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+The Project Gutenberg EBook of Les amours du chevalier de Faublas, tome 1/5, by
+Jean-Baptiste Louvet de Couvray
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
+other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
+whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
+the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
+www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
+to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
+
+Title: Les amours du chevalier de Faublas, tome 1/5
+
+Author: Jean-Baptiste Louvet de Couvray
+
+Contributor: Hippolyte Fournier
+
+Illustrator: Paul Avril
+
+Release Date: April 25, 2020 [EBook #61920]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AMOURS DU CHEVALIER DE FAUBLAS, TOME 1 ***
+
+
+
+
+Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
+Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by The
+Internet Archive/Canadian Libraries)
+
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+
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+
+
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+
+
+ LES AMOURS
+ DU CHEVALIER
+ DE FAUBLAS
+
+ TOME PREMIER
+
+ [Vignette: NON BENE QUI SEMPER AMAT]
+
+ _ÉDITION JOUAUST_
+
+ Paris, 1884
+
+
+
+
+ LES AMOURS
+ DU CHEVALIER
+ DE FAUBLAS
+
+ [Vignette: NON BENE QUI SEMPER AMAT]
+
+ TOME PREMIER
+
+ PARIS, M DCCC LXXXIV
+
+
+
+
+TIRAGE A PETIT NOMBRE
+
+Plus 25 exemplaires sur papier de Chine et 25 sur papier Whatman, avec
+_double épreuve_ des gravures.
+
+
+Il a été fait un tirage en GRAND PAPIER, ainsi composé:
+
+ 10 exemplaires sur papier du Japon (nºs 1 à 10).
+ 20 -- sur papier de Chine (nºs 11 à 30).
+ 20 -- sur papier Whatman (nºs 31 à 50).
+ 170 -- sur papier de Hollande (nºs 51 à 220).
+ ---
+ 220 exemplaires, numérotés.
+
+
+Pour ce dernier tirage, les gravures se trouvent en _triple épreuve_
+dans les exemplaires sur papier du Japon, et en _double épreuve_ dans
+les exemplaires sur papier de Chine et sur papier Whatman.
+
+
+
+
+[Illustration: LOUVET DE COUVRAY]
+
+
+
+
+ LES AMOURS
+ DU CHEVALIER
+ DE FAUBLAS
+
+ PAR
+ LOUVET DE COUVRAY
+
+ AVEC UNE
+ PRÉFACE PAR HIPPOLYTE FOURNIER
+
+ _Dessins de Paul Avril_
+ GRAVÉS A L'EAU-FORTE PAR MONZIÈS
+
+ [Marque d'imprimeur: IOVAVST]
+
+ PARIS
+ LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES
+ Rue Saint-Honoré, 338
+
+ M DCCC LXXXIV
+
+
+
+
+NOTE DE L'ÉDITEUR
+
+
+S'il y a des personnes qui valent mieux que leur réputation, il existe
+aussi des oeuvres littéraires qui se trouvent dans le même cas, et parmi
+ces dernières figurent certainement les _Amours du chevalier de
+Faublas_, de Louvet de Couvray. Depuis longtemps nous étions sollicité
+de les faire entrer dans notre _Petite Bibliothèque Artistique_; mais,
+nous devons l'avouer humblement, nous en rapportant beaucoup trop au
+mauvais renom de ce curieux roman, duquel nous ne conservions qu'un
+souvenir assez confus, nous avions hésité jusqu'à présent à lui donner
+asile. Une lecture complète et attentive nous l'a montré d'une telle
+innocuité, en comparaison de certains romans célèbres d'aujourd'hui,
+répandus par milliers, que nous n'avons plus éprouvé de scrupule à
+publier des _Amours du chevalier de Faublas_ une édition tirée à très
+petit nombre, relevée par le mérite d'une véritable collaboration
+artistique, et que son prix élevé rendît inabordable aux acheteurs entre
+les mains desquels le roman aurait pu présenter quelque danger. Nous
+avons été confirmé dans notre opinion par des personnes d'un jugement
+sûr et d'une indiscutable honorabilité, au nombre desquelles nous
+citerons notre ami, M. Hippolyte Fournier, l'un des représentants les
+plus sérieux et les plus honnêtes de la critique contemporaine, qui a
+bien voulu nous offrir de présenter notre édition au public.
+
+Dans une préface où il a discuté la valeur littéraire du _Faublas_ et
+recherché les conditions dans lesquelles il s'est produit, notre érudit
+collaborateur s'est attaché à dissiper les injustes préventions
+accumulées contre une oeuvre dont les détails licencieux, tout à fait
+accessoires, sont traités avec une délicatesse qui les garde d'être trop
+choquants. Placée entre la dépravation de la société finissante du
+XVIIIe siècle et l'agitation révolutionnaire qui portait en elle les
+germes d'une société nouvelle, l'époque où a vécu Louvet se trouvait
+quelque peu hésitante sur la question des principes, et son roman a dû
+s'en ressentir; mais c'est aussi parce qu'il donne un tableau fidèle des
+moeurs du temps qu'il est précieux à conserver. Il n'en est pas moins
+vrai, d'ailleurs, qu'il a été écrit sous la préoccupation constante
+d'une idée morale qui se fait jour à chaque instant dans le récit, pour
+arriver à cette conclusion: qu'un amour véritable finit par triompher de
+toutes les séductions et que le port de salut se trouve dans le mariage
+et dans la vie de famille.
+
+Il y a eu plusieurs éditions des _Amours de Faublas_, tant avant
+qu'après la mort de Louvet. Nous avons suivi le texte de la troisième,
+revue par lui, et publiée l'an VI de la République, en 4 volumes in-8º,
+avec figures de Marillier. Elle se vendait «chez l'auteur, rue de
+Grenelle-Germain, vis-à-vis la rue de Bourgogne, ci-devant hôtel de
+Sens, nº 1495». Malheureusement, elle est d'une impression assez
+fautive, et nous avons dû, pour rétablir quelques passages tronqués,
+recourir aux autres éditions.
+
+Pour les dessins dont nous voulions orner notre publication, il fallait,
+avec une connaissance exacte de l'époque, beaucoup de tact et un goût
+fin et délicat. Nous avons trouvé ces qualités réunies chez M. Paul
+Avril, qui est un nouveau venu dans notre collection, mais que de
+précédents travaux avaient déjà signalé à l'attention des connaisseurs.
+Ses compositions ont été très intelligemment gravées par M. Monziès, et
+l'heureuse association de ces deux artistes a produit une série de
+gravures qu'on dirait bien plutôt des planches retrouvées du XVIIIe
+siècle qu'une oeuvre exécutée de nos jours. Dans le choix des sujets,
+qui doivent être la traduction aussi exacte et aussi complète que
+possible de l'oeuvre qu'ils accompagnent, nous avons cherché à nous
+tenir autant éloigné d'une pruderie trop exclusive que de la recherche
+des scènes légères, pour lesquelles il faut toujours qu'un éditeur
+s'impose la plus grande réserve.
+
+Nous pensons donc, grâce aux soins de toute sorte apportés à la
+publication de l'oeuvre de Louvet, en avoir donné une édition sérieuse,
+que sa valeur littéraire et son mérite artistique rendront également
+recommandable.
+
+D. J.
+
+
+
+
+PRÉFACE
+
+
+Cet aimable chevalier de Faublas, un peu fou, très tendre, sincèrement
+épris, avec une pointe du libertinage particulier à son époque, est,
+selon nous, un des héros calomniés ou plutôt incompris de notre
+littérature.
+
+L'opinion générale, dirigée depuis longtemps par quelques pontifes de la
+critique contemporaine, Jules Janin en tête, n'a voulu voir dans le
+personnage présenté par Louvet que le type des vices et de la mollesse
+dépravante du XVIIIe siècle.
+
+Mais, nous demandera-t-on peut-être, qu'est-ce alors que Faublas, si ce
+n'est pas cela?
+
+Faublas, c'est tout simplement, habillée à la mode du XVIIIe siècle, la
+jeunesse insouciante du lendemain qui s'en va droit devant elle les
+lèvres avides de baisers et pleines de sourires, c'est l'adolescent
+chercheur de caresses, léger et changeant sans doute, mais si aimant que
+toujours un souffle venu de son coeur attise l'ardeur de sa fantaisie.
+Voir en cet être qui ne calcule ni ne réfléchit, qui se livre tout
+entier, corps et âme, aux maîtresses dont les bras ne peuvent se
+détacher de son cou; voir en cet enfant câlin, qui devient moralement
+homme par le remords et la douleur, uniquement le type des vices
+dépravants du XVIIIe siècle, comme nous le disions tout à l'heure, c'est
+vraiment teinter de couleurs trop sombres la jolie figure de ce juvénile
+amoureux.
+
+Toujours est-il que, considérée comme un prétexte à tableaux érotiques
+et à scènes immorales, l'oeuvre charmante, fine et amusante de Louvet
+s'est vue, enserrée qu'elle a été, en outre, entre le romantisme et le
+naturalisme triomphants, anathématisée d'abord, puis dédaignée enfin par
+la société tout entière du XIXe siècle.
+
+C'est donc à la fois un acte de justice et une heureuse inspiration de
+lettré que de rééditer d'une façon exceptionnellement artistique, qui le
+remettra forcément en lumière, un ouvrage que sa réserve d'expressions
+recommande aux délicats, et que son caractère propre, intéressant jusque
+dans le suranné qu'imprime au style l'archaïsme de certaines phrases,
+classe au nombre des spécimens curieux de la littérature légère de la
+fin du XVIIIe siècle.
+
+Espérer que personne ne fera reproche à l'éditeur et à nous de patronner
+un livre longtemps mis à l'index, ce serait peu connaître la gent
+humaine.
+
+Nous aurons contre nous les faux austères qui crient au scandale, qui se
+voilent la face à chaque occasion plus ou moins fondée, en ayant soin,
+bien entendu, d'écarter les doigts pour ne pas perdre un mot des
+ardentes pages contre lesquelles ils fulminent en public tout en les
+goûtant fort en particulier; nous aurons encore contre nous les cyniques
+de lettres qui trouveront Louvet mignard et fade, parce qu'il a évité
+d'être grossier. Mais le contingent des lecteurs sur les suffrages
+desquels nous basons le nouveau succès que ne peut manquer d'avoir
+FAUBLAS verra, nous en sommes convaincu, les choses de plus haut. A
+travers les ivresses d'un jeune homme étourdi et sensible, pour parler
+le langage de Louvet, l'esprit critique de la génération actuelle, si
+merveilleusement développé, saura percevoir les tendances, très
+évidentes d'ailleurs, de l'auteur vers des conclusions beaucoup plus
+morales qu'on ne l'a cru jusqu'ici.
+
+Jamais personne n'a été autant lui-même dans ses écrits que Louvet, et
+jamais personne, soit qu'on interroge sa vie privée, soit qu'on étudie
+ses oeuvres, fût-ce les plus risquées, ou les actes de sa carrière
+politique, fût-ce les plus susceptibles de discussion, ne s'est plus
+instinctivement élevé, pourrait-on dire, au-dessus des idées de son
+temps.
+
+Ce lecteur assidu de Voltaire et de Rousseau, cet enthousiaste de Mme
+Roland, cet amant violemment épris de la compagne quasi héroïque qu'il
+désigne discrètement dans ses mémoires sous le pseudonyme de Lodoïska,
+nom donné par lui à la seule héroïne sans tache du FAUBLAS; Louvet, en
+un mot, tout fils de son siècle qu'il s'est montré, n'a été ni un
+sceptique, ni un blasé, ni un sanguinaire, ni un libertin endurci.
+
+Né tendre, loyal, courageux, sensible et constant, il possédait un
+ensemble de nobles qualités qui eussent fait de lui, au XVIIe siècle, le
+type du parfait honnête homme, et à toute autre époque, où la vertu
+vraie n'était point systématiquement bafouée, il eût pu atteindre, en la
+méritant à tous égards, la réputation d'homme de bien.
+
+Ce qu'il y eut de mauvais en lui vint de son temps, non de son
+caractère, qui fut, en maintes circonstances, supérieur à son temps.
+
+Louvet romancier, Louvet révolutionnaire, Louvet conteur galant ou
+girondin traqué, apparaît, en effet, sincère dans ses convictions,
+généreux dans ses illusions, fidèle à son culte de tous les héroïsmes
+que comporte l'amour de l'humanité, à sa croyance dans les abnégations
+infatigables de l'amitié et de la passion partagée.
+
+Lorsque Louvet conventionnel votera la mort de Louis XVI en demandant le
+sursis, en le demandant de bonne foi, avec l'espoir que la leçon donnée
+de la sorte à la royauté ne coûtera pas la vie au roi; lorsqu'il
+invectivera, non en insulteur vendu, mais en patriote indigné, le
+tout-puissant et rancunier Robespierre, Louvet restera bien lui-même:
+humanitaire en principes, énergique dans ses actes, exalté dans ses
+élans.
+
+Lorsque, consacrant avec bonheur, par un mariage régulier, le lien
+illégitime qui l'unissait à sa «Lodoïska», il affirmera la droiture de
+ses intentions, la fermeté de ses sentiments, son respect de la
+légalité, c'est encore sous une impulsion absolument personnelle qu'il
+agira.
+
+En politique, en amour, comme aussi en littérature, l'homme primitif,
+surgissant sans cesse chez Louvet aux côtés de l'homme social, dominera
+ce dernier, le conseillera, le retiendra sur la pente que le courant
+général rendait si glissante et si dangereuse même pour les gens de bon
+vouloir.
+
+Pour apprécier sûrement son livre et sa vie, il faut dans les deux faire
+la part du feu, ou, ce qui serait plus exact, la part du temps: enfant
+du XVIIIe siècle finissant, Louvet eut les entraînements lascifs, les
+frivolités regrettables, les colères folles, les exaltations fâcheuses
+des phases diverses que marquèrent les années contenues entre 1760 et
+1797, dates dont l'une rappelle sa naissance et l'autre sa mort; mais il
+eut également des admirations fécondes, des idées neuves et généreuses,
+des délicatesses exquises de coeur et d'esprit, qui, jointes au grand
+amour par lequel fut charmée et ennoblie sa trop courte existence
+remplie de si romanesques péripéties, le gardèrent foncièrement des
+corruptions qu'il savait si bien dépeindre, et stigmatiser à l'occasion.
+
+Déclassé par le fait des revers de fortune qui atteignirent sa famille,
+dont l'origine nobiliaire n'est nullement contestée, Louvet de Couvray,
+après avoir passé dans la boutique de papeterie que ses parents tenaient
+au coin de la rue des Écrivains une enfance attristée par les
+préférences de son père pour un fils aîné, se trouva lancé en pleine
+société de l'ancien régime, à l'heure où, plus brillante, plus frivole,
+plus emportée que jamais vers les plaisirs des sens et de l'esprit, elle
+jouissait de son reste.
+
+Heure étrange de décadence sociale, parée du charme morbide et grisant
+de ce qui va finir dans une dernière et trop ardente poussée de vie;
+heure de fièvre précédant la convulsion suprême qui allait briser cette
+aristocratie, sur les lèvres de laquelle se retrouvaient à la fois la
+grimace railleuse de Voltaire, le sourire licencieux de la Dubarry,
+l'outrecuidante et spirituelle impertinence de Rivarol, tandis qu'au
+fond, en cherchant bien, derrière le sourire, on sentait sourdre les
+découragements du vice, si imparfaitement voilé, d'ailleurs, par les
+emphatiques envolées du faux idéal de passion inventé par Rousseau.
+
+A cette heure-là, l'oeuvre de la période philosophique, en ce qu'elle
+eut de néfaste, était parachevée, et celle de la période
+révolutionnaire, avec tous ses fruits connus, était en germe.
+
+Les causeries pétillantes de verve des salons, les aventures libertines
+des boudoirs, les sentimentalités des correspondances amoureuses que se
+préparaient à troubler les clameurs populacières de la foule ameutée
+autour des échafauds, les éventualités tragiques de l'exil et de
+l'incarcération, les liaisons faites de caprice sensuel qu'allaient
+remplacer les dévouements sublimes des tendresses nées de l'épreuve et
+de la douleur, toute cette fantasmagorie chatoyante d'un monde pimpant,
+étincelant, paré, philosophant et marivaudant, vivant dans un nuage de
+poudre à la maréchale, pivotant allègrement sur ses talons rouges au
+bord du plus effroyable des précipices que l'imprévoyance d'une
+génération puisse creuser; tel fut le milieu où s'épanouit la jeunesse
+de Louvet, où s'éveillèrent ses curiosités et ses ardeurs d'adolescent,
+ses rêves de succès littéraires.
+
+Lorsqu'il publia, en 1787, la première partie du FAUBLAS, qui ne devait
+être entièrement terminé qu'en 1789, Louvet n'avait pas vingt-huit ans.
+
+Entré vers sa dix-septième année, comme secrétaire, chez M. Dietrick,
+minéralogiste distingué, le fils du papetier n'en était pas à ses
+débuts, du reste, lorsqu'il écrivit son célèbre roman. Déjà un triomphe
+éclatant avait mis en lumière Louvet, chargé, tout en rédigeant pour son
+maître des mémoires qui parurent imprimés dans le recueil de l'Académie,
+de prendre en main les intérêts d'une candidate au prix Monthyon.
+
+Récemment fondé, ce prix allait être donné pour la première fois,
+lorsqu'on s'adressa au jeune secrétaire de M. Dietrick pour présenter et
+soutenir les droits d'une pauvre servante devenue l'appui volontaire de
+ses maîtresses tombées dans une affreuse misère.
+
+Il était d'usage, alors, que les titres des concurrents fussent discutés
+dans les feuilles publiques. Louvet, de la plume alerte qui devait plus
+tard conter des aventures d'alcôve, retraça en des lignes émues
+l'histoire d'un coeur simple, honnête et dévoué; sa cliente fut choisie,
+acclamée, grâce à l'éloquence avec laquelle il avait mis en relief ses
+mérites, et le hasard, qui crée parfois de piquantes antithèses, fit que
+le nom de l'auteur des AMOURS DE FAUBLAS resta intimement lié au
+souvenir du prix de vertu décerné pour la première fois.
+
+Est-ce à dire qu'en ce temps-là Louvet offrait, pour son compte, des
+conditions capables de lui faire octroyer la récompense qu'il avait
+charitablement obtenue pour une autre?
+
+Son ombre sourirait finement, en se profilant railleuse dans la pénombre
+du passé, si cette illusion naïve pouvait nous venir.
+
+Tout porte à croire, au contraire, que le fougueux adolescent, séparé de
+l'amie d'enfance objet de ses premières et de ses dernières tendresses,
+essayait alors de donner le change au chagrin qu'il avait de savoir
+Lodoïska mariée, en dépensant en menue monnaie quelque peu du trésor
+d'amour que, malgré tout, il ne cessa de garder pour elle.
+
+Le chevalier de Faublas n'est pas, ainsi qu'on l'a supposé longtemps, le
+portrait de cet abbé de Choisy qui s'habilla et vécut en femme pendant
+plusieurs années, et qui devait mêler aux travaux historiques qu'il a
+laissés le souvenir d'une existence scandaleuse. Faublas, on n'en doute
+plus maintenant, c'est Louvet peint par lui-même, c'est Louvet à
+dix-sept ans, mignon, charmant, bien pris dans sa petite taille si
+favorable à ces déguisements féminins, dont il portait les atours à
+rendre jalouses Dorimène et Cydalise; Faublas, c'est Louvet avec ses
+cheveux blonds, avec ses yeux bleus langoureux ou rieurs, au regard
+tantôt caressant et timide comme celui d'un enfant, tantôt loyal et fier
+comme celui d'un gentilhomme, et plus tard fulgurant d'une noble colère,
+alors que le coureur de ruelles, amendé et devenu conventionnel, se
+dressa, éloquent et hardi, en accusateur devant Robespierre.
+
+Et c'est justement parce que Faublas n'est autre que Louvet qu'on
+rencontre dans un livre licencieux au premier chef ces conclusions
+morales, faciles à tirer, dont nous avons précédemment souligné
+l'existence.
+
+Tirer une moralité des amours du chevalier de Faublas! vous nous la
+baillez belle, dira peut-être la critique, si elle daigne un jour
+réfuter nos allégations. Où donc cette moralité-là, s'il vous plaît,
+a-t-elle pu, dans l'espèce, se nicher?
+
+Serait-ce, par hasard, dans le boudoir théâtre des capitulations
+savantes de la marquise de B..., dans la gorgerette largement
+entre-bâillée de la petite de Mésanges, sur le visage mutin de Justine,
+dans la fameuse grotte où Mme de Lignolle devine et joue, en compagnie
+de Faublas, des charades d'une saveur si ultra-gauloise que le romancier
+est obligé d'en donner la teneur en italien, n'osant l'exprimer en
+français? Est-ce sur les lèvres de Sophie recevant, dans le parloir de
+son couvent, le premier baiser de Faublas? Oui et non.
+
+Non, si l'on ne veut considérer que les côtés sensuels de l'oeuvre. Oui,
+si l'on prend la peine d'en approfondir les bons vouloirs, sans
+s'attarder plus que de raison aux peintures.
+
+Que voit-on, en réalité, dans les conséquences logiques des situations
+du FAUBLAS? On voit l'inconduite punie, la passion malsaine purifiée par
+les souffrances du remords, le mariage d'amour présenté non comme un
+paradis destiné à être perdu, mais comme la sûre étape qui mène au
+paradis retrouvé.
+
+Tandis que, bien après Louvet, les romantiques déifieront les liaisons
+illégitimes qui s'affichent au grand jour, et qu'actuellement le
+naturalisme, en réduisant l'amour à l'état d'une fonction exclusivement
+animale, grossièrement impérieuse, en excuse l'assouvissement bestial,
+l'auteur de FAUBLAS, contemporain pourtant d'une époque plus relâchée de
+moeurs que la nôtre, a su se montrer moraliste d'intentions et raffiné
+de sentiments. On sent dans l'écrivain un respect de soi et des autres
+qui l'arrête à propos sur la limite qui sépare le licencieux de
+l'obscène, qui le maintient, sans danger que le pied lui glisse, sur le
+bord de l'ornière au fond de laquelle les pourceaux d'Épicure
+s'embourbent à plaisir.
+
+Gentilhomme d'origine, bourgeois par l'éducation, Louvet, pas plus dans
+ses écrits que dans sa vie, n'a rien du bohème de lettres assoiffé de
+réclame et affamé d'argent. Il eut ses ambitions, sans doute; il rêva
+d'être quelqu'un en politique et en littérature; ce fut un besogneux,
+parfois, qui allongea peut-être un peu trop son livre lorsqu'il était
+forcé d'en vivre; mais il ne fut jamais le plat courtisan de la foule,
+qui, voulant par elle arriver à un lucratif triomphe, la flatte dans ses
+appétits et lui parle son langage. A son public, composé surtout de
+belles dames inconstantes et de grands seigneurs libertins, Louvet ne
+craindra pas de décocher l'épigramme; quand il le faut, il ne recule pas
+devant la nécessité de mélanger aux chaudes peintures du vice le blâme
+que doivent entraîner ses conséquences et ses excès.
+
+A ces blasés exclusivement en quête de sensations et habitués à
+disséquer le sentiment sans l'éprouver, à ces gangrenés du scepticisme,
+il soulignera l'odieux du manque d'amour dans le plaisir, en ne trouvant
+d'excuses aux escapades de Faublas que parce que, peu ou prou, l'amour
+se mêle, fût-ce sans qu'il s'en doute, aux fredaines du chevalier.
+
+Le charme de Faublas, ce qui le rend possible, ce qui le fait
+admissible, c'est que précisément, malgré ses moeurs déréglées, il est
+dénué du caractère essentiel du vicieux: la recherche de la sensation
+sans amour.
+
+L'amour déborde à tout instant du coeur de l'inflammable personnage.
+L'amant naïf de la marquise de B..., l'heureux possesseur de la jolie
+Mme de Lignolle, l'époux plein de tendresse de la timide Sophie, n'est
+donc qu'un ébloui et qu'un enivré, ce n'est pas un corrompu.
+
+Et cela est si vrai que l'alcôve de Coralie, l'impure experte dans la
+pratique du plaisir, ne le retient pas longtemps; où il court, où il
+vole, avec la fiévreuse impatience de l'homme et de l'amant, c'est vers
+cette belle Mme de B... qui l'adore au point de se faire tuer pour lui;
+c'est vers cette vive et touchante comtesse de Lignolle qui l'aime tant
+que, désespérée, elle se jette à l'eau à l'heure de son abandon; c'est
+vers cette charmante et candide Sophie à la vie de laquelle, un jour, il
+associera définitivement la sienne. Même lorsqu'entre temps il chiffonne
+le corsage de Justine, la piquante soubrette de Mme de B..., c'est par
+compassion plus que par libertinage. Un jour, n'a-t-il pas surpris dans
+les yeux de la jeune fille tristement fixés sur lui une larme furtive et
+jalouse, alors que, sans souci de sa présence, il couvrait de baisers
+passionnés les mains de la marquise?
+
+Justine pleure parce qu'elle est jalouse, et elle est jalouse parce
+qu'elle l'aime. Que peut faire le chevalier, qui, du reste, n'a rien
+d'un amoureux transi? Sécher les pleurs de ces yeux qui, tout beaux
+qu'ils sont, ont, par-dessus tout, le mérite d'être tendres; apaiser
+dans un élan irréfléchi la fièvre qu'il a involontairement allumée.
+
+S'il est sans scrupules comme son siècle, Faublas est sans préméditation
+dans le mal comme la jeunesse généreuse et étourdie. Malgré ses
+légèretés, ses emportements sensuels, malgré ses fautes, on discerne en
+lui les qualités d'un homme de coeur, et, si étrange que cela puisse
+paraître dans un tel personnage, il y a chez ce coureur d'aventures
+l'étoffe d'un vrai chef de famille.
+
+Au milieu de ses égarements, Faublas reste fidèle à son rêve de félicité
+intime. Sophie, la fiancée de son choix, ne cesse de préoccuper sa
+pensée, tandis que son tempérament l'entraîne. L'épouse attendue avec sa
+candeur presque enfantine encore, avec son regard modeste, son front
+rougissant, l'émoi de son premier frisson d'amour, reste pour lui
+l'incarnation suprême du bonheur durable et certain.
+
+Sans doute, c'est tardivement que Faublas se montre digne de goûter les
+joies honnêtes et pures qu'il convoite, mais qu'il éloigne de sa route
+par des folies dont la plus grave est de ne pas savoir résister au désir
+de posséder avant le mariage la trop confiante Sophie.
+
+Cependant Faublas, susceptible d'un idéal qui a pour aspiration
+définitive une union légitime et honorable, ne porte aucune atteinte par
+sa manière de penser, s'il y manque par sa manière d'agir, à ce respect
+des lois sociales dont font aujourd'hui si bon marché les tristes et
+ignobles poursuivants des prostituées, héroïnes de prédilection de tant
+de romans contemporains.
+
+Louvet, qui dans son livre n'insulte ni la femme, ni le mariage, ni
+l'amour, ne se désintéresse pas de la famille; il lui fait jouer son
+rôle dans cette odyssée de boudoir, qui est en même temps une peinture
+de moeurs si bien faite, et, quand il la montre manquant à ses devoirs,
+le sens moral de l'homme corrige à propos les audaces du romancier.
+
+La scène entre Faublas et son père, lorsqu'ils se retrouvent tous deux,
+par hasard, chez Coralie, est un petit chef-d'oeuvre de moraliste bien
+inspiré: forcé de rougir devant son fils qui le surprend en mauvais
+lieu, le baron de Faublas, déchu de son droit de contrôle paternel par
+la légèreté de sa propre conduite, sent se fondre dans une immense
+tristesse son étonnement mêlé de colère et ses bouffées de vice. Comme
+revenu à lui-même, il stigmatise avec conviction, devant le chevalier,
+cette existence de débauches qui ménage de telles rencontres! Comme il
+en dévoile les dangers, les dégoûts, les hontes!
+
+Ce n'est plus le viveur titré, hautain et sceptique, impertinent et
+libertin, du XVIIIe siècle, qui parle par la bouche du baron de Faublas,
+c'est un chef de famille navré, humilié, repentant, qui se révèle
+vraiment père au milieu de l'abjection dont la présence de son fils lui
+fait comprendre, pour la première fois, toute la profondeur.
+
+Ce n'est pas Louvet qui s'avisera de poétiser, de déifier la courtisane.
+La vraie femme, selon lui, c'est celle qu'on peut également aimer et
+estimer. Aussi donnera-t-il à sa chère compagne le nom de la seule
+héroïne vertueuse de son livre. Et quand nous disons la seule, nous nous
+trompons, car il y a encore la soeur aimable et sage du trop ardent
+chevalier, cette Mlle de Faublas, type charmant d'honnête personne, se
+détachant gracieuse et chaste sur le fond licencieux de l'époque.
+
+A côté de ces deux femmes, le père de Sophie, défenseur implacable de
+l'honneur de sa fille, outragée par Faublas, vient compléter le tableau
+de cette famille aimante et protectrice, dont la double mission est de
+consoler et de diriger.
+
+Nous ne chercherons donc pas davantage à défendre contre le grief
+d'immoralité une oeuvre dont le côté licencieux est traité avec une
+légèreté de touche qui doit lui valoir la plus complète indulgence.
+Louvet, habile dans la périphrase, cette nécessité qui s'impose lorsque
+les sujets en cause sont des souvenirs d'alcôve, a eu des tours
+ingénieux et exquis dans FAUBLAS. A l'inverse de Richardson, qui dira
+crûment dans PAMÉLA OU LA VERTU RÉCOMPENSÉE, en parlant d'un maître trop
+entreprenant vis-à-vis de sa servante: «Il lui mit la main dans le
+sein», le narrateur des aventures de Faublas tracera cette phrase
+délicate pour souligner les premières hardiesses du chevalier, entourant
+de ses bras le cou de la belle marquise de B...: «Mon heureuse main,
+guidée par le hasard et par l'amour, descendit un peu plus bas.»
+
+En sachant bien dire que ne peut-on dire?
+
+Louvet, du reste, est coutumier de ces périodes finement gazées avec
+lesquelles alterne, il est vrai, le terme visiblement suranné, défaut
+prévu plus que regrettable, étant donnée l'époque où parut le roman.
+
+N'en est-il pas des ouvrages dont l'archaïsme complète la physionomie
+comme de ces objets anciens dont le moindre détail authentique, fût-il
+d'un goût douteux, vaut tous les perfectionnements récemment inventés,
+la modernité effaçant le caractère le plus intéressant des choses: celui
+du temps. Ce caractère-là, certes, ne manque pas au FAUBLAS. On y voit
+clairement la transformation de la littérature française, telle que la
+produisit l'avènement de J.-J. Rousseau, et sa domination sur les
+esprits de la fin du siècle. La facture sobre et correcte des écrivains
+de la phase classique, si brillamment représentée au XVIIe siècle, et le
+tour spirituel, incisif, plus railleur qu'exalté, des Voltairiens
+proprement dits, ne se retrouvaient plus guère dans les publications
+emphatiques d'une époque passionnée pour le CONTRAT SOCIAL et la
+NOUVELLE HÉLOÏSE. Louvet, tout aimable conteur qu'il fût, ne put se
+défendre de cet enveloppement qui, en lui enlevant certain naturel, le
+range au nombre des écrivains typiques de son temps.
+
+On a voulu voir aussi dans l'oeuvre la plus célèbre de sa vie une
+émanation de ses rancunes de gentilhomme déclassé et de ses antagonismes
+de républicain sincère contre l'ancien régime. Beaucoup ont considéré
+FAUBLAS comme une sorte de pamphlet. Rien de tel, à nos yeux, ne perce
+dans ce roman, qui n'est que la peinture vive et légère d'une société
+que Louvet combattit à visage découvert aux heures de crise, mais qu'il
+ne songea pas à insulter sournoisement aux heures de calme.
+
+Lorsque, en 1789, l'auteur termina son livre, il était retiré
+tranquillement à la campagne avec Lodoïska, devenue veuve, et qui était
+accourue auprès de son ami pour embellir son existence en la partageant.
+Les joies du coeur remplissaient tous les moments des deux amants; leurs
+goûts modestes, en rapport avec leur mince fortune, les éloignaient de
+la haine envieuse, et Louvet, trop heureux pour être méchant, Louvet,
+qui ne pouvait présager encore qu'il serait conventionnel, ne dut avoir
+pour but, en écrivant FAUBLAS, que de mettre son nom plus en lumière et
+de faire entrer quelque argent au logis.
+
+Il ne semble pas, lorsqu'il parle lui-même de FAUBLAS dans ses mémoires,
+qu'il ait pu avoir d'autre intention. Dans une de ces notices qu'il a
+datées des Grottes de Saint-Émilion, en novembre 1793, alors qu'il était
+poursuivi et traqué, il écrit ceci: «Enfermé dans un jardin, à quelques
+lieues de Paris, loin de tout importun, j'écrivais, au printemps de
+1789, six petits volumes,--les derniers formant la troisième partie des
+aventures de Faublas,--qui devaient, précipitant encore la vente des
+premiers, fonder ma petite fortune. A propos de ces petits livres,
+j'espère que tout homme impartial me rendra la justice de convenir qu'au
+milieu des légèretés dont ils sont remplis on trouve dans les passages
+sérieux, où l'auteur se montre, un grand amour de la philosophie, et
+surtout des principes de républicanisme assez rares encore à l'époque où
+je les écrivais...»
+
+Il est possible que ces «principes de républicanisme» aient donné le
+change sur les intentions d'un homme de lettres qui, en les laissant
+percer, obéissait à ses convictions, et non à des haines. Mais on n'y
+peut rien voir de décisif, et nous n'en persistons pas moins à penser
+que Louvet ne s'est affirmé pamphlétaire que dans ses écrits politiques,
+ceux-là violents et agressifs et aussi courageusement publiés que
+loyalement pensés.
+
+Ayant respiré à pleins poumons l'atmosphère de son temps, Louvet, après
+avoir vécu les aventures de Faublas, les écrivit tout simplement, sans
+se douter qu'en composant son oeuvre il coopérait à la formation de la
+singulière trilogie de héros fictifs qui sont venus personnifier, en ses
+nuances diverses, le sensualisme de tout un siècle.
+
+_Faublas_, prenant place entre le _Lovelace_ de Richardson et le
+_Chérubin_ de Beaumarchais, est à son plan: il est la sentimentalité
+séductrice donnant au besoin du plaisir chez l'homme la grâce de
+l'amour, tandis que Chérubin, c'est le désir éclectique, ébloui jusqu'à
+l'aveuglement, non point raffiné, mais gourmand, et aussi brutal, dans
+son habileté câline, que le sensualisme à froid de Lovelace est
+corrompu.
+
+De ces trois personnages, Chérubin, quoique étant de son siècle par le
+costume et les moeurs, est celui qui procède directement de la nature,
+et il pourrait être de toutes les époques par son essence. Lovelace et
+Faublas, au contraire, sont exclusivement de leur temps, dont ils
+résument, le premier, toutes les grâces et tous les vices, le second,
+les aspirations inconscientes vers un idéal d'amour nouveau pour
+l'époque et où la tendresse apparaît poétisant le désir. Avec l'ancien
+régime, ses élégances, ses fins soupers, ses causeries de salon, ses
+liaisons sans lendemain, tous deux ont disparu. Ils se sont évanouis,
+l'un malfaisant de parti pris, l'autre faisant le mal sans le savoir, et
+tous deux sont restés charmants sous leurs formes d'ombres souriantes,
+voluptueusement évoquées par des écrivains qui ont dû à ces créations de
+passer à la postérité.
+
+Inférieur comme talent et comme célébrité à Beaumarchais et à
+Richardson, Louvet leur a été supérieur par la puissance d'aimer. Sa
+force et sa grâce, son originalité et son charme d'écrivain, sont venus
+de là beaucoup plus, peut-être, que des facultés spéciales d'où découle
+l'art d'écrire.
+
+A une époque où la sensation était tout, Louvet a connu l'émotion tendre
+qui vient du coeur, il a connu les tristesses, les dévouements, les
+extases divines des grands sentiments, et, comme il a été plus que
+personne l'homme de ses écrits, il a mis dans FAUBLAS ce qui rajeunit
+éternellement les oeuvres, ce qui les épure, les grandit quelque petits
+qu'en paraissent les points de départ, quelque lointains qu'en soient
+les premiers succès: le reflet d'une âme aimante et d'un esprit délicat.
+
+Moralité dans le fond, retenue dans la forme, tableaux vifs, peintures
+risquées sans être choquantes; tels sont, dans leur ensemble, les
+qualités et les attraits de l'oeuvre dont la réapparition va raviver le
+souvenir d'un écrivain trop oublié et la physionomie de ce galant
+chevalier dont les aventures ont excité un véritable engouement dans la
+société de son temps.
+
+Comment de nos jours l'oeuvre de Louvet sera-t-elle accueillie?
+Favorablement, nous l'espérons: car, pour la critique du XIXe siècle,
+qui de plus en plus donne le pas sur toutes choses à l'analyse
+psychologique, l'oeuvre est riche en motifs d'études de ce genre. Les
+émotions d'un homme qui a réellement vécu et l'esprit d'un siècle qui a
+prodigieusement pensé ont laissé leur empreinte à ces récits légers,
+qui, désencadrés de leur milieu, n'en prennent que plus de relief et de
+vitalité typique.
+
+Si tout le monde n'apprécie pas le FAUBLAS à sa juste valeur, nous
+sommes toujours certain que les lettrés goûteront pleinement, et c'est
+là l'essentiel, l'artistique édition qui leur est, d'ailleurs,
+particulièrement destinée, et à laquelle leur patronage ne peut manquer
+d'assurer le succès.
+
+Quant à nous, c'est en toute conscience que nous avons consacré cette
+trop longue préface à la réhabilitation de l'oeuvre de Louvet. En
+littérature comme dans la vie, les plus à plaindre sont les méconnus,
+et, si nous avons pu éclairer, même d'une faible lueur, les intentions
+de l'auteur de FAUBLAS, nous aurons rempli le but que nous nous étions
+proposé.
+
+HIPPOLYTE FOURNIER.
+
+
+
+
+LES AMOURS
+
+DU CHEVALIER
+
+DE FAUBLAS
+
+
+
+
+PRÉFACE DES PRÉFACES
+
+
+Eh oui! c'est précisément parce qu'il y a déjà cinq ou six préfaces
+qu'il en faut encore une; ce qui rappelle le mot de cette femme
+d'esprit: «Il n'y a que le premier pas qui coûte.»
+
+J'ai voulu que, dans cette édition nouvelle, les récits de mon héros ne
+souffrissent plus d'interruption. Les préfaces jetées à la tête de
+chacune des deux dernières parties, faites à des époques différentes,
+embarrassoient ma nouvelle distribution. Les falloit-il supprimer? Qui,
+moi! tuer mes préfaces! moi, commettre un parricide! D'ailleurs, n'y
+a-t-il pas des gens qui n'aiment pas qu'on leur retranche rien, et qui
+me seroient venus dire: «Il y avoit là des préfaces! Que sont devenues
+mes préfaces? Rendez-moi mes préfaces!» Et puis, quelle joie pour ceux
+de mes confrères en librairie qui, enrageant de ne pouvoir pas faire de
+livres, se consolent un peu en volant les livres d'autrui! Les
+contrefacteurs auroient dit: «Elle n'est pas complète, son édition! il y
+manque les préfaces!»
+
+Afin donc que, d'une part, mon héros, quand il raconte, n'ait pas la
+parole coupée par des préfaces, et que, de l'autre, il ne manque à cette
+édition aucune des préfaces des _Six Semaines_, ni la préface de la _Fin
+des Amours_, ni la préface d'_Une Année_, je place à la tête du premier
+volume toutes ces préfaces à jamais amies, et, pour consacrer leur
+séparation première et leur éternelle réunion, je jette devant elles
+cette préface des préfaces.
+
+
+
+
+ÉPITRE DÉDICATOIRE
+
+DES
+
+CINQ PREMIERS VOLUMES, INTITULÉS: _UNE ANNÉE_
+
+(_Ils parurent pour la première fois en 1786_)
+
+
+A M. BR*** FILS
+
+Notre amitié naquit, pour ainsi dire, dans ton berceau; elle fut
+l'instinct de notre premier âge et l'amusement de notre adolescence:
+nourrie par l'habitude, fortifiée par la réflexion, elle fait le charme
+de notre jeunesse. Ton indulgence a toujours encouragé mes foibles
+talens; ce fut toi qui, le premier, m'invitas à les essayer; c'est toi
+qui naguère m'as pressé de descendre dans la vaste carrière où se sont
+égarés avant moi tant de jeunes gens présomptueux. Peut-être comme eux
+je m'y serai trop tôt montré; mais enfin je t'ai cru, j'ai écrit, je te
+dédie mon premier ouvrage.
+
+La critique ne manquera pas de dire que, très heureusement pour les
+lecteurs, la mode de ces longs discours complimenteurs, toujours placés
+à la tête d'un livre somnifère, est depuis longtemps passée. Je
+répondrai qu'il ne s'agit pas ici d'un fade éloge, donné pour de bonnes
+raisons à quelque riche anobli, ou à quelque petit commis protecteur. Je
+répondrai que, si l'usage des épîtres dédicatoires n'avoit pas existé
+depuis longtemps, il m'eût fallu l'inventer aujourd'hui pour toi.
+
+O mon ami! ta respectable mère, ton père bienfaisant, m'ont rendu des
+services qu'on ne paye point avec de l'or, des services que jamais je ne
+pourrois acquitter, quand même je deviendrois aussi riche que je le suis
+peu. Ton père et ta mère m'ont sauvé la vie: dis-leur que j'aime la vie
+à cause d'eux. Ils se sont efforcés de me donner un état qu'on croit
+noble et libre: dis-leur que l'espérance de devenir un jour, avec toi,
+l'appui de leur vieillesse respectée anima mon courage dans les cruelles
+épreuves qu'il m'a fallu subir, et me soutiendra toujours dans mes
+travaux. Ils se sont réunis à toi pour m'engager à cultiver les lettres:
+dis-leur que, si le chevalier de Faublas ne meurt pas en naissant,
+j'oserai le leur présenter lorsque, mûri par l'âge, instruit par
+l'expérience, devenu moins frivole et plus réservé, ce jeune homme me
+paroîtra digne d'eux.
+
+Quant à toi, j'espère que cet hommage public, rendu par la
+reconnoissance à la bienfaisance et à l'amitié, te flattera d'autant
+plus qu'il ne fut point mendié, et que peut-être il n'étoit pas attendu.
+
+Je suis ton ami,
+
+LOUVET.
+
+
+
+
+AVERTISSEMENT
+
+(_Il fut mis à la tête de la seconde édition, faite en 1790_)
+
+
+Peut-être trouvera-t-on que j'ai fait dans la _Première Année de
+Faublas_ des changemens heureux; je crois pourtant que c'étoient surtout
+les _Six Semaines_ qui avoient besoin d'être retouchées: de longues et
+nombreuses digressions y nuisoient à la rapidité du récit; celles qu'il
+ne falloit pas retrancher tout à fait, je les ai beaucoup abrégées; mais
+en même temps j'ai cru pouvoir ajouter quelques morceaux par lesquels je
+ne présume pas que la gaieté doive être diminuée, ni l'intérêt refroidi.
+Ce sera sans doute une raison de plus qui déterminera le public à
+préférer cette bonne édition aux détestables contrefaçons que des
+fripons en ont faites, et que d'autres fripons étalent ou colportent
+avec une impudence à laquelle il est bien temps qu'une loi tutélaire des
+propriétés mette un terme.
+
+
+
+
+ÉPITRE DÉDICATOIRE
+
+PRÉFACE, AVERTISSEMENT DES _SIX SEMAINES_
+
+(_Ces deux volumes furent publiés pour la première fois au printemps de
+1786_)
+
+
+A M. TOUSTAING
+
+MONSIEUR,
+
+Votre nom, destiné à plusieurs sortes de gloire, est en même temps
+consigné dans les fastes de la littérature et dans les annales de
+l'histoire. On devroit donc le lire à la tête d'un ouvrage plus
+recommandable que celui-ci; mais je serois trop ingrat si je ne vous
+offrois point un hommage et des remercîmens publics. Que ne m'a-t-il été
+possible de suivre vos conseils! _Faublas_, pour la seconde fois soumis
+à votre censure[1], vous auroit, avec bien d'autres obligations, celle
+de se montrer déjà beaucoup plus formé. Vous paroissez croire, et vous
+voulez bien me dire que je pourrois, avec quelque succès, embrasser un
+genre plus sérieux, et que je devrois consacrer à la morale et à la
+philosophie mes dispositions, que vous appelez mes talens. Quelquefois
+je vous ai vu sourire aux espiègleries de mon _Chevalier_; plus souvent
+je vous ai entendu m'exprimer sans détour le regret que vous aviez de le
+trouver toujours si peu raisonnable. J'ai eu l'honneur de vous observer
+qu'il pourroit, comme tant d'autres enfans de bonne maison, complètement
+réparer, par les actions exemplaires de l'âge mûr, les erreurs peut-être
+excusables de son printemps. Ici j'ajouterai que, pour corriger les
+écarts du jeune homme, l'historien fidèle attend impatiemment que
+l'heure du héros soit venue; et, si cet aveu ne suffit pas pour
+m'obtenir grâce auprès des gens sévères, je citerai ma justification
+imprimée longtemps avant que je fusse né pour commettre la faute. Dans
+un conte philosophique écrit avec la facilité prodigieuse et
+l'inimitable naturel qui caractérisent les ouvrages de ce génie
+universel, presque toujours supérieur à son sujet, Voltaire m'a dit:
+«Monseigneur, vous avez rêvé tout cela; nos idées ne dépendent pas plus
+de nous dans le sommeil que dans la veille. Une puissance supérieure a
+voulu que cette file d'idées vous ait passé par la tête, pour vous
+donner apparemment quelque instruction dont vous ferez votre profit.»
+
+ [1] _Aujourd'hui qu'il n'y a plus de _censure_, je dois encore rendre
+ justice à M. Toustaing: il étoit du petit nombre de ces censeurs qui
+ ne se faisoient point un malin plaisir de tourmenter les gens de
+ lettres._
+
+Je suis, etc.
+
+LOUVET DE COUVRAY.
+
+_P.-S._ Pourquoi _de Couvray_?--Voyez la page suivante, et vous le
+saurez.
+
+
+
+
+A MON SOSIE
+
+
+Je ne sais, Monsieur, si vous êtes l'heureux propriétaire d'une figure
+semblable à la mienne, et si, comme moi, vous descendez de ce fameux
+Louvet... Je ne sais; mais il ne m'est plus permis de douter que nous
+avons à peu près le même âge, que nous sommes décorés d'un titre presque
+semblable, que nous nous glorifions d'un nom absolument pareil. Je suis
+surtout frappé d'un trait de ressemblance plus précieux pour nous, plus
+intéressant pour la patrie: c'est que nous pourrons aller ensemble à
+l'immortalité, puisque tous deux nous composons de très jolie prose,
+puisque tous deux nous nous faisons imprimer vifs.
+
+J'aime à croire que cette parfaite analogie vous a d'abord semblé, comme
+à moi, très flatteuse; et cependant je suis persuadé que maintenant vous
+sentez, ainsi que moi, le terrible inconvénient qu'elle entraîne. A
+quelle marque certaine deux rivaux si ressemblans, en même temps lancés
+dans la vaste carrière, seront-ils reconnus et distingués? Quand le
+monde retentira de notre éloge commun; quand nos chefs-d'oeuvre,
+pareillement signés, voyageront d'un pôle à l'autre, qui séparera nos
+deux noms confondus au temple de Mémoire? Qui me conservera ma
+réputation, que sans cesse vous usurperez sans vous en douter? Qui vous
+restituera votre gloire, que je vous volerai continuellement sans le
+vouloir? Quel homme assez pénétrant pourra, par une assez équitable
+répartition, rendre à chacun la juste portion de célébrité que chacun
+aura méritée? Que ferai-je pour qu'on ne vous prête pas tout mon esprit?
+Comment empêcherez-vous qu'on ne me gratifie de toute votre éloquence?
+Ah! Monsieur! Monsieur!
+
+Il est vrai que l'ingrate fortune a mis entre nos destinées une
+différence pour vous tout avantageuse: vous êtes avocat-_au_, je ne suis
+qu'avocat-_en_; vous avez prononcé, dans une grande _assemblée_, un
+grand _discours_: je n'ai fait qu'un petit roman. Or, tous les orateurs
+conviennent qu'il est plus difficile de haranguer le public que d'écrire
+dans le cabinet; et tous les gens instruits sont épouvantés de l'immense
+intervalle qui sépare les avocats-_en_ des avocats-_au_. Mais je vous
+observe qu'il y a encore dans l'État des milliers d'ignorans qui ne
+connoissent ni mon roman ni votre discours, et qui, dans leur profonde
+insouciance, ne se sont pas donné la peine d'apprendre quelles belles
+prérogatives sont attachées à ce petit mot _au_, dont, à votre place, je
+serois très fier. Ainsi, Monsieur, vous voyez bien que malgré le roman
+et le discours, et le _en_ et le _au_, tous ces gens-là, qui ne peuvent
+manquer d'entendre bientôt parler de vous et de moi, nous prendroient
+continuellement l'un pour l'autre. Ah! Monsieur, croyez-moi, hâtons-nous
+d'épargner à nos contemporains ces perpétuelles méprises qui donneroient
+trop d'embarras à nos neveux.
+
+D'abord j'avois imaginé que, vous trouvant le plus intéressé à prévenir
+les doutes de la postérité, vous voudriez bien faire comme vos nobles
+confrères, qui, pour la plus grande gloire du barreau, augmentent
+ordinairement d'un superbe surnom leur baptistère devenu trop modeste.
+Depuis, en y réfléchissant davantage, j'ai senti que délicatement je
+devois me donner ce ridicule pour vous l'épargner. Voilà ce qui me
+détermine. Vous pouvez, si bon vous semble, rester monsieur Louvet tout
+court, moi, je veux être éternellement
+
+LOUVET _de Couvray_[2].
+
+ [2] _Oui; mais ne voilà-t-il pas que la plus impertinente des
+ révolutions m'enlève ma noblesse d'hier! Que je suis heureux d'avoir
+ un nom de baptême! Va donc pour _Jean-Baptiste Louvet_._
+
+La seconde édition s'étant faite en 1790, j'ajoutai la note suivante.
+
+A ELLE
+
+J'aurois osé le lui dédier, s'il s'en fût trouvé digne.
+
+
+
+
+PRÉFACE
+
+DE LA _FIN DES AMOURS_
+
+(_Ces six volumes furent publiés pour la première fois en juillet 1789_)
+
+
+Que de bruit pour un petit livre! Si beaucoup en ont ri, quelques-uns en
+ont pleuré; plusieurs l'ont imité, d'autres l'ont travesti; d'honnêtes
+gens l'ont contrefait, des gens honnêtes l'ont dénigré. Ainsi
+puissamment encouragé de toutes les manières, j'ai repris la plume avec
+quelque confiance, et j'ai fini.
+
+Maintenant, Lecteur impartial, c'est à vous de m'entendre et de
+prononcer. Si quelquefois je suis trop gai, pardonnez-moi. Tant de
+romans m'avoient tant fait bâiller! Je tremblois d'être comme eux
+soporifique; au reste, attendez quelques années, peut-être alors j'en
+ferai de plus ennuyeux qui seront meilleurs. Je dis: peut-être. En
+effet, un romancier ne doit-il pas être l'historien fidèle de son âge?
+Peut-il peindre autre chose que ce qu'il a vu? O vous tous qui criez si
+fort, changez vos moeurs, je changerai mes tableaux.
+
+M'accusiez-vous aussi d'immoralité? Bientôt je tâcherai de vous
+persuader que vous aviez tort; mais auparavant approchez, prêtez
+l'oreille: c'est une vérité que je vais dire, et, comme la littérature a
+encore ses aristocrates, il faut parler bas. En conscience, étoient-ils
+bien moraux, ces chefs-d'oeuvre par lesquels se sont immortalisés
+l'Arioste et le Tasse, La Fontaine et Molière, Voltaire enfin, Voltaire
+et tant d'autres, beaucoup moins grands que lui, quoique plus grands que
+moi? Tenez, j'ai bien peur que cette condition de moralité, si
+rigoureusement imposée de nos jours à tout ouvrage d'imagination, ne
+soit un violent remède savamment employé par ceux de mes frêles
+contemporains qui, désespérant de pouvoir jamais rien produire,
+voudroient nous châtrer.
+
+Quoi qu'il en soit, lisez mon dénouement, il me justifiera sans doute.
+Au surplus, je déclare, et, dès que les circonstances me le permettront,
+je m'engage à prouver que cet ouvrage, si frivole en ses détails, est au
+fond très moral; qu'il n'a peut-être pas vingt pages qui ne marchent pas
+directement vers un but d'utilité première, de sagesse profonde, auquel
+j'ai tendu sans cesse. J'avoue qu'il sera donné à peu de gens de
+l'apercevoir d'abord; mais je maintiens qu'avec le temps je le pourrai
+découvrir à tous, et le jour de mes confidences sera, je vous le
+promets, le jour des surprises.
+
+Ils m'ont encore reproché de grandes négligences. Eh! quel écrivain,
+assez peu maître de son art, voudroit également soigner toutes les
+parties d'un long ouvrage? Quant à moi, je crois fermement qu'il n'y a
+point de naturel sans négligences, principalement dans le dialogue.
+C'est là que, pour être plus vrai, sacrifiant partout l'élégance à la
+simplicité, je serai souvent incorrect et quelquefois trivial. C'est, ce
+me semble, où le personnage va parler que l'auteur doit cesser d'écrire;
+et néanmoins je me reconnois très fautif, s'il m'est souvent arrivé de
+permettre que Mme de B... s'exprimât comme Justine, et Rosambert comme
+M. de B...
+
+Patient Lecteur, encore un paragraphe apologétique.
+
+Ces romans prétendus étrangers, qu'on s'arrache le matin et qui sont
+oubliés le soir, ne renferment, pour la plupart, que des caractères
+communs à presque tous les peuples de notre Europe, et des aventures de
+tous les pays. J'ai tâché que _Faublas_, frivole et galant comme la
+nation pour laquelle et par laquelle il fut fait, eût, pour ainsi dire,
+une figure françoise. J'ai tâché qu'au milieu de tous ses défauts on lui
+reconnût le ton, le langage et les moeurs des jeunes gens de ma patrie.
+C'est en France, et ce n'est qu'en France, je crois, qu'il faudra
+chercher les autres originaux dont j'ai trop foiblement dessiné les
+copies: des maris en même temps libertins, jaloux, commodes et crédules
+comme monsieur le marquis; des beautés séduisantes, trompées et
+trompeuses comme Mme de B...; des femmes à la fois étourdies et
+sensibles comme ma petite Éléonore, chaque jour regrettée. Enfin, je me
+suis efforcé de faire en sorte qu'on ne pût, sans blesser un peu la
+vraisemblance, imprimer sur le frontispice de ce roman-ci ce honteux
+mensonge: _traduit de l'anglois_.
+
+Mais, pendant que j'écrivois ces futilités, un grand changement s'est
+fait dans mon heureuse patrie. La plus belle carrière est désormais
+ouverte à ceux qui ambitionneront une gloire solide, utile à leur pays,
+utile au monde entier. La carrière est ouverte! Pourquoi ne m'y suis-je
+pas déjà montré? C'est que je ne m'en crois pas encore digne[3].
+
+ [3] _Il n'y avoit pas huit jours que cette espèce de préface étoit
+ écrite, quand l'ouvrage de M. Mounier a paru. L'indignation dont il
+ m'a rempli m'a forcé à prendre la plume. Voyez chez M. Bailly,
+ libraire, rue Saint-Honoré, à Paris, la brochure intitulée: PARIS
+ JUSTIFIÉ._
+
+
+
+
+[Illustration: FAUBLAS AU PARLOIR]
+
+
+
+
+UNE
+
+ANNÉE DE LA VIE
+
+DU CHEVALIER
+
+DE FAUBLAS
+
+
+On m'a dit que mes aïeux, considérés dans leur province, y avoient
+toujours joui d'une fortune honnête et d'un rang distingué. Mon père, le
+baron de Faublas, me transmit leur antique noblesse sans altération; ma
+mère mourut trop tôt. Je n'avois pas seize ans, quand ma soeur, plus
+jeune que moi de dix-huit mois, fut mise au couvent à Paris. Le baron,
+qui l'y conduisit, saisit avec plaisir cette occasion de montrer la
+capitale à un fils pour l'éducation duquel il n'avoit rien négligé
+jusqu'alors.
+
+Ce fut en octobre 1783 que nous entrâmes dans la capitale par le
+faubourg Saint-Marceau. Je cherchois cette ville superbe dont j'avois lu
+de si brillantes descriptions. Je voyois de laides chaumières très
+hautes, de longues rues très étroites, des malheureux couverts de
+haillons, une foule d'enfans presque nus; je voyois la population
+nombreuse et l'horrible misère. Je demandai à mon père si c'étoit là
+Paris: il me répondit froidement que ce n'étoit pas le plus beau
+quartier; que le lendemain nous aurions le temps d'en visiter un autre.
+Il étoit presque nuit; Adélaïde (c'est le nom de ma soeur) entra dans
+son couvent, où elle étoit attendue. Mon père descendit avec moi près de
+l'Arsenal, chez M. Duportail, son intime ami, de qui je parlerai plus
+d'une fois dans la suite de ces Mémoires.
+
+Le lendemain, mon père me tint parole, en un quart d'heure une voiture
+rapide nous conduisit à la place Louis XV. Là, nous mîmes pied à terre;
+le spectacle qui frappa mes yeux les éblouit de sa magnificence. A
+droite, _la Seine à regret fugitive_; sur la rive, de vastes châteaux;
+de superbes palais à gauche; une promenade charmante derrière moi; en
+face, un jardin majestueux. Nous avançâmes, je vis la demeure des rois.
+Il est plus aisé de se figurer ma comique stupéfaction que de la
+peindre. A chaque pas, des objets nouveaux attiroient mon attention;
+j'admirois la richesse des modes, l'éclat de la parure, l'élégance des
+manières. Tout à coup je me rappelai ce quartier de la veille, et mon
+étonnement s'accrut; je ne comprenois pas comment il se pouvoit qu'une
+même enceinte renfermât des objets si différens. L'expérience ne m'avoit
+pas encore appris que partout les palais cachent des chaumières, que le
+luxe produit la misère, et que de la grande opulence d'un seul naît
+toujours l'extrême pauvreté de plusieurs.
+
+Nous employâmes plusieurs semaines à visiter ce que Paris a de plus
+remarquable. Le baron me montroit une foule de monumens célèbres chez
+l'étranger, presque ignorés de ceux qui les possèdent. Tant de
+chefs-d'oeuvre m'étonnèrent d'abord, et bientôt ne m'inspirèrent plus
+qu'une froide admiration. Sait-on bien, à quinze ans, ce que c'est que
+la gloire des arts et l'immortalité du génie? Il faut des beautés plus
+animées pour échauffer un jeune coeur.
+
+C'étoit au couvent d'Adélaïde que je devois rencontrer l'objet adorable
+par qui mon existence alloit commencer. Le baron, qui chérissoit ma
+soeur, alloit presque tous les jours la demander au parloir. Toutes les
+demoiselles bien nées savent qu'au couvent on a de bonnes amies;
+beaucoup de belles dames assurent qu'il est rare d'en trouver ailleurs;
+quoi qu'il en soit, ma soeur, naturellement sensible, eut bientôt choisi
+la sienne. Un jour elle nous parla de Mlle Sophie de Pontis, et nous fit
+de cette jeune personne un éloge que nous crûmes exagéré. Mon père fut
+curieux de voir la bonne amie de sa fille; je ne sais quel doux
+pressentiment fit palpiter mon coeur lorsque le baron pria Adélaïde
+d'aller chercher Mlle de Pontis. Ma soeur y courut, elle amena...
+Figurez-vous Vénus à quatorze ans! Je voulus avancer, parler, saluer; je
+restai le regard fixe, la bouche ouverte, les bras pendans. Mon père
+s'aperçut de mon trouble et s'en amusa. «Du moins vous saluerez», me
+dit-il. Mon trouble s'augmenta; je fis la révérence la plus gauche.
+«Mademoiselle, poursuivit le baron, je vous assure que ce jeune homme a
+eu un maître à danser.» Je fus tout à fait déconcerté. Le baron fit à
+Sophie un compliment flatteur; elle y répondit modestement et d'une voix
+altérée qui retentit jusqu'à mon coeur. J'ouvrois de grands yeux
+étonnés, je prêtois une oreille attentive; ma langue embarrassée
+demeuroit toujours suspendue. Mon père, avant de sortir, embrassa sa
+fille, et salua Mlle de Pontis. Moi, dans un transport involontaire, je
+saluai ma soeur, et j'allois embrasser Sophie. La vieille gouvernante de
+cette demoiselle, conservant plus de présence d'esprit que moi,
+m'avertit de ma méprise; le baron me regarda d'un air étonné; le front
+de Sophie se couvrit d'une aimable rougeur, et pourtant un léger sourire
+effleura ses lèvres de rose.
+
+Nous revînmes chez M. Duportail: on se mit à table; je mangeai comme un
+amoureux de quinze ans, c'est-à-dire vite et longtemps. Après dîner je
+prétextai une indisposition légère, et je me retirai dans mon
+appartement. Là, je me rappelai librement Sophie et tous ses charmes.
+«Que de grâces, que de beauté! me disois-je; sa charmante figure est
+pleine d'esprit, et son esprit, j'en suis sûr, répond à sa figure. Ses
+grands yeux noirs m'ont inspiré je ne sais quoi...; c'est de l'amour
+sans doute. Ah! Sophie, c'est de l'amour, et pour la vie!» Revenu de ce
+premier transport, je me souvins d'avoir vu dans plusieurs romans les
+effets prodigieux d'une rencontre imprévue; le premier coup d'oeil d'une
+belle avoit suffi pour captiver les sentimens d'un amant tendre; et
+l'amante elle-même, frappée d'un trait vainqueur, s'étoit sentie
+entraînée par un penchant irrésistible. Cependant j'avois lu de longues
+dissertations dans lesquelles des philosophes profonds nioient le
+pouvoir de la sympathie, qu'ils appeloient une chimère. «Sophie,
+m'écriai-je, je sens bien que je vous aime; mais avez-vous partagé mon
+trouble et mes agitations?» L'air dont je m'étois présenté n'étoit pas
+très propre à m'inspirer beaucoup de confiance; mais sa jolie voix,
+d'abord altérée, qu'elle avoit eu peine à rassurer par degrés! ce doux
+sourire par lequel elle avoit paru applaudir à ma méprise et me consoler
+de ma privation!... L'espérance entra dans mon coeur, il me parut très
+possible qu'en fait de tendresse la philosophie radotât, et que les
+romans seuls eussent raison.
+
+Je m'étois approché, par hasard, de ma fenêtre: je vis le baron et M.
+Duportail se promener à grands pas dans le jardin. Mon père parloit avec
+feu, son ami sourioit de temps en temps; tous deux, par intervalles,
+jetoient les jeux sur mes croisées; je jugeai qu'il étoit question de
+moi dans leur entretien, et que déjà peut-être mon père avoit soupçonné
+ma passion naissante. Cette idée m'inquiéta beaucoup moins pourtant que
+celle du départ de mon père que je croyois prochain. Quitter ma Sophie
+sans savoir quand je pourrois jouir du bonheur de la revoir! mettre plus
+de cent lieues entre elle et moi! je n'y pus penser sans frémir. Mille
+réflexions douloureuses m'occupèrent toute la soirée: je soupai
+tristement, j'ignorois encore les plaisirs de l'amour, et déjà je
+ressentois ses inquiétudes mortelles.
+
+Une partie de la nuit se passa dans les mêmes agitations. Je m'endormis
+enfin, dans l'espérance de voir ma Sophie le lendemain. Son image vint
+embellir mes songes; l'amour, propice à mes voeux, daigna prolonger un
+si doux sommeil. Il étoit tard quand je m'éveillai: je n'appris pas sans
+chagrin qu'on m'avoit laissé reposer, parce que mon père étoit sorti dès
+le matin et ne devoit rentrer que le soir. Je me désolois tout bas de ne
+pouvoir faire une visite à ma soeur, quand M. Duportail entra; il me fit
+mille amitiés, et me demanda si j'étois content de la capitale: je
+l'assurai que je ne craignois rien tant que de la quitter. Il me déclara
+que je n'aurois pas ce déplaisir; que mon père, jaloux de donner une
+éducation très soignée à l'unique héritier de son nom et de veiller de
+très près au bonheur d'une fille qu'il aimoit, avoit résolu de se fixer
+à Paris pendant quelques années, et que, pour y vivre d'une manière
+convenable à un homme de sa qualité, il alloit faire sa maison. Cette
+bonne nouvelle me causa une joie que je ne pus dissimuler; M. Duportail
+en modéra l'excès en m'apprenant qu'on avoit commencé par me choisir un
+honnête gouverneur et un fidèle domestique. A l'instant même on annonça
+M. Person.
+
+Je vis entrer un petit monsieur sec et blême, dont la mine justifioit
+pleinement la mauvaise humeur que m'avoit inspirée son titre. Il
+s'avança d'un air grave et composé, puis, d'un ton lent et mielleux, il
+commença: «Monsieur, votre figure...» Content du mot qu'il avoit dit, il
+s'arrêta, cherchant le mot qu'il alloit dire..., «votre figure répond de
+votre personne.» Je répliquai fort sèchement à ce doux compliment. Privé
+du bonheur de voir Sophie, je ne trouvois d'autres ressources que le
+plaisir de m'occuper d'elle, et monsieur l'abbé venoit m'enlever cette
+consolation! Je résolus de le pousser à bout; dès la première journée
+j'y réussis passablement.
+
+Le soir, mon père daigna me confirmer de sa propre bouche les
+arrangemens qu'il se proposoit; il me signifia, en même temps, que
+désormais je ne sortirois plus qu'avec mon gouverneur. C'étoit m'avertir
+de l'intérêt que j'avois à le ménager: ma situation devenoit critique,
+et mon amour, irrité par les obstacles, sembloit s'accroître avec ma
+gêne. J'avois fait d'assez bonnes études; mon gouverneur, présomptueux,
+s'étoit chargé du pénible emploi de les perfectionner; heureusement
+j'eus lieu de m'apercevoir, aux premières leçons, que le disciple valoit
+au moins l'instituteur. «Monsieur l'abbé, lui dis-je, vous êtes capable
+d'enseigner autant que je suis curieux d'apprendre. Pourquoi nous gêner
+mutuellement? Croyez-moi, laissons là des livres sur lesquels nous
+pâlirions gratis; allons voir ma soeur à son couvent, et, si Mlle Sophie
+de Pontis vient au parloir, vous verrez comme elle est jolie.» L'abbé
+voulut se fâcher; mais, profitant de l'avantage que j'avois sur lui:
+«Vous n'aimez pas l'exercice, à ce que je vois, lui répliquai-je: eh
+bien! restons ici; mais ce soir, je déclare à monsieur le baron
+l'extrême désir que je me sens d'avancer dans mes études, et
+l'insuffisance absolue de celui qui s'est chargé de m'éclairer dans mes
+travaux: si vous niez, je demande un examen que mon père lui-même nous
+fera subir.» L'abbé fut atterré de la force de mes derniers argumens. Il
+fit une grimace épouvantable, prit sa petite canne et son humble
+chapeau; nous volâmes au couvent.
+
+Adélaïde vint au parloir accompagnée seulement de sa gouvernante, qu'on
+appeloit Manon. Cette fille étoit un vieux domestique de ma mère, et
+nous avoit élevés; je la priai de nous laisser: elle m'obéit sans peine.
+Restoit le maudit petit gouverneur, qu'il n'étoit pas possible
+d'éloigner. Ma soeur se plaignit qu'on eût laissé passer plusieurs jours
+sans la venir voir; elle m'étonna en m'apprenant que le baron l'avoit
+négligée autant que moi; nous pensâmes qu'il falloit qu'il fût bien
+préoccupé de ses projets nouveaux pour avoir oublié sa chère fille.
+«Mais vous, Faublas, me dit Adélaïde, qui vous a retenu ces jours-ci?
+Boudez-vous votre soeur et sa bonne amie? vous seriez un ingrat: Mlle de
+Pontis est sortie; revenez nous voir demain, surtout prenez garde aux
+méprises, et Sophie tâchera de faire votre paix avec sa vieille
+gouvernante, qui ne vous a pas encore bien pardonné vos distractions.»
+Je dis à ma soeur qu'il falloit obtenir mon congé de monsieur l'abbé,
+que la rage du travail possédoit sans relâche. Adélaïde, croyant que je
+parlois sérieusement, adressa à mon grave instituteur les plus vives
+instances, que j'excitois par les miennes. Il soutint le persiflage plus
+paisiblement que je ne l'aurois cru; je remarquai même que, lorsque je
+parlai de revenir, il m'observa qu'il étoit encore de bonne heure: cette
+complaisance me réconcilia tout à fait avec lui.
+
+Mon père m'attendoit chez M. Duportail pour nous conduire dans un hôtel
+fort beau, qu'il venoit de louer faubourg Saint-Germain. Je fus mis le
+soir même en possession de l'appartement qu'il m'y avoit marqué. Je
+trouvai là Jasmin, ce domestique dont on m'avoit parlé. C'étoit un grand
+garçon de bonne mine, il me plut au premier coup d'oeil.
+
+«Boudez-vous votre soeur et sa bonne amie? vous seriez un ingrat»,
+m'avoit dit Adélaïde. Je me répétai cent fois ce reproche, et le
+commentai de cent manières différentes. Il avoit donc été question de
+moi, on m'avoit donc attendu, j'avois donc été désiré? Que la nuit me
+parut longue, que la matinée fut mortelle! quel tourment d'entendre
+sonner les heures, et de ne pouvoir hâter celle qui nous rapproche de
+l'objet aimé!
+
+Il arriva enfin le moment si désiré! je vis ma soeur, je vis Sophie, non
+moins belle et plus jolie que la première fois. Il y avoit dans sa
+simple parure je ne sais quoi de plus adroit et de plus séduisant. Dans
+cette seconde visite, mes yeux détaillèrent pour ainsi dire ses charmes,
+et plus d'une fois nos regards se rencontrèrent pendant cet examen si
+doux. J'admirai sa longue chevelure noire, qui contrastoit
+singulièrement avec sa peau fine, d'une blancheur éblouissante; sa
+taille élégante et légère, que j'aurois embrassée de mes dix doigts; les
+grâces enchanteresses répandues sur toute sa personne, son pied mignon,
+dont j'ignorois le favorable augure; et ses yeux surtout, ses beaux yeux
+qui sembloient me dire: «Ah! que nous aimerons l'heureux mortel qui
+saura nous plaire!»
+
+Je fis à Mlle de Pontis un compliment qui dut d'autant plus la flatter
+qu'il étoit aisé de s'apercevoir que je ne l'avois pas préparé. La
+conversation fut d'abord générale, la gouvernante de Sophie s'en mêla;
+je vis qu'on ménageoit la vieille, et qu'elle aimoit à causer; je
+trouvai charmans les sots contes qu'elle nous fit. Cependant Person
+s'entretenoit avec ma soeur, et moi, d'une voix basse et tremblante, je
+faisois à ma Sophie cent questions et cent complimens. La vieille
+continuoit de raconter ses belles histoires que nous n'écoutions plus.
+Elle s'aperçut enfin qu'en parlant beaucoup elle ne parloit à personne;
+elle se leva brusquement, et me dit: «Monsieur, vous me faites commencer
+une narration, et vous n'en écoutez pas la fin, cela est très
+malhonnête.» Sophie, en me quittant, me consola par un regard tendre.
+
+Nous entendîmes le bruit d'une voiture, c'étoit celle du baron; il
+entra, Adélaïde se plaignit de la rareté de ses visites; il allégua,
+d'un ton assez contraint, les embarras d'un établissement nouveau. Il
+causa quelques minutes d'un air préoccupé, et se leva ensuite
+brusquement avec quelques signes d'impatience; il retournoit à l'hôtel,
+il m'y ramena.
+
+Nous trouvâmes à la porte un équipage brillant. Le suisse dit au baron
+qu'_un gros monsieur noir_ l'attendoit depuis plus d'une heure, et
+qu'_une cholie tame_ venoit d'arriver à l'instant. Mon père parut aussi
+joyeux que surpris; il monta avec empressement: je voulus le suivre, il
+me pria d'entrer chez moi. Jasmin, à qui je demandai s'il connoissoit le
+_gros monsieur noir_ et la _cholie tame_, me répondit que non.
+
+Curieux de pénétrer le mystère et piqué de ce que c'en étoit un pour
+moi, je me mis en sentinelle à l'une des fenêtres de mon appartement,
+qui donnoit sur la rue. Je n'y restai pas longtemps sans voir sortir un
+gros homme vêtu de noir, qui parloit seul et paroissoit content. Un
+quart d'heure après je vis une jeune dame s'élancer légèrement dans sa
+voiture; le baron, beaucoup moins ingambe, voulut sauter aussi
+lestement, il pensa se rompre le col; je fus effrayé; mais les éclats de
+rire qui partoient de la voiture me rassurèrent pleinement. Je m'étonnai
+que mon père, naturellement colère, ne donnât aucun signe d'humeur; il
+monta paisiblement, mit la tête à la portière, me vit à ma croisée, et
+parut un peu confus. Je l'entendis ordonner aux domestiques de m'avertir
+qu'il sortoit pour affaire, et que je pouvois me dispenser de l'attendre
+à souper. Je fis part de ma curiosité à Jasmin, qui paroissoit mériter
+ma confiance; il questionna, sans affectation, les domestiques du baron.
+Je sus le même soir que mon père fréquentoit les spectacles et lisoit
+les papiers publics; il venoit de prendre une maîtresse à l'Opéra et un
+intendant dans les _Petites Affiches_! j'en conclus qu'il falloit que le
+baron fût bien riche pour se charger de ce double fardeau. Au reste,
+cette réflexion ne me toucha que foiblement. J'aimois, j'avois
+l'espérance de plaire; au printemps de la vie connoît-on d'autres biens?
+
+En peu de temps je rendis à ma soeur des visites fréquentes; Mlle de
+Pontis l'accompagnoit presque toujours au parloir. La vieille
+gouvernante ne se fâchoit plus parce que je la laissois finir ses
+histoires, et d'ailleurs Adélaïde avoit soin de lui faire de petits
+présens. M. Person n'étoit plus cet instituteur sévère, possédé, comme
+tant d'autres confrères, de la rage d'enseigner ce qu'il ignoroit.
+C'étoit, comme tant d'autres aussi, un petit pédant couleur de rose,
+toujours bien régulièrement coiffé, minutieux dans sa parure, relâché
+dans sa morale, développant avec les femmes une érudition profonde,
+affectant avec les hommes de n'effleurer que la superficie. Aussi doux
+et complaisant qu'il s'étoit d'abord montré intraitable et dur, il
+paroissoit n'avoir d'autres désirs que de prévenir les miens, et, quand
+je parlois d'aller au couvent, je le trouvois aussi empressé que moi.
+
+Cependant mon père, livré aux plaisirs bruyans de la capitale, recevoit
+beaucoup de monde chez lui. Je fus caressé du beau sexe; on me fit des
+agaceries que je ne compris pas. Certaine douairière surtout essaya sur
+moi le pouvoir de ses charmes flétris; on se donna des airs enfantins,
+on épuisa les minauderies fines: je n'entendis seulement pas ce que ce
+manège signifioit. D'ailleurs je ne voyois dans le monde entier que
+Sophie; l'amour innocent et pur m'enflammoit pour elle, et j'ignorois
+encore qu'il existoit un autre amour.
+
+Depuis plus de quatre mois je voyois Sophie presque tous les jours,
+l'habitude d'être ensemble étoit devenue pour nous un besoin. On sait
+que l'amour, quand il s'ignore lui-même ou quand il cherche à se
+déguiser, invente des noms caressans pour suppléer aux noms plus doux
+qu'il soupçonne et qu'il attend. Sophie m'appeloit son jeune cousin,
+j'appelois Sophie ma jolie cousine. La tendresse qui nous animoit
+brilloit dans nos moindres actions, nos regards l'exprimoient; ma bouche
+n'en avoit point encore hasardé l'aveu; et ma soeur ne devinoit pas ou
+gardoit le secret de sa bonne amie. Aveuglément livré aux premières
+impulsions de la nature, j'étois loin de soupçonner son but secret.
+Content de parler à Sophie, heureux de l'entendre et de baiser
+quelquefois sa jolie main, je désirois davantage; je n'aurois pu dire ce
+que je désirois. Le moment approchoit où l'une des plus charmantes
+femmes de la capitale alloit dissiper les ténèbres qui m'environnoient
+et m'initier aux plus doux mystères de Vénus.
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+Nous étions dans cette saison bruyante où règnent à la ville les
+plaisirs avec la folie; Momus avoit donné le signal de la danse, on
+touchoit aux jours gras. Le jeune comte de Rosambert, depuis trois mois
+compagnon de mes exercices, et que mon père combloit d'honnêtetés, me
+reprochoit depuis quelques jours la vie tranquille et retirée que je
+menois: devois-je, à mon âge, m'enterrer tout vivant dans la maison de
+mon père, et borner mes promenades à de sottes visites chez des
+béguines, pour y voir, qui? ma soeur! N'étoit-il pas temps de sortir de
+mon enfance, que l'on vouloit prolonger éternellement? et ne devois-je
+pas me hâter d'entrer dans le monde, où, avec ma figure et mon esprit,
+je ne pouvois manquer d'être favorablement accueilli? «Tenez,
+ajouta-t-il, je veux demain vous conduire à un bal charmant où je vais
+régulièrement quatre fois par semaine, vous y verrez bonne compagnie.»
+J'hésitois encore. «Il est sage comme une fille! poursuivit le comte; eh
+mais, craignez-vous que votre honneur ne coure quelque hasard?
+Habillez-vous en femme, sous des habits qu'on respecte il sera bien à
+couvert.» Je me mis à rire sans savoir pourquoi. «En vérité, reprit-il,
+cela vous iroit au mieux! Vous avez une figure douce et fine, un léger
+duvet couvre à peine vos joues; cela sera délicieux,... et puis...
+tenez, je veux tourmenter certaine personne... Chevalier, habillez-vous
+en femme, nous nous amuserons,... cela sera charmant!... vous verrez,
+vous verrez!»
+
+L'idée de ce travestissement me plut. Il me parut fort agréable d'aller
+voir Sophie sous les habits de son sexe. Le lendemain, un habile
+tailleur que le comte de Rosambert avoit fait avertir m'apporta un habit
+d'amazone complet, tel que le portent les dames angloises quand elles
+montent à cheval. Un élégant coiffeur me donna le coup de peigne
+moelleux, et posa sur ma tête virginale le petit chapeau de castor
+blanc. Je descendis chez mon père; dès qu'il m'aperçut, il vint à moi
+d'un air d'inquiétude, puis s'arrêtant tout d'un coup: «Bon! dit-il en
+riant, j'ai d'abord cru que c'étoit Adélaïde!» Je lui observai qu'il me
+flattoit beaucoup. «Non, je vous ai pris pour Adélaïde, et je cherchois
+déjà quel motif lui avoit fait quitter son couvent sans ma permission,
+pour venir ici dans cet étrange équipage. Au reste, gardez-vous d'être
+fier de ce petit avantage: une jolie figure est dans un homme le plus
+mince des mérites.» M. Duportail étoit là. «Vous vous moquez, Baron,
+s'écria-t-il; ne savez-vous pas...?» Mon père le regarda, il se tut.
+
+Ce fut mon père qui le premier témoigna le désir d'aller au couvent, il
+m'y conduisit. Adélaïde ne me reconnut qu'après quelques momens
+d'examen. Le baron, enchanté de l'extrême ressemblance qu'il y avoit
+entre ma soeur et moi, nous accabloit de caresses et nous embrassoit
+tour à tour. Cependant Adélaïde se repentoit d'être venue seule au
+parloir. «Que je suis fâchée, dit-elle, de n'avoir point amené ma bonne
+amie! comme nous aurions joui de sa surprise! Mon cher papa,
+permettez-vous que je l'aille chercher?» Le baron y consentit. En
+rentrant, Adélaïde dit à Sophie: «Ma bonne amie, embrassez ma soeur.»
+Sophie, interdite, m'examinoit, elle s'arrêta confondue. «Embrassez donc
+mademoiselle», dit la vieille gouvernante, trompée par la métamorphose.
+«Mademoiselle, embrassez donc ma fille», répéta le baron, que la scène
+amusoit. Sophie rougit et s'approcha en tremblant; mon coeur palpitoit.
+Je ne sais quel secret instinct nous conduisit, je ne sais avec quelle
+adresse nous dérobâmes notre bonheur aux témoins intéressés qui nous
+observoient; ils crurent que dans cette douce étreinte nos joues
+seulement s'étoient rencontrées,... mes lèvres avoient pressé les lèvres
+de Sophie!... Lecteurs sensibles qui vous êtes attendris quelquefois
+avec l'amante de Saint-Preux[4], jugez quel plaisir nous goûtâmes:...
+c'étoit aussi le premier baiser de l'amour.
+
+ [4] Dans la _Nouvelle Héloïse_.
+
+A notre retour nous trouvâmes à l'hôtel M. de Rosambert qui m'attendoit.
+Le baron sut bientôt de quoi il s'agissoit, et me permit, plus aisément
+que je ne l'aurois cru, de passer la nuit entière au bal. Sa voiture
+nous y conduisit. «Je vais, me dit le comte, vous présenter à une jeune
+dame qui m'estime beaucoup; il y a deux grands mois que je lui ai juré
+une ardeur éternelle, et plus de six semaines que je la lui prouve.» Ce
+langage étoit pour moi tout à fait énigmatique; mais déjà je commençois
+à rougir de mon ignorance: je souris d'un air fin, pour faire croire à
+Rosambert que je le comprenois. «Comme je vais la tourmenter!
+continua-t-il; ayez l'air de m'aimer beaucoup, vous verrez quelle mine
+elle fera! Surtout ne vous avisez pas de lui dire que vous n'êtes pas
+fille... Oh! nous allons la désoler!»
+
+Dès que nous parûmes dans l'assemblée, tous les regards se fixèrent sur
+moi: j'en fus troublé, je sentis que je rougissois, je perdis toute
+contenance. Il me vint d'abord dans l'esprit que quelque partie de mon
+ajustement mal arrangée ou que mon maintien emprunté m'avoient trahi;
+mais bientôt, à l'empressement général des hommes, au mécontentement
+universel des femmes, je jugeai que j'étois bien déguisé. Celle-ci me
+jetoit un regard dédaigneux, celle-là m'examinoit d'un petit air
+boudeur; on agitoit les éventails, on se parloit tout bas, on sourioit
+malignement; je vis que je recevois l'accueil dont on honore, dans un
+cercle nombreux, une rivale trop jolie qu'on y voit pour la première
+fois.
+
+Une très belle femme entra, c'étoit la maîtresse du comte; il lui
+présenta sa parente, qui sortoit, disoit-il, du couvent. La dame (elle
+s'appeloit la marquise de B...) m'accueillit très obligeamment; je pris
+place auprès d'elle, et les jeunes gens firent un demi-cercle autour de
+nous. Le comte, bien aise d'exciter la jalousie de sa maîtresse,
+affectoit de me donner une préférence marquée. La marquise, apparemment
+piquée de sa coquetterie et bien résolue de l'en punir en lui
+dissimulant le dépit qu'elle en ressentoit, redoubla pour moi de
+politesse et d'amitié. «Mademoiselle, avez-vous du goût pour le couvent?
+me dit-elle.--Je l'aimerois bien, Madame, s'il s'y trouvoit beaucoup de
+personnes qui vous ressemblassent.» La marquise me témoigna par un
+sourire combien ce compliment la flattoit; elle me fit plusieurs autres
+questions, parut enchantée de mes réponses, m'accabla de ces petites
+caresses que les femmes se prodiguent entre elles, dit à Rosambert qu'il
+étoit trop heureux d'avoir une telle parente, et finit par me donner un
+baiser tendre que je lui rendis poliment. Ce n'étoit pas ce que
+Rosambert vouloit ni ce qu'il s'étoit promis. Désolé de la vivacité de
+la marquise, et plus encore de la bonne foi avec laquelle je recevois
+ses caresses, il se pencha à son oreille, et lui découvrit le secret de
+mon déguisement. «Bon! quelle apparence!» s'écria la marquise, après
+m'avoir considéré quelques momens. Le comte protesta qu'il avoit dit la
+vérité. Elle me fixa de nouveau. «Quelle folie! cela ne se peut pas.» Et
+le comte renouvela ses protestations. «Quelle idée! reprit la marquise
+en baissant la voix; savez-vous ce qu'il dit? il soutient que vous êtes
+un jeune homme déguisé!» Je répondis timidement, et bien bas, qu'il
+disoit la vérité. La marquise me lança un regard tendre, me serra
+doucement la main, et, feignant de m'avoir mal entendu: «Je le savois
+bien, dit-elle assez haut, cela n'avoit pas l'ombre de vraisemblance»;
+puis, s'adressant au comte: «Mais, Monsieur, à quoi cette plaisanterie
+ressemble-t-elle?--Quoi! reprit celui-ci très étonné, mademoiselle
+prétend...--Comment, si elle le prétend! mais voyez donc! un enfant si
+aimable! une aussi jolie personne!--Quoi! dit encore le comte...--Ho!
+Monsieur, finissez, reprit la marquise avec une humeur très marquée,
+vous me croyez folle ou vous êtes fou.»
+
+Je crus de bonne foi qu'elle ne m'avoit pas compris, je baissai la voix.
+«Je vous demande pardon, Madame, je me suis peut-être mal expliqué; je
+ne suis pas ce que je parois être, le comte vous a dit la vérité.--Je ne
+vous crois pas plus que lui», répondit-elle en affectant de parler
+encore plus bas que moi; elle me serra la main. «Je vous assure,
+Madame...--Taisez-vous, vous êtes une friponne, mais vous ne me ferez
+pas prendre le change plus que lui»; et elle m'embrassa de nouveau.
+Rosambert, qui ne nous avoit pas entendus, demeura stupéfait. La
+jeunesse qui nous environnoit paroissoit attendre avec autant de
+curiosité que d'impatience la fin et l'explication d'un dialogue aussi
+obscur pour elle; mais le comte, retenu par la crainte de déplaire à sa
+maîtresse en se couvrant lui-même de ridicule, se flattant d'ailleurs
+que je finirois bientôt le quiproquo, se mordoit les lèvres et n'osoit
+plus dire un seul mot. Heureusement la marquise vit entrer la comtesse
+de ***, son amie; je ne sais ce qu'elle lui dit à l'oreille, mais
+aussitôt la comtesse s'attacha à Rosambert et ne le quitta plus.
+
+Cependant le bal étoit commencé, je figurois dans une contredanse, le
+hasard voulut que la comtesse et Rosambert se trouvassent assis derrière
+la place que j'occupois. La jeune dame lui disoit: «Non, non, tout cela
+est inutile, je me suis emparée de vous pour toute la soirée, je ne vous
+cède à personne. Plus jalouse qu'un sultan, je ne vous laisse parler à
+qui que ce soit, vous ne danserez pas ou vous danserez avec moi, et, si
+vous pensez tout ce que vous me dites d'obligeant, je vous défends de
+dire un mot, un seul mot, à la marquise ni à votre jeune parente.--Ma
+jeune parente! interrompit le comte, si vous saviez...--Je ne veux rien
+savoir, je prétends seulement que vous restiez là. Hé! mais,
+ajouta-t-elle légèrement, j'ai peut-être des projets sur vous,
+allez-vous faire le cruel?» Je n'en entendis pas davantage, la
+contredanse finissoit. La marquise ne m'avoit pas perdu de vue un
+moment; je voulus me reposer, je trouvai une place auprès d'elle; nous
+commençâmes, reprîmes, quittâmes et reprîmes vingt fois une conversation
+fort animée, souvent interrompue par ses caresses, et dans laquelle je
+vis bien qu'il falloit lui laisser une erreur qui paroissoit lui plaire.
+
+Le comte ne cessoit de nous observer avec une inquiétude très marquée;
+la marquise ne paroissoit pas s'en apercevoir. «Mon intention, me
+dit-elle enfin, n'est pas de passer ici la nuit entière, et, si vous
+m'en croyez, vous ménagerez votre santé. Acceptez chez moi une collation
+légère; il est plus de minuit, M. le marquis ne tardera pas à me venir
+joindre; nous irons souper chez moi, ensuite je vous reconduirai
+moi-même chez vous. Au reste, ajouta-t-elle d'un air négligé, c'est un
+singulier homme que M. de B... Il lui prend de temps en temps des
+caprices de tendresse pour moi, il a des accès de jalousie fort
+ridicules, des airs d'attention dont je le dispenserois volontiers;
+quant à la fidélité qu'il me jure, je n'y crois pas plus que je ne m'en
+soucie, cependant je ne serois pas fâchée de la mettre à l'épreuve: il
+va vous voir, il vous trouvera charmante. Vous ne recommencerez pas
+alors ce petit conte de votre déguisement: c'est une jolie plaisanterie,
+mais nous l'avons épuisée; aussi, loin de la répéter devant M. de B...,
+vous voudrez bien, s'il ne vous répugne pas de m'obliger un peu, vous
+voudrez bien lui faire quelques avances.» Je demandai à la marquise ce
+que c'étoit que des avances. Elle rit de bon coeur de l'ingénuité de ma
+question, et puis, me regardant d'un air attendri: «Écoutez, me
+dit-elle, vous êtes femme, cela est clair, ainsi toutes les caresses que
+je vous ai faites ce soir ne sont que des amitiés; mais, si vous étiez
+effectivement un jeune homme déguisé, et que, le croyant, je vous eusse
+traité de la même manière, cela s'appelleroit des avances, et des
+avances très fortes.» Je lui promis de faire des avances au marquis.
+«Fort bien, souriez à ses propos, regardez-le d'un certain air; mais ne
+vous avisez pas de lui serrer la main comme je vous fais, et de
+l'embrasser comme je vous embrasse; cela ne seroit ni décent ni
+vraisemblable.»
+
+Nous en étions là quand le marquis arriva. Il me parut jeune encore; il
+étoit assez bien fait, mais d'une taille fort petite, et ses manières
+ressembloient à sa taille; sa figure avoit de la gaieté, mais de cette
+gaieté qui fait qu'on rit toujours aux dépens de celui qui l'inspire.
+«Voici Mlle Duportail, lui dit la marquise (je m'étois donné ce nom),
+c'est une jeune parente du comte, vous me remercierez de vous l'avoir
+fait connoître, elle veut bien venir souper avec nous.» Le marquis
+trouva que j'avois la _physionomie heureuse_, il me prodigua des éloges
+ridicules, je l'en remerciai par des complimens outrés. «Je suis très
+content, me dit-il d'un air pesant qu'il croyoit fin, que vous me
+fassiez l'honneur de souper chez moi, Mademoiselle; vous êtes jolie,
+très jolie, et ce que je vous dis là est certain, car je me connois en
+physionomie.» Je répondis par le plus agréable sourire. «Ma chère
+enfant, me disoit la marquise de l'autre côté, j'ai engagé votre parole,
+vous êtes trop polie pour me dédire; au reste, je vous débarrasserai du
+marquis dès qu'il vous ennuiera.» Elle me serra la main; le marquis la
+vit. «Ho! que je voudrois, dit-il, tenir une de ces petites mains-là
+dans les miennes!» Je lui lançai une oeillade meurtrière. «Partons,
+Mesdames, partons», s'écria-t-il d'un air léger et conquérant. Il sortit
+pour appeler ses gens.
+
+Le comte, qui l'entendit, vint à nous, quelques efforts que la comtesse
+eût faits pour le retenir. Il me dit d'un ton sérieusement ironique:
+«Monsieur se trouve sans doute fort bien sous ses habits galans, il ne
+compte pas apparemment désabuser la marquise?» Je répondis sur le même
+ton, mais en baissant la voix: «Mon cher parent, voudriez-vous sitôt
+détruire votre ouvrage?» Il s'adressa à la marquise: «Madame, je me
+crois en conscience obligé de vous avertir encore une fois que ce n'est
+point Mlle Duportail qui aura le bonheur de souper chez vous, mais bien
+le chevalier de Faublas, mon très jeune et très fidèle ami.--Et moi,
+Monsieur, lui répondit-on, je vous déclare que vous avez trop compté sur
+ma patience ou sur ma crédulité. Ayez la bonté de cesser cet impertinent
+badinage, ou décidez-vous à ne me revoir jamais.--Je me sens le courage
+de prendre l'un et l'autre parti, Madame; je serois désolé de troubler
+vos plaisirs par mes indiscrétions, ou de les gêner par mes
+importunités.»
+
+Le marquis rentroit au moment même; il frappa sur l'épaule de Rosambert,
+et, le retenant par le bras: «Quoi! tu ne soupes pas avec nous? tu nous
+laisses ta parente? Sais-tu qu'elle est jolie ta parente? sais-tu que sa
+physionomie promet?» Il baissa la voix: «Mais entre nous je crois la
+petite personne un peu... vive.--Ho! oui, très jolie et très vive,
+reprit le comte avec un sourire amer, elle ressemble à bien d'autres»;
+et puis, comme s'il eût pressenti le sort prochain de ce bon mari: «Je
+vous souhaite une bonne nuit, lui dit-il.--Quoi! penses-tu, reprit le
+marquis, que je garde ta parente pour... Écoute donc, si elle le vouloit
+bien!...--Je vous souhaite une bonne nuit», répéta le comte, et il
+sortit en éclatant de rire. La marquise soutint que M. de Rosambert
+devenoit fou, je trouvai qu'il étoit fort malhonnête. «Point du tout, me
+dit confidemment le marquis, il vous aime à la rage, il a vu que je vous
+faisois ma cour, il est jaloux.»
+
+En cinq minutes nous fûmes à l'hôtel du marquis; on servit aussitôt: je
+fus placé entre la marquise et son galant époux qui ne cessoit de me
+dire ce qu'il croyoit de très jolies choses. Trop occupé d'abord à
+satisfaire l'appétit tout à fait mâle que la danse m'avoit donné, je
+n'employai pour lui répondre que le langage des yeux. Dès que ma faim
+fut un peu calmée, j'applaudis sans ménagement à toutes les sottises
+qu'il lui plut de me débiter, et ses mauvais bons mots lui valurent
+mille complimens dont il fut enchanté. La marquise, qui m'avoit toujours
+considéré avec la plus grande attention, et dont les regards s'animoient
+visiblement, s'empara d'une de mes mains: curieux de voir jusqu'où
+s'étendroit le pouvoir de mes charmes trompeurs, j'abandonnai l'autre au
+marquis. Il la saisit avec un transport inexprimable. La marquise,
+plongée dans des réflexions profondes, sembloit méditer quelque projet
+important; je la voyois successivement rougir et trembler, et, sans dire
+un seul mot, elle pressoit légèrement ma main droite engagée dans les
+siennes. Ma main gauche étoit dans une prison moins douce; le marquis la
+serroit de manière à me faire crier. Charmé de sa bonne fortune, tout
+fier de son bonheur, tout étonné de l'adresse avec laquelle il trompoit
+sa femme en sa présence même, il poussoit de temps en temps de longs
+soupirs dont j'étois étourdi, et des éclats de rire dont le plafond
+retentissoit; ensuite, craignant de se trahir, cherchant à étouffer ce
+rire éclatant que la marquise auroit pu remarquer, peut-être aussi
+croyant me faire une gentillesse, il me mordoit les doigts.
+
+La belle marquise sortit enfin de sa rêverie pour me dire: «Mademoiselle
+Duportail, il est tard, vous deviez passer la nuit entière au bal, on ne
+vous attend pas chez vous avant huit ou neuf heures du matin, restez
+chez moi; j'offrirois à toute autre un appartement d'amie, vous pouvez
+disposer du mien; je dois, ajouta-t-elle d'un ton caressant, vous servir
+aujourd'hui de maman, je ne veux pas que ma fille ait une autre chambre
+que la mienne, je vais lui faire dresser un lit près du mien...--Et
+pourquoi donc faire dresser un lit? interrompit le marquis; on est fort
+bien deux dans le vôtre; quand je vais vous y trouver, moi, est-ce que
+je vous gêne? j'y dors tout d'un somme, et vous aussi.» Et, finissant,
+il me donna amoureusement par-dessous la table un grand coup de genou
+qui me froissa la peau: je répondis à cette galanterie sur-le-champ de
+la même manière, et si vigoureusement qu'il lui échappa un grand cri. La
+marquise se leva d'un air alarmé. «Ce n'est rien, lui dit-il, ma jambe a
+accroché la table.» J'étouffois de rire, la marquise n'y tint pas plus
+que moi, et son cher époux, sans savoir pourquoi, se mit à rire plus
+fort que nous deux.
+
+Quand notre excessive gaieté fut un peu modérée, la marquise me
+renouvela ses offres. «Acceptez la moitié du lit de madame, crioit le
+marquis, acceptez, je vous le dis, vous y serez bien, vous verrez que
+vous y serez bien. Je vais revenir tout à l'heure; mais acceptez.» Il
+nous quitta. «Madame, dis-je à la marquise, votre invitation m'honore
+autant qu'elle me flatte; mais est-ce à Mlle Duportail ou à M. de
+Faublas que vous la faites?--Encore cette mauvaise plaisanterie du
+comte, petite friponne! et c'est vous qui la répétez! Ne vous ai-je pas
+dit que je ne vous croyois pas?--Mais, Madame...--Paix, paix!
+reprit-elle en posant son doigt sur ma bouche; le marquis va rentrer,
+qu'il ne vous entende pas dire de pareilles folies. Cette charmante
+enfant! (elle m'embrassa tendrement) comme elle est timide et modeste!
+mais comme elle est maligne! Allons, petite espiègle, venez»: elle me
+tendit la main, nous passâmes dans son appartement.
+
+Il étoit question de me mettre au lit. Les femmes de la marquise
+voulurent me prêter leur ministère; je les priai, en tremblant, d'offrir
+à leur maîtresse leurs services, dont je saurois bien me passer. «Oui,
+dit la marquise attentive à tous mes mouvemens, ne la gênez pas, c'est
+un enfantillage de couvent; laissez-la faire.» Je passai promptement
+derrière les rideaux; mais je me trouvai dans un grand embarras quand il
+fallut me dépouiller de ces habits dont l'usage m'étoit si peu familier.
+Je cassois les cordons, j'arrachois les épingles; je me piquois d'un
+côté, je me déchirois de l'autre; plus je me hâtois, et moins j'allois
+vite. Une femme de chambre passa près de moi au moment où je venois
+d'ôter mon dernier jupon. Je tremblai qu'elle n'entr'ouvrît les rideaux;
+je me précipitai dans le lit, émerveillé de la singulière aventure qui
+m'avoit conduit là, mais ne soupçonnant pas encore qu'on pût avoir, en
+couchant deux, d'autre désir que de causer ensemble avant de s'endormir.
+La marquise ne tarda pas à me suivre; la voix de son mari se fit
+entendre: «Ces dames me permettront bien d'assister à leur coucher?
+Quoi! déjà au lit!» Il voulut m'embrasser, la marquise se fâcha
+sérieusement; il ferma lui-même les rideaux, et, nous rendant le souhait
+que lui avoit fait le comte, il nous cria de la porte: «Une bonne nuit!»
+
+Un silence profond régna quelques instans. «Dormez-vous déjà, belle
+enfant? me dit la marquise d'une voix altérée.--Ho! non, je ne dors
+pas!» Elle se précipita dans mes bras, et me pressa contre son sein.
+«Dieux! s'écria-t-elle avec une surprise bien naturellement jouée si
+elle étoit feinte, c'est un homme!» et puis, me repoussant avec
+promptitude: «Quoi! Monsieur, il est possible?...--Madame, je vous l'ai
+dit, répliquai-je en tremblant.--Vous me l'avez dit, Monsieur; mais cela
+étoit-il croyable? Il s'agissoit bien de dire! il ne falloit pas rester
+chez moi..., ou du moins il ne falloit pas empêcher qu'on vous dressât
+un autre lit...--Madame, ce n'est pas moi! c'est monsieur le
+marquis.--Mais, Monsieur, parlez donc plus bas... Monsieur, il ne
+falloit pas rester chez moi, il falloit vous en aller.--Hé bien, Madame,
+je m'en vais...» Elle me retient par le bras: «Vous vous en allez! où
+cela, Monsieur, et quoi faire? réveiller mes femmes, risquer un
+esclandre..., peut-être montrer à tous mes gens qu'un homme est entré
+dans mon lit; qu'on me manque à ce point?--Madame, je vous demande
+pardon, ne vous fâchez pas, je m'en vais me jeter dans un
+fauteuil.--Oui, dans un fauteuil! oui... sans doute, il le faut!... Mais
+voyez la belle ressource (en me retenant toujours par le bras). Fatigué
+comme il est! par le froid qu'il fait! s'enrhumer, détruire sa santé!...
+Vous mériteriez que je vous traitasse avec cette rigueur... Allons,
+restez là; mais promettez-moi d'être sage.--Pourvu que vous me
+pardonniez, Madame.--Non, je ne vous pardonne pas! mais j'ai plus
+d'attention pour vous que vous n'en avez pour moi. Voyez comme sa main
+est déjà froide!» et par pitié elle la posa sur son col d'ivoire. Guidé
+par la nature et par l'amour, cette heureuse main descendit un peu; je
+ne savois quelle agitation faisoit bouillonner mon sang. «Aucune femme
+éprouva-t-elle jamais l'embarras où il me met? reprit la marquise d'un
+ton plus doux.--Ah! pardonnez-moi donc, ma chère maman...--Oui, votre
+chère maman! vous avez bien des égards pour votre maman, petit libertin
+que vous êtes!» Ses bras, qui m'avoient repoussé d'abord, m'attiroient
+doucement. Bientôt nous nous trouvâmes si près l'un de l'autre que nos
+lèvres se rencontrèrent; j'eus la hardiesse d'imprimer sur les siennes
+un baiser brûlant. «Faublas, est-ce là ce que vous m'avez promis?» me
+dit-elle d'une voix presque éteinte. Sa main s'égara, un feu dévorant
+circuloit dans mes veines... «Ah! Madame, pardonnez-moi, je me
+meurs!--Ah! mon cher Faublas,... mon ami!...» Je restois sans mouvement.
+La marquise eut pitié de mon embarras qui ne pouvoit lui déplaire,...
+elle aida ma timide inexpérience... Je reçus, avec autant d'étonnement
+que de plaisir, une charmante leçon que je répétai plus d'une fois.
+
+Nous employâmes plusieurs heures dans ce doux exercice; je commençois à
+m'endormir sur le sein de ma belle maîtresse, quand j'entendis le bruit
+d'une porte qui s'ouvroit doucement: on entroit, on s'avançoit sur la
+pointe du pied; j'étois sans armes dans une maison que je ne connoissois
+point; je ne pus me défendre d'un mouvement d'effroi. La marquise, qui
+devina ce que c'étoit, me dit tout bas de prendre sa place et de lui
+céder la mienne; j'obéis promptement: à peine m'étois-je tapi sur le
+bord du lit qu'on entr'ouvrit les rideaux du côté que je venois de
+quitter. «Qui vient me réveiller ainsi?» dit la marquise. On hésita
+quelques instans, ensuite on s'expliqua sans lui répondre. «Et quelle
+est cette fantaisie? continua-t-elle. Quoi! Monsieur, vous choisissez
+aussi mal votre temps, sans attention pour moi, sans respect pour
+l'innocence d'une jeune personne qui, peut-être, ne dort pas, ou qui
+pourroit se réveiller? Vous n'êtes guère raisonnable, je vous prie de
+vous retirer.» Le marquis insistoit, en balbutiant à sa femme de
+comiques excuses. «Non, Monsieur, lui dit-elle, je ne le veux point,
+cela ne sera point, je vous assure que cela ne sera point, je vous
+supplie de vous retirer.» Elle se jeta hors du lit, le prit par le bras
+et le mit à la porte.
+
+Ma belle maîtresse revint à moi en riant. «Ne trouvez-vous pas mon
+procédé bien noble? me dit-elle; voyez ce que j'ai refusé à cause de
+vous.» Je sentis que je lui devois un dédommagement, je l'offris avec
+ardeur, on l'accepta avec reconnoissance; une femme de vingt-cinq ans
+est si complaisante quand elle aime! la nature a tant de ressources dans
+un novice de seize ans!
+
+Cependant tout est borné chez les foibles humains: je ne tardai pas à
+m'endormir profondément. Quand je me réveillai, le jour pénétroit dans
+l'appartement malgré les rideaux; je songeai à mon père... Hélas! je me
+souvins de ma Sophie! une larme s'échappa de mes yeux, la marquise s'en
+aperçut. Déjà capable de quelque dissimulation, j'attribuai au chagrin
+de la quitter la pénible agitation que j'éprouvois; elle m'embrassa
+tendrement. Je la vis si belle! l'occasion étoit si pressante!...
+Quelques heures de sommeil avoient ranimé mes forces,... l'ivresse du
+plaisir dissipa les remords de l'amour.
+
+Il fallut enfin songer à nous séparer. La marquise me servit de femme de
+chambre. Elle étoit si adroite que ma toilette eût été bientôt faite si
+nous avions pu sauver les distractions! Quand nous crûmes qu'il ne
+manquoit plus rien à mon ajustement, la marquise sonna ses femmes. Le
+marquis attendoit depuis plus d'une heure qu'il fît jour chez madame. Il
+me complimenta sur ma diligence. «Je suis sûr, me dit-il, que vous avez
+passé une excellente nuit»; et, sans me donner le temps de répondre:
+«Elle paroît fatiguée pourtant! elle a les yeux battus! Voilà ce que
+c'est que cette danse! on s'en donne par-dessus les yeux, et le
+lendemain on n'en peut plus! je le dis tous les jours à la marquise qui
+n'en tient compte: allons, il faut réparer les forces de cette charmante
+enfant, après cela nous la reconduirons chez elle.»
+
+Ce _nous la reconduirons_ étoit très propre à m'inquiéter. Je témoignai
+au marquis qu'il suffiroit que la marquise prît cette peine; il insista.
+La marquise se joignit à moi pour lui faire perdre cette idée; il nous
+répondit que M. Duportail ne pouvoit trouver mauvais qu'il lui ramenât
+sa fille, puisque la marquise seroit avec nous, et qu'il étoit curieux
+de connoître l'heureux père d'une aussi aimable enfant. Quelques efforts
+que nous fissions, nous ne pûmes l'empêcher de nous accompagner.
+
+Je commençois à craindre que cette aventure, qui avoit eu de si heureux
+commencemens, ne finît fort mal. Je ne vis rien de mieux à faire que de
+donner au cocher du marquis la véritable adresse de M. Duportail. «Chez
+M. Duportail, près de l'Arsenal», lui dis-je. La marquise sentoit mon
+embarras et le partageoit; aucun expédient ne s'étoit encore présenté à
+mon esprit, quand nous arrivâmes à la porte de mon prétendu père.
+
+Il étoit chez lui; on lui dit que le marquis et la marquise de B... lui
+ramenoient sa fille. «Ma fille! s'écria-t-il avec la plus vive
+agitation; ma fille!» Il accourut vers nous. Sans lui donner le temps de
+dire un seul mot, je me jetai à son col. «Oui! lui dis-je, vous êtes
+veuf, et vous avez une fille.--Parlez plus bas encore, reprit-il avec
+vivacité, parlez plus bas, qui vous l'a dit?--Eh! mon Dieu! ne
+m'entendez-vous pas? C'est moi qui suis votre fille. Gardez-vous de dire
+non devant le marquis.» M. Duportail, plus tranquille, mais non moins
+étonné, sembloit attendre qu'on s'expliquât. «Monsieur, lui dit la
+marquise, Mlle Duportail a passé une partie de la nuit au bal, et
+l'autre partie chez moi.--Êtes-vous fâché, Monsieur, lui dit le marquis
+qui remarquoit son étonnement, que mademoiselle ait passé une partie de
+la nuit chez moi? Vous auriez tort, car elle a couché dans l'appartement
+de madame, dans son lit même, avec elle, on ne pouvoit la mettre mieux.
+Êtes-vous fâché que je l'aie accompagnée jusqu'ici? J'avoue que ces
+dames ne le vouloient pas, c'est moi...--Je suis très sensible, répondit
+enfin M. Duportail, tout à fait revenu de sa première surprise, et
+d'ailleurs bien instruit par les discours du marquis; je suis très
+sensible aux bontés que vous avez eues pour ma fille; mais je dois vous
+déclarer devant elle (il me regarda, je tremblois) que je suis fort
+étonné qu'elle ait été au bal déguisée de cette façon-là.--Comment!
+déguisée, Monsieur! interrompit la marquise.--Oui, Madame, un habit
+d'amazone; cela convient-il à ma fille? ou du moins ne devoit-elle pas
+me demander mon avis ou ma permission?»
+
+Ravi de l'ingénieuse tournure que mon nouveau père avoit prise,
+j'affectai de paroître humilié. «Ah! je croyois que le papa le savoit,
+dit le marquis; Monsieur, il faut pardonner cette petite faute.
+Mademoiselle votre fille a la physionomie la plus heureuse; je vous le
+dis, et je m'y connois! Mademoiselle votre fille..., c'est une charmante
+personne, elle a enchanté tout le monde, ma femme surtout; oh! tenez, ma
+femme en est folle.--Il est vrai, Monsieur, dit la marquise avec un
+sang-froid admirable, que mademoiselle m'a inspiré toute l'amitié
+qu'elle mérite.» Je me croyois sauvé, lorsque mon véritable père, le
+baron de Faublas, qui ne se faisoit jamais annoncer chez son ami, entra
+tout à coup. «Ah! ah! dit-il en m'apercevant...» M. Duportail courut à
+lui les bras ouverts: «Mon cher Faublas, vous voyez ma fille, que M. le
+marquis et Mme la marquise de B... me ramènent.--Votre fille?
+interrompit mon père.--Hé! oui, ma fille! vous ne la reconnoissez pas
+sous cet habit ridicule? Mademoiselle, ajouta-t-il avec colère, passez
+dans votre appartement, et que personne ne vous surprenne plus dans cet
+équipage indécent.»
+
+Je fis, sans dire mot, une révérence à M. de B..., qui paroissoit me
+plaindre, et une à la marquise, qui me voyoit à peine: car, au nom de
+mon père, elle avoit été si troublée que je craignois qu'elle ne se
+trouvât mal. Je me retirai dans la pièce voisine, et je prêtai
+l'oreille. «Votre fille? répéta encore le baron.--Eh! oui, ma fille! qui
+s'est avisée d'aller au bal avec les habits que vous lui avez vus.
+Monsieur le marquis vous dira le reste.» Et effectivement, monsieur le
+marquis répéta à mon père tout ce qu'il avoit dit à M. Duportail; il lui
+affirma que j'avois couché dans l'appartement de sa femme, dans son lit
+même, avec elle. «Elle est fort heureuse, dit mon père en regardant la
+marquise... Fort heureuse, répéta-t-il, qu'une si grande imprudence
+n'ait pas eu des suites fâcheuses.--Eh! quelle si grande imprudence a
+donc commise cette chère enfant? répliqua la marquise, que j'avois vue
+déconcertée, mais dont les forces s'étoient ranimées promptement. Quoi!
+parce qu'elle a pris un habit d'amazone?--Sans doute, interrompit le
+marquis, ce n'est qu'une vétille; et vous, Monsieur (en s'adressant à
+mon père d'un ton fâché), permettez-moi de vous dire qu'au lieu de vous
+permettre sur le compte de la jeune personne des réflexions qui peuvent
+lui nuire, vous feriez bien mieux de vous joindre à nous pour obtenir
+que son père lui pardonne.--Madame, dit M. Duportail à la marquise, je
+le lui pardonne à cause de vous (en s'adressant au marquis), mais à
+condition qu'elle n'y retournera plus.--En habit d'amazone soit,
+répondit celui-ci, mais j'espère que vous nous la renverrez avec ses
+habits ordinaires; nous serions trop privés de ne plus voir cette
+charmante enfant.--Assurément, dit la marquise en se levant, et, si
+monsieur son père veut nous rendre un véritable service, il
+l'accompagnera.»
+
+M. Duportail reconduisit la marquise jusqu'à sa voiture, en lui
+prodiguant les remercîmens qu'il étoit présumé lui devoir.
+
+Leur départ me soulagea d'un pesant fardeau. «Voilà une bien singulière
+aventure! dit M. Duportail en rentrant.--Très singulière, répondit mon
+père; la marquise est une fort belle femme, le petit drôle est bien
+heureux.--Savez-vous, répliqua son ami, qu'il a presque pénétré mon
+secret? Quand on m'a annoncé ma fille, j'ai cru que ma fille m'étoit
+rendue, et quelques mots échappés m'ont trahi.--Eh bien! il y a un
+remède à cela; Faublas est plus raisonnable qu'on ne l'est ordinairement
+à son âge; pour qu'il fût prodigieusement avancé, il ne lui manquoit que
+quelques lumières qu'il a sans doute acquises cette nuit: il a l'âme
+noble et le coeur excellent; un secret qu'on devine ne nous lie pas,
+comme vous savez; mais un honnête homme se croiroit déshonoré s'il
+trahissoit celui qu'un ami lui a confié; apprenez le vôtre à mon fils;
+point de demi-confidence, je vous réponds de sa discrétion.--Mais des
+secrets de cette importance!... il est si jeune!...--Si jeune! mon ami,
+un gentilhomme l'est-il jamais, quand il s'agit de l'honneur? Mon fils,
+déjà dans son adolescence, ignoreroit un des devoirs les plus sacrés de
+l'homme qui pense! un enfant que j'ai élevé auroit besoin de
+l'expérience de son père pour ne pas faire une bassesse!...--Mon ami, je
+me rends.--Mon cher Duportail, croyez que vous ne vous en repentirez
+jamais. J'espère d'ailleurs que cette confidence, devenue presque
+nécessaire, ne sera pas tout à fait inutile. Vous savez que j'ai fait
+quelques sacrifices pour donner à mon fils une éducation convenable à sa
+naissance et proportionnée aux espérances qu'il me fait concevoir: qu'il
+reste encore un an dans cette capitale pour s'y perfectionner dans ses
+exercices, cela suffit, je crois; ensuite il voyagera, et je ne serois
+pas fâché qu'il s'arrêtât quelques mois en Pologne.--Baron, interrompit
+M. Duportail, le détour dont votre amitié se sert est aussi ingénieux
+que délicat; je sens toute l'honnêteté de votre proposition, qui m'est
+très agréable, je vous l'avoue.--Ainsi, reprit le baron, vous voudriez
+bien donner à Faublas une lettre pour le bon serviteur qui vous reste
+dans ce pays-là; Boleslas et mon fils feront de nouvelles recherches.
+Mon cher Lovzinski, ne désespérez pas encore de votre fortune; si votre
+fille existe, il n'est pas impossible qu'elle vous soit rendue. Si le
+roi de Pologne...» Mon père parla plus bas, et tira son ami à l'autre
+bout de l'appartement: ils y causèrent plus d'une demi-heure, après
+quoi, tous deux s'étant rapprochés de la porte contre laquelle j'étois
+placé, j'entendis le baron qui disoit: «Je ne veux pas lui demander les
+détails de son aventure; probablement ils sont assez plaisans: je ne les
+entendrois pas avec l'air de sévérité qui conviendroit; sans doute il
+vous contera de point en point son histoire, vous m'en ferez part: au
+reste, je crois que nous venons de voir un sot mari.--Il n'est pas le
+seul, mon ami, répondit M. Duportail.--On le sait bien, répliqua le
+baron; mais il n'en faut rien dire.»
+
+Je les entendis s'approcher de ma porte, j'allai me jeter dans un
+fauteuil. Le baron me dit en entrant: «Ma voiture est là, faites-vous
+reconduire à l'hôtel, allez vous reposer, et désormais je vous défends
+de sortir avec cet habit.--Mon ami, me dit M. Duportail, qui me suivit
+jusqu'à la porte, un de ces jours nous dînerons ensemble tête-à-tête;
+vous savez une partie de mon secret, je vous apprendrai le reste; mais
+surtout de la discrétion. Songez, d'ailleurs, que je vous ai rendu
+service.» Je l'assurai que je ne l'oublierois pas et qu'il pouvoit être
+tranquille. Dès que je fus rentré chez moi, je me mis au lit et
+m'endormis profondément.
+
+Il étoit fort tard quand je me réveillai: M. Person et moi nous fûmes au
+couvent. Avec quelle douce émotion je revis ma Sophie! Sa contenance
+modeste, son innocence ingénue, l'accueil timide et caressant qu'elle me
+fit, un petit air d'embarras que lui donnoit encore le souvenir du
+baiser de la veille, tout en elle inspiroit l'amour, mais l'amour tendre
+et respectueux. Cependant l'image des charmes de la marquise me
+poursuivoit jusqu'au parloir; mais que d'avantages précieux sa jeune
+rivale avoit sur elle! Il est vrai que les plaisirs de la nuit dernière
+se représentoient vivement à mon imagination échauffée; mais combien je
+leur préférois ce moment délicieux où j'avois trouvé, sur les lèvres de
+Sophie, une âme nouvelle! La marquise régnoit sur mes sens étonnés; mon
+coeur adoroit Sophie.
+
+Le lendemain, je me souvins que la marquise m'attendoit chez elle; je me
+souvins aussi que le baron m'avoit dit: «Je vous défends de sortir avec
+cet habit.» D'ailleurs, comment me présenter chez la marquise sans être
+au moins accompagné d'une femme de chambre? Il ne falloit pas songer au
+comte, qui sans doute n'étoit pas tenté de m'y conduire; et le marquis
+ne trouveroit-il pas singulier qu'une jeune personne sortît toute seule?
+Impatient de revoir ma belle maîtresse, mais retenu par la crainte de
+déplaire à mon père, je ne savois à quoi me résoudre. Jasmin vint me
+dire qu'une femme d'un certain âge, envoyée par Mlle Justine, demandoit
+à me parler. «Je ne sais quelle est cette demoiselle Justine; mais
+faites entrer.--Mlle Justine m'a chargée de vous présenter ses respects,
+me dit la femme, et de vous remettre ce paquet et cette lettre.» Avant
+d'ouvrir le paquet, je pris la lettre, dont l'adresse étoit simplement:
+_A Mademoiselle Duportail._ J'ouvris avec empressement, et je lus:
+
+ _Donnez-moi de vos nouvelles, ma chère enfant; avez-vous passé une
+ bonne nuit? Vous aviez besoin de repos; je crains fort que les
+ fatigues du bal et la scène désagréable que monsieur votre père vous a
+ faite n'aient altéré votre santé. Je suis désolée que vous ayez été
+ grondée à cause de moi; croyez que cette scène trop longue m'a fait
+ souffrir autant que vous. Monsieur le marquis parle de retourner au
+ bal ce soir, je ne m'y sens pas disposée, et je crois que vous n'en
+ avez pas plus d'envie que moi. Cependant, comme il faut qu'une maman
+ ait de la complaisance pour sa fille, surtout quand elle en a une
+ aussi aimable que vous, nous irons au bal si vous le voulez. Je n'ai
+ point oublié que l'habit d'amazone vous est interdit, et j'ai pensé
+ que peut-être vous n'aviez point d'autre habit de bal, parce que ce
+ n'est point un meuble de couvent, c'est pour cela que je vous envoie
+ l'un des miens: nous sommes à peu près de la même taille, je crois
+ qu'il vous ira bien._
+
+ _Justine m'a dit que vous aviez besoin d'une femme de chambre, celle
+ qui vous remettra ma lettre est sage, _intelligente et adroite_: vous
+ pouvez la prendre à votre service, et lui donner _toute votre
+ confiance_, je vous réponds d'elle._
+
+ _Je ne vous invite point à dîner avec moi, je sais que M. Duportail
+ dîne rarement sans sa fille; mais, si vous aimez votre chère maman
+ autant qu'elle vous aime, vous viendrez dans la soirée, le plus tôt
+ que vous pourrez. Monsieur le marquis ne dîne point chez lui; venez de
+ bonne heure, mon enfant, je serai seule toute l'après-dînée, vous me
+ ferez compagnie. Croyez que personne ne vous aime autant que votre
+ chère maman._
+
+ LA MARQUISE DE B...
+
+ P. S. _Je n'ai point la force de vous mander toutes les folies que le
+ marquis veut que je vous écrive de sa part. Au reste, grondez-le bien
+ quand vous le verrez, il vouloit ce matin envoyer en son nom chez M.
+ Duportail. J'ai eu toutes les peines du monde à lui faire comprendre
+ que cela n'étoit pas raisonnable, et qu'il étoit plus décent que ce
+ fût moi qui vous écrivisse._
+
+Je fus enchanté de cette lettre. «Monsieur, me dit la femme intelligente
+qui me l'apportoit, Justine est la femme de chambre de madame la
+marquise de B..., et, si mademoiselle le veut bien, je serai la sienne
+aujourd'hui et demain. Au reste, monsieur ou mademoiselle peut également
+se fier à moi; quand Mlle Justine et Mme Dutour se mêlent d'une
+intrigue, elles ne la gâtent pas; c'est pour cela qu'on m'a
+choisie.--Fort bien, lui dis-je, Madame Dutour, je vois que vous êtes
+instruite, vous m'accompagnerez tantôt chez la marquise.» J'offris à ma
+duègne un double louis qu'elle accepta. «Ce n'est pas qu'on ne m'ait
+déjà bien payée, me dit-elle; mais monsieur doit savoir que les gens de
+ma profession reçoivent toujours des deux côtés.»
+
+Dès que le baron eut dîné, il partit pour l'Opéra, suivant sa coutume.
+Mon coiffeur étoit averti: un panache blanc fut mis à la place du petit
+chapeau. Mme Dutour me revêtit parfaitement du charmant habit de bal que
+Mme de B... m'envoyoit, et qui m'alloit merveilleusement bien; ma
+ressemblance avec Adélaïde devenoit plus frappante; mon gouverneur ému
+redoubloit pour moi d'attentions et de soins. Je pris des gants, un
+éventail, un gros bouquet; je volai au rendez-vous que la marquise
+m'avoit donné.
+
+Je la trouvai dans son boudoir, mollement couchée sur une ottomane: un
+déshabillé galant paroit ses charmes au lieu de les cacher. Elle se leva
+dès qu'elle m'aperçut. «Qu'elle est jolie dans cet équipage, Mlle
+Duportail! que cette robe lui sied bien!» et, dès que la porte se fut
+fermée: «Que vous êtes charmant, mon cher Faublas! que votre exactitude
+me flatte! Mon coeur me disoit bien que vous trouveriez le moyen de me
+venir joindre ici malgré vos deux pères.» Je ne lui répondis que par mes
+vives caresses; et, la forçant de reprendre l'attitude qu'elle avoit
+quittée pour me recevoir, je lui prouvois déjà que ses leçons n'étoient
+pas oubliées, lorsque nous entendîmes du bruit dans la pièce voisine.
+Tremblant d'être surpris dans une situation qui n'étoit pas équivoque,
+je me relevai brusquement, et, grâce à mes habits très commodes, je
+n'eus besoin que de changer de posture pour que mon désordre fût réparé.
+La marquise, sans paroître troublée, ne rétablit que ce qui pressoit le
+plus: tout cela fut l'affaire d'un moment. La porte s'ouvrit; c'étoit le
+marquis. «Je comprenois bien, lui dit-elle, Monsieur, qu'il n'y avoit
+que vous qui puissiez entrer ainsi chez moi sans vous faire annoncer;
+mais je croyois qu'au moins vous frapperiez à cette porte avant de
+l'ouvrir: cette chère enfant avoit des inquiétudes secrètes à confier à
+sa maman; un moment plus tôt vous la surpreniez!... On n'entre pas ainsi
+chez des femmes!--Bon! reprit le marquis, je la surprenois! Eh bien! je
+ne l'ai point surprise, ainsi il n'y a pas tant de mal à tout cela;
+d'ailleurs, je suis bien sûr que cette chère enfant me le pardonne: elle
+est plus indulgente que vous; mais convenez que son père a bien raison
+de ne pas vouloir qu'elle porte cet habit d'amazone, elle est à croquer
+comme la voilà!»
+
+Il reprit avec moi ce mauvais ton de galanterie qui nous avoit déjà tant
+amusés; il trouva que j'étois parfaitement bien remise, que j'avois les
+yeux brillans, le teint fort animé, et même quelque chose
+d'extraordinaire et d'un très bon augure dans la _physionomie_. Ensuite
+il nous dit: «Belles dames, vous allez au bal aujourd'hui?» La marquise
+répondit que non. «Vous vous moquez de moi, je suis revenu tout exprès
+pour vous y conduire.--Je vous assure que je n'irai pas.--Hé! pourquoi
+donc? ce matin vous disiez...--Je disois que j'y pourrois aller par
+complaisance pour Mlle Duportail; mais elle ne s'en soucie pas; elle
+craint de retrouver là le comte de Rosambert, qui s'est fort mal
+comporté la dernière fois.» J'interrompis la marquise. «Certainement son
+procédé avec moi est assez malhonnête pour que désormais je craigne de
+le rencontrer autant que je me plaisois autrefois à me trouver avec
+lui.--Vous avez raison, me dit le marquis: le comte est un de ces petits
+merveilleux qui croient qu'une femme n'a des yeux que pour eux; il est
+bon que ces messieurs apprennent quelquefois qu'il y a dans le monde des
+gens qui les valent bien...» Je compris son idée, et, pour justifier ses
+propos, je lui lançai à la dérobée un coup d'oeil expressif... «Et qui
+valent peut-être mieux», ajouta-t-il aussitôt en renforçant sa voix, en
+s'élevant sur la pointe du pied, et en prenant son élan pour faire une
+lourde pirouette qu'il acheva très malheureusement. Sa tête alla frapper
+contre la boiserie trop dure, qui ne lui épargna une chute pesante qu'en
+lui faisant au front une large meurtrissure. Honteux de son malheur,
+mais voulant le dissimuler, il parut insensible à la douleur qu'il
+ressentoit. «Charmante enfant, me dit-il avec plus de sang-froid, mais
+en faisant de temps en temps de laides grimaces qui le trahissoient,
+vous avez raison d'éviter le comte; mais n'ayez pas peur de le
+rencontrer ce soir. Il y a bal masqué: la marquise a justement deux
+dominos; elle vous en prêtera un, elle prendra l'autre; nous irons au
+bal, vous reviendrez souper avec nous; et, si vous n'avez pas été trop
+mal couchée avant-hier...--Ho! oui, cela sera charmant! m'écriai-je avec
+plus de vivacité que de prudence; allons au bal.--Avec mes dominos que
+le comte connoît? interrompit la marquise plus réfléchie que moi.--Eh!
+oui, Madame, avec vos dominos. Il faut donner à cette enfant le plaisir
+du bal masqué, elle n'a jamais vu cela; le comte ne vous reconnoîtra
+pas, il n'y sera peut-être pas même.» La marquise paroissoit incertaine;
+je la voyois balancer entre le désir de me garder encore la nuit
+prochaine et la crainte d'aller, en présence du marquis, s'offrir aux
+sarcasmes du comte. «Pour moi, reprit d'un ton mystérieux le commode
+mari, je vous y conduirai bien; mais j'ai quelques affaires, je ne
+pourrai pas rester avec vous; je vous laisserai là, pour revenir à
+minuit vous chercher.» Cette raison du marquis, plus que toutes ses
+instances, détermina la marquise; elle refusa quelque temps encore, mais
+d'un ton qui m'annonçoit assez qu'il falloit la presser et qu'elle
+alloit consentir.
+
+Cependant la contusion que le marquis s'étoit faite devenoit plus
+apparente, et sa bosse grossissoit à vue d'oeil. Je lui demandai d'un
+air étonné ce qu'il avoit au front; il y porta la main. «Ce n'est rien,
+me dit-il avec un rire forcé; quand on est marié, on est exposé à ces
+accidens-là.» Je me souvins du supplice qu'il m'avoit fait éprouver
+quand ma main étoit dans les siennes, et, résolu de me venger, je tirai
+de ma bourse une pièce de monnoie, je la lui appliquai sur le front, et
+me voilà serrant de toutes mes forces pour aplatir la bosse. Le patient
+pressoit ses flancs de ses poings fermés, grinçoit des dents, souffloit
+douloureusement et faisoit d'horribles contorsions. «Elle a, dit-il avec
+peine, elle a de la vigueur dans le poignet.» Je redoublai d'efforts; il
+fit enfin un cri terrible, et, m'échappant avec violence, il seroit
+tombé à la renverse, si je ne l'avois promptement retenu. «Ah! la petite
+diablesse! elle m'a presque ouvert le crâne.--La petite espiègle l'a
+fait exprès, dit la marquise, qui se contraignoit beaucoup pour ne pas
+rire.--Vous croyez qu'elle l'a fait exprès? Hé bien, je vais l'embrasser
+pour la punir.--Pour me punir, soit.» Je présentai la joue de bonne
+grâce; il se crut le plus heureux des hommes: si j'avois voulu
+l'écouter, je n'aurois cessé de mettre, au même prix, son courage à
+l'épreuve.
+
+«Finissons ces folies, dit la marquise en affectant un peu d'humeur, et
+pensons à ce bal, puisqu'il y faut aller.--Ho! madame se fâche! répondit
+le marquis; soyons sages, me dit-il tout bas, il y a un peu de
+jalousie.» Il nous regarda d'un air de satisfaction. «Vous vous aimez
+bien toutes les deux, poursuivit-il; mais si vous alliez vous brouiller
+un jour à cause de moi!... cela seroit bien singulier!...--Allons-nous
+au bal, ou n'y allons-nous pas?» interrompit la marquise. Elle se mit à
+sa toilette: on lui apporta ses dominos, qu'elle ne voulut point mettre;
+elle en envoya chercher deux autres dont nous nous affublâmes gaiement.
+«Vous connoissez le mien, dit le marquis, je le prendrai pour vous aller
+chercher; je ne crains pas d'être reconnu, moi!» Il nous conduisit au
+bal, et nous promit de revenir à minuit précis.
+
+Dès que nous parûmes à la porte de la salle, la foule des masques nous
+environna: on nous examina curieusement, on nous fit danser; mes yeux
+furent d'abord agréablement flattés de la nouveauté du spectacle. Les
+habits élégans, les riches parures, la singularité des costumes
+grotesques, la laideur même des travestissemens baroques, la bizarre
+représentation de tous ces visages cartonnés et peints, le mélange des
+couleurs, le murmure de cent voix confondues, la multitude des objets,
+leur mouvement perpétuel, qui varioit sans cesse le tableau en
+l'animant, tout se réunit pour surprendre mon attention bientôt lassée.
+Quelques nouveaux masques étant entrés, la contredanse fut interrompue,
+et la marquise, profitant du moment, se mêla dans la foule; je la suivis
+en silence, curieux d'examiner la scène en détail. Je ne tardai pas à
+m'apercevoir que chacun des acteurs s'occupoit beaucoup à ne rien faire,
+et bavardoit prodigieusement sans rien dire. On se cherchoit avec
+empressement, on s'observoit avec inquiétude, on se joignoit avec
+familiarité, on se quittoit sans savoir pourquoi; l'instant d'après on
+se reprenoit de même en ricanant. L'un vous étourdissoit du bruyant
+éclat de sa voix glapissante; l'autre, d'un ton nasillard, bredouilloit
+cent platitudes qu'à peine il comprenoit lui-même; celui-ci balbutioit
+un bon mot grossier qu'il accompagnoit de gestes ridicules; celui-là
+faisoit une question sotte, à laquelle on répondoit par une plus sotte
+plaisanterie. Je vis pourtant des gens cruellement tourmentés, qui
+certainement auroient acheté bien chèrement l'avantage d'échapper aux
+propos malins, aux regards persécuteurs. J'en vis d'autres bien ennuyés,
+dont apparemment l'objet principal avoit été de passer la nuit au bal,
+de quelque manière que ce fût, et qui n'y restoient sans doute que pour
+se ménager la petite consolation d'assurer le lendemain qu'ils s'étoient
+beaucoup amusés la veille. «Voilà donc ce que c'est qu'un bal masqué!
+dis-je à la marquise; ce n'est donc que cela? Je ne suis pas étonné
+qu'ici de braves gens puissent être bafoués par des faquins, et des gens
+d'esprit mystifiés par des sots; je ne resterois sûrement pas, si je
+n'étois point avec vous.--Taisez-vous, me répondit-elle, nous sommes
+suivis, et peut-être reconnus; ne voyez-vous pas le masque qui s'attache
+à nos pas? Je crains bien que ce ne soit le comte; sortons de la foule
+et ne vous étonnez pas.»
+
+C'étoit en effet M. de Rosambert; nous n'eûmes pas de peine à le
+reconnoître: car, ne prenant pas même celle de déguiser sa voix, il eut
+seulement l'attention de parler assez bas pour qu'il n'y eût que la
+marquise et moi qui pussions l'entendre. «Comment se portent madame la
+marquise et sa belle amie?» nous demanda-t-il avec un intérêt affecté.
+Je n'osois répondre. La marquise, sentant qu'il seroit inutile d'essayer
+de lui faire croire qu'il se trompoit, aima mieux soutenir une
+conversation délicate, qu'elle auroit peut-être heureusement terminée
+par son adresse, si le comte eût été moins instruit. «Quoi! c'est vous,
+Monsieur le comte? Vous m'avez reconnue? Cela m'étonne! je croyois que
+vous aviez juré de ne plus me voir et de ne me parler jamais.--Il est
+vrai que je vous l'avois promis, Madame, et je sais combien cette
+assurance que je vous ai donnée vous a mise à votre aise.--Je ne vous
+entends pas, et vous m'entendez mal; si je ne voulois pas vous voir, qui
+me forceroit à vous parler? pourquoi serois-je venue ici chercher votre
+rencontre?--Chercher ma rencontre, Madame! quoique l'aveu soit très
+flatteur, je conviens que j'aurois eu peut-être la sottise de le croire
+sincère, si cette chère enfant que voilà...--Monsieur, interrompit la
+marquise, n'avez-vous pas amené la comtesse?... Elle est très aimable,
+la comtesse!... qu'en dites-vous?--Je dis, Madame, qu'elle est surtout
+très officieuse!...» La marquise l'interrompit encore en jouant le
+dépit. «Elle est très aimable, la comtesse!... Monsieur, vous auriez dû
+l'amener...--Oui, Madame, et vous lui auriez apparemment encore confié
+l'honnête emploi qu'elle a si généreusement accepté, si complaisamment
+rempli?--Quoi! c'est peut-être moi qui l'ai chargée de vous occuper
+toute la soirée, de vous engager à me faire une mauvaise querelle, à me
+répéter cent fois une maussade plaisanterie, à me pousser à bout, enfin,
+de manière que je sois forcée de vous dire des choses désagréables, que
+vous n'avez pas manqué de prendre à la lettre, et dont je me serois
+repentie, si vous étiez venu hier, comme je l'espérois, solliciter votre
+pardon?--Mon pardon! vous me l'auriez accordé, Madame! Ah! que vous êtes
+généreuse! Mais soyez tranquille, je n'abuserai pas de tant de bontés,
+je craindrois trop de vous embarrasser beaucoup, et de faire aussi bien
+de la peine à ma jeune parente, qui nous écoute si attentivement, et qui
+a de si bonnes raisons pour ne rien dire.--Hé! Monsieur, lui
+répliquai-je aussitôt, que pourrois-je vous dire!--Rien, rien que je ne
+sache ou que je ne devine.--Je conviens, Monsieur de Rosambert, que vous
+savez quelque chose que madame ne sait pas; mais, ajoutai-je en
+affectant de lui parler bas, ayez donc un peu plus de discrétion; la
+marquise n'a pas voulu vous croire avant-hier; que vous coûte-t-il de
+lui laisser seulement encore aujourd'hui une erreur qui ne laisse pas
+d'être piquante?--Fort bien, s'écria-t-il, la tournure n'est pas
+maladroite! Vous, si novice avant-hier! aujourd'hui si _manégé_! Il faut
+que vous ayez reçu de bien bonnes leçons.--Que dites-vous donc,
+Monsieur? reprit la marquise un peu piquée.--Je dis, Madame, que ma
+jeune parente a beaucoup avancé en vingt-quatre heures; mais je n'en
+suis pas étonné, on sait comment l'esprit vient aux filles.--Vous nous
+faites donc la grâce de convenir enfin que Mlle Duportail est de son
+sexe!--Je ne m'aviserai plus de le nier, Madame; je sens combien il
+seroit cruel pour vous d'être détrompée. Perdre une bonne amie! et ne
+trouver à sa place qu'un jeune serviteur! la douleur seroit trop
+amère.--Ce que vous dites là est tout à fait raisonnable, répliqua la
+marquise avec une impatience mal déguisée; mais le ton dont vous le
+dites est si singulier! Expliquez-vous, Monsieur; cette enfant, que vous
+m'avez présentée vous-même comme votre parente, est-elle (en parlant
+très bas) Mlle Duportail ou M. de Faublas? Vous me forcez à vous faire
+une question bien extraordinaire; mais enfin, dites sérieusement ce
+qu'il en est.--Ce qu'il en est, Madame, je pouvois hasarder de le dire
+avant-hier; mais aujourd'hui c'est à moi à vous le demander.--Moi!
+répondit-elle sans se déconcerter, je n'ai là-dessus aucune espèce de
+doute. Son air, ses traits, son maintien, ses discours, tout me dit
+qu'elle est Mlle Duportail, et d'ailleurs j'en ai des preuves que je
+n'ai pas cherchées.--Des preuves!--Oui, Monsieur, des preuves; elle a
+soupé chez moi avant-hier...--Je le sais bien, Madame, et même elle
+étoit encore chez vous hier à dix heures du matin.--A dix heures du
+matin, soit; mais enfin nous l'avons reconduite chez elle.--Chez elle!
+faubourg Saint-Germain?--Non, près de l'Arsenal. Et monsieur son
+père...--Son père? le baron de Faublas?--Mais point du tout, M.
+Duportail... M. Duportail nous a beaucoup remerciés, le marquis et moi,
+de lui avoir ramené sa fille.--Le marquis et vous, Madame? Quoi! le
+marquis vous a accompagnés chez M. Duportail?--Oui, Monsieur; qu'y
+a-t-il de si étonnant à cela?--Et M. Duportail a remercié le
+marquis?--Oui, Monsieur.»
+
+Ici le comte partit d'un éclat de rire. «Ah! le bon mari! s'écria-t-il
+tout haut; l'aventure est excellente. Ah! l'honnête homme de mari!» Il
+se préparoit à nous quitter. Je crus qu'il falloit, pour l'intérêt de la
+marquise et pour le mien propre, essayer de modérer son excessive
+gaieté. «Monsieur, lui dis-je en baissant la voix, ne pourroit-on pas
+avoir avec vous une explication plus sérieuse?» Il me regarda en riant.
+«Une explication sérieuse entre nous, ce soir, ma chère parente? (Il
+souleva un peu mon masque.) Non, vous êtes trop jolie, je vous laisse
+_aimer et plaire_; d'ailleurs, il est juste que je profite aujourd'hui
+de mes avantages; l'explication sera pour demain, si vous le voulez
+bien.--Pour demain, Monsieur? à quelle heure, et dans quel
+endroit?--L'heure, je ne saurois vous la fixer, cela dépendra des
+circonstances. N'allez-vous pas souper chez la marquise? Demain il sera
+peut-être midi quand le très commode marquis vous reconduira chez le
+très complaisant M. Duportail; vous serez probablement fatigué, je ne
+veux point user d'un tel avantage, il faudra vous laisser le temps de
+vous reposer; je passerai chez vous dans la soirée. Je ne vous dis point
+adieu, j'aurai le plaisir de vous revoir une fois encore avant que
+l'heure du berger sonne pour vous.» Il nous salua et sortit de la salle.
+
+La marquise fut très contente de son départ. «Il nous a porté de rudes
+coups, me dit-elle; mais nous ne pouvions guère nous défendre mieux.» Je
+lui observai que le comte avait eu l'attention de baisser la voix chaque
+fois qu'il lui avoit lancé quelque vive épigramme, et qu'ayant seulement
+l'intention de nous tourmenter beaucoup, il avoit paru du moins ne la
+vouloir pas compromettre jusqu'à un certain point. «Je ne m'y fie pas,
+me répondit-elle: il sait que vous avez passé la nuit chez moi; il est
+piqué; le retour qu'il vous annonce n'est pas d'un bon augure, sans
+doute il nous prépare une attaque plus forte. Partons, ne l'attendons
+pas, n'attendons pas le marquis.»
+
+Nous nous disposions à sortir, lorsque deux masques nous arrêtèrent.
+L'un des deux dit à la marquise: «Je te connois, beau masque.--Bonsoir,
+Monsieur de Faublas», me dit l'autre. Je ne répondis point. «Bonsoir,
+Monsieur de Faublas», répéta-t-il. Je sentis qu'il falloit recueillir
+mes forces et payer d'audace: «Tu n'as pas l'art de deviner, beau
+masque, tu te trompes de nom et de sexe.--C'est que l'un et l'autre sont
+fort incertains.--Tu deviens fou, beau masque.--Point du tout: les uns
+te baptisent Faublas et te soutiennent beau garçon; les autres vous
+nomment Duportail et jurent que vous êtes très jolie fille.--Duportail
+ou Faublas, lui répliquai-je fort interdit, que t'importe?--Distinguons,
+beau masque. Si vous êtes une jolie demoiselle, il m'importe à moi; si
+tu es un beau garçon, il importe à la jolie dame que voilà (en montrant
+la marquise).» Je demeurai stupéfait. Il reprit: «Répondez-moi,
+Mademoiselle Duportail; parle donc, Monsieur de Faublas.--Décide-toi à
+me donner l'un ou l'autre nom, beau masque.--Ah! si je ne considère que
+mon intérêt personnel et les apparences, vous êtes Mlle Duportail; mais,
+si j'en crois la chronique scandaleuse, tu es M. de Faublas.»
+
+La marquise ne perdoit pas un mot de ce dialogue; mais, déjà trop
+pressée par l'inconnu qui l'avoit attaquée, elle ne pouvoit me secourir.
+Je ne sais si mon trouble ne m'alloit pas trahir, lorsqu'il s'éleva dans
+la salle une grande rumeur: on se précipitoit vers la porte, les masques
+se pressoient en foule autour d'un masque qui venoit d'entrer; ceux-ci
+le montroient au doigt, ceux-là poussoient de longs éclats de rire, et
+tous ensemble crioient: «C'est M. le marquis de B... qui s'est fait une
+bosse au front!» Dès que les deux démons qui nous persécutoient eurent
+entendu ces joyeuses exclamations, ils nous quittèrent pour aller
+grossir le nombre des rieurs. «Enfin les voilà partis! me dit ma belle
+maîtresse un peu étonnée; mais, parmi ces cris redoublés,
+n'entendez-vous pas le nom du marquis? Je parie que c'est un nouveau
+tour qu'on a joué à mon pauvre mari.»
+
+Cependant le tumulte alloit toujours croissant; nous approchâmes, nous
+entendîmes des voix confuses qui disoient: «Bonsoir, Monsieur le marquis
+de B..., qu'avez-vous donc au front, Monsieur le marquis? depuis quand
+cette bosse vous est-elle venue?» Et bientôt, dans les transports de
+leur turbulente gaieté, tous les masques répétoient: «C'est M. le
+marquis de B... qui s'est fait une bosse au front!» A force de coudoyer
+nos voisins, nous parvînmes à joindre le masque tant bafoué: ce n'étoit
+ni le domino jaune du marquis, ni sa petite taille, et cependant c'étoit
+le marquis lui-même. Nous vîmes qu'on avoit attaché entre ses deux
+épaules un petit morceau de papier, sur lequel étoient tracés en
+caractères bien lisibles ces mots dont nos oreilles étoient remplies:
+_C'est M. le marquis de B... qui s'est fait une bosse au front..._ Il
+nous reconnut tout d'un coup. «Je ne comprends rien à ceci, nous dit-il
+tout hors de lui; allons-nous-en.» Toujours poursuivi par les huées
+dérisoires d'une folle jeunesse, toujours porté par les flots tumultueux
+de la foule empressée, il eut autant de peine à regagner la porte qu'il
+en avoit éprouvé pour pénétrer jusqu'au milieu de la salle.
+
+Nous le suivîmes de près. «Parbleu! nous dit le marquis, si confondu
+qu'il n'avoit pas la force de prendre sa place dans la voiture, je ne
+comprends rien à cela; jamais je ne me suis si bien déguisé, et tout le
+monde m'a reconnu!» La marquise lui demanda quel avoit été son dessein.
+«Je voulois, lui répondit-il, vous surprendre agréablement; dès que je
+vous ai vues dans la salle du bal, je suis retourné à l'hôtel, où j'ai
+fait part de mes projets à Justine, votre femme de chambre, et à celle
+de cette charmante enfant: car je les ai trouvées ensemble. J'ai pris un
+domino nouveau, je me suis fait apporter des souliers dont les talons
+très hauts devoient, en me grandissant beaucoup, me rendre
+méconnoissable; Justine a présidé à ma toilette. (Tandis qu'il parloit,
+la marquise détachoit habilement l'étiquette perfide et la fourroit dans
+sa poche.) Demandez à Justine, elle vous dira que je n'ai jamais été si
+bien déguisé: car elle me l'a répété cent fois, et cependant tout le
+monde m'a reconnu!»
+
+La marquise et moi, nous devinâmes aisément que nos femmes de chambre
+nous avoient bien servis. «Mais, reprit le marquis après un moment de
+réflexion, comment ont-ils vu que j'avois une bosse au front? Aviez-vous
+conté mon accident?--A personne, je vous assure.--Cela est bien
+singulier! ma figure est couverte d'un masque, et l'on voit ma bosse; je
+me déguise beaucoup mieux qu'à l'ordinaire, et tout le monde me
+reconnoît!» Le marquis ne cessoit de témoigner son étonnement par des
+exclamations semblables, tandis que la marquise et moi, nous nous
+félicitions tout bas de l'heureuse adresse de nos femmes, qui nous
+avoient épargné si comiquement les scènes fâcheuses auxquelles nous
+auroient exposés le déguisement de son mari et la vengeance de mon
+rival.
+
+Quel fut notre étonnement, lorsqu'en arrivant à l'hôtel nous apprîmes
+que le comte nous y attendoit depuis quelques minutes. Il vint à nous
+d'un air gai: «J'étois sûr, Mesdames, que vous ne resteriez pas
+longtemps à ce bal: c'est une assez triste chose qu'un bal masqué! ceux
+qui ne nous connoissent pas nous y ennuient; ceux qui nous connoissent
+nous y tourmentent!--Oh! interrompit le marquis, je n'ai pas eu le temps
+de m'y ennuyer, moi! tu vois comme je suis déguisé?--Hé bien?--Hé bien!
+dès que je suis entré, tout le monde m'a reconnu.--Comment! tout le
+monde!--Oui, oui, tout le monde; ils m'ont d'abord entouré: _Hé!
+bonsoir, Monsieur le marquis de B...; et d'où vous vient cette bosse au
+front, Monsieur le marquis?_ Et ils me serroient! et ils me poussoient!
+et des rires! et des gestes! et un bruit! je crois que j'en resterai
+sourd; je veux être pendu si jamais j'y retourne. Mais comment ont-ils
+su que j'avois cette bosse au front?--Parbleu, elle se voit d'une
+lieue!--Mais mon masque?--Cela ne fait rien. Tenez, moi, j'ai été
+reconnu aussi.--Bon! reprit le marquis d'un air consolé.--Oui, continua
+le comte, mon aventure est assez drôle; j'ai rencontré là une fort jolie
+dame, qui m'estimoit beaucoup, mais beaucoup, la semaine
+passée.--J'entends, j'entends, dit le marquis.--Cette semaine elle m'a
+éconduit d'une manière si plaisante!... Imaginez que j'ai été au bal
+avec un de mes amis qui s'étoit fort joliment déguisé.» La marquise,
+effrayée, l'interrompit. «Monsieur le comte soupe sans doute avec nous?
+lui dit-elle de l'air du monde le plus flatteur.--Si cela ne vous
+embarrasse pas trop, Madame...--Quoi! interrompit le marquis, vas-tu
+faire des façons avec nous? Crois-moi, essaye plutôt de faire ta paix
+avec ta jeune parente qui t'en veut beaucoup.--Moi! Monsieur, point du
+tout! j'ai toujours pensé que M. de Rosambert étoit homme d'honneur; je
+le crois trop galant homme pour abuser des circonstances...--Il ne faut
+abuser de rien, me répondit le comte; mais il faut user de
+tout.--Qu'est-ce que c'est que des circonstances? s'écria le marquis,
+qu'entend-elle par des circonstances? Quelles circonstances y
+a-t-il?... Rosambert, tu me diras cela; mais conte-nous donc ton
+histoire.--Volontiers.--Messieurs, interrompit encore la marquise, on
+vous a déjà dit que le souper étoit servi.--Oui, oui, allons souper,
+répondit le marquis, tu nous conteras ton malheur à table.» La marquise
+alors s'approcha de son mari, et lui dit à mi-voix: «Y songez-vous bien,
+Monsieur, de vouloir qu'on raconte une histoire galante devant cette
+enfant?--Bon! bon! lui répondit-il, à son âge on n'est pas si novice»;
+et, s'adressant au comte: «Rosambert, tu nous conteras ton aventure;
+mais tu gazeras tout cela de manière que cette enfant..., tu m'entends
+bien?»
+
+La marquise nous plaça de manière que le comte étoit entre elle et moi,
+et que je me trouvois, moi, entre le comte et le marquis. Un regard
+prompt de ma belle maîtresse m'avertit d'apporter à notre situation
+critique l'attention la plus scrupuleuse, de ne parler qu'avec
+ménagement, d'agir avec la plus grande circonspection. Le marquis
+mangeoit beaucoup et parloit davantage; je ne répondois que par
+monosyllabes aux douces phrases qu'il m'adressoit. Le comte enchérissoit
+sur les éloges du marquis; il me prodiguoit d'un ton railleur les
+complimens les plus outrés, assuroit malignement que personne au monde
+n'étoit plus aimable que sa jeune parente, demandoit au marquis ce qu'il
+en pensoit, et, préludant avec la marquise par de légères épigrammes, il
+protestoit qu'elle seule, jusqu'à présent, savoit précisément combien
+Mlle Duportail méritoit d'être aimée. La marquise, également adroite et
+prompte, répondoit vite et toujours bien; mesurant la défense à
+l'attaque, elle éludoit sans affectation ou se défendoit sans aigreur,
+déterminée à ménager un ennemi qu'elle ne pouvoit espérer de vaincre;
+aux questions pressantes elle opposoit les aveux équivoques, elle
+atténuoit les allégations fortes par les négations mitigées, et
+repoussoit les sarcasmes plus amers qu'embarrassans par des
+récriminations plus fines que méchantes: très intéressée à pénétrer les
+secrets desseins du comte, dont la vengeance étoit si facile, elle
+l'examinoit souvent d'un oeil observateur; puis, essayant de le fléchir
+en l'intéressant, elle l'accabloit de politesses et d'attentions,
+prétextoit une forte migraine, traînoit languissamment les doux accens
+de sa voix presque éteinte, et de ses regards supplians sollicitoit sa
+grâce, qu'elle ne pouvoit obtenir.
+
+Dès que les domestiques eurent servi le dessert et se furent retirés, le
+comte commença une attaque plus chaude, qui nous jeta, la marquise et
+moi, dans une mortelle anxiété.
+
+LE COMTE.
+
+Je vous disois, Monsieur le marquis, qu'une jeune dame m'honoroit, la
+semaine passée, d'une attention toute particulière...
+
+LA MARQUISE, _tout bas_.
+
+Quelle fatuité! (_Haut._) Encore une bonne fortune! la matière est si
+usée!
+
+LE COMTE.
+
+Non, Madame: une infidélité subite, avec des circonstances nouvelles qui
+vous amuseront...
+
+LA MARQUISE.
+
+Point du tout, Monsieur, je vous assure.
+
+LE MARQUIS.
+
+Bon! les femmes disent toujours qu'une histoire galante les ennuie!
+Rosambert, conte-nous la tienne.
+
+LE COMTE.
+
+Cette dame étoit au bal..., je ne sais plus quel jour... (_A la
+marquise._) Madame, aidez-moi donc, vous y étiez aussi...
+
+LA MARQUISE, _vivement_.
+
+Le jour, Monsieur? hé! qu'importe le jour? Pensez-vous d'ailleurs que
+j'aie remarqué?...
+
+LE MARQUIS.
+
+Passons, passons, le jour n'y fait rien.
+
+LE COMTE.
+
+Hé bien, j'allai à ce bal avec un de mes amis, qui s'étoit déguisé le
+plus joliment du monde, et que personne ne reconnut.
+
+LE MARQUIS.
+
+Que personne ne reconnut! il étoit bien habile celui-là! Quel habit
+avoit-il donc?
+
+LA MARQUISE, _très vivement_.
+
+Un habit de caractère, apparemment?
+
+LE COMTE.
+
+Un habit de caractère!... Mais, non... (_En regardant la marquise._)
+Cependant je le veux bien, si vous le voulez: un habit de caractère,
+soit. Personne ne le reconnut; personne, excepté la dame en question,
+qui devina que c'étoit un fort beau garçon.
+
+(_Ici la marquise sonna un domestique, le retint quelque temps sous
+différens prétextes: le marquis, impatienté, le renvoya; le comte
+reprit._)
+
+La dame, charmée de sa découverte... Mais je ne veux plus rien dire,
+parce que le marquis la connoît.
+
+LE MARQUIS, _riant_.
+
+Cela se peut: d'abord, j'en connois beaucoup; mais cela ne fait rien,
+continue.
+
+LA MARQUISE.
+
+Monsieur le comte, on donnoit hier une pièce nouvelle.
+
+LE COMTE.
+
+Oui, Madame; mais permettez-moi de finir mon histoire.
+
+LA MARQUISE.
+
+Point du tout: je veux savoir ce que vous pensez de la pièce.
+
+LE COMTE.
+
+Permettez, Madame...
+
+LE MARQUIS.
+
+Eh! Madame, laissez-le donc nous raconter!...
+
+LE COMTE.
+
+Pour abréger, vous saurez que mon jeune ami plut beaucoup à la dame; que
+ma présence ne tarda pas à la gêner, et le moyen qu'elle imagina pour se
+débarrasser de moi...
+
+LA MARQUISE.
+
+C'est un roman que cette histoire-là.
+
+LE COMTE.
+
+Un roman, Madame! Ah! tout à l'heure, si l'on m'y force, je convaincrai
+les plus incrédules. Le moyen qu'elle imagina fut de me détacher une
+jeune comtesse, son intime amie, femme très adroite, très obligeante,
+qui s'empara de moi tellement...
+
+LE MARQUIS.
+
+Comment! on t'a donc bien joué?
+
+LE COMTE.
+
+Pas mal, pas mal, mais beaucoup moins que le mari, qui arriva...
+
+LE MARQUIS.
+
+Il y a un mari!... Tant mieux!... J'aime beaucoup les aventures où
+figurent des maris comme j'en connois tant! Hé bien! le mari arriva...
+Qu'avez-vous donc, Madame?
+
+LA MARQUISE.
+
+Un mal de tête affreux!... Je suis au supplice... (_Au comte._)
+Monsieur, remettez de grâce à un autre jour le récit de cette aventure.
+
+LE MARQUIS.
+
+Eh! non, conte, conte donc: cela la dissipera.
+
+LE COMTE.
+
+Oui, je finis en deux mots.
+
+Mlle DUPORTAIL, _au marquis tout bas_.
+
+M. de Rosambert aime beaucoup à jaser, et ment quelquefois passablement.
+
+LE MARQUIS.
+
+Je sais bien, je sais bien; mais cette histoire est drôle: il y a un
+mari, je parie qu'on l'a attrapé comme un sot.
+
+LE COMTE, _sans écouter la marquise qui veut lui parler_.
+
+Le marquis arriva, et ce qu'il y eut d'étonnant, c'est qu'en voyant la
+figure douce, fine, agréable, fraîche, du jeune homme si joliment
+déguisé, le mari crut que c'étoit une femme...
+
+LE MARQUIS.
+
+Bon!... oh! celui-là est excellent! oh! l'on ne m'auroit pas attrapé
+comme cela, moi; je me connois trop bien en physionomie.
+
+Mlle DUPORTAIL.
+
+Mais cela est incroyable!
+
+LA MARQUISE.
+
+Impossible! M. de Rosambert nous fait des contes... qu'il devroit bien
+finir, car je me sens fort incommodée.
+
+LE COMTE.
+
+Il le crut si bien qu'il lui prodigua les complimens, les petits soins,
+et même il en vint jusqu'à lui prendre la main et à la lui serrer
+doucement... (_au marquis_) tenez, à peu près comme vous faites à
+présent à ma cousine.
+
+(_Le marquis étonné quitta promptement ma main, qu'il tenoit en effet._)
+
+«Il l'a fait exprès, me dit-il: je crois qu'il voudroit que la marquise
+s'aperçût de notre intelligence.--Qu'il est jaloux! qu'il est méchant et
+menteur!... lui répliquai-je;... comme un avocat.» (_Le comte, toujours
+sourd aux instances que la marquise avoit eu le temps de renouveler,
+reprit:_)
+
+Tandis que le bon mari, d'un côté, épuisoit les lieux communs de la
+vieille galanterie, et pressoit la main chérie,... la dame, non moins
+vive, mais plus heureuse...
+
+LA MARQUISE.
+
+Eh! Monsieur, quelles femmes avez-vous donc connues?... Vous nous
+peignez celle-là sous des couleurs... Ne se peut-il pas que, trompée,
+comme son mari, par les apparences...
+
+LE COMTE.
+
+Cela eût été très possible; mais je crois que cela n'étoit pas. Au
+reste, vous allez en juger vous-même, écoutez jusqu'au bout.
+
+LA MARQUISE.
+
+Monsieur, s'il faut absolument que vous racontiez cette histoire, je
+vous prie au moins de songer que vous devez quelques ménagemens (_en
+regardant Mlle Duportail_) à certaines personnes qui vous écoutent.
+
+LE MARQUIS.
+
+Rosambert, Madame a raison; gaze un peu cela, à cause de cette enfant
+(_en montrant Mlle Duportail_).
+
+LE COMTE.
+
+Oui... oui!... La dame fort émue...
+
+LA MARQUISE.
+
+Monsieur, de grâce, abrégez des détails qui ne sont pas honnêtes.
+
+Mlle DUPORTAIL, _d'un ton fort brusque_.
+
+Il est minuit, Monsieur.
+
+LE COMTE, _fort doucement_.
+
+Je le sais bien, Mademoiselle, et, si cette conversation vous ennuie, je
+ne dirai qu'un mot... pour l'achever.
+
+LE MARQUIS, _à Mlle Duportail_.
+
+Il est très piqué contre vous. Les amitiés que vous me faites!... Il est
+jaloux comme un tigre!
+
+LA MARQUISE.
+
+Monsieur le comte, à propos, pendant que j'y pense, avez-vous obtenu du
+ministre?...
+
+LE COMTE.
+
+Oui, Madame, j'ai obtenu tout ce que je voulois; mais laissez-moi...
+
+LE MARQUIS.
+
+Ah! ah! qu'est-ce que tu sollicitois donc?
+
+LE COMTE.
+
+Une petite pension de dix mille livres pour le jeune vicomte de G...,
+mon parent; il y a déjà plusieurs jours... Pour revenir à mon
+aventure...
+
+LE MARQUIS.
+
+Oui, oui, revenons-y.
+
+LA MARQUISE.
+
+Il doit être bien content de vous, le vicomte?
+
+LE COMTE.
+
+La dame fort émue...
+
+LA MARQUISE.
+
+Monsieur le comte, répondez-moi donc.
+
+LE COMTE.
+
+Oui, Madame, il est très content... La dame fort émue...
+
+LA MARQUISE.
+
+Et son cher oncle le commandeur?
+
+LE COMTE.
+
+En est fort aise aussi, Madame; mais vous vous intéressez
+prodigieusement...
+
+LA MARQUISE.
+
+Oui, tout ce qui regarde mes amis me touche sensiblement; et cette
+affaire me tourmentoit à cause de vous: si vous m'en aviez parlé plus
+tôt, j'aurois pu vous y servir...
+
+LE COMTE.
+
+Madame, je suis très sensible...; mais permettez-moi...
+
+LA MARQUISE.
+
+A-t-il en effet rendu quelque service à l'État, le vicomte?
+
+LE COMTE, _en riant_.
+
+Oui, Madame; sans lui, le duc de *** n'avoit pas d'héritier, la maison
+s'éteignoit.
+
+LA MARQUISE.
+
+Mais, si l'on récompense aussi magnifiquement tous ceux qui servent
+l'État de cette manière, je ne m'étonne plus de l'embarras où est le
+trésor royal.
+
+LE COMTE.
+
+Très bien, Madame. Cependant permettez...
+
+LA MARQUISE.
+
+Enfin, n'importe; si jamais pareille occasion se présente, employez-moi,
+ou bien nous nous brouillerons mortellement.
+
+LE COMTE.
+
+Madame, je vous rends grâce... Permettez qu'enfin je reprenne le récit
+de mon aventure.
+
+LA MARQUISE.
+
+Oh! si vous vous adressiez à d'autres, je ne vous le pardonnerois pas,
+je vous en avertis.
+
+LE MARQUIS.
+
+Allons, voilà qui est dit: laissez-le donc finir son histoire.
+
+LE COMTE.
+
+La dame, fort émue, prodiguoit au jeune Adonis...
+
+LA MARQUISE.
+
+Quelle migraine j'ai!
+
+LE COMTE.
+
+Prodiguoit au jeune Adonis...
+
+LA MARQUISE, _tirant le marquis à part et lui parlant à mi-voix_:
+
+Monsieur, je vous le répète, il n'est pas décent de conter devant cette
+enfant...
+
+LE MARQUIS.
+
+Bon! bon! elle en sait plus qu'on ne croit! La petite personne est
+futée, allez! je me connois en physionomie!
+
+LE COMTE.
+
+Monsieur le marquis, je ne pourrai jamais finir ce récit, on
+m'interrompt à tout moment; mais je vais rentrer chez moi, et demain
+matin je vous enverrai tous les détails par écrit.
+
+LA MARQUISE.
+
+Bonne plaisanterie!
+
+LE COMTE, _au marquis_.
+
+Non, je vous l'enverrai, parole d'honneur, et je mettrai les lettres
+initiales de chaque nom,... à moins qu'on ne me laisse finir ce soir.
+
+LE MARQUIS.
+
+Eh bien! allons donc, finis.
+
+LA MARQUISE.
+
+A la bonne heure, finissez; mais songez...
+
+LE COMTE.
+
+La dame, fort émue, prodiguoit au jeune Adonis les confidences
+flatteuses, les doux propos, les petits baisers tendres... C'étoit
+vraiment une scène à voir. On ne peut la peindre;... mais on pourroit la
+jouer... Tenez, jouons-la.
+
+LE MARQUIS.
+
+Tu badines!
+
+LA MARQUISE.
+
+Quelle folie!
+
+Mlle DUPORTAIL.
+
+Quelle idée!
+
+LE COMTE.
+
+Jouons-la: Madame sera la dame en question; moi, je suis le pauvre amant
+bafoué... Ah! c'est qu'il nous manquera une comtesse!... (_A la
+marquise._) Mais madame a des talens précieux, elle peut bien remplir à
+la fois deux rôles difficiles.
+
+LA MARQUISE, _avec une colère contrainte_.
+
+Monsieur...
+
+LE COMTE.
+
+Je vous demande pardon, Madame, ce n'est qu'une supposition.
+
+LE MARQUIS.
+
+Mais sans doute; il ne faut pas que cela vous fâche.
+
+LA MARQUISE, _d'une voix éteinte et les larmes aux yeux_.
+
+Il s'agit bien des rôles qu'on m'offre, Monsieur;... mais c'est qu'il
+est bien cruel que je me plaigne depuis une heure d'être fort mal, sans
+qu'on daigne y faire la moindre attention. (_Au comte, en tremblant._)
+Peut-on, Monsieur, sans vous offenser, vous observer qu'il est tard et
+que j'ai besoin de repos?
+
+LE COMTE, _un peu touché_.
+
+Je serois désolé de vous importuner, Madame.
+
+LA MARQUISE.
+
+Vous ne m'importunez pas, Monsieur; mais je vous répète que je suis
+malade, et fort malade.
+
+LE MARQUIS.
+
+Eh mais, comment ferons-nous? où couchera Mlle Duportail?
+
+LA MARQUISE, _vivement_.
+
+En vérité! Monsieur, il semble qu'il n'y ait pas un appartement dans cet
+hôtel!»
+
+Effrayé de la tournure que l'entretien venoit de prendre, je m'approchai
+du comte. «Charmante enfant, me dit-il tout bas, laissez-moi: tout ce
+que vous me direz ne vaut pas ce que je suis curieux de savoir au juste,
+et ce que je vais apprendre tout à l'heure.
+
+LE MARQUIS.
+
+Il y a des appartemens, Madame; mais cette enfant n'aura-t-elle pas peur
+toute seule?
+
+LE COMTE, _avec vivacité_.
+
+Pas plus que la dernière fois.
+
+LE MARQUIS, _brusquement, en montrant la marquise_.
+
+Mais la dernière fois elle a couché avec madame!
+
+LE COMTE.
+
+Ah!
+
+LA MARQUISE, _troublée, balbutie_.
+
+Elle a couché dans mon appartement,... et moi...
+
+LE MARQUIS.
+
+Elle a couché dans votre lit, avec vous. Je le sais bien, puisque j'ai
+moi-même fermé les rideaux; ne vous en souvenez-vous pas?
+
+(_La marquise confondue ne répondit pas, le marquis continua en
+affectant de parler bas:_)
+
+Ne vous souvenez-vous pas que je suis venu dans la nuit?...
+
+(_La marquise porta la main à son front, jeta un cri de douleur, et
+s'évanouit._)
+
+Je n'ai jamais pu découvrir si cet évanouissement étoit bien naturel;
+mais je sais que, dès que le marquis nous eut quittés pour aller dans
+son appartement chercher lui-même une eau qu'il disoit souveraine en
+pareil cas, la marquise reprit ses sens, rassura promptement Justine et
+la Dutour, accourues pour la secourir, leur ordonna de nous laisser; et
+que, s'adressant au comte: «Monsieur, lui dit-elle, avez-vous donc juré
+de me perdre?--Non, Madame, j'ai voulu m'instruire de quelques détails
+que j'ignorois, vous prouver qu'on ne me joue pas impunément, et vous
+forcer de convenir que, si je suis capable de me venger...--De vous
+venger? interrompit-elle; et de quoi?--Je sais pourtant, continua-t-il,
+maître de mon ressentiment, ne pas porter la vengeance trop loin.
+Maintenant, Madame, vous voilà tranquille, à une condition cependant. Je
+sens, ajouta-t-il en nous regardant malignement, je sens que je vais
+vous affliger tous deux: vous vous étiez promis une nuit heureuse,
+heureuse autant que celle d'avant-hier; mais vous, Monsieur, vous m'avez
+trop peu ménagé pour que je m'intéresse au succès de vos projets galans;
+et vous, Madame, vous n'espérez pas, sans doute, que, ministre
+complaisant de vos plaisirs, je puisse voir comme un mari...--Moi,
+Monsieur! s'écria-t-elle, je n'espère rien de vous, mais je croyois
+aussi n'en avoir rien à craindre; et, quelle que soit ma conduite, d'où
+vous viendroit donc, je vous en supplie, le droit que vous vous
+attribuez de l'éclairer?» Rosambert ne répondit à cette question que par
+un sourire amer. «Que, ministre complaisant de vos plaisirs,
+poursuivit-il, je puisse voir comme un mari... chargez-vous de choisir
+l'épithète... je puisse voir M. de Faublas passer dans vos bras en ma
+présence même!--M. de Faublas dans mes bras!--Ou Mlle Duportail dans
+votre lit: n'est-ce pas la même chose? Eh mais, Madame, je croyois que
+là-dessus nous étions d'accord. Croyez-moi, le temps est cher, ne le
+perdons pas à disputer plus longtemps sur les mots, composons. Que cette
+charmante enfant m'accorde l'honneur de l'accompagner; que je la
+reconduise chez son père tout à l'heure, à cette condition je me tais.»
+
+Le marquis entra, tenant un flacon. «Je suis très sensible à vos soins,
+lui dit la marquise; mais vous voyez que je suis un peu moins mal: je
+voudrois être tout à fait bien, afin de pouvoir garder Mlle
+Duportail.--Comment? s'écria le marquis.--Je suis toujours fort
+incommodée, il est impossible que cette chère enfant passe la nuit chez
+moi.--Eh bien, Madame, n'y a-t-il pas, comme vous le disiez tout à
+l'heure, un appartement dans cet hôtel?--Oui, Monsieur, mais vous m'avez
+fait une objection à laquelle je me rends: cette enfant auroit peur.
+D'ailleurs la laisser ainsi toute seule..., je ne le souffrirai
+pas.--Elle ne sera pas seule, Madame; sa femme de chambre est ici.--Sa
+femme de chambre,... sa femme de chambre!... Eh bien! Monsieur,
+puisqu'il faut tout vous dire, M. Duportail ne veut pas que mademoiselle
+sa fille couche ici.--Qui vous l'a dit, Madame?--Monsieur le comte vient
+de m'annoncer seulement tout à l'heure que M. Duportail l'a prié de
+passer ici pour lui ramener sa fille.--Pourquoi donc ne nous as-tu pas
+dit cela tout de suite, toi?--Mais, répondit Rosambert en riant, c'est
+que je n'ai pas voulu troubler votre joie pendant le souper.--M.
+Duportail envoie chercher sa fille! reprit le marquis; croit-il qu'elle
+est mal ici? pourquoi d'ailleurs te charger de cette commission? il nous
+doit une visite et des remerciemens: quand il seroit venu lui-même!...
+Je le verrai; je veux savoir quelles raisons... Je le verrai.»
+
+Je fis une profonde révérence à la marquise: elle se leva et vint à moi
+pour m'embrasser. M. de Rosambert se jeta entre elle et moi. «Madame,
+vous êtes si incommodée! ne vous dérangez pas»; et, la prenant doucement
+par le bras, il la força de s'asseoir; ensuite il prit ma main d'un air
+galant, et le marquis ne vit qu'avec le regret le plus vif Mlle
+Duportail et la Dutour s'éloigner dans la voiture du comte.
+
+Au détour de la première rue, M. de Rosambert ordonna à son cocher
+d'arrêter. «Je connois ce visage-là, me dit-il en regardant ma prétendue
+femme de chambre, je ne crois pas que le ministère de cette brave femme
+vous soit agréable chez M. de Faublas; ainsi nous nous dispenserons de
+la promener jusque-là.» La Dutour descendit sans répliquer un seul mot,
+et nous continuâmes notre route. Je fis remarquer au comte que nous
+étions libres enfin, qu'il avoit trop abusé de l'embarras de ma
+position, et qu'il ne pouvoit se dispenser de m'accorder une prompte
+satisfaction. «Je ne vois ce soir que Mlle Duportail, me répondit-il:
+demain, si le chevalier de Faublas a quelque chose à me dire, il me
+trouvera chez moi. Nous ferons ensemble un déjeuner de garçon, je dirai
+librement à mon ami ce que je pense de sa conduite, et, s'il est
+raisonnable, j'espère le convaincre sans peine qu'il ne doit pas être si
+mécontent de la mienne.» Cependant nous arrivâmes à la porte de l'hôtel;
+ce fut M. Person lui-même qui me l'ouvrit: il m'apprit que le baron
+avoit attendu mon retour avec plus d'inquiétude que de colère, et que,
+désespérant enfin de me revoir ce soir, il ne s'étoit couché qu'après
+avoir recommandé vingt fois à Jasmin d'aller, dès qu'il seroit jour, me
+chercher au bal ou chez le marquis de B...
+
+Je me retirai dans mon appartement, où, rappelant à mon esprit les
+divers événemens de cette journée si peu tranquille, je fus moins étonné
+d'avoir pu la passer tout entière sans m'occuper de ma Sophie; et, comme
+pour réparer ce long oubli, je répétai vingt fois son nom chéri. J'avoue
+pourtant que celui de la marquise vint aussi quelquefois sur mes lèvres;
+j'avoue que d'abord il me parut dur d'être réduit à pousser d'inutiles
+soupirs dans mon lit solitaire; mais je pris le parti d'offrir à ma
+Sophie le sacrifice de mes plaisirs, quelque involontaire qu'il eût été,
+et je m'endormis presque consolé du célibat auquel la vengeance du comte
+m'avoit condamné.
+
+J'allai, dès qu'il fit jour, présenter mes devoirs au baron. Il me dit
+avec beaucoup de douceur: «Faublas, vous n'êtes plus un enfant, je vous
+laisse une honnête liberté, j'espère que vous n'en abuserez pas.
+J'espère que vous ne passerez jamais les nuits ailleurs que dans cet
+hôtel; songez que je suis père, et que, si mon fils m'aime, il doit
+craindre de m'inquiéter.»
+
+Je me hâtai de me rendre chez M. de Rosambert, qui déjà m'attendoit. Dès
+qu'il m'aperçut, il vint à moi en riant, et, sans me laisser le temps de
+dire un seul mot, il se jeta à mon col. «Que je vous embrasse, mon cher
+Faublas! votre aventure est délicieuse; plus je m'en occupe, et plus
+elle m'amuse.» Je l'interrompis brusquement: «Je ne suis pas venu pour
+recevoir vos complimens...» Le comte me pria d'un ton plus sérieux de
+m'asseoir. «Vous pourriez, me dit-il, m'en vouloir encore! je vous
+reverrois dans les mêmes dispositions! Allons donc, mon jeune ami, vous
+êtes fou. Quoi! une ingrate beauté vous favorise et me délaisse; c'est
+moi qu'on sacrifie, c'est à vous qu'on m'immole, et vous vous fâchez? Je
+ne punis que par une inquiétude momentanée les galantes tromperies du
+couple adroit qui me joue, et c'est par le sang de son ami que M. de
+Faublas prétend venger les petites tribulations de Mlle Duportail? je
+vous jure que cela ne sera pas. Mon cher Faublas, j'ai sur vous
+l'avantage de six années d'expérience; je sais très bien qu'à seize ans
+on ne connoît que sa maîtresse et son épée; mais à vingt-deux un homme
+du monde ne se bat plus pour une femme.»
+
+Je donnai quelques signes d'étonnement qu'il remarqua. «Croyez-vous au
+véritable amour? ajouta-t-il aussitôt; c'est encore une des illusions de
+l'adolescence, je vous en avertis. Moi, je n'ai vu partout que la
+galanterie. Qu'est-ce d'ailleurs que votre aventure? une bonne fortune,
+et rien de plus: et d'une histoire comique nous ferions une tragédie!
+nous nous égorgerions pour une belle dame qui me quitte aujourd'hui, et
+qui demain vous plantera là! Chevalier, gardez votre courage pour une
+occasion plus importante; on ne peut désormais soupçonner le mien. Il
+est trop vrai que le fatal concours des circonstances nous force
+quelquefois à verser le sang d'un ami: puisse l'honneur, l'inflexible
+honneur, ne vous réduire jamais à cette horrible extrémité!... Mon cher
+Faublas, j'avois à peu près votre âge quand la marquise de Rosambert,
+dont je suis le fils unique, achevoit sa trente-troisième année; elle
+étoit si fraîche encore qu'on ne lui eût pas donné plus de vingt-cinq
+ans: dans le monde on l'appeloit ma soeur aînée. Avec les agrémens de la
+jeunesse, elle avoit conservé ses goûts, elle aimoit les assemblées
+nombreuses et les plaisirs bruyans. Une nuit que je l'avois conduite au
+bal de l'Opéra, on l'y insulta publiquement. J'accourus aux cris de la
+marquise, qui venoit d'ôter son masque: déjà l'insolent inconnu l'avoit
+suppliée d'excuser sa méprise, et se perdoit dans la foule. Je le
+joignis, je l'obligeai de se démasquer: je reconnus le jeune
+Saint-Clair, Saint-Clair compagnon de mon enfance, et de tous mes amis
+le plus cher. «Je ne croyois pas que ce fût la marquise de Rosambert.»
+Voilà tout ce qu'il me dit. C'étoit beaucoup, sans doute... Hélas! un
+murmure général nous fit comprendre que ce n'étoit pas assez, l'honneur
+vouloit du sang: nous nous battîmes. Saint-Clair succomba, je tombai
+sans connoissance auprès de mon ami mourant. Pendant plus de six
+semaines une horrible fièvre brûla mon sang et troubla ma raison. Dans
+mon délire affreux je ne voyois que Saint-Clair; sa plaie saignoit sous
+mes yeux, les convulsions de la mort agitoient ses membres tremblans; et
+cependant il me regardoit d'un air attendri, d'une voix éteinte il
+m'adressoit de touchans adieux; dans ses derniers momens, il ne
+paroissoit sensible qu'à la douleur de quitter le barbare qui venoit de
+l'immoler. Longtemps cette affreuse image me poursuivit, longtemps on
+trembla pour ma vie; enfin la nature, secondée des efforts de l'art,
+opéra ma guérison; mais je recouvrai ma raison sans perdre mes remords.
+Le temps, qui console de tout, a séché mes pleurs; mais jamais, jamais
+le souvenir de cet affreux combat ne s'effacera de ma mémoire...
+Chevalier, je ne me verrois qu'avec peine obligé de me battre avec un
+inconnu; jugez si j'irai, sans raison, exposer ma vie pour menacer la
+vôtre... Ah! si jamais l'inflexible honneur nous y forçoit, mon cher
+Faublas, je vous le jure, votre victoire ne seroit ni pénible ni
+glorieuse; j'ai trop éprouvé qu'en pareil cas celui qui meurt n'est pas
+le plus malheureux.»
+
+Rosambert me tendit les bras, je l'embrassai de bon coeur; son trouble
+se dissipa peu à peu. «Déjeunons», me dit-il, et, reprenant sa première
+gaieté: «Vous veniez me faire une querelle, ingrat, quand vous me devez
+mille remerciemens.--Je vous dois...?--Sans doute: n'est-ce pas moi qui
+vous ai fait connoître la marquise? Il est vrai que je ne prévoyois pas
+le malin tour qu'on me joueroit: j'aurois pu pressentir une infidélité;
+mais deviner qu'elle auroit lieu si promptement, avec des circonstances
+si singulières! (Il se mit à rire.) Oh! mais plus j'y pense, plus je
+crois devoir vous féliciter. Elle est délicieuse, votre aventure! et
+puis vous entrez dans le monde par la belle porte! La marquise est
+jeune, belle, pleine d'esprit, considérée à la ville, bienvenue à la
+cour, intrigante en diable; elle jouit d'un crédit immense et sert ses
+amis chaudement.» Je témoignai au comte que je n'emploierois jamais de
+tels moyens pour aller à la fortune. «Et vous avez tort, me répondit-il:
+combien de gens d'un vrai mérite ne se sont pourtant avancés que par là!
+Mais laissons cela; ne me donnerez-vous pas quelques détails sur cette
+nuit joyeuse, de laquelle vous vous étiez bien trouvé sans doute,
+puisque, sans moi, vous auriez fait le lendemain?»
+
+Je ne me fis pas presser. «Ah! la rusée marquise! s'écria le comte après
+m'avoir entendu. Ah! la fine dame! comme elle a filé son bonheur! et son
+honnête époux, le cher marquis, le plus doux, le plus crédule, le plus
+complaisant des commodes maris dont la France abonde! en vérité, il me
+feroit croire que certains hommes ont été mis dans ce bas monde tout
+exprès pour servir à l'amusement de leur prochain. Mais sa femme! sa
+femme!...--Est très aimable.--Je le sais bien, je le savois même avant
+vous, et nous nous serions coupé la gorge à cause d'elle! Ah!--Je
+conviens, Rosambert, que nous aurions mal fait.--Très mal; et puis
+c'est qu'une telle incartade auroit été d'un exemple fort
+dangereux.--Comment?--Tenez, Faublas, dans le cercle borné de chacune
+des sociétés particulières qui composent ce que la bonne compagnie
+appelle le _monde_, il y a nombre d'intrigues qui se croisent, une foule
+d'intérêts qui se contrarient. Tel est le mari de celle-ci qui est
+l'amant de celle-là, tel est aujourd'hui sacrifié qui demain vous
+immole: les hommes sont entreprenans, ils attaquent sans cesse; les
+femmes sont foibles, elles cèdent toujours: il résulte de là que le
+célibat devient un état fort doux, que le joug du mariage paroît moins
+insupportable; la jeunesse s'amuse, l'État se peuple, et tout le monde
+est content. Eh bien! si la jalousie alloit répandre aujourd'hui son
+noir poison, si les maris qu'on attrape s'armoient pour réparer
+l'honneur de leurs fragiles moitiés, si les amans qu'on délaisse
+s'égorgeoient pour se disputer un coeur volage, vous verriez une
+désolation générale; la ville et la cour deviendroient un vaste champ de
+carnage. Combien de femmes crues sages seroient tout à coup veuves! que
+de beaux enfans réputés légitimes pleureroient leurs pères! que de
+charmans bâtards végéteroient abandonnés! La génération présente
+passeroit après avoir fait, mais avant d'avoir élevé sa postérité.--Quel
+tableau vous faites, Rosambert! Vous peignez la galanterie; mais l'amour
+tendre et respectueux...--N'existe plus; il ennuyoit les femmes, les
+femmes l'ont tué.--Vous n'estimez donc guère les femmes?--Moi! je les
+aime... comme elles veulent être aimées.--Ah! lui répliquai-je avec la
+plus grande vivacité, je vous pardonne vos blasphèmes, vous ne
+connoissez pas ma Sophie.» Il me demanda l'explication de ces derniers
+mots; mais je la lui refusai avec cette discrétion qui, surtout dans sa
+naissance, accompagne le véritable amour.
+
+Cependant nous déjeunions comme on dîne; le vin de Champagne n'étoit pas
+épargné, et l'on sait que Bacchus est le père de la gaieté. Il me parut
+que le comte, s'il estimoit peu les femmes, les aimoit beaucoup et se
+plaisoit à parler d'elles. Plein du système qu'il soutenoit, il
+l'appuyoit du scandaleux récit des anecdotes galantes du jour. Rosambert
+m'embarrassoit sans me persuader; à chaque exemple qu'il me donnoit, je
+répondois toujours qu'une exception, loin de détruire la règle, la
+prouvoit. «Mais vous ne savez donc pas, me dit-il avec chaleur, vous ne
+savez donc pas à quel point la bonne moitié des individus de ce sexe
+tant honoré porte chaque jour l'entier oubli de cette modestie
+naturelle, de cette pudeur innée que vous lui supposez?» Il se leva avec
+vivacité, et, riant de toutes ses forces: «Parbleu! tenez,... vous
+n'avez pas disposé de votre journée,... venez avec moi, venez... Je vais
+de ce pas vous présenter à une belle dame... Nous en trouverons chez
+elle beaucoup d'autres,... elles sont jolies, vous serez le maître de
+les estimer toutes, et tant qu'il vous plaira.»
+
+Tous deux en pointe de vin, nous montâmes dans un honnête fiacre qui
+s'arrêta devant une maison d'assez belle apparence; mais les airs
+cavaliers de la maîtresse du logis, le ton leste dont le comte la
+traitoit, l'accueil non moins leste dont elle m'honora, tout me fit
+soupçonner que j'étois engagé dans une partie de filles. J'en demeurai
+convaincu quand la brave dame, de qui le comte paroissoit très connu, et
+qui vouloit, disoit-elle poliment, me déniaiser, m'eut montré toutes les
+curiosités de sa maison. M. de Rosambert prenoit la peine de m'expliquer
+tout lui-même. «Voilà, me dit-il, le cabinet de bains; c'est ici que se
+blanchissent et se parfument les gentilles recrues que la ville et les
+campagnes fournissent journellement à cette active entremetteuse. Dans
+cette armoire vous voyez plusieurs flacons d'une eau très astringente
+dont le grand mérite est de réparer toute espèce de brèche faite à ce
+que les vierges appellent leur vertu. Beaucoup de demoiselles bien nées
+s'en servent discrètement, et vont ensuite, la première nuit des noces,
+offrir au mortel heureux qui les épouse un honneur tout neuf. A côté,
+remarquez l'essence à l'usage des monstres; elle produit un effet tout
+contraire: aussi ne s'en sert-on jamais. Hélas! il est passé, le temps
+des miniatures, et dans tout Paris, je gage, on ne trouveroit plus une
+seule petite femme qui eût besoin de cette eau-là. En revanche, si celle
+que vous voyez en ces flacons plus grands est aussi bonne qu'on le
+prétend, il s'en fera bientôt une prodigieuse consommation. Vous verrez
+accourir chez le docteur Guibert de Préval une foule de clercs de
+procureurs, quelques robins, beaucoup de grands seigneurs, une partie de
+nos militaires, et presque tous nos abbés: c'est le fameux spécifique.
+
+«Vous savez, Faublas, ce que c'est qu'un cabinet de toilette. Celui-ci
+n'a rien de remarquable. Passons.
+
+«C'est ici la salle de bal: on n'y danse pas, mais on s'y déguise. Vous
+prenez cela pour une armoire, c'est une porte de communication; elle
+rend dans une maison qui a son entrée dans une autre rue. Une femme de
+qualité a-t-elle de secrets besoins qu'elle soit pressée de satisfaire,
+elle entre par là, se déguise en suivante, montre ses appas sous la
+bure, et reçoit les vigoureux embrassemens d'un rustre grossier déguisé
+en prélat, ou d'un gros prélat si naturellement travesti qu'on le prend
+pour un rustre. Ainsi l'on se rend mutuellement service, et, comme
+personne ne se reconnoît, on n'a d'obligation à personne.
+
+«Maintenant entrons dans l'infirmerie: que le mot ne vous alarme pas!
+Ouvrez, si bon vous semble, ces brochures licencieuses, considérez ces
+peintures obscènes: elles furent mises ici pour allumer l'imagination de
+ces vieux débauchés que la mort a frappés d'avance dans l'endroit le
+plus sensible; et c'est encore avec ces petits faisceaux de genêt
+parfumés qu'on les ressuscite. Vous concevez qu'un pareil moyen seroit
+trop violent pour le beau sexe: aussi lui a-t-on réservé ces pastilles;
+elles sont tellement irritantes qu'une femme qui en a mangé prend
+d'abord ce qu'on appelle la rage d'amour; au reste, on ne les emploie
+ordinairement que contre quelques jolies villageoises froides par
+tempérament et vertueuses de bonne foi: nos honnêtes femmes qui ont du
+monde et de l'éducation ne résistent jamais assez pour qu'on soit réduit
+à les attaquer avec ces armes-là.
+
+«Venez, venez, approchez-vous: parmi les plantes curieuses du Jardin du
+Roi, n'avez-vous pas remarqué celle-ci? c'est cela que bien des pauvres
+filles ont appelé leur consolateur. Vous n'imaginez pas à combien de
+dévotes madame en a fourni. Cette dernière pièce se nomme le Salon de
+Vulcain: il n'y a rien de remarquable que cet infernal fauteuil, une
+malheureuse qu'on y jette s'y trouve renversée sur le dos, ses bras
+restent ouverts, ses jambes s'écartent mollement: on la viole sans
+qu'elle puisse opposer la moindre résistance. Vous frémissez, Faublas,
+et pour cette fois vous avez raison: je suis jeune, ardent, libertin,
+peu scrupuleux si vous voulez; mais, en vérité, je crois que je ne
+pourrois jamais me résoudre à asseoir de force une pauvre vierge dans ce
+fauteuil-là.»
+
+Le comte ajouta: «Si nous étions venus plus tôt, on nous auroit donné
+deux petites bourgeoises; mais, faute de mieux, voyons le sérail.»
+C'étoit ainsi qu'il appeloit la salle où se trouvoient rassemblées
+beaucoup de nymphes, qui toutes passèrent devant nous en briguant
+l'honneur du mouchoir. Rosambert prit la plus jolie, j'eus la singulière
+fantaisie de choisir la plus laide.
+
+«En attendant, me dit le comte, qu'on ait servi le dîner que j'ai
+demandé, nous pouvons, chacun de notre côté, commencer avec notre belle
+un bout de conversation; à table nous formerons la partie carrée.» Né
+curieux, je me sentis l'envie d'examiner un peu en détail la nymphe que
+je m'étois choisie; il me parut important de savoir quelle différence il
+y avoit entre une belle marquise et une laide courtisane. Le sujet étoit
+peu digne de mon attention: la recherche m'amusa d'abord uniquement par
+les objets de comparaison qu'elle m'offrit; insensiblement j'y pris feu,
+et machinalement je songeai à pousser l'examen aussi loin qu'il pouvoit
+aller. La nymphe s'aperçut de mes heureuses dispositions; et, ne me
+laissant pas le temps de réfléchir davantage, elle m'invita à tenter
+l'attaque, et se prépara fièrement à la soutenir; mais tout à coup, sans
+que j'eusse besoin d'expliquer mes intentions pacifiques, la guerrière
+expérimentée vit qu'il n'y auroit pas entre nous la plus légère
+escarmouche. Elle se releva nonchalamment, et, me regardant avec
+attention: «Tant mieux, dit-elle, ç'auroit été dommage!» Il est
+impossible de se figurer combien je fus frappé du sens très clair que
+présentoient ces mots: «Ç'auroit été dommage!» Je n'examinai pas ce que
+Rosambert deviendroit, je m'enfuis de cette infâme maison en jurant que
+je n'y retournerois de ma vie.
+
+Le comte étoit chez moi le lendemain à dix heures du matin; il venoit
+savoir quelle terreur panique m'avoit saisi, et m'assura que mon
+aventure, s'étant répandue dans cette maison, avoit singulièrement
+diverti tous ceux qui s'y trouvoient. «Quoi! Rosambert! cette fille me
+dit: «Ç'auroit été dommage!» et vous appelez ma terreur une terreur
+panique!--Oh! cela est différent; la nymphe a un peu tronqué
+l'aventure,... elle se gardoit bien de nous apprendre... Le _ç'auroit
+été dommage!_ change entièrement l'histoire... Il est d'un bon genre, le
+_ç'auroit été dommage!_... Eh bien, Faublas, cette femme qui vous
+félicite froidement d'avoir échappé à un danger qu'elle vous invitoit à
+courir, l'estimez-vous?--Vous me faites là une plaisante question,
+Rosambert; eh! que pourriez-vous conclure de ma réponse contre son sexe
+en général?--Vous esquivez, mon ami: vous êtes donc incorrigible? Eh
+bien, estimez, estimez, puisque vous le voulez absolument; moi, je vais
+me coucher.--Comment! vous coucher? d'où venez-vous donc?--Que
+voulez-vous? dans le monde il faut s'amuser de tout. J'ai trouvé là le
+commandeur de ***, le petit chevalier de M..., l'abbé de D...: nous
+avons fait toute la soirée et toute la nuit un vacarme, une orgie! cela
+étoit délicieux! mais je vais me coucher.»
+
+J'étois à peine habillé quand mon père monta chez moi; il me dit que M.
+Duportail m'attendoit à dîner. Il ajouta: «Vous passerez ensemble toute
+la soirée; je soupe dans ce quartier-là, j'irai vous prendre chez lui,
+je vous ramènerai.»
+
+Je me hâtai de sortir, car j'étois pressé de voir ma jolie cousine. Elle
+vint au parloir avec ma soeur. «Que vous êtes heureux! me dit vivement
+Adélaïde; vous allez au bal, vous y passez les nuits, vous y avez fait
+la connoissance d'une fort jolie dame!--Et qui vous a dit tout cela?--M.
+Person, qui n'a pas de secrets pour nous.» Sophie baissoit les yeux et
+gardoit le silence. Ma soeur continua ainsi: «Dites-nous donc quelle est
+cette dame;... et un bal masqué, cela doit être beau!--Fort ennuyeux, je
+vous assure; et, quant à cette dame, elle est jolie, mais beaucoup
+moins,... oh! beaucoup moins que ma jolie cousine.» Sophie, toujours
+muette, toujours les yeux baissés, ne paroissoit occupée que de quelques
+breloques qui manquoient au cordon de sa montre; mais la rougeur dont
+son front s'étoit couvert la trahit. Je vis que notre conversation la
+touchoit d'autant plus qu'elle affectoit de s'y intéresser moins. «Vous
+avez du chagrin, ma jolie cousine?--Répondez donc, Mademoiselle, lui dit
+sa vieille gouvernante.--Non, Monsieur; mais c'est que,... c'est que
+j'ai mal dormi cette nuit.--Oui, dit encore la vieille, cela est vrai:
+mademoiselle, depuis trois ou quatre jours, s'accoutume à ne pas
+dormir... C'est une fort mauvaise habitude, fort mauvaise, on en meurt
+très bien; moi qui vous parle, j'ai connu Mlle..., tenez, Mlle Storch...
+Vous n'avez pas connu cela, vous, Mademoiselle, vous êtes trop jeune.
+Dame! il y a bien quarante-cinq ans que cela est arrivé... Mlle
+Storch...»
+
+La vieille avoit ainsi commencé son histoire, et, si je ne voulois pas
+être privé du bonheur de voir ma jolie cousine, il falloit en écouter
+tranquillement la longue narration. Sophie m'épargna ce déplaisir pour
+m'en causer un plus vif. Elle se leva; sa gouvernante lui demanda avec
+humeur ce qu'elle avoit; elle répondit qu'elle se sentoit fort
+incommodée: sa voix trembloit. «Voilà comme vous faites toujours,
+répliqua la vieille, on n'a jamais le temps de parler à personne.
+Monsieur le chevalier, venez demain, vous verrez comme cela est
+intéressant, et qu'on a bien raison de dire qu'il faut que les jeunes
+personnes dorment.--Mon frère, vous permettez que je suive ma bonne
+amie?--Oui, ma chère Adélaïde, oui... Ayez bien soin d'elle!» Sophie, en
+me saluant, leva enfin les yeux; elle laissa tomber sur moi un regard
+douloureux qui pénétra dans mon coeur pour y éveiller le remords.
+
+Il étoit temps de me rendre à l'invitation de M. Duportail. Après lui
+avoir renouvelé mes remercîmens, je lui racontai toute mon aventure,
+sans oublier le déjeuner de Rosambert; mais je me gardai bien de lui
+apprendre où notre gaieté nous avoit conduits ensuite. «Je suis bien
+aise, me dit-il, que M. de Rosambert, qui, d'après ses propos que vous
+me rendez, me paroît être un petit maître dans la force du terme, ait au
+moins de justes idées sur l'honneur véritable. Mon jeune ami,
+souvenez-vous bien que, de toutes les lois de votre pays, celle qui
+défend le duel est la plus respectable. Dans ce siècle de lumières et de
+philosophie, la férocité des courages s'est beaucoup adoucie. Combien
+l'heureuse révolution qui s'est faite à cet égard dans les esprits a
+déjà épargné de sang à la nation et de larmes aux pères de famille!
+Quant aux femmes, il paroît, en effet, que le comte ne les estime point;
+si ce n'est que par air, et à l'exemple de tant de jeunes gens comme
+lui, qu'il affecte pour elles ce profond mépris, que peut-être il n'a
+pas, je le plains; je le plains davantage s'il n'a jamais connu que des
+femmes mésestimables. Faublas, croyez-en mon expérience, plus longue que
+celle du comte, qui croit à vingt-deux ans avoir beaucoup vu; croyez-en
+mon jugement plus exercé, mes observations plus réfléchies: si l'on
+rencontre dans le monde quelques femmes sans pudeur, on y voit beaucoup
+plus de jeunes gens sans principes. Gardez-vous d'écouter les vieilles
+déclamations de ces petits messieurs-là: il existe des femmes dont les
+chastes attraits doivent inspirer l'amour tendre et pur; dont le coeur
+délicat est fait pour le sentir, qui s'attirent nos hommages par leur
+caractère aimable, et nos respects par leurs douces vertus. On rencontre
+moins rarement qu'on ne le dit des amantes généreuses, des épouses
+sages, d'excellentes mères de famille: il y en a, mon ami, qui
+verseroient leur sang pour le bonheur de leurs maris et de leurs enfans;
+j'en ai connu qui, réunissant aux paisibles vertus de leur sexe les
+vertus plus mâles du nôtre, ont donné à des hommes dignes d'elles
+l'exemple d'un généreux dévouement, les leçons difficiles d'un courage
+infatigable et d'une patience à toute épreuve. Votre marquise n'est
+point une héroïne, ajouta-t-il en souriant; c'est une femme bien jeune,
+bien imprudente... Mon ami, ayez plus de raison qu'elle, terminez cette
+aventure dangereuse; quelle que soit la crédulité du mari, il ne faut
+qu'un événement imprévu pour la détruire: promettez-moi de ne plus
+retourner chez Mme de B...» J'hésitois, M. Duportail me pressa,
+d'ailleurs, en faisant l'éloge des femmes; il m'avoit rappelé ma Sophie;
+je finis par promettre tout ce qu'il voulut.
+
+«Maintenant, me dit-il, j'ai des secrets importans à vous révéler; quand
+vous m'aurez entendu, vous sentirez qu'il faut répondre à ma grande
+confiance par une inviolable discrétion.»
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+Mon histoire offre un exemple effrayant des vicissitudes de la fortune.
+Il est ordinairement très commode, mais quelquefois aussi très
+dangereux, d'avoir un ancien nom à soutenir et de grands biens à
+conserver. Unique rejeton d'une famille illustre dont l'origine se perd
+dans la nuit des temps, je devrois occuper dans mon pays les premières
+charges de l'État, et je me vois condamné à languir à jamais sous un
+ciel étranger, dans une oisive obscurité. Le nom de Lovzinski est
+honorablement inscrit dans les fastes de la Pologne, et ce nom va périr
+en moi! Je sais que l'austère philosophie rejette ou méprise les titres
+vains et les richesses corruptrices; peut-être me consolerois-je, si je
+n'avois perdu que cela; mais, mon jeune ami, je pleure une épouse
+adorée, je cherche une fille chérie, et je ne reverrai jamais ma patrie.
+Quel courage assez endurci pourrois-je opposer à de pareilles douleurs?
+
+Mon père, Lovzinski, encore plus distingué par ses vertus que par son
+rang, jouissoit à la cour de cette considération qui suit toujours la
+faveur du prince, et que le mérite personnel obtient quelquefois. Il
+donnoit à l'éducation de mes deux soeurs l'attention d'un père tendre;
+il s'occupoit surtout de la mienne avec le zèle d'un vieux gentilhomme
+jaloux de l'honneur de sa maison dont j'étois l'unique espoir, avec
+l'activité d'un bon citoyen qui ne désiroit rien tant que de laisser à
+l'État un successeur digne de lui.
+
+Je faisois mes exercices à Varsovie; là se distinguoit entre nous, par
+les qualités les plus aimables, le jeune M. de P... Aux charmes d'une
+figure à la fois douce et noble, il joignoit les agrémens d'un esprit
+heureusement cultivé; l'adresse peu commune qu'il déployoit dans nos
+jeux guerriers, la modestie plus rare avec laquelle il paroissoit
+vouloir cacher son mérite à ses propres yeux, pour exalter le mérite
+moins recommandable de ses rivaux presque toujours vaincus; l'urbanité
+de ses moeurs, la douceur de son caractère, fixoient l'attention,
+commandoient l'estime, et le rendoient cher à cette brillante jeunesse
+qui partageoit nos travaux et nos plaisirs. Dire que ce fut la
+ressemblance des caractères et la sympathie des humeurs qui commencèrent
+ma liaison avec M. de P..., ce seroit me louer beaucoup; quoi qu'il en
+soit, nous vécûmes bientôt tous deux dans une intime familiarité.
+
+Qu'il est heureux, mais qu'il s'écoule rapidement cet âge où l'on ignore
+et l'ambition qui sacrifie tout aux idées de fortune et de gloire dont
+elle est possédée, et l'amour dont le pouvoir suprême absorbe et
+concentre toutes nos facultés sur un seul objet; cet âge des plaisirs
+innocens et de la crédulité confiante, où le coeur, novice encore, suit
+librement les impulsions de sa sensibilité naissante, et se donne sans
+partage à l'objet de ses affections désintéressées! Alors, mon cher
+Faublas, alors l'amitié n'est pas un vain nom. Confident de tous les
+secrets de M. de P..., je n'entreprenois rien dont je ne l'instruisisse
+d'abord; ses conseils régloient ma conduite, les miens déterminoient ses
+résolutions, et, par cette douce réciprocité, notre adolescence n'avoit
+point de plaisirs qui ne fussent partagés, point de peines qui ne se
+trouvassent adoucies. Avec quel chagrin je vis arriver le moment fatal
+où M. de P..., forcé par les ordres paternels de quitter Varsovie, me
+fit ses tendres adieux! Nous nous promîmes de nous conserver, dans tous
+les temps, ce vif attachement qui avoit fait le bonheur de notre
+adolescence; je jurai témérairement que les passions d'un autre âge ne
+l'altéreroient jamais. Quel vide immense laissa dans mon coeur l'absence
+de mon ami! D'abord il me sembla que rien ne pouvoit me dédommager de sa
+perte; la tendresse d'un père, les caresses de mes soeurs, ne me
+touchoient que foiblement. Je sentis qu'il ne me restoit, pour chasser
+l'ennui, d'autre moyen que d'occuper mes loisirs de quelque travail
+utile; j'appris la langue françoise, déjà répandue dans toute l'Europe;
+je lus avec délices des ouvrages fameux, éternels monumens du génie, et
+j'admirai comment, dans un idiome aussi ingrat, avoient pu se distinguer
+à ce point tant de poètes célèbres, tant d'excellens écrivains justement
+immortalisés. Je m'appliquai sérieusement à l'étude de la géométrie, je
+me formai surtout à ce noble métier qui fait un héros aux dépens de cent
+mille malheureux, et que des hommes moins humains que vaillans ont
+appelé le grand art de la guerre. Plusieurs années furent employées à
+ces études aussi difficiles qu'approfondies; enfin, elles m'occupèrent
+uniquement. M. de P..., qui m'écrivoit souvent, ne recevoit plus que des
+réponses courtes et rares; notre correspondance languissoit négligée,
+lorsqu'enfin l'amour acheva de me faire oublier l'amitié.
+
+Mon père étoit depuis longtemps lié très étroitement avec le comte
+Pulauski. Connu par l'austérité de ses moeurs rigides, fameux par
+l'inflexibilité de ses vertus vraiment républicaines, Pulauski, à la
+fois grand capitaine et brave soldat, avoit signalé dans plus d'une
+rencontre son bouillant courage et son patriotisme ardent. Nourri de la
+lecture des anciens, il avoit puisé dans leur histoire les grandes
+leçons d'un noble désintéressement, d'une inébranlable constance, d'un
+dévouement absolu. Comme ces héros à qui Rome idolâtre et reconnoissante
+éleva des autels, Pulauski eût sacrifié tous ses biens à la prospérité
+de son pays, il eût versé jusqu'à la dernière goutte de son sang pour sa
+défense, il eût même immolé sa fille unique, sa chère Lodoïska.
+
+Lodoïska! qu'elle étoit belle! que je l'aimai! son nom chéri est
+toujours sur mes lèvres, son image adorée vit encore dans mon coeur.
+
+Mon ami, dès que je l'eus vue, je ne vis plus qu'elle, j'abandonnai mes
+études, l'amitié fut entièrement oubliée, je consacrai tous mes momens à
+Lodoïska. Mon père et le sien n'avoient pu longtemps ignorer mon amour;
+ils ne m'en parloient pas, ils l'approuvoient donc? Cette idée me parut
+assez fondée pour que je me livrasse sans inquiétude au doux penchant
+qui m'entraînoit, je pris mes mesures de manière que je voyois presque
+tous les jours Lodoïska ou chez elle, ou chez mes soeurs qu'elle aimoit
+beaucoup. Deux années se passèrent ainsi.
+
+Enfin Pulauski me tira un jour à l'écart, et me dit: «Ton père et moi
+nous avions fondé sur toi de grandes espérances, que ta conduite avoit
+d'abord justifiées; je t'ai vu longtemps employer ta jeunesse à des
+travaux aussi honorables qu'utiles. Aujourd'hui... (Il vit que j'allois
+l'interrompre, et m'en empêcha.) Que vas-tu me dire? Crois-tu
+m'apprendre quelque chose que j'ignore? crois-tu que j'avois besoin
+d'être chaque jour témoin de tes transports pour sentir combien ma
+Lodoïska mérite d'être aimée? C'est parce que je sais aussi bien que toi
+ce que vaut ma fille que tu ne l'obtiendras qu'en la méritant. Jeune
+homme, apprends qu'il ne suffit pas que des foiblesses soient légitimes
+pour être excusées; que celles d'un bon citoyen doivent tourner toutes
+au profit de sa patrie; que l'amour, l'amour même, ne seroit, comme
+toutes les viles passions, que méprisable ou dangereux, s'il n'offroit
+aux coeurs généreux un motif de plus qui les excitât puissamment à
+l'honneur. Écoute: notre monarque valétudinaire semble toucher à sa fin;
+sa santé, chaque jour plus chancelante, a réveillé l'ambition de nos
+voisins; ils se préparent sans doute à semer parmi nous les divisions;
+ils comptent, en forçant nos suffrages, nous donner un roi de leur
+choix. Des troupes étrangères ont osé se montrer sur les frontières de
+la Pologne; déjà deux mille gentilshommes se rassemblent pour réprimer
+leur insolente audace; va te joindre à cette brave jeunesse; va, et
+surtout, à la fin de la campagne, reviens, couvert du sang de nos
+ennemis, montrer à Pulauski un gendre digne de lui.»
+
+Je n'hésitai pas un moment: mon père approuva mes résolutions; mais il
+ne parut consentir qu'avec peine à mon départ précipité. Il me tint
+longtemps pressé contre son sein, une tendre sollicitude étoit peinte
+dans ses regards, il ne m'adressa que de tristes adieux; le trouble de
+son coeur passa dans le mien, nos pleurs se confondirent sur son visage
+vénérable. Pulauski, présent à cette scène touchante, nous reprocha
+stoïquement ce qu'il appeloit une foiblesse. «Sèche tes pleurs, me
+dit-il, ou garde-les pour Lodoïska; ce n'est qu'à de foibles amans qui
+se séparent pour six mois qu'il appartient d'en répandre.» Il instruisit
+sa fille, en ma présence même, et de mon départ et des motifs qui me
+déterminoient. Lodoïska pâlit, soupira, regarda son père en rougissant,
+et m'assura d'une voix tremblante que ses voeux hâteroient mon retour,
+et que son bonheur étoit dans mes mains. Encouragé de cette sorte, quels
+dangers pouvois-je craindre? Je partis; mais, dans le cours de cette
+campagne, il ne se passa rien qui mérite d'être rapporté; les ennemis,
+aussi soigneux que nous d'éviter une action qui eût pu produire entre
+les deux nations une guerre ouverte, se contentèrent de nous fatiguer
+par des marches fréquentes; nous nous bornâmes à les suivre et à les
+observer; ils nous rencontroient partout où le pays ouvert leur eût
+offert un accès facile. Aux approches de la mauvaise saison, ils
+parurent se retirer chez eux pour y prendre leurs quartiers d'hiver, et
+notre petite armée, presque toute composée de gentilshommes, se sépara.
+Je revenois à Varsovie, plein d'impatience et de joie, je croyois que
+l'hymen et l'amour alloient me donner Lodoïska... Hélas! je n'avois plus
+de père! J'appris, en entrant dans la capitale, que, la veille même,
+Lovzinski étoit mort d'une apoplexie. Ainsi, je n'eus pas même la
+douloureuse consolation de recevoir les derniers soupirs du plus tendre
+des pères! je ne pus que me traîner sur sa tombe, que j'arrosai de mes
+pleurs.
+
+«Ce n'est point, me dit Pulauski, peu touché de ma douleur profonde, ce
+n'est point par des larmes stériles qu'on honore la mémoire d'un père
+tel que le tien. La Pologne regrette en lui un héros citoyen, qui
+l'auroit utilement servie dans la circonstance critique à laquelle nous
+touchons. Épuisé par une maladie longue, notre monarque n'a pas quinze
+jours à vivre, et du choix de son successeur dépend le bonheur ou le
+malheur de nos concitoyens. De tous les droits que la mort de ton père
+te transmet, le plus beau, sans doute, est d'assister aux états où tu
+vas le représenter; c'est là qu'il doit revivre en toi, c'est là qu'il
+faut prouver un courage plus difficile que celui qui ne consiste qu'à
+braver la mort dans les combats. La vaillance d'un soldat n'est qu'une
+vertu commune; mais ceux-là ne sont pas des hommes ordinaires, qui,
+conservant dans les occasions pressantes un courage tranquille et
+déployant une activité pénétrante, découvrent les projets du puissant
+qui cabale, déconcertent les sourdes intrigues, affrontent les factions
+hardies; qui, toujours fermes, incorruptibles et justes, ne donnent leur
+suffrage qu'à celui qu'ils en ont jugé le plus digne, ne considèrent que
+le bien de leur pays; que l'or et les promesses ne peuvent séduire; que
+les prières ne sauroient fléchir, que les menaces n'étonnent pas. Voilà
+les vertus qui distinguoient ton père; voilà l'héritage vraiment
+précieux que tu dois t'empresser à recueillir. Le jour où nos états
+s'assemblent pour l'élection d'un roi est l'époque certaine à laquelle
+se manifestent les prétentions de plusieurs concitoyens, plus occupés de
+leur intérêt personnel que jaloux de la prospérité de leur patrie, et
+les desseins pernicieux des puissances voisines, dont la cruelle
+politique détruit nos forces en les divisant. Mon ami, je me trompe, ou
+le moment fatal approche qui va fixer à jamais les destins de mon pays
+menacé; ses ennemis conspirent sa ruine, ils ont préparé dans le silence
+une révolution qu'ils ne consommeront pas tant que mon bras pourra
+soutenir une épée. Veuille le Dieu protecteur de mon pays lui épargner
+les horreurs d'une guerre civile! Mais cette extrémité, quelque affreuse
+qu'elle soit, deviendra peut-être nécessaire; je me flatte qu'au moins
+ce ne sera qu'une crise violente, après laquelle cet État régénéré
+reprendra son antique splendeur. Tu seconderas mes efforts, Lovzinski;
+les foibles intérêts de l'amour doivent tous disparoître devant des
+intérêts plus sacrés: je ne puis te donner ma fille dans ces momens de
+deuil, où la patrie est en danger; mais je te promets que les premiers
+jours de la paix seront marqués par ton hymen avec Lodoïska.»
+
+Pulauski ne parla pas en vain; je sentis quels devoirs plus essentiels
+j'avois désormais à remplir; mais les soins importans dont je m'occupois
+n'offrirent à ma douleur que d'insuffisantes distractions. Je l'avouerai
+sans rougir, la tristesse de mes soeurs, leur amitié compatissante, les
+caresses plus réservées, mais non moins douces, de mon amante, firent
+sur mon coeur ému plus d'impression que les conseils patriotiques de
+Pulauski. Je vis Lodoïska vivement touchée de ma perte irréparable,
+aussi affligée que moi des événemens cruels qui différoient notre union;
+et mes chagrins ainsi partagés se trouvèrent sensiblement adoucis.
+
+Cependant le roi mourut, et la diète fut convoquée. Le jour même qu'elle
+devoit s'ouvrir, à l'instant où j'allois m'y rendre, un inconnu se
+présente dans mon palais et demande à me parler sans témoins. Dès que
+mes gens se sont retirés, il entre avec précipitation, se jette dans mes
+bras et m'embrasse tendrement. C'étoit M. de P...; dix années écoulées
+depuis notre séparation ne l'avoient pas tellement changé que je ne
+pusse le reconnoître; je lui témoignai la surprise et la joie que me
+causoit son retour inattendu. «Vous serez bien plus étonné, me dit-il,
+quand vous en saurez la cause. J'arrive à l'instant et vais me rendre à
+l'assemblée des états; est-ce trop présumer de votre amitié que de
+compter sur votre voix?--Sur ma voix! et pour qui?--Pour moi, mon ami.»
+Il vit mon étonnement. «Oui, pour moi, continua-t-il avec vivacité; il
+n'est pas temps de vous raconter quelle heureuse révolution s'est faite
+dans ma fortune et me permet de nourrir de si hautes espérances; qu'il
+vous suffise maintenant de savoir que du moins mon ambition est
+justifiée par le plus grand nombre des suffrages et qu'en vain deux
+foibles rivaux se préparent à me disputer la couronne à laquelle je
+prétends. Lovzinski, poursuivit-il en m'embrassant encore, si vous
+n'étiez pas mon ami, si je vous estimois moins, peut-être
+m'efforcerois-je de vous éblouir par de grandes promesses, peut-être
+vous montrerois-je quelle faveur vous attend, que d'honorables
+distinctions vous sont réservées, quelle noble et vaste carrière va
+désormais vous être ouverte; mais je n'ai pas besoin de vous séduire, et
+je vais vous persuader. Je le vois avec douleur, et vous le savez comme
+moi, depuis plusieurs années notre Pologne affoiblie ne doit son salut
+qu'à la mésintelligence des trois puissances qui l'environnent; et le
+désir de s'enrichir de nos dépouilles peut réunir en un moment nos
+ennemis divisés. Empêchons, s'il se peut, ce triumvirat funeste, dont le
+démembrement de nos provinces deviendroit l'infaillible suite. Sans
+doute, en des temps plus heureux, nos ancêtres ont dû maintenir la
+liberté des élections; il faut aujourd'hui céder à la nécessité qui nous
+presse. La Russie protégera nécessairement un roi qui sera son ouvrage:
+en recevant celui qu'elle a choisi, vous prévenez la triple alliance qui
+rendroit notre perte inévitable et vous vous assurez un allié puissant,
+que nous opposerons avec succès aux deux ennemis qui nous restent. Voilà
+les raisons qui m'ont déterminé; je n'abandonne une partie de mes droits
+que pour conserver nos droits les plus précieux; je ne veux monter sur
+un trône chancelant que pour l'affermir par une saine politique; je
+n'altère enfin la constitution de cet État que pour sauver l'État
+entier.»
+
+Nous nous rendîmes à la diète; j'y votai pour M. de P... Il obtint en
+effet le plus grand nombre des suffrages; mais Pulauski, Zaremba et
+quelques autres se déclarèrent pour le prince C...: on ne put rien
+décider dans le tumulte de cette première assemblée.
+
+Quand nous en sortîmes, M. de P... revint à moi; il m'invita à le suivre
+dans le palais que des émissaires secrets lui avoient déjà préparé dans
+la capitale[5]. Nous nous enfermâmes pendant plusieurs heures: alors se
+renouvelèrent entre nous les protestations d'une amitié toujours
+durable; alors j'instruisis M. de P... de mes liaisons intimes avec
+Pulauski et de mon amour pour Lodoïska. Il répondit à ma confiance par
+une confiance plus grande; il m'apprit quels événemens avoient préparé
+sa grandeur prochaine, il m'expliqua ses desseins secrets, et je le
+quittai convaincu qu'il étoit moins occupé du désir de s'élever que de
+celui de rendre à la Pologne son antique prospérité.
+
+ [5] La diète pour l'élection des rois de Pologne se tient à une
+ demi-lieue de Varsovie, en pleine campagne, de l'autre côté de la
+ Vistule, près du village de Vola.
+
+Ainsi disposé, je volai chez mon futur beau-père, que je brûlois de
+ramener au parti de mon ami. Pulauski se promenoit à grands pas dans
+l'appartement de sa fille, qui paroissoit aussi agitée que lui. «Le
+voilà, dit-il à Lodoïska, dès qu'il me vit paroître, le voilà, dit-il,
+cet homme que j'estimois et que vous aimiez! il nous sacrifie tous deux
+à son aveugle amitié.» Je voulus répondre, il poursuivit: «Vous avez été
+lié dès l'enfance avec M. de P..., une faction puissante le porte sur le
+trône, vous le saviez, vous saviez ses desseins; ce matin, à la diète,
+vous avez voté pour lui, vous m'avez trompé; mais croyez-vous qu'on me
+trompe impunément?» Je le priai de m'entendre; il se contraignit pour
+garder un silence farouche; je lui appris comment M. de P..., que
+j'avois négligé depuis longtemps, m'avoit surpris par son retour
+imprévu. Lodoïska paroissoit charmée d'entendre ma justification. «On ne
+m'abuse pas comme une femme crédule, me dit Pulauski; mais, n'importe,
+continuez.» Je lui rendis compte du court entretien que j'avois eu avec
+M. de P... avant de me rendre à l'assemblée des états. «Et voilà vos
+projets! s'écria-t-il. M. de P... ne voit d'autre remède aux maux de ses
+concitoyens que leur esclavage! il le propose, un Lovzinski l'approuve!
+et l'on me méprise assez pour tenter de me faire entrer dans cet infâme
+complot! Moi, je verrois, sous le nom d'un Polonois, les Russes
+commander dans nos provinces! Les Russes! répéta-t-il avec fureur, ils
+régneroient dans mon pays! (Il vint à moi avec la plus grande
+impétuosité.) Perfide! tu m'as trompé, et tu trahis ta patrie! Sors de
+ce palais à l'instant, ou crains que je ne t'en fasse arracher.»
+
+Je vous l'avoue, Faublas, un affront si cruel et si peu mérité me mit
+hors de moi-même: dans le premier transport de ma colère, je portai la
+main sur mon épée; plus prompt que l'éclair, Pulauski tira la sienne. Sa
+fille, sa fille éperdue se précipita sur moi: «Lovzinski, qu'allez-vous
+faire?» Aux accens de sa voix si chère, je repris ma raison égarée; mais
+je sentis qu'un seul instant venoit de m'enlever Lodoïska pour toujours.
+Elle m'avoit quitté pour se jeter dans les bras de son père; le cruel
+vit ma douleur amère, et se plut à l'augmenter. «Va! traître, me dit-il,
+va! tu la vois pour la dernière fois.»
+
+Je retournai chez moi désespéré; les noms odieux que Pulauski m'avoit
+prodigués revenoient sans cesse à ma pensée; les intérêts de la Pologne
+et ceux de M. de P... me paroissoient si étroitement liés que je ne
+concevois pas comment je pouvois trahir mes concitoyens en servant mon
+ami; cependant il falloit l'abandonner, ou renoncer à Lodoïska: que
+résoudre? quel parti prendre? Je passai la nuit tout entière dans cette
+cruelle incertitude; et, quand le jour parut, j'allai chez Pulauski,
+sans savoir encore à quoi je pourrois me déterminer.
+
+Un domestique, resté seul dans le palais, me dit que son maître étoit
+parti au commencement de la nuit avec Lodoïska, après avoir congédié
+tous ses gens. Vous jugez de mon désespoir à cette nouvelle. Je demandai
+à ce domestique où Pulauski étoit allé. «Je l'ignore absolument, me
+répondit-il; tout ce que je puis vous dire, c'est qu'hier au soir, vous
+sortiez à peine d'ici, quand nous entendîmes un grand bruit dans
+l'appartement de sa fille. Encore effrayé de la scène terrible qui
+venoit de se passer entre vous, j'osai m'approcher et prêter l'oreille.
+Lodoïska pleuroit, son père furieux l'accabloit d'injures, lui donnoit
+sa malédiction, et je l'entendis qui lui disoit: «Qui peut aimer un
+traître peut l'être aussi: ingrate, je vais vous conduire dans une
+maison sûre, où vous serez désormais à l'abri de la séduction.»
+
+Pouvois-je encore douter de mon malheur? J'appelai Boleslas, un de mes
+serviteurs les plus fidèles; je lui ordonnai de placer autour du palais
+de Pulauski des espions vigilans qui pussent me rendre compte de tout ce
+qui s'y seroit passé, de faire suivre Pulauski partout s'il rentroit
+avant moi dans la capitale; et, ne désespérant pas de le rencontrer
+encore dans ses terres les plus prochaines, je me mis moi-même à sa
+poursuite.
+
+Je parcourus tous les domaines de Pulauski, je demandai Lodoïska à tous
+les voyageurs que je rencontrai: ce fut inutilement. Après avoir perdu
+huit jours dans cette recherche pénible, je me décidai à retourner à
+Varsovie. Je ne fus pas médiocrement étonné de voir une armée russe
+campée presque sous ses murs, sur les bords de la Vistule.
+
+Il étoit nuit quand je rentrai dans la capitale; les palais des grands
+étoient illuminés, un peuple immense remplissoit les rues; j'entendis
+les chants d'allégresse, je vis le vin couler à grands flots dans les
+places publiques, tout m'annonça que la Pologne avoit un roi.
+
+Boleslas m'attendoit avec impatience. «Pulauski, me dit-il, est revenu
+seul dès le second jour; il n'est sorti de chez lui que pour se rendre à
+la diète, où, malgré ses efforts, l'ascendant de la Russie s'est
+manifesté chaque jour de plus en plus. Dans la dernière assemblée tenue
+ce matin, M. de P... réunissoit presque toutes les voix, il alloit être
+élu; Pulauski a prononcé le fatal _veto_: à l'instant vingt sabres ont
+été tirés. Le fier palatin de ..., que Pulauski avoit peu ménagé dans
+l'assemblée précédente, s'est élancé le premier, et lui a porté sur la
+tête un coup terrible. Zaremba et quelques autres ont volé à la défense
+de leur ami; mais tous leurs efforts n'auroient pu le sauver, si M. de
+P... lui-même ne s'étoit rangé parmi eux, en criant qu'il immoleroit de
+sa main celui qui oseroit approcher. Les assaillants se sont retirés;
+cependant Pulauski perdoit son sang et ses forces; il s'est évanoui, on
+l'a emporté. Zaremba est sorti en jurant de le venger. Restés maîtres
+des délibérations, les nombreux partisans de M. de P... l'ont
+sur-le-champ proclamé roi. Pulauski, rapporté dans son palais, a bientôt
+repris connoissance. Les chirurgiens, appelés pour voir sa blessure, ont
+déclaré qu'elle n'étoit pas mortelle; alors, quoiqu'il ressentît de
+grandes douleurs, quoique plusieurs de ses amis s'opposassent à son
+dessein, il s'est fait porter dans sa voiture. Il étoit à peine midi
+quand il est sorti de Varsovie, accompagné de Mazeppa et de quelques
+mécontens. On le suit, et sans doute on viendra sous peu de jours vous
+apprendre le lieu qu'il aura choisi pour sa retraite.»
+
+On ne pouvoit guère m'annoncer de plus mauvaises nouvelles. Mon ami
+étoit sur le trône; mais ma réconciliation avec Pulauski paroissoit
+désormais impossible, et vraisemblablement j'avois perdu Lodoïska pour
+toujours. Je connoissois assez son père pour craindre qu'il ne prît des
+résolutions extrêmes; le présent m'effrayoit, je n'osois porter mes
+regards sur l'avenir, et mes chagrins m'accablèrent au point que je
+n'allai pas même féliciter le nouveau roi.
+
+Celui de mes gens que Boleslas avoit détaché à la poursuite de Pulauski
+revint le quatrième jour; il l'avoit suivi jusqu'à quinze lieues de la
+capitale: là, Zaremba, voyant toujours un inconnu à quelque distance de
+sa chaise de poste, avoit conçu des soupçons. Un peu plus loin, quatre
+de ses gens, cachés derrière une masure, avoient surpris mon courrier et
+l'avoient conduit à Pulauski. Celui-ci, le pistolet à la main, l'avoit
+forcé d'avouer à qui il appartenoit. «Je te renverrai à Lovzinski, lui
+avoit-il dit, annonce-lui de ma part qu'il n'échappera pas à ma juste
+vengeance.» A ces mots, on avoit bandé les yeux à mon courrier, il ne
+pouvoit dire où on l'avoit conduit et enfermé; mais au bout de trois
+jours on l'étoit venu chercher: on avoit encore pris la précaution de
+lui bander les yeux et de le promener pendant plusieurs heures; enfin la
+voiture s'étoit arrêtée, on l'en avoit fait descendre. A peine il
+mettoit pied à terre que ses gardes s'étoient éloignés au grand galop;
+il avoit détaché son bandeau et s'étoit retrouvé précisément à l'endroit
+où d'abord on l'avoit arrêté.
+
+Ces nouvelles me donnèrent beaucoup d'inquiétude; les menaces de
+Pulauski m'effrayoient beaucoup moins pour moi que pour Lodoïska qui
+restoit en son pouvoir: il pouvoit, dans sa fureur, se porter contre
+elle aux dernières extrémités; je résolus de m'exposer à tout pour
+découvrir la retraite du père et la prison de la fille. Le lendemain
+j'instruisis mes soeurs de mon dessein, et je quittai la capitale: le
+seul Boleslas m'accompagnoit; je me donnai partout pour son frère. Nous
+parcourûmes toute la Pologne; je vis alors que l'événement ne justifioit
+que trop les craintes de Pulauski. Sous prétexte de faire prêter le
+serment de fidélité pour le nouveau roi, les Russes répandus dans nos
+provinces commettoient mille exactions dans les villes et désoloient les
+campagnes. Après avoir perdu trois mois en recherches vaines, désespéré
+de ne pouvoir retrouver Lodoïska, vivement touché des malheurs de ma
+patrie, pleurant à la fois sur elle et sur moi, j'allois retourner à
+Varsovie pour apprendre moi-même au nouveau roi à quels excès des
+étrangers se portoient dans ses États, lorsqu'une rencontre, qui
+sembloit devoir être pour moi très fâcheuse, me força de prendre un
+parti tout différent.
+
+Les Turcs venoient de déclarer la guerre à la Russie, et les Tartares du
+Budziac et de la Crimée faisoient de fréquentes incursions dans la
+Volhynie, où je me trouvois alors. Quatre de ces brigands nous
+attaquèrent à la sortie d'un bois, près d'Ostropol. J'avois très
+imprudemment négligé de charger mes pistolets; mais je me servis de mon
+sabre avec tant d'adresse et de bonheur que bientôt deux d'entre eux
+tombèrent grièvement blessés. Boleslas occupoit le troisième, le
+quatrième me combattoit avec vigueur; il me fit à la cuisse une légère
+blessure, et reçut en même temps un coup terrible qui le renversa de son
+cheval. Boleslas se vit à l'instant débarrassé de son ennemi, qui, au
+bruit de la chute de son camarade, prit la fuite. Celui que j'avois
+renversé le dernier me dit en mauvais polonois: «Un aussi brave homme
+que toi doit être généreux; je te demande la vie; ami, au lieu de
+m'achever, secours-moi; crois-moi, viens m'aider à me relever, bande ma
+plaie.» Il demandoit quartier d'un ton si noble et si nouveau que je ne
+balançai pas: je descendis de cheval; Boleslas et moi nous le relevâmes,
+nous bandâmes sa plaie. «Tu fais bien, brave homme, me disoit le
+Tartare, tu fais bien.» Comme il parloit, nous vîmes s'élever autour de
+nous un nuage de poussière; plus de trois cents Tartares accouroient à
+nous ventre à terre. «Ne crains rien, me dit celui que j'avois épargné,
+je suis le chef de cette troupe.» Effectivement, d'un signe il arrêta
+ses soldats près de me massacrer; il leur dit dans leur langue quelques
+mots que je ne compris pas; ils ouvrirent leurs rangs pour laisser
+passer Boleslas et moi. «Brave homme, me dit encore leur capitaine,
+n'avois-je pas raison de te dire que tu faisois bien? tu m'as laissé la
+vie, je sauve la tienne; il est quelquefois bon d'épargner un ennemi, et
+même un voleur. Écoute, mon ami, en t'attaquant j'ai fait mon métier, tu
+as fait ton devoir en m'étrillant bien: je te pardonne, tu me pardonnes,
+embrassons-nous.» Il ajouta: «Le jour commence à baisser, je ne te
+conseille pas de voyager dans ces cantons cette nuit; ces gens-là vont
+aller chacun à son poste, et je ne pourrois te répondre d'eux. Tu vois
+ce château sur la hauteur à droite, il appartient à un certain comte
+Dourlinski, à qui nous en voulons beaucoup, parce qu'il est fort riche:
+va lui demander un asile, dis-lui que tu as blessé Titsikan, que
+Titsikan te poursuit. Il me connoît de nom: je lui ai déjà fait passer
+quelques mauvaises journées; au reste, compte que, pendant que tu seras
+chez lui, sa maison sera respectée; garde-toi surtout d'en sortir avant
+trois jours et d'y rester plus de huit: adieu.»
+
+Ce fut avec un vrai plaisir que nous prîmes congé de Titsikan et de sa
+compagnie. Les avis du Tartare étoient des ordres; je dis à Boleslas:
+«Gagnons promptement ce château qu'il nous a montré; aussi bien je
+connois ce Dourlinski de nom. Pulauski m'a quelquefois parlé de lui; il
+n'ignore peut-être pas où Pulauski s'est retiré; il n'est pas impossible
+qu'avec un peu d'adresse nous le sachions de lui. Je dirai à tout hasard
+que c'est Pulauski qui nous envoie; cette recommandation vaudra bien
+celle de Titsikan: toi, Boleslas, n'oublie pas que je suis ton frère et
+ne me découvre pas.»
+
+Nous arrivâmes aux fossés du château; les gens de Dourlinski nous
+demandèrent qui nous étions: je répondis que nous venions pour parler à
+leur maître de la part de Pulauski; que des brigands nous avoient
+attaqués et nous poursuivoient. Le pont-levis fut baissé, nous entrâmes;
+on nous dit que pour le moment nous ne pouvions parler à Dourlinski,
+mais que le lendemain, sur les dix heures, il pourroit nous donner
+audience. On nous demanda nos armes que nous rendîmes sans difficulté.
+Boleslas visita ma blessure, les chairs étoient à peine entamées. On ne
+tarda pas à nous servir dans la cuisine un frugal repas; nous fûmes
+conduits ensuite dans une chambre basse, où deux mauvais lits venoient
+d'être préparés; on nous y laissa sans lumière, et l'on nous y enferma.
+
+Je ne pus fermer l'oeil de la nuit. Titsikan ne m'avoit fait qu'une
+légère blessure, mais celle de mon coeur étoit si profonde! Au point du
+jour je m'impatientai dans ma prison; je voulus ouvrir les volets, ils
+étoient fermés à clef. Je les secoue vigoureusement, les ferrures
+sautent, je vois un fort beau parc; la fenêtre étoit basse, je m'élance,
+et me voilà dans les jardins de Dourlinski. Après m'y être promené
+quelques minutes, j'allai m'asseoir sur un banc de pierre placé au pied
+d'une tour dont je considérai quelque temps l'architecture antique. Je
+restois là plongé dans mes réflexions, lorsqu'une tuile tomba à mes
+pieds: je crus qu'elle s'étoit détachée de la couverture de ce vieux
+bâtiment, et, pour éviter un accident pareil, j'allai me placer à
+l'autre bout du banc. Quelques instans après, une seconde tuile tomba à
+côté de moi. Le hasard me parut surprenant; je me levai avec inquiétude,
+j'examinai la tour attentivement. J'aperçus, à vingt-cinq ou trente
+pieds de hauteur, une étroite ouverture; je ramassai les tuiles qu'on
+m'avoit jetées; sur la première, je déchiffrai ces mots tracés avec du
+plâtre: _Lovzinski, c'est donc vous! vous vivez!_ et sur la seconde,
+ceux-ci: _Délivrez-moi, sauvez Lodoïska._
+
+Vous ne pouvez, mon cher Faublas, vous figurer combien de sentimens
+divers m'agitèrent à la fois; mon étonnement, ma joie, ma douleur, mon
+embarras, ne sauroient s'exprimer. J'examinois la prison de Lodoïska, je
+cherchois comment je pourrois l'en tirer; elle m'envoya encore une
+tuile; je lus: _A minuit, apportez du papier, de l'encre et des plumes;
+demain, une heure après le soleil levé, venez chercher une lettre;
+éloignez-vous._
+
+Je retournai à ma chambre, j'appelai Boleslas, qui m'aida à rentrer par
+la fenêtre; nous raccommodâmes le volet de notre mieux. J'appris à mon
+serviteur fidèle la rencontre inespérée qui mettoit fin à mes courses et
+redoubloit mes inquiétudes. Comment pénétrer dans cette tour? comment
+nous procurer des armes? Le moyen de tirer Lodoïska de sa prison? le
+moyen de l'enlever sous les yeux de Dourlinski, au milieu de ses gens,
+dans un château fortifié?
+
+Et, en supposant que tant d'obstacles ne fussent pas insurmontables,
+pouvois-je tenter une entreprise aussi difficile dans le court délai que
+Titsikan m'avoit laissé? Titsikan ne m'avoit-il pas recommandé de rester
+chez Dourlinski trois jours, et de n'y pas demeurer plus de huit? Sortir
+de ce château avant le troisième jour ou après le huitième, n'étoit-ce
+pas nous exposer aux attaques des Tartares? Tirer ma chère Lodoïska de
+sa prison pour la livrer à des brigands, être à jamais séparé d'elle par
+l'esclavage ou par la mort, cela étoit horrible à penser.
+
+Mais pourquoi étoit-elle dans une aussi affreuse prison? La lettre
+qu'elle m'avoit promise m'en instruiroit sans doute. Il falloit nous
+procurer du papier; je chargeai Boleslas de ce soin, et moi, je me
+préparai à soutenir devant Dourlinski le rôle délicat d'un émissaire de
+Pulauski.
+
+Il étoit grand jour quand on vint nous mettre en liberté; on nous dit
+que Dourlinski pouvoit et vouloit nous voir. Nous nous présentâmes avec
+assurance; nous vîmes un homme de soixante ans à peu près, dont l'abord
+étoit brusque et les manières repoussantes. Il nous demanda qui nous
+étions. «Mon frère et moi, lui dis-je, appartenons au seigneur Pulauski;
+mon maître m'a chargé pour vous d'une commission secrète, mon frère m'a
+accompagné pour un autre objet; je dois, pour m'expliquer, être seul, je
+ne dois ne parler qu'à vous seul.--Eh bien, répondit Dourlinski, que ton
+frère s'en aille; et vous aussi, allez-vous-en, dit-il à ses gens; quant
+à celui-ci (il montra celui qui étoit son confident), tu trouveras bon
+qu'il reste, tu peux tout dire devant lui.--Pulauski m'envoie...--Je le
+vois bien qu'il t'envoie.--Pour vous demander...--Quoi?--(Je pris
+courage.) Pour vous demander des nouvelles de sa fille.--Des nouvelles
+de sa fille! Pulauski t'a dit...--Oui, mon maître m'a dit que Lodoïska
+étoit ici.» Je m'aperçus que Dourlinski pâlissoit; il regarda son
+confident, et me fixa longtemps en silence. «Tu m'étonnes, reprit-il
+enfin; pour te confier un secret de cette importance, il faut que ton
+maître soit bien imprudent.--Pas plus que vous, Seigneur; n'avez-vous
+pas aussi un confident? Les grands seroient bien à plaindre s'ils ne
+pouvoient donner leur confiance à personne. Pulauski m'a chargé de vous
+dire que Lovzinski avoit déjà parcouru une grande partie de la Pologne,
+et que sans doute il visiteroit vos cantons.--S'il ose venir ici, me
+répondit-il aussitôt avec la plus grande vivacité, je lui garde un
+logement qu'il occupera longtemps: le connois-tu ce Lovzinski?--Je l'ai
+vu souvent chez mon maître à Varsovie.--On le dit bel homme?--Il est
+bien fait et de ma taille à peu près.--Sa figure?--Est prévenante; c'est
+un...--C'est un insolent, interrompit-il avec colère; si jamais il tombe
+en mes mains!--Seigneur, on assure qu'il est brave.--Lui! je parie qu'il
+ne sait que séduire des filles! Si jamais il tombe en mes mains! (Je me
+contins; il ajouta d'un ton plus calme:) Il y a bien longtemps que
+Pulauski ne m'a écrit, où est-il à présent?--Seigneur, j'ai des ordres
+précis de ne pas répondre à cette question-là: tout ce que je puis vous
+dire, c'est qu'il a, pour cacher sa retraite et pour n'écrire à
+personne, de grandes raisons qu'il viendra bientôt vous expliquer
+lui-même.»
+
+Dourlinski parut très étonné; je crus même remarquer quelques signes de
+frayeur; il regarda son confident, qui sembloit aussi embarrassé que
+lui. «Tu dis que Pulauski viendra bientôt?...--Oui, Seigneur, sous
+quinzaine au plus tard.» Il regarda encore son confident; et puis,
+affectant tout à coup autant de sang-froid qu'il avoit montré
+d'embarras: «Retourne à ton maître, je suis fâché de n'avoir que de
+mauvaises nouvelles à lui donner; tu lui diras que Lodoïska n'est
+plus ici.» Je fus à mon tour fort surpris. «Quoi! Seigneur,
+Lodoïska...--N'est plus ici, te dis-je. Pour obliger Pulauski que
+j'estime, je me suis chargé, quoiqu'avec répugnance, du soin de garder
+sa fille dans mon château: personne que moi et lui (il me montra son
+confident) ne savoit qu'elle y fût. Il y a environ un mois, nous
+allâmes, comme à l'ordinaire, lui porter des vivres pour sa journée, il
+n'y avoit plus personne dans son appartement. J'ignore comment elle a
+fait; mais ce que je sais bien, c'est qu'elle s'est échappée; je n'ai
+pas entendu parler d'elle depuis; elle sera sans doute allée rejoindre
+Lovzinski à Varsovie, si pourtant les Tartares ne l'ont pas enlevée sur
+la route.»
+
+Mon étonnement devint extrême: comment concilier ce que j'avois vu dans
+le jardin avec ce que Dourlinski me disoit? Il y avoit là quelque
+mystère que j'étois bien impatient d'approfondir; cependant je me gardai
+bien de faire paroître le moindre doute. «Seigneur, voilà des nouvelles
+bien tristes pour mon maître!--Sans doute, mais ce n'est pas ma
+faute.--Seigneur, j'ai une grâce à vous demander.--Voyons.--Les Tartares
+dévastent les environs de votre château; ils nous ont attaqués, nous
+leur avons échappé comme par miracle; ne nous accorderez-vous pas, à mon
+frère et à moi, la permission de nous reposer ici seulement deux
+jours?--Seulement deux jours? j'y consens. Où les a-t-on logés?
+demanda-t-il à son confident.--Au rez-de-chaussée, répondit celui-ci,
+dans une chambre basse...--Qui donne sur mes jardins? interrompit
+Dourlinski avec inquiétude.--Les volets ferment à clef, répondit
+l'autre.--N'importe, il faut les mettre ailleurs.» Ces mots me firent
+trembler. Le confident répliqua: «Cela n'est pas possible; mais...» Il
+lui dit le reste à l'oreille. «A la bonne heure, répondit le maître, et
+qu'on le fasse à l'instant»; et, s'adressant à moi: «Ton frère et toi,
+vous vous en irez après-demain; avant de partir tu me parleras, je te
+donnerai une lettre pour Pulauski.»
+
+J'allai rejoindre Boleslas dans la cuisine, où il déjeunoit: il me remit
+une petite bouteille pleine d'encre, plusieurs plumes et quelques
+feuilles de papier qu'il s'étoit procurées sans peine. Je brûlois
+d'envie d'écrire à Lodoïska; l'embarras étoit de trouver un lieu
+commode, où les curieux ne pussent m'inquiéter. On avoit déjà prévenu
+Boleslas que nous ne rentrerions dans la chambre où nous avions passé la
+nuit que pour y coucher. Je m'avisai d'un stratagème qui me réussit
+parfaitement. Les gens de Dourlinski buvoient avec mon prétendu frère,
+ils me proposèrent poliment de les aider aussi à vider quelques flacons.
+J'avalai de bonne grâce, et coup sur coup, plusieurs verres d'un fort
+mauvais vin: bientôt mes jambes chancelèrent, ma langue s'embarrassa, je
+fis à la troupe joyeuse cent contes aussi plaisans que déraisonnables;
+en un mot, je jouai si bien l'ivresse que Boleslas lui-même en fut la
+dupe. Il trembloit que, dans ce moment où je paroissois disposé à tout
+dire, mon secret ne m'échappât. «Messieurs, dit-il aux buveurs étonnés,
+mon frère n'a pas la tête forte aujourd'hui, c'est peut-être un effet de
+sa blessure; ne le faisons plus ni parler ni boire; je crains que cela
+ne l'incommode; et même, si vous vouliez m'obliger, vous m'aideriez à le
+porter sur son lit.--Sur le sien? non, cela ne se peut pas, répondit
+l'un d'eux, mais je prêterai volontiers ma chambre.» On me prit, on
+m'entraîna, on me monta dans un grenier, dont un lit, une table et une
+chaise formoient tout l'ameublement. On m'enferma dans ce taudis.
+C'étoit là tout ce que je voulois; dès que je fus seul, j'écrivis à
+Lodoïska une lettre de plusieurs pages. Je commençois par me justifier
+pleinement des crimes que Pulauski m'avoit supposés; je lui racontai
+ensuite tout ce qui m'étoit arrivé depuis le moment de notre séparation
+jusqu'à celui où j'avois été reçu chez Dourlinski; je lui détaillois
+l'entretien que je venois d'avoir avec celui-ci, je finissois par
+l'assurer de l'amour le plus tendre et le plus respectueux; je lui
+jurois que, dès qu'elle m'auroit donné sur son sort les éclaircissemens
+nécessaires, je m'exposerois à tout pour finir son horrible esclavage.
+
+Dès que ma lettre fut fermée, je me livrai à des réflexions qui me
+jetèrent dans une étrange perplexité. Étoit-ce bien Lodoïska qui m'avoit
+jeté ces tuiles dans le jardin? Pulauski auroit-il eu l'injustice de
+punir sa fille d'un amour que lui-même avoit approuvé? Auroit-il eu
+l'inhumanité de la plonger dans une affreuse prison? et, quand même la
+haine qu'il m'avoit jurée l'auroit aveuglé à ce point, comment
+Dourlinski avoit-il pu se résoudre à servir ainsi sa vengeance? Mais,
+d'un autre côté, depuis trois mois je ne portois, pour me déguiser
+mieux, que des habits grossiers; les fatigues d'un long voyage et mes
+chagrins m'avoient beaucoup changé; quelle autre qu'une amante avoit pu
+reconnoître Lovzinski dans les jardins de Dourlinski? n'avois-je pas vu
+d'ailleurs le nom de Lodoïska tracé sur la tuile? Dourlinski lui-même
+n'avouoit-il pas que Lodoïska avoit été chez lui prisonnière? Il
+ajoutoit, il est vrai, qu'elle s'étoit échappée; mais cela étoit-il
+croyable? Et pourquoi cette haine que Dourlinski m'avoit vouée à moi,
+sans me connoître? Pourquoi cet air d'inquiétude, quand on lui avoit dit
+que les émissaires de Pulauski occupoient une chambre qui donnoit sur le
+jardin? Pourquoi surtout cet air d'effroi, quand je lui avois annoncé la
+prochaine arrivée de mon prétendu maître? Tout cela étoit bien fait pour
+me donner de terribles inquiétudes, j'entrevoyois des choses affreuses
+que je ne pouvois expliquer. Depuis deux heures je me faisois sans cesse
+de nouvelles questions, auxquelles j'étois fort embarrassé de répondre,
+lorsqu'enfin Boleslas vint voir si son frère avoit recouvré la raison.
+Je n'eus pas de peine à le convaincre que mon ivresse avoit été feinte;
+nous descendîmes dans la cuisine, où nous passâmes le reste de la
+journée. Quelle soirée, mon cher Faublas! aucune de ma vie ne me parut
+si longue, pas même celles qui la suivirent.
+
+Enfin, l'on nous conduisit dans notre chambre, où l'on nous enferma,
+comme la veille, sans nous laisser de lumière; il fallut encore attendre
+près de deux heures avant que minuit sonnât. Au premier coup de la
+cloche nous ouvrîmes doucement les volets et la fenêtre; je me préparois
+à sauter dans le jardin, mon embarras fut égal à mon désespoir quand je
+me vis retenu par des barreaux. «Voilà, dis-je à Boleslas, ce que le
+maudit confident de Dourlinski lui disoit à l'oreille; voilà ce
+qu'approuvoit le maître odieux, quand il répondit: _A la bonne heure, et
+qu'on le fasse à l'instant_; voilà ce qu'ils ont exécuté dans la
+journée; c'est pour cela que l'entrée de cette chambre nous a été
+interdite.--Seigneur, ils ont travaillé en dehors, me répondit Boleslas,
+car ils n'ont pas aperçu que ce volet avoit été forcé.--Eh! qu'ils
+l'aient vu ou non, m'écriai-je avec violence, que m'importe? Cette
+grille fatale renverse toutes mes espérances, elle assure l'esclavage de
+Lodoïska, elle assure ma mort.
+
+--Oui, sans doute, elle assure ta mort», me cria-t-on en ouvrant ma
+porte. Dourlinski, précédé de quelques hommes armés et suivi de quelques
+autres qui portoient des flambeaux, Dourlinski entra le sabre à la main.
+«Traître, me dit-il en me lançant des regards où sa fureur étoit peinte,
+j'ai tout entendu, je saurai qui tu es, tu me diras ton nom, ton
+prétendu frère le dira; tremble! je suis de tous les ennemis de
+Lovzinski le plus implacable! Qu'on le fouille», dit-il à ses gens; ils
+se précipitèrent sur moi, j'étois sans armes, je fis une résistance
+inutile. Ils m'enlevèrent mes papiers et la lettre que j'avois préparée
+pour Lodoïska. Dourlinski donna, en la lisant, mille signes
+d'impatience: il y étoit peu ménagé. «Lovzinski, me dit-il avec une rage
+étouffée, je mérite déjà toute ta haine, bientôt je la mériterai
+davantage; en attendant tu resteras avec ton digne confident dans cette
+chambre que tu aimes.» A ces mots il sortit, on ferma la porte à double
+tour; il posa une sentinelle en dehors et une autre vis-à-vis des
+fenêtres, dans le jardin.
+
+Vous vous figurez dans quel accablement nous restâmes plongés, Boleslas
+et moi. Mes malheurs étoient à leur comble, ceux de Lodoïska
+m'affectoient bien plus vivement: l'infortunée! quelle devoit être son
+inquiétude! elle attendoit Lovzinski, et Lovzinski l'abandonnoit! Mais
+non, Lodoïska me connoissoit trop bien, elle ne me soupçonneroit pas
+d'une aussi lâche perfidie. Lodoïska! elle jugeroit son amant d'après
+elle! Elle sentiroit que Lovzinski partageoit son sort, puisqu'il ne la
+secouroit pas... hélas! et la certitude de mon malheur augmenteroit
+encore le sien!
+
+Telles furent dans le premier moment mes réflexions cruelles; on me
+laissa tout le temps d'en faire beaucoup d'autres non moins tristes. Le
+lendemain on nous passa par les barreaux de notre fenêtre les provisions
+pour notre journée. A la qualité des alimens qu'on nous fournissoit,
+Boleslas jugea qu'on ne chercheroit pas à nous rendre notre prison fort
+agréable. Boleslas, moins malheureux que moi, supportoit son sort plus
+courageusement; il m'offrit ma part du maigre repas qu'il alloit faire.
+Je ne voulois point manger, il me pressoit vainement; l'existence étoit
+devenue pour moi un insupportable fardeau. «Ah! vivez, me dit-il enfin
+en versant un torrent de larmes, vivez! si ce n'est pas pour Boleslas,
+que ce soit pour Lodoïska.» Ces mots firent sur moi la plus vive
+impression, ils ranimèrent mon courage, l'espérance rentra dans mon
+coeur, j'embrassai mon serviteur fidèle. «O mon ami, m'écriai-je avec
+transport, ô mon véritable ami! je t'ai perdu, et tes maux me touchent
+plus que les miens! donne, Boleslas, donne, je vivrai pour Lodoïska, je
+vivrai pour toi: veuille le juste Ciel me rendre bientôt ma fortune et
+mon rang! tu verras que ton maître n'est pas un ingrat.» Nous nous
+embrassâmes encore. Ah! mon cher Faublas, si vous saviez comme le
+malheur rapproche les hommes! comme il est doux, lorsqu'on souffre,
+d'entendre un autre infortuné vous adresser un mot de consolation!
+
+Il y avoit douze jours que nous gémissions dans cette prison, lorsqu'on
+vint m'en tirer pour me conduire à Dourlinski. Boleslas voulut me
+suivre, on le repoussa durement; cependant on me permit de lui parler un
+moment. Je tirai de mon doigt une bague que je portois depuis plus de
+dix ans; je dis à Boleslas: «Cette bague me fut donnée par M. de P...,
+lorsque nous faisions ensemble nos exercices à Varsovie; prends-la, mon
+ami, conserve-la à cause de moi. Si Dourlinski consomme aujourd'hui sa
+trahison en me faisant assassiner, s'il te permet ensuite de sortir de
+ce château, va trouver ton roi, montre-lui ce bijou, rappelle-lui notre
+ancienne amitié, raconte-lui mes malheurs, Boleslas, il te récompensera,
+il fera secourir Lodoïska. Adieu, mon ami.»
+
+On me conduisit à l'appartement de Dourlinski; dès que la porte
+s'entr'ouvrit, j'aperçus dans un fauteuil une femme évanouie;
+j'approchai, c'étoit Lodoïska! Dieu! que je la trouvai changée!... mais
+qu'elle étoit belle encore! «Barbare!» dis-je à Dourlinski. A la voix de
+son amant, Lodoïska reprit ses sens. «Ah! mon cher Lovzinski, sais-tu ce
+que l'infâme me propose? sais-tu à quel prix il m'offre ta
+liberté?--Oui, s'écria Dourlinski furieux, oui, je le veux: te voilà
+bien sûre qu'il est en mon pouvoir; si dans trois jours je n'obtiens
+rien, dans trois jours il est mort.» Je voulois me jeter aux genoux de
+Lodoïska; mes gardes m'en empêchèrent. «Je vous revois enfin, tous mes
+maux sont oubliés, Lodoïska, la mort n'a plus rien qui m'épouvante...
+Toi, lâche, songe que Pulauski vengera sa fille, songe que le roi
+vengera son ami.--Qu'on l'emmène! s'écria Dourlinski.--Ah! me dit
+Lodoïska, mon amour t'a perdu.» Je voulois répondre, on m'entraîna, on
+me reconduisit dans ma prison. Boleslas me reçut avec des transports de
+joie inexprimables; il m'avoua qu'il m'avoit cru perdu: je lui racontai
+comment ma mort n'étoit que différée. La scène dont je venois d'être
+témoin avoit enfin confirmé mes soupçons: il étoit clair que Pulauski
+ignoroit les mauvais traitemens que sa fille essuyoit; il étoit clair
+que Dourlinski, amoureux et jaloux, satisferoit sa passion à quelque
+prix que ce fût.
+
+Cependant, des trois jours que Dourlinski avoit laissés à Lodoïska pour
+se déterminer, deux déjà s'étoient écoulés, nous étions au milieu de la
+nuit qui précédoit le troisième; je ne pouvois dormir et me promenois
+dans ma chambre à grands pas. Tout à coup j'entends crier: _Aux armes!_
+des hurlemens affreux s'élèvent de toutes parts autour du château, il se
+fait un grand mouvement dans l'intérieur; la sentinelle posée devant nos
+fenêtres quitte son poste; Boleslas et moi nous distinguons la voix de
+Dourlinski; il appelle, il encourage ses gens; nous entendons
+distinctement le cliquetis des armes, les plaintes des blessés, les
+gémissemens des mourans. Le bruit, d'abord très grand, semble diminuer;
+il recommence ensuite, il se prolonge, il redouble, on crie victoire!
+beaucoup de gens accourent et ferment les portes sur eux avec force.
+Tout à coup à ce vacarme affreux succède un silence effrayant; bientôt
+un bruissement sourd frappe nos oreilles, l'air siffle avec violence, la
+nuit devient moins sombre, les arbres du jardin se colorent d'une teinte
+jaune et rougeâtre; nous volons à la fenêtre: les flammes dévoroient le
+château de Dourlinski, elles gagnoient de tous côtés la chambre où nous
+étions, et, pour comble d'horreur, des cris perçans partoient de la tour
+où je savois que Lodoïska étoit enfermée.
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+Ici M. Duportail fut interrompu par le marquis de B..., qui, n'ayant
+trouvé aucun laquais dans l'antichambre, entra sans avoir été annoncé;
+il recula deux pas en me voyant. «Ah! ah! dit-il en saluant M.
+Duportail, c'est que vous avez aussi un fils?» puis s'adressant à moi:
+«Monsieur est apparemment le frère...--De ma soeur, oui, Monsieur.--Eh
+bien, vous avez une soeur fort aimable, charmante, mais charmante!--Vous
+êtes aussi honnête qu'indulgent, interrompit M. Duportail.--Indulgent!
+oh! je ne le suis pas toujours; par exemple, je suis venu pour vous
+faire des reproches à vous, Monsieur...--A moi! aurois-je eu le
+malheur...?--Oui, vous nous avez joué avant-hier un tour
+sanglant.--Comment, Monsieur?--Vous avez chargé ce petit Rosambert de
+nous enlever Mlle Duportail; la marquise comptoit bien que sa chère
+fille passeroit la nuit chez elle; point du tout.--J'ai craint,
+Monsieur, que ma fille ne vous causât beaucoup d'embarras.--Aucun,
+aucun, Monsieur; Mlle Duportail est charmante, ma femme raffole d'elle,
+je vous l'ai déjà dit. En vérité, ajouta-t-il en ricanant, je crois que
+la marquise aime cette enfant-là plus qu'elle ne m'aime moi-même; je
+suis pourtant son mari!... Au moins si vous étiez venu vous-même la
+chercher!--Pardon, Monsieur, j'étois incommodé, je le suis même encore
+beaucoup... Je sais que je dois à Mme de B... des remercîmens...--Ce
+n'est pas pour cela! (Pendant ce dialogue, on sent que je n'étois pas
+tout à fait à mon aise: le marquis me considéroit avec une attention qui
+m'inquiétoit.) Savez-vous bien, me dit-il enfin, que vous ressemblez
+beaucoup à mademoiselle votre soeur?--Monsieur, vous me flattez.--Mais
+c'est que cela est frappant: allez, allez, je m'y connois bien; d'abord
+tous mes amis conviennent que je suis physionomiste; je vous le demande
+à vous-même, je ne vous avois jamais vu, et je vous ai reconnu tout de
+suite!»
+
+[Illustration: FAUBLAS HABILLÉ EN FEMME]
+
+M. Duportail ne put s'empêcher de rire avec moi de la bonne foi du
+marquis. «Monsieur, dit-il à celui-ci, c'est que, comme vous l'avez fort
+bien remarqué, mon fils et ma fille se ressemblent un peu; il faut
+convenir qu'il y a un air de famille.--Oui, répondit le marquis en me
+regardant toujours, ce jeune homme est bien, fort bien; mais sa soeur
+est encore mieux, beaucoup mieux (il me prit par le bras). Elle est un
+peu plus grande, elle a l'air plus raisonnable, quoiqu'elle soit un peu
+espiègle; c'est bien là sa figure, mais il y a dans vos traits quelque
+chose de plus hardi. Vous avez moins de grâces dans le maintien, et dans
+toute l'habitude du corps quelque chose de plus... nerveux, de plus
+roide. Oh! dame, n'allez pas vous fâcher, tout cela est bien naturel; il
+ne faut pas qu'un garçon soit fait comme une fille! (Le flegme de M.
+Duportail ne put tenir contre ces derniers propos; le marquis nous vit
+rire, et se mit à rire de tout son coeur.) Oh! reprit-il, je vous l'ai
+dit, je suis grand physionomiste, moi!... Mais n'aurai-je pas le bonheur
+de voir la chère soeur?» M. Duportail se hâta de répondre: «Non,
+Monsieur, elle est allée faire ses adieux.--Ses adieux?--Oui, Monsieur,
+elle part demain matin pour son couvent.--Pour son couvent! à
+Paris?--Non,... à Soissons.--A Soissons! demain matin! cette chère
+enfant nous quitte!--Il le faut bien, Monsieur.--Elle fait actuellement
+ses visites?--Oui, Monsieur.--Et sans doute elle viendra dire adieu à sa
+maman?--Assurément, Monsieur, et elle doit même être actuellement chez
+vous.--Ah! que je suis fâché! ce matin la marquise étoit encore malade;
+elle a voulu sortir ce soir: je lui ai représenté qu'il faisoit froid,
+qu'elle s'enrhumeroit; mais les femmes veulent ce qu'elles veulent; elle
+est sortie: eh bien! tant pis pour elle! elle ne verra pas sa chère
+fille, et moi je la verrai, car elle ne tardera sûrement pas à
+revenir.--Elle a plusieurs visites à faire, dis-je au marquis.--Oui,
+ajouta M. Duportail, nous ne l'attendons que pour souper.--L'on soupe
+donc ici? Vous avez raison, ils ont tous la manie de ne pas manger le
+soir; moi, je n'aime pas à mourir de faim parce que c'est la mode. Vous
+soupez, vous! eh bien! je reste, je soupe avec vous: vous allez dire que
+j'en use bien librement; mais je suis ainsi fait, je veux qu'on agisse
+de même avec moi: quand vous me connoîtrez mieux, vous verrez que je
+suis un bon diable.»
+
+Il n'y avoit pas moyen de reculer. M. Duportail prit son parti
+sur-le-champ. «Je suis fort aise, Monsieur le marquis, que vous vouliez
+bien être des nôtres; vous permettrez seulement que mon fils nous quitte
+pour une heure ou deux, il a quelques affaires pressées.--Monsieur,
+qu'on ne se gêne pas pour moi, qu'il nous quitte, mais qu'il revienne,
+car il est fort aimable, monsieur votre fils.--Vous permettrez aussi que
+je vous laisse un moment pour lui dire deux mots.--Faites, Monsieur,
+comme si je n'étois pas là.» Je saluai le marquis; il se leva
+précipitamment, me prit par la main, et dit à M. Duportail: «Tenez,
+Monsieur, vous direz tout ce que vous voudrez, ce jeune homme-là
+ressemble à sa soeur comme deux gouttes d'eau! Je me connois en figures,
+je soutiendrois cela devant l'abbé Pernetti[6].--Oui, Monsieur, répondit
+M. Duportail, il y a un air de famille.»
+
+ [6] M. l'abbé Pernetti a fait, sur la physionomie, un ouvrage en deux
+ volumes, intitulé: _Connoissance de l'homme moral par l'homme
+ physique_.
+
+A ces mots, il passa avec moi dans un autre appartement. «Parbleu! me
+dit-il, c'est un singulier homme que votre marquis! il ne se gêne pas
+avec ceux qu'il aime.--Mon très cher père, il est bien vrai que le
+marquis est venu sans façon s'impatroniser chez nous; mais, quant à moi,
+j'aurois tort de m'en plaindre, je me suis mis chez lui fort à mon
+aise.--Quant à vous, c'est bien dit; mais laissons la plaisanterie, et
+voyons comment nous allons sortir de là. Si je ne considérois que lui,
+cela seroit bientôt fini; mais, mon ami, vous avez des ménagemens à
+garder à cause de sa femme... Écoutez,... retournez chez vous, faites
+prendre à votre laquais un habit quelconque, et qu'il vienne annoncer
+ici que Mlle Duportail soupe chez Mme de ***, le premier nom qui vous
+viendra à l'esprit.--Eh bien, après? le marquis soupera toujours avec
+vous, et il attendra tranquillement le retour de votre fille: c'est
+ainsi qu'il est fait, il vous l'a dit lui-même.--Comment donc
+faire?...--Comment? mon très cher père, je fais si bien la demoiselle!
+je vais m'habiller en femme, et votre fille viendra réellement souper
+avec vous. Ce sera votre fils, au contraire, qui sera retenu, et qui ne
+viendra pas. Il est six heures, je serai de retour à dix; j'ai le
+temps.--A la bonne heure; convenez pourtant que Lovzinski joue là un
+singulier rôle,... vous m'avez embarqué dans une aventure... Mais il n'y
+a plus à s'en dédire: allez vite, et revenez.»
+
+Je courus à l'hôtel; Jasmin me dit que mon père étoit sorti, et qu'une
+fort jolie demoiselle m'attendoit chez moi depuis plus d'une heure. «Une
+jolie demoiselle, Jasmin!» Je m'élançai comme un trait dans mon
+appartement. «Ah! ah! Justine, c'est toi! Jasmin disoit bien que c'étoit
+une jolie demoiselle»; et j'embrassai Justine. «Gardez cela pour ma
+maîtresse! me dit-elle d'un petit air boudeur.--Pour ta maîtresse,
+Justine! tu la vaux bien!--Qui vous l'a dit?--Je le soupçonne; il ne
+tient qu'à toi que j'en sois certain», et j'embrassai Justine, et
+Justine me laissoit faire en répétant: «Gardez cela pour ma maîtresse.
+Mon Dieu! que vous êtes bien avec vos habits! ajouta-t-elle. Est-ce que
+vous les quitterez encore pour vous déguiser en femme?--Ce soir, pour la
+dernière fois, Justine; après cela je serai toujours homme... à ton
+service, belle enfant.--A mon service, oh! que non, au service de
+madame.--Au sien et au tien en même temps, Justine.--Oui-da, il vous en
+faut donc deux à la fois?--Je sens, ma chère, que ce n'est pas trop»; et
+j'embrassai Justine, et mes mains se promenoient sur une gorge fort
+blanche, qu'on ne défendoit presque pas. «Mais voyez donc comme il est
+hardi! disoit Justine. Qu'est devenue la modestie de Mlle
+Duportail?--Ah! Justine, ah! tu ne sais pas comme une nuit m'a
+changé.--Cette nuit-là avoit bien changé ma maîtresse aussi! Le
+lendemain, elle étoit pâle, fatiguée... Mon Dieu! en la voyant, je n'ai
+pas eu de peine à deviner que Mlle Duportail étoit un bien brave jeune
+homme!--Quand je te dis, Justine, que je n'en aurois pas trop de deux.»
+
+Je voulus l'embrasser; pour cette fois, elle se défendit en reculant.
+Mon lit se trouva derrière elle, elle y tomba à la renverse, et, par un
+malheur auquel on s'attend peut-être, je perdis l'équilibre au même
+instant.
+
+Quelques minutes après, Justine, qui ne se pressoit pas de réparer son
+désordre, me demanda en riant ce que je pensois de la petite espièglerie
+qu'elle avoit faite au marquis. «Quoi donc, mon enfant?--L'étiquette au
+milieu du dos; que dites-vous du tour?--Charmant! délicieux! presque
+aussi bon que celui que nous venons de faire à la marquise. A propos
+d'elle, et ma commission donc!--Ma maîtresse vous attend...--Elle
+m'attend! ah! j'y cours.--Là! le voilà parti! et où courez-vous?--Je
+n'en sais rien.--Voyez donc comme il me plantoit là!--Justine! c'est
+que... tu conçois...--Je conçois que vous êtes un franc
+libertin.--Tiens, Justine, faisons la paix; un louis d'or et un
+baiser.--Je prends l'un très volontiers,... et je vous donne l'autre de
+bon coeur. Le charmant jeune homme! joli, vif et généreux! oh! comme
+vous avancerez dans le monde! ah çà, partons, suivez-moi par derrière, à
+quelque distance et sans affectation. Vous me verrez entrer dans une
+boutique; à côté est une porte cochère que vous trouverez entr'ouverte,
+vous entrerez vite: un portier vous demandera qui vous êtes, vous
+répondrez: _L'Amour_, vous grimperez au premier étage, sur une petite
+porte blanche vous lirez ce mot _Paphos_; vous ouvrirez avec la clef que
+voici, et vous ne resterez pas longtemps seul.»
+
+Avant de sortir, j'appelai Jasmin pour lui ordonner de prendre un autre
+habit que celui de la maison, et d'aller, de la part de M. de Saint-Luc,
+annoncer à M. Duportail que son fils ne reviendroit pas souper.
+
+Cependant Justine s'impatientoit, je la suivis: elle entra chez une
+marchande de modes, je me précipitai dans la porte cochère. _L'Amour!_
+criai-je au portier, et d'un saut je fus à _Paphos_. J'ouvris, j'entrai,
+le lieu me parut digne du dieu qu'on y adoroit. Un petit nombre de
+bougies n'y répandoient qu'un jour doux, je vis des peintures
+charmantes, je vis des meubles aussi élégans que commodes, je remarquai
+surtout dans le fond d'une alcôve dorée, tapissée de glaces, un lit à
+ressort, dont les draps de satin noir devoient relever merveilleusement
+l'éclat d'une peau fine et blanche. Alors je me ressouvins que j'avois
+promis à M. Duportail de ne plus revoir la marquise, et l'on devine que
+je m'en ressouvins trop tard.
+
+Une porte que je n'avois pas remarquée s'ouvrit tout à coup; la marquise
+entra. Voler dans ses bras, lui donner vingt baisers, l'emporter dans
+l'alcôve, la poser sur le lit mouvant, m'y plonger avec elle dans une
+douce extase, ce fut l'affaire d'un moment. La marquise reprit ses sens
+en même temps que moi. Je lui demandai comment elle se portoit. «Que
+dites-vous donc?» répondit-elle d'un air étonné. Je répétai: «Ma chère
+petite maman, comment vous portez-vous?» Elle partit d'un éclat de rire.
+«Je croyois avoir mal entendu: le _comment vous portez-vous_ est
+excellent! mais, si j'étois incommodée, il seroit bien temps de me le
+demander! Croyez-vous que ce régime-ci convienne à une personne malade?
+Mon cher Faublas, ajouta-t-elle en m'embrassant tendrement, vous êtes
+bien vif.--Ma chère petite maman, c'est que je sais aujourd'hui bien des
+choses que j'ignorois il y a trois jours.--Craignez-vous de les oublier,
+fripon que vous êtes?--Oh! non.--Oh! non, répéta-t-elle en me
+contrefaisant, je vous crois bien, Monsieur le libertin (elle m'embrassa
+encore). Promettez-moi de ne vous souvenir jamais qu'avec moi de ces
+choses-là.--Je vous le promets, ma petite maman.--Vous jurez d'être
+fidèle?--Je le jure.--Toujours?--Oui, toujours.--Mais, dites-moi donc,
+vous avez beaucoup tardé à me venir joindre, petit ingrat.--Je n'étois
+pas chez moi, j'ai dîné chez M. Duportail.--Chez M. Duportail? il vous a
+parlé de moi?--Oui.--Vous ne lui avez pas conté les folies...?--Non,
+maman.»
+
+Elle continua d'un ton très sérieux: «Vous lui avez bien dit que j'ai
+été, comme le marquis, trompée par les apparences?--Oui, maman.--Et que
+je le suis encore? poursuivit-elle d'une voix tremblante, mais en me
+donnant le baiser le plus tendre.--Oui, maman.--Charmant enfant!
+s'écria-t-elle, il faudra donc que je t'adore.--Si vous ne voulez pas
+être une ingrate, il le faudra.» Cette réponse me valut plusieurs
+caresses, et puis, un reste d'inquiétude se faisant sentir encore:
+«Ainsi, vous avez assuré à M. Duportail que je vous crois... fille?
+ajouta la marquise en rougissant.--Oui.--Vous savez donc mentir?--Est-ce
+que j'ai menti?--Je pense que le fripon se moque de sa maman.»
+
+Je feignis de vouloir m'enfuir, elle me retint. «Demandez pardon tout à
+l'heure, Monsieur.» Je le demandai comme un homme qui étoit bien sûr de
+l'obtenir, le badinage s'échauffa, la paix fut signée.
+
+«Vous n'êtes plus fâchée? dis-je à la marquise.--Bon! répondit-elle en
+riant, est-ce que la colère d'une amante tient contre de pareils
+procédés?--Petite maman, je passe avec vous des momens bien doux;
+savez-vous à qui j'en ai l'obligation?--Il seroit bien singulier que
+vous crussiez devoir de la reconnoissance à quelque autre qu'à
+moi!--Cela est singulier, j'en conviens; mais cela est.--Expliquez-vous,
+mon bon ami.--J'ignorois le bonheur que vous me prépariez, je serois
+encore chez M. Duportail si votre cher mari n'étoit venu faire une
+visite...--A M. Duportail?--Et à moi, maman.--Il vous a vu chez M.
+Duportail?»
+
+Ici je racontai à ma belle maîtresse tout ce qui s'étoit passé dans la
+visite que le marquis nous avoit faite. Elle se contint beaucoup pour ne
+pas rire. «Ce pauvre marquis, me dit-elle, il a la plus maligne étoile!
+il semble qu'il aille exprès chercher le ridicule! Une femme est bien
+malheureuse, mon cher Faublas, dès qu'elle aime quelqu'un; son mari
+n'est plus qu'un sot.--Petite maman, vous n'êtes pas tant à plaindre! il
+me semble que, dans ce cas, le malheur est pour le mari.--Ah! c'est que,
+répondit-elle en prenant un air sérieux, on souffre toujours des
+humiliations qu'un mari reçoit.--On en souffre quelquefois, je le veux
+bien, mais aussi n'en profite-t-on jamais?...--Faublas, vous vous ferez
+battre... Mais, dites-moi, il faut que vous alliez souper avec le
+marquis, et vous n'avez pas de robe, et puis comptez-vous me quitter si
+tôt?--Le plus tard qu'il me sera possible, ma belle maman.--Mais vous
+pouvez vous habiller ici.» A ces mots elle sonna Justine. «Va, lui
+dit-elle, chercher une de mes robes, il faut que nous habillions
+mademoiselle.» Je fermai la porte sur Justine, qui me donna un petit
+soufflet; la marquise ne s'en aperçut pas; je retournai près d'elle.
+
+«Petite maman, êtes-vous bien sûre que votre femme de chambre ne jasera
+pas?--Oui, mon ami, je lui donnerai, pour se taire, beaucoup plus
+d'argent qu'on ne lui en donneroit pour parler. Je ne pouvois vous
+recevoir chez moi; il falloit renoncer au plaisir de vous voir ou me
+décider à faire une imprudence: mon cher Faublas, je n'ai pas balancé...
+Charmant enfant! ce n'est pas la première folie que tu me fais faire.»
+Elle prit ma main qu'elle baisa, et dont elle se couvrit les yeux.
+«Petite maman, vous ne me voulez plus voir?--Ah! toujours et partout,
+s'écria-t-elle, ou bien il eût fallu ne te voir jamais.» Ma main, qui
+tout à l'heure me cachoit ses yeux, maintenant étoit pressée sur son
+coeur, son coeur ému palpitoit, ses longues paupières se remplissoient
+de larmes, et sa bouche charmante, approchée de la mienne, demandoit un
+baiser. Elle en reçut mille, un feu dévorant me brûloit; je crus qu'il
+étoit partagé, mais mon amante, plus heureuse, plongée dans l'ivresse
+d'un tendre épanchement, goûtoit les inexprimables douceurs des plaisirs
+qui viennent de l'âme. Elle refusa des jouissances moins ravissantes,
+quoique délicieuses. «Ne plus te voir, reprit-elle, ce seroit ne plus
+exister, et je n'existe que depuis quelques jours. Une imprudence!
+ajouta-t-elle bientôt en promenant sur tous les objets qui nous
+environnoient ses regards étonnés; ah! n'en ai-je fait qu'une? ah!
+combien j'en dois risquer encore, si j'en juge par celles qu'en si peu
+de temps tu m'as obligée de commettre!--Chère maman, je me permets une
+question peut-être bien indiscrète, mais vous excitez ma vive curiosité.
+Chez qui sommes-nous donc ici?» Cette question tira la marquise de
+l'extase où elle étoit. «Chez qui nous sommes? chez... chez une de mes
+amies.--Cette amie-là aime...» Mme de B..., tout à fait remise, se hâta
+de m'interrompre: «Oui, Faublas, elle aime, vous avez dit le mot, elle
+aime!... C'est l'amour qui a fait ce lieu charmant; c'est pour son
+amant...--Et pour le vôtre, ma petite maman.--Oui, mon bon ami, elle a
+bien voulu me prêter ce boudoir pour ce soir.--Cette porte par laquelle
+vous êtes entrée...?--Donne dans ses appartemens.--Maman, encore une
+question.--Voyons.--Comment vous portez-vous?» Elle me regarda d'un air
+étonné et riant. «Oui, continuai-je, plaisanterie à part, vous étiez
+malade avant-hier... M. de Rosambert...--Ne me parlez pas de lui; M. de
+Rosambert est un indigne homme, capable de me faire à moi mille
+noirceurs et à vous mille mensonges. Qu'il vous trouve disposé à le
+croire, il vous affirmera confidemment qu'il a eu tout l'univers. Encore
+s'il n'étoit que fat, on pourroit le lui pardonner; mais ses odieux
+procédés pour moi, quand même je les aurois mérités, seroient toujours
+inexcusables.--Il est vrai qu'il nous a bien tourmentés avant-hier.--Je
+n'ai pas fermé l'oeil de la nuit. Laissons cela cependant... Quand je te
+vois, mon bon ami, je ne songe plus à ce que j'ai souffert pour toi...
+Qu'il est bien dans ses habits d'homme!... qu'il est joli!... qu'il est
+charmant! Mais quel dommage, ajouta-t-elle en se levant d'un air léger,
+il faut quitter tout cela. Allons, Monsieur de Faublas, faites place à
+Mlle Duportail.» A ces mots, elle défit d'un coup de main tous les
+boutons de ma veste. Je me vengeai sur un fichu perfide, que j'avois
+déjà beaucoup dérangé et que j'enlevai tout à fait. Elle continua
+l'attaque, je me plaisois à la vengeance; nous ôtions tout sans rien
+rétablir. Je montrai à la marquise demi-nue l'alcôve fortunée, et cette
+fois elle s'y laissa conduire.
+
+On grattoit doucement à la porte; c'étoit Justine. Il faut lui rendre
+justice, pour cette fois elle avoit fait promptement sa commission.
+Quoique peu décemment vêtu, j'allois, sans y songer, ouvrir à la femme
+de chambre: la marquise tira un cordon, des rideaux se fermèrent sur
+nous, la porte s'ouvrit. «Madame, voici tout ce qu'il faut, vous
+aiderai-je à l'habiller?--Non, Justine, je m'en charge; mais tu la
+coifferas, je te sonnerai.» Justine sortit; nous nous amusâmes quelque
+temps encore à contempler les tableaux rians et multipliés que nous
+offroient les glaces dont nous étions environnés. «Allons, me dit la
+marquise en m'embrassant, il faut que j'habille ma fille.» Je voulus
+marquer l'instant de la retraite par une dernière victoire. «Non, mon
+bon ami, ajouta-t-elle, il ne faut abuser de rien.»
+
+Ma toilette commença; tandis que la marquise s'en occupoit sérieusement,
+je m'amusois à toute autre chose. «Voyez s'il finira, disoit ma belle
+maîtresse: allons, songez qu'il faut être sage, vous voilà demoiselle.»
+J'étois affublé d'un jupon et d'un corset. «Ma petite maman, il faut
+d'abord que Justine me coiffe, ensuite elle finira de m'habiller.»
+J'allois sonner. «Qu'il est étourdi! ne voyez-vous pas dans quel état
+vous m'avez mise? ne faut-il pas que je m'habille aussi?» J'offris mes
+services à la marquise; je faisois tout de travers. «Petite maman, il
+faut plus de temps pour réparer que pour détruire.--Oh! oui, je le vois
+bien; quelle femme de chambre j'ai là! elle est encore plus curieuse que
+maladroite.»
+
+Enfin nous sonnâmes Justine. «Petite, il faut coiffer cette
+enfant.--Oui, Madame; mais ne faudra-t-il pas que j'arrange vos cheveux
+aussi?--Pourquoi donc? suis-je décoiffée?--Madame, il me semble que
+oui.» La marquise ouvrit une armoire, on y fourra mes habits d'homme.
+«Demain matin, me dit-on, un commissionnaire discret vous reportera tout
+cela chez vous.» Dans une autre armoire, plus profonde, se trouvoit une
+table de toilette, qu'on roula jusqu'à moi, et voilà Justine exerçant
+ses petits doigts légers.
+
+La marquise, en se plaçant auprès de moi, me dit: «Mademoiselle
+Duportail, permettez-moi de vous faire ma cour.--Oui, oui, interrompit
+Justine, en attendant que M. de Faublas vous fasse encore la
+sienne.--Que dit donc cette écervelée? répondit la marquise.--Elle dit
+que je vous aime bien.--Dit-elle vrai, Faublas?--En doutez-vous, maman?»
+Et je lui baisai la main. Cela déplut à Justine, apparemment. «Diables
+de cheveux! dit-elle en donnant un coup de peigne vigoureux, comme ils
+sont mêlés!--Aïe!... Justine, tu me fais mal!--Ne faites pas attention,
+Monsieur; songez à votre affaire, madame vous parle.--Petite, je ne dis
+mot, je regarde Mlle Duportail. Tu la fais bien jolie!--C'est pour
+qu'elle plaise davantage à Madame.--Petite, je crois qu'au fond cela
+t'amuse; Mlle Duportail ne te déplaît pas?--Madame, j'aime encore mieux
+M. de Faublas.--Elle est de bonne foi, au moins.--De très bonne foi,
+Madame, demandez-lui plutôt à lui-même.--Moi! Justine, je n'en sais
+rien.--Vous mentez, Monsieur!--Comment! je mens?--Oui, Monsieur, vous
+savez bien que, quand il faut faire quelque chose pour vous, je suis
+toujours prête... Madame m'envoie chez vous, zest, je pars.--Oui,
+interrompit la marquise, mais tu ne reviens pas.--Madame, aujourd'hui ce
+n'est pas ma faute, il m'a fait attendre (ici Justine me chatouilla
+doucement le col, en tournant une boucle).--C'est qu'il n'est pas pressé
+quand il faut venir me voir!--Ah! petite maman, je ne suis heureux
+qu'auprès de vous.» J'embrassai la marquise qui faisoit mine de s'en
+défendre. Justine trouva le badinage trop long, elle me pinça rudement:
+la douleur m'arracha un cri. «Prenez donc garde à ce que vous faites,
+dit la marquise à Justine avec un peu d'humeur.--Mais, Madame, aussi, il
+ne peut pas se tenir un moment tranquille!»
+
+Il y eut quelques instans de silence. Ma belle maîtresse avoit une de
+mes mains dans les siennes, l'espiègle soubrette occupa l'autre en me
+faisant tenir un bout du ruban qui devoit nouer mes cheveux, et,
+saisissant le moment, elle m'appliqua un peu de pommade sur la figure.
+«Justine! lui dis-je.--Petite! dit la marquise.--Madame, je n'emploie
+qu'une main, que ne se défend-il avec l'autre?» et puis, feignant que la
+houppe lui étoit échappée, elle me jeta de la poudre sur les yeux.
+«Petite! vous êtes bien folle!... je ne vous enverrai plus chez
+lui.--Bon! Madame, est-ce qu'il est dangereux? je n'ai pas peur de
+lui.--Mais, Justine, c'est que tu ne sais pas comme il est vif!--Oh! que
+si, Madame.--Tu le sais, petite?--Oui, Madame. Madame se souvient du
+soir qu'elle a couché chez nous, cette belle demoiselle?--Eh bien?--J'ai
+offert de la déshabiller, madame n'a pas voulu.--Sans doute, elle avoit
+un air si modeste, si timide! qui n'en auroit été la dupe? Je ne sais
+pas comment j'ai pu lui pardonner.--C'est que madame est si bonne!...
+Madame, je disois donc que vous n'aviez pas voulu. Mlle Duportail se
+déshabilloit derrière les rideaux, je passai par hasard près d'elle au
+moment où, ayant ôté son dernier jupon, elle s'élançoit dans le
+lit.--Enfin?--Enfin, Madame, cette drôle de demoiselle sauta si vite, si
+singulièrement, que...--Eh bien! achève donc, dis-je à Justine.--Ah!
+mais je n'ose.--Finis donc, dit la marquise, en se cachant le visage
+avec son éventail.--Elle sauta si singulièrement et avec si peu de
+précaution que je m'aperçus...--Quoi, Justine? interrompit la marquise
+d'un ton presque sérieux, vous aperçûtes?...--Que c'étoit un jeune
+homme; oui, Madame.--Comment! et vous ne m'avez pas avertie?--Bon,
+Madame! et le pouvois-je? vos femmes dans votre appartement! le marquis
+près d'y entrer! cela auroit fait un beau vacarme!... et puis madame le
+savoit peut-être.» A ces derniers mots la marquise pâlit. «Vous me
+manquez, Mademoiselle; sachez que, si je veux bien m'oublier, je ne veux
+pas qu'on s'oublie!» Le ton dont ces paroles furent prononcées fit
+trembler la pauvre Justine; elle s'excusa de son mieux. «Madame, je
+plaisantois.--Je le crois, Mademoiselle; si je pensois que vous eussiez
+parlé sérieusement, je vous chasserois dès ce soir.» Justine se mit à
+pleurer. Je tâchai d'apaiser la marquise. «Convenez, me dit celle-ci,
+qu'elle m'a dit une impertinence!... Comment! oser supposer, oser me
+dire en face, et devant vous, que je savois...?» Elle rougit beaucoup,
+me prit la main et me la serra doucement. «Mon cher Faublas, mon bon
+ami, vous savez comment tout cela s'est passé! vous savez si ma
+foiblesse est excusable! votre déguisement trompe tout le monde. Je vois
+au bal une jeune demoiselle jolie, pleine d'esprit, pour qui je me sens
+beaucoup d'inclination; elle soupe chez moi, elle y couche; tout le
+monde se retire,... l'aimable demoiselle est dans mon lit, à côté de
+moi... Il se trouve que c'est un charmant jeune homme!... Jusqu'ici le
+hasard, ou plutôt l'amour, a tout fait. Après cela j'ai sans doute été
+bien foible; mais quelle femme à ma place auroit résisté? Le lendemain
+je m'applaudis du hasard qui a fait mon bonheur et qui l'assure.
+Faublas, vous connoissez le marquis, on m'a mariée malgré moi, on m'a
+sacrifiée; quelle femme excusera-t-on, si l'on me juge à la rigueur?» Je
+vis la marquise près de pleurer; j'essayai de la consoler par le baiser
+le plus tendre, je voulus parler. «Un moment, me dit-elle, un moment,
+mon ami. Le lendemain je confie à mademoiselle mon étonnante aventure,
+je lui dis tout, tout, Faublas!... elle a le secret de ma vie, mon
+secret le plus cher! Elle paroît me plaindre, m'aimer, point du tout;
+elle abuse de ma confiance, elle suppose une horreur, elle me dit en
+face...»
+
+Justine fondoit en larmes; elle tomba aux genoux de sa maîtresse, elle
+lui demanda vingt fois pardon. Je joignis mes instances aux siennes, car
+j'étois vivement ému. La marquise fut attendrie. «Allez, dit-elle,
+allez; je vous pardonne, Justine, oui, je vous pardonne.» Justine baisa
+la main de sa maîtresse et s'excusa de nouveau. «C'est assez, lui
+répondit-on, c'est assez; je suis calmée, je suis contente.
+Relevez-vous, Justine, et n'oubliez jamais que, si votre maîtresse a des
+foiblesses, il ne faut pas lui supposer des vices; que, loin de chercher
+à la trouver plus coupable, vous devez l'excuser ou la plaindre; et
+qu'enfin vous ne pouvez, sans vous rendre indigne de ses bontés, lui
+manquer de fidélité et de respect. Allons, petite, ajouta-t-elle avec
+beaucoup de douceur, ne pleure plus, relève-toi; je te dis que je te
+pardonne, finis cette coiffure, et qu'il ne soit plus question de cela.»
+
+Justine reprit son ouvrage en me lorgnant d'un air confus. La marquise
+me regardoit languissamment, nous gardions tous trois le silence, ma
+toilette n'en alla que plus vite, j'eus deux femmes de chambre au lieu
+d'une. Il étoit neuf heures, il fallut se séparer, nous nous donnâmes le
+baiser d'adieu. «Allez, friponne, me dit la marquise, et ménagez mon
+mari; demain je vous donnerai de mes nouvelles.» Je descendis, un fiacre
+étoit à la porte; comme j'y montois, deux jeunes gens passèrent, ils me
+regardèrent de très près, et se permirent quelques plaisanteries plus
+grossières que galantes. J'en fus surpris: la maison d'où je sortois
+pouvoit-elle être suspecte? c'étoit celle d'une amie de la marquise. Ma
+mise n'étoit pas non plus celle d'une fille! Pourquoi donc ces messieurs
+s'égayoient-ils sur mon compte? C'est qu'apparemment il leur avoit paru
+étrange de voir une femme bien parée et sans domestiques monter seule
+dans un fiacre à neuf heures du soir.
+
+A mesure que mon phaéton avançoit, mes réflexions prirent un autre cours
+et changèrent d'objet. J'étois seul, je pensai à ma Sophie. Je ne lui
+avois fait dans la matinée qu'une courte visite; dans la soirée je ne
+donnois qu'un moment à son souvenir; mais, si le lecteur veut m'excuser,
+qu'il songe aux doux plaisirs que vient de m'offrir une femme charmante,
+voluptueuse et belle; qu'il sache que Justine a la plus jolie petite
+figure chiffonnée; qu'il se souvienne surtout que Faublas commence son
+noviciat et n'a guère que seize ans.
+
+J'arrivai chez M. Duportail. Le marquis, en me faisant de profondes
+révérences, commença par me demander si j'avois vu sa femme. Répondre
+non, c'étoit bien mentir, il fallut m'y déterminer pourtant. «Non,
+Monsieur le marquis...--Je le savois bien! j'en étois sûr!» M. Duportail
+l'interrompit. «Ma fille, vous vous êtes fait longtemps attendre; nous
+allons nous mettre à table.--Sans mon frère?--Il m'a fait dire qu'il
+soupoit en ville.--Comment! la veille de mon départ!--Belle demoiselle,
+vous ne m'aviez pas dit que vous aviez un frère.--Monsieur, je crois
+l'avoir dit à madame la marquise.--Elle ne m'en a pas parlé.--Bon!--Je
+vous donne ma parole d'honneur qu'elle ne m'en a pas parlé!--Monsieur,
+je vous crois.--Ah! c'est que cela tire à conséquence! Monsieur votre
+père croiroit que je fais le connoisseur, et que je ne le suis
+pas.--Comment donc?--Comment, Mademoiselle? vous ne croiriez jamais ce
+qui m'est arrivé! En entrant ici, j'ai reconnu monsieur votre frère, que
+je n'avois jamais vu.--Oh! bah!--Demandez à monsieur votre père.--A la
+bonne heure, Monsieur, vous l'avez reconnu; mais madame la
+marquise...--Ne m'en a pas parlé, je vous le jure.--Bon!--Je vous en
+donne ma parole d'honneur.--C'est donc M. de Rosambert?--Il ne m'en a
+pas parlé non plus.--Je crois pourtant l'avoir entendu vous dire à peu
+près...--Pas un mot qui ressemble à cela, je vous le proteste.» Et le
+marquis se fâchoit presque. «C'est donc moi qui me suis trompée! en ce
+cas, Monsieur, il faut que vous soyez grand physionomiste.--Oh! ça,
+c'est vrai, répondit-il avec une joie extrême, personne ne se connoît en
+physionomie comme moi.»
+
+M. Duportail s'amusoit de la conversation, et de peur qu'elle ne finît
+trop tôt: «Il faut convenir aussi, dit-il au marquis, qu'il y a un air
+de famille.--J'en conviens, répliqua celui-ci, j'en conviens; mais c'est
+justement cet air de famille qu'il faut saisir, qu'il faut distinguer
+dans les traits; c'est là ce qui constitue les vrais connoisseurs! Entre
+père, mère, frères et soeurs, il y a toujours un air de
+famille.--Toujours, m'écriai-je, toujours! vous croyez, Monsieur?--Si je
+le crois? mais j'en suis sûr. Quelquefois cet air-là est enveloppé dans
+le maintien, dans les manières, dans les regards,... enveloppé, vous
+dis-je, enveloppé de sorte qu'il n'est pas aisé de l'apercevoir. Eh
+bien! un homme habile le cherche,... le débrouille... Vous concevez?--De
+sorte que, si, après m'avoir vue, mais avant d'avoir vu mon père, mon
+père que voici, vous l'aviez par hasard rencontré au milieu de vingt
+personnes...?--Lui? dans mille je l'aurois reconnu!» M. Duportail et moi
+nous nous mîmes à rire. Le marquis se leva, quitta la table, alla à M.
+Duportail, lui prit la tête d'une main, et, promenant un doigt sur le
+visage de mon prétendu père: «Ne riez donc pas, Monsieur, ne riez donc
+pas. Tenez, Mademoiselle, voyez-vous ce trait-là, qui prend ici, qui
+passe par là, qui revient ensuite...? Revient-il?... non, il ne revient
+pas; il reste là. Eh bien! tenez (il venoit à moi).--Monsieur, je ne
+veux pas qu'on me touche. (Il s'arrêta et promena son doigt, mais sans
+le poser sur mon visage.)--Eh bien! Mademoiselle, ce même trait, le
+voilà, là, ici, et encore là,... là; voyez-vous?--Eh! Monsieur, comment
+voulez-vous que je voie?--Vous riez!... il ne faut pas rire, cela est
+sérieux... Vous voyez bien, vous, Monsieur?--Très bien.--Outre cela,
+Monsieur, il y a dans l'ensemble,... dans la configuration du corps,
+certaines nuances... de ressemblance,... certains rapports secrets,...
+occultes...--Occultes! répétai-je, occultes!--Oui, oui, occultes. Vous
+ne savez peut-être pas ce que c'est qu'occultes? cela n'est pas
+étonnant, une demoiselle... Je disois donc, Monsieur, qu'il y a des
+ressemblances occultes... Non, ce n'est pas ressemblances que j'avois
+dit, c'est un autre mot... plus... là... mieux... Ah! dame, je ne sais
+plus où j'en étois, on m'a interrompu.--Monsieur, vous aviez dit des
+rapports occultes.--Ah! oui, des rapports! des rapports! et je vais vous
+faire concevoir cela à vous, Monsieur, qui êtes raisonnable.--Comment!
+Monsieur le marquis, vous m'injuriez, je crois!--Non, ma belle
+demoiselle, vous ne pouvez pas savoir tout ce que monsieur votre père
+sait.--Ah! dans ce sens-là...--Oui, dans ce sens-là, ma belle
+demoiselle; mais, de grâce, laissez-moi expliquer à monsieur...
+Monsieur, les pères et les mères, dans la... procréation des individus,
+font des êtres qui ressemblent,... qui ont des rapports occultes avec
+les êtres qui les ont procréés, parce que la mère, de son côté, et le
+père, du sien...--Chut! chut! je vous entends, interrompit M.
+Duportail.--Oh! elle ne comprend pas cela, répondit le marquis, elle est
+trop jeune... Cela est pourtant clair, ce que je vous explique; mais
+cela est clair pour vous. Ces choses-là, Monsieur, sont physiques; elles
+ont été physiquement prouvées par des... par de grands physiciens, qui
+entendoient très bien ces parties-là.
+
+--Monsieur le marquis, pourquoi donc parler bas?--J'ai fini,
+Mademoiselle, j'ai fini; monsieur votre père est au fait.--Vous vous
+connoissez en physionomie, Monsieur le marquis; mais vous
+connoissez-vous aussi en étoffes? Que dites-vous de cette robe-là?--Elle
+est très jolie, très jolie. Je crois que la marquise en a une
+pareille,... oui, toute pareille.--De la même étoffe, de la même
+couleur?--De la même étoffe, je ne sais pas; mais, pour la couleur,
+c'est absolument la même: elle est très jolie, elle vous va au mieux.»
+Il partit de là pour me faire des complimens à sa manière, tandis que M.
+Duportail, devinant à qui la robe appartenoit, me regardoit d'un air
+mécontent, et sembloit me reprocher d'avoir sitôt oublié la parole que
+je lui avois donnée.
+
+Nous sortions de table, quand mon véritable père, M. de Faublas, qui
+m'avoit promis de me venir chercher, arriva. Son étonnement fut extrême
+de retrouver chez M. Duportail son fils encore travesti et le marquis de
+B... «Encore? dit-il en me regardant d'un air sévère; et vous, Monsieur
+Duportail, vous avez la bonté...--Eh! bonsoir, mon ami, ne
+reconnoissez-vous pas M. le marquis de B...? Il m'a fait l'honneur de me
+venir demander à souper pour faire ses adieux à ma fille qui part
+demain.--Qui part demain? répliqua le baron en saluant froidement le
+marquis.--Oui, mon ami, elle retourne à son couvent; ne le savez-vous
+pas?--Eh! non, dit le baron avec impatience, eh! non, je ne le sais
+pas.--Eh bien, mon ami, je vous le dis, elle part.--Oui, Monsieur,
+interrompit le marquis en s'adressant à mon père, elle part; j'en ai
+bien du chagrin, et ma femme en sera très fâchée.--Et moi, Monsieur,
+répondit le baron, j'en suis bien aise. Il est temps que cela finisse»,
+ajouta-t-il en me regardant. M. Duportail craignit qu'il ne s'emportât;
+il le tira à part. «Qu'est-ce donc que cet homme-là? me dit alors le
+marquis; ne l'ai-je pas vu ici l'autre jour?--Justement.--Je l'ai
+reconnu tout d'un coup; quand une fois j'ai vu une figure, elle est là.
+Mais cet homme-là me déplaît, il a toujours l'air fâché. Est-ce un de
+vos parens?--Point du tout.--Oh! je l'aurois gagé qu'il n'étoit point de
+la famille; il n'y a pas entre vos figures la moindre ressemblance: la
+vôtre est toujours gaie, la sienne est toujours sombre, à moins qu'un
+ris platonique, non, sartonique... est-ce sartonique ou sard... enfin
+vous comprenez: je veux dire que, lorsqu'il ne vous regarde pas de
+travers, cet homme-là, il vous rit au nez.--Ne faites pas attention à
+cela, c'est un philosophe.--Un philosophe? reprit le marquis d'un air
+effrayé, je ne m'étonne plus. Un philosophe! ah! je m'en vais.» M.
+Duportail et le baron s'entretenoient ensemble et nous tournoient le
+dos. Le marquis alla dire adieu à M. Duportail. «Ne vous dérangez pas,
+dit-il au baron qui se retourna pour le saluer; Monsieur, ne vous
+dérangez pas, je n'aime pas les philosophes, moi, et je suis fort aise
+que vous ne soyez pas de la famille; un philosophe! un philosophe!»
+répéta-t-il en s'enfuyant.
+
+Quand il fut parti, mon père et M. Duportail recommencèrent à causer
+tout bas. Je m'endormis au coin du feu, un songe heureux me présenta
+l'image de ma Sophie. «Faublas, cria le baron, allons-nous-en.--Voir ma
+jolie cousine? lui dis-je encore tout étourdi.--Sa jolie cousine! voyez
+s'il ne dort pas tout debout.» M. Duportail rioit, il me dit:
+«Allez-vous-en, mon ami, allez dormir chez vous, je crois que vous en
+avez besoin; nous nous reverrons: je vous dois encore des reproches et
+le récit de mes malheurs; nous nous reverrons.»
+
+En rentrant, je demandai M. Person; il venoit de se coucher; j'en fis
+autant, et je fis bien: jamais on ne dormit plus profondément aux
+harangues fraternelles de nos francs-maçons, aux lectures publiques du
+musée moderne, aux rares plaidoyers des D..., des D..., des D... L...,
+et de tant d'autres grands orateurs inscrits sur le fameux tableau.
+
+A mon réveil, je sonnai Jasmin pour le prévenir qu'on me rapporteroit
+dans la matinée mes habits que j'avois laissés la veille chez un ami.
+Ensuite je fis appeler M. Person; je lui demandai comment se portoient
+Adélaïde et Mlle de Pontis. «Vous les avez vues hier, me
+répondit-il.--Et vous aussi, Monsieur Person, vous les avez vues, et
+même vous leur avez dit que j'avois fait une connoissance au bal.--Eh
+bien! Monsieur, quel mal?--Et quelle nécessité, Monsieur? Dites à ma
+soeur vos secrets, à la bonne heure; mais les miens, je vous prie de les
+respecter.--En vérité, Monsieur, vous le prenez sur un ton,... depuis
+quelques jours on ne vous reconnoît plus... Je me plaindrai à monsieur
+votre père.--Et moi, Monsieur, à ma soeur. (Je le vis pâlir.)
+Croyez-moi, soyons bons amis; mon père désire que je sorte avec vous; eh
+bien, finissez votre toilette, et allons au couvent.»
+
+Nous partions, quand Rosambert arriva. Dès qu'il sut où nous allions, il
+me pria de lui permettre de nous accompagner. «Depuis quatre mois, me
+dit-il, vous m'avez promis de me faire connoître votre aimable
+soeur.--Rosambert, je vais vous tenir parole, et vous allez voir une
+demoiselle que vous serez forcé d'estimer.--Mon ami, distinguons: je
+suis très convaincu que Mlle de Faublas est dans le cas de l'exception,
+mais je rétorquerai sur vous le terrible argument dont vous êtes armé
+contre moi: une exception ne détruit pas la règle, elle la prouve.--Tout
+comme il vous plaira; je vous préviens que vous allez voir une
+demoiselle de quatorze ans et demi, innocente, ingénue jusqu'à la
+simplicité: cependant elle est aussi grande qu'on peut l'être à son âge,
+et elle ne manque ni d'esprit ni d'éducation.»
+
+Person fut plus heureux que moi: ma soeur vint au parloir, ma Sophie n'y
+vint pas. Après les révérences et les complimens d'usage, après quelques
+minutes d'une conversation générale, je ne pus dissimuler mon
+inquiétude. «Adélaïde, dites-moi donc ce qu'a ma jolie cousine?--Oh! mon
+frère, il faut que son mal soit bien amer, car elle le cache et elle
+s'en occupe toute la journée. Je ne reconnois plus ma bonne amie;
+autrefois elle étoit étourdie, gaie, folle, comme moi; maintenant je la
+vois triste, rêveuse, inquiète. Nous la trouvons toujours presque aussi
+douce, aussi caressante; mais elle est rarement avec nous. Dans nos
+heures de récréation, elle jouoit, elle couroit au jardin avec nos
+compagnes; à présent, mon frère, elle cherche un petit coin pour s'y
+promener toute seule. Oh! elle est malade! elle est vraiment malade!
+elle mange peu, elle ne dort pas, elle ne rit plus; et moi, mon frère,
+et moi, qu'elle aimoit tant, elle a l'air de me craindre! oui, en
+vérité, je l'ai remarqué, elle fuit tout le monde; mais c'est moi
+surtout qu'elle évite! Hier je la vois entrer dans une petite allée
+couverte au bout du jardin; j'arrive à pas de loup, je la trouve
+s'essuyant les yeux. «Ma bonne amie, dis-moi donc où tu as mal...» Elle
+me regarde d'un air... d'un air... mais c'est que je n'ai vu personne
+avoir cet air-là... Enfin elle me répond: «Adélaïde, tu ne le devines
+pas! ah! que tu es heureuse! mais que je suis à plaindre!» Et puis elle
+rougit, elle soupire, elle pleure. Je tâche de la consoler; plus je lui
+parle, plus elle se chagrine. Je l'embrasse, elle me fixe longtemps et
+paroît tranquille; tout d'un coup elle met sa main sur mes yeux, et elle
+me dit: «Adélaïde, cache ton visage! oh! cache-le! il est trop... il me
+fait mal! Laisse-moi, va-t'en un moment, laisse-moi seule»; et elle se
+remet à pleurer. Moi qui vois que son mal augmente, je lui dis:
+«Sophie...»
+
+A ce nom de Sophie, Rosambert se pencha à mon oreille: «La jolie
+cousine, c'est Sophie; c'est cette Sophie que j'ai blasphémée! ah!
+pardon.» Ma soeur reprit.
+
+«Je lui dis: «Sophie, attends un moment, je vais chercher ta
+gouvernante...» Alors elle se remet, elle s'essuie les yeux, elle me
+prie de ne rien dire: je suis obligée de le lui promettre. Mais au fond
+cela n'est pas raisonnable: vouloir être malade, et ne pas vouloir que
+sa gouvernante le sache!--Ma chère Adélaïde, pourquoi n'est-elle pas
+venue au parloir avec vous aujourd'hui?--C'est qu'elle est si distraite!
+si préoccupée! elle vous aimoit presque autant que moi autrefois...--Et
+maintenant?--Je crois qu'elle ne vous aime plus. Tout à l'heure je lui
+ai dit que vous étiez là... «Le jeune cousin!» s'est-elle écriée d'un
+air content; elle venoit, elle s'est arrêtée. «Non, je n'irai pas,
+m'a-t-elle dit, je ne veux pas, je ne peux pas,... dites-lui de ma part
+que...» Elle paroissoit chercher, j'attendois qu'elle s'expliquât. «Mon
+Dieu! ne savez-vous pas ce qu'il faut lui dire? a-t-elle ajouté avec un
+peu d'humeur,... ce qu'on dit en pareil cas! les complimens d'usage!» Et
+elle m'a quittée assez brusquement.»
+
+Je m'enivrois du plaisir d'entendre ma soeur ingénue me peindre avec
+l'innocence d'un enfant les tendres agitations, les douces peines de
+Sophie. Rosambert, encore plus étonné que je n'étois ravi, prêtoit une
+oreille attentive, et le petit M. Person, nous regardant tous trois,
+paroissoit en même temps inquiet et charmé.
+
+«Adélaïde, vous croyez donc que Sophie ne m'aime plus?--Mon frère, j'en
+suis presque sûre; tout ce qui se rapporte à vous lui donne de l'humeur,
+et moi j'en suis quelquefois la victime.--Comment?--Oui; l'autre jour,
+monsieur que voilà (montrant M. Person) nous apprit que vous aviez passé
+la nuit tout entière chez Mme la marquise de B...; eh bien, quand
+monsieur fut parti, dès que nous fûmes seules, Sophie me dit d'un ton
+très sérieux: «Votre frère n'a pas couché à l'hôtel! il n'est pas rangé,
+votre frère! cela n'est pas bien...» Votre frère! elle me tutoie
+ordinairement. Votre frère! Quand même vous seriez dérangé, Faublas,
+doit-elle se fâcher contre moi? Votre frère!... Le jour d'après, je
+crois, vous avez été au bal masqué. M. Person nous l'est venu dire: car
+il nous dit tout, M. Person. Dès que nous avons été seules, Sophie m'a
+dit: «Votre frère s'amuse au bal, et nous nous ennuyons ici!--Point du
+tout, lui ai-je répondu, on ne s'ennuie point avec sa bonne amie.--Ah!
+oui, a-t-elle répliqué, ah! oui, avec sa bonne amie, cela est vrai.»
+Cependant, mon frère, voyez cette singularité; un moment après elle a
+répété tristement: «Il s'amuse au bal, et nous nous ennuyons ici!...»
+Nous nous ennuyons! eh mais, quand cela seroit vrai, cela n'est pas
+poli, elle ne doit pas le dire!... Oh! si elle n'étoit pas malade, je
+lui en voudrois beaucoup. Je me rappelle encore un trait: hier vous nous
+avez dit que Mme de B... étoit jolie. Le soir j'ai poursuivi Sophie, et
+je l'ai forcée de se promener avec moi. «Votre frère, m'a-t-elle dit,
+car à présent c'est toujours votre frère,... il trouve cette marquise
+jolie, il est sans doute amoureux d'elle!» J'ai répondu: «Ma bonne amie,
+cela ne se peut pas, cette Mme de B... est mariée.» Elle m'a pris la
+main, et elle m'a dit: «Adélaïde, ah! que tu es heureuse!» Il y avoit
+dans son regard, dans son sourire, du dédain, de la pitié. Est-ce
+honnête cela?... ah! que tu es heureuse!... eh mais, sûrement, je suis
+heureuse, je me porte bien, moi!
+
+--Mais, Adélaïde, tout ce que vous me dites là ne prouve pas que ma
+jolie cousine ne m'aime plus: elle peut être un peu fâchée; mais tous
+les jours on boude les gens qu'on aime.--Oh! sans doute, s'il n'y avoit
+que cela.--Et qu'y a-t-il donc encore?--Eh bien, autrefois elle
+m'entretenoit sans cesse de vous, elle étoit joyeuse de vous voir; à
+présent elle me parle encore de mon frère, mais c'est si rarement et
+d'un ton toujours si sérieux! Hier, ne l'avez-vous pas remarqué? elle
+n'a pas dit un mot, pas un seul mot, pendant que vous étiez là. Allez,
+allez, mon frère, quand on aime les gens, on leur parle, je vous assure
+que ma bonne amie ne vous aime plus.»
+
+Ici Rosambert se mêla de la conversation, qui changea d'objet. On parla
+danse, musique, histoire et géographie. Ma soeur, qui venoit de causer
+comme une fille de dix ans, raisonna alors comme une femme de vingt. Le
+comte, à chaque instant plus surpris, sembloit ne pas s'apercevoir que
+les heures s'écouloient, quoique M. Person eût pris la peine de l'en
+avertir plusieurs fois. Enfin le son d'une cloche qui appeloit les
+pensionnaires au réfectoire nous obligea de nous retirer.
+
+«Je vous avoue, me dit le comte, que j'ai peine à croire ce que j'ai vu.
+Comment peut-on allier l'ignorance et le savoir, la modestie et la
+beauté, l'ingénuité de l'enfance et la raison de l'âge mûr? enfin,
+permettez-moi de le dire, une innocence aussi extrême avec un physique
+aussi précoce? Je croyois cette réunion impossible; mon ami, votre soeur
+est le chef-d'oeuvre de la nature et de l'éducation.--Rosambert, ce
+chef-d'oeuvre est le fruit de quatorze ans de soins et de bonheur; il
+fut produit par le concours le plus rare des circonstances les plus
+heureuses. Le baron de Faublas a d'abord reconnu que l'éducation d'une
+fille étoit pour un militaire un fardeau trop pesant: ma mère, que nos
+regrets honorent tous les jours, ma vertueuse mère s'est trouvée digne
+d'en être chargée. Le hasard aussi l'a bien secondée: il s'est rencontré
+pour sa fille des domestiques qui obéissoient et ne raisonnoient pas;
+une gouvernante qui ne contoit pas d'histoires galantes et ne lisoit pas
+de romans; des maîtres qui ne s'occupoient avec leur élève que de sa
+leçon; une société de gens attentifs qui ne se permettoient jamais un
+geste suspect, un mot équivoque; et, ce qui n'est pas le moins essentiel
+et le plus commun, un directeur qui, dans son confessionnal, écoutoit et
+ne questionnoit pas. Enfin, mon ami, il n'y a pas six mois qu'Adélaïde
+est au couvent.--Six mois! Ah! dans un espace de temps beaucoup plus
+court, combien de demoiselles qu'on dit bien élevées acquièrent là de
+grandes lumières, et reçoivent même certaines leçons qui avancent
+beaucoup une jeune fille!--C'est ici, Rosambert, qu'il faut encore
+admirer le bonheur d'Adélaïde! Vive, folâtre, enjouée avec toutes ses
+compagnes, elle n'en a distingué qu'une, une aussi délicate, aussi
+honnête, aussi sage qu'elle,... une un peu plus éclairée peut-être,
+parce que depuis quelque temps l'amour...--Je vous entends, c'est la
+jolie cousine.--Oui, mon ami. Sophie, non moins vertueuse qu'Adélaïde,
+quoique sensible un peu plus tôt, Sophie est devenue l'unique amie de ma
+soeur. Ces deux coeurs si purs se sont pour ainsi dire sentis attirés,
+confondus. Adélaïde, privée de sa mère, n'a plus pensé, n'a plus vécu
+que par Sophie; leur amitié, aussi délicate que vive, les a sauvées des
+dangers dont vous me parlez et auxquels je conçois que doivent être
+exposées, dans l'enceinte où elles se trouvent rassemblées, pressées,
+pour ainsi dire, tant de jeunes filles ardentes, inquiètes, curieuses,
+que le temps, l'heure, les lieux, invitent continuellement à des
+liaisons qui, devenant très intimes, peuvent bien n'être pas toujours
+désintéressées. Depuis quelque temps, j'ai troublé l'union des deux
+amies; il m'est permis de croire que je suis devenu l'heureux objet des
+plus chères affections de ma jolie cousine. Adélaïde, à qui l'amour (je
+regardois M. Person) n'a pas encore montré son vainqueur, a porté sur
+Sophie sa sensibilité tout entière, et l'amertume de ses plaintes nous a
+prouvé l'excès de son amitié...--Et vous a assuré en même temps de votre
+bonheur. En vérité, Faublas, je vous félicite si Sophie est aussi
+aimable, aussi belle qu'Adélaïde.--Plus belle, mon ami, plus belle
+encore!--Cela me paroît difficile.--Oh! plus belle!... Vous la verrez.
+Plus belle! imaginez...--Chut! chut! doucement; comme il s'échauffe!...
+Dites-moi donc, l'homme à sentimens! puisque vous aviez une si charmante
+maîtresse, pourquoi m'avez-vous soufflé la mienne? Puisque M. de Faublas
+aimoit tant le parloir, pourquoi Mlle Duportail a-t-elle couché chez la
+marquise? Comment donc arrangez vous tout cela?--Mais, Rosambert, cela
+n'est pas difficile...--Ni désagréable, je le conçois.--Vous riez!
+écoutez donc, mon ami. Vous savez comment les choses se sont passées
+entre la marquise et moi.--Oui, oui, à peu près.--Mais, rieur éternel,
+écoutez-moi. Élevé à peu près comme ma soeur, je n'étois guère moins
+ignorant qu'elle il y a huit jours. Je n'ai pas pris Mme de B...: c'est
+elle qui s'est donnée,... je suis excusable.--Allons, passe pour le bal
+paré; mais, au moins, vous étiez le maître de ne pas retourner chez
+elle. Le bal masqué! hem! qu'en dites-vous?--Je dis qu'on m'y avoit
+attiré... Je n'ai guère que seize ans, moi! mes sens sont neufs.--Ah!
+Sophie, pauvre Sophie!--Ne la plaignez pas, je l'adore! Mais, Rosambert,
+je sais bien qu'il n'y a que des noeuds légitimes qui puissent m'assurer
+sa possession.--Cela doit être au moins.--Eh bien, en attendant que
+l'hymen nous unisse, je respecterai toujours ma Sophie...--C'est ce que
+l'on saura par la suite.--Cependant mon célibat me paroîtra dur.--Je le
+crois!--Ma vivacité m'emportera quelquefois.--Sans doute.--Je ferai
+peut-être quelque infidélité à ma jolie cousine...--Cela est plus que
+probable.--Mais, dès qu'un heureux mariage...--Ah! oui.--Alors, ma
+Sophie, je n'aimerai que toi...--Cela n'est pas si sûr.--Je t'aimerai
+toute ma vie.--Celui-là me paroît fort!»
+
+Rosambert me quitta. Jasmin, à qui je demandai, en rentrant, si l'on
+avoit rapporté mes habits, me dit qu'il n'avoit vu personne; j'attendis
+jusqu'au soir le commissionnaire, qui ne vint pas. J'étois inquiet,
+parce que j'avois laissé dans mes poches un portefeuille qui contenoit
+deux lettres: l'une m'avoit été envoyée de province par un vieux
+domestique de mon père; le bonhomme me souhaitoit une bonne année.
+J'aurois été fâché de perdre l'autre: c'étoit celle que la marquise
+m'avoit écrite quelques jours auparavant; elle étoit, comme on sait,
+adressée à Mlle Duportail, et je voulois la conserver.
+
+Les habits me furent rapportés le lendemain matin; mais je cherchai
+vainement dans les poches, le portefeuille ne s'y trouvoit plus. Mme
+Dutour vint me faire oublier mon inquiétude en me remettant une lettre
+de la marquise. J'ouvris avec empressement, je lus:
+
+ _Ce soir, mon bon ami, à sept heures précises, trouvez-vous à la porte
+ de mon hôtel; vous pourrez suivre avec assurance la personne qui,
+ après avoir soulevé le chapeau dont vous vous serez couvert les yeux,
+ vous nommera l'Adonis. Je ne puis vous en écrire davantage, depuis le
+ matin je suis obsédée; on me fatigue des détails de la science
+ physionomique; ce n'est pas celle-là que je me soucie d'approfondir. O
+ mon ami, vous possédez si bien l'art de plaire que, quand on vous
+ connoît, on ne sait plus qu'aimer, on ne veut plus savoir que cela._
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+[Illustration: L'OTTOMANE]
+
+
+
+
+Cette lettre étoit si flatteuse, l'invitation qu'elle contenoit étoit si
+séduisante, que je ne balançai pas. J'assurai la Dutour que je ne
+manquerois pas de me rendre au lieu indiqué. Cependant, quand la
+messagère fut partie, je sentis quelque irrésolution. Ne devois-je pas
+désormais, uniquement occupé de Sophie, éviter toute occasion de revoir
+sa trop dangereuse rivale?... Mais pourquoi m'imposerois-je cette loi
+cruelle sans nécessité? Avois-je déclaré mon amour à Sophie? Sophie
+m'avoit-elle avoué le sien? avoit-elle acquis le droit d'exiger de moi
+ce sacrifice? D'ailleurs, à le bien prendre, ce que j'allois faire ne
+pouvoit pas s'appeler une infidélité! je ne m'embarquois pas dans une
+intrigue nouvelle! Puisque j'avois passé la nuit avec la marquise,
+puisque je l'avois revue depuis dans ce galant boudoir, quel
+inconvénient de lui faire encore une visite? Cela ne faisoit jamais que
+trois rendez-vous au lieu de deux; le crime étoit-il dans le nombre? Et
+puis ma jolie cousine ne seroit pas instruite de celui-là... Enfin, ma
+parole étoit engagée! le lecteur voit bien que je ne pouvois me
+dispenser d'aller à ce rendez-vous.
+
+Je ne me fis pas attendre; Justine aussi ne me laissa pas morfondre à la
+porte, elle souleva mon chapeau. «Venez, bel Adonis.» Je la suivis à
+petits pas. Cependant le suisse, quoique à demi ivre, entendit quelque
+bruit et demanda qui c'étoit. «C'est moi! c'est moi! répondit
+Justine.--Oui, reprit l'autre, c'est vous! mais ce jeune gaillard?--Eh
+bien, c'est mon cousin.» Le suisse étoit en gaieté, il se mit à
+fredonner: «Voilà mon cousin l'Allure, mon cousin, voilà mon cousin
+l'Allure.»
+
+Cependant Justine me conduisoit au fond de la cour; nous enfilâmes un
+escalier dérobé; on conçoit que la jolie soubrette fut embrassée
+plusieurs fois avant que nous fussions au premier étage. Alors elle me
+fit signe d'être plus sage et m'ouvrit une petite porte, je me trouvai
+dans le boudoir de la marquise. «Entrez, me dit Justine, entrez dans la
+chambre à coucher, vous seriez mal ici»; elle sortit, et ferma la porte
+sur elle.
+
+J'entrai dans la chambre à coucher; ma belle maîtresse vint à moi. «Ah!
+maman, c'est donc ici que pour la seconde fois...» Elle m'interrompit:
+«Mon Dieu! je crois entendre le marquis! le voilà revenu pour toute la
+soirée! sauvez-vous, partez!» D'un saut je regagnai le boudoir; mais je
+ne songeai pas à tirer sur moi la porte de la chambre à coucher, elle
+resta entr'ouverte; et, pour comble de malheur, cette étourdie de
+Justine avoit fermé à double tour l'autre porte qui conduisoit à
+l'escalier dérobé. La marquise, qui ne pouvoit deviner que la retraite
+me fût fermée, s'étoit assise tranquillement. Déjà le marquis étoit
+entré dans son appartement et s'y promenoit d'un air effaré. Je
+tremblois qu'il ne m'aperçût dans le boudoir, il n'y avoit pas moyen
+d'en sortir: comment faire? Je me jetai sous l'ottomane, et dans une
+situation très incommode j'entendis une conversation fort singulière,
+qui eut un dénouement plus singulier encore.
+
+«Vous voilà de retour de bonne heure, Monsieur?--Oui, Madame.--Je ne
+vous attendois pas sitôt.--Cela se peut bien, Madame.--Vous paroissez
+agité, Monsieur, qu'avez-vous donc?--Ce que j'ai, Madame, ce que
+j'ai!... j'ai que... je suis furieux.--Modérez-vous, Monsieur... Peut-on
+savoir...?--J'ai que... il n'y a plus de moeurs nulle part... les
+femmes!...--Monsieur, la remarque est honnête, et l'application
+heureuse!--Madame, c'est que je n'aime pas qu'on me joue!... et, quand
+on me joue, je m'en aperçois bien vite!--Comment! Monsieur, des
+reproches! des injures! cela s'adresseroit-il... Vous vous expliquerez
+sans doute?--Oui, Madame, je m'expliquerai, et vous allez être
+convaincue.--Convaincue!... de quoi, Monsieur?--De quoi? de quoi? un
+moment donc, Madame, vous ne me laissez pas le temps de respirer!...
+Madame, vous avez reçu chez vous, logé chez vous, couché avec vous Mlle
+Duportail?» La marquise avec fermeté: «Eh bien, Monsieur?--Eh bien,
+Madame, savez-vous ce que c'est que Mlle Duportail?--Je le sais... comme
+vous, Monsieur; elle m'a été présentée par M. de Rosambert; son père est
+un honnête gentilhomme, chez qui vous avez soupé encore avant-hier.--Il
+ne s'agit pas de cela, Madame. Savez-vous ce que c'est que Mlle
+Duportail?--Je vous le répète, Monsieur, je sais comme vous que Mlle
+Duportail est une fille bien née, bien élevée, fort aimable.--Il ne
+s'agit pas de cela, Madame.--Eh! Monsieur, de quoi s'agit-il donc?
+avez-vous juré de pousser ma patience à bout?--Un moment donc, Madame.
+Mlle Duportail n'est point une fille...» La marquise très vivement:
+«N'est point une fille!...--N'est point une fille bien née, Madame;
+c'est une fille d'une espèce... de ces filles qui... là... vous
+m'entendez?--Je vous assure que non, Monsieur.--Je m'explique pourtant
+bien; c'est une fille qui... dont... que... enfin suffit, vous y
+êtes?--Oh! point du tout, Monsieur, je vous assure.--C'est que je
+voudrois vous gazer cela... Madame, c'est une p....., vous
+comprenez?--Mlle Duportail une... Pardon, Monsieur, mais je n'y tiens
+pas, il faut que je rie.» En effet, la marquise se mit à rire de toutes
+ses forces. «Riez, riez, Madame... Tenez, connoissez-vous cette
+lettre-là?--Oui, c'est celle que j'ai écrite à Mlle Duportail, le
+lendemain du jour qu'elle a couché chez moi.--Justement, Madame. Et
+celle-ci, la connoissez-vous?--Non, Monsieur.--Regardez-la, Madame, vous
+voyez bien l'adresse: _A Monsieur, Monsieur le chevalier de Faublas_; et
+lisez le dedans: _Mon cher maître, j'ai l'honneur de prendre la liberté
+d'oser vous interrompre, pour vous souhaiter que cette année qui
+commence nous soit belle et bonne, etc. J'ai l'honneur d'être, avec un
+profond respect, mon cher maître, etc._» C'est une lettre de bonne année
+d'un domestique à son maître, qui est ce M. de Faublas. Eh bien, Madame,
+ces deux lettres étoient dans le portefeuille que voici.--Enfin,
+Monsieur?--Madame, et le portefeuille, vous ne devineriez jamais où je
+l'ai trouvé?--Dites, dites, Monsieur.--Je l'ai trouvé dans un endroit
+où... là...--Eh! Monsieur, dites tout de suite le mot; vous seriez
+toujours obligé d'en venir là, ainsi...--Eh bien, Madame, je l'ai trouvé
+dans un mauvais lieu.--Dans un mauvais lieu!--Oui, Madame.--Où vous
+aviez affaire, Monsieur?--Où la curiosité m'a conduit. Tenez, je vais
+vous conter cela. Une femme a fait courir depuis quelques jours des
+billets imprimés, par lesquels elle donne avis aux amateurs qu'elle peut
+leur offrir de charmans boudoirs qu'elle louera à tant par heure; moi,
+j'ai été voir cela par curiosité, uniquement par curiosité, comme je
+vous le disois tout à l'heure.--Quel jour y avez-vous été,
+Monsieur?--Hier, l'après-dînée, Madame. Les boudoirs sont en effet
+charmans!... Il y en a un surtout au premier étage... il est vraiment
+joli! on y voit des tableaux, des estampes, des glaces, une alcôve, un
+lit... ah! c'est le lit surtout! figurez-vous que ce diable de lit est à
+ressorts!... ah! c'est très plaisant! tenez, il faut quelque jour que je
+vous fasse voir cela.--Un mari et sa femme en partie fine! répondit la
+marquise, cela seroit beau.»
+
+J'entendis quelque bruit; la marquise se défendoit, le marquis
+l'embrassa. Leur conversation, qui dans les commencemens m'avoit
+inquiété, m'amusoit alors au point que je sentois moins la gêne de ma
+situation. Le marquis reprit ainsi:
+
+«Mais c'est que rien n'y manque; il y a dans ce boudoir, au premier
+étage, une porte qui communique chez une marchande de modes qui loge à
+côté... cela est fort bien imaginé... Vous entendez qu'une femme comme
+il faut a l'air d'être chez sa marchande de modes; point du tout, elle
+monte l'escalier, et puis on vous en plante à un pauvre mari!... Mais
+écoutez-moi, Madame: dans ce boudoir j'ai ouvert une petite armoire, et
+dans cette armoire j'ai trouvé ce portefeuille! Ainsi il est clair que
+Mlle Duportail a été là avec ce M. de Faublas, et cela est très vilain à
+elle, et très malhonnête à M. de Rosambert, qui la connoissoit, de nous
+l'avoir présentée! et très imprudent à son père de la laisser sortir,
+accompagnée seulement d'une femme de chambre! et je n'en ai pas été la
+dupe! il y a dans sa figure... Vous savez comme je suis
+physionomiste!... elle est jolie sa figure, mais il y a quelque chose
+dans les traits qui annonce un sang... Cette fille-là a du tempérament,
+et je l'ai bien vu!... Vous souvenez-vous de ce soir que Rosambert lui
+dit qu'il y avoit des circonstances... hein! des circonstances! vous
+n'aviez pas remarqué cela, vous! Moi, je vous ai relevé le mot! ah! on
+ne m'attrape pas! et tenez, le même jour... Venez, venez, Madame...»
+
+La marquise, qui me croyoit parti, se laissa conduire à son boudoir; le
+marquis continua.
+
+«Elle étoit ici, dans ce boudoir,... là. Vous, vous étiez couchée sur
+cette ottomane... Je suis arrivé... Madame, elle avoit le teint animé,
+les yeux brillans, un air!... oh! je vous le dis, cette fille a un
+tempérament de feu! Vous savez que je m'y connois; mais laissez-moi
+faire, j'y mettrai bon ordre.--Comment! Monsieur, vous y mettrez bon
+ordre?...--Oui, oui, Madame; d'abord je dirai à Rosambert ce que je
+pense de son procédé; il y a peut-être été avec elle, Rosambert! ensuite
+je verrai M. Duportail, et je l'instruirai de la conduite de sa
+fille.--Quoi! Monsieur, vous ferez à M. de Rosambert une mauvaise
+querelle?--Madame, Madame, Rosambert savoit ce qui en étoit, il étoit
+jaloux de moi comme un tigre.--De vous, Monsieur?--Oui, Madame, de moi,
+parce que la petite avoit l'air de me préférer,... elle me faisoit même
+des avances, et c'est en cela qu'elle m'a joué, elle! car elle avoit
+alors ce M. de Faublas. Je saurai ce que c'est que ce M. de Faublas, et
+je verrai M. Duportail.--Quoi! Monsieur, vous pourriez aller dire à un
+père...?--Oui, Madame, c'est un service à lui rendre; je le verrai, je
+l'instruirai de tout.--J'espère, Monsieur, que vous n'en ferez rien.--Je
+le ferai, Madame.--Monsieur, si vous avez quelque considération pour
+moi, vous laisserez tout cela tomber de soi-même.--Point, point, je
+saurai...--Monsieur, je vous le demande en grâce.--Non, non,
+Madame.--Vous m'éclairez, Monsieur, je vois le motif de l'intérêt si
+pressant que vous prenez à ce qui regarde Mlle Duportail... Je vous
+connois trop bien pour être la dupe de cette austérité de moeurs dont
+vous vous parez aujourd'hui; vous êtes fâché, non pas de ce que Mlle
+Duportail a été dans un lieu suspect, mais de ce qu'elle y a été avec un
+autre que vous.--Oh! Madame!--Et quand j'accueillois chez moi une
+demoiselle que je croyois honnête, vous aviez des desseins sur
+elle!--Madame!--Et vous osez venir vous plaindre à moi-même d'avoir été
+joué! c'étoit moi, c'étoit moi seule qu'on jouoit.»
+
+Elle se laissa tomber sur l'ottomane; son mari jeta un cri, et puis il
+embrassa la marquise en lui disant: «Si vous saviez comme je vous
+aime!--Si vous m'aimiez, Monsieur, vous auriez plus de considération
+pour moi, plus de respect pour vous-même, plus de ménagement pour un
+enfant peut-être moins à blâmer qu'à plaindre... Que faites-vous donc,
+Monsieur? Laissez-moi. Si vous m'aimiez, vous n'iriez pas apprendre à un
+père malheureux les égaremens de sa fille; vous n'iriez pas conter cette
+aventure à M. de Rosambert, qui en rira, qui se moquera de vous, et qui
+dira partout que j'ai reçu chez moi une fille à intrigue!... Mais,
+Monsieur, finissez donc; ce que vous faites là ne ressemble à
+rien.--Madame, je vous aime.--Il suffit bien de le dire! il faut le
+prouver.--Mais depuis trois ou quatre jours, mon coeur, vous ne voulez
+jamais que je vous le prouve.--Ce ne sont pas de ces preuves-là que je
+vous demande, Monsieur... Mais, Monsieur, finissez donc.--Allons,
+Madame! allons, mon coeur!--En vérité, Monsieur, cela est d'un
+ridicule!--Ah! nous sommes seuls.--Il vaudroit mieux qu'il y eût du
+monde! cela seroit plus décent! Mais finissez donc, n'avons-nous pas
+toujours le temps de faire ces choses-là?... Finissez donc... Quoi! des
+gens mariés!... à votre âge!... dans un boudoir!... sur une ottomane!...
+comme deux amans!... et quand j'ai lieu de vous en vouloir, encore!--Eh
+bien, mon ange, je ne dirai rien à Rosambert, rien à M. Duportail.--Vous
+me le promettez bien?--Oh! je vous en donne ma parole...--Eh bien, un
+moment; rendez-moi le portefeuille, laissez-le-moi.--Oh! de tout mon
+coeur, le voilà. (Il y eut un moment de silence.)--En vérité, Monsieur,
+dit la marquise d'une voix presque éteinte, vous l'avez voulu, mais cela
+est bien ridicule.»
+
+Je les entendis bégayer, soupirer, se pâmer tous deux; on ne peut se
+figurer ce que je souffrois sous l'ottomane pendant cette étrange scène;
+j'aurois étranglé les acteurs de mes mains; et, dans l'excès de mon
+dépit, j'étois tenté de me découvrir, de reprocher à la marquise cette
+infidélité d'un nouveau genre, et de rendre au marquis l'amère
+mystification qu'il me faisoit essuyer sans le savoir. Justine vint
+terminer mes irrésolutions; elle ouvrit tout à coup la porte de
+l'escalier dérobé. La marquise jeta un cri; le marquis se sauva dans la
+chambre à coucher pour y réparer son désordre. Justine, apercevant un
+mari au lieu d'un amant, demeura stupéfaite, et la marquise ne fut pas
+moins étonnée qu'elle en me voyant sortir de dessous l'ottomane. Je
+remerciai tout bas la femme de chambre. «Grand merci, Justine, tu m'as
+rendu service, j'étois fort mal dessous, tandis que madame étoit dessus
+très à son aise.» La marquise, interdite et tremblante, n'osa ni me
+répondre, ni me retenir: son mari étoit si près de là! probablement il
+alloit rentrer dès qu'il seroit plus décemment vêtu. Justine se rangea
+pour me laisser passer. Je descendis l'escalier dérobé, sans lumière, au
+risque de me rompre vingt fois le col; je traversai la cour rapidement,
+et je sortis de l'hôtel en maudissant ses maîtres.
+
+Le lendemain j'étois encore au lit quand Jasmin m'annonça Justine et se
+retira discrètement. «Mon enfant, je songeois à toi.--Oh! Monsieur,
+laissez-moi; cette fois-ci vous ne m'y prendrez pas, je veux commencer
+par ma commission. Savez-vous que j'ai été encore bien grondée hier?
+vous nous avez fait une belle peur! vous n'étiez pas encore au bas de
+l'escalier quand le marquis est rentré dans le boudoir. «Voyez cette
+sotte, a-t-il dit, qui entre ici comme un coup de pistolet!» Dès qu'il
+nous a quittées, madame, désolée de l'aventure, m'a dit qu'elle ne
+concevoit pas pourquoi vous vous étiez caché sous l'ottomane. J'ai été
+forcée de lui avouer que j'avois, sans y songer, fermé la porte à double
+tour. Elle m'a fait une scène! et puis ce matin elle m'a remis cette
+lettre pour vous.--Fort bien, ma petite Justine, voilà ta commission
+faite, car je n'ouvrirai pas la lettre.--Vous ne l'ouvrirez pas,
+Monsieur?--Non; je suis fâché contre ta maîtresse.--Vous avez
+tort.--Mais je ne suis pas fâché contre toi, Justine.--Et vous avez
+raison... Finissez... Mais, tenez, je le veux bien, à condition que vous
+lirez la lettre.--Oh! qu'une maîtresse est heureuse d'avoir une fille
+comme toi! eh bien, oui, je lirai.»
+
+Justine remplit de si bonne grâce les conditions du traité qu'il y
+auroit eu de ma part de la perfidie à ne pas tenir parole: j'ouvris la
+lettre.
+
+ _Que notre aventure d'hier m'a peinée, mon bon ami! Cette scène, qui
+ n'eût été que bizarre si, comme je le croyois, vous n'en aviez pas été
+ le témoin, est devenue, par votre présence, aussi désagréable pour moi
+ que mortifiante pour vous. Quels mots vous avez dits en partant,
+ ingrat! vous ne savez pas le mal que vous m'avez fait! Revenez à moi,
+ mon bon ami, revenez à celle qui vous aime; trouvez-vous à midi au
+ lieu qu'on vous désignera. Là, je n'aurai pas de peine à me justifier;
+ là, quand mon amant sera bien convaincu de son injustice, il me
+ trouvera prête à lui pardonner sa vivacité._
+
+«Monsieur, reprit Justine dès que j'eus fini ma lecture, madame vous
+attendra à midi au boudoir de l'autre jour... vous savez bien?... où
+nous vous avons habillé.--Oui, Justine, et où tu as tant pleuré! Si tu
+savois comme j'ai souffert pour toi! Mais aussi, friponne, tu ne te
+contentes pas de faire des malices, tu en dis!--Ne me parlez pas de
+cela, j'en suis encore toute honteuse... Finissez donc,... donnez-moi
+votre réponse pour ma maîtresse.--Ma réponse, Justine, est que je n'irai
+pas au rendez-vous.--Vous n'irez pas?--Non, Justine.--Quoi! vous
+donnerez ce chagrin-là à ma maîtresse?--Oui, mon enfant.--Mais vous
+allez me faire gronder.--Je me charge de te consoler d'avance.--Vous
+êtes bien décidé?--Très décidé, Justine.--Eh bien, en ce cas, faites un
+bout de lettre,... finissez donc... (elle m'embrassa). Écrivez un mot
+pour ma maîtresse.--Non, mon enfant, je n'écrirai pas.--Laissez-moi...
+Mais tenez, je le veux bien encore, à condition que vous écrirez.--Ah!
+Justine, je le répète, qu'une maîtresse est heureuse d'avoir une fille
+comme toi! eh bien, oui, j'écrirai.»
+
+J'écrivis en effet:
+
+ _Je ne sais, Madame, si l'aventure d'hier vous a beaucoup _peinée_;
+ mais, à la manière dont vous avez rempli votre emploi sur l'ottomane,
+ j'ai lieu de croire qu'il ne vous paroissoit pas très pénible. Quand
+ on a un mari aimable, galant et tendrement aimé, Madame, on doit s'en
+ tenir là. Je suis avec le plus vif regret, etc._
+
+O ma jolie cousine, oh! combien, en songeant à vous, je m'applaudis de
+l'effort généreux que je venois de faire! oh! qu'il me fut doux de
+penser qu'enfin je vous avois sacrifié un rendez-vous, et qu'à l'heure
+même où la marquise avoit cru me revoir chez son amie, je jouirois près
+de vous du bonheur de vous admirer!
+
+Hélas! elle ne vint pas au parloir. «Ah! ma soeur, pourquoi votre amie
+n'est-elle pas avec vous?--Je vous disois bien qu'elle étoit malade!
+Hier encore elle a pleuré toute la journée; de la nuit elle n'a fermé
+l'oeil, la fièvre s'est déclarée ce matin.--La fièvre! Sophie a la
+fièvre! Sophie est en danger!--Ne parlez pas si haut, mon frère, je ne
+sais pas s'il y a du danger, mais elle souffre; elle a le teint pâle,
+les yeux rouges, la tête penchée, la respiration lente, la parole brève
+et entrecoupée; j'ai cru même surprendre quelques momens de délire. Ce
+matin, son visage s'est enflammé tout à coup, ses yeux sont devenus vifs
+et brillans; elle a prononcé très vite et très bas quelques mots que je
+n'ai pu entendre, mais bientôt elle est retombée dans un accablement
+plus profond. «Non, non, a-t-elle dit, cela n'est pas possible,... je ne
+le puis, je ne le dois pas... Jamais il ne le saura.» J'ai vu des larmes
+couler de ses yeux. Elle a ajouté d'un ton douloureux: «Comme je me suis
+trompée! J'en mourrai, j'en mourrai; le cruel! l'ingrat!» J'ai pris sa
+main, elle a serré la mienne, et puis elle m'a redit ce qu'elle me
+répète sans cesse: «Adélaïde! Adélaïde! ah! que tu es heureuse!» Sa
+gouvernante rentroit, Sophie m'a encore conjurée de ne lui rien dire.
+Cependant, mon frère, il faudra que j'avertisse Mme Munich (c'étoit le
+nom de la gouvernante de Sophie), parce que je crains pour ma bonne
+amie; qu'en pensez-vous?--Adélaïde, lui avez-vous dit que j'étois
+ici?--Oui, mais j'avois bien raison de vous soutenir hier qu'elle ne
+vous aimoit plus, elle me l'a dit elle-même.--Sophie vous a dit...--Oui,
+Monsieur, elle me l'a dit, et elle m'a chargée de vous le dire. Hier,
+avant souper, je lui racontois que vous aviez amené avec vous un jeune
+monsieur fort aimable; elle a demandé son nom, j'ai répondu: «Le comte
+de Rosambert.--Rosambert? a-t-elle répété avec étonnement, Rosambert?
+C'est celui qui a mené votre frère chez la marquise de B...! Ce n'est
+pas un jeune homme honnête. Votre frère en fait son ami, il gâtera tout
+à fait votre frère... Adélaïde, il commence à se déranger, votre
+frère.--Ah! ma bonne amie, je lui en ai fait des reproches, et je lui ai
+même dit que tu ne l'aimes plus.--Vous lui avez dit que je ne l'aime
+plus!--Oui, ma bonne amie; mais il n'a pas voulu me croire, et il s'est
+mis à rire, et M. de Rosambert a ri aussi...--Ces messieurs se sont mis
+à rire! m'a répliqué Sophie d'un ton fâché; votre frère a ri, et n'a pas
+voulu vous croire! Adélaïde, quand revient-il, votre frère?--Demain, ma
+bonne amie.--Eh bien! dites-lui qu'il est vrai que j'ai eu de l'amitié
+pour lui, mais que je n'en ai plus, plus du tout; et qu'afin de l'en
+convaincre, je ne le reverrai de ma vie.» Elle m'a quittée, et puis un
+moment après elle est revenue me dire en riant: «Oui, ma chère Adélaïde,
+tu as raison; je n'aime pas ton frère, je ne l'aime pas. Ne manque pas
+de le lui dire demain.» Elle rioit; et cependant je vous assure,
+Faublas, que tout de suite elle s'est mise à pleurer.»
+
+Tandis qu'Adélaïde me parloit, mon coeur étoit pénétré de douleur et de
+joie!
+
+«Il faut, reprit ma soeur, il faut que je vous fasse part d'une
+singulière idée qui m'étoit venue dans l'esprit, je ne sais comment, je
+ne sais pourquoi. En voyant ma bonne amie rire et pleurer en même temps,
+je ne puis m'empêcher de craindre qu'elle ne soit un peu folle;
+cependant il y a là dedans quelque mystère que je ne pénètre pas.
+Sûrement quelqu'un lui donne du chagrin... Mon frère, j'ai vraiment eu
+peur que ce ne fût vous. Pourquoi le hait-elle à présent? me suis-je
+dit. Pourquoi ne veut-elle plus le voir? Seroit-ce lui qu'elle appelle
+ingrat et cruel?... Vous sentez bien, Faublas, qu'en y réfléchissant un
+peu, je me suis convaincue que cette idée n'étoit pas raisonnable... Mon
+frère, un ingrat! un cruel! cela ne se peut pas. Et puis, quel mal
+a-t-il fait à ma bonne amie? quel mal auroit-il pu lui faire?
+
+--Adélaïde! m'écriai-je, ma chère Adélaïde!
+
+--Comment! vous pleurez? me dit-elle; seriez-vous fâché contre moi? Je
+vous assure que j'ai pensé tout cela malgré moi, et que je ne vous l'ai
+pas dit pour vous offenser.--Je le sais bien, ma chère soeur, je le sais
+bien; c'est la maladie de ta bonne amie qui me fait pleurer.--Mon frère,
+pensez-vous qu'elle puisse devenir sérieuse? Pensez-vous que je doive
+avertir la gouvernante de Sophie?--Non, Adélaïde, non, ne l'avertis pas.
+Ta bonne amie a la fièvre, comme tu dis bien; et je connois un remède
+qui la guérira. Adélaïde, je vous apporterai demain matin la recette
+écrite sur un morceau de papier soigneusement cacheté; vous ne montrerez
+ce papier à personne: vous le donnerez à Sophie, quand Mme Munich ne
+sera pas avec elle; il est essentiel que Mme Munich ne voie pas ce
+papier. Vous m'entendez bien?--Oui, oui, soyez tranquille. Ah! que je
+vous aurai d'obligations, si vous guérissez ma bonne amie!--Adélaïde,
+dites à ma jolie cousine que je crois connoître son mal, que je le
+partage, et que j'espère lui rendre sa tranquillité. Lui direz-vous bien
+cela, ma soeur?--Ah! mot pour mot! vous connoissez son mal, vous le
+partagez, vous le guérirez, mon frère; je lui dirai même que vous avez
+pleuré. Mais ne manquez pas de venir demain, demain apportez la recette,
+et, en attendant, ne négligez rien pour que son succès soit entier;
+gardez-vous de ne vous en rapporter qu'à vous seul, vous n'êtes pas
+médecin, mon frère: courez aujourd'hui chez les plus célèbres d'entre
+eux, voyez, interrogez, consultez. La maladie n'est pas ordinaire;
+jamais je n'en ai vu de semblable, et je tremble qu'elle ne devienne
+infiniment dangereuse. Bon Dieu! si, en voulant détruire le mal, vous
+alliez le rendre incurable! Mon frère, il faut que la guérison soit
+radicale, et prompte aussi, bien prompte! Hâtez-vous, hâtez-vous pour
+Sophie qui souffre, qui dépérit, qui brûle; pour moi qui suis si
+malheureuse de sa peine, et, tenez, pour vous-même, mon frère, car ma
+bonne amie, dès qu'elle se portera bien, vous aimera sans doute autant
+qu'elle vous aimoit autrefois.»
+
+Revenu chez moi, je ne m'occupai que des discours d'Adélaïde, que des
+peines de Sophie. Malheureusement mon père donnoit à dîner ce jour-là.
+Il fallut d'abord tenir table, et faire ensuite un maudit brelan, qui me
+retint jusqu'à plus de minuit. Quel tourment, quand on aime bien, quand
+on se croit aimé, quand on veut écrire à sa maîtresse, quel tourment
+d'être obligé de jouer toute la soirée! Je ne le souhaite pas à mon plus
+cruel ennemi.
+
+On devine que je dormis peu cette nuit. Le lendemain, je passai dans un
+petit cabinet pratiqué au fond de ma chambre à coucher; j'avois là
+quelques livres d'étude, dont mon commode gouverneur ne m'ennuyoit pas
+souvent. Je me mis à mon secrétaire. J'écrivis une première lettre, que
+je déchirai; j'en fis une seconde, pleine de ratures, qu'il falloit bien
+corriger; et je prie le lecteur de ne pas dire que j'aurois dû
+recommencer encore la troisième, que voici:
+
+ _Ma jolie cousine,_
+
+ _Il est enfin venu ce moment tant souhaité où je puis librement vous
+ ouvrir mon coeur, solliciter de votre tendresse un aveu bien doux, et
+ peut-être assurer ainsi notre bonheur commun._
+
+ _Ah! Sophie, Sophie! si vous saviez ce que j'éprouvai le premier jour
+ que je vous vis! Comme ma vue se troubla! comme mon coeur fut agité!
+ Mon amour n'a fait qu'augmenter depuis: un feu dévorant circule
+ aujourd'hui dans mes veines... Sophie, je n'existe plus que par toi!_
+
+J'en étois là, quand Jasmin, entrant brusquement, m'annonça le vicomte
+de Florville. «Le vicomte de Florville! je ne le connois pas. Dites que
+je n'y suis pas.--Monsieur, il est dans votre chambre à
+coucher.--Comment! vous laisseriez donc entrer toute la
+terre?--Monsieur, il a forcé la porte.--Au diable le vicomte de
+Florville!»
+
+Tremblant que cet inconnu si peu civil ne vînt jusque dans mon cabinet,
+et que d'un coup d'oeil profane il ne parcourût ce papier dépositaire de
+mes plus secrets sentimens, je me précipitai dans ma chambre à coucher.
+Un cri de surprise et de joie m'échappa: ce prétendu vicomte, c'étoit la
+marquise de B...! Mon premier mouvement fut de pousser Jasmin dehors; le
+second, de verrouiller la porte; le troisième, d'embrasser le charmant
+cavalier; le quatrième!... Les esprits pénétrans l'ont déjà deviné.
+
+La marquise, toujours étonnée de ma vivacité, dès qu'elle eut repris ses
+esprits, me dit: «Vous êtes un bien singulier jeune homme, ne vous
+lasserez-vous jamais de prendre ainsi le roman par la queue? Il n'y a
+que vous dans le monde capable de commencer un raccommodement par où il
+doit finir.--Eh bien, maman, prenez qu'il n'y ait rien de fait, voyons,
+disputons-nous.--Oui, afin de nous raccommoder encore, n'est-il pas
+vrai, petit libertin?--Ah! ma chère maman, je n'ai pas une idée que vous
+ne compreniez d'abord.--Hier pourtant vous ne m'avez pas comprise,
+ingrat que vous êtes!--Hier, je boudois encore.--Et de quoi, s'il vous
+plaît? Pouvois-je soupçonner que vous fussiez sous cette ottomane?
+N'étoit-il pas essentiel, pour vous et pour moi, de retirer ce
+portefeuille des mains du marquis?--Tout cela est vrai, maman; mais le
+dépit...--Le dépit! Vous avez du dépit! vous, pour qui j'oublie mes
+devoirs,... toutes les bienséances,... le soin même de ma réputation; et
+de quel ton répondez-vous à la lettre la plus tendre? (Elle tira la
+mienne de sa poche.) Tenez, ingrat, relisez-la, votre lettre; relisez-la
+de sang-froid, si vous pouvez. Quelle cruelle ironie! quel persiflage
+amer! Et cependant je vous pardonne! et cependant je viens vous
+chercher! Je me conduis avec autant de foiblesse et d'imprudence qu'un
+enfant de douze ans... Faublas! Faublas! il faut que le charme soit bien
+fort!... il faut... que vous m'ayez ensorcelée!--Petite maman!--Eh
+bien?--Grondez-moi fort, parce que nous nous raccommoderons.--Comment!
+fripon, vous n'avouerez seulement pas que vous avez eu tort? Vous ne me
+demanderez pas pardon?--Si fait!... oh! que vous êtes belle!... oh! que
+je vous demande pardon!»
+
+Les gens qui ont de l'esprit, et même ceux qui n'en ont pas, devineront
+encore qu'ici la marquise et moi nous nous raccommodâmes.
+
+On croit que nous allons recommencer à nous quereller; point du tout.
+Voici l'instant des petites caresses et des complimens tendres. «Mon
+Dieu! Florville! que vous êtes séduisant dans ce joli négligé! que ce
+frac anglais vous va bien!--Mon ami, je l'ai fait faire hier tout
+exprès. Il est, si je ne me suis pas trompée, de la même étoffe et de la
+même couleur que ce charmant habit d'amazone dans lequel l'amour, qui
+vouloit ma défaite, te fit paroître à mes yeux pour la première fois.
+Devenue chevalier de Mlle Duportail, j'ai senti qu'il me convenoit de
+prendre ses couleurs. (Je la serrai dans mes bras.)--Et moi, désormais
+l'esclave du vicomte de Florville, je me plairai toujours à porter ses
+chaînes. Maman, quelle douce réciprocité!--Mon ami, l'amour est un
+enfant qui s'amuse de ces métamorphoses. Il fit de Mlle Duportail une
+vierge folle, il fait de la marquise de B... un jeune homme imprudent.
+Ah! puisse le vicomte de Florville te paroître aussi aimable que Mlle
+Duportail me sembla jolie!...--Aussi aimable?... ah! bien
+davantage!--Oh! non, répondit-elle en se mirant avec complaisance, en me
+considérant avec tendresse; oh! non. Vous êtes mieux, mon ami, plus
+grand, plus dégagé. Il y a dans votre air quelque chose de hardi, de
+martial...--Oui, maman, et, si j'en crois un grand physionomiste,
+quelque chose de plus nerveux...--Faublas, laissez là monsieur le
+marquis,... n'est-ce pas assez du mauvais tour que nous lui jouons?...
+Enfin, je ne suis pas venue ici pour m'occuper de lui... Oh çà, mon ami,
+dis-moi sans flatterie comment tu me trouves.--Bien, plus que bien. Je
+n'aurois pas de peine à vous dire comment vous êtes mieux; mais puisque
+absolument, homme ou femme, il faut qu'on s'habille, ah! je défie que,
+d'une manière ou de l'autre, personne soit jamais aussi jolie que
+vous.--Voilà bien le langage d'un amant! toujours enthousiaste, toujours
+exagéré!... Mon cher Faublas, quelle femme sera plus heureuse que moi,
+si tu me vois toujours des mêmes veux?...--Oh! maman, toute ma vie!»
+
+Je la tenois dans mes bras; elle m'échappa pour aller prendre une épée
+qu'elle aperçut sur un fauteuil. En ajustant le ceinturon, elle me dit:
+«J'ai un joli cheval anglois que je monte quelquefois, nous touchons au
+printemps, j'aime beaucoup à me promener à cheval dans les environs de
+Paris: voudrez-vous bien m'accompagner quelquefois, Faublas?... Veux-tu,
+mon ami, t'égarer de temps en temps dans les bois avec le vicomte de
+Florville?--Mais on nous verra.--Non, le marquis est souvent obligé
+d'aller à la cour.--Eh bien, maman, quel jour?--Laissez donc paroître la
+verdure.»
+
+En me parlant, elle avoit tiré mon épée, et, s'escrimant en face de moi:
+«En garde, Chevalier! me dit-elle.--Je ne sais pas si le vicomte est
+redoutable, mais ce que je sais bien, c'est que ce n'est pas ainsi que
+je dois me battre avec la marquise. Ose-t-elle accepter une autre espèce
+de combat?» Elle vola dans mes bras. «Ah! Faublas, me dit-elle en riant;
+ah! s'il n'y en avoit pas de plus meurtriers...--Maman, ce ne seroit
+plus parmi les hommes qu'on chercheroit des héros.»
+
+Je venois de mettre la marquise hors d'état de me battre, et bien m'en
+prit.
+
+Ma belle maîtresse me donna encore deux heures que nous employâmes
+passablement bien. «Si je n'écoutois que mon coeur, me dit-elle enfin,
+je resterois ici toute la journée; mais voici l'heure à laquelle je dois
+rejoindre Justine dans un endroit, et mes gens dans un autre.» Nous nous
+dîmes adieu, je reconduisis poliment le vicomte de Florville. Déjà
+sortis de mon appartement, nous allions descendre l'escalier, lorsqu'à
+travers les rampes je distinguai, dans le vestibule, Rosambert qui se
+disposoit à monter. J'en avertis la marquise. «Rentrons promptement, me
+dit-elle, je vais me cacher dans quelque coin de votre appartement, vous
+le renverrez vite.» A ces mots, sans me donner le temps de la réflexion,
+elle rentra, traversa ma chambre à coucher comme une folle, et se jeta
+dans mon cabinet.
+
+Rosambert entra: «Bonjour, mon ami, comment se porte Adélaïde? comment
+se porte la jolie cousine?--Chut! chut! ne me parlez pas de cela, mon
+père est là.--Où?--Dans ce cabinet.--Dans ce cabinet! votre
+père?--Oui.--Et que fait-il là?--Il examine des livres.--Comment, vos
+livres! Mais non, il n'est pas dans ce cabinet, car, tenez, le voilà qui
+entre... Il y a de la marquise dans tout ceci... Et pourquoi ne pas me
+dire tout bonnement que vous êtes en affaire? Adieu, Faublas, à demain.»
+Il passa devant mon père, et le salua: «Monsieur, vous avez quelque
+chose à dire à monsieur votre fils: je vous laisse...»
+
+Cependant le baron me regardoit d'un air sévère et se promenoit à grands
+pas. Impatient de savoir ce que m'annonçoit cet abord sinistre, je lui
+demandai respectueusement pourquoi il m'avoit fait l'honneur de monter
+chez moi. «Vous le saurez tout à l'heure, Monsieur.» Un domestique
+parut. «Va-t-il venir? cria le baron.--Le voilà, Monsieur», et mon cher
+gouverneur entra.
+
+Le baron lui dit: «Monsieur, ne vous ai-je pas chargé de la conduite et
+de l'éducation de mon fils?--Oui, sans doute...--Eh bien, Monsieur,
+l'une est très négligée, et l'autre très mauvaise.--Monsieur, ce n'est
+pas ma faute; monsieur votre fils n'aime pas l'étude...--C'est là le
+moindre mal, interrompit le baron; mais comment ne suis-je pas instruit
+de ce qui se passe chez moi? Pourquoi ne m'avertissez-vous pas des
+désordres de mon fils?--Monsieur, quant à ce qui se passe chez vous, je
+ne puis répondre que de ce que je vois; au dehors je ne puis répondre de
+rien. Monsieur votre fils, quand il sort, souffre rarement que je
+l'accompagne, et...» (Un regard que je jetai sur M. Person l'avertit
+qu'il en avoit assez dit.) Le baron reprit: «Monsieur, je n'ai qu'un mot
+à vous dire: si ce jeune homme se conduit toujours aussi mal, je me
+verrai forcé de lui choisir un autre instituteur. Laissez-nous, je vous
+prie.»
+
+Lorsque M. Person fut sorti, le baron prit un fauteuil et me fit signe
+de m'asseoir. «Pardon, mon père, mais j'ai affaire.--Je le sais,
+Monsieur, et c'est précisément pour que cette affaire ne s'achève pas
+que je viens vous parler.--Mon père,... encore une fois pardon; mais il
+faut que je sorte...--Non, Monsieur, vous resterez, asseyez-vous.» Il
+fallut bien s'asseoir, j'étois sur les épines. Le baron commença.
+
+«Se peut-il que Faublas ait de sang-froid médité des horreurs? Se
+peut-il qu'il veuille abuser la simple innocence et préparer des pièges
+à la vertu?--Moi, mon père?--Oui, vous. Je viens du couvent, je sais
+tout.
+
+«Si mon fils, encore trop jeune pour sentir que plus une conquête est
+aisée, moins elle est flatteuse; qu'il faut se garder de confondre une
+intrigue avec une passion; que l'amour du plaisir ne fut jamais de
+l'amour...--Mon père, daignez parler moins haut.--Si mon fils, trop
+enivré de ce qu'on ne peut appeler qu'une bonne fortune...--Plus bas, je
+vous en supplie.--Trop charmé de la découverte d'un sens nouveau et de
+la possession d'une femme qui n'est pas sans attraits; si mon fils dans
+les bras de la marquise de B...--C'en est trop, de grâce, mon
+père.--Avoit oublié son père, son état, ses devoirs, je l'aurois plaint,
+mais je l'aurois excusé; je lui aurois donné les conseils d'un ami; je
+lui aurois dit: «Plus la marquise...»--Mon père, si vous saviez...--Plus
+la marquise est belle, et plus elle est dangereuse. Examine avec moi la
+conduite de cette femme dont tu es épris. Au premier coup d'oeil ta
+figure la décide: elle te prend en une soirée...--Je vous conjure de
+ménager...--Pour satisfaire sa folle passion, elle expose sa vie et la
+tienne. Qu'elle doit être vive, ardente, emportée celle...--Mon
+Dieu!--Celle qui sacrifie à la soif du plaisir son repos, son honneur,
+l'estime publique!...--Ah! mon père! Ah! Monsieur!--Je le répète, mon
+ami: plus la marquise est belle, plus elle est dangereuse! Tu croiras
+dans ses bras que la nature a des ressources inépuisables...»
+
+Désolé de ne pouvoir m'expliquer, bien convaincu que le baron ne se
+tairoit pas, je me déterminai à attendre patiemment la fin de cette
+remontrance, que dans une autre occasion je n'aurois peut-être pas
+trouvée trop longue. Le coude gauche posé sur le bras de mon fauteuil,
+je mordois ma main de dépit, et mon pied droit, toujours en mouvement,
+battoit la mesure sur le parquet. Mon père cependant continuoit.
+
+«Tu l'énerveras, la nature, au moment de la puberté, dans cet âge
+critique où, travaillant au développement des organes, elle a besoin de
+toutes ses forces pour achever son ouvrage. Je sais bien que l'excès des
+plaisirs produira la satiété; mais le dégoût viendra trop tard
+peut-être, mais déjà tu pleureras ta santé détruite, ta mémoire perdue,
+ton imagination flétrie, toutes tes facultés altérées. Infortuné! tu
+deviendras à la fleur de ton âge la proie des noirs chagrins, des
+infirmités repoussantes; et, dans les horreurs d'une vieillesse
+prématurée, tu gémiras d'être obligé de supporter le fardeau de la
+vie... O mon ami, redoute ces malheurs plus communs qu'on ne pense;
+jouis du présent, mais songe à l'avenir; use de ta jeunesse, mais garde
+des consolations pour l'âge mûr.
+
+«Cependant, ajouta le baron, mon fils, peu touché de mes représentations
+paternelles, auroit donné, en m'écoutant, mille signes d'impatience; il
+se seroit dandiné sur son fauteuil; il m'auroit interrompu cent fois: je
+n'aurois pas eu l'air de m'en apercevoir. Plus effrayé de ses dangers
+que sensible à mes injures, j'aurois continué tranquillement, je lui
+aurois dit: «La marquise de B...»
+
+On conçoit ce que je souffrois depuis un quart d'heure. Je ne pus
+contenir davantage mon impatience longtemps concentrée. «Eh! mon père,
+m'écriai-je, n'auriez-vous pas pu lui dire tout cela un autre jour?» Le
+baron étoit naturellement violent, il se leva furieux. Craignant l'effet
+d'un premier transport, je me sauvai dans le cabinet, dont je poussai la
+porte sur moi.
+
+J'y trouvai la marquise dans une situation bien pénible. Les bras
+appuyés sur le devant de mon secrétaire, elle tenoit avec ses mains ses
+oreilles bouchées, et lisoit, en sanglotant, un papier posé devant elle.
+Je m'approchai de ma belle maîtresse. «Oh! Madame, combien je suis
+désolé!...» La marquise me regarda d'un air égaré: «Cruel enfant!
+quelles fautes tu m'as fait faire!--Parlez donc plus bas.--Mais quel
+châtiment j'en reçois!--De grâce, parlez plus bas.--Ton père..., ton
+indigne père,... il ose...--Mon amie, vous allez vous perdre!--Mais tu
+es cent fois plus cruel que lui. Tiens. Regarde cet écrit funeste,...
+vois ces caractères perfides... Mes pleurs les ont effacés. (Elle me
+montroit la lettre commencée pour Sophie.)
+
+--Faublas, cria le baron, ouvrez cette porte. Vous n'êtes pas seul dans
+ce cabinet?--Pardonnez-moi, mon père.--J'entends quelqu'un vous parler.
+Ouvrez cette porte.--Mon père, je ne le puis.--Je le veux; ne me laissez
+pas appeler mes gens.» La marquise se leva brusquement. «Faublas,
+dites-lui que vous êtes avec un de vos amis qui demande la permission de
+sortir.--De sortir!--Oui, reprit-elle avec désespoir; quelque honte
+qu'il y ait à sortir, il y en aura moins qu'à rester.--Mon père, je suis
+avec un de mes amis qui demande la liberté de sortir.--Avec un de vos
+amis?--Oui, mon père.--Eh! que ne me disiez-vous plus tôt qu'il y avoit
+quelqu'un dans ce cabinet? Ouvrez, ouvrez, ne craignez rien: je suis
+tranquille. Votre ami peut sortir.
+
+--Conduisez-moi», me dit la marquise. Elle se couvrit le visage avec ses
+mains: j'ouvris la porte, nous entrâmes dans la chambre à coucher; nous
+allions gagner la porte opposée qui conduisoit à l'escalier. Mon père,
+étonné des précautions que l'inconnu prenoit pour se cacher, se jeta sur
+notre passage; il dit à ma malheureuse amie: «Monsieur, je ne vous
+demande pas qui vous êtes; mais vous permettrez au moins que j'aie
+l'honneur de vous voir.--Mon père, je vous conjure pour mon ami de ne
+pas exiger...--Que signifie donc ce mystère? interrompit le baron. Quel
+est donc ce jeune homme qui se cache chez vous, et qui craint qu'on ne
+le voie en face? Je prétends le savoir à l'instant...--Mon père, je vous
+le dirai; je vous donne ma parole d'honneur que je vous le dirai.--Non,
+non. Monsieur ne sortira pas que je ne le sache...» La marquise se jeta
+dans un fauteuil, le visage toujours couvert de ses mains. «Monsieur,
+vous avez des droits sur un fils; mais sur moi, je ne le croyois pas.»
+Le baron, entendant le son clair d'une voix féminine, soupçonna enfin la
+vérité. «Quoi! s'écria-t-il, il se pourroit... Oh! que je suis fâché!...
+que j'ai de regrets!... que d'excuses!... Mon fils, vous devez sentir
+que votre père, jaloux de vous rendre à vos devoirs, s'est permis sur le
+compte de Mme la marquise de B... des expressions trop fortes que le
+baron de Faublas désavoue. Mon fils, reconduisez votre ami.»
+
+La marquise, dès que nous fûmes dans l'escalier, donna un libre cours à
+ses larmes. «Que je suis cruellement punie de mon imprudence!»
+disoit-elle. Je voulus hasarder quelques mots de consolation.
+«Laissez-moi! Votre barbare père est moins barbare que vous!»
+
+Nous étions dans le vestibule. J'ordonnai qu'on allât promptement
+chercher un fiacre, et, en attendant qu'il arrivât, je fis entrer la
+marquise dans la loge du suisse. Il n'y avoit qu'un instant que nous y
+étions, lorsqu'un homme présenta sa figure par le vagislas[7]
+entr'ouvert, et demanda si le baron étoit chez lui. La marquise se cacha
+le visage dans ses mains; je me jetai devant elle pour la couvrir de mon
+corps; mais tout cela ne put se faire assez promptement. M. Duportail
+(car c'étoit lui) eut le temps de jeter un coup d'oeil sur la marquise.
+«Monsieur, le baron est chez moi; si vous voulez prendre la peine d'y
+monter, je vous rejoins dans un moment.--Oui! oui!» me répondit M.
+Duportail en souriant.
+
+ [7] Vagislas. C'est le nom qu'on donne à la vitre que les portiers
+ ouvrent et ferment à volonté.
+
+On vint nous dire que la voiture étoit à la porte. La marquise monta
+promptement; je voulus m'y placer un moment auprès d'elle. «Non, non,
+Monsieur, je ne le souffrirai pas.» La douleur dont je voyois son coeur
+serré passa dans le mien. Je laissai tomber quelques larmes sur une de
+ses mains que j'avois saisie, et qu'elle ne retiroit pas. «Ah! vous vous
+croyez auprès de Sophie!» Je voulus encore entrer dans le carrosse, elle
+retira sa main et me repoussa. «Monsieur, si, malgré les discours de
+votre père, il vous reste encore quelque estime, quelque considération
+pour moi, je vous prie de descendre et de me laisser.--Hélas! ne vous
+reverrai-je donc plus?» Elle ne me répondit pas; mais ses larmes
+recommencèrent à couler avec plus d'abondance. «Ma chère maman, quand
+pourrai-je vous revoir? Dans quel lieu me permettrez-vous...?--Ingrat!
+je suis trop sûre que vous ne m'aimez pas; mais vous devez me plaindre
+au moins... Laissez-moi... Remontez chez vous, le baron vous y attend.»
+Elle dit au cocher de la conduire chez Mme ***, marchande de modes, rue
+***. Il fallut bien me décider à la quitter.
+
+Je retrouvai dans l'escalier M. Duportail qui m'y attendoit. «Mon ami,
+si je suis aussi bon physionomiste que le marquis de B..., ce si joli
+garçon que vous quittez, c'est sa belle moitié!... Mais qu'avez-vous
+donc? vous pleurez!» Je ne sais où M. Person s'étoit fourré, nous le
+vîmes tout à coup derrière nous; il me dit d'un ton suffisant: «Je
+savois bien, Monsieur, que tout cela finiroit mal; vous ne faites aucun
+cas de mes avis.--Vos avis, Monsieur, faites-m'en grâce... En vérité,
+c'est précisément le maître d'école de La Fontaine; je me noie, et il me
+sermonne!--Mais qu'est-ce donc que tout cela? reprit M.
+Duportail.--Montez, montez chez moi, vous allez le savoir; mon père m'a
+fait une scène!»
+
+En entrant, M. Duportail demanda au baron ce qu'il y avoit. «Ce qu'il y
+a?» répondit mon père. Je l'interrompis. «Ce qu'il y a, Monsieur
+Duportail, ce qu'il y a!... Tenez, Mme de B... étoit dans ce cabinet:
+mon père entre ici, il s'assied là, il me fait des représentations, sans
+doute très justes, très paternelles; mais la marquise entendoit tout, et
+mon père la traitoit!... Ah! vous n'en avez pas d'idée! Moi, de peur de
+compromettre une femme... honnête,... oui, honnête, quoi qu'on en puisse
+dire, je n'osois m'expliquer; mais mon père connoît le profond respect
+que je lui porte, jamais je ne m'en suis écarté... Eh bien, il est
+témoin que je souffre, que je m'impatiente, que je lui manque...
+Monsieur, il ne sent pas qu'il y a là-dessous quelque chose qui n'est
+pas naturel! Il continue toujours! Il ne veut rien deviner!--Jeune
+homme, répliqua le baron, votre excuse est dans vos pleurs; je vous
+pardonne les reproches que vous osez me faire, à cause de la douleur
+dont vous paroissez oppressé; mais plus vous semblez aimer la
+marquise...--Mon père...--Monsieur! Mme de B... n'est plus là: pourquoi
+donc m'interrompez-vous?... Plus vous semblez aimer la marquise, et plus
+je suis mécontent de vous. Si votre coeur est préoccupé de cette
+passion, c'est donc avec froideur que vous avez médité la perte d'une
+fille vertueuse, d'une enfant respectable, de Sophie? Vous n'êtes donc
+qu'un vil séducteur?--Mon père, entre Sophie et moi il n'y a d'autre
+séducteur que l'amour.--Vous n'aimez donc pas la marquise?--Mon
+père...--Monsieur, que vous soyez ou que vous ne soyez pas véritablement
+attaché à Mme de B..., vous concevez que je m'en soucie peu; mais ce qui
+m'importe, c'est que mon fils ne soit pas indigne de moi.--Ah! Baron!
+interrompit M. Duportail.--Je ne dis rien de trop fort, mon ami.
+Apprenez des choses qui vont vous étonner. Ce matin, je vais au couvent;
+je trouve Adélaïde dans les larmes. Ma fille, ma chère fille, dont vous
+connoissez l'aimable candeur, m'apprend que sa bonne amie est malade, et
+que son frère tarde bien à apporter l'infaillible remède qu'il a promis
+pour Sophie. Je la presse de s'expliquer: elle me rend le compte le plus
+exact des symptômes et des effets de cette maladie que vous devinez, que
+Monsieur connoît, qu'il a causée, qu'il se plaît à nourrir, qu'il
+voudroit augmenter. Monsieur abuse de quelques dons naturels pour
+séduire une enfant trop sensible; il prend sur son esprit un empire
+absolu; il prépare par degrés son déshonneur.--Son déshonneur! le
+déshonneur de Sophie?--Oui, jeune insensé, je connois les
+passions...--Mon père, si vous les connoissez, vous savez que vous
+déchirez mon coeur!--Mon fils, modérez cette impétuosité qui
+m'offense... Oui, je connois les passions; oui, cette enfant que vous
+respectez aujourd'hui, demain peut-être vous la déshonorerez, si elle a
+la foiblesse d'y consentir... (Il s'adressa à M. Duportail.) La recette
+que Monsieur destine à _sa jolie cousine_ sera enfermée dans un papier
+soigneusement cacheté, qu'il ne faut pas que Mme Munich voie... Vous
+comprenez, mon ami... Ainsi tout est prêt, la correspondance va
+s'entamer: Sophie, la pauvre Sophie, déjà séduite par les yeux, va
+l'être bientôt par son coeur. Elle fut trompée par une belle figure,
+signe ordinaire d'une belle âme; elle va l'être par les charmes non
+moins perfides d'une éloquence apprêtée; on va, dans des lettres
+étudiées, affecter avec elle le langage du sentiment; Sophie, attaquée
+de tous les côtés à la fois, tombera sans défense dans les piéges qu'on
+lui aura tendus... Et cependant son séducteur n'a pas dix-sept ans! Et
+dans un âge encore si tendre il montre déjà les goûts funestes, il
+emploie les odieux talens de ces hommes aussi lâches que dépravés qui,
+ne craignant pas de porter dans les familles la discorde et la
+désolation, se font un barbare plaisir d'entendre les gémissemens de la
+beauté malheureuse, contemplent en s'en applaudissant l'opprobre et les
+anxiétés de l'innocence avilie. Voilà ce qu'auront produit les dons
+naturels que je me plaisois à voir en lui, dont j'étois peut-être fier
+en secret; voilà comment se réaliseront les grandes espérances que
+j'avois conçues!--Mon père, croyez que j'adore Sophie...» (Le baron,
+sans m'écouter, s'adressant toujours à M. Duportail:) «Et savez-vous par
+quelles mains Monsieur compte faire passer ses lettres corruptrices?
+Savez-vous à qui il confie l'honnête emploi de servir ses détestables
+projets?... A la vertu la plus pure et la plus confiante, à l'innocente
+Adélaïde, à ma chère fille, à sa soeur!--Mon père, ne me condamnez pas
+sans m'entendre. Vous doutez de mes sentimens pour Sophie! Eh bien,
+daignez nous unir; donnez-la-moi pour épouse.--Et vous disposez ainsi de
+Sophie et de vous! Les parens de Mlle de Pontis vous connoissent-ils?
+sont-ils connus de vous? Savez-vous si cet hymen leur convient?
+Savez-vous s'il me convient à moi? Croyez-vous que je veuille vous
+marier à votre âge? A peine sorti de l'enfance, vous prétendez à
+l'honneur d'être père de famille!--Oui; et je sens qu'il vous seroit
+aussi aisé de consentir à mon mariage qu'il m'est impossible de renoncer
+à mon amour pour Sophie.--Monsieur, vous y renoncerez pourtant. Je vous
+défends d'aller au couvent sans moi ou sans mon expresse permission, et
+je vous déclare que, si vous ne changez pas de conduite, une maison de
+force me répondra de vous.--Ah! si, au lieu de marier les jeunes gens
+qui s'aiment, on les renfermoit, mon père, je ne serois pas au monde, et
+vous seriez en prison.»
+
+Le baron n'entendit pas ma réponse ou feignit de ne pas l'entendre. Il
+sortit; je retins M. Duportail qui se disposoit à le suivre. Je le priai
+de vouloir bien être médiateur entre mon père et moi, et d'engager
+surtout le baron à révoquer l'ordre cruel qui m'interdisoit les visites
+au couvent. Il m'observa que les précautions dont mon père usoit étoient
+assez raisonnables. «Raisonnables! voilà comme parlent toujours les gens
+indifférens! Leur grand mot, c'est la raison! Monsieur, quand vous
+adoriez Lodoïska, quand l'injuste Pulauski vous priva du bonheur de la
+voir, vous ne trouvâtes pas ses précautions raisonnables.--Mais, mon
+jeune ami, remarquez donc la différence...--Il n'y en a aucune,
+Monsieur, il n'y en a pas. En France, comme en Pologne, un amant digne
+de ce nom ne voit, ne connoît, ne respire que ce qu'il aime; le plus
+grand malheur qu'il imagine, c'est celui d'être séparé de l'objet adoré.
+Les précautions de mon père vous paroissent raisonnables; moi, je les
+trouve cruelles, je ferai tout ce que je pourrai pour les rendre
+inutiles. Sophie apprendra mon amour; elle l'apprendra malgré mon père;
+elle en sera bien aise, et, malgré lui, malgré vous, malgré toute la
+terre, nous finirons par nous marier, Monsieur, je vous le déclare, et
+vous pouvez le dire au baron.--Je n'en ferai rien, mon ami, je ne veux
+pas aigrir votre père, je ne veux pas vous chagriner. Dans ce moment-ci
+vous avez la tête un peu exaltée, je vous laisse faire des
+réflexions sages, et dès demain, sans doute, vous serez plus
+raisonnable.--Raisonnable! oui, raisonnable! je m'y attendois bien.»
+
+Resté seul, je ne songeai qu'aux moyens d'éluder la défense du baron ou
+de la rendre vaine. Censeur austère, qui me blâmez de mon indocilité, je
+vous plains. Si de vos maîtresses la première ou la plus chérie ne vous
+fit jamais faire de fautes, ah! c'est que vous n'avez jamais beaucoup
+aimé.
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+En y songeant mûrement, je vis que ma situation, quelque pénible qu'elle
+dût me paroître, n'étoit pas désespérée. Rosambert, compatissant aux
+peines de son ami, m'aideroit sans doute; Jasmin m'étoit entièrement
+dévoué; et je croyois connoître assez mon petit gouverneur pour être sûr
+qu'avec de l'or je ferois de lui tout ce que je voudrois. M. Duportail
+paroissoit vouloir rester neutre, je n'aurois que mon père à combattre.
+Mon père, occupé de son intrigue avec cette belle demoiselle de l'Opéra,
+sortoit tous les soirs; il ne pouvoit donc pas me veiller de très près.
+Voilà les _réflexions sages_ que je faisois: ce n'étoient pas celles que
+M. Duportail m'avoit conseillées; mais je ne le trahissois pas, je
+l'avois prévenu.
+
+Cependant il ne falloit pas dans les premiers jours heurter le baron de
+front; je devois prudemment m'interdire, pendant quelque temps, les
+visites au couvent; mais comment faire passer une lettre à Sophie? Cette
+lettre étoit si pressée, si nécessaire! Qui la porteroit à ma jolie
+cousine? Je ne voyois aucun expédient pour me tirer de cet embarras.
+Parmi les ressources que je m'étois ménagées, je n'avois pas calculé
+celles qui me restoient dans l'amitié d'Adélaïde.
+
+Une vieille femme m'apporte un billet; je l'ouvre: il est signé DE
+FAUBLAS! Ah! ma chère soeur! Je baise l'écriture et je lis:
+
+ _Je crains bien d'avoir commis tout à l'heure une indiscrétion; mon
+ frère, j'ai appris à mon père que vous m'aviez promis un remède qui
+ guériroit ma bonne amie: il s'est fâché; il a dit que c'étoit du
+ poison que vous prépariez pour Sophie!... Du poison!... Mon frère, en
+ vérité, je ne l'ai pas cru, quoique ce fût le baron qui l'assurât._
+
+ _J'ai conté tout cela à ma bonne amie, qui attendoit impatiemment la
+ recette en question. «Adélaïde, m'a-t-elle dit, vous avez eu tort d'en
+ parler au baron... Ce remède de votre frère n'est peut-être pas bien
+ bon; mais enfin nous aurions vu ce que c'est.» Au reste, mon frère,
+ soyez tranquille; elle ne croit pas plus que moi que vous ayez voulu
+ l'empoisonner._
+
+ _Comme j'ai vu qu'elle mouroit d'envie d'avoir la recette, je lui ai
+ conseillé de vous l'envoyer demander. Elle m'a encore répété ces mots
+ qui me chagrinent: «Adélaïde! Adélaïde! ah! que tu es heureuse!»_
+
+ _Cependant je suis sûre qu'elle seroit bien aise d'avoir la recette.
+ Envoyez-la-moi tout de suite, mon frère, je la lui remettrai, et je
+ vous assure que je ne parlerai de rien à personne._
+
+ _Donnez trois livres à la femme porteuse du billet: elle m'a dit
+ qu'elle ne jasoit jamais quand on lui donnoit un petit écu. Votre
+ soeur, etc._
+
+ ADÉLAÏDE DE FAUBLAS.
+
+ P.-S. _Tâchez de me venir voir._
+
+Transporté de joie, je vais à la vieille: «Madame, voilà six francs,
+parce que je vais vous charger d'une réponse que je vous prie
+d'attendre.»
+
+Je rentre dans mon cabinet, je me mets à mon secrétaire: la lettre
+commencée pour Sophie est devant moi; je la vois encore mouillée de
+larmes... Hélas! ces pleurs, c'est la marquise qui les a versés! Quels
+discours elle a entendus! Quelle lettre elle a lue!... Pauvre vicomte de
+Florville! que de chagrins mon père et moi nous t'avons donnés!... En me
+disant cela, je baise le papier sur lequel la marquise a tant gémi, et
+le sentiment que j'éprouve alors, s'il est moins vif que l'amour, est
+cependant plus tendre que la pitié.
+
+Je reviens à moi, je songe à Sophie. Ce papier, détrempé en plusieurs
+endroits, n'est pas présentable; il faut recommencer la lettre trois
+fois écrite... Et pourquoi donc recommencer? Au nom, au seul nom de ma
+jolie cousine, je sens déjà mes paupières s'humecter; je vais sangloter
+en lui écrivant! Sophie saura-t-elle que deux personnes ont pleuré sur
+le même papier? Moi-même pourrois-je, entre ces larmes confondues,
+distinguer celles qui seront venues de la marquise de B... et celles qui
+m'auront appartenu?... Ces réflexions me déterminent; je ne recommence
+pas, je continue:
+
+ _... Sophie, je n'existe plus que par toi! et cependant tu te plains!
+ tu gémis! tu m'accuses d'ingratitude et de cruauté! Tu crois, tu peux
+ croire qu'il existe au monde une femme, une seule femme comparable à
+ toi! une femme qu'on puisse aimer quand on connoît Sophie!_
+
+ _O ma jolie cousine! avec quel transport j'ai reçu la nouvelle de
+ votre tendresse pour moi! Mais quelle douleur j'ai ressentie en
+ apprenant qu'un noir chagrin consumoit vos beaux jours, altéroit vos
+ charmes naissans, menaçoit votre vie!... Votre vie!... Ah! Sophie, si
+ Faublas vous perdoit, il vous suivroit au tombeau!_
+
+ _Ma soeur, qui m'a dévoilé, sans le vouloir, les plus secrets
+ sentimens de votre âme, ma soeur m'a annoncé de votre part une
+ éternelle séparation... Elle m'a dit que vous ne me reverriez de la
+ vie... Ma Sophie! s'il étoit vrai, elle ne dureroit pas longtemps
+ cette vie qui me deviendrait insupportable; et vous-même!
+ vous-même!... Mais livrons-nous à des idées plus douces, un avenir
+ plus heureux nous attend. Qu'il me soit permis d'espérer que ma jolie
+ cousine sera bientôt mon épouse, et que, tous deux réunis, nous ne
+ cesserons jamais d'être amans. Je suis, avec autant de respect que
+ d'amour, votre jeune cousin, le chevalier DE FAUBLAS._
+
+Cette lettre cachetée, il en fallut faire une autre.
+
+ _Que vous avez bien fait de m'écrire, ma chère Adélaïde! Je suis privé
+ du bonheur de vous voir: le baron me défend de sortir, le baron m'a
+ fait une scène!... Il ne falloit pas lui parler de Sophie._
+
+ _Remettez promptement à ma jolie cousine le billet que je lui adresse,
+ et que je joins au vôtre; ne le lui remettez que quand elle sera
+ seule, et surtout ne parlez de cela à qui que ce soit. Adieu, ma chère
+ soeur, etc._
+
+Je mis ces deux billets sous une même enveloppe, et je confiai le tout à
+la discrétion de la vieille.
+
+Dès le même soir je voulus travailler à former la grande confédération
+que j'avois méditée. Mon père venoit de sortir: je demandai M. Person;
+il étoit allé promener aussi. Il ne rentra qu'un peu tard, et vint à moi
+d'un air triomphant: «Monsieur, vous avez entendu ce matin monsieur
+votre père; il m'a remis sur vous un absolu pouvoir.--Monsieur Person,
+vous m'en voyez ravi. Je suis en effet trop heureux d'avoir un
+gouverneur tel que vous, un gouverneur complaisant, honnête, indulgent
+surtout.--Monsieur, je savois bien qu'un jour vous me rendriez
+justice.--Un gouverneur plein de politesse et d'aménité...--Vous me
+flattez, Monsieur.--Un gouverneur qui sent bien qu'un enfant de
+seize ans ne peut être aussi raisonnable qu'un homme de
+trente-cinq...--Assurément.--Un gouverneur qui connoît le coeur
+humain...--Cela est vrai.--Et qui excuse, dans son élève, un
+doux penchant que lui-même il éprouve.--Je ne comprends pas
+trop...--Asseyez-vous, Monsieur Person; nous avons à traiter ensemble
+une matière fort délicate, qui mérite toute votre attention... Parmi
+tant de qualités qui brillent en vous, et dont j'aurois pu faire une
+énumération plus longue, si je n'avois craint de blesser votre modestie;
+parmi tant de qualités, il faut vous le dire franchement, Monsieur
+Person, j'ai cru m'apercevoir qu'il vous en manquoit une, qu'on dit fort
+importante, mais que je regarde comme assez inutile, moi! celle de
+savoir enseigner.--Monsieur, mais...--Je ne dis pas cela pour vous
+mortifier. Je suis très persuadé que ce n'est pas l'érudition qui vous
+manque; mais on voit tous les jours des gens, aussi malheureux
+qu'habiles, qui enseignent très mal ce qu'ils savent très bien. Vous
+êtes dans ce cas-là, Monsieur Person; et, à cet égard, pour me servir
+des expressions dont usoit le fameux cardinal de Retz en parlant du
+grand Condé, vous ne remplissez pas votre mérite.--Oh! Monsieur, la
+citation...--N'est pas tout à fait juste, je le sens bien. Vous n'êtes
+point conquérant, vous! vous n'avez pas une armée à conduire! Mais
+aussi, former le coeur d'un adolescent; étudier ses goûts pour les
+combattre ou les diriger; amortir ou modifier ses passions, quand on n'a
+pu les prévenir; polir ses manières gauches et orner son esprit inculte,
+croyez-vous que cela soit une chose si facile?--Non, sûrement; je sais
+que ma profession offre de grandes difficultés.--Eh bien! Monsieur, les
+parens n'entendent pas cela. Ils cherchent un gouverneur qui ait tous
+les talens et toutes les vertus! et ils croient que cela se trouve!
+C'est un homme qu'ils payent, et c'est un dieu qu'il leur faudroit! Mais
+revenons à ce qui nous touche... J'ai encore remarqué, Monsieur Person,
+que votre attachement singulier pour tout ce qui porte le nom de Faublas
+vous a mené trop loin.--Comment?...--Oui, cette extrême affection que
+vous portez à la famille en général, vous ne l'avez pas également
+reversée sur chacun de ses membres!--Je n'entends pas.--Tenez, vous avez
+pour ma soeur des airs de prédilection!... Le baron appelleroit cela de
+l'amour... La difficulté que vous éprouvez à enseigner, il la nommeroit
+ineptie. Ce que je vous dis est exact: si j'instruisois le baron de ces
+petits détails-là, vous ne resteriez pas vingt-quatre heures dans cet
+hôtel. Ce seroit un grand malheur pour moi, Monsieur Person, et un plus
+grand malheur pour vous. Je sais bien qu'on me chercheroit vite un autre
+instituteur; mais, comme nous le disions tout à l'heure, il n'y a pas
+d'homme parfait sur la terre. En supposant que le nouveau venu se
+trouvât plus propre que vous à m'instruire, les premiers jours il me
+donneroit avec distraction des leçons que je recevrois avec ennui; et au
+diable les livres, dès que je l'aurois surpris bâillant avec moi dessus!
+Cependant mon nouveau Mentor participeroit aux foiblesses de l'humanité,
+il auroit des défauts ou des passions que je connoîtrois vite, parce que
+je serois intéressé à les étudier. Animé des mêmes motifs, il
+pénétreroit mes goûts avec le même discernement. La première semaine,
+nous nous serions observés comme deux ennemis qui se craignent; au bout
+de huit jours, nous nous traiterions comme deux amis également
+intéressés à se ménager. Cependant vous, Monsieur Person, vous ne
+trouveriez peut-être pas à faire ce que vous appelez une éducation. Je
+sais que beaucoup de petits abbés qui ont moins de mérite que vous
+trouvent des élèves, et même les conservent; mais tant d'autres aussi
+végètent sans emploi! Vous seriez peut-être réduit à recommencer le
+rudiment et la grammaire avec les enfans gâtés d'un notaire-marguillier,
+d'un marchand presque échevin, ou de quelque gros employé, tous gens
+trop fiers pour envoyer messieurs leurs fils à l'Université. Et,
+prenez-y garde, les gens d'affaires, qui savent calculer, veulent
+toujours accorder leur intérêt avec leur vanité: ils vous diront très
+bien que Restaut tout entier ne vaut pas une page de Barrême; et, si
+vous n'apprenez à vos petits bourgeois qu'à parler leur langue, si vous
+ne possédez pas à fond la science des chiffres, le maître d'arithmétique
+sera beaucoup mieux payé que vous. Je veux vous épargner ces
+désagrémens-là, Monsieur. Je sens qu'il seroit dur pour le gouverneur
+d'un noble de devenir le précepteur d'un roturier: je ne prétends pas
+changer votre condition, mais la rendre meilleure; au lieu de diminuer
+vos émolumens, je vais les augmenter.--Monsieur, je suis très
+sensible... J'ai toujours bien dit que chez vous les qualités du
+coeur...--Oh! les qualités du coeur! Oui, mon cher gouverneur, j'ai un
+coeur extrêmement bon, extrêmement sensible... Vous savez que j'adore
+Sophie! Mon père veut m'empêcher de la voir.--Mais, au fond, a-t-il
+tort?--Comment! Monsieur, s'il a tort! vous me demandez s'il a tort!
+Mais vous n'avez donc pas compris ce que je vous ai dit?--Pas très
+bien.--Je vais m'expliquer clairement. Si vous m'êtes contraire, je
+déclare au baron tout ce que je sais sur votre compte: on vous congédie,
+on me donne un autre gouverneur. Si vous voulez me servir... Monsieur
+Person, vous savez quelle somme le baron me donne par an pour mes menus
+plaisirs; je vous en livre la moitié, et voilà un acompte (je lui
+présentai six louis).--De l'argent! Monsieur, fi donc! Me prenez-vous
+pour un valet?--Ne vous fâchez pas; je n'ai pas voulu vous offenser,
+j'ai cru... (Je remis les six louis dans ma bourse.)--Monsieur, j'ai
+beaucoup d'amitié pour vous, et ce n'est pas l'intérêt... Vous l'aimez
+donc bien fort, Mlle de Pontis?--Plus que je ne saurois vous le
+dire!--Et que voulez-vous que je fasse à cela, moi?--Je vous demande
+seulement de prendre autant de peine pour détourner l'attention du baron
+que vous en auriez pris à me tourmenter.--Monsieur, vous n'avez sur Mlle
+de Pontis que des vues honnêtes,... légitimes?--Je serois un monstre si
+j'en avois d'autres! Foi de gentilhomme! Sophie sera ma femme.--En ce
+cas, je ne vois pas d'inconvénient...--Il n'y en a pas!--Je n'en vois
+aucun, Monsieur: pour une chose si simple, vous me proposez de
+l'argent!--Recevez mes excuses.--De l'argent! fi donc! Quelques présens,
+passe... J'ai demeuré deux ans chez M. L...; il me faisoit de temps en
+temps quelques cadeaux. Ses enfans m'en faisoient de leur côté, tout
+cela s'arrangeoit assez bien. Un présent s'accepte.--Ainsi,
+Monsieur Person, voilà qui est dit, je puis compter sur
+vous?--Assurément.--Écoutez donc, mon cher gouverneur, j'ai une
+observation à vous faire. Si ce que vous sentez pour Adélaïde est un
+effet de l'amour, ne croyez pas que je l'approuve, au moins. Celui dont
+je brûle pour Sophie est innocent et pur comme elle. Celui que vous
+éprouveriez pour ma soeur!... Monsieur Person, prenez-y garde!... Je
+suis très convaincu que la vertu d'Adélaïde la défendroit contre les
+entreprises d'un suborneur; mais ces entreprises mêmes seroient un
+affront!... un affront que tout le sang du coupable n'expieroit que
+foiblement!--Monsieur, soyez tranquille.--Je le suis.--Monsieur, comptez
+sur moi.--Mon cher gouverneur, j'y compte.»
+
+Person sortoit; il revint pour me dire que dans l'après-dîner il avoit
+été au couvent de la part du baron. «Au couvent! Pourquoi faire?--Pour
+défendre expressément à Mlle Adélaïde de paroître au parloir, quand vous
+irez seul la demander.--Vous l'avez vue, Adélaïde?--Oui, Monsieur.--Elle
+ne vous a rien dit?--Ah! qu'elle étoit bien fâchée de cette
+défense!--Rien de plus?--Rien du tout.--Et Sophie? Avez-vous demandé
+comment elle se portoit?--Beaucoup mieux depuis midi.--Et à quelle heure
+avez-vous été au couvent?--A cinq heures à peu près, il y a environ
+quatre heures.--Bien, fort bien.» Person s'en alla.
+
+Beaucoup mieux depuis midi! C'est l'heure à peu près à laquelle elle a
+reçu ma lettre. Sophie! ma chère Sophie! ne te hâteras-tu pas de me
+répondre? Adélaïde, tu dois être bien contente! ta bonne amie est déjà
+guérie. Et, dans les transports de joie que me causoit la nouvelle d'une
+cure aussi prompte, je me mis à faire des sauts, des gambades, au bruit
+desquels accourut Jasmin; j'achevois un superbe entrechat quand il
+ouvrit la porte: «Monsieur, je vous demande excuse; j'entendois un
+vacarme! j'étois inquiet.--Jasmin, allez tout de suite chez le comte de
+Rosambert, et priez-le de passer ici demain matin, sans faute.»
+
+Rosambert n'y manqua pas. De tous les événemens de la veille je ne lui
+racontai que ceux qui se rapportoient à Sophie; il me rappela en riant
+que ce n'étoit pas la jolie cousine qui étoit dans mon cabinet. Je
+voulus éluder; le comte me pressa si vivement qu'il fallut tout avouer.
+«C'est une femme bien étonnante que la marquise de B..., me dit-il
+alors. Personne ne sait comme elle commencer agréablement une intrigue,
+la filer vite, brusquer le dénouement qui ne lui déplaît pas, et que
+même on peut croire nécessaire à sa constitution. Personne ne possède
+mieux le grand art de retenir l'amant heureux, de supplanter une rivale
+dangereuse, ou, quand la chose est impossible, de tenir du moins la
+balance incertaine. Cette femme-là sait varier les plaisirs, de manière
+qu'avec elle, et pour elle, un amour de six mois est un amour nouveau.
+Un amour de six mois à la cour! vous concevez que c'est un vieillard
+décrépit: eh bien, la marquise rajeunit ce vieillard-là! car,
+quoiqu'elle m'ait quitté brusquement, je lui rends justice: elle n'est
+pas volage. Je crois même lui avoir surpris quelques éclairs de
+sensibilité; au fond il se pourroit qu'elle eût le coeur tendre. Son
+génie intrigant s'est développé à la cour dans tous les genres.
+Peut-être que, si elle fût née simple bourgeoise, au lieu d'être femme
+galante, elle eût été tout bonnement femme sensible. Je vous répète
+qu'elle n'est pas ce qu'on appelle volage. Je l'avois depuis six
+semaines, je l'aurois peut-être gardée trois mois encore; mais votre
+déguisement a tout dérangé. Un novice à instruire, un fat à corriger (il
+se montroit lui-même en riant), un mari presque jaloux à duper si
+plaisamment! des obstacles de toute espèce à surmonter!... elle n'a pu
+résister à ces idées-là. Oui, quoique vous soyez d'une figure charmante,
+je parierois que c'est surtout la difficulté de l'entreprise qui a
+déterminé Mme de B... D'abord la marquise a pris à tâche de ne pas
+suivre la route battue. Prendre cette semaine, avec distraction, un
+amant qu'on renverra maussadement la semaine prochaine, rompre et nouer
+des engagemens uniformes: voilà l'éternelle occupation de nos femmes de
+qualité! Le personnage change, mais jamais la conduite de l'intrigue; on
+dit, on fait sans cesse la même chose. C'est toujours une déclaration à
+recevoir, un aveu à faire, quelques billets à écrire, deux ou trois
+tête-à-tête à ranger, une rupture à consommer. Tout cela répété devient
+d'une monotonie assommante. La marquise, au contraire, n'est pas fâchée
+que le même cavalier lui reste, pourvu que le manège varie. Ce n'est pas
+par le nombre de ses amans qu'elle s'affiche, c'est par la singularité
+de ses aventures. Une scène ne lui paroît piquante que quand elle n'est
+pas ordinaire: elle ose tout pour la produire; elle se plaît à braver
+les hasards et à lutter contre les événemens. Aussi le sentiment de sa
+force l'emporte-t-il quelquefois trop loin. Quelquefois il arrive que
+toute son adresse ne peut lui épargner les désagrémens d'une démarche
+trop imprudente. Dans son aventure avec nous, par exemple, voilà deux
+terribles scènes qu'elle a essuyées. La première,... c'est moi qui l'en
+ai tourmentée, et en conscience je la lui devois. Hier elle est venue
+très inconséquemment chercher ici la seconde, et le hasard peut-être lui
+garde la troisième; mais n'importe! La marquise, toujours supérieure aux
+petites mortifications, accoutumée à considérer froidement, sous tous
+les rapports, les événemens les plus fâcheux, la marquise tirera de ses
+malheurs mêmes un avantage contre ses ennemis, contre sa rivale et
+contre vous.--Contre sa rivale! Ah! Rosambert, Sophie sera toujours
+préférée!... Mais que dites-vous de ma jolie cousine, qui ne répond
+pas?--Attendez donc qu'elle ait dormi. Ne vous souvenez-vous pas qu'il y
+a huit jours qu'elle n'a fermé l'oeil? Votre lettre l'a doucement
+bercée... Mais laissez-la donc goûter son bonheur. Savez-vous de quoi
+nous devons nous occuper?--Non.--Il faut aller acheter quelque
+bijou pour le cher gouverneur: il vous a dit qu'un présent
+s'acceptoit.--Vraiment oui; mais si je sors et qu'il me vienne une
+lettre de Sophie?--On fera attendre la vieille messagère.--Eh bien,
+allons donc vite.--Vous oubliez votre chapeau.--Vous avez raison»,
+répliquai-je d'un air distrait, et j'allai m'asseoir. Rosambert me prit
+par le bras: «Où diable êtes-vous? A quoi rêvez-vous?--Je songeois à ce
+pauvre vicomte de Florville. Qu'elle doit être affligée, la marquise!
+Rosambert, croyez-vous qu'elle m'écrira?--Nous parlons de la marquise à
+présent?--Oui, mon ami... Mais ne riez donc pas; répondez-moi.--Eh bien,
+mon cher Faublas, je crois qu'elle ne vous écrira pas.--Vous
+croyez?--Cela est très vraisemblable. La marquise s'est déjà consultée
+sur votre situation présente et sur la sienne. En femme bien apprise,
+elle a sans doute compris que vous ne pourriez vous dispenser de venir à
+elle; elle n'ira point à vous. Elle vous attendra, soyez sûr qu'elle
+vous attendra.»
+
+Je sonnai Jasmin: «Mon ami, tu connois l'hôtel du marquis de B...; tu
+connois Justine, prends un habit bourgeois, va demander Justine, et tu
+lui diras que tu viens de ma part savoir comment se porte madame la
+marquise.» Rosambert, qui rioit de toutes ses forces, me dit: «Ah! c'est
+que vous croyez qu'il ne seroit pas poli de la faire trop attendre? Mais
+dites-moi, vous désiriez une lettre de Sophie?--Sans doute. Jasmin, nous
+allons à deux pas; tu ne sortiras que quand nous serons rentrés. Jasmin,
+de la discrétion! Je compte sur toi: on nous fait la guerre; l'ennemi
+est là-bas: en garde! mon ami, en garde!--Oh! Monsieur, dans toutes mes
+maisons j'ai toujours été du parti des enfans contre les pères.--Bien,
+mon ami; sois sûr que je te récompenserai quand je serai marié avec
+elle.--Marié avec madame la marquise! Monsieur!» Rosambert rioit:
+«Venez, venez, mon ami, me dit-il, vous n'y êtes plus.»
+
+J'achetai une bague assez belle; mais, quand il fut question de nous en
+aller, je ne pus jamais arracher Rosambert de la boutique. La bijoutière
+étoit jolie.
+
+A mon retour, Jasmin me remit une lettre. La vieille n'avoit pas voulu
+seulement s'asseoir, parce qu'on lui avoit défendu d'attendre une
+réponse.
+
+Qu'on juge de ma douleur en lisant ce qui suit:
+
+ _Si je n'avois vu mon nom vingt fois répété dans votre lettre,
+ Monsieur, je n'aurois jamais pu croire qu'elle me fût adressée. Je ne
+ m'imaginois pas que quelques mots échappés sans conséquence,
+ recueillis au hasard par ma bonne amie, dussent être interprétés par
+ son frère d'une manière si étonnante! Je n'imaginois pas que mon jeune
+ cousin, qui se disoit mon ami, dût me traiter jamais d'une façon si
+ injurieuse._
+
+ _Qui vous a dit que je vous aimois, Monsieur? Adélaïde? Elle n'en sait
+ rien. Qui vous a dit que ces mots: _cruel_, _ingrat_, _je ne le
+ reverrai de ma vie_, vous fussent adressés? Qui vous a dit que je
+ mourois de chagrin parce que vous ne m'aimiez pas? Si cela étoit,
+ Monsieur, il n'y auroit que moi qui pût le savoir: vous l'ai-je jamais
+ dit, moi, Monsieur?_
+
+ _Et vous avez l'air d'être sûr de votre fait! vous aimez quelqu'un, et
+ vous me dites que vous m'aimez parce que vous croyez que je vous aime?
+ Vous pensez donc me faire une grâce, quand vous me demandez mon coeur
+ et ma main? Monsieur, si je suis assez malheureuse pour n'inspirer
+ jamais que de la compassion, je serai du moins assez sage pour ne pas
+ aimer, ou assez discrète pour cacher mon amour; et certainement jamais
+ l'amant d'une autre ne sera le mien._
+
+ _Maintenant c'est à vous et pour vous que je dis ces mots: «Je ne vous
+ reverrai jamais.» Ma famille vaut bien la vôtre, Monsieur; et vous
+ devez me savoir quelque gré de ne pas pousser plus loin le
+ ressentiment de l'outrage que vous n'avez pas craint de me faire._
+
+Cette fatale lettre n'étoit pas signée. Le chagrin dont elle me pénétra
+est plus facile à imaginer qu'à décrire. Sophie ne m'aimoit pas! Sophie
+ne vouloit plus me voir! Je tombai dans un accablement profond, dont je
+ne sortis que pour verser un torrent de larmes: si du moins Rosambert
+étoit là, il m'aideroit de ses conseils, il me donneroit quelque
+consolation.
+
+Je me levai brusquement, j'essuyai mes yeux, je volai chez la
+bijoutière. Elle n'étoit plus au comptoir! Rosambert n'étoit plus dans
+la boutique! Je parus si fâché de ce contre-temps qu'une demoiselle de
+magasin eut pitié de moi. Elle me dit que, si je voulois entrer au _café
+de la Régence_, qu'elle me montra à dix pas de là, elle iroit avertir le
+comte, qui n'étoit pas loin, et qui ne manqueroit pas de me rejoindre
+dans une demi-heure au plus tard.
+
+J'entrai dans ce _café de la Régence_. Je n'y vis que des gens
+profondément occupés à préparer un échec et mat. Hélas! ils étoient
+moins recueillis, moins rêveurs, moins tristes que moi. Je m'assis
+d'abord près d'une table, mais, l'agitation que j'éprouvois ne me
+permettant pas de rester en place, bientôt je me promenai à grands pas
+dans le café silencieux. Bientôt aussi l'un des joueurs, haussant la
+voix, levant la tête et frottant ses mains, dit d'un ton fier: «Au
+roi!--Grand Dieu! s'écria l'autre, la dame forcée! la partie perdue! Une
+partie superbe!... Oui, oui, Monsieur, frottez vos mains! Vous vous
+croyez un Turenne! Savez-vous à qui vous devez l'obligation de ce beau
+coup? (Il se tourna de mon côté.) A monsieur. Oui, à monsieur. Maudits
+soient les amoureux!» Étonné de la manière vive dont on m'apostrophoit,
+j'observai au joueur mécontent que je ne comprenois pas... «Vous ne
+comprenez pas! Eh bien! regardez-y; un échec à la découverte!--Eh bien!
+Monsieur! qu'a de commun cet échec...--Comment! ce qu'il a de commun! Il
+y a une heure, Monsieur, que vous tournez autour de moi. «Et ma chère
+Sophie par-ci, et ma jolie cousine par-là...» Moi, j'entends ces
+fadaises, et je fais des fautes d'écolier... Monsieur, quand on est
+amoureux, on ne vient pas au _café de la Régence_.» J'allois répliquer;
+il continua avec violence: «Un échec à la découverte, il faut couvrir le
+roi; seul moyen de sauver... On profite des distractions que ce monsieur
+me donne!... Un misérable coup de mazette! Un homme comme moi!» (Il se
+retourna vers moi.) «Monsieur, une fois pour toutes, sachez que toutes
+les cousines du monde ne valent pas la dame qu'on me force... Elle est
+forcée! Il n'y a pas de ressource... Au diable soient la bégueule et son
+doucereux amant!»
+
+De toutes les exclamations du joueur, la dernière fut celle qui me piqua
+le plus. Emporté par ma vivacité, je m'avançai brusquement; mais, chemin
+faisant, je rencontrai sur la table voisine un échiquier qui débordoit:
+mes boutons l'accrochèrent, il tomba; les pièces roulèrent de tous
+côtés. Voilà pour moi deux adversaires nouveaux. L'un me dit: «Monsieur,
+prenez-vous quelquefois garde à ce que vous faites?» l'autre s'écrie:
+«Monsieur, vous m'enlevez une partie!...--Vous? vous aviez perdu,
+interrompt son adversaire.--J'avois gagné, Monsieur.--Cette partie-là,
+je l'aurois jouée contre Verdoni!--Et moi, contre Philidor.--Eh!
+Messieurs, ne me rompez pas la tête! je vais la payer, votre
+partie!--La payer! vous n'êtes pas assez riche.--Que jouez-vous
+donc?--L'honneur.--Oui, Monsieur, l'honneur. Je suis venu en poste tout
+exprès pour répondre au défi de monsieur,... de monsieur qui croit
+n'avoir pas d'égal! Sans vous je lui donnois une leçon!--Une leçon! eh
+mais, vous êtes fort heureux que l'étourderie de monsieur vous ait
+sauvé: je forçois la dame en dix-huit coups!--Et vous n'alliez pas
+jusqu'au onzième, en moins de dix vous étiez mat.--Mat! mat! C'est
+pourtant vous, Monsieur, qui êtes cause que l'on m'insulte!... Apprenez,
+Monsieur, que dans le _café de la Régence_ on ne doit pas courir.»
+(Alors un autre joueur se leva:) «Eh! Messieurs, dans le _café de la
+Régence_ on ne doit pas crier, on ne doit pas parler. Quel train vous
+faites!»
+
+D'autres encore se mêlèrent de la querelle; et, comme j'étois l'auteur
+de tout le mal, chacun me gourmandoit; je ne savois plus à qui répondre,
+quand Rosambert entra. Il eut beaucoup de peine à me tirer de là: nous
+nous sauvâmes au _Palais-Royal_.
+
+Je pris Rosambert à l'écart; je lui montrai la lettre de Sophie. «Et
+voilà ce qui vous afflige? me dit-il après l'avoir lue... Mais vous
+devriez baiser cent fois cette lettre-là!--Ah! Rosambert, est-ce donc le
+moment de plaisanter?--Je ne plaisante pas, mon ami, vous êtes
+adoré.--Mais vous n'avez donc pas lu?--J'ai lu, et je vous répète que
+vous êtes adoré.--Rosambert, nous sommes mal ici, revenez chez moi.»
+
+En chemin, le comte me dit: «Sophie a cessé ses visites au parloir à
+l'époque de votre liaison avec Mme de B... C'est à cette époque aussi
+que les insomnies ont commencé; c'est alors qu'elle a eu ce que
+mademoiselle votre soeur appelle la fièvre. Elle a désiré la recette,
+elle l'a demandée indirectement. Il y a plus, le remède avoit fait un
+excellent effet, puisqu'hier, à midi, Mlle de Pontis se portoit mieux.
+Il faut donc conclure de tout cela que, dans l'après-dînée d'hier, il
+s'est passé quelque chose d'extraordinaire au couvent. N'en doutez pas,
+mon ami, cette lettre est l'effet d'une ruse du baron, ou d'une naïveté
+d'Adélaïde, ou d'une indiscrétion de M. Person. Au reste, le ton de
+cette épître prouve que vous êtes aimé. Un aveu tacite est même échappé
+à la jeune personne. Elle vous fait de terribles reproches! Vous avez
+cru qu'elle vous aimoit! elle ne peut supporter cette idée; mais elle ne
+dit nulle part qu'elle ne vous aime pas.»
+
+Tout ce que Rosambert me disoit me paroissoit fort raisonnable;
+cependant mon coeur étoit oppressé. Les amans espèrent follement, ils
+s'alarment de même.
+
+«Savez-vous bien, reprit le comte, qu'elle est assez bien tournée, sa
+douce épître? Oh! la jolie cousine ne vous aura pas écrit dix fois que
+vous trouverez son style tout à fait formé!--Rosambert, que vous êtes
+cruel avec votre gaieté!»
+
+Jasmin rentroit chez moi en même temps que nous, il me dit qu'il venoit
+de chez madame la marquise. «Eh bien, Monsieur, j'ai parlé à Mlle
+Justine; elle m'a fait attendre assez longtemps, et elle est enfin
+revenue me dire que madame étoit très sensible à votre attention; que
+madame s'étoit sentie fort incommodée hier en rentrant, que le docteur
+lui avoit trouvé un peu de fièvre ce matin.--Voyez, Rosambert, voyez
+comme je suis malheureux! elles ont toutes deux la fièvre en même temps!
+Celle que j'adore ne veut plus me voir!...--Et je ne verrai pas
+aujourd'hui celle qui m'amuse! ajouta le comte en me contrefaisant.
+Pauvre jeune homme! que je le plains!... Mon cher Faublas,
+consolez-vous. Pour guérir les maux que vous avez causés, vous serez
+tout seul plus docteur que tous les docteurs de la faculté. Mais,
+quoique la maladie de la jolie cousine soit à peu près celle de
+l'aimable marquise, je prévois cependant qu'il y aura quelque différence
+dans le traitement. On cherchera dans les yeux de la jolie demoiselle
+s'il n'y a pas quelque reste d'émotion; on prendra sa main pour tâter le
+pouls qui pourroit être un peu élevé; peut-être même qu'il faudra voir
+si sa bouche n'a rien perdu de sa fraîcheur... Mais pour la belle dame!
+oh! l'examen sera plus long, plus sérieux! Vous serez obligé de la
+considérer de plus près, et plus généralement... de la tête aux pieds!
+mon ami!... Je crois même que la méthode de ce M. Mesmer... Oui,
+Chevalier, oui, un peu de magnétisme!--De grâce! trêve de plaisanterie!
+Rosambert, occupez-vous avec moi de Sophie... Tâchons d'abord de
+découvrir ce qui m'a valu cette cruelle lettre; voyons ensuite par quels
+moyens je pourrois avoir une entrevue, une explication avec ma jolie
+cousine.--Très volontiers, mon cher Faublas; commençons par appeler M.
+Person.»
+
+Mon père entra comme Rosambert sonnoit. Il répondit froidement aux
+politesses du comte, et m'annonça, d'un ton assez brusque, que j'allois
+sortir avec lui. «Les chevaux sont mis», ajouta-t-il, et, se tournant du
+côté de Rosambert: «Pardon, Monsieur, mais l'heure me presse.--Demain
+matin, de bonne heure», me dit le comte en nous quittant. Je suivis le
+baron avec inquiétude.
+
+Il me conduisit chez M. Duportail. Lovzinski m'attendoit pour achever de
+m'apprendre les aventures de sa vie les plus secrètes; et, de peur que
+le marquis de B... ou quelque autre importun ne vînt encore nous
+interrompre, il ordonna qu'on refusât la porte à tout le monde. Dès que
+nous eûmes dîné, il continua ainsi le récit de ses infortunes.
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ _Imprimé par Jouaust et Sigaux_
+ POUR LA
+ PETITE BIBLIOTHÈQUE ARTISTIQUE
+
+ M DCCC LXXXIV
+
+
+
+
+_PETITE BIBLIOTHÈQUE ARTISTIQUE_
+
+
+Tirage in-16 sur papier de Hollande, plus 25 chine et 25
+whatman.--Tirage en GRAND PAPIER (in-8º), à 170 pap. de Hollande, 20
+chine, 20 whatman.
+
+ HEPTAMÉRON de la Reine de Navarre.--DÉCAMÉRON de Boccace,
+ grav. de Flameng. _Épuisés._
+ CENT NOUVELLES NOUVELLES, dessins de J. Garnier, grav.
+ par Lalauze ou reprod. par l'héliogravure. 10 fasc. 50 fr.
+ MANON LESCAUT, grav. d'Hédouin. 2 vol. 25 fr.
+ GULLIVER (Voyages de), grav. de Lalauze. 4 vol. 40 fr.
+ VOYAGE SENTIMENTAL, grav. d'Hédouin. 25 fr.
+ RABELAIS, les Cinq Livres, grav. de Boilvin. 60 fr.
+ PERRAULT (Contes de), grav. de Lalauze. 2 vol. 30 fr.
+ CONTES RÉMOIS, du Comte de Chevigné, dessins de J. Worms,
+ grav. par Rajon. 20 fr.
+ VOYAGE AUTOUR DE MA CHAMBRE, de X. de Maistre, grav.
+ d'Hédouin. 20 fr.
+ ROMANS DE VOLTAIRE, grav. de Laguillermie. 5 fascicules. 45 fr.
+ ROBINSON CRUSOÉ, grav. de Mouilleron. 4 vol. 40 fr.
+ PAUL ET VIRGINIE, grav. de Laguillermie. 20 fr.
+ GIL BLAS, grav. de Los Rios. 4 vol. 45 fr.
+ CHANSONS DE NADAUD, grav. d'Ed. Morin. 3 vol. 40 fr.
+ PHYSIOLOGIE DU GOUT, grav. de Lalauze. 2 vol. 60 fr.
+ LE DIABLE BOITEUX, grav. de Lalauze. 2 vol. 30 fr.
+ ROMAN COMIQUE, grav. de Flameng. 3 vol. 35 fr.
+ CONFESSIONS de Rousseau, grav. d'Hédouin, 4 vol. 50 fr.
+ MILLE ET UNE NUITS, grav. de Lalauze. 10 vol. 90 fr.
+ LES DAMES GALANTES, dessins d'Ed. de Beaumont, gravés par
+ Boilvin. 3 vol. 40 fr.
+ LES FACÉTIEUSES NUITS DE STRAPAROLE, dessins de J. Garnier,
+ gravés par Champollion. 4 vol. 45 fr.
+ BEAUMARCHAIS: _Mariage de Figaro_, _Barbier de Séville_.
+ Dessins d'Arcos, gravés par Monziès, 2 vol. 32 fr.
+ DIABLE AMOUREUX, grav. de Lalauze. 1 vol. 20 fr.
+ CONTES D'HOFFMANN, grav. de Lalauze. 2 vol. 36 fr.
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+NOTA.--_Les prix indiqués sont ceux du format in-16. S'adresser à la
+librairie pour les autres exemplaires._
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+Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
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+ The Project Gutenberg eBook of Les amours du chevalier de Faublas, tome 1/5, by Louvet de Couvray.
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+The Project Gutenberg EBook of Les amours du chevalier de Faublas, tome 1/5, by
+Jean-Baptiste Louvet de Couvray
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+This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
+other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
+whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
+the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
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+
+Title: Les amours du chevalier de Faublas, tome 1/5
+
+Author: Jean-Baptiste Louvet de Couvray
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+Contributor: Hippolyte Fournier
+
+Illustrator: Paul Avril
+
+Release Date: April 25, 2020 [EBook #61920]
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+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AMOURS DU CHEVALIER DE FAUBLAS, TOME 1 ***
+
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+
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+Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
+Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
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+Internet Archive/Canadian Libraries)
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+
+<div class="figc hidehand"><img src="images/cover.jpg" alt="" /></div>
+<div class="break"></div>
+
+
+<p class="t1 top4em">LES AMOURS<br />
+<span class="small">DU CHEVALIER</span><br />
+<span class="large">DE FAUBLAS</span></p>
+
+<div class="figc"><img src="images/nonbene.png" alt="[Vignette: NON BENE QUI SEMPER AMAT]" /></div>
+<p class="c">TOME PREMIER</p>
+
+<p class="c">PARIS, M DCCC LXXXIV</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em">TIRAGE A PETIT NOMBRE</p>
+
+<p>Plus 25 exemplaires sur papier de Chine et 25 sur
+papier Whatman, avec <i>double épreuve</i> des gravures.</p>
+
+
+<p class="gap">Il a été fait un tirage en <span class="sc">Grand Papier</span>, ainsi composé:</p>
+
+<table summary="">
+<tr>
+<td class="r">10</td>
+<td>exemplaires</td>
+<td>sur papier du Japon (n<sup>os</sup> 1 à 10).</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="r">20</td>
+<td class="c">&mdash;</td>
+<td>sur papier de Chine (n<sup>os</sup> 11 à 30).</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="r">20</td>
+<td class="c">&mdash;</td>
+<td>sur papier Whatman (n<sup>os</sup> 31 à 50).</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="r">170</td>
+<td class="c">&mdash;</td>
+<td>sur papier de Hollande (n<sup>os</sup> 51 à 220).</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="r">220</td>
+<td colspan="2">exemplaires, numérotés.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p class="gap">Pour ce dernier tirage, les gravures se trouvent en <i>triple
+épreuve</i> dans les exemplaires sur papier du Japon, et en
+<i>double épreuve</i> dans les exemplaires sur papier de Chine et
+sur papier Whatman.</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<div class="figc"><img src="images/frontis.jpg" alt="" />
+<div class="legende small">LOUVET DE COUVRAY</div>
+</div>
+<div class="break"></div>
+
+
+<h1>LES AMOURS<br />
+<span class="small">DU CHEVALIER</span><br />
+<span class="large">DE FAUBLAS</span></h1>
+
+<p class="c"><span class="small">PAR</span><br />
+<span class="large">LOUVET DE COUVRAY</span></p>
+
+<p class="c"><span class="small">AVEC UNE</span><br />
+<span class="large">PRÉFACE PAR HIPPOLYTE FOURNIER</span></p>
+
+<p class="c"><i class="large">Dessins de Paul Avril</i><br />
+GRAVÉS A L'EAU-FORTE PAR MONZIÈS</p>
+
+<div class="c"><img src="images/jouaust.png" alt="[Marque d'imprimeur: IOVAVST]" /></div>
+<p class="c"><span class="large">PARIS</span><br />
+LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES<br />
+Rue Saint-Honoré, 338</p>
+
+<p class="c"><span class="small">M DCCC LXXXIV</span></p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2>NOTE DE L'ÉDITEUR</h2>
+
+
+<p>S'il y a des personnes qui valent mieux que
+leur réputation, il existe aussi des &oelig;uvres
+littéraires qui se trouvent dans le même cas,
+et parmi ces dernières figurent certainement
+les <i>Amours du chevalier de Faublas</i>, de
+Louvet de Couvray. Depuis longtemps nous étions sollicité
+de les faire entrer dans notre <i>Petite Bibliothèque Artistique</i>;
+mais, nous devons l'avouer humblement, nous en rapportant
+beaucoup trop au mauvais renom de ce curieux roman,
+duquel nous ne conservions qu'un souvenir assez confus,
+nous avions hésité jusqu'à présent à lui donner asile. Une
+lecture complète et attentive nous l'a montré d'une telle
+innocuité, en comparaison de certains romans célèbres d'aujourd'hui,
+répandus par milliers, que nous n'avons plus
+éprouvé de scrupule à publier des <i>Amours du chevalier de
+Faublas</i> une édition tirée à très petit nombre, relevée par le
+mérite d'une véritable collaboration artistique, et que son
+prix élevé rendît inabordable aux acheteurs entre les mains
+desquels le roman aurait pu présenter quelque danger.
+Nous avons été confirmé dans notre opinion par des personnes
+d'un jugement sûr et d'une indiscutable honorabilité,
+au nombre desquelles nous citerons notre ami, M. Hippolyte
+Fournier, l'un des représentants les plus sérieux et les plus
+honnêtes de la critique contemporaine, qui a bien voulu
+nous offrir de présenter notre édition au public.</p>
+
+<p>Dans une préface où il a discuté la valeur littéraire du
+<i>Faublas</i> et recherché les conditions dans lesquelles il s'est
+produit, notre érudit collaborateur s'est attaché à dissiper les
+injustes préventions accumulées contre une &oelig;uvre dont les
+détails licencieux, tout à fait accessoires, sont traités avec
+une délicatesse qui les garde d'être trop choquants. Placée
+entre la dépravation de la société finissante du XVIII<sup>e</sup> siècle
+et l'agitation révolutionnaire qui portait en elle les germes
+d'une société nouvelle, l'époque où a vécu Louvet se trouvait
+quelque peu hésitante sur la question des principes,
+et son roman a dû s'en ressentir; mais c'est aussi parce
+qu'il donne un tableau fidèle des m&oelig;urs du temps qu'il est
+précieux à conserver. Il n'en est pas moins vrai, d'ailleurs,
+qu'il a été écrit sous la préoccupation constante d'une idée
+morale qui se fait jour à chaque instant dans le récit, pour
+arriver à cette conclusion: qu'un amour véritable finit par
+triompher de toutes les séductions et que le port de salut
+se trouve dans le mariage et dans la vie de famille.</p>
+
+<p>Il y a eu plusieurs éditions des <i>Amours de Faublas</i>, tant
+avant qu'après la mort de Louvet. Nous avons suivi le texte
+de la troisième, revue par lui, et publiée l'an VI de la République,
+en 4 volumes in-8<sup>o</sup>, avec figures de Marillier.
+Elle se vendait «chez l'auteur, rue de Grenelle-Germain,
+vis-à-vis la rue de Bourgogne, ci-devant hôtel de Sens,
+n<sup>o</sup> 1495». Malheureusement, elle est d'une impression assez
+fautive, et nous avons dû, pour rétablir quelques passages
+tronqués, recourir aux autres éditions.</p>
+
+<p>Pour les dessins dont nous voulions orner notre publication,
+il fallait, avec une connaissance exacte de l'époque,
+beaucoup de tact et un goût fin et délicat. Nous avons
+trouvé ces qualités réunies chez M. Paul Avril, qui est un
+nouveau venu dans notre collection, mais que de précédents
+travaux avaient déjà signalé à l'attention des connaisseurs.
+Ses compositions ont été très intelligemment gravées par
+M. Monziès, et l'heureuse association de ces deux artistes
+a produit une série de gravures qu'on dirait bien plutôt des
+planches retrouvées du XVIII<sup>e</sup> siècle qu'une &oelig;uvre exécutée
+de nos jours. Dans le choix des sujets, qui doivent être la
+traduction aussi exacte et aussi complète que possible de
+l'&oelig;uvre qu'ils accompagnent, nous avons cherché à nous
+tenir autant éloigné d'une pruderie trop exclusive que de la
+recherche des scènes légères, pour lesquelles il faut toujours
+qu'un éditeur s'impose la plus grande réserve.</p>
+
+<p>Nous pensons donc, grâce aux soins de toute sorte apportés
+à la publication de l'&oelig;uvre de Louvet, en avoir
+donné une édition sérieuse, que sa valeur littéraire et son
+mérite artistique rendront également recommandable.</p>
+
+<p class="sign">D. J.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2>PRÉFACE</h2>
+
+
+<p class="i">Cet aimable chevalier de Faublas, un peu
+fou, très tendre, sincèrement épris, avec
+une pointe du libertinage particulier à
+son époque, est, selon nous, un des
+héros calomniés ou plutôt incompris de notre littérature.</p>
+
+<p class="i">L'opinion générale, dirigée depuis longtemps par
+quelques pontifes de la critique contemporaine, Jules
+Janin en tête, n'a voulu voir dans le personnage
+présenté par Louvet que le type des vices et de la
+mollesse dépravante du XVIII<sup>e</sup> siècle.</p>
+
+<p class="i">Mais, nous demandera-t-on peut-être, qu'est-ce
+alors que Faublas, si ce n'est pas cela?</p>
+
+<p class="i">Faublas, c'est tout simplement, habillée à la mode
+du XVIII<sup>e</sup> siècle, la jeunesse insouciante du lendemain
+qui s'en va droit devant elle les lèvres avides de
+baisers et pleines de sourires, c'est l'adolescent chercheur
+de caresses, léger et changeant sans doute,
+mais si aimant que toujours un souffle venu de son
+c&oelig;ur attise l'ardeur de sa fantaisie. Voir en cet être
+qui ne calcule ni ne réfléchit, qui se livre tout entier,
+corps et âme, aux maîtresses dont les bras ne peuvent
+se détacher de son cou; voir en cet enfant câlin, qui
+devient moralement homme par le remords et la douleur,
+uniquement le type des vices dépravants du
+XVIII<sup>e</sup> siècle, comme nous le disions tout à l'heure,
+c'est vraiment teinter de couleurs trop sombres la jolie
+figure de ce juvénile amoureux.</p>
+
+<p class="i">Toujours est-il que, considérée comme un prétexte
+à tableaux érotiques et à scènes immorales, l'&oelig;uvre
+charmante, fine et amusante de Louvet s'est vue,
+enserrée qu'elle a été, en outre, entre le romantisme et
+le naturalisme triomphants, anathématisée d'abord,
+puis dédaignée enfin par la société tout entière du
+XIX<sup>e</sup> siècle.</p>
+
+<p class="i">C'est donc à la fois un acte de justice et une heureuse
+inspiration de lettré que de rééditer d'une façon
+exceptionnellement artistique, qui le remettra forcément
+en lumière, un ouvrage que sa réserve d'expressions
+recommande aux délicats, et que son
+caractère propre, intéressant jusque dans le suranné
+qu'imprime au style l'archaïsme de certaines phrases,
+classe au nombre des spécimens curieux de la littérature
+légère de la fin du XVIII<sup>e</sup> siècle.</p>
+
+<p class="i">Espérer que personne ne fera reproche à l'éditeur
+et à nous de patronner un livre longtemps mis à
+l'index, ce serait peu connaître la gent humaine.</p>
+
+<p class="i">Nous aurons contre nous les faux austères qui
+crient au scandale, qui se voilent la face à chaque
+occasion plus ou moins fondée, en ayant soin, bien
+entendu, d'écarter les doigts pour ne pas perdre un
+mot des ardentes pages contre lesquelles ils fulminent
+en public tout en les goûtant fort en particulier;
+nous aurons encore contre nous les cyniques de
+lettres qui trouveront Louvet mignard et fade, parce
+qu'il a évité d'être grossier. Mais le contingent des
+lecteurs sur les suffrages desquels nous basons le
+nouveau succès que ne peut manquer d'avoir <span class="sc">Faublas</span>
+verra, nous en sommes convaincu, les choses de plus
+haut. A travers les ivresses d'un jeune homme étourdi
+et sensible, pour parler le langage de Louvet, l'esprit
+critique de la génération actuelle, si merveilleusement
+développé, saura percevoir les tendances, très évidentes
+d'ailleurs, de l'auteur vers des conclusions beaucoup
+plus morales qu'on ne l'a cru jusqu'ici.</p>
+
+<p class="i">Jamais personne n'a été autant lui-même dans ses
+écrits que Louvet, et jamais personne, soit qu'on
+interroge sa vie privée, soit qu'on étudie ses &oelig;uvres,
+fût-ce les plus risquées, ou les actes de sa carrière
+politique, fût-ce les plus susceptibles de discussion,
+ne s'est plus instinctivement élevé, pourrait-on dire,
+au-dessus des idées de son temps.</p>
+
+<p class="i">Ce lecteur assidu de Voltaire et de Rousseau, cet
+enthousiaste de M<sup>me</sup> Roland, cet amant violemment
+épris de la compagne quasi héroïque qu'il désigne
+discrètement dans ses mémoires sous le pseudonyme
+de Lodoïska, nom donné par lui à la seule héroïne
+sans tache du <span class="sc">Faublas</span>; Louvet, en un mot, tout fils
+de son siècle qu'il s'est montré, n'a été ni un sceptique,
+ni un blasé, ni un sanguinaire, ni un libertin
+endurci.</p>
+
+<p class="i">Né tendre, loyal, courageux, sensible et constant,
+il possédait un ensemble de nobles qualités qui eussent
+fait de lui, au XVII<sup>e</sup> siècle, le type du parfait honnête
+homme, et à toute autre époque, où la vertu
+vraie n'était point systématiquement bafouée, il eût
+pu atteindre, en la méritant à tous égards, la réputation
+d'homme de bien.</p>
+
+<p class="i">Ce qu'il y eut de mauvais en lui vint de son temps,
+non de son caractère, qui fut, en maintes circonstances,
+supérieur à son temps.</p>
+
+<p class="i">Louvet romancier, Louvet révolutionnaire, Louvet
+conteur galant ou girondin traqué, apparaît, en
+effet, sincère dans ses convictions, généreux dans ses
+illusions, fidèle à son culte de tous les héroïsmes que
+comporte l'amour de l'humanité, à sa croyance dans
+les abnégations infatigables de l'amitié et de la
+passion partagée.</p>
+
+<p class="i">Lorsque Louvet conventionnel votera la mort de
+Louis XVI en demandant le sursis, en le demandant
+de bonne foi, avec l'espoir que la leçon donnée de la
+sorte à la royauté ne coûtera pas la vie au roi;
+lorsqu'il invectivera, non en insulteur vendu, mais en
+patriote indigné, le tout-puissant et rancunier Robespierre,
+Louvet restera bien lui-même: humanitaire en
+principes, énergique dans ses actes, exalté dans ses
+élans.</p>
+
+<p class="i">Lorsque, consacrant avec bonheur, par un mariage
+régulier, le lien illégitime qui l'unissait à sa «Lodoïska»,
+il affirmera la droiture de ses intentions,
+la fermeté de ses sentiments, son respect de la
+légalité, c'est encore sous une impulsion absolument
+personnelle qu'il agira.</p>
+
+<p class="i">En politique, en amour, comme aussi en littérature,
+l'homme primitif, surgissant sans cesse chez
+Louvet aux côtés de l'homme social, dominera ce
+dernier, le conseillera, le retiendra sur la pente que
+le courant général rendait si glissante et si dangereuse
+même pour les gens de bon vouloir.</p>
+
+<p class="i">Pour apprécier sûrement son livre et sa vie, il faut
+dans les deux faire la part du feu, ou, ce qui serait
+plus exact, la part du temps: enfant du XVIII<sup>e</sup> siècle
+finissant, Louvet eut les entraînements lascifs, les
+frivolités regrettables, les colères folles, les exaltations
+fâcheuses des phases diverses que marquèrent
+les années contenues entre 1760 et 1797, dates dont
+l'une rappelle sa naissance et l'autre sa mort; mais
+il eut également des admirations fécondes, des idées
+neuves et généreuses, des délicatesses exquises de c&oelig;ur
+et d'esprit, qui, jointes au grand amour par lequel fut
+charmée et ennoblie sa trop courte existence remplie
+de si romanesques péripéties, le gardèrent foncièrement
+des corruptions qu'il savait si bien dépeindre, et
+stigmatiser à l'occasion.</p>
+
+<p class="i">Déclassé par le fait des revers de fortune qui
+atteignirent sa famille, dont l'origine nobiliaire n'est
+nullement contestée, Louvet de Couvray, après avoir
+passé dans la boutique de papeterie que ses parents
+tenaient au coin de la rue des Écrivains une enfance
+attristée par les préférences de son père pour un fils
+aîné, se trouva lancé en pleine société de l'ancien
+régime, à l'heure où, plus brillante, plus frivole, plus
+emportée que jamais vers les plaisirs des sens et de
+l'esprit, elle jouissait de son reste.</p>
+
+<p class="i">Heure étrange de décadence sociale, parée du
+charme morbide et grisant de ce qui va finir dans
+une dernière et trop ardente poussée de vie; heure de
+fièvre précédant la convulsion suprême qui allait
+briser cette aristocratie, sur les lèvres de laquelle se
+retrouvaient à la fois la grimace railleuse de Voltaire,
+le sourire licencieux de la Dubarry, l'outrecuidante
+et spirituelle impertinence de Rivarol, tandis qu'au
+fond, en cherchant bien, derrière le sourire, on
+sentait sourdre les découragements du vice, si imparfaitement
+voilé, d'ailleurs, par les emphatiques envolées
+du faux idéal de passion inventé par Rousseau.</p>
+
+<p class="i">A cette heure-là, l'&oelig;uvre de la période philosophique,
+en ce qu'elle eut de néfaste, était parachevée,
+et celle de la période révolutionnaire, avec
+tous ses fruits connus, était en germe.</p>
+
+<p class="i">Les causeries pétillantes de verve des salons, les
+aventures libertines des boudoirs, les sentimentalités
+des correspondances amoureuses que se préparaient
+à troubler les clameurs populacières de la foule
+ameutée autour des échafauds, les éventualités tragiques
+de l'exil et de l'incarcération, les liaisons
+faites de caprice sensuel qu'allaient remplacer les
+dévouements sublimes des tendresses nées de l'épreuve
+et de la douleur, toute cette fantasmagorie chatoyante
+d'un monde pimpant, étincelant, paré, philosophant
+et marivaudant, vivant dans un nuage de poudre à
+la maréchale, pivotant allègrement sur ses talons
+rouges au bord du plus effroyable des précipices que
+l'imprévoyance d'une génération puisse creuser; tel
+fut le milieu où s'épanouit la jeunesse de Louvet,
+où s'éveillèrent ses curiosités et ses ardeurs d'adolescent,
+ses rêves de succès littéraires.</p>
+
+<p class="i">Lorsqu'il publia, en 1787, la première partie du
+<span class="sc">Faublas</span>, qui ne devait être entièrement terminé qu'en
+1789, Louvet n'avait pas vingt-huit ans.</p>
+
+<p class="i">Entré vers sa dix-septième année, comme secrétaire,
+chez M. Dietrick, minéralogiste distingué, le fils du
+papetier n'en était pas à ses débuts, du reste, lorsqu'il
+écrivit son célèbre roman. Déjà un triomphe
+éclatant avait mis en lumière Louvet, chargé, tout en
+rédigeant pour son maître des mémoires qui parurent
+imprimés dans le recueil de l'Académie, de prendre
+en main les intérêts d'une candidate au prix Monthyon.</p>
+
+<p class="i">Récemment fondé, ce prix allait être donné pour
+la première fois, lorsqu'on s'adressa au jeune secrétaire
+de M. Dietrick pour présenter et soutenir les
+droits d'une pauvre servante devenue l'appui volontaire
+de ses maîtresses tombées dans une affreuse
+misère.</p>
+
+<p class="i">Il était d'usage, alors, que les titres des concurrents
+fussent discutés dans les feuilles publiques.
+Louvet, de la plume alerte qui devait plus tard
+conter des aventures d'alcôve, retraça en des lignes
+émues l'histoire d'un c&oelig;ur simple, honnête et dévoué;
+sa cliente fut choisie, acclamée, grâce à l'éloquence
+avec laquelle il avait mis en relief ses mérites, et le
+hasard, qui crée parfois de piquantes antithèses, fit
+que le nom de l'auteur des <span class="sc">Amours de Faublas</span> resta
+intimement lié au souvenir du prix de vertu décerné
+pour la première fois.</p>
+
+<p class="i">Est-ce à dire qu'en ce temps-là Louvet offrait,
+pour son compte, des conditions capables de lui faire
+octroyer la récompense qu'il avait charitablement obtenue
+pour une autre?</p>
+
+<p class="i">Son ombre sourirait finement, en se profilant railleuse
+dans la pénombre du passé, si cette illusion
+naïve pouvait nous venir.</p>
+
+<p class="i">Tout porte à croire, au contraire, que le fougueux
+adolescent, séparé de l'amie d'enfance objet de ses
+premières et de ses dernières tendresses, essayait alors
+de donner le change au chagrin qu'il avait de savoir
+Lodoïska mariée, en dépensant en menue monnaie
+quelque peu du trésor d'amour que, malgré tout, il
+ne cessa de garder pour elle.</p>
+
+<p class="i">Le chevalier de Faublas n'est pas, ainsi qu'on l'a
+supposé longtemps, le portrait de cet abbé de Choisy
+qui s'habilla et vécut en femme pendant plusieurs
+années, et qui devait mêler aux travaux historiques
+qu'il a laissés le souvenir d'une existence scandaleuse.
+Faublas, on n'en doute plus maintenant, c'est
+Louvet peint par lui-même, c'est Louvet à dix-sept
+ans, mignon, charmant, bien pris dans sa petite
+taille si favorable à ces déguisements féminins, dont
+il portait les atours à rendre jalouses Dorimène et
+Cydalise; Faublas, c'est Louvet avec ses cheveux
+blonds, avec ses yeux bleus langoureux ou rieurs, au
+regard tantôt caressant et timide comme celui d'un
+enfant, tantôt loyal et fier comme celui d'un gentilhomme,
+et plus tard fulgurant d'une noble colère,
+alors que le coureur de ruelles, amendé et devenu
+conventionnel, se dressa, éloquent et hardi, en accusateur
+devant Robespierre.</p>
+
+<p class="i">Et c'est justement parce que Faublas n'est autre
+que Louvet qu'on rencontre dans un livre licencieux
+au premier chef ces conclusions morales, faciles à tirer,
+dont nous avons précédemment souligné l'existence.</p>
+
+<p class="i">Tirer une moralité des amours du chevalier de
+Faublas! vous nous la baillez belle, dira peut-être
+la critique, si elle daigne un jour réfuter nos allégations.
+Où donc cette moralité-là, s'il vous plaît,
+a-t-elle pu, dans l'espèce, se nicher?</p>
+
+<p class="i">Serait-ce, par hasard, dans le boudoir théâtre
+des capitulations savantes de la marquise de B&hellip;,
+dans la gorgerette largement entre-bâillée de la petite
+de Mésanges, sur le visage mutin de Justine, dans
+la fameuse grotte où M<sup>me</sup> de Lignolle devine et
+joue, en compagnie de Faublas, des charades d'une
+saveur si ultra-gauloise que le romancier est obligé
+d'en donner la teneur en italien, n'osant l'exprimer
+en français? Est-ce sur les lèvres de Sophie
+recevant, dans le parloir de son couvent, le premier
+baiser de Faublas? Oui et non.</p>
+
+<p class="i">Non, si l'on ne veut considérer que les côtés sensuels
+de l'&oelig;uvre. Oui, si l'on prend la peine d'en approfondir
+les bons vouloirs, sans s'attarder plus que de
+raison aux peintures.</p>
+
+<p class="i">Que voit-on, en réalité, dans les conséquences
+logiques des situations du <span class="sc">Faublas</span>? On voit l'inconduite
+punie, la passion malsaine purifiée par les
+souffrances du remords, le mariage d'amour présenté
+non comme un paradis destiné à être perdu,
+mais comme la sûre étape qui mène au paradis retrouvé.</p>
+
+<p class="i">Tandis que, bien après Louvet, les romantiques
+déifieront les liaisons illégitimes qui s'affichent au
+grand jour, et qu'actuellement le naturalisme, en
+réduisant l'amour à l'état d'une fonction exclusivement
+animale, grossièrement impérieuse, en excuse
+l'assouvissement bestial, l'auteur de <span class="sc">Faublas</span>, contemporain
+pourtant d'une époque plus relâchée de
+m&oelig;urs que la nôtre, a su se montrer moraliste d'intentions
+et raffiné de sentiments. On sent dans l'écrivain
+un respect de soi et des autres qui l'arrête à
+propos sur la limite qui sépare le licencieux de
+l'obscène, qui le maintient, sans danger que le pied
+lui glisse, sur le bord de l'ornière au fond de
+laquelle les pourceaux d'Épicure s'embourbent à
+plaisir.</p>
+
+<p class="i">Gentilhomme d'origine, bourgeois par l'éducation,
+Louvet, pas plus dans ses écrits que dans sa vie, n'a
+rien du bohème de lettres assoiffé de réclame et affamé
+d'argent. Il eut ses ambitions, sans doute; il
+rêva d'être quelqu'un en politique et en littérature;
+ce fut un besogneux, parfois, qui allongea peut-être
+un peu trop son livre lorsqu'il était forcé d'en vivre;
+mais il ne fut jamais le plat courtisan de la foule,
+qui, voulant par elle arriver à un lucratif triomphe,
+la flatte dans ses appétits et lui parle son langage. A
+son public, composé surtout de belles dames inconstantes
+et de grands seigneurs libertins, Louvet ne
+craindra pas de décocher l'épigramme; quand il le
+faut, il ne recule pas devant la nécessité de mélanger
+aux chaudes peintures du vice le blâme que doivent
+entraîner ses conséquences et ses excès.</p>
+
+<p class="i">A ces blasés exclusivement en quête de sensations
+et habitués à disséquer le sentiment sans l'éprouver,
+à ces gangrenés du scepticisme, il soulignera l'odieux
+du manque d'amour dans le plaisir, en ne trouvant
+d'excuses aux escapades de Faublas que parce que,
+peu ou prou, l'amour se mêle, fût-ce sans qu'il s'en
+doute, aux fredaines du chevalier.</p>
+
+<p class="i">Le charme de Faublas, ce qui le rend possible, ce
+qui le fait admissible, c'est que précisément, malgré
+ses m&oelig;urs déréglées, il est dénué du caractère essentiel
+du vicieux: la recherche de la sensation sans amour.</p>
+
+<p class="i">L'amour déborde à tout instant du c&oelig;ur de l'inflammable
+personnage. L'amant naïf de la marquise
+de B&hellip;, l'heureux possesseur de la jolie M<sup>me</sup> de Lignolle,
+l'époux plein de tendresse de la timide
+Sophie, n'est donc qu'un ébloui et qu'un enivré, ce
+n'est pas un corrompu.</p>
+
+<p class="i">Et cela est si vrai que l'alcôve de Coralie, l'impure
+experte dans la pratique du plaisir, ne le retient pas
+longtemps; où il court, où il vole, avec la fiévreuse
+impatience de l'homme et de l'amant, c'est vers cette
+belle M<sup>me</sup> de B&hellip; qui l'adore au point de se faire
+tuer pour lui; c'est vers cette vive et touchante comtesse
+de Lignolle qui l'aime tant que, désespérée, elle
+se jette à l'eau à l'heure de son abandon; c'est vers
+cette charmante et candide Sophie à la vie de laquelle,
+un jour, il associera définitivement la sienne.
+Même lorsqu'entre temps il chiffonne le corsage de
+Justine, la piquante soubrette de M<sup>me</sup> de B&hellip;, c'est
+par compassion plus que par libertinage. Un jour,
+n'a-t-il pas surpris dans les yeux de la jeune
+fille tristement fixés sur lui une larme furtive
+et jalouse, alors que, sans souci de sa présence,
+il couvrait de baisers passionnés les mains de la
+marquise?</p>
+
+<p class="i">Justine pleure parce qu'elle est jalouse, et elle est
+jalouse parce qu'elle l'aime. Que peut faire le chevalier,
+qui, du reste, n'a rien d'un amoureux transi?
+Sécher les pleurs de ces yeux qui, tout beaux qu'ils
+sont, ont, par-dessus tout, le mérite d'être tendres;
+apaiser dans un élan irréfléchi la fièvre qu'il a involontairement
+allumée.</p>
+
+<p class="i">S'il est sans scrupules comme son siècle, Faublas
+est sans préméditation dans le mal comme la jeunesse
+généreuse et étourdie. Malgré ses légèretés, ses emportements
+sensuels, malgré ses fautes, on discerne en
+lui les qualités d'un homme de c&oelig;ur, et, si étrange
+que cela puisse paraître dans un tel personnage, il y
+a chez ce coureur d'aventures l'étoffe d'un vrai chef
+de famille.</p>
+
+<p class="i">Au milieu de ses égarements, Faublas reste fidèle
+à son rêve de félicité intime. Sophie, la fiancée de
+son choix, ne cesse de préoccuper sa pensée, tandis
+que son tempérament l'entraîne. L'épouse attendue avec
+sa candeur presque enfantine encore, avec son regard
+modeste, son front rougissant, l'émoi de son premier
+frisson d'amour, reste pour lui l'incarnation suprême
+du bonheur durable et certain.</p>
+
+<p class="i">Sans doute, c'est tardivement que Faublas se
+montre digne de goûter les joies honnêtes et pures
+qu'il convoite, mais qu'il éloigne de sa route par des
+folies dont la plus grave est de ne pas savoir résister
+au désir de posséder avant le mariage la trop confiante
+Sophie.</p>
+
+<p class="i">Cependant Faublas, susceptible d'un idéal qui a
+pour aspiration définitive une union légitime et honorable,
+ne porte aucune atteinte par sa manière de
+penser, s'il y manque par sa manière d'agir, à ce respect
+des lois sociales dont font aujourd'hui si bon
+marché les tristes et ignobles poursuivants des prostituées,
+héroïnes de prédilection de tant de romans
+contemporains.</p>
+
+<p class="i">Louvet, qui dans son livre n'insulte ni la femme,
+ni le mariage, ni l'amour, ne se désintéresse pas de
+la famille; il lui fait jouer son rôle dans cette
+odyssée de boudoir, qui est en même temps une
+peinture de m&oelig;urs si bien faite, et, quand il la
+montre manquant à ses devoirs, le sens moral de
+l'homme corrige à propos les audaces du romancier.</p>
+
+<p class="i">La scène entre Faublas et son père, lorsqu'ils se
+retrouvent tous deux, par hasard, chez Coralie, est
+un petit chef-d'&oelig;uvre de moraliste bien inspiré: forcé
+de rougir devant son fils qui le surprend en mauvais
+lieu, le baron de Faublas, déchu de son droit de
+contrôle paternel par la légèreté de sa propre conduite,
+sent se fondre dans une immense tristesse son
+étonnement mêlé de colère et ses bouffées de vice.
+Comme revenu à lui-même, il stigmatise avec conviction,
+devant le chevalier, cette existence de débauches
+qui ménage de telles rencontres! Comme il en dévoile
+les dangers, les dégoûts, les hontes!</p>
+
+<p class="i">Ce n'est plus le viveur titré, hautain et sceptique,
+impertinent et libertin, du XVIII<sup>e</sup> siècle, qui parle par
+la bouche du baron de Faublas, c'est un chef de
+famille navré, humilié, repentant, qui se révèle vraiment
+père au milieu de l'abjection dont la présence
+de son fils lui fait comprendre, pour la première
+fois, toute la profondeur.</p>
+
+<p class="i">Ce n'est pas Louvet qui s'avisera de poétiser, de
+déifier la courtisane. La vraie femme, selon lui,
+c'est celle qu'on peut également aimer et estimer.
+Aussi donnera-t-il à sa chère compagne le nom de
+la seule héroïne vertueuse de son livre. Et quand
+nous disons la seule, nous nous trompons, car il y
+a encore la s&oelig;ur aimable et sage du trop ardent
+chevalier, cette M<sup>lle</sup> de Faublas, type charmant d'honnête
+personne, se détachant gracieuse et chaste sur le
+fond licencieux de l'époque.</p>
+
+<p class="i">A côté de ces deux femmes, le père de Sophie, défenseur
+implacable de l'honneur de sa fille, outragée par
+Faublas, vient compléter le tableau de cette famille
+aimante et protectrice, dont la double mission est de
+consoler et de diriger.</p>
+
+<p class="i">Nous ne chercherons donc pas davantage à défendre
+contre le grief d'immoralité une &oelig;uvre dont le
+côté licencieux est traité avec une légèreté de touche
+qui doit lui valoir la plus complète indulgence.
+Louvet, habile dans la périphrase, cette nécessité
+qui s'impose lorsque les sujets en cause sont des souvenirs
+d'alcôve, a eu des tours ingénieux et exquis
+dans <span class="sc">Faublas</span>. A l'inverse de Richardson, qui dira
+crûment dans <span class="sc">Paméla ou la Vertu récompensée</span>, en
+parlant d'un maître trop entreprenant vis-à-vis de sa
+servante: «Il lui mit la main dans le sein», le
+narrateur des aventures de Faublas tracera cette
+phrase délicate pour souligner les premières hardiesses
+du chevalier, entourant de ses bras le cou de
+la belle marquise de B&hellip;: «Mon heureuse main,
+guidée par le hasard et par l'amour, descendit un
+peu plus bas.»</p>
+
+<p class="i">En sachant bien dire que ne peut-on dire?</p>
+
+<p class="i">Louvet, du reste, est coutumier de ces périodes finement
+gazées avec lesquelles alterne, il est vrai, le
+terme visiblement suranné, défaut prévu plus que
+regrettable, étant donnée l'époque où parut le
+roman.</p>
+
+<p class="i">N'en est-il pas des ouvrages dont l'archaïsme
+complète la physionomie comme de ces objets anciens
+dont le moindre détail authentique, fût-il d'un goût
+douteux, vaut tous les perfectionnements récemment
+inventés, la modernité effaçant le caractère le plus
+intéressant des choses: celui du temps. Ce caractère-là,
+certes, ne manque pas au <span class="sc">Faublas</span>. On y voit
+clairement la transformation de la littérature française,
+telle que la produisit l'avènement de J.-J. Rousseau,
+et sa domination sur les esprits de la fin du
+siècle. La facture sobre et correcte des écrivains de
+la phase classique, si brillamment représentée au
+XVII<sup>e</sup> siècle, et le tour spirituel, incisif, plus railleur
+qu'exalté, des Voltairiens proprement dits, ne se retrouvaient
+plus guère dans les publications emphatiques
+d'une époque passionnée pour le <span class="sc">Contrat social</span>
+et la <span class="sc">Nouvelle Héloïse</span>. Louvet, tout aimable conteur
+qu'il fût, ne put se défendre de cet enveloppement
+qui, en lui enlevant certain naturel, le range au
+nombre des écrivains typiques de son temps.</p>
+
+<p class="i">On a voulu voir aussi dans l'&oelig;uvre la plus célèbre
+de sa vie une émanation de ses rancunes de
+gentilhomme déclassé et de ses antagonismes de
+républicain sincère contre l'ancien régime. Beaucoup
+ont considéré <span class="sc">Faublas</span> comme une sorte de pamphlet.
+Rien de tel, à nos yeux, ne perce dans ce roman,
+qui n'est que la peinture vive et légère d'une société
+que Louvet combattit à visage découvert aux heures
+de crise, mais qu'il ne songea pas à insulter sournoisement
+aux heures de calme.</p>
+
+<p class="i">Lorsque, en 1789, l'auteur termina son livre, il
+était retiré tranquillement à la campagne avec Lodoïska,
+devenue veuve, et qui était accourue auprès de
+son ami pour embellir son existence en la partageant.
+Les joies du c&oelig;ur remplissaient tous les moments
+des deux amants; leurs goûts modestes, en
+rapport avec leur mince fortune, les éloignaient
+de la haine envieuse, et Louvet, trop heureux pour
+être méchant, Louvet, qui ne pouvait présager encore
+qu'il serait conventionnel, ne dut avoir pour but,
+en écrivant <span class="sc">Faublas</span>, que de mettre son nom plus
+en lumière et de faire entrer quelque argent au logis.</p>
+
+<p class="i">Il ne semble pas, lorsqu'il parle lui-même de
+<span class="sc">Faublas</span> dans ses mémoires, qu'il ait pu avoir
+d'autre intention. Dans une de ces notices qu'il a
+datées des Grottes de Saint-Émilion, en novembre
+1793, alors qu'il était poursuivi et traqué, il écrit
+ceci: «Enfermé dans un jardin, à quelques
+lieues de Paris, loin de tout importun, j'écrivais,
+au printemps de 1789, six petits volumes,&mdash;les
+derniers formant la troisième partie des aventures
+de Faublas,&mdash;qui devaient, précipitant encore la
+vente des premiers, fonder ma petite fortune. A
+propos de ces petits livres, j'espère que tout homme
+impartial me rendra la justice de convenir qu'au
+milieu des légèretés dont ils sont remplis on trouve
+dans les passages sérieux, où l'auteur se montre,
+un grand amour de la philosophie, et surtout des
+principes de républicanisme assez rares encore à
+l'époque où je les écrivais&hellip;»</p>
+
+<p class="i">Il est possible que ces «principes de républicanisme»
+aient donné le change sur les intentions d'un
+homme de lettres qui, en les laissant percer, obéissait
+à ses convictions, et non à des haines. Mais on n'y
+peut rien voir de décisif, et nous n'en persistons pas
+moins à penser que Louvet ne s'est affirmé pamphlétaire
+que dans ses écrits politiques, ceux-là violents
+et agressifs et aussi courageusement publiés que loyalement
+pensés.</p>
+
+<p class="i">Ayant respiré à pleins poumons l'atmosphère de
+son temps, Louvet, après avoir vécu les aventures de
+Faublas, les écrivit tout simplement, sans se douter
+qu'en composant son &oelig;uvre il coopérait à la formation
+de la singulière trilogie de héros fictifs qui sont
+venus personnifier, en ses nuances diverses, le sensualisme
+de tout un siècle.</p>
+
+<p class="i"><i>Faublas</i>, prenant place entre le <i>Lovelace</i> de Richardson
+et le <i>Chérubin</i> de Beaumarchais, est à son
+plan: il est la sentimentalité séductrice donnant au
+besoin du plaisir chez l'homme la grâce de l'amour,
+tandis que Chérubin, c'est le désir éclectique, ébloui
+jusqu'à l'aveuglement, non point raffiné, mais gourmand,
+et aussi brutal, dans son habileté câline, que
+le sensualisme à froid de Lovelace est corrompu.</p>
+
+<p class="i">De ces trois personnages, Chérubin, quoique étant
+de son siècle par le costume et les m&oelig;urs, est celui qui
+procède directement de la nature, et il pourrait être de
+toutes les époques par son essence. Lovelace et Faublas,
+au contraire, sont exclusivement de leur temps, dont ils
+résument, le premier, toutes les grâces et tous les
+vices, le second, les aspirations inconscientes vers un
+idéal d'amour nouveau pour l'époque et où la tendresse
+apparaît poétisant le désir. Avec l'ancien
+régime, ses élégances, ses fins soupers, ses causeries
+de salon, ses liaisons sans lendemain, tous deux ont
+disparu. Ils se sont évanouis, l'un malfaisant de
+parti pris, l'autre faisant le mal sans le savoir, et
+tous deux sont restés charmants sous leurs formes
+d'ombres souriantes, voluptueusement évoquées par
+des écrivains qui ont dû à ces créations de passer à
+la postérité.</p>
+
+<p class="i">Inférieur comme talent et comme célébrité à Beaumarchais
+et à Richardson, Louvet leur a été supérieur
+par la puissance d'aimer. Sa force et sa
+grâce, son originalité et son charme d'écrivain, sont
+venus de là beaucoup plus, peut-être, que des facultés
+spéciales d'où découle l'art d'écrire.</p>
+
+<p class="i">A une époque où la sensation était tout, Louvet a
+connu l'émotion tendre qui vient du c&oelig;ur, il a connu
+les tristesses, les dévouements, les extases divines des
+grands sentiments, et, comme il a été plus que personne
+l'homme de ses écrits, il a mis dans <span class="sc">Faublas</span>
+ce qui rajeunit éternellement les &oelig;uvres, ce qui les
+épure, les grandit quelque petits qu'en paraissent les
+points de départ, quelque lointains qu'en soient les
+premiers succès: le reflet d'une âme aimante et d'un
+esprit délicat.</p>
+
+<p class="i">Moralité dans le fond, retenue dans la forme,
+tableaux vifs, peintures risquées sans être choquantes;
+tels sont, dans leur ensemble, les qualités et les attraits
+de l'&oelig;uvre dont la réapparition va raviver le
+souvenir d'un écrivain trop oublié et la physionomie
+de ce galant chevalier dont les aventures ont excité
+un véritable engouement dans la société de son
+temps.</p>
+
+<p class="i">Comment de nos jours l'&oelig;uvre de Louvet sera-t-elle
+accueillie? Favorablement, nous l'espérons: car,
+pour la critique du XIX<sup>e</sup> siècle, qui de plus en plus
+donne le pas sur toutes choses à l'analyse psychologique,
+l'&oelig;uvre est riche en motifs d'études de ce genre.
+Les émotions d'un homme qui a réellement vécu et
+l'esprit d'un siècle qui a prodigieusement pensé ont
+laissé leur empreinte à ces récits légers, qui, désencadrés
+de leur milieu, n'en prennent que plus de
+relief et de vitalité typique.</p>
+
+<p class="i">Si tout le monde n'apprécie pas le <span class="sc">Faublas</span> à sa
+juste valeur, nous sommes toujours certain que les
+lettrés goûteront pleinement, et c'est là l'essentiel,
+l'artistique édition qui leur est, d'ailleurs, particulièrement
+destinée, et à laquelle leur patronage ne peut
+manquer d'assurer le succès.</p>
+
+<p class="i">Quant à nous, c'est en toute conscience que nous
+avons consacré cette trop longue préface à la réhabilitation
+de l'&oelig;uvre de Louvet. En littérature comme
+dans la vie, les plus à plaindre sont les méconnus,
+et, si nous avons pu éclairer, même d'une faible lueur,
+les intentions de l'auteur de <span class="sc">Faublas</span>, nous aurons
+rempli le but que nous nous étions proposé.</p>
+
+<p class="sign"><span class="sc">Hippolyte Fournier.</span></p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="t1">LES AMOURS<br />
+DU CHEVALIER<br />
+<span class="large">DE FAUBLAS</span></p>
+
+
+
+
+<h2 class="nobreak">PRÉFACE DES PRÉFACES</h2>
+
+
+<p>Eh oui! c'est précisément parce qu'il y a déjà
+cinq ou six préfaces qu'il en faut encore une;
+ce qui rappelle le mot de cette femme d'esprit:
+«Il n'y a que le premier pas qui coûte.»</p>
+
+<p>J'ai voulu que, dans cette édition nouvelle,
+les récits de mon héros ne souffrissent plus d'interruption.
+Les préfaces jetées à la tête de chacune des deux dernières
+parties, faites à des époques différentes, embarrassoient ma
+nouvelle distribution. Les falloit-il supprimer? Qui, moi!
+tuer mes préfaces! moi, commettre un parricide! D'ailleurs,
+n'y a-t-il pas des gens qui n'aiment pas qu'on leur retranche
+rien, et qui me seroient venus dire: «Il y avoit là des préfaces!
+Que sont devenues mes préfaces? Rendez-moi mes
+préfaces!» Et puis, quelle joie pour ceux de mes confrères
+en librairie qui, enrageant de ne pouvoir pas faire de livres,
+se consolent un peu en volant les livres d'autrui! Les contrefacteurs
+auroient dit: «Elle n'est pas complète, son
+édition! il y manque les préfaces!»</p>
+
+<p>Afin donc que, d'une part, mon héros, quand il raconte,
+n'ait pas la parole coupée par des préfaces, et que, de
+l'autre, il ne manque à cette édition aucune des préfaces des
+<i>Six Semaines</i>, ni la préface de la <i>Fin des Amours</i>, ni la
+préface d'<i>Une Année</i>, je place à la tête du premier volume
+toutes ces préfaces à jamais amies, et, pour consacrer leur
+séparation première et leur éternelle réunion, je jette devant
+elles cette préface des préfaces.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">ÉPITRE DÉDICATOIRE<br />
+<span class="xsmall">DES</span><br />
+<span class="small">CINQ PREMIERS VOLUMES, INTITULÉS: <i>UNE ANNÉE</i></span></h2>
+
+<p class="c">(<i>Ils parurent pour la première fois en 1786</i>)</p>
+
+
+<p class="c large ugap">A M. BR*** FILS</p>
+
+<p>Notre amitié naquit, pour ainsi dire, dans ton
+berceau; elle fut l'instinct de notre premier âge
+et l'amusement de notre adolescence: nourrie
+par l'habitude, fortifiée par la réflexion, elle
+fait le charme de notre jeunesse. Ton indulgence
+a toujours encouragé mes foibles talens; ce fut toi
+qui, le premier, m'invitas à les essayer; c'est toi qui naguère
+m'as pressé de descendre dans la vaste carrière où se
+sont égarés avant moi tant de jeunes gens présomptueux.
+Peut-être comme eux je m'y serai trop tôt montré; mais
+enfin je t'ai cru, j'ai écrit, je te dédie mon premier ouvrage.</p>
+
+<p>La critique ne manquera pas de dire que, très heureusement
+pour les lecteurs, la mode de ces longs discours complimenteurs,
+toujours placés à la tête d'un livre somnifère,
+est depuis longtemps passée. Je répondrai qu'il ne s'agit pas
+ici d'un fade éloge, donné pour de bonnes raisons à quelque
+riche anobli, ou à quelque petit commis protecteur. Je
+répondrai que, si l'usage des épîtres dédicatoires n'avoit pas
+existé depuis longtemps, il m'eût fallu l'inventer aujourd'hui
+pour toi.</p>
+
+<p>O mon ami! ta respectable mère, ton père bienfaisant,
+m'ont rendu des services qu'on ne paye point avec de l'or,
+des services que jamais je ne pourrois acquitter, quand même
+je deviendrois aussi riche que je le suis peu. Ton père et ta mère
+m'ont sauvé la vie: dis-leur que j'aime la vie à cause d'eux.
+Ils se sont efforcés de me donner un état qu'on croit noble
+et libre: dis-leur que l'espérance de devenir un jour, avec
+toi, l'appui de leur vieillesse respectée anima mon courage
+dans les cruelles épreuves qu'il m'a fallu subir, et me soutiendra
+toujours dans mes travaux. Ils se sont réunis à toi
+pour m'engager à cultiver les lettres: dis-leur que, si le
+chevalier de Faublas ne meurt pas en naissant, j'oserai le
+leur présenter lorsque, mûri par l'âge, instruit par l'expérience,
+devenu moins frivole et plus réservé, ce jeune homme
+me paroîtra digne d'eux.</p>
+
+<p>Quant à toi, j'espère que cet hommage public, rendu par
+la reconnoissance à la bienfaisance et à l'amitié, te flattera
+d'autant plus qu'il ne fut point mendié, et que peut-être il
+n'étoit pas attendu.</p>
+
+<p>Je suis ton ami,</p>
+
+<p class="sign"><span class="sc">Louvet</span>.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">AVERTISSEMENT</h2>
+
+<p class="c">(<i>Il fut mis à la tête de la seconde édition, faite en 1790</i>)</p>
+
+
+<p>Peut-être trouvera-t-on que j'ai fait dans la <i>Première
+Année de Faublas</i> des changemens heureux;
+je crois pourtant que c'étoient surtout les
+<i>Six Semaines</i> qui avoient besoin d'être retouchées:
+de longues et nombreuses digressions y
+nuisoient à la rapidité du récit; celles qu'il ne falloit pas retrancher
+tout à fait, je les ai beaucoup abrégées; mais en même
+temps j'ai cru pouvoir ajouter quelques morceaux par lesquels
+je ne présume pas que la gaieté doive être diminuée, ni l'intérêt
+refroidi. Ce sera sans doute une raison de plus qui déterminera
+le public à préférer cette bonne édition aux détestables
+contrefaçons que des fripons en ont faites, et que d'autres
+fripons étalent ou colportent avec une impudence à laquelle
+il est bien temps qu'une loi tutélaire des propriétés mette un
+terme.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">ÉPITRE DÉDICATOIRE</h2>
+
+<p class="c">PRÉFACE, AVERTISSEMENT DES <i>SIX SEMAINES</i></p>
+
+<p class="c">(<i>Ces deux volumes furent publiés pour la première
+fois au printemps de 1786</i>)</p>
+
+
+<p class="c large ugap">A M. TOUSTAING</p>
+
+<p class="ind"><span class="sc">Monsieur</span>,</p>
+
+<p>Votre nom, destiné à plusieurs sortes de gloire,
+est en même temps consigné dans les fastes de
+la littérature et dans les annales de l'histoire.
+On devroit donc le lire à la tête d'un ouvrage
+plus recommandable que celui-ci; mais je serois
+trop ingrat si je ne vous offrois point un hommage et des
+remercîmens publics. Que ne m'a-t-il été possible de suivre
+vos conseils! <i>Faublas</i>, pour la seconde fois soumis à votre censure<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>,
+vous auroit, avec bien d'autres obligations, celle de se
+montrer déjà beaucoup plus formé. Vous paroissez croire, et
+vous voulez bien me dire que je pourrois, avec quelque succès,
+embrasser un genre plus sérieux, et que je devrois consacrer
+à la morale et à la philosophie mes dispositions, que vous appelez
+mes talens. Quelquefois je vous ai vu sourire aux espiègleries
+de mon <i>Chevalier</i>; plus souvent je vous ai entendu
+m'exprimer sans détour le regret que vous aviez de le trouver
+toujours si peu raisonnable. J'ai eu l'honneur de vous observer
+qu'il pourroit, comme tant d'autres enfans de bonne
+maison, complètement réparer, par les actions exemplaires de
+l'âge mûr, les erreurs peut-être excusables de son printemps.
+Ici j'ajouterai que, pour corriger les écarts du jeune homme,
+l'historien fidèle attend impatiemment que l'heure du héros
+soit venue; et, si cet aveu ne suffit pas pour m'obtenir grâce
+auprès des gens sévères, je citerai ma justification imprimée
+longtemps avant que je fusse né pour commettre la faute.
+Dans un conte philosophique écrit avec la facilité prodigieuse
+et l'inimitable naturel qui caractérisent les ouvrages de ce
+génie universel, presque toujours supérieur à son sujet, Voltaire
+m'a dit: «Monseigneur, vous avez rêvé tout cela;
+nos idées ne dépendent pas plus de nous dans le sommeil que
+dans la veille. Une puissance supérieure a voulu que cette
+file d'idées vous ait passé par la tête, pour vous donner apparemment
+quelque instruction dont vous ferez votre profit.»</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> <i>Aujourd'hui qu'il n'y a plus de <em>censure</em>, je dois encore
+rendre justice à M. Toustaing: il étoit du petit nombre de
+ces censeurs qui ne se faisoient point un malin plaisir de tourmenter
+les gens de lettres.</i></p>
+</div>
+<p>Je suis, etc.</p>
+
+<p class="sign"><span class="sc">Louvet de Couvray.</span></p>
+
+<p><i>P.-S.</i> Pourquoi <i>de Couvray</i>?&mdash;Voyez la page suivante,
+et vous le saurez.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">A MON SOSIE</h2>
+
+
+<p>Je ne sais, Monsieur, si vous êtes l'heureux propriétaire
+d'une figure semblable à la mienne, et
+si, comme moi, vous descendez de ce fameux
+Louvet&hellip; Je ne sais; mais il ne m'est plus permis
+de douter que nous avons à peu près le
+même âge, que nous sommes décorés d'un titre presque semblable,
+que nous nous glorifions d'un nom absolument pareil.
+Je suis surtout frappé d'un trait de ressemblance plus précieux
+pour nous, plus intéressant pour la patrie: c'est que nous
+pourrons aller ensemble à l'immortalité, puisque tous deux
+nous composons de très jolie prose, puisque tous deux nous
+nous faisons imprimer vifs.</p>
+
+<p>J'aime à croire que cette parfaite analogie vous a d'abord
+semblé, comme à moi, très flatteuse; et cependant je suis
+persuadé que maintenant vous sentez, ainsi que moi, le terrible
+inconvénient qu'elle entraîne. A quelle marque certaine
+deux rivaux si ressemblans, en même temps lancés dans la
+vaste carrière, seront-ils reconnus et distingués? Quand le
+monde retentira de notre éloge commun; quand nos chefs-d'&oelig;uvre,
+pareillement signés, voyageront d'un pôle à l'autre,
+qui séparera nos deux noms confondus au temple de Mémoire?
+Qui me conservera ma réputation, que sans cesse vous usurperez
+sans vous en douter? Qui vous restituera votre gloire,
+que je vous volerai continuellement sans le vouloir? Quel
+homme assez pénétrant pourra, par une assez équitable répartition,
+rendre à chacun la juste portion de célébrité que
+chacun aura méritée? Que ferai-je pour qu'on ne vous prête
+pas tout mon esprit? Comment empêcherez-vous qu'on ne me
+gratifie de toute votre éloquence? Ah! Monsieur! Monsieur!</p>
+
+<p>Il est vrai que l'ingrate fortune a mis entre nos destinées
+une différence pour vous tout avantageuse: vous êtes avocat-<i>au</i>,
+je ne suis qu'avocat-<i>en</i>; vous avez prononcé, dans une
+grande <i>assemblée</i>, un grand <i>discours</i>: je n'ai fait qu'un petit
+roman. Or, tous les orateurs conviennent qu'il est plus difficile
+de haranguer le public que d'écrire dans le cabinet; et
+tous les gens instruits sont épouvantés de l'immense intervalle
+qui sépare les avocats-<i>en</i> des avocats-<i>au</i>. Mais je vous observe
+qu'il y a encore dans l'État des milliers d'ignorans qui
+ne connoissent ni mon roman ni votre discours, et qui, dans
+leur profonde insouciance, ne se sont pas donné la peine
+d'apprendre quelles belles prérogatives sont attachées à ce
+petit mot <i>au</i>, dont, à votre place, je serois très fier. Ainsi,
+Monsieur, vous voyez bien que malgré le roman et le discours,
+et le <i>en</i> et le <i>au</i>, tous ces gens-là, qui ne peuvent
+manquer d'entendre bientôt parler de vous et de moi, nous
+prendroient continuellement l'un pour l'autre. Ah! Monsieur,
+croyez-moi, hâtons-nous d'épargner à nos contemporains ces
+perpétuelles méprises qui donneroient trop d'embarras à nos
+neveux.</p>
+
+<p>D'abord j'avois imaginé que, vous trouvant le plus intéressé
+à prévenir les doutes de la postérité, vous voudriez bien
+faire comme vos nobles confrères, qui, pour la plus grande
+gloire du barreau, augmentent ordinairement d'un superbe
+surnom leur baptistère devenu trop modeste. Depuis, en y
+réfléchissant davantage, j'ai senti que délicatement je devois
+me donner ce ridicule pour vous l'épargner. Voilà ce qui me
+détermine. Vous pouvez, si bon vous semble, rester monsieur
+Louvet tout court, moi, je veux être éternellement</p>
+
+<p class="sign"><span class="sc">Louvet</span> <i>de Couvray</i><a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> <i>Oui; mais ne voilà-t-il pas que la plus impertinente des
+révolutions m'enlève ma noblesse d'hier! Que je suis heureux
+d'avoir un nom de baptême! Va donc pour <em>Jean-Baptiste
+Louvet</em>.</i></p>
+</div>
+<p>La seconde édition s'étant faite en 1790, j'ajoutai la note
+suivante.</p>
+
+<p class="c large">A ELLE</p>
+
+<p>J'aurois osé le lui dédier, s'il s'en fût trouvé digne.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">PRÉFACE<br />
+<span class="small">DE LA <i>FIN DES AMOURS</i></span></h2>
+
+<p class="c">(<i>Ces six volumes furent publiés pour la première fois
+en juillet 1789</i>)</p>
+
+
+<p>Que de bruit pour un petit livre! Si beaucoup
+en ont ri, quelques-uns en ont pleuré; plusieurs
+l'ont imité, d'autres l'ont travesti; d'honnêtes
+gens l'ont contrefait, des gens honnêtes
+l'ont dénigré. Ainsi puissamment encouragé de
+toutes les manières, j'ai repris la plume avec quelque confiance,
+et j'ai fini.</p>
+
+<p>Maintenant, Lecteur impartial, c'est à vous de m'entendre
+et de prononcer. Si quelquefois je suis trop gai, pardonnez-moi.
+Tant de romans m'avoient tant fait bâiller! Je tremblois
+d'être comme eux soporifique; au reste, attendez quelques
+années, peut-être alors j'en ferai de plus ennuyeux qui seront
+meilleurs. Je dis: peut-être. En effet, un romancier ne doit-il
+pas être l'historien fidèle de son âge? Peut-il peindre autre
+chose que ce qu'il a vu? O vous tous qui criez si fort, changez
+vos m&oelig;urs, je changerai mes tableaux.</p>
+
+<p>M'accusiez-vous aussi d'immoralité? Bientôt je tâcherai de
+vous persuader que vous aviez tort; mais auparavant approchez,
+prêtez l'oreille: c'est une vérité que je vais dire, et,
+comme la littérature a encore ses aristocrates, il faut parler
+bas. En conscience, étoient-ils bien moraux, ces chefs-d'&oelig;uvre
+par lesquels se sont immortalisés l'Arioste et le Tasse, La
+Fontaine et Molière, Voltaire enfin, Voltaire et tant d'autres,
+beaucoup moins grands que lui, quoique plus grands que moi?
+Tenez, j'ai bien peur que cette condition de moralité, si rigoureusement
+imposée de nos jours à tout ouvrage d'imagination,
+ne soit un violent remède savamment employé par ceux de
+mes frêles contemporains qui, désespérant de pouvoir jamais
+rien produire, voudroient nous châtrer.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, lisez mon dénouement, il me justifiera
+sans doute. Au surplus, je déclare, et, dès que les circonstances
+me le permettront, je m'engage à prouver que cet ouvrage, si
+frivole en ses détails, est au fond très moral; qu'il n'a peut-être
+pas vingt pages qui ne marchent pas directement vers un
+but d'utilité première, de sagesse profonde, auquel j'ai tendu
+sans cesse. J'avoue qu'il sera donné à peu de gens de l'apercevoir
+d'abord; mais je maintiens qu'avec le temps je le
+pourrai découvrir à tous, et le jour de mes confidences sera,
+je vous le promets, le jour des surprises.</p>
+
+<p>Ils m'ont encore reproché de grandes négligences. Eh!
+quel écrivain, assez peu maître de son art, voudroit également
+soigner toutes les parties d'un long ouvrage? Quant à
+moi, je crois fermement qu'il n'y a point de naturel sans négligences,
+principalement dans le dialogue. C'est là que, pour
+être plus vrai, sacrifiant partout l'élégance à la simplicité, je
+serai souvent incorrect et quelquefois trivial. C'est, ce me
+semble, où le personnage va parler que l'auteur doit cesser
+d'écrire; et néanmoins je me reconnois très fautif, s'il m'est
+souvent arrivé de permettre que M<sup>me</sup> de B&hellip; s'exprimât
+comme Justine, et Rosambert comme M. de B&hellip;</p>
+
+<p>Patient Lecteur, encore un paragraphe apologétique.</p>
+
+<p>Ces romans prétendus étrangers, qu'on s'arrache le matin
+et qui sont oubliés le soir, ne renferment, pour la plupart,
+que des caractères communs à presque tous les peuples de
+notre Europe, et des aventures de tous les pays. J'ai tâché
+que <i>Faublas</i>, frivole et galant comme la nation pour laquelle
+et par laquelle il fut fait, eût, pour ainsi dire, une figure
+françoise. J'ai tâché qu'au milieu de tous ses défauts on lui
+reconnût le ton, le langage et les m&oelig;urs des jeunes gens de
+ma patrie. C'est en France, et ce n'est qu'en France, je crois,
+qu'il faudra chercher les autres originaux dont j'ai trop foiblement
+dessiné les copies: des maris en même temps libertins,
+jaloux, commodes et crédules comme monsieur le marquis;
+des beautés séduisantes, trompées et trompeuses comme
+M<sup>me</sup> de B&hellip;; des femmes à la fois étourdies et sensibles
+comme ma petite Éléonore, chaque jour regrettée. Enfin, je
+me suis efforcé de faire en sorte qu'on ne pût, sans blesser
+un peu la vraisemblance, imprimer sur le frontispice de ce
+roman-ci ce honteux mensonge: <i>traduit de l'anglois</i>.</p>
+
+<p>Mais, pendant que j'écrivois ces futilités, un grand changement
+s'est fait dans mon heureuse patrie. La plus belle
+carrière est désormais ouverte à ceux qui ambitionneront une
+gloire solide, utile à leur pays, utile au monde entier. La carrière
+est ouverte! Pourquoi ne m'y suis-je pas déjà montré?
+C'est que je ne m'en crois pas encore digne<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> <i>Il n'y avoit pas huit jours que cette espèce de préface étoit
+écrite, quand l'ouvrage de M. Mounier a paru. L'indignation
+dont il m'a rempli m'a forcé à prendre la plume. Voyez
+chez M. Bailly, libraire, rue Saint-Honoré, à Paris, la brochure
+intitulée: <span class="sc">Paris justifié</span>.</i></p>
+</div>
+<div class="chapter"></div>
+
+<div class="figc"><img src="images/illu1.jpg" alt="" />
+<div class="legende small">FAUBLAS AU PARLOIR</div>
+</div>
+<div class="break"></div>
+
+<h2 class="nobreak"><span class="small">UNE</span><br />
+ANNÉE DE LA VIE<br />
+<span class="small">DU CHEVALIER</span><br />
+<span class="large">DE FAUBLAS</span></h2>
+
+
+<p>On m'a dit que mes aïeux, considérés
+dans leur province, y avoient toujours
+joui d'une fortune honnête et d'un rang
+distingué. Mon père, le baron de Faublas,
+me transmit leur antique noblesse sans altération;
+ma mère mourut trop tôt. Je n'avois pas
+seize ans, quand ma s&oelig;ur, plus jeune que moi de
+dix-huit mois, fut mise au couvent à Paris. Le
+baron, qui l'y conduisit, saisit avec plaisir cette occasion
+de montrer la capitale à un fils pour l'éducation
+duquel il n'avoit rien négligé jusqu'alors.</p>
+
+<p>Ce fut en octobre 1783 que nous entrâmes dans
+la capitale par le faubourg Saint-Marceau. Je cherchois
+cette ville superbe dont j'avois lu de si brillantes
+descriptions. Je voyois de laides chaumières
+très hautes, de longues rues très étroites, des malheureux
+couverts de haillons, une foule d'enfans
+presque nus; je voyois la population nombreuse
+et l'horrible misère. Je demandai à mon père si
+c'étoit là Paris: il me répondit froidement que ce
+n'étoit pas le plus beau quartier; que le lendemain
+nous aurions le temps d'en visiter un autre. Il étoit
+presque nuit; Adélaïde (c'est le nom de ma s&oelig;ur)
+entra dans son couvent, où elle étoit attendue.
+Mon père descendit avec moi près de l'Arsenal,
+chez M. Duportail, son intime ami, de qui je
+parlerai plus d'une fois dans la suite de ces Mémoires.</p>
+
+<p>Le lendemain, mon père me tint parole, en un
+quart d'heure une voiture rapide nous conduisit à
+la place Louis XV. Là, nous mîmes pied à terre;
+le spectacle qui frappa mes yeux les éblouit de sa
+magnificence. A droite, <i>la Seine à regret fugitive</i>;
+sur la rive, de vastes châteaux; de superbes palais
+à gauche; une promenade charmante derrière moi;
+en face, un jardin majestueux. Nous avançâmes,
+je vis la demeure des rois. Il est plus aisé de se
+figurer ma comique stupéfaction que de la peindre.
+A chaque pas, des objets nouveaux attiroient mon
+attention; j'admirois la richesse des modes, l'éclat
+de la parure, l'élégance des manières. Tout à coup
+je me rappelai ce quartier de la veille, et mon
+étonnement s'accrut; je ne comprenois pas comment
+il se pouvoit qu'une même enceinte renfermât
+des objets si différens. L'expérience ne m'avoit
+pas encore appris que partout les palais cachent
+des chaumières, que le luxe produit la misère, et
+que de la grande opulence d'un seul naît toujours
+l'extrême pauvreté de plusieurs.</p>
+
+<p>Nous employâmes plusieurs semaines à visiter ce
+que Paris a de plus remarquable. Le baron me montroit
+une foule de monumens célèbres chez l'étranger,
+presque ignorés de ceux qui les possèdent.
+Tant de chefs-d'&oelig;uvre m'étonnèrent d'abord, et
+bientôt ne m'inspirèrent plus qu'une froide admiration.
+Sait-on bien, à quinze ans, ce que c'est
+que la gloire des arts et l'immortalité du génie?
+Il faut des beautés plus animées pour échauffer un
+jeune c&oelig;ur.</p>
+
+<p>C'étoit au couvent d'Adélaïde que je devois rencontrer
+l'objet adorable par qui mon existence alloit
+commencer. Le baron, qui chérissoit ma s&oelig;ur,
+alloit presque tous les jours la demander au parloir.
+Toutes les demoiselles bien nées savent qu'au couvent
+on a de bonnes amies; beaucoup de belles
+dames assurent qu'il est rare d'en trouver ailleurs;
+quoi qu'il en soit, ma s&oelig;ur, naturellement sensible,
+eut bientôt choisi la sienne. Un jour elle
+nous parla de M<sup>lle</sup> Sophie de Pontis, et nous fit
+de cette jeune personne un éloge que nous crûmes
+exagéré. Mon père fut curieux de voir la bonne
+amie de sa fille; je ne sais quel doux pressentiment
+fit palpiter mon c&oelig;ur lorsque le baron pria Adélaïde
+d'aller chercher M<sup>lle</sup> de Pontis. Ma s&oelig;ur y
+courut, elle amena&hellip; Figurez-vous Vénus à quatorze
+ans! Je voulus avancer, parler, saluer; je
+restai le regard fixe, la bouche ouverte, les bras
+pendans. Mon père s'aperçut de mon trouble et
+s'en amusa. «Du moins vous saluerez», me dit-il.
+Mon trouble s'augmenta; je fis la révérence la
+plus gauche. «Mademoiselle, poursuivit le baron,
+je vous assure que ce jeune homme a eu un maître
+à danser.» Je fus tout à fait déconcerté. Le baron
+fit à Sophie un compliment flatteur; elle y répondit
+modestement et d'une voix altérée qui retentit jusqu'à
+mon c&oelig;ur. J'ouvrois de grands yeux étonnés,
+je prêtois une oreille attentive; ma langue embarrassée
+demeuroit toujours suspendue. Mon père,
+avant de sortir, embrassa sa fille, et salua M<sup>lle</sup> de
+Pontis. Moi, dans un transport involontaire, je
+saluai ma s&oelig;ur, et j'allois embrasser Sophie. La
+vieille gouvernante de cette demoiselle, conservant
+plus de présence d'esprit que moi, m'avertit de ma
+méprise; le baron me regarda d'un air étonné; le
+front de Sophie se couvrit d'une aimable rougeur,
+et pourtant un léger sourire effleura ses lèvres de
+rose.</p>
+
+<p>Nous revînmes chez M. Duportail: on se mit
+à table; je mangeai comme un amoureux de quinze
+ans, c'est-à-dire vite et longtemps. Après dîner je
+prétextai une indisposition légère, et je me retirai
+dans mon appartement. Là, je me rappelai librement
+Sophie et tous ses charmes. «Que de grâces,
+que de beauté! me disois-je; sa charmante figure
+est pleine d'esprit, et son esprit, j'en suis sûr, répond
+à sa figure. Ses grands yeux noirs m'ont inspiré
+je ne sais quoi&hellip;; c'est de l'amour sans
+doute. Ah! Sophie, c'est de l'amour, et pour la
+vie!» Revenu de ce premier transport, je me souvins
+d'avoir vu dans plusieurs romans les effets
+prodigieux d'une rencontre imprévue; le premier
+coup d'&oelig;il d'une belle avoit suffi pour captiver les
+sentimens d'un amant tendre; et l'amante elle-même,
+frappée d'un trait vainqueur, s'étoit sentie
+entraînée par un penchant irrésistible. Cependant
+j'avois lu de longues dissertations dans lesquelles
+des philosophes profonds nioient le pouvoir de la
+sympathie, qu'ils appeloient une chimère. «Sophie,
+m'écriai-je, je sens bien que je vous aime; mais
+avez-vous partagé mon trouble et mes agitations?»
+L'air dont je m'étois présenté n'étoit pas très propre
+à m'inspirer beaucoup de confiance; mais sa
+jolie voix, d'abord altérée, qu'elle avoit eu peine
+à rassurer par degrés! ce doux sourire par lequel
+elle avoit paru applaudir à ma méprise et me consoler
+de ma privation!&hellip; L'espérance entra dans
+mon c&oelig;ur, il me parut très possible qu'en fait de
+tendresse la philosophie radotât, et que les romans
+seuls eussent raison.</p>
+
+<p>Je m'étois approché, par hasard, de ma fenêtre:
+je vis le baron et M. Duportail se promener à
+grands pas dans le jardin. Mon père parloit avec
+feu, son ami sourioit de temps en temps; tous
+deux, par intervalles, jetoient les jeux sur mes
+croisées; je jugeai qu'il étoit question de moi dans
+leur entretien, et que déjà peut-être mon père
+avoit soupçonné ma passion naissante. Cette idée
+m'inquiéta beaucoup moins pourtant que celle du
+départ de mon père que je croyois prochain. Quitter
+ma Sophie sans savoir quand je pourrois jouir
+du bonheur de la revoir! mettre plus de cent lieues
+entre elle et moi! je n'y pus penser sans frémir.
+Mille réflexions douloureuses m'occupèrent toute
+la soirée: je soupai tristement, j'ignorois encore
+les plaisirs de l'amour, et déjà je ressentois ses inquiétudes
+mortelles.</p>
+
+<p>Une partie de la nuit se passa dans les mêmes
+agitations. Je m'endormis enfin, dans l'espérance
+de voir ma Sophie le lendemain. Son image vint
+embellir mes songes; l'amour, propice à mes v&oelig;ux,
+daigna prolonger un si doux sommeil. Il étoit tard
+quand je m'éveillai: je n'appris pas sans chagrin
+qu'on m'avoit laissé reposer, parce que mon père
+étoit sorti dès le matin et ne devoit rentrer que le
+soir. Je me désolois tout bas de ne pouvoir faire
+une visite à ma s&oelig;ur, quand M. Duportail entra;
+il me fit mille amitiés, et me demanda si j'étois
+content de la capitale: je l'assurai que je ne craignois
+rien tant que de la quitter. Il me déclara que
+je n'aurois pas ce déplaisir; que mon père, jaloux
+de donner une éducation très soignée à l'unique
+héritier de son nom et de veiller de très près au
+bonheur d'une fille qu'il aimoit, avoit résolu de se
+fixer à Paris pendant quelques années, et que, pour
+y vivre d'une manière convenable à un homme de
+sa qualité, il alloit faire sa maison. Cette bonne
+nouvelle me causa une joie que je ne pus dissimuler;
+M. Duportail en modéra l'excès en m'apprenant
+qu'on avoit commencé par me choisir un
+honnête gouverneur et un fidèle domestique. A
+l'instant même on annonça M. Person.</p>
+
+<p>Je vis entrer un petit monsieur sec et blême,
+dont la mine justifioit pleinement la mauvaise humeur
+que m'avoit inspirée son titre. Il s'avança
+d'un air grave et composé, puis, d'un ton lent
+et mielleux, il commença: «Monsieur, votre
+figure&hellip;» Content du mot qu'il avoit dit, il
+s'arrêta, cherchant le mot qu'il alloit dire&hellip;,
+«votre figure répond de votre personne.» Je
+répliquai fort sèchement à ce doux compliment.
+Privé du bonheur de voir Sophie, je ne trouvois
+d'autres ressources que le plaisir de m'occuper
+d'elle, et monsieur l'abbé venoit m'enlever cette
+consolation! Je résolus de le pousser à bout; dès
+la première journée j'y réussis passablement.</p>
+
+<p>Le soir, mon père daigna me confirmer de sa
+propre bouche les arrangemens qu'il se proposoit;
+il me signifia, en même temps, que désormais je
+ne sortirois plus qu'avec mon gouverneur. C'étoit
+m'avertir de l'intérêt que j'avois à le ménager: ma
+situation devenoit critique, et mon amour, irrité
+par les obstacles, sembloit s'accroître avec ma
+gêne. J'avois fait d'assez bonnes études; mon
+gouverneur, présomptueux, s'étoit chargé du pénible
+emploi de les perfectionner; heureusement
+j'eus lieu de m'apercevoir, aux premières leçons,
+que le disciple valoit au moins l'instituteur.
+«Monsieur l'abbé, lui dis-je, vous êtes capable
+d'enseigner autant que je suis curieux d'apprendre.
+Pourquoi nous gêner mutuellement? Croyez-moi,
+laissons là des livres sur lesquels nous pâlirions
+gratis; allons voir ma s&oelig;ur à son couvent, et, si
+M<sup>lle</sup> Sophie de Pontis vient au parloir, vous verrez
+comme elle est jolie.» L'abbé voulut se fâcher;
+mais, profitant de l'avantage que j'avois sur lui:
+«Vous n'aimez pas l'exercice, à ce que je vois,
+lui répliquai-je: eh bien! restons ici; mais ce soir,
+je déclare à monsieur le baron l'extrême désir que je
+me sens d'avancer dans mes études, et l'insuffisance
+absolue de celui qui s'est chargé de m'éclairer dans
+mes travaux: si vous niez, je demande un examen
+que mon père lui-même nous fera subir.» L'abbé
+fut atterré de la force de mes derniers argumens.
+Il fit une grimace épouvantable, prit sa petite
+canne et son humble chapeau; nous volâmes au
+couvent.</p>
+
+<p>Adélaïde vint au parloir accompagnée seulement
+de sa gouvernante, qu'on appeloit Manon. Cette
+fille étoit un vieux domestique de ma mère, et
+nous avoit élevés; je la priai de nous laisser: elle
+m'obéit sans peine. Restoit le maudit petit gouverneur,
+qu'il n'étoit pas possible d'éloigner. Ma
+s&oelig;ur se plaignit qu'on eût laissé passer plusieurs
+jours sans la venir voir; elle m'étonna en m'apprenant
+que le baron l'avoit négligée autant que
+moi; nous pensâmes qu'il falloit qu'il fût bien
+préoccupé de ses projets nouveaux pour avoir oublié
+sa chère fille. «Mais vous, Faublas, me dit
+Adélaïde, qui vous a retenu ces jours-ci? Boudez-vous
+votre s&oelig;ur et sa bonne amie? vous seriez un
+ingrat: M<sup>lle</sup> de Pontis est sortie; revenez nous
+voir demain, surtout prenez garde aux méprises,
+et Sophie tâchera de faire votre paix avec sa vieille
+gouvernante, qui ne vous a pas encore bien pardonné
+vos distractions.» Je dis à ma s&oelig;ur qu'il
+falloit obtenir mon congé de monsieur l'abbé, que
+la rage du travail possédoit sans relâche. Adélaïde,
+croyant que je parlois sérieusement, adressa à mon
+grave instituteur les plus vives instances, que j'excitois
+par les miennes. Il soutint le persiflage plus
+paisiblement que je ne l'aurois cru; je remarquai
+même que, lorsque je parlai de revenir, il m'observa
+qu'il étoit encore de bonne heure: cette
+complaisance me réconcilia tout à fait avec lui.</p>
+
+<p>Mon père m'attendoit chez M. Duportail pour
+nous conduire dans un hôtel fort beau, qu'il venoit
+de louer faubourg Saint-Germain. Je fus mis le
+soir même en possession de l'appartement qu'il m'y
+avoit marqué. Je trouvai là Jasmin, ce domestique
+dont on m'avoit parlé. C'étoit un grand garçon
+de bonne mine, il me plut au premier coup d'&oelig;il.</p>
+
+<p>«Boudez-vous votre s&oelig;ur et sa bonne amie?
+vous seriez un ingrat», m'avoit dit Adélaïde. Je me
+répétai cent fois ce reproche, et le commentai de
+cent manières différentes. Il avoit donc été question
+de moi, on m'avoit donc attendu, j'avois donc
+été désiré? Que la nuit me parut longue, que la
+matinée fut mortelle! quel tourment d'entendre
+sonner les heures, et de ne pouvoir hâter celle qui
+nous rapproche de l'objet aimé!</p>
+
+<p>Il arriva enfin le moment si désiré! je vis ma
+s&oelig;ur, je vis Sophie, non moins belle et plus jolie
+que la première fois. Il y avoit dans sa simple
+parure je ne sais quoi de plus adroit et de plus séduisant.
+Dans cette seconde visite, mes yeux détaillèrent
+pour ainsi dire ses charmes, et plus d'une
+fois nos regards se rencontrèrent pendant cet
+examen si doux. J'admirai sa longue chevelure
+noire, qui contrastoit singulièrement avec sa peau
+fine, d'une blancheur éblouissante; sa taille élégante
+et légère, que j'aurois embrassée de mes
+dix doigts; les grâces enchanteresses répandues
+sur toute sa personne, son pied mignon, dont
+j'ignorois le favorable augure; et ses yeux surtout,
+ses beaux yeux qui sembloient me dire:
+«Ah! que nous aimerons l'heureux mortel qui
+saura nous plaire!»</p>
+
+<p>Je fis à M<sup>lle</sup> de Pontis un compliment qui dut
+d'autant plus la flatter qu'il étoit aisé de s'apercevoir
+que je ne l'avois pas préparé. La conversation
+fut d'abord générale, la gouvernante de
+Sophie s'en mêla; je vis qu'on ménageoit la vieille,
+et qu'elle aimoit à causer; je trouvai charmans les
+sots contes qu'elle nous fit. Cependant Person s'entretenoit
+avec ma s&oelig;ur, et moi, d'une voix basse
+et tremblante, je faisois à ma Sophie cent questions
+et cent complimens. La vieille continuoit de
+raconter ses belles histoires que nous n'écoutions
+plus. Elle s'aperçut enfin qu'en parlant beaucoup
+elle ne parloit à personne; elle se leva brusquement,
+et me dit: «Monsieur, vous me faites commencer
+une narration, et vous n'en écoutez pas la
+fin, cela est très malhonnête.» Sophie, en me
+quittant, me consola par un regard tendre.</p>
+
+<p>Nous entendîmes le bruit d'une voiture, c'étoit
+celle du baron; il entra, Adélaïde se plaignit de la
+rareté de ses visites; il allégua, d'un ton assez contraint,
+les embarras d'un établissement nouveau. Il
+causa quelques minutes d'un air préoccupé, et se
+leva ensuite brusquement avec quelques signes
+d'impatience; il retournoit à l'hôtel, il m'y ramena.</p>
+
+<p>Nous trouvâmes à la porte un équipage brillant.
+Le suisse dit au baron qu'<i>un gros monsieur noir</i>
+l'attendoit depuis plus d'une heure, et qu'<i>une
+cholie tame</i> venoit d'arriver à l'instant. Mon père
+parut aussi joyeux que surpris; il monta avec empressement:
+je voulus le suivre, il me pria d'entrer
+chez moi. Jasmin, à qui je demandai s'il connoissoit
+le <i>gros monsieur noir</i> et la <i>cholie tame</i>, me répondit
+que non.</p>
+
+<p>Curieux de pénétrer le mystère et piqué de ce
+que c'en étoit un pour moi, je me mis en sentinelle
+à l'une des fenêtres de mon appartement, qui donnoit
+sur la rue. Je n'y restai pas longtemps sans
+voir sortir un gros homme vêtu de noir, qui parloit
+seul et paroissoit content. Un quart d'heure
+après je vis une jeune dame s'élancer légèrement
+dans sa voiture; le baron, beaucoup moins ingambe,
+voulut sauter aussi lestement, il pensa se
+rompre le col; je fus effrayé; mais les éclats de
+rire qui partoient de la voiture me rassurèrent pleinement.
+Je m'étonnai que mon père, naturellement
+colère, ne donnât aucun signe d'humeur; il monta
+paisiblement, mit la tête à la portière, me vit à ma
+croisée, et parut un peu confus. Je l'entendis ordonner
+aux domestiques de m'avertir qu'il sortoit
+pour affaire, et que je pouvois me dispenser de
+l'attendre à souper. Je fis part de ma curiosité à
+Jasmin, qui paroissoit mériter ma confiance; il
+questionna, sans affectation, les domestiques du
+baron. Je sus le même soir que mon père fréquentoit
+les spectacles et lisoit les papiers publics; il
+venoit de prendre une maîtresse à l'Opéra et un
+intendant dans les <i>Petites Affiches</i>! j'en conclus
+qu'il falloit que le baron fût bien riche pour se
+charger de ce double fardeau. Au reste, cette
+réflexion ne me toucha que foiblement. J'aimois,
+j'avois l'espérance de plaire; au printemps de la
+vie connoît-on d'autres biens?</p>
+
+<p>En peu de temps je rendis à ma s&oelig;ur des visites
+fréquentes; M<sup>lle</sup> de Pontis l'accompagnoit presque
+toujours au parloir. La vieille gouvernante ne se
+fâchoit plus parce que je la laissois finir ses histoires,
+et d'ailleurs Adélaïde avoit soin de lui
+faire de petits présens. M. Person n'étoit plus cet
+instituteur sévère, possédé, comme tant d'autres
+confrères, de la rage d'enseigner ce qu'il ignoroit.
+C'étoit, comme tant d'autres aussi, un petit pédant
+couleur de rose, toujours bien régulièrement coiffé,
+minutieux dans sa parure, relâché dans sa morale,
+développant avec les femmes une érudition profonde,
+affectant avec les hommes de n'effleurer que
+la superficie. Aussi doux et complaisant qu'il s'étoit
+d'abord montré intraitable et dur, il paroissoit
+n'avoir d'autres désirs que de prévenir les miens,
+et, quand je parlois d'aller au couvent, je le trouvois
+aussi empressé que moi.</p>
+
+<p>Cependant mon père, livré aux plaisirs bruyans
+de la capitale, recevoit beaucoup de monde chez lui.
+Je fus caressé du beau sexe; on me fit des agaceries
+que je ne compris pas. Certaine douairière surtout
+essaya sur moi le pouvoir de ses charmes flétris;
+on se donna des airs enfantins, on épuisa les
+minauderies fines: je n'entendis seulement pas ce
+que ce manège signifioit. D'ailleurs je ne voyois
+dans le monde entier que Sophie; l'amour innocent
+et pur m'enflammoit pour elle, et j'ignorois
+encore qu'il existoit un autre amour.</p>
+
+<p>Depuis plus de quatre mois je voyois Sophie
+presque tous les jours, l'habitude d'être ensemble
+étoit devenue pour nous un besoin. On sait que
+l'amour, quand il s'ignore lui-même ou quand il
+cherche à se déguiser, invente des noms caressans
+pour suppléer aux noms plus doux qu'il soupçonne
+et qu'il attend. Sophie m'appeloit son jeune cousin,
+j'appelois Sophie ma jolie cousine. La tendresse
+qui nous animoit brilloit dans nos moindres
+actions, nos regards l'exprimoient; ma bouche n'en
+avoit point encore hasardé l'aveu; et ma s&oelig;ur ne
+devinoit pas ou gardoit le secret de sa bonne amie.
+Aveuglément livré aux premières impulsions de la
+nature, j'étois loin de soupçonner son but secret.
+Content de parler à Sophie, heureux de l'entendre
+et de baiser quelquefois sa jolie main, je désirois
+davantage; je n'aurois pu dire ce que je désirois.
+Le moment approchoit où l'une des plus charmantes
+femmes de la capitale alloit dissiper les ténèbres
+qui m'environnoient et m'initier aux plus doux mystères
+de Vénus.</p>
+
+<hr />
+
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="top4em">Nous étions dans cette saison bruyante
+où règnent à la ville les plaisirs avec
+la folie; Momus avoit donné le signal
+de la danse, on touchoit aux jours
+gras. Le jeune comte de Rosambert, depuis trois
+mois compagnon de mes exercices, et que mon
+père combloit d'honnêtetés, me reprochoit depuis
+quelques jours la vie tranquille et retirée
+que je menois: devois-je, à mon âge, m'enterrer
+tout vivant dans la maison de mon père, et borner
+mes promenades à de sottes visites chez des
+béguines, pour y voir, qui? ma s&oelig;ur! N'étoit-il
+pas temps de sortir de mon enfance, que l'on
+vouloit prolonger éternellement? et ne devois-je
+pas me hâter d'entrer dans le monde, où, avec ma
+figure et mon esprit, je ne pouvois manquer d'être
+favorablement accueilli? «Tenez, ajouta-t-il, je
+veux demain vous conduire à un bal charmant où
+je vais régulièrement quatre fois par semaine, vous
+y verrez bonne compagnie.» J'hésitois encore.
+«Il est sage comme une fille! poursuivit le comte;
+eh mais, craignez-vous que votre honneur ne coure
+quelque hasard? Habillez-vous en femme, sous des
+habits qu'on respecte il sera bien à couvert.» Je
+me mis à rire sans savoir pourquoi. «En vérité,
+reprit-il, cela vous iroit au mieux! Vous avez une
+figure douce et fine, un léger duvet couvre à
+peine vos joues; cela sera délicieux,&hellip; et puis&hellip;
+tenez, je veux tourmenter certaine personne&hellip;
+Chevalier, habillez-vous en femme, nous nous amuserons,&hellip;
+cela sera charmant!&hellip; vous verrez, vous
+verrez!»</p>
+
+<p>L'idée de ce travestissement me plut. Il me parut
+fort agréable d'aller voir Sophie sous les habits
+de son sexe. Le lendemain, un habile tailleur que
+le comte de Rosambert avoit fait avertir m'apporta
+un habit d'amazone complet, tel que le portent les
+dames angloises quand elles montent à cheval. Un
+élégant coiffeur me donna le coup de peigne
+moelleux, et posa sur ma tête virginale le petit
+chapeau de castor blanc. Je descendis chez mon
+père; dès qu'il m'aperçut, il vint à moi d'un air
+d'inquiétude, puis s'arrêtant tout d'un coup: «Bon!
+dit-il en riant, j'ai d'abord cru que c'étoit Adélaïde!»
+Je lui observai qu'il me flattoit beaucoup.
+«Non, je vous ai pris pour Adélaïde, et je cherchois
+déjà quel motif lui avoit fait quitter son couvent
+sans ma permission, pour venir ici dans cet étrange
+équipage. Au reste, gardez-vous d'être fier de ce
+petit avantage: une jolie figure est dans un homme
+le plus mince des mérites.» M. Duportail étoit là.
+«Vous vous moquez, Baron, s'écria-t-il; ne savez-vous
+pas&hellip;?» Mon père le regarda, il se tut.</p>
+
+<p>Ce fut mon père qui le premier témoigna le
+désir d'aller au couvent, il m'y conduisit. Adélaïde
+ne me reconnut qu'après quelques momens d'examen.
+Le baron, enchanté de l'extrême ressemblance
+qu'il y avoit entre ma s&oelig;ur et moi, nous accabloit
+de caresses et nous embrassoit tour à tour.
+Cependant Adélaïde se repentoit d'être venue seule
+au parloir. «Que je suis fâchée, dit-elle, de n'avoir
+point amené ma bonne amie! comme nous aurions
+joui de sa surprise! Mon cher papa, permettez-vous
+que je l'aille chercher?» Le baron y consentit.
+En rentrant, Adélaïde dit à Sophie: «Ma bonne
+amie, embrassez ma s&oelig;ur.» Sophie, interdite,
+m'examinoit, elle s'arrêta confondue. «Embrassez
+donc mademoiselle», dit la vieille gouvernante,
+trompée par la métamorphose. «Mademoiselle,
+embrassez donc ma fille», répéta le baron, que la
+scène amusoit. Sophie rougit et s'approcha en
+tremblant; mon c&oelig;ur palpitoit. Je ne sais quel
+secret instinct nous conduisit, je ne sais avec quelle
+adresse nous dérobâmes notre bonheur aux témoins
+intéressés qui nous observoient; ils crurent que
+dans cette douce étreinte nos joues seulement
+s'étoient rencontrées,&hellip; mes lèvres avoient pressé les
+lèvres de Sophie!&hellip; Lecteurs sensibles qui vous
+êtes attendris quelquefois avec l'amante de Saint-Preux<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>,
+jugez quel plaisir nous goûtâmes:&hellip; c'étoit
+aussi le premier baiser de l'amour.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Dans la <i>Nouvelle Héloïse</i>.</p>
+</div>
+<p>A notre retour nous trouvâmes à l'hôtel M. de
+Rosambert qui m'attendoit. Le baron sut bientôt
+de quoi il s'agissoit, et me permit, plus aisément
+que je ne l'aurois cru, de passer la nuit entière au
+bal. Sa voiture nous y conduisit. «Je vais, me dit
+le comte, vous présenter à une jeune dame qui
+m'estime beaucoup; il y a deux grands mois que
+je lui ai juré une ardeur éternelle, et plus de six
+semaines que je la lui prouve.» Ce langage étoit
+pour moi tout à fait énigmatique; mais déjà je
+commençois à rougir de mon ignorance: je souris
+d'un air fin, pour faire croire à Rosambert que je
+le comprenois. «Comme je vais la tourmenter!
+continua-t-il; ayez l'air de m'aimer beaucoup, vous
+verrez quelle mine elle fera! Surtout ne vous avisez
+pas de lui dire que vous n'êtes pas fille&hellip; Oh! nous
+allons la désoler!»</p>
+
+<p>Dès que nous parûmes dans l'assemblée, tous
+les regards se fixèrent sur moi: j'en fus troublé, je
+sentis que je rougissois, je perdis toute contenance.
+Il me vint d'abord dans l'esprit que quelque partie
+de mon ajustement mal arrangée ou que mon maintien
+emprunté m'avoient trahi; mais bientôt, à
+l'empressement général des hommes, au mécontentement
+universel des femmes, je jugeai que j'étois
+bien déguisé. Celle-ci me jetoit un regard dédaigneux,
+celle-là m'examinoit d'un petit air boudeur;
+on agitoit les éventails, on se parloit tout bas, on
+sourioit malignement; je vis que je recevois l'accueil
+dont on honore, dans un cercle nombreux, une
+rivale trop jolie qu'on y voit pour la première fois.</p>
+
+<p>Une très belle femme entra, c'étoit la maîtresse
+du comte; il lui présenta sa parente, qui sortoit,
+disoit-il, du couvent. La dame (elle s'appeloit la
+marquise de B&hellip;) m'accueillit très obligeamment;
+je pris place auprès d'elle, et les jeunes gens firent
+un demi-cercle autour de nous. Le comte, bien
+aise d'exciter la jalousie de sa maîtresse, affectoit
+de me donner une préférence marquée. La marquise,
+apparemment piquée de sa coquetterie et
+bien résolue de l'en punir en lui dissimulant le dépit
+qu'elle en ressentoit, redoubla pour moi de politesse
+et d'amitié. «Mademoiselle, avez-vous du
+goût pour le couvent? me dit-elle.&mdash;Je l'aimerois
+bien, Madame, s'il s'y trouvoit beaucoup de
+personnes qui vous ressemblassent.» La marquise
+me témoigna par un sourire combien ce compliment
+la flattoit; elle me fit plusieurs autres questions,
+parut enchantée de mes réponses, m'accabla de ces
+petites caresses que les femmes se prodiguent entre
+elles, dit à Rosambert qu'il étoit trop heureux
+d'avoir une telle parente, et finit par me donner
+un baiser tendre que je lui rendis poliment. Ce
+n'étoit pas ce que Rosambert vouloit ni ce qu'il
+s'étoit promis. Désolé de la vivacité de la marquise,
+et plus encore de la bonne foi avec laquelle je recevois
+ses caresses, il se pencha à son oreille, et lui
+découvrit le secret de mon déguisement. «Bon!
+quelle apparence!» s'écria la marquise, après
+m'avoir considéré quelques momens. Le comte
+protesta qu'il avoit dit la vérité. Elle me fixa de
+nouveau. «Quelle folie! cela ne se peut pas.»
+Et le comte renouvela ses protestations. «Quelle
+idée! reprit la marquise en baissant la voix; savez-vous
+ce qu'il dit? il soutient que vous êtes un jeune
+homme déguisé!» Je répondis timidement, et bien
+bas, qu'il disoit la vérité. La marquise me lança
+un regard tendre, me serra doucement la main, et,
+feignant de m'avoir mal entendu: «Je le savois
+bien, dit-elle assez haut, cela n'avoit pas l'ombre
+de vraisemblance»; puis, s'adressant au comte:
+«Mais, Monsieur, à quoi cette plaisanterie ressemble-t-elle?&mdash;Quoi!
+reprit celui-ci très étonné,
+mademoiselle prétend&hellip;&mdash;Comment, si elle le
+prétend! mais voyez donc! un enfant si aimable!
+une aussi jolie personne!&mdash;Quoi! dit encore le
+comte&hellip;&mdash;Ho! Monsieur, finissez, reprit la marquise
+avec une humeur très marquée, vous me
+croyez folle ou vous êtes fou.»</p>
+
+<p>Je crus de bonne foi qu'elle ne m'avoit pas compris,
+je baissai la voix. «Je vous demande pardon,
+Madame, je me suis peut-être mal expliqué;
+je ne suis pas ce que je parois être, le comte vous
+a dit la vérité.&mdash;Je ne vous crois pas plus que
+lui», répondit-elle en affectant de parler encore
+plus bas que moi; elle me serra la main. «Je
+vous assure, Madame&hellip;&mdash;Taisez-vous, vous êtes
+une friponne, mais vous ne me ferez pas prendre
+le change plus que lui»; et elle m'embrassa de
+nouveau. Rosambert, qui ne nous avoit pas entendus,
+demeura stupéfait. La jeunesse qui nous
+environnoit paroissoit attendre avec autant de curiosité
+que d'impatience la fin et l'explication d'un
+dialogue aussi obscur pour elle; mais le comte,
+retenu par la crainte de déplaire à sa maîtresse en
+se couvrant lui-même de ridicule, se flattant d'ailleurs
+que je finirois bientôt le quiproquo, se mordoit
+les lèvres et n'osoit plus dire un seul mot.
+Heureusement la marquise vit entrer la comtesse
+de ***, son amie; je ne sais ce qu'elle lui dit à
+l'oreille, mais aussitôt la comtesse s'attacha à Rosambert
+et ne le quitta plus.</p>
+
+<p>Cependant le bal étoit commencé, je figurois
+dans une contredanse, le hasard voulut que la
+comtesse et Rosambert se trouvassent assis derrière
+la place que j'occupois. La jeune dame lui
+disoit: «Non, non, tout cela est inutile, je me
+suis emparée de vous pour toute la soirée, je ne
+vous cède à personne. Plus jalouse qu'un sultan,
+je ne vous laisse parler à qui que ce soit, vous ne
+danserez pas ou vous danserez avec moi, et, si vous
+pensez tout ce que vous me dites d'obligeant, je
+vous défends de dire un mot, un seul mot, à la
+marquise ni à votre jeune parente.&mdash;Ma jeune
+parente! interrompit le comte, si vous saviez&hellip;&mdash;Je
+ne veux rien savoir, je prétends seulement que
+vous restiez là. Hé! mais, ajouta-t-elle légèrement,
+j'ai peut-être des projets sur vous, allez-vous faire
+le cruel?» Je n'en entendis pas davantage, la contredanse
+finissoit. La marquise ne m'avoit pas perdu
+de vue un moment; je voulus me reposer, je trouvai
+une place auprès d'elle; nous commençâmes,
+reprîmes, quittâmes et reprîmes vingt fois une conversation
+fort animée, souvent interrompue par ses
+caresses, et dans laquelle je vis bien qu'il falloit lui
+laisser une erreur qui paroissoit lui plaire.</p>
+
+<p>Le comte ne cessoit de nous observer avec une
+inquiétude très marquée; la marquise ne paroissoit
+pas s'en apercevoir. «Mon intention, me dit-elle
+enfin, n'est pas de passer ici la nuit entière, et, si
+vous m'en croyez, vous ménagerez votre santé.
+Acceptez chez moi une collation légère; il est
+plus de minuit, M. le marquis ne tardera pas à me
+venir joindre; nous irons souper chez moi, ensuite
+je vous reconduirai moi-même chez vous. Au
+reste, ajouta-t-elle d'un air négligé, c'est un singulier
+homme que M. de B&hellip; Il lui prend de
+temps en temps des caprices de tendresse pour
+moi, il a des accès de jalousie fort ridicules, des
+airs d'attention dont je le dispenserois volontiers;
+quant à la fidélité qu'il me jure, je n'y crois pas
+plus que je ne m'en soucie, cependant je ne serois
+pas fâchée de la mettre à l'épreuve: il va vous
+voir, il vous trouvera charmante. Vous ne recommencerez
+pas alors ce petit conte de votre déguisement:
+c'est une jolie plaisanterie, mais nous l'avons
+épuisée; aussi, loin de la répéter devant
+M. de B&hellip;, vous voudrez bien, s'il ne vous répugne
+pas de m'obliger un peu, vous voudrez bien
+lui faire quelques avances.» Je demandai à la
+marquise ce que c'étoit que des avances. Elle rit
+de bon c&oelig;ur de l'ingénuité de ma question, et
+puis, me regardant d'un air attendri: «Écoutez,
+me dit-elle, vous êtes femme, cela est clair, ainsi
+toutes les caresses que je vous ai faites ce soir ne
+sont que des amitiés; mais, si vous étiez effectivement
+un jeune homme déguisé, et que, le croyant,
+je vous eusse traité de la même manière, cela s'appelleroit
+des avances, et des avances très fortes.»
+Je lui promis de faire des avances au marquis.
+«Fort bien, souriez à ses propos, regardez-le
+d'un certain air; mais ne vous avisez pas de lui
+serrer la main comme je vous fais, et de l'embrasser
+comme je vous embrasse; cela ne seroit ni décent
+ni vraisemblable.»</p>
+
+<p>Nous en étions là quand le marquis arriva. Il
+me parut jeune encore; il étoit assez bien fait,
+mais d'une taille fort petite, et ses manières ressembloient
+à sa taille; sa figure avoit de la gaieté,
+mais de cette gaieté qui fait qu'on rit toujours
+aux dépens de celui qui l'inspire. «Voici M<sup>lle</sup> Duportail,
+lui dit la marquise (je m'étois donné ce
+nom), c'est une jeune parente du comte, vous me
+remercierez de vous l'avoir fait connoître, elle
+veut bien venir souper avec nous.» Le marquis
+trouva que j'avois la <i>physionomie heureuse</i>, il me
+prodigua des éloges ridicules, je l'en remerciai par
+des complimens outrés. «Je suis très content, me
+dit-il d'un air pesant qu'il croyoit fin, que vous
+me fassiez l'honneur de souper chez moi, Mademoiselle;
+vous êtes jolie, très jolie, et ce que je
+vous dis là est certain, car je me connois en physionomie.»
+Je répondis par le plus agréable sourire.
+«Ma chère enfant, me disoit la marquise de
+l'autre côté, j'ai engagé votre parole, vous êtes
+trop polie pour me dédire; au reste, je vous débarrasserai
+du marquis dès qu'il vous ennuiera.»
+Elle me serra la main; le marquis la vit. «Ho!
+que je voudrois, dit-il, tenir une de ces petites
+mains-là dans les miennes!» Je lui lançai une
+&oelig;illade meurtrière. «Partons, Mesdames, partons»,
+s'écria-t-il d'un air léger et conquérant. Il
+sortit pour appeler ses gens.</p>
+
+<p>Le comte, qui l'entendit, vint à nous, quelques
+efforts que la comtesse eût faits pour le retenir. Il
+me dit d'un ton sérieusement ironique: «Monsieur
+se trouve sans doute fort bien sous ses habits
+galans, il ne compte pas apparemment désabuser
+la marquise?» Je répondis sur le même ton, mais
+en baissant la voix: «Mon cher parent, voudriez-vous
+sitôt détruire votre ouvrage?» Il s'adressa à la
+marquise: «Madame, je me crois en conscience
+obligé de vous avertir encore une fois que ce n'est
+point M<sup>lle</sup> Duportail qui aura le bonheur de souper
+chez vous, mais bien le chevalier de Faublas,
+mon très jeune et très fidèle ami.&mdash;Et moi,
+Monsieur, lui répondit-on, je vous déclare que
+vous avez trop compté sur ma patience ou sur ma
+crédulité. Ayez la bonté de cesser cet impertinent
+badinage, ou décidez-vous à ne me revoir jamais.&mdash;Je
+me sens le courage de prendre l'un et l'autre
+parti, Madame; je serois désolé de troubler vos
+plaisirs par mes indiscrétions, ou de les gêner par
+mes importunités.»</p>
+
+<p>Le marquis rentroit au moment même; il frappa
+sur l'épaule de Rosambert, et, le retenant par le
+bras: «Quoi! tu ne soupes pas avec nous? tu
+nous laisses ta parente? Sais-tu qu'elle est jolie ta
+parente? sais-tu que sa physionomie promet?» Il
+baissa la voix: «Mais entre nous je crois la petite
+personne un peu&hellip; vive.&mdash;Ho! oui, très jolie
+et très vive, reprit le comte avec un sourire amer,
+elle ressemble à bien d'autres»; et puis, comme
+s'il eût pressenti le sort prochain de ce bon mari:
+«Je vous souhaite une bonne nuit, lui dit-il.&mdash;Quoi!
+penses-tu, reprit le marquis, que je garde
+ta parente pour&hellip; Écoute donc, si elle le vouloit
+bien!&hellip;&mdash;Je vous souhaite une bonne nuit»,
+répéta le comte, et il sortit en éclatant de rire. La
+marquise soutint que M. de Rosambert devenoit
+fou, je trouvai qu'il étoit fort malhonnête. «Point
+du tout, me dit confidemment le marquis, il vous
+aime à la rage, il a vu que je vous faisois ma cour,
+il est jaloux.»</p>
+
+<p>En cinq minutes nous fûmes à l'hôtel du marquis;
+on servit aussitôt: je fus placé entre la marquise
+et son galant époux qui ne cessoit de me
+dire ce qu'il croyoit de très jolies choses. Trop
+occupé d'abord à satisfaire l'appétit tout à fait
+mâle que la danse m'avoit donné, je n'employai
+pour lui répondre que le langage des yeux. Dès
+que ma faim fut un peu calmée, j'applaudis sans
+ménagement à toutes les sottises qu'il lui plut de
+me débiter, et ses mauvais bons mots lui valurent
+mille complimens dont il fut enchanté. La marquise,
+qui m'avoit toujours considéré avec la plus
+grande attention, et dont les regards s'animoient
+visiblement, s'empara d'une de mes mains: curieux
+de voir jusqu'où s'étendroit le pouvoir de mes
+charmes trompeurs, j'abandonnai l'autre au marquis.
+Il la saisit avec un transport inexprimable.
+La marquise, plongée dans des réflexions profondes,
+sembloit méditer quelque projet important;
+je la voyois successivement rougir et trembler,
+et, sans dire un seul mot, elle pressoit légèrement
+ma main droite engagée dans les siennes.
+Ma main gauche étoit dans une prison moins
+douce; le marquis la serroit de manière à me faire
+crier. Charmé de sa bonne fortune, tout fier de
+son bonheur, tout étonné de l'adresse avec laquelle
+il trompoit sa femme en sa présence même,
+il poussoit de temps en temps de longs soupirs
+dont j'étois étourdi, et des éclats de rire dont le
+plafond retentissoit; ensuite, craignant de se trahir,
+cherchant à étouffer ce rire éclatant que la
+marquise auroit pu remarquer, peut-être aussi
+croyant me faire une gentillesse, il me mordoit
+les doigts.</p>
+
+<p>La belle marquise sortit enfin de sa rêverie pour
+me dire: «Mademoiselle Duportail, il est tard,
+vous deviez passer la nuit entière au bal, on ne
+vous attend pas chez vous avant huit ou neuf
+heures du matin, restez chez moi; j'offrirois à
+toute autre un appartement d'amie, vous pouvez
+disposer du mien; je dois, ajouta-t-elle d'un ton
+caressant, vous servir aujourd'hui de maman, je
+ne veux pas que ma fille ait une autre chambre que
+la mienne, je vais lui faire dresser un lit près du
+mien&hellip;&mdash;Et pourquoi donc faire dresser un lit?
+interrompit le marquis; on est fort bien deux dans
+le vôtre; quand je vais vous y trouver, moi, est-ce
+que je vous gêne? j'y dors tout d'un somme, et vous
+aussi.» Et, finissant, il me donna amoureusement
+par-dessous la table un grand coup de genou qui
+me froissa la peau: je répondis à cette galanterie
+sur-le-champ de la même manière, et si vigoureusement
+qu'il lui échappa un grand cri. La marquise
+se leva d'un air alarmé. «Ce n'est rien, lui dit-il,
+ma jambe a accroché la table.» J'étouffois de rire,
+la marquise n'y tint pas plus que moi, et son cher
+époux, sans savoir pourquoi, se mit à rire plus fort
+que nous deux.</p>
+
+<p>Quand notre excessive gaieté fut un peu modérée,
+la marquise me renouvela ses offres. «Acceptez
+la moitié du lit de madame, crioit le marquis,
+acceptez, je vous le dis, vous y serez bien,
+vous verrez que vous y serez bien. Je vais revenir
+tout à l'heure; mais acceptez.» Il nous quitta.
+«Madame, dis-je à la marquise, votre invitation
+m'honore autant qu'elle me flatte; mais est-ce à
+M<sup>lle</sup> Duportail ou à M. de Faublas que vous la
+faites?&mdash;Encore cette mauvaise plaisanterie du
+comte, petite friponne! et c'est vous qui la répétez!
+Ne vous ai-je pas dit que je ne vous croyois
+pas?&mdash;Mais, Madame&hellip;&mdash;Paix, paix! reprit-elle
+en posant son doigt sur ma bouche; le marquis
+va rentrer, qu'il ne vous entende pas dire de
+pareilles folies. Cette charmante enfant! (elle m'embrassa
+tendrement) comme elle est timide et modeste!
+mais comme elle est maligne! Allons, petite
+espiègle, venez»: elle me tendit la main, nous
+passâmes dans son appartement.</p>
+
+<p>Il étoit question de me mettre au lit. Les femmes
+de la marquise voulurent me prêter leur ministère;
+je les priai, en tremblant, d'offrir à leur maîtresse
+leurs services, dont je saurois bien me passer.
+«Oui, dit la marquise attentive à tous mes mouvemens,
+ne la gênez pas, c'est un enfantillage de
+couvent; laissez-la faire.» Je passai promptement
+derrière les rideaux; mais je me trouvai dans un
+grand embarras quand il fallut me dépouiller de
+ces habits dont l'usage m'étoit si peu familier. Je
+cassois les cordons, j'arrachois les épingles; je me
+piquois d'un côté, je me déchirois de l'autre; plus
+je me hâtois, et moins j'allois vite. Une femme de
+chambre passa près de moi au moment où je venois
+d'ôter mon dernier jupon. Je tremblai qu'elle
+n'entr'ouvrît les rideaux; je me précipitai dans le
+lit, émerveillé de la singulière aventure qui m'avoit
+conduit là, mais ne soupçonnant pas encore qu'on
+pût avoir, en couchant deux, d'autre désir que de
+causer ensemble avant de s'endormir. La marquise
+ne tarda pas à me suivre; la voix de son mari se
+fit entendre: «Ces dames me permettront bien
+d'assister à leur coucher? Quoi! déjà au lit!» Il
+voulut m'embrasser, la marquise se fâcha sérieusement;
+il ferma lui-même les rideaux, et, nous rendant
+le souhait que lui avoit fait le comte, il nous
+cria de la porte: «Une bonne nuit!»</p>
+
+<p>Un silence profond régna quelques instans.
+«Dormez-vous déjà, belle enfant? me dit la marquise
+d'une voix altérée.&mdash;Ho! non, je ne dors
+pas!» Elle se précipita dans mes bras, et me pressa
+contre son sein. «Dieux! s'écria-t-elle avec une
+surprise bien naturellement jouée si elle étoit feinte,
+c'est un homme!» et puis, me repoussant avec
+promptitude: «Quoi! Monsieur, il est possible?&hellip;&mdash;Madame,
+je vous l'ai dit, répliquai-je en tremblant.&mdash;Vous
+me l'avez dit, Monsieur; mais cela
+étoit-il croyable? Il s'agissoit bien de dire! il ne
+falloit pas rester chez moi&hellip;, ou du moins il ne
+falloit pas empêcher qu'on vous dressât un autre
+lit&hellip;&mdash;Madame, ce n'est pas moi! c'est monsieur
+le marquis.&mdash;Mais, Monsieur, parlez donc plus
+bas&hellip; Monsieur, il ne falloit pas rester chez moi,
+il falloit vous en aller.&mdash;Hé bien, Madame, je
+m'en vais&hellip;» Elle me retient par le bras: «Vous
+vous en allez! où cela, Monsieur, et quoi faire?
+réveiller mes femmes, risquer un esclandre&hellip;, peut-être
+montrer à tous mes gens qu'un homme est
+entré dans mon lit; qu'on me manque à ce point?&mdash;Madame,
+je vous demande pardon, ne vous
+fâchez pas, je m'en vais me jeter dans un fauteuil.&mdash;Oui,
+dans un fauteuil! oui&hellip; sans doute, il le
+faut!&hellip; Mais voyez la belle ressource (en me retenant
+toujours par le bras). Fatigué comme il est!
+par le froid qu'il fait! s'enrhumer, détruire sa
+santé!&hellip; Vous mériteriez que je vous traitasse
+avec cette rigueur&hellip; Allons, restez là; mais promettez-moi
+d'être sage.&mdash;Pourvu que vous me
+pardonniez, Madame.&mdash;Non, je ne vous pardonne
+pas! mais j'ai plus d'attention pour vous
+que vous n'en avez pour moi. Voyez comme sa
+main est déjà froide!» et par pitié elle la posa
+sur son col d'ivoire. Guidé par la nature et par
+l'amour, cette heureuse main descendit un peu; je
+ne savois quelle agitation faisoit bouillonner mon
+sang. «Aucune femme éprouva-t-elle jamais l'embarras
+où il me met? reprit la marquise d'un ton
+plus doux.&mdash;Ah! pardonnez-moi donc, ma chère
+maman&hellip;&mdash;Oui, votre chère maman! vous avez
+bien des égards pour votre maman, petit libertin
+que vous êtes!» Ses bras, qui m'avoient repoussé
+d'abord, m'attiroient doucement. Bientôt nous
+nous trouvâmes si près l'un de l'autre que nos
+lèvres se rencontrèrent; j'eus la hardiesse d'imprimer
+sur les siennes un baiser brûlant. «Faublas,
+est-ce là ce que vous m'avez promis?» me dit-elle
+d'une voix presque éteinte. Sa main s'égara, un
+feu dévorant circuloit dans mes veines&hellip; «Ah!
+Madame, pardonnez-moi, je me meurs!&mdash;Ah!
+mon cher Faublas,&hellip; mon ami!&hellip;» Je restois sans
+mouvement. La marquise eut pitié de mon embarras
+qui ne pouvoit lui déplaire,&hellip; elle aida ma timide
+inexpérience&hellip; Je reçus, avec autant d'étonnement
+que de plaisir, une charmante leçon que je répétai
+plus d'une fois.</p>
+
+<p>Nous employâmes plusieurs heures dans ce doux
+exercice; je commençois à m'endormir sur le sein
+de ma belle maîtresse, quand j'entendis le bruit
+d'une porte qui s'ouvroit doucement: on entroit,
+on s'avançoit sur la pointe du pied; j'étois sans
+armes dans une maison que je ne connoissois point;
+je ne pus me défendre d'un mouvement d'effroi.
+La marquise, qui devina ce que c'étoit, me dit
+tout bas de prendre sa place et de lui céder la
+mienne; j'obéis promptement: à peine m'étois-je
+tapi sur le bord du lit qu'on entr'ouvrit les rideaux
+du côté que je venois de quitter. «Qui vient me
+réveiller ainsi?» dit la marquise. On hésita quelques
+instans, ensuite on s'expliqua sans lui répondre.
+«Et quelle est cette fantaisie? continua-t-elle.
+Quoi! Monsieur, vous choisissez aussi mal votre
+temps, sans attention pour moi, sans respect pour
+l'innocence d'une jeune personne qui, peut-être,
+ne dort pas, ou qui pourroit se réveiller? Vous
+n'êtes guère raisonnable, je vous prie de vous
+retirer.» Le marquis insistoit, en balbutiant à
+sa femme de comiques excuses. «Non, Monsieur,
+lui dit-elle, je ne le veux point, cela ne
+sera point, je vous assure que cela ne sera
+point, je vous supplie de vous retirer.» Elle se
+jeta hors du lit, le prit par le bras et le mit à la
+porte.</p>
+
+<p>Ma belle maîtresse revint à moi en riant. «Ne
+trouvez-vous pas mon procédé bien noble? me
+dit-elle; voyez ce que j'ai refusé à cause de vous.»
+Je sentis que je lui devois un dédommagement, je
+l'offris avec ardeur, on l'accepta avec reconnoissance;
+une femme de vingt-cinq ans est si complaisante
+quand elle aime! la nature a tant de
+ressources dans un novice de seize ans!</p>
+
+<p>Cependant tout est borné chez les foibles humains:
+je ne tardai pas à m'endormir profondément.
+Quand je me réveillai, le jour pénétroit
+dans l'appartement malgré les rideaux; je songeai
+à mon père&hellip; Hélas! je me souvins de ma Sophie!
+une larme s'échappa de mes yeux, la marquise s'en
+aperçut. Déjà capable de quelque dissimulation,
+j'attribuai au chagrin de la quitter la pénible agitation
+que j'éprouvois; elle m'embrassa tendrement.
+Je la vis si belle! l'occasion étoit si pressante!&hellip;
+Quelques heures de sommeil avoient
+ranimé mes forces,&hellip; l'ivresse du plaisir dissipa les
+remords de l'amour.</p>
+
+<p>Il fallut enfin songer à nous séparer. La marquise
+me servit de femme de chambre. Elle étoit
+si adroite que ma toilette eût été bientôt faite si
+nous avions pu sauver les distractions! Quand
+nous crûmes qu'il ne manquoit plus rien à mon
+ajustement, la marquise sonna ses femmes. Le
+marquis attendoit depuis plus d'une heure qu'il fît
+jour chez madame. Il me complimenta sur ma diligence.
+«Je suis sûr, me dit-il, que vous avez
+passé une excellente nuit»; et, sans me donner le
+temps de répondre: «Elle paroît fatiguée pourtant!
+elle a les yeux battus! Voilà ce que c'est que
+cette danse! on s'en donne par-dessus les yeux, et
+le lendemain on n'en peut plus! je le dis tous les
+jours à la marquise qui n'en tient compte: allons,
+il faut réparer les forces de cette charmante enfant,
+après cela nous la reconduirons chez elle.»</p>
+
+<p>Ce <i>nous la reconduirons</i> étoit très propre à m'inquiéter.
+Je témoignai au marquis qu'il suffiroit
+que la marquise prît cette peine; il insista. La marquise
+se joignit à moi pour lui faire perdre cette
+idée; il nous répondit que M. Duportail ne pouvoit
+trouver mauvais qu'il lui ramenât sa fille,
+puisque la marquise seroit avec nous, et qu'il étoit
+curieux de connoître l'heureux père d'une aussi
+aimable enfant. Quelques efforts que nous fissions,
+nous ne pûmes l'empêcher de nous accompagner.</p>
+
+<p>Je commençois à craindre que cette aventure,
+qui avoit eu de si heureux commencemens, ne
+finît fort mal. Je ne vis rien de mieux à faire que
+de donner au cocher du marquis la véritable adresse
+de M. Duportail. «Chez M. Duportail, près de
+l'Arsenal», lui dis-je. La marquise sentoit mon
+embarras et le partageoit; aucun expédient ne
+s'étoit encore présenté à mon esprit, quand nous
+arrivâmes à la porte de mon prétendu père.</p>
+
+<p>Il étoit chez lui; on lui dit que le marquis et la
+marquise de B&hellip; lui ramenoient sa fille. «Ma
+fille! s'écria-t-il avec la plus vive agitation; ma
+fille!» Il accourut vers nous. Sans lui donner le
+temps de dire un seul mot, je me jetai à son col.
+«Oui! lui dis-je, vous êtes veuf, et vous avez une
+fille.&mdash;Parlez plus bas encore, reprit-il avec vivacité,
+parlez plus bas, qui vous l'a dit?&mdash;Eh! mon
+Dieu! ne m'entendez-vous pas? C'est moi qui suis
+votre fille. Gardez-vous de dire non devant le
+marquis.» M. Duportail, plus tranquille, mais non
+moins étonné, sembloit attendre qu'on s'expliquât.
+«Monsieur, lui dit la marquise, M<sup>lle</sup> Duportail a
+passé une partie de la nuit au bal, et l'autre partie
+chez moi.&mdash;Êtes-vous fâché, Monsieur, lui dit
+le marquis qui remarquoit son étonnement, que
+mademoiselle ait passé une partie de la nuit chez
+moi? Vous auriez tort, car elle a couché dans l'appartement
+de madame, dans son lit même, avec
+elle, on ne pouvoit la mettre mieux. Êtes-vous
+fâché que je l'aie accompagnée jusqu'ici? J'avoue
+que ces dames ne le vouloient pas, c'est moi&hellip;&mdash;Je
+suis très sensible, répondit enfin M. Duportail,
+tout à fait revenu de sa première surprise, et d'ailleurs
+bien instruit par les discours du marquis; je
+suis très sensible aux bontés que vous avez eues
+pour ma fille; mais je dois vous déclarer devant
+elle (il me regarda, je tremblois) que je suis fort
+étonné qu'elle ait été au bal déguisée de cette
+façon-là.&mdash;Comment! déguisée, Monsieur! interrompit
+la marquise.&mdash;Oui, Madame, un habit
+d'amazone; cela convient-il à ma fille? ou du moins
+ne devoit-elle pas me demander mon avis ou ma
+permission?»</p>
+
+<p>Ravi de l'ingénieuse tournure que mon nouveau
+père avoit prise, j'affectai de paroître humilié.
+«Ah! je croyois que le papa le savoit, dit le
+marquis; Monsieur, il faut pardonner cette petite
+faute. Mademoiselle votre fille a la physionomie
+la plus heureuse; je vous le dis, et je m'y connois!
+Mademoiselle votre fille&hellip;, c'est une charmante
+personne, elle a enchanté tout le monde,
+ma femme surtout; oh! tenez, ma femme en est
+folle.&mdash;Il est vrai, Monsieur, dit la marquise
+avec un sang-froid admirable, que mademoiselle
+m'a inspiré toute l'amitié qu'elle mérite.» Je me
+croyois sauvé, lorsque mon véritable père, le baron
+de Faublas, qui ne se faisoit jamais annoncer
+chez son ami, entra tout à coup. «Ah! ah! dit-il
+en m'apercevant&hellip;» M. Duportail courut à lui les
+bras ouverts: «Mon cher Faublas, vous voyez
+ma fille, que M. le marquis et M<sup>me</sup> la marquise
+de B&hellip; me ramènent.&mdash;Votre fille? interrompit
+mon père.&mdash;Hé! oui, ma fille! vous ne la reconnoissez
+pas sous cet habit ridicule? Mademoiselle,
+ajouta-t-il avec colère, passez dans votre appartement,
+et que personne ne vous surprenne plus
+dans cet équipage indécent.»</p>
+
+<p>Je fis, sans dire mot, une révérence à M. de B&hellip;,
+qui paroissoit me plaindre, et une à la marquise,
+qui me voyoit à peine: car, au nom de mon père,
+elle avoit été si troublée que je craignois qu'elle ne
+se trouvât mal. Je me retirai dans la pièce voisine,
+et je prêtai l'oreille. «Votre fille? répéta encore
+le baron.&mdash;Eh! oui, ma fille! qui s'est avisée
+d'aller au bal avec les habits que vous lui avez vus.
+Monsieur le marquis vous dira le reste.» Et effectivement,
+monsieur le marquis répéta à mon père tout
+ce qu'il avoit dit à M. Duportail; il lui affirma que
+j'avois couché dans l'appartement de sa femme,
+dans son lit même, avec elle. «Elle est fort heureuse,
+dit mon père en regardant la marquise&hellip;
+Fort heureuse, répéta-t-il, qu'une si grande imprudence
+n'ait pas eu des suites fâcheuses.&mdash;Eh!
+quelle si grande imprudence a donc commise cette
+chère enfant? répliqua la marquise, que j'avois vue
+déconcertée, mais dont les forces s'étoient ranimées
+promptement. Quoi! parce qu'elle a pris un
+habit d'amazone?&mdash;Sans doute, interrompit le
+marquis, ce n'est qu'une vétille; et vous, Monsieur
+(en s'adressant à mon père d'un ton fâché),
+permettez-moi de vous dire qu'au lieu de vous
+permettre sur le compte de la jeune personne des
+réflexions qui peuvent lui nuire, vous feriez bien
+mieux de vous joindre à nous pour obtenir que
+son père lui pardonne.&mdash;Madame, dit M. Duportail
+à la marquise, je le lui pardonne à cause
+de vous (en s'adressant au marquis), mais à condition
+qu'elle n'y retournera plus.&mdash;En habit
+d'amazone soit, répondit celui-ci, mais j'espère
+que vous nous la renverrez avec ses habits ordinaires;
+nous serions trop privés de ne plus voir
+cette charmante enfant.&mdash;Assurément, dit la
+marquise en se levant, et, si monsieur son père
+veut nous rendre un véritable service, il l'accompagnera.»</p>
+
+<p>M. Duportail reconduisit la marquise jusqu'à
+sa voiture, en lui prodiguant les remercîmens qu'il
+étoit présumé lui devoir.</p>
+
+<p>Leur départ me soulagea d'un pesant fardeau.
+«Voilà une bien singulière aventure! dit M. Duportail
+en rentrant.&mdash;Très singulière, répondit
+mon père; la marquise est une fort belle femme,
+le petit drôle est bien heureux.&mdash;Savez-vous,
+répliqua son ami, qu'il a presque pénétré mon secret?
+Quand on m'a annoncé ma fille, j'ai cru que
+ma fille m'étoit rendue, et quelques mots échappés
+m'ont trahi.&mdash;Eh bien! il y a un remède à cela;
+Faublas est plus raisonnable qu'on ne l'est ordinairement
+à son âge; pour qu'il fût prodigieusement
+avancé, il ne lui manquoit que quelques lumières
+qu'il a sans doute acquises cette nuit: il a l'âme
+noble et le c&oelig;ur excellent; un secret qu'on devine
+ne nous lie pas, comme vous savez; mais un honnête
+homme se croiroit déshonoré s'il trahissoit
+celui qu'un ami lui a confié; apprenez le vôtre à
+mon fils; point de demi-confidence, je vous réponds
+de sa discrétion.&mdash;Mais des secrets de
+cette importance!&hellip; il est si jeune!&hellip;&mdash;Si jeune!
+mon ami, un gentilhomme l'est-il jamais, quand il
+s'agit de l'honneur? Mon fils, déjà dans son adolescence,
+ignoreroit un des devoirs les plus sacrés
+de l'homme qui pense! un enfant que j'ai élevé
+auroit besoin de l'expérience de son père pour ne
+pas faire une bassesse!&hellip;&mdash;Mon ami, je me
+rends.&mdash;Mon cher Duportail, croyez que vous
+ne vous en repentirez jamais. J'espère d'ailleurs
+que cette confidence, devenue presque nécessaire,
+ne sera pas tout à fait inutile. Vous savez que j'ai
+fait quelques sacrifices pour donner à mon fils une
+éducation convenable à sa naissance et proportionnée
+aux espérances qu'il me fait concevoir:
+qu'il reste encore un an dans cette capitale pour
+s'y perfectionner dans ses exercices, cela suffit, je
+crois; ensuite il voyagera, et je ne serois pas fâché
+qu'il s'arrêtât quelques mois en Pologne.&mdash;Baron,
+interrompit M. Duportail, le détour dont
+votre amitié se sert est aussi ingénieux que délicat;
+je sens toute l'honnêteté de votre proposition, qui
+m'est très agréable, je vous l'avoue.&mdash;Ainsi, reprit
+le baron, vous voudriez bien donner à Faublas
+une lettre pour le bon serviteur qui vous reste
+dans ce pays-là; Boleslas et mon fils feront de
+nouvelles recherches. Mon cher Lovzinski, ne désespérez
+pas encore de votre fortune; si votre fille
+existe, il n'est pas impossible qu'elle vous soit rendue.
+Si le roi de Pologne&hellip;» Mon père parla plus
+bas, et tira son ami à l'autre bout de l'appartement:
+ils y causèrent plus d'une demi-heure, après
+quoi, tous deux s'étant rapprochés de la porte contre
+laquelle j'étois placé, j'entendis le baron qui disoit:
+«Je ne veux pas lui demander les détails de son
+aventure; probablement ils sont assez plaisans:
+je ne les entendrois pas avec l'air de sévérité
+qui conviendroit; sans doute il vous contera de
+point en point son histoire, vous m'en ferez part:
+au reste, je crois que nous venons de voir un sot
+mari.&mdash;Il n'est pas le seul, mon ami, répondit
+M. Duportail.&mdash;On le sait bien, répliqua le
+baron; mais il n'en faut rien dire.»</p>
+
+<p>Je les entendis s'approcher de ma porte, j'allai
+me jeter dans un fauteuil. Le baron me dit en entrant:
+«Ma voiture est là, faites-vous reconduire
+à l'hôtel, allez vous reposer, et désormais je vous
+défends de sortir avec cet habit.&mdash;Mon ami, me
+dit M. Duportail, qui me suivit jusqu'à la porte,
+un de ces jours nous dînerons ensemble tête-à-tête;
+vous savez une partie de mon secret, je vous apprendrai
+le reste; mais surtout de la discrétion.
+Songez, d'ailleurs, que je vous ai rendu service.»
+Je l'assurai que je ne l'oublierois pas et qu'il pouvoit
+être tranquille. Dès que je fus rentré chez
+moi, je me mis au lit et m'endormis profondément.</p>
+
+<p>Il étoit fort tard quand je me réveillai: M. Person
+et moi nous fûmes au couvent. Avec quelle
+douce émotion je revis ma Sophie! Sa contenance
+modeste, son innocence ingénue, l'accueil timide
+et caressant qu'elle me fit, un petit air d'embarras
+que lui donnoit encore le souvenir du baiser de la
+veille, tout en elle inspiroit l'amour, mais l'amour
+tendre et respectueux. Cependant l'image des
+charmes de la marquise me poursuivoit jusqu'au
+parloir; mais que d'avantages précieux sa jeune
+rivale avoit sur elle! Il est vrai que les plaisirs de
+la nuit dernière se représentoient vivement à mon
+imagination échauffée; mais combien je leur préférois
+ce moment délicieux où j'avois trouvé, sur
+les lèvres de Sophie, une âme nouvelle! La marquise
+régnoit sur mes sens étonnés; mon c&oelig;ur
+adoroit Sophie.</p>
+
+<p>Le lendemain, je me souvins que la marquise
+m'attendoit chez elle; je me souvins aussi que le
+baron m'avoit dit: «Je vous défends de sortir avec
+cet habit.» D'ailleurs, comment me présenter chez
+la marquise sans être au moins accompagné d'une
+femme de chambre? Il ne falloit pas songer au
+comte, qui sans doute n'étoit pas tenté de m'y
+conduire; et le marquis ne trouveroit-il pas singulier
+qu'une jeune personne sortît toute seule?
+Impatient de revoir ma belle maîtresse, mais retenu
+par la crainte de déplaire à mon père, je ne
+savois à quoi me résoudre. Jasmin vint me dire
+qu'une femme d'un certain âge, envoyée par
+M<sup>lle</sup> Justine, demandoit à me parler. «Je ne sais
+quelle est cette demoiselle Justine; mais faites entrer.&mdash;M<sup>lle</sup>
+Justine m'a chargée de vous présenter
+ses respects, me dit la femme, et de vous
+remettre ce paquet et cette lettre.» Avant d'ouvrir
+le paquet, je pris la lettre, dont l'adresse étoit
+simplement: <i>A Mademoiselle Duportail.</i> J'ouvris
+avec empressement, et je lus:</p>
+
+<blockquote>
+<p><i>Donnez-moi de vos nouvelles, ma chère enfant;
+avez-vous passé une bonne nuit? Vous aviez besoin de
+repos; je crains fort que les fatigues du bal et la
+scène désagréable que monsieur votre père vous a faite
+n'aient altéré votre santé. Je suis désolée que vous
+ayez été grondée à cause de moi; croyez que cette
+scène trop longue m'a fait souffrir autant que vous.
+Monsieur le marquis parle de retourner au bal ce soir,
+je ne m'y sens pas disposée, et je crois que vous n'en
+avez pas plus d'envie que moi. Cependant, comme il
+faut qu'une maman ait de la complaisance pour sa
+fille, surtout quand elle en a une aussi aimable que
+vous, nous irons au bal si vous le voulez. Je n'ai
+point oublié que l'habit d'amazone vous est interdit,
+et j'ai pensé que peut-être vous n'aviez point d'autre
+habit de bal, parce que ce n'est point un meuble de
+couvent, c'est pour cela que je vous envoie l'un des
+miens: nous sommes à peu près de la même taille,
+je crois qu'il vous ira bien.</i></p>
+
+<p><i>Justine m'a dit que vous aviez besoin d'une femme
+de chambre, celle qui vous remettra ma lettre est
+sage, <em>intelligente et adroite</em>: vous pouvez la prendre
+à votre service, et lui donner <em>toute votre confiance</em>,
+je vous réponds d'elle.</i></p>
+
+<p><i>Je ne vous invite point à dîner avec moi, je sais
+que M. Duportail dîne rarement sans sa fille; mais,
+si vous aimez votre chère maman autant qu'elle vous
+aime, vous viendrez dans la soirée, le plus tôt que vous
+pourrez. Monsieur le marquis ne dîne point chez lui;
+venez de bonne heure, mon enfant, je serai seule toute
+l'après-dînée, vous me ferez compagnie. Croyez que
+personne ne vous aime autant que votre chère maman.</i></p>
+
+<p class="sign"><span class="sc">La Marquise de B&hellip;</span></p>
+
+<p>P. S. <i>Je n'ai point la force de vous mander toutes
+les folies que le marquis veut que je vous écrive de sa
+part. Au reste, grondez-le bien quand vous le verrez,
+il vouloit ce matin envoyer en son nom chez M. Duportail.
+J'ai eu toutes les peines du monde à lui faire
+comprendre que cela n'étoit pas raisonnable, et qu'il
+étoit plus décent que ce fût moi qui vous écrivisse.</i></p>
+</blockquote>
+
+<p>Je fus enchanté de cette lettre. «Monsieur,
+me dit la femme intelligente qui me l'apportoit,
+Justine est la femme de chambre de madame la
+marquise de B&hellip;, et, si mademoiselle le veut bien,
+je serai la sienne aujourd'hui et demain. Au reste,
+monsieur ou mademoiselle peut également se fier
+à moi; quand M<sup>lle</sup> Justine et M<sup>me</sup> Dutour se
+mêlent d'une intrigue, elles ne la gâtent pas; c'est
+pour cela qu'on m'a choisie.&mdash;Fort bien, lui
+dis-je, Madame Dutour, je vois que vous êtes instruite,
+vous m'accompagnerez tantôt chez la marquise.»
+J'offris à ma duègne un double louis
+qu'elle accepta. «Ce n'est pas qu'on ne m'ait déjà
+bien payée, me dit-elle; mais monsieur doit savoir
+que les gens de ma profession reçoivent toujours
+des deux côtés.»</p>
+
+<p>Dès que le baron eut dîné, il partit pour l'Opéra,
+suivant sa coutume. Mon coiffeur étoit averti:
+un panache blanc fut mis à la place du petit chapeau.
+M<sup>me</sup> Dutour me revêtit parfaitement du
+charmant habit de bal que M<sup>me</sup> de B&hellip; m'envoyoit,
+et qui m'alloit merveilleusement bien; ma
+ressemblance avec Adélaïde devenoit plus frappante;
+mon gouverneur ému redoubloit pour moi
+d'attentions et de soins. Je pris des gants, un éventail,
+un gros bouquet; je volai au rendez-vous que
+la marquise m'avoit donné.</p>
+
+<p>Je la trouvai dans son boudoir, mollement couchée
+sur une ottomane: un déshabillé galant paroit
+ses charmes au lieu de les cacher. Elle se leva dès
+qu'elle m'aperçut. «Qu'elle est jolie dans cet
+équipage, M<sup>lle</sup> Duportail! que cette robe lui sied
+bien!» et, dès que la porte se fut fermée: «Que
+vous êtes charmant, mon cher Faublas! que votre
+exactitude me flatte! Mon c&oelig;ur me disoit bien
+que vous trouveriez le moyen de me venir joindre
+ici malgré vos deux pères.» Je ne lui répondis
+que par mes vives caresses; et, la forçant de reprendre
+l'attitude qu'elle avoit quittée pour me
+recevoir, je lui prouvois déjà que ses leçons n'étoient
+pas oubliées, lorsque nous entendîmes du
+bruit dans la pièce voisine. Tremblant d'être surpris
+dans une situation qui n'étoit pas équivoque,
+je me relevai brusquement, et, grâce à mes habits
+très commodes, je n'eus besoin que de changer de
+posture pour que mon désordre fût réparé. La marquise,
+sans paroître troublée, ne rétablit que ce qui
+pressoit le plus: tout cela fut l'affaire d'un moment.
+La porte s'ouvrit; c'étoit le marquis. «Je comprenois
+bien, lui dit-elle, Monsieur, qu'il n'y avoit
+que vous qui puissiez entrer ainsi chez moi sans
+vous faire annoncer; mais je croyois qu'au moins
+vous frapperiez à cette porte avant de l'ouvrir:
+cette chère enfant avoit des inquiétudes secrètes à
+confier à sa maman; un moment plus tôt vous
+la surpreniez!&hellip; On n'entre pas ainsi chez des
+femmes!&mdash;Bon! reprit le marquis, je la surprenois!
+Eh bien! je ne l'ai point surprise, ainsi il n'y
+a pas tant de mal à tout cela; d'ailleurs, je suis
+bien sûr que cette chère enfant me le pardonne:
+elle est plus indulgente que vous; mais convenez
+que son père a bien raison de ne pas vouloir
+qu'elle porte cet habit d'amazone, elle est à croquer
+comme la voilà!»</p>
+
+<p>Il reprit avec moi ce mauvais ton de galanterie
+qui nous avoit déjà tant amusés; il trouva que
+j'étois parfaitement bien remise, que j'avois les yeux
+brillans, le teint fort animé, et même quelque chose
+d'extraordinaire et d'un très bon augure dans la
+<i>physionomie</i>. Ensuite il nous dit: «Belles dames,
+vous allez au bal aujourd'hui?» La marquise répondit
+que non. «Vous vous moquez de moi, je
+suis revenu tout exprès pour vous y conduire.&mdash;Je
+vous assure que je n'irai pas.&mdash;Hé! pourquoi
+donc? ce matin vous disiez&hellip;&mdash;Je disois que j'y
+pourrois aller par complaisance pour M<sup>lle</sup> Duportail;
+mais elle ne s'en soucie pas; elle craint de
+retrouver là le comte de Rosambert, qui s'est fort
+mal comporté la dernière fois.» J'interrompis la
+marquise. «Certainement son procédé avec moi
+est assez malhonnête pour que désormais je craigne
+de le rencontrer autant que je me plaisois autrefois
+à me trouver avec lui.&mdash;Vous avez raison,
+me dit le marquis: le comte est un de ces petits
+merveilleux qui croient qu'une femme n'a des yeux
+que pour eux; il est bon que ces messieurs apprennent
+quelquefois qu'il y a dans le monde des gens
+qui les valent bien&hellip;» Je compris son idée, et,
+pour justifier ses propos, je lui lançai à la dérobée
+un coup d'&oelig;il expressif&hellip; «Et qui valent peut-être
+mieux», ajouta-t-il aussitôt en renforçant sa
+voix, en s'élevant sur la pointe du pied, et en prenant
+son élan pour faire une lourde pirouette qu'il
+acheva très malheureusement. Sa tête alla frapper
+contre la boiserie trop dure, qui ne lui épargna
+une chute pesante qu'en lui faisant au front une
+large meurtrissure. Honteux de son malheur, mais
+voulant le dissimuler, il parut insensible à la douleur
+qu'il ressentoit. «Charmante enfant, me dit-il
+avec plus de sang-froid, mais en faisant de temps
+en temps de laides grimaces qui le trahissoient,
+vous avez raison d'éviter le comte; mais n'ayez
+pas peur de le rencontrer ce soir. Il y a bal masqué:
+la marquise a justement deux dominos; elle
+vous en prêtera un, elle prendra l'autre; nous
+irons au bal, vous reviendrez souper avec nous;
+et, si vous n'avez pas été trop mal couchée avant-hier&hellip;&mdash;Ho!
+oui, cela sera charmant! m'écriai-je
+avec plus de vivacité que de prudence; allons au
+bal.&mdash;Avec mes dominos que le comte connoît?
+interrompit la marquise plus réfléchie que moi.&mdash;Eh!
+oui, Madame, avec vos dominos. Il faut donner
+à cette enfant le plaisir du bal masqué, elle n'a
+jamais vu cela; le comte ne vous reconnoîtra pas,
+il n'y sera peut-être pas même.» La marquise
+paroissoit incertaine; je la voyois balancer entre
+le désir de me garder encore la nuit prochaine et
+la crainte d'aller, en présence du marquis, s'offrir
+aux sarcasmes du comte. «Pour moi, reprit
+d'un ton mystérieux le commode mari, je vous
+y conduirai bien; mais j'ai quelques affaires, je
+ne pourrai pas rester avec vous; je vous laisserai
+là, pour revenir à minuit vous chercher.»
+Cette raison du marquis, plus que toutes ses
+instances, détermina la marquise; elle refusa quelque
+temps encore, mais d'un ton qui m'annonçoit
+assez qu'il falloit la presser et qu'elle alloit
+consentir.</p>
+
+<p>Cependant la contusion que le marquis s'étoit
+faite devenoit plus apparente, et sa bosse grossissoit
+à vue d'&oelig;il. Je lui demandai d'un air étonné
+ce qu'il avoit au front; il y porta la main. «Ce
+n'est rien, me dit-il avec un rire forcé; quand on
+est marié, on est exposé à ces accidens-là.» Je
+me souvins du supplice qu'il m'avoit fait éprouver
+quand ma main étoit dans les siennes, et, résolu
+de me venger, je tirai de ma bourse une pièce de
+monnoie, je la lui appliquai sur le front, et me
+voilà serrant de toutes mes forces pour aplatir la
+bosse. Le patient pressoit ses flancs de ses poings
+fermés, grinçoit des dents, souffloit douloureusement
+et faisoit d'horribles contorsions. «Elle a,
+dit-il avec peine, elle a de la vigueur dans le poignet.»
+Je redoublai d'efforts; il fit enfin un cri terrible,
+et, m'échappant avec violence, il seroit tombé
+à la renverse, si je ne l'avois promptement retenu.
+«Ah! la petite diablesse! elle m'a presque ouvert
+le crâne.&mdash;La petite espiègle l'a fait exprès, dit
+la marquise, qui se contraignoit beaucoup pour
+ne pas rire.&mdash;Vous croyez qu'elle l'a fait
+exprès? Hé bien, je vais l'embrasser pour la punir.&mdash;Pour
+me punir, soit.» Je présentai la joue
+de bonne grâce; il se crut le plus heureux des
+hommes: si j'avois voulu l'écouter, je n'aurois
+cessé de mettre, au même prix, son courage à
+l'épreuve.</p>
+
+<p>«Finissons ces folies, dit la marquise en affectant
+un peu d'humeur, et pensons à ce bal, puisqu'il
+y faut aller.&mdash;Ho! madame se fâche! répondit
+le marquis; soyons sages, me dit-il tout bas, il y
+a un peu de jalousie.» Il nous regarda d'un air de
+satisfaction. «Vous vous aimez bien toutes les deux,
+poursuivit-il; mais si vous alliez vous brouiller un
+jour à cause de moi!&hellip; cela seroit bien singulier!&hellip;&mdash;Allons-nous
+au bal, ou n'y allons-nous pas?»
+interrompit la marquise. Elle se mit à sa toilette:
+on lui apporta ses dominos, qu'elle ne voulut point
+mettre; elle en envoya chercher deux autres dont
+nous nous affublâmes gaiement. «Vous connoissez
+le mien, dit le marquis, je le prendrai pour vous
+aller chercher; je ne crains pas d'être reconnu,
+moi!» Il nous conduisit au bal, et nous promit de
+revenir à minuit précis.</p>
+
+<p>Dès que nous parûmes à la porte de la salle,
+la foule des masques nous environna: on nous
+examina curieusement, on nous fit danser; mes
+yeux furent d'abord agréablement flattés de la
+nouveauté du spectacle. Les habits élégans, les
+riches parures, la singularité des costumes grotesques,
+la laideur même des travestissemens baroques,
+la bizarre représentation de tous ces visages
+cartonnés et peints, le mélange des couleurs, le
+murmure de cent voix confondues, la multitude
+des objets, leur mouvement perpétuel, qui varioit
+sans cesse le tableau en l'animant, tout se réunit
+pour surprendre mon attention bientôt lassée.
+Quelques nouveaux masques étant entrés, la contredanse
+fut interrompue, et la marquise, profitant
+du moment, se mêla dans la foule; je la suivis en
+silence, curieux d'examiner la scène en détail. Je
+ne tardai pas à m'apercevoir que chacun des acteurs
+s'occupoit beaucoup à ne rien faire, et bavardoit
+prodigieusement sans rien dire. On se cherchoit
+avec empressement, on s'observoit avec inquiétude,
+on se joignoit avec familiarité, on se quittoit sans
+savoir pourquoi; l'instant d'après on se reprenoit
+de même en ricanant. L'un vous étourdissoit du
+bruyant éclat de sa voix glapissante; l'autre, d'un
+ton nasillard, bredouilloit cent platitudes qu'à
+peine il comprenoit lui-même; celui-ci balbutioit
+un bon mot grossier qu'il accompagnoit de gestes
+ridicules; celui-là faisoit une question sotte, à laquelle
+on répondoit par une plus sotte plaisanterie.
+Je vis pourtant des gens cruellement tourmentés,
+qui certainement auroient acheté bien chèrement
+l'avantage d'échapper aux propos malins, aux regards
+persécuteurs. J'en vis d'autres bien ennuyés,
+dont apparemment l'objet principal avoit été de
+passer la nuit au bal, de quelque manière que ce
+fût, et qui n'y restoient sans doute que pour se
+ménager la petite consolation d'assurer le lendemain
+qu'ils s'étoient beaucoup amusés la veille.
+«Voilà donc ce que c'est qu'un bal masqué! dis-je
+à la marquise; ce n'est donc que cela? Je ne
+suis pas étonné qu'ici de braves gens puissent être
+bafoués par des faquins, et des gens d'esprit mystifiés
+par des sots; je ne resterois sûrement pas, si
+je n'étois point avec vous.&mdash;Taisez-vous, me répondit-elle,
+nous sommes suivis, et peut-être reconnus;
+ne voyez-vous pas le masque qui s'attache à
+nos pas? Je crains bien que ce ne soit le comte;
+sortons de la foule et ne vous étonnez pas.»</p>
+
+<p>C'étoit en effet M. de Rosambert; nous n'eûmes
+pas de peine à le reconnoître: car, ne prenant pas
+même celle de déguiser sa voix, il eut seulement
+l'attention de parler assez bas pour qu'il n'y eût
+que la marquise et moi qui pussions l'entendre.
+«Comment se portent madame la marquise et sa
+belle amie?» nous demanda-t-il avec un intérêt affecté.
+Je n'osois répondre. La marquise, sentant
+qu'il seroit inutile d'essayer de lui faire croire qu'il
+se trompoit, aima mieux soutenir une conversation
+délicate, qu'elle auroit peut-être heureusement terminée
+par son adresse, si le comte eût été moins
+instruit. «Quoi! c'est vous, Monsieur le comte?
+Vous m'avez reconnue? Cela m'étonne! je croyois
+que vous aviez juré de ne plus me voir et de ne me
+parler jamais.&mdash;Il est vrai que je vous l'avois
+promis, Madame, et je sais combien cette assurance
+que je vous ai donnée vous a mise à votre
+aise.&mdash;Je ne vous entends pas, et vous m'entendez
+mal; si je ne voulois pas vous voir, qui me
+forceroit à vous parler? pourquoi serois-je venue
+ici chercher votre rencontre?&mdash;Chercher ma
+rencontre, Madame! quoique l'aveu soit très
+flatteur, je conviens que j'aurois eu peut-être la
+sottise de le croire sincère, si cette chère enfant que
+voilà&hellip;&mdash;Monsieur, interrompit la marquise,
+n'avez-vous pas amené la comtesse?&hellip; Elle est
+très aimable, la comtesse!&hellip; qu'en dites-vous?&mdash;Je
+dis, Madame, qu'elle est surtout très officieuse!&hellip;»
+La marquise l'interrompit encore en
+jouant le dépit. «Elle est très aimable, la comtesse!&hellip;
+Monsieur, vous auriez dû l'amener&hellip;&mdash;Oui,
+Madame, et vous lui auriez apparemment
+encore confié l'honnête emploi qu'elle a si généreusement
+accepté, si complaisamment rempli?&mdash;Quoi!
+c'est peut-être moi qui l'ai chargée de vous
+occuper toute la soirée, de vous engager à me
+faire une mauvaise querelle, à me répéter cent fois
+une maussade plaisanterie, à me pousser à bout,
+enfin, de manière que je sois forcée de vous dire
+des choses désagréables, que vous n'avez pas manqué
+de prendre à la lettre, et dont je me serois
+repentie, si vous étiez venu hier, comme je l'espérois,
+solliciter votre pardon?&mdash;Mon pardon!
+vous me l'auriez accordé, Madame! Ah! que vous
+êtes généreuse! Mais soyez tranquille, je n'abuserai
+pas de tant de bontés, je craindrois trop de
+vous embarrasser beaucoup, et de faire aussi bien
+de la peine à ma jeune parente, qui nous écoute
+si attentivement, et qui a de si bonnes raisons
+pour ne rien dire.&mdash;Hé! Monsieur, lui répliquai-je
+aussitôt, que pourrois-je vous dire!&mdash;Rien,
+rien que je ne sache ou que je ne devine.&mdash;Je
+conviens, Monsieur de Rosambert, que vous
+savez quelque chose que madame ne sait pas;
+mais, ajoutai-je en affectant de lui parler bas, ayez
+donc un peu plus de discrétion; la marquise n'a
+pas voulu vous croire avant-hier; que vous coûte-t-il
+de lui laisser seulement encore aujourd'hui
+une erreur qui ne laisse pas d'être piquante?&mdash;Fort
+bien, s'écria-t-il, la tournure n'est pas maladroite!
+Vous, si novice avant-hier! aujourd'hui si
+<i>manégé</i>! Il faut que vous ayez reçu de bien bonnes
+leçons.&mdash;Que dites-vous donc, Monsieur? reprit
+la marquise un peu piquée.&mdash;Je dis, Madame,
+que ma jeune parente a beaucoup avancé en vingt-quatre
+heures; mais je n'en suis pas étonné, on sait
+comment l'esprit vient aux filles.&mdash;Vous nous faites
+donc la grâce de convenir enfin que M<sup>lle</sup> Duportail
+est de son sexe!&mdash;Je ne m'aviserai plus de le
+nier, Madame; je sens combien il seroit cruel pour
+vous d'être détrompée. Perdre une bonne amie!
+et ne trouver à sa place qu'un jeune serviteur! la
+douleur seroit trop amère.&mdash;Ce que vous dites là
+est tout à fait raisonnable, répliqua la marquise
+avec une impatience mal déguisée; mais le ton
+dont vous le dites est si singulier! Expliquez-vous,
+Monsieur; cette enfant, que vous m'avez présentée
+vous-même comme votre parente, est-elle
+(en parlant très bas) M<sup>lle</sup> Duportail ou M. de
+Faublas? Vous me forcez à vous faire une question
+bien extraordinaire; mais enfin, dites sérieusement
+ce qu'il en est.&mdash;Ce qu'il en est, Madame, je pouvois
+hasarder de le dire avant-hier; mais aujourd'hui
+c'est à moi à vous le demander.&mdash;Moi! répondit-elle
+sans se déconcerter, je n'ai là-dessus aucune
+espèce de doute. Son air, ses traits, son maintien,
+ses discours, tout me dit qu'elle est M<sup>lle</sup> Duportail,
+et d'ailleurs j'en ai des preuves que je n'ai pas
+cherchées.&mdash;Des preuves!&mdash;Oui, Monsieur, des
+preuves; elle a soupé chez moi avant-hier&hellip;&mdash;Je
+le sais bien, Madame, et même elle étoit encore
+chez vous hier à dix heures du matin.&mdash;A dix
+heures du matin, soit; mais enfin nous l'avons reconduite
+chez elle.&mdash;Chez elle! faubourg Saint-Germain?&mdash;Non,
+près de l'Arsenal. Et monsieur
+son père&hellip;&mdash;Son père? le baron de Faublas?&mdash;Mais
+point du tout, M. Duportail&hellip; M. Duportail
+nous a beaucoup remerciés, le marquis et
+moi, de lui avoir ramené sa fille.&mdash;Le marquis et
+vous, Madame? Quoi! le marquis vous a accompagnés
+chez M. Duportail?&mdash;Oui, Monsieur; qu'y
+a-t-il de si étonnant à cela?&mdash;Et M. Duportail a
+remercié le marquis?&mdash;Oui, Monsieur.»</p>
+
+<p>Ici le comte partit d'un éclat de rire. «Ah! le
+bon mari! s'écria-t-il tout haut; l'aventure est excellente.
+Ah! l'honnête homme de mari!» Il se
+préparoit à nous quitter. Je crus qu'il falloit, pour
+l'intérêt de la marquise et pour le mien propre, essayer
+de modérer son excessive gaieté. «Monsieur,
+lui dis-je en baissant la voix, ne pourroit-on pas
+avoir avec vous une explication plus sérieuse?» Il
+me regarda en riant. «Une explication sérieuse
+entre nous, ce soir, ma chère parente? (Il souleva
+un peu mon masque.) Non, vous êtes trop jolie,
+je vous laisse <i>aimer et plaire</i>; d'ailleurs, il est juste
+que je profite aujourd'hui de mes avantages; l'explication
+sera pour demain, si vous le voulez bien.&mdash;Pour
+demain, Monsieur? à quelle heure, et
+dans quel endroit?&mdash;L'heure, je ne saurois vous
+la fixer, cela dépendra des circonstances. N'allez-vous
+pas souper chez la marquise? Demain il sera
+peut-être midi quand le très commode marquis
+vous reconduira chez le très complaisant M. Duportail;
+vous serez probablement fatigué, je ne
+veux point user d'un tel avantage, il faudra vous
+laisser le temps de vous reposer; je passerai chez
+vous dans la soirée. Je ne vous dis point adieu,
+j'aurai le plaisir de vous revoir une fois encore
+avant que l'heure du berger sonne pour vous.» Il
+nous salua et sortit de la salle.</p>
+
+<p>La marquise fut très contente de son départ. «Il
+nous a porté de rudes coups, me dit-elle; mais nous
+ne pouvions guère nous défendre mieux.» Je lui
+observai que le comte avait eu l'attention de baisser
+la voix chaque fois qu'il lui avoit lancé quelque
+vive épigramme, et qu'ayant seulement l'intention
+de nous tourmenter beaucoup, il avoit paru du
+moins ne la vouloir pas compromettre jusqu'à un
+certain point. «Je ne m'y fie pas, me répondit-elle:
+il sait que vous avez passé la nuit chez moi;
+il est piqué; le retour qu'il vous annonce n'est pas
+d'un bon augure, sans doute il nous prépare une
+attaque plus forte. Partons, ne l'attendons pas,
+n'attendons pas le marquis.»</p>
+
+<p>Nous nous disposions à sortir, lorsque deux masques
+nous arrêtèrent. L'un des deux dit à la marquise:
+«Je te connois, beau masque.&mdash;Bonsoir,
+Monsieur de Faublas», me dit l'autre. Je ne répondis
+point. «Bonsoir, Monsieur de Faublas»,
+répéta-t-il. Je sentis qu'il falloit recueillir mes forces
+et payer d'audace: «Tu n'as pas l'art de deviner,
+beau masque, tu te trompes de nom et de sexe.&mdash;C'est
+que l'un et l'autre sont fort incertains.&mdash;Tu
+deviens fou, beau masque.&mdash;Point du tout: les
+uns te baptisent Faublas et te soutiennent beau
+garçon; les autres vous nomment Duportail et
+jurent que vous êtes très jolie fille.&mdash;Duportail
+ou Faublas, lui répliquai-je fort interdit, que t'importe?&mdash;Distinguons,
+beau masque. Si vous êtes
+une jolie demoiselle, il m'importe à moi; si tu es
+un beau garçon, il importe à la jolie dame que
+voilà (en montrant la marquise).» Je demeurai
+stupéfait. Il reprit: «Répondez-moi, Mademoiselle
+Duportail; parle donc, Monsieur de Faublas.&mdash;Décide-toi
+à me donner l'un ou l'autre nom, beau
+masque.&mdash;Ah! si je ne considère que mon intérêt
+personnel et les apparences, vous êtes M<sup>lle</sup> Duportail;
+mais, si j'en crois la chronique scandaleuse,
+tu es M. de Faublas.»</p>
+
+<p>La marquise ne perdoit pas un mot de ce dialogue;
+mais, déjà trop pressée par l'inconnu qui
+l'avoit attaquée, elle ne pouvoit me secourir. Je
+ne sais si mon trouble ne m'alloit pas trahir, lorsqu'il
+s'éleva dans la salle une grande rumeur: on
+se précipitoit vers la porte, les masques se pressoient
+en foule autour d'un masque qui venoit
+d'entrer; ceux-ci le montroient au doigt, ceux-là
+poussoient de longs éclats de rire, et tous ensemble
+crioient: «C'est M. le marquis de B&hellip; qui s'est
+fait une bosse au front!» Dès que les deux démons
+qui nous persécutoient eurent entendu ces
+joyeuses exclamations, ils nous quittèrent pour aller
+grossir le nombre des rieurs. «Enfin les voilà
+partis! me dit ma belle maîtresse un peu étonnée;
+mais, parmi ces cris redoublés, n'entendez-vous
+pas le nom du marquis? Je parie que c'est un nouveau
+tour qu'on a joué à mon pauvre mari.»</p>
+
+<p>Cependant le tumulte alloit toujours croissant;
+nous approchâmes, nous entendîmes des voix confuses
+qui disoient: «Bonsoir, Monsieur le marquis
+de B&hellip;, qu'avez-vous donc au front, Monsieur le
+marquis? depuis quand cette bosse vous est-elle venue?»
+Et bientôt, dans les transports de leur turbulente
+gaieté, tous les masques répétoient: «C'est
+M. le marquis de B&hellip; qui s'est fait une bosse au
+front!» A force de coudoyer nos voisins, nous parvînmes
+à joindre le masque tant bafoué: ce n'étoit ni
+le domino jaune du marquis, ni sa petite taille, et
+cependant c'étoit le marquis lui-même. Nous vîmes
+qu'on avoit attaché entre ses deux épaules un petit
+morceau de papier, sur lequel étoient tracés en
+caractères bien lisibles ces mots dont nos oreilles
+étoient remplies: <i>C'est M. le marquis de B&hellip; qui
+s'est fait une bosse au front&hellip;</i> Il nous reconnut tout
+d'un coup. «Je ne comprends rien à ceci, nous
+dit-il tout hors de lui; allons-nous-en.» Toujours
+poursuivi par les huées dérisoires d'une folle jeunesse,
+toujours porté par les flots tumultueux de
+la foule empressée, il eut autant de peine à regagner
+la porte qu'il en avoit éprouvé pour pénétrer
+jusqu'au milieu de la salle.</p>
+
+<p>Nous le suivîmes de près. «Parbleu! nous dit
+le marquis, si confondu qu'il n'avoit pas la force
+de prendre sa place dans la voiture, je ne comprends
+rien à cela; jamais je ne me suis si bien
+déguisé, et tout le monde m'a reconnu!» La
+marquise lui demanda quel avoit été son dessein.
+«Je voulois, lui répondit-il, vous surprendre
+agréablement; dès que je vous ai vues dans la
+salle du bal, je suis retourné à l'hôtel, où j'ai fait
+part de mes projets à Justine, votre femme de
+chambre, et à celle de cette charmante enfant: car
+je les ai trouvées ensemble. J'ai pris un domino
+nouveau, je me suis fait apporter des souliers dont
+les talons très hauts devoient, en me grandissant
+beaucoup, me rendre méconnoissable; Justine a
+présidé à ma toilette. (Tandis qu'il parloit, la marquise
+détachoit habilement l'étiquette perfide et la
+fourroit dans sa poche.) Demandez à Justine, elle
+vous dira que je n'ai jamais été si bien déguisé:
+car elle me l'a répété cent fois, et cependant tout
+le monde m'a reconnu!»</p>
+
+<p>La marquise et moi, nous devinâmes aisément
+que nos femmes de chambre nous avoient bien
+servis. «Mais, reprit le marquis après un moment
+de réflexion, comment ont-ils vu que j'avois une
+bosse au front? Aviez-vous conté mon accident?&mdash;A
+personne, je vous assure.&mdash;Cela est bien
+singulier! ma figure est couverte d'un masque, et
+l'on voit ma bosse; je me déguise beaucoup mieux
+qu'à l'ordinaire, et tout le monde me reconnoît!»
+Le marquis ne cessoit de témoigner son étonnement
+par des exclamations semblables, tandis que
+la marquise et moi, nous nous félicitions tout bas
+de l'heureuse adresse de nos femmes, qui nous
+avoient épargné si comiquement les scènes fâcheuses
+auxquelles nous auroient exposés le déguisement
+de son mari et la vengeance de mon
+rival.</p>
+
+<p>Quel fut notre étonnement, lorsqu'en arrivant à
+l'hôtel nous apprîmes que le comte nous y attendoit
+depuis quelques minutes. Il vint à nous d'un
+air gai: «J'étois sûr, Mesdames, que vous ne
+resteriez pas longtemps à ce bal: c'est une assez
+triste chose qu'un bal masqué! ceux qui ne nous
+connoissent pas nous y ennuient; ceux qui nous
+connoissent nous y tourmentent!&mdash;Oh! interrompit
+le marquis, je n'ai pas eu le temps de m'y
+ennuyer, moi! tu vois comme je suis déguisé?&mdash;Hé
+bien?&mdash;Hé bien! dès que je suis entré, tout le
+monde m'a reconnu.&mdash;Comment! tout le monde!&mdash;Oui,
+oui, tout le monde; ils m'ont d'abord entouré:
+<i>Hé! bonsoir, Monsieur le marquis de B&hellip;; et
+d'où vous vient cette bosse au front, Monsieur le marquis?</i>
+Et ils me serroient! et ils me poussoient! et
+des rires! et des gestes! et un bruit! je crois que
+j'en resterai sourd; je veux être pendu si jamais j'y
+retourne. Mais comment ont-ils su que j'avois cette
+bosse au front?&mdash;Parbleu, elle se voit d'une lieue!&mdash;Mais
+mon masque?&mdash;Cela ne fait rien. Tenez,
+moi, j'ai été reconnu aussi.&mdash;Bon! reprit le marquis
+d'un air consolé.&mdash;Oui, continua le comte,
+mon aventure est assez drôle; j'ai rencontré là une
+fort jolie dame, qui m'estimoit beaucoup, mais
+beaucoup, la semaine passée.&mdash;J'entends, j'entends,
+dit le marquis.&mdash;Cette semaine elle m'a
+éconduit d'une manière si plaisante!&hellip; Imaginez
+que j'ai été au bal avec un de mes amis qui s'étoit
+fort joliment déguisé.» La marquise, effrayée,
+l'interrompit. «Monsieur le comte soupe sans
+doute avec nous? lui dit-elle de l'air du monde le
+plus flatteur.&mdash;Si cela ne vous embarrasse pas
+trop, Madame&hellip;&mdash;Quoi! interrompit le marquis,
+vas-tu faire des façons avec nous? Crois-moi,
+essaye plutôt de faire ta paix avec ta jeune parente
+qui t'en veut beaucoup.&mdash;Moi! Monsieur, point
+du tout! j'ai toujours pensé que M. de Rosambert
+étoit homme d'honneur; je le crois trop galant
+homme pour abuser des circonstances&hellip;&mdash;Il ne
+faut abuser de rien, me répondit le comte; mais
+il faut user de tout.&mdash;Qu'est-ce que c'est que
+des circonstances? s'écria le marquis, qu'entend-elle
+par des circonstances? Quelles circonstances y
+a-t-il?&hellip; Rosambert, tu me diras cela; mais conte-nous
+donc ton histoire.&mdash;Volontiers.&mdash;Messieurs,
+interrompit encore la marquise, on vous a
+déjà dit que le souper étoit servi.&mdash;Oui, oui,
+allons souper, répondit le marquis, tu nous conteras
+ton malheur à table.» La marquise alors
+s'approcha de son mari, et lui dit à mi-voix: «Y
+songez-vous bien, Monsieur, de vouloir qu'on
+raconte une histoire galante devant cette enfant?&mdash;Bon!
+bon! lui répondit-il, à son âge on n'est
+pas si novice»; et, s'adressant au comte: «Rosambert,
+tu nous conteras ton aventure; mais tu
+gazeras tout cela de manière que cette enfant&hellip;,
+tu m'entends bien?»</p>
+
+<p>La marquise nous plaça de manière que le comte
+étoit entre elle et moi, et que je me trouvois, moi,
+entre le comte et le marquis. Un regard prompt
+de ma belle maîtresse m'avertit d'apporter à notre
+situation critique l'attention la plus scrupuleuse,
+de ne parler qu'avec ménagement, d'agir avec la
+plus grande circonspection. Le marquis mangeoit
+beaucoup et parloit davantage; je ne répondois
+que par monosyllabes aux douces phrases qu'il
+m'adressoit. Le comte enchérissoit sur les éloges
+du marquis; il me prodiguoit d'un ton railleur
+les complimens les plus outrés, assuroit malignement
+que personne au monde n'étoit plus aimable
+que sa jeune parente, demandoit au marquis ce
+qu'il en pensoit, et, préludant avec la marquise
+par de légères épigrammes, il protestoit qu'elle
+seule, jusqu'à présent, savoit précisément combien
+M<sup>lle</sup> Duportail méritoit d'être aimée. La marquise,
+également adroite et prompte, répondoit vite et
+toujours bien; mesurant la défense à l'attaque, elle
+éludoit sans affectation ou se défendoit sans aigreur,
+déterminée à ménager un ennemi qu'elle
+ne pouvoit espérer de vaincre; aux questions pressantes
+elle opposoit les aveux équivoques, elle
+atténuoit les allégations fortes par les négations
+mitigées, et repoussoit les sarcasmes plus amers
+qu'embarrassans par des récriminations plus fines
+que méchantes: très intéressée à pénétrer les secrets
+desseins du comte, dont la vengeance étoit
+si facile, elle l'examinoit souvent d'un &oelig;il observateur;
+puis, essayant de le fléchir en l'intéressant,
+elle l'accabloit de politesses et d'attentions, prétextoit
+une forte migraine, traînoit languissamment
+les doux accens de sa voix presque éteinte, et de
+ses regards supplians sollicitoit sa grâce, qu'elle ne
+pouvoit obtenir.</p>
+
+<p>Dès que les domestiques eurent servi le dessert
+et se furent retirés, le comte commença une attaque
+plus chaude, qui nous jeta, la marquise et
+moi, dans une mortelle anxiété.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>Je vous disois, Monsieur le marquis, qu'une
+jeune dame m'honoroit, la semaine passée, d'une
+attention toute particulière&hellip;</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise</span>, <i>tout bas</i>.</p>
+
+<p>Quelle fatuité! (<i>Haut.</i>) Encore une bonne fortune!
+la matière est si usée!</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>Non, Madame: une infidélité subite, avec des
+circonstances nouvelles qui vous amuseront&hellip;</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
+
+<p>Point du tout, Monsieur, je vous assure.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
+
+<p>Bon! les femmes disent toujours qu'une histoire
+galante les ennuie! Rosambert, conte-nous la
+tienne.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>Cette dame étoit au bal&hellip;, je ne sais plus quel
+jour&hellip; (<i>A la marquise.</i>) Madame, aidez-moi donc,
+vous y étiez aussi&hellip;</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise</span>, <i>vivement</i>.</p>
+
+<p>Le jour, Monsieur? hé! qu'importe le jour?
+Pensez-vous d'ailleurs que j'aie remarqué?&hellip;</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
+
+<p>Passons, passons, le jour n'y fait rien.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>Hé bien, j'allai à ce bal avec un de mes amis,
+qui s'étoit déguisé le plus joliment du monde, et
+que personne ne reconnut.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
+
+<p>Que personne ne reconnut! il étoit bien habile
+celui-là! Quel habit avoit-il donc?</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise</span>, <i>très vivement</i>.</p>
+
+<p>Un habit de caractère, apparemment?</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>Un habit de caractère!&hellip; Mais, non&hellip; (<i>En regardant
+la marquise.</i>) Cependant je le veux bien,
+si vous le voulez: un habit de caractère, soit. Personne
+ne le reconnut; personne, excepté la dame
+en question, qui devina que c'étoit un fort beau
+garçon.</p>
+
+<p class="drap">(<i>Ici la marquise sonna un domestique, le retint quelque
+temps sous différens prétextes: le marquis,
+impatienté, le renvoya; le comte reprit.</i>)</p>
+
+<p>La dame, charmée de sa découverte&hellip; Mais je
+ne veux plus rien dire, parce que le marquis la
+connoît.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Marquis</span>, <i>riant</i>.</p>
+
+<p>Cela se peut: d'abord, j'en connois beaucoup;
+mais cela ne fait rien, continue.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
+
+<p>Monsieur le comte, on donnoit hier une pièce
+nouvelle.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>Oui, Madame; mais permettez-moi de finir mon
+histoire.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
+
+<p>Point du tout: je veux savoir ce que vous pensez
+de la pièce.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>Permettez, Madame&hellip;</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
+
+<p>Eh! Madame, laissez-le donc nous raconter!&hellip;</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>Pour abréger, vous saurez que mon jeune ami
+plut beaucoup à la dame; que ma présence ne
+tarda pas à la gêner, et le moyen qu'elle imagina
+pour se débarrasser de moi&hellip;</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
+
+<p>C'est un roman que cette histoire-là.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>Un roman, Madame! Ah! tout à l'heure, si
+l'on m'y force, je convaincrai les plus incrédules.
+Le moyen qu'elle imagina fut de me détacher une
+jeune comtesse, son intime amie, femme très
+adroite, très obligeante, qui s'empara de moi tellement&hellip;</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
+
+<p>Comment! on t'a donc bien joué?</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>Pas mal, pas mal, mais beaucoup moins que le
+mari, qui arriva&hellip;</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
+
+<p>Il y a un mari!&hellip; Tant mieux!&hellip; J'aime beaucoup
+les aventures où figurent des maris comme
+j'en connois tant! Hé bien! le mari arriva&hellip; Qu'avez-vous
+donc, Madame?</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
+
+<p>Un mal de tête affreux!&hellip; Je suis au supplice&hellip;
+(<i>Au comte.</i>) Monsieur, remettez de grâce
+à un autre jour le récit de cette aventure.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
+
+<p>Eh! non, conte, conte donc: cela la dissipera.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>Oui, je finis en deux mots.</p>
+
+<p class="c">M<sup>lle</sup> <span class="sc">Duportail</span>, <i>au marquis tout bas</i>.</p>
+
+<p>M. de Rosambert aime beaucoup à jaser, et
+ment quelquefois passablement.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
+
+<p>Je sais bien, je sais bien; mais cette histoire est
+drôle: il y a un mari, je parie qu'on l'a attrapé
+comme un sot.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte</span>, <i>sans écouter la marquise qui veut
+lui parler</i>.</p>
+
+<p>Le marquis arriva, et ce qu'il y eut d'étonnant,
+c'est qu'en voyant la figure douce, fine, agréable,
+fraîche, du jeune homme si joliment déguisé, le
+mari crut que c'étoit une femme&hellip;</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
+
+<p>Bon!&hellip; oh! celui-là est excellent! oh! l'on ne
+m'auroit pas attrapé comme cela, moi; je me connois
+trop bien en physionomie.</p>
+
+<p class="c">M<sup>lle</sup> <span class="sc">Duportail</span>.</p>
+
+<p>Mais cela est incroyable!</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
+
+<p>Impossible! M. de Rosambert nous fait des
+contes&hellip; qu'il devroit bien finir, car je me sens
+fort incommodée.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>Il le crut si bien qu'il lui prodigua les complimens,
+les petits soins, et même il en vint jusqu'à
+lui prendre la main et à la lui serrer doucement&hellip;
+(<i>au marquis</i>) tenez, à peu près comme vous faites
+à présent à ma cousine.</p>
+
+<p class="c">(<i>Le marquis étonné quitta promptement ma
+main, qu'il tenoit en effet.</i>)</p>
+
+<p>«Il l'a fait exprès, me dit-il: je crois qu'il voudroit
+que la marquise s'aperçût de notre intelligence.&mdash;Qu'il
+est jaloux! qu'il est méchant et menteur!&hellip;
+lui répliquai-je;&hellip; comme un avocat.» (<i>Le
+comte, toujours sourd aux instances que la marquise
+avoit eu le temps de renouveler, reprit:</i>)</p>
+
+<p>Tandis que le bon mari, d'un côté, épuisoit les
+lieux communs de la vieille galanterie, et pressoit
+la main chérie,&hellip; la dame, non moins vive, mais
+plus heureuse&hellip;</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
+
+<p>Eh! Monsieur, quelles femmes avez-vous donc
+connues?&hellip; Vous nous peignez celle-là sous des
+couleurs&hellip; Ne se peut-il pas que, trompée, comme
+son mari, par les apparences&hellip;</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>Cela eût été très possible; mais je crois que
+cela n'étoit pas. Au reste, vous allez en juger
+vous-même, écoutez jusqu'au bout.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
+
+<p>Monsieur, s'il faut absolument que vous racontiez
+cette histoire, je vous prie au moins de songer
+que vous devez quelques ménagemens (<i>en regardant
+M<sup>lle</sup> Duportail</i>) à certaines personnes qui vous
+écoutent.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
+
+<p>Rosambert, Madame a raison; gaze un peu cela,
+à cause de cette enfant (<i>en montrant M<sup>lle</sup> Duportail</i>).</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>Oui&hellip; oui!&hellip; La dame fort émue&hellip;</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
+
+<p>Monsieur, de grâce, abrégez des détails qui ne
+sont pas honnêtes.</p>
+
+<p class="c">M<sup>lle</sup> <span class="sc">Duportail</span>, <i>d'un ton fort brusque</i>.</p>
+
+<p>Il est minuit, Monsieur.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte</span>, <i>fort doucement</i>.</p>
+
+<p>Je le sais bien, Mademoiselle, et, si cette conversation
+vous ennuie, je ne dirai qu'un mot&hellip;
+pour l'achever.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Marquis</span>, <i>à M<sup>lle</sup> Duportail</i>.</p>
+
+<p>Il est très piqué contre vous. Les amitiés que
+vous me faites!&hellip; Il est jaloux comme un tigre!</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
+
+<p>Monsieur le comte, à propos, pendant que j'y
+pense, avez-vous obtenu du ministre?&hellip;</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>Oui, Madame, j'ai obtenu tout ce que je voulois;
+mais laissez-moi&hellip;</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
+
+<p>Ah! ah! qu'est-ce que tu sollicitois donc?</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>Une petite pension de dix mille livres pour le
+jeune vicomte de G&hellip;, mon parent; il y a déjà
+plusieurs jours&hellip; Pour revenir à mon aventure&hellip;</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
+
+<p>Oui, oui, revenons-y.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
+
+<p>Il doit être bien content de vous, le vicomte?</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>La dame fort émue&hellip;</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
+
+<p>Monsieur le comte, répondez-moi donc.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>Oui, Madame, il est très content&hellip; La dame
+fort émue&hellip;</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
+
+<p>Et son cher oncle le commandeur?</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>En est fort aise aussi, Madame; mais vous vous
+intéressez prodigieusement&hellip;</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
+
+<p>Oui, tout ce qui regarde mes amis me touche
+sensiblement; et cette affaire me tourmentoit à
+cause de vous: si vous m'en aviez parlé plus tôt,
+j'aurois pu vous y servir&hellip;</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>Madame, je suis très sensible&hellip;; mais permettez-moi&hellip;</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
+
+<p>A-t-il en effet rendu quelque service à l'État, le
+vicomte?</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte</span>, <i>en riant</i>.</p>
+
+<p>Oui, Madame; sans lui, le duc de *** n'avoit
+pas d'héritier, la maison s'éteignoit.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
+
+<p>Mais, si l'on récompense aussi magnifiquement
+tous ceux qui servent l'État de cette manière, je ne
+m'étonne plus de l'embarras où est le trésor royal.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>Très bien, Madame. Cependant permettez&hellip;</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
+
+<p>Enfin, n'importe; si jamais pareille occasion se
+présente, employez-moi, ou bien nous nous brouillerons
+mortellement.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>Madame, je vous rends grâce&hellip; Permettez
+qu'enfin je reprenne le récit de mon aventure.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
+
+<p>Oh! si vous vous adressiez à d'autres, je ne
+vous le pardonnerois pas, je vous en avertis.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
+
+<p>Allons, voilà qui est dit: laissez-le donc finir
+son histoire.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>La dame, fort émue, prodiguoit au jeune Adonis&hellip;</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
+
+<p>Quelle migraine j'ai!</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>Prodiguoit au jeune Adonis&hellip;</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise</span>, <i>tirant le marquis à part et lui
+parlant à mi-voix</i>:</p>
+
+<p>Monsieur, je vous le répète, il n'est pas décent
+de conter devant cette enfant&hellip;</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
+
+<p>Bon! bon! elle en sait plus qu'on ne croit! La
+petite personne est futée, allez! je me connois en
+physionomie!</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>Monsieur le marquis, je ne pourrai jamais finir
+ce récit, on m'interrompt à tout moment; mais je
+vais rentrer chez moi, et demain matin je vous
+enverrai tous les détails par écrit.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
+
+<p>Bonne plaisanterie!</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte</span>, <i>au marquis</i>.</p>
+
+<p>Non, je vous l'enverrai, parole d'honneur, et je
+mettrai les lettres initiales de chaque nom,&hellip; à
+moins qu'on ne me laisse finir ce soir.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
+
+<p>Eh bien! allons donc, finis.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
+
+<p>A la bonne heure, finissez; mais songez&hellip;</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>La dame, fort émue, prodiguoit au jeune
+Adonis les confidences flatteuses, les doux propos,
+les petits baisers tendres&hellip; C'étoit vraiment une
+scène à voir. On ne peut la peindre;&hellip; mais on
+pourroit la jouer&hellip; Tenez, jouons-la.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
+
+<p>Tu badines!</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
+
+<p>Quelle folie!</p>
+
+<p class="c">M<sup>lle</sup> <span class="sc">Duportail</span>.</p>
+
+<p>Quelle idée!</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>Jouons-la: Madame sera la dame en question;
+moi, je suis le pauvre amant bafoué&hellip; Ah! c'est
+qu'il nous manquera une comtesse!&hellip; (<i>A la marquise.</i>)
+Mais madame a des talens précieux, elle
+peut bien remplir à la fois deux rôles difficiles.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise</span>, <i>avec une colère contrainte</i>.</p>
+
+<p>Monsieur&hellip;</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>Je vous demande pardon, Madame, ce n'est
+qu'une supposition.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
+
+<p>Mais sans doute; il ne faut pas que cela vous
+fâche.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise</span>, <i>d'une voix éteinte et les larmes
+aux yeux</i>.</p>
+
+<p>Il s'agit bien des rôles qu'on m'offre, Monsieur;&hellip;
+mais c'est qu'il est bien cruel que je me
+plaigne depuis une heure d'être fort mal, sans
+qu'on daigne y faire la moindre attention. (<i>Au
+comte, en tremblant.</i>) Peut-on, Monsieur, sans
+vous offenser, vous observer qu'il est tard et que
+j'ai besoin de repos?</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte</span>, <i>un peu touché</i>.</p>
+
+<p>Je serois désolé de vous importuner, Madame.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
+
+<p>Vous ne m'importunez pas, Monsieur; mais je
+vous répète que je suis malade, et fort malade.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
+
+<p>Eh mais, comment ferons-nous? où couchera
+M<sup>lle</sup> Duportail?</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise</span>, <i>vivement</i>.</p>
+
+<p>En vérité! Monsieur, il semble qu'il n'y ait pas
+un appartement dans cet hôtel!»</p>
+
+<p>Effrayé de la tournure que l'entretien venoit de
+prendre, je m'approchai du comte. «Charmante
+enfant, me dit-il tout bas, laissez-moi: tout ce
+que vous me direz ne vaut pas ce que je suis curieux
+de savoir au juste, et ce que je vais apprendre
+tout à l'heure.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
+
+<p>Il y a des appartemens, Madame; mais cette
+enfant n'aura-t-elle pas peur toute seule?</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte</span>, <i>avec vivacité</i>.</p>
+
+<p>Pas plus que la dernière fois.</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Marquis</span>, <i>brusquement, en montrant la marquise</i>.</p>
+
+<p>Mais la dernière fois elle a couché avec madame!</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
+
+<p>Ah!</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">La Marquise</span>, <i>troublée, balbutie</i>.</p>
+
+<p>Elle a couché dans mon appartement,&hellip; et moi&hellip;</p>
+
+<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
+
+<p>Elle a couché dans votre lit, avec vous. Je le
+sais bien, puisque j'ai moi-même fermé les rideaux;
+ne vous en souvenez-vous pas?</p>
+
+<p class="c">(<i>La marquise confondue ne répondit pas, le marquis
+continua en affectant de parler bas:</i>)</p>
+
+<p>Ne vous souvenez-vous pas que je suis venu
+dans la nuit?&hellip;</p>
+
+<p class="c">(<i>La marquise porta la main à son front, jeta un
+cri de douleur, et s'évanouit.</i>)</p>
+
+<p>Je n'ai jamais pu découvrir si cet évanouissement
+étoit bien naturel; mais je sais que, dès que
+le marquis nous eut quittés pour aller dans son
+appartement chercher lui-même une eau qu'il disoit
+souveraine en pareil cas, la marquise reprit
+ses sens, rassura promptement Justine et la Dutour,
+accourues pour la secourir, leur ordonna de
+nous laisser; et que, s'adressant au comte: «Monsieur,
+lui dit-elle, avez-vous donc juré de me perdre?&mdash;Non,
+Madame, j'ai voulu m'instruire de
+quelques détails que j'ignorois, vous prouver qu'on
+ne me joue pas impunément, et vous forcer de
+convenir que, si je suis capable de me venger&hellip;&mdash;De
+vous venger? interrompit-elle; et de quoi?&mdash;Je
+sais pourtant, continua-t-il, maître de mon ressentiment,
+ne pas porter la vengeance trop loin.
+Maintenant, Madame, vous voilà tranquille, à une
+condition cependant. Je sens, ajouta-t-il en nous
+regardant malignement, je sens que je vais vous
+affliger tous deux: vous vous étiez promis une
+nuit heureuse, heureuse autant que celle d'avant-hier;
+mais vous, Monsieur, vous m'avez trop peu
+ménagé pour que je m'intéresse au succès de vos
+projets galans; et vous, Madame, vous n'espérez
+pas, sans doute, que, ministre complaisant de vos
+plaisirs, je puisse voir comme un mari&hellip;&mdash;Moi,
+Monsieur! s'écria-t-elle, je n'espère rien de vous,
+mais je croyois aussi n'en avoir rien à craindre; et,
+quelle que soit ma conduite, d'où vous viendroit
+donc, je vous en supplie, le droit que vous vous
+attribuez de l'éclairer?» Rosambert ne répondit à
+cette question que par un sourire amer. «Que,
+ministre complaisant de vos plaisirs, poursuivit-il,
+je puisse voir comme un mari&hellip; chargez-vous de
+choisir l'épithète&hellip; je puisse voir M. de Faublas
+passer dans vos bras en ma présence même!&mdash;M.
+de Faublas dans mes bras!&mdash;Ou M<sup>lle</sup> Duportail
+dans votre lit: n'est-ce pas la même chose?
+Eh mais, Madame, je croyois que là-dessus nous
+étions d'accord. Croyez-moi, le temps est cher, ne
+le perdons pas à disputer plus longtemps sur les
+mots, composons. Que cette charmante enfant
+m'accorde l'honneur de l'accompagner; que je la
+reconduise chez son père tout à l'heure, à cette
+condition je me tais.»</p>
+
+<p>Le marquis entra, tenant un flacon. «Je suis
+très sensible à vos soins, lui dit la marquise; mais
+vous voyez que je suis un peu moins mal: je
+voudrois être tout à fait bien, afin de pouvoir
+garder M<sup>lle</sup> Duportail.&mdash;Comment? s'écria le
+marquis.&mdash;Je suis toujours fort incommodée, il
+est impossible que cette chère enfant passe la nuit
+chez moi.&mdash;Eh bien, Madame, n'y a-t-il pas,
+comme vous le disiez tout à l'heure, un appartement
+dans cet hôtel?&mdash;Oui, Monsieur, mais
+vous m'avez fait une objection à laquelle je me
+rends: cette enfant auroit peur. D'ailleurs la laisser
+ainsi toute seule&hellip;, je ne le souffrirai pas.&mdash;Elle
+ne sera pas seule, Madame; sa femme de
+chambre est ici.&mdash;Sa femme de chambre,&hellip; sa
+femme de chambre!&hellip; Eh bien! Monsieur, puisqu'il
+faut tout vous dire, M. Duportail ne veut pas
+que mademoiselle sa fille couche ici.&mdash;Qui vous
+l'a dit, Madame?&mdash;Monsieur le comte vient de
+m'annoncer seulement tout à l'heure que M. Duportail
+l'a prié de passer ici pour lui ramener sa
+fille.&mdash;Pourquoi donc ne nous as-tu pas dit cela
+tout de suite, toi?&mdash;Mais, répondit Rosambert
+en riant, c'est que je n'ai pas voulu troubler votre
+joie pendant le souper.&mdash;M. Duportail envoie
+chercher sa fille! reprit le marquis; croit-il qu'elle
+est mal ici? pourquoi d'ailleurs te charger de cette
+commission? il nous doit une visite et des remerciemens:
+quand il seroit venu lui-même!&hellip; Je
+le verrai; je veux savoir quelles raisons&hellip; Je le
+verrai.»</p>
+
+<p>Je fis une profonde révérence à la marquise:
+elle se leva et vint à moi pour m'embrasser. M. de
+Rosambert se jeta entre elle et moi. «Madame,
+vous êtes si incommodée! ne vous dérangez pas»;
+et, la prenant doucement par le bras, il la força de
+s'asseoir; ensuite il prit ma main d'un air galant,
+et le marquis ne vit qu'avec le regret le plus vif
+M<sup>lle</sup> Duportail et la Dutour s'éloigner dans la
+voiture du comte.</p>
+
+<p>Au détour de la première rue, M. de Rosambert
+ordonna à son cocher d'arrêter. «Je connois
+ce visage-là, me dit-il en regardant ma prétendue
+femme de chambre, je ne crois pas que le ministère
+de cette brave femme vous soit agréable chez
+M. de Faublas; ainsi nous nous dispenserons de
+la promener jusque-là.» La Dutour descendit sans
+répliquer un seul mot, et nous continuâmes notre
+route. Je fis remarquer au comte que nous étions
+libres enfin, qu'il avoit trop abusé de l'embarras
+de ma position, et qu'il ne pouvoit se dispenser
+de m'accorder une prompte satisfaction. «Je ne
+vois ce soir que M<sup>lle</sup> Duportail, me répondit-il:
+demain, si le chevalier de Faublas a quelque chose
+à me dire, il me trouvera chez moi. Nous ferons
+ensemble un déjeuner de garçon, je dirai librement
+à mon ami ce que je pense de sa conduite,
+et, s'il est raisonnable, j'espère le convaincre sans
+peine qu'il ne doit pas être si mécontent de la
+mienne.» Cependant nous arrivâmes à la porte
+de l'hôtel; ce fut M. Person lui-même qui me
+l'ouvrit: il m'apprit que le baron avoit attendu
+mon retour avec plus d'inquiétude que de colère,
+et que, désespérant enfin de me revoir ce soir, il
+ne s'étoit couché qu'après avoir recommandé vingt
+fois à Jasmin d'aller, dès qu'il seroit jour, me chercher
+au bal ou chez le marquis de B&hellip;</p>
+
+<p>Je me retirai dans mon appartement, où, rappelant
+à mon esprit les divers événemens de cette
+journée si peu tranquille, je fus moins étonné
+d'avoir pu la passer tout entière sans m'occuper
+de ma Sophie; et, comme pour réparer ce long
+oubli, je répétai vingt fois son nom chéri. J'avoue
+pourtant que celui de la marquise vint aussi quelquefois
+sur mes lèvres; j'avoue que d'abord il me
+parut dur d'être réduit à pousser d'inutiles soupirs
+dans mon lit solitaire; mais je pris le parti d'offrir
+à ma Sophie le sacrifice de mes plaisirs, quelque
+involontaire qu'il eût été, et je m'endormis presque
+consolé du célibat auquel la vengeance du comte
+m'avoit condamné.</p>
+
+<p>J'allai, dès qu'il fit jour, présenter mes devoirs
+au baron. Il me dit avec beaucoup de douceur:
+«Faublas, vous n'êtes plus un enfant, je vous laisse
+une honnête liberté, j'espère que vous n'en abuserez
+pas. J'espère que vous ne passerez jamais
+les nuits ailleurs que dans cet hôtel; songez que
+je suis père, et que, si mon fils m'aime, il doit
+craindre de m'inquiéter.»</p>
+
+<p>Je me hâtai de me rendre chez M. de Rosambert,
+qui déjà m'attendoit. Dès qu'il m'aperçut,
+il vint à moi en riant, et, sans me laisser le temps
+de dire un seul mot, il se jeta à mon col. «Que
+je vous embrasse, mon cher Faublas! votre aventure
+est délicieuse; plus je m'en occupe, et plus
+elle m'amuse.» Je l'interrompis brusquement:
+«Je ne suis pas venu pour recevoir vos complimens&hellip;»
+Le comte me pria d'un ton plus sérieux
+de m'asseoir. «Vous pourriez, me dit-il, m'en
+vouloir encore! je vous reverrois dans les mêmes
+dispositions! Allons donc, mon jeune ami, vous
+êtes fou. Quoi! une ingrate beauté vous favorise
+et me délaisse; c'est moi qu'on sacrifie, c'est à vous
+qu'on m'immole, et vous vous fâchez? Je ne punis
+que par une inquiétude momentanée les galantes
+tromperies du couple adroit qui me joue, et c'est
+par le sang de son ami que M. de Faublas prétend
+venger les petites tribulations de M<sup>lle</sup> Duportail?
+je vous jure que cela ne sera pas. Mon cher Faublas,
+j'ai sur vous l'avantage de six années d'expérience;
+je sais très bien qu'à seize ans on ne
+connoît que sa maîtresse et son épée; mais à vingt-deux
+un homme du monde ne se bat plus pour
+une femme.»</p>
+
+<p>Je donnai quelques signes d'étonnement qu'il
+remarqua. «Croyez-vous au véritable amour?
+ajouta-t-il aussitôt; c'est encore une des illusions
+de l'adolescence, je vous en avertis. Moi, je n'ai
+vu partout que la galanterie. Qu'est-ce d'ailleurs
+que votre aventure? une bonne fortune, et rien de
+plus: et d'une histoire comique nous ferions une
+tragédie! nous nous égorgerions pour une belle
+dame qui me quitte aujourd'hui, et qui demain
+vous plantera là! Chevalier, gardez votre courage
+pour une occasion plus importante; on ne peut
+désormais soupçonner le mien. Il est trop vrai que
+le fatal concours des circonstances nous force quelquefois
+à verser le sang d'un ami: puisse l'honneur,
+l'inflexible honneur, ne vous réduire jamais à
+cette horrible extrémité!&hellip; Mon cher Faublas,
+j'avois à peu près votre âge quand la marquise de
+Rosambert, dont je suis le fils unique, achevoit sa
+trente-troisième année; elle étoit si fraîche encore
+qu'on ne lui eût pas donné plus de vingt-cinq ans:
+dans le monde on l'appeloit ma s&oelig;ur aînée. Avec
+les agrémens de la jeunesse, elle avoit conservé
+ses goûts, elle aimoit les assemblées nombreuses
+et les plaisirs bruyans. Une nuit que je l'avois conduite
+au bal de l'Opéra, on l'y insulta publiquement.
+J'accourus aux cris de la marquise, qui
+venoit d'ôter son masque: déjà l'insolent inconnu
+l'avoit suppliée d'excuser sa méprise, et se perdoit
+dans la foule. Je le joignis, je l'obligeai de se
+démasquer: je reconnus le jeune Saint-Clair,
+Saint-Clair compagnon de mon enfance, et de
+tous mes amis le plus cher. «Je ne croyois pas
+que ce fût la marquise de Rosambert.» Voilà tout
+ce qu'il me dit. C'étoit beaucoup, sans doute&hellip;
+Hélas! un murmure général nous fit comprendre
+que ce n'étoit pas assez, l'honneur vouloit du sang:
+nous nous battîmes. Saint-Clair succomba, je tombai
+sans connoissance auprès de mon ami mourant.
+Pendant plus de six semaines une horrible
+fièvre brûla mon sang et troubla ma raison. Dans
+mon délire affreux je ne voyois que Saint-Clair;
+sa plaie saignoit sous mes yeux, les convulsions
+de la mort agitoient ses membres tremblans; et
+cependant il me regardoit d'un air attendri, d'une
+voix éteinte il m'adressoit de touchans adieux;
+dans ses derniers momens, il ne paroissoit sensible
+qu'à la douleur de quitter le barbare qui venoit
+de l'immoler. Longtemps cette affreuse image me
+poursuivit, longtemps on trembla pour ma vie;
+enfin la nature, secondée des efforts de l'art, opéra
+ma guérison; mais je recouvrai ma raison sans
+perdre mes remords. Le temps, qui console de
+tout, a séché mes pleurs; mais jamais, jamais le
+souvenir de cet affreux combat ne s'effacera de ma
+mémoire&hellip; Chevalier, je ne me verrois qu'avec
+peine obligé de me battre avec un inconnu; jugez
+si j'irai, sans raison, exposer ma vie pour menacer
+la vôtre&hellip; Ah! si jamais l'inflexible honneur nous
+y forçoit, mon cher Faublas, je vous le jure, votre
+victoire ne seroit ni pénible ni glorieuse; j'ai trop
+éprouvé qu'en pareil cas celui qui meurt n'est pas
+le plus malheureux.»</p>
+
+<p>Rosambert me tendit les bras, je l'embrassai de
+bon c&oelig;ur; son trouble se dissipa peu à peu.
+«Déjeunons», me dit-il, et, reprenant sa première
+gaieté: «Vous veniez me faire une querelle, ingrat,
+quand vous me devez mille remerciemens.&mdash;Je
+vous dois&hellip;?&mdash;Sans doute: n'est-ce pas
+moi qui vous ai fait connoître la marquise? Il est
+vrai que je ne prévoyois pas le malin tour qu'on
+me joueroit: j'aurois pu pressentir une infidélité;
+mais deviner qu'elle auroit lieu si promptement,
+avec des circonstances si singulières! (Il se mit à
+rire.) Oh! mais plus j'y pense, plus je crois devoir
+vous féliciter. Elle est délicieuse, votre aventure!
+et puis vous entrez dans le monde par la belle
+porte! La marquise est jeune, belle, pleine d'esprit,
+considérée à la ville, bienvenue à la cour,
+intrigante en diable; elle jouit d'un crédit immense
+et sert ses amis chaudement.» Je témoignai
+au comte que je n'emploierois jamais de tels moyens
+pour aller à la fortune. «Et vous avez tort, me
+répondit-il: combien de gens d'un vrai mérite ne
+se sont pourtant avancés que par là! Mais laissons
+cela; ne me donnerez-vous pas quelques détails
+sur cette nuit joyeuse, de laquelle vous vous étiez
+bien trouvé sans doute, puisque, sans moi, vous
+auriez fait le lendemain?»</p>
+
+<p>Je ne me fis pas presser. «Ah! la rusée marquise!
+s'écria le comte après m'avoir entendu.
+Ah! la fine dame! comme elle a filé son bonheur!
+et son honnête époux, le cher marquis, le plus
+doux, le plus crédule, le plus complaisant des
+commodes maris dont la France abonde! en vérité,
+il me feroit croire que certains hommes ont été
+mis dans ce bas monde tout exprès pour servir à
+l'amusement de leur prochain. Mais sa femme! sa
+femme!&hellip;&mdash;Est très aimable.&mdash;Je le sais bien,
+je le savois même avant vous, et nous nous serions
+coupé la gorge à cause d'elle! Ah!&mdash;Je conviens,
+Rosambert, que nous aurions mal fait.&mdash;Très
+mal; et puis c'est qu'une telle incartade auroit été
+d'un exemple fort dangereux.&mdash;Comment?&mdash;Tenez,
+Faublas, dans le cercle borné de chacune
+des sociétés particulières qui composent ce que la
+bonne compagnie appelle le <i>monde</i>, il y a nombre
+d'intrigues qui se croisent, une foule d'intérêts qui
+se contrarient. Tel est le mari de celle-ci qui est
+l'amant de celle-là, tel est aujourd'hui sacrifié
+qui demain vous immole: les hommes sont entreprenans,
+ils attaquent sans cesse; les femmes sont
+foibles, elles cèdent toujours: il résulte de là que
+le célibat devient un état fort doux, que le joug du
+mariage paroît moins insupportable; la jeunesse
+s'amuse, l'État se peuple, et tout le monde est
+content. Eh bien! si la jalousie alloit répandre
+aujourd'hui son noir poison, si les maris qu'on
+attrape s'armoient pour réparer l'honneur de leurs
+fragiles moitiés, si les amans qu'on délaisse s'égorgeoient
+pour se disputer un c&oelig;ur volage, vous
+verriez une désolation générale; la ville et la cour
+deviendroient un vaste champ de carnage. Combien
+de femmes crues sages seroient tout à coup veuves!
+que de beaux enfans réputés légitimes pleureroient
+leurs pères! que de charmans bâtards végéteroient
+abandonnés! La génération présente passeroit
+après avoir fait, mais avant d'avoir élevé sa
+postérité.&mdash;Quel tableau vous faites, Rosambert!
+Vous peignez la galanterie; mais l'amour tendre
+et respectueux&hellip;&mdash;N'existe plus; il ennuyoit les
+femmes, les femmes l'ont tué.&mdash;Vous n'estimez
+donc guère les femmes?&mdash;Moi! je les aime&hellip;
+comme elles veulent être aimées.&mdash;Ah! lui répliquai-je
+avec la plus grande vivacité, je vous pardonne
+vos blasphèmes, vous ne connoissez pas ma
+Sophie.» Il me demanda l'explication de ces derniers
+mots; mais je la lui refusai avec cette discrétion
+qui, surtout dans sa naissance, accompagne
+le véritable amour.</p>
+
+<p>Cependant nous déjeunions comme on dîne;
+le vin de Champagne n'étoit pas épargné, et l'on
+sait que Bacchus est le père de la gaieté. Il me
+parut que le comte, s'il estimoit peu les femmes,
+les aimoit beaucoup et se plaisoit à parler d'elles.
+Plein du système qu'il soutenoit, il l'appuyoit du
+scandaleux récit des anecdotes galantes du jour.
+Rosambert m'embarrassoit sans me persuader; à
+chaque exemple qu'il me donnoit, je répondois
+toujours qu'une exception, loin de détruire la
+règle, la prouvoit. «Mais vous ne savez donc pas,
+me dit-il avec chaleur, vous ne savez donc pas
+à quel point la bonne moitié des individus de ce
+sexe tant honoré porte chaque jour l'entier oubli
+de cette modestie naturelle, de cette pudeur innée
+que vous lui supposez?» Il se leva avec vivacité,
+et, riant de toutes ses forces: «Parbleu! tenez,&hellip;
+vous n'avez pas disposé de votre journée,&hellip; venez
+avec moi, venez&hellip; Je vais de ce pas vous présenter
+à une belle dame&hellip; Nous en trouverons chez elle
+beaucoup d'autres,&hellip; elles sont jolies, vous serez
+le maître de les estimer toutes, et tant qu'il vous
+plaira.»</p>
+
+<p>Tous deux en pointe de vin, nous montâmes
+dans un honnête fiacre qui s'arrêta devant une
+maison d'assez belle apparence; mais les airs cavaliers
+de la maîtresse du logis, le ton leste dont le
+comte la traitoit, l'accueil non moins leste dont
+elle m'honora, tout me fit soupçonner que j'étois
+engagé dans une partie de filles. J'en demeurai
+convaincu quand la brave dame, de qui le comte
+paroissoit très connu, et qui vouloit, disoit-elle
+poliment, me déniaiser, m'eut montré toutes les
+curiosités de sa maison. M. de Rosambert prenoit
+la peine de m'expliquer tout lui-même. «Voilà,
+me dit-il, le cabinet de bains; c'est ici que se blanchissent
+et se parfument les gentilles recrues que la
+ville et les campagnes fournissent journellement à
+cette active entremetteuse. Dans cette armoire
+vous voyez plusieurs flacons d'une eau très astringente
+dont le grand mérite est de réparer toute
+espèce de brèche faite à ce que les vierges appellent
+leur vertu. Beaucoup de demoiselles bien nées
+s'en servent discrètement, et vont ensuite, la première
+nuit des noces, offrir au mortel heureux qui
+les épouse un honneur tout neuf. A côté, remarquez
+l'essence à l'usage des monstres; elle produit
+un effet tout contraire: aussi ne s'en sert-on jamais.
+Hélas! il est passé, le temps des miniatures, et dans
+tout Paris, je gage, on ne trouveroit plus une
+seule petite femme qui eût besoin de cette eau-là.
+En revanche, si celle que vous voyez en ces flacons
+plus grands est aussi bonne qu'on le prétend, il
+s'en fera bientôt une prodigieuse consommation.
+Vous verrez accourir chez le docteur Guibert de
+Préval une foule de clercs de procureurs, quelques
+robins, beaucoup de grands seigneurs, une partie
+de nos militaires, et presque tous nos abbés: c'est
+le fameux spécifique.</p>
+
+<p>«Vous savez, Faublas, ce que c'est qu'un cabinet
+de toilette. Celui-ci n'a rien de remarquable.
+Passons.</p>
+
+<p>«C'est ici la salle de bal: on n'y danse pas,
+mais on s'y déguise. Vous prenez cela pour une
+armoire, c'est une porte de communication; elle
+rend dans une maison qui a son entrée dans une
+autre rue. Une femme de qualité a-t-elle de secrets
+besoins qu'elle soit pressée de satisfaire, elle entre
+par là, se déguise en suivante, montre ses appas
+sous la bure, et reçoit les vigoureux embrassemens
+d'un rustre grossier déguisé en prélat, ou d'un
+gros prélat si naturellement travesti qu'on le prend
+pour un rustre. Ainsi l'on se rend mutuellement
+service, et, comme personne ne se reconnoît, on
+n'a d'obligation à personne.</p>
+
+<p>«Maintenant entrons dans l'infirmerie: que le
+mot ne vous alarme pas! Ouvrez, si bon vous
+semble, ces brochures licencieuses, considérez ces
+peintures obscènes: elles furent mises ici pour
+allumer l'imagination de ces vieux débauchés que
+la mort a frappés d'avance dans l'endroit le plus
+sensible; et c'est encore avec ces petits faisceaux
+de genêt parfumés qu'on les ressuscite. Vous concevez
+qu'un pareil moyen seroit trop violent pour
+le beau sexe: aussi lui a-t-on réservé ces pastilles;
+elles sont tellement irritantes qu'une femme qui
+en a mangé prend d'abord ce qu'on appelle la
+rage d'amour; au reste, on ne les emploie ordinairement
+que contre quelques jolies villageoises
+froides par tempérament et vertueuses de bonne
+foi: nos honnêtes femmes qui ont du monde et
+de l'éducation ne résistent jamais assez pour qu'on
+soit réduit à les attaquer avec ces armes-là.</p>
+
+<p>«Venez, venez, approchez-vous: parmi les plantes
+curieuses du Jardin du Roi, n'avez-vous pas remarqué
+celle-ci? c'est cela que bien des pauvres filles
+ont appelé leur consolateur. Vous n'imaginez pas
+à combien de dévotes madame en a fourni. Cette
+dernière pièce se nomme le Salon de Vulcain: il
+n'y a rien de remarquable que cet infernal fauteuil,
+une malheureuse qu'on y jette s'y trouve renversée
+sur le dos, ses bras restent ouverts, ses jambes
+s'écartent mollement: on la viole sans qu'elle
+puisse opposer la moindre résistance. Vous frémissez,
+Faublas, et pour cette fois vous avez
+raison: je suis jeune, ardent, libertin, peu scrupuleux
+si vous voulez; mais, en vérité, je crois
+que je ne pourrois jamais me résoudre à asseoir
+de force une pauvre vierge dans ce fauteuil-là.»</p>
+
+<p>Le comte ajouta: «Si nous étions venus plus
+tôt, on nous auroit donné deux petites bourgeoises;
+mais, faute de mieux, voyons le sérail.» C'étoit
+ainsi qu'il appeloit la salle où se trouvoient rassemblées
+beaucoup de nymphes, qui toutes passèrent
+devant nous en briguant l'honneur du mouchoir.
+Rosambert prit la plus jolie, j'eus la singulière
+fantaisie de choisir la plus laide.</p>
+
+<p>«En attendant, me dit le comte, qu'on ait servi
+le dîner que j'ai demandé, nous pouvons, chacun
+de notre côté, commencer avec notre belle un
+bout de conversation; à table nous formerons la
+partie carrée.» Né curieux, je me sentis l'envie
+d'examiner un peu en détail la nymphe que je
+m'étois choisie; il me parut important de savoir
+quelle différence il y avoit entre une belle marquise
+et une laide courtisane. Le sujet étoit peu
+digne de mon attention: la recherche m'amusa
+d'abord uniquement par les objets de comparaison
+qu'elle m'offrit; insensiblement j'y pris feu, et machinalement
+je songeai à pousser l'examen aussi
+loin qu'il pouvoit aller. La nymphe s'aperçut de
+mes heureuses dispositions; et, ne me laissant pas
+le temps de réfléchir davantage, elle m'invita à
+tenter l'attaque, et se prépara fièrement à la soutenir;
+mais tout à coup, sans que j'eusse besoin
+d'expliquer mes intentions pacifiques, la guerrière
+expérimentée vit qu'il n'y auroit pas entre nous la
+plus légère escarmouche. Elle se releva nonchalamment,
+et, me regardant avec attention: «Tant
+mieux, dit-elle, ç'auroit été dommage!» Il est
+impossible de se figurer combien je fus frappé du
+sens très clair que présentoient ces mots: «Ç'auroit
+été dommage!» Je n'examinai pas ce que Rosambert
+deviendroit, je m'enfuis de cette infâme maison
+en jurant que je n'y retournerois de ma vie.</p>
+
+<p>Le comte étoit chez moi le lendemain à dix
+heures du matin; il venoit savoir quelle terreur
+panique m'avoit saisi, et m'assura que mon aventure,
+s'étant répandue dans cette maison, avoit
+singulièrement diverti tous ceux qui s'y trouvoient.
+«Quoi! Rosambert! cette fille me dit: «Ç'auroit
+été dommage!» et vous appelez ma terreur une
+terreur panique!&mdash;Oh! cela est différent; la
+nymphe a un peu tronqué l'aventure,&hellip; elle se
+gardoit bien de nous apprendre&hellip; Le <i>ç'auroit été
+dommage!</i> change entièrement l'histoire&hellip; Il est
+d'un bon genre, le <i>ç'auroit été dommage!</i>&hellip; Eh
+bien, Faublas, cette femme qui vous félicite froidement
+d'avoir échappé à un danger qu'elle vous
+invitoit à courir, l'estimez-vous?&mdash;Vous me faites
+là une plaisante question, Rosambert; eh! que
+pourriez-vous conclure de ma réponse contre son
+sexe en général?&mdash;Vous esquivez, mon ami: vous
+êtes donc incorrigible? Eh bien, estimez, estimez,
+puisque vous le voulez absolument; moi, je vais me
+coucher.&mdash;Comment! vous coucher? d'où venez-vous
+donc?&mdash;Que voulez-vous? dans le monde il
+faut s'amuser de tout. J'ai trouvé là le commandeur
+de ***, le petit chevalier de M&hellip;, l'abbé de D&hellip;:
+nous avons fait toute la soirée et toute la nuit un
+vacarme, une orgie! cela étoit délicieux! mais je
+vais me coucher.»</p>
+
+<p>J'étois à peine habillé quand mon père monta
+chez moi; il me dit que M. Duportail m'attendoit
+à dîner. Il ajouta: «Vous passerez ensemble toute
+la soirée; je soupe dans ce quartier-là, j'irai vous
+prendre chez lui, je vous ramènerai.»</p>
+
+<p>Je me hâtai de sortir, car j'étois pressé de voir
+ma jolie cousine. Elle vint au parloir avec ma s&oelig;ur.
+«Que vous êtes heureux! me dit vivement Adélaïde;
+vous allez au bal, vous y passez les nuits,
+vous y avez fait la connoissance d'une fort jolie
+dame!&mdash;Et qui vous a dit tout cela?&mdash;M. Person,
+qui n'a pas de secrets pour nous.» Sophie baissoit
+les yeux et gardoit le silence. Ma s&oelig;ur continua
+ainsi: «Dites-nous donc quelle est cette dame;&hellip;
+et un bal masqué, cela doit être beau!&mdash;Fort
+ennuyeux, je vous assure; et, quant à cette dame,
+elle est jolie, mais beaucoup moins,&hellip; oh! beaucoup
+moins que ma jolie cousine.» Sophie, toujours
+muette, toujours les yeux baissés, ne paroissoit
+occupée que de quelques breloques qui manquoient
+au cordon de sa montre; mais la rougeur dont son
+front s'étoit couvert la trahit. Je vis que notre conversation
+la touchoit d'autant plus qu'elle affectoit
+de s'y intéresser moins. «Vous avez du chagrin,
+ma jolie cousine?&mdash;Répondez donc, Mademoiselle,
+lui dit sa vieille gouvernante.&mdash;Non, Monsieur;
+mais c'est que,&hellip; c'est que j'ai mal dormi
+cette nuit.&mdash;Oui, dit encore la vieille, cela est vrai:
+mademoiselle, depuis trois ou quatre jours, s'accoutume
+à ne pas dormir&hellip; C'est une fort mauvaise
+habitude, fort mauvaise, on en meurt très bien;
+moi qui vous parle, j'ai connu M<sup>lle</sup>&hellip;, tenez,
+M<sup>lle</sup> Storch&hellip; Vous n'avez pas connu cela, vous,
+Mademoiselle, vous êtes trop jeune. Dame! il y
+a bien quarante-cinq ans que cela est arrivé&hellip;
+M<sup>lle</sup> Storch&hellip;»</p>
+
+<p>La vieille avoit ainsi commencé son histoire, et,
+si je ne voulois pas être privé du bonheur de voir ma
+jolie cousine, il falloit en écouter tranquillement la
+longue narration. Sophie m'épargna ce déplaisir
+pour m'en causer un plus vif. Elle se leva; sa gouvernante
+lui demanda avec humeur ce qu'elle avoit;
+elle répondit qu'elle se sentoit fort incommodée: sa
+voix trembloit. «Voilà comme vous faites toujours,
+répliqua la vieille, on n'a jamais le temps de parler
+à personne. Monsieur le chevalier, venez demain,
+vous verrez comme cela est intéressant, et qu'on a
+bien raison de dire qu'il faut que les jeunes personnes
+dorment.&mdash;Mon frère, vous permettez que je
+suive ma bonne amie?&mdash;Oui, ma chère Adélaïde,
+oui&hellip; Ayez bien soin d'elle!» Sophie, en me
+saluant, leva enfin les yeux; elle laissa tomber sur
+moi un regard douloureux qui pénétra dans mon
+c&oelig;ur pour y éveiller le remords.</p>
+
+<p>Il étoit temps de me rendre à l'invitation de
+M. Duportail. Après lui avoir renouvelé mes
+remercîmens, je lui racontai toute mon aventure,
+sans oublier le déjeuner de Rosambert; mais je me
+gardai bien de lui apprendre où notre gaieté nous
+avoit conduits ensuite. «Je suis bien aise, me dit-il,
+que M. de Rosambert, qui, d'après ses propos
+que vous me rendez, me paroît être un petit maître
+dans la force du terme, ait au moins de justes idées
+sur l'honneur véritable. Mon jeune ami, souvenez-vous
+bien que, de toutes les lois de votre pays, celle
+qui défend le duel est la plus respectable. Dans ce
+siècle de lumières et de philosophie, la férocité des
+courages s'est beaucoup adoucie. Combien l'heureuse
+révolution qui s'est faite à cet égard dans les
+esprits a déjà épargné de sang à la nation et de
+larmes aux pères de famille! Quant aux femmes, il
+paroît, en effet, que le comte ne les estime point;
+si ce n'est que par air, et à l'exemple de tant de
+jeunes gens comme lui, qu'il affecte pour elles ce
+profond mépris, que peut-être il n'a pas, je le
+plains; je le plains davantage s'il n'a jamais connu
+que des femmes mésestimables. Faublas, croyez-en
+mon expérience, plus longue que celle du comte,
+qui croit à vingt-deux ans avoir beaucoup vu; croyez-en
+mon jugement plus exercé, mes observations plus
+réfléchies: si l'on rencontre dans le monde quelques
+femmes sans pudeur, on y voit beaucoup plus de
+jeunes gens sans principes. Gardez-vous d'écouter
+les vieilles déclamations de ces petits messieurs-là:
+il existe des femmes dont les chastes attraits doivent
+inspirer l'amour tendre et pur; dont le c&oelig;ur délicat
+est fait pour le sentir, qui s'attirent nos hommages
+par leur caractère aimable, et nos respects par leurs
+douces vertus. On rencontre moins rarement qu'on
+ne le dit des amantes généreuses, des épouses
+sages, d'excellentes mères de famille: il y en a,
+mon ami, qui verseroient leur sang pour le bonheur
+de leurs maris et de leurs enfans; j'en ai connu
+qui, réunissant aux paisibles vertus de leur sexe les
+vertus plus mâles du nôtre, ont donné à des hommes
+dignes d'elles l'exemple d'un généreux dévouement,
+les leçons difficiles d'un courage infatigable et d'une
+patience à toute épreuve. Votre marquise n'est
+point une héroïne, ajouta-t-il en souriant; c'est
+une femme bien jeune, bien imprudente&hellip; Mon
+ami, ayez plus de raison qu'elle, terminez cette
+aventure dangereuse; quelle que soit la crédulité
+du mari, il ne faut qu'un événement imprévu pour
+la détruire: promettez-moi de ne plus retourner
+chez M<sup>me</sup> de B&hellip;» J'hésitois, M. Duportail me
+pressa, d'ailleurs, en faisant l'éloge des femmes; il
+m'avoit rappelé ma Sophie; je finis par promettre
+tout ce qu'il voulut.</p>
+
+<p>«Maintenant, me dit-il, j'ai des secrets importans
+à vous révéler; quand vous m'aurez entendu,
+vous sentirez qu'il faut répondre à ma grande confiance
+par une inviolable discrétion.»</p>
+
+<hr />
+
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="top4em">Mon histoire offre un exemple effrayant
+des vicissitudes de la fortune. Il est
+ordinairement très commode, mais quelquefois
+aussi très dangereux, d'avoir un
+ancien nom à soutenir et de grands biens à conserver.
+Unique rejeton d'une famille illustre dont
+l'origine se perd dans la nuit des temps, je devrois
+occuper dans mon pays les premières charges de
+l'État, et je me vois condamné à languir à jamais
+sous un ciel étranger, dans une oisive obscurité. Le
+nom de Lovzinski est honorablement inscrit dans
+les fastes de la Pologne, et ce nom va périr en moi!
+Je sais que l'austère philosophie rejette ou méprise
+les titres vains et les richesses corruptrices; peut-être
+me consolerois-je, si je n'avois perdu que cela;
+mais, mon jeune ami, je pleure une épouse adorée,
+je cherche une fille chérie, et je ne reverrai jamais
+ma patrie. Quel courage assez endurci pourrois-je
+opposer à de pareilles douleurs?</p>
+
+<p>Mon père, Lovzinski, encore plus distingué par
+ses vertus que par son rang, jouissoit à la cour de
+cette considération qui suit toujours la faveur du
+prince, et que le mérite personnel obtient quelquefois.
+Il donnoit à l'éducation de mes deux s&oelig;urs
+l'attention d'un père tendre; il s'occupoit surtout
+de la mienne avec le zèle d'un vieux gentilhomme
+jaloux de l'honneur de sa maison dont j'étois
+l'unique espoir, avec l'activité d'un bon citoyen
+qui ne désiroit rien tant que de laisser à l'État un
+successeur digne de lui.</p>
+
+<p>Je faisois mes exercices à Varsovie; là se distinguoit
+entre nous, par les qualités les plus aimables,
+le jeune M. de P&hellip; Aux charmes d'une figure
+à la fois douce et noble, il joignoit les agrémens
+d'un esprit heureusement cultivé; l'adresse peu
+commune qu'il déployoit dans nos jeux guerriers,
+la modestie plus rare avec laquelle il paroissoit
+vouloir cacher son mérite à ses propres yeux, pour
+exalter le mérite moins recommandable de ses rivaux
+presque toujours vaincus; l'urbanité de ses m&oelig;urs,
+la douceur de son caractère, fixoient l'attention,
+commandoient l'estime, et le rendoient cher à cette
+brillante jeunesse qui partageoit nos travaux et nos
+plaisirs. Dire que ce fut la ressemblance des caractères
+et la sympathie des humeurs qui commencèrent
+ma liaison avec M. de P&hellip;, ce seroit me
+louer beaucoup; quoi qu'il en soit, nous vécûmes
+bientôt tous deux dans une intime familiarité.</p>
+
+<p>Qu'il est heureux, mais qu'il s'écoule rapidement
+cet âge où l'on ignore et l'ambition qui sacrifie tout
+aux idées de fortune et de gloire dont elle est possédée,
+et l'amour dont le pouvoir suprême absorbe
+et concentre toutes nos facultés sur un seul objet;
+cet âge des plaisirs innocens et de la crédulité confiante,
+où le c&oelig;ur, novice encore, suit librement les
+impulsions de sa sensibilité naissante, et se donne
+sans partage à l'objet de ses affections désintéressées!
+Alors, mon cher Faublas, alors l'amitié n'est
+pas un vain nom. Confident de tous les secrets de
+M. de P&hellip;, je n'entreprenois rien dont je ne l'instruisisse
+d'abord; ses conseils régloient ma conduite,
+les miens déterminoient ses résolutions, et,
+par cette douce réciprocité, notre adolescence n'avoit
+point de plaisirs qui ne fussent partagés, point
+de peines qui ne se trouvassent adoucies. Avec quel
+chagrin je vis arriver le moment fatal où M. de P&hellip;,
+forcé par les ordres paternels de quitter Varsovie,
+me fit ses tendres adieux! Nous nous promîmes de
+nous conserver, dans tous les temps, ce vif attachement
+qui avoit fait le bonheur de notre adolescence;
+je jurai témérairement que les passions d'un
+autre âge ne l'altéreroient jamais. Quel vide immense
+laissa dans mon c&oelig;ur l'absence de mon ami!
+D'abord il me sembla que rien ne pouvoit me
+dédommager de sa perte; la tendresse d'un père,
+les caresses de mes s&oelig;urs, ne me touchoient que
+foiblement. Je sentis qu'il ne me restoit, pour
+chasser l'ennui, d'autre moyen que d'occuper mes
+loisirs de quelque travail utile; j'appris la langue
+françoise, déjà répandue dans toute l'Europe; je lus
+avec délices des ouvrages fameux, éternels monumens
+du génie, et j'admirai comment, dans un
+idiome aussi ingrat, avoient pu se distinguer à ce
+point tant de poètes célèbres, tant d'excellens écrivains
+justement immortalisés. Je m'appliquai sérieusement
+à l'étude de la géométrie, je me formai
+surtout à ce noble métier qui fait un héros aux
+dépens de cent mille malheureux, et que des hommes
+moins humains que vaillans ont appelé le grand art
+de la guerre. Plusieurs années furent employées
+à ces études aussi difficiles qu'approfondies; enfin,
+elles m'occupèrent uniquement. M. de P&hellip;, qui
+m'écrivoit souvent, ne recevoit plus que des réponses
+courtes et rares; notre correspondance languissoit
+négligée, lorsqu'enfin l'amour acheva de me faire
+oublier l'amitié.</p>
+
+<p>Mon père étoit depuis longtemps lié très étroitement
+avec le comte Pulauski. Connu par l'austérité
+de ses m&oelig;urs rigides, fameux par l'inflexibilité de
+ses vertus vraiment républicaines, Pulauski, à la
+fois grand capitaine et brave soldat, avoit signalé
+dans plus d'une rencontre son bouillant courage
+et son patriotisme ardent. Nourri de la lecture des
+anciens, il avoit puisé dans leur histoire les grandes
+leçons d'un noble désintéressement, d'une inébranlable
+constance, d'un dévouement absolu.
+Comme ces héros à qui Rome idolâtre et reconnoissante
+éleva des autels, Pulauski eût sacrifié tous
+ses biens à la prospérité de son pays, il eût versé
+jusqu'à la dernière goutte de son sang pour sa
+défense, il eût même immolé sa fille unique, sa
+chère Lodoïska.</p>
+
+<p>Lodoïska! qu'elle étoit belle! que je l'aimai! son
+nom chéri est toujours sur mes lèvres, son image
+adorée vit encore dans mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Mon ami, dès que je l'eus vue, je ne vis plus
+qu'elle, j'abandonnai mes études, l'amitié fut entièrement
+oubliée, je consacrai tous mes momens à
+Lodoïska. Mon père et le sien n'avoient pu longtemps
+ignorer mon amour; ils ne m'en parloient
+pas, ils l'approuvoient donc? Cette idée me parut
+assez fondée pour que je me livrasse sans inquiétude
+au doux penchant qui m'entraînoit, je pris
+mes mesures de manière que je voyois presque tous
+les jours Lodoïska ou chez elle, ou chez mes
+s&oelig;urs qu'elle aimoit beaucoup. Deux années se
+passèrent ainsi.</p>
+
+<p>Enfin Pulauski me tira un jour à l'écart, et me
+dit: «Ton père et moi nous avions fondé sur toi de
+grandes espérances, que ta conduite avoit d'abord
+justifiées; je t'ai vu longtemps employer ta jeunesse
+à des travaux aussi honorables qu'utiles. Aujourd'hui&hellip;
+(Il vit que j'allois l'interrompre, et m'en
+empêcha.) Que vas-tu me dire? Crois-tu m'apprendre
+quelque chose que j'ignore? crois-tu que
+j'avois besoin d'être chaque jour témoin de tes
+transports pour sentir combien ma Lodoïska mérite
+d'être aimée? C'est parce que je sais aussi
+bien que toi ce que vaut ma fille que tu ne l'obtiendras
+qu'en la méritant. Jeune homme, apprends
+qu'il ne suffit pas que des foiblesses soient
+légitimes pour être excusées; que celles d'un bon
+citoyen doivent tourner toutes au profit de sa patrie;
+que l'amour, l'amour même, ne seroit, comme
+toutes les viles passions, que méprisable ou dangereux,
+s'il n'offroit aux c&oelig;urs généreux un motif
+de plus qui les excitât puissamment à l'honneur.
+Écoute: notre monarque valétudinaire semble
+toucher à sa fin; sa santé, chaque jour plus chancelante,
+a réveillé l'ambition de nos voisins; ils se
+préparent sans doute à semer parmi nous les
+divisions; ils comptent, en forçant nos suffrages,
+nous donner un roi de leur choix. Des troupes
+étrangères ont osé se montrer sur les frontières
+de la Pologne; déjà deux mille gentilshommes se
+rassemblent pour réprimer leur insolente audace;
+va te joindre à cette brave jeunesse; va, et surtout, à
+la fin de la campagne, reviens, couvert du sang de
+nos ennemis, montrer à Pulauski un gendre digne
+de lui.»</p>
+
+<p>Je n'hésitai pas un moment: mon père approuva
+mes résolutions; mais il ne parut consentir qu'avec
+peine à mon départ précipité. Il me tint longtemps
+pressé contre son sein, une tendre sollicitude étoit
+peinte dans ses regards, il ne m'adressa que de
+tristes adieux; le trouble de son c&oelig;ur passa
+dans le mien, nos pleurs se confondirent sur son
+visage vénérable. Pulauski, présent à cette scène
+touchante, nous reprocha stoïquement ce qu'il
+appeloit une foiblesse. «Sèche tes pleurs, me dit-il,
+ou garde-les pour Lodoïska; ce n'est qu'à de
+foibles amans qui se séparent pour six mois qu'il
+appartient d'en répandre.» Il instruisit sa fille, en
+ma présence même, et de mon départ et des motifs
+qui me déterminoient. Lodoïska pâlit, soupira,
+regarda son père en rougissant, et m'assura d'une
+voix tremblante que ses v&oelig;ux hâteroient mon retour,
+et que son bonheur étoit dans mes mains.
+Encouragé de cette sorte, quels dangers pouvois-je
+craindre? Je partis; mais, dans le cours de cette
+campagne, il ne se passa rien qui mérite d'être
+rapporté; les ennemis, aussi soigneux que nous
+d'éviter une action qui eût pu produire entre les
+deux nations une guerre ouverte, se contentèrent
+de nous fatiguer par des marches fréquentes; nous
+nous bornâmes à les suivre et à les observer; ils
+nous rencontroient partout où le pays ouvert leur
+eût offert un accès facile. Aux approches de la
+mauvaise saison, ils parurent se retirer chez eux pour
+y prendre leurs quartiers d'hiver, et notre petite
+armée, presque toute composée de gentilshommes,
+se sépara. Je revenois à Varsovie, plein d'impatience
+et de joie, je croyois que l'hymen et l'amour
+alloient me donner Lodoïska&hellip; Hélas! je n'avois
+plus de père! J'appris, en entrant dans la capitale,
+que, la veille même, Lovzinski étoit mort d'une
+apoplexie. Ainsi, je n'eus pas même la douloureuse
+consolation de recevoir les derniers soupirs du
+plus tendre des pères! je ne pus que me traîner
+sur sa tombe, que j'arrosai de mes pleurs.</p>
+
+<p>«Ce n'est point, me dit Pulauski, peu touché
+de ma douleur profonde, ce n'est point par des
+larmes stériles qu'on honore la mémoire d'un père
+tel que le tien. La Pologne regrette en lui un héros
+citoyen, qui l'auroit utilement servie dans la
+circonstance critique à laquelle nous touchons.
+Épuisé par une maladie longue, notre monarque
+n'a pas quinze jours à vivre, et du choix de son
+successeur dépend le bonheur ou le malheur de nos
+concitoyens. De tous les droits que la mort de ton
+père te transmet, le plus beau, sans doute, est
+d'assister aux états où tu vas le représenter; c'est
+là qu'il doit revivre en toi, c'est là qu'il faut
+prouver un courage plus difficile que celui qui ne
+consiste qu'à braver la mort dans les combats. La
+vaillance d'un soldat n'est qu'une vertu commune;
+mais ceux-là ne sont pas des hommes ordinaires,
+qui, conservant dans les occasions pressantes un
+courage tranquille et déployant une activité
+pénétrante, découvrent les projets du puissant qui
+cabale, déconcertent les sourdes intrigues, affrontent
+les factions hardies; qui, toujours fermes, incorruptibles
+et justes, ne donnent leur suffrage qu'à
+celui qu'ils en ont jugé le plus digne, ne considèrent
+que le bien de leur pays; que l'or et les promesses
+ne peuvent séduire; que les prières ne
+sauroient fléchir, que les menaces n'étonnent pas.
+Voilà les vertus qui distinguoient ton père; voilà
+l'héritage vraiment précieux que tu dois t'empresser
+à recueillir. Le jour où nos états s'assemblent
+pour l'élection d'un roi est l'époque certaine à
+laquelle se manifestent les prétentions de plusieurs
+concitoyens, plus occupés de leur intérêt personnel
+que jaloux de la prospérité de leur patrie, et
+les desseins pernicieux des puissances voisines,
+dont la cruelle politique détruit nos forces en les
+divisant. Mon ami, je me trompe, ou le moment
+fatal approche qui va fixer à jamais les destins de
+mon pays menacé; ses ennemis conspirent sa ruine,
+ils ont préparé dans le silence une révolution qu'ils
+ne consommeront pas tant que mon bras pourra
+soutenir une épée. Veuille le Dieu protecteur de
+mon pays lui épargner les horreurs d'une guerre
+civile! Mais cette extrémité, quelque affreuse qu'elle
+soit, deviendra peut-être nécessaire; je me flatte
+qu'au moins ce ne sera qu'une crise violente, après
+laquelle cet État régénéré reprendra son antique
+splendeur. Tu seconderas mes efforts, Lovzinski;
+les foibles intérêts de l'amour doivent tous disparoître
+devant des intérêts plus sacrés: je ne puis te
+donner ma fille dans ces momens de deuil, où la
+patrie est en danger; mais je te promets que les
+premiers jours de la paix seront marqués par ton
+hymen avec Lodoïska.»</p>
+
+<p>Pulauski ne parla pas en vain; je sentis quels
+devoirs plus essentiels j'avois désormais à remplir;
+mais les soins importans dont je m'occupois n'offrirent
+à ma douleur que d'insuffisantes distractions.
+Je l'avouerai sans rougir, la tristesse de mes s&oelig;urs,
+leur amitié compatissante, les caresses plus réservées,
+mais non moins douces, de mon amante,
+firent sur mon c&oelig;ur ému plus d'impression que les
+conseils patriotiques de Pulauski. Je vis Lodoïska
+vivement touchée de ma perte irréparable, aussi
+affligée que moi des événemens cruels qui différoient
+notre union; et mes chagrins ainsi partagés
+se trouvèrent sensiblement adoucis.</p>
+
+<p>Cependant le roi mourut, et la diète fut convoquée.
+Le jour même qu'elle devoit s'ouvrir, à
+l'instant où j'allois m'y rendre, un inconnu se
+présente dans mon palais et demande à me parler
+sans témoins. Dès que mes gens se sont retirés, il
+entre avec précipitation, se jette dans mes bras et
+m'embrasse tendrement. C'étoit M. de P&hellip;; dix
+années écoulées depuis notre séparation ne l'avoient
+pas tellement changé que je ne pusse le reconnoître;
+je lui témoignai la surprise et la joie que
+me causoit son retour inattendu. «Vous serez
+bien plus étonné, me dit-il, quand vous en saurez
+la cause. J'arrive à l'instant et vais me rendre à
+l'assemblée des états; est-ce trop présumer de
+votre amitié que de compter sur votre voix?&mdash;Sur
+ma voix! et pour qui?&mdash;Pour moi, mon ami.»
+Il vit mon étonnement. «Oui, pour moi, continua-t-il
+avec vivacité; il n'est pas temps de vous
+raconter quelle heureuse révolution s'est faite dans
+ma fortune et me permet de nourrir de si hautes
+espérances; qu'il vous suffise maintenant de savoir
+que du moins mon ambition est justifiée par le
+plus grand nombre des suffrages et qu'en vain deux
+foibles rivaux se préparent à me disputer la couronne
+à laquelle je prétends. Lovzinski, poursuivit-il
+en m'embrassant encore, si vous n'étiez pas
+mon ami, si je vous estimois moins, peut-être
+m'efforcerois-je de vous éblouir par de grandes
+promesses, peut-être vous montrerois-je quelle
+faveur vous attend, que d'honorables distinctions
+vous sont réservées, quelle noble et vaste carrière
+va désormais vous être ouverte; mais je n'ai pas
+besoin de vous séduire, et je vais vous persuader.
+Je le vois avec douleur, et vous le savez comme
+moi, depuis plusieurs années notre Pologne affoiblie
+ne doit son salut qu'à la mésintelligence des
+trois puissances qui l'environnent; et le désir de
+s'enrichir de nos dépouilles peut réunir en un
+moment nos ennemis divisés. Empêchons, s'il se
+peut, ce triumvirat funeste, dont le démembrement
+de nos provinces deviendroit l'infaillible suite.
+Sans doute, en des temps plus heureux, nos ancêtres
+ont dû maintenir la liberté des élections; il
+faut aujourd'hui céder à la nécessité qui nous
+presse. La Russie protégera nécessairement un
+roi qui sera son ouvrage: en recevant celui qu'elle
+a choisi, vous prévenez la triple alliance qui rendroit
+notre perte inévitable et vous vous assurez
+un allié puissant, que nous opposerons avec succès
+aux deux ennemis qui nous restent. Voilà les
+raisons qui m'ont déterminé; je n'abandonne une
+partie de mes droits que pour conserver nos
+droits les plus précieux; je ne veux monter sur un
+trône chancelant que pour l'affermir par une saine
+politique; je n'altère enfin la constitution de cet
+État que pour sauver l'État entier.»</p>
+
+<p>Nous nous rendîmes à la diète; j'y votai pour
+M. de P&hellip; Il obtint en effet le plus grand nombre
+des suffrages; mais Pulauski, Zaremba et quelques
+autres se déclarèrent pour le prince C&hellip;: on
+ne put rien décider dans le tumulte de cette première
+assemblée.</p>
+
+<p>Quand nous en sortîmes, M. de P&hellip; revint à
+moi; il m'invita à le suivre dans le palais que des
+émissaires secrets lui avoient déjà préparé dans la
+capitale<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>. Nous nous enfermâmes pendant plusieurs
+heures: alors se renouvelèrent entre nous les protestations
+d'une amitié toujours durable; alors
+j'instruisis M. de P&hellip; de mes liaisons intimes avec
+Pulauski et de mon amour pour Lodoïska. Il répondit
+à ma confiance par une confiance plus
+grande; il m'apprit quels événemens avoient préparé
+sa grandeur prochaine, il m'expliqua ses desseins
+secrets, et je le quittai convaincu qu'il étoit
+moins occupé du désir de s'élever que de celui de
+rendre à la Pologne son antique prospérité.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> La diète pour l'élection des rois de Pologne se tient
+à une demi-lieue de Varsovie, en pleine campagne, de l'autre
+côté de la Vistule, près du village de Vola.</p>
+</div>
+<p>Ainsi disposé, je volai chez mon futur beau-père,
+que je brûlois de ramener au parti de mon
+ami. Pulauski se promenoit à grands pas dans l'appartement
+de sa fille, qui paroissoit aussi agitée
+que lui. «Le voilà, dit-il à Lodoïska, dès qu'il me
+vit paroître, le voilà, dit-il, cet homme que j'estimois
+et que vous aimiez! il nous sacrifie tous
+deux à son aveugle amitié.» Je voulus répondre,
+il poursuivit: «Vous avez été lié dès l'enfance
+avec M. de P&hellip;, une faction puissante le porte
+sur le trône, vous le saviez, vous saviez ses desseins;
+ce matin, à la diète, vous avez voté pour
+lui, vous m'avez trompé; mais croyez-vous qu'on
+me trompe impunément?» Je le priai de m'entendre;
+il se contraignit pour garder un silence farouche;
+je lui appris comment M. de P&hellip;, que
+j'avois négligé depuis longtemps, m'avoit surpris
+par son retour imprévu. Lodoïska paroissoit charmée
+d'entendre ma justification. «On ne m'abuse
+pas comme une femme crédule, me dit Pulauski;
+mais, n'importe, continuez.» Je lui rendis compte
+du court entretien que j'avois eu avec M. de P&hellip;
+avant de me rendre à l'assemblée des états. «Et
+voilà vos projets! s'écria-t-il. M. de P&hellip; ne voit
+d'autre remède aux maux de ses concitoyens que leur
+esclavage! il le propose, un Lovzinski l'approuve!
+et l'on me méprise assez pour tenter de me faire
+entrer dans cet infâme complot! Moi, je verrois,
+sous le nom d'un Polonois, les Russes commander
+dans nos provinces! Les Russes! répéta-t-il avec
+fureur, ils régneroient dans mon pays! (Il vint à
+moi avec la plus grande impétuosité.) Perfide! tu
+m'as trompé, et tu trahis ta patrie! Sors de ce
+palais à l'instant, ou crains que je ne t'en fasse
+arracher.»</p>
+
+<p>Je vous l'avoue, Faublas, un affront si cruel et si
+peu mérité me mit hors de moi-même: dans le
+premier transport de ma colère, je portai la main
+sur mon épée; plus prompt que l'éclair, Pulauski
+tira la sienne. Sa fille, sa fille éperdue se précipita
+sur moi: «Lovzinski, qu'allez-vous faire?» Aux
+accens de sa voix si chère, je repris ma raison
+égarée; mais je sentis qu'un seul instant venoit de
+m'enlever Lodoïska pour toujours. Elle m'avoit
+quitté pour se jeter dans les bras de son père; le
+cruel vit ma douleur amère, et se plut à l'augmenter.
+«Va! traître, me dit-il, va! tu la vois pour
+la dernière fois.»</p>
+
+<p>Je retournai chez moi désespéré; les noms
+odieux que Pulauski m'avoit prodigués revenoient
+sans cesse à ma pensée; les intérêts de la Pologne
+et ceux de M. de P&hellip; me paroissoient si étroitement
+liés que je ne concevois pas comment je
+pouvois trahir mes concitoyens en servant mon
+ami; cependant il falloit l'abandonner, ou renoncer
+à Lodoïska: que résoudre? quel parti prendre?
+Je passai la nuit tout entière dans cette cruelle
+incertitude; et, quand le jour parut, j'allai chez
+Pulauski, sans savoir encore à quoi je pourrois
+me déterminer.</p>
+
+<p>Un domestique, resté seul dans le palais, me
+dit que son maître étoit parti au commencement
+de la nuit avec Lodoïska, après avoir congédié
+tous ses gens. Vous jugez de mon désespoir à
+cette nouvelle. Je demandai à ce domestique où
+Pulauski étoit allé. «Je l'ignore absolument, me
+répondit-il; tout ce que je puis vous dire, c'est
+qu'hier au soir, vous sortiez à peine d'ici, quand
+nous entendîmes un grand bruit dans l'appartement
+de sa fille. Encore effrayé de la scène terrible qui
+venoit de se passer entre vous, j'osai m'approcher
+et prêter l'oreille. Lodoïska pleuroit, son père furieux
+l'accabloit d'injures, lui donnoit sa malédiction,
+et je l'entendis qui lui disoit: «Qui peut
+aimer un traître peut l'être aussi: ingrate, je
+vais vous conduire dans une maison sûre, où
+vous serez désormais à l'abri de la séduction.»</p>
+
+<p>Pouvois-je encore douter de mon malheur?
+J'appelai Boleslas, un de mes serviteurs les plus
+fidèles; je lui ordonnai de placer autour du palais
+de Pulauski des espions vigilans qui pussent me
+rendre compte de tout ce qui s'y seroit passé, de
+faire suivre Pulauski partout s'il rentroit avant moi
+dans la capitale; et, ne désespérant pas de le rencontrer
+encore dans ses terres les plus prochaines,
+je me mis moi-même à sa poursuite.</p>
+
+<p>Je parcourus tous les domaines de Pulauski, je
+demandai Lodoïska à tous les voyageurs que je
+rencontrai: ce fut inutilement. Après avoir perdu
+huit jours dans cette recherche pénible, je me décidai
+à retourner à Varsovie. Je ne fus pas médiocrement
+étonné de voir une armée russe campée
+presque sous ses murs, sur les bords de la Vistule.</p>
+
+<p>Il étoit nuit quand je rentrai dans la capitale;
+les palais des grands étoient illuminés, un peuple
+immense remplissoit les rues; j'entendis les chants
+d'allégresse, je vis le vin couler à grands flots
+dans les places publiques, tout m'annonça que la
+Pologne avoit un roi.</p>
+
+<p>Boleslas m'attendoit avec impatience. «Pulauski,
+me dit-il, est revenu seul dès le second jour; il
+n'est sorti de chez lui que pour se rendre à la diète,
+où, malgré ses efforts, l'ascendant de la Russie s'est
+manifesté chaque jour de plus en plus. Dans la
+dernière assemblée tenue ce matin, M. de P&hellip;
+réunissoit presque toutes les voix, il alloit être élu;
+Pulauski a prononcé le fatal <i>veto</i>: à l'instant vingt
+sabres ont été tirés. Le fier palatin de &hellip;, que Pulauski
+avoit peu ménagé dans l'assemblée précédente,
+s'est élancé le premier, et lui a porté sur
+la tête un coup terrible. Zaremba et quelques autres
+ont volé à la défense de leur ami; mais tous
+leurs efforts n'auroient pu le sauver, si M. de P&hellip;
+lui-même ne s'étoit rangé parmi eux, en criant
+qu'il immoleroit de sa main celui qui oseroit approcher.
+Les assaillants se sont retirés; cependant
+Pulauski perdoit son sang et ses forces; il s'est
+évanoui, on l'a emporté. Zaremba est sorti en
+jurant de le venger. Restés maîtres des délibérations,
+les nombreux partisans de M. de P&hellip; l'ont
+sur-le-champ proclamé roi. Pulauski, rapporté
+dans son palais, a bientôt repris connoissance. Les
+chirurgiens, appelés pour voir sa blessure, ont déclaré
+qu'elle n'étoit pas mortelle; alors, quoiqu'il
+ressentît de grandes douleurs, quoique plusieurs de
+ses amis s'opposassent à son dessein, il s'est fait
+porter dans sa voiture. Il étoit à peine midi quand
+il est sorti de Varsovie, accompagné de Mazeppa
+et de quelques mécontens. On le suit, et sans doute
+on viendra sous peu de jours vous apprendre le
+lieu qu'il aura choisi pour sa retraite.»</p>
+
+<p>On ne pouvoit guère m'annoncer de plus mauvaises
+nouvelles. Mon ami étoit sur le trône;
+mais ma réconciliation avec Pulauski paroissoit
+désormais impossible, et vraisemblablement j'avois
+perdu Lodoïska pour toujours. Je connoissois assez
+son père pour craindre qu'il ne prît des résolutions
+extrêmes; le présent m'effrayoit, je n'osois
+porter mes regards sur l'avenir, et mes chagrins
+m'accablèrent au point que je n'allai pas même
+féliciter le nouveau roi.</p>
+
+<p>Celui de mes gens que Boleslas avoit détaché à
+la poursuite de Pulauski revint le quatrième jour;
+il l'avoit suivi jusqu'à quinze lieues de la capitale:
+là, Zaremba, voyant toujours un inconnu à quelque
+distance de sa chaise de poste, avoit conçu
+des soupçons. Un peu plus loin, quatre de ses
+gens, cachés derrière une masure, avoient surpris
+mon courrier et l'avoient conduit à Pulauski.
+Celui-ci, le pistolet à la main, l'avoit forcé d'avouer
+à qui il appartenoit. «Je te renverrai à
+Lovzinski, lui avoit-il dit, annonce-lui de ma part
+qu'il n'échappera pas à ma juste vengeance.» A
+ces mots, on avoit bandé les yeux à mon courrier,
+il ne pouvoit dire où on l'avoit conduit et
+enfermé; mais au bout de trois jours on l'étoit
+venu chercher: on avoit encore pris la précaution
+de lui bander les yeux et de le promener pendant
+plusieurs heures; enfin la voiture s'étoit arrêtée,
+on l'en avoit fait descendre. A peine il mettoit
+pied à terre que ses gardes s'étoient éloignés au
+grand galop; il avoit détaché son bandeau et
+s'étoit retrouvé précisément à l'endroit où d'abord
+on l'avoit arrêté.</p>
+
+<p>Ces nouvelles me donnèrent beaucoup d'inquiétude;
+les menaces de Pulauski m'effrayoient beaucoup
+moins pour moi que pour Lodoïska qui restoit
+en son pouvoir: il pouvoit, dans sa fureur, se
+porter contre elle aux dernières extrémités; je
+résolus de m'exposer à tout pour découvrir la
+retraite du père et la prison de la fille. Le lendemain
+j'instruisis mes s&oelig;urs de mon dessein, et je
+quittai la capitale: le seul Boleslas m'accompagnoit;
+je me donnai partout pour son frère.
+Nous parcourûmes toute la Pologne; je vis alors
+que l'événement ne justifioit que trop les craintes
+de Pulauski. Sous prétexte de faire prêter le serment
+de fidélité pour le nouveau roi, les Russes
+répandus dans nos provinces commettoient mille
+exactions dans les villes et désoloient les campagnes.
+Après avoir perdu trois mois en recherches vaines,
+désespéré de ne pouvoir retrouver Lodoïska, vivement
+touché des malheurs de ma patrie, pleurant à
+la fois sur elle et sur moi, j'allois retourner à Varsovie
+pour apprendre moi-même au nouveau roi
+à quels excès des étrangers se portoient dans ses
+États, lorsqu'une rencontre, qui sembloit devoir
+être pour moi très fâcheuse, me força de prendre
+un parti tout différent.</p>
+
+<p>Les Turcs venoient de déclarer la guerre à la
+Russie, et les Tartares du Budziac et de la Crimée
+faisoient de fréquentes incursions dans la Volhynie,
+où je me trouvois alors. Quatre de ces brigands
+nous attaquèrent à la sortie d'un bois, près d'Ostropol.
+J'avois très imprudemment négligé de charger
+mes pistolets; mais je me servis de mon sabre
+avec tant d'adresse et de bonheur que bientôt deux
+d'entre eux tombèrent grièvement blessés. Boleslas
+occupoit le troisième, le quatrième me combattoit
+avec vigueur; il me fit à la cuisse une légère blessure,
+et reçut en même temps un coup terrible qui
+le renversa de son cheval. Boleslas se vit à l'instant
+débarrassé de son ennemi, qui, au bruit de la chute
+de son camarade, prit la fuite. Celui que j'avois
+renversé le dernier me dit en mauvais polonois:
+«Un aussi brave homme que toi doit être généreux;
+je te demande la vie; ami, au lieu de m'achever,
+secours-moi; crois-moi, viens m'aider à me relever,
+bande ma plaie.» Il demandoit quartier d'un ton
+si noble et si nouveau que je ne balançai pas: je
+descendis de cheval; Boleslas et moi nous le relevâmes,
+nous bandâmes sa plaie. «Tu fais bien,
+brave homme, me disoit le Tartare, tu fais bien.»
+Comme il parloit, nous vîmes s'élever autour de
+nous un nuage de poussière; plus de trois cents
+Tartares accouroient à nous ventre à terre. «Ne
+crains rien, me dit celui que j'avois épargné, je suis
+le chef de cette troupe.» Effectivement, d'un signe
+il arrêta ses soldats près de me massacrer; il leur dit
+dans leur langue quelques mots que je ne compris
+pas; ils ouvrirent leurs rangs pour laisser passer
+Boleslas et moi. «Brave homme, me dit encore
+leur capitaine, n'avois-je pas raison de te dire que
+tu faisois bien? tu m'as laissé la vie, je sauve la
+tienne; il est quelquefois bon d'épargner un ennemi,
+et même un voleur. Écoute, mon ami, en t'attaquant
+j'ai fait mon métier, tu as fait ton devoir en
+m'étrillant bien: je te pardonne, tu me pardonnes,
+embrassons-nous.» Il ajouta: «Le jour commence
+à baisser, je ne te conseille pas de voyager dans
+ces cantons cette nuit; ces gens-là vont aller chacun
+à son poste, et je ne pourrois te répondre d'eux.
+Tu vois ce château sur la hauteur à droite, il appartient
+à un certain comte Dourlinski, à qui nous en
+voulons beaucoup, parce qu'il est fort riche: va lui
+demander un asile, dis-lui que tu as blessé Titsikan,
+que Titsikan te poursuit. Il me connoît de nom:
+je lui ai déjà fait passer quelques mauvaises journées;
+au reste, compte que, pendant que tu seras
+chez lui, sa maison sera respectée; garde-toi surtout
+d'en sortir avant trois jours et d'y rester plus de
+huit: adieu.»</p>
+
+<p>Ce fut avec un vrai plaisir que nous prîmes congé
+de Titsikan et de sa compagnie. Les avis du Tartare
+étoient des ordres; je dis à Boleslas: «Gagnons
+promptement ce château qu'il nous a montré; aussi
+bien je connois ce Dourlinski de nom. Pulauski m'a
+quelquefois parlé de lui; il n'ignore peut-être pas
+où Pulauski s'est retiré; il n'est pas impossible
+qu'avec un peu d'adresse nous le sachions de lui.
+Je dirai à tout hasard que c'est Pulauski qui nous
+envoie; cette recommandation vaudra bien celle de
+Titsikan: toi, Boleslas, n'oublie pas que je suis ton
+frère et ne me découvre pas.»</p>
+
+<p>Nous arrivâmes aux fossés du château; les gens
+de Dourlinski nous demandèrent qui nous étions:
+je répondis que nous venions pour parler à leur
+maître de la part de Pulauski; que des brigands
+nous avoient attaqués et nous poursuivoient. Le
+pont-levis fut baissé, nous entrâmes; on nous dit
+que pour le moment nous ne pouvions parler à
+Dourlinski, mais que le lendemain, sur les dix
+heures, il pourroit nous donner audience. On nous
+demanda nos armes que nous rendîmes sans difficulté.
+Boleslas visita ma blessure, les chairs étoient
+à peine entamées. On ne tarda pas à nous servir
+dans la cuisine un frugal repas; nous fûmes conduits
+ensuite dans une chambre basse, où deux mauvais
+lits venoient d'être préparés; on nous y laissa sans
+lumière, et l'on nous y enferma.</p>
+
+<p>Je ne pus fermer l'&oelig;il de la nuit. Titsikan ne
+m'avoit fait qu'une légère blessure, mais celle de
+mon c&oelig;ur étoit si profonde! Au point du jour je
+m'impatientai dans ma prison; je voulus ouvrir les
+volets, ils étoient fermés à clef. Je les secoue
+vigoureusement, les ferrures sautent, je vois un fort
+beau parc; la fenêtre étoit basse, je m'élance, et
+me voilà dans les jardins de Dourlinski. Après m'y
+être promené quelques minutes, j'allai m'asseoir
+sur un banc de pierre placé au pied d'une tour dont
+je considérai quelque temps l'architecture antique.
+Je restois là plongé dans mes réflexions, lorsqu'une
+tuile tomba à mes pieds: je crus qu'elle s'étoit
+détachée de la couverture de ce vieux bâtiment, et,
+pour éviter un accident pareil, j'allai me placer à
+l'autre bout du banc. Quelques instans après, une
+seconde tuile tomba à côté de moi. Le hasard me
+parut surprenant; je me levai avec inquiétude,
+j'examinai la tour attentivement. J'aperçus, à vingt-cinq
+ou trente pieds de hauteur, une étroite ouverture;
+je ramassai les tuiles qu'on m'avoit jetées;
+sur la première, je déchiffrai ces mots tracés avec
+du plâtre: <i>Lovzinski, c'est donc vous! vous vivez!</i>
+et sur la seconde, ceux-ci: <i>Délivrez-moi, sauvez
+Lodoïska.</i></p>
+
+<p>Vous ne pouvez, mon cher Faublas, vous figurer
+combien de sentimens divers m'agitèrent à la fois;
+mon étonnement, ma joie, ma douleur, mon embarras,
+ne sauroient s'exprimer. J'examinois la
+prison de Lodoïska, je cherchois comment je pourrois
+l'en tirer; elle m'envoya encore une tuile; je
+lus: <i>A minuit, apportez du papier, de l'encre et des
+plumes; demain, une heure après le soleil levé, venez
+chercher une lettre; éloignez-vous.</i></p>
+
+<p>Je retournai à ma chambre, j'appelai Boleslas,
+qui m'aida à rentrer par la fenêtre; nous raccommodâmes
+le volet de notre mieux. J'appris à mon
+serviteur fidèle la rencontre inespérée qui mettoit
+fin à mes courses et redoubloit mes inquiétudes.
+Comment pénétrer dans cette tour? comment nous
+procurer des armes? Le moyen de tirer Lodoïska de
+sa prison? le moyen de l'enlever sous les yeux de
+Dourlinski, au milieu de ses gens, dans un château
+fortifié?</p>
+
+<p>Et, en supposant que tant d'obstacles ne fussent
+pas insurmontables, pouvois-je tenter une entreprise
+aussi difficile dans le court délai que Titsikan
+m'avoit laissé? Titsikan ne m'avoit-il pas recommandé
+de rester chez Dourlinski trois jours, et de
+n'y pas demeurer plus de huit? Sortir de ce château
+avant le troisième jour ou après le huitième, n'étoit-ce
+pas nous exposer aux attaques des Tartares?
+Tirer ma chère Lodoïska de sa prison pour la livrer
+à des brigands, être à jamais séparé d'elle par l'esclavage
+ou par la mort, cela étoit horrible à penser.</p>
+
+<p>Mais pourquoi étoit-elle dans une aussi affreuse
+prison? La lettre qu'elle m'avoit promise m'en
+instruiroit sans doute. Il falloit nous procurer du
+papier; je chargeai Boleslas de ce soin, et moi, je
+me préparai à soutenir devant Dourlinski le rôle
+délicat d'un émissaire de Pulauski.</p>
+
+<p>Il étoit grand jour quand on vint nous mettre en
+liberté; on nous dit que Dourlinski pouvoit et
+vouloit nous voir. Nous nous présentâmes avec
+assurance; nous vîmes un homme de soixante ans à
+peu près, dont l'abord étoit brusque et les manières
+repoussantes. Il nous demanda qui nous étions.
+«Mon frère et moi, lui dis-je, appartenons au seigneur
+Pulauski; mon maître m'a chargé pour vous
+d'une commission secrète, mon frère m'a accompagné
+pour un autre objet; je dois, pour m'expliquer,
+être seul, je ne dois ne parler qu'à vous seul.&mdash;Eh
+bien, répondit Dourlinski, que ton frère s'en
+aille; et vous aussi, allez-vous-en, dit-il à ses gens;
+quant à celui-ci (il montra celui qui étoit son confident),
+tu trouveras bon qu'il reste, tu peux tout
+dire devant lui.&mdash;Pulauski m'envoie&hellip;&mdash;Je le vois
+bien qu'il t'envoie.&mdash;Pour vous demander&hellip;&mdash;Quoi?&mdash;(Je
+pris courage.) Pour vous demander des
+nouvelles de sa fille.&mdash;Des nouvelles de sa fille!
+Pulauski t'a dit&hellip;&mdash;Oui, mon maître m'a dit que
+Lodoïska étoit ici.» Je m'aperçus que Dourlinski
+pâlissoit; il regarda son confident, et me fixa longtemps
+en silence. «Tu m'étonnes, reprit-il enfin;
+pour te confier un secret de cette importance, il faut
+que ton maître soit bien imprudent.&mdash;Pas plus que
+vous, Seigneur; n'avez-vous pas aussi un confident?
+Les grands seroient bien à plaindre s'ils ne pouvoient
+donner leur confiance à personne. Pulauski
+m'a chargé de vous dire que Lovzinski avoit déjà parcouru
+une grande partie de la Pologne, et que sans
+doute il visiteroit vos cantons.&mdash;S'il ose venir ici,
+me répondit-il aussitôt avec la plus grande vivacité,
+je lui garde un logement qu'il occupera longtemps:
+le connois-tu ce Lovzinski?&mdash;Je l'ai vu souvent
+chez mon maître à Varsovie.&mdash;On le dit bel
+homme?&mdash;Il est bien fait et de ma taille à peu
+près.&mdash;Sa figure?&mdash;Est prévenante; c'est un&hellip;&mdash;C'est
+un insolent, interrompit-il avec colère; si
+jamais il tombe en mes mains!&mdash;Seigneur, on
+assure qu'il est brave.&mdash;Lui! je parie qu'il ne sait
+que séduire des filles! Si jamais il tombe en mes
+mains! (Je me contins; il ajouta d'un ton plus
+calme:) Il y a bien longtemps que Pulauski ne m'a
+écrit, où est-il à présent?&mdash;Seigneur, j'ai des
+ordres précis de ne pas répondre à cette question-là:
+tout ce que je puis vous dire, c'est qu'il a,
+pour cacher sa retraite et pour n'écrire à personne,
+de grandes raisons qu'il viendra bientôt vous expliquer
+lui-même.»</p>
+
+<p>Dourlinski parut très étonné; je crus même remarquer
+quelques signes de frayeur; il regarda
+son confident, qui sembloit aussi embarrassé que
+lui. «Tu dis que Pulauski viendra bientôt?&hellip;&mdash;Oui,
+Seigneur, sous quinzaine au plus tard.» Il
+regarda encore son confident; et puis, affectant
+tout à coup autant de sang-froid qu'il avoit
+montré d'embarras: «Retourne à ton maître, je
+suis fâché de n'avoir que de mauvaises nouvelles à
+lui donner; tu lui diras que Lodoïska n'est plus
+ici.» Je fus à mon tour fort surpris. «Quoi!
+Seigneur, Lodoïska&hellip;&mdash;N'est plus ici, te dis-je.
+Pour obliger Pulauski que j'estime, je me suis
+chargé, quoiqu'avec répugnance, du soin de garder
+sa fille dans mon château: personne que moi et
+lui (il me montra son confident) ne savoit qu'elle
+y fût. Il y a environ un mois, nous allâmes,
+comme à l'ordinaire, lui porter des vivres pour sa
+journée, il n'y avoit plus personne dans son appartement.
+J'ignore comment elle a fait; mais
+ce que je sais bien, c'est qu'elle s'est échappée; je
+n'ai pas entendu parler d'elle depuis; elle sera sans
+doute allée rejoindre Lovzinski à Varsovie, si pourtant
+les Tartares ne l'ont pas enlevée sur la route.»</p>
+
+<p>Mon étonnement devint extrême: comment
+concilier ce que j'avois vu dans le jardin avec ce que
+Dourlinski me disoit? Il y avoit là quelque mystère
+que j'étois bien impatient d'approfondir; cependant
+je me gardai bien de faire paroître le
+moindre doute. «Seigneur, voilà des nouvelles
+bien tristes pour mon maître!&mdash;Sans doute, mais
+ce n'est pas ma faute.&mdash;Seigneur, j'ai une grâce
+à vous demander.&mdash;Voyons.&mdash;Les Tartares
+dévastent les environs de votre château; ils nous
+ont attaqués, nous leur avons échappé comme par
+miracle; ne nous accorderez-vous pas, à mon
+frère et à moi, la permission de nous reposer ici
+seulement deux jours?&mdash;Seulement deux jours?
+j'y consens. Où les a-t-on logés? demanda-t-il à
+son confident.&mdash;Au rez-de-chaussée, répondit
+celui-ci, dans une chambre basse&hellip;&mdash;Qui donne
+sur mes jardins? interrompit Dourlinski avec inquiétude.&mdash;Les
+volets ferment à clef, répondit
+l'autre.&mdash;N'importe, il faut les mettre ailleurs.»
+Ces mots me firent trembler. Le confident répliqua:
+«Cela n'est pas possible; mais&hellip;» Il lui
+dit le reste à l'oreille. «A la bonne heure, répondit
+le maître, et qu'on le fasse à l'instant»;
+et, s'adressant à moi: «Ton frère et toi, vous
+vous en irez après-demain; avant de partir tu me
+parleras, je te donnerai une lettre pour Pulauski.»</p>
+
+<p>J'allai rejoindre Boleslas dans la cuisine, où
+il déjeunoit: il me remit une petite bouteille
+pleine d'encre, plusieurs plumes et quelques feuilles
+de papier qu'il s'étoit procurées sans peine. Je
+brûlois d'envie d'écrire à Lodoïska; l'embarras
+étoit de trouver un lieu commode, où les curieux
+ne pussent m'inquiéter. On avoit déjà prévenu
+Boleslas que nous ne rentrerions dans la chambre
+où nous avions passé la nuit que pour y coucher.
+Je m'avisai d'un stratagème qui me réussit parfaitement.
+Les gens de Dourlinski buvoient avec
+mon prétendu frère, ils me proposèrent poliment
+de les aider aussi à vider quelques flacons.
+J'avalai de bonne grâce, et coup sur coup, plusieurs
+verres d'un fort mauvais vin: bientôt mes
+jambes chancelèrent, ma langue s'embarrassa, je
+fis à la troupe joyeuse cent contes aussi plaisans
+que déraisonnables; en un mot, je jouai si bien
+l'ivresse que Boleslas lui-même en fut la dupe. Il
+trembloit que, dans ce moment où je paroissois
+disposé à tout dire, mon secret ne m'échappât.
+«Messieurs, dit-il aux buveurs étonnés, mon
+frère n'a pas la tête forte aujourd'hui, c'est peut-être
+un effet de sa blessure; ne le faisons plus ni
+parler ni boire; je crains que cela ne l'incommode;
+et même, si vous vouliez m'obliger, vous m'aideriez
+à le porter sur son lit.&mdash;Sur le sien? non,
+cela ne se peut pas, répondit l'un d'eux, mais je
+prêterai volontiers ma chambre.» On me prit, on
+m'entraîna, on me monta dans un grenier, dont
+un lit, une table et une chaise formoient tout
+l'ameublement. On m'enferma dans ce taudis.
+C'étoit là tout ce que je voulois; dès que je fus
+seul, j'écrivis à Lodoïska une lettre de plusieurs
+pages. Je commençois par me justifier pleinement
+des crimes que Pulauski m'avoit supposés; je lui
+racontai ensuite tout ce qui m'étoit arrivé depuis
+le moment de notre séparation jusqu'à celui où
+j'avois été reçu chez Dourlinski; je lui détaillois
+l'entretien que je venois d'avoir avec celui-ci, je
+finissois par l'assurer de l'amour le plus tendre et
+le plus respectueux; je lui jurois que, dès qu'elle
+m'auroit donné sur son sort les éclaircissemens
+nécessaires, je m'exposerois à tout pour finir son
+horrible esclavage.</p>
+
+<p>Dès que ma lettre fut fermée, je me livrai à des
+réflexions qui me jetèrent dans une étrange perplexité.
+Étoit-ce bien Lodoïska qui m'avoit jeté
+ces tuiles dans le jardin? Pulauski auroit-il eu
+l'injustice de punir sa fille d'un amour que lui-même
+avoit approuvé? Auroit-il eu l'inhumanité
+de la plonger dans une affreuse prison? et, quand
+même la haine qu'il m'avoit jurée l'auroit aveuglé à
+ce point, comment Dourlinski avoit-il pu se résoudre
+à servir ainsi sa vengeance? Mais, d'un autre
+côté, depuis trois mois je ne portois, pour me déguiser
+mieux, que des habits grossiers; les fatigues
+d'un long voyage et mes chagrins m'avoient beaucoup
+changé; quelle autre qu'une amante avoit
+pu reconnoître Lovzinski dans les jardins de Dourlinski?
+n'avois-je pas vu d'ailleurs le nom de Lodoïska
+tracé sur la tuile? Dourlinski lui-même
+n'avouoit-il pas que Lodoïska avoit été chez lui
+prisonnière? Il ajoutoit, il est vrai, qu'elle s'étoit
+échappée; mais cela étoit-il croyable? Et pourquoi
+cette haine que Dourlinski m'avoit vouée à
+moi, sans me connoître? Pourquoi cet air d'inquiétude,
+quand on lui avoit dit que les émissaires
+de Pulauski occupoient une chambre qui donnoit
+sur le jardin? Pourquoi surtout cet air d'effroi,
+quand je lui avois annoncé la prochaine arrivée
+de mon prétendu maître? Tout cela étoit bien fait
+pour me donner de terribles inquiétudes, j'entrevoyois
+des choses affreuses que je ne pouvois
+expliquer. Depuis deux heures je me faisois sans
+cesse de nouvelles questions, auxquelles j'étois
+fort embarrassé de répondre, lorsqu'enfin Boleslas
+vint voir si son frère avoit recouvré la raison. Je
+n'eus pas de peine à le convaincre que mon
+ivresse avoit été feinte; nous descendîmes dans la
+cuisine, où nous passâmes le reste de la journée.
+Quelle soirée, mon cher Faublas! aucune de ma
+vie ne me parut si longue, pas même celles qui
+la suivirent.</p>
+
+<p>Enfin, l'on nous conduisit dans notre chambre,
+où l'on nous enferma, comme la veille, sans nous
+laisser de lumière; il fallut encore attendre près de
+deux heures avant que minuit sonnât. Au premier
+coup de la cloche nous ouvrîmes doucement les
+volets et la fenêtre; je me préparois à sauter dans
+le jardin, mon embarras fut égal à mon désespoir
+quand je me vis retenu par des barreaux. «Voilà,
+dis-je à Boleslas, ce que le maudit confident de
+Dourlinski lui disoit à l'oreille; voilà ce qu'approuvoit
+le maître odieux, quand il répondit: <i>A la
+bonne heure, et qu'on le fasse à l'instant</i>; voilà ce
+qu'ils ont exécuté dans la journée; c'est pour cela
+que l'entrée de cette chambre nous a été interdite.&mdash;Seigneur,
+ils ont travaillé en dehors, me répondit
+Boleslas, car ils n'ont pas aperçu que ce
+volet avoit été forcé.&mdash;Eh! qu'ils l'aient vu ou
+non, m'écriai-je avec violence, que m'importe?
+Cette grille fatale renverse toutes mes espérances,
+elle assure l'esclavage de Lodoïska, elle assure
+ma mort.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, sans doute, elle assure ta mort», me
+cria-t-on en ouvrant ma porte. Dourlinski, précédé
+de quelques hommes armés et suivi de quelques
+autres qui portoient des flambeaux, Dourlinski
+entra le sabre à la main. «Traître, me dit-il en me
+lançant des regards où sa fureur étoit peinte, j'ai
+tout entendu, je saurai qui tu es, tu me diras ton
+nom, ton prétendu frère le dira; tremble! je suis
+de tous les ennemis de Lovzinski le plus implacable!
+Qu'on le fouille», dit-il à ses gens; ils se précipitèrent
+sur moi, j'étois sans armes, je fis une
+résistance inutile. Ils m'enlevèrent mes papiers et
+la lettre que j'avois préparée pour Lodoïska.
+Dourlinski donna, en la lisant, mille signes d'impatience:
+il y étoit peu ménagé. «Lovzinski, me
+dit-il avec une rage étouffée, je mérite déjà toute
+ta haine, bientôt je la mériterai davantage; en
+attendant tu resteras avec ton digne confident dans
+cette chambre que tu aimes.» A ces mots il sortit,
+on ferma la porte à double tour; il posa une
+sentinelle en dehors et une autre vis-à-vis des fenêtres,
+dans le jardin.</p>
+
+<p>Vous vous figurez dans quel accablement nous
+restâmes plongés, Boleslas et moi. Mes malheurs
+étoient à leur comble, ceux de Lodoïska m'affectoient
+bien plus vivement: l'infortunée! quelle devoit
+être son inquiétude! elle attendoit Lovzinski,
+et Lovzinski l'abandonnoit! Mais non, Lodoïska
+me connoissoit trop bien, elle ne me soupçonneroit
+pas d'une aussi lâche perfidie. Lodoïska! elle
+jugeroit son amant d'après elle! Elle sentiroit que
+Lovzinski partageoit son sort, puisqu'il ne la secouroit
+pas&hellip; hélas! et la certitude de mon malheur
+augmenteroit encore le sien!</p>
+
+<p>Telles furent dans le premier moment mes réflexions
+cruelles; on me laissa tout le temps d'en faire
+beaucoup d'autres non moins tristes. Le lendemain
+on nous passa par les barreaux de notre fenêtre les
+provisions pour notre journée. A la qualité des alimens
+qu'on nous fournissoit, Boleslas jugea qu'on
+ne chercheroit pas à nous rendre notre prison fort
+agréable. Boleslas, moins malheureux que moi,
+supportoit son sort plus courageusement; il m'offrit
+ma part du maigre repas qu'il alloit faire. Je ne
+voulois point manger, il me pressoit vainement;
+l'existence étoit devenue pour moi un insupportable
+fardeau. «Ah! vivez, me dit-il enfin en versant
+un torrent de larmes, vivez! si ce n'est pas
+pour Boleslas, que ce soit pour Lodoïska.» Ces
+mots firent sur moi la plus vive impression, ils ranimèrent
+mon courage, l'espérance rentra dans mon
+c&oelig;ur, j'embrassai mon serviteur fidèle. «O mon
+ami, m'écriai-je avec transport, ô mon véritable
+ami! je t'ai perdu, et tes maux me touchent plus
+que les miens! donne, Boleslas, donne, je vivrai
+pour Lodoïska, je vivrai pour toi: veuille le juste
+Ciel me rendre bientôt ma fortune et mon rang!
+tu verras que ton maître n'est pas un ingrat.» Nous
+nous embrassâmes encore. Ah! mon cher Faublas,
+si vous saviez comme le malheur rapproche les
+hommes! comme il est doux, lorsqu'on souffre,
+d'entendre un autre infortuné vous adresser un mot
+de consolation!</p>
+
+<p>Il y avoit douze jours que nous gémissions
+dans cette prison, lorsqu'on vint m'en tirer pour
+me conduire à Dourlinski. Boleslas voulut me
+suivre, on le repoussa durement; cependant on
+me permit de lui parler un moment. Je tirai de
+mon doigt une bague que je portois depuis plus
+de dix ans; je dis à Boleslas: «Cette bague me
+fut donnée par M. de P&hellip;, lorsque nous faisions
+ensemble nos exercices à Varsovie; prends-la, mon
+ami, conserve-la à cause de moi. Si Dourlinski
+consomme aujourd'hui sa trahison en me faisant
+assassiner, s'il te permet ensuite de sortir de ce château,
+va trouver ton roi, montre-lui ce bijou,
+rappelle-lui notre ancienne amitié, raconte-lui mes
+malheurs, Boleslas, il te récompensera, il fera secourir
+Lodoïska. Adieu, mon ami.»</p>
+
+<p>On me conduisit à l'appartement de Dourlinski;
+dès que la porte s'entr'ouvrit, j'aperçus dans un
+fauteuil une femme évanouie; j'approchai, c'étoit
+Lodoïska! Dieu! que je la trouvai changée!&hellip;
+mais qu'elle étoit belle encore! «Barbare!» dis-je
+à Dourlinski. A la voix de son amant, Lodoïska
+reprit ses sens. «Ah! mon cher Lovzinski, sais-tu
+ce que l'infâme me propose? sais-tu à quel prix il
+m'offre ta liberté?&mdash;Oui, s'écria Dourlinski furieux,
+oui, je le veux: te voilà bien sûre qu'il est en
+mon pouvoir; si dans trois jours je n'obtiens rien,
+dans trois jours il est mort.» Je voulois me jeter
+aux genoux de Lodoïska; mes gardes m'en empêchèrent.
+«Je vous revois enfin, tous mes maux
+sont oubliés, Lodoïska, la mort n'a plus rien qui
+m'épouvante&hellip; Toi, lâche, songe que Pulauski
+vengera sa fille, songe que le roi vengera son ami.&mdash;Qu'on
+l'emmène! s'écria Dourlinski.&mdash;Ah!
+me dit Lodoïska, mon amour t'a perdu.» Je voulois
+répondre, on m'entraîna, on me reconduisit
+dans ma prison. Boleslas me reçut avec des transports
+de joie inexprimables; il m'avoua qu'il m'avoit
+cru perdu: je lui racontai comment ma
+mort n'étoit que différée. La scène dont je venois
+d'être témoin avoit enfin confirmé mes soupçons:
+il étoit clair que Pulauski ignoroit les mauvais
+traitemens que sa fille essuyoit; il étoit clair
+que Dourlinski, amoureux et jaloux, satisferoit sa
+passion à quelque prix que ce fût.</p>
+
+<p>Cependant, des trois jours que Dourlinski avoit
+laissés à Lodoïska pour se déterminer, deux déjà
+s'étoient écoulés, nous étions au milieu de la nuit
+qui précédoit le troisième; je ne pouvois dormir
+et me promenois dans ma chambre à grands
+pas. Tout à coup j'entends crier: <i>Aux armes!</i> des
+hurlemens affreux s'élèvent de toutes parts autour
+du château, il se fait un grand mouvement
+dans l'intérieur; la sentinelle posée devant nos
+fenêtres quitte son poste; Boleslas et moi nous
+distinguons la voix de Dourlinski; il appelle, il encourage
+ses gens; nous entendons distinctement
+le cliquetis des armes, les plaintes des blessés, les
+gémissemens des mourans. Le bruit, d'abord très
+grand, semble diminuer; il recommence ensuite,
+il se prolonge, il redouble, on crie victoire! beaucoup
+de gens accourent et ferment les portes sur
+eux avec force. Tout à coup à ce vacarme affreux
+succède un silence effrayant; bientôt un bruissement
+sourd frappe nos oreilles, l'air siffle avec violence,
+la nuit devient moins sombre, les arbres du
+jardin se colorent d'une teinte jaune et rougeâtre;
+nous volons à la fenêtre: les flammes dévoroient
+le château de Dourlinski, elles gagnoient de tous
+côtés la chambre où nous étions, et, pour comble
+d'horreur, des cris perçans partoient de la tour où
+je savois que Lodoïska étoit enfermée.</p>
+
+<hr />
+
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="top4em">Ici M. Duportail fut interrompu par le
+marquis de B&hellip;, qui, n'ayant trouvé
+aucun laquais dans l'antichambre, entra
+sans avoir été annoncé; il recula deux
+pas en me voyant. «Ah! ah! dit-il en saluant
+M. Duportail, c'est que vous avez aussi un fils?»
+puis s'adressant à moi: «Monsieur est apparemment
+le frère&hellip;&mdash;De ma s&oelig;ur, oui, Monsieur.&mdash;Eh
+bien, vous avez une s&oelig;ur fort aimable, charmante,
+mais charmante!&mdash;Vous êtes aussi honnête
+qu'indulgent, interrompit M. Duportail.&mdash;Indulgent!
+oh! je ne le suis pas toujours; par exemple,
+je suis venu pour vous faire des reproches à vous,
+Monsieur&hellip;&mdash;A moi! aurois-je eu le malheur&hellip;?&mdash;Oui,
+vous nous avez joué avant-hier un tour
+sanglant.&mdash;Comment, Monsieur?&mdash;Vous avez
+chargé ce petit Rosambert de nous enlever M<sup>lle</sup> Duportail;
+la marquise comptoit bien que sa chère
+fille passeroit la nuit chez elle; point du tout.&mdash;J'ai
+craint, Monsieur, que ma fille ne vous causât
+beaucoup d'embarras.&mdash;Aucun, aucun, Monsieur;
+M<sup>lle</sup> Duportail est charmante, ma femme raffole
+d'elle, je vous l'ai déjà dit. En vérité, ajouta-t-il
+en ricanant, je crois que la marquise aime cette
+enfant-là plus qu'elle ne m'aime moi-même; je
+suis pourtant son mari!&hellip; Au moins si vous étiez
+venu vous-même la chercher!&mdash;Pardon, Monsieur,
+j'étois incommodé, je le suis même encore beaucoup&hellip;
+Je sais que je dois à M<sup>me</sup> de B&hellip; des
+remercîmens&hellip;&mdash;Ce n'est pas pour cela! (Pendant
+ce dialogue, on sent que je n'étois pas tout à
+fait à mon aise: le marquis me considéroit avec
+une attention qui m'inquiétoit.) Savez-vous bien,
+me dit-il enfin, que vous ressemblez beaucoup à
+mademoiselle votre s&oelig;ur?&mdash;Monsieur, vous me
+flattez.&mdash;Mais c'est que cela est frappant:
+allez, allez, je m'y connois bien; d'abord tous mes
+amis conviennent que je suis physionomiste; je
+vous le demande à vous-même, je ne vous avois
+jamais vu, et je vous ai reconnu tout de suite!»</p>
+
+<div class="figc"><img src="images/illu2.jpg" alt="" />
+<div class="legende small">FAUBLAS HABILLÉ EN FEMME</div>
+</div>
+<p>M. Duportail ne put s'empêcher de rire avec
+moi de la bonne foi du marquis. «Monsieur, dit-il
+à celui-ci, c'est que, comme vous l'avez fort bien
+remarqué, mon fils et ma fille se ressemblent un
+peu; il faut convenir qu'il y a un air de famille.&mdash;Oui,
+répondit le marquis en me regardant toujours,
+ce jeune homme est bien, fort bien; mais
+sa s&oelig;ur est encore mieux, beaucoup mieux (il
+me prit par le bras). Elle est un peu plus grande,
+elle a l'air plus raisonnable, quoiqu'elle soit un peu
+espiègle; c'est bien là sa figure, mais il y a dans
+vos traits quelque chose de plus hardi. Vous avez
+moins de grâces dans le maintien, et dans toute
+l'habitude du corps quelque chose de plus&hellip; nerveux,
+de plus roide. Oh! dame, n'allez pas vous
+fâcher, tout cela est bien naturel; il ne faut pas
+qu'un garçon soit fait comme une fille! (Le flegme
+de M. Duportail ne put tenir contre ces derniers
+propos; le marquis nous vit rire, et se mit à rire de
+tout son c&oelig;ur.) Oh! reprit-il, je vous l'ai dit, je
+suis grand physionomiste, moi!&hellip; Mais n'aurai-je
+pas le bonheur de voir la chère s&oelig;ur?» M. Duportail
+se hâta de répondre: «Non, Monsieur, elle
+est allée faire ses adieux.&mdash;Ses adieux?&mdash;Oui,
+Monsieur, elle part demain matin pour son couvent.&mdash;Pour
+son couvent! à Paris?&mdash;Non,&hellip;
+à Soissons.&mdash;A Soissons! demain matin! cette
+chère enfant nous quitte!&mdash;Il le faut bien, Monsieur.&mdash;Elle
+fait actuellement ses visites?&mdash;Oui,
+Monsieur.&mdash;Et sans doute elle viendra dire adieu
+à sa maman?&mdash;Assurément, Monsieur, et elle
+doit même être actuellement chez vous.&mdash;Ah!
+que je suis fâché! ce matin la marquise étoit encore
+malade; elle a voulu sortir ce soir: je lui ai représenté
+qu'il faisoit froid, qu'elle s'enrhumeroit; mais
+les femmes veulent ce qu'elles veulent; elle est sortie:
+eh bien! tant pis pour elle! elle ne verra pas
+sa chère fille, et moi je la verrai, car elle ne tardera
+sûrement pas à revenir.&mdash;Elle a plusieurs
+visites à faire, dis-je au marquis.&mdash;Oui, ajouta
+M. Duportail, nous ne l'attendons que pour souper.&mdash;L'on
+soupe donc ici? Vous avez raison, ils
+ont tous la manie de ne pas manger le soir; moi,
+je n'aime pas à mourir de faim parce que c'est la
+mode. Vous soupez, vous! eh bien! je reste, je
+soupe avec vous: vous allez dire que j'en use bien
+librement; mais je suis ainsi fait, je veux qu'on
+agisse de même avec moi: quand vous me connoîtrez
+mieux, vous verrez que je suis un bon
+diable.»</p>
+
+<p>Il n'y avoit pas moyen de reculer. M. Duportail
+prit son parti sur-le-champ. «Je suis fort aise,
+Monsieur le marquis, que vous vouliez bien être des
+nôtres; vous permettrez seulement que mon fils
+nous quitte pour une heure ou deux, il a quelques
+affaires pressées.&mdash;Monsieur, qu'on ne se gêne
+pas pour moi, qu'il nous quitte, mais qu'il revienne,
+car il est fort aimable, monsieur votre fils.&mdash;Vous
+permettrez aussi que je vous laisse un moment pour
+lui dire deux mots.&mdash;Faites, Monsieur, comme si
+je n'étois pas là.» Je saluai le marquis; il se leva
+précipitamment, me prit par la main, et dit à
+M. Duportail: «Tenez, Monsieur, vous direz
+tout ce que vous voudrez, ce jeune homme-là
+ressemble à sa s&oelig;ur comme deux gouttes d'eau! Je
+me connois en figures, je soutiendrois cela devant
+l'abbé Pernetti<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>.&mdash;Oui, Monsieur, répondit
+M. Duportail, il y a un air de famille.»</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> M. l'abbé Pernetti a fait, sur la physionomie, un
+ouvrage en deux volumes, intitulé: <i>Connoissance de l'homme
+moral par l'homme physique</i>.</p>
+</div>
+<p>A ces mots, il passa avec moi dans un autre
+appartement. «Parbleu! me dit-il, c'est un singulier
+homme que votre marquis! il ne se gêne pas
+avec ceux qu'il aime.&mdash;Mon très cher père, il est
+bien vrai que le marquis est venu sans façon s'impatroniser
+chez nous; mais, quant à moi, j'aurois
+tort de m'en plaindre, je me suis mis chez lui fort à
+mon aise.&mdash;Quant à vous, c'est bien dit; mais
+laissons la plaisanterie, et voyons comment nous
+allons sortir de là. Si je ne considérois que lui, cela
+seroit bientôt fini; mais, mon ami, vous avez des
+ménagemens à garder à cause de sa femme&hellip; Écoutez,&hellip;
+retournez chez vous, faites prendre à votre
+laquais un habit quelconque, et qu'il vienne annoncer
+ici que M<sup>lle</sup> Duportail soupe chez M<sup>me</sup> de ***,
+le premier nom qui vous viendra à l'esprit.&mdash;Eh
+bien, après? le marquis soupera toujours avec vous,
+et il attendra tranquillement le retour de votre fille:
+c'est ainsi qu'il est fait, il vous l'a dit lui-même.&mdash;Comment
+donc faire?&hellip;&mdash;Comment? mon très
+cher père, je fais si bien la demoiselle! je vais
+m'habiller en femme, et votre fille viendra réellement
+souper avec vous. Ce sera votre fils, au contraire,
+qui sera retenu, et qui ne viendra pas. Il est
+six heures, je serai de retour à dix; j'ai le temps.&mdash;A
+la bonne heure; convenez pourtant que
+Lovzinski joue là un singulier rôle,&hellip; vous m'avez
+embarqué dans une aventure&hellip; Mais il n'y a plus à
+s'en dédire: allez vite, et revenez.»</p>
+
+<p>Je courus à l'hôtel; Jasmin me dit que mon père
+étoit sorti, et qu'une fort jolie demoiselle m'attendoit
+chez moi depuis plus d'une heure. «Une jolie
+demoiselle, Jasmin!» Je m'élançai comme un trait
+dans mon appartement. «Ah! ah! Justine, c'est
+toi! Jasmin disoit bien que c'étoit une jolie
+demoiselle»; et j'embrassai Justine. «Gardez cela
+pour ma maîtresse! me dit-elle d'un petit air boudeur.&mdash;Pour
+ta maîtresse, Justine! tu la vaux
+bien!&mdash;Qui vous l'a dit?&mdash;Je le soupçonne; il
+ne tient qu'à toi que j'en sois certain», et j'embrassai
+Justine, et Justine me laissoit faire en répétant:
+«Gardez cela pour ma maîtresse. Mon Dieu!
+que vous êtes bien avec vos habits! ajouta-t-elle.
+Est-ce que vous les quitterez encore pour vous
+déguiser en femme?&mdash;Ce soir, pour la dernière
+fois, Justine; après cela je serai toujours homme&hellip;
+à ton service, belle enfant.&mdash;A mon service, oh!
+que non, au service de madame.&mdash;Au sien et au
+tien en même temps, Justine.&mdash;Oui-da, il vous
+en faut donc deux à la fois?&mdash;Je sens, ma chère,
+que ce n'est pas trop»; et j'embrassai Justine, et
+mes mains se promenoient sur une gorge fort
+blanche, qu'on ne défendoit presque pas. «Mais
+voyez donc comme il est hardi! disoit Justine.
+Qu'est devenue la modestie de M<sup>lle</sup> Duportail?&mdash;Ah!
+Justine, ah! tu ne sais pas comme une nuit
+m'a changé.&mdash;Cette nuit-là avoit bien changé ma
+maîtresse aussi! Le lendemain, elle étoit pâle, fatiguée&hellip;
+Mon Dieu! en la voyant, je n'ai pas eu de
+peine à deviner que M<sup>lle</sup> Duportail étoit un bien
+brave jeune homme!&mdash;Quand je te dis, Justine,
+que je n'en aurois pas trop de deux.»</p>
+
+<p>Je voulus l'embrasser; pour cette fois, elle se
+défendit en reculant. Mon lit se trouva derrière elle,
+elle y tomba à la renverse, et, par un malheur
+auquel on s'attend peut-être, je perdis l'équilibre
+au même instant.</p>
+
+<p>Quelques minutes après, Justine, qui ne se pressoit
+pas de réparer son désordre, me demanda en
+riant ce que je pensois de la petite espièglerie
+qu'elle avoit faite au marquis. «Quoi donc,
+mon enfant?&mdash;L'étiquette au milieu du dos; que
+dites-vous du tour?&mdash;Charmant! délicieux!
+presque aussi bon que celui que nous venons de
+faire à la marquise. A propos d'elle, et ma commission
+donc!&mdash;Ma maîtresse vous attend&hellip;&mdash;Elle
+m'attend! ah! j'y cours.&mdash;Là! le voilà parti! et
+où courez-vous?&mdash;Je n'en sais rien.&mdash;Voyez
+donc comme il me plantoit là!&mdash;Justine! c'est
+que&hellip; tu conçois&hellip;&mdash;Je conçois que vous êtes
+un franc libertin.&mdash;Tiens, Justine, faisons la paix;
+un louis d'or et un baiser.&mdash;Je prends l'un très
+volontiers,&hellip; et je vous donne l'autre de bon c&oelig;ur.
+Le charmant jeune homme! joli, vif et généreux!
+oh! comme vous avancerez dans le monde! ah çà,
+partons, suivez-moi par derrière, à quelque distance
+et sans affectation. Vous me verrez entrer
+dans une boutique; à côté est une porte cochère
+que vous trouverez entr'ouverte, vous entrerez
+vite: un portier vous demandera qui vous êtes,
+vous répondrez: <i>L'Amour</i>, vous grimperez au premier
+étage, sur une petite porte blanche vous lirez
+ce mot <i>Paphos</i>; vous ouvrirez avec la clef que
+voici, et vous ne resterez pas longtemps seul.»</p>
+
+<p>Avant de sortir, j'appelai Jasmin pour lui ordonner
+de prendre un autre habit que celui de la maison,
+et d'aller, de la part de M. de Saint-Luc,
+annoncer à M. Duportail que son fils ne reviendroit
+pas souper.</p>
+
+<p>Cependant Justine s'impatientoit, je la suivis:
+elle entra chez une marchande de modes, je me
+précipitai dans la porte cochère. <i>L'Amour!</i> criai-je
+au portier, et d'un saut je fus à <i>Paphos</i>. J'ouvris,
+j'entrai, le lieu me parut digne du dieu qu'on y adoroit.
+Un petit nombre de bougies n'y répandoient
+qu'un jour doux, je vis des peintures charmantes,
+je vis des meubles aussi élégans que commodes, je
+remarquai surtout dans le fond d'une alcôve dorée,
+tapissée de glaces, un lit à ressort, dont les draps
+de satin noir devoient relever merveilleusement
+l'éclat d'une peau fine et blanche. Alors je me ressouvins
+que j'avois promis à M. Duportail de ne
+plus revoir la marquise, et l'on devine que je m'en
+ressouvins trop tard.</p>
+
+<p>Une porte que je n'avois pas remarquée s'ouvrit
+tout à coup; la marquise entra. Voler dans ses
+bras, lui donner vingt baisers, l'emporter dans l'alcôve,
+la poser sur le lit mouvant, m'y plonger avec
+elle dans une douce extase, ce fut l'affaire d'un
+moment. La marquise reprit ses sens en même
+temps que moi. Je lui demandai comment elle se
+portoit. «Que dites-vous donc?» répondit-elle d'un
+air étonné. Je répétai: «Ma chère petite maman,
+comment vous portez-vous?» Elle partit d'un éclat
+de rire. «Je croyois avoir mal entendu: le <i>comment
+vous portez-vous</i> est excellent! mais, si j'étois incommodée,
+il seroit bien temps de me le demander!
+Croyez-vous que ce régime-ci convienne à une
+personne malade? Mon cher Faublas, ajouta-t-elle
+en m'embrassant tendrement, vous êtes bien vif.&mdash;Ma
+chère petite maman, c'est que je sais aujourd'hui
+bien des choses que j'ignorois il y a trois
+jours.&mdash;Craignez-vous de les oublier, fripon que
+vous êtes?&mdash;Oh! non.&mdash;Oh! non, répéta-t-elle
+en me contrefaisant, je vous crois bien, Monsieur
+le libertin (elle m'embrassa encore). Promettez-moi
+de ne vous souvenir jamais qu'avec moi de ces
+choses-là.&mdash;Je vous le promets, ma petite maman.&mdash;Vous
+jurez d'être fidèle?&mdash;Je le jure.&mdash;Toujours?&mdash;Oui,
+toujours.&mdash;Mais, dites-moi donc,
+vous avez beaucoup tardé à me venir joindre, petit
+ingrat.&mdash;Je n'étois pas chez moi, j'ai dîné chez
+M. Duportail.&mdash;Chez M. Duportail? il vous a
+parlé de moi?&mdash;Oui.&mdash;Vous ne lui avez pas
+conté les folies&hellip;?&mdash;Non, maman.»</p>
+
+<p>Elle continua d'un ton très sérieux: «Vous lui
+avez bien dit que j'ai été, comme le marquis,
+trompée par les apparences?&mdash;Oui, maman.&mdash;Et
+que je le suis encore? poursuivit-elle d'une voix
+tremblante, mais en me donnant le baiser le plus
+tendre.&mdash;Oui, maman.&mdash;Charmant enfant!
+s'écria-t-elle, il faudra donc que je t'adore.&mdash;Si
+vous ne voulez pas être une ingrate, il le faudra.»
+Cette réponse me valut plusieurs caresses, et puis,
+un reste d'inquiétude se faisant sentir encore:
+«Ainsi, vous avez assuré à M. Duportail que je
+vous crois&hellip; fille? ajouta la marquise en rougissant.&mdash;Oui.&mdash;Vous
+savez donc mentir?&mdash;Est-ce que
+j'ai menti?&mdash;Je pense que le fripon se moque de
+sa maman.»</p>
+
+<p>Je feignis de vouloir m'enfuir, elle me retint.
+«Demandez pardon tout à l'heure, Monsieur.»
+Je le demandai comme un homme qui étoit bien
+sûr de l'obtenir, le badinage s'échauffa, la paix fut
+signée.</p>
+
+<p>«Vous n'êtes plus fâchée? dis-je à la marquise.&mdash;Bon!
+répondit-elle en riant, est-ce que la colère
+d'une amante tient contre de pareils procédés?&mdash;Petite
+maman, je passe avec vous des momens bien
+doux; savez-vous à qui j'en ai l'obligation?&mdash;Il
+seroit bien singulier que vous crussiez devoir de la
+reconnoissance à quelque autre qu'à moi!&mdash;Cela
+est singulier, j'en conviens; mais cela est.&mdash;Expliquez-vous,
+mon bon ami.&mdash;J'ignorois le
+bonheur que vous me prépariez, je serois encore
+chez M. Duportail si votre cher mari n'étoit venu
+faire une visite&hellip;&mdash;A M. Duportail?&mdash;Et à
+moi, maman.&mdash;Il vous a vu chez M. Duportail?»</p>
+
+<p>Ici je racontai à ma belle maîtresse tout ce qui
+s'étoit passé dans la visite que le marquis nous avoit
+faite. Elle se contint beaucoup pour ne pas rire.
+«Ce pauvre marquis, me dit-elle, il a la plus maligne
+étoile! il semble qu'il aille exprès chercher le
+ridicule! Une femme est bien malheureuse, mon
+cher Faublas, dès qu'elle aime quelqu'un; son
+mari n'est plus qu'un sot.&mdash;Petite maman, vous
+n'êtes pas tant à plaindre! il me semble que, dans ce
+cas, le malheur est pour le mari.&mdash;Ah! c'est que,
+répondit-elle en prenant un air sérieux, on souffre
+toujours des humiliations qu'un mari reçoit.&mdash;On
+en souffre quelquefois, je le veux bien, mais aussi
+n'en profite-t-on jamais?&hellip;&mdash;Faublas, vous vous
+ferez battre&hellip; Mais, dites-moi, il faut que vous
+alliez souper avec le marquis, et vous n'avez pas de
+robe, et puis comptez-vous me quitter si tôt?&mdash;Le
+plus tard qu'il me sera possible, ma belle
+maman.&mdash;Mais vous pouvez vous habiller ici.»
+A ces mots elle sonna Justine. «Va, lui dit-elle,
+chercher une de mes robes, il faut que nous habillions
+mademoiselle.» Je fermai la porte sur Justine,
+qui me donna un petit soufflet; la marquise ne s'en
+aperçut pas; je retournai près d'elle.</p>
+
+<p>«Petite maman, êtes-vous bien sûre que votre
+femme de chambre ne jasera pas?&mdash;Oui, mon
+ami, je lui donnerai, pour se taire, beaucoup plus
+d'argent qu'on ne lui en donneroit pour parler. Je
+ne pouvois vous recevoir chez moi; il falloit renoncer
+au plaisir de vous voir ou me décider à faire
+une imprudence: mon cher Faublas, je n'ai pas
+balancé&hellip; Charmant enfant! ce n'est pas la première
+folie que tu me fais faire.» Elle prit ma main
+qu'elle baisa, et dont elle se couvrit les yeux.
+«Petite maman, vous ne me voulez plus voir?&mdash;Ah!
+toujours et partout, s'écria-t-elle, ou bien il
+eût fallu ne te voir jamais.» Ma main, qui tout à
+l'heure me cachoit ses yeux, maintenant étoit
+pressée sur son c&oelig;ur, son c&oelig;ur ému palpitoit, ses
+longues paupières se remplissoient de larmes, et sa
+bouche charmante, approchée de la mienne, demandoit
+un baiser. Elle en reçut mille, un feu dévorant
+me brûloit; je crus qu'il étoit partagé, mais mon
+amante, plus heureuse, plongée dans l'ivresse d'un
+tendre épanchement, goûtoit les inexprimables douceurs
+des plaisirs qui viennent de l'âme. Elle refusa
+des jouissances moins ravissantes, quoique délicieuses.
+«Ne plus te voir, reprit-elle, ce seroit ne
+plus exister, et je n'existe que depuis quelques
+jours. Une imprudence! ajouta-t-elle bientôt en
+promenant sur tous les objets qui nous environnoient
+ses regards étonnés; ah! n'en ai-je fait qu'une? ah!
+combien j'en dois risquer encore, si j'en juge par
+celles qu'en si peu de temps tu m'as obligée de commettre!&mdash;Chère
+maman, je me permets une question
+peut-être bien indiscrète, mais vous excitez ma
+vive curiosité. Chez qui sommes-nous donc ici?»
+Cette question tira la marquise de l'extase où elle
+étoit. «Chez qui nous sommes? chez&hellip; chez
+une de mes amies.&mdash;Cette amie-là aime&hellip;»
+M<sup>me</sup> de B&hellip;, tout à fait remise, se hâta de m'interrompre:
+«Oui, Faublas, elle aime, vous avez
+dit le mot, elle aime!&hellip; C'est l'amour qui a fait ce
+lieu charmant; c'est pour son amant&hellip;&mdash;Et pour
+le vôtre, ma petite maman.&mdash;Oui, mon bon ami,
+elle a bien voulu me prêter ce boudoir pour ce soir.&mdash;Cette
+porte par laquelle vous êtes entrée&hellip;?&mdash;Donne
+dans ses appartemens.&mdash;Maman, encore
+une question.&mdash;Voyons.&mdash;Comment vous portez-vous?»
+Elle me regarda d'un air étonné et riant.
+«Oui, continuai-je, plaisanterie à part, vous étiez
+malade avant-hier&hellip; M. de Rosambert&hellip;&mdash;Ne me
+parlez pas de lui; M. de Rosambert est un indigne
+homme, capable de me faire à moi mille noirceurs et
+à vous mille mensonges. Qu'il vous trouve disposé
+à le croire, il vous affirmera confidemment qu'il a
+eu tout l'univers. Encore s'il n'étoit que fat, on
+pourroit le lui pardonner; mais ses odieux procédés
+pour moi, quand même je les aurois mérités, seroient
+toujours inexcusables.&mdash;Il est vrai qu'il nous a
+bien tourmentés avant-hier.&mdash;Je n'ai pas fermé
+l'&oelig;il de la nuit. Laissons cela cependant&hellip; Quand je
+te vois, mon bon ami, je ne songe plus à ce que
+j'ai souffert pour toi&hellip; Qu'il est bien dans ses
+habits d'homme!&hellip; qu'il est joli!&hellip; qu'il est charmant!
+Mais quel dommage, ajouta-t-elle en se
+levant d'un air léger, il faut quitter tout cela.
+Allons, Monsieur de Faublas, faites place à
+M<sup>lle</sup> Duportail.» A ces mots, elle défit d'un coup
+de main tous les boutons de ma veste. Je me vengeai
+sur un fichu perfide, que j'avois déjà beaucoup
+dérangé et que j'enlevai tout à fait. Elle continua
+l'attaque, je me plaisois à la vengeance; nous ôtions
+tout sans rien rétablir. Je montrai à la marquise
+demi-nue l'alcôve fortunée, et cette fois elle s'y
+laissa conduire.</p>
+
+<p>On grattoit doucement à la porte; c'étoit Justine.
+Il faut lui rendre justice, pour cette fois elle
+avoit fait promptement sa commission. Quoique peu
+décemment vêtu, j'allois, sans y songer, ouvrir à la
+femme de chambre: la marquise tira un cordon,
+des rideaux se fermèrent sur nous, la porte s'ouvrit.
+«Madame, voici tout ce qu'il faut, vous
+aiderai-je à l'habiller?&mdash;Non, Justine, je m'en
+charge; mais tu la coifferas, je te sonnerai.» Justine
+sortit; nous nous amusâmes quelque temps
+encore à contempler les tableaux rians et multipliés
+que nous offroient les glaces dont nous
+étions environnés. «Allons, me dit la marquise en
+m'embrassant, il faut que j'habille ma fille.» Je
+voulus marquer l'instant de la retraite par une dernière
+victoire. «Non, mon bon ami, ajouta-t-elle,
+il ne faut abuser de rien.»</p>
+
+<p>Ma toilette commença; tandis que la marquise
+s'en occupoit sérieusement, je m'amusois à toute
+autre chose. «Voyez s'il finira, disoit ma belle
+maîtresse: allons, songez qu'il faut être sage, vous
+voilà demoiselle.» J'étois affublé d'un jupon et
+d'un corset. «Ma petite maman, il faut d'abord
+que Justine me coiffe, ensuite elle finira de m'habiller.»
+J'allois sonner. «Qu'il est étourdi! ne voyez-vous
+pas dans quel état vous m'avez mise? ne faut-il
+pas que je m'habille aussi?» J'offris mes services à
+la marquise; je faisois tout de travers. «Petite
+maman, il faut plus de temps pour réparer que
+pour détruire.&mdash;Oh! oui, je le vois bien; quelle
+femme de chambre j'ai là! elle est encore plus
+curieuse que maladroite.»</p>
+
+<p>Enfin nous sonnâmes Justine. «Petite, il faut
+coiffer cette enfant.&mdash;Oui, Madame; mais ne
+faudra-t-il pas que j'arrange vos cheveux aussi?&mdash;Pourquoi
+donc? suis-je décoiffée?&mdash;Madame,
+il me semble que oui.» La marquise ouvrit une
+armoire, on y fourra mes habits d'homme. «Demain
+matin, me dit-on, un commissionnaire discret
+vous reportera tout cela chez vous.» Dans une
+autre armoire, plus profonde, se trouvoit une table
+de toilette, qu'on roula jusqu'à moi, et voilà Justine
+exerçant ses petits doigts légers.</p>
+
+<p>La marquise, en se plaçant auprès de moi, me
+dit: «Mademoiselle Duportail, permettez-moi de
+vous faire ma cour.&mdash;Oui, oui, interrompit Justine,
+en attendant que M. de Faublas vous fasse encore
+la sienne.&mdash;Que dit donc cette écervelée? répondit
+la marquise.&mdash;Elle dit que je vous aime
+bien.&mdash;Dit-elle vrai, Faublas?&mdash;En doutez-vous,
+maman?» Et je lui baisai la main. Cela déplut
+à Justine, apparemment. «Diables de cheveux!
+dit-elle en donnant un coup de peigne vigoureux,
+comme ils sont mêlés!&mdash;Aïe!&hellip; Justine, tu me
+fais mal!&mdash;Ne faites pas attention, Monsieur;
+songez à votre affaire, madame vous parle.&mdash;Petite,
+je ne dis mot, je regarde M<sup>lle</sup> Duportail.
+Tu la fais bien jolie!&mdash;C'est pour qu'elle plaise
+davantage à Madame.&mdash;Petite, je crois qu'au
+fond cela t'amuse; M<sup>lle</sup> Duportail ne te déplaît
+pas?&mdash;Madame, j'aime encore mieux M. de
+Faublas.&mdash;Elle est de bonne foi, au moins.&mdash;De
+très bonne foi, Madame, demandez-lui plutôt
+à lui-même.&mdash;Moi! Justine, je n'en sais rien.&mdash;Vous
+mentez, Monsieur!&mdash;Comment! je mens?&mdash;Oui,
+Monsieur, vous savez bien que, quand il
+faut faire quelque chose pour vous, je suis toujours
+prête&hellip; Madame m'envoie chez vous, zest, je
+pars.&mdash;Oui, interrompit la marquise, mais tu ne
+reviens pas.&mdash;Madame, aujourd'hui ce n'est pas
+ma faute, il m'a fait attendre (ici Justine me chatouilla
+doucement le col, en tournant une boucle).&mdash;C'est
+qu'il n'est pas pressé quand il faut venir
+me voir!&mdash;Ah! petite maman, je ne suis heureux
+qu'auprès de vous.» J'embrassai la marquise
+qui faisoit mine de s'en défendre. Justine trouva
+le badinage trop long, elle me pinça rudement:
+la douleur m'arracha un cri. «Prenez donc garde
+à ce que vous faites, dit la marquise à Justine avec
+un peu d'humeur.&mdash;Mais, Madame, aussi, il ne
+peut pas se tenir un moment tranquille!»</p>
+
+<p>Il y eut quelques instans de silence. Ma belle
+maîtresse avoit une de mes mains dans les siennes,
+l'espiègle soubrette occupa l'autre en me faisant
+tenir un bout du ruban qui devoit nouer mes
+cheveux, et, saisissant le moment, elle m'appliqua
+un peu de pommade sur la figure. «Justine! lui
+dis-je.&mdash;Petite! dit la marquise.&mdash;Madame,
+je n'emploie qu'une main, que ne se défend-il
+avec l'autre?» et puis, feignant que la houppe
+lui étoit échappée, elle me jeta de la poudre
+sur les yeux. «Petite! vous êtes bien folle!&hellip; je
+ne vous enverrai plus chez lui.&mdash;Bon! Madame,
+est-ce qu'il est dangereux? je n'ai pas peur de lui.&mdash;Mais,
+Justine, c'est que tu ne sais pas comme
+il est vif!&mdash;Oh! que si, Madame.&mdash;Tu le sais,
+petite?&mdash;Oui, Madame. Madame se souvient du
+soir qu'elle a couché chez nous, cette belle demoiselle?&mdash;Eh
+bien?&mdash;J'ai offert de la déshabiller,
+madame n'a pas voulu.&mdash;Sans doute, elle avoit
+un air si modeste, si timide! qui n'en auroit été
+la dupe? Je ne sais pas comment j'ai pu lui pardonner.&mdash;C'est
+que madame est si bonne!&hellip;
+Madame, je disois donc que vous n'aviez pas voulu.
+M<sup>lle</sup> Duportail se déshabilloit derrière les rideaux,
+je passai par hasard près d'elle au moment où,
+ayant ôté son dernier jupon, elle s'élançoit dans
+le lit.&mdash;Enfin?&mdash;Enfin, Madame, cette drôle de
+demoiselle sauta si vite, si singulièrement, que&hellip;&mdash;Eh
+bien! achève donc, dis-je à Justine.&mdash;Ah!
+mais je n'ose.&mdash;Finis donc, dit la marquise,
+en se cachant le visage avec son éventail.&mdash;Elle
+sauta si singulièrement et avec si peu de précaution
+que je m'aperçus&hellip;&mdash;Quoi, Justine? interrompit
+la marquise d'un ton presque sérieux, vous aperçûtes?&hellip;&mdash;Que
+c'étoit un jeune homme; oui,
+Madame.&mdash;Comment! et vous ne m'avez pas
+avertie?&mdash;Bon, Madame! et le pouvois-je? vos
+femmes dans votre appartement! le marquis près
+d'y entrer! cela auroit fait un beau vacarme!&hellip; et
+puis madame le savoit peut-être.» A ces derniers
+mots la marquise pâlit. «Vous me manquez, Mademoiselle;
+sachez que, si je veux bien m'oublier,
+je ne veux pas qu'on s'oublie!» Le ton dont ces
+paroles furent prononcées fit trembler la pauvre
+Justine; elle s'excusa de son mieux. «Madame, je
+plaisantois.&mdash;Je le crois, Mademoiselle; si je
+pensois que vous eussiez parlé sérieusement, je
+vous chasserois dès ce soir.» Justine se mit à pleurer.
+Je tâchai d'apaiser la marquise. «Convenez,
+me dit celle-ci, qu'elle m'a dit une impertinence!&hellip;
+Comment! oser supposer, oser me dire en face, et
+devant vous, que je savois&hellip;?» Elle rougit beaucoup,
+me prit la main et me la serra doucement.
+«Mon cher Faublas, mon bon ami, vous savez
+comment tout cela s'est passé! vous savez si ma
+foiblesse est excusable! votre déguisement trompe
+tout le monde. Je vois au bal une jeune demoiselle
+jolie, pleine d'esprit, pour qui je me sens beaucoup
+d'inclination; elle soupe chez moi, elle y couche;
+tout le monde se retire,&hellip; l'aimable demoiselle est
+dans mon lit, à côté de moi&hellip; Il se trouve que c'est
+un charmant jeune homme!&hellip; Jusqu'ici le hasard,
+ou plutôt l'amour, a tout fait. Après cela j'ai sans
+doute été bien foible; mais quelle femme à ma place
+auroit résisté? Le lendemain je m'applaudis du
+hasard qui a fait mon bonheur et qui l'assure. Faublas,
+vous connoissez le marquis, on m'a mariée
+malgré moi, on m'a sacrifiée; quelle femme excusera-t-on,
+si l'on me juge à la rigueur?» Je vis
+la marquise près de pleurer; j'essayai de la consoler
+par le baiser le plus tendre, je voulus parler. «Un
+moment, me dit-elle, un moment, mon ami. Le
+lendemain je confie à mademoiselle mon étonnante
+aventure, je lui dis tout, tout, Faublas!&hellip; elle a
+le secret de ma vie, mon secret le plus cher! Elle
+paroît me plaindre, m'aimer, point du tout; elle
+abuse de ma confiance, elle suppose une horreur,
+elle me dit en face&hellip;»</p>
+
+<p>Justine fondoit en larmes; elle tomba aux genoux
+de sa maîtresse, elle lui demanda vingt fois pardon.
+Je joignis mes instances aux siennes, car j'étois
+vivement ému. La marquise fut attendrie. «Allez,
+dit-elle, allez; je vous pardonne, Justine, oui, je
+vous pardonne.» Justine baisa la main de sa maîtresse
+et s'excusa de nouveau. «C'est assez, lui
+répondit-on, c'est assez; je suis calmée, je suis
+contente. Relevez-vous, Justine, et n'oubliez jamais
+que, si votre maîtresse a des foiblesses, il ne faut
+pas lui supposer des vices; que, loin de chercher à
+la trouver plus coupable, vous devez l'excuser ou
+la plaindre; et qu'enfin vous ne pouvez, sans
+vous rendre indigne de ses bontés, lui manquer
+de fidélité et de respect. Allons, petite, ajouta-t-elle
+avec beaucoup de douceur, ne pleure plus,
+relève-toi; je te dis que je te pardonne, finis
+cette coiffure, et qu'il ne soit plus question de
+cela.»</p>
+
+<p>Justine reprit son ouvrage en me lorgnant d'un
+air confus. La marquise me regardoit languissamment,
+nous gardions tous trois le silence, ma toilette
+n'en alla que plus vite, j'eus deux femmes de
+chambre au lieu d'une. Il étoit neuf heures, il fallut
+se séparer, nous nous donnâmes le baiser d'adieu.
+«Allez, friponne, me dit la marquise, et ménagez
+mon mari; demain je vous donnerai de mes nouvelles.»
+Je descendis, un fiacre étoit à la porte;
+comme j'y montois, deux jeunes gens passèrent,
+ils me regardèrent de très près, et se permirent
+quelques plaisanteries plus grossières que galantes.
+J'en fus surpris: la maison d'où je sortois pouvoit-elle
+être suspecte? c'étoit celle d'une amie de la
+marquise. Ma mise n'étoit pas non plus celle d'une
+fille! Pourquoi donc ces messieurs s'égayoient-ils
+sur mon compte? C'est qu'apparemment il leur
+avoit paru étrange de voir une femme bien parée
+et sans domestiques monter seule dans un fiacre
+à neuf heures du soir.</p>
+
+<p>A mesure que mon phaéton avançoit, mes réflexions
+prirent un autre cours et changèrent d'objet.
+J'étois seul, je pensai à ma Sophie. Je ne lui
+avois fait dans la matinée qu'une courte visite;
+dans la soirée je ne donnois qu'un moment à son
+souvenir; mais, si le lecteur veut m'excuser, qu'il
+songe aux doux plaisirs que vient de m'offrir une
+femme charmante, voluptueuse et belle; qu'il sache
+que Justine a la plus jolie petite figure chiffonnée;
+qu'il se souvienne surtout que Faublas commence
+son noviciat et n'a guère que seize ans.</p>
+
+<p>J'arrivai chez M. Duportail. Le marquis, en me
+faisant de profondes révérences, commença par me
+demander si j'avois vu sa femme. Répondre non,
+c'étoit bien mentir, il fallut m'y déterminer pourtant.
+«Non, Monsieur le marquis&hellip;&mdash;Je le savois
+bien! j'en étois sûr!» M. Duportail l'interrompit.
+«Ma fille, vous vous êtes fait longtemps attendre;
+nous allons nous mettre à table.&mdash;Sans mon frère?&mdash;Il
+m'a fait dire qu'il soupoit en ville.&mdash;Comment!
+la veille de mon départ!&mdash;Belle demoiselle, vous
+ne m'aviez pas dit que vous aviez un frère.&mdash;Monsieur,
+je crois l'avoir dit à madame la marquise.&mdash;Elle
+ne m'en a pas parlé.&mdash;Bon!&mdash;Je
+vous donne ma parole d'honneur qu'elle ne m'en
+a pas parlé!&mdash;Monsieur, je vous crois.&mdash;Ah!
+c'est que cela tire à conséquence! Monsieur votre
+père croiroit que je fais le connoisseur, et que je
+ne le suis pas.&mdash;Comment donc?&mdash;Comment,
+Mademoiselle? vous ne croiriez jamais ce qui m'est
+arrivé! En entrant ici, j'ai reconnu monsieur votre
+frère, que je n'avois jamais vu.&mdash;Oh! bah!&mdash;Demandez
+à monsieur votre père.&mdash;A la bonne
+heure, Monsieur, vous l'avez reconnu; mais madame
+la marquise&hellip;&mdash;Ne m'en a pas parlé, je vous
+le jure.&mdash;Bon!&mdash;Je vous en donne ma parole
+d'honneur.&mdash;C'est donc M. de Rosambert?&mdash;Il
+ne m'en a pas parlé non plus.&mdash;Je crois pourtant
+l'avoir entendu vous dire à peu près&hellip;&mdash;Pas
+un mot qui ressemble à cela, je vous le proteste.»
+Et le marquis se fâchoit presque. «C'est donc moi
+qui me suis trompée! en ce cas, Monsieur, il faut
+que vous soyez grand physionomiste.&mdash;Oh! ça,
+c'est vrai, répondit-il avec une joie extrême, personne
+ne se connoît en physionomie comme moi.»</p>
+
+<p>M. Duportail s'amusoit de la conversation, et
+de peur qu'elle ne finît trop tôt: «Il faut convenir
+aussi, dit-il au marquis, qu'il y a un air de famille.&mdash;J'en
+conviens, répliqua celui-ci, j'en conviens;
+mais c'est justement cet air de famille qu'il faut
+saisir, qu'il faut distinguer dans les traits; c'est là
+ce qui constitue les vrais connoisseurs! Entre père,
+mère, frères et s&oelig;urs, il y a toujours un air de
+famille.&mdash;Toujours, m'écriai-je, toujours! vous
+croyez, Monsieur?&mdash;Si je le crois? mais j'en suis
+sûr. Quelquefois cet air-là est enveloppé dans le
+maintien, dans les manières, dans les regards,&hellip;
+enveloppé, vous dis-je, enveloppé de sorte qu'il
+n'est pas aisé de l'apercevoir. Eh bien! un homme
+habile le cherche,&hellip; le débrouille&hellip; Vous concevez?&mdash;De
+sorte que, si, après m'avoir vue, mais avant
+d'avoir vu mon père, mon père que voici, vous
+l'aviez par hasard rencontré au milieu de vingt personnes&hellip;?&mdash;Lui?
+dans mille je l'aurois reconnu!»
+M. Duportail et moi nous nous mîmes à rire. Le
+marquis se leva, quitta la table, alla à M. Duportail,
+lui prit la tête d'une main, et, promenant un
+doigt sur le visage de mon prétendu père: «Ne
+riez donc pas, Monsieur, ne riez donc pas. Tenez,
+Mademoiselle, voyez-vous ce trait-là, qui prend
+ici, qui passe par là, qui revient ensuite&hellip;? Revient-il?&hellip;
+non, il ne revient pas; il reste là. Eh bien!
+tenez (il venoit à moi).&mdash;Monsieur, je ne veux
+pas qu'on me touche. (Il s'arrêta et promena son
+doigt, mais sans le poser sur mon visage.)&mdash;Eh
+bien! Mademoiselle, ce même trait, le voilà, là,
+ici, et encore là,&hellip; là; voyez-vous?&mdash;Eh! Monsieur,
+comment voulez-vous que je voie?&mdash;Vous
+riez!&hellip; il ne faut pas rire, cela est sérieux&hellip; Vous
+voyez bien, vous, Monsieur?&mdash;Très bien.&mdash;Outre
+cela, Monsieur, il y a dans l'ensemble,&hellip;
+dans la configuration du corps, certaines nuances&hellip;
+de ressemblance,&hellip; certains rapports secrets,&hellip;
+occultes&hellip;&mdash;Occultes! répétai-je, occultes!&mdash;Oui,
+oui, occultes. Vous ne savez peut-être pas ce
+que c'est qu'occultes? cela n'est pas étonnant, une
+demoiselle&hellip; Je disois donc, Monsieur, qu'il y a
+des ressemblances occultes&hellip; Non, ce n'est pas ressemblances
+que j'avois dit, c'est un autre mot&hellip;
+plus&hellip; là&hellip; mieux&hellip; Ah! dame, je ne sais plus où
+j'en étois, on m'a interrompu.&mdash;Monsieur, vous
+aviez dit des rapports occultes.&mdash;Ah! oui, des
+rapports! des rapports! et je vais vous faire concevoir
+cela à vous, Monsieur, qui êtes raisonnable.&mdash;Comment!
+Monsieur le marquis, vous m'injuriez, je
+crois!&mdash;Non, ma belle demoiselle, vous ne pouvez
+pas savoir tout ce que monsieur votre père
+sait.&mdash;Ah! dans ce sens-là&hellip;&mdash;Oui, dans ce
+sens-là, ma belle demoiselle; mais, de grâce, laissez-moi
+expliquer à monsieur&hellip; Monsieur, les pères et
+les mères, dans la&hellip; procréation des individus, font
+des êtres qui ressemblent,&hellip; qui ont des rapports occultes
+avec les êtres qui les ont procréés, parce que
+la mère, de son côté, et le père, du sien&hellip;&mdash;Chut!
+chut! je vous entends, interrompit M. Duportail.&mdash;Oh!
+elle ne comprend pas cela, répondit le
+marquis, elle est trop jeune&hellip; Cela est pourtant
+clair, ce que je vous explique; mais cela est clair
+pour vous. Ces choses-là, Monsieur, sont physiques;
+elles ont été physiquement prouvées par
+des&hellip; par de grands physiciens, qui entendoient
+très bien ces parties-là.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le marquis, pourquoi donc parler
+bas?&mdash;J'ai fini, Mademoiselle, j'ai fini; monsieur
+votre père est au fait.&mdash;Vous vous connoissez en
+physionomie, Monsieur le marquis; mais vous connoissez-vous
+aussi en étoffes? Que dites-vous de
+cette robe-là?&mdash;Elle est très jolie, très jolie. Je
+crois que la marquise en a une pareille,&hellip; oui, toute
+pareille.&mdash;De la même étoffe, de la même couleur?&mdash;De la
+même étoffe, je ne sais pas; mais, pour la
+couleur, c'est absolument la même: elle est très
+jolie, elle vous va au mieux.» Il partit de là pour
+me faire des complimens à sa manière, tandis que
+M. Duportail, devinant à qui la robe appartenoit,
+me regardoit d'un air mécontent, et sembloit me
+reprocher d'avoir sitôt oublié la parole que je
+lui avois donnée.</p>
+
+<p>Nous sortions de table, quand mon véritable
+père, M. de Faublas, qui m'avoit promis de me
+venir chercher, arriva. Son étonnement fut extrême
+de retrouver chez M. Duportail son fils encore
+travesti et le marquis de B&hellip; «Encore? dit-il en
+me regardant d'un air sévère; et vous, Monsieur
+Duportail, vous avez la bonté&hellip;&mdash;Eh! bonsoir,
+mon ami, ne reconnoissez-vous pas M. le marquis
+de B&hellip;? Il m'a fait l'honneur de me venir
+demander à souper pour faire ses adieux à ma fille
+qui part demain.&mdash;Qui part demain? répliqua le
+baron en saluant froidement le marquis.&mdash;Oui,
+mon ami, elle retourne à son couvent; ne le savez-vous
+pas?&mdash;Eh! non, dit le baron avec impatience,
+eh! non, je ne le sais pas.&mdash;Eh bien,
+mon ami, je vous le dis, elle part.&mdash;Oui, Monsieur,
+interrompit le marquis en s'adressant à mon
+père, elle part; j'en ai bien du chagrin, et ma
+femme en sera très fâchée.&mdash;Et moi, Monsieur,
+répondit le baron, j'en suis bien aise. Il est temps
+que cela finisse», ajouta-t-il en me regardant.
+M. Duportail craignit qu'il ne s'emportât; il le tira
+à part. «Qu'est-ce donc que cet homme-là? me dit
+alors le marquis; ne l'ai-je pas vu ici l'autre jour?&mdash;Justement.&mdash;Je
+l'ai reconnu tout d'un coup;
+quand une fois j'ai vu une figure, elle est là. Mais
+cet homme-là me déplaît, il a toujours l'air fâché.
+Est-ce un de vos parens?&mdash;Point du tout.&mdash;Oh!
+je l'aurois gagé qu'il n'étoit point de la famille; il
+n'y a pas entre vos figures la moindre ressemblance:
+la vôtre est toujours gaie, la sienne est toujours
+sombre, à moins qu'un ris platonique, non, sartonique&hellip;
+est-ce sartonique ou sard&hellip; enfin vous
+comprenez: je veux dire que, lorsqu'il ne vous
+regarde pas de travers, cet homme-là, il vous rit
+au nez.&mdash;Ne faites pas attention à cela, c'est un
+philosophe.&mdash;Un philosophe? reprit le marquis
+d'un air effrayé, je ne m'étonne plus. Un philosophe!
+ah! je m'en vais.» M. Duportail et le baron s'entretenoient
+ensemble et nous tournoient le dos. Le
+marquis alla dire adieu à M. Duportail. «Ne vous
+dérangez pas, dit-il au baron qui se retourna pour
+le saluer; Monsieur, ne vous dérangez pas, je
+n'aime pas les philosophes, moi, et je suis fort aise
+que vous ne soyez pas de la famille; un philosophe!
+un philosophe!» répéta-t-il en s'enfuyant.</p>
+
+<p>Quand il fut parti, mon père et M. Duportail
+recommencèrent à causer tout bas. Je m'endormis
+au coin du feu, un songe heureux me présenta
+l'image de ma Sophie. «Faublas, cria le
+baron, allons-nous-en.&mdash;Voir ma jolie cousine?
+lui dis-je encore tout étourdi.&mdash;Sa jolie cousine!
+voyez s'il ne dort pas tout debout.» M. Duportail
+rioit, il me dit: «Allez-vous-en, mon ami,
+allez dormir chez vous, je crois que vous en avez
+besoin; nous nous reverrons: je vous dois encore
+des reproches et le récit de mes malheurs; nous
+nous reverrons.»</p>
+
+<p>En rentrant, je demandai M. Person; il venoit
+de se coucher; j'en fis autant, et je fis bien: jamais
+on ne dormit plus profondément aux harangues
+fraternelles de nos francs-maçons, aux lectures publiques
+du musée moderne, aux rares plaidoyers
+des D&hellip;, des D&hellip;, des D&hellip; L&hellip;, et de tant d'autres
+grands orateurs inscrits sur le fameux tableau.</p>
+
+<p>A mon réveil, je sonnai Jasmin pour le prévenir
+qu'on me rapporteroit dans la matinée mes habits
+que j'avois laissés la veille chez un ami. Ensuite je
+fis appeler M. Person; je lui demandai comment
+se portoient Adélaïde et M<sup>lle</sup> de Pontis. «Vous les
+avez vues hier, me répondit-il.&mdash;Et vous aussi,
+Monsieur Person, vous les avez vues, et même vous
+leur avez dit que j'avois fait une connoissance au bal.&mdash;Eh
+bien! Monsieur, quel mal?&mdash;Et quelle nécessité,
+Monsieur? Dites à ma s&oelig;ur vos secrets, à
+la bonne heure; mais les miens, je vous prie de les
+respecter.&mdash;En vérité, Monsieur, vous le prenez
+sur un ton,&hellip; depuis quelques jours on ne vous
+reconnoît plus&hellip; Je me plaindrai à monsieur votre
+père.&mdash;Et moi, Monsieur, à ma s&oelig;ur. (Je le vis
+pâlir.) Croyez-moi, soyons bons amis; mon père
+désire que je sorte avec vous; eh bien, finissez votre
+toilette, et allons au couvent.»</p>
+
+<p>Nous partions, quand Rosambert arriva. Dès
+qu'il sut où nous allions, il me pria de lui permettre
+de nous accompagner. «Depuis quatre mois, me
+dit-il, vous m'avez promis de me faire connoître
+votre aimable s&oelig;ur.&mdash;Rosambert, je vais vous
+tenir parole, et vous allez voir une demoiselle que
+vous serez forcé d'estimer.&mdash;Mon ami, distinguons:
+je suis très convaincu que M<sup>lle</sup> de Faublas
+est dans le cas de l'exception, mais je rétorquerai
+sur vous le terrible argument dont vous êtes armé
+contre moi: une exception ne détruit pas la règle,
+elle la prouve.&mdash;Tout comme il vous plaira; je
+vous préviens que vous allez voir une demoiselle
+de quatorze ans et demi, innocente, ingénue jusqu'à
+la simplicité: cependant elle est aussi grande
+qu'on peut l'être à son âge, et elle ne manque ni
+d'esprit ni d'éducation.»</p>
+
+<p>Person fut plus heureux que moi: ma s&oelig;ur vint
+au parloir, ma Sophie n'y vint pas. Après les révérences
+et les complimens d'usage, après quelques
+minutes d'une conversation générale, je ne pus
+dissimuler mon inquiétude. «Adélaïde, dites-moi
+donc ce qu'a ma jolie cousine?&mdash;Oh! mon frère,
+il faut que son mal soit bien amer, car elle le cache
+et elle s'en occupe toute la journée. Je ne reconnois
+plus ma bonne amie; autrefois elle étoit étourdie,
+gaie, folle, comme moi; maintenant je la vois
+triste, rêveuse, inquiète. Nous la trouvons toujours
+presque aussi douce, aussi caressante; mais elle est
+rarement avec nous. Dans nos heures de récréation,
+elle jouoit, elle couroit au jardin avec nos compagnes;
+à présent, mon frère, elle cherche un petit
+coin pour s'y promener toute seule. Oh! elle est
+malade! elle est vraiment malade! elle mange peu,
+elle ne dort pas, elle ne rit plus; et moi, mon frère,
+et moi, qu'elle aimoit tant, elle a l'air de me craindre!
+oui, en vérité, je l'ai remarqué, elle fuit tout
+le monde; mais c'est moi surtout qu'elle évite!
+Hier je la vois entrer dans une petite allée couverte
+au bout du jardin; j'arrive à pas de loup, je la
+trouve s'essuyant les yeux. «Ma bonne amie, dis-moi
+donc où tu as mal&hellip;» Elle me regarde d'un
+air&hellip; d'un air&hellip; mais c'est que je n'ai vu personne
+avoir cet air-là&hellip; Enfin elle me répond: «Adélaïde,
+tu ne le devines pas! ah! que tu es heureuse!
+mais que je suis à plaindre!» Et puis elle
+rougit, elle soupire, elle pleure. Je tâche de la
+consoler; plus je lui parle, plus elle se chagrine.
+Je l'embrasse, elle me fixe longtemps et paroît
+tranquille; tout d'un coup elle met sa main sur mes
+yeux, et elle me dit: «Adélaïde, cache ton visage!
+oh! cache-le! il est trop&hellip; il me fait mal!
+Laisse-moi, va-t'en un moment, laisse-moi
+seule»; et elle se remet à pleurer. Moi qui vois
+que son mal augmente, je lui dis: «Sophie&hellip;»</p>
+
+<p>A ce nom de Sophie, Rosambert se pencha à
+mon oreille: «La jolie cousine, c'est Sophie; c'est
+cette Sophie que j'ai blasphémée! ah! pardon.»
+Ma s&oelig;ur reprit.</p>
+
+<p>«Je lui dis: «Sophie, attends un moment, je
+vais chercher ta gouvernante&hellip;» Alors elle se
+remet, elle s'essuie les yeux, elle me prie de ne rien
+dire: je suis obligée de le lui promettre. Mais au
+fond cela n'est pas raisonnable: vouloir être malade,
+et ne pas vouloir que sa gouvernante le sache!&mdash;Ma
+chère Adélaïde, pourquoi n'est-elle pas
+venue au parloir avec vous aujourd'hui?&mdash;C'est
+qu'elle est si distraite! si préoccupée! elle vous
+aimoit presque autant que moi autrefois&hellip;&mdash;Et
+maintenant?&mdash;Je crois qu'elle ne vous aime plus.
+Tout à l'heure je lui ai dit que vous étiez là&hellip;
+«Le jeune cousin!» s'est-elle écriée d'un air content;
+elle venoit, elle s'est arrêtée. «Non, je n'irai
+pas, m'a-t-elle dit, je ne veux pas, je ne peux
+pas,&hellip; dites-lui de ma part que&hellip;» Elle paroissoit
+chercher, j'attendois qu'elle s'expliquât. «Mon
+Dieu! ne savez-vous pas ce qu'il faut lui dire?
+a-t-elle ajouté avec un peu d'humeur,&hellip; ce qu'on
+dit en pareil cas! les complimens d'usage!» Et
+elle m'a quittée assez brusquement.»</p>
+
+<p>Je m'enivrois du plaisir d'entendre ma s&oelig;ur ingénue
+me peindre avec l'innocence d'un enfant les
+tendres agitations, les douces peines de Sophie.
+Rosambert, encore plus étonné que je n'étois ravi,
+prêtoit une oreille attentive, et le petit M. Person,
+nous regardant tous trois, paroissoit en même temps
+inquiet et charmé.</p>
+
+<p>«Adélaïde, vous croyez donc que Sophie ne
+m'aime plus?&mdash;Mon frère, j'en suis presque sûre;
+tout ce qui se rapporte à vous lui donne de l'humeur,
+et moi j'en suis quelquefois la victime.&mdash;Comment?&mdash;Oui;
+l'autre jour, monsieur que
+voilà (montrant M. Person) nous apprit que vous
+aviez passé la nuit tout entière chez M<sup>me</sup> la
+marquise de B&hellip;; eh bien, quand monsieur fut
+parti, dès que nous fûmes seules, Sophie me dit
+d'un ton très sérieux: «Votre frère n'a pas couché
+à l'hôtel! il n'est pas rangé, votre frère! cela n'est
+pas bien&hellip;» Votre frère! elle me tutoie ordinairement.
+Votre frère! Quand même vous seriez
+dérangé, Faublas, doit-elle se fâcher contre moi?
+Votre frère!&hellip; Le jour d'après, je crois, vous avez
+été au bal masqué. M. Person nous l'est venu dire:
+car il nous dit tout, M. Person. Dès que nous
+avons été seules, Sophie m'a dit: «Votre frère s'amuse
+au bal, et nous nous ennuyons ici!&mdash;Point
+du tout, lui ai-je répondu, on ne s'ennuie point
+avec sa bonne amie.&mdash;Ah! oui, a-t-elle répliqué,
+ah! oui, avec sa bonne amie, cela est vrai.»
+Cependant, mon frère, voyez cette singularité; un
+moment après elle a répété tristement: «Il s'amuse
+au bal, et nous nous ennuyons ici!&hellip;» Nous
+nous ennuyons! eh mais, quand cela seroit vrai,
+cela n'est pas poli, elle ne doit pas le dire!&hellip; Oh!
+si elle n'étoit pas malade, je lui en voudrois beaucoup.
+Je me rappelle encore un trait: hier vous
+nous avez dit que M<sup>me</sup> de B&hellip; étoit jolie. Le soir
+j'ai poursuivi Sophie, et je l'ai forcée de se promener
+avec moi. «Votre frère, m'a-t-elle dit, car
+à présent c'est toujours votre frère,&hellip; il trouve
+cette marquise jolie, il est sans doute amoureux
+d'elle!» J'ai répondu: «Ma bonne amie, cela
+ne se peut pas, cette M<sup>me</sup> de B&hellip; est mariée.»
+Elle m'a pris la main, et elle m'a dit: «Adélaïde,
+ah! que tu es heureuse!» Il y avoit dans son
+regard, dans son sourire, du dédain, de la pitié. Est-ce
+honnête cela?&hellip; ah! que tu es heureuse!&hellip; eh
+mais, sûrement, je suis heureuse, je me porte bien,
+moi!</p>
+
+<p>&mdash;Mais, Adélaïde, tout ce que vous me dites là
+ne prouve pas que ma jolie cousine ne m'aime plus:
+elle peut être un peu fâchée; mais tous les jours
+on boude les gens qu'on aime.&mdash;Oh! sans doute,
+s'il n'y avoit que cela.&mdash;Et qu'y a-t-il donc encore?&mdash;Eh
+bien, autrefois elle m'entretenoit sans
+cesse de vous, elle étoit joyeuse de vous voir; à
+présent elle me parle encore de mon frère, mais
+c'est si rarement et d'un ton toujours si sérieux!
+Hier, ne l'avez-vous pas remarqué? elle n'a pas dit
+un mot, pas un seul mot, pendant que vous étiez
+là. Allez, allez, mon frère, quand on aime les gens,
+on leur parle, je vous assure que ma bonne amie
+ne vous aime plus.»</p>
+
+<p>Ici Rosambert se mêla de la conversation, qui
+changea d'objet. On parla danse, musique, histoire
+et géographie. Ma s&oelig;ur, qui venoit de causer
+comme une fille de dix ans, raisonna alors comme
+une femme de vingt. Le comte, à chaque instant
+plus surpris, sembloit ne pas s'apercevoir que les
+heures s'écouloient, quoique M. Person eût pris la
+peine de l'en avertir plusieurs fois. Enfin le son
+d'une cloche qui appeloit les pensionnaires au
+réfectoire nous obligea de nous retirer.</p>
+
+<p>«Je vous avoue, me dit le comte, que j'ai peine
+à croire ce que j'ai vu. Comment peut-on allier
+l'ignorance et le savoir, la modestie et la beauté,
+l'ingénuité de l'enfance et la raison de l'âge mûr?
+enfin, permettez-moi de le dire, une innocence
+aussi extrême avec un physique aussi précoce? Je
+croyois cette réunion impossible; mon ami, votre
+s&oelig;ur est le chef-d'&oelig;uvre de la nature et de l'éducation.&mdash;Rosambert,
+ce chef-d'&oelig;uvre est le fruit
+de quatorze ans de soins et de bonheur; il fut produit
+par le concours le plus rare des circonstances
+les plus heureuses. Le baron de Faublas a d'abord
+reconnu que l'éducation d'une fille étoit pour un
+militaire un fardeau trop pesant: ma mère, que
+nos regrets honorent tous les jours, ma vertueuse
+mère s'est trouvée digne d'en être chargée. Le
+hasard aussi l'a bien secondée: il s'est rencontré
+pour sa fille des domestiques qui obéissoient et ne
+raisonnoient pas; une gouvernante qui ne contoit
+pas d'histoires galantes et ne lisoit pas de romans;
+des maîtres qui ne s'occupoient avec leur élève que
+de sa leçon; une société de gens attentifs qui ne
+se permettoient jamais un geste suspect, un mot
+équivoque; et, ce qui n'est pas le moins essentiel
+et le plus commun, un directeur qui, dans son
+confessionnal, écoutoit et ne questionnoit pas.
+Enfin, mon ami, il n'y a pas six mois qu'Adélaïde
+est au couvent.&mdash;Six mois! Ah! dans un espace de
+temps beaucoup plus court, combien de demoiselles
+qu'on dit bien élevées acquièrent là de grandes
+lumières, et reçoivent même certaines leçons qui
+avancent beaucoup une jeune fille!&mdash;C'est ici,
+Rosambert, qu'il faut encore admirer le bonheur
+d'Adélaïde! Vive, folâtre, enjouée avec toutes ses
+compagnes, elle n'en a distingué qu'une, une
+aussi délicate, aussi honnête, aussi sage qu'elle,&hellip;
+une un peu plus éclairée peut-être, parce que depuis
+quelque temps l'amour&hellip;&mdash;Je vous entends, c'est
+la jolie cousine.&mdash;Oui, mon ami. Sophie, non
+moins vertueuse qu'Adélaïde, quoique sensible un
+peu plus tôt, Sophie est devenue l'unique amie de
+ma s&oelig;ur. Ces deux c&oelig;urs si purs se sont pour
+ainsi dire sentis attirés, confondus. Adélaïde, privée
+de sa mère, n'a plus pensé, n'a plus vécu que par
+Sophie; leur amitié, aussi délicate que vive, les a
+sauvées des dangers dont vous me parlez et auxquels
+je conçois que doivent être exposées, dans l'enceinte
+où elles se trouvent rassemblées, pressées, pour
+ainsi dire, tant de jeunes filles ardentes, inquiètes,
+curieuses, que le temps, l'heure, les lieux, invitent
+continuellement à des liaisons qui, devenant très
+intimes, peuvent bien n'être pas toujours désintéressées.
+Depuis quelque temps, j'ai troublé
+l'union des deux amies; il m'est permis de croire
+que je suis devenu l'heureux objet des plus chères
+affections de ma jolie cousine. Adélaïde, à qui
+l'amour (je regardois M. Person) n'a pas encore
+montré son vainqueur, a porté sur Sophie sa sensibilité
+tout entière, et l'amertume de ses plaintes
+nous a prouvé l'excès de son amitié&hellip;&mdash;Et vous
+a assuré en même temps de votre bonheur. En
+vérité, Faublas, je vous félicite si Sophie est aussi
+aimable, aussi belle qu'Adélaïde.&mdash;Plus belle, mon
+ami, plus belle encore!&mdash;Cela me paroît difficile.&mdash;Oh!
+plus belle!&hellip; Vous la verrez. Plus
+belle! imaginez&hellip;&mdash;Chut! chut! doucement;
+comme il s'échauffe!&hellip; Dites-moi donc, l'homme
+à sentimens! puisque vous aviez une si charmante
+maîtresse, pourquoi m'avez-vous soufflé la mienne?
+Puisque M. de Faublas aimoit tant le parloir,
+pourquoi M<sup>lle</sup> Duportail a-t-elle couché chez la
+marquise? Comment donc arrangez vous tout cela?&mdash;Mais,
+Rosambert, cela n'est pas difficile&hellip;&mdash;Ni
+désagréable, je le conçois.&mdash;Vous riez!
+écoutez donc, mon ami. Vous savez comment les
+choses se sont passées entre la marquise et moi.&mdash;Oui,
+oui, à peu près.&mdash;Mais, rieur éternel, écoutez-moi.
+Élevé à peu près comme ma s&oelig;ur, je
+n'étois guère moins ignorant qu'elle il y a huit
+jours. Je n'ai pas pris M<sup>me</sup> de B&hellip;: c'est elle qui
+s'est donnée,&hellip; je suis excusable.&mdash;Allons, passe
+pour le bal paré; mais, au moins, vous étiez le
+maître de ne pas retourner chez elle. Le bal masqué!
+hem! qu'en dites-vous?&mdash;Je dis qu'on m'y
+avoit attiré&hellip; Je n'ai guère que seize ans, moi!
+mes sens sont neufs.&mdash;Ah! Sophie, pauvre Sophie!&mdash;Ne
+la plaignez pas, je l'adore! Mais, Rosambert,
+je sais bien qu'il n'y a que des n&oelig;uds légitimes
+qui puissent m'assurer sa possession.&mdash;Cela doit
+être au moins.&mdash;Eh bien, en attendant que
+l'hymen nous unisse, je respecterai toujours ma
+Sophie&hellip;&mdash;C'est ce que l'on saura par la suite.&mdash;Cependant
+mon célibat me paroîtra dur.&mdash;Je
+le crois!&mdash;Ma vivacité m'emportera quelquefois.&mdash;Sans
+doute.&mdash;Je ferai peut-être quelque
+infidélité à ma jolie cousine&hellip;&mdash;Cela est plus que
+probable.&mdash;Mais, dès qu'un heureux mariage&hellip;&mdash;Ah!
+oui.&mdash;Alors, ma Sophie, je n'aimerai que
+toi&hellip;&mdash;Cela n'est pas si sûr.&mdash;Je t'aimerai toute
+ma vie.&mdash;Celui-là me paroît fort!»</p>
+
+<p>Rosambert me quitta. Jasmin, à qui je demandai,
+en rentrant, si l'on avoit rapporté mes habits,
+me dit qu'il n'avoit vu personne; j'attendis jusqu'au
+soir le commissionnaire, qui ne vint pas. J'étois
+inquiet, parce que j'avois laissé dans mes poches un
+portefeuille qui contenoit deux lettres: l'une
+m'avoit été envoyée de province par un vieux
+domestique de mon père; le bonhomme me souhaitoit
+une bonne année. J'aurois été fâché de
+perdre l'autre: c'étoit celle que la marquise m'avoit
+écrite quelques jours auparavant; elle étoit, comme
+on sait, adressée à M<sup>lle</sup> Duportail, et je voulois la
+conserver.</p>
+
+<p>Les habits me furent rapportés le lendemain
+matin; mais je cherchai vainement dans les poches,
+le portefeuille ne s'y trouvoit plus. M<sup>me</sup> Dutour
+vint me faire oublier mon inquiétude en me
+remettant une lettre de la marquise. J'ouvris avec
+empressement, je lus:</p>
+
+<blockquote>
+<p><i>Ce soir, mon bon ami, à sept heures précises,
+trouvez-vous à la porte de mon hôtel; vous pourrez
+suivre avec assurance la personne qui, après avoir
+soulevé le chapeau dont vous vous serez couvert les
+yeux, vous nommera l'Adonis. Je ne puis vous en
+écrire davantage, depuis le matin je suis obsédée; on
+me fatigue des détails de la science physionomique;
+ce n'est pas celle-là que je me soucie d'approfondir.
+O mon ami, vous possédez si bien l'art de plaire que,
+quand on vous connoît, on ne sait plus qu'aimer, on
+ne veut plus savoir que cela.</i></p>
+</blockquote>
+
+<hr />
+
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<div class="figc"><img src="images/illu3.jpg" alt="" />
+<div class="legende small">L'OTTOMANE</div>
+</div>
+<div class="break"></div>
+
+<p class="top4em">Cette lettre étoit si flatteuse, l'invitation
+qu'elle contenoit étoit si séduisante, que
+je ne balançai pas. J'assurai la Dutour
+que je ne manquerois pas de me rendre
+au lieu indiqué. Cependant, quand la messagère
+fut partie, je sentis quelque irrésolution. Ne devois-je
+pas désormais, uniquement occupé de Sophie,
+éviter toute occasion de revoir sa trop dangereuse
+rivale?&hellip; Mais pourquoi m'imposerois-je cette loi
+cruelle sans nécessité? Avois-je déclaré mon amour
+à Sophie? Sophie m'avoit-elle avoué le sien? avoit-elle
+acquis le droit d'exiger de moi ce sacrifice?
+D'ailleurs, à le bien prendre, ce que j'allois faire
+ne pouvoit pas s'appeler une infidélité! je ne m'embarquois
+pas dans une intrigue nouvelle! Puisque
+j'avois passé la nuit avec la marquise, puisque je
+l'avois revue depuis dans ce galant boudoir, quel
+inconvénient de lui faire encore une visite? Cela ne
+faisoit jamais que trois rendez-vous au lieu de
+deux; le crime étoit-il dans le nombre? Et puis ma
+jolie cousine ne seroit pas instruite de celui-là&hellip;
+Enfin, ma parole étoit engagée! le lecteur voit bien
+que je ne pouvois me dispenser d'aller à ce rendez-vous.</p>
+
+<p>Je ne me fis pas attendre; Justine aussi ne me
+laissa pas morfondre à la porte, elle souleva mon
+chapeau. «Venez, bel Adonis.» Je la suivis à petits
+pas. Cependant le suisse, quoique à demi ivre,
+entendit quelque bruit et demanda qui c'étoit.
+«C'est moi! c'est moi! répondit Justine.&mdash;Oui,
+reprit l'autre, c'est vous! mais ce jeune gaillard?&mdash;Eh
+bien, c'est mon cousin.» Le suisse étoit
+en gaieté, il se mit à fredonner: «Voilà mon
+cousin l'Allure, mon cousin, voilà mon cousin
+l'Allure.»</p>
+
+<p>Cependant Justine me conduisoit au fond de la
+cour; nous enfilâmes un escalier dérobé; on conçoit
+que la jolie soubrette fut embrassée plusieurs fois
+avant que nous fussions au premier étage. Alors
+elle me fit signe d'être plus sage et m'ouvrit une
+petite porte, je me trouvai dans le boudoir de la
+marquise. «Entrez, me dit Justine, entrez dans la
+chambre à coucher, vous seriez mal ici»; elle sortit,
+et ferma la porte sur elle.</p>
+
+<p>J'entrai dans la chambre à coucher; ma belle
+maîtresse vint à moi. «Ah! maman, c'est donc ici
+que pour la seconde fois&hellip;» Elle m'interrompit:
+«Mon Dieu! je crois entendre le marquis! le voilà
+revenu pour toute la soirée! sauvez-vous, partez!»
+D'un saut je regagnai le boudoir; mais je ne songeai
+pas à tirer sur moi la porte de la chambre à
+coucher, elle resta entr'ouverte; et, pour comble
+de malheur, cette étourdie de Justine avoit fermé
+à double tour l'autre porte qui conduisoit à l'escalier
+dérobé. La marquise, qui ne pouvoit deviner
+que la retraite me fût fermée, s'étoit assise tranquillement.
+Déjà le marquis étoit entré dans son
+appartement et s'y promenoit d'un air effaré. Je
+tremblois qu'il ne m'aperçût dans le boudoir, il n'y
+avoit pas moyen d'en sortir: comment faire? Je
+me jetai sous l'ottomane, et dans une situation
+très incommode j'entendis une conversation fort
+singulière, qui eut un dénouement plus singulier
+encore.</p>
+
+<p>«Vous voilà de retour de bonne heure, Monsieur?&mdash;Oui,
+Madame.&mdash;Je ne vous attendois
+pas sitôt.&mdash;Cela se peut bien, Madame.&mdash;Vous
+paroissez agité, Monsieur, qu'avez-vous donc?&mdash;Ce
+que j'ai, Madame, ce que j'ai!&hellip; j'ai que&hellip;
+je suis furieux.&mdash;Modérez-vous, Monsieur&hellip;
+Peut-on savoir&hellip;?&mdash;J'ai que&hellip; il n'y a plus de
+m&oelig;urs nulle part&hellip; les femmes!&hellip;&mdash;Monsieur,
+la remarque est honnête, et l'application heureuse!&mdash;Madame,
+c'est que je n'aime pas qu'on me
+joue!&hellip; et, quand on me joue, je m'en aperçois
+bien vite!&mdash;Comment! Monsieur, des reproches!
+des injures! cela s'adresseroit-il&hellip; Vous vous expliquerez
+sans doute?&mdash;Oui, Madame, je m'expliquerai,
+et vous allez être convaincue.&mdash;Convaincue!&hellip;
+de quoi, Monsieur?&mdash;De quoi? de
+quoi? un moment donc, Madame, vous ne me
+laissez pas le temps de respirer!&hellip; Madame, vous
+avez reçu chez vous, logé chez vous, couché avec
+vous M<sup>lle</sup> Duportail?» La marquise avec fermeté:
+«Eh bien, Monsieur?&mdash;Eh bien, Madame, savez-vous
+ce que c'est que M<sup>lle</sup> Duportail?&mdash;Je le sais&hellip;
+comme vous, Monsieur; elle m'a été présentée par
+M. de Rosambert; son père est un honnête gentilhomme,
+chez qui vous avez soupé encore avant-hier.&mdash;Il
+ne s'agit pas de cela, Madame. Savez-vous
+ce que c'est que M<sup>lle</sup> Duportail?&mdash;Je vous le
+répète, Monsieur, je sais comme vous que M<sup>lle</sup> Duportail
+est une fille bien née, bien élevée, fort
+aimable.&mdash;Il ne s'agit pas de cela, Madame.&mdash;Eh!
+Monsieur, de quoi s'agit-il donc? avez-vous
+juré de pousser ma patience à bout?&mdash;Un moment
+donc, Madame. M<sup>lle</sup> Duportail n'est point une
+fille&hellip;» La marquise très vivement: «N'est
+point une fille!&hellip;&mdash;N'est point une fille bien
+née, Madame; c'est une fille d'une espèce&hellip; de
+ces filles qui&hellip; là&hellip; vous m'entendez?&mdash;Je vous
+assure que non, Monsieur.&mdash;Je m'explique pourtant
+bien; c'est une fille qui&hellip; dont&hellip; que&hellip;
+enfin suffit, vous y êtes?&mdash;Oh! point du tout,
+Monsieur, je vous assure.&mdash;C'est que je voudrois
+vous gazer cela&hellip; Madame, c'est une p&hellip;.., vous
+comprenez?&mdash;M<sup>lle</sup> Duportail une&hellip; Pardon,
+Monsieur, mais je n'y tiens pas, il faut que je rie.»
+En effet, la marquise se mit à rire de toutes ses
+forces. «Riez, riez, Madame&hellip; Tenez, connoissez-vous
+cette lettre-là?&mdash;Oui, c'est celle que j'ai
+écrite à M<sup>lle</sup> Duportail, le lendemain du jour qu'elle
+a couché chez moi.&mdash;Justement, Madame. Et
+celle-ci, la connoissez-vous?&mdash;Non, Monsieur.&mdash;Regardez-la,
+Madame, vous voyez bien
+l'adresse: <i>A Monsieur, Monsieur le chevalier de
+Faublas</i>; et lisez le dedans: <i>Mon cher maître,
+j'ai l'honneur de prendre la liberté d'oser vous interrompre,
+pour vous souhaiter que cette année qui
+commence nous soit belle et bonne, etc. J'ai l'honneur
+d'être, avec un profond respect, mon cher
+maître, etc.</i>» C'est une lettre de bonne année d'un
+domestique à son maître, qui est ce M. de Faublas.
+Eh bien, Madame, ces deux lettres étoient
+dans le portefeuille que voici.&mdash;Enfin, Monsieur?&mdash;Madame,
+et le portefeuille, vous ne devineriez
+jamais où je l'ai trouvé?&mdash;Dites, dites, Monsieur.&mdash;Je
+l'ai trouvé dans un endroit où&hellip; là&hellip;&mdash;Eh!
+Monsieur, dites tout de suite le mot; vous seriez
+toujours obligé d'en venir là, ainsi&hellip;&mdash;Eh bien,
+Madame, je l'ai trouvé dans un mauvais lieu.&mdash;Dans
+un mauvais lieu!&mdash;Oui, Madame.&mdash;Où
+vous aviez affaire, Monsieur?&mdash;Où la curiosité
+m'a conduit. Tenez, je vais vous conter
+cela. Une femme a fait courir depuis quelques
+jours des billets imprimés, par lesquels elle
+donne avis aux amateurs qu'elle peut leur offrir
+de charmans boudoirs qu'elle louera à tant par
+heure; moi, j'ai été voir cela par curiosité,
+uniquement par curiosité, comme je vous le disois
+tout à l'heure.&mdash;Quel jour y avez-vous été,
+Monsieur?&mdash;Hier, l'après-dînée, Madame. Les
+boudoirs sont en effet charmans!&hellip; Il y en a un
+surtout au premier étage&hellip; il est vraiment joli!
+on y voit des tableaux, des estampes, des glaces,
+une alcôve, un lit&hellip; ah! c'est le lit surtout! figurez-vous
+que ce diable de lit est à ressorts!&hellip; ah! c'est
+très plaisant! tenez, il faut quelque jour que je
+vous fasse voir cela.&mdash;Un mari et sa femme en
+partie fine! répondit la marquise, cela seroit beau.»</p>
+
+<p>J'entendis quelque bruit; la marquise se défendoit,
+le marquis l'embrassa. Leur conversation, qui
+dans les commencemens m'avoit inquiété, m'amusoit
+alors au point que je sentois moins la gêne de
+ma situation. Le marquis reprit ainsi:</p>
+
+<p>«Mais c'est que rien n'y manque; il y a dans
+ce boudoir, au premier étage, une porte qui communique
+chez une marchande de modes qui loge à
+côté&hellip; cela est fort bien imaginé&hellip; Vous entendez
+qu'une femme comme il faut a l'air d'être chez sa
+marchande de modes; point du tout, elle monte
+l'escalier, et puis on vous en plante à un pauvre
+mari!&hellip; Mais écoutez-moi, Madame: dans ce
+boudoir j'ai ouvert une petite armoire, et dans
+cette armoire j'ai trouvé ce portefeuille! Ainsi il est
+clair que M<sup>lle</sup> Duportail a été là avec ce M. de
+Faublas, et cela est très vilain à elle, et très malhonnête
+à M. de Rosambert, qui la connoissoit,
+de nous l'avoir présentée! et très imprudent à son
+père de la laisser sortir, accompagnée seulement
+d'une femme de chambre! et je n'en ai pas été la
+dupe! il y a dans sa figure&hellip; Vous savez comme
+je suis physionomiste!&hellip; elle est jolie sa figure,
+mais il y a quelque chose dans les traits qui annonce
+un sang&hellip; Cette fille-là a du tempérament, et
+je l'ai bien vu!&hellip; Vous souvenez-vous de ce soir
+que Rosambert lui dit qu'il y avoit des circonstances&hellip;
+hein! des circonstances! vous n'aviez pas
+remarqué cela, vous! Moi, je vous ai relevé le mot!
+ah! on ne m'attrape pas! et tenez, le même jour&hellip;
+Venez, venez, Madame&hellip;»</p>
+
+<p>La marquise, qui me croyoit parti, se laissa conduire
+à son boudoir; le marquis continua.</p>
+
+<p>«Elle étoit ici, dans ce boudoir,&hellip; là. Vous,
+vous étiez couchée sur cette ottomane&hellip; Je suis
+arrivé&hellip; Madame, elle avoit le teint animé, les
+yeux brillans, un air!&hellip; oh! je vous le dis, cette
+fille a un tempérament de feu! Vous savez que je
+m'y connois; mais laissez-moi faire, j'y mettrai
+bon ordre.&mdash;Comment! Monsieur, vous y mettrez
+bon ordre?&hellip;&mdash;Oui, oui, Madame; d'abord je
+dirai à Rosambert ce que je pense de son procédé;
+il y a peut-être été avec elle, Rosambert! ensuite
+je verrai M. Duportail, et je l'instruirai de la conduite
+de sa fille.&mdash;Quoi! Monsieur, vous ferez à
+M. de Rosambert une mauvaise querelle?&mdash;Madame,
+Madame, Rosambert savoit ce qui en étoit,
+il étoit jaloux de moi comme un tigre.&mdash;De
+vous, Monsieur?&mdash;Oui, Madame, de moi, parce
+que la petite avoit l'air de me préférer,&hellip; elle me
+faisoit même des avances, et c'est en cela qu'elle
+m'a joué, elle! car elle avoit alors ce M. de Faublas.
+Je saurai ce que c'est que ce M. de Faublas, et
+je verrai M. Duportail.&mdash;Quoi! Monsieur, vous
+pourriez aller dire à un père&hellip;?&mdash;Oui, Madame,
+c'est un service à lui rendre; je le verrai, je l'instruirai
+de tout.&mdash;J'espère, Monsieur, que vous
+n'en ferez rien.&mdash;Je le ferai, Madame.&mdash;Monsieur,
+si vous avez quelque considération pour
+moi, vous laisserez tout cela tomber de soi-même.&mdash;Point,
+point, je saurai&hellip;&mdash;Monsieur, je vous
+le demande en grâce.&mdash;Non, non, Madame.&mdash;Vous
+m'éclairez, Monsieur, je vois le motif de
+l'intérêt si pressant que vous prenez à ce qui regarde
+M<sup>lle</sup> Duportail&hellip; Je vous connois trop bien
+pour être la dupe de cette austérité de m&oelig;urs dont
+vous vous parez aujourd'hui; vous êtes fâché, non
+pas de ce que M<sup>lle</sup> Duportail a été dans un lieu
+suspect, mais de ce qu'elle y a été avec un autre
+que vous.&mdash;Oh! Madame!&mdash;Et quand j'accueillois
+chez moi une demoiselle que je croyois
+honnête, vous aviez des desseins sur elle!&mdash;Madame!&mdash;Et
+vous osez venir vous plaindre à moi-même
+d'avoir été joué! c'étoit moi, c'étoit moi
+seule qu'on jouoit.»</p>
+
+<p>Elle se laissa tomber sur l'ottomane; son mari
+jeta un cri, et puis il embrassa la marquise en lui
+disant: «Si vous saviez comme je vous aime!&mdash;Si
+vous m'aimiez, Monsieur, vous auriez plus de
+considération pour moi, plus de respect pour
+vous-même, plus de ménagement pour un enfant
+peut-être moins à blâmer qu'à plaindre&hellip; Que
+faites-vous donc, Monsieur? Laissez-moi. Si vous
+m'aimiez, vous n'iriez pas apprendre à un père
+malheureux les égaremens de sa fille; vous n'iriez
+pas conter cette aventure à M. de Rosambert, qui
+en rira, qui se moquera de vous, et qui dira partout
+que j'ai reçu chez moi une fille à intrigue!&hellip;
+Mais, Monsieur, finissez donc; ce que vous
+faites là ne ressemble à rien.&mdash;Madame, je
+vous aime.&mdash;Il suffit bien de le dire! il faut le
+prouver.&mdash;Mais depuis trois ou quatre jours,
+mon c&oelig;ur, vous ne voulez jamais que je vous le
+prouve.&mdash;Ce ne sont pas de ces preuves-là que
+je vous demande, Monsieur&hellip; Mais, Monsieur,
+finissez donc.&mdash;Allons, Madame! allons, mon
+c&oelig;ur!&mdash;En vérité, Monsieur, cela est d'un ridicule!&mdash;Ah!
+nous sommes seuls.&mdash;Il vaudroit
+mieux qu'il y eût du monde! cela seroit plus décent!
+Mais finissez donc, n'avons-nous pas toujours
+le temps de faire ces choses-là?&hellip; Finissez
+donc&hellip; Quoi! des gens mariés!&hellip; à votre âge!&hellip;
+dans un boudoir!&hellip; sur une ottomane!&hellip; comme
+deux amans!&hellip; et quand j'ai lieu de vous en vouloir,
+encore!&mdash;Eh bien, mon ange, je ne dirai
+rien à Rosambert, rien à M. Duportail.&mdash;Vous
+me le promettez bien?&mdash;Oh! je vous en donne
+ma parole&hellip;&mdash;Eh bien, un moment; rendez-moi
+le portefeuille, laissez-le-moi.&mdash;Oh! de tout
+mon c&oelig;ur, le voilà. (Il y eut un moment de silence.)&mdash;En
+vérité, Monsieur, dit la marquise
+d'une voix presque éteinte, vous l'avez voulu, mais
+cela est bien ridicule.»</p>
+
+<p>Je les entendis bégayer, soupirer, se pâmer tous
+deux; on ne peut se figurer ce que je souffrois sous
+l'ottomane pendant cette étrange scène; j'aurois
+étranglé les acteurs de mes mains; et, dans l'excès
+de mon dépit, j'étois tenté de me découvrir, de
+reprocher à la marquise cette infidélité d'un nouveau
+genre, et de rendre au marquis l'amère mystification
+qu'il me faisoit essuyer sans le savoir.
+Justine vint terminer mes irrésolutions; elle ouvrit
+tout à coup la porte de l'escalier dérobé. La marquise
+jeta un cri; le marquis se sauva dans la
+chambre à coucher pour y réparer son désordre.
+Justine, apercevant un mari au lieu d'un amant,
+demeura stupéfaite, et la marquise ne fut pas
+moins étonnée qu'elle en me voyant sortir de
+dessous l'ottomane. Je remerciai tout bas la femme
+de chambre. «Grand merci, Justine, tu m'as rendu
+service, j'étois fort mal dessous, tandis que madame
+étoit dessus très à son aise.» La marquise,
+interdite et tremblante, n'osa ni me répondre, ni
+me retenir: son mari étoit si près de là! probablement
+il alloit rentrer dès qu'il seroit plus décemment
+vêtu. Justine se rangea pour me laisser passer.
+Je descendis l'escalier dérobé, sans lumière,
+au risque de me rompre vingt fois le col; je traversai
+la cour rapidement, et je sortis de l'hôtel
+en maudissant ses maîtres.</p>
+
+<p>Le lendemain j'étois encore au lit quand Jasmin
+m'annonça Justine et se retira discrètement. «Mon
+enfant, je songeois à toi.&mdash;Oh! Monsieur, laissez-moi;
+cette fois-ci vous ne m'y prendrez pas, je
+veux commencer par ma commission. Savez-vous
+que j'ai été encore bien grondée hier? vous nous
+avez fait une belle peur! vous n'étiez pas encore
+au bas de l'escalier quand le marquis est rentré dans
+le boudoir. «Voyez cette sotte, a-t-il dit, qui entre
+ici comme un coup de pistolet!» Dès qu'il nous a
+quittées, madame, désolée de l'aventure, m'a dit
+qu'elle ne concevoit pas pourquoi vous vous étiez
+caché sous l'ottomane. J'ai été forcée de lui avouer
+que j'avois, sans y songer, fermé la porte à double
+tour. Elle m'a fait une scène! et puis ce matin elle
+m'a remis cette lettre pour vous.&mdash;Fort bien, ma
+petite Justine, voilà ta commission faite, car je
+n'ouvrirai pas la lettre.&mdash;Vous ne l'ouvrirez pas,
+Monsieur?&mdash;Non; je suis fâché contre ta maîtresse.&mdash;Vous
+avez tort.&mdash;Mais je ne suis pas fâché contre
+toi, Justine.&mdash;Et vous avez raison&hellip; Finissez&hellip;
+Mais, tenez, je le veux bien, à condition que vous
+lirez la lettre.&mdash;Oh! qu'une maîtresse est heureuse
+d'avoir une fille comme toi! eh bien, oui, je lirai.»</p>
+
+<p>Justine remplit de si bonne grâce les conditions
+du traité qu'il y auroit eu de ma part de la perfidie
+à ne pas tenir parole: j'ouvris la lettre.</p>
+
+<blockquote>
+<p><i>Que notre aventure d'hier m'a peinée, mon bon
+ami! Cette scène, qui n'eût été que bizarre si, comme
+je le croyois, vous n'en aviez pas été le témoin, est
+devenue, par votre présence, aussi désagréable pour
+moi que mortifiante pour vous. Quels mots vous avez
+dits en partant, ingrat! vous ne savez pas le mal que
+vous m'avez fait! Revenez à moi, mon bon ami, revenez
+à celle qui vous aime; trouvez-vous à midi au
+lieu qu'on vous désignera. Là, je n'aurai pas de
+peine à me justifier; là, quand mon amant sera bien
+convaincu de son injustice, il me trouvera prête à lui
+pardonner sa vivacité.</i></p>
+</blockquote>
+
+<p>«Monsieur, reprit Justine dès que j'eus fini
+ma lecture, madame vous attendra à midi au boudoir
+de l'autre jour&hellip; vous savez bien?&hellip; où nous
+vous avons habillé.&mdash;Oui, Justine, et où tu as tant
+pleuré! Si tu savois comme j'ai souffert pour toi!
+Mais aussi, friponne, tu ne te contentes pas de
+faire des malices, tu en dis!&mdash;Ne me parlez pas
+de cela, j'en suis encore toute honteuse&hellip; Finissez
+donc,&hellip; donnez-moi votre réponse pour ma maîtresse.&mdash;Ma
+réponse, Justine, est que je n'irai
+pas au rendez-vous.&mdash;Vous n'irez pas?&mdash;Non,
+Justine.&mdash;Quoi! vous donnerez ce chagrin-là à
+ma maîtresse?&mdash;Oui, mon enfant.&mdash;Mais vous
+allez me faire gronder.&mdash;Je me charge de te
+consoler d'avance.&mdash;Vous êtes bien décidé?&mdash;Très
+décidé, Justine.&mdash;Eh bien, en ce cas, faites
+un bout de lettre,&hellip; finissez donc&hellip; (elle m'embrassa).
+Écrivez un mot pour ma maîtresse.&mdash;Non,
+mon enfant, je n'écrirai pas.&mdash;Laissez-moi&hellip;
+Mais tenez, je le veux bien encore, à condition
+que vous écrirez.&mdash;Ah! Justine, je le répète,
+qu'une maîtresse est heureuse d'avoir une
+fille comme toi! eh bien, oui, j'écrirai.»</p>
+
+<p>J'écrivis en effet:</p>
+
+<blockquote>
+<p><i>Je ne sais, Madame, si l'aventure d'hier vous a
+beaucoup <em>peinée</em>; mais, à la manière dont vous avez
+rempli votre emploi sur l'ottomane, j'ai lieu de croire
+qu'il ne vous paroissoit pas très pénible. Quand on
+a un mari aimable, galant et tendrement aimé, Madame,
+on doit s'en tenir là. Je suis avec le plus vif
+regret, etc.</i></p>
+</blockquote>
+
+<p>O ma jolie cousine, oh! combien, en songeant
+à vous, je m'applaudis de l'effort généreux que je
+venois de faire! oh! qu'il me fut doux de penser
+qu'enfin je vous avois sacrifié un rendez-vous, et
+qu'à l'heure même où la marquise avoit cru me revoir
+chez son amie, je jouirois près de vous du
+bonheur de vous admirer!</p>
+
+<p>Hélas! elle ne vint pas au parloir. «Ah! ma s&oelig;ur,
+pourquoi votre amie n'est-elle pas avec vous?&mdash;Je
+vous disois bien qu'elle étoit malade! Hier encore
+elle a pleuré toute la journée; de la nuit elle
+n'a fermé l'&oelig;il, la fièvre s'est déclarée ce matin.&mdash;La
+fièvre! Sophie a la fièvre! Sophie est en
+danger!&mdash;Ne parlez pas si haut, mon frère, je ne
+sais pas s'il y a du danger, mais elle souffre; elle a
+le teint pâle, les yeux rouges, la tête penchée, la
+respiration lente, la parole brève et entrecoupée;
+j'ai cru même surprendre quelques momens de délire.
+Ce matin, son visage s'est enflammé tout à
+coup, ses yeux sont devenus vifs et brillans; elle
+a prononcé très vite et très bas quelques mots que
+je n'ai pu entendre, mais bientôt elle est retombée
+dans un accablement plus profond. «Non, non,
+a-t-elle dit, cela n'est pas possible,&hellip; je ne le puis,
+je ne le dois pas&hellip; Jamais il ne le saura.» J'ai vu
+des larmes couler de ses yeux. Elle a ajouté d'un ton
+douloureux: «Comme je me suis trompée! J'en
+mourrai, j'en mourrai; le cruel! l'ingrat!» J'ai
+pris sa main, elle a serré la mienne, et puis elle
+m'a redit ce qu'elle me répète sans cesse: «Adélaïde!
+Adélaïde! ah! que tu es heureuse!» Sa
+gouvernante rentroit, Sophie m'a encore conjurée
+de ne lui rien dire. Cependant, mon frère, il faudra
+que j'avertisse M<sup>me</sup> Munich (c'étoit le nom de la
+gouvernante de Sophie), parce que je crains pour ma
+bonne amie; qu'en pensez-vous?&mdash;Adélaïde, lui
+avez-vous dit que j'étois ici?&mdash;Oui, mais j'avois
+bien raison de vous soutenir hier qu'elle ne vous
+aimoit plus, elle me l'a dit elle-même.&mdash;Sophie
+vous a dit&hellip;&mdash;Oui, Monsieur, elle me l'a dit,
+et elle m'a chargée de vous le dire. Hier, avant
+souper, je lui racontois que vous aviez amené
+avec vous un jeune monsieur fort aimable; elle
+a demandé son nom, j'ai répondu: «Le comte
+de Rosambert.&mdash;Rosambert? a-t-elle répété
+avec étonnement, Rosambert? C'est celui qui a
+mené votre frère chez la marquise de B&hellip;! Ce
+n'est pas un jeune homme honnête. Votre frère
+en fait son ami, il gâtera tout à fait votre frère&hellip;
+Adélaïde, il commence à se déranger, votre
+frère.&mdash;Ah! ma bonne amie, je lui en ai fait
+des reproches, et je lui ai même dit que tu ne
+l'aimes plus.&mdash;Vous lui avez dit que je ne
+l'aime plus!&mdash;Oui, ma bonne amie; mais il n'a
+pas voulu me croire, et il s'est mis à rire, et
+M. de Rosambert a ri aussi&hellip;&mdash;Ces messieurs
+se sont mis à rire! m'a répliqué Sophie d'un ton
+fâché; votre frère a ri, et n'a pas voulu vous
+croire! Adélaïde, quand revient-il, votre frère?&mdash;Demain,
+ma bonne amie.&mdash;Eh bien! dites-lui
+qu'il est vrai que j'ai eu de l'amitié pour lui,
+mais que je n'en ai plus, plus du tout; et qu'afin
+de l'en convaincre, je ne le reverrai de ma vie.»
+Elle m'a quittée, et puis un moment après elle
+est revenue me dire en riant: «Oui, ma chère
+Adélaïde, tu as raison; je n'aime pas ton frère,
+je ne l'aime pas. Ne manque pas de le lui dire
+demain.» Elle rioit; et cependant je vous assure,
+Faublas, que tout de suite elle s'est mise à
+pleurer.»</p>
+
+<p>Tandis qu'Adélaïde me parloit, mon c&oelig;ur étoit
+pénétré de douleur et de joie!</p>
+
+<p>«Il faut, reprit ma s&oelig;ur, il faut que je vous
+fasse part d'une singulière idée qui m'étoit venue
+dans l'esprit, je ne sais comment, je ne sais pourquoi.
+En voyant ma bonne amie rire et pleurer en
+même temps, je ne puis m'empêcher de craindre
+qu'elle ne soit un peu folle; cependant il y a là
+dedans quelque mystère que je ne pénètre pas.
+Sûrement quelqu'un lui donne du chagrin&hellip; Mon
+frère, j'ai vraiment eu peur que ce ne fût vous.
+Pourquoi le hait-elle à présent? me suis-je dit.
+Pourquoi ne veut-elle plus le voir? Seroit-ce lui
+qu'elle appelle ingrat et cruel?&hellip; Vous sentez
+bien, Faublas, qu'en y réfléchissant un peu, je me
+suis convaincue que cette idée n'étoit pas raisonnable&hellip;
+Mon frère, un ingrat! un cruel! cela ne se
+peut pas. Et puis, quel mal a-t-il fait à ma bonne
+amie? quel mal auroit-il pu lui faire?</p>
+
+<p>&mdash;Adélaïde! m'écriai-je, ma chère Adélaïde!</p>
+
+<p>&mdash;Comment! vous pleurez? me dit-elle; seriez-vous
+fâché contre moi? Je vous assure que j'ai pensé
+tout cela malgré moi, et que je ne vous l'ai pas dit
+pour vous offenser.&mdash;Je le sais bien, ma chère
+s&oelig;ur, je le sais bien; c'est la maladie de ta bonne
+amie qui me fait pleurer.&mdash;Mon frère, pensez-vous
+qu'elle puisse devenir sérieuse? Pensez-vous
+que je doive avertir la gouvernante de Sophie?&mdash;Non,
+Adélaïde, non, ne l'avertis pas. Ta bonne
+amie a la fièvre, comme tu dis bien; et je connois
+un remède qui la guérira. Adélaïde, je vous apporterai
+demain matin la recette écrite sur un morceau
+de papier soigneusement cacheté; vous ne montrerez
+ce papier à personne: vous le donnerez à
+Sophie, quand M<sup>me</sup> Munich ne sera pas avec elle; il
+est essentiel que M<sup>me</sup> Munich ne voie pas ce papier.
+Vous m'entendez bien?&mdash;Oui, oui, soyez tranquille.
+Ah! que je vous aurai d'obligations, si vous
+guérissez ma bonne amie!&mdash;Adélaïde, dites à ma
+jolie cousine que je crois connoître son mal, que
+je le partage, et que j'espère lui rendre sa tranquillité.
+Lui direz-vous bien cela, ma s&oelig;ur?&mdash;Ah!
+mot pour mot! vous connoissez son mal, vous le
+partagez, vous le guérirez, mon frère; je lui dirai
+même que vous avez pleuré. Mais ne manquez pas
+de venir demain, demain apportez la recette, et,
+en attendant, ne négligez rien pour que son succès
+soit entier; gardez-vous de ne vous en rapporter
+qu'à vous seul, vous n'êtes pas médecin, mon frère:
+courez aujourd'hui chez les plus célèbres d'entre
+eux, voyez, interrogez, consultez. La maladie
+n'est pas ordinaire; jamais je n'en ai vu de semblable,
+et je tremble qu'elle ne devienne infiniment
+dangereuse. Bon Dieu! si, en voulant détruire le
+mal, vous alliez le rendre incurable! Mon frère, il
+faut que la guérison soit radicale, et prompte aussi,
+bien prompte! Hâtez-vous, hâtez-vous pour Sophie
+qui souffre, qui dépérit, qui brûle; pour moi qui
+suis si malheureuse de sa peine, et, tenez, pour
+vous-même, mon frère, car ma bonne amie, dès
+qu'elle se portera bien, vous aimera sans doute
+autant qu'elle vous aimoit autrefois.»</p>
+
+<p>Revenu chez moi, je ne m'occupai que des discours
+d'Adélaïde, que des peines de Sophie. Malheureusement
+mon père donnoit à dîner ce jour-là.
+Il fallut d'abord tenir table, et faire ensuite un
+maudit brelan, qui me retint jusqu'à plus de minuit.
+Quel tourment, quand on aime bien, quand on se
+croit aimé, quand on veut écrire à sa maîtresse,
+quel tourment d'être obligé de jouer toute la soirée!
+Je ne le souhaite pas à mon plus cruel ennemi.</p>
+
+<p>On devine que je dormis peu cette nuit. Le lendemain,
+je passai dans un petit cabinet pratiqué au
+fond de ma chambre à coucher; j'avois là quelques
+livres d'étude, dont mon commode gouverneur ne
+m'ennuyoit pas souvent. Je me mis à mon secrétaire.
+J'écrivis une première lettre, que je déchirai;
+j'en fis une seconde, pleine de ratures, qu'il falloit
+bien corriger; et je prie le lecteur de ne pas dire
+que j'aurois dû recommencer encore la troisième,
+que voici:</p>
+
+<blockquote>
+<p class="ind"><i>Ma jolie cousine,</i></p>
+
+<p><i>Il est enfin venu ce moment tant souhaité où je puis
+librement vous ouvrir mon c&oelig;ur, solliciter de votre
+tendresse un aveu bien doux, et peut-être assurer ainsi
+notre bonheur commun.</i></p>
+
+<p><i>Ah! Sophie, Sophie! si vous saviez ce que j'éprouvai
+le premier jour que je vous vis! Comme ma vue
+se troubla! comme mon c&oelig;ur fut agité! Mon amour
+n'a fait qu'augmenter depuis: un feu dévorant circule
+aujourd'hui dans mes veines&hellip; Sophie, je n'existe
+plus que par toi!</i></p>
+</blockquote>
+
+<p>J'en étois là, quand Jasmin, entrant brusquement,
+m'annonça le vicomte de Florville. «Le
+vicomte de Florville! je ne le connois pas. Dites
+que je n'y suis pas.&mdash;Monsieur, il est dans votre
+chambre à coucher.&mdash;Comment! vous laisseriez
+donc entrer toute la terre?&mdash;Monsieur, il a forcé
+la porte.&mdash;Au diable le vicomte de Florville!»</p>
+
+<p>Tremblant que cet inconnu si peu civil ne vînt
+jusque dans mon cabinet, et que d'un coup d'&oelig;il
+profane il ne parcourût ce papier dépositaire de
+mes plus secrets sentimens, je me précipitai dans
+ma chambre à coucher. Un cri de surprise et de
+joie m'échappa: ce prétendu vicomte, c'étoit la
+marquise de B&hellip;! Mon premier mouvement fut de
+pousser Jasmin dehors; le second, de verrouiller
+la porte; le troisième, d'embrasser le charmant cavalier;
+le quatrième!&hellip; Les esprits pénétrans l'ont
+déjà deviné.</p>
+
+<p>La marquise, toujours étonnée de ma vivacité,
+dès qu'elle eut repris ses esprits, me dit: «Vous êtes
+un bien singulier jeune homme, ne vous lasserez-vous
+jamais de prendre ainsi le roman par la queue?
+Il n'y a que vous dans le monde capable de commencer
+un raccommodement par où il doit finir.&mdash;Eh
+bien, maman, prenez qu'il n'y ait rien de
+fait, voyons, disputons-nous.&mdash;Oui, afin de nous
+raccommoder encore, n'est-il pas vrai, petit libertin?&mdash;Ah!
+ma chère maman, je n'ai pas une idée
+que vous ne compreniez d'abord.&mdash;Hier pourtant
+vous ne m'avez pas comprise, ingrat que vous êtes!&mdash;Hier,
+je boudois encore.&mdash;Et de quoi, s'il
+vous plaît? Pouvois-je soupçonner que vous fussiez
+sous cette ottomane? N'étoit-il pas essentiel, pour
+vous et pour moi, de retirer ce portefeuille des
+mains du marquis?&mdash;Tout cela est vrai, maman;
+mais le dépit&hellip;&mdash;Le dépit! Vous avez du dépit!
+vous, pour qui j'oublie mes devoirs,&hellip; toutes les
+bienséances,&hellip; le soin même de ma réputation; et
+de quel ton répondez-vous à la lettre la plus tendre?
+(Elle tira la mienne de sa poche.) Tenez, ingrat,
+relisez-la, votre lettre; relisez-la de sang-froid, si
+vous pouvez. Quelle cruelle ironie! quel persiflage
+amer! Et cependant je vous pardonne! et cependant
+je viens vous chercher! Je me conduis avec
+autant de foiblesse et d'imprudence qu'un enfant
+de douze ans&hellip; Faublas! Faublas! il faut que le
+charme soit bien fort!&hellip; il faut&hellip; que vous m'ayez
+ensorcelée!&mdash;Petite maman!&mdash;Eh bien?&mdash;Grondez-moi
+fort, parce que nous nous raccommoderons.&mdash;Comment!
+fripon, vous n'avouerez
+seulement pas que vous avez eu tort? Vous ne me
+demanderez pas pardon?&mdash;Si fait!&hellip; oh! que vous
+êtes belle!&hellip; oh! que je vous demande pardon!»</p>
+
+<p>Les gens qui ont de l'esprit, et même ceux qui
+n'en ont pas, devineront encore qu'ici la marquise
+et moi nous nous raccommodâmes.</p>
+
+<p>On croit que nous allons recommencer à nous
+quereller; point du tout. Voici l'instant des petites
+caresses et des complimens tendres. «Mon Dieu!
+Florville! que vous êtes séduisant dans ce joli négligé!
+que ce frac anglais vous va bien!&mdash;Mon
+ami, je l'ai fait faire hier tout exprès. Il est, si je
+ne me suis pas trompée, de la même étoffe et de
+la même couleur que ce charmant habit d'amazone
+dans lequel l'amour, qui vouloit ma défaite, te fit
+paroître à mes yeux pour la première fois. Devenue
+chevalier de M<sup>lle</sup> Duportail, j'ai senti qu'il me
+convenoit de prendre ses couleurs. (Je la serrai
+dans mes bras.)&mdash;Et moi, désormais l'esclave du
+vicomte de Florville, je me plairai toujours à porter
+ses chaînes. Maman, quelle douce réciprocité!&mdash;Mon
+ami, l'amour est un enfant qui s'amuse de ces
+métamorphoses. Il fit de M<sup>lle</sup> Duportail une vierge
+folle, il fait de la marquise de B&hellip; un jeune homme
+imprudent. Ah! puisse le vicomte de Florville
+te paroître aussi aimable que M<sup>lle</sup> Duportail me
+sembla jolie!&hellip;&mdash;Aussi aimable?&hellip; ah! bien
+davantage!&mdash;Oh! non, répondit-elle en se mirant
+avec complaisance, en me considérant avec
+tendresse; oh! non. Vous êtes mieux, mon ami,
+plus grand, plus dégagé. Il y a dans votre air quelque
+chose de hardi, de martial&hellip;&mdash;Oui, maman,
+et, si j'en crois un grand physionomiste, quelque
+chose de plus nerveux&hellip;&mdash;Faublas, laissez là
+monsieur le marquis,&hellip; n'est-ce pas assez du mauvais
+tour que nous lui jouons?&hellip; Enfin, je ne suis
+pas venue ici pour m'occuper de lui&hellip; Oh çà,
+mon ami, dis-moi sans flatterie comment tu me
+trouves.&mdash;Bien, plus que bien. Je n'aurois pas de
+peine à vous dire comment vous êtes mieux; mais
+puisque absolument, homme ou femme, il faut qu'on
+s'habille, ah! je défie que, d'une manière ou de
+l'autre, personne soit jamais aussi jolie que vous.&mdash;Voilà
+bien le langage d'un amant! toujours
+enthousiaste, toujours exagéré!&hellip; Mon cher Faublas,
+quelle femme sera plus heureuse que moi, si
+tu me vois toujours des mêmes veux?&hellip;&mdash;Oh!
+maman, toute ma vie!»</p>
+
+<p>Je la tenois dans mes bras; elle m'échappa pour
+aller prendre une épée qu'elle aperçut sur un fauteuil.
+En ajustant le ceinturon, elle me dit: «J'ai
+un joli cheval anglois que je monte quelquefois,
+nous touchons au printemps, j'aime beaucoup à me
+promener à cheval dans les environs de Paris:
+voudrez-vous bien m'accompagner quelquefois,
+Faublas?&hellip; Veux-tu, mon ami, t'égarer de temps
+en temps dans les bois avec le vicomte de Florville?&mdash;Mais
+on nous verra.&mdash;Non, le marquis est
+souvent obligé d'aller à la cour.&mdash;Eh bien,
+maman, quel jour?&mdash;Laissez donc paroître la
+verdure.»</p>
+
+<p>En me parlant, elle avoit tiré mon épée, et, s'escrimant
+en face de moi: «En garde, Chevalier! me
+dit-elle.&mdash;Je ne sais pas si le vicomte est redoutable,
+mais ce que je sais bien, c'est que ce n'est
+pas ainsi que je dois me battre avec la marquise.
+Ose-t-elle accepter une autre espèce de combat?»
+Elle vola dans mes bras. «Ah! Faublas, me dit-elle
+en riant; ah! s'il n'y en avoit pas de plus meurtriers&hellip;&mdash;Maman,
+ce ne seroit plus parmi les
+hommes qu'on chercheroit des héros.»</p>
+
+<p>Je venois de mettre la marquise hors d'état de
+me battre, et bien m'en prit.</p>
+
+<p>Ma belle maîtresse me donna encore deux
+heures que nous employâmes passablement bien.
+«Si je n'écoutois que mon c&oelig;ur, me dit-elle enfin,
+je resterois ici toute la journée; mais voici l'heure
+à laquelle je dois rejoindre Justine dans un endroit,
+et mes gens dans un autre.» Nous nous
+dîmes adieu, je reconduisis poliment le vicomte de
+Florville. Déjà sortis de mon appartement, nous
+allions descendre l'escalier, lorsqu'à travers les
+rampes je distinguai, dans le vestibule, Rosambert
+qui se disposoit à monter. J'en avertis la marquise.
+«Rentrons promptement, me dit-elle, je
+vais me cacher dans quelque coin de votre appartement,
+vous le renverrez vite.» A ces mots, sans
+me donner le temps de la réflexion, elle rentra,
+traversa ma chambre à coucher comme une folle, et
+se jeta dans mon cabinet.</p>
+
+<p>Rosambert entra: «Bonjour, mon ami, comment
+se porte Adélaïde? comment se porte la jolie
+cousine?&mdash;Chut! chut! ne me parlez pas de cela,
+mon père est là.&mdash;Où?&mdash;Dans ce cabinet.&mdash;Dans
+ce cabinet! votre père?&mdash;Oui.&mdash;Et que
+fait-il là?&mdash;Il examine des livres.&mdash;Comment,
+vos livres! Mais non, il n'est pas dans ce cabinet,
+car, tenez, le voilà qui entre&hellip; Il y a de la marquise
+dans tout ceci&hellip; Et pourquoi ne pas me dire tout
+bonnement que vous êtes en affaire? Adieu, Faublas,
+à demain.» Il passa devant mon père, et le
+salua: «Monsieur, vous avez quelque chose à
+dire à monsieur votre fils: je vous laisse&hellip;»</p>
+
+<p>Cependant le baron me regardoit d'un air sévère
+et se promenoit à grands pas. Impatient de savoir
+ce que m'annonçoit cet abord sinistre, je lui demandai
+respectueusement pourquoi il m'avoit fait
+l'honneur de monter chez moi. «Vous le saurez
+tout à l'heure, Monsieur.» Un domestique parut.
+«Va-t-il venir? cria le baron.&mdash;Le voilà, Monsieur»,
+et mon cher gouverneur entra.</p>
+
+<p>Le baron lui dit: «Monsieur, ne vous ai-je pas
+chargé de la conduite et de l'éducation de mon
+fils?&mdash;Oui, sans doute&hellip;&mdash;Eh bien, Monsieur,
+l'une est très négligée, et l'autre très mauvaise.&mdash;Monsieur,
+ce n'est pas ma faute; monsieur votre
+fils n'aime pas l'étude&hellip;&mdash;C'est là le moindre mal,
+interrompit le baron; mais comment ne suis-je pas
+instruit de ce qui se passe chez moi? Pourquoi ne
+m'avertissez-vous pas des désordres de mon fils?&mdash;Monsieur,
+quant à ce qui se passe chez vous,
+je ne puis répondre que de ce que je vois; au
+dehors je ne puis répondre de rien. Monsieur votre
+fils, quand il sort, souffre rarement que je l'accompagne,
+et&hellip;» (Un regard que je jetai sur M. Person
+l'avertit qu'il en avoit assez dit.) Le baron reprit:
+«Monsieur, je n'ai qu'un mot à vous dire: si ce
+jeune homme se conduit toujours aussi mal, je me
+verrai forcé de lui choisir un autre instituteur.
+Laissez-nous, je vous prie.»</p>
+
+<p>Lorsque M. Person fut sorti, le baron prit un
+fauteuil et me fit signe de m'asseoir. «Pardon,
+mon père, mais j'ai affaire.&mdash;Je le sais, Monsieur,
+et c'est précisément pour que cette affaire
+ne s'achève pas que je viens vous parler.&mdash;Mon
+père,&hellip; encore une fois pardon; mais il faut que
+je sorte&hellip;&mdash;Non, Monsieur, vous resterez, asseyez-vous.»
+Il fallut bien s'asseoir, j'étois sur les
+épines. Le baron commença.</p>
+
+<p>«Se peut-il que Faublas ait de sang-froid médité
+des horreurs? Se peut-il qu'il veuille abuser la
+simple innocence et préparer des pièges à la vertu?&mdash;Moi,
+mon père?&mdash;Oui, vous. Je viens du
+couvent, je sais tout.</p>
+
+<p>«Si mon fils, encore trop jeune pour sentir que
+plus une conquête est aisée, moins elle est flatteuse;
+qu'il faut se garder de confondre une intrigue
+avec une passion; que l'amour du plaisir ne
+fut jamais de l'amour&hellip;&mdash;Mon père, daignez
+parler moins haut.&mdash;Si mon fils, trop enivré de
+ce qu'on ne peut appeler qu'une bonne fortune&hellip;&mdash;Plus
+bas, je vous en supplie.&mdash;Trop charmé de
+la découverte d'un sens nouveau et de la possession
+d'une femme qui n'est pas sans attraits; si
+mon fils dans les bras de la marquise de B&hellip;&mdash;C'en
+est trop, de grâce, mon père.&mdash;Avoit
+oublié son père, son état, ses devoirs, je l'aurois
+plaint, mais je l'aurois excusé; je lui aurois donné
+les conseils d'un ami; je lui aurois dit: «Plus la
+marquise&hellip;»&mdash;Mon père, si vous saviez&hellip;&mdash;Plus
+la marquise est belle, et plus elle est dangereuse.
+Examine avec moi la conduite de cette
+femme dont tu es épris. Au premier coup d'&oelig;il
+ta figure la décide: elle te prend en une
+soirée&hellip;&mdash;Je vous conjure de ménager&hellip;&mdash;Pour
+satisfaire sa folle passion, elle expose sa
+vie et la tienne. Qu'elle doit être vive, ardente,
+emportée celle&hellip;&mdash;Mon Dieu!&mdash;Celle qui sacrifie
+à la soif du plaisir son repos, son honneur,
+l'estime publique!&hellip;&mdash;Ah! mon père! Ah!
+Monsieur!&mdash;Je le répète, mon ami: plus la
+marquise est belle, plus elle est dangereuse! Tu
+croiras dans ses bras que la nature a des ressources
+inépuisables&hellip;»</p>
+
+<p>Désolé de ne pouvoir m'expliquer, bien convaincu
+que le baron ne se tairoit pas, je me déterminai
+à attendre patiemment la fin de cette remontrance,
+que dans une autre occasion je n'aurois
+peut-être pas trouvée trop longue. Le coude gauche
+posé sur le bras de mon fauteuil, je mordois
+ma main de dépit, et mon pied droit, toujours
+en mouvement, battoit la mesure sur le parquet.
+Mon père cependant continuoit.</p>
+
+<p>«Tu l'énerveras, la nature, au moment de la
+puberté, dans cet âge critique où, travaillant au
+développement des organes, elle a besoin de toutes
+ses forces pour achever son ouvrage. Je sais bien
+que l'excès des plaisirs produira la satiété; mais le
+dégoût viendra trop tard peut-être, mais déjà tu
+pleureras ta santé détruite, ta mémoire perdue, ton
+imagination flétrie, toutes tes facultés altérées.
+Infortuné! tu deviendras à la fleur de ton âge la
+proie des noirs chagrins, des infirmités repoussantes;
+et, dans les horreurs d'une vieillesse prématurée,
+tu gémiras d'être obligé de supporter le
+fardeau de la vie&hellip; O mon ami, redoute ces malheurs
+plus communs qu'on ne pense; jouis du présent,
+mais songe à l'avenir; use de ta jeunesse,
+mais garde des consolations pour l'âge mûr.</p>
+
+<p>«Cependant, ajouta le baron, mon fils, peu
+touché de mes représentations paternelles, auroit
+donné, en m'écoutant, mille signes d'impatience;
+il se seroit dandiné sur son fauteuil; il m'auroit
+interrompu cent fois: je n'aurois pas eu l'air de
+m'en apercevoir. Plus effrayé de ses dangers que
+sensible à mes injures, j'aurois continué tranquillement,
+je lui aurois dit: «La marquise de
+B&hellip;»</p>
+
+<p>On conçoit ce que je souffrois depuis un quart
+d'heure. Je ne pus contenir davantage mon impatience
+longtemps concentrée. «Eh! mon père,
+m'écriai-je, n'auriez-vous pas pu lui dire tout cela
+un autre jour?» Le baron étoit naturellement violent,
+il se leva furieux. Craignant l'effet d'un premier
+transport, je me sauvai dans le cabinet, dont
+je poussai la porte sur moi.</p>
+
+<p>J'y trouvai la marquise dans une situation bien
+pénible. Les bras appuyés sur le devant de mon
+secrétaire, elle tenoit avec ses mains ses oreilles
+bouchées, et lisoit, en sanglotant, un papier
+posé devant elle. Je m'approchai de ma belle
+maîtresse. «Oh! Madame, combien je suis
+désolé!&hellip;» La marquise me regarda d'un air
+égaré: «Cruel enfant! quelles fautes tu m'as
+fait faire!&mdash;Parlez donc plus bas.&mdash;Mais
+quel châtiment j'en reçois!&mdash;De grâce, parlez
+plus bas.&mdash;Ton père&hellip;, ton indigne père,&hellip; il
+ose&hellip;&mdash;Mon amie, vous allez vous perdre!&mdash;Mais
+tu es cent fois plus cruel que lui. Tiens.
+Regarde cet écrit funeste,&hellip; vois ces caractères
+perfides&hellip; Mes pleurs les ont effacés. (Elle me
+montroit la lettre commencée pour Sophie.)</p>
+
+<p>&mdash;Faublas, cria le baron, ouvrez cette porte.
+Vous n'êtes pas seul dans ce cabinet?&mdash;Pardonnez-moi,
+mon père.&mdash;J'entends quelqu'un vous
+parler. Ouvrez cette porte.&mdash;Mon père, je ne le
+puis.&mdash;Je le veux; ne me laissez pas appeler
+mes gens.» La marquise se leva brusquement.
+«Faublas, dites-lui que vous êtes avec un de vos
+amis qui demande la permission de sortir.&mdash;De
+sortir!&mdash;Oui, reprit-elle avec désespoir; quelque
+honte qu'il y ait à sortir, il y en aura
+moins qu'à rester.&mdash;Mon père, je suis avec un
+de mes amis qui demande la liberté de sortir.&mdash;Avec
+un de vos amis?&mdash;Oui, mon père.&mdash;Eh! que
+ne me disiez-vous plus tôt qu'il y avoit quelqu'un
+dans ce cabinet? Ouvrez, ouvrez, ne craignez
+rien: je suis tranquille. Votre ami peut sortir.</p>
+
+<p>&mdash;Conduisez-moi», me dit la marquise. Elle
+se couvrit le visage avec ses mains: j'ouvris la
+porte, nous entrâmes dans la chambre à coucher;
+nous allions gagner la porte opposée qui conduisoit
+à l'escalier. Mon père, étonné des précautions
+que l'inconnu prenoit pour se cacher, se jeta sur
+notre passage; il dit à ma malheureuse amie:
+«Monsieur, je ne vous demande pas qui vous êtes;
+mais vous permettrez au moins que j'aie l'honneur
+de vous voir.&mdash;Mon père, je vous conjure pour
+mon ami de ne pas exiger&hellip;&mdash;Que signifie donc
+ce mystère? interrompit le baron. Quel est donc
+ce jeune homme qui se cache chez vous, et qui
+craint qu'on ne le voie en face? Je prétends
+le savoir à l'instant&hellip;&mdash;Mon père, je vous le
+dirai; je vous donne ma parole d'honneur
+que je vous le dirai.&mdash;Non, non. Monsieur ne
+sortira pas que je ne le sache&hellip;» La marquise se
+jeta dans un fauteuil, le visage toujours couvert
+de ses mains. «Monsieur, vous avez des droits
+sur un fils; mais sur moi, je ne le croyois pas.»
+Le baron, entendant le son clair d'une voix
+féminine, soupçonna enfin la vérité. «Quoi!
+s'écria-t-il, il se pourroit&hellip; Oh! que je suis fâché!&hellip;
+que j'ai de regrets!&hellip; que d'excuses!&hellip; Mon fils,
+vous devez sentir que votre père, jaloux de vous
+rendre à vos devoirs, s'est permis sur le compte de
+M<sup>me</sup> la marquise de B&hellip; des expressions trop
+fortes que le baron de Faublas désavoue. Mon
+fils, reconduisez votre ami.»</p>
+
+<p>La marquise, dès que nous fûmes dans l'escalier,
+donna un libre cours à ses larmes. «Que je suis
+cruellement punie de mon imprudence!» disoit-elle.
+Je voulus hasarder quelques mots de consolation.
+«Laissez-moi! Votre barbare père est moins
+barbare que vous!»</p>
+
+<p>Nous étions dans le vestibule. J'ordonnai qu'on
+allât promptement chercher un fiacre, et, en attendant
+qu'il arrivât, je fis entrer la marquise dans la
+loge du suisse. Il n'y avoit qu'un instant que nous
+y étions, lorsqu'un homme présenta sa figure par le
+vagislas<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a> entr'ouvert, et demanda si le baron étoit
+chez lui. La marquise se cacha le visage dans ses
+mains; je me jetai devant elle pour la couvrir de
+mon corps; mais tout cela ne put se faire assez
+promptement. M. Duportail (car c'étoit lui) eut le
+temps de jeter un coup d'&oelig;il sur la marquise.
+«Monsieur, le baron est chez moi; si vous voulez
+prendre la peine d'y monter, je vous rejoins dans
+un moment.&mdash;Oui! oui!» me répondit M. Duportail
+en souriant.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> Vagislas. C'est le nom qu'on donne à la vitre que les
+portiers ouvrent et ferment à volonté.</p>
+</div>
+<p>On vint nous dire que la voiture étoit à la porte.
+La marquise monta promptement; je voulus m'y
+placer un moment auprès d'elle. «Non, non,
+Monsieur, je ne le souffrirai pas.» La douleur
+dont je voyois son c&oelig;ur serré passa dans le mien.
+Je laissai tomber quelques larmes sur une de ses
+mains que j'avois saisie, et qu'elle ne retiroit pas.
+«Ah! vous vous croyez auprès de Sophie!» Je
+voulus encore entrer dans le carrosse, elle retira sa
+main et me repoussa. «Monsieur, si, malgré les
+discours de votre père, il vous reste encore quelque
+estime, quelque considération pour moi, je
+vous prie de descendre et de me laisser.&mdash;Hélas!
+ne vous reverrai-je donc plus?» Elle ne me répondit
+pas; mais ses larmes recommencèrent à
+couler avec plus d'abondance. «Ma chère maman,
+quand pourrai-je vous revoir? Dans quel
+lieu me permettrez-vous&hellip;?&mdash;Ingrat! je suis
+trop sûre que vous ne m'aimez pas; mais vous
+devez me plaindre au moins&hellip; Laissez-moi&hellip;
+Remontez chez vous, le baron vous y attend.»
+Elle dit au cocher de la conduire chez M<sup>me</sup> ***,
+marchande de modes, rue ***. Il fallut bien me
+décider à la quitter.</p>
+
+<p>Je retrouvai dans l'escalier M. Duportail qui
+m'y attendoit. «Mon ami, si je suis aussi bon
+physionomiste que le marquis de B&hellip;, ce si joli
+garçon que vous quittez, c'est sa belle moitié!&hellip;
+Mais qu'avez-vous donc? vous pleurez!» Je ne
+sais où M. Person s'étoit fourré, nous le vîmes
+tout à coup derrière nous; il me dit d'un ton
+suffisant: «Je savois bien, Monsieur, que tout
+cela finiroit mal; vous ne faites aucun cas de mes
+avis.&mdash;Vos avis, Monsieur, faites-m'en grâce&hellip;
+En vérité, c'est précisément le maître d'école de
+La Fontaine; je me noie, et il me sermonne!&mdash;Mais
+qu'est-ce donc que tout cela? reprit M. Duportail.&mdash;Montez,
+montez chez moi, vous allez
+le savoir; mon père m'a fait une scène!»</p>
+
+<p>En entrant, M. Duportail demanda au baron
+ce qu'il y avoit. «Ce qu'il y a?» répondit mon
+père. Je l'interrompis. «Ce qu'il y a, Monsieur
+Duportail, ce qu'il y a!&hellip; Tenez, M<sup>me</sup> de B&hellip; étoit
+dans ce cabinet: mon père entre ici, il s'assied là,
+il me fait des représentations, sans doute très
+justes, très paternelles; mais la marquise entendoit
+tout, et mon père la traitoit!&hellip; Ah! vous n'en
+avez pas d'idée! Moi, de peur de compromettre
+une femme&hellip; honnête,&hellip; oui, honnête, quoi
+qu'on en puisse dire, je n'osois m'expliquer; mais
+mon père connoît le profond respect que je lui
+porte, jamais je ne m'en suis écarté&hellip; Eh bien, il
+est témoin que je souffre, que je m'impatiente,
+que je lui manque&hellip; Monsieur, il ne sent pas
+qu'il y a là-dessous quelque chose qui n'est pas
+naturel! Il continue toujours! Il ne veut rien
+deviner!&mdash;Jeune homme, répliqua le baron,
+votre excuse est dans vos pleurs; je vous pardonne
+les reproches que vous osez me faire, à cause de
+la douleur dont vous paroissez oppressé; mais
+plus vous semblez aimer la marquise&hellip;&mdash;Mon
+père&hellip;&mdash;Monsieur! M<sup>me</sup> de B&hellip; n'est plus là:
+pourquoi donc m'interrompez-vous?&hellip; Plus vous
+semblez aimer la marquise, et plus je suis mécontent
+de vous. Si votre c&oelig;ur est préoccupé de cette
+passion, c'est donc avec froideur que vous avez
+médité la perte d'une fille vertueuse, d'une enfant
+respectable, de Sophie? Vous n'êtes donc qu'un
+vil séducteur?&mdash;Mon père, entre Sophie et moi
+il n'y a d'autre séducteur que l'amour.&mdash;Vous
+n'aimez donc pas la marquise?&mdash;Mon père&hellip;&mdash;Monsieur,
+que vous soyez ou que vous ne
+soyez pas véritablement attaché à M<sup>me</sup> de B&hellip;,
+vous concevez que je m'en soucie peu; mais ce
+qui m'importe, c'est que mon fils ne soit pas
+indigne de moi.&mdash;Ah! Baron! interrompit
+M. Duportail.&mdash;Je ne dis rien de trop fort,
+mon ami. Apprenez des choses qui vont vous
+étonner. Ce matin, je vais au couvent; je trouve
+Adélaïde dans les larmes. Ma fille, ma chère fille,
+dont vous connoissez l'aimable candeur, m'apprend
+que sa bonne amie est malade, et que son frère
+tarde bien à apporter l'infaillible remède qu'il a
+promis pour Sophie. Je la presse de s'expliquer:
+elle me rend le compte le plus exact des symptômes
+et des effets de cette maladie que vous
+devinez, que Monsieur connoît, qu'il a causée,
+qu'il se plaît à nourrir, qu'il voudroit augmenter.
+Monsieur abuse de quelques dons naturels pour
+séduire une enfant trop sensible; il prend sur son
+esprit un empire absolu; il prépare par degrés son
+déshonneur.&mdash;Son déshonneur! le déshonneur de
+Sophie?&mdash;Oui, jeune insensé, je connois les passions&hellip;&mdash;Mon
+père, si vous les connoissez, vous
+savez que vous déchirez mon c&oelig;ur!&mdash;Mon fils,
+modérez cette impétuosité qui m'offense&hellip; Oui,
+je connois les passions; oui, cette enfant que vous
+respectez aujourd'hui, demain peut-être vous la
+déshonorerez, si elle a la foiblesse d'y consentir&hellip;
+(Il s'adressa à M. Duportail.) La recette que
+Monsieur destine à <i>sa jolie cousine</i> sera enfermée
+dans un papier soigneusement cacheté, qu'il ne
+faut pas que M<sup>me</sup> Munich voie&hellip; Vous comprenez,
+mon ami&hellip; Ainsi tout est prêt, la correspondance
+va s'entamer: Sophie, la pauvre Sophie,
+déjà séduite par les yeux, va l'être bientôt par son
+c&oelig;ur. Elle fut trompée par une belle figure, signe
+ordinaire d'une belle âme; elle va l'être par les
+charmes non moins perfides d'une éloquence
+apprêtée; on va, dans des lettres étudiées, affecter
+avec elle le langage du sentiment; Sophie, attaquée
+de tous les côtés à la fois, tombera sans défense
+dans les piéges qu'on lui aura tendus&hellip; Et cependant
+son séducteur n'a pas dix-sept ans! Et dans
+un âge encore si tendre il montre déjà les goûts
+funestes, il emploie les odieux talens de ces hommes
+aussi lâches que dépravés qui, ne craignant pas
+de porter dans les familles la discorde et la désolation,
+se font un barbare plaisir d'entendre
+les gémissemens de la beauté malheureuse, contemplent
+en s'en applaudissant l'opprobre et les
+anxiétés de l'innocence avilie. Voilà ce qu'auront
+produit les dons naturels que je me plaisois à voir
+en lui, dont j'étois peut-être fier en secret; voilà
+comment se réaliseront les grandes espérances que
+j'avois conçues!&mdash;Mon père, croyez que j'adore
+Sophie&hellip;» (Le baron, sans m'écouter, s'adressant
+toujours à M. Duportail:) «Et savez-vous
+par quelles mains Monsieur compte faire passer ses
+lettres corruptrices? Savez-vous à qui il confie
+l'honnête emploi de servir ses détestables projets?&hellip;
+A la vertu la plus pure et la plus confiante, à l'innocente
+Adélaïde, à ma chère fille, à sa s&oelig;ur!&mdash;Mon
+père, ne me condamnez pas sans m'entendre.
+Vous doutez de mes sentimens pour Sophie! Eh
+bien, daignez nous unir; donnez-la-moi pour
+épouse.&mdash;Et vous disposez ainsi de Sophie et de
+vous! Les parens de M<sup>lle</sup> de Pontis vous connoissent-ils?
+sont-ils connus de vous? Savez-vous si
+cet hymen leur convient? Savez-vous s'il me convient
+à moi? Croyez-vous que je veuille vous marier
+à votre âge? A peine sorti de l'enfance, vous
+prétendez à l'honneur d'être père de famille!&mdash;Oui;
+et je sens qu'il vous seroit aussi aisé de consentir
+à mon mariage qu'il m'est impossible de
+renoncer à mon amour pour Sophie.&mdash;Monsieur,
+vous y renoncerez pourtant. Je vous défends
+d'aller au couvent sans moi ou sans mon expresse
+permission, et je vous déclare que, si vous ne
+changez pas de conduite, une maison de force me
+répondra de vous.&mdash;Ah! si, au lieu de marier les
+jeunes gens qui s'aiment, on les renfermoit, mon
+père, je ne serois pas au monde, et vous seriez
+en prison.»</p>
+
+<p>Le baron n'entendit pas ma réponse ou feignit
+de ne pas l'entendre. Il sortit; je retins M. Duportail
+qui se disposoit à le suivre. Je le priai de
+vouloir bien être médiateur entre mon père et moi,
+et d'engager surtout le baron à révoquer l'ordre
+cruel qui m'interdisoit les visites au couvent. Il
+m'observa que les précautions dont mon père
+usoit étoient assez raisonnables. «Raisonnables!
+voilà comme parlent toujours les gens indifférens!
+Leur grand mot, c'est la raison! Monsieur, quand
+vous adoriez Lodoïska, quand l'injuste Pulauski
+vous priva du bonheur de la voir, vous ne trouvâtes
+pas ses précautions raisonnables.&mdash;Mais, mon
+jeune ami, remarquez donc la différence&hellip;&mdash;Il
+n'y en a aucune, Monsieur, il n'y en a pas. En
+France, comme en Pologne, un amant digne de ce
+nom ne voit, ne connoît, ne respire que ce qu'il
+aime; le plus grand malheur qu'il imagine, c'est
+celui d'être séparé de l'objet adoré. Les précautions
+de mon père vous paroissent raisonnables;
+moi, je les trouve cruelles, je ferai tout ce que
+je pourrai pour les rendre inutiles. Sophie apprendra
+mon amour; elle l'apprendra malgré mon
+père; elle en sera bien aise, et, malgré lui, malgré
+vous, malgré toute la terre, nous finirons par
+nous marier, Monsieur, je vous le déclare, et vous
+pouvez le dire au baron.&mdash;Je n'en ferai rien, mon
+ami, je ne veux pas aigrir votre père, je ne veux
+pas vous chagriner. Dans ce moment-ci vous avez
+la tête un peu exaltée, je vous laisse faire des réflexions
+sages, et dès demain, sans doute, vous
+serez plus raisonnable.&mdash;Raisonnable! oui, raisonnable!
+je m'y attendois bien.»</p>
+
+<p>Resté seul, je ne songeai qu'aux moyens d'éluder
+la défense du baron ou de la rendre vaine. Censeur
+austère, qui me blâmez de mon indocilité, je vous
+plains. Si de vos maîtresses la première ou la plus
+chérie ne vous fit jamais faire de fautes, ah! c'est
+que vous n'avez jamais beaucoup aimé.</p>
+
+<hr />
+
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="top4em">En y songeant mûrement, je vis que ma
+situation, quelque pénible qu'elle dût
+me paroître, n'étoit pas désespérée.
+Rosambert, compatissant aux peines de
+son ami, m'aideroit sans doute; Jasmin m'étoit
+entièrement dévoué; et je croyois connoître assez
+mon petit gouverneur pour être sûr qu'avec de l'or
+je ferois de lui tout ce que je voudrois. M. Duportail
+paroissoit vouloir rester neutre, je n'aurois que
+mon père à combattre. Mon père, occupé de son
+intrigue avec cette belle demoiselle de l'Opéra,
+sortoit tous les soirs; il ne pouvoit donc pas me
+veiller de très près. Voilà les <i>réflexions sages</i> que je
+faisois: ce n'étoient pas celles que M. Duportail
+m'avoit conseillées; mais je ne le trahissois pas, je
+l'avois prévenu.</p>
+
+<p>Cependant il ne falloit pas dans les premiers
+jours heurter le baron de front; je devois prudemment
+m'interdire, pendant quelque temps, les visites
+au couvent; mais comment faire passer une
+lettre à Sophie? Cette lettre étoit si pressée, si
+nécessaire! Qui la porteroit à ma jolie cousine? Je
+ne voyois aucun expédient pour me tirer de cet
+embarras. Parmi les ressources que je m'étois ménagées,
+je n'avois pas calculé celles qui me restoient
+dans l'amitié d'Adélaïde.</p>
+
+<p>Une vieille femme m'apporte un billet; je
+l'ouvre: il est signé <span class="sc">de Faublas</span>! Ah! ma chère
+s&oelig;ur! Je baise l'écriture et je lis:</p>
+
+<blockquote>
+<p><i>Je crains bien d'avoir commis tout à l'heure une
+indiscrétion; mon frère, j'ai appris à mon père que
+vous m'aviez promis un remède qui guériroit ma bonne
+amie: il s'est fâché; il a dit que c'étoit du poison
+que vous prépariez pour Sophie!&hellip; Du poison!&hellip;
+Mon frère, en vérité, je ne l'ai pas cru, quoique ce
+fût le baron qui l'assurât.</i></p>
+
+<p><i>J'ai conté tout cela à ma bonne amie, qui attendoit
+impatiemment la recette en question. «Adélaïde,
+m'a-t-elle dit, vous avez eu tort d'en parler au baron&hellip;
+Ce remède de votre frère n'est peut-être pas
+bien bon; mais enfin nous aurions vu ce que c'est.»
+Au reste, mon frère, soyez tranquille; elle ne croit
+pas plus que moi que vous ayez voulu l'empoisonner.</i></p>
+
+<p><i>Comme j'ai vu qu'elle mouroit d'envie d'avoir la
+recette, je lui ai conseillé de vous l'envoyer demander.
+Elle m'a encore répété ces mots qui me chagrinent:
+«Adélaïde! Adélaïde! ah! que tu es heureuse!»</i></p>
+
+<p><i>Cependant je suis sûre qu'elle seroit bien aise
+d'avoir la recette. Envoyez-la-moi tout de suite, mon
+frère, je la lui remettrai, et je vous assure que je ne
+parlerai de rien à personne.</i></p>
+
+<p><i>Donnez trois livres à la femme porteuse du billet:
+elle m'a dit qu'elle ne jasoit jamais quand on lui
+donnoit un petit écu. Votre s&oelig;ur, etc.</i></p>
+
+<p class="sign"><span class="sc">Adélaïde de Faublas.</span></p>
+
+<p>P.-S. <i>Tâchez de me venir voir.</i></p>
+</blockquote>
+
+<p>Transporté de joie, je vais à la vieille: «Madame,
+voilà six francs, parce que je vais vous
+charger d'une réponse que je vous prie d'attendre.»</p>
+
+<p>Je rentre dans mon cabinet, je me mets à mon
+secrétaire: la lettre commencée pour Sophie est
+devant moi; je la vois encore mouillée de larmes&hellip;
+Hélas! ces pleurs, c'est la marquise qui les a versés!
+Quels discours elle a entendus! Quelle lettre
+elle a lue!&hellip; Pauvre vicomte de Florville! que de
+chagrins mon père et moi nous t'avons donnés!&hellip;
+En me disant cela, je baise le papier sur lequel la
+marquise a tant gémi, et le sentiment que j'éprouve
+alors, s'il est moins vif que l'amour, est cependant
+plus tendre que la pitié.</p>
+
+<p>Je reviens à moi, je songe à Sophie. Ce papier,
+détrempé en plusieurs endroits, n'est pas présentable;
+il faut recommencer la lettre trois fois écrite&hellip;
+Et pourquoi donc recommencer? Au nom, au
+seul nom de ma jolie cousine, je sens déjà mes
+paupières s'humecter; je vais sangloter en lui
+écrivant! Sophie saura-t-elle que deux personnes
+ont pleuré sur le même papier? Moi-même pourrois-je,
+entre ces larmes confondues, distinguer
+celles qui seront venues de la marquise de B&hellip;
+et celles qui m'auront appartenu?&hellip; Ces réflexions
+me déterminent; je ne recommence pas,
+je continue:</p>
+
+<blockquote>
+<p><i>&hellip; Sophie, je n'existe plus que par toi! et cependant
+tu te plains! tu gémis! tu m'accuses d'ingratitude
+et de cruauté! Tu crois, tu peux croire qu'il
+existe au monde une femme, une seule femme comparable
+à toi! une femme qu'on puisse aimer quand
+on connoît Sophie!</i></p>
+
+<p><i>O ma jolie cousine! avec quel transport j'ai reçu
+la nouvelle de votre tendresse pour moi! Mais quelle
+douleur j'ai ressentie en apprenant qu'un noir chagrin
+consumoit vos beaux jours, altéroit vos charmes
+naissans, menaçoit votre vie!&hellip; Votre vie!&hellip; Ah!
+Sophie, si Faublas vous perdoit, il vous suivroit au
+tombeau!</i></p>
+
+<p><i>Ma s&oelig;ur, qui m'a dévoilé, sans le vouloir, les plus
+secrets sentimens de votre âme, ma s&oelig;ur m'a annoncé
+de votre part une éternelle séparation&hellip; Elle m'a dit
+que vous ne me reverriez de la vie&hellip; Ma Sophie! s'il
+étoit vrai, elle ne dureroit pas longtemps cette vie
+qui me deviendrait insupportable; et vous-même!
+vous-même!&hellip; Mais livrons-nous à des idées plus
+douces, un avenir plus heureux nous attend. Qu'il
+me soit permis d'espérer que ma jolie cousine sera
+bientôt mon épouse, et que, tous deux réunis, nous ne
+cesserons jamais d'être amans. Je suis, avec autant de
+respect que d'amour, votre jeune cousin, le chevalier
+<span class="sc">de Faublas</span>.</i></p>
+</blockquote>
+
+<p>Cette lettre cachetée, il en fallut faire une autre.</p>
+
+<blockquote>
+<p><i>Que vous avez bien fait de m'écrire, ma chère
+Adélaïde! Je suis privé du bonheur de vous voir: le
+baron me défend de sortir, le baron m'a fait une
+scène!&hellip; Il ne falloit pas lui parler de Sophie.</i></p>
+
+<p><i>Remettez promptement à ma jolie cousine le billet
+que je lui adresse, et que je joins au vôtre; ne le lui
+remettez que quand elle sera seule, et surtout ne
+parlez de cela à qui que ce soit. Adieu, ma chère
+s&oelig;ur, etc.</i></p>
+</blockquote>
+
+<p>Je mis ces deux billets sous une même enveloppe,
+et je confiai le tout à la discrétion de la
+vieille.</p>
+
+<p>Dès le même soir je voulus travailler à former
+la grande confédération que j'avois méditée. Mon
+père venoit de sortir: je demandai M. Person; il
+étoit allé promener aussi. Il ne rentra qu'un peu
+tard, et vint à moi d'un air triomphant: «Monsieur,
+vous avez entendu ce matin monsieur votre
+père; il m'a remis sur vous un absolu pouvoir.&mdash;Monsieur
+Person, vous m'en voyez ravi. Je suis
+en effet trop heureux d'avoir un gouverneur tel que
+vous, un gouverneur complaisant, honnête, indulgent
+surtout.&mdash;Monsieur, je savois bien qu'un
+jour vous me rendriez justice.&mdash;Un gouverneur
+plein de politesse et d'aménité&hellip;&mdash;Vous me flattez,
+Monsieur.&mdash;Un gouverneur qui sent bien
+qu'un enfant de seize ans ne peut être aussi raisonnable
+qu'un homme de trente-cinq&hellip;&mdash;Assurément.&mdash;Un
+gouverneur qui connoît le c&oelig;ur
+humain&hellip;&mdash;Cela est vrai.&mdash;Et qui excuse, dans
+son élève, un doux penchant que lui-même il
+éprouve.&mdash;Je ne comprends pas trop&hellip;&mdash;Asseyez-vous,
+Monsieur Person; nous avons à traiter
+ensemble une matière fort délicate, qui mérite
+toute votre attention&hellip; Parmi tant de qualités qui
+brillent en vous, et dont j'aurois pu faire une énumération
+plus longue, si je n'avois craint de blesser
+votre modestie; parmi tant de qualités, il faut vous
+le dire franchement, Monsieur Person, j'ai cru
+m'apercevoir qu'il vous en manquoit une, qu'on dit
+fort importante, mais que je regarde comme assez
+inutile, moi! celle de savoir enseigner.&mdash;Monsieur,
+mais&hellip;&mdash;Je ne dis pas cela pour vous mortifier.
+Je suis très persuadé que ce n'est pas l'érudition
+qui vous manque; mais on voit tous les jours
+des gens, aussi malheureux qu'habiles, qui enseignent
+très mal ce qu'ils savent très bien. Vous êtes
+dans ce cas-là, Monsieur Person; et, à cet égard,
+pour me servir des expressions dont usoit le fameux
+cardinal de Retz en parlant du grand Condé, vous
+ne remplissez pas votre mérite.&mdash;Oh! Monsieur,
+la citation&hellip;&mdash;N'est pas tout à fait juste, je le
+sens bien. Vous n'êtes point conquérant, vous!
+vous n'avez pas une armée à conduire! Mais
+aussi, former le c&oelig;ur d'un adolescent; étudier ses
+goûts pour les combattre ou les diriger; amortir ou
+modifier ses passions, quand on n'a pu les prévenir;
+polir ses manières gauches et orner son esprit inculte,
+croyez-vous que cela soit une chose si facile?&mdash;Non,
+sûrement; je sais que ma profession offre
+de grandes difficultés.&mdash;Eh bien! Monsieur, les
+parens n'entendent pas cela. Ils cherchent un gouverneur
+qui ait tous les talens et toutes les vertus!
+et ils croient que cela se trouve! C'est un homme
+qu'ils payent, et c'est un dieu qu'il leur faudroit!
+Mais revenons à ce qui nous touche&hellip; J'ai encore
+remarqué, Monsieur Person, que votre attachement
+singulier pour tout ce qui porte le nom de
+Faublas vous a mené trop loin.&mdash;Comment?&hellip;&mdash;Oui,
+cette extrême affection que vous portez à
+la famille en général, vous ne l'avez pas également
+reversée sur chacun de ses membres!&mdash;Je n'entends
+pas.&mdash;Tenez, vous avez pour ma s&oelig;ur des
+airs de prédilection!&hellip; Le baron appelleroit cela
+de l'amour&hellip; La difficulté que vous éprouvez à enseigner,
+il la nommeroit ineptie. Ce que je vous dis
+est exact: si j'instruisois le baron de ces petits
+détails-là, vous ne resteriez pas vingt-quatre heures
+dans cet hôtel. Ce seroit un grand malheur pour
+moi, Monsieur Person, et un plus grand malheur
+pour vous. Je sais bien qu'on me chercheroit vite un
+autre instituteur; mais, comme nous le disions tout
+à l'heure, il n'y a pas d'homme parfait sur la terre.
+En supposant que le nouveau venu se trouvât plus
+propre que vous à m'instruire, les premiers jours il
+me donneroit avec distraction des leçons que je
+recevrois avec ennui; et au diable les livres, dès
+que je l'aurois surpris bâillant avec moi dessus!
+Cependant mon nouveau Mentor participeroit aux
+foiblesses de l'humanité, il auroit des défauts ou
+des passions que je connoîtrois vite, parce que je
+serois intéressé à les étudier. Animé des mêmes
+motifs, il pénétreroit mes goûts avec le même discernement.
+La première semaine, nous nous serions
+observés comme deux ennemis qui se craignent; au
+bout de huit jours, nous nous traiterions comme
+deux amis également intéressés à se ménager. Cependant
+vous, Monsieur Person, vous ne trouveriez
+peut-être pas à faire ce que vous appelez
+une éducation. Je sais que beaucoup de petits
+abbés qui ont moins de mérite que vous trouvent
+des élèves, et même les conservent; mais tant
+d'autres aussi végètent sans emploi! Vous seriez
+peut-être réduit à recommencer le rudiment et la
+grammaire avec les enfans gâtés d'un notaire-marguillier,
+d'un marchand presque échevin, ou
+de quelque gros employé, tous gens trop fiers
+pour envoyer messieurs leurs fils à l'Université.
+Et, prenez-y garde, les gens d'affaires, qui savent
+calculer, veulent toujours accorder leur intérêt
+avec leur vanité: ils vous diront très bien que
+Restaut tout entier ne vaut pas une page de Barrême;
+et, si vous n'apprenez à vos petits bourgeois
+qu'à parler leur langue, si vous ne possédez pas à
+fond la science des chiffres, le maître d'arithmétique
+sera beaucoup mieux payé que vous. Je veux
+vous épargner ces désagrémens-là, Monsieur. Je
+sens qu'il seroit dur pour le gouverneur d'un noble
+de devenir le précepteur d'un roturier: je ne prétends
+pas changer votre condition, mais la rendre
+meilleure; au lieu de diminuer vos émolumens, je
+vais les augmenter.&mdash;Monsieur, je suis très sensible&hellip;
+J'ai toujours bien dit que chez vous les
+qualités du c&oelig;ur&hellip;&mdash;Oh! les qualités du c&oelig;ur!
+Oui, mon cher gouverneur, j'ai un c&oelig;ur extrêmement
+bon, extrêmement sensible&hellip; Vous savez que
+j'adore Sophie! Mon père veut m'empêcher de la
+voir.&mdash;Mais, au fond, a-t-il tort?&mdash;Comment!
+Monsieur, s'il a tort! vous me demandez s'il a
+tort! Mais vous n'avez donc pas compris ce que je
+vous ai dit?&mdash;Pas très bien.&mdash;Je vais m'expliquer
+clairement. Si vous m'êtes contraire, je déclare
+au baron tout ce que je sais sur votre compte:
+on vous congédie, on me donne un autre gouverneur.
+Si vous voulez me servir&hellip; Monsieur Person,
+vous savez quelle somme le baron me donne par
+an pour mes menus plaisirs; je vous en livre la
+moitié, et voilà un acompte (je lui présentai six
+louis).&mdash;De l'argent! Monsieur, fi donc! Me
+prenez-vous pour un valet?&mdash;Ne vous fâchez pas;
+je n'ai pas voulu vous offenser, j'ai cru&hellip; (Je remis
+les six louis dans ma bourse.)&mdash;Monsieur, j'ai
+beaucoup d'amitié pour vous, et ce n'est pas l'intérêt&hellip;
+Vous l'aimez donc bien fort, M<sup>lle</sup> de
+Pontis?&mdash;Plus que je ne saurois vous le dire!&mdash;Et
+que voulez-vous que je fasse à cela, moi?&mdash;Je
+vous demande seulement de prendre autant de
+peine pour détourner l'attention du baron que
+vous en auriez pris à me tourmenter.&mdash;Monsieur,
+vous n'avez sur M<sup>lle</sup> de Pontis que des vues honnêtes,&hellip;
+légitimes?&mdash;Je serois un monstre si j'en
+avois d'autres! Foi de gentilhomme! Sophie sera
+ma femme.&mdash;En ce cas, je ne vois pas d'inconvénient&hellip;&mdash;Il
+n'y en a pas!&mdash;Je n'en vois aucun,
+Monsieur: pour une chose si simple, vous me
+proposez de l'argent!&mdash;Recevez mes excuses.&mdash;De
+l'argent! fi donc! Quelques présens, passe&hellip;
+J'ai demeuré deux ans chez M. L&hellip;; il me faisoit
+de temps en temps quelques cadeaux. Ses enfans
+m'en faisoient de leur côté, tout cela s'arrangeoit
+assez bien. Un présent s'accepte.&mdash;Ainsi, Monsieur
+Person, voilà qui est dit, je puis compter sur
+vous?&mdash;Assurément.&mdash;Écoutez donc, mon cher
+gouverneur, j'ai une observation à vous faire. Si ce
+que vous sentez pour Adélaïde est un effet de
+l'amour, ne croyez pas que je l'approuve, au
+moins. Celui dont je brûle pour Sophie est innocent
+et pur comme elle. Celui que vous éprouveriez
+pour ma s&oelig;ur!&hellip; Monsieur Person, prenez-y
+garde!&hellip; Je suis très convaincu que la vertu
+d'Adélaïde la défendroit contre les entreprises d'un
+suborneur; mais ces entreprises mêmes seroient un
+affront!&hellip; un affront que tout le sang du coupable
+n'expieroit que foiblement!&mdash;Monsieur, soyez
+tranquille.&mdash;Je le suis.&mdash;Monsieur, comptez sur
+moi.&mdash;Mon cher gouverneur, j'y compte.»</p>
+
+<p>Person sortoit; il revint pour me dire que dans
+l'après-dîner il avoit été au couvent de la part du
+baron. «Au couvent! Pourquoi faire?&mdash;Pour
+défendre expressément à M<sup>lle</sup> Adélaïde de paroître
+au parloir, quand vous irez seul la demander.&mdash;Vous
+l'avez vue, Adélaïde?&mdash;Oui, Monsieur.&mdash;Elle
+ne vous a rien dit?&mdash;Ah! qu'elle étoit bien
+fâchée de cette défense!&mdash;Rien de plus?&mdash;Rien
+du tout.&mdash;Et Sophie? Avez-vous demandé comment
+elle se portoit?&mdash;Beaucoup mieux depuis
+midi.&mdash;Et à quelle heure avez-vous été au couvent?&mdash;A
+cinq heures à peu près, il y a environ
+quatre heures.&mdash;Bien, fort bien.» Person
+s'en alla.</p>
+
+<p>Beaucoup mieux depuis midi! C'est l'heure à
+peu près à laquelle elle a reçu ma lettre. Sophie!
+ma chère Sophie! ne te hâteras-tu pas de me
+répondre? Adélaïde, tu dois être bien contente!
+ta bonne amie est déjà guérie. Et, dans les
+transports de joie que me causoit la nouvelle
+d'une cure aussi prompte, je me mis à faire des
+sauts, des gambades, au bruit desquels accourut
+Jasmin; j'achevois un superbe entrechat quand il
+ouvrit la porte: «Monsieur, je vous demande
+excuse; j'entendois un vacarme! j'étois inquiet.&mdash;Jasmin,
+allez tout de suite chez le comte de
+Rosambert, et priez-le de passer ici demain matin,
+sans faute.»</p>
+
+<p>Rosambert n'y manqua pas. De tous les événemens
+de la veille je ne lui racontai que ceux qui
+se rapportoient à Sophie; il me rappela en riant
+que ce n'étoit pas la jolie cousine qui étoit dans
+mon cabinet. Je voulus éluder; le comte me pressa
+si vivement qu'il fallut tout avouer. «C'est une
+femme bien étonnante que la marquise de B&hellip;,
+me dit-il alors. Personne ne sait comme elle commencer
+agréablement une intrigue, la filer vite,
+brusquer le dénouement qui ne lui déplaît pas, et
+que même on peut croire nécessaire à sa constitution.
+Personne ne possède mieux le grand art de
+retenir l'amant heureux, de supplanter une rivale
+dangereuse, ou, quand la chose est impossible, de
+tenir du moins la balance incertaine. Cette femme-là
+sait varier les plaisirs, de manière qu'avec elle,
+et pour elle, un amour de six mois est un amour
+nouveau. Un amour de six mois à la cour! vous
+concevez que c'est un vieillard décrépit: eh
+bien, la marquise rajeunit ce vieillard-là! car,
+quoiqu'elle m'ait quitté brusquement, je lui rends
+justice: elle n'est pas volage. Je crois même lui
+avoir surpris quelques éclairs de sensibilité; au
+fond il se pourroit qu'elle eût le c&oelig;ur tendre. Son
+génie intrigant s'est développé à la cour dans tous
+les genres. Peut-être que, si elle fût née simple
+bourgeoise, au lieu d'être femme galante, elle eût
+été tout bonnement femme sensible. Je vous
+répète qu'elle n'est pas ce qu'on appelle volage.
+Je l'avois depuis six semaines, je l'aurois
+peut-être gardée trois mois encore; mais votre
+déguisement a tout dérangé. Un novice à instruire,
+un fat à corriger (il se montroit lui-même en
+riant), un mari presque jaloux à duper si plaisamment!
+des obstacles de toute espèce à surmonter!&hellip;
+elle n'a pu résister à ces idées-là. Oui,
+quoique vous soyez d'une figure charmante, je
+parierois que c'est surtout la difficulté de l'entreprise
+qui a déterminé M<sup>me</sup> de B&hellip; D'abord la
+marquise a pris à tâche de ne pas suivre la route
+battue. Prendre cette semaine, avec distraction,
+un amant qu'on renverra maussadement la semaine
+prochaine, rompre et nouer des engagemens uniformes:
+voilà l'éternelle occupation de nos femmes
+de qualité! Le personnage change, mais jamais la
+conduite de l'intrigue; on dit, on fait sans cesse
+la même chose. C'est toujours une déclaration à
+recevoir, un aveu à faire, quelques billets à écrire,
+deux ou trois tête-à-tête à ranger, une rupture à
+consommer. Tout cela répété devient d'une monotonie
+assommante. La marquise, au contraire,
+n'est pas fâchée que le même cavalier lui reste,
+pourvu que le manège varie. Ce n'est pas par le
+nombre de ses amans qu'elle s'affiche, c'est par la
+singularité de ses aventures. Une scène ne lui paroît
+piquante que quand elle n'est pas ordinaire:
+elle ose tout pour la produire; elle se plaît à braver
+les hasards et à lutter contre les événemens.
+Aussi le sentiment de sa force l'emporte-t-il
+quelquefois trop loin. Quelquefois il arrive que
+toute son adresse ne peut lui épargner les désagrémens
+d'une démarche trop imprudente. Dans
+son aventure avec nous, par exemple, voilà deux
+terribles scènes qu'elle a essuyées. La première,&hellip;
+c'est moi qui l'en ai tourmentée, et en conscience
+je la lui devois. Hier elle est venue très inconséquemment
+chercher ici la seconde, et le hasard
+peut-être lui garde la troisième; mais n'importe!
+La marquise, toujours supérieure aux petites mortifications,
+accoutumée à considérer froidement,
+sous tous les rapports, les événemens les plus
+fâcheux, la marquise tirera de ses malheurs mêmes
+un avantage contre ses ennemis, contre sa rivale et
+contre vous.&mdash;Contre sa rivale! Ah! Rosambert,
+Sophie sera toujours préférée!&hellip; Mais que dites-vous
+de ma jolie cousine, qui ne répond pas?&mdash;Attendez
+donc qu'elle ait dormi. Ne vous souvenez-vous
+pas qu'il y a huit jours qu'elle n'a fermé
+l'&oelig;il? Votre lettre l'a doucement bercée&hellip; Mais
+laissez-la donc goûter son bonheur. Savez-vous
+de quoi nous devons nous occuper?&mdash;Non.&mdash;Il
+faut aller acheter quelque bijou pour le cher
+gouverneur: il vous a dit qu'un présent s'acceptoit.&mdash;Vraiment
+oui; mais si je sors et qu'il me
+vienne une lettre de Sophie?&mdash;On fera attendre
+la vieille messagère.&mdash;Eh bien, allons donc vite.&mdash;Vous
+oubliez votre chapeau.&mdash;Vous avez
+raison», répliquai-je d'un air distrait, et j'allai
+m'asseoir. Rosambert me prit par le bras: «Où
+diable êtes-vous? A quoi rêvez-vous?&mdash;Je songeois
+à ce pauvre vicomte de Florville. Qu'elle
+doit être affligée, la marquise! Rosambert, croyez-vous
+qu'elle m'écrira?&mdash;Nous parlons de la marquise
+à présent?&mdash;Oui, mon ami&hellip; Mais ne riez
+donc pas; répondez-moi.&mdash;Eh bien, mon cher
+Faublas, je crois qu'elle ne vous écrira pas.&mdash;Vous
+croyez?&mdash;Cela est très vraisemblable. La
+marquise s'est déjà consultée sur votre situation
+présente et sur la sienne. En femme bien apprise,
+elle a sans doute compris que vous ne pourriez
+vous dispenser de venir à elle; elle n'ira point à
+vous. Elle vous attendra, soyez sûr qu'elle vous
+attendra.»</p>
+
+<p>Je sonnai Jasmin: «Mon ami, tu connois
+l'hôtel du marquis de B&hellip;; tu connois Justine,
+prends un habit bourgeois, va demander Justine,
+et tu lui diras que tu viens de ma part savoir comment
+se porte madame la marquise.» Rosambert,
+qui rioit de toutes ses forces, me dit: «Ah! c'est
+que vous croyez qu'il ne seroit pas poli de la faire
+trop attendre? Mais dites-moi, vous désiriez une
+lettre de Sophie?&mdash;Sans doute. Jasmin, nous allons
+à deux pas; tu ne sortiras que quand nous serons
+rentrés. Jasmin, de la discrétion! Je compte sur
+toi: on nous fait la guerre; l'ennemi est là-bas:
+en garde! mon ami, en garde!&mdash;Oh! Monsieur,
+dans toutes mes maisons j'ai toujours été du parti
+des enfans contre les pères.&mdash;Bien, mon ami;
+sois sûr que je te récompenserai quand je serai
+marié avec elle.&mdash;Marié avec madame la marquise!
+Monsieur!» Rosambert rioit: «Venez,
+venez, mon ami, me dit-il, vous n'y êtes plus.»</p>
+
+<p>J'achetai une bague assez belle; mais, quand il
+fut question de nous en aller, je ne pus jamais
+arracher Rosambert de la boutique. La bijoutière
+étoit jolie.</p>
+
+<p>A mon retour, Jasmin me remit une lettre. La
+vieille n'avoit pas voulu seulement s'asseoir, parce
+qu'on lui avoit défendu d'attendre une réponse.</p>
+
+<p>Qu'on juge de ma douleur en lisant ce qui
+suit:</p>
+
+<blockquote>
+<p><i>Si je n'avois vu mon nom vingt fois répété dans
+votre lettre, Monsieur, je n'aurois jamais pu croire
+qu'elle me fût adressée. Je ne m'imaginois pas que
+quelques mots échappés sans conséquence, recueillis
+au hasard par ma bonne amie, dussent être interprétés
+par son frère d'une manière si étonnante! Je n'imaginois
+pas que mon jeune cousin, qui se disoit mon
+ami, dût me traiter jamais d'une façon si injurieuse.</i></p>
+
+<p><i>Qui vous a dit que je vous aimois, Monsieur?
+Adélaïde? Elle n'en sait rien. Qui vous a dit que ces
+mots: <em>cruel</em>, <em>ingrat</em>, <em>je ne le reverrai de ma vie</em>,
+vous fussent adressés? Qui vous a dit que je mourois
+de chagrin parce que vous ne m'aimiez pas? Si cela
+étoit, Monsieur, il n'y auroit que moi qui pût le savoir:
+vous l'ai-je jamais dit, moi, Monsieur?</i></p>
+
+<p><i>Et vous avez l'air d'être sûr de votre fait! vous
+aimez quelqu'un, et vous me dites que vous m'aimez
+parce que vous croyez que je vous aime? Vous pensez
+donc me faire une grâce, quand vous me demandez
+mon c&oelig;ur et ma main? Monsieur, si je suis assez malheureuse
+pour n'inspirer jamais que de la compassion,
+je serai du moins assez sage pour ne pas aimer, ou
+assez discrète pour cacher mon amour; et certainement
+jamais l'amant d'une autre ne sera le mien.</i></p>
+
+<p><i>Maintenant c'est à vous et pour vous que je dis
+ces mots: «Je ne vous reverrai jamais.» Ma famille
+vaut bien la vôtre, Monsieur; et vous devez me savoir
+quelque gré de ne pas pousser plus loin le ressentiment
+de l'outrage que vous n'avez pas craint de me
+faire.</i></p>
+</blockquote>
+
+<p>Cette fatale lettre n'étoit pas signée. Le chagrin
+dont elle me pénétra est plus facile à imaginer
+qu'à décrire. Sophie ne m'aimoit pas! Sophie ne
+vouloit plus me voir! Je tombai dans un accablement
+profond, dont je ne sortis que pour verser
+un torrent de larmes: si du moins Rosambert
+étoit là, il m'aideroit de ses conseils, il me donneroit
+quelque consolation.</p>
+
+<p>Je me levai brusquement, j'essuyai mes yeux, je
+volai chez la bijoutière. Elle n'étoit plus au comptoir!
+Rosambert n'étoit plus dans la boutique! Je
+parus si fâché de ce contre-temps qu'une demoiselle
+de magasin eut pitié de moi. Elle me dit que,
+si je voulois entrer au <i>café de la Régence</i>, qu'elle
+me montra à dix pas de là, elle iroit avertir le
+comte, qui n'étoit pas loin, et qui ne manqueroit
+pas de me rejoindre dans une demi-heure au plus
+tard.</p>
+
+<p>J'entrai dans ce <i>café de la Régence</i>. Je n'y vis
+que des gens profondément occupés à préparer
+un échec et mat. Hélas! ils étoient moins recueillis,
+moins rêveurs, moins tristes que moi. Je
+m'assis d'abord près d'une table, mais, l'agitation
+que j'éprouvois ne me permettant pas de rester en
+place, bientôt je me promenai à grands pas dans le
+café silencieux. Bientôt aussi l'un des joueurs,
+haussant la voix, levant la tête et frottant ses
+mains, dit d'un ton fier: «Au roi!&mdash;Grand
+Dieu! s'écria l'autre, la dame forcée! la partie
+perdue! Une partie superbe!&hellip; Oui, oui, Monsieur,
+frottez vos mains! Vous vous croyez un
+Turenne! Savez-vous à qui vous devez l'obligation
+de ce beau coup? (Il se tourna de mon côté.)
+A monsieur. Oui, à monsieur. Maudits soient les
+amoureux!» Étonné de la manière vive dont on
+m'apostrophoit, j'observai au joueur mécontent
+que je ne comprenois pas&hellip; «Vous ne comprenez
+pas! Eh bien! regardez-y; un échec à la découverte!&mdash;Eh
+bien! Monsieur! qu'a de commun
+cet échec&hellip;&mdash;Comment! ce qu'il a de commun!
+Il y a une heure, Monsieur, que vous tournez
+autour de moi. «Et ma chère Sophie par-ci, et
+ma jolie cousine par-là&hellip;» Moi, j'entends ces
+fadaises, et je fais des fautes d'écolier&hellip; Monsieur,
+quand on est amoureux, on ne vient pas au <i>café
+de la Régence</i>.» J'allois répliquer; il continua avec
+violence: «Un échec à la découverte, il faut couvrir
+le roi; seul moyen de sauver&hellip; On profite des
+distractions que ce monsieur me donne!&hellip; Un
+misérable coup de mazette! Un homme comme
+moi!» (Il se retourna vers moi.) «Monsieur, une
+fois pour toutes, sachez que toutes les cousines du
+monde ne valent pas la dame qu'on me force&hellip; Elle
+est forcée! Il n'y a pas de ressource&hellip; Au diable
+soient la bégueule et son doucereux amant!»</p>
+
+<p>De toutes les exclamations du joueur, la dernière
+fut celle qui me piqua le plus. Emporté par ma
+vivacité, je m'avançai brusquement; mais, chemin
+faisant, je rencontrai sur la table voisine un échiquier
+qui débordoit: mes boutons l'accrochèrent,
+il tomba; les pièces roulèrent de tous côtés. Voilà
+pour moi deux adversaires nouveaux. L'un me
+dit: «Monsieur, prenez-vous quelquefois garde
+à ce que vous faites?» l'autre s'écrie: «Monsieur,
+vous m'enlevez une partie!&hellip;&mdash;Vous?
+vous aviez perdu, interrompt son adversaire.&mdash;J'avois
+gagné, Monsieur.&mdash;Cette partie-là, je
+l'aurois jouée contre Verdoni!&mdash;Et moi, contre
+Philidor.&mdash;Eh! Messieurs, ne me rompez pas la
+tête! je vais la payer, votre partie!&mdash;La payer!
+vous n'êtes pas assez riche.&mdash;Que jouez-vous
+donc?&mdash;L'honneur.&mdash;Oui, Monsieur, l'honneur.
+Je suis venu en poste tout exprès pour répondre
+au défi de monsieur,&hellip; de monsieur qui croit
+n'avoir pas d'égal! Sans vous je lui donnois une
+leçon!&mdash;Une leçon! eh mais, vous êtes fort heureux
+que l'étourderie de monsieur vous ait sauvé:
+je forçois la dame en dix-huit coups!&mdash;Et vous
+n'alliez pas jusqu'au onzième, en moins de dix
+vous étiez mat.&mdash;Mat! mat! C'est pourtant
+vous, Monsieur, qui êtes cause que l'on m'insulte!&hellip;
+Apprenez, Monsieur, que dans le <i>café de la Régence</i>
+on ne doit pas courir.» (Alors un autre
+joueur se leva:) «Eh! Messieurs, dans le <i>café
+de la Régence</i> on ne doit pas crier, on ne doit pas
+parler. Quel train vous faites!»</p>
+
+<p>D'autres encore se mêlèrent de la querelle; et,
+comme j'étois l'auteur de tout le mal, chacun me
+gourmandoit; je ne savois plus à qui répondre,
+quand Rosambert entra. Il eut beaucoup de peine
+à me tirer de là: nous nous sauvâmes au <i>Palais-Royal</i>.</p>
+
+<p>Je pris Rosambert à l'écart; je lui montrai la
+lettre de Sophie. «Et voilà ce qui vous afflige? me
+dit-il après l'avoir lue&hellip; Mais vous devriez baiser
+cent fois cette lettre-là!&mdash;Ah! Rosambert, est-ce
+donc le moment de plaisanter?&mdash;Je ne plaisante
+pas, mon ami, vous êtes adoré.&mdash;Mais vous n'avez
+donc pas lu?&mdash;J'ai lu, et je vous répète que vous
+êtes adoré.&mdash;Rosambert, nous sommes mal ici,
+revenez chez moi.»</p>
+
+<p>En chemin, le comte me dit: «Sophie a cessé
+ses visites au parloir à l'époque de votre liaison avec
+M<sup>me</sup> de B&hellip; C'est à cette époque aussi que les insomnies
+ont commencé; c'est alors qu'elle a eu ce
+que mademoiselle votre s&oelig;ur appelle la fièvre.
+Elle a désiré la recette, elle l'a demandée indirectement.
+Il y a plus, le remède avoit fait un excellent
+effet, puisqu'hier, à midi, M<sup>lle</sup> de Pontis se portoit
+mieux. Il faut donc conclure de tout cela que, dans
+l'après-dînée d'hier, il s'est passé quelque chose
+d'extraordinaire au couvent. N'en doutez pas, mon
+ami, cette lettre est l'effet d'une ruse du baron, ou
+d'une naïveté d'Adélaïde, ou d'une indiscrétion de
+M. Person. Au reste, le ton de cette épître prouve
+que vous êtes aimé. Un aveu tacite est même
+échappé à la jeune personne. Elle vous fait de
+terribles reproches! Vous avez cru qu'elle vous
+aimoit! elle ne peut supporter cette idée; mais elle
+ne dit nulle part qu'elle ne vous aime pas.»</p>
+
+<p>Tout ce que Rosambert me disoit me paroissoit
+fort raisonnable; cependant mon c&oelig;ur étoit oppressé.
+Les amans espèrent follement, ils s'alarment
+de même.</p>
+
+<p>«Savez-vous bien, reprit le comte, qu'elle est
+assez bien tournée, sa douce épître? Oh! la jolie
+cousine ne vous aura pas écrit dix fois que vous
+trouverez son style tout à fait formé!&mdash;Rosambert,
+que vous êtes cruel avec votre gaieté!»</p>
+
+<p>Jasmin rentroit chez moi en même temps que
+nous, il me dit qu'il venoit de chez madame la
+marquise. «Eh bien, Monsieur, j'ai parlé à
+M<sup>lle</sup> Justine; elle m'a fait attendre assez longtemps,
+et elle est enfin revenue me dire que madame
+étoit très sensible à votre attention; que
+madame s'étoit sentie fort incommodée hier en
+rentrant, que le docteur lui avoit trouvé un peu
+de fièvre ce matin.&mdash;Voyez, Rosambert, voyez
+comme je suis malheureux! elles ont toutes deux la
+fièvre en même temps! Celle que j'adore ne veut
+plus me voir!&hellip;&mdash;Et je ne verrai pas aujourd'hui
+celle qui m'amuse! ajouta le comte en me contrefaisant.
+Pauvre jeune homme! que je le plains!&hellip;
+Mon cher Faublas, consolez-vous. Pour guérir les
+maux que vous avez causés, vous serez tout seul
+plus docteur que tous les docteurs de la faculté.
+Mais, quoique la maladie de la jolie cousine soit
+à peu près celle de l'aimable marquise, je prévois
+cependant qu'il y aura quelque différence dans le
+traitement. On cherchera dans les yeux de la jolie
+demoiselle s'il n'y a pas quelque reste d'émotion;
+on prendra sa main pour tâter le pouls qui pourroit
+être un peu élevé; peut-être même qu'il faudra
+voir si sa bouche n'a rien perdu de sa fraîcheur&hellip;
+Mais pour la belle dame! oh! l'examen sera plus
+long, plus sérieux! Vous serez obligé de la considérer
+de plus près, et plus généralement&hellip; de la
+tête aux pieds! mon ami!&hellip; Je crois même que la
+méthode de ce M. Mesmer&hellip; Oui, Chevalier, oui,
+un peu de magnétisme!&mdash;De grâce! trêve de plaisanterie!
+Rosambert, occupez-vous avec moi de
+Sophie&hellip; Tâchons d'abord de découvrir ce qui
+m'a valu cette cruelle lettre; voyons ensuite par
+quels moyens je pourrois avoir une entrevue, une
+explication avec ma jolie cousine.&mdash;Très volontiers,
+mon cher Faublas; commençons par appeler
+M. Person.»</p>
+
+<p>Mon père entra comme Rosambert sonnoit. Il
+répondit froidement aux politesses du comte, et
+m'annonça, d'un ton assez brusque, que j'allois
+sortir avec lui. «Les chevaux sont mis», ajouta-t-il,
+et, se tournant du côté de Rosambert:
+«Pardon, Monsieur, mais l'heure me presse.&mdash;Demain
+matin, de bonne heure», me dit le
+comte en nous quittant. Je suivis le baron avec
+inquiétude.</p>
+
+<p>Il me conduisit chez M. Duportail. Lovzinski
+m'attendoit pour achever de m'apprendre les aventures
+de sa vie les plus secrètes; et, de peur que
+le marquis de B&hellip; ou quelque autre importun ne
+vînt encore nous interrompre, il ordonna qu'on
+refusât la porte à tout le monde. Dès que nous
+eûmes dîné, il continua ainsi le récit de ses infortunes.</p>
+
+<hr />
+
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em"><i>Imprimé par Jouaust et Sigaux</i><br />
+<span class="small">POUR LA</span><br />
+PETITE BIBLIOTHÈQUE ARTISTIQUE</p>
+
+<p class="c small">M DCCC LXXXIV</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em large"><i>PETITE BIBLIOTHÈQUE ARTISTIQUE</i></p>
+
+
+<p>Tirage in-16 sur papier de Hollande, plus 25 chine et 25
+whatman.&mdash;Tirage en GRAND PAPIER (in-8<sup>o</sup>), à 170 pap.
+de Hollande, 20 chine, 20 whatman.</p>
+
+<table summary="">
+<tr>
+<td class="ind">HEPTAMÉRON de la Reine de Navarre.&mdash;DÉCAMÉRON
+de Boccace, grav. de <span class="sc">Flameng</span>.</td>
+<td class="num"><i>Épuisés.</i></td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="ind">CENT NOUVELLES NOUVELLES, dessins de <span class="sc">J. Garnier</span>,
+grav. par <span class="sc">Lalauze</span> ou reprod. par l'héliogravure. 10 fasc.</td>
+<td class="num">50 fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="ind">MANON LESCAUT, grav. d'<span class="sc">Hédouin</span>. 2 vol.</td>
+<td class="num">25 fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="ind">GULLIVER (<span class="sc">Voyages de</span>), grav. de <span class="sc">Lalauze</span>. 4 vol.</td>
+<td class="num">40 fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="ind">VOYAGE SENTIMENTAL, grav. d'<span class="sc">Hédouin</span>.</td>
+<td class="num">25 fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="ind">RABELAIS, les Cinq Livres, grav. de <span class="sc">Boilvin</span>.</td>
+<td class="num">60 fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="ind">PERRAULT (<span class="sc">Contes de</span>), grav. de <span class="sc">Lalauze</span>. 2 vol.</td>
+<td class="num">30 fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="ind">CONTES RÉMOIS, du Comte de Chevigné, dessins de
+<span class="sc">J. Worms</span>, grav. par <span class="sc">Rajon</span>.</td>
+<td class="num">20 fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="ind">VOYAGE AUTOUR DE MA CHAMBRE, de X. de Maistre,
+grav. d'<span class="sc">Hédouin</span>.</td>
+<td class="num">20 fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="ind">ROMANS DE VOLTAIRE, grav. de <span class="sc">Laguillermie</span>. 5 fascicules.</td>
+<td class="num">45 fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="ind">ROBINSON CRUSOÉ, grav. de <span class="sc">Mouilleron</span>. 4 vol.</td>
+<td class="num">40 fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="ind">PAUL ET VIRGINIE, grav. de <span class="sc">Laguillermie</span>.</td>
+<td class="num">20 fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="ind">GIL BLAS, grav. de <span class="sc">Los Rios</span>. 4 vol.</td>
+<td class="num">45 fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="ind">CHANSONS DE NADAUD, grav. d'<span class="sc">Ed. Morin</span>. 3 vol.</td>
+<td class="num">40 fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="ind">PHYSIOLOGIE DU GOUT, grav. de <span class="sc">Lalauze</span>. 2 vol.</td>
+<td class="num">60 fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="ind">LE DIABLE BOITEUX, grav. de <span class="sc">Lalauze</span>. 2 vol.</td>
+<td class="num">30 fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="ind">ROMAN COMIQUE, grav. de <span class="sc">Flameng</span>. 3 vol.</td>
+<td class="num">35 fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="ind">CONFESSIONS de Rousseau, grav. d'<span class="sc">Hédouin</span>, 4 vol.</td>
+<td class="num">50 fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="ind">MILLE ET UNE NUITS, grav. de <span class="sc">Lalauze</span>. 10 vol.</td>
+<td class="num">90 fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="ind">LES DAMES GALANTES, dessins d'<span class="sc">Ed. de Beaumont</span>,
+gravés par <span class="sc">Boilvin</span>. 3 vol.</td>
+<td class="num">40 fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="ind">LES FACÉTIEUSES NUITS DE STRAPAROLE, dessins
+de <span class="sc">J. Garnier</span>, gravés par <span class="sc">Champollion</span>. 4 vol.</td>
+<td class="num">45 fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="ind">BEAUMARCHAIS: <i>Mariage de Figaro</i>, <i>Barbier de Séville</i>.
+Dessins d'<span class="sc">Arcos</span>, gravés par <span class="sc">Monziès</span>, 2 vol.</td>
+<td class="num">32 fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="ind">DIABLE AMOUREUX, grav. de <span class="sc">Lalauze</span>. 1 vol.</td>
+<td class="num">20 fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="ind">CONTES D'HOFFMANN, grav. de <span class="sc">Lalauze</span>. 2 vol.</td>
+<td class="num">36 fr.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p class="gap"><span class="sc">Nota.</span>&mdash;<i>Les prix indiqués sont ceux du format in-16.
+S'adresser à la librairie pour les autres exemplaires.</i></p>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les amours du chevalier de Faublas,
+tome 1/5, by Jean-Baptiste Louvet de Couvray
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AMOURS DU CHEVALIER DE FAUBLAS, TOME 1 ***
+
+***** This file should be named 61920-h.htm or 61920-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/6/1/9/2/61920/
+
+Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
+Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by The
+Internet Archive/Canadian Libraries)
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions will
+be renamed.
+
+Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
+law means that no one owns a United States copyright in these works,
+so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
+States without permission and without paying copyright
+royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
+of this license, apply to copying and distributing Project
+Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm
+concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
+and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive
+specific permission. If you do not charge anything for copies of this
+eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook
+for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports,
+performances and research. They may be modified and printed and given
+away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks
+not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the
+trademark license, especially commercial redistribution.
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+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full
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+by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the
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+1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this
+agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm
+electronic works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the
+Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
+of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual
+works in the collection are in the public domain in the United
+States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
+United States and you are located in the United States, we do not
+claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
+displaying or creating derivative works based on the work as long as
+all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
+that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting
+free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm
+works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
+Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily
+comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
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+immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear
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+on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the
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+ are located before using this ebook.
+
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+
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+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
+additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
+will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works
+posted with the permission of the copyright holder found at the
+beginning of this work.
+
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+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
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+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
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+other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official
+version posted on the official Project Gutenberg-tm web site
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+to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
+of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain
+Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the
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+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
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+
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+ legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
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+ any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
+ receipt of the work.
+
+* You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
+Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than
+are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
+from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The
+Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm
+trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
+Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm
+electronic works, and the medium on which they may be stored, may
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+or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
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+without further opportunities to fix the problem.
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
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+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of
+damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
+violates the law of the state applicable to this agreement, the
+agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
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+unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
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+
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+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
+Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
+www.gutenberg.org
+
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
+U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
+mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
+volunteers and employees are scattered throughout numerous
+locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
+Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
+date contact information can be found at the Foundation's web site and
+official page at www.gutenberg.org/contact
+
+For additional contact information:
+
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
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+
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+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
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+
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+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
+Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
+freely shared with anyone. For forty years, he produced and
+distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
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+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
+the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
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+edition.
+
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