diff options
| -rw-r--r-- | .gitattributes | 4 | ||||
| -rw-r--r-- | LICENSE.txt | 11 | ||||
| -rw-r--r-- | README.md | 2 | ||||
| -rw-r--r-- | old/61920-8.txt | 6660 | ||||
| -rw-r--r-- | old/61920-8.zip | bin | 147042 -> 0 bytes | |||
| -rw-r--r-- | old/61920-h.zip | bin | 602262 -> 0 bytes | |||
| -rw-r--r-- | old/61920-h/61920-h.htm | 8883 | ||||
| -rw-r--r-- | old/61920-h/images/cover.jpg | bin | 43202 -> 0 bytes | |||
| -rw-r--r-- | old/61920-h/images/frontis.jpg | bin | 100196 -> 0 bytes | |||
| -rw-r--r-- | old/61920-h/images/illu1.jpg | bin | 90381 -> 0 bytes | |||
| -rw-r--r-- | old/61920-h/images/illu2.jpg | bin | 102225 -> 0 bytes | |||
| -rw-r--r-- | old/61920-h/images/illu3.jpg | bin | 96566 -> 0 bytes | |||
| -rw-r--r-- | old/61920-h/images/jouaust.png | bin | 5336 -> 0 bytes | |||
| -rw-r--r-- | old/61920-h/images/nonbene.png | bin | 10663 -> 0 bytes |
14 files changed, 17 insertions, 15543 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..d7b82bc --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,4 @@ +*.txt text eol=lf +*.htm text eol=lf +*.html text eol=lf +*.md text eol=lf diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..673f40a --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #61920 (https://www.gutenberg.org/ebooks/61920) diff --git a/old/61920-8.txt b/old/61920-8.txt deleted file mode 100644 index 88ee9cd..0000000 --- a/old/61920-8.txt +++ /dev/null @@ -1,6660 +0,0 @@ -The Project Gutenberg EBook of Les amours du chevalier de Faublas, tome 1/5, by -Jean-Baptiste Louvet de Couvray - -This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most -other parts of the world at no cost and with almost no restrictions -whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of -the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Les amours du chevalier de Faublas, tome 1/5 - -Author: Jean-Baptiste Louvet de Couvray - -Contributor: Hippolyte Fournier - -Illustrator: Paul Avril - -Release Date: April 25, 2020 [EBook #61920] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AMOURS DU CHEVALIER DE FAUBLAS, TOME 1 *** - - - - -Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed -Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by The -Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - - - - - - - LES AMOURS - DU CHEVALIER - DE FAUBLAS - - TOME PREMIER - - [Vignette: NON BENE QUI SEMPER AMAT] - - _ÉDITION JOUAUST_ - - Paris, 1884 - - - - - LES AMOURS - DU CHEVALIER - DE FAUBLAS - - [Vignette: NON BENE QUI SEMPER AMAT] - - TOME PREMIER - - PARIS, M DCCC LXXXIV - - - - -TIRAGE A PETIT NOMBRE - -Plus 25 exemplaires sur papier de Chine et 25 sur papier Whatman, avec -_double épreuve_ des gravures. - - -Il a été fait un tirage en GRAND PAPIER, ainsi composé: - - 10 exemplaires sur papier du Japon (nºs 1 à 10). - 20 -- sur papier de Chine (nºs 11 à 30). - 20 -- sur papier Whatman (nºs 31 à 50). - 170 -- sur papier de Hollande (nºs 51 à 220). - --- - 220 exemplaires, numérotés. - - -Pour ce dernier tirage, les gravures se trouvent en _triple épreuve_ -dans les exemplaires sur papier du Japon, et en _double épreuve_ dans -les exemplaires sur papier de Chine et sur papier Whatman. - - - - -[Illustration: LOUVET DE COUVRAY] - - - - - LES AMOURS - DU CHEVALIER - DE FAUBLAS - - PAR - LOUVET DE COUVRAY - - AVEC UNE - PRÉFACE PAR HIPPOLYTE FOURNIER - - _Dessins de Paul Avril_ - GRAVÉS A L'EAU-FORTE PAR MONZIÈS - - [Marque d'imprimeur: IOVAVST] - - PARIS - LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES - Rue Saint-Honoré, 338 - - M DCCC LXXXIV - - - - -NOTE DE L'ÉDITEUR - - -S'il y a des personnes qui valent mieux que leur réputation, il existe -aussi des oeuvres littéraires qui se trouvent dans le même cas, et parmi -ces dernières figurent certainement les _Amours du chevalier de -Faublas_, de Louvet de Couvray. Depuis longtemps nous étions sollicité -de les faire entrer dans notre _Petite Bibliothèque Artistique_; mais, -nous devons l'avouer humblement, nous en rapportant beaucoup trop au -mauvais renom de ce curieux roman, duquel nous ne conservions qu'un -souvenir assez confus, nous avions hésité jusqu'à présent à lui donner -asile. Une lecture complète et attentive nous l'a montré d'une telle -innocuité, en comparaison de certains romans célèbres d'aujourd'hui, -répandus par milliers, que nous n'avons plus éprouvé de scrupule à -publier des _Amours du chevalier de Faublas_ une édition tirée à très -petit nombre, relevée par le mérite d'une véritable collaboration -artistique, et que son prix élevé rendît inabordable aux acheteurs entre -les mains desquels le roman aurait pu présenter quelque danger. Nous -avons été confirmé dans notre opinion par des personnes d'un jugement -sûr et d'une indiscutable honorabilité, au nombre desquelles nous -citerons notre ami, M. Hippolyte Fournier, l'un des représentants les -plus sérieux et les plus honnêtes de la critique contemporaine, qui a -bien voulu nous offrir de présenter notre édition au public. - -Dans une préface où il a discuté la valeur littéraire du _Faublas_ et -recherché les conditions dans lesquelles il s'est produit, notre érudit -collaborateur s'est attaché à dissiper les injustes préventions -accumulées contre une oeuvre dont les détails licencieux, tout à fait -accessoires, sont traités avec une délicatesse qui les garde d'être trop -choquants. Placée entre la dépravation de la société finissante du -XVIIIe siècle et l'agitation révolutionnaire qui portait en elle les -germes d'une société nouvelle, l'époque où a vécu Louvet se trouvait -quelque peu hésitante sur la question des principes, et son roman a dû -s'en ressentir; mais c'est aussi parce qu'il donne un tableau fidèle des -moeurs du temps qu'il est précieux à conserver. Il n'en est pas moins -vrai, d'ailleurs, qu'il a été écrit sous la préoccupation constante -d'une idée morale qui se fait jour à chaque instant dans le récit, pour -arriver à cette conclusion: qu'un amour véritable finit par triompher de -toutes les séductions et que le port de salut se trouve dans le mariage -et dans la vie de famille. - -Il y a eu plusieurs éditions des _Amours de Faublas_, tant avant -qu'après la mort de Louvet. Nous avons suivi le texte de la troisième, -revue par lui, et publiée l'an VI de la République, en 4 volumes in-8º, -avec figures de Marillier. Elle se vendait «chez l'auteur, rue de -Grenelle-Germain, vis-à-vis la rue de Bourgogne, ci-devant hôtel de -Sens, nº 1495». Malheureusement, elle est d'une impression assez -fautive, et nous avons dû, pour rétablir quelques passages tronqués, -recourir aux autres éditions. - -Pour les dessins dont nous voulions orner notre publication, il fallait, -avec une connaissance exacte de l'époque, beaucoup de tact et un goût -fin et délicat. Nous avons trouvé ces qualités réunies chez M. Paul -Avril, qui est un nouveau venu dans notre collection, mais que de -précédents travaux avaient déjà signalé à l'attention des connaisseurs. -Ses compositions ont été très intelligemment gravées par M. Monziès, et -l'heureuse association de ces deux artistes a produit une série de -gravures qu'on dirait bien plutôt des planches retrouvées du XVIIIe -siècle qu'une oeuvre exécutée de nos jours. Dans le choix des sujets, -qui doivent être la traduction aussi exacte et aussi complète que -possible de l'oeuvre qu'ils accompagnent, nous avons cherché à nous -tenir autant éloigné d'une pruderie trop exclusive que de la recherche -des scènes légères, pour lesquelles il faut toujours qu'un éditeur -s'impose la plus grande réserve. - -Nous pensons donc, grâce aux soins de toute sorte apportés à la -publication de l'oeuvre de Louvet, en avoir donné une édition sérieuse, -que sa valeur littéraire et son mérite artistique rendront également -recommandable. - -D. J. - - - - -PRÉFACE - - -Cet aimable chevalier de Faublas, un peu fou, très tendre, sincèrement -épris, avec une pointe du libertinage particulier à son époque, est, -selon nous, un des héros calomniés ou plutôt incompris de notre -littérature. - -L'opinion générale, dirigée depuis longtemps par quelques pontifes de la -critique contemporaine, Jules Janin en tête, n'a voulu voir dans le -personnage présenté par Louvet que le type des vices et de la mollesse -dépravante du XVIIIe siècle. - -Mais, nous demandera-t-on peut-être, qu'est-ce alors que Faublas, si ce -n'est pas cela? - -Faublas, c'est tout simplement, habillée à la mode du XVIIIe siècle, la -jeunesse insouciante du lendemain qui s'en va droit devant elle les -lèvres avides de baisers et pleines de sourires, c'est l'adolescent -chercheur de caresses, léger et changeant sans doute, mais si aimant que -toujours un souffle venu de son coeur attise l'ardeur de sa fantaisie. -Voir en cet être qui ne calcule ni ne réfléchit, qui se livre tout -entier, corps et âme, aux maîtresses dont les bras ne peuvent se -détacher de son cou; voir en cet enfant câlin, qui devient moralement -homme par le remords et la douleur, uniquement le type des vices -dépravants du XVIIIe siècle, comme nous le disions tout à l'heure, c'est -vraiment teinter de couleurs trop sombres la jolie figure de ce juvénile -amoureux. - -Toujours est-il que, considérée comme un prétexte à tableaux érotiques -et à scènes immorales, l'oeuvre charmante, fine et amusante de Louvet -s'est vue, enserrée qu'elle a été, en outre, entre le romantisme et le -naturalisme triomphants, anathématisée d'abord, puis dédaignée enfin par -la société tout entière du XIXe siècle. - -C'est donc à la fois un acte de justice et une heureuse inspiration de -lettré que de rééditer d'une façon exceptionnellement artistique, qui le -remettra forcément en lumière, un ouvrage que sa réserve d'expressions -recommande aux délicats, et que son caractère propre, intéressant jusque -dans le suranné qu'imprime au style l'archaïsme de certaines phrases, -classe au nombre des spécimens curieux de la littérature légère de la -fin du XVIIIe siècle. - -Espérer que personne ne fera reproche à l'éditeur et à nous de patronner -un livre longtemps mis à l'index, ce serait peu connaître la gent -humaine. - -Nous aurons contre nous les faux austères qui crient au scandale, qui se -voilent la face à chaque occasion plus ou moins fondée, en ayant soin, -bien entendu, d'écarter les doigts pour ne pas perdre un mot des -ardentes pages contre lesquelles ils fulminent en public tout en les -goûtant fort en particulier; nous aurons encore contre nous les cyniques -de lettres qui trouveront Louvet mignard et fade, parce qu'il a évité -d'être grossier. Mais le contingent des lecteurs sur les suffrages -desquels nous basons le nouveau succès que ne peut manquer d'avoir -FAUBLAS verra, nous en sommes convaincu, les choses de plus haut. A -travers les ivresses d'un jeune homme étourdi et sensible, pour parler -le langage de Louvet, l'esprit critique de la génération actuelle, si -merveilleusement développé, saura percevoir les tendances, très -évidentes d'ailleurs, de l'auteur vers des conclusions beaucoup plus -morales qu'on ne l'a cru jusqu'ici. - -Jamais personne n'a été autant lui-même dans ses écrits que Louvet, et -jamais personne, soit qu'on interroge sa vie privée, soit qu'on étudie -ses oeuvres, fût-ce les plus risquées, ou les actes de sa carrière -politique, fût-ce les plus susceptibles de discussion, ne s'est plus -instinctivement élevé, pourrait-on dire, au-dessus des idées de son -temps. - -Ce lecteur assidu de Voltaire et de Rousseau, cet enthousiaste de Mme -Roland, cet amant violemment épris de la compagne quasi héroïque qu'il -désigne discrètement dans ses mémoires sous le pseudonyme de Lodoïska, -nom donné par lui à la seule héroïne sans tache du FAUBLAS; Louvet, en -un mot, tout fils de son siècle qu'il s'est montré, n'a été ni un -sceptique, ni un blasé, ni un sanguinaire, ni un libertin endurci. - -Né tendre, loyal, courageux, sensible et constant, il possédait un -ensemble de nobles qualités qui eussent fait de lui, au XVIIe siècle, le -type du parfait honnête homme, et à toute autre époque, où la vertu -vraie n'était point systématiquement bafouée, il eût pu atteindre, en la -méritant à tous égards, la réputation d'homme de bien. - -Ce qu'il y eut de mauvais en lui vint de son temps, non de son -caractère, qui fut, en maintes circonstances, supérieur à son temps. - -Louvet romancier, Louvet révolutionnaire, Louvet conteur galant ou -girondin traqué, apparaît, en effet, sincère dans ses convictions, -généreux dans ses illusions, fidèle à son culte de tous les héroïsmes -que comporte l'amour de l'humanité, à sa croyance dans les abnégations -infatigables de l'amitié et de la passion partagée. - -Lorsque Louvet conventionnel votera la mort de Louis XVI en demandant le -sursis, en le demandant de bonne foi, avec l'espoir que la leçon donnée -de la sorte à la royauté ne coûtera pas la vie au roi; lorsqu'il -invectivera, non en insulteur vendu, mais en patriote indigné, le -tout-puissant et rancunier Robespierre, Louvet restera bien lui-même: -humanitaire en principes, énergique dans ses actes, exalté dans ses -élans. - -Lorsque, consacrant avec bonheur, par un mariage régulier, le lien -illégitime qui l'unissait à sa «Lodoïska», il affirmera la droiture de -ses intentions, la fermeté de ses sentiments, son respect de la -légalité, c'est encore sous une impulsion absolument personnelle qu'il -agira. - -En politique, en amour, comme aussi en littérature, l'homme primitif, -surgissant sans cesse chez Louvet aux côtés de l'homme social, dominera -ce dernier, le conseillera, le retiendra sur la pente que le courant -général rendait si glissante et si dangereuse même pour les gens de bon -vouloir. - -Pour apprécier sûrement son livre et sa vie, il faut dans les deux faire -la part du feu, ou, ce qui serait plus exact, la part du temps: enfant -du XVIIIe siècle finissant, Louvet eut les entraînements lascifs, les -frivolités regrettables, les colères folles, les exaltations fâcheuses -des phases diverses que marquèrent les années contenues entre 1760 et -1797, dates dont l'une rappelle sa naissance et l'autre sa mort; mais il -eut également des admirations fécondes, des idées neuves et généreuses, -des délicatesses exquises de coeur et d'esprit, qui, jointes au grand -amour par lequel fut charmée et ennoblie sa trop courte existence -remplie de si romanesques péripéties, le gardèrent foncièrement des -corruptions qu'il savait si bien dépeindre, et stigmatiser à l'occasion. - -Déclassé par le fait des revers de fortune qui atteignirent sa famille, -dont l'origine nobiliaire n'est nullement contestée, Louvet de Couvray, -après avoir passé dans la boutique de papeterie que ses parents tenaient -au coin de la rue des Écrivains une enfance attristée par les -préférences de son père pour un fils aîné, se trouva lancé en pleine -société de l'ancien régime, à l'heure où, plus brillante, plus frivole, -plus emportée que jamais vers les plaisirs des sens et de l'esprit, elle -jouissait de son reste. - -Heure étrange de décadence sociale, parée du charme morbide et grisant -de ce qui va finir dans une dernière et trop ardente poussée de vie; -heure de fièvre précédant la convulsion suprême qui allait briser cette -aristocratie, sur les lèvres de laquelle se retrouvaient à la fois la -grimace railleuse de Voltaire, le sourire licencieux de la Dubarry, -l'outrecuidante et spirituelle impertinence de Rivarol, tandis qu'au -fond, en cherchant bien, derrière le sourire, on sentait sourdre les -découragements du vice, si imparfaitement voilé, d'ailleurs, par les -emphatiques envolées du faux idéal de passion inventé par Rousseau. - -A cette heure-là, l'oeuvre de la période philosophique, en ce qu'elle -eut de néfaste, était parachevée, et celle de la période -révolutionnaire, avec tous ses fruits connus, était en germe. - -Les causeries pétillantes de verve des salons, les aventures libertines -des boudoirs, les sentimentalités des correspondances amoureuses que se -préparaient à troubler les clameurs populacières de la foule ameutée -autour des échafauds, les éventualités tragiques de l'exil et de -l'incarcération, les liaisons faites de caprice sensuel qu'allaient -remplacer les dévouements sublimes des tendresses nées de l'épreuve et -de la douleur, toute cette fantasmagorie chatoyante d'un monde pimpant, -étincelant, paré, philosophant et marivaudant, vivant dans un nuage de -poudre à la maréchale, pivotant allègrement sur ses talons rouges au -bord du plus effroyable des précipices que l'imprévoyance d'une -génération puisse creuser; tel fut le milieu où s'épanouit la jeunesse -de Louvet, où s'éveillèrent ses curiosités et ses ardeurs d'adolescent, -ses rêves de succès littéraires. - -Lorsqu'il publia, en 1787, la première partie du FAUBLAS, qui ne devait -être entièrement terminé qu'en 1789, Louvet n'avait pas vingt-huit ans. - -Entré vers sa dix-septième année, comme secrétaire, chez M. Dietrick, -minéralogiste distingué, le fils du papetier n'en était pas à ses -débuts, du reste, lorsqu'il écrivit son célèbre roman. Déjà un triomphe -éclatant avait mis en lumière Louvet, chargé, tout en rédigeant pour son -maître des mémoires qui parurent imprimés dans le recueil de l'Académie, -de prendre en main les intérêts d'une candidate au prix Monthyon. - -Récemment fondé, ce prix allait être donné pour la première fois, -lorsqu'on s'adressa au jeune secrétaire de M. Dietrick pour présenter et -soutenir les droits d'une pauvre servante devenue l'appui volontaire de -ses maîtresses tombées dans une affreuse misère. - -Il était d'usage, alors, que les titres des concurrents fussent discutés -dans les feuilles publiques. Louvet, de la plume alerte qui devait plus -tard conter des aventures d'alcôve, retraça en des lignes émues -l'histoire d'un coeur simple, honnête et dévoué; sa cliente fut choisie, -acclamée, grâce à l'éloquence avec laquelle il avait mis en relief ses -mérites, et le hasard, qui crée parfois de piquantes antithèses, fit que -le nom de l'auteur des AMOURS DE FAUBLAS resta intimement lié au -souvenir du prix de vertu décerné pour la première fois. - -Est-ce à dire qu'en ce temps-là Louvet offrait, pour son compte, des -conditions capables de lui faire octroyer la récompense qu'il avait -charitablement obtenue pour une autre? - -Son ombre sourirait finement, en se profilant railleuse dans la pénombre -du passé, si cette illusion naïve pouvait nous venir. - -Tout porte à croire, au contraire, que le fougueux adolescent, séparé de -l'amie d'enfance objet de ses premières et de ses dernières tendresses, -essayait alors de donner le change au chagrin qu'il avait de savoir -Lodoïska mariée, en dépensant en menue monnaie quelque peu du trésor -d'amour que, malgré tout, il ne cessa de garder pour elle. - -Le chevalier de Faublas n'est pas, ainsi qu'on l'a supposé longtemps, le -portrait de cet abbé de Choisy qui s'habilla et vécut en femme pendant -plusieurs années, et qui devait mêler aux travaux historiques qu'il a -laissés le souvenir d'une existence scandaleuse. Faublas, on n'en doute -plus maintenant, c'est Louvet peint par lui-même, c'est Louvet à -dix-sept ans, mignon, charmant, bien pris dans sa petite taille si -favorable à ces déguisements féminins, dont il portait les atours à -rendre jalouses Dorimène et Cydalise; Faublas, c'est Louvet avec ses -cheveux blonds, avec ses yeux bleus langoureux ou rieurs, au regard -tantôt caressant et timide comme celui d'un enfant, tantôt loyal et fier -comme celui d'un gentilhomme, et plus tard fulgurant d'une noble colère, -alors que le coureur de ruelles, amendé et devenu conventionnel, se -dressa, éloquent et hardi, en accusateur devant Robespierre. - -Et c'est justement parce que Faublas n'est autre que Louvet qu'on -rencontre dans un livre licencieux au premier chef ces conclusions -morales, faciles à tirer, dont nous avons précédemment souligné -l'existence. - -Tirer une moralité des amours du chevalier de Faublas! vous nous la -baillez belle, dira peut-être la critique, si elle daigne un jour -réfuter nos allégations. Où donc cette moralité-là, s'il vous plaît, -a-t-elle pu, dans l'espèce, se nicher? - -Serait-ce, par hasard, dans le boudoir théâtre des capitulations -savantes de la marquise de B..., dans la gorgerette largement -entre-bâillée de la petite de Mésanges, sur le visage mutin de Justine, -dans la fameuse grotte où Mme de Lignolle devine et joue, en compagnie -de Faublas, des charades d'une saveur si ultra-gauloise que le romancier -est obligé d'en donner la teneur en italien, n'osant l'exprimer en -français? Est-ce sur les lèvres de Sophie recevant, dans le parloir de -son couvent, le premier baiser de Faublas? Oui et non. - -Non, si l'on ne veut considérer que les côtés sensuels de l'oeuvre. Oui, -si l'on prend la peine d'en approfondir les bons vouloirs, sans -s'attarder plus que de raison aux peintures. - -Que voit-on, en réalité, dans les conséquences logiques des situations -du FAUBLAS? On voit l'inconduite punie, la passion malsaine purifiée par -les souffrances du remords, le mariage d'amour présenté non comme un -paradis destiné à être perdu, mais comme la sûre étape qui mène au -paradis retrouvé. - -Tandis que, bien après Louvet, les romantiques déifieront les liaisons -illégitimes qui s'affichent au grand jour, et qu'actuellement le -naturalisme, en réduisant l'amour à l'état d'une fonction exclusivement -animale, grossièrement impérieuse, en excuse l'assouvissement bestial, -l'auteur de FAUBLAS, contemporain pourtant d'une époque plus relâchée de -moeurs que la nôtre, a su se montrer moraliste d'intentions et raffiné -de sentiments. On sent dans l'écrivain un respect de soi et des autres -qui l'arrête à propos sur la limite qui sépare le licencieux de -l'obscène, qui le maintient, sans danger que le pied lui glisse, sur le -bord de l'ornière au fond de laquelle les pourceaux d'Épicure -s'embourbent à plaisir. - -Gentilhomme d'origine, bourgeois par l'éducation, Louvet, pas plus dans -ses écrits que dans sa vie, n'a rien du bohème de lettres assoiffé de -réclame et affamé d'argent. Il eut ses ambitions, sans doute; il rêva -d'être quelqu'un en politique et en littérature; ce fut un besogneux, -parfois, qui allongea peut-être un peu trop son livre lorsqu'il était -forcé d'en vivre; mais il ne fut jamais le plat courtisan de la foule, -qui, voulant par elle arriver à un lucratif triomphe, la flatte dans ses -appétits et lui parle son langage. A son public, composé surtout de -belles dames inconstantes et de grands seigneurs libertins, Louvet ne -craindra pas de décocher l'épigramme; quand il le faut, il ne recule pas -devant la nécessité de mélanger aux chaudes peintures du vice le blâme -que doivent entraîner ses conséquences et ses excès. - -A ces blasés exclusivement en quête de sensations et habitués à -disséquer le sentiment sans l'éprouver, à ces gangrenés du scepticisme, -il soulignera l'odieux du manque d'amour dans le plaisir, en ne trouvant -d'excuses aux escapades de Faublas que parce que, peu ou prou, l'amour -se mêle, fût-ce sans qu'il s'en doute, aux fredaines du chevalier. - -Le charme de Faublas, ce qui le rend possible, ce qui le fait -admissible, c'est que précisément, malgré ses moeurs déréglées, il est -dénué du caractère essentiel du vicieux: la recherche de la sensation -sans amour. - -L'amour déborde à tout instant du coeur de l'inflammable personnage. -L'amant naïf de la marquise de B..., l'heureux possesseur de la jolie -Mme de Lignolle, l'époux plein de tendresse de la timide Sophie, n'est -donc qu'un ébloui et qu'un enivré, ce n'est pas un corrompu. - -Et cela est si vrai que l'alcôve de Coralie, l'impure experte dans la -pratique du plaisir, ne le retient pas longtemps; où il court, où il -vole, avec la fiévreuse impatience de l'homme et de l'amant, c'est vers -cette belle Mme de B... qui l'adore au point de se faire tuer pour lui; -c'est vers cette vive et touchante comtesse de Lignolle qui l'aime tant -que, désespérée, elle se jette à l'eau à l'heure de son abandon; c'est -vers cette charmante et candide Sophie à la vie de laquelle, un jour, il -associera définitivement la sienne. Même lorsqu'entre temps il chiffonne -le corsage de Justine, la piquante soubrette de Mme de B..., c'est par -compassion plus que par libertinage. Un jour, n'a-t-il pas surpris dans -les yeux de la jeune fille tristement fixés sur lui une larme furtive et -jalouse, alors que, sans souci de sa présence, il couvrait de baisers -passionnés les mains de la marquise? - -Justine pleure parce qu'elle est jalouse, et elle est jalouse parce -qu'elle l'aime. Que peut faire le chevalier, qui, du reste, n'a rien -d'un amoureux transi? Sécher les pleurs de ces yeux qui, tout beaux -qu'ils sont, ont, par-dessus tout, le mérite d'être tendres; apaiser -dans un élan irréfléchi la fièvre qu'il a involontairement allumée. - -S'il est sans scrupules comme son siècle, Faublas est sans préméditation -dans le mal comme la jeunesse généreuse et étourdie. Malgré ses -légèretés, ses emportements sensuels, malgré ses fautes, on discerne en -lui les qualités d'un homme de coeur, et, si étrange que cela puisse -paraître dans un tel personnage, il y a chez ce coureur d'aventures -l'étoffe d'un vrai chef de famille. - -Au milieu de ses égarements, Faublas reste fidèle à son rêve de félicité -intime. Sophie, la fiancée de son choix, ne cesse de préoccuper sa -pensée, tandis que son tempérament l'entraîne. L'épouse attendue avec sa -candeur presque enfantine encore, avec son regard modeste, son front -rougissant, l'émoi de son premier frisson d'amour, reste pour lui -l'incarnation suprême du bonheur durable et certain. - -Sans doute, c'est tardivement que Faublas se montre digne de goûter les -joies honnêtes et pures qu'il convoite, mais qu'il éloigne de sa route -par des folies dont la plus grave est de ne pas savoir résister au désir -de posséder avant le mariage la trop confiante Sophie. - -Cependant Faublas, susceptible d'un idéal qui a pour aspiration -définitive une union légitime et honorable, ne porte aucune atteinte par -sa manière de penser, s'il y manque par sa manière d'agir, à ce respect -des lois sociales dont font aujourd'hui si bon marché les tristes et -ignobles poursuivants des prostituées, héroïnes de prédilection de tant -de romans contemporains. - -Louvet, qui dans son livre n'insulte ni la femme, ni le mariage, ni -l'amour, ne se désintéresse pas de la famille; il lui fait jouer son -rôle dans cette odyssée de boudoir, qui est en même temps une peinture -de moeurs si bien faite, et, quand il la montre manquant à ses devoirs, -le sens moral de l'homme corrige à propos les audaces du romancier. - -La scène entre Faublas et son père, lorsqu'ils se retrouvent tous deux, -par hasard, chez Coralie, est un petit chef-d'oeuvre de moraliste bien -inspiré: forcé de rougir devant son fils qui le surprend en mauvais -lieu, le baron de Faublas, déchu de son droit de contrôle paternel par -la légèreté de sa propre conduite, sent se fondre dans une immense -tristesse son étonnement mêlé de colère et ses bouffées de vice. Comme -revenu à lui-même, il stigmatise avec conviction, devant le chevalier, -cette existence de débauches qui ménage de telles rencontres! Comme il -en dévoile les dangers, les dégoûts, les hontes! - -Ce n'est plus le viveur titré, hautain et sceptique, impertinent et -libertin, du XVIIIe siècle, qui parle par la bouche du baron de Faublas, -c'est un chef de famille navré, humilié, repentant, qui se révèle -vraiment père au milieu de l'abjection dont la présence de son fils lui -fait comprendre, pour la première fois, toute la profondeur. - -Ce n'est pas Louvet qui s'avisera de poétiser, de déifier la courtisane. -La vraie femme, selon lui, c'est celle qu'on peut également aimer et -estimer. Aussi donnera-t-il à sa chère compagne le nom de la seule -héroïne vertueuse de son livre. Et quand nous disons la seule, nous nous -trompons, car il y a encore la soeur aimable et sage du trop ardent -chevalier, cette Mlle de Faublas, type charmant d'honnête personne, se -détachant gracieuse et chaste sur le fond licencieux de l'époque. - -A côté de ces deux femmes, le père de Sophie, défenseur implacable de -l'honneur de sa fille, outragée par Faublas, vient compléter le tableau -de cette famille aimante et protectrice, dont la double mission est de -consoler et de diriger. - -Nous ne chercherons donc pas davantage à défendre contre le grief -d'immoralité une oeuvre dont le côté licencieux est traité avec une -légèreté de touche qui doit lui valoir la plus complète indulgence. -Louvet, habile dans la périphrase, cette nécessité qui s'impose lorsque -les sujets en cause sont des souvenirs d'alcôve, a eu des tours -ingénieux et exquis dans FAUBLAS. A l'inverse de Richardson, qui dira -crûment dans PAMÉLA OU LA VERTU RÉCOMPENSÉE, en parlant d'un maître trop -entreprenant vis-à-vis de sa servante: «Il lui mit la main dans le -sein», le narrateur des aventures de Faublas tracera cette phrase -délicate pour souligner les premières hardiesses du chevalier, entourant -de ses bras le cou de la belle marquise de B...: «Mon heureuse main, -guidée par le hasard et par l'amour, descendit un peu plus bas.» - -En sachant bien dire que ne peut-on dire? - -Louvet, du reste, est coutumier de ces périodes finement gazées avec -lesquelles alterne, il est vrai, le terme visiblement suranné, défaut -prévu plus que regrettable, étant donnée l'époque où parut le roman. - -N'en est-il pas des ouvrages dont l'archaïsme complète la physionomie -comme de ces objets anciens dont le moindre détail authentique, fût-il -d'un goût douteux, vaut tous les perfectionnements récemment inventés, -la modernité effaçant le caractère le plus intéressant des choses: celui -du temps. Ce caractère-là, certes, ne manque pas au FAUBLAS. On y voit -clairement la transformation de la littérature française, telle que la -produisit l'avènement de J.-J. Rousseau, et sa domination sur les -esprits de la fin du siècle. La facture sobre et correcte des écrivains -de la phase classique, si brillamment représentée au XVIIe siècle, et le -tour spirituel, incisif, plus railleur qu'exalté, des Voltairiens -proprement dits, ne se retrouvaient plus guère dans les publications -emphatiques d'une époque passionnée pour le CONTRAT SOCIAL et la -NOUVELLE HÉLOÏSE. Louvet, tout aimable conteur qu'il fût, ne put se -défendre de cet enveloppement qui, en lui enlevant certain naturel, le -range au nombre des écrivains typiques de son temps. - -On a voulu voir aussi dans l'oeuvre la plus célèbre de sa vie une -émanation de ses rancunes de gentilhomme déclassé et de ses antagonismes -de républicain sincère contre l'ancien régime. Beaucoup ont considéré -FAUBLAS comme une sorte de pamphlet. Rien de tel, à nos yeux, ne perce -dans ce roman, qui n'est que la peinture vive et légère d'une société -que Louvet combattit à visage découvert aux heures de crise, mais qu'il -ne songea pas à insulter sournoisement aux heures de calme. - -Lorsque, en 1789, l'auteur termina son livre, il était retiré -tranquillement à la campagne avec Lodoïska, devenue veuve, et qui était -accourue auprès de son ami pour embellir son existence en la partageant. -Les joies du coeur remplissaient tous les moments des deux amants; leurs -goûts modestes, en rapport avec leur mince fortune, les éloignaient de -la haine envieuse, et Louvet, trop heureux pour être méchant, Louvet, -qui ne pouvait présager encore qu'il serait conventionnel, ne dut avoir -pour but, en écrivant FAUBLAS, que de mettre son nom plus en lumière et -de faire entrer quelque argent au logis. - -Il ne semble pas, lorsqu'il parle lui-même de FAUBLAS dans ses mémoires, -qu'il ait pu avoir d'autre intention. Dans une de ces notices qu'il a -datées des Grottes de Saint-Émilion, en novembre 1793, alors qu'il était -poursuivi et traqué, il écrit ceci: «Enfermé dans un jardin, à quelques -lieues de Paris, loin de tout importun, j'écrivais, au printemps de -1789, six petits volumes,--les derniers formant la troisième partie des -aventures de Faublas,--qui devaient, précipitant encore la vente des -premiers, fonder ma petite fortune. A propos de ces petits livres, -j'espère que tout homme impartial me rendra la justice de convenir qu'au -milieu des légèretés dont ils sont remplis on trouve dans les passages -sérieux, où l'auteur se montre, un grand amour de la philosophie, et -surtout des principes de républicanisme assez rares encore à l'époque où -je les écrivais...» - -Il est possible que ces «principes de républicanisme» aient donné le -change sur les intentions d'un homme de lettres qui, en les laissant -percer, obéissait à ses convictions, et non à des haines. Mais on n'y -peut rien voir de décisif, et nous n'en persistons pas moins à penser -que Louvet ne s'est affirmé pamphlétaire que dans ses écrits politiques, -ceux-là violents et agressifs et aussi courageusement publiés que -loyalement pensés. - -Ayant respiré à pleins poumons l'atmosphère de son temps, Louvet, après -avoir vécu les aventures de Faublas, les écrivit tout simplement, sans -se douter qu'en composant son oeuvre il coopérait à la formation de la -singulière trilogie de héros fictifs qui sont venus personnifier, en ses -nuances diverses, le sensualisme de tout un siècle. - -_Faublas_, prenant place entre le _Lovelace_ de Richardson et le -_Chérubin_ de Beaumarchais, est à son plan: il est la sentimentalité -séductrice donnant au besoin du plaisir chez l'homme la grâce de -l'amour, tandis que Chérubin, c'est le désir éclectique, ébloui jusqu'à -l'aveuglement, non point raffiné, mais gourmand, et aussi brutal, dans -son habileté câline, que le sensualisme à froid de Lovelace est -corrompu. - -De ces trois personnages, Chérubin, quoique étant de son siècle par le -costume et les moeurs, est celui qui procède directement de la nature, -et il pourrait être de toutes les époques par son essence. Lovelace et -Faublas, au contraire, sont exclusivement de leur temps, dont ils -résument, le premier, toutes les grâces et tous les vices, le second, -les aspirations inconscientes vers un idéal d'amour nouveau pour -l'époque et où la tendresse apparaît poétisant le désir. Avec l'ancien -régime, ses élégances, ses fins soupers, ses causeries de salon, ses -liaisons sans lendemain, tous deux ont disparu. Ils se sont évanouis, -l'un malfaisant de parti pris, l'autre faisant le mal sans le savoir, et -tous deux sont restés charmants sous leurs formes d'ombres souriantes, -voluptueusement évoquées par des écrivains qui ont dû à ces créations de -passer à la postérité. - -Inférieur comme talent et comme célébrité à Beaumarchais et à -Richardson, Louvet leur a été supérieur par la puissance d'aimer. Sa -force et sa grâce, son originalité et son charme d'écrivain, sont venus -de là beaucoup plus, peut-être, que des facultés spéciales d'où découle -l'art d'écrire. - -A une époque où la sensation était tout, Louvet a connu l'émotion tendre -qui vient du coeur, il a connu les tristesses, les dévouements, les -extases divines des grands sentiments, et, comme il a été plus que -personne l'homme de ses écrits, il a mis dans FAUBLAS ce qui rajeunit -éternellement les oeuvres, ce qui les épure, les grandit quelque petits -qu'en paraissent les points de départ, quelque lointains qu'en soient -les premiers succès: le reflet d'une âme aimante et d'un esprit délicat. - -Moralité dans le fond, retenue dans la forme, tableaux vifs, peintures -risquées sans être choquantes; tels sont, dans leur ensemble, les -qualités et les attraits de l'oeuvre dont la réapparition va raviver le -souvenir d'un écrivain trop oublié et la physionomie de ce galant -chevalier dont les aventures ont excité un véritable engouement dans la -société de son temps. - -Comment de nos jours l'oeuvre de Louvet sera-t-elle accueillie? -Favorablement, nous l'espérons: car, pour la critique du XIXe siècle, -qui de plus en plus donne le pas sur toutes choses à l'analyse -psychologique, l'oeuvre est riche en motifs d'études de ce genre. Les -émotions d'un homme qui a réellement vécu et l'esprit d'un siècle qui a -prodigieusement pensé ont laissé leur empreinte à ces récits légers, -qui, désencadrés de leur milieu, n'en prennent que plus de relief et de -vitalité typique. - -Si tout le monde n'apprécie pas le FAUBLAS à sa juste valeur, nous -sommes toujours certain que les lettrés goûteront pleinement, et c'est -là l'essentiel, l'artistique édition qui leur est, d'ailleurs, -particulièrement destinée, et à laquelle leur patronage ne peut manquer -d'assurer le succès. - -Quant à nous, c'est en toute conscience que nous avons consacré cette -trop longue préface à la réhabilitation de l'oeuvre de Louvet. En -littérature comme dans la vie, les plus à plaindre sont les méconnus, -et, si nous avons pu éclairer, même d'une faible lueur, les intentions -de l'auteur de FAUBLAS, nous aurons rempli le but que nous nous étions -proposé. - -HIPPOLYTE FOURNIER. - - - - -LES AMOURS - -DU CHEVALIER - -DE FAUBLAS - - - - -PRÉFACE DES PRÉFACES - - -Eh oui! c'est précisément parce qu'il y a déjà cinq ou six préfaces -qu'il en faut encore une; ce qui rappelle le mot de cette femme -d'esprit: «Il n'y a que le premier pas qui coûte.» - -J'ai voulu que, dans cette édition nouvelle, les récits de mon héros ne -souffrissent plus d'interruption. Les préfaces jetées à la tête de -chacune des deux dernières parties, faites à des époques différentes, -embarrassoient ma nouvelle distribution. Les falloit-il supprimer? Qui, -moi! tuer mes préfaces! moi, commettre un parricide! D'ailleurs, n'y -a-t-il pas des gens qui n'aiment pas qu'on leur retranche rien, et qui -me seroient venus dire: «Il y avoit là des préfaces! Que sont devenues -mes préfaces? Rendez-moi mes préfaces!» Et puis, quelle joie pour ceux -de mes confrères en librairie qui, enrageant de ne pouvoir pas faire de -livres, se consolent un peu en volant les livres d'autrui! Les -contrefacteurs auroient dit: «Elle n'est pas complète, son édition! il y -manque les préfaces!» - -Afin donc que, d'une part, mon héros, quand il raconte, n'ait pas la -parole coupée par des préfaces, et que, de l'autre, il ne manque à cette -édition aucune des préfaces des _Six Semaines_, ni la préface de la _Fin -des Amours_, ni la préface d'_Une Année_, je place à la tête du premier -volume toutes ces préfaces à jamais amies, et, pour consacrer leur -séparation première et leur éternelle réunion, je jette devant elles -cette préface des préfaces. - - - - -ÉPITRE DÉDICATOIRE - -DES - -CINQ PREMIERS VOLUMES, INTITULÉS: _UNE ANNÉE_ - -(_Ils parurent pour la première fois en 1786_) - - -A M. BR*** FILS - -Notre amitié naquit, pour ainsi dire, dans ton berceau; elle fut -l'instinct de notre premier âge et l'amusement de notre adolescence: -nourrie par l'habitude, fortifiée par la réflexion, elle fait le charme -de notre jeunesse. Ton indulgence a toujours encouragé mes foibles -talens; ce fut toi qui, le premier, m'invitas à les essayer; c'est toi -qui naguère m'as pressé de descendre dans la vaste carrière où se sont -égarés avant moi tant de jeunes gens présomptueux. Peut-être comme eux -je m'y serai trop tôt montré; mais enfin je t'ai cru, j'ai écrit, je te -dédie mon premier ouvrage. - -La critique ne manquera pas de dire que, très heureusement pour les -lecteurs, la mode de ces longs discours complimenteurs, toujours placés -à la tête d'un livre somnifère, est depuis longtemps passée. Je -répondrai qu'il ne s'agit pas ici d'un fade éloge, donné pour de bonnes -raisons à quelque riche anobli, ou à quelque petit commis protecteur. Je -répondrai que, si l'usage des épîtres dédicatoires n'avoit pas existé -depuis longtemps, il m'eût fallu l'inventer aujourd'hui pour toi. - -O mon ami! ta respectable mère, ton père bienfaisant, m'ont rendu des -services qu'on ne paye point avec de l'or, des services que jamais je ne -pourrois acquitter, quand même je deviendrois aussi riche que je le suis -peu. Ton père et ta mère m'ont sauvé la vie: dis-leur que j'aime la vie -à cause d'eux. Ils se sont efforcés de me donner un état qu'on croit -noble et libre: dis-leur que l'espérance de devenir un jour, avec toi, -l'appui de leur vieillesse respectée anima mon courage dans les cruelles -épreuves qu'il m'a fallu subir, et me soutiendra toujours dans mes -travaux. Ils se sont réunis à toi pour m'engager à cultiver les lettres: -dis-leur que, si le chevalier de Faublas ne meurt pas en naissant, -j'oserai le leur présenter lorsque, mûri par l'âge, instruit par -l'expérience, devenu moins frivole et plus réservé, ce jeune homme me -paroîtra digne d'eux. - -Quant à toi, j'espère que cet hommage public, rendu par la -reconnoissance à la bienfaisance et à l'amitié, te flattera d'autant -plus qu'il ne fut point mendié, et que peut-être il n'étoit pas attendu. - -Je suis ton ami, - -LOUVET. - - - - -AVERTISSEMENT - -(_Il fut mis à la tête de la seconde édition, faite en 1790_) - - -Peut-être trouvera-t-on que j'ai fait dans la _Première Année de -Faublas_ des changemens heureux; je crois pourtant que c'étoient surtout -les _Six Semaines_ qui avoient besoin d'être retouchées: de longues et -nombreuses digressions y nuisoient à la rapidité du récit; celles qu'il -ne falloit pas retrancher tout à fait, je les ai beaucoup abrégées; mais -en même temps j'ai cru pouvoir ajouter quelques morceaux par lesquels je -ne présume pas que la gaieté doive être diminuée, ni l'intérêt refroidi. -Ce sera sans doute une raison de plus qui déterminera le public à -préférer cette bonne édition aux détestables contrefaçons que des -fripons en ont faites, et que d'autres fripons étalent ou colportent -avec une impudence à laquelle il est bien temps qu'une loi tutélaire des -propriétés mette un terme. - - - - -ÉPITRE DÉDICATOIRE - -PRÉFACE, AVERTISSEMENT DES _SIX SEMAINES_ - -(_Ces deux volumes furent publiés pour la première fois au printemps de -1786_) - - -A M. TOUSTAING - -MONSIEUR, - -Votre nom, destiné à plusieurs sortes de gloire, est en même temps -consigné dans les fastes de la littérature et dans les annales de -l'histoire. On devroit donc le lire à la tête d'un ouvrage plus -recommandable que celui-ci; mais je serois trop ingrat si je ne vous -offrois point un hommage et des remercîmens publics. Que ne m'a-t-il été -possible de suivre vos conseils! _Faublas_, pour la seconde fois soumis -à votre censure[1], vous auroit, avec bien d'autres obligations, celle -de se montrer déjà beaucoup plus formé. Vous paroissez croire, et vous -voulez bien me dire que je pourrois, avec quelque succès, embrasser un -genre plus sérieux, et que je devrois consacrer à la morale et à la -philosophie mes dispositions, que vous appelez mes talens. Quelquefois -je vous ai vu sourire aux espiègleries de mon _Chevalier_; plus souvent -je vous ai entendu m'exprimer sans détour le regret que vous aviez de le -trouver toujours si peu raisonnable. J'ai eu l'honneur de vous observer -qu'il pourroit, comme tant d'autres enfans de bonne maison, complètement -réparer, par les actions exemplaires de l'âge mûr, les erreurs peut-être -excusables de son printemps. Ici j'ajouterai que, pour corriger les -écarts du jeune homme, l'historien fidèle attend impatiemment que -l'heure du héros soit venue; et, si cet aveu ne suffit pas pour -m'obtenir grâce auprès des gens sévères, je citerai ma justification -imprimée longtemps avant que je fusse né pour commettre la faute. Dans -un conte philosophique écrit avec la facilité prodigieuse et -l'inimitable naturel qui caractérisent les ouvrages de ce génie -universel, presque toujours supérieur à son sujet, Voltaire m'a dit: -«Monseigneur, vous avez rêvé tout cela; nos idées ne dépendent pas plus -de nous dans le sommeil que dans la veille. Une puissance supérieure a -voulu que cette file d'idées vous ait passé par la tête, pour vous -donner apparemment quelque instruction dont vous ferez votre profit.» - - [1] _Aujourd'hui qu'il n'y a plus de _censure_, je dois encore rendre - justice à M. Toustaing: il étoit du petit nombre de ces censeurs qui - ne se faisoient point un malin plaisir de tourmenter les gens de - lettres._ - -Je suis, etc. - -LOUVET DE COUVRAY. - -_P.-S._ Pourquoi _de Couvray_?--Voyez la page suivante, et vous le -saurez. - - - - -A MON SOSIE - - -Je ne sais, Monsieur, si vous êtes l'heureux propriétaire d'une figure -semblable à la mienne, et si, comme moi, vous descendez de ce fameux -Louvet... Je ne sais; mais il ne m'est plus permis de douter que nous -avons à peu près le même âge, que nous sommes décorés d'un titre presque -semblable, que nous nous glorifions d'un nom absolument pareil. Je suis -surtout frappé d'un trait de ressemblance plus précieux pour nous, plus -intéressant pour la patrie: c'est que nous pourrons aller ensemble à -l'immortalité, puisque tous deux nous composons de très jolie prose, -puisque tous deux nous nous faisons imprimer vifs. - -J'aime à croire que cette parfaite analogie vous a d'abord semblé, comme -à moi, très flatteuse; et cependant je suis persuadé que maintenant vous -sentez, ainsi que moi, le terrible inconvénient qu'elle entraîne. A -quelle marque certaine deux rivaux si ressemblans, en même temps lancés -dans la vaste carrière, seront-ils reconnus et distingués? Quand le -monde retentira de notre éloge commun; quand nos chefs-d'oeuvre, -pareillement signés, voyageront d'un pôle à l'autre, qui séparera nos -deux noms confondus au temple de Mémoire? Qui me conservera ma -réputation, que sans cesse vous usurperez sans vous en douter? Qui vous -restituera votre gloire, que je vous volerai continuellement sans le -vouloir? Quel homme assez pénétrant pourra, par une assez équitable -répartition, rendre à chacun la juste portion de célébrité que chacun -aura méritée? Que ferai-je pour qu'on ne vous prête pas tout mon esprit? -Comment empêcherez-vous qu'on ne me gratifie de toute votre éloquence? -Ah! Monsieur! Monsieur! - -Il est vrai que l'ingrate fortune a mis entre nos destinées une -différence pour vous tout avantageuse: vous êtes avocat-_au_, je ne suis -qu'avocat-_en_; vous avez prononcé, dans une grande _assemblée_, un -grand _discours_: je n'ai fait qu'un petit roman. Or, tous les orateurs -conviennent qu'il est plus difficile de haranguer le public que d'écrire -dans le cabinet; et tous les gens instruits sont épouvantés de l'immense -intervalle qui sépare les avocats-_en_ des avocats-_au_. Mais je vous -observe qu'il y a encore dans l'État des milliers d'ignorans qui ne -connoissent ni mon roman ni votre discours, et qui, dans leur profonde -insouciance, ne se sont pas donné la peine d'apprendre quelles belles -prérogatives sont attachées à ce petit mot _au_, dont, à votre place, je -serois très fier. Ainsi, Monsieur, vous voyez bien que malgré le roman -et le discours, et le _en_ et le _au_, tous ces gens-là, qui ne peuvent -manquer d'entendre bientôt parler de vous et de moi, nous prendroient -continuellement l'un pour l'autre. Ah! Monsieur, croyez-moi, hâtons-nous -d'épargner à nos contemporains ces perpétuelles méprises qui donneroient -trop d'embarras à nos neveux. - -D'abord j'avois imaginé que, vous trouvant le plus intéressé à prévenir -les doutes de la postérité, vous voudriez bien faire comme vos nobles -confrères, qui, pour la plus grande gloire du barreau, augmentent -ordinairement d'un superbe surnom leur baptistère devenu trop modeste. -Depuis, en y réfléchissant davantage, j'ai senti que délicatement je -devois me donner ce ridicule pour vous l'épargner. Voilà ce qui me -détermine. Vous pouvez, si bon vous semble, rester monsieur Louvet tout -court, moi, je veux être éternellement - -LOUVET _de Couvray_[2]. - - [2] _Oui; mais ne voilà-t-il pas que la plus impertinente des - révolutions m'enlève ma noblesse d'hier! Que je suis heureux d'avoir - un nom de baptême! Va donc pour _Jean-Baptiste Louvet_._ - -La seconde édition s'étant faite en 1790, j'ajoutai la note suivante. - -A ELLE - -J'aurois osé le lui dédier, s'il s'en fût trouvé digne. - - - - -PRÉFACE - -DE LA _FIN DES AMOURS_ - -(_Ces six volumes furent publiés pour la première fois en juillet 1789_) - - -Que de bruit pour un petit livre! Si beaucoup en ont ri, quelques-uns en -ont pleuré; plusieurs l'ont imité, d'autres l'ont travesti; d'honnêtes -gens l'ont contrefait, des gens honnêtes l'ont dénigré. Ainsi -puissamment encouragé de toutes les manières, j'ai repris la plume avec -quelque confiance, et j'ai fini. - -Maintenant, Lecteur impartial, c'est à vous de m'entendre et de -prononcer. Si quelquefois je suis trop gai, pardonnez-moi. Tant de -romans m'avoient tant fait bâiller! Je tremblois d'être comme eux -soporifique; au reste, attendez quelques années, peut-être alors j'en -ferai de plus ennuyeux qui seront meilleurs. Je dis: peut-être. En -effet, un romancier ne doit-il pas être l'historien fidèle de son âge? -Peut-il peindre autre chose que ce qu'il a vu? O vous tous qui criez si -fort, changez vos moeurs, je changerai mes tableaux. - -M'accusiez-vous aussi d'immoralité? Bientôt je tâcherai de vous -persuader que vous aviez tort; mais auparavant approchez, prêtez -l'oreille: c'est une vérité que je vais dire, et, comme la littérature a -encore ses aristocrates, il faut parler bas. En conscience, étoient-ils -bien moraux, ces chefs-d'oeuvre par lesquels se sont immortalisés -l'Arioste et le Tasse, La Fontaine et Molière, Voltaire enfin, Voltaire -et tant d'autres, beaucoup moins grands que lui, quoique plus grands que -moi? Tenez, j'ai bien peur que cette condition de moralité, si -rigoureusement imposée de nos jours à tout ouvrage d'imagination, ne -soit un violent remède savamment employé par ceux de mes frêles -contemporains qui, désespérant de pouvoir jamais rien produire, -voudroient nous châtrer. - -Quoi qu'il en soit, lisez mon dénouement, il me justifiera sans doute. -Au surplus, je déclare, et, dès que les circonstances me le permettront, -je m'engage à prouver que cet ouvrage, si frivole en ses détails, est au -fond très moral; qu'il n'a peut-être pas vingt pages qui ne marchent pas -directement vers un but d'utilité première, de sagesse profonde, auquel -j'ai tendu sans cesse. J'avoue qu'il sera donné à peu de gens de -l'apercevoir d'abord; mais je maintiens qu'avec le temps je le pourrai -découvrir à tous, et le jour de mes confidences sera, je vous le -promets, le jour des surprises. - -Ils m'ont encore reproché de grandes négligences. Eh! quel écrivain, -assez peu maître de son art, voudroit également soigner toutes les -parties d'un long ouvrage? Quant à moi, je crois fermement qu'il n'y a -point de naturel sans négligences, principalement dans le dialogue. -C'est là que, pour être plus vrai, sacrifiant partout l'élégance à la -simplicité, je serai souvent incorrect et quelquefois trivial. C'est, ce -me semble, où le personnage va parler que l'auteur doit cesser d'écrire; -et néanmoins je me reconnois très fautif, s'il m'est souvent arrivé de -permettre que Mme de B... s'exprimât comme Justine, et Rosambert comme -M. de B... - -Patient Lecteur, encore un paragraphe apologétique. - -Ces romans prétendus étrangers, qu'on s'arrache le matin et qui sont -oubliés le soir, ne renferment, pour la plupart, que des caractères -communs à presque tous les peuples de notre Europe, et des aventures de -tous les pays. J'ai tâché que _Faublas_, frivole et galant comme la -nation pour laquelle et par laquelle il fut fait, eût, pour ainsi dire, -une figure françoise. J'ai tâché qu'au milieu de tous ses défauts on lui -reconnût le ton, le langage et les moeurs des jeunes gens de ma patrie. -C'est en France, et ce n'est qu'en France, je crois, qu'il faudra -chercher les autres originaux dont j'ai trop foiblement dessiné les -copies: des maris en même temps libertins, jaloux, commodes et crédules -comme monsieur le marquis; des beautés séduisantes, trompées et -trompeuses comme Mme de B...; des femmes à la fois étourdies et -sensibles comme ma petite Éléonore, chaque jour regrettée. Enfin, je me -suis efforcé de faire en sorte qu'on ne pût, sans blesser un peu la -vraisemblance, imprimer sur le frontispice de ce roman-ci ce honteux -mensonge: _traduit de l'anglois_. - -Mais, pendant que j'écrivois ces futilités, un grand changement s'est -fait dans mon heureuse patrie. La plus belle carrière est désormais -ouverte à ceux qui ambitionneront une gloire solide, utile à leur pays, -utile au monde entier. La carrière est ouverte! Pourquoi ne m'y suis-je -pas déjà montré? C'est que je ne m'en crois pas encore digne[3]. - - [3] _Il n'y avoit pas huit jours que cette espèce de préface étoit - écrite, quand l'ouvrage de M. Mounier a paru. L'indignation dont il - m'a rempli m'a forcé à prendre la plume. Voyez chez M. Bailly, - libraire, rue Saint-Honoré, à Paris, la brochure intitulée: PARIS - JUSTIFIÉ._ - - - - -[Illustration: FAUBLAS AU PARLOIR] - - - - -UNE - -ANNÉE DE LA VIE - -DU CHEVALIER - -DE FAUBLAS - - -On m'a dit que mes aïeux, considérés dans leur province, y avoient -toujours joui d'une fortune honnête et d'un rang distingué. Mon père, le -baron de Faublas, me transmit leur antique noblesse sans altération; ma -mère mourut trop tôt. Je n'avois pas seize ans, quand ma soeur, plus -jeune que moi de dix-huit mois, fut mise au couvent à Paris. Le baron, -qui l'y conduisit, saisit avec plaisir cette occasion de montrer la -capitale à un fils pour l'éducation duquel il n'avoit rien négligé -jusqu'alors. - -Ce fut en octobre 1783 que nous entrâmes dans la capitale par le -faubourg Saint-Marceau. Je cherchois cette ville superbe dont j'avois lu -de si brillantes descriptions. Je voyois de laides chaumières très -hautes, de longues rues très étroites, des malheureux couverts de -haillons, une foule d'enfans presque nus; je voyois la population -nombreuse et l'horrible misère. Je demandai à mon père si c'étoit là -Paris: il me répondit froidement que ce n'étoit pas le plus beau -quartier; que le lendemain nous aurions le temps d'en visiter un autre. -Il étoit presque nuit; Adélaïde (c'est le nom de ma soeur) entra dans -son couvent, où elle étoit attendue. Mon père descendit avec moi près de -l'Arsenal, chez M. Duportail, son intime ami, de qui je parlerai plus -d'une fois dans la suite de ces Mémoires. - -Le lendemain, mon père me tint parole, en un quart d'heure une voiture -rapide nous conduisit à la place Louis XV. Là, nous mîmes pied à terre; -le spectacle qui frappa mes yeux les éblouit de sa magnificence. A -droite, _la Seine à regret fugitive_; sur la rive, de vastes châteaux; -de superbes palais à gauche; une promenade charmante derrière moi; en -face, un jardin majestueux. Nous avançâmes, je vis la demeure des rois. -Il est plus aisé de se figurer ma comique stupéfaction que de la -peindre. A chaque pas, des objets nouveaux attiroient mon attention; -j'admirois la richesse des modes, l'éclat de la parure, l'élégance des -manières. Tout à coup je me rappelai ce quartier de la veille, et mon -étonnement s'accrut; je ne comprenois pas comment il se pouvoit qu'une -même enceinte renfermât des objets si différens. L'expérience ne m'avoit -pas encore appris que partout les palais cachent des chaumières, que le -luxe produit la misère, et que de la grande opulence d'un seul naît -toujours l'extrême pauvreté de plusieurs. - -Nous employâmes plusieurs semaines à visiter ce que Paris a de plus -remarquable. Le baron me montroit une foule de monumens célèbres chez -l'étranger, presque ignorés de ceux qui les possèdent. Tant de -chefs-d'oeuvre m'étonnèrent d'abord, et bientôt ne m'inspirèrent plus -qu'une froide admiration. Sait-on bien, à quinze ans, ce que c'est que -la gloire des arts et l'immortalité du génie? Il faut des beautés plus -animées pour échauffer un jeune coeur. - -C'étoit au couvent d'Adélaïde que je devois rencontrer l'objet adorable -par qui mon existence alloit commencer. Le baron, qui chérissoit ma -soeur, alloit presque tous les jours la demander au parloir. Toutes les -demoiselles bien nées savent qu'au couvent on a de bonnes amies; -beaucoup de belles dames assurent qu'il est rare d'en trouver ailleurs; -quoi qu'il en soit, ma soeur, naturellement sensible, eut bientôt choisi -la sienne. Un jour elle nous parla de Mlle Sophie de Pontis, et nous fit -de cette jeune personne un éloge que nous crûmes exagéré. Mon père fut -curieux de voir la bonne amie de sa fille; je ne sais quel doux -pressentiment fit palpiter mon coeur lorsque le baron pria Adélaïde -d'aller chercher Mlle de Pontis. Ma soeur y courut, elle amena... -Figurez-vous Vénus à quatorze ans! Je voulus avancer, parler, saluer; je -restai le regard fixe, la bouche ouverte, les bras pendans. Mon père -s'aperçut de mon trouble et s'en amusa. «Du moins vous saluerez», me -dit-il. Mon trouble s'augmenta; je fis la révérence la plus gauche. -«Mademoiselle, poursuivit le baron, je vous assure que ce jeune homme a -eu un maître à danser.» Je fus tout à fait déconcerté. Le baron fit à -Sophie un compliment flatteur; elle y répondit modestement et d'une voix -altérée qui retentit jusqu'à mon coeur. J'ouvrois de grands yeux -étonnés, je prêtois une oreille attentive; ma langue embarrassée -demeuroit toujours suspendue. Mon père, avant de sortir, embrassa sa -fille, et salua Mlle de Pontis. Moi, dans un transport involontaire, je -saluai ma soeur, et j'allois embrasser Sophie. La vieille gouvernante de -cette demoiselle, conservant plus de présence d'esprit que moi, -m'avertit de ma méprise; le baron me regarda d'un air étonné; le front -de Sophie se couvrit d'une aimable rougeur, et pourtant un léger sourire -effleura ses lèvres de rose. - -Nous revînmes chez M. Duportail: on se mit à table; je mangeai comme un -amoureux de quinze ans, c'est-à-dire vite et longtemps. Après dîner je -prétextai une indisposition légère, et je me retirai dans mon -appartement. Là, je me rappelai librement Sophie et tous ses charmes. -«Que de grâces, que de beauté! me disois-je; sa charmante figure est -pleine d'esprit, et son esprit, j'en suis sûr, répond à sa figure. Ses -grands yeux noirs m'ont inspiré je ne sais quoi...; c'est de l'amour -sans doute. Ah! Sophie, c'est de l'amour, et pour la vie!» Revenu de ce -premier transport, je me souvins d'avoir vu dans plusieurs romans les -effets prodigieux d'une rencontre imprévue; le premier coup d'oeil d'une -belle avoit suffi pour captiver les sentimens d'un amant tendre; et -l'amante elle-même, frappée d'un trait vainqueur, s'étoit sentie -entraînée par un penchant irrésistible. Cependant j'avois lu de longues -dissertations dans lesquelles des philosophes profonds nioient le -pouvoir de la sympathie, qu'ils appeloient une chimère. «Sophie, -m'écriai-je, je sens bien que je vous aime; mais avez-vous partagé mon -trouble et mes agitations?» L'air dont je m'étois présenté n'étoit pas -très propre à m'inspirer beaucoup de confiance; mais sa jolie voix, -d'abord altérée, qu'elle avoit eu peine à rassurer par degrés! ce doux -sourire par lequel elle avoit paru applaudir à ma méprise et me consoler -de ma privation!... L'espérance entra dans mon coeur, il me parut très -possible qu'en fait de tendresse la philosophie radotât, et que les -romans seuls eussent raison. - -Je m'étois approché, par hasard, de ma fenêtre: je vis le baron et M. -Duportail se promener à grands pas dans le jardin. Mon père parloit avec -feu, son ami sourioit de temps en temps; tous deux, par intervalles, -jetoient les jeux sur mes croisées; je jugeai qu'il étoit question de -moi dans leur entretien, et que déjà peut-être mon père avoit soupçonné -ma passion naissante. Cette idée m'inquiéta beaucoup moins pourtant que -celle du départ de mon père que je croyois prochain. Quitter ma Sophie -sans savoir quand je pourrois jouir du bonheur de la revoir! mettre plus -de cent lieues entre elle et moi! je n'y pus penser sans frémir. Mille -réflexions douloureuses m'occupèrent toute la soirée: je soupai -tristement, j'ignorois encore les plaisirs de l'amour, et déjà je -ressentois ses inquiétudes mortelles. - -Une partie de la nuit se passa dans les mêmes agitations. Je m'endormis -enfin, dans l'espérance de voir ma Sophie le lendemain. Son image vint -embellir mes songes; l'amour, propice à mes voeux, daigna prolonger un -si doux sommeil. Il étoit tard quand je m'éveillai: je n'appris pas sans -chagrin qu'on m'avoit laissé reposer, parce que mon père étoit sorti dès -le matin et ne devoit rentrer que le soir. Je me désolois tout bas de ne -pouvoir faire une visite à ma soeur, quand M. Duportail entra; il me fit -mille amitiés, et me demanda si j'étois content de la capitale: je -l'assurai que je ne craignois rien tant que de la quitter. Il me déclara -que je n'aurois pas ce déplaisir; que mon père, jaloux de donner une -éducation très soignée à l'unique héritier de son nom et de veiller de -très près au bonheur d'une fille qu'il aimoit, avoit résolu de se fixer -à Paris pendant quelques années, et que, pour y vivre d'une manière -convenable à un homme de sa qualité, il alloit faire sa maison. Cette -bonne nouvelle me causa une joie que je ne pus dissimuler; M. Duportail -en modéra l'excès en m'apprenant qu'on avoit commencé par me choisir un -honnête gouverneur et un fidèle domestique. A l'instant même on annonça -M. Person. - -Je vis entrer un petit monsieur sec et blême, dont la mine justifioit -pleinement la mauvaise humeur que m'avoit inspirée son titre. Il -s'avança d'un air grave et composé, puis, d'un ton lent et mielleux, il -commença: «Monsieur, votre figure...» Content du mot qu'il avoit dit, il -s'arrêta, cherchant le mot qu'il alloit dire..., «votre figure répond de -votre personne.» Je répliquai fort sèchement à ce doux compliment. Privé -du bonheur de voir Sophie, je ne trouvois d'autres ressources que le -plaisir de m'occuper d'elle, et monsieur l'abbé venoit m'enlever cette -consolation! Je résolus de le pousser à bout; dès la première journée -j'y réussis passablement. - -Le soir, mon père daigna me confirmer de sa propre bouche les -arrangemens qu'il se proposoit; il me signifia, en même temps, que -désormais je ne sortirois plus qu'avec mon gouverneur. C'étoit m'avertir -de l'intérêt que j'avois à le ménager: ma situation devenoit critique, -et mon amour, irrité par les obstacles, sembloit s'accroître avec ma -gêne. J'avois fait d'assez bonnes études; mon gouverneur, présomptueux, -s'étoit chargé du pénible emploi de les perfectionner; heureusement -j'eus lieu de m'apercevoir, aux premières leçons, que le disciple valoit -au moins l'instituteur. «Monsieur l'abbé, lui dis-je, vous êtes capable -d'enseigner autant que je suis curieux d'apprendre. Pourquoi nous gêner -mutuellement? Croyez-moi, laissons là des livres sur lesquels nous -pâlirions gratis; allons voir ma soeur à son couvent, et, si Mlle Sophie -de Pontis vient au parloir, vous verrez comme elle est jolie.» L'abbé -voulut se fâcher; mais, profitant de l'avantage que j'avois sur lui: -«Vous n'aimez pas l'exercice, à ce que je vois, lui répliquai-je: eh -bien! restons ici; mais ce soir, je déclare à monsieur le baron -l'extrême désir que je me sens d'avancer dans mes études, et -l'insuffisance absolue de celui qui s'est chargé de m'éclairer dans mes -travaux: si vous niez, je demande un examen que mon père lui-même nous -fera subir.» L'abbé fut atterré de la force de mes derniers argumens. Il -fit une grimace épouvantable, prit sa petite canne et son humble -chapeau; nous volâmes au couvent. - -Adélaïde vint au parloir accompagnée seulement de sa gouvernante, qu'on -appeloit Manon. Cette fille étoit un vieux domestique de ma mère, et -nous avoit élevés; je la priai de nous laisser: elle m'obéit sans peine. -Restoit le maudit petit gouverneur, qu'il n'étoit pas possible -d'éloigner. Ma soeur se plaignit qu'on eût laissé passer plusieurs jours -sans la venir voir; elle m'étonna en m'apprenant que le baron l'avoit -négligée autant que moi; nous pensâmes qu'il falloit qu'il fût bien -préoccupé de ses projets nouveaux pour avoir oublié sa chère fille. -«Mais vous, Faublas, me dit Adélaïde, qui vous a retenu ces jours-ci? -Boudez-vous votre soeur et sa bonne amie? vous seriez un ingrat: Mlle de -Pontis est sortie; revenez nous voir demain, surtout prenez garde aux -méprises, et Sophie tâchera de faire votre paix avec sa vieille -gouvernante, qui ne vous a pas encore bien pardonné vos distractions.» -Je dis à ma soeur qu'il falloit obtenir mon congé de monsieur l'abbé, -que la rage du travail possédoit sans relâche. Adélaïde, croyant que je -parlois sérieusement, adressa à mon grave instituteur les plus vives -instances, que j'excitois par les miennes. Il soutint le persiflage plus -paisiblement que je ne l'aurois cru; je remarquai même que, lorsque je -parlai de revenir, il m'observa qu'il étoit encore de bonne heure: cette -complaisance me réconcilia tout à fait avec lui. - -Mon père m'attendoit chez M. Duportail pour nous conduire dans un hôtel -fort beau, qu'il venoit de louer faubourg Saint-Germain. Je fus mis le -soir même en possession de l'appartement qu'il m'y avoit marqué. Je -trouvai là Jasmin, ce domestique dont on m'avoit parlé. C'étoit un grand -garçon de bonne mine, il me plut au premier coup d'oeil. - -«Boudez-vous votre soeur et sa bonne amie? vous seriez un ingrat», -m'avoit dit Adélaïde. Je me répétai cent fois ce reproche, et le -commentai de cent manières différentes. Il avoit donc été question de -moi, on m'avoit donc attendu, j'avois donc été désiré? Que la nuit me -parut longue, que la matinée fut mortelle! quel tourment d'entendre -sonner les heures, et de ne pouvoir hâter celle qui nous rapproche de -l'objet aimé! - -Il arriva enfin le moment si désiré! je vis ma soeur, je vis Sophie, non -moins belle et plus jolie que la première fois. Il y avoit dans sa -simple parure je ne sais quoi de plus adroit et de plus séduisant. Dans -cette seconde visite, mes yeux détaillèrent pour ainsi dire ses charmes, -et plus d'une fois nos regards se rencontrèrent pendant cet examen si -doux. J'admirai sa longue chevelure noire, qui contrastoit -singulièrement avec sa peau fine, d'une blancheur éblouissante; sa -taille élégante et légère, que j'aurois embrassée de mes dix doigts; les -grâces enchanteresses répandues sur toute sa personne, son pied mignon, -dont j'ignorois le favorable augure; et ses yeux surtout, ses beaux yeux -qui sembloient me dire: «Ah! que nous aimerons l'heureux mortel qui -saura nous plaire!» - -Je fis à Mlle de Pontis un compliment qui dut d'autant plus la flatter -qu'il étoit aisé de s'apercevoir que je ne l'avois pas préparé. La -conversation fut d'abord générale, la gouvernante de Sophie s'en mêla; -je vis qu'on ménageoit la vieille, et qu'elle aimoit à causer; je -trouvai charmans les sots contes qu'elle nous fit. Cependant Person -s'entretenoit avec ma soeur, et moi, d'une voix basse et tremblante, je -faisois à ma Sophie cent questions et cent complimens. La vieille -continuoit de raconter ses belles histoires que nous n'écoutions plus. -Elle s'aperçut enfin qu'en parlant beaucoup elle ne parloit à personne; -elle se leva brusquement, et me dit: «Monsieur, vous me faites commencer -une narration, et vous n'en écoutez pas la fin, cela est très -malhonnête.» Sophie, en me quittant, me consola par un regard tendre. - -Nous entendîmes le bruit d'une voiture, c'étoit celle du baron; il -entra, Adélaïde se plaignit de la rareté de ses visites; il allégua, -d'un ton assez contraint, les embarras d'un établissement nouveau. Il -causa quelques minutes d'un air préoccupé, et se leva ensuite -brusquement avec quelques signes d'impatience; il retournoit à l'hôtel, -il m'y ramena. - -Nous trouvâmes à la porte un équipage brillant. Le suisse dit au baron -qu'_un gros monsieur noir_ l'attendoit depuis plus d'une heure, et -qu'_une cholie tame_ venoit d'arriver à l'instant. Mon père parut aussi -joyeux que surpris; il monta avec empressement: je voulus le suivre, il -me pria d'entrer chez moi. Jasmin, à qui je demandai s'il connoissoit le -_gros monsieur noir_ et la _cholie tame_, me répondit que non. - -Curieux de pénétrer le mystère et piqué de ce que c'en étoit un pour -moi, je me mis en sentinelle à l'une des fenêtres de mon appartement, -qui donnoit sur la rue. Je n'y restai pas longtemps sans voir sortir un -gros homme vêtu de noir, qui parloit seul et paroissoit content. Un -quart d'heure après je vis une jeune dame s'élancer légèrement dans sa -voiture; le baron, beaucoup moins ingambe, voulut sauter aussi -lestement, il pensa se rompre le col; je fus effrayé; mais les éclats de -rire qui partoient de la voiture me rassurèrent pleinement. Je m'étonnai -que mon père, naturellement colère, ne donnât aucun signe d'humeur; il -monta paisiblement, mit la tête à la portière, me vit à ma croisée, et -parut un peu confus. Je l'entendis ordonner aux domestiques de m'avertir -qu'il sortoit pour affaire, et que je pouvois me dispenser de l'attendre -à souper. Je fis part de ma curiosité à Jasmin, qui paroissoit mériter -ma confiance; il questionna, sans affectation, les domestiques du baron. -Je sus le même soir que mon père fréquentoit les spectacles et lisoit -les papiers publics; il venoit de prendre une maîtresse à l'Opéra et un -intendant dans les _Petites Affiches_! j'en conclus qu'il falloit que le -baron fût bien riche pour se charger de ce double fardeau. Au reste, -cette réflexion ne me toucha que foiblement. J'aimois, j'avois -l'espérance de plaire; au printemps de la vie connoît-on d'autres biens? - -En peu de temps je rendis à ma soeur des visites fréquentes; Mlle de -Pontis l'accompagnoit presque toujours au parloir. La vieille -gouvernante ne se fâchoit plus parce que je la laissois finir ses -histoires, et d'ailleurs Adélaïde avoit soin de lui faire de petits -présens. M. Person n'étoit plus cet instituteur sévère, possédé, comme -tant d'autres confrères, de la rage d'enseigner ce qu'il ignoroit. -C'étoit, comme tant d'autres aussi, un petit pédant couleur de rose, -toujours bien régulièrement coiffé, minutieux dans sa parure, relâché -dans sa morale, développant avec les femmes une érudition profonde, -affectant avec les hommes de n'effleurer que la superficie. Aussi doux -et complaisant qu'il s'étoit d'abord montré intraitable et dur, il -paroissoit n'avoir d'autres désirs que de prévenir les miens, et, quand -je parlois d'aller au couvent, je le trouvois aussi empressé que moi. - -Cependant mon père, livré aux plaisirs bruyans de la capitale, recevoit -beaucoup de monde chez lui. Je fus caressé du beau sexe; on me fit des -agaceries que je ne compris pas. Certaine douairière surtout essaya sur -moi le pouvoir de ses charmes flétris; on se donna des airs enfantins, -on épuisa les minauderies fines: je n'entendis seulement pas ce que ce -manège signifioit. D'ailleurs je ne voyois dans le monde entier que -Sophie; l'amour innocent et pur m'enflammoit pour elle, et j'ignorois -encore qu'il existoit un autre amour. - -Depuis plus de quatre mois je voyois Sophie presque tous les jours, -l'habitude d'être ensemble étoit devenue pour nous un besoin. On sait -que l'amour, quand il s'ignore lui-même ou quand il cherche à se -déguiser, invente des noms caressans pour suppléer aux noms plus doux -qu'il soupçonne et qu'il attend. Sophie m'appeloit son jeune cousin, -j'appelois Sophie ma jolie cousine. La tendresse qui nous animoit -brilloit dans nos moindres actions, nos regards l'exprimoient; ma bouche -n'en avoit point encore hasardé l'aveu; et ma soeur ne devinoit pas ou -gardoit le secret de sa bonne amie. Aveuglément livré aux premières -impulsions de la nature, j'étois loin de soupçonner son but secret. -Content de parler à Sophie, heureux de l'entendre et de baiser -quelquefois sa jolie main, je désirois davantage; je n'aurois pu dire ce -que je désirois. Le moment approchoit où l'une des plus charmantes -femmes de la capitale alloit dissiper les ténèbres qui m'environnoient -et m'initier aux plus doux mystères de Vénus. - - * * * * * - - - - -Nous étions dans cette saison bruyante où règnent à la ville les -plaisirs avec la folie; Momus avoit donné le signal de la danse, on -touchoit aux jours gras. Le jeune comte de Rosambert, depuis trois mois -compagnon de mes exercices, et que mon père combloit d'honnêtetés, me -reprochoit depuis quelques jours la vie tranquille et retirée que je -menois: devois-je, à mon âge, m'enterrer tout vivant dans la maison de -mon père, et borner mes promenades à de sottes visites chez des -béguines, pour y voir, qui? ma soeur! N'étoit-il pas temps de sortir de -mon enfance, que l'on vouloit prolonger éternellement? et ne devois-je -pas me hâter d'entrer dans le monde, où, avec ma figure et mon esprit, -je ne pouvois manquer d'être favorablement accueilli? «Tenez, -ajouta-t-il, je veux demain vous conduire à un bal charmant où je vais -régulièrement quatre fois par semaine, vous y verrez bonne compagnie.» -J'hésitois encore. «Il est sage comme une fille! poursuivit le comte; eh -mais, craignez-vous que votre honneur ne coure quelque hasard? -Habillez-vous en femme, sous des habits qu'on respecte il sera bien à -couvert.» Je me mis à rire sans savoir pourquoi. «En vérité, reprit-il, -cela vous iroit au mieux! Vous avez une figure douce et fine, un léger -duvet couvre à peine vos joues; cela sera délicieux,... et puis... -tenez, je veux tourmenter certaine personne... Chevalier, habillez-vous -en femme, nous nous amuserons,... cela sera charmant!... vous verrez, -vous verrez!» - -L'idée de ce travestissement me plut. Il me parut fort agréable d'aller -voir Sophie sous les habits de son sexe. Le lendemain, un habile -tailleur que le comte de Rosambert avoit fait avertir m'apporta un habit -d'amazone complet, tel que le portent les dames angloises quand elles -montent à cheval. Un élégant coiffeur me donna le coup de peigne -moelleux, et posa sur ma tête virginale le petit chapeau de castor -blanc. Je descendis chez mon père; dès qu'il m'aperçut, il vint à moi -d'un air d'inquiétude, puis s'arrêtant tout d'un coup: «Bon! dit-il en -riant, j'ai d'abord cru que c'étoit Adélaïde!» Je lui observai qu'il me -flattoit beaucoup. «Non, je vous ai pris pour Adélaïde, et je cherchois -déjà quel motif lui avoit fait quitter son couvent sans ma permission, -pour venir ici dans cet étrange équipage. Au reste, gardez-vous d'être -fier de ce petit avantage: une jolie figure est dans un homme le plus -mince des mérites.» M. Duportail étoit là. «Vous vous moquez, Baron, -s'écria-t-il; ne savez-vous pas...?» Mon père le regarda, il se tut. - -Ce fut mon père qui le premier témoigna le désir d'aller au couvent, il -m'y conduisit. Adélaïde ne me reconnut qu'après quelques momens -d'examen. Le baron, enchanté de l'extrême ressemblance qu'il y avoit -entre ma soeur et moi, nous accabloit de caresses et nous embrassoit -tour à tour. Cependant Adélaïde se repentoit d'être venue seule au -parloir. «Que je suis fâchée, dit-elle, de n'avoir point amené ma bonne -amie! comme nous aurions joui de sa surprise! Mon cher papa, -permettez-vous que je l'aille chercher?» Le baron y consentit. En -rentrant, Adélaïde dit à Sophie: «Ma bonne amie, embrassez ma soeur.» -Sophie, interdite, m'examinoit, elle s'arrêta confondue. «Embrassez donc -mademoiselle», dit la vieille gouvernante, trompée par la métamorphose. -«Mademoiselle, embrassez donc ma fille», répéta le baron, que la scène -amusoit. Sophie rougit et s'approcha en tremblant; mon coeur palpitoit. -Je ne sais quel secret instinct nous conduisit, je ne sais avec quelle -adresse nous dérobâmes notre bonheur aux témoins intéressés qui nous -observoient; ils crurent que dans cette douce étreinte nos joues -seulement s'étoient rencontrées,... mes lèvres avoient pressé les lèvres -de Sophie!... Lecteurs sensibles qui vous êtes attendris quelquefois -avec l'amante de Saint-Preux[4], jugez quel plaisir nous goûtâmes:... -c'étoit aussi le premier baiser de l'amour. - - [4] Dans la _Nouvelle Héloïse_. - -A notre retour nous trouvâmes à l'hôtel M. de Rosambert qui m'attendoit. -Le baron sut bientôt de quoi il s'agissoit, et me permit, plus aisément -que je ne l'aurois cru, de passer la nuit entière au bal. Sa voiture -nous y conduisit. «Je vais, me dit le comte, vous présenter à une jeune -dame qui m'estime beaucoup; il y a deux grands mois que je lui ai juré -une ardeur éternelle, et plus de six semaines que je la lui prouve.» Ce -langage étoit pour moi tout à fait énigmatique; mais déjà je commençois -à rougir de mon ignorance: je souris d'un air fin, pour faire croire à -Rosambert que je le comprenois. «Comme je vais la tourmenter! -continua-t-il; ayez l'air de m'aimer beaucoup, vous verrez quelle mine -elle fera! Surtout ne vous avisez pas de lui dire que vous n'êtes pas -fille... Oh! nous allons la désoler!» - -Dès que nous parûmes dans l'assemblée, tous les regards se fixèrent sur -moi: j'en fus troublé, je sentis que je rougissois, je perdis toute -contenance. Il me vint d'abord dans l'esprit que quelque partie de mon -ajustement mal arrangée ou que mon maintien emprunté m'avoient trahi; -mais bientôt, à l'empressement général des hommes, au mécontentement -universel des femmes, je jugeai que j'étois bien déguisé. Celle-ci me -jetoit un regard dédaigneux, celle-là m'examinoit d'un petit air -boudeur; on agitoit les éventails, on se parloit tout bas, on sourioit -malignement; je vis que je recevois l'accueil dont on honore, dans un -cercle nombreux, une rivale trop jolie qu'on y voit pour la première -fois. - -Une très belle femme entra, c'étoit la maîtresse du comte; il lui -présenta sa parente, qui sortoit, disoit-il, du couvent. La dame (elle -s'appeloit la marquise de B...) m'accueillit très obligeamment; je pris -place auprès d'elle, et les jeunes gens firent un demi-cercle autour de -nous. Le comte, bien aise d'exciter la jalousie de sa maîtresse, -affectoit de me donner une préférence marquée. La marquise, apparemment -piquée de sa coquetterie et bien résolue de l'en punir en lui -dissimulant le dépit qu'elle en ressentoit, redoubla pour moi de -politesse et d'amitié. «Mademoiselle, avez-vous du goût pour le couvent? -me dit-elle.--Je l'aimerois bien, Madame, s'il s'y trouvoit beaucoup de -personnes qui vous ressemblassent.» La marquise me témoigna par un -sourire combien ce compliment la flattoit; elle me fit plusieurs autres -questions, parut enchantée de mes réponses, m'accabla de ces petites -caresses que les femmes se prodiguent entre elles, dit à Rosambert qu'il -étoit trop heureux d'avoir une telle parente, et finit par me donner un -baiser tendre que je lui rendis poliment. Ce n'étoit pas ce que -Rosambert vouloit ni ce qu'il s'étoit promis. Désolé de la vivacité de -la marquise, et plus encore de la bonne foi avec laquelle je recevois -ses caresses, il se pencha à son oreille, et lui découvrit le secret de -mon déguisement. «Bon! quelle apparence!» s'écria la marquise, après -m'avoir considéré quelques momens. Le comte protesta qu'il avoit dit la -vérité. Elle me fixa de nouveau. «Quelle folie! cela ne se peut pas.» Et -le comte renouvela ses protestations. «Quelle idée! reprit la marquise -en baissant la voix; savez-vous ce qu'il dit? il soutient que vous êtes -un jeune homme déguisé!» Je répondis timidement, et bien bas, qu'il -disoit la vérité. La marquise me lança un regard tendre, me serra -doucement la main, et, feignant de m'avoir mal entendu: «Je le savois -bien, dit-elle assez haut, cela n'avoit pas l'ombre de vraisemblance»; -puis, s'adressant au comte: «Mais, Monsieur, à quoi cette plaisanterie -ressemble-t-elle?--Quoi! reprit celui-ci très étonné, mademoiselle -prétend...--Comment, si elle le prétend! mais voyez donc! un enfant si -aimable! une aussi jolie personne!--Quoi! dit encore le comte...--Ho! -Monsieur, finissez, reprit la marquise avec une humeur très marquée, -vous me croyez folle ou vous êtes fou.» - -Je crus de bonne foi qu'elle ne m'avoit pas compris, je baissai la voix. -«Je vous demande pardon, Madame, je me suis peut-être mal expliqué; je -ne suis pas ce que je parois être, le comte vous a dit la vérité.--Je ne -vous crois pas plus que lui», répondit-elle en affectant de parler -encore plus bas que moi; elle me serra la main. «Je vous assure, -Madame...--Taisez-vous, vous êtes une friponne, mais vous ne me ferez -pas prendre le change plus que lui»; et elle m'embrassa de nouveau. -Rosambert, qui ne nous avoit pas entendus, demeura stupéfait. La -jeunesse qui nous environnoit paroissoit attendre avec autant de -curiosité que d'impatience la fin et l'explication d'un dialogue aussi -obscur pour elle; mais le comte, retenu par la crainte de déplaire à sa -maîtresse en se couvrant lui-même de ridicule, se flattant d'ailleurs -que je finirois bientôt le quiproquo, se mordoit les lèvres et n'osoit -plus dire un seul mot. Heureusement la marquise vit entrer la comtesse -de ***, son amie; je ne sais ce qu'elle lui dit à l'oreille, mais -aussitôt la comtesse s'attacha à Rosambert et ne le quitta plus. - -Cependant le bal étoit commencé, je figurois dans une contredanse, le -hasard voulut que la comtesse et Rosambert se trouvassent assis derrière -la place que j'occupois. La jeune dame lui disoit: «Non, non, tout cela -est inutile, je me suis emparée de vous pour toute la soirée, je ne vous -cède à personne. Plus jalouse qu'un sultan, je ne vous laisse parler à -qui que ce soit, vous ne danserez pas ou vous danserez avec moi, et, si -vous pensez tout ce que vous me dites d'obligeant, je vous défends de -dire un mot, un seul mot, à la marquise ni à votre jeune parente.--Ma -jeune parente! interrompit le comte, si vous saviez...--Je ne veux rien -savoir, je prétends seulement que vous restiez là. Hé! mais, -ajouta-t-elle légèrement, j'ai peut-être des projets sur vous, -allez-vous faire le cruel?» Je n'en entendis pas davantage, la -contredanse finissoit. La marquise ne m'avoit pas perdu de vue un -moment; je voulus me reposer, je trouvai une place auprès d'elle; nous -commençâmes, reprîmes, quittâmes et reprîmes vingt fois une conversation -fort animée, souvent interrompue par ses caresses, et dans laquelle je -vis bien qu'il falloit lui laisser une erreur qui paroissoit lui plaire. - -Le comte ne cessoit de nous observer avec une inquiétude très marquée; -la marquise ne paroissoit pas s'en apercevoir. «Mon intention, me -dit-elle enfin, n'est pas de passer ici la nuit entière, et, si vous -m'en croyez, vous ménagerez votre santé. Acceptez chez moi une collation -légère; il est plus de minuit, M. le marquis ne tardera pas à me venir -joindre; nous irons souper chez moi, ensuite je vous reconduirai -moi-même chez vous. Au reste, ajouta-t-elle d'un air négligé, c'est un -singulier homme que M. de B... Il lui prend de temps en temps des -caprices de tendresse pour moi, il a des accès de jalousie fort -ridicules, des airs d'attention dont je le dispenserois volontiers; -quant à la fidélité qu'il me jure, je n'y crois pas plus que je ne m'en -soucie, cependant je ne serois pas fâchée de la mettre à l'épreuve: il -va vous voir, il vous trouvera charmante. Vous ne recommencerez pas -alors ce petit conte de votre déguisement: c'est une jolie plaisanterie, -mais nous l'avons épuisée; aussi, loin de la répéter devant M. de B..., -vous voudrez bien, s'il ne vous répugne pas de m'obliger un peu, vous -voudrez bien lui faire quelques avances.» Je demandai à la marquise ce -que c'étoit que des avances. Elle rit de bon coeur de l'ingénuité de ma -question, et puis, me regardant d'un air attendri: «Écoutez, me -dit-elle, vous êtes femme, cela est clair, ainsi toutes les caresses que -je vous ai faites ce soir ne sont que des amitiés; mais, si vous étiez -effectivement un jeune homme déguisé, et que, le croyant, je vous eusse -traité de la même manière, cela s'appelleroit des avances, et des -avances très fortes.» Je lui promis de faire des avances au marquis. -«Fort bien, souriez à ses propos, regardez-le d'un certain air; mais ne -vous avisez pas de lui serrer la main comme je vous fais, et de -l'embrasser comme je vous embrasse; cela ne seroit ni décent ni -vraisemblable.» - -Nous en étions là quand le marquis arriva. Il me parut jeune encore; il -étoit assez bien fait, mais d'une taille fort petite, et ses manières -ressembloient à sa taille; sa figure avoit de la gaieté, mais de cette -gaieté qui fait qu'on rit toujours aux dépens de celui qui l'inspire. -«Voici Mlle Duportail, lui dit la marquise (je m'étois donné ce nom), -c'est une jeune parente du comte, vous me remercierez de vous l'avoir -fait connoître, elle veut bien venir souper avec nous.» Le marquis -trouva que j'avois la _physionomie heureuse_, il me prodigua des éloges -ridicules, je l'en remerciai par des complimens outrés. «Je suis très -content, me dit-il d'un air pesant qu'il croyoit fin, que vous me -fassiez l'honneur de souper chez moi, Mademoiselle; vous êtes jolie, -très jolie, et ce que je vous dis là est certain, car je me connois en -physionomie.» Je répondis par le plus agréable sourire. «Ma chère -enfant, me disoit la marquise de l'autre côté, j'ai engagé votre parole, -vous êtes trop polie pour me dédire; au reste, je vous débarrasserai du -marquis dès qu'il vous ennuiera.» Elle me serra la main; le marquis la -vit. «Ho! que je voudrois, dit-il, tenir une de ces petites mains-là -dans les miennes!» Je lui lançai une oeillade meurtrière. «Partons, -Mesdames, partons», s'écria-t-il d'un air léger et conquérant. Il sortit -pour appeler ses gens. - -Le comte, qui l'entendit, vint à nous, quelques efforts que la comtesse -eût faits pour le retenir. Il me dit d'un ton sérieusement ironique: -«Monsieur se trouve sans doute fort bien sous ses habits galans, il ne -compte pas apparemment désabuser la marquise?» Je répondis sur le même -ton, mais en baissant la voix: «Mon cher parent, voudriez-vous sitôt -détruire votre ouvrage?» Il s'adressa à la marquise: «Madame, je me -crois en conscience obligé de vous avertir encore une fois que ce n'est -point Mlle Duportail qui aura le bonheur de souper chez vous, mais bien -le chevalier de Faublas, mon très jeune et très fidèle ami.--Et moi, -Monsieur, lui répondit-on, je vous déclare que vous avez trop compté sur -ma patience ou sur ma crédulité. Ayez la bonté de cesser cet impertinent -badinage, ou décidez-vous à ne me revoir jamais.--Je me sens le courage -de prendre l'un et l'autre parti, Madame; je serois désolé de troubler -vos plaisirs par mes indiscrétions, ou de les gêner par mes -importunités.» - -Le marquis rentroit au moment même; il frappa sur l'épaule de Rosambert, -et, le retenant par le bras: «Quoi! tu ne soupes pas avec nous? tu nous -laisses ta parente? Sais-tu qu'elle est jolie ta parente? sais-tu que sa -physionomie promet?» Il baissa la voix: «Mais entre nous je crois la -petite personne un peu... vive.--Ho! oui, très jolie et très vive, -reprit le comte avec un sourire amer, elle ressemble à bien d'autres»; -et puis, comme s'il eût pressenti le sort prochain de ce bon mari: «Je -vous souhaite une bonne nuit, lui dit-il.--Quoi! penses-tu, reprit le -marquis, que je garde ta parente pour... Écoute donc, si elle le vouloit -bien!...--Je vous souhaite une bonne nuit», répéta le comte, et il -sortit en éclatant de rire. La marquise soutint que M. de Rosambert -devenoit fou, je trouvai qu'il étoit fort malhonnête. «Point du tout, me -dit confidemment le marquis, il vous aime à la rage, il a vu que je vous -faisois ma cour, il est jaloux.» - -En cinq minutes nous fûmes à l'hôtel du marquis; on servit aussitôt: je -fus placé entre la marquise et son galant époux qui ne cessoit de me -dire ce qu'il croyoit de très jolies choses. Trop occupé d'abord à -satisfaire l'appétit tout à fait mâle que la danse m'avoit donné, je -n'employai pour lui répondre que le langage des yeux. Dès que ma faim -fut un peu calmée, j'applaudis sans ménagement à toutes les sottises -qu'il lui plut de me débiter, et ses mauvais bons mots lui valurent -mille complimens dont il fut enchanté. La marquise, qui m'avoit toujours -considéré avec la plus grande attention, et dont les regards s'animoient -visiblement, s'empara d'une de mes mains: curieux de voir jusqu'où -s'étendroit le pouvoir de mes charmes trompeurs, j'abandonnai l'autre au -marquis. Il la saisit avec un transport inexprimable. La marquise, -plongée dans des réflexions profondes, sembloit méditer quelque projet -important; je la voyois successivement rougir et trembler, et, sans dire -un seul mot, elle pressoit légèrement ma main droite engagée dans les -siennes. Ma main gauche étoit dans une prison moins douce; le marquis la -serroit de manière à me faire crier. Charmé de sa bonne fortune, tout -fier de son bonheur, tout étonné de l'adresse avec laquelle il trompoit -sa femme en sa présence même, il poussoit de temps en temps de longs -soupirs dont j'étois étourdi, et des éclats de rire dont le plafond -retentissoit; ensuite, craignant de se trahir, cherchant à étouffer ce -rire éclatant que la marquise auroit pu remarquer, peut-être aussi -croyant me faire une gentillesse, il me mordoit les doigts. - -La belle marquise sortit enfin de sa rêverie pour me dire: «Mademoiselle -Duportail, il est tard, vous deviez passer la nuit entière au bal, on ne -vous attend pas chez vous avant huit ou neuf heures du matin, restez -chez moi; j'offrirois à toute autre un appartement d'amie, vous pouvez -disposer du mien; je dois, ajouta-t-elle d'un ton caressant, vous servir -aujourd'hui de maman, je ne veux pas que ma fille ait une autre chambre -que la mienne, je vais lui faire dresser un lit près du mien...--Et -pourquoi donc faire dresser un lit? interrompit le marquis; on est fort -bien deux dans le vôtre; quand je vais vous y trouver, moi, est-ce que -je vous gêne? j'y dors tout d'un somme, et vous aussi.» Et, finissant, -il me donna amoureusement par-dessous la table un grand coup de genou -qui me froissa la peau: je répondis à cette galanterie sur-le-champ de -la même manière, et si vigoureusement qu'il lui échappa un grand cri. La -marquise se leva d'un air alarmé. «Ce n'est rien, lui dit-il, ma jambe a -accroché la table.» J'étouffois de rire, la marquise n'y tint pas plus -que moi, et son cher époux, sans savoir pourquoi, se mit à rire plus -fort que nous deux. - -Quand notre excessive gaieté fut un peu modérée, la marquise me -renouvela ses offres. «Acceptez la moitié du lit de madame, crioit le -marquis, acceptez, je vous le dis, vous y serez bien, vous verrez que -vous y serez bien. Je vais revenir tout à l'heure; mais acceptez.» Il -nous quitta. «Madame, dis-je à la marquise, votre invitation m'honore -autant qu'elle me flatte; mais est-ce à Mlle Duportail ou à M. de -Faublas que vous la faites?--Encore cette mauvaise plaisanterie du -comte, petite friponne! et c'est vous qui la répétez! Ne vous ai-je pas -dit que je ne vous croyois pas?--Mais, Madame...--Paix, paix! -reprit-elle en posant son doigt sur ma bouche; le marquis va rentrer, -qu'il ne vous entende pas dire de pareilles folies. Cette charmante -enfant! (elle m'embrassa tendrement) comme elle est timide et modeste! -mais comme elle est maligne! Allons, petite espiègle, venez»: elle me -tendit la main, nous passâmes dans son appartement. - -Il étoit question de me mettre au lit. Les femmes de la marquise -voulurent me prêter leur ministère; je les priai, en tremblant, d'offrir -à leur maîtresse leurs services, dont je saurois bien me passer. «Oui, -dit la marquise attentive à tous mes mouvemens, ne la gênez pas, c'est -un enfantillage de couvent; laissez-la faire.» Je passai promptement -derrière les rideaux; mais je me trouvai dans un grand embarras quand il -fallut me dépouiller de ces habits dont l'usage m'étoit si peu familier. -Je cassois les cordons, j'arrachois les épingles; je me piquois d'un -côté, je me déchirois de l'autre; plus je me hâtois, et moins j'allois -vite. Une femme de chambre passa près de moi au moment où je venois -d'ôter mon dernier jupon. Je tremblai qu'elle n'entr'ouvrît les rideaux; -je me précipitai dans le lit, émerveillé de la singulière aventure qui -m'avoit conduit là, mais ne soupçonnant pas encore qu'on pût avoir, en -couchant deux, d'autre désir que de causer ensemble avant de s'endormir. -La marquise ne tarda pas à me suivre; la voix de son mari se fit -entendre: «Ces dames me permettront bien d'assister à leur coucher? -Quoi! déjà au lit!» Il voulut m'embrasser, la marquise se fâcha -sérieusement; il ferma lui-même les rideaux, et, nous rendant le souhait -que lui avoit fait le comte, il nous cria de la porte: «Une bonne nuit!» - -Un silence profond régna quelques instans. «Dormez-vous déjà, belle -enfant? me dit la marquise d'une voix altérée.--Ho! non, je ne dors -pas!» Elle se précipita dans mes bras, et me pressa contre son sein. -«Dieux! s'écria-t-elle avec une surprise bien naturellement jouée si -elle étoit feinte, c'est un homme!» et puis, me repoussant avec -promptitude: «Quoi! Monsieur, il est possible?...--Madame, je vous l'ai -dit, répliquai-je en tremblant.--Vous me l'avez dit, Monsieur; mais cela -étoit-il croyable? Il s'agissoit bien de dire! il ne falloit pas rester -chez moi..., ou du moins il ne falloit pas empêcher qu'on vous dressât -un autre lit...--Madame, ce n'est pas moi! c'est monsieur le -marquis.--Mais, Monsieur, parlez donc plus bas... Monsieur, il ne -falloit pas rester chez moi, il falloit vous en aller.--Hé bien, Madame, -je m'en vais...» Elle me retient par le bras: «Vous vous en allez! où -cela, Monsieur, et quoi faire? réveiller mes femmes, risquer un -esclandre..., peut-être montrer à tous mes gens qu'un homme est entré -dans mon lit; qu'on me manque à ce point?--Madame, je vous demande -pardon, ne vous fâchez pas, je m'en vais me jeter dans un -fauteuil.--Oui, dans un fauteuil! oui... sans doute, il le faut!... Mais -voyez la belle ressource (en me retenant toujours par le bras). Fatigué -comme il est! par le froid qu'il fait! s'enrhumer, détruire sa santé!... -Vous mériteriez que je vous traitasse avec cette rigueur... Allons, -restez là; mais promettez-moi d'être sage.--Pourvu que vous me -pardonniez, Madame.--Non, je ne vous pardonne pas! mais j'ai plus -d'attention pour vous que vous n'en avez pour moi. Voyez comme sa main -est déjà froide!» et par pitié elle la posa sur son col d'ivoire. Guidé -par la nature et par l'amour, cette heureuse main descendit un peu; je -ne savois quelle agitation faisoit bouillonner mon sang. «Aucune femme -éprouva-t-elle jamais l'embarras où il me met? reprit la marquise d'un -ton plus doux.--Ah! pardonnez-moi donc, ma chère maman...--Oui, votre -chère maman! vous avez bien des égards pour votre maman, petit libertin -que vous êtes!» Ses bras, qui m'avoient repoussé d'abord, m'attiroient -doucement. Bientôt nous nous trouvâmes si près l'un de l'autre que nos -lèvres se rencontrèrent; j'eus la hardiesse d'imprimer sur les siennes -un baiser brûlant. «Faublas, est-ce là ce que vous m'avez promis?» me -dit-elle d'une voix presque éteinte. Sa main s'égara, un feu dévorant -circuloit dans mes veines... «Ah! Madame, pardonnez-moi, je me -meurs!--Ah! mon cher Faublas,... mon ami!...» Je restois sans mouvement. -La marquise eut pitié de mon embarras qui ne pouvoit lui déplaire,... -elle aida ma timide inexpérience... Je reçus, avec autant d'étonnement -que de plaisir, une charmante leçon que je répétai plus d'une fois. - -Nous employâmes plusieurs heures dans ce doux exercice; je commençois à -m'endormir sur le sein de ma belle maîtresse, quand j'entendis le bruit -d'une porte qui s'ouvroit doucement: on entroit, on s'avançoit sur la -pointe du pied; j'étois sans armes dans une maison que je ne connoissois -point; je ne pus me défendre d'un mouvement d'effroi. La marquise, qui -devina ce que c'étoit, me dit tout bas de prendre sa place et de lui -céder la mienne; j'obéis promptement: à peine m'étois-je tapi sur le -bord du lit qu'on entr'ouvrit les rideaux du côté que je venois de -quitter. «Qui vient me réveiller ainsi?» dit la marquise. On hésita -quelques instans, ensuite on s'expliqua sans lui répondre. «Et quelle -est cette fantaisie? continua-t-elle. Quoi! Monsieur, vous choisissez -aussi mal votre temps, sans attention pour moi, sans respect pour -l'innocence d'une jeune personne qui, peut-être, ne dort pas, ou qui -pourroit se réveiller? Vous n'êtes guère raisonnable, je vous prie de -vous retirer.» Le marquis insistoit, en balbutiant à sa femme de -comiques excuses. «Non, Monsieur, lui dit-elle, je ne le veux point, -cela ne sera point, je vous assure que cela ne sera point, je vous -supplie de vous retirer.» Elle se jeta hors du lit, le prit par le bras -et le mit à la porte. - -Ma belle maîtresse revint à moi en riant. «Ne trouvez-vous pas mon -procédé bien noble? me dit-elle; voyez ce que j'ai refusé à cause de -vous.» Je sentis que je lui devois un dédommagement, je l'offris avec -ardeur, on l'accepta avec reconnoissance; une femme de vingt-cinq ans -est si complaisante quand elle aime! la nature a tant de ressources dans -un novice de seize ans! - -Cependant tout est borné chez les foibles humains: je ne tardai pas à -m'endormir profondément. Quand je me réveillai, le jour pénétroit dans -l'appartement malgré les rideaux; je songeai à mon père... Hélas! je me -souvins de ma Sophie! une larme s'échappa de mes yeux, la marquise s'en -aperçut. Déjà capable de quelque dissimulation, j'attribuai au chagrin -de la quitter la pénible agitation que j'éprouvois; elle m'embrassa -tendrement. Je la vis si belle! l'occasion étoit si pressante!... -Quelques heures de sommeil avoient ranimé mes forces,... l'ivresse du -plaisir dissipa les remords de l'amour. - -Il fallut enfin songer à nous séparer. La marquise me servit de femme de -chambre. Elle étoit si adroite que ma toilette eût été bientôt faite si -nous avions pu sauver les distractions! Quand nous crûmes qu'il ne -manquoit plus rien à mon ajustement, la marquise sonna ses femmes. Le -marquis attendoit depuis plus d'une heure qu'il fît jour chez madame. Il -me complimenta sur ma diligence. «Je suis sûr, me dit-il, que vous avez -passé une excellente nuit»; et, sans me donner le temps de répondre: -«Elle paroît fatiguée pourtant! elle a les yeux battus! Voilà ce que -c'est que cette danse! on s'en donne par-dessus les yeux, et le -lendemain on n'en peut plus! je le dis tous les jours à la marquise qui -n'en tient compte: allons, il faut réparer les forces de cette charmante -enfant, après cela nous la reconduirons chez elle.» - -Ce _nous la reconduirons_ étoit très propre à m'inquiéter. Je témoignai -au marquis qu'il suffiroit que la marquise prît cette peine; il insista. -La marquise se joignit à moi pour lui faire perdre cette idée; il nous -répondit que M. Duportail ne pouvoit trouver mauvais qu'il lui ramenât -sa fille, puisque la marquise seroit avec nous, et qu'il étoit curieux -de connoître l'heureux père d'une aussi aimable enfant. Quelques efforts -que nous fissions, nous ne pûmes l'empêcher de nous accompagner. - -Je commençois à craindre que cette aventure, qui avoit eu de si heureux -commencemens, ne finît fort mal. Je ne vis rien de mieux à faire que de -donner au cocher du marquis la véritable adresse de M. Duportail. «Chez -M. Duportail, près de l'Arsenal», lui dis-je. La marquise sentoit mon -embarras et le partageoit; aucun expédient ne s'étoit encore présenté à -mon esprit, quand nous arrivâmes à la porte de mon prétendu père. - -Il étoit chez lui; on lui dit que le marquis et la marquise de B... lui -ramenoient sa fille. «Ma fille! s'écria-t-il avec la plus vive -agitation; ma fille!» Il accourut vers nous. Sans lui donner le temps de -dire un seul mot, je me jetai à son col. «Oui! lui dis-je, vous êtes -veuf, et vous avez une fille.--Parlez plus bas encore, reprit-il avec -vivacité, parlez plus bas, qui vous l'a dit?--Eh! mon Dieu! ne -m'entendez-vous pas? C'est moi qui suis votre fille. Gardez-vous de dire -non devant le marquis.» M. Duportail, plus tranquille, mais non moins -étonné, sembloit attendre qu'on s'expliquât. «Monsieur, lui dit la -marquise, Mlle Duportail a passé une partie de la nuit au bal, et -l'autre partie chez moi.--Êtes-vous fâché, Monsieur, lui dit le marquis -qui remarquoit son étonnement, que mademoiselle ait passé une partie de -la nuit chez moi? Vous auriez tort, car elle a couché dans l'appartement -de madame, dans son lit même, avec elle, on ne pouvoit la mettre mieux. -Êtes-vous fâché que je l'aie accompagnée jusqu'ici? J'avoue que ces -dames ne le vouloient pas, c'est moi...--Je suis très sensible, répondit -enfin M. Duportail, tout à fait revenu de sa première surprise, et -d'ailleurs bien instruit par les discours du marquis; je suis très -sensible aux bontés que vous avez eues pour ma fille; mais je dois vous -déclarer devant elle (il me regarda, je tremblois) que je suis fort -étonné qu'elle ait été au bal déguisée de cette façon-là.--Comment! -déguisée, Monsieur! interrompit la marquise.--Oui, Madame, un habit -d'amazone; cela convient-il à ma fille? ou du moins ne devoit-elle pas -me demander mon avis ou ma permission?» - -Ravi de l'ingénieuse tournure que mon nouveau père avoit prise, -j'affectai de paroître humilié. «Ah! je croyois que le papa le savoit, -dit le marquis; Monsieur, il faut pardonner cette petite faute. -Mademoiselle votre fille a la physionomie la plus heureuse; je vous le -dis, et je m'y connois! Mademoiselle votre fille..., c'est une charmante -personne, elle a enchanté tout le monde, ma femme surtout; oh! tenez, ma -femme en est folle.--Il est vrai, Monsieur, dit la marquise avec un -sang-froid admirable, que mademoiselle m'a inspiré toute l'amitié -qu'elle mérite.» Je me croyois sauvé, lorsque mon véritable père, le -baron de Faublas, qui ne se faisoit jamais annoncer chez son ami, entra -tout à coup. «Ah! ah! dit-il en m'apercevant...» M. Duportail courut à -lui les bras ouverts: «Mon cher Faublas, vous voyez ma fille, que M. le -marquis et Mme la marquise de B... me ramènent.--Votre fille? -interrompit mon père.--Hé! oui, ma fille! vous ne la reconnoissez pas -sous cet habit ridicule? Mademoiselle, ajouta-t-il avec colère, passez -dans votre appartement, et que personne ne vous surprenne plus dans cet -équipage indécent.» - -Je fis, sans dire mot, une révérence à M. de B..., qui paroissoit me -plaindre, et une à la marquise, qui me voyoit à peine: car, au nom de -mon père, elle avoit été si troublée que je craignois qu'elle ne se -trouvât mal. Je me retirai dans la pièce voisine, et je prêtai -l'oreille. «Votre fille? répéta encore le baron.--Eh! oui, ma fille! qui -s'est avisée d'aller au bal avec les habits que vous lui avez vus. -Monsieur le marquis vous dira le reste.» Et effectivement, monsieur le -marquis répéta à mon père tout ce qu'il avoit dit à M. Duportail; il lui -affirma que j'avois couché dans l'appartement de sa femme, dans son lit -même, avec elle. «Elle est fort heureuse, dit mon père en regardant la -marquise... Fort heureuse, répéta-t-il, qu'une si grande imprudence -n'ait pas eu des suites fâcheuses.--Eh! quelle si grande imprudence a -donc commise cette chère enfant? répliqua la marquise, que j'avois vue -déconcertée, mais dont les forces s'étoient ranimées promptement. Quoi! -parce qu'elle a pris un habit d'amazone?--Sans doute, interrompit le -marquis, ce n'est qu'une vétille; et vous, Monsieur (en s'adressant à -mon père d'un ton fâché), permettez-moi de vous dire qu'au lieu de vous -permettre sur le compte de la jeune personne des réflexions qui peuvent -lui nuire, vous feriez bien mieux de vous joindre à nous pour obtenir -que son père lui pardonne.--Madame, dit M. Duportail à la marquise, je -le lui pardonne à cause de vous (en s'adressant au marquis), mais à -condition qu'elle n'y retournera plus.--En habit d'amazone soit, -répondit celui-ci, mais j'espère que vous nous la renverrez avec ses -habits ordinaires; nous serions trop privés de ne plus voir cette -charmante enfant.--Assurément, dit la marquise en se levant, et, si -monsieur son père veut nous rendre un véritable service, il -l'accompagnera.» - -M. Duportail reconduisit la marquise jusqu'à sa voiture, en lui -prodiguant les remercîmens qu'il étoit présumé lui devoir. - -Leur départ me soulagea d'un pesant fardeau. «Voilà une bien singulière -aventure! dit M. Duportail en rentrant.--Très singulière, répondit mon -père; la marquise est une fort belle femme, le petit drôle est bien -heureux.--Savez-vous, répliqua son ami, qu'il a presque pénétré mon -secret? Quand on m'a annoncé ma fille, j'ai cru que ma fille m'étoit -rendue, et quelques mots échappés m'ont trahi.--Eh bien! il y a un -remède à cela; Faublas est plus raisonnable qu'on ne l'est ordinairement -à son âge; pour qu'il fût prodigieusement avancé, il ne lui manquoit que -quelques lumières qu'il a sans doute acquises cette nuit: il a l'âme -noble et le coeur excellent; un secret qu'on devine ne nous lie pas, -comme vous savez; mais un honnête homme se croiroit déshonoré s'il -trahissoit celui qu'un ami lui a confié; apprenez le vôtre à mon fils; -point de demi-confidence, je vous réponds de sa discrétion.--Mais des -secrets de cette importance!... il est si jeune!...--Si jeune! mon ami, -un gentilhomme l'est-il jamais, quand il s'agit de l'honneur? Mon fils, -déjà dans son adolescence, ignoreroit un des devoirs les plus sacrés de -l'homme qui pense! un enfant que j'ai élevé auroit besoin de -l'expérience de son père pour ne pas faire une bassesse!...--Mon ami, je -me rends.--Mon cher Duportail, croyez que vous ne vous en repentirez -jamais. J'espère d'ailleurs que cette confidence, devenue presque -nécessaire, ne sera pas tout à fait inutile. Vous savez que j'ai fait -quelques sacrifices pour donner à mon fils une éducation convenable à sa -naissance et proportionnée aux espérances qu'il me fait concevoir: qu'il -reste encore un an dans cette capitale pour s'y perfectionner dans ses -exercices, cela suffit, je crois; ensuite il voyagera, et je ne serois -pas fâché qu'il s'arrêtât quelques mois en Pologne.--Baron, interrompit -M. Duportail, le détour dont votre amitié se sert est aussi ingénieux -que délicat; je sens toute l'honnêteté de votre proposition, qui m'est -très agréable, je vous l'avoue.--Ainsi, reprit le baron, vous voudriez -bien donner à Faublas une lettre pour le bon serviteur qui vous reste -dans ce pays-là; Boleslas et mon fils feront de nouvelles recherches. -Mon cher Lovzinski, ne désespérez pas encore de votre fortune; si votre -fille existe, il n'est pas impossible qu'elle vous soit rendue. Si le -roi de Pologne...» Mon père parla plus bas, et tira son ami à l'autre -bout de l'appartement: ils y causèrent plus d'une demi-heure, après -quoi, tous deux s'étant rapprochés de la porte contre laquelle j'étois -placé, j'entendis le baron qui disoit: «Je ne veux pas lui demander les -détails de son aventure; probablement ils sont assez plaisans: je ne les -entendrois pas avec l'air de sévérité qui conviendroit; sans doute il -vous contera de point en point son histoire, vous m'en ferez part: au -reste, je crois que nous venons de voir un sot mari.--Il n'est pas le -seul, mon ami, répondit M. Duportail.--On le sait bien, répliqua le -baron; mais il n'en faut rien dire.» - -Je les entendis s'approcher de ma porte, j'allai me jeter dans un -fauteuil. Le baron me dit en entrant: «Ma voiture est là, faites-vous -reconduire à l'hôtel, allez vous reposer, et désormais je vous défends -de sortir avec cet habit.--Mon ami, me dit M. Duportail, qui me suivit -jusqu'à la porte, un de ces jours nous dînerons ensemble tête-à-tête; -vous savez une partie de mon secret, je vous apprendrai le reste; mais -surtout de la discrétion. Songez, d'ailleurs, que je vous ai rendu -service.» Je l'assurai que je ne l'oublierois pas et qu'il pouvoit être -tranquille. Dès que je fus rentré chez moi, je me mis au lit et -m'endormis profondément. - -Il étoit fort tard quand je me réveillai: M. Person et moi nous fûmes au -couvent. Avec quelle douce émotion je revis ma Sophie! Sa contenance -modeste, son innocence ingénue, l'accueil timide et caressant qu'elle me -fit, un petit air d'embarras que lui donnoit encore le souvenir du -baiser de la veille, tout en elle inspiroit l'amour, mais l'amour tendre -et respectueux. Cependant l'image des charmes de la marquise me -poursuivoit jusqu'au parloir; mais que d'avantages précieux sa jeune -rivale avoit sur elle! Il est vrai que les plaisirs de la nuit dernière -se représentoient vivement à mon imagination échauffée; mais combien je -leur préférois ce moment délicieux où j'avois trouvé, sur les lèvres de -Sophie, une âme nouvelle! La marquise régnoit sur mes sens étonnés; mon -coeur adoroit Sophie. - -Le lendemain, je me souvins que la marquise m'attendoit chez elle; je me -souvins aussi que le baron m'avoit dit: «Je vous défends de sortir avec -cet habit.» D'ailleurs, comment me présenter chez la marquise sans être -au moins accompagné d'une femme de chambre? Il ne falloit pas songer au -comte, qui sans doute n'étoit pas tenté de m'y conduire; et le marquis -ne trouveroit-il pas singulier qu'une jeune personne sortît toute seule? -Impatient de revoir ma belle maîtresse, mais retenu par la crainte de -déplaire à mon père, je ne savois à quoi me résoudre. Jasmin vint me -dire qu'une femme d'un certain âge, envoyée par Mlle Justine, demandoit -à me parler. «Je ne sais quelle est cette demoiselle Justine; mais -faites entrer.--Mlle Justine m'a chargée de vous présenter ses respects, -me dit la femme, et de vous remettre ce paquet et cette lettre.» Avant -d'ouvrir le paquet, je pris la lettre, dont l'adresse étoit simplement: -_A Mademoiselle Duportail._ J'ouvris avec empressement, et je lus: - - _Donnez-moi de vos nouvelles, ma chère enfant; avez-vous passé une - bonne nuit? Vous aviez besoin de repos; je crains fort que les - fatigues du bal et la scène désagréable que monsieur votre père vous a - faite n'aient altéré votre santé. Je suis désolée que vous ayez été - grondée à cause de moi; croyez que cette scène trop longue m'a fait - souffrir autant que vous. Monsieur le marquis parle de retourner au - bal ce soir, je ne m'y sens pas disposée, et je crois que vous n'en - avez pas plus d'envie que moi. Cependant, comme il faut qu'une maman - ait de la complaisance pour sa fille, surtout quand elle en a une - aussi aimable que vous, nous irons au bal si vous le voulez. Je n'ai - point oublié que l'habit d'amazone vous est interdit, et j'ai pensé - que peut-être vous n'aviez point d'autre habit de bal, parce que ce - n'est point un meuble de couvent, c'est pour cela que je vous envoie - l'un des miens: nous sommes à peu près de la même taille, je crois - qu'il vous ira bien._ - - _Justine m'a dit que vous aviez besoin d'une femme de chambre, celle - qui vous remettra ma lettre est sage, _intelligente et adroite_: vous - pouvez la prendre à votre service, et lui donner _toute votre - confiance_, je vous réponds d'elle._ - - _Je ne vous invite point à dîner avec moi, je sais que M. Duportail - dîne rarement sans sa fille; mais, si vous aimez votre chère maman - autant qu'elle vous aime, vous viendrez dans la soirée, le plus tôt - que vous pourrez. Monsieur le marquis ne dîne point chez lui; venez de - bonne heure, mon enfant, je serai seule toute l'après-dînée, vous me - ferez compagnie. Croyez que personne ne vous aime autant que votre - chère maman._ - - LA MARQUISE DE B... - - P. S. _Je n'ai point la force de vous mander toutes les folies que le - marquis veut que je vous écrive de sa part. Au reste, grondez-le bien - quand vous le verrez, il vouloit ce matin envoyer en son nom chez M. - Duportail. J'ai eu toutes les peines du monde à lui faire comprendre - que cela n'étoit pas raisonnable, et qu'il étoit plus décent que ce - fût moi qui vous écrivisse._ - -Je fus enchanté de cette lettre. «Monsieur, me dit la femme intelligente -qui me l'apportoit, Justine est la femme de chambre de madame la -marquise de B..., et, si mademoiselle le veut bien, je serai la sienne -aujourd'hui et demain. Au reste, monsieur ou mademoiselle peut également -se fier à moi; quand Mlle Justine et Mme Dutour se mêlent d'une -intrigue, elles ne la gâtent pas; c'est pour cela qu'on m'a -choisie.--Fort bien, lui dis-je, Madame Dutour, je vois que vous êtes -instruite, vous m'accompagnerez tantôt chez la marquise.» J'offris à ma -duègne un double louis qu'elle accepta. «Ce n'est pas qu'on ne m'ait -déjà bien payée, me dit-elle; mais monsieur doit savoir que les gens de -ma profession reçoivent toujours des deux côtés.» - -Dès que le baron eut dîné, il partit pour l'Opéra, suivant sa coutume. -Mon coiffeur étoit averti: un panache blanc fut mis à la place du petit -chapeau. Mme Dutour me revêtit parfaitement du charmant habit de bal que -Mme de B... m'envoyoit, et qui m'alloit merveilleusement bien; ma -ressemblance avec Adélaïde devenoit plus frappante; mon gouverneur ému -redoubloit pour moi d'attentions et de soins. Je pris des gants, un -éventail, un gros bouquet; je volai au rendez-vous que la marquise -m'avoit donné. - -Je la trouvai dans son boudoir, mollement couchée sur une ottomane: un -déshabillé galant paroit ses charmes au lieu de les cacher. Elle se leva -dès qu'elle m'aperçut. «Qu'elle est jolie dans cet équipage, Mlle -Duportail! que cette robe lui sied bien!» et, dès que la porte se fut -fermée: «Que vous êtes charmant, mon cher Faublas! que votre exactitude -me flatte! Mon coeur me disoit bien que vous trouveriez le moyen de me -venir joindre ici malgré vos deux pères.» Je ne lui répondis que par mes -vives caresses; et, la forçant de reprendre l'attitude qu'elle avoit -quittée pour me recevoir, je lui prouvois déjà que ses leçons n'étoient -pas oubliées, lorsque nous entendîmes du bruit dans la pièce voisine. -Tremblant d'être surpris dans une situation qui n'étoit pas équivoque, -je me relevai brusquement, et, grâce à mes habits très commodes, je -n'eus besoin que de changer de posture pour que mon désordre fût réparé. -La marquise, sans paroître troublée, ne rétablit que ce qui pressoit le -plus: tout cela fut l'affaire d'un moment. La porte s'ouvrit; c'étoit le -marquis. «Je comprenois bien, lui dit-elle, Monsieur, qu'il n'y avoit -que vous qui puissiez entrer ainsi chez moi sans vous faire annoncer; -mais je croyois qu'au moins vous frapperiez à cette porte avant de -l'ouvrir: cette chère enfant avoit des inquiétudes secrètes à confier à -sa maman; un moment plus tôt vous la surpreniez!... On n'entre pas ainsi -chez des femmes!--Bon! reprit le marquis, je la surprenois! Eh bien! je -ne l'ai point surprise, ainsi il n'y a pas tant de mal à tout cela; -d'ailleurs, je suis bien sûr que cette chère enfant me le pardonne: elle -est plus indulgente que vous; mais convenez que son père a bien raison -de ne pas vouloir qu'elle porte cet habit d'amazone, elle est à croquer -comme la voilà!» - -Il reprit avec moi ce mauvais ton de galanterie qui nous avoit déjà tant -amusés; il trouva que j'étois parfaitement bien remise, que j'avois les -yeux brillans, le teint fort animé, et même quelque chose -d'extraordinaire et d'un très bon augure dans la _physionomie_. Ensuite -il nous dit: «Belles dames, vous allez au bal aujourd'hui?» La marquise -répondit que non. «Vous vous moquez de moi, je suis revenu tout exprès -pour vous y conduire.--Je vous assure que je n'irai pas.--Hé! pourquoi -donc? ce matin vous disiez...--Je disois que j'y pourrois aller par -complaisance pour Mlle Duportail; mais elle ne s'en soucie pas; elle -craint de retrouver là le comte de Rosambert, qui s'est fort mal -comporté la dernière fois.» J'interrompis la marquise. «Certainement son -procédé avec moi est assez malhonnête pour que désormais je craigne de -le rencontrer autant que je me plaisois autrefois à me trouver avec -lui.--Vous avez raison, me dit le marquis: le comte est un de ces petits -merveilleux qui croient qu'une femme n'a des yeux que pour eux; il est -bon que ces messieurs apprennent quelquefois qu'il y a dans le monde des -gens qui les valent bien...» Je compris son idée, et, pour justifier ses -propos, je lui lançai à la dérobée un coup d'oeil expressif... «Et qui -valent peut-être mieux», ajouta-t-il aussitôt en renforçant sa voix, en -s'élevant sur la pointe du pied, et en prenant son élan pour faire une -lourde pirouette qu'il acheva très malheureusement. Sa tête alla frapper -contre la boiserie trop dure, qui ne lui épargna une chute pesante qu'en -lui faisant au front une large meurtrissure. Honteux de son malheur, -mais voulant le dissimuler, il parut insensible à la douleur qu'il -ressentoit. «Charmante enfant, me dit-il avec plus de sang-froid, mais -en faisant de temps en temps de laides grimaces qui le trahissoient, -vous avez raison d'éviter le comte; mais n'ayez pas peur de le -rencontrer ce soir. Il y a bal masqué: la marquise a justement deux -dominos; elle vous en prêtera un, elle prendra l'autre; nous irons au -bal, vous reviendrez souper avec nous; et, si vous n'avez pas été trop -mal couchée avant-hier...--Ho! oui, cela sera charmant! m'écriai-je avec -plus de vivacité que de prudence; allons au bal.--Avec mes dominos que -le comte connoît? interrompit la marquise plus réfléchie que moi.--Eh! -oui, Madame, avec vos dominos. Il faut donner à cette enfant le plaisir -du bal masqué, elle n'a jamais vu cela; le comte ne vous reconnoîtra -pas, il n'y sera peut-être pas même.» La marquise paroissoit incertaine; -je la voyois balancer entre le désir de me garder encore la nuit -prochaine et la crainte d'aller, en présence du marquis, s'offrir aux -sarcasmes du comte. «Pour moi, reprit d'un ton mystérieux le commode -mari, je vous y conduirai bien; mais j'ai quelques affaires, je ne -pourrai pas rester avec vous; je vous laisserai là, pour revenir à -minuit vous chercher.» Cette raison du marquis, plus que toutes ses -instances, détermina la marquise; elle refusa quelque temps encore, mais -d'un ton qui m'annonçoit assez qu'il falloit la presser et qu'elle -alloit consentir. - -Cependant la contusion que le marquis s'étoit faite devenoit plus -apparente, et sa bosse grossissoit à vue d'oeil. Je lui demandai d'un -air étonné ce qu'il avoit au front; il y porta la main. «Ce n'est rien, -me dit-il avec un rire forcé; quand on est marié, on est exposé à ces -accidens-là.» Je me souvins du supplice qu'il m'avoit fait éprouver -quand ma main étoit dans les siennes, et, résolu de me venger, je tirai -de ma bourse une pièce de monnoie, je la lui appliquai sur le front, et -me voilà serrant de toutes mes forces pour aplatir la bosse. Le patient -pressoit ses flancs de ses poings fermés, grinçoit des dents, souffloit -douloureusement et faisoit d'horribles contorsions. «Elle a, dit-il avec -peine, elle a de la vigueur dans le poignet.» Je redoublai d'efforts; il -fit enfin un cri terrible, et, m'échappant avec violence, il seroit -tombé à la renverse, si je ne l'avois promptement retenu. «Ah! la petite -diablesse! elle m'a presque ouvert le crâne.--La petite espiègle l'a -fait exprès, dit la marquise, qui se contraignoit beaucoup pour ne pas -rire.--Vous croyez qu'elle l'a fait exprès? Hé bien, je vais l'embrasser -pour la punir.--Pour me punir, soit.» Je présentai la joue de bonne -grâce; il se crut le plus heureux des hommes: si j'avois voulu -l'écouter, je n'aurois cessé de mettre, au même prix, son courage à -l'épreuve. - -«Finissons ces folies, dit la marquise en affectant un peu d'humeur, et -pensons à ce bal, puisqu'il y faut aller.--Ho! madame se fâche! répondit -le marquis; soyons sages, me dit-il tout bas, il y a un peu de -jalousie.» Il nous regarda d'un air de satisfaction. «Vous vous aimez -bien toutes les deux, poursuivit-il; mais si vous alliez vous brouiller -un jour à cause de moi!... cela seroit bien singulier!...--Allons-nous -au bal, ou n'y allons-nous pas?» interrompit la marquise. Elle se mit à -sa toilette: on lui apporta ses dominos, qu'elle ne voulut point mettre; -elle en envoya chercher deux autres dont nous nous affublâmes gaiement. -«Vous connoissez le mien, dit le marquis, je le prendrai pour vous aller -chercher; je ne crains pas d'être reconnu, moi!» Il nous conduisit au -bal, et nous promit de revenir à minuit précis. - -Dès que nous parûmes à la porte de la salle, la foule des masques nous -environna: on nous examina curieusement, on nous fit danser; mes yeux -furent d'abord agréablement flattés de la nouveauté du spectacle. Les -habits élégans, les riches parures, la singularité des costumes -grotesques, la laideur même des travestissemens baroques, la bizarre -représentation de tous ces visages cartonnés et peints, le mélange des -couleurs, le murmure de cent voix confondues, la multitude des objets, -leur mouvement perpétuel, qui varioit sans cesse le tableau en -l'animant, tout se réunit pour surprendre mon attention bientôt lassée. -Quelques nouveaux masques étant entrés, la contredanse fut interrompue, -et la marquise, profitant du moment, se mêla dans la foule; je la suivis -en silence, curieux d'examiner la scène en détail. Je ne tardai pas à -m'apercevoir que chacun des acteurs s'occupoit beaucoup à ne rien faire, -et bavardoit prodigieusement sans rien dire. On se cherchoit avec -empressement, on s'observoit avec inquiétude, on se joignoit avec -familiarité, on se quittoit sans savoir pourquoi; l'instant d'après on -se reprenoit de même en ricanant. L'un vous étourdissoit du bruyant -éclat de sa voix glapissante; l'autre, d'un ton nasillard, bredouilloit -cent platitudes qu'à peine il comprenoit lui-même; celui-ci balbutioit -un bon mot grossier qu'il accompagnoit de gestes ridicules; celui-là -faisoit une question sotte, à laquelle on répondoit par une plus sotte -plaisanterie. Je vis pourtant des gens cruellement tourmentés, qui -certainement auroient acheté bien chèrement l'avantage d'échapper aux -propos malins, aux regards persécuteurs. J'en vis d'autres bien ennuyés, -dont apparemment l'objet principal avoit été de passer la nuit au bal, -de quelque manière que ce fût, et qui n'y restoient sans doute que pour -se ménager la petite consolation d'assurer le lendemain qu'ils s'étoient -beaucoup amusés la veille. «Voilà donc ce que c'est qu'un bal masqué! -dis-je à la marquise; ce n'est donc que cela? Je ne suis pas étonné -qu'ici de braves gens puissent être bafoués par des faquins, et des gens -d'esprit mystifiés par des sots; je ne resterois sûrement pas, si je -n'étois point avec vous.--Taisez-vous, me répondit-elle, nous sommes -suivis, et peut-être reconnus; ne voyez-vous pas le masque qui s'attache -à nos pas? Je crains bien que ce ne soit le comte; sortons de la foule -et ne vous étonnez pas.» - -C'étoit en effet M. de Rosambert; nous n'eûmes pas de peine à le -reconnoître: car, ne prenant pas même celle de déguiser sa voix, il eut -seulement l'attention de parler assez bas pour qu'il n'y eût que la -marquise et moi qui pussions l'entendre. «Comment se portent madame la -marquise et sa belle amie?» nous demanda-t-il avec un intérêt affecté. -Je n'osois répondre. La marquise, sentant qu'il seroit inutile d'essayer -de lui faire croire qu'il se trompoit, aima mieux soutenir une -conversation délicate, qu'elle auroit peut-être heureusement terminée -par son adresse, si le comte eût été moins instruit. «Quoi! c'est vous, -Monsieur le comte? Vous m'avez reconnue? Cela m'étonne! je croyois que -vous aviez juré de ne plus me voir et de ne me parler jamais.--Il est -vrai que je vous l'avois promis, Madame, et je sais combien cette -assurance que je vous ai donnée vous a mise à votre aise.--Je ne vous -entends pas, et vous m'entendez mal; si je ne voulois pas vous voir, qui -me forceroit à vous parler? pourquoi serois-je venue ici chercher votre -rencontre?--Chercher ma rencontre, Madame! quoique l'aveu soit très -flatteur, je conviens que j'aurois eu peut-être la sottise de le croire -sincère, si cette chère enfant que voilà...--Monsieur, interrompit la -marquise, n'avez-vous pas amené la comtesse?... Elle est très aimable, -la comtesse!... qu'en dites-vous?--Je dis, Madame, qu'elle est surtout -très officieuse!...» La marquise l'interrompit encore en jouant le -dépit. «Elle est très aimable, la comtesse!... Monsieur, vous auriez dû -l'amener...--Oui, Madame, et vous lui auriez apparemment encore confié -l'honnête emploi qu'elle a si généreusement accepté, si complaisamment -rempli?--Quoi! c'est peut-être moi qui l'ai chargée de vous occuper -toute la soirée, de vous engager à me faire une mauvaise querelle, à me -répéter cent fois une maussade plaisanterie, à me pousser à bout, enfin, -de manière que je sois forcée de vous dire des choses désagréables, que -vous n'avez pas manqué de prendre à la lettre, et dont je me serois -repentie, si vous étiez venu hier, comme je l'espérois, solliciter votre -pardon?--Mon pardon! vous me l'auriez accordé, Madame! Ah! que vous êtes -généreuse! Mais soyez tranquille, je n'abuserai pas de tant de bontés, -je craindrois trop de vous embarrasser beaucoup, et de faire aussi bien -de la peine à ma jeune parente, qui nous écoute si attentivement, et qui -a de si bonnes raisons pour ne rien dire.--Hé! Monsieur, lui -répliquai-je aussitôt, que pourrois-je vous dire!--Rien, rien que je ne -sache ou que je ne devine.--Je conviens, Monsieur de Rosambert, que vous -savez quelque chose que madame ne sait pas; mais, ajoutai-je en -affectant de lui parler bas, ayez donc un peu plus de discrétion; la -marquise n'a pas voulu vous croire avant-hier; que vous coûte-t-il de -lui laisser seulement encore aujourd'hui une erreur qui ne laisse pas -d'être piquante?--Fort bien, s'écria-t-il, la tournure n'est pas -maladroite! Vous, si novice avant-hier! aujourd'hui si _manégé_! Il faut -que vous ayez reçu de bien bonnes leçons.--Que dites-vous donc, -Monsieur? reprit la marquise un peu piquée.--Je dis, Madame, que ma -jeune parente a beaucoup avancé en vingt-quatre heures; mais je n'en -suis pas étonné, on sait comment l'esprit vient aux filles.--Vous nous -faites donc la grâce de convenir enfin que Mlle Duportail est de son -sexe!--Je ne m'aviserai plus de le nier, Madame; je sens combien il -seroit cruel pour vous d'être détrompée. Perdre une bonne amie! et ne -trouver à sa place qu'un jeune serviteur! la douleur seroit trop -amère.--Ce que vous dites là est tout à fait raisonnable, répliqua la -marquise avec une impatience mal déguisée; mais le ton dont vous le -dites est si singulier! Expliquez-vous, Monsieur; cette enfant, que vous -m'avez présentée vous-même comme votre parente, est-elle (en parlant -très bas) Mlle Duportail ou M. de Faublas? Vous me forcez à vous faire -une question bien extraordinaire; mais enfin, dites sérieusement ce -qu'il en est.--Ce qu'il en est, Madame, je pouvois hasarder de le dire -avant-hier; mais aujourd'hui c'est à moi à vous le demander.--Moi! -répondit-elle sans se déconcerter, je n'ai là-dessus aucune espèce de -doute. Son air, ses traits, son maintien, ses discours, tout me dit -qu'elle est Mlle Duportail, et d'ailleurs j'en ai des preuves que je -n'ai pas cherchées.--Des preuves!--Oui, Monsieur, des preuves; elle a -soupé chez moi avant-hier...--Je le sais bien, Madame, et même elle -étoit encore chez vous hier à dix heures du matin.--A dix heures du -matin, soit; mais enfin nous l'avons reconduite chez elle.--Chez elle! -faubourg Saint-Germain?--Non, près de l'Arsenal. Et monsieur son -père...--Son père? le baron de Faublas?--Mais point du tout, M. -Duportail... M. Duportail nous a beaucoup remerciés, le marquis et moi, -de lui avoir ramené sa fille.--Le marquis et vous, Madame? Quoi! le -marquis vous a accompagnés chez M. Duportail?--Oui, Monsieur; qu'y -a-t-il de si étonnant à cela?--Et M. Duportail a remercié le -marquis?--Oui, Monsieur.» - -Ici le comte partit d'un éclat de rire. «Ah! le bon mari! s'écria-t-il -tout haut; l'aventure est excellente. Ah! l'honnête homme de mari!» Il -se préparoit à nous quitter. Je crus qu'il falloit, pour l'intérêt de la -marquise et pour le mien propre, essayer de modérer son excessive -gaieté. «Monsieur, lui dis-je en baissant la voix, ne pourroit-on pas -avoir avec vous une explication plus sérieuse?» Il me regarda en riant. -«Une explication sérieuse entre nous, ce soir, ma chère parente? (Il -souleva un peu mon masque.) Non, vous êtes trop jolie, je vous laisse -_aimer et plaire_; d'ailleurs, il est juste que je profite aujourd'hui -de mes avantages; l'explication sera pour demain, si vous le voulez -bien.--Pour demain, Monsieur? à quelle heure, et dans quel -endroit?--L'heure, je ne saurois vous la fixer, cela dépendra des -circonstances. N'allez-vous pas souper chez la marquise? Demain il sera -peut-être midi quand le très commode marquis vous reconduira chez le -très complaisant M. Duportail; vous serez probablement fatigué, je ne -veux point user d'un tel avantage, il faudra vous laisser le temps de -vous reposer; je passerai chez vous dans la soirée. Je ne vous dis point -adieu, j'aurai le plaisir de vous revoir une fois encore avant que -l'heure du berger sonne pour vous.» Il nous salua et sortit de la salle. - -La marquise fut très contente de son départ. «Il nous a porté de rudes -coups, me dit-elle; mais nous ne pouvions guère nous défendre mieux.» Je -lui observai que le comte avait eu l'attention de baisser la voix chaque -fois qu'il lui avoit lancé quelque vive épigramme, et qu'ayant seulement -l'intention de nous tourmenter beaucoup, il avoit paru du moins ne la -vouloir pas compromettre jusqu'à un certain point. «Je ne m'y fie pas, -me répondit-elle: il sait que vous avez passé la nuit chez moi; il est -piqué; le retour qu'il vous annonce n'est pas d'un bon augure, sans -doute il nous prépare une attaque plus forte. Partons, ne l'attendons -pas, n'attendons pas le marquis.» - -Nous nous disposions à sortir, lorsque deux masques nous arrêtèrent. -L'un des deux dit à la marquise: «Je te connois, beau masque.--Bonsoir, -Monsieur de Faublas», me dit l'autre. Je ne répondis point. «Bonsoir, -Monsieur de Faublas», répéta-t-il. Je sentis qu'il falloit recueillir -mes forces et payer d'audace: «Tu n'as pas l'art de deviner, beau -masque, tu te trompes de nom et de sexe.--C'est que l'un et l'autre sont -fort incertains.--Tu deviens fou, beau masque.--Point du tout: les uns -te baptisent Faublas et te soutiennent beau garçon; les autres vous -nomment Duportail et jurent que vous êtes très jolie fille.--Duportail -ou Faublas, lui répliquai-je fort interdit, que t'importe?--Distinguons, -beau masque. Si vous êtes une jolie demoiselle, il m'importe à moi; si -tu es un beau garçon, il importe à la jolie dame que voilà (en montrant -la marquise).» Je demeurai stupéfait. Il reprit: «Répondez-moi, -Mademoiselle Duportail; parle donc, Monsieur de Faublas.--Décide-toi à -me donner l'un ou l'autre nom, beau masque.--Ah! si je ne considère que -mon intérêt personnel et les apparences, vous êtes Mlle Duportail; mais, -si j'en crois la chronique scandaleuse, tu es M. de Faublas.» - -La marquise ne perdoit pas un mot de ce dialogue; mais, déjà trop -pressée par l'inconnu qui l'avoit attaquée, elle ne pouvoit me secourir. -Je ne sais si mon trouble ne m'alloit pas trahir, lorsqu'il s'éleva dans -la salle une grande rumeur: on se précipitoit vers la porte, les masques -se pressoient en foule autour d'un masque qui venoit d'entrer; ceux-ci -le montroient au doigt, ceux-là poussoient de longs éclats de rire, et -tous ensemble crioient: «C'est M. le marquis de B... qui s'est fait une -bosse au front!» Dès que les deux démons qui nous persécutoient eurent -entendu ces joyeuses exclamations, ils nous quittèrent pour aller -grossir le nombre des rieurs. «Enfin les voilà partis! me dit ma belle -maîtresse un peu étonnée; mais, parmi ces cris redoublés, -n'entendez-vous pas le nom du marquis? Je parie que c'est un nouveau -tour qu'on a joué à mon pauvre mari.» - -Cependant le tumulte alloit toujours croissant; nous approchâmes, nous -entendîmes des voix confuses qui disoient: «Bonsoir, Monsieur le marquis -de B..., qu'avez-vous donc au front, Monsieur le marquis? depuis quand -cette bosse vous est-elle venue?» Et bientôt, dans les transports de -leur turbulente gaieté, tous les masques répétoient: «C'est M. le -marquis de B... qui s'est fait une bosse au front!» A force de coudoyer -nos voisins, nous parvînmes à joindre le masque tant bafoué: ce n'étoit -ni le domino jaune du marquis, ni sa petite taille, et cependant c'étoit -le marquis lui-même. Nous vîmes qu'on avoit attaché entre ses deux -épaules un petit morceau de papier, sur lequel étoient tracés en -caractères bien lisibles ces mots dont nos oreilles étoient remplies: -_C'est M. le marquis de B... qui s'est fait une bosse au front..._ Il -nous reconnut tout d'un coup. «Je ne comprends rien à ceci, nous dit-il -tout hors de lui; allons-nous-en.» Toujours poursuivi par les huées -dérisoires d'une folle jeunesse, toujours porté par les flots tumultueux -de la foule empressée, il eut autant de peine à regagner la porte qu'il -en avoit éprouvé pour pénétrer jusqu'au milieu de la salle. - -Nous le suivîmes de près. «Parbleu! nous dit le marquis, si confondu -qu'il n'avoit pas la force de prendre sa place dans la voiture, je ne -comprends rien à cela; jamais je ne me suis si bien déguisé, et tout le -monde m'a reconnu!» La marquise lui demanda quel avoit été son dessein. -«Je voulois, lui répondit-il, vous surprendre agréablement; dès que je -vous ai vues dans la salle du bal, je suis retourné à l'hôtel, où j'ai -fait part de mes projets à Justine, votre femme de chambre, et à celle -de cette charmante enfant: car je les ai trouvées ensemble. J'ai pris un -domino nouveau, je me suis fait apporter des souliers dont les talons -très hauts devoient, en me grandissant beaucoup, me rendre -méconnoissable; Justine a présidé à ma toilette. (Tandis qu'il parloit, -la marquise détachoit habilement l'étiquette perfide et la fourroit dans -sa poche.) Demandez à Justine, elle vous dira que je n'ai jamais été si -bien déguisé: car elle me l'a répété cent fois, et cependant tout le -monde m'a reconnu!» - -La marquise et moi, nous devinâmes aisément que nos femmes de chambre -nous avoient bien servis. «Mais, reprit le marquis après un moment de -réflexion, comment ont-ils vu que j'avois une bosse au front? Aviez-vous -conté mon accident?--A personne, je vous assure.--Cela est bien -singulier! ma figure est couverte d'un masque, et l'on voit ma bosse; je -me déguise beaucoup mieux qu'à l'ordinaire, et tout le monde me -reconnoît!» Le marquis ne cessoit de témoigner son étonnement par des -exclamations semblables, tandis que la marquise et moi, nous nous -félicitions tout bas de l'heureuse adresse de nos femmes, qui nous -avoient épargné si comiquement les scènes fâcheuses auxquelles nous -auroient exposés le déguisement de son mari et la vengeance de mon -rival. - -Quel fut notre étonnement, lorsqu'en arrivant à l'hôtel nous apprîmes -que le comte nous y attendoit depuis quelques minutes. Il vint à nous -d'un air gai: «J'étois sûr, Mesdames, que vous ne resteriez pas -longtemps à ce bal: c'est une assez triste chose qu'un bal masqué! ceux -qui ne nous connoissent pas nous y ennuient; ceux qui nous connoissent -nous y tourmentent!--Oh! interrompit le marquis, je n'ai pas eu le temps -de m'y ennuyer, moi! tu vois comme je suis déguisé?--Hé bien?--Hé bien! -dès que je suis entré, tout le monde m'a reconnu.--Comment! tout le -monde!--Oui, oui, tout le monde; ils m'ont d'abord entouré: _Hé! -bonsoir, Monsieur le marquis de B...; et d'où vous vient cette bosse au -front, Monsieur le marquis?_ Et ils me serroient! et ils me poussoient! -et des rires! et des gestes! et un bruit! je crois que j'en resterai -sourd; je veux être pendu si jamais j'y retourne. Mais comment ont-ils -su que j'avois cette bosse au front?--Parbleu, elle se voit d'une -lieue!--Mais mon masque?--Cela ne fait rien. Tenez, moi, j'ai été -reconnu aussi.--Bon! reprit le marquis d'un air consolé.--Oui, continua -le comte, mon aventure est assez drôle; j'ai rencontré là une fort jolie -dame, qui m'estimoit beaucoup, mais beaucoup, la semaine -passée.--J'entends, j'entends, dit le marquis.--Cette semaine elle m'a -éconduit d'une manière si plaisante!... Imaginez que j'ai été au bal -avec un de mes amis qui s'étoit fort joliment déguisé.» La marquise, -effrayée, l'interrompit. «Monsieur le comte soupe sans doute avec nous? -lui dit-elle de l'air du monde le plus flatteur.--Si cela ne vous -embarrasse pas trop, Madame...--Quoi! interrompit le marquis, vas-tu -faire des façons avec nous? Crois-moi, essaye plutôt de faire ta paix -avec ta jeune parente qui t'en veut beaucoup.--Moi! Monsieur, point du -tout! j'ai toujours pensé que M. de Rosambert étoit homme d'honneur; je -le crois trop galant homme pour abuser des circonstances...--Il ne faut -abuser de rien, me répondit le comte; mais il faut user de -tout.--Qu'est-ce que c'est que des circonstances? s'écria le marquis, -qu'entend-elle par des circonstances? Quelles circonstances y -a-t-il?... Rosambert, tu me diras cela; mais conte-nous donc ton -histoire.--Volontiers.--Messieurs, interrompit encore la marquise, on -vous a déjà dit que le souper étoit servi.--Oui, oui, allons souper, -répondit le marquis, tu nous conteras ton malheur à table.» La marquise -alors s'approcha de son mari, et lui dit à mi-voix: «Y songez-vous bien, -Monsieur, de vouloir qu'on raconte une histoire galante devant cette -enfant?--Bon! bon! lui répondit-il, à son âge on n'est pas si novice»; -et, s'adressant au comte: «Rosambert, tu nous conteras ton aventure; -mais tu gazeras tout cela de manière que cette enfant..., tu m'entends -bien?» - -La marquise nous plaça de manière que le comte étoit entre elle et moi, -et que je me trouvois, moi, entre le comte et le marquis. Un regard -prompt de ma belle maîtresse m'avertit d'apporter à notre situation -critique l'attention la plus scrupuleuse, de ne parler qu'avec -ménagement, d'agir avec la plus grande circonspection. Le marquis -mangeoit beaucoup et parloit davantage; je ne répondois que par -monosyllabes aux douces phrases qu'il m'adressoit. Le comte enchérissoit -sur les éloges du marquis; il me prodiguoit d'un ton railleur les -complimens les plus outrés, assuroit malignement que personne au monde -n'étoit plus aimable que sa jeune parente, demandoit au marquis ce qu'il -en pensoit, et, préludant avec la marquise par de légères épigrammes, il -protestoit qu'elle seule, jusqu'à présent, savoit précisément combien -Mlle Duportail méritoit d'être aimée. La marquise, également adroite et -prompte, répondoit vite et toujours bien; mesurant la défense à -l'attaque, elle éludoit sans affectation ou se défendoit sans aigreur, -déterminée à ménager un ennemi qu'elle ne pouvoit espérer de vaincre; -aux questions pressantes elle opposoit les aveux équivoques, elle -atténuoit les allégations fortes par les négations mitigées, et -repoussoit les sarcasmes plus amers qu'embarrassans par des -récriminations plus fines que méchantes: très intéressée à pénétrer les -secrets desseins du comte, dont la vengeance étoit si facile, elle -l'examinoit souvent d'un oeil observateur; puis, essayant de le fléchir -en l'intéressant, elle l'accabloit de politesses et d'attentions, -prétextoit une forte migraine, traînoit languissamment les doux accens -de sa voix presque éteinte, et de ses regards supplians sollicitoit sa -grâce, qu'elle ne pouvoit obtenir. - -Dès que les domestiques eurent servi le dessert et se furent retirés, le -comte commença une attaque plus chaude, qui nous jeta, la marquise et -moi, dans une mortelle anxiété. - -LE COMTE. - -Je vous disois, Monsieur le marquis, qu'une jeune dame m'honoroit, la -semaine passée, d'une attention toute particulière... - -LA MARQUISE, _tout bas_. - -Quelle fatuité! (_Haut._) Encore une bonne fortune! la matière est si -usée! - -LE COMTE. - -Non, Madame: une infidélité subite, avec des circonstances nouvelles qui -vous amuseront... - -LA MARQUISE. - -Point du tout, Monsieur, je vous assure. - -LE MARQUIS. - -Bon! les femmes disent toujours qu'une histoire galante les ennuie! -Rosambert, conte-nous la tienne. - -LE COMTE. - -Cette dame étoit au bal..., je ne sais plus quel jour... (_A la -marquise._) Madame, aidez-moi donc, vous y étiez aussi... - -LA MARQUISE, _vivement_. - -Le jour, Monsieur? hé! qu'importe le jour? Pensez-vous d'ailleurs que -j'aie remarqué?... - -LE MARQUIS. - -Passons, passons, le jour n'y fait rien. - -LE COMTE. - -Hé bien, j'allai à ce bal avec un de mes amis, qui s'étoit déguisé le -plus joliment du monde, et que personne ne reconnut. - -LE MARQUIS. - -Que personne ne reconnut! il étoit bien habile celui-là! Quel habit -avoit-il donc? - -LA MARQUISE, _très vivement_. - -Un habit de caractère, apparemment? - -LE COMTE. - -Un habit de caractère!... Mais, non... (_En regardant la marquise._) -Cependant je le veux bien, si vous le voulez: un habit de caractère, -soit. Personne ne le reconnut; personne, excepté la dame en question, -qui devina que c'étoit un fort beau garçon. - -(_Ici la marquise sonna un domestique, le retint quelque temps sous -différens prétextes: le marquis, impatienté, le renvoya; le comte -reprit._) - -La dame, charmée de sa découverte... Mais je ne veux plus rien dire, -parce que le marquis la connoît. - -LE MARQUIS, _riant_. - -Cela se peut: d'abord, j'en connois beaucoup; mais cela ne fait rien, -continue. - -LA MARQUISE. - -Monsieur le comte, on donnoit hier une pièce nouvelle. - -LE COMTE. - -Oui, Madame; mais permettez-moi de finir mon histoire. - -LA MARQUISE. - -Point du tout: je veux savoir ce que vous pensez de la pièce. - -LE COMTE. - -Permettez, Madame... - -LE MARQUIS. - -Eh! Madame, laissez-le donc nous raconter!... - -LE COMTE. - -Pour abréger, vous saurez que mon jeune ami plut beaucoup à la dame; que -ma présence ne tarda pas à la gêner, et le moyen qu'elle imagina pour se -débarrasser de moi... - -LA MARQUISE. - -C'est un roman que cette histoire-là. - -LE COMTE. - -Un roman, Madame! Ah! tout à l'heure, si l'on m'y force, je convaincrai -les plus incrédules. Le moyen qu'elle imagina fut de me détacher une -jeune comtesse, son intime amie, femme très adroite, très obligeante, -qui s'empara de moi tellement... - -LE MARQUIS. - -Comment! on t'a donc bien joué? - -LE COMTE. - -Pas mal, pas mal, mais beaucoup moins que le mari, qui arriva... - -LE MARQUIS. - -Il y a un mari!... Tant mieux!... J'aime beaucoup les aventures où -figurent des maris comme j'en connois tant! Hé bien! le mari arriva... -Qu'avez-vous donc, Madame? - -LA MARQUISE. - -Un mal de tête affreux!... Je suis au supplice... (_Au comte._) -Monsieur, remettez de grâce à un autre jour le récit de cette aventure. - -LE MARQUIS. - -Eh! non, conte, conte donc: cela la dissipera. - -LE COMTE. - -Oui, je finis en deux mots. - -Mlle DUPORTAIL, _au marquis tout bas_. - -M. de Rosambert aime beaucoup à jaser, et ment quelquefois passablement. - -LE MARQUIS. - -Je sais bien, je sais bien; mais cette histoire est drôle: il y a un -mari, je parie qu'on l'a attrapé comme un sot. - -LE COMTE, _sans écouter la marquise qui veut lui parler_. - -Le marquis arriva, et ce qu'il y eut d'étonnant, c'est qu'en voyant la -figure douce, fine, agréable, fraîche, du jeune homme si joliment -déguisé, le mari crut que c'étoit une femme... - -LE MARQUIS. - -Bon!... oh! celui-là est excellent! oh! l'on ne m'auroit pas attrapé -comme cela, moi; je me connois trop bien en physionomie. - -Mlle DUPORTAIL. - -Mais cela est incroyable! - -LA MARQUISE. - -Impossible! M. de Rosambert nous fait des contes... qu'il devroit bien -finir, car je me sens fort incommodée. - -LE COMTE. - -Il le crut si bien qu'il lui prodigua les complimens, les petits soins, -et même il en vint jusqu'à lui prendre la main et à la lui serrer -doucement... (_au marquis_) tenez, à peu près comme vous faites à -présent à ma cousine. - -(_Le marquis étonné quitta promptement ma main, qu'il tenoit en effet._) - -«Il l'a fait exprès, me dit-il: je crois qu'il voudroit que la marquise -s'aperçût de notre intelligence.--Qu'il est jaloux! qu'il est méchant et -menteur!... lui répliquai-je;... comme un avocat.» (_Le comte, toujours -sourd aux instances que la marquise avoit eu le temps de renouveler, -reprit:_) - -Tandis que le bon mari, d'un côté, épuisoit les lieux communs de la -vieille galanterie, et pressoit la main chérie,... la dame, non moins -vive, mais plus heureuse... - -LA MARQUISE. - -Eh! Monsieur, quelles femmes avez-vous donc connues?... Vous nous -peignez celle-là sous des couleurs... Ne se peut-il pas que, trompée, -comme son mari, par les apparences... - -LE COMTE. - -Cela eût été très possible; mais je crois que cela n'étoit pas. Au -reste, vous allez en juger vous-même, écoutez jusqu'au bout. - -LA MARQUISE. - -Monsieur, s'il faut absolument que vous racontiez cette histoire, je -vous prie au moins de songer que vous devez quelques ménagemens (_en -regardant Mlle Duportail_) à certaines personnes qui vous écoutent. - -LE MARQUIS. - -Rosambert, Madame a raison; gaze un peu cela, à cause de cette enfant -(_en montrant Mlle Duportail_). - -LE COMTE. - -Oui... oui!... La dame fort émue... - -LA MARQUISE. - -Monsieur, de grâce, abrégez des détails qui ne sont pas honnêtes. - -Mlle DUPORTAIL, _d'un ton fort brusque_. - -Il est minuit, Monsieur. - -LE COMTE, _fort doucement_. - -Je le sais bien, Mademoiselle, et, si cette conversation vous ennuie, je -ne dirai qu'un mot... pour l'achever. - -LE MARQUIS, _à Mlle Duportail_. - -Il est très piqué contre vous. Les amitiés que vous me faites!... Il est -jaloux comme un tigre! - -LA MARQUISE. - -Monsieur le comte, à propos, pendant que j'y pense, avez-vous obtenu du -ministre?... - -LE COMTE. - -Oui, Madame, j'ai obtenu tout ce que je voulois; mais laissez-moi... - -LE MARQUIS. - -Ah! ah! qu'est-ce que tu sollicitois donc? - -LE COMTE. - -Une petite pension de dix mille livres pour le jeune vicomte de G..., -mon parent; il y a déjà plusieurs jours... Pour revenir à mon -aventure... - -LE MARQUIS. - -Oui, oui, revenons-y. - -LA MARQUISE. - -Il doit être bien content de vous, le vicomte? - -LE COMTE. - -La dame fort émue... - -LA MARQUISE. - -Monsieur le comte, répondez-moi donc. - -LE COMTE. - -Oui, Madame, il est très content... La dame fort émue... - -LA MARQUISE. - -Et son cher oncle le commandeur? - -LE COMTE. - -En est fort aise aussi, Madame; mais vous vous intéressez -prodigieusement... - -LA MARQUISE. - -Oui, tout ce qui regarde mes amis me touche sensiblement; et cette -affaire me tourmentoit à cause de vous: si vous m'en aviez parlé plus -tôt, j'aurois pu vous y servir... - -LE COMTE. - -Madame, je suis très sensible...; mais permettez-moi... - -LA MARQUISE. - -A-t-il en effet rendu quelque service à l'État, le vicomte? - -LE COMTE, _en riant_. - -Oui, Madame; sans lui, le duc de *** n'avoit pas d'héritier, la maison -s'éteignoit. - -LA MARQUISE. - -Mais, si l'on récompense aussi magnifiquement tous ceux qui servent -l'État de cette manière, je ne m'étonne plus de l'embarras où est le -trésor royal. - -LE COMTE. - -Très bien, Madame. Cependant permettez... - -LA MARQUISE. - -Enfin, n'importe; si jamais pareille occasion se présente, employez-moi, -ou bien nous nous brouillerons mortellement. - -LE COMTE. - -Madame, je vous rends grâce... Permettez qu'enfin je reprenne le récit -de mon aventure. - -LA MARQUISE. - -Oh! si vous vous adressiez à d'autres, je ne vous le pardonnerois pas, -je vous en avertis. - -LE MARQUIS. - -Allons, voilà qui est dit: laissez-le donc finir son histoire. - -LE COMTE. - -La dame, fort émue, prodiguoit au jeune Adonis... - -LA MARQUISE. - -Quelle migraine j'ai! - -LE COMTE. - -Prodiguoit au jeune Adonis... - -LA MARQUISE, _tirant le marquis à part et lui parlant à mi-voix_: - -Monsieur, je vous le répète, il n'est pas décent de conter devant cette -enfant... - -LE MARQUIS. - -Bon! bon! elle en sait plus qu'on ne croit! La petite personne est -futée, allez! je me connois en physionomie! - -LE COMTE. - -Monsieur le marquis, je ne pourrai jamais finir ce récit, on -m'interrompt à tout moment; mais je vais rentrer chez moi, et demain -matin je vous enverrai tous les détails par écrit. - -LA MARQUISE. - -Bonne plaisanterie! - -LE COMTE, _au marquis_. - -Non, je vous l'enverrai, parole d'honneur, et je mettrai les lettres -initiales de chaque nom,... à moins qu'on ne me laisse finir ce soir. - -LE MARQUIS. - -Eh bien! allons donc, finis. - -LA MARQUISE. - -A la bonne heure, finissez; mais songez... - -LE COMTE. - -La dame, fort émue, prodiguoit au jeune Adonis les confidences -flatteuses, les doux propos, les petits baisers tendres... C'étoit -vraiment une scène à voir. On ne peut la peindre;... mais on pourroit la -jouer... Tenez, jouons-la. - -LE MARQUIS. - -Tu badines! - -LA MARQUISE. - -Quelle folie! - -Mlle DUPORTAIL. - -Quelle idée! - -LE COMTE. - -Jouons-la: Madame sera la dame en question; moi, je suis le pauvre amant -bafoué... Ah! c'est qu'il nous manquera une comtesse!... (_A la -marquise._) Mais madame a des talens précieux, elle peut bien remplir à -la fois deux rôles difficiles. - -LA MARQUISE, _avec une colère contrainte_. - -Monsieur... - -LE COMTE. - -Je vous demande pardon, Madame, ce n'est qu'une supposition. - -LE MARQUIS. - -Mais sans doute; il ne faut pas que cela vous fâche. - -LA MARQUISE, _d'une voix éteinte et les larmes aux yeux_. - -Il s'agit bien des rôles qu'on m'offre, Monsieur;... mais c'est qu'il -est bien cruel que je me plaigne depuis une heure d'être fort mal, sans -qu'on daigne y faire la moindre attention. (_Au comte, en tremblant._) -Peut-on, Monsieur, sans vous offenser, vous observer qu'il est tard et -que j'ai besoin de repos? - -LE COMTE, _un peu touché_. - -Je serois désolé de vous importuner, Madame. - -LA MARQUISE. - -Vous ne m'importunez pas, Monsieur; mais je vous répète que je suis -malade, et fort malade. - -LE MARQUIS. - -Eh mais, comment ferons-nous? où couchera Mlle Duportail? - -LA MARQUISE, _vivement_. - -En vérité! Monsieur, il semble qu'il n'y ait pas un appartement dans cet -hôtel!» - -Effrayé de la tournure que l'entretien venoit de prendre, je m'approchai -du comte. «Charmante enfant, me dit-il tout bas, laissez-moi: tout ce -que vous me direz ne vaut pas ce que je suis curieux de savoir au juste, -et ce que je vais apprendre tout à l'heure. - -LE MARQUIS. - -Il y a des appartemens, Madame; mais cette enfant n'aura-t-elle pas peur -toute seule? - -LE COMTE, _avec vivacité_. - -Pas plus que la dernière fois. - -LE MARQUIS, _brusquement, en montrant la marquise_. - -Mais la dernière fois elle a couché avec madame! - -LE COMTE. - -Ah! - -LA MARQUISE, _troublée, balbutie_. - -Elle a couché dans mon appartement,... et moi... - -LE MARQUIS. - -Elle a couché dans votre lit, avec vous. Je le sais bien, puisque j'ai -moi-même fermé les rideaux; ne vous en souvenez-vous pas? - -(_La marquise confondue ne répondit pas, le marquis continua en -affectant de parler bas:_) - -Ne vous souvenez-vous pas que je suis venu dans la nuit?... - -(_La marquise porta la main à son front, jeta un cri de douleur, et -s'évanouit._) - -Je n'ai jamais pu découvrir si cet évanouissement étoit bien naturel; -mais je sais que, dès que le marquis nous eut quittés pour aller dans -son appartement chercher lui-même une eau qu'il disoit souveraine en -pareil cas, la marquise reprit ses sens, rassura promptement Justine et -la Dutour, accourues pour la secourir, leur ordonna de nous laisser; et -que, s'adressant au comte: «Monsieur, lui dit-elle, avez-vous donc juré -de me perdre?--Non, Madame, j'ai voulu m'instruire de quelques détails -que j'ignorois, vous prouver qu'on ne me joue pas impunément, et vous -forcer de convenir que, si je suis capable de me venger...--De vous -venger? interrompit-elle; et de quoi?--Je sais pourtant, continua-t-il, -maître de mon ressentiment, ne pas porter la vengeance trop loin. -Maintenant, Madame, vous voilà tranquille, à une condition cependant. Je -sens, ajouta-t-il en nous regardant malignement, je sens que je vais -vous affliger tous deux: vous vous étiez promis une nuit heureuse, -heureuse autant que celle d'avant-hier; mais vous, Monsieur, vous m'avez -trop peu ménagé pour que je m'intéresse au succès de vos projets galans; -et vous, Madame, vous n'espérez pas, sans doute, que, ministre -complaisant de vos plaisirs, je puisse voir comme un mari...--Moi, -Monsieur! s'écria-t-elle, je n'espère rien de vous, mais je croyois -aussi n'en avoir rien à craindre; et, quelle que soit ma conduite, d'où -vous viendroit donc, je vous en supplie, le droit que vous vous -attribuez de l'éclairer?» Rosambert ne répondit à cette question que par -un sourire amer. «Que, ministre complaisant de vos plaisirs, -poursuivit-il, je puisse voir comme un mari... chargez-vous de choisir -l'épithète... je puisse voir M. de Faublas passer dans vos bras en ma -présence même!--M. de Faublas dans mes bras!--Ou Mlle Duportail dans -votre lit: n'est-ce pas la même chose? Eh mais, Madame, je croyois que -là-dessus nous étions d'accord. Croyez-moi, le temps est cher, ne le -perdons pas à disputer plus longtemps sur les mots, composons. Que cette -charmante enfant m'accorde l'honneur de l'accompagner; que je la -reconduise chez son père tout à l'heure, à cette condition je me tais.» - -Le marquis entra, tenant un flacon. «Je suis très sensible à vos soins, -lui dit la marquise; mais vous voyez que je suis un peu moins mal: je -voudrois être tout à fait bien, afin de pouvoir garder Mlle -Duportail.--Comment? s'écria le marquis.--Je suis toujours fort -incommodée, il est impossible que cette chère enfant passe la nuit chez -moi.--Eh bien, Madame, n'y a-t-il pas, comme vous le disiez tout à -l'heure, un appartement dans cet hôtel?--Oui, Monsieur, mais vous m'avez -fait une objection à laquelle je me rends: cette enfant auroit peur. -D'ailleurs la laisser ainsi toute seule..., je ne le souffrirai -pas.--Elle ne sera pas seule, Madame; sa femme de chambre est ici.--Sa -femme de chambre,... sa femme de chambre!... Eh bien! Monsieur, -puisqu'il faut tout vous dire, M. Duportail ne veut pas que mademoiselle -sa fille couche ici.--Qui vous l'a dit, Madame?--Monsieur le comte vient -de m'annoncer seulement tout à l'heure que M. Duportail l'a prié de -passer ici pour lui ramener sa fille.--Pourquoi donc ne nous as-tu pas -dit cela tout de suite, toi?--Mais, répondit Rosambert en riant, c'est -que je n'ai pas voulu troubler votre joie pendant le souper.--M. -Duportail envoie chercher sa fille! reprit le marquis; croit-il qu'elle -est mal ici? pourquoi d'ailleurs te charger de cette commission? il nous -doit une visite et des remerciemens: quand il seroit venu lui-même!... -Je le verrai; je veux savoir quelles raisons... Je le verrai.» - -Je fis une profonde révérence à la marquise: elle se leva et vint à moi -pour m'embrasser. M. de Rosambert se jeta entre elle et moi. «Madame, -vous êtes si incommodée! ne vous dérangez pas»; et, la prenant doucement -par le bras, il la força de s'asseoir; ensuite il prit ma main d'un air -galant, et le marquis ne vit qu'avec le regret le plus vif Mlle -Duportail et la Dutour s'éloigner dans la voiture du comte. - -Au détour de la première rue, M. de Rosambert ordonna à son cocher -d'arrêter. «Je connois ce visage-là, me dit-il en regardant ma prétendue -femme de chambre, je ne crois pas que le ministère de cette brave femme -vous soit agréable chez M. de Faublas; ainsi nous nous dispenserons de -la promener jusque-là.» La Dutour descendit sans répliquer un seul mot, -et nous continuâmes notre route. Je fis remarquer au comte que nous -étions libres enfin, qu'il avoit trop abusé de l'embarras de ma -position, et qu'il ne pouvoit se dispenser de m'accorder une prompte -satisfaction. «Je ne vois ce soir que Mlle Duportail, me répondit-il: -demain, si le chevalier de Faublas a quelque chose à me dire, il me -trouvera chez moi. Nous ferons ensemble un déjeuner de garçon, je dirai -librement à mon ami ce que je pense de sa conduite, et, s'il est -raisonnable, j'espère le convaincre sans peine qu'il ne doit pas être si -mécontent de la mienne.» Cependant nous arrivâmes à la porte de l'hôtel; -ce fut M. Person lui-même qui me l'ouvrit: il m'apprit que le baron -avoit attendu mon retour avec plus d'inquiétude que de colère, et que, -désespérant enfin de me revoir ce soir, il ne s'étoit couché qu'après -avoir recommandé vingt fois à Jasmin d'aller, dès qu'il seroit jour, me -chercher au bal ou chez le marquis de B... - -Je me retirai dans mon appartement, où, rappelant à mon esprit les -divers événemens de cette journée si peu tranquille, je fus moins étonné -d'avoir pu la passer tout entière sans m'occuper de ma Sophie; et, comme -pour réparer ce long oubli, je répétai vingt fois son nom chéri. J'avoue -pourtant que celui de la marquise vint aussi quelquefois sur mes lèvres; -j'avoue que d'abord il me parut dur d'être réduit à pousser d'inutiles -soupirs dans mon lit solitaire; mais je pris le parti d'offrir à ma -Sophie le sacrifice de mes plaisirs, quelque involontaire qu'il eût été, -et je m'endormis presque consolé du célibat auquel la vengeance du comte -m'avoit condamné. - -J'allai, dès qu'il fit jour, présenter mes devoirs au baron. Il me dit -avec beaucoup de douceur: «Faublas, vous n'êtes plus un enfant, je vous -laisse une honnête liberté, j'espère que vous n'en abuserez pas. -J'espère que vous ne passerez jamais les nuits ailleurs que dans cet -hôtel; songez que je suis père, et que, si mon fils m'aime, il doit -craindre de m'inquiéter.» - -Je me hâtai de me rendre chez M. de Rosambert, qui déjà m'attendoit. Dès -qu'il m'aperçut, il vint à moi en riant, et, sans me laisser le temps de -dire un seul mot, il se jeta à mon col. «Que je vous embrasse, mon cher -Faublas! votre aventure est délicieuse; plus je m'en occupe, et plus -elle m'amuse.» Je l'interrompis brusquement: «Je ne suis pas venu pour -recevoir vos complimens...» Le comte me pria d'un ton plus sérieux de -m'asseoir. «Vous pourriez, me dit-il, m'en vouloir encore! je vous -reverrois dans les mêmes dispositions! Allons donc, mon jeune ami, vous -êtes fou. Quoi! une ingrate beauté vous favorise et me délaisse; c'est -moi qu'on sacrifie, c'est à vous qu'on m'immole, et vous vous fâchez? Je -ne punis que par une inquiétude momentanée les galantes tromperies du -couple adroit qui me joue, et c'est par le sang de son ami que M. de -Faublas prétend venger les petites tribulations de Mlle Duportail? je -vous jure que cela ne sera pas. Mon cher Faublas, j'ai sur vous -l'avantage de six années d'expérience; je sais très bien qu'à seize ans -on ne connoît que sa maîtresse et son épée; mais à vingt-deux un homme -du monde ne se bat plus pour une femme.» - -Je donnai quelques signes d'étonnement qu'il remarqua. «Croyez-vous au -véritable amour? ajouta-t-il aussitôt; c'est encore une des illusions de -l'adolescence, je vous en avertis. Moi, je n'ai vu partout que la -galanterie. Qu'est-ce d'ailleurs que votre aventure? une bonne fortune, -et rien de plus: et d'une histoire comique nous ferions une tragédie! -nous nous égorgerions pour une belle dame qui me quitte aujourd'hui, et -qui demain vous plantera là! Chevalier, gardez votre courage pour une -occasion plus importante; on ne peut désormais soupçonner le mien. Il -est trop vrai que le fatal concours des circonstances nous force -quelquefois à verser le sang d'un ami: puisse l'honneur, l'inflexible -honneur, ne vous réduire jamais à cette horrible extrémité!... Mon cher -Faublas, j'avois à peu près votre âge quand la marquise de Rosambert, -dont je suis le fils unique, achevoit sa trente-troisième année; elle -étoit si fraîche encore qu'on ne lui eût pas donné plus de vingt-cinq -ans: dans le monde on l'appeloit ma soeur aînée. Avec les agrémens de la -jeunesse, elle avoit conservé ses goûts, elle aimoit les assemblées -nombreuses et les plaisirs bruyans. Une nuit que je l'avois conduite au -bal de l'Opéra, on l'y insulta publiquement. J'accourus aux cris de la -marquise, qui venoit d'ôter son masque: déjà l'insolent inconnu l'avoit -suppliée d'excuser sa méprise, et se perdoit dans la foule. Je le -joignis, je l'obligeai de se démasquer: je reconnus le jeune -Saint-Clair, Saint-Clair compagnon de mon enfance, et de tous mes amis -le plus cher. «Je ne croyois pas que ce fût la marquise de Rosambert.» -Voilà tout ce qu'il me dit. C'étoit beaucoup, sans doute... Hélas! un -murmure général nous fit comprendre que ce n'étoit pas assez, l'honneur -vouloit du sang: nous nous battîmes. Saint-Clair succomba, je tombai -sans connoissance auprès de mon ami mourant. Pendant plus de six -semaines une horrible fièvre brûla mon sang et troubla ma raison. Dans -mon délire affreux je ne voyois que Saint-Clair; sa plaie saignoit sous -mes yeux, les convulsions de la mort agitoient ses membres tremblans; et -cependant il me regardoit d'un air attendri, d'une voix éteinte il -m'adressoit de touchans adieux; dans ses derniers momens, il ne -paroissoit sensible qu'à la douleur de quitter le barbare qui venoit de -l'immoler. Longtemps cette affreuse image me poursuivit, longtemps on -trembla pour ma vie; enfin la nature, secondée des efforts de l'art, -opéra ma guérison; mais je recouvrai ma raison sans perdre mes remords. -Le temps, qui console de tout, a séché mes pleurs; mais jamais, jamais -le souvenir de cet affreux combat ne s'effacera de ma mémoire... -Chevalier, je ne me verrois qu'avec peine obligé de me battre avec un -inconnu; jugez si j'irai, sans raison, exposer ma vie pour menacer la -vôtre... Ah! si jamais l'inflexible honneur nous y forçoit, mon cher -Faublas, je vous le jure, votre victoire ne seroit ni pénible ni -glorieuse; j'ai trop éprouvé qu'en pareil cas celui qui meurt n'est pas -le plus malheureux.» - -Rosambert me tendit les bras, je l'embrassai de bon coeur; son trouble -se dissipa peu à peu. «Déjeunons», me dit-il, et, reprenant sa première -gaieté: «Vous veniez me faire une querelle, ingrat, quand vous me devez -mille remerciemens.--Je vous dois...?--Sans doute: n'est-ce pas moi qui -vous ai fait connoître la marquise? Il est vrai que je ne prévoyois pas -le malin tour qu'on me joueroit: j'aurois pu pressentir une infidélité; -mais deviner qu'elle auroit lieu si promptement, avec des circonstances -si singulières! (Il se mit à rire.) Oh! mais plus j'y pense, plus je -crois devoir vous féliciter. Elle est délicieuse, votre aventure! et -puis vous entrez dans le monde par la belle porte! La marquise est -jeune, belle, pleine d'esprit, considérée à la ville, bienvenue à la -cour, intrigante en diable; elle jouit d'un crédit immense et sert ses -amis chaudement.» Je témoignai au comte que je n'emploierois jamais de -tels moyens pour aller à la fortune. «Et vous avez tort, me répondit-il: -combien de gens d'un vrai mérite ne se sont pourtant avancés que par là! -Mais laissons cela; ne me donnerez-vous pas quelques détails sur cette -nuit joyeuse, de laquelle vous vous étiez bien trouvé sans doute, -puisque, sans moi, vous auriez fait le lendemain?» - -Je ne me fis pas presser. «Ah! la rusée marquise! s'écria le comte après -m'avoir entendu. Ah! la fine dame! comme elle a filé son bonheur! et son -honnête époux, le cher marquis, le plus doux, le plus crédule, le plus -complaisant des commodes maris dont la France abonde! en vérité, il me -feroit croire que certains hommes ont été mis dans ce bas monde tout -exprès pour servir à l'amusement de leur prochain. Mais sa femme! sa -femme!...--Est très aimable.--Je le sais bien, je le savois même avant -vous, et nous nous serions coupé la gorge à cause d'elle! Ah!--Je -conviens, Rosambert, que nous aurions mal fait.--Très mal; et puis -c'est qu'une telle incartade auroit été d'un exemple fort -dangereux.--Comment?--Tenez, Faublas, dans le cercle borné de chacune -des sociétés particulières qui composent ce que la bonne compagnie -appelle le _monde_, il y a nombre d'intrigues qui se croisent, une foule -d'intérêts qui se contrarient. Tel est le mari de celle-ci qui est -l'amant de celle-là, tel est aujourd'hui sacrifié qui demain vous -immole: les hommes sont entreprenans, ils attaquent sans cesse; les -femmes sont foibles, elles cèdent toujours: il résulte de là que le -célibat devient un état fort doux, que le joug du mariage paroît moins -insupportable; la jeunesse s'amuse, l'État se peuple, et tout le monde -est content. Eh bien! si la jalousie alloit répandre aujourd'hui son -noir poison, si les maris qu'on attrape s'armoient pour réparer -l'honneur de leurs fragiles moitiés, si les amans qu'on délaisse -s'égorgeoient pour se disputer un coeur volage, vous verriez une -désolation générale; la ville et la cour deviendroient un vaste champ de -carnage. Combien de femmes crues sages seroient tout à coup veuves! que -de beaux enfans réputés légitimes pleureroient leurs pères! que de -charmans bâtards végéteroient abandonnés! La génération présente -passeroit après avoir fait, mais avant d'avoir élevé sa postérité.--Quel -tableau vous faites, Rosambert! Vous peignez la galanterie; mais l'amour -tendre et respectueux...--N'existe plus; il ennuyoit les femmes, les -femmes l'ont tué.--Vous n'estimez donc guère les femmes?--Moi! je les -aime... comme elles veulent être aimées.--Ah! lui répliquai-je avec la -plus grande vivacité, je vous pardonne vos blasphèmes, vous ne -connoissez pas ma Sophie.» Il me demanda l'explication de ces derniers -mots; mais je la lui refusai avec cette discrétion qui, surtout dans sa -naissance, accompagne le véritable amour. - -Cependant nous déjeunions comme on dîne; le vin de Champagne n'étoit pas -épargné, et l'on sait que Bacchus est le père de la gaieté. Il me parut -que le comte, s'il estimoit peu les femmes, les aimoit beaucoup et se -plaisoit à parler d'elles. Plein du système qu'il soutenoit, il -l'appuyoit du scandaleux récit des anecdotes galantes du jour. Rosambert -m'embarrassoit sans me persuader; à chaque exemple qu'il me donnoit, je -répondois toujours qu'une exception, loin de détruire la règle, la -prouvoit. «Mais vous ne savez donc pas, me dit-il avec chaleur, vous ne -savez donc pas à quel point la bonne moitié des individus de ce sexe -tant honoré porte chaque jour l'entier oubli de cette modestie -naturelle, de cette pudeur innée que vous lui supposez?» Il se leva avec -vivacité, et, riant de toutes ses forces: «Parbleu! tenez,... vous -n'avez pas disposé de votre journée,... venez avec moi, venez... Je vais -de ce pas vous présenter à une belle dame... Nous en trouverons chez -elle beaucoup d'autres,... elles sont jolies, vous serez le maître de -les estimer toutes, et tant qu'il vous plaira.» - -Tous deux en pointe de vin, nous montâmes dans un honnête fiacre qui -s'arrêta devant une maison d'assez belle apparence; mais les airs -cavaliers de la maîtresse du logis, le ton leste dont le comte la -traitoit, l'accueil non moins leste dont elle m'honora, tout me fit -soupçonner que j'étois engagé dans une partie de filles. J'en demeurai -convaincu quand la brave dame, de qui le comte paroissoit très connu, et -qui vouloit, disoit-elle poliment, me déniaiser, m'eut montré toutes les -curiosités de sa maison. M. de Rosambert prenoit la peine de m'expliquer -tout lui-même. «Voilà, me dit-il, le cabinet de bains; c'est ici que se -blanchissent et se parfument les gentilles recrues que la ville et les -campagnes fournissent journellement à cette active entremetteuse. Dans -cette armoire vous voyez plusieurs flacons d'une eau très astringente -dont le grand mérite est de réparer toute espèce de brèche faite à ce -que les vierges appellent leur vertu. Beaucoup de demoiselles bien nées -s'en servent discrètement, et vont ensuite, la première nuit des noces, -offrir au mortel heureux qui les épouse un honneur tout neuf. A côté, -remarquez l'essence à l'usage des monstres; elle produit un effet tout -contraire: aussi ne s'en sert-on jamais. Hélas! il est passé, le temps -des miniatures, et dans tout Paris, je gage, on ne trouveroit plus une -seule petite femme qui eût besoin de cette eau-là. En revanche, si celle -que vous voyez en ces flacons plus grands est aussi bonne qu'on le -prétend, il s'en fera bientôt une prodigieuse consommation. Vous verrez -accourir chez le docteur Guibert de Préval une foule de clercs de -procureurs, quelques robins, beaucoup de grands seigneurs, une partie de -nos militaires, et presque tous nos abbés: c'est le fameux spécifique. - -«Vous savez, Faublas, ce que c'est qu'un cabinet de toilette. Celui-ci -n'a rien de remarquable. Passons. - -«C'est ici la salle de bal: on n'y danse pas, mais on s'y déguise. Vous -prenez cela pour une armoire, c'est une porte de communication; elle -rend dans une maison qui a son entrée dans une autre rue. Une femme de -qualité a-t-elle de secrets besoins qu'elle soit pressée de satisfaire, -elle entre par là, se déguise en suivante, montre ses appas sous la -bure, et reçoit les vigoureux embrassemens d'un rustre grossier déguisé -en prélat, ou d'un gros prélat si naturellement travesti qu'on le prend -pour un rustre. Ainsi l'on se rend mutuellement service, et, comme -personne ne se reconnoît, on n'a d'obligation à personne. - -«Maintenant entrons dans l'infirmerie: que le mot ne vous alarme pas! -Ouvrez, si bon vous semble, ces brochures licencieuses, considérez ces -peintures obscènes: elles furent mises ici pour allumer l'imagination de -ces vieux débauchés que la mort a frappés d'avance dans l'endroit le -plus sensible; et c'est encore avec ces petits faisceaux de genêt -parfumés qu'on les ressuscite. Vous concevez qu'un pareil moyen seroit -trop violent pour le beau sexe: aussi lui a-t-on réservé ces pastilles; -elles sont tellement irritantes qu'une femme qui en a mangé prend -d'abord ce qu'on appelle la rage d'amour; au reste, on ne les emploie -ordinairement que contre quelques jolies villageoises froides par -tempérament et vertueuses de bonne foi: nos honnêtes femmes qui ont du -monde et de l'éducation ne résistent jamais assez pour qu'on soit réduit -à les attaquer avec ces armes-là. - -«Venez, venez, approchez-vous: parmi les plantes curieuses du Jardin du -Roi, n'avez-vous pas remarqué celle-ci? c'est cela que bien des pauvres -filles ont appelé leur consolateur. Vous n'imaginez pas à combien de -dévotes madame en a fourni. Cette dernière pièce se nomme le Salon de -Vulcain: il n'y a rien de remarquable que cet infernal fauteuil, une -malheureuse qu'on y jette s'y trouve renversée sur le dos, ses bras -restent ouverts, ses jambes s'écartent mollement: on la viole sans -qu'elle puisse opposer la moindre résistance. Vous frémissez, Faublas, -et pour cette fois vous avez raison: je suis jeune, ardent, libertin, -peu scrupuleux si vous voulez; mais, en vérité, je crois que je ne -pourrois jamais me résoudre à asseoir de force une pauvre vierge dans ce -fauteuil-là.» - -Le comte ajouta: «Si nous étions venus plus tôt, on nous auroit donné -deux petites bourgeoises; mais, faute de mieux, voyons le sérail.» -C'étoit ainsi qu'il appeloit la salle où se trouvoient rassemblées -beaucoup de nymphes, qui toutes passèrent devant nous en briguant -l'honneur du mouchoir. Rosambert prit la plus jolie, j'eus la singulière -fantaisie de choisir la plus laide. - -«En attendant, me dit le comte, qu'on ait servi le dîner que j'ai -demandé, nous pouvons, chacun de notre côté, commencer avec notre belle -un bout de conversation; à table nous formerons la partie carrée.» Né -curieux, je me sentis l'envie d'examiner un peu en détail la nymphe que -je m'étois choisie; il me parut important de savoir quelle différence il -y avoit entre une belle marquise et une laide courtisane. Le sujet étoit -peu digne de mon attention: la recherche m'amusa d'abord uniquement par -les objets de comparaison qu'elle m'offrit; insensiblement j'y pris feu, -et machinalement je songeai à pousser l'examen aussi loin qu'il pouvoit -aller. La nymphe s'aperçut de mes heureuses dispositions; et, ne me -laissant pas le temps de réfléchir davantage, elle m'invita à tenter -l'attaque, et se prépara fièrement à la soutenir; mais tout à coup, sans -que j'eusse besoin d'expliquer mes intentions pacifiques, la guerrière -expérimentée vit qu'il n'y auroit pas entre nous la plus légère -escarmouche. Elle se releva nonchalamment, et, me regardant avec -attention: «Tant mieux, dit-elle, ç'auroit été dommage!» Il est -impossible de se figurer combien je fus frappé du sens très clair que -présentoient ces mots: «Ç'auroit été dommage!» Je n'examinai pas ce que -Rosambert deviendroit, je m'enfuis de cette infâme maison en jurant que -je n'y retournerois de ma vie. - -Le comte étoit chez moi le lendemain à dix heures du matin; il venoit -savoir quelle terreur panique m'avoit saisi, et m'assura que mon -aventure, s'étant répandue dans cette maison, avoit singulièrement -diverti tous ceux qui s'y trouvoient. «Quoi! Rosambert! cette fille me -dit: «Ç'auroit été dommage!» et vous appelez ma terreur une terreur -panique!--Oh! cela est différent; la nymphe a un peu tronqué -l'aventure,... elle se gardoit bien de nous apprendre... Le _ç'auroit -été dommage!_ change entièrement l'histoire... Il est d'un bon genre, le -_ç'auroit été dommage!_... Eh bien, Faublas, cette femme qui vous -félicite froidement d'avoir échappé à un danger qu'elle vous invitoit à -courir, l'estimez-vous?--Vous me faites là une plaisante question, -Rosambert; eh! que pourriez-vous conclure de ma réponse contre son sexe -en général?--Vous esquivez, mon ami: vous êtes donc incorrigible? Eh -bien, estimez, estimez, puisque vous le voulez absolument; moi, je vais -me coucher.--Comment! vous coucher? d'où venez-vous donc?--Que -voulez-vous? dans le monde il faut s'amuser de tout. J'ai trouvé là le -commandeur de ***, le petit chevalier de M..., l'abbé de D...: nous -avons fait toute la soirée et toute la nuit un vacarme, une orgie! cela -étoit délicieux! mais je vais me coucher.» - -J'étois à peine habillé quand mon père monta chez moi; il me dit que M. -Duportail m'attendoit à dîner. Il ajouta: «Vous passerez ensemble toute -la soirée; je soupe dans ce quartier-là, j'irai vous prendre chez lui, -je vous ramènerai.» - -Je me hâtai de sortir, car j'étois pressé de voir ma jolie cousine. Elle -vint au parloir avec ma soeur. «Que vous êtes heureux! me dit vivement -Adélaïde; vous allez au bal, vous y passez les nuits, vous y avez fait -la connoissance d'une fort jolie dame!--Et qui vous a dit tout cela?--M. -Person, qui n'a pas de secrets pour nous.» Sophie baissoit les yeux et -gardoit le silence. Ma soeur continua ainsi: «Dites-nous donc quelle est -cette dame;... et un bal masqué, cela doit être beau!--Fort ennuyeux, je -vous assure; et, quant à cette dame, elle est jolie, mais beaucoup -moins,... oh! beaucoup moins que ma jolie cousine.» Sophie, toujours -muette, toujours les yeux baissés, ne paroissoit occupée que de quelques -breloques qui manquoient au cordon de sa montre; mais la rougeur dont -son front s'étoit couvert la trahit. Je vis que notre conversation la -touchoit d'autant plus qu'elle affectoit de s'y intéresser moins. «Vous -avez du chagrin, ma jolie cousine?--Répondez donc, Mademoiselle, lui dit -sa vieille gouvernante.--Non, Monsieur; mais c'est que,... c'est que -j'ai mal dormi cette nuit.--Oui, dit encore la vieille, cela est vrai: -mademoiselle, depuis trois ou quatre jours, s'accoutume à ne pas -dormir... C'est une fort mauvaise habitude, fort mauvaise, on en meurt -très bien; moi qui vous parle, j'ai connu Mlle..., tenez, Mlle Storch... -Vous n'avez pas connu cela, vous, Mademoiselle, vous êtes trop jeune. -Dame! il y a bien quarante-cinq ans que cela est arrivé... Mlle -Storch...» - -La vieille avoit ainsi commencé son histoire, et, si je ne voulois pas -être privé du bonheur de voir ma jolie cousine, il falloit en écouter -tranquillement la longue narration. Sophie m'épargna ce déplaisir pour -m'en causer un plus vif. Elle se leva; sa gouvernante lui demanda avec -humeur ce qu'elle avoit; elle répondit qu'elle se sentoit fort -incommodée: sa voix trembloit. «Voilà comme vous faites toujours, -répliqua la vieille, on n'a jamais le temps de parler à personne. -Monsieur le chevalier, venez demain, vous verrez comme cela est -intéressant, et qu'on a bien raison de dire qu'il faut que les jeunes -personnes dorment.--Mon frère, vous permettez que je suive ma bonne -amie?--Oui, ma chère Adélaïde, oui... Ayez bien soin d'elle!» Sophie, en -me saluant, leva enfin les yeux; elle laissa tomber sur moi un regard -douloureux qui pénétra dans mon coeur pour y éveiller le remords. - -Il étoit temps de me rendre à l'invitation de M. Duportail. Après lui -avoir renouvelé mes remercîmens, je lui racontai toute mon aventure, -sans oublier le déjeuner de Rosambert; mais je me gardai bien de lui -apprendre où notre gaieté nous avoit conduits ensuite. «Je suis bien -aise, me dit-il, que M. de Rosambert, qui, d'après ses propos que vous -me rendez, me paroît être un petit maître dans la force du terme, ait au -moins de justes idées sur l'honneur véritable. Mon jeune ami, -souvenez-vous bien que, de toutes les lois de votre pays, celle qui -défend le duel est la plus respectable. Dans ce siècle de lumières et de -philosophie, la férocité des courages s'est beaucoup adoucie. Combien -l'heureuse révolution qui s'est faite à cet égard dans les esprits a -déjà épargné de sang à la nation et de larmes aux pères de famille! -Quant aux femmes, il paroît, en effet, que le comte ne les estime point; -si ce n'est que par air, et à l'exemple de tant de jeunes gens comme -lui, qu'il affecte pour elles ce profond mépris, que peut-être il n'a -pas, je le plains; je le plains davantage s'il n'a jamais connu que des -femmes mésestimables. Faublas, croyez-en mon expérience, plus longue que -celle du comte, qui croit à vingt-deux ans avoir beaucoup vu; croyez-en -mon jugement plus exercé, mes observations plus réfléchies: si l'on -rencontre dans le monde quelques femmes sans pudeur, on y voit beaucoup -plus de jeunes gens sans principes. Gardez-vous d'écouter les vieilles -déclamations de ces petits messieurs-là: il existe des femmes dont les -chastes attraits doivent inspirer l'amour tendre et pur; dont le coeur -délicat est fait pour le sentir, qui s'attirent nos hommages par leur -caractère aimable, et nos respects par leurs douces vertus. On rencontre -moins rarement qu'on ne le dit des amantes généreuses, des épouses -sages, d'excellentes mères de famille: il y en a, mon ami, qui -verseroient leur sang pour le bonheur de leurs maris et de leurs enfans; -j'en ai connu qui, réunissant aux paisibles vertus de leur sexe les -vertus plus mâles du nôtre, ont donné à des hommes dignes d'elles -l'exemple d'un généreux dévouement, les leçons difficiles d'un courage -infatigable et d'une patience à toute épreuve. Votre marquise n'est -point une héroïne, ajouta-t-il en souriant; c'est une femme bien jeune, -bien imprudente... Mon ami, ayez plus de raison qu'elle, terminez cette -aventure dangereuse; quelle que soit la crédulité du mari, il ne faut -qu'un événement imprévu pour la détruire: promettez-moi de ne plus -retourner chez Mme de B...» J'hésitois, M. Duportail me pressa, -d'ailleurs, en faisant l'éloge des femmes; il m'avoit rappelé ma Sophie; -je finis par promettre tout ce qu'il voulut. - -«Maintenant, me dit-il, j'ai des secrets importans à vous révéler; quand -vous m'aurez entendu, vous sentirez qu'il faut répondre à ma grande -confiance par une inviolable discrétion.» - - * * * * * - - - - -Mon histoire offre un exemple effrayant des vicissitudes de la fortune. -Il est ordinairement très commode, mais quelquefois aussi très -dangereux, d'avoir un ancien nom à soutenir et de grands biens à -conserver. Unique rejeton d'une famille illustre dont l'origine se perd -dans la nuit des temps, je devrois occuper dans mon pays les premières -charges de l'État, et je me vois condamné à languir à jamais sous un -ciel étranger, dans une oisive obscurité. Le nom de Lovzinski est -honorablement inscrit dans les fastes de la Pologne, et ce nom va périr -en moi! Je sais que l'austère philosophie rejette ou méprise les titres -vains et les richesses corruptrices; peut-être me consolerois-je, si je -n'avois perdu que cela; mais, mon jeune ami, je pleure une épouse -adorée, je cherche une fille chérie, et je ne reverrai jamais ma patrie. -Quel courage assez endurci pourrois-je opposer à de pareilles douleurs? - -Mon père, Lovzinski, encore plus distingué par ses vertus que par son -rang, jouissoit à la cour de cette considération qui suit toujours la -faveur du prince, et que le mérite personnel obtient quelquefois. Il -donnoit à l'éducation de mes deux soeurs l'attention d'un père tendre; -il s'occupoit surtout de la mienne avec le zèle d'un vieux gentilhomme -jaloux de l'honneur de sa maison dont j'étois l'unique espoir, avec -l'activité d'un bon citoyen qui ne désiroit rien tant que de laisser à -l'État un successeur digne de lui. - -Je faisois mes exercices à Varsovie; là se distinguoit entre nous, par -les qualités les plus aimables, le jeune M. de P... Aux charmes d'une -figure à la fois douce et noble, il joignoit les agrémens d'un esprit -heureusement cultivé; l'adresse peu commune qu'il déployoit dans nos -jeux guerriers, la modestie plus rare avec laquelle il paroissoit -vouloir cacher son mérite à ses propres yeux, pour exalter le mérite -moins recommandable de ses rivaux presque toujours vaincus; l'urbanité -de ses moeurs, la douceur de son caractère, fixoient l'attention, -commandoient l'estime, et le rendoient cher à cette brillante jeunesse -qui partageoit nos travaux et nos plaisirs. Dire que ce fut la -ressemblance des caractères et la sympathie des humeurs qui commencèrent -ma liaison avec M. de P..., ce seroit me louer beaucoup; quoi qu'il en -soit, nous vécûmes bientôt tous deux dans une intime familiarité. - -Qu'il est heureux, mais qu'il s'écoule rapidement cet âge où l'on ignore -et l'ambition qui sacrifie tout aux idées de fortune et de gloire dont -elle est possédée, et l'amour dont le pouvoir suprême absorbe et -concentre toutes nos facultés sur un seul objet; cet âge des plaisirs -innocens et de la crédulité confiante, où le coeur, novice encore, suit -librement les impulsions de sa sensibilité naissante, et se donne sans -partage à l'objet de ses affections désintéressées! Alors, mon cher -Faublas, alors l'amitié n'est pas un vain nom. Confident de tous les -secrets de M. de P..., je n'entreprenois rien dont je ne l'instruisisse -d'abord; ses conseils régloient ma conduite, les miens déterminoient ses -résolutions, et, par cette douce réciprocité, notre adolescence n'avoit -point de plaisirs qui ne fussent partagés, point de peines qui ne se -trouvassent adoucies. Avec quel chagrin je vis arriver le moment fatal -où M. de P..., forcé par les ordres paternels de quitter Varsovie, me -fit ses tendres adieux! Nous nous promîmes de nous conserver, dans tous -les temps, ce vif attachement qui avoit fait le bonheur de notre -adolescence; je jurai témérairement que les passions d'un autre âge ne -l'altéreroient jamais. Quel vide immense laissa dans mon coeur l'absence -de mon ami! D'abord il me sembla que rien ne pouvoit me dédommager de sa -perte; la tendresse d'un père, les caresses de mes soeurs, ne me -touchoient que foiblement. Je sentis qu'il ne me restoit, pour chasser -l'ennui, d'autre moyen que d'occuper mes loisirs de quelque travail -utile; j'appris la langue françoise, déjà répandue dans toute l'Europe; -je lus avec délices des ouvrages fameux, éternels monumens du génie, et -j'admirai comment, dans un idiome aussi ingrat, avoient pu se distinguer -à ce point tant de poètes célèbres, tant d'excellens écrivains justement -immortalisés. Je m'appliquai sérieusement à l'étude de la géométrie, je -me formai surtout à ce noble métier qui fait un héros aux dépens de cent -mille malheureux, et que des hommes moins humains que vaillans ont -appelé le grand art de la guerre. Plusieurs années furent employées à -ces études aussi difficiles qu'approfondies; enfin, elles m'occupèrent -uniquement. M. de P..., qui m'écrivoit souvent, ne recevoit plus que des -réponses courtes et rares; notre correspondance languissoit négligée, -lorsqu'enfin l'amour acheva de me faire oublier l'amitié. - -Mon père étoit depuis longtemps lié très étroitement avec le comte -Pulauski. Connu par l'austérité de ses moeurs rigides, fameux par -l'inflexibilité de ses vertus vraiment républicaines, Pulauski, à la -fois grand capitaine et brave soldat, avoit signalé dans plus d'une -rencontre son bouillant courage et son patriotisme ardent. Nourri de la -lecture des anciens, il avoit puisé dans leur histoire les grandes -leçons d'un noble désintéressement, d'une inébranlable constance, d'un -dévouement absolu. Comme ces héros à qui Rome idolâtre et reconnoissante -éleva des autels, Pulauski eût sacrifié tous ses biens à la prospérité -de son pays, il eût versé jusqu'à la dernière goutte de son sang pour sa -défense, il eût même immolé sa fille unique, sa chère Lodoïska. - -Lodoïska! qu'elle étoit belle! que je l'aimai! son nom chéri est -toujours sur mes lèvres, son image adorée vit encore dans mon coeur. - -Mon ami, dès que je l'eus vue, je ne vis plus qu'elle, j'abandonnai mes -études, l'amitié fut entièrement oubliée, je consacrai tous mes momens à -Lodoïska. Mon père et le sien n'avoient pu longtemps ignorer mon amour; -ils ne m'en parloient pas, ils l'approuvoient donc? Cette idée me parut -assez fondée pour que je me livrasse sans inquiétude au doux penchant -qui m'entraînoit, je pris mes mesures de manière que je voyois presque -tous les jours Lodoïska ou chez elle, ou chez mes soeurs qu'elle aimoit -beaucoup. Deux années se passèrent ainsi. - -Enfin Pulauski me tira un jour à l'écart, et me dit: «Ton père et moi -nous avions fondé sur toi de grandes espérances, que ta conduite avoit -d'abord justifiées; je t'ai vu longtemps employer ta jeunesse à des -travaux aussi honorables qu'utiles. Aujourd'hui... (Il vit que j'allois -l'interrompre, et m'en empêcha.) Que vas-tu me dire? Crois-tu -m'apprendre quelque chose que j'ignore? crois-tu que j'avois besoin -d'être chaque jour témoin de tes transports pour sentir combien ma -Lodoïska mérite d'être aimée? C'est parce que je sais aussi bien que toi -ce que vaut ma fille que tu ne l'obtiendras qu'en la méritant. Jeune -homme, apprends qu'il ne suffit pas que des foiblesses soient légitimes -pour être excusées; que celles d'un bon citoyen doivent tourner toutes -au profit de sa patrie; que l'amour, l'amour même, ne seroit, comme -toutes les viles passions, que méprisable ou dangereux, s'il n'offroit -aux coeurs généreux un motif de plus qui les excitât puissamment à -l'honneur. Écoute: notre monarque valétudinaire semble toucher à sa fin; -sa santé, chaque jour plus chancelante, a réveillé l'ambition de nos -voisins; ils se préparent sans doute à semer parmi nous les divisions; -ils comptent, en forçant nos suffrages, nous donner un roi de leur -choix. Des troupes étrangères ont osé se montrer sur les frontières de -la Pologne; déjà deux mille gentilshommes se rassemblent pour réprimer -leur insolente audace; va te joindre à cette brave jeunesse; va, et -surtout, à la fin de la campagne, reviens, couvert du sang de nos -ennemis, montrer à Pulauski un gendre digne de lui.» - -Je n'hésitai pas un moment: mon père approuva mes résolutions; mais il -ne parut consentir qu'avec peine à mon départ précipité. Il me tint -longtemps pressé contre son sein, une tendre sollicitude étoit peinte -dans ses regards, il ne m'adressa que de tristes adieux; le trouble de -son coeur passa dans le mien, nos pleurs se confondirent sur son visage -vénérable. Pulauski, présent à cette scène touchante, nous reprocha -stoïquement ce qu'il appeloit une foiblesse. «Sèche tes pleurs, me -dit-il, ou garde-les pour Lodoïska; ce n'est qu'à de foibles amans qui -se séparent pour six mois qu'il appartient d'en répandre.» Il instruisit -sa fille, en ma présence même, et de mon départ et des motifs qui me -déterminoient. Lodoïska pâlit, soupira, regarda son père en rougissant, -et m'assura d'une voix tremblante que ses voeux hâteroient mon retour, -et que son bonheur étoit dans mes mains. Encouragé de cette sorte, quels -dangers pouvois-je craindre? Je partis; mais, dans le cours de cette -campagne, il ne se passa rien qui mérite d'être rapporté; les ennemis, -aussi soigneux que nous d'éviter une action qui eût pu produire entre -les deux nations une guerre ouverte, se contentèrent de nous fatiguer -par des marches fréquentes; nous nous bornâmes à les suivre et à les -observer; ils nous rencontroient partout où le pays ouvert leur eût -offert un accès facile. Aux approches de la mauvaise saison, ils -parurent se retirer chez eux pour y prendre leurs quartiers d'hiver, et -notre petite armée, presque toute composée de gentilshommes, se sépara. -Je revenois à Varsovie, plein d'impatience et de joie, je croyois que -l'hymen et l'amour alloient me donner Lodoïska... Hélas! je n'avois plus -de père! J'appris, en entrant dans la capitale, que, la veille même, -Lovzinski étoit mort d'une apoplexie. Ainsi, je n'eus pas même la -douloureuse consolation de recevoir les derniers soupirs du plus tendre -des pères! je ne pus que me traîner sur sa tombe, que j'arrosai de mes -pleurs. - -«Ce n'est point, me dit Pulauski, peu touché de ma douleur profonde, ce -n'est point par des larmes stériles qu'on honore la mémoire d'un père -tel que le tien. La Pologne regrette en lui un héros citoyen, qui -l'auroit utilement servie dans la circonstance critique à laquelle nous -touchons. Épuisé par une maladie longue, notre monarque n'a pas quinze -jours à vivre, et du choix de son successeur dépend le bonheur ou le -malheur de nos concitoyens. De tous les droits que la mort de ton père -te transmet, le plus beau, sans doute, est d'assister aux états où tu -vas le représenter; c'est là qu'il doit revivre en toi, c'est là qu'il -faut prouver un courage plus difficile que celui qui ne consiste qu'à -braver la mort dans les combats. La vaillance d'un soldat n'est qu'une -vertu commune; mais ceux-là ne sont pas des hommes ordinaires, qui, -conservant dans les occasions pressantes un courage tranquille et -déployant une activité pénétrante, découvrent les projets du puissant -qui cabale, déconcertent les sourdes intrigues, affrontent les factions -hardies; qui, toujours fermes, incorruptibles et justes, ne donnent leur -suffrage qu'à celui qu'ils en ont jugé le plus digne, ne considèrent que -le bien de leur pays; que l'or et les promesses ne peuvent séduire; que -les prières ne sauroient fléchir, que les menaces n'étonnent pas. Voilà -les vertus qui distinguoient ton père; voilà l'héritage vraiment -précieux que tu dois t'empresser à recueillir. Le jour où nos états -s'assemblent pour l'élection d'un roi est l'époque certaine à laquelle -se manifestent les prétentions de plusieurs concitoyens, plus occupés de -leur intérêt personnel que jaloux de la prospérité de leur patrie, et -les desseins pernicieux des puissances voisines, dont la cruelle -politique détruit nos forces en les divisant. Mon ami, je me trompe, ou -le moment fatal approche qui va fixer à jamais les destins de mon pays -menacé; ses ennemis conspirent sa ruine, ils ont préparé dans le silence -une révolution qu'ils ne consommeront pas tant que mon bras pourra -soutenir une épée. Veuille le Dieu protecteur de mon pays lui épargner -les horreurs d'une guerre civile! Mais cette extrémité, quelque affreuse -qu'elle soit, deviendra peut-être nécessaire; je me flatte qu'au moins -ce ne sera qu'une crise violente, après laquelle cet État régénéré -reprendra son antique splendeur. Tu seconderas mes efforts, Lovzinski; -les foibles intérêts de l'amour doivent tous disparoître devant des -intérêts plus sacrés: je ne puis te donner ma fille dans ces momens de -deuil, où la patrie est en danger; mais je te promets que les premiers -jours de la paix seront marqués par ton hymen avec Lodoïska.» - -Pulauski ne parla pas en vain; je sentis quels devoirs plus essentiels -j'avois désormais à remplir; mais les soins importans dont je m'occupois -n'offrirent à ma douleur que d'insuffisantes distractions. Je l'avouerai -sans rougir, la tristesse de mes soeurs, leur amitié compatissante, les -caresses plus réservées, mais non moins douces, de mon amante, firent -sur mon coeur ému plus d'impression que les conseils patriotiques de -Pulauski. Je vis Lodoïska vivement touchée de ma perte irréparable, -aussi affligée que moi des événemens cruels qui différoient notre union; -et mes chagrins ainsi partagés se trouvèrent sensiblement adoucis. - -Cependant le roi mourut, et la diète fut convoquée. Le jour même qu'elle -devoit s'ouvrir, à l'instant où j'allois m'y rendre, un inconnu se -présente dans mon palais et demande à me parler sans témoins. Dès que -mes gens se sont retirés, il entre avec précipitation, se jette dans mes -bras et m'embrasse tendrement. C'étoit M. de P...; dix années écoulées -depuis notre séparation ne l'avoient pas tellement changé que je ne -pusse le reconnoître; je lui témoignai la surprise et la joie que me -causoit son retour inattendu. «Vous serez bien plus étonné, me dit-il, -quand vous en saurez la cause. J'arrive à l'instant et vais me rendre à -l'assemblée des états; est-ce trop présumer de votre amitié que de -compter sur votre voix?--Sur ma voix! et pour qui?--Pour moi, mon ami.» -Il vit mon étonnement. «Oui, pour moi, continua-t-il avec vivacité; il -n'est pas temps de vous raconter quelle heureuse révolution s'est faite -dans ma fortune et me permet de nourrir de si hautes espérances; qu'il -vous suffise maintenant de savoir que du moins mon ambition est -justifiée par le plus grand nombre des suffrages et qu'en vain deux -foibles rivaux se préparent à me disputer la couronne à laquelle je -prétends. Lovzinski, poursuivit-il en m'embrassant encore, si vous -n'étiez pas mon ami, si je vous estimois moins, peut-être -m'efforcerois-je de vous éblouir par de grandes promesses, peut-être -vous montrerois-je quelle faveur vous attend, que d'honorables -distinctions vous sont réservées, quelle noble et vaste carrière va -désormais vous être ouverte; mais je n'ai pas besoin de vous séduire, et -je vais vous persuader. Je le vois avec douleur, et vous le savez comme -moi, depuis plusieurs années notre Pologne affoiblie ne doit son salut -qu'à la mésintelligence des trois puissances qui l'environnent; et le -désir de s'enrichir de nos dépouilles peut réunir en un moment nos -ennemis divisés. Empêchons, s'il se peut, ce triumvirat funeste, dont le -démembrement de nos provinces deviendroit l'infaillible suite. Sans -doute, en des temps plus heureux, nos ancêtres ont dû maintenir la -liberté des élections; il faut aujourd'hui céder à la nécessité qui nous -presse. La Russie protégera nécessairement un roi qui sera son ouvrage: -en recevant celui qu'elle a choisi, vous prévenez la triple alliance qui -rendroit notre perte inévitable et vous vous assurez un allié puissant, -que nous opposerons avec succès aux deux ennemis qui nous restent. Voilà -les raisons qui m'ont déterminé; je n'abandonne une partie de mes droits -que pour conserver nos droits les plus précieux; je ne veux monter sur -un trône chancelant que pour l'affermir par une saine politique; je -n'altère enfin la constitution de cet État que pour sauver l'État -entier.» - -Nous nous rendîmes à la diète; j'y votai pour M. de P... Il obtint en -effet le plus grand nombre des suffrages; mais Pulauski, Zaremba et -quelques autres se déclarèrent pour le prince C...: on ne put rien -décider dans le tumulte de cette première assemblée. - -Quand nous en sortîmes, M. de P... revint à moi; il m'invita à le suivre -dans le palais que des émissaires secrets lui avoient déjà préparé dans -la capitale[5]. Nous nous enfermâmes pendant plusieurs heures: alors se -renouvelèrent entre nous les protestations d'une amitié toujours -durable; alors j'instruisis M. de P... de mes liaisons intimes avec -Pulauski et de mon amour pour Lodoïska. Il répondit à ma confiance par -une confiance plus grande; il m'apprit quels événemens avoient préparé -sa grandeur prochaine, il m'expliqua ses desseins secrets, et je le -quittai convaincu qu'il étoit moins occupé du désir de s'élever que de -celui de rendre à la Pologne son antique prospérité. - - [5] La diète pour l'élection des rois de Pologne se tient à une - demi-lieue de Varsovie, en pleine campagne, de l'autre côté de la - Vistule, près du village de Vola. - -Ainsi disposé, je volai chez mon futur beau-père, que je brûlois de -ramener au parti de mon ami. Pulauski se promenoit à grands pas dans -l'appartement de sa fille, qui paroissoit aussi agitée que lui. «Le -voilà, dit-il à Lodoïska, dès qu'il me vit paroître, le voilà, dit-il, -cet homme que j'estimois et que vous aimiez! il nous sacrifie tous deux -à son aveugle amitié.» Je voulus répondre, il poursuivit: «Vous avez été -lié dès l'enfance avec M. de P..., une faction puissante le porte sur le -trône, vous le saviez, vous saviez ses desseins; ce matin, à la diète, -vous avez voté pour lui, vous m'avez trompé; mais croyez-vous qu'on me -trompe impunément?» Je le priai de m'entendre; il se contraignit pour -garder un silence farouche; je lui appris comment M. de P..., que -j'avois négligé depuis longtemps, m'avoit surpris par son retour -imprévu. Lodoïska paroissoit charmée d'entendre ma justification. «On ne -m'abuse pas comme une femme crédule, me dit Pulauski; mais, n'importe, -continuez.» Je lui rendis compte du court entretien que j'avois eu avec -M. de P... avant de me rendre à l'assemblée des états. «Et voilà vos -projets! s'écria-t-il. M. de P... ne voit d'autre remède aux maux de ses -concitoyens que leur esclavage! il le propose, un Lovzinski l'approuve! -et l'on me méprise assez pour tenter de me faire entrer dans cet infâme -complot! Moi, je verrois, sous le nom d'un Polonois, les Russes -commander dans nos provinces! Les Russes! répéta-t-il avec fureur, ils -régneroient dans mon pays! (Il vint à moi avec la plus grande -impétuosité.) Perfide! tu m'as trompé, et tu trahis ta patrie! Sors de -ce palais à l'instant, ou crains que je ne t'en fasse arracher.» - -Je vous l'avoue, Faublas, un affront si cruel et si peu mérité me mit -hors de moi-même: dans le premier transport de ma colère, je portai la -main sur mon épée; plus prompt que l'éclair, Pulauski tira la sienne. Sa -fille, sa fille éperdue se précipita sur moi: «Lovzinski, qu'allez-vous -faire?» Aux accens de sa voix si chère, je repris ma raison égarée; mais -je sentis qu'un seul instant venoit de m'enlever Lodoïska pour toujours. -Elle m'avoit quitté pour se jeter dans les bras de son père; le cruel -vit ma douleur amère, et se plut à l'augmenter. «Va! traître, me dit-il, -va! tu la vois pour la dernière fois.» - -Je retournai chez moi désespéré; les noms odieux que Pulauski m'avoit -prodigués revenoient sans cesse à ma pensée; les intérêts de la Pologne -et ceux de M. de P... me paroissoient si étroitement liés que je ne -concevois pas comment je pouvois trahir mes concitoyens en servant mon -ami; cependant il falloit l'abandonner, ou renoncer à Lodoïska: que -résoudre? quel parti prendre? Je passai la nuit tout entière dans cette -cruelle incertitude; et, quand le jour parut, j'allai chez Pulauski, -sans savoir encore à quoi je pourrois me déterminer. - -Un domestique, resté seul dans le palais, me dit que son maître étoit -parti au commencement de la nuit avec Lodoïska, après avoir congédié -tous ses gens. Vous jugez de mon désespoir à cette nouvelle. Je demandai -à ce domestique où Pulauski étoit allé. «Je l'ignore absolument, me -répondit-il; tout ce que je puis vous dire, c'est qu'hier au soir, vous -sortiez à peine d'ici, quand nous entendîmes un grand bruit dans -l'appartement de sa fille. Encore effrayé de la scène terrible qui -venoit de se passer entre vous, j'osai m'approcher et prêter l'oreille. -Lodoïska pleuroit, son père furieux l'accabloit d'injures, lui donnoit -sa malédiction, et je l'entendis qui lui disoit: «Qui peut aimer un -traître peut l'être aussi: ingrate, je vais vous conduire dans une -maison sûre, où vous serez désormais à l'abri de la séduction.» - -Pouvois-je encore douter de mon malheur? J'appelai Boleslas, un de mes -serviteurs les plus fidèles; je lui ordonnai de placer autour du palais -de Pulauski des espions vigilans qui pussent me rendre compte de tout ce -qui s'y seroit passé, de faire suivre Pulauski partout s'il rentroit -avant moi dans la capitale; et, ne désespérant pas de le rencontrer -encore dans ses terres les plus prochaines, je me mis moi-même à sa -poursuite. - -Je parcourus tous les domaines de Pulauski, je demandai Lodoïska à tous -les voyageurs que je rencontrai: ce fut inutilement. Après avoir perdu -huit jours dans cette recherche pénible, je me décidai à retourner à -Varsovie. Je ne fus pas médiocrement étonné de voir une armée russe -campée presque sous ses murs, sur les bords de la Vistule. - -Il étoit nuit quand je rentrai dans la capitale; les palais des grands -étoient illuminés, un peuple immense remplissoit les rues; j'entendis -les chants d'allégresse, je vis le vin couler à grands flots dans les -places publiques, tout m'annonça que la Pologne avoit un roi. - -Boleslas m'attendoit avec impatience. «Pulauski, me dit-il, est revenu -seul dès le second jour; il n'est sorti de chez lui que pour se rendre à -la diète, où, malgré ses efforts, l'ascendant de la Russie s'est -manifesté chaque jour de plus en plus. Dans la dernière assemblée tenue -ce matin, M. de P... réunissoit presque toutes les voix, il alloit être -élu; Pulauski a prononcé le fatal _veto_: à l'instant vingt sabres ont -été tirés. Le fier palatin de ..., que Pulauski avoit peu ménagé dans -l'assemblée précédente, s'est élancé le premier, et lui a porté sur la -tête un coup terrible. Zaremba et quelques autres ont volé à la défense -de leur ami; mais tous leurs efforts n'auroient pu le sauver, si M. de -P... lui-même ne s'étoit rangé parmi eux, en criant qu'il immoleroit de -sa main celui qui oseroit approcher. Les assaillants se sont retirés; -cependant Pulauski perdoit son sang et ses forces; il s'est évanoui, on -l'a emporté. Zaremba est sorti en jurant de le venger. Restés maîtres -des délibérations, les nombreux partisans de M. de P... l'ont -sur-le-champ proclamé roi. Pulauski, rapporté dans son palais, a bientôt -repris connoissance. Les chirurgiens, appelés pour voir sa blessure, ont -déclaré qu'elle n'étoit pas mortelle; alors, quoiqu'il ressentît de -grandes douleurs, quoique plusieurs de ses amis s'opposassent à son -dessein, il s'est fait porter dans sa voiture. Il étoit à peine midi -quand il est sorti de Varsovie, accompagné de Mazeppa et de quelques -mécontens. On le suit, et sans doute on viendra sous peu de jours vous -apprendre le lieu qu'il aura choisi pour sa retraite.» - -On ne pouvoit guère m'annoncer de plus mauvaises nouvelles. Mon ami -étoit sur le trône; mais ma réconciliation avec Pulauski paroissoit -désormais impossible, et vraisemblablement j'avois perdu Lodoïska pour -toujours. Je connoissois assez son père pour craindre qu'il ne prît des -résolutions extrêmes; le présent m'effrayoit, je n'osois porter mes -regards sur l'avenir, et mes chagrins m'accablèrent au point que je -n'allai pas même féliciter le nouveau roi. - -Celui de mes gens que Boleslas avoit détaché à la poursuite de Pulauski -revint le quatrième jour; il l'avoit suivi jusqu'à quinze lieues de la -capitale: là, Zaremba, voyant toujours un inconnu à quelque distance de -sa chaise de poste, avoit conçu des soupçons. Un peu plus loin, quatre -de ses gens, cachés derrière une masure, avoient surpris mon courrier et -l'avoient conduit à Pulauski. Celui-ci, le pistolet à la main, l'avoit -forcé d'avouer à qui il appartenoit. «Je te renverrai à Lovzinski, lui -avoit-il dit, annonce-lui de ma part qu'il n'échappera pas à ma juste -vengeance.» A ces mots, on avoit bandé les yeux à mon courrier, il ne -pouvoit dire où on l'avoit conduit et enfermé; mais au bout de trois -jours on l'étoit venu chercher: on avoit encore pris la précaution de -lui bander les yeux et de le promener pendant plusieurs heures; enfin la -voiture s'étoit arrêtée, on l'en avoit fait descendre. A peine il -mettoit pied à terre que ses gardes s'étoient éloignés au grand galop; -il avoit détaché son bandeau et s'étoit retrouvé précisément à l'endroit -où d'abord on l'avoit arrêté. - -Ces nouvelles me donnèrent beaucoup d'inquiétude; les menaces de -Pulauski m'effrayoient beaucoup moins pour moi que pour Lodoïska qui -restoit en son pouvoir: il pouvoit, dans sa fureur, se porter contre -elle aux dernières extrémités; je résolus de m'exposer à tout pour -découvrir la retraite du père et la prison de la fille. Le lendemain -j'instruisis mes soeurs de mon dessein, et je quittai la capitale: le -seul Boleslas m'accompagnoit; je me donnai partout pour son frère. Nous -parcourûmes toute la Pologne; je vis alors que l'événement ne justifioit -que trop les craintes de Pulauski. Sous prétexte de faire prêter le -serment de fidélité pour le nouveau roi, les Russes répandus dans nos -provinces commettoient mille exactions dans les villes et désoloient les -campagnes. Après avoir perdu trois mois en recherches vaines, désespéré -de ne pouvoir retrouver Lodoïska, vivement touché des malheurs de ma -patrie, pleurant à la fois sur elle et sur moi, j'allois retourner à -Varsovie pour apprendre moi-même au nouveau roi à quels excès des -étrangers se portoient dans ses États, lorsqu'une rencontre, qui -sembloit devoir être pour moi très fâcheuse, me força de prendre un -parti tout différent. - -Les Turcs venoient de déclarer la guerre à la Russie, et les Tartares du -Budziac et de la Crimée faisoient de fréquentes incursions dans la -Volhynie, où je me trouvois alors. Quatre de ces brigands nous -attaquèrent à la sortie d'un bois, près d'Ostropol. J'avois très -imprudemment négligé de charger mes pistolets; mais je me servis de mon -sabre avec tant d'adresse et de bonheur que bientôt deux d'entre eux -tombèrent grièvement blessés. Boleslas occupoit le troisième, le -quatrième me combattoit avec vigueur; il me fit à la cuisse une légère -blessure, et reçut en même temps un coup terrible qui le renversa de son -cheval. Boleslas se vit à l'instant débarrassé de son ennemi, qui, au -bruit de la chute de son camarade, prit la fuite. Celui que j'avois -renversé le dernier me dit en mauvais polonois: «Un aussi brave homme -que toi doit être généreux; je te demande la vie; ami, au lieu de -m'achever, secours-moi; crois-moi, viens m'aider à me relever, bande ma -plaie.» Il demandoit quartier d'un ton si noble et si nouveau que je ne -balançai pas: je descendis de cheval; Boleslas et moi nous le relevâmes, -nous bandâmes sa plaie. «Tu fais bien, brave homme, me disoit le -Tartare, tu fais bien.» Comme il parloit, nous vîmes s'élever autour de -nous un nuage de poussière; plus de trois cents Tartares accouroient à -nous ventre à terre. «Ne crains rien, me dit celui que j'avois épargné, -je suis le chef de cette troupe.» Effectivement, d'un signe il arrêta -ses soldats près de me massacrer; il leur dit dans leur langue quelques -mots que je ne compris pas; ils ouvrirent leurs rangs pour laisser -passer Boleslas et moi. «Brave homme, me dit encore leur capitaine, -n'avois-je pas raison de te dire que tu faisois bien? tu m'as laissé la -vie, je sauve la tienne; il est quelquefois bon d'épargner un ennemi, et -même un voleur. Écoute, mon ami, en t'attaquant j'ai fait mon métier, tu -as fait ton devoir en m'étrillant bien: je te pardonne, tu me pardonnes, -embrassons-nous.» Il ajouta: «Le jour commence à baisser, je ne te -conseille pas de voyager dans ces cantons cette nuit; ces gens-là vont -aller chacun à son poste, et je ne pourrois te répondre d'eux. Tu vois -ce château sur la hauteur à droite, il appartient à un certain comte -Dourlinski, à qui nous en voulons beaucoup, parce qu'il est fort riche: -va lui demander un asile, dis-lui que tu as blessé Titsikan, que -Titsikan te poursuit. Il me connoît de nom: je lui ai déjà fait passer -quelques mauvaises journées; au reste, compte que, pendant que tu seras -chez lui, sa maison sera respectée; garde-toi surtout d'en sortir avant -trois jours et d'y rester plus de huit: adieu.» - -Ce fut avec un vrai plaisir que nous prîmes congé de Titsikan et de sa -compagnie. Les avis du Tartare étoient des ordres; je dis à Boleslas: -«Gagnons promptement ce château qu'il nous a montré; aussi bien je -connois ce Dourlinski de nom. Pulauski m'a quelquefois parlé de lui; il -n'ignore peut-être pas où Pulauski s'est retiré; il n'est pas impossible -qu'avec un peu d'adresse nous le sachions de lui. Je dirai à tout hasard -que c'est Pulauski qui nous envoie; cette recommandation vaudra bien -celle de Titsikan: toi, Boleslas, n'oublie pas que je suis ton frère et -ne me découvre pas.» - -Nous arrivâmes aux fossés du château; les gens de Dourlinski nous -demandèrent qui nous étions: je répondis que nous venions pour parler à -leur maître de la part de Pulauski; que des brigands nous avoient -attaqués et nous poursuivoient. Le pont-levis fut baissé, nous entrâmes; -on nous dit que pour le moment nous ne pouvions parler à Dourlinski, -mais que le lendemain, sur les dix heures, il pourroit nous donner -audience. On nous demanda nos armes que nous rendîmes sans difficulté. -Boleslas visita ma blessure, les chairs étoient à peine entamées. On ne -tarda pas à nous servir dans la cuisine un frugal repas; nous fûmes -conduits ensuite dans une chambre basse, où deux mauvais lits venoient -d'être préparés; on nous y laissa sans lumière, et l'on nous y enferma. - -Je ne pus fermer l'oeil de la nuit. Titsikan ne m'avoit fait qu'une -légère blessure, mais celle de mon coeur étoit si profonde! Au point du -jour je m'impatientai dans ma prison; je voulus ouvrir les volets, ils -étoient fermés à clef. Je les secoue vigoureusement, les ferrures -sautent, je vois un fort beau parc; la fenêtre étoit basse, je m'élance, -et me voilà dans les jardins de Dourlinski. Après m'y être promené -quelques minutes, j'allai m'asseoir sur un banc de pierre placé au pied -d'une tour dont je considérai quelque temps l'architecture antique. Je -restois là plongé dans mes réflexions, lorsqu'une tuile tomba à mes -pieds: je crus qu'elle s'étoit détachée de la couverture de ce vieux -bâtiment, et, pour éviter un accident pareil, j'allai me placer à -l'autre bout du banc. Quelques instans après, une seconde tuile tomba à -côté de moi. Le hasard me parut surprenant; je me levai avec inquiétude, -j'examinai la tour attentivement. J'aperçus, à vingt-cinq ou trente -pieds de hauteur, une étroite ouverture; je ramassai les tuiles qu'on -m'avoit jetées; sur la première, je déchiffrai ces mots tracés avec du -plâtre: _Lovzinski, c'est donc vous! vous vivez!_ et sur la seconde, -ceux-ci: _Délivrez-moi, sauvez Lodoïska._ - -Vous ne pouvez, mon cher Faublas, vous figurer combien de sentimens -divers m'agitèrent à la fois; mon étonnement, ma joie, ma douleur, mon -embarras, ne sauroient s'exprimer. J'examinois la prison de Lodoïska, je -cherchois comment je pourrois l'en tirer; elle m'envoya encore une -tuile; je lus: _A minuit, apportez du papier, de l'encre et des plumes; -demain, une heure après le soleil levé, venez chercher une lettre; -éloignez-vous._ - -Je retournai à ma chambre, j'appelai Boleslas, qui m'aida à rentrer par -la fenêtre; nous raccommodâmes le volet de notre mieux. J'appris à mon -serviteur fidèle la rencontre inespérée qui mettoit fin à mes courses et -redoubloit mes inquiétudes. Comment pénétrer dans cette tour? comment -nous procurer des armes? Le moyen de tirer Lodoïska de sa prison? le -moyen de l'enlever sous les yeux de Dourlinski, au milieu de ses gens, -dans un château fortifié? - -Et, en supposant que tant d'obstacles ne fussent pas insurmontables, -pouvois-je tenter une entreprise aussi difficile dans le court délai que -Titsikan m'avoit laissé? Titsikan ne m'avoit-il pas recommandé de rester -chez Dourlinski trois jours, et de n'y pas demeurer plus de huit? Sortir -de ce château avant le troisième jour ou après le huitième, n'étoit-ce -pas nous exposer aux attaques des Tartares? Tirer ma chère Lodoïska de -sa prison pour la livrer à des brigands, être à jamais séparé d'elle par -l'esclavage ou par la mort, cela étoit horrible à penser. - -Mais pourquoi étoit-elle dans une aussi affreuse prison? La lettre -qu'elle m'avoit promise m'en instruiroit sans doute. Il falloit nous -procurer du papier; je chargeai Boleslas de ce soin, et moi, je me -préparai à soutenir devant Dourlinski le rôle délicat d'un émissaire de -Pulauski. - -Il étoit grand jour quand on vint nous mettre en liberté; on nous dit -que Dourlinski pouvoit et vouloit nous voir. Nous nous présentâmes avec -assurance; nous vîmes un homme de soixante ans à peu près, dont l'abord -étoit brusque et les manières repoussantes. Il nous demanda qui nous -étions. «Mon frère et moi, lui dis-je, appartenons au seigneur Pulauski; -mon maître m'a chargé pour vous d'une commission secrète, mon frère m'a -accompagné pour un autre objet; je dois, pour m'expliquer, être seul, je -ne dois ne parler qu'à vous seul.--Eh bien, répondit Dourlinski, que ton -frère s'en aille; et vous aussi, allez-vous-en, dit-il à ses gens; quant -à celui-ci (il montra celui qui étoit son confident), tu trouveras bon -qu'il reste, tu peux tout dire devant lui.--Pulauski m'envoie...--Je le -vois bien qu'il t'envoie.--Pour vous demander...--Quoi?--(Je pris -courage.) Pour vous demander des nouvelles de sa fille.--Des nouvelles -de sa fille! Pulauski t'a dit...--Oui, mon maître m'a dit que Lodoïska -étoit ici.» Je m'aperçus que Dourlinski pâlissoit; il regarda son -confident, et me fixa longtemps en silence. «Tu m'étonnes, reprit-il -enfin; pour te confier un secret de cette importance, il faut que ton -maître soit bien imprudent.--Pas plus que vous, Seigneur; n'avez-vous -pas aussi un confident? Les grands seroient bien à plaindre s'ils ne -pouvoient donner leur confiance à personne. Pulauski m'a chargé de vous -dire que Lovzinski avoit déjà parcouru une grande partie de la Pologne, -et que sans doute il visiteroit vos cantons.--S'il ose venir ici, me -répondit-il aussitôt avec la plus grande vivacité, je lui garde un -logement qu'il occupera longtemps: le connois-tu ce Lovzinski?--Je l'ai -vu souvent chez mon maître à Varsovie.--On le dit bel homme?--Il est -bien fait et de ma taille à peu près.--Sa figure?--Est prévenante; c'est -un...--C'est un insolent, interrompit-il avec colère; si jamais il tombe -en mes mains!--Seigneur, on assure qu'il est brave.--Lui! je parie qu'il -ne sait que séduire des filles! Si jamais il tombe en mes mains! (Je me -contins; il ajouta d'un ton plus calme:) Il y a bien longtemps que -Pulauski ne m'a écrit, où est-il à présent?--Seigneur, j'ai des ordres -précis de ne pas répondre à cette question-là: tout ce que je puis vous -dire, c'est qu'il a, pour cacher sa retraite et pour n'écrire à -personne, de grandes raisons qu'il viendra bientôt vous expliquer -lui-même.» - -Dourlinski parut très étonné; je crus même remarquer quelques signes de -frayeur; il regarda son confident, qui sembloit aussi embarrassé que -lui. «Tu dis que Pulauski viendra bientôt?...--Oui, Seigneur, sous -quinzaine au plus tard.» Il regarda encore son confident; et puis, -affectant tout à coup autant de sang-froid qu'il avoit montré -d'embarras: «Retourne à ton maître, je suis fâché de n'avoir que de -mauvaises nouvelles à lui donner; tu lui diras que Lodoïska n'est -plus ici.» Je fus à mon tour fort surpris. «Quoi! Seigneur, -Lodoïska...--N'est plus ici, te dis-je. Pour obliger Pulauski que -j'estime, je me suis chargé, quoiqu'avec répugnance, du soin de garder -sa fille dans mon château: personne que moi et lui (il me montra son -confident) ne savoit qu'elle y fût. Il y a environ un mois, nous -allâmes, comme à l'ordinaire, lui porter des vivres pour sa journée, il -n'y avoit plus personne dans son appartement. J'ignore comment elle a -fait; mais ce que je sais bien, c'est qu'elle s'est échappée; je n'ai -pas entendu parler d'elle depuis; elle sera sans doute allée rejoindre -Lovzinski à Varsovie, si pourtant les Tartares ne l'ont pas enlevée sur -la route.» - -Mon étonnement devint extrême: comment concilier ce que j'avois vu dans -le jardin avec ce que Dourlinski me disoit? Il y avoit là quelque -mystère que j'étois bien impatient d'approfondir; cependant je me gardai -bien de faire paroître le moindre doute. «Seigneur, voilà des nouvelles -bien tristes pour mon maître!--Sans doute, mais ce n'est pas ma -faute.--Seigneur, j'ai une grâce à vous demander.--Voyons.--Les Tartares -dévastent les environs de votre château; ils nous ont attaqués, nous -leur avons échappé comme par miracle; ne nous accorderez-vous pas, à mon -frère et à moi, la permission de nous reposer ici seulement deux -jours?--Seulement deux jours? j'y consens. Où les a-t-on logés? -demanda-t-il à son confident.--Au rez-de-chaussée, répondit celui-ci, -dans une chambre basse...--Qui donne sur mes jardins? interrompit -Dourlinski avec inquiétude.--Les volets ferment à clef, répondit -l'autre.--N'importe, il faut les mettre ailleurs.» Ces mots me firent -trembler. Le confident répliqua: «Cela n'est pas possible; mais...» Il -lui dit le reste à l'oreille. «A la bonne heure, répondit le maître, et -qu'on le fasse à l'instant»; et, s'adressant à moi: «Ton frère et toi, -vous vous en irez après-demain; avant de partir tu me parleras, je te -donnerai une lettre pour Pulauski.» - -J'allai rejoindre Boleslas dans la cuisine, où il déjeunoit: il me remit -une petite bouteille pleine d'encre, plusieurs plumes et quelques -feuilles de papier qu'il s'étoit procurées sans peine. Je brûlois -d'envie d'écrire à Lodoïska; l'embarras étoit de trouver un lieu -commode, où les curieux ne pussent m'inquiéter. On avoit déjà prévenu -Boleslas que nous ne rentrerions dans la chambre où nous avions passé la -nuit que pour y coucher. Je m'avisai d'un stratagème qui me réussit -parfaitement. Les gens de Dourlinski buvoient avec mon prétendu frère, -ils me proposèrent poliment de les aider aussi à vider quelques flacons. -J'avalai de bonne grâce, et coup sur coup, plusieurs verres d'un fort -mauvais vin: bientôt mes jambes chancelèrent, ma langue s'embarrassa, je -fis à la troupe joyeuse cent contes aussi plaisans que déraisonnables; -en un mot, je jouai si bien l'ivresse que Boleslas lui-même en fut la -dupe. Il trembloit que, dans ce moment où je paroissois disposé à tout -dire, mon secret ne m'échappât. «Messieurs, dit-il aux buveurs étonnés, -mon frère n'a pas la tête forte aujourd'hui, c'est peut-être un effet de -sa blessure; ne le faisons plus ni parler ni boire; je crains que cela -ne l'incommode; et même, si vous vouliez m'obliger, vous m'aideriez à le -porter sur son lit.--Sur le sien? non, cela ne se peut pas, répondit -l'un d'eux, mais je prêterai volontiers ma chambre.» On me prit, on -m'entraîna, on me monta dans un grenier, dont un lit, une table et une -chaise formoient tout l'ameublement. On m'enferma dans ce taudis. -C'étoit là tout ce que je voulois; dès que je fus seul, j'écrivis à -Lodoïska une lettre de plusieurs pages. Je commençois par me justifier -pleinement des crimes que Pulauski m'avoit supposés; je lui racontai -ensuite tout ce qui m'étoit arrivé depuis le moment de notre séparation -jusqu'à celui où j'avois été reçu chez Dourlinski; je lui détaillois -l'entretien que je venois d'avoir avec celui-ci, je finissois par -l'assurer de l'amour le plus tendre et le plus respectueux; je lui -jurois que, dès qu'elle m'auroit donné sur son sort les éclaircissemens -nécessaires, je m'exposerois à tout pour finir son horrible esclavage. - -Dès que ma lettre fut fermée, je me livrai à des réflexions qui me -jetèrent dans une étrange perplexité. Étoit-ce bien Lodoïska qui m'avoit -jeté ces tuiles dans le jardin? Pulauski auroit-il eu l'injustice de -punir sa fille d'un amour que lui-même avoit approuvé? Auroit-il eu -l'inhumanité de la plonger dans une affreuse prison? et, quand même la -haine qu'il m'avoit jurée l'auroit aveuglé à ce point, comment -Dourlinski avoit-il pu se résoudre à servir ainsi sa vengeance? Mais, -d'un autre côté, depuis trois mois je ne portois, pour me déguiser -mieux, que des habits grossiers; les fatigues d'un long voyage et mes -chagrins m'avoient beaucoup changé; quelle autre qu'une amante avoit pu -reconnoître Lovzinski dans les jardins de Dourlinski? n'avois-je pas vu -d'ailleurs le nom de Lodoïska tracé sur la tuile? Dourlinski lui-même -n'avouoit-il pas que Lodoïska avoit été chez lui prisonnière? Il -ajoutoit, il est vrai, qu'elle s'étoit échappée; mais cela étoit-il -croyable? Et pourquoi cette haine que Dourlinski m'avoit vouée à moi, -sans me connoître? Pourquoi cet air d'inquiétude, quand on lui avoit dit -que les émissaires de Pulauski occupoient une chambre qui donnoit sur le -jardin? Pourquoi surtout cet air d'effroi, quand je lui avois annoncé la -prochaine arrivée de mon prétendu maître? Tout cela étoit bien fait pour -me donner de terribles inquiétudes, j'entrevoyois des choses affreuses -que je ne pouvois expliquer. Depuis deux heures je me faisois sans cesse -de nouvelles questions, auxquelles j'étois fort embarrassé de répondre, -lorsqu'enfin Boleslas vint voir si son frère avoit recouvré la raison. -Je n'eus pas de peine à le convaincre que mon ivresse avoit été feinte; -nous descendîmes dans la cuisine, où nous passâmes le reste de la -journée. Quelle soirée, mon cher Faublas! aucune de ma vie ne me parut -si longue, pas même celles qui la suivirent. - -Enfin, l'on nous conduisit dans notre chambre, où l'on nous enferma, -comme la veille, sans nous laisser de lumière; il fallut encore attendre -près de deux heures avant que minuit sonnât. Au premier coup de la -cloche nous ouvrîmes doucement les volets et la fenêtre; je me préparois -à sauter dans le jardin, mon embarras fut égal à mon désespoir quand je -me vis retenu par des barreaux. «Voilà, dis-je à Boleslas, ce que le -maudit confident de Dourlinski lui disoit à l'oreille; voilà ce -qu'approuvoit le maître odieux, quand il répondit: _A la bonne heure, et -qu'on le fasse à l'instant_; voilà ce qu'ils ont exécuté dans la -journée; c'est pour cela que l'entrée de cette chambre nous a été -interdite.--Seigneur, ils ont travaillé en dehors, me répondit Boleslas, -car ils n'ont pas aperçu que ce volet avoit été forcé.--Eh! qu'ils -l'aient vu ou non, m'écriai-je avec violence, que m'importe? Cette -grille fatale renverse toutes mes espérances, elle assure l'esclavage de -Lodoïska, elle assure ma mort. - ---Oui, sans doute, elle assure ta mort», me cria-t-on en ouvrant ma -porte. Dourlinski, précédé de quelques hommes armés et suivi de quelques -autres qui portoient des flambeaux, Dourlinski entra le sabre à la main. -«Traître, me dit-il en me lançant des regards où sa fureur étoit peinte, -j'ai tout entendu, je saurai qui tu es, tu me diras ton nom, ton -prétendu frère le dira; tremble! je suis de tous les ennemis de -Lovzinski le plus implacable! Qu'on le fouille», dit-il à ses gens; ils -se précipitèrent sur moi, j'étois sans armes, je fis une résistance -inutile. Ils m'enlevèrent mes papiers et la lettre que j'avois préparée -pour Lodoïska. Dourlinski donna, en la lisant, mille signes -d'impatience: il y étoit peu ménagé. «Lovzinski, me dit-il avec une rage -étouffée, je mérite déjà toute ta haine, bientôt je la mériterai -davantage; en attendant tu resteras avec ton digne confident dans cette -chambre que tu aimes.» A ces mots il sortit, on ferma la porte à double -tour; il posa une sentinelle en dehors et une autre vis-à-vis des -fenêtres, dans le jardin. - -Vous vous figurez dans quel accablement nous restâmes plongés, Boleslas -et moi. Mes malheurs étoient à leur comble, ceux de Lodoïska -m'affectoient bien plus vivement: l'infortunée! quelle devoit être son -inquiétude! elle attendoit Lovzinski, et Lovzinski l'abandonnoit! Mais -non, Lodoïska me connoissoit trop bien, elle ne me soupçonneroit pas -d'une aussi lâche perfidie. Lodoïska! elle jugeroit son amant d'après -elle! Elle sentiroit que Lovzinski partageoit son sort, puisqu'il ne la -secouroit pas... hélas! et la certitude de mon malheur augmenteroit -encore le sien! - -Telles furent dans le premier moment mes réflexions cruelles; on me -laissa tout le temps d'en faire beaucoup d'autres non moins tristes. Le -lendemain on nous passa par les barreaux de notre fenêtre les provisions -pour notre journée. A la qualité des alimens qu'on nous fournissoit, -Boleslas jugea qu'on ne chercheroit pas à nous rendre notre prison fort -agréable. Boleslas, moins malheureux que moi, supportoit son sort plus -courageusement; il m'offrit ma part du maigre repas qu'il alloit faire. -Je ne voulois point manger, il me pressoit vainement; l'existence étoit -devenue pour moi un insupportable fardeau. «Ah! vivez, me dit-il enfin -en versant un torrent de larmes, vivez! si ce n'est pas pour Boleslas, -que ce soit pour Lodoïska.» Ces mots firent sur moi la plus vive -impression, ils ranimèrent mon courage, l'espérance rentra dans mon -coeur, j'embrassai mon serviteur fidèle. «O mon ami, m'écriai-je avec -transport, ô mon véritable ami! je t'ai perdu, et tes maux me touchent -plus que les miens! donne, Boleslas, donne, je vivrai pour Lodoïska, je -vivrai pour toi: veuille le juste Ciel me rendre bientôt ma fortune et -mon rang! tu verras que ton maître n'est pas un ingrat.» Nous nous -embrassâmes encore. Ah! mon cher Faublas, si vous saviez comme le -malheur rapproche les hommes! comme il est doux, lorsqu'on souffre, -d'entendre un autre infortuné vous adresser un mot de consolation! - -Il y avoit douze jours que nous gémissions dans cette prison, lorsqu'on -vint m'en tirer pour me conduire à Dourlinski. Boleslas voulut me -suivre, on le repoussa durement; cependant on me permit de lui parler un -moment. Je tirai de mon doigt une bague que je portois depuis plus de -dix ans; je dis à Boleslas: «Cette bague me fut donnée par M. de P..., -lorsque nous faisions ensemble nos exercices à Varsovie; prends-la, mon -ami, conserve-la à cause de moi. Si Dourlinski consomme aujourd'hui sa -trahison en me faisant assassiner, s'il te permet ensuite de sortir de -ce château, va trouver ton roi, montre-lui ce bijou, rappelle-lui notre -ancienne amitié, raconte-lui mes malheurs, Boleslas, il te récompensera, -il fera secourir Lodoïska. Adieu, mon ami.» - -On me conduisit à l'appartement de Dourlinski; dès que la porte -s'entr'ouvrit, j'aperçus dans un fauteuil une femme évanouie; -j'approchai, c'étoit Lodoïska! Dieu! que je la trouvai changée!... mais -qu'elle étoit belle encore! «Barbare!» dis-je à Dourlinski. A la voix de -son amant, Lodoïska reprit ses sens. «Ah! mon cher Lovzinski, sais-tu ce -que l'infâme me propose? sais-tu à quel prix il m'offre ta -liberté?--Oui, s'écria Dourlinski furieux, oui, je le veux: te voilà -bien sûre qu'il est en mon pouvoir; si dans trois jours je n'obtiens -rien, dans trois jours il est mort.» Je voulois me jeter aux genoux de -Lodoïska; mes gardes m'en empêchèrent. «Je vous revois enfin, tous mes -maux sont oubliés, Lodoïska, la mort n'a plus rien qui m'épouvante... -Toi, lâche, songe que Pulauski vengera sa fille, songe que le roi -vengera son ami.--Qu'on l'emmène! s'écria Dourlinski.--Ah! me dit -Lodoïska, mon amour t'a perdu.» Je voulois répondre, on m'entraîna, on -me reconduisit dans ma prison. Boleslas me reçut avec des transports de -joie inexprimables; il m'avoua qu'il m'avoit cru perdu: je lui racontai -comment ma mort n'étoit que différée. La scène dont je venois d'être -témoin avoit enfin confirmé mes soupçons: il étoit clair que Pulauski -ignoroit les mauvais traitemens que sa fille essuyoit; il étoit clair -que Dourlinski, amoureux et jaloux, satisferoit sa passion à quelque -prix que ce fût. - -Cependant, des trois jours que Dourlinski avoit laissés à Lodoïska pour -se déterminer, deux déjà s'étoient écoulés, nous étions au milieu de la -nuit qui précédoit le troisième; je ne pouvois dormir et me promenois -dans ma chambre à grands pas. Tout à coup j'entends crier: _Aux armes!_ -des hurlemens affreux s'élèvent de toutes parts autour du château, il se -fait un grand mouvement dans l'intérieur; la sentinelle posée devant nos -fenêtres quitte son poste; Boleslas et moi nous distinguons la voix de -Dourlinski; il appelle, il encourage ses gens; nous entendons -distinctement le cliquetis des armes, les plaintes des blessés, les -gémissemens des mourans. Le bruit, d'abord très grand, semble diminuer; -il recommence ensuite, il se prolonge, il redouble, on crie victoire! -beaucoup de gens accourent et ferment les portes sur eux avec force. -Tout à coup à ce vacarme affreux succède un silence effrayant; bientôt -un bruissement sourd frappe nos oreilles, l'air siffle avec violence, la -nuit devient moins sombre, les arbres du jardin se colorent d'une teinte -jaune et rougeâtre; nous volons à la fenêtre: les flammes dévoroient le -château de Dourlinski, elles gagnoient de tous côtés la chambre où nous -étions, et, pour comble d'horreur, des cris perçans partoient de la tour -où je savois que Lodoïska étoit enfermée. - - * * * * * - - - - -Ici M. Duportail fut interrompu par le marquis de B..., qui, n'ayant -trouvé aucun laquais dans l'antichambre, entra sans avoir été annoncé; -il recula deux pas en me voyant. «Ah! ah! dit-il en saluant M. -Duportail, c'est que vous avez aussi un fils?» puis s'adressant à moi: -«Monsieur est apparemment le frère...--De ma soeur, oui, Monsieur.--Eh -bien, vous avez une soeur fort aimable, charmante, mais charmante!--Vous -êtes aussi honnête qu'indulgent, interrompit M. Duportail.--Indulgent! -oh! je ne le suis pas toujours; par exemple, je suis venu pour vous -faire des reproches à vous, Monsieur...--A moi! aurois-je eu le -malheur...?--Oui, vous nous avez joué avant-hier un tour -sanglant.--Comment, Monsieur?--Vous avez chargé ce petit Rosambert de -nous enlever Mlle Duportail; la marquise comptoit bien que sa chère -fille passeroit la nuit chez elle; point du tout.--J'ai craint, -Monsieur, que ma fille ne vous causât beaucoup d'embarras.--Aucun, -aucun, Monsieur; Mlle Duportail est charmante, ma femme raffole d'elle, -je vous l'ai déjà dit. En vérité, ajouta-t-il en ricanant, je crois que -la marquise aime cette enfant-là plus qu'elle ne m'aime moi-même; je -suis pourtant son mari!... Au moins si vous étiez venu vous-même la -chercher!--Pardon, Monsieur, j'étois incommodé, je le suis même encore -beaucoup... Je sais que je dois à Mme de B... des remercîmens...--Ce -n'est pas pour cela! (Pendant ce dialogue, on sent que je n'étois pas -tout à fait à mon aise: le marquis me considéroit avec une attention qui -m'inquiétoit.) Savez-vous bien, me dit-il enfin, que vous ressemblez -beaucoup à mademoiselle votre soeur?--Monsieur, vous me flattez.--Mais -c'est que cela est frappant: allez, allez, je m'y connois bien; d'abord -tous mes amis conviennent que je suis physionomiste; je vous le demande -à vous-même, je ne vous avois jamais vu, et je vous ai reconnu tout de -suite!» - -[Illustration: FAUBLAS HABILLÉ EN FEMME] - -M. Duportail ne put s'empêcher de rire avec moi de la bonne foi du -marquis. «Monsieur, dit-il à celui-ci, c'est que, comme vous l'avez fort -bien remarqué, mon fils et ma fille se ressemblent un peu; il faut -convenir qu'il y a un air de famille.--Oui, répondit le marquis en me -regardant toujours, ce jeune homme est bien, fort bien; mais sa soeur -est encore mieux, beaucoup mieux (il me prit par le bras). Elle est un -peu plus grande, elle a l'air plus raisonnable, quoiqu'elle soit un peu -espiègle; c'est bien là sa figure, mais il y a dans vos traits quelque -chose de plus hardi. Vous avez moins de grâces dans le maintien, et dans -toute l'habitude du corps quelque chose de plus... nerveux, de plus -roide. Oh! dame, n'allez pas vous fâcher, tout cela est bien naturel; il -ne faut pas qu'un garçon soit fait comme une fille! (Le flegme de M. -Duportail ne put tenir contre ces derniers propos; le marquis nous vit -rire, et se mit à rire de tout son coeur.) Oh! reprit-il, je vous l'ai -dit, je suis grand physionomiste, moi!... Mais n'aurai-je pas le bonheur -de voir la chère soeur?» M. Duportail se hâta de répondre: «Non, -Monsieur, elle est allée faire ses adieux.--Ses adieux?--Oui, Monsieur, -elle part demain matin pour son couvent.--Pour son couvent! à -Paris?--Non,... à Soissons.--A Soissons! demain matin! cette chère -enfant nous quitte!--Il le faut bien, Monsieur.--Elle fait actuellement -ses visites?--Oui, Monsieur.--Et sans doute elle viendra dire adieu à sa -maman?--Assurément, Monsieur, et elle doit même être actuellement chez -vous.--Ah! que je suis fâché! ce matin la marquise étoit encore malade; -elle a voulu sortir ce soir: je lui ai représenté qu'il faisoit froid, -qu'elle s'enrhumeroit; mais les femmes veulent ce qu'elles veulent; elle -est sortie: eh bien! tant pis pour elle! elle ne verra pas sa chère -fille, et moi je la verrai, car elle ne tardera sûrement pas à -revenir.--Elle a plusieurs visites à faire, dis-je au marquis.--Oui, -ajouta M. Duportail, nous ne l'attendons que pour souper.--L'on soupe -donc ici? Vous avez raison, ils ont tous la manie de ne pas manger le -soir; moi, je n'aime pas à mourir de faim parce que c'est la mode. Vous -soupez, vous! eh bien! je reste, je soupe avec vous: vous allez dire que -j'en use bien librement; mais je suis ainsi fait, je veux qu'on agisse -de même avec moi: quand vous me connoîtrez mieux, vous verrez que je -suis un bon diable.» - -Il n'y avoit pas moyen de reculer. M. Duportail prit son parti -sur-le-champ. «Je suis fort aise, Monsieur le marquis, que vous vouliez -bien être des nôtres; vous permettrez seulement que mon fils nous quitte -pour une heure ou deux, il a quelques affaires pressées.--Monsieur, -qu'on ne se gêne pas pour moi, qu'il nous quitte, mais qu'il revienne, -car il est fort aimable, monsieur votre fils.--Vous permettrez aussi que -je vous laisse un moment pour lui dire deux mots.--Faites, Monsieur, -comme si je n'étois pas là.» Je saluai le marquis; il se leva -précipitamment, me prit par la main, et dit à M. Duportail: «Tenez, -Monsieur, vous direz tout ce que vous voudrez, ce jeune homme-là -ressemble à sa soeur comme deux gouttes d'eau! Je me connois en figures, -je soutiendrois cela devant l'abbé Pernetti[6].--Oui, Monsieur, répondit -M. Duportail, il y a un air de famille.» - - [6] M. l'abbé Pernetti a fait, sur la physionomie, un ouvrage en deux - volumes, intitulé: _Connoissance de l'homme moral par l'homme - physique_. - -A ces mots, il passa avec moi dans un autre appartement. «Parbleu! me -dit-il, c'est un singulier homme que votre marquis! il ne se gêne pas -avec ceux qu'il aime.--Mon très cher père, il est bien vrai que le -marquis est venu sans façon s'impatroniser chez nous; mais, quant à moi, -j'aurois tort de m'en plaindre, je me suis mis chez lui fort à mon -aise.--Quant à vous, c'est bien dit; mais laissons la plaisanterie, et -voyons comment nous allons sortir de là. Si je ne considérois que lui, -cela seroit bientôt fini; mais, mon ami, vous avez des ménagemens à -garder à cause de sa femme... Écoutez,... retournez chez vous, faites -prendre à votre laquais un habit quelconque, et qu'il vienne annoncer -ici que Mlle Duportail soupe chez Mme de ***, le premier nom qui vous -viendra à l'esprit.--Eh bien, après? le marquis soupera toujours avec -vous, et il attendra tranquillement le retour de votre fille: c'est -ainsi qu'il est fait, il vous l'a dit lui-même.--Comment donc -faire?...--Comment? mon très cher père, je fais si bien la demoiselle! -je vais m'habiller en femme, et votre fille viendra réellement souper -avec vous. Ce sera votre fils, au contraire, qui sera retenu, et qui ne -viendra pas. Il est six heures, je serai de retour à dix; j'ai le -temps.--A la bonne heure; convenez pourtant que Lovzinski joue là un -singulier rôle,... vous m'avez embarqué dans une aventure... Mais il n'y -a plus à s'en dédire: allez vite, et revenez.» - -Je courus à l'hôtel; Jasmin me dit que mon père étoit sorti, et qu'une -fort jolie demoiselle m'attendoit chez moi depuis plus d'une heure. «Une -jolie demoiselle, Jasmin!» Je m'élançai comme un trait dans mon -appartement. «Ah! ah! Justine, c'est toi! Jasmin disoit bien que c'étoit -une jolie demoiselle»; et j'embrassai Justine. «Gardez cela pour ma -maîtresse! me dit-elle d'un petit air boudeur.--Pour ta maîtresse, -Justine! tu la vaux bien!--Qui vous l'a dit?--Je le soupçonne; il ne -tient qu'à toi que j'en sois certain», et j'embrassai Justine, et -Justine me laissoit faire en répétant: «Gardez cela pour ma maîtresse. -Mon Dieu! que vous êtes bien avec vos habits! ajouta-t-elle. Est-ce que -vous les quitterez encore pour vous déguiser en femme?--Ce soir, pour la -dernière fois, Justine; après cela je serai toujours homme... à ton -service, belle enfant.--A mon service, oh! que non, au service de -madame.--Au sien et au tien en même temps, Justine.--Oui-da, il vous en -faut donc deux à la fois?--Je sens, ma chère, que ce n'est pas trop»; et -j'embrassai Justine, et mes mains se promenoient sur une gorge fort -blanche, qu'on ne défendoit presque pas. «Mais voyez donc comme il est -hardi! disoit Justine. Qu'est devenue la modestie de Mlle -Duportail?--Ah! Justine, ah! tu ne sais pas comme une nuit m'a -changé.--Cette nuit-là avoit bien changé ma maîtresse aussi! Le -lendemain, elle étoit pâle, fatiguée... Mon Dieu! en la voyant, je n'ai -pas eu de peine à deviner que Mlle Duportail étoit un bien brave jeune -homme!--Quand je te dis, Justine, que je n'en aurois pas trop de deux.» - -Je voulus l'embrasser; pour cette fois, elle se défendit en reculant. -Mon lit se trouva derrière elle, elle y tomba à la renverse, et, par un -malheur auquel on s'attend peut-être, je perdis l'équilibre au même -instant. - -Quelques minutes après, Justine, qui ne se pressoit pas de réparer son -désordre, me demanda en riant ce que je pensois de la petite espièglerie -qu'elle avoit faite au marquis. «Quoi donc, mon enfant?--L'étiquette au -milieu du dos; que dites-vous du tour?--Charmant! délicieux! presque -aussi bon que celui que nous venons de faire à la marquise. A propos -d'elle, et ma commission donc!--Ma maîtresse vous attend...--Elle -m'attend! ah! j'y cours.--Là! le voilà parti! et où courez-vous?--Je -n'en sais rien.--Voyez donc comme il me plantoit là!--Justine! c'est -que... tu conçois...--Je conçois que vous êtes un franc -libertin.--Tiens, Justine, faisons la paix; un louis d'or et un -baiser.--Je prends l'un très volontiers,... et je vous donne l'autre de -bon coeur. Le charmant jeune homme! joli, vif et généreux! oh! comme -vous avancerez dans le monde! ah çà, partons, suivez-moi par derrière, à -quelque distance et sans affectation. Vous me verrez entrer dans une -boutique; à côté est une porte cochère que vous trouverez entr'ouverte, -vous entrerez vite: un portier vous demandera qui vous êtes, vous -répondrez: _L'Amour_, vous grimperez au premier étage, sur une petite -porte blanche vous lirez ce mot _Paphos_; vous ouvrirez avec la clef que -voici, et vous ne resterez pas longtemps seul.» - -Avant de sortir, j'appelai Jasmin pour lui ordonner de prendre un autre -habit que celui de la maison, et d'aller, de la part de M. de Saint-Luc, -annoncer à M. Duportail que son fils ne reviendroit pas souper. - -Cependant Justine s'impatientoit, je la suivis: elle entra chez une -marchande de modes, je me précipitai dans la porte cochère. _L'Amour!_ -criai-je au portier, et d'un saut je fus à _Paphos_. J'ouvris, j'entrai, -le lieu me parut digne du dieu qu'on y adoroit. Un petit nombre de -bougies n'y répandoient qu'un jour doux, je vis des peintures -charmantes, je vis des meubles aussi élégans que commodes, je remarquai -surtout dans le fond d'une alcôve dorée, tapissée de glaces, un lit à -ressort, dont les draps de satin noir devoient relever merveilleusement -l'éclat d'une peau fine et blanche. Alors je me ressouvins que j'avois -promis à M. Duportail de ne plus revoir la marquise, et l'on devine que -je m'en ressouvins trop tard. - -Une porte que je n'avois pas remarquée s'ouvrit tout à coup; la marquise -entra. Voler dans ses bras, lui donner vingt baisers, l'emporter dans -l'alcôve, la poser sur le lit mouvant, m'y plonger avec elle dans une -douce extase, ce fut l'affaire d'un moment. La marquise reprit ses sens -en même temps que moi. Je lui demandai comment elle se portoit. «Que -dites-vous donc?» répondit-elle d'un air étonné. Je répétai: «Ma chère -petite maman, comment vous portez-vous?» Elle partit d'un éclat de rire. -«Je croyois avoir mal entendu: le _comment vous portez-vous_ est -excellent! mais, si j'étois incommodée, il seroit bien temps de me le -demander! Croyez-vous que ce régime-ci convienne à une personne malade? -Mon cher Faublas, ajouta-t-elle en m'embrassant tendrement, vous êtes -bien vif.--Ma chère petite maman, c'est que je sais aujourd'hui bien des -choses que j'ignorois il y a trois jours.--Craignez-vous de les oublier, -fripon que vous êtes?--Oh! non.--Oh! non, répéta-t-elle en me -contrefaisant, je vous crois bien, Monsieur le libertin (elle m'embrassa -encore). Promettez-moi de ne vous souvenir jamais qu'avec moi de ces -choses-là.--Je vous le promets, ma petite maman.--Vous jurez d'être -fidèle?--Je le jure.--Toujours?--Oui, toujours.--Mais, dites-moi donc, -vous avez beaucoup tardé à me venir joindre, petit ingrat.--Je n'étois -pas chez moi, j'ai dîné chez M. Duportail.--Chez M. Duportail? il vous a -parlé de moi?--Oui.--Vous ne lui avez pas conté les folies...?--Non, -maman.» - -Elle continua d'un ton très sérieux: «Vous lui avez bien dit que j'ai -été, comme le marquis, trompée par les apparences?--Oui, maman.--Et que -je le suis encore? poursuivit-elle d'une voix tremblante, mais en me -donnant le baiser le plus tendre.--Oui, maman.--Charmant enfant! -s'écria-t-elle, il faudra donc que je t'adore.--Si vous ne voulez pas -être une ingrate, il le faudra.» Cette réponse me valut plusieurs -caresses, et puis, un reste d'inquiétude se faisant sentir encore: -«Ainsi, vous avez assuré à M. Duportail que je vous crois... fille? -ajouta la marquise en rougissant.--Oui.--Vous savez donc mentir?--Est-ce -que j'ai menti?--Je pense que le fripon se moque de sa maman.» - -Je feignis de vouloir m'enfuir, elle me retint. «Demandez pardon tout à -l'heure, Monsieur.» Je le demandai comme un homme qui étoit bien sûr de -l'obtenir, le badinage s'échauffa, la paix fut signée. - -«Vous n'êtes plus fâchée? dis-je à la marquise.--Bon! répondit-elle en -riant, est-ce que la colère d'une amante tient contre de pareils -procédés?--Petite maman, je passe avec vous des momens bien doux; -savez-vous à qui j'en ai l'obligation?--Il seroit bien singulier que -vous crussiez devoir de la reconnoissance à quelque autre qu'à -moi!--Cela est singulier, j'en conviens; mais cela est.--Expliquez-vous, -mon bon ami.--J'ignorois le bonheur que vous me prépariez, je serois -encore chez M. Duportail si votre cher mari n'étoit venu faire une -visite...--A M. Duportail?--Et à moi, maman.--Il vous a vu chez M. -Duportail?» - -Ici je racontai à ma belle maîtresse tout ce qui s'étoit passé dans la -visite que le marquis nous avoit faite. Elle se contint beaucoup pour ne -pas rire. «Ce pauvre marquis, me dit-elle, il a la plus maligne étoile! -il semble qu'il aille exprès chercher le ridicule! Une femme est bien -malheureuse, mon cher Faublas, dès qu'elle aime quelqu'un; son mari -n'est plus qu'un sot.--Petite maman, vous n'êtes pas tant à plaindre! il -me semble que, dans ce cas, le malheur est pour le mari.--Ah! c'est que, -répondit-elle en prenant un air sérieux, on souffre toujours des -humiliations qu'un mari reçoit.--On en souffre quelquefois, je le veux -bien, mais aussi n'en profite-t-on jamais?...--Faublas, vous vous ferez -battre... Mais, dites-moi, il faut que vous alliez souper avec le -marquis, et vous n'avez pas de robe, et puis comptez-vous me quitter si -tôt?--Le plus tard qu'il me sera possible, ma belle maman.--Mais vous -pouvez vous habiller ici.» A ces mots elle sonna Justine. «Va, lui -dit-elle, chercher une de mes robes, il faut que nous habillions -mademoiselle.» Je fermai la porte sur Justine, qui me donna un petit -soufflet; la marquise ne s'en aperçut pas; je retournai près d'elle. - -«Petite maman, êtes-vous bien sûre que votre femme de chambre ne jasera -pas?--Oui, mon ami, je lui donnerai, pour se taire, beaucoup plus -d'argent qu'on ne lui en donneroit pour parler. Je ne pouvois vous -recevoir chez moi; il falloit renoncer au plaisir de vous voir ou me -décider à faire une imprudence: mon cher Faublas, je n'ai pas balancé... -Charmant enfant! ce n'est pas la première folie que tu me fais faire.» -Elle prit ma main qu'elle baisa, et dont elle se couvrit les yeux. -«Petite maman, vous ne me voulez plus voir?--Ah! toujours et partout, -s'écria-t-elle, ou bien il eût fallu ne te voir jamais.» Ma main, qui -tout à l'heure me cachoit ses yeux, maintenant étoit pressée sur son -coeur, son coeur ému palpitoit, ses longues paupières se remplissoient -de larmes, et sa bouche charmante, approchée de la mienne, demandoit un -baiser. Elle en reçut mille, un feu dévorant me brûloit; je crus qu'il -étoit partagé, mais mon amante, plus heureuse, plongée dans l'ivresse -d'un tendre épanchement, goûtoit les inexprimables douceurs des plaisirs -qui viennent de l'âme. Elle refusa des jouissances moins ravissantes, -quoique délicieuses. «Ne plus te voir, reprit-elle, ce seroit ne plus -exister, et je n'existe que depuis quelques jours. Une imprudence! -ajouta-t-elle bientôt en promenant sur tous les objets qui nous -environnoient ses regards étonnés; ah! n'en ai-je fait qu'une? ah! -combien j'en dois risquer encore, si j'en juge par celles qu'en si peu -de temps tu m'as obligée de commettre!--Chère maman, je me permets une -question peut-être bien indiscrète, mais vous excitez ma vive curiosité. -Chez qui sommes-nous donc ici?» Cette question tira la marquise de -l'extase où elle étoit. «Chez qui nous sommes? chez... chez une de mes -amies.--Cette amie-là aime...» Mme de B..., tout à fait remise, se hâta -de m'interrompre: «Oui, Faublas, elle aime, vous avez dit le mot, elle -aime!... C'est l'amour qui a fait ce lieu charmant; c'est pour son -amant...--Et pour le vôtre, ma petite maman.--Oui, mon bon ami, elle a -bien voulu me prêter ce boudoir pour ce soir.--Cette porte par laquelle -vous êtes entrée...?--Donne dans ses appartemens.--Maman, encore une -question.--Voyons.--Comment vous portez-vous?» Elle me regarda d'un air -étonné et riant. «Oui, continuai-je, plaisanterie à part, vous étiez -malade avant-hier... M. de Rosambert...--Ne me parlez pas de lui; M. de -Rosambert est un indigne homme, capable de me faire à moi mille -noirceurs et à vous mille mensonges. Qu'il vous trouve disposé à le -croire, il vous affirmera confidemment qu'il a eu tout l'univers. Encore -s'il n'étoit que fat, on pourroit le lui pardonner; mais ses odieux -procédés pour moi, quand même je les aurois mérités, seroient toujours -inexcusables.--Il est vrai qu'il nous a bien tourmentés avant-hier.--Je -n'ai pas fermé l'oeil de la nuit. Laissons cela cependant... Quand je te -vois, mon bon ami, je ne songe plus à ce que j'ai souffert pour toi... -Qu'il est bien dans ses habits d'homme!... qu'il est joli!... qu'il est -charmant! Mais quel dommage, ajouta-t-elle en se levant d'un air léger, -il faut quitter tout cela. Allons, Monsieur de Faublas, faites place à -Mlle Duportail.» A ces mots, elle défit d'un coup de main tous les -boutons de ma veste. Je me vengeai sur un fichu perfide, que j'avois -déjà beaucoup dérangé et que j'enlevai tout à fait. Elle continua -l'attaque, je me plaisois à la vengeance; nous ôtions tout sans rien -rétablir. Je montrai à la marquise demi-nue l'alcôve fortunée, et cette -fois elle s'y laissa conduire. - -On grattoit doucement à la porte; c'étoit Justine. Il faut lui rendre -justice, pour cette fois elle avoit fait promptement sa commission. -Quoique peu décemment vêtu, j'allois, sans y songer, ouvrir à la femme -de chambre: la marquise tira un cordon, des rideaux se fermèrent sur -nous, la porte s'ouvrit. «Madame, voici tout ce qu'il faut, vous -aiderai-je à l'habiller?--Non, Justine, je m'en charge; mais tu la -coifferas, je te sonnerai.» Justine sortit; nous nous amusâmes quelque -temps encore à contempler les tableaux rians et multipliés que nous -offroient les glaces dont nous étions environnés. «Allons, me dit la -marquise en m'embrassant, il faut que j'habille ma fille.» Je voulus -marquer l'instant de la retraite par une dernière victoire. «Non, mon -bon ami, ajouta-t-elle, il ne faut abuser de rien.» - -Ma toilette commença; tandis que la marquise s'en occupoit sérieusement, -je m'amusois à toute autre chose. «Voyez s'il finira, disoit ma belle -maîtresse: allons, songez qu'il faut être sage, vous voilà demoiselle.» -J'étois affublé d'un jupon et d'un corset. «Ma petite maman, il faut -d'abord que Justine me coiffe, ensuite elle finira de m'habiller.» -J'allois sonner. «Qu'il est étourdi! ne voyez-vous pas dans quel état -vous m'avez mise? ne faut-il pas que je m'habille aussi?» J'offris mes -services à la marquise; je faisois tout de travers. «Petite maman, il -faut plus de temps pour réparer que pour détruire.--Oh! oui, je le vois -bien; quelle femme de chambre j'ai là! elle est encore plus curieuse que -maladroite.» - -Enfin nous sonnâmes Justine. «Petite, il faut coiffer cette -enfant.--Oui, Madame; mais ne faudra-t-il pas que j'arrange vos cheveux -aussi?--Pourquoi donc? suis-je décoiffée?--Madame, il me semble que -oui.» La marquise ouvrit une armoire, on y fourra mes habits d'homme. -«Demain matin, me dit-on, un commissionnaire discret vous reportera tout -cela chez vous.» Dans une autre armoire, plus profonde, se trouvoit une -table de toilette, qu'on roula jusqu'à moi, et voilà Justine exerçant -ses petits doigts légers. - -La marquise, en se plaçant auprès de moi, me dit: «Mademoiselle -Duportail, permettez-moi de vous faire ma cour.--Oui, oui, interrompit -Justine, en attendant que M. de Faublas vous fasse encore la -sienne.--Que dit donc cette écervelée? répondit la marquise.--Elle dit -que je vous aime bien.--Dit-elle vrai, Faublas?--En doutez-vous, maman?» -Et je lui baisai la main. Cela déplut à Justine, apparemment. «Diables -de cheveux! dit-elle en donnant un coup de peigne vigoureux, comme ils -sont mêlés!--Aïe!... Justine, tu me fais mal!--Ne faites pas attention, -Monsieur; songez à votre affaire, madame vous parle.--Petite, je ne dis -mot, je regarde Mlle Duportail. Tu la fais bien jolie!--C'est pour -qu'elle plaise davantage à Madame.--Petite, je crois qu'au fond cela -t'amuse; Mlle Duportail ne te déplaît pas?--Madame, j'aime encore mieux -M. de Faublas.--Elle est de bonne foi, au moins.--De très bonne foi, -Madame, demandez-lui plutôt à lui-même.--Moi! Justine, je n'en sais -rien.--Vous mentez, Monsieur!--Comment! je mens?--Oui, Monsieur, vous -savez bien que, quand il faut faire quelque chose pour vous, je suis -toujours prête... Madame m'envoie chez vous, zest, je pars.--Oui, -interrompit la marquise, mais tu ne reviens pas.--Madame, aujourd'hui ce -n'est pas ma faute, il m'a fait attendre (ici Justine me chatouilla -doucement le col, en tournant une boucle).--C'est qu'il n'est pas pressé -quand il faut venir me voir!--Ah! petite maman, je ne suis heureux -qu'auprès de vous.» J'embrassai la marquise qui faisoit mine de s'en -défendre. Justine trouva le badinage trop long, elle me pinça rudement: -la douleur m'arracha un cri. «Prenez donc garde à ce que vous faites, -dit la marquise à Justine avec un peu d'humeur.--Mais, Madame, aussi, il -ne peut pas se tenir un moment tranquille!» - -Il y eut quelques instans de silence. Ma belle maîtresse avoit une de -mes mains dans les siennes, l'espiègle soubrette occupa l'autre en me -faisant tenir un bout du ruban qui devoit nouer mes cheveux, et, -saisissant le moment, elle m'appliqua un peu de pommade sur la figure. -«Justine! lui dis-je.--Petite! dit la marquise.--Madame, je n'emploie -qu'une main, que ne se défend-il avec l'autre?» et puis, feignant que la -houppe lui étoit échappée, elle me jeta de la poudre sur les yeux. -«Petite! vous êtes bien folle!... je ne vous enverrai plus chez -lui.--Bon! Madame, est-ce qu'il est dangereux? je n'ai pas peur de -lui.--Mais, Justine, c'est que tu ne sais pas comme il est vif!--Oh! que -si, Madame.--Tu le sais, petite?--Oui, Madame. Madame se souvient du -soir qu'elle a couché chez nous, cette belle demoiselle?--Eh bien?--J'ai -offert de la déshabiller, madame n'a pas voulu.--Sans doute, elle avoit -un air si modeste, si timide! qui n'en auroit été la dupe? Je ne sais -pas comment j'ai pu lui pardonner.--C'est que madame est si bonne!... -Madame, je disois donc que vous n'aviez pas voulu. Mlle Duportail se -déshabilloit derrière les rideaux, je passai par hasard près d'elle au -moment où, ayant ôté son dernier jupon, elle s'élançoit dans le -lit.--Enfin?--Enfin, Madame, cette drôle de demoiselle sauta si vite, si -singulièrement, que...--Eh bien! achève donc, dis-je à Justine.--Ah! -mais je n'ose.--Finis donc, dit la marquise, en se cachant le visage -avec son éventail.--Elle sauta si singulièrement et avec si peu de -précaution que je m'aperçus...--Quoi, Justine? interrompit la marquise -d'un ton presque sérieux, vous aperçûtes?...--Que c'étoit un jeune -homme; oui, Madame.--Comment! et vous ne m'avez pas avertie?--Bon, -Madame! et le pouvois-je? vos femmes dans votre appartement! le marquis -près d'y entrer! cela auroit fait un beau vacarme!... et puis madame le -savoit peut-être.» A ces derniers mots la marquise pâlit. «Vous me -manquez, Mademoiselle; sachez que, si je veux bien m'oublier, je ne veux -pas qu'on s'oublie!» Le ton dont ces paroles furent prononcées fit -trembler la pauvre Justine; elle s'excusa de son mieux. «Madame, je -plaisantois.--Je le crois, Mademoiselle; si je pensois que vous eussiez -parlé sérieusement, je vous chasserois dès ce soir.» Justine se mit à -pleurer. Je tâchai d'apaiser la marquise. «Convenez, me dit celle-ci, -qu'elle m'a dit une impertinence!... Comment! oser supposer, oser me -dire en face, et devant vous, que je savois...?» Elle rougit beaucoup, -me prit la main et me la serra doucement. «Mon cher Faublas, mon bon -ami, vous savez comment tout cela s'est passé! vous savez si ma -foiblesse est excusable! votre déguisement trompe tout le monde. Je vois -au bal une jeune demoiselle jolie, pleine d'esprit, pour qui je me sens -beaucoup d'inclination; elle soupe chez moi, elle y couche; tout le -monde se retire,... l'aimable demoiselle est dans mon lit, à côté de -moi... Il se trouve que c'est un charmant jeune homme!... Jusqu'ici le -hasard, ou plutôt l'amour, a tout fait. Après cela j'ai sans doute été -bien foible; mais quelle femme à ma place auroit résisté? Le lendemain -je m'applaudis du hasard qui a fait mon bonheur et qui l'assure. -Faublas, vous connoissez le marquis, on m'a mariée malgré moi, on m'a -sacrifiée; quelle femme excusera-t-on, si l'on me juge à la rigueur?» Je -vis la marquise près de pleurer; j'essayai de la consoler par le baiser -le plus tendre, je voulus parler. «Un moment, me dit-elle, un moment, -mon ami. Le lendemain je confie à mademoiselle mon étonnante aventure, -je lui dis tout, tout, Faublas!... elle a le secret de ma vie, mon -secret le plus cher! Elle paroît me plaindre, m'aimer, point du tout; -elle abuse de ma confiance, elle suppose une horreur, elle me dit en -face...» - -Justine fondoit en larmes; elle tomba aux genoux de sa maîtresse, elle -lui demanda vingt fois pardon. Je joignis mes instances aux siennes, car -j'étois vivement ému. La marquise fut attendrie. «Allez, dit-elle, -allez; je vous pardonne, Justine, oui, je vous pardonne.» Justine baisa -la main de sa maîtresse et s'excusa de nouveau. «C'est assez, lui -répondit-on, c'est assez; je suis calmée, je suis contente. -Relevez-vous, Justine, et n'oubliez jamais que, si votre maîtresse a des -foiblesses, il ne faut pas lui supposer des vices; que, loin de chercher -à la trouver plus coupable, vous devez l'excuser ou la plaindre; et -qu'enfin vous ne pouvez, sans vous rendre indigne de ses bontés, lui -manquer de fidélité et de respect. Allons, petite, ajouta-t-elle avec -beaucoup de douceur, ne pleure plus, relève-toi; je te dis que je te -pardonne, finis cette coiffure, et qu'il ne soit plus question de cela.» - -Justine reprit son ouvrage en me lorgnant d'un air confus. La marquise -me regardoit languissamment, nous gardions tous trois le silence, ma -toilette n'en alla que plus vite, j'eus deux femmes de chambre au lieu -d'une. Il étoit neuf heures, il fallut se séparer, nous nous donnâmes le -baiser d'adieu. «Allez, friponne, me dit la marquise, et ménagez mon -mari; demain je vous donnerai de mes nouvelles.» Je descendis, un fiacre -étoit à la porte; comme j'y montois, deux jeunes gens passèrent, ils me -regardèrent de très près, et se permirent quelques plaisanteries plus -grossières que galantes. J'en fus surpris: la maison d'où je sortois -pouvoit-elle être suspecte? c'étoit celle d'une amie de la marquise. Ma -mise n'étoit pas non plus celle d'une fille! Pourquoi donc ces messieurs -s'égayoient-ils sur mon compte? C'est qu'apparemment il leur avoit paru -étrange de voir une femme bien parée et sans domestiques monter seule -dans un fiacre à neuf heures du soir. - -A mesure que mon phaéton avançoit, mes réflexions prirent un autre cours -et changèrent d'objet. J'étois seul, je pensai à ma Sophie. Je ne lui -avois fait dans la matinée qu'une courte visite; dans la soirée je ne -donnois qu'un moment à son souvenir; mais, si le lecteur veut m'excuser, -qu'il songe aux doux plaisirs que vient de m'offrir une femme charmante, -voluptueuse et belle; qu'il sache que Justine a la plus jolie petite -figure chiffonnée; qu'il se souvienne surtout que Faublas commence son -noviciat et n'a guère que seize ans. - -J'arrivai chez M. Duportail. Le marquis, en me faisant de profondes -révérences, commença par me demander si j'avois vu sa femme. Répondre -non, c'étoit bien mentir, il fallut m'y déterminer pourtant. «Non, -Monsieur le marquis...--Je le savois bien! j'en étois sûr!» M. Duportail -l'interrompit. «Ma fille, vous vous êtes fait longtemps attendre; nous -allons nous mettre à table.--Sans mon frère?--Il m'a fait dire qu'il -soupoit en ville.--Comment! la veille de mon départ!--Belle demoiselle, -vous ne m'aviez pas dit que vous aviez un frère.--Monsieur, je crois -l'avoir dit à madame la marquise.--Elle ne m'en a pas parlé.--Bon!--Je -vous donne ma parole d'honneur qu'elle ne m'en a pas parlé!--Monsieur, -je vous crois.--Ah! c'est que cela tire à conséquence! Monsieur votre -père croiroit que je fais le connoisseur, et que je ne le suis -pas.--Comment donc?--Comment, Mademoiselle? vous ne croiriez jamais ce -qui m'est arrivé! En entrant ici, j'ai reconnu monsieur votre frère, que -je n'avois jamais vu.--Oh! bah!--Demandez à monsieur votre père.--A la -bonne heure, Monsieur, vous l'avez reconnu; mais madame la -marquise...--Ne m'en a pas parlé, je vous le jure.--Bon!--Je vous en -donne ma parole d'honneur.--C'est donc M. de Rosambert?--Il ne m'en a -pas parlé non plus.--Je crois pourtant l'avoir entendu vous dire à peu -près...--Pas un mot qui ressemble à cela, je vous le proteste.» Et le -marquis se fâchoit presque. «C'est donc moi qui me suis trompée! en ce -cas, Monsieur, il faut que vous soyez grand physionomiste.--Oh! ça, -c'est vrai, répondit-il avec une joie extrême, personne ne se connoît en -physionomie comme moi.» - -M. Duportail s'amusoit de la conversation, et de peur qu'elle ne finît -trop tôt: «Il faut convenir aussi, dit-il au marquis, qu'il y a un air -de famille.--J'en conviens, répliqua celui-ci, j'en conviens; mais c'est -justement cet air de famille qu'il faut saisir, qu'il faut distinguer -dans les traits; c'est là ce qui constitue les vrais connoisseurs! Entre -père, mère, frères et soeurs, il y a toujours un air de -famille.--Toujours, m'écriai-je, toujours! vous croyez, Monsieur?--Si je -le crois? mais j'en suis sûr. Quelquefois cet air-là est enveloppé dans -le maintien, dans les manières, dans les regards,... enveloppé, vous -dis-je, enveloppé de sorte qu'il n'est pas aisé de l'apercevoir. Eh -bien! un homme habile le cherche,... le débrouille... Vous concevez?--De -sorte que, si, après m'avoir vue, mais avant d'avoir vu mon père, mon -père que voici, vous l'aviez par hasard rencontré au milieu de vingt -personnes...?--Lui? dans mille je l'aurois reconnu!» M. Duportail et moi -nous nous mîmes à rire. Le marquis se leva, quitta la table, alla à M. -Duportail, lui prit la tête d'une main, et, promenant un doigt sur le -visage de mon prétendu père: «Ne riez donc pas, Monsieur, ne riez donc -pas. Tenez, Mademoiselle, voyez-vous ce trait-là, qui prend ici, qui -passe par là, qui revient ensuite...? Revient-il?... non, il ne revient -pas; il reste là. Eh bien! tenez (il venoit à moi).--Monsieur, je ne -veux pas qu'on me touche. (Il s'arrêta et promena son doigt, mais sans -le poser sur mon visage.)--Eh bien! Mademoiselle, ce même trait, le -voilà, là, ici, et encore là,... là; voyez-vous?--Eh! Monsieur, comment -voulez-vous que je voie?--Vous riez!... il ne faut pas rire, cela est -sérieux... Vous voyez bien, vous, Monsieur?--Très bien.--Outre cela, -Monsieur, il y a dans l'ensemble,... dans la configuration du corps, -certaines nuances... de ressemblance,... certains rapports secrets,... -occultes...--Occultes! répétai-je, occultes!--Oui, oui, occultes. Vous -ne savez peut-être pas ce que c'est qu'occultes? cela n'est pas -étonnant, une demoiselle... Je disois donc, Monsieur, qu'il y a des -ressemblances occultes... Non, ce n'est pas ressemblances que j'avois -dit, c'est un autre mot... plus... là... mieux... Ah! dame, je ne sais -plus où j'en étois, on m'a interrompu.--Monsieur, vous aviez dit des -rapports occultes.--Ah! oui, des rapports! des rapports! et je vais vous -faire concevoir cela à vous, Monsieur, qui êtes raisonnable.--Comment! -Monsieur le marquis, vous m'injuriez, je crois!--Non, ma belle -demoiselle, vous ne pouvez pas savoir tout ce que monsieur votre père -sait.--Ah! dans ce sens-là...--Oui, dans ce sens-là, ma belle -demoiselle; mais, de grâce, laissez-moi expliquer à monsieur... -Monsieur, les pères et les mères, dans la... procréation des individus, -font des êtres qui ressemblent,... qui ont des rapports occultes avec -les êtres qui les ont procréés, parce que la mère, de son côté, et le -père, du sien...--Chut! chut! je vous entends, interrompit M. -Duportail.--Oh! elle ne comprend pas cela, répondit le marquis, elle est -trop jeune... Cela est pourtant clair, ce que je vous explique; mais -cela est clair pour vous. Ces choses-là, Monsieur, sont physiques; elles -ont été physiquement prouvées par des... par de grands physiciens, qui -entendoient très bien ces parties-là. - ---Monsieur le marquis, pourquoi donc parler bas?--J'ai fini, -Mademoiselle, j'ai fini; monsieur votre père est au fait.--Vous vous -connoissez en physionomie, Monsieur le marquis; mais vous -connoissez-vous aussi en étoffes? Que dites-vous de cette robe-là?--Elle -est très jolie, très jolie. Je crois que la marquise en a une -pareille,... oui, toute pareille.--De la même étoffe, de la même -couleur?--De la même étoffe, je ne sais pas; mais, pour la couleur, -c'est absolument la même: elle est très jolie, elle vous va au mieux.» -Il partit de là pour me faire des complimens à sa manière, tandis que M. -Duportail, devinant à qui la robe appartenoit, me regardoit d'un air -mécontent, et sembloit me reprocher d'avoir sitôt oublié la parole que -je lui avois donnée. - -Nous sortions de table, quand mon véritable père, M. de Faublas, qui -m'avoit promis de me venir chercher, arriva. Son étonnement fut extrême -de retrouver chez M. Duportail son fils encore travesti et le marquis de -B... «Encore? dit-il en me regardant d'un air sévère; et vous, Monsieur -Duportail, vous avez la bonté...--Eh! bonsoir, mon ami, ne -reconnoissez-vous pas M. le marquis de B...? Il m'a fait l'honneur de me -venir demander à souper pour faire ses adieux à ma fille qui part -demain.--Qui part demain? répliqua le baron en saluant froidement le -marquis.--Oui, mon ami, elle retourne à son couvent; ne le savez-vous -pas?--Eh! non, dit le baron avec impatience, eh! non, je ne le sais -pas.--Eh bien, mon ami, je vous le dis, elle part.--Oui, Monsieur, -interrompit le marquis en s'adressant à mon père, elle part; j'en ai -bien du chagrin, et ma femme en sera très fâchée.--Et moi, Monsieur, -répondit le baron, j'en suis bien aise. Il est temps que cela finisse», -ajouta-t-il en me regardant. M. Duportail craignit qu'il ne s'emportât; -il le tira à part. «Qu'est-ce donc que cet homme-là? me dit alors le -marquis; ne l'ai-je pas vu ici l'autre jour?--Justement.--Je l'ai -reconnu tout d'un coup; quand une fois j'ai vu une figure, elle est là. -Mais cet homme-là me déplaît, il a toujours l'air fâché. Est-ce un de -vos parens?--Point du tout.--Oh! je l'aurois gagé qu'il n'étoit point de -la famille; il n'y a pas entre vos figures la moindre ressemblance: la -vôtre est toujours gaie, la sienne est toujours sombre, à moins qu'un -ris platonique, non, sartonique... est-ce sartonique ou sard... enfin -vous comprenez: je veux dire que, lorsqu'il ne vous regarde pas de -travers, cet homme-là, il vous rit au nez.--Ne faites pas attention à -cela, c'est un philosophe.--Un philosophe? reprit le marquis d'un air -effrayé, je ne m'étonne plus. Un philosophe! ah! je m'en vais.» M. -Duportail et le baron s'entretenoient ensemble et nous tournoient le -dos. Le marquis alla dire adieu à M. Duportail. «Ne vous dérangez pas, -dit-il au baron qui se retourna pour le saluer; Monsieur, ne vous -dérangez pas, je n'aime pas les philosophes, moi, et je suis fort aise -que vous ne soyez pas de la famille; un philosophe! un philosophe!» -répéta-t-il en s'enfuyant. - -Quand il fut parti, mon père et M. Duportail recommencèrent à causer -tout bas. Je m'endormis au coin du feu, un songe heureux me présenta -l'image de ma Sophie. «Faublas, cria le baron, allons-nous-en.--Voir ma -jolie cousine? lui dis-je encore tout étourdi.--Sa jolie cousine! voyez -s'il ne dort pas tout debout.» M. Duportail rioit, il me dit: -«Allez-vous-en, mon ami, allez dormir chez vous, je crois que vous en -avez besoin; nous nous reverrons: je vous dois encore des reproches et -le récit de mes malheurs; nous nous reverrons.» - -En rentrant, je demandai M. Person; il venoit de se coucher; j'en fis -autant, et je fis bien: jamais on ne dormit plus profondément aux -harangues fraternelles de nos francs-maçons, aux lectures publiques du -musée moderne, aux rares plaidoyers des D..., des D..., des D... L..., -et de tant d'autres grands orateurs inscrits sur le fameux tableau. - -A mon réveil, je sonnai Jasmin pour le prévenir qu'on me rapporteroit -dans la matinée mes habits que j'avois laissés la veille chez un ami. -Ensuite je fis appeler M. Person; je lui demandai comment se portoient -Adélaïde et Mlle de Pontis. «Vous les avez vues hier, me -répondit-il.--Et vous aussi, Monsieur Person, vous les avez vues, et -même vous leur avez dit que j'avois fait une connoissance au bal.--Eh -bien! Monsieur, quel mal?--Et quelle nécessité, Monsieur? Dites à ma -soeur vos secrets, à la bonne heure; mais les miens, je vous prie de les -respecter.--En vérité, Monsieur, vous le prenez sur un ton,... depuis -quelques jours on ne vous reconnoît plus... Je me plaindrai à monsieur -votre père.--Et moi, Monsieur, à ma soeur. (Je le vis pâlir.) -Croyez-moi, soyons bons amis; mon père désire que je sorte avec vous; eh -bien, finissez votre toilette, et allons au couvent.» - -Nous partions, quand Rosambert arriva. Dès qu'il sut où nous allions, il -me pria de lui permettre de nous accompagner. «Depuis quatre mois, me -dit-il, vous m'avez promis de me faire connoître votre aimable -soeur.--Rosambert, je vais vous tenir parole, et vous allez voir une -demoiselle que vous serez forcé d'estimer.--Mon ami, distinguons: je -suis très convaincu que Mlle de Faublas est dans le cas de l'exception, -mais je rétorquerai sur vous le terrible argument dont vous êtes armé -contre moi: une exception ne détruit pas la règle, elle la prouve.--Tout -comme il vous plaira; je vous préviens que vous allez voir une -demoiselle de quatorze ans et demi, innocente, ingénue jusqu'à la -simplicité: cependant elle est aussi grande qu'on peut l'être à son âge, -et elle ne manque ni d'esprit ni d'éducation.» - -Person fut plus heureux que moi: ma soeur vint au parloir, ma Sophie n'y -vint pas. Après les révérences et les complimens d'usage, après quelques -minutes d'une conversation générale, je ne pus dissimuler mon -inquiétude. «Adélaïde, dites-moi donc ce qu'a ma jolie cousine?--Oh! mon -frère, il faut que son mal soit bien amer, car elle le cache et elle -s'en occupe toute la journée. Je ne reconnois plus ma bonne amie; -autrefois elle étoit étourdie, gaie, folle, comme moi; maintenant je la -vois triste, rêveuse, inquiète. Nous la trouvons toujours presque aussi -douce, aussi caressante; mais elle est rarement avec nous. Dans nos -heures de récréation, elle jouoit, elle couroit au jardin avec nos -compagnes; à présent, mon frère, elle cherche un petit coin pour s'y -promener toute seule. Oh! elle est malade! elle est vraiment malade! -elle mange peu, elle ne dort pas, elle ne rit plus; et moi, mon frère, -et moi, qu'elle aimoit tant, elle a l'air de me craindre! oui, en -vérité, je l'ai remarqué, elle fuit tout le monde; mais c'est moi -surtout qu'elle évite! Hier je la vois entrer dans une petite allée -couverte au bout du jardin; j'arrive à pas de loup, je la trouve -s'essuyant les yeux. «Ma bonne amie, dis-moi donc où tu as mal...» Elle -me regarde d'un air... d'un air... mais c'est que je n'ai vu personne -avoir cet air-là... Enfin elle me répond: «Adélaïde, tu ne le devines -pas! ah! que tu es heureuse! mais que je suis à plaindre!» Et puis elle -rougit, elle soupire, elle pleure. Je tâche de la consoler; plus je lui -parle, plus elle se chagrine. Je l'embrasse, elle me fixe longtemps et -paroît tranquille; tout d'un coup elle met sa main sur mes yeux, et elle -me dit: «Adélaïde, cache ton visage! oh! cache-le! il est trop... il me -fait mal! Laisse-moi, va-t'en un moment, laisse-moi seule»; et elle se -remet à pleurer. Moi qui vois que son mal augmente, je lui dis: -«Sophie...» - -A ce nom de Sophie, Rosambert se pencha à mon oreille: «La jolie -cousine, c'est Sophie; c'est cette Sophie que j'ai blasphémée! ah! -pardon.» Ma soeur reprit. - -«Je lui dis: «Sophie, attends un moment, je vais chercher ta -gouvernante...» Alors elle se remet, elle s'essuie les yeux, elle me -prie de ne rien dire: je suis obligée de le lui promettre. Mais au fond -cela n'est pas raisonnable: vouloir être malade, et ne pas vouloir que -sa gouvernante le sache!--Ma chère Adélaïde, pourquoi n'est-elle pas -venue au parloir avec vous aujourd'hui?--C'est qu'elle est si distraite! -si préoccupée! elle vous aimoit presque autant que moi autrefois...--Et -maintenant?--Je crois qu'elle ne vous aime plus. Tout à l'heure je lui -ai dit que vous étiez là... «Le jeune cousin!» s'est-elle écriée d'un -air content; elle venoit, elle s'est arrêtée. «Non, je n'irai pas, -m'a-t-elle dit, je ne veux pas, je ne peux pas,... dites-lui de ma part -que...» Elle paroissoit chercher, j'attendois qu'elle s'expliquât. «Mon -Dieu! ne savez-vous pas ce qu'il faut lui dire? a-t-elle ajouté avec un -peu d'humeur,... ce qu'on dit en pareil cas! les complimens d'usage!» Et -elle m'a quittée assez brusquement.» - -Je m'enivrois du plaisir d'entendre ma soeur ingénue me peindre avec -l'innocence d'un enfant les tendres agitations, les douces peines de -Sophie. Rosambert, encore plus étonné que je n'étois ravi, prêtoit une -oreille attentive, et le petit M. Person, nous regardant tous trois, -paroissoit en même temps inquiet et charmé. - -«Adélaïde, vous croyez donc que Sophie ne m'aime plus?--Mon frère, j'en -suis presque sûre; tout ce qui se rapporte à vous lui donne de l'humeur, -et moi j'en suis quelquefois la victime.--Comment?--Oui; l'autre jour, -monsieur que voilà (montrant M. Person) nous apprit que vous aviez passé -la nuit tout entière chez Mme la marquise de B...; eh bien, quand -monsieur fut parti, dès que nous fûmes seules, Sophie me dit d'un ton -très sérieux: «Votre frère n'a pas couché à l'hôtel! il n'est pas rangé, -votre frère! cela n'est pas bien...» Votre frère! elle me tutoie -ordinairement. Votre frère! Quand même vous seriez dérangé, Faublas, -doit-elle se fâcher contre moi? Votre frère!... Le jour d'après, je -crois, vous avez été au bal masqué. M. Person nous l'est venu dire: car -il nous dit tout, M. Person. Dès que nous avons été seules, Sophie m'a -dit: «Votre frère s'amuse au bal, et nous nous ennuyons ici!--Point du -tout, lui ai-je répondu, on ne s'ennuie point avec sa bonne amie.--Ah! -oui, a-t-elle répliqué, ah! oui, avec sa bonne amie, cela est vrai.» -Cependant, mon frère, voyez cette singularité; un moment après elle a -répété tristement: «Il s'amuse au bal, et nous nous ennuyons ici!...» -Nous nous ennuyons! eh mais, quand cela seroit vrai, cela n'est pas -poli, elle ne doit pas le dire!... Oh! si elle n'étoit pas malade, je -lui en voudrois beaucoup. Je me rappelle encore un trait: hier vous nous -avez dit que Mme de B... étoit jolie. Le soir j'ai poursuivi Sophie, et -je l'ai forcée de se promener avec moi. «Votre frère, m'a-t-elle dit, -car à présent c'est toujours votre frère,... il trouve cette marquise -jolie, il est sans doute amoureux d'elle!» J'ai répondu: «Ma bonne amie, -cela ne se peut pas, cette Mme de B... est mariée.» Elle m'a pris la -main, et elle m'a dit: «Adélaïde, ah! que tu es heureuse!» Il y avoit -dans son regard, dans son sourire, du dédain, de la pitié. Est-ce -honnête cela?... ah! que tu es heureuse!... eh mais, sûrement, je suis -heureuse, je me porte bien, moi! - ---Mais, Adélaïde, tout ce que vous me dites là ne prouve pas que ma -jolie cousine ne m'aime plus: elle peut être un peu fâchée; mais tous -les jours on boude les gens qu'on aime.--Oh! sans doute, s'il n'y avoit -que cela.--Et qu'y a-t-il donc encore?--Eh bien, autrefois elle -m'entretenoit sans cesse de vous, elle étoit joyeuse de vous voir; à -présent elle me parle encore de mon frère, mais c'est si rarement et -d'un ton toujours si sérieux! Hier, ne l'avez-vous pas remarqué? elle -n'a pas dit un mot, pas un seul mot, pendant que vous étiez là. Allez, -allez, mon frère, quand on aime les gens, on leur parle, je vous assure -que ma bonne amie ne vous aime plus.» - -Ici Rosambert se mêla de la conversation, qui changea d'objet. On parla -danse, musique, histoire et géographie. Ma soeur, qui venoit de causer -comme une fille de dix ans, raisonna alors comme une femme de vingt. Le -comte, à chaque instant plus surpris, sembloit ne pas s'apercevoir que -les heures s'écouloient, quoique M. Person eût pris la peine de l'en -avertir plusieurs fois. Enfin le son d'une cloche qui appeloit les -pensionnaires au réfectoire nous obligea de nous retirer. - -«Je vous avoue, me dit le comte, que j'ai peine à croire ce que j'ai vu. -Comment peut-on allier l'ignorance et le savoir, la modestie et la -beauté, l'ingénuité de l'enfance et la raison de l'âge mûr? enfin, -permettez-moi de le dire, une innocence aussi extrême avec un physique -aussi précoce? Je croyois cette réunion impossible; mon ami, votre soeur -est le chef-d'oeuvre de la nature et de l'éducation.--Rosambert, ce -chef-d'oeuvre est le fruit de quatorze ans de soins et de bonheur; il -fut produit par le concours le plus rare des circonstances les plus -heureuses. Le baron de Faublas a d'abord reconnu que l'éducation d'une -fille étoit pour un militaire un fardeau trop pesant: ma mère, que nos -regrets honorent tous les jours, ma vertueuse mère s'est trouvée digne -d'en être chargée. Le hasard aussi l'a bien secondée: il s'est rencontré -pour sa fille des domestiques qui obéissoient et ne raisonnoient pas; -une gouvernante qui ne contoit pas d'histoires galantes et ne lisoit pas -de romans; des maîtres qui ne s'occupoient avec leur élève que de sa -leçon; une société de gens attentifs qui ne se permettoient jamais un -geste suspect, un mot équivoque; et, ce qui n'est pas le moins essentiel -et le plus commun, un directeur qui, dans son confessionnal, écoutoit et -ne questionnoit pas. Enfin, mon ami, il n'y a pas six mois qu'Adélaïde -est au couvent.--Six mois! Ah! dans un espace de temps beaucoup plus -court, combien de demoiselles qu'on dit bien élevées acquièrent là de -grandes lumières, et reçoivent même certaines leçons qui avancent -beaucoup une jeune fille!--C'est ici, Rosambert, qu'il faut encore -admirer le bonheur d'Adélaïde! Vive, folâtre, enjouée avec toutes ses -compagnes, elle n'en a distingué qu'une, une aussi délicate, aussi -honnête, aussi sage qu'elle,... une un peu plus éclairée peut-être, -parce que depuis quelque temps l'amour...--Je vous entends, c'est la -jolie cousine.--Oui, mon ami. Sophie, non moins vertueuse qu'Adélaïde, -quoique sensible un peu plus tôt, Sophie est devenue l'unique amie de ma -soeur. Ces deux coeurs si purs se sont pour ainsi dire sentis attirés, -confondus. Adélaïde, privée de sa mère, n'a plus pensé, n'a plus vécu -que par Sophie; leur amitié, aussi délicate que vive, les a sauvées des -dangers dont vous me parlez et auxquels je conçois que doivent être -exposées, dans l'enceinte où elles se trouvent rassemblées, pressées, -pour ainsi dire, tant de jeunes filles ardentes, inquiètes, curieuses, -que le temps, l'heure, les lieux, invitent continuellement à des -liaisons qui, devenant très intimes, peuvent bien n'être pas toujours -désintéressées. Depuis quelque temps, j'ai troublé l'union des deux -amies; il m'est permis de croire que je suis devenu l'heureux objet des -plus chères affections de ma jolie cousine. Adélaïde, à qui l'amour (je -regardois M. Person) n'a pas encore montré son vainqueur, a porté sur -Sophie sa sensibilité tout entière, et l'amertume de ses plaintes nous a -prouvé l'excès de son amitié...--Et vous a assuré en même temps de votre -bonheur. En vérité, Faublas, je vous félicite si Sophie est aussi -aimable, aussi belle qu'Adélaïde.--Plus belle, mon ami, plus belle -encore!--Cela me paroît difficile.--Oh! plus belle!... Vous la verrez. -Plus belle! imaginez...--Chut! chut! doucement; comme il s'échauffe!... -Dites-moi donc, l'homme à sentimens! puisque vous aviez une si charmante -maîtresse, pourquoi m'avez-vous soufflé la mienne? Puisque M. de Faublas -aimoit tant le parloir, pourquoi Mlle Duportail a-t-elle couché chez la -marquise? Comment donc arrangez vous tout cela?--Mais, Rosambert, cela -n'est pas difficile...--Ni désagréable, je le conçois.--Vous riez! -écoutez donc, mon ami. Vous savez comment les choses se sont passées -entre la marquise et moi.--Oui, oui, à peu près.--Mais, rieur éternel, -écoutez-moi. Élevé à peu près comme ma soeur, je n'étois guère moins -ignorant qu'elle il y a huit jours. Je n'ai pas pris Mme de B...: c'est -elle qui s'est donnée,... je suis excusable.--Allons, passe pour le bal -paré; mais, au moins, vous étiez le maître de ne pas retourner chez -elle. Le bal masqué! hem! qu'en dites-vous?--Je dis qu'on m'y avoit -attiré... Je n'ai guère que seize ans, moi! mes sens sont neufs.--Ah! -Sophie, pauvre Sophie!--Ne la plaignez pas, je l'adore! Mais, Rosambert, -je sais bien qu'il n'y a que des noeuds légitimes qui puissent m'assurer -sa possession.--Cela doit être au moins.--Eh bien, en attendant que -l'hymen nous unisse, je respecterai toujours ma Sophie...--C'est ce que -l'on saura par la suite.--Cependant mon célibat me paroîtra dur.--Je le -crois!--Ma vivacité m'emportera quelquefois.--Sans doute.--Je ferai -peut-être quelque infidélité à ma jolie cousine...--Cela est plus que -probable.--Mais, dès qu'un heureux mariage...--Ah! oui.--Alors, ma -Sophie, je n'aimerai que toi...--Cela n'est pas si sûr.--Je t'aimerai -toute ma vie.--Celui-là me paroît fort!» - -Rosambert me quitta. Jasmin, à qui je demandai, en rentrant, si l'on -avoit rapporté mes habits, me dit qu'il n'avoit vu personne; j'attendis -jusqu'au soir le commissionnaire, qui ne vint pas. J'étois inquiet, -parce que j'avois laissé dans mes poches un portefeuille qui contenoit -deux lettres: l'une m'avoit été envoyée de province par un vieux -domestique de mon père; le bonhomme me souhaitoit une bonne année. -J'aurois été fâché de perdre l'autre: c'étoit celle que la marquise -m'avoit écrite quelques jours auparavant; elle étoit, comme on sait, -adressée à Mlle Duportail, et je voulois la conserver. - -Les habits me furent rapportés le lendemain matin; mais je cherchai -vainement dans les poches, le portefeuille ne s'y trouvoit plus. Mme -Dutour vint me faire oublier mon inquiétude en me remettant une lettre -de la marquise. J'ouvris avec empressement, je lus: - - _Ce soir, mon bon ami, à sept heures précises, trouvez-vous à la porte - de mon hôtel; vous pourrez suivre avec assurance la personne qui, - après avoir soulevé le chapeau dont vous vous serez couvert les yeux, - vous nommera l'Adonis. Je ne puis vous en écrire davantage, depuis le - matin je suis obsédée; on me fatigue des détails de la science - physionomique; ce n'est pas celle-là que je me soucie d'approfondir. O - mon ami, vous possédez si bien l'art de plaire que, quand on vous - connoît, on ne sait plus qu'aimer, on ne veut plus savoir que cela._ - - * * * * * - - - - -[Illustration: L'OTTOMANE] - - - - -Cette lettre étoit si flatteuse, l'invitation qu'elle contenoit étoit si -séduisante, que je ne balançai pas. J'assurai la Dutour que je ne -manquerois pas de me rendre au lieu indiqué. Cependant, quand la -messagère fut partie, je sentis quelque irrésolution. Ne devois-je pas -désormais, uniquement occupé de Sophie, éviter toute occasion de revoir -sa trop dangereuse rivale?... Mais pourquoi m'imposerois-je cette loi -cruelle sans nécessité? Avois-je déclaré mon amour à Sophie? Sophie -m'avoit-elle avoué le sien? avoit-elle acquis le droit d'exiger de moi -ce sacrifice? D'ailleurs, à le bien prendre, ce que j'allois faire ne -pouvoit pas s'appeler une infidélité! je ne m'embarquois pas dans une -intrigue nouvelle! Puisque j'avois passé la nuit avec la marquise, -puisque je l'avois revue depuis dans ce galant boudoir, quel -inconvénient de lui faire encore une visite? Cela ne faisoit jamais que -trois rendez-vous au lieu de deux; le crime étoit-il dans le nombre? Et -puis ma jolie cousine ne seroit pas instruite de celui-là... Enfin, ma -parole étoit engagée! le lecteur voit bien que je ne pouvois me -dispenser d'aller à ce rendez-vous. - -Je ne me fis pas attendre; Justine aussi ne me laissa pas morfondre à la -porte, elle souleva mon chapeau. «Venez, bel Adonis.» Je la suivis à -petits pas. Cependant le suisse, quoique à demi ivre, entendit quelque -bruit et demanda qui c'étoit. «C'est moi! c'est moi! répondit -Justine.--Oui, reprit l'autre, c'est vous! mais ce jeune gaillard?--Eh -bien, c'est mon cousin.» Le suisse étoit en gaieté, il se mit à -fredonner: «Voilà mon cousin l'Allure, mon cousin, voilà mon cousin -l'Allure.» - -Cependant Justine me conduisoit au fond de la cour; nous enfilâmes un -escalier dérobé; on conçoit que la jolie soubrette fut embrassée -plusieurs fois avant que nous fussions au premier étage. Alors elle me -fit signe d'être plus sage et m'ouvrit une petite porte, je me trouvai -dans le boudoir de la marquise. «Entrez, me dit Justine, entrez dans la -chambre à coucher, vous seriez mal ici»; elle sortit, et ferma la porte -sur elle. - -J'entrai dans la chambre à coucher; ma belle maîtresse vint à moi. «Ah! -maman, c'est donc ici que pour la seconde fois...» Elle m'interrompit: -«Mon Dieu! je crois entendre le marquis! le voilà revenu pour toute la -soirée! sauvez-vous, partez!» D'un saut je regagnai le boudoir; mais je -ne songeai pas à tirer sur moi la porte de la chambre à coucher, elle -resta entr'ouverte; et, pour comble de malheur, cette étourdie de -Justine avoit fermé à double tour l'autre porte qui conduisoit à -l'escalier dérobé. La marquise, qui ne pouvoit deviner que la retraite -me fût fermée, s'étoit assise tranquillement. Déjà le marquis étoit -entré dans son appartement et s'y promenoit d'un air effaré. Je -tremblois qu'il ne m'aperçût dans le boudoir, il n'y avoit pas moyen -d'en sortir: comment faire? Je me jetai sous l'ottomane, et dans une -situation très incommode j'entendis une conversation fort singulière, -qui eut un dénouement plus singulier encore. - -«Vous voilà de retour de bonne heure, Monsieur?--Oui, Madame.--Je ne -vous attendois pas sitôt.--Cela se peut bien, Madame.--Vous paroissez -agité, Monsieur, qu'avez-vous donc?--Ce que j'ai, Madame, ce que -j'ai!... j'ai que... je suis furieux.--Modérez-vous, Monsieur... Peut-on -savoir...?--J'ai que... il n'y a plus de moeurs nulle part... les -femmes!...--Monsieur, la remarque est honnête, et l'application -heureuse!--Madame, c'est que je n'aime pas qu'on me joue!... et, quand -on me joue, je m'en aperçois bien vite!--Comment! Monsieur, des -reproches! des injures! cela s'adresseroit-il... Vous vous expliquerez -sans doute?--Oui, Madame, je m'expliquerai, et vous allez être -convaincue.--Convaincue!... de quoi, Monsieur?--De quoi? de quoi? un -moment donc, Madame, vous ne me laissez pas le temps de respirer!... -Madame, vous avez reçu chez vous, logé chez vous, couché avec vous Mlle -Duportail?» La marquise avec fermeté: «Eh bien, Monsieur?--Eh bien, -Madame, savez-vous ce que c'est que Mlle Duportail?--Je le sais... comme -vous, Monsieur; elle m'a été présentée par M. de Rosambert; son père est -un honnête gentilhomme, chez qui vous avez soupé encore avant-hier.--Il -ne s'agit pas de cela, Madame. Savez-vous ce que c'est que Mlle -Duportail?--Je vous le répète, Monsieur, je sais comme vous que Mlle -Duportail est une fille bien née, bien élevée, fort aimable.--Il ne -s'agit pas de cela, Madame.--Eh! Monsieur, de quoi s'agit-il donc? -avez-vous juré de pousser ma patience à bout?--Un moment donc, Madame. -Mlle Duportail n'est point une fille...» La marquise très vivement: -«N'est point une fille!...--N'est point une fille bien née, Madame; -c'est une fille d'une espèce... de ces filles qui... là... vous -m'entendez?--Je vous assure que non, Monsieur.--Je m'explique pourtant -bien; c'est une fille qui... dont... que... enfin suffit, vous y -êtes?--Oh! point du tout, Monsieur, je vous assure.--C'est que je -voudrois vous gazer cela... Madame, c'est une p....., vous -comprenez?--Mlle Duportail une... Pardon, Monsieur, mais je n'y tiens -pas, il faut que je rie.» En effet, la marquise se mit à rire de toutes -ses forces. «Riez, riez, Madame... Tenez, connoissez-vous cette -lettre-là?--Oui, c'est celle que j'ai écrite à Mlle Duportail, le -lendemain du jour qu'elle a couché chez moi.--Justement, Madame. Et -celle-ci, la connoissez-vous?--Non, Monsieur.--Regardez-la, Madame, vous -voyez bien l'adresse: _A Monsieur, Monsieur le chevalier de Faublas_; et -lisez le dedans: _Mon cher maître, j'ai l'honneur de prendre la liberté -d'oser vous interrompre, pour vous souhaiter que cette année qui -commence nous soit belle et bonne, etc. J'ai l'honneur d'être, avec un -profond respect, mon cher maître, etc._» C'est une lettre de bonne année -d'un domestique à son maître, qui est ce M. de Faublas. Eh bien, Madame, -ces deux lettres étoient dans le portefeuille que voici.--Enfin, -Monsieur?--Madame, et le portefeuille, vous ne devineriez jamais où je -l'ai trouvé?--Dites, dites, Monsieur.--Je l'ai trouvé dans un endroit -où... là...--Eh! Monsieur, dites tout de suite le mot; vous seriez -toujours obligé d'en venir là, ainsi...--Eh bien, Madame, je l'ai trouvé -dans un mauvais lieu.--Dans un mauvais lieu!--Oui, Madame.--Où vous -aviez affaire, Monsieur?--Où la curiosité m'a conduit. Tenez, je vais -vous conter cela. Une femme a fait courir depuis quelques jours des -billets imprimés, par lesquels elle donne avis aux amateurs qu'elle peut -leur offrir de charmans boudoirs qu'elle louera à tant par heure; moi, -j'ai été voir cela par curiosité, uniquement par curiosité, comme je -vous le disois tout à l'heure.--Quel jour y avez-vous été, -Monsieur?--Hier, l'après-dînée, Madame. Les boudoirs sont en effet -charmans!... Il y en a un surtout au premier étage... il est vraiment -joli! on y voit des tableaux, des estampes, des glaces, une alcôve, un -lit... ah! c'est le lit surtout! figurez-vous que ce diable de lit est à -ressorts!... ah! c'est très plaisant! tenez, il faut quelque jour que je -vous fasse voir cela.--Un mari et sa femme en partie fine! répondit la -marquise, cela seroit beau.» - -J'entendis quelque bruit; la marquise se défendoit, le marquis -l'embrassa. Leur conversation, qui dans les commencemens m'avoit -inquiété, m'amusoit alors au point que je sentois moins la gêne de ma -situation. Le marquis reprit ainsi: - -«Mais c'est que rien n'y manque; il y a dans ce boudoir, au premier -étage, une porte qui communique chez une marchande de modes qui loge à -côté... cela est fort bien imaginé... Vous entendez qu'une femme comme -il faut a l'air d'être chez sa marchande de modes; point du tout, elle -monte l'escalier, et puis on vous en plante à un pauvre mari!... Mais -écoutez-moi, Madame: dans ce boudoir j'ai ouvert une petite armoire, et -dans cette armoire j'ai trouvé ce portefeuille! Ainsi il est clair que -Mlle Duportail a été là avec ce M. de Faublas, et cela est très vilain à -elle, et très malhonnête à M. de Rosambert, qui la connoissoit, de nous -l'avoir présentée! et très imprudent à son père de la laisser sortir, -accompagnée seulement d'une femme de chambre! et je n'en ai pas été la -dupe! il y a dans sa figure... Vous savez comme je suis -physionomiste!... elle est jolie sa figure, mais il y a quelque chose -dans les traits qui annonce un sang... Cette fille-là a du tempérament, -et je l'ai bien vu!... Vous souvenez-vous de ce soir que Rosambert lui -dit qu'il y avoit des circonstances... hein! des circonstances! vous -n'aviez pas remarqué cela, vous! Moi, je vous ai relevé le mot! ah! on -ne m'attrape pas! et tenez, le même jour... Venez, venez, Madame...» - -La marquise, qui me croyoit parti, se laissa conduire à son boudoir; le -marquis continua. - -«Elle étoit ici, dans ce boudoir,... là. Vous, vous étiez couchée sur -cette ottomane... Je suis arrivé... Madame, elle avoit le teint animé, -les yeux brillans, un air!... oh! je vous le dis, cette fille a un -tempérament de feu! Vous savez que je m'y connois; mais laissez-moi -faire, j'y mettrai bon ordre.--Comment! Monsieur, vous y mettrez bon -ordre?...--Oui, oui, Madame; d'abord je dirai à Rosambert ce que je -pense de son procédé; il y a peut-être été avec elle, Rosambert! ensuite -je verrai M. Duportail, et je l'instruirai de la conduite de sa -fille.--Quoi! Monsieur, vous ferez à M. de Rosambert une mauvaise -querelle?--Madame, Madame, Rosambert savoit ce qui en étoit, il étoit -jaloux de moi comme un tigre.--De vous, Monsieur?--Oui, Madame, de moi, -parce que la petite avoit l'air de me préférer,... elle me faisoit même -des avances, et c'est en cela qu'elle m'a joué, elle! car elle avoit -alors ce M. de Faublas. Je saurai ce que c'est que ce M. de Faublas, et -je verrai M. Duportail.--Quoi! Monsieur, vous pourriez aller dire à un -père...?--Oui, Madame, c'est un service à lui rendre; je le verrai, je -l'instruirai de tout.--J'espère, Monsieur, que vous n'en ferez rien.--Je -le ferai, Madame.--Monsieur, si vous avez quelque considération pour -moi, vous laisserez tout cela tomber de soi-même.--Point, point, je -saurai...--Monsieur, je vous le demande en grâce.--Non, non, -Madame.--Vous m'éclairez, Monsieur, je vois le motif de l'intérêt si -pressant que vous prenez à ce qui regarde Mlle Duportail... Je vous -connois trop bien pour être la dupe de cette austérité de moeurs dont -vous vous parez aujourd'hui; vous êtes fâché, non pas de ce que Mlle -Duportail a été dans un lieu suspect, mais de ce qu'elle y a été avec un -autre que vous.--Oh! Madame!--Et quand j'accueillois chez moi une -demoiselle que je croyois honnête, vous aviez des desseins sur -elle!--Madame!--Et vous osez venir vous plaindre à moi-même d'avoir été -joué! c'étoit moi, c'étoit moi seule qu'on jouoit.» - -Elle se laissa tomber sur l'ottomane; son mari jeta un cri, et puis il -embrassa la marquise en lui disant: «Si vous saviez comme je vous -aime!--Si vous m'aimiez, Monsieur, vous auriez plus de considération -pour moi, plus de respect pour vous-même, plus de ménagement pour un -enfant peut-être moins à blâmer qu'à plaindre... Que faites-vous donc, -Monsieur? Laissez-moi. Si vous m'aimiez, vous n'iriez pas apprendre à un -père malheureux les égaremens de sa fille; vous n'iriez pas conter cette -aventure à M. de Rosambert, qui en rira, qui se moquera de vous, et qui -dira partout que j'ai reçu chez moi une fille à intrigue!... Mais, -Monsieur, finissez donc; ce que vous faites là ne ressemble à -rien.--Madame, je vous aime.--Il suffit bien de le dire! il faut le -prouver.--Mais depuis trois ou quatre jours, mon coeur, vous ne voulez -jamais que je vous le prouve.--Ce ne sont pas de ces preuves-là que je -vous demande, Monsieur... Mais, Monsieur, finissez donc.--Allons, -Madame! allons, mon coeur!--En vérité, Monsieur, cela est d'un -ridicule!--Ah! nous sommes seuls.--Il vaudroit mieux qu'il y eût du -monde! cela seroit plus décent! Mais finissez donc, n'avons-nous pas -toujours le temps de faire ces choses-là?... Finissez donc... Quoi! des -gens mariés!... à votre âge!... dans un boudoir!... sur une ottomane!... -comme deux amans!... et quand j'ai lieu de vous en vouloir, encore!--Eh -bien, mon ange, je ne dirai rien à Rosambert, rien à M. Duportail.--Vous -me le promettez bien?--Oh! je vous en donne ma parole...--Eh bien, un -moment; rendez-moi le portefeuille, laissez-le-moi.--Oh! de tout mon -coeur, le voilà. (Il y eut un moment de silence.)--En vérité, Monsieur, -dit la marquise d'une voix presque éteinte, vous l'avez voulu, mais cela -est bien ridicule.» - -Je les entendis bégayer, soupirer, se pâmer tous deux; on ne peut se -figurer ce que je souffrois sous l'ottomane pendant cette étrange scène; -j'aurois étranglé les acteurs de mes mains; et, dans l'excès de mon -dépit, j'étois tenté de me découvrir, de reprocher à la marquise cette -infidélité d'un nouveau genre, et de rendre au marquis l'amère -mystification qu'il me faisoit essuyer sans le savoir. Justine vint -terminer mes irrésolutions; elle ouvrit tout à coup la porte de -l'escalier dérobé. La marquise jeta un cri; le marquis se sauva dans la -chambre à coucher pour y réparer son désordre. Justine, apercevant un -mari au lieu d'un amant, demeura stupéfaite, et la marquise ne fut pas -moins étonnée qu'elle en me voyant sortir de dessous l'ottomane. Je -remerciai tout bas la femme de chambre. «Grand merci, Justine, tu m'as -rendu service, j'étois fort mal dessous, tandis que madame étoit dessus -très à son aise.» La marquise, interdite et tremblante, n'osa ni me -répondre, ni me retenir: son mari étoit si près de là! probablement il -alloit rentrer dès qu'il seroit plus décemment vêtu. Justine se rangea -pour me laisser passer. Je descendis l'escalier dérobé, sans lumière, au -risque de me rompre vingt fois le col; je traversai la cour rapidement, -et je sortis de l'hôtel en maudissant ses maîtres. - -Le lendemain j'étois encore au lit quand Jasmin m'annonça Justine et se -retira discrètement. «Mon enfant, je songeois à toi.--Oh! Monsieur, -laissez-moi; cette fois-ci vous ne m'y prendrez pas, je veux commencer -par ma commission. Savez-vous que j'ai été encore bien grondée hier? -vous nous avez fait une belle peur! vous n'étiez pas encore au bas de -l'escalier quand le marquis est rentré dans le boudoir. «Voyez cette -sotte, a-t-il dit, qui entre ici comme un coup de pistolet!» Dès qu'il -nous a quittées, madame, désolée de l'aventure, m'a dit qu'elle ne -concevoit pas pourquoi vous vous étiez caché sous l'ottomane. J'ai été -forcée de lui avouer que j'avois, sans y songer, fermé la porte à double -tour. Elle m'a fait une scène! et puis ce matin elle m'a remis cette -lettre pour vous.--Fort bien, ma petite Justine, voilà ta commission -faite, car je n'ouvrirai pas la lettre.--Vous ne l'ouvrirez pas, -Monsieur?--Non; je suis fâché contre ta maîtresse.--Vous avez -tort.--Mais je ne suis pas fâché contre toi, Justine.--Et vous avez -raison... Finissez... Mais, tenez, je le veux bien, à condition que vous -lirez la lettre.--Oh! qu'une maîtresse est heureuse d'avoir une fille -comme toi! eh bien, oui, je lirai.» - -Justine remplit de si bonne grâce les conditions du traité qu'il y -auroit eu de ma part de la perfidie à ne pas tenir parole: j'ouvris la -lettre. - - _Que notre aventure d'hier m'a peinée, mon bon ami! Cette scène, qui - n'eût été que bizarre si, comme je le croyois, vous n'en aviez pas été - le témoin, est devenue, par votre présence, aussi désagréable pour moi - que mortifiante pour vous. Quels mots vous avez dits en partant, - ingrat! vous ne savez pas le mal que vous m'avez fait! Revenez à moi, - mon bon ami, revenez à celle qui vous aime; trouvez-vous à midi au - lieu qu'on vous désignera. Là, je n'aurai pas de peine à me justifier; - là, quand mon amant sera bien convaincu de son injustice, il me - trouvera prête à lui pardonner sa vivacité._ - -«Monsieur, reprit Justine dès que j'eus fini ma lecture, madame vous -attendra à midi au boudoir de l'autre jour... vous savez bien?... où -nous vous avons habillé.--Oui, Justine, et où tu as tant pleuré! Si tu -savois comme j'ai souffert pour toi! Mais aussi, friponne, tu ne te -contentes pas de faire des malices, tu en dis!--Ne me parlez pas de -cela, j'en suis encore toute honteuse... Finissez donc,... donnez-moi -votre réponse pour ma maîtresse.--Ma réponse, Justine, est que je n'irai -pas au rendez-vous.--Vous n'irez pas?--Non, Justine.--Quoi! vous -donnerez ce chagrin-là à ma maîtresse?--Oui, mon enfant.--Mais vous -allez me faire gronder.--Je me charge de te consoler d'avance.--Vous -êtes bien décidé?--Très décidé, Justine.--Eh bien, en ce cas, faites un -bout de lettre,... finissez donc... (elle m'embrassa). Écrivez un mot -pour ma maîtresse.--Non, mon enfant, je n'écrirai pas.--Laissez-moi... -Mais tenez, je le veux bien encore, à condition que vous écrirez.--Ah! -Justine, je le répète, qu'une maîtresse est heureuse d'avoir une fille -comme toi! eh bien, oui, j'écrirai.» - -J'écrivis en effet: - - _Je ne sais, Madame, si l'aventure d'hier vous a beaucoup _peinée_; - mais, à la manière dont vous avez rempli votre emploi sur l'ottomane, - j'ai lieu de croire qu'il ne vous paroissoit pas très pénible. Quand - on a un mari aimable, galant et tendrement aimé, Madame, on doit s'en - tenir là. Je suis avec le plus vif regret, etc._ - -O ma jolie cousine, oh! combien, en songeant à vous, je m'applaudis de -l'effort généreux que je venois de faire! oh! qu'il me fut doux de -penser qu'enfin je vous avois sacrifié un rendez-vous, et qu'à l'heure -même où la marquise avoit cru me revoir chez son amie, je jouirois près -de vous du bonheur de vous admirer! - -Hélas! elle ne vint pas au parloir. «Ah! ma soeur, pourquoi votre amie -n'est-elle pas avec vous?--Je vous disois bien qu'elle étoit malade! -Hier encore elle a pleuré toute la journée; de la nuit elle n'a fermé -l'oeil, la fièvre s'est déclarée ce matin.--La fièvre! Sophie a la -fièvre! Sophie est en danger!--Ne parlez pas si haut, mon frère, je ne -sais pas s'il y a du danger, mais elle souffre; elle a le teint pâle, -les yeux rouges, la tête penchée, la respiration lente, la parole brève -et entrecoupée; j'ai cru même surprendre quelques momens de délire. Ce -matin, son visage s'est enflammé tout à coup, ses yeux sont devenus vifs -et brillans; elle a prononcé très vite et très bas quelques mots que je -n'ai pu entendre, mais bientôt elle est retombée dans un accablement -plus profond. «Non, non, a-t-elle dit, cela n'est pas possible,... je ne -le puis, je ne le dois pas... Jamais il ne le saura.» J'ai vu des larmes -couler de ses yeux. Elle a ajouté d'un ton douloureux: «Comme je me suis -trompée! J'en mourrai, j'en mourrai; le cruel! l'ingrat!» J'ai pris sa -main, elle a serré la mienne, et puis elle m'a redit ce qu'elle me -répète sans cesse: «Adélaïde! Adélaïde! ah! que tu es heureuse!» Sa -gouvernante rentroit, Sophie m'a encore conjurée de ne lui rien dire. -Cependant, mon frère, il faudra que j'avertisse Mme Munich (c'étoit le -nom de la gouvernante de Sophie), parce que je crains pour ma bonne -amie; qu'en pensez-vous?--Adélaïde, lui avez-vous dit que j'étois -ici?--Oui, mais j'avois bien raison de vous soutenir hier qu'elle ne -vous aimoit plus, elle me l'a dit elle-même.--Sophie vous a dit...--Oui, -Monsieur, elle me l'a dit, et elle m'a chargée de vous le dire. Hier, -avant souper, je lui racontois que vous aviez amené avec vous un jeune -monsieur fort aimable; elle a demandé son nom, j'ai répondu: «Le comte -de Rosambert.--Rosambert? a-t-elle répété avec étonnement, Rosambert? -C'est celui qui a mené votre frère chez la marquise de B...! Ce n'est -pas un jeune homme honnête. Votre frère en fait son ami, il gâtera tout -à fait votre frère... Adélaïde, il commence à se déranger, votre -frère.--Ah! ma bonne amie, je lui en ai fait des reproches, et je lui ai -même dit que tu ne l'aimes plus.--Vous lui avez dit que je ne l'aime -plus!--Oui, ma bonne amie; mais il n'a pas voulu me croire, et il s'est -mis à rire, et M. de Rosambert a ri aussi...--Ces messieurs se sont mis -à rire! m'a répliqué Sophie d'un ton fâché; votre frère a ri, et n'a pas -voulu vous croire! Adélaïde, quand revient-il, votre frère?--Demain, ma -bonne amie.--Eh bien! dites-lui qu'il est vrai que j'ai eu de l'amitié -pour lui, mais que je n'en ai plus, plus du tout; et qu'afin de l'en -convaincre, je ne le reverrai de ma vie.» Elle m'a quittée, et puis un -moment après elle est revenue me dire en riant: «Oui, ma chère Adélaïde, -tu as raison; je n'aime pas ton frère, je ne l'aime pas. Ne manque pas -de le lui dire demain.» Elle rioit; et cependant je vous assure, -Faublas, que tout de suite elle s'est mise à pleurer.» - -Tandis qu'Adélaïde me parloit, mon coeur étoit pénétré de douleur et de -joie! - -«Il faut, reprit ma soeur, il faut que je vous fasse part d'une -singulière idée qui m'étoit venue dans l'esprit, je ne sais comment, je -ne sais pourquoi. En voyant ma bonne amie rire et pleurer en même temps, -je ne puis m'empêcher de craindre qu'elle ne soit un peu folle; -cependant il y a là dedans quelque mystère que je ne pénètre pas. -Sûrement quelqu'un lui donne du chagrin... Mon frère, j'ai vraiment eu -peur que ce ne fût vous. Pourquoi le hait-elle à présent? me suis-je -dit. Pourquoi ne veut-elle plus le voir? Seroit-ce lui qu'elle appelle -ingrat et cruel?... Vous sentez bien, Faublas, qu'en y réfléchissant un -peu, je me suis convaincue que cette idée n'étoit pas raisonnable... Mon -frère, un ingrat! un cruel! cela ne se peut pas. Et puis, quel mal -a-t-il fait à ma bonne amie? quel mal auroit-il pu lui faire? - ---Adélaïde! m'écriai-je, ma chère Adélaïde! - ---Comment! vous pleurez? me dit-elle; seriez-vous fâché contre moi? Je -vous assure que j'ai pensé tout cela malgré moi, et que je ne vous l'ai -pas dit pour vous offenser.--Je le sais bien, ma chère soeur, je le sais -bien; c'est la maladie de ta bonne amie qui me fait pleurer.--Mon frère, -pensez-vous qu'elle puisse devenir sérieuse? Pensez-vous que je doive -avertir la gouvernante de Sophie?--Non, Adélaïde, non, ne l'avertis pas. -Ta bonne amie a la fièvre, comme tu dis bien; et je connois un remède -qui la guérira. Adélaïde, je vous apporterai demain matin la recette -écrite sur un morceau de papier soigneusement cacheté; vous ne montrerez -ce papier à personne: vous le donnerez à Sophie, quand Mme Munich ne -sera pas avec elle; il est essentiel que Mme Munich ne voie pas ce -papier. Vous m'entendez bien?--Oui, oui, soyez tranquille. Ah! que je -vous aurai d'obligations, si vous guérissez ma bonne amie!--Adélaïde, -dites à ma jolie cousine que je crois connoître son mal, que je le -partage, et que j'espère lui rendre sa tranquillité. Lui direz-vous bien -cela, ma soeur?--Ah! mot pour mot! vous connoissez son mal, vous le -partagez, vous le guérirez, mon frère; je lui dirai même que vous avez -pleuré. Mais ne manquez pas de venir demain, demain apportez la recette, -et, en attendant, ne négligez rien pour que son succès soit entier; -gardez-vous de ne vous en rapporter qu'à vous seul, vous n'êtes pas -médecin, mon frère: courez aujourd'hui chez les plus célèbres d'entre -eux, voyez, interrogez, consultez. La maladie n'est pas ordinaire; -jamais je n'en ai vu de semblable, et je tremble qu'elle ne devienne -infiniment dangereuse. Bon Dieu! si, en voulant détruire le mal, vous -alliez le rendre incurable! Mon frère, il faut que la guérison soit -radicale, et prompte aussi, bien prompte! Hâtez-vous, hâtez-vous pour -Sophie qui souffre, qui dépérit, qui brûle; pour moi qui suis si -malheureuse de sa peine, et, tenez, pour vous-même, mon frère, car ma -bonne amie, dès qu'elle se portera bien, vous aimera sans doute autant -qu'elle vous aimoit autrefois.» - -Revenu chez moi, je ne m'occupai que des discours d'Adélaïde, que des -peines de Sophie. Malheureusement mon père donnoit à dîner ce jour-là. -Il fallut d'abord tenir table, et faire ensuite un maudit brelan, qui me -retint jusqu'à plus de minuit. Quel tourment, quand on aime bien, quand -on se croit aimé, quand on veut écrire à sa maîtresse, quel tourment -d'être obligé de jouer toute la soirée! Je ne le souhaite pas à mon plus -cruel ennemi. - -On devine que je dormis peu cette nuit. Le lendemain, je passai dans un -petit cabinet pratiqué au fond de ma chambre à coucher; j'avois là -quelques livres d'étude, dont mon commode gouverneur ne m'ennuyoit pas -souvent. Je me mis à mon secrétaire. J'écrivis une première lettre, que -je déchirai; j'en fis une seconde, pleine de ratures, qu'il falloit bien -corriger; et je prie le lecteur de ne pas dire que j'aurois dû -recommencer encore la troisième, que voici: - - _Ma jolie cousine,_ - - _Il est enfin venu ce moment tant souhaité où je puis librement vous - ouvrir mon coeur, solliciter de votre tendresse un aveu bien doux, et - peut-être assurer ainsi notre bonheur commun._ - - _Ah! Sophie, Sophie! si vous saviez ce que j'éprouvai le premier jour - que je vous vis! Comme ma vue se troubla! comme mon coeur fut agité! - Mon amour n'a fait qu'augmenter depuis: un feu dévorant circule - aujourd'hui dans mes veines... Sophie, je n'existe plus que par toi!_ - -J'en étois là, quand Jasmin, entrant brusquement, m'annonça le vicomte -de Florville. «Le vicomte de Florville! je ne le connois pas. Dites que -je n'y suis pas.--Monsieur, il est dans votre chambre à -coucher.--Comment! vous laisseriez donc entrer toute la -terre?--Monsieur, il a forcé la porte.--Au diable le vicomte de -Florville!» - -Tremblant que cet inconnu si peu civil ne vînt jusque dans mon cabinet, -et que d'un coup d'oeil profane il ne parcourût ce papier dépositaire de -mes plus secrets sentimens, je me précipitai dans ma chambre à coucher. -Un cri de surprise et de joie m'échappa: ce prétendu vicomte, c'étoit la -marquise de B...! Mon premier mouvement fut de pousser Jasmin dehors; le -second, de verrouiller la porte; le troisième, d'embrasser le charmant -cavalier; le quatrième!... Les esprits pénétrans l'ont déjà deviné. - -La marquise, toujours étonnée de ma vivacité, dès qu'elle eut repris ses -esprits, me dit: «Vous êtes un bien singulier jeune homme, ne vous -lasserez-vous jamais de prendre ainsi le roman par la queue? Il n'y a -que vous dans le monde capable de commencer un raccommodement par où il -doit finir.--Eh bien, maman, prenez qu'il n'y ait rien de fait, voyons, -disputons-nous.--Oui, afin de nous raccommoder encore, n'est-il pas -vrai, petit libertin?--Ah! ma chère maman, je n'ai pas une idée que vous -ne compreniez d'abord.--Hier pourtant vous ne m'avez pas comprise, -ingrat que vous êtes!--Hier, je boudois encore.--Et de quoi, s'il vous -plaît? Pouvois-je soupçonner que vous fussiez sous cette ottomane? -N'étoit-il pas essentiel, pour vous et pour moi, de retirer ce -portefeuille des mains du marquis?--Tout cela est vrai, maman; mais le -dépit...--Le dépit! Vous avez du dépit! vous, pour qui j'oublie mes -devoirs,... toutes les bienséances,... le soin même de ma réputation; et -de quel ton répondez-vous à la lettre la plus tendre? (Elle tira la -mienne de sa poche.) Tenez, ingrat, relisez-la, votre lettre; relisez-la -de sang-froid, si vous pouvez. Quelle cruelle ironie! quel persiflage -amer! Et cependant je vous pardonne! et cependant je viens vous -chercher! Je me conduis avec autant de foiblesse et d'imprudence qu'un -enfant de douze ans... Faublas! Faublas! il faut que le charme soit bien -fort!... il faut... que vous m'ayez ensorcelée!--Petite maman!--Eh -bien?--Grondez-moi fort, parce que nous nous raccommoderons.--Comment! -fripon, vous n'avouerez seulement pas que vous avez eu tort? Vous ne me -demanderez pas pardon?--Si fait!... oh! que vous êtes belle!... oh! que -je vous demande pardon!» - -Les gens qui ont de l'esprit, et même ceux qui n'en ont pas, devineront -encore qu'ici la marquise et moi nous nous raccommodâmes. - -On croit que nous allons recommencer à nous quereller; point du tout. -Voici l'instant des petites caresses et des complimens tendres. «Mon -Dieu! Florville! que vous êtes séduisant dans ce joli négligé! que ce -frac anglais vous va bien!--Mon ami, je l'ai fait faire hier tout -exprès. Il est, si je ne me suis pas trompée, de la même étoffe et de la -même couleur que ce charmant habit d'amazone dans lequel l'amour, qui -vouloit ma défaite, te fit paroître à mes yeux pour la première fois. -Devenue chevalier de Mlle Duportail, j'ai senti qu'il me convenoit de -prendre ses couleurs. (Je la serrai dans mes bras.)--Et moi, désormais -l'esclave du vicomte de Florville, je me plairai toujours à porter ses -chaînes. Maman, quelle douce réciprocité!--Mon ami, l'amour est un -enfant qui s'amuse de ces métamorphoses. Il fit de Mlle Duportail une -vierge folle, il fait de la marquise de B... un jeune homme imprudent. -Ah! puisse le vicomte de Florville te paroître aussi aimable que Mlle -Duportail me sembla jolie!...--Aussi aimable?... ah! bien -davantage!--Oh! non, répondit-elle en se mirant avec complaisance, en me -considérant avec tendresse; oh! non. Vous êtes mieux, mon ami, plus -grand, plus dégagé. Il y a dans votre air quelque chose de hardi, de -martial...--Oui, maman, et, si j'en crois un grand physionomiste, -quelque chose de plus nerveux...--Faublas, laissez là monsieur le -marquis,... n'est-ce pas assez du mauvais tour que nous lui jouons?... -Enfin, je ne suis pas venue ici pour m'occuper de lui... Oh çà, mon ami, -dis-moi sans flatterie comment tu me trouves.--Bien, plus que bien. Je -n'aurois pas de peine à vous dire comment vous êtes mieux; mais puisque -absolument, homme ou femme, il faut qu'on s'habille, ah! je défie que, -d'une manière ou de l'autre, personne soit jamais aussi jolie que -vous.--Voilà bien le langage d'un amant! toujours enthousiaste, toujours -exagéré!... Mon cher Faublas, quelle femme sera plus heureuse que moi, -si tu me vois toujours des mêmes veux?...--Oh! maman, toute ma vie!» - -Je la tenois dans mes bras; elle m'échappa pour aller prendre une épée -qu'elle aperçut sur un fauteuil. En ajustant le ceinturon, elle me dit: -«J'ai un joli cheval anglois que je monte quelquefois, nous touchons au -printemps, j'aime beaucoup à me promener à cheval dans les environs de -Paris: voudrez-vous bien m'accompagner quelquefois, Faublas?... Veux-tu, -mon ami, t'égarer de temps en temps dans les bois avec le vicomte de -Florville?--Mais on nous verra.--Non, le marquis est souvent obligé -d'aller à la cour.--Eh bien, maman, quel jour?--Laissez donc paroître la -verdure.» - -En me parlant, elle avoit tiré mon épée, et, s'escrimant en face de moi: -«En garde, Chevalier! me dit-elle.--Je ne sais pas si le vicomte est -redoutable, mais ce que je sais bien, c'est que ce n'est pas ainsi que -je dois me battre avec la marquise. Ose-t-elle accepter une autre espèce -de combat?» Elle vola dans mes bras. «Ah! Faublas, me dit-elle en riant; -ah! s'il n'y en avoit pas de plus meurtriers...--Maman, ce ne seroit -plus parmi les hommes qu'on chercheroit des héros.» - -Je venois de mettre la marquise hors d'état de me battre, et bien m'en -prit. - -Ma belle maîtresse me donna encore deux heures que nous employâmes -passablement bien. «Si je n'écoutois que mon coeur, me dit-elle enfin, -je resterois ici toute la journée; mais voici l'heure à laquelle je dois -rejoindre Justine dans un endroit, et mes gens dans un autre.» Nous nous -dîmes adieu, je reconduisis poliment le vicomte de Florville. Déjà -sortis de mon appartement, nous allions descendre l'escalier, lorsqu'à -travers les rampes je distinguai, dans le vestibule, Rosambert qui se -disposoit à monter. J'en avertis la marquise. «Rentrons promptement, me -dit-elle, je vais me cacher dans quelque coin de votre appartement, vous -le renverrez vite.» A ces mots, sans me donner le temps de la réflexion, -elle rentra, traversa ma chambre à coucher comme une folle, et se jeta -dans mon cabinet. - -Rosambert entra: «Bonjour, mon ami, comment se porte Adélaïde? comment -se porte la jolie cousine?--Chut! chut! ne me parlez pas de cela, mon -père est là.--Où?--Dans ce cabinet.--Dans ce cabinet! votre -père?--Oui.--Et que fait-il là?--Il examine des livres.--Comment, vos -livres! Mais non, il n'est pas dans ce cabinet, car, tenez, le voilà qui -entre... Il y a de la marquise dans tout ceci... Et pourquoi ne pas me -dire tout bonnement que vous êtes en affaire? Adieu, Faublas, à demain.» -Il passa devant mon père, et le salua: «Monsieur, vous avez quelque -chose à dire à monsieur votre fils: je vous laisse...» - -Cependant le baron me regardoit d'un air sévère et se promenoit à grands -pas. Impatient de savoir ce que m'annonçoit cet abord sinistre, je lui -demandai respectueusement pourquoi il m'avoit fait l'honneur de monter -chez moi. «Vous le saurez tout à l'heure, Monsieur.» Un domestique -parut. «Va-t-il venir? cria le baron.--Le voilà, Monsieur», et mon cher -gouverneur entra. - -Le baron lui dit: «Monsieur, ne vous ai-je pas chargé de la conduite et -de l'éducation de mon fils?--Oui, sans doute...--Eh bien, Monsieur, -l'une est très négligée, et l'autre très mauvaise.--Monsieur, ce n'est -pas ma faute; monsieur votre fils n'aime pas l'étude...--C'est là le -moindre mal, interrompit le baron; mais comment ne suis-je pas instruit -de ce qui se passe chez moi? Pourquoi ne m'avertissez-vous pas des -désordres de mon fils?--Monsieur, quant à ce qui se passe chez vous, je -ne puis répondre que de ce que je vois; au dehors je ne puis répondre de -rien. Monsieur votre fils, quand il sort, souffre rarement que je -l'accompagne, et...» (Un regard que je jetai sur M. Person l'avertit -qu'il en avoit assez dit.) Le baron reprit: «Monsieur, je n'ai qu'un mot -à vous dire: si ce jeune homme se conduit toujours aussi mal, je me -verrai forcé de lui choisir un autre instituteur. Laissez-nous, je vous -prie.» - -Lorsque M. Person fut sorti, le baron prit un fauteuil et me fit signe -de m'asseoir. «Pardon, mon père, mais j'ai affaire.--Je le sais, -Monsieur, et c'est précisément pour que cette affaire ne s'achève pas -que je viens vous parler.--Mon père,... encore une fois pardon; mais il -faut que je sorte...--Non, Monsieur, vous resterez, asseyez-vous.» Il -fallut bien s'asseoir, j'étois sur les épines. Le baron commença. - -«Se peut-il que Faublas ait de sang-froid médité des horreurs? Se -peut-il qu'il veuille abuser la simple innocence et préparer des pièges -à la vertu?--Moi, mon père?--Oui, vous. Je viens du couvent, je sais -tout. - -«Si mon fils, encore trop jeune pour sentir que plus une conquête est -aisée, moins elle est flatteuse; qu'il faut se garder de confondre une -intrigue avec une passion; que l'amour du plaisir ne fut jamais de -l'amour...--Mon père, daignez parler moins haut.--Si mon fils, trop -enivré de ce qu'on ne peut appeler qu'une bonne fortune...--Plus bas, je -vous en supplie.--Trop charmé de la découverte d'un sens nouveau et de -la possession d'une femme qui n'est pas sans attraits; si mon fils dans -les bras de la marquise de B...--C'en est trop, de grâce, mon -père.--Avoit oublié son père, son état, ses devoirs, je l'aurois plaint, -mais je l'aurois excusé; je lui aurois donné les conseils d'un ami; je -lui aurois dit: «Plus la marquise...»--Mon père, si vous saviez...--Plus -la marquise est belle, et plus elle est dangereuse. Examine avec moi la -conduite de cette femme dont tu es épris. Au premier coup d'oeil ta -figure la décide: elle te prend en une soirée...--Je vous conjure de -ménager...--Pour satisfaire sa folle passion, elle expose sa vie et la -tienne. Qu'elle doit être vive, ardente, emportée celle...--Mon -Dieu!--Celle qui sacrifie à la soif du plaisir son repos, son honneur, -l'estime publique!...--Ah! mon père! Ah! Monsieur!--Je le répète, mon -ami: plus la marquise est belle, plus elle est dangereuse! Tu croiras -dans ses bras que la nature a des ressources inépuisables...» - -Désolé de ne pouvoir m'expliquer, bien convaincu que le baron ne se -tairoit pas, je me déterminai à attendre patiemment la fin de cette -remontrance, que dans une autre occasion je n'aurois peut-être pas -trouvée trop longue. Le coude gauche posé sur le bras de mon fauteuil, -je mordois ma main de dépit, et mon pied droit, toujours en mouvement, -battoit la mesure sur le parquet. Mon père cependant continuoit. - -«Tu l'énerveras, la nature, au moment de la puberté, dans cet âge -critique où, travaillant au développement des organes, elle a besoin de -toutes ses forces pour achever son ouvrage. Je sais bien que l'excès des -plaisirs produira la satiété; mais le dégoût viendra trop tard -peut-être, mais déjà tu pleureras ta santé détruite, ta mémoire perdue, -ton imagination flétrie, toutes tes facultés altérées. Infortuné! tu -deviendras à la fleur de ton âge la proie des noirs chagrins, des -infirmités repoussantes; et, dans les horreurs d'une vieillesse -prématurée, tu gémiras d'être obligé de supporter le fardeau de la -vie... O mon ami, redoute ces malheurs plus communs qu'on ne pense; -jouis du présent, mais songe à l'avenir; use de ta jeunesse, mais garde -des consolations pour l'âge mûr. - -«Cependant, ajouta le baron, mon fils, peu touché de mes représentations -paternelles, auroit donné, en m'écoutant, mille signes d'impatience; il -se seroit dandiné sur son fauteuil; il m'auroit interrompu cent fois: je -n'aurois pas eu l'air de m'en apercevoir. Plus effrayé de ses dangers -que sensible à mes injures, j'aurois continué tranquillement, je lui -aurois dit: «La marquise de B...» - -On conçoit ce que je souffrois depuis un quart d'heure. Je ne pus -contenir davantage mon impatience longtemps concentrée. «Eh! mon père, -m'écriai-je, n'auriez-vous pas pu lui dire tout cela un autre jour?» Le -baron étoit naturellement violent, il se leva furieux. Craignant l'effet -d'un premier transport, je me sauvai dans le cabinet, dont je poussai la -porte sur moi. - -J'y trouvai la marquise dans une situation bien pénible. Les bras -appuyés sur le devant de mon secrétaire, elle tenoit avec ses mains ses -oreilles bouchées, et lisoit, en sanglotant, un papier posé devant elle. -Je m'approchai de ma belle maîtresse. «Oh! Madame, combien je suis -désolé!...» La marquise me regarda d'un air égaré: «Cruel enfant! -quelles fautes tu m'as fait faire!--Parlez donc plus bas.--Mais quel -châtiment j'en reçois!--De grâce, parlez plus bas.--Ton père..., ton -indigne père,... il ose...--Mon amie, vous allez vous perdre!--Mais tu -es cent fois plus cruel que lui. Tiens. Regarde cet écrit funeste,... -vois ces caractères perfides... Mes pleurs les ont effacés. (Elle me -montroit la lettre commencée pour Sophie.) - ---Faublas, cria le baron, ouvrez cette porte. Vous n'êtes pas seul dans -ce cabinet?--Pardonnez-moi, mon père.--J'entends quelqu'un vous parler. -Ouvrez cette porte.--Mon père, je ne le puis.--Je le veux; ne me laissez -pas appeler mes gens.» La marquise se leva brusquement. «Faublas, -dites-lui que vous êtes avec un de vos amis qui demande la permission de -sortir.--De sortir!--Oui, reprit-elle avec désespoir; quelque honte -qu'il y ait à sortir, il y en aura moins qu'à rester.--Mon père, je suis -avec un de mes amis qui demande la liberté de sortir.--Avec un de vos -amis?--Oui, mon père.--Eh! que ne me disiez-vous plus tôt qu'il y avoit -quelqu'un dans ce cabinet? Ouvrez, ouvrez, ne craignez rien: je suis -tranquille. Votre ami peut sortir. - ---Conduisez-moi», me dit la marquise. Elle se couvrit le visage avec ses -mains: j'ouvris la porte, nous entrâmes dans la chambre à coucher; nous -allions gagner la porte opposée qui conduisoit à l'escalier. Mon père, -étonné des précautions que l'inconnu prenoit pour se cacher, se jeta sur -notre passage; il dit à ma malheureuse amie: «Monsieur, je ne vous -demande pas qui vous êtes; mais vous permettrez au moins que j'aie -l'honneur de vous voir.--Mon père, je vous conjure pour mon ami de ne -pas exiger...--Que signifie donc ce mystère? interrompit le baron. Quel -est donc ce jeune homme qui se cache chez vous, et qui craint qu'on ne -le voie en face? Je prétends le savoir à l'instant...--Mon père, je vous -le dirai; je vous donne ma parole d'honneur que je vous le dirai.--Non, -non. Monsieur ne sortira pas que je ne le sache...» La marquise se jeta -dans un fauteuil, le visage toujours couvert de ses mains. «Monsieur, -vous avez des droits sur un fils; mais sur moi, je ne le croyois pas.» -Le baron, entendant le son clair d'une voix féminine, soupçonna enfin la -vérité. «Quoi! s'écria-t-il, il se pourroit... Oh! que je suis fâché!... -que j'ai de regrets!... que d'excuses!... Mon fils, vous devez sentir -que votre père, jaloux de vous rendre à vos devoirs, s'est permis sur le -compte de Mme la marquise de B... des expressions trop fortes que le -baron de Faublas désavoue. Mon fils, reconduisez votre ami.» - -La marquise, dès que nous fûmes dans l'escalier, donna un libre cours à -ses larmes. «Que je suis cruellement punie de mon imprudence!» -disoit-elle. Je voulus hasarder quelques mots de consolation. -«Laissez-moi! Votre barbare père est moins barbare que vous!» - -Nous étions dans le vestibule. J'ordonnai qu'on allât promptement -chercher un fiacre, et, en attendant qu'il arrivât, je fis entrer la -marquise dans la loge du suisse. Il n'y avoit qu'un instant que nous y -étions, lorsqu'un homme présenta sa figure par le vagislas[7] -entr'ouvert, et demanda si le baron étoit chez lui. La marquise se cacha -le visage dans ses mains; je me jetai devant elle pour la couvrir de mon -corps; mais tout cela ne put se faire assez promptement. M. Duportail -(car c'étoit lui) eut le temps de jeter un coup d'oeil sur la marquise. -«Monsieur, le baron est chez moi; si vous voulez prendre la peine d'y -monter, je vous rejoins dans un moment.--Oui! oui!» me répondit M. -Duportail en souriant. - - [7] Vagislas. C'est le nom qu'on donne à la vitre que les portiers - ouvrent et ferment à volonté. - -On vint nous dire que la voiture étoit à la porte. La marquise monta -promptement; je voulus m'y placer un moment auprès d'elle. «Non, non, -Monsieur, je ne le souffrirai pas.» La douleur dont je voyois son coeur -serré passa dans le mien. Je laissai tomber quelques larmes sur une de -ses mains que j'avois saisie, et qu'elle ne retiroit pas. «Ah! vous vous -croyez auprès de Sophie!» Je voulus encore entrer dans le carrosse, elle -retira sa main et me repoussa. «Monsieur, si, malgré les discours de -votre père, il vous reste encore quelque estime, quelque considération -pour moi, je vous prie de descendre et de me laisser.--Hélas! ne vous -reverrai-je donc plus?» Elle ne me répondit pas; mais ses larmes -recommencèrent à couler avec plus d'abondance. «Ma chère maman, quand -pourrai-je vous revoir? Dans quel lieu me permettrez-vous...?--Ingrat! -je suis trop sûre que vous ne m'aimez pas; mais vous devez me plaindre -au moins... Laissez-moi... Remontez chez vous, le baron vous y attend.» -Elle dit au cocher de la conduire chez Mme ***, marchande de modes, rue -***. Il fallut bien me décider à la quitter. - -Je retrouvai dans l'escalier M. Duportail qui m'y attendoit. «Mon ami, -si je suis aussi bon physionomiste que le marquis de B..., ce si joli -garçon que vous quittez, c'est sa belle moitié!... Mais qu'avez-vous -donc? vous pleurez!» Je ne sais où M. Person s'étoit fourré, nous le -vîmes tout à coup derrière nous; il me dit d'un ton suffisant: «Je -savois bien, Monsieur, que tout cela finiroit mal; vous ne faites aucun -cas de mes avis.--Vos avis, Monsieur, faites-m'en grâce... En vérité, -c'est précisément le maître d'école de La Fontaine; je me noie, et il me -sermonne!--Mais qu'est-ce donc que tout cela? reprit M. -Duportail.--Montez, montez chez moi, vous allez le savoir; mon père m'a -fait une scène!» - -En entrant, M. Duportail demanda au baron ce qu'il y avoit. «Ce qu'il y -a?» répondit mon père. Je l'interrompis. «Ce qu'il y a, Monsieur -Duportail, ce qu'il y a!... Tenez, Mme de B... étoit dans ce cabinet: -mon père entre ici, il s'assied là, il me fait des représentations, sans -doute très justes, très paternelles; mais la marquise entendoit tout, et -mon père la traitoit!... Ah! vous n'en avez pas d'idée! Moi, de peur de -compromettre une femme... honnête,... oui, honnête, quoi qu'on en puisse -dire, je n'osois m'expliquer; mais mon père connoît le profond respect -que je lui porte, jamais je ne m'en suis écarté... Eh bien, il est -témoin que je souffre, que je m'impatiente, que je lui manque... -Monsieur, il ne sent pas qu'il y a là-dessous quelque chose qui n'est -pas naturel! Il continue toujours! Il ne veut rien deviner!--Jeune -homme, répliqua le baron, votre excuse est dans vos pleurs; je vous -pardonne les reproches que vous osez me faire, à cause de la douleur -dont vous paroissez oppressé; mais plus vous semblez aimer la -marquise...--Mon père...--Monsieur! Mme de B... n'est plus là: pourquoi -donc m'interrompez-vous?... Plus vous semblez aimer la marquise, et plus -je suis mécontent de vous. Si votre coeur est préoccupé de cette -passion, c'est donc avec froideur que vous avez médité la perte d'une -fille vertueuse, d'une enfant respectable, de Sophie? Vous n'êtes donc -qu'un vil séducteur?--Mon père, entre Sophie et moi il n'y a d'autre -séducteur que l'amour.--Vous n'aimez donc pas la marquise?--Mon -père...--Monsieur, que vous soyez ou que vous ne soyez pas véritablement -attaché à Mme de B..., vous concevez que je m'en soucie peu; mais ce qui -m'importe, c'est que mon fils ne soit pas indigne de moi.--Ah! Baron! -interrompit M. Duportail.--Je ne dis rien de trop fort, mon ami. -Apprenez des choses qui vont vous étonner. Ce matin, je vais au couvent; -je trouve Adélaïde dans les larmes. Ma fille, ma chère fille, dont vous -connoissez l'aimable candeur, m'apprend que sa bonne amie est malade, et -que son frère tarde bien à apporter l'infaillible remède qu'il a promis -pour Sophie. Je la presse de s'expliquer: elle me rend le compte le plus -exact des symptômes et des effets de cette maladie que vous devinez, que -Monsieur connoît, qu'il a causée, qu'il se plaît à nourrir, qu'il -voudroit augmenter. Monsieur abuse de quelques dons naturels pour -séduire une enfant trop sensible; il prend sur son esprit un empire -absolu; il prépare par degrés son déshonneur.--Son déshonneur! le -déshonneur de Sophie?--Oui, jeune insensé, je connois les -passions...--Mon père, si vous les connoissez, vous savez que vous -déchirez mon coeur!--Mon fils, modérez cette impétuosité qui -m'offense... Oui, je connois les passions; oui, cette enfant que vous -respectez aujourd'hui, demain peut-être vous la déshonorerez, si elle a -la foiblesse d'y consentir... (Il s'adressa à M. Duportail.) La recette -que Monsieur destine à _sa jolie cousine_ sera enfermée dans un papier -soigneusement cacheté, qu'il ne faut pas que Mme Munich voie... Vous -comprenez, mon ami... Ainsi tout est prêt, la correspondance va -s'entamer: Sophie, la pauvre Sophie, déjà séduite par les yeux, va -l'être bientôt par son coeur. Elle fut trompée par une belle figure, -signe ordinaire d'une belle âme; elle va l'être par les charmes non -moins perfides d'une éloquence apprêtée; on va, dans des lettres -étudiées, affecter avec elle le langage du sentiment; Sophie, attaquée -de tous les côtés à la fois, tombera sans défense dans les piéges qu'on -lui aura tendus... Et cependant son séducteur n'a pas dix-sept ans! Et -dans un âge encore si tendre il montre déjà les goûts funestes, il -emploie les odieux talens de ces hommes aussi lâches que dépravés qui, -ne craignant pas de porter dans les familles la discorde et la -désolation, se font un barbare plaisir d'entendre les gémissemens de la -beauté malheureuse, contemplent en s'en applaudissant l'opprobre et les -anxiétés de l'innocence avilie. Voilà ce qu'auront produit les dons -naturels que je me plaisois à voir en lui, dont j'étois peut-être fier -en secret; voilà comment se réaliseront les grandes espérances que -j'avois conçues!--Mon père, croyez que j'adore Sophie...» (Le baron, -sans m'écouter, s'adressant toujours à M. Duportail:) «Et savez-vous par -quelles mains Monsieur compte faire passer ses lettres corruptrices? -Savez-vous à qui il confie l'honnête emploi de servir ses détestables -projets?... A la vertu la plus pure et la plus confiante, à l'innocente -Adélaïde, à ma chère fille, à sa soeur!--Mon père, ne me condamnez pas -sans m'entendre. Vous doutez de mes sentimens pour Sophie! Eh bien, -daignez nous unir; donnez-la-moi pour épouse.--Et vous disposez ainsi de -Sophie et de vous! Les parens de Mlle de Pontis vous connoissent-ils? -sont-ils connus de vous? Savez-vous si cet hymen leur convient? -Savez-vous s'il me convient à moi? Croyez-vous que je veuille vous -marier à votre âge? A peine sorti de l'enfance, vous prétendez à -l'honneur d'être père de famille!--Oui; et je sens qu'il vous seroit -aussi aisé de consentir à mon mariage qu'il m'est impossible de renoncer -à mon amour pour Sophie.--Monsieur, vous y renoncerez pourtant. Je vous -défends d'aller au couvent sans moi ou sans mon expresse permission, et -je vous déclare que, si vous ne changez pas de conduite, une maison de -force me répondra de vous.--Ah! si, au lieu de marier les jeunes gens -qui s'aiment, on les renfermoit, mon père, je ne serois pas au monde, et -vous seriez en prison.» - -Le baron n'entendit pas ma réponse ou feignit de ne pas l'entendre. Il -sortit; je retins M. Duportail qui se disposoit à le suivre. Je le priai -de vouloir bien être médiateur entre mon père et moi, et d'engager -surtout le baron à révoquer l'ordre cruel qui m'interdisoit les visites -au couvent. Il m'observa que les précautions dont mon père usoit étoient -assez raisonnables. «Raisonnables! voilà comme parlent toujours les gens -indifférens! Leur grand mot, c'est la raison! Monsieur, quand vous -adoriez Lodoïska, quand l'injuste Pulauski vous priva du bonheur de la -voir, vous ne trouvâtes pas ses précautions raisonnables.--Mais, mon -jeune ami, remarquez donc la différence...--Il n'y en a aucune, -Monsieur, il n'y en a pas. En France, comme en Pologne, un amant digne -de ce nom ne voit, ne connoît, ne respire que ce qu'il aime; le plus -grand malheur qu'il imagine, c'est celui d'être séparé de l'objet adoré. -Les précautions de mon père vous paroissent raisonnables; moi, je les -trouve cruelles, je ferai tout ce que je pourrai pour les rendre -inutiles. Sophie apprendra mon amour; elle l'apprendra malgré mon père; -elle en sera bien aise, et, malgré lui, malgré vous, malgré toute la -terre, nous finirons par nous marier, Monsieur, je vous le déclare, et -vous pouvez le dire au baron.--Je n'en ferai rien, mon ami, je ne veux -pas aigrir votre père, je ne veux pas vous chagriner. Dans ce moment-ci -vous avez la tête un peu exaltée, je vous laisse faire des -réflexions sages, et dès demain, sans doute, vous serez plus -raisonnable.--Raisonnable! oui, raisonnable! je m'y attendois bien.» - -Resté seul, je ne songeai qu'aux moyens d'éluder la défense du baron ou -de la rendre vaine. Censeur austère, qui me blâmez de mon indocilité, je -vous plains. Si de vos maîtresses la première ou la plus chérie ne vous -fit jamais faire de fautes, ah! c'est que vous n'avez jamais beaucoup -aimé. - - * * * * * - - - - -En y songeant mûrement, je vis que ma situation, quelque pénible qu'elle -dût me paroître, n'étoit pas désespérée. Rosambert, compatissant aux -peines de son ami, m'aideroit sans doute; Jasmin m'étoit entièrement -dévoué; et je croyois connoître assez mon petit gouverneur pour être sûr -qu'avec de l'or je ferois de lui tout ce que je voudrois. M. Duportail -paroissoit vouloir rester neutre, je n'aurois que mon père à combattre. -Mon père, occupé de son intrigue avec cette belle demoiselle de l'Opéra, -sortoit tous les soirs; il ne pouvoit donc pas me veiller de très près. -Voilà les _réflexions sages_ que je faisois: ce n'étoient pas celles que -M. Duportail m'avoit conseillées; mais je ne le trahissois pas, je -l'avois prévenu. - -Cependant il ne falloit pas dans les premiers jours heurter le baron de -front; je devois prudemment m'interdire, pendant quelque temps, les -visites au couvent; mais comment faire passer une lettre à Sophie? Cette -lettre étoit si pressée, si nécessaire! Qui la porteroit à ma jolie -cousine? Je ne voyois aucun expédient pour me tirer de cet embarras. -Parmi les ressources que je m'étois ménagées, je n'avois pas calculé -celles qui me restoient dans l'amitié d'Adélaïde. - -Une vieille femme m'apporte un billet; je l'ouvre: il est signé DE -FAUBLAS! Ah! ma chère soeur! Je baise l'écriture et je lis: - - _Je crains bien d'avoir commis tout à l'heure une indiscrétion; mon - frère, j'ai appris à mon père que vous m'aviez promis un remède qui - guériroit ma bonne amie: il s'est fâché; il a dit que c'étoit du - poison que vous prépariez pour Sophie!... Du poison!... Mon frère, en - vérité, je ne l'ai pas cru, quoique ce fût le baron qui l'assurât._ - - _J'ai conté tout cela à ma bonne amie, qui attendoit impatiemment la - recette en question. «Adélaïde, m'a-t-elle dit, vous avez eu tort d'en - parler au baron... Ce remède de votre frère n'est peut-être pas bien - bon; mais enfin nous aurions vu ce que c'est.» Au reste, mon frère, - soyez tranquille; elle ne croit pas plus que moi que vous ayez voulu - l'empoisonner._ - - _Comme j'ai vu qu'elle mouroit d'envie d'avoir la recette, je lui ai - conseillé de vous l'envoyer demander. Elle m'a encore répété ces mots - qui me chagrinent: «Adélaïde! Adélaïde! ah! que tu es heureuse!»_ - - _Cependant je suis sûre qu'elle seroit bien aise d'avoir la recette. - Envoyez-la-moi tout de suite, mon frère, je la lui remettrai, et je - vous assure que je ne parlerai de rien à personne._ - - _Donnez trois livres à la femme porteuse du billet: elle m'a dit - qu'elle ne jasoit jamais quand on lui donnoit un petit écu. Votre - soeur, etc._ - - ADÉLAÏDE DE FAUBLAS. - - P.-S. _Tâchez de me venir voir._ - -Transporté de joie, je vais à la vieille: «Madame, voilà six francs, -parce que je vais vous charger d'une réponse que je vous prie -d'attendre.» - -Je rentre dans mon cabinet, je me mets à mon secrétaire: la lettre -commencée pour Sophie est devant moi; je la vois encore mouillée de -larmes... Hélas! ces pleurs, c'est la marquise qui les a versés! Quels -discours elle a entendus! Quelle lettre elle a lue!... Pauvre vicomte de -Florville! que de chagrins mon père et moi nous t'avons donnés!... En me -disant cela, je baise le papier sur lequel la marquise a tant gémi, et -le sentiment que j'éprouve alors, s'il est moins vif que l'amour, est -cependant plus tendre que la pitié. - -Je reviens à moi, je songe à Sophie. Ce papier, détrempé en plusieurs -endroits, n'est pas présentable; il faut recommencer la lettre trois -fois écrite... Et pourquoi donc recommencer? Au nom, au seul nom de ma -jolie cousine, je sens déjà mes paupières s'humecter; je vais sangloter -en lui écrivant! Sophie saura-t-elle que deux personnes ont pleuré sur -le même papier? Moi-même pourrois-je, entre ces larmes confondues, -distinguer celles qui seront venues de la marquise de B... et celles qui -m'auront appartenu?... Ces réflexions me déterminent; je ne recommence -pas, je continue: - - _... Sophie, je n'existe plus que par toi! et cependant tu te plains! - tu gémis! tu m'accuses d'ingratitude et de cruauté! Tu crois, tu peux - croire qu'il existe au monde une femme, une seule femme comparable à - toi! une femme qu'on puisse aimer quand on connoît Sophie!_ - - _O ma jolie cousine! avec quel transport j'ai reçu la nouvelle de - votre tendresse pour moi! Mais quelle douleur j'ai ressentie en - apprenant qu'un noir chagrin consumoit vos beaux jours, altéroit vos - charmes naissans, menaçoit votre vie!... Votre vie!... Ah! Sophie, si - Faublas vous perdoit, il vous suivroit au tombeau!_ - - _Ma soeur, qui m'a dévoilé, sans le vouloir, les plus secrets - sentimens de votre âme, ma soeur m'a annoncé de votre part une - éternelle séparation... Elle m'a dit que vous ne me reverriez de la - vie... Ma Sophie! s'il étoit vrai, elle ne dureroit pas longtemps - cette vie qui me deviendrait insupportable; et vous-même! - vous-même!... Mais livrons-nous à des idées plus douces, un avenir - plus heureux nous attend. Qu'il me soit permis d'espérer que ma jolie - cousine sera bientôt mon épouse, et que, tous deux réunis, nous ne - cesserons jamais d'être amans. Je suis, avec autant de respect que - d'amour, votre jeune cousin, le chevalier DE FAUBLAS._ - -Cette lettre cachetée, il en fallut faire une autre. - - _Que vous avez bien fait de m'écrire, ma chère Adélaïde! Je suis privé - du bonheur de vous voir: le baron me défend de sortir, le baron m'a - fait une scène!... Il ne falloit pas lui parler de Sophie._ - - _Remettez promptement à ma jolie cousine le billet que je lui adresse, - et que je joins au vôtre; ne le lui remettez que quand elle sera - seule, et surtout ne parlez de cela à qui que ce soit. Adieu, ma chère - soeur, etc._ - -Je mis ces deux billets sous une même enveloppe, et je confiai le tout à -la discrétion de la vieille. - -Dès le même soir je voulus travailler à former la grande confédération -que j'avois méditée. Mon père venoit de sortir: je demandai M. Person; -il étoit allé promener aussi. Il ne rentra qu'un peu tard, et vint à moi -d'un air triomphant: «Monsieur, vous avez entendu ce matin monsieur -votre père; il m'a remis sur vous un absolu pouvoir.--Monsieur Person, -vous m'en voyez ravi. Je suis en effet trop heureux d'avoir un -gouverneur tel que vous, un gouverneur complaisant, honnête, indulgent -surtout.--Monsieur, je savois bien qu'un jour vous me rendriez -justice.--Un gouverneur plein de politesse et d'aménité...--Vous me -flattez, Monsieur.--Un gouverneur qui sent bien qu'un enfant de -seize ans ne peut être aussi raisonnable qu'un homme de -trente-cinq...--Assurément.--Un gouverneur qui connoît le coeur -humain...--Cela est vrai.--Et qui excuse, dans son élève, un -doux penchant que lui-même il éprouve.--Je ne comprends pas -trop...--Asseyez-vous, Monsieur Person; nous avons à traiter ensemble -une matière fort délicate, qui mérite toute votre attention... Parmi -tant de qualités qui brillent en vous, et dont j'aurois pu faire une -énumération plus longue, si je n'avois craint de blesser votre modestie; -parmi tant de qualités, il faut vous le dire franchement, Monsieur -Person, j'ai cru m'apercevoir qu'il vous en manquoit une, qu'on dit fort -importante, mais que je regarde comme assez inutile, moi! celle de -savoir enseigner.--Monsieur, mais...--Je ne dis pas cela pour vous -mortifier. Je suis très persuadé que ce n'est pas l'érudition qui vous -manque; mais on voit tous les jours des gens, aussi malheureux -qu'habiles, qui enseignent très mal ce qu'ils savent très bien. Vous -êtes dans ce cas-là, Monsieur Person; et, à cet égard, pour me servir -des expressions dont usoit le fameux cardinal de Retz en parlant du -grand Condé, vous ne remplissez pas votre mérite.--Oh! Monsieur, la -citation...--N'est pas tout à fait juste, je le sens bien. Vous n'êtes -point conquérant, vous! vous n'avez pas une armée à conduire! Mais -aussi, former le coeur d'un adolescent; étudier ses goûts pour les -combattre ou les diriger; amortir ou modifier ses passions, quand on n'a -pu les prévenir; polir ses manières gauches et orner son esprit inculte, -croyez-vous que cela soit une chose si facile?--Non, sûrement; je sais -que ma profession offre de grandes difficultés.--Eh bien! Monsieur, les -parens n'entendent pas cela. Ils cherchent un gouverneur qui ait tous -les talens et toutes les vertus! et ils croient que cela se trouve! -C'est un homme qu'ils payent, et c'est un dieu qu'il leur faudroit! Mais -revenons à ce qui nous touche... J'ai encore remarqué, Monsieur Person, -que votre attachement singulier pour tout ce qui porte le nom de Faublas -vous a mené trop loin.--Comment?...--Oui, cette extrême affection que -vous portez à la famille en général, vous ne l'avez pas également -reversée sur chacun de ses membres!--Je n'entends pas.--Tenez, vous avez -pour ma soeur des airs de prédilection!... Le baron appelleroit cela de -l'amour... La difficulté que vous éprouvez à enseigner, il la nommeroit -ineptie. Ce que je vous dis est exact: si j'instruisois le baron de ces -petits détails-là, vous ne resteriez pas vingt-quatre heures dans cet -hôtel. Ce seroit un grand malheur pour moi, Monsieur Person, et un plus -grand malheur pour vous. Je sais bien qu'on me chercheroit vite un autre -instituteur; mais, comme nous le disions tout à l'heure, il n'y a pas -d'homme parfait sur la terre. En supposant que le nouveau venu se -trouvât plus propre que vous à m'instruire, les premiers jours il me -donneroit avec distraction des leçons que je recevrois avec ennui; et au -diable les livres, dès que je l'aurois surpris bâillant avec moi dessus! -Cependant mon nouveau Mentor participeroit aux foiblesses de l'humanité, -il auroit des défauts ou des passions que je connoîtrois vite, parce que -je serois intéressé à les étudier. Animé des mêmes motifs, il -pénétreroit mes goûts avec le même discernement. La première semaine, -nous nous serions observés comme deux ennemis qui se craignent; au bout -de huit jours, nous nous traiterions comme deux amis également -intéressés à se ménager. Cependant vous, Monsieur Person, vous ne -trouveriez peut-être pas à faire ce que vous appelez une éducation. Je -sais que beaucoup de petits abbés qui ont moins de mérite que vous -trouvent des élèves, et même les conservent; mais tant d'autres aussi -végètent sans emploi! Vous seriez peut-être réduit à recommencer le -rudiment et la grammaire avec les enfans gâtés d'un notaire-marguillier, -d'un marchand presque échevin, ou de quelque gros employé, tous gens -trop fiers pour envoyer messieurs leurs fils à l'Université. Et, -prenez-y garde, les gens d'affaires, qui savent calculer, veulent -toujours accorder leur intérêt avec leur vanité: ils vous diront très -bien que Restaut tout entier ne vaut pas une page de Barrême; et, si -vous n'apprenez à vos petits bourgeois qu'à parler leur langue, si vous -ne possédez pas à fond la science des chiffres, le maître d'arithmétique -sera beaucoup mieux payé que vous. Je veux vous épargner ces -désagrémens-là, Monsieur. Je sens qu'il seroit dur pour le gouverneur -d'un noble de devenir le précepteur d'un roturier: je ne prétends pas -changer votre condition, mais la rendre meilleure; au lieu de diminuer -vos émolumens, je vais les augmenter.--Monsieur, je suis très -sensible... J'ai toujours bien dit que chez vous les qualités du -coeur...--Oh! les qualités du coeur! Oui, mon cher gouverneur, j'ai un -coeur extrêmement bon, extrêmement sensible... Vous savez que j'adore -Sophie! Mon père veut m'empêcher de la voir.--Mais, au fond, a-t-il -tort?--Comment! Monsieur, s'il a tort! vous me demandez s'il a tort! -Mais vous n'avez donc pas compris ce que je vous ai dit?--Pas très -bien.--Je vais m'expliquer clairement. Si vous m'êtes contraire, je -déclare au baron tout ce que je sais sur votre compte: on vous congédie, -on me donne un autre gouverneur. Si vous voulez me servir... Monsieur -Person, vous savez quelle somme le baron me donne par an pour mes menus -plaisirs; je vous en livre la moitié, et voilà un acompte (je lui -présentai six louis).--De l'argent! Monsieur, fi donc! Me prenez-vous -pour un valet?--Ne vous fâchez pas; je n'ai pas voulu vous offenser, -j'ai cru... (Je remis les six louis dans ma bourse.)--Monsieur, j'ai -beaucoup d'amitié pour vous, et ce n'est pas l'intérêt... Vous l'aimez -donc bien fort, Mlle de Pontis?--Plus que je ne saurois vous le -dire!--Et que voulez-vous que je fasse à cela, moi?--Je vous demande -seulement de prendre autant de peine pour détourner l'attention du baron -que vous en auriez pris à me tourmenter.--Monsieur, vous n'avez sur Mlle -de Pontis que des vues honnêtes,... légitimes?--Je serois un monstre si -j'en avois d'autres! Foi de gentilhomme! Sophie sera ma femme.--En ce -cas, je ne vois pas d'inconvénient...--Il n'y en a pas!--Je n'en vois -aucun, Monsieur: pour une chose si simple, vous me proposez de -l'argent!--Recevez mes excuses.--De l'argent! fi donc! Quelques présens, -passe... J'ai demeuré deux ans chez M. L...; il me faisoit de temps en -temps quelques cadeaux. Ses enfans m'en faisoient de leur côté, tout -cela s'arrangeoit assez bien. Un présent s'accepte.--Ainsi, -Monsieur Person, voilà qui est dit, je puis compter sur -vous?--Assurément.--Écoutez donc, mon cher gouverneur, j'ai une -observation à vous faire. Si ce que vous sentez pour Adélaïde est un -effet de l'amour, ne croyez pas que je l'approuve, au moins. Celui dont -je brûle pour Sophie est innocent et pur comme elle. Celui que vous -éprouveriez pour ma soeur!... Monsieur Person, prenez-y garde!... Je -suis très convaincu que la vertu d'Adélaïde la défendroit contre les -entreprises d'un suborneur; mais ces entreprises mêmes seroient un -affront!... un affront que tout le sang du coupable n'expieroit que -foiblement!--Monsieur, soyez tranquille.--Je le suis.--Monsieur, comptez -sur moi.--Mon cher gouverneur, j'y compte.» - -Person sortoit; il revint pour me dire que dans l'après-dîner il avoit -été au couvent de la part du baron. «Au couvent! Pourquoi faire?--Pour -défendre expressément à Mlle Adélaïde de paroître au parloir, quand vous -irez seul la demander.--Vous l'avez vue, Adélaïde?--Oui, Monsieur.--Elle -ne vous a rien dit?--Ah! qu'elle étoit bien fâchée de cette -défense!--Rien de plus?--Rien du tout.--Et Sophie? Avez-vous demandé -comment elle se portoit?--Beaucoup mieux depuis midi.--Et à quelle heure -avez-vous été au couvent?--A cinq heures à peu près, il y a environ -quatre heures.--Bien, fort bien.» Person s'en alla. - -Beaucoup mieux depuis midi! C'est l'heure à peu près à laquelle elle a -reçu ma lettre. Sophie! ma chère Sophie! ne te hâteras-tu pas de me -répondre? Adélaïde, tu dois être bien contente! ta bonne amie est déjà -guérie. Et, dans les transports de joie que me causoit la nouvelle d'une -cure aussi prompte, je me mis à faire des sauts, des gambades, au bruit -desquels accourut Jasmin; j'achevois un superbe entrechat quand il -ouvrit la porte: «Monsieur, je vous demande excuse; j'entendois un -vacarme! j'étois inquiet.--Jasmin, allez tout de suite chez le comte de -Rosambert, et priez-le de passer ici demain matin, sans faute.» - -Rosambert n'y manqua pas. De tous les événemens de la veille je ne lui -racontai que ceux qui se rapportoient à Sophie; il me rappela en riant -que ce n'étoit pas la jolie cousine qui étoit dans mon cabinet. Je -voulus éluder; le comte me pressa si vivement qu'il fallut tout avouer. -«C'est une femme bien étonnante que la marquise de B..., me dit-il -alors. Personne ne sait comme elle commencer agréablement une intrigue, -la filer vite, brusquer le dénouement qui ne lui déplaît pas, et que -même on peut croire nécessaire à sa constitution. Personne ne possède -mieux le grand art de retenir l'amant heureux, de supplanter une rivale -dangereuse, ou, quand la chose est impossible, de tenir du moins la -balance incertaine. Cette femme-là sait varier les plaisirs, de manière -qu'avec elle, et pour elle, un amour de six mois est un amour nouveau. -Un amour de six mois à la cour! vous concevez que c'est un vieillard -décrépit: eh bien, la marquise rajeunit ce vieillard-là! car, -quoiqu'elle m'ait quitté brusquement, je lui rends justice: elle n'est -pas volage. Je crois même lui avoir surpris quelques éclairs de -sensibilité; au fond il se pourroit qu'elle eût le coeur tendre. Son -génie intrigant s'est développé à la cour dans tous les genres. -Peut-être que, si elle fût née simple bourgeoise, au lieu d'être femme -galante, elle eût été tout bonnement femme sensible. Je vous répète -qu'elle n'est pas ce qu'on appelle volage. Je l'avois depuis six -semaines, je l'aurois peut-être gardée trois mois encore; mais votre -déguisement a tout dérangé. Un novice à instruire, un fat à corriger (il -se montroit lui-même en riant), un mari presque jaloux à duper si -plaisamment! des obstacles de toute espèce à surmonter!... elle n'a pu -résister à ces idées-là. Oui, quoique vous soyez d'une figure charmante, -je parierois que c'est surtout la difficulté de l'entreprise qui a -déterminé Mme de B... D'abord la marquise a pris à tâche de ne pas -suivre la route battue. Prendre cette semaine, avec distraction, un -amant qu'on renverra maussadement la semaine prochaine, rompre et nouer -des engagemens uniformes: voilà l'éternelle occupation de nos femmes de -qualité! Le personnage change, mais jamais la conduite de l'intrigue; on -dit, on fait sans cesse la même chose. C'est toujours une déclaration à -recevoir, un aveu à faire, quelques billets à écrire, deux ou trois -tête-à-tête à ranger, une rupture à consommer. Tout cela répété devient -d'une monotonie assommante. La marquise, au contraire, n'est pas fâchée -que le même cavalier lui reste, pourvu que le manège varie. Ce n'est pas -par le nombre de ses amans qu'elle s'affiche, c'est par la singularité -de ses aventures. Une scène ne lui paroît piquante que quand elle n'est -pas ordinaire: elle ose tout pour la produire; elle se plaît à braver -les hasards et à lutter contre les événemens. Aussi le sentiment de sa -force l'emporte-t-il quelquefois trop loin. Quelquefois il arrive que -toute son adresse ne peut lui épargner les désagrémens d'une démarche -trop imprudente. Dans son aventure avec nous, par exemple, voilà deux -terribles scènes qu'elle a essuyées. La première,... c'est moi qui l'en -ai tourmentée, et en conscience je la lui devois. Hier elle est venue -très inconséquemment chercher ici la seconde, et le hasard peut-être lui -garde la troisième; mais n'importe! La marquise, toujours supérieure aux -petites mortifications, accoutumée à considérer froidement, sous tous -les rapports, les événemens les plus fâcheux, la marquise tirera de ses -malheurs mêmes un avantage contre ses ennemis, contre sa rivale et -contre vous.--Contre sa rivale! Ah! Rosambert, Sophie sera toujours -préférée!... Mais que dites-vous de ma jolie cousine, qui ne répond -pas?--Attendez donc qu'elle ait dormi. Ne vous souvenez-vous pas qu'il y -a huit jours qu'elle n'a fermé l'oeil? Votre lettre l'a doucement -bercée... Mais laissez-la donc goûter son bonheur. Savez-vous de quoi -nous devons nous occuper?--Non.--Il faut aller acheter quelque -bijou pour le cher gouverneur: il vous a dit qu'un présent -s'acceptoit.--Vraiment oui; mais si je sors et qu'il me vienne une -lettre de Sophie?--On fera attendre la vieille messagère.--Eh bien, -allons donc vite.--Vous oubliez votre chapeau.--Vous avez raison», -répliquai-je d'un air distrait, et j'allai m'asseoir. Rosambert me prit -par le bras: «Où diable êtes-vous? A quoi rêvez-vous?--Je songeois à ce -pauvre vicomte de Florville. Qu'elle doit être affligée, la marquise! -Rosambert, croyez-vous qu'elle m'écrira?--Nous parlons de la marquise à -présent?--Oui, mon ami... Mais ne riez donc pas; répondez-moi.--Eh bien, -mon cher Faublas, je crois qu'elle ne vous écrira pas.--Vous -croyez?--Cela est très vraisemblable. La marquise s'est déjà consultée -sur votre situation présente et sur la sienne. En femme bien apprise, -elle a sans doute compris que vous ne pourriez vous dispenser de venir à -elle; elle n'ira point à vous. Elle vous attendra, soyez sûr qu'elle -vous attendra.» - -Je sonnai Jasmin: «Mon ami, tu connois l'hôtel du marquis de B...; tu -connois Justine, prends un habit bourgeois, va demander Justine, et tu -lui diras que tu viens de ma part savoir comment se porte madame la -marquise.» Rosambert, qui rioit de toutes ses forces, me dit: «Ah! c'est -que vous croyez qu'il ne seroit pas poli de la faire trop attendre? Mais -dites-moi, vous désiriez une lettre de Sophie?--Sans doute. Jasmin, nous -allons à deux pas; tu ne sortiras que quand nous serons rentrés. Jasmin, -de la discrétion! Je compte sur toi: on nous fait la guerre; l'ennemi -est là-bas: en garde! mon ami, en garde!--Oh! Monsieur, dans toutes mes -maisons j'ai toujours été du parti des enfans contre les pères.--Bien, -mon ami; sois sûr que je te récompenserai quand je serai marié avec -elle.--Marié avec madame la marquise! Monsieur!» Rosambert rioit: -«Venez, venez, mon ami, me dit-il, vous n'y êtes plus.» - -J'achetai une bague assez belle; mais, quand il fut question de nous en -aller, je ne pus jamais arracher Rosambert de la boutique. La bijoutière -étoit jolie. - -A mon retour, Jasmin me remit une lettre. La vieille n'avoit pas voulu -seulement s'asseoir, parce qu'on lui avoit défendu d'attendre une -réponse. - -Qu'on juge de ma douleur en lisant ce qui suit: - - _Si je n'avois vu mon nom vingt fois répété dans votre lettre, - Monsieur, je n'aurois jamais pu croire qu'elle me fût adressée. Je ne - m'imaginois pas que quelques mots échappés sans conséquence, - recueillis au hasard par ma bonne amie, dussent être interprétés par - son frère d'une manière si étonnante! Je n'imaginois pas que mon jeune - cousin, qui se disoit mon ami, dût me traiter jamais d'une façon si - injurieuse._ - - _Qui vous a dit que je vous aimois, Monsieur? Adélaïde? Elle n'en sait - rien. Qui vous a dit que ces mots: _cruel_, _ingrat_, _je ne le - reverrai de ma vie_, vous fussent adressés? Qui vous a dit que je - mourois de chagrin parce que vous ne m'aimiez pas? Si cela étoit, - Monsieur, il n'y auroit que moi qui pût le savoir: vous l'ai-je jamais - dit, moi, Monsieur?_ - - _Et vous avez l'air d'être sûr de votre fait! vous aimez quelqu'un, et - vous me dites que vous m'aimez parce que vous croyez que je vous aime? - Vous pensez donc me faire une grâce, quand vous me demandez mon coeur - et ma main? Monsieur, si je suis assez malheureuse pour n'inspirer - jamais que de la compassion, je serai du moins assez sage pour ne pas - aimer, ou assez discrète pour cacher mon amour; et certainement jamais - l'amant d'une autre ne sera le mien._ - - _Maintenant c'est à vous et pour vous que je dis ces mots: «Je ne vous - reverrai jamais.» Ma famille vaut bien la vôtre, Monsieur; et vous - devez me savoir quelque gré de ne pas pousser plus loin le - ressentiment de l'outrage que vous n'avez pas craint de me faire._ - -Cette fatale lettre n'étoit pas signée. Le chagrin dont elle me pénétra -est plus facile à imaginer qu'à décrire. Sophie ne m'aimoit pas! Sophie -ne vouloit plus me voir! Je tombai dans un accablement profond, dont je -ne sortis que pour verser un torrent de larmes: si du moins Rosambert -étoit là, il m'aideroit de ses conseils, il me donneroit quelque -consolation. - -Je me levai brusquement, j'essuyai mes yeux, je volai chez la -bijoutière. Elle n'étoit plus au comptoir! Rosambert n'étoit plus dans -la boutique! Je parus si fâché de ce contre-temps qu'une demoiselle de -magasin eut pitié de moi. Elle me dit que, si je voulois entrer au _café -de la Régence_, qu'elle me montra à dix pas de là, elle iroit avertir le -comte, qui n'étoit pas loin, et qui ne manqueroit pas de me rejoindre -dans une demi-heure au plus tard. - -J'entrai dans ce _café de la Régence_. Je n'y vis que des gens -profondément occupés à préparer un échec et mat. Hélas! ils étoient -moins recueillis, moins rêveurs, moins tristes que moi. Je m'assis -d'abord près d'une table, mais, l'agitation que j'éprouvois ne me -permettant pas de rester en place, bientôt je me promenai à grands pas -dans le café silencieux. Bientôt aussi l'un des joueurs, haussant la -voix, levant la tête et frottant ses mains, dit d'un ton fier: «Au -roi!--Grand Dieu! s'écria l'autre, la dame forcée! la partie perdue! Une -partie superbe!... Oui, oui, Monsieur, frottez vos mains! Vous vous -croyez un Turenne! Savez-vous à qui vous devez l'obligation de ce beau -coup? (Il se tourna de mon côté.) A monsieur. Oui, à monsieur. Maudits -soient les amoureux!» Étonné de la manière vive dont on m'apostrophoit, -j'observai au joueur mécontent que je ne comprenois pas... «Vous ne -comprenez pas! Eh bien! regardez-y; un échec à la découverte!--Eh bien! -Monsieur! qu'a de commun cet échec...--Comment! ce qu'il a de commun! Il -y a une heure, Monsieur, que vous tournez autour de moi. «Et ma chère -Sophie par-ci, et ma jolie cousine par-là...» Moi, j'entends ces -fadaises, et je fais des fautes d'écolier... Monsieur, quand on est -amoureux, on ne vient pas au _café de la Régence_.» J'allois répliquer; -il continua avec violence: «Un échec à la découverte, il faut couvrir le -roi; seul moyen de sauver... On profite des distractions que ce monsieur -me donne!... Un misérable coup de mazette! Un homme comme moi!» (Il se -retourna vers moi.) «Monsieur, une fois pour toutes, sachez que toutes -les cousines du monde ne valent pas la dame qu'on me force... Elle est -forcée! Il n'y a pas de ressource... Au diable soient la bégueule et son -doucereux amant!» - -De toutes les exclamations du joueur, la dernière fut celle qui me piqua -le plus. Emporté par ma vivacité, je m'avançai brusquement; mais, chemin -faisant, je rencontrai sur la table voisine un échiquier qui débordoit: -mes boutons l'accrochèrent, il tomba; les pièces roulèrent de tous -côtés. Voilà pour moi deux adversaires nouveaux. L'un me dit: «Monsieur, -prenez-vous quelquefois garde à ce que vous faites?» l'autre s'écrie: -«Monsieur, vous m'enlevez une partie!...--Vous? vous aviez perdu, -interrompt son adversaire.--J'avois gagné, Monsieur.--Cette partie-là, -je l'aurois jouée contre Verdoni!--Et moi, contre Philidor.--Eh! -Messieurs, ne me rompez pas la tête! je vais la payer, votre -partie!--La payer! vous n'êtes pas assez riche.--Que jouez-vous -donc?--L'honneur.--Oui, Monsieur, l'honneur. Je suis venu en poste tout -exprès pour répondre au défi de monsieur,... de monsieur qui croit -n'avoir pas d'égal! Sans vous je lui donnois une leçon!--Une leçon! eh -mais, vous êtes fort heureux que l'étourderie de monsieur vous ait -sauvé: je forçois la dame en dix-huit coups!--Et vous n'alliez pas -jusqu'au onzième, en moins de dix vous étiez mat.--Mat! mat! C'est -pourtant vous, Monsieur, qui êtes cause que l'on m'insulte!... Apprenez, -Monsieur, que dans le _café de la Régence_ on ne doit pas courir.» -(Alors un autre joueur se leva:) «Eh! Messieurs, dans le _café de la -Régence_ on ne doit pas crier, on ne doit pas parler. Quel train vous -faites!» - -D'autres encore se mêlèrent de la querelle; et, comme j'étois l'auteur -de tout le mal, chacun me gourmandoit; je ne savois plus à qui répondre, -quand Rosambert entra. Il eut beaucoup de peine à me tirer de là: nous -nous sauvâmes au _Palais-Royal_. - -Je pris Rosambert à l'écart; je lui montrai la lettre de Sophie. «Et -voilà ce qui vous afflige? me dit-il après l'avoir lue... Mais vous -devriez baiser cent fois cette lettre-là!--Ah! Rosambert, est-ce donc le -moment de plaisanter?--Je ne plaisante pas, mon ami, vous êtes -adoré.--Mais vous n'avez donc pas lu?--J'ai lu, et je vous répète que -vous êtes adoré.--Rosambert, nous sommes mal ici, revenez chez moi.» - -En chemin, le comte me dit: «Sophie a cessé ses visites au parloir à -l'époque de votre liaison avec Mme de B... C'est à cette époque aussi -que les insomnies ont commencé; c'est alors qu'elle a eu ce que -mademoiselle votre soeur appelle la fièvre. Elle a désiré la recette, -elle l'a demandée indirectement. Il y a plus, le remède avoit fait un -excellent effet, puisqu'hier, à midi, Mlle de Pontis se portoit mieux. -Il faut donc conclure de tout cela que, dans l'après-dînée d'hier, il -s'est passé quelque chose d'extraordinaire au couvent. N'en doutez pas, -mon ami, cette lettre est l'effet d'une ruse du baron, ou d'une naïveté -d'Adélaïde, ou d'une indiscrétion de M. Person. Au reste, le ton de -cette épître prouve que vous êtes aimé. Un aveu tacite est même échappé -à la jeune personne. Elle vous fait de terribles reproches! Vous avez -cru qu'elle vous aimoit! elle ne peut supporter cette idée; mais elle ne -dit nulle part qu'elle ne vous aime pas.» - -Tout ce que Rosambert me disoit me paroissoit fort raisonnable; -cependant mon coeur étoit oppressé. Les amans espèrent follement, ils -s'alarment de même. - -«Savez-vous bien, reprit le comte, qu'elle est assez bien tournée, sa -douce épître? Oh! la jolie cousine ne vous aura pas écrit dix fois que -vous trouverez son style tout à fait formé!--Rosambert, que vous êtes -cruel avec votre gaieté!» - -Jasmin rentroit chez moi en même temps que nous, il me dit qu'il venoit -de chez madame la marquise. «Eh bien, Monsieur, j'ai parlé à Mlle -Justine; elle m'a fait attendre assez longtemps, et elle est enfin -revenue me dire que madame étoit très sensible à votre attention; que -madame s'étoit sentie fort incommodée hier en rentrant, que le docteur -lui avoit trouvé un peu de fièvre ce matin.--Voyez, Rosambert, voyez -comme je suis malheureux! elles ont toutes deux la fièvre en même temps! -Celle que j'adore ne veut plus me voir!...--Et je ne verrai pas -aujourd'hui celle qui m'amuse! ajouta le comte en me contrefaisant. -Pauvre jeune homme! que je le plains!... Mon cher Faublas, -consolez-vous. Pour guérir les maux que vous avez causés, vous serez -tout seul plus docteur que tous les docteurs de la faculté. Mais, -quoique la maladie de la jolie cousine soit à peu près celle de -l'aimable marquise, je prévois cependant qu'il y aura quelque différence -dans le traitement. On cherchera dans les yeux de la jolie demoiselle -s'il n'y a pas quelque reste d'émotion; on prendra sa main pour tâter le -pouls qui pourroit être un peu élevé; peut-être même qu'il faudra voir -si sa bouche n'a rien perdu de sa fraîcheur... Mais pour la belle dame! -oh! l'examen sera plus long, plus sérieux! Vous serez obligé de la -considérer de plus près, et plus généralement... de la tête aux pieds! -mon ami!... Je crois même que la méthode de ce M. Mesmer... Oui, -Chevalier, oui, un peu de magnétisme!--De grâce! trêve de plaisanterie! -Rosambert, occupez-vous avec moi de Sophie... Tâchons d'abord de -découvrir ce qui m'a valu cette cruelle lettre; voyons ensuite par quels -moyens je pourrois avoir une entrevue, une explication avec ma jolie -cousine.--Très volontiers, mon cher Faublas; commençons par appeler M. -Person.» - -Mon père entra comme Rosambert sonnoit. Il répondit froidement aux -politesses du comte, et m'annonça, d'un ton assez brusque, que j'allois -sortir avec lui. «Les chevaux sont mis», ajouta-t-il, et, se tournant du -côté de Rosambert: «Pardon, Monsieur, mais l'heure me presse.--Demain -matin, de bonne heure», me dit le comte en nous quittant. Je suivis le -baron avec inquiétude. - -Il me conduisit chez M. Duportail. Lovzinski m'attendoit pour achever de -m'apprendre les aventures de sa vie les plus secrètes; et, de peur que -le marquis de B... ou quelque autre importun ne vînt encore nous -interrompre, il ordonna qu'on refusât la porte à tout le monde. Dès que -nous eûmes dîné, il continua ainsi le récit de ses infortunes. - - * * * * * - - - - - _Imprimé par Jouaust et Sigaux_ - POUR LA - PETITE BIBLIOTHÈQUE ARTISTIQUE - - M DCCC LXXXIV - - - - -_PETITE BIBLIOTHÈQUE ARTISTIQUE_ - - -Tirage in-16 sur papier de Hollande, plus 25 chine et 25 -whatman.--Tirage en GRAND PAPIER (in-8º), à 170 pap. de Hollande, 20 -chine, 20 whatman. - - HEPTAMÉRON de la Reine de Navarre.--DÉCAMÉRON de Boccace, - grav. de Flameng. _Épuisés._ - CENT NOUVELLES NOUVELLES, dessins de J. Garnier, grav. - par Lalauze ou reprod. par l'héliogravure. 10 fasc. 50 fr. - MANON LESCAUT, grav. d'Hédouin. 2 vol. 25 fr. - GULLIVER (Voyages de), grav. de Lalauze. 4 vol. 40 fr. - VOYAGE SENTIMENTAL, grav. d'Hédouin. 25 fr. - RABELAIS, les Cinq Livres, grav. de Boilvin. 60 fr. - PERRAULT (Contes de), grav. de Lalauze. 2 vol. 30 fr. - CONTES RÉMOIS, du Comte de Chevigné, dessins de J. Worms, - grav. par Rajon. 20 fr. - VOYAGE AUTOUR DE MA CHAMBRE, de X. de Maistre, grav. - d'Hédouin. 20 fr. - ROMANS DE VOLTAIRE, grav. de Laguillermie. 5 fascicules. 45 fr. - ROBINSON CRUSOÉ, grav. de Mouilleron. 4 vol. 40 fr. - PAUL ET VIRGINIE, grav. de Laguillermie. 20 fr. - GIL BLAS, grav. de Los Rios. 4 vol. 45 fr. - CHANSONS DE NADAUD, grav. d'Ed. Morin. 3 vol. 40 fr. - PHYSIOLOGIE DU GOUT, grav. de Lalauze. 2 vol. 60 fr. - LE DIABLE BOITEUX, grav. de Lalauze. 2 vol. 30 fr. - ROMAN COMIQUE, grav. de Flameng. 3 vol. 35 fr. - CONFESSIONS de Rousseau, grav. d'Hédouin, 4 vol. 50 fr. - MILLE ET UNE NUITS, grav. de Lalauze. 10 vol. 90 fr. - LES DAMES GALANTES, dessins d'Ed. de Beaumont, gravés par - Boilvin. 3 vol. 40 fr. - LES FACÉTIEUSES NUITS DE STRAPAROLE, dessins de J. Garnier, - gravés par Champollion. 4 vol. 45 fr. - BEAUMARCHAIS: _Mariage de Figaro_, _Barbier de Séville_. - Dessins d'Arcos, gravés par Monziès, 2 vol. 32 fr. - DIABLE AMOUREUX, grav. de Lalauze. 1 vol. 20 fr. - CONTES D'HOFFMANN, grav. de Lalauze. 2 vol. 36 fr. - - -NOTA.--_Les prix indiqués sont ceux du format in-16. S'adresser à la -librairie pour les autres exemplaires._ - - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Les amours du chevalier de Faublas, -tome 1/5, by Jean-Baptiste Louvet de Couvray - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AMOURS DU CHEVALIER DE FAUBLAS, TOME 1 *** - -***** This file should be named 61920-8.txt or 61920-8.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/1/9/2/61920/ - -Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed -Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by The -Internet Archive/Canadian Libraries) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm -concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, -and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive -specific permission. If you do not charge anything for copies of this -eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook -for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, -performances and research. They may be modified and printed and given -away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks -not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the -trademark license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or -destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your -possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a -Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound -by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the -person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph -1.E.8. - -1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be -used on or associated in any way with an electronic work by people who -agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few -things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works -even without complying with the full terms of this agreement. See -paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project -Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this -agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm -electronic works. See paragraph 1.E below. - -1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the -Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection -of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual -works in the collection are in the public domain in the United -States. If an individual work is unprotected by copyright law in the -United States and you are located in the United States, we do not -claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, -displaying or creating derivative works based on the work as long as -all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope -that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting -free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm -works in compliance with the terms of this agreement for keeping the -Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily -comply with the terms of this agreement by keeping this work in the -same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when -you share it without charge with others. - -1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern -what you can do with this work. Copyright laws in most countries are -in a constant state of change. If you are outside the United States, -check the laws of your country in addition to the terms of this -agreement before downloading, copying, displaying, performing, -distributing or creating derivative works based on this work or any -other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no -representations concerning the copyright status of any work in any -country outside the United States. - -1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: - -1.E.1. The following sentence, with active links to, or other -immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear -prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work -on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the -phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, -performed, viewed, copied or distributed: - - This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and - most other parts of the world at no cost and with almost no - restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it - under the terms of the Project Gutenberg License included with this - eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the - United States, you'll have to check the laws of the country where you - are located before using this ebook. - -1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is -derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not -contain a notice indicating that it is posted with permission of the -copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in -the United States without paying any fees or charges. If you are -redistributing or providing access to a work with the phrase "Project -Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply -either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or -obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm -trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. - -1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted -with the permission of the copyright holder, your use and distribution -must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any -additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms -will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works -posted with the permission of the copyright holder found at the -beginning of this work. - -1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm -License terms from this work, or any files containing a part of this -work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. - -1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this -electronic work, or any part of this electronic work, without -prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with -active links or immediate access to the full terms of the Project -Gutenberg-tm License. - -1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, -compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including -any word processing or hypertext form. However, if you provide access -to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format -other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official -version posted on the official Project Gutenberg-tm web site -(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense -to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means -of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain -Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the -full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. - -1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, -performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works -unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. - -1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing -access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works -provided that - -* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from - the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method - you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed - to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has - agreed to donate royalties under this paragraph to the Project - Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid - within 60 days following each date on which you prepare (or are - legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty - payments should be clearly marked as such and sent to the Project - Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in - Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg - Literary Archive Foundation." - -* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies - you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he - does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm - License. You must require such a user to return or destroy all - copies of the works possessed in a physical medium and discontinue - all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm - works. - -* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of - any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the - electronic work is discovered and reported to you within 90 days of - receipt of the work. - -* You comply with all other terms of this agreement for free - distribution of Project Gutenberg-tm works. - -1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project -Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than -are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing -from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The -Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm -trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. - -1.F. - -1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable -effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread -works not protected by U.S. copyright law in creating the Project -Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm -electronic works, and the medium on which they may be stored, may -contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate -or corrupt data, transcription errors, a copyright or other -intellectual property infringement, a defective or damaged disk or -other medium, a computer virus, or computer codes that damage or -cannot be read by your equipment. - -1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right -of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project -Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project -Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all -liability to you for damages, costs and expenses, including legal -fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT -LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE -PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE -TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE -LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR -INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH -DAMAGE. - -1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a -defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can -receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a -written explanation to the person you received the work from. If you -received the work on a physical medium, you must return the medium -with your written explanation. The person or entity that provided you -with the defective work may elect to provide a replacement copy in -lieu of a refund. If you received the work electronically, the person -or entity providing it to you may choose to give you a second -opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If -the second copy is also defective, you may demand a refund in writing -without further opportunities to fix the problem. - -1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth -in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO -OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT -LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. - -1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied -warranties or the exclusion or limitation of certain types of -damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement -violates the law of the state applicable to this agreement, the -agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or -limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or -unenforceability of any provision of this agreement shall not void the -remaining provisions. - -1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the -trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone -providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in -accordance with this agreement, and any volunteers associated with the -production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm -electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, -including legal fees, that arise directly or indirectly from any of -the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this -or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or -additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any -Defect you cause. - -Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm - -Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. - -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's -goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg-tm and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at -www.gutenberg.org - - - -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the -mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its -volunteers and employees are scattered throughout numerous -locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt -Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to -date contact information can be found at the Foundation's web site and -official page at www.gutenberg.org/contact - -For additional contact information: - - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular -state visit www.gutenberg.org/donate - -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. - -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. - -Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation -methods and addresses. Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. To -donate, please visit: www.gutenberg.org/donate - -Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. - -Professor Michael S. Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our Web site which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. - diff --git a/old/61920-8.zip b/old/61920-8.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 097f647..0000000 --- a/old/61920-8.zip +++ /dev/null diff --git a/old/61920-h.zip b/old/61920-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 63b34ed..0000000 --- a/old/61920-h.zip +++ /dev/null diff --git a/old/61920-h/61920-h.htm b/old/61920-h/61920-h.htm deleted file mode 100644 index e5b56b2..0000000 --- a/old/61920-h/61920-h.htm +++ /dev/null @@ -1,8883 +0,0 @@ -<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" - "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> - -<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> -<head> -<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" /> -<title> - The Project Gutenberg eBook of Les amours du chevalier de Faublas, tome 1/5, by Louvet de Couvray. -</title> -<link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> -<style type="text/css"> - -p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em; - margin: .3em 0;} - -h1 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; } -h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; } -.t1 { text-align: center; text-indent: 0; font-size: 160%; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; } - -div.c, p.c { text-align: center; line-height: 2em; text-indent: 0; - margin: 1em 0; } - -.large { font-size: 130%; } -.small, small { font-size: 90%; } -.xsmall { font-size: 70%; } - -.i { font-style: italic; } -i em, i .sc, .i em, .i .sc { font-style: normal; } -i sup { padding-left: .25em; font-style: normal; } - -.sc { font-variant: small-caps; } - -.ind { margin: 1em 0 1em 10%; } - -p.sign { margin: 1em 5% 1em 20%; text-align: right; } -p.drap { padding-left: 1.5em; text-indent: -1.5em; } - -hr { width: 20%; margin: 1em 40%; } - -.fnanchor { font-size: 70%; vertical-align: top; padding-left: .15em; - text-decoration: none; font-style: normal; font-weight: normal; -} -.footnote { font-size: 90%; margin: 1em 0 1em 20%; } -.footnote .label { } - - -a { text-decoration: none; } - -sup { font-size: smaller; vertical-align: .4em; } - -li { list-style: none; } - -table { margin: 1em auto; } -td { vertical-align: top; } -td.r { text-align: right; } -td.ind { text-indent: 1.5em; margin: 0; padding: .3em 0 0 0; } - -td.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; text-align: left; } -td.num { text-align: right; vertical-align: bottom; padding-left: 1em; } - - - -.ugap { margin-top: 1em; } -div.gap, p.gap { margin-top: 2.5em; } -.break, .chapter { margin-top: 4em; } - -div.figc { text-align: center; margin: 1em 0; } -img { max-width: 100%; } -div.legende { text-align: center; } - -@media screen { - body { max-width: 40em; width: 80%; margin: 0 auto; } -} - -@media handheld { - .break, .chapter { page-break-before: always; } - .top4em { padding-top: 4em; } - .nobreak { page-break-before: avoid; } - .hidehand { display: none; } -} - - - -</style> -</head> -<body> - - -<pre> - -The Project Gutenberg EBook of Les amours du chevalier de Faublas, tome 1/5, by -Jean-Baptiste Louvet de Couvray - -This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most -other parts of the world at no cost and with almost no restrictions -whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of -the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Les amours du chevalier de Faublas, tome 1/5 - -Author: Jean-Baptiste Louvet de Couvray - -Contributor: Hippolyte Fournier - -Illustrator: Paul Avril - -Release Date: April 25, 2020 [EBook #61920] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AMOURS DU CHEVALIER DE FAUBLAS, TOME 1 *** - - - - -Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed -Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by The -Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - - -</pre> - -<div class="figc hidehand"><img src="images/cover.jpg" alt="" /></div> -<div class="break"></div> - - -<p class="t1 top4em">LES AMOURS<br /> -<span class="small">DU CHEVALIER</span><br /> -<span class="large">DE FAUBLAS</span></p> - -<div class="figc"><img src="images/nonbene.png" alt="[Vignette: NON BENE QUI SEMPER AMAT]" /></div> -<p class="c">TOME PREMIER</p> - -<p class="c">PARIS, M DCCC LXXXIV</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em">TIRAGE A PETIT NOMBRE</p> - -<p>Plus 25 exemplaires sur papier de Chine et 25 sur -papier Whatman, avec <i>double épreuve</i> des gravures.</p> - - -<p class="gap">Il a été fait un tirage en <span class="sc">Grand Papier</span>, ainsi composé:</p> - -<table summary=""> -<tr> -<td class="r">10</td> -<td>exemplaires</td> -<td>sur papier du Japon (n<sup>os</sup> 1 à 10).</td> -</tr> -<tr> -<td class="r">20</td> -<td class="c">—</td> -<td>sur papier de Chine (n<sup>os</sup> 11 à 30).</td> -</tr> -<tr> -<td class="r">20</td> -<td class="c">—</td> -<td>sur papier Whatman (n<sup>os</sup> 31 à 50).</td> -</tr> -<tr> -<td class="r">170</td> -<td class="c">—</td> -<td>sur papier de Hollande (n<sup>os</sup> 51 à 220).</td> -</tr> -<tr> -<td>——</td> -<td> </td> -<td> </td> -</tr> -<tr> -<td class="r">220</td> -<td colspan="2">exemplaires, numérotés.</td> -</tr> -</table> - -<p class="gap">Pour ce dernier tirage, les gravures se trouvent en <i>triple -épreuve</i> dans les exemplaires sur papier du Japon, et en -<i>double épreuve</i> dans les exemplaires sur papier de Chine et -sur papier Whatman.</p> - -<div class="break"></div> - -<div class="figc"><img src="images/frontis.jpg" alt="" /> -<div class="legende small">LOUVET DE COUVRAY</div> -</div> -<div class="break"></div> - - -<h1>LES AMOURS<br /> -<span class="small">DU CHEVALIER</span><br /> -<span class="large">DE FAUBLAS</span></h1> - -<p class="c"><span class="small">PAR</span><br /> -<span class="large">LOUVET DE COUVRAY</span></p> - -<p class="c"><span class="small">AVEC UNE</span><br /> -<span class="large">PRÉFACE PAR HIPPOLYTE FOURNIER</span></p> - -<p class="c"><i class="large">Dessins de Paul Avril</i><br /> -GRAVÉS A L'EAU-FORTE PAR MONZIÈS</p> - -<div class="c"><img src="images/jouaust.png" alt="[Marque d'imprimeur: IOVAVST]" /></div> -<p class="c"><span class="large">PARIS</span><br /> -LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES<br /> -Rue Saint-Honoré, 338</p> - -<p class="c"><span class="small">M DCCC LXXXIV</span></p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2>NOTE DE L'ÉDITEUR</h2> - - -<p>S'il y a des personnes qui valent mieux que -leur réputation, il existe aussi des œuvres -littéraires qui se trouvent dans le même cas, -et parmi ces dernières figurent certainement -les <i>Amours du chevalier de Faublas</i>, de -Louvet de Couvray. Depuis longtemps nous étions sollicité -de les faire entrer dans notre <i>Petite Bibliothèque Artistique</i>; -mais, nous devons l'avouer humblement, nous en rapportant -beaucoup trop au mauvais renom de ce curieux roman, -duquel nous ne conservions qu'un souvenir assez confus, -nous avions hésité jusqu'à présent à lui donner asile. Une -lecture complète et attentive nous l'a montré d'une telle -innocuité, en comparaison de certains romans célèbres d'aujourd'hui, -répandus par milliers, que nous n'avons plus -éprouvé de scrupule à publier des <i>Amours du chevalier de -Faublas</i> une édition tirée à très petit nombre, relevée par le -mérite d'une véritable collaboration artistique, et que son -prix élevé rendît inabordable aux acheteurs entre les mains -desquels le roman aurait pu présenter quelque danger. -Nous avons été confirmé dans notre opinion par des personnes -d'un jugement sûr et d'une indiscutable honorabilité, -au nombre desquelles nous citerons notre ami, M. Hippolyte -Fournier, l'un des représentants les plus sérieux et les plus -honnêtes de la critique contemporaine, qui a bien voulu -nous offrir de présenter notre édition au public.</p> - -<p>Dans une préface où il a discuté la valeur littéraire du -<i>Faublas</i> et recherché les conditions dans lesquelles il s'est -produit, notre érudit collaborateur s'est attaché à dissiper les -injustes préventions accumulées contre une œuvre dont les -détails licencieux, tout à fait accessoires, sont traités avec -une délicatesse qui les garde d'être trop choquants. Placée -entre la dépravation de la société finissante du XVIII<sup>e</sup> siècle -et l'agitation révolutionnaire qui portait en elle les germes -d'une société nouvelle, l'époque où a vécu Louvet se trouvait -quelque peu hésitante sur la question des principes, -et son roman a dû s'en ressentir; mais c'est aussi parce -qu'il donne un tableau fidèle des mœurs du temps qu'il est -précieux à conserver. Il n'en est pas moins vrai, d'ailleurs, -qu'il a été écrit sous la préoccupation constante d'une idée -morale qui se fait jour à chaque instant dans le récit, pour -arriver à cette conclusion: qu'un amour véritable finit par -triompher de toutes les séductions et que le port de salut -se trouve dans le mariage et dans la vie de famille.</p> - -<p>Il y a eu plusieurs éditions des <i>Amours de Faublas</i>, tant -avant qu'après la mort de Louvet. Nous avons suivi le texte -de la troisième, revue par lui, et publiée l'an VI de la République, -en 4 volumes in-8<sup>o</sup>, avec figures de Marillier. -Elle se vendait «chez l'auteur, rue de Grenelle-Germain, -vis-à-vis la rue de Bourgogne, ci-devant hôtel de Sens, -n<sup>o</sup> 1495». Malheureusement, elle est d'une impression assez -fautive, et nous avons dû, pour rétablir quelques passages -tronqués, recourir aux autres éditions.</p> - -<p>Pour les dessins dont nous voulions orner notre publication, -il fallait, avec une connaissance exacte de l'époque, -beaucoup de tact et un goût fin et délicat. Nous avons -trouvé ces qualités réunies chez M. Paul Avril, qui est un -nouveau venu dans notre collection, mais que de précédents -travaux avaient déjà signalé à l'attention des connaisseurs. -Ses compositions ont été très intelligemment gravées par -M. Monziès, et l'heureuse association de ces deux artistes -a produit une série de gravures qu'on dirait bien plutôt des -planches retrouvées du XVIII<sup>e</sup> siècle qu'une œuvre exécutée -de nos jours. Dans le choix des sujets, qui doivent être la -traduction aussi exacte et aussi complète que possible de -l'œuvre qu'ils accompagnent, nous avons cherché à nous -tenir autant éloigné d'une pruderie trop exclusive que de la -recherche des scènes légères, pour lesquelles il faut toujours -qu'un éditeur s'impose la plus grande réserve.</p> - -<p>Nous pensons donc, grâce aux soins de toute sorte apportés -à la publication de l'œuvre de Louvet, en avoir -donné une édition sérieuse, que sa valeur littéraire et son -mérite artistique rendront également recommandable.</p> - -<p class="sign">D. J.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2>PRÉFACE</h2> - - -<p class="i">Cet aimable chevalier de Faublas, un peu -fou, très tendre, sincèrement épris, avec -une pointe du libertinage particulier à -son époque, est, selon nous, un des -héros calomniés ou plutôt incompris de notre littérature.</p> - -<p class="i">L'opinion générale, dirigée depuis longtemps par -quelques pontifes de la critique contemporaine, Jules -Janin en tête, n'a voulu voir dans le personnage -présenté par Louvet que le type des vices et de la -mollesse dépravante du XVIII<sup>e</sup> siècle.</p> - -<p class="i">Mais, nous demandera-t-on peut-être, qu'est-ce -alors que Faublas, si ce n'est pas cela?</p> - -<p class="i">Faublas, c'est tout simplement, habillée à la mode -du XVIII<sup>e</sup> siècle, la jeunesse insouciante du lendemain -qui s'en va droit devant elle les lèvres avides de -baisers et pleines de sourires, c'est l'adolescent chercheur -de caresses, léger et changeant sans doute, -mais si aimant que toujours un souffle venu de son -cœur attise l'ardeur de sa fantaisie. Voir en cet être -qui ne calcule ni ne réfléchit, qui se livre tout entier, -corps et âme, aux maîtresses dont les bras ne peuvent -se détacher de son cou; voir en cet enfant câlin, qui -devient moralement homme par le remords et la douleur, -uniquement le type des vices dépravants du -XVIII<sup>e</sup> siècle, comme nous le disions tout à l'heure, -c'est vraiment teinter de couleurs trop sombres la jolie -figure de ce juvénile amoureux.</p> - -<p class="i">Toujours est-il que, considérée comme un prétexte -à tableaux érotiques et à scènes immorales, l'œuvre -charmante, fine et amusante de Louvet s'est vue, -enserrée qu'elle a été, en outre, entre le romantisme et -le naturalisme triomphants, anathématisée d'abord, -puis dédaignée enfin par la société tout entière du -XIX<sup>e</sup> siècle.</p> - -<p class="i">C'est donc à la fois un acte de justice et une heureuse -inspiration de lettré que de rééditer d'une façon -exceptionnellement artistique, qui le remettra forcément -en lumière, un ouvrage que sa réserve d'expressions -recommande aux délicats, et que son -caractère propre, intéressant jusque dans le suranné -qu'imprime au style l'archaïsme de certaines phrases, -classe au nombre des spécimens curieux de la littérature -légère de la fin du XVIII<sup>e</sup> siècle.</p> - -<p class="i">Espérer que personne ne fera reproche à l'éditeur -et à nous de patronner un livre longtemps mis à -l'index, ce serait peu connaître la gent humaine.</p> - -<p class="i">Nous aurons contre nous les faux austères qui -crient au scandale, qui se voilent la face à chaque -occasion plus ou moins fondée, en ayant soin, bien -entendu, d'écarter les doigts pour ne pas perdre un -mot des ardentes pages contre lesquelles ils fulminent -en public tout en les goûtant fort en particulier; -nous aurons encore contre nous les cyniques de -lettres qui trouveront Louvet mignard et fade, parce -qu'il a évité d'être grossier. Mais le contingent des -lecteurs sur les suffrages desquels nous basons le -nouveau succès que ne peut manquer d'avoir <span class="sc">Faublas</span> -verra, nous en sommes convaincu, les choses de plus -haut. A travers les ivresses d'un jeune homme étourdi -et sensible, pour parler le langage de Louvet, l'esprit -critique de la génération actuelle, si merveilleusement -développé, saura percevoir les tendances, très évidentes -d'ailleurs, de l'auteur vers des conclusions beaucoup -plus morales qu'on ne l'a cru jusqu'ici.</p> - -<p class="i">Jamais personne n'a été autant lui-même dans ses -écrits que Louvet, et jamais personne, soit qu'on -interroge sa vie privée, soit qu'on étudie ses œuvres, -fût-ce les plus risquées, ou les actes de sa carrière -politique, fût-ce les plus susceptibles de discussion, -ne s'est plus instinctivement élevé, pourrait-on dire, -au-dessus des idées de son temps.</p> - -<p class="i">Ce lecteur assidu de Voltaire et de Rousseau, cet -enthousiaste de M<sup>me</sup> Roland, cet amant violemment -épris de la compagne quasi héroïque qu'il désigne -discrètement dans ses mémoires sous le pseudonyme -de Lodoïska, nom donné par lui à la seule héroïne -sans tache du <span class="sc">Faublas</span>; Louvet, en un mot, tout fils -de son siècle qu'il s'est montré, n'a été ni un sceptique, -ni un blasé, ni un sanguinaire, ni un libertin -endurci.</p> - -<p class="i">Né tendre, loyal, courageux, sensible et constant, -il possédait un ensemble de nobles qualités qui eussent -fait de lui, au XVII<sup>e</sup> siècle, le type du parfait honnête -homme, et à toute autre époque, où la vertu -vraie n'était point systématiquement bafouée, il eût -pu atteindre, en la méritant à tous égards, la réputation -d'homme de bien.</p> - -<p class="i">Ce qu'il y eut de mauvais en lui vint de son temps, -non de son caractère, qui fut, en maintes circonstances, -supérieur à son temps.</p> - -<p class="i">Louvet romancier, Louvet révolutionnaire, Louvet -conteur galant ou girondin traqué, apparaît, en -effet, sincère dans ses convictions, généreux dans ses -illusions, fidèle à son culte de tous les héroïsmes que -comporte l'amour de l'humanité, à sa croyance dans -les abnégations infatigables de l'amitié et de la -passion partagée.</p> - -<p class="i">Lorsque Louvet conventionnel votera la mort de -Louis XVI en demandant le sursis, en le demandant -de bonne foi, avec l'espoir que la leçon donnée de la -sorte à la royauté ne coûtera pas la vie au roi; -lorsqu'il invectivera, non en insulteur vendu, mais en -patriote indigné, le tout-puissant et rancunier Robespierre, -Louvet restera bien lui-même: humanitaire en -principes, énergique dans ses actes, exalté dans ses -élans.</p> - -<p class="i">Lorsque, consacrant avec bonheur, par un mariage -régulier, le lien illégitime qui l'unissait à sa «Lodoïska», -il affirmera la droiture de ses intentions, -la fermeté de ses sentiments, son respect de la -légalité, c'est encore sous une impulsion absolument -personnelle qu'il agira.</p> - -<p class="i">En politique, en amour, comme aussi en littérature, -l'homme primitif, surgissant sans cesse chez -Louvet aux côtés de l'homme social, dominera ce -dernier, le conseillera, le retiendra sur la pente que -le courant général rendait si glissante et si dangereuse -même pour les gens de bon vouloir.</p> - -<p class="i">Pour apprécier sûrement son livre et sa vie, il faut -dans les deux faire la part du feu, ou, ce qui serait -plus exact, la part du temps: enfant du XVIII<sup>e</sup> siècle -finissant, Louvet eut les entraînements lascifs, les -frivolités regrettables, les colères folles, les exaltations -fâcheuses des phases diverses que marquèrent -les années contenues entre 1760 et 1797, dates dont -l'une rappelle sa naissance et l'autre sa mort; mais -il eut également des admirations fécondes, des idées -neuves et généreuses, des délicatesses exquises de cœur -et d'esprit, qui, jointes au grand amour par lequel fut -charmée et ennoblie sa trop courte existence remplie -de si romanesques péripéties, le gardèrent foncièrement -des corruptions qu'il savait si bien dépeindre, et -stigmatiser à l'occasion.</p> - -<p class="i">Déclassé par le fait des revers de fortune qui -atteignirent sa famille, dont l'origine nobiliaire n'est -nullement contestée, Louvet de Couvray, après avoir -passé dans la boutique de papeterie que ses parents -tenaient au coin de la rue des Écrivains une enfance -attristée par les préférences de son père pour un fils -aîné, se trouva lancé en pleine société de l'ancien -régime, à l'heure où, plus brillante, plus frivole, plus -emportée que jamais vers les plaisirs des sens et de -l'esprit, elle jouissait de son reste.</p> - -<p class="i">Heure étrange de décadence sociale, parée du -charme morbide et grisant de ce qui va finir dans -une dernière et trop ardente poussée de vie; heure de -fièvre précédant la convulsion suprême qui allait -briser cette aristocratie, sur les lèvres de laquelle se -retrouvaient à la fois la grimace railleuse de Voltaire, -le sourire licencieux de la Dubarry, l'outrecuidante -et spirituelle impertinence de Rivarol, tandis qu'au -fond, en cherchant bien, derrière le sourire, on -sentait sourdre les découragements du vice, si imparfaitement -voilé, d'ailleurs, par les emphatiques envolées -du faux idéal de passion inventé par Rousseau.</p> - -<p class="i">A cette heure-là, l'œuvre de la période philosophique, -en ce qu'elle eut de néfaste, était parachevée, -et celle de la période révolutionnaire, avec -tous ses fruits connus, était en germe.</p> - -<p class="i">Les causeries pétillantes de verve des salons, les -aventures libertines des boudoirs, les sentimentalités -des correspondances amoureuses que se préparaient -à troubler les clameurs populacières de la foule -ameutée autour des échafauds, les éventualités tragiques -de l'exil et de l'incarcération, les liaisons -faites de caprice sensuel qu'allaient remplacer les -dévouements sublimes des tendresses nées de l'épreuve -et de la douleur, toute cette fantasmagorie chatoyante -d'un monde pimpant, étincelant, paré, philosophant -et marivaudant, vivant dans un nuage de poudre à -la maréchale, pivotant allègrement sur ses talons -rouges au bord du plus effroyable des précipices que -l'imprévoyance d'une génération puisse creuser; tel -fut le milieu où s'épanouit la jeunesse de Louvet, -où s'éveillèrent ses curiosités et ses ardeurs d'adolescent, -ses rêves de succès littéraires.</p> - -<p class="i">Lorsqu'il publia, en 1787, la première partie du -<span class="sc">Faublas</span>, qui ne devait être entièrement terminé qu'en -1789, Louvet n'avait pas vingt-huit ans.</p> - -<p class="i">Entré vers sa dix-septième année, comme secrétaire, -chez M. Dietrick, minéralogiste distingué, le fils du -papetier n'en était pas à ses débuts, du reste, lorsqu'il -écrivit son célèbre roman. Déjà un triomphe -éclatant avait mis en lumière Louvet, chargé, tout en -rédigeant pour son maître des mémoires qui parurent -imprimés dans le recueil de l'Académie, de prendre -en main les intérêts d'une candidate au prix Monthyon.</p> - -<p class="i">Récemment fondé, ce prix allait être donné pour -la première fois, lorsqu'on s'adressa au jeune secrétaire -de M. Dietrick pour présenter et soutenir les -droits d'une pauvre servante devenue l'appui volontaire -de ses maîtresses tombées dans une affreuse -misère.</p> - -<p class="i">Il était d'usage, alors, que les titres des concurrents -fussent discutés dans les feuilles publiques. -Louvet, de la plume alerte qui devait plus tard -conter des aventures d'alcôve, retraça en des lignes -émues l'histoire d'un cœur simple, honnête et dévoué; -sa cliente fut choisie, acclamée, grâce à l'éloquence -avec laquelle il avait mis en relief ses mérites, et le -hasard, qui crée parfois de piquantes antithèses, fit -que le nom de l'auteur des <span class="sc">Amours de Faublas</span> resta -intimement lié au souvenir du prix de vertu décerné -pour la première fois.</p> - -<p class="i">Est-ce à dire qu'en ce temps-là Louvet offrait, -pour son compte, des conditions capables de lui faire -octroyer la récompense qu'il avait charitablement obtenue -pour une autre?</p> - -<p class="i">Son ombre sourirait finement, en se profilant railleuse -dans la pénombre du passé, si cette illusion -naïve pouvait nous venir.</p> - -<p class="i">Tout porte à croire, au contraire, que le fougueux -adolescent, séparé de l'amie d'enfance objet de ses -premières et de ses dernières tendresses, essayait alors -de donner le change au chagrin qu'il avait de savoir -Lodoïska mariée, en dépensant en menue monnaie -quelque peu du trésor d'amour que, malgré tout, il -ne cessa de garder pour elle.</p> - -<p class="i">Le chevalier de Faublas n'est pas, ainsi qu'on l'a -supposé longtemps, le portrait de cet abbé de Choisy -qui s'habilla et vécut en femme pendant plusieurs -années, et qui devait mêler aux travaux historiques -qu'il a laissés le souvenir d'une existence scandaleuse. -Faublas, on n'en doute plus maintenant, c'est -Louvet peint par lui-même, c'est Louvet à dix-sept -ans, mignon, charmant, bien pris dans sa petite -taille si favorable à ces déguisements féminins, dont -il portait les atours à rendre jalouses Dorimène et -Cydalise; Faublas, c'est Louvet avec ses cheveux -blonds, avec ses yeux bleus langoureux ou rieurs, au -regard tantôt caressant et timide comme celui d'un -enfant, tantôt loyal et fier comme celui d'un gentilhomme, -et plus tard fulgurant d'une noble colère, -alors que le coureur de ruelles, amendé et devenu -conventionnel, se dressa, éloquent et hardi, en accusateur -devant Robespierre.</p> - -<p class="i">Et c'est justement parce que Faublas n'est autre -que Louvet qu'on rencontre dans un livre licencieux -au premier chef ces conclusions morales, faciles à tirer, -dont nous avons précédemment souligné l'existence.</p> - -<p class="i">Tirer une moralité des amours du chevalier de -Faublas! vous nous la baillez belle, dira peut-être -la critique, si elle daigne un jour réfuter nos allégations. -Où donc cette moralité-là, s'il vous plaît, -a-t-elle pu, dans l'espèce, se nicher?</p> - -<p class="i">Serait-ce, par hasard, dans le boudoir théâtre -des capitulations savantes de la marquise de B…, -dans la gorgerette largement entre-bâillée de la petite -de Mésanges, sur le visage mutin de Justine, dans -la fameuse grotte où M<sup>me</sup> de Lignolle devine et -joue, en compagnie de Faublas, des charades d'une -saveur si ultra-gauloise que le romancier est obligé -d'en donner la teneur en italien, n'osant l'exprimer -en français? Est-ce sur les lèvres de Sophie -recevant, dans le parloir de son couvent, le premier -baiser de Faublas? Oui et non.</p> - -<p class="i">Non, si l'on ne veut considérer que les côtés sensuels -de l'œuvre. Oui, si l'on prend la peine d'en approfondir -les bons vouloirs, sans s'attarder plus que de -raison aux peintures.</p> - -<p class="i">Que voit-on, en réalité, dans les conséquences -logiques des situations du <span class="sc">Faublas</span>? On voit l'inconduite -punie, la passion malsaine purifiée par les -souffrances du remords, le mariage d'amour présenté -non comme un paradis destiné à être perdu, -mais comme la sûre étape qui mène au paradis retrouvé.</p> - -<p class="i">Tandis que, bien après Louvet, les romantiques -déifieront les liaisons illégitimes qui s'affichent au -grand jour, et qu'actuellement le naturalisme, en -réduisant l'amour à l'état d'une fonction exclusivement -animale, grossièrement impérieuse, en excuse -l'assouvissement bestial, l'auteur de <span class="sc">Faublas</span>, contemporain -pourtant d'une époque plus relâchée de -mœurs que la nôtre, a su se montrer moraliste d'intentions -et raffiné de sentiments. On sent dans l'écrivain -un respect de soi et des autres qui l'arrête à -propos sur la limite qui sépare le licencieux de -l'obscène, qui le maintient, sans danger que le pied -lui glisse, sur le bord de l'ornière au fond de -laquelle les pourceaux d'Épicure s'embourbent à -plaisir.</p> - -<p class="i">Gentilhomme d'origine, bourgeois par l'éducation, -Louvet, pas plus dans ses écrits que dans sa vie, n'a -rien du bohème de lettres assoiffé de réclame et affamé -d'argent. Il eut ses ambitions, sans doute; il -rêva d'être quelqu'un en politique et en littérature; -ce fut un besogneux, parfois, qui allongea peut-être -un peu trop son livre lorsqu'il était forcé d'en vivre; -mais il ne fut jamais le plat courtisan de la foule, -qui, voulant par elle arriver à un lucratif triomphe, -la flatte dans ses appétits et lui parle son langage. A -son public, composé surtout de belles dames inconstantes -et de grands seigneurs libertins, Louvet ne -craindra pas de décocher l'épigramme; quand il le -faut, il ne recule pas devant la nécessité de mélanger -aux chaudes peintures du vice le blâme que doivent -entraîner ses conséquences et ses excès.</p> - -<p class="i">A ces blasés exclusivement en quête de sensations -et habitués à disséquer le sentiment sans l'éprouver, -à ces gangrenés du scepticisme, il soulignera l'odieux -du manque d'amour dans le plaisir, en ne trouvant -d'excuses aux escapades de Faublas que parce que, -peu ou prou, l'amour se mêle, fût-ce sans qu'il s'en -doute, aux fredaines du chevalier.</p> - -<p class="i">Le charme de Faublas, ce qui le rend possible, ce -qui le fait admissible, c'est que précisément, malgré -ses mœurs déréglées, il est dénué du caractère essentiel -du vicieux: la recherche de la sensation sans amour.</p> - -<p class="i">L'amour déborde à tout instant du cœur de l'inflammable -personnage. L'amant naïf de la marquise -de B…, l'heureux possesseur de la jolie M<sup>me</sup> de Lignolle, -l'époux plein de tendresse de la timide -Sophie, n'est donc qu'un ébloui et qu'un enivré, ce -n'est pas un corrompu.</p> - -<p class="i">Et cela est si vrai que l'alcôve de Coralie, l'impure -experte dans la pratique du plaisir, ne le retient pas -longtemps; où il court, où il vole, avec la fiévreuse -impatience de l'homme et de l'amant, c'est vers cette -belle M<sup>me</sup> de B… qui l'adore au point de se faire -tuer pour lui; c'est vers cette vive et touchante comtesse -de Lignolle qui l'aime tant que, désespérée, elle -se jette à l'eau à l'heure de son abandon; c'est vers -cette charmante et candide Sophie à la vie de laquelle, -un jour, il associera définitivement la sienne. -Même lorsqu'entre temps il chiffonne le corsage de -Justine, la piquante soubrette de M<sup>me</sup> de B…, c'est -par compassion plus que par libertinage. Un jour, -n'a-t-il pas surpris dans les yeux de la jeune -fille tristement fixés sur lui une larme furtive -et jalouse, alors que, sans souci de sa présence, -il couvrait de baisers passionnés les mains de la -marquise?</p> - -<p class="i">Justine pleure parce qu'elle est jalouse, et elle est -jalouse parce qu'elle l'aime. Que peut faire le chevalier, -qui, du reste, n'a rien d'un amoureux transi? -Sécher les pleurs de ces yeux qui, tout beaux qu'ils -sont, ont, par-dessus tout, le mérite d'être tendres; -apaiser dans un élan irréfléchi la fièvre qu'il a involontairement -allumée.</p> - -<p class="i">S'il est sans scrupules comme son siècle, Faublas -est sans préméditation dans le mal comme la jeunesse -généreuse et étourdie. Malgré ses légèretés, ses emportements -sensuels, malgré ses fautes, on discerne en -lui les qualités d'un homme de cœur, et, si étrange -que cela puisse paraître dans un tel personnage, il y -a chez ce coureur d'aventures l'étoffe d'un vrai chef -de famille.</p> - -<p class="i">Au milieu de ses égarements, Faublas reste fidèle -à son rêve de félicité intime. Sophie, la fiancée de -son choix, ne cesse de préoccuper sa pensée, tandis -que son tempérament l'entraîne. L'épouse attendue avec -sa candeur presque enfantine encore, avec son regard -modeste, son front rougissant, l'émoi de son premier -frisson d'amour, reste pour lui l'incarnation suprême -du bonheur durable et certain.</p> - -<p class="i">Sans doute, c'est tardivement que Faublas se -montre digne de goûter les joies honnêtes et pures -qu'il convoite, mais qu'il éloigne de sa route par des -folies dont la plus grave est de ne pas savoir résister -au désir de posséder avant le mariage la trop confiante -Sophie.</p> - -<p class="i">Cependant Faublas, susceptible d'un idéal qui a -pour aspiration définitive une union légitime et honorable, -ne porte aucune atteinte par sa manière de -penser, s'il y manque par sa manière d'agir, à ce respect -des lois sociales dont font aujourd'hui si bon -marché les tristes et ignobles poursuivants des prostituées, -héroïnes de prédilection de tant de romans -contemporains.</p> - -<p class="i">Louvet, qui dans son livre n'insulte ni la femme, -ni le mariage, ni l'amour, ne se désintéresse pas de -la famille; il lui fait jouer son rôle dans cette -odyssée de boudoir, qui est en même temps une -peinture de mœurs si bien faite, et, quand il la -montre manquant à ses devoirs, le sens moral de -l'homme corrige à propos les audaces du romancier.</p> - -<p class="i">La scène entre Faublas et son père, lorsqu'ils se -retrouvent tous deux, par hasard, chez Coralie, est -un petit chef-d'œuvre de moraliste bien inspiré: forcé -de rougir devant son fils qui le surprend en mauvais -lieu, le baron de Faublas, déchu de son droit de -contrôle paternel par la légèreté de sa propre conduite, -sent se fondre dans une immense tristesse son -étonnement mêlé de colère et ses bouffées de vice. -Comme revenu à lui-même, il stigmatise avec conviction, -devant le chevalier, cette existence de débauches -qui ménage de telles rencontres! Comme il en dévoile -les dangers, les dégoûts, les hontes!</p> - -<p class="i">Ce n'est plus le viveur titré, hautain et sceptique, -impertinent et libertin, du XVIII<sup>e</sup> siècle, qui parle par -la bouche du baron de Faublas, c'est un chef de -famille navré, humilié, repentant, qui se révèle vraiment -père au milieu de l'abjection dont la présence -de son fils lui fait comprendre, pour la première -fois, toute la profondeur.</p> - -<p class="i">Ce n'est pas Louvet qui s'avisera de poétiser, de -déifier la courtisane. La vraie femme, selon lui, -c'est celle qu'on peut également aimer et estimer. -Aussi donnera-t-il à sa chère compagne le nom de -la seule héroïne vertueuse de son livre. Et quand -nous disons la seule, nous nous trompons, car il y -a encore la sœur aimable et sage du trop ardent -chevalier, cette M<sup>lle</sup> de Faublas, type charmant d'honnête -personne, se détachant gracieuse et chaste sur le -fond licencieux de l'époque.</p> - -<p class="i">A côté de ces deux femmes, le père de Sophie, défenseur -implacable de l'honneur de sa fille, outragée par -Faublas, vient compléter le tableau de cette famille -aimante et protectrice, dont la double mission est de -consoler et de diriger.</p> - -<p class="i">Nous ne chercherons donc pas davantage à défendre -contre le grief d'immoralité une œuvre dont le -côté licencieux est traité avec une légèreté de touche -qui doit lui valoir la plus complète indulgence. -Louvet, habile dans la périphrase, cette nécessité -qui s'impose lorsque les sujets en cause sont des souvenirs -d'alcôve, a eu des tours ingénieux et exquis -dans <span class="sc">Faublas</span>. A l'inverse de Richardson, qui dira -crûment dans <span class="sc">Paméla ou la Vertu récompensée</span>, en -parlant d'un maître trop entreprenant vis-à-vis de sa -servante: «Il lui mit la main dans le sein», le -narrateur des aventures de Faublas tracera cette -phrase délicate pour souligner les premières hardiesses -du chevalier, entourant de ses bras le cou de -la belle marquise de B…: «Mon heureuse main, -guidée par le hasard et par l'amour, descendit un -peu plus bas.»</p> - -<p class="i">En sachant bien dire que ne peut-on dire?</p> - -<p class="i">Louvet, du reste, est coutumier de ces périodes finement -gazées avec lesquelles alterne, il est vrai, le -terme visiblement suranné, défaut prévu plus que -regrettable, étant donnée l'époque où parut le -roman.</p> - -<p class="i">N'en est-il pas des ouvrages dont l'archaïsme -complète la physionomie comme de ces objets anciens -dont le moindre détail authentique, fût-il d'un goût -douteux, vaut tous les perfectionnements récemment -inventés, la modernité effaçant le caractère le plus -intéressant des choses: celui du temps. Ce caractère-là, -certes, ne manque pas au <span class="sc">Faublas</span>. On y voit -clairement la transformation de la littérature française, -telle que la produisit l'avènement de J.-J. Rousseau, -et sa domination sur les esprits de la fin du -siècle. La facture sobre et correcte des écrivains de -la phase classique, si brillamment représentée au -XVII<sup>e</sup> siècle, et le tour spirituel, incisif, plus railleur -qu'exalté, des Voltairiens proprement dits, ne se retrouvaient -plus guère dans les publications emphatiques -d'une époque passionnée pour le <span class="sc">Contrat social</span> -et la <span class="sc">Nouvelle Héloïse</span>. Louvet, tout aimable conteur -qu'il fût, ne put se défendre de cet enveloppement -qui, en lui enlevant certain naturel, le range au -nombre des écrivains typiques de son temps.</p> - -<p class="i">On a voulu voir aussi dans l'œuvre la plus célèbre -de sa vie une émanation de ses rancunes de -gentilhomme déclassé et de ses antagonismes de -républicain sincère contre l'ancien régime. Beaucoup -ont considéré <span class="sc">Faublas</span> comme une sorte de pamphlet. -Rien de tel, à nos yeux, ne perce dans ce roman, -qui n'est que la peinture vive et légère d'une société -que Louvet combattit à visage découvert aux heures -de crise, mais qu'il ne songea pas à insulter sournoisement -aux heures de calme.</p> - -<p class="i">Lorsque, en 1789, l'auteur termina son livre, il -était retiré tranquillement à la campagne avec Lodoïska, -devenue veuve, et qui était accourue auprès de -son ami pour embellir son existence en la partageant. -Les joies du cœur remplissaient tous les moments -des deux amants; leurs goûts modestes, en -rapport avec leur mince fortune, les éloignaient -de la haine envieuse, et Louvet, trop heureux pour -être méchant, Louvet, qui ne pouvait présager encore -qu'il serait conventionnel, ne dut avoir pour but, -en écrivant <span class="sc">Faublas</span>, que de mettre son nom plus -en lumière et de faire entrer quelque argent au logis.</p> - -<p class="i">Il ne semble pas, lorsqu'il parle lui-même de -<span class="sc">Faublas</span> dans ses mémoires, qu'il ait pu avoir -d'autre intention. Dans une de ces notices qu'il a -datées des Grottes de Saint-Émilion, en novembre -1793, alors qu'il était poursuivi et traqué, il écrit -ceci: «Enfermé dans un jardin, à quelques -lieues de Paris, loin de tout importun, j'écrivais, -au printemps de 1789, six petits volumes,—les -derniers formant la troisième partie des aventures -de Faublas,—qui devaient, précipitant encore la -vente des premiers, fonder ma petite fortune. A -propos de ces petits livres, j'espère que tout homme -impartial me rendra la justice de convenir qu'au -milieu des légèretés dont ils sont remplis on trouve -dans les passages sérieux, où l'auteur se montre, -un grand amour de la philosophie, et surtout des -principes de républicanisme assez rares encore à -l'époque où je les écrivais…»</p> - -<p class="i">Il est possible que ces «principes de républicanisme» -aient donné le change sur les intentions d'un -homme de lettres qui, en les laissant percer, obéissait -à ses convictions, et non à des haines. Mais on n'y -peut rien voir de décisif, et nous n'en persistons pas -moins à penser que Louvet ne s'est affirmé pamphlétaire -que dans ses écrits politiques, ceux-là violents -et agressifs et aussi courageusement publiés que loyalement -pensés.</p> - -<p class="i">Ayant respiré à pleins poumons l'atmosphère de -son temps, Louvet, après avoir vécu les aventures de -Faublas, les écrivit tout simplement, sans se douter -qu'en composant son œuvre il coopérait à la formation -de la singulière trilogie de héros fictifs qui sont -venus personnifier, en ses nuances diverses, le sensualisme -de tout un siècle.</p> - -<p class="i"><i>Faublas</i>, prenant place entre le <i>Lovelace</i> de Richardson -et le <i>Chérubin</i> de Beaumarchais, est à son -plan: il est la sentimentalité séductrice donnant au -besoin du plaisir chez l'homme la grâce de l'amour, -tandis que Chérubin, c'est le désir éclectique, ébloui -jusqu'à l'aveuglement, non point raffiné, mais gourmand, -et aussi brutal, dans son habileté câline, que -le sensualisme à froid de Lovelace est corrompu.</p> - -<p class="i">De ces trois personnages, Chérubin, quoique étant -de son siècle par le costume et les mœurs, est celui qui -procède directement de la nature, et il pourrait être de -toutes les époques par son essence. Lovelace et Faublas, -au contraire, sont exclusivement de leur temps, dont ils -résument, le premier, toutes les grâces et tous les -vices, le second, les aspirations inconscientes vers un -idéal d'amour nouveau pour l'époque et où la tendresse -apparaît poétisant le désir. Avec l'ancien -régime, ses élégances, ses fins soupers, ses causeries -de salon, ses liaisons sans lendemain, tous deux ont -disparu. Ils se sont évanouis, l'un malfaisant de -parti pris, l'autre faisant le mal sans le savoir, et -tous deux sont restés charmants sous leurs formes -d'ombres souriantes, voluptueusement évoquées par -des écrivains qui ont dû à ces créations de passer à -la postérité.</p> - -<p class="i">Inférieur comme talent et comme célébrité à Beaumarchais -et à Richardson, Louvet leur a été supérieur -par la puissance d'aimer. Sa force et sa -grâce, son originalité et son charme d'écrivain, sont -venus de là beaucoup plus, peut-être, que des facultés -spéciales d'où découle l'art d'écrire.</p> - -<p class="i">A une époque où la sensation était tout, Louvet a -connu l'émotion tendre qui vient du cœur, il a connu -les tristesses, les dévouements, les extases divines des -grands sentiments, et, comme il a été plus que personne -l'homme de ses écrits, il a mis dans <span class="sc">Faublas</span> -ce qui rajeunit éternellement les œuvres, ce qui les -épure, les grandit quelque petits qu'en paraissent les -points de départ, quelque lointains qu'en soient les -premiers succès: le reflet d'une âme aimante et d'un -esprit délicat.</p> - -<p class="i">Moralité dans le fond, retenue dans la forme, -tableaux vifs, peintures risquées sans être choquantes; -tels sont, dans leur ensemble, les qualités et les attraits -de l'œuvre dont la réapparition va raviver le -souvenir d'un écrivain trop oublié et la physionomie -de ce galant chevalier dont les aventures ont excité -un véritable engouement dans la société de son -temps.</p> - -<p class="i">Comment de nos jours l'œuvre de Louvet sera-t-elle -accueillie? Favorablement, nous l'espérons: car, -pour la critique du XIX<sup>e</sup> siècle, qui de plus en plus -donne le pas sur toutes choses à l'analyse psychologique, -l'œuvre est riche en motifs d'études de ce genre. -Les émotions d'un homme qui a réellement vécu et -l'esprit d'un siècle qui a prodigieusement pensé ont -laissé leur empreinte à ces récits légers, qui, désencadrés -de leur milieu, n'en prennent que plus de -relief et de vitalité typique.</p> - -<p class="i">Si tout le monde n'apprécie pas le <span class="sc">Faublas</span> à sa -juste valeur, nous sommes toujours certain que les -lettrés goûteront pleinement, et c'est là l'essentiel, -l'artistique édition qui leur est, d'ailleurs, particulièrement -destinée, et à laquelle leur patronage ne peut -manquer d'assurer le succès.</p> - -<p class="i">Quant à nous, c'est en toute conscience que nous -avons consacré cette trop longue préface à la réhabilitation -de l'œuvre de Louvet. En littérature comme -dans la vie, les plus à plaindre sont les méconnus, -et, si nous avons pu éclairer, même d'une faible lueur, -les intentions de l'auteur de <span class="sc">Faublas</span>, nous aurons -rempli le but que nous nous étions proposé.</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Hippolyte Fournier.</span></p> - -<div class="chapter"></div> - -<p class="t1">LES AMOURS<br /> -DU CHEVALIER<br /> -<span class="large">DE FAUBLAS</span></p> - - - - -<h2 class="nobreak">PRÉFACE DES PRÉFACES</h2> - - -<p>Eh oui! c'est précisément parce qu'il y a déjà -cinq ou six préfaces qu'il en faut encore une; -ce qui rappelle le mot de cette femme d'esprit: -«Il n'y a que le premier pas qui coûte.»</p> - -<p>J'ai voulu que, dans cette édition nouvelle, -les récits de mon héros ne souffrissent plus d'interruption. -Les préfaces jetées à la tête de chacune des deux dernières -parties, faites à des époques différentes, embarrassoient ma -nouvelle distribution. Les falloit-il supprimer? Qui, moi! -tuer mes préfaces! moi, commettre un parricide! D'ailleurs, -n'y a-t-il pas des gens qui n'aiment pas qu'on leur retranche -rien, et qui me seroient venus dire: «Il y avoit là des préfaces! -Que sont devenues mes préfaces? Rendez-moi mes -préfaces!» Et puis, quelle joie pour ceux de mes confrères -en librairie qui, enrageant de ne pouvoir pas faire de livres, -se consolent un peu en volant les livres d'autrui! Les contrefacteurs -auroient dit: «Elle n'est pas complète, son -édition! il y manque les préfaces!»</p> - -<p>Afin donc que, d'une part, mon héros, quand il raconte, -n'ait pas la parole coupée par des préfaces, et que, de -l'autre, il ne manque à cette édition aucune des préfaces des -<i>Six Semaines</i>, ni la préface de la <i>Fin des Amours</i>, ni la -préface d'<i>Une Année</i>, je place à la tête du premier volume -toutes ces préfaces à jamais amies, et, pour consacrer leur -séparation première et leur éternelle réunion, je jette devant -elles cette préface des préfaces.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">ÉPITRE DÉDICATOIRE<br /> -<span class="xsmall">DES</span><br /> -<span class="small">CINQ PREMIERS VOLUMES, INTITULÉS: <i>UNE ANNÉE</i></span></h2> - -<p class="c">(<i>Ils parurent pour la première fois en 1786</i>)</p> - - -<p class="c large ugap">A M. BR*** FILS</p> - -<p>Notre amitié naquit, pour ainsi dire, dans ton -berceau; elle fut l'instinct de notre premier âge -et l'amusement de notre adolescence: nourrie -par l'habitude, fortifiée par la réflexion, elle -fait le charme de notre jeunesse. Ton indulgence -a toujours encouragé mes foibles talens; ce fut toi -qui, le premier, m'invitas à les essayer; c'est toi qui naguère -m'as pressé de descendre dans la vaste carrière où se -sont égarés avant moi tant de jeunes gens présomptueux. -Peut-être comme eux je m'y serai trop tôt montré; mais -enfin je t'ai cru, j'ai écrit, je te dédie mon premier ouvrage.</p> - -<p>La critique ne manquera pas de dire que, très heureusement -pour les lecteurs, la mode de ces longs discours complimenteurs, -toujours placés à la tête d'un livre somnifère, -est depuis longtemps passée. Je répondrai qu'il ne s'agit pas -ici d'un fade éloge, donné pour de bonnes raisons à quelque -riche anobli, ou à quelque petit commis protecteur. Je -répondrai que, si l'usage des épîtres dédicatoires n'avoit pas -existé depuis longtemps, il m'eût fallu l'inventer aujourd'hui -pour toi.</p> - -<p>O mon ami! ta respectable mère, ton père bienfaisant, -m'ont rendu des services qu'on ne paye point avec de l'or, -des services que jamais je ne pourrois acquitter, quand même -je deviendrois aussi riche que je le suis peu. Ton père et ta mère -m'ont sauvé la vie: dis-leur que j'aime la vie à cause d'eux. -Ils se sont efforcés de me donner un état qu'on croit noble -et libre: dis-leur que l'espérance de devenir un jour, avec -toi, l'appui de leur vieillesse respectée anima mon courage -dans les cruelles épreuves qu'il m'a fallu subir, et me soutiendra -toujours dans mes travaux. Ils se sont réunis à toi -pour m'engager à cultiver les lettres: dis-leur que, si le -chevalier de Faublas ne meurt pas en naissant, j'oserai le -leur présenter lorsque, mûri par l'âge, instruit par l'expérience, -devenu moins frivole et plus réservé, ce jeune homme -me paroîtra digne d'eux.</p> - -<p>Quant à toi, j'espère que cet hommage public, rendu par -la reconnoissance à la bienfaisance et à l'amitié, te flattera -d'autant plus qu'il ne fut point mendié, et que peut-être il -n'étoit pas attendu.</p> - -<p>Je suis ton ami,</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Louvet</span>.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">AVERTISSEMENT</h2> - -<p class="c">(<i>Il fut mis à la tête de la seconde édition, faite en 1790</i>)</p> - - -<p>Peut-être trouvera-t-on que j'ai fait dans la <i>Première -Année de Faublas</i> des changemens heureux; -je crois pourtant que c'étoient surtout les -<i>Six Semaines</i> qui avoient besoin d'être retouchées: -de longues et nombreuses digressions y -nuisoient à la rapidité du récit; celles qu'il ne falloit pas retrancher -tout à fait, je les ai beaucoup abrégées; mais en même -temps j'ai cru pouvoir ajouter quelques morceaux par lesquels -je ne présume pas que la gaieté doive être diminuée, ni l'intérêt -refroidi. Ce sera sans doute une raison de plus qui déterminera -le public à préférer cette bonne édition aux détestables -contrefaçons que des fripons en ont faites, et que d'autres -fripons étalent ou colportent avec une impudence à laquelle -il est bien temps qu'une loi tutélaire des propriétés mette un -terme.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">ÉPITRE DÉDICATOIRE</h2> - -<p class="c">PRÉFACE, AVERTISSEMENT DES <i>SIX SEMAINES</i></p> - -<p class="c">(<i>Ces deux volumes furent publiés pour la première -fois au printemps de 1786</i>)</p> - - -<p class="c large ugap">A M. TOUSTAING</p> - -<p class="ind"><span class="sc">Monsieur</span>,</p> - -<p>Votre nom, destiné à plusieurs sortes de gloire, -est en même temps consigné dans les fastes de -la littérature et dans les annales de l'histoire. -On devroit donc le lire à la tête d'un ouvrage -plus recommandable que celui-ci; mais je serois -trop ingrat si je ne vous offrois point un hommage et des -remercîmens publics. Que ne m'a-t-il été possible de suivre -vos conseils! <i>Faublas</i>, pour la seconde fois soumis à votre censure<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>, -vous auroit, avec bien d'autres obligations, celle de se -montrer déjà beaucoup plus formé. Vous paroissez croire, et -vous voulez bien me dire que je pourrois, avec quelque succès, -embrasser un genre plus sérieux, et que je devrois consacrer -à la morale et à la philosophie mes dispositions, que vous appelez -mes talens. Quelquefois je vous ai vu sourire aux espiègleries -de mon <i>Chevalier</i>; plus souvent je vous ai entendu -m'exprimer sans détour le regret que vous aviez de le trouver -toujours si peu raisonnable. J'ai eu l'honneur de vous observer -qu'il pourroit, comme tant d'autres enfans de bonne -maison, complètement réparer, par les actions exemplaires de -l'âge mûr, les erreurs peut-être excusables de son printemps. -Ici j'ajouterai que, pour corriger les écarts du jeune homme, -l'historien fidèle attend impatiemment que l'heure du héros -soit venue; et, si cet aveu ne suffit pas pour m'obtenir grâce -auprès des gens sévères, je citerai ma justification imprimée -longtemps avant que je fusse né pour commettre la faute. -Dans un conte philosophique écrit avec la facilité prodigieuse -et l'inimitable naturel qui caractérisent les ouvrages de ce -génie universel, presque toujours supérieur à son sujet, Voltaire -m'a dit: «Monseigneur, vous avez rêvé tout cela; -nos idées ne dépendent pas plus de nous dans le sommeil que -dans la veille. Une puissance supérieure a voulu que cette -file d'idées vous ait passé par la tête, pour vous donner apparemment -quelque instruction dont vous ferez votre profit.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> <i>Aujourd'hui qu'il n'y a plus de <em>censure</em>, je dois encore -rendre justice à M. Toustaing: il étoit du petit nombre de -ces censeurs qui ne se faisoient point un malin plaisir de tourmenter -les gens de lettres.</i></p> -</div> -<p>Je suis, etc.</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Louvet de Couvray.</span></p> - -<p><i>P.-S.</i> Pourquoi <i>de Couvray</i>?—Voyez la page suivante, -et vous le saurez.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">A MON SOSIE</h2> - - -<p>Je ne sais, Monsieur, si vous êtes l'heureux propriétaire -d'une figure semblable à la mienne, et -si, comme moi, vous descendez de ce fameux -Louvet… Je ne sais; mais il ne m'est plus permis -de douter que nous avons à peu près le -même âge, que nous sommes décorés d'un titre presque semblable, -que nous nous glorifions d'un nom absolument pareil. -Je suis surtout frappé d'un trait de ressemblance plus précieux -pour nous, plus intéressant pour la patrie: c'est que nous -pourrons aller ensemble à l'immortalité, puisque tous deux -nous composons de très jolie prose, puisque tous deux nous -nous faisons imprimer vifs.</p> - -<p>J'aime à croire que cette parfaite analogie vous a d'abord -semblé, comme à moi, très flatteuse; et cependant je suis -persuadé que maintenant vous sentez, ainsi que moi, le terrible -inconvénient qu'elle entraîne. A quelle marque certaine -deux rivaux si ressemblans, en même temps lancés dans la -vaste carrière, seront-ils reconnus et distingués? Quand le -monde retentira de notre éloge commun; quand nos chefs-d'œuvre, -pareillement signés, voyageront d'un pôle à l'autre, -qui séparera nos deux noms confondus au temple de Mémoire? -Qui me conservera ma réputation, que sans cesse vous usurperez -sans vous en douter? Qui vous restituera votre gloire, -que je vous volerai continuellement sans le vouloir? Quel -homme assez pénétrant pourra, par une assez équitable répartition, -rendre à chacun la juste portion de célébrité que -chacun aura méritée? Que ferai-je pour qu'on ne vous prête -pas tout mon esprit? Comment empêcherez-vous qu'on ne me -gratifie de toute votre éloquence? Ah! Monsieur! Monsieur!</p> - -<p>Il est vrai que l'ingrate fortune a mis entre nos destinées -une différence pour vous tout avantageuse: vous êtes avocat-<i>au</i>, -je ne suis qu'avocat-<i>en</i>; vous avez prononcé, dans une -grande <i>assemblée</i>, un grand <i>discours</i>: je n'ai fait qu'un petit -roman. Or, tous les orateurs conviennent qu'il est plus difficile -de haranguer le public que d'écrire dans le cabinet; et -tous les gens instruits sont épouvantés de l'immense intervalle -qui sépare les avocats-<i>en</i> des avocats-<i>au</i>. Mais je vous observe -qu'il y a encore dans l'État des milliers d'ignorans qui -ne connoissent ni mon roman ni votre discours, et qui, dans -leur profonde insouciance, ne se sont pas donné la peine -d'apprendre quelles belles prérogatives sont attachées à ce -petit mot <i>au</i>, dont, à votre place, je serois très fier. Ainsi, -Monsieur, vous voyez bien que malgré le roman et le discours, -et le <i>en</i> et le <i>au</i>, tous ces gens-là, qui ne peuvent -manquer d'entendre bientôt parler de vous et de moi, nous -prendroient continuellement l'un pour l'autre. Ah! Monsieur, -croyez-moi, hâtons-nous d'épargner à nos contemporains ces -perpétuelles méprises qui donneroient trop d'embarras à nos -neveux.</p> - -<p>D'abord j'avois imaginé que, vous trouvant le plus intéressé -à prévenir les doutes de la postérité, vous voudriez bien -faire comme vos nobles confrères, qui, pour la plus grande -gloire du barreau, augmentent ordinairement d'un superbe -surnom leur baptistère devenu trop modeste. Depuis, en y -réfléchissant davantage, j'ai senti que délicatement je devois -me donner ce ridicule pour vous l'épargner. Voilà ce qui me -détermine. Vous pouvez, si bon vous semble, rester monsieur -Louvet tout court, moi, je veux être éternellement</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Louvet</span> <i>de Couvray</i><a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> <i>Oui; mais ne voilà-t-il pas que la plus impertinente des -révolutions m'enlève ma noblesse d'hier! Que je suis heureux -d'avoir un nom de baptême! Va donc pour <em>Jean-Baptiste -Louvet</em>.</i></p> -</div> -<p>La seconde édition s'étant faite en 1790, j'ajoutai la note -suivante.</p> - -<p class="c large">A ELLE</p> - -<p>J'aurois osé le lui dédier, s'il s'en fût trouvé digne.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">PRÉFACE<br /> -<span class="small">DE LA <i>FIN DES AMOURS</i></span></h2> - -<p class="c">(<i>Ces six volumes furent publiés pour la première fois -en juillet 1789</i>)</p> - - -<p>Que de bruit pour un petit livre! Si beaucoup -en ont ri, quelques-uns en ont pleuré; plusieurs -l'ont imité, d'autres l'ont travesti; d'honnêtes -gens l'ont contrefait, des gens honnêtes -l'ont dénigré. Ainsi puissamment encouragé de -toutes les manières, j'ai repris la plume avec quelque confiance, -et j'ai fini.</p> - -<p>Maintenant, Lecteur impartial, c'est à vous de m'entendre -et de prononcer. Si quelquefois je suis trop gai, pardonnez-moi. -Tant de romans m'avoient tant fait bâiller! Je tremblois -d'être comme eux soporifique; au reste, attendez quelques -années, peut-être alors j'en ferai de plus ennuyeux qui seront -meilleurs. Je dis: peut-être. En effet, un romancier ne doit-il -pas être l'historien fidèle de son âge? Peut-il peindre autre -chose que ce qu'il a vu? O vous tous qui criez si fort, changez -vos mœurs, je changerai mes tableaux.</p> - -<p>M'accusiez-vous aussi d'immoralité? Bientôt je tâcherai de -vous persuader que vous aviez tort; mais auparavant approchez, -prêtez l'oreille: c'est une vérité que je vais dire, et, -comme la littérature a encore ses aristocrates, il faut parler -bas. En conscience, étoient-ils bien moraux, ces chefs-d'œuvre -par lesquels se sont immortalisés l'Arioste et le Tasse, La -Fontaine et Molière, Voltaire enfin, Voltaire et tant d'autres, -beaucoup moins grands que lui, quoique plus grands que moi? -Tenez, j'ai bien peur que cette condition de moralité, si rigoureusement -imposée de nos jours à tout ouvrage d'imagination, -ne soit un violent remède savamment employé par ceux de -mes frêles contemporains qui, désespérant de pouvoir jamais -rien produire, voudroient nous châtrer.</p> - -<p>Quoi qu'il en soit, lisez mon dénouement, il me justifiera -sans doute. Au surplus, je déclare, et, dès que les circonstances -me le permettront, je m'engage à prouver que cet ouvrage, si -frivole en ses détails, est au fond très moral; qu'il n'a peut-être -pas vingt pages qui ne marchent pas directement vers un -but d'utilité première, de sagesse profonde, auquel j'ai tendu -sans cesse. J'avoue qu'il sera donné à peu de gens de l'apercevoir -d'abord; mais je maintiens qu'avec le temps je le -pourrai découvrir à tous, et le jour de mes confidences sera, -je vous le promets, le jour des surprises.</p> - -<p>Ils m'ont encore reproché de grandes négligences. Eh! -quel écrivain, assez peu maître de son art, voudroit également -soigner toutes les parties d'un long ouvrage? Quant à -moi, je crois fermement qu'il n'y a point de naturel sans négligences, -principalement dans le dialogue. C'est là que, pour -être plus vrai, sacrifiant partout l'élégance à la simplicité, je -serai souvent incorrect et quelquefois trivial. C'est, ce me -semble, où le personnage va parler que l'auteur doit cesser -d'écrire; et néanmoins je me reconnois très fautif, s'il m'est -souvent arrivé de permettre que M<sup>me</sup> de B… s'exprimât -comme Justine, et Rosambert comme M. de B…</p> - -<p>Patient Lecteur, encore un paragraphe apologétique.</p> - -<p>Ces romans prétendus étrangers, qu'on s'arrache le matin -et qui sont oubliés le soir, ne renferment, pour la plupart, -que des caractères communs à presque tous les peuples de -notre Europe, et des aventures de tous les pays. J'ai tâché -que <i>Faublas</i>, frivole et galant comme la nation pour laquelle -et par laquelle il fut fait, eût, pour ainsi dire, une figure -françoise. J'ai tâché qu'au milieu de tous ses défauts on lui -reconnût le ton, le langage et les mœurs des jeunes gens de -ma patrie. C'est en France, et ce n'est qu'en France, je crois, -qu'il faudra chercher les autres originaux dont j'ai trop foiblement -dessiné les copies: des maris en même temps libertins, -jaloux, commodes et crédules comme monsieur le marquis; -des beautés séduisantes, trompées et trompeuses comme -M<sup>me</sup> de B…; des femmes à la fois étourdies et sensibles -comme ma petite Éléonore, chaque jour regrettée. Enfin, je -me suis efforcé de faire en sorte qu'on ne pût, sans blesser -un peu la vraisemblance, imprimer sur le frontispice de ce -roman-ci ce honteux mensonge: <i>traduit de l'anglois</i>.</p> - -<p>Mais, pendant que j'écrivois ces futilités, un grand changement -s'est fait dans mon heureuse patrie. La plus belle -carrière est désormais ouverte à ceux qui ambitionneront une -gloire solide, utile à leur pays, utile au monde entier. La carrière -est ouverte! Pourquoi ne m'y suis-je pas déjà montré? -C'est que je ne m'en crois pas encore digne<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> <i>Il n'y avoit pas huit jours que cette espèce de préface étoit -écrite, quand l'ouvrage de M. Mounier a paru. L'indignation -dont il m'a rempli m'a forcé à prendre la plume. Voyez -chez M. Bailly, libraire, rue Saint-Honoré, à Paris, la brochure -intitulée: <span class="sc">Paris justifié</span>.</i></p> -</div> -<div class="chapter"></div> - -<div class="figc"><img src="images/illu1.jpg" alt="" /> -<div class="legende small">FAUBLAS AU PARLOIR</div> -</div> -<div class="break"></div> - -<h2 class="nobreak"><span class="small">UNE</span><br /> -ANNÉE DE LA VIE<br /> -<span class="small">DU CHEVALIER</span><br /> -<span class="large">DE FAUBLAS</span></h2> - - -<p>On m'a dit que mes aïeux, considérés -dans leur province, y avoient toujours -joui d'une fortune honnête et d'un rang -distingué. Mon père, le baron de Faublas, -me transmit leur antique noblesse sans altération; -ma mère mourut trop tôt. Je n'avois pas -seize ans, quand ma sœur, plus jeune que moi de -dix-huit mois, fut mise au couvent à Paris. Le -baron, qui l'y conduisit, saisit avec plaisir cette occasion -de montrer la capitale à un fils pour l'éducation -duquel il n'avoit rien négligé jusqu'alors.</p> - -<p>Ce fut en octobre 1783 que nous entrâmes dans -la capitale par le faubourg Saint-Marceau. Je cherchois -cette ville superbe dont j'avois lu de si brillantes -descriptions. Je voyois de laides chaumières -très hautes, de longues rues très étroites, des malheureux -couverts de haillons, une foule d'enfans -presque nus; je voyois la population nombreuse -et l'horrible misère. Je demandai à mon père si -c'étoit là Paris: il me répondit froidement que ce -n'étoit pas le plus beau quartier; que le lendemain -nous aurions le temps d'en visiter un autre. Il étoit -presque nuit; Adélaïde (c'est le nom de ma sœur) -entra dans son couvent, où elle étoit attendue. -Mon père descendit avec moi près de l'Arsenal, -chez M. Duportail, son intime ami, de qui je -parlerai plus d'une fois dans la suite de ces Mémoires.</p> - -<p>Le lendemain, mon père me tint parole, en un -quart d'heure une voiture rapide nous conduisit à -la place Louis XV. Là, nous mîmes pied à terre; -le spectacle qui frappa mes yeux les éblouit de sa -magnificence. A droite, <i>la Seine à regret fugitive</i>; -sur la rive, de vastes châteaux; de superbes palais -à gauche; une promenade charmante derrière moi; -en face, un jardin majestueux. Nous avançâmes, -je vis la demeure des rois. Il est plus aisé de se -figurer ma comique stupéfaction que de la peindre. -A chaque pas, des objets nouveaux attiroient mon -attention; j'admirois la richesse des modes, l'éclat -de la parure, l'élégance des manières. Tout à coup -je me rappelai ce quartier de la veille, et mon -étonnement s'accrut; je ne comprenois pas comment -il se pouvoit qu'une même enceinte renfermât -des objets si différens. L'expérience ne m'avoit -pas encore appris que partout les palais cachent -des chaumières, que le luxe produit la misère, et -que de la grande opulence d'un seul naît toujours -l'extrême pauvreté de plusieurs.</p> - -<p>Nous employâmes plusieurs semaines à visiter ce -que Paris a de plus remarquable. Le baron me montroit -une foule de monumens célèbres chez l'étranger, -presque ignorés de ceux qui les possèdent. -Tant de chefs-d'œuvre m'étonnèrent d'abord, et -bientôt ne m'inspirèrent plus qu'une froide admiration. -Sait-on bien, à quinze ans, ce que c'est -que la gloire des arts et l'immortalité du génie? -Il faut des beautés plus animées pour échauffer un -jeune cœur.</p> - -<p>C'étoit au couvent d'Adélaïde que je devois rencontrer -l'objet adorable par qui mon existence alloit -commencer. Le baron, qui chérissoit ma sœur, -alloit presque tous les jours la demander au parloir. -Toutes les demoiselles bien nées savent qu'au couvent -on a de bonnes amies; beaucoup de belles -dames assurent qu'il est rare d'en trouver ailleurs; -quoi qu'il en soit, ma sœur, naturellement sensible, -eut bientôt choisi la sienne. Un jour elle -nous parla de M<sup>lle</sup> Sophie de Pontis, et nous fit -de cette jeune personne un éloge que nous crûmes -exagéré. Mon père fut curieux de voir la bonne -amie de sa fille; je ne sais quel doux pressentiment -fit palpiter mon cœur lorsque le baron pria Adélaïde -d'aller chercher M<sup>lle</sup> de Pontis. Ma sœur y -courut, elle amena… Figurez-vous Vénus à quatorze -ans! Je voulus avancer, parler, saluer; je -restai le regard fixe, la bouche ouverte, les bras -pendans. Mon père s'aperçut de mon trouble et -s'en amusa. «Du moins vous saluerez», me dit-il. -Mon trouble s'augmenta; je fis la révérence la -plus gauche. «Mademoiselle, poursuivit le baron, -je vous assure que ce jeune homme a eu un maître -à danser.» Je fus tout à fait déconcerté. Le baron -fit à Sophie un compliment flatteur; elle y répondit -modestement et d'une voix altérée qui retentit jusqu'à -mon cœur. J'ouvrois de grands yeux étonnés, -je prêtois une oreille attentive; ma langue embarrassée -demeuroit toujours suspendue. Mon père, -avant de sortir, embrassa sa fille, et salua M<sup>lle</sup> de -Pontis. Moi, dans un transport involontaire, je -saluai ma sœur, et j'allois embrasser Sophie. La -vieille gouvernante de cette demoiselle, conservant -plus de présence d'esprit que moi, m'avertit de ma -méprise; le baron me regarda d'un air étonné; le -front de Sophie se couvrit d'une aimable rougeur, -et pourtant un léger sourire effleura ses lèvres de -rose.</p> - -<p>Nous revînmes chez M. Duportail: on se mit -à table; je mangeai comme un amoureux de quinze -ans, c'est-à-dire vite et longtemps. Après dîner je -prétextai une indisposition légère, et je me retirai -dans mon appartement. Là, je me rappelai librement -Sophie et tous ses charmes. «Que de grâces, -que de beauté! me disois-je; sa charmante figure -est pleine d'esprit, et son esprit, j'en suis sûr, répond -à sa figure. Ses grands yeux noirs m'ont inspiré -je ne sais quoi…; c'est de l'amour sans -doute. Ah! Sophie, c'est de l'amour, et pour la -vie!» Revenu de ce premier transport, je me souvins -d'avoir vu dans plusieurs romans les effets -prodigieux d'une rencontre imprévue; le premier -coup d'œil d'une belle avoit suffi pour captiver les -sentimens d'un amant tendre; et l'amante elle-même, -frappée d'un trait vainqueur, s'étoit sentie -entraînée par un penchant irrésistible. Cependant -j'avois lu de longues dissertations dans lesquelles -des philosophes profonds nioient le pouvoir de la -sympathie, qu'ils appeloient une chimère. «Sophie, -m'écriai-je, je sens bien que je vous aime; mais -avez-vous partagé mon trouble et mes agitations?» -L'air dont je m'étois présenté n'étoit pas très propre -à m'inspirer beaucoup de confiance; mais sa -jolie voix, d'abord altérée, qu'elle avoit eu peine -à rassurer par degrés! ce doux sourire par lequel -elle avoit paru applaudir à ma méprise et me consoler -de ma privation!… L'espérance entra dans -mon cœur, il me parut très possible qu'en fait de -tendresse la philosophie radotât, et que les romans -seuls eussent raison.</p> - -<p>Je m'étois approché, par hasard, de ma fenêtre: -je vis le baron et M. Duportail se promener à -grands pas dans le jardin. Mon père parloit avec -feu, son ami sourioit de temps en temps; tous -deux, par intervalles, jetoient les jeux sur mes -croisées; je jugeai qu'il étoit question de moi dans -leur entretien, et que déjà peut-être mon père -avoit soupçonné ma passion naissante. Cette idée -m'inquiéta beaucoup moins pourtant que celle du -départ de mon père que je croyois prochain. Quitter -ma Sophie sans savoir quand je pourrois jouir -du bonheur de la revoir! mettre plus de cent lieues -entre elle et moi! je n'y pus penser sans frémir. -Mille réflexions douloureuses m'occupèrent toute -la soirée: je soupai tristement, j'ignorois encore -les plaisirs de l'amour, et déjà je ressentois ses inquiétudes -mortelles.</p> - -<p>Une partie de la nuit se passa dans les mêmes -agitations. Je m'endormis enfin, dans l'espérance -de voir ma Sophie le lendemain. Son image vint -embellir mes songes; l'amour, propice à mes vœux, -daigna prolonger un si doux sommeil. Il étoit tard -quand je m'éveillai: je n'appris pas sans chagrin -qu'on m'avoit laissé reposer, parce que mon père -étoit sorti dès le matin et ne devoit rentrer que le -soir. Je me désolois tout bas de ne pouvoir faire -une visite à ma sœur, quand M. Duportail entra; -il me fit mille amitiés, et me demanda si j'étois -content de la capitale: je l'assurai que je ne craignois -rien tant que de la quitter. Il me déclara que -je n'aurois pas ce déplaisir; que mon père, jaloux -de donner une éducation très soignée à l'unique -héritier de son nom et de veiller de très près au -bonheur d'une fille qu'il aimoit, avoit résolu de se -fixer à Paris pendant quelques années, et que, pour -y vivre d'une manière convenable à un homme de -sa qualité, il alloit faire sa maison. Cette bonne -nouvelle me causa une joie que je ne pus dissimuler; -M. Duportail en modéra l'excès en m'apprenant -qu'on avoit commencé par me choisir un -honnête gouverneur et un fidèle domestique. A -l'instant même on annonça M. Person.</p> - -<p>Je vis entrer un petit monsieur sec et blême, -dont la mine justifioit pleinement la mauvaise humeur -que m'avoit inspirée son titre. Il s'avança -d'un air grave et composé, puis, d'un ton lent -et mielleux, il commença: «Monsieur, votre -figure…» Content du mot qu'il avoit dit, il -s'arrêta, cherchant le mot qu'il alloit dire…, -«votre figure répond de votre personne.» Je -répliquai fort sèchement à ce doux compliment. -Privé du bonheur de voir Sophie, je ne trouvois -d'autres ressources que le plaisir de m'occuper -d'elle, et monsieur l'abbé venoit m'enlever cette -consolation! Je résolus de le pousser à bout; dès -la première journée j'y réussis passablement.</p> - -<p>Le soir, mon père daigna me confirmer de sa -propre bouche les arrangemens qu'il se proposoit; -il me signifia, en même temps, que désormais je -ne sortirois plus qu'avec mon gouverneur. C'étoit -m'avertir de l'intérêt que j'avois à le ménager: ma -situation devenoit critique, et mon amour, irrité -par les obstacles, sembloit s'accroître avec ma -gêne. J'avois fait d'assez bonnes études; mon -gouverneur, présomptueux, s'étoit chargé du pénible -emploi de les perfectionner; heureusement -j'eus lieu de m'apercevoir, aux premières leçons, -que le disciple valoit au moins l'instituteur. -«Monsieur l'abbé, lui dis-je, vous êtes capable -d'enseigner autant que je suis curieux d'apprendre. -Pourquoi nous gêner mutuellement? Croyez-moi, -laissons là des livres sur lesquels nous pâlirions -gratis; allons voir ma sœur à son couvent, et, si -M<sup>lle</sup> Sophie de Pontis vient au parloir, vous verrez -comme elle est jolie.» L'abbé voulut se fâcher; -mais, profitant de l'avantage que j'avois sur lui: -«Vous n'aimez pas l'exercice, à ce que je vois, -lui répliquai-je: eh bien! restons ici; mais ce soir, -je déclare à monsieur le baron l'extrême désir que je -me sens d'avancer dans mes études, et l'insuffisance -absolue de celui qui s'est chargé de m'éclairer dans -mes travaux: si vous niez, je demande un examen -que mon père lui-même nous fera subir.» L'abbé -fut atterré de la force de mes derniers argumens. -Il fit une grimace épouvantable, prit sa petite -canne et son humble chapeau; nous volâmes au -couvent.</p> - -<p>Adélaïde vint au parloir accompagnée seulement -de sa gouvernante, qu'on appeloit Manon. Cette -fille étoit un vieux domestique de ma mère, et -nous avoit élevés; je la priai de nous laisser: elle -m'obéit sans peine. Restoit le maudit petit gouverneur, -qu'il n'étoit pas possible d'éloigner. Ma -sœur se plaignit qu'on eût laissé passer plusieurs -jours sans la venir voir; elle m'étonna en m'apprenant -que le baron l'avoit négligée autant que -moi; nous pensâmes qu'il falloit qu'il fût bien -préoccupé de ses projets nouveaux pour avoir oublié -sa chère fille. «Mais vous, Faublas, me dit -Adélaïde, qui vous a retenu ces jours-ci? Boudez-vous -votre sœur et sa bonne amie? vous seriez un -ingrat: M<sup>lle</sup> de Pontis est sortie; revenez nous -voir demain, surtout prenez garde aux méprises, -et Sophie tâchera de faire votre paix avec sa vieille -gouvernante, qui ne vous a pas encore bien pardonné -vos distractions.» Je dis à ma sœur qu'il -falloit obtenir mon congé de monsieur l'abbé, que -la rage du travail possédoit sans relâche. Adélaïde, -croyant que je parlois sérieusement, adressa à mon -grave instituteur les plus vives instances, que j'excitois -par les miennes. Il soutint le persiflage plus -paisiblement que je ne l'aurois cru; je remarquai -même que, lorsque je parlai de revenir, il m'observa -qu'il étoit encore de bonne heure: cette -complaisance me réconcilia tout à fait avec lui.</p> - -<p>Mon père m'attendoit chez M. Duportail pour -nous conduire dans un hôtel fort beau, qu'il venoit -de louer faubourg Saint-Germain. Je fus mis le -soir même en possession de l'appartement qu'il m'y -avoit marqué. Je trouvai là Jasmin, ce domestique -dont on m'avoit parlé. C'étoit un grand garçon -de bonne mine, il me plut au premier coup d'œil.</p> - -<p>«Boudez-vous votre sœur et sa bonne amie? -vous seriez un ingrat», m'avoit dit Adélaïde. Je me -répétai cent fois ce reproche, et le commentai de -cent manières différentes. Il avoit donc été question -de moi, on m'avoit donc attendu, j'avois donc -été désiré? Que la nuit me parut longue, que la -matinée fut mortelle! quel tourment d'entendre -sonner les heures, et de ne pouvoir hâter celle qui -nous rapproche de l'objet aimé!</p> - -<p>Il arriva enfin le moment si désiré! je vis ma -sœur, je vis Sophie, non moins belle et plus jolie -que la première fois. Il y avoit dans sa simple -parure je ne sais quoi de plus adroit et de plus séduisant. -Dans cette seconde visite, mes yeux détaillèrent -pour ainsi dire ses charmes, et plus d'une -fois nos regards se rencontrèrent pendant cet -examen si doux. J'admirai sa longue chevelure -noire, qui contrastoit singulièrement avec sa peau -fine, d'une blancheur éblouissante; sa taille élégante -et légère, que j'aurois embrassée de mes -dix doigts; les grâces enchanteresses répandues -sur toute sa personne, son pied mignon, dont -j'ignorois le favorable augure; et ses yeux surtout, -ses beaux yeux qui sembloient me dire: -«Ah! que nous aimerons l'heureux mortel qui -saura nous plaire!»</p> - -<p>Je fis à M<sup>lle</sup> de Pontis un compliment qui dut -d'autant plus la flatter qu'il étoit aisé de s'apercevoir -que je ne l'avois pas préparé. La conversation -fut d'abord générale, la gouvernante de -Sophie s'en mêla; je vis qu'on ménageoit la vieille, -et qu'elle aimoit à causer; je trouvai charmans les -sots contes qu'elle nous fit. Cependant Person s'entretenoit -avec ma sœur, et moi, d'une voix basse -et tremblante, je faisois à ma Sophie cent questions -et cent complimens. La vieille continuoit de -raconter ses belles histoires que nous n'écoutions -plus. Elle s'aperçut enfin qu'en parlant beaucoup -elle ne parloit à personne; elle se leva brusquement, -et me dit: «Monsieur, vous me faites commencer -une narration, et vous n'en écoutez pas la -fin, cela est très malhonnête.» Sophie, en me -quittant, me consola par un regard tendre.</p> - -<p>Nous entendîmes le bruit d'une voiture, c'étoit -celle du baron; il entra, Adélaïde se plaignit de la -rareté de ses visites; il allégua, d'un ton assez contraint, -les embarras d'un établissement nouveau. Il -causa quelques minutes d'un air préoccupé, et se -leva ensuite brusquement avec quelques signes -d'impatience; il retournoit à l'hôtel, il m'y ramena.</p> - -<p>Nous trouvâmes à la porte un équipage brillant. -Le suisse dit au baron qu'<i>un gros monsieur noir</i> -l'attendoit depuis plus d'une heure, et qu'<i>une -cholie tame</i> venoit d'arriver à l'instant. Mon père -parut aussi joyeux que surpris; il monta avec empressement: -je voulus le suivre, il me pria d'entrer -chez moi. Jasmin, à qui je demandai s'il connoissoit -le <i>gros monsieur noir</i> et la <i>cholie tame</i>, me répondit -que non.</p> - -<p>Curieux de pénétrer le mystère et piqué de ce -que c'en étoit un pour moi, je me mis en sentinelle -à l'une des fenêtres de mon appartement, qui donnoit -sur la rue. Je n'y restai pas longtemps sans -voir sortir un gros homme vêtu de noir, qui parloit -seul et paroissoit content. Un quart d'heure -après je vis une jeune dame s'élancer légèrement -dans sa voiture; le baron, beaucoup moins ingambe, -voulut sauter aussi lestement, il pensa se -rompre le col; je fus effrayé; mais les éclats de -rire qui partoient de la voiture me rassurèrent pleinement. -Je m'étonnai que mon père, naturellement -colère, ne donnât aucun signe d'humeur; il monta -paisiblement, mit la tête à la portière, me vit à ma -croisée, et parut un peu confus. Je l'entendis ordonner -aux domestiques de m'avertir qu'il sortoit -pour affaire, et que je pouvois me dispenser de -l'attendre à souper. Je fis part de ma curiosité à -Jasmin, qui paroissoit mériter ma confiance; il -questionna, sans affectation, les domestiques du -baron. Je sus le même soir que mon père fréquentoit -les spectacles et lisoit les papiers publics; il -venoit de prendre une maîtresse à l'Opéra et un -intendant dans les <i>Petites Affiches</i>! j'en conclus -qu'il falloit que le baron fût bien riche pour se -charger de ce double fardeau. Au reste, cette -réflexion ne me toucha que foiblement. J'aimois, -j'avois l'espérance de plaire; au printemps de la -vie connoît-on d'autres biens?</p> - -<p>En peu de temps je rendis à ma sœur des visites -fréquentes; M<sup>lle</sup> de Pontis l'accompagnoit presque -toujours au parloir. La vieille gouvernante ne se -fâchoit plus parce que je la laissois finir ses histoires, -et d'ailleurs Adélaïde avoit soin de lui -faire de petits présens. M. Person n'étoit plus cet -instituteur sévère, possédé, comme tant d'autres -confrères, de la rage d'enseigner ce qu'il ignoroit. -C'étoit, comme tant d'autres aussi, un petit pédant -couleur de rose, toujours bien régulièrement coiffé, -minutieux dans sa parure, relâché dans sa morale, -développant avec les femmes une érudition profonde, -affectant avec les hommes de n'effleurer que -la superficie. Aussi doux et complaisant qu'il s'étoit -d'abord montré intraitable et dur, il paroissoit -n'avoir d'autres désirs que de prévenir les miens, -et, quand je parlois d'aller au couvent, je le trouvois -aussi empressé que moi.</p> - -<p>Cependant mon père, livré aux plaisirs bruyans -de la capitale, recevoit beaucoup de monde chez lui. -Je fus caressé du beau sexe; on me fit des agaceries -que je ne compris pas. Certaine douairière surtout -essaya sur moi le pouvoir de ses charmes flétris; -on se donna des airs enfantins, on épuisa les -minauderies fines: je n'entendis seulement pas ce -que ce manège signifioit. D'ailleurs je ne voyois -dans le monde entier que Sophie; l'amour innocent -et pur m'enflammoit pour elle, et j'ignorois -encore qu'il existoit un autre amour.</p> - -<p>Depuis plus de quatre mois je voyois Sophie -presque tous les jours, l'habitude d'être ensemble -étoit devenue pour nous un besoin. On sait que -l'amour, quand il s'ignore lui-même ou quand il -cherche à se déguiser, invente des noms caressans -pour suppléer aux noms plus doux qu'il soupçonne -et qu'il attend. Sophie m'appeloit son jeune cousin, -j'appelois Sophie ma jolie cousine. La tendresse -qui nous animoit brilloit dans nos moindres -actions, nos regards l'exprimoient; ma bouche n'en -avoit point encore hasardé l'aveu; et ma sœur ne -devinoit pas ou gardoit le secret de sa bonne amie. -Aveuglément livré aux premières impulsions de la -nature, j'étois loin de soupçonner son but secret. -Content de parler à Sophie, heureux de l'entendre -et de baiser quelquefois sa jolie main, je désirois -davantage; je n'aurois pu dire ce que je désirois. -Le moment approchoit où l'une des plus charmantes -femmes de la capitale alloit dissiper les ténèbres -qui m'environnoient et m'initier aux plus doux mystères -de Vénus.</p> - -<hr /> - - -<div class="chapter"></div> - -<p class="top4em">Nous étions dans cette saison bruyante -où règnent à la ville les plaisirs avec -la folie; Momus avoit donné le signal -de la danse, on touchoit aux jours -gras. Le jeune comte de Rosambert, depuis trois -mois compagnon de mes exercices, et que mon -père combloit d'honnêtetés, me reprochoit depuis -quelques jours la vie tranquille et retirée -que je menois: devois-je, à mon âge, m'enterrer -tout vivant dans la maison de mon père, et borner -mes promenades à de sottes visites chez des -béguines, pour y voir, qui? ma sœur! N'étoit-il -pas temps de sortir de mon enfance, que l'on -vouloit prolonger éternellement? et ne devois-je -pas me hâter d'entrer dans le monde, où, avec ma -figure et mon esprit, je ne pouvois manquer d'être -favorablement accueilli? «Tenez, ajouta-t-il, je -veux demain vous conduire à un bal charmant où -je vais régulièrement quatre fois par semaine, vous -y verrez bonne compagnie.» J'hésitois encore. -«Il est sage comme une fille! poursuivit le comte; -eh mais, craignez-vous que votre honneur ne coure -quelque hasard? Habillez-vous en femme, sous des -habits qu'on respecte il sera bien à couvert.» Je -me mis à rire sans savoir pourquoi. «En vérité, -reprit-il, cela vous iroit au mieux! Vous avez une -figure douce et fine, un léger duvet couvre à -peine vos joues; cela sera délicieux,… et puis… -tenez, je veux tourmenter certaine personne… -Chevalier, habillez-vous en femme, nous nous amuserons,… -cela sera charmant!… vous verrez, vous -verrez!»</p> - -<p>L'idée de ce travestissement me plut. Il me parut -fort agréable d'aller voir Sophie sous les habits -de son sexe. Le lendemain, un habile tailleur que -le comte de Rosambert avoit fait avertir m'apporta -un habit d'amazone complet, tel que le portent les -dames angloises quand elles montent à cheval. Un -élégant coiffeur me donna le coup de peigne -moelleux, et posa sur ma tête virginale le petit -chapeau de castor blanc. Je descendis chez mon -père; dès qu'il m'aperçut, il vint à moi d'un air -d'inquiétude, puis s'arrêtant tout d'un coup: «Bon! -dit-il en riant, j'ai d'abord cru que c'étoit Adélaïde!» -Je lui observai qu'il me flattoit beaucoup. -«Non, je vous ai pris pour Adélaïde, et je cherchois -déjà quel motif lui avoit fait quitter son couvent -sans ma permission, pour venir ici dans cet étrange -équipage. Au reste, gardez-vous d'être fier de ce -petit avantage: une jolie figure est dans un homme -le plus mince des mérites.» M. Duportail étoit là. -«Vous vous moquez, Baron, s'écria-t-il; ne savez-vous -pas…?» Mon père le regarda, il se tut.</p> - -<p>Ce fut mon père qui le premier témoigna le -désir d'aller au couvent, il m'y conduisit. Adélaïde -ne me reconnut qu'après quelques momens d'examen. -Le baron, enchanté de l'extrême ressemblance -qu'il y avoit entre ma sœur et moi, nous accabloit -de caresses et nous embrassoit tour à tour. -Cependant Adélaïde se repentoit d'être venue seule -au parloir. «Que je suis fâchée, dit-elle, de n'avoir -point amené ma bonne amie! comme nous aurions -joui de sa surprise! Mon cher papa, permettez-vous -que je l'aille chercher?» Le baron y consentit. -En rentrant, Adélaïde dit à Sophie: «Ma bonne -amie, embrassez ma sœur.» Sophie, interdite, -m'examinoit, elle s'arrêta confondue. «Embrassez -donc mademoiselle», dit la vieille gouvernante, -trompée par la métamorphose. «Mademoiselle, -embrassez donc ma fille», répéta le baron, que la -scène amusoit. Sophie rougit et s'approcha en -tremblant; mon cœur palpitoit. Je ne sais quel -secret instinct nous conduisit, je ne sais avec quelle -adresse nous dérobâmes notre bonheur aux témoins -intéressés qui nous observoient; ils crurent que -dans cette douce étreinte nos joues seulement -s'étoient rencontrées,… mes lèvres avoient pressé les -lèvres de Sophie!… Lecteurs sensibles qui vous -êtes attendris quelquefois avec l'amante de Saint-Preux<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>, -jugez quel plaisir nous goûtâmes:… c'étoit -aussi le premier baiser de l'amour.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Dans la <i>Nouvelle Héloïse</i>.</p> -</div> -<p>A notre retour nous trouvâmes à l'hôtel M. de -Rosambert qui m'attendoit. Le baron sut bientôt -de quoi il s'agissoit, et me permit, plus aisément -que je ne l'aurois cru, de passer la nuit entière au -bal. Sa voiture nous y conduisit. «Je vais, me dit -le comte, vous présenter à une jeune dame qui -m'estime beaucoup; il y a deux grands mois que -je lui ai juré une ardeur éternelle, et plus de six -semaines que je la lui prouve.» Ce langage étoit -pour moi tout à fait énigmatique; mais déjà je -commençois à rougir de mon ignorance: je souris -d'un air fin, pour faire croire à Rosambert que je -le comprenois. «Comme je vais la tourmenter! -continua-t-il; ayez l'air de m'aimer beaucoup, vous -verrez quelle mine elle fera! Surtout ne vous avisez -pas de lui dire que vous n'êtes pas fille… Oh! nous -allons la désoler!»</p> - -<p>Dès que nous parûmes dans l'assemblée, tous -les regards se fixèrent sur moi: j'en fus troublé, je -sentis que je rougissois, je perdis toute contenance. -Il me vint d'abord dans l'esprit que quelque partie -de mon ajustement mal arrangée ou que mon maintien -emprunté m'avoient trahi; mais bientôt, à -l'empressement général des hommes, au mécontentement -universel des femmes, je jugeai que j'étois -bien déguisé. Celle-ci me jetoit un regard dédaigneux, -celle-là m'examinoit d'un petit air boudeur; -on agitoit les éventails, on se parloit tout bas, on -sourioit malignement; je vis que je recevois l'accueil -dont on honore, dans un cercle nombreux, une -rivale trop jolie qu'on y voit pour la première fois.</p> - -<p>Une très belle femme entra, c'étoit la maîtresse -du comte; il lui présenta sa parente, qui sortoit, -disoit-il, du couvent. La dame (elle s'appeloit la -marquise de B…) m'accueillit très obligeamment; -je pris place auprès d'elle, et les jeunes gens firent -un demi-cercle autour de nous. Le comte, bien -aise d'exciter la jalousie de sa maîtresse, affectoit -de me donner une préférence marquée. La marquise, -apparemment piquée de sa coquetterie et -bien résolue de l'en punir en lui dissimulant le dépit -qu'elle en ressentoit, redoubla pour moi de politesse -et d'amitié. «Mademoiselle, avez-vous du -goût pour le couvent? me dit-elle.—Je l'aimerois -bien, Madame, s'il s'y trouvoit beaucoup de -personnes qui vous ressemblassent.» La marquise -me témoigna par un sourire combien ce compliment -la flattoit; elle me fit plusieurs autres questions, -parut enchantée de mes réponses, m'accabla de ces -petites caresses que les femmes se prodiguent entre -elles, dit à Rosambert qu'il étoit trop heureux -d'avoir une telle parente, et finit par me donner -un baiser tendre que je lui rendis poliment. Ce -n'étoit pas ce que Rosambert vouloit ni ce qu'il -s'étoit promis. Désolé de la vivacité de la marquise, -et plus encore de la bonne foi avec laquelle je recevois -ses caresses, il se pencha à son oreille, et lui -découvrit le secret de mon déguisement. «Bon! -quelle apparence!» s'écria la marquise, après -m'avoir considéré quelques momens. Le comte -protesta qu'il avoit dit la vérité. Elle me fixa de -nouveau. «Quelle folie! cela ne se peut pas.» -Et le comte renouvela ses protestations. «Quelle -idée! reprit la marquise en baissant la voix; savez-vous -ce qu'il dit? il soutient que vous êtes un jeune -homme déguisé!» Je répondis timidement, et bien -bas, qu'il disoit la vérité. La marquise me lança -un regard tendre, me serra doucement la main, et, -feignant de m'avoir mal entendu: «Je le savois -bien, dit-elle assez haut, cela n'avoit pas l'ombre -de vraisemblance»; puis, s'adressant au comte: -«Mais, Monsieur, à quoi cette plaisanterie ressemble-t-elle?—Quoi! -reprit celui-ci très étonné, -mademoiselle prétend…—Comment, si elle le -prétend! mais voyez donc! un enfant si aimable! -une aussi jolie personne!—Quoi! dit encore le -comte…—Ho! Monsieur, finissez, reprit la marquise -avec une humeur très marquée, vous me -croyez folle ou vous êtes fou.»</p> - -<p>Je crus de bonne foi qu'elle ne m'avoit pas compris, -je baissai la voix. «Je vous demande pardon, -Madame, je me suis peut-être mal expliqué; -je ne suis pas ce que je parois être, le comte vous -a dit la vérité.—Je ne vous crois pas plus que -lui», répondit-elle en affectant de parler encore -plus bas que moi; elle me serra la main. «Je -vous assure, Madame…—Taisez-vous, vous êtes -une friponne, mais vous ne me ferez pas prendre -le change plus que lui»; et elle m'embrassa de -nouveau. Rosambert, qui ne nous avoit pas entendus, -demeura stupéfait. La jeunesse qui nous -environnoit paroissoit attendre avec autant de curiosité -que d'impatience la fin et l'explication d'un -dialogue aussi obscur pour elle; mais le comte, -retenu par la crainte de déplaire à sa maîtresse en -se couvrant lui-même de ridicule, se flattant d'ailleurs -que je finirois bientôt le quiproquo, se mordoit -les lèvres et n'osoit plus dire un seul mot. -Heureusement la marquise vit entrer la comtesse -de ***, son amie; je ne sais ce qu'elle lui dit à -l'oreille, mais aussitôt la comtesse s'attacha à Rosambert -et ne le quitta plus.</p> - -<p>Cependant le bal étoit commencé, je figurois -dans une contredanse, le hasard voulut que la -comtesse et Rosambert se trouvassent assis derrière -la place que j'occupois. La jeune dame lui -disoit: «Non, non, tout cela est inutile, je me -suis emparée de vous pour toute la soirée, je ne -vous cède à personne. Plus jalouse qu'un sultan, -je ne vous laisse parler à qui que ce soit, vous ne -danserez pas ou vous danserez avec moi, et, si vous -pensez tout ce que vous me dites d'obligeant, je -vous défends de dire un mot, un seul mot, à la -marquise ni à votre jeune parente.—Ma jeune -parente! interrompit le comte, si vous saviez…—Je -ne veux rien savoir, je prétends seulement que -vous restiez là. Hé! mais, ajouta-t-elle légèrement, -j'ai peut-être des projets sur vous, allez-vous faire -le cruel?» Je n'en entendis pas davantage, la contredanse -finissoit. La marquise ne m'avoit pas perdu -de vue un moment; je voulus me reposer, je trouvai -une place auprès d'elle; nous commençâmes, -reprîmes, quittâmes et reprîmes vingt fois une conversation -fort animée, souvent interrompue par ses -caresses, et dans laquelle je vis bien qu'il falloit lui -laisser une erreur qui paroissoit lui plaire.</p> - -<p>Le comte ne cessoit de nous observer avec une -inquiétude très marquée; la marquise ne paroissoit -pas s'en apercevoir. «Mon intention, me dit-elle -enfin, n'est pas de passer ici la nuit entière, et, si -vous m'en croyez, vous ménagerez votre santé. -Acceptez chez moi une collation légère; il est -plus de minuit, M. le marquis ne tardera pas à me -venir joindre; nous irons souper chez moi, ensuite -je vous reconduirai moi-même chez vous. Au -reste, ajouta-t-elle d'un air négligé, c'est un singulier -homme que M. de B… Il lui prend de -temps en temps des caprices de tendresse pour -moi, il a des accès de jalousie fort ridicules, des -airs d'attention dont je le dispenserois volontiers; -quant à la fidélité qu'il me jure, je n'y crois pas -plus que je ne m'en soucie, cependant je ne serois -pas fâchée de la mettre à l'épreuve: il va vous -voir, il vous trouvera charmante. Vous ne recommencerez -pas alors ce petit conte de votre déguisement: -c'est une jolie plaisanterie, mais nous l'avons -épuisée; aussi, loin de la répéter devant -M. de B…, vous voudrez bien, s'il ne vous répugne -pas de m'obliger un peu, vous voudrez bien -lui faire quelques avances.» Je demandai à la -marquise ce que c'étoit que des avances. Elle rit -de bon cœur de l'ingénuité de ma question, et -puis, me regardant d'un air attendri: «Écoutez, -me dit-elle, vous êtes femme, cela est clair, ainsi -toutes les caresses que je vous ai faites ce soir ne -sont que des amitiés; mais, si vous étiez effectivement -un jeune homme déguisé, et que, le croyant, -je vous eusse traité de la même manière, cela s'appelleroit -des avances, et des avances très fortes.» -Je lui promis de faire des avances au marquis. -«Fort bien, souriez à ses propos, regardez-le -d'un certain air; mais ne vous avisez pas de lui -serrer la main comme je vous fais, et de l'embrasser -comme je vous embrasse; cela ne seroit ni décent -ni vraisemblable.»</p> - -<p>Nous en étions là quand le marquis arriva. Il -me parut jeune encore; il étoit assez bien fait, -mais d'une taille fort petite, et ses manières ressembloient -à sa taille; sa figure avoit de la gaieté, -mais de cette gaieté qui fait qu'on rit toujours -aux dépens de celui qui l'inspire. «Voici M<sup>lle</sup> Duportail, -lui dit la marquise (je m'étois donné ce -nom), c'est une jeune parente du comte, vous me -remercierez de vous l'avoir fait connoître, elle -veut bien venir souper avec nous.» Le marquis -trouva que j'avois la <i>physionomie heureuse</i>, il me -prodigua des éloges ridicules, je l'en remerciai par -des complimens outrés. «Je suis très content, me -dit-il d'un air pesant qu'il croyoit fin, que vous -me fassiez l'honneur de souper chez moi, Mademoiselle; -vous êtes jolie, très jolie, et ce que je -vous dis là est certain, car je me connois en physionomie.» -Je répondis par le plus agréable sourire. -«Ma chère enfant, me disoit la marquise de -l'autre côté, j'ai engagé votre parole, vous êtes -trop polie pour me dédire; au reste, je vous débarrasserai -du marquis dès qu'il vous ennuiera.» -Elle me serra la main; le marquis la vit. «Ho! -que je voudrois, dit-il, tenir une de ces petites -mains-là dans les miennes!» Je lui lançai une -œillade meurtrière. «Partons, Mesdames, partons», -s'écria-t-il d'un air léger et conquérant. Il -sortit pour appeler ses gens.</p> - -<p>Le comte, qui l'entendit, vint à nous, quelques -efforts que la comtesse eût faits pour le retenir. Il -me dit d'un ton sérieusement ironique: «Monsieur -se trouve sans doute fort bien sous ses habits -galans, il ne compte pas apparemment désabuser -la marquise?» Je répondis sur le même ton, mais -en baissant la voix: «Mon cher parent, voudriez-vous -sitôt détruire votre ouvrage?» Il s'adressa à la -marquise: «Madame, je me crois en conscience -obligé de vous avertir encore une fois que ce n'est -point M<sup>lle</sup> Duportail qui aura le bonheur de souper -chez vous, mais bien le chevalier de Faublas, -mon très jeune et très fidèle ami.—Et moi, -Monsieur, lui répondit-on, je vous déclare que -vous avez trop compté sur ma patience ou sur ma -crédulité. Ayez la bonté de cesser cet impertinent -badinage, ou décidez-vous à ne me revoir jamais.—Je -me sens le courage de prendre l'un et l'autre -parti, Madame; je serois désolé de troubler vos -plaisirs par mes indiscrétions, ou de les gêner par -mes importunités.»</p> - -<p>Le marquis rentroit au moment même; il frappa -sur l'épaule de Rosambert, et, le retenant par le -bras: «Quoi! tu ne soupes pas avec nous? tu -nous laisses ta parente? Sais-tu qu'elle est jolie ta -parente? sais-tu que sa physionomie promet?» Il -baissa la voix: «Mais entre nous je crois la petite -personne un peu… vive.—Ho! oui, très jolie -et très vive, reprit le comte avec un sourire amer, -elle ressemble à bien d'autres»; et puis, comme -s'il eût pressenti le sort prochain de ce bon mari: -«Je vous souhaite une bonne nuit, lui dit-il.—Quoi! -penses-tu, reprit le marquis, que je garde -ta parente pour… Écoute donc, si elle le vouloit -bien!…—Je vous souhaite une bonne nuit», -répéta le comte, et il sortit en éclatant de rire. La -marquise soutint que M. de Rosambert devenoit -fou, je trouvai qu'il étoit fort malhonnête. «Point -du tout, me dit confidemment le marquis, il vous -aime à la rage, il a vu que je vous faisois ma cour, -il est jaloux.»</p> - -<p>En cinq minutes nous fûmes à l'hôtel du marquis; -on servit aussitôt: je fus placé entre la marquise -et son galant époux qui ne cessoit de me -dire ce qu'il croyoit de très jolies choses. Trop -occupé d'abord à satisfaire l'appétit tout à fait -mâle que la danse m'avoit donné, je n'employai -pour lui répondre que le langage des yeux. Dès -que ma faim fut un peu calmée, j'applaudis sans -ménagement à toutes les sottises qu'il lui plut de -me débiter, et ses mauvais bons mots lui valurent -mille complimens dont il fut enchanté. La marquise, -qui m'avoit toujours considéré avec la plus -grande attention, et dont les regards s'animoient -visiblement, s'empara d'une de mes mains: curieux -de voir jusqu'où s'étendroit le pouvoir de mes -charmes trompeurs, j'abandonnai l'autre au marquis. -Il la saisit avec un transport inexprimable. -La marquise, plongée dans des réflexions profondes, -sembloit méditer quelque projet important; -je la voyois successivement rougir et trembler, -et, sans dire un seul mot, elle pressoit légèrement -ma main droite engagée dans les siennes. -Ma main gauche étoit dans une prison moins -douce; le marquis la serroit de manière à me faire -crier. Charmé de sa bonne fortune, tout fier de -son bonheur, tout étonné de l'adresse avec laquelle -il trompoit sa femme en sa présence même, -il poussoit de temps en temps de longs soupirs -dont j'étois étourdi, et des éclats de rire dont le -plafond retentissoit; ensuite, craignant de se trahir, -cherchant à étouffer ce rire éclatant que la -marquise auroit pu remarquer, peut-être aussi -croyant me faire une gentillesse, il me mordoit -les doigts.</p> - -<p>La belle marquise sortit enfin de sa rêverie pour -me dire: «Mademoiselle Duportail, il est tard, -vous deviez passer la nuit entière au bal, on ne -vous attend pas chez vous avant huit ou neuf -heures du matin, restez chez moi; j'offrirois à -toute autre un appartement d'amie, vous pouvez -disposer du mien; je dois, ajouta-t-elle d'un ton -caressant, vous servir aujourd'hui de maman, je -ne veux pas que ma fille ait une autre chambre que -la mienne, je vais lui faire dresser un lit près du -mien…—Et pourquoi donc faire dresser un lit? -interrompit le marquis; on est fort bien deux dans -le vôtre; quand je vais vous y trouver, moi, est-ce -que je vous gêne? j'y dors tout d'un somme, et vous -aussi.» Et, finissant, il me donna amoureusement -par-dessous la table un grand coup de genou qui -me froissa la peau: je répondis à cette galanterie -sur-le-champ de la même manière, et si vigoureusement -qu'il lui échappa un grand cri. La marquise -se leva d'un air alarmé. «Ce n'est rien, lui dit-il, -ma jambe a accroché la table.» J'étouffois de rire, -la marquise n'y tint pas plus que moi, et son cher -époux, sans savoir pourquoi, se mit à rire plus fort -que nous deux.</p> - -<p>Quand notre excessive gaieté fut un peu modérée, -la marquise me renouvela ses offres. «Acceptez -la moitié du lit de madame, crioit le marquis, -acceptez, je vous le dis, vous y serez bien, -vous verrez que vous y serez bien. Je vais revenir -tout à l'heure; mais acceptez.» Il nous quitta. -«Madame, dis-je à la marquise, votre invitation -m'honore autant qu'elle me flatte; mais est-ce à -M<sup>lle</sup> Duportail ou à M. de Faublas que vous la -faites?—Encore cette mauvaise plaisanterie du -comte, petite friponne! et c'est vous qui la répétez! -Ne vous ai-je pas dit que je ne vous croyois -pas?—Mais, Madame…—Paix, paix! reprit-elle -en posant son doigt sur ma bouche; le marquis -va rentrer, qu'il ne vous entende pas dire de -pareilles folies. Cette charmante enfant! (elle m'embrassa -tendrement) comme elle est timide et modeste! -mais comme elle est maligne! Allons, petite -espiègle, venez»: elle me tendit la main, nous -passâmes dans son appartement.</p> - -<p>Il étoit question de me mettre au lit. Les femmes -de la marquise voulurent me prêter leur ministère; -je les priai, en tremblant, d'offrir à leur maîtresse -leurs services, dont je saurois bien me passer. -«Oui, dit la marquise attentive à tous mes mouvemens, -ne la gênez pas, c'est un enfantillage de -couvent; laissez-la faire.» Je passai promptement -derrière les rideaux; mais je me trouvai dans un -grand embarras quand il fallut me dépouiller de -ces habits dont l'usage m'étoit si peu familier. Je -cassois les cordons, j'arrachois les épingles; je me -piquois d'un côté, je me déchirois de l'autre; plus -je me hâtois, et moins j'allois vite. Une femme de -chambre passa près de moi au moment où je venois -d'ôter mon dernier jupon. Je tremblai qu'elle -n'entr'ouvrît les rideaux; je me précipitai dans le -lit, émerveillé de la singulière aventure qui m'avoit -conduit là, mais ne soupçonnant pas encore qu'on -pût avoir, en couchant deux, d'autre désir que de -causer ensemble avant de s'endormir. La marquise -ne tarda pas à me suivre; la voix de son mari se -fit entendre: «Ces dames me permettront bien -d'assister à leur coucher? Quoi! déjà au lit!» Il -voulut m'embrasser, la marquise se fâcha sérieusement; -il ferma lui-même les rideaux, et, nous rendant -le souhait que lui avoit fait le comte, il nous -cria de la porte: «Une bonne nuit!»</p> - -<p>Un silence profond régna quelques instans. -«Dormez-vous déjà, belle enfant? me dit la marquise -d'une voix altérée.—Ho! non, je ne dors -pas!» Elle se précipita dans mes bras, et me pressa -contre son sein. «Dieux! s'écria-t-elle avec une -surprise bien naturellement jouée si elle étoit feinte, -c'est un homme!» et puis, me repoussant avec -promptitude: «Quoi! Monsieur, il est possible?…—Madame, -je vous l'ai dit, répliquai-je en tremblant.—Vous -me l'avez dit, Monsieur; mais cela -étoit-il croyable? Il s'agissoit bien de dire! il ne -falloit pas rester chez moi…, ou du moins il ne -falloit pas empêcher qu'on vous dressât un autre -lit…—Madame, ce n'est pas moi! c'est monsieur -le marquis.—Mais, Monsieur, parlez donc plus -bas… Monsieur, il ne falloit pas rester chez moi, -il falloit vous en aller.—Hé bien, Madame, je -m'en vais…» Elle me retient par le bras: «Vous -vous en allez! où cela, Monsieur, et quoi faire? -réveiller mes femmes, risquer un esclandre…, peut-être -montrer à tous mes gens qu'un homme est -entré dans mon lit; qu'on me manque à ce point?—Madame, -je vous demande pardon, ne vous -fâchez pas, je m'en vais me jeter dans un fauteuil.—Oui, -dans un fauteuil! oui… sans doute, il le -faut!… Mais voyez la belle ressource (en me retenant -toujours par le bras). Fatigué comme il est! -par le froid qu'il fait! s'enrhumer, détruire sa -santé!… Vous mériteriez que je vous traitasse -avec cette rigueur… Allons, restez là; mais promettez-moi -d'être sage.—Pourvu que vous me -pardonniez, Madame.—Non, je ne vous pardonne -pas! mais j'ai plus d'attention pour vous -que vous n'en avez pour moi. Voyez comme sa -main est déjà froide!» et par pitié elle la posa -sur son col d'ivoire. Guidé par la nature et par -l'amour, cette heureuse main descendit un peu; je -ne savois quelle agitation faisoit bouillonner mon -sang. «Aucune femme éprouva-t-elle jamais l'embarras -où il me met? reprit la marquise d'un ton -plus doux.—Ah! pardonnez-moi donc, ma chère -maman…—Oui, votre chère maman! vous avez -bien des égards pour votre maman, petit libertin -que vous êtes!» Ses bras, qui m'avoient repoussé -d'abord, m'attiroient doucement. Bientôt nous -nous trouvâmes si près l'un de l'autre que nos -lèvres se rencontrèrent; j'eus la hardiesse d'imprimer -sur les siennes un baiser brûlant. «Faublas, -est-ce là ce que vous m'avez promis?» me dit-elle -d'une voix presque éteinte. Sa main s'égara, un -feu dévorant circuloit dans mes veines… «Ah! -Madame, pardonnez-moi, je me meurs!—Ah! -mon cher Faublas,… mon ami!…» Je restois sans -mouvement. La marquise eut pitié de mon embarras -qui ne pouvoit lui déplaire,… elle aida ma timide -inexpérience… Je reçus, avec autant d'étonnement -que de plaisir, une charmante leçon que je répétai -plus d'une fois.</p> - -<p>Nous employâmes plusieurs heures dans ce doux -exercice; je commençois à m'endormir sur le sein -de ma belle maîtresse, quand j'entendis le bruit -d'une porte qui s'ouvroit doucement: on entroit, -on s'avançoit sur la pointe du pied; j'étois sans -armes dans une maison que je ne connoissois point; -je ne pus me défendre d'un mouvement d'effroi. -La marquise, qui devina ce que c'étoit, me dit -tout bas de prendre sa place et de lui céder la -mienne; j'obéis promptement: à peine m'étois-je -tapi sur le bord du lit qu'on entr'ouvrit les rideaux -du côté que je venois de quitter. «Qui vient me -réveiller ainsi?» dit la marquise. On hésita quelques -instans, ensuite on s'expliqua sans lui répondre. -«Et quelle est cette fantaisie? continua-t-elle. -Quoi! Monsieur, vous choisissez aussi mal votre -temps, sans attention pour moi, sans respect pour -l'innocence d'une jeune personne qui, peut-être, -ne dort pas, ou qui pourroit se réveiller? Vous -n'êtes guère raisonnable, je vous prie de vous -retirer.» Le marquis insistoit, en balbutiant à -sa femme de comiques excuses. «Non, Monsieur, -lui dit-elle, je ne le veux point, cela ne -sera point, je vous assure que cela ne sera -point, je vous supplie de vous retirer.» Elle se -jeta hors du lit, le prit par le bras et le mit à la -porte.</p> - -<p>Ma belle maîtresse revint à moi en riant. «Ne -trouvez-vous pas mon procédé bien noble? me -dit-elle; voyez ce que j'ai refusé à cause de vous.» -Je sentis que je lui devois un dédommagement, je -l'offris avec ardeur, on l'accepta avec reconnoissance; -une femme de vingt-cinq ans est si complaisante -quand elle aime! la nature a tant de -ressources dans un novice de seize ans!</p> - -<p>Cependant tout est borné chez les foibles humains: -je ne tardai pas à m'endormir profondément. -Quand je me réveillai, le jour pénétroit -dans l'appartement malgré les rideaux; je songeai -à mon père… Hélas! je me souvins de ma Sophie! -une larme s'échappa de mes yeux, la marquise s'en -aperçut. Déjà capable de quelque dissimulation, -j'attribuai au chagrin de la quitter la pénible agitation -que j'éprouvois; elle m'embrassa tendrement. -Je la vis si belle! l'occasion étoit si pressante!… -Quelques heures de sommeil avoient -ranimé mes forces,… l'ivresse du plaisir dissipa les -remords de l'amour.</p> - -<p>Il fallut enfin songer à nous séparer. La marquise -me servit de femme de chambre. Elle étoit -si adroite que ma toilette eût été bientôt faite si -nous avions pu sauver les distractions! Quand -nous crûmes qu'il ne manquoit plus rien à mon -ajustement, la marquise sonna ses femmes. Le -marquis attendoit depuis plus d'une heure qu'il fît -jour chez madame. Il me complimenta sur ma diligence. -«Je suis sûr, me dit-il, que vous avez -passé une excellente nuit»; et, sans me donner le -temps de répondre: «Elle paroît fatiguée pourtant! -elle a les yeux battus! Voilà ce que c'est que -cette danse! on s'en donne par-dessus les yeux, et -le lendemain on n'en peut plus! je le dis tous les -jours à la marquise qui n'en tient compte: allons, -il faut réparer les forces de cette charmante enfant, -après cela nous la reconduirons chez elle.»</p> - -<p>Ce <i>nous la reconduirons</i> étoit très propre à m'inquiéter. -Je témoignai au marquis qu'il suffiroit -que la marquise prît cette peine; il insista. La marquise -se joignit à moi pour lui faire perdre cette -idée; il nous répondit que M. Duportail ne pouvoit -trouver mauvais qu'il lui ramenât sa fille, -puisque la marquise seroit avec nous, et qu'il étoit -curieux de connoître l'heureux père d'une aussi -aimable enfant. Quelques efforts que nous fissions, -nous ne pûmes l'empêcher de nous accompagner.</p> - -<p>Je commençois à craindre que cette aventure, -qui avoit eu de si heureux commencemens, ne -finît fort mal. Je ne vis rien de mieux à faire que -de donner au cocher du marquis la véritable adresse -de M. Duportail. «Chez M. Duportail, près de -l'Arsenal», lui dis-je. La marquise sentoit mon -embarras et le partageoit; aucun expédient ne -s'étoit encore présenté à mon esprit, quand nous -arrivâmes à la porte de mon prétendu père.</p> - -<p>Il étoit chez lui; on lui dit que le marquis et la -marquise de B… lui ramenoient sa fille. «Ma -fille! s'écria-t-il avec la plus vive agitation; ma -fille!» Il accourut vers nous. Sans lui donner le -temps de dire un seul mot, je me jetai à son col. -«Oui! lui dis-je, vous êtes veuf, et vous avez une -fille.—Parlez plus bas encore, reprit-il avec vivacité, -parlez plus bas, qui vous l'a dit?—Eh! mon -Dieu! ne m'entendez-vous pas? C'est moi qui suis -votre fille. Gardez-vous de dire non devant le -marquis.» M. Duportail, plus tranquille, mais non -moins étonné, sembloit attendre qu'on s'expliquât. -«Monsieur, lui dit la marquise, M<sup>lle</sup> Duportail a -passé une partie de la nuit au bal, et l'autre partie -chez moi.—Êtes-vous fâché, Monsieur, lui dit -le marquis qui remarquoit son étonnement, que -mademoiselle ait passé une partie de la nuit chez -moi? Vous auriez tort, car elle a couché dans l'appartement -de madame, dans son lit même, avec -elle, on ne pouvoit la mettre mieux. Êtes-vous -fâché que je l'aie accompagnée jusqu'ici? J'avoue -que ces dames ne le vouloient pas, c'est moi…—Je -suis très sensible, répondit enfin M. Duportail, -tout à fait revenu de sa première surprise, et d'ailleurs -bien instruit par les discours du marquis; je -suis très sensible aux bontés que vous avez eues -pour ma fille; mais je dois vous déclarer devant -elle (il me regarda, je tremblois) que je suis fort -étonné qu'elle ait été au bal déguisée de cette -façon-là.—Comment! déguisée, Monsieur! interrompit -la marquise.—Oui, Madame, un habit -d'amazone; cela convient-il à ma fille? ou du moins -ne devoit-elle pas me demander mon avis ou ma -permission?»</p> - -<p>Ravi de l'ingénieuse tournure que mon nouveau -père avoit prise, j'affectai de paroître humilié. -«Ah! je croyois que le papa le savoit, dit le -marquis; Monsieur, il faut pardonner cette petite -faute. Mademoiselle votre fille a la physionomie -la plus heureuse; je vous le dis, et je m'y connois! -Mademoiselle votre fille…, c'est une charmante -personne, elle a enchanté tout le monde, -ma femme surtout; oh! tenez, ma femme en est -folle.—Il est vrai, Monsieur, dit la marquise -avec un sang-froid admirable, que mademoiselle -m'a inspiré toute l'amitié qu'elle mérite.» Je me -croyois sauvé, lorsque mon véritable père, le baron -de Faublas, qui ne se faisoit jamais annoncer -chez son ami, entra tout à coup. «Ah! ah! dit-il -en m'apercevant…» M. Duportail courut à lui les -bras ouverts: «Mon cher Faublas, vous voyez -ma fille, que M. le marquis et M<sup>me</sup> la marquise -de B… me ramènent.—Votre fille? interrompit -mon père.—Hé! oui, ma fille! vous ne la reconnoissez -pas sous cet habit ridicule? Mademoiselle, -ajouta-t-il avec colère, passez dans votre appartement, -et que personne ne vous surprenne plus -dans cet équipage indécent.»</p> - -<p>Je fis, sans dire mot, une révérence à M. de B…, -qui paroissoit me plaindre, et une à la marquise, -qui me voyoit à peine: car, au nom de mon père, -elle avoit été si troublée que je craignois qu'elle ne -se trouvât mal. Je me retirai dans la pièce voisine, -et je prêtai l'oreille. «Votre fille? répéta encore -le baron.—Eh! oui, ma fille! qui s'est avisée -d'aller au bal avec les habits que vous lui avez vus. -Monsieur le marquis vous dira le reste.» Et effectivement, -monsieur le marquis répéta à mon père tout -ce qu'il avoit dit à M. Duportail; il lui affirma que -j'avois couché dans l'appartement de sa femme, -dans son lit même, avec elle. «Elle est fort heureuse, -dit mon père en regardant la marquise… -Fort heureuse, répéta-t-il, qu'une si grande imprudence -n'ait pas eu des suites fâcheuses.—Eh! -quelle si grande imprudence a donc commise cette -chère enfant? répliqua la marquise, que j'avois vue -déconcertée, mais dont les forces s'étoient ranimées -promptement. Quoi! parce qu'elle a pris un -habit d'amazone?—Sans doute, interrompit le -marquis, ce n'est qu'une vétille; et vous, Monsieur -(en s'adressant à mon père d'un ton fâché), -permettez-moi de vous dire qu'au lieu de vous -permettre sur le compte de la jeune personne des -réflexions qui peuvent lui nuire, vous feriez bien -mieux de vous joindre à nous pour obtenir que -son père lui pardonne.—Madame, dit M. Duportail -à la marquise, je le lui pardonne à cause -de vous (en s'adressant au marquis), mais à condition -qu'elle n'y retournera plus.—En habit -d'amazone soit, répondit celui-ci, mais j'espère -que vous nous la renverrez avec ses habits ordinaires; -nous serions trop privés de ne plus voir -cette charmante enfant.—Assurément, dit la -marquise en se levant, et, si monsieur son père -veut nous rendre un véritable service, il l'accompagnera.»</p> - -<p>M. Duportail reconduisit la marquise jusqu'à -sa voiture, en lui prodiguant les remercîmens qu'il -étoit présumé lui devoir.</p> - -<p>Leur départ me soulagea d'un pesant fardeau. -«Voilà une bien singulière aventure! dit M. Duportail -en rentrant.—Très singulière, répondit -mon père; la marquise est une fort belle femme, -le petit drôle est bien heureux.—Savez-vous, -répliqua son ami, qu'il a presque pénétré mon secret? -Quand on m'a annoncé ma fille, j'ai cru que -ma fille m'étoit rendue, et quelques mots échappés -m'ont trahi.—Eh bien! il y a un remède à cela; -Faublas est plus raisonnable qu'on ne l'est ordinairement -à son âge; pour qu'il fût prodigieusement -avancé, il ne lui manquoit que quelques lumières -qu'il a sans doute acquises cette nuit: il a l'âme -noble et le cœur excellent; un secret qu'on devine -ne nous lie pas, comme vous savez; mais un honnête -homme se croiroit déshonoré s'il trahissoit -celui qu'un ami lui a confié; apprenez le vôtre à -mon fils; point de demi-confidence, je vous réponds -de sa discrétion.—Mais des secrets de -cette importance!… il est si jeune!…—Si jeune! -mon ami, un gentilhomme l'est-il jamais, quand il -s'agit de l'honneur? Mon fils, déjà dans son adolescence, -ignoreroit un des devoirs les plus sacrés -de l'homme qui pense! un enfant que j'ai élevé -auroit besoin de l'expérience de son père pour ne -pas faire une bassesse!…—Mon ami, je me -rends.—Mon cher Duportail, croyez que vous -ne vous en repentirez jamais. J'espère d'ailleurs -que cette confidence, devenue presque nécessaire, -ne sera pas tout à fait inutile. Vous savez que j'ai -fait quelques sacrifices pour donner à mon fils une -éducation convenable à sa naissance et proportionnée -aux espérances qu'il me fait concevoir: -qu'il reste encore un an dans cette capitale pour -s'y perfectionner dans ses exercices, cela suffit, je -crois; ensuite il voyagera, et je ne serois pas fâché -qu'il s'arrêtât quelques mois en Pologne.—Baron, -interrompit M. Duportail, le détour dont -votre amitié se sert est aussi ingénieux que délicat; -je sens toute l'honnêteté de votre proposition, qui -m'est très agréable, je vous l'avoue.—Ainsi, reprit -le baron, vous voudriez bien donner à Faublas -une lettre pour le bon serviteur qui vous reste -dans ce pays-là; Boleslas et mon fils feront de -nouvelles recherches. Mon cher Lovzinski, ne désespérez -pas encore de votre fortune; si votre fille -existe, il n'est pas impossible qu'elle vous soit rendue. -Si le roi de Pologne…» Mon père parla plus -bas, et tira son ami à l'autre bout de l'appartement: -ils y causèrent plus d'une demi-heure, après -quoi, tous deux s'étant rapprochés de la porte contre -laquelle j'étois placé, j'entendis le baron qui disoit: -«Je ne veux pas lui demander les détails de son -aventure; probablement ils sont assez plaisans: -je ne les entendrois pas avec l'air de sévérité -qui conviendroit; sans doute il vous contera de -point en point son histoire, vous m'en ferez part: -au reste, je crois que nous venons de voir un sot -mari.—Il n'est pas le seul, mon ami, répondit -M. Duportail.—On le sait bien, répliqua le -baron; mais il n'en faut rien dire.»</p> - -<p>Je les entendis s'approcher de ma porte, j'allai -me jeter dans un fauteuil. Le baron me dit en entrant: -«Ma voiture est là, faites-vous reconduire -à l'hôtel, allez vous reposer, et désormais je vous -défends de sortir avec cet habit.—Mon ami, me -dit M. Duportail, qui me suivit jusqu'à la porte, -un de ces jours nous dînerons ensemble tête-à-tête; -vous savez une partie de mon secret, je vous apprendrai -le reste; mais surtout de la discrétion. -Songez, d'ailleurs, que je vous ai rendu service.» -Je l'assurai que je ne l'oublierois pas et qu'il pouvoit -être tranquille. Dès que je fus rentré chez -moi, je me mis au lit et m'endormis profondément.</p> - -<p>Il étoit fort tard quand je me réveillai: M. Person -et moi nous fûmes au couvent. Avec quelle -douce émotion je revis ma Sophie! Sa contenance -modeste, son innocence ingénue, l'accueil timide -et caressant qu'elle me fit, un petit air d'embarras -que lui donnoit encore le souvenir du baiser de la -veille, tout en elle inspiroit l'amour, mais l'amour -tendre et respectueux. Cependant l'image des -charmes de la marquise me poursuivoit jusqu'au -parloir; mais que d'avantages précieux sa jeune -rivale avoit sur elle! Il est vrai que les plaisirs de -la nuit dernière se représentoient vivement à mon -imagination échauffée; mais combien je leur préférois -ce moment délicieux où j'avois trouvé, sur -les lèvres de Sophie, une âme nouvelle! La marquise -régnoit sur mes sens étonnés; mon cœur -adoroit Sophie.</p> - -<p>Le lendemain, je me souvins que la marquise -m'attendoit chez elle; je me souvins aussi que le -baron m'avoit dit: «Je vous défends de sortir avec -cet habit.» D'ailleurs, comment me présenter chez -la marquise sans être au moins accompagné d'une -femme de chambre? Il ne falloit pas songer au -comte, qui sans doute n'étoit pas tenté de m'y -conduire; et le marquis ne trouveroit-il pas singulier -qu'une jeune personne sortît toute seule? -Impatient de revoir ma belle maîtresse, mais retenu -par la crainte de déplaire à mon père, je ne -savois à quoi me résoudre. Jasmin vint me dire -qu'une femme d'un certain âge, envoyée par -M<sup>lle</sup> Justine, demandoit à me parler. «Je ne sais -quelle est cette demoiselle Justine; mais faites entrer.—M<sup>lle</sup> -Justine m'a chargée de vous présenter -ses respects, me dit la femme, et de vous -remettre ce paquet et cette lettre.» Avant d'ouvrir -le paquet, je pris la lettre, dont l'adresse étoit -simplement: <i>A Mademoiselle Duportail.</i> J'ouvris -avec empressement, et je lus:</p> - -<blockquote> -<p><i>Donnez-moi de vos nouvelles, ma chère enfant; -avez-vous passé une bonne nuit? Vous aviez besoin de -repos; je crains fort que les fatigues du bal et la -scène désagréable que monsieur votre père vous a faite -n'aient altéré votre santé. Je suis désolée que vous -ayez été grondée à cause de moi; croyez que cette -scène trop longue m'a fait souffrir autant que vous. -Monsieur le marquis parle de retourner au bal ce soir, -je ne m'y sens pas disposée, et je crois que vous n'en -avez pas plus d'envie que moi. Cependant, comme il -faut qu'une maman ait de la complaisance pour sa -fille, surtout quand elle en a une aussi aimable que -vous, nous irons au bal si vous le voulez. Je n'ai -point oublié que l'habit d'amazone vous est interdit, -et j'ai pensé que peut-être vous n'aviez point d'autre -habit de bal, parce que ce n'est point un meuble de -couvent, c'est pour cela que je vous envoie l'un des -miens: nous sommes à peu près de la même taille, -je crois qu'il vous ira bien.</i></p> - -<p><i>Justine m'a dit que vous aviez besoin d'une femme -de chambre, celle qui vous remettra ma lettre est -sage, <em>intelligente et adroite</em>: vous pouvez la prendre -à votre service, et lui donner <em>toute votre confiance</em>, -je vous réponds d'elle.</i></p> - -<p><i>Je ne vous invite point à dîner avec moi, je sais -que M. Duportail dîne rarement sans sa fille; mais, -si vous aimez votre chère maman autant qu'elle vous -aime, vous viendrez dans la soirée, le plus tôt que vous -pourrez. Monsieur le marquis ne dîne point chez lui; -venez de bonne heure, mon enfant, je serai seule toute -l'après-dînée, vous me ferez compagnie. Croyez que -personne ne vous aime autant que votre chère maman.</i></p> - -<p class="sign"><span class="sc">La Marquise de B…</span></p> - -<p>P. S. <i>Je n'ai point la force de vous mander toutes -les folies que le marquis veut que je vous écrive de sa -part. Au reste, grondez-le bien quand vous le verrez, -il vouloit ce matin envoyer en son nom chez M. Duportail. -J'ai eu toutes les peines du monde à lui faire -comprendre que cela n'étoit pas raisonnable, et qu'il -étoit plus décent que ce fût moi qui vous écrivisse.</i></p> -</blockquote> - -<p>Je fus enchanté de cette lettre. «Monsieur, -me dit la femme intelligente qui me l'apportoit, -Justine est la femme de chambre de madame la -marquise de B…, et, si mademoiselle le veut bien, -je serai la sienne aujourd'hui et demain. Au reste, -monsieur ou mademoiselle peut également se fier -à moi; quand M<sup>lle</sup> Justine et M<sup>me</sup> Dutour se -mêlent d'une intrigue, elles ne la gâtent pas; c'est -pour cela qu'on m'a choisie.—Fort bien, lui -dis-je, Madame Dutour, je vois que vous êtes instruite, -vous m'accompagnerez tantôt chez la marquise.» -J'offris à ma duègne un double louis -qu'elle accepta. «Ce n'est pas qu'on ne m'ait déjà -bien payée, me dit-elle; mais monsieur doit savoir -que les gens de ma profession reçoivent toujours -des deux côtés.»</p> - -<p>Dès que le baron eut dîné, il partit pour l'Opéra, -suivant sa coutume. Mon coiffeur étoit averti: -un panache blanc fut mis à la place du petit chapeau. -M<sup>me</sup> Dutour me revêtit parfaitement du -charmant habit de bal que M<sup>me</sup> de B… m'envoyoit, -et qui m'alloit merveilleusement bien; ma -ressemblance avec Adélaïde devenoit plus frappante; -mon gouverneur ému redoubloit pour moi -d'attentions et de soins. Je pris des gants, un éventail, -un gros bouquet; je volai au rendez-vous que -la marquise m'avoit donné.</p> - -<p>Je la trouvai dans son boudoir, mollement couchée -sur une ottomane: un déshabillé galant paroit -ses charmes au lieu de les cacher. Elle se leva dès -qu'elle m'aperçut. «Qu'elle est jolie dans cet -équipage, M<sup>lle</sup> Duportail! que cette robe lui sied -bien!» et, dès que la porte se fut fermée: «Que -vous êtes charmant, mon cher Faublas! que votre -exactitude me flatte! Mon cœur me disoit bien -que vous trouveriez le moyen de me venir joindre -ici malgré vos deux pères.» Je ne lui répondis -que par mes vives caresses; et, la forçant de reprendre -l'attitude qu'elle avoit quittée pour me -recevoir, je lui prouvois déjà que ses leçons n'étoient -pas oubliées, lorsque nous entendîmes du -bruit dans la pièce voisine. Tremblant d'être surpris -dans une situation qui n'étoit pas équivoque, -je me relevai brusquement, et, grâce à mes habits -très commodes, je n'eus besoin que de changer de -posture pour que mon désordre fût réparé. La marquise, -sans paroître troublée, ne rétablit que ce qui -pressoit le plus: tout cela fut l'affaire d'un moment. -La porte s'ouvrit; c'étoit le marquis. «Je comprenois -bien, lui dit-elle, Monsieur, qu'il n'y avoit -que vous qui puissiez entrer ainsi chez moi sans -vous faire annoncer; mais je croyois qu'au moins -vous frapperiez à cette porte avant de l'ouvrir: -cette chère enfant avoit des inquiétudes secrètes à -confier à sa maman; un moment plus tôt vous -la surpreniez!… On n'entre pas ainsi chez des -femmes!—Bon! reprit le marquis, je la surprenois! -Eh bien! je ne l'ai point surprise, ainsi il n'y -a pas tant de mal à tout cela; d'ailleurs, je suis -bien sûr que cette chère enfant me le pardonne: -elle est plus indulgente que vous; mais convenez -que son père a bien raison de ne pas vouloir -qu'elle porte cet habit d'amazone, elle est à croquer -comme la voilà!»</p> - -<p>Il reprit avec moi ce mauvais ton de galanterie -qui nous avoit déjà tant amusés; il trouva que -j'étois parfaitement bien remise, que j'avois les yeux -brillans, le teint fort animé, et même quelque chose -d'extraordinaire et d'un très bon augure dans la -<i>physionomie</i>. Ensuite il nous dit: «Belles dames, -vous allez au bal aujourd'hui?» La marquise répondit -que non. «Vous vous moquez de moi, je -suis revenu tout exprès pour vous y conduire.—Je -vous assure que je n'irai pas.—Hé! pourquoi -donc? ce matin vous disiez…—Je disois que j'y -pourrois aller par complaisance pour M<sup>lle</sup> Duportail; -mais elle ne s'en soucie pas; elle craint de -retrouver là le comte de Rosambert, qui s'est fort -mal comporté la dernière fois.» J'interrompis la -marquise. «Certainement son procédé avec moi -est assez malhonnête pour que désormais je craigne -de le rencontrer autant que je me plaisois autrefois -à me trouver avec lui.—Vous avez raison, -me dit le marquis: le comte est un de ces petits -merveilleux qui croient qu'une femme n'a des yeux -que pour eux; il est bon que ces messieurs apprennent -quelquefois qu'il y a dans le monde des gens -qui les valent bien…» Je compris son idée, et, -pour justifier ses propos, je lui lançai à la dérobée -un coup d'œil expressif… «Et qui valent peut-être -mieux», ajouta-t-il aussitôt en renforçant sa -voix, en s'élevant sur la pointe du pied, et en prenant -son élan pour faire une lourde pirouette qu'il -acheva très malheureusement. Sa tête alla frapper -contre la boiserie trop dure, qui ne lui épargna -une chute pesante qu'en lui faisant au front une -large meurtrissure. Honteux de son malheur, mais -voulant le dissimuler, il parut insensible à la douleur -qu'il ressentoit. «Charmante enfant, me dit-il -avec plus de sang-froid, mais en faisant de temps -en temps de laides grimaces qui le trahissoient, -vous avez raison d'éviter le comte; mais n'ayez -pas peur de le rencontrer ce soir. Il y a bal masqué: -la marquise a justement deux dominos; elle -vous en prêtera un, elle prendra l'autre; nous -irons au bal, vous reviendrez souper avec nous; -et, si vous n'avez pas été trop mal couchée avant-hier…—Ho! -oui, cela sera charmant! m'écriai-je -avec plus de vivacité que de prudence; allons au -bal.—Avec mes dominos que le comte connoît? -interrompit la marquise plus réfléchie que moi.—Eh! -oui, Madame, avec vos dominos. Il faut donner -à cette enfant le plaisir du bal masqué, elle n'a -jamais vu cela; le comte ne vous reconnoîtra pas, -il n'y sera peut-être pas même.» La marquise -paroissoit incertaine; je la voyois balancer entre -le désir de me garder encore la nuit prochaine et -la crainte d'aller, en présence du marquis, s'offrir -aux sarcasmes du comte. «Pour moi, reprit -d'un ton mystérieux le commode mari, je vous -y conduirai bien; mais j'ai quelques affaires, je -ne pourrai pas rester avec vous; je vous laisserai -là, pour revenir à minuit vous chercher.» -Cette raison du marquis, plus que toutes ses -instances, détermina la marquise; elle refusa quelque -temps encore, mais d'un ton qui m'annonçoit -assez qu'il falloit la presser et qu'elle alloit -consentir.</p> - -<p>Cependant la contusion que le marquis s'étoit -faite devenoit plus apparente, et sa bosse grossissoit -à vue d'œil. Je lui demandai d'un air étonné -ce qu'il avoit au front; il y porta la main. «Ce -n'est rien, me dit-il avec un rire forcé; quand on -est marié, on est exposé à ces accidens-là.» Je -me souvins du supplice qu'il m'avoit fait éprouver -quand ma main étoit dans les siennes, et, résolu -de me venger, je tirai de ma bourse une pièce de -monnoie, je la lui appliquai sur le front, et me -voilà serrant de toutes mes forces pour aplatir la -bosse. Le patient pressoit ses flancs de ses poings -fermés, grinçoit des dents, souffloit douloureusement -et faisoit d'horribles contorsions. «Elle a, -dit-il avec peine, elle a de la vigueur dans le poignet.» -Je redoublai d'efforts; il fit enfin un cri terrible, -et, m'échappant avec violence, il seroit tombé -à la renverse, si je ne l'avois promptement retenu. -«Ah! la petite diablesse! elle m'a presque ouvert -le crâne.—La petite espiègle l'a fait exprès, dit -la marquise, qui se contraignoit beaucoup pour -ne pas rire.—Vous croyez qu'elle l'a fait -exprès? Hé bien, je vais l'embrasser pour la punir.—Pour -me punir, soit.» Je présentai la joue -de bonne grâce; il se crut le plus heureux des -hommes: si j'avois voulu l'écouter, je n'aurois -cessé de mettre, au même prix, son courage à -l'épreuve.</p> - -<p>«Finissons ces folies, dit la marquise en affectant -un peu d'humeur, et pensons à ce bal, puisqu'il -y faut aller.—Ho! madame se fâche! répondit -le marquis; soyons sages, me dit-il tout bas, il y -a un peu de jalousie.» Il nous regarda d'un air de -satisfaction. «Vous vous aimez bien toutes les deux, -poursuivit-il; mais si vous alliez vous brouiller un -jour à cause de moi!… cela seroit bien singulier!…—Allons-nous -au bal, ou n'y allons-nous pas?» -interrompit la marquise. Elle se mit à sa toilette: -on lui apporta ses dominos, qu'elle ne voulut point -mettre; elle en envoya chercher deux autres dont -nous nous affublâmes gaiement. «Vous connoissez -le mien, dit le marquis, je le prendrai pour vous -aller chercher; je ne crains pas d'être reconnu, -moi!» Il nous conduisit au bal, et nous promit de -revenir à minuit précis.</p> - -<p>Dès que nous parûmes à la porte de la salle, -la foule des masques nous environna: on nous -examina curieusement, on nous fit danser; mes -yeux furent d'abord agréablement flattés de la -nouveauté du spectacle. Les habits élégans, les -riches parures, la singularité des costumes grotesques, -la laideur même des travestissemens baroques, -la bizarre représentation de tous ces visages -cartonnés et peints, le mélange des couleurs, le -murmure de cent voix confondues, la multitude -des objets, leur mouvement perpétuel, qui varioit -sans cesse le tableau en l'animant, tout se réunit -pour surprendre mon attention bientôt lassée. -Quelques nouveaux masques étant entrés, la contredanse -fut interrompue, et la marquise, profitant -du moment, se mêla dans la foule; je la suivis en -silence, curieux d'examiner la scène en détail. Je -ne tardai pas à m'apercevoir que chacun des acteurs -s'occupoit beaucoup à ne rien faire, et bavardoit -prodigieusement sans rien dire. On se cherchoit -avec empressement, on s'observoit avec inquiétude, -on se joignoit avec familiarité, on se quittoit sans -savoir pourquoi; l'instant d'après on se reprenoit -de même en ricanant. L'un vous étourdissoit du -bruyant éclat de sa voix glapissante; l'autre, d'un -ton nasillard, bredouilloit cent platitudes qu'à -peine il comprenoit lui-même; celui-ci balbutioit -un bon mot grossier qu'il accompagnoit de gestes -ridicules; celui-là faisoit une question sotte, à laquelle -on répondoit par une plus sotte plaisanterie. -Je vis pourtant des gens cruellement tourmentés, -qui certainement auroient acheté bien chèrement -l'avantage d'échapper aux propos malins, aux regards -persécuteurs. J'en vis d'autres bien ennuyés, -dont apparemment l'objet principal avoit été de -passer la nuit au bal, de quelque manière que ce -fût, et qui n'y restoient sans doute que pour se -ménager la petite consolation d'assurer le lendemain -qu'ils s'étoient beaucoup amusés la veille. -«Voilà donc ce que c'est qu'un bal masqué! dis-je -à la marquise; ce n'est donc que cela? Je ne -suis pas étonné qu'ici de braves gens puissent être -bafoués par des faquins, et des gens d'esprit mystifiés -par des sots; je ne resterois sûrement pas, si -je n'étois point avec vous.—Taisez-vous, me répondit-elle, -nous sommes suivis, et peut-être reconnus; -ne voyez-vous pas le masque qui s'attache à -nos pas? Je crains bien que ce ne soit le comte; -sortons de la foule et ne vous étonnez pas.»</p> - -<p>C'étoit en effet M. de Rosambert; nous n'eûmes -pas de peine à le reconnoître: car, ne prenant pas -même celle de déguiser sa voix, il eut seulement -l'attention de parler assez bas pour qu'il n'y eût -que la marquise et moi qui pussions l'entendre. -«Comment se portent madame la marquise et sa -belle amie?» nous demanda-t-il avec un intérêt affecté. -Je n'osois répondre. La marquise, sentant -qu'il seroit inutile d'essayer de lui faire croire qu'il -se trompoit, aima mieux soutenir une conversation -délicate, qu'elle auroit peut-être heureusement terminée -par son adresse, si le comte eût été moins -instruit. «Quoi! c'est vous, Monsieur le comte? -Vous m'avez reconnue? Cela m'étonne! je croyois -que vous aviez juré de ne plus me voir et de ne me -parler jamais.—Il est vrai que je vous l'avois -promis, Madame, et je sais combien cette assurance -que je vous ai donnée vous a mise à votre -aise.—Je ne vous entends pas, et vous m'entendez -mal; si je ne voulois pas vous voir, qui me -forceroit à vous parler? pourquoi serois-je venue -ici chercher votre rencontre?—Chercher ma -rencontre, Madame! quoique l'aveu soit très -flatteur, je conviens que j'aurois eu peut-être la -sottise de le croire sincère, si cette chère enfant que -voilà…—Monsieur, interrompit la marquise, -n'avez-vous pas amené la comtesse?… Elle est -très aimable, la comtesse!… qu'en dites-vous?—Je -dis, Madame, qu'elle est surtout très officieuse!…» -La marquise l'interrompit encore en -jouant le dépit. «Elle est très aimable, la comtesse!… -Monsieur, vous auriez dû l'amener…—Oui, -Madame, et vous lui auriez apparemment -encore confié l'honnête emploi qu'elle a si généreusement -accepté, si complaisamment rempli?—Quoi! -c'est peut-être moi qui l'ai chargée de vous -occuper toute la soirée, de vous engager à me -faire une mauvaise querelle, à me répéter cent fois -une maussade plaisanterie, à me pousser à bout, -enfin, de manière que je sois forcée de vous dire -des choses désagréables, que vous n'avez pas manqué -de prendre à la lettre, et dont je me serois -repentie, si vous étiez venu hier, comme je l'espérois, -solliciter votre pardon?—Mon pardon! -vous me l'auriez accordé, Madame! Ah! que vous -êtes généreuse! Mais soyez tranquille, je n'abuserai -pas de tant de bontés, je craindrois trop de -vous embarrasser beaucoup, et de faire aussi bien -de la peine à ma jeune parente, qui nous écoute -si attentivement, et qui a de si bonnes raisons -pour ne rien dire.—Hé! Monsieur, lui répliquai-je -aussitôt, que pourrois-je vous dire!—Rien, -rien que je ne sache ou que je ne devine.—Je -conviens, Monsieur de Rosambert, que vous -savez quelque chose que madame ne sait pas; -mais, ajoutai-je en affectant de lui parler bas, ayez -donc un peu plus de discrétion; la marquise n'a -pas voulu vous croire avant-hier; que vous coûte-t-il -de lui laisser seulement encore aujourd'hui -une erreur qui ne laisse pas d'être piquante?—Fort -bien, s'écria-t-il, la tournure n'est pas maladroite! -Vous, si novice avant-hier! aujourd'hui si -<i>manégé</i>! Il faut que vous ayez reçu de bien bonnes -leçons.—Que dites-vous donc, Monsieur? reprit -la marquise un peu piquée.—Je dis, Madame, -que ma jeune parente a beaucoup avancé en vingt-quatre -heures; mais je n'en suis pas étonné, on sait -comment l'esprit vient aux filles.—Vous nous faites -donc la grâce de convenir enfin que M<sup>lle</sup> Duportail -est de son sexe!—Je ne m'aviserai plus de le -nier, Madame; je sens combien il seroit cruel pour -vous d'être détrompée. Perdre une bonne amie! -et ne trouver à sa place qu'un jeune serviteur! la -douleur seroit trop amère.—Ce que vous dites là -est tout à fait raisonnable, répliqua la marquise -avec une impatience mal déguisée; mais le ton -dont vous le dites est si singulier! Expliquez-vous, -Monsieur; cette enfant, que vous m'avez présentée -vous-même comme votre parente, est-elle -(en parlant très bas) M<sup>lle</sup> Duportail ou M. de -Faublas? Vous me forcez à vous faire une question -bien extraordinaire; mais enfin, dites sérieusement -ce qu'il en est.—Ce qu'il en est, Madame, je pouvois -hasarder de le dire avant-hier; mais aujourd'hui -c'est à moi à vous le demander.—Moi! répondit-elle -sans se déconcerter, je n'ai là-dessus aucune -espèce de doute. Son air, ses traits, son maintien, -ses discours, tout me dit qu'elle est M<sup>lle</sup> Duportail, -et d'ailleurs j'en ai des preuves que je n'ai pas -cherchées.—Des preuves!—Oui, Monsieur, des -preuves; elle a soupé chez moi avant-hier…—Je -le sais bien, Madame, et même elle étoit encore -chez vous hier à dix heures du matin.—A dix -heures du matin, soit; mais enfin nous l'avons reconduite -chez elle.—Chez elle! faubourg Saint-Germain?—Non, -près de l'Arsenal. Et monsieur -son père…—Son père? le baron de Faublas?—Mais -point du tout, M. Duportail… M. Duportail -nous a beaucoup remerciés, le marquis et -moi, de lui avoir ramené sa fille.—Le marquis et -vous, Madame? Quoi! le marquis vous a accompagnés -chez M. Duportail?—Oui, Monsieur; qu'y -a-t-il de si étonnant à cela?—Et M. Duportail a -remercié le marquis?—Oui, Monsieur.»</p> - -<p>Ici le comte partit d'un éclat de rire. «Ah! le -bon mari! s'écria-t-il tout haut; l'aventure est excellente. -Ah! l'honnête homme de mari!» Il se -préparoit à nous quitter. Je crus qu'il falloit, pour -l'intérêt de la marquise et pour le mien propre, essayer -de modérer son excessive gaieté. «Monsieur, -lui dis-je en baissant la voix, ne pourroit-on pas -avoir avec vous une explication plus sérieuse?» Il -me regarda en riant. «Une explication sérieuse -entre nous, ce soir, ma chère parente? (Il souleva -un peu mon masque.) Non, vous êtes trop jolie, -je vous laisse <i>aimer et plaire</i>; d'ailleurs, il est juste -que je profite aujourd'hui de mes avantages; l'explication -sera pour demain, si vous le voulez bien.—Pour -demain, Monsieur? à quelle heure, et -dans quel endroit?—L'heure, je ne saurois vous -la fixer, cela dépendra des circonstances. N'allez-vous -pas souper chez la marquise? Demain il sera -peut-être midi quand le très commode marquis -vous reconduira chez le très complaisant M. Duportail; -vous serez probablement fatigué, je ne -veux point user d'un tel avantage, il faudra vous -laisser le temps de vous reposer; je passerai chez -vous dans la soirée. Je ne vous dis point adieu, -j'aurai le plaisir de vous revoir une fois encore -avant que l'heure du berger sonne pour vous.» Il -nous salua et sortit de la salle.</p> - -<p>La marquise fut très contente de son départ. «Il -nous a porté de rudes coups, me dit-elle; mais nous -ne pouvions guère nous défendre mieux.» Je lui -observai que le comte avait eu l'attention de baisser -la voix chaque fois qu'il lui avoit lancé quelque -vive épigramme, et qu'ayant seulement l'intention -de nous tourmenter beaucoup, il avoit paru du -moins ne la vouloir pas compromettre jusqu'à un -certain point. «Je ne m'y fie pas, me répondit-elle: -il sait que vous avez passé la nuit chez moi; -il est piqué; le retour qu'il vous annonce n'est pas -d'un bon augure, sans doute il nous prépare une -attaque plus forte. Partons, ne l'attendons pas, -n'attendons pas le marquis.»</p> - -<p>Nous nous disposions à sortir, lorsque deux masques -nous arrêtèrent. L'un des deux dit à la marquise: -«Je te connois, beau masque.—Bonsoir, -Monsieur de Faublas», me dit l'autre. Je ne répondis -point. «Bonsoir, Monsieur de Faublas», -répéta-t-il. Je sentis qu'il falloit recueillir mes forces -et payer d'audace: «Tu n'as pas l'art de deviner, -beau masque, tu te trompes de nom et de sexe.—C'est -que l'un et l'autre sont fort incertains.—Tu -deviens fou, beau masque.—Point du tout: les -uns te baptisent Faublas et te soutiennent beau -garçon; les autres vous nomment Duportail et -jurent que vous êtes très jolie fille.—Duportail -ou Faublas, lui répliquai-je fort interdit, que t'importe?—Distinguons, -beau masque. Si vous êtes -une jolie demoiselle, il m'importe à moi; si tu es -un beau garçon, il importe à la jolie dame que -voilà (en montrant la marquise).» Je demeurai -stupéfait. Il reprit: «Répondez-moi, Mademoiselle -Duportail; parle donc, Monsieur de Faublas.—Décide-toi -à me donner l'un ou l'autre nom, beau -masque.—Ah! si je ne considère que mon intérêt -personnel et les apparences, vous êtes M<sup>lle</sup> Duportail; -mais, si j'en crois la chronique scandaleuse, -tu es M. de Faublas.»</p> - -<p>La marquise ne perdoit pas un mot de ce dialogue; -mais, déjà trop pressée par l'inconnu qui -l'avoit attaquée, elle ne pouvoit me secourir. Je -ne sais si mon trouble ne m'alloit pas trahir, lorsqu'il -s'éleva dans la salle une grande rumeur: on -se précipitoit vers la porte, les masques se pressoient -en foule autour d'un masque qui venoit -d'entrer; ceux-ci le montroient au doigt, ceux-là -poussoient de longs éclats de rire, et tous ensemble -crioient: «C'est M. le marquis de B… qui s'est -fait une bosse au front!» Dès que les deux démons -qui nous persécutoient eurent entendu ces -joyeuses exclamations, ils nous quittèrent pour aller -grossir le nombre des rieurs. «Enfin les voilà -partis! me dit ma belle maîtresse un peu étonnée; -mais, parmi ces cris redoublés, n'entendez-vous -pas le nom du marquis? Je parie que c'est un nouveau -tour qu'on a joué à mon pauvre mari.»</p> - -<p>Cependant le tumulte alloit toujours croissant; -nous approchâmes, nous entendîmes des voix confuses -qui disoient: «Bonsoir, Monsieur le marquis -de B…, qu'avez-vous donc au front, Monsieur le -marquis? depuis quand cette bosse vous est-elle venue?» -Et bientôt, dans les transports de leur turbulente -gaieté, tous les masques répétoient: «C'est -M. le marquis de B… qui s'est fait une bosse au -front!» A force de coudoyer nos voisins, nous parvînmes -à joindre le masque tant bafoué: ce n'étoit ni -le domino jaune du marquis, ni sa petite taille, et -cependant c'étoit le marquis lui-même. Nous vîmes -qu'on avoit attaché entre ses deux épaules un petit -morceau de papier, sur lequel étoient tracés en -caractères bien lisibles ces mots dont nos oreilles -étoient remplies: <i>C'est M. le marquis de B… qui -s'est fait une bosse au front…</i> Il nous reconnut tout -d'un coup. «Je ne comprends rien à ceci, nous -dit-il tout hors de lui; allons-nous-en.» Toujours -poursuivi par les huées dérisoires d'une folle jeunesse, -toujours porté par les flots tumultueux de -la foule empressée, il eut autant de peine à regagner -la porte qu'il en avoit éprouvé pour pénétrer -jusqu'au milieu de la salle.</p> - -<p>Nous le suivîmes de près. «Parbleu! nous dit -le marquis, si confondu qu'il n'avoit pas la force -de prendre sa place dans la voiture, je ne comprends -rien à cela; jamais je ne me suis si bien -déguisé, et tout le monde m'a reconnu!» La -marquise lui demanda quel avoit été son dessein. -«Je voulois, lui répondit-il, vous surprendre -agréablement; dès que je vous ai vues dans la -salle du bal, je suis retourné à l'hôtel, où j'ai fait -part de mes projets à Justine, votre femme de -chambre, et à celle de cette charmante enfant: car -je les ai trouvées ensemble. J'ai pris un domino -nouveau, je me suis fait apporter des souliers dont -les talons très hauts devoient, en me grandissant -beaucoup, me rendre méconnoissable; Justine a -présidé à ma toilette. (Tandis qu'il parloit, la marquise -détachoit habilement l'étiquette perfide et la -fourroit dans sa poche.) Demandez à Justine, elle -vous dira que je n'ai jamais été si bien déguisé: -car elle me l'a répété cent fois, et cependant tout -le monde m'a reconnu!»</p> - -<p>La marquise et moi, nous devinâmes aisément -que nos femmes de chambre nous avoient bien -servis. «Mais, reprit le marquis après un moment -de réflexion, comment ont-ils vu que j'avois une -bosse au front? Aviez-vous conté mon accident?—A -personne, je vous assure.—Cela est bien -singulier! ma figure est couverte d'un masque, et -l'on voit ma bosse; je me déguise beaucoup mieux -qu'à l'ordinaire, et tout le monde me reconnoît!» -Le marquis ne cessoit de témoigner son étonnement -par des exclamations semblables, tandis que -la marquise et moi, nous nous félicitions tout bas -de l'heureuse adresse de nos femmes, qui nous -avoient épargné si comiquement les scènes fâcheuses -auxquelles nous auroient exposés le déguisement -de son mari et la vengeance de mon -rival.</p> - -<p>Quel fut notre étonnement, lorsqu'en arrivant à -l'hôtel nous apprîmes que le comte nous y attendoit -depuis quelques minutes. Il vint à nous d'un -air gai: «J'étois sûr, Mesdames, que vous ne -resteriez pas longtemps à ce bal: c'est une assez -triste chose qu'un bal masqué! ceux qui ne nous -connoissent pas nous y ennuient; ceux qui nous -connoissent nous y tourmentent!—Oh! interrompit -le marquis, je n'ai pas eu le temps de m'y -ennuyer, moi! tu vois comme je suis déguisé?—Hé -bien?—Hé bien! dès que je suis entré, tout le -monde m'a reconnu.—Comment! tout le monde!—Oui, -oui, tout le monde; ils m'ont d'abord entouré: -<i>Hé! bonsoir, Monsieur le marquis de B…; et -d'où vous vient cette bosse au front, Monsieur le marquis?</i> -Et ils me serroient! et ils me poussoient! et -des rires! et des gestes! et un bruit! je crois que -j'en resterai sourd; je veux être pendu si jamais j'y -retourne. Mais comment ont-ils su que j'avois cette -bosse au front?—Parbleu, elle se voit d'une lieue!—Mais -mon masque?—Cela ne fait rien. Tenez, -moi, j'ai été reconnu aussi.—Bon! reprit le marquis -d'un air consolé.—Oui, continua le comte, -mon aventure est assez drôle; j'ai rencontré là une -fort jolie dame, qui m'estimoit beaucoup, mais -beaucoup, la semaine passée.—J'entends, j'entends, -dit le marquis.—Cette semaine elle m'a -éconduit d'une manière si plaisante!… Imaginez -que j'ai été au bal avec un de mes amis qui s'étoit -fort joliment déguisé.» La marquise, effrayée, -l'interrompit. «Monsieur le comte soupe sans -doute avec nous? lui dit-elle de l'air du monde le -plus flatteur.—Si cela ne vous embarrasse pas -trop, Madame…—Quoi! interrompit le marquis, -vas-tu faire des façons avec nous? Crois-moi, -essaye plutôt de faire ta paix avec ta jeune parente -qui t'en veut beaucoup.—Moi! Monsieur, point -du tout! j'ai toujours pensé que M. de Rosambert -étoit homme d'honneur; je le crois trop galant -homme pour abuser des circonstances…—Il ne -faut abuser de rien, me répondit le comte; mais -il faut user de tout.—Qu'est-ce que c'est que -des circonstances? s'écria le marquis, qu'entend-elle -par des circonstances? Quelles circonstances y -a-t-il?… Rosambert, tu me diras cela; mais conte-nous -donc ton histoire.—Volontiers.—Messieurs, -interrompit encore la marquise, on vous a -déjà dit que le souper étoit servi.—Oui, oui, -allons souper, répondit le marquis, tu nous conteras -ton malheur à table.» La marquise alors -s'approcha de son mari, et lui dit à mi-voix: «Y -songez-vous bien, Monsieur, de vouloir qu'on -raconte une histoire galante devant cette enfant?—Bon! -bon! lui répondit-il, à son âge on n'est -pas si novice»; et, s'adressant au comte: «Rosambert, -tu nous conteras ton aventure; mais tu -gazeras tout cela de manière que cette enfant…, -tu m'entends bien?»</p> - -<p>La marquise nous plaça de manière que le comte -étoit entre elle et moi, et que je me trouvois, moi, -entre le comte et le marquis. Un regard prompt -de ma belle maîtresse m'avertit d'apporter à notre -situation critique l'attention la plus scrupuleuse, -de ne parler qu'avec ménagement, d'agir avec la -plus grande circonspection. Le marquis mangeoit -beaucoup et parloit davantage; je ne répondois -que par monosyllabes aux douces phrases qu'il -m'adressoit. Le comte enchérissoit sur les éloges -du marquis; il me prodiguoit d'un ton railleur -les complimens les plus outrés, assuroit malignement -que personne au monde n'étoit plus aimable -que sa jeune parente, demandoit au marquis ce -qu'il en pensoit, et, préludant avec la marquise -par de légères épigrammes, il protestoit qu'elle -seule, jusqu'à présent, savoit précisément combien -M<sup>lle</sup> Duportail méritoit d'être aimée. La marquise, -également adroite et prompte, répondoit vite et -toujours bien; mesurant la défense à l'attaque, elle -éludoit sans affectation ou se défendoit sans aigreur, -déterminée à ménager un ennemi qu'elle -ne pouvoit espérer de vaincre; aux questions pressantes -elle opposoit les aveux équivoques, elle -atténuoit les allégations fortes par les négations -mitigées, et repoussoit les sarcasmes plus amers -qu'embarrassans par des récriminations plus fines -que méchantes: très intéressée à pénétrer les secrets -desseins du comte, dont la vengeance étoit -si facile, elle l'examinoit souvent d'un œil observateur; -puis, essayant de le fléchir en l'intéressant, -elle l'accabloit de politesses et d'attentions, prétextoit -une forte migraine, traînoit languissamment -les doux accens de sa voix presque éteinte, et de -ses regards supplians sollicitoit sa grâce, qu'elle ne -pouvoit obtenir.</p> - -<p>Dès que les domestiques eurent servi le dessert -et se furent retirés, le comte commença une attaque -plus chaude, qui nous jeta, la marquise et -moi, dans une mortelle anxiété.</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>Je vous disois, Monsieur le marquis, qu'une -jeune dame m'honoroit, la semaine passée, d'une -attention toute particulière…</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise</span>, <i>tout bas</i>.</p> - -<p>Quelle fatuité! (<i>Haut.</i>) Encore une bonne fortune! -la matière est si usée!</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>Non, Madame: une infidélité subite, avec des -circonstances nouvelles qui vous amuseront…</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p> - -<p>Point du tout, Monsieur, je vous assure.</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p> - -<p>Bon! les femmes disent toujours qu'une histoire -galante les ennuie! Rosambert, conte-nous la -tienne.</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>Cette dame étoit au bal…, je ne sais plus quel -jour… (<i>A la marquise.</i>) Madame, aidez-moi donc, -vous y étiez aussi…</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise</span>, <i>vivement</i>.</p> - -<p>Le jour, Monsieur? hé! qu'importe le jour? -Pensez-vous d'ailleurs que j'aie remarqué?…</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p> - -<p>Passons, passons, le jour n'y fait rien.</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>Hé bien, j'allai à ce bal avec un de mes amis, -qui s'étoit déguisé le plus joliment du monde, et -que personne ne reconnut.</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p> - -<p>Que personne ne reconnut! il étoit bien habile -celui-là! Quel habit avoit-il donc?</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise</span>, <i>très vivement</i>.</p> - -<p>Un habit de caractère, apparemment?</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>Un habit de caractère!… Mais, non… (<i>En regardant -la marquise.</i>) Cependant je le veux bien, -si vous le voulez: un habit de caractère, soit. Personne -ne le reconnut; personne, excepté la dame -en question, qui devina que c'étoit un fort beau -garçon.</p> - -<p class="drap">(<i>Ici la marquise sonna un domestique, le retint quelque -temps sous différens prétextes: le marquis, -impatienté, le renvoya; le comte reprit.</i>)</p> - -<p>La dame, charmée de sa découverte… Mais je -ne veux plus rien dire, parce que le marquis la -connoît.</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Marquis</span>, <i>riant</i>.</p> - -<p>Cela se peut: d'abord, j'en connois beaucoup; -mais cela ne fait rien, continue.</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p> - -<p>Monsieur le comte, on donnoit hier une pièce -nouvelle.</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>Oui, Madame; mais permettez-moi de finir mon -histoire.</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p> - -<p>Point du tout: je veux savoir ce que vous pensez -de la pièce.</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>Permettez, Madame…</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p> - -<p>Eh! Madame, laissez-le donc nous raconter!…</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>Pour abréger, vous saurez que mon jeune ami -plut beaucoup à la dame; que ma présence ne -tarda pas à la gêner, et le moyen qu'elle imagina -pour se débarrasser de moi…</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p> - -<p>C'est un roman que cette histoire-là.</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>Un roman, Madame! Ah! tout à l'heure, si -l'on m'y force, je convaincrai les plus incrédules. -Le moyen qu'elle imagina fut de me détacher une -jeune comtesse, son intime amie, femme très -adroite, très obligeante, qui s'empara de moi tellement…</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p> - -<p>Comment! on t'a donc bien joué?</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>Pas mal, pas mal, mais beaucoup moins que le -mari, qui arriva…</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p> - -<p>Il y a un mari!… Tant mieux!… J'aime beaucoup -les aventures où figurent des maris comme -j'en connois tant! Hé bien! le mari arriva… Qu'avez-vous -donc, Madame?</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p> - -<p>Un mal de tête affreux!… Je suis au supplice… -(<i>Au comte.</i>) Monsieur, remettez de grâce -à un autre jour le récit de cette aventure.</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p> - -<p>Eh! non, conte, conte donc: cela la dissipera.</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>Oui, je finis en deux mots.</p> - -<p class="c">M<sup>lle</sup> <span class="sc">Duportail</span>, <i>au marquis tout bas</i>.</p> - -<p>M. de Rosambert aime beaucoup à jaser, et -ment quelquefois passablement.</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p> - -<p>Je sais bien, je sais bien; mais cette histoire est -drôle: il y a un mari, je parie qu'on l'a attrapé -comme un sot.</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte</span>, <i>sans écouter la marquise qui veut -lui parler</i>.</p> - -<p>Le marquis arriva, et ce qu'il y eut d'étonnant, -c'est qu'en voyant la figure douce, fine, agréable, -fraîche, du jeune homme si joliment déguisé, le -mari crut que c'étoit une femme…</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p> - -<p>Bon!… oh! celui-là est excellent! oh! l'on ne -m'auroit pas attrapé comme cela, moi; je me connois -trop bien en physionomie.</p> - -<p class="c">M<sup>lle</sup> <span class="sc">Duportail</span>.</p> - -<p>Mais cela est incroyable!</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p> - -<p>Impossible! M. de Rosambert nous fait des -contes… qu'il devroit bien finir, car je me sens -fort incommodée.</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>Il le crut si bien qu'il lui prodigua les complimens, -les petits soins, et même il en vint jusqu'à -lui prendre la main et à la lui serrer doucement… -(<i>au marquis</i>) tenez, à peu près comme vous faites -à présent à ma cousine.</p> - -<p class="c">(<i>Le marquis étonné quitta promptement ma -main, qu'il tenoit en effet.</i>)</p> - -<p>«Il l'a fait exprès, me dit-il: je crois qu'il voudroit -que la marquise s'aperçût de notre intelligence.—Qu'il -est jaloux! qu'il est méchant et menteur!… -lui répliquai-je;… comme un avocat.» (<i>Le -comte, toujours sourd aux instances que la marquise -avoit eu le temps de renouveler, reprit:</i>)</p> - -<p>Tandis que le bon mari, d'un côté, épuisoit les -lieux communs de la vieille galanterie, et pressoit -la main chérie,… la dame, non moins vive, mais -plus heureuse…</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p> - -<p>Eh! Monsieur, quelles femmes avez-vous donc -connues?… Vous nous peignez celle-là sous des -couleurs… Ne se peut-il pas que, trompée, comme -son mari, par les apparences…</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>Cela eût été très possible; mais je crois que -cela n'étoit pas. Au reste, vous allez en juger -vous-même, écoutez jusqu'au bout.</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p> - -<p>Monsieur, s'il faut absolument que vous racontiez -cette histoire, je vous prie au moins de songer -que vous devez quelques ménagemens (<i>en regardant -M<sup>lle</sup> Duportail</i>) à certaines personnes qui vous -écoutent.</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p> - -<p>Rosambert, Madame a raison; gaze un peu cela, -à cause de cette enfant (<i>en montrant M<sup>lle</sup> Duportail</i>).</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>Oui… oui!… La dame fort émue…</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p> - -<p>Monsieur, de grâce, abrégez des détails qui ne -sont pas honnêtes.</p> - -<p class="c">M<sup>lle</sup> <span class="sc">Duportail</span>, <i>d'un ton fort brusque</i>.</p> - -<p>Il est minuit, Monsieur.</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte</span>, <i>fort doucement</i>.</p> - -<p>Je le sais bien, Mademoiselle, et, si cette conversation -vous ennuie, je ne dirai qu'un mot… -pour l'achever.</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Marquis</span>, <i>à M<sup>lle</sup> Duportail</i>.</p> - -<p>Il est très piqué contre vous. Les amitiés que -vous me faites!… Il est jaloux comme un tigre!</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p> - -<p>Monsieur le comte, à propos, pendant que j'y -pense, avez-vous obtenu du ministre?…</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>Oui, Madame, j'ai obtenu tout ce que je voulois; -mais laissez-moi…</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p> - -<p>Ah! ah! qu'est-ce que tu sollicitois donc?</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>Une petite pension de dix mille livres pour le -jeune vicomte de G…, mon parent; il y a déjà -plusieurs jours… Pour revenir à mon aventure…</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p> - -<p>Oui, oui, revenons-y.</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p> - -<p>Il doit être bien content de vous, le vicomte?</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>La dame fort émue…</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p> - -<p>Monsieur le comte, répondez-moi donc.</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>Oui, Madame, il est très content… La dame -fort émue…</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p> - -<p>Et son cher oncle le commandeur?</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>En est fort aise aussi, Madame; mais vous vous -intéressez prodigieusement…</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p> - -<p>Oui, tout ce qui regarde mes amis me touche -sensiblement; et cette affaire me tourmentoit à -cause de vous: si vous m'en aviez parlé plus tôt, -j'aurois pu vous y servir…</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>Madame, je suis très sensible…; mais permettez-moi…</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p> - -<p>A-t-il en effet rendu quelque service à l'État, le -vicomte?</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte</span>, <i>en riant</i>.</p> - -<p>Oui, Madame; sans lui, le duc de *** n'avoit -pas d'héritier, la maison s'éteignoit.</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p> - -<p>Mais, si l'on récompense aussi magnifiquement -tous ceux qui servent l'État de cette manière, je ne -m'étonne plus de l'embarras où est le trésor royal.</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>Très bien, Madame. Cependant permettez…</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p> - -<p>Enfin, n'importe; si jamais pareille occasion se -présente, employez-moi, ou bien nous nous brouillerons -mortellement.</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>Madame, je vous rends grâce… Permettez -qu'enfin je reprenne le récit de mon aventure.</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p> - -<p>Oh! si vous vous adressiez à d'autres, je ne -vous le pardonnerois pas, je vous en avertis.</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p> - -<p>Allons, voilà qui est dit: laissez-le donc finir -son histoire.</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>La dame, fort émue, prodiguoit au jeune Adonis…</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p> - -<p>Quelle migraine j'ai!</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>Prodiguoit au jeune Adonis…</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise</span>, <i>tirant le marquis à part et lui -parlant à mi-voix</i>:</p> - -<p>Monsieur, je vous le répète, il n'est pas décent -de conter devant cette enfant…</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p> - -<p>Bon! bon! elle en sait plus qu'on ne croit! La -petite personne est futée, allez! je me connois en -physionomie!</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>Monsieur le marquis, je ne pourrai jamais finir -ce récit, on m'interrompt à tout moment; mais je -vais rentrer chez moi, et demain matin je vous -enverrai tous les détails par écrit.</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p> - -<p>Bonne plaisanterie!</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte</span>, <i>au marquis</i>.</p> - -<p>Non, je vous l'enverrai, parole d'honneur, et je -mettrai les lettres initiales de chaque nom,… à -moins qu'on ne me laisse finir ce soir.</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p> - -<p>Eh bien! allons donc, finis.</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p> - -<p>A la bonne heure, finissez; mais songez…</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>La dame, fort émue, prodiguoit au jeune -Adonis les confidences flatteuses, les doux propos, -les petits baisers tendres… C'étoit vraiment une -scène à voir. On ne peut la peindre;… mais on -pourroit la jouer… Tenez, jouons-la.</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p> - -<p>Tu badines!</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p> - -<p>Quelle folie!</p> - -<p class="c">M<sup>lle</sup> <span class="sc">Duportail</span>.</p> - -<p>Quelle idée!</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>Jouons-la: Madame sera la dame en question; -moi, je suis le pauvre amant bafoué… Ah! c'est -qu'il nous manquera une comtesse!… (<i>A la marquise.</i>) -Mais madame a des talens précieux, elle -peut bien remplir à la fois deux rôles difficiles.</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise</span>, <i>avec une colère contrainte</i>.</p> - -<p>Monsieur…</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>Je vous demande pardon, Madame, ce n'est -qu'une supposition.</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p> - -<p>Mais sans doute; il ne faut pas que cela vous -fâche.</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise</span>, <i>d'une voix éteinte et les larmes -aux yeux</i>.</p> - -<p>Il s'agit bien des rôles qu'on m'offre, Monsieur;… -mais c'est qu'il est bien cruel que je me -plaigne depuis une heure d'être fort mal, sans -qu'on daigne y faire la moindre attention. (<i>Au -comte, en tremblant.</i>) Peut-on, Monsieur, sans -vous offenser, vous observer qu'il est tard et que -j'ai besoin de repos?</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte</span>, <i>un peu touché</i>.</p> - -<p>Je serois désolé de vous importuner, Madame.</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p> - -<p>Vous ne m'importunez pas, Monsieur; mais je -vous répète que je suis malade, et fort malade.</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p> - -<p>Eh mais, comment ferons-nous? où couchera -M<sup>lle</sup> Duportail?</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise</span>, <i>vivement</i>.</p> - -<p>En vérité! Monsieur, il semble qu'il n'y ait pas -un appartement dans cet hôtel!»</p> - -<p>Effrayé de la tournure que l'entretien venoit de -prendre, je m'approchai du comte. «Charmante -enfant, me dit-il tout bas, laissez-moi: tout ce -que vous me direz ne vaut pas ce que je suis curieux -de savoir au juste, et ce que je vais apprendre -tout à l'heure.</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p> - -<p>Il y a des appartemens, Madame; mais cette -enfant n'aura-t-elle pas peur toute seule?</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte</span>, <i>avec vivacité</i>.</p> - -<p>Pas plus que la dernière fois.</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Marquis</span>, <i>brusquement, en montrant la marquise</i>.</p> - -<p>Mais la dernière fois elle a couché avec madame!</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p> - -<p>Ah!</p> - -<p class="c"><span class="sc">La Marquise</span>, <i>troublée, balbutie</i>.</p> - -<p>Elle a couché dans mon appartement,… et moi…</p> - -<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p> - -<p>Elle a couché dans votre lit, avec vous. Je le -sais bien, puisque j'ai moi-même fermé les rideaux; -ne vous en souvenez-vous pas?</p> - -<p class="c">(<i>La marquise confondue ne répondit pas, le marquis -continua en affectant de parler bas:</i>)</p> - -<p>Ne vous souvenez-vous pas que je suis venu -dans la nuit?…</p> - -<p class="c">(<i>La marquise porta la main à son front, jeta un -cri de douleur, et s'évanouit.</i>)</p> - -<p>Je n'ai jamais pu découvrir si cet évanouissement -étoit bien naturel; mais je sais que, dès que -le marquis nous eut quittés pour aller dans son -appartement chercher lui-même une eau qu'il disoit -souveraine en pareil cas, la marquise reprit -ses sens, rassura promptement Justine et la Dutour, -accourues pour la secourir, leur ordonna de -nous laisser; et que, s'adressant au comte: «Monsieur, -lui dit-elle, avez-vous donc juré de me perdre?—Non, -Madame, j'ai voulu m'instruire de -quelques détails que j'ignorois, vous prouver qu'on -ne me joue pas impunément, et vous forcer de -convenir que, si je suis capable de me venger…—De -vous venger? interrompit-elle; et de quoi?—Je -sais pourtant, continua-t-il, maître de mon ressentiment, -ne pas porter la vengeance trop loin. -Maintenant, Madame, vous voilà tranquille, à une -condition cependant. Je sens, ajouta-t-il en nous -regardant malignement, je sens que je vais vous -affliger tous deux: vous vous étiez promis une -nuit heureuse, heureuse autant que celle d'avant-hier; -mais vous, Monsieur, vous m'avez trop peu -ménagé pour que je m'intéresse au succès de vos -projets galans; et vous, Madame, vous n'espérez -pas, sans doute, que, ministre complaisant de vos -plaisirs, je puisse voir comme un mari…—Moi, -Monsieur! s'écria-t-elle, je n'espère rien de vous, -mais je croyois aussi n'en avoir rien à craindre; et, -quelle que soit ma conduite, d'où vous viendroit -donc, je vous en supplie, le droit que vous vous -attribuez de l'éclairer?» Rosambert ne répondit à -cette question que par un sourire amer. «Que, -ministre complaisant de vos plaisirs, poursuivit-il, -je puisse voir comme un mari… chargez-vous de -choisir l'épithète… je puisse voir M. de Faublas -passer dans vos bras en ma présence même!—M. -de Faublas dans mes bras!—Ou M<sup>lle</sup> Duportail -dans votre lit: n'est-ce pas la même chose? -Eh mais, Madame, je croyois que là-dessus nous -étions d'accord. Croyez-moi, le temps est cher, ne -le perdons pas à disputer plus longtemps sur les -mots, composons. Que cette charmante enfant -m'accorde l'honneur de l'accompagner; que je la -reconduise chez son père tout à l'heure, à cette -condition je me tais.»</p> - -<p>Le marquis entra, tenant un flacon. «Je suis -très sensible à vos soins, lui dit la marquise; mais -vous voyez que je suis un peu moins mal: je -voudrois être tout à fait bien, afin de pouvoir -garder M<sup>lle</sup> Duportail.—Comment? s'écria le -marquis.—Je suis toujours fort incommodée, il -est impossible que cette chère enfant passe la nuit -chez moi.—Eh bien, Madame, n'y a-t-il pas, -comme vous le disiez tout à l'heure, un appartement -dans cet hôtel?—Oui, Monsieur, mais -vous m'avez fait une objection à laquelle je me -rends: cette enfant auroit peur. D'ailleurs la laisser -ainsi toute seule…, je ne le souffrirai pas.—Elle -ne sera pas seule, Madame; sa femme de -chambre est ici.—Sa femme de chambre,… sa -femme de chambre!… Eh bien! Monsieur, puisqu'il -faut tout vous dire, M. Duportail ne veut pas -que mademoiselle sa fille couche ici.—Qui vous -l'a dit, Madame?—Monsieur le comte vient de -m'annoncer seulement tout à l'heure que M. Duportail -l'a prié de passer ici pour lui ramener sa -fille.—Pourquoi donc ne nous as-tu pas dit cela -tout de suite, toi?—Mais, répondit Rosambert -en riant, c'est que je n'ai pas voulu troubler votre -joie pendant le souper.—M. Duportail envoie -chercher sa fille! reprit le marquis; croit-il qu'elle -est mal ici? pourquoi d'ailleurs te charger de cette -commission? il nous doit une visite et des remerciemens: -quand il seroit venu lui-même!… Je -le verrai; je veux savoir quelles raisons… Je le -verrai.»</p> - -<p>Je fis une profonde révérence à la marquise: -elle se leva et vint à moi pour m'embrasser. M. de -Rosambert se jeta entre elle et moi. «Madame, -vous êtes si incommodée! ne vous dérangez pas»; -et, la prenant doucement par le bras, il la força de -s'asseoir; ensuite il prit ma main d'un air galant, -et le marquis ne vit qu'avec le regret le plus vif -M<sup>lle</sup> Duportail et la Dutour s'éloigner dans la -voiture du comte.</p> - -<p>Au détour de la première rue, M. de Rosambert -ordonna à son cocher d'arrêter. «Je connois -ce visage-là, me dit-il en regardant ma prétendue -femme de chambre, je ne crois pas que le ministère -de cette brave femme vous soit agréable chez -M. de Faublas; ainsi nous nous dispenserons de -la promener jusque-là.» La Dutour descendit sans -répliquer un seul mot, et nous continuâmes notre -route. Je fis remarquer au comte que nous étions -libres enfin, qu'il avoit trop abusé de l'embarras -de ma position, et qu'il ne pouvoit se dispenser -de m'accorder une prompte satisfaction. «Je ne -vois ce soir que M<sup>lle</sup> Duportail, me répondit-il: -demain, si le chevalier de Faublas a quelque chose -à me dire, il me trouvera chez moi. Nous ferons -ensemble un déjeuner de garçon, je dirai librement -à mon ami ce que je pense de sa conduite, -et, s'il est raisonnable, j'espère le convaincre sans -peine qu'il ne doit pas être si mécontent de la -mienne.» Cependant nous arrivâmes à la porte -de l'hôtel; ce fut M. Person lui-même qui me -l'ouvrit: il m'apprit que le baron avoit attendu -mon retour avec plus d'inquiétude que de colère, -et que, désespérant enfin de me revoir ce soir, il -ne s'étoit couché qu'après avoir recommandé vingt -fois à Jasmin d'aller, dès qu'il seroit jour, me chercher -au bal ou chez le marquis de B…</p> - -<p>Je me retirai dans mon appartement, où, rappelant -à mon esprit les divers événemens de cette -journée si peu tranquille, je fus moins étonné -d'avoir pu la passer tout entière sans m'occuper -de ma Sophie; et, comme pour réparer ce long -oubli, je répétai vingt fois son nom chéri. J'avoue -pourtant que celui de la marquise vint aussi quelquefois -sur mes lèvres; j'avoue que d'abord il me -parut dur d'être réduit à pousser d'inutiles soupirs -dans mon lit solitaire; mais je pris le parti d'offrir -à ma Sophie le sacrifice de mes plaisirs, quelque -involontaire qu'il eût été, et je m'endormis presque -consolé du célibat auquel la vengeance du comte -m'avoit condamné.</p> - -<p>J'allai, dès qu'il fit jour, présenter mes devoirs -au baron. Il me dit avec beaucoup de douceur: -«Faublas, vous n'êtes plus un enfant, je vous laisse -une honnête liberté, j'espère que vous n'en abuserez -pas. J'espère que vous ne passerez jamais -les nuits ailleurs que dans cet hôtel; songez que -je suis père, et que, si mon fils m'aime, il doit -craindre de m'inquiéter.»</p> - -<p>Je me hâtai de me rendre chez M. de Rosambert, -qui déjà m'attendoit. Dès qu'il m'aperçut, -il vint à moi en riant, et, sans me laisser le temps -de dire un seul mot, il se jeta à mon col. «Que -je vous embrasse, mon cher Faublas! votre aventure -est délicieuse; plus je m'en occupe, et plus -elle m'amuse.» Je l'interrompis brusquement: -«Je ne suis pas venu pour recevoir vos complimens…» -Le comte me pria d'un ton plus sérieux -de m'asseoir. «Vous pourriez, me dit-il, m'en -vouloir encore! je vous reverrois dans les mêmes -dispositions! Allons donc, mon jeune ami, vous -êtes fou. Quoi! une ingrate beauté vous favorise -et me délaisse; c'est moi qu'on sacrifie, c'est à vous -qu'on m'immole, et vous vous fâchez? Je ne punis -que par une inquiétude momentanée les galantes -tromperies du couple adroit qui me joue, et c'est -par le sang de son ami que M. de Faublas prétend -venger les petites tribulations de M<sup>lle</sup> Duportail? -je vous jure que cela ne sera pas. Mon cher Faublas, -j'ai sur vous l'avantage de six années d'expérience; -je sais très bien qu'à seize ans on ne -connoît que sa maîtresse et son épée; mais à vingt-deux -un homme du monde ne se bat plus pour -une femme.»</p> - -<p>Je donnai quelques signes d'étonnement qu'il -remarqua. «Croyez-vous au véritable amour? -ajouta-t-il aussitôt; c'est encore une des illusions -de l'adolescence, je vous en avertis. Moi, je n'ai -vu partout que la galanterie. Qu'est-ce d'ailleurs -que votre aventure? une bonne fortune, et rien de -plus: et d'une histoire comique nous ferions une -tragédie! nous nous égorgerions pour une belle -dame qui me quitte aujourd'hui, et qui demain -vous plantera là! Chevalier, gardez votre courage -pour une occasion plus importante; on ne peut -désormais soupçonner le mien. Il est trop vrai que -le fatal concours des circonstances nous force quelquefois -à verser le sang d'un ami: puisse l'honneur, -l'inflexible honneur, ne vous réduire jamais à -cette horrible extrémité!… Mon cher Faublas, -j'avois à peu près votre âge quand la marquise de -Rosambert, dont je suis le fils unique, achevoit sa -trente-troisième année; elle étoit si fraîche encore -qu'on ne lui eût pas donné plus de vingt-cinq ans: -dans le monde on l'appeloit ma sœur aînée. Avec -les agrémens de la jeunesse, elle avoit conservé -ses goûts, elle aimoit les assemblées nombreuses -et les plaisirs bruyans. Une nuit que je l'avois conduite -au bal de l'Opéra, on l'y insulta publiquement. -J'accourus aux cris de la marquise, qui -venoit d'ôter son masque: déjà l'insolent inconnu -l'avoit suppliée d'excuser sa méprise, et se perdoit -dans la foule. Je le joignis, je l'obligeai de se -démasquer: je reconnus le jeune Saint-Clair, -Saint-Clair compagnon de mon enfance, et de -tous mes amis le plus cher. «Je ne croyois pas -que ce fût la marquise de Rosambert.» Voilà tout -ce qu'il me dit. C'étoit beaucoup, sans doute… -Hélas! un murmure général nous fit comprendre -que ce n'étoit pas assez, l'honneur vouloit du sang: -nous nous battîmes. Saint-Clair succomba, je tombai -sans connoissance auprès de mon ami mourant. -Pendant plus de six semaines une horrible -fièvre brûla mon sang et troubla ma raison. Dans -mon délire affreux je ne voyois que Saint-Clair; -sa plaie saignoit sous mes yeux, les convulsions -de la mort agitoient ses membres tremblans; et -cependant il me regardoit d'un air attendri, d'une -voix éteinte il m'adressoit de touchans adieux; -dans ses derniers momens, il ne paroissoit sensible -qu'à la douleur de quitter le barbare qui venoit -de l'immoler. Longtemps cette affreuse image me -poursuivit, longtemps on trembla pour ma vie; -enfin la nature, secondée des efforts de l'art, opéra -ma guérison; mais je recouvrai ma raison sans -perdre mes remords. Le temps, qui console de -tout, a séché mes pleurs; mais jamais, jamais le -souvenir de cet affreux combat ne s'effacera de ma -mémoire… Chevalier, je ne me verrois qu'avec -peine obligé de me battre avec un inconnu; jugez -si j'irai, sans raison, exposer ma vie pour menacer -la vôtre… Ah! si jamais l'inflexible honneur nous -y forçoit, mon cher Faublas, je vous le jure, votre -victoire ne seroit ni pénible ni glorieuse; j'ai trop -éprouvé qu'en pareil cas celui qui meurt n'est pas -le plus malheureux.»</p> - -<p>Rosambert me tendit les bras, je l'embrassai de -bon cœur; son trouble se dissipa peu à peu. -«Déjeunons», me dit-il, et, reprenant sa première -gaieté: «Vous veniez me faire une querelle, ingrat, -quand vous me devez mille remerciemens.—Je -vous dois…?—Sans doute: n'est-ce pas -moi qui vous ai fait connoître la marquise? Il est -vrai que je ne prévoyois pas le malin tour qu'on -me joueroit: j'aurois pu pressentir une infidélité; -mais deviner qu'elle auroit lieu si promptement, -avec des circonstances si singulières! (Il se mit à -rire.) Oh! mais plus j'y pense, plus je crois devoir -vous féliciter. Elle est délicieuse, votre aventure! -et puis vous entrez dans le monde par la belle -porte! La marquise est jeune, belle, pleine d'esprit, -considérée à la ville, bienvenue à la cour, -intrigante en diable; elle jouit d'un crédit immense -et sert ses amis chaudement.» Je témoignai -au comte que je n'emploierois jamais de tels moyens -pour aller à la fortune. «Et vous avez tort, me -répondit-il: combien de gens d'un vrai mérite ne -se sont pourtant avancés que par là! Mais laissons -cela; ne me donnerez-vous pas quelques détails -sur cette nuit joyeuse, de laquelle vous vous étiez -bien trouvé sans doute, puisque, sans moi, vous -auriez fait le lendemain?»</p> - -<p>Je ne me fis pas presser. «Ah! la rusée marquise! -s'écria le comte après m'avoir entendu. -Ah! la fine dame! comme elle a filé son bonheur! -et son honnête époux, le cher marquis, le plus -doux, le plus crédule, le plus complaisant des -commodes maris dont la France abonde! en vérité, -il me feroit croire que certains hommes ont été -mis dans ce bas monde tout exprès pour servir à -l'amusement de leur prochain. Mais sa femme! sa -femme!…—Est très aimable.—Je le sais bien, -je le savois même avant vous, et nous nous serions -coupé la gorge à cause d'elle! Ah!—Je conviens, -Rosambert, que nous aurions mal fait.—Très -mal; et puis c'est qu'une telle incartade auroit été -d'un exemple fort dangereux.—Comment?—Tenez, -Faublas, dans le cercle borné de chacune -des sociétés particulières qui composent ce que la -bonne compagnie appelle le <i>monde</i>, il y a nombre -d'intrigues qui se croisent, une foule d'intérêts qui -se contrarient. Tel est le mari de celle-ci qui est -l'amant de celle-là, tel est aujourd'hui sacrifié -qui demain vous immole: les hommes sont entreprenans, -ils attaquent sans cesse; les femmes sont -foibles, elles cèdent toujours: il résulte de là que -le célibat devient un état fort doux, que le joug du -mariage paroît moins insupportable; la jeunesse -s'amuse, l'État se peuple, et tout le monde est -content. Eh bien! si la jalousie alloit répandre -aujourd'hui son noir poison, si les maris qu'on -attrape s'armoient pour réparer l'honneur de leurs -fragiles moitiés, si les amans qu'on délaisse s'égorgeoient -pour se disputer un cœur volage, vous -verriez une désolation générale; la ville et la cour -deviendroient un vaste champ de carnage. Combien -de femmes crues sages seroient tout à coup veuves! -que de beaux enfans réputés légitimes pleureroient -leurs pères! que de charmans bâtards végéteroient -abandonnés! La génération présente passeroit -après avoir fait, mais avant d'avoir élevé sa -postérité.—Quel tableau vous faites, Rosambert! -Vous peignez la galanterie; mais l'amour tendre -et respectueux…—N'existe plus; il ennuyoit les -femmes, les femmes l'ont tué.—Vous n'estimez -donc guère les femmes?—Moi! je les aime… -comme elles veulent être aimées.—Ah! lui répliquai-je -avec la plus grande vivacité, je vous pardonne -vos blasphèmes, vous ne connoissez pas ma -Sophie.» Il me demanda l'explication de ces derniers -mots; mais je la lui refusai avec cette discrétion -qui, surtout dans sa naissance, accompagne -le véritable amour.</p> - -<p>Cependant nous déjeunions comme on dîne; -le vin de Champagne n'étoit pas épargné, et l'on -sait que Bacchus est le père de la gaieté. Il me -parut que le comte, s'il estimoit peu les femmes, -les aimoit beaucoup et se plaisoit à parler d'elles. -Plein du système qu'il soutenoit, il l'appuyoit du -scandaleux récit des anecdotes galantes du jour. -Rosambert m'embarrassoit sans me persuader; à -chaque exemple qu'il me donnoit, je répondois -toujours qu'une exception, loin de détruire la -règle, la prouvoit. «Mais vous ne savez donc pas, -me dit-il avec chaleur, vous ne savez donc pas -à quel point la bonne moitié des individus de ce -sexe tant honoré porte chaque jour l'entier oubli -de cette modestie naturelle, de cette pudeur innée -que vous lui supposez?» Il se leva avec vivacité, -et, riant de toutes ses forces: «Parbleu! tenez,… -vous n'avez pas disposé de votre journée,… venez -avec moi, venez… Je vais de ce pas vous présenter -à une belle dame… Nous en trouverons chez elle -beaucoup d'autres,… elles sont jolies, vous serez -le maître de les estimer toutes, et tant qu'il vous -plaira.»</p> - -<p>Tous deux en pointe de vin, nous montâmes -dans un honnête fiacre qui s'arrêta devant une -maison d'assez belle apparence; mais les airs cavaliers -de la maîtresse du logis, le ton leste dont le -comte la traitoit, l'accueil non moins leste dont -elle m'honora, tout me fit soupçonner que j'étois -engagé dans une partie de filles. J'en demeurai -convaincu quand la brave dame, de qui le comte -paroissoit très connu, et qui vouloit, disoit-elle -poliment, me déniaiser, m'eut montré toutes les -curiosités de sa maison. M. de Rosambert prenoit -la peine de m'expliquer tout lui-même. «Voilà, -me dit-il, le cabinet de bains; c'est ici que se blanchissent -et se parfument les gentilles recrues que la -ville et les campagnes fournissent journellement à -cette active entremetteuse. Dans cette armoire -vous voyez plusieurs flacons d'une eau très astringente -dont le grand mérite est de réparer toute -espèce de brèche faite à ce que les vierges appellent -leur vertu. Beaucoup de demoiselles bien nées -s'en servent discrètement, et vont ensuite, la première -nuit des noces, offrir au mortel heureux qui -les épouse un honneur tout neuf. A côté, remarquez -l'essence à l'usage des monstres; elle produit -un effet tout contraire: aussi ne s'en sert-on jamais. -Hélas! il est passé, le temps des miniatures, et dans -tout Paris, je gage, on ne trouveroit plus une -seule petite femme qui eût besoin de cette eau-là. -En revanche, si celle que vous voyez en ces flacons -plus grands est aussi bonne qu'on le prétend, il -s'en fera bientôt une prodigieuse consommation. -Vous verrez accourir chez le docteur Guibert de -Préval une foule de clercs de procureurs, quelques -robins, beaucoup de grands seigneurs, une partie -de nos militaires, et presque tous nos abbés: c'est -le fameux spécifique.</p> - -<p>«Vous savez, Faublas, ce que c'est qu'un cabinet -de toilette. Celui-ci n'a rien de remarquable. -Passons.</p> - -<p>«C'est ici la salle de bal: on n'y danse pas, -mais on s'y déguise. Vous prenez cela pour une -armoire, c'est une porte de communication; elle -rend dans une maison qui a son entrée dans une -autre rue. Une femme de qualité a-t-elle de secrets -besoins qu'elle soit pressée de satisfaire, elle entre -par là, se déguise en suivante, montre ses appas -sous la bure, et reçoit les vigoureux embrassemens -d'un rustre grossier déguisé en prélat, ou d'un -gros prélat si naturellement travesti qu'on le prend -pour un rustre. Ainsi l'on se rend mutuellement -service, et, comme personne ne se reconnoît, on -n'a d'obligation à personne.</p> - -<p>«Maintenant entrons dans l'infirmerie: que le -mot ne vous alarme pas! Ouvrez, si bon vous -semble, ces brochures licencieuses, considérez ces -peintures obscènes: elles furent mises ici pour -allumer l'imagination de ces vieux débauchés que -la mort a frappés d'avance dans l'endroit le plus -sensible; et c'est encore avec ces petits faisceaux -de genêt parfumés qu'on les ressuscite. Vous concevez -qu'un pareil moyen seroit trop violent pour -le beau sexe: aussi lui a-t-on réservé ces pastilles; -elles sont tellement irritantes qu'une femme qui -en a mangé prend d'abord ce qu'on appelle la -rage d'amour; au reste, on ne les emploie ordinairement -que contre quelques jolies villageoises -froides par tempérament et vertueuses de bonne -foi: nos honnêtes femmes qui ont du monde et -de l'éducation ne résistent jamais assez pour qu'on -soit réduit à les attaquer avec ces armes-là.</p> - -<p>«Venez, venez, approchez-vous: parmi les plantes -curieuses du Jardin du Roi, n'avez-vous pas remarqué -celle-ci? c'est cela que bien des pauvres filles -ont appelé leur consolateur. Vous n'imaginez pas -à combien de dévotes madame en a fourni. Cette -dernière pièce se nomme le Salon de Vulcain: il -n'y a rien de remarquable que cet infernal fauteuil, -une malheureuse qu'on y jette s'y trouve renversée -sur le dos, ses bras restent ouverts, ses jambes -s'écartent mollement: on la viole sans qu'elle -puisse opposer la moindre résistance. Vous frémissez, -Faublas, et pour cette fois vous avez -raison: je suis jeune, ardent, libertin, peu scrupuleux -si vous voulez; mais, en vérité, je crois -que je ne pourrois jamais me résoudre à asseoir -de force une pauvre vierge dans ce fauteuil-là.»</p> - -<p>Le comte ajouta: «Si nous étions venus plus -tôt, on nous auroit donné deux petites bourgeoises; -mais, faute de mieux, voyons le sérail.» C'étoit -ainsi qu'il appeloit la salle où se trouvoient rassemblées -beaucoup de nymphes, qui toutes passèrent -devant nous en briguant l'honneur du mouchoir. -Rosambert prit la plus jolie, j'eus la singulière -fantaisie de choisir la plus laide.</p> - -<p>«En attendant, me dit le comte, qu'on ait servi -le dîner que j'ai demandé, nous pouvons, chacun -de notre côté, commencer avec notre belle un -bout de conversation; à table nous formerons la -partie carrée.» Né curieux, je me sentis l'envie -d'examiner un peu en détail la nymphe que je -m'étois choisie; il me parut important de savoir -quelle différence il y avoit entre une belle marquise -et une laide courtisane. Le sujet étoit peu -digne de mon attention: la recherche m'amusa -d'abord uniquement par les objets de comparaison -qu'elle m'offrit; insensiblement j'y pris feu, et machinalement -je songeai à pousser l'examen aussi -loin qu'il pouvoit aller. La nymphe s'aperçut de -mes heureuses dispositions; et, ne me laissant pas -le temps de réfléchir davantage, elle m'invita à -tenter l'attaque, et se prépara fièrement à la soutenir; -mais tout à coup, sans que j'eusse besoin -d'expliquer mes intentions pacifiques, la guerrière -expérimentée vit qu'il n'y auroit pas entre nous la -plus légère escarmouche. Elle se releva nonchalamment, -et, me regardant avec attention: «Tant -mieux, dit-elle, ç'auroit été dommage!» Il est -impossible de se figurer combien je fus frappé du -sens très clair que présentoient ces mots: «Ç'auroit -été dommage!» Je n'examinai pas ce que Rosambert -deviendroit, je m'enfuis de cette infâme maison -en jurant que je n'y retournerois de ma vie.</p> - -<p>Le comte étoit chez moi le lendemain à dix -heures du matin; il venoit savoir quelle terreur -panique m'avoit saisi, et m'assura que mon aventure, -s'étant répandue dans cette maison, avoit -singulièrement diverti tous ceux qui s'y trouvoient. -«Quoi! Rosambert! cette fille me dit: «Ç'auroit -été dommage!» et vous appelez ma terreur une -terreur panique!—Oh! cela est différent; la -nymphe a un peu tronqué l'aventure,… elle se -gardoit bien de nous apprendre… Le <i>ç'auroit été -dommage!</i> change entièrement l'histoire… Il est -d'un bon genre, le <i>ç'auroit été dommage!</i>… Eh -bien, Faublas, cette femme qui vous félicite froidement -d'avoir échappé à un danger qu'elle vous -invitoit à courir, l'estimez-vous?—Vous me faites -là une plaisante question, Rosambert; eh! que -pourriez-vous conclure de ma réponse contre son -sexe en général?—Vous esquivez, mon ami: vous -êtes donc incorrigible? Eh bien, estimez, estimez, -puisque vous le voulez absolument; moi, je vais me -coucher.—Comment! vous coucher? d'où venez-vous -donc?—Que voulez-vous? dans le monde il -faut s'amuser de tout. J'ai trouvé là le commandeur -de ***, le petit chevalier de M…, l'abbé de D…: -nous avons fait toute la soirée et toute la nuit un -vacarme, une orgie! cela étoit délicieux! mais je -vais me coucher.»</p> - -<p>J'étois à peine habillé quand mon père monta -chez moi; il me dit que M. Duportail m'attendoit -à dîner. Il ajouta: «Vous passerez ensemble toute -la soirée; je soupe dans ce quartier-là, j'irai vous -prendre chez lui, je vous ramènerai.»</p> - -<p>Je me hâtai de sortir, car j'étois pressé de voir -ma jolie cousine. Elle vint au parloir avec ma sœur. -«Que vous êtes heureux! me dit vivement Adélaïde; -vous allez au bal, vous y passez les nuits, -vous y avez fait la connoissance d'une fort jolie -dame!—Et qui vous a dit tout cela?—M. Person, -qui n'a pas de secrets pour nous.» Sophie baissoit -les yeux et gardoit le silence. Ma sœur continua -ainsi: «Dites-nous donc quelle est cette dame;… -et un bal masqué, cela doit être beau!—Fort -ennuyeux, je vous assure; et, quant à cette dame, -elle est jolie, mais beaucoup moins,… oh! beaucoup -moins que ma jolie cousine.» Sophie, toujours -muette, toujours les yeux baissés, ne paroissoit -occupée que de quelques breloques qui manquoient -au cordon de sa montre; mais la rougeur dont son -front s'étoit couvert la trahit. Je vis que notre conversation -la touchoit d'autant plus qu'elle affectoit -de s'y intéresser moins. «Vous avez du chagrin, -ma jolie cousine?—Répondez donc, Mademoiselle, -lui dit sa vieille gouvernante.—Non, Monsieur; -mais c'est que,… c'est que j'ai mal dormi -cette nuit.—Oui, dit encore la vieille, cela est vrai: -mademoiselle, depuis trois ou quatre jours, s'accoutume -à ne pas dormir… C'est une fort mauvaise -habitude, fort mauvaise, on en meurt très bien; -moi qui vous parle, j'ai connu M<sup>lle</sup>…, tenez, -M<sup>lle</sup> Storch… Vous n'avez pas connu cela, vous, -Mademoiselle, vous êtes trop jeune. Dame! il y -a bien quarante-cinq ans que cela est arrivé… -M<sup>lle</sup> Storch…»</p> - -<p>La vieille avoit ainsi commencé son histoire, et, -si je ne voulois pas être privé du bonheur de voir ma -jolie cousine, il falloit en écouter tranquillement la -longue narration. Sophie m'épargna ce déplaisir -pour m'en causer un plus vif. Elle se leva; sa gouvernante -lui demanda avec humeur ce qu'elle avoit; -elle répondit qu'elle se sentoit fort incommodée: sa -voix trembloit. «Voilà comme vous faites toujours, -répliqua la vieille, on n'a jamais le temps de parler -à personne. Monsieur le chevalier, venez demain, -vous verrez comme cela est intéressant, et qu'on a -bien raison de dire qu'il faut que les jeunes personnes -dorment.—Mon frère, vous permettez que je -suive ma bonne amie?—Oui, ma chère Adélaïde, -oui… Ayez bien soin d'elle!» Sophie, en me -saluant, leva enfin les yeux; elle laissa tomber sur -moi un regard douloureux qui pénétra dans mon -cœur pour y éveiller le remords.</p> - -<p>Il étoit temps de me rendre à l'invitation de -M. Duportail. Après lui avoir renouvelé mes -remercîmens, je lui racontai toute mon aventure, -sans oublier le déjeuner de Rosambert; mais je me -gardai bien de lui apprendre où notre gaieté nous -avoit conduits ensuite. «Je suis bien aise, me dit-il, -que M. de Rosambert, qui, d'après ses propos -que vous me rendez, me paroît être un petit maître -dans la force du terme, ait au moins de justes idées -sur l'honneur véritable. Mon jeune ami, souvenez-vous -bien que, de toutes les lois de votre pays, celle -qui défend le duel est la plus respectable. Dans ce -siècle de lumières et de philosophie, la férocité des -courages s'est beaucoup adoucie. Combien l'heureuse -révolution qui s'est faite à cet égard dans les -esprits a déjà épargné de sang à la nation et de -larmes aux pères de famille! Quant aux femmes, il -paroît, en effet, que le comte ne les estime point; -si ce n'est que par air, et à l'exemple de tant de -jeunes gens comme lui, qu'il affecte pour elles ce -profond mépris, que peut-être il n'a pas, je le -plains; je le plains davantage s'il n'a jamais connu -que des femmes mésestimables. Faublas, croyez-en -mon expérience, plus longue que celle du comte, -qui croit à vingt-deux ans avoir beaucoup vu; croyez-en -mon jugement plus exercé, mes observations plus -réfléchies: si l'on rencontre dans le monde quelques -femmes sans pudeur, on y voit beaucoup plus de -jeunes gens sans principes. Gardez-vous d'écouter -les vieilles déclamations de ces petits messieurs-là: -il existe des femmes dont les chastes attraits doivent -inspirer l'amour tendre et pur; dont le cœur délicat -est fait pour le sentir, qui s'attirent nos hommages -par leur caractère aimable, et nos respects par leurs -douces vertus. On rencontre moins rarement qu'on -ne le dit des amantes généreuses, des épouses -sages, d'excellentes mères de famille: il y en a, -mon ami, qui verseroient leur sang pour le bonheur -de leurs maris et de leurs enfans; j'en ai connu -qui, réunissant aux paisibles vertus de leur sexe les -vertus plus mâles du nôtre, ont donné à des hommes -dignes d'elles l'exemple d'un généreux dévouement, -les leçons difficiles d'un courage infatigable et d'une -patience à toute épreuve. Votre marquise n'est -point une héroïne, ajouta-t-il en souriant; c'est -une femme bien jeune, bien imprudente… Mon -ami, ayez plus de raison qu'elle, terminez cette -aventure dangereuse; quelle que soit la crédulité -du mari, il ne faut qu'un événement imprévu pour -la détruire: promettez-moi de ne plus retourner -chez M<sup>me</sup> de B…» J'hésitois, M. Duportail me -pressa, d'ailleurs, en faisant l'éloge des femmes; il -m'avoit rappelé ma Sophie; je finis par promettre -tout ce qu'il voulut.</p> - -<p>«Maintenant, me dit-il, j'ai des secrets importans -à vous révéler; quand vous m'aurez entendu, -vous sentirez qu'il faut répondre à ma grande confiance -par une inviolable discrétion.»</p> - -<hr /> - - -<div class="chapter"></div> - -<p class="top4em">Mon histoire offre un exemple effrayant -des vicissitudes de la fortune. Il est -ordinairement très commode, mais quelquefois -aussi très dangereux, d'avoir un -ancien nom à soutenir et de grands biens à conserver. -Unique rejeton d'une famille illustre dont -l'origine se perd dans la nuit des temps, je devrois -occuper dans mon pays les premières charges de -l'État, et je me vois condamné à languir à jamais -sous un ciel étranger, dans une oisive obscurité. Le -nom de Lovzinski est honorablement inscrit dans -les fastes de la Pologne, et ce nom va périr en moi! -Je sais que l'austère philosophie rejette ou méprise -les titres vains et les richesses corruptrices; peut-être -me consolerois-je, si je n'avois perdu que cela; -mais, mon jeune ami, je pleure une épouse adorée, -je cherche une fille chérie, et je ne reverrai jamais -ma patrie. Quel courage assez endurci pourrois-je -opposer à de pareilles douleurs?</p> - -<p>Mon père, Lovzinski, encore plus distingué par -ses vertus que par son rang, jouissoit à la cour de -cette considération qui suit toujours la faveur du -prince, et que le mérite personnel obtient quelquefois. -Il donnoit à l'éducation de mes deux sœurs -l'attention d'un père tendre; il s'occupoit surtout -de la mienne avec le zèle d'un vieux gentilhomme -jaloux de l'honneur de sa maison dont j'étois -l'unique espoir, avec l'activité d'un bon citoyen -qui ne désiroit rien tant que de laisser à l'État un -successeur digne de lui.</p> - -<p>Je faisois mes exercices à Varsovie; là se distinguoit -entre nous, par les qualités les plus aimables, -le jeune M. de P… Aux charmes d'une figure -à la fois douce et noble, il joignoit les agrémens -d'un esprit heureusement cultivé; l'adresse peu -commune qu'il déployoit dans nos jeux guerriers, -la modestie plus rare avec laquelle il paroissoit -vouloir cacher son mérite à ses propres yeux, pour -exalter le mérite moins recommandable de ses rivaux -presque toujours vaincus; l'urbanité de ses mœurs, -la douceur de son caractère, fixoient l'attention, -commandoient l'estime, et le rendoient cher à cette -brillante jeunesse qui partageoit nos travaux et nos -plaisirs. Dire que ce fut la ressemblance des caractères -et la sympathie des humeurs qui commencèrent -ma liaison avec M. de P…, ce seroit me -louer beaucoup; quoi qu'il en soit, nous vécûmes -bientôt tous deux dans une intime familiarité.</p> - -<p>Qu'il est heureux, mais qu'il s'écoule rapidement -cet âge où l'on ignore et l'ambition qui sacrifie tout -aux idées de fortune et de gloire dont elle est possédée, -et l'amour dont le pouvoir suprême absorbe -et concentre toutes nos facultés sur un seul objet; -cet âge des plaisirs innocens et de la crédulité confiante, -où le cœur, novice encore, suit librement les -impulsions de sa sensibilité naissante, et se donne -sans partage à l'objet de ses affections désintéressées! -Alors, mon cher Faublas, alors l'amitié n'est -pas un vain nom. Confident de tous les secrets de -M. de P…, je n'entreprenois rien dont je ne l'instruisisse -d'abord; ses conseils régloient ma conduite, -les miens déterminoient ses résolutions, et, -par cette douce réciprocité, notre adolescence n'avoit -point de plaisirs qui ne fussent partagés, point -de peines qui ne se trouvassent adoucies. Avec quel -chagrin je vis arriver le moment fatal où M. de P…, -forcé par les ordres paternels de quitter Varsovie, -me fit ses tendres adieux! Nous nous promîmes de -nous conserver, dans tous les temps, ce vif attachement -qui avoit fait le bonheur de notre adolescence; -je jurai témérairement que les passions d'un -autre âge ne l'altéreroient jamais. Quel vide immense -laissa dans mon cœur l'absence de mon ami! -D'abord il me sembla que rien ne pouvoit me -dédommager de sa perte; la tendresse d'un père, -les caresses de mes sœurs, ne me touchoient que -foiblement. Je sentis qu'il ne me restoit, pour -chasser l'ennui, d'autre moyen que d'occuper mes -loisirs de quelque travail utile; j'appris la langue -françoise, déjà répandue dans toute l'Europe; je lus -avec délices des ouvrages fameux, éternels monumens -du génie, et j'admirai comment, dans un -idiome aussi ingrat, avoient pu se distinguer à ce -point tant de poètes célèbres, tant d'excellens écrivains -justement immortalisés. Je m'appliquai sérieusement -à l'étude de la géométrie, je me formai -surtout à ce noble métier qui fait un héros aux -dépens de cent mille malheureux, et que des hommes -moins humains que vaillans ont appelé le grand art -de la guerre. Plusieurs années furent employées -à ces études aussi difficiles qu'approfondies; enfin, -elles m'occupèrent uniquement. M. de P…, qui -m'écrivoit souvent, ne recevoit plus que des réponses -courtes et rares; notre correspondance languissoit -négligée, lorsqu'enfin l'amour acheva de me faire -oublier l'amitié.</p> - -<p>Mon père étoit depuis longtemps lié très étroitement -avec le comte Pulauski. Connu par l'austérité -de ses mœurs rigides, fameux par l'inflexibilité de -ses vertus vraiment républicaines, Pulauski, à la -fois grand capitaine et brave soldat, avoit signalé -dans plus d'une rencontre son bouillant courage -et son patriotisme ardent. Nourri de la lecture des -anciens, il avoit puisé dans leur histoire les grandes -leçons d'un noble désintéressement, d'une inébranlable -constance, d'un dévouement absolu. -Comme ces héros à qui Rome idolâtre et reconnoissante -éleva des autels, Pulauski eût sacrifié tous -ses biens à la prospérité de son pays, il eût versé -jusqu'à la dernière goutte de son sang pour sa -défense, il eût même immolé sa fille unique, sa -chère Lodoïska.</p> - -<p>Lodoïska! qu'elle étoit belle! que je l'aimai! son -nom chéri est toujours sur mes lèvres, son image -adorée vit encore dans mon cœur.</p> - -<p>Mon ami, dès que je l'eus vue, je ne vis plus -qu'elle, j'abandonnai mes études, l'amitié fut entièrement -oubliée, je consacrai tous mes momens à -Lodoïska. Mon père et le sien n'avoient pu longtemps -ignorer mon amour; ils ne m'en parloient -pas, ils l'approuvoient donc? Cette idée me parut -assez fondée pour que je me livrasse sans inquiétude -au doux penchant qui m'entraînoit, je pris -mes mesures de manière que je voyois presque tous -les jours Lodoïska ou chez elle, ou chez mes -sœurs qu'elle aimoit beaucoup. Deux années se -passèrent ainsi.</p> - -<p>Enfin Pulauski me tira un jour à l'écart, et me -dit: «Ton père et moi nous avions fondé sur toi de -grandes espérances, que ta conduite avoit d'abord -justifiées; je t'ai vu longtemps employer ta jeunesse -à des travaux aussi honorables qu'utiles. Aujourd'hui… -(Il vit que j'allois l'interrompre, et m'en -empêcha.) Que vas-tu me dire? Crois-tu m'apprendre -quelque chose que j'ignore? crois-tu que -j'avois besoin d'être chaque jour témoin de tes -transports pour sentir combien ma Lodoïska mérite -d'être aimée? C'est parce que je sais aussi -bien que toi ce que vaut ma fille que tu ne l'obtiendras -qu'en la méritant. Jeune homme, apprends -qu'il ne suffit pas que des foiblesses soient -légitimes pour être excusées; que celles d'un bon -citoyen doivent tourner toutes au profit de sa patrie; -que l'amour, l'amour même, ne seroit, comme -toutes les viles passions, que méprisable ou dangereux, -s'il n'offroit aux cœurs généreux un motif -de plus qui les excitât puissamment à l'honneur. -Écoute: notre monarque valétudinaire semble -toucher à sa fin; sa santé, chaque jour plus chancelante, -a réveillé l'ambition de nos voisins; ils se -préparent sans doute à semer parmi nous les -divisions; ils comptent, en forçant nos suffrages, -nous donner un roi de leur choix. Des troupes -étrangères ont osé se montrer sur les frontières -de la Pologne; déjà deux mille gentilshommes se -rassemblent pour réprimer leur insolente audace; -va te joindre à cette brave jeunesse; va, et surtout, à -la fin de la campagne, reviens, couvert du sang de -nos ennemis, montrer à Pulauski un gendre digne -de lui.»</p> - -<p>Je n'hésitai pas un moment: mon père approuva -mes résolutions; mais il ne parut consentir qu'avec -peine à mon départ précipité. Il me tint longtemps -pressé contre son sein, une tendre sollicitude étoit -peinte dans ses regards, il ne m'adressa que de -tristes adieux; le trouble de son cœur passa -dans le mien, nos pleurs se confondirent sur son -visage vénérable. Pulauski, présent à cette scène -touchante, nous reprocha stoïquement ce qu'il -appeloit une foiblesse. «Sèche tes pleurs, me dit-il, -ou garde-les pour Lodoïska; ce n'est qu'à de -foibles amans qui se séparent pour six mois qu'il -appartient d'en répandre.» Il instruisit sa fille, en -ma présence même, et de mon départ et des motifs -qui me déterminoient. Lodoïska pâlit, soupira, -regarda son père en rougissant, et m'assura d'une -voix tremblante que ses vœux hâteroient mon retour, -et que son bonheur étoit dans mes mains. -Encouragé de cette sorte, quels dangers pouvois-je -craindre? Je partis; mais, dans le cours de cette -campagne, il ne se passa rien qui mérite d'être -rapporté; les ennemis, aussi soigneux que nous -d'éviter une action qui eût pu produire entre les -deux nations une guerre ouverte, se contentèrent -de nous fatiguer par des marches fréquentes; nous -nous bornâmes à les suivre et à les observer; ils -nous rencontroient partout où le pays ouvert leur -eût offert un accès facile. Aux approches de la -mauvaise saison, ils parurent se retirer chez eux pour -y prendre leurs quartiers d'hiver, et notre petite -armée, presque toute composée de gentilshommes, -se sépara. Je revenois à Varsovie, plein d'impatience -et de joie, je croyois que l'hymen et l'amour -alloient me donner Lodoïska… Hélas! je n'avois -plus de père! J'appris, en entrant dans la capitale, -que, la veille même, Lovzinski étoit mort d'une -apoplexie. Ainsi, je n'eus pas même la douloureuse -consolation de recevoir les derniers soupirs du -plus tendre des pères! je ne pus que me traîner -sur sa tombe, que j'arrosai de mes pleurs.</p> - -<p>«Ce n'est point, me dit Pulauski, peu touché -de ma douleur profonde, ce n'est point par des -larmes stériles qu'on honore la mémoire d'un père -tel que le tien. La Pologne regrette en lui un héros -citoyen, qui l'auroit utilement servie dans la -circonstance critique à laquelle nous touchons. -Épuisé par une maladie longue, notre monarque -n'a pas quinze jours à vivre, et du choix de son -successeur dépend le bonheur ou le malheur de nos -concitoyens. De tous les droits que la mort de ton -père te transmet, le plus beau, sans doute, est -d'assister aux états où tu vas le représenter; c'est -là qu'il doit revivre en toi, c'est là qu'il faut -prouver un courage plus difficile que celui qui ne -consiste qu'à braver la mort dans les combats. La -vaillance d'un soldat n'est qu'une vertu commune; -mais ceux-là ne sont pas des hommes ordinaires, -qui, conservant dans les occasions pressantes un -courage tranquille et déployant une activité -pénétrante, découvrent les projets du puissant qui -cabale, déconcertent les sourdes intrigues, affrontent -les factions hardies; qui, toujours fermes, incorruptibles -et justes, ne donnent leur suffrage qu'à -celui qu'ils en ont jugé le plus digne, ne considèrent -que le bien de leur pays; que l'or et les promesses -ne peuvent séduire; que les prières ne -sauroient fléchir, que les menaces n'étonnent pas. -Voilà les vertus qui distinguoient ton père; voilà -l'héritage vraiment précieux que tu dois t'empresser -à recueillir. Le jour où nos états s'assemblent -pour l'élection d'un roi est l'époque certaine à -laquelle se manifestent les prétentions de plusieurs -concitoyens, plus occupés de leur intérêt personnel -que jaloux de la prospérité de leur patrie, et -les desseins pernicieux des puissances voisines, -dont la cruelle politique détruit nos forces en les -divisant. Mon ami, je me trompe, ou le moment -fatal approche qui va fixer à jamais les destins de -mon pays menacé; ses ennemis conspirent sa ruine, -ils ont préparé dans le silence une révolution qu'ils -ne consommeront pas tant que mon bras pourra -soutenir une épée. Veuille le Dieu protecteur de -mon pays lui épargner les horreurs d'une guerre -civile! Mais cette extrémité, quelque affreuse qu'elle -soit, deviendra peut-être nécessaire; je me flatte -qu'au moins ce ne sera qu'une crise violente, après -laquelle cet État régénéré reprendra son antique -splendeur. Tu seconderas mes efforts, Lovzinski; -les foibles intérêts de l'amour doivent tous disparoître -devant des intérêts plus sacrés: je ne puis te -donner ma fille dans ces momens de deuil, où la -patrie est en danger; mais je te promets que les -premiers jours de la paix seront marqués par ton -hymen avec Lodoïska.»</p> - -<p>Pulauski ne parla pas en vain; je sentis quels -devoirs plus essentiels j'avois désormais à remplir; -mais les soins importans dont je m'occupois n'offrirent -à ma douleur que d'insuffisantes distractions. -Je l'avouerai sans rougir, la tristesse de mes sœurs, -leur amitié compatissante, les caresses plus réservées, -mais non moins douces, de mon amante, -firent sur mon cœur ému plus d'impression que les -conseils patriotiques de Pulauski. Je vis Lodoïska -vivement touchée de ma perte irréparable, aussi -affligée que moi des événemens cruels qui différoient -notre union; et mes chagrins ainsi partagés -se trouvèrent sensiblement adoucis.</p> - -<p>Cependant le roi mourut, et la diète fut convoquée. -Le jour même qu'elle devoit s'ouvrir, à -l'instant où j'allois m'y rendre, un inconnu se -présente dans mon palais et demande à me parler -sans témoins. Dès que mes gens se sont retirés, il -entre avec précipitation, se jette dans mes bras et -m'embrasse tendrement. C'étoit M. de P…; dix -années écoulées depuis notre séparation ne l'avoient -pas tellement changé que je ne pusse le reconnoître; -je lui témoignai la surprise et la joie que -me causoit son retour inattendu. «Vous serez -bien plus étonné, me dit-il, quand vous en saurez -la cause. J'arrive à l'instant et vais me rendre à -l'assemblée des états; est-ce trop présumer de -votre amitié que de compter sur votre voix?—Sur -ma voix! et pour qui?—Pour moi, mon ami.» -Il vit mon étonnement. «Oui, pour moi, continua-t-il -avec vivacité; il n'est pas temps de vous -raconter quelle heureuse révolution s'est faite dans -ma fortune et me permet de nourrir de si hautes -espérances; qu'il vous suffise maintenant de savoir -que du moins mon ambition est justifiée par le -plus grand nombre des suffrages et qu'en vain deux -foibles rivaux se préparent à me disputer la couronne -à laquelle je prétends. Lovzinski, poursuivit-il -en m'embrassant encore, si vous n'étiez pas -mon ami, si je vous estimois moins, peut-être -m'efforcerois-je de vous éblouir par de grandes -promesses, peut-être vous montrerois-je quelle -faveur vous attend, que d'honorables distinctions -vous sont réservées, quelle noble et vaste carrière -va désormais vous être ouverte; mais je n'ai pas -besoin de vous séduire, et je vais vous persuader. -Je le vois avec douleur, et vous le savez comme -moi, depuis plusieurs années notre Pologne affoiblie -ne doit son salut qu'à la mésintelligence des -trois puissances qui l'environnent; et le désir de -s'enrichir de nos dépouilles peut réunir en un -moment nos ennemis divisés. Empêchons, s'il se -peut, ce triumvirat funeste, dont le démembrement -de nos provinces deviendroit l'infaillible suite. -Sans doute, en des temps plus heureux, nos ancêtres -ont dû maintenir la liberté des élections; il -faut aujourd'hui céder à la nécessité qui nous -presse. La Russie protégera nécessairement un -roi qui sera son ouvrage: en recevant celui qu'elle -a choisi, vous prévenez la triple alliance qui rendroit -notre perte inévitable et vous vous assurez -un allié puissant, que nous opposerons avec succès -aux deux ennemis qui nous restent. Voilà les -raisons qui m'ont déterminé; je n'abandonne une -partie de mes droits que pour conserver nos -droits les plus précieux; je ne veux monter sur un -trône chancelant que pour l'affermir par une saine -politique; je n'altère enfin la constitution de cet -État que pour sauver l'État entier.»</p> - -<p>Nous nous rendîmes à la diète; j'y votai pour -M. de P… Il obtint en effet le plus grand nombre -des suffrages; mais Pulauski, Zaremba et quelques -autres se déclarèrent pour le prince C…: on -ne put rien décider dans le tumulte de cette première -assemblée.</p> - -<p>Quand nous en sortîmes, M. de P… revint à -moi; il m'invita à le suivre dans le palais que des -émissaires secrets lui avoient déjà préparé dans la -capitale<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>. Nous nous enfermâmes pendant plusieurs -heures: alors se renouvelèrent entre nous les protestations -d'une amitié toujours durable; alors -j'instruisis M. de P… de mes liaisons intimes avec -Pulauski et de mon amour pour Lodoïska. Il répondit -à ma confiance par une confiance plus -grande; il m'apprit quels événemens avoient préparé -sa grandeur prochaine, il m'expliqua ses desseins -secrets, et je le quittai convaincu qu'il étoit -moins occupé du désir de s'élever que de celui de -rendre à la Pologne son antique prospérité.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> La diète pour l'élection des rois de Pologne se tient -à une demi-lieue de Varsovie, en pleine campagne, de l'autre -côté de la Vistule, près du village de Vola.</p> -</div> -<p>Ainsi disposé, je volai chez mon futur beau-père, -que je brûlois de ramener au parti de mon -ami. Pulauski se promenoit à grands pas dans l'appartement -de sa fille, qui paroissoit aussi agitée -que lui. «Le voilà, dit-il à Lodoïska, dès qu'il me -vit paroître, le voilà, dit-il, cet homme que j'estimois -et que vous aimiez! il nous sacrifie tous -deux à son aveugle amitié.» Je voulus répondre, -il poursuivit: «Vous avez été lié dès l'enfance -avec M. de P…, une faction puissante le porte -sur le trône, vous le saviez, vous saviez ses desseins; -ce matin, à la diète, vous avez voté pour -lui, vous m'avez trompé; mais croyez-vous qu'on -me trompe impunément?» Je le priai de m'entendre; -il se contraignit pour garder un silence farouche; -je lui appris comment M. de P…, que -j'avois négligé depuis longtemps, m'avoit surpris -par son retour imprévu. Lodoïska paroissoit charmée -d'entendre ma justification. «On ne m'abuse -pas comme une femme crédule, me dit Pulauski; -mais, n'importe, continuez.» Je lui rendis compte -du court entretien que j'avois eu avec M. de P… -avant de me rendre à l'assemblée des états. «Et -voilà vos projets! s'écria-t-il. M. de P… ne voit -d'autre remède aux maux de ses concitoyens que leur -esclavage! il le propose, un Lovzinski l'approuve! -et l'on me méprise assez pour tenter de me faire -entrer dans cet infâme complot! Moi, je verrois, -sous le nom d'un Polonois, les Russes commander -dans nos provinces! Les Russes! répéta-t-il avec -fureur, ils régneroient dans mon pays! (Il vint à -moi avec la plus grande impétuosité.) Perfide! tu -m'as trompé, et tu trahis ta patrie! Sors de ce -palais à l'instant, ou crains que je ne t'en fasse -arracher.»</p> - -<p>Je vous l'avoue, Faublas, un affront si cruel et si -peu mérité me mit hors de moi-même: dans le -premier transport de ma colère, je portai la main -sur mon épée; plus prompt que l'éclair, Pulauski -tira la sienne. Sa fille, sa fille éperdue se précipita -sur moi: «Lovzinski, qu'allez-vous faire?» Aux -accens de sa voix si chère, je repris ma raison -égarée; mais je sentis qu'un seul instant venoit de -m'enlever Lodoïska pour toujours. Elle m'avoit -quitté pour se jeter dans les bras de son père; le -cruel vit ma douleur amère, et se plut à l'augmenter. -«Va! traître, me dit-il, va! tu la vois pour -la dernière fois.»</p> - -<p>Je retournai chez moi désespéré; les noms -odieux que Pulauski m'avoit prodigués revenoient -sans cesse à ma pensée; les intérêts de la Pologne -et ceux de M. de P… me paroissoient si étroitement -liés que je ne concevois pas comment je -pouvois trahir mes concitoyens en servant mon -ami; cependant il falloit l'abandonner, ou renoncer -à Lodoïska: que résoudre? quel parti prendre? -Je passai la nuit tout entière dans cette cruelle -incertitude; et, quand le jour parut, j'allai chez -Pulauski, sans savoir encore à quoi je pourrois -me déterminer.</p> - -<p>Un domestique, resté seul dans le palais, me -dit que son maître étoit parti au commencement -de la nuit avec Lodoïska, après avoir congédié -tous ses gens. Vous jugez de mon désespoir à -cette nouvelle. Je demandai à ce domestique où -Pulauski étoit allé. «Je l'ignore absolument, me -répondit-il; tout ce que je puis vous dire, c'est -qu'hier au soir, vous sortiez à peine d'ici, quand -nous entendîmes un grand bruit dans l'appartement -de sa fille. Encore effrayé de la scène terrible qui -venoit de se passer entre vous, j'osai m'approcher -et prêter l'oreille. Lodoïska pleuroit, son père furieux -l'accabloit d'injures, lui donnoit sa malédiction, -et je l'entendis qui lui disoit: «Qui peut -aimer un traître peut l'être aussi: ingrate, je -vais vous conduire dans une maison sûre, où -vous serez désormais à l'abri de la séduction.»</p> - -<p>Pouvois-je encore douter de mon malheur? -J'appelai Boleslas, un de mes serviteurs les plus -fidèles; je lui ordonnai de placer autour du palais -de Pulauski des espions vigilans qui pussent me -rendre compte de tout ce qui s'y seroit passé, de -faire suivre Pulauski partout s'il rentroit avant moi -dans la capitale; et, ne désespérant pas de le rencontrer -encore dans ses terres les plus prochaines, -je me mis moi-même à sa poursuite.</p> - -<p>Je parcourus tous les domaines de Pulauski, je -demandai Lodoïska à tous les voyageurs que je -rencontrai: ce fut inutilement. Après avoir perdu -huit jours dans cette recherche pénible, je me décidai -à retourner à Varsovie. Je ne fus pas médiocrement -étonné de voir une armée russe campée -presque sous ses murs, sur les bords de la Vistule.</p> - -<p>Il étoit nuit quand je rentrai dans la capitale; -les palais des grands étoient illuminés, un peuple -immense remplissoit les rues; j'entendis les chants -d'allégresse, je vis le vin couler à grands flots -dans les places publiques, tout m'annonça que la -Pologne avoit un roi.</p> - -<p>Boleslas m'attendoit avec impatience. «Pulauski, -me dit-il, est revenu seul dès le second jour; il -n'est sorti de chez lui que pour se rendre à la diète, -où, malgré ses efforts, l'ascendant de la Russie s'est -manifesté chaque jour de plus en plus. Dans la -dernière assemblée tenue ce matin, M. de P… -réunissoit presque toutes les voix, il alloit être élu; -Pulauski a prononcé le fatal <i>veto</i>: à l'instant vingt -sabres ont été tirés. Le fier palatin de …, que Pulauski -avoit peu ménagé dans l'assemblée précédente, -s'est élancé le premier, et lui a porté sur -la tête un coup terrible. Zaremba et quelques autres -ont volé à la défense de leur ami; mais tous -leurs efforts n'auroient pu le sauver, si M. de P… -lui-même ne s'étoit rangé parmi eux, en criant -qu'il immoleroit de sa main celui qui oseroit approcher. -Les assaillants se sont retirés; cependant -Pulauski perdoit son sang et ses forces; il s'est -évanoui, on l'a emporté. Zaremba est sorti en -jurant de le venger. Restés maîtres des délibérations, -les nombreux partisans de M. de P… l'ont -sur-le-champ proclamé roi. Pulauski, rapporté -dans son palais, a bientôt repris connoissance. Les -chirurgiens, appelés pour voir sa blessure, ont déclaré -qu'elle n'étoit pas mortelle; alors, quoiqu'il -ressentît de grandes douleurs, quoique plusieurs de -ses amis s'opposassent à son dessein, il s'est fait -porter dans sa voiture. Il étoit à peine midi quand -il est sorti de Varsovie, accompagné de Mazeppa -et de quelques mécontens. On le suit, et sans doute -on viendra sous peu de jours vous apprendre le -lieu qu'il aura choisi pour sa retraite.»</p> - -<p>On ne pouvoit guère m'annoncer de plus mauvaises -nouvelles. Mon ami étoit sur le trône; -mais ma réconciliation avec Pulauski paroissoit -désormais impossible, et vraisemblablement j'avois -perdu Lodoïska pour toujours. Je connoissois assez -son père pour craindre qu'il ne prît des résolutions -extrêmes; le présent m'effrayoit, je n'osois -porter mes regards sur l'avenir, et mes chagrins -m'accablèrent au point que je n'allai pas même -féliciter le nouveau roi.</p> - -<p>Celui de mes gens que Boleslas avoit détaché à -la poursuite de Pulauski revint le quatrième jour; -il l'avoit suivi jusqu'à quinze lieues de la capitale: -là, Zaremba, voyant toujours un inconnu à quelque -distance de sa chaise de poste, avoit conçu -des soupçons. Un peu plus loin, quatre de ses -gens, cachés derrière une masure, avoient surpris -mon courrier et l'avoient conduit à Pulauski. -Celui-ci, le pistolet à la main, l'avoit forcé d'avouer -à qui il appartenoit. «Je te renverrai à -Lovzinski, lui avoit-il dit, annonce-lui de ma part -qu'il n'échappera pas à ma juste vengeance.» A -ces mots, on avoit bandé les yeux à mon courrier, -il ne pouvoit dire où on l'avoit conduit et -enfermé; mais au bout de trois jours on l'étoit -venu chercher: on avoit encore pris la précaution -de lui bander les yeux et de le promener pendant -plusieurs heures; enfin la voiture s'étoit arrêtée, -on l'en avoit fait descendre. A peine il mettoit -pied à terre que ses gardes s'étoient éloignés au -grand galop; il avoit détaché son bandeau et -s'étoit retrouvé précisément à l'endroit où d'abord -on l'avoit arrêté.</p> - -<p>Ces nouvelles me donnèrent beaucoup d'inquiétude; -les menaces de Pulauski m'effrayoient beaucoup -moins pour moi que pour Lodoïska qui restoit -en son pouvoir: il pouvoit, dans sa fureur, se -porter contre elle aux dernières extrémités; je -résolus de m'exposer à tout pour découvrir la -retraite du père et la prison de la fille. Le lendemain -j'instruisis mes sœurs de mon dessein, et je -quittai la capitale: le seul Boleslas m'accompagnoit; -je me donnai partout pour son frère. -Nous parcourûmes toute la Pologne; je vis alors -que l'événement ne justifioit que trop les craintes -de Pulauski. Sous prétexte de faire prêter le serment -de fidélité pour le nouveau roi, les Russes -répandus dans nos provinces commettoient mille -exactions dans les villes et désoloient les campagnes. -Après avoir perdu trois mois en recherches vaines, -désespéré de ne pouvoir retrouver Lodoïska, vivement -touché des malheurs de ma patrie, pleurant à -la fois sur elle et sur moi, j'allois retourner à Varsovie -pour apprendre moi-même au nouveau roi -à quels excès des étrangers se portoient dans ses -États, lorsqu'une rencontre, qui sembloit devoir -être pour moi très fâcheuse, me força de prendre -un parti tout différent.</p> - -<p>Les Turcs venoient de déclarer la guerre à la -Russie, et les Tartares du Budziac et de la Crimée -faisoient de fréquentes incursions dans la Volhynie, -où je me trouvois alors. Quatre de ces brigands -nous attaquèrent à la sortie d'un bois, près d'Ostropol. -J'avois très imprudemment négligé de charger -mes pistolets; mais je me servis de mon sabre -avec tant d'adresse et de bonheur que bientôt deux -d'entre eux tombèrent grièvement blessés. Boleslas -occupoit le troisième, le quatrième me combattoit -avec vigueur; il me fit à la cuisse une légère blessure, -et reçut en même temps un coup terrible qui -le renversa de son cheval. Boleslas se vit à l'instant -débarrassé de son ennemi, qui, au bruit de la chute -de son camarade, prit la fuite. Celui que j'avois -renversé le dernier me dit en mauvais polonois: -«Un aussi brave homme que toi doit être généreux; -je te demande la vie; ami, au lieu de m'achever, -secours-moi; crois-moi, viens m'aider à me relever, -bande ma plaie.» Il demandoit quartier d'un ton -si noble et si nouveau que je ne balançai pas: je -descendis de cheval; Boleslas et moi nous le relevâmes, -nous bandâmes sa plaie. «Tu fais bien, -brave homme, me disoit le Tartare, tu fais bien.» -Comme il parloit, nous vîmes s'élever autour de -nous un nuage de poussière; plus de trois cents -Tartares accouroient à nous ventre à terre. «Ne -crains rien, me dit celui que j'avois épargné, je suis -le chef de cette troupe.» Effectivement, d'un signe -il arrêta ses soldats près de me massacrer; il leur dit -dans leur langue quelques mots que je ne compris -pas; ils ouvrirent leurs rangs pour laisser passer -Boleslas et moi. «Brave homme, me dit encore -leur capitaine, n'avois-je pas raison de te dire que -tu faisois bien? tu m'as laissé la vie, je sauve la -tienne; il est quelquefois bon d'épargner un ennemi, -et même un voleur. Écoute, mon ami, en t'attaquant -j'ai fait mon métier, tu as fait ton devoir en -m'étrillant bien: je te pardonne, tu me pardonnes, -embrassons-nous.» Il ajouta: «Le jour commence -à baisser, je ne te conseille pas de voyager dans -ces cantons cette nuit; ces gens-là vont aller chacun -à son poste, et je ne pourrois te répondre d'eux. -Tu vois ce château sur la hauteur à droite, il appartient -à un certain comte Dourlinski, à qui nous en -voulons beaucoup, parce qu'il est fort riche: va lui -demander un asile, dis-lui que tu as blessé Titsikan, -que Titsikan te poursuit. Il me connoît de nom: -je lui ai déjà fait passer quelques mauvaises journées; -au reste, compte que, pendant que tu seras -chez lui, sa maison sera respectée; garde-toi surtout -d'en sortir avant trois jours et d'y rester plus de -huit: adieu.»</p> - -<p>Ce fut avec un vrai plaisir que nous prîmes congé -de Titsikan et de sa compagnie. Les avis du Tartare -étoient des ordres; je dis à Boleslas: «Gagnons -promptement ce château qu'il nous a montré; aussi -bien je connois ce Dourlinski de nom. Pulauski m'a -quelquefois parlé de lui; il n'ignore peut-être pas -où Pulauski s'est retiré; il n'est pas impossible -qu'avec un peu d'adresse nous le sachions de lui. -Je dirai à tout hasard que c'est Pulauski qui nous -envoie; cette recommandation vaudra bien celle de -Titsikan: toi, Boleslas, n'oublie pas que je suis ton -frère et ne me découvre pas.»</p> - -<p>Nous arrivâmes aux fossés du château; les gens -de Dourlinski nous demandèrent qui nous étions: -je répondis que nous venions pour parler à leur -maître de la part de Pulauski; que des brigands -nous avoient attaqués et nous poursuivoient. Le -pont-levis fut baissé, nous entrâmes; on nous dit -que pour le moment nous ne pouvions parler à -Dourlinski, mais que le lendemain, sur les dix -heures, il pourroit nous donner audience. On nous -demanda nos armes que nous rendîmes sans difficulté. -Boleslas visita ma blessure, les chairs étoient -à peine entamées. On ne tarda pas à nous servir -dans la cuisine un frugal repas; nous fûmes conduits -ensuite dans une chambre basse, où deux mauvais -lits venoient d'être préparés; on nous y laissa sans -lumière, et l'on nous y enferma.</p> - -<p>Je ne pus fermer l'œil de la nuit. Titsikan ne -m'avoit fait qu'une légère blessure, mais celle de -mon cœur étoit si profonde! Au point du jour je -m'impatientai dans ma prison; je voulus ouvrir les -volets, ils étoient fermés à clef. Je les secoue -vigoureusement, les ferrures sautent, je vois un fort -beau parc; la fenêtre étoit basse, je m'élance, et -me voilà dans les jardins de Dourlinski. Après m'y -être promené quelques minutes, j'allai m'asseoir -sur un banc de pierre placé au pied d'une tour dont -je considérai quelque temps l'architecture antique. -Je restois là plongé dans mes réflexions, lorsqu'une -tuile tomba à mes pieds: je crus qu'elle s'étoit -détachée de la couverture de ce vieux bâtiment, et, -pour éviter un accident pareil, j'allai me placer à -l'autre bout du banc. Quelques instans après, une -seconde tuile tomba à côté de moi. Le hasard me -parut surprenant; je me levai avec inquiétude, -j'examinai la tour attentivement. J'aperçus, à vingt-cinq -ou trente pieds de hauteur, une étroite ouverture; -je ramassai les tuiles qu'on m'avoit jetées; -sur la première, je déchiffrai ces mots tracés avec -du plâtre: <i>Lovzinski, c'est donc vous! vous vivez!</i> -et sur la seconde, ceux-ci: <i>Délivrez-moi, sauvez -Lodoïska.</i></p> - -<p>Vous ne pouvez, mon cher Faublas, vous figurer -combien de sentimens divers m'agitèrent à la fois; -mon étonnement, ma joie, ma douleur, mon embarras, -ne sauroient s'exprimer. J'examinois la -prison de Lodoïska, je cherchois comment je pourrois -l'en tirer; elle m'envoya encore une tuile; je -lus: <i>A minuit, apportez du papier, de l'encre et des -plumes; demain, une heure après le soleil levé, venez -chercher une lettre; éloignez-vous.</i></p> - -<p>Je retournai à ma chambre, j'appelai Boleslas, -qui m'aida à rentrer par la fenêtre; nous raccommodâmes -le volet de notre mieux. J'appris à mon -serviteur fidèle la rencontre inespérée qui mettoit -fin à mes courses et redoubloit mes inquiétudes. -Comment pénétrer dans cette tour? comment nous -procurer des armes? Le moyen de tirer Lodoïska de -sa prison? le moyen de l'enlever sous les yeux de -Dourlinski, au milieu de ses gens, dans un château -fortifié?</p> - -<p>Et, en supposant que tant d'obstacles ne fussent -pas insurmontables, pouvois-je tenter une entreprise -aussi difficile dans le court délai que Titsikan -m'avoit laissé? Titsikan ne m'avoit-il pas recommandé -de rester chez Dourlinski trois jours, et de -n'y pas demeurer plus de huit? Sortir de ce château -avant le troisième jour ou après le huitième, n'étoit-ce -pas nous exposer aux attaques des Tartares? -Tirer ma chère Lodoïska de sa prison pour la livrer -à des brigands, être à jamais séparé d'elle par l'esclavage -ou par la mort, cela étoit horrible à penser.</p> - -<p>Mais pourquoi étoit-elle dans une aussi affreuse -prison? La lettre qu'elle m'avoit promise m'en -instruiroit sans doute. Il falloit nous procurer du -papier; je chargeai Boleslas de ce soin, et moi, je -me préparai à soutenir devant Dourlinski le rôle -délicat d'un émissaire de Pulauski.</p> - -<p>Il étoit grand jour quand on vint nous mettre en -liberté; on nous dit que Dourlinski pouvoit et -vouloit nous voir. Nous nous présentâmes avec -assurance; nous vîmes un homme de soixante ans à -peu près, dont l'abord étoit brusque et les manières -repoussantes. Il nous demanda qui nous étions. -«Mon frère et moi, lui dis-je, appartenons au seigneur -Pulauski; mon maître m'a chargé pour vous -d'une commission secrète, mon frère m'a accompagné -pour un autre objet; je dois, pour m'expliquer, -être seul, je ne dois ne parler qu'à vous seul.—Eh -bien, répondit Dourlinski, que ton frère s'en -aille; et vous aussi, allez-vous-en, dit-il à ses gens; -quant à celui-ci (il montra celui qui étoit son confident), -tu trouveras bon qu'il reste, tu peux tout -dire devant lui.—Pulauski m'envoie…—Je le vois -bien qu'il t'envoie.—Pour vous demander…—Quoi?—(Je -pris courage.) Pour vous demander des -nouvelles de sa fille.—Des nouvelles de sa fille! -Pulauski t'a dit…—Oui, mon maître m'a dit que -Lodoïska étoit ici.» Je m'aperçus que Dourlinski -pâlissoit; il regarda son confident, et me fixa longtemps -en silence. «Tu m'étonnes, reprit-il enfin; -pour te confier un secret de cette importance, il faut -que ton maître soit bien imprudent.—Pas plus que -vous, Seigneur; n'avez-vous pas aussi un confident? -Les grands seroient bien à plaindre s'ils ne pouvoient -donner leur confiance à personne. Pulauski -m'a chargé de vous dire que Lovzinski avoit déjà parcouru -une grande partie de la Pologne, et que sans -doute il visiteroit vos cantons.—S'il ose venir ici, -me répondit-il aussitôt avec la plus grande vivacité, -je lui garde un logement qu'il occupera longtemps: -le connois-tu ce Lovzinski?—Je l'ai vu souvent -chez mon maître à Varsovie.—On le dit bel -homme?—Il est bien fait et de ma taille à peu -près.—Sa figure?—Est prévenante; c'est un…—C'est -un insolent, interrompit-il avec colère; si -jamais il tombe en mes mains!—Seigneur, on -assure qu'il est brave.—Lui! je parie qu'il ne sait -que séduire des filles! Si jamais il tombe en mes -mains! (Je me contins; il ajouta d'un ton plus -calme:) Il y a bien longtemps que Pulauski ne m'a -écrit, où est-il à présent?—Seigneur, j'ai des -ordres précis de ne pas répondre à cette question-là: -tout ce que je puis vous dire, c'est qu'il a, -pour cacher sa retraite et pour n'écrire à personne, -de grandes raisons qu'il viendra bientôt vous expliquer -lui-même.»</p> - -<p>Dourlinski parut très étonné; je crus même remarquer -quelques signes de frayeur; il regarda -son confident, qui sembloit aussi embarrassé que -lui. «Tu dis que Pulauski viendra bientôt?…—Oui, -Seigneur, sous quinzaine au plus tard.» Il -regarda encore son confident; et puis, affectant -tout à coup autant de sang-froid qu'il avoit -montré d'embarras: «Retourne à ton maître, je -suis fâché de n'avoir que de mauvaises nouvelles à -lui donner; tu lui diras que Lodoïska n'est plus -ici.» Je fus à mon tour fort surpris. «Quoi! -Seigneur, Lodoïska…—N'est plus ici, te dis-je. -Pour obliger Pulauski que j'estime, je me suis -chargé, quoiqu'avec répugnance, du soin de garder -sa fille dans mon château: personne que moi et -lui (il me montra son confident) ne savoit qu'elle -y fût. Il y a environ un mois, nous allâmes, -comme à l'ordinaire, lui porter des vivres pour sa -journée, il n'y avoit plus personne dans son appartement. -J'ignore comment elle a fait; mais -ce que je sais bien, c'est qu'elle s'est échappée; je -n'ai pas entendu parler d'elle depuis; elle sera sans -doute allée rejoindre Lovzinski à Varsovie, si pourtant -les Tartares ne l'ont pas enlevée sur la route.»</p> - -<p>Mon étonnement devint extrême: comment -concilier ce que j'avois vu dans le jardin avec ce que -Dourlinski me disoit? Il y avoit là quelque mystère -que j'étois bien impatient d'approfondir; cependant -je me gardai bien de faire paroître le -moindre doute. «Seigneur, voilà des nouvelles -bien tristes pour mon maître!—Sans doute, mais -ce n'est pas ma faute.—Seigneur, j'ai une grâce -à vous demander.—Voyons.—Les Tartares -dévastent les environs de votre château; ils nous -ont attaqués, nous leur avons échappé comme par -miracle; ne nous accorderez-vous pas, à mon -frère et à moi, la permission de nous reposer ici -seulement deux jours?—Seulement deux jours? -j'y consens. Où les a-t-on logés? demanda-t-il à -son confident.—Au rez-de-chaussée, répondit -celui-ci, dans une chambre basse…—Qui donne -sur mes jardins? interrompit Dourlinski avec inquiétude.—Les -volets ferment à clef, répondit -l'autre.—N'importe, il faut les mettre ailleurs.» -Ces mots me firent trembler. Le confident répliqua: -«Cela n'est pas possible; mais…» Il lui -dit le reste à l'oreille. «A la bonne heure, répondit -le maître, et qu'on le fasse à l'instant»; -et, s'adressant à moi: «Ton frère et toi, vous -vous en irez après-demain; avant de partir tu me -parleras, je te donnerai une lettre pour Pulauski.»</p> - -<p>J'allai rejoindre Boleslas dans la cuisine, où -il déjeunoit: il me remit une petite bouteille -pleine d'encre, plusieurs plumes et quelques feuilles -de papier qu'il s'étoit procurées sans peine. Je -brûlois d'envie d'écrire à Lodoïska; l'embarras -étoit de trouver un lieu commode, où les curieux -ne pussent m'inquiéter. On avoit déjà prévenu -Boleslas que nous ne rentrerions dans la chambre -où nous avions passé la nuit que pour y coucher. -Je m'avisai d'un stratagème qui me réussit parfaitement. -Les gens de Dourlinski buvoient avec -mon prétendu frère, ils me proposèrent poliment -de les aider aussi à vider quelques flacons. -J'avalai de bonne grâce, et coup sur coup, plusieurs -verres d'un fort mauvais vin: bientôt mes -jambes chancelèrent, ma langue s'embarrassa, je -fis à la troupe joyeuse cent contes aussi plaisans -que déraisonnables; en un mot, je jouai si bien -l'ivresse que Boleslas lui-même en fut la dupe. Il -trembloit que, dans ce moment où je paroissois -disposé à tout dire, mon secret ne m'échappât. -«Messieurs, dit-il aux buveurs étonnés, mon -frère n'a pas la tête forte aujourd'hui, c'est peut-être -un effet de sa blessure; ne le faisons plus ni -parler ni boire; je crains que cela ne l'incommode; -et même, si vous vouliez m'obliger, vous m'aideriez -à le porter sur son lit.—Sur le sien? non, -cela ne se peut pas, répondit l'un d'eux, mais je -prêterai volontiers ma chambre.» On me prit, on -m'entraîna, on me monta dans un grenier, dont -un lit, une table et une chaise formoient tout -l'ameublement. On m'enferma dans ce taudis. -C'étoit là tout ce que je voulois; dès que je fus -seul, j'écrivis à Lodoïska une lettre de plusieurs -pages. Je commençois par me justifier pleinement -des crimes que Pulauski m'avoit supposés; je lui -racontai ensuite tout ce qui m'étoit arrivé depuis -le moment de notre séparation jusqu'à celui où -j'avois été reçu chez Dourlinski; je lui détaillois -l'entretien que je venois d'avoir avec celui-ci, je -finissois par l'assurer de l'amour le plus tendre et -le plus respectueux; je lui jurois que, dès qu'elle -m'auroit donné sur son sort les éclaircissemens -nécessaires, je m'exposerois à tout pour finir son -horrible esclavage.</p> - -<p>Dès que ma lettre fut fermée, je me livrai à des -réflexions qui me jetèrent dans une étrange perplexité. -Étoit-ce bien Lodoïska qui m'avoit jeté -ces tuiles dans le jardin? Pulauski auroit-il eu -l'injustice de punir sa fille d'un amour que lui-même -avoit approuvé? Auroit-il eu l'inhumanité -de la plonger dans une affreuse prison? et, quand -même la haine qu'il m'avoit jurée l'auroit aveuglé à -ce point, comment Dourlinski avoit-il pu se résoudre -à servir ainsi sa vengeance? Mais, d'un autre -côté, depuis trois mois je ne portois, pour me déguiser -mieux, que des habits grossiers; les fatigues -d'un long voyage et mes chagrins m'avoient beaucoup -changé; quelle autre qu'une amante avoit -pu reconnoître Lovzinski dans les jardins de Dourlinski? -n'avois-je pas vu d'ailleurs le nom de Lodoïska -tracé sur la tuile? Dourlinski lui-même -n'avouoit-il pas que Lodoïska avoit été chez lui -prisonnière? Il ajoutoit, il est vrai, qu'elle s'étoit -échappée; mais cela étoit-il croyable? Et pourquoi -cette haine que Dourlinski m'avoit vouée à -moi, sans me connoître? Pourquoi cet air d'inquiétude, -quand on lui avoit dit que les émissaires -de Pulauski occupoient une chambre qui donnoit -sur le jardin? Pourquoi surtout cet air d'effroi, -quand je lui avois annoncé la prochaine arrivée -de mon prétendu maître? Tout cela étoit bien fait -pour me donner de terribles inquiétudes, j'entrevoyois -des choses affreuses que je ne pouvois -expliquer. Depuis deux heures je me faisois sans -cesse de nouvelles questions, auxquelles j'étois -fort embarrassé de répondre, lorsqu'enfin Boleslas -vint voir si son frère avoit recouvré la raison. Je -n'eus pas de peine à le convaincre que mon -ivresse avoit été feinte; nous descendîmes dans la -cuisine, où nous passâmes le reste de la journée. -Quelle soirée, mon cher Faublas! aucune de ma -vie ne me parut si longue, pas même celles qui -la suivirent.</p> - -<p>Enfin, l'on nous conduisit dans notre chambre, -où l'on nous enferma, comme la veille, sans nous -laisser de lumière; il fallut encore attendre près de -deux heures avant que minuit sonnât. Au premier -coup de la cloche nous ouvrîmes doucement les -volets et la fenêtre; je me préparois à sauter dans -le jardin, mon embarras fut égal à mon désespoir -quand je me vis retenu par des barreaux. «Voilà, -dis-je à Boleslas, ce que le maudit confident de -Dourlinski lui disoit à l'oreille; voilà ce qu'approuvoit -le maître odieux, quand il répondit: <i>A la -bonne heure, et qu'on le fasse à l'instant</i>; voilà ce -qu'ils ont exécuté dans la journée; c'est pour cela -que l'entrée de cette chambre nous a été interdite.—Seigneur, -ils ont travaillé en dehors, me répondit -Boleslas, car ils n'ont pas aperçu que ce -volet avoit été forcé.—Eh! qu'ils l'aient vu ou -non, m'écriai-je avec violence, que m'importe? -Cette grille fatale renverse toutes mes espérances, -elle assure l'esclavage de Lodoïska, elle assure -ma mort.</p> - -<p>—Oui, sans doute, elle assure ta mort», me -cria-t-on en ouvrant ma porte. Dourlinski, précédé -de quelques hommes armés et suivi de quelques -autres qui portoient des flambeaux, Dourlinski -entra le sabre à la main. «Traître, me dit-il en me -lançant des regards où sa fureur étoit peinte, j'ai -tout entendu, je saurai qui tu es, tu me diras ton -nom, ton prétendu frère le dira; tremble! je suis -de tous les ennemis de Lovzinski le plus implacable! -Qu'on le fouille», dit-il à ses gens; ils se précipitèrent -sur moi, j'étois sans armes, je fis une -résistance inutile. Ils m'enlevèrent mes papiers et -la lettre que j'avois préparée pour Lodoïska. -Dourlinski donna, en la lisant, mille signes d'impatience: -il y étoit peu ménagé. «Lovzinski, me -dit-il avec une rage étouffée, je mérite déjà toute -ta haine, bientôt je la mériterai davantage; en -attendant tu resteras avec ton digne confident dans -cette chambre que tu aimes.» A ces mots il sortit, -on ferma la porte à double tour; il posa une -sentinelle en dehors et une autre vis-à-vis des fenêtres, -dans le jardin.</p> - -<p>Vous vous figurez dans quel accablement nous -restâmes plongés, Boleslas et moi. Mes malheurs -étoient à leur comble, ceux de Lodoïska m'affectoient -bien plus vivement: l'infortunée! quelle devoit -être son inquiétude! elle attendoit Lovzinski, -et Lovzinski l'abandonnoit! Mais non, Lodoïska -me connoissoit trop bien, elle ne me soupçonneroit -pas d'une aussi lâche perfidie. Lodoïska! elle -jugeroit son amant d'après elle! Elle sentiroit que -Lovzinski partageoit son sort, puisqu'il ne la secouroit -pas… hélas! et la certitude de mon malheur -augmenteroit encore le sien!</p> - -<p>Telles furent dans le premier moment mes réflexions -cruelles; on me laissa tout le temps d'en faire -beaucoup d'autres non moins tristes. Le lendemain -on nous passa par les barreaux de notre fenêtre les -provisions pour notre journée. A la qualité des alimens -qu'on nous fournissoit, Boleslas jugea qu'on -ne chercheroit pas à nous rendre notre prison fort -agréable. Boleslas, moins malheureux que moi, -supportoit son sort plus courageusement; il m'offrit -ma part du maigre repas qu'il alloit faire. Je ne -voulois point manger, il me pressoit vainement; -l'existence étoit devenue pour moi un insupportable -fardeau. «Ah! vivez, me dit-il enfin en versant -un torrent de larmes, vivez! si ce n'est pas -pour Boleslas, que ce soit pour Lodoïska.» Ces -mots firent sur moi la plus vive impression, ils ranimèrent -mon courage, l'espérance rentra dans mon -cœur, j'embrassai mon serviteur fidèle. «O mon -ami, m'écriai-je avec transport, ô mon véritable -ami! je t'ai perdu, et tes maux me touchent plus -que les miens! donne, Boleslas, donne, je vivrai -pour Lodoïska, je vivrai pour toi: veuille le juste -Ciel me rendre bientôt ma fortune et mon rang! -tu verras que ton maître n'est pas un ingrat.» Nous -nous embrassâmes encore. Ah! mon cher Faublas, -si vous saviez comme le malheur rapproche les -hommes! comme il est doux, lorsqu'on souffre, -d'entendre un autre infortuné vous adresser un mot -de consolation!</p> - -<p>Il y avoit douze jours que nous gémissions -dans cette prison, lorsqu'on vint m'en tirer pour -me conduire à Dourlinski. Boleslas voulut me -suivre, on le repoussa durement; cependant on -me permit de lui parler un moment. Je tirai de -mon doigt une bague que je portois depuis plus -de dix ans; je dis à Boleslas: «Cette bague me -fut donnée par M. de P…, lorsque nous faisions -ensemble nos exercices à Varsovie; prends-la, mon -ami, conserve-la à cause de moi. Si Dourlinski -consomme aujourd'hui sa trahison en me faisant -assassiner, s'il te permet ensuite de sortir de ce château, -va trouver ton roi, montre-lui ce bijou, -rappelle-lui notre ancienne amitié, raconte-lui mes -malheurs, Boleslas, il te récompensera, il fera secourir -Lodoïska. Adieu, mon ami.»</p> - -<p>On me conduisit à l'appartement de Dourlinski; -dès que la porte s'entr'ouvrit, j'aperçus dans un -fauteuil une femme évanouie; j'approchai, c'étoit -Lodoïska! Dieu! que je la trouvai changée!… -mais qu'elle étoit belle encore! «Barbare!» dis-je -à Dourlinski. A la voix de son amant, Lodoïska -reprit ses sens. «Ah! mon cher Lovzinski, sais-tu -ce que l'infâme me propose? sais-tu à quel prix il -m'offre ta liberté?—Oui, s'écria Dourlinski furieux, -oui, je le veux: te voilà bien sûre qu'il est en -mon pouvoir; si dans trois jours je n'obtiens rien, -dans trois jours il est mort.» Je voulois me jeter -aux genoux de Lodoïska; mes gardes m'en empêchèrent. -«Je vous revois enfin, tous mes maux -sont oubliés, Lodoïska, la mort n'a plus rien qui -m'épouvante… Toi, lâche, songe que Pulauski -vengera sa fille, songe que le roi vengera son ami.—Qu'on -l'emmène! s'écria Dourlinski.—Ah! -me dit Lodoïska, mon amour t'a perdu.» Je voulois -répondre, on m'entraîna, on me reconduisit -dans ma prison. Boleslas me reçut avec des transports -de joie inexprimables; il m'avoua qu'il m'avoit -cru perdu: je lui racontai comment ma -mort n'étoit que différée. La scène dont je venois -d'être témoin avoit enfin confirmé mes soupçons: -il étoit clair que Pulauski ignoroit les mauvais -traitemens que sa fille essuyoit; il étoit clair -que Dourlinski, amoureux et jaloux, satisferoit sa -passion à quelque prix que ce fût.</p> - -<p>Cependant, des trois jours que Dourlinski avoit -laissés à Lodoïska pour se déterminer, deux déjà -s'étoient écoulés, nous étions au milieu de la nuit -qui précédoit le troisième; je ne pouvois dormir -et me promenois dans ma chambre à grands -pas. Tout à coup j'entends crier: <i>Aux armes!</i> des -hurlemens affreux s'élèvent de toutes parts autour -du château, il se fait un grand mouvement -dans l'intérieur; la sentinelle posée devant nos -fenêtres quitte son poste; Boleslas et moi nous -distinguons la voix de Dourlinski; il appelle, il encourage -ses gens; nous entendons distinctement -le cliquetis des armes, les plaintes des blessés, les -gémissemens des mourans. Le bruit, d'abord très -grand, semble diminuer; il recommence ensuite, -il se prolonge, il redouble, on crie victoire! beaucoup -de gens accourent et ferment les portes sur -eux avec force. Tout à coup à ce vacarme affreux -succède un silence effrayant; bientôt un bruissement -sourd frappe nos oreilles, l'air siffle avec violence, -la nuit devient moins sombre, les arbres du -jardin se colorent d'une teinte jaune et rougeâtre; -nous volons à la fenêtre: les flammes dévoroient -le château de Dourlinski, elles gagnoient de tous -côtés la chambre où nous étions, et, pour comble -d'horreur, des cris perçans partoient de la tour où -je savois que Lodoïska étoit enfermée.</p> - -<hr /> - - -<div class="chapter"></div> - -<p class="top4em">Ici M. Duportail fut interrompu par le -marquis de B…, qui, n'ayant trouvé -aucun laquais dans l'antichambre, entra -sans avoir été annoncé; il recula deux -pas en me voyant. «Ah! ah! dit-il en saluant -M. Duportail, c'est que vous avez aussi un fils?» -puis s'adressant à moi: «Monsieur est apparemment -le frère…—De ma sœur, oui, Monsieur.—Eh -bien, vous avez une sœur fort aimable, charmante, -mais charmante!—Vous êtes aussi honnête -qu'indulgent, interrompit M. Duportail.—Indulgent! -oh! je ne le suis pas toujours; par exemple, -je suis venu pour vous faire des reproches à vous, -Monsieur…—A moi! aurois-je eu le malheur…?—Oui, -vous nous avez joué avant-hier un tour -sanglant.—Comment, Monsieur?—Vous avez -chargé ce petit Rosambert de nous enlever M<sup>lle</sup> Duportail; -la marquise comptoit bien que sa chère -fille passeroit la nuit chez elle; point du tout.—J'ai -craint, Monsieur, que ma fille ne vous causât -beaucoup d'embarras.—Aucun, aucun, Monsieur; -M<sup>lle</sup> Duportail est charmante, ma femme raffole -d'elle, je vous l'ai déjà dit. En vérité, ajouta-t-il -en ricanant, je crois que la marquise aime cette -enfant-là plus qu'elle ne m'aime moi-même; je -suis pourtant son mari!… Au moins si vous étiez -venu vous-même la chercher!—Pardon, Monsieur, -j'étois incommodé, je le suis même encore beaucoup… -Je sais que je dois à M<sup>me</sup> de B… des -remercîmens…—Ce n'est pas pour cela! (Pendant -ce dialogue, on sent que je n'étois pas tout à -fait à mon aise: le marquis me considéroit avec -une attention qui m'inquiétoit.) Savez-vous bien, -me dit-il enfin, que vous ressemblez beaucoup à -mademoiselle votre sœur?—Monsieur, vous me -flattez.—Mais c'est que cela est frappant: -allez, allez, je m'y connois bien; d'abord tous mes -amis conviennent que je suis physionomiste; je -vous le demande à vous-même, je ne vous avois -jamais vu, et je vous ai reconnu tout de suite!»</p> - -<div class="figc"><img src="images/illu2.jpg" alt="" /> -<div class="legende small">FAUBLAS HABILLÉ EN FEMME</div> -</div> -<p>M. Duportail ne put s'empêcher de rire avec -moi de la bonne foi du marquis. «Monsieur, dit-il -à celui-ci, c'est que, comme vous l'avez fort bien -remarqué, mon fils et ma fille se ressemblent un -peu; il faut convenir qu'il y a un air de famille.—Oui, -répondit le marquis en me regardant toujours, -ce jeune homme est bien, fort bien; mais -sa sœur est encore mieux, beaucoup mieux (il -me prit par le bras). Elle est un peu plus grande, -elle a l'air plus raisonnable, quoiqu'elle soit un peu -espiègle; c'est bien là sa figure, mais il y a dans -vos traits quelque chose de plus hardi. Vous avez -moins de grâces dans le maintien, et dans toute -l'habitude du corps quelque chose de plus… nerveux, -de plus roide. Oh! dame, n'allez pas vous -fâcher, tout cela est bien naturel; il ne faut pas -qu'un garçon soit fait comme une fille! (Le flegme -de M. Duportail ne put tenir contre ces derniers -propos; le marquis nous vit rire, et se mit à rire de -tout son cœur.) Oh! reprit-il, je vous l'ai dit, je -suis grand physionomiste, moi!… Mais n'aurai-je -pas le bonheur de voir la chère sœur?» M. Duportail -se hâta de répondre: «Non, Monsieur, elle -est allée faire ses adieux.—Ses adieux?—Oui, -Monsieur, elle part demain matin pour son couvent.—Pour -son couvent! à Paris?—Non,… -à Soissons.—A Soissons! demain matin! cette -chère enfant nous quitte!—Il le faut bien, Monsieur.—Elle -fait actuellement ses visites?—Oui, -Monsieur.—Et sans doute elle viendra dire adieu -à sa maman?—Assurément, Monsieur, et elle -doit même être actuellement chez vous.—Ah! -que je suis fâché! ce matin la marquise étoit encore -malade; elle a voulu sortir ce soir: je lui ai représenté -qu'il faisoit froid, qu'elle s'enrhumeroit; mais -les femmes veulent ce qu'elles veulent; elle est sortie: -eh bien! tant pis pour elle! elle ne verra pas -sa chère fille, et moi je la verrai, car elle ne tardera -sûrement pas à revenir.—Elle a plusieurs -visites à faire, dis-je au marquis.—Oui, ajouta -M. Duportail, nous ne l'attendons que pour souper.—L'on -soupe donc ici? Vous avez raison, ils -ont tous la manie de ne pas manger le soir; moi, -je n'aime pas à mourir de faim parce que c'est la -mode. Vous soupez, vous! eh bien! je reste, je -soupe avec vous: vous allez dire que j'en use bien -librement; mais je suis ainsi fait, je veux qu'on -agisse de même avec moi: quand vous me connoîtrez -mieux, vous verrez que je suis un bon -diable.»</p> - -<p>Il n'y avoit pas moyen de reculer. M. Duportail -prit son parti sur-le-champ. «Je suis fort aise, -Monsieur le marquis, que vous vouliez bien être des -nôtres; vous permettrez seulement que mon fils -nous quitte pour une heure ou deux, il a quelques -affaires pressées.—Monsieur, qu'on ne se gêne -pas pour moi, qu'il nous quitte, mais qu'il revienne, -car il est fort aimable, monsieur votre fils.—Vous -permettrez aussi que je vous laisse un moment pour -lui dire deux mots.—Faites, Monsieur, comme si -je n'étois pas là.» Je saluai le marquis; il se leva -précipitamment, me prit par la main, et dit à -M. Duportail: «Tenez, Monsieur, vous direz -tout ce que vous voudrez, ce jeune homme-là -ressemble à sa sœur comme deux gouttes d'eau! Je -me connois en figures, je soutiendrois cela devant -l'abbé Pernetti<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>.—Oui, Monsieur, répondit -M. Duportail, il y a un air de famille.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> M. l'abbé Pernetti a fait, sur la physionomie, un -ouvrage en deux volumes, intitulé: <i>Connoissance de l'homme -moral par l'homme physique</i>.</p> -</div> -<p>A ces mots, il passa avec moi dans un autre -appartement. «Parbleu! me dit-il, c'est un singulier -homme que votre marquis! il ne se gêne pas -avec ceux qu'il aime.—Mon très cher père, il est -bien vrai que le marquis est venu sans façon s'impatroniser -chez nous; mais, quant à moi, j'aurois -tort de m'en plaindre, je me suis mis chez lui fort à -mon aise.—Quant à vous, c'est bien dit; mais -laissons la plaisanterie, et voyons comment nous -allons sortir de là. Si je ne considérois que lui, cela -seroit bientôt fini; mais, mon ami, vous avez des -ménagemens à garder à cause de sa femme… Écoutez,… -retournez chez vous, faites prendre à votre -laquais un habit quelconque, et qu'il vienne annoncer -ici que M<sup>lle</sup> Duportail soupe chez M<sup>me</sup> de ***, -le premier nom qui vous viendra à l'esprit.—Eh -bien, après? le marquis soupera toujours avec vous, -et il attendra tranquillement le retour de votre fille: -c'est ainsi qu'il est fait, il vous l'a dit lui-même.—Comment -donc faire?…—Comment? mon très -cher père, je fais si bien la demoiselle! je vais -m'habiller en femme, et votre fille viendra réellement -souper avec vous. Ce sera votre fils, au contraire, -qui sera retenu, et qui ne viendra pas. Il est -six heures, je serai de retour à dix; j'ai le temps.—A -la bonne heure; convenez pourtant que -Lovzinski joue là un singulier rôle,… vous m'avez -embarqué dans une aventure… Mais il n'y a plus à -s'en dédire: allez vite, et revenez.»</p> - -<p>Je courus à l'hôtel; Jasmin me dit que mon père -étoit sorti, et qu'une fort jolie demoiselle m'attendoit -chez moi depuis plus d'une heure. «Une jolie -demoiselle, Jasmin!» Je m'élançai comme un trait -dans mon appartement. «Ah! ah! Justine, c'est -toi! Jasmin disoit bien que c'étoit une jolie -demoiselle»; et j'embrassai Justine. «Gardez cela -pour ma maîtresse! me dit-elle d'un petit air boudeur.—Pour -ta maîtresse, Justine! tu la vaux -bien!—Qui vous l'a dit?—Je le soupçonne; il -ne tient qu'à toi que j'en sois certain», et j'embrassai -Justine, et Justine me laissoit faire en répétant: -«Gardez cela pour ma maîtresse. Mon Dieu! -que vous êtes bien avec vos habits! ajouta-t-elle. -Est-ce que vous les quitterez encore pour vous -déguiser en femme?—Ce soir, pour la dernière -fois, Justine; après cela je serai toujours homme… -à ton service, belle enfant.—A mon service, oh! -que non, au service de madame.—Au sien et au -tien en même temps, Justine.—Oui-da, il vous -en faut donc deux à la fois?—Je sens, ma chère, -que ce n'est pas trop»; et j'embrassai Justine, et -mes mains se promenoient sur une gorge fort -blanche, qu'on ne défendoit presque pas. «Mais -voyez donc comme il est hardi! disoit Justine. -Qu'est devenue la modestie de M<sup>lle</sup> Duportail?—Ah! -Justine, ah! tu ne sais pas comme une nuit -m'a changé.—Cette nuit-là avoit bien changé ma -maîtresse aussi! Le lendemain, elle étoit pâle, fatiguée… -Mon Dieu! en la voyant, je n'ai pas eu de -peine à deviner que M<sup>lle</sup> Duportail étoit un bien -brave jeune homme!—Quand je te dis, Justine, -que je n'en aurois pas trop de deux.»</p> - -<p>Je voulus l'embrasser; pour cette fois, elle se -défendit en reculant. Mon lit se trouva derrière elle, -elle y tomba à la renverse, et, par un malheur -auquel on s'attend peut-être, je perdis l'équilibre -au même instant.</p> - -<p>Quelques minutes après, Justine, qui ne se pressoit -pas de réparer son désordre, me demanda en -riant ce que je pensois de la petite espièglerie -qu'elle avoit faite au marquis. «Quoi donc, -mon enfant?—L'étiquette au milieu du dos; que -dites-vous du tour?—Charmant! délicieux! -presque aussi bon que celui que nous venons de -faire à la marquise. A propos d'elle, et ma commission -donc!—Ma maîtresse vous attend…—Elle -m'attend! ah! j'y cours.—Là! le voilà parti! et -où courez-vous?—Je n'en sais rien.—Voyez -donc comme il me plantoit là!—Justine! c'est -que… tu conçois…—Je conçois que vous êtes -un franc libertin.—Tiens, Justine, faisons la paix; -un louis d'or et un baiser.—Je prends l'un très -volontiers,… et je vous donne l'autre de bon cœur. -Le charmant jeune homme! joli, vif et généreux! -oh! comme vous avancerez dans le monde! ah çà, -partons, suivez-moi par derrière, à quelque distance -et sans affectation. Vous me verrez entrer -dans une boutique; à côté est une porte cochère -que vous trouverez entr'ouverte, vous entrerez -vite: un portier vous demandera qui vous êtes, -vous répondrez: <i>L'Amour</i>, vous grimperez au premier -étage, sur une petite porte blanche vous lirez -ce mot <i>Paphos</i>; vous ouvrirez avec la clef que -voici, et vous ne resterez pas longtemps seul.»</p> - -<p>Avant de sortir, j'appelai Jasmin pour lui ordonner -de prendre un autre habit que celui de la maison, -et d'aller, de la part de M. de Saint-Luc, -annoncer à M. Duportail que son fils ne reviendroit -pas souper.</p> - -<p>Cependant Justine s'impatientoit, je la suivis: -elle entra chez une marchande de modes, je me -précipitai dans la porte cochère. <i>L'Amour!</i> criai-je -au portier, et d'un saut je fus à <i>Paphos</i>. J'ouvris, -j'entrai, le lieu me parut digne du dieu qu'on y adoroit. -Un petit nombre de bougies n'y répandoient -qu'un jour doux, je vis des peintures charmantes, -je vis des meubles aussi élégans que commodes, je -remarquai surtout dans le fond d'une alcôve dorée, -tapissée de glaces, un lit à ressort, dont les draps -de satin noir devoient relever merveilleusement -l'éclat d'une peau fine et blanche. Alors je me ressouvins -que j'avois promis à M. Duportail de ne -plus revoir la marquise, et l'on devine que je m'en -ressouvins trop tard.</p> - -<p>Une porte que je n'avois pas remarquée s'ouvrit -tout à coup; la marquise entra. Voler dans ses -bras, lui donner vingt baisers, l'emporter dans l'alcôve, -la poser sur le lit mouvant, m'y plonger avec -elle dans une douce extase, ce fut l'affaire d'un -moment. La marquise reprit ses sens en même -temps que moi. Je lui demandai comment elle se -portoit. «Que dites-vous donc?» répondit-elle d'un -air étonné. Je répétai: «Ma chère petite maman, -comment vous portez-vous?» Elle partit d'un éclat -de rire. «Je croyois avoir mal entendu: le <i>comment -vous portez-vous</i> est excellent! mais, si j'étois incommodée, -il seroit bien temps de me le demander! -Croyez-vous que ce régime-ci convienne à une -personne malade? Mon cher Faublas, ajouta-t-elle -en m'embrassant tendrement, vous êtes bien vif.—Ma -chère petite maman, c'est que je sais aujourd'hui -bien des choses que j'ignorois il y a trois -jours.—Craignez-vous de les oublier, fripon que -vous êtes?—Oh! non.—Oh! non, répéta-t-elle -en me contrefaisant, je vous crois bien, Monsieur -le libertin (elle m'embrassa encore). Promettez-moi -de ne vous souvenir jamais qu'avec moi de ces -choses-là.—Je vous le promets, ma petite maman.—Vous -jurez d'être fidèle?—Je le jure.—Toujours?—Oui, -toujours.—Mais, dites-moi donc, -vous avez beaucoup tardé à me venir joindre, petit -ingrat.—Je n'étois pas chez moi, j'ai dîné chez -M. Duportail.—Chez M. Duportail? il vous a -parlé de moi?—Oui.—Vous ne lui avez pas -conté les folies…?—Non, maman.»</p> - -<p>Elle continua d'un ton très sérieux: «Vous lui -avez bien dit que j'ai été, comme le marquis, -trompée par les apparences?—Oui, maman.—Et -que je le suis encore? poursuivit-elle d'une voix -tremblante, mais en me donnant le baiser le plus -tendre.—Oui, maman.—Charmant enfant! -s'écria-t-elle, il faudra donc que je t'adore.—Si -vous ne voulez pas être une ingrate, il le faudra.» -Cette réponse me valut plusieurs caresses, et puis, -un reste d'inquiétude se faisant sentir encore: -«Ainsi, vous avez assuré à M. Duportail que je -vous crois… fille? ajouta la marquise en rougissant.—Oui.—Vous -savez donc mentir?—Est-ce que -j'ai menti?—Je pense que le fripon se moque de -sa maman.»</p> - -<p>Je feignis de vouloir m'enfuir, elle me retint. -«Demandez pardon tout à l'heure, Monsieur.» -Je le demandai comme un homme qui étoit bien -sûr de l'obtenir, le badinage s'échauffa, la paix fut -signée.</p> - -<p>«Vous n'êtes plus fâchée? dis-je à la marquise.—Bon! -répondit-elle en riant, est-ce que la colère -d'une amante tient contre de pareils procédés?—Petite -maman, je passe avec vous des momens bien -doux; savez-vous à qui j'en ai l'obligation?—Il -seroit bien singulier que vous crussiez devoir de la -reconnoissance à quelque autre qu'à moi!—Cela -est singulier, j'en conviens; mais cela est.—Expliquez-vous, -mon bon ami.—J'ignorois le -bonheur que vous me prépariez, je serois encore -chez M. Duportail si votre cher mari n'étoit venu -faire une visite…—A M. Duportail?—Et à -moi, maman.—Il vous a vu chez M. Duportail?»</p> - -<p>Ici je racontai à ma belle maîtresse tout ce qui -s'étoit passé dans la visite que le marquis nous avoit -faite. Elle se contint beaucoup pour ne pas rire. -«Ce pauvre marquis, me dit-elle, il a la plus maligne -étoile! il semble qu'il aille exprès chercher le -ridicule! Une femme est bien malheureuse, mon -cher Faublas, dès qu'elle aime quelqu'un; son -mari n'est plus qu'un sot.—Petite maman, vous -n'êtes pas tant à plaindre! il me semble que, dans ce -cas, le malheur est pour le mari.—Ah! c'est que, -répondit-elle en prenant un air sérieux, on souffre -toujours des humiliations qu'un mari reçoit.—On -en souffre quelquefois, je le veux bien, mais aussi -n'en profite-t-on jamais?…—Faublas, vous vous -ferez battre… Mais, dites-moi, il faut que vous -alliez souper avec le marquis, et vous n'avez pas de -robe, et puis comptez-vous me quitter si tôt?—Le -plus tard qu'il me sera possible, ma belle -maman.—Mais vous pouvez vous habiller ici.» -A ces mots elle sonna Justine. «Va, lui dit-elle, -chercher une de mes robes, il faut que nous habillions -mademoiselle.» Je fermai la porte sur Justine, -qui me donna un petit soufflet; la marquise ne s'en -aperçut pas; je retournai près d'elle.</p> - -<p>«Petite maman, êtes-vous bien sûre que votre -femme de chambre ne jasera pas?—Oui, mon -ami, je lui donnerai, pour se taire, beaucoup plus -d'argent qu'on ne lui en donneroit pour parler. Je -ne pouvois vous recevoir chez moi; il falloit renoncer -au plaisir de vous voir ou me décider à faire -une imprudence: mon cher Faublas, je n'ai pas -balancé… Charmant enfant! ce n'est pas la première -folie que tu me fais faire.» Elle prit ma main -qu'elle baisa, et dont elle se couvrit les yeux. -«Petite maman, vous ne me voulez plus voir?—Ah! -toujours et partout, s'écria-t-elle, ou bien il -eût fallu ne te voir jamais.» Ma main, qui tout à -l'heure me cachoit ses yeux, maintenant étoit -pressée sur son cœur, son cœur ému palpitoit, ses -longues paupières se remplissoient de larmes, et sa -bouche charmante, approchée de la mienne, demandoit -un baiser. Elle en reçut mille, un feu dévorant -me brûloit; je crus qu'il étoit partagé, mais mon -amante, plus heureuse, plongée dans l'ivresse d'un -tendre épanchement, goûtoit les inexprimables douceurs -des plaisirs qui viennent de l'âme. Elle refusa -des jouissances moins ravissantes, quoique délicieuses. -«Ne plus te voir, reprit-elle, ce seroit ne -plus exister, et je n'existe que depuis quelques -jours. Une imprudence! ajouta-t-elle bientôt en -promenant sur tous les objets qui nous environnoient -ses regards étonnés; ah! n'en ai-je fait qu'une? ah! -combien j'en dois risquer encore, si j'en juge par -celles qu'en si peu de temps tu m'as obligée de commettre!—Chère -maman, je me permets une question -peut-être bien indiscrète, mais vous excitez ma -vive curiosité. Chez qui sommes-nous donc ici?» -Cette question tira la marquise de l'extase où elle -étoit. «Chez qui nous sommes? chez… chez -une de mes amies.—Cette amie-là aime…» -M<sup>me</sup> de B…, tout à fait remise, se hâta de m'interrompre: -«Oui, Faublas, elle aime, vous avez -dit le mot, elle aime!… C'est l'amour qui a fait ce -lieu charmant; c'est pour son amant…—Et pour -le vôtre, ma petite maman.—Oui, mon bon ami, -elle a bien voulu me prêter ce boudoir pour ce soir.—Cette -porte par laquelle vous êtes entrée…?—Donne -dans ses appartemens.—Maman, encore -une question.—Voyons.—Comment vous portez-vous?» -Elle me regarda d'un air étonné et riant. -«Oui, continuai-je, plaisanterie à part, vous étiez -malade avant-hier… M. de Rosambert…—Ne me -parlez pas de lui; M. de Rosambert est un indigne -homme, capable de me faire à moi mille noirceurs et -à vous mille mensonges. Qu'il vous trouve disposé -à le croire, il vous affirmera confidemment qu'il a -eu tout l'univers. Encore s'il n'étoit que fat, on -pourroit le lui pardonner; mais ses odieux procédés -pour moi, quand même je les aurois mérités, seroient -toujours inexcusables.—Il est vrai qu'il nous a -bien tourmentés avant-hier.—Je n'ai pas fermé -l'œil de la nuit. Laissons cela cependant… Quand je -te vois, mon bon ami, je ne songe plus à ce que -j'ai souffert pour toi… Qu'il est bien dans ses -habits d'homme!… qu'il est joli!… qu'il est charmant! -Mais quel dommage, ajouta-t-elle en se -levant d'un air léger, il faut quitter tout cela. -Allons, Monsieur de Faublas, faites place à -M<sup>lle</sup> Duportail.» A ces mots, elle défit d'un coup -de main tous les boutons de ma veste. Je me vengeai -sur un fichu perfide, que j'avois déjà beaucoup -dérangé et que j'enlevai tout à fait. Elle continua -l'attaque, je me plaisois à la vengeance; nous ôtions -tout sans rien rétablir. Je montrai à la marquise -demi-nue l'alcôve fortunée, et cette fois elle s'y -laissa conduire.</p> - -<p>On grattoit doucement à la porte; c'étoit Justine. -Il faut lui rendre justice, pour cette fois elle -avoit fait promptement sa commission. Quoique peu -décemment vêtu, j'allois, sans y songer, ouvrir à la -femme de chambre: la marquise tira un cordon, -des rideaux se fermèrent sur nous, la porte s'ouvrit. -«Madame, voici tout ce qu'il faut, vous -aiderai-je à l'habiller?—Non, Justine, je m'en -charge; mais tu la coifferas, je te sonnerai.» Justine -sortit; nous nous amusâmes quelque temps -encore à contempler les tableaux rians et multipliés -que nous offroient les glaces dont nous -étions environnés. «Allons, me dit la marquise en -m'embrassant, il faut que j'habille ma fille.» Je -voulus marquer l'instant de la retraite par une dernière -victoire. «Non, mon bon ami, ajouta-t-elle, -il ne faut abuser de rien.»</p> - -<p>Ma toilette commença; tandis que la marquise -s'en occupoit sérieusement, je m'amusois à toute -autre chose. «Voyez s'il finira, disoit ma belle -maîtresse: allons, songez qu'il faut être sage, vous -voilà demoiselle.» J'étois affublé d'un jupon et -d'un corset. «Ma petite maman, il faut d'abord -que Justine me coiffe, ensuite elle finira de m'habiller.» -J'allois sonner. «Qu'il est étourdi! ne voyez-vous -pas dans quel état vous m'avez mise? ne faut-il -pas que je m'habille aussi?» J'offris mes services à -la marquise; je faisois tout de travers. «Petite -maman, il faut plus de temps pour réparer que -pour détruire.—Oh! oui, je le vois bien; quelle -femme de chambre j'ai là! elle est encore plus -curieuse que maladroite.»</p> - -<p>Enfin nous sonnâmes Justine. «Petite, il faut -coiffer cette enfant.—Oui, Madame; mais ne -faudra-t-il pas que j'arrange vos cheveux aussi?—Pourquoi -donc? suis-je décoiffée?—Madame, -il me semble que oui.» La marquise ouvrit une -armoire, on y fourra mes habits d'homme. «Demain -matin, me dit-on, un commissionnaire discret -vous reportera tout cela chez vous.» Dans une -autre armoire, plus profonde, se trouvoit une table -de toilette, qu'on roula jusqu'à moi, et voilà Justine -exerçant ses petits doigts légers.</p> - -<p>La marquise, en se plaçant auprès de moi, me -dit: «Mademoiselle Duportail, permettez-moi de -vous faire ma cour.—Oui, oui, interrompit Justine, -en attendant que M. de Faublas vous fasse encore -la sienne.—Que dit donc cette écervelée? répondit -la marquise.—Elle dit que je vous aime -bien.—Dit-elle vrai, Faublas?—En doutez-vous, -maman?» Et je lui baisai la main. Cela déplut -à Justine, apparemment. «Diables de cheveux! -dit-elle en donnant un coup de peigne vigoureux, -comme ils sont mêlés!—Aïe!… Justine, tu me -fais mal!—Ne faites pas attention, Monsieur; -songez à votre affaire, madame vous parle.—Petite, -je ne dis mot, je regarde M<sup>lle</sup> Duportail. -Tu la fais bien jolie!—C'est pour qu'elle plaise -davantage à Madame.—Petite, je crois qu'au -fond cela t'amuse; M<sup>lle</sup> Duportail ne te déplaît -pas?—Madame, j'aime encore mieux M. de -Faublas.—Elle est de bonne foi, au moins.—De -très bonne foi, Madame, demandez-lui plutôt -à lui-même.—Moi! Justine, je n'en sais rien.—Vous -mentez, Monsieur!—Comment! je mens?—Oui, -Monsieur, vous savez bien que, quand il -faut faire quelque chose pour vous, je suis toujours -prête… Madame m'envoie chez vous, zest, je -pars.—Oui, interrompit la marquise, mais tu ne -reviens pas.—Madame, aujourd'hui ce n'est pas -ma faute, il m'a fait attendre (ici Justine me chatouilla -doucement le col, en tournant une boucle).—C'est -qu'il n'est pas pressé quand il faut venir -me voir!—Ah! petite maman, je ne suis heureux -qu'auprès de vous.» J'embrassai la marquise -qui faisoit mine de s'en défendre. Justine trouva -le badinage trop long, elle me pinça rudement: -la douleur m'arracha un cri. «Prenez donc garde -à ce que vous faites, dit la marquise à Justine avec -un peu d'humeur.—Mais, Madame, aussi, il ne -peut pas se tenir un moment tranquille!»</p> - -<p>Il y eut quelques instans de silence. Ma belle -maîtresse avoit une de mes mains dans les siennes, -l'espiègle soubrette occupa l'autre en me faisant -tenir un bout du ruban qui devoit nouer mes -cheveux, et, saisissant le moment, elle m'appliqua -un peu de pommade sur la figure. «Justine! lui -dis-je.—Petite! dit la marquise.—Madame, -je n'emploie qu'une main, que ne se défend-il -avec l'autre?» et puis, feignant que la houppe -lui étoit échappée, elle me jeta de la poudre -sur les yeux. «Petite! vous êtes bien folle!… je -ne vous enverrai plus chez lui.—Bon! Madame, -est-ce qu'il est dangereux? je n'ai pas peur de lui.—Mais, -Justine, c'est que tu ne sais pas comme -il est vif!—Oh! que si, Madame.—Tu le sais, -petite?—Oui, Madame. Madame se souvient du -soir qu'elle a couché chez nous, cette belle demoiselle?—Eh -bien?—J'ai offert de la déshabiller, -madame n'a pas voulu.—Sans doute, elle avoit -un air si modeste, si timide! qui n'en auroit été -la dupe? Je ne sais pas comment j'ai pu lui pardonner.—C'est -que madame est si bonne!… -Madame, je disois donc que vous n'aviez pas voulu. -M<sup>lle</sup> Duportail se déshabilloit derrière les rideaux, -je passai par hasard près d'elle au moment où, -ayant ôté son dernier jupon, elle s'élançoit dans -le lit.—Enfin?—Enfin, Madame, cette drôle de -demoiselle sauta si vite, si singulièrement, que…—Eh -bien! achève donc, dis-je à Justine.—Ah! -mais je n'ose.—Finis donc, dit la marquise, -en se cachant le visage avec son éventail.—Elle -sauta si singulièrement et avec si peu de précaution -que je m'aperçus…—Quoi, Justine? interrompit -la marquise d'un ton presque sérieux, vous aperçûtes?…—Que -c'étoit un jeune homme; oui, -Madame.—Comment! et vous ne m'avez pas -avertie?—Bon, Madame! et le pouvois-je? vos -femmes dans votre appartement! le marquis près -d'y entrer! cela auroit fait un beau vacarme!… et -puis madame le savoit peut-être.» A ces derniers -mots la marquise pâlit. «Vous me manquez, Mademoiselle; -sachez que, si je veux bien m'oublier, -je ne veux pas qu'on s'oublie!» Le ton dont ces -paroles furent prononcées fit trembler la pauvre -Justine; elle s'excusa de son mieux. «Madame, je -plaisantois.—Je le crois, Mademoiselle; si je -pensois que vous eussiez parlé sérieusement, je -vous chasserois dès ce soir.» Justine se mit à pleurer. -Je tâchai d'apaiser la marquise. «Convenez, -me dit celle-ci, qu'elle m'a dit une impertinence!… -Comment! oser supposer, oser me dire en face, et -devant vous, que je savois…?» Elle rougit beaucoup, -me prit la main et me la serra doucement. -«Mon cher Faublas, mon bon ami, vous savez -comment tout cela s'est passé! vous savez si ma -foiblesse est excusable! votre déguisement trompe -tout le monde. Je vois au bal une jeune demoiselle -jolie, pleine d'esprit, pour qui je me sens beaucoup -d'inclination; elle soupe chez moi, elle y couche; -tout le monde se retire,… l'aimable demoiselle est -dans mon lit, à côté de moi… Il se trouve que c'est -un charmant jeune homme!… Jusqu'ici le hasard, -ou plutôt l'amour, a tout fait. Après cela j'ai sans -doute été bien foible; mais quelle femme à ma place -auroit résisté? Le lendemain je m'applaudis du -hasard qui a fait mon bonheur et qui l'assure. Faublas, -vous connoissez le marquis, on m'a mariée -malgré moi, on m'a sacrifiée; quelle femme excusera-t-on, -si l'on me juge à la rigueur?» Je vis -la marquise près de pleurer; j'essayai de la consoler -par le baiser le plus tendre, je voulus parler. «Un -moment, me dit-elle, un moment, mon ami. Le -lendemain je confie à mademoiselle mon étonnante -aventure, je lui dis tout, tout, Faublas!… elle a -le secret de ma vie, mon secret le plus cher! Elle -paroît me plaindre, m'aimer, point du tout; elle -abuse de ma confiance, elle suppose une horreur, -elle me dit en face…»</p> - -<p>Justine fondoit en larmes; elle tomba aux genoux -de sa maîtresse, elle lui demanda vingt fois pardon. -Je joignis mes instances aux siennes, car j'étois -vivement ému. La marquise fut attendrie. «Allez, -dit-elle, allez; je vous pardonne, Justine, oui, je -vous pardonne.» Justine baisa la main de sa maîtresse -et s'excusa de nouveau. «C'est assez, lui -répondit-on, c'est assez; je suis calmée, je suis -contente. Relevez-vous, Justine, et n'oubliez jamais -que, si votre maîtresse a des foiblesses, il ne faut -pas lui supposer des vices; que, loin de chercher à -la trouver plus coupable, vous devez l'excuser ou -la plaindre; et qu'enfin vous ne pouvez, sans -vous rendre indigne de ses bontés, lui manquer -de fidélité et de respect. Allons, petite, ajouta-t-elle -avec beaucoup de douceur, ne pleure plus, -relève-toi; je te dis que je te pardonne, finis -cette coiffure, et qu'il ne soit plus question de -cela.»</p> - -<p>Justine reprit son ouvrage en me lorgnant d'un -air confus. La marquise me regardoit languissamment, -nous gardions tous trois le silence, ma toilette -n'en alla que plus vite, j'eus deux femmes de -chambre au lieu d'une. Il étoit neuf heures, il fallut -se séparer, nous nous donnâmes le baiser d'adieu. -«Allez, friponne, me dit la marquise, et ménagez -mon mari; demain je vous donnerai de mes nouvelles.» -Je descendis, un fiacre étoit à la porte; -comme j'y montois, deux jeunes gens passèrent, -ils me regardèrent de très près, et se permirent -quelques plaisanteries plus grossières que galantes. -J'en fus surpris: la maison d'où je sortois pouvoit-elle -être suspecte? c'étoit celle d'une amie de la -marquise. Ma mise n'étoit pas non plus celle d'une -fille! Pourquoi donc ces messieurs s'égayoient-ils -sur mon compte? C'est qu'apparemment il leur -avoit paru étrange de voir une femme bien parée -et sans domestiques monter seule dans un fiacre -à neuf heures du soir.</p> - -<p>A mesure que mon phaéton avançoit, mes réflexions -prirent un autre cours et changèrent d'objet. -J'étois seul, je pensai à ma Sophie. Je ne lui -avois fait dans la matinée qu'une courte visite; -dans la soirée je ne donnois qu'un moment à son -souvenir; mais, si le lecteur veut m'excuser, qu'il -songe aux doux plaisirs que vient de m'offrir une -femme charmante, voluptueuse et belle; qu'il sache -que Justine a la plus jolie petite figure chiffonnée; -qu'il se souvienne surtout que Faublas commence -son noviciat et n'a guère que seize ans.</p> - -<p>J'arrivai chez M. Duportail. Le marquis, en me -faisant de profondes révérences, commença par me -demander si j'avois vu sa femme. Répondre non, -c'étoit bien mentir, il fallut m'y déterminer pourtant. -«Non, Monsieur le marquis…—Je le savois -bien! j'en étois sûr!» M. Duportail l'interrompit. -«Ma fille, vous vous êtes fait longtemps attendre; -nous allons nous mettre à table.—Sans mon frère?—Il -m'a fait dire qu'il soupoit en ville.—Comment! -la veille de mon départ!—Belle demoiselle, vous -ne m'aviez pas dit que vous aviez un frère.—Monsieur, -je crois l'avoir dit à madame la marquise.—Elle -ne m'en a pas parlé.—Bon!—Je -vous donne ma parole d'honneur qu'elle ne m'en -a pas parlé!—Monsieur, je vous crois.—Ah! -c'est que cela tire à conséquence! Monsieur votre -père croiroit que je fais le connoisseur, et que je -ne le suis pas.—Comment donc?—Comment, -Mademoiselle? vous ne croiriez jamais ce qui m'est -arrivé! En entrant ici, j'ai reconnu monsieur votre -frère, que je n'avois jamais vu.—Oh! bah!—Demandez -à monsieur votre père.—A la bonne -heure, Monsieur, vous l'avez reconnu; mais madame -la marquise…—Ne m'en a pas parlé, je vous -le jure.—Bon!—Je vous en donne ma parole -d'honneur.—C'est donc M. de Rosambert?—Il -ne m'en a pas parlé non plus.—Je crois pourtant -l'avoir entendu vous dire à peu près…—Pas -un mot qui ressemble à cela, je vous le proteste.» -Et le marquis se fâchoit presque. «C'est donc moi -qui me suis trompée! en ce cas, Monsieur, il faut -que vous soyez grand physionomiste.—Oh! ça, -c'est vrai, répondit-il avec une joie extrême, personne -ne se connoît en physionomie comme moi.»</p> - -<p>M. Duportail s'amusoit de la conversation, et -de peur qu'elle ne finît trop tôt: «Il faut convenir -aussi, dit-il au marquis, qu'il y a un air de famille.—J'en -conviens, répliqua celui-ci, j'en conviens; -mais c'est justement cet air de famille qu'il faut -saisir, qu'il faut distinguer dans les traits; c'est là -ce qui constitue les vrais connoisseurs! Entre père, -mère, frères et sœurs, il y a toujours un air de -famille.—Toujours, m'écriai-je, toujours! vous -croyez, Monsieur?—Si je le crois? mais j'en suis -sûr. Quelquefois cet air-là est enveloppé dans le -maintien, dans les manières, dans les regards,… -enveloppé, vous dis-je, enveloppé de sorte qu'il -n'est pas aisé de l'apercevoir. Eh bien! un homme -habile le cherche,… le débrouille… Vous concevez?—De -sorte que, si, après m'avoir vue, mais avant -d'avoir vu mon père, mon père que voici, vous -l'aviez par hasard rencontré au milieu de vingt personnes…?—Lui? -dans mille je l'aurois reconnu!» -M. Duportail et moi nous nous mîmes à rire. Le -marquis se leva, quitta la table, alla à M. Duportail, -lui prit la tête d'une main, et, promenant un -doigt sur le visage de mon prétendu père: «Ne -riez donc pas, Monsieur, ne riez donc pas. Tenez, -Mademoiselle, voyez-vous ce trait-là, qui prend -ici, qui passe par là, qui revient ensuite…? Revient-il?… -non, il ne revient pas; il reste là. Eh bien! -tenez (il venoit à moi).—Monsieur, je ne veux -pas qu'on me touche. (Il s'arrêta et promena son -doigt, mais sans le poser sur mon visage.)—Eh -bien! Mademoiselle, ce même trait, le voilà, là, -ici, et encore là,… là; voyez-vous?—Eh! Monsieur, -comment voulez-vous que je voie?—Vous -riez!… il ne faut pas rire, cela est sérieux… Vous -voyez bien, vous, Monsieur?—Très bien.—Outre -cela, Monsieur, il y a dans l'ensemble,… -dans la configuration du corps, certaines nuances… -de ressemblance,… certains rapports secrets,… -occultes…—Occultes! répétai-je, occultes!—Oui, -oui, occultes. Vous ne savez peut-être pas ce -que c'est qu'occultes? cela n'est pas étonnant, une -demoiselle… Je disois donc, Monsieur, qu'il y a -des ressemblances occultes… Non, ce n'est pas ressemblances -que j'avois dit, c'est un autre mot… -plus… là… mieux… Ah! dame, je ne sais plus où -j'en étois, on m'a interrompu.—Monsieur, vous -aviez dit des rapports occultes.—Ah! oui, des -rapports! des rapports! et je vais vous faire concevoir -cela à vous, Monsieur, qui êtes raisonnable.—Comment! -Monsieur le marquis, vous m'injuriez, je -crois!—Non, ma belle demoiselle, vous ne pouvez -pas savoir tout ce que monsieur votre père -sait.—Ah! dans ce sens-là…—Oui, dans ce -sens-là, ma belle demoiselle; mais, de grâce, laissez-moi -expliquer à monsieur… Monsieur, les pères et -les mères, dans la… procréation des individus, font -des êtres qui ressemblent,… qui ont des rapports occultes -avec les êtres qui les ont procréés, parce que -la mère, de son côté, et le père, du sien…—Chut! -chut! je vous entends, interrompit M. Duportail.—Oh! -elle ne comprend pas cela, répondit le -marquis, elle est trop jeune… Cela est pourtant -clair, ce que je vous explique; mais cela est clair -pour vous. Ces choses-là, Monsieur, sont physiques; -elles ont été physiquement prouvées par -des… par de grands physiciens, qui entendoient -très bien ces parties-là.</p> - -<p>—Monsieur le marquis, pourquoi donc parler -bas?—J'ai fini, Mademoiselle, j'ai fini; monsieur -votre père est au fait.—Vous vous connoissez en -physionomie, Monsieur le marquis; mais vous connoissez-vous -aussi en étoffes? Que dites-vous de -cette robe-là?—Elle est très jolie, très jolie. Je -crois que la marquise en a une pareille,… oui, toute -pareille.—De la même étoffe, de la même couleur?—De la -même étoffe, je ne sais pas; mais, pour la -couleur, c'est absolument la même: elle est très -jolie, elle vous va au mieux.» Il partit de là pour -me faire des complimens à sa manière, tandis que -M. Duportail, devinant à qui la robe appartenoit, -me regardoit d'un air mécontent, et sembloit me -reprocher d'avoir sitôt oublié la parole que je -lui avois donnée.</p> - -<p>Nous sortions de table, quand mon véritable -père, M. de Faublas, qui m'avoit promis de me -venir chercher, arriva. Son étonnement fut extrême -de retrouver chez M. Duportail son fils encore -travesti et le marquis de B… «Encore? dit-il en -me regardant d'un air sévère; et vous, Monsieur -Duportail, vous avez la bonté…—Eh! bonsoir, -mon ami, ne reconnoissez-vous pas M. le marquis -de B…? Il m'a fait l'honneur de me venir -demander à souper pour faire ses adieux à ma fille -qui part demain.—Qui part demain? répliqua le -baron en saluant froidement le marquis.—Oui, -mon ami, elle retourne à son couvent; ne le savez-vous -pas?—Eh! non, dit le baron avec impatience, -eh! non, je ne le sais pas.—Eh bien, -mon ami, je vous le dis, elle part.—Oui, Monsieur, -interrompit le marquis en s'adressant à mon -père, elle part; j'en ai bien du chagrin, et ma -femme en sera très fâchée.—Et moi, Monsieur, -répondit le baron, j'en suis bien aise. Il est temps -que cela finisse», ajouta-t-il en me regardant. -M. Duportail craignit qu'il ne s'emportât; il le tira -à part. «Qu'est-ce donc que cet homme-là? me dit -alors le marquis; ne l'ai-je pas vu ici l'autre jour?—Justement.—Je -l'ai reconnu tout d'un coup; -quand une fois j'ai vu une figure, elle est là. Mais -cet homme-là me déplaît, il a toujours l'air fâché. -Est-ce un de vos parens?—Point du tout.—Oh! -je l'aurois gagé qu'il n'étoit point de la famille; il -n'y a pas entre vos figures la moindre ressemblance: -la vôtre est toujours gaie, la sienne est toujours -sombre, à moins qu'un ris platonique, non, sartonique… -est-ce sartonique ou sard… enfin vous -comprenez: je veux dire que, lorsqu'il ne vous -regarde pas de travers, cet homme-là, il vous rit -au nez.—Ne faites pas attention à cela, c'est un -philosophe.—Un philosophe? reprit le marquis -d'un air effrayé, je ne m'étonne plus. Un philosophe! -ah! je m'en vais.» M. Duportail et le baron s'entretenoient -ensemble et nous tournoient le dos. Le -marquis alla dire adieu à M. Duportail. «Ne vous -dérangez pas, dit-il au baron qui se retourna pour -le saluer; Monsieur, ne vous dérangez pas, je -n'aime pas les philosophes, moi, et je suis fort aise -que vous ne soyez pas de la famille; un philosophe! -un philosophe!» répéta-t-il en s'enfuyant.</p> - -<p>Quand il fut parti, mon père et M. Duportail -recommencèrent à causer tout bas. Je m'endormis -au coin du feu, un songe heureux me présenta -l'image de ma Sophie. «Faublas, cria le -baron, allons-nous-en.—Voir ma jolie cousine? -lui dis-je encore tout étourdi.—Sa jolie cousine! -voyez s'il ne dort pas tout debout.» M. Duportail -rioit, il me dit: «Allez-vous-en, mon ami, -allez dormir chez vous, je crois que vous en avez -besoin; nous nous reverrons: je vous dois encore -des reproches et le récit de mes malheurs; nous -nous reverrons.»</p> - -<p>En rentrant, je demandai M. Person; il venoit -de se coucher; j'en fis autant, et je fis bien: jamais -on ne dormit plus profondément aux harangues -fraternelles de nos francs-maçons, aux lectures publiques -du musée moderne, aux rares plaidoyers -des D…, des D…, des D… L…, et de tant d'autres -grands orateurs inscrits sur le fameux tableau.</p> - -<p>A mon réveil, je sonnai Jasmin pour le prévenir -qu'on me rapporteroit dans la matinée mes habits -que j'avois laissés la veille chez un ami. Ensuite je -fis appeler M. Person; je lui demandai comment -se portoient Adélaïde et M<sup>lle</sup> de Pontis. «Vous les -avez vues hier, me répondit-il.—Et vous aussi, -Monsieur Person, vous les avez vues, et même vous -leur avez dit que j'avois fait une connoissance au bal.—Eh -bien! Monsieur, quel mal?—Et quelle nécessité, -Monsieur? Dites à ma sœur vos secrets, à -la bonne heure; mais les miens, je vous prie de les -respecter.—En vérité, Monsieur, vous le prenez -sur un ton,… depuis quelques jours on ne vous -reconnoît plus… Je me plaindrai à monsieur votre -père.—Et moi, Monsieur, à ma sœur. (Je le vis -pâlir.) Croyez-moi, soyons bons amis; mon père -désire que je sorte avec vous; eh bien, finissez votre -toilette, et allons au couvent.»</p> - -<p>Nous partions, quand Rosambert arriva. Dès -qu'il sut où nous allions, il me pria de lui permettre -de nous accompagner. «Depuis quatre mois, me -dit-il, vous m'avez promis de me faire connoître -votre aimable sœur.—Rosambert, je vais vous -tenir parole, et vous allez voir une demoiselle que -vous serez forcé d'estimer.—Mon ami, distinguons: -je suis très convaincu que M<sup>lle</sup> de Faublas -est dans le cas de l'exception, mais je rétorquerai -sur vous le terrible argument dont vous êtes armé -contre moi: une exception ne détruit pas la règle, -elle la prouve.—Tout comme il vous plaira; je -vous préviens que vous allez voir une demoiselle -de quatorze ans et demi, innocente, ingénue jusqu'à -la simplicité: cependant elle est aussi grande -qu'on peut l'être à son âge, et elle ne manque ni -d'esprit ni d'éducation.»</p> - -<p>Person fut plus heureux que moi: ma sœur vint -au parloir, ma Sophie n'y vint pas. Après les révérences -et les complimens d'usage, après quelques -minutes d'une conversation générale, je ne pus -dissimuler mon inquiétude. «Adélaïde, dites-moi -donc ce qu'a ma jolie cousine?—Oh! mon frère, -il faut que son mal soit bien amer, car elle le cache -et elle s'en occupe toute la journée. Je ne reconnois -plus ma bonne amie; autrefois elle étoit étourdie, -gaie, folle, comme moi; maintenant je la vois -triste, rêveuse, inquiète. Nous la trouvons toujours -presque aussi douce, aussi caressante; mais elle est -rarement avec nous. Dans nos heures de récréation, -elle jouoit, elle couroit au jardin avec nos compagnes; -à présent, mon frère, elle cherche un petit -coin pour s'y promener toute seule. Oh! elle est -malade! elle est vraiment malade! elle mange peu, -elle ne dort pas, elle ne rit plus; et moi, mon frère, -et moi, qu'elle aimoit tant, elle a l'air de me craindre! -oui, en vérité, je l'ai remarqué, elle fuit tout -le monde; mais c'est moi surtout qu'elle évite! -Hier je la vois entrer dans une petite allée couverte -au bout du jardin; j'arrive à pas de loup, je la -trouve s'essuyant les yeux. «Ma bonne amie, dis-moi -donc où tu as mal…» Elle me regarde d'un -air… d'un air… mais c'est que je n'ai vu personne -avoir cet air-là… Enfin elle me répond: «Adélaïde, -tu ne le devines pas! ah! que tu es heureuse! -mais que je suis à plaindre!» Et puis elle -rougit, elle soupire, elle pleure. Je tâche de la -consoler; plus je lui parle, plus elle se chagrine. -Je l'embrasse, elle me fixe longtemps et paroît -tranquille; tout d'un coup elle met sa main sur mes -yeux, et elle me dit: «Adélaïde, cache ton visage! -oh! cache-le! il est trop… il me fait mal! -Laisse-moi, va-t'en un moment, laisse-moi -seule»; et elle se remet à pleurer. Moi qui vois -que son mal augmente, je lui dis: «Sophie…»</p> - -<p>A ce nom de Sophie, Rosambert se pencha à -mon oreille: «La jolie cousine, c'est Sophie; c'est -cette Sophie que j'ai blasphémée! ah! pardon.» -Ma sœur reprit.</p> - -<p>«Je lui dis: «Sophie, attends un moment, je -vais chercher ta gouvernante…» Alors elle se -remet, elle s'essuie les yeux, elle me prie de ne rien -dire: je suis obligée de le lui promettre. Mais au -fond cela n'est pas raisonnable: vouloir être malade, -et ne pas vouloir que sa gouvernante le sache!—Ma -chère Adélaïde, pourquoi n'est-elle pas -venue au parloir avec vous aujourd'hui?—C'est -qu'elle est si distraite! si préoccupée! elle vous -aimoit presque autant que moi autrefois…—Et -maintenant?—Je crois qu'elle ne vous aime plus. -Tout à l'heure je lui ai dit que vous étiez là… -«Le jeune cousin!» s'est-elle écriée d'un air content; -elle venoit, elle s'est arrêtée. «Non, je n'irai -pas, m'a-t-elle dit, je ne veux pas, je ne peux -pas,… dites-lui de ma part que…» Elle paroissoit -chercher, j'attendois qu'elle s'expliquât. «Mon -Dieu! ne savez-vous pas ce qu'il faut lui dire? -a-t-elle ajouté avec un peu d'humeur,… ce qu'on -dit en pareil cas! les complimens d'usage!» Et -elle m'a quittée assez brusquement.»</p> - -<p>Je m'enivrois du plaisir d'entendre ma sœur ingénue -me peindre avec l'innocence d'un enfant les -tendres agitations, les douces peines de Sophie. -Rosambert, encore plus étonné que je n'étois ravi, -prêtoit une oreille attentive, et le petit M. Person, -nous regardant tous trois, paroissoit en même temps -inquiet et charmé.</p> - -<p>«Adélaïde, vous croyez donc que Sophie ne -m'aime plus?—Mon frère, j'en suis presque sûre; -tout ce qui se rapporte à vous lui donne de l'humeur, -et moi j'en suis quelquefois la victime.—Comment?—Oui; -l'autre jour, monsieur que -voilà (montrant M. Person) nous apprit que vous -aviez passé la nuit tout entière chez M<sup>me</sup> la -marquise de B…; eh bien, quand monsieur fut -parti, dès que nous fûmes seules, Sophie me dit -d'un ton très sérieux: «Votre frère n'a pas couché -à l'hôtel! il n'est pas rangé, votre frère! cela n'est -pas bien…» Votre frère! elle me tutoie ordinairement. -Votre frère! Quand même vous seriez -dérangé, Faublas, doit-elle se fâcher contre moi? -Votre frère!… Le jour d'après, je crois, vous avez -été au bal masqué. M. Person nous l'est venu dire: -car il nous dit tout, M. Person. Dès que nous -avons été seules, Sophie m'a dit: «Votre frère s'amuse -au bal, et nous nous ennuyons ici!—Point -du tout, lui ai-je répondu, on ne s'ennuie point -avec sa bonne amie.—Ah! oui, a-t-elle répliqué, -ah! oui, avec sa bonne amie, cela est vrai.» -Cependant, mon frère, voyez cette singularité; un -moment après elle a répété tristement: «Il s'amuse -au bal, et nous nous ennuyons ici!…» Nous -nous ennuyons! eh mais, quand cela seroit vrai, -cela n'est pas poli, elle ne doit pas le dire!… Oh! -si elle n'étoit pas malade, je lui en voudrois beaucoup. -Je me rappelle encore un trait: hier vous -nous avez dit que M<sup>me</sup> de B… étoit jolie. Le soir -j'ai poursuivi Sophie, et je l'ai forcée de se promener -avec moi. «Votre frère, m'a-t-elle dit, car -à présent c'est toujours votre frère,… il trouve -cette marquise jolie, il est sans doute amoureux -d'elle!» J'ai répondu: «Ma bonne amie, cela -ne se peut pas, cette M<sup>me</sup> de B… est mariée.» -Elle m'a pris la main, et elle m'a dit: «Adélaïde, -ah! que tu es heureuse!» Il y avoit dans son -regard, dans son sourire, du dédain, de la pitié. Est-ce -honnête cela?… ah! que tu es heureuse!… eh -mais, sûrement, je suis heureuse, je me porte bien, -moi!</p> - -<p>—Mais, Adélaïde, tout ce que vous me dites là -ne prouve pas que ma jolie cousine ne m'aime plus: -elle peut être un peu fâchée; mais tous les jours -on boude les gens qu'on aime.—Oh! sans doute, -s'il n'y avoit que cela.—Et qu'y a-t-il donc encore?—Eh -bien, autrefois elle m'entretenoit sans -cesse de vous, elle étoit joyeuse de vous voir; à -présent elle me parle encore de mon frère, mais -c'est si rarement et d'un ton toujours si sérieux! -Hier, ne l'avez-vous pas remarqué? elle n'a pas dit -un mot, pas un seul mot, pendant que vous étiez -là. Allez, allez, mon frère, quand on aime les gens, -on leur parle, je vous assure que ma bonne amie -ne vous aime plus.»</p> - -<p>Ici Rosambert se mêla de la conversation, qui -changea d'objet. On parla danse, musique, histoire -et géographie. Ma sœur, qui venoit de causer -comme une fille de dix ans, raisonna alors comme -une femme de vingt. Le comte, à chaque instant -plus surpris, sembloit ne pas s'apercevoir que les -heures s'écouloient, quoique M. Person eût pris la -peine de l'en avertir plusieurs fois. Enfin le son -d'une cloche qui appeloit les pensionnaires au -réfectoire nous obligea de nous retirer.</p> - -<p>«Je vous avoue, me dit le comte, que j'ai peine -à croire ce que j'ai vu. Comment peut-on allier -l'ignorance et le savoir, la modestie et la beauté, -l'ingénuité de l'enfance et la raison de l'âge mûr? -enfin, permettez-moi de le dire, une innocence -aussi extrême avec un physique aussi précoce? Je -croyois cette réunion impossible; mon ami, votre -sœur est le chef-d'œuvre de la nature et de l'éducation.—Rosambert, -ce chef-d'œuvre est le fruit -de quatorze ans de soins et de bonheur; il fut produit -par le concours le plus rare des circonstances -les plus heureuses. Le baron de Faublas a d'abord -reconnu que l'éducation d'une fille étoit pour un -militaire un fardeau trop pesant: ma mère, que -nos regrets honorent tous les jours, ma vertueuse -mère s'est trouvée digne d'en être chargée. Le -hasard aussi l'a bien secondée: il s'est rencontré -pour sa fille des domestiques qui obéissoient et ne -raisonnoient pas; une gouvernante qui ne contoit -pas d'histoires galantes et ne lisoit pas de romans; -des maîtres qui ne s'occupoient avec leur élève que -de sa leçon; une société de gens attentifs qui ne -se permettoient jamais un geste suspect, un mot -équivoque; et, ce qui n'est pas le moins essentiel -et le plus commun, un directeur qui, dans son -confessionnal, écoutoit et ne questionnoit pas. -Enfin, mon ami, il n'y a pas six mois qu'Adélaïde -est au couvent.—Six mois! Ah! dans un espace de -temps beaucoup plus court, combien de demoiselles -qu'on dit bien élevées acquièrent là de grandes -lumières, et reçoivent même certaines leçons qui -avancent beaucoup une jeune fille!—C'est ici, -Rosambert, qu'il faut encore admirer le bonheur -d'Adélaïde! Vive, folâtre, enjouée avec toutes ses -compagnes, elle n'en a distingué qu'une, une -aussi délicate, aussi honnête, aussi sage qu'elle,… -une un peu plus éclairée peut-être, parce que depuis -quelque temps l'amour…—Je vous entends, c'est -la jolie cousine.—Oui, mon ami. Sophie, non -moins vertueuse qu'Adélaïde, quoique sensible un -peu plus tôt, Sophie est devenue l'unique amie de -ma sœur. Ces deux cœurs si purs se sont pour -ainsi dire sentis attirés, confondus. Adélaïde, privée -de sa mère, n'a plus pensé, n'a plus vécu que par -Sophie; leur amitié, aussi délicate que vive, les a -sauvées des dangers dont vous me parlez et auxquels -je conçois que doivent être exposées, dans l'enceinte -où elles se trouvent rassemblées, pressées, pour -ainsi dire, tant de jeunes filles ardentes, inquiètes, -curieuses, que le temps, l'heure, les lieux, invitent -continuellement à des liaisons qui, devenant très -intimes, peuvent bien n'être pas toujours désintéressées. -Depuis quelque temps, j'ai troublé -l'union des deux amies; il m'est permis de croire -que je suis devenu l'heureux objet des plus chères -affections de ma jolie cousine. Adélaïde, à qui -l'amour (je regardois M. Person) n'a pas encore -montré son vainqueur, a porté sur Sophie sa sensibilité -tout entière, et l'amertume de ses plaintes -nous a prouvé l'excès de son amitié…—Et vous -a assuré en même temps de votre bonheur. En -vérité, Faublas, je vous félicite si Sophie est aussi -aimable, aussi belle qu'Adélaïde.—Plus belle, mon -ami, plus belle encore!—Cela me paroît difficile.—Oh! -plus belle!… Vous la verrez. Plus -belle! imaginez…—Chut! chut! doucement; -comme il s'échauffe!… Dites-moi donc, l'homme -à sentimens! puisque vous aviez une si charmante -maîtresse, pourquoi m'avez-vous soufflé la mienne? -Puisque M. de Faublas aimoit tant le parloir, -pourquoi M<sup>lle</sup> Duportail a-t-elle couché chez la -marquise? Comment donc arrangez vous tout cela?—Mais, -Rosambert, cela n'est pas difficile…—Ni -désagréable, je le conçois.—Vous riez! -écoutez donc, mon ami. Vous savez comment les -choses se sont passées entre la marquise et moi.—Oui, -oui, à peu près.—Mais, rieur éternel, écoutez-moi. -Élevé à peu près comme ma sœur, je -n'étois guère moins ignorant qu'elle il y a huit -jours. Je n'ai pas pris M<sup>me</sup> de B…: c'est elle qui -s'est donnée,… je suis excusable.—Allons, passe -pour le bal paré; mais, au moins, vous étiez le -maître de ne pas retourner chez elle. Le bal masqué! -hem! qu'en dites-vous?—Je dis qu'on m'y -avoit attiré… Je n'ai guère que seize ans, moi! -mes sens sont neufs.—Ah! Sophie, pauvre Sophie!—Ne -la plaignez pas, je l'adore! Mais, Rosambert, -je sais bien qu'il n'y a que des nœuds légitimes -qui puissent m'assurer sa possession.—Cela doit -être au moins.—Eh bien, en attendant que -l'hymen nous unisse, je respecterai toujours ma -Sophie…—C'est ce que l'on saura par la suite.—Cependant -mon célibat me paroîtra dur.—Je -le crois!—Ma vivacité m'emportera quelquefois.—Sans -doute.—Je ferai peut-être quelque -infidélité à ma jolie cousine…—Cela est plus que -probable.—Mais, dès qu'un heureux mariage…—Ah! -oui.—Alors, ma Sophie, je n'aimerai que -toi…—Cela n'est pas si sûr.—Je t'aimerai toute -ma vie.—Celui-là me paroît fort!»</p> - -<p>Rosambert me quitta. Jasmin, à qui je demandai, -en rentrant, si l'on avoit rapporté mes habits, -me dit qu'il n'avoit vu personne; j'attendis jusqu'au -soir le commissionnaire, qui ne vint pas. J'étois -inquiet, parce que j'avois laissé dans mes poches un -portefeuille qui contenoit deux lettres: l'une -m'avoit été envoyée de province par un vieux -domestique de mon père; le bonhomme me souhaitoit -une bonne année. J'aurois été fâché de -perdre l'autre: c'étoit celle que la marquise m'avoit -écrite quelques jours auparavant; elle étoit, comme -on sait, adressée à M<sup>lle</sup> Duportail, et je voulois la -conserver.</p> - -<p>Les habits me furent rapportés le lendemain -matin; mais je cherchai vainement dans les poches, -le portefeuille ne s'y trouvoit plus. M<sup>me</sup> Dutour -vint me faire oublier mon inquiétude en me -remettant une lettre de la marquise. J'ouvris avec -empressement, je lus:</p> - -<blockquote> -<p><i>Ce soir, mon bon ami, à sept heures précises, -trouvez-vous à la porte de mon hôtel; vous pourrez -suivre avec assurance la personne qui, après avoir -soulevé le chapeau dont vous vous serez couvert les -yeux, vous nommera l'Adonis. Je ne puis vous en -écrire davantage, depuis le matin je suis obsédée; on -me fatigue des détails de la science physionomique; -ce n'est pas celle-là que je me soucie d'approfondir. -O mon ami, vous possédez si bien l'art de plaire que, -quand on vous connoît, on ne sait plus qu'aimer, on -ne veut plus savoir que cela.</i></p> -</blockquote> - -<hr /> - - -<div class="chapter"></div> - -<div class="figc"><img src="images/illu3.jpg" alt="" /> -<div class="legende small">L'OTTOMANE</div> -</div> -<div class="break"></div> - -<p class="top4em">Cette lettre étoit si flatteuse, l'invitation -qu'elle contenoit étoit si séduisante, que -je ne balançai pas. J'assurai la Dutour -que je ne manquerois pas de me rendre -au lieu indiqué. Cependant, quand la messagère -fut partie, je sentis quelque irrésolution. Ne devois-je -pas désormais, uniquement occupé de Sophie, -éviter toute occasion de revoir sa trop dangereuse -rivale?… Mais pourquoi m'imposerois-je cette loi -cruelle sans nécessité? Avois-je déclaré mon amour -à Sophie? Sophie m'avoit-elle avoué le sien? avoit-elle -acquis le droit d'exiger de moi ce sacrifice? -D'ailleurs, à le bien prendre, ce que j'allois faire -ne pouvoit pas s'appeler une infidélité! je ne m'embarquois -pas dans une intrigue nouvelle! Puisque -j'avois passé la nuit avec la marquise, puisque je -l'avois revue depuis dans ce galant boudoir, quel -inconvénient de lui faire encore une visite? Cela ne -faisoit jamais que trois rendez-vous au lieu de -deux; le crime étoit-il dans le nombre? Et puis ma -jolie cousine ne seroit pas instruite de celui-là… -Enfin, ma parole étoit engagée! le lecteur voit bien -que je ne pouvois me dispenser d'aller à ce rendez-vous.</p> - -<p>Je ne me fis pas attendre; Justine aussi ne me -laissa pas morfondre à la porte, elle souleva mon -chapeau. «Venez, bel Adonis.» Je la suivis à petits -pas. Cependant le suisse, quoique à demi ivre, -entendit quelque bruit et demanda qui c'étoit. -«C'est moi! c'est moi! répondit Justine.—Oui, -reprit l'autre, c'est vous! mais ce jeune gaillard?—Eh -bien, c'est mon cousin.» Le suisse étoit -en gaieté, il se mit à fredonner: «Voilà mon -cousin l'Allure, mon cousin, voilà mon cousin -l'Allure.»</p> - -<p>Cependant Justine me conduisoit au fond de la -cour; nous enfilâmes un escalier dérobé; on conçoit -que la jolie soubrette fut embrassée plusieurs fois -avant que nous fussions au premier étage. Alors -elle me fit signe d'être plus sage et m'ouvrit une -petite porte, je me trouvai dans le boudoir de la -marquise. «Entrez, me dit Justine, entrez dans la -chambre à coucher, vous seriez mal ici»; elle sortit, -et ferma la porte sur elle.</p> - -<p>J'entrai dans la chambre à coucher; ma belle -maîtresse vint à moi. «Ah! maman, c'est donc ici -que pour la seconde fois…» Elle m'interrompit: -«Mon Dieu! je crois entendre le marquis! le voilà -revenu pour toute la soirée! sauvez-vous, partez!» -D'un saut je regagnai le boudoir; mais je ne songeai -pas à tirer sur moi la porte de la chambre à -coucher, elle resta entr'ouverte; et, pour comble -de malheur, cette étourdie de Justine avoit fermé -à double tour l'autre porte qui conduisoit à l'escalier -dérobé. La marquise, qui ne pouvoit deviner -que la retraite me fût fermée, s'étoit assise tranquillement. -Déjà le marquis étoit entré dans son -appartement et s'y promenoit d'un air effaré. Je -tremblois qu'il ne m'aperçût dans le boudoir, il n'y -avoit pas moyen d'en sortir: comment faire? Je -me jetai sous l'ottomane, et dans une situation -très incommode j'entendis une conversation fort -singulière, qui eut un dénouement plus singulier -encore.</p> - -<p>«Vous voilà de retour de bonne heure, Monsieur?—Oui, -Madame.—Je ne vous attendois -pas sitôt.—Cela se peut bien, Madame.—Vous -paroissez agité, Monsieur, qu'avez-vous donc?—Ce -que j'ai, Madame, ce que j'ai!… j'ai que… -je suis furieux.—Modérez-vous, Monsieur… -Peut-on savoir…?—J'ai que… il n'y a plus de -mœurs nulle part… les femmes!…—Monsieur, -la remarque est honnête, et l'application heureuse!—Madame, -c'est que je n'aime pas qu'on me -joue!… et, quand on me joue, je m'en aperçois -bien vite!—Comment! Monsieur, des reproches! -des injures! cela s'adresseroit-il… Vous vous expliquerez -sans doute?—Oui, Madame, je m'expliquerai, -et vous allez être convaincue.—Convaincue!… -de quoi, Monsieur?—De quoi? de -quoi? un moment donc, Madame, vous ne me -laissez pas le temps de respirer!… Madame, vous -avez reçu chez vous, logé chez vous, couché avec -vous M<sup>lle</sup> Duportail?» La marquise avec fermeté: -«Eh bien, Monsieur?—Eh bien, Madame, savez-vous -ce que c'est que M<sup>lle</sup> Duportail?—Je le sais… -comme vous, Monsieur; elle m'a été présentée par -M. de Rosambert; son père est un honnête gentilhomme, -chez qui vous avez soupé encore avant-hier.—Il -ne s'agit pas de cela, Madame. Savez-vous -ce que c'est que M<sup>lle</sup> Duportail?—Je vous le -répète, Monsieur, je sais comme vous que M<sup>lle</sup> Duportail -est une fille bien née, bien élevée, fort -aimable.—Il ne s'agit pas de cela, Madame.—Eh! -Monsieur, de quoi s'agit-il donc? avez-vous -juré de pousser ma patience à bout?—Un moment -donc, Madame. M<sup>lle</sup> Duportail n'est point une -fille…» La marquise très vivement: «N'est -point une fille!…—N'est point une fille bien -née, Madame; c'est une fille d'une espèce… de -ces filles qui… là… vous m'entendez?—Je vous -assure que non, Monsieur.—Je m'explique pourtant -bien; c'est une fille qui… dont… que… -enfin suffit, vous y êtes?—Oh! point du tout, -Monsieur, je vous assure.—C'est que je voudrois -vous gazer cela… Madame, c'est une p….., vous -comprenez?—M<sup>lle</sup> Duportail une… Pardon, -Monsieur, mais je n'y tiens pas, il faut que je rie.» -En effet, la marquise se mit à rire de toutes ses -forces. «Riez, riez, Madame… Tenez, connoissez-vous -cette lettre-là?—Oui, c'est celle que j'ai -écrite à M<sup>lle</sup> Duportail, le lendemain du jour qu'elle -a couché chez moi.—Justement, Madame. Et -celle-ci, la connoissez-vous?—Non, Monsieur.—Regardez-la, -Madame, vous voyez bien -l'adresse: <i>A Monsieur, Monsieur le chevalier de -Faublas</i>; et lisez le dedans: <i>Mon cher maître, -j'ai l'honneur de prendre la liberté d'oser vous interrompre, -pour vous souhaiter que cette année qui -commence nous soit belle et bonne, etc. J'ai l'honneur -d'être, avec un profond respect, mon cher -maître, etc.</i>» C'est une lettre de bonne année d'un -domestique à son maître, qui est ce M. de Faublas. -Eh bien, Madame, ces deux lettres étoient -dans le portefeuille que voici.—Enfin, Monsieur?—Madame, -et le portefeuille, vous ne devineriez -jamais où je l'ai trouvé?—Dites, dites, Monsieur.—Je -l'ai trouvé dans un endroit où… là…—Eh! -Monsieur, dites tout de suite le mot; vous seriez -toujours obligé d'en venir là, ainsi…—Eh bien, -Madame, je l'ai trouvé dans un mauvais lieu.—Dans -un mauvais lieu!—Oui, Madame.—Où -vous aviez affaire, Monsieur?—Où la curiosité -m'a conduit. Tenez, je vais vous conter -cela. Une femme a fait courir depuis quelques -jours des billets imprimés, par lesquels elle -donne avis aux amateurs qu'elle peut leur offrir -de charmans boudoirs qu'elle louera à tant par -heure; moi, j'ai été voir cela par curiosité, -uniquement par curiosité, comme je vous le disois -tout à l'heure.—Quel jour y avez-vous été, -Monsieur?—Hier, l'après-dînée, Madame. Les -boudoirs sont en effet charmans!… Il y en a un -surtout au premier étage… il est vraiment joli! -on y voit des tableaux, des estampes, des glaces, -une alcôve, un lit… ah! c'est le lit surtout! figurez-vous -que ce diable de lit est à ressorts!… ah! c'est -très plaisant! tenez, il faut quelque jour que je -vous fasse voir cela.—Un mari et sa femme en -partie fine! répondit la marquise, cela seroit beau.»</p> - -<p>J'entendis quelque bruit; la marquise se défendoit, -le marquis l'embrassa. Leur conversation, qui -dans les commencemens m'avoit inquiété, m'amusoit -alors au point que je sentois moins la gêne de -ma situation. Le marquis reprit ainsi:</p> - -<p>«Mais c'est que rien n'y manque; il y a dans -ce boudoir, au premier étage, une porte qui communique -chez une marchande de modes qui loge à -côté… cela est fort bien imaginé… Vous entendez -qu'une femme comme il faut a l'air d'être chez sa -marchande de modes; point du tout, elle monte -l'escalier, et puis on vous en plante à un pauvre -mari!… Mais écoutez-moi, Madame: dans ce -boudoir j'ai ouvert une petite armoire, et dans -cette armoire j'ai trouvé ce portefeuille! Ainsi il est -clair que M<sup>lle</sup> Duportail a été là avec ce M. de -Faublas, et cela est très vilain à elle, et très malhonnête -à M. de Rosambert, qui la connoissoit, -de nous l'avoir présentée! et très imprudent à son -père de la laisser sortir, accompagnée seulement -d'une femme de chambre! et je n'en ai pas été la -dupe! il y a dans sa figure… Vous savez comme -je suis physionomiste!… elle est jolie sa figure, -mais il y a quelque chose dans les traits qui annonce -un sang… Cette fille-là a du tempérament, et -je l'ai bien vu!… Vous souvenez-vous de ce soir -que Rosambert lui dit qu'il y avoit des circonstances… -hein! des circonstances! vous n'aviez pas -remarqué cela, vous! Moi, je vous ai relevé le mot! -ah! on ne m'attrape pas! et tenez, le même jour… -Venez, venez, Madame…»</p> - -<p>La marquise, qui me croyoit parti, se laissa conduire -à son boudoir; le marquis continua.</p> - -<p>«Elle étoit ici, dans ce boudoir,… là. Vous, -vous étiez couchée sur cette ottomane… Je suis -arrivé… Madame, elle avoit le teint animé, les -yeux brillans, un air!… oh! je vous le dis, cette -fille a un tempérament de feu! Vous savez que je -m'y connois; mais laissez-moi faire, j'y mettrai -bon ordre.—Comment! Monsieur, vous y mettrez -bon ordre?…—Oui, oui, Madame; d'abord je -dirai à Rosambert ce que je pense de son procédé; -il y a peut-être été avec elle, Rosambert! ensuite -je verrai M. Duportail, et je l'instruirai de la conduite -de sa fille.—Quoi! Monsieur, vous ferez à -M. de Rosambert une mauvaise querelle?—Madame, -Madame, Rosambert savoit ce qui en étoit, -il étoit jaloux de moi comme un tigre.—De -vous, Monsieur?—Oui, Madame, de moi, parce -que la petite avoit l'air de me préférer,… elle me -faisoit même des avances, et c'est en cela qu'elle -m'a joué, elle! car elle avoit alors ce M. de Faublas. -Je saurai ce que c'est que ce M. de Faublas, et -je verrai M. Duportail.—Quoi! Monsieur, vous -pourriez aller dire à un père…?—Oui, Madame, -c'est un service à lui rendre; je le verrai, je l'instruirai -de tout.—J'espère, Monsieur, que vous -n'en ferez rien.—Je le ferai, Madame.—Monsieur, -si vous avez quelque considération pour -moi, vous laisserez tout cela tomber de soi-même.—Point, -point, je saurai…—Monsieur, je vous -le demande en grâce.—Non, non, Madame.—Vous -m'éclairez, Monsieur, je vois le motif de -l'intérêt si pressant que vous prenez à ce qui regarde -M<sup>lle</sup> Duportail… Je vous connois trop bien -pour être la dupe de cette austérité de mœurs dont -vous vous parez aujourd'hui; vous êtes fâché, non -pas de ce que M<sup>lle</sup> Duportail a été dans un lieu -suspect, mais de ce qu'elle y a été avec un autre -que vous.—Oh! Madame!—Et quand j'accueillois -chez moi une demoiselle que je croyois -honnête, vous aviez des desseins sur elle!—Madame!—Et -vous osez venir vous plaindre à moi-même -d'avoir été joué! c'étoit moi, c'étoit moi -seule qu'on jouoit.»</p> - -<p>Elle se laissa tomber sur l'ottomane; son mari -jeta un cri, et puis il embrassa la marquise en lui -disant: «Si vous saviez comme je vous aime!—Si -vous m'aimiez, Monsieur, vous auriez plus de -considération pour moi, plus de respect pour -vous-même, plus de ménagement pour un enfant -peut-être moins à blâmer qu'à plaindre… Que -faites-vous donc, Monsieur? Laissez-moi. Si vous -m'aimiez, vous n'iriez pas apprendre à un père -malheureux les égaremens de sa fille; vous n'iriez -pas conter cette aventure à M. de Rosambert, qui -en rira, qui se moquera de vous, et qui dira partout -que j'ai reçu chez moi une fille à intrigue!… -Mais, Monsieur, finissez donc; ce que vous -faites là ne ressemble à rien.—Madame, je -vous aime.—Il suffit bien de le dire! il faut le -prouver.—Mais depuis trois ou quatre jours, -mon cœur, vous ne voulez jamais que je vous le -prouve.—Ce ne sont pas de ces preuves-là que -je vous demande, Monsieur… Mais, Monsieur, -finissez donc.—Allons, Madame! allons, mon -cœur!—En vérité, Monsieur, cela est d'un ridicule!—Ah! -nous sommes seuls.—Il vaudroit -mieux qu'il y eût du monde! cela seroit plus décent! -Mais finissez donc, n'avons-nous pas toujours -le temps de faire ces choses-là?… Finissez -donc… Quoi! des gens mariés!… à votre âge!… -dans un boudoir!… sur une ottomane!… comme -deux amans!… et quand j'ai lieu de vous en vouloir, -encore!—Eh bien, mon ange, je ne dirai -rien à Rosambert, rien à M. Duportail.—Vous -me le promettez bien?—Oh! je vous en donne -ma parole…—Eh bien, un moment; rendez-moi -le portefeuille, laissez-le-moi.—Oh! de tout -mon cœur, le voilà. (Il y eut un moment de silence.)—En -vérité, Monsieur, dit la marquise -d'une voix presque éteinte, vous l'avez voulu, mais -cela est bien ridicule.»</p> - -<p>Je les entendis bégayer, soupirer, se pâmer tous -deux; on ne peut se figurer ce que je souffrois sous -l'ottomane pendant cette étrange scène; j'aurois -étranglé les acteurs de mes mains; et, dans l'excès -de mon dépit, j'étois tenté de me découvrir, de -reprocher à la marquise cette infidélité d'un nouveau -genre, et de rendre au marquis l'amère mystification -qu'il me faisoit essuyer sans le savoir. -Justine vint terminer mes irrésolutions; elle ouvrit -tout à coup la porte de l'escalier dérobé. La marquise -jeta un cri; le marquis se sauva dans la -chambre à coucher pour y réparer son désordre. -Justine, apercevant un mari au lieu d'un amant, -demeura stupéfaite, et la marquise ne fut pas -moins étonnée qu'elle en me voyant sortir de -dessous l'ottomane. Je remerciai tout bas la femme -de chambre. «Grand merci, Justine, tu m'as rendu -service, j'étois fort mal dessous, tandis que madame -étoit dessus très à son aise.» La marquise, -interdite et tremblante, n'osa ni me répondre, ni -me retenir: son mari étoit si près de là! probablement -il alloit rentrer dès qu'il seroit plus décemment -vêtu. Justine se rangea pour me laisser passer. -Je descendis l'escalier dérobé, sans lumière, -au risque de me rompre vingt fois le col; je traversai -la cour rapidement, et je sortis de l'hôtel -en maudissant ses maîtres.</p> - -<p>Le lendemain j'étois encore au lit quand Jasmin -m'annonça Justine et se retira discrètement. «Mon -enfant, je songeois à toi.—Oh! Monsieur, laissez-moi; -cette fois-ci vous ne m'y prendrez pas, je -veux commencer par ma commission. Savez-vous -que j'ai été encore bien grondée hier? vous nous -avez fait une belle peur! vous n'étiez pas encore -au bas de l'escalier quand le marquis est rentré dans -le boudoir. «Voyez cette sotte, a-t-il dit, qui entre -ici comme un coup de pistolet!» Dès qu'il nous a -quittées, madame, désolée de l'aventure, m'a dit -qu'elle ne concevoit pas pourquoi vous vous étiez -caché sous l'ottomane. J'ai été forcée de lui avouer -que j'avois, sans y songer, fermé la porte à double -tour. Elle m'a fait une scène! et puis ce matin elle -m'a remis cette lettre pour vous.—Fort bien, ma -petite Justine, voilà ta commission faite, car je -n'ouvrirai pas la lettre.—Vous ne l'ouvrirez pas, -Monsieur?—Non; je suis fâché contre ta maîtresse.—Vous -avez tort.—Mais je ne suis pas fâché contre -toi, Justine.—Et vous avez raison… Finissez… -Mais, tenez, je le veux bien, à condition que vous -lirez la lettre.—Oh! qu'une maîtresse est heureuse -d'avoir une fille comme toi! eh bien, oui, je lirai.»</p> - -<p>Justine remplit de si bonne grâce les conditions -du traité qu'il y auroit eu de ma part de la perfidie -à ne pas tenir parole: j'ouvris la lettre.</p> - -<blockquote> -<p><i>Que notre aventure d'hier m'a peinée, mon bon -ami! Cette scène, qui n'eût été que bizarre si, comme -je le croyois, vous n'en aviez pas été le témoin, est -devenue, par votre présence, aussi désagréable pour -moi que mortifiante pour vous. Quels mots vous avez -dits en partant, ingrat! vous ne savez pas le mal que -vous m'avez fait! Revenez à moi, mon bon ami, revenez -à celle qui vous aime; trouvez-vous à midi au -lieu qu'on vous désignera. Là, je n'aurai pas de -peine à me justifier; là, quand mon amant sera bien -convaincu de son injustice, il me trouvera prête à lui -pardonner sa vivacité.</i></p> -</blockquote> - -<p>«Monsieur, reprit Justine dès que j'eus fini -ma lecture, madame vous attendra à midi au boudoir -de l'autre jour… vous savez bien?… où nous -vous avons habillé.—Oui, Justine, et où tu as tant -pleuré! Si tu savois comme j'ai souffert pour toi! -Mais aussi, friponne, tu ne te contentes pas de -faire des malices, tu en dis!—Ne me parlez pas -de cela, j'en suis encore toute honteuse… Finissez -donc,… donnez-moi votre réponse pour ma maîtresse.—Ma -réponse, Justine, est que je n'irai -pas au rendez-vous.—Vous n'irez pas?—Non, -Justine.—Quoi! vous donnerez ce chagrin-là à -ma maîtresse?—Oui, mon enfant.—Mais vous -allez me faire gronder.—Je me charge de te -consoler d'avance.—Vous êtes bien décidé?—Très -décidé, Justine.—Eh bien, en ce cas, faites -un bout de lettre,… finissez donc… (elle m'embrassa). -Écrivez un mot pour ma maîtresse.—Non, -mon enfant, je n'écrirai pas.—Laissez-moi… -Mais tenez, je le veux bien encore, à condition -que vous écrirez.—Ah! Justine, je le répète, -qu'une maîtresse est heureuse d'avoir une -fille comme toi! eh bien, oui, j'écrirai.»</p> - -<p>J'écrivis en effet:</p> - -<blockquote> -<p><i>Je ne sais, Madame, si l'aventure d'hier vous a -beaucoup <em>peinée</em>; mais, à la manière dont vous avez -rempli votre emploi sur l'ottomane, j'ai lieu de croire -qu'il ne vous paroissoit pas très pénible. Quand on -a un mari aimable, galant et tendrement aimé, Madame, -on doit s'en tenir là. Je suis avec le plus vif -regret, etc.</i></p> -</blockquote> - -<p>O ma jolie cousine, oh! combien, en songeant -à vous, je m'applaudis de l'effort généreux que je -venois de faire! oh! qu'il me fut doux de penser -qu'enfin je vous avois sacrifié un rendez-vous, et -qu'à l'heure même où la marquise avoit cru me revoir -chez son amie, je jouirois près de vous du -bonheur de vous admirer!</p> - -<p>Hélas! elle ne vint pas au parloir. «Ah! ma sœur, -pourquoi votre amie n'est-elle pas avec vous?—Je -vous disois bien qu'elle étoit malade! Hier encore -elle a pleuré toute la journée; de la nuit elle -n'a fermé l'œil, la fièvre s'est déclarée ce matin.—La -fièvre! Sophie a la fièvre! Sophie est en -danger!—Ne parlez pas si haut, mon frère, je ne -sais pas s'il y a du danger, mais elle souffre; elle a -le teint pâle, les yeux rouges, la tête penchée, la -respiration lente, la parole brève et entrecoupée; -j'ai cru même surprendre quelques momens de délire. -Ce matin, son visage s'est enflammé tout à -coup, ses yeux sont devenus vifs et brillans; elle -a prononcé très vite et très bas quelques mots que -je n'ai pu entendre, mais bientôt elle est retombée -dans un accablement plus profond. «Non, non, -a-t-elle dit, cela n'est pas possible,… je ne le puis, -je ne le dois pas… Jamais il ne le saura.» J'ai vu -des larmes couler de ses yeux. Elle a ajouté d'un ton -douloureux: «Comme je me suis trompée! J'en -mourrai, j'en mourrai; le cruel! l'ingrat!» J'ai -pris sa main, elle a serré la mienne, et puis elle -m'a redit ce qu'elle me répète sans cesse: «Adélaïde! -Adélaïde! ah! que tu es heureuse!» Sa -gouvernante rentroit, Sophie m'a encore conjurée -de ne lui rien dire. Cependant, mon frère, il faudra -que j'avertisse M<sup>me</sup> Munich (c'étoit le nom de la -gouvernante de Sophie), parce que je crains pour ma -bonne amie; qu'en pensez-vous?—Adélaïde, lui -avez-vous dit que j'étois ici?—Oui, mais j'avois -bien raison de vous soutenir hier qu'elle ne vous -aimoit plus, elle me l'a dit elle-même.—Sophie -vous a dit…—Oui, Monsieur, elle me l'a dit, -et elle m'a chargée de vous le dire. Hier, avant -souper, je lui racontois que vous aviez amené -avec vous un jeune monsieur fort aimable; elle -a demandé son nom, j'ai répondu: «Le comte -de Rosambert.—Rosambert? a-t-elle répété -avec étonnement, Rosambert? C'est celui qui a -mené votre frère chez la marquise de B…! Ce -n'est pas un jeune homme honnête. Votre frère -en fait son ami, il gâtera tout à fait votre frère… -Adélaïde, il commence à se déranger, votre -frère.—Ah! ma bonne amie, je lui en ai fait -des reproches, et je lui ai même dit que tu ne -l'aimes plus.—Vous lui avez dit que je ne -l'aime plus!—Oui, ma bonne amie; mais il n'a -pas voulu me croire, et il s'est mis à rire, et -M. de Rosambert a ri aussi…—Ces messieurs -se sont mis à rire! m'a répliqué Sophie d'un ton -fâché; votre frère a ri, et n'a pas voulu vous -croire! Adélaïde, quand revient-il, votre frère?—Demain, -ma bonne amie.—Eh bien! dites-lui -qu'il est vrai que j'ai eu de l'amitié pour lui, -mais que je n'en ai plus, plus du tout; et qu'afin -de l'en convaincre, je ne le reverrai de ma vie.» -Elle m'a quittée, et puis un moment après elle -est revenue me dire en riant: «Oui, ma chère -Adélaïde, tu as raison; je n'aime pas ton frère, -je ne l'aime pas. Ne manque pas de le lui dire -demain.» Elle rioit; et cependant je vous assure, -Faublas, que tout de suite elle s'est mise à -pleurer.»</p> - -<p>Tandis qu'Adélaïde me parloit, mon cœur étoit -pénétré de douleur et de joie!</p> - -<p>«Il faut, reprit ma sœur, il faut que je vous -fasse part d'une singulière idée qui m'étoit venue -dans l'esprit, je ne sais comment, je ne sais pourquoi. -En voyant ma bonne amie rire et pleurer en -même temps, je ne puis m'empêcher de craindre -qu'elle ne soit un peu folle; cependant il y a là -dedans quelque mystère que je ne pénètre pas. -Sûrement quelqu'un lui donne du chagrin… Mon -frère, j'ai vraiment eu peur que ce ne fût vous. -Pourquoi le hait-elle à présent? me suis-je dit. -Pourquoi ne veut-elle plus le voir? Seroit-ce lui -qu'elle appelle ingrat et cruel?… Vous sentez -bien, Faublas, qu'en y réfléchissant un peu, je me -suis convaincue que cette idée n'étoit pas raisonnable… -Mon frère, un ingrat! un cruel! cela ne se -peut pas. Et puis, quel mal a-t-il fait à ma bonne -amie? quel mal auroit-il pu lui faire?</p> - -<p>—Adélaïde! m'écriai-je, ma chère Adélaïde!</p> - -<p>—Comment! vous pleurez? me dit-elle; seriez-vous -fâché contre moi? Je vous assure que j'ai pensé -tout cela malgré moi, et que je ne vous l'ai pas dit -pour vous offenser.—Je le sais bien, ma chère -sœur, je le sais bien; c'est la maladie de ta bonne -amie qui me fait pleurer.—Mon frère, pensez-vous -qu'elle puisse devenir sérieuse? Pensez-vous -que je doive avertir la gouvernante de Sophie?—Non, -Adélaïde, non, ne l'avertis pas. Ta bonne -amie a la fièvre, comme tu dis bien; et je connois -un remède qui la guérira. Adélaïde, je vous apporterai -demain matin la recette écrite sur un morceau -de papier soigneusement cacheté; vous ne montrerez -ce papier à personne: vous le donnerez à -Sophie, quand M<sup>me</sup> Munich ne sera pas avec elle; il -est essentiel que M<sup>me</sup> Munich ne voie pas ce papier. -Vous m'entendez bien?—Oui, oui, soyez tranquille. -Ah! que je vous aurai d'obligations, si vous -guérissez ma bonne amie!—Adélaïde, dites à ma -jolie cousine que je crois connoître son mal, que -je le partage, et que j'espère lui rendre sa tranquillité. -Lui direz-vous bien cela, ma sœur?—Ah! -mot pour mot! vous connoissez son mal, vous le -partagez, vous le guérirez, mon frère; je lui dirai -même que vous avez pleuré. Mais ne manquez pas -de venir demain, demain apportez la recette, et, -en attendant, ne négligez rien pour que son succès -soit entier; gardez-vous de ne vous en rapporter -qu'à vous seul, vous n'êtes pas médecin, mon frère: -courez aujourd'hui chez les plus célèbres d'entre -eux, voyez, interrogez, consultez. La maladie -n'est pas ordinaire; jamais je n'en ai vu de semblable, -et je tremble qu'elle ne devienne infiniment -dangereuse. Bon Dieu! si, en voulant détruire le -mal, vous alliez le rendre incurable! Mon frère, il -faut que la guérison soit radicale, et prompte aussi, -bien prompte! Hâtez-vous, hâtez-vous pour Sophie -qui souffre, qui dépérit, qui brûle; pour moi qui -suis si malheureuse de sa peine, et, tenez, pour -vous-même, mon frère, car ma bonne amie, dès -qu'elle se portera bien, vous aimera sans doute -autant qu'elle vous aimoit autrefois.»</p> - -<p>Revenu chez moi, je ne m'occupai que des discours -d'Adélaïde, que des peines de Sophie. Malheureusement -mon père donnoit à dîner ce jour-là. -Il fallut d'abord tenir table, et faire ensuite un -maudit brelan, qui me retint jusqu'à plus de minuit. -Quel tourment, quand on aime bien, quand on se -croit aimé, quand on veut écrire à sa maîtresse, -quel tourment d'être obligé de jouer toute la soirée! -Je ne le souhaite pas à mon plus cruel ennemi.</p> - -<p>On devine que je dormis peu cette nuit. Le lendemain, -je passai dans un petit cabinet pratiqué au -fond de ma chambre à coucher; j'avois là quelques -livres d'étude, dont mon commode gouverneur ne -m'ennuyoit pas souvent. Je me mis à mon secrétaire. -J'écrivis une première lettre, que je déchirai; -j'en fis une seconde, pleine de ratures, qu'il falloit -bien corriger; et je prie le lecteur de ne pas dire -que j'aurois dû recommencer encore la troisième, -que voici:</p> - -<blockquote> -<p class="ind"><i>Ma jolie cousine,</i></p> - -<p><i>Il est enfin venu ce moment tant souhaité où je puis -librement vous ouvrir mon cœur, solliciter de votre -tendresse un aveu bien doux, et peut-être assurer ainsi -notre bonheur commun.</i></p> - -<p><i>Ah! Sophie, Sophie! si vous saviez ce que j'éprouvai -le premier jour que je vous vis! Comme ma vue -se troubla! comme mon cœur fut agité! Mon amour -n'a fait qu'augmenter depuis: un feu dévorant circule -aujourd'hui dans mes veines… Sophie, je n'existe -plus que par toi!</i></p> -</blockquote> - -<p>J'en étois là, quand Jasmin, entrant brusquement, -m'annonça le vicomte de Florville. «Le -vicomte de Florville! je ne le connois pas. Dites -que je n'y suis pas.—Monsieur, il est dans votre -chambre à coucher.—Comment! vous laisseriez -donc entrer toute la terre?—Monsieur, il a forcé -la porte.—Au diable le vicomte de Florville!»</p> - -<p>Tremblant que cet inconnu si peu civil ne vînt -jusque dans mon cabinet, et que d'un coup d'œil -profane il ne parcourût ce papier dépositaire de -mes plus secrets sentimens, je me précipitai dans -ma chambre à coucher. Un cri de surprise et de -joie m'échappa: ce prétendu vicomte, c'étoit la -marquise de B…! Mon premier mouvement fut de -pousser Jasmin dehors; le second, de verrouiller -la porte; le troisième, d'embrasser le charmant cavalier; -le quatrième!… Les esprits pénétrans l'ont -déjà deviné.</p> - -<p>La marquise, toujours étonnée de ma vivacité, -dès qu'elle eut repris ses esprits, me dit: «Vous êtes -un bien singulier jeune homme, ne vous lasserez-vous -jamais de prendre ainsi le roman par la queue? -Il n'y a que vous dans le monde capable de commencer -un raccommodement par où il doit finir.—Eh -bien, maman, prenez qu'il n'y ait rien de -fait, voyons, disputons-nous.—Oui, afin de nous -raccommoder encore, n'est-il pas vrai, petit libertin?—Ah! -ma chère maman, je n'ai pas une idée -que vous ne compreniez d'abord.—Hier pourtant -vous ne m'avez pas comprise, ingrat que vous êtes!—Hier, -je boudois encore.—Et de quoi, s'il -vous plaît? Pouvois-je soupçonner que vous fussiez -sous cette ottomane? N'étoit-il pas essentiel, pour -vous et pour moi, de retirer ce portefeuille des -mains du marquis?—Tout cela est vrai, maman; -mais le dépit…—Le dépit! Vous avez du dépit! -vous, pour qui j'oublie mes devoirs,… toutes les -bienséances,… le soin même de ma réputation; et -de quel ton répondez-vous à la lettre la plus tendre? -(Elle tira la mienne de sa poche.) Tenez, ingrat, -relisez-la, votre lettre; relisez-la de sang-froid, si -vous pouvez. Quelle cruelle ironie! quel persiflage -amer! Et cependant je vous pardonne! et cependant -je viens vous chercher! Je me conduis avec -autant de foiblesse et d'imprudence qu'un enfant -de douze ans… Faublas! Faublas! il faut que le -charme soit bien fort!… il faut… que vous m'ayez -ensorcelée!—Petite maman!—Eh bien?—Grondez-moi -fort, parce que nous nous raccommoderons.—Comment! -fripon, vous n'avouerez -seulement pas que vous avez eu tort? Vous ne me -demanderez pas pardon?—Si fait!… oh! que vous -êtes belle!… oh! que je vous demande pardon!»</p> - -<p>Les gens qui ont de l'esprit, et même ceux qui -n'en ont pas, devineront encore qu'ici la marquise -et moi nous nous raccommodâmes.</p> - -<p>On croit que nous allons recommencer à nous -quereller; point du tout. Voici l'instant des petites -caresses et des complimens tendres. «Mon Dieu! -Florville! que vous êtes séduisant dans ce joli négligé! -que ce frac anglais vous va bien!—Mon -ami, je l'ai fait faire hier tout exprès. Il est, si je -ne me suis pas trompée, de la même étoffe et de -la même couleur que ce charmant habit d'amazone -dans lequel l'amour, qui vouloit ma défaite, te fit -paroître à mes yeux pour la première fois. Devenue -chevalier de M<sup>lle</sup> Duportail, j'ai senti qu'il me -convenoit de prendre ses couleurs. (Je la serrai -dans mes bras.)—Et moi, désormais l'esclave du -vicomte de Florville, je me plairai toujours à porter -ses chaînes. Maman, quelle douce réciprocité!—Mon -ami, l'amour est un enfant qui s'amuse de ces -métamorphoses. Il fit de M<sup>lle</sup> Duportail une vierge -folle, il fait de la marquise de B… un jeune homme -imprudent. Ah! puisse le vicomte de Florville -te paroître aussi aimable que M<sup>lle</sup> Duportail me -sembla jolie!…—Aussi aimable?… ah! bien -davantage!—Oh! non, répondit-elle en se mirant -avec complaisance, en me considérant avec -tendresse; oh! non. Vous êtes mieux, mon ami, -plus grand, plus dégagé. Il y a dans votre air quelque -chose de hardi, de martial…—Oui, maman, -et, si j'en crois un grand physionomiste, quelque -chose de plus nerveux…—Faublas, laissez là -monsieur le marquis,… n'est-ce pas assez du mauvais -tour que nous lui jouons?… Enfin, je ne suis -pas venue ici pour m'occuper de lui… Oh çà, -mon ami, dis-moi sans flatterie comment tu me -trouves.—Bien, plus que bien. Je n'aurois pas de -peine à vous dire comment vous êtes mieux; mais -puisque absolument, homme ou femme, il faut qu'on -s'habille, ah! je défie que, d'une manière ou de -l'autre, personne soit jamais aussi jolie que vous.—Voilà -bien le langage d'un amant! toujours -enthousiaste, toujours exagéré!… Mon cher Faublas, -quelle femme sera plus heureuse que moi, si -tu me vois toujours des mêmes veux?…—Oh! -maman, toute ma vie!»</p> - -<p>Je la tenois dans mes bras; elle m'échappa pour -aller prendre une épée qu'elle aperçut sur un fauteuil. -En ajustant le ceinturon, elle me dit: «J'ai -un joli cheval anglois que je monte quelquefois, -nous touchons au printemps, j'aime beaucoup à me -promener à cheval dans les environs de Paris: -voudrez-vous bien m'accompagner quelquefois, -Faublas?… Veux-tu, mon ami, t'égarer de temps -en temps dans les bois avec le vicomte de Florville?—Mais -on nous verra.—Non, le marquis est -souvent obligé d'aller à la cour.—Eh bien, -maman, quel jour?—Laissez donc paroître la -verdure.»</p> - -<p>En me parlant, elle avoit tiré mon épée, et, s'escrimant -en face de moi: «En garde, Chevalier! me -dit-elle.—Je ne sais pas si le vicomte est redoutable, -mais ce que je sais bien, c'est que ce n'est -pas ainsi que je dois me battre avec la marquise. -Ose-t-elle accepter une autre espèce de combat?» -Elle vola dans mes bras. «Ah! Faublas, me dit-elle -en riant; ah! s'il n'y en avoit pas de plus meurtriers…—Maman, -ce ne seroit plus parmi les -hommes qu'on chercheroit des héros.»</p> - -<p>Je venois de mettre la marquise hors d'état de -me battre, et bien m'en prit.</p> - -<p>Ma belle maîtresse me donna encore deux -heures que nous employâmes passablement bien. -«Si je n'écoutois que mon cœur, me dit-elle enfin, -je resterois ici toute la journée; mais voici l'heure -à laquelle je dois rejoindre Justine dans un endroit, -et mes gens dans un autre.» Nous nous -dîmes adieu, je reconduisis poliment le vicomte de -Florville. Déjà sortis de mon appartement, nous -allions descendre l'escalier, lorsqu'à travers les -rampes je distinguai, dans le vestibule, Rosambert -qui se disposoit à monter. J'en avertis la marquise. -«Rentrons promptement, me dit-elle, je -vais me cacher dans quelque coin de votre appartement, -vous le renverrez vite.» A ces mots, sans -me donner le temps de la réflexion, elle rentra, -traversa ma chambre à coucher comme une folle, et -se jeta dans mon cabinet.</p> - -<p>Rosambert entra: «Bonjour, mon ami, comment -se porte Adélaïde? comment se porte la jolie -cousine?—Chut! chut! ne me parlez pas de cela, -mon père est là.—Où?—Dans ce cabinet.—Dans -ce cabinet! votre père?—Oui.—Et que -fait-il là?—Il examine des livres.—Comment, -vos livres! Mais non, il n'est pas dans ce cabinet, -car, tenez, le voilà qui entre… Il y a de la marquise -dans tout ceci… Et pourquoi ne pas me dire tout -bonnement que vous êtes en affaire? Adieu, Faublas, -à demain.» Il passa devant mon père, et le -salua: «Monsieur, vous avez quelque chose à -dire à monsieur votre fils: je vous laisse…»</p> - -<p>Cependant le baron me regardoit d'un air sévère -et se promenoit à grands pas. Impatient de savoir -ce que m'annonçoit cet abord sinistre, je lui demandai -respectueusement pourquoi il m'avoit fait -l'honneur de monter chez moi. «Vous le saurez -tout à l'heure, Monsieur.» Un domestique parut. -«Va-t-il venir? cria le baron.—Le voilà, Monsieur», -et mon cher gouverneur entra.</p> - -<p>Le baron lui dit: «Monsieur, ne vous ai-je pas -chargé de la conduite et de l'éducation de mon -fils?—Oui, sans doute…—Eh bien, Monsieur, -l'une est très négligée, et l'autre très mauvaise.—Monsieur, -ce n'est pas ma faute; monsieur votre -fils n'aime pas l'étude…—C'est là le moindre mal, -interrompit le baron; mais comment ne suis-je pas -instruit de ce qui se passe chez moi? Pourquoi ne -m'avertissez-vous pas des désordres de mon fils?—Monsieur, -quant à ce qui se passe chez vous, -je ne puis répondre que de ce que je vois; au -dehors je ne puis répondre de rien. Monsieur votre -fils, quand il sort, souffre rarement que je l'accompagne, -et…» (Un regard que je jetai sur M. Person -l'avertit qu'il en avoit assez dit.) Le baron reprit: -«Monsieur, je n'ai qu'un mot à vous dire: si ce -jeune homme se conduit toujours aussi mal, je me -verrai forcé de lui choisir un autre instituteur. -Laissez-nous, je vous prie.»</p> - -<p>Lorsque M. Person fut sorti, le baron prit un -fauteuil et me fit signe de m'asseoir. «Pardon, -mon père, mais j'ai affaire.—Je le sais, Monsieur, -et c'est précisément pour que cette affaire -ne s'achève pas que je viens vous parler.—Mon -père,… encore une fois pardon; mais il faut que -je sorte…—Non, Monsieur, vous resterez, asseyez-vous.» -Il fallut bien s'asseoir, j'étois sur les -épines. Le baron commença.</p> - -<p>«Se peut-il que Faublas ait de sang-froid médité -des horreurs? Se peut-il qu'il veuille abuser la -simple innocence et préparer des pièges à la vertu?—Moi, -mon père?—Oui, vous. Je viens du -couvent, je sais tout.</p> - -<p>«Si mon fils, encore trop jeune pour sentir que -plus une conquête est aisée, moins elle est flatteuse; -qu'il faut se garder de confondre une intrigue -avec une passion; que l'amour du plaisir ne -fut jamais de l'amour…—Mon père, daignez -parler moins haut.—Si mon fils, trop enivré de -ce qu'on ne peut appeler qu'une bonne fortune…—Plus -bas, je vous en supplie.—Trop charmé de -la découverte d'un sens nouveau et de la possession -d'une femme qui n'est pas sans attraits; si -mon fils dans les bras de la marquise de B…—C'en -est trop, de grâce, mon père.—Avoit -oublié son père, son état, ses devoirs, je l'aurois -plaint, mais je l'aurois excusé; je lui aurois donné -les conseils d'un ami; je lui aurois dit: «Plus la -marquise…»—Mon père, si vous saviez…—Plus -la marquise est belle, et plus elle est dangereuse. -Examine avec moi la conduite de cette -femme dont tu es épris. Au premier coup d'œil -ta figure la décide: elle te prend en une -soirée…—Je vous conjure de ménager…—Pour -satisfaire sa folle passion, elle expose sa -vie et la tienne. Qu'elle doit être vive, ardente, -emportée celle…—Mon Dieu!—Celle qui sacrifie -à la soif du plaisir son repos, son honneur, -l'estime publique!…—Ah! mon père! Ah! -Monsieur!—Je le répète, mon ami: plus la -marquise est belle, plus elle est dangereuse! Tu -croiras dans ses bras que la nature a des ressources -inépuisables…»</p> - -<p>Désolé de ne pouvoir m'expliquer, bien convaincu -que le baron ne se tairoit pas, je me déterminai -à attendre patiemment la fin de cette remontrance, -que dans une autre occasion je n'aurois -peut-être pas trouvée trop longue. Le coude gauche -posé sur le bras de mon fauteuil, je mordois -ma main de dépit, et mon pied droit, toujours -en mouvement, battoit la mesure sur le parquet. -Mon père cependant continuoit.</p> - -<p>«Tu l'énerveras, la nature, au moment de la -puberté, dans cet âge critique où, travaillant au -développement des organes, elle a besoin de toutes -ses forces pour achever son ouvrage. Je sais bien -que l'excès des plaisirs produira la satiété; mais le -dégoût viendra trop tard peut-être, mais déjà tu -pleureras ta santé détruite, ta mémoire perdue, ton -imagination flétrie, toutes tes facultés altérées. -Infortuné! tu deviendras à la fleur de ton âge la -proie des noirs chagrins, des infirmités repoussantes; -et, dans les horreurs d'une vieillesse prématurée, -tu gémiras d'être obligé de supporter le -fardeau de la vie… O mon ami, redoute ces malheurs -plus communs qu'on ne pense; jouis du présent, -mais songe à l'avenir; use de ta jeunesse, -mais garde des consolations pour l'âge mûr.</p> - -<p>«Cependant, ajouta le baron, mon fils, peu -touché de mes représentations paternelles, auroit -donné, en m'écoutant, mille signes d'impatience; -il se seroit dandiné sur son fauteuil; il m'auroit -interrompu cent fois: je n'aurois pas eu l'air de -m'en apercevoir. Plus effrayé de ses dangers que -sensible à mes injures, j'aurois continué tranquillement, -je lui aurois dit: «La marquise de -B…»</p> - -<p>On conçoit ce que je souffrois depuis un quart -d'heure. Je ne pus contenir davantage mon impatience -longtemps concentrée. «Eh! mon père, -m'écriai-je, n'auriez-vous pas pu lui dire tout cela -un autre jour?» Le baron étoit naturellement violent, -il se leva furieux. Craignant l'effet d'un premier -transport, je me sauvai dans le cabinet, dont -je poussai la porte sur moi.</p> - -<p>J'y trouvai la marquise dans une situation bien -pénible. Les bras appuyés sur le devant de mon -secrétaire, elle tenoit avec ses mains ses oreilles -bouchées, et lisoit, en sanglotant, un papier -posé devant elle. Je m'approchai de ma belle -maîtresse. «Oh! Madame, combien je suis -désolé!…» La marquise me regarda d'un air -égaré: «Cruel enfant! quelles fautes tu m'as -fait faire!—Parlez donc plus bas.—Mais -quel châtiment j'en reçois!—De grâce, parlez -plus bas.—Ton père…, ton indigne père,… il -ose…—Mon amie, vous allez vous perdre!—Mais -tu es cent fois plus cruel que lui. Tiens. -Regarde cet écrit funeste,… vois ces caractères -perfides… Mes pleurs les ont effacés. (Elle me -montroit la lettre commencée pour Sophie.)</p> - -<p>—Faublas, cria le baron, ouvrez cette porte. -Vous n'êtes pas seul dans ce cabinet?—Pardonnez-moi, -mon père.—J'entends quelqu'un vous -parler. Ouvrez cette porte.—Mon père, je ne le -puis.—Je le veux; ne me laissez pas appeler -mes gens.» La marquise se leva brusquement. -«Faublas, dites-lui que vous êtes avec un de vos -amis qui demande la permission de sortir.—De -sortir!—Oui, reprit-elle avec désespoir; quelque -honte qu'il y ait à sortir, il y en aura -moins qu'à rester.—Mon père, je suis avec un -de mes amis qui demande la liberté de sortir.—Avec -un de vos amis?—Oui, mon père.—Eh! que -ne me disiez-vous plus tôt qu'il y avoit quelqu'un -dans ce cabinet? Ouvrez, ouvrez, ne craignez -rien: je suis tranquille. Votre ami peut sortir.</p> - -<p>—Conduisez-moi», me dit la marquise. Elle -se couvrit le visage avec ses mains: j'ouvris la -porte, nous entrâmes dans la chambre à coucher; -nous allions gagner la porte opposée qui conduisoit -à l'escalier. Mon père, étonné des précautions -que l'inconnu prenoit pour se cacher, se jeta sur -notre passage; il dit à ma malheureuse amie: -«Monsieur, je ne vous demande pas qui vous êtes; -mais vous permettrez au moins que j'aie l'honneur -de vous voir.—Mon père, je vous conjure pour -mon ami de ne pas exiger…—Que signifie donc -ce mystère? interrompit le baron. Quel est donc -ce jeune homme qui se cache chez vous, et qui -craint qu'on ne le voie en face? Je prétends -le savoir à l'instant…—Mon père, je vous le -dirai; je vous donne ma parole d'honneur -que je vous le dirai.—Non, non. Monsieur ne -sortira pas que je ne le sache…» La marquise se -jeta dans un fauteuil, le visage toujours couvert -de ses mains. «Monsieur, vous avez des droits -sur un fils; mais sur moi, je ne le croyois pas.» -Le baron, entendant le son clair d'une voix -féminine, soupçonna enfin la vérité. «Quoi! -s'écria-t-il, il se pourroit… Oh! que je suis fâché!… -que j'ai de regrets!… que d'excuses!… Mon fils, -vous devez sentir que votre père, jaloux de vous -rendre à vos devoirs, s'est permis sur le compte de -M<sup>me</sup> la marquise de B… des expressions trop -fortes que le baron de Faublas désavoue. Mon -fils, reconduisez votre ami.»</p> - -<p>La marquise, dès que nous fûmes dans l'escalier, -donna un libre cours à ses larmes. «Que je suis -cruellement punie de mon imprudence!» disoit-elle. -Je voulus hasarder quelques mots de consolation. -«Laissez-moi! Votre barbare père est moins -barbare que vous!»</p> - -<p>Nous étions dans le vestibule. J'ordonnai qu'on -allât promptement chercher un fiacre, et, en attendant -qu'il arrivât, je fis entrer la marquise dans la -loge du suisse. Il n'y avoit qu'un instant que nous -y étions, lorsqu'un homme présenta sa figure par le -vagislas<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a> entr'ouvert, et demanda si le baron étoit -chez lui. La marquise se cacha le visage dans ses -mains; je me jetai devant elle pour la couvrir de -mon corps; mais tout cela ne put se faire assez -promptement. M. Duportail (car c'étoit lui) eut le -temps de jeter un coup d'œil sur la marquise. -«Monsieur, le baron est chez moi; si vous voulez -prendre la peine d'y monter, je vous rejoins dans -un moment.—Oui! oui!» me répondit M. Duportail -en souriant.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> Vagislas. C'est le nom qu'on donne à la vitre que les -portiers ouvrent et ferment à volonté.</p> -</div> -<p>On vint nous dire que la voiture étoit à la porte. -La marquise monta promptement; je voulus m'y -placer un moment auprès d'elle. «Non, non, -Monsieur, je ne le souffrirai pas.» La douleur -dont je voyois son cœur serré passa dans le mien. -Je laissai tomber quelques larmes sur une de ses -mains que j'avois saisie, et qu'elle ne retiroit pas. -«Ah! vous vous croyez auprès de Sophie!» Je -voulus encore entrer dans le carrosse, elle retira sa -main et me repoussa. «Monsieur, si, malgré les -discours de votre père, il vous reste encore quelque -estime, quelque considération pour moi, je -vous prie de descendre et de me laisser.—Hélas! -ne vous reverrai-je donc plus?» Elle ne me répondit -pas; mais ses larmes recommencèrent à -couler avec plus d'abondance. «Ma chère maman, -quand pourrai-je vous revoir? Dans quel -lieu me permettrez-vous…?—Ingrat! je suis -trop sûre que vous ne m'aimez pas; mais vous -devez me plaindre au moins… Laissez-moi… -Remontez chez vous, le baron vous y attend.» -Elle dit au cocher de la conduire chez M<sup>me</sup> ***, -marchande de modes, rue ***. Il fallut bien me -décider à la quitter.</p> - -<p>Je retrouvai dans l'escalier M. Duportail qui -m'y attendoit. «Mon ami, si je suis aussi bon -physionomiste que le marquis de B…, ce si joli -garçon que vous quittez, c'est sa belle moitié!… -Mais qu'avez-vous donc? vous pleurez!» Je ne -sais où M. Person s'étoit fourré, nous le vîmes -tout à coup derrière nous; il me dit d'un ton -suffisant: «Je savois bien, Monsieur, que tout -cela finiroit mal; vous ne faites aucun cas de mes -avis.—Vos avis, Monsieur, faites-m'en grâce… -En vérité, c'est précisément le maître d'école de -La Fontaine; je me noie, et il me sermonne!—Mais -qu'est-ce donc que tout cela? reprit M. Duportail.—Montez, -montez chez moi, vous allez -le savoir; mon père m'a fait une scène!»</p> - -<p>En entrant, M. Duportail demanda au baron -ce qu'il y avoit. «Ce qu'il y a?» répondit mon -père. Je l'interrompis. «Ce qu'il y a, Monsieur -Duportail, ce qu'il y a!… Tenez, M<sup>me</sup> de B… étoit -dans ce cabinet: mon père entre ici, il s'assied là, -il me fait des représentations, sans doute très -justes, très paternelles; mais la marquise entendoit -tout, et mon père la traitoit!… Ah! vous n'en -avez pas d'idée! Moi, de peur de compromettre -une femme… honnête,… oui, honnête, quoi -qu'on en puisse dire, je n'osois m'expliquer; mais -mon père connoît le profond respect que je lui -porte, jamais je ne m'en suis écarté… Eh bien, il -est témoin que je souffre, que je m'impatiente, -que je lui manque… Monsieur, il ne sent pas -qu'il y a là-dessous quelque chose qui n'est pas -naturel! Il continue toujours! Il ne veut rien -deviner!—Jeune homme, répliqua le baron, -votre excuse est dans vos pleurs; je vous pardonne -les reproches que vous osez me faire, à cause de -la douleur dont vous paroissez oppressé; mais -plus vous semblez aimer la marquise…—Mon -père…—Monsieur! M<sup>me</sup> de B… n'est plus là: -pourquoi donc m'interrompez-vous?… Plus vous -semblez aimer la marquise, et plus je suis mécontent -de vous. Si votre cœur est préoccupé de cette -passion, c'est donc avec froideur que vous avez -médité la perte d'une fille vertueuse, d'une enfant -respectable, de Sophie? Vous n'êtes donc qu'un -vil séducteur?—Mon père, entre Sophie et moi -il n'y a d'autre séducteur que l'amour.—Vous -n'aimez donc pas la marquise?—Mon père…—Monsieur, -que vous soyez ou que vous ne -soyez pas véritablement attaché à M<sup>me</sup> de B…, -vous concevez que je m'en soucie peu; mais ce -qui m'importe, c'est que mon fils ne soit pas -indigne de moi.—Ah! Baron! interrompit -M. Duportail.—Je ne dis rien de trop fort, -mon ami. Apprenez des choses qui vont vous -étonner. Ce matin, je vais au couvent; je trouve -Adélaïde dans les larmes. Ma fille, ma chère fille, -dont vous connoissez l'aimable candeur, m'apprend -que sa bonne amie est malade, et que son frère -tarde bien à apporter l'infaillible remède qu'il a -promis pour Sophie. Je la presse de s'expliquer: -elle me rend le compte le plus exact des symptômes -et des effets de cette maladie que vous -devinez, que Monsieur connoît, qu'il a causée, -qu'il se plaît à nourrir, qu'il voudroit augmenter. -Monsieur abuse de quelques dons naturels pour -séduire une enfant trop sensible; il prend sur son -esprit un empire absolu; il prépare par degrés son -déshonneur.—Son déshonneur! le déshonneur de -Sophie?—Oui, jeune insensé, je connois les passions…—Mon -père, si vous les connoissez, vous -savez que vous déchirez mon cœur!—Mon fils, -modérez cette impétuosité qui m'offense… Oui, -je connois les passions; oui, cette enfant que vous -respectez aujourd'hui, demain peut-être vous la -déshonorerez, si elle a la foiblesse d'y consentir… -(Il s'adressa à M. Duportail.) La recette que -Monsieur destine à <i>sa jolie cousine</i> sera enfermée -dans un papier soigneusement cacheté, qu'il ne -faut pas que M<sup>me</sup> Munich voie… Vous comprenez, -mon ami… Ainsi tout est prêt, la correspondance -va s'entamer: Sophie, la pauvre Sophie, -déjà séduite par les yeux, va l'être bientôt par son -cœur. Elle fut trompée par une belle figure, signe -ordinaire d'une belle âme; elle va l'être par les -charmes non moins perfides d'une éloquence -apprêtée; on va, dans des lettres étudiées, affecter -avec elle le langage du sentiment; Sophie, attaquée -de tous les côtés à la fois, tombera sans défense -dans les piéges qu'on lui aura tendus… Et cependant -son séducteur n'a pas dix-sept ans! Et dans -un âge encore si tendre il montre déjà les goûts -funestes, il emploie les odieux talens de ces hommes -aussi lâches que dépravés qui, ne craignant pas -de porter dans les familles la discorde et la désolation, -se font un barbare plaisir d'entendre -les gémissemens de la beauté malheureuse, contemplent -en s'en applaudissant l'opprobre et les -anxiétés de l'innocence avilie. Voilà ce qu'auront -produit les dons naturels que je me plaisois à voir -en lui, dont j'étois peut-être fier en secret; voilà -comment se réaliseront les grandes espérances que -j'avois conçues!—Mon père, croyez que j'adore -Sophie…» (Le baron, sans m'écouter, s'adressant -toujours à M. Duportail:) «Et savez-vous -par quelles mains Monsieur compte faire passer ses -lettres corruptrices? Savez-vous à qui il confie -l'honnête emploi de servir ses détestables projets?… -A la vertu la plus pure et la plus confiante, à l'innocente -Adélaïde, à ma chère fille, à sa sœur!—Mon -père, ne me condamnez pas sans m'entendre. -Vous doutez de mes sentimens pour Sophie! Eh -bien, daignez nous unir; donnez-la-moi pour -épouse.—Et vous disposez ainsi de Sophie et de -vous! Les parens de M<sup>lle</sup> de Pontis vous connoissent-ils? -sont-ils connus de vous? Savez-vous si -cet hymen leur convient? Savez-vous s'il me convient -à moi? Croyez-vous que je veuille vous marier -à votre âge? A peine sorti de l'enfance, vous -prétendez à l'honneur d'être père de famille!—Oui; -et je sens qu'il vous seroit aussi aisé de consentir -à mon mariage qu'il m'est impossible de -renoncer à mon amour pour Sophie.—Monsieur, -vous y renoncerez pourtant. Je vous défends -d'aller au couvent sans moi ou sans mon expresse -permission, et je vous déclare que, si vous ne -changez pas de conduite, une maison de force me -répondra de vous.—Ah! si, au lieu de marier les -jeunes gens qui s'aiment, on les renfermoit, mon -père, je ne serois pas au monde, et vous seriez -en prison.»</p> - -<p>Le baron n'entendit pas ma réponse ou feignit -de ne pas l'entendre. Il sortit; je retins M. Duportail -qui se disposoit à le suivre. Je le priai de -vouloir bien être médiateur entre mon père et moi, -et d'engager surtout le baron à révoquer l'ordre -cruel qui m'interdisoit les visites au couvent. Il -m'observa que les précautions dont mon père -usoit étoient assez raisonnables. «Raisonnables! -voilà comme parlent toujours les gens indifférens! -Leur grand mot, c'est la raison! Monsieur, quand -vous adoriez Lodoïska, quand l'injuste Pulauski -vous priva du bonheur de la voir, vous ne trouvâtes -pas ses précautions raisonnables.—Mais, mon -jeune ami, remarquez donc la différence…—Il -n'y en a aucune, Monsieur, il n'y en a pas. En -France, comme en Pologne, un amant digne de ce -nom ne voit, ne connoît, ne respire que ce qu'il -aime; le plus grand malheur qu'il imagine, c'est -celui d'être séparé de l'objet adoré. Les précautions -de mon père vous paroissent raisonnables; -moi, je les trouve cruelles, je ferai tout ce que -je pourrai pour les rendre inutiles. Sophie apprendra -mon amour; elle l'apprendra malgré mon -père; elle en sera bien aise, et, malgré lui, malgré -vous, malgré toute la terre, nous finirons par -nous marier, Monsieur, je vous le déclare, et vous -pouvez le dire au baron.—Je n'en ferai rien, mon -ami, je ne veux pas aigrir votre père, je ne veux -pas vous chagriner. Dans ce moment-ci vous avez -la tête un peu exaltée, je vous laisse faire des réflexions -sages, et dès demain, sans doute, vous -serez plus raisonnable.—Raisonnable! oui, raisonnable! -je m'y attendois bien.»</p> - -<p>Resté seul, je ne songeai qu'aux moyens d'éluder -la défense du baron ou de la rendre vaine. Censeur -austère, qui me blâmez de mon indocilité, je vous -plains. Si de vos maîtresses la première ou la plus -chérie ne vous fit jamais faire de fautes, ah! c'est -que vous n'avez jamais beaucoup aimé.</p> - -<hr /> - - -<div class="chapter"></div> - -<p class="top4em">En y songeant mûrement, je vis que ma -situation, quelque pénible qu'elle dût -me paroître, n'étoit pas désespérée. -Rosambert, compatissant aux peines de -son ami, m'aideroit sans doute; Jasmin m'étoit -entièrement dévoué; et je croyois connoître assez -mon petit gouverneur pour être sûr qu'avec de l'or -je ferois de lui tout ce que je voudrois. M. Duportail -paroissoit vouloir rester neutre, je n'aurois que -mon père à combattre. Mon père, occupé de son -intrigue avec cette belle demoiselle de l'Opéra, -sortoit tous les soirs; il ne pouvoit donc pas me -veiller de très près. Voilà les <i>réflexions sages</i> que je -faisois: ce n'étoient pas celles que M. Duportail -m'avoit conseillées; mais je ne le trahissois pas, je -l'avois prévenu.</p> - -<p>Cependant il ne falloit pas dans les premiers -jours heurter le baron de front; je devois prudemment -m'interdire, pendant quelque temps, les visites -au couvent; mais comment faire passer une -lettre à Sophie? Cette lettre étoit si pressée, si -nécessaire! Qui la porteroit à ma jolie cousine? Je -ne voyois aucun expédient pour me tirer de cet -embarras. Parmi les ressources que je m'étois ménagées, -je n'avois pas calculé celles qui me restoient -dans l'amitié d'Adélaïde.</p> - -<p>Une vieille femme m'apporte un billet; je -l'ouvre: il est signé <span class="sc">de Faublas</span>! Ah! ma chère -sœur! Je baise l'écriture et je lis:</p> - -<blockquote> -<p><i>Je crains bien d'avoir commis tout à l'heure une -indiscrétion; mon frère, j'ai appris à mon père que -vous m'aviez promis un remède qui guériroit ma bonne -amie: il s'est fâché; il a dit que c'étoit du poison -que vous prépariez pour Sophie!… Du poison!… -Mon frère, en vérité, je ne l'ai pas cru, quoique ce -fût le baron qui l'assurât.</i></p> - -<p><i>J'ai conté tout cela à ma bonne amie, qui attendoit -impatiemment la recette en question. «Adélaïde, -m'a-t-elle dit, vous avez eu tort d'en parler au baron… -Ce remède de votre frère n'est peut-être pas -bien bon; mais enfin nous aurions vu ce que c'est.» -Au reste, mon frère, soyez tranquille; elle ne croit -pas plus que moi que vous ayez voulu l'empoisonner.</i></p> - -<p><i>Comme j'ai vu qu'elle mouroit d'envie d'avoir la -recette, je lui ai conseillé de vous l'envoyer demander. -Elle m'a encore répété ces mots qui me chagrinent: -«Adélaïde! Adélaïde! ah! que tu es heureuse!»</i></p> - -<p><i>Cependant je suis sûre qu'elle seroit bien aise -d'avoir la recette. Envoyez-la-moi tout de suite, mon -frère, je la lui remettrai, et je vous assure que je ne -parlerai de rien à personne.</i></p> - -<p><i>Donnez trois livres à la femme porteuse du billet: -elle m'a dit qu'elle ne jasoit jamais quand on lui -donnoit un petit écu. Votre sœur, etc.</i></p> - -<p class="sign"><span class="sc">Adélaïde de Faublas.</span></p> - -<p>P.-S. <i>Tâchez de me venir voir.</i></p> -</blockquote> - -<p>Transporté de joie, je vais à la vieille: «Madame, -voilà six francs, parce que je vais vous -charger d'une réponse que je vous prie d'attendre.»</p> - -<p>Je rentre dans mon cabinet, je me mets à mon -secrétaire: la lettre commencée pour Sophie est -devant moi; je la vois encore mouillée de larmes… -Hélas! ces pleurs, c'est la marquise qui les a versés! -Quels discours elle a entendus! Quelle lettre -elle a lue!… Pauvre vicomte de Florville! que de -chagrins mon père et moi nous t'avons donnés!… -En me disant cela, je baise le papier sur lequel la -marquise a tant gémi, et le sentiment que j'éprouve -alors, s'il est moins vif que l'amour, est cependant -plus tendre que la pitié.</p> - -<p>Je reviens à moi, je songe à Sophie. Ce papier, -détrempé en plusieurs endroits, n'est pas présentable; -il faut recommencer la lettre trois fois écrite… -Et pourquoi donc recommencer? Au nom, au -seul nom de ma jolie cousine, je sens déjà mes -paupières s'humecter; je vais sangloter en lui -écrivant! Sophie saura-t-elle que deux personnes -ont pleuré sur le même papier? Moi-même pourrois-je, -entre ces larmes confondues, distinguer -celles qui seront venues de la marquise de B… -et celles qui m'auront appartenu?… Ces réflexions -me déterminent; je ne recommence pas, -je continue:</p> - -<blockquote> -<p><i>… Sophie, je n'existe plus que par toi! et cependant -tu te plains! tu gémis! tu m'accuses d'ingratitude -et de cruauté! Tu crois, tu peux croire qu'il -existe au monde une femme, une seule femme comparable -à toi! une femme qu'on puisse aimer quand -on connoît Sophie!</i></p> - -<p><i>O ma jolie cousine! avec quel transport j'ai reçu -la nouvelle de votre tendresse pour moi! Mais quelle -douleur j'ai ressentie en apprenant qu'un noir chagrin -consumoit vos beaux jours, altéroit vos charmes -naissans, menaçoit votre vie!… Votre vie!… Ah! -Sophie, si Faublas vous perdoit, il vous suivroit au -tombeau!</i></p> - -<p><i>Ma sœur, qui m'a dévoilé, sans le vouloir, les plus -secrets sentimens de votre âme, ma sœur m'a annoncé -de votre part une éternelle séparation… Elle m'a dit -que vous ne me reverriez de la vie… Ma Sophie! s'il -étoit vrai, elle ne dureroit pas longtemps cette vie -qui me deviendrait insupportable; et vous-même! -vous-même!… Mais livrons-nous à des idées plus -douces, un avenir plus heureux nous attend. Qu'il -me soit permis d'espérer que ma jolie cousine sera -bientôt mon épouse, et que, tous deux réunis, nous ne -cesserons jamais d'être amans. Je suis, avec autant de -respect que d'amour, votre jeune cousin, le chevalier -<span class="sc">de Faublas</span>.</i></p> -</blockquote> - -<p>Cette lettre cachetée, il en fallut faire une autre.</p> - -<blockquote> -<p><i>Que vous avez bien fait de m'écrire, ma chère -Adélaïde! Je suis privé du bonheur de vous voir: le -baron me défend de sortir, le baron m'a fait une -scène!… Il ne falloit pas lui parler de Sophie.</i></p> - -<p><i>Remettez promptement à ma jolie cousine le billet -que je lui adresse, et que je joins au vôtre; ne le lui -remettez que quand elle sera seule, et surtout ne -parlez de cela à qui que ce soit. Adieu, ma chère -sœur, etc.</i></p> -</blockquote> - -<p>Je mis ces deux billets sous une même enveloppe, -et je confiai le tout à la discrétion de la -vieille.</p> - -<p>Dès le même soir je voulus travailler à former -la grande confédération que j'avois méditée. Mon -père venoit de sortir: je demandai M. Person; il -étoit allé promener aussi. Il ne rentra qu'un peu -tard, et vint à moi d'un air triomphant: «Monsieur, -vous avez entendu ce matin monsieur votre -père; il m'a remis sur vous un absolu pouvoir.—Monsieur -Person, vous m'en voyez ravi. Je suis -en effet trop heureux d'avoir un gouverneur tel que -vous, un gouverneur complaisant, honnête, indulgent -surtout.—Monsieur, je savois bien qu'un -jour vous me rendriez justice.—Un gouverneur -plein de politesse et d'aménité…—Vous me flattez, -Monsieur.—Un gouverneur qui sent bien -qu'un enfant de seize ans ne peut être aussi raisonnable -qu'un homme de trente-cinq…—Assurément.—Un -gouverneur qui connoît le cœur -humain…—Cela est vrai.—Et qui excuse, dans -son élève, un doux penchant que lui-même il -éprouve.—Je ne comprends pas trop…—Asseyez-vous, -Monsieur Person; nous avons à traiter -ensemble une matière fort délicate, qui mérite -toute votre attention… Parmi tant de qualités qui -brillent en vous, et dont j'aurois pu faire une énumération -plus longue, si je n'avois craint de blesser -votre modestie; parmi tant de qualités, il faut vous -le dire franchement, Monsieur Person, j'ai cru -m'apercevoir qu'il vous en manquoit une, qu'on dit -fort importante, mais que je regarde comme assez -inutile, moi! celle de savoir enseigner.—Monsieur, -mais…—Je ne dis pas cela pour vous mortifier. -Je suis très persuadé que ce n'est pas l'érudition -qui vous manque; mais on voit tous les jours -des gens, aussi malheureux qu'habiles, qui enseignent -très mal ce qu'ils savent très bien. Vous êtes -dans ce cas-là, Monsieur Person; et, à cet égard, -pour me servir des expressions dont usoit le fameux -cardinal de Retz en parlant du grand Condé, vous -ne remplissez pas votre mérite.—Oh! Monsieur, -la citation…—N'est pas tout à fait juste, je le -sens bien. Vous n'êtes point conquérant, vous! -vous n'avez pas une armée à conduire! Mais -aussi, former le cœur d'un adolescent; étudier ses -goûts pour les combattre ou les diriger; amortir ou -modifier ses passions, quand on n'a pu les prévenir; -polir ses manières gauches et orner son esprit inculte, -croyez-vous que cela soit une chose si facile?—Non, -sûrement; je sais que ma profession offre -de grandes difficultés.—Eh bien! Monsieur, les -parens n'entendent pas cela. Ils cherchent un gouverneur -qui ait tous les talens et toutes les vertus! -et ils croient que cela se trouve! C'est un homme -qu'ils payent, et c'est un dieu qu'il leur faudroit! -Mais revenons à ce qui nous touche… J'ai encore -remarqué, Monsieur Person, que votre attachement -singulier pour tout ce qui porte le nom de -Faublas vous a mené trop loin.—Comment?…—Oui, -cette extrême affection que vous portez à -la famille en général, vous ne l'avez pas également -reversée sur chacun de ses membres!—Je n'entends -pas.—Tenez, vous avez pour ma sœur des -airs de prédilection!… Le baron appelleroit cela -de l'amour… La difficulté que vous éprouvez à enseigner, -il la nommeroit ineptie. Ce que je vous dis -est exact: si j'instruisois le baron de ces petits -détails-là, vous ne resteriez pas vingt-quatre heures -dans cet hôtel. Ce seroit un grand malheur pour -moi, Monsieur Person, et un plus grand malheur -pour vous. Je sais bien qu'on me chercheroit vite un -autre instituteur; mais, comme nous le disions tout -à l'heure, il n'y a pas d'homme parfait sur la terre. -En supposant que le nouveau venu se trouvât plus -propre que vous à m'instruire, les premiers jours il -me donneroit avec distraction des leçons que je -recevrois avec ennui; et au diable les livres, dès -que je l'aurois surpris bâillant avec moi dessus! -Cependant mon nouveau Mentor participeroit aux -foiblesses de l'humanité, il auroit des défauts ou -des passions que je connoîtrois vite, parce que je -serois intéressé à les étudier. Animé des mêmes -motifs, il pénétreroit mes goûts avec le même discernement. -La première semaine, nous nous serions -observés comme deux ennemis qui se craignent; au -bout de huit jours, nous nous traiterions comme -deux amis également intéressés à se ménager. Cependant -vous, Monsieur Person, vous ne trouveriez -peut-être pas à faire ce que vous appelez -une éducation. Je sais que beaucoup de petits -abbés qui ont moins de mérite que vous trouvent -des élèves, et même les conservent; mais tant -d'autres aussi végètent sans emploi! Vous seriez -peut-être réduit à recommencer le rudiment et la -grammaire avec les enfans gâtés d'un notaire-marguillier, -d'un marchand presque échevin, ou -de quelque gros employé, tous gens trop fiers -pour envoyer messieurs leurs fils à l'Université. -Et, prenez-y garde, les gens d'affaires, qui savent -calculer, veulent toujours accorder leur intérêt -avec leur vanité: ils vous diront très bien que -Restaut tout entier ne vaut pas une page de Barrême; -et, si vous n'apprenez à vos petits bourgeois -qu'à parler leur langue, si vous ne possédez pas à -fond la science des chiffres, le maître d'arithmétique -sera beaucoup mieux payé que vous. Je veux -vous épargner ces désagrémens-là, Monsieur. Je -sens qu'il seroit dur pour le gouverneur d'un noble -de devenir le précepteur d'un roturier: je ne prétends -pas changer votre condition, mais la rendre -meilleure; au lieu de diminuer vos émolumens, je -vais les augmenter.—Monsieur, je suis très sensible… -J'ai toujours bien dit que chez vous les -qualités du cœur…—Oh! les qualités du cœur! -Oui, mon cher gouverneur, j'ai un cœur extrêmement -bon, extrêmement sensible… Vous savez que -j'adore Sophie! Mon père veut m'empêcher de la -voir.—Mais, au fond, a-t-il tort?—Comment! -Monsieur, s'il a tort! vous me demandez s'il a -tort! Mais vous n'avez donc pas compris ce que je -vous ai dit?—Pas très bien.—Je vais m'expliquer -clairement. Si vous m'êtes contraire, je déclare -au baron tout ce que je sais sur votre compte: -on vous congédie, on me donne un autre gouverneur. -Si vous voulez me servir… Monsieur Person, -vous savez quelle somme le baron me donne par -an pour mes menus plaisirs; je vous en livre la -moitié, et voilà un acompte (je lui présentai six -louis).—De l'argent! Monsieur, fi donc! Me -prenez-vous pour un valet?—Ne vous fâchez pas; -je n'ai pas voulu vous offenser, j'ai cru… (Je remis -les six louis dans ma bourse.)—Monsieur, j'ai -beaucoup d'amitié pour vous, et ce n'est pas l'intérêt… -Vous l'aimez donc bien fort, M<sup>lle</sup> de -Pontis?—Plus que je ne saurois vous le dire!—Et -que voulez-vous que je fasse à cela, moi?—Je -vous demande seulement de prendre autant de -peine pour détourner l'attention du baron que -vous en auriez pris à me tourmenter.—Monsieur, -vous n'avez sur M<sup>lle</sup> de Pontis que des vues honnêtes,… -légitimes?—Je serois un monstre si j'en -avois d'autres! Foi de gentilhomme! Sophie sera -ma femme.—En ce cas, je ne vois pas d'inconvénient…—Il -n'y en a pas!—Je n'en vois aucun, -Monsieur: pour une chose si simple, vous me -proposez de l'argent!—Recevez mes excuses.—De -l'argent! fi donc! Quelques présens, passe… -J'ai demeuré deux ans chez M. L…; il me faisoit -de temps en temps quelques cadeaux. Ses enfans -m'en faisoient de leur côté, tout cela s'arrangeoit -assez bien. Un présent s'accepte.—Ainsi, Monsieur -Person, voilà qui est dit, je puis compter sur -vous?—Assurément.—Écoutez donc, mon cher -gouverneur, j'ai une observation à vous faire. Si ce -que vous sentez pour Adélaïde est un effet de -l'amour, ne croyez pas que je l'approuve, au -moins. Celui dont je brûle pour Sophie est innocent -et pur comme elle. Celui que vous éprouveriez -pour ma sœur!… Monsieur Person, prenez-y -garde!… Je suis très convaincu que la vertu -d'Adélaïde la défendroit contre les entreprises d'un -suborneur; mais ces entreprises mêmes seroient un -affront!… un affront que tout le sang du coupable -n'expieroit que foiblement!—Monsieur, soyez -tranquille.—Je le suis.—Monsieur, comptez sur -moi.—Mon cher gouverneur, j'y compte.»</p> - -<p>Person sortoit; il revint pour me dire que dans -l'après-dîner il avoit été au couvent de la part du -baron. «Au couvent! Pourquoi faire?—Pour -défendre expressément à M<sup>lle</sup> Adélaïde de paroître -au parloir, quand vous irez seul la demander.—Vous -l'avez vue, Adélaïde?—Oui, Monsieur.—Elle -ne vous a rien dit?—Ah! qu'elle étoit bien -fâchée de cette défense!—Rien de plus?—Rien -du tout.—Et Sophie? Avez-vous demandé comment -elle se portoit?—Beaucoup mieux depuis -midi.—Et à quelle heure avez-vous été au couvent?—A -cinq heures à peu près, il y a environ -quatre heures.—Bien, fort bien.» Person -s'en alla.</p> - -<p>Beaucoup mieux depuis midi! C'est l'heure à -peu près à laquelle elle a reçu ma lettre. Sophie! -ma chère Sophie! ne te hâteras-tu pas de me -répondre? Adélaïde, tu dois être bien contente! -ta bonne amie est déjà guérie. Et, dans les -transports de joie que me causoit la nouvelle -d'une cure aussi prompte, je me mis à faire des -sauts, des gambades, au bruit desquels accourut -Jasmin; j'achevois un superbe entrechat quand il -ouvrit la porte: «Monsieur, je vous demande -excuse; j'entendois un vacarme! j'étois inquiet.—Jasmin, -allez tout de suite chez le comte de -Rosambert, et priez-le de passer ici demain matin, -sans faute.»</p> - -<p>Rosambert n'y manqua pas. De tous les événemens -de la veille je ne lui racontai que ceux qui -se rapportoient à Sophie; il me rappela en riant -que ce n'étoit pas la jolie cousine qui étoit dans -mon cabinet. Je voulus éluder; le comte me pressa -si vivement qu'il fallut tout avouer. «C'est une -femme bien étonnante que la marquise de B…, -me dit-il alors. Personne ne sait comme elle commencer -agréablement une intrigue, la filer vite, -brusquer le dénouement qui ne lui déplaît pas, et -que même on peut croire nécessaire à sa constitution. -Personne ne possède mieux le grand art de -retenir l'amant heureux, de supplanter une rivale -dangereuse, ou, quand la chose est impossible, de -tenir du moins la balance incertaine. Cette femme-là -sait varier les plaisirs, de manière qu'avec elle, -et pour elle, un amour de six mois est un amour -nouveau. Un amour de six mois à la cour! vous -concevez que c'est un vieillard décrépit: eh -bien, la marquise rajeunit ce vieillard-là! car, -quoiqu'elle m'ait quitté brusquement, je lui rends -justice: elle n'est pas volage. Je crois même lui -avoir surpris quelques éclairs de sensibilité; au -fond il se pourroit qu'elle eût le cœur tendre. Son -génie intrigant s'est développé à la cour dans tous -les genres. Peut-être que, si elle fût née simple -bourgeoise, au lieu d'être femme galante, elle eût -été tout bonnement femme sensible. Je vous -répète qu'elle n'est pas ce qu'on appelle volage. -Je l'avois depuis six semaines, je l'aurois -peut-être gardée trois mois encore; mais votre -déguisement a tout dérangé. Un novice à instruire, -un fat à corriger (il se montroit lui-même en -riant), un mari presque jaloux à duper si plaisamment! -des obstacles de toute espèce à surmonter!… -elle n'a pu résister à ces idées-là. Oui, -quoique vous soyez d'une figure charmante, je -parierois que c'est surtout la difficulté de l'entreprise -qui a déterminé M<sup>me</sup> de B… D'abord la -marquise a pris à tâche de ne pas suivre la route -battue. Prendre cette semaine, avec distraction, -un amant qu'on renverra maussadement la semaine -prochaine, rompre et nouer des engagemens uniformes: -voilà l'éternelle occupation de nos femmes -de qualité! Le personnage change, mais jamais la -conduite de l'intrigue; on dit, on fait sans cesse -la même chose. C'est toujours une déclaration à -recevoir, un aveu à faire, quelques billets à écrire, -deux ou trois tête-à-tête à ranger, une rupture à -consommer. Tout cela répété devient d'une monotonie -assommante. La marquise, au contraire, -n'est pas fâchée que le même cavalier lui reste, -pourvu que le manège varie. Ce n'est pas par le -nombre de ses amans qu'elle s'affiche, c'est par la -singularité de ses aventures. Une scène ne lui paroît -piquante que quand elle n'est pas ordinaire: -elle ose tout pour la produire; elle se plaît à braver -les hasards et à lutter contre les événemens. -Aussi le sentiment de sa force l'emporte-t-il -quelquefois trop loin. Quelquefois il arrive que -toute son adresse ne peut lui épargner les désagrémens -d'une démarche trop imprudente. Dans -son aventure avec nous, par exemple, voilà deux -terribles scènes qu'elle a essuyées. La première,… -c'est moi qui l'en ai tourmentée, et en conscience -je la lui devois. Hier elle est venue très inconséquemment -chercher ici la seconde, et le hasard -peut-être lui garde la troisième; mais n'importe! -La marquise, toujours supérieure aux petites mortifications, -accoutumée à considérer froidement, -sous tous les rapports, les événemens les plus -fâcheux, la marquise tirera de ses malheurs mêmes -un avantage contre ses ennemis, contre sa rivale et -contre vous.—Contre sa rivale! Ah! Rosambert, -Sophie sera toujours préférée!… Mais que dites-vous -de ma jolie cousine, qui ne répond pas?—Attendez -donc qu'elle ait dormi. Ne vous souvenez-vous -pas qu'il y a huit jours qu'elle n'a fermé -l'œil? Votre lettre l'a doucement bercée… Mais -laissez-la donc goûter son bonheur. Savez-vous -de quoi nous devons nous occuper?—Non.—Il -faut aller acheter quelque bijou pour le cher -gouverneur: il vous a dit qu'un présent s'acceptoit.—Vraiment -oui; mais si je sors et qu'il me -vienne une lettre de Sophie?—On fera attendre -la vieille messagère.—Eh bien, allons donc vite.—Vous -oubliez votre chapeau.—Vous avez -raison», répliquai-je d'un air distrait, et j'allai -m'asseoir. Rosambert me prit par le bras: «Où -diable êtes-vous? A quoi rêvez-vous?—Je songeois -à ce pauvre vicomte de Florville. Qu'elle -doit être affligée, la marquise! Rosambert, croyez-vous -qu'elle m'écrira?—Nous parlons de la marquise -à présent?—Oui, mon ami… Mais ne riez -donc pas; répondez-moi.—Eh bien, mon cher -Faublas, je crois qu'elle ne vous écrira pas.—Vous -croyez?—Cela est très vraisemblable. La -marquise s'est déjà consultée sur votre situation -présente et sur la sienne. En femme bien apprise, -elle a sans doute compris que vous ne pourriez -vous dispenser de venir à elle; elle n'ira point à -vous. Elle vous attendra, soyez sûr qu'elle vous -attendra.»</p> - -<p>Je sonnai Jasmin: «Mon ami, tu connois -l'hôtel du marquis de B…; tu connois Justine, -prends un habit bourgeois, va demander Justine, -et tu lui diras que tu viens de ma part savoir comment -se porte madame la marquise.» Rosambert, -qui rioit de toutes ses forces, me dit: «Ah! c'est -que vous croyez qu'il ne seroit pas poli de la faire -trop attendre? Mais dites-moi, vous désiriez une -lettre de Sophie?—Sans doute. Jasmin, nous allons -à deux pas; tu ne sortiras que quand nous serons -rentrés. Jasmin, de la discrétion! Je compte sur -toi: on nous fait la guerre; l'ennemi est là-bas: -en garde! mon ami, en garde!—Oh! Monsieur, -dans toutes mes maisons j'ai toujours été du parti -des enfans contre les pères.—Bien, mon ami; -sois sûr que je te récompenserai quand je serai -marié avec elle.—Marié avec madame la marquise! -Monsieur!» Rosambert rioit: «Venez, -venez, mon ami, me dit-il, vous n'y êtes plus.»</p> - -<p>J'achetai une bague assez belle; mais, quand il -fut question de nous en aller, je ne pus jamais -arracher Rosambert de la boutique. La bijoutière -étoit jolie.</p> - -<p>A mon retour, Jasmin me remit une lettre. La -vieille n'avoit pas voulu seulement s'asseoir, parce -qu'on lui avoit défendu d'attendre une réponse.</p> - -<p>Qu'on juge de ma douleur en lisant ce qui -suit:</p> - -<blockquote> -<p><i>Si je n'avois vu mon nom vingt fois répété dans -votre lettre, Monsieur, je n'aurois jamais pu croire -qu'elle me fût adressée. Je ne m'imaginois pas que -quelques mots échappés sans conséquence, recueillis -au hasard par ma bonne amie, dussent être interprétés -par son frère d'une manière si étonnante! Je n'imaginois -pas que mon jeune cousin, qui se disoit mon -ami, dût me traiter jamais d'une façon si injurieuse.</i></p> - -<p><i>Qui vous a dit que je vous aimois, Monsieur? -Adélaïde? Elle n'en sait rien. Qui vous a dit que ces -mots: <em>cruel</em>, <em>ingrat</em>, <em>je ne le reverrai de ma vie</em>, -vous fussent adressés? Qui vous a dit que je mourois -de chagrin parce que vous ne m'aimiez pas? Si cela -étoit, Monsieur, il n'y auroit que moi qui pût le savoir: -vous l'ai-je jamais dit, moi, Monsieur?</i></p> - -<p><i>Et vous avez l'air d'être sûr de votre fait! vous -aimez quelqu'un, et vous me dites que vous m'aimez -parce que vous croyez que je vous aime? Vous pensez -donc me faire une grâce, quand vous me demandez -mon cœur et ma main? Monsieur, si je suis assez malheureuse -pour n'inspirer jamais que de la compassion, -je serai du moins assez sage pour ne pas aimer, ou -assez discrète pour cacher mon amour; et certainement -jamais l'amant d'une autre ne sera le mien.</i></p> - -<p><i>Maintenant c'est à vous et pour vous que je dis -ces mots: «Je ne vous reverrai jamais.» Ma famille -vaut bien la vôtre, Monsieur; et vous devez me savoir -quelque gré de ne pas pousser plus loin le ressentiment -de l'outrage que vous n'avez pas craint de me -faire.</i></p> -</blockquote> - -<p>Cette fatale lettre n'étoit pas signée. Le chagrin -dont elle me pénétra est plus facile à imaginer -qu'à décrire. Sophie ne m'aimoit pas! Sophie ne -vouloit plus me voir! Je tombai dans un accablement -profond, dont je ne sortis que pour verser -un torrent de larmes: si du moins Rosambert -étoit là, il m'aideroit de ses conseils, il me donneroit -quelque consolation.</p> - -<p>Je me levai brusquement, j'essuyai mes yeux, je -volai chez la bijoutière. Elle n'étoit plus au comptoir! -Rosambert n'étoit plus dans la boutique! Je -parus si fâché de ce contre-temps qu'une demoiselle -de magasin eut pitié de moi. Elle me dit que, -si je voulois entrer au <i>café de la Régence</i>, qu'elle -me montra à dix pas de là, elle iroit avertir le -comte, qui n'étoit pas loin, et qui ne manqueroit -pas de me rejoindre dans une demi-heure au plus -tard.</p> - -<p>J'entrai dans ce <i>café de la Régence</i>. Je n'y vis -que des gens profondément occupés à préparer -un échec et mat. Hélas! ils étoient moins recueillis, -moins rêveurs, moins tristes que moi. Je -m'assis d'abord près d'une table, mais, l'agitation -que j'éprouvois ne me permettant pas de rester en -place, bientôt je me promenai à grands pas dans le -café silencieux. Bientôt aussi l'un des joueurs, -haussant la voix, levant la tête et frottant ses -mains, dit d'un ton fier: «Au roi!—Grand -Dieu! s'écria l'autre, la dame forcée! la partie -perdue! Une partie superbe!… Oui, oui, Monsieur, -frottez vos mains! Vous vous croyez un -Turenne! Savez-vous à qui vous devez l'obligation -de ce beau coup? (Il se tourna de mon côté.) -A monsieur. Oui, à monsieur. Maudits soient les -amoureux!» Étonné de la manière vive dont on -m'apostrophoit, j'observai au joueur mécontent -que je ne comprenois pas… «Vous ne comprenez -pas! Eh bien! regardez-y; un échec à la découverte!—Eh -bien! Monsieur! qu'a de commun -cet échec…—Comment! ce qu'il a de commun! -Il y a une heure, Monsieur, que vous tournez -autour de moi. «Et ma chère Sophie par-ci, et -ma jolie cousine par-là…» Moi, j'entends ces -fadaises, et je fais des fautes d'écolier… Monsieur, -quand on est amoureux, on ne vient pas au <i>café -de la Régence</i>.» J'allois répliquer; il continua avec -violence: «Un échec à la découverte, il faut couvrir -le roi; seul moyen de sauver… On profite des -distractions que ce monsieur me donne!… Un -misérable coup de mazette! Un homme comme -moi!» (Il se retourna vers moi.) «Monsieur, une -fois pour toutes, sachez que toutes les cousines du -monde ne valent pas la dame qu'on me force… Elle -est forcée! Il n'y a pas de ressource… Au diable -soient la bégueule et son doucereux amant!»</p> - -<p>De toutes les exclamations du joueur, la dernière -fut celle qui me piqua le plus. Emporté par ma -vivacité, je m'avançai brusquement; mais, chemin -faisant, je rencontrai sur la table voisine un échiquier -qui débordoit: mes boutons l'accrochèrent, -il tomba; les pièces roulèrent de tous côtés. Voilà -pour moi deux adversaires nouveaux. L'un me -dit: «Monsieur, prenez-vous quelquefois garde -à ce que vous faites?» l'autre s'écrie: «Monsieur, -vous m'enlevez une partie!…—Vous? -vous aviez perdu, interrompt son adversaire.—J'avois -gagné, Monsieur.—Cette partie-là, je -l'aurois jouée contre Verdoni!—Et moi, contre -Philidor.—Eh! Messieurs, ne me rompez pas la -tête! je vais la payer, votre partie!—La payer! -vous n'êtes pas assez riche.—Que jouez-vous -donc?—L'honneur.—Oui, Monsieur, l'honneur. -Je suis venu en poste tout exprès pour répondre -au défi de monsieur,… de monsieur qui croit -n'avoir pas d'égal! Sans vous je lui donnois une -leçon!—Une leçon! eh mais, vous êtes fort heureux -que l'étourderie de monsieur vous ait sauvé: -je forçois la dame en dix-huit coups!—Et vous -n'alliez pas jusqu'au onzième, en moins de dix -vous étiez mat.—Mat! mat! C'est pourtant -vous, Monsieur, qui êtes cause que l'on m'insulte!… -Apprenez, Monsieur, que dans le <i>café de la Régence</i> -on ne doit pas courir.» (Alors un autre -joueur se leva:) «Eh! Messieurs, dans le <i>café -de la Régence</i> on ne doit pas crier, on ne doit pas -parler. Quel train vous faites!»</p> - -<p>D'autres encore se mêlèrent de la querelle; et, -comme j'étois l'auteur de tout le mal, chacun me -gourmandoit; je ne savois plus à qui répondre, -quand Rosambert entra. Il eut beaucoup de peine -à me tirer de là: nous nous sauvâmes au <i>Palais-Royal</i>.</p> - -<p>Je pris Rosambert à l'écart; je lui montrai la -lettre de Sophie. «Et voilà ce qui vous afflige? me -dit-il après l'avoir lue… Mais vous devriez baiser -cent fois cette lettre-là!—Ah! Rosambert, est-ce -donc le moment de plaisanter?—Je ne plaisante -pas, mon ami, vous êtes adoré.—Mais vous n'avez -donc pas lu?—J'ai lu, et je vous répète que vous -êtes adoré.—Rosambert, nous sommes mal ici, -revenez chez moi.»</p> - -<p>En chemin, le comte me dit: «Sophie a cessé -ses visites au parloir à l'époque de votre liaison avec -M<sup>me</sup> de B… C'est à cette époque aussi que les insomnies -ont commencé; c'est alors qu'elle a eu ce -que mademoiselle votre sœur appelle la fièvre. -Elle a désiré la recette, elle l'a demandée indirectement. -Il y a plus, le remède avoit fait un excellent -effet, puisqu'hier, à midi, M<sup>lle</sup> de Pontis se portoit -mieux. Il faut donc conclure de tout cela que, dans -l'après-dînée d'hier, il s'est passé quelque chose -d'extraordinaire au couvent. N'en doutez pas, mon -ami, cette lettre est l'effet d'une ruse du baron, ou -d'une naïveté d'Adélaïde, ou d'une indiscrétion de -M. Person. Au reste, le ton de cette épître prouve -que vous êtes aimé. Un aveu tacite est même -échappé à la jeune personne. Elle vous fait de -terribles reproches! Vous avez cru qu'elle vous -aimoit! elle ne peut supporter cette idée; mais elle -ne dit nulle part qu'elle ne vous aime pas.»</p> - -<p>Tout ce que Rosambert me disoit me paroissoit -fort raisonnable; cependant mon cœur étoit oppressé. -Les amans espèrent follement, ils s'alarment -de même.</p> - -<p>«Savez-vous bien, reprit le comte, qu'elle est -assez bien tournée, sa douce épître? Oh! la jolie -cousine ne vous aura pas écrit dix fois que vous -trouverez son style tout à fait formé!—Rosambert, -que vous êtes cruel avec votre gaieté!»</p> - -<p>Jasmin rentroit chez moi en même temps que -nous, il me dit qu'il venoit de chez madame la -marquise. «Eh bien, Monsieur, j'ai parlé à -M<sup>lle</sup> Justine; elle m'a fait attendre assez longtemps, -et elle est enfin revenue me dire que madame -étoit très sensible à votre attention; que -madame s'étoit sentie fort incommodée hier en -rentrant, que le docteur lui avoit trouvé un peu -de fièvre ce matin.—Voyez, Rosambert, voyez -comme je suis malheureux! elles ont toutes deux la -fièvre en même temps! Celle que j'adore ne veut -plus me voir!…—Et je ne verrai pas aujourd'hui -celle qui m'amuse! ajouta le comte en me contrefaisant. -Pauvre jeune homme! que je le plains!… -Mon cher Faublas, consolez-vous. Pour guérir les -maux que vous avez causés, vous serez tout seul -plus docteur que tous les docteurs de la faculté. -Mais, quoique la maladie de la jolie cousine soit -à peu près celle de l'aimable marquise, je prévois -cependant qu'il y aura quelque différence dans le -traitement. On cherchera dans les yeux de la jolie -demoiselle s'il n'y a pas quelque reste d'émotion; -on prendra sa main pour tâter le pouls qui pourroit -être un peu élevé; peut-être même qu'il faudra -voir si sa bouche n'a rien perdu de sa fraîcheur… -Mais pour la belle dame! oh! l'examen sera plus -long, plus sérieux! Vous serez obligé de la considérer -de plus près, et plus généralement… de la -tête aux pieds! mon ami!… Je crois même que la -méthode de ce M. Mesmer… Oui, Chevalier, oui, -un peu de magnétisme!—De grâce! trêve de plaisanterie! -Rosambert, occupez-vous avec moi de -Sophie… Tâchons d'abord de découvrir ce qui -m'a valu cette cruelle lettre; voyons ensuite par -quels moyens je pourrois avoir une entrevue, une -explication avec ma jolie cousine.—Très volontiers, -mon cher Faublas; commençons par appeler -M. Person.»</p> - -<p>Mon père entra comme Rosambert sonnoit. Il -répondit froidement aux politesses du comte, et -m'annonça, d'un ton assez brusque, que j'allois -sortir avec lui. «Les chevaux sont mis», ajouta-t-il, -et, se tournant du côté de Rosambert: -«Pardon, Monsieur, mais l'heure me presse.—Demain -matin, de bonne heure», me dit le -comte en nous quittant. Je suivis le baron avec -inquiétude.</p> - -<p>Il me conduisit chez M. Duportail. Lovzinski -m'attendoit pour achever de m'apprendre les aventures -de sa vie les plus secrètes; et, de peur que -le marquis de B… ou quelque autre importun ne -vînt encore nous interrompre, il ordonna qu'on -refusât la porte à tout le monde. Dès que nous -eûmes dîné, il continua ainsi le récit de ses infortunes.</p> - -<hr /> - - -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em"><i>Imprimé par Jouaust et Sigaux</i><br /> -<span class="small">POUR LA</span><br /> -PETITE BIBLIOTHÈQUE ARTISTIQUE</p> - -<p class="c small">M DCCC LXXXIV</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em large"><i>PETITE BIBLIOTHÈQUE ARTISTIQUE</i></p> - - -<p>Tirage in-16 sur papier de Hollande, plus 25 chine et 25 -whatman.—Tirage en GRAND PAPIER (in-8<sup>o</sup>), à 170 pap. -de Hollande, 20 chine, 20 whatman.</p> - -<table summary=""> -<tr> -<td class="ind">HEPTAMÉRON de la Reine de Navarre.—DÉCAMÉRON -de Boccace, grav. de <span class="sc">Flameng</span>.</td> -<td class="num"><i>Épuisés.</i></td> -</tr> -<tr> -<td class="ind">CENT NOUVELLES NOUVELLES, dessins de <span class="sc">J. Garnier</span>, -grav. par <span class="sc">Lalauze</span> ou reprod. par l'héliogravure. 10 fasc.</td> -<td class="num">50 fr.</td> -</tr> -<tr> -<td class="ind">MANON LESCAUT, grav. d'<span class="sc">Hédouin</span>. 2 vol.</td> -<td class="num">25 fr.</td> -</tr> -<tr> -<td class="ind">GULLIVER (<span class="sc">Voyages de</span>), grav. de <span class="sc">Lalauze</span>. 4 vol.</td> -<td class="num">40 fr.</td> -</tr> -<tr> -<td class="ind">VOYAGE SENTIMENTAL, grav. d'<span class="sc">Hédouin</span>.</td> -<td class="num">25 fr.</td> -</tr> -<tr> -<td class="ind">RABELAIS, les Cinq Livres, grav. de <span class="sc">Boilvin</span>.</td> -<td class="num">60 fr.</td> -</tr> -<tr> -<td class="ind">PERRAULT (<span class="sc">Contes de</span>), grav. de <span class="sc">Lalauze</span>. 2 vol.</td> -<td class="num">30 fr.</td> -</tr> -<tr> -<td class="ind">CONTES RÉMOIS, du Comte de Chevigné, dessins de -<span class="sc">J. Worms</span>, grav. par <span class="sc">Rajon</span>.</td> -<td class="num">20 fr.</td> -</tr> -<tr> -<td class="ind">VOYAGE AUTOUR DE MA CHAMBRE, de X. de Maistre, -grav. d'<span class="sc">Hédouin</span>.</td> -<td class="num">20 fr.</td> -</tr> -<tr> -<td class="ind">ROMANS DE VOLTAIRE, grav. de <span class="sc">Laguillermie</span>. 5 fascicules.</td> -<td class="num">45 fr.</td> -</tr> -<tr> -<td class="ind">ROBINSON CRUSOÉ, grav. de <span class="sc">Mouilleron</span>. 4 vol.</td> -<td class="num">40 fr.</td> -</tr> -<tr> -<td class="ind">PAUL ET VIRGINIE, grav. de <span class="sc">Laguillermie</span>.</td> -<td class="num">20 fr.</td> -</tr> -<tr> -<td class="ind">GIL BLAS, grav. de <span class="sc">Los Rios</span>. 4 vol.</td> -<td class="num">45 fr.</td> -</tr> -<tr> -<td class="ind">CHANSONS DE NADAUD, grav. d'<span class="sc">Ed. Morin</span>. 3 vol.</td> -<td class="num">40 fr.</td> -</tr> -<tr> -<td class="ind">PHYSIOLOGIE DU GOUT, grav. de <span class="sc">Lalauze</span>. 2 vol.</td> -<td class="num">60 fr.</td> -</tr> -<tr> -<td class="ind">LE DIABLE BOITEUX, grav. de <span class="sc">Lalauze</span>. 2 vol.</td> -<td class="num">30 fr.</td> -</tr> -<tr> -<td class="ind">ROMAN COMIQUE, grav. de <span class="sc">Flameng</span>. 3 vol.</td> -<td class="num">35 fr.</td> -</tr> -<tr> -<td class="ind">CONFESSIONS de Rousseau, grav. d'<span class="sc">Hédouin</span>, 4 vol.</td> -<td class="num">50 fr.</td> -</tr> -<tr> -<td class="ind">MILLE ET UNE NUITS, grav. de <span class="sc">Lalauze</span>. 10 vol.</td> -<td class="num">90 fr.</td> -</tr> -<tr> -<td class="ind">LES DAMES GALANTES, dessins d'<span class="sc">Ed. de Beaumont</span>, -gravés par <span class="sc">Boilvin</span>. 3 vol.</td> -<td class="num">40 fr.</td> -</tr> -<tr> -<td class="ind">LES FACÉTIEUSES NUITS DE STRAPAROLE, dessins -de <span class="sc">J. Garnier</span>, gravés par <span class="sc">Champollion</span>. 4 vol.</td> -<td class="num">45 fr.</td> -</tr> -<tr> -<td class="ind">BEAUMARCHAIS: <i>Mariage de Figaro</i>, <i>Barbier de Séville</i>. -Dessins d'<span class="sc">Arcos</span>, gravés par <span class="sc">Monziès</span>, 2 vol.</td> -<td class="num">32 fr.</td> -</tr> -<tr> -<td class="ind">DIABLE AMOUREUX, grav. de <span class="sc">Lalauze</span>. 1 vol.</td> -<td class="num">20 fr.</td> -</tr> -<tr> -<td class="ind">CONTES D'HOFFMANN, grav. de <span class="sc">Lalauze</span>. 2 vol.</td> -<td class="num">36 fr.</td> -</tr> -</table> - -<p class="gap"><span class="sc">Nota.</span>—<i>Les prix indiqués sont ceux du format in-16. -S'adresser à la librairie pour les autres exemplaires.</i></p> - - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Les amours du chevalier de Faublas, -tome 1/5, by Jean-Baptiste Louvet de Couvray - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AMOURS DU CHEVALIER DE FAUBLAS, TOME 1 *** - -***** This file should be named 61920-h.htm or 61920-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/1/9/2/61920/ - -Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed -Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by The -Internet Archive/Canadian Libraries) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm -concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, -and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive -specific permission. If you do not charge anything for copies of this -eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook -for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, -performances and research. They may be modified and printed and given -away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks -not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the -trademark license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or -destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your -possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a -Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound -by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the -person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph -1.E.8. - -1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be -used on or associated in any way with an electronic work by people who -agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few -things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works -even without complying with the full terms of this agreement. See -paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project -Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this -agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm -electronic works. See paragraph 1.E below. - -1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the -Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection -of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual -works in the collection are in the public domain in the United -States. If an individual work is unprotected by copyright law in the -United States and you are located in the United States, we do not -claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, -displaying or creating derivative works based on the work as long as -all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope -that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting -free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm -works in compliance with the terms of this agreement for keeping the -Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily -comply with the terms of this agreement by keeping this work in the -same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when -you share it without charge with others. - -1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern -what you can do with this work. Copyright laws in most countries are -in a constant state of change. If you are outside the United States, -check the laws of your country in addition to the terms of this -agreement before downloading, copying, displaying, performing, -distributing or creating derivative works based on this work or any -other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no -representations concerning the copyright status of any work in any -country outside the United States. - -1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: - -1.E.1. The following sentence, with active links to, or other -immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear -prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work -on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the -phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, -performed, viewed, copied or distributed: - - This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and - most other parts of the world at no cost and with almost no - restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it - under the terms of the Project Gutenberg License included with this - eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the - United States, you'll have to check the laws of the country where you - are located before using this ebook. - -1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is -derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not -contain a notice indicating that it is posted with permission of the -copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in -the United States without paying any fees or charges. If you are -redistributing or providing access to a work with the phrase "Project -Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply -either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or -obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm -trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. - -1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted -with the permission of the copyright holder, your use and distribution -must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any -additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms -will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works -posted with the permission of the copyright holder found at the -beginning of this work. - -1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm -License terms from this work, or any files containing a part of this -work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. - -1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this -electronic work, or any part of this electronic work, without -prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with -active links or immediate access to the full terms of the Project -Gutenberg-tm License. - -1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, -compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including -any word processing or hypertext form. However, if you provide access -to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format -other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official -version posted on the official Project Gutenberg-tm web site -(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense -to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means -of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain -Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the -full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. - -1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, -performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works -unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. - -1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing -access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works -provided that - -* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from - the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method - you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed - to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has - agreed to donate royalties under this paragraph to the Project - Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid - within 60 days following each date on which you prepare (or are - legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty - payments should be clearly marked as such and sent to the Project - Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in - Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg - Literary Archive Foundation." - -* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies - you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he - does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm - License. You must require such a user to return or destroy all - copies of the works possessed in a physical medium and discontinue - all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm - works. - -* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of - any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the - electronic work is discovered and reported to you within 90 days of - receipt of the work. - -* You comply with all other terms of this agreement for free - distribution of Project Gutenberg-tm works. - -1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project -Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than -are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing -from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The -Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm -trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. - -1.F. - -1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable -effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread -works not protected by U.S. copyright law in creating the Project -Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm -electronic works, and the medium on which they may be stored, may -contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate -or corrupt data, transcription errors, a copyright or other -intellectual property infringement, a defective or damaged disk or -other medium, a computer virus, or computer codes that damage or -cannot be read by your equipment. - -1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right -of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project -Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project -Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all -liability to you for damages, costs and expenses, including legal -fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT -LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE -PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE -TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE -LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR -INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH -DAMAGE. - -1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a -defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can -receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a -written explanation to the person you received the work from. If you -received the work on a physical medium, you must return the medium -with your written explanation. The person or entity that provided you -with the defective work may elect to provide a replacement copy in -lieu of a refund. If you received the work electronically, the person -or entity providing it to you may choose to give you a second -opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If -the second copy is also defective, you may demand a refund in writing -without further opportunities to fix the problem. - -1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth -in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO -OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT -LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. - -1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied -warranties or the exclusion or limitation of certain types of -damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement -violates the law of the state applicable to this agreement, the -agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or -limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or -unenforceability of any provision of this agreement shall not void the -remaining provisions. - -1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the -trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone -providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in -accordance with this agreement, and any volunteers associated with the -production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm -electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, -including legal fees, that arise directly or indirectly from any of -the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this -or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or -additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any -Defect you cause. - -Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm - -Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. - -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's -goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg-tm and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at -www.gutenberg.org - - - -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the -mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its -volunteers and employees are scattered throughout numerous -locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt -Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to -date contact information can be found at the Foundation's web site and -official page at www.gutenberg.org/contact - -For additional contact information: - - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular -state visit www.gutenberg.org/donate - -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. - -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. - -Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation -methods and addresses. Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. To -donate, please visit: www.gutenberg.org/donate - -Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. - -Professor Michael S. Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our Web site which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. - - - -</pre> - -</body> -</html> diff --git a/old/61920-h/images/cover.jpg b/old/61920-h/images/cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index d4748af..0000000 --- a/old/61920-h/images/cover.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/61920-h/images/frontis.jpg b/old/61920-h/images/frontis.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 4ba6916..0000000 --- a/old/61920-h/images/frontis.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/61920-h/images/illu1.jpg b/old/61920-h/images/illu1.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 86ca297..0000000 --- a/old/61920-h/images/illu1.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/61920-h/images/illu2.jpg b/old/61920-h/images/illu2.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index cb49513..0000000 --- a/old/61920-h/images/illu2.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/61920-h/images/illu3.jpg b/old/61920-h/images/illu3.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 40d06f0..0000000 --- a/old/61920-h/images/illu3.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/61920-h/images/jouaust.png b/old/61920-h/images/jouaust.png Binary files differdeleted file mode 100644 index fd80844..0000000 --- a/old/61920-h/images/jouaust.png +++ /dev/null diff --git a/old/61920-h/images/nonbene.png b/old/61920-h/images/nonbene.png Binary files differdeleted file mode 100644 index 39d213c..0000000 --- a/old/61920-h/images/nonbene.png +++ /dev/null |
