompter de nouveau. - -Ainsi ce _Roi Voltaire_ est un livre heureux et bien fait, qui arrive -au moment propice. Il produit sur nos esprits le même effet qu'une -image vue de loin aux yeux d'un amoureux bien épris: il n'a pas vu -depuis longtemps le portrait de sa maîtresse,... on le lui montre: -«Ah! c'est vous, lui dit-il, c'est bien vous! Que vous êtes pâlie et -ressemblante, ô mes amours!» Alors il la contemple, il l'admire, il -la porte à sa lèvre amoureuse, et s'il rencontre en son chemin le -peintre heureux de cette image, il ne pensera pas à lui reprocher ce -crayon trop vif ou trop lent, ces beaux yeux remplis d'une langueur -inaccoutumée, et ce sourire où respirent à demi les passions et les -transports d'autrefois. Ce nouveau portrait de Voltaire, et le portrait -de notre premier amour, quel homme assez hardi pour l'entreprendre? -Et cependant, comme on les remercie et comme on les aime ces bons -peintres, ces peintres obstinés, cléments, fidèles, de tout ce qui -était l'esprit, la grâce et voire le falbala de nos printemps! - -Nous voyons d'abord dans le livre de M. Arsène Houssaye, dans cette -histoire du règne et de la royauté de Voltaire, naître et fleurir -ce roi légitime du doute et de la discussion en toutes choses. Tout -d'abord, ce maître absolu du libre arbitre est porté comme un simple -enfant des hommes, par sa nourrice, au petit autel du petit village -de Châtenay, et Dieu sait ce qu'eût répondu le prêtre ingénu qui -baptisait ce petit catéchumène souffreteux, mal venu, aussi faible et -plaintif que Pascal enfant, si quelque voix prophétique eût révélé au -curé de Châtenay que ce front, caché sous le bourrelet des nourrices, -contenait en germe le _Dictionnaire philosophique_, _Candide_, l'_Essai -sur les mœurs_, la _Pucelle_ et _Mahomet_? Ah! quelle épouvante! Et -quoi détonnant si le prêtre eût laissé tomber, sans le baptiser, ce -phénomène, au pied de son autel? - -On les devine, et très-volontiers, ces belles années de l'enfance et de -l'étude en commun: l'esprit qui s'éveille, et les premières passions -qui murmurent, les cris, les larmes, les spasmes, les révoltes subites, -les commencements, les premiers rêves, le premier rire de cet enfant -précoce, et tout ce qui se révèle à la fois dans ces natures exquises, -dans ces _têtes par Dieu touchées_, dans ce génie adolescent, dans ces -paroles enfantines, et dans ce regard hardi, plein de pensées et de -soleil. On les sait par cœur, et c'est pourquoi, peut-être, M. Arsène -Houssaye oublie, en passant à travers ces jeunes années, de nous -raconter les premiers pas de cet esprit indomptable, indompté. _Puer -ingeniosus, sed insignis nebulo_, «garçon plein d'esprit, mais un franc -polisson,» disait le bon jésuite du jeune Crébillon, qui sera plus -tard l'auteur de _Rhadamiste et Zénobie_. Nous voudrions bien savoir -ce qu'eût dit le P. Porée, en parlant du jeune Arouet? Devait-il être -amusant le P. Porée, à la suite de cet indiscipliné qui l'entraînait -dans son cercle, et l'aveuglait de son rayon! Figurez-vous un merle -élevant un jeune aiglon, ou bien la poule qui a couvé des œufs de cane, -et qui s'en va haletante après sa progéniture ingrate et parfaitement -oublieuse du lit maternel. - -De ce Voltaire enfant, nous ne voulons rien perdre. Il avait -des éclairs et des grâces qui le faisaient adorer; il avait des -emportements et des colères qui le rendaient haïssable. Il était -insolent, malin, taquin, furieux, rebelle à tout, très-éloquent, -très-comédien, également disposé à la joie, aux larmes, aux cris, aux -injures, à toutes les passions bonnes ou mauvaises; que vous dirai-je? -il était déjà Voltaire. - -Si l'enfance de Voltaire est un peu absente du livre d'Arsène Houssaye, -en revanche il a fait de Voltaire une jeunesse éclatante, une splendide -et merveilleuse vingtième année, au milieu des fêtes, des hasards, des -amours, des élégies, des tragédies et d'un poëme épique; une jeunesse -où tout chante, où tout sourit, où la raillerie a je ne sais quoi -d'enivré et d'enchanteur, où la tendresse est presque une ironie. - -Ninon elle-même voulut être la marraine de cet enfant dont le fragile -abbé de Châteauneuf était le parrain. Elle le prit dans une espèce -d'adoption qui n'était pas sans une certaine curiosité de savoir les -destinées de ce beau génie. Elle était vieille alors, et décrépite, et -contrefaite; elle expiait sans se plaindre, et contente encore, les -délires et les délices de ses vingt ans. Elle avait brisé sa coupe -et renvoyé son dernier amant, l'abbé de Châteauneuf, le dernier des -Romains. Elle-même était la dernière passion et le dernier vice aussi -du dix-septième siècle, enfoui dans son nuage de pourpre et d'or... -Et pourtant, ces beaux yeux qui avaient vu tant de scandales, ces -lèvres éloquentes qui avaient prêté et faussé tant de serments, ces -oreilles délicates qui avaient entendu tant de blasphèmes, oui, Ninon -de Lenclos tout entière, ce rendez-vous de volupté, de doute, de -folie, de billets à La Châtre, elle eut assez de force et de bon sens -pour découvrir à travers cette enfance et cette adolescence enjouée -un incendiaire, un faiseur de révolutions, un révolté en morale, en -poésie, en religion, en prose, en vers, en billets, en conduite, en -chansons. «Toi», disait-elle au jeune Arouet qui ne l'écoutait pas, -«on te salue enfant de perdition, on te salue et on espère en toi, -enfant précoce, enfant de la perdition universelle, pierre éternelle -de l'éternel achoppement, toi qui ris, toi qui mords, toi qui déjà -balbuties avec l'énergie et la logique infernales de Satan lui-même, -la négation de dix-huit siècles, toi l'ennemi-né du moyen âge et de ses -fureurs, l'implacable persécuteur des vieilles passions, des antiques -misères, des inquisitions furieuses! Et moi Ninon de Lenclos, je -t'admire et je t'applaudis comme le dernier des miracles! Certes, mon -bel enfant, mes rides, mon fard et mes ajustements de rose éventée et -de feuille morte te font peur; quand j'avance à toi, tu recules, et tu -te sauves quand je veux t'embrasser; eh bien! moi aussi, ton sourire -et tes mépris m'épouvantent. Que tes mépris sont redoutables et pleins -de ruines! Que ton sourire est dangereux et rempli de blasphèmes! -Certes, j'ai terriblement usé de la vie, à ce point que s'il fallait la -recommencer ainsi faite, je me pendrais de ces mains défaillantes..., -oui, moi-même jeune et belle, entraînée au delà de toutes les choses -possibles, dans ce cercle infini des poésies, des passions, des amours -permis et défendus, moi qui eus l'honneur d'être, un jour, la première -à l'enfantement de _Tartufe_, et qui la première ai vu chez moi, dans -ma chambre jaune où Villarceaux donnait ses rendez-vous à madame -Scarron, huer, flageller et châtier le _monstre_ inventé par Molière; -moi qui ai vu à mes pieds, tout chargé de lauriers, le vainqueur de -Fribourg et de Rocroy, moi dont la main fut baisée par la reine de -Suède, Christine, encore sanglante du meurtre de Monaldeschi, moi dont -madame de Maintenon eût racheté l'âme au prix de ses plus ferventes -prières et d'une pension de la cour, s'il me fallait revivre ainsi, -au pied de tous les trônes, au milieu de toutes les renommées, sur le -bord de tous les précipices, au fond de tous les abîmes, je refuserais -avec rage, avec terreur.... Une seule tentation, cependant, me ferait -recommencer la vie, et la voici, mon enfant, cette extrême tentation: -Je voudrais savoir ce que tu vas devenir; quel parti tu sauras tirer -de ton génie, et de cet esprit, semblable à la flamme, qui va tout -dévorer? Auras-tu les passions d'un gentilhomme ou les fureurs d'un -serf révolté? Vas-tu vivre au milieu du peuple, ennemi de tout ce qui -résiste, ou bien dans le tas brodé des courtisans, complices de tout -ce qui s'abaisse? Es-tu le poëte ingénu qui s'abandonne au courant de -l'heure et de la passion présente? Es-tu le poëte ambitieux qui s'est -dit que la fortune est une force, et que celui-là qui n'a besoin de -personne a de grands motifs pour n'être le valet et le flatteur de -personne? Voilà pour l'homme, et de quoi je m'inquiète en te voyant. -Le poëte aussi, j'interroge, en mourant, toute sa destinée. Poëte en -vers, iras-tu jusqu'à la grande poésie? Écrivain en prose, iras-tu -jusqu'à l'éloquence? Ah! voilà ce que je voudrais savoir avant de -mourir! Je voudrais savoir en même temps, si par bonheur, avec cet -esprit incomparable, ton âme est généreuse et clémente, et si ton rire -éclatant, victorieux, qui retentit d'un bout du monde à l'autre bout, -sera mouillé parfois de grosses larmes? Tu vas mordre, mais sauras-tu -toucher de ta lèvre amoureuse le front de ta maîtresse? Vous serez -furieux, mon fils; serez-vous tendre? Hélas! voilà encore ce que je -voudrais savoir. Je voudrais savoir en même temps si, par bonheur, avec -cet esprit incomparable, ton âme est généreuse et clémente; si ce rire -éclatant, victorieux, sans réplique, universel, sera mouillé parfois -des douces larmes de la pitié, de la tendresse? O poëte! ô flamme! ô -ruine! Gaieté, connaîtrez-vous la tristesse? Esprit, aurez-vous pitié -des hommes simples? Mépris universel, saurez-vous bien respecter ce qui -est honnête? Intelligence, aurez-vous quelque admiration sincère pour -ce qui est noble et grand, en deçà ou au delà de vous-même? Activité, -connaîtrez-vous le repos? Ambition, dépasserez-vous toutes limites? -Vagabondage, aurez-vous pied quelque part? Ironie, aurez-vous des -sanglots? - -Voilà vraiment ce que je voudrais savoir, moi Ninon de Lenclos, et -voilà ce qu'apprendra l'Europe, avant qu'il soit dix ans d'ici. Mais -quoi! mon heure a sonné, mon siècle est mort; le roi est parti pour -le Versailles invisible; les amoureux m'attendent dans les enfers de -Lucien, en attendant les enfers de Voltaire; le dernier janséniste -est mort emportant le dernier moliniste. Il n'y a plus rien ici-bas -de mon siècle, rien; ni le roi, ni le prêtre, ni le capitaine et le -courtisan, ni la maîtresse royale, ni Bossuet, ni Corneille; Racine et -Molière, ils sont morts; nous sommes morts. Moi, je t'attendais avant -de mourir, et maintenant, dans cette confusion qui s'avance aux clartés -de la nouvelle aurore, à peine si j'entends des tonnerres confus, -des malédictions inarticulées, des poëmes sans fin, des blasphèmes -sans nom, toutes les rumeurs de l'abîme; à peine si, dans ces ombres -claires, j'entrevois les fantômes qui deviendront bientôt sans doute, -à ta voix souveraine, autant de réalités. Hélas! mon pauvre enfant, -tu es vraiment jeune, et que c'est laid la vieillesse à l'aspect de -toutes ces jeunesses révoltées! Que c'est triste, la mort, quand elle -arrive au milieu des nouveautés les plus hardies et des escalades -surnaturelles! Cependant, il faut que je meure, il me faut quitter ce -monde qui m'a quittée. Adieu, mon fils, adieu, précurseur de tous les -étonnements, vengeur de tant d'injustices, appui du faible, exécration -de l'hypocrite; adieu, Voltaire, adieu!» - -A ces mots, elle prit congé de l'enfant, qui s'en souvenait plus tard, -comme on se souvient de quelque vieux parchemin sur lequel le temps -efface à plaisir les lignes les mieux tracées. Ce visage de la vieille -Ninon était pour le jeune Arouet un palimpseste; ces deux yeux qui -avaient tout brûlé n'étaient plus que deux volcans éteints sous la -neige. «Adieu, adieu,» disait Ninon. En même temps, elle laissait au -jeune Arouet, dans l'acte de sa volonté dernière, cent écus pour qu'il -achetât des livres, et Dieu sait comme Arouet a dépensé ces cent écus. - -Les livres, en ce temps-là, les livres qui traitaient de la liberté de -la pensée et qui parlaient des libertés politiques, ces chefs-d'œuvre -impérissables du doute et de la discussion philosophique, étaient une -des grandes passions de la jeunesse. On avait beau les défendre, les -proscrire et les brûler par la main du bourreau, sur les dernières -marches du grand escalier du palais de justice, la cendre même de -ces livres lacérés, déchirés, brûlés, était féconde autant que cette -poignée de poussière que jette en mourant le dernier des Gracques, -comme si le tribun expirant eût su à l'avance que de cette poussière -allait sortir Caïus Marius! Non, non, rien ne meurt, Dieu soit loué, -rien ne meurt de ce qui est juste, et vous ne sauriez anéantir, bûchers -et bourreaux, une seule ligne, une seule de ce qui est vrai... Au fond -des bûchers, au sommet de ces flammes, se tenait la résurrection, et si -l'auteur était brûlé en même temps que son livre, eh bien! c'était un -motif de plus pour que son livre fût immortel. - -Cent écus _pour acheter des livres_, dans la pensée et dans l'intention -de mademoiselle de Lenclos, c'était donner au jeune Arouet une -tentation à laquelle il a vaillamment succombé. A peine il eut dans -les mains cet argent, qui était la première récompense de son génie, -il se mit à dresser la liste de tous les livres qu'il voulait lire, -et il acheta tout d'abord le _Dictionnaire_ de Bayle, en quatre -tomes in-folio «Rotterdam, 1720», avec l'épître dédicatoire à M. le -régent, et les deux articles concernant le roi David, roi des Juifs. -Ce _Dictionnaire_ de Bayle lui prit dix écus; les seconds dix écus le -rendirent possesseur attentif, curieux, studieux, étonné du fameux -livre de Spinoza: _Des Cérémonies superstitieuses des Juifs_ (1670). -Que s'il n'acheta pas tout d'abord les œuvres de maître François -Rabelais, imprimées chez Étienne Dolet (brûlé vif), c'est que déjà -il savait son Rabelais par cœur. Vous pensez bien qu'il trouva tout -de suite le _Régnier_ de 1652, son maître en satire, et ses autres -maîtres: Montaigne, Arioste, Boccace et La Fontaine; les _Contes_ de -La Fontaine, lecture agréable aux mânes de Ninon. Que vous dirai-je -enfin? Il achète à la fois les révoltes, les douleurs, les amours et -les élégances de la pensée humaine; il veut savoir ce que les hommes -ont rêvé, ce que les hommes ont souffert; pourquoi ces rires, pourquoi -ces larmes; quelle flamme alluma ces bûchers, quelle force éteindra -ces incendies? Il veut tout entendre et tout voir, tout savoir, tout -comprendre, et ce qu'il ne comprend pas, il le devine. Il est attiré -également par la philosophie autant que par les poëmes, par les -victorieux et par les vaincus, par le bruit des royautés qui s'amusent, -par le cri des nations éplorées; il porte aux bourreaux une haine -égale à la tendresse que lui inspirent les victimes. Hélas! parmi ces -victimes, il y en avait de si touchantes, de si résignées, résignées -jusqu'à sourire au milieu des flammes! Le jour où Jérôme de Prague, -attaché à son bûcher sous les yeux d'une multitude ivre et furieuse, -attendait la mort des martyrs, il vit arriver, haletante et se hâtant -de toute sa vieillesse, une bonne vieille qui portait un petit fagot, -et qui s'en vint le déposer pieusement dans le bûcher du martyr:--_O -sancta simplicitas!_ s'écria Jérôme de Prague en levant les mains au -ciel. Il y avait beaucoup de cette curiosité suprême dans la curiosité -du jeune Arouet. Il voulait tout lire et tout apprendre, afin de rire -à son aise de la férocité des uns, de la sottise des autres et de la -_simplicité_ de tous. - -Surtout, comme un athlète qui se prépare à tous les combats de -la parole, il avait étudié profondément les anciens, nos maîtres -excellents, absolus, inévitables, en ce temps-là du moins où les -Gaume et les Nicolardot n'avaient pas inventé de préférer le moyen -âge à la Renaissance, et sali de leur bave tous les grands prêtres de -l'esprit humain, afin d'honorer le moyen âge. L'antiquité glorieuse et -sainte, Homère, Horace et Virgile, Pindare et Juvénal, Démosthène et -Cicéron, toute la grande littérature, en un mot, au temps où Voltaire -était jeune, était la fête éternelle des plus grands esprits, des -plus vives intelligences; la France et l'Europe étaient uniquement -attentives aux chefs-d'œuvre de la Grèce et de Rome; elles n'avaient -pas d'autre éducation, pas d'autre espérance et pas d'autre orgueil. -Le siècle de Louis XIV n'était pas encore reconnu comme une école -poétique; et que nous étions loin aussi du patois des industriels, des -économistes, de la vapeur, des chaudrons, des ferrailles, la langue -chère aux terrassiers de la France, aux mécaniciens de l'Angleterre, -aux chaudronniers de l'Amérique, une langue à part, ignorante même de -l'accent d'autrefois! Voltaire, dans sa jeunesse, n'entendit parler -que la langue des nations civilisées, la langue des dieux, des lettres -et des lettrés. Disons mieux, la vapeur eût été une force en ce -temps-là, elle n'eût pas détrôné la philosophie, et la langue barbare -des fabricants de rail-ways n'eût pas prévalu contre l'éloquence de -Diderot, l'atticisme de Fontenelle et le mépris de d'Alembert. Tous les -forgerons de l'Europe, entassés dans l'immense forge d'aujourd'hui, -n'auraient pas prévalu, en ce temps-là, contre l'Académie et ses -disputes, contre l'_Encyclopédie_ et ses démons. La Sorbonne elle-même, -cette humble, humiliée et rogue Sorbonne, elle eût réclamé contre ces -écarts de l'esprit humain dérangé de sa voie; elle se fût voilé la -face en voyant les houillères préférées à la théologie, et le Furens, -un ruisseau où se durcit le fer, remplaçant la fontaine de Castalie. -En ceci, il était bien l'enfant de son époque, Voltaire. Il n'a jamais -préféré l'utile à l'agréable, et le commode au charmant. L'homme, -à son compte, qui ne parlait pas la langue universelle des libres -penseurs et des honnêtes gens n'était pas digne d'un regard, à peine -d'un sourire de mépris. Les anciens seuls l'avaient élevé. Enfant, il -se plaisait déjà au doux murmure venu de l'Attique; écolier, sa lèvre -immortelle récitait à l'écho charmé les idylles de Théocrite. Il était -à peine en sa rhétorique, entouré des premiers éclairs de cet esprit -qui brûlera le monde, il glanait déjà des épigrammes charmantes dans -l'_Anthologie_. A coup sûr, il ne savait pas le grec aussi bien que -ce merveilleux enfant de Port-Royal qui savait par cœur Euripide et -Sophocle; il ne savait pas son Homère aussi bien que le jeune Fénelon, -rêvant déjà à composer la suite de l'_Iliade_; Bossuet lui-même, enfant -et jeune homme, il était bien autrement Grec que le jeune Arouet; mais -Bossuet était un Grec de Sparte, Arouet était un Athénien de l'Attique, -un Athénien de cette décadence éloquente qui reconnaît Ménandre pour -son poëte, Aspasie pour sa reine, et Périclès pour son roi. - -Donc il avait découvert une antiquité de sa fantaisie et de son -caprice, une Athènes ouverte à toutes les négations, une Rome envahie -et charmée à la fois par les rhéteurs. Il s'enivrait, si jeune! de -ces parfums, de ces grâces, de ces amours, de ces vices, puisés dans -l'amphore élégante et versés dans la coupe d'or. A son réveil enchanté, -il entendait le son des lyres; il se couchait au bruit joyeux des -tambourins frappés par les faunes; il saluait Amaryllis la blonde; -Aglaé, la jeunesse, Euphrosine et Terpsichore; il les reconnaissait -à leurs couronnes, à leurs parfums; il était tout ensemble Horace, -Anacréon, Ovide, Apulée, et pas une de ces métamorphoses n'étonnait le -jeune poëte: pas un de ces enchantements ne le trouvait insensible. -A seize ans, il vivait déjà toute une vie humaine en vingt-quatre -heures, emportant bon gré ou mal gré dans son tourbillon tous ses -maîtres: le P. Tournemine, le P. Porée, le P. Le Jay, le P. La Palue, -et tant de savants jésuites dont la robe innocente exhalait le parfum -du miel de l'Attique.--Ah! le brigand!--Ah! l'aimable enfant! A la fin -de chaque année, messieurs les jésuites exposaient le jeune Arouet -sur le devant de leur théâtre où se jouait en latin, voire en grec, -quelque honnête contrefaçon de la tragédie antique. En même temps, -voyez les innocents! ils montraient avec orgueil ce précoce esprit, -reconnaissable au feu de son regard:--Voilà pourtant, disaient les -bons pères, notre meilleur et plus savant disciple; habile en vers, -heureux en prose; latin comme le _Prœdium rusticum_, et français comme -le P. Sanadon! Ils en écrivaient même au Journal de Trévoux, dans cette -fameuse imprimerie où passe aujourd'hui le chemin de fer. Même le jour -où le jeune Arouet reçut sa dernière couronne au collége des jésuites, -il y rencontrait, pour être le témoin de sa gloire et pour couronner -sa tête bouclée, le maître avéré de l'ode française, J. B. Rousseau, -qui est resté chez nous le poëte lyrique par excellence, jusqu'au jour -où l'ode éclatante, amoureuse, passionnée, idylle et chanson, élégie -et concert, sortit parée, armée, amoureuse, du volcan, du génie et des -révolutions de ce grand homme appelé Victor Hugo. - -M. Arsène Houssaye a raconté, avec un grand bonheur, un charmant -style, une vive et sincère admiration, ce moment heureux entre tous -les instants de la vie où le jeune homme, au bout de ses études et -sur le seuil du collége, aspire à toutes les libertés, à tous les -bonheurs de la jeunesse. Ah! quel orgueil! quelle fièvre, et quel -intime contentement! Voilà le monde et ses fêtes, voilà l'abîme et ses -gloires, le vice et ses enchantements! Voilà mon trône et ma domination -qui commencent! En ce moment, ce jeune homme qui sera bientôt Voltaire -était tout semblable à l'archange tombé du poëme de Milton, lorsque, -hors de l'abîme, il contemple éperdu, ravi, plein de son rêve, le -spectacle enchanté de la création divine. «Dans un fluide plus léger et -plus aérien, Satan balance ses ailes déployées, et librement contemple -au loin le vaste Empyrée: si grande en est l'étendue, que son œil ne -peut déterminer s'il est circulaire ou carré. Il découvre les tours -d'opale et les brillants pavillons de saphir, ornements du ciel qui fut -sa patrie. Bientôt il aperçoit notre monde, flottant au bout d'une -chaîne d'or; il lui apparaît comme l'une des plus faibles étoiles que -notre œil aperçoit serrées près du disque de la lune.--O triomphe! à la -fin donc je vais régner sur des hommes! se dit à lui-même l'archange -immortel.» - -Tels sont les premiers jours de cette royauté naissante que M. Arsène -Houssaye a racontés dans ce livre intitulé le _Roi Voltaire_, un -charmant livre, et qui a donné un si bon prétexte à tant de plumes -vaillantes de parler du roi Voltaire avec la reconnaissance et le -respect qui lui sont dus. - -Cette jeunesse de Voltaire, elle passionne son historien. Il en -est ébloui, charmé, ravi; il a raison. Ces belles premières années -contenaient en germe la _Henriade_ et l'_Œdipe_, et toute une année à -la Bastille. Ajoutez tant de passions, tant d'amour, tant de délires de -la tête et des sens. Certes, M. Arsène Houssaye a raconté avec un grand -bonheur, une admiration vive, et ce bien-aise qu'il ressent toujours -quand il se trouve en pleine lumière, en pleine jeunesse, en plein -idéal, ce moment heureux des premiers enivrements du poëte, à vingt ans. - -Tasse, un jour de printemps, comme il gravissait avec un sien compagnon -la haute montagne, allait calme et songeant aux mille visions de son -cerveau. Plus le mont sourcilleux s'avançait, et plus le poëte semblait -plongé dans sa méditation, dans son abîme. A la fin, voici les deux -voyageurs sur le haut de la montagne colorée des premiers feux du -jour. Et le poëte alors, montrant au jeune homme qui l'accompagnait -la plaine et le fleuve à l'orient, les châteaux, les cabanes, le -champ de blé qui se balance au vent tiède et frais, le berger et son -troupeau, le voyageur sur la route entraînant après soi l'ombre et le -rayon; plus loin, le soldat qui passe au bruit des clairons et des -trompettes, le hennissement du coursier, le bêlement du troupeau, le -chant de l'oiseau, le cri de l'orfraie, et tout là-bas le flottant du -drapeau semblable au nuage qui passe; enfin, pour terminer ce grand -spectacle, éternel comme Dieu, passager comme l'homme, on distinguait -la Méditerranée éclatante de mille feux. En même temps ces jardins, ces -chaumières, ces palais, ces marbres, l'abeille errante et le reptile -au soleil; puis des grottes, des rivages, des sables, des forêts, la -charrue à l'œuvre et le rêveur à l'ombre, et tous les accidents de -cette lumière en lutte avec le nuage; enfin tous les bruits, tous -les silences, tous les repos de cette nature digne de Lucrèce et -de Virgile, digne d'Homère et de Théocrite: «Ami, dit Tasse à son -compagnon, tu m'as souvent prié de te montrer mon poëme... eh bien! -regarde, il est devant toi! Ces eaux, ces bois, ces sentiers, ces -monts, ces plaines, ces vallons, ces soldats et ces capitaines dont -les armes reluisent au soleil, ces troupeaux dont les mugissements se -perdent au loin, ces charrues, ces labours, ces oiseaux qui chantent, -la terre et le ciel, les étoiles et les fleurs, Dieu et les hommes, le -temps qui bruit et qui s'agite, l'immobile et silencieuse éternité, -l'univers et moi--voilà mon poëme!» - -Et, le jeune homme et le poëte, ils restaient plongés dans une muette -contemplation. - -Ainsi, le jeune Arouet (tel il est dans le _Roi Voltaire_), quand il -se vit hors de page, et quand pour la première fois il put toucher -librement, de son doigt superbe, à ces royaumes de Satan, dont il -voit les _tours d'opale et les pavillons de saphir_. «Tu vois bien, -se dit-il à lui-même, la vaste Europe, l'Europe intelligente, la -France, et dans la France aussi tu vois Paris comme une flamme; à côté -de Paris, Versailles comme une étoile; eh bien! ces palais pleins -d'orgueil, ces toits pleins de misère, ces temples, ces autels, ces -portiques, ces boudoirs; ce roi enfant, beau comme l'Amour; ces gens -de rien, gais comme le vin mêlé au bel esprit; ces princesses, ces -courtisanes, ces académiciens, ces prêtres, ces capucins, ces soldats, -ces poëtes, ces prosateurs, ces écoliers, ces philosophes à tout -briser, ces cuistres à tout brûler, ces parlements pleins de révolte, -ce Versailles où le tout-puissant se cache et s'amuse à la façon d'un -satrape d'Asie; un autre les voit ces ministères bruyants au dehors, -vermoulus au dedans, absolus partout; ces généraux qu'un sourire -envoie aux frontières, qu'un baiser en rappelle, privés de leur armée -et privés de leur gloire; ces cardinaux qui se disputent à qui mettra -la pantoufle rose à ce pied blanc, sorti tiède encore de la courtine -doublement adultère; ces maîtresses royales devenues reines par la -grâce du prince, au déshonneur des reines par la grâce de Dieu; les -paroles, les voix et les silences du peuple qui fit la guerre à Louis -XIV, à madame de Maintenon, à l'Évangile; tout ce qui chante ici et -tout ce qui pleure, de l'hôpital à l'Opéra, de l'archevêque à Diderot, -du pape à Mahomet, de l'Encyclopédie à la Camargo, de la duchesse -du Maine à la marquise du Chastelet, de Margot la bouquetière à la -duchesse de Berry tirant les bottes de M. de Lauzun; ces rabats troués, -ces dentelles déchirées, ces épées brillantes, ces mortiers, ces -crosses, ces diamants vrais, ces perles fausses, ces falbalas brodés, -ces taches, ces scories, ces cendres, ces tombeaux, cette liqueur -généreuse et ces poisons, la ville éternelle et la cité d'un jour, le -palais de justice et le Petit Châtelet, Cartouche et Vincent de Paul, -esprit, trahison, fidélité, cruauté, justice, argent, le théâtre et ses -rires, le théâtre et ses pleurs, la chaire et ses foudres, le barreau -et ses passions, l'Église et ses bûchers, les horreurs du moyen âge et -les plaisirs de l'âge d'or, la lettre de cachet, le fort de Joux, le -château de Vincennes; et pour tout dire, un mouvement, une agitation, -une émeute, une révolution qui commencent à madame de Parabère, qui -ne s'arrêtent pas à madame du Barry.... Tout cela, c'est ton poëme, ô -Voltaire, ton poëme, et tes satires, et ton histoire, et ta comédie, -et ton drame; et tout cela c'est ton œuvre et ce sera ta gloire!... -Voilà ta popularité, ta fortune et ta domination!» - -Mais avant de se précipiter dans cette mêlée, il aborda tous les -aimables côtés de la jeunesse. Il n'était pas assez malavisé, cet -homme-là, qui devait tirer si grand parti de la vie et de ses fêtes, -de la passion et de ses bonheurs, pour renoncer volontiers au moindre -privilége de la vingtième année. Il avait le pressentiment de sa longue -durée; il savait que des hommes tels que lui sont destinés à vieillir, -et qu'il épuiserait la coupe entière avant qu'elle tombât de ses mains. -Aussi il ne s'est jamais hâté de vivre, il n'a jamais précipité les -heures sur les heures; il vivait lentement; sa fièvre était lente, si -sa colère était rapide; il aimait ses propres passions, il cultivait -ses fantaisies, il prolongeait ses destinées. Et de même qu'il fut un -vieillard énergique, hardi, généreux, tout-puissant par l'action, par -la parole et par la plus active sympathie; redouté par ses colères, -honoré par ses actions, il fut un jeune homme heureux, content, -glorieux, amoureux, facile à vivre; il eut l'enfance d'un véritable -enfant, et la jeunesse ingénue et contente d'un véritable écolier. - -Dans le _Satyricon_ de Pétrone, une raillerie mortelle, une vengeance -qui fut le châtiment suprême de Néron et de sa tyrannie, on voit au -premier chapitre de cette satire un jeune homme, un bel esprit, un -jouvenceau presque Athénien, échappé à la férule de ses maîtres, qui -rencontre au coin du carrefour une vieille; et le voilà qu'il demande -à la bonne femme en quel lieu logent les courtisanes.--Arouet, hors -du collége, adressait la même question à l'homme qui pouvait le mieux -le renseigner, à l'abbé de Châteauneuf, son parrain, ce même abbé qui -avait oublié les quatre-vingts ans de Ninon. «Où donc, maître?--Où tu -voudras, mon fils, répondit l'abbé qui savait par cœur tous les chemins -des Cythérées; où tu voudras, le monde appartient à l'esprit, l'amour -appartient aux poëtes.» M. Arsène Houssaye a très-bien raconté tout le -roman de cette jeunesse et de ces amours. Il a tenu dans ses mains, on -le voit, ces billets doux, ces fragments, ces portraits; il a porté à -ses lèvres ces beaux cheveux oubliés au fond des vieux tiroirs. - -Tout réussissait à ce jeune homme, enivré de toutes les fortunes. Sa -hardiesse était un charme; sa témérité, une force; son insolence, -une grâce. Le prince de Conti lui montrait des vers, il se moquait -du prince de Conti, parlant à sa personne. M. le régent, qui se -connaissait en beaux esprits, qui était lui-même un bel esprit du -premier ordre, se faisait présenter ce jeune homme, et le jeune homme, -heureux comme on l'est au jeune âge de toutes les hardiesses, répondait -à M. le régent qu'il le suppliait de ne plus se charger désormais de -son logement et de sa nourriture. Ainsi même la Bastille avait réussi à -cet intrépide; il en était revenu parfaitement dédaigneux de ces peines -sans nom, de ces prisons sans droit, et maintenant qu'il avait subi -les caprices du bon plaisir, de toutes les forces de son intelligence, -il méprisait le pouvoir absolu. Vanité des forces injustes! vanité des -prisons que la loi elle-même n'a pas cimentées de sa main puissante! -Cette formidable Bastille qui sera prise à soixante ans de là, et -rasée au niveau du sol par une poignée de gamins, elle était au temps -de Voltaire ouverte à toutes les renommées, à toutes les révoltes. -La Bastille était vraiment l'arc de triomphe et la porte ouverte aux -esprits, aux volontés, aux croyances qui voulaient envahir le monde, -et dominer sur les opinions du genre humain. Toutes les volontés, -toutes les résistances et tous les génies ont passé sous tes voûtes, -ô Bastille, impuissante à retenir les révolutions et les tempêtes que -l'on confie à ta garde!--Elle étouffait les faibles; elle augmentait -les forts; elle agrandissait la pensée; elle ajoutait au courage; -elle forçait les plus jeunes à la méditation, au silence, à la vie -austère.--Ici le silence, ici les longs rêves; ici les taches de sang, -ici les révoltes puissantes; ici la démonstration du philosophe; -ici la résistance du chrétien et les rages sombres du capitaine, un -instant désarmé; ici l'abbé de Saint-Cyran, plus courageux, plus -résigné que le prince de Condé lui-même; ici la plainte, ici l'orgueil, -ici ce que l'âme a de plus vil, ce que l'esprit a de plus glorieux; -ici tout rampe, ici tout s'élève; un abîme... un autel, un trône... -et l'échafaud, cette Bastille... On y passait d'affreuses journées, -mais aussi comme on y faisait de beaux rêves! Le matin du jour où le -bourreau devait décapiter M. le duc de Biron, l'ami de Henri IV, le -même homme que Henri IV appelait l'_instrument le plus tranchant_ de -ses victoires, le condamné éclatait de rire en songe, et le geôlier de -la Bastille le réveilla, pour qu'il fût plus grave et plus recueilli -dans son dernier sommeil! - -Mais Voltaire à la Bastille, c'était un oiseau dans sa cage, un -oiseau qui chante, et ne voit pas les barreaux qui l'enferment. Sur -la muraille nouvellement recrépie, faute de plume et de papier, il -écrivait au crayon un poëme épique à la louange de Henri IV. «Un poëme -épique ici, sur ces murs!» criait le geôlier en grattant la muraille. -Il me semble que j'entends d'ici M. et mademoiselle Lambercier -(dans les _Confessions_) s'écriant: «Un aqueduc! un aqueduc!» et -brisant à coups de pioche les constructions souterraines du petit -Jean-Jacques. Un poëme épique!... Un aqueduc!... Et le poëme épique -allait remplissant sa tâche, et tout semblable au poëme épique -d'autrefois; seulement, le jeune homme amoureux se ressentait des -ardeurs de son âme. En vain il avait lu la préface de madame Dacier, -lorsqu'elle félicite Homère de s'être passé de toute espèce d'amours -dans l'_Iliade_, un poëme fondé sur l'adultère d'Hélène avec le berger -de l'Ida.--«Ma foi! se disait le jeune Arouet, madame Dacier, tant pis -pour elle! je veux mettre un peu d'amour dans mon poëme.» Et tant qu'il -en a pu mettre, il en a mis. Que si vous trouvez qu'il aurait pu en -mettre un peu plus, M. Arsène Houssaye vous répondra que son Voltaire -en a mis tant qu'il en avait. - -Cependant, toute grande qu'elle était cette nation comprise entre Paris -et Versailles, elle ne suffisait pas à contenir l'esprit de Voltaire; -il en avait à épouvanter le monde entier. En même temps il avait -l'impatience; il ne savait pas attendre; il voulait tout voir, tout -apprendre, tout connaître, en attendant qu'il pût tout renverser; c'est -pourquoi il reçut le conseil de quitter la ville et la cour, et de -voyager. Le conseil était bon, il en profita. Il partit pour Londres, -où il resta trois belles années, les plus studieuses de sa vie. - -Ici, M. Arsène Houssaye a suivi Voltaire en ses moindres sentiers. On -voit qu'il l'aime, et que plus il l'étudie, plus il s'attache à ce -grand homme. Il explique à merveille comment le spectacle de ce grand -peuple anglais gouverné par des lois si nouvelles pour un Français, -glorifié par des libertés dont pas un sujet de Louis XV n'avait l'idée, -en France, à cette époque, devait être, pour un esprit aussi avancé -que Voltaire, un spectacle intéressant. Aussi bien, il admirait toutes -choses en ce pays des libertés souveraines: il admirait ce peuple -heureux sous des lois clémentes; ces marchands dont le nom remplissait -toutes les mers; ces seigneurs anglais semblables à autant de rois, -ou, pour mieux dire, à autant de patriciens romains; il honorait ces -philosophes qui pouvaient tout dire, et ces poëtes que rien ne gêne -et ne trouble en leurs essais les plus hardis. Surtout il s'éprit -d'une vive admiration pour Shakspeare, et le rencontrant dans sa voie -entouré de ses foudres et de ses éclairs, qui commandait à l'histoire, -à la vengeance, à la passion, à la douleur..., il s'éprit d'un furieux -amour pour ce génie incomparable. Il le regardait, il le contemplait -l'étudiait sous toutes ses faces; il s'étonnait de ce géant, et tout -de suite il se mit à le célébrer, comme une découverte qu'il avait -faite... Il est vrai que plus tard il se repentit de sa trouvaille, et -qu'il appela Shakespeare «un barbare ivre...» Il comprenait alors que -ce _barbare_ était toute la tragédie et tout l'accent dramatique de -l'avenir. - -Voltaire voulut avoir tout de suite une grande fortune, et quand il -l'eut gagnée, il la garda. Il détestait la gêne en toutes choses; il -aimait naturellement le luxe; il lui fallait, pour bien écrire, habiter -un beau cabinet plein de livres, et pour sa promenade un jardin plein -de fleurs. Fi de la chaumière! il habitait les palais de préférence -aux châteaux. Sur lui-même, il n'avait jamais assez de parure, -assez d'ornements. Il se connaissait en marbres, en tableaux, en -_chiffonnerie_, en belles personnes: Adrienne Lecouvreur, mademoiselle -de Camargo, mademoiselle Gaussin, eurent l'honneur de ses préférences. -Il adressait des épîtres à madame de Pompadour, une ode au luxe, une -cantate au superflu. Ses maisons, ses retraites et même les châteaux -qui n'étaient pas à lui et qu'il possédait en viager, respirent la -fortune heureuse, intelligente et calme, «des terrasses de cinquante -pieds de large, des cours en balustrades, des bains de porcelaine, des -appartements jaune et argent, des niches en magots de la Chine...» On -reste ébloui de l'inventaire. Or notez bien que ce n'était pas pour la -marquise du Chastelet qu'il entassait ces belles choses, c'était pour -lui-même. Il n'était jamais plus content que lorsque tout flambait et -flamboyait autour de lui. Il aimait la grâce en tout: Olympe Dunoyer, -mademoiselle de Livry, Adrienne Lecouvreur, et plus d'une grande dame -qu'il n'a jamais dénoncée. Un soir, une des plus belles l'embrasse -publiquement et en pleine loge par ordre du parterre.--«Embrassez-le! -disait le parterre, embrassez-le!» Et la dame l'embrassa. Quelle -récompense! Eh bien! si par bonheur mademoiselle Sophie Arnoult, -souriante, avec sa grâce et ses belles fanfreluches qu'elle portait -si bien, venait à passer par les sentiers de M. Arsène Houssaye: -«Embrassez-le!» dirions-nous à la belle; et, sans se faire prier, -elle embrasserait l'auteur du _Roi Voltaire_. Il n'y a rien de plus -charmant que tout ce passage; il n'y a rien de plus vif que l'histoire -du marquis et de la marquise du Chastelet. Dans ses recherches qui -tiennent à la poésie, M. Arsène Houssaye a trouvé le véritable nom de -toutes les maîtresses de Voltaire: celle-ci et celle-là; la jeune fille -et la dame un peu sur le retour, elles s'appellent d'un nom qui leur -convient à merveille, parce que c'est l'amoureux et le poëte qui les -nomment. - -Pendant que nous causons ainsi, un phénomène arrive, éclatant, superbe, -et qui va produire la plus grande révolution dont le monde se glorifie; -écoutez, il arrive, il gronde, il hurle, il chante; ce phénomène, -il a un nom, il s'appelle le dix-huitième siècle, et nous allons le -contempler tout à notre aise, à la suite de son maître et de son héros, -le _Roi Voltaire_. - -Ainsi, nous avons laissé Voltaire au milieu de son luxe et des fêtes de -chaque jour; une âcre senteur d'ambre et de billets doux s'exhalait de -ces alcôves, de ces broderies, de ces riches cabinets, de ces meubles -en vieille nacre, de ces colifichets, de ces fanfreluches. Les sofas -muets dans cette nuit profonde--sofas de Memnon--raconteraient au -besoin les mille histoires qui enseignent à pécher. Entrons donc, s'il -vous plaît, à la suite de notre historien, dans le salon de Voltaire, -à Fernex. Si la fenêtre est fermée, ouvrons la fenêtre et laissons -entrer le grand jour. En ce lieu négligé si longtemps, les souvenirs -vifs et pénétrants de ce grand esprit, de ce grand génie et de ses -licences charmantes vous sautent aux yeux, vous montent à la gorge. -O mon Voltaire, es-tu là? réponds-nous, réponds-nous! Il n'est plus -à Fernex, mais nous y retrouvons la trace et le souvenir de sa belle -et charmante compagnie; il n'est plus là, son ombre y reste, et ces -murailles ont gardé l'empreinte ancienne, comme l'écho garde encore le -doute ancien. Voyez! Le fauteuil est resté tout parsemé de la poudre -magistrale; la chaise longue attend le maître à l'heure de midi, quand -il repose un instant. Que de belles personnes ont foulé, sur ces tapis, -les fleurs écloses à la Savonnerie, aux Gobelins! Interrogez ces coupes -en cristal de roche, elles diront de quelles santés elles étaient -remplies; demandez à ces écrans découpés à jour, à ces éventails aux -manches sculptés, à quels visages charmants l'écran prêtait son ombre, -l'éventail son zéphyr? Et même en ce moment, dans ce livre où je les -rencontre, il me semble que je les vois errantes du salon au boudoir, -du bal au souper, du théâtre à l'église, et de l'église au jardin, ces -femmes qui adoraient Voltaire; je les reconnais à leur voix, à leur -silence, à leurs œuvres, à leur nom, à leur sourire; elles aimaient cet -esprit qui représentait tous les esprits du monde: Arioste, Boccace, -La Fontaine, La Fare et Chaulieu. La causerie, à Fernex, c'était le -chaos, mais le chaos épicurien de la puissance et de l'esprit, de -l'atticisme et du plaisir, de la légère poésie et de la prose abondante -en conseils, en ironie, en traits vifs, acérés, charmants. Quelle vie -et quelle animation à l'extrémité de la France, en ce coin libre où -Voltaire est un dieu! L'incrédulité se mêle à l'enthousiasme et le -blasphème à l'amour. Nous renversons avec fureur les vieux autels, pour -adorer les dieux nouveaux avec joie. A Fernex, tel hôte de Voltaire -monte en ballon pour voir de plus près les foudres, les nuages et les -éclairs, qui nie effrontément l'immortalité de l'âme; tel autre qui -veut maintenir les lettres de cachet déchire sans façon l'Évangile -éternel. On s'amuse de mille folies, chaque folie entraînant avec elle -un soutien de l'antique édifice. On attaque, on renverse, on brise, on -élève. On accuse à la fois Fréron et le souverain pontife, l'Académie -et les jésuites, sainte Rosalie et madame de Pompadour, Gluck et -le singe à Nicolet, le génie de M. de Choiseul et le mystère de -l'incarnation. C'était un plaisir, à Fernex, de comparer les nouveaux -miracles aux antiques métamorphoses, Ovide à saint Paul, sainte Marie -Égyptienne à mademoiselle Sophie Arnoult. Ce nouveau débarqué de -Potsdam ou de la rue Saint-Honoré vous démontrait effrontément que -mademoiselle Théophile était plus belle que mademoiselle Thévenin, et -que, sauf votre respect, l'Ancien Testament était coulé à fond par -M. le baron d'Holbach. De ce salon de Fernex, un torrent de vices, -de vertus, de mensonges, de paradoxes, s'est répandu sur le monde -abasourdi. Poétique et terrible maison! je t'ai vue un jour, à travers -tous mes souvenirs de ce siècle des aventures et des découvertes! -Tout croulait, tout s'effaçait, tout était mort. L'araignée avait -filé sa toile immonde sous les poutres dorées; le ver dessinait ses -losanges fantastiques sur le velours des tentures; la cheminée en -marbre aventurin, où se montrent incrustés dans le poli même de la -pierre les insectes et les plantes du premier déluge, se tordait sous -le faix d'une immense pendule de Baillon, espèce de montagne d'or -terni et de bronze écrasé, entourée de candélabres dégarnis! De ces -fêtes, plus rien ne reste, et de ces audaces tout est mort. Dans le -salon de Fernex, la main du temps a brouillé toutes les heures; à ce -cadran funeste, parsemé de fleurettes et de minutes clémentes, l'ombre -fugitive s'est fixée, et rien ne chante plus sur ce timbre muet qui -s'est lassé, qui s'est brisé, qui a donné sans cesse et sans fin le -signal de ces rires, de ces mépris, de ces enfantements. Ce Voltaire -impatient du joug et qui n'obéissait à personne, il obéissait à ce -timbre, aujourd'hui fêlé et sans écho. Salon de Fernex, qu'as-tu fait -de ta gloire? Le lustre, éteint et frappé du vent extérieur, se balance -à son écharpe en lambeaux. Watteau pleure au milieu de ses bergeries -enrubanées. Lancret se lamente sous ses ombrages bleus et roses. -Quelle bouche a donc soufflé sur ces tableaux si brillants jadis du -reflet enivrant de ces beautés et de ces grâces? O misère! on dirait -que le vieux Saturne a laissé sur les glaces ternies le givre insolent -de sa bouche édentée, effaçant ainsi la tiède haleine de ces lèvres -empourprées de la triple ivresse de l'esprit des vins, du doute et des -baisers. - -Plus loin, dans ce salon où l'abandon, la pluie et la solitude ont -accompli leurs chefs-d'œuvre; sous ces murailles croulantes et sous ces -voûtes désolées, Voltaire avait posé sa bibliothèque, et je cherche -à me retrouver dans ce dédale et dans cet abîme! C'est ici qu'il -venait chaque jour, ce roi de l'intelligence et ce roi de l'esprit, -pour écrire, pour rêver, pour sourire, et pour parler du haut de ses -Sinaïs, à son peuple de têtes couronnées, de généraux, de marquises, de -duchesses, de comédiennes et d'archevêques. Là il régnait par l'injure -et par l'atticisme, furieux et charmant, unissant la violence des -théologiens à l'urbanité des chambellans, la verve de la place Maubert -à l'atticisme de l'Académie. En même temps, c'est ici qu'il donnait -rendez-vous à tout son monde et à tous les écrivains de sa famille, -à d'Alembert, à Diderot, à Piron, à mademoiselle de Lespinasse, à la -_Religieuse_, aux rêveries, à l'_Émile_ aussi, à l'Encyclopédie en -bloc, à Montesquieu, Helvétius, Grimm, et même au petit Linant. Un -peu de poussière... et voilà tout ce qui reste aujourd'hui de cet -arsenal!--De ces lieux funèbres s'exhale je ne sais quelle senteur de -cimetière et de jasmin, de jupes fripées et de vieux livres; ossements, -parfums, voiles, linceuls, poëmes éteints, lyres brisées, fantômes -disparus, des grincements, des hurlements, des batailles sans nom. -Sur ces gradins vermoulus l'athée et le chrétien étaient aux prises, -le sceptique et le croyant criaient: Aux armes! Le roi et le sujet -se défiaient dans une rage implacable. Il me semble en ce moment que -j'assiste à ces luttes, à ces morsures, à ces impiétés, à ces défis. -C'est bien vrai, dans cette bibliothèque de Voltaire, le janséniste et -le moliniste se dévorent; le philosophe et le jésuite s'entre-tuent; -une guerre impitoyable est déclarée entre le péché originel et la -grâce, entre la religion naturelle et la religion révélée, entre la -musique italienne et la musique française, entre mademoiselle Salé et -la Camargo, entre Gluck et Piccini. Avec quelle ardeur la bataille est -engagée, et dans quelle ardente frénésie elle se prolonge! Ah! lutte -étrange et glorieuse! A cette bataille suprême, où chaque combattant -veut vaincre ou périr, se présentent avec la même ardeur toutes ces -forces inégales: le génie et l'audace, la renommée et la honte, les -barbares qui font à la fois de l'enthousiasme et des barbarismes, -pendant que l'élégant joueur de flûte chante une douce chanson sur -sa flûte délicate. Voyez! tout le monde est accepté dans ce champ -clos où Voltaire lui-même a tenu la plus grande place. La lice est -ouverte, et... défendez-vous, mes amis! Or, croyez-moi, vous aurez -grand'peine à vous défendre contre ces gredins, la plume au poing, qui -s'en vont sur les grands chemins disant: «Nous calomnions, voilà notre -héritage.» Eh! vrai Dieu, ils y sont tous, tous les gens qui ont écrit -sous le roi Voltaire. Il avait ouvert sa maison à tous les livres et -son âme à tous les doutes. L'épicier Gallet et Collet, son confrère, -coudoyaient sur ces rayons bien garnis M. de Buffon décoré de sa belle -robe aux longs plis solennels. L'abbé Robbé, qui n'avait pas d'autre -logis que l'écurie du prince de Soubise, était à côté de l'abbé de -Voisenon; madame de Tencin heurtait madame Favart; les _Contes moraux_ -n'étaient pas loin de l'_Héloïse_, et le _Discours sur l'inégalité -des conditions_ masquait l'_Esprit des lois_. Écoutez, écoutez, quels -bruits! quels concerts! quelle épouvante! Diderot éclate et tonne, -Rousseau rage, la Dudeffant jase, Fréron mord, Gerbier plaide, Linguet -déclame, Lesage sourit, d'Alembert enseigne, Montesquieu juge, Dorat -roucoule, Thomas chante, La Chaussée pleure, Baculard beugle et mendie; -un baron allemand, le baron de Grimm, fait la cour à cette pédante -sans tetons et sans cœur, madame d'Épinay; mademoiselle Aïssé fait -l'amour, et mademoiselle Aïssé est la plus sage. Voyez-vous cette -écume, entendez-vous ce bruit frelaté? c'est l'autre Allemand, le -plagiaire, le vantard, le fameux d'Holbach, cet étranger qui s'amuse -à briser les autels du peuple qui lui donne un asile, et mendie à ses -parasites un blasphème inédit qu'il puisse signer de son nom! Aussi -bien, parmi ses invités, c'est à qui fournira à ce plagiaire impudent -un gros blasphème contre un petit écu. - -Cependant, le dernier Romain de ces années de tumulte et de révolte, -hébété et malheureux dans cette bagarre où Pierre Corneille lui-même -eût perdu la raison, Crébillon joue avec ses chiens, M. de Moncrif avec -ses chats, Crébillon fils avec ses danseuses. Une espèce de paysan de -haute encolure, un Normand de hasard, Marmontel, le rival heureux du -maréchal de Saxe et l'indigne rival de Quinault, emprunte impudemment -à celui-là ses maîtresses, à celui-ci ses poëmes; Duclos écoute et se -tait; Fontenelle, un peu à l'écart de ce tumulte, se cache, écoute et -vieillit doucement. - -Pendant ce temps, le roi de ces tempêtes, le maître absolu de ces -discours, de ces pensées, de ces résistances, de ces révoltes, celui -qui commande même aux tyrans du parterre, et même aux tyrans du café -Procope, le dominateur souverain des cercles, des clubs, des académies, -des sociétés savantes, de l'opinion publique, d'un bout du monde à -l'autre, Voltaire, il regarde, il écoute, il rit de son rire éternel, -entre Charles XII et Cartouche, entre Esprit Fléchier et l'esprit de -Sophie Arnoult. - -Tout ce mouvement que nous indiquons à peine, cette vie et cette -abondance au milieu de tous ces bruits et de tous ces esprits révoltés, -M. Arsène Houssaye les produit dans son livre excellent. - -Le roi de Versailles néglige Voltaire et l'évite, le roi de Berlin -l'appelle et l'invoque. Il ouvre à deux battants son palais et sa cour -militaire à l'écrivain qu'il admire et au philosophe qu'il honore; -à cette flamme, à cette gaieté, à cette bonne humeur. Les charmants -soupers que l'on faisait à Sans-Souci, comme ils gâtaient les soupers -de Versailles! Comme ils effaçaient l'esprit des petits appartements! -Quel bruit ils faisaient dans le monde, et comme on s'étonnait dans le -monde entier de cette amitié d'un poëte et d'un roi! C'est là toute -une histoire, une grande histoire, et toute nouvelle, ici, chez nous! -Le philosophe Aristippe à la cour de Denys, qui était un bel esprit, -mais un roi destiné à la ruine, à l'abandon, à la servitude, ne -saurait se comparer à Voltaire, lorsque Voltaire remplit de son génie -et de sa gaieté le palais de Berlin. Pas une parole et pas un bon mot -n'échappaient aux oreilles attentives; ils avaient beau s'enfermer -entre quatre murailles, le prince et ses _sages_, la muraille avait -des oreilles et la parole avait des ailes.... Le philosophe et le roi -se sont brouillés, quoi d'étrange?... Ils se sont raccommodés, quoi -de plus simple? Ils se sont boudés de près, mais ils se sont aimés de -loin, et longtemps, et toujours, ceci soit dit à leur double louange. -En effet, M. de Voltaire, absolu comme un roi, entêté comme un dieu, -irascible autant que peut l'être un simple mortel, n'était pas plus -facile à vivre que le roi de Prusse, avec ses armées, ses fusils, ses -canons, ses citadelles, tout l'attirail des conquérants. - -J'aime aussi et beaucoup, dans le livre de M. Houssaye, sa peinture et -sa description du château de Fernex: la ferme et le château, la maison, -le jardin, la comédie, en un mot le vieillard à quatre-vingts ans, -lorsqu'il offre à la belle madame Suard une tasse de Sèvres aux armes -de madame de Pompadour; la tasse était pleine du lait de ses vaches, -car il disait: «Mes vaches»; il transportait la _Henriade_ au milieu -de ses prés et de ses bois. Le brave homme, et l'aimable vieillesse! -Il vieillissait dans sa gloire, et tout vieux qu'il était, tout vieux -que le voilà, il se faisait volontiers le défenseur des grandes causes: -il adoptait les Calas, les Sirven et cet infortuné chevalier de La -Barre, un enfant plié sur la roue, tué à petits coups par le bourreau! -Il était triste alors, il était furieux ce Voltaire. Il oubliait -toutes choses et même sa tragédie à peine commencée; et si parfois il -éprouvait le besoin d'un instant de repos, il causait avec la nièce du -grand Corneille, sa fille adoptive: «Eh! ma fille, disait-il, parlons -de ton grand-père et du mien.» Une autre fois, c'était l'impératrice -de Russie elle-même qui tendait la main à cette gloire, en songeant -qu'elle en aurait le reflet. Ainsi l'_Ermitage_ et Fernex traitaient -de puissance à puissance; on s'écrivait, on se louait l'un l'autre, et -si le poëte était charmé, la souveraine était contente; en trois ou -quatre lettres de son ami Voltaire, elle en apprenait beaucoup plus -que tout ce qu'elle avait deviné de l'urbanité de la langue française. -Elle aimait tant à plaire... et lui aussi! Elle s'entendait si bien -à la parure, à l'ornement, à la coquetterie... et lui aussi! Elle -allait chercher avec tant d'énergie et de grâce les douces paroles, les -flatteries exquises... et lui aussi! Elle était si complétement une -femme coquette... et lui aussi! - -Enfin, quand cette longue vie est à son terme, quand cette immense -tâche est accomplie enfin, et qu'il approche à grands pas ce jour, -ce _maître jour_ qui va couronner l'œuvre et la vie, il faut bien -convenir que cet homme était mortel. Ici commence, avec l'apothéose, -un chapitre éclatant et le plus beau de ce livre. Avec un grand art -et une grande passion, M. Arsène Houssaye a suivi dans son dernier -sentier ce grand vieillard devant qui tout Paris s'incline avec des -bénédictions. A la sortie du spectacle, il se croyait délivré de tant -d'honneurs, mais tout n'était pas fini. Les femmes le portèrent, pour -ainsi dire, jusqu'à son carrosse. Il voulait monter, on le retint -encore: «Des flambeaux! des flambeaux! Que tout le monde puisse le -voir!» Enfin, monté dans son carrosse, il lui fallut donner sa main à -baiser; on s'accrochait aux portières, on montait encore sur les roues, -que déjà les chevaux prenaient le pas; la foule, de plus en plus ivre -d'enthousiasme, faisait retentir les airs de son nom. Le peuple, qui -était aussi de la fête, criait avec admiration: «Vive Voltaire! Il -a été cinquante ans persécuté! vive Voltaire!» Arrivé à la porte de -l'hôtel, Voltaire se retourna, tendit les bras en pleurant et s'écria -d'une voix brisée: «Vous voulez donc m'étouffer sous des roses?» - -Tout le reste est écrit dans ce ton plein d'émotion et d'une simplicité -parfaite. Ce sont là les véritablement belles pages du livre où respire -en traits vivants une profonde et poétique admiration. - -Et quand Voltaire est mort, son nouvel historien le traite en roi. Que -dis-je? en héros. Il appelle autour de ce Panthéon toutes les conquêtes -et toutes les victoires de son roi et de son dieu: la _Henriade_ -animée de l'esprit des L'Hôpital et des Coligny; les _Lettres sur les -Anglais_ où Newton se rencontre avec Shakspeare: l'humanité proclamée, -le moyen âge exécré, le peuple compté pour quelqu'un, l'innocent -défendu, l'écrivain rebelle au joug, la tragédie renouvelée, la langue -assouplie, et tant d'idées généreuses, tant de grandes pensées, tant de -chefs-d'œuvre, tant d'amitiés illustres, tant d'esprit, tant de clarté, -tant d'honneur rendu à l'espèce humaine avec ce merveilleux bon sens, -ce beau sens commun dont M. Sainte-Beuve parlait si bien l'autre jour -en parlant de M. de Sacy et de son livre! - -Ajoutez l'inspiration; ajoutez l'intelligence; ajoutez la verve et -l'esprit de _Candide_, une des gloires de l'esprit humain; ajoutez le -conte et le récit, la grâce et la bonne humeur, la satire la plus vive -et le poëme ingénieux, et vous ne serez pas étonnés, disait Gœthe, un -des esprits de cette famille, le père de Méphistophélès, cousin germain -de _Candide_; et vous ne serez pas étonnés «que Voltaire se soit assuré -en Europe, sans contestation, la monarchie universelle des esprits.» -Ceci est écrit.... - -Arrêtons-nous; il est des paroles que l'on affaiblirait en les -commentant. Félicitons cependant de tout notre cœur M. Arsène Houssaye -de cette popularité nouvelle à laquelle il apporte, abondamment, tous -les droits de l'esprit, de l'invention, du style et du talent. - - JULES JANIN. - - - - -PRÉFACE - -DE LA PREMIÈRE ÉDITION. - - -Ce livre n'est pas une profession de foi. Je salue Voltaire comme un -maître et n'entre pas à son école. - -Voltaire est un arbre dont tous les fruits ne sont pas bons: «N'allez -jamais vous asseoir sous son ombre,» a dit le poëte. J'ai passé trois -mois sous cet arbre du bien et du mal. Plus d'une nuit de cet hiver, -mon esprit a vécu de Voltaire. Quand minuit me chantait sa litanie -nocturne, j'ai vu souvent dans l'âtre se dessiner avec un vif relief -cette figure amère, railleuse et attendrie, qui, comme la salamandre, -triomphait du feu,--le feu de l'enfer ou le feu du ciel. - -Durant trois mois, j'ai consulté l'oracle et j'ai demandé au grand -agitateur des âmes le récit des agitations de son cœur. - -J'ai vu les drames secrets de cette conscience; mais tout en contant -Voltaire, je lui ai laissé la parole chaque fois qu'il parlait de -lui-même. Voltaire a sculpté sa statue par fragments; je n'ai eu qu'à -reprendre çà et là les précieux débris. - -Je n'ai pas pensé apporter des documents nouveaux à la Babel des -commentateurs; j'ai horreur des paperasses, et je donnerais un volume -de notes pour un trait de caractère ou un trait de génie. Ne voyez -dans ce livre que le sentiment d'un poëte sur une philosophie qui a -renouvelé le monde, et l'admiration d'un homme pour un homme qui a -fondé la royauté de l'esprit humain. - -Mais je n'en suis pas plus voltairien pour cela, car je suis de ceux -qui pensent que le meilleur de l'esprit humain c'est encore l'esprit -divin. - - ARSÈNE HOUSSAYE. - - 30 MAI 1858. - 80e ANNIVERSAIRE DE LA MORT DE VOLTAIRE. - - - - -PRÉFACE - -DE LA DEUXIÈME ÉDITION. - - -Un ancien disait après un discours souvent interrompu: «Quoique le vent -fut mauvais, mes paroles ont traversé les vagues sans faire naufrage.» -Ainsi pourrais-je dire de mon livre, mais c'est le navire de Voltaire -qui l'a sauvé. - -Les grands hommes font la patrie quand elle n'existe pas encore; -ils la font vivre quand elle n'est plus. Le Panthéon--le tombeau -de Voltaire--n'a-t-il pas dit: _Aux grands hommes la pairie -reconnaissante_? - -J'ai couronné la statue de Voltaire. «Une simple couronne de roi! a -dit Jules Janin, et pour qui donc les étoiles?» Mais en revanche, -des grimauds se sont offensés de voir qu'on parlait encore de M. de -Voltaire. Et ils ont crayonné quelques injures de plus sur le piédestal -de son monument. Mais c'est en lui voulant arracher sa couronne qu'ils -ont consacré _le Roi Voltaire_. - -Chaque âge a ses Patouillet. Patouillet a beau se nommer aujourd'hui -M. de Patouillet, c'est toujours Patouillet. M. de Patouillet m'a -raillé avec infiniment d'esprit. Voltaire avait plus d esprit que -tout le monde, mais M. de Patouillet a plus d'esprit que Voltaire.--La -preuve que vos livres sont mauvais, m'a crié Patouillet, c'est qu'ils -sont dans toutes les mains--comme les mauvais livres,--mais je vous -attends au siècle prochain. On ne parlera plus de vous et on me -lira--moi--Patouillet. - -Divin Patouillet, je vous accorde le vingtième siècle tout entier--et -la trompette du dernier jugement par-dessus le marché;--mais je ne -serai plus là pour vous lire. - -Comme on est heureux d'avoir son Patouillet pour égayer un peu les -entr'actes quand la comédie est sérieuse! - -Mais renvoyons Patouillet à l'office,--il dira que c'est l'office -divin.--Maintenant que nous sommes en bonne compagnie, remercions le -lecteur qui a vu dans mon livre l'âme de mon livre, le sentiment du -beau et le sentiment du bien. _L'art pour l'art_, disions-nous en -pleine jeunesse. _L'art pour Dieu_, disons-nous aujourd'hui. «Voltaire -et Dieu!» va crier Patouillet qui écoute aux portes.--Oui, Patouillet. -Il n'y a pas si loin de Dieu à Voltaire que de Voltaire à Patouillet. - -La critique française et étrangère a beaucoup discuté sur mon livre, -ce dont je la remercie. Elle m'a reproché des contradictions, comme -on en reprochait à Voltaire. Il y a des contradictions étudiées d'où -jaillit la lumière, comme l'éclair du choc des nuages. La critique m'a -reproché de ne pas bien savoir l'histoire.--Quelle histoire?--Voltaire -disait dans sa souveraine raison: «L'histoire n'est jamais faite, on la -fait toujours.» Voltaire disait aussi: «Je n'ai jamais fait une phrase -de ma vie.» La critique m'a reproche de n'avoir pas suivi ce conseil -de Voltaire. Je le répète: je ne suis pas de son école. Et d'ailleurs, -celui qui imite Homère n'imite pas l'_Iliade_. J'ai donc fait des -phrases. En cela j'ai été de la grande école de Dieu. - -Le monde est un livre écrit dans tous les styles. Moïse n'est pas plus -grand, Homère n'est pas plus beau, Salomon n'est pas plus passionné, -Bossuet n'est pas plus sublime. Les orages et les tempêtes, les -mugissements de la mer, les ténèbres de la forêt, les avalanches des -Alpes, les éruptions des volcans, les hurrahs de la victoire, les -déchirements de la passion, ce sont des phrases. - -Le Niagara avec «ses colonnes d'eau du déluge», ses îles suspendues, -ses torrents, ses cataractes, ses tourbillons, ses arcs-en-ciel, est -un prosateur qui fait des phrases poétiques, comme la vallée de Tempé -est une muse qui fait des vers amoureux. Le mont Ossa, tout peuplé -encore des ombres des Titans révoltés, est un philosophe qui, à travers -le bruit, se recueille pour étudier les dieux du passé. Il voit sans -sourciller les colères du torrent qui se brise sur les rochers pour -tomber un peu plus tôt dans le gouffre invisible. C'est la vie, c'est -la révolte, c'est la mort, c'est l'infini. - -Oui, la nature, l'œuvre du maître des maîtres, a toutes les notes de -la gamme du style. Elle chante le poëme comme le sonnet, la tragédie -comme la chanson. Elle est épique comme elle est rustique. Est-ce donc -avec le même style qu'elle salue le printemps et l'automne, l'été et -l'hiver, le pommier de la Normandie et le pampre du Pausilippe, les -moissons de la Beauce et les neiges des monts inaccessibles? - -Dans les arts il y a aussi les éloquents par le style sublime et les -éloquents par le style simple. L'architecte du Parthénon est peut-être -grand parce qu'il est simple: mais, dans ses figures, Phidias est grand -parce qu'il est sublime. Saint-Pierre de Rome est grand aussi par la -simplicité; mais la chapelle Sixtine, qui flamboie sous les phrases de -Michel-Ange, est plus grande que la plus grande église de Rome. - -Si j'avais lu la grammaire, je trouverais peut-être de meilleurs -exemples; mais je n'ai jamais eu le temps de lire la grammaire. - -La nature est tout art, Voltaire le disait lui-même. On ne la comprend -pas en la voulant voir de trop près. Voltaire, qui osait tout, avait -peur des merveilles. Il n'osait habiller sa muse du manteau d'azur aux -étoiles d'or. La nature mathématicienne le frappait plus que la nature -poétique. En horreur des phrases, il n'a voulu avoir qu'un style, le -style de la raison: aussi pourrait-on dire que son poëme épique est un -poëme sans poésie, et son Dieu un Dieu sans divinité. - -Et pourtant c'est un grand écrivain, parce qu'il est tout esprit. Il -écrit avec un charbon ardent, un charbon d'enfer, et le soleil court à -travers sa prose comme à travers les grands arbres un peu ébranchés de -la forêt. Mais qu'un voltairien vienne avec les leçons du maître nous -dire: «J'écris à la Voltaire,» nous lui répondrons: «Ton charbon est -éteint et ton soleil est couché.» - - - - -PRÉFACE - -DE LA TROISIÈME ÉDITION. - - -DIALOGUE DES MORTS. - -VOLTAIRE, NINON. - -NINON. - -Mon cher Voltaire, avez-vous reçu votre courrier ce matin? - -VOLTAIRE. - -Oui. On m'a taillé une statue au Louvre, et on m'appelle le _Roi -Voltaire_,--le dernier des rois!--car ils ont des Césars aujourd'hui. -(_Il lit un journal._) En voilà qui m'arrachent ma couronne. Ces -grimauds s'offensent de voir qu'on parle encore de M. de Voltaire. - -NINON. - -Rappelez-vous que votre ennemi Jean-Jacques vous écrivait: «Les injures -de vos ennemis sont le cortége de votre gloire.» - -VOLTAIRE. - -C'est de la rhétorique: _les esclaves qui insultent le char du -triomphateur!_ C'est imprimé depuis longtemps. Ils écrivent toujours -là-bas. N'ai-je donc pas tout dit? - -NINON. - -N'avait-on pas tout dit avant vous? - -VOLTAIRE. - -Non. J'ai dit la vérité. - -NINON. - -Aussi voyez comme ils vous accusent! Mais que peut le crayon des -Patouillets sur le marbre? - -VOLTAIRE. - -Je leur ferais bien couper les oreilles; mais qui voudrait de leurs -oreilles? Les imprudents! avec leurs injures, ils vont faire aimer le -_Roi Voltaire_. - -NINON. - -Avez-vous lu ce livre? - -VOLTAIRE. - -Oui, je viens de le lire en anglais pour le trouver meilleur. Il y a -plus d'une page que je n'ai pas bien comprise. Il est vrai que l'auteur -parle de ma philosophie, et que déjà, quand j'écrivais sur ce thème, -j'avais beaucoup de peine à me comprendre moi-même. J'avais beau -marcher avec la raison humaine, on faisait vaciller le flambeau dans -mes mains. - -NINON. - -Ce livre est mauvais comme tous ceux qu'ils font; mais pourtant j'ai -cru y faire un voyage à travers le dix-huitième siècle. - -VOLTAIRE. - -Des phrases! des phrases! des phrases! - -NINON. - -La nature, dans ses jours de rhétorique, a un nègre pour porter la -queue de ses phrases. - -VOLTAIRE. - -Où avez-vous lu cela? Ma chère, vous devenez une femme savante. -Donnez-moi des leçons d'amour, mais pas des leçons de grammaire. - -NINON. - -C'est pourtant la faute de Rousseau si vous n'aimez pas les phrases. -Que diriez-vous si vous étiez encore de l'Académie française? - -VOLTAIRE. - -Ah oui, avec MM. Dumas, Janin, Méry, Gautier, Gozlan, Karr! - -NINON. - -Pourquoi cette épigramme contre votre vieille amie? Elle ne peut -pas ouvrir sa porte à tout le monde; or tout le monde a de l'esprit -aujourd'hui. - -VOLTAIRE. - -Croyez-vous? L'auteur du _Roi Voltaire_ me reproche de n'avoir pas fait -un testament digne d'un roi; mais j'ai légué de l'esprit à tout le -monde. - -NINON. - -Tout bien considéré, l'amour vaut mieux que l'esprit. Si je retourne un -jour sur la terre, je ne veux rallumer que la lampe de l'amour. - -VOLTAIRE. - -Il la faut rallumer à celle de l'esprit. - -NINON. - -L'amour m'a fait vivre, l'esprit vous a tué. - -VOLTAIRE. - -J'avais dit mon dernier mot. - -NINON. - -Et quand on pense que la mort ne nous a pas dit le dernier mot de la -vie! - -VOLTAIRE. - -Rappelez-vous ces belles paroles d'un sage à un sot: «Va mourir -trois ou quatre fois, et tu seras digne de causer avec les hommes du -Portique.» Nous montons peu à peu le chemin étoilé. Chaque fois que -nous mourons, c'est une lumière de plus. Ah! que je suis heureux d'être -détaché des bruits de la terre. - -NINON. - -Oui, mais ceux qui sont là-bas ont encore peur des ténèbres. Tout n'est -pas encore pour le mieux dans le meilleur des mondes: les Patouillets -se croisent contre votre raison; Rome veut le royaume de la terre... - -VOLTAIRE. - -Chut! Candide avait raison: _Allons cultiver notre jardin_. - - - - -LE ROI VOLTAIRE. - - -_En ce temps-là, il était un roi qui s'appelait Voltaire._ - -_Son royaume n'avait ni commencement ni fin._ - -_Il succéda à Louis XIV et transmit son sceptre à Napoléon._ - -_Il fut sacré roi de l'esprit humain à la cour de Prusse par son frère -Frédéric II, dans cette savante Allemagne où Gœthe a dit: «Après avoir -enfanté Voltaire, la nature se reposa.»_ - -_Il fut couronné aux Tuileries, dans la salle du trône tragique._ - -_Ses ministres furent tous de grands hommes,--hormis les athées.--Ils -se nommaient: Diderot, d'Alembert, Buffon, Helvétius, Turgot, -Condorcet._ - -_Comme tous les rois, il eut son fou; son fou, c'était un abbé: l'abbé -de Voisenon._ - -_Il eut pour alliés l'impératrice de Russie, le pape Clément XIV, -le roi de Prusse, le roi de Danemark, le roi de Suède, toutes les -royautés,--sans compter la marquise de Pompadour, une reine de la main -gauche._ - -_Il eut pour ennemis,--je ne parle pas des infiniment -petits,--Jean-Jacques Rousseau et M. de Voltaire, ce M. de Voltaire qui -ne s'indigna pas du partage de la Pologne, qui rima_ LA PUCELLE, _qui -fut gentilhomme de Louis XV, et qui ne fut pas gentilhomme du Christ_. - -_Il bâtit une ville et éleva une église à Dieu,--je ne parle pas de -la ville de Ferney, mais de la ville idéale de la raison humaine qui -abrite tous les grands esprits;--je ne parle pas de l'église de Fernex, -mais de l'Église universelle qui s'appelle la liberté de conscience._ - -_Sa cour se composait de princes, de savants, de poëtes et de -comédiens; car il ne voulait pas que la vérité prît chez lui des -airs moroses. Il avait une galerie de tableaux, une bibliothèque et -un théâtre: Louis XIV a dansé dans les ballets, Voltaire a joué la -tragédie._ - -_Son peuple, c'était tous les peuples; sa famille, c'était la nièce de -Corneille, le fils de Lally, les enfants de Calas et de Sirven, tous -les déshérités et tous les opprimés._ - -_Avant sa mort, il fut porté en triomphe «et étouffé sous les roses» -par son bon peuple de Paris. Après sa mort, on lui donna un temple pour -sépulture._ - -_Ce fut un roi,--le roi de Prusse,--qui prononça son oraison funèbre en -pleine Académie._ - -_Le roi Voltaire repose au Panthéon à côté de son ennemi, le -républicain Jean-Jacques Rousseau, tous deux réconciliés par la -Révolution, parce que le roi et le républicain ont travaillé pour la -justice._ - -_Les soldats de Napoléon, enfants de la Révolution, disaient, quand -le héros fut enterré à Sainte-Hélène_: Napoléon n'est pas mort, il -reviendra. - -_Il est revenu._ - -_Les soldats de Voltaire, enfants de l'Encyclopédie, ont dit aussi_: -Voltaire n'est pas mort, il reviendra. - -_Voltaire est revenu._ - -_Qui donc en douterait en entendant les clameurs de ses ennemis?_ - -_Jean-Jacques lui écrivait: «Les injures de vos ennemis sont le cortége -de votre gloire.»_ - - - - -I. - -GÉNÉALOGIE DE VOLTAIRE. - - -Au commencement du monde, rien n'était; mais déjà l'arbre généalogique -de Voltaire avait pris racine. - -Ce grand roi a eu plusieurs existences. Comme Satan, il s'est incarné -dans tous les esprits. Il s'est révélé dans chaque siècle où l'idée -humaine a lutté contre la tyrannie des dieux, où l'esprit a dominé le -cœur, où la raison a régné sur le sentiment. On a dit de Voltaire comme -de Jupiter Amphitryon: «C'est toujours lui qui, quoique étranger, a -l'air d'être le maître de la maison.» - -Dans le paradis, ce n'est pas lui qui s'appelle Adam, car il a déjà -toutes les aspirations et toutes les curiosités d'Ève. Il secoue d'une -main révoltée l'arbre de la science. Il veut connaître le mal pour -faire le mal et pour revenir au bien en toute liberté. Bientôt il dit -au pommier: «Tes pommes sont amères.» Et il plante la vigne. - -Quand la vigne, mère des passions et des révoltes, amena le déluge, -Voltaire emporta dans l'arche le plus beau cep. - -Il a dit à Japhet: «Marche vers l'occident; marche et multiplie en -chemin: c'est là que les enfants des hommes verront de plus près la -lumière de la vérité; c'est là qu'ils oseront regarder Dieu en face, -et seront toujours en révolte pour lui ou contre lui, disputant pied à -pied avec les armes de la philosophie contre la révélation.» Mais tout -en conduisant l'esprit des générations de Japhet, Voltaire suivait Sem -et lui conseillait la sagesse qui voit par l'œil simple et qui met le -paradis sur la terre, sans s'inquiéter des ascensions futures vers les -mondes inconnus. Qu'importe ce qui se fait et ce qui se fera au ciel, -si l'amour fleurit au sein de la femme, si le maïs fleurit dans la -vallée, si la rose fleurit sur le chemin? - -Dans la Bible, cette patrie des idées et des génies, on retrouve -souvent Voltaire. Il dit au fils d'Abraham qu'il n'y a «ni présages -superstitieux, ni divinations, ni sortiléges». Après avoir compris -la symphonie de la confusion des langues, Voltaire a deviné la terre -promise, et il y conduit le peuple de Dieu. Mais déjà Moïse-Voltaire -ne croit pas à la terre promise, et il ne lui sera pas permis d'y -pénétrer. Il parle par la lèvre désenchantée de Salomon tout en -soulevant la queue de la robe de la reine de Saba. Il parle par le -désespoir révolté: parti des voluptueuses stations du _Cantique des -cantiques_, il va verser ses pleurs d'ange rebelle sur ce fumier de Job -où il a reconnu le lit de l'humanité. - -Même avant Homère, il a osé dire qu'un esclave avait autant qu'un roi -l'étoffe de la vie et la dignité du cœur. Avant Socrate, il a osé -douter des dieux et des déesses. Mais, même avec Diogène, il ne douta -jamais des hommes, parce que celui-là ne portait pas une lanterne -sourde et qu'il fut toujours plus occupé des choses visibles que des -choses invisibles. Quand, sur les bords de l'Ilyssus, il apportait -toutes les malices de la comédie là où Platon apportait toutes les -sublimités de la poésie, il disait à Socrate: «Que m'importe que -Jupiter fronce le sourcil ou que Vénus dénoue sa ceinture? Ce n'est -pas le ciel qui m'inquiète, c'est la terre.» Et quand Socrate fut à -sa dernière heure, ce fut lui qui versa la ciguë: «Buvez, mon maître, -car c'est le calice de la libre croyance.» Et quand Socrate eut bu, il -garda le calice. - -Après avoir été à l'école de Socrate, il passa à l'école de Platon, -mais ne s'y arrêta pas, parce qu'il ne voulut pas croire que la -philosophie est un art et non une science. Il alla jouer la comédie -avec Aristophane pour apprendre à rire de tout, même des dieux, même de -Socrate. - -Ne le reconnaissez-vous pas sur la galère qui emporte Alcibiade chez le -satrape Tissapherne? Il apprend à Alcibiade l'art de couper la queue -de son chien et l'art de tromper Aspasie. Ne le reconnaissez-vous -pas sous le manteau étoilé d'Aristote, qui voyage à la suite des -armées d'Alexandre, pour apprendre à celui qui sait vaincre pourquoi -l'analyse a détrôné le symbole? Ce n'est pas tout. Voulez-vous -l'entendre raisonner par la bouche d'Épicure? Il vous dira que vivre -est tout et que mourir n'est rien; que la joie est la seule hôtesse -qu'il faille choyer. C'est lui qui enlève aux dieux le gouvernement -des choses humaines et qui ne veut pas, dans sa voluptueuse rêverie, -que les hommes se donnent la peine de se gouverner eux-mêmes. Mais au -Portique, Voltaire se relève de cet abaissement en dictant à Zénon de -sublimes paroles sur la grandeur de l'homme. Il va s'appeler Lucrèce -pour décider que tout est dans l'homme. Cet opiniâtre éclaireur dans -la nuit du doute traduit en vers ce qu'il a déjà dit en prose quand il -s'appelait Épicure. Mais s'amusera-t-il longtemps à cette nuit sans -aurore, à cette orgie sans dieu, à cette fête sans lendemain? Comme il -s'est attristé! comme cette lumière nouvelle éclaire la désolation des -désolations! Plus tard, il aura beau masquer ses larmes par le beau -rire de Rabelais, il sera plus désolé encore quand il écrira _Candide_ -et aboutira à cette dernière moralité: Qu'il faut cultiver son jardin. - -Un grand cri traverse le monde: Un Dieu nous est né,--_Ecce homo_--qui -va être le trait d'union du ciel à la terre. Mais Voltaire ne croit -pas que Dieu daigne se montrer aux hommes sur la terre. Toutefois, il -écoute Jésus prêcher, et il s'indigne contre le peuple juif qui demande -la mort du Nazaréen. Il a lu dans les saintes Écritures: «Si quelqu'un -se mêle de prophétiser, son père et sa mère lui donneront la mort au -nom du Seigneur.» Mais il ne croit pas tous les jours aux saintes -Écritures, et il ne veut pas la mort du prêcheur. - -Il a horreur du sang, il a horreur des révoltes armées; il aime mieux -se métamorphoser en fils d'affranchi, s'appeler Horace, vivre à la -table d'Auguste, et verser sa poésie dans la coupe des Césars. - -Dirai-je toutes ces métempsycoses? N'est-ce pas lui qui écrit là-bas -_l'Ane d'or_ par la main d'Apulée? N'est-ce pas lui qui rit du beau -rire attique avec les dieux de Lucien et qui répand sa flamme vive -dans le _Satyricon_ de Pétrone? Il traverse la vie de Marc-Aurèle et -l'Église disparate d'Alexandre-Sévère. Il décide avec Julien l'Apostat -que Paris sera la Rome de l'Antéchrist. Je le retrouve partout, même au -désert, où il tente saint Antoine avec cet aiguillon mortel qui entra -si avant au cœur de saint Jérôme et qui allait déchirer Jésus lui-même -à cette heure de défaillance où il demanda à son père: _Pourquoi -m'as-tu abandonné?_ - -Il doute avec saint Thomas, il discute avec les docteurs, il prend -toutes les figures, même celle de Satan. Il monte dans la chaire avec -Abailard et fait succéder le règne de la conscience à la servitude de -la tradition. S'il est vaincu par Grégoire VII, il soufflette Boniface -VIII. Il décentralise son action; il organise les communes. Il est -battu dans les croisades, mais il a ses revanches. Il fomente le grand -schisme d'Occident; il ouvre Constantinople aux Turcs; et, pour se -distraire des grandes entreprises, il sculpte aux portails des églises -toute cette famille d'anges déchus qui raillent les chrétiens dans leur -maison. - -Roger Bacon, qui pile dans sa cellule le soufre et le salpêtre, servira -les haines religieuses qui donnent la fièvre à Voltaire; mais Gutenberg -va donner des armes à la raison. L'Évangile de Voltaire va courir sur -le monde comme si des millions d'oiseaux l'emportaient sur leurs ailes: -l'imprimerie éteindra la poudre. _Ceci tuera cela._ - -Voltaire ne se contente pas d'imprimer; il peint. Il enseigne sa -philosophie à Léonard de Vinci, qui veut que la beauté humaine soit la -beauté divine; qui remplace par les voluptés du coloris la pâleur des -vierges mystiques. Le voyez-vous dans l'atelier de Raphaël, qui prend -une courtisane pour en faire une vierge, disant que l'art crée des -dieux? La Fornarina va peupler le Vatican. - -L'aurore du seizième siècle répand sur le monde une clarté plus vive. -L'humanité, elle aussi, a mis au monde un fils qui va délivrer sa -mère: c'est le Messie du libre examen, c'est le dictateur du droit. Ce -fils se nomme Voltaire. Je me trompe; ce jour-là il se nomme Luther. -L'hérétique est mis au ban de l'Empire. Il se cache au château de -Wartzbourg, qu'il appelle son Pathmos, comme plus tard il se réfugiera -au château de Fernex. De Wartzbourg comme de Fernex, il secouera ses -mains pleines de révoltes. Il déconcertera plus que jamais le pouvoir -spirituel et le pouvoir temporel; il violera la porte des cloîtres et -dira que rien n'est plus sacré que la famille humaine. Il prouvera au -pape et à l'empereur qu'ils n'existent pas; il renversera la royauté -des sots; il fondera celle de l'esprit et de la joie, ou plutôt il n'y -aura plus qu'une royauté: celle du roi Tout-le-Monde--_Herr omnes._ - -L'âme de Voltaire pénètre de plus en plus dans toutes les âmes; les -échafauds et les bûchers n'ont rien pu sur elle. Elle court du nord au -midi, de l'aurore au couchant: de Jean Huss à Savonarola, de Jérôme -de Prague à Galilée. Elle raille avec Rabelais, elle doute avec -Montaigne, elle prend avec Érasme le masque de la folie pour qu'on -apprenne à reconnaître la sagesse. Elle s'arme avec Coligny contre les -législateurs de la torture; elle va s'asseoir sur le trône de Henri IV, -je veux dire sur les genoux de Gabrielle, en confessant que _Paris vaut -bien une messe_. Elle descend du trône jusqu'au cabaret, pour rire, -avec les Théophile et les Desbarreaux, de la foudre et de la Trinité. -Mais elle empêche Spinoza de ne pas croire à Dieu pour ne pas ravaler -l'homme jusqu'à l'athéisme. Elle affirme avec Descartes le moi humain, -qu'elle glorifie avec Corneille. Elle va se recueillir à Port-Royal, -où elle ose commenter le livre de la foi; elle traverse le cabinet de -Fénelon pour lui montrer par la fenêtre les perspectives de l'avenir. - -Mais elle a beau faire, le dix-septième siècle n'est pas son siècle. - -Voltaire a franchi plus d'une fois le seuil de madame de la Sablière, -quand La Fontaine cherchait la moralité de sa fable--j'ai failli dire -de ses contes. On l'a rencontré souvent chez Ninon, sa commère, quand -elle débitait ses impertinences philosophiques. Mais Bossuet, éloquent -comme le tonnerre et comme l'Évangile, Bossuet qui a osé dire à Louis -XIV: «l'État, ce n'est pas vous, c'est l'Église,» dit alors à l'esprit -de Voltaire: «C'est moi qui suis l'esprit de Dieu: tu n'iras pas plus -loin!» - -Cependant Voltaire n'est jamais vaincu. - -Ce valet de chambre qui s'assied à la table de Louis XIV, n'est-ce pas -Voltaire qui, sous Louis XV, se fera gentilhomme de la chambre? Oui, -Poquelin, c'est déjà Arouet. C'est la même comédie, à la cour sinon au -théâtre. Molière s'est fait courtisan de Louis XIV, pour dire la vérité -à tout le monde, même à Louis XIV, comme Voltaire se fera courtisan de -Louis XV. _Tartufe_ est une _tragédie_ de Voltaire. - -Voltaire ne s'attache ni à un trône ni à un pays. Bossuet a dit: «Tous -les hommes sont nés d'un seul mariage, afin d'être à jamais, quelque -dispersés et multipliés qu'ils soient, une seule et même famille.» -Voltaire s'est reconnu partout dans sa famille. Sa patrie, c'est -l'humanité. - -Ne le reconnaissez-vous pas dans le ciel de Newton, qui s'écrie une -fois de plus: _Fiat lux!_ - -Mais avant son avénement comme après son règne, où ne retrouve-t-on -pas ce roi, dont la légitimité se prouve d'un seul mot: «Quel est le -souverain que vous craignez le plus en Europe? demandait-on à Frédéric -le Grand.--Le roi Voltaire,» répondit-il. - - - - -II. - -LA JEUNESSE DE VOLTAIRE. - - -I. - -Voltaire sortit de la Bastille pour monter sur le trône de Louis XIV. -Il avait vingt et un ans[1]. C'était la majorité de l'esprit humain. - -Si Michel Ange était là et qu'on lui dît d'élever un monument à la -gloire du dix-huitième siècle, il commencerait par sculpter en plein -marbre et à grands traits deux figures olympiennes qui lui serviraient -de cariatides, Louis XIV et Bonaparte.--Je dis Bonaparte, parce que -Napoléon tout entier appartient au dix-neuvième siècle.--En effet, -cette époque toute vivante est entre ces deux hommes. Le grand -architecte tournerait la figure de Louis XIV vers le passé, soleil -couchant, et la figure de Bonaparte vers l'avenir, soleil levant. Le -grand roi résume toute la gloire de la France entière, dont il est le -plus éclatant symbole. Bonaparte porte l'idée de l'avenir: le peuple -fait roi, c'est Napoléon. - -Fénelon poserait la première pierre du monument de la raison, Mirabeau -planterait le drapeau sur le fronton, Voltaire monterait sur le -piédestal du chœur; car, entre Louis XIV et Bonaparte, entre Fénelon -et Mirabeau, il y a le roi Voltaire. Des bas-reliefs gigantesques -raconteraient dans leurs versets de marbre la grande épopée de la -révolution, cette iliade qui a eu son Lamartine. On saluerait deux -statues au portail: Jean-Jacques armé du _Contrat social_, Diderot armé -de l'_Encyclopédie_. - -Une fresque légère peinte par van der Meulen représenterait la bataille -de Fontenoy. Une fresque tumultueuse, palpitante, effroyable, peinte -par Michel Ange, raconterait toutes les grandeurs et tous les crimes de -la révolution, ce tome soixante et onze des Œuvres de Voltaire. - -Des peintures plus légères montreraient la cour de Versailles tour à -tour inclinée devant la veuve de Scarron ou devant madame de Pompadour. -Ici, on verrait les fêtes romaines du Palais-Royal conduites par le -régent ivre; là, les fêtes arcadiennes de Trianon poétisées par la -reine Marie-Antoinette. Elle aussi, elle croyait vivre dans l'Arcadie! -C'était l'Arcadie à deux pas de la guillotine. - -Si j'ai osé évoquer l'ombre de Michel Ange, c'est que le dix-huitième -siècle fut un grand siècle, le siècle français par excellence; c'est -que pour peindre ces grandes figures et ces grandes actions, j'ai pensé -à ce fier et vaillant pinceau, honneur éternel de la chapelle Sixtine; -c'est que, dans cette histoire d'un âge éloquent qui a enfanté le monde -nouveau, il y a plus d'une page qui sera lue à haute voix à l'heure du -jugement dernier. - -Je saluerai en passant Louis XIV, prédécesseur de Voltaire. - -Au nom de Louis XIV se rattachent désormais les gloires et les -désastres, les magnificences et les misères, les grandeurs et les -décadences d'un règne qui s'étend sur deux siècles. Richelieu avait -ébranlé la noblesse avec la hache: Louis XIV fit mieux; il eut le -secret de la ruiner en l'avilissant. Les grands seigneurs devinrent les -premiers serviteurs de sa maison. Au sein d'une domesticité dont la -pompe des titres dissimulait plus ou moins l'humiliation, s'éteignirent -les dernières étincelles de la Fronde; ces rois féodaux, naguère si -fiers et si jaloux de leur indépendance, n'avaient plus désormais -qu'une passion, mais absolue: plaire au maître. - -S'il asservissait les consciences, s'il comprimait la liberté de -penser, Louis XIV élevait du moins à l'idée fixe de son règne des -monuments qui défient la postérité de lui refuser le nom de grand. A -la gloire militaire il bâtissait l'hôtel des Invalides. Ce dôme qui -a la forme du monde et que la main de la victoire a doré, ces cours -peuplées de héros sans gloire, ces avenues plantées d'arbres, ces -salles immenses où se déploie un sentiment d'humanité, cette belle -grille et ces fossés armés de canons, cette façade grandiose où Jules -Hardouin Mansard a écrit l'histoire architecturale du temps, tout -cela annonce une conception vraiment digne d'un monarque politique et -guerrier. A la défense nationale, à la puissance maritime de la France -telle que l'avaient créée nos hardis corsaires Duguay-Trouin et Jean -Bart, Louis XIV érige un monument d'un autre genre: Dunkerque. Au -commerce, que le génie de Colbert avait tiré des ténèbres de l'enfance, -il consacre le canal du Midi, trait d'union magnifique entre l'Océan et -la Méditerranée. Enfin à lui-même, c'est-à-dire à la monarchie absolue, -il élève un temple: Versailles. On a dit que les Français n'avaient -pas de poëme épique, mais Louis XIV en a écrit un qui lui a survécu -et qui survivra à sa race: Versailles, poëme de pierre et de marbre -où chantent les arbres et les eaux, songe d'or du passé, panthéon -merveilleux où revit tout ce qui fut la France. Le peuple de 1793 l'a -si bien compris, qu'il n'a pas mutilé les chefs-d'œuvre de Versailles. -Comme Fabius à Tarente, comme Scipion à Carthage, il a laissé les dieux -debout[2]. - -Comme poëte épique, Louis XIV est resté plus grand que Voltaire. Et -pourtant, dans la _Henriade_, Voltaire avait pour lui Henri IV, ce -grand roi, tandis que Louis XIV dans Versailles n'était que le roi d'un -grand règne. - -Louis XIV avait parachevé la royauté de Charlemagne, de saint Louis, de -Louis XI et de Henri IV: il devait la perdre. Elle lui survécut, mais -comme le jour survit au coucher du soleil. Sa grande figure couronne -magnifiquement le dix-septième siècle. Après Louis XIV commence le -monde nouveau. Les grands rois historiques sont ceux qui terminent un -ordre de choses, comme les grandes montagnes célèbres sont celles qui -servent de limites aux États. - -A certains jours pourtant, Louis XIV regarde vers l'avenir. Changez le -principe, et la France de la révolution apparaît en germe dans l'œuvre -du grand roi. La centralisation, les armées permanentes, l'unité du -territoire, s'annoncent dans cette grande machine du despotisme qui -fonctionna sous la main d'un seul homme. A cette parole de maître: -«L'État, c'est moi!» la révolution devait répondre: «L'État, c'est tout -le monde.» - -Louis XIV a placé la royauté sur les hauteurs du despotisme, dont la -France devait la précipiter un demi-siècle plus tard. Les hommes du -commencement du dix-huitième siècle n'ont pas vu cela, quand ils ont -maudit la pensée de son règne. Pour nous, qui voyons de plus loin, -Louis XIV n'est pas un obstacle, c'est le roi d'un passé qui s'en va et -qu'il devait entraîner dans sa tombe; car le moment était venu où les -peuples allaient se partager les dépouilles de la royauté. Louis XIV -eut cette double fortune d'outrer la grandeur du souverain pouvoir et -d'en exagérer le néant. - -La fin du règne de Louis XIV a toute la grandeur épique, mais aussi -toute la majestueuse tristesse du soleil couchant. C'est le soir d'un -jour éclatant qui annonce l'orage pour le lendemain. Dans ce ciel -doré par le rayonnement de la gloire, le vieux roi disparaissait -lentement à l'horizon, seul, taciturne et pensif. Avec lui s'éteignait -la lumière d'un siècle; avec lui la monarchie s'ensevelissait dans -l'ombre. L'océan politique était calme à la surface; mais deux points -noirs s'étaient déjà formés dans un coin du ciel. Pour les penseurs, -ces augures de l'histoire, il y avait là deux nuages qui renfermaient -la foudre et la tempête: la philosophie du dix-huitième siècle et la -révolution française. Ne reconnaissez-vous pas la figure de Voltaire -dans leurs silhouettes fantastiques? - -Le roi est mort, vive le roi! Mais où est le roi? - -Je l'ai dit: le roi est à la Bastille. Il s'appelle François-Marie -Arouet. Tout à l'heure il sera reconnu sous le nom de Voltaire. C'est -l'esprit humain qui va lui donner sa couronne. - - -II. - -Dès son point de départ dans la vie, Voltaire est l'homme universel; -c'est l'homme nature, c'est l'homme raison, c'est l'homme poésie, c'est -l'homme humanité. Il est armé de l'esprit français, mais il parlera à -toutes les nations. Pour lui, il n'y a plus de Pyrénées, le Rhin n'a -pas deux rives ennemies, les Alpes ne sont plus des barrières, l'Océan -ne divise pas le monde. Pour prêcher la vérité, il se fera tour à tour -poëte, conteur, historien, philosophe, savant même, il acceptera une -charge de gentilhomme du roi, lui qui n'aime pas le roi; une place à -l'Académie, lui qui n'aime pas l'Académie; une clef de chambellan, lui -qui n'aime pas la cour,--quand ce n'est pas la cour de Voltaire,--pour -pouvoir parler plus haut. Voltaire-Érasme n'avait-il pas déjà fait -l'éloge de la sagesse, sous prétexte de faire l'éloge de la folie? - -Voltaire a toujours vécu sur un volcan: à Paris, à Londres, à Berlin; -au château des Délices comme au château de Cirey, il eut un pied dans -le paradis, mais l'autre dans l'enfer. Il avait à peine posé sa tente -qu'une lave incendiaire le chassait plus loin. Le volcan, c'était -lui-même. Il a dit que le bonheur était quelque part, à la condition -qu'on n'allât jamais le trouver. Il a couru pendant toute sa jeunesse -sans pouvoir une seule fois jeter l'ancre sur les rivages aimés du -ciel. C'est qu'il avait un cœur insatiable; c'est qu'il lui fallait -tout à la fois la fortune, l'amour et la renommée. On a dit qu'il était -né peuple; on s'est trompé: il était né prince. Il voulait bien que sa -muse allât toute nue, mais il voulait que son amour habitât un palais, -et que sa fortune fût celle d'un roi. - -Ce fut le despote du dix-huitième siècle. Il s'imposa dès la Régence -et ne disparut qu'aux premières rumeurs de la Révolution. Et encore -ne fut-il pas tout palpitant jusqu'au jour de Bonaparte? Durant les -soixante-dix années qu'il tint la plume, ne le voit-on pas à tous les -horizons? Je le rencontre à chaque pas, dans l'histoire de ce siècle -étrange, au théâtre, à l'Académie, à Sans-Souci où il est sacré par son -frère Frédéric II, à Versailles où il tente par madame de Pompadour -d'être un roi de France de la main gauche, à Fernex où il est le roi du -monde. Et où il n'est pas, son esprit est toujours. Demandez à Le Franc -de Pompignan, à Fréron, à d'Alembert, à toutes ses victimes, à tous ses -critiques, à tous ses enthousiastes. Demandez à l'_Encyclopédie_ qui -forgeait sur son enclume les pensées de Voltaire; demandez aux journaux -du temps: ne donnent-ils pas plus de nouvelles de Fernex où régnait -Voltaire, que de Versailles où Louis XV, un fantôme de roi, oubliait la -France? - -Voltaire a joué grand jeu et beau jeu au jeu de la vie. Dès qu'il -échappe au collége, on le voit élever un autel au dieu Hasard. Il joue -au pharaon, il joue au biribi. Bientôt, Law au petit pied, il ouvre -une banque, rue de Longpont, pour jouer sur les grains[3]. Il joue sur -les vivres avec Pâris de Montmartel. Ce n'est pas assez, il prend à -pleines mains des billets de la loterie du contrôleur général; il gagne -le beau lot. Croyez-vous qu'il va imiter le sage d'Horace, acheter une -maison, y mettre des meubles, des tableaux, des livres et une femme, en -s'écriant: Et moi aussi j'ai bâti mon château périssable! Non; Voltaire -veut bâtir l'impossible. Il a joué sur tout: le voilà qui joue sur ses -œuvres. Il les imprime lui-même, à Paris, à Amsterdam, à Londres. A -Londres, il publie une édition de la _Henriade_ qui eût enrichi Homère. -O le beau temps pour les poëmes épiques! Il faut dire que l'édition de -Paris ne se vendit pas et lui coûta presque tout l'argent de l'édition -de Londres. Mais Voltaire est bien en peine! Il va créer comme par -magie des œuvres de toutes sortes, depuis l'auguste tragédie jusqu'aux -contes libertins, depuis les pages philosophiques jusqu'aux pages -romanesques,--et quelles seront les pages les plus philosophiques?--il -fera argent de tout. Sa boutique est ouverte à tous les coins du globe. -Édition par-ci, édition par-là. C'est l'histoire des eaux-fortes de -Rembrandt; chaque volume a vingt tirages avec des retouches. Lira bien -qui lira l'édition complète. Et comme il a l'art de soulever l'orage et -de faire gronder le tonnerre sur tous les enfants de son génie! Il se -moque de tout, à commencer par Dieu, à finir par lui-même, sans oublier -son lecteur, qui payera les vitres cassées. Mais peut-on payer assez -cher tout cet esprit et toute cette raison? - -Avec cet argent du jeu, Voltaire jouera encore, Voltaire jouera -toujours; mais il n'oubliera pas de faire des rentes à ses flatteurs. -Il prêtera même de l'argent, mais au denier dix. Le jeu, toujours le -jeu. Et puis il choisira son monde, afin de dire aux plus grands noms: -«J'ai plus d'esprit que vous, mais j'ai plus d'argent que vous.» Il -prête à Villars, il prête à d'Ostaing, il prête à Guise, il prête à -Guesbriant, il prête à Brezé, il prête à Bouillon. J'allais oublier le -duc de Wurtemberg; j'allais oublier Richelieu, qui fut son héros et son -débiteur. - -Mais je veux dire cette histoire mot à mot, non pas comme il la dirait -lui-même, mais d'après lui-même, en essayant de le retrouver là où il -s'est démasqué: dans ses lettres, ces autres confessions[4]. - -Je n'ai pas le secret de laisser mon cœur à la porte quand mon esprit -entre dans l'histoire. D'après les sculptures antiques, l'histoire -était une figure impassible, qui aurait eu honte de ses enthousiasmes -et de ses larmes. C'était la Minerve de Sicyone. Je ne suis pas de -marbre: je subis les passions que je peins. - -Écrire l'histoire du roi Voltaire, c'est écrire l'histoire du triomphe -de l'esprit humain, à ce point suprême où finit le monde ancien, et où -commence le monde nouveau. C'est écrire notre histoire à nous tous qui -sommes du dix-neuvième siècle, car les grands hommes d'il y a cent ans -sont nos contemporains[5]. - -Je ne dirai pas comme le grand orateur: «Écoutez un homme qui va -vous instruire de ce qu'il n'a jamais appris.» Je sais l'histoire de -Voltaire comme celle du dix-huitième siècle, dont il est le roi, parce -que je ne l'ai pas apprise pour l'écrire. Si je l'écris aujourd'hui, -c'est pour dire la vérité sur une époque travestie par les faiseurs -de Mémoires qui jugeaient les événements de trop près, et par les -historiens de bibliothèque qui jugent les événements de trop loin. -Entre ces deux points de vue, il y a la lumière. - -La renommée ne permet guère aux peintres de nous donner le portrait -des poëtes avant que les ravages du temps aient passé sur leur figure. -La peinture nous représente Homère vieux, aveugle et mendiant; depuis -Homère jusqu'à Milton, parmi les têtes épiques, en voyons-nous une -seule dans la saveur de la jeunesse et dans la grâce de l'amour? Tous -les poëtes nous apparaissent couronnés de lauriers et de cyprès. Les -cheveux blancs sont vénérables, mais les cheveux blonds sont plus -doux au cœur; la vieillesse est noble et grave, mais la jeunesse est -si belle en ses folies! Comme a dit un moraliste contemporain, on -ne connaît bien un homme d'autrefois que quand on possède au moins -deux portraits. En pensant à Voltaire, la première image qui s'anime -en notre mémoire est celle d'un poëte de quatre-vingts ans, affublé -d'une perruque, armé d'un sourire diabolique et d'un regard flamboyant -encore. C'est que le Voltaire des peintres et des sculpteurs était -_le vieillard cacochyme chargé de quatre-vingts hivers_. Voltaire à -vingt ans vaut-il donc moins que Voltaire à quatre-vingts? il n'est -pas couvert de gloire, mais il a déjà le génie! Pour moi, mon plaisir -a été bien vif quand, la première fois, j'ai découvert un portrait -de Voltaire à vingt ans. Quelle grâce déjà savante! Quel esprit déjà -moqueur! Ce front renferme un monde, mais cette bouche, avant de -parler, a encore tant de baisers pour les Pimpettes! Que ces cheveux de -l'insouciant amoureux de mademoiselle de Livry sont plus doux à voir -que ce front qui sera tout à l'heure dépouillé par le génie! - -Ne trouvez pas mauvais que j'essaye à mon tour de peindre Voltaire -dans sa jeunesse, toujours orageuse, souvent romanesque. Ne criez pas -au roman, c'est le roman de la vérité. Ceux qui connaissent le mieux -leur Voltaire ne le connaissent pas jeune. Pour toute notre génération, -Voltaire n'est que le patriarche de Fernex, jetant à pleines mains les -colères de la raison en révolte. - - -III. - -Voltaire vint au monde mourant, comme Fontenelle, qui vécut cent ans. -Pour lui, s'il ne vécut que quatre-vingt-quatre ans, c'est qu'il fut -tué par le génie, le café et le Dictionnaire de l'Académie. - -Les commentateurs, ces glaneurs de l'histoire qui ramassent l'ivraie -comme l'épi, ont découvert que Marie-François Arouet était né d'un -notaire et d'une bourgeoise, le 20 février 1694, à Paris ou à Châtenay; -ils ne savent pas bien où, parce qu'ils ont longtemps disputé -là-dessus[6]. - -Voltaire ne le savait pas mieux qu'eux; je ne le sais pas mieux que -Voltaire. Qu'importe! je ne connais pas Arouet, je ne connais que -Voltaire. - -Ils ne se doutaient pas, ce notaire et cette bourgeoise, qui mettaient -au monde Voltaire dans le pacifique horizon de la rue des Marmousets, -qu'ils enfantaient l'orage et la tempête. M. Arouet fut longtemps sans -vouloir que son fils fût poëte: comment ne lui défendit-il pas d'être -philosophe? - -On l'ondoya au printemps; ce ne fut qu'en automne qu'il put être -baptisé. Il eut pour parrain un abbé sans foi, l'abbé de Châteauneuf, -ami de sa mère et amant de Ninon de Lenclos; aussi a-t-on dit que le -diable vint visiter souvent Voltaire au berceau. - -L'abbé de Châteauneuf, prenant au sérieux son titre de parrain, voulut -diriger la jeune intelligence de son filleul; il lui apprit à lire dans -les contes de La Fontaine. Ninon lui demandant un jour des nouvelles de -l'enfant: «Ma chère amie, lui dit-il, mon filleul a un double baptême, -mais il n'y paraît guère; à peine âgé de trois ans, il sait toute la -_Moïsiade_ par cœur; au lieu d'apprendre les fables de La Fontaine, -il apprend les contes du bonhomme.» Ainsi Voltaire, grâce à celui qui -avait répondu de sa croyance devant l'Église, apprenait à lire dans ce -poëme impie et dans ce Décaméron gaulois. Ninon voulut que cet enfant, -qui promettait tant, lui fût présenté. Elle baisa ses blonds cheveux -de ses lèvres fanées et profanées; elle lui prédit qu'il serait l'ange -rebelle du dix-huitième siècle. - -Ninon de Lenclos, qui, selon les vers d'un de ses amants, avait l'âme -formée _de la volupté d'Épicure et de la vertu de Caton_, ne donna pas -de leçons de volupté et de vertu à Voltaire, mais elle lui donna de -quoi acheter des livres par son testament. Elle avait deviné Voltaire -dans Arouet; elle voulait rattacher son nom à cette renommée promise[7]. - - -IV. - -Au collége, Voltaire ne jouait pas[8]. Pendant la récréation, il tenait -tête aux PP. Tournemine et Porée. Selon celui-ci: «Il pesait dans ses -petites balances les grands intérêts de l'Europe.» C'était déjà un -philosophe armé à la légère; que dis-je? c'était déjà un poëte. Une -épigramme, traduite de l'_Anthologie_, date de ses premières années -d'études. Il n'avait que douze ans quand il écrivit ses premiers -vers, une épître à Monseigneur, fils de Louis XIV, pour un soldat -des Invalides. Il n'y a pas là de quoi crier miracle; il faut même -constater qu'il n'y a rien de l'enfant sublime chez Voltaire, il n'y a -que de l'enfant prodigue[9]. - -Cependant il émerveillait tout le monde; son professeur du matin, le -P. Le Jay, comme son professeur du soir, le P. Porée, son confesseur, -le P. Palu, ses camarades, même les plus anciens. Il n'étudiait pas, -il savait tout. Il devinait un livre plutôt qu'il ne le lisait. -Né railleur, il ne croyait qu'à demi à l'histoire religieuse et à -l'histoire profane. Il n'aimait pas à s'égarer dans la forêt ténébreuse -des philosophies perdues. Comme Descartes, son maître, il supprimait -d'un seul mot la sagesse des sept sages de la Grèce et le symbole des -douze apôtres. «Malheureux! lui dit un jour le P. Le Jay en le secouant -par le bras, tu seras un jour l'étendard du déisme en France!» - -En attendant que cette prédiction s'accomplît, Voltaire remporta tous -les prix à sa rhétorique. Jean-Baptiste Rousseau, qui assistait à la -distribution, voulut embrasser ce jeune triomphateur, qui fut bientôt -son disciple et son maître en poésie. - -Voltaire sortit du collége et retourna rue des Marmousets. Il avait -toujours eu les aspirations d'un grand seigneur; que dis-je? d'un -roi. Or, que faire rue des Marmousets, en face d'un père né paysan, -qui s'affublait dans toutes les vanités un peu ridicules alors de la -magistrature sans noblesse? Le père Arouet voulait que son fils revêtît -la robe et se coiffât de la toque; mais Voltaire lui disait qu'il -n'était pas né homme de plume pour écrire dans le mauvais style du -palais. Il s'acoquina à quelques coureurs d'aventures, les chevaliers -à la mode de ce temps-là. Ils le conduisirent à l'Opéra, à la -Comédie-Française, mais surtout chez les courtisanes du beau style ou -chez les marquises déchues. - -Avant de prêter de l'argent aux grands seigneurs, Voltaire en avait -plus d'une fois emprunté vers ce temps-là, mais à d'autres conditions, -ainsi qu'on le verra dans cette histoire, qu'il conte si bien lui-même: -«Je me souviens qu'étant un jour dans la nécessité d'emprunter de -l'argent d'un usurier, je trouvai deux crucifix sur sa table. Je lui -demandai si c'étaient des gages de ses débiteurs; il me répondit -que non, mais qu'il ne faisait jamais de marché qu'en présence du -crucifix. Je lui repartis qu'en ce cas un seul suffisait et que je lui -conseillais de le placer entre les deux larrons. Il me traita d'impie -et me déclara qu'il ne me prêterait point d'argent. Je pris congé de -lui; il courut après moi sur l'escalier et me dit, en faisant le signe -de la croix, que, si je pouvais l'assurer que je n'avais point eu de -mauvaises intentions en lui parlant, il pourrait conclure mon affaire -en conscience. Je lui répondis que je n'avais eu que de très-bonnes -intentions. Il se résolut donc à me prêter sur gages, à dix pour cent -pour six mois, retint les intérêts par devers lui, et, au bout des six -mois, il disparut avec mes gages, qui valaient quatre ou cinq fois -l'argent qu'il m'avait prêté.» - -La cour se faisait vieille et dévote comme le roi. Madame de Maintenon -voulait enchaîner la France dans ses rosaires de buis; tous les -courtisans, tous les dignitaires, tous les esclaves blasonnés se -couvraient la face du masque de Tartufe. Le dix-huitième siècle est -sorti de là. Des princes, des grands seigneurs, des prêtres et des -poëtes protestaient, par d'élégantes orgies, contre les grandes mines -austères de la cour. Comme ils étaient débauchés avec délicatesse, -frondeurs avec esprit, irréligieux avec gaieté, blasphémateurs avec -grâce; comme ils avaient à leur tête des philosophes tels que le prince -de Conti, le duc de Vendôme, le marquis de La Fare, le duc de Sully, -l'abbé de Chaulieu, il fut du bel air d'être admis dans leur cercle. -L'abbé de Châteauneuf, qui voulait faire de son filleul un honnête -homme, ne manqua point de l'y produire. Voltaire délaissa un peu -les princesses de comédie et les Aspasies de contrebande pour cette -académie de gaie science. Jusque-là peut-être n'était-il irréligieux -qu'à demi, car, malgré les leçons de son parrain, il avait malgré lui -respiré chez les jésuites un bon parfum de candeur chrétienne; mais une -fois dans cette école de gaieté silencieuse et de volupté sans frein, -pouvait-il vivre avec cette virginité du cœur qui préserve la jeunesse -jusqu'au jour de la raison? - -Arouet fut admis comme un poëte dans cette brillante compagnie, mais il -y prit les allures d'un grand seigneur. Que lui manquait-il pour cela? -Il avait de l'esprit, de la figure, quelquefois de l'argent; il ne lui -manquait qu'un nom: il prit bientôt le nom de Voltaire. Il osa être -familier avec tout le monde, comptant déjà sur l'esprit, qui est l'âme -de la familiarité. Ainsi, dès son début dans le cercle des voluptueux, -il dit au prince de Conti, qui lui avait lu des vers: «Monseigneur, -vous serez un grand poëte; il faut que je vous fasse donner une pension -par le roi.» - - -V. - -Au milieu des dissipations mondaines, il ne perdait pas de vue -l'horizon poétique. Il ébauchait la tragédie d'_Œdipe_ et rimait -une ode pour concourir devant l'Académie française. Au dix-huitième -siècle, la tragédie et la pièce de concours étaient, pour ainsi dire, -l'antichambre de la poésie; il fallait passer par là. Voltaire, comme -plus tard Hugo, n'obtint pas le prix de l'Académie. Le sujet du -concours était le _Vœu de Louis XIII_. Un sujet religieux et par-devant -l'Académie! voilà pour Voltaire de quoi surprendre tout le monde -aujourd'hui. Celui qui gagna le prix ce fut Coustou, qui écrivit une -ode en marbre d'un divin sentiment; celui qui obtint le prix ce fut -l'abbé du Jarry, dont les vers n'étaient pas de la poésie. En lisant -les strophes de Voltaire, on ne s'étonne pas de ses rancunes contre -l'Académie. - - Heureux le roi que la couronne - N'éblouit point de sa splendeur, - Qui, fidèle au Dieu qui la donne, - Ose être humble dans sa grandeur; - Qui donnant aux rois des exemples, - Au Seigneur élève des temples, - Des asiles aux malheureux; - Dont la clairvoyante justice - Démêle et confond l'artifice - De l'hypocrite ténébreux! - -C'est déjà Voltaire. - - Assise avec lui sur le trône, - La Sagesse est son ferme appui; - Si la fortune l'abandonne, - Le Seigneur est toujours à lui: - Ses vertus seront couronnées - D'une longue suite d'années, - Trop courte encore à nos souhaits; - Et l'abondance dans ses villes - Fera germer ses dons fertiles - Cueillis par les mains de la Paix. - -C'est encore Jean-Baptiste Rousseau. - -Jusque-là, Voltaire n'avait écrit que trois odes, trois contes et trois -épîtres; mais c'était déjà le vrai Voltaire. Sa Muse n'a jamais eu -les bégaiements de l'enfance ni les timidités de la vierge. Ses odes -manquent déjà du sacré enthousiasme, mais, en revanche, ses contes sont -libertins dans les deux sens du mot, comme s'il les eût écrits aux -soupers du Temple et aux soupers de Sans-Souci. Dans ses épîtres, c'est -du premier coup l'esprit fait homme ou l'homme fait esprit[10]. - -Cependant son père le crut perdu en apprenant qu'il faisait des vers et -voyait bonne compagnie. Le pauvre homme était en même temps désolé par -le jansénisme opiniâtre de son fils aîné. Le frère de Voltaire avait un -si beau zèle pour le martyre, qu'il disait un jour à un de ses amis qui -ne voulait pas s'exposer à la persécution: «Si vous ne voulez pas être -brûlé vif, n'en dégoûtez pas les autres.» Le père disait: «J'ai pour -fils deux fous, l'un en vers, l'autre en prose.» Il exila le fou en -vers à La Haye, à l'ambassade française. L'ambassadeur, le marquis de -Châteauneuf, ne se montra pas si facile à vivre que son cadet, l'abbé -de Châteauneuf. Il tenta de ramener Voltaire à la prose, mais le jeune -poëte ne se laissa pas dompter; non-seulement il fit des vers, mais, -ce qui est aggravant, il fit des vers amoureux. «Je n'espère plus rien -de votre fils, écrivait l'ambassadeur à l'ancien notaire; le voilà -fou deux fois: amoureux et poëte.» Mais je conterai plus loin cette -première équipée galante de Voltaire. - -L'ambassadeur détacha au plus vite Voltaire de l'ambassade, ne -répondant pas de la paix européenne avec un tel page. - - -VI. - -L'amoureux revint à Paris. Il fallait désarmer son père, outré comme -un père de roman. Soit pour l'apaiser, soit de bonne foi, il lui fit -dire que, voulant partir pour l'Amérique, il demandait pour toute -grâce qu'il lui fût permis d'embrasser les genoux paternels, M. Arouet -pardonna avec attendrissement: «Mais vous suivrez le chemin qu'ont -suivi vos ancêtres; de ce pas, vous allez prendre place chez Me Alain.» -C'était un procureur de la rue Perdue. O familier des princes! où -vas-tu? Voltaire se laissa installer dans cette boutique de mauvais -style[11]. Il y trouva un ami, Thiriot, non pas un ami du jour et -du lendemain, mais un ami de toute la vie. Le poëte, heureusement, -ne s'étiola pas dans le grimoire du procureur. Il y laissa son nom -d'Arouet et prit celui de Voltaire: «J'ai été si malheureux avec -l'autre que je veux voir si celui-ci m'apportera du bonheur.» Il passa -de là en compagnie de M. de Caumartin, autre ami de son père, au -château de Saint-Ange, où il devait faire choix d'un état. Au château -de Saint-Ange, il trouva un vieillard passionné pour Henri IV, qui lui -inspira l'idée et les idées de la _Henriade_. Il revint donc à Paris -plus poëte que jamais. - -Une mésaventure le poussa plus avant dans la poésie: on le conduisit un -jour à la Bastille sans lui dire pourquoi. Or, que faire à la Bastille, -si ce n'est des vers? Tout conspirait contre ce pauvre M. Arouet, qui -voulait à toute force que l'esprit de son fils se tournât vers l'esprit -des lois. Voltaire avait été mis à la Bastille pour une satire qui -n'était pas de lui: _J'ai vu ces maux, et je n'ai pas vingt ans_[12]. - -A la Bastille, il commença la _Henriade_, à la Bastille, il termina -_Œdipe_. Le duc d'Orléans, qui aimait l'esprit coûte que coûte -et même à ses dépens, lui rendit la liberté. Le marquis de Nocé, -qui avait soupé avec Voltaire, l'amena au Palais-Royal pour le -présenter au prince. En attendant son tour d'être introduit, Voltaire -s'impatientait: un orage des plus bruyants vint à éclater; le poëte, -levant les yeux au ciel, s'écria devant une foule de personnages: -«Quand ce serait un régent qui gouvernerait là-haut, les choses -n'iraient pas plus mal.» Le marquis de Nocé raconta le mot en -présentant Voltaire: «Monseigneur, voici le jeune Arouet que vous venez -de tirer de la Bastille et que vous allez y renvoyer.» Le marquis -savait bien à qui il parlait. Le régent se mit à rire aux éclats et -offrit une pension; sur quoi Voltaire lui dit: «Je remercie Votre -Altesse Royale de ce qu'elle veut bien se charger de ma nourriture, -mais je la prie de ne plus se charger de mon logement.» - -Ce fut la présidente de Bernières qui se chargea du logement de -Voltaire, dans son hôtel du quai des Théatins. C'était bien porté dans -le beau monde d'avoir chez soi son poëte et son abbé: madame de La -Sablière avait enseigné cela. - - -VII. - -Cependant Voltaire avait achevé une tragédie qui n'était pas jouée. -Voici comment le poëte lui-même parle de sa pièce à son cher maître le -P. Porée: «Tout jeune que j'étais quand je fis l'_Œdipe_, j'étais plein -de la lecture des anciens et de vos leçons, et je connaissais fort peu -le théâtre de Paris: je travaillais à peu près comme si j'avais été à -Athènes. Je consultai M. Dacier, qui était du pays; il me conseilla -de mettre un chœur dans toutes les scènes, à la manière des Grecs. -C'était me conseiller de me promener dans Paris avec la robe de Platon. -J'eus bien de la peine seulement à obtenir que les comédiens de Paris -voulussent exécuter les chœurs qui paraissent trois ou quatre fois -dans la pièce; j'en eus bien davantage à faire recevoir une tragédie -presque sans amour. Les comédiennes se moquèrent de moi quand elles -virent qu'il n'y avait point de rôle pour l'amoureuse. On trouva la -scène de la double confidente entre Œdipe et Jocaste, tirée en partie -de Sophocle, tout à fait insipide. En un mot, les acteurs, qui étaient -en ce temps-là petits-maîtres et grands seigneurs, refusèrent de -représenter l'ouvrage. Je crus qu'ils avaient raison. Je gâtai ma pièce -pour leur plaire, en affadissant par des sentiments de tendresse un -sujet qui le comportait si peu. Quand on vit un peu d'amour, on fut un -peu moins mécontent de moi; mais on ne voulut point du tout de cette -grande scène entre Jocaste et Œdipe: on se moqua de Sophocle et de son -imitateur. Je tins bon; mais ce ne fut qu'à force de protections que -j'obtins qu'on jouerait _Œdipe_[13].» - -Et pourtant la représentation d'_Œdipe_ fut un triomphe pour Voltaire -et pour les comédiens. On le joua quarante-cinq fois dans sa nouveauté, -à peu près comme si on jouait aujourd'hui une pièce pendant toute une -année. Dufresne, jeune comme Voltaire, y trouva ses premiers bravos. -Mademoiselle Desmares y joua son dernier rôle. - -M. Arouet, tout en larmes au sortir d'une représentation, permit enfin -à son fils d'être poëte. C'était là le vrai triomphe. - -Voltaire ne se prit pas ce jour-là au sérieux. Il était venu sur -la scène porter la queue du grand prince, se moquant de lui et du -parterre--comme il a fait toute sa vie. La duchesse de Villars demanda -quel était ce jeune homme qui voulait faire tomber la pièce. Apprenant -que c'était l'auteur lui-même, elle l'appela dans sa loge et lui donna -sa main à baiser. «Voilà, dit le duc de Richelieu à Voltaire en le -présentant, deux beaux yeux auxquels vous avez fait répandre bien des -larmes.--Ils s'en vengeront sur d'autres,» répondit Voltaire. Les beaux -yeux se vengèrent sur lui. - -Tout le monde reconnut le génie de Voltaire, hormis son ami l'abbé de -Chaulieu, qui sans doute se croyait vaincu, car Voltaire le menaçait -jusque sous la tente d'Horace. La Motte, qui certes devait craindre la -victoire de Voltaire, puisqu'il avait dans sa poche deux _Œdipe_, l'un -en vers, l'autre en prose, qui semblaient faits l'un contre l'autre, -donna généreusement son approbation comme censeur pour que la pièce fût -imprimée. «Le public, à la représentation de cette pièce, s'est promis -un digne successeur de Corneille et de Racine; et je crois qu'à la -lecture il ne rabattra rien de ses espérances.» A la bonne heure, voilà -un royal censeur qui fait pardonner les fautes du censeur royal. - -Voltaire, déjà fort à la mode, fut bon gré mal gré l'hôte de toutes -les fêtes. Il lui arrivait de souper jusqu'à trois fois dans la -même nuit. Il courut encore le pharaon, l'opéra, la comédie, le bal -masqué. Décidément, à la Bastille près, la vie commence pour lui par -le carnaval; il ne cherche pas le pays des recueillements et des -méditations. Dans la journée, il ne se préoccupe que du souper. S'il -fait des vers, c'est pour les pouvoir dire à table: contes libertins -que La Fontaine a oublié de faire, épîtres familières dont Chaulieu lui -a dit le secret après Horace, chansons licencieuses contre les dieux et -les rois, mais surtout contre Philippe d'Orléans, qui aime toutes les -femmes, y compris sa fille. - -Il lui était impossible de vivre dans la paix de l'étude. Quand il ne -soupait plus et ne jouait plus au pharaon, il voulait courir l'Europe. -Quoique amoureux de la duchesse de Villars, il partit pour la Hollande -avec la belle marquise de Rupelmonde. - -Voltaire n'a pas dit son roman avec la marquise de Rupelmonde. Cette -fameuse épître, _le Pour et le Contre_[14], qui débute avec tant -d'impertinence philosophique, révèle bien plutôt un penseur qu'un -amoureux. Je veux croire toutefois que ce fameux voyage en Hollande -dont on a tant parlé ne fut pas entrepris uniquement pour la recherche -du vrai Dieu: madame de Rupelmonde était fort galante, et Voltaire -voyageait pour oublier la maréchale de Villars. Cette jolie lettre -qu'il écrivit de Cambrai au cardinal Dubois prouve au moins que le -voyage n'était pas mélancolique. - - Une beauté qu'on nomme Rupelmonde, - Avec qui, les Amours et moi, - Nous courons depuis peu le monde - Et qui nous donne à tous la loi, - Veut qu'à l'instant je vous écrive. - Ma Muse, comme vous, à lui plaire attentive, - Accepte avec transport un si charmant emploi. - -«Nous arrivons, monseigneur, dans votre métropole, où je crois que -tous les ambassadeurs et tous les cuisiniers de l'Europe se sont donné -rendez-vous. Il semble que tous les ministres d'Allemagne ne soient à -Cambrai que pour faire boire à la santé de l'empereur. Pour messieurs -les ambassadeurs d'Espagne, l'un entend deux messes par jour, l'autre -dirige la troupe des comédiens. Les ministres anglais envoient beaucoup -de courriers en Champagne, et peu à Londres. Au reste, personne -n'attend ici Votre Éminence: on ne pense pas que vous quittiez le -Palais-Royal pour venir visiter vos ouailles.» - -C'est de Cambrai que, soupant avec la marquise chez madame de -Saint-Contest, Voltaire improvisa des vers connus où il fait rimer -_plaisir_ avec _désir_,--rime du temps;--mais j'aime mieux rappeler ce -joli huitain: - - Quand Apollon avec le dieu de l'onde - Vint autrefois habiter ces bas lieux, - L'un sut si bien cacher sa tresse blonde, - L'autre ses traits, qu'on méconnut les dieux: - Mais c'est en vain qu'abandonnant les cieux, - Vénus comme eux veut se cacher au monde, - On la connaît au pouvoir de ses yeux, - Dès que l'on voit paraître Rupelmonde. - -A Bruxelles, madame de Rupelmonde trouva d'autres amoureux, et Voltaire -chercha l'amour tout fait, sans doute par curiosité: - - L'Amour, au détour d'une rue, - M'abordant d'un air effronté, - M'a conduit en secret dans un temple écarté. - J'ai d'abord sur un lit trouvé la Volupté - Sans juge; elle était belle, et fraîche, et fort dodue. - La nymphe en toute liberté - M'a dit: Je t'offre ici ma beauté simple et pure, - Des plaisirs sans chagrin, des agréments sans fard, - L'Amour est en ces lieux enfant de la nature, - Partout ailleurs il est enfant de l'art. - -Mais Voltaire, sans doute, n'aima pas l'enfant de la nature. C'était un -artiste en volupté, qui disait qu'on en avait toujours pour son argent -et pour son esprit. - -A son passage à Bruxelles, il visita J. B. Rousseau. Ils s'embrassèrent -comme des frères en poésie; mais, par malheur pour l'amitié, ils se -lurent des vers. J. B. Rousseau commença. Voltaire, après avoir entendu -son _Ode à la postérité_, dit en souriant: «Mon ami, voilà une lettre -qui n'arrivera pas à son adresse.» C'était bien dit; mais il prit un -manuscrit et lut au poëte exilé une épître à madame de Rupelmonde. J. -B. Rousseau, qui se réfugiait alors dans la dévotion, accusa Voltaire -d'impiété. Là-dessus ils se séparent ennemis, en prose et en vers, -jusqu'à la mort. - -On voit que la vie de Voltaire est toute semée de saillies. Je cherche -à les fuir, mais en vain, car elles marquent chaque pas qu'il a fait. -L'esprit a jalonné son chemin. On disait alors: «Il y a quelqu'un qui -a plus d'esprit que Molière, c'est tout le monde;» on dit bientôt: «Il -y a quelqu'un qui a plus d'esprit que tout le monde, c'est Voltaire.» -L'esprit, quel qu'il soit, même celui de Voltaire, fatigue quand il -tient toute la place. J'aime l'esprit qui arme la raison, mais j'aime -aussi l'esprit qui désarme le cœur. Qui n'aimerait à voir cette -jeunesse de Voltaire attendrie et rêveuse çà et là? N'a-t-il donc -jamais vu le ciel avec une pensée pieuse? La nature ne lui a-t-elle -jamais montré un pan de sa robe? Sa maîtresse, n'importe laquelle, -n'a-t-elle jamais répandu une larme dans son sourire? Mais il faut -pardonner à Voltaire cet esprit qui l'a envahi de la tête au cœur: -célèbre à vingt ans, qu'avait-il, sinon son esprit, pour combattre des -ennemis sans nombre? Vous savez qu'il fut longtemps, sur le champ de -bataille de la pensée, presque seul de son parti. Sur ce terrain-là, on -ne se défend pas avec son cœur. - - -VIII. - -A son retour, Voltaire vécut plus que jamais parmi les grands -seigneurs. Son intimité avec quelques ennemis du régent, entre autres -le duc de Richelieu et le baron de Gortz, mais plutôt encore ses -chansons improvisées contre la duchesse de Berry, le firent exiler -de Paris. Le régent lui fit dire qu'il se chargeait encore de son -logement, mais qu'il devait se loger hors Paris. Voltaire courut les -châteaux les mieux habités; par exemple, le château de Sully, d'où il -écrivit à madame la marquise de Mimeure qu'il lui serait délicieux -pour lui de rester à Sully, s'il lui était permis d'en sortir. «M. le -duc de Sully est le plus aimable des hommes, et celui à qui j'ai le -plus d'obligation. Son château est dans la plus belle situation du -monde; il y a un bois magnifique dont tous les arbres sont découpés -par des polissons ou des amants qui se sont amusés à écrire leurs noms -sur l'écorce.» Mais on n'était guère pastoral à Sully: «Vous seriez -peut-être bien étonnée, madame, si je vous disais que, dans ce beau -bois dont je viens de vous parler, nous avons des nuits blanches comme -à Sceaux. Madame de La Vrillière, qui vint ici pendant la nuit faire -tapage avec madame de Listenai, fut bien surprise d'être dans une -grande salle d'ormes, éclairée d'une infinité de lampions, et d'y voir -une magnifique collation servie au son des instruments, et suivie d'un -bal où parurent plus de cent masques habillés de guenillons superbes.» - -Voltaire n'aimait déjà plus toutes ces mascarades à la Watteau. Il -préféra bientôt le château de la Source, où il apprit à connaître -et à aimer les Anglais dans la personne de Bolingbroke. Il écrivait -à Thiriot: «Il faut que je vous fasse part de l'enchantement où je -suis du voyage que j'ai fait au château de la Source, chez milord -Bolingbroke. J'ai trouvé dans cet illustre Anglais toute l'érudition de -son pays et toute la politesse du nôtre. Cet homme, qui a été toute sa -vie plongé dans les plaisirs et dans les affaires, a trouvé pourtant le -moyen de tout apprendre et de tout retenir.» - -Dès cette rencontre, il voulut, lui aussi, tout apprendre et tout -retenir, sans pour cela supprimer les affaires et les plaisirs. Pour -lui, les jours avaient vingt-quatre heures; car, s'il faut l'en croire, -les heures du sommeil, il les passait dans les bras de l'amour ou dans -les rêves de la volupté. - -Il y a des jours où Voltaire s'imagine qu'il n'est pas exilé. Il prend -son fusil, il détache les chiens, il part pour la chasse en jeune -et folle compagnie. Il court les bois et les collines. S'il manque -une caille, c'est qu'il est à la piste d'une rime; si sa gibecière -n'est pas lourde, c'est qu'il a chassé aux idées. Qu'importe, il -revient très-gai, très-vif et très-affamé. Il se met à table entre -un voisin qui sait parler et une voisine qui sait écouter. Il vit en -partie double, et, le soir, avant de s'endormir, il écrit à ses amis: -«Je suis, par ordre du roi, dans le plus aimable château et dans la -meilleure compagnie du monde. Il y a peut-être quelques gens qui -s'imaginent que je suis exilé, mais la vérité est que M. le régent m'a -donné l'ordre d'aller passer quelques mois dans un pays délicieux.» - -Cependant, il voulait rentrer en grâce au Palais-Royal. Il écrivit au -régent qu'il n'avait chanté ni lui ni ses filles: - - Philippe, quelquefois sur une toile antique - Si ton œil pénétrant jette un regard critique, - Par l'injure du temps le portrait effacé - Ne cachera jamais la main qui l'a tracé; - D'un choix judicieux dispensant la louange, - Tu ne confondras point Vignon et Michel-Ange. - Prince, il en est ainsi chez nous autres rimeurs: - Et si tu connaissais mon esprit et mes mœurs, - D'un peuple de rivaux l'adroite calomnie - Me chargerait en vain de leur ignominie; - Tu les démentirais, et je ne verrais plus - Dans leurs crayons grossiers mes pinceaux confondus. - -Voltaire obtint une seconde fois sa grâce, sous prétexte qu'un homme -qui ne savait pas flatter les rois ne devait pas savoir les injurier. -Voici, dans l'épître au régent, comment Voltaire parlait de Louis XIV: - - Louis fit sur son trône asseoir la flatterie; - Louis fut encensé jusqu'à l'idolâtrie: - En éloges enfin le Parnasse épuisé - Répète ses vertus sur un ton presque usé; - Et, l'encens à la main, la docte Académie - L'endormit cinquante ans par sa monotonie. - Rien ne nous a séduits; en vain en plus d'un lieu - Cent auteurs indiscrets l'ont traité comme un dieu, - De quelque nom sacré que l'opéra le nomme, - L'équitable Français ne voit en lui qu'un homme: - Pour élever sa gloire on ne nous verra plus - Dégrader les Césars, abaisser les Titus. - -Il reprit pied à Paris, Paris grand seigneur et Paris littéraire. «J'ai -été à _Inès de Castro_, que tout le monde a trouvée très-mauvaise et -très-touchante. On la condamne et on y pleure.» Mais, à peine à Paris, -Voltaire aspire à l'exil dans les châteaux. «Ma santé et mes affaires -sont délabrées à un point qui n'est pas croyable; mais j'oublierai -tout cela à la Rivière-Bourdet; j'étais né pour être faune ou sylvain. -Je ne suis point fait pour habiter une ville.» Il se met au vert et -tente de vivre comme dans une Arcadie, avec des herbes, des œufs et du -lait. Mais son Arcadie n'était pas si rustique. Il alla séjourner à -Versailles «pour mener la vie de courtisan.» Qui donc, hormis Voltaire, -a jamais peint la cour avec cette touche impertinente et spirituelle? -«Hier, à dix heures, le roi déclara qu'il épousait la princesse de -Pologne, et en parut très-content. Il donna son pied à baiser à M. -d'Épernon et son cul à M. de Maurepas, et reçut les compliments de -toute sa cour, qu'il mouille tous les jours à la chasse par la pluie -la plus horrible. Il va partir dans le moment pour Rambouillet, et -épousera mademoiselle Leczinska à Chantilly. Les noces de Louis XV font -tort au pauvre Voltaire. On ne parle de payer aucune pension, ni même -de les conserver; mais, en récompense, on va créer un nouvel impôt pour -avoir de quoi acheter des dentelles et des étoffes pour la demoiselle -Leczinska. Ceci ressemble au mariage du Soleil, qui faisait murmurer -les grenouilles. Il n'y a que trois jours que je suis à Versailles, et -je voudrais déjà en être dehors.» - -Le poëte demeura aux fêtes du mariage: «Le roi s'est vanté d'avoir -donné à la reine les sept «talismans» pour la première nuit, mais je -n'en crois rien du tout. Les rois trompent toujours leurs peuples. -La reine fait très-bonne mine, quoique sa mine ne soit pas du tout -jolie. Tout le monde est enchanté ici de sa vertu et de sa politesse. -La première chose qu'elle a faite a été de distribuer aux princesses -et aux dames du palais toutes les bagatelles magnifiques qu'on appelle -sa corbeille: cela consistait en bijoux de toute espèce, hors des -diamants. Quand elle vit la cassette où tout cela était arrangé: -«Voilà, dit-elle, la première fois de ma vie que j'ai pu faire des -présents.» Elle avait un peu de rouge le jour du mariage, autant qu'il -en faut pour ne pas paraître pâle. Elle s'évanouit un petit instant -dans la chapelle, mais seulement pour la forme. Il y eut le même jour -comédie. J'avais préparé un petit divertissement que M. de Mortemart -ne voulut point faire exécuter. On donna à la place _Amphitryon_ et -le _Médecin malgré lui_, ce qui ne parut pas trop nuptial. Après le -souper, il y eut un feu d'artifice avec beaucoup de fusées, et très-peu -d'invention et de variété, après quoi le roi alla se préparer à faire -un dauphin. Je me garderai bien, dans ces premiers jours de confusion, -de me faire présenter à la reine.» Et Voltaire se fait présenter: -«J'ai été très-bien reçu. La reine a pleuré à _Marianne_, elle a ri -à l'_Indiscret_; elle me parle souvent; elle m'appelle _mon pauvre -Voltaire_. Un sot se contenterait de tout cela, mais malheureusement -j'ai pensé assez solidement pour sentir que des louanges sont peu de -chose, et que le rôle d'un poëte à la cour traîne toujours avec lui un -peu de ridicule, et qu'il n'est pas permis d'être en ce pays-ci sans -aucun établissement. On me donne tous les jours des espérances, dont je -ne me repais guère.» - -Mais, quelques jours après, il écrit à la présidente de Bernières: «La -reine vient de me donner, sur sa cassette, une pension de quinze cents -livres que je ne demandais pas: c'est un acheminement pour obtenir -les choses que je demande. Je ne me plains plus de la vie de la cour; -je commence à avoir des espérances raisonnables d'y pouvoir être -quelquefois utile à mes amis.» - -Et sans doute à lui-même. Mais touchera-t-il le premier quartier de -sa pension? Et d'ailleurs le voilà qui devient riche à travers les -hasards, riche de l'argent du jeu et du commerce. O poëte, où es-tu? Le -poëte ne s'était pas évanoui sous le financier. - -Comme Voltaire voulait alors publier la _Henriade_, il rassembla chez -le président de Maisons, au château de Maisons, un cercle de curieux -littéraires choisis dans le grand monde. On lui fut sévère à ce point -qu'il perdit patience et jeta au feu son manuscrit. Il en coûta au -président Hénault une belle paire de manchettes pour sauver le poëme -des flammes. Le poëte se résigna à revoir son manuscrit. Pendant qu'il -y retouchait d'une main plus sûre, l'abbé Desfontaines, on ne sait -sur quelle copie, fit imprimer le poëme sous le titre de _la Ligue_. -L'abbé affamé ne s'était pas contenté de toucher un salaire de deux -imprimeurs, il avait osé ajouter des vers de sa façon. Le poëme paru -avec éclat; tout défiguré qu'il fût, il valut tant d'éloges à Voltaire, -que le poëte pardonna à l'abbé. Voltaire, à son tour, voulut faire -imprimer son œuvre; mais les prêtres, lui reprochant d'avoir embelli -et ranimé les erreurs du semi-pélagianisme, se mirent en campagne pour -que le privilége d'imprimer lui fût refusé. Pour déjouer ces cabales, -Voltaire dédia son poëme au roi, mais le roi ne voulut point de la -dédicace. Dès ce jour, la guerre fut déclarée.--_Le roi, c'est moi!_ -s'écria Voltaire. - -Et il entra tout botté et tout éperonné, cravache à la main, dans le -parlement de l'opinion publique. - - -IX. - -Jusque-là, Voltaire s'était contenté, comme l'abbé de Châteauneuf -et l'abbé de Chaulieu, de rire avec gaieté des hypocrites; il se -mit à rire avec colère un rire terrible qui partit des enfers et -retentit jusqu'aux marbres des autels. «Quoi! s'écria-t-il, me -voilà destiné à combattre des honnêtes gens qui comptent parmi eux -l'abbé Desfontaines!» L'abbé Desfontaines, délivré de prison par -Voltaire, tailla sa plume contre lui pour la défense de l'Église. -Voltaire pouvait-il se taire? Avec le meilleur souvenir pour les -jésuites, Voltaire pouvait-il s'humilier devant la majesté de l'abbé -Desfontaines, leur représentant? La lutte devait s'engager sur -d'autres champs de bataille. Le poëte allait-il s'incliner devant la -gloire du régent, qui l'avait récompensé pour une saillie, ou devant -la puissance du roi, qui avait refusé sa dédicace? Voltaire sera donc -en lutte contre l'Église et contre la cour. Il reste une troisième -puissance qui le protége, et qui va peut-être comprimer ses élans vers -la liberté. Mais non. La noblesse elle-même va perdre Voltaire. Voyez: - -Un jour, à dîner chez le duc de Sully[15], il se mit à combattre sans -façon, selon sa coutume, une opinion du chevalier de Rohan. Comme -l'esprit et la raison étaient du côté de Voltaire, le chevalier dit -d'un ton fier et dédaigneux: «Quel est donc ce jeune homme qui parle -si haut?--C'est, répondit le poëte, un homme qui ne traîne pas un grand -nom. Je suis le premier du mien, vous êtes le dernier du vôtre.» Le -surlendemain, Voltaire dînant encore chez le duc de Sully, on vient -l'avertir qu'il est attendu à la porte de l'hôtel. Il y va. Un homme -qu'il ne connaît pas l'appelle du fond de sa voiture; il s'avance; -l'inconnu le saisit par le devant de l'habit; au même instant un valet -le frappe de cinq ou six coups de bâton; après quoi le chevalier de -Rohan, posté à quelques pas de là, s'écrie: _C'est assez!_ Ce mot était -encore un coup de bâton[16]. - -Cependant Voltaire, tout indigné, rentre à l'hôtel; il raconte sa -fatale aventure; il supplie le duc de Sully d'être de moitié dans sa -vengeance. Le duc s'y refuse. «Eh bien, dit Voltaire, que l'outrage -retombe sur vous!» Là-dessus, il va droit chez lui, et biffe de la -_Henriade_ le nom de Sully, ce qui ne fit de tort qu'à la _Henriade_. - -Sachant bien que les tribunaux ne voudraient pas venger un poëte contre -un homme de cour, il jura de se faire justice lui-même. «Il s'enferma, -et apprit à la fois l'escrime pour se battre, et l'anglais pour vivre -hors de France après le duel.» C'était là le dessein d'un homme de tête -et d'un homme de cœur. Une fois qu'il sut tenir l'épée, il défia son -déloyal ennemi dans des termes si méprisants, que le chevalier n'osa -point refuser le combat. Ils convinrent de se battre le lendemain; -mais, dans l'intervalle, la famille du chevalier montra au premier -ministre un quatrain du poëte, arme à deux tranchants, où il y avait -une épigramme contre Son Excellence et une déclaration d'amour à sa -maîtresse. Voltaire fut, durant la nuit, conduit à la Bastille. On -prendrait à moins du goût pour la démocratie. - -Voilà donc Voltaire emprisonné, en attendant l'exil, seul contre la -cour qui n'était rien, contre la noblesse qui était peu de chose, -contre les jésuites qui étaient tout. Un lâche esprit eût demandé grâce -et se fût converti: Voltaire se laissa punir, pour avoir le droit de se -venger. - -Voltaire croyait tout perdre, patrie, honneur, fortune. C'était la -fortune qui l'inquiétait le moins. Lisez cette lettre à son ministre -des finances: «Si ces messieurs mes débiteurs profitent de mes malheurs -et de mon absence pour ne me point payer, comme ont fait bien d'autres, -il ne faut pas, mon cher enfant, vous donner des mouvements pour les -mettre à la raison; ce n'est qu'une bagatelle. Le torrent d'amertume -que j'ai bu fait que je ne prends pas garde à ces petites gouttes.» - -Et on a écrit un livre pour prouver que ce grand esprit masquait un -avare! - -Après six mois de Bastille, il lui fut permis de sortir, mais par la -porte de l'exil. Il alla en Angleterre, «le pays de la liberté de -penser et d'écrire». A peine à Londres, le souvenir de l'outrage le -força de venir en secret à Paris, dans l'espoir de rencontrer enfin -face à face son adversaire. Près d'être découvert, il repartit pour -Londres sans être vengé. «Du moins, la gloire me vengera: ce nom qu'il -a voulu avilir ira éternellement offenser le sien[17].» - -Voyez-vous là-bas cet enfant terrible qui veut toucher à tout, et qui -n'a pas le droit de lever la main? Où sont ses titres de noblesse, -car nous sommes en 1726? Il va perdre sa première fortune,--ses écus -d'or qu'il appelle ses partisans.--Il a trop d'esprit pour garder un -protecteur; il est seul au jour du danger quand tout le monde s'arme -contre lui; mais il ne craint pas de reprendre cette lutte formidable -des Titans révoltés contre les dieux. On paye ses beaux mots par des -coups de bâton, par l'exil, par la Bastille; on lui dénie le droit de -porter l'épée pour se venger; mais s'il rengaîne ses colères, elles -n'en seront que plus terribles. Il se vengera en prose et en vers; il -se vengera en faisant du mal; il se vengera en faisant du bien. - -Quel héroïsme que cette lutte de Voltaire contre le dix-huitième siècle -qui veut l'étouffer mais dont il fera son royaume! - - -X. - -Au siècle des beaux-arts avait succédé le siècle de la philosophie. Il -s'était établi une communication de la pensée française avec le nord -de l'Europe, surtout avec l'Angleterre et la Hollande. C'était le Midi -qui jusqu'alors nous avait gouvernés par ses lumières. Au dix-huitième -siècle, la France, moins occupée de la nature que de l'examen et de -la recherche des choses, tourna ses yeux vers ces régions froides et -brumeuses où rayonnait la raison, qui semble suivre une marche opposée -à celle du soleil. La partie excommuniée de l'Europe en était la plus -éclairée. C'est là que Voltaire et Montesquieu allèrent s'initier aux -mystères de la science, de la discussion et de la politique. La blanche -Angleterre, cette nymphe qui noue sévèrement à mi-corps sa ceinture de -mers, était l'Égérie des _libres penseurs_. - -L'histoire du séjour de Voltaire dans la patrie de Newton n'est pas -faite et ne se fera pas, car où trouver des documents? Dans ses -mémoires et dans ses lettres, Voltaire ne parle qu'en passant de sa -vie en Angleterre. Charles de Rémusat, qui a recherché les traces de -Voltaire et de Montesquieu chez les Anglais,--lui qui connaît les -Anglais comme d'autres compatriotes,--avoue qu'on ne sait rien du -séjour de ces deux illustres philosophes dans le pays où Voltaire -vint avec l'idée d'apprendre à penser[18]. «_Apprendre à penser!_ -voilà, dès 1726, et pour la première fois sans doute, cette expression -qui devait faire plus tard une si grande fortune.» Et plus loin, -selon l'auteur de _l'Angleterre au dix-huitième siècle_, «Bolingbroke -accueillit gracieusement l'hôte inattendu que l'exil lui envoyait. -Wandsworth, où résida Voltaire, est un village du Surrey, entre Londres -et Twickenham, où s'étaient établis quelques protestants français. De -là, Voltaire pouvait aisément se lier avec les amis de Bolingbroke. -Il ne cache pas l'impression profonde que produisit sur son esprit -toute cette société si nouvelle par les institutions et par les idées. -Depuis lors, dans les sciences, dans la philosophie, dans la politique, -et même quelquefois dans l'art du théâtre, il s'est donné pour le -disciple des Anglais. Ayant appris d'eux les noms de Newton, de Locke, -de Shakspeare, il revint les révéler à la France. Ses _Lettres sur les -Anglais_, son ouvrage le plus neuf peut-être, et où se rencontrent -presque toutes ses idées encore dans leur première fleur, firent pour -un demi-siècle l'éducation de la société de Paris.» - -En ces derniers temps, on a trop voulu que le génie philosophique de -Voltaire lui fût donné par l'Angleterre. S'il disait que les Anglais -étaient ses concitoyens, c'est qu'il trouvait à Londres la liberté de -penser qu'il avait rêvée à Paris; mais il était philosophe avant de -passer la Manche. Il voulait réveiller l'esprit français par l'éloge -de la raison anglaise, mais il croyait plus à l'esprit français qu'à -la raison anglaise. Cet éloge, il l'écrivait à toute heure pendant son -séjour à Londres, il l'écrivait dans ses lettres, dans ses livres, en -prose et en vers, même dans la _Henriade_: - - Aux murs de Westminster on voit paraître ensemble - Trois pouvoirs étonnés du nœud qui les rassemble: - Les députés du peuple, et les grands et le roi, - Divisés d'intérêt, réunis par la loi; - Tous trois membres sacrés de ce corps invincible, - Dangereux à lui-même, à ses voisins terrible, - Heureux lorsque le peuple, instruit de son devoir, - Respecte, autant qu'il doit, le souverain pouvoir! - Plus heureux lorsqu'un roi, doux, juste et politique, - Respecte, autant qu'il doit, la liberté publique! - -A Londres, Voltaire trouva tout instituée l'Académie des libres -penseurs. Il fut admis aux séances par son amour pour Newton. Les plus -hardis découvrirent bientôt en lui toutes les témérités d'un chercheur. -Le socinien Chubb ne l'arrêtait pas en chemin quand il lui disait: -«Jésus-Christ a été de la religion de Chubb, mais Chubb n'est pas de -la religion de Jésus-Christ.» Toland, celui qui disait en mourant, -sans souci du jugement dernier: «Je vais dormir;» Shaftesbury, qui -vivait sans souci du jugement de Dieu; Swift, qui riait d'un rire de -carnaval au nez des apôtres; Bolingbroke, qui ne croyait qu'à ce qu'il -voyait, et qui voyait mal[19], l'enlevèrent gaiement de ce pays natal -du christianisme, où il revint toujours sans le vouloir, mais où, par -malheur pour lui plus que pour le christianisme, il ne retrouvait pas -le peuple de Dieu. - -Voltaire s'aventura d'abord dans la philosophie de Shaftesbury, parce -qu'elle était rimée par Pope et commentée par Bolingbroke. - -Il n'avait encore été irréligieux que par saillies; il s'était moqué -des mystères du catholicisme avec l'esprit et l'insouciance des -épicuriens du Temple. En Angleterre, dans l'école fondée par Newton, -il déchira les voiles; il recueillit toutes les armes qu'il brisa plus -tard contre l'Église. De Londres, il vit son pays esclave des préjugés, -le peuple esclave des nobles, les nobles esclaves des courtisans, les -courtisans esclaves de la maîtresse du roi, le roi et sa maîtresse -esclaves des jésuites. «Il jura, dit Condorcet, de se rendre, par -les seules forces de son génie, le bienfaiteur de tout un peuple en -l'arrachant à ses erreurs.» Condorcet ennoblit un peu le dessein de -Voltaire, qui était avant tout soucieux de se venger au nom de la -vérité, coûte que coûte à la vérité. - -Comme distraction à ses études philosophiques, il publia la _Henriade_ -sans le secours de l'abbé Desfontaines. Cette édition, d'un prix -exagéré, commença la fortune de Voltaire. Toute la cour d'Angleterre -avait souscrit, sans doute pour la dédicace à la reine. «Il est dans -ma destinée, comme dans celle de mon héros, d'être protégé par une -reine d'Angleterre.» Ce qui fit le succès de la _Henriade_, c'est -que ce mauvais poëme était une bonne action, c'est qu'on y voyait la -satire de Louis XIV faite par Henri IV; c'est que la vieillesse du -grand roi, appuyé tour à tour sur le P. Letellier et sur madame de -Maintenon, rappelant de trop près la tyrannie de conscience, on saluait -le poëte-apôtre de la liberté de conscience, celui-là qui devait -jusqu'à sa dernière heure frapper par toutes les armes de la raison le -fanatisme homicide. - -Voltaire passa trois années à Londres; il y étudia les poëtes comme les -philosophes, Shakspeare comme Newton[20]; il y conçut la tragédie de -_Brutus_, y esquissa les _Lettres anglaises_, et y nota l'_Histoire de -Charles XII_, sur le récit d'un serviteur de ce monarque aventureux. - -Il revint en France en secret, mais résolu de retourner à la Bastille -plutôt que de ne pas revoir son pays. Il se cacha à Paris sous le -nom de M. de Livry,--le nom de sa maîtresse.--Il ne vit que les amis -fidèles, et se mit en œuvre de devenir plus riche pour devenir plus -fort. Quand un poëte poursuit la fortune, il n'est pas plus rebuté -que le premier venu. La fortune aime autant les gens d'esprit que les -sots. Voltaire, en moins de trois ans, devint six fois millionnaire. -Il faut dire qu'il fut hardi et heureux: il commença par aventurer -le produit de l'édition anglaise de la _Henriade_ dans la loterie -que le contrôleur général avait établie pour liquider les dettes de -Paris; c'était la rouge et la noire: Voltaire centupla ses écus. Ce -n'était point assez pour un homme de sa trempe. Il risqua encore tout -ce qu'il avait dans le commerce de Cadix et dans les blés de Barbarie; -enfin, pour dernière opération financière, il prit un intérêt dans les -vivres de l'armée d'Italie, après quoi il réunit ses millions et les -plaça tant bien que mal. Il eut jusqu'à quatre cent mille livres de -revenu, et, quoique mal payé en maint endroit, après avoir beaucoup -perdu, bâti une ville, donné d'une main royale et dépensé d'une main -souvent prodigue, il avait encore à la fin de sa vie plus de deux cent -cinquante mille livres de rente. Vous voyez que le poëte ne bâtit pas -seulement des châteaux en Espagne. Si quelques-uns meurent de misère, -quelques autres meurent vingt fois trop riches. En face de Malfilâtre, -de Gilbert et de Jean-Jacques, qui ont vécu d'aumônes, ne voyez-vous -pas passer Fontenelle avec ses quatre-vingt mille livres de revenu, -Gentil Bernard avec plus de la moitié, Voltaire plus du double? Et -remarquez que, dans ce noble métier, il n'y a pas une banqueroute à -enregistrer. - - -XI. - -Voltaire commençait à vivre à Paris sans inquiétude, quand mourut -mademoiselle Lecouvreur. Comme la sépulture était refusée à cette -illustre comédienne, le poëte indigné fit à ce propos cette célèbre -élégie, où respire toute la hardiesse anglaise: - - Muses, Grâces, Amours, dont elle fut l'image, - O mes dieux et les siens, secourez votre ouvrage! - Que vois-je? c'en est fait, je t'embrasse, et tu meurs! - Que direz-vous, race future! - Ils privent de la sépulture - Celle qui dans la Grèce aurait eu des autels. - -Les prêtres, qui n'avaient plus, de par les parlements, que les -comédiens à excommunier, se remirent en campagne contre lui, «irrités, -dit Condorcet, qu'un poëte osât leur disputer la moitié de leur -empire.» Voltaire, ne voulant pas retourner une troisième fois à la -Bastille, se réfugia à Rouen sous le nom et dans l'équipage d'un -seigneur anglais. Il fit imprimer en secret l'_Histoire de Charles -XII_ et les _Lettres anglaises_. Quand l'orage fut dissipé, il rentra -à Paris, décidé à tenter encore les victoires périlleuses du théâtre, -espérant que les spectateurs, une fois de son parti, le défendraient -contre le fanatisme. Il fit jouer _Brutus_ sans trop d'obstacles. On -ne comprit qu'à moitié qu'il se faisait la sauvegarde des droits du -peuple; la pièce n'eut qu'un demi-succès, malgré la seconde scène et -malgré le cinquième acte. Après la représentation, Fontenelle dit à -Voltaire: «Je ne vous crois point propre à la tragédie; votre style est -trop fort, trop pompeux.--Je vais de ce pas relire vos pastorales,» -répondit Voltaire. - -Pour donner raison à Fontenelle, il fit jouer _Eriphyle_, qui tomba -sans bruit. En homme qui reprend courage dans la défaite, Voltaire -rima _Zaïre_ en dix-huit jours et fit représenter dans la saison cette -tragédie, qui fut accueillie avec un enthousiasme éclatant; le succès -devint prodigieux; il fut décidé que c'était «à jamais la tragédie -des âmes pures et des cœurs tendres». Par malheur, Voltaire ne se -donna pas le temps de jouir de son succès; il fit représenter coup -sur coup deux autres tragédies, qui tombèrent l'une sur l'autre sous -deux saillies du parterre. On sait que _Marianne_ n'a pu continuer -après cette observation toute simple d'un spectateur: «La reine boit!» -On sait aussi qu'_Adélaïde du Guesclin_ eut le même sort, grâce à -cette observation du parterre à un mot de Vendôme: «Es-tu content, -Coucy?--_Couci-couci._» Toute la salle donna raison au critique du -parterre. - -Voltaire menait toujours une vie agitée; il ne savourait qu'à demi les -ivresses du triomphe, il oubliait les ennuis de la chute. Il avait -repris goût au grand monde; fêté partout, surtout chez les femmes, -il passait ses plus belles heures à recevoir des compliments et à en -faire. Ne croyez pas qu'il veillât alors devant la lampe inspiratrice: -il veillait pour souper et pour jouer au pharaon, où il perdait -galamment jusqu'à douze mille livres par soirée. - - -XII. - -Voltaire était un homme du monde, comme Jean-Jacques était un sauvage. -Il aimait le luxe, il aimait les arts, il aimait les fêtes. Le paradis -de Duclos, c'était la première fille venue; le paradis de Jean-Jacques, -c'était un coin oublié des Alpes, avec l'habit de Claude Anet et le -baiser rustique de madame de Warens; Voltaire ne quittait pas Paris -pour si peu: il ne s'arrêtait, dans son exil, que dans les palais, ou -tout au moins dans les châteaux. Mais, sur ce point, c'est lui qu'il -faut entendre. Dans le _Mondain,_ une des sept merveilles de Voltaire, -il se moque gaiement de son grand-père Adam et de sa grand'mère Ève: - - Deux singes verts, deux chèvres pieds fourchus, - Sont moins hideux au pied de leur feuillée. - Par le soleil votre face hâlée, - Vos bras velus, votre main écaillée, - Vos ongles longs, crasseux, noirs et crochus, - Votre peau bise, endurcie et brûlée. - -Il s'écrie plus loin, après avoir raillé la Salente de Fénelon: - - Le paradis terrestre est où je suis. - -Voulez-vous entrer dans ce paradis terrestre de Voltaire, qui n'est -pas tout à fait le paradis de Milton, mais qui vous paraîtra plus -habitable? - - Entrez chez moi: la foule des beaux-arts, - Enfants du goût, se montre à vos regards. - De mille mains l'éclatante industrie - De ces dehors orna la symétrie; - L'heureux pinceau, le superbe dessin - Du doux Corrége et du savant Poussin - Sont encadrés dans l'or d'une bordure; - C'est Bouchardon qui fit cette figure, - Et cet argent fut poli par Germain: - Des Gobelins l'aiguille et la teinture - Dans ces tapis surpassent la peinture; - Tous ces objets sont vingt fois répétés - Dans des trumeaux tout brillants de clartés. - De ce salon je vois par la fenêtre, - Dans des jardins, des myrtes en berceaux; - Je vois jaillir les bondissantes eaux. - -Mais Ève, direz-vous? Vous allez la voir paraître. Hier, elle -s'appelait Adrienne Lecouvreur; aujourd'hui, elle s'appelle Carmago; -demain, elle s'appellera Gaussin. - -Ce n'est pas tout. Adam et Ève allaient à pied; Voltaire va en carrosse: - - Mais du logis j'entends sortir le maître. - Un char commode, avec grâces orné, - Par deux chevaux rapidement traîné, - Paraît aux yeux une maison roulante, - Moitié dorée et moitié transparente: - Nonchalamment je l'y vois promené. - -La mode était déjà venue de promener son luxe sur les boulevards. Les -filles d'Opéra ruisselaient sous les diamants. La fête recommençait -tous les soirs avec accompagnement de marionnettes, joueurs de gobelets -et danseurs de corde. - -Cependant le mondain revient du Cours-la-Reine ou des boulevards, et se -fait descendre au théâtre. - - Il va siffler quelque opéra nouveau, - Ou, malgré lui, court admirer Rameau. - Allons souper. Que ces brillants services, - Que ces ragoûts ont pour moi de délices! - Qu'un cuisinier est un mortel divin! - Et comme Églé m'enivre avec son vin! - -Il en coûta cher à Voltaire pour avoir formulé son paradis. Le cardinal -de Fleury, qui pourtant ne croyait pas beaucoup à l'autre, exila -Voltaire une fois de plus. On voulait bien lui permettre de vivre -en païen, mais non pas d'écrire sa vie. Voltaire lui répondit par -l'apologie du luxe, les vers les plus charmants du monde, où il cita -Salomon pour sa défense. - - C'est Salomon, ce sage fortuné, - Roi philosophe, et Platon couronné, - Qui connut tout, du cèdre jusqu'à l'herbe. - Vit-on jamais un luxe plus superbe? - Il faisait naître au gré de ses désirs - L'argent et l'or, mais surtout les plaisirs. - Mille beautés servaient à son usage. - Mille?--On le dit, c'est beaucoup pour un sage; - Qu'on m'en donne une, et c'est assez pour moi, - Qui n'ai l'honneur d'être sage ni roi. - -C'était au temps où le cardinal de Fleury permettait à Louis XV de -peupler le sérail de Salomon; mais il ne donna pas pour cela raison à -Voltaire. Et pourtant, Voltaire ne parlait-il pas en homme d'État? - - Cette splendeur, cette pompe mondaine, - D'un règne heureux est la marque certaine. - Le goût du luxe entre dans tous les rangs; - Le pauvre y vit des vanités des grands. - Dans ces jardins regardez ces cascades, - L'étonnement et l'amour des Naïades; - Voyez ces flots, dont les nappes d'argent - Vont inonder ce marbre blanchissant: - Les humbles prés s'abreuvent de cette onde; - La terre en est plus belle et plus féconde. - Mais de ces eaux si la source tarit, - L'herbe est séchée et la fleur se flétrit. - -Voltaire fut des soupers de Choisy. La duchesse de Châteauroux lui -faisait une belle place entre elle et son ami Richelieu. Choisy n'était -pas un château royal; c'était un harem traversé par le cavagnole et la -chasse. On s'y amusait de tout et de rien. Il n'y avait que la mort qui -fût prise au sérieux. Voltaire disait avec raison: «Où est le roi?» - - -XIII. - -Cependant Voltaire, qui avait toutes les impertinences, se présenta -à l'Académie française. On était alors en 1731. La Motte laissait sa -place vacante. Voltaire fut repoussé tout d'une voix. Ce fut un grand -éclat de rire dans toute l'Académie. En effet, qu'était-ce que des -œuvres comme _Œdipe_, la _Henriade_, l'_Histoire de Charles XII_, les -_Lettres philosophiques_, _les Vous et les Tu_, _Brutus_, _le Mondain_, -_Zaïre_? L'évêque de Luçon fut élu. - -Plus tard, quand Voltaire viendra avec de nouveaux titres, qui seront -les titres de l'esprit humain; ce sera encore un évêque, l'évêque -de Bayeux, qui prendra le pas sur lui pour entrer en cette célèbre -compagnie où il ne sera définitivement reçu que par le bon vouloir de -la maîtresse du roi. - -En rêvant le matin sur son oreiller, il bâtit légèrement le _Temple -du Goût_, architecture où le goût n'était pour rien. Comme il se -permettait, selon sa coutume, d'avoir raison dans son jugement sur les -poëtes des deux siècles, il souleva contre lui des haines littéraires -sans nombre; car, en littérature comme en toutes choses, il y a -toujours un parti qui tient à avoir tort. La petite tempête soufflée -par les beaux esprits devint si violente, que Voltaire, le croirait-on? -fut menacé d'une lettre de cachet. Il se sauva près du Palais-Royal, -chez une amie qui voulut bien le cacher dans son alcôve et dans sa -vertu. On commençait à écrire beaucoup contre lui: «Je veux faire une -bibliothèque des petits ouvrages que l'on fait contre moi; mais la -bibliothèque serait trop mauvaise.» - -Des orages de toutes sortes vinrent fondre sur lui. Un libraire plus -ou moins infidèle répandit une édition des _Lettres anglaises_, -devenues _Lettres philosophiques_. Voltaire prit la fuite, pendant que -son livre, condamné à sa place, était brûlé par la main du bourreau. -On était au beau temps des fureurs religieuses; les miracles étaient -revenus avec le diacre Pàris et le R. P. Girard; on se faisait -crucifier pour l'amour de Dieu, comme si Dieu pouvait accueillir cette -parodie d'un divin mystère. «Je reviendrai bientôt à Paris, avait dit -Voltaire en partant, car les jésuites jouent de leur reste.» Il revint -bientôt, en effet, et, s'enhardissant peu à peu, il laissa imprimer -l'_Épître à Uranie_. Nouvelle bourrasque, nouvelle lettre de cachet; ce -que voyant, Voltaire déclara que l'épître était de l'abbé de Chaulieu, -qui venait de mourir à propos. Du reste, cette épître ne faisait pas de -tort à l'abbé de Chaulieu, ni comme poëte ni comme chrétien. - -A ceux qui disent aujourd'hui que Voltaire combattait contre des -fantômes, que la Bastille était un château et non une prison, que la -liberté de penser et d'écrire était déjà une conquête consacrée, je -rappellerai que d'Aguesseau garda huit mois les _Lettres anglaises_ -pour se décider à refuser l'autorisation de les imprimer. La liberté -de penser! mais d'Aguesseau, un grand homme, presque un philosophe, -n'accordait l'autorisation de publier je ne sais plus quel roman, -qu'à la condition que le héros changerait de religion et se ferait -catholique! - -Quand Voltaire ne combattait pas avec la plume, il combattait avec -la parole. Accueilli et recherché par les hommes d'État et par les -grands seigneurs, par curiosité et par crainte, sinon par curiosité et -par admiration, il gardait toujours son franc-parler. Un jour, chez le -garde des sceaux, on parlait d'un homme arrêté pour avoir fabriqué une -lettre de cachet. Voltaire demanda ce qu'on faisait à ces faussaires -d'un nouveau genre. «On les pend.--C'est toujours bien fait, en -attendant qu'on traite de même ceux qui en signent de vraies.» Rien ne -pouvait l'empêcher de dire une impertinence. «Quoi que vous écriviez, -lui dit le lieutenant de police, vous ne viendrez point à bout de -détruire la religion chrétienne.--C'est ce que nous verrons,» répondit -Voltaire. - -Il retournait à la cour. Ce fut de Fontainebleau qu'il écrivit pour -la première fois à Maupertuis, le 30 octobre 1732: «Étant à la cour, -monsieur, sans être courtisan, et lisant des livres de philosophie sans -être philosophe, j'ai recours à vous dans mes doutes, bien fâché de ne -pouvoir jouir du plaisir de vous consulter de vive voix. Il s'agit du -grand principe de l'attraction de M. Newton. Il est notre Christophe -Colomb; il nous a menés dans un nouveau monde et je voudrais bien y -voyager à votre suite.» - -Après avoir logé chez toutes ses amies, il se logea enfin chez lui, -rue de Longpont, au printemps de 1733. «Je suis vis-à-vis ce beau -portail de Saint-Gervais, dans le plus vilain quartier de Paris, plus -étourdi du bruit des cloches qu'un sacristain; mais je ferai tant de -bruit avec ma lyre que le bruit des cloches ne sera plus rien pour -moi. Je suis malade; je me mets en ménage; je souffre comme un damné. -Je brocante, j'achète des magots et des Titiens; je fais un opéra; je -fais transcrire _Eriphyle_ et _Adélaïde_; je les corrige, j'efface, -j'ajoute, je barbouille; la tête me tourne. Me voici donc tenant -maison, me meublant, et m'arrangeant non-seulement pour passer une -vie douce, mais pour en partager les agréments avec quelques gens de -lettres qui voudront bien s'accommoder de ma personne et de ma fortune.» - -Il mettait déjà l'argent et les femmes de côté: «Ciddeville, les -_belles_ vous occupent, je le crois bien; ce n'est qu'un rendu. Vous -êtes bien heureux de songer au plaisir au milieu des sacs, et de vous -délasser de la chicane avec l'amour; pour moi, je suis bien malade -depuis quinze jours. Je suis mort au plaisir; si je vis encore un peu, -c'est pour vous et pour les lettres. Elles sont pour moi ce que les -_belles_ sont pour vous. Ne me dites point que je travaille trop; ces -travaux sont bien peu de chose pour un homme qui n'a point d'autre -occupation. L'esprit, plié depuis longtemps aux belles-lettres, s'y -livre sans peine et sans effort, comme on parle facilement une langue -qu'on a longtemps apprise, et comme la main du musicien se promène -longtemps sans fatigue sur un clavecin.» - -Toutefois il allait toujours à la Comédie et rimait des vers à Gaussin: - - Que le public veuille ou non veuille, - De tous les charmes qu'il accueille - Les tiens sont les plus ravissants. - Mais tu n'es encor que la feuille - Des fruits que promet ton printemps. - O ma Tullie! avant le temps - Garde-toi bien qu'on ne te cueille. - -Mais c'était madame la marquise du Chastelet qui prenait en ce temps-là -son cœur et son esprit. Il avait été de la courtisane à la comédienne, -de la comédienne à la femme savante: l'amour pour l'amour,--l'amour -pour l'esprit,--enfin l'amour pour la science. - - -XIV. - -Ennuyé de vivre toujours à la porte de la Bastille ou sur le chemin de -l'exil, fatigué du jeu, où il perdait beaucoup d'argent, dégoûté de la -plupart des cercles frivoles, où il entendait trop parler du génie de -Crébillon et de l'esprit de Fontenelle, Voltaire résolut de se retirer -du monde, non pas comme le misanthrope, mais comme un poëte bien -inspiré: il se retira dans un château avec une belle maîtresse, décidé -à vivre comme Adam après le péché, c'est-à-dire à mordre, dans les -solitudes, au fruit de la science et au fruit de l'amour, l'amertume de -l'un faisant passer l'amertume de l'autre. - -Voici comment Voltaire a peint en prose madame du Chastelet: «Elle -joignit au goût de la gloire une simplicité qui ne l'accompagne pas -toujours, mais qui est souvent le fruit des études sérieuses. Jamais -femme ne fut si savante qu'elle, et jamais personne ne mérita moins -qu'on dît d'elle: C'est une femme savante. Elle a vécu longtemps dans -la société, où l'on ignorait ce qu'elle était, et elle ne prenait pas -garde à cette ignorance. Les dames qui jouaient avec elle chez la reine -étaient bien loin de se douter qu'elles fussent à côté du commentateur -de Newton. Elle eût plutôt écrit comme Pascal et Nicole que comme -madame de Sévigné; mais cette fermeté sévère et cette trempe vigoureuse -de son esprit ne la rendaient pas inaccessible aux beautés de -sentiment. Les charmes de la poésie et de l'éloquence la pénétraient.» - -C'était donc une femme doublée d'un philosophe plutôt qu'une femme -savante. Elle fut pour quelque temps toute la philosophie de Voltaire. - -A Cirey, on lisait Newton, on écrivait au roi de Prusse et on vivait -dans les poésies du luxe asiatique: «La lecture de Newton, des -terrasses de cinquante pieds de large, des cours en balustrade, des -bains de porcelaine, des appartements jaune et argent, des niches en -magots de la Chine, tout cela emporte bien du temps.» - -Dans la belle saison de 1734, il écrivait à Ciddeville ces jolies -strophes datées de Cirey: - - Que devient donc mon Ciddeville? - Et pourquoi ne m'écrit-il plus? - Est-ce Thémis, est-ce Vénus - Qui l'a rendu si difficile? - - Il faut que, loin de m'oublier, - Il m'écrive avec allégresse, - Ou sur le dos de son greffier, - Ou sur le sein de sa maîtresse. - - Ah! datez du sein de Manon, - C'est de là qu'il me faut écrire. - C'est le vrai trépied d'Apollon, - Plein du beau feu qui vous inspire. - - Écrivez donc des vers badins; - Mais en commençant votre épître, - La plume échappe de vos mains, - Et vous baisez votre pupitre. - -Les joies de l'esprit et du cœur n'empêchaient pas Voltaire de -consacrer une heure çà et là aux choses temporelles: «Donnez l'_Enfant -prodigue_ à Prault, moyennant cinquante louis d'or. Cet argent sera -employé à quelque bonne œuvre. Je m'en tiens à mon lot, qui est un peu -de gloire et quelques coups de sifflet. M. de Lézeau me doit trois ans; -il faut le presser sans trop l'importuner. Une lettre au prince de -Guise, cela ne coûte rien et avance les affaires. Les Villars et les -d'Auneuil doivent deux années: il faut poliment et sagement remontrer -à ces messieurs leurs devoirs à l'égard de leurs créanciers; il faut -aussi terminer avec M. de Richelieu et en passer par où il voudra. -J'aurais de grandes objections à faire sur ce qu'il me propose; mais -j'aime encore mieux une conclusion qu'une objection.» Voltaire n'avait -pas perdu son temps chez Me Alain. - -A Cirey, on vivait dans le grand style. La table n'était pas toujours -bien servie, mais chacun avait son laquais pour le service. Voltaire -était redevenu le poëte des princes et le prince des poëtes. Selon -madame de Graffigny. Il était logé comme un roi et non comme un -philosophe: «Sa chambre est tapissée de velours cramoisi, avec des -franges d'or. Il y a peu de tapisserie, mais beaucoup de lambris, -dans lesquels sont encadrés des tableaux charmants; des glaces, des -encoignures de laque admirables, des porcelaines, une pendule soutenue -par des marabouts d'une forme singulière, des choses infinies dans ce -goût-là, chères, recherchées, et surtout d'une propreté à baiser le -parquet; une cassette ouverte, où il y a de la vaisselle d'argent, -tout ce que le superflu, _chose si nécessaire_, a pu inventer: et -quel argent! quel travail! Il y a jusqu'à un baguier, où il y a douze -bagues de pierres gravées, outre deux de diamants. De là on passe -dans la petite galerie, qui n'a guère que trente à quarante pieds de -long. Entre ses fenêtres sont deux petites statues fort belles, sur -des piédestaux de vernis des Indes: l'une est _Vénus-Farnèse_, l'autre -_Hercule_.» - -On a accusé Voltaire de vivre aux dépens du mari de sa maîtresse. La -vérité, c'est que le marquis du Chastelet vivait plutôt aux dépens -de Voltaire. Ce fut avec l'argent du poëte qu'on rebâtit le château -de Cirey. Ce fut Voltaire qui y répandit le luxe. La table n'était -bonne que le jour où Voltaire y songeait. Le marquis du Chastelet, -qui aimait les grands vins chez les autres, n'avait chez lui que du -vin ordinaire. Ce fut Voltaire encore qui se chargea du superflu de -la cave. Voltaire avait prêté quarante mille livres au mari; je ne -dis pas ce qu'il avait donné à la femme. Comment fut-il remboursé? Il -décida d'abord que M. du Chastelet lui payerait deux mille livres de -rente viagère. M. du Chastelet s'y engagea par-devant notaire, mais -il ne paya jamais. Dix ans après, Voltaire réduisit la dette à quinze -mille livres; mais il n'en toucha que dix. Il demanda que les cinq -mille livres restantes fussent réduites à cent louis, «et ces cent -louis, écrit-il après la mort de madame du Chastelet, je veux qu'ils me -soient rendus en meubles. Et en quels meubles! La commode de Boule, mon -portrait orné de diamants et autres bagatelles que j'ai déjà payés.» - -Dans les jardins de Cirey, c'était toujours le ciel de Newton qui -éclairait ces philosophes du Portique. Voici des vers improvisés au -clair de la lune: - - Astre brillant et doux, favorable aux amants, - Porte ici tous les traits de ta douce lumière: - Tu ne peux éclairer, dans ta vaste carrière, - Deux cœurs plus amoureux, plus tendres, plus constants. - -Et le mari? le mari avait sa part dans les vers. Madame du Chastelet, -qui écrit par la plume de Voltaire au roi de Prusse, daigne se souvenir -de M. du Chastelet: - - Pour moi, nymphe de ces coteaux, - Et des prés si verts et si beaux, - Enrichis de l'eau qui les baise; - Pour mon mari, ne vous déplaise, - Je reste parmi mes roseaux. - Mais vous, du séjour du tonnerre - Ne pourriez-vous descendre un peu? - C'est bien la peine d'être dieu - Quand on ne vient pas sur la terre! - -Voltaire, qui disait si poétiquement que l'amour était l'étoffe de -la nature brodée par l'imagination, aimait madame du Chastelet avec -l'amour en moins, comme Platon aimait Aspasie. C'était l'hyménée des -esprits: la bête n'y trouvait pas son compte; ce qui n'empêchait pas -le roi de Prusse de comparer Voltaire à Renaud enchaîné à la ceinture -d'Armide. - -Mais Voltaire, à peu près revenu des passions profanes,--lui qui avait -plusieurs âmes et la moitié d'un corps,--abritait ce galant adultère -sous le manteau de la philosophie. Ce fut alors que voyant peu à peu -l'amour prendre la figure de l'amitié, il laissa tomber de son cœur -ce chef-d'œuvre digne de l'antique, que dis-je? ce chef-d'œuvre qui -n'a son pareil ni chez les anciens ni chez les modernes, excepté chez -Voltaire lui-même, quand il chanta _les Vous et les Tu_: - - Si vous voulez que j'aime encore, - Rendez-moi l'âge des amours; - Au crépuscule de mes jours - Rejoignez, s'il se peut, l'aurore. - - Des beaux lieux où le dieu du vin - Avec l'Amour tient son empire, - Le Temps, qui me prend par la main, - M'avertit que je me retire. - - De son inflexible rigueur - Tirons au moins quelque avantage. - Qui n'a pas l'esprit de son âge, - De son âge a tout le malheur. - - Laissons à la belle jeunesse - Ses folâtres emportements: - Nous ne vivons que deux moments, - Qu'il en soit un pour la sagesse. - - Quoi! pour toujours vous me fuyez, - Tendresse, illusion, folie, - Dons du ciel qui me consoliez - Des amertumes de la vie! - - On meurt deux fois, je le vois bien; - Cesser d'aimer et d'être aimable, - C'est une mort insupportable; - Cesser de vivre, ce n'est rien. - - Ainsi je déplorais la perte - Des erreurs de mes premiers ans; - Et mon âme, aux désirs ouverte, - Regrettait ses égarements. - - Du ciel alors daignant descendre, - L'Amitié vint à mon secours: - Elle était peut-être aussi tendre, - Mais moins vive que les Amours. - - Touché de sa beauté nouvelle, - Et de sa lumière éclairé, - Je la suivis; mais je pleurai - De ne pouvoir plus suivre qu'elle. - -Voltaire, moins amoureux--et plus savant,--revint aux lettres avec -plus d'ardeur. _Alzire_, _Zulime_, _Mahomet_, _Mérope_ et l'_Enfant -prodigue_ sont les œuvres de sa retraite. Ce fut aussi à Cirey qu'il -acheva les _Discours sur l'Homme_ et la _Pucelle_. Sa retraite, du -reste, n'était rien moins que calme et silencieuse; car, outre les -colères charmantes de madame du Chastelet, il avait à subir des -persécutions sans nombre. Cirey ne le mettait pas toujours à l'abri -de ses ennemis. Il fut contraint de passer dans les Pays-Bas à deux -reprises. La persécution avait fini par lui complaire: on l'avait -habitué à la lutte et au bruit. De là ses pamphlets contre ses ennemis -et contre lui-même; de là ses lettres sans nombre répandues partout, -soit pour attaquer, soit pour se défendre. L'ennemi que Voltaire -redoutait le plus, c'était l'oubli. Cet ennemi-là, il l'a tué comme les -autres. - -Cependant la «nymphe de Cirey», cette Ève savante dont les yeux bleus -versaient tant d'amour et disaient tant de belles choses, plaidait, -armée de requêtes, compulsions et contredits, devant la justice de -Bruxelles, sur un testament de M. de Trichâteau, son oncle. La justice -de Bruxelles fut sept ou huit ans à examiner les pièces. Il fallut -donc, durant sept ou huit ans, passer de l'amour ou de la philosophie -aux ennuis d'un procès ruineux. Voilà pourquoi Voltaire resta si -longtemps en Flandre. Il s'était résigné de bonne grâce pour sa -maîtresse. Cependant il dit quelque part qu'il est un peu triste de -passer le déclin de sa jeunesse à plaider sur le testament de M. de -Trichâteau. Du reste, il ne perdait pas tout son temps à Bruxelles: il -allait avec madame du Chastelet apprendre aux grands seigneurs flamands -les jeux, les soupers, les folies du monde parisien. Il a laissé le -souvenir d'une fête par lui donnée à la marquise du Chastelet, à la -princesse de Chimay et à la duchesse d'Aremberg. Il donna cette fête -non pas comme un poëte qui fait des bouquets et des feux d'artifice en -vers. «Voyez comme je tranchai du grand seigneur, s'écrie-t-il, je ne -servis pas un seul vers de ma façon!» - -A Bruxelles, il voulut réparer sur la tombe de Jean-Baptiste Rousseau -ses injustices envers lui; mais elles étaient irréparables. Dans une -lettre au libraire du poëte exilé, il déclara, tout en souscrivant à -ses œuvres, qu'il regrettait de n'avoir pu se réconcilier avec un homme -digne d'être aimé. Ce fut de Bruxelles qu'il envoya une écritoire au -roi de Prusse, avec ces mots: «C'est Soliman qui envoie un sabre à -Scanderbeg.» - -La Hollande de Rembrandt n'a eu pour lui nulle saveur et nul souvenir. -La Prairie de Paul Potter, le Bouquet de bois de Ruysdaël et le Gué de -Berghem ne l'ont pas arrêté rêvant et charmé. Il écrit à Maupertuis: -«Quand nous partîmes tous deux de Clèves, et que vous prîtes à droite -et moi à gauche, je crus être au jugement dernier, où Dieu sépare ses -élus des damnés. _Divus Fredericus_ vous dit: Asseyez-vous à ma droite -dans le paradis de Berlin; et à moi: Allez, maudit, en Hollande! -Je suis donc dans cet enfer flegmatique, loin du feu divin où vous -êtes. Faites-moi la charité de quelques étincelles dans les eaux -croupissantes où je suis morfondu!» - -Il n'était jamais longtemps sans venir dans «la grande capitale des -Bagatelles, assister au brigandage littéraire» et à la représentation -de ses tragédies. Paris le fatiguait bientôt. «Ce tourbillon du monde -est cent fois plus pernicieux que ceux de Descartes.» Et pourtant, à -Paris, il commençait à rechercher la solitude, comme poëte et comme -proscrit. Ainsi, quand son Émilie planait rue Traversière ou en l'île -Saint-Louis[21], il s'isolait rue Cloche-Perce. - -De nouvelles bourrasques religieuses venant à éclater, Voltaire fit -imprimer _Mahomet_, qui avait été défendu au théâtre; et, pour se -moquer des prêtres, il le dédia à Benoît XIV. Le pape, qui n'espérait -pas ramener Voltaire à l'Église romaine, lui parla de Virgile, lui dit -que sa tragédie était sublime, lui envoya des médailles, lui donna ses -bénédictions; avec quoi le philosophe retourna à Cirey rebâtir l'Église -de Voltaire. - -Mais ce n'est plus dans les jardins d'Armide qu'il va bâtir son Église; -c'est à Fernex, non loin des neiges éternelles. Madame du Chastelet -mourut[22]. La jeunesse de Voltaire mourut avec elle. Il jugea qu'il -était temps pour lui de faire une fin; il fit un mariage de raison: il -se maria à la philosophie. - - -NOTES: - -[1] «La nature créa, à l'étonnement du monde et à la gloire de la -famille des Bourbons, Louis XIV, _l'homme souverain_, le type des -monarques, le roi le plus _vraiment roi_ qui ait jamais porté la -couronne. - -Elle produisit dans Voltaire l'homme le plus éminemment doué de toutes -les qualités qui caractérisent et honorent sa nation, et le chargea de -représenter la France à l'univers. - -Après avoir fait naître ces deux hommes extraordinaires, les types, -l'un de la majesté royale, l'autre du génie français, la nature se -reposa, comme pour mieux les faire apprécier, ou comme épuisée par deux -prodiges.» GŒTHE. - -[2] Caton le Censeur se serait-il écrié devant les splendeurs de -Versailles: «O grand roi, au lieu d'être le maître de toutes ces -richesses, vous n'en êtes que l'esclave!» Louis XIV n'était pas -l'esclave de ses richesses, ni même de ses misères. Il n'a subi que la -domination de sa vieillesse, qui lui vint terrible, appuyée aux bras du -Père Le Tellier et de madame de Maintenon. - -[3] «Que l'esprit soit bon à tout, même à faire sa fortune, Voltaire -l'a bien prouvé. Un Athénien l'avait démontré avant lui. Socrate était -cet Athénien. Comme on lui reprochait sa pauvreté, il loua soudain -tous les moulins de l'Attique, et, selon sa prévision, l'année ayant -été fertile en olives, il gagna considérablement sur son marché. «Vous -voyez bien, disait-il à ses détracteurs, que si on voulait être riche, -on le serait.» En même temps, il distribuait toute sa fortune aux -pauvres gens d'Athènes, et il redevenait le philosophe heureux qu'il -avait toujours été.» JULES JANIN. - -[4] Quelle belle histoire des idées et des hommes, y compris Voltaire, -que le livre pris dans ses livres, mais surtout dans ses lettres, avec -ce titre: _Les Confessions de Voltaire_! - -[5] Les philosophes du dix-huitième siècle retrouveraient de leurs -contemporains dans le siècle de Louis XIV. Ne peut-on pas dire que tous -les philosophes sont contemporains? les siècles ne comptent pas devant -la raison. Voltaire et Diderot étaient bien plus les contemporains de -Socrate et de Lamennais que de Desfontaines ou de Trublet. Les salons -voltairiens du dix-huitième siècle, M. Guizot l'a remarqué, étaient -moins voltairiens que les salons antivoltairiens du dix-neuvième -siècle. La philosophie est comme la lumière qui montre le chemin -parcouru et le chemin des découvertes futures. Mais combien peu qui ne -se laissent pas aveugler par son flambeau, combien de myopes qui nient -la lumière lointaine, parce qu'ils n'osent la braver! - -Oui, les philosophes du dix-huitième siècle sont nos contemporains; -nous avons beau restaurer leurs monuments par des ornements d'un -autre style, nous avons beau retoucher le fronton pour donner plus de -grandeur à la figure de Dieu, nous avons beau faire plus hardie encore -la hardiesse des cariatides, que sais-je? travailler les détails de -cette architecture grandiose qui abritait et qui abrite encore l'esprit -humain, d'où la révolution est sortie tout armée, et où le monde -nouveau va puiser ses inspirations: nous sommes chez eux, et ils sont -chez nous. - -[6] Le plus savant de tous les commentateurs, quoique le plus -spirituel, M. le conseiller Clogenson, a étudié à fond la vie et -l'œuvre de Voltaire. «Son père était fils d'un gros marchand drapier de -la rue Saint-Denis, né à Saint-Loup en Poitou. Les Arouet, dont l'un -fut tué à la Saint-Barthélemy, étaient marchands, notaires et même -magistrats. Le plus connu était le poëte.» - -[7] Mademoiselle de Lenclos rouvrit l'hôtel de Rambouillet, mais -Voiture chez elle était remplacé par Saint-Évremont, le bel esprit -par l'esprit. On n'y travaillait pas à la _Guirlande de Julie_, mais -on n'y dénouait pas non plus la ceinture de Vénus. Quand Ninon était -courtisane, c'était la courtisane amoureuse. - -Voltaire a peint Ninon à la Voltaire: un portrait vif, lumineux, -saisi. «Sa philosophie était véritable, ferme, invariable, au-dessus -des préjugés et des vaines recherches. Elle eut, à l'âge de vingt-deux -ans, une maladie qui la mit au bord du tombeau. Ses amis déploraient -sa destinée qui l'enlevait à la fleur de son âge. _Ah!_ dit-elle, _je -ne laisse au monde que des mourants_. Il me semble que ce mot est bien -philosophique. Elle disait qu'elle n'avait jamais fait à Dieu qu'une -prière: «Mon Dieu, faites de moi un honnête homme, et n'en faites -jamais une honnête femme.» Les grâces de son esprit et la fermeté de -ses sentiments lui firent une telle réputation, que lorsque la reine -Christine vint en France, en 1654, cette princesse lui fit l'honneur -de l'aller voir dans une petite maison de campagne où elle était -alors. Lorsque mademoiselle d'Aubigné (depuis madame de Maintenon), -qui n'avait alors aucune fortune, crut faire une bonne affaire en -épousant Scarron, Ninon devint sa meilleure amie. Elles couchèrent -ensemble quelques mois de suite: c'était alors une mode dans l'amitié. -Ce qui est moins à la mode, c'est qu'elles eurent le même amant et -ne se brouillèrent pas. M. de Villarceaux quitta madame de Maintenon -pour Ninon. Elle eut deux enfants de lui. L'aventure de l'aîné est une -des plus funestes qui soit jamais arrivée. Il avait été élevé loin -de sa mère, qui lui avait été toujours inconnue. Il lui fut présenté -à l'âge de dix-neuf ans, comme un jeune homme qu'on voulait mettre -dans le monde. Malheureusement il en devint éperdument amoureux. Il y -avait auprès de la porte Saint-Antoine un assez joli cabaret où, dans -ma jeunesse, les honnêtes gens allaient encore quelquefois souper. -Mademoiselle de Lenclos, car on ne l'appelait plus alors Ninon, y -soupait un jour avec la maréchale de La Ferté, l'abbé de Châteauneuf -et d'autres personnes. Ce jeune homme lui fit, dans le jardin, une -déclaration si vive et si pressante, que mademoiselle de Lenclos fut -obligée de lui avouer qu'elle était sa mère. Aussitôt ce jeune homme, -qui était venu au jardin à cheval, alla prendre un de ses pistolets à -l'arçon de sa selle et se tua tout roide. Il n'était pas si philosophe -que sa mère. Je ne dois pas oublier que madame de Maintenon, étant -devenue toute-puissante, se ressouvint d'elle et lui fit dire que, si -elle voulait être dévote, elle aurait soin de sa fortune. Mademoiselle -de Lenclos répondit qu'elle n'avait besoin ni de fortune, ni de masque. -Plus heureuse que son ancienne amie, elle ne se plaignit jamais de son -état. Quelqu'un a imprimé, il y a deux ans, des lettres sous le nom de -mademoiselle de Lenclos, à peu près comme dans ce pays-ci on vend du -vin d'Orléans pour du Bourgogne.» - -Que d'esprit en ces deux pages! Tout un portrait, toute une philosophie. - -Mais Voltaire ne fut pas toujours galant pour la marraine de son -esprit: il l'a comparée à une vieille momie revenue des pays de la mort. - -[8] Pour ceux qui veulent tout savoir, rechercherai-je les infiniment -petits de la vie de Voltaire? Sa première enfance[I.] se passa rue -des Marmousets, où demeurait son père. Les commères du voisinage ne -lui donnèrent-elles pas un peu son second baptême en l'appelant le -_petit volontaire_, car déjà l'enfant voulait que tout obéît à ses -caprices. Voltaire, qui plus tard faisait du feu à la Saint-Jean, était -né frileux à ce point d'incendier trois ou quatre fois par hiver la -cheminée paternelle, ce qui faisait crier dans toute la rue: Au petit -volontaire! Au collége Louis-le-Grand, il jetait tout le monde de côté -pour avoir la première place devant l'âtre. «Range-toi, dit-il un jour -à un de ses camarades, sinon je t'envoie te chauffer chez Pluton.--Que -ne dis-tu enfer? il y fait encore plus chaud.--Qui te l'a dit? je crois -que l'un n'est pas plus sûr que l'autre.» Voltaire ne croyait pas plus -au paradis qu'à l'enfer. Un jour, un autre camarade lui dit: «Tu es -trop méchant pour aller jamais au ciel.--Le ciel! s'écrie l'enfant -gâté, c'est le grand dortoir du monde.» - -[9] Dès qu'il sut un peu de latin, il fit des vers latins qu'il n'a pas -conservés. On ne connaît de lui que ceux-ci, inscrits sur l'estampe du -portrait de Benoît XIV: - - Lambertinus hic est, Romæ decus et pater orbis, - Qui mundum scriptis docuit, virtutibus ornat. - -Et ces deux vers, sur le feu, qu'il aurait pu mettre pareillement sur -l'estampe de son propre portrait: - - Ignis ubique latet, naturam amplectitur omnem, - Cuncta parit, renovat, dividit, urit, alit. - - -[10] Quand il rima sa première ode, Voltaire n'avait que quinze ans, -ainsi que le témoigne un exemplaire in-4º qui porte ce titre: _Sur -sainte Geneviève_, imitation d'une ode latine du R. P. LE JAY, par -FRANÇOIS AROUET, _étudiant en rhétorique et pensionnaire au collége -Louis-le-Grand_. - -[11] On a fait un crime à Voltaire de connaître le papier timbré. C'est -la faute de son père. - -[12] Voici comment le poëte conta son aventure: - - Or ce fut par un matin sans faute - En beau printemps, un jour de Pentecôte, - Qu'un bruit étrange en sursaut m'éveilla. - Un mien valet, qui du soir était ivre, - Maître, dit-il, le Saint-Esprit est là. - - Je vois paraître au bout de ma ruelle, - Non un pigeon, non une colombelle, - Mais vingt corbeaux de rapine affamés, - Monstres crochus que l'enfer a formés: - L'un près de moi s'approche en sycophante: - Un maintien doux, une démarche lente, - Un ton cafard, un compliment flatteur, - Cache le fiel qui lui ronge le cœur. - - Fallut partir. Je fus bientôt conduit - En coche clos vers le royal réduit - Que près Saint-Paul ont vu bâtir nos pères - Par Charles Cinq. O gens de biens, mes frères, - Que Dieu vous gard' d'un pareil logement! - J'arrive enfin dans mon appartement. - Certain croquant avec douce manière - Du nouveau gîte exaltait les beautés, - Perfections, aises, commodités. - Jamais Phébus, dit-il, dans sa carrière - N'y fit briller sa trop vive lumière: - Voyez ces murs de dix pieds d'épaisseur, - Vous y serez avec plus de fraîcheur. - Puis me faisant admirer la clôture, - Triple la porte et triple la serrure, - Grilles, verroux, carreaux de tout côté, - C'est, me dit-il, pour votre sûreté. - - Me voici donc en ce lieu de détresse, - Embastillé, logeant fort à l'étroit, - Ne dormant point, buvant chaud, mangeant froid, - Sans passe-temps, sans amis, sans maîtresse. - -Et sans plume! On s'égaie aujourd'hui sur la Bastille, mais la Bastille -était une vraie prison, où Voltaire passa près d'une année à composer -des chants de la _Henriade_ sans pouvoir les écrire. - -[13] - - Nos prêtres ne sont point ce qu'un vain peuple pense, - -disait Voltaire dans sa première tragédie. Selon Leibniz, ce vers était -gros de son avenir. - -[14] - - Tu le veux donc, belle Uranie, - Qu'érigé par ton ordre en Lucrèce nouveau, - Devant toi, d'une main hardie - Aux superstitions j'arrache le bandeau; - Que j'expose à tes yeux le dangereux tableau - Des mensonges sacrés dont la terre est remplie; - Et qu'enfin ma philosophie - T'apprenne à mépriser les horreurs du tombeau - Et les terreurs de l'autre vie. - - -[15] Selon le maréchal de Villars, ce fut chez mademoiselle Lecouvreur -et non chez le duc de Sully que Voltaire offensa le chevalier de Rohan: -«Il s'était pris de querelle chez la Lecouvreur, très-bonne comédienne, -avec le chevalier de Rohan. Sur des propos très-offensants, celui-ci -lui montra sa canne. Voltaire voulut mettre l'épée à la main. Le -chevalier était fort incommodé d'une chute qui ne lui permettait pas -d'être spadassin. Il prit le parti de faire donner, en plein jour, des -coups de bâton à Voltaire, lequel, au lieu de prendre la voie de la -justice, estima la vengeance plus noble par les armes. On prétend qu'il -la chercha avec soin, trop indiscrètement. Le cardinal de Rohan demanda -à M. le duc de le faire mettre à la Bastille. L'ordre en fut donné, -exécuté, et le malheureux poëte, après avoir été battu, fut encore -emprisonné. Le public, disposé à tout blâmer, trouva, pour cette fois -avec raison, que tout le monde avait tort: Voltaire d'avoir offensé le -chevalier de Rohan; celui-ci, d'avoir osé commettre un crime digne de -mort, en faisant battre un citoyen; le gouvernement, de n'avoir pas -puni la notoriété d'une mauvaise action, et d'avoir fait mettre le -battu à la Bastille pour tranquilliser le batteur.» - -[16] Voltaire, poëte des princes ou prince des poëtes, ne devait plus -dire de longtemps: Nous sommes ici tous princes ou tous poëtes. Peu de -jours auparavant, son père lui avait reparlé d'une charge de conseiller -au parlement: «Mon père, je ne veux pas d'une considération qui -s'achète, je saurai m'en faire une qui ne vous coûtera rien.» - -[17] Ce récit, emprunté au journal de Barbier, fera comprendre les -colères du poëte. On y étudiera avec quelque effroi comment on rendait -la justice en France, il y a cent vingt-cinq ans: - -«Il étoit venu à Paris un juif, demeurant ordinairement en Hollande, -riche de sept ou huit cent mille livres de rentes, homme de cinquante -ans, qui a eu pour maîtresse mademoiselle Pélissier, actrice de -l'Opéra. Il a dépensé considérablement avec elle, faisant ici grande -figure, étoit toujours le premier au balcon de l'Opéra, où il faisoit -retenir sa place, et alloit au Cours avec mademoiselle Pélissier en -carrosse à six chevaux, au milieu de la file, comme les princesses. La -fin de cette aventure a été tragique. M. Du Lis a quitté la Pélissier -et a eu avec elle un procès pour la restitution des diamants, qu'il -disoit ne lui avoir que confiés, que parce qu'il a su que mademoiselle -Pélissier le trompoit, toujours avec le sieur Francœur, violon de -l'Opéra, qu'elle aime. Il a quitté Paris et s'en est retourné en -Hollande. Il lui a pris envie de se venger de ces perfidies; il a -envoyé le nommé Joinville, qu'il avoit pris à son service et qui -l'avoit suivi en Hollande, à l'effet de faire donner de bons coups de -bâton à M. Francœur, et aussi, a-t-on dit dans le public, de faire -quelques marques au visage de mademoiselle Pélissier. Malheureusement, -Joinville ne savoit ni lire ni écrire; il s'est adressé, pour écrire -ses lettres de correspondance avec Du Lis, à un maître écrivain, pour -mander à Du Lis qu'il s'étoit adressé à des soldats aux gardes pour -entrer dans l'exécution, moyennant payement. Mais l'écrivain a été -intimidé par un ami à qui il a conté la chose, en sorte qu'il a déclaré -le tout à M. Hérault. Mademoiselle Pélissier et Francœur sont aimés -par le plaisir qu'ils procurent au public. M. Hérault, lieutenant de -police, a fait arrêter Joinville et les soldats aux gardes. L'affaire -a été examinée si sérieusement au Châtelet, que M. Du Lis, juif, et -Joinville ont été condamnés à être pendus; Joinville, préalablement -appliqué à la question, et sursis au jugement des soldats aux gardes, -appel. MM. de la Tournelle, plus amateurs apparemment de musique, ont -trouvé la chose si grave, qu'ils ont condamné M. Du Lis et Joinville à -être rompus vifs, ce qui a été exécuté le 9 de ce mois, en effigie pour -Du Lis et très-réellement pour Joinville, qui pourtant, par grâce, a -été étranglé! Ce jugement a été assez rude, d'autant que les coups de -bâton n'ont point été donnés. - -Quoi qu'il en soit, ce jugement et le crédit de mademoiselle Pélissier -n'ont point échappé à la critique du public dans deux petits couplets: - - Pélissier, Marseille a des chaînes - Bien moins funestes que les tiennes! - Sous tes fers on est accablé, - Sans que jamais rien tranquillise: - Quand on les porte on est volé, - On est roué quand on les brise. - - Admirez combien l'on estime - Le coup d'archet plus que la rime. - Que Voltaire soit assommé, - Thémis s'en tait, la cour s'en joue! - Que Francœur ne soit qu'alarmé, - Le seul complot mène à la roue. - -Ce pauvre Voltaire n'avoit que faire de ce ressouvenir; c'est un jeune -homme de nos meilleurs poëtes, fils de M. Arouet, receveur des épices -de la Chambre des comptes, à qui M. le chevalier de Rohan-Chabot avoit, -dit-on, fait donner des coups de bâton pour payement de vers. Voltaire, -après avoir été mis à la Bastille, partit peu de temps après pour -l'Angleterre, et il n'en a rien été.» - -Ainsi un violon était inviolable. On le vengeait de coups de bâton -qu'il avait dû recevoir en conduisant au supplice de la roue celui qui -avait soulevé le bâton, mais Voltaire était mis à la Bastille pour les -coups de bâton qu'il avait reçu. - -[18] Depuis les premières éditions du Roi Voltaire, on m'a communiqué -des lettres autographes de l'illustre poëte, écrites pendant son séjour -en Angleterre. On trouvera dans l'Appendice des fragments curieux de -cette correspondance inédite. - -[19] J'oubliais Taylor, qui disait: «Le blasphème est _in aliena -republica_, c'est l'affaire d'un autre monde. La religion qui s'impose -par la force fait des hypocrites et point de croyants; au lieu d'élever -un trophée à Dieu, elle bâtit un monument au diable.» - -[20] Voici la meilleure page de son voyage à Londres. Son enthousiasme -pour les Anglais ne l'empêche pas de les railler gaiement: - -«Lorsque je débarquai auprès de Londres, c'était dans le milieu du -printemps; le ciel était sans nuages, comme dans les plus beaux jours -du midi de la France; l'air était rafraîchi par un doux vent d'occident -qui augmentait la sérénité de la nature, et disposait les esprits à -la joie; _tant nous sommes machines, et tant nos âmes dépendent de -l'action du corps_! Je m'arrêtai près de Greenwich, sur les bords de -la Tamise. Cette belle rivière, qui ne se déborde jamais, et dont -les rivages sont ornés de verdure toute l'année, était couverte de -deux rangs de vaisseaux marchands durant l'espace de six milles; tous -avaient déployé leurs voiles pour faire honneur au roi et à la reine, -qui se promenaient sur la rivière dans une barque dorée, précédée de -bateaux remplis de musique, et suivie de mille petites barques à rames; -chacune avait deux rameurs, tous vêtus comme l'étaient autrefois nos -pages, avec des trousses et de petits pourpoints ornés d'une grande -plaque d'argent sur l'épaule. Il n'y avait pas un de ces mariniers -qui n'avertît par sa physionomie, par son habillement et par son -embonpoint, qu'il était libre et qu'il vivait dans l'abondance. - -Je me crus transporté aux jeux olympiques; mais la beauté de la Tamise, -cette foule de vaisseaux, l'immensité de la ville de Londres, tout cela -me fit bientôt rougir d'avoir osé comparer l'Élide à l'Angleterre. -J'appris que dans le même moment il y avait un combat de gladiateurs -dans Londres, et je me crus aussitôt avec les anciens Romains. Un -courrier du Danemark, qui était arrivé le matin, et qui s'en retournait -heureusement le soir même, se trouvait auprès de moi pendant les -courses. Il me paraissait saisi de joie et d'étonnement: il croyait -que toute la nation était toujours gaie; que toutes les femmes étaient -belles et vives, et que le ciel d'Angleterre était toujours pur et -serein; qu'on ne songeait jamais qu'au plaisir; que tous les jours -étaient comme le jour qu'il voyait; et il partit sans être détrompé. -Pour moi, plus enchanté encore que mon Danois, je me fis présenter le -soir à quelques dames de la cour; je ne leur parlai que du spectacle -ravissant dont je revenais; je ne doutais pas qu'elles n'y eussent -été, et qu'elles ne fussent de ces dames que j'avais vues galoper de -si bonne grâce. Cependant, je fus un peu surpris de voir qu'elles -n'avaient point cet air de vivacité qu'ont les personnes qui viennent -de se réjouir; elles étaient guindées et froides, prenaient du thé, -faisaient un grand bruit avec leurs éventails, ne disaient mot, ou -criaient toutes à la fois pour médire de leur prochain; quelques-unes -jouaient au quadrille, d'autres lisaient la gazette; enfin, une plus -charitable que les autres voulut bien m'apprendre que le _beau monde_ -ne s'abaissait à aller à ces assemblées populaires qui m'avaient tant -charmé; que toutes ces belles personnes vêtues de toiles des Indes -étaient des servantes ou des villageoises; que toute cette brillante -jeunesse, si bien montée et caracolant autour de la carrière, était une -troupe d'écoliers et d'apprentis montés sur des chevaux de louage. Je -me sentis une vraie colère contre la dame qui me dit tout cela, m'en -retournai de dépit dans la Cité, trouver les _aldermen_ qui m'avaient -fait si cordialement les honneurs de mes prétendus jeux olympiques. - -Je trouvai le lendemain, dans un café malpropre, mal meublé, mal -servi et mal éclairé, la plupart de ces messieurs; aucun d'eux ne me -reconnut: je me hasardai d'en attaquer quelques-uns de conversation; -je n'en tirai point de réponse, ou tout au plus un oui ou non; je -me figurai qu'apparemment je les avais offensés tous la veille. Je -m'examinai, et je tâchai de me souvenir si je n'avais pas donné la -préférence aux étoffes de Lyon sur les leurs, ou si je n'avais pas dit -que les cuisiniers français l'emportaient sur les anglais, que Paris -était une ville plus agréable que Londres, qu'on passait le temps -plus agréablement à Versailles qu'à Saint-James, ou quelque autre -énormité pareille. Ne me sentant coupable de rien, je pris la liberté -de demander à l'un d'eux, avec un air de vivacité qui leur parut fort -étrange, pourquoi ils étaient tous si tristes: mon homme me répondit, -d'un air renfrogné, qu'il faisait un vent d'est. Dans le moment arriva -un de leurs amis, qui leur dit avec un visage indifférent: Molly s'est -coupé la gorge ce matin; son amant l'a trouvée morte dans sa chambre, -avec un rasoir sanglant à côté d'elle. Cette Molly était une jeune -fille, belle et très-riche, qui était prête à se marier avec le même -homme qui l'avait trouvée morte. Ces messieurs, qui tous étaient amis -de Molly, reçurent la nouvelle sans sourciller. L'un d'eux seulement -demanda ce qu'était devenu l'amant: _Il a acheté le rasoir_, dit -froidement quelqu'un de la compagnie. - -Pour moi, effrayé d'une mort si étrange et de l'indifférence de ces -messieurs, je ne pus m'empêcher de m'informer quelle raison avait -forcé une demoiselle, si heureuse en apparence, à s'arracher la vie si -cruellement. On me répondit uniquement qu'il faisait un vent d'est. - -Je ne pouvais pas comprendre d'abord ce que le vent d'est avait de -commun avec l'humeur sombre de ces messieurs et la mort de Molly. Je -sortis brusquement du café, et j'allai à la cour, plein de ce beau -préjugé français qu'une cour est toujours gaie. Tout y était triste et -morne, jusqu'aux filles d'honneur. On y parlait mélancoliquement du -vent d'est. Je songeai alors à mon Danois de la veille. Je fus tenté -de rire de la fausse idée qu'il avait emportée d'Angleterre; mais le -climat opérait déjà sur moi, et je m'étonnai de ne pouvoir rire. Un -fameux médecin de la cour, à qui je confiai ma surprise, me dit que -j'avais tort de m'étonner, que je verrais bien autre chose au mois de -novembre et de mars; qu'alors on se pendait par douzaine. C'était, me -dit-il encore, par un vent d'est qu'on coupa la tête à Charles Ier et -qu'on détrôna Jacques II. Si vous avez quelque grâce à demander à la -cour, m'ajouta-t-il à l'oreille, ne vous y prenez jamais que lorsque le -vent sera à l'ouest ou au sud.» - -[21] Voltaire ne fut pas l'Apollon du beau cabinet des Muses de Le -Sueur. «Cet hôtel Lambert a toujours eu pour moi le charme d'un château -en Espagne, parce que je ne l'ai jamais habité que de loin.» - -Ce merveilleux cabinet des Muses! On y a retrouvé des vers de Voltaire -à sa maîtresse, mais quels vers! - - Sans doute vous serez célèbre - Par les grands calculs de l'algèbre - Où votre esprit est absorbé; - J'oserais m'y livrer moi-même, - Mais, hélas! A + D − B - N'est pas = à je vous aime. - -[22] La marquise du Chastelet avait quarante-trois ans (1706-1749). - - -[I.] Mais, comme l'a si bien dit M. le conseiller Clogenson, il n'eut -ni première ni seconde enfance: il fut tout de suite un homme. - - - - -III. - -LES FEMMES DE VOLTAIRE. - - -I. - -Voltaire, qui était plus une âme qu'un corps, n'a pas longtemps chanté -le _Cantique des cantiques_. Il a commencé de bonne heure, mais il -n'a pas perpétué ses hymnes amoureux. Sa jeunesse n'était pas flétrie -encore, qu'il abandonnait à d'autres les pêches des espaliers de Vénus. -Il a aimé comme on aimait sous la Régence,--après souper,--sous le ciel -de lit, mais pourtant avec toute la délicatesse licencieuse dont parle -Ninon. Madame de Genlis, qui refusait tant à Voltaire, lui accorde -que seul entre tous les hommes du dix-huitième siècle il avait l'art -perdu de parler aux femmes comme les femmes aiment qu'on leur parle. -Richelieu n'avait pas fait adopter partout sa grammaire à la dragonne. - -Mais chez Voltaire, la muse faisait tort à la femme; il n'avait pas la -flamme qui embrase, il n'avait pas la passion qui déchire. La curiosité -plutôt que la nature le poussait en avant; des qu'il avait goûté la -pomme, il disait: «Tu n'as pas mûri sur l'arbre de la Science;» et il -se retournait vers l'étude. - -Donc, toujours inquiet et turbulent, se fuyant soi-même dans ses -aspirations vers l'imprévu, Voltaire a pris à peine le temps d'aimer -quand il aimait. Quelques femmes de son temps ont dit qu'il n'avait -que le masque de l'amour. Dans sa jeunesse, c'était d'ailleurs un joli -masque. - -Mais pourquoi calomnier son cœur? direz-vous. Ce beau vers: - - C'est moi qui te dois tout, puisque c'est moi qui t'aime, - -est le vers d'un poëte, mais d'un poëte qui a aimé. Sa première -jeunesse fut tout envahie par la passion. Comme saint Augustin, il -a traversé la forêt de flammes vives. «Vous prétendez donc que j'ai -été amoureux de mon temps tout comme un autre? Vous pourrez ne pas -vous tromper. Quiconque peint les passions les a ressenties; il n'y -a guère de barbouilleur qui n'ait exploité ses modèles.» Ainsi parle -Voltaire dans une lettre à Chabanon. La marquise de Boufflers, qui a -reçu ses confessions pendant que Voisenon recevait celles de madame du -Chastelet, écrivait ainsi à Saint-Lambert: «Vous l'avez vaincu sur -son déclin, mais il était vaillant à son aurore.» A quoi Saint-Lambert -répondait dans le mauvais style du marquis de Bièvre: «Pas si vaillant -à son Aurore de Livry, puisque son ami Génonville la lui enlevait tous -les soirs pendant qu'il était en tête-à-tête avec son Dictionnaire de -rimes.» - -Non, Voltaire n'était pas de ceux que l'Amour destine à brûler -éternellement, comme l'a dit Virgile, dans les enfers de la passion. -La fête de son cœur n'avait pas de lendemain. Il se consolait d'une -trahison par un éclat de rire; il fut, en un mot, plutôt le philosophe -que le poëte de l'amour. - -Cette philosophie lui a valu des injures comme les autres. Dans un -livre où l'on a beaucoup parlé des friponneries d'un Voltaire que je -ne connais pas,--sans doute un Voltaire qui n'a pas étudié chez les -jésuites,--il y a tout un chapitre écrit avec indignation sous ce titre -curieux: _Comment Voltaire eut toute sa vie des maîtresses qui ne lui -coûtaient rien_. Il paraît que c'est un péché mortel de ne pas payer -l'amour. «Voltaire, dit l'auteur du libelle, a été l'amant connu de -mademoiselle du Noyer, de Laura Harley, de la Duclos, de la Corsembleu, -de la Lecouvreur, de la Livry. Que lui ont coûté toutes ces liaisons? -Des vers, mais pas un sou de dépense[23].» Et plus loin Voltaire est -accusé de payer par des galanteries son loyer dans l'hôtel de la -présidente de Bernière.--Après tout, dirait Chamfort, on paye avec la -monnaie qu'on a.--Mais Voltaire payait ses dettes d'argent avec de -l'argent, et ses dettes de cœur avec du cœur ou avec des vers; fausse -monnaie peut-être, mais monnaie ayant cours. - -Que Voltaire ait été l'amant de la présidente de Bernière, il n'y a -pas grand mal, puisqu'elle était jolie; mais ce n'est pas une raison -pour l'accuser d'avoir voulu se loger au même prix dans l'hôtel -de la comtesse de Fontaine-Martel[24]. Voltaire avait trop peur -de la Bastille et de l'exil pour bâtir la maison du poëte sur le -sable mouvant de Paris, entre les Tuileries et le Parlement, entre -l'Archevêché et la Sorbonne. Il n'était pas assez sûr de la branche -pour y faire son nid. Il trouvait bien plus simple de se cacher à demi -chez la présidente ou chez la comtesse. D'ailleurs, tout le monde lui -chantait la chanson de l'hospitalité. Il disait plus tard à madame de -Florian que toutes les portes s'étaient ouvertes devant lui, excepté la -porte de la chambre à coucher de la duchesse de Villars. - -Les vingt ans de Voltaire ont été disputés par trois amours qui ont -répandu leur prisme sur toute sa vie. Il disait: «J'ai aimé les trois -Grâces quand j'étais jeune. Que n'ai-je joué toute ma vie avec leurs -ceintures!» Mais les trois Grâces n'ont-elles pas toujours un peu dansé -sur les rives étoilées de son imagination? - -La première de ces trois Grâces, la Grâce enjouée, la Grâce ingénue, -la Grâce fuyante, c'était mademoiselle Olympe du Noyer, devenue -célèbre sous le nom de Pimpette. La seconde, la Grâce pensive, la -Grâce soucieuse, la Grâce attendrie, c'était mademoiselle de Livry, -qui devint la marquise de Gouvernet. La troisième, la Grâce sévère, -la Grâce passionnée, la Grâce divine, c'était Adrienne Lecouvreur, -qui jouait la tragédie amoureuse pour tout le monde, et qui jouait la -comédie de l'amour pour lui. - -Je dirai ces romans de Voltaire, ces romans qu'il eût peut-être écrits -dans ces jours sombres de la vieillesse où l'on se retourne vers le -soleil des belles années, si Jean-Jacques n'eût parlé trop tôt de faire -ses _Confessions_. Et d'ailleurs Voltaire ne se mettait jamais en scène -dans ses passions. Les romans de son cœur ne pouvaient rien prouver -contre la Sorbonne ni contre l'Église; il les garda pour lui. - -Nous ne le regrettons point. Voltaire était un dessinateur plutôt qu'un -peintre; il n'avait pas cette volupté de touche qui est le charme le -plus vif des pages amoureuses. Là il eût été vaincu par Jean-Jacques. -Le citoyen de Genève était bien plus féminin que le Parisien de la -décadence. Jean-Jacques avait appris l'amour sur le sein toujours ému -de madame de Warens, sous les ramées printanières des Charmettes; -Voltaire avait appris l'amour aux soupers de la Régence, dans les -bras distraits de quelque comédienne à moitié ivre, comme la Duclos -et la Desmares. Aussi quel mauvais poëte quand il chante l'amour! Le -roi de Prusse, à la manœuvre, aurait mieux traduit que lui les versets -de Salomon, le grand poëte des profanes voluptés. Mais quand Voltaire -raille l'amour, comme il redevient un charmant poëte! Si on lui permet -de railler, il s'attendrira presque, il aura même une larme, comme dans -ce chef-d'œuvre qui s'appelle _les Vous et les Tu_. - -Ce qu'il faut regretter, ce sont les premières lettres de Voltaire. -Je donnerais tous les vers de la _Henriade_ pour ses billets à -mademoiselle de Livry et à Adrienne Lecouvreur. Mais Adrienne -Lecouvreur avait trop d'amants pour conserver leurs lettres, et -mademoiselle de Livry fit le sacrifice des billets de l'amour sur -l'autel de l'hyménée. On ne retrouve guère de lettres de Voltaire -jeune. Il en est ainsi de tous les hommes célèbres. On ne garde pas -leurs lettres parce qu'elles sont charmantes, mais parce qu'elles sont -signées d'un nom immortel. Heureusement Voltaire fut déclaré immortel -de bonne heure. - - -II. - -OLYMPE DU NOYER. - -_Où est la femme?_ Ce point d'interrogation, qui cherche la lumière -dans l'existence de tous les hommes, ne vient pas se poser souvent -dans l'histoire de Voltaire. La femme, pour lui, c'est l'humanité. -Toutefois, la femme a aussi son influence chez lui. Quand il écrit pour -la première fois en prose et en vers, où est la femme? C'est Olympe -du Noyer. Madame du Noyer, qui vivait à La Haye de libertinage et de -libelles[25], a conté ce premier amour de Voltaire avec beaucoup de -complaisance. - -Ce qui est curieux à étudier ici, c'est le cœur de la mère qui juge -gravement, comme un critique désintéressé, le style épistolaire de -l'amant de sa fille: «Il me semble que quoiqu'on n'ait pas besoin -de dispense d'âge pour être agrégé dans la confrérie des amants, le -rôle d'amoureux que M. Arouet a joué en Hollande, et qui est soutenu -dans ses lettres, ne lui convient pas mieux que la charge qu'il a -usurpée sur le Parnasse, où il prétend régler les rangs; je doute même -qu'il ait été véritablement amoureux. Il me paraît qu'il y a beaucoup -d'esprit dans les lettres de M. Arouet, mais j'y ai remarqué le style -des _Lettres portugaises_ et plusieurs traits de celles d'Héloïse et -d'Abailard.» - -Après quoi madame du Noyer ne craint pas d'écrire d'une main délicate -et tout à fait maternelle: «Les beaux esprits se rencontrent. Il se -peut bien que les auteurs de ces lettres anciennes et modernes se -soient rencontrés dans le choix de leurs expressions, quoique leurs -épîtres aient été écrites dans des cas bien différents, puisqu'il n'est -question ici ni des larmes d'Héloïse ni du triste sort d'Abailard.» - -On ne s'explique pas beaucoup les colères de madame du Noyer contre le -premier amant de sa fille avec sa sollicitude à publier le scandale -de cette aventure. La galante chroniqueuse, ou plutôt la chroniqueuse -galante, aurait-elle voulu que le jeune poëte s'acoquinât avec elle? -Certes, ce n'est pas l'indignation de la vertu qui lui monte à -l'esprit. Sa fille est destinée à vivre de l'amour, comme elle a fait -elle-même avant de vivre de sa plume. Il est vrai qu'un page comme -Voltaire, déjà entaché de poésie, ne payera pas à prix d'or ce morceau -de prince. Mais alors pourquoi publier ces quatorze lettres qui vont -apprendre à la postérité que sa fille se déguisait la nuit en cavalier -pour aller consoler Voltaire, retenu prisonnier à l'ambassade? C'est -que madame du Noyer était plus gazetière que mère de famille. Elle -sacrifiait tout à ses _Lettres historiques et galantes_. Le roman de -Voltaire et de sa fille était, pour ce journal, une bonne aubaine. -Cinquante pages de copie amoureuse où l'on met en scène un jeune poëte -déjà célèbre dans le beau monde, et une jeune fille déjà pervertie -parce qu'on lui a donné à boire le lait de la femme adultère, quoi de -plus curieux pour une coquine de la force de madame du Noyer? - -C'est d'abord une lettre de Paris dont je reproduis quelques lignes: -«Ce qui m'étonne, c'est que vous n'ayez pas démêlé parmi les personnes -de la suite de M. le marquis de Châteauneuf un jeune homme qui fait -grand bruit par ses poésies. Il s'appelle Arouet: c'est le fils d'un -trésorier de la chambre des comptes.» - -A cette lettre de madame du Noyer de Paris, madame du Noyer de La Haye -répond par celle-ci: «Votre M. Arouet ne m'a pas échappé, quoiqu'il -n'ait fait que très-peu de séjour dans ce pays. La qualité de poëte -convient très-bien avec celle d'amant dans laquelle M. Arouet a brillé -en Hollande, et qui a causé son départ. Il s'était avisé d'en conter à -une jeune personne de condition qui avait une mère difficile à tromper -et que pareille intrigue n'accommodait nullement; et ce fut sur les -plaintes de cette mère qu'on jugea à propos de renvoyer notre amoureux -d'où il était venu.» - -Suivent quatorze lettres romanesques de Voltaire. Rendez-vous, -déguisements, surprise, séparation, larmes, serments, rien n'y -manque, pas même le coup de théâtre prévu. Dans ces lettres, Voltaire -est bien de cet âge exalté où l'on voudrait acheter «aux dépens -de toutes les peines d'Amadis le plaisir de s'en plaindre avec -autant d'éloquence.» Dans la première lettre, le page du marquis de -Châteauneuf est prisonnier d'amour. Sans doute, madame du Noyer, pour -rehausser l'éclat de sa vertu, a été se plaindre à l'ambassadeur des -tentatives téméraires d'Arouet pour séduire sa fille. Comme madame du -Noyer est une méchante femme, et, qui pis est, une femme qui écrit, -l'ambassadeur, craignant sa colère, s'est hâté de lui faire justice. -Il a mis son page aux arrêts, en décidant qu'il retournerait en France -sous peu de jours. Jusque-là le poëte n'était peut-être qu'amoureux à -demi; mais à peine emprisonné, le voilà éperdument amoureux. C'était -à peine de l'amour, c'est déjà de la passion: le cœur bondit et les -larmes coulent. Il demande à grands cris, pour charmer les ennuis de -sa solitude, le portrait de sa maîtresse; que dis-je? le portrait! -il demande sa maîtresse elle-même. Mais, comme il est gardé à vue, -il ne sait à qui confier son message. Dans la seconde lettre, il -s'écrie avec passion: «Je suis ici prisonnier au nom du roi; mais -on est maître de m'ôter la vie, et non l'amour que j'ai pour vous! -Oui, mon adorable maîtresse, je vous verrai ce soir, dussé-je porter -ma tête sur un échafaud! Gardez-vous de madame votre mère comme de -l'ennemi le plus cruel que vous ayez; que dis-je? gardez-vous de tout -le monde. Tenez-vous prête: dès que la lune paraîtra, je sortirai de -l'hôtel incognito, je prendrai un carrosse, nous irons comme le vent à -Schevelin.» - -Dans les lettres suivantes, Voltaire, qui s'est jusque-là montré -timide, s'enhardit en amoureux de bonne lignée, qui a entendu le duc -de Richelieu parler de ses hauts faits. Ce n'est point assez d'avoir -vu Pimpette au clair de la lune, il veut la voir à minuit: «Vous ne -pouvez pas venir ici; il m'est impossible d'aller en plein jour chez -vous; je sortirai par une fenêtre à minuit, si tu as quelque endroit -où je puisse te voir, si tu peux à cette heure quitter le lit de ta -mère. Mande-moi si tu viendras à ta porte cette nuit, j'ai des choses -d'une conséquence extrême à vous dire.» Ce n'est point encore assez -d'avoir vu ou plutôt d'avoir appuyé sur son cœur le front rougissant de -Pimpette, Arouet rêve qu'il lui serait bien plus doux encore d'attirer -sa maîtresse dans l'hôtel où il est prisonnier. Vous voyez que le -roman se complique. En effet, voici le chapitre des déguisements: «Si -vous voulez changer nos malheurs en plaisirs, il ne tiendra qu'à vous. -Envoyez Lisbette sur les trois heures, je la chargerai pour vous d'un -paquet qui contiendra des habillements d'homme; vous vous accommoderez -chez elle; et, si vous avez assez de bonté pour vouloir bien voir un -pauvre prisonnier qui vous adore, vous vous donnerez la peine de venir -sur la brune à l'hôtel. A quelle cruelle extrémité sommes-nous réduits, -ma chère! Est-ce à vous à me venir trouver? Voilà cependant l'unique -moyen de nous voir. Vous m'aimez; ainsi j'espère vous voir aujourd'hui -dans mon petit appartement. Le bonheur d'être votre esclave me fera -oublier que je suis prisonnier du roi. Comme on connaît mes habits et -que par conséquent on pourrait vous reconnaître, je vous enverrai un -manteau qui cachera votre justaucorps et votre visage. Mon cher cœur, -songez que ces circonstances-ci sont bien critiques.» - -Pimpette, pour le moins aussi romanesque, sinon aussi amoureuse que -son amant, se hasarda à ce curieux déguisement; sur quoi le lendemain -cette lettre de Voltaire: «Je ne sais si je dois vous appeler monsieur -ou mademoiselle. Si vous êtes adorable en cornette, ma foi! vous êtes -un aimable cavalier, et notre portier, qui n'est point amoureux de -vous, vous a trouvé un très-joli garçon. La première fois que vous -viendrez, il vous recevra à merveille. Vous aviez pourtant la mine -aussi terrible qu'aimable, et je crains que vous n'ayez tiré l'épée -dans la rue, afin qu'il ne vous manquât plus rien d'un jeune homme. -Après tout, tout jeune homme que vous êtes, vous êtes sage comme une -fille: - - Je vous ai vue, ô Pimpette que j'aime, - En cavalier déguisée en ce jour; - J'ai cru voir Vénus elle-même - Sous la figure de l'Amour. - L'Amour et vous, vous êtes du même âge, - Et Vénus a moins de beauté; - Mais malgré ce double avantage, - J'ai reconnu bientôt la vérité: - Pimpette, vous êtes trop sage - Pour être une divinité.» - -Et le poëte continue en prose: «Il n'est point de dieu qui ne dût vous -prendre pour modèle. On compte nous surprendre ce soir; mais ce que -l'amour garde est bien gardé: je sauterai par les fenêtres, c'est le -chemin des amants, et je viendrai sur la brune à la porte de madame -votre mère.» - -Cette entrevue fut découverte: au lieu de deux gardes, Voltaire en eut -quatre. De son côté, madame du Noyer mit Pimpette sous clef; mais, -en dépit de tous les geôliers du monde, des amoureux de bonne volonté -ne parviennent-ils pas à se voir? Arouet et Pimpette eussent trompé -l'univers. Ils se revirent encore, mais ce fut pour la dernière fois. A -La Haye, des rendez-vous nocturnes ne sont pas si doux qu'à Venise ou -à Séville: Pimpette s'enrhuma; bon gré mal gré, il lui fallut rester -au lit. Voltaire n'avait plus que deux jours à passer en Hollande, il -écrivit lettres sur lettres; mais il lui fallut partir sans dire adieu -à la divine Olympe. Le lundi au soir, 16 décembre 1713, il écrivit -avant de monter en voiture: «Adieu, mon adorable: si on pouvait écrire -des baisers, je vous en enverrais une infinité par le courrier.» -Trois jours après, il écrivait du fond d'un yacht qui le conduisait -de Rotterdam à Gand: «Nous avons un beau temps et un bon vent. Nous -ne sommes que nous deux, M. de M*** et moi; je vous jure que je ne -m'aperçois pas que je suis dans la compagnie d'un bon pâté et d'un -homme d'esprit. Ma chère Pimpette me manque; mais je me flatte qu'elle -ne me manquera pas toujours, puisque je ne voyage que pour la faire -voyager elle-même.» - -Dans la lettre suivante, Voltaire raconte son arrivée à Paris, où -il débarqua la veille de Noël: «A peine suis-je arrivé à Paris, que -j'ai appris que M. L*** avait écrit à mon père contre moi une lettre -sanglante; qu'il lui avait envoyé les lettres que madame votre mère -lui avait écrites, et qu'enfin mon père a une lettre de cachet pour me -faire enfermer. Je n'ose me montrer. J'ai fait parler à mon père; tout -ce qu'on a pu obtenir de lui a été de me faire embarquer pour les Iles; -mais on n'a pu le faire changer de résolution sur son testament qu'il -a fait, dans lequel il me déshérite. Ce n'est pas tout: depuis plus de -trois semaines je n'ai point reçu de vos nouvelles, je ne sais si vous -vivez et si vous ne vivez point bien malheureusement; je crains que -vous ne m'ayez écrit à l'adresse de mon père, et que votre lettre n'ait -été ouverte par lui.» - -Voltaire caressa beaucoup ses amis les jésuites pour les déterminer -à enlever sa maîtresse à la religion protestante, c'est-à-dire à -l'arracher de la Hollande pour le bon plaisir du poëte amoureux. Il -dressa si bien ses batteries, il mit si à propos tout son monde en -campagne, qu'il s'en fallut de bien peu que ce dessein tout catholique -ne réussît. Il continue à écrire: «Si vous avez assez d'inhumanité pour -me faire perdre le fruit de tous mes malheurs et pour vous obstiner à -rester en Hollande, je vous promets bien sûrement que je me tuerai à -la première nouvelle que j'en aurai. Je me suis mis, perdant la tête, -en pension chez un procureur, afin d'apprendre le métier de robin -auquel mon père me destine; me voilà fixé à Paris pour longtemps; -vous n'avez qu'un moyen pour y venir, car est-il possible que j'y -vive sans vous? L'évêque d'Évreux, en Normandie, est votre cousin; -écrivez-lui; insistez surtout sur l'article de religion; dites-lui que -le roi souhaite la conversion des huguenots, et que, étant ministre -du Seigneur et votre parent, il doit, par toutes sortes de raisons, -favoriser votre retour. Écrivez-moi à M. de Saint-Fort, chez Me Alain, -procureur au Châtelet, près les degrés de la place Maubert.» - -Enfin nous arrivons à la catastrophe. Vous croyez peut-être que -Pimpette se convertit à la religion catholique pour les beaux -yeux d'Arouet? Hélas! Pimpette était femme, Arouet était loin: le -dirai-je? elle trouva plus simple de s'en faire conter par un autre. -Ce n'était point le poëte que la belle avait aimé, c'était le page de -l'ambassadeur de France; or le page qui succéda à Voltaire chez le -marquis de Châteauneuf lui succéda dans le cœur de Pimpette. La pauvre -madame du Noyer eut bientôt à enregistrer parmi ses _Lettres galantes_ -celles de cet autre page à sa fille. - -De page en page, mademoiselle Olympe du Noyer finit par trouver un -homme. Le baron de Vinterfeld paya les dettes d'amour de Voltaire. Il -est vrai que bientôt Voltaire paya les dettes d'argent du baron de -Vinterfeld. Au bout de quelques années, il déjeunait avec mademoiselle -de Livry quand on annonça madame la baronne de Vinterfeld. «C'est -Pimpette!» s'écrie-t-il. Et il lui saute au cou avec une soudaine -renaissance d'amour. Il parut si follement heureux, que mademoiselle de -Livry lui demanda une pièce de vingt-quatre sous pour se faire conduire -chez elle par des porteurs, disant qu'elle n'avait que faire devant de -telles embrassades. Mais Olympe du Noyer de s'écrier: «N'est-ce que -cela, madame? Apprenez donc que je suis mariée!» - -Et elle conta que son mari avait joué au jeu du système et qu'il -n'avait plus rien. Voltaire donna une poignée d'or et jeta une planche -de salut sur ce naufrage. - - * * * * * - -Je ne retrouve plus Olympe du Noyer dans la vie de Voltaire, si ce -n'est par cette lettre qu'il écrit au comte d'Argental des neiges -de Berlin, le 22 février 1751: «O destinée! ô neiges! ô maladies! -ô absence! Comment vous portez-vous, mes anges? Sans la santé tout -est amertume. Le roi de Prusse m'a donné la jouissance d'une maison -charmante; mais, tout Salomon qu'il est, il ne me guérira pas. Tous les -rois de la terre ne peuvent rendre un malingre heureux. Il faut que -je vous parle d'une autre anicroche. André, cet échappé du système, -s'avise, au bout de trente ans, un jour avant la prescription, de faire -revivre un billet que je lui fis étant jeune homme pour des billets de -banque qu'il me donna dans la décadence du système, et que je voulus -faire en vain passer au _visa_, en faveur de madame de Vinterfeld, qui -était alors sans argent. Ces billets de banque d'André étaient des -feuilles de chêne. Il m'avait dit depuis qu'il avait brûlé mon billet -avec toutes les paperasses de ce temps-là; aujourd'hui, il le retrouve -pendant mon absence, il le vend à un procureur, et fait saisir tout -mon bien. Ne trouvez-vous pas l'action honnête? Je crois que je serai -obligé de le payer et de le déshonorer, attendu que mon billet est pur -et simple, et qu'il n'y a pas moyen de plaider contre sa signature et -contre un procureur[26].» - -Mais paye-t-on jamais trop cher les belles dettes de la jeunesse? - - -III. - -LA DUCHESSE DE VILLARS. - -Le maréchal de Villars était un héros de roman plutôt qu'un héros du -grand siècle. Mais la maréchale était plus romanesque encore. Elle se -prit d'une vraie passion pour Voltaire, peut-être parce qu'elle l'avait -vu à la première représentation d'_Œdipe_ paraître sur la scène et -porter irrespectueusement la queue du grand prêtre. Elle demanda quel -était ce jeune homme qui voulait faire tomber la pièce. Apprenant que -c'était l'auteur lui-même, elle l'appela dans sa loge et lui donna -sa main à baiser. «Voilà, dit le duc de Richelieu à Voltaire en le -présentant, deux beaux yeux auxquels vous avez fait répandre bien des -larmes.--Ils s'en vengeront sur d'autres,» répondit Voltaire. Les beaux -yeux se vengèrent sur lui. - -Voltaire, pour cette belle action, bien plutôt que pour avoir écrit -_Œdipe_, fut présenté à la duchesse, qui lui fit porter la queue de sa -robe, mais qui ne lui permit pas de la trop relever. - -On a quelques notes à peine sur la passion de Voltaire pour la -maréchale de Villars, «la seule femme qui l'ait emporté sur l'amour du -travail.» Il écrit, en 1716, à la marquise de Mimeure, sa confidente: -«On a su me déterrer dans mon ermitage pour me prier d'aller à Villars; -mais on ne m'y fera point perdre mon repos. Je porte à présent un -manteau de philosophe dont je ne me déferai pour rien au monde. Vous -me faites sentir que l'amitié est d'un prix plus estimable mille fois -que l'amour. Il me semble même que je ne suis pas du tout fait pour -les passions. Je trouve qu'il y a en moi du ridicule à aimer, et j'en -trouverais encore davantage dans celles qui m'aimeraient. Voilà qui est -fait; j'y renonce pour la vie.» Il avait vingt-deux ans! - -Il est amoureux, mais il dit aux autres qu'il ne l'est pas; il se le -dit à lui-même «pour tromper sa faim». La belle maréchale de Villars -joue de l'éventail comme Célimène; elle promet par son sourire toutes -les fêtes de l'amour; elle cache dans son sein les brûlantes épîtres de -Voltaire; mais quand Voltaire veut aller où sont ses épîtres, on lui -dit qu'il n'y a pas de place. - -Il a beau dire, à lui comme aux autres, qu'il n'est point amoureux: -il passe ses nuits, le railleur Voltaire, à rêver sous les arbres du -parc de Villars ou sous les fenêtres de la maréchale. Ces vers ne -disent-ils pas tout haut combien il l'aime? - - Divinité, que le ciel fit pour plaire, - Vous qu'il orna des charmes les plus doux, - Vous que l'Amour prend toujours pour sa mère, - Quoiqu'il sait bien que Mars est votre époux: - Qu'avec regret je me vois loin de vous! - Et quand Sully quittera ce rivage, - Où je devrais, solitaire et sauvage, - Loin de vos yeux vivre jusqu'au cercueil, - Qu'avec plaisir, peut-être trop peu sage, - J'irai chez vous, sur les bords de l'Arcueil, - Vous adresser mes vœux et mon hommage! - C'est là que je dirai tout ce que vos beautés - Inspirent de tendresse à ma muse éperdue; - Les arbres de Villars en seront enchantés, - Mais vous n'en serez point émue. - N'importe, c'est assez pour moi de votre vue. - -La belle duchesse _que l'Amour prenait pour sa mère_ consentait bien -à se pencher au bras de Voltaire pour courir avec lui sous les ramées -ténébreuses; mais Voltaire avait beau supplier, c'était toujours la -forêt de Diane. - -Toutefois, plus d'un commentateur a osé mettre en doute la vertu de la -maréchale en lisant d'autres vers de Voltaire: - - Alors que vous m'aimiez, mes vers furent aimables.... - -Voltaire avait vingt-deux ans; il était célèbre; un portrait de -Largillière nous le représente plein de grâce et d'esprit: bouche -moqueuse, profil spirituel, airs de gentilhomme, front lumineux, main -fine ornée d'une fine manchette. En vérité, la duchesse était bien -vertueuse: résister à Voltaire sous la régence! Pendant plus d'une -année, Voltaire ne vécut que pour elle. «Elle m'a fait perdre bien du -temps,» disait-il plus tard. C'était de l'ingratitude! Aimer,--quand -on a vingt-deux ans,--est-ce du temps perdu? Gœthe aussi disait en -ressouvenir de Frédérique: «Elle m'a fait perdre les deux plus belles -années de ma vie.» Et Frédérique morte lui avait donné la Marguerite de -Faust! deux mille ans d'immortalité! - - -IV. - -MADEMOISELLE DE CORSEMBLEU. - -On se rappelle que le régent avait exilé Voltaire. Quand le poëte -partit pour l'exil, comme tout allait mal pour lui et qu'il jugeait -que tout allait mal pour les autres, il s'écria avec colère: «Il faut -croire que le royaume des cieux est tombé en régence!» Lui-même allait -tomber sous la régence de mademoiselle de Corsembleu. - -Le duc de Béthune le conduisit au château de Sully, où Chaulieu, La -Fare et Chapelle avaient naguère ouvert gaiement les séances de leur -académie païenne. - -Voltaire était seul. Au lieu de chanter le pampre qui court en -guirlandes sur les flancs de Vénus, il composa mélancoliquement une -tragédie, _Artémire_. Mais voilà sa solitude qui va se peupler: il -rencontre un jour en promenade une voisine de campagne, mademoiselle -de Corsembleu. «Vous êtes fort belle, lui dit-il, mais vous portez un -nom de comédie.--Je ne porte pas un nom de comédie, mais je voudrais -jouer la tragédie.» Il lui donne à apprendre le rôle d'Artémire; il en -devient amoureux, et ne voit pas qu'elle joue mal. - -La pièce s'achève, la passion commence à peine; il revient à Paris deux -fois fou. Il va droit au Théâtre-Français, la tragédie d'une main et la -tragédienne de l'autre. On reçoit du même coup sa pièce et sa maîtresse. - -Le 15 février 1720, le beau Paris, le Paris lettré et curieux fut -appelé à voir ce qu'on appelait le miracle de l'amour. On annonçait -tout à la fois un chef-d'œuvre et une grande actrice. Déjà on ne jurait -que par Corsembleu. - -Mais mademoiselle de Corsembleu n'eut pas le génie de sauver une pièce -qui manquait de génie. Voltaire fut deux fois sifflé: sifflé pour son -esprit et sifflé pour son cœur. - -Mademoiselle de Corsembleu ne voulut pas prendre sa revanche. Elle -repartit pour son pays, entraînant Voltaire, qui, d'ailleurs, ne se -fit pas prier pour aller oublier dans la solitude de Sully cette -mésaventure tragico-amoureuse. Il aimait mieux encore être exilé par le -régent que par le parterre du Théâtre-Français. - -Voltaire prit sa revanche; mais que devint mademoiselle de Corsembleu? -Artémire se vengea-t-elle sur quelque gentillâtre de sa province, -ou passa-t-elle ses jours attristés dans quelque couvent de filles -repenties? - - -V. - -MADEMOISELLE AURORE DE LIVRY. - -C'est une comédie. La scène se passe à Paris, rue Cloche-Perce,--Paris, -une ville du temps passé qui n'existe plus aujourd'hui.--Il y a en -scène un peintre et un poëte. Le peintre est un grand portraitiste, -il se nomme Largillière; le poëte est un grand prosateur, il se nomme -Voltaire. Le peintre fait le portrait du poëte; Voltaire pose mal, mais -il conte si bien, que le peintre déclare qu'on n'a jamais mieux posé. -Que conte Voltaire? L'histoire de la célèbre représentation d'_Œdipe_. -«Eh bien! vous avez eu là une belle idée! s'écrie Largillière. Comment, -quand toute une salle est émue jusqu'aux larmes et jusqu'à la terreur, -quand le plus beau monde de Versailles et de Paris est là, qui dans son -admiration voudrait presser dans ses bras l'auteur d'un chef-d'œuvre, -voilà que M. de Voltaire, ne prenant pas son triomphe au sérieux, -s'avise d'entrer en scène comme un enfant gâté du public et de porter -la queue du grand prêtre tout en riant aux éclats de la scène la plus -tragique d'_Œdipe_!--Croyez-moi, monsieur Largillière, ç'a été là le -seul trait de génie de ma pièce.--Alors faites des comédies.--J'ai -commencé la comédie du dix-huitième siècle et je la finirai, si les -trois Parques me le permettent.--Je m'en rapporte à vous. Il y a deux -manières de comprendre le génie: avoir une foi sérieuse ou ne croire -à rien. Vous rappelez-vous la fable où le statuaire tremble devant le -dieu qu'il vient de faire?--Oui, mon cher. Moi, je fais des dieux, mais -je m'en moque.--Posez donc mieux, monsieur de Voltaire. Pour moi, je -fais des hommes et je ne m'en moque pas. Il est vrai que jusqu'ici je -n'ai jamais peint que des hommes de génie, y compris Ninon de Lenclos.» - -Voltaire se récria: «Moi, un homme de génie! Pourquoi? Est-ce pour la -rime? J'ai un bien mauvais dictionnaire de rimes. Est-ce pour l'idée? -Je n'ai pas encore pensé. Un faiseur de tragédies n'est qu'un maître -mosaïste qui a l'art de placer à propos des urnes, des lampes, des -poignards, des songes, des imprécations et des monologues. Non, non. -Tant que je ferai des tragédies, je ne prendrai au sérieux ni l'auteur -ni la pièce. Pourquoi Platon bannissait-il les poëtes de sa République? -C'est que les poëtes sont des espèces de fous à idées fixes qui, se -vouant à un seul but, sont incapables d'atteindre aux autres. Dieu -nous a créés avec mille facultés diverses qu'il est de notre devoir -de mettre en œuvre. L'homme parfait est celui qui est tout à la fois -poëte, amoureux, homme d'État, savant, mondain; en un mot, sachant -tous les chemins de la vie. L'homme de génie est l'homme universel; -l'homme à idée fixe est une bête de génie. Aussi, madame de La Sablière -avait-elle raison de dire en parlant de La Fontaine, de ses chiens et -de ses chats: «J'ai laissé toutes mes bêtes à la maison.»--Eh bien! -moi, je ne crois pas à l'universalité, dit Largillière: celui qui veut -arriver à tout n'arrive à rien. Moi aussi, quand j'avais vingt ans, -je voulais devenir un peintre d'histoire, un portraitiste, un peintre -de genre. J'ai eu peur de devenir un peintre d'enseignes.--Que de -peintres d'enseignes dans la littérature! s'écria Voltaire.--Je me suis -contenté, continua Largillière, de faire des parodies de la figure -humaine.--Il fallait bien que la France eût son Van Dyck.--Ce qui me -charme aujourd'hui en faisant le portrait de M. de Voltaire, c'est que -je peins un homme qui sera et non un homme qui a été; car jusqu'ici je -n'ai peint que des rides, comme si le génie ne comptait qu'avec les -années.--Nous réformerons cela. Ah! si je m'appelais Zeuxis, Van Dyck -ou Largillière, j'aimerais mieux peindre une belle fille qu'un homme de -génie.--Les belles filles ne posent jamais; comme les oiseaux d'avril -elles battent des ailes et s'envolent.--Tout justement en voilà une.» - -Ici la scène se complique d'un troisième personnage. Une jeune fille -belle comme la Jeunesse et jeune comme la Beauté s'était montrée au -seuil de la porte. «Monsieur de Voltaire? murmura-t-elle d'une voix -timide.--C'est moi,» répondit Voltaire en se levant comme un point -d'admiration. La jeune fille regarda Largillière et dit d'une voix plus -émue: «Je désire parler à monsieur de Voltaire.--Je ne m'y oppose pas,» -dit sournoisement le peintre émerveillé de cette vision, à ce point -qu'il défigura presque son portrait d'un coup de pinceau irréfléchi. -Mais Voltaire lui-même va vous dire ce roman, comme il l'a dit à la -marquise de Boufflers à peu près en ce style: - -«J'avais vingt-quatre ans, j'étais déjà célèbre; j'avais oublié -Pimpette avec les comédiennes du théâtre et les comédiennes du monde. -Je ne croyais ni à Dieu ni au diable, je soupais à fond tous les jours -de ma vie sans m'inquiéter si le soleil se lèverait le lendemain. -J'étais plongé comme un pourceau dans le bourbier philosophique de mon -parrain, l'abbé de Châteauneuf. Ninon de Lenclos, en me léguant sa -bibliothèque, ne m'avait légué que de mauvais livres: c'étaient mes -articles de foi. - -Un jour que je posais pour Largillière, une jeune fille se présente -devant moi. Elle était si belle, que je me levai devant elle sans -trouver un mot. Par exemple, elle était vêtue pour l'amour de Dieu: une -robe de belle étoffe à ramages, mais fanée depuis longtemps. La pauvre -fille ne savait que me dire, moi je ne savais que lui répondre. Je la -priai de s'asseoir; elle voulut rester debout. «Monsieur de Voltaire, -je venais à vous...» Elle était pâle et défaillante; je la pris dans -mes bras et l'appuyai sur mon cœur. Elle s'éloigna de moi sans se -courroucer. «Monsieur de Voltaire, je me destine au théâtre, c'est ma -dernière ressource, car je n'ai plus ni père ni mère; mais avant de -débuter il faut que je prenne des leçons. Vous connaissez mademoiselle -Lecouvreur?--Mademoiselle Lecouvreur, comme toutes les grandes -comédiennes, n'a pris de leçons que de son cœur. Pourtant, si vous -voulez, je vous conduirai chez elle. Mais que vous apprendra-t-elle? -elle vous apprendra à dire comme elle dit avec sa passion, et non avec -la vôtre. Avez-vous aimé?» - -Largillière leva la séance.--La jeune fille rougit et sembla -interdite. Je pris mon plus doux sourire et me rapprochai d'elle. -«Croyez-moi, mademoiselle, c'est à moi de vous donner des leçons. La -préface du théâtre, c'est l'amour.» Je lui saisis la main et la portai -à mes lèvres avec une tendresse un peu brusque. «Vous allez voir,» lui -dis-je en prenant un air déclamatoire. Je m'éloignai de quelques pas, -et je revins vers elle en lui disant d'un air passionné des vers de -tragédie. Elle prit plaisir au jeu; d'ailleurs la pauvre fille n'avait -pas le temps de faire la rebelle; elle n'avait pas soupé la veille et -elle portait toute sa fortune sur son dos. Elle avait vendu peu à peu -jusqu'à ses hardes, croyant qu'il y a un Dieu pour les orphelins. Elle -s'était présentée à la Comédie-Française pour demander à débuter. Un -méchant comédien qui me savait l'oracle du lieu eut l'idée d'envoyer -vers moi cette pauvre fille. Que vous dirai-je, madame la marquise? -elle eut beau s'en défendre, il fallut bien qu'elle prît avec moi -une première leçon de déclamation; leçon éloquente, car c'était mon -cœur qui la donnait. «Comment vous nommez-vous? lui demandai-je après -lui avoir montré comment on parle d'amour.--Mademoiselle Aurore de -Livry.--Un beau nom qui sera redit de bouche en bouche, comme celui de -mademoiselle Lecouvreur. Où demeurez-vous?--Rue Saint-André des Arts, -où ma mère est morte, et où je dois plus de quatre-vingts écus. Aussi -Dieu sait toutes les insultes qu'il me faut subir faute d'argent.--Je -ne vous en donnerai pas, lui dis-je, par une bonne raison: c'est que -si je vous en donne, vous aurez pour moi de la reconnaissance et vous -n'aurez pas d'amour; mais ma maison est à vous, restez-y; je vous -conduirai à la Comédie; après la comédie, nous irons souper follement -en belle compagnie; après souper, nous nous aimerons jusqu'au matin. Le -jour venu, j'écrirai sur vos genoux quelques vers de tragédie, quelques -rimes galantes, jusqu'à l'heure où les oisifs viendront nous prendre -pour déjeuner et pour courir Paris, bras dessus bras dessous, ou en -carrosse.» - -Tout autre à ma place fût allé à son secrétaire et eût compté -quatre-vingts écus pour les offrir à mademoiselle de Livry: il n'eût -recueilli là que de la reconnaissance, une fleur morte, sans parfum. -Mademoiselle de Livry me considéra tout de suite comme un amant et non -comme un bienfaiteur. Ce ne fut pas sans prières, sans combat et sans -larmes. Ah! qu'elle était belle dans sa défense, avec ses cheveux -épars, ses yeux si doux, ses joues tour à tour blanches et rouges! -Elle m'a avoué depuis que c'était sa vertu seule qui luttait contre -moi comme par instinct de la résistance, car elle m'aimait avant de me -voir. Comme César, je n'avais eu qu'à me montrer pour être vainqueur. -Passez-moi cette jactance d'empereur romain, vous savez que je n'en -abuse pas. - -Vous connaissez ma vie, je ne vous raconterai pas mot à mot toutes -les phases ni toutes les phrases de ce charmant amour. J'avais jeté -avec dédain le manteau des philosophes, je ne voyais plus la sagesse -humaine que sous la figure de mademoiselle de Livry. Quels gais -soupers! Cet air de mélancolie qu'elle avait à notre première entrevue, -elle ne l'avait plus que çà et là, quand je lui laissais le temps de -réfléchir; sa passion avait d'ailleurs tous les caractères: tour à tour -sereine comme un beau ciel ou emportée comme une cavale enivrée par la -course, tour à tour folle et bruyante, pensive et attendrie. La rue -Cloche-Perce était pour moi le paradis. Dans ce temps-là je croyais au -paradis: je ne crois plus qu'au paradis perdu. - -Ce bonheur-là dura bien six semaines; je n'ai pas compté; je vivais -comme dans un rêve; quand le réveil est venu, je n'ai pas voulu me -souvenir. Heureusement que j'ai retrouvé une folie, quand j'ai perdu -celle-là. - -Si vous pouviez voir mon portrait peint alors par Largillière, vous -verriez le portrait d'un homme heureux, ou plutôt d'un amant, car les -joies de l'amour ne donnent pas cet air de sérénité et de béatitude -qu'on voit aux élus du bonheur. Je me rappelle toujours comment -Largillière a peint ce portrait; il venait le matin, toujours trop -matin, car il nous trouvait couchés. Elle sautait dans la ruelle et -lui disait de sa voix fraîche: «Monsieur Largillière, jetez-moi mes -pantoufles.» Il lui passait ses mules roses pendant que je courais à -ma robe de chambre et à mes peignes. Je posais et je n'y avais pas -d'ennui, car à tout instant elle venait se pencher au-dessus de mon -fauteuil. Et puis la séance était interrompue par un déjeuner frugal -et spirituel, des fruits et du café. Largillière m'aurait bien donné -son talent pour ma maîtresse. Il voulait la peindre aussi, pour que son -portrait fût accroché en face du mien. Mais l'Amour ne donne jamais -le temps à un peintre de peindre les deux amants: le portrait de l'un -n'est pas fini que déjà l'autre n'est plus là. - -Mademoiselle de Livry emporta mon portrait à peine achevé dans sa -chambre de la rue Saint-André des Arts, car j'avais fini par payer -ce qui était dû. Vous connaissez le dénoûment: Génonville, mon cher -Génonville, était touché de cet amour inattendu qui promettait de ne -finir qu'avec nous; Génonville venait assidûment déjeuner avec nous. Il -nous disait qu'on n'avait jamais si bien marié l'esprit et la beauté. -Il n'y a sorte d'épithalames qu'il n'ait chantés en notre honneur, -jusqu'au jour où il me laissa la liberté de lui chanter un épithalame -à lui-même, car il m'enleva ma maîtresse[27]. - -Je dois dire que j'avais eu le tort de me laisser marquer par la -petite vérole et que je ne portais pas alors le masque de l'Amour. Je -me rappelle que ce fut en pleurant que j'écrivis ces vers, n'osant -encore montrer ma figure: - - Mais, ciel! quel souvenir vient ici me surprendre! - Cette aimable beauté qui m'a donné sa foi, - Qui m'a juré toujours une amitié si tendre, - Daignera-t-elle encor jeter les yeux sur moi? - Hélas! en descendant sur le sombre rivage, - Dans mon cœur expirant je portais son image; - Son amour, ses vertus, ses grâces, ses appas, - Les plaisirs que cent fois j'ai goûtés dans ses bras, - A ces derniers moments flattaient encor mon âme; - Je brûlais, en mourant, d'une immortelle flamme; - Grands dieux! me faudra-t-il regretter le trépas! - -N'ayez jamais la petite vérole. Les cruels! ils m'ont dit: _Nous -partons en avant pour aller à la Comédie_. Et ils ne sont pas revenus. -Mon meilleur ami! ma plus chère passion! J'étais furieux et je -voulais tirer l'épée; mais la perfide m'écrivit pour me demander ses -pantoufles,--tout son bien!--Je me mis à rire; mais je croyais rire -encore que j'avais les yeux baignés de larmes, car dans sa lettre -elle me disait des choses si tendres, si folles, si cruelles et si -charmantes! Par exemple, je me rappelle ceci: _Ah! mon cher amoureux! -je vous adorerai jusqu'à la mort, car un autre, c'est vous encore! -Figurez-vous que je suis morte, et faites mon épitaphe: Ci-gît qui -a bien aimé son amant!--Si M. de Génonville m'a enlevée, c'est que -nous avons pensé tous les deux que, si je restais plus longtemps avec -vous, vous ne feriez jamais plus rien. Je vous laisse aux neuf Muses. -Adieu!_--Ah! ce n'étaient pas les neuf Muses qu'il me fallait, c'était -la dixième. J'ai couru après la fugitive, décidé à tout; ne pouvant la -retrouver, je me suis enfermé chez moi avec mon désespoir. J'ai fini -par me retrouver moi-même.» - -Ainsi parla Voltaire, ainsi dut parler Voltaire à la marquise de -Boufflers. - -Mais ceci n'est pas la fin de l'histoire. Que devint mademoiselle -Aurore de Livry? Génonville ne la captiva pas bien longtemps; elle -avait la passion de la comédie, elle aimait les enlèvements. Un mauvais -comédien, bâtard de Baron, l'enleva à Génonville et la conduisit en -Angleterre dans une troupe recueillie un peu partout. Cette troupe de -hasard débarqua dans un café ayant pour enseigne l'_Écu de France_. -Après six semaines d'attente, les comédiens et les comédiennes -montrèrent enfin leur talent et leurs figures sur un méchant théâtre -de la Cité. Mademoiselle de Livry, qui jouait mal les rôles de la -Lecouvreur, fut seule applaudie; mais elle ne put sauver la troupe du -naufrage: elle demeura au cabaret pour répondre de la dette de ses -compagnons. Comme elle était belle et charmante, l'hôtelier ne voulut -point se venger sur elle de tous les mauvais tours que lui avaient -joués ces comédiens sans feu ni lieu, sans foi ni loi. Loin de lui -faire des reproches, il lui dit qu'elle pouvait demeurer dans son café, -sans s'inquiéter de sa nourriture ni de son logement. Il était trop -heureux d'avoir une si belle fille pour enseigne. Les belles filles -sont comme les hirondelles: elles portent bonheur à la maison. - -Le café était partagé en deux salles bien distinctes: d'un côté, -la bière, la pipe et les gens de rien; de l'autre côté, le café, -la tabatière et les gens de bonne compagnie, tous Français pour la -plupart. Mademoiselle de Livry ne se montrait ni d'un côté ni de -l'autre. Elle vivait avec beaucoup de réserve dans une chambre en haut, -attendant la fortune. Çà et là cependant elle traversait le café avec -la légèreté d'une fée, au retour de la promenade ou de la messe, «car -elle avait toutes les faiblesses, même celle du confessionnal.» - -L'hôtelier, quand elle passait ainsi avec tant de grâce adorable, -ne manquait pas de dire à ses habitués qu'il avait sous son toit la -perle des belles filles. Parmi ses habitués se trouvait d'aventure le -marquis de Gouvernet, qui jusque-là avait dépensé ses revenus pour les -fleurs rares. On a parlé de sa fureur pour les tulipes; celle qu'il -appelait _Madame de Parabère_ avait coûté mille pistoles. Ce maître fou -serait allé au Pérou pour y cueillir une rose bleue. Dès qu'il vit -mademoiselle de Livry, il sembla oublier sa passion pour les fleurs. -Cependant la première fois qu'il essaya de lui parler, ce fut avec un -bouquet qui lui avait bien coûté cinquante écus. Elle prit le bouquet -malgré elle, comme si le diable eût conduit sa main. Le marquis demanda -à monter chez elle, elle lui refusa sa porte tout net; il insista, -elle résista; il n'était pas homme à abandonner le siége, lui qui -avait montré tant de vaillance et tant d'acharnement pour les plus -belles tulipes de Harlem. «Je veux aller chez elle, dit-il un matin -à l'hôtelier.--Cela ne se peut pas, dit cet homme, qui connaissait -la fierté et la vertu de mademoiselle de Livry (il y a de la vertu -partout).--Il faut bien que cela se puisse, dit le marquis. Qu'on -m'apporte chez elle mon chocolat et mes gazettes.» - -L'hôtelier n'osa point répliquer. Le marquis monta l'escalier de l'air -d'un homme qui ne s'arrêtera pas en chemin; l'hôtelier le suivit avec -une tasse de chocolat, la _Gazette de Hollande_, l'_Année littéraire_ -et le _Mercure de France_. La clef était sur la porte, le marquis -ouvrit et entra gaiement, comme si c'était la chose du monde la plus -simple. «Eh! mon Dieu! s'écria mademoiselle de Livry, qui entre ainsi -chez moi avec tant de fracas?--C'est un homme, dit le marquis. Il n'y a -pas de quoi vous recommander à Dieu.» - -Et s'adressant à l'hôtelier: «Eh bien! mettez donc tout cela sur -la table, car j'ai faim. Madame, asseyez-vous, car vous voyez que -je m'assieds moi-même.--Monsieur, dit mademoiselle de Livry, vous -devriez être debout et vous en aller, car je ne reçois pas la visite -d'un inconnu.--Mais je suis très-connu: on m'appelle le marquis de -Gouvernet, j'ai couru le monde, je ne suis pas méchant, je n'ai -jamais coupé la tête qu'à des roses ou à des tulipes, et encore ai-je -souffert chaque fois que cela m'est arrivé. Aimez-vous les tulipes, -mademoiselle? Mais il s'agit bien de tulipes quand le chocolat est -servi! Prenez-vous du chocolat avec moi ou sans moi? Comme vous -voudrez.--Cet homme m'assassine,» dit mademoiselle de Livry en -regardant l'hôtelier. Elle finit par prendre son parti et par s'asseoir -elle-même. «Voulez-vous me lire les gazettes? poursuivit le marquis, -ou plutôt voulez-vous travailler en tapisserie avec vos mains de -fée?--Mademoiselle, dit tout bas à la comédienne l'hôtelier d'un air -respectueux, c'est un original; mais ne vous offensez pas, car c'est -un excellent homme: il a donné cent guinées à ma fille le jour de son -mariage.» - -Cependant le marquis de Gouvernet avait ouvert son journal et avait bu -quelques gorgées de chocolat, sans plus de façon que s'il se fût trouvé -chez lui. Mademoiselle de Livry se remit à sa tapisserie. «Parlons -rondement, dit le marquis; vous êtes pauvre.--Puisque je n'ai besoin de -rien, dit mademoiselle de Livry, c'est que je ne suis pas pauvre.--Ce -sont là des phrases: je sais bien qu'on ne mange pas l'argent, comme -l'a prouvé le roi Midas; mais, toutefois, sans argent on peut mourir -de faim.--Ce n'est jamais par là que je mourrai.--Ne soyez pas si -fière, mademoiselle; je sais votre vertu, je vois votre beauté, j'ai le -droit de vous parler franc. Eh bien! ce brave hôtelier a beau faire, -vous manquez de tout, et, par dignité, il vous arrive souvent de vous -dérober un repas.--C'est par ordre du médecin, dit mademoiselle de -Livry en rougissant.--Que le diable vous emporte! murmura le marquis -de Gouvernet en essuyant deux larmes. Ne voyez-vous pas que je pleure -comme un enfant? Écoutez, j'ai de quoi nourrir cinquante belles filles -comme vous; voulez-vous que je vous donne ma clef? vous ferez la -charité vous-même.» - -Mademoiselle de Livry repoussa hautement cette proposition. Toutefois, -elle ne voulait pas tenir le siége jusqu'à la famine; elle signa un -traité d'alliance. «Je vous épouse, lui dit le marquis à la troisième -entrevue.--C'est une folie, dit-elle avec attendrissement.--Tant -mieux, reprit-il, c'est que je suis encore dans l'âge de faire des -folies.--Oui, mais je vous empêcherai bien de faire celle-là; un homme -de votre condition ne peut pas épouser une fille sans dot.--Vous avez -raison. Mais vous aurez une dot, car j'ai pris tout à l'heure deux -billets de loterie sur l'État; vous allez en choisir un.--Je veux bien, -ne fût-ce que pour faire des papillotes.» - -Le billet de loterie gagna vingt mille livres sterling. Voilà un beau -sujet de comédie! Mais cette comédie, Voltaire l'a commencée[28]. -Mademoiselle de Livry eut une dot et devint marquise de Gouvernet. - -Le bruit de cette aventure se répandit à Paris et à Versailles, dans -les salons et dans les coulisses; les princesses de la cour et celles -du théâtre ne tarissaient pas sur ce roman. Voltaire écoutait en -silence, toujours triste quand il songeait qu'en perdant mademoiselle -de Livry il avait perdu sa jeunesse elle-même. Il se consolait un peu -dans l'espérance de la revoir. «Elle n'a pu m'oublier, se disait-il; -dès que ses beaux yeux s'arrêteront sur moi, elle me tendra la main, et -je me jetterai dans ses bras.» Elle s'installa avec beaucoup de tapage -rue Saint-Dominique, où M. de Gouvernet avait un hôtel fastueux, mais -surtout un jardin des _Mille et une Nuits_. Aussi la marquise fut-elle -surnommée la sultane des Fleurs dès son retour à Paris. - -La _Henriade_ venait d'être imprimée. Voltaire lui en envoya un -exemplaire sur papier de Hollande, avec un bout de billet où il lui -rappelait que tous les vers amoureux répandus autour de Gabrielle, il -les avait écrits sous son inspiration et sur ses genoux. La marquise, -qui prenait au sérieux son titre d'épouse, ne répondit pas. Peut-être -lut-elle les vers amoureux de la _Henriade_: il y avait de quoi perdre -à jamais Voltaire dans son esprit romanesque. - -Je ne saurais peindre la fureur de Voltaire. Il fut un peu désarmé en -apprenant par madame de Fontaine-Martel que la marquise de Gouvernet -avait dégagé son portrait, car elle l'avait mis en gage chez Gersaint, -au pont Notre-Dame, à son départ pour Londres. - -Voltaire reprit courage dans son ancienne passion et alla bravement -à l'hôtel de Gouvernet. «Votre nom? lui demanda un suisse arrogant, -taillé en Hercule et tout frappé en or.--Monsieur de Voltaire.--Eh -bien, que monsieur s'inscrive, et demain je lui donnerai une réponse; -car le nom de _monsieur de Voltaire_, qui n'est pas connu ici, ne se -trouve pas sur la liste de madame la marquise.» - -Ce que c'est que la gloire! Voltaire, en ce temps-là, était reçu à bras -ouverts dans les meilleures maisons; il était le commensal des ducs -et des princes; aussi l'arrogance du suisse de madame la marquise de -Gouvernet ne l'humilia pas et le fit mourir de rire. Rentré chez lui, -comme il était encore en belle humeur, il prit un chiffon de papier et -il écrivit au courant de la plume cette adorable épître à la marquise: - -LES _VOUS_ ET LES _TU_. - - Philis, qu'est devenu ce temps - Où, dans un fiacre promenée, - Sans laquais, sans ajustements, - De tes grâces seules ornée, - Contente d'un mauvais soupé, - Que tu changeais en ambroisie, - Tu te livrais, dans ta folie, - A l'amant heureux et trompé - Qui t'avait consacré sa vie? - Le ciel ne te donnait alors, - Pour tout rang et pour tous trésors, - Que les agréments de ton âge: - Deux beaux seins que le tendre Amour - De ses mains arrondit un jour; - Un cœur simple, un esprit volage; - Un flanc, j'y pense encor, Philis, - Sur qui j'ai vu briller des lis - Jaloux de ceux de ton visage. - Avec tant d'attraits précieux, - Hélas! qui n'eût été friponne? - Tu le fus, qu'Amour me pardonne, - Tu sais que je t'en aimais mieux. - Ah! madame! que votre vie, - D'honneur aujourd'hui si remplie, - Diffère de ces doux instants! - Ce large suisse à cheveux blancs, - Qui ment sans cesse à votre porte, - Philis, est l'image du Temps: - On dirait qu'il chasse l'escorte - Des Amours, des Jeux et des Ris; - Sous vos magnifiques lambris - Ces enfants tremblent de paraître. - Hélas! je les ai vus jadis - Entrer chez toi par la fenêtre, - Et se jouer dans ton taudis[29]. - Non, madame, tous ces tapis - Qu'a tissus la Savonnerie, - Ceux que les Persans ont ourdis, - Et toute votre orfévrerie, - Et ces plats si chers que Germain - A gravés de sa main divine, - Et ces cabinets où Martin - A surpassé l'art de la Chine, - Vos vases japonais et blancs, - Toutes ces fragiles merveilles, - Ces deux lustres de diamants - Qui pendent à vos deux oreilles; - Ces riches carcans, ces colliers - Et cette pompe enchanteresse - Ne valent pas un des baisers - Que tu donnais dans ta jeunesse. - -A cette épître elle répondit par ces quatre vers: - - Quand Hébé, la blonde déesse - Qui verse à boire aux amoureux, - Met au tombeau notre jeunesse, - L'Amour ne descend plus des cieux. - -Elle écrivait l'épitaphe de son cœur; Voltaire consola le sien en -chantant: - - Fertur et abducta Lyrnesside tristis Achilles, - Æmonia curas attenuâsse lyra. - -Le poëte ne revit plus qu'une fois mademoiselle de Livry; ce fut peu de -jours avant sa mort: il se fit poudrer, il prit trois ou quatre tasses -de café, il monta en carrosse et donna l'ordre au cocher du marquis de -Villette de le conduire à l'hôtel de Gouvernet. - -Cette fois les portes s'ouvrirent à deux battants: la marquise avait -été prévenue; d'ailleurs, elle pouvait le recevoir sans conséquence: -elle était veuve et elle avait plus de quatre-vingts ans. - -Voltaire, tout essoufflé, lui prit la main et la baisa: «Voilà tout -ce que nous pouvons faire aujourd'hui, marquise,» dit-il en hochant -la tête. Elle n'en pouvait revenir de le voir si cassé et si vieux. -«Ah! mon ami Voltaire, lui dit-elle avec un sourire mélancolique, -qu'avons-nous fait de nos vingt ans? Ce jeune fou et cette jeune -folle qui s'aimaient si gaiement rue Cloche-Perce ou rue Saint-André -des Arts, ce n'est plus vous, ce n'est plus moi.--C'est vrai, dit -Voltaire, on meurt tous les vingt ans, on meurt tous les jours jusqu'à -l'heure suprême où le corps n'est plus qu'un linceul qui recouvre des -os. Bien heureux ceux qui ont vécu! Là-dessus, marquise, vous n'avez -point à vous plaindre, ni moi non plus.--Moi, grâce à Dieu! ma vie a -été un roman facile à lire; mais la vôtre, quelle lutte éloquente et -désespérée! Vous avez repris la guerre des Titans.--Oui, oui, j'ai -déchaîné Prométhée: j'en ai encore les mains toutes sanglantes. C'est -égal, maintenant que j'ai tracé mon sillon d'angoisses, j'ai oublié -le labeur et les larmes pour ne plus me souvenir que des roses qui -ont fleuri sous mes pieds. Ah! Philis, quelle fraîcheur printanière -sur tes joues de vingt ans! Je n'ai jamais cultivé de pêches à -Ferney sans en baiser une tous les ans en ton honneur. Ah! madame, -les vanités du monde vous ont-elles jamais redonné ces belles heures -filées d'amour et de temps perdu que nous dépensions il y a plus d'un -demi-siècle?--Hélas! dit la marquise, je donnerais bien mon hôtel, -mes fermes de Beauce et de Bretagne, mes diamants et mes carrosses, -avec mon suisse par-dessus le marché, pour vivre encore une heure de -notre belle vie.--Et moi, dit Voltaire en s'animant, je donnerais mes -tragédies et mon poëme épique, mes histoires et mes contes, toute ma -gloire passée, tous mes droits à la postérité, avec mon fauteuil à -l'Académie par-dessus le marché, pour vous prendre encore un seul des -baisers du bon temps.» - -Trouvèrent-ils un dernier baiser sur leurs lèvres mortes? - -La marquise était devenue dévote. Un prêtre qui vivait à sa table, et -qui l'endormait le soir avec des oraisons, vint brusquement se jeter -entre les vieux amoureux. - -Quand Voltaire fut parti, ce prêtre épouvanta la marquise en lui disant -qu'elle venait d'accueillir l'Antechrist dans sa maison. Elle voulut -faire pénitence pour ce retour vers des joies condamnées. Elle avait -toujours gardé le portrait de Voltaire; le lendemain un grand laquais -porta ce portrait à madame de Villette, avec un billet où madame -de Gouvernet priait Voltaire d'offrir à sa nièce «cette figure trop -longtemps aimée». Madame de Gouvernet voulait cacher ses craintes de -l'Antechrist sous un air de bonne grâce[30]. - -Le 30 mai 1778, M. de Voltaire rendit son âme à Dieu, et le lendemain -mademoiselle de Livry, marquise de Gouvernet, s'en alla chez les -morts. On peut dire qu'ils ont fait le voyage ensemble. Pendant que -la dépouille du philosophe frappait vainement à toutes les portes des -églises, la maîtresse de Voltaire était enterrée en grande pompe à -Saint-Germain des Prés. - -Se sont-ils revus là-haut? - - -VI. - -MADEMOISELLE LECOUVREUR. - -Dans l'amour de Voltaire pour Adrienne Lecouvreur, il y eut beaucoup de -haine, comme dans tous les amours. Voltaire, quoique assez voltairien, -ne pardonnait pas à la comédienne de lui ouvrir la porte de l'escalier -dérobé quand elle entendait le carrosse de milord Peterborough ou -du maréchal de Saxe. Voltaire, qui a toujours tranché du souverain, -voulait qu'on l'aimât comme un grand seigneur et non comme un poëte. Je -crois même que cette conquête lui coûta plus qu'un rôle et plus qu'une -épître. - -C'est en vain qu'on cherche dans ses lettres les souvenirs de cette -passion. A l'inverse des poëtes, ce que Voltaire oublie le plus, c'est -sa jeunesse. En cherchant bien, je retrouve ces quelques lignes, datées -des fêtes de Fontainebleau: «Mademoiselle Lecouvreur réussit ici à -merveille. Elle a enterré la Duclos. La reine lui a donné hautement -la préférence. Elle oublie, au milieu de ses triomphes, qu'elle me -hait[31].» - -Traduction libre: Elle me hait tant, qu'elle m'aime! - -Si on cherche dans les vers, on trouve d'abord ce billet: - - L'Amour honnête est allé chez sa mère, - D'où rarement il descend ici-bas. - Belle Chloé, ce n'est que sur vos pas - Qu'il vient encor. Chloé, pour vous entendre, - Du haut des cieux j'ai vu ce dieu descendre - Sur le théâtre; il vole parmi nous - Quand sous le nom de Phèdre ou de Monime - Vous partagez entre Racine et vous - De notre encens le tribut légitime. - Si vous voulez que cet enfant jaloux - De ces beaux lieux désormais ne s'envole, - Convertissons ceux qui devant l'idole - De son rival ont fléchi les genoux: - Il vous créa la prêtresse du temple; - A l'hérétique il faut prêcher d'exemple: - Prêchez donc vite, et venez dès ce jour - Sacrifier au véritable amour. - -Adrienne Lecouvreur ne manqua pas, sans doute, de se rendre à un si -beau dessein. - -La comédienne eut pour maîtres Dumarsais et Voltaire: Dumarsais comme -ami, Voltaire comme amant. Je crois que Voltaire lui donna encore de -meilleures leçons que Dumarsais. Si l'amour est un grand maître, c'est -surtout au théâtre. - -La comédienne joua mieux encore l'amour que la tragédie. Elle est -restée célèbre par ses passions tout autant que par son grand jeu. -Elle est morte jeune, d'ailleurs; c'est encore une bonne fortune pour -la postérité. Il n'y a que les philosophes, comme son ami Voltaire, -qui aient le droit de vivre leur siècle. Les poëtes et les comédiennes -portent mal leur couronne de cheveux blancs. Le vieillard de Téos ne -serait admis en France que dans les jours du carnaval. - -Adrienne Lecouvreur mourut peut-être dans les bras de Voltaire, mais à -coup sûr bien loin de lui, car elle avait les yeux fixés sur un buste -de Maurice de Saxe, à qui elle débitait à tort et à travers des tirades -tragiques[32]. - -Après sa mort, il lui arriva ce qui arriva plus tard à Voltaire. Elle -qui avait légué cent mille livres aux pauvres, lui qui avait bâti une -église, ils furent tous les deux proscrits du cimetière. Si l'on peut -retrouver Voltaire au Panthéon, on ne sait où aller prier pour sa chère -comédienne. Pourtant, si on démolissait les maisons qui sont à l'angle -de la rue de Bourgogne et de la rue de Grenelle, on retrouverait -peut-être les cendres de celle-là qui a fait tressaillir dans leurs -tombeaux les pâles héroïnes de Voltaire. - -Adrienne Lecouvreur a passé sa vie à aimer: du comédien Legrand au -chevalier de Rohan, du chevalier de Rohan au poëte Voltaire, du poëte -Voltaire à lord Peterborough, de lord Peterborough au maréchal de Saxe, -sans compter celui-ci qui fut père de sa première fille, sans parler -de celui-là qui fut père de la seconde; car, si on cherchait bien, on -trouverait, à ce qu'il paraît, beaucoup de descendants de l'illustre -comédienne: par exemple, le mathématicien Francœur. - -Ce n'était pas précisément le théâtre qui l'avait enrichie. Il y a une -fable antique qui raconte que Jupiter, conseillant l'Amour, lui disait: -«Quand tu auras usé tes flèches dans ton voyage, il te restera encore -une ressource pour aveugler les femmes: tu leur jetteras à pleines -mains la poussière d'or qui est dans ton carquois.» - -Mademoiselle Lecouvreur ne s'était pas montrée dédaigneuse pour la -poudre d'or. Elle pouvait dire, comme Marion Delorme: «Je prends quand -je n'ai rien à donner,» c'est-à-dire quand elle ne pouvait donner que -le masque de l'amour; mais au moins c'était un masque charmant. Milord -Peterborough lui disait: «Allons, madame, qu'on me montre beaucoup -d'amour et beaucoup d'esprit!» Et elle montrait beaucoup d'esprit et -beaucoup d'amour; mais son cœur ne battait que lorsque milord était -parti. - -Le dix-huitième siècle est l'époque où l'esprit français, dégagé de -l'esprit gaulois et de l'esprit d'imitation, rayonne du plus vif éclat, -de Voltaire à Rivarol, du régent à Diderot, de Fontenelle à Chamfort, -de Saint-Simon à Beaumarchais. Voilà des Français pur sang qui ne -doivent rien aux Grecs ni aux Romains, qui se sont dépouillés de la -perruque de Louis XIV pour reposer leur front sur le sein de quelque -femme trois fois femme,--ni précieuse, ni ridicule,--faite pour aimer -et non pour prêcher. Les femmes de ces belles saisons étaient pétries -de pâte d'amour. Adrienne Lecouvreur appartient, par son génie comme -par son cœur, à ces belles furies de la passion, à ces souriantes -mélancolies du sentiment, qui font de la femme un être de raison dans -la folie, ou un être de folie dans la raison. - - -VII. - -MADAME DU CHASTELET. - -Je n'ai jusqu'ici parlé que du philosophe en peignant la marquise du -Chastelet, mais la femme avait beau se cacher, l'Amour brûlait le -masque de Newton. - -Il y a au musée de Bordeaux un joli portrait de madame du Chastelet, -par Marianne Loir. La belle Émilie, tant calomniée dans le bureau -d'esprit de madame du Deffant, est bien celle que Voltaire a aimée en -prose et en vers: - - Vous êtes belle, ainsi donc la moitié - Du genre humain sera votre ennemie; - Vous possédez un sublime génie: - On vous craindra; votre tendre amitié - Est confiante, et vous serez trahie. - -C'est Voltaire qui a été trahi. - -Dans ce portrait, la marquise est représentée dans son attirail: -un compas d'une main, un œillet de l'autre; une sphère sur sa -table,--pourquoi pas sur sa poitrine?--Elle a l'œil vif, la bouche -spirituelle; l'amour et la science se disputent sa figure; mais «ceci a -tué cela». - -La Tour, qui a peint Voltaire, a peint aussi la marquise du Chastelet. -Madame du Deffant, un peintre qui _dévisageait_ tout le monde, ne -l'a pas montrée sous les mêmes couleurs de pêche et de framboise. -«Représentez-vous, disait-elle dans son salon, une maîtresse d'école, -sans hanches, la poitrine étroite, avec une petite mappemonde perdue -dans l'espace, de gros bras trop courts pour ses passions, des pieds -de grue, une tête d'oiseau de nuit, le nez pointu, deux petits yeux -vert de mer et vert de terre, le teint noir et rouge, la bouche plate -et les dents clair-semées. Voilà donc la figure de la belle Émilie, -sans parler de l'encadrement: pompons, poudre, pierreries de six sous. -Vous savez qu'elle veut être belle en dépit de la nature et de la -fortune, car elle n'a pas toujours une chemise sur le dos.--Allons, -allons, dit madame Geoffrin, nous pénétrons dans la vie privée. Madame -du Chastelet a tout ce qu'il faut: un mari, un amant, un philosophe, -un mathématicien, un poëte, et non moins de chemises.--Madame du -Chastelet, continua Pont de Veyle pour finir le portrait, est une -maîtresse d'école; mais elle enseigne à lire à l'Amour.» - -Voltaire avait connu la marquise du Chastelet toute petite fille chez -son père, le baron de Breteuil. Quand il devint un grand homme, elle -devint une grande dame. Elle avait son tabouret à la cour; elle avait -surtout les priviléges de la beauté et de l'esprit. L'étoile cherche -l'étoile, la flamme cherche la flamme. Quand la marquise du Chastelet -revit Voltaire, elle eut l'art de cacher sa science; quand Voltaire -revit la marquise du Chastelet, il eut l'esprit d'être plus amoureux -que poëte. Durant tout un hiver, ils se rencontrèrent tous les jours -comme s'ils ne se cherchaient pas. Ils avaient toujours oublié de se -dire quelque chose. Un soir, Voltaire rappela à la jeune femme qu'il -avait fait sauter la jeune fille sur ses genoux; ce soir-là, «elle -voulut, comme autrefois, sauter sur les genoux de M. de Voltaire.» - -Le beau monde de Versailles et de Paris s'émut un peu de voir la belle -marquise quitter sa place au jeu de la reine et à l'église pour se -damner avec Voltaire. Mais Voltaire la consola par ces vers: - - La jeune Églé, de pompons couronnée, - Devant un prêtre à minuit amenée, - Va dire un _oui_, d'un air tout ingénu, - A son mari qu'elle n'a jamais vu. - Le lendemain en triomphe on la mène - Au Cours, au bal, chez Bourbon, chez la Reine; - Le lendemain, sans trop savoir comment, - Dans tout Paris on lui donne un amant. - Roi la chansonne, et son nom par la ville - Court ajusté sur l'air d'un vaudeville. - Églé s'en meurt; ses cris sont superflus. - Consolez-vous, Églé, d'un tel outrage; - Vous pleurerez, hélas! bien davantage, - Lorsque de vous on ne parlera plus. - Et nommez-moi la beauté, je vous prie, - De qui l'honneur fut toujours à couvert. - Lisez-moi Bayle, à l'article _Schomberg_; - Vous y verrez que la Vierge Marie - Des chansonniers comme une autre a souffert. - Jérusalem a connu la satire: - Persans, Chinois, baptisés, circoncis, - Prennent ses lois; la terre est son empire; - Mais, croyez-moi, son trône est à Paris. - Là, tous les soirs, la troupe vagabonde - D'un peuple oisif, appelé le beau monde, - Va promener de réduit en réduit - L'inquiétude et l'ennui qui la suit. - Là sont en foule antiques mijaurées, - Jeunes oisons, et bégueules titrées, - Disant des riens d'un ton de perroquet, - Lorgnant des sots et trichant au piquet. - -Pour Voltaire, il ne trichait qu'au jeu de l'amour. - -Le château de Cirey ne fut pas tout à fait le paradis terrestre, comme -l'appelait Voltaire. «J'ai le bonheur d'être dans un paradis terrestre -où il y a une Ève et où je n'ai pas le désavantage d'être Adam.» Madame -du Chastelet, qui déjà savait le latin, se mit à apprendre trois ou -quatre langues vivantes. Elle traduisit Newton, analysa Leibnitz, et -concourut pour le prix de l'Académie des sciences. Voltaire ne voulut -pas rester en arrière; il se fit savant, presque aussi savant que sa -maîtresse. L'Académie des sciences avait proposé pour sujet de prix -_la nature et la propagation du feu_. Voltaire et madame du Chastelet -voulurent être du concours: ils furent vaincus par Euler; mais leurs -pièces furent insérées dans le recueil des prix. Ils reparurent bientôt -devant l'Académie comme adversaires dans la dispute sur _la mesure des -forces vives_. Voltaire défendait Newton contre Leibnitz, madame du -Chastelet Leibnitz contre Newton. L'Académie donna raison à Voltaire, -mais Voltaire donna raison à madame du Chastelet. - -N'est-ce pas un curieux spectacle que ces deux amants, qui ne trouvent -rien de plus beau que de se disputer sur des points de physique et de -métaphysique, quand le ciel leur sourit et leur parle d'amour par la -voix des roses et des oiseaux? Ce n'était pas Daphnis et Chloé, ni -Roméo et Juliette, ni Jean-Jacques et madame de Warens. Leur amour -éclatait le plus souvent en bourrasques; dans leur jalousie ou leur -colère, ils allaient, le dirai-je? jusqu'à se battre,--comme se battent -les amants. Voltaire, tout Voltaire qu'il fût, finissait toujours -par succomber; la bourrasque passée, les amants pleuraient comme des -enfants taquins. M. du Chastelet survenait et les raccommodait avec -effusion. Un jour que madame du Chastelet cachait ses larmes, il lui -dit: «Ce n'est pas d'aujourd'hui que Voltaire nous trompe.» Un peu plus -tard, il devait dire à Voltaire: «Ce n'est pas d'aujourd'hui que ma -femme nous trompe.» - -Cependant madame du Chastelet, quelque tendre que fût l'amitié, trouva -que l'amour valait mieux. Le mathématicien Clairault fut sans doute de -cette opinion, car un soir Voltaire, la voyant enfermée pour prendre -une leçon de mathématiques, donna à la porte un si violent coup de -pied--ce fantôme de Voltaire--qu'il la jeta hors de ses gonds. La -scène fut terrible: l'amant trahi foudroya le maître et l'écolière; -après quoi, comme sa passion n'avait plus que des bouffées, il partit -d'un éclat de rire et courut continuer son _Essai sur la nature et la -propagation du feu_. - -Il avait bien juré de ne plus chasser sur les terres de M. du -Chastelet; mais le lendemain, madame du Chastelet lui apparut sous -les ramées amoureuses du parc. Elle fut éloquente à lui parler de son -amour et à lui dire que son histoire avec Clairault n'était qu'un -roman de hasard: le vent avait fermé la porte et avait soulevé sa -robe, voilà tout. Voltaire, qui ne croyait à rien, crut à cela. Ah! -le beau livre à faire sous ce titre: _De la crédulité des hommes en -matière des femmes_. Toutefois, Voltaire désira enseigner lui-même les -mathématiques, ne voulant pas risquer une seconde fois les hasards du -vent. - -Mais le poëte Voltaire comptait alors sans le poëte Saint-Lambert. -Saint-Lambert rimait les _Saisons_ et débitait des madrigaux à la -marquise de Boufflers, la reine de la main gauche de ce roi sans -royaume, Stanislas, qui avait donné sa fille à un royaume sans roi. -Stanislas, tout en fumant sa pipe, veillait de près sur la vertu de -sa maîtresse. Heureusement pour lui, la marquise du Chastelet vint -avec son mari et son amant jouer la comédie à la cour. Sans doute -que Voltaire n'était pas assez fort en mathématiques, puisqu'un -jour, entrant à l'improviste dans la chambre de madame du Chastelet, -il trouva Saint-Lambert--à ses pieds.--Il faisait encore du vent ce -jour-là, mais on avait oublié de pousser le verrou. - -Voltaire ne fut pas moins foudroyant pour le poëte que pour le -mathématicien. «Chut! lui dit madame du Chastelet; M. du Chastelet va -vous entendre.--C'est vrai, dit-il avec son rire railleur et amer: -il y a un mari responsable, je m'en lave les mains.» Et il s'en alla -commander des chevaux de poste. La marquise donna contre-ordre et monta -à la chambre de Voltaire. Elle le trouva couché et malade. Elle pleura, -il la battit. «Mais non, dit-il tout à coup: quand je vous battais, -je vous aimais. La bataille était l'amorce de la volupté,--c'est -fini entre vous et moi; allez trouver ceux qui sont jeunes.» Il fut -magnanime, il pardonna. Saint-Lambert, qui avait répondu vertement à -ses apostrophes, vint à son tour s'incliner devant cette majesté du -génie et cette majesté de la douleur. «J'ai tout oublié, mon enfant, -s'écria Voltaire en se jetant dans ses bras; c'est moi qui ai eu tort, -car je ne suis plus de ce monde; c'est vous qui êtes jeune, c'est vous -qui êtes beau, c'est vous qui êtes vaillant; mais une autre fois, tirez -les verrous.» Madame du Chastelet aurait pu lui répondre: «Avec vous -cela ne sert à rien.» - -Du reste, comme un vrai mari qu'il était presque à Lunéville, Voltaire -avait enseigné à Saint-Lambert la route semée de roses qui conduisait -à madame du Chastelet: - - Mais je vois venir sur le soir, - Du plus haut de son aphélie, - Notre astronomique Émilie, - Avec un vieux tablier noir, - Et la main d'encre encor salie; - Elle a laissé là son compas, - Et ses calculs, et sa lunette; - Elle reprend tous ses appas: - Porte-lui vite à sa toilette - Ces fleurs qui naissent sur ses pas, - Et chante-lui sur ta musette - Ces beaux airs que l'amour répète, - Et que Newton ne connut pas. - -Mais Saint-Lambert n'avait pas eu besoin d'être conseillé par Voltaire. - -Et pourtant la marquise du Chastelet avait beaucoup aimé Voltaire. -J'en prends à témoin Voisenon qui confessait les femmes, loin du -confessionnal. Il écrivait de la marquise du Chastelet: «Elle n'avait -rien de caché pour moi; je restais souvent tête à tête avec elle -jusqu'à cinq heures du matin. Quand elle disait qu'elle était détachée -de Voltaire, je ne répondais rien; je tirais un des huit volumes (de la -correspondance manuscrite de Voltaire avec elle), et je lisais quelques -lettres. Je remarquais ses yeux humides de larmes; je refermais le -livre en lui disant: «Vous n'êtes pas guérie.» La dernière année de sa -vie, je fis la même épreuve: elle les critiquait; je fus convaincu que -la cure était faite. Elle me confia que Saint-Lambert avait été son -médecin[33].» - -Elle paya cet amour de sa vie. Elle donna un enfant à M. du -Chastelet--ou à Voltaire--ou à Saint-Lambert. Elle poussa la -philosophie jusqu'au bout. Voltaire écrit de Lunéville, au comte -d'Argental: «Madame du Chastelet, cette nuit, en griffonnant son -Newton, s'est sentie mal à son aise; elle a appelé une femme de -chambre, qui n'a eu que le temps de tendre son tablier et de recevoir -une petite fille, qu'on a portée dans son berceau. La mère a arrangé -ses papiers, s'est mise au lit, et tout cela dort comme un ciron à -l'heure que je vous parle.» Le même jour, Voltaire écrit ainsi à l'abbé -de Voisenon: «Mon cher abbé Greluchon (ce sobriquet n'est-il pas tout -un portrait de Voisenon?) saura que cette nuit, madame du Chastelet, -étant à son secrétaire selon sa louable coutume, a dit: «Mais je sens -quelque chose!» Ce quelque chose était une petite fille qui est venue -au monde sur-le-champ. On l'a mise sur un livre de géométrie qui s'est -trouvé là, et la mère est allée se coucher.» - -Il se repentit, six jours après, d'avoir pris ce ton des contes de -Voltaire: madame du Chastelet mourut. Il la pleura de toutes ses -larmes, quoique une bague à secret, où le portrait de Saint-Lambert -avait remplacé le sien, qui avait remplacé celui du duc de Richelieu, -qui avait remplacé... lui eût tout appris. Ce bon M. du Chastelet était -présent à cette découverte, pleurant comme Voltaire de toutes ses -larmes. «Monsieur le marquis, lui dit le poëte, voilà une chose dont -nous ne devons nous vanter ni l'un ni l'autre.» - -Il y avait vingt ans que Voltaire vivait avec madame du Chastelet -dans la philosophie de l'amour ou dans l'amour de la philosophie. Ils -avaient approfondi ensemble tous les systèmes; ils avaient chanté les -atomes crochus; ils avaient voyagé dans le même tourbillon. En un mot, -ils s'étaient inquiétés de tout, hormis du lendemain. - -Le lendemain, Voltaire pleurait, et la marquise du Chastelet, couchée -sur un brancard couvert de fleurs, était exposée dans la salle de -spectacle où quelques jours auparavant elle jouait la comédie. Comédie -de la vie, comédie de la mort, Voltaire ne savait que la première. - -Voltaire, inconsolable, voulut consoler M. du Chastelet. C'est le -dernier trait de la comédie. «Mon cher Voisenon, quel jour malheureux! -J'irai verser dans votre sein des larmes qui ne tariront jamais. Je -n'abandonne pas M. du Chastelet. Je reverrai donc ce château, où -j'espérais mourir dans les bras de votre amie.» A Cirey, il écrit à -M. d'Argental que le château est devenu pour lui un horrible désert. -Cependant les lieux qu'elle habitait lui sont chers; il aura une -sombre joie à retrouver les traces de son séjour à Paris. Il s'écrie -qu'il n'a pas perdu une maîtresse, mais une moitié de lui-même, une âme -sœur de la sienne. Il revient à Paris pâle comme un trappiste. Est-ce -bien là Voltaire qui riait toujours? On le plaint, on se moque de lui. -Mais combien pleurera-t-il de temps? Un peu moins de six semaines! - -Saint-Lambert pleura quinze jours; le mari seul ne se consola pas. - - -VIII. - -MADEMOISELLE QUINZE ANS. - -Je ne veux pas m'égarer plus longtemps dans les _juvenilia_ du roi -Voltaire. Par exemple, j'ai oublié de conter son aventure avec la -Duclos, qu'il chansonna cavalièrement. Quand mademoiselle Gaussin lui -rappela Adrienne Lecouvreur, il voulut retrouver en elle sa tragédienne -et sa maîtresse; mais déjà la marquise du Chastelet l'enchaînait à sa -ceinture, qui n'était pourtant pas la ceinture de Vénus. Mademoiselle -Gaussin emporta dans les coulisses le dernier rêve amoureux de Voltaire -devenu sage. Mademoiselle Clairon, qui le caressa beaucoup, fut bien -plutôt pour lui la muse que la femme. Il joua la tragédie avec elle, -mais ne joua pas au jeu de l'amour. - -Est-ce bien la peine d'indiquer que Voltaire fut en galanterie à -Londres avec quelques ladies et quelques filles perdues? Il fut surtout -amoureux de Laura Harley, une Desdémone de boutique qui avait pour mari -milord Othello. Voltaire lui écrivit des vers anglais: - - Voulez-vous de vos yeux connaître le pouvoir, - Regardez donc les miens, qui ne font que vous voir. - -Je traduis mal. Sans doute, Voltaire traduisit mieux en français Laura -Harley, car le mari se fâcha tout haut: il y eut scandale, presque -prise de corps, peut-être un duel à la boxe. - -Voltaire a supprimé de ses œuvres les premiers vers de son conte du -_Cadenas_. Il les a supprimés, parce que c'était une des pages les plus -vives de l'histoire de ses vingt ans. Quelle était cette belle vertu si -bien murée? On a cité plusieurs grands noms que je ne veux pas répéter -ici, non pas pour la dame, mais pour le mari. - -J'ai dit que la jeunesse de Voltaire avait fini avec madame du -Chastelet. Mais toute belle saison a son été de la Saint-Martin. -Voltaire secoua aux Délices et à Fernex les parfums attiédis, mais doux -encore, du regain des passions. Collini rappelle qu'à Colmar Voltaire -avait une cuisinière--le temps des duchesses était passé--fort belle -et fort réjouie, qui lui donnait des distractions. Voltaire ne buvait -que quand elle lui versait à boire, comme si elle dût laisser tomber -avec le vin son air de jeunesse et son sourire de vingt ans. Collini -n'osa pas questionner Voltaire, mais il demanda vingt fois à Babette -pourquoi elle venait si souvent dans le cabinet du philosophe. «C'est -pour apprendre à lire,» répondait la cuisinière. Et puis elle riait de -son beau rire, et s'en allait en se moquant de Collini. - -A Fernex, on a accusé Voltaire d'avoir été l'amant de sa nièce. On a -voulu à toute force en trouver la preuve dans Voltaire lui-même: «Chez -nous autres remués de barbares, on peut épouser sa nièce, moyennant -la taxe ordinaire, qui va, je crois, jusqu'à quarante mille petits -écus, en comptant les menus frais. J'ai toujours entendu dire qu'il -n'en avait coûté que quatre-vingt mille francs à M. de Marmontel. J'en -connais qui ont couché avec leurs nièces à meilleur marché.» Et plus -loin on applique à Voltaire et à sa nièce ces mots de Collini: «Je me -souviens toujours du poëte qui couchait avec sa servante. Il disait que -c'était une licence poétique.» - -Madame Denis n'était pas embéguinée dans sa vertu. Quand le marquis -Ximenès venait aux Délices, elle lui disait nettement que ce n'était -pas assez d'admirer l'oncle tout le jour, qu'il fallait aimer la nièce -toute la nuit. On peut inscrire à son compte plus d'une aventure avec -les Ximenès de passage; mais que vouliez-vous que madame Denis fît -de Voltaire, et que vouliez-vous que Voltaire fît de madame Denis? -Ils étaient trop vieux tous les deux, et tous les deux cherchaient à -rejoindre le couchant de l'aurore. - -Quand Voltaire eut quatre-vingts ans, une aube amoureuse vint encore -dorer son front. Une dame de Genève s'était jetée à ses genoux avec -enthousiasme. Elle était jeune par la beauté, elle était belle par la -jeunesse. Il voulut la relever: elle tomba dans ses bras. Pendant une -seconde, il eut vingt ans. Mais une seconde après il se réveilla de ce -dernier rêve. «J'ai cent ans!» dit-il à la jeune femme[34]. - - Quelquefois un peu de verdure - Rit sous les glaçons de nos champs; - Elle console la nature, - Mais elle sèche en peu de temps. - - Un oiseau peut se faire entendre - Après la saison des beaux jours, - Mais sa voix n'a plus rien de tendre, - Il ne chante plus ses amours. - - Je veux dans mes derniers adieux, - Disait Tibulle à son amante, - Attacher mes yeux sur tes yeux, - Te presser de ma main mourante. - - Mais quand on sent qu'on va passer, - Quand l'âme fuit avec la vie, - A-t-on des yeux pour voir Délie, - Et des mains pour la caresser? - -Voltaire aima jusqu'au dernier jour la compagnie des femmes; c'était -un philosophe qui n'aurait pu vivre avec des philosophes. Sa cousine, -madame de Florian, était venue habiter Fernex; elle avait une jeune -sœur, mademoiselle de Saussure, qui riait toujours. Voltaire l'appelait -mademoiselle _Quinze ans_. Elle n'était pas si jeune que cela, mais -elle n'était pas majeure. C'était pour lui comme un bouquet de jeunesse -qui parfumait son cabinet de travail; car elle venait à toute heure -«pêcher aux romans». Oh! la jeunesse, le beau poëme de la vie qui -chante en nous jusqu'au dernier jour! On vit pour être jeune, et on ne -consent à vieillir qu'en se retournant vers sa jeunesse. - -Mademoiselle _Quinze ans_ ne riait pas trop de voir Voltaire -métamorphosé en Anacréon par ses magies. Elle le couronnait de roses -cueillies par elle, et ne s'offensait pas de sentir des lèvres de -quatre-vingts ans chercher ses dix-huit ans dans sa belle chevelure qui -sentait la forêt. - -Voici comment Grimm conte cette histoire romanesque, qui fut tout un -jour la gazette de Paris: «Il a couru d'étranges bruits sur la conduite -du seigneur patriarche pendant le mois dernier. On assurait qu'il avait -eu plusieurs faiblesses à la suite des efforts qu'il avait faits pour -faire sa cour à une jolie demoiselle de Genève, qui venait le voir -travailler dans son cabinet; et que madame Denis avait jugé nécessaire -de rompre ces tête-à-tête après le troisième évanouissement survenu au -seigneur patriarche. Le fait est que Voltaire a eu quelques faiblesses -dans le courant de décembre; que la nouvelle madame de Florian, -Genevoise, a une parente, mademoiselle de Saussure, qui venait de temps -en temps à Fernex. Cette mademoiselle de Saussure passe pour une -petite personne fort éveillée; elle amusait quelquefois M. de Voltaire -dans son cabinet; mais quelle apparence qu'elle ait voulu attenter à la -chasteté d'un Joseph de quatre-vingts ans?» - -Aux esprits sévères qui s'étonnent de voir l'historien s'attarder -dans ces Décamérons du roi Voltaire, dans ces demi-jours voluptueux, -sous ces ramées baignées d'ombre et de lumière, où le merle railleur -alterne par son sifflement avec la strophe vibrante du rossignol, dans -ces palais de papier peint où Adrienne Lecouvreur confond les colères -de Phèdre avec ses colères à elle-même, dans ce château enchanté -où l'Amour se console de vieillir dans les bras de la science, je -répondrai que c'est par la passion qu'on voit le mieux les hommes. La -sagesse de Salomon n'a-t-elle pas dit que celui-là qui connaissait la -femme aimée connaissait celui qu'elle aimait? C'est à la femme qu'il -faut arracher le mot de l'énigme. _Dis-moi qui tu aimes, je te dirai -qui tu es._ C'est en traversant le jeune homme qu'on voit le grand -homme. Le cœur donne le secret de l'esprit. Le poëme de la jeunesse -d'Homère ne nous expliquerait-il pas mieux que tous les commentateurs -l'Iliade d'Andromaque et d'Hélène? Quel beau livre perdu: la _Jeunesse -d'Homère_! - - -NOTES: - -[23] Jules Janin a écrit sur cette belle accusation une page à la Janin -que Voltaire eût signée. - -[24] Madame de Fontaine-Martel, qui avait beaucoup aimé et qui avait -été beaucoup aimée, ce qui n'est pas la même chose, demanda à son lit -de mort quelle heure il était. On lui répondit qu'on ne savait pas. -«Dieu soit béni! s'écria-t-elle, quelque heure qu'il soit, il y a un -rendez-vous.» - -[25] On sait que sa gazette, les _Lettres historiques et galantes_, -publiée à Amsterdam sur la fin du grand règne, est composée de lettres -qui vont sans cesse se répondant l'une à l'autre, comme s'il y avait -un journaliste en France et un autre en Hollande. Il n'y avait qu'un -journaliste: c'était madame du Noyer qui répondait à madame du Noyer. - -[26] Il y a encore un mot de Voltaire sur les vertus de Pimpette: -«On a noirci mademoiselle du Noyer; mais sa vertu l'a vengée. Elle -est pensionnaire du roi, et vit d'ordinaire dans une terre qui lui -appartient, et où elle nourrit les pauvres; elle s'est acquis, auprès -de tous ceux qui la connaissent, la plus grande considération.» Elle -devait finir ainsi. - -[27] - - O toi dont la délicatesse, - Par un sentiment fort humain, - Aima mieux ravir ma maîtresse - Que de la tenir de ma main! - - -[28] L'_Écossaise_.--_Lindane_ (mademoiselle de Livry). _Freeport_ (le -marquis de Gouvernet). - -[29] «Cette épître a été adressée à mademoiselle de Livry, alors madame -la marquise de Gouvernet. C'est d'elle que parle M. de Voltaire dans -son épître à M. de Génonville, dans l'épître adressée à ses mânes, -et dans celles à M. le duc de Sully et à M. de Gervasi. Le suisse de -madame la marquise de Gouvernet ayant refusé la porte à M. de Voltaire, -que mademoiselle de Livry n'avait point accoutumé à un tel accueil, il -lui envoya cette épître. Lorsqu'il revint à Paris, en 1778, il vit chez -elle madame de Gouvernet, âgée, comme lui, de plus de quatre-vingts -ans. C'est en revenant de cette visite qu'il disait: «Ah! mes amis, je -viens de passer d'un bord du Cocyte à l'autre.» Dans le temps de sa -liaison avec mademoiselle de Livry, M. de Voltaire lui avait donné son -portrait, peint par Largillière.» _Note de l'édition Beaumarchais._ - -[30] Ce portrait de Voltaire à vingt-quatre ans, peint par Largillière, -est connu par quelques copies médiocres, témoin celle du Comité de -lecture à la Comédie-Française, ou détestables, témoin celle du Musée -de Versailles, à la salle des Académiciens. L'original est aujourd'hui -au château de Villette, dans une galerie d'illustres personnages des -dix-septième et dix-huitième siècles. - -[31] On a douté de cet amour du poëte et de la comédienne, mais il est -écrit en toutes lettres. Le 1er mai 1731, Voltaire écrit à Thiriot à -propos des vers que j'ai déjà cités: «Ces vers m'ont été dictés par -l'indignation, par la tendresse et par la pitié.» Le 1er juin: «Ces -vers remplis de la juste douleur que je ressens encore de sa perte -et d'une indignation peut-être trop vive sur son enterrement, mais -indignation pardonnable à un homme qui a été son admirateur, son ami, -son amant.» - -[32] Mademoiselle Rachel, qui a été à la fois mademoiselle Rachel et -Adrienne Lecouvreur, a consacré avec MM. Scribe et Legouvé cette page -dramatique et romanesque, où la maîtresse de Maurice de Saxe insulta -publiquement sa rivale, la duchesse de Bouillon, en lui jetant à la -figure les vers de Phèdre: - - Je sais mes perfidies, - Œnone, et ne suis point de ces femmes hardies - Qui, goûtant dans le crime une tranquille paix, - Ont su se faire un front qui ne rougit jamais. - - -[33] Madame du Chastelet avait quarante-deux ans; le soleil des beaux -jours allait se coucher pour elle: comment ne pas chercher un peu de -lumière encore quand le dernier rayon s'affaiblit et s'éteint? Comment -ne pas saluer le rivage quand on prend la pleine mer, le jour de -l'exil?--Ainsi parlent toutes les pécheresses. - -[34] Cela s'appelle, au Théâtre-Français, _la Comédie à Ferney_. - - - - -IV. - -DU MOUVEMENT DES ESPRITS - -A L'AVÉNEMENT DE VOLTAIRE. - -FÉNELON.--LE DUC D'ORLEANS.--BAYLE.--MASSILLON.--FONTENELLE.--LE -CARDINAL DE FLEURY.--MONTESQUIEU. - - -I. - -La Bastille ne fut pas la plus mauvaise école où étudia Voltaire. -L'injustice conduit à l'amour du bien. La Bastille avait d'excellentes -perspectives ouvertes sur le jeune siècle. C'était de là qu'on -apprenait à étudier les institutions politiques de la France[35]. - -La France attendait son Messie. Louis XIV venait de mourir, emportant -tout le prestige de la royauté dans ses funérailles, cette descente -de la Courtille de la royauté. Le régent croyait si peu à la royauté, -qu'il aimait mieux graver _Daphnis et Chloé_ que de monter sur le -trône, ce qui ne lui était pas plus difficile. - -Le grand siècle avait enseveli tous ses grands hommes. La France était -veuve. Mais pour bien juger cette période, ne faut-il pas passer -rapidement devant la galerie des hommes qui créaient alors l'esprit -public? - -Fénelon venait de mourir, mais ses livres vivaient. Il avait été -l'Évangile en action, mais il avait ouvert le portail de l'église sur -la nature. On lui avait dit de faire un roi du duc de Bourgogne, il -avait tenté d'en faire un homme. Aussi Louis XIV brûla lui-même de sa -main,--ce jour-là, la main du bourreau!--tous les beaux préceptes de -cet autre évangéliste qui disait: «Le roi est l'homme des peuples. -Le despotisme des souverains est un attentat sur les droits de la -fraternité humaine.» - -Madame de Grignan demandait à Bossuet s'il était vrai que Fénelon eût -tant d'esprit. «Ah! madame, répondit l'évêque de Meaux, il en a à faire -trembler!» - -Fénelon avait de l'esprit à faire trembler le trône et l'autel. C'était -un enthousiaste par le cœur; mais pour lui, la foi c'était la sagesse. -Le premier, il interpréta le texte sacré, au lieu de le traduire mot à -mot. Il communia avec le génie anglais, car c'était là que le soleil -se levait alors sur le monde. Aussi les Anglais, quoiqu'il ne fût pas -de leur Église, le reconnaissaient citoyen de l'humanité. Les Anglais -traduisaient _Télémaque_; que dis-je? ils apprenaient le français pour -le lire. Quand le duc de Marlborough fit la guerre dans son diocèse, il -dit à ses soldats: «Épargnez les terres de M. de Fénelon; c'est un des -nôtres.» C'était épargner le bien des pauvres. - -Le cœur de l'archevêque de Cambrai, comme celui de Voltaire, saignait -à toutes les misères publiques. Ceux qui souffraient étaient de sa -famille. Il soulevait d'une main pieuse les chaînes de Prométhée, -et trompait la faim des vautours. Il laissait dans la coulisse les -foudres de l'Église et ne s'armait que de la grâce divine. Au lieu -d'effrayer le pécheur par les châtiments de l'éternité, il le ramenait -à Dieu en lui montrant la vertu plus riante que le péché. Un des curés -de son diocèse vint lui dire un jour d'un air triomphant qu'il avait -aboli la danse des paysans les jours de fête: «Monsieur le curé, vous -avez aboli les jours de fête. Ne dansons point, mais permettons à ces -pauvres gens de danser. Pourquoi les empêcher un moment d'oublier -qu'ils sont malheureux?» Ce qui rappelle ces autres paroles d'un -voltairien avant la lettre: «Les pauvres dansent devant l'église; c'est -bien: laissons-les secouer leur misère.» - - -II. - -Le duc d'Orléans, ce fanfaron des vices, selon la parole de Louis -XIV, qui parlait quelquefois comme Saint-Simon écrivait, n'était pas -seulement le prince des roués, c'était quelquefois le prince du peuple. -Avant de se mettre à table à ces soupers célèbres qui ont scandalisé la -France, il se préoccupait de celui qui ne soupait pas. - -Avec cela, il aimait les arts et cultivait les sciences. Il s'était -mêlé de chimie. Presque toute l'après-dînée il peignait à Versailles et -à Marly. Il se connaissait en tableaux. La légèreté de ses mœurs avait -déteint sur son intelligence; il était incapable de suite en rien; -mais il n'était guère étranger à aucune connaissance de son temps. - -Sa curiosité d'esprit était immense. Il y avait en lui du Faust et du -don Juan. Il mettait une sorte de courage incrédule à braver le monde -invisible. Une idée l'avait tourmenté de bonne heure: c'était de voir -le diable et de le faire parler. Il était un de ces faibles esprits -forts qui,--par une contradiction dont s'étonnent seulement ceux qui ne -connaissent point la nature humaine,--croient au diable et ne croient -point à Dieu. - -Le duc d'Orléans était né avec le sentiment du beau et du grandiose. -Soldat, il fut le plus brave de l'armée aux batailles de Steinkerque -et de Nervinde; artiste, il commentait les maîtres; homme politique, -il produisait Law, il créait la liberté de penser, il pardonnait à ses -ennemis; amoureux, il recherchait les formes les plus pures sorties -des mains du Créateur. Il eut beaucoup de maîtresses, comme un autre a -beaucoup de statues. Don Juan s'était fait artiste. - -L'histoire de la régence n'est pas faite; l'histoire du régent ne -sera jamais faite. On se contentera des grands coups de crayon de -Saint-Simon, qui voyait de trop près et qui ne voyait pas juste, mal -éclairé qu'il était par les réverbérations du passé. - -Et pourtant, quelle belle histoire! c'est le premier mot de la -Révolution française; que dis-je? c'est la révolution avant la -révolution. Le vieil Olympe de Versailles ne lancera plus le tonnerre; -les demi-dieux s'en vont; on ne jouera plus aux déesses. Voici le -règne des vrais hommes et des vraies femmes: on va marcher terre à -terre dans le cortége des passions de la terre; pour la première fois, -on va penser à Lazare, qui meurt de faim; on va soulever d'une main -pieuse les chaînes de Prométhée; on va nourrir l'âme en lui donnant -la lumière. C'est le régent qui a ouvert les bibliothèques en France; -c'est le régent qui a envoyé Voltaire à l'école de la Bastille. - -Le régent était un révolutionnaire. Il y avait dans sa nature du -Diderot, du Mirabeau et du Danton. Venu un peu plus tard, il eût gravé -le frontispice de l'_Encyclopédie_, il eût fondé un club et il fût mort -sur l'échafaud. En attendant, il gravait les faits et gestes de Daphnis -et Chloé, et il fondait le bal de l'Opéra comme un autre aurait fondé -une église. Il aimait les femmes, sa femme et les femmes d'autrui, -aujourd'hui madame de Sabran et madame de Phalaris, demain madame de -Parabère et madame d'Averne, les aimant toutes parce qu'il n'en aimait -aucune, ou plutôt parce qu'il avait mis sa force et sa faiblesse dans -l'amour des femmes, sans souci du ciel, mais avec le souci du royaume -de France. En effet, quelle que fût l'orgie, il ne perdait pas de vue -l'État. En vain les courtisanes voulaient-elles lui parler politique. -«L'État, disait-il, ce n'est pas moi, c'est Louis XIV et Louis XV.» -Madame de Tencin, qui voulait le régenter un peu à la manière de -madame de Maintenon, fut remise à sa place de simple femme par un -mot difficile à écrire. La comtesse de Sabran lui donnait un jour -des conseils; il la conduisit galamment devant un miroir de Venise: -«Regardez-vous, lui dit-il, est-ce que la Sagesse a jamais pris cette -figure-là?»[36] - -Saint-Simon protestait en silence. Il aimait le régent, et il avait -peur de la régence. «Qu'on se représente ce qu'a vu Saint-Simon, dit -M. de Montalembert, un saint-simoniste: les deux premières nations -catholiques du monde gouvernées sans contrôle et sans résistance, l'une -par Dubois, le plus vil des fripons, l'autre par Alberoni, «rebut des -bas valets»; et le saint-siége réduit à faire de tous deux des princes -de l'Église! la noblesse «croupissant dans une mortelle et ruineuse -oisiveté» lorsque le danger et la mort ne venaient pas la purifier -sur les champs de bataille; le clergé, atteint lui-même dans ses -plus hauts rangs par la corruption, dupe de cette dévotion de cour, -sincère chez le maître, commandée chez les valets, et aboutissant sans -transition à une éruption de cynisme impie, qui dure cent ans avant -de s'éteindre dans le sang des martyrs; le parlement, comme disait -Saint-Simon lui-même, «débellé et tremblant, de longue main accoutumé -à la servitude»; la bourgeoisie, pervertie par l'exemple d'en haut, -par une longue habitude d'adulation et servile docilité; la nation -presque entière absorbée dans des préoccupations d'antichambre; les -institutions ébranlées, les garanties compromises, les droits enlevés -à tous ceux qui en avaient, au lieu d'être étendus à tous ceux qui -en manquaient; toutes les têtes courbées, tous les cœurs asservis, -tous les individus ravalés au même néant; Saint-Simon, seul, errant -de par la cour et le monde, cherchant en vain une âme ou deux pour le -comprendre, et réduit à se renfermer chez lui pour y écrire en secret -ses colères et ses douleurs immortelles.» - -Voltaire voyait, comme Saint-Simon, le dépérissement de la France; mais -pendant que le duc et pair s'enveloppait en montrant ses titres dans -le linceul du passé, Voltaire, qui croyait que tout était sauvé parce -que tout était perdu, leva une torche lumineuse sur les ténèbres de -l'avenir. - - -III. - -Bayle était mort, mais il n'avait pas fermé son école de scepticisme. -Il avait osé être un saint, contre les foudres du pape. Amoureux de la -liberté comme Diogène, moins le tonneau, il s'était fait une seconde -patrie pour pouvoir parler et écrire sans le privilége du roi. Pauvre, -il avait fait du bien, ce qui était le comble de l'impertinence -philosophique. Bayle se comparait au Jupiter assemble-nuages d'Homère, -disant que sa pensée était de former des doutes. On peut dire qu'il -a fondé la philosophie du scepticisme, qui nie et qui affirme, qui ne -croit pas à ses affirmations et qui nie pour qu'on lui donne une preuve -de plus. Selon lui, les opinions les plus opposées se présentent à -l'esprit avec un cortége de vérités. Bayle avait appris à lire dans -Amyot et à penser dans Montaigne. Il est parti de là pour fonder, -comme il l'a dit, la république des lettres. Avant Bayle, on avait vu -quelques pléiades de poëtes, quelques sectes de philosophes, quelques -tribus de théologiens. Il réunit la tribu à la secte, la secte à la -pléiade; il en fit tout un peuple répandu aux quatre coins de l'Europe. -Il fut le premier journaliste, parce qu'il étendit l'horizon et -répandit sur tout ce qu'il touchait les vives lumières de l'esprit. -Or il touchait à tout. Ses _Nouvelles de la République des lettres_ -avaient pour abonnés tous les penseurs de France et de l'étranger; -leur action s'étendait jusqu'aux grandes Indes: aussi le nom de Bayle -était-il mêlé à toutes les controverses littéraires, politiques et -religieuses[37]. On l'attendait comme le Verbe de la vérité, mais il -arrivait toujours avec le doute; son ciel était couvert de nuages, il -fallait qu'on découvrît le soleil. - -On a beaucoup vanté ce labeur inouï de Bayle, qui travaillait quatorze -heures par jour, penché sur les in-folio et sur lui-même. Je me -permettrai de dire que ç'a été le tort irréparable de ce grand esprit; -je crois fermement que, s'il eût passé sept heures à travailler et -sept heures à vivre, son esprit, comme son corps, se fût fortifié sous -l'action plus immédiate de Dieu et de la nature. «Je ne perds pas une -heure,» disait-il. O philosophie aveugle, qui ne connaît pas les joies -contemplatives du temps perdu! On apprend la vie en vivant; apprendre -à mourir, c'est encore apprendre à vivre. Je comprends le philosophe -inspiré, celui-là qui s'élance dans l'infini sans souci de ses -guenilles corporelles; il commence à vivre ici-bas de la vie future; -il a entrevu les radieux espaces où Dieu attend son âme immortelle; -il frappe avant l'heure aux portes d'or des paradis rêvés. Mais le -philosophe qui cherche et qui doute, celui-là qui ne voyage pas avec -les ailes de la foi, qui va se brisant le front aux voûtes éternelles -pour retomber sur la terre tout épuisé et tout sanglant, celui-là -devrait plus souvent fermer les in-folio, abandonner aux brises du soir -les hiéroglyphes de son âme, pour étudier, libre de toute tradition, -les pages de la vie. Pour quiconque les sait lire, ces pages divines -détachées de tout commentaire humain, la vérité resplendit. - - -IV. - -La régence fut pour la littérature un temps de repos. Les grandes voix -du dernier siècle s'étaient éteintes; les grandes voix du nouveau -siècle ne s'élevaient pas encore. - -A la parole haute et souveraine de Bossuet avait succédé la parole -élégante et dorée de Massillon. Le premier mot de Massillon, après -avoir entendu les prédicateurs du dernier siècle, fut: «Si je prêche -jamais, je ne prêcherai point comme eux.» - -Une profonde connaissance du cœur humain, une langue harmonieuse, une -éloquence suave qui effleure le dogme et qui s'attache à la morale, -Isocrate en chaire: voilà Massillon, qui est à Bourdaloue ce que Racine -fut à Corneille. On s'étonnait de cette peinture vraie des passions, -dans un homme voué par état à la retraite. «C'est en me sondant -moi-même, répondait-il, que j'ai appris à connaître les autres.» Tout -homme a l'humanité en soi. - -Massillon était né à Hyères, en Provence. Son éloquence a le parfum de -ces tièdes îles de la Méditerranée où croît l'oranger. Il était d'une -famille obscure. A dix-sept ans, il entra à l'Oratoire. Dès qu'il eut -prêché, son humilité chrétienne s'effraya de ses succès: il craignait, -disait-il, le _démon de l'orgueil_. - -Pour lui échapper, il alla se cacher dans la solitude effrayante de -Sept-Pons. Ce démon l'y poursuivit. Le cardinal de Noailles ayant -envoyé à l'abbé de Sept-Pons un mandement qu'il venait de publier, -l'abbé chargea Massillon de faire une réponse en son nom. Cette réponse -fut une œuvre. On n'attendait rien de semblable de la solitude de -Sept-Pons, et le cardinal tint à savoir quelle était cette ruche de -miel cachée dans le désert. Il découvrit le véritable auteur de la -lettre, le tira de sa thébaïde, le fit venir à Paris et se chargea de -sa fortune. Massillon vit croître à chaque pas le danger qu'il avait -redouté. Un de ses confrères lui disait un jour ce qu'il entendait dire -à tout le monde de ses succès. «Le diable, répondit-il, me l'a déjà dit -plus éloquemment que vous.» - -Quand il prêcha le _Petit Carême_ à la chapelle de la cour, il plaida -la cause de l'humanité contre la ligue toujours ennemie et toujours -persistante des courtisans. C'était l'Évangile un jour de fête. La -vérité osait pour la première fois parler au cœur du jeune roi: avec -moins d'art et moins d'ornements, cette vérité eût paru presque -séditieuse. - -La philosophie, déjà sur la brèche, s'empara de l'éloquence et -des vertus de Massillon comme d'un exemple à opposer aux mœurs -licencieuses, à l'ignorance grossière et farouche du clergé: son _Petit -Carême_ fut surnommé le _Catéchisme des rois_. Voltaire l'avait sur sa -table, à côté des tragédies de Racine. - -La religion n'était plus acceptée pour Dieu lui-même, mais pour sa -morale. Les rois étaient sur le point de n'avoir plus pour confesseur -que leur conscience. - - -V. - -Fontenelle a ressemblé, selon Voltaire, «à ces terres heureusement -situées qui portent toute espèce de fruits». Quoiqu'il ait cultivé -sa terre pendant cent ans, la moisson ne fut pas abondante, si on -supprime l'ivraie du bon grain. Et encore, Fontenelle avait appris -de bonne heure, quand il publia l'_Histoire des Oracles_, qu'on a -tort d'avoir raison en France, ce qui l'empêcha souvent de battre le -bon grain. Toutefois, comme l'a dit encore Voltaire: «On l'a regardé -comme le premier des hommes dans l'art nouveau de répandre la lumière -et les grâces sur les vérités abstraites.» Le père Le Tellier, qui -avait l'oreille du roi parce qu'il lui prêtait la sienne; le père Le -Tellier, qui voulait que son royaume fût de ce monde et qui essayait -de tuer toutes les influences, déféra l'auteur des _Mondes_ comme un -athée qui ne croyait pas aux miracles. Heureusement que d'Argenson, -alors lieutenant de police, n'y croyait pas non plus et qu'il sauva -Fontenelle de la persécution. - -Il ne croyait ni au passé ni à l'avenir, il ne voulait marcher ni -en avant ni en arrière, parce que la passion ne l'emportait pas. -Toutefois, il avait beau dire à chaque victoire de l'esprit nouveau: -«Je m'en lave les mains,» il avait travaillé pour l'esprit nouveau. Il -n'écrivait guère, mais il parlait beaucoup. Lorsque la vérité sortait -de ses mains, elle était plus dangereuse qu'en tombant de la main du -premier venu, parce qu'elle avait un tour charmant de fille bien née -qui lui donnait ses entrées dans le monde. - -L'abbé de Saint-Pierre, son ami, aurait bien dû lui emprunter ses -airs mondains pour habiller ses rêveries. Avec Fontenelle, la diète -européenne et la paix perpétuelle auraient eu plus de partisans et -moins de rieurs. «C'est le rêve d'un bon citoyen,» disait le cardinal -Dubois, qui n'était pas un bon citoyen. - -Mais les utopies de l'abbé de Saint-Pierre tombèrent dans de meilleures -mains. Voltaire les dépouilla de tout ce qu'elles avaient de -chimérique, et mit en lumière tout ce qu'elles avaient de généreux. - -Fontenelle avait eu les mains pleines de vérités, et il les avait -ouvertes[38], témoin l'_Histoire des Oracles_. Mais un ministre plus -Normand que Fontenelle le nomma censeur royal, et le philosophe ferma -ses mains. Bien plus, il ferma les mains des autres. «Mais, lui dit -un philosophe, vous avez écrit l'_Histoire des Oracles_, et vous me -refusez votre approbation.--Monsieur, répondit Fontenelle, si j'avais -été censeur quand j'ai écrit l'_Histoire des Oracles_, je me fusse bien -gardé de lui donner mon approbation.» - -Il ne faudrait pas oublier parmi ces précurseurs de la philosophie -voltairienne _ces messieurs de l'Entre-sol_, ces hardis censeurs qui -mettaient sur la nappe Dieu et le roi, ces enfants terribles du pays -des idées, qui cassèrent les vitres des fenêtres où Voltaire devait -s'accouder[39]. - - -VI. - -Trois cardinaux ont régné en France: Richelieu, Mazarin, Fleury. Ces -trois hommes d'Église ont été trois hommes d'État. Avec moins de -génie que les deux premiers, Fleury, sans recourir à la hache comme -Richelieu, ni à la diplomatie comme Mazarin, continua d'isoler la -royauté en abaissant la noblesse. - -Le cardinal de Fleury craignait ce qu'il appelait un ministère -historique. Il ne dédaignait pas la renommée future, mais il ne voulait -pas que ses contemporains écrivissent sur lui. Il disait que quand il -était content de lui, la France entière devait être contente; mais il -aimait le silence et répétait souvent cet apophthegme de l'IMITATION: -_Ama nesciri_. - -Dans son horreur du bruit, il ne voulait autour de lui pour gouverner -que de simples commis. Il craignait les novateurs, disant que toute -nouvelle idée renferme une tempête, ne comprenant pas que la tempête -forme le torrent qui fertilise. Il croyait que Law avait ruiné la -France, Law qui avait été le torrent fécond éparpillant des parcelles -d'or là où l'or n'était jamais venu. - -L'historien doit d'ailleurs des sympathies à ce premier ministre qui -ne croyait travailler que pour le peuple, qui lisait l'Évangile plus -souvent que Machiavel, et qui disait avec l'abbé de Saint-Pierre -que les vrais soldats sont ceux qui cultivent la terre. Mais s'il -eut raison pour le peuple, il eut tort pour le pouvoir; car à force -d'éloigner du trône tous les hommes qui, par leur génie, par leur -caractère, par leur hardiesse, créaient l'opinion publique en France, -l'opinion publique se déplaça et ne prit plus son mot d'ordre à -Versailles. - -Le cardinal de Fleury avait compté sans Voltaire. - -Déjà l'esprit public ne descendait plus de Versailles sur Paris, -c'était Paris qui allait gouverner Versailles. - - -VII. - -Le Sage et Piron, pauvres tous les deux, devaient bientôt élever -très-haut la dignité des hommes de pensée, parce qu'ils avaient la -pauvreté castillane. Vauvenargues allait proclamer la dignité humaine, -Montesquieu cherchait déjà les titres de l'humanité. - -Quand parurent les _Lettres persanes_, ce fut un événement. Jamais -l'esprit, jamais la vérité se montrant à nu ne firent un pareil -scandale. Il sembla que pour la première fois toutes les bases de -l'antique société se remuaient. Ce livre était une critique; il avait -par la forme tout l'attrait d'un roman, dans un temps où l'on ne -demandait guère au roman que des épisodes et une peinture de mœurs avec -très-peu d'action; mais sous un masque de frivolité, il était aisé de -reconnaître un penseur, un homme profondément versé dans la science du -gouvernement, dans l'étude des institutions et dans l'esprit des lois. -Le succès fut inimaginable. «Les _Lettres persanes_, raconte l'auteur -lui-même, eurent d'abord un débit si prodigieux que les libraires -mirent tout en usage pour en avoir des suites. Ils allèrent tirer par -la manche tous ceux qu'ils rencontraient: Monsieur, disaient-ils, -faites-moi des _Lettres persanes_.» - -Cet ouvrage était bien un fruit du temps. A la longue et sévère -compression du grand siècle avait succédé un goût fiévreux pour la -liberté de tout dire et de tout écrire. Les mœurs tournaient à l'Orient -et l'amour au harem. On était, comme on dit maintenant, dans une -période de réaction contre le règne de Louis XIV. Le sarcasme religieux -qui éclate dans ces lettres flattait le penchant du nouveau siècle à -l'incrédulité. «Les libertins entretiennent ici un nombre infini de -filles de joie, et les dévots un nombre innombrable de dervis. S'il y a -un Dieu, il faut nécessairement qu'il soit juste; car s'il ne l'était -pas, il serait le plus mauvais et le plus imparfait des êtres. Toutes -ces pensées m'animent contre les docteurs qui représentent Dieu comme -un être qui fait un exercice tyrannique de sa puissance; qui le font -agir d'une manière dont nous ne voudrions pas agir nous-mêmes, de peur -de l'offenser.» - -Les événements religieux de la fin du règne de Louis XIV sont couverts -de ridicule par Montesquieu. Les académies, les corps savants, ne -trouvent pas plus grâce aux yeux de l'auteur des _Lettres persanes_ -que les casuistes, les chartreux, les capucins et les autres ordres -religieux. «J'ai ouï parler d'une espèce de tribunal qu'on appelle -l'Académie française. Il n'y en a point de moins respecté dans le -monde; car on dit qu'aussitôt qu'il a décidé, le peuple casse ses -arrêts et lui impose des lois qu'il est obligé de suivre.» - -Les mœurs, les intrigues, les manœuvres du temps y sont dévoilées avec -une connaissance impitoyable du cœur de l'homme ou du cœur de la -femme. «Crois-tu, Ibben, qu'une femme s'avise d'être la maîtresse d'un -ministre pour coucher avec lui? Quelle idée! C'est pour lui présenter -cinq ou six placets tous les matins, et la bonté de leur nature paraît -dans l'empressement qu'elles ont de faire du bien à une infinité de -gens malheureux qui leur procurent cent mille livres de rente.» - -On peut dire de ces Lettres ce que l'auteur a dit lui-même des jolies -femmes, «dont le rôle a plus de gravité qu'on ne pense.» Sous cette -plaisanterie fine et délicate se placent un grand fonds de bon sens, -une science magistrale, une philosophie audacieuse. Quelquefois ce -léger crayon a des traits qu'envierait le burin de Tacite: «Le règne -du feu roi a été si longtemps, que la fin en avait fait oublier le -commencement.» - -Montesquieu avait parlé ainsi de Louis XIV: «Il n'est occupé qu'à -faire parler de lui; il aime les trophées et les victoires. Il aime -à gratifier ceux qui le servent; mais il paye aussi libéralement -l'oisiveté des courtisans que les campagnes laborieuses de ses -capitaines. Souvent il préfère un homme qui le déshabille, ou qui lui -donne la serviette quand il se met à table, à un autre qui lui prend -des villes ou qui lui gagne des batailles.» Il ne faut pas chercher -dans ces jugements pleins de hauteur et de dédain une histoire de Louis -XIV, mais l'opinion des Français de la régence sur un règne fini avant -sa fin. - -Les peuples étaient las du soleil couchant, et ils se tournaient vers -le soleil levant avec la curiosité affectueuse de l'oiseau qui se -réveille dans son nid de mousse. «J'ai vu le jeune monarque. Sa vie est -bien précieuse à ses sujets, elle ne l'est pas moins à l'Europe par les -troubles que sa mort pourrait produire. Mais les rois sont comme les -dieux, et pendant qu'ils vivent on doit les croire immortels.» - -Par les _Lettres persanes_ la voie de la critique religieuse était -tracée; après le régent, la terreur respectueuse qui défendait le trône -de Louis XIV contre les jugements de l'opinion publique était évanouie; -après l'abbé Dubois et l'abbé de Tencin, les lumières et les vertus -qui protégeaient l'Église contre les entreprises de la raison humaine -s'étaient obscurcies pour jamais; ainsi, de tous les côtés, tombaient -les barrières: la liberté de penser commençait à se montrer à la porte -du Louvre. Il ne fallait plus qu'un roi pour achever la royauté du -droit divin. Louis XV monta sur le trône. - - -NOTES: - -[35] «La Bastille changea Arouet en Voltaire, dit Méry dans sa -_Critique du Roi Voltaire_. Ce fut l'inverse de la fable: la souricière -accoucha d'une montagne. _Candide_ est fils de la Bastille. Le -prisonnier adolescent se souviendra toujours de son grabat; il a fait -le serment d'Annibal devant des barreaux de fer. Toutes les fois -qu'une injustice éclatera sous le soleil, Voltaire se souviendra de -sa prison. Calas, Sirven, La Barre, tous les criminels innocents -auront un implacable défenseur. Voltaire, comme Hercule, a étouffé -des serpents au berceau, il continuera le jeu jusqu'à la tombe. Dans -sa généreuse ardeur contre l'injustice, il sera quelquefois injuste -lui-même! Tant pis! le point de départ est son excuse. Le geôlier de -la Bastille le poursuivra jusqu'à l'âge de quatre-vingt-quatre ans; il -se nommera tour à tour Fréron, Nonnotte, La Beaumelle, Desfontaines, -Guénée, Patouillet, Gilbert. Tant pis! Il était né pour la haute -vie de gentilhomme, pour les élégances de la cour de Versailles, -pour les sourires des favorites, pour les triomphes du madrigal, les -grâces du bel esprit, les suprêmes délicatesses de la distinction; -on a bouleversé ce naturel d'élite par un an de cachot; eh bien! le -lion ne pardonnera jamais à ceux qui n'ont pas deviné le lionceau; -son hyperbole dépassera même celle de Juvénal; il s'irritera même un -jour au point de s'écrier, avec le géant de Sirius: _Je suis tenté de -faire un pas et d'écraser cette fourmilière!_ au point d'écrire, dans -sa haine cyclique contre les superstitions, un poëme de vingt-quatre -chants sur l'innocence de Jeanne d'Arc.» - -[36] Ce qui explique la durée du règne de la marquise de Parabère, -c'est qu'elle était bête. «Je ne sais rien et ne veux rien savoir que -l'amour.» Il y a un autre mot du régent: «Elle n'a rien inventé, si ce -n'est l'amour.» Lequel? - -[37] Voltaire fut éloquent pour Bayle contre d'Alembert, qui avait -écrit: «Heureux si Bayle avait pu respecter la religion et les mœurs!» -Voltaire lut, et écrivit: «J'ai vu avec horreur ce que vous dites de -Bayle: vous devez faire pénitence toute votre vie de ces deux lignes.» - -[38] Un écrivain qui a, comme Fontenelle, osé être spirituel quoique -savant, paradoxal quoique philosophe, M. Flourens, pour appeler la -science par son nom, a dit avant moi, dans son livre sur Fontenelle, -que l'auteur des _Mondes_ avait ouvert ses mains. «Voltaire, ajoute M. -Flourens, l'appelle _le discret Fontenelle_. Fallait-il qu'il fût aussi -indiscret que Voltaire?» - -[39] Un historien sans le vouloir, Édouard Thierry, a mieux qu'aucun -historien de profession raconté l'histoire de l'Entre-sol, qui, selon -lui, fut pour l'Académie des sciences morales et politiques ce que la -maison de Conrart avait été pour l'Académie française. - - - - -V. - -VOLTAIRE A LA COUR. - - -Voltaire à la cour! Voltaire courtisan à la veille d'être roi! C'est -toujours Voltaire avec son esprit qui rit de tout, même de la grandeur -de Louis XV, même de la vertu de madame de Pompadour. Il disait comme -Piron: «Puisque les titres sont connus, je prends mon rang,» et, ce -jour-là, il passait le premier. Il ne tenait qu'à lui de briller à la -cour; il ne lui fallait pour cela qu'un peu moins de génie. Le cardinal -de Bernis lui montrait le chemin. - -Pourquoi allait-il à la cour? Pour ne pas aller à la Bastille et dire -la vérité? Il voulait s'appuyer sur Louis XV pour soulever la France. - -Ce fut un événement pour Versailles que Voltaire à la cour. Jusque-là -on y avait vu les poëtes plus ou moins prosternés. Voltaire, qui -s'appuyait sur la fortune et sur la renommée, marchait la tête haute, -en homme qui connaît sa force. «Les rois sont toujours les demi-dieux, -lui dit madame de Pompadour, qui voulait le métamorphoser en -courtisan.--Madame la marquise, répondit Voltaire, c'est un poëte qui a -créé les demi-dieux.»[40] - -Voltaire, qui avait soupé avec les maîtresses du régent, avec la -maîtresse du cardinal Dubois, avec toutes les coquines qui jouaient de -l'éventail et du sceptre, soupa avec les maîtresses de Louis XV, à la -Muette avec madame de Mailly, à Choisy avec madame de Châteauroux, -à Étioles avec madame de Pompadour. Mais il ne soupait que les jours -où le roi ne soupait pas. Le roi ne voulait pas se rencontrer avec -Voltaire, comme s'il eût craint que cette autre royauté ne fît pâlir la -sienne. - -Le souper d'Étioles est consacré par de mauvais vers à madame de -Pompadour, où le poëte compare le roi au vin de Tokai. Pour se consoler -de n'avoir pas soupé avec le roi, il combat cette opinion de Dufresny, -qui dit dans une chanson que les rois ne se font la guerre que parce -qu'ils ne boivent jamais ensemble. «Dufresny se trompe, écrit Voltaire. -François Ier avait soupé avec Charles-Quint, et vous savez ce qui -s'ensuivit. Vous trouverez, en remontant plus haut, qu'Auguste avait -fait cent soupers avec Antoine. Non, madame, ce n'est point le souper -qui fait l'amitié.» - -Madame de Pompadour avait accueilli Voltaire en femme d'esprit qui aime -les livres ouverts. Voltaire devint pour une saison son maître en l'art -de penser. De la galanterie il passa avec elle à la politique; il fut -dépêché en ambassade vers le roi de Prusse; il écrivit pour la paix à -l'impératrice de Russie; il fut sur le point de trahir les secrets de -ses amis les Anglais. - -Le premier ministre et le second ministre, madame de Pompadour et le -marquis d'Argenson, étaient pour lui. Avec de si hauts protecteurs, -où ne devait-il pas arriver? Il arriva tout essoufflé à une place de -gentilhomme de la chambre et à un brevet d'historiographe de France! - -Voltaire fut alors courtisan à toute heure, le jour et la nuit, en -prose et en vers. S'il voyait la maîtresse du roi jouant du crayon, -comme elle jouait du sceptre et de l'éventail, il lui disait: - - Pompadour, ton crayon divin - Devrait dessiner ton visage: - Jamais une plus belle main - N'aurait fait un plus bel ouvrage. - -S'il entrait à sa toilette, il se croyait encore obligé à quatrain[41]. -La marquise ayant joué _Alzire_ au théâtre des petits appartements, il -s'imagina qu'il devait se jeter à ses pieds. Madame de Pompadour le -rappela à l'ordre, en lui disant que sa place n'était pas à ses pieds, -mais à l'Académie. «Je l'avais oublié, dit Voltaire. Mais il me manque -une voix pour être élu.--Laquelle?--La vôtre.--Je vous la donne.» Et -le poëte fut élu. Pourquoi Voltaire ne demanda-t-il pas le chapeau de -cardinal? - -Voltaire, qui avait déjà frappé deux fois à la porte de l'Académie sans -que l'Académie ouvrît la porte, fut donc enfin nommé tout d'une voix. -Il lui avait fallu, comme Montesquieu, désavouer plus d'une page de ses -œuvres. L'Académie, d'ailleurs, n'était pas encore voltairienne. Mais -le fut-elle jamais? Montesquieu, l'ami de Voltaire, comme Voltaire fut -l'ami de Montesquieu,--si les beaux génies se rencontrent souvent, ils -ne s'aiment pas toujours;--Montesquieu, dis-je, peignait jusqu'à un -certain point l'opinion des académiciens quand il écrivait: «Il serait -honteux pour l'Académie que Voltaire en fût, et il lui sera quelque -jour honteux qu'il n'en ait pas été[42].» - -Voltaire comprit bien cette sympathie douteuse; il avait dit: -«J'ennuierai le public d'une longue harangue, ce sera le chant du -cygne.» Voltaire se croyait toujours en train de mourir. Ce chant du -cygne fut pour les oreilles académiques une impertinence débitée d'un -ton cavalier. Ce n'était pas l'Académie qui recevait Voltaire, c'était -Voltaire qui recevait l'Académie. Le roi entrait d'un pied dédaigneux, -quoique avec force révérences, dans sa nouvelle province. - -Il habitait tour à tour Versailles et Paris. - -A la mort de madame du Chastelet, il s'en était revenu habiter son -hôtel avec M. du Chastelet. Mais le marquis, voulant vivre seul, avait -cédé la place à Voltaire, après lui avoir vendu les meubles de la -marquise. - -Ce fut dans cet hôtel que Voisenon dit un jour au poëte: «Eh bien, vous -voilà chez vous?--Non, dit Voltaire, je suis toujours chez elle.» Et -il montra la table, le lit, le fauteuil. «Tout, dit Voisenon, jusqu'au -paravent!» Voltaire, essuyant de vraies larmes, conta à son abbé que -dans sa douleur il faisait bâtir un théâtre: «Un théâtre dont vous -serez le grand prêtre, mon cher Voisenon[43].» - -Tout le monde sollicita son entrée au théâtre de Voltaire, mais la -salle était trop petite, et souvent plus d'un grand nom restait à la -porte ou dans l'escalier. On soupait après le spectacle, et Voltaire -ne savait plus s'il était plus grand seigneur que grand poëte ou grand -comédien. - -Non-seulement Voltaire aimait la mise en scène, mais il aimait à se -mettre en scène. A la représentation d'_Œdipe_, on le voit arriver -sur le théâtre en portant la queue du grand prêtre, se moquant déjà -des dieux, des spectateurs et de lui-même. A la représentation -d'_Artémire_, où le public siffle du même coup sa tragédie et sa -maîtresse qui joue le rôle d'Artémire, il entre en scène et apostrophe -ceux qui sifflent, outré qu'on ne reconnût pas qu'il avait raison comme -poëte et comme amant. Pendant la représentation de _Mahomet_, Voltaire -reçoit un billet du roi de Prusse, qui lui annonce la victoire de -Mollwitz. Tout autre eût mis le billet dans sa poche, mais Voltaire, -toujours expansif, interrompt le spectacle et fait lui-même la lecture -du royal billet: «Vous verrez, ajoute-t-il à mi-voix, ne parlant qu'à -ceux qui étaient près de lui, que cette pièce de Mollwitz fera réussir -la mienne.» Quand on joua _Mérope_, Voltaire, qui connaissait tout le -monde, se montra dans toutes les loges. A la première représentation -d'_Oreste_, voyant applaudir un passage imité de Sophocle, il s'élança -hors de sa loge en s'écriant: «Courage, Athéniens, c'est du Sophocle!» -On peut dire qu'il jouait un rôle dans toutes ses pièces. - -Voltaire peignit alors avec sa vivacité de tons le monde où il vivait: - - Après dîné, l'indolente Glycère - Sort pour sortir, sans avoir rien à faire. - Chez son amie au grand trot elle va, - Monte avec joie, et s'en repent déjà, - L'embrasse, et bâille; et puis lui dit: «Madame, - J'apporte ici tout l'ennui de mon âme; - Joignez un peu votre inutilité - A ce fardeau de mon oisiveté.» - Si ce ne sont ses paroles expresses, - C'en est le sens. Quelques feintes caresses, - Quelques propos sur le jeu, sur le temps, - Sur un sermon, sur le prix des rubans, - Ont épuisé leurs âmes excédées. - Elle chantait déjà, faute d'idées; - Dans le néant leur cœur est absorbé, - Quand dans la chambre entre monsieur l'abbé. - D'autres oiseaux de différent plumage, - Divers de goût, d'instinct et de ramage, - En sautillant font entendre à la fois - Le gazouillis de leurs confuses voix. - -Voici l'heure des cartes; on joue pour reposer son esprit. - - Monsieur l'abbé vous entame une histoire - Qu'il ne croit point et qu'il veut faire croire. - On l'interrompt par un propos du jour - Qu'un autre conte interrompt à son tour: - Des froids bons mots, des équivoques fades, - Des quolibets et des turlupinades, - Un rire faux, que l'on prend pour gaieté, - Font le brillant de cette société. - C'est donc ainsi, troupe absurde et frivole, - Que nous usons de ce temps qui s'envole! - C'est donc ainsi que nous perdons des jours - Longs pour les sots, pour qui pense si courts! - Mais que ferai-je? où fuir loin de moi-même? - Il faut du monde; on le condamne, on l'aime. - -Oliver Goldsmith, qui vint à Paris vers ce temps-là, parle de Voltaire -avec admiration. Selon lui, personne n'était capable de rivaliser -avec ce charmant, profond et lumineux esprit. Il le met en scène avec -Diderot[44] et Fontenelle. Voltaire laissa d'abord ses deux amis -s'escrimer gaiement. Fontenelle, quoique presque centenaire, mit -bientôt Diderot en déroute. Voltaire souriait et semblait dire: Vous -n'avez raison ni l'un ni l'autre, mais je ne veux pas avoir raison sur -vous. Tout à coup la verve l'entraîne, le voilà parti sans le vouloir, -et Oliver Goldsmith, quand il raconte cette soirée, est tout émerveillé -encore d'avoir ouï Voltaire, trois heures durant, sans qu'il cessât une -minute d'être éloquent de toutes les éloquences: tour à tour railleur, -attendri, imprévu, savant, hardi. - -Ce fut l'année où Voltaire vit venir à lui ce poëte limousin qui a -rimé des tragédies, conté des contes moraux et écrit des mémoires -«pour servir à l'instruction de ses enfants.» Marmontel était un peu -bonhomme, un peu poëte, un peu pédant; total: un esprit à mi-jour. -Voltaire n'avait pas deviné juste en lui ouvrant ses bras, ou plutôt -il avait compris que c'était là un bon capitaine pour ses batailles -littéraires et philosophiques. En effet, quoique Marmontel fût -lourdement armé, il ne s'escrimait pas dans les luttes voltairiennnes -sans quelque bravoure. Il ne craignait pas, lui aussi, de signer des -livres qui devaient être brûlés par la main du bourreau. Voltaire le -reconnut pour son fils. A la première entrevue, il lui ouvre les bras -et lui dit: «S'il vous faut de l'argent, parlez; je ne veux pas que -vous ayez d'autre créancier que Voltaire.» Marmontel prit Voltaire au -mot. Comme les temps sont changés, l'auteur de _Zaïre_ conseilla au -Limousin de rimer une tragédie pour faire fortune; mais il ne se crut -pas quitte en donnant ce conseil. «Peu de jours après, dit Marmontel -dans ses Mémoires, Voltaire, arrivant de Fontainebleau, me remplit mon -chapeau d'écus. Quelques ennemis de Voltaire auraient voulu que pour -cela je me fusse brouillé avec lui.» - -Si Voltaire n'ouvrait pas sa bourse aux jeunes poëtes, on disait qu'il -était avare; mais en revanche, on ne lui pardonnait pas de faire du -bien, quelle que fût sa bonne grâce à le faire. Marmontel daigna lui -pardonner. Il ne tomba jamais dans cette ingratitude qui était, il y -a cent ans comme aujourd'hui, l'indépendance du cœur. Toutefois s'il -parle de lui dans ses Mémoires, c'est plutôt la vérité qui le domine -que la reconnaissance. - -Cependant, comme Crébillon le tragique était mieux fêté que Voltaire le -tragique, celui-ci paria de refaire toutes les pièces de l'autre en six -semaines. Voltaire triompha-t-il dans cette lutte? pourrait-on croire -qu'il n'eût pas d'autre but en écrivant _Oreste_, _Sémiramis_ et _Rome -sauvée_[45]? Le beau dessein! Écrire trois tragédies pour donner tort -à Fréron et à Louis XV, pour se donner tort à soi-même! - -Le roi de Prusse et la duchesse du Maine le vengeaient des injustices -de la cour de France et de la république des lettres. Le roi de Prusse -lui écrivait: «Je vous respecte comme mon maître en éloquence. Je vous -aime comme un ami vertueux.» Il était fêté à Sceaux comme un prince du -sang. Lui qui frappait monnaie ou plutôt qui frappait des médailles -en écrivant des petits vers plus durables que le bronze, il a laissé -ceux-ci sur son séjour à la cour de la duchesse du Maine: - - J'ai la chambre de Saint-Aulaire - Sans en avoir les agréments; - Peut-être à quatre-vingt-dix ans - J'aurai le cœur de sa bergère: - Il faut tout attendre du temps. - -A Versailles, il en coûta cher à la poésie de Voltaire. C'est Voltaire -courtisan qui a écrit ce ballet de la _Princesse de Navarre_ que -Moncrif eût fait meilleur. C'est Voltaire courtisan qui rima--et -quelles rimes!--la _Bataille de Fontenoy_, cette poétique bataille où -le poëte avait eu le tort de ne pas aller pour faire bravement son -métier d'historiographe de France[46]. C'est Voltaire courtisan qui, -parodiant le poëme de Métastase, écrivait ce _Temple de la Gloire_ -qui est le temple de la Folie, où le roi Louis XV est métamorphosé en -Trajan et où les Romains de Versailles lui chantent à tue-tête qu'il -est né pour la gloire et pour l'amour. - -Ce fut après la représentation du _Temple de la Gloire_ que Voltaire -voulut être le familier du roi comme il avait été le familier des -princes. Quand Louis XV passa dans la haie des courtisans, le poëte le -voulut arrêter au passage par cette apostrophe hyperbolique: «Trajan -est-il content?» Le roi, un homme d'esprit qui n'aimait pas les gens -d'esprit, Voltaire moins que les autres, passa sans répondre en se -drapant dans sa dignité. - -Le gentilhomme Voltaire se trouva trop gentilhomme comme cela. Il se -promit de redevenir libre[47]. Oui, quand il s'aperçut que plus il -s'approchait du roi, plus il s'éloignait de soi-même, il comprit qu'en -se donnant à la cour de Versailles il perdait sa royauté à Paris. -L'opinion publique lui avait donné la couronne de l'esprit humain; un -pas de plus dans les petits appartements, et madame de Pompadour jetait -cette couronne aux pieds de Louis XV. - -Si Louis XV eût compris la royauté, au lieu de faire de Voltaire un -gentilhomme ordinaire de sa chambre, un historiographe en prose et -en vers, il lui eût donné un ministère,--le ministère de l'abbé de -Bernis;--et la France n'aurait pas subi la guerre humiliante de Sept -ans. - -Ce fut un beau jour que celui où Voltaire, gentilhomme du roi, se -retrouva Voltaire, gentilhomme de l'humanité. Il s'était imaginé -qu'en abdiquant sa personnalité si glorieuse pour s'enfermer dans la -nuée des courtisans, il désespérait ses ennemis littéraires,--presque -toute la littérature, parce qu'il n'avait guère que des ennemis dans -cette province de son royaume;--il s'était imaginé qu'en assistant -au petit lever du roi, et en passant de là dans la ruelle de madame -de Pompadour, il deviendrait peu à peu le dispensateur des faveurs -littéraires, et qu'il donnerait à Louis XV la vraie maîtresse des rois: -l'humanité. Mais Louis XV n'aimait pas Voltaire, dont on lui parlait -trop. Madame de Pompadour, jalouse de Voltaire par pressentiment, ne -donnait qu'à sa main droite le pouvoir qui tombait de sa main gauche. -Le ministre d'Argenson, que le poëte croyait dominer parce qu'il devait -être pour lui la voix plus ou moins sévère de l'histoire, jugeait -un peu Voltaire à la Saint-Simon. Par exemple, Voltaire lui demanda -une place à l'Académie des sciences et une place à l'Académie des -inscriptions, non pas pour la gloire d'être un peu plus académicien, -mais pour étendre son pouvoir dans la république des lettres. -D'Argenson, qui s'était souvent nourri des idées de Voltaire, mais -qui avait peur de son ambition, le renvoya d'un air dégagé au temple -du goût. «Pour l'Académie des sciences, lui dit le ministre, attendez -que Fontenelle soit mort.--Il n'a que cent ans, s'écria Voltaire, j'en -ai cinquante, je serai mort avant lui.--L'Académie des sciences, passe -encore, dit d'Argenson; mais pourquoi seriez-vous de l'Académie des -inscriptions?--Pourquoi? dit Voltaire en relevant la tête avec orgueil, -parce que j'écrirai mon nom sur tous les monuments de mon siècle.» - - -NOTES: - -[40] Ce fut une autre marquise premier ministre qui avait fait la -fortune de Voltaire. - -Faut-il rappeler ici que sous Louis XV enfant le duc de Bourbon -s'imagina gouverner la France avec la marquise de Prie, cette figure -d'ange qui masquait une âme de démon? Mais on ne gouverne pas une -grande nation quand on n'a ni génie, ni honneur, ni caractère. Le duc -de Bourbon n'était qu'un joueur de Bourse, qui s'était enrichi des -chimères de Law; la marquise de Prie n'était qu'une catin à l'enchère. -Elle avait commencé par se vendre; elle vendait la faveur du premier -ministre; elle vendait la faveur du roi; elle ne désespérait pas de -vendre un jour la France à l'étranger. C'était Messaline s'accouplant à -l'idole d'or. - -Elle reconnaissait bien plus la royauté de Voltaire que la royauté -de Louis XV. Elle savait que celui des deux qui devait donner -l'immortalité, c'était le roi poëte, et non le roi fainéant. Aussi, -cette louve insatiable qui montrait ses dents à tous les festins que -servait la France ruinée, cette belle impudique qui prenait des deux -mains dans toutes les mains, elle fit un peu la fortune de Voltaire. Il -est vrai que cela ne lui coûtait pas une obole. - -[41] Voltaire, après des madrigaux et des cajoleries sans nombre, la -chanta avec beaucoup de sans-façon dans _la Pucelle_; mais il demeura -toujours son ami; ainsi, au moment où la marquise n'était plus aimée -du roi ni respectée des courtisans, Marmontel la plaignait beaucoup -à Ferney. «Elle n'est plus aimée, dit Marmontel.--Eh bien! s'écria -Voltaire, qu'elle vienne ici jouer avec nous la tragédie; je lui ferai -des rôles, et des rôles de reine. Elle est belle, elle doit connaître -le jeu des passions.--Elle connaît aussi, répliqua Marmontel, les -profondes douleurs et les larmes.--Tant mieux! c'est là ce qu'il nous -faut.--Puisqu'elle vous convient, laissez faire; si le théâtre de -Versailles lui manque, je lui dirai que le vôtre l'attend.» - -[42] Voyez comme cet académicien parlait de l'Académie, avant d'être de -l'Académie: - -«Dans votre Académie, pourquoi ne recevez-vous pas l'abbé Pellegrin? -est-ce que Danchet serait trop jaloux? Vous savez qu'il y a vingt ans -que je vous ai dit que je ne serais jamais d'aucune Académie. Je ne -veux tenir à rien dans ce monde, qu'à mon plaisir; et puis, je remarque -que telles Académies étouffent toujours le génie au lieu de l'exciter. -Nous n'avons pas un grand peintre depuis que nous avons une Académie de -peinture; pas un grand philosophe formé par l'Académie des sciences. Je -ne dirai rien de la française. La raison de cette stérilité dans des -terrains si bien cultivés est, ce me semble, que chaque académicien, -en considérant ses confrères, les trouve très-petits, pour peu qu'il -ait de raison, et se trouve très-grand en comparaison, pour peu qu'il -ait d'amour-propre. Danchet se trouve supérieur à Mallet, et en voilà -assez pour lui; il se croit au comble de la perfection. Le petit -Coypel trouve qu'il vaut mieux que de Troy le jeune, et il pense être -un Raphaël. Homère et Platon n'étaient, je crois, d'aucune Académie. -Cicéron n'en était point, ni Virgile non plus. Adieu, mon cher abbé; -quoique vous soyez académicien, je vous aime et vous estime de tout mon -cœur. Vous êtes digne de ne l'être pas.» - -[43] Le Kain, qui a écrit sur Voltaire, car tout le monde a écrit sur -Voltaire, nous le représente fidèlement à cette époque. C'est un point -de vue trop négligé par ses historiens. Voltaire avait vu jouer Le Kain -à l'hôtel de Clermont-Tonnerre, dans la mauvaise comédie du _Mauvais -Riche_; il avait prié l'auteur de lui amener son comédien. «Ce que je -ne pourrais peindre, c'est ce qui se passa dans mon âme à la vue de cet -homme dont les yeux étincelaient de feu, d'imagination et de génie. -Après ma part d'une douzaine de tasses de chocolat mélangé avec du -café (seule nourriture de M. de Voltaire, depuis cinq heures du matin -jusqu'à trois heures après midi), je lui dis que je ne connaissais -d'autre bonheur sur la terre que de jouer la comédie. Il consentit à me -recueillir chez lui comme son pensionnaire, et à faire bâtir au-dessus -de son logement un petit théâtre, où il eut la bonté de me faire jouer -avec ses nièces et toute ma société.» Un jour on répétait _Brutus_, et -la mollesse de Sarrasin dans son invocation au dieu Mars, le peu de -fermeté, de grandeur et de majesté qu'il mettait dans tout le premier -acte, impatienta tellement M. de Voltaire, qui lui dit avec une ironie -sanglante: «Monsieur, songez donc que vous êtes Brutus, le plus ferme -de tous les consuls romains, et qu'il ne faut point parler au dieu -Mars comme si vous disiez: «Ah! bonne Vierge, faites-moi gagner un -lot de cent francs à la loterie!»» En toute chose Voltaire était bon -maître[II.]. - -[44] Oliver Goldsmith avait beaucoup d'imagination. Voltaire ne vit -qu'une seule fois Diderot, quand Voltaire allait mourir, quand Diderot -avait un pied dans la tombe. Sans doute le romancier anglais a pris -Duclos pour Diderot. - -[45] Selon Condorcet: «L'énergie républicaine et l'âme des Romains ont -passé tout entières dans le poëte. Voltaire avait un petit théâtre -où il essayait ses pièces. Il y joua souvent le rôle de Cicéron. -Jamais l'illusion ne fut plus complète: il avait l'air de créer son -rôle en le récitant. La duchesse du Maine aimait le bel esprit, les -arts, la galanterie; elle donnait dans son palais une idée de ces -plaisirs ingénieux et brillants qui avaient embelli la cour de Louis -XIV et ennobli ses faiblesses. Elle aimait Cicéron; et c'était pour -le venger des outrages de Crébillon qu'elle excita Voltaire à faire -_Rome sauvée_.» Mais un peu plus loin, Condorcet donne la vraie raison: -«Voltaire se lassait d'entendre tous les gens du monde, et la plupart -des gens de lettres, lui préférer Crébillon, moins par sentiment -que pour le punir de l'universalité de ses talents. Cette opinion -de la supériorité de Crébillon était soutenue avec tant de passion -que depuis, dans le discours préliminaire de l'_Encyclopédie_, M. -d'Alembert eut besoin de courage pour accorder l'égalité à l'auteur -d'_Alzire_ et de _Mérope_, et n'osa porter plus loin la justice. -Enfin Voltaire voulut se venger, et forcer le public à le mettre à sa -véritable place, en donnant _Sémiramis_, _Oreste_ et _Rome sauvée_, -trois sujets que Crébillon avait traités.» Voltaire eût été bien mieux -vengé en faisant un conte de plus et trois tragédies de moins. - -[46] Le seul historien de cette bataille est encore aujourd'hui le -valet de chambre du maréchal de Richelieu, qui a écrit sur le vif dans -la fumée de la poudre, la main tachée de sang, au milieu des blessés -qui mouraient en criant victoire, avec le sourire des jours de fête. O -vanité des historiens! - -[47] M. de Chateaubriand se trompe ou nous veut tromper, en disant -que, pour une charge à la cour, Voltaire eût abandonné ses idées. -S'il eût été un vrai courtisan, il ne se fût point offensé du silence -du roi, il eût continué à brûler de l'encens, quelque figure que le -dieu eût montrée. Voltaire était né libre; il faut interpréter ses -contradictions avec l'esprit du dix-huitième siècle. - - -[II.] Le Kain visita Voltaire aux Délices: «Étant aux Délices, je -devins le dépositaire de l'_Orphelin de la Chine_, que l'auteur avait -fait d'abord en trois actes, et qu'il nommait ses magots. C'est en -conférant avec lui sur cet ouvrage, d'un caractère noble et d'un genre -aussi neuf, qu'il me dit: «Mon ami, vous avez les inflexions de la -voix naturellement douces, gardez-vous bien d'en laisser échapper -quelques-unes dans le rôle de Gengis. Il faut bien vous mettre dans la -tête que j'ai voulu peindre un tigre qui, en caressant sa femelle, lui -enfonce ses griffes dans les reins.»» - -Le Kain rappelle aussi qu'à la troisième représentation de _Mérope_, -«M. de Voltaire fut frappé d'un défaut de dialogue dans les rôles de -Polyphonte et d'Érox. De retour chez madame la marquise du Chastelet, -où il avait soupé, il rectifia ce qui lui avait paru vicieux dans -cette scène du premier acte, fit un paquet de ses corrections, et -donna ordre à son domestique de les porter chez le sieur Paulin, homme -très-estimable, mais acteur très-médiocre, et qu'il élevait, disait-il, -à la brochette, pour jouer les tyrans. Le domestique fit observer à son -maître qu'il était plus de minuit, et qu'à cette heure il lui était -impossible de réveiller M. Paulin. «Va, va, lui répliqua l'auteur de -_Mérope_, les tyrans ne dorment jamais.»» - - - - -VI. - -LE SACRE DE VOLTAIRE. - - -Ce fut au Théâtre-Français, à une représentation de _Mérope_, que -Voltaire comprit pour la première fois sa royauté[48]. - -Il était dans la loge de la maréchale de Villars, assis entre elle et -sa belle-fille, la duchesse de Villars. Le parterre se tourna vers lui -pour l'acclamer. Tous les spectateurs auraient voulu se jeter dans ses -bras. «Eh bien! dit un enthousiaste, que madame la duchesse de Villars -l'embrasse pour tout le monde.» La maréchale de Villars--celle-là que -Voltaire avait adorée--se leva pour embrasser le poëte. «Non, non! la -plus jeune!» s'écria-t-on de tous les points de la salle. - -Voltaire aurait pu lui dire, à cette amoureuse rebelle: _Il est trop -tard_. - -La jeune duchesse, très-émue, tout à la fois pâlissante et rougissante, -se leva à son tour et embrassa Voltaire avec une grâce aristocratique, -mais avec une bonne grâce plébéienne. - -Ce baiser du parterre par la bouche de la belle duchesse fut le sacre -de cette royauté du droit humain. - -Voltaire n'était pas allé à Versailles pour être un courtisan, mais -pour se faire consacrer dans la royauté de l'esprit. A Versailles, -l'esprit n'avait pas ses coudées franches, ou plutôt c'était un -étranger qui ne passait que par la porte de l'amour à l'heure du souper. - -Voltaire n'était plus amoureux et ne soupait plus. Non-seulement on ne -reconnaissait pas son esprit, mais on parlait devant lui à toute heure -du génie de Crébillon. Il avait voulu être gentilhomme de la chambre -du roi; on ne voulait plus lui accorder un autre titre, hormis celui -d'historiographe quand le roi gagnait une bataille; mais l'épée du roi -laissait trop de loisirs à la plume de l'historiographe. - -Il voyait donc peu à peu, cet homme qui vivait de lumière, la nuit -tomber sur ses œuvres. Renié à Paris par tous les gazetiers, dépaysé à -Versailles, il partit, un jour de bravade, pour se faire sacrer roi de -l'esprit français par son frère le roi de Prusse. - -Il était déjà allé en Prusse comme ambassadeur, et son ambassade, on le -sait, avait réussi[49]. Mais l'ambassadeur Voltaire n'avait pas même -été remercié. Cette fois il allait traiter de puissance à puissance. Le -roi de Prusse lui écrivait comme à son pareil. «Il est ici une petite -communauté qui érige des autels au dieu invisible; mais prenez-y bien -garde, des hérétiques élèveront sûrement quelques autels à Baal, si -notre dieu ne se montre bientôt. Vous serez reçu comme le Virgile de -ce siècle, et le gentilhomme ordinaire de Louis XV cédera, s'il lui -plaît, le pas au grand poëte. Adieu; les coursiers rapides d'Achille -puissent-ils vous conduire, les chemins montueux s'aplanir devant vous! -Puissent les auberges d'Allemagne se transformer en palais pour vous -recevoir! Les vents d'Éole puissent-ils se renfermer dans les outres -d'Ulysse, le pluvieux Orion disparaître, et nos nymphes potagères se -changer en déesses, pour que votre voyage et votre réception soient -dignes de l'auteur de la _Henriade_!» - -Déjà, le roi de Prusse, en vrai disciple de Voltaire, rimait pour son -maître de ces galantes épîtres qu'il aurait pu adresser tout aussi bien -à sa maîtresse. Il lui rappelle l'histoire de Jupiter et de Danaé: - - Ah! si, dans sa gloire éternelle, - Ce dieu si galant s'attendrit - Sur les appas d'une mortelle - Stupide, sans talents, mais belle, - Qu'aurait-il fait pour votre esprit? - Hébé vous eût offert un verre - Rempli du plus exquis nectar; - Mais vous le connaissez, Voltaire, - Vous en avez bu votre part: - C'était le lait de votre mère. - -Cette image si bien trouvée de l'éternelle jeunesse de Voltaire -n'est-elle pas d'un poëte? - -Voilà donc Voltaire parti. Il passe par Compiègne, pour obtenir la -bénédiction de madame de Pompadour. On le laisse aller sans trop y -regarder. Dès qu'il aura passé la frontière, on s'irritera. Le roi dira -un jour en s'éveillant: «Mais ils s'en vont tous, Paris sera bientôt -à Berlin.--Sire, rassurez-vous, le roi des poëtes est parti, mais le -poëte Roy est toujours à Paris.» Ainsi parlait le duc de Richelieu, qui -savait qu'un concetti avait plutôt raison devant Louis XV qu'un trait -de génie. - -Frédéric accueille Voltaire comme le roi son frère; c'était le roi des -philosophes et des poëtes. Voltaire trouve à Potsdam un appartement -qui touche à celui de Frédéric, la clef de chambellan, la croix du -Mérite, vingt mille livres de pension, enfin une table et un carrosse -pour lui, à la seule charge de corriger les vers du roi. Il s'imagine -qu'il va trouver la liberté dans une cour et un ami dans un roi. Les -rois sont toujours rois, même les rois philosophes. Il raconte son -voyage au comte d'Argental: «Mes divins anges, je vous salue du ciel de -Berlin. J'ai passé par le purgatoire pour y arriver. Une méprise m'a -retenu quinze jours à Clèves, et ni la duchesse de Clèves ni le duc de -Nemours n'étaient plus dans le château. Enfin me voici dans ce séjour -embelli par les arts et ennobli par la gloire. Cent cinquante mille -soldats victorieux, point de procureurs; opéra, comédie, philosophie, -poésie, un héros philosophe et poëte, grandeur et grâce, grenadiers et -muses, trompettes et violons, repas de Platon, société et liberté! -Qui le croirait? Je suis tout honteux d'avoir ici l'appartement de M. -le maréchal de Saxe. On a voulu mettre l'historien dans la chambre du -héros.» - - A de pareils honneurs je n'ai point dû m'attendre; - Timide, embarrassé, j'ose à peine en jouir. - Quinte-Curce lui-même aurait-il pu dormir, - S'il eût osé coucher dans le lit d'Alexandre? - -C'est surtout à madame Denis que Voltaire dit la vérité. «J'ai peu de -temps à vivre. Peut-être est-il plus doux de mourir à sa mode à Potsdam -que de la façon d'un habitué de paroisse à Paris.» Et plus loin, il -indique ses aspirations vers l'Italie. «J'irai sur la fin de cette -automne, faire mon pèlerinage d'Italie, voir Saint-Pierre de Rome, -le pape et la Vénus de Médicis. J'ai toujours sur le cœur de mourir -sans voir l'Italie.» Et dans une autre lettre: «Le tumulte des fêtes -est passé; mon âme en est plus à son aise. Je ne suis pas fâché de me -trouver auprès d'un roi qui n'a ni cour, ni conseil. Il est vrai que -Potsdam est habité par des moustaches et des bonnets de grenadier; -mais, Dieu merci! je ne les vois point. Je travaille paisiblement dans -mon appartement au son du tambour. Je me suis retranché les dîners -du roi; il y a trop de généraux et trop de princes. Je ne pouvais -m'accoutumer à être toujours vis-à-vis d'un roi en cérémonie et à -parler en public. Je soupe avec lui et en plus petite compagnie. On -m'a cédé en bonne forme au roi de Prusse. Mon mariage est donc fait; -sera-t-il heureux? je n'en sais rien. Je n'ai pas pu m'empêcher de dire -_oui_. Il fallait bien finir par ce mariage, après des coquetteries de -tant d'années. Le cœur m'a palpité à l'autel.» - -Madame de Pompadour lui avait dit à son départ: «Allez donc, ingrat, -allez donc nous oublier avec votre Achille tudesque!» Une fois -arrivé, Voltaire écrit sans façon à Cotillon II, comme il écrirait à -mademoiselle Gaussin, qu'Achille dit bien des choses galantes à Vénus -point tudesque. - -Voltaire a écrit en quelques pages l'histoire de cette royauté étrange -qui n'avait ni cour, ni conseil, ni culte. «C'était la première fois -qu'un roi gouvernait sans femmes et sans prêtres. On soupait dans une -petite salle, dont le plus singulier ornement était un tableau dont -il avait donné le dessin à Pêne, son peintre, l'un de nos meilleurs -coloristes. C'était une belle priapée. On voyait des jeunes gens -embrassant des femmes, des nymphes sous des satyres, des Amours qui -jouaient au jeu des Encolpes; quelques personnes qui se pâmaient en -regardant ces combats, des tourterelles qui se baisaient, des boucs -sautant sur des chèvres, et des béliers sur des brebis.» Et Voltaire -parle des repas encore plus philosophiques. Il dit que celui qui aurait -écouté les professions de foi des convives en regardant les peintures -se fût imaginé entendre les sept sages de la Grèce dans un lupanar. -«Jamais on ne parla en aucun lieu du monde avec tant de liberté de -toutes les superstitions des hommes, et jamais elles ne furent -traitées avec plus de plaisanterie et de mépris. Dieu était respecté, -mais tous ceux qui avaient trompé les hommes en son nom n'étaient pas -épargnés.» - -Le poëte s'étonna d'être à la fois chambellan du roi de Prusse et -gentilhomme ordinaire du roi de France. «Me voilà donc à présent à -deux maîtres. Celui qui a dit qu'on ne pouvait servir deux maîtres à -la fois avait assurément raison; aussi, pour ne point le contredire, -je n'en sers aucun. Ma fonction à Berlin est de ne rien faire, comme à -Versailles. Je finirai ici ce _Siècle de Louis XIV_, que peut-être je -n'aurais jamais fini à Paris. Les pierres dont j'élevais ce monument à -l'honneur de ma patrie auraient servi à m'écraser.» - -Et ainsi, tout en écrivant l'histoire du siècle de Louis XIV et en -corrigeant les rimes du Louis XIV de l'Allemagne, Voltaire vivait -gaiement, sans être heureux, avec ces aimables païens de cette académie -d'athées que le roi de Prusse avait instituée sans y mettre de -Prussiens. Car il est à remarquer que, si le vers célèbre avait raison, - - C'est du Nord aujourd'hui que nous vient la lumière, - -ceux qui portaient le flambeau ne l'avaient pas allumé par là. Les -soupers du roi de Prusse auraient bien rappelé les soupers du régent, -si l'Amour fût venu s'y accouder au dessert; mais l'Amour était tout -transi dans la quadrature du cercle de Maupertuis, dans la philosophie -de Frédéric, dans la science de Kœnig, dans les cinquante-cinq ans de -Voltaire. La Métrie le cajolait quelquefois sous la figure de quelque -fille de chambre haute en couleur et robuste en appas. Mais le plus -souvent La Métrie, qui buvait comme une outre, cuvait son vin sur la -table après avoir jeté son feu d'artifice; car au premier service nul -ne pouvait lutter avec la gaieté de son esprit. Voltaire s'en disait -ébloui, mais c'étaient des éclairs dans le ciel nocturne. La Métrie -allait sans savoir son chemin. Il publiait un livre impie et s'étonnait -qu'on ne comparât pas l'auteur à Épictète. Il était tour à tour lecteur -et médecin du roi de Prusse. «Dieu me garde de le prendre pour mon -médecin, dit Voltaire, il me donnerait du sublimé corrosif au lieu de -rhubarbe, très-innocemment, et puis se mettrait à rire. Cet étrange -médecin est lecteur du roi; et ce qu'il y a de bon, c'est qu'il lui -lit à présent l'_Histoire de l'Église_. Il en passe des centaines de -pages, et il y a des endroits où le monarque et le lecteur sont prêts à -étouffer de rire.» - -La Métrie dit un jour à Voltaire d'un air distrait: «Le roi notre -maître ne tiendra pas toujours pour nous table ouverte; ne vous y fiez -pas; car hier, comme on s'étonnait devant lui de votre faveur, il nous -a dit négligemment: «Oh! quand on a sucé le jus de l'orange, on jette -l'écorce!»» Voilà Voltaire qui se donne au diable. «La Métrie! que me -dites-vous là?--Mon cher Voltaire, pourquoi sommes-nous ici? Obtenez -ma grâce de M. de Richelieu, c'est trop souper à la cour d'Apollon; je -n'aime pas les muses du Nord.» Et la Métrie se met à pleurer. «Quoi! -vous aussi? s'écrie Voltaire; tout le monde pleure donc?--Oui, je -pleure, dit La Métrie. Dans mes préfaces, je me félicite d'être près -d'un grand roi qui me lit ses beaux vers, mais la vérité, c'est que je -voudrais retourner en France, à pied, sans argent, fût-ce pour y mourir -bientôt.» Et, là-dessus, La Métrie prend son chapeau et s'en va en -chantant. - -O philosophe! pensa Voltaire en le voyant partir, tu ne travailles pas -pour le lendemain, toi! Pour moi, si je suis repoussé de la Prusse, -j'irai en Russie, j'irai en Chine, j'irai au Vatican. Il faudra que -le pape me donne raison: j'ai allumé le flambeau de la vérité, je -souffrirai toutes les douleurs pour que la lumière ne s'éteigne pas. Je -comptais sur un dernier ami, je ne compterai plus que sur moi, car moi, -je ne me trahirai pas! - -Le soir, il va, comme de coutume, au souper du roi. Au lieu d'un petit -souper, c'est un grand souper. Frédéric place Voltaire auprès de lui -entre deux princesses qui, selon l'expression du roi, ont voulu ce -soir-là être du banquet de Platon. On soupe, on parle, on rit; Voltaire -oublie l'orange, le nuage s'envole de son front, le pli de la rose -est effacé. Il prend la parole, il n'a jamais eu plus d'esprit. Une -thèse philosophique est mise sur la nappe entre deux bouteilles de vin -de Champagne. On demande l'opinion du roi. Frédéric ne répond pas. -Pourquoi ne répond-il pas? «Le roi, dit-il, ce n'est pas moi, c'est -Voltaire. Quand je commande cent mille hommes, je suis le roi, mais -quand je soupe avec Voltaire, c'est lui qui est le roi. Il est la -lumière, je ne suis que la force!»[50] - -Voltaire était sacré pour la seconde fois. - -Ce La Métrie, cet homme où il y avait un fou brouillé avec un sage, ce -beau convive qui avait prédit à Voltaire que le roi serait bientôt un -tyran, fut le premier dont on chanta l'oraison funèbre. Et cependant -il était le plus jeune. Voici comment Voltaire raconte l'épopée -tragi-comique de sa mort: «La Métrie, cette folle imagination, vient -de prendre le parti de mourir. Notre médecin est crevé à la fleur de -l'âge, brillant, frais, alerte, respirant la santé et la joie, et -se flattant d'enterrer tous ses malades et tous les médecins. Une -indigestion l'a emporté. Voilà une grande époque dans l'histoire des -gourmands. Les chênes tombent, et les roseaux demeurent. Le roi s'est -fait informer très-exactement de la manière dont il était mort; s'il -avait passé par toutes les formes catholiques, s'il avait eu quelque -édification; enfin il a été bien éclairci que ce gourmand était mort en -philosophe. _J'en suis bien aise pour le repos de son âme_, nous a dit -le roi. Nous nous sommes mis à rire et lui aussi.» - -Cependant Frédéric, qui ne riait pas toujours, prononça gravement en -son Académie l'éloge de cet homme qui n'avait cru qu'à son estomac. Cet -éloge chagrina Voltaire, parce qu'il diminuait de beaucoup le prix des -éloges du roi. «Il m'appelle divin, mais il appelle La Métrie un sage. -C'est bien la peine de mourir en buvant la ciguë, si on est surnommé -Socrate pour être mort d'un pâté d'anguilles!» - -On chantait aux soupers de Frédéric, mais ce n'était plus la -philosophie de la chanson, c'était la chanson de la philosophie. Le -roi, par exemple, mettait sur la nappe des vers comme ceux-ci: - - O mes amis, d'où viens-je? Où suis-je? Où vais-je? - Je n'en sais rien. Montaigne dit: Que sais-je? - Et sur ce point, tout docteur consulté - En peut bien dire autant sans vanité. - Mais, après tout, pourquoi donc le saurais-je? - -Voltaire applaudissait, mais il songeait avec quelque mélancolie -qu'autrefois, quand il doutait de l'existence de Dieu, la marquise du -Chastelet, quoique femme savante, avait encore assez d'amour dans le -cœur pour lui prouver, plus éloquemment que Frédéric, que Dieu était là. - -Voltaire continuait son train de vie[51], écrivant le _Siècle de -Louis XIV_, donnant au roi de Prusse des leçons d'esthétique et de -grammaire, lui apprenant l'art de gouverner les hommes par les armes à -feu de l'esprit, habitant un palais peuplé de belles statues, de beaux -tableaux et de beaux livres, soit à Berlin, soit à Potsdam, soit à -Sans-Souci, invité à toutes les fêtes avec le privilége de ne fâcher -personne en restant chez soi, soupant avec la fleur des beaux esprits -sous la présidence de Frédéric, et assaisonnant le rôti de louanges ou -de railleries. Mais l'écorce d'orange faisait toujours un peu grimacer -Voltaire. - -Cependant les beaux esprits de l'Académie de Berlin voulaient bien -accepter un maître, mais ils trouvaient que c'était trop de deux. -Comme on ne pouvait sacrifier Frédéric, on sacrifia Voltaire. Ce fut -Maupertuis qui le premier porta des paroles de guerre. Je ne raconterai -pas cette querelle d'Allemands entre Maupertuis, Kœnig, Frédéric et -Voltaire. Voltaire prit parti pour Kœnig, c'était le parti du juste et -du faible; Frédéric prit parti pour Maupertuis, ce fanfaron de science. -Le mal fut irréparable. Voltaire, qui osait tout dire, n'osa parler au -roi. «Si la vérité est écartée du trône, c'est surtout lorsqu'un roi -se fait auteur. Les coquettes, les rois, les poëtes sont accoutumés -à être flattés. Frédéric réunit ces trois couronnes-là. Il n'y a pas -moyen que la vérité perce ce triple mur de l'amour-propre.» Et un peu -plus loin: «Il faut oublier ce rêve de trois années. Je vois bien qu'on -a pressé l'orange, je ne songe qu'à sauver l'écorce. Je vais me faire, -pour mon instruction, un petit dictionnaire à l'usage des rois. _Mon -ami_ signifie _mon esclave_. _Mon cher ami_ veut dire _vous m'êtes -plus qu'indifférent_. _Soupez avec moi ce soir_ signifie _je me moque -de vous ce soir_. Le dictionnaire peut être long; c'est un article à -mettre dans l'_Encyclopédie_. Je suis très-affligé et très-malade, et, -pour comble, je soupe avec le roi. J'ai besoin d'être aussi philosophe -que le vrai Platon chez le vrai Denys. C'est le festin de Damoclès.» - -L'épée de Damoclès n'est jamais tombée. Voltaire pouvait rester à la -cour de Berlin; Frédéric avait ses mauvais jours, mais il ne se fût -jamais donné le tort de proscrire Voltaire. - -Cependant, Voltaire se demanda sérieusement s'il n'était pas à Syracuse -trois mille ans plus tôt. Il renvoya au Salomon du Nord pour ses -étrennes «les grelots et la marotte» qu'il tenait de lui depuis trois -ans; mais Frédéric, tout en faisant brûler par le bourreau la _Défense -de Kœnig_, par Voltaire, renvoya au poëte «les brimborions», en lui -écrivant qu'il aimait mieux vivre avec lui, contre qui il avait fait -une brochure, qu'avec Maupertuis, pour qui il avait fait une brochure. - -Mais Voltaire ne voulait plus vivre ni avec l'un ni avec l'autre: -«Je sais qu'il est difficile de sortir d'ici; mais il y a encore des -hippogriffes pour s'échapper de chez madame Alcine. Il est plus facile -d'entrer en Prusse que d'en sortir.» Il ne sait comment il partira. Ses -manuscrits et ses livres sont déjà hors du royaume, mais sa personne -est prise. En vain il demande à aller aux eaux de Plombières, disant -qu'il va mourir s'il ne boit pas. Frédéric lui répond: «N'avons-nous -pas les eaux de Galatz?» - -Enfin Voltaire part sous le nom de M. James Delacour; il ne dit adieu -qu'à son ami d'Argens. Mais il a compté sans son maître. Frédéric -le fait poursuivre et lui prouve que la force est aux baïonnettes. -Voltaire est atteint et convaincu d'avoir emporté tous les trésors -d'Apollon, d'Apollon prussien. On l'arrête, on l'emprisonne, on le -malmène, sous prétexte qu'il a emporté l'_Œuvre de poéshie du roi mon -maître_. Toute cette histoire de la fuite de Voltaire est passée à -l'état de légende, je ne sais pourquoi, car on trouverait dans la vie -de Voltaire cent pages inconnues beaucoup plus curieuses. - -Frédéric fortifia Voltaire dans l'opinion publique. On le considérait -comme traitant désormais de puissance à puissance avec les rois. -Pendant qu'il professait la philosophie à Berlin, Paris, naguère si -dédaigneux, ouvrait ses mille oreilles, comme si les échos de la -sagesse devaient lui revenir. Le mot du roi de Prusse: «J'ai pris -Voltaire à Louis XV, cela vaut mieux qu'une province», disait à la -France toute la valeur de Voltaire. Il pouvait donc y rentrer en -triomphe; mais Voltaire ne devait pas alors rentrer en France. Il -avait les mains pleines de vérités, et il les ouvrait. C'était de -la contrebande qu'on ne laissait pas passer aux frontières. Mais si -Voltaire ne passe pas, les vérités passeront. - -Le voyage en Prusse fut pour Voltaire une station de plus vers sa -couronne immortelle: Frédéric le Grand ne l'avait-il pas sacré roi de -l'esprit humain dans l'église philosophique de son palais? - - -NOTES: - -[48] Déjà à la première représentation de cette tragédie il avait -reconnu son peuple. On lit dans le _Journal de la police_ du 21 février -1743: «Le succès de la _Mérope_ a été des plus éclatants qu'il y ait -jamais eus. Le parterre a non-seulement applaudi à tout rompre, mais -même a demandé mille fois que Voltaire parût sur le théâtre, pour lui -marquer sa joie et son contentement. Les sieurs Roy et Cahuzac ont -pensé tomber en foiblesse, ce qu'on a jugé par la pâleur mortelle dont -leurs visages se sont couverts. Ils étoient de la cabale qui avoit -annoncé que la pièce tomberoit.» - -[49] Voici ce qu'il en dit lui-même dans ses commentaires, qui ne sont -pas tout à fait les Commentaires de César: «Au milieu des fêtes, des -opéras, des soupers, le roi trouvait bon que M. de Voltaire lui parlât -de tout; et il entremêlait souvent des questions sur la France et sur -l'Autriche, à propos de l'_Énéide_ et de Tite-Live. La conversation -s'animait quelquefois; le roi s'échauffait, et disait que, tant que -notre cour frapperait à toutes les portes pour obtenir la paix, il ne -s'aviserait pas de se battre pour elle. M. de Voltaire envoyait de sa -chambre à l'appartement du roi ses réflexions sur un papier à mi-marge. -Le roi répondait sur une colonne à ces hardiesses. M. de Voltaire -a encore ce papier où il disait au roi: «Doutez-vous que la maison -d'Autriche ne vous redemande la Silésie à la première occasion?» Voilà -la réponse en marge: - - Ils seront reçus biribi, - A la façon de barbari, - Mon ami. - -Cette négociation d'une espèce nouvelle finit par un discours que le -roi tint à M. de Voltaire dans un de ses mouvements de vivacité contre -le roi d'Angleterre, son cher oncle. Ces deux rois ne s'aimaient pas. -Celui de Prusse disait: «George est l'oncle de Frédéric; mais George ne -l'est pas du roi de Prusse.» Enfin il dit: «Que la France déclare la -guerre à l'Angleterre, et je marche.»» - -[50] Un autre jour, le roi disait en pleine Académie: «Je ne chercherai -pas à étendre mes conquêtes du côté de la France; j'ai pris Voltaire à -Louis XV, cela vaut mieux qu'une province.» - -[51] La philosophie vivait un peu par curiosité. «Les jours de gala -à Berlin, c'était un très-beau spectacle pour les hommes vains, -c'est-à-dire pour presque tout le monde, de voir le roi à table, -entouré de vingt princes de l'empire, servi dans la plus belle -vaisselle de l'Europe, et trente beaux pages et autant de jeunes -heiduques superbement parés, portant de grands plats d'or massif. La -Barbarini dansait alors sur son théâtre; c'est elle qui depuis épousa -le fils de son chancelier. Le roi avait fait enlever à Venise cette -danseuse. Il en était un peu amoureux, parce qu'elle avait les jambes -d'un homme. Ce qui était incompréhensible, c'est qu'il lui donnait -trente-deux mille livres d'appointements. Son poëte italien, à qui -il faisait mettre en vers les opéras dont lui-même faisait toujours -le plan, n'avait que douze cents livres de gages; mais aussi il faut -considérer qu'il ne dansait pas. En un mot, la Barbarini touchait à -elle seule plus que trois ministres d'État ensemble.» - - - - -VII. - -LA COUR DE VOLTAIRE. - - -I. - -Voltaire, qui sentait que son pays n'était plus sa patrie, qui ne -voulait pas retourner sous les brumes de l'Angleterre, même pour y -trouver le soleil de la raison, qui ne voulait plus se laisser prendre -aux caresses dangereuses des tyrans comme Frédéric, ce Marc-Aurèle armé -de cent mille baïonnettes; Voltaire, dis-je, ne savait où aller. Il -avait soixante ans. Il est bien difficile à cet âge de replanter sa vie -sur un sol inconnu: au lieu de planter un arbre, on plante un roseau. -Mais qu'importe, si c'est le roseau pensant de Pascal? - -Voltaire passa d'abord quelques jours à Mayence, disant que c'était -pour sécher ses habits mouillés du naufrage. L'électeur palatin -l'appela et l'accueillit par des fêtes; mais Voltaire avait peur des -fêtes. Il prit un instant pied à Strasbourg. De Strasbourg il alla à -Colmar; de Colmar à l'abbaye de Senones, où il se fit bénédictin avec -dom Calmet. Voltaire avait le génie des métamorphoses, parce qu'il -avait plus d'un rôle à jouer dans la comédie de la vie, et que de -bonne heure il était devenu comédien. Ces rôles divers plaisaient à -son esprit mobile. Il aimait le nouveau, l'imprévu, l'impossible. Le -bénédictin revint homme du monde pour aller aux eaux de Plombières[52]; -l'homme du monde redevint philosophe pour retourner à Colmar. Il y -travailla aux _Annales de l'Empire_, avec le concours de quelques -savants en législation allemande. Mais apprenant que sur la place -publique de cette ville on avait brûlé peu de temps auparavant des -exemplaires du _Dictionnaire_ de Bayle, il prit ce pays en aversion et -retourna à l'abbaye de Senones. - -Il était toujours dépaysé; il ouvrait l'oreille du côté de Paris pour -étudier l'opinion. Il jugea que l'heure n'était point venue d'y montrer -sa force. Frédéric criait par-dessus le Rhin que Voltaire était venu -pour le corriger, mais qu'il avait corrigé Voltaire; la Sorbonne disait -encore aux bourreaux de se tenir prêts pour brûler plus d'un livre de -l'exilé; la canaille littéraire, plus que jamais ameutée, plus que -jamais jalouse, étouffait son nom sous les brochures. Il salua en signe -d'adieu sa ville natale. - -Il partit pour Lyon, où, grâce à son ami l'archevêque de Tencin et à -son ami le maréchal de Richelieu, le pouvoir temporel et le pouvoir -spirituel, il espérait vivre à l'abri, sans souci de la cour de -Rome et de la cour de Versailles. Mais le cardinal de Tencin, qui -avait beaucoup à se faire pardonner, pensa que c'était bien assez -de s'occuper de son salut sans s'occuper de celui de Voltaire. Il -refusa de le voir. Heureusement que le maréchal de Richelieu, un -poëte en action, qui avait tourné à l'amour au lieu de tourner à la -philosophie, ouvrit ses bras à celui qui lui prêtait de l'argent et de -l'héroïsme. Les Lyonnais l'accueillirent avec des fanfares de joie; -on joua ses pièces au théâtre, on lui donna des sérénades. C'est -de ce passage à Lyon que date ce mot célèbre: «Il serait à propos, -disait-il au maréchal de Richelieu, que, dans chaque monarchie, il y -eut tous les cinquante ans un Cromwell.» Comme Louis XV ne pressentait -pas encore le Cromwell qui devait frapper Louis XVI, il continuait -à rire des philosophes et à les tenir à distance. Voltaire attendit -des temps meilleurs et se réfugia en Suisse. A son arrivée à Genève, -les portes étaient fermées; à peine eut-il dit son nom, que les -portes s'ouvrirent à deux battants. Il voulait vivre à Genève, mais -le rigorisme des réformés l'effraya autant que le fanatisme des -catholiques. Il acheta le beau domaine des _Délices_[53], aux portes -de la ville républicaine où le républicain Jean-Jacques ne voulait pas -vivre; car tout est contraste: Jean-Jacques Rousseau, né Spartiate de -Genève, va vivre à Paris, et Voltaire, né Athénien de Paris, va vivre -à Genève. Voltaire n'en aimait pas plus Genève pour cela. «Vous ne -sauriez croire combien cette république me fait aimer les monarchies.» -Et partant de là, il va fonder la sienne. - -Il y avait soixante ans que Voltaire courait le monde sans s'arrêter -jamais. C'était la revanche du Juif errant. Cette fois, il va planter -sa tente et s'y reposer. Il touche à cette journée sereine qui -s'appelle l'automne de la vie. La grappe s'empourpre sous le pampre -encore vert, les bois chantent leur dernière chanson, le soleil a -les bons sourires d'un ami qui part pour un voyage. Mais ne vous fiez -pas à la sérénité de ce beau ciel; le soleil brûle encore, les nues -s'amoncellent à l'horizon, le temps des orages n'est point passé pour -Voltaire. C'est en vain qu'il oublie et qu'il veut qu'on l'oublie: il -sera roi malgré lui. Les jours où il ne voudra être qu'un agriculteur, -comme les Romains désabusés des batailles, les encyclopédistes vont -l'arracher à sa charrue: «Général, la patrie est en danger; prends ton -épée flamboyante et marche à notre tête!» - - -II. - -Cependant que Louis XV est au Parc-aux-Cerfs, où est le roi? - -Est-il dans cette vieille seigneurie sur le versant des Alpes, un pied -en France, un pied sur la république de Genève? Ce bonnet de velours -noir sur cette perruque à marteaux, est-ce la couronne de France? -Singulier roi en souliers gris-poussière, en bas gris de fer, en veste -de basin plus longue que lui! Roi philosophe, il daigne reconnaître -Dieu le dimanche. Il se fait beau pour aller à la messe. Saluez-le dans -cet habit mordoré, dans cette culotte à la Richelieu, dans cette veste -à grandes basques, galonnée et lamée en or à la Bourgogne, avec de -belles manchettes de fine dentelle tombant jusqu'au bout des doigts! -«Dans cet attirail, n'ai-je pas l'air d'un roi?» disait-il à sa cour. -Oui, Voltaire, tu es le roi; parle très-haut de tes terres de Tourney -et de Fernex; reçois les ambassades de ton frère Frédéric de Prusse -et de ta sœur Catherine de Russie; donne sous ton sceau des titres -de gloire à tous les hommes d'épée et à tous les hommes de plume, -même à tes ennemis; prête ton argent à fonds perdus à tous ces grands -seigneurs, qui jouent de leur reste au jeu de la noblesse. Tu as un -prince et un duc parmi tes courtisans; tu as une armée de laboureurs, -sans parler de ton armée d'encyclopédistes; tu as un théâtre[54] où -Le Kain et Clairon viennent de loin tout exprès pour te donner la -tragédie, quand tu donnes la comédie au monde. - -Mais tu n'es pas le roi par la grâce de Dieu, parce que tu ne connais -pas Dieu, pas plus celui de ton église de Fernex que de ton église de -l'_Encyclopédie_ que tu élèves de la même main, aspirant à la fois au -chapeau de cardinal et à l'auréole de l'Antechrist. - -Oui, Sa Majesté Voltaire tient sa cour à Fernex et aux Délices. Mais -ce n'est point assez pour lui: «Il faut toujours que les philosophes -aient deux ou trois trous sous terre contre les chiens qui courent -après eux.» Il a acheté la terre de Fernex pour y bâtir une ville; il -achète la terre de Tourney pour avoir un pied en France[55]. Il oublie, -dans l'aveuglement de sa gloire, qu'il a les deux pieds sur le monde. - -Voltaire, qui ne sent plus le sol trembler sous lui depuis que le sol -est à lui, n'a plus que le souci de vivre en roi. «_Que fais-tu là, -maraud?_ Je réponds: _Je règne et je plains les esclaves_.» C'est la -parole d'un roi qui sera quelquefois un tyran. Il est curieux de voir -comme il parle de ses vassaux et de ses curés. «J'ai deux curés dont je -suis assez content: je ruine l'un et je fais l'aumône à l'autre. Mes -vassaux se courbent jusqu'à terre quand ils me rencontrent. Il est vrai -que je passe pour semer sur leurs terres des pièces de vingt-quatre -sous.» - -Il y a les jours de fête où Sa Majesté Voltaire, entourée de sa cour, -se montre à son peuple. Il est en habit de gala, presque aussi beau -que ses deux grands chambellans, le prince de Ligne et le duc de -Richelieu; presque aussi grave que ses deux courtisans, le président de -Montesquieu et le président de Brosses. - -Les dames de la cour, madame Denis, qui est du meilleur monde, -quoiqu'elle s'appelle madame Denis; madame de Fontaine, sa seconde -nièce; les dames de Florian, ses cousines; mademoiselle Corneille, qui -est aussi de sa famille, toutes ont des rivières de diamants. Les curés -de Voltaire lui font des harangues; les vassaux le saluent par une -décharge de mousqueterie; les rosières lui présentent des corbeilles de -pêches et de raisins tout enrubanées; les fermiers brisent avec lui le -pain de son champ et boivent avec lui le vin de sa vigne. - - -III. - -Voltaire fit bâtir sur ses dessins son célèbre château de Fernex. -«Vous serez enchanté de mon château. Il est d'ordre dorique, il durera -mille ans. Je mets sur la frise: VOLTAIRE FECIT. On me prendra dans la -postérité pour un fameux architecte.» C'était un mauvais architecte; -mais il n'oublia ni le théâtre, ni le cabinet d'histoire naturelle, ni -la bibliothèque[56], ni la galerie de tableaux[57]. Les dépendances du -château étaient des plus vastes: fermes, vignobles et bois de plus de -mille hectares. Ce palais royal était merveilleusement situé pour la -perspective: à l'horizon, des neiges éternelles; au pied des murs, des -parterres de roses; çà et là, des bosquets, des vignes en berceaux, des -vergers, des cabinets de jasmins, toute la féerie rustique[58]. - -L'église de Fernex menaçait ruine au premier vent d'orage. Comme cette -église masquait un beau point de vue, Voltaire la fit abattre, dans -le dessein d'en réédifier une autre ailleurs. Voici à ce sujet ce -qu'il écrit au comte d'Argental: «Comme j'aime passionnément à être le -maître, j'ai jeté par terre l'église; j'ai pris les cloches, l'autel, -les confessionnaux, les fonts baptismaux; j'ai envoyé mes paroissiens -entendre la messe à une lieue. Le lieutenant criminel et le procureur -du roi sont venus instrumenter. J'ai envoyé promener tout le monde. De -quoi se plaint monseigneur l'évêque d'Annecy? Son Dieu et le mien était -logé dans une grange, je le logerai dans un temple; le Christ était -de bois vermoulu, et je lui en ai fait dorer un comme un empereur.» -Cette lettre n'était qu'à moitié impie jusqu'à ces lignes: «Envoyez-moi -votre portrait et celui de madame Scaliger, je les mettrai sur mon -maître-autel.» L'église faite, il fit inscrire cette impertinence -sur le portail: VOLTAIRE A DIEU. Peu de jours après, il prêcha dans -l'église sans façon sur une bonne œuvre. Tout cela n'était guère d'un -humble catholique; mais alors Voltaire rachetait beaucoup de ses -péchés: il ouvrait ses mains pleines de bienfaits. Il y a toujours eu -dans sa vie des heures de rédemption. - -Après avoir bâti un château, un théâtre et une église, il bâtit une -ville, où il appela tous ceux qui n'avaient pas de place au soleil -ailleurs. Il fonda une manufacture de montres dont le commerce -s'éleva bientôt à 400,000 livres par an. Il fit dessécher des marais -et défricher des terrains stériles, qu'il abandonna au travail des -laboureurs. Malgré tous ses bienfaits, il n'était pas en sûreté: les -évêques d'alentour demandaient avec insistance au parlement qu'un tel -homme fût à jamais banni du territoire. Dans un moment de crise, il -communia dans l'église de Fernex, disant qu'il voulait remplir ses -devoirs de chrétien, d'officier du roi et de seigneur de la paroisse. -L'évêque d'Annecy, ne croyant pas à la bonne foi du poëte, défendit -à tous les curés de son diocèse de le confesser, de l'absoudre et de -lui donner la communion. Voltaire, ne voulant pas qu'un évêque lui fît -la loi, même en matière religieuse, se mit au lit, joua le malade, -soutint à son médecin qu'il allait mourir, se fit donner l'absolution -par un capucin, communia dans sa chambre, et en fit sur-le-champ -dresser procès-verbal par le notaire du lieu. Cette action sacrilége -fut regardée comme une lâcheté par les philosophes. Voltaire croyait -n'avoir fait qu'une comédie de plus. Pour dénoûment il se fit nommer -père temporel des capucins de la province de Gex. Il fut même reçu -capucin en personne et prit tous les capucins sous sa protection. Il -écrivit alors au duc de Richelieu: «Je voudrais bien, monseigneur, vous -donner ma bénédiction avant de mourir. Ce terme vous paraîtra un peu -fort, mais il est dans l'exacte vérité. Je suis capucin: notre général, -qui est à Rome, vient de m'envoyer un diplôme; je m'appelle frère -spirituel et père temporel des capucins.» - -Voltaire était capable de toutes les contradictions le jour où il se -reposait de son œuvre, mais la sagesse reprenait bientôt ses droits et -lui disait: «Marche!» - -Pour les philosophes de l'Europe, Fernex était devenu la ville sainte, -comme la Mecque pour les musulmans; on y allait en pèlerinage. Chaque -jour amenait à Voltaire un ami ou un étranger, un bel esprit ou un -prince, un homme d'épée, un homme de robe ou un homme d'Église, un -peintre comme Vernet, un sculpteur comme Pigale, ou un musicien comme -Grétry. Les femmes y venaient en grand nombre dans la belle saison, -de Paris, de Genève, de partout. On jouait la comédie; on dansait -et on soupait. Voltaire, heureux de répandre la joie, apparaissait -un instant et s'enfermait pour travailler. Plus que jamais, il -était parvenu à vivre solitaire et laborieux au milieu du bruit, -de l'éclat et des fêtes. Que manquait-il à son bonheur? Quand il -tournait ses regards vers l'horizon, vers le ciel--je dirai plutôt -vers la postérité,--l'inquiétude dévorait son cœur: «Où vais-je? se -demandait-il avec un peu d'effroi. Le passé me répond-il de l'avenir? -Reconnaîtra-t-on l'homme qui pleure sous le masque qui rit?» C'était à -la fois le rire du sage et le rire du démon. - -Mais bientôt il retombait dans le tourbillon des joies et des peines -de ce monde; il faisait de plus belle la guerre à ses ennemis, les -critiques et les dévots. Une cruelle guerre: Lefranc de Pompignan tomba -sur le champ de bataille, tué par le ridicule; Fréron tomba sur le -Théâtre-Français, mais ce jour-là Voltaire tomba avec lui; vingt autres -ne se relevèrent que blessés à mort. Mais qu'étaient-ce que ceux-là? -Voltaire riait du divin poëte du Calvaire! - -Au milieu de cette guerre contre ses ennemis et contre la poésie -du christianisme, Voltaire se créait toujours des titres à la -reconnaissance de l'humanité. Une jeune fille pauvre, du sang de -Corneille, fut recommandée à son cœur: «C'est, dit-il, le devoir d'un -vieux soldat de servir la fille de son général.» Il appela à Fernex -mademoiselle Corneille, lui fit donner une éducation chrétienne, la -dota avec le produit des _Commentaires sur Corneille_, et la maria -à un gentilhomme des environs, disant qu'il voulait marier deux -noblesses[59]. - - -IV. - -J'aime, comme tous les poëtes du temps, à faire mon voyage à Fernex. -Les peintres allaient à Rome, les poëtes à Fernex. J'arrive dans un -cabinet où sont épars des livres de toutes les langues et de toutes -les idées. Il y a deux hommes qui travaillent aux destinées ou aux -hasards du monde. Voltaire qui dicte, Wagnières qui écrit. Je m'incline -devant Voltaire, qui me tend la main sans interrompre sa phrase sitôt -faite. «Permettez, dit Wagnières, je crois que vous vous trompez sur -les textes.--Allez toujours, dit Voltaire, je me trompe, mais j'ai -raison. La vérité avant tout, l'histoire n'est pas faite, je la fais.» -Pendant qu'il parle, je le regarde de la tête aux pieds. Il est dans un -curieux équipage; c'est bien le pendant de Jean-Jacques en Arménien: -sa tête de feu emprisonnée dans une perruque gigantesque, une veste -garnie de fourrures, une culotte ventre de biche, des sandales aux -pieds, des livres plein les mains: voilà comment Voltaire m'apparaît. -Tout en dictant et en caressant les enfants de Wagnières[60], il me -parle de Paris, d'un grand homme qui s'appelle Diderot, d'un polisson -qui s'appelle Nonnotte; il me parle de la poésie en homme qui n'a pas -pris le temps d'être un rêveur. Je lui parle de sa gloire, je demande -la grâce de souscrire pour sa statue. «Hélas, je suis bien nu pour un -poëte qui n'est ni jeune ni beau comme Apollon; mais je ne suis pas en -peine, ce gueux de Fréron me drapera.--Ce Fréron, lui dis-je, c'est -un aveugle.--Lui! c'est encore le seul critique. Il sait tout, ce -coquin-là.» - -Vient un Genevois qui lui vante son _Histoire de Russie_. Il -s'impatiente, la vérité l'emporte sur l'orgueil. «Ne me parlez pas de -mon Histoire; si vous voulez savoir quelque chose, prenez celle de -Lacombe: il n'a reçu ni médailles ni fourrures, celui-là.» - -Il me conduit dans son parc. Pendant que j'admire de bonne foi toutes -les splendeurs de cette nature grandiose, lui, qui ne communie guère -avec la nature, me fait d'une manière originale la satire de toute -chose. Il retrouve à chaque pas tout l'esprit de Candide. Au détour -d'une allée, nous rencontrons le R. P. Adam, qui n'est pas «le -premier homme du monde». Le bonhomme s'incline et sourit. Il attend -avec patience la première larme de repentir du pêcheur. «Père Adam, -où allez-vous?--A l'église.--Paresseux!» Le révérend père ne peut -s'empêcher de rire. «Vous oubliez qu'il est l'heure de faire notre -partie d'échecs.» Nous retournons au château; nous passons au salon. -Voltaire se met à la table de jeu et demande du café. Déjà très-animé, -il s'anime encore; le R. P. Adam n'ose profiter de ses avantages, il -se laisse gagner avec la plus touchante résignation[61]. - -Cependant madame Denis vient, toute maussade, embrasser son oncle; -elle se plaint de l'ennui, car l'ennui couche avec elle. C'est une -vieille montre de la manufacture de Fernex qui ne marque plus l'heure -de l'amour. Voltaire demande du café. On déjeune, Voltaire ne prend -que du café. Viennent les visiteurs, il leur donne audience tout -en se moquant de leur gravité. Il corrige les compliments outrés -d'une façon plaisante. Ainsi un avocat se présente avec toute son -éloquence de province. «Je vous salue, lumière du monde, dit-il avec -emphase.--Madame Denis, apportez les mouchettes!» s'écrie Voltaire. -Après l'heure de la gloire, c'est l'heure des affaires. Viennent les -fermiers, les emprunteurs, les locataires de Tourney et de Fernex, -tout un monde nourri par Voltaire. Il demande du café, encore du -café, toujours du café. Il se montre tour à tour facile et difficile; -il accueille les uns en père de famille, les autres en seigneur de -village. Il se promène encore dans le parc, quelquefois une bêche à -la main, quelquefois un livre, jamais une fleur[62]. Les nouvelles de -Paris viennent le surprendre; il pourrait alors se passer de café pour -vivre à pleine vie. Il rentre tout agité, il écrit vingt lettres en -moins d'une heure, faisant courir une plume imprudente qui se sauve par -l'esprit. Le soir, les hôtes du château, Condorcet, Ximenès, Marmontel, -La Harpe, Florian, viennent faire leur cour au roi, en compagnie de -quelques dames et de quelques comédiennes. - - -V. - -Cependant le roi recevait les ambassadeurs des grandes puissances. -Son ministre des relations extérieures, M. de Grimm, rapporte ainsi -l'arrivée à Fernex du prince Koslowski: «Vers la fin du mois dernier, -M. le prince Koslowski, dépêché en ambassade extraordinaire par -l'impératrice de Russie, accompagné d'un officier des gardes, est -arrivé au château de Fernex, et a remis à M. de Voltaire, de la part -de Sa Majesté Impériale, une boîte ronde d'ivoire à gorge d'or, -artistement travaillée et tournée de la propre main de l'impératrice. -Cette boîte était enrichie du portrait de Sa Majesté Impériale, entouré -de superbes diamants. Une pelisse magnifique fut en même temps remise -au patriarche, de la part de Sa Majesté, pour le garantir du vent des -Alpes. Ces présents étaient accompagnés d'une traduction française du -_Code de Catherine II_, et d'une lettre digne et du génie qui l'a -dictée et de celui auquel elle était destinée. On prétend que cette -ambassade impériale a rajeuni Voltaire de dix ans. M. Hubert, connu par -ses découpures, a proposé, il y a quelque temps, à Sa Majesté Impériale -de faire la vie privée de M. de Voltaire dans une suite de tableaux, et -cette proposition ayant été agréée, il est actuellement occupé de ce -travail. Il a envoyé à l'impératrice, pour son coup d'essai, le tableau -de la réception de l'ambassade impériale au château de Fernex.» - -On n'a que trois portraits de Voltaire jeune; on en a trois cents -de Voltaire vieux, sans compter les découpures de Hubert, qui -représentent le vieux philosophe dans toutes les actions de sa vie: à -pied et en carrosse, au lit et à la table, écrivant sur un volume de -l'_Encyclopédie_, ou donnant le pain bénit à ses paroissiens, dessinant -l'architecture du château de l'Antechrist, et posant la première pierre -d'une église; Voltaire à la ferme, Voltaire au salon, Voltaire jouant -_Mahomet_, Voltaire partout, Voltaire toujours. Il a été souvent la -proie des mauvais peintres. Il se laissait exécuter le plus souvent -par charité pour le barbouilleur. Un jour, pourtant, il se trouva si -laid dans son portrait et si laid dans la nature, car ce jour-là, -c'était un portrait pris sur le vif, qu'il décréta que les peintres ne -seraient plus reçus à Fernex, hormis pour y trouver, comme tous les -voyageurs, bonne table et bon gîte. Mais il eut beau faire, le peintre -se présentait à madame Denis sous la figure d'un marchand d'étoffes, -ou à Voltaire sous la figure d'un bouquiniste. Et d'ailleurs, dans -les promenades du poëte, les portraitistes se cachaient derrière les -buissons, témoin cette lettre à madame du Bocage: «Il est vrai, madame, -qu'un jour, en me promenant dans les tristes campagnes de Berne avec -un illustrissime et excellentissime avoyer de la république, on avait -aposté le graveur de cette république, qui me dessina. Mais comme les -armes de nos seigneurs sont un ours, il ne crut pas pouvoir mieux faire -que de me donner la figure de cet animal. Il me dessina ours, me grava -ours.» - -Le maréchal de Richelieu était de la cour de Fernex: «C'est mon -héros et mon débiteur,» disait souvent Voltaire; mais le maréchal -disait de Voltaire: «C'est mon ami[63].» Le poëte avait écrit au -début: «Mon héros ne sait pas l'orthographe, mais vous verrez qu'il -sera de l'Académie avant moi.» Et en effet, cette prédiction s'était -bientôt accomplie. Richelieu osa être courtisan à Fernex en regard -de Versailles. Voltaire était son contemporain et son compagnon -d'aventures. Ils s'étaient rencontrés deux fois sur le chemin de la -Bastille; ils avaient soupé ensemble; ils avaient aimé les mêmes -comédiennes; ils avaient dominé leur siècle: Voltaire par les hommes, -Richelieu par les femmes. - -On a peine à croire aujourd'hui au triomphe insolent du duc de -Richelieu, ce héros des ruelles, ce demi-dieu des oratoires, ce don -Juan des coulisses qui enlevait du même coup la grande coquette, -l'amoureuse et l'ingénue par-dessus le marché. En lisant ses hauts -faits, on crie au roman; mais les lettres sont encore là, plus vraies -que celles de la _Nouvelle Héloïse_. Par exemple, en 1788, quand on -dépouilla la correspondance du maréchal de Richelieu, on découvrit -que le jour de sa réception à l'Académie il avait reçu trois lettres -plus ou moins passionnées de mademoiselle de Charolais, de la d'Averne -et de madame de Villeroy. Une seule de ces trois lettres avait été -décachetée, c'était celle de mademoiselle de Charolais. Les deux -autres lettres avaient été mises dans un carton avec cette étiquette -impertinente de la main du duc de Richelieu: _Lettres pour le même jour -que je n'ai pas eu le temps de lire_[64]. - -Le maréchal de Richelieu alla plus d'une fois faire sa cour à Voltaire, -mais c'était surtout aux femmes qui se trouvaient en pèlerinage à -Fernex que le vainqueur de Minorque débitait ses galanteries surannées. -Un soir, il dit à Voltaire qu'il y a trop de républicains de Genève à -sa table et qu'il désire souper en tête-à-tête avec une jeune royaliste -qui arrive de Paris. Voltaire ne veut rien refuser à son héros, parce -que son héros est toujours son débiteur. Mais tout en soupant avec les -républicains de Genève, il est inquiet de ses royalistes de Paris. Il -se lève de table et va pour les surprendre dans leur tête-à-tête. «Je -m'y attendais bien,» s'écrie-t-il en rentrant. Le maréchal de Richelieu -était à genoux devant la dame, qui lui faisait l'injure de ne pas le -prendre au sérieux. «Entre nous, dit Voltaire, je crois que je vous ai -sauvés tous les deux d'une grande humiliation.» - -Le prince de Ligne fut, comme le duc de Richelieu, un des courtisans -du roi Voltaire, qui avait été le courtisan de son père cinquante ans -plus tôt. A son arrivée à Fernex, Voltaire, de peur que sa visite ne -fût ennuyeuse, prit médecine à tout hasard afin de se pouvoir dire -malade; mais il le reconnut bon prince et le garda quelque temps. «Je -voudrais me rappeler, dit le prince de Ligne, les choses sublimes, -simples, gaies, aimables, qui partaient sans cesse de lui; mais, en -vérité, c'est impossible: je riais ou j'admirais, j'étais toujours dans -l'ivresse[65].» - -Cette «ivresse» du prince de Ligne devant l'esprit de Voltaire me -rappelle d'autres enthousiasmes princiers. - -Si jamais poëte fut reconnu poëte à son aurore, c'est Voltaire, Qui -donc, avant lui ou après lui, a trouvé un prince du sang pour lui rimer -un compliment comme celui-ci? Ces vers du prince de Conti, après la -première représentation d'_Œdipe_, prouvent que Voltaire commença de -bonne heure à avoir sa cour: - - Ayant puisé ses vers aux eaux de l'Aganippe, - Pour son premier projet il fait le choix d'Œdipe: - Et, quoique dès longtemps ce sujet fût connu, - Par un style plus beau cette pièce changée - Fit croire des enfers Racine revenu, - Ou que Corneille avait la sienne corrigée. - -Et le duc de Villars, qui écrivait à Voltaire malade: «Personne ne -connaît mieux que vous les Champs-Élysées, et personne assurément ne -peut s'attendre à y être mieux reçu. Vous trouverez d'abord Homère et -Virgile qui viendront vous en faire les honneurs et vous dire avec un -sourire malicieux que la joie qu'ils ont de vous voir est intéressée, -puisque, par quelques années d'une plus longue vie, leur gloire aurait -été entièrement effacée. L'envie et les autres passions se conservent -en ces pays-là; du moins, il me semble que Didon s'enfuit dès qu'elle -aperçoit Énée: quoi qu'il en soit, n'y allons que le plus tard que nous -pourrons.» - -Mais il faudrait soixante-dix volumes pour inscrire tous les vers, -tous les compliments, tous les éloges des courtisans de Voltaire, à -commencer par Frédéric le Grand et Catherine la Grande[66]. - - -VI. - -Madame Suard, qui tout enfant avait vu venir Voltaire chez son père -dans un voyage de Flandre, lui rendit cette visite à Fernex quand -Voltaire allait mourir. Suard a publié les lettres de sa femme datées -de Fernex. En les lisant, on sent à chaque ligne que c'est la vérité -elle-même qui parle; or, la vérité a ce jour-là des enthousiasmes -religieux pour celui qui était encore tout esprit, mais qui ne -songeait plus qu'à sa mission providentielle. Voltaire disait alors -à Lazare: «Je vais descendre dans le tombeau, mais je soulève de ma -main défaillante le couvercle du tien et je te dis: Sois libre, pauvre -homme!» - -Madame Suard peint fidèlement avec quelle sainte ardeur on allait alors -en pèlerinage à Fernex. «Enfin, s'écrie-t-elle dans sa première lettre, -j'ai vu M. de Voltaire! Jamais les transports de sainte Thérèse n'ont -pu surpasser ceux que m'a fait éprouver la vue de ce grand homme. Il -me semblait que j'étais en présence d'un dieu; le cœur me battait avec -violence en entrant dans la cour de ce château consacré.» Voltaire -était allé se promener. Il revint bientôt en s'écriant: «Où est-elle? -c'est une âme que je viens chercher.» Et madame Suard s'avance toute -pâle et toute chancelante: «Cette âme, monsieur, elle est toute -remplie de vous; si on brûlait vos œuvres, on les retrouverait en -moi.--Corrigées,» dit Voltaire avec ce vif esprit d'à-propos qu'il -garda jusqu'au dernier moment. - -Mais je laisse parler madame Suard. «Il est impossible de décrire le -feu de ses yeux, ni les grâces de sa figure. Quel sourire enchanteur. -Ah! combien je fus surprise quand, à la place de la figure décrépite -que je croyais voir, parut cette physionomie pleine d'expression; -quand, au lieu d'un vieillard voûté, je vis un homme d'un maintien -droit, élevé et noble avec abandon. Il n'y a pas dans sa figure une -ride qui ne forme une grâce.» Voltaire avait quatre-vingt-un ans. - -Madame Suard lui débita tous ses enthousiasmes. «Vous me gâtez, vous -voulez me tourner la tête; je vais devenir amoureux de vous.» Et en -effet, voilà Voltaire amoureux. Madame Suard lui baise les mains et le -conjure de se retirer dans son cabinet. Il rentre chez lui et elle se -promène dans les jardins. Mais au détour d'une allée, voilà Voltaire, -plus jeune que jamais, qui la surprend pour continuer la conversation. -Il est vrai qu'il devait prendre plaisir à ces jolis commérages de ce -bas-bleu qui lui disait, entre autres choses: «Ah! si vous pouviez -être témoin des acclamations qui s'élèvent aux assemblées publiques, -à l'Académie ou ailleurs, lorsqu'on y prononce votre nom, comme -vous seriez content de notre reconnaissance et de notre amour! Qu'il -me serait doux de vous voir assister à votre gloire! Que n'ai-je la -puissance d'un dieu pour vous y transporter!--J'y suis, j'y suis!» -s'écria Voltaire en embrassant madame Suard. - -Au dîner, Voltaire croit qu'il a vingt ans, et il mange des fraises -comme lorsqu'il les cueillait dans les bois avec mademoiselle -de Corsembleu. Mais les fraises ne passèrent pas; l'amour eut -une indigestion. «C'est égal, dit-il le lendemain quand il revit -madame Suard, vous me rendez la vie.» Et comme elle lui baisait les -mains:--«Je suis heureux d'être mourant; vous ne me traiteriez pas si -bien si je n'avais que vingt ans.--Je ne pourrais vous aimer davantage, -mais je serais forcée de vous cacher les battements de mon cœur, si -vous aviez vingt ans.» - -Et madame Suard écrit à son mari: «Les quatre-vingts ans de M. de -Voltaire mettent ma passion bien à l'aise.» Toutefois, madame Suard -parle à son mari de Voltaire avec une adoration qui eût peut-être -inquiété le futur secrétaire perpétuel, si déjà elle ne l'eût habitué -aux tendresses extraconjugales avec son ami Condorcet. «Il faut voir, -dit-elle, avec quelle grâce Voltaire a voulu se mettre à mes pieds. -Cette grâce est dans son maintien, dans son geste, dans tous ses -mouvements; elle tempère le feu de ses regards, dont l'éclat est encore -si vif qu'on pourrait à peine le supporter s'il n'était adouci par une -grande sensibilité. Ses yeux, brillants et perçants comme ceux de -l'aigle, me donnent l'idée d'un être surhumain; je n'en ai pas dormi.» - -Un peu plus tard, dans la journée, madame Suard revoit Voltaire. Cette -fois, il s'est fait beau: il a mis sa plus belle perruque et sa robe -de chambre des Indes. Que lui dit madame Suard en le voyant si bien -habillé? «Vous me rappelez aujourd'hui la statue de Pigale.--Vous -l'avez donc vue?--Si je l'ai vue! je l'ai baisée.--Elle vous l'a bien -rendu, n'est-ce pas?» dit Voltaire en ouvrant les bras. Et comme madame -Suard ne lui répondait qu'en lui baisant les mains: «Dites-moi donc -qu'elle vous l'a rendu.--Mais il me semble qu'elle en avait envie.» Et -Voltaire reproche à madame Suard de venir corrompre les mœurs de sa -république. - -Et on monte en carrosse. On va se promener dans les bois: «J'étais dans -le ravissement; je tenais une de ses mains que je baisai une douzaine -de fois. Il me laissa faire, parce qu'il vit que c'était un bonheur.» -Heureusement qu'il n'était pas seul dans le carrosse. M. de Soltikof, -ambassadeur extraordinaire de Sa Majesté l'impératrice de toutes les -Russies à la cour du roi Voltaire, assistait à ce rajeunissement du -vieux Titan. - -Le voyage fut charmant. On traversa des bois plantés par Voltaire, qui -étaient déjà des bois sérieux, pour arriver à une belle ferme, où le -philosophe fit admirer sa grange et sa vacherie. Il fallut que madame -Suard prît des mains de Voltaire une tasse de lait, une belle tasse -de porcelaine de Sèvres envoyée par madame de Pompadour. Et Voltaire -s'écriait: - - Qu'il est doux d'employer le déclin de son âge - Comme le grand Virgile occupa son printemps! - Du beau lac de Mantoue il aimait le rivage; - Il cultivait la terre et chantait ses présents; - Mais, bientôt ennuyé des plaisirs du village, - D'Alexis et d'Aminte il quitta le séjour, - Et malgré Mévius il parut à la cour. - C'est la cour qu'on doit fuir, c'est ici qu'il faut vivre! - Dieu du jour, dieu des vers, j'ai ton exemple à suivre: - Tu gardas les troupeaux, mais c'était ceux d'un roi: - Je n'aime les moutons que quand ils sont à moi; - L'arbre qu'on a planté rit plus à notre vue - Que le parc de Versaille et sa vaste étendue[67]. - -Il fallut bientôt que Voltaire s'arrachât à ces dernières illusions -de l'amour, qui n'étaient d'ailleurs plus qu'un jeu pour ce Prométhée -déchaîné. Madame Suard lui écrivit sa lettre d'adieu, et Voltaire -répondit par celle-ci: «J'ai écrit à monsieur votre mari que j'étais -amoureux de vous. Ma passion a bien augmenté à la lecture de votre -lettre. Vous m'oublierez au milieu de Paris; et moi, dans mon désert -où l'on va jouer _Orphée_, je vous regretterai comme il regrettait -Eurydice; avec cette différence, que c'est moi le premier qui -descendrai aux enfers, et que vous ne viendrez point m'y chercher.» - -Avant de quitter Voltaire, madame Suard lui avait demandé sa -bénédiction. «Je vais faire un long voyage, donnez-moi votre -bénédiction. Je la regarderai comme un préservatif aussi sûr contre -tous les dangers que celle de notre saint-père.» - -Voilà comment parlait madame Suard la chrétienne, subjuguée par la -royauté et l'apostolat de Voltaire. Ce ne fut ni le roi ni l'apôtre -qui répondit. Voltaire regardait la dame «d'un air fin et doux, et -paraissait embarrassé de ce qu'il devait faire.» Il lui dit enfin: -«Mais je ne puis vous bénir de mes doigts; j'aime mieux vous passer mes -deux bras autour du cou.» Et il embrassa madame Suard. - -Voltaire ne devait donner qu'une fois sa bénédiction pour unir le monde -nouveau au monde ancien dans l'esprit de Dieu et de la liberté: il la -donna au fils de Franklin. - -Au temps de la visite de madame Suard, Voltaire passait presque tout -son temps couché. En ce temps-là, le trône de Voltaire, c'était donc -son lit. On l'y trouvait assis, couronné d'un bonnet de nuit attaché -par un ruban toujours frais, habillé d'une veste de satin blanc. En -face de son lit était appendu le portrait de madame du Chastelet. Dans -la ruelle, il voyait à toute heure les figures de Calas et de Sirven, -deux gravures de la fabrique d'Épinal, qui pour lui étaient plus -expressives que les Vierges de Raphaël. - -Ne prenant le matin que du café à la crème, ne dînant pas, soupant -à huit heures avec des œufs brouillés, il travaillait tout le jour, -et ne réservait qu'une heure aux étrangers qui lui venaient faire -leur cour. La table du château était plus abondante que la sienne. -Son hospitalité était celle d'un roi. Tous les visiteurs, tous les -pèlerins, tous les enthousiastes trouvaient, quelle que fût l'heure, -une bonne volaille arrosée de vin de Moulin-à-Vent. Cette hospitalité -commençait aux grands seigneurs et ne s'arrêtait pas aux pauvres. Je -lis dans une lettre de madame Suard que tous les paysans qui passaient -par Fernex y trouvaient un dîner prêt et une pièce de vingt-quatre sous -pour continuer leur route. Les insulteurs du roi Voltaire--de l'avare -Voltaire--auraient-ils donné une pistole? - - -VII. - -Tout le monde allait à Fernex, tout le monde écrivait au roi de Fernex. -«Rois, princes, courtisans, poëtes, artistes, chacun voulait avoir un -mot ou un regard du phénomène près de disparaître.» C'est l'aveu d'un -ennemi. - -Comme tout le monde, Marmontel fit son voyage à Fernex. Le croirait-on? -ce père qui écrit pour l'instruction de ses enfants conte que, le jour -de son départ, Voltaire lui lut deux chants de la _Pucelle_; et il -s'écrie, avec son emphase habituelle: «Ce fut pour moi le chant du -cygne.» - -J'ai parlé de Marmontel, parlerai-je de La Harpe, un autre courtisan -qui est parti de Voltaire pour arriver à Rome? Tout chemin mène à la -ville éternelle. Le chemin, pourtant, n'est-il pas mauvais qui mène -de l'enthousiasme au mépris, du rôle de serviteur dévoué au métier -d'esclave insulteur? La Harpe,--pareil à ces royalistes plus royalistes -que le roi, jusqu'au jour où ils s'asseyaient sur les bancs de la -République,--La Harpe fut plus voltairien que Voltaire, tant qu'il -fut permis d'aspirer à la succession de son maître. Dépassé, sifflé, -annihilé par ses frères cadets de la coterie, il passa dans un autre -couvent. Mais ce fut son châtiment; il n'y put être abbé, ni prieur. -Le Christ n'aime guère les incrédules qui, devenant vieux, se font -chrétiens contre les autres. - -Florian, un peu cousin de Voltaire, avait onze ans lorsqu'il entra -comme page à la cour de Fernex. Le R. P. Adam condamne le jeune Florian -à faire des thèmes; et comme celui-ci était souvent embarrassé pour -mettre en latin ce qu'il n'entendait pas trop bien en français, il s'en -allait prier Voltaire de lui _faire sa phrase_. Voltaire faisait la -phrase avec tant de bonté, que l'écolier s'en retournait _croyant que -c'était lui-même qui l'avait faite_. Voltaire courut les buissons avec -son écolier; il éveilla en lui la gaieté et l'esprit; il altéra un peu -l'_homme de la nature_. A dater de son séjour à Fernex, Florian rêva un -peu moins, il parla un peu plus: il suivit même si bien les leçons du -maître, qu'il imita jusqu'au sourire malin du philosophe. «C'est cela, -disait Voltaire, aie l'air d'avoir de l'esprit, et l'esprit viendra.» - -Voltaire recevait beaucoup de lettres et en écrivait beaucoup. Dans -cent ans, on n'aura pas encore retrouvé la moitié des lettres de -Voltaire. J'en ai tout un volume; j'en sais de fort belles qui ne sont -pas non plus imprimées. Quand le courrier était parti, il craignait -d'avoir oublié quelqu'un, un roi ou un poëte[68]. Dans sa fureur -d'écrire des lettres, il en adressait aux morts. - -Il avait quatre-vingts ans quand il écrivit à Horace: - - Tibur, dont tu nous fais l'agréable peinture, - Surpassa les jardins vantés par Épicure. - Je crois Ferney plus beau. Les regards étonnés, - Sur cent vallons fleuris doucement promenés, - De la mer de Genève admirent l'étendue; - Et les Alpes de loin, s'élevant dans la nue, - D'un long amphithéâtre enferment ces coteaux - Où le pampre en festons rit parmi les ormeaux. - Et du bord de mon lac à tes rives du Tibre - Je te dis, mais tout bas: Heureux un peuple libre! - -C'est le philosophe qui parle, mais voici le poëte: - - J'ai vécu plus que toi, mes vers dureront moins; - Mais au bord du tombeau je mettrai tous mes soins - A suivre les leçons de ta philosophie, - A mépriser la mort en savourant la vie, - A lire tes écrits pleins de grâce et de sens, - Comme on boit d'un vin vieux qui rajeunit les sens. - -C'est encore le poëte, le vieil enfant gâté des Muses, qui rime des -quatrains à madame du Barry. La maîtresse de Louis XV avait envoyé à -Voltaire son portrait par ambassadeur, avec deux baisers. Il lui prouva -que--la plume à la main--c'était toujours le Voltaire des belles années. - - Quoi! deux baisers sur la fin de ma vie! - Quel passe-port vous daignez m'envoyer! - Deux, c'est trop d'un, adorable Égérie: - Je serais mort de plaisir au premier. - -Et après ce quatrain, il embrasse deux fois le portrait de la comtesse, -en s'écriant: - - C'est aux mortels d'adorer votre image, - L'original était fait pour les dieux. - -Il écrivit aussi des alexandrins à Boileau: - - J'ose agir sans rien craindre, ainsi que j'ose écrire. - Je fais le bien que j'aime; et voilà ma satire. - -C'était toujours l'aveugle Voltaire contre ses ennemis. Dès 1768 on -avait baptisé un vaisseau de ce nom sans baptême; au lieu de l'envoyer -aux rivages de la poésie, comme Horace y poussait par ses vœux le -vaisseau de Virgile, le dirai-je? il l'envoyait débarquer Patouillet et -Nonnotte _aux chantiers de Toulon_. - - -VIII. - -Comme tous les rois, Voltaire a eu son fou[69]. Il l'avait choisi parmi -les abbés, le païen! c'était l'abbé de Voisenon. Voltaire avait d'abord -pris l'abbé de Bernis pour son fou, mais celui-là resta à Louis XV[70]. - -Au séminaire, Voisenon, déjà inféodé à Voltaire, montra le chemin à -Boufflers; il écrivit des contes libertins qui ont plus tard enrichi -le bagage de madame Favart. Il sortit du séminaire pour aller déposer -une carte de visite à la Comédie-Française. Cette carte de visite -était une comédie qui avait pour titre l'_École du monde_. Après la -représentation, les comédiens renvoyèrent l'auteur à l'école; mais les -comédiennes le gardèrent dans la coulisse jusqu'au jour où l'évêque -de Boulogne, jugeant qu'il avait bien assez gagné le ciel comme cela, -l'appela pour conduire son diocèse, et le baptisa grand vicaire. -Voisenon, qui était capable de tout, se mit à faire des sermons comme -il faisait des comédies. Mais, si les comédies furent trouvées tristes, -les sermons furent trouvés gais. On s'amusa beaucoup de ses sermons, -mais il entraîna peu de monde au tribunal de la pénitence, ce qui -n'empêcha pas que, peu de temps après, le cardinal de Fleury ne lui -offrît l'évêché de Boulogne. «Comment voulez-vous, monseigneur, que je -conduise un diocèse, quand j'ai tant de peine à me conduire moi-même?» -D'Alembert disait qu'il fallait donner à Voisenon l'évêché du bois de -Boulogne. - -«Il y a des bêtises qu'un homme d'esprit achèterait.» C'est l'abbé de -Voisenon qui a dit ce beau mot; or ce qui lui a le plus manqué, à cet -homme qui était tout esprit, c'était de ces bêtises qui donnent un -corps à l'esprit, parce qu'elles sont la force humaine. - -L'abbé de Voisenon a fait des opéras-comiques et des contes libertins. -Il a mal dit la messe, mais il a lu le bréviaire de l'amour. -«Aimons-nous les uns les autres,» disait-il avec onction à madame -Favart. Plus d'une fois son confesseur lui a remis ses péchés, mais -cela lui coûtait cher; un jour il lui fallut acheter son pardon -moyennant mille écus pour le saint-siége, deux mille écus pour les -pauvres, et le bréviaire tous les matins! Mais, s'il faut en croire le -comte de Lauraguais, madame Favart partagea avec Voisenon la dernière -pénitence. - -Il cachait une épée sous sa soutane. Il ne permettait pas aux -duellistes de parler haut devant lui[71]. Il était d'ailleurs -très-facile à vivre, pourvu qu'on ne parlât pas mal devant lui de Dieu, -de Voltaire et de madame Favart. Je crois qu'il ne connaissait pas -Dieu, mais il connaissait Voltaire et madame Favart. - -Vaillant l'épée à la main, l'abbé de Voisenon n'était pas vaillant dans -la bataille de la vie. Il passa sa vie à mourir. «Que faites-vous? lui -demandait-on.--Je suis en train de mourir,» répondait-il invariablement. - -Si on ne le rencontrait guère à la messe, on le rencontrait beaucoup à -la cour de Voltaire. Il avait l'art d'être toujours chez lui sans avoir -jamais eu de maison. Je ne parle pas du château de Voisenon, qu'il -regardait comme son sépulcre, et ou il n'allait que dans ses jours de -maladie, «pour être, disait-il, de plain-pied avec le tombeau de ses -pères.» - -Après plus d'un demi-siècle de folies, madame Favart étant morte, -il jugea que le temps était venu pour lui de se faire enterrer. Il -demanda la permission à Voltaire de partir pour l'autre monde, et s'en -alla au château de Voisenon. Voltaire lui fit son épitaphe; aussi sa -dernière heure ne fut pas l'heure de la pénitence. Le curé l'exhortait -à se réconcilier avec Dieu en lui montrant le crucifix. «Rupture -entière, monsieur le curé, dit le sacrilége abbé; je vous rends lettres -et portrait.» Les lettres, c'était le bréviaire; le portrait, c'était -le crucifix! O Voltaire! voilà quel fut ce jour-là le soixante et -onzième volume de tes œuvres! - -«Voltaire, a dit Voisenon, est certainement l'homme le plus étonnant -que la nature ait produit dans tous les siècles; quand elle le forma, -sans doute il lui restait un plus grand nombre d'âmes que de corps, ce -qui la décida à en faire entrer cinq ou six différentes dans le corps -de Voltaire. Peut-être ne fut-elle aussi généreuse qu'aux dépens de -quelques autres; car on rencontre bien des corps où elle a oublié de -mettre une âme. Il y a dans Voltaire de quoi faire passer six hommes à -l'immortalité.» - -Par aventure, le fou du roi parla une fois en sage. - - -NOTES: - -[52] Il écrivait au comte d'Argental: «L'état où je suis ne me -laisse guère de sensibilité que pour votre amitié. Ma santé est sans -ressource. J'ai perdu mes dents, mes cinq sens, et le sixième s'en va -au grand galop. Cette pauvre âme, qui vous aime de tout son cœur, ne -tient plus à rien. Je me flatte encore, parce qu'on se flatte toujours, -que j'aurai le temps d'aller prendre des eaux chaudes et des bains. Je -ne veux pas perdre le fond de la boîte de Pandore.» - -[53] - - O maison d'Aristippe, ô jardins d'Épicure! - Vous qui me présentez dans vos enclos divers - Ce qui souvent manque à mes vers, - Le mérite de l'art soumis à la nature; - Empire de Pomone et de Flore sa sœur, - Recevez votre possesseur; - Qu'il soit, ainsi que vous, solitaire et tranquille. - Je ne me vante point d'avoir en cet asile - Rencontré le parfait bonheur; - Il n'est point retiré dans le fond d'un bocage; - Il est encor moins chez les rois; - Il n'est pas même chez le sage: - Il faut y renoncer; mais on peut quelquefois - Embrasser au moins son image. - - -[54] A Fernex comme à Paris, Voltaire joua la comédie. On l'a vu -souvent se promener dans le parc, vêtu en Arabe, avec une longue barbe, -répétant le rôle de Mohabar, ou avec un habit à la grecque, répétant -Narbas. On se rappelle que Montesquieu, assistant à une représentation -de l'_Orphelin de la Chine_, s'endormit profondément. Voltaire, qui -l'aperçut, lui jeta son chapeau à la tête en lui disant: «Croyez-vous -être à l'audience?» - -[55] Il écrit au duc de La Vallière: «Je me suis fait un drôle de petit -royaume dans mon vallon des Alpes. Je suis le Vieux de la Montagne, à -cela près que je n'assassine personne. Madame de Pompadour a favorisé -ma petite souveraineté écornée. Savez-vous, monsieur le duc, que j'ai -deux lieues de pays qui ne rapportent pas grand'chose, mais qui ne -doivent rien à personne?» - -[56] La bibliothèque de Voltaire, qui devint celle de la grande -Catherine, se composait de six mille volumes très-variés: toutes les -ténèbres lumineuses de l'esprit humain. - -Il a manqué un livre à sa bibliothèque--un livre divin qui eût illuminé -les autres: l'Évangile. Il a beau évoquer les sages de l'Inde et de -la Grèce, il ne trouve pas l'adorable sagesse des paraboles. Je me -souviens ici de ces belles paroles que disait un ministre, M. Rouland, -à la jeune France des Écoles: «Nous estimons l'antiquité ce qu'elle -vaut dans le domaine magnifique de l'art, mais sans oublier qu'elle a -succombé sous l'étreinte énervante du matérialisme, pour faire place à -la civilisation de l'Évangile et au droit de l'humanité.» - -[57] La galerie de tableaux renfermait une _Vénus_ de Paul Véronèse, -une _Flore_ du Guide, la _Toilette de Vénus_ et les _Amours endormis_ -de l'Albane, divers portraits, entre autres celui de la marquise de -Pompadour peinte par elle-même, d'après La Tour. - -[58] Je lis dans l'Artiste: «Le château de Voltaire, à Ferney, -l'ancienne résidence du comte de Budé, vient d'être acheté par -un fabricant parisien de cachemires de l'Inde. Voilà donc trois -aristocraties bien distinctes qui se succèdent dans cette propriété: -celles de la naissance, du génie et de l'argent. Le génie se trouve là -comme Notre-Seigneur sur le Calvaire; mais quel est le mauvais larron?» - -[59] La petite-nièce de Pierre Corneille était une jeune fille, la -première venue, qui n'avait pas appris à lire dans les tragédies du -grand poëte. «La nièce de Pierre va nous donner un ouvrage de sa façon, -c'est un petit enfant. Si c'est une fille, je doute fort qu'elle -ressemble à Émélie et à Cornélie; si c'est un garçon, je serai fort -attrapé de le voir ressembler à Cinna: la mère n'a rien du tout des -anciens Romains; elle n'a jamais lu les tragédies de son oncle, mais on -peut être aimable sans être une héroïne de tragédie.» - -Quand Voltaire se fit le commentateur de Corneille, il dit que c'était -un peu pour expier ses tragédies. - -[60] Sur ses vieux jours, Voltaire aimait beaucoup les enfants. -Wagnières était devenu père de famille à Ferney: Voltaire caressait -ses enfants et voulait qu'ils jouassent à ses pieds. Quand il dictait, -s'il entendait Wagnières répondre de travers à un de ses marmots tout -barbouillé de confitures, il rudoyait Wagnières et prenait le parti des -enfants. «Sachez donc qu'il faut toujours leur répondre juste et ne -jamais les tromper.» On voit que Voltaire était toujours plus préoccupé -de son œuvre que de ses œuvres. - -Un catholique, trop catholique, a dit de Voltaire: «Mauvais fils et -mauvais père,» car il croit que, comme Jean-Jacques, _il a perdu ses -enfants_. Un autre catholique plus sérieux, mais non moins passionné, -M. de Bonald, a écrit: «Voltaire, J. J. Rousseau et d'Alembert ont -vécu dans le célibat, ou n'ont pas laissé leur nom dans la société. -Ils semblent avoir redouté l'arrêt définitif de la postérité, et avoir -voulu n'être jugés que par contumace.» - -[61] On sait que Voltaire avait menacé le R. P. Adam de lui jeter sa -perruque à marteaux à la face s'il osait le gagner. Un jour, le pauvre -père, sûr de faire échec et mat, se leva tout effrayé, s'enfuit par la -fenêtre et disparut dans le parc. - -[62] Aux premières roses comme aux premières pêches, Voltaire en -cueillait une et la baisait en souvenir de mademoiselle de Livry. - -[63] On dira peut-être que Voltaire n'avait l'amitié de Richelieu qu'à -la condition de lui prêter de l'argent. On n'a jamais pour ami celui à -qui on prête de l'argent. Le maréchal avait des créanciers sans nombre, -qui n'étaient pas pour cela de ses amis. - -[64] Voici la lettre de madame de Villeroy: «Je vous fais mes -compliments, monsieur l'académicien, sur le discours que vous avez -fait hier: j'aurais bien voulu en être témoin, et le cœur me battait à -trois heures. Je n'oserais espérer qu'un homme tout occupé des sciences -voulût bien coucher ce soir avec une pauvre ignorante comme moi, et qui -ne pourra vous dire que tout grossièrement: _Je vous adore_.» - -Et il n'avait pas lu cette lettre-là! - -[65] Le prince de Ligne a détaillé Voltaire avec une subtilité toute -voltairienne. «On aurait dit qu'il avait quelquefois des tracasseries -avec les morts, comme on en a avec les vivants. Sa mobilité les lui -faisait aimer, tantôt un peu plus, tantôt un peu moins: par exemple, -alors, c'était Fénelon, La Fontaine et Molière, qui étaient dans la -plus grande faveur. «Ma nièce, donnons-lui-en, du Molière, dit-il à -madame Denis; allons dans le salon, sans façon, recommencer les _Femmes -savantes_, que nous venons de jouer.» Il fit Trissotin on ne peut -pas plus mal, mais s'amusa beaucoup de ce rôle. Mademoiselle Dupuis, -belle-sœur de la Corneille, qui jouait Martine, me plaisait infiniment, -et me donnait quelquefois des distractions. Lorsque ce grand homme -parlait, il n'aimait pas qu'on en eût. Je me souviens qu'un jour où ses -belles servantes suisses, nues jusqu'aux épaules à cause de la chaleur, -passaient à côté de moi ou m'apportaient de la crème, il s'interrompit, -et prenant en colère leurs beaux cous à pleines mains, il s'écria: -«Gorge par-ci, gorge par-là, allez au diable!»» - -Je veux donner encore cette page du prince. «Un marchand de chapeaux -et de souliers gris entre tout à coup dans le salon. M. de Voltaire -se sauve dans son cabinet. Ce marchand le suivait en lui disant: -«Monsieur, monsieur, je suis le fils d'une femme pour qui vous avez -fait des vers.--Oh! je le crois; j'ai fait tant de vers pour tant de -femmes! Bonjour, monsieur;--C'est madame de Fontaine-Martel.--Ah! ah! -monsieur, elle était bien belle. Je suis votre serviteur. (Et il était -prêt à rentrer dans son cabinet.)--Monsieur, où avez-vous pris ce bon -goût qu'on remarque dans ce salon? Votre château est charmant. Est-il -bien de vous? (Alors Voltaire revenait.)--Oh! oui, de moi, monsieur; -j'ai donné tous les dessins; voyez ce dégagement et cet escalier: eh -bien?--Monsieur, ce qui m'a attiré en Suisse, c'est le plaisir de voir -M. de Haller. (M. de Voltaire rentrait dans son cabinet.)--Monsieur, -monsieur, cela doit vous avoir coûté beaucoup. Quel charmant -jardin!--Oh! par exemple, disait M. de Voltaire (en revenant), mon -jardinier est une bête; c'est moi, monsieur, qui ai tout fait.--Je le -crois. Ce M. de Haller, monsieur, est un grand homme. (M. de Voltaire -rentrait.) Combien de temps faut-il, monsieur, pour bâtir un château -à peu près aussi beau que celui-ci?» (M. de Voltaire revenait dans -le salon.) Sans le faire exprès, ils me jouèrent la plus jolie scène -du monde; et M. de Voltaire m'en donna bien d'autres plus comiques -encore par sa vivacité, ses humeurs, ses repentirs. Tantôt homme de -lettres, tantôt gentilhomme de la cour de Louis XIV, il n'était pas -moins comique lorsqu'il faisait le seigneur de village: il parlait -à ses paysans comme à des ambassadeurs de Rome ou des princes de la -guerre de Troie. Il ennoblissait tout. Voulant demander pourquoi on -ne lui donnait jamais de civet à dîner, au lieu de s'en informer tout -uniment, il dit à un vieux garde: «Mon ami, ne se fait-il donc plus -d'émigrations d'animaux de ma terre de Tourney à ma terre de Ferney?»» - -Il y a une version de Grimm sur Voltaire et M. de Haller: - -«Un Anglais étant venu voir Voltaire à Ferney, il lui demanda d'où il -venait. Le voyageur lui dit qu'il avait passé quelque temps avec M. -de Haller. Aussitôt le patriarche s'écrie: «C'est un grand homme que -M. de Haller! grand poëte, grand naturaliste, grand philosophe, homme -presque universel!--Ce que vous dites là, monsieur, lui répond le -voyageur, est d'autant plus beau que M. de Haller ne vous rend pas la -même justice.--Mon Dieu, réplique M. de Voltaire, nous nous trompons -peut-être tous les deux.»» - -[66] L'impératrice de Russie se faisait peindre pour son frère des -Alpes, et le roi de Prusse écrivait ses hymnes à Voltaire jusque sur -les services de porcelaine qu'il lui envoyait à Fernex. «Il y avait, -dit Grimm, sur les pièces de cette merveille de Saxe, des Arions -portés par des dauphins, des Orphées, des Amphions, des lyres et tous -les divers emblèmes de la poésie. Le patriarche a répondu au roi -que Sa Majesté mettait ses armes partout. Le roi a répliqué par une -lettre charmante, où, en parlant de la fable des dauphins, il dit, -entre autres: «Tant pis pour les dauphins qui n'aiment pas les grands -hommes.» Ce commerce soutenu qui s'établit entre les souverains et -les philosophes appartient à notre siècle exclusivement, et fera une -époque mémorable, non-seulement dans les lettres, mais encore par son -influence dans l'esprit public des gouvernements.» - -[67] Comment M. Vitet, qui a écrit le poëme des _Jardins_, ce poëme que -Delille chanta «sur cette serinette qu'il appelait sa lyre,» n'a-t-il -rien dit des jardins de Fernex? C'est que pour M. Vitet, les lignes -sont le style du paysage: il est pour Le Nôtre, contre Kent. - -[68] A qui n'a-t-il pas écrit: - - L'empereur de la Chine, à qui j'écris souvent... - -[69] Voltaire l'appelait son évêque, témoin cette lettre à l'abbé qui -lui avait envoyé son motet, _les Israélites sur la montagne d'Oreb_: -«Mon cher évêque, on ne peut pas mieux demander à boire. C'est dommage -que Moïse n'ait donné à boire que de l'eau à ces pauvres gens. Mais -je me flatte que pour Pâques prochain vous ferez une noce de Cana. -Ce miracle est au-dessus de l'autre, et rien ne vous manquera plus -quand vous aurez apaisé la soif des buveurs de l'Ancien et du Nouveau -Testament.» - -«Dieu me punit d'avoir été quelquefois malin, mais vous me donnerez -l'absolution.» - -[70] «Il y a un mois que quelques étrangers étant venus voir ma -cellule, nous nous mîmes à jouer le pape aux trois dés: je jouai pour -le cardinal Stopari et j'amenai rafle. Mais le Saint-Esprit n'était pas -dans mon cornet. Ce qui est sûr, c'est que l'un de ceux pour qui nous -avons joué sera pape. Si c'est vous, je me recommande à Votre Sainteté.» - -[71] Laplace raconte qu'il eut un duel avec un officier aux gardes qui -avait voulu railler toute la séquelle des capucins. L'officier alla -au rendez-vous comme à une partie de plaisir, disant qu'il ne ferait -qu'une bouchée du petit abbé; mais le petit abbé le souffleta galamment -du bout de son épée, et le désarma avec une grâce parfaite. - - - - -IX. - -LE PEUPLE DE VOLTAIRE. - - -Si Voltaire avait des courtisans et des flatteurs, il avait aussi son -peuple. Quiconque avait souffert était admis dans le royaume de son -intelligence. Ce peuple, c'était les opprimés, les malheureux, les -torturés, tous ceux qui errent dans le ciel de l'histoire avec une -plaie au flanc, morts ou vivants, qu'importe! Pour l'homme de génie -comme pour Dieu, tout existe dans un présent éternel. - -Pendant que le roi Louis XV jetait aux sultanes de son sérail le -mouchoir brodé aux armes de la France, le roi Voltaire veillait, armé -de la raison, pour le règne de la justice. - -En 1761, un coquin perdu de débauches, Marc-Antoine Calas, revint -chez son père, non pas comme l'enfant prodigue pour renaître à une -vie nouvelle après le festin du veau gras, mais pour terminer par -le suicide une existence qu'il n'avait pas le courage de porter -plus longtemps. Le père était protestant; c'était un beau vieillard -qui vivait en Dieu, adoré dans sa famille, et qui, âgé de près -de quatre-vingts ans, n'avait jamais eu qu'un chagrin: son fils -Marc-Antoine. Son premier fils s'était converti au catholicisme; le -vieux Calas l'avait aimé catholique comme il l'eût aimé protestant. -Un magistrat fanatique, ennuyé de n'avoir rien à condamner, s'imagina -que le père avait tué son second fils pour l'empêcher à son tour de se -faire catholique; et du premier coup on jette toute la famille dans -un cachot. Le père paralytique, la mère à moitié folle de douleur, le -fils qui proteste au nom du Dieu des chrétiens, la sœur, déjà mère de -famille, la petite sœur qui est à la veille de ses noces. Ce n'est pas -tout. On met sur la tête du débauché la couronne du martyre; on lui met -à la main une branche de palmier; on lui met dans l'autre la plume qui -devait, assure le magistrat, écrire son abjuration. La confrérie des -pénitents blancs, pour finir la comédie, vient chanter la messe des -morts pour le repos de l'âme de ce saint improvisé. - -Cependant on interroge le vieillard, on interroge sa femme, on -interroge ses enfants. Tous répondent par des larmes, «Ce sont vos -larmes qui vous accusent,» disent les magistrats. On menace de mettre -toute la famille à la question; mais les quatre-vingts ans du père le -sauvent, lui et les siens, de la torture. En vain la vérité crie de -toutes ses forces: les juges veulent des coupables. Calas est condamné -au supplice de la roue, sa femme et ses enfants sont bannis de France. - -Où iront-ils? Il n'y a maintenant qu'un homme de toute cette nation qui -daignera leur ouvrir sa porte, les appuyer sur son cœur et défendre -leur cause. Le père a subi le supplice de la roue, mais il faut sauver -sa mémoire. A cette famille, riche hier, aujourd'hui frappée de toutes -les misères, il faut lui rendre son bien et son honneur. - -Allons, Voltaire, c'est à toi d'écrire le dernier mot de cette tragédie -de Calas qui comptera dans tes œuvres bien plus qu'_Œdipe_, bien plus -que _Mahomet_, bien plus que _Zaïre_. - -Voltaire passa trois années de sa vie à demander justice; la justice -vint enfin. Ce fut un beau spectacle que le jour où la France déclara, -aux applaudissements de Paris et du monde, que la cause que Voltaire -avait prise contre la justice était la cause de la justice. Calas fut -déclaré innocent; on réhabilita sa mémoire; sa famille proscrite rentra -dans sa patrie et dans ses biens. En outre, le ministre du roi Louis -XV, qui était ce jour-là le ministre du roi Voltaire, donna cent mille -livres à cette malheureuse famille pour payer le crime du parlement du -Languedoc. - -Durant ces trois mortelles années, Voltaire vécut tout entier dans -cette cause célèbre. Il se reprochait comme un crime ses moindres -sourires. Si la lumière ne s'était pas faite, il n'eût pas survécu -à cette iniquité. Quand plus tard, à son dernier voyage à Paris, il -entendait dire autour de lui: «C'est l'auteur de la _Henriade_, c'est -le sauveur des Calas,» il pensait avec raison que l'homme l'emportait -de beaucoup sur le poëte. - -Après les Calas ce furent les Sirven, seconde édition de la même -tragédie, moins le dénoûment tragique. Voltaire triomphe encore. Mais -Voltaire ne fut pas toujours écouté. On comprit en France que si -on laissait faire le roi de Fernex, il allait renouveler l'édit de -Nantes. Les cris de douleur que Voltaire poussait depuis longtemps -déjà à tous les anniversaires de la Saint-Barthélemy, il les poussa -bientôt, plus désolé que jamais, devant le supplice du chevalier de -La Barre, un jeune homme de vingt ans qui avait méconnu, après souper -en folle compagnie, la divinité du Christ dans ses images; qui, le -matin, pendant qu'on le coiffait, avait chanté un refrain irréligieux. -Cette fois, ce fut le parlement de Paris qui donna tort à Voltaire, en -consacrant la condamnation de cet enfant gâté qui avait commis un autre -crime, le crime d'avoir lu Voltaire. - -Le chevalier de La Barre demanda grâce à Louis XV, qui fit le signe -de la croix par la main de madame du Barry et qui fut impitoyable, -dans la crainte du Dieu vengeur. L'enfant subit la question,--lui qui -n'avait rien à dire;--on lui arracha la langue,--cette langue qui avait -osé chanter quelques chansons impies de l'abbé de Grécourt, de l'abbé -Voisenon ou de l'abbé de Bernis,--et on le décapita,--et on le brûla -dans un feu de joie[72]. - -Ce fut un cri d'horreur qui retentit dans toute la France, qui monta -jusqu'au ciel et qui rouvrit la blessure du Fils de Dieu. - -Calas avait quatre-vingts ans et le chevalier de La Barre n'en avait -pas vingt. «On s'est indigné pendant un jour, mais on est allé le soir -à l'Opéra-Comique.» - -Voltaire ne fut jamais plus éloquent qu'en se faisant l'avocat -des pauvres et des sacrifiés. A-t-on oublié sa lettre à l'évêque -d'Annecy[73]? - -Le trait le plus frappant de Voltaire, c'était le sentiment de la -justice. Cet homme, dont le cœur était dans la tête, ne s'attendrissait -point sur des chimères; mais toute violation du droit, tout outrage à -l'humanité lui arrachait un de ces cris qui traversent les âges. Ce -qu'il y avait de plus sensible chez lui, c'était la raison, une raison -droite, tolérante pour les faiblesses humaines, inexorable pour les -institutions fondées sur l'erreur ou sur la barbarie. Ses sympathies -ne connaissaient aucune limite de sectes ni d'écoles: sa charité était -universelle. Il eût détaché Jésus de la croix simplement parce qu'il -le croyait le fils de l'homme; il eût arrêté la main qui présentait la -coupe à Socrate; il eût éteint le bûcher de Jean Huss, en prouvant aux -bourreaux que le bûcher brûle et n'éclaire pas; il eût dit aux moines -qui serraient les jambes de Campanella dans des bottes de fer: «Est-ce -ainsi que vous croyez apprendre au genre humain à marcher droit?» Il -eût dit à la sainte inquisition _examinant_ Galilée: «Que vous importe -le mouvement de la terre, si c'est dans le ciel qu'elle tourne?» Il eût -fait rougir les juges de Savonarole et ceux de Jordano Bruno, en leur -demandant s'ils croyaient éteindre le soleil en lui jetant des pierres. -Il eût dit à Calvin rôtissant Servet: «Quelle est cette liberté -d'examen qui n'échappe au feu que pour allumer le feu?» - -Parmi ce peuple de victimes il avait des sujets préférés, -c'étaient ceux dont la blessure saignait encore: les ombres de la -Saint-Barthélemy. Dès qu'il sut lire, il s'indigna de toutes ses larmes -et de toutes ses colères contre les sanglantes matines. Le marquis -de Villette raconte que tous les ans Voltaire éprouvait un accès de -fièvre le jour anniversaire de ce lugubre massacre. Peut-être l'auteur -de la _Henriade_ avait-il pris trop de café: il eût pu se contenter -de la fièvre de l'indignation; celle-ci du moins était sincère. Non -content d'imprimer le sceau de la réprobation aux auteurs de cette -nuit sanglante, il a, ce qui est mieux encore, consolé les morts en -les enveloppant du linceul de la gloire. Ces spectres vengeurs qui ont -secoué l'anathème sur l'agonie de Charles IX passaient sur la tête de -Voltaire en le bénissant. Coligny saluait cette majesté enfermée à la -Bastille, Voltaire premier et dernier du nom. Les morts ne saluent que -ce qui est immortel. C'est à la Bastille que Voltaire, qui n'avait ni -plume ni encre, alignait ces vers sur les pages encore blanches de son -esprit: - - Je ne vous peindrai point le tumulte et les cris, - Le sang de tous côtés ruisselant dans Paris, - Le fils assassiné sur le corps de son père, - Le frère avec la sœur, la fille avec la mère, - Les époux expirants sous leurs toits embrasés, - Les enfants au berceau sur la pierre écrasés. - Du haut de son palais excitant la tempête, - Médicis à loisir contemplait cette fête; - Ses cruels favoris, d'un regard curieux, - Voyaient les flots de sang regorger sous leurs yeux; - Et de Paris en feu les ruines fatales - Étaient de ces héros les pompes triomphales. - Que dis-je! ô crime! ô honte! ô comble de nos maux! - Le roi, le roi lui-même, au milieu des bourreaux, - Poursuivant des proscrits les troupes égarées, - Du sang de ses sujets souillait ses mains sacrées. - -Une chose manque à Dante, c'est l'attendrissement. Je n'aime point son -Virgile contemplant d'un œil sec les mystères et les profondeurs de -la souffrance éternelle. Voltaire, lui, a, sous le masque du sourire -plissé et grimaçant, le cœur de sainte Thérèse: il aime les damnés de -l'histoire, il plaint les démons. Si sa tendresse n'est pas drapée dans -la poésie, elle n'en est que plus vraie et plus profonde. L'émotion de -Voltaire ressemble à celle du volcan qui jette rarement des larmes -parmi la cendre et le feu, mais ce sont des larmes brûlantes. - -On a beaucoup parlé de l'esprit de Voltaire, mais on n'a pas assez dit -que cet esprit était une arme, l'arme de la raison et de la justice. -Ses railleries ne tuaient que de fatales erreurs ou de mauvaises -actions. Quant aux méchants, il les blessait pour les guérir. Je ne -découvre dans ses écrits qu'un genre de haine implacable, la haine du -mal, la haine des lois sanguinaires, la haine du supplice immérité ou -des châtiments qui rendent la victime intéressante en dépassant la -limite de l'expiation. - -Si Voltaire n'eût été que poëte et écrivain, il eût pu éblouir le -monde par les qualités inépuisables de sa nature; mais il n'eût point -régné comme il l'a fait sur toute l'Europe. Son signe à lui, ce qui -l'isole--dans les hauteurs étoilées--même des autres grands hommes, -c'est d'avoir personnifié son temps, d'avoir été la couronne de la -révolution naissante. Voltaire ne croyait point aux incarnations, il -avait tort: la société de 89 s'était faite homme dans cet adversaire -ardent de tous les abus, de toutes les violences, de tous les -mensonges. Les prisonniers de la Bastille étaient son peuple; les -vainqueurs qui prenaient la Bastille étaient son peuple encore. Les -cahiers du tiers état, c'était Voltaire qui les avait rédigés, au style -près. Toutes les réclamations légitimes des campagnes et des villes -avaient été visées par lui. _Nous Voltaire, roi de France par la grâce -de la raison publique, nous avons lu et_ _approuvé_... Il n'apposait -son veto que sur l'injustice ou sur l'erreur. - -Il comptait autant de sujets que de malheureux, et il en comptait dans -toutes les classes de la société, car l'ancien régime pesait sur toutes -les têtes. De l'esprit, Voltaire le répandait à flots; des fleurs, il -en jetait partout, mais son œuvre littéraire recouvrait une mission -plus sérieuse. Il marchait sur le feu, parmi les cendres d'une société -qui se bouleversait. C'était le roi de la destruction, mais de la -destruction intelligente, qui abat d'une main et qui reconstruit de -l'autre. - -Ses triomphes furent des fêtes pour l'humanité. - -Le 5 février 1778, un de ces beaux jours d'hiver qui sourient -quelquefois aux vallées de la Suisse, Voltaire oublie son grand âge; -il secoue la neige des ans, il se coiffe de sa perruque poudrée, prend -sa canne à pomme d'or et s'achemine vers Paris. Le 10, à trois heures -et demie de l'après-midi, la grande nouvelle se répand par toute la -ville: «Voltaire est arrivé!» Toute la population s'émeut comme un seul -homme. Le quai des Théatins est encombré d'une multitude immense. Les -voitures ne circulent plus; le peuple qui stationne refoule le peuple -qui accourt. Le roi de la pensée trône dans l'hôtel Villette, en face -du palais des Tuileries désert. Chaque fois que Voltaire se montre à la -fenêtre, les acclamations retentissent jusque sur les ponts, jusque sur -l'autre rive du fleuve. Voltaire règne, il règne sur la ville et sur -la cour. Toutes les classes de la société, la noblesse, le clergé, le -tiers état, concourent à ce triomphe, car Voltaire a des amis dans tous -les ordres. Mais au milieu de cette foule mêlée, qui se distingue le -plus par la ferveur de son admiration et ses cris de «Vive Voltaire!» -qui se presse autour de la voiture pour dételer les chevaux? qui traîne -le triomphateur? Des hommes aux bras nus. Qui répand des fleurs sur la -route? ceux qui ne connaissent de la vie que les épines. - -Le dieu de la pensée est salué, acclamé, béni par ceux qui ne savent -pas même lire. Un instinct électrique leur révèle que le génie des -lumières est aussi l'étoile du peuple. Quiconque a pleuré, souffert, -espéré, se console dans l'ovation de ce vieillard, penché comme un -roseau, caressé par le souffle de cette tempête qui va déraciner le -grand chêne de la monarchie. Le buste de Voltaire est couronné sur -tous les théâtres; mais sa vraie couronne à lui, c'est le peuple qu'il -éclaire depuis plus d'un demi-siècle. Qu'adore dans le patriarche -de Fernex cette multitude émue jusqu'aux larmes, jusqu'au délire? -L'intelligence, sans doute. Mais le monde a vu passer l'intelligence -sous les traits de Descartes, de Pascal et d'autres philosophes, sans -se livrer à de semblables transports. Les préjugés? D'autres les ont -combattus avec le même courage, sinon avec la même force et avec le -même esprit. Les abus? D'autres les ont dénoncés. L'erreur? Fontenelle -lui-même avait ri de cet enfant en cheveux blancs. Non, il faut le -dire: ce que le peuple aimait dans Voltaire, c'était la bonté. - -Oui, ce malicieux vieillard était bon jusque sous sa raillerie la plus -mordante. Son indignation était le cri de la tolérance irritée. Il ne -voulait pas la mort de ses ennemis: il voulait qu'ils vissent clair et -qu'ils apprissent à raisonner. Les tirades de ses tragédies, froides -aujourd'hui comme des brûlots éteints, ont éclairé dans le temps sans -blesser personne,--si ce n'est l'ignorance. Voltaire n'a pas seulement -préparé la Révolution française: il l'a adoucie,--au moins dans le -début,--en désarmant la résistance des classes privilégiées. Quand, la -nuit du 4 août, l'Assemblée nationale donna au monde l'exemple d'un -sacrifice unique dans l'histoire, c'est que l'âme de Voltaire avait -passé par ses écrits dans l'âme de la noblesse et du clergé. - -Le peuple de Voltaire, c'était tout le monde, comme le peuple de Dieu. - - -NOTES: - -[72] «On persécute à la fois par le fer, par la corde et par les -flammes, la religion et la philosophie: cinq jeunes gens ont été -condamnés au bûcher pour n'avoir pas ôté leur chapeau en voyant passer -une procession à trente pas! Est-il possible, madame, qu'une nation qui -passe pour si gaie et si polie soit en effet si barbare!» - -Le magistrat qui avait accusé Calas mourut fou enragé; un des juges du -chevalier de La Barre mourut frappé par le tonnerre, en allant vendre -des cochons au marché, car c'était un marchand de bestiaux. O justice -des temps regrettés! - -[73] «Le curé d'un petit village nommé Moëns, voisin de ma terre, a -suscité un procès à mes vassaux de Ferney; et ayant souvent quitté -sa cure pour aller solliciter à Dijon, il a accablé aisément des -cultivateurs uniquement occupés du travail qui soutient leur vie. -Il leur a fait pour quinze cents livres de frais pendant qu'ils -labouroient leurs champs, et a eu la cruauté de compter parmi ses frais -de justice les voyages qu'il a faits pour les ruiner. Vous savez mieux -que moi, monseigneur, combien, dès les premiers temps de l'Église, les -saints Pères se sont élevés contre les ministres sacrés qui emploient -aux affaires temporelles le temps destiné aux autels. Mais si on -leur avoit dit: Un prêtre est venu, avec des sergents, rançonner de -pauvres familles, les forcer de vendre le seul pré qui nourrit leurs -bestiaux, et ôter le lait à leurs enfants, qu'auroient dit les Jérôme, -les Irenée, les Augustin? Voilà, monseigneur, ce que le curé de Moëns -est venu faire à la porte de mon château, sans daigner même me venir -parler; je lui ai envoyé dire que j'offrois de payer la plus grande -partie de ce qu'il exige de mes communes, et il a répondu que cela ne -satisfaisoit pas. Vous gémissez sans doute que des exemples si odieux -soient donnés par des pasteurs catholiques, tandis qu'il n'y a pas -un seul exemple qu'un pasteur protestant ait été en procès avec ses -paroissiens. Il est humiliant pour nous, il le faut avouer, de voir, -dans les villages du territoire de Genève, des pasteurs hérétiques qui -sont au rang des plus savants hommes de l'Europe, qui possèdent les -langues orientales, qui prêchent dans la leur avec éloquence, et qui, -loin de poursuivre leurs paroissiens pour un arpent de seigle ou de -vignes, sont leurs consolateurs et leurs pères.» - - - - -X. - -LES MINISTRES DE VOLTAIRE. - -FRÉDÉRIC LE GRAND.--LA GRANDE CATHERINE. ---DIDEROT.--D'ALEMBERT.--BUFFON.--MADAME DE POMPADOUR. ---TURGOT.--CONDORCET.--HELVÉTIUS.-- - - -Le roi Voltaire n'avait pas travaillé seul. Ses ministres ont leur -part de gloire dans cette semaine biblique où il a dit au vieux monde: -«Ton temps est fini, couche-toi dans le tombeau,» et au monde nouveau: -«Lève-toi et marche à la conquête de tes droits; mais ne te repose pas -le septième jour, car, dès que tu t'endormiras, une autre Dalila te -trahira dans ta force.» - -Voltaire eut des ministres sans nombre, depuis l'impératrice de -Russie jusqu'à la marquise de Pompadour, depuis le roi de Prusse -jusqu'à l'abbé Moussinot. Il a eu Diderot, il a eu d'Alembert, il a eu -Buffon, il a eu Turgot, il a eu Condorcet. Mais tous les hommes de son -temps, d'Holbach, Helvétius, Jean-Jacques lui-même, celui-là sans le -savoir, l'ont représenté dans les diverses provinces, dans les divers -départements du royaume de l'esprit humain[74]. - -Son pouvoir spirituel a pénétré partout, au nom du droit, au nom de -la vérité, au nom de la justice. Plus d'un cardinal a oublié l'heure -de son bréviaire pour lire celui-là qui voulait qu'on mît en tête de -ses œuvres: _Fiat lux!_ Le pape lui-même lisait Voltaire, caché par -l'éventail des Alpes. J'ai dit déjà que la grande Catherine avait -deux consciences: celle de son peuple et celle de Voltaire; car elle -avait de bonne heure étranglé la sienne sur le corps du czar. J'ai dit -déjà que Frédéric le Grand avait appris dans Voltaire le catéchisme -des rois. Parlerai-je de tous ces souverains de l'Europe qui venaient -alors chercher leur mot d'ordre à Fernex? Voltaire était toujours -debout pour parler à ses frères du pouvoir. Il leur parlait en prose, -il leur parlait en vers; toujours hardi, toujours spirituel, toujours -charmant, comme dans cette épître au roi de Danemark: - - Tu rends ses droits à l'homme et tu permets qu'on pense: - Sermons, romans, physique, ode, histoire, opéra, - Chacun peut tout écrire; et siffle qui voudra. - Ailleurs on a coupé les ailes à Pégase. - Dans Paris quelquefois un commis à la phrase - Me dit: «A mon bureau venez vous adresser; - Sans l'agrément du roi vous ne pouvez penser. - Pour avoir de l'esprit allez à la police; - Les filles y vont bien, sans qu'aucune en rougisse; - Leur métier vaut le vôtre, il est cent fois plus doux; - Et le public sensé leur doit bien plus qu'à vous.» - -Les deux souverainetés les plus souveraines du dix-huitième siècle, -n'est-ce pas Voltaire et Catherine II? Aussi, voyez comme ils se -reconnaissent grands tous les deux! Voltaire s'habillait des chasses de -Catherine, et celle-ci, dans son parc de Czarsko-Zélo, faisait bâtir un -petit Fernex. Ainsi, dans l'épopée virgilienne, Andromaque exilée se -plaît à voir encore une miniature de sa Pergame et à planter sur les -bords d'un ruisseau sans nom les arbustes qui ombrageaient les rives -sacrées du Simoïs. - -Nul n'a nié ce génie profond, cette grande Catherine que Voltaire -appelait Catherine le Grand, qui, comme son frère de Prusse, Frédéric -II, que Voltaire appelait Frédéric le Grand, a donné l'hospitalité aux -apôtres de l'esprit humain. - - Élève d'Apollon, de Thémis, et de Mars, - Qui sur ton trône auguste as placé les beaux-arts, - Tu penses en grand homme, et tu permets qu'on pense; - Toi, qu'on voit triompher du tyran de Byzance, - Et des sots préjugés, tyrans plus odieux, - Prête à ma faible voix des sons mélodieux; - A mon feu qui s'éteint rends sa clarté première: - C'est du Nord aujourd'hui que nous vient la lumière. - -C'était la lumière par réverbération, mais c'était la lumière. -Catherine, il est vrai, ne dédaignait pas alors de scintiller dans le -ciel du Midi[75], car elle répondait à Voltaire en lui envoyant une -fourrure contre la fraîcheur des Alpes: «Lors de votre entrée dans -Constantinople, j'aurai soin de faire porter à votre rencontre un bel -habit à la grecque, doublé des plus riches dépouilles de la Sibérie.» -Mais la reine de Saba n'entra pas à Jérusalem et Voltaire ne porta pas -d'habit à la grecque. - -Voltaire mettait tout en œuvre. Il disait que l'argent était l'âme de -la guerre; aussi il avait son ministère des finances[76]. Le premier -ministre en date, le plus connu, le meilleur, a été l'abbé Bonaventure -Moussinot, docteur en théologie et chanoine de la paroisse Saint-Merry. - -Ne semble-t-il pas étrange que Voltaire, qui n'a guère foi dans -l'Église, choisisse un chanoine pour ministre des finances? - -Voltaire avait toute confiance en son ministre. Il ne voulut voir -qu'une fois le grand-livre de la dette publique, tenu par le chanoine. -Il s'en rapporta toujours à sa parole. Il avait raison, jamais ministre -des finances n'administra une fortune royale avec plus d'économie. Dans -ses mains, l'argent de Voltaire devint or. Et pourtant, que d'argent -donné ou prêté sans intérêts! Le poëte eut beau vouloir enrichir son -ministre, l'abbé Moussinot voulut mourir pauvre, disant--un vrai -philosophe que ce chanoine!--que l'embarras des richesses faisait le -chemin de la vie plus difficile pour le sage[77]. - -Ce qui a le plus manqué à Voltaire, c'est un ministre des cultes. -Si Dieu se fût montré plus tôt dans son œuvre, son œuvre eût gagné -en grandeur et en sympathie; mais Voltaire cherchait son Dieu et ne -le trouvait pas: il le cherchait trop sur la terre. Les douleurs de -Job et de Lazare l'empêchaient d'entendre l'hymne des archanges. «Je -n'ai qu'une heure à vivre, disait-il, ô Dieu que je ne connais pas, -laissez-moi vivre mon heure pour ceux qui souffrent!» Et il écrivait à -d'Alembert, à Diderot, à Condorcet, à tous les frères: «Ne perdons pas -un instant, l'heure des ténèbres va revenir.» - -Et les frères se mettaient vaillamment à l'œuvre en bâtissant -l'_Encyclopédie_. - -Le moyen âge avait élevé des cathédrales; le dix-huitième siècle a bâti -l'_Encyclopédie_, ce monument de la pensée libre, multiple, presque -anonyme, écrit pierre à pierre avec la foi des générations nouvelles. -Au frontispice du temple, la main des frères malgré les docteurs qui -y inscrivent: _Deo_, imprime: _Au progrès_. Refondre l'universalité -des connaissances humaines, jamais semblable entreprise n'avait tenté -les esprits les plus audacieux. Tel est pourtant le programme de cette -œuvre titanique. Il fallait pour cela un concours d'esprits d'élite que -rien n'épouvantât. Le Verbe s'était fait homme: il va se faire légion. - -L'_Encyclopédie_ fut une croisade contre l'ignorance et contre les -préjugés: l'armée nouvelle des intelligences ne s'avance point à la -conquête d'un tombeau; elle cherche les lois de la vie universelle. - -Vue de loin, l'_Encyclopédie_ a le caractère grandiose d'un monument -surhumain, parce qu'il est encore aujourd'hui illuminé du feu divin et -infernal de la révolution. Mais ceux qui l'ont bâti--ils sont restés -plus grands que leur œuvre--ne voyaient là souvent qu'une tentative -de grande architecture. «L'_Encyclopédie_, disait Voltaire, est bâtie -moitié marbre, moitié boue.» Diderot, dont c'était l'œuvre, n'était -pas moins sévère: «On n'eut pas le temps d'être scrupuleux sur le -choix des travailleurs. Parmi quelques hommes excellents, il y en -eut de faibles, de médiocres, et de tout à fait mauvais. De là cette -bizarrerie dans l'ouvrage, où l'on trouve une ébauche d'écolier à -côté d'un morceau de maître, une sottise voisine d'une chose sublime. -Les uns, travaillant sans honoraires, perdirent bientôt leur première -ferveur; d'autres, mal récompensés, nous en donnèrent pour notre -argent. L'_Encyclopédie_ fut un gouffre où ces espèces de chiffonniers -jetèrent pêle-mêle une infinité de choses mal vues, mal digérées, -bonnes, mauvaises, détestables, vraies, fausses, incertaines, et -toujours incohérentes et disparates.» D'Alembert lui-même, qui n'avait -pas comme les autres ses heures de franchise, avoue pourtant à son -tour que l'_Encyclopédie_ est «un habit d'arlequin où il y a quelques -morceaux de bonnes étoffes et trop de haillons.» - -Voilà l'_Encyclopédie_ jugée par elle-même. Je ne veux pas lire toutes -les injures que ses ennemis ont inscrites sur ses murailles. - -Bien ou mal faite, elle avait une âme, l'âme du bien et du mal, -elle faisait beaucoup de bien, elle faisait un peu de mal. Voltaire -dirigeait les batailles du fond de son cabinet, battant des mains à -toutes les victoires, pleurant de rage sur toutes les défaites. «Dieu -soit loué! écrit-il à d'Alembert, vous faites la lumière et voilà les -fantômes de la superstition qui fuient dans les ténèbres.» D'Alembert -lui répond: «Écrasez l'infâme, me marquez-vous sans cesse; eh! mon -Dieu, laissez-la se précipiter elle-même. Savez-vous ce que dit le -médecin du roi? _Ce ne sont pas les jansénistes qui tuent les jésuites, -c'est l'Encyclopédie, mordieu! c'est l'Encyclopédie!_ Ce maroufle -d'Astruc est comme Pasquin; il parle quelquefois d'assez bon sens. -Pour moi qui vois tout en ce moment couleur de rose, je vois d'ici les -jansénistes mourant de leur belle mort l'année prochaine, après avoir -fait périr cette année les jésuites de mort violente; je vois les -protestants rappelés, les prêtres mariés, la confession abolie.» Oh! -philosophe couleur de rose! Quelques mois après, les jésuites furent -chassés de France. D'Alembert écrivit leur oraison funèbre: «Je suis -si aise de voir leurs talons, que je n'ai garde de les tirer par la -manche; c'est que le dernier jésuite qui sortira du royaume entraînera -avec lui le dernier janséniste dans le panier du coche, et qu'on pourra -dire le lendemain: _les ci-devant soi-disant jansénistes_, comme nos -seigneurs du parlement disent aujourd'hui: _les ci-devant soi-disant -jésuites_. Le plus difficile sera fait. Quand la philosophie sera -délivrée des grands grenadiers du fanatisme, les autres, qui ne sont -que des cosaques et des pandours, ne tiendront pas contre nos troupes -réglées.» D'Alembert écrivait ce jour-là dans le style pittoresque; il -était sans doute encore dans un jour couleur de rose, car il finissait -sa lettre par cet aphorisme: «Il n'y a de bon que de se moquer de -tout.» C'était l'opinion de mademoiselle de Lespinasse, qui se moquait -de lui avec le chevalier de Mora. Ce n'est pas ainsi que Socrate, ce -n'est pas ainsi que Platon, ce n'est pas ainsi qu'Épicure eût parlé de -ses ennemis vaincus. Le fanatisme s'en va, c'est bien, puisque c'est le -fanatisme; mais c'est le fanatisme de la foi. D'ailleurs, vous qui avez -si vaillamment combattu le fanatisme, n'êtes-vous pas fanatiques de la -philosophie? - -Voltaire se reposait de la guerre dans la guerre. Il disait: «Quand -tout n'est pas fini, rien n'est commencé.» N'espérant pas constituer -sur un piédestal de granit son gouvernement parmi les républicains -de Genève, et voulant à tout prix avoir ses ministres sous la main, -il proposa au roi de Prusse d'établir à Clèves une petite république -de philosophes français qui prêcheraient la vérité à l'abri des -prêtres et des parlements. Beaucoup de lettres furent écrites dans ce -dessein. Frédéric consentit à livrer le Sunium: «J'offre un asile aux -philosophes, pourvu qu'ils soient sages.» Voltaire triomphant écrit à -ses amis qu'ils sont désormais des hommes, puisqu'ils ont une patrie; -que le jour de la vérité se lève plus lumineux que jamais, qu'ils -doivent dire adieu sans se retourner à cette France inhospitalière -qui n'allaite que des esclaves. «Que les philosophes fassent donc une -confrérie comme les francs-maçons; qu'ils s'assemblent, qu'ils se -soutiennent, qu'ils soient fidèles à la confrérie. S'ils font cela, -je me fais brûler pour eux. Cette académie secrète vaudrait mieux que -l'Académie d'Athènes et toutes celles de Paris.» Mais Voltaire avait -compté sans les philosophes, ou plutôt sans les hommes. D'Alembert est -amoureux de mademoiselle de Lespinasse et de l'Académie; il ne sort de -chez l'une que pour aller chez l'autre. Périsse la philosophie plutôt -que s'exiler de ces deux patries! la patrie du cœur et la patrie de -l'esprit. «Tu n'es qu'un Géronte et un académicien!» s'écrie Voltaire -avec dépit. Il compte sur Diderot. «Celui-là est un homme antique, il -me vengera du géomètre,» et il lui écrivit cette belle lettre: «On ne -peut s'empêcher d'écrire à Socrate quand les Mélitus et les Anytus -se baignent dans le sang et allument les bûchers. Un homme tel que -vous ne peut voir qu'avec horreur le pays où vous avez le malheur de -vivre. Vous devriez bien venir dans un pays où vous auriez la liberté -entière non-seulement d'imprimer ce que vous voudriez, mais de prêcher -hautement contre des superstitions aussi infâmes que sanguinaires. -Vous n'y seriez pas seul, vous auriez des compagnons et des disciples. -Vous pourriez y établir une chaire, qui serait la chaire de la vérité. -Votre bibliothèque se transporterait par eau, et il n'y aurait pas -quatre lieues de chemin par terre. Enfin vous quitterez l'esclavage -pour la liberté. Je ne conçois pas comment un cœur sensible et un -esprit juste peut habiter le pays des singes devenus tigres. Si le -parti qu'on vous propose satisfait votre indignation et plaît à votre -sagesse, dites-un mot, et on tâchera d'arranger tout d'une manière -digne de vous, dans le plus grand secret, et sans vous compromettre. -Le pays qu'on vous propose est beau et à portée de tout. L'Uranibourg -de Tycho-Brahé serait moins agréable. Celui qui a l'honneur de vous -écrire est pénétré d'une admiration respectueuse pour vous, autant que -d'indignation et de douleur. Croyez-moi, il faut que les sages qui ont -de l'humanité se rassemblent loin des barbares insensés.» - -C'est l'éloquence de l'esprit qui part du cœur. On dirait Platon -parlant à Socrate. - -Mais Diderot est amoureux de mademoiselle Voland, sans compter qu'il -aime sa femme. Diderot l'athée a l'habitude, depuis quelque temps, de -conduire sa fille au catéchisme. D'ailleurs, il est né artiste avant -tout: or voilà le Salon de 1765 qui va s'ouvrir. Il a donné rendez-vous -à Greuze, à Vanloo, à Boucher, à Allegrain, à Falconnet, à Houdon. -Périsse la philosophie, plutôt qu'un tableau ou une statue! Et puis, -Diderot aime ses pénates, ses livres, son nid «ouaté par l'amour et -l'amitié.» Diderot non plus n'ira pas à Clèves[78]. Il répondra comme -d'Alembert: qu'il veut combattre l'ennemi face à face; que ce n'est pas -hors de France, mais à Paris même, qu'il faut jeter son ennemi par les -fenêtres de Notre-Dame, ou par les fenêtres des Tuileries. Qu'il est -superflu d'aller ouvrir un club en Allemagne, quand le baron d'Holbach -leur ouvre sa maison toute pleine d'auxiliaires[79]. «Vous êtes des -Parisiens de la décadence! leur cria Voltaire. Pour moi, j'ai déjà -saboulé trois parlements du royaume: Paris, Toulouse et Dijon. Je suis -l'avocat de la vérité, et je plaiderai avec la bonne foi du diable[80].» - -Quoique Buffon eût bâti son église à côté de l'_Encyclopédie_, il a -pareillement son action. - -Philosophe par excellence sous le règne de la philosophie, il a -magnifiquement exposé les harmonies de Dieu et de l'univers. Moins -spirituel que Voltaire, moins hardi que Jean-Jacques Rousseau, il égala -Montesquieu dans l'art de penser et dans l'art d'écrire; selon Grimm, -Montesquieu aurait eu le «style du génie,» et Buffon, «le génie du -style». Cette distinction est un peu pointilleuse; j'aime mieux trouver -entre ces deux grands hommes des contrastes plus simples: l'un a saisi -admirablement l'esprit des lois de la société, et l'autre l'esprit -des lois de la nature. Leur langage sévère et magistral a cette -solennité qui convient aux grands ordres de faits; si Buffon a, comme -on disait alors, sacrifié plus souvent aux Grâces que Montesquieu, -c'est toujours en habit de cérémonie. «M. de Buffon renonce quelquefois -à l'esprit de son siècle, mais jamais à ses pompes.» Dans son style -d'apparat, Buffon avait en effet des vues neuves et indépendantes, les -unes favorables, les autres contraires à la philosophie de son temps. -Cette comète qui enlève des parties du soleil; ces planètes vitrifiées -et incandescentes qui se refroidissent par degrés les unes plus tôt -que les autres, à mesure que leur température s'adoucit; ces glaces -croissantes des pôles; ces vastes mers qui se promènent de l'orient à -l'occident; ces îles, débris surnageants des continents ensevelis; ces -hautes chaînes des montagnes, arêtes osseuses de la surface du globe, -tout cela fut sévèrement jugé par des esprits mathématiques comme -l'étaient d'Alembert et Condorcet. Ce grand dix-huitième siècle, qu'on -se représente comme l'âge d'or des hypothèses, était aussi géomètre -par excellence; il mesurait la raison, la poésie même, à l'échelle des -calculs. Buffon, en cela, fut plutôt de notre temps que du sien, car -il avait l'imagination de la science. Quand la chaîne des événements -lui manque, il la crée. Où la nature ne parle point, il interprète son -silence. Poëte à sa façon, il n'est nulle part si à l'aise que dans -le merveilleux des idées et des faits. Hume exprime quelque part son -étonnement à la lecture de la cosmographie de Buffon; ce sentiment -de surprise fut celui de tous les philosophes. Le dix-huitième siècle -assistait, pour ainsi dire, à une seconde création du globe. - -Quand Turgot écrivit dans l'_Encyclopédie_, Rivarol le peignit d'un -seul mot: «C'est un nuage qui écrit sur le soleil.» Oui, Turgot fut un -nuage dans le ciel orageux du dix-huitième siècle, mais un nuage qui -marchait avec le soleil et qui devait féconder un champ. - -Voltaire disait de son ministre Turgot qu'il avait trois choses -terribles contre lui: les financiers, les fripons et la goutte. Aussi -succomba-t-il contre ces trois adversaires; mais, avant de succomber, -il avait eu le temps de montrer la France future à la France dégénérée. - -Ce grand citoyen était un sage. Il disait que la famille est un -sanctuaire dans le temple de la société, et il vivait seul, n'ayant pu -saintement entrer dans le mariage. C'était plus qu'un sage, c'était -plus qu'un citoyen, c'était plus qu'un philosophe, c'était un homme. -Quand il tomba du ministère, Voltaire lui écrivit une épître sous ce -mot éloquent: _A un homme_[81]. - -L'_Encyclopédie_ osait entrer à Versailles. - -Quesnay, ce vrai paysan du Danube, qui habitait un petit entre-sol -au-dessus des appartements de madame de Pompadour, passait tout son -temps à rêver d'économie politique avec ses amis les plus illustres -philosophes. Ceux qui n'allaient pas à la cour venaient une fois par -mois dîner gaiement chez Quesnay. Marmontel raconte qu'il y dînait -lui-même en compagnie de Diderot, d'Alembert, Duclos, Helvétius, -Turgot, Buffon. Ainsi, au rez-de-chaussée on délibérait de la paix -et de la guerre, du choix des ministres, du renvoi des jésuites, de -l'exil des parlements, des destinées de la France; au-dessus, ceux qui -n'avaient pas la puissance, mais qui avaient les idées, travaillaient, -sans le savoir, aux destinées du monde: on détruisait à l'entre-sol ce -qu'on faisait au rez-de-chaussée. Il arrivait que madame de Pompadour, -ne pouvant recevoir les convives de Quesnay au rez-de-chaussée, montait -pour les voir à table et causer avec eux. - -Madame de Pompadour a eu aussi son action dans les batailles du temps. - -A ceux qui s'offensent de voir cette figure consacrée par l'histoire, -je redirai les paroles de Montesquieu. - -Montesquieu alla voir Voltaire aux Délices. Le duc de Richelieu, -qui était accouru de Lyon pour savoir comment jouait Voltaire dans -l'_Orphelin de la Chine_, surprit le président, cette gravité tempérée -d'esprit, en contemplation devant deux portraits. Ces deux portraits -semblaient se regarder en raillant tout le monde: c'était Voltaire et -madame de Pompadour, deux chefs-d'œuvre qui prouvaient que le pastel a -le relief comme il a la transparence, le dessin énergique comme il a -l'éclat fondant,--quand c'est le pastel de La Tour. «Eh bien! monsieur -le président, dit le duc de Richelieu à celui qui venait de signer la -_Grandeur et la Décadence des Romains_, vous étudiez là l'esprit et la -grâce?--L'esprit et la grâce! s'écria Montesquieu, y pensez-vous? Vous -voyez là un homme et une femme qui seront peut-être les représentants -de notre siècle.» - -En effet, Voltaire avait dit du dix-septième siècle _le siècle de Louis -XIV_; on pouvait déjà prédire que le dix-huitième siècle s'appellerait -_le siècle de Voltaire et de madame de Pompadour_. Qu'on étudie ces -deux figures, et on trouvera que tout est là, moins les héroïsmes de -Fontenoy, moins les vertus des mères de famille. C'est la révolution -avant la Révolution. J'ai dit le rôle de Voltaire, cet homme des temps -nouveaux qui se fait un piédestal sur les ruines des temps condamnés; -madame de Pompadour, cette fille de la Poisson, qui vient s'asseoir -sans vergogne sur le trône de Blanche de Castille, n'est-ce pas déjà le -peuple qui entre aux Tuileries et qui joue avec le sceptre jusqu'à ce -que le sceptre tombe en quenouille? - -Voltaire avait donc un pied partout. Comme la lumière, il pénétrait -dans toutes les maisons, même dans celles de ses ennemis. On avait beau -fermer les persiennes et les volets. L'esprit est comme le soleil: -quand il se lève tout le monde le voit. - -Mais je ne dirai pas le génie, l'héroïsme et la folie de tous ces -vaillants et téméraires soldats de la pensée. Je passe devant la -science de Condorcet, l'athéisme de d'Holbach et l'esprit sans -spiritualisme d'Helvétius. Je vais droit à l'œuvre. - -Dans cette grande expédition à la recherche de la vérité, la science -ouvre la marche. Jusqu'au dix-septième siècle, la science était -l'humble servante de la théologie. Çà et là, les hommes avaient osé -démentir les opinions reçues, mais leur voix s'était éteinte dans -la torture ou dans les flammes du bûcher. Maintenant le bûcher ne -fait plus peur: la lumière en sort. D'Alembert appuie l'échelle -des mathématiques sur l'édifice du dogme. Désormais la conscience -individuelle est la base de la certitude; le calcul en est la -démonstration, les chiffres prouvent et démontrent tout, et c'est -l'essaim nouveau que la main du philosophe lâche comme une volée de -sauterelles sur le champ des anciennes croyances. A la philosophie -de l'autorité se substitue la philosophie de la raison. Tous les -phénomènes du monde physique sont ramenés à des causes naturelles; -le merveilleux est détrôné; il n'y a plus qu'un miracle, la vie -universelle. Les cieux sont ouverts; les espaces étoilés que traverse -la pensée humaine s'étonnent de recevoir des lois. L'homme commande à -la création: «Voilà ce que tu es, dit-il à l'univers, et je te défends -d'être autre chose.» Antée sera quelquefois renversé dans sa lutte -sublime et terrible avec l'inconnu: que lui importe? A chaque fois il -touche la terre, c'est-à-dire la base matérielle des sciences, et ses -forces renaissent. Pauvre enfant perdu ou trouvé, d'Alembert a sucé -la mamelle sèche de l'infortune. Souffrir, c'est aimer; aimer c'est -apprendre. Sa mère est la pauvre femme d'un vitrier, son amante est -l'algèbre. Mais ce volcan sous la neige a des clartés qui étonnent. -Sa raison s'échauffe par moment et s'élève jusqu'à la sympathie -universelle. Mathématicien panthéiste, il trouve Dieu au bout de -ses calculs; il le trouve partout et toujours; il le découvre dans -l'ordre immuable de la nature, dans les progrès de la raison humaine, -dans l'immensité de l'invisible, comme dans les abîmes du monde -microscopique. Le chiffre est la clef avec laquelle il ouvre la porte -du temple nouveau, et ce temple c'est l'infini. - -D'Alembert a pris d'assaut le monde physique; il a même élevé les -mathématiques jusqu'à la découverte des lois morales. Diderot va -découvrir l'homme. La physiologie est son domaine. «Connais-toi -toi-même!» cette sentence de la sagesse antique l'arrête. Il -s'interroge, il descend sans pâlir dans le grand mystère. Tout le -côté surnaturel de l'âme humaine appuyé sur les traditions est -impitoyablement nié, discuté, démenti. Quand il ne nie point, il -explique. Le sanctuaire n'a point de profondeurs dans lesquelles -ne pénètre sa curiosité ardente. L'expérience est sa règle et son -compas: à cette mesure de certitude il rapporte les phénomènes de -l'imagination. Rien ne l'étonne: les visions? folie. Il découvre chez -les hallucinés le même ordre de merveilles qu'on admire chez les saints -et les prophètes. La page des légendes est déchirée. L'homme rentre -dans le cercle des faits nécessaires: plus bas, il rampe; plus haut, -il délire. D'abord ce fougueux esprit s'élance à la connaissance d'une -cause première; il veut «élargir Dieu;» bientôt l'orgueil le gagne, -il doute; plus tard, comme l'Être suprême tarde à se montrer, comme -il manque au rendez-vous que lui avait assigné cette fière et sombre -raison, impatiente de tout soumettre à son contrôle, Diderot nie Dieu. -L'athéisme de Diderot étonne: il avait tant besoin de tourner les -yeux vers un ciel habité, ne fût-ce que pour supporter le poids de -la lutte! Après tout, on se demande si cet athée de génie n'est pas -une démonstration en faveur du principe qu'il voulait combattre. Dieu -a voulu que l'homme eût la faculté de le nier lui-même; sans cela, -où serait la preuve que l'âme est destinée à le comprendre? Et puis, -ce que Diderot niait ce n'était pas Dieu, c'était le mot. N'était-il -point, en effet, un des plus fervents adorateurs de la vie universelle? -Il a fait plus que de reconnaître l'existence de Dieu, il l'a aimé, il -l'a aimé dans la nature et dans l'humanité. - -Opposer la science à la foi religieuse, secouer sur les générations -modernes l'arbre de la connaissance du bien et du mal, disperser -le fruit défendu, c'était le premier devoir des encyclopédistes; -car eux aussi avaient leur mission. Mais il fallait réformer toutes -les branches de la raison humaine. Après la science, l'histoire. La -philosophie de l'histoire avait été tracée par Bossuet: «L'homme -s'agite et Dieu le mène;» cette grande parole fixait la cause et la -limite des événements. Bossuet avait rattaché l'histoire de tous les -peuples de la terre à celle du peuple juif, pour rattacher ensuite -le peuple juif à l'Église. La tentative était grandiose; l'autorité -de l'historien était imposante. Mais si ces esprits affamés de -lumière (je parle des encyclopédistes) respectaient le génie, ils lui -préféraient la vérité. L'éloquence de Bossuet avait beau faire, elle -n'imposait plus silence aux libres penseurs. Les _libertins_, comme -il les appelait, lui vivant, du haut de son sublime orgueil, avaient -déchiré les langes du dogme. L'homme ne s'agite plus, il se conduit, -il marche. L'histoire est désormais la science des progrès de l'esprit -humain. Dieu a voulu, disent-ils, que les peuples fissent eux-mêmes -leurs destinées. Où Bossuet croyait découvrir un dessein providentiel, -ils voient des lois, les lois du développement indéfini. Les sociétés -humaines se succèdent et se continuent: le progrès engendre le progrès. -L'historien ne regarde plus les faits se dérouler dans la pensée -divine; il assiste au spectacle de ce qui s'accomplit dans le temps et -dans l'espace. Les premiers hommes sont pasteurs: de l'état pastoral -ils passent à la vie agricole, de la vie agricole ils s'élèvent à -un degré de civilisation croissante où les arts, les sciences, les -industries, créent des besoins nouveaux: ces besoins deviennent le -germe de nouvelles découvertes. Où s'arrêtera le perfectionnement? -Nulle part, répondent fièrement ces adeptes de l'unité humaine. Leur -religion (car ils en ont une) ne reconnaît plus qu'un seul principe -du mal, l'ignorance. Chasser les ténèbres, faire la lumière, c'est -accomplir l'œuvre sainte: les philosophes sont les prêtres de -l'avenir. Tous les cultes sont nés dans le cerveau de l'homme, tous -périront. Ils ont eu leur raison d'être dans l'histoire: ils traduisent -l'idéal de chaque époque; mais le moment est venu où les temples -sereins, _edita doctrinâ sapientûm templa serena_, s'ouvriront pour -recevoir les générations futures. - -De l'histoire à la politique il n'y a qu'un pas: ce pas est franchi. -Avant le dix-huitième siècle, l'ordre social était un mystère. Chaque -citoyen adorait en silence la main invisible qui distribuait la misère -ou la richesse, qui élevait les uns, abaissait les autres, frappait ou -consolait, et promenait sur toutes les têtes inégales le secret de ses -impénétrables desseins. Eh bien, sur cet ordre antique dont l'obscurité -faisait la force, les encyclopédistes appellent les lumières de la -raison et de la science; pour la première fois, le monde apprend que -toutes les institutions sont d'origine humaine. Les priviléges sont -l'œuvre du temps: on descend jusqu'à leur base, et l'esprit découvre -avec effroi que la plupart d'entre eux reposent sur une injustice, -sur une violation du droit plus ou moins masquée par les artifices -du violateur. L'économie politique intervient et démontre que la -création des richesses est soumise à des lois variables, dont la -balance est dans la main du travail. De cette vue hardie, on passe à -la distribution des biens; mais ici les fondements de l'édifice social -s'ébranlent, la conscience tremble, et l'on entend dans l'ombre le -rugissement des révolutions futures. La noblesse et le clergé, ces -deux piliers de l'État, n'échappent point à l'examen impitoyable des -faits: les membres les plus utiles de la société sont désormais ceux -qui rendent le plus de services; le tiers état (car il n'est guère -question du peuple, cette masse sombre et confuse) travaille, produit -et fait circuler les richesses; c'est donc lui qui est la tête de la -nation. Le gouvernement lui-même a beau se dérober dans les hauteurs -du droit divin, Voltaire et les encyclopédistes l'y poursuivent. La -monarchie n'est plus considérée que comme une des formes variables -du pouvoir: le temps l'a vue naître; le temps peut en précipiter -le déclin. N'y a-t-il point d'ailleurs l'exemple de la Hollande, -qui se gouvernait elle-même? Et puis, qu'était la vieille royauté? -un prestige. Les prestiges ne résistent point à la discussion: les -raisonner, c'est les détruire. La base du souverain pouvoir était -atteinte. En vain quelques-uns des philosophes se disaient les amis -de l'impératrice Catherine de Russie et du roi de Prusse. Il y a -quelque chose de plus fort que l'homme: sa pensée. Or, la pensée des -encyclopédistes se tourne vers le soleil levant de la démocratie. «Le -peuple est le souverain de droit.» Quand une semblable parole a été -dite, l'histoire n'a plus qu'à compter les dernières pulsations d'une -autorité qui s'éteint. - -On le voit, l'_Encyclopédie_ était un antre au fond duquel une armée -de cyclopes forgeaient les armes de la Révolution française. Les -voyez-vous d'ici suant, haletants, sombres dans la lumière, tirer une -à une de la fournaise ces armes de géant que manieront les demi-dieux -de la Constituante et de la Convention nationale? Leur œuvre est de -battre l'idée sur l'enclume, de lui donner la forme éclatante et -solide, de la rougir au feu. D'autres la rougiront dans le sang. A eux -l'initiative, à d'autres l'action. La division du travail est une loi -de l'histoire. - -Que fût-il advenu si les encyclopédistes eussent été là pour soutenir -la guerre dont ils avaient préparé les armes? Ce qui manqua, vers les -derniers temps de la Révolution française, ce fut la défense morale des -principes. Le glaive avait pris la place de la discussion: on frappait, -on ne répondait plus. Les hommes de 93 ont trop compté sur la force du -silence. Si le mouvement eût continué par la parole; si, au milieu de -cette grande confusion des éléments, de ce chaos d'un monde bouleversé, -le _fiat lux_ de la raison humaine eût éclairé les sommets de l'avenir, -les multitudes épouvantées ne se fussent point retournées vers les -ténèbres. Voltaire et ses ministres ont abandonné trop tôt le champ de -bataille. Eux vivants, la révolution eût été la lutte des idées: la -révolution moins l'échafaud; on aurait vu plus tôt la terre promise -sans traverser la mer Rouge. - - -NOTES: - -[74] «Il faut changer de ministre, disait un conseiller à Louis XV. _Le -nouveau ne vaudra pas mieux_, répondait ce roi spirituel. Voltaire est -le seul roi qui n'ait jamais changé ses ministres; je me trompe, il -en a changé un seul, Frédéric de Prusse; mais l'exception confirme la -règle. Il y eut une crise ministérielle à Potsdam, et Voltaire destitua -le roi.» MÉRY, _le Roi Voltaire_. - -[75] - - Bientôt de Galitzin la vigilante audace - Ira dans son sérail éveiller Moustapha, - Mollement assoupi sur son large sofa, - Au lieu même où naquit le fier dieu de la Thrace. - O Minerve du Nord, ô toi, sœur d'Apollon, - Tu vengeras la Grèce en chassant ces infâmes, - Ces ennemis des arts et ces geôliers des femmes: - Je pars; je vais t'attendre aux champs de Marathon. - -Voltaire, toujours précurseur, poursuit ici le vœu de Fénelon et semble -donner l'éveil à Byron. - -[76] «Mes ennemis m'ont reproché jusqu'à ma fortune, comme si elle -était faite à leurs dépens. Doit-on fouiller dans les affaires d'une -famille pour critiquer un poëme et une histoire? Quelle lâcheté! Mais -elle est trop commune. Qu'il soit permis de faire une remarque à cette -occasion: c'est un spectacle qui peut servir à la connaissance du cœur -humain, que de voir certains hommes de lettres ramper tous les jours -devant un riche ignorant, venir l'encenser au bas bout de sa table, -et s'abaisser devant lui, sans autre vue que celle de s'abaisser. Ils -sont bien loin d'oser en être jaloux: ils le croient d'une nature -supérieure. Mais qu'un homme de lettres soit élevé au-dessus d'eux -par la fortune et par ses places, ceux mêmes qui ont reçu de lui des -bienfaits portent l'envie jusqu'à la fureur. Virgile à son aise fut -l'objet des calomnies des Mévius.» - -[77] Les curieux trouveront dans la correspondance de Voltaire toute -l'histoire de ce ministère. Je reproduis ces deux lettres pour donner -un avant-goût de toutes les lettres écrites à l'abbé Temporel: - -«Je vous prie, mon cher abbé, de faire chercher une montre à secondes -chez Le Roy, soit d'or, soit d'argent, il n'importe; le prix n'importe -pas davantage. Si vous pouvez charger l'honnête Savoyard que vous -nous avez déjà envoyé ici à cinquante sous par jour (et que nous -récompenserons encore outre le prix convenu) de cette montre à -répétition, vous l'expédierez tout de suite. - -Une compote de marrons glacés, de cachou, de pastilles et de louis -d'or, est arrivée avec tant de mélange, de bruit et de sassements -continuels, que la boîte a crevé. Tout ce qui n'est pas or est en -cannelle, et cinq louis se sont échappés dans les batailles; ils ont -fui si loin qu'on ne sait où ils sont. Bon voyage à ces messieurs! -Quand vous m'enverrez les cinquante suivants, mon cher ami, mettez-les -à part bien cachetés, à l'abri des culbutes. - -Je vous recommande toujours les Guise, d'Auneuil, Villars, d'Estaing -et autres; il est bon de les accoutumer à un payement exact, et de ne -pas leur laisser contracter de mauvaises habitudes. Point de politesses -dangereuses, même envers les Altesses. - -Au chevalier de Mouhy, encore cent francs et mille excuses, encore -deux cents et deux mille excuses à Prault. Un louis d'or à d'Arnaud -sur-le-champ.» - -[78] Diderot, d'ailleurs, est un sceptique qui ne croit pas toujours à -la royauté de Voltaire. «M. de Voltaire avec tout son esprit aura beau -faire, il verra toujours devant lui deux ou trois hommes supérieurs en -chaque genre, qui le dépasseront de la tête sans avoir besoin de se -hausser sur la pointe du pied.» - -[79] En effet, Louis XV n'a pas songé à fermer ce club révolutionnaire, -plus terrible mille fois que le club des jacobins ou des montagnards; -un club qui s'appelait tour à tour d'Holbach, Condorcet, Diderot, -d'Alembert, Helvétius: tous les Titans révoltés. - -[80] Voltaire avait deviné Diderot, cette foi robuste en l'humanité, -ce philosophe artiste qui avait étudié au cap Sunium avec Platon, et -dans le Parthénon avec Phidias; mais il y avait si loin de Voltaire -à Diderot, du grand seigneur au plébéien, qu'ils ne se virent qu'une -fois, quand Voltaire allait mourir, quand déjà Diderot avait un pied -dans la tombe. Diderot n'alla pas à Fernex parce qu'il avait peur des -millions de Voltaire, quoique ces millions-là fussent faciles à vivre. - -[81] Avant cette épître, le roi Voltaire avait anobli son ministre: «Je -bénis en m'éveillant M. le duc de Sully-Turgot.» - - - - -XI. - -LES ENNEMIS DE VOLTAIRE. - - -D'Argenson, ami de Voltaire, disait à d'Aguesseau, ennemi de Voltaire: -«Vous vous damnez sans y penser par votre haine contre Voltaire.» M. -Joseph de Maistre avait-il lu d'Argenson quand il a écrit dans ses -colères plus ou moins catholiques: «Toujours alliée au sacrilége, -sa corruption brave Dieu en perdant les hommes. Avec une fureur qui -n'a pas d'exemple, cet insolent blasphémateur en vient à se déclarer -l'ennemi personnel du Sauveur des hommes; il ose du fond de son néant -lui donner un nom ridicule, et cette loi adorable que l'Homme-Dieu -apporta sur la terre, il l'appelle l'INFAME. Abandonné de Dieu qui -punit en se retirant, il ne connaît plus de frein. D'autres cyniques -étonnèrent la vertu, Voltaire étonne le vice. Il se plonge dans la -fange, il s'y roule, il s'en abreuve; il livre son imagination à -l'enthousiasme de l'enfer, qui lui prête toutes ses forces pour le -traîner jusqu'aux limites du mal. Il invente des prodiges, des monstres -qui font pâlir. Paris le couronna, Sodome l'eût banni. Profanateur -effronté de la langue universelle et de ses plus grands noms, le -dernier des hommes après ceux qui l'aiment! Comment vous peindrais-je -ce qu'il me fait éprouver? Quand je vois ce qu'il pouvait faire et ce -qu'il a fait, ses inimitables talents ne m'inspirent plus qu'une espèce -de rage sainte qui n'a pas de nom. Suspendu entre l'admiration et -l'horreur, quelquefois je voudrais lui élever une statue... par la main -du bourreau.» - -Voltaire est assez haut placé sur son piédestal pour défier toutes les -colères, même les colères éloquentes. Je n'ai donc pas craint de jeter -à ses pieds ces armes et ces flammes d'un ennemi qui déchire et qui -brûle. Les ennemis de Voltaire passent, Voltaire ne passera pas. - -Je ne veux répondre au comte de Maistre que par des paroles de -Jean-Jacques Rousseau, un autre ennemi de Voltaire. Voici ce que le -républicain de Genève écrivait au roi de Fernex: «Ne soyez point -surpris de sentir quelques épines inséparables des fleurs de votre -couronne. Les injures de vos ennemis sont les cortéges de votre gloire, -comme les acclamations satiriques étaient ceux dont on accablait les -triomphateurs.» - -Le duc de Saint-Simon, ce don Quichotte de la noblesse, fut le plus -hostile à reconnaître Voltaire. - -Que de contradictions! Saint-Simon, contemplateur du passé, sacrifiait -Louis XIV qui en était le symbole le plus majestueux. Voltaire, -précurseur de l'avenir, écrivait le _Siècle de Louis XIV_, ce monument -impérissable où il s'efforçait de cacher les crimes et les misères -du grand règne par l'aspect grandiose de l'architecture. Saint-Simon -peignait une fresque vengeresse; Voltaire peignait sa fresque -hyperbolique avec l'accent enthousiaste de l'amour du grand et du beau, -sinon de l'amour du bien, sinon de l'amour du vrai. C'est que Voltaire -avait le cœur patriotique; il voulait que le règne de Louis XIV fût -un grand règne, comme il avait voulu que Henri IV fût un grand roi; -aussi Voltaire est un grand homme, et Saint-Simon n'est qu'un grand -seigneur. Saint-Simon aimait la vérité pour la vérité; il l'aimait, -comme il l'a dit, jusque contre lui-même. Voltaire n'aimait pas la -vérité pour la vérité. Il l'aimait quand elle était une arme contre ses -ennemis: le mauvais prince et le mauvais prêtre. Il la masquait çà et -là pour la faire parler plus hardiment ou pour sauvegarder ses amis: -la France et l'humanité. Saint-Simon est un peintre à la Michel-Ange, -beau, terrible, grandiose. Ses portraits, ses tableaux, ses fresques, -sont enlevés avec la fureur du génie qui se moque de toutes les -poétiques, parce que le génie porte toujours en lui le beau et le -vrai. Dans son jugement, il y a du _Jugement dernier_; mais son point -de vue l'égare sur les lointains lumineux de l'avenir, qui sont les -horizons de l'avenir. «Arouet, dit Saint-Simon avec son impertinence -de grand seigneur, Arouet, fils d'un notaire qui l'a été de mon père -et de moi jusqu'à sa mort, fut exilé et envoyé à Tulle pour des vers -fort satiriques et fort impudents. Je ne m'amuserais pas à marquer -une si petite bagatelle, si ce même Arouet, plus tard grand poëte et -académicien sous le nom de Voltaire, n'était devenu, à travers force -aventures tragiques, une manière de personnage dans la république des -lettres, et même une manière d'important parmi un certain monde.» - -Le grand seigneur voyait bien ce qu'il voyait, mais ne prévoyait pas. -C'est qu'il se tournait toujours vers le passé[82]. Or, dans le passé, -qu'était-ce qu'un homme de génie comme Voltaire pour un duc et pair -comme Saint-Simon? - -M. de Maurepas fut aussi l'ennemi de Voltaire. Il ne lui pardonnait -pas d'avoir plus d'esprit que lui quand ils soupaient ensemble. -Aussi l'a-t-il chansonné plus d'une fois. «Chantez toujours, lui dit -Voltaire, vous ne me ferez pas lire pour cela les _Étrennes de la -Saint-Jean_.» Et il renvoyait le ministre à l'école de Mazarin, qui ne -chantait pas, lui. - -Je voudrais passer vite devant Fréron, mais Voltaire s'y est trop -arrêté. «Pourquoi permet-on que ce coquin de Fréron succède à -Desfontaines? Pourquoi souffrir Raffiat après Cartouche? Est-ce que -Bicêtre est plein?» - -C'est ainsi que Voltaire parle de Fréron, la première fois qu'il se -décide à parler de lui. Il est vrai que depuis plusieurs années déjà, -Fréron avait décidé dans ses papiers que Voltaire n'était ni poëte, -ni historien, ni philosophe. Où Fréron avait-il trouvé cela? Était-ce -dans sa prison de Vincennes, où il cherchait la vérité au fond d'une -bouteille, lui qui ne l'avait jamais cherchée au fond d'un puits? Il -y a un beau mot dans un ancien: «Si tu vas à la guerre avec l'esprit -de la justice, tu pourras perdre la bataille; mais ta défaite sera la -victoire, car tu auras combattu pour la justice.» Malheureusement pour -lui, Fréron ne combattait pas Voltaire dans l'esprit de la justice. -C'était un bon homme qui disait du mal pour vivre: - - Qui sur sa plume a fondé sa cuisine; - Grand écumeur des bourbiers d'Hélicon, - Cet animal se nommait Jean Fréron. - -Voltaire ne se corrigea jamais de ce tort de vouloir faire la critique -du genre humain, et de ne pas vouloir que Fréron fît la critique de -Voltaire. C'est dans cette idée que la critique appelle le poëte -un tyran et non un roi. Certes, Fréron n'était ni un Aristote ni -un Marc-Aurèle. On pouvait à bon droit l'accuser de n'être pas le -représentant direct de la sagesse et de la justice. Mais ce n'est pas -toujours la science ou la bonne foi qui dit la vérité. Le soleil -tamise sa lumière jusqu'au fond des forêts les plus ténébreuses. L'eau -trouble ne réfléchit-elle pas le bleu du ciel? Quel que soit le point -de vue, il faut reconnaître que Fréron, sans avoir comme Bayle le génie -de la critique, en a souvent les révélations soudaines, les lumières -imprévues, les moqueries spirituelles. Ce qui le fortifie surtout, -c'est sa patience. Voltaire, qui ne cache pas son jeu pour se venger -de Fréron, quoiqu'il change tous les jours de masque, est emporté par -sa passion et par sa colère. Il frappe jusqu'à l'imprudence, jusqu'à -l'homicide, car il a tué l'honneur de Fréron! (Sans être précisément un -homme d'honneur, Fréron avait son honneur.) Le critique, au contraire, -subit les coups du poëte avec un sourire perpétuel. Peut-être est-il -fier de ce duel d'un quart de siècle, qui lui permet de se mesurer -avec un géant, lui le nain qui se fait un marchepied avec les œuvres -d'autrui. Quand Voltaire écrit une lettre contre lui, il la copie avec -complaisance; il encadre dans son cabinet les vers les plus furieux de -son ennemi. Une brochure paraît-elle pour rire de tous ses ridicules; -il l'achète, il va la lire en plein café Procope, il la fait relier -avec amour. Voltaire croit qu'il ne frappe pas assez fort et il écrit -toute une comédie pour mettre en scène ce coquin de Fréron, pour lui -donner le fouet en public, comme il le dit lui-même. Fréron veut être -deux fois en scène: une fois en effigie et une fois en personne. En -effet, pendant qu'on le promène sur les planches, chargé de toutes -les infamies, pendant qu'on l'attache à ce pilori aristophanesque où -Voltaire a bien laissé quelque chose de lui-même, Fréron est dans une -belle loge avec sa femme, une femme charmante; pour la faire plus -belle encore, le critique veille tous les soirs un peu plus tard, car -elle aime la parure et Fréron aime sa femme. Il l'aime de toutes les -haines qu'il a vouées à Voltaire et aux philosophes; il l'aime de tout -l'amour qu'il garde en sa maison, le pauvre critique qui passe sa vie à -déclarer qu'il n'y a rien de beau. - -L'Alexandre du monde littéraire avait, comme on l'a dit, trouvé son -Callisthène dans Fréron. _Non, vous n'êtes pas un dieu,_ et Voltaire -a tonné. Mais en riant de ses foudres, Fréron lui a dit comme Lucien: -«_Jupiter, tu te fâches, donc tu as tort_. Tu t'ériges en réformateur, -mais je te réformerai. Tu te crois un théologien, mais je t'apprendrai -ton catéchisme. Tu dis que tu marches avec la lumière, je te prouverai -que tu ne marches qu'avec une lanterne sourde.» - -Et pourtant que fût-il advenu si Voltaire eût répondu aux offres de -service de Fréron? Car ce qui gâte un peu la critique de Fréron, c'est -que Voltaire avait dédaigné ses éloges. - -Et quel fut le dernier mot de toutes ces haines et de toutes ces -vengeances? Le 30 mars 1776, Voltaire écrit à M. d'Argental: -«Savez-vous que j'ai reçu une invitation d'assister à l'inhumation de -Fréron, et de plus une lettre anonyme d'une femme qui pourrait bien -être la veuve? Elle me propose de prendre chez moi la fille à Fréron -et de la marier. Si Fréron a fait le _Cid_, _Cinna_, _Polyeucte_, je -marierai sa fille incontestablement.» - -Voilà une épitaphe de Fréron qui n'était pas digne de Voltaire, car la -tombe d'un ennemi est le seuil de la réconciliation[83]. - -Voltaire et Jean-Jacques, que je suis allé hier interroger au Panthéon, -sont-ils réconciliés depuis qu'ils vivent ensemble dans la mort. Se -sont-ils donné la main avec leur main de justice[84]? - -Voltaire, qui poursuivait le même but sous mille métamorphoses, ne -pardonnait pas à Jean-Jacques ses contradictions. Voltaire était -l'homme de l'idée, Jean-Jacques était l'homme du sentiment. Le premier -prenait la tête, le second prenait le cœur: c'étaient saint Paul et -saint Jean. Mais il y a plus d'un beau chemin où ils se rencontraient; -Voltaire disait: - - J'ai fait un peu de bien, c'est mon meilleur ouvrage; - -et Jean-Jacques inscrivait cette belle maxime: «On n'a rien fait quand -il reste quelque chose à faire.» - -N'est-il pas étrange de penser que Jean-Jacques, cette éloquence -passionnée du dix-huitième siècle, dont la grande voix retentit encore -dans la France du dix-neuvième siècle, est venu débuter à l'Opéra--lui -qui allait écrire contre les spectacles--par le _Devin du village_, un -cri d'oiseau perdu, une bouffée de vent dans les ramures, le glouglou -de la fontaine sur les myosotis. C'était la nature même, mais la nature -à sa première chanson d'amour; la nature moins les battements de cœur, -les mélancolies nocturnes, les larmes désespérées. Toute la France -chanta Jean-Jacques, poëte et musicien, avant de trembler à la voix -de Jean-Jacques, philosophe et révolutionnaire. Madame de Pompadour -ne se contenta pas de jouer Colette à son théâtre de Bellevue, elle -joua Colin. Louis XV chantait tout le jour: _Quand on sait aimer et -plaire_... - -Voltaire se vit disputer pied à pied par Jean-Jacques le royaume de -l'opinion publique. Ces deux grands hommes occupèrent longtemps la -scène du monde, mais ce fut Voltaire qui eut le dernier mot. Frédéric -II voulut aussi reconnaître Rousseau pour son frère, il l'appela -près de lui; mais Jean-Jacques avait trop humé l'air des Alpes pour -pouvoir respirer dans le palais des rois, même des grands rois. Il -répondit à Frédéric: «Vous voulez me donner du pain; n'y a-t-il aucun -de vos sujets qui en manque? Puissé-je voir Frédéric le Juste et le -Redouté couvrir ses États d'un peuple nombreux dont il soit le père! -et Jean-Jacques Rousseau, l'ennemi des rois, ira mourir au pied de son -trône.» - -Voltaire voulut régner en roi absolu, parce qu'il disait que sa -raison était la raison souveraine. Il croyait parler par la voix de -Socrate, Platon, Marc-Aurèle. Jean-Jacques croyait parler au nom de -Dieu lui-même; il disait que c'était une tyrannie d'imposer une morale -et une religion, même quand cette morale et cette religion étaient -consacrées par Socrate et par Jésus-Christ. Il ne s'agenouillait pas -devant les ruines du passé; il voulait qu'entre la nature et Dieu -il n'y eût que l'homme libre. Voltaire apportait pieusement devant -cet homme libre tous les trésors de la sagesse humaine. Il éclairait -la route au flambeau de la raison, tandis que Jean-Jacques disait -à l'homme libre: «Marche! Dieu te voit et te donne ses lumières.» -Jean-Jacques était plus grand, Voltaire était plus vrai. C'est là un -des caractères du génie de Voltaire d'avoir sacrifié tout, même la -grandeur, pour la recherche de la vérité; Jean-Jacques, au contraire, -sacrifiait la vérité quand elle l'empêchait d'être sublime. Ou plutôt -si la vérité de Voltaire allait toute nue, celle de Jean-Jacques -accrochait aux buissons la queue de sa robe. - -Jean-Jacques, qui avait été laquais et qui avait dérobé un ruban, -croyait trop que l'homme est un demi-dieu qui se souvient du ciel. -Voltaire, qui était né grand seigneur et qui donnait beaucoup aux -pauvres, croyait que l'homme libre de tout faire dérobe le fruit -défendu et tue Abel[85]. - -Les écrivains royalistes ont imprimé qu'ils n'avaient jamais injurié -Voltaire et Rousseau comme s'étaient injuriés ces deux hommes -illustres. Mais quand l'heure de la colère était passée, Jean-Jacques -souscrivait à la statue de Voltaire, et Voltaire n'attendait qu'une -rencontre pour se jeter dans les bras de Jean-Jacques. Écoutez Grimm, -qui aimait la vérité pour la vérité. «A propos de M. de Voltaire et de -J.-J. Rousseau, il faut conserver ici une histoire qu'un témoin nous -conta. Il s'était trouvé présent à Fernex le jour que M. de Voltaire -reçut les _Lettres de la Montagne_, et qu'il y lut l'apostrophe qui le -regarde; et voilà son regard qui s'enflamme; ses yeux qui étincellent -de fureur, tout son corps qui frémit, et lui qui s'écrie avec une voix -terrible: «Ah! le scélérat! ah! le monstre! il faut que je le fasse -assommer... entre les genoux de sa gouvernante.--Calmez-vous, lui dit -notre homme, je sais que Rousseau se propose de vous faire une visite, -et qu'il viendra dans peu à Fernex.--Ah! qu'il y vienne, répond M. de -Voltaire.--Mais comment le recevrez-vous?--Comment je le recevrai?... -Je lui donnerai à souper, je le mettrai dans mon lit, je lui dirai: -Voilà un bon souper; ce lit est le meilleur de la maison; faites-moi -le plaisir d'accepter l'un et l'autre, et d'être heureux chez moi. Ce -trait peint M. de Voltaire mieux qu'il ne l'a jamais été, il fait en -deux lignes l'histoire de toute sa vie.»» - -Voltaire et Rousseau finissaient toujours par se rendre justice. «Ce -n'est pas le génie qui lui manque, disait Voltaire; mais c'est le génie -allié au mauvais génie.»--«Ses premiers mouvements sont bons, disait -Rousseau; c'est la réflexion seule qui le rend méchant.» - -Un ami de Rousseau voulait ridiculiser l'apothéose de Voltaire au -Théâtre-Français. «Eh! qui donc couronnera-t-on?» s'écria l'ennemi de -Voltaire. - - -NOTES: - -[82] Oui, c'est la lumière de l'avenir qui a manqué à Saint-Simon pour -être un historien. Il ne pensait guère, cet homme entêté de ses titres -et dédaigneux de l'art d'écrire, que sa plume serait son titre cent ans -plus tard. - -[83] «J'ai dédaigné de parler de Desfontaines; il n'a pas assez -illustré ses vices.» Ce n'est pas moi qui dis cela; c'est Voltaire, -après avoir écrit l'_Ode sur l'Ingratitude_. - -Voltaire n'a pas dédaigné de parler de l'abbé Guénée: les _Lettres -à quelques juifs_ restent comme le seul monument de polémique -antivoltairienne. - -Dirai-je un mot de tous ces ennemis obscurs, indignes même de ce mot -ennemi qui représente un homme? N'a-t-il pas une fois pour toutes -répondu à ces plumitifs de mauvaise encre par cette lettre au sieur -Fez, libraire d'Avignon: - -«Vous me proposez par votre lettre datée d'Avignon du 30e avril, de me -vendre pour mille écus l'édition entière d'_un recueil de mes erreurs_, -que vous avez, dites-vous, imprimé en terre papale. Je suis obligé en -conscience de vous avertir, qu'en faisant en dernier lieu une nouvelle -édition de mes ouvrages, j'ai découvert dans la précédente pour plus -de deux mille écus d'erreurs. Et comme en qualité d'auteur je me suis -probablement trompé de moitié à mon avantage, en voilà au moins pour -douze mille livres. Il est donc clair que je vous ferais tort de neuf -mille francs, si j'acceptais votre marché. - -Ce qui pourrait m'empêcher d'accepter votre proposition, ce serait la -crainte de déplaire à Mr l'inquisiteur de la foi, ou pour la foi, qui -a sans doute approuvé votre édition; son approbation une fois donnée -ne doit point être vaine, il faut que les fidèles en jouissent; et je -craindrais d'être excommunié si je supprimais une édition si utile, -approuvée par un jacobin et imprimée à Avignon. - -A l'égard de votre auteur anonyme, qui a consacré ses veilles à cet -important ouvrage, j'admire sa modestie; je vous prie de lui faire mes -tendres compliments, aussi bien qu'à votre marchand d'encre.» - -Je ne parlerai pas des contemporains: «L'esprit français, a dit M. Paul -d'Ivoi, ressemble beaucoup au fier Sicambre qui brûla tout ce qu'il -avait adoré pour adorer tout ce qu'il avait brûlé. Depuis longtemps, -c'est une mode de jeter au feu tout le dix-huitième siècle; Voltaire -surtout a été la victime de bon nombre d'auto-da-fé. Les plus grands -poëtes ont maudit son nom, les ingrats! Victor Hugo nous le peint avec -son - - Rire de singe assis sur la destruction. - -On lui a fait, à ce pauvre Voltaire, une sorte de masque satanique, -charge perfide de la figure si spirituelle et si vivante de Houdon; -Voltaire, c'est le génie du mal, rien que cela, et on lui refuse tout -autre génie que celui du mal.» - -[84] Oui, si j'en crois les beaux vers de ce voltairien qui a vécu et -qui est mort en Voltaire, Marie-Joseph Chénier: - - O Voltaire! son nom n'a plus rien qui te blesse: - Un moment divisés par l'humaine faiblesse, - Vous recevez tous deux l'encens qui vous est dû: - Réunis désormais, vous avez entendu, - Sur la rive du fleuve où la haine s'oublie, - La voix du genre humain qui vous réconcilie. - -Jean-Jacques ne pardonna pas assez à Voltaire, qui dans une seule -lettre avait plus raison que tout le _Discours sur l'inégalité des -conditions_: - -«J'ai reçu votre livre contre le genre humain; je vous en remercie. -Vous plairez aux hommes à qui vous dites leurs vérités, mais vous ne -les corrigerez pas. On n'a jamais employé tant d'esprit à vouloir nous -rendre bêtes; il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit -votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j'en -ai perdu l'habitude, je sens malheureusement qu'il m'est impossible -de la reprendre, et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en -sont plus dignes que vous et moi. Je ne peux non plus m'embarquer -pour aller trouver les sauvages du Canada; premièrement, parce que -les maladies dont je suis accablé me retiennent auprès du plus grand -médecin de l'Europe, et que je ne trouverais pas les mêmes secours -chez les Missouris; secondement, parce que la guerre est portée dans -ces pays-là, et que les exemples de nos nations ont rendu les sauvages -presque aussi méchants que nous. Je me borne à être un sauvage paisible -dans la solitude que j'ai choisie, auprès de votre patrie, où vous -devriez être. - -Je conviens avec vous que les belles-lettres et les sciences ont causé -quelquefois beaucoup de mal. Les ennemis du Tasse firent de sa vie un -tissu de malheurs; ceux de Galilée le firent gémir dans les prisons, à -soixante et dix ans, pour avoir connu le mouvement de la terre; et ce -qu'il y a de plus honteux, c'est qu'ils l'obligèrent à se rétracter. -Dès que vos amis eurent commencé le _Dictionnaire encyclopédique_, ceux -qui osèrent être leurs rivaux les traitèrent de déistes, d'athées, et -même de jansénistes. - -Avouez que ni Cicéron, ni Varron, ni Lucrèce, ni Virgile, ni Horace, -n'eurent la moindre part aux proscriptions. Marius était un ignorant. -Le barbare Sylla, le crapuleux Antoine, l'imbécile Lépide, lisaient -peu Platon et Sophocle; et pour ce tyran sans courage, Octave Cépias, -surnommé si lâchement _Auguste_, il ne fut un détestable assassin que -dans les temps où il fut privé de la société des gens de lettres. - -Avouez que Pétrarque et Boccace ne firent pas naître les troubles -de l'Italie; avouez que le badinage de Marot n'a pas produit la -Saint-Barthélemy, et que la tragédie du _Cid_ ne causa pas les troubles -de la Fronde. Les grands crimes n'ont guère été commis que par de -célèbres ignorants. Ce qui fait et fera toujours de ce monde une vallée -de larmes, c'est l'insatiable cupidité et l'indomptable orgueil des -hommes, depuis Thamas Kouli-Khan, qui ne savait pas lire, jusqu'à un -commis de la douane qui ne sait que chiffrer. Les lettres nourrissent -l'âme, la rectifient, la consolent; elles vous servent, Monsieur, -dans le temps que vous écrivez contre elles; vous êtes comme Achille; -qui s'emporte contre la gloire, et comme le père Malebranche, dont -l'imagination brillante écrivait contre l'imagination. - -M. Chapuis m'apprend que votre santé est bien mauvaise; il faudrait la -venir rétablir dans l'air natal, jouir de la liberté, boire avec moi du -lait de nos vaches, et brouter nos herbes.» - -Voici la réponse de Jean-Jacques: - -«C'est à moi, Monsieur, de vous remercier. En vous offrant l'ébauche -de mes tristes rêveries, je n'ai point cru vous faire un présent digne -de vous, mais m'acquitter d'un devoir, et vous rendre un hommage que -nous vous devons tous, comme à notre chef. Sensible d'ailleurs à -l'honneur que vous faites à ma patrie, je partage la reconnaissance -de mes concitoyens, et j'espère qu'elle ne fera qu'augmenter encore, -lorsqu'ils auront profité des instructions que vous pouvez leur donner. -Tout ce qui vous approche doit apprendre de vous le chemin de la gloire -et de l'immortalité. - -Permettez-moi de vous le dire, par l'intérêt que je prends à votre -repos et à notre instruction: méprisez de vaines clameurs par -lesquelles on cherche moins à vous faire du mal qu'à vous détourner -de bien faire. Plus on vous critiquera, plus vous devez vous faire -admirer. Un bon livre est une terrible réponse à de mauvaises injures.» - -[85] Pendant les cinquante premières années du dix-neuvième siècle, -Jean-Jacques a dépassé Voltaire dans l'opinion des lettrés, mais -durant la seconde moitié du siècle--et à jamais--Voltaire reprendra -sa vraie place dans tous les esprits. Il est le premier. Son peuple, -d'ailleurs, lui a toujours maintenu la couronne. Par exemple, de 1817 à -1824, on a vendu 1,598,000 volumes de Voltaire, et seulement 480,000 de -Jean-Jacques. - - - - -XII. - -VICTOIRES ET CONQUÊTES DE VOLTAIRE. - - -On ne pourrait pas compter les campagnes de Voltaire depuis ce jour où, -prisonnier du roi de France à la Bastille, il jura d'abattre toutes les -bastilles: bastilles de la royauté, bastilles de l'Église, bastilles de -la coutume. - -Je ne parlerai pas de ses victoires, je ne parlerai que de ses -conquêtes. - -Sa première conquête fut sa fortune, parce qu'elle lui donna des -soldats. Mais ce n'était là qu'une guerre de partisans. - -Sa première conquête fut de réveiller par la _Henriade_ l'esprit -des L'Hôpital et des Coligny, c'est-à-dire l'esprit de la liberté -religieuse. - -Sa seconde conquête, quand il revint d'Angleterre avec une flotte de -libres penseurs commandés par Newton et par Locke, fut le triomphe de -la liberté philosophique, le triomphe de la religion du droit et non du -droit d'après la religion. Ce jour-là, le cartésianisme, atteint dans -son château fort d'abstraction, fut obligé de faire une alliance avec -les faits, et la défaite de Bacon fut réparée. - -Sa troisième conquête, la plus décisive, fut celle qu'il remporta -contre le droit divin, en faisant asseoir sur tout trône--excepté sur -le trône de Louis XV--l'humanité, dont il est le César. - -Vers ce temps-là, pourquoi le cacher? il eut une défaite à Versailles -en déposant ses insignes de souverain pour devenir gentilhomme -ordinaire de Louis XV. Il s'était embastillé pour la troisième fois. - -Mais il eut sa revanche à Berlin. Il dit: «_Que la lumière française -éclaire le monde_, et sa lumière fut.» Voltaire en Prusse, c'était déjà -Napoléon à Sans-Souci. - -Dirai-je toutes ses conquêtes à l'heure où il croit abdiquer? A Fernex, -ce royaume entre quatre États, il règne sur l'Europe et la transforme -par la justice des sages, qui est la sœur de la bonté, sans que ses -soldats aient une goutte de sang à verser, sans imposer son peuple par -l'argent ni par les larmes. - -Nul plus que lui ne contribua à réformer le vieux code pénal du moyen -âge, à bannir de nos mœurs ces peines vengeresses, _ultrices pœnæ_, -sombres Euménides à face ridée qui planaient sur la législation du -dix-huitième siècle. Qui n'applaudit à ses efforts pour ouvrir -quelques perspectives nouvelles et éclairées à travers cette forêt -peu vierge, mais sauvage, _silva selvaggia_, qu'on appelait alors la -jurisprudence? Où ce fils d'un notaire du Châtelet de Paris avait-il -étudié les lois[86]? Dans sa conscience. Il promulgue son code, et ce -code sera bientôt celui de l'humanité[87]. Qui donc a aboli en France -la torture? Louis XVI, dit l'histoire; mais Voltaire lui avait fait -signe. Louis XVI eût pu dire ce jour-là: «Il n'y a que deux hommes -qui aiment vraiment le peuple, Voltaire et moi!» Et cet autre jour où -l'Assemblée constituante adoucit la peine de mort, fit luire le rayon -du droit dans l'antre de la vieille justice, jeta les armes rouillées -de l'antique procédure dans l'abîme où venait de s'engloutir le passé -féodal, ce jour-là qui présidait? Voltaire invisible, Voltaire consolé -d'avoir vécu, en voyant que la mort avait sacré sa pensée et ses écrits. - -Les anciens rois cassaient les arrêts des tribunaux quand les tribunaux -leur semblaient avoir mal jugé. Au dix-huitième siècle, ce droit -souverain remonte à Voltaire. Sa conscience est le tribunal d'appel -auquel s'adressent en dernier ressort les innocents frappés par la -sentence des cours officielles. Il est vrai que ce tribunal vivant -avait pour base l'opinion publique. Il y a quelqu'un qui a plus de -conscience que tous les juges, c'est tout le monde. La force de -Voltaire dans toutes les questions de droit, c'est d'avoir été le -roi du sens commun, le roi de l'opinion universelle. Ce qu'il dit, -tout le monde l'a pensé ou le pensera demain. Avec une telle autorité -on peut absoudre Calas et les autres victimes des erreurs de la -justice humaine. La révélation du génie appuyée sur le sentiment des -multitudes, c'est l'esprit de Dieu porté sur les eaux: cela féconde le -chaos, même le chaos des lois. - -On peut dire de Voltaire ce que Napoléon III a dit de Napoléon Ier, -que, comme Josué, il arrêta la lumière et fit reculer les ténèbres. - -Parmi les conquêtes du roi Voltaire, il faut marquer cet air de -domination qu'il a inspiré aux gens de lettres. Balzac demandait qu'on -créât des maréchaux de France littéraires; c'est fait depuis Voltaire, -car, depuis Voltaire, une bonne plume est un bâton de maréchal. Avant -Beaumarchais, il osa traiter d'égal à égal avec les ministres, et, ce -qui est bien plus hardi, avec les comédiennes. Il n'affranchit pas -seulement les serfs du mont Jura, il affranchit par la suprématie de -l'esprit les serfs littéraires; car avant lui, quand on n'était ni -Corneille ni Molière, on n'était que M. Pancrace. Voyez l'attitude de -l'auteur de la comédie dans la loge de la comédienne: - - Vous cependant au doux bruit des éloges - Qui vont pleuvant de l'orchestre et des loges, - Marchant en reine et traînant après vous - Vingt courtisans l'un de l'autre jaloux, - Vous admettez près de votre toilette - Du noble essaim la cohue indiscrète; - L'un dans la main vous glisse un billet doux; - L'autre à Passy vous propose une fête; - Josse avec vous veut souper tête à tête; - Candale y soupe, et rit tout haut d'eux tous; - On vous entoure, on vous presse, on vous lasse. - Le pauvre auteur est tapi dans un coin, - Se fait petit, tient à peine une place. - Certain marquis l'apercevant de loin, - Dit: «Ah! c'est vous; bonjour, monsieur Pancrace, - Bonjour: vraiment votre pièce a du bon.» - Pancrace fait révérence profonde, - Bégaye un mot, à quoi nul ne répond, - Puis se retire, et se croit du beau monde! - -Aujourd'hui les rôles ont changé: M. Pancrace est caressé par la -comédienne et se prélasse dans le beau monde. On a peur de lui et on -dit en le voyant venir: «Il a peut-être autant d'esprit que M. de -Voltaire.» - -La plus grande conquête de Voltaire, ce fut son œuvre posthume: la -_Révolution française_[88]. Il fit la révolution et ne laissa aux -assemblées politiques, la Constituante, la Législative, la Convention, -que la peine de décréter ses pensées[89]. Après lui, l'ancienne France -était effacée de la carte de l'intelligence humaine; il avait démoli -l'édifice des anciennes croyances religieuses, politiques, sociales; -il avait ouvert dans la sombre forêt de l'avenir des perspectives -éclairées par la lumière de la raison; il avait reconstruit parmi les -ruines la citadelle de la cité nouvelle. Montaigne et Pascal doutaient: -il affirme. Les voyez-vous, ses ministres, s'élever de degré en degré -sur cette échelle de Jacob, construite pour escalader le ciel? Rien ne -les arrête: ni le génie de Bossuet, dont la majestueuse figure gardait -le seuil de l'histoire universelle, ni la grâce toute-puissante de -Fénelon. Ces hardis envahisseurs s'élancent en tumulte sur le champ -illimité des connaissances humaines: «A moi la science,» dit l'un; -«à moi l'histoire,» s'écrie l'autre; «à nous la philosophie, à nous -l'univers moral, à nous le fini et l'infini, l'alpha et l'oméga! nous -sommes les rois de l'empire des idées. Christophe Colomb a découvert -un monde; nous marchons sur les flots, au milieu des éclairs et des -tonnerres, à la découverte du dieu inconnu.» - -Toutes ces victoires et toutes ces conquêtes ont été consacrées par -le couronnement de Voltaire aux Tuileries et par ses funérailles au -Panthéon, funérailles réparatrices comme pour César et Napoléon. - - -NOTES: - -[86] «Le roi Voltaire a conquis beaucoup de choses sur les frontières -de l'ignorance, et sans verser une goutte de sang humain. Arsène -Houssaye a gravé le nom de toutes les victoires de Voltaire sur l'arc -de triomphe qu'on veut voir, avec les yeux de l'imagination, à l'angle -de la rue de Beaune. Un pont sépare les Tuileries de Voltaire des -Tuileries des rois! On suit, dans le livre, l'itinéraire du Jules -César de la philosophie à travers les champs de bataille de la pensée; -il passe le Rubicon du Pas-de-Calais, il descend en Angleterre, fait -alliance avec Newton et Locke, rentre sur le continent, bat l'armée des -cartésiens, répare la défaite de Bacon; se déguise en courtisan pour -entrer à Versailles, subjugue la noblesse par l'esprit philosophique; -introduit _Zadig_ à Trianon; marche sur Berlin, où il prépare -l'hôtellerie de Napoléon Ier; fait sa campagne de Russie, et fond -avec son souffle les glaces morales de Pétersbourg; enfin, à l'âge où -les conquérants se reposent sur leurs lauriers rougis, il établit son -quartier général à Fernex, sur les frontières de quatre États, et de là -il agite encore le monde par sa parole, et achève le bélier d'airain -qui renversera la Bastille et commencera la Révolution.» MÉRY. - -[87] Tout le monde a reconnu que Voltaire a fait la préface du Code -civil. - -«Être Français, s'écrie-t-il, c'est être libre! On a réformé toutes -les coutumes, pourquoi hésiterait-on de réformer les absurdités des -Goths et des Vandales? Il fallait donc craindre de renverser leurs -huttes pour bâtir à la place des maisons commodes. Les lois et la -jurisprudence sur la mainmorte, nées en même temps que les lois sur la -magie, les sortiléges, doivent finir pour elles. La France ne connaît -pas d'esclaves; elle est l'asile et le sanctuaire de la liberté; c'est -là qu'elle est indestructible, et que toute liberté perdue retrouve la -vie!» - -Et plus loin: «Il est un peu fâcheux pour la nature humaine qu'un père -déshérite ses enfants vertueux pour combler de biens un premier-né -qui souvent le déshonore; qu'un malheureux qui fait naufrage ou qui -périt de quelque autre façon dans une terre étrangère laisse au fisc -de cet État la fortune de ses héritiers; on a presque peine à voir, -je l'avouerai encore, ceux qui labourent, dans la disette, ceux -qui ne produisent rien, dans le luxe; de grands propriétaires qui -s'approprient jusqu'à l'oiseau qui vole et au poisson qui nage; des -vassaux tremblants qui n'osent délivrer leurs moissons du sanglier qui -les dévore; le droit du plus fort faisant la loi, non-seulement de -peuple à peuple, mais encore de citoyen à citoyen.» - -[88] «Le Voltaire que nous admirons et que nous aimons, le Voltaire -que nous admirerons et aimerons toujours, c'est le Voltaire qui -retrouva, avec Montesquieu, les droits imprescriptibles de l'humanité, -le Voltaire qui, avec Beccaria, effaça du Code pénal la vengeance et -prépara l'abolition de la torture, le Voltaire qui défendit Calas, -qui défendit Sirven, qui défendit le chevalier de La Barre! C'est ce -Voltaire qui éprouvait tous les ans un accès de fièvre le jour de -Saint-Barthélemy. C'est ce Voltaire enfin qui, en annonçant la liberté -au monde, ouvrait à l'avenir le splendide portique de 1789!» EDMOND -DELIÈRE. - -[89] Il y a aujourd'hui deux opinions sur les causes de la Révolution -française. Les philosophes voient fermement un grand fait amené par une -grande idée, une action conduite par un principe. Les néo-chrétiens -représentant l'ancienne France décident que la Révolution n'a eu rien à -débattre avec la philosophie du dix-huitième siècle. Ils prouvent, avec -M. Granier de Cassagnac, que «c'est Louis XVI et non la philosophie -qui a conçu et réalisé le premier événement auquel se rattache la -Révolution; ils prouvent que cet événement est une pensée de réforme, -non pas imposée par le pays à la monarchie, mais spontanément offerte -par la monarchie au pays.» Je ne veux pas diminuer l'action de Louis -XVI et de ses ministres; mais où avaient-ils fait leurs classes de -philosophie et de politique? à l'école de Voltaire. - -Sur toutes les questions voltairiennes le lecteur étudiera le pour et -le contre dans les travaux de MM. Michelet, Blanc, Veuillot, Chasles, -Pelletan, Limayrac, Esquiros, Renan, Damiron, Noël, Lanfrey, Bersot.--A -Genève on écrit beaucoup pour Voltaire, pareillement en Allemagne.--En -Angleterre on écrit beaucoup contre Voltaire. Pourquoi? Voltaire fut -l'hôte toujours reconnaissant de la Grande-Bretagne. - -Peut-être le lecteur, après avoir écouté tous ces sages en frac, ne -sera-t-il pas plus convaincu; mais il aura parcouru avec un rayon -lumineux un pays qui n'est que ténèbres quand Voltaire n'est plus là. - - - - -XIII. - -LA MORT DE VOLTAIRE. - - -Ce fut surtout à l'heure de sa mort que la royauté de Voltaire a été -universellement reconnue. Quand il mit un pied dans la tombe, il mit un -pied dans l'immortalité. - -Homme étrange jusqu'à la fin! Depuis un demi-siècle, il disait à toute -l'Europe qu'il n'avait qu'un moment à vivre, lui qui était né mourant. -Son tombeau, fait d'une simple pierre, s'ouvrait contre l'église -qu'il avait bâtie. Il avait beaucoup gambadé, selon son expression, -autour de son tombeau, sans que l'heure sonnât de s'y coucher. Ses -amis étaient venus et revenus lui dire adieu; il attendait la mort de -pied ferme, quand madame Denis, ennuyée d'un si long séjour à Fernex, -mit tout en œuvre pour un voyage à Paris. Il se décida à partir; il -avait quatre-vingt-quatre ans! Un jour d'hiver, un jour de neige, un -jour de bise, le mardi 3 février 1778, le roi Voltaire se mit en route -et voyagea toute une semaine pour revoir sa bonne ville de Paris. Il -arriva le septième jour[90]. Croyez-vous que ce fut pour lui un jour de -repos? non. En descendant de voiture, il ne monta pas dans cette maison -à jamais consacrée, du quai des Théatins, où l'attendait la marquise -de Villette devant un feu d'enfer, car la Seine charriait ce jour-là. -Il s'en alla à pied, enveloppé dans sa pelisse, chaussé de bottes à la -Souwarof, encapuchonné dans une perruque de laine surmontée d'un bonnet -rouge, il s'en alla, suivi par les gamins, chez _ses chers anges_, quai -d'Orsay, chez le comte d'Argental, qui ne l'attendait pas, mais qui le -reconnut dans cet étrange accoutrement, quoique l'absence eût été bien -longue. - -Voltaire se jeta dans les bras de son meilleur ami et lui dit avec -des larmes dans les yeux: «J'ai interrompu mon agonie pour venir -vous embrasser.» Le comte d'Argental pleura lui-même en disant qu'il -voudrait mourir sur ce beau mot de l'amitié. - -Voltaire alla chez le marquis de Villette avec son ami d'Argental. «Ah! -mes anges, la fin de la vie est triste, et le commencement doit être -compté pour rien.--Oui, mon cher Voltaire, mais, vous l'avez dit, le -milieu est un orage presque toujours fécond.» Ils arrivaient sur le -quai des Théatins--le quai Voltaire--en face des Tuileries[91]! - -Le bruit de son arrivée à Paris se répandit comme une bonne nouvelle. -Pour ce peuple enthousiaste et railleur, c'était plus qu'un homme, -c'était un dieu qui venait lui porter bonheur. - -L'Académie et la Comédie vinrent les premières lui faire leur cour. -L'Académie, pour cet hommage à son souverain, avait dépêché le prince -de Beauvau; un prince! elle ne pouvait moins faire. La Comédie aurait -voulu avoir Le Kain à sa tête,--Le Kain, l'élève de Voltaire;--mais -Voltaire était arrivé trop tard, on avait enterré Le Kain la veille. Ce -fut Bellecour qui porta la parole; mais Voltaire fut plus touché des -larmes de mademoiselle Clairon, agenouillée silencieusement devant lui, -les mains jointes sur les bras de son fauteuil, que des compliments du -comédien. - -Gluck vint lui dire avec enthousiasme: «On m'attend à la cour de -Vienne, mais j'ai retardé mon voyage pour être de la cour de Voltaire.» -Goldoni lui fit un compliment en français, il lui répondit en italien. -L'ambassadeur d'Angleterre disait le lendemain à Versailles: «M. de -Voltaire ne parle qu'anglais.» Tous les ambassadeurs avaient voulu lui -faire leur cour. - -Le lendemain, tout Paris vint frapper à sa porte[92]; tout Versailles y -vint aussi. Les plus enracinés dans la royauté déchue, ceux-là même qui -disaient encore: «Louis XVI, par la grâce de Dieu,» commençaient enfin -à comprendre que le vrai roi était celui qui avait épousé l'opinion -publique. Tout l'armorial de France, les d'Armagnac, les Richelieu, -les Montmorency, les Polignac, les Brancas se rencontrèrent au petit -lever du roi Voltaire. «En un seul jour, on vit entrer dans l'hôtel -cent cordons bleus.» La duchesse de la Vallière, trop malade pour -quitter son lit, lui envoya les rubans de sa coiffure, comme si elle le -voulait couronner encore. A tous ces grands noms, Voltaire, toujours en -inquiétude du lendemain, préféra ceux de Franklin et de Turgot. Quand -l'ex-ministre de Louis XVI, je veux dire du roi Voltaire, se montra -à la porte de la chambre, le malade s'élança de son fauteuil et lui -saisit la main avec effusion. «Voilà donc la main qui a signé le salut -de la France! Turgot, vos pieds sont d'argile, mais votre tête est -d'or.» - -Franklin lui présenta son petit-fils: «Mon enfant, mettez-vous à genoux -devant Voltaire et demandez-lui sa bénédiction.» Voltaire se leva, -imposa les mains sur la tête de l'enfant, et dit avec une religieuse -émotion: «Dieu et la liberté!» L'ancien et le nouveau monde venaient de -communier. - -Ils se revirent à l'Académie des sciences, ils s'embrassèrent au -bruit des acclamations: c'était Solon qui embrassait Sophocle, a dit -Condorcet[93]. - -L'évêque d'Orléans pensa que le jour était venu d'envoyer au grand -pécheur son mandement contre les incrédules. Mais Voltaire dit qu'il -était encore trop voltairien pour se laisser prendre, et il écrivit ces -quatre vers à l'évêque, en lui envoyant sa tragédie: - - J'ai reçu votre mandement; - Je vous offre ma tragédie, - Afin que mutuellement - Nous nous donnions la comédie. - -Chaque jour que Voltaire passa à Paris fut marqué d'un triomphe. Les -Académies vinrent en corps lui rendre hommage; hormis les courtisans -et les prêtres, tout ce qu'il y avait d'illustre à Paris vint demander -audience au patriarche de Fernex. Bernardin de Saint-Pierre rapporte -qu'il a entendu, dans les carrefours, des portefaix qui se demandaient -des nouvelles de la santé de Voltaire. - -Le lundi 30 mars 1778, un triomphe plus éclatant que n'en obtinrent -jamais monarque ou héros accueillit Voltaire, après plus d'un -demi-siècle de gloire et de persécution. Pour la première fois depuis -son retour à Paris, il était allé au théâtre et à l'Académie; «les -hommages reçus à l'Académie n'ont été que le prélude du triomphe du -théâtre.» Tout Paris était sur son chemin; un cri de joie universelle, -des acclamations, des battements de mains ont éclaté partout à son -passage. Grimm est si enivré de ce triomphe, qu'il en devient éloquent. -«Et quand on a vu ce vieillard respectable, chargé de tant d'années -et de tant de gloire, quand on l'a vu descendre appuyé sur deux bras, -l'attendrissement et l'admiration ont été au comble. La foule se -pressait pour pénétrer jusqu'à lui, elle se pressait davantage pour le -défendre contre elle-même.» Les comédiens jouaient _Irène_. Voltaire -se plaça dans la loge des gentilshommes de la chambre. Aussitôt qu'il -parut, le comédien Brizart vint apporter une couronne de laurier -en priant madame de Villette de la placer sur la tête de cet homme -illustre. Les spectateurs applaudirent par des cris de joie. Voltaire -retira aussitôt sa couronne, les spectateurs le supplièrent de la -garder. Il y avait plus de monde encore dans les corridors que dans -les loges; toutes les femmes étaient debout. Beaucoup d'entre elles -étaient descendues au parterre pour le mieux voir. C'était plus que de -l'enthousiasme, c'était une adoration, c'était un culte. On commença -la pièce, une mauvaise pièce; on la joua mal; jamais pièce ne fut plus -applaudie. Voltaire se leva pour saluer le public. Au même instant on -vit paraître sur un piédestal, au milieu du théâtre, le buste du poëte. -Tous les acteurs et toutes les actrices soulevaient autour du buste -des guirlandes et des couronnes. «A ce spectacle sublime et touchant, -s'écrie Grimm, qui ne se serait cru au milieu de Rome ou d'Athènes?» -Le nom de Voltaire a retenti de toutes parts avec des acclamations, -des tressaillements, des cris de joie et de reconnaissance. L'envie et -la haine, le fanatisme et l'intolérance n'ont osé rugir qu'en secret; -et pour la première fois peut-être, on a vu l'opinion publique en -France jouir avec éclat de tout son empire[94]. Pendant que tous les -comédiens surchargeaient le buste de couronnes et de guirlandes, -madame Vestris s'avança au bord de la scène pour adresser au dieu même -de la fête des vers improvisés par le marquis de Saint-Marc. On joua -ensuite _Nanine_, en laissant le buste sur le théâtre. A la sortie -du spectacle, Voltaire, ne respirant plus que par le sentiment de sa -royauté, se croyait délivré de tant d'honneurs; mais tout n'était pas -fini: les femmes le portèrent, pour ainsi dire, dans leurs bras jusqu'à -son carrosse. Il voulait monter, on le retint encore. «Des flambeaux! -des flambeaux! que tout le monde puisse le voir!» Enfin, monté dans -son carrosse, il lui fallut donner sa main à baiser; on s'accrochait -aux portières; on montait encore sur les roues, que déjà les chevaux -prenaient le pas; la foule, de plus en plus ivre d'enthousiasme, -faisait retentir les airs de son nom. Le peuple, qui était aussi de la -fête, criait avec admiration: «Vive Voltaire! Il a été cinquante ans -persécuté! vive Voltaire!» Arrivé à la porte de l'hôtel, Voltaire se -retourna, tendit les bras en pleurant et s'écria d'une voix brisée: -«Vous voulez donc m'étouffer sous des roses?»[95] - -Voltaire était tellement habitué à vivre pour ainsi dire dans -l'équipage de la mort, qu'il croyait vivre toujours. - -Cependant le docteur Tronchin disait par ordonnance: «M. de Voltaire -vit à Paris sur le capital de ses forces; il ne devrait vivre que -de la rente.» En effet, il menait la vie la plus agitée et la plus -laborieuse: non-seulement il travaillait, discutait et donnait audience -du matin au soir; mais le soir venu, il allumait la lampe pour veiller. -Qui le croirait? ce révolutionnaire universel voulait apporter -l'esprit de la révolution jusque dans le Dictionnaire de l'Académie. -Pour se reposer, il montait dans son carrosse, «son carrosse couleur -d'azur, parsemé d'étoiles,» pour aller chez une duchesse ou chez une -comédienne. A force d'avoir l'esprit en éveil, il en vint à ne pouvoir -plus dormir; il prit de l'opium, se trompa sur la dose et tomba dans -le demi-sommeil de la mort[96], après avoir écrit à d'Alembert: «Je -vous recommande les vingt-quatre lettres de l'alphabet;» et au comte -de Lalli, dont le père venait d'être réhabilité par le parlement: «Le -mourant ressuscite en apprenant cette grande nouvelle. Il embrasse -bien tendrement M. de Lalli. Il voit que le roi est le défenseur de la -justice: il mourra content.» - -L'histoire de la mort de Voltaire est couverte d'un nuage. Un curé, -qui avait converti l'abbé de l'Attaignant, abbé sans foi et poëte -sans poésie, voulut convertir aussi Voltaire. Il lui écrivit pour -lui demander audience. Voltaire accorda l'audience et lui dit: «Je -vous dirai la même chose que j'ai dite en donnant la bénédiction au -petit-fils de l'illustre et sage Franklin: _Dieu et la liberté!_ J'ai -quatre-vingt-quatre ans, je vais bientôt paraître devant Dieu, créateur -de tous les mondes. C'est encore ce que je dirai.--Ah! monsieur, dit -le curé, que je me croirais bien récompensé si vous étiez ma conquête! -Ce Dieu miséricordieux ne veut pas votre perte. Revenez donc à lui, -puisqu'il revient à vous.--Mais je vous dis que j'aime Dieu, reprit -Voltaire.--C'est beaucoup, dit le curé; mais il faut en donner des -marques, car un amour oisif ne fut jamais le vrai amour de Dieu, qui -est actif.» Le curé s'en alla, il revint et obtint du mourant une -profession de foi très-chrétienne; mais le curé de Saint-Sulpice perdit -tout en voulant tout avoir. Jaloux d'être devancé par un autre, il -exigea un désaveu de toutes les doctrines contraires à la foi. Voltaire -ennuyé demanda un peu de repos pour mourir. Le curé de Saint-Sulpice -ne se tint pas pour battu: bravant les railleries de d'Alembert, de -Diderot, de Condorcet, de tous les philosophes qui encourageaient -Voltaire «à mourir comme un sage,» il vint jusqu'au dernier jour lui -crier aux oreilles: «Croyez-vous à la divinité de Jésus-Christ?» Selon -Condorcet, Voltaire aurait répondu, de guerre lasse: «Au nom de Dieu, -monsieur, ne me parlez plus de cet homme-là!» Je ne crois pas à cette -antithèse sacrilége; ou bien si Voltaire l'a faite, il n'avait plus -sa tête, comme a dit le curé. Je crois plutôt à cette simple réponse -rapportée par d'autres contemporains: «Laissez-moi mourir en paix.» - -Il mourut trois heures après, «expirant des fatigues de sa gloire,» -selon l'expression de M. Mignet, et oubliant de faire un testament -digne d'un roi. Sa mort fut aussi agitée que sa vie; le repos, du -reste, n'était pas encore venu pour lui. Paris rejeta son corps. On -voulut exiler encore une fois celui qu'on avait si souvent exilé. -Voltaire s'était préparé une simple tombe dans le cimetière de Fernex, -«un pied dans l'église, un pied hors l'église,» sous le ciel où il -avait vieilli et où il avait fait du bien; on ne voulut pas même lui -accorder ce coin de terre qui était à lui. On décida que celui qui -avait fait bâtir l'église n'avait pas droit de cité dans le cimetière. -L'abbé Mignot, son neveu, emporta en toute hâte le corps du poëte dans -un monastère dont il était l'abbé. L'évêque de Troyes, indigné qu'un -pareil homme reposât dans la terre sainte de son diocèse, envoya la -défense de l'enterrer. Il n'était plus temps: Voltaire était scellé -dans une des chapelles; le prieur fut destitué. - -Voltaire fut vengé. Son frère de Prusse ordonna un service solennel -dans l'église catholique de Berlin, où parut toute son Académie; et, -à la tête de son armée, tout en défendant les droits des princes de -l'Empire, il prononça l'éloge de son frère Voltaire, qui, selon lui, -valait toute une académie et dont la mémoire devait s'accroître d'âge -en âge. «Il m'a fallu parcourir l'espace de dix-sept siècles pour -trouver un homme, le seul Cicéron, digne de lui être comparé.» - -L'impératrice de Russie porta aussi le deuil de son frère et allié. -Elle voulut avoir sa bibliothèque, que dis-je! elle voulut avoir tout -Fernex. «C'est dans son superbe parc de Czarsko-Zelo que doit être -bâti le château pareil à celui de Fernex, avec toutes ses attenances -et dépendances. Il y sera élevé un muséum, dans lequel on arrangera -les livres dans l'ordre où ils étaient placés. Le sieur Wagnières, -secrétaire du défunt, doit se rendre à Pétersbourg à cet effet. La -statue du maître s'élèvera au milieu.[97]» - -Une grande dame, madame la marquise de Boufflers, qui n'était pas -poëte, le devint pour chanter Voltaire: - - Dieu sait bien ce qu'il fait, La Fontaine l'a dit: - Si j'étais cependant l'auteur d'un si grand œuvre, - Voltaire eût conservé ses sens et son esprit; - Je me serais gardé de briser mon chef-d'œuvre. - - Celui que dans Athène eût adoré la Grèce, - Que dans Rome à sa table Auguste eût fait asseoir, - Nos Césars d'aujourd'hui n'ont pas voulu le voir, - Et monsieur de Beaumont lui refuse une messe. - - Oui, vous avez raison, monsieur de Saint-Sulpice. - Eh! pourquoi l'enterrer? n'est-il pas immortel? - A ce divin génie on peut sans injustice - Refuser un tombeau, mais non pas un autel[98]. - -Ce ne fut pas tout: le 11 juillet 1791, par un jour orageux,--soleil et -pluie,--Voltaire fut porté au Panthéon, le Saint-Denis des rois de la -pensée[99]. Ce fut moins le triomphe d'un homme que le triomphe de la -philosophie et de l'humanité. Je ne parle pas seulement de cette sombre -et vaillante multitude qui accompagnait le char du vainqueur immortel: -je parle des morts de tous les temps, victimes connues ou inconnues -qui triomphaient, elles aussi, dans ces funérailles, semblables à une -apothéose. Sortez de vos tombeaux, de vos bastilles plus noires que -des tombeaux; levez-vous sur vos chaises de fer; agitez au milieu des -flammes vos mains à demi consumées! Debout! Calas, Sirven, La Barre, -vous tous qui avez bu au calice amer de l'injustice humaine, soyez -contents, soyez consolés: voici Voltaire, la justice et la réparation, -qui passe! - -Jamais roi, jamais César n'eut un pareil cortége: la mère lui présente -son enfant, le fruit de la douleur; la jeune Amérique, que Voltaire a -bénie dans le fils du vieux Franklin, lui offre les libertés conquises -avec l'épée de la France, chacune des fleurs qui tombent sur son -cercueil couvre une des blessures de l'humanité. - -Devant cette majesté qui entre dans la gloire, les profondeurs de -la société, les antres de l'histoire, les oubliettes, l'enfer de la -vieille Thémis, s'éclairent d'un rayon vengeur. Le bûcher s'éteint; le -fouet tombe des mains du bourreau; le gibet tremble; l'arbre de la mort -demande à l'arbre de la vie de lui pardonner, le bec du vautour dit à -Prométhée: «Tu m'as vaincu!» - -Le Masque de fer, le gazetier de Hollande, toutes les figures anonymes -de la souffrance suivent les roues de ce char, qui s'avance vers -l'Église de pierre du dix-huitième siècle; tous ceux qui ont été jetés -sans linceul à l'oubli, au vent, aux gémonies, s'enveloppent des plis -de son drap funèbre. - -Peuple, voici ton roi! Roi, voici ton peuple! - -La belle fête! C'est la fête du roi, mais c'est la fête du peuple. -C'est la fraternité qui ferme le passé et qui ouvre l'avenir. - -Une ère nouvelle commence: la torture, la question, la roue, les -lettres de cachet, toutes les ombres sinistres du passé s'envolent en -agitant leurs ailes maudites. A cette vue, l'humanité se soulève à demi -sur son lit d'airain. La joie, l'attendrissement, la reconnaissance, -sortent des noirs sépulcres, des donjons, des chambres ardentes, des -Montfaucons déserts, des _in pace_ vides. Les larmes de joie coulent du -cœur humain, qui se rouvre à l'espérance. Et c'est avec ces larmes que -le roi Voltaire est sacré pour l'éternité. - - -NOTES: - -[90] A la barrière de Fontainebleau, les commis lui demandèrent s'il -n'avait rien à déclarer. «Messieurs, il n'y a que moi de contre-bande,» -répondit-il. - -[91] J'ai passé deux saisons dans l'appartement de ce grand esprit, -dans ce cabinet qui, selon Grimm, ressemble beaucoup plus «au boudoir -de la volupté qu'au sanctuaire des Muses». - -Sous ces lambris dorés,--dorés pour lui et non pour moi,--sous cet -harmonieux plafond où les Muses de Vanloo tressent toujours des -couronnes, comme s'il était encore là celui qui les aima toutes sans -passion sérieuse, j'ai relu avec une passion sérieuse les contes de -Voltaire. C'était relire tout Voltaire. - -J'ai déménagé pour deux raisons: la première, c'est que je n'écrivais -plus, sous prétexte que Voltaire avait bien assez fait de livres comme -cela. La seconde, c'est que les Anglais demandaient trop souvent à voir -l'appartement de M. de Voltaire, qu'ils voulaient bien appeler l'homme -le plus spirituel de France, ce qui faisait dire à mon groom, gamin -de Paris qui n'aimait pas les Anglais: «Oui, mylord, l'homme le plus -spirituel de France et d'Angleterre.» - -[92] Madame Vestris étant venue le surprendre à son petit lever, il -lui dit: «J'ai passé la nuit pour vous comme si j'avais vingt ans.» Il -avait refait avec amour le rôle d'Irène. - -[93] Selon les gazetiers: «M. de Voltaire avait un habit rouge doublé -d'hermine, une grande perruque à la Louis XIV, noire, sans poudre, et -dans laquelle sa figure amaigrie était tellement enterrée, qu'on ne -découvrait que ses deux yeux, brillants comme des escarboucles. Sa tête -était surmontée d'un bonnet carré rouge en forme de couronne, qui ne -semblait que posé. Il avait à la main une petite canne à bec-de-corbin: -son sceptre de Ferney. - -M. de Voltaire se plaignit de la pauvreté de la langue française (M. -l'abbé Delille venait de lire un poëme); il parla de quelques mots peu -usités, et qu'il serait à désirer qu'on adoptât, celui de _tragédien_, -par exemple, pour exprimer un acteur jouant la tragédie. _Notre -langue est une gueuse fière_, disait-il en parlant de la difficulté -d'introduire des mots nouveaux; _il faut lui faire l'aumône malgré -elle_.» - -Je reproduis aussi ces lignes du même journal, qui prouvent jusqu'au -dernier jour le patriotisme trop souvent nié de l'auteur de la -_Henriade_: - -«M. de Voltaire se trouvant chez madame la maréchale de Luxembourg, -il fut question de la guerre. Cette dame souhaitait que les Anglais -et nous entendissions assez bien nos intérêts et ceux de l'humanité -pour la terminer sans effusion de sang.--_Madame_, dit le philosophe -bouillant, en montrant l'épée du maréchal de Broglie, qui était -présent, _voilà la plume avec laquelle il faut signer ce traité_.» - -[94] Voici un autre témoignage contemporain, celui de M. le comte de -Ségur: - -«Il faut avoir vu à cette époque la joie publique, l'impatiente -curiosité et l'empressement tumultueux d'une foule admiratrice pour -entendre, pour envisager et même pour apercevoir ce contemporain de -deux siècles, qui avait hérité de l'éclat de l'un et fait la gloire de -l'autre. - -C'était l'apothéose d'un demi-dieu encore vivant. - -On pouvait dire qu'alors il y avait pendant quelques semaines deux -cours en France, celle du roi à Versailles et celle de Voltaire à -Paris. La première, où le bon roi Louis XVI, sans faste, vivait avec -simplicité, paraissait l'asile paisible d'un sage, en comparaison de -cet hôtel du quai des Théatins où toute la journée on entendait les -cris et les acclamations d'une foule idolâtre qui venait rendre avec -empressement ses hommages au plus grand génie de l'Europe. - -Dans sa maison, qu'on eût dit alors transformée en palais par -sa présence, assis au milieu d'une sorte de conseil composé des -philosophes, des écrivains les plus hardis et les plus célèbres de ce -siècle, ses courtisans étaient les hommes les plus marquants de toutes -les classes, les étrangers les plus distingués de tous les pays. - -Son couronnement eut lieu au palais des Tuileries, dans la salle -du Théâtre-Français: on ne peut peindre l'ivresse avec laquelle cet -illustre vieillard fut accueilli par un public qui remplissait à flots -pressés tous les bancs, toutes les loges, tous les corridors, toutes -les issues de cette enceinte. En aucun temps la reconnaissance d'une -nation n'éclata avec de plus vifs transports.» - -[95] L'enthousiasme des Parisiens était traversé par quelques -railleries. Un joueur de gobelets disait sur la place Louis XV: «Le -grand Voltaire, notre maître à tous.» - -[96] Ainsi les deux hommes les plus illustres du dix-huitième siècle, -Voltaire et Jean-Jacques Rousseau, sont morts par le poison. - -[97] Cette souveraine a joint aux présents qu'elle a fait remettre à -madame Denis une lettre écrite de sa main. La suscription est: _Pour -madame Denis, nièce d'un grand homme qui m'aimait beaucoup._ Cette -épître singulière est un monument à conserver. - -«Je viens d'apprendre, madame, que vous consentez à remettre entre mes -mains ce dépôt précieux que monsieur votre oncle vous a laissé, cette -bibliothèque que les âmes sensibles ne verront jamais sans se souvenir -que ce grand homme sut inspirer aux humains cette bienveillance -universelle que tous ses écrits, même ceux de pur agrément, respirent, -parce que son âme en était profondément pénétrée. Personne avant -lui n'écrivit comme lui: il servira d'exemple et d'écueil à la race -future. Il faudrait unir le génie à l'esprit, être M. de Voltaire pour -l'égaler.» - -[98] Il y eut en même temps les injures de quelque rimeur embourbé dans -l'infamie. - - De vice et de talent quel monstreux mélange! - Son âme est un rayon qui s'éteint dans la fange. - Il est tout à la fois et tyran et bourreau. - Sa dent d'un même coup empoisonne et déchire. - Il inonde de fiel les bords de son tombeau, - Et sa chaleur n'est plus qu'un féroce délire. - S'il n'avait pas écrit, il eût assassiné.... - - -[99] «Le jour n'avait pas été assez long pour ce triomphe. Le cercueil -de Voltaire fut déposé entre Descartes et Mirabeau. C'était la place -prédestinée à ce génie intermédiaire entre la philosophie et la -politique, entre la pensée et l'action. Cette apothéose, c'était -l'intelligence qui entrait en triomphatrice sur les ruines des préjugés -dans la ville de Louis XIV. C'était la liberté qui prenait possession -du temple de Sainte-Geneviève.» LAMARTINE. - - - - -XIV. - -LE DIEU DE VOLTAIRE[100]. - - -Dieu et la liberté! disait Voltaire en donnant sa bénédiction au -petit-fils de Franklin. - -En disant ces mots, il donnait un Dieu au nouveau monde, qui avait -la liberté et qui n'avait pas de Dieu. Il donnait la liberté au monde -ancien, qui avait Dieu et qui n'avait pas la liberté. - -Dieu et la liberté, c'est là tout Voltaire. - -Mais quel Dieu et quelle liberté? - -N'est-ce pas la liberté révoltée contre Dieu? La liberté de tout -dire et de tout nier? Non, c'est la liberté de faire le bien, la -liberté de faire le mal, si le mal conduit au bien; la liberté de -conscience, la liberté de parler, la liberté d'écrire. Il commence par -proclamer le libre arbitre: «On prétend que Dieu ne nous a pas donné -la liberté, parce que si nous étions des agents, nous serions en cela -indépendants de lui; et que ferait Dieu, dit-on, pendant que nous -agirions nous-mêmes? Je réponds à cela deux choses: 1º ce que Dieu fait -lorsque les hommes agissent, ce qu'il faisait avant qu'ils fussent, et -ce qu'il fera quand ils ne seront plus; 2º que son pouvoir n'en est -pas moins nécessaire à la conservation de ses ouvrages, et que cette -communication qu'il nous a faite d'un peu de liberté ne nuit en rien -à sa puissance infinie, puisqu'elle même est un effet de sa puissance -infinie. On objecte que nous sommes emportés quelquefois malgré nous, -et je réponds: Donc nous sommes quelquefois maîtres de nous. La maladie -prouve la santé, et la liberté est la santé de l'âme.» - -Maintenant que Voltaire nous fait libres vis-à-vis de Dieu, il veut -nous faire libres vis-à-vis du pape, vis-à-vis du roi, vis-à-vis de -l'opinion. Nous n'avons qu'un maître; c'est notre conscience, cette -parcelle de Dieu tombée en nous. - -Voltaire, qui n'est pas panthéiste, trouve dans la nature l'âme de -Dieu, et veut que l'amour de Dieu remplisse le monde. Mais on a allumé -assez de bûchers, et l'inquisition a fait son temps. Voltaire ne veut -plus entendre les matines de la Saint-Barthélemy. Il permet à Galilée -de tourner autour du soleil, et à Spinosa de voir Dieu partout,--ou -même de ne le trouver nulle part. - -S'il condamne les athées, c'est qu'ils sont armés pour faire le mal. -«Une société particulière d'athées, qui ne disputent rien, et qui -perdent doucement leurs jours dans les amusements de la volupté, peut -durer quelque temps sans trouble; mais si le monde était gouverné par -des athées, il vaudrait autant être sous l'empire immédiat de ces êtres -infernaux qu'on nous peint acharnés contre leurs victimes. En un mot, -des athées qui ont en main le pouvoir seraient aussi funestes au genre -humain que des superstitieux. Entre ces deux monstres la raison nous -tend les bras.» - -La raison! pourquoi Voltaire ne dit-il pas Dieu? - -Il revient plus d'une fois sur ce thème. «Le fanatisme est certainement -mille fois plus funeste que l'athéisme; car l'athéisme n'inspire point -de passion sanguinaire, mais le fanatisme en inspire; l'athéisme -ne s'oppose pas aux crimes, mais le fanatisme les fait commettre. -Supposons avec l'auteur du _Commentarium rerum gallicarum_, que le -chancelier de L'Hospital fut athée; il n'a fait que de sages lois, -et n'a conseillé que la modération et la concorde: les fanatiques -commirent les massacres de la Saint-Barthélemy. Hobbes passa pour un -athée; il mena une vie tranquille et innocente: les fanatiques de son -temps inondèrent de sang l'Angleterre, l'Écosse et l'Irlande. Spinosa -enseigna l'athéisme: ce ne fut pas lui assurément qui eut part à -l'assassinat juridique de Barneveldt; ce ne fut pas lui qui déchira -les deux frères de Witt en morceaux et qui les mangea sur le gril. Je -ne voudrais pas avoir affaire à un prince athée qui trouverait son -intérêt à me faire piler dans un mortier: je suis bien sûr que je -serais pilé. Je ne voudrais pas, si j'étais souverain, avoir affaire -à des courtisans athées dont l'intérêt serait de m'empoisonner: il me -faudrait prendre au hasard du contre-poison tous les jours. Il est donc -absolument nécessaire, pour les princes et pour les peuples, que l'idée -d'un Être suprême, créateur, gouverneur, rémunérateur et vengeur, soit -profondément gravée dans les esprits. Il y a des peuples athées, dit -Bayle dans ses _Pensées sur les comètes_. Les Cafres, les Hottentots, -les Topinambous, et beaucoup d'autres petites nations n'ont point de -Dieu: ils ne le nient ni ne l'affirment; ils n'en ont jamais entendu -parler. Dites-leur qu'il y en a un, ils le croiront. Dites-leur que -tout se fait par la nature des choses, ils vous croiront de même. -Prétendre qu'ils sont athées est la même imputation que si l'on disait -qu'ils sont anticartésiens: ils ne sont ni pour ni contre Descartes. Ce -sont de vrais enfants: un enfant n'est ni athée ni déiste; il n'est -rien.» - -Et Voltaire conclut que puisqu'il y a un Dieu, il faut croire en -Dieu[101]. - -Quand Voltaire avait passé trois heures dans sa bibliothèque, il allait -se reposer dans son parc, sous quelque ramée chantante, où la nature, -qui ne parle ni hébreu, ni grec, ni latin, comme a dit Malebranche, -lui prouvait, dans son éloquence, le néant des systèmes. «O mon Dieu! -je te cherche: où es-tu?» disait-il après une injure à Patouillet et -avant une aumône faite à deux mains, ne se rappelant pas sans doute -les paroles de saint Jean: «Quand nous verrons Dieu tel qu'il est, -nous serons semblables à lui,» ou les paroles de saint Augustin sur -la sagesse éternelle, qui ne parle à la créature que dans le secret -de sa raison. C'était tous les jours pour Voltaire un nouveau voyage -dans les profondeurs plus ou moins ténébreuses, plus ou moins étoilées. -Il portait jusque dans les abîmes de la pensée humaine le flambeau de -la raison. Seulement, tout émerveillé qu'il était par les hypothèses -lumineuses de la philosophie, comme l'astrologue par les étoiles dans -le ciel nocturne, il se laissait tomber dans le puits de la vérité et y -éteignait son flambeau. - - Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer. - -C'est le cri d'un logicien qui veut gouverner le monde. Voltaire, qui -ne veut gouverner que sa raison, commence par reconnaître la nécessité -d'un Dieu, qui est l'âme et la lumière du monde, qui sera la récompense -des bons et le châtiment des méchants. - -Il ne veut pas d'un Dieu tout fait; il veut créer son Dieu comme tous -les philosophes, ce qui fait que, depuis le commencement du monde, -c'est Dieu qui est créé à l'image de l'homme. - -Comme Socrate, Voltaire ose méconnaître les dieux de son pays, il -cherche Dieu hors de l'Église; il s'incline devant le Christ, mais -sans plus d'émotion que s'il passait devant Platon. Selon Platon, -Dieu nous a donné deux ailes pour aller à lui, l'amour et la raison. -Jésus dit que l'amour est la souveraine raison. Mais Voltaire ne croit -pas que l'amour dise le dernier mot, et il interroge sa raison. -«Si un catéchisme annonce Dieu aux enfants, Newton le démontre aux -sages. Le mouvement des astres, celui de notre petite terre autour -du soleil, tout s'opère en vertu des lois de la mathématique la plus -profonde. Comment Platon, qui ne connaissait pas une de ces lois, le -chimérique Platon, qui disait que la terre était fondée sur un triangle -équilatère, et l'eau sur un triangle rectangle, l'étrange Platon, -qui dit qu'il ne peut y avoir que cinq mondes, parce qu'il n'y a que -cinq corps réguliers; comment, dis-je, Platon qui ne savait pas la -trigonométrie sphérique, a-t-il eu cependant un génie assez beau, un -instinct assez heureux pour appeler Dieu l'_éternel géomètre_, pour -sentir qu'il existe une intelligence formatrice? Spinosa lui-même -l'avoue. Il est impossible de se débattre contre cette vérité qui nous -environne et qui nous presse de tous côtés. Mais, où est l'éternel -géomètre? Est-il en un lieu, ou en tout lieu, sans occuper d'espace? -je n'en sais rien. Est-ce de sa propre substance qu'il a arrangé -toutes choses? je n'en sais rien. Est-il immense sans quantité ou sans -qualité? je n'en sais rien. Tout ce que je sais, c'est qu'il faut -l'adorer et être juste.» - -C'est la parole du sage et non du chrétien. Plus tard il cherchera et -ne trouvera pas mieux l'image du Créateur. «Si le Phlégéthon et le -Cocyte n'existent point, cela n'empêche pas que Dieu existe. Je veux -mépriser les fables et adorer la vérité. Si on m'a peint Dieu comme un -tyran ridicule, je ne le croirai pas moins sage et moins juste. Je ne -dirai pas, avec Orphée, que les ombres des hommes vertueux se promènent -dans les Champs-Élysées; je n'admettrai point la métempsycose des -pharisiens, encore moins l'anéantissement de l'âme avec les sadducéens. -Je reconnaîtrai une Providence éternelle, sans oser deviner quels -seront les moyens et les effets de sa miséricorde et de sa justice. Je -n'abuserai point de la raison que Dieu m'a donnée; je croirai qu'il y -a du vice et de la vertu, comme il y a de la santé et de la maladie; -et enfin, puisqu'un pouvoir invisible, dont je sens continuellement -l'influence, m'a fait un être pensant et agissant, je conclurai que mes -pensées et mes actions doivent être dignes de ce pouvoir qui m'a fait -naître.» - -En philosophie, c'est toujours la loi de Voltaire: qu'il vaut mieux -renoncer aux dogmes d'Épicure qu'à la raison. Il n'a qu'un dogme: la -raison. Mais il a le tort de n'avoir pas d'autre loi en religion, -là où le sentiment, sur ses ailes de flamme, s'élance au delà des -mondes, pendant que la raison chemine toujours sur la terre. Comment -montera-t-il jusqu'à Dieu? «Il y a l'infini entre Dieu et nous.» Est-ce -avec le compas de la géométrie qu'il mesurera les espaces? En vain il -va de Lucrèce à Spinosa, n'étudiant que le monde visible et cherchant -le grand mot dans la nature. Mais il se détourne et lève les yeux: -«Nous ignorons ce qui pense en nous.» Il appelle Dieu, il croit au -lendemain de sa vie: «Nous ne pouvons savoir si cet être inconnu ne -survivra pas à notre corps.» Il reconnaît que ce n'est pas seulement -M. de Voltaire qui pense en lui; il est possédé d'un esprit qui a vécu -et qui vivra, une monade, une flamme, un démon, un dieu, et il décide -que «l'immortalité de l'âme n'est pas une vérité probable, mais une -vérité mathématique. Dieu est sage, il proportionne les moyens à la -fin; or la destinée de l'âme est immense, et la vie physique mesurée à -quelques jours. Dieu est juste; il donne à chacun selon ses œuvres; or, -toute punition et toute récompense n'est pas donnée ici-bas[102].» - -Les ennemis de Voltaire l'expliquent à leur gré, comme les impies -expliquent l'Évangile. On le prend au mot sur une lettre ou une -satire échappée à la colère du moment; on le condamne, grâce à une -contradiction inspirée un jour de bataille. Avant tout, Voltaire était -poëte; il croyait à ses vers; il ne prévoyait pas qu'on réimprimerait -après lui sa polémique en prose. On n'a fait grâce à sa personne -d'aucun billet, même des billets de confession. Dans sa poésie, comment -parle-t-il à Dieu au bord de la tombe? - - O Dieu qu'on méconnaît, ô Dieu que tout annonce, - Entends les derniers mots que ma bouche prononce! - Si je me suis trompé, c'est en cherchant ta loi; - Mon cœur peut s'égarer, mais il est plein de toi. - -Il cherchait la loi de Dieu, mais si la révélation lui montrait la loi -écrite, il brisait les tables de la loi. C'est la justice de Dieu et -non Dieu lui-même qui remplit son cœur. - -Son amour ne brûle pas du sacré enthousiasme, c'est l'amour de Dieu, -moins le sentiment divin; aussi, son Dieu n'a-t-il ni majesté ni -poésie. C'est un Dieu géomètre--l'éternel géomètre de Platon--moins -l'horizon radieux du philosophe grec. Voltaire ne veut monter jusqu'à -Dieu que par le chemin de la raison, avec le compas de Newton, et non -avec les ailes de l'âme. - -Il n'est spiritualiste qu'à mi-chemin. Tout en disant à Spinosa les -paroles de Bossuet: «Chez vous tout est Dieu, excepté Dieu même,» il -n'est pas éloigné d'adorer Dieu dans la nature; il ne voit pas que la -nature est une œuvre divine, où le Créateur ne s'est pas plus enfermé -que Michel-Ange dans ses groupes. Il a des aspirations vers le bien -plutôt que vers le beau; il ne couronne pas la vérité des fleurs -divines de l'idéal, il est plus fanatique qu'enthousiaste de la raison. - -Comment Voltaire aime-t-il Dieu? Aimera-t-il Dieu pour lui-même? - -«Les disputes sur l'amour de Dieu ont allumé autant de haines qu'aucune -querelle théologique. Les jésuites et les jansénistes se sont battus -pendant cent ans à qui aimerait Dieu d'une façon plus convenable, et à -qui désolerait le plus son prochain. Dès que l'auteur du _Télémaque_, -qui commençait à jouir d'un grand crédit à la cour de Louis XIV, -voulut qu'on aimât Dieu d'une manière qui n'était pas celle de l'auteur -des _Oraisons funèbres_, celui-ci, qui était un grand ferrailleur, -lui déclara la guerre et le fit condamner dans l'ancienne ville de -Romulus, où Dieu était ce qu'on aimait le mieux après la domination, -les richesses, l'oisiveté, le plaisir et l'argent. Si madame Guyon -avait su le conte de la bonne vieille qui apportait un réchaud pour -brûler le paradis et une cruche d'eau pour éteindre l'enfer, afin qu'on -n'aimât Dieu que pour lui-même, elle n'aurait peut-être pas tant écrit. -Elle eût dû sentir qu'elle ne pouvait rien dire de mieux. Mais elle -aimait Dieu et le galimatias si cordialement, qu'elle fut quatre fois -en prison pour sa tendresse.» - -Voltaire prodiguait trop son cœur aux hommes pour que ses expansions -eussent le temps de chercher le chemin du ciel. Il n'était pas de ceux -qui s'agenouillent comme Marie, et qui s'anéantissent aux pieds du -Sauveur dans des extases infinies. Il voulait être lui-même un sauveur -sur la terre, et, comme Marthe, il s'occupait de tant de choses qu'il -remettait les affaires de Dieu au lendemain. - -L'horreur des ténèbres avait jeté de trop bonne heure Voltaire dans ce -plein midi de la raison qui supprime les demi-teintes du sentiment. -Quand le jour est plus vif, le regard voit peut-être moins loin. Comme -ces jeunes filles de Lacédémone, habituées à être nues, qui gardaient -leur sagesse à la condition de perdre leur pudeur, Voltaire, vis-à-vis -de Dieu, s'est dépouillé trop tôt de la robe de lin du lévite, et la -sagesse du philosophe n'a pas rayonné de tout son prisme, parce qu'elle -n'était pas emportée en avant par les saintes vertus de l'enthousiasme. -Dans son horreur du mal, dans son amour du bien, il a les vertus de -l'apôtre, mais il n'en a pas la poésie. Il avait trop peur d'ensevelir -la vérité sous les symboles; il ne voulait pas, comme la sibylle, que -la forêt fût ténébreuse. - -Chose étrange! le théologien qui succède à Bossuet, ce tonnerre qui -parle du ciel, c'est Voltaire, ce soleil de la raison. C'est la même -fureur de vérité. Ils dépenseront tous les deux leur vie à convaincre -leur siècle. - -Il y a la tradition de la foi et la tradition de l'histoire. Bossuet -ne connaît que l'histoire de Dieu sur la terre. Voltaire ne connaît -dans le ciel que l'histoire de l'homme. Bossuet va de Dieu à l'homme, -Voltaire de l'homme à Dieu. L'homme de Voltaire est un exemplaire du -Créateur aussi bien que l'homme de Bossuet. Mais, tandis que l'évêque -de Meaux le condamne à porter sa croix, le pape de Fernex le relève du -péché originel et déclare qu'on s'est déjà trop égorgé pour l'amour -de Dieu. Il pleure de vraies larmes sur les quatre-vingt-dix mille -victimes de la Saint-Barthélemy. «Il est bon, pourtant, que de si -grands exemples de charité n'arrivent pas trop souvent. Il est beau de -venger la religion, mais, pour peu qu'on lui fît de tels sacrifices -deux ou trois fois chaque siècle, il ne resterait enfin personne sur la -terre pour servir la messe.» - -Bossuet avait rappelé Dieu dans l'Église, mais Dieu ne descendait plus -tous les jours, quand Voltaire y chercha des inspirations. Et Voltaire -arma l'ange de la paix pour faire la guerre à l'Église, pour fouetter -les sept péchés capitaux qui ont pris pied dans la maison du Seigneur, -pour inscrire sur le fronton: _Liberté de conscience_; pour chasser le -mauvais prêtre qui veut que son royaume soit de ce monde, pour prêcher -dans la chaire des abbés de cour sa justice et sa charité, pour tuer -l'inquisition: «Il n'en reste plus que le nom, s'écriera-t-il bientôt, -c'est un serpent dont on vient d'empailler la peau.» - -Et quand l'Église s'indignait d'être ainsi violée dans sa force, -Voltaire lui criait: «Je n'agiterais pas dans ton sein mon glaive de -feu, si tu étais restée l'épouse fidèle de Jésus-Christ. Mais tu as -trahi Dieu, et je viens au nom de Dieu, armé de son amour, châtier la -femme adultère, qui laisse mendier à sa porte pendant qu'elle festoie -avec le bien des pauvres.» Ç'a été une des forces de Voltaire de -parler toujours au nom des vertus chrétiennes. Ç'a été sa force contre -l'Église que de lui prendre ses armes pour la combattre[103]. - -Mais, dans l'aveuglement de son amour de Dieu,--de son Dieu à lui,--il -porta sa main,--ce jour-là sacrilége,--sur le Dieu de tout le monde, -sur le Fils de Dieu. Il croyait le délivrer de sa couronne d'épines, -mais il fit saigner une fois de plus le front du Sauveur. - -Le génie humain s'élève toujours assez haut pour comprendre que la -parole de Jésus était la parole de Dieu. Mais Voltaire ne savait pas -lire l'Évangile. Mais Voltaire n'admettait pas que la plus belle -philosophie, si elle n'a que des équations d'algèbre pour remplacer -la victime du Calvaire, sera impuissante à consoler Lazare et -Madeleine[104]. Aussi n'a-t-il pas connu l'homme dans sa grande figure, -c'est-à-dire l'homme divinisé. - -Voltaire, qui disait qu'on ne fait rien de rien, prenait, comme -Prométhée, de l'argile pour faire des hommes, quand le christianisme -lui enseignait qu'il fallait prendre la chair éternellement -ressuscitée de Dieu.--_Ecce homo!_--dit l'humanité en voyant le Christ, -et le trait d'union sublime qui marie le ciel à la terre. - -_Oportet hæreses esse_: «Il faut qu'il y ait des hérésies,» a dit -l'Apôtre; et les siècles amoncelés lui ont toujours donné raison. Le -débat ne s'est pas interrompu, et dans un âge où les avocats de la foi -ont continué leurs controverses avec les protestants de la conscience. -Le jour où, à la tribune, un des plus vaillants soldats que l'Évangile -ait comptés dans nos temps, M. de Montalembert, s'écriait: «Nous -sommes les fils des croisés, et nous ne reculerons pas devant les -fils de Voltaire,» M. de Montalembert entrait dans le vrai sens de la -question éternelle; et lui-même, en cette déclaration de résistance, il -concluait, comme le disciple du Sauveur, à la fatalité de ces hérésies, -dont la plus ardente et la plus vivace fut celle qui dure encore, et -qui pour pape revendique le roi Voltaire. - -Combien de sages qui sont allés par delà les audaces de Voltaire! -Lamennais a été plus amer que Candide quand il s'est écrié: -«Voulez-vous que je vous dise ce que c'est que le monde? une ombre de -ce qui n'est pas, un son qui ne vient de nulle part et qui n'a pas -d'écho, un ricanement de Satan dans le vide.» - -On a dit de Voltaire: «Ce maître des philosophes avait élevé un mur -entre le ciel et lui.» Mais n'est-ce pas avec les murs de l'Église, -ruinée par les prêtres, que Voltaire avait bâti son mur? Et le mur -s'élevait-il plus haut que l'Église pour cacher le ciel? - -Et d'ailleurs, ce n'est pas un mur que Voltaire a mis entre le ciel et -lui, c'est la nature. - -Voltaire restera seul grand parmi les grands hommes de son siècle, -parce qu'il s'est plus humilié que les autres devant la nature, parce -qu'il n'a pas voulu, comme ses contemporains, refaire l'œuvre de Dieu: -«Je m'en rapporte toujours à la nature, qui en sait plus que nous. Je -ne vois que des gens qui se mettent sans façon à la place de Dieu, -pour créer un monde avec la parole. Qu'ils disent donc comme lui: -_Fiat lux!_» N'est-ce pas parler avec la vraie éloquence de celui -qui a créé toutes les lumières, la lumière du monde et la lumière de -l'esprit? Devant cette humilité du philosophe, on est tenté de prendre -en pitié la lanterne sourde de tous ces Diogènes qui cherchent Dieu -dans l'homme; mais quand on voit Voltaire porter d'une main si ferme -et lever si haut le flambeau de la raison, on s'approche de lui avec -respect et on reconnaît que c'est quelquefois le feu du ciel qui brûle -dans sa main. - -Oui, cet homme qui rit souvent, qui se perd à force d'esprit, -qui se retrouve à force de raison, est plus près de la sagesse -que les penseurs moroses, amers ou majestueux de son siècle. Qui -songe aujourd'hui à habiter la Salente de Fénelon ou la forêt de -Jean-Jacques? Qui voudrait vivre dans les royaumes ou dans les -républiques de l'abbé de Saint-Pierre, de Fontenelle, de l'abbé de -Mably, de Holbach? Autant vaudrait vivre dans un rêve. Voltaire est -toujours éveillé. L'humanité trouverait toutes ses lois dans ses -œuvres[105]. Aussi, à sa mort, il prévit que le temps n'était pas -éloigné où la Sorbonne toute vivante rendrait moins de décrets que -Voltaire du fond de son tombeau. - -Le Dieu de Voltaire est obscurci par les nuages de la contradiction. La -lumière humaine vacille toujours dans les mains de l'homme. - -Voltaire (n'est-ce pas une des faiblesses du génie gentilhomme?) -ne voulait pas à certains jours d'une politique et d'une religion -à l'usage de tout le monde. Il songeait à créer une république de -philosophes, comme Platon avait créé la sienne. Il croyait que les -gueux devaient rester ignorants, pour n'avoir que les aspirations de -la nature. «La philosophie, disait-il, ne sera jamais faite pour le -peuple. La canaille d'aujourd'hui ressemble en tout à la canaille -d'il y a quatre mille ans[106].» Il dit encore: «Nous n'avons jamais -voulu éclairer les cordonniers et les servantes. C'est le partage -des apôtres.» C'est le blasphème d'un grand seigneur et non d'un -philosophe. Mais tout en blasphémant et tout en niant la canaille, -Voltaire travaillait pour Dieu et pour le peuple. Il dit quelque part -des apôtres: «Ces douze faquins.» Il fut, sans le savoir, le treizième -faquin. - -Oui, le treizième faquin, lui qui prêchait la justice, lui qui -prêchait la paix, lui qui, dans le plus beau de ses vers, proclame que -Jésus-Christ - - A daigné tout nous dire en nous disant d'aimer. - -Et quand il parle ainsi de son rôle d'ouvrier dans _la vigne du -Seigneur_: - - Mais, de ce fanatisme ennemi formidable, - J'ai fait adorer Dieu, quand j'ai vaincu le diable. - Je distinguai toujours de la religion - Les malheurs qu'apporta la superstition[107]. - L'Europe m'en sut gré; vingt têtes couronnées - Daignèrent applaudir mes veilles fortunées, - Tandis que Patouillet m'injuriait en vain. - J'ai fait plus en mon temps que Luther et Calvin. - On les vit opposer, par une erreur fatale, - Les abus aux abus, le scandale au scandale; - Parmi les factions ardents à se jeter, - Ils condamnaient le pape et voulaient l'imiter. - L'Europe par eux tous fut longtemps désolée. - Ils ont troublé la terre, et je l'ai consolée. - -Souvent, là où le Christ finit l'œuvre d'amour, Voltaire commence -l'œuvre de justice. Voltaire a écrit l'Évangile des droits de -l'humanité quand on commençait à ne plus lire l'Évangile des droits de -Dieu. Voltaire, qui a eu aussi dans sa vie des heures de rédemption, -croyait que les derniers apôtres avaient dit leur dernier mot. Selon -lui, l'Église envahissante masquait le ciel. On avait bâti un temple -à Dieu pour cacher Dieu. Voltaire voulut montrer Dieu dans le cœur de -l'homme. Du pied du Golgotha il dit de sa voix railleuse, amère et -attendrie: «Ce n'est pas seulement Dieu que vous avez cloué là sur -le gibet; que vous avez flagellé et couronné d'épines; que vous avez -abreuvé de fiel et de vinaigre; que vous avez insulté jusque dans ses -mortelles souffrances; ce n'est pas seulement Dieu qui pleure ses -larmes et son sang depuis dix-huit siècles, c'est l'humanité. Dieu n'a -sauvé que l'homme divin, je sauverai l'homme humain.» - - Un jour tout sera bien, voilà notre espérance; - Tout est bien aujourd'hui, voilà l'illusion. - -Tout sera bien, c'est le dernier mot de la philosophie de Voltaire. -«La Vérité est la fille du Temps.» Dieu n'a pas voulu, quand il tira -le monde du néant, parachever son œuvre; il a daigné la remettre aux -mains de sa créature. Les grands sculpteurs et les grands peintres, -s'il est permis de les comparer au Maître des maîtres, ont signé -leurs chefs-d'œuvre avant d'y avoir dit leur dernier mot. Il faut -bien que tout le monde soit content, même la critique. On ne retouche -pas aux œuvres des peintres et des sculpteurs, parce qu'on espère les -surpasser, mais on retouche tous les jours d'une main pieuse à l'œuvre -de Dieu. - -Tout homme porte en soi un exemplaire de l'infini; tout homme naît avec -les aspirations du beau et du bien; tout homme meurt en regrettant -les journées perdues sans l'amour et sans la justice. Pendant que la -moisson jaunit et que la forêt chante, la raison travaille. C'est -l'arche sainte lancée dans la mer des siècles, qui marche, marche, -marche toujours vers le rivage. Le rivage n'est pas loin; la colombe -est déjà partie. Quand l'arche abordera, _tout sera bien_, car on -verra enfin descendre sur la terre la Vérité, la Raison et la Justice, -ces trois vertus théologales de la philosophie, qui sont les vertus -théologales de l'Église de Voltaire. - -Pourquoi Voltaire a-t-il laissé l'Amour à la porte? Pourquoi cette -Église, comme le poëme de pierre des architectures gothiques, ne -s'élève-t-elle pas plus haut dans les nues? - - -NOTES: - -[100] «C'est un malheur, mais la France est de la religion de -Voltaire,» a dit Napoléon Ier. - -Si la France est de la religion de Voltaire, c'est que Voltaire a fait, -comme Dieu et comme Napoléon, les hommes à son image. - -Napoléon, qui voulait la religion, voulait comme Voltaire,--il voyait -plus loin que Voltaire,--que la religion fût la suprême philosophie: - -«Moi aussi je suis un philosophe, et je sais que, dans une société -quelle qu'elle soit, nul homme ne saurait passer pour vertueux et -juste, s'il ne sait d'où il vient et où il va. La simple raison -ne saurait nous fixer là-dessus; sans la religion, on marche -continuellement dans les ténèbres.» - -[101] Les incrédules qui ont lu Voltaire lui ont prêté leur athéisme, -comme en politique les furieux de liberté lui ont prêté leur démagogie. -M. de Barante a relevé Voltaire des inconséquences de ses écoliers sans -discipline. - -«Babouc, chargé d'examiner les mœurs et les institutions de Persépolis, -reconnaît tous les vices avec sagacité, se moque de tous les ridicules, -attaque tout avec une liberté frondeuse. Mais lorsque ensuite il songe -que de son jugement définitif peut résulter la ruine de Persépolis, -il trouve dans chaque chose des avantages qu'il n'avait pas d'abord -aperçus, et se refuse à la destruction de la ville. Tel fut Voltaire. -Il voulait qu'il lui fût permis de juger légèrement et de railler toute -chose; mais un renversement était loin de sa pensée: il avait un sens -trop droit, un dégoût trop grand du vulgaire et de la populace, pour -former un pareil vœu. Malheureusement, quand une nation en est arrivée -à philosopher comme Babouc, elle ne sait pas, comme lui, s'arrêter -et balancer son jugement; ce n'est que par une déplorable expérience -qu'elle s'aperçoit, mais trop tard, qu'il n'aurait pas fallu détruire -Persépolis.» - -[102] - - Un calife autrefois, à son heure dernière, - Au Dieu qu'il adorait dit pour toute prière: - «Je t'apporte, ô seul roi, seul être illimité, - Tout ce que tu n'as pas dans ton immensité, - Les défauts, les regrets, les maux et l'ignorance.» - Mais il pouvait encore ajouter _l'espérance_. - - -[103] Ainsi avait fait Pascal. M. Edgar Quinet a dit: «Ce qui fait -de la colère de Voltaire un grand acte de la Providence, c'est qu'il -frappe, il bafoue, il accable l'Église infidèle par les armes de -l'esprit chrétien. Humanité, charité, fraternité, ne sont-ce pas là -les sentiments révélés par l'Évangile! Il les retourne avec une force -irrésistible contre les violences des faux docteurs de l'Évangile. -L'ange de colère verse, dans la Bible, sur les villes condamnées, tout -ensemble le soufre et le bitume, au milieu des sifflements des vents: -l'esprit de Voltaire se promène ainsi sur la face de la cité divine. -Il frappe à la fois de l'éclair, du glaive, du sarcasme. Il verse le -fiel, l'ironie et la cendre. Quand il est las, une voix le réveille -et lui crie: Continue! Alors il recommence, il s'acharne; il creuse -ce qu'il a déjà creusé; il ébranle ce qu'il a déjà ébranlé; il brise -ce qu'il a déjà brisé! car une œuvre si longue, jamais interrompue et -toujours heureuse, ce n'est pas l'affaire seulement d'un individu; -c'est la vengeance de Dieu trompé, qui a pris l'ironie de l'homme pour -instrument de colère.» - -[104] Voltaire lui-même, quand il est malade, blessé par un -pamphlétaire ou blessé par la fièvre, s'exaspère jusqu'à perdre sa -philosophie. Pascal gagne la sienne à souffrir, parce que la souffrance -lui apprend mieux le mystère de Jésus. - -[105] «L'humanité, en effet. Voltaire ne travailla jamais, et c'est sa -grandeur pour un coin de l'espace, ou pour une heure du temps. Mais -n'est-ce pas là la gloire du dix-huitième siècle tout entier?» GUIZOT. - -[106] Voltaire, en 1791, eût peut-être émigré avec Rivarol. Il s'est -toujours un peu moqué des républiques. «Quand je vous suppliais, -écrivait-il au roi de Prusse, d'être le restaurateur des beaux-arts -dans la Grèce, ma prière n'allait pas jusqu'à vous conjurer de rétablir -la démocratie athénienne: je n'aime point le gouvernement de la -canaille.» Mais il aimait la canaille, ce fond de douleur de l'humanité. - -[107] «Peut-être que parmi nous plus d'un eût agi comme Voltaire, s'il -eût vécu sous un système qui regardait Alexandre Borgia comme un de -ses guides spirituels; un système qui maintenait dans tous ses excès -criminels une aristocratie empruntant une partie de ses ressources -aux dépouilles de l'autel; un système qui pratiquait la persécution -comme moyen de conviction, et qui jetait dans les flammes un enfant -de dix-huit ans, accusé d'avoir ri pendant que passait une procession -de prêtres. Telles étaient les effroyables erreurs et les abus qui se -présentaient à l'esprit de Voltaire lorsqu'il attaqua les superstitions -romaines, et dévoila le libertinage et l'intolérance du clergé -usurpateur.» Lord BROUGHAM. - - - - -XV. - -LES ŒUVRES DE VOLTAIRE. - - -I. - -Les œuvres de Voltaire se composent de soixante-dix volumes[108]. Son -œuvre, c'est la raison armée d'esprit. - -A son point de départ dans la vie, Voltaire semble avoir compris qu'il -avait trop de chemin à faire pour descendre toujours au fond des -choses, lui qui voulait régner à toutes les surfaces. En poésie comme -en histoire, en histoire comme en philosophie, il ouvre une glorieuse -campagne; mais dès qu'il a pris quelques drapeaux, il crie victoire -et court à d'autres aventures. Il voyage à bride abattue sur les deux -hémisphères de la pensée. Rien ne l'arrête, il ira partout, même quand -il ne saura pas son chemin. Mais connaîtra-t-il bien le pays parcouru? -Non. Il a tout vu à vol d'oiseau, avec le regard de l'aigle, il est -vrai, mais le vol de l'aigle est trop rapide. Comme l'aigle aussi, il -a osé regarder le soleil, mais le soleil ne lui a-t-il pas donné plus -d'éblouissement que de lumière? - -Au lieu de chercher la Muse dans la forêt ténébreuse de l'inspiration, -il l'a violée gaiement après souper, sans bien savoir si c'était la -Muse. Au lieu d'étudier pieusement les archives du passé pour écrire -l'histoire, il inventait l'histoire. «On fait l'histoire, l'histoire -n'est jamais faite.» Dieu n'a-t-il pas créé le monde à son image? -Voltaire créait à l'image de son esprit. Le philosophe était-il plus -convaincu que le poëte et l'historien, lui qui, tour à tour, riait de -ses timidités et surtout de ses audaces? - -Ce qui domine dans son œuvre comme dans ses œuvres, c'est le sentiment -du bien plutôt que le sentiment du beau; car, pour le philosophe, le -beau n'est pas toujours le bien. Toutefois, j'essayerai de démontrer -que le sentiment du beau, qui est le sentiment de l'art, a aussi -préoccupé Voltaire. - -Winckelmann disait avec quelque raison: «La plupart des écrivains ne -sont pas plus en état de parler des œuvres d'art que les pèlerins ne -le sont de donner une exacte description de Rome.» On avait la foi, -on n'avait pas les yeux. Les écrivains français réfugiés en Hollande -s'épuisaient en disputes théologiques et ne dépensaient pas une heure -devant Rembrandt, qui était pourtant un fier théologien, et devant -Ruysdaël, qui chantait la poésie de l'œuvre de Dieu. Jean-Jacques -lui-même, Jean-Jacques, qui avait une palette si lumineuse et un -pinceau si vif, passait par Venise sans voir les peintres vénitiens. -S'il rapportait un tableau de l'Adriatique, c'était un tableau à la -Jean-Jacques et non à la Giorgione. - -Voltaire, avant que Diderot eût parlé, avait le sentiment de l'art. -A chaque page de ses lettres, on voit qu'il aspire au pays des -chefs-d'œuvre. Il dit sans cesse qu'il ne veut pas mourir sans avoir -reçu au Vatican, non pas la bénédiction du pape, mais celle de -Michel-Ange, ce pape éternel de l'art moderne. Il veut voir Titien -à Venise, Raphaël à Rome. Il veut voir à Pompéi et à Herculanum les -vestiges de l'art antique. Quoique toujours malade, il n'ira pas en -Italie pour le soleil, mais pour les enfants du soleil. Que lui importe -s'il souffre! c'est sa destinée. Son esprit passe toujours avant son -corps. - -Voltaire proclame la suprématie universelle des arts plastiques. «Il -n'en est pas de la peinture comme de la musique et de la poésie. Une -nation peut avoir un chant qui ne plaise qu'à elle, parce que le génie -de sa langue n'en admettra pas d'autres; mais les peintres doivent -représenter la nature, qui est la même dans tous les pays[109].» - -Voltaire a jugé un peu de haut, dans son _Siècle de Louis XIV_, les -peintres français du dix-septième siècle. Mais il a vu juste, comme -presque toujours, plus juste que Diderot jugeant les peintres du -dix-huitième siècle. Voltaire voyait par l'œil simple, Diderot était -trop artiste pour bien voir: la passion a toujours des prismes devant -les yeux. Que si, dans cent ans, on consulte le jugement de nos -meilleurs critiques contemporains sur les peintres du dix-neuvième -siècle, on s'apercevra, je le crains bien, qu'ils se sont plus trompés -que Voltaire. - -L'historien était en Prusse lorsqu'il écrivit le _Siècle de Louis -XIV_. Il regrettait, pour parler des peintres, de ne pas revoir leurs -tableaux; mais son vif souvenir lui permit de ne pas se tromper. -Selon lui, Poussin est le peintre des penseurs, mais il lui reproche -d'avoir outré le sombre du coloris de l'école romaine. Pour Voltaire, -Le Sueur est un peintre qui avait élevé son art au plus haut point, -mais qui mourut trop jeune. On méprise beaucoup Le Brun; Voltaire, tout -en lui préférant Le Sueur, le reconnaît grand maître. «Son tableau -de la _Famille de Darius_, qui est à Versailles, n'est point effacé -par le coloris du tableau de Paul Véronèse, qu'on voit à côté.» Et -Voltaire constate que par le dessin, la composition, la grandeur et -le sentiment, on laisse derrière soi les peintres qui n'ont que leur -palette. Il veut qu'il n'y ait de grands peintres que ceux-là qui -travaillent pour être gravés. - -Voltaire n'aime pas beaucoup Mignard, mais il salue avec sympathie -Bourdon et Valentin. Non-seulement il proclame Rigaud un grand -portraitiste, mais il signale comme un chef-d'œuvre digne d'être -comparé aux tableaux de Rubens le tableau où Rigaud a représenté le -cardinal de Bouillon ouvrant l'année sainte. - -Où Voltaire se trompe, c'est devant le _Salon d'Hercule_ de Lemoine, -qu'il regarde avec trop d'enthousiasme comme une des grandes pages de -l'histoire de l'art; mais il ne se trompe ni sur Desportes, ni sur -Oudry, les peintres d'animaux; ni sur Raoux, ce peintre inégal qui se -souvient des Vénitiens et des Flamands; ni sur les Boulogne, le bon -Boulogne et le mauvais Boulogne; ni sur Watteau, qui excelle dans le -gracieux, «comme Teniers a excellé dans le grotesque;» ni sur Santerre, -dont il vante les grâces et les voluptés, dont le coloris «vrai et -tendre» lui fait chanter un hymne devant le tableau d'_Adam et Ève_, -où Santerre a représenté, après la lettre, Philippe d'Orléans et la -marquise de Parabère. - -Dans une lettre au comte d'Argental, Voltaire s'indigne de voir la cour -préférer le dernier des Coypel[110] au dernier des Vanloo. Il s'indigne -avec raison; car, entre le peintre prétentieux qui se laissait comparer -à Raphaël, et le peintre sans prétention qui peignait d'immortels -déjeuners de chasse avec un pinceau parisien et une palette flamande, -il y avait tout un abîme. - -Voltaire croyait que le dix-huitième siècle l'emporterait par le ciseau -sur le siècle de Louis XIV. - -Il attendait son voyage à Rome pour avoir une opinion sur -l'architecture; il admirait la colonnade du Louvre, mais il ne -levait jamais les yeux sur Notre-Dame de Paris. S'il vante la façade -de Saint-Gervais, c'est qu'il a demeuré rue de Longpont. Il avait -mieux étudié la gravure. Il possédait beaucoup d'estampes d'après les -écoles italienne, flamande et française. Il aimait les ciselures, les -médailles, les montres, les éventails. On consultait son goût chez -le duc de Sully, chez la marquise de Mimeure, chez le maréchal de -Villars, sur les tentures, les tapisseries[111], les porcelaines. Dans -les jardins, quoiqu'il appréciât Le Nôtre, il ne voulait pas, comme -Boileau, qu'on taillât sous ses yeux l'if et le chèvrefeuille. - -Voltaire aimait les beaux livres et se préoccupait de l'art -typographique. Il veillait sur les éditions de ses œuvres avec une -sollicitude jalouse. Non-seulement il désignait les peintres et les -dessinateurs pour les estampes, mais il rédigeait lui-même les sujets à -graver. - -Il disait sans cesse, en traversant le vieux Paris, sans air et sans -soleil, qu'il lui semblait plutôt un repaire de truands qu'un pays -habité par le peuple le plus spirituel de la terre: «Quand donc un -autre Louis XIV bâtira-t-il le Versailles du peuple? C'était en vain -qu'il parlait de Paris aux ministres et aux maîtresses du roi; on -lui répondait que le Trianon était un séjour charmant. Et Voltaire -s'écriait avec chagrin: «S'il ne se trouve ni un roi ni un homme pour -rebâtir Paris, il faut pleurer sur les ruines de Jérusalem.»» - -Et quand il voit que Louis XV ne bâtira ni Versailles ni Paris, qu'il -se contentera d'édifier la Madeleine, pour que toutes ses maîtresses -aillent y répandre un jour les larmes de la pénitence, Voltaire -s'adresse aux Parisiens eux-mêmes. Il leur rappelle que Londres, -consumée par les flammes, se releva en deux années devant les bravades -de toute l'Europe, qui lui disait: «Dans vingt ans tu ne seras encore -qu'une ruine[112].» - -Voltaire s'est indigné, lui aussi, de voir le Louvre inachevé: - - Monument imparfait de ce siècle vanté - Qui sur tous les beaux-arts a fondé sa mémoire, - Vous verrai-je toujours, en attestant sa gloire, - Faire un juste reproche à sa prospérité? - - Faut-il que l'on s'indigne alors qu'on vous admire; - Et que les nations qui veulent nous braver, - Fières de nos défauts, soient en droit de nous dire - Que nous commençons tout pour ne rien achever? - - Sous quels débris honteux, sous quel amas rustique - On laisse ensevelis ces chefs-d'œuvre divins! - Quel barbare a mêlé la bassesse gothique - A toute la grandeur des Grecs et des Romains? - - Louvre, palais pompeux dont la France s'honore, - Sois digne de ce roi, ton maître et notre appui; - Embellis les climats que sa vertu décore, - Et dans tout ton éclat montre-toi comme lui. - -Les vers de Voltaire, écrits sur les genoux de madame de Pompadour, qui -décorait la vertu de Louis XV, ne firent pas continuer le Louvre. En -ce temps-là, Paris était à Versailles, et le palais des chefs-d'œuvre -était le Parc-aux-Cerfs. - - -II. - -Que redirai-je en feuilletant une fois encore ces œuvres de Voltaire, -que ne protégent ni les dieux ni les Muses peut-être, mais qui ont -donné au monde poétique un dieu et une Muse de plus? - -Voltaire, comme l'a dit un historien, est toute la poésie du -dix-huitième siècle. Ce qui ne l'oblige pas à être un grand poëte. - -Quand Arouet se baptisa Voltaire, la place était à prendre dans la -poésie. Il n'avait qu'à paraître avec ses rayons lumineux pour chasser -dans le ciel nocturne toutes ces étoiles plus ou moins scintillantes -qui s'appelaient Chaulieu, Hamilton, Dufresny, Jean-Baptiste Rousseau, -l'abbé de Choisy, Destouches, Piron, La Motte. A sa première tragédie, -quelque mauvaise qu'elle fût, il devait vaincre Crébillon le tragique. -Campistron s'était vaincu lui-même. A sa première épître il devait -vaincre Chaulieu, qui s'en allait, et Gresset, qui venait. Mais il -ne devait pas atteindre André Chénier, ni Lamartine, ni Victor Hugo. -Il n'avait pas, comme disait Pindare, «la chaste lumière des muses -sonores». - -J'ai dit que Voltaire n'avait pas écrit ses confessions; il a mieux -fait, il les a chantées. Dans sa poésie familière, il est personnel et -intime comme les muses les plus expansives du dix-neuvième siècle. - -Il aimait mieux les figures de l'Olympe que les figures de la Bible, -mais il n'est pas plus olympien que biblique. Il est le poëte de son -temps[113]. - -Voltaire, historien, faisait trop l'histoire, mais il la faisait à la -manière de Xénophon et de Tite-Live[114]. Et puis, à côté du lumineux -historien des faits, qui continue la tradition de la Grèce poétique, -il y a chez Voltaire l'historien philosophe dont M. de Pongerville a -résumé le génie en quelques traits décisifs: «Voltaire trouva dans -le passé des leçons pour l'avenir. Avec lui l'histoire devint le -tribunal où comparurent les oppresseurs et les opprimés; on jugea les -prétentions des uns et les droits des autres. On se persuada, enfin, -que l'homme peut penser ce qu'il veut, et dire ce qu'il pense[115].» - -La nature, qui embaume les livres de Jean-Jacques, ne montre pas un pan -de sa robe dans ceux de Voltaire[116], c'est la nature académique de -Boileau qui inspire le poëte de la _Henriade_. - -Dans toute la _Henriade_, la nature ne se montre pas davantage. «Il -n'y a pas, disait Delille, d'herbe pour nourrir les chevaux, ni d'eau -pour les abreuver.» Au seizième siècle, la nature inspirait les poëtes; -Boileau vint, qui lui mit la perruque solennelle de la cour de Louis -XIV: ainsi, dans l'_Épître_ à son jardinier, que dis-je, jardinier? -_Antoine, gouverneur de mon jardin d'Auteuil_, Antoine _dirige_ l'if et -_exerce_ sur les espaliers l'_art de La Quintinie_. De là une note du -poëte pour expliquer cet hémistiche: «Jean de La Quintinie, directeur -des jardins fruitiers et potagers du roi.» Une autre note avait déjà -averti le lecteur que Boileau n'eût pas daigné parler de son jardinier, -si Horace n'avait pas chanté son fermier. Comme Boileau était écouté -des poëtes de son temps, la poésie dédaigna au dix-septième siècle la -jupe rayée des hameaux et la primevère des prairies, les cascades de la -fontaine et les harmonies de la forêt, les rêveries du sentier et les -spectacles de la montagne. Il fut décidé que le jardin de Versailles -était seul digne, grâce à ses ifs et à ses statues, d'être chanté dans -les grands vers. La Fontaine, qui n'écoutait personne, osa chanter la -fumée des fermes et la rosée des chemins. Par malheur, Voltaire était -de l'école de Boileau. - -Voltaire jugeait vite et jugeait bien[117]. Il disait de Rivarol: -«C'est un feu d'artifice tiré sur l'eau.» Quoi de plus original et de -plus vrai que ce qu'il dit de Marivaux: «C'est un homme qui connaît -tous les sentiers qui aboutissent au cœur humain, mais qui n'en sait -pas la grand'route.» Nul mieux que lui ne décochait l'épigramme. -«_Œdipe,_ s'écriait La Motte, c'est le plus beau sujet du monde: -il faut que je le mette en prose.--Faites cela, dit Voltaire, et -je mettrai votre _Inè_s en vers.» Parlant de Marmontel et de sa -_Poétique_: «Comme Moïse, il conduit les autres à la terre promise, -quoiqu'il ne lui soit pas permis d'y entrer.» Il se moquait finement -des jugements du monde. Un jour, chez le prince de Conti, on déchirait, -avec quelque raison, les fables de La Motte en vantant celles de La -Fontaine. «A propos, dit Voltaire, je sais une fable de La Fontaine -qui n'a jamais été imprimée.--Comment! une fable de La Fontaine? -dépêchez-vous donc de nous la dire.» Et Voltaire l'ayant dite: «Voilà -de l'admirable! Ce n'est pas comme ces vilaines fables de La Motte; -que de naturel! que de grâce!--Eh bien! messieurs, s'écria Voltaire, -cette fable charmante que vous admirez tous est pourtant de La -Motte[118].» - -Voltaire est presque abandonné au théâtre, parce que, plus fidèle -aux idées de son siècle qu'à l'idée éternelle de la grandeur et de -la beauté, il s'est fait une arme de chacune de ses tragédies pour -combattre des préjugés qu'il a vaincus. Napoléon, qui pardonnait -à Voltaire quand Talma jouait _Œdipe_, relisait _Mahomet_ à -Sainte-Hélène. «Quand la pompe de la diction, les prestiges de la -scène ne trompent plus l'analyse ni le vrai goût, alors Voltaire -perd immédiatement mille pour cent. On ne croira qu'avec peine qu'au -moment de la révolution, Voltaire eût détrôné Corneille et Racine: -on s'était endormi sur les beautés de ceux-ci, et c'est au premier -consul qu'est dû le réveil.» Mais Voltaire s'était lui-même rendu -justice. «Vous savez bien, fripon que vous êtes, écrit-il à Voisenon, -que les tragédies de Crébillon ne valent rien, et je vous avoue en -conscience que les miennes ne valent pas mieux; je les brûlerais toutes -si je pouvais; et cependant j'ai encore la sottise d'en faire, comme -le président Hubert jouait du violon à soixante-dix ans, quoiqu'il -en jouât fort mal et qu'il fût cependant le meilleur violon du -parlement[119].» - -Faut-il parler des comédies de Voltaire? «Voltaire n'a été bon -plaisant que dans son propre rôle.» C'est M. Villemain qui a dit cela. -Toutefois, qui donc a le droit de se montrer si sévère contre _Nanine_ -et l'_Enfant prodigue_? Alfred de Musset se retrouvait en famille dans -la maison d'Euphémon, et _Louison_ est la petite-nièce de _Nanine_. - -C'est dans ses contes qu'il faut surtout chercher Voltaire: c'est là -que son génie s'épanouit en toute liberté; c'est là qu'il nous surprend -par sa gaieté profonde et sa raison souveraine; c'est là qu'avec son -rire éclatant il nous jette la vérité à pleines mains: c'est Rabelais, -c'est Montaigne, c'est Voltaire[120]. - -Il y a un chef-d'œuvre de Voltaire qui renferme tout Voltaire: c'est -_Candide_, un simple roman; mais ce simple roman, c'est tout l'esprit -français[121], depuis la philosophie jusqu'à la grâce. Oui, tout -Voltaire: l'imagination et la raillerie, la grandeur et la concision. -La simplicité s'y promène toute nue, mais avec les mains pleines de -roses et de diamants, comme la reine de Golconde. Oui, tout l'esprit -français est là. Que dis-je? Swift et Sterne ont-ils plus d'humour? -L'Arioste est-il plus romanesque? Cervantes se joue-t-il mieux de la -folie et de la raison? Dans l'antiquité, qui donc eût raconté ce poëme -enjoué de la misère humaine? Voltaire, qui jusque-là s'était montré -plutôt un dessinateur qu'un peintre, semble avoir trouvé, comme par -merveille, une palette préparée par un des rois de la couleur. Comme sa -touche est spirituelle et lumineuse! Quelles oppositions! quels effets! -quels miracles! Tous ses tableaux sont étincelants d'une immortelle -lumière. C'est qu'il avait pris une torche de l'enfer pour regarder -l'humanité de face et de profil. Le vieux Dante n'était pas descendu si -loin. L'humanité s'était laissé surprendre un jour de colère sur son -lit de douleur[122]. - -Voltaire n'est pas seulement dans ses contes, il est dans toute son -œuvre; les ébauches mêmes indiquent la main puissante d'un grand -maître; le plus mauvais de ses pamphlets est encore digne de nos -études, comme la plus simple de ses lettres, datée d'une heure ou d'un -jour, est écrite pour l'immortalité. - -Aujourd'hui que la langue française est devenue un labyrinthe où la -pensée ne tient pas toujours le fil d'Ariane, ce style de Voltaire nous -frappe et nous séduit comme un beau rayon de lumière. Rien n'est plus -franc, rien n'est plus simple, rien n'est plus beau; jamais l'esprit -et la raison n'ont si bien marché du même pas. Il ne lui manque rien, -si ce n'est la grandeur qui naît du sentiment. «Voltaire rit de tout, -dit M. de Sacy; mais un vers dur le fait sauter sur son fauteuil; une -faute de goût le met en colère même contre une impiété, et la seule -chose qu'il ne pardonne pas à un philosophe, c'est de mal écrire. Vous -haussez les épaules de cette passion pour les mots? Eh bien, avec votre -dédain pour ces futilités littéraires, ayez, je vous prie, la grâce et -la légèreté de Voltaire; écrivez avec plus de naturel et de liberté que -lui; faites petiller plus d'idées dans un style plus coulant et plus -simple! Le style, c'est la beauté de la pensée, comme les bois, les -eaux, la lumière, sont les beautés du monde.» Le style de Voltaire, -c'est la beauté de sa pensée. Il avait horreur des phrases. «Vos belles -phrases! lui dit-on un jour.--Mes belles phrases! mes belles phrases! -Apprenez que je n'en ai pas fait une de ma vie.»--Quel éloge de -lui-même! quelle critique des autres! - - -III. - -Pour bien juger un homme, il faut, après l'avoir vu à distance, aller -jusqu'à lui, évoquer, comme disait Bacon, le génie de son temps, -se faire pour une heure un homme de son siècle. Après toutes les -métamorphoses provoquées par Voltaire, dans la France des idées, les -armes de cet impitoyable combattant nous paraissent émoussées, à nous -critiques d'un autre siècle; mais si par enchantement nous allions -nous réveiller sous le règne de Louis XV, combien ne serions-nous pas -émerveillés de l'héroïsme téméraire de cet homme qui fut longtemps seul -de son parti! En effet, quelle était la France de Louis XV, la France -des idées, la tête de la nation? Aux beaux jours de l'antiquité, le -penseur n'avait qu'à dire à sa pensée: «Va, le jour est venu.» Mais en -l'an de grâce 1750, trois siècles après la découverte de l'imprimerie, -la pensée du philosophe rencontrait à chaque pas une sentinelle qui lui -disait: «On ne passe pas.» Le livre ne s'envolait pas comme un oiseau -de la fenêtre du penseur; il était soumis au censeur, à l'exempt, à -l'humeur du ministre, à la critique du confesseur, à la fantaisie -de la maîtresse, le ministre ne parlant qu'après la maîtresse et le -confesseur. On sait trop bien que Voltaire et Jean-Jacques, d'Alembert -et Diderot n'avaient pas, comme Molière et Corneille, approbation et -privilége du roi. Si Voltaire secouait ses mains pleines de lumières, -c'était hors de France, dans les marais de la Hollande, dans les -brouillards de l'Angleterre, dans les déserts de la Suisse. Si une -seule fois le censeur laissait passer une œuvre de Voltaire; cette -œuvre s'appelait la _Princesse de Navarre_ ou le _Poëme de Fontenoy_! -Mais si Voltaire ose penser, halte là! on a commencé par la Bastille, -on a continué par l'exil, on va finir je ne sais où. En attendant, -Voltaire, gentilhomme du roi de France, ami du roi de Prusse et de -l'impératrice de Russie, prend des pseudonymes pour oser dire la -vérité. Ce n'était qu'un jeu, direz-vous cent ans après, tout en -souriant des folies de Louis XV. C'était si peu un jeu, que Voltaire, -malgré sa témérité, passa toute sa vie aux portes de la France, lui qui -tenait au cœur de la France. C'était si peu un jeu, que Voltaire, mort, -n'eut que par surprise un tombeau dans sa patrie. - -Voltaire a dit: «Si quelqu'un veut se donner la peine de nous répondre, -ce sera un Prométhée qui nous apportera le feu céleste.» Voltaire -voulut s'appeler Prométhée II, mais il lui manqua le feu céleste. - -Voltaire est plus grand que sa philosophie, parce qu'il y a en lui plus -qu'un philosophe; il y a en lui plus qu'un poëte, il y a un homme. Si -Dieu ne rayonne pas comme le soleil de l'infini dans la sagesse du -philosophe ni dans les vers du poëte, Dieu inspire l'homme vers la -vérité et la justice. - -Le mot qui résumerait le plus nettement le génie de Voltaire serait la -raison. Toutes ses œuvres sont là pour l'attester, poésie ou prose, -poëme ou pamphlet, tragédie ou conte. Cette raison sans merci nous a -supprimé bien des pages charmantes où son esprit eût si luxueusement -doré les arabesques de la fantaisie. Oui, la raison, cette vigne sans -ivresse où se sont abreuvés Charron, Montaigne, Molière, La Fontaine. -La raison, n'est-ce pas le sentiment du beau et du bien? n'est-ce pas -la corne d'abondance d'où tombent tous les fruits du génie? Est-ce -avec autre chose que Voltaire a produit des chefs-d'œuvre littéraires -et remué l'humanité? N'est-ce pas avec la raison qu'il a vaincu les -mauvais philosophes et les mauvais dévots? - -Dans l'œuvre de Voltaire, la raison se montre à chaque pas, comme une -âme qui éclaire et qui anime. Il y a un poëte qui chante, mais il y a -aussi un homme qui va dire la vérité. Ce n'est point assez de parler -la langue des dieux, il veut parler aussi la langue des hommes. «Sa -prose est une épée; elle brille, elle siffle, elle pousse en avant, -elle tue,» a dit M. Désiré Nisard. C'est avec cette épée flamboyante -qu'il traverse l'histoire, la philosophie et la religion, répandant la -lumière et combattant l'erreur--souvent par l'erreur. - -En poésie, dans la poésie de Voltaire lui-même, la raison a souvent -tort, car la raison proscrit l'enthousiasme et la témérité. Or y a-t-il -un grand poëte sans ces deux majestueux défauts? Voltaire n'a pu se -sauver que dans le conte, l'épître et la satire. Là, c'est l'esprit -qui parle dans toute sa grâce, dans tout son feu, dans tout son charme. -Quelquefois la fantaisie vient d'un pied léger se hasarder dans le -domaine de Voltaire; elle y chante le _Mondain,_ elle y dit _les Vous -et les Tu_. Mais presque toujours, dans cette poésie étincelante, -l'esprit seul a la parole. - -Si la raison a tort dans la poésie qui s'élève sur les ailes de la -rêverie et de l'enthousiasme, la raison reprend bien sa place dans la -poésie qui raisonne tout en rimant, dans la poésie qui parle à l'idée -tout en parlant au sentiment. Ainsi, n'est-ce pas la raison qui a -présidé à ces tragédies, ces contes, ces épîtres, où Voltaire court de -rime en rime à la recherche de la vérité? - -Suivez pas à pas cette raison par toutes ses routes fertiles: en -philosophie, elle a créé la critique; elle a saisi hardiment, d'une -main impitoyable, le côté ridicule de toutes les philosophies qui -s'étaient pavanées ici-bas dans leur robe de pourpre ou dans leurs -guenilles. En politique, la raison de Voltaire produit l'amour de la -patrie et l'amour de la liberté; elle relève l'homme à sa hauteur, -elle proscrit les traces dernières de la féodalité, elle glorifie -la noblesse du cœur et de l'esprit[123]. En religion, la raison de -Voltaire se passionne; mais n'est-ce pas souvent la raison? S'il est -allé trop loin, c'est qu'il pressentait qu'il perdrait du terrain. -N'écrivait-il pas à d'Alembert: «Le temps fera distinguer ce que nous -avons pensé d'avec ce que nous avons dit?» - -Et quand on a lu Voltaire, quand on a vécu sa vie, quand on a étudié ce -grand homme dans son œuvre comme dans ses œuvres, on dit avec Gœthe: -«On n'est point surpris que Voltaire se soit assuré en Europe, sans -contestation, la monarchie universelle des esprits: ceux mêmes qui -auraient eu des titres à lui opposer reconnaissaient sa suprématie, et -donnaient l'exemple de n'être que les grands de son empire. Depuis sa -mort, la renommée fait encore retentir d'un pôle à l'autre le bruit -de sa gloire immortelle. Voltaire sera toujours regardé comme le plus -grand homme en littérature des temps modernes, et peut-être même de -tous les siècles; comme la création la plus étonnante de l'auteur -de la nature, création où il s'est plu à rassembler une seule fois, -dans la frêle et périlleuse organisation humaine, toutes les variétés -du talent, toutes les gloires du génie, toutes les puissances de la -pensée.» - -Que dire après Gœthe, celui-là qui a continué le dix-huitième siècle en -plein dix-neuvième siècle? - - -NOTES: - -[108] Voltaire ne comptait pas. Il s'effrayait quelquefois de tant de -papier sillonné. «Sans compter, disait-il, que je ferais un beau volume -de mes sottises!» - -[109] Voltaire s'élève contre les académies, parce que pour lui la -seule académie, c'est la nature; pour lui, le goût académique est -mortel; il restreint le talent au lieu de l'étendre: - -«Les académies sont, sans doute, très-utiles pour former les élèves, -surtout quand les directeurs travaillent dans le grand goût: mais si -le chef a le goût petit, si sa manière est aride et léchée, si ses -figures grimacent, si ses tableaux sont peints comme les éventails; les -élèves, subjugués par l'imitation ou par l'envie de plaire à un mauvais -maître, perdent entièrement l'idée de la belle nature. Il y a une -fatalité sur les académies: aucun ouvrage qu'on appelle académique n'a -été encore, en aucun genre, un ouvrage de génie: donnez-moi un artiste -tout occupé de la crainte de ne pas saisir la manière de ses confrères, -ses productions seront compassées et contraintes: donnez-moi un homme -d'un esprit libre, plein de la nature qu'il copie, il réussira. Presque -tous les artistes sublimes ou ont fleuri avant les établissements des -académies, ou ont travaillé dans un goût différent de celui qui régnait -dans ces sociétés.» - -[110] Coypel, qui croyait écrire avec son pinceau et peindre avec sa -plume: - - On dit que notre ami Coypel - Imite Horace et Raphaël, - A les surpasser il s'efforce; - Et nous n'avons point aujourd'hui - De rimeur peignant de sa force, - Ni peintre rimant comme lui. - - -[111] Voltaire voulut avoir la _Henriade_ en tapisserie. Il écrivit de -Cirey à l'abbé Moussinot: - -«Allez donc, mon cher ami, dans le royaume de M. Oudry. Je voudrais -bien qu'il voulût exécuter la _Henriade_ en tapisserie; j'en achèterais -une tenture. Il me semble que le temple de l'Amour, l'assassinat -de Guise, celui de Henri III par un moine, saint Louis montrant sa -postérité à Henri IV, sont d'assez beaux sujets de dessins: il ne -tiendrait qu'au pinceau d'Oudry d'immortaliser la _Henriade_ et votre -ami.» - -Mais son trésorier l'avertit que cette édition de la _Henriade_ le -ruinerait, et il y renonça. - -[112] «Nous possédons dans Paris de quoi acheter des royaumes: nous -voyons tous les jours ce qui manque à notre ville, et nous nous -contentons de murmurer. On passe devant le Louvre et on gémit de -voir cette façade, monument de la grandeur de Louis XIV, du zèle de -Colbert et du génie de Perrault, cachée par des bâtiments de Goths et -de Vandales. Nous courons aux spectacles, et nous sommes indignés d'y -entrer d'une manière si incommode et si dégoûtante. Nous n'avons que -deux fontaines dans le grand goût, et il s'en faut bien qu'elles soient -avantageusement placées: toutes les autres sont dignes d'un village. -Des quartiers immenses demandent des places publiques, et tandis que -l'arc de triomphe de la porte Saint-Denis et la statue équestre de -Henri le Grand, ces deux ponts, ces deux quais superbes, ce Louvre, -ces Tuileries, ces Champs-Élysées égalent ou surpassent les beautés -de l'ancienne Rome, le centre de la ville, obscur, resserré, hideux, -représente le temps de la plus honteuse barbarie. - -A qui appartient-il d'embellir la ville, sinon aux habitants? On parle -d'une place et d'une statue du roi; mais depuis le temps qu'on en -parle, on a bâti une place dans Londres, et on a construit un pont sur -la Tamise. Il est temps que ceux qui sont à la tête de la plus opulente -capitale de l'Europe la rendent la plus commode et la plus magnifique. -Ne serons-nous pas honteux à la fin de nous borner à de petits feux -d'artifice vis-à-vis un bâtiment grossier, dans une petite place -destinée à l'exécution des criminels? Qu'on ose élever son esprit, -et on fera ce qu'on voudra. Il s'agit bien d'une place! il faut des -marchés publics, des fontaines, des carrefours réguliers, des salles de -spectacle; il faut élargir les rues, découvrir les monuments qu'on ne -voit point, et en élever qu'on puisse voir.» - -[113] Je ne sais pas s'il a lu beaucoup la Bible, j'en doute. Au -dix-huitième siècle, la poésie de la Bible passait après la poésie de -l'Olympe. «Je suis fâché, comme bon chrétien, disait Voltaire, que le -sacré n'ait pas le même succès que le profane; mais est-ce ma faute si -Jephté et l'arche du Seigneur sont mal reçus à l'Opéra, lorsqu'un grand -prêtre de Jupiter et une catin d'Argos réussissent à la Comédie?» - -[114] L'historien qui a raconté Cromwell avec la familiarité d'un -Bossuet doctrinaire avait le droit de caractériser l'historien de -Charles XII. «S'il mêlait les travaux, il ne confondait pas les tons: -il ne jeta sur Charles XII rien de la pompe un peu factice qu'il -donnait à ses Romains de théâtre. L'ouvrage est dans un goût parfait -d'élégance rapide et de simplicité. Pour les choses sérieuses, les -descriptions de pays et de mœurs, les marches, les combats, le tour du -récit tient de César bien plus que de Quinte-Curce. Nul détail oiseux, -nulle déclamation, nulle parure: tout est net, intelligent, précis, au -fait, au but. On voit les hommes agir; et les événements sont expliqués -par le récit. Il y a même un rapport singulier et qui plaît entre -l'action soudaine du héros et l'allure svelte de l'historien. Nulle -part notre langue n'a plus de prestesse et d'agilité, nulle part on ne -trouve mieux ce vif et clair langage, que le vieux Caton attribuait à -la nation gauloise, au même degré que le génie de la guerre: _Duas res -gens gallica industriosissime persequitur, rem militarem, et argute -loqui_.» - -[115] Voltaire joue donc un grand rôle comme historien. «La mission -qu'imposait l'histoire au dix-huitième siècle--et à Voltaire--était -d'en finir avec le moyen âge; il a rempli cette tragique mission; il -n'a rempli que celle-là: un siècle, un seul siècle n'est guère chargé -de deux missions à la fois; il a détruit, il n'a rien élevé: il ne -pouvait faire davantage.» - -C'est M. Victor Cousin qui dit cela. M. Victor Cousin a-t-il oublié que -le dix-huitième siècle--que Voltaire--a fondé la raison humaine?--après -Descartes. - -Selon M. Victor Hugo, «Voltaire, comme historien, est souvent -admirable; il laisse crier les faits. L'histoire n'est pour lui qu'une -longue galerie de médailles à double empreinte. Il la réduit presque -toujours à cette phrase de son _Essai sur les mœurs_: «Il y eut des -choses horribles, il y en eut de ridicules.» En effet, toute l'histoire -des hommes tient là. Puis il ajoute: «L'échanson Montecuculli fut -écartelé; voilà l'horrible. Charles-Quint fut déclaré rebelle par le -parlement de Paris; voilà le ridicule.»» - -[116] Toutefois, Voltaire écrivant ces vers: - - L'arbre qu'on a planté rit plus à notre vue - Que le parc de Versailles et sa vaste étendue, - -apprenait aux beaux désœuvrés le chemin des solitudes, comme l'a dit -poétiquement un prosateur: «En France, quand nous revenons à la nature, -il faut que la muse nous mène par la main.» - -[117] Souvent avec un seul mot il peint un homme et son œuvre: _Gentil -Bernard_, _l'abbé Greluchon_, _Babet la Bouquetière_, _Floriannet_, -et voilà quatre poëtes jugés. Et quel fin critique quand il n'a pas à -juger Shakspeare et Corneille: «Il y a dans tous les arts un je ne sais -quoi qu'il est bien difficile d'attraper. Tous les philosophes du monde -fondus ensemble n'auraient pu parvenir à donner l'_Armide_ de Quinault, -ni les _Animaux malades de la peste_ que fit La Fontaine sans savoir -même ce qu'il faisait. Il faut avouer que dans les arts de génie tout -est l'ouvrage de l'instinct. Corneille fit la scène d'_Horace_ et de -_Curiace_ comme un oiseau fait son nid, à cela près qu'un oiseau fait -toujours bien, et qu'il n'en est pas de même de nous autres chétifs.» - -[118] Et comme il avait de l'imprévu dans son esprit familier! On -contait dans un cercle des histoires de voleurs; quand vint son tour il -parla ainsi: «Il était une fois un fermier général... J'ai oublié le -reste.» - -Et un soir qu'on parlait de l'incorruptibilité du roi de Prusse: «Par -où diable, s'écria-t-il, pourrait-on prendre ce prince? il n'a ni -conseil, ni chapelle, ni maîtresse.» - -[119] Dans ses _Études sur les tragiques grecs_, M. Patin a répandu la -vraie lumière sur la tragédie antique et la tragédie du dix-huitième -siècle; il a savamment expliqué pourquoi Voltaire ne pouvait et ne -savait continuer Sophocle. - -[120] C'est aussi Swift, quand il conte _Micromégas_; c'est aussi -Richardson, quand il écrit le dénoûment de l'_Ingénu_; c'est aussi -Diderot, quand il fait pleurer _Jeannot et Colin_. - -[121] Tout l'esprit humain comme un autre roman, _Manon Lescaut_, ce -chef-d'œuvre qui date du même temps, renferme tout le cœur humain. - -[122] «Voltaire sentait si bien l'influence que les systèmes -métaphysiques exercent sur la tendance générale des esprits, que c'est -pour combattre Leibniz qu'il a composé _Candide_. Il prit une humeur -singulière contre les causes finales, l'optimisme, le libre arbitre, -enfin, contre toutes opinions philosophiques qui relèvent la dignité de -l'homme; et il fit _Candide,_ cet ouvrage d'une gaieté infernale: car -il semble écrit par un être d'une autre nature que nous, indifférent -à notre sort, content de nos souffrances, et riant comme un démon, ou -comme un singe, des misères de cette espèce humaine avec laquelle il -n'a rien de commun.» MADAME DE STAEL. - -[123] C'est l'école de Voltaire en politique qui a dit, par la bouche -éloquente de l'un des siens: «Le problème n'est pas de supprimer le mal -ou de transformer le monde, mais de faire prévaloir le bien dans le -monde tel qu'il est.» - - - - -XVI. - -LA DYNASTIE DE VOLTAIRE. - - -Où commence et où finit Voltaire? Les libraires ne parviendront jamais -à publier ses œuvres complètes. On a eu beau aller jusqu'à soixante-dix -volumes, on a beaucoup omis. Le tome LXXI des œuvres de Voltaire, c'est -la révolution française; le tome LXXII, c'est l'esprit nouveau. - -Byron a dit, parlant de son héros Napoléon Ier: «L'homme peut mourir, -l'âme se renouvelle.» Napoléon III a dit: «Les grands hommes ont cela -de commun avec la Divinité, qu'ils ne meurent jamais.» - -Voltaire ne mourut pas en 1778. - -On a dit que la Révolution française avait été l'apôtre du dix-neuvième -siècle. Or la Révolution française a été la parole armée de Voltaire. -Un instant, la royauté et l'Église respirèrent, en croyant que six -pieds de terre devaient avoir enfin raison de ce révolutionnaire, qui -était venu, avec son rire satanique, promener la torche ardente du -libre examen devant leurs monuments foudroyés. Mais Voltaire, qui était -un esprit et non un corps, venait de sortir plus radieux des ténèbres -du tombeau. Il avait jeté ses guenilles au vent pour aller plus vite -dans l'espace: le soleil avait dévoré le nuage. - -Non, Voltaire ne dort pas là-bas sous les dalles tumulaires de cette -abbaye obscure. Son esprit, jusque-là enchaîné dans la prison d'un -corps maladif qui lui imposait le tourment du sommeil, son esprit est -réveillé pour jamais. On aura beau faire, on ne l'atteindra pas. Il -défie maintenant toutes les bastilles et tous les bûchers. - -Et de tous côtés fleurira le voltairianisme. Le nouveau monde va -devenir le monde nouveau, avec le catéchisme de Voltaire. - -Pendant que Ducis lui succède à l'Académie française, Beaumarchais le -remplace dans son œuvre révolutionnaire. En France, c'est l'esprit qui -tue, quand c'est la raison qui arme l'esprit. Le _Mariage de Figaro_, -c'est la révolution avant la révolution, parce que c'est le tableau -d'une société qui tombe d'elle-même. Beaumarchais arracha les masques -un jour de fête, et toute la France se reconnut. Mais, comme la fête -durait encore, la France rit gaiement d'elle-même sans s'effrayer du -danger. Que dis-je? à cette belle heure du carnaval, elle regardait -l'abîme avec je ne sais quelle ivresse faite de courage, de poésie et -d'imprévu; elle y jetait ses couronnes et ses bouquets, ses sourires et -ses pâleurs, tous les souvenirs de la veille, toutes les aspirations du -lendemain; elle ne demandait qu'à s'y jeter elle-même. - -Voltaire avait commencé la guerre avec une gaieté amère, Beaumarchais -la finissait avec un éclat de rire. - -Louis XVI, qui savait lire, et qui ne savait pas rire, avait mis son -veto sur cette comédie révolutionnaire; mais Marie-Antoinette, qui -voulait rire, la joua à Trianon. Quand elle monta sur l'échafaud, ne -se souvint-elle pas que dans son règne il y avait eu aussi _la folle -journée_, comme dans le _Mariage de Figaro_? - -Chamfort continuait Voltaire avec l'esprit voltairien. Rivarol le -continuait avec l'esprit qui rit de tout, de Voltaire lui-même[124]. -Mais le jour des tempêtes est arrivé, Voltaire ne rira plus que sous le -masque de Camille Desmoulins, et encore l'espace d'un matin, comme les -roses de Fernex. Voici l'heure de toutes les révoltes. 1789 a sonné le -glas funèbre et les matines joyeuses. - -Napoléon Ier, qui n'aimait pas Voltaire, a pourtant dû reconnaître que -Voltaire avait préparé son peuple. La France voltairienne et la France -napoléonienne sont la même France, avec deux Églises. Napoléon III -a dit de Napoléon Ier qu'il avait été l'exécuteur testamentaire de -la Révolution[125]. C'est une grande parole: or, qui avait dicté le -testament? - -Voltaire et Napoléon ont fait le dix-neuvième siècle; le premier, -un grand esprit, a donné la lumière; le second, un grand génie, a -débrouillé le chaos. - -Voltaire avoue à chaque page de son œuvre qu'il n'est pas maître de -lui. Il se croit de la famille de ces esprits dont les actions sont -écrites là-haut. Il a ruiné mathématiquement le fatalisme. Mais si le -premier venu est libre de faire le bien et le mal, l'homme de génie a -une étoile, parce qu'il travaille pour Dieu, même si c'est un athée. -Une invisible destinée conduit Voltaire. Jeune, il quitte le lit de -sa maîtresse pour armer la raison; mourant, il soulève la pierre du -sépulcre pour plaider la cause des sacrifiés. - -C'est l'histoire de Napoléon, qui va de conquêtes en conquêtes sans -pouvoir s'arrêter. Le héros, qui n'avait que son épée, ne se contentera -pas tout à l'heure d'être maître de la France; il voudra conquérir le -monde. C'est l'esprit de la révolution qui le pousse, la révolution -qui a trouvé son homme pour faire le tour du globe. Le soldat français -sera le peuple initiateur, le peuple martyr, le peuple apôtre. Il -ira semer son sang jusqu'aux sables des Pyramides, jusqu'aux neiges de -Moscou. - -Napoléon, c'est le peuple fait empereur. Quand il monte sur le trône de -France, il y fait monter la Révolution avec lui. Le pape, qui vient de -le sacrer, sacre la Révolution. Le peuple se salue et se reconnaît tous -les jours en passant sous le balcon des Tuileries. «Savez-vous pourquoi -ils m'aiment? c'est que je suis le peuple couronné,» disait Napoléon à -Benjamin Constant. - -Waterloo, c'est la revanche des rois. Quand on jette Napoléon à -Sainte-Hélène, il semble que la France soit jetée elle-même sur le -rocher anglais. Les vieux débris tentent vainement de reconstituer le -monument du passé. Le peuple souffre et n'a plus foi; le peuple demande -son empereur, vivant ou mort. Sa grande armée se retrouvera debout, -comme le grenadier de Henri Heine: «Je resterai dans ma tombe comme une -sentinelle, avec ma croix sur le cœur et mon fusil à la main, et quand -il passera à cheval je sortirai tout armé du tombeau pour le défendre, -lui, l'Empereur.» - -Cependant, où est Voltaire. Il est redevenu ambassadeur avec -Talleyrand, et roi de France avec Louis XVIII, ce qui ne l'empêche pas -de chanter des chansons dans la mansarde de Béranger; d'écrire des -pamphlets dans la vigne de Paul-Louis Courier; de monter à la tribune -avec le général Foy et Benjamin Constant; de courir toujours le monde -et de s'appeler tour à tour Gœthe et Byron[126]; de hanter le Vatican -et de rattacher l'école d'Athènes à l'école de Voltaire. - -Je reconnais aujourd'hui Voltaire dans chaque génération, dans ses -ennemis comme dans ses amis. Joseph de Maistre et Louis Veuillot ont -ri du rire de Voltaire contre les voltairiens. Henri Heine a bu la -raillerie dans la coupe de Candide; Alfred de Musset paraphrase _les -Vous et les Tu_; Proudhon, fils de Jean-Jacques, a été baptisé par -Voltaire[127]. Victor Hugo appelait, il y a vingt ans, Voltaire un -singe de génie; mais l'esprit de Voltaire a pénétré le génie de Victor -Hugo, qui est maintenant en train de sacrer - - «Celui qui dépensa le génie en esprit.» - -A l'Académie, tout nouveau venu salue Voltaire roi de l'opinion -publique et roi de l'esprit humain. Ainsi a fait hardiment Ponsard, -ainsi a fait bravement Émile Augier. L'Académie elle-même n'a-t-elle -pas dit, par la bouche éloquente de M. de Salvandy: «Ce que Voltaire a -détruit tombait en ruines, ce qu'il a fondé est indestructible[128].» - -Et, pourtant, un jour est venu où la France tout entière, épouvantée de -ces révoltes qui l'ont conduite à l'échafaud, qui l'ont frappée de mort -à la retraite de Russie, qui l'ont assassinée à Waterloo, un jour est -venu où la France a répudié Voltaire comme son mauvais génie, a menacé -son tombeau et a expatrié son esprit. C'était en 1815. Il avait beau -crier: «C'est moi qui suis Voltaire, c'est moi qui suis Paris, c'est -moi qui suis la France, c'est moi qui suis le monde. J'ai été de toutes -les victoires de Bonaparte, j'ai veillé sous sa tente pour le protéger -même lorsqu'il me condamnait. Ces victoires perdues pour la France -sont des conquêtes éternelles pour l'humanité, car nous avons ensemble -labouré la terre par un sillon de lumière.» Il avait beau crier, on le -condamnait. Et pendant que Napoléon s'en allait à Sainte-Hélène, César -sans épée, mais malgré lui César encyclopédiste, Voltaire s'envolait en -Allemagne, tout droit chez Gœthe, avec les vestiges du dernier drapeau -de Waterloo. - -Mais c'est en vain que la France peu à peu reprise par les ténèbres, -la France humiliée devant les rois de l'Europe qu'elle a si longtemps -humiliés, défend à Voltaire de revenir jamais. Elle lui ferme les -colléges, parce qu'elle se dit que pour ce fléau de l'Église, la -jeunesse est une vaillante armée; elle réveille contre lui les haines -apaisées; elle met à toutes les frontières quatre hommes et un caporal -pour défendre le passage à l'impie. Mais voilà qu'un jour l'impie est -revenu. L'imprimerie donne des millions d'ailes à son verbe; les deux -mondes réapprennent leurs droits à son école. Et un soir de distraction -il entre au cabaret. Le roi Voltaire se fait peuple pour chanter les -airs du soldat et de l'ouvrier, les airs connus mais toujours nouveaux -qui disent le courage et l'amour. Le ci-devant gentilhomme du roi Louis -XV verse à boire au peuple de 1815, pour lui verser à plein verre le -patriotisme et la liberté. Et voilà que toute la France chante avec -lui. Et voilà qu'un cri du cœur part et retentit dans tous les cœurs. -La France qu'il a réveillée, la France lève la tête en chantant le -_Vieux drapeau_. - -Le vieux drapeau, ce n'est pas seulement la bannière qui conduisait à -la victoire les volontaires de 92 et les grenadiers de Napoléon; le -vieux drapeau, c'est aussi le drapeau de Voltaire, car si les héros -y ont inscrit le mot _Patrie_, Voltaire y a inscrit le mot _Esprit -humain_. - - -NOTES: - -[124] Voltaire a dit de Rivarol comme on avait dit de Voltaire: «C'est -le Français par excellence.» Voltaire disait plus justement encore: -«C'est un Français d'Italie.» - -[125] Au commencement de la Révolution, c'est Voltaire qui prédomine; -après lui, Jean-Jacques vient, Jean-Jacques est remplacé par Diderot. -Voltaire siége à la Constituante, Jean-Jacques préside à la fête de -l'Être suprême, Diderot assiste aux fêtes de la Raison. - -[126] Lord Byron, un peu fils de Voltaire, l'a reconnu avec un accent -d'amour filial: «Voltaire a été appelé un _écrivain superficiel_ par -ce même homme, de cette même école qui appelle l'Ode de Dryden une -_chanson d'homme ivre_; cette _école_, avec tout son bagage d'épopée et -d'excursions, n'a rien produit qui vaille ces deux mots dans _Zaïre_: -_Vous pleurez!_ ou un seul discours de _Tancrède_. Toute la vie de ces -apostats, de ces renégats, avec leur morale au thé et leurs trahisons -politiques, ne peut offrir, malgré leurs prétentions à la vertu, une -seule _action_ qui égale ou approche la défense de la famille de Calas -par ce grand et immortel génie, Voltaire l'universel!» - -[127] Chez Voltaire, tout disparaît devant l'homme; chez Proudhon, -l'homme lui-même disparaît. - -[128] Où n'est-il pas, ce fanatique de la raison? Il conte avec -Mérimée, il écrivit l'histoire avec Thiers, il raille avec Gozlan, il -raisonne avec Karr, il s'indigne avec Michelet, il bataille avec About. -Je le sens là qui me tempère aux jours d'enthousiasme en me rappelant -que «il faut rire de presque tout». - - - - -XVII. - -LA COMÉDIE VOLTAIRIENNE. - - -La vie de Voltaire est une comédie en cinq actes et en prose--une belle -comédie à la Molière avec des tableaux à la Shakspeare,--où rayonne la -raison humaine dans le génie français. - -Le premier acte de la comédie voltairienne se passe à Paris avec les -grands seigneurs et les comédiennes; il commence aux fêtes du prince de -Conti et finit à la mort de mademoiselle Lecouvreur. C'est un imbroglio -où la folie française s'éclaire çà et là du rayonnement tempéré de la -raison anglaise. C'est l'époque de la Bastille et de l'exil; mais c'est -l'âge des premiers triomphes du poëte et des premières aventures de -l'amoureux. Tout le monde a de l'esprit, même quand il faut avoir du -cœur. On entre sur la scène en riant de tout, même des dieux. Voltaire -est déjà l'ami des rois et l'ennemi de leur royauté, car il pressent la -sienne. Comme les dieux de l'Olympe, il a franchi l'espace en trois pas. - -Le second acte, plus reposé, mais non pas plus sévère, où l'amour -joue encore son rôle, se passe au château de Cirey et à la cour du -roi Stanislas. Ce second acte peut s'appeler l'amour de la science -et la science de l'amour. Voltaire et la marquise du Chastelet ont -retrouvé le paradis perdu, et ils mangent la pomme jusqu'à l'amertume. -Apollon ne joue pas de la lyre, et Daphné, au lieu de se cacher dans -les chastes ramées, meurtrit son sein sous les livres de géométrie. -Leur amour n'est bientôt qu'une fumée sans feu. Le mari joue les -Sganarelle, mais l'amant finit par les jouer à son tour; car le jour où -Voltaire ramène ses passions sur le rivage, comme le nautonier prudent -ramène son navire quand le vent va manquer aux voiles, Saint-Lambert, -imprudent comme la jeunesse, emporte en pleine mer la maîtresse de -Voltaire, qui meurt bientôt au premier tourbillon. - -Que si on trouve que ces deux premiers actes de la comédie durent trop -longtemps, je répondrai: J'aurais voulu les faire bien plus longs; car -il a raison le poëte Sainte-Beuve qui a dit: «Ce n'est pas tant la vie -qui est courte, c'est la jeunesse.» - -Le troisième acte se passe à la cour de Frédéric II, à Berlin, à -Potsdam, à Sans-Souci, où Voltaire donne des leçons de grammaire et -prend des leçons de philosophie. C'est une caricature du Sunium et -du Palais-Royal. On parle mal de la sagesse et on ne soupe pas bien. -L'Académie de l'algèbre tient trop de place à cette cour sans femmes et -sans Dieu. Voltaire joue son rôle avec toutes ses grâces diaboliques, -avec tout son esprit surhumain, avec toutes ses colères de lion -apprivoisé. Mais le Salomon du Nord a des griffes plus longues que les -siennes, il les montrera dès qu'il aura vu le fond de la poétique de -Voltaire;--et le courtisan s'enfuit pour faire à son tour le métier de -roi,--le seul métier qui fût possible en ce temps-là. - -Le quatrième acte se joue à Fernex. Le roi Voltaire prend pied du même -coup dans quatre pays, en attendant qu'il règne partout. Il a une cour, -il a des vassaux, il a des curés; il bâtit une église et baptise tous -les catéchumènes de la philosophie de l'avenir; il apprend l'amour -aux puritaines de Genève; il dote la nièce de Corneille; il venge la -famille de Calas, il plaide pour l'amiral Byng, pour Montbailly, pour -La Barre, pour tous ceux qui n'ont pas d'avocat; il joue _Mahomet_ et -_César_, ce qui fait que son ennemi Jean-Jacques lui écrit: «Je vous -hais, parce que vous avez corrompu ma république en lui donnant des -spectacles.» - -Le cinquième acte se passe à Paris, comme le premier. Mais cet homme -qui, au début de l'action, était embastillé, proscrit, bâtonné, revient -en conquérant. Tout Paris se lève pour le saluer; l'Académie croit -qu'Homère, Sophocle et Aristophane sont revenus sous la figure de -Voltaire; la Comédie le couronne de l'immortel laurier. Mais il est -bien question du poëte à cette heure suprême! Paris tout entier le tue -dans ses embrassements, ce roi de l'opinion qui lui apporte en mourant -la conquête des droits de l'homme. Ah! ce fut un beau triomphe, car -c'est du jour de la mort de Voltaire que le roi Tout-le-monde a pris sa -place au banquet de la vie. - -La moralité de cette comédie fut révélée en ce grand jour de fête qui -s'appela l'_Apothéose de Voltaire_; car ce jour-là la Révolution était -faite, et on reconnut les conquêtes impérissables de celui qui s'est -résumé par ces deux mots: _Dieu et la Liberté!_ - - - - -APPENDICE. - - -I. - -LE TESTAMENT DU ROI VOLTAIRE. - - -Voltaire a légué à la France la Révolution de 1789, à l'Europe la haine -des ténèbres, à l'humanité l'évangile du bien, au monde la monnaie de -l'esprit. - -Tous les philosophes, de Platon à Descartes, avaient bâti des châteaux -de fées et combattu des chimères. Voltaire éleva le temple de l'esprit -humain et combattit «les monstres de la superstition». - -On a dit qu'il aurait mieux fait de mourir sans testament, comme on a -dit de Jean-Jacques qu'il aurait mieux fait de mourir sans confession. -Voltaire, en effet, écrivit à son dernier jour un testament sous la -dictée de sa nièce, où il oubliait les pauvres parce que madame Denis -était insatiable. Mais était-ce bien là le testament de Voltaire? - -Non, le testament d'un homme de génie, c'est son œuvre. - -Une bonne fortune m'a mis entre les mains les derniers papiers de -Voltaire--des pensées écrites au jour le jour, souvent pendant les -heures blanches de la nuit,--les dernières malices de ce démon sans -repentir, les dernières vérités tombées de cette grande âme. - -J'ai cherché dans toutes les pages de Voltaire sans retrouver ces -pensées, à part quelques-unes recueillies dans le _Dictionnaire -philosophique_. Je les donne dans le beau désordre où je les trouve, -comme le graveur qui traduit une ébauche de maître sans oser corriger -les fautes du dessin. - -On retrouve ici le Voltaire universel: religion, amour, philosophie, -littérature, beaux-arts, histoire: toutes les capitales et toutes les -provinces du roi tyrannique de l'esprit humain. - - * * * * * - -Il ne faut pas forcer le peuple; c'est une rivière qui se creuse -elle-même son lit; on ne peut faire changer son cours. - - * * * * * - -Il en est des différents ouvrages comme de la vie civile. Les affaires -demandent du sérieux, et le repas de la gaieté. Mais aujourd'hui on -veut tout mêler: c'est mettre un habit de bal dans un conseil d'État. -Il faut qu'il y ait des moments tranquilles dans les grands ouvrages, -comme dans la vie après les instants de passion. - - * * * * * - -Pourquoi dit-on toujours _mon Dieu_ et _notre Dame_? - - * * * * * - -L'auteur le plus sublime doit demander conseil. Moïse, malgré sa nuée -et sa colonne de feu, demandait le chemin de Jéthro. - - * * * * * - -Inscription pour une estampe représentant des gueux. - -REX FECIT. - - * * * * * - -Nous sommes esclaves au point que nous ne pouvons nous empêcher de nous -croire libres. - - * * * * * - -Un médecin croit d'abord à toute la médecine; un théologien à toute sa -philosophie. Deviennent-ils savants? ils ne croient plus rien; mais les -malades croient et meurent trompés. - - * * * * * - -O grandeur des gens de lettres! Qu'un premier commis fasse un mauvais -livre, il est excellent; que leur confrère en fasse un bon, il est -honni. - - * * * * * - -Celui qui a dit qu'il était le très-humble et très-obéissant serviteur -de l'occasion a peint la nature humaine. - - * * * * * - -Le bonheur est un état de l'âme; par conséquent il ne peut être -durable. C'est un nom abstrait composé de quelques idées de plaisir. - - * * * * * - -Turc, tu crois en Dieu par _Mahomet_; Indien, par _Fo-hi_; Japonais, -par _Xa-ca_, etc. Eh! misérable, que ne crois-tu en Dieu par toi-même? - - * * * * * - -Qui doit être le favori d'un roi? Le peuple: mais le peuple parle trop -haut. - - * * * * * - -L'amour est de toutes les passions la plus forte, parce qu'elle attaque -à la fois la tête, le cœur et le corps. - - * * * * * - -Il faut avoir une religion, et ne pas croire aux prêtres; comme il faut -avoir du régime, et ne pas croire aux médecins. - - * * * * * - -Il n'y a point d'avare qui ne compte faire un jour une belle dépense: -la mort vient et fait exécuter ses desseins par un héritier. C'est -l'histoire de plus d'un roi de ma connaissance. - - * * * * * - -Plusieurs savants sont comme les étoiles du pôle, qui marchent toujours -et n'avancent point. - - * * * * * - -On dit des gueux qu'ils ne sont jamais hors de leur chemin; c'est -qu'ils n'ont point de demeure fixe. Il en est de même de ceux qui -disputent sans avoir des notions déterminées. - - * * * * * - -L'homme doit être content, dit-on; mais de quoi? - - * * * * * - -L'abbé de Saint-Pierre a voulu la paix universelle: il ne connaissait -pas les lois du monde: - -Un homme éternue; un chien épouvanté mord un âne; l'âne renverse la -faïence d'un pauvre homme; la faïence renversée blesse un petit enfant. -Procès. - - * * * * * - -Nous traitons les hommes comme les lettres que nous recevons; nous les -lisons avec empressement, mais nous ne les relisons pas. - - * * * * * - -Qui a dit que les paroles sont les jetons des sages et l'argent des -sots? - - * * * * * - -L'ennuyeux est la torpille qui engourdit, et l'homme d'imagination est -la flamme qui se communique. - - * * * * * - -La plupart des hommes pensent comme entre deux vins. N'est-ce pas, -monsieur de Maurepas? - - * * * * * - -Le lit découvre tous les secrets: _Nox nocti indicat scientiam_. - - * * * * * - -Cromwell disait qu'on n'allait jamais si loin que quand on ne savait -plus où on allait. - - * * * * * - -Πολιτικοϛ signifiait citoyen: il signifie aujourd'hui ennemi des -citoyens. - - * * * * * - -Prière des pèlerins de la Mecque: «Mon Dieu, délivre-nous des visages -tristes!» Ces pèlerins-là avaient été à Pompignan. - - * * * * * - -On peut dire de la plupart des historiens d'aujourd'hui ce que disait -Balzac de La Motte Le Vayer: «Il fait le dégât dans les bons livres.» - - * * * * * - -On s'est réduit partout à la vie simple. La semaine sainte de Rome et -le carnaval de Venise n'ont plus de réputation. On va au bal comme à la -messe, par habitude. - - * * * * * - -Les avares sont comme les mines d'or qui ne produisent ni fleurs -ni feuillages.--L'honneur est le diamant que la Vertu porte au -doigt.--La plus grande des dignités pour un homme de lettres est sa -réputation.--Peser le mérite des hommes! il faudrait avoir la main bien -forte pour soutenir une telle balance.--La science est comme la terre; -_on n'en_ peut posséder qu'un peu. - -Un républicain aime plus sa patrie que ne le fait le sujet d'un roi, -parce qu'on aime plus son bien que celui d'autrui. - - * * * * * - -Pénétration, science, invention, netteté, éloquence, voilà l'esprit. - -L'âme est un timbre sur lequel agissent cinq marteaux; chacun frappe en -un endroit différent. Il n'y a pas de point mathématique; donc l'âme -est étendue, donc elle est matérielle. Dois-je dépouiller un être de -toutes les propriétés qui frappent mes sens, parce que l'essence de -cet être m'est inconnue? Il se peut faire que nous devenions quelque -chose après notre mort: une chenille se doute-t-elle qu'elle deviendra -papillon? - - * * * * * - -Ceux qui se rendent au dernier avis sont comme ces Indiens qui -croyaient qu'on allait au ciel avec ses dernières pensées. - - * * * * * - -Tout corps animé est un laboratoire de chimie. _Deus est philosophus -per quem._ - - * * * * * - -Quand Roland eut repris son sens commun, il ne fit presque plus rien. -Belle leçon pour finir en paix sa vie! - - * * * * * - -Les poëtes, qui ont tout inventé excepté la poésie, ont inventé les -enfers et s'en sont moqués les premiers. - - _Felix qui potuit rerum cognoscere causas, - Atque metus omnes et inexorabile fatum - Subjecit pedibus, strepitumque Acherontis avari!_ - - * * * * * - -Les rois sont trompés sur la religion et sur les monnaies, parce que -sur ces deux articles il faut compter et s'appliquer. La philosophie -seule peut rendre un roi bon et sage. La religion peut le rendre -superstitieux et persécuteur. - - * * * * * - -On demandait grâce à Épaminondas pour un officier débauché; il la -refuse à ses amis et l'accorde à une courtisane. - - * * * * * - -Christophe Colomb devine et découvre un nouveau monde: un marchand, un -passager lui donne son nom. Bel exemple des quiproquo de la gloire! - - * * * * * - -Ambassade d'un peuple de sauvages à Cortez: «Tiens, voilà cinq -esclaves: si tu es dieu, mange-les; si tu es homme, voilà des fruits et -des coqs d'Inde.» - - * * * * * - -Réponse d'un roi de Sparte à des orateurs de Clazomène: «De votre -exorde il ne m'en souvient plus; le milieu m'a ennuyé; et quant à la -conclusion, je n'en veux rien faire.» C'est la réponse de Dieu aux -suppliques des dévots. - - * * * * * - -Le roi Amasis, parvenu d'une condition servile au trône, fit fondre une -cuvette dans laquelle il se lavait les pieds, et en fit un dieu. - - * * * * * - -On ne dit guère aujourd'hui un _philosophe newtonien_, parce qu'à -l'attraction près, qui est si probable, tout est démontré dans -Newton, et que la vérité ne peut porter un nom de parti. On dirait -les _philosophes cartésiens_, parce que Descartes n'avait que des -imaginations, et que ceux qui suivaient sa doctrine étaient du parti -d'un homme--et non de la vérité. - - * * * * * - -Aristote était un grand homme, sans doute; mais que m'importe? je n'ai -rien à apprendre de lui. C'était un grand génie, je le veux: mais -il n'a dit que des sottises en philosophie.--Manco-Capac et Odin, -Confucius, Zoroastre, Hermès, auraient peut-être été de nos jours de -l'Académie des sciences. L'homme de génie serait tombé aux pieds du -savant. - - * * * * * - -Le siècle présent n'est que le disciple du siècle passé. On s'est fait -un magasin d'idées et d'expressions où tout le monde puise. - - * * * * * - -Le père Tournon a fait six volumes de l'_Histoire des dominicains_!--et -je n'en ai fait que deux de celle de Louis XIV! Et j'en ai fait un de -trop. - - * * * * * - -Il n'y a pas une idée fixe dans Homère; il y en a mille dans le Tasse. - -Vous voulez connaître le Dante. Les Italiens l'appellent divin; mais -c'est une divinité cachée; peu de gens entendent ses oracles; il a des -commentateurs, c'est peut-être encore une raison de plus pour n'être -pas compris. Sa réputation s'affermira toujours, parce qu'on ne le lit -guère. Il y a de lui une vingtaine de traits qu'on sait par cœur: cela -suffit pour s'épargner la peine d'examiner le reste. - -Quel est l'homme le plus heureux? Ce n'est ni moi, ni vous. Est-ce -Archimède ou Nomentanus? - -Je suppose qu'Archimède a un rendez-vous la nuit avec sa maîtresse. -Nomentanus a le même rendez-vous à la même heure. Archimède se présente -à la porte; on la lui ferme au nez; et on l'ouvre à son rival, qui -fait un excellent souper, pendant lequel il ne manque pas de se moquer -d'Archimède, et jouit ensuite de sa maîtresse, tandis que l'autre reste -dans la rue, exposé au froid, à la pluie et à la grêle. Il est certain -que Nomentanus est en droit de dire. «Je suis plus heureux cette nuit -qu'Archimède, j'ai plus de plaisir que lui;» mais il faut qu'il ajoute: -Supposé qu'Archimède ne soit occupé que du chagrin de ne point faire -un bon souper, d'être méprisé et trompé par une belle femme, d'être -supplanté par son rival, et du mal que lui font la pluie, la grêle et -le froid. Car si le philosophe de la rue fait réflexion que ni une -catin ni la pluie ne doivent troubler son âme; s'il s'occupe d'un beau -problème, et s'il découvre la proportion du cylindre, de la sphère, il -peut éprouver un plaisir cent fois au-dessus de celui de Nomentanus. - - * * * * * - -Dans les temps les plus raffinés, le lion d'Ésope fait un traité avec -trois animaux, ses voisins. Il s'agit de partager une proie en quatre -parts égales. Le lion, pour de bonnes raisons qu'il déduira en temps et -lieu, prend d'abord trois parts pour lui seul, et menace d'étrangler -quiconque osera toucher à la quatrième. C'est là le sublime de la -politique. - - * * * * * - -Qui est-ce qui disait que son fils allait étudier, et qu'il prêchait en -attendant? - -Tous les siècles se ressemblent-ils? Non; pas plus que les différents -âges de l'homme. Il y a des siècles de santé et de maladie. - - * * * * * - -La raison a fait tort à la littérature comme à la religion; elle l'a -décharnée. Plus de prédictions, plus d'oracles, de dieux, de magiciens, -de géants, de monstres, de chevaliers, d'héroïnes. La raison seule -ne peut faire un poëme épique. Ah! si le Tasse avait traversé la -_Henriade_! - - * * * * * - -On a une patrie sous un bon roi, on n'en a point sous un méchant. - -Où fut la patrie d'Attila et de cent héros de ce genre, qui en courant -toujours n'étaient jamais hors de leur chemin? - -Le premier qui a écrit que la patrie est partout où l'on se trouve bien -est, je crois, Euripide dans son _Phaéton_. - - * * * * * - -Il est triste que souvent pour être bon patriote on soit l'ennemi du -reste des hommes. L'ancien Caton, ce bon citoyen, disait toujours en -opinant au sénat: «Tel est mon avis, et qu'on ruine Carthage.» Être bon -patriote, c'est souhaiter que sa ville s'enrichisse par le commerce, -et soit puissante par les armes. Il est clair qu'un pays ne peut -gagner sans qu'un autre perde, et qu'il ne peut vaincre sans faire des -malheureux. - - * * * * * - -Celui qui brûle de l'ambition d'être édile, tribun, préteur, consul, -dictateur, crie qu'il aime sa patrie, et il n'aime que lui-même. Chacun -veut être sûr de pouvoir coucher chez soi, sans qu'un autre homme -s'arroge le pouvoir de l'envoyer coucher ailleurs. Chacun veut être sûr -de sa fortune et de sa vie. Tous formant ainsi les mêmes souhaits, il -se trouve que l'intérêt particulier devient l'intérêt général: on fait -des vœux pour la république, quand on n'en fait que pour soi-même. - - * * * * * - -Quand nous avons découvert l'Amérique, nous avons trouvé toutes les -peuplades divisées en républiques; il n'y avait que deux royaumes dans -toute cette partie du monde. De mille nations, nous n'en trouvâmes que -deux subjuguées. - - * * * * * - -On aime la gloire et l'immortalité, comme on aime sa race qu'on ne peut -voir. - - * * * * * - -La religion est comme la monnaie, les hommes la prennent sans la -connaître. - - * * * * * - -Confucius dit: «Jeûner, vertu de bonze; secourir, vertu de citoyen.» - - * * * * * - -Les grammairiens sont pour les auteurs ce qu'un luthier est pour un -musicien. - - * * * * * - -Belles paroles de Suzanne de Suze en mourant: «Grand Dieu, je t'apporte -quatre choses qui ne sont pas dans toi: le néant, la misère, les fautes -et le repentir.» - - * * * * * - -Les paroles sont aux pensées ce que l'or est aux diamants; il est -nécessaire pour les enchâsser, mais il en faut peu. - - * * * * * - -Lord Peterborough, en voyant Marly, dit: «Il faut avouer que les hommes -et les arbres plient ici à merveille.» - -Il disait de George Ier: «J'ai beau appauvrir mes idées, je ne puis me -faire entendre de cet homme.» - -Et pourtant Milord ne se faisait entendre de mademoiselle Lecouvreur -qu'à force d'or. - - * * * * * - -Un protestant avait converti sa première femme; il ne put convertir la -seconde: ses arguments n'étaient plus si forts. Newton faisait souvent -ce conte. - - * * * * * - -Il est aisé de tromper les savants. Michel-Ange fait une statue que -tous les connaisseurs prennent pour une antique. Boulogne fait un -tableau, qu'on vend pour un Paul Véronèse; et Mignard attrapé lui dit: -«Faites donc toujours des Paul et jamais des Boulogne!» - - * * * * * - -Les rois et les ministres croient gouverner le monde. Ils ne savent pas -qu'il est mené par des capucins: ce sont les prêtres qui mettent dans -les têtes des opinions, souveraines des rois. - - * * * * * - -Le comte de Königsmark, depuis général des Vénitiens, pressé par Louis -XIV de se faire catholique, lui répondit: «Sire, si vous voulez me -donner trente mille hommes, je vous promets de rendre toute la France -turque en moins de deux ans.» - - * * * * * - -Les jansénistes ont servi à l'éloquence, et non à la philosophie. La -science de dire vaut mieux que l'art de ne pas dire. - - * * * * * - -La superstition est tout ce qu'on ajoute à la religion naturelle. -Les philosophes platoniciens affermirent la religion chrétienne; -les nouveaux philosophes l'ont détruite. Tout auteur d'une religion -nouvelle est nécessairement persécuté par l'ancienne; mais la nouvelle -persécute à son tour. La morale est la même d'un bout du monde à -l'autre. Confucius, Cicéron, Platon, le chancelier de l'Hôpital, -Locke, Newton, Gassendi, sont de la même Église. DIEU a fait l'or; les -alchimistes veulent en faire. - - * * * * * - -La force et la faiblesse arrangent le monde. S'il n'y avait que force, -tous les hommes combattraient; mais DIEU a donné la faiblesse: ainsi le -monde est composé d'ânes qui portent et d'hommes qui chargent. - - * * * * * - -Les jacobins ont une bulle qui leur ordonne de célébrer la fête de -l'immaculée Conception, et une bulle qui leur permet de n'y pas croire. -Quand ils sont docteurs, ils jurent l'immaculée; reçus dominicains, ils -l'abjurent. - - * * * * * - -Chaque nation a son grand homme: on fait sa statue d'or: on jette au -rebut les autres métaux dont l'idole était composée; on oublie ses -défauts. Voilà comme on canonise les saints; on attend que les témoins -de leurs vices soient morts. - - * * * * * - -La cause de la décadence des lettres, c'est qu'on a atteint le but: -ceux qui viennent après veulent le passer. - -Tout est devenu bien commun, tout est trouvé; il ne s'agit que -d'enchâsser. - -Le premier qui a dit que les roses ne sont point sans épines, que la -beauté ne plaît point sans les grâces, que le cœur trompe l'esprit, a -étonné. Le second est un sot. - - * * * * * - -L'amour vit de contrastes. La Béjard disait qu'elle ne se consolerait -jamais de la perte de ses deux amants: l'un était Gros-René, et l'autre -le cardinal de Richelieu. - - * * * * * - -Les protestants ont réformé l'Église romaine en la rendant plus -attentive sur elle-même; mais cette Église, devenant plus décente et -plus sévère, a anéanti le génie italien. Il n'a plus été permis de -penser en Italie. La liberté a enlevé le génie anglais; l'esclavage a -flétri l'esprit italien. - - * * * * * - -Les idées sont précisément comme la barbe; elle n'est point au menton -d'un enfant: les idées viennent avec l'âge. - - * * * * * - -Dryden, dans le _Spanish Friar_, dit: «Il reste à savoir si le mariage -est un des sept sacrements, ou un des sept péchés mortels.» - - * * * * * - -De toutes les religions, celle qui exclut le plus les prêtres de -toute autorité civile, c'est sans contredit celle de Jésus: _Rendez -à César ce qui est à César._--_Il n'y aura parmi vous ni premier ni -dernier._--_Mon royaume n'est point de ce monde._ - -Les querelles de l'Empire et du sacerdoce, qui ont ensanglanté l'Europe -pendant plus de six siècles, n'ont donc été de la part des prêtres que -des rébellions contre Dieu et les hommes, et un péché continuel contre -le Saint-Esprit. - -Depuis Calchas, qui assassina la fille d'Agamemnon, jusqu'à Grégoire -XII et Sixte V, deux évêques de Rome qui voulurent priver le grand -Henri IV du royaume de France, la puissance sacerdotale a été fatale au -monde. - - * * * * * - -Le pape prétend disposer du temporel des rois; oui, mais non pas du -temporel des savetiers. - - * * * * * - -La religion fut d'abord aristocratique; plusieurs dieux. La philosophie -la fit monarchique; un seul principe. L'inscription d'Isis est du temps -de la philosophie: «Je suis tout ce qui est et sera; nul mortel ne -lèvera mon voile.» - - * * * * * - -Ces pensées de Voltaire, retrouvées près d'un siècle après sa mort, ne -sont-elles pas un autre testament? Ne dirait-on pas qu'il rouvre son -tombeau pour nous faire entendre une fois de plus le cri de la vérité, -le cri du combat, le cri de la passion? - -Chose étrange! ce cercueil qui attend toujours son campo-santo, semble -renfermer un mort vivant. C'est Lazare qui ressuscite quand passe -l'esprit du Seigneur. Qui donc oserait écrire sur ce cercueil: _Ci-gît -Voltaire!_ - - -II. - -POÉSIES INÉDITES DE VOLTAIRE. - -Je connais plus de dix volumes de poésies et lettres de Voltaire que je -n'ai vues imprimées dans aucune édition des œuvres de l'illustre poëte. -Pourquoi ne pas les publier? pourquoi les publier? les lettres ni les -poésies ne changeraient rien à l'esprit ni à la renommée de Voltaire. -C'est toujours la monnaie bien frappée de cet or un peu pâle qui -renferme si peu d'alliage. Mais cette même monnaie n'enrichirait guère -le trésor de Fernex. - -Je ne donne ici que les vers et les lettres qui peignent quelques -heures oubliées ou inconnues de la jeunesse de Voltaire. Je n'ai pas -tous les autographes de ces pages inédites, je n'ai pour le plus grand -nombre que des copies du temps. Mais que ceux qui ne reconnaîtront plus -Voltaire me jettent la première pierre. - -Je commence par deux franches épigrammes: - - -J. B. ROUSSEAU. - - Pauvre Rousseau, vétéran rimailleur, - Comme on te berne, hélas! comme on se moque - De tes écrits! que je plains ta douleur! - Des gens de bien la haine réciproque - Était ton lot, mais sur le ton railleur - Tout honnête homme aujourd'hui te provoque. - Ton temps n'est plus; l'hiver n'a point de fleur; - Quitte la rime, Apollon te révoque: - Il t'aima peintre, et te hait barbouilleur. - -L'ABBÉ DE SAINT-PIERRE. - - N'a pas longtemps, de l'abbé de Saint-Pierre - On me montrait le buste tant parfait, - Qu'onc ne sus voir si c'était chair ou pierre, - Tant le sculpteur l'avait pris trait pour trait. - Adonc restai perplexe et stupéfait, - Craignant en moi de tomber en méprise; - Puis dis soudain: Ce n'est là qu'un portrait, - L'original dirait quelque sottise. - -Voltaire, qui était du beau monde, ne croyait pas déchoir en écrivant -les billets galants de madame d'Averne au duc d'Orléans. En voici un, à -propos d'une ceinture qu'elle avait donnée à ce prince: - - Pour la mère des Amours - Les Grâces autrefois firent une ceinture; - Un certain charme était caché dans sa tissure: - Avec ce talisman la déesse était sûre - De se faire aimer toujours. - Eh! pourquoi n'est-il plus de semblable parure? - De la même manufacture - Sortit un ceinturon pour l'amant de Vénus. - Mars en sentit d'abord mille effets inconnus: - Vénus, qui fit ce don, ne se vit pas trompée; - Aussi depuis ce temps le sexe est pour l'épée. - Les Grâces, qui pour vous travaillent de leur mieux, - Ont fait un ceinturon sur le même modèle. - Que ne puis-je obtenir des dieux - La ceinture qui rend si belle, - Pour l'être toujours à vos yeux! - -Voici des petits vers à La Condamine: - - Vos vers servent à me confondre: - Je sens que je ne puis répondre - A votre style séducteur; - C'est en vain que je veux semondre - Le Dieu du peuple rimailleur: - Lui qui m'inspire trop d'ardeur, - A présent me laisse morfondre. - Ma muse, lasse et sans chaleur, - De grands vers ne saurait plus pondre. - Je deviens un sec raisonneur, - Un métaphysique hypocondre, - Avec Pascal un chicaneur, - Un vrai philosophe de Londre. - Et je vous prierai de refondre - Et mon esprit et mon humeur; - Mais ne blâmez jamais mon cœur, - Car sur un œuf ce serait tondre. - -Je ne sais à qui sont adressés ceux-ci: - - Que toujours de ses douces lois - Le dieu des vers vous endoctrine, - Qu'à vos chants il joigne sa voix, - Tandis que de sa main divine - Il accordera sous vos doigts - La lyre agréable et badine - Dont vous vous servez quelquefois. - Que l'Amour encor plus facile - Préside à vos galants exploits, - Comme Phébus à votre style; - Et que Plutus, ce dieu sournois, - Mais aux autres dieux très-utile, - Rende par maint écu tournois - Les jours que la Parque vous file - Des jours plus heureux mille fois - Que ceux d'Horace et de Virgile. - -Cette jolie épître est datée de la cour de Sceaux: - - La paresse froide et muette - N'a point dicté l'œuvre parfaite - Où votre esprit en vers heureux - De votre cœur est l'interprète. - C'est peu pour être un bon poëte - D'être un aimable paresseux; - Que la muse la plus fertile - Joigne l'étude au sentiment: - Ce qui paraît le plus facile - Est écrit difficilement. - Parler juste, avec harmonie, - Avec esprit, sagesse et feu, - C'est un art qui n'est point un jeu; - Un rien qui semble coûter peu - Veut de la peine et du génie. - - Le dieu qui sait vous captiver, - A tant d'autres peu favorable, - Vous donna ce génie aimable - Avec l'art de le cultiver; - Et guida chez vous sur sa trace - Les devoirs, les plaisirs, les arts. - Cueillant les lauriers du Parnasse, - Arrachant les palmes de Mars, - Soyez et l'Achille et l'Homère, - Et sous les berceaux de Cypris - Chantez plus d'une Briséis; - A plus d'une vous savez plaire. - -Voici un fragment sans doute détaché d'une lettre du même temps: - - Je vois cet agréable lieu, - Ces bords riants, cette terrasse, - Où Courtin, La Fare et Chaulieu, - Loin du faux goût, des gens en place, - Pensant beaucoup, écrivant peu, - Parmi des flacons à la glace - Composaient des vers pleins de feu; - Enfants d'Aristippe et d'Horace, - Des leçons du Portique instruits, - Tantôt ils en cueillaient les fruits, - Et tantôt les fleurs du Parnasse. - Philosophes sans vanité, - Beaux esprits sans rivalité, - Entre l'étude et la paresse, - A côté de la volupté - Ils avaient placé la sagesse. - Où trouver encor dans Paris - Des mœurs et des talents semblables? - Il n'est que trop de beaux esprits, - Mais qu'il est peu de gens aimables! - -C'est une note qui résonne souvent sur le clavecin de cette muse -familière. - -Nous arrivons aux amoureuses: - - -A MADEMOISELLE DE CORSEMBLEU. - - Si ton amour n'est qu'une fantaisie, - Qu'un faible goût qui doit passer un jour, - Si tu m'as pris pour me quitter, Sylvie, - Cruelle, hélas! que je hais ton amour! - Ton changement me coûtera la vie. - Viens dans mes bras te livrer sans retour, - Que tes baisers dissipent mes alarmes, - Que la fureur de tes embrassements - Ajoute encore à mes emportements, - Que ton amour soit égal à tes charmes. - - -A MADEMOISELLE AURORE DE LIVRY - -PENDANT UNE MALADIE DE L'AUTEUR. - - Sors de mon sein, fatale maladie. - Dieux des enfers, impitoyables dieux, - N'attentez pas aux beaux jours de ma vie, - Ils sont sacrés, ils sont pour Aspasie. - Je vis pour elle et je vis pour ses yeux; - Mais si jamais son amour infidèle - Vient à s'éteindre, ou commence à languir, - Ah! c'est alors qu'il me faudra mourir; - De mon trépas reposez-vous sur elle. - -Heureusement, Voltaire ne mourut pas. - -Voltaire demeura environ trois ans en Angleterre; il a eu le temps -d'apprendre tout le bel esprit de Londres; et quand on est de la -compagnie de Bolingbroke, par exemple, on ne manque d'adresser des vers -amoureux, quand même ils ne seraient pas plus anglais que ce madrigal à -lady Hervey: - - -TO LADY HERVEY. - - Hervey, would you know the passion - You have kindled in my breast? - Trifling is the inclination - That by words can express'd. - In my silence see the lover; - True love is by silence known: - In my eyes you'll best discover - All the power of your own[129]. - -Les vers à Laura Harley exprimaient à peu près le même sentiment. - -Voltaire fut plus encore le poëte que l'amant d'Adrienne Lecouvreur. -Aussi retrouve-t-on çà et là beaucoup de mauvaises rimes voltairiennes -en l'honneur de la princesse. J'ai copié ce quatrain au bas du -portrait de mademoiselle _Lecouvreur_ peint par Santerre: - - Éloquence des yeux, du geste et du silence, - Grand art de peindre l'âme et de parler au cœur, - Quand vous embellissiez la scène de la France, - Il était une Lecouvreur. - -Voici maintenant une fable amoureuse: - - -PYGMALION. - -A MADEMOISELLE LECOUVREUR. - - Certain sculpteur, d'Amour je sais le fait, - En façonnant une sienne statue, - La tâtonnait, tout tâtonnant disait: - Que de beautés! Si cela respirait, - Que de plaisirs! Notez qu'elle était nue. - Bref, dans l'extase, et l'âme tout émue, - Laissant tomber son ciseau de sa main, - Avide, baise, admire et baise encore. - Dans ses regards, dans ses vœux incertains, - Des yeux, des mains, de tous ses sens dévore, - Presse en ses bras ce marbre qu'il adore, - Et tant, dit-on, le baisa, le pressa - (Mortels, aimez, tout vous sera possible), - Que de son âme un rayon s'élança, - Se répandit dans ce marbre insensible, - Qui par degrés devenu plus flexible, - S'amollissant sous un tact amoureux, - Promet un cœur à son amant heureux. - Sous cent baisers d'une bouche enflammée - La froide image à la fin animée - Respire, sent, brûle de tous les feux, - Étend les bras, soupire, ouvre les yeux, - Voit son amant plus tôt que la lumière. - Elle le voit, et déjà veut lui plaire, - Craint cependant, dérobe ses appas, - Se cache au jour; dompte son embarras; - En rougissant à son vainqueur se livre, - Puis, moins timide, et souriant tout bas, - Avec transport de tendresse s'enivre, - Presse à son tour son amant dans ses bras, - S'anime enfin à de nouveaux combats, - Et semble aimer même avant que de vivre. - - -ENVOI. - - O Lecouvreur, ô toi qui m'as charmé, - Puissent mes vers transmettre en toi ma flamme! - Permets qu'Amour pour moi te donne une âme. - Qui n'aime point est-il donc animé? - -Piron écrivit la même fable à mademoiselle Lecouvreur, mais elle ne -descendit pas de son piédestal pour le poëte bourguignon: elle n'aimait -que les poëtes grands seigneurs. - -Je ne veux pas, pour la gloire du poëte, transcrire ses vers à -mademoiselle Lecouvreur, quand il lui envoie pour étrennes un manteau -de lit: - - Recevez, charmante Adrienne, - Recevez ce manteau de lit. - - * * * * * - - -Que de rimes à la marquise du Chastelet: - - Un certain dieu, dit-on, dans son enfance, - Ainsi que vous confondait les docteurs; - Un autre point qui fait que je l'encense, - C'est qu'on nous dit qu'il est maître des cœurs: - Bien mieux que lui vous y régnez, Thémire, - Son règne au moins n'est pas de ce séjour; - Le vôtre en est, c'est celui de l'Amour; - Souvenez-vous de moi dans votre empire. - - * * * * * - - L'esprit sublime et la délicatesse, - L'oubli charmant de sa propre beauté, - L'amitié tendre et l'amour emporté, - Sont les attraits de ma belle maîtresse. - Vieux rêvasseurs, vous qui ne sentez rien; - Vous qui cherchez dans la philosophie - L'Être suprême et le souverain bien, - Ne cherchez plus, il est dans Émilie. - - * * * * * - - Nymphe aimable, nymphe brillante, - Vous en qui j'ai vu tour à tour - L'esprit de Pallas la savante, - Et les grâces du tendre Amour; - De mon siècle les vains suffrages - N'enchanteront point mes esprits: - Je vous consacre mes ouvrages, - C'est de vous que j'attends leur prix. - - * * * * * - - Ma flamme est un embrasement - Que tout allume et renouvelle; - La vôtre n'est qu'une étincelle - Prête à s'éteindre à tout moment: - Quel crime d'aimer faiblement! - Il vaudrait mieux être infidèle. - -Madame du Chastelet suivit le conseil de Voltaire. - -Je finis par ces quatre vers, qui sont presque une épitaphe: - - -A MADAME ***. - - Sous la couronne des vingt ans - Vous tenez le sceptre à Cythère, - Où je sais que depuis longtemps - On n'y dit plus que _feu Voltaire_. - - -III. - -LETTRES INÉDITES DE VOLTAIRE. - -J'imprime ici sans commentaire les lettres de Voltaire qui sont des -pages arrachées à l'histoire de sa jeunesse, ou qui peignent des -figures du dix-huitième siècle, comme mademoiselle Sallé, maîtresse de -Thieriot, à ses heures perdues: - - -A MADEMOISELLE DE C. - -Vous êtes comme Vénus, vous aimez la tempête. - - Le plaisir inquiet des raccommodements - Est-il fait pour les vrais amants? - Douce sérénité, sois toujours mon partage, - Préside à mon bonheur ainsi qu'à mon amour. - Ah! je n'ai pas besoin des horreurs d'un orage - Pour savoir jouir d'un beau jour. - -Je vous attends sous la figure de Minerve. - - -A THIERIOT. - -Aristote a dit que la tragédie a été instituée pour purger les -passions. Je le veux bien. Mais j'ai beau faire des tragédies, vous -avez toujours des passions. Nicolle avait donc raison, dans son -ignorance, d'écrire contre la tragédie. J'espère bien lui donner tort -par mon troisième acte. - - -A MADAME ***. - -J'irais bien, si je n'avais peur de vous y rencontrer. - - Je crains les belles et les rois, - Ils abusent trop de leurs droits, - Ils exigent trop d'esclavage. - Amoureux de ma liberté, - Je ne veux plus être arrêté - Par les chaînes que fuit le sage. - -Vous autres, vous brisez vos chaînes; mais nous, nous les traînons -toujours. - - -A THIERIOT. - ---1723.-- - -J'ai eu l'impertinence d'acheter les plus beaux tableaux de M. de -_Nocé_, et en revenant dans mon trou, et considérant mes tableaux, mes -ouvrages et moi, j'ai dit: - - Vous verrez dans ce cabinet - Du bon, du mauvais, du passable; - J'aurais bien voulu du parfait, - Mais il faut se donner au diable, - Et je ne l'ai pas encor fait. - -Adieu. Gardez-vous du parfait amour. - - ---1725.-- - -Ce matin je regardais mes tableaux. Vous ai-je dit que j'avais un -Albane? C'est le _Voyage de Vénus_. - - Le pinceau de l'Albane en ses heureux contours, - Par deux cygnes brillants qu'il attelle avec grâce, - Conduit la mère des Amours. - Le cygne est un oiseau que j'aimerai toujours; - Virgile en était un, et le divin Horace - Lui-même s'est montré le cygne du Parnasse. - -Je ne veux plus aimer que par les yeux, et je vous conseille de ne plus -tomber que dans cette volupté qu'indique saint Paul, si vous ne voulez -pas chanter bientôt le chant du cygne. Adieu. - - -AU MÊME. - -Le mardi, de mon palais de la Bastille. - -On doit me conduire demain ou après-demain de la Bastille à Calais. Je -vous attends avec impatience, mon cher Thieriot. Venez sans perdre une -heure. C'est peut-être la dernière fois que nous nous verrons. Je serai -si loin de vous à Londres! Mais enfin je verrai le soleil, s'il passe -par là. - - -A M. THIERIOT. - - Près de Londres, le 27 mai 1727. - -Mon cher Thieriot, j'ai reçu bien tard, à la campagne où je suis -retiré, votre charmante lettre du 1er avril. Vous ne sauriez imaginer -avec quel chagrin j'ai su votre maladie; mon amitié, pour ce qui vous -regarde, passe les limites d'une amitié ordinaire. Rappelez-vous le -temps où je vous écrivais que je pensais que vous deviez avoir la -fièvre parce que je sentais le frisson; ce temps est revenu. J'étais -très-malade en Angleterre quand vous souffriez tant en France, et votre -absence ajoutait encore plus d'amertume à mes souffrances. A présent -j'espère que vous êtes mieux, puisque je commence à revivre. - -Si vous êtes sérieusement dans l'intention de traduire quelque ouvrage -qui en vaille la peine, je vous conseille d'attendre encore un mois -ou deux, de prendre soin de votre santé, de vous fortifier dans la -langue anglaise et de donner le temps à l'ouvrage de M. _Pemberton_ -de paraître. Cet ouvrage est une explication claire et précise de -la philosophie de sir _Isaac Newton_, qu'il entreprend de rendre -intelligible aux hommes les plus irréfléchis et les moins exercés dans -ce genre. Il semblerait que l'auteur ait voulu principalement écrire -pour votre nation. - -Si je suis encore en Angleterre quand l'ouvrage sera publié, je -ne perdrai pas un moment pour vous l'envoyer; si j'en suis parti, -j'ordonnerai à mon libraire de vous envoyer le livre. Je pense qu'il -sera facile de le traduire, le style en étant fort simple et tous les -termes de philosophie les mêmes en français et en anglais. - -Adieu, ne parlez point de l'écrivain anonyme, ne dites pas que ce -n'est point du mylord _Bolincbroke_, ne dites pas que c'est un méchant -ouvrage, vous ne pouvez juger ni de l'homme ni de cet écrit. Je viens -d'écrire un thème anglais au chevalier _Dessaleurs_. J'ai adressé la -lettre quai des Théatins; s'il ne l'a pas reçue, il faut l'en avertir -et qu'il ne la perde pas, car j'y ai mis toute ma médecine. Adieu, -portez-vous bien. La vie n'est pas de vivre, mais de se bien porter. - - _Non vivere, sed valere vita._ - -Si vous avez besoin de vous mettre au régime de la diète, commencez -vite et observez-la longtemps. Je vivrai demain, dit le fou, -aujourd'hui c'est trop tard; le sage vécut hier; je suis le fou, soyez -le sage, et adieu. - -Avez-vous lu le petit et trop petit livre écrit par _Montesquieu_ -sur la décadence de l'empire romain? On l'appelle la décadence de -_Montesquieu_. Il est vrai que ce livre est loin d'être ce qu'il -devrait être, mais cependant il contient plusieurs choses qui méritent -d'être lues, et c'est ce qui me fâche encore plus contre l'auteur, -qui a traité si légèrement une matière si importante. Cet ouvrage est -plein d'indications. C'est moins un livre qu'une ingénieuse _table des -matières_, écrite dans un style original. Mais, pour pouvoir s'étendre -pleinement sur un pareil sujet, il faut être libre. A Londres, un -auteur peut donner un libre cours à ses pensées, ici il doit les -restreindre; nous n'avons ici que la dixième partie de notre âme. -Adieu; la mienne est entièrement attachée à la vôtre. - -J'ai eu le malheur de perdre toutes mes rentes sur l'hôtel de ville, -faute d'une formalité. Comme je fais maintenant tous mes efforts pour -les recouvrer, je crois qu'il ne serait pas prudent de faire connaître -à la cour de France que je pense et que j'écris comme un libre Anglais. -Je désire ardemment vous revoir ainsi que mes amis; mais j'aimerais -mieux que ce fût en Angleterre plutôt qu'en France. Vous qui êtes un -parfait Breton, vous devriez passer le canal et venir nous trouver. Je -vous assure de nouveau qu'un homme de votre trempe ne se déplairait pas -dans un pays où chacun n'obéit qu'aux lois et à ses propres fantaisies. -La raison est libre ici et n'y connaît point de contrainte; les -hypocondriaques y sont surtout bien venus. Aucune manière de vivre n'y -paraît étrange. On y voit des hommes qui font six milles par jour pour -leur santé, se nourrissent de racines, ne mangent jamais de viande, -portent en hiver un habit plus léger que le costume de vos dames -dans les jours les plus chauds. Tout cela est ici regardé comme une -singularité, mais n'est taxé de folie par personne. - - -AU MÊME. - - Londres, 10 mars 1729. - -N'écrivez plus à votre ami errant, parce qu'au premier moment vous le -verrez paraître. Avant que je puisse me cacher à Paris, je m'arrêterai -quelques jours dans un des villages voisins de la capitale: il est -vraisemblable que je m'arrêterai à Saint-Germain, et je compte y -arriver avant le 15. C'est pourquoi, si vous m'aimez, préparez-vous à -venir m'y trouver au premier appel. Vous pouvez emprunter une voiture -de _Nocé ex Timonis familia oriundo_, et vous pourrez demeurer avec -votre ancien ami trois ou quatre jours. Nous jouirons des premiers -jours du printemps, et nous resserrerons les liens sacrés de l'amitié. -Adieu, portez-vous bien. Attendez-moi et aimez-moi. - - -AU MÊME. - - Saint-Germain, 25 mars 1729. - -Si vous pouvez oublier quelque jour votre palais doré, vos fêtes et -_fumum et opes, strepitumque Romæ_, venez ici, vous trouverez une -chère simple et frugale, un mauvais lit, une pauvre chambre, mais il y -a un ami qui vous attend. - -Vous devriez venir à cheval, si votre _M. Nocé_ en a un à vous prêter; -j'en ferai prendre soin. - -C'est chez _Châtillon_, perruquier à Saint-Germain, rue des Récollets, -vis-à-vis des révérends pères récollets, _facchini zoccolanti_. Il faut -demander _Sansons_; il habite un trou de cette baraque, et il y en a un -autre pour vous. _Vale, veni._ - - -AU MÊME. - - Paris, 12 août 1729. - -J'irai quelque jour dîner chez Nocé, si ma misanthropie convient à la -sienne. Je ne puis sitôt aller chez mademoiselle _Lecouvreur_; les -papiers que je devais montrer au comte de _Saxe_ sont encore chez -l'ambassadeur de Suède. - -Adieu. Voici la première prose que j'ai écrite depuis huit jours, les -alexandrins me gagnent. Adieu, mon ami. - -Mandez-moi s'il est bien vrai que _Bonneval_ soit musulman. J'ai mes -raisons, parce que j'écris demain à Constantinople où j'ai plus d'amis -qu'ici, car j'y en ai deux, et ici qu'un, qui est vous; mais vous valez -deux Turcs en amitié. Adieu. - - -A M. THIERIOT, - -A LONDRES. - - Paris, 9 juillet 1732. - -Je ne vous ai pas écrit un seul mot ce mois-ci; mais il faut me le -pardonner, car j'ai été un peu affairé. J'ai fait une _Zaïre_, qui -est maintenant entre les mains des acteurs: on l'a trouvée touchante -et pleine de ce que les Français appellent _intérêt_; mon intention, -en composant cette nouvelle tragédie, était de mettre en contraste -les idées les plus tendres et les plus majestueuses que puisse -fournir notre religion, avec les effets les plus cruels et les plus -attendrissants de l'amour. Si mes amis ne me trompent pas et ne se -trompent pas eux-mêmes, cette pièce aura quelque succès. J'ai aussi -travaillé à corriger ma tragédie d'_Ériphyle_; je compte vous les -envoyer toutes deux par la prochaine occasion. Ces études continuelles -ne m'ont point empêché de penser à mes amis. J'ai vu mistress _Sallé_ -aussi souvent que je l'ai pu: elle est maintenant un peu indisposée. -La mort de son frère a blessé son cœur au vif. Les sentiments de -l'amitié et de la nature balançaient en elle ceux de l'amour. Son cœur -est fait pour la tendresse, mais il semble que tous ses sentiments -se partageaient entre son frère et vous. Maintenant que votre rival -est mort, je pense que vous régnerez seul dans le cœur de mistress -_Sallé_. Le parterre, les loges, les dames, les petits-maîtres, et -jusqu'à mademoiselle _Prévost_, étaient en extase la dernière fois -qu'elle dansa dans le nouvel opéra. Quant à moi, j'en fus étonné, et, -à mon jugement, sa danse d'_Amadis_ ne fut jamais si surprenante et si -admirable. - -Quels vers pourrais-je maintenant composer pour elle qui pussent -égaler ses talents? M. _Bernard_ a essayé de lui faire un madrigal, -mais il est loin d'avoir atteint son but. Je suis dans le même cas; je -sens qu'il faudrait dans une inscription une exactitude, une manière -abrégée de peindre, un éclair de sentiment, quelque chose de si serré -ou concis, si clair et si plein, que je désespère d'y parvenir. Je n'ai -rien trouvé que ceci: - - De tous les cœurs et du sien la maîtresse, - Elle allume des feux qui lui sont inconnus: - De Diane c'est la prêtresse - Qui vient danser sous les traits de Vénus. - -Il me semble que ces quatre vers sont au moins un tableau vrai, sinon -animé, de son talent particulier pour la danse, et de son propre -caractère. Ils répondent aussi à l'intention du peintre, qui la -représente dansante devant le temple de Diane. - - -A THIERIOT. - -J'allai hier chez votre divinité miss _Sallé_, que je trouvai méditante -avec votre frère et le jeune _Bernard_. Elle se plaignit de ma -négligence envers son portrait. _Bernard_ jura qu'il n'avait rien -écrit sur un si beau sujet. Je me sentis tout à coup inspiré par sa -présence, et j'éclatai en ces vers: - - Les feux du dieu que sa vertu condamne - Sont dans ses yeux, à son cœur inconnus; - En soupirant on la prend pour Diane, - Qui vient danser sous les traits de Vénus. - -J'espère que mylord _Bolincbroke_, M. _Pope_, M. _Gay_, mylord -_Hervey_, M. _Pulteney_, sont à présent de vos amis. Vous parlez -sûrement leur langue avec eux, et la première lettre que je recevrai de -vous sera, je le suppose, tout à fait anglaise. Vous me direz qui vous -préférez de _Ben Johnson_, _Congrève_, _Vanbrugh_ ou de _Wycherley_. -Vous vous établirez juge entre _Dryden_, _Pope_, _Addisson_ et -_Prior_. A propos, si vous avez conservé quelque souvenir de la poésie -française, je vous dirai que j'ai fait trois nouveaux actes qui seront -joués sous très-peu de jours. - -Mais j'ai à m'occuper d'un ouvrage plus galant. Hier M. _Ballot_ vint -me voir, et me mena chez M. _Lancret_, où je vis un fort joli portrait, -représentant la plus charmante prêtresse de Diane qui ait jamais paru -sur le théâtre; le portrait de mademoiselle _Sallé_ est, comme cela -doit être, meilleur que celui de _Camargo_. Cependant je trouve qu'il -manque encore quelque chose à la ressemblance, qui n'est pas parfaite. -Les vers qui doivent être gravés au-dessous devraient aussi valoir -mieux que ceux qui furent faits par M. _de La Faye_ pour _Camargo_. -Mais je ne veux point lutter contre l'aimable muse du jeune _Bernard_: -c'est un des plus assidus courtisans de mademoiselle _Sallé_, et il -faut bien qu'il chante la nymphe qu'il voit chaque jour. Quant à moi, -je n'ai pas eu le bonheur de la trouver chez elle: j'y suis allé trois -ou quatre fois, elle était toujours sortie. Je compte y retourner -aujourd'hui, et m'entretenir de vous avec votre divinité. - - -A MADAME LA DUCHESSE D'A***. - -Vous ne voulez être ni Vénus ni Minerve. Vous avez raison, c'est le -vieux monde; et Paris vaut bien l'Olympe quand vous y êtes revenue -bras dessus bras dessous avec la jeunesse et la beauté. Donc je ne -rimerai plus pour vous avec le Dictionnaire du Parnasse. - -Tout s'en va, même l'amour. Je crois que vous le cachez dans votre -oratoire. Il y a bien longtemps que je n'ai entendu ses chansons. - - Philosophe autant qu'on peut l'être, - En poursuivant la liberté, - Je regrette l'amour, mon maître, - Dure et douce captivité. - -Ah! madame, rendez-moi mon maître! - - VOLTAIRE. - - * * * * * - -Quand on a écrit sur Voltaire, on se fait pardonner tout un volume par -quelques pages de Voltaire lui-même. C'est ce que j'ai fait ici pour le -bon plaisir du lecteur et pour la belle grimace des Patouillets. - - -FIN. - - -NOTES: - -[129] Voulez-vous savoir, Hervey, la passion que vous avez allumée dans -mon cœur? Si je pouvais l'exprimer par des paroles, vous la croiriez -bien faible. Mais jugez de sa force sur mon silence: le silence prouve -le véritable amour: et seulement dans mes yeux vous découvrirez tout le -pouvoir des vôtres. - - - - -TABLE. - - - PRÉFACE DE JULES JANIN. I - PRÉFACES. XXXI--XXXIII--XXXVII - I. - LA GÉNÉALOGIE DE VOLTAIRE. 5 - II. - LA JEUNESSE DE VOLTAIRE. 14 - III. - LES FEMMES DE VOLTAIRE. 91 - IV. - DU MOUVEMENT DES ESPRITS A L'AVÉNEMENT DE VOLTAIRE. 153 - FÉNELON.--LE DUC D'ORLÉANS.--BAYLE.--MASSILLON.--FONTENELLE.--LE - CARDINAL DE FLEURY.--MONTESQUIEU. - V. - VOLTAIRE A LA COUR. 173 - VI. - LE SACRE DE VOLTAIRE. 189 - VII. - LA COUR DE VOLTAIRE. 205 - IX. - LE PEUPLE DE VOLTAIRE. 243 - X. - LES MINISTRES DE VOLTAIRE. 255 - FRÉDÉRIC LE GRAND.--LA GRANDE - CATHERINE.--DIDEROT.--D'ALEMBERT.--BUFFON.--MADAME DE - POMPADOUR.--TURGOT.--CONDORCET.--HELVÉTIUS. - XI. - LES ENNEMIS DE VOLTAIRE. 279 - XII. - VICTOIRES ET CONQUÊTES DE VOLTAIRE. 294 - XIII. - LA MORT DE VOLTAIRE. 302 - XIV. - LE DIEU DE VOLTAIRE. 318 - XV. - LES ŒUVRES DE VOLTAIRE. 338 - XVI. - LA DYNASTIE DE VOLTAIRE. 361 - XVII. - LA COMÉDIE VOLTAIRIENNE. 369 - APPENDICE. 373 - LE TESTAMENT DE VOLTAIRE.--POÉSIES INÉDITES DE VOLTAIRE.--LETTRES - INÉDITES DE VOLTAIRE. - -FIN DE LA TABLE. - - - - - CATALOGUE - DE LA LIBRAIRIE - DE B. L. GARNIER - A RIO DE JANEIRO - 69, RUA DO OUVIDOR, 69 - - -MÊME MAISON A PARIS, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6, ET PALAIS-ROYAL, 215 - - - Nº 4. - - HISTOIRE NATURELLE, GÉOLOGIE, - GÉODÉSIE, MÉTALLURGIE, - CHIMIE, PHYSIQUE, BOTANIQUE, AGRICULTURE, - HORTICULTURE, ARBORICULTURE, ETC. - -HISTOIRE NATURELLE - -=ALBUM du jeune Naturaliste=, ou l'Œuvre de la création représentée -dans une suite de 700 gravures prises dans les trois règnes de la -nature, dessinées par Jarle et accompagnées d'un texte explicatif -propre à faire connaître l'histoire naturelle, extrait de Buffon, -Lacépède, Lamarck, Latreille, Bory de Saint-Vincent, Sonnini, etc. 1 -vol. in-4 8_$_000 - -=AUDOUIN et MILNE-EDWARDS.--Traité élémentaire d'Entomologie=, ou -d'Histoire naturelle des animaux articulés. 2 vol. in-18. 3_$_000 - -=BERNARDIN DE SAINT-PIERRE.--Études de la Nature.= 1 volume in-8. 3_$_000 - -=BERQUIN.--Histoire naturelle pour la Jeunesse=, contenant l'histoire -abrégée des animaux: quadrupèdes, oiseaux, poissons, reptiles, -insectes, etc.; des plantes, fleurs et fruits; des minéraux et des -métaux; ornée de 100 gravures sur bois. 1 beau volume in-12 doré sur -tranche. 3_$_000 - -=BERTRAND= (A.).=--Lettres sur les Révolutions du Globe.= Nouvelle -édition, augmentée de notes par MM. Arago, Élie de Beaumont et A. -Brongniard. 1 vol. in-8, figures. 3_$_000 - -=BOITARD.--Le Jardin des Plantes=, description de la Ménagerie et du -Muséum d'histoire naturelle. Édition illustrée de 300 gravures. 1 -volume in-folio, br. 3_$_200 - ---Le même, riche reliure dorée sur tranche. 6_$_000 - -=--Nouveau Manuel complet du Naturaliste préparateur=, ou l'Art -d'empailler les animaux, de conserver les végétaux et les minéraux, -de préparer les pièces d'anatomie normale et pathologique; suivi d'un -traité des embaumements. 1 vol., figures. 3_$_000 - -=BOREAU.--Cours méthodique d'Histoire naturelle=, d'après les plus -célèbres naturalistes modernes. 1 vol. in-8 2_$_000 - -=BORY DE SAINT-VINCENT.--L'Homme= (_Homo_):--essai zoologique sur le -genre humain. Nouvelle édition. 2 vol. in-18, carte 6_$_000 - -=--Traité élémentaire d'Erpétologie= ou d'histoire naturelle des -reptiles. 1 vol. in-18. Atlas par madame Lamouroux 4_$_000 - -=BOUBÉE= (Nerée).--=Géologie élémentaire appliquée à l'Agriculture et à -l'Industrie=, avec un dictionnaire des termes géologiques, ou manuel de -Géologie. Nouvelle édition, augmentée. 1 vol. in-12, figures 3_$_000 - -=BOUCHARDAT.--Cours de Sciences physiques=: Histoire naturelle. 1 -volume in-8. 5_$_000 - -=--Histoire naturelle=, contenant la zoologie, la botanique, la -minéralogie et la géologie. 2 vol. in-8 7_$_000 - -=BRUYÈRES.--La Phrénologie, le Geste et la Physionomie=, démontrés -par 120 portraits, sujets et compositions gravés sur acier. 1 vol. -in-folio. 20_$_000 - -=BUFFON.--Œuvres complètes=, suivies de la classification comparée de -G. Cuvier, Lesson, etc. Nouvelle édition, revue par Richard, professeur -à la Faculté de médecine de Paris. 5 vol. grand in-8, ornés de -nombreuses gravures sur acier et coloriées - -=--Œuvres complètes=, avec les suites par M. Achille Comte, professeur -d'histoire naturelle, accompagnées de 161 planches représentant plus de -800 animaux, et d'un beau portrait de Buffon. Dessins par Victor Adam. -6 vol. grand in-8 à 2 colonnes. - -=--Œuvres complètes=, avec les extraits de Daubenton et la -classification de Cuvier. 6 vol. grand in-8 à 2 colonnes, figures -coloriées - -=--Œuvres complètes,= avec la nomenclature linnéenne et la -classification de Cuvier. Édition nouvelle, annotée par M. Flourens, -secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, membre de l'Académie -française, professeur au Muséum d'histoire naturelle. 166 planches, 800 -sujets gravés sur acier, d'après les dessins originaux de Victor Adam. -12 vol. gr. in-4 100_$_000 - - L'excellent travail de M. Flourens, les notes instructives et - pleines d'intêrêt ajoutées à Buffon par un écrivain si compétent, - donnent à cette magnifique publication un cachet spécial et font - de cette édition la véritable édition modèle des œuvres du grand - naturaliste. L'exécution matérielle du livre est splendide. La - beauté de l'impression et du papier, celle des gravures, etc., tout - se réunit pour recommander d'une façon particulière cette édition - des œuvres complètes de Buffon. - -=CANDOLLE= (De).=--Organographie végétale=, ou Description raisonnée -des organes des plantes, pour servir de suite et de développement -à la théorie élémentaire de la botanique et d'introduction à la -physiologie végétale et à la description des familles, avec 60 planches -représentant 422 figures. 2 vol. in-4. 12_$_000 - -=--Théorie élémentaire de la Botanique=, ou Exposition des principes -de la classification naturelle et de l'art de décrire et d'étudier les -végétaux. 1 v. in-4. 7_$_000 - -=CHENU=, professeur d'histoire naturelle.=--Encyclopédie d'Histoire -naturelle=, ou Traité complet de cette science, d'après les travaux -des naturalistes les plus éminents de tous les pays et de toutes les -époques: Buffon, Daubenton, Lacépède, G. Cuvier, F. Cuvier, Geoffroy -Saint-Hilaire, Latreille, de Jussieu, Brongniard, etc., etc. Ouvrage -résumant les observations des auteurs anciens, et comprenant toutes les -découvertes modernes jusqu'à nos jours. - -Les divisions suivantes de l'ouvrage sont en vente: - -=--Carnassiers=, avec la collaboration de M. E. Desmarest, préparateur -d'anatomie comparée au Muséum. 1 vol. 6_$_000 - -=--Quadrumanes.= 1 vol 6_$_000 - -=--Oiseaux=, avec la collaboration de M. des Murs, membre de plusieurs -sociétés savantes. 2 vol 12_$_000 - -=--Papillons=, avec la collaboration de M. H. Lucas, du Muséum -d'histoire naturelle, membre de la Société entomologique de France. 1 -vol. 6_$_000 - -=--Coléoptères=, Cicindelètes, Carabiques, Dytisciens, Hydrophiliens, -Sylphales et Nitidulaires, avec la collaboration de M. E. Desmarest. 1 -vol. 6_$_000 - - Chacun des volumes de ce magnifique ouvrage est enrichi de - nombreuses figures intercalées dans le texte, et de planches - gravées et tirées séparément. - -=--Leçons élémentaires d'Histoire naturelle.= Traité de Conchyliologie, -précédé d'un aperçu sur toute la zoologie. 1 volume grand in-4 -accompagné de nombreuses gravures sur bois intercalées dans le texte et -de fig. coloriées. 10_$_000 - -=CLAVEL.--Le Corps et l'Ame=, ou Histoire naturelle de l'espèce -humaine. 1 vol. in-4. 5_$_000 - -=COURS élémentaire d'Histoire naturelle=, à l'usage des colléges et des -maisons d'éducation, rédigé conformément au programme de l'Université. -Ouvrage adopté par le Conseil de l'instruction publique. 3 forts vol. -in-8 ornés de plus de 2,000 figures intercalées dans le texte 13_$_000 - -Le cours comprend: - -=--La Zoologie=, par M. Milne-Edwards, membre de l'Institut, professeur -au Jardin des Plantes 4_$_000 - -=--La Botanique=, par M. Adrien de Jussieu, membre de l'Institut, -professeur au Jardin des Plantes 5_$_000 - -=--La Minéralogie et la Géologie=, par M. F. S. Beudant, membre de -l'Institut, inspecteur des études 4_$_000 - -=CUVIER= (Georges).=--Le Règne animal=, distribué d'après son -organisation, pour servir de base à l'histoire naturelle des animaux -et d'introduction à l'anatomie comparée; nouvelle édition, accompagnée -de planches gravées représentant les types de tous les genres, les -caractères distinctifs des divers groupes et les modifications de -structure sur lesquels repose cette classification, publiée par une -réunion d'élèves de G. Cuvier: MM. Audouin, Blanchard, Deshayes, de -Quatrefages, d'Orbigny, Dugès, Duvernoy, Laurillard, Milne-Edwards, -Roulin et Valenciennes.--Le _Règne animal_ de Cuvier a été publié en -262 livraisons, format grand in-4. Il comprend 11 volumes de texte et -11 atlas ensemble de 993 planches, dont 13 sont doubles, dessinées -d'après nature et gravées en taille-douce. Les 11 tomes du texte, -brochés en 10 volumes, les 993 planches et leurs explications réunies -en 39 étuis, avec planches en noir - ---Avec les planches imprimées en couleur et retouchées au pinceau. - ---Prix d'une demi-reliure de luxe en 10 volumes de texte et 10 atlas -montés sur onglets, ensemble 20 volumes, dos et coins en maroquin, -tranche supérieure dorée - -=--Recherches sur les Ossements fossiles=, où l'on rétablit les -caractères de plusieurs animaux dont les révolutions du globe ont -détruit les espèces. 10 vol. in-fol. avec 2 atlas - -=--Discours sur les Révolutions du Globe=, avec des notes et un -appendice d'après les travaux de Humboldt, Flourens, Lyell, etc. 1 vol. -in-4, figures. 3_$_000 - -=DEBAY.--Histoire des Métamorphoses et des Monstruosités de l'Espèce -humaine.= 1 vol. in-8, br. 2_$_000 - -=--Histoire des Parfums et des Fleurs=, de leurs diverses influences -sur l'économie humaine et de leur usage dans la toilette des femmes. 1 -volume in-8, broché 2_$_000 - -=DESCOURTILS.--Flore pittoresque et médicale des Antilles=, ou Histoire -naturelle des plantes usuelles des colonies françaises, anglaises, -espagnoles et portugaises. 600 magnifiques gravures coloriées, peintes -d'après les dessins faits sur les lieux. 8 vol. in-4 100_$_000 - -=DICTIONNAIRE pittoresque d'Histoire naturelle et des Phénomènes -de la nature=, contenant l'histoire des animaux, des végétaux, des -minéraux, des météores, des principaux phénomènes physiques et des -choses naturelles, avec des détails sur l'emploi des productions des -trois règnes dans les usages de la vie, les arts et métiers et les -manufactures; rédigé par une Société de naturalistes, sous la direction -de M. F. E. Guérin. 9 vol. grand in-4 illustrés par de nombreuses -gravures sur acier - -=DICTIONNAIRE universel d'Histoire naturelle=, résumant et complétant -tous les faits présentés par les encyclopédies, les anciens -dictionnaires scientifiques, les œuvres complètes de Buffon, et -les divers traités spéciaux sur les diverses branches des sciences -naturelles; donnant la description des êtres et des divers phénomènes -de la nature, l'étymologie et la définition des noms scientifiques, -et les principales applications des corps organiques et inorganiques -à l'agriculture, à la médecine, aux arts industriels, etc., par MM. -Arago, Becquerel, Boitard, Brongniard, Alcide et Charles d'Orbigny, -Dumas, Milne-Edwards, Élie de Beaumont, Flourens, Isidore et Geoffroy -Saint-Hilaire, Humboldt, de Jussieu, Pelouze, Richard, etc., etc.; -rédigé par Charles d'Orbigny, et enrichi d'un magnifique atlas de -planches gravées sur acier et coloriées avec le plus grand soin. 13 -volumes in-4. - -=DUCHESNE.--Répertoire des Plantes utiles et des Plantes vénéneuses du -globe.= 1 vol. in-4 10$ 000 - -=DUFOUR= (L.).=--Cours élémentaire sur les Propriétés des Végétaux= et -leurs applications à l'alimentation, la médecine, la teinture, etc. 1 -volume in-8. 3_$_000 - -=DUFRESNOY.--Traité de Minéralogie.= 3 vol. in-4 et atlas. 40_$_000 - -=DUMÉRIL= (Constant).=--Éléments des Sciences naturelles.= Ouvrage -prescrit par arrêté de l'Université pour l'enseignement dans les -colléges. 2 vol. in-4, accompagnés de 33 figures gravées sur acier 8 $ -000 - -=FLORA fluminensis Regni Brasiliensis.= 11 volumes grand in-folio, -contenant 1,640 planches avec description - -=FLORE des Serres et des Jardins de l'Europe.= Description et figures -des plantes les plus rares et les plus méritantes, nouvellement -introduites sur le continent ou en Angleterre. Ce recueil paraît tous -les mois, par cahier de 10 planches coloriées et de 32 pages de texte -grand in-4 - -=FLOURENS=, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, membre de -l'Académie française, professeur au Muséum d'Histoire naturelle. - - Le monde savant a proclamé d'une voix unanime le mérite des - ouvrages de l'illustre secrétaire perpétuel de l'Académie des - sciences. La profondeur des vues, la solidité du fonds, la - netteté parfaite de l'exposition, l'élégance et la clarté du - style assignent aux livres de M. Flourens un rang élevé parmi - les chefs-d'œuvre de la science et de la littérature. Chacun des - ouvrages qui suivent se distingue par les plus sérieuses qualités, - en même temps que par un charme qui en rend la lecture aussi - attrayante que variée. - -=--Éloges historiques=, lus dans les séances publiques de l'Académie -des sciences. 2 volumes in-8 7_$_000 - -=--De la Longévité humaine= et de la quantité de vie sur le globe. 3e -édition, révue et augmentée. 1 vol. in-8 3_$_500 - -=--Histoire des travaux et des idées de Buffon.= 2e édition, revue et -augmentée. 1 vol. in-8 3_$_500 - -=--Cuvier.--Histoire de ses travaux.= 2e édition, revue et augmentée. -1 vol. in-8 3_$_500 - -=--Fontenelle=, ou de la Philosophie moderne relativement aux sciences -physiques. 1 vol. in-8 2_$_000 - -=--De l'Instinct et de l'Intelligence des Animaux.= 3e édition, -entièrement refondue et augmentée. 1 vol. in-8 2_$_000 - -=--Examen de la Phrénologie.= 3e édition, augmentée d'un essai -physiologique sur la folie. 1 vol. in-8 2_$_000 - -=--Histoire de la Découverte de la Circulation du Sang.= 1 v. in-8. 3 $ -500 - -=--Théorie expérimentale de la Formation des Os.= 1 vol. in-4, orné de -7 planches 5_$_000 - -=GEOFFROY SAINT-HILAIRE.--Principes de Philosophie zoologique=, -discutés en mars 1830 au sein de l'Académie royale des sciences. 1 -volume in-4 5_$_000 - -=GERMAIN DE SAINT-PIERRE.--Guide du Botaniste=, ou Conseils pratiques -sur l'étude de la botanique, l'usage du microscope et l'emploi du -dessin, les excursions botaniques et la recherche, la récolte, la -culture, la préparation et la conservation des plantes. 2 vol. in-8 8 $ -000 - -=GILBERT, C. A. F. MARTIN= et =CH. MARCHAL= (de Calvi).=--Précis -d'Histoire naturelle.= 2 vol. in-4 10_$_000 - -=GUIBOURT.--Histoire universelle des Drogues simples=, ou Cours -d'histoire naturelle professé à l'École de pharmacie de Paris. 4 vol. -in-4, avec 800 figures intercalées dans le texte 24_$_000 - -=HOEFER.--Dictionnaire de Botanique pratique.= 1 vol. in-8 4_$_000 - -=HOLBACH= (Baron d').=--Système de la Nature=, ou des Lois du monde -physique et du monde moral. Nouvelle édition, avec des notes et des -corrections par Diderot. 2 vol. in-4 12_$_000 - -=HOLLARD= (Henri).=--De l'Homme et des Races humaines.= 1 v. in-8. 4 $ -000 - -=--Études de la Nature=, pour concourir à l'éducation de l'esprit et du -cœur, comprenant les faits les plus importants de la physique et de la -chimie générales, de l'astronomie, de la météorologie, de la géologie, -de la botanique et de la zoologie. 4 vol. in-8 8_$_000 - -=HUMBOLDT= (Alexandre de).=--Tableaux de la Nature=, traduits de -l'allemand sur l'édition de 1849, publiée à Berlin, par Ferdinand -Hoefer. 2 volumes in-4. 8_$_000 - -=--Cosmos.= Essai d'une description physique du globe, traduit de -l'allemand par Faye. 4 vol. in-8 16_$_000 - ---Le même. 4 vol. in-4 25_$_000 - -=JOURDAN= (A. J. L.).=--Dictionnaire raisonné, étymologique, -synonymique et polyglotte des Termes usités dans les Sciences -naturelles= et la physiologie générale, l'astronomie, la botanique, -la chimie, la géographie physique, la géologie, la minéralogie, la -physique, la zoologie, etc. 2 forts vol. in-4 10_$_000 - -=JUSSIEU= (Adrien de).--=Cours élémentaire d'Histoire naturelle=, -à l'usage des colléges, des séminaires et des maisons d'éducation. -Botanique. 1 volume in-8 5_$_000 - -=LAMARCK.--Philosophie zoologique=, ou Exposition des considérations -relatives à l'histoire naturelle des animaux. 2 vol. in-4 12_$_000 - -=--Recherches sur les Causes des principaux Faits physiques.= 2 volumes -in-4 10_$_000 - -=LECOQ.--Des Glaciers et des Climats=, ou des Causes atmosphériques en -géologie. 1 vol. in-4 6_$_000 - -=LE MAOUT= (Emm.).=--Leçons élémentaires de Botanique=, fondées sur -l'analyse de 50 plantes vulgaires, et formant un traité complet -d'organographie et de physiologie végétale, à l'usage des étudiants -et des gens du monde. 2 vol. in-4, accompagnés d'un grand nombre de -gravures richement coloriées 16_$_000 - -=--Botanique, Organographie et Taxonomie=: Histoire naturelle -des familles végétales et des principales espèces, suivant la -classification de M. Adrien de Jussieu, avec l'indication de leur -emploi dans les arts, dans les sciences et le commerce. 1 magnifique -vol. in-folio, enrichi de nombreuses figures gravées sur bois et -intercalées dans le texte, et de grav. tirées à part, col., richement -relié 16_$_000 - -=--Histoire naturelle des Oiseaux=, suivant la classification de M. -Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, avec l'indication de leurs mœurs et -de leurs rapports avec les arts, le commerce et l'agriculture. Un -magnifique vol. in-folio, enrichi de nombreuses figures sur bois -intercalées dans le texte, et de gravures tirées à part, coloriées, -richement relié. 16_$_000 - -=LE MAOUT= et =DECAISNE.--Flore élémentaire des Jardins et des -Champs=, accompagnée de clefs analytiques conduisant promptement à la -détermination des familles et des genres. 2 vol. in-8 8_$_000 - -=LESSER.--Théologie des Insectes=, ou Démonstration des perfections de -Dieu dans tout ce qui concerne les insectes, traduit de l'allemand avec -des remarques par M. Lyonnet. 2 vol. in-4 avec figures 8_$_000 - -=LINK= (H. F.).=--Le Monde primitif et l'Antiquité expliqués par -l'étude de la nature=, traduit de l'allemand sur la deuxième édition, -par Clément Mullet. 2 vol. in-4 8_$_000 - -=MÉMOIRES du Muséum d'Histoire naturelle=, par les professeurs de -cet établissement. 20 vol. in-folio accompagnés d'un grand nombre de -figures 80_$_000 - -=MEYRANX.--Traité élémentaire de Mammalogie ou d'Histoire naturelle -des Mammifères=, contenant les habitudes et la classification de ces -animaux. 1 vol. in-18 et atlas 4_$_000 - -=MILNE-EDWARDS.--Éléments de Zoologie=, ou Leçons sur la nature, la -physiologie, la classification et les mœurs des animaux.--Première -partie: Introduction, anatomie et physiologie, mammifères.--Deuxième -partie: Oiseaux, poissons, animaux sans vertèbres; avec un grand nombre -de figures intercalées dans le texte - -=MOLIN= (J.-B. du).=--Flore poétique ancienne=, ou Études sur les -plantes les plus difficiles à reconnaître des poètes anciens, grecs et -latins; ouvrage où l'on trouvera l'explication des plantes ou fleurs -citées par eux, avec des notes critiques et littéraires, 1 vol. in-4 5 -$ 000 - -=MOREL DE RUBEMPRÉ.--Les Secrets de la Génération=, suivis de l'Art -d'être mère sans le concours des hommes. 2 vol 2_$_000 - -=NOUVEAU DICTIONNAIRE classique d'Histoire naturelle=, ou Répertoire -d'Histoire naturelle par ordre alphabétique des sciences naturelles et -physiques, rédigé par une société de naturalistes. Nouvelle édition, -revue et corrigée avec soin. 47 vol. in-12 et atlas 100_$_000 - -=ORBIGNY= (Alcide d').=--Mollusques vivants et fossiles=, contenant: -1º une étude générale des mollusques; 2º la monographie complète des -céphalopodes acétabulifères, avec atlas. 1 vol. in-4 10_$_000 - -=--Paléontologie des Coquilles et des Mollusques.= 1 v. et atlas in-4. -10_$_000 - -=--Prodrome de Paléontologie stratigraphique universelle des Animaux, -Mollusques et Rayonnés=, faisant suite au Cours élémentaire de -paléontologie et de géologie stratigraphiques. 3 vol. in-8 18_$_000 - -=ORDINAIRE.--Histoire naturelle des Volcans=, comprenant les volcans -sous-marins, ceux de boue et autres phénomènes analogues. 1 vol. in-4. -4_$_000 - -=PACHON= (L'abbé).=--Origine des Fossiles et des Continents=, ou -nouvelle Théorie de la terre. 1 vol. in-8 3_$_000 - -=PERCHERON= (A.).=--Bibliographie entomologique=, comprenant -l'indication par ordre alphabétique de noms d'auteurs: 1º des ouvrages -entomologiques publiés en France et à l'étranger depuis les temps -les plus reculés; 2º des monographies et mémoires contenus dans les -recueils, journaux, collections académiques françaises et étrangères; -accompagnée de notices sur les ouvrages périodiques, les dictionnaires -et les mémoires des Sociétés savantes. 2 volumes in-4 12_$_000 - -=QUATREFAGES.--Souvenirs d'un Naturaliste.= 2 vol. in-8 6_$_000 - -=RAMIÈRE D'ELVAS.--Beautés et Merveilles de la Nature au Brésil=, ou -Description pittoresque des productions, curiosités et phénomènes de -cette contrée, des mœurs et coutumes de ses habitants. 1 vol. in-12 2 $ -000 - -=RASPAIL= (F. V.).=--Nouveau Système de Physiologie végétale et de -Botanique=, fondé sur les observations développées dans le nouveau -système de chimie organique, accompagné de 60 planches, contenant près -de 1,000 figures d'analyse, dessinées d'après nature et gravées avec le -plus grand soin. 2 forts volumes in-4 et atlas 25_$_000 - -=REYNAUD.--Des Vers à soie= et de leur éducation, selon la pratique des -Cévennes. 1 vol. in-8 3_$_000 - -=RICHARD= (Achille).=--Nouveaux Éléments de Botanique et de Physiologie -végétale.= Nouvelle édition, revue, corrigée et entièrement refondue, -ornée de plus de 800 figures intercalées dans le texte. Ouvrage adopté -par le Conseil de l'Instruction publique pour l'enseignement dans les -établissements de l'Université. 1 fort vol. in-4 7_$_000 - -=--Éléments d'Histoire naturelle médicale=, contenant des notions -générales sur l'histoire naturelle, la description, l'histoire et les -propriétés de tous les aliments, médicaments ou poisons tirés des -végétaux. Nouvelle édition. 3 vol. in-4, avec 800 gravures intercalées -dans le texte 14_$_000 - -=ROQUES.--Nouveau Traité des Plantes usuelles=, spécialement appliqué -à la médecine domestique et au régime alimentaire de l'homme sain et -malade. 4 vol. in-4 16_$_000 - -=ROSE= (Henri).=--Traité pratique d'Analyse chimique=, traduit de -l'allemand par Jourdan, et accompagné de notes et additions par -Peligot. 2 v. in-4. 12_$_000 - -=SAINT-CLAIR-DUPORT.--De la Production des Métaux précieux au Mexique=, -considérée dans ses rapports avec la géologie, la métallurgie et -l'économie politique. 1 vol. in-4, avec atlas 10_$_000 - -=SAINT-HILAIRE= (Auguste).=--Flora Brasiliæ meridionalis=, ou Histoire -et description de toutes les plantes qui croissent dans les différentes -provinces du Brésil. 3 vol. in-folio avec figures - -=--Leçons de Botanique=, comprenant principalement la morphologie -végétale, la terminologie, la botanique comparée, l'examen de la valeur -des caractères dans les diverses familles naturelles. 1 fort vol. in-4 -7_$_000 - -=--Exposition des Familles naturelles et de la Germination des -plantes.= 4 vol. in-4 16_$_000 - -=SERRES= (Marcel de).=--Des Causes des Émigrations de divers Animaux=, -et particulièrement des oiseaux et des poissons. 1 vol. in-4 6_$_000 - -=SERINGE.--Flore du Pharmacien, du Droguiste et de l'Herboriste=, ou -Description des plantes médicinales spontanées ou cultivées en France, -disposées par familles. 1 vol. in-8 orné de gravures 5_$_000 - -=TOUSSENEL= (A.).=--L'Esprit des Bêtes.= Vénerie française et zoologie -passionnelle. 1 vol. in-4 6_$_000 - -=--Le Monde des Oiseaux=, ornithologie passionnelle. 3 vol. in-4 16 $ -000 - -=TURPIN.--Essai d'une Iconographie élémentaire et philosophique des -Végétaux.= 1 vol. in-4, accompagné d'un grand nombre de planches -coloriées 5_$_000 - - -GÉOLOGIE.--MÉTALLURGIE - -=AMI-BOUÉ.--Guide du Géologue-Voyageur=, sur le modèle de l'agenda -géo-gnostica de M. de Léonhard. 1 vol. in-8 4_$_000 - -=BABINET=, membre de l'Institut.=--Études et Lectures sur les Sciences -d'observation= et leur application pratique. 2 vol. in-8 5_$_000 - -=BEAUMONT= (Élie de).=--Notice sur les Systèmes de Montagne.= 3 vol. -in-12 avec figures 12_$_000 - -=--Leçons de Géologie.= 1 vol. avec figures 7_$_000 - -=BIBLIOTHÈQUE populaire=, ou l'Instruction mise à la portée de tout -le monde, contenant l'histoire de France, de Russie, du Brésil, -du Portugal, et des colonies européennes, de la Grande-Bretagne -et de Paris; l'histoire naturelle, la géographie, la mythologie, -les sciences: chimie, physique, géométrie, archéologie, arpentage, -numismatique, théorie des calculs, météorologie, physique naturelle, -droits et devoirs sociaux, agriculture dans toutes les branches, -médecine, hygiène, musique, grammaire, littérature, logique, lecture, -dictionnaire français, etc., etc. 35 vol. in-12 45_$_000 - -=BRARD. Éléments pratiques d'Exploitation des Mines=, contenant tout ce -qui est relatif à l'art d'exploiter les terrains. 1 vol. in-4 et atlas. -8_$_000 - -=--Nouveaux éléments de Minéralogie=, ou Manuel du minéralogiste -voyageur. 1 vol. in-4 8_$_000 - -=BURAT=, professeur à l'École centrale des arts et -manufactures.=--Géologie appliquée=, ou Traité de la recherche et de -l'exploitation des minéraux utiles. 1 beau vol. in-4 orné de vues -pittoresques gravées sur acier, et d'un grand nombre de dessins sur -bois intercalés dans le texte 12_$_000 - -=--De la Houille.= Traité théorique et pratique des combustibles -minéraux (houille, anthracite, lignite, etc.). 1 vol. in-4 12_$_000 - -=COMBES.--Traité de l'Exploitation des Mines.= 3 volumes in-4 avec -atlas 20_$_000 - -=D'AUBUISSON DE VOISINS.--Traité de Géognosie=, ou Exposé des -connaissances actuelles sur la constitution physique et minérale du -globe terrestre. 2 vol. in-4 14_$_000 - -=DICTIONNAIRE de Chimie et de Minéralogie=: Chimie minérale, végétale -et animale; théorie et pratique, vues philosophiques et histoire -de la chimie ancienne, du moyen âge et moderne, etc., par Jehan de -Saint-Clavien. 1 volume in-folio 8_$_000 - -=EBELMEN.--Recueil des Travaux scientifiques=, revu et corrigé par -Salvetat, précédé d'une notice sur M. Ebelmen, par E. Cheveul. -Recherches sur la chimie, la céramique, la métallurgie, la géologie, -etc. 2 vol. in-4 14_$_000 - -=FLACHAT, BARRAULT= et =PETIET.--Traité de la Fabrication de la Fonte -et du Fer=, envisagée sous les trois rapports: chimique, mécanique et -commercial. 3 vol. in-folio et atlas 150_$_000 - -=GAUTIER= (A.).=--Introduction philosophique à l'Étude de la Géologie.= -1 vol. in-4 5_$_000 - -=GEOFFROY SAINT-HILAIRE.--Principes de Philosophie géologique=, -discutés au sein de l'Académie des sciences. 1 vol. in-4 5_$_000 - -=HUGUENET= (Isidore).=--Asphaltes et Naphtes.= Considérations générales -sur l'origine et la formation des bitumes fossiles, de leurs propriétés -et de leur emploi dans les travaux publics et privés. 1 vol. in-4. 6 $ -000 - -=HUMBOLDT.--Mélanges de Géologie et de Physique générales=, traduits -par Galuski; tome 1er, accompagné d'un atlas. 16_$_000 - -=KARSTEN.--Manuel de la Métallurgie du Fer=, traduit par Culmann. 2 -vol. in-4 12_$_000 - -=LAMPADIUS= (G. A.), professeur de chimie et de métallurgie à -l'Académie des mines de Freyberg.=--Manuel de Métallurgie générale=, -suivi d'additions extraites du Supplément de Lampadius, traduit, revu, -augmenté et mis au niveau des connaissances actuelles, par G. A. -Arnault. 2 volumes in-4 avec figures 12_$_000 - -=LANDRIN=, ingénieur civil des mines.=--Dictionnaire de Minéralogie, de -Géologie et de Métallurgie.= 1 vol. in-8 4_$_000 - -=--De l'Or=, de son état dans la nature, de son exploitation, de sa -métallurgie, de son usage et de son influence sur l'économie politique. -1 volume in-8 3_$_000 - -=LE CANU= (L. R.).=--Éléments de Géologie.= 1 vol. in-4 3_$_000 - -=LECREULX.--Recherches sur la formation et l'existence des Ruisseaux, -Rivières et Torrents= qui circulent sur le globe terrestre. 1 v. -in-folio 8_$_000 - -=LYELL= (Ch.).=--Principes de Géologie=, ou Illustration de cette -science, traduit de l'anglais sur la sixième édition, par Madame Tullia -Meullien. 4 forts volumes in-8, avec un grand nombre de gravures 20 $ -000 - -=--Manuel de Géologie élémentaire=, ou Changements anciens de la terre -et de ses habitants. Édition ornée de 750 gravures. 2 vol. in-4 12_$_000 - -=MAILLE= (P. H.).=--Nouvelle Théorie des Hydrométéores=, suivie d'un -mémoire sur l'électricité et la pluviométrie. 1 vol. in-4 6_$_000 - -=MERAY.--Géos, ou Histoire de la Terre=, de sa création, de son -développement et de son organisation par l'action des causes actuelles. -Géologie philosophique. 1 vol. in-4 6_$_000 - -=ORBIGNY= (Alcide d').=--Cours élémentaire de Paléontologie et de -Géologie stratigraphique.= 2 vol. in-8 12_$_000 - -=RENOIR= (C.).=--Éléments de Géognosie.= 1 vol. in-4 4_$_000 - -=ROZET.--Traité élémentaire de Géologie.= 2 vol. in-4 et atlas 14_$_000 - -=SERRES= (Marcel de).=--De la Création de la Terre et des Corps -célestes=, ou Examen de cette question: L'œuvre de la création est-elle -aussi complète pour l'univers qu'elle le paraît pour la terre? 1 vol. -in-4 6_$_000 - -=--Essai sur les Cavernes à ossements= et sur les causes qui les y ont -accumulés. 1 vol. in-4 6_$_000 - -=--De la Cosmogonie de Moïse=, comparée aux faits géologiques. 2 vol. -in-4 12_$_000 - -=VALÉRIUS.--Traité théorique et pratique sur la Fabrication du Fer=, -avec un exposé des améliorations dont elle est susceptible. 1 v. et -atlas 10_$_000 - - -AGRICULTURE, HORTICULTURE, ARBORICULTURE, etc. - -=ALBRET= (D').=--Cours théorique et pratique de la Taille des Arbres -fruitiers.= Neuvième édition, revue et augmentée par l'auteur, dans -laquelle on trouve l'art de greffer. 1 vol. in-4, accompagné de -planches 5_$_000 - -=BOBIERRE.--Leçons élémentaires de Chimie= appliquée aux arts, à -l'industrie, à l'agriculture, à l'hygiène et à l'économie domestique. 1 -v. in-8 4_$_000 - -=BON JARDINIER= (Le).--Almanach paraissant tous les ans, contenant les -principes généraux de culture, l'indication mois par mois des travaux -à faire dans les jardins, la description, l'histoire et la culture de -toutes les plantes potagères, céréales, fourragères, économiques ou -employées dans les arts, oignons et plantes à fleurs, arbres fruitiers, -etc. 1 gros vol. in-8 de plus de 1,600 pages 6_$_000 - -=BOUSSINGAULT.--Mémoires de Chimie agricole et de Physiologie.= 1 vol. -in-4 7_$_000 - -=CAILLAT=, ingénieur des mines, professeur à l'Institut agronomique de -Grignon. - -=--Application à l'Agriculture des Éléments de Physique, de Chimie et -de Géologie.= 4 vol. in-8 8_$_000 - - Tome I. Physique et géologie.--Tome II. Chimie inorganique, - essais des marnes et analyses des terres.--Tome III. Chimie - organique.--Tome IV. Amendements et arts agricoles. - -=CARRIÈRE.--Guide du Jardinier multiplicateur=, ou Art de propager les -végétaux par semis, boutures, greffes, etc. 1 vol. in-12 3_$_000 - -=COURS complet d'Agriculture théorique et pratique=, d'Économie rurale -et de Médecine vétérinaire. Ce cours a eu pour base le travail composé -par MM. Sismondi, Bosc, Chaptal, Vilmorin, etc., membres de l'ancienne -section d'agriculture de l'Institut. Quatrième édition, revue et -corrigée. 18 vol., contenant plus de 4,000 sujets gravés, relatifs à la -grande et à la petite culture, à l'économie rurale domestique, etc., -etc. 60_$_000 - -=DENIS= et =ROUARD.--Traité complet de l'Horticulture pour les grands -et les petits Jardins=, précédé delà Botanique simplifiée. 1 vol. in-4 -6_$_000 - -=GASPARIN.--Cours d'Agriculture.= 5 vol. - -=GIRARDIN= et =DUBREUIL.--Cours élémentaire d'Agriculture=, avec 842 -figures intercalées dans le texte. 2 vol. in-8. 8_$_000 - -=JARDINIER= (Le) =des Fenêtres=, des Appartements et des petits -Jardins. 1 vol. in-12. 2_$_000 - -=LECOUTEUX.--Principes économiques de Culture améliorante.= 1 volume -in-8. 3_$_000 - -=LENOIR.--Principes élémentaires et pratiques de Géodésie=, ou Traité -complet de la division des champs, basée sur la proportionnalité, pour -partager toutes les figures, quelles que soient leurs irrégularités; -suivis d'une table des racines et de leurs carrés, etc. 1 vol. in-4. 6 -$ 000 - -=MAISON RUSTIQUE du dix-neuvième siècle=, contenant les meilleures -méthodes de culture usitées en France et à l'étranger, tous les -procédés pratiques propres à guider le cultivateur dans l'exploitation -d'un domaine rural, l'éducation des animaux domestiques, l'art -vétérinaire, la description de tous les arts agricoles, les -instruments, l'économie, l'organisation et l'administration, etc., -etc.; terminée par des tables alphabétiques et méthodiques, avec 2,500 -gravures représentant les instruments, les machines, appareils, etc., -par une réunion d'agronomes et de praticiens, sous la direction de -Bailly, Bixio et Malpeyre. 5 volumes in-folio. 35_$_000 - -=MALAGUTI= (F.).=--Leçons de Chimie agricole.= 1 vol. in-8. 3_$_000 - -=NOUVEAU MANUEL pour gouverner les Abeilles= et en retirer grand -profit, contenant plusieurs ruches de nouvelle invention: 1º les ruches -villageoises; 2º les ruches du naturaliste, de l'amateur, etc.; 3º des -procédés pour réunir ensemble plusieurs ruches faibles; 4º une méthode -très-avantageuse pour soigner les abeilles; 5º l'histoire naturelle des -abeilles. Édition revue et très-augmentée, ornée d'environ 300 figures, -par Radouan. 1 vol. in-12. 3_$_000 - -=QUINTINIE= (De la).=--Instruction pour les Jardins fruitiers et -potagers=, avec un traité des orangers, suivi de quelques réflexions -sur l'agriculture. 2 vol. in-folio. 12_$_000 - -=RASPAIL.--Cours d'Agriculture et d'Économie rurale=, à l'usage des -écoles primaires, 1 vol. in-12. 4_$_000 - -=ROYER.--L'Agriculture allemande=, ses écoles, son organisation, ses -mœurs et ses pratiques les plus récentes. 1 vol. in-4. 7_$_000 - -=YSABEAU.--Le Jardinage=, ou l'Art de créer et de bien tenir un jardin. -1 vol. in-8, br. 1_$_000 - - -PHYSIQUE, MÉTÉOROLOGIE ET CHIMIE - -=AJASSON DE GRANDSAGNE= et =FOUCHÉ.--Manuel complet de Physique et de -Météorologie.= 1 vol. in-8, orné de 6 planches 3_$_000 - -=ARCHAMBAULT= (P. J.).=--Précis élémentaire de Physique=, rédigé -conformément aux programmes de l'enseignement dans les classes de -troisième et de seconde, avec 235 gravures intercalées dans le texte. 2 -vol. in-8 6_$_000 - -=ASTRONOMIE populaire=, en tableaux transparents et coloriés. 12 -cartes. 1 vol. relié en chagrin, in-folio 10_$_000 - -=BECQUEREL.--Éléments d'Électro-chimie= appliqués aux sciences -naturelles et aux arts. 1 vol. in-4 avec planches 6_$_000 - -=--Traité de l'Électricité et du Magnétisme=, et des applications -de ces sciences à la chimie, à la physiologie et aux arts, orné de -vignettes intercalées dans le texte. 3 vol. grand in-8 18_$_000 - -=BENOIT.--Traité élémentaire et pratique des Manipulations chimiques, -et de l'Emploi du Chalumeau=, avec tableaux synoptiques des propriétés -des corps, suivi d'un dictionnaire descriptif des produits de -l'industrie susceptibles d'être analysés. 1 fort vol. in-4 6_$_000 - -=BERZELIUS.--De l'Emploi du Chalumeau dans les Analyses chimiques et -les Déterminations minéralogiques=, traduit du suédois, par Fresnel. 1 -volume in-4 6_$_000 - -=--Théorie des Proportions chimiques=, et Tables synoptiques des -poids atomiques des corps simples et de leurs combinaisons les plus -importantes. 1 volume in-4 6_$_000 - -=--Traité de Chimie minérale et végétale=, traduit par MM. Esslinger et -Hoefer, suivi du traité de chimie organique par Ch. Gerhordt, ancien -professeur de chimie. 10 gros vol. in-4, accompagnés de nombreuses -planches 60_$_000 - -=BEYNAC.--Programme détaillé des Connaissances mathématiques, physiques -et naturelles= exigées pour le baccalauréat et l'admission aux Ecoles -normale, militaire et forestière. 1 vol. in-4 4_$_000 - -=BIOT.--Précis élémentaire de Physique expérimentale.= 2 v. in-4 8_$_000 - -=BOREAU.--Éléments de Physique et de Chimie=, avec problèmes et -solutions par M. Vacher. 1 vol. in-8 2_$_000 - -=BOUCHARDAT.--Cours de Sciences physiques=, Chimie élémentaire. 1 -volume in-8 3_$_000 - -=--Cours de Sciences physiques=, Physique. 1 vol. in-8 3_$_000 - -=BOUILLET.--Dictionnaire universel des Sciences, des Lettres et des -Arts=, contenant: pour les sciences, les sciences métaphysiques et -morales, sciences mathématiques, physiques, naturelles, médicales; pour -les lettres, la grammaire, la rhétorique, les études historiques, etc.; -pour les arts, les beaux-arts et les arts d'agrément, les arts utiles, -etc., etc. 1 volume grand in-4 de près de 1800 pages 14_$_000 - -=BOUTET DE MONVEL= (R.).=--Cours de Chimie=, rédigé conformément aux -derniers programmes de l'enseignement scientifique dans les lycées, et -à celui du baccalauréat ès sciences, avec 118 gravures dans le texte. -1 fort vol. grand in-8, relié 4_$_000 - -=BRAVAIS= (A.).=--Sur les Observations des Nuages et des Vents=, faites -en 1838 et 1839, par les membres de la Commission scientifique du Nord. -1 vol. in-4 5_$_000 - -=BREGUET.--Manuel de la Télégraphie électrique=, à l'usage des employés -des chemins de fer. 1 vol. in-8, avec gravures dans le texte 2_$_000 - -=BREWER.--La Clef de la Science=, ou les Phénomènes de la nature -expliqués. 1 vol. in-8 3_$_000 - -=CABART= (C.).=--Leçons de Physique et de Chimie=, rédigées d'après les -programmes officiels d'admission à l'Ecole polytechnique et à l'Ecole -de Saint-Cyr. 1 vol. in-4 et atlas 8_$_000 - -=DEGUIN.--Cours élémentaire de Physique=, à l'usage des lycées, des -colléges et des autres établissements d'instruction publique. 2 vol. -in-4 10_$_000 - -=DESCHANEL= (Privat).=--Précis de Physique=, contenant les matières -exigées pour l'admission à l'Ecole polytechnique, avec gravures -intercalées dans le texte. 1 vol. in-4 4_$_000 - -=DESPRETZ= (C.).=--Éléments de Chimie théorique et pratique=, avec -l'indication des principales applications aux sciences. 2 vol. in-4 12 -$ 000 - -=--Traité élémentaire de Physique.= Ouvrage adopté par le Conseil de -l'instruction publique, pour l'enseignement dans les établissements de -l'Université de France. Nouvelle édition. 1 vol. in-4 avec 17 planches -7_$_000 - -=DICTIONNAIRE des Falsifications des Substances alimentaires.= 1 volume -in-8 3_$_000 - -=DUJARDIN.--Manuel complet de l'Observateur au Microscope.= Ouvrage -accompagné d'un atlas renfermant 30 planches gravées sur acier. 1 v. - -=DUMAS.--Traité de Chimie appliquée aux arts industriels.= 8 volumes -in-4 et atlas - -=--Leçons sur la Philosophie chimique=, professées au Collège de -France, recueillies par M. Bineau. 1 vol. in-4 6_$_000 - -=FISCHER.--Physique mécanique=, traduite de l'allemand par Biot, avec -des notes et appendices sur les anneaux colorés, la double réfraction -et la polarisation de la lumière. 1 vol. in-4 avec figures 6_$_000 - -=FONTENELLE= (Julia de).=--Nouveau Manuel complet de Physique -amusante=, ou nouvelles Récréations physiques, contenant une suite -d'expériences curieuses, instructives, etc. Nouvelle édition, revue, -corrigée, augmentée et ornée de planches, par Malepeyre. 1 vol. 3_$_000 - -=FOURCAULT= (Dr).=--Nouveaux Principes de Physiologie=, ou Lois de -l'organisme considérées dans leurs rapports avec les lois physiques et -chimiques. Ouvrage qui a obtenu une mention honorable de l'Académie des -sciences, dans sa séance publique de 1830. 1 vol. in-4 6_$_000 - -=GANOT.--Traité élémentaire de Physique expérimentale et appliquée, et -de Météorologie=, illustré de 475 belles gravures sur bois intercalées -dans le texte. 1 vol. in-8 5_$_000 - -=GEOFFROY SAINT-HILAIRE= (Isidore).=--Lettres sur les Substances -alimentaires=, et particulièrement sur la viande de cheval. 1 vol. in-8 -2_$_500 - -=GERHARDT= (Charles).=--Précis de Chimie organique.= 2 vol. in-4 10 $ -000 - -=--Aide-mémoire pour l'Analyse chimique=, contenant les caractères des -acides et des bases, la marche de l'analyse qualitative, les essais au -chalumeau, l'analyse des mélanges gazeux, et les principales méthodes -de dosage et de séparation, à l'usage des élèves des laboratoires de -chimie. 1 vol. in-8 3_$_000 - -=GUERIN-VARRY.--Nouveaux Éléments de Chimie théorique et pratique.= 1 -vol. in-4 5_$_000 - -=HAUY.--Traité élémentaire de Physique.= Nouvelle édition, -considérablement augmentée.--Ouvrage adopté par le Conseil de -l'instruction publique, pour l'enseignement dans les colléges. 2 vol. -avec figures 8_$_000 - -=HOEFER.--Dictionnaire de Chimie et de Physique.= 1 vol. in-8 3_$_000 - -=LASSEIGNE= (J. L.).=--Abrégé élémentaire de Chimie inorganique et -organique.= Nouvelle édition. 2 vol. in-4 12_$_000 - -=--Dictionnaire des Réactifs chimiques= employés dans toutes les -expériences, 1 vol. in-4 - -=LECOQ.--Éléments de Géographie physique et de Météorologie=, ou Résumé -des notions acquises sur les grands phénomènes et les grandes lois de -la nature, servant d'introduction à l'étude de la géologie. 1 vol. -in-8, accompagné de planches gravées 6_$_000 - -=LEHMANN.--Précis de Chimie physiologique et animale=, traduit de -l'allemand par Drion, avec 26 figures intercalées dans le texte. 1 v. -in-8 4_$_000 - -=LEVI-ALVARÈS= père.=--Les Pourquoi et les Parce que=, ou la Physique -popularisée. 1 vol. in-12, br. 1_$_000 - -=LIEBIG= (Justus).=--Lettres sur la Chimie=, considérée dans ses -applications à l'industrie, à la physiologie et à l'agriculture. -Edition française publiée par Ch. Gerhardt. 1 vol. in-8. 3_$_000 - -=--Nouvelles Lettres sur la Chimie.= 1 vol. in-8 3_$_000 - -=--Traité de Chimie organique= - -=--Traité de Chimie appliquée à la Physiologie animale.= 1 vol. 6_$_000 - -=--Chimie organique appliquée à la Physiologie végétale et à -l'Agriculture.= Traduction faite sur les manuscrits de l'auteur, par -Charles Gerhardt. 1 volume in-4 6_$_000 - -=--Manuel pour l'Analyse des Substances organiques=, traduit de -l'allemand par A. J. L. Jourdan, suivi de l'Examen critique des -procédés et des résultats de l'analyse des corps organisés. 1 volume -in-4, avec deux planches gravées 4_$_000 - -=MARTIN= (Aimé).=--Lettres à Sophie sur la Physique, la Chimie et -l'Histoire naturelle.= 2 vol. in-4 8_$_000 - -=MICROSCOPE= (Le) =à la portée de tout le Monde=, ou Description, -calcul et explication de la nature, de l'usage et de la force des -meilleurs microscopes. 1 vol. in-4 3_$_000 - -=MONTFERRIER= (A. S. D.).=--Précis élémentaire de Physique et de -Chimie.= 1 vol. in-4 5_$_000 - -=MURRAY.--Manuel de l'Électricité atmosphérique=, comprenant les -instructions nécessaires pour établir les paratonnerres et les -paragrêles, traduit de l'anglais et augmenté de notes tirées des -meilleurs auteurs, par Anatole Riffault. 1 vol. in-12 3_$_000 - -=PALLAS= (Emm.).=--De l'Influence de l'Électricité sur l'Organisme=, et -de l'effet de l'isolement électrique, considéré comme moyen curatif et -préservatif d'un grand nombre de maladies. 1 vol. in-4 5_$_000 - -=PAYEN.--Cours de Chimie appliquée=, professé à l'Ecole centrale des -arts et manufactures, rédigé par Dellisse et Poinsot. 2 vol. in-8 et -atlas 20_$_000 - -=--Précis de Chimie industrielle=, à l'usage des écoles préparatoires -aux professions industrielles et des fabricants. 1 vol. in-8 et atlas -12_$_000 - -=PECLET=, professeur à l'Ecole centrale des arts et manufactures, -inspecteur général des études.--=Traité de la Chaleur, considérée dans -ses applications.= Nouvelle édition, entièrement refondue. 1 vol. in-4 -avec atlas 30_$_000 - -=--Traité élémentaire de physique.= 2 vol. in-4 avec atlas 12_$_000 - -=PELLEREAU= (F.).=--Chimie générale=, ou Traité complet des métaux, des -oxides et des acides. 1 vol. in-4 6_$_000 - -=PELOUZE= et =FREMY.--Cours de Chimie générale.= 6 volumes in-4 et atlas - -=--Abrégé de Chimie.= Troisième édition, conforme au programme officiel -de l'enseignement, avec plus de 200 figures intercalées dans le texte. -5 volumes in-8 6_$_000 - -=PHYSICIEN= (Du) =préparateur=, ou Description d'un cabinet de -physique. 2 vol. et atlas 10_$_000 - -=POUILLET.--Éléments de Physique expérimentale et de Météorologie.= -Ouvrage autorisé par le conseil de l'Instruction publique. 2 volumes -in-4 et atlas 14_$_000 - -=--Notions générales de Physique et de Météorologie= à l'usage de la -jeunesse. 1 vol. in-8 5_$_000 - -=RASPAIL= (F. V.).=--Nouveau Système de Chimie organique=, fondé sur de -nouvelles méthodes d'observation, précédé d'un traité complet de l'art -d'observer et de manipuler en grand et en petit, dans le laboratoire ou -sur le porte-objet du microscope. Nouvelle édition, augmentée du Manuel -pour l'analyse des substances organiques par Liébig, suivie de l'Examen -critique des procédés et de l'analyse des corps organisés. 3 vol. in-4 -et atlas 24_$_000 - -=REGNAULT= (V.).=--Cours élémentaire de Chimie= à l'usage des facultés, -des établissements d'enseignement secondaire, des écoles normales et -des écoles industrielles. 4 vol. in-8 12_$_000 - -=--Premiers Éléments de Chimie.= 1 fort volume in-8, orné de nombreuses -gravures 4_$_000 - -=REGODT= (Honoré).=--Notions de Physique applicables aux usages de la -vie= rédigées d'après les programmes officiels. 1 vol. in-8, orné de -150 gravures intercalées dans le texte 3_$_000 - -=ROSE= (Henri).--=Traité pratique d'Analyse chimique=, suivi de tables -servant dans les analyses à calculer la quantité d'une substance; -traduit de l'allemand par A. J. L. Jourdan, accompagné de notes et -additions par E. Péligot. 2 volumes in-4 12_$_000 - -=SAINTE-PREUVE.--Notions de Physique et de Chimie applicables aux -usages de la vie.= 6e édition, contenant de nombreuses applications -récemment faites dans les sciences physiques. 1 vol. in-8 2_$_500 - -=SCOUTTEN.--L'Ozone=, ou Recherches chimiques, météorologiques, -physiologiques et médicales sur l'oxigène électrisé. 1 vol. in-8 4_$_000 - -=THÉNARD.--Traité de Chimie élémentaire, théorique et pratique=, suivi -d'un essai sur la philosophie chimique et d'un précis sur l'analyse. - -=THILLAYE.--Nouveau Manuel complet du Fabricant de Produits chimiques=, -ou Formules et procédés usuels relatifs aux matières que la chimie -fournit aux arts industriels et à la médecine, etc. 3 vol. 10_$_000 - -=VAIL.--Le Télégraphe électro-magnétique américain=, avec le rapport -du Congrès et de la description de tous les télégraphes connus. 1 vol. -in-4 6_$_000 - -=VIOLETTE= (J. H. M.).=--Nouvelles Manipulations chimiques -simplifiées=, contenant la description d'appareils entièrement -nouveaux, d'une construction simple et facile. Nouvelle édition. 1 vol. -in-4 6_$_000 - -=VIOLETTE= (J. H. M.) et =ARCHAMBAULT= (P. J.).=--Dictionnaire des -Analyses chimiques=, ou Répertoire alphabétique de tous les corps -naturels et artificiels, depuis l'origine de la chimie jusqu'à nos -jours, avec l'indication du nom des auteurs et des recueils où elles -ont été insérées. 2 vol. in-4 12_$_000 - -=WALKER.--Nouveau Manuel de la Télégraphie électrique=, ou Traité -de l'électricité et du magnétisme, appliqués à la transmission des -signaux, suivi d'un appendice par Pouillet et des renseignements sur la -télégraphie électrique entre Douvres et Calais. 1 vol. orné de figures -2_$_000 - - -AVIS - -Notre maison de Rio ayant été fondée dans le but d'offrir de nouveaux -débouchés à celle de Paris, on comprend qu'il entre essentiellement -dans nos vues de vendre au meilleur marché possible, pour obtenir un -grand débit. - -Nous ferons remarquer que nos reliures, étant confectionnées à Paris -par les plus habiles relieurs, sous les yeux et sous la surveillance -de nos frères, offrent les meilleures garanties pour la solidité comme -pour l'élégance et le bon goût. - -Nous sommes donc en mesure d'offrir de véritables avantages à tous les -acheteurs; mais, pour en profiter, il est nécessaire de s'adresser -_directement_ à nous. - - -PARIS.--IMP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1. - - - - -Corrections. - -La numérotation des chapitres ne comprend pas le numéro VIII. - -La première ligne indique l'original, la seconde la correction. - -Dans l'ensemble du texte, les noms suivants ont été corrigés: - - Shaftsbury - Shaftesbury - - Olivier Goldsmith - Oliver Goldsmith - - Molwitz - Mollwitz - -p. 91 - - mon homme me répondit, d'un air refrogné, - mon homme me répondit, d'un air renfrogné, - -p. 116 - - La jeune fillle rougit - La jeune fille rougit - -p. 160 - - absorbée dans des préoccupatons - absorbée dans des préoccupations - -p. 194 - - cette automne, faire mon pèlerinege d'Italie, - cette automne, faire mon pèlerinage d'Italie, - -p. 232 - - assistait à ce rajeunissement du vieux Titon. - assistait à ce rajeunissement du vieux Titan. - -p. 378 - - Tout corps animé est un laboratoire de chimie. _Deus est philosophus - per puem._ - Tout corps animé est un laboratoire de chimie. _Deus est philosophus - per quem._ - -p. 379 - - lix qui potuit rerum cognoscere causas, Atque motus omnes - lix qui potuit rerum cognoscere causas, Atque metus omnes - -Note 74 - - MÉRY, _le Roi Volaire_. - MÉRY, _le Roi Voltaire_. - -Note 103 - - Ainsi avait fait Pascal. M. Edgard Quinet - Ainsi avait fait Pascal. M. Edgar Quinet - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Le roi Voltaire, by Arsène Houssaye - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROI VOLTAIRE *** - -***** This file should be named 62196-0.txt or 62196-0.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/2/1/9/62196/ - -Produced by Clarity, Eleni Christofaki and the Online -Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/American Libraries.) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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