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-The Project Gutenberg EBook of Les amours du chevalier de Faublas, tome 1/5, by
-Jean-Baptiste Louvet de Couvray
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: Les amours du chevalier de Faublas, tome 1/5
-
-Author: Jean-Baptiste Louvet de Couvray
-
-Contributor: Hippolyte Fournier
-
-Illustrator: Paul Avril
-
-Release Date: April 25, 2020 [EBook #61920]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AMOURS DU CHEVALIER DE FAUBLAS, TOME 1 ***
-
-
-
-
-Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
-Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
-produced from images generously made available by The
-Internet Archive/Canadian Libraries)
-
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-
- LES AMOURS
- DU CHEVALIER
- DE FAUBLAS
-
- TOME PREMIER
-
- [Vignette: NON BENE QUI SEMPER AMAT]
-
- _ÉDITION JOUAUST_
-
- Paris, 1884
-
-
-
-
- LES AMOURS
- DU CHEVALIER
- DE FAUBLAS
-
- [Vignette: NON BENE QUI SEMPER AMAT]
-
- TOME PREMIER
-
- PARIS, M DCCC LXXXIV
-
-
-
-
-TIRAGE A PETIT NOMBRE
-
-Plus 25 exemplaires sur papier de Chine et 25 sur papier Whatman, avec
-_double épreuve_ des gravures.
-
-
-Il a été fait un tirage en GRAND PAPIER, ainsi composé:
-
- 10 exemplaires sur papier du Japon (nºs 1 à 10).
- 20 -- sur papier de Chine (nºs 11 à 30).
- 20 -- sur papier Whatman (nºs 31 à 50).
- 170 -- sur papier de Hollande (nºs 51 à 220).
- ---
- 220 exemplaires, numérotés.
-
-
-Pour ce dernier tirage, les gravures se trouvent en _triple épreuve_
-dans les exemplaires sur papier du Japon, et en _double épreuve_ dans
-les exemplaires sur papier de Chine et sur papier Whatman.
-
-
-
-
-[Illustration: LOUVET DE COUVRAY]
-
-
-
-
- LES AMOURS
- DU CHEVALIER
- DE FAUBLAS
-
- PAR
- LOUVET DE COUVRAY
-
- AVEC UNE
- PRÉFACE PAR HIPPOLYTE FOURNIER
-
- _Dessins de Paul Avril_
- GRAVÉS A L'EAU-FORTE PAR MONZIÈS
-
- [Marque d'imprimeur: IOVAVST]
-
- PARIS
- LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES
- Rue Saint-Honoré, 338
-
- M DCCC LXXXIV
-
-
-
-
-NOTE DE L'ÉDITEUR
-
-
-S'il y a des personnes qui valent mieux que leur réputation, il existe
-aussi des oeuvres littéraires qui se trouvent dans le même cas, et parmi
-ces dernières figurent certainement les _Amours du chevalier de
-Faublas_, de Louvet de Couvray. Depuis longtemps nous étions sollicité
-de les faire entrer dans notre _Petite Bibliothèque Artistique_; mais,
-nous devons l'avouer humblement, nous en rapportant beaucoup trop au
-mauvais renom de ce curieux roman, duquel nous ne conservions qu'un
-souvenir assez confus, nous avions hésité jusqu'à présent à lui donner
-asile. Une lecture complète et attentive nous l'a montré d'une telle
-innocuité, en comparaison de certains romans célèbres d'aujourd'hui,
-répandus par milliers, que nous n'avons plus éprouvé de scrupule à
-publier des _Amours du chevalier de Faublas_ une édition tirée à très
-petit nombre, relevée par le mérite d'une véritable collaboration
-artistique, et que son prix élevé rendît inabordable aux acheteurs entre
-les mains desquels le roman aurait pu présenter quelque danger. Nous
-avons été confirmé dans notre opinion par des personnes d'un jugement
-sûr et d'une indiscutable honorabilité, au nombre desquelles nous
-citerons notre ami, M. Hippolyte Fournier, l'un des représentants les
-plus sérieux et les plus honnêtes de la critique contemporaine, qui a
-bien voulu nous offrir de présenter notre édition au public.
-
-Dans une préface où il a discuté la valeur littéraire du _Faublas_ et
-recherché les conditions dans lesquelles il s'est produit, notre érudit
-collaborateur s'est attaché à dissiper les injustes préventions
-accumulées contre une oeuvre dont les détails licencieux, tout à fait
-accessoires, sont traités avec une délicatesse qui les garde d'être trop
-choquants. Placée entre la dépravation de la société finissante du
-XVIIIe siècle et l'agitation révolutionnaire qui portait en elle les
-germes d'une société nouvelle, l'époque où a vécu Louvet se trouvait
-quelque peu hésitante sur la question des principes, et son roman a dû
-s'en ressentir; mais c'est aussi parce qu'il donne un tableau fidèle des
-moeurs du temps qu'il est précieux à conserver. Il n'en est pas moins
-vrai, d'ailleurs, qu'il a été écrit sous la préoccupation constante
-d'une idée morale qui se fait jour à chaque instant dans le récit, pour
-arriver à cette conclusion: qu'un amour véritable finit par triompher de
-toutes les séductions et que le port de salut se trouve dans le mariage
-et dans la vie de famille.
-
-Il y a eu plusieurs éditions des _Amours de Faublas_, tant avant
-qu'après la mort de Louvet. Nous avons suivi le texte de la troisième,
-revue par lui, et publiée l'an VI de la République, en 4 volumes in-8º,
-avec figures de Marillier. Elle se vendait «chez l'auteur, rue de
-Grenelle-Germain, vis-à-vis la rue de Bourgogne, ci-devant hôtel de
-Sens, nº 1495». Malheureusement, elle est d'une impression assez
-fautive, et nous avons dû, pour rétablir quelques passages tronqués,
-recourir aux autres éditions.
-
-Pour les dessins dont nous voulions orner notre publication, il fallait,
-avec une connaissance exacte de l'époque, beaucoup de tact et un goût
-fin et délicat. Nous avons trouvé ces qualités réunies chez M. Paul
-Avril, qui est un nouveau venu dans notre collection, mais que de
-précédents travaux avaient déjà signalé à l'attention des connaisseurs.
-Ses compositions ont été très intelligemment gravées par M. Monziès, et
-l'heureuse association de ces deux artistes a produit une série de
-gravures qu'on dirait bien plutôt des planches retrouvées du XVIIIe
-siècle qu'une oeuvre exécutée de nos jours. Dans le choix des sujets,
-qui doivent être la traduction aussi exacte et aussi complète que
-possible de l'oeuvre qu'ils accompagnent, nous avons cherché à nous
-tenir autant éloigné d'une pruderie trop exclusive que de la recherche
-des scènes légères, pour lesquelles il faut toujours qu'un éditeur
-s'impose la plus grande réserve.
-
-Nous pensons donc, grâce aux soins de toute sorte apportés à la
-publication de l'oeuvre de Louvet, en avoir donné une édition sérieuse,
-que sa valeur littéraire et son mérite artistique rendront également
-recommandable.
-
-D. J.
-
-
-
-
-PRÉFACE
-
-
-Cet aimable chevalier de Faublas, un peu fou, très tendre, sincèrement
-épris, avec une pointe du libertinage particulier à son époque, est,
-selon nous, un des héros calomniés ou plutôt incompris de notre
-littérature.
-
-L'opinion générale, dirigée depuis longtemps par quelques pontifes de la
-critique contemporaine, Jules Janin en tête, n'a voulu voir dans le
-personnage présenté par Louvet que le type des vices et de la mollesse
-dépravante du XVIIIe siècle.
-
-Mais, nous demandera-t-on peut-être, qu'est-ce alors que Faublas, si ce
-n'est pas cela?
-
-Faublas, c'est tout simplement, habillée à la mode du XVIIIe siècle, la
-jeunesse insouciante du lendemain qui s'en va droit devant elle les
-lèvres avides de baisers et pleines de sourires, c'est l'adolescent
-chercheur de caresses, léger et changeant sans doute, mais si aimant que
-toujours un souffle venu de son coeur attise l'ardeur de sa fantaisie.
-Voir en cet être qui ne calcule ni ne réfléchit, qui se livre tout
-entier, corps et âme, aux maîtresses dont les bras ne peuvent se
-détacher de son cou; voir en cet enfant câlin, qui devient moralement
-homme par le remords et la douleur, uniquement le type des vices
-dépravants du XVIIIe siècle, comme nous le disions tout à l'heure, c'est
-vraiment teinter de couleurs trop sombres la jolie figure de ce juvénile
-amoureux.
-
-Toujours est-il que, considérée comme un prétexte à tableaux érotiques
-et à scènes immorales, l'oeuvre charmante, fine et amusante de Louvet
-s'est vue, enserrée qu'elle a été, en outre, entre le romantisme et le
-naturalisme triomphants, anathématisée d'abord, puis dédaignée enfin par
-la société tout entière du XIXe siècle.
-
-C'est donc à la fois un acte de justice et une heureuse inspiration de
-lettré que de rééditer d'une façon exceptionnellement artistique, qui le
-remettra forcément en lumière, un ouvrage que sa réserve d'expressions
-recommande aux délicats, et que son caractère propre, intéressant jusque
-dans le suranné qu'imprime au style l'archaïsme de certaines phrases,
-classe au nombre des spécimens curieux de la littérature légère de la
-fin du XVIIIe siècle.
-
-Espérer que personne ne fera reproche à l'éditeur et à nous de patronner
-un livre longtemps mis à l'index, ce serait peu connaître la gent
-humaine.
-
-Nous aurons contre nous les faux austères qui crient au scandale, qui se
-voilent la face à chaque occasion plus ou moins fondée, en ayant soin,
-bien entendu, d'écarter les doigts pour ne pas perdre un mot des
-ardentes pages contre lesquelles ils fulminent en public tout en les
-goûtant fort en particulier; nous aurons encore contre nous les cyniques
-de lettres qui trouveront Louvet mignard et fade, parce qu'il a évité
-d'être grossier. Mais le contingent des lecteurs sur les suffrages
-desquels nous basons le nouveau succès que ne peut manquer d'avoir
-FAUBLAS verra, nous en sommes convaincu, les choses de plus haut. A
-travers les ivresses d'un jeune homme étourdi et sensible, pour parler
-le langage de Louvet, l'esprit critique de la génération actuelle, si
-merveilleusement développé, saura percevoir les tendances, très
-évidentes d'ailleurs, de l'auteur vers des conclusions beaucoup plus
-morales qu'on ne l'a cru jusqu'ici.
-
-Jamais personne n'a été autant lui-même dans ses écrits que Louvet, et
-jamais personne, soit qu'on interroge sa vie privée, soit qu'on étudie
-ses oeuvres, fût-ce les plus risquées, ou les actes de sa carrière
-politique, fût-ce les plus susceptibles de discussion, ne s'est plus
-instinctivement élevé, pourrait-on dire, au-dessus des idées de son
-temps.
-
-Ce lecteur assidu de Voltaire et de Rousseau, cet enthousiaste de Mme
-Roland, cet amant violemment épris de la compagne quasi héroïque qu'il
-désigne discrètement dans ses mémoires sous le pseudonyme de Lodoïska,
-nom donné par lui à la seule héroïne sans tache du FAUBLAS; Louvet, en
-un mot, tout fils de son siècle qu'il s'est montré, n'a été ni un
-sceptique, ni un blasé, ni un sanguinaire, ni un libertin endurci.
-
-Né tendre, loyal, courageux, sensible et constant, il possédait un
-ensemble de nobles qualités qui eussent fait de lui, au XVIIe siècle, le
-type du parfait honnête homme, et à toute autre époque, où la vertu
-vraie n'était point systématiquement bafouée, il eût pu atteindre, en la
-méritant à tous égards, la réputation d'homme de bien.
-
-Ce qu'il y eut de mauvais en lui vint de son temps, non de son
-caractère, qui fut, en maintes circonstances, supérieur à son temps.
-
-Louvet romancier, Louvet révolutionnaire, Louvet conteur galant ou
-girondin traqué, apparaît, en effet, sincère dans ses convictions,
-généreux dans ses illusions, fidèle à son culte de tous les héroïsmes
-que comporte l'amour de l'humanité, à sa croyance dans les abnégations
-infatigables de l'amitié et de la passion partagée.
-
-Lorsque Louvet conventionnel votera la mort de Louis XVI en demandant le
-sursis, en le demandant de bonne foi, avec l'espoir que la leçon donnée
-de la sorte à la royauté ne coûtera pas la vie au roi; lorsqu'il
-invectivera, non en insulteur vendu, mais en patriote indigné, le
-tout-puissant et rancunier Robespierre, Louvet restera bien lui-même:
-humanitaire en principes, énergique dans ses actes, exalté dans ses
-élans.
-
-Lorsque, consacrant avec bonheur, par un mariage régulier, le lien
-illégitime qui l'unissait à sa «Lodoïska», il affirmera la droiture de
-ses intentions, la fermeté de ses sentiments, son respect de la
-légalité, c'est encore sous une impulsion absolument personnelle qu'il
-agira.
-
-En politique, en amour, comme aussi en littérature, l'homme primitif,
-surgissant sans cesse chez Louvet aux côtés de l'homme social, dominera
-ce dernier, le conseillera, le retiendra sur la pente que le courant
-général rendait si glissante et si dangereuse même pour les gens de bon
-vouloir.
-
-Pour apprécier sûrement son livre et sa vie, il faut dans les deux faire
-la part du feu, ou, ce qui serait plus exact, la part du temps: enfant
-du XVIIIe siècle finissant, Louvet eut les entraînements lascifs, les
-frivolités regrettables, les colères folles, les exaltations fâcheuses
-des phases diverses que marquèrent les années contenues entre 1760 et
-1797, dates dont l'une rappelle sa naissance et l'autre sa mort; mais il
-eut également des admirations fécondes, des idées neuves et généreuses,
-des délicatesses exquises de coeur et d'esprit, qui, jointes au grand
-amour par lequel fut charmée et ennoblie sa trop courte existence
-remplie de si romanesques péripéties, le gardèrent foncièrement des
-corruptions qu'il savait si bien dépeindre, et stigmatiser à l'occasion.
-
-Déclassé par le fait des revers de fortune qui atteignirent sa famille,
-dont l'origine nobiliaire n'est nullement contestée, Louvet de Couvray,
-après avoir passé dans la boutique de papeterie que ses parents tenaient
-au coin de la rue des Écrivains une enfance attristée par les
-préférences de son père pour un fils aîné, se trouva lancé en pleine
-société de l'ancien régime, à l'heure où, plus brillante, plus frivole,
-plus emportée que jamais vers les plaisirs des sens et de l'esprit, elle
-jouissait de son reste.
-
-Heure étrange de décadence sociale, parée du charme morbide et grisant
-de ce qui va finir dans une dernière et trop ardente poussée de vie;
-heure de fièvre précédant la convulsion suprême qui allait briser cette
-aristocratie, sur les lèvres de laquelle se retrouvaient à la fois la
-grimace railleuse de Voltaire, le sourire licencieux de la Dubarry,
-l'outrecuidante et spirituelle impertinence de Rivarol, tandis qu'au
-fond, en cherchant bien, derrière le sourire, on sentait sourdre les
-découragements du vice, si imparfaitement voilé, d'ailleurs, par les
-emphatiques envolées du faux idéal de passion inventé par Rousseau.
-
-A cette heure-là, l'oeuvre de la période philosophique, en ce qu'elle
-eut de néfaste, était parachevée, et celle de la période
-révolutionnaire, avec tous ses fruits connus, était en germe.
-
-Les causeries pétillantes de verve des salons, les aventures libertines
-des boudoirs, les sentimentalités des correspondances amoureuses que se
-préparaient à troubler les clameurs populacières de la foule ameutée
-autour des échafauds, les éventualités tragiques de l'exil et de
-l'incarcération, les liaisons faites de caprice sensuel qu'allaient
-remplacer les dévouements sublimes des tendresses nées de l'épreuve et
-de la douleur, toute cette fantasmagorie chatoyante d'un monde pimpant,
-étincelant, paré, philosophant et marivaudant, vivant dans un nuage de
-poudre à la maréchale, pivotant allègrement sur ses talons rouges au
-bord du plus effroyable des précipices que l'imprévoyance d'une
-génération puisse creuser; tel fut le milieu où s'épanouit la jeunesse
-de Louvet, où s'éveillèrent ses curiosités et ses ardeurs d'adolescent,
-ses rêves de succès littéraires.
-
-Lorsqu'il publia, en 1787, la première partie du FAUBLAS, qui ne devait
-être entièrement terminé qu'en 1789, Louvet n'avait pas vingt-huit ans.
-
-Entré vers sa dix-septième année, comme secrétaire, chez M. Dietrick,
-minéralogiste distingué, le fils du papetier n'en était pas à ses
-débuts, du reste, lorsqu'il écrivit son célèbre roman. Déjà un triomphe
-éclatant avait mis en lumière Louvet, chargé, tout en rédigeant pour son
-maître des mémoires qui parurent imprimés dans le recueil de l'Académie,
-de prendre en main les intérêts d'une candidate au prix Monthyon.
-
-Récemment fondé, ce prix allait être donné pour la première fois,
-lorsqu'on s'adressa au jeune secrétaire de M. Dietrick pour présenter et
-soutenir les droits d'une pauvre servante devenue l'appui volontaire de
-ses maîtresses tombées dans une affreuse misère.
-
-Il était d'usage, alors, que les titres des concurrents fussent discutés
-dans les feuilles publiques. Louvet, de la plume alerte qui devait plus
-tard conter des aventures d'alcôve, retraça en des lignes émues
-l'histoire d'un coeur simple, honnête et dévoué; sa cliente fut choisie,
-acclamée, grâce à l'éloquence avec laquelle il avait mis en relief ses
-mérites, et le hasard, qui crée parfois de piquantes antithèses, fit que
-le nom de l'auteur des AMOURS DE FAUBLAS resta intimement lié au
-souvenir du prix de vertu décerné pour la première fois.
-
-Est-ce à dire qu'en ce temps-là Louvet offrait, pour son compte, des
-conditions capables de lui faire octroyer la récompense qu'il avait
-charitablement obtenue pour une autre?
-
-Son ombre sourirait finement, en se profilant railleuse dans la pénombre
-du passé, si cette illusion naïve pouvait nous venir.
-
-Tout porte à croire, au contraire, que le fougueux adolescent, séparé de
-l'amie d'enfance objet de ses premières et de ses dernières tendresses,
-essayait alors de donner le change au chagrin qu'il avait de savoir
-Lodoïska mariée, en dépensant en menue monnaie quelque peu du trésor
-d'amour que, malgré tout, il ne cessa de garder pour elle.
-
-Le chevalier de Faublas n'est pas, ainsi qu'on l'a supposé longtemps, le
-portrait de cet abbé de Choisy qui s'habilla et vécut en femme pendant
-plusieurs années, et qui devait mêler aux travaux historiques qu'il a
-laissés le souvenir d'une existence scandaleuse. Faublas, on n'en doute
-plus maintenant, c'est Louvet peint par lui-même, c'est Louvet à
-dix-sept ans, mignon, charmant, bien pris dans sa petite taille si
-favorable à ces déguisements féminins, dont il portait les atours à
-rendre jalouses Dorimène et Cydalise; Faublas, c'est Louvet avec ses
-cheveux blonds, avec ses yeux bleus langoureux ou rieurs, au regard
-tantôt caressant et timide comme celui d'un enfant, tantôt loyal et fier
-comme celui d'un gentilhomme, et plus tard fulgurant d'une noble colère,
-alors que le coureur de ruelles, amendé et devenu conventionnel, se
-dressa, éloquent et hardi, en accusateur devant Robespierre.
-
-Et c'est justement parce que Faublas n'est autre que Louvet qu'on
-rencontre dans un livre licencieux au premier chef ces conclusions
-morales, faciles à tirer, dont nous avons précédemment souligné
-l'existence.
-
-Tirer une moralité des amours du chevalier de Faublas! vous nous la
-baillez belle, dira peut-être la critique, si elle daigne un jour
-réfuter nos allégations. Où donc cette moralité-là, s'il vous plaît,
-a-t-elle pu, dans l'espèce, se nicher?
-
-Serait-ce, par hasard, dans le boudoir théâtre des capitulations
-savantes de la marquise de B..., dans la gorgerette largement
-entre-bâillée de la petite de Mésanges, sur le visage mutin de Justine,
-dans la fameuse grotte où Mme de Lignolle devine et joue, en compagnie
-de Faublas, des charades d'une saveur si ultra-gauloise que le romancier
-est obligé d'en donner la teneur en italien, n'osant l'exprimer en
-français? Est-ce sur les lèvres de Sophie recevant, dans le parloir de
-son couvent, le premier baiser de Faublas? Oui et non.
-
-Non, si l'on ne veut considérer que les côtés sensuels de l'oeuvre. Oui,
-si l'on prend la peine d'en approfondir les bons vouloirs, sans
-s'attarder plus que de raison aux peintures.
-
-Que voit-on, en réalité, dans les conséquences logiques des situations
-du FAUBLAS? On voit l'inconduite punie, la passion malsaine purifiée par
-les souffrances du remords, le mariage d'amour présenté non comme un
-paradis destiné à être perdu, mais comme la sûre étape qui mène au
-paradis retrouvé.
-
-Tandis que, bien après Louvet, les romantiques déifieront les liaisons
-illégitimes qui s'affichent au grand jour, et qu'actuellement le
-naturalisme, en réduisant l'amour à l'état d'une fonction exclusivement
-animale, grossièrement impérieuse, en excuse l'assouvissement bestial,
-l'auteur de FAUBLAS, contemporain pourtant d'une époque plus relâchée de
-moeurs que la nôtre, a su se montrer moraliste d'intentions et raffiné
-de sentiments. On sent dans l'écrivain un respect de soi et des autres
-qui l'arrête à propos sur la limite qui sépare le licencieux de
-l'obscène, qui le maintient, sans danger que le pied lui glisse, sur le
-bord de l'ornière au fond de laquelle les pourceaux d'Épicure
-s'embourbent à plaisir.
-
-Gentilhomme d'origine, bourgeois par l'éducation, Louvet, pas plus dans
-ses écrits que dans sa vie, n'a rien du bohème de lettres assoiffé de
-réclame et affamé d'argent. Il eut ses ambitions, sans doute; il rêva
-d'être quelqu'un en politique et en littérature; ce fut un besogneux,
-parfois, qui allongea peut-être un peu trop son livre lorsqu'il était
-forcé d'en vivre; mais il ne fut jamais le plat courtisan de la foule,
-qui, voulant par elle arriver à un lucratif triomphe, la flatte dans ses
-appétits et lui parle son langage. A son public, composé surtout de
-belles dames inconstantes et de grands seigneurs libertins, Louvet ne
-craindra pas de décocher l'épigramme; quand il le faut, il ne recule pas
-devant la nécessité de mélanger aux chaudes peintures du vice le blâme
-que doivent entraîner ses conséquences et ses excès.
-
-A ces blasés exclusivement en quête de sensations et habitués à
-disséquer le sentiment sans l'éprouver, à ces gangrenés du scepticisme,
-il soulignera l'odieux du manque d'amour dans le plaisir, en ne trouvant
-d'excuses aux escapades de Faublas que parce que, peu ou prou, l'amour
-se mêle, fût-ce sans qu'il s'en doute, aux fredaines du chevalier.
-
-Le charme de Faublas, ce qui le rend possible, ce qui le fait
-admissible, c'est que précisément, malgré ses moeurs déréglées, il est
-dénué du caractère essentiel du vicieux: la recherche de la sensation
-sans amour.
-
-L'amour déborde à tout instant du coeur de l'inflammable personnage.
-L'amant naïf de la marquise de B..., l'heureux possesseur de la jolie
-Mme de Lignolle, l'époux plein de tendresse de la timide Sophie, n'est
-donc qu'un ébloui et qu'un enivré, ce n'est pas un corrompu.
-
-Et cela est si vrai que l'alcôve de Coralie, l'impure experte dans la
-pratique du plaisir, ne le retient pas longtemps; où il court, où il
-vole, avec la fiévreuse impatience de l'homme et de l'amant, c'est vers
-cette belle Mme de B... qui l'adore au point de se faire tuer pour lui;
-c'est vers cette vive et touchante comtesse de Lignolle qui l'aime tant
-que, désespérée, elle se jette à l'eau à l'heure de son abandon; c'est
-vers cette charmante et candide Sophie à la vie de laquelle, un jour, il
-associera définitivement la sienne. Même lorsqu'entre temps il chiffonne
-le corsage de Justine, la piquante soubrette de Mme de B..., c'est par
-compassion plus que par libertinage. Un jour, n'a-t-il pas surpris dans
-les yeux de la jeune fille tristement fixés sur lui une larme furtive et
-jalouse, alors que, sans souci de sa présence, il couvrait de baisers
-passionnés les mains de la marquise?
-
-Justine pleure parce qu'elle est jalouse, et elle est jalouse parce
-qu'elle l'aime. Que peut faire le chevalier, qui, du reste, n'a rien
-d'un amoureux transi? Sécher les pleurs de ces yeux qui, tout beaux
-qu'ils sont, ont, par-dessus tout, le mérite d'être tendres; apaiser
-dans un élan irréfléchi la fièvre qu'il a involontairement allumée.
-
-S'il est sans scrupules comme son siècle, Faublas est sans préméditation
-dans le mal comme la jeunesse généreuse et étourdie. Malgré ses
-légèretés, ses emportements sensuels, malgré ses fautes, on discerne en
-lui les qualités d'un homme de coeur, et, si étrange que cela puisse
-paraître dans un tel personnage, il y a chez ce coureur d'aventures
-l'étoffe d'un vrai chef de famille.
-
-Au milieu de ses égarements, Faublas reste fidèle à son rêve de félicité
-intime. Sophie, la fiancée de son choix, ne cesse de préoccuper sa
-pensée, tandis que son tempérament l'entraîne. L'épouse attendue avec sa
-candeur presque enfantine encore, avec son regard modeste, son front
-rougissant, l'émoi de son premier frisson d'amour, reste pour lui
-l'incarnation suprême du bonheur durable et certain.
-
-Sans doute, c'est tardivement que Faublas se montre digne de goûter les
-joies honnêtes et pures qu'il convoite, mais qu'il éloigne de sa route
-par des folies dont la plus grave est de ne pas savoir résister au désir
-de posséder avant le mariage la trop confiante Sophie.
-
-Cependant Faublas, susceptible d'un idéal qui a pour aspiration
-définitive une union légitime et honorable, ne porte aucune atteinte par
-sa manière de penser, s'il y manque par sa manière d'agir, à ce respect
-des lois sociales dont font aujourd'hui si bon marché les tristes et
-ignobles poursuivants des prostituées, héroïnes de prédilection de tant
-de romans contemporains.
-
-Louvet, qui dans son livre n'insulte ni la femme, ni le mariage, ni
-l'amour, ne se désintéresse pas de la famille; il lui fait jouer son
-rôle dans cette odyssée de boudoir, qui est en même temps une peinture
-de moeurs si bien faite, et, quand il la montre manquant à ses devoirs,
-le sens moral de l'homme corrige à propos les audaces du romancier.
-
-La scène entre Faublas et son père, lorsqu'ils se retrouvent tous deux,
-par hasard, chez Coralie, est un petit chef-d'oeuvre de moraliste bien
-inspiré: forcé de rougir devant son fils qui le surprend en mauvais
-lieu, le baron de Faublas, déchu de son droit de contrôle paternel par
-la légèreté de sa propre conduite, sent se fondre dans une immense
-tristesse son étonnement mêlé de colère et ses bouffées de vice. Comme
-revenu à lui-même, il stigmatise avec conviction, devant le chevalier,
-cette existence de débauches qui ménage de telles rencontres! Comme il
-en dévoile les dangers, les dégoûts, les hontes!
-
-Ce n'est plus le viveur titré, hautain et sceptique, impertinent et
-libertin, du XVIIIe siècle, qui parle par la bouche du baron de Faublas,
-c'est un chef de famille navré, humilié, repentant, qui se révèle
-vraiment père au milieu de l'abjection dont la présence de son fils lui
-fait comprendre, pour la première fois, toute la profondeur.
-
-Ce n'est pas Louvet qui s'avisera de poétiser, de déifier la courtisane.
-La vraie femme, selon lui, c'est celle qu'on peut également aimer et
-estimer. Aussi donnera-t-il à sa chère compagne le nom de la seule
-héroïne vertueuse de son livre. Et quand nous disons la seule, nous nous
-trompons, car il y a encore la soeur aimable et sage du trop ardent
-chevalier, cette Mlle de Faublas, type charmant d'honnête personne, se
-détachant gracieuse et chaste sur le fond licencieux de l'époque.
-
-A côté de ces deux femmes, le père de Sophie, défenseur implacable de
-l'honneur de sa fille, outragée par Faublas, vient compléter le tableau
-de cette famille aimante et protectrice, dont la double mission est de
-consoler et de diriger.
-
-Nous ne chercherons donc pas davantage à défendre contre le grief
-d'immoralité une oeuvre dont le côté licencieux est traité avec une
-légèreté de touche qui doit lui valoir la plus complète indulgence.
-Louvet, habile dans la périphrase, cette nécessité qui s'impose lorsque
-les sujets en cause sont des souvenirs d'alcôve, a eu des tours
-ingénieux et exquis dans FAUBLAS. A l'inverse de Richardson, qui dira
-crûment dans PAMÉLA OU LA VERTU RÉCOMPENSÉE, en parlant d'un maître trop
-entreprenant vis-à-vis de sa servante: «Il lui mit la main dans le
-sein», le narrateur des aventures de Faublas tracera cette phrase
-délicate pour souligner les premières hardiesses du chevalier, entourant
-de ses bras le cou de la belle marquise de B...: «Mon heureuse main,
-guidée par le hasard et par l'amour, descendit un peu plus bas.»
-
-En sachant bien dire que ne peut-on dire?
-
-Louvet, du reste, est coutumier de ces périodes finement gazées avec
-lesquelles alterne, il est vrai, le terme visiblement suranné, défaut
-prévu plus que regrettable, étant donnée l'époque où parut le roman.
-
-N'en est-il pas des ouvrages dont l'archaïsme complète la physionomie
-comme de ces objets anciens dont le moindre détail authentique, fût-il
-d'un goût douteux, vaut tous les perfectionnements récemment inventés,
-la modernité effaçant le caractère le plus intéressant des choses: celui
-du temps. Ce caractère-là, certes, ne manque pas au FAUBLAS. On y voit
-clairement la transformation de la littérature française, telle que la
-produisit l'avènement de J.-J. Rousseau, et sa domination sur les
-esprits de la fin du siècle. La facture sobre et correcte des écrivains
-de la phase classique, si brillamment représentée au XVIIe siècle, et le
-tour spirituel, incisif, plus railleur qu'exalté, des Voltairiens
-proprement dits, ne se retrouvaient plus guère dans les publications
-emphatiques d'une époque passionnée pour le CONTRAT SOCIAL et la
-NOUVELLE HÉLOÏSE. Louvet, tout aimable conteur qu'il fût, ne put se
-défendre de cet enveloppement qui, en lui enlevant certain naturel, le
-range au nombre des écrivains typiques de son temps.
-
-On a voulu voir aussi dans l'oeuvre la plus célèbre de sa vie une
-émanation de ses rancunes de gentilhomme déclassé et de ses antagonismes
-de républicain sincère contre l'ancien régime. Beaucoup ont considéré
-FAUBLAS comme une sorte de pamphlet. Rien de tel, à nos yeux, ne perce
-dans ce roman, qui n'est que la peinture vive et légère d'une société
-que Louvet combattit à visage découvert aux heures de crise, mais qu'il
-ne songea pas à insulter sournoisement aux heures de calme.
-
-Lorsque, en 1789, l'auteur termina son livre, il était retiré
-tranquillement à la campagne avec Lodoïska, devenue veuve, et qui était
-accourue auprès de son ami pour embellir son existence en la partageant.
-Les joies du coeur remplissaient tous les moments des deux amants; leurs
-goûts modestes, en rapport avec leur mince fortune, les éloignaient de
-la haine envieuse, et Louvet, trop heureux pour être méchant, Louvet,
-qui ne pouvait présager encore qu'il serait conventionnel, ne dut avoir
-pour but, en écrivant FAUBLAS, que de mettre son nom plus en lumière et
-de faire entrer quelque argent au logis.
-
-Il ne semble pas, lorsqu'il parle lui-même de FAUBLAS dans ses mémoires,
-qu'il ait pu avoir d'autre intention. Dans une de ces notices qu'il a
-datées des Grottes de Saint-Émilion, en novembre 1793, alors qu'il était
-poursuivi et traqué, il écrit ceci: «Enfermé dans un jardin, à quelques
-lieues de Paris, loin de tout importun, j'écrivais, au printemps de
-1789, six petits volumes,--les derniers formant la troisième partie des
-aventures de Faublas,--qui devaient, précipitant encore la vente des
-premiers, fonder ma petite fortune. A propos de ces petits livres,
-j'espère que tout homme impartial me rendra la justice de convenir qu'au
-milieu des légèretés dont ils sont remplis on trouve dans les passages
-sérieux, où l'auteur se montre, un grand amour de la philosophie, et
-surtout des principes de républicanisme assez rares encore à l'époque où
-je les écrivais...»
-
-Il est possible que ces «principes de républicanisme» aient donné le
-change sur les intentions d'un homme de lettres qui, en les laissant
-percer, obéissait à ses convictions, et non à des haines. Mais on n'y
-peut rien voir de décisif, et nous n'en persistons pas moins à penser
-que Louvet ne s'est affirmé pamphlétaire que dans ses écrits politiques,
-ceux-là violents et agressifs et aussi courageusement publiés que
-loyalement pensés.
-
-Ayant respiré à pleins poumons l'atmosphère de son temps, Louvet, après
-avoir vécu les aventures de Faublas, les écrivit tout simplement, sans
-se douter qu'en composant son oeuvre il coopérait à la formation de la
-singulière trilogie de héros fictifs qui sont venus personnifier, en ses
-nuances diverses, le sensualisme de tout un siècle.
-
-_Faublas_, prenant place entre le _Lovelace_ de Richardson et le
-_Chérubin_ de Beaumarchais, est à son plan: il est la sentimentalité
-séductrice donnant au besoin du plaisir chez l'homme la grâce de
-l'amour, tandis que Chérubin, c'est le désir éclectique, ébloui jusqu'à
-l'aveuglement, non point raffiné, mais gourmand, et aussi brutal, dans
-son habileté câline, que le sensualisme à froid de Lovelace est
-corrompu.
-
-De ces trois personnages, Chérubin, quoique étant de son siècle par le
-costume et les moeurs, est celui qui procède directement de la nature,
-et il pourrait être de toutes les époques par son essence. Lovelace et
-Faublas, au contraire, sont exclusivement de leur temps, dont ils
-résument, le premier, toutes les grâces et tous les vices, le second,
-les aspirations inconscientes vers un idéal d'amour nouveau pour
-l'époque et où la tendresse apparaît poétisant le désir. Avec l'ancien
-régime, ses élégances, ses fins soupers, ses causeries de salon, ses
-liaisons sans lendemain, tous deux ont disparu. Ils se sont évanouis,
-l'un malfaisant de parti pris, l'autre faisant le mal sans le savoir, et
-tous deux sont restés charmants sous leurs formes d'ombres souriantes,
-voluptueusement évoquées par des écrivains qui ont dû à ces créations de
-passer à la postérité.
-
-Inférieur comme talent et comme célébrité à Beaumarchais et à
-Richardson, Louvet leur a été supérieur par la puissance d'aimer. Sa
-force et sa grâce, son originalité et son charme d'écrivain, sont venus
-de là beaucoup plus, peut-être, que des facultés spéciales d'où découle
-l'art d'écrire.
-
-A une époque où la sensation était tout, Louvet a connu l'émotion tendre
-qui vient du coeur, il a connu les tristesses, les dévouements, les
-extases divines des grands sentiments, et, comme il a été plus que
-personne l'homme de ses écrits, il a mis dans FAUBLAS ce qui rajeunit
-éternellement les oeuvres, ce qui les épure, les grandit quelque petits
-qu'en paraissent les points de départ, quelque lointains qu'en soient
-les premiers succès: le reflet d'une âme aimante et d'un esprit délicat.
-
-Moralité dans le fond, retenue dans la forme, tableaux vifs, peintures
-risquées sans être choquantes; tels sont, dans leur ensemble, les
-qualités et les attraits de l'oeuvre dont la réapparition va raviver le
-souvenir d'un écrivain trop oublié et la physionomie de ce galant
-chevalier dont les aventures ont excité un véritable engouement dans la
-société de son temps.
-
-Comment de nos jours l'oeuvre de Louvet sera-t-elle accueillie?
-Favorablement, nous l'espérons: car, pour la critique du XIXe siècle,
-qui de plus en plus donne le pas sur toutes choses à l'analyse
-psychologique, l'oeuvre est riche en motifs d'études de ce genre. Les
-émotions d'un homme qui a réellement vécu et l'esprit d'un siècle qui a
-prodigieusement pensé ont laissé leur empreinte à ces récits légers,
-qui, désencadrés de leur milieu, n'en prennent que plus de relief et de
-vitalité typique.
-
-Si tout le monde n'apprécie pas le FAUBLAS à sa juste valeur, nous
-sommes toujours certain que les lettrés goûteront pleinement, et c'est
-là l'essentiel, l'artistique édition qui leur est, d'ailleurs,
-particulièrement destinée, et à laquelle leur patronage ne peut manquer
-d'assurer le succès.
-
-Quant à nous, c'est en toute conscience que nous avons consacré cette
-trop longue préface à la réhabilitation de l'oeuvre de Louvet. En
-littérature comme dans la vie, les plus à plaindre sont les méconnus,
-et, si nous avons pu éclairer, même d'une faible lueur, les intentions
-de l'auteur de FAUBLAS, nous aurons rempli le but que nous nous étions
-proposé.
-
-HIPPOLYTE FOURNIER.
-
-
-
-
-LES AMOURS
-
-DU CHEVALIER
-
-DE FAUBLAS
-
-
-
-
-PRÉFACE DES PRÉFACES
-
-
-Eh oui! c'est précisément parce qu'il y a déjà cinq ou six préfaces
-qu'il en faut encore une; ce qui rappelle le mot de cette femme
-d'esprit: «Il n'y a que le premier pas qui coûte.»
-
-J'ai voulu que, dans cette édition nouvelle, les récits de mon héros ne
-souffrissent plus d'interruption. Les préfaces jetées à la tête de
-chacune des deux dernières parties, faites à des époques différentes,
-embarrassoient ma nouvelle distribution. Les falloit-il supprimer? Qui,
-moi! tuer mes préfaces! moi, commettre un parricide! D'ailleurs, n'y
-a-t-il pas des gens qui n'aiment pas qu'on leur retranche rien, et qui
-me seroient venus dire: «Il y avoit là des préfaces! Que sont devenues
-mes préfaces? Rendez-moi mes préfaces!» Et puis, quelle joie pour ceux
-de mes confrères en librairie qui, enrageant de ne pouvoir pas faire de
-livres, se consolent un peu en volant les livres d'autrui! Les
-contrefacteurs auroient dit: «Elle n'est pas complète, son édition! il y
-manque les préfaces!»
-
-Afin donc que, d'une part, mon héros, quand il raconte, n'ait pas la
-parole coupée par des préfaces, et que, de l'autre, il ne manque à cette
-édition aucune des préfaces des _Six Semaines_, ni la préface de la _Fin
-des Amours_, ni la préface d'_Une Année_, je place à la tête du premier
-volume toutes ces préfaces à jamais amies, et, pour consacrer leur
-séparation première et leur éternelle réunion, je jette devant elles
-cette préface des préfaces.
-
-
-
-
-ÉPITRE DÉDICATOIRE
-
-DES
-
-CINQ PREMIERS VOLUMES, INTITULÉS: _UNE ANNÉE_
-
-(_Ils parurent pour la première fois en 1786_)
-
-
-A M. BR*** FILS
-
-Notre amitié naquit, pour ainsi dire, dans ton berceau; elle fut
-l'instinct de notre premier âge et l'amusement de notre adolescence:
-nourrie par l'habitude, fortifiée par la réflexion, elle fait le charme
-de notre jeunesse. Ton indulgence a toujours encouragé mes foibles
-talens; ce fut toi qui, le premier, m'invitas à les essayer; c'est toi
-qui naguère m'as pressé de descendre dans la vaste carrière où se sont
-égarés avant moi tant de jeunes gens présomptueux. Peut-être comme eux
-je m'y serai trop tôt montré; mais enfin je t'ai cru, j'ai écrit, je te
-dédie mon premier ouvrage.
-
-La critique ne manquera pas de dire que, très heureusement pour les
-lecteurs, la mode de ces longs discours complimenteurs, toujours placés
-à la tête d'un livre somnifère, est depuis longtemps passée. Je
-répondrai qu'il ne s'agit pas ici d'un fade éloge, donné pour de bonnes
-raisons à quelque riche anobli, ou à quelque petit commis protecteur. Je
-répondrai que, si l'usage des épîtres dédicatoires n'avoit pas existé
-depuis longtemps, il m'eût fallu l'inventer aujourd'hui pour toi.
-
-O mon ami! ta respectable mère, ton père bienfaisant, m'ont rendu des
-services qu'on ne paye point avec de l'or, des services que jamais je ne
-pourrois acquitter, quand même je deviendrois aussi riche que je le suis
-peu. Ton père et ta mère m'ont sauvé la vie: dis-leur que j'aime la vie
-à cause d'eux. Ils se sont efforcés de me donner un état qu'on croit
-noble et libre: dis-leur que l'espérance de devenir un jour, avec toi,
-l'appui de leur vieillesse respectée anima mon courage dans les cruelles
-épreuves qu'il m'a fallu subir, et me soutiendra toujours dans mes
-travaux. Ils se sont réunis à toi pour m'engager à cultiver les lettres:
-dis-leur que, si le chevalier de Faublas ne meurt pas en naissant,
-j'oserai le leur présenter lorsque, mûri par l'âge, instruit par
-l'expérience, devenu moins frivole et plus réservé, ce jeune homme me
-paroîtra digne d'eux.
-
-Quant à toi, j'espère que cet hommage public, rendu par la
-reconnoissance à la bienfaisance et à l'amitié, te flattera d'autant
-plus qu'il ne fut point mendié, et que peut-être il n'étoit pas attendu.
-
-Je suis ton ami,
-
-LOUVET.
-
-
-
-
-AVERTISSEMENT
-
-(_Il fut mis à la tête de la seconde édition, faite en 1790_)
-
-
-Peut-être trouvera-t-on que j'ai fait dans la _Première Année de
-Faublas_ des changemens heureux; je crois pourtant que c'étoient surtout
-les _Six Semaines_ qui avoient besoin d'être retouchées: de longues et
-nombreuses digressions y nuisoient à la rapidité du récit; celles qu'il
-ne falloit pas retrancher tout à fait, je les ai beaucoup abrégées; mais
-en même temps j'ai cru pouvoir ajouter quelques morceaux par lesquels je
-ne présume pas que la gaieté doive être diminuée, ni l'intérêt refroidi.
-Ce sera sans doute une raison de plus qui déterminera le public à
-préférer cette bonne édition aux détestables contrefaçons que des
-fripons en ont faites, et que d'autres fripons étalent ou colportent
-avec une impudence à laquelle il est bien temps qu'une loi tutélaire des
-propriétés mette un terme.
-
-
-
-
-ÉPITRE DÉDICATOIRE
-
-PRÉFACE, AVERTISSEMENT DES _SIX SEMAINES_
-
-(_Ces deux volumes furent publiés pour la première fois au printemps de
-1786_)
-
-
-A M. TOUSTAING
-
-MONSIEUR,
-
-Votre nom, destiné à plusieurs sortes de gloire, est en même temps
-consigné dans les fastes de la littérature et dans les annales de
-l'histoire. On devroit donc le lire à la tête d'un ouvrage plus
-recommandable que celui-ci; mais je serois trop ingrat si je ne vous
-offrois point un hommage et des remercîmens publics. Que ne m'a-t-il été
-possible de suivre vos conseils! _Faublas_, pour la seconde fois soumis
-à votre censure[1], vous auroit, avec bien d'autres obligations, celle
-de se montrer déjà beaucoup plus formé. Vous paroissez croire, et vous
-voulez bien me dire que je pourrois, avec quelque succès, embrasser un
-genre plus sérieux, et que je devrois consacrer à la morale et à la
-philosophie mes dispositions, que vous appelez mes talens. Quelquefois
-je vous ai vu sourire aux espiègleries de mon _Chevalier_; plus souvent
-je vous ai entendu m'exprimer sans détour le regret que vous aviez de le
-trouver toujours si peu raisonnable. J'ai eu l'honneur de vous observer
-qu'il pourroit, comme tant d'autres enfans de bonne maison, complètement
-réparer, par les actions exemplaires de l'âge mûr, les erreurs peut-être
-excusables de son printemps. Ici j'ajouterai que, pour corriger les
-écarts du jeune homme, l'historien fidèle attend impatiemment que
-l'heure du héros soit venue; et, si cet aveu ne suffit pas pour
-m'obtenir grâce auprès des gens sévères, je citerai ma justification
-imprimée longtemps avant que je fusse né pour commettre la faute. Dans
-un conte philosophique écrit avec la facilité prodigieuse et
-l'inimitable naturel qui caractérisent les ouvrages de ce génie
-universel, presque toujours supérieur à son sujet, Voltaire m'a dit:
-«Monseigneur, vous avez rêvé tout cela; nos idées ne dépendent pas plus
-de nous dans le sommeil que dans la veille. Une puissance supérieure a
-voulu que cette file d'idées vous ait passé par la tête, pour vous
-donner apparemment quelque instruction dont vous ferez votre profit.»
-
- [1] _Aujourd'hui qu'il n'y a plus de _censure_, je dois encore rendre
- justice à M. Toustaing: il étoit du petit nombre de ces censeurs qui
- ne se faisoient point un malin plaisir de tourmenter les gens de
- lettres._
-
-Je suis, etc.
-
-LOUVET DE COUVRAY.
-
-_P.-S._ Pourquoi _de Couvray_?--Voyez la page suivante, et vous le
-saurez.
-
-
-
-
-A MON SOSIE
-
-
-Je ne sais, Monsieur, si vous êtes l'heureux propriétaire d'une figure
-semblable à la mienne, et si, comme moi, vous descendez de ce fameux
-Louvet... Je ne sais; mais il ne m'est plus permis de douter que nous
-avons à peu près le même âge, que nous sommes décorés d'un titre presque
-semblable, que nous nous glorifions d'un nom absolument pareil. Je suis
-surtout frappé d'un trait de ressemblance plus précieux pour nous, plus
-intéressant pour la patrie: c'est que nous pourrons aller ensemble à
-l'immortalité, puisque tous deux nous composons de très jolie prose,
-puisque tous deux nous nous faisons imprimer vifs.
-
-J'aime à croire que cette parfaite analogie vous a d'abord semblé, comme
-à moi, très flatteuse; et cependant je suis persuadé que maintenant vous
-sentez, ainsi que moi, le terrible inconvénient qu'elle entraîne. A
-quelle marque certaine deux rivaux si ressemblans, en même temps lancés
-dans la vaste carrière, seront-ils reconnus et distingués? Quand le
-monde retentira de notre éloge commun; quand nos chefs-d'oeuvre,
-pareillement signés, voyageront d'un pôle à l'autre, qui séparera nos
-deux noms confondus au temple de Mémoire? Qui me conservera ma
-réputation, que sans cesse vous usurperez sans vous en douter? Qui vous
-restituera votre gloire, que je vous volerai continuellement sans le
-vouloir? Quel homme assez pénétrant pourra, par une assez équitable
-répartition, rendre à chacun la juste portion de célébrité que chacun
-aura méritée? Que ferai-je pour qu'on ne vous prête pas tout mon esprit?
-Comment empêcherez-vous qu'on ne me gratifie de toute votre éloquence?
-Ah! Monsieur! Monsieur!
-
-Il est vrai que l'ingrate fortune a mis entre nos destinées une
-différence pour vous tout avantageuse: vous êtes avocat-_au_, je ne suis
-qu'avocat-_en_; vous avez prononcé, dans une grande _assemblée_, un
-grand _discours_: je n'ai fait qu'un petit roman. Or, tous les orateurs
-conviennent qu'il est plus difficile de haranguer le public que d'écrire
-dans le cabinet; et tous les gens instruits sont épouvantés de l'immense
-intervalle qui sépare les avocats-_en_ des avocats-_au_. Mais je vous
-observe qu'il y a encore dans l'État des milliers d'ignorans qui ne
-connoissent ni mon roman ni votre discours, et qui, dans leur profonde
-insouciance, ne se sont pas donné la peine d'apprendre quelles belles
-prérogatives sont attachées à ce petit mot _au_, dont, à votre place, je
-serois très fier. Ainsi, Monsieur, vous voyez bien que malgré le roman
-et le discours, et le _en_ et le _au_, tous ces gens-là, qui ne peuvent
-manquer d'entendre bientôt parler de vous et de moi, nous prendroient
-continuellement l'un pour l'autre. Ah! Monsieur, croyez-moi, hâtons-nous
-d'épargner à nos contemporains ces perpétuelles méprises qui donneroient
-trop d'embarras à nos neveux.
-
-D'abord j'avois imaginé que, vous trouvant le plus intéressé à prévenir
-les doutes de la postérité, vous voudriez bien faire comme vos nobles
-confrères, qui, pour la plus grande gloire du barreau, augmentent
-ordinairement d'un superbe surnom leur baptistère devenu trop modeste.
-Depuis, en y réfléchissant davantage, j'ai senti que délicatement je
-devois me donner ce ridicule pour vous l'épargner. Voilà ce qui me
-détermine. Vous pouvez, si bon vous semble, rester monsieur Louvet tout
-court, moi, je veux être éternellement
-
-LOUVET _de Couvray_[2].
-
- [2] _Oui; mais ne voilà-t-il pas que la plus impertinente des
- révolutions m'enlève ma noblesse d'hier! Que je suis heureux d'avoir
- un nom de baptême! Va donc pour _Jean-Baptiste Louvet_._
-
-La seconde édition s'étant faite en 1790, j'ajoutai la note suivante.
-
-A ELLE
-
-J'aurois osé le lui dédier, s'il s'en fût trouvé digne.
-
-
-
-
-PRÉFACE
-
-DE LA _FIN DES AMOURS_
-
-(_Ces six volumes furent publiés pour la première fois en juillet 1789_)
-
-
-Que de bruit pour un petit livre! Si beaucoup en ont ri, quelques-uns en
-ont pleuré; plusieurs l'ont imité, d'autres l'ont travesti; d'honnêtes
-gens l'ont contrefait, des gens honnêtes l'ont dénigré. Ainsi
-puissamment encouragé de toutes les manières, j'ai repris la plume avec
-quelque confiance, et j'ai fini.
-
-Maintenant, Lecteur impartial, c'est à vous de m'entendre et de
-prononcer. Si quelquefois je suis trop gai, pardonnez-moi. Tant de
-romans m'avoient tant fait bâiller! Je tremblois d'être comme eux
-soporifique; au reste, attendez quelques années, peut-être alors j'en
-ferai de plus ennuyeux qui seront meilleurs. Je dis: peut-être. En
-effet, un romancier ne doit-il pas être l'historien fidèle de son âge?
-Peut-il peindre autre chose que ce qu'il a vu? O vous tous qui criez si
-fort, changez vos moeurs, je changerai mes tableaux.
-
-M'accusiez-vous aussi d'immoralité? Bientôt je tâcherai de vous
-persuader que vous aviez tort; mais auparavant approchez, prêtez
-l'oreille: c'est une vérité que je vais dire, et, comme la littérature a
-encore ses aristocrates, il faut parler bas. En conscience, étoient-ils
-bien moraux, ces chefs-d'oeuvre par lesquels se sont immortalisés
-l'Arioste et le Tasse, La Fontaine et Molière, Voltaire enfin, Voltaire
-et tant d'autres, beaucoup moins grands que lui, quoique plus grands que
-moi? Tenez, j'ai bien peur que cette condition de moralité, si
-rigoureusement imposée de nos jours à tout ouvrage d'imagination, ne
-soit un violent remède savamment employé par ceux de mes frêles
-contemporains qui, désespérant de pouvoir jamais rien produire,
-voudroient nous châtrer.
-
-Quoi qu'il en soit, lisez mon dénouement, il me justifiera sans doute.
-Au surplus, je déclare, et, dès que les circonstances me le permettront,
-je m'engage à prouver que cet ouvrage, si frivole en ses détails, est au
-fond très moral; qu'il n'a peut-être pas vingt pages qui ne marchent pas
-directement vers un but d'utilité première, de sagesse profonde, auquel
-j'ai tendu sans cesse. J'avoue qu'il sera donné à peu de gens de
-l'apercevoir d'abord; mais je maintiens qu'avec le temps je le pourrai
-découvrir à tous, et le jour de mes confidences sera, je vous le
-promets, le jour des surprises.
-
-Ils m'ont encore reproché de grandes négligences. Eh! quel écrivain,
-assez peu maître de son art, voudroit également soigner toutes les
-parties d'un long ouvrage? Quant à moi, je crois fermement qu'il n'y a
-point de naturel sans négligences, principalement dans le dialogue.
-C'est là que, pour être plus vrai, sacrifiant partout l'élégance à la
-simplicité, je serai souvent incorrect et quelquefois trivial. C'est, ce
-me semble, où le personnage va parler que l'auteur doit cesser d'écrire;
-et néanmoins je me reconnois très fautif, s'il m'est souvent arrivé de
-permettre que Mme de B... s'exprimât comme Justine, et Rosambert comme
-M. de B...
-
-Patient Lecteur, encore un paragraphe apologétique.
-
-Ces romans prétendus étrangers, qu'on s'arrache le matin et qui sont
-oubliés le soir, ne renferment, pour la plupart, que des caractères
-communs à presque tous les peuples de notre Europe, et des aventures de
-tous les pays. J'ai tâché que _Faublas_, frivole et galant comme la
-nation pour laquelle et par laquelle il fut fait, eût, pour ainsi dire,
-une figure françoise. J'ai tâché qu'au milieu de tous ses défauts on lui
-reconnût le ton, le langage et les moeurs des jeunes gens de ma patrie.
-C'est en France, et ce n'est qu'en France, je crois, qu'il faudra
-chercher les autres originaux dont j'ai trop foiblement dessiné les
-copies: des maris en même temps libertins, jaloux, commodes et crédules
-comme monsieur le marquis; des beautés séduisantes, trompées et
-trompeuses comme Mme de B...; des femmes à la fois étourdies et
-sensibles comme ma petite Éléonore, chaque jour regrettée. Enfin, je me
-suis efforcé de faire en sorte qu'on ne pût, sans blesser un peu la
-vraisemblance, imprimer sur le frontispice de ce roman-ci ce honteux
-mensonge: _traduit de l'anglois_.
-
-Mais, pendant que j'écrivois ces futilités, un grand changement s'est
-fait dans mon heureuse patrie. La plus belle carrière est désormais
-ouverte à ceux qui ambitionneront une gloire solide, utile à leur pays,
-utile au monde entier. La carrière est ouverte! Pourquoi ne m'y suis-je
-pas déjà montré? C'est que je ne m'en crois pas encore digne[3].
-
- [3] _Il n'y avoit pas huit jours que cette espèce de préface étoit
- écrite, quand l'ouvrage de M. Mounier a paru. L'indignation dont il
- m'a rempli m'a forcé à prendre la plume. Voyez chez M. Bailly,
- libraire, rue Saint-Honoré, à Paris, la brochure intitulée: PARIS
- JUSTIFIÉ._
-
-
-
-
-[Illustration: FAUBLAS AU PARLOIR]
-
-
-
-
-UNE
-
-ANNÉE DE LA VIE
-
-DU CHEVALIER
-
-DE FAUBLAS
-
-
-On m'a dit que mes aïeux, considérés dans leur province, y avoient
-toujours joui d'une fortune honnête et d'un rang distingué. Mon père, le
-baron de Faublas, me transmit leur antique noblesse sans altération; ma
-mère mourut trop tôt. Je n'avois pas seize ans, quand ma soeur, plus
-jeune que moi de dix-huit mois, fut mise au couvent à Paris. Le baron,
-qui l'y conduisit, saisit avec plaisir cette occasion de montrer la
-capitale à un fils pour l'éducation duquel il n'avoit rien négligé
-jusqu'alors.
-
-Ce fut en octobre 1783 que nous entrâmes dans la capitale par le
-faubourg Saint-Marceau. Je cherchois cette ville superbe dont j'avois lu
-de si brillantes descriptions. Je voyois de laides chaumières très
-hautes, de longues rues très étroites, des malheureux couverts de
-haillons, une foule d'enfans presque nus; je voyois la population
-nombreuse et l'horrible misère. Je demandai à mon père si c'étoit là
-Paris: il me répondit froidement que ce n'étoit pas le plus beau
-quartier; que le lendemain nous aurions le temps d'en visiter un autre.
-Il étoit presque nuit; Adélaïde (c'est le nom de ma soeur) entra dans
-son couvent, où elle étoit attendue. Mon père descendit avec moi près de
-l'Arsenal, chez M. Duportail, son intime ami, de qui je parlerai plus
-d'une fois dans la suite de ces Mémoires.
-
-Le lendemain, mon père me tint parole, en un quart d'heure une voiture
-rapide nous conduisit à la place Louis XV. Là, nous mîmes pied à terre;
-le spectacle qui frappa mes yeux les éblouit de sa magnificence. A
-droite, _la Seine à regret fugitive_; sur la rive, de vastes châteaux;
-de superbes palais à gauche; une promenade charmante derrière moi; en
-face, un jardin majestueux. Nous avançâmes, je vis la demeure des rois.
-Il est plus aisé de se figurer ma comique stupéfaction que de la
-peindre. A chaque pas, des objets nouveaux attiroient mon attention;
-j'admirois la richesse des modes, l'éclat de la parure, l'élégance des
-manières. Tout à coup je me rappelai ce quartier de la veille, et mon
-étonnement s'accrut; je ne comprenois pas comment il se pouvoit qu'une
-même enceinte renfermât des objets si différens. L'expérience ne m'avoit
-pas encore appris que partout les palais cachent des chaumières, que le
-luxe produit la misère, et que de la grande opulence d'un seul naît
-toujours l'extrême pauvreté de plusieurs.
-
-Nous employâmes plusieurs semaines à visiter ce que Paris a de plus
-remarquable. Le baron me montroit une foule de monumens célèbres chez
-l'étranger, presque ignorés de ceux qui les possèdent. Tant de
-chefs-d'oeuvre m'étonnèrent d'abord, et bientôt ne m'inspirèrent plus
-qu'une froide admiration. Sait-on bien, à quinze ans, ce que c'est que
-la gloire des arts et l'immortalité du génie? Il faut des beautés plus
-animées pour échauffer un jeune coeur.
-
-C'étoit au couvent d'Adélaïde que je devois rencontrer l'objet adorable
-par qui mon existence alloit commencer. Le baron, qui chérissoit ma
-soeur, alloit presque tous les jours la demander au parloir. Toutes les
-demoiselles bien nées savent qu'au couvent on a de bonnes amies;
-beaucoup de belles dames assurent qu'il est rare d'en trouver ailleurs;
-quoi qu'il en soit, ma soeur, naturellement sensible, eut bientôt choisi
-la sienne. Un jour elle nous parla de Mlle Sophie de Pontis, et nous fit
-de cette jeune personne un éloge que nous crûmes exagéré. Mon père fut
-curieux de voir la bonne amie de sa fille; je ne sais quel doux
-pressentiment fit palpiter mon coeur lorsque le baron pria Adélaïde
-d'aller chercher Mlle de Pontis. Ma soeur y courut, elle amena...
-Figurez-vous Vénus à quatorze ans! Je voulus avancer, parler, saluer; je
-restai le regard fixe, la bouche ouverte, les bras pendans. Mon père
-s'aperçut de mon trouble et s'en amusa. «Du moins vous saluerez», me
-dit-il. Mon trouble s'augmenta; je fis la révérence la plus gauche.
-«Mademoiselle, poursuivit le baron, je vous assure que ce jeune homme a
-eu un maître à danser.» Je fus tout à fait déconcerté. Le baron fit à
-Sophie un compliment flatteur; elle y répondit modestement et d'une voix
-altérée qui retentit jusqu'à mon coeur. J'ouvrois de grands yeux
-étonnés, je prêtois une oreille attentive; ma langue embarrassée
-demeuroit toujours suspendue. Mon père, avant de sortir, embrassa sa
-fille, et salua Mlle de Pontis. Moi, dans un transport involontaire, je
-saluai ma soeur, et j'allois embrasser Sophie. La vieille gouvernante de
-cette demoiselle, conservant plus de présence d'esprit que moi,
-m'avertit de ma méprise; le baron me regarda d'un air étonné; le front
-de Sophie se couvrit d'une aimable rougeur, et pourtant un léger sourire
-effleura ses lèvres de rose.
-
-Nous revînmes chez M. Duportail: on se mit à table; je mangeai comme un
-amoureux de quinze ans, c'est-à-dire vite et longtemps. Après dîner je
-prétextai une indisposition légère, et je me retirai dans mon
-appartement. Là, je me rappelai librement Sophie et tous ses charmes.
-«Que de grâces, que de beauté! me disois-je; sa charmante figure est
-pleine d'esprit, et son esprit, j'en suis sûr, répond à sa figure. Ses
-grands yeux noirs m'ont inspiré je ne sais quoi...; c'est de l'amour
-sans doute. Ah! Sophie, c'est de l'amour, et pour la vie!» Revenu de ce
-premier transport, je me souvins d'avoir vu dans plusieurs romans les
-effets prodigieux d'une rencontre imprévue; le premier coup d'oeil d'une
-belle avoit suffi pour captiver les sentimens d'un amant tendre; et
-l'amante elle-même, frappée d'un trait vainqueur, s'étoit sentie
-entraînée par un penchant irrésistible. Cependant j'avois lu de longues
-dissertations dans lesquelles des philosophes profonds nioient le
-pouvoir de la sympathie, qu'ils appeloient une chimère. «Sophie,
-m'écriai-je, je sens bien que je vous aime; mais avez-vous partagé mon
-trouble et mes agitations?» L'air dont je m'étois présenté n'étoit pas
-très propre à m'inspirer beaucoup de confiance; mais sa jolie voix,
-d'abord altérée, qu'elle avoit eu peine à rassurer par degrés! ce doux
-sourire par lequel elle avoit paru applaudir à ma méprise et me consoler
-de ma privation!... L'espérance entra dans mon coeur, il me parut très
-possible qu'en fait de tendresse la philosophie radotât, et que les
-romans seuls eussent raison.
-
-Je m'étois approché, par hasard, de ma fenêtre: je vis le baron et M.
-Duportail se promener à grands pas dans le jardin. Mon père parloit avec
-feu, son ami sourioit de temps en temps; tous deux, par intervalles,
-jetoient les jeux sur mes croisées; je jugeai qu'il étoit question de
-moi dans leur entretien, et que déjà peut-être mon père avoit soupçonné
-ma passion naissante. Cette idée m'inquiéta beaucoup moins pourtant que
-celle du départ de mon père que je croyois prochain. Quitter ma Sophie
-sans savoir quand je pourrois jouir du bonheur de la revoir! mettre plus
-de cent lieues entre elle et moi! je n'y pus penser sans frémir. Mille
-réflexions douloureuses m'occupèrent toute la soirée: je soupai
-tristement, j'ignorois encore les plaisirs de l'amour, et déjà je
-ressentois ses inquiétudes mortelles.
-
-Une partie de la nuit se passa dans les mêmes agitations. Je m'endormis
-enfin, dans l'espérance de voir ma Sophie le lendemain. Son image vint
-embellir mes songes; l'amour, propice à mes voeux, daigna prolonger un
-si doux sommeil. Il étoit tard quand je m'éveillai: je n'appris pas sans
-chagrin qu'on m'avoit laissé reposer, parce que mon père étoit sorti dès
-le matin et ne devoit rentrer que le soir. Je me désolois tout bas de ne
-pouvoir faire une visite à ma soeur, quand M. Duportail entra; il me fit
-mille amitiés, et me demanda si j'étois content de la capitale: je
-l'assurai que je ne craignois rien tant que de la quitter. Il me déclara
-que je n'aurois pas ce déplaisir; que mon père, jaloux de donner une
-éducation très soignée à l'unique héritier de son nom et de veiller de
-très près au bonheur d'une fille qu'il aimoit, avoit résolu de se fixer
-à Paris pendant quelques années, et que, pour y vivre d'une manière
-convenable à un homme de sa qualité, il alloit faire sa maison. Cette
-bonne nouvelle me causa une joie que je ne pus dissimuler; M. Duportail
-en modéra l'excès en m'apprenant qu'on avoit commencé par me choisir un
-honnête gouverneur et un fidèle domestique. A l'instant même on annonça
-M. Person.
-
-Je vis entrer un petit monsieur sec et blême, dont la mine justifioit
-pleinement la mauvaise humeur que m'avoit inspirée son titre. Il
-s'avança d'un air grave et composé, puis, d'un ton lent et mielleux, il
-commença: «Monsieur, votre figure...» Content du mot qu'il avoit dit, il
-s'arrêta, cherchant le mot qu'il alloit dire..., «votre figure répond de
-votre personne.» Je répliquai fort sèchement à ce doux compliment. Privé
-du bonheur de voir Sophie, je ne trouvois d'autres ressources que le
-plaisir de m'occuper d'elle, et monsieur l'abbé venoit m'enlever cette
-consolation! Je résolus de le pousser à bout; dès la première journée
-j'y réussis passablement.
-
-Le soir, mon père daigna me confirmer de sa propre bouche les
-arrangemens qu'il se proposoit; il me signifia, en même temps, que
-désormais je ne sortirois plus qu'avec mon gouverneur. C'étoit m'avertir
-de l'intérêt que j'avois à le ménager: ma situation devenoit critique,
-et mon amour, irrité par les obstacles, sembloit s'accroître avec ma
-gêne. J'avois fait d'assez bonnes études; mon gouverneur, présomptueux,
-s'étoit chargé du pénible emploi de les perfectionner; heureusement
-j'eus lieu de m'apercevoir, aux premières leçons, que le disciple valoit
-au moins l'instituteur. «Monsieur l'abbé, lui dis-je, vous êtes capable
-d'enseigner autant que je suis curieux d'apprendre. Pourquoi nous gêner
-mutuellement? Croyez-moi, laissons là des livres sur lesquels nous
-pâlirions gratis; allons voir ma soeur à son couvent, et, si Mlle Sophie
-de Pontis vient au parloir, vous verrez comme elle est jolie.» L'abbé
-voulut se fâcher; mais, profitant de l'avantage que j'avois sur lui:
-«Vous n'aimez pas l'exercice, à ce que je vois, lui répliquai-je: eh
-bien! restons ici; mais ce soir, je déclare à monsieur le baron
-l'extrême désir que je me sens d'avancer dans mes études, et
-l'insuffisance absolue de celui qui s'est chargé de m'éclairer dans mes
-travaux: si vous niez, je demande un examen que mon père lui-même nous
-fera subir.» L'abbé fut atterré de la force de mes derniers argumens. Il
-fit une grimace épouvantable, prit sa petite canne et son humble
-chapeau; nous volâmes au couvent.
-
-Adélaïde vint au parloir accompagnée seulement de sa gouvernante, qu'on
-appeloit Manon. Cette fille étoit un vieux domestique de ma mère, et
-nous avoit élevés; je la priai de nous laisser: elle m'obéit sans peine.
-Restoit le maudit petit gouverneur, qu'il n'étoit pas possible
-d'éloigner. Ma soeur se plaignit qu'on eût laissé passer plusieurs jours
-sans la venir voir; elle m'étonna en m'apprenant que le baron l'avoit
-négligée autant que moi; nous pensâmes qu'il falloit qu'il fût bien
-préoccupé de ses projets nouveaux pour avoir oublié sa chère fille.
-«Mais vous, Faublas, me dit Adélaïde, qui vous a retenu ces jours-ci?
-Boudez-vous votre soeur et sa bonne amie? vous seriez un ingrat: Mlle de
-Pontis est sortie; revenez nous voir demain, surtout prenez garde aux
-méprises, et Sophie tâchera de faire votre paix avec sa vieille
-gouvernante, qui ne vous a pas encore bien pardonné vos distractions.»
-Je dis à ma soeur qu'il falloit obtenir mon congé de monsieur l'abbé,
-que la rage du travail possédoit sans relâche. Adélaïde, croyant que je
-parlois sérieusement, adressa à mon grave instituteur les plus vives
-instances, que j'excitois par les miennes. Il soutint le persiflage plus
-paisiblement que je ne l'aurois cru; je remarquai même que, lorsque je
-parlai de revenir, il m'observa qu'il étoit encore de bonne heure: cette
-complaisance me réconcilia tout à fait avec lui.
-
-Mon père m'attendoit chez M. Duportail pour nous conduire dans un hôtel
-fort beau, qu'il venoit de louer faubourg Saint-Germain. Je fus mis le
-soir même en possession de l'appartement qu'il m'y avoit marqué. Je
-trouvai là Jasmin, ce domestique dont on m'avoit parlé. C'étoit un grand
-garçon de bonne mine, il me plut au premier coup d'oeil.
-
-«Boudez-vous votre soeur et sa bonne amie? vous seriez un ingrat»,
-m'avoit dit Adélaïde. Je me répétai cent fois ce reproche, et le
-commentai de cent manières différentes. Il avoit donc été question de
-moi, on m'avoit donc attendu, j'avois donc été désiré? Que la nuit me
-parut longue, que la matinée fut mortelle! quel tourment d'entendre
-sonner les heures, et de ne pouvoir hâter celle qui nous rapproche de
-l'objet aimé!
-
-Il arriva enfin le moment si désiré! je vis ma soeur, je vis Sophie, non
-moins belle et plus jolie que la première fois. Il y avoit dans sa
-simple parure je ne sais quoi de plus adroit et de plus séduisant. Dans
-cette seconde visite, mes yeux détaillèrent pour ainsi dire ses charmes,
-et plus d'une fois nos regards se rencontrèrent pendant cet examen si
-doux. J'admirai sa longue chevelure noire, qui contrastoit
-singulièrement avec sa peau fine, d'une blancheur éblouissante; sa
-taille élégante et légère, que j'aurois embrassée de mes dix doigts; les
-grâces enchanteresses répandues sur toute sa personne, son pied mignon,
-dont j'ignorois le favorable augure; et ses yeux surtout, ses beaux yeux
-qui sembloient me dire: «Ah! que nous aimerons l'heureux mortel qui
-saura nous plaire!»
-
-Je fis à Mlle de Pontis un compliment qui dut d'autant plus la flatter
-qu'il étoit aisé de s'apercevoir que je ne l'avois pas préparé. La
-conversation fut d'abord générale, la gouvernante de Sophie s'en mêla;
-je vis qu'on ménageoit la vieille, et qu'elle aimoit à causer; je
-trouvai charmans les sots contes qu'elle nous fit. Cependant Person
-s'entretenoit avec ma soeur, et moi, d'une voix basse et tremblante, je
-faisois à ma Sophie cent questions et cent complimens. La vieille
-continuoit de raconter ses belles histoires que nous n'écoutions plus.
-Elle s'aperçut enfin qu'en parlant beaucoup elle ne parloit à personne;
-elle se leva brusquement, et me dit: «Monsieur, vous me faites commencer
-une narration, et vous n'en écoutez pas la fin, cela est très
-malhonnête.» Sophie, en me quittant, me consola par un regard tendre.
-
-Nous entendîmes le bruit d'une voiture, c'étoit celle du baron; il
-entra, Adélaïde se plaignit de la rareté de ses visites; il allégua,
-d'un ton assez contraint, les embarras d'un établissement nouveau. Il
-causa quelques minutes d'un air préoccupé, et se leva ensuite
-brusquement avec quelques signes d'impatience; il retournoit à l'hôtel,
-il m'y ramena.
-
-Nous trouvâmes à la porte un équipage brillant. Le suisse dit au baron
-qu'_un gros monsieur noir_ l'attendoit depuis plus d'une heure, et
-qu'_une cholie tame_ venoit d'arriver à l'instant. Mon père parut aussi
-joyeux que surpris; il monta avec empressement: je voulus le suivre, il
-me pria d'entrer chez moi. Jasmin, à qui je demandai s'il connoissoit le
-_gros monsieur noir_ et la _cholie tame_, me répondit que non.
-
-Curieux de pénétrer le mystère et piqué de ce que c'en étoit un pour
-moi, je me mis en sentinelle à l'une des fenêtres de mon appartement,
-qui donnoit sur la rue. Je n'y restai pas longtemps sans voir sortir un
-gros homme vêtu de noir, qui parloit seul et paroissoit content. Un
-quart d'heure après je vis une jeune dame s'élancer légèrement dans sa
-voiture; le baron, beaucoup moins ingambe, voulut sauter aussi
-lestement, il pensa se rompre le col; je fus effrayé; mais les éclats de
-rire qui partoient de la voiture me rassurèrent pleinement. Je m'étonnai
-que mon père, naturellement colère, ne donnât aucun signe d'humeur; il
-monta paisiblement, mit la tête à la portière, me vit à ma croisée, et
-parut un peu confus. Je l'entendis ordonner aux domestiques de m'avertir
-qu'il sortoit pour affaire, et que je pouvois me dispenser de l'attendre
-à souper. Je fis part de ma curiosité à Jasmin, qui paroissoit mériter
-ma confiance; il questionna, sans affectation, les domestiques du baron.
-Je sus le même soir que mon père fréquentoit les spectacles et lisoit
-les papiers publics; il venoit de prendre une maîtresse à l'Opéra et un
-intendant dans les _Petites Affiches_! j'en conclus qu'il falloit que le
-baron fût bien riche pour se charger de ce double fardeau. Au reste,
-cette réflexion ne me toucha que foiblement. J'aimois, j'avois
-l'espérance de plaire; au printemps de la vie connoît-on d'autres biens?
-
-En peu de temps je rendis à ma soeur des visites fréquentes; Mlle de
-Pontis l'accompagnoit presque toujours au parloir. La vieille
-gouvernante ne se fâchoit plus parce que je la laissois finir ses
-histoires, et d'ailleurs Adélaïde avoit soin de lui faire de petits
-présens. M. Person n'étoit plus cet instituteur sévère, possédé, comme
-tant d'autres confrères, de la rage d'enseigner ce qu'il ignoroit.
-C'étoit, comme tant d'autres aussi, un petit pédant couleur de rose,
-toujours bien régulièrement coiffé, minutieux dans sa parure, relâché
-dans sa morale, développant avec les femmes une érudition profonde,
-affectant avec les hommes de n'effleurer que la superficie. Aussi doux
-et complaisant qu'il s'étoit d'abord montré intraitable et dur, il
-paroissoit n'avoir d'autres désirs que de prévenir les miens, et, quand
-je parlois d'aller au couvent, je le trouvois aussi empressé que moi.
-
-Cependant mon père, livré aux plaisirs bruyans de la capitale, recevoit
-beaucoup de monde chez lui. Je fus caressé du beau sexe; on me fit des
-agaceries que je ne compris pas. Certaine douairière surtout essaya sur
-moi le pouvoir de ses charmes flétris; on se donna des airs enfantins,
-on épuisa les minauderies fines: je n'entendis seulement pas ce que ce
-manège signifioit. D'ailleurs je ne voyois dans le monde entier que
-Sophie; l'amour innocent et pur m'enflammoit pour elle, et j'ignorois
-encore qu'il existoit un autre amour.
-
-Depuis plus de quatre mois je voyois Sophie presque tous les jours,
-l'habitude d'être ensemble étoit devenue pour nous un besoin. On sait
-que l'amour, quand il s'ignore lui-même ou quand il cherche à se
-déguiser, invente des noms caressans pour suppléer aux noms plus doux
-qu'il soupçonne et qu'il attend. Sophie m'appeloit son jeune cousin,
-j'appelois Sophie ma jolie cousine. La tendresse qui nous animoit
-brilloit dans nos moindres actions, nos regards l'exprimoient; ma bouche
-n'en avoit point encore hasardé l'aveu; et ma soeur ne devinoit pas ou
-gardoit le secret de sa bonne amie. Aveuglément livré aux premières
-impulsions de la nature, j'étois loin de soupçonner son but secret.
-Content de parler à Sophie, heureux de l'entendre et de baiser
-quelquefois sa jolie main, je désirois davantage; je n'aurois pu dire ce
-que je désirois. Le moment approchoit où l'une des plus charmantes
-femmes de la capitale alloit dissiper les ténèbres qui m'environnoient
-et m'initier aux plus doux mystères de Vénus.
-
- * * * * *
-
-
-
-
-Nous étions dans cette saison bruyante où règnent à la ville les
-plaisirs avec la folie; Momus avoit donné le signal de la danse, on
-touchoit aux jours gras. Le jeune comte de Rosambert, depuis trois mois
-compagnon de mes exercices, et que mon père combloit d'honnêtetés, me
-reprochoit depuis quelques jours la vie tranquille et retirée que je
-menois: devois-je, à mon âge, m'enterrer tout vivant dans la maison de
-mon père, et borner mes promenades à de sottes visites chez des
-béguines, pour y voir, qui? ma soeur! N'étoit-il pas temps de sortir de
-mon enfance, que l'on vouloit prolonger éternellement? et ne devois-je
-pas me hâter d'entrer dans le monde, où, avec ma figure et mon esprit,
-je ne pouvois manquer d'être favorablement accueilli? «Tenez,
-ajouta-t-il, je veux demain vous conduire à un bal charmant où je vais
-régulièrement quatre fois par semaine, vous y verrez bonne compagnie.»
-J'hésitois encore. «Il est sage comme une fille! poursuivit le comte; eh
-mais, craignez-vous que votre honneur ne coure quelque hasard?
-Habillez-vous en femme, sous des habits qu'on respecte il sera bien à
-couvert.» Je me mis à rire sans savoir pourquoi. «En vérité, reprit-il,
-cela vous iroit au mieux! Vous avez une figure douce et fine, un léger
-duvet couvre à peine vos joues; cela sera délicieux,... et puis...
-tenez, je veux tourmenter certaine personne... Chevalier, habillez-vous
-en femme, nous nous amuserons,... cela sera charmant!... vous verrez,
-vous verrez!»
-
-L'idée de ce travestissement me plut. Il me parut fort agréable d'aller
-voir Sophie sous les habits de son sexe. Le lendemain, un habile
-tailleur que le comte de Rosambert avoit fait avertir m'apporta un habit
-d'amazone complet, tel que le portent les dames angloises quand elles
-montent à cheval. Un élégant coiffeur me donna le coup de peigne
-moelleux, et posa sur ma tête virginale le petit chapeau de castor
-blanc. Je descendis chez mon père; dès qu'il m'aperçut, il vint à moi
-d'un air d'inquiétude, puis s'arrêtant tout d'un coup: «Bon! dit-il en
-riant, j'ai d'abord cru que c'étoit Adélaïde!» Je lui observai qu'il me
-flattoit beaucoup. «Non, je vous ai pris pour Adélaïde, et je cherchois
-déjà quel motif lui avoit fait quitter son couvent sans ma permission,
-pour venir ici dans cet étrange équipage. Au reste, gardez-vous d'être
-fier de ce petit avantage: une jolie figure est dans un homme le plus
-mince des mérites.» M. Duportail étoit là. «Vous vous moquez, Baron,
-s'écria-t-il; ne savez-vous pas...?» Mon père le regarda, il se tut.
-
-Ce fut mon père qui le premier témoigna le désir d'aller au couvent, il
-m'y conduisit. Adélaïde ne me reconnut qu'après quelques momens
-d'examen. Le baron, enchanté de l'extrême ressemblance qu'il y avoit
-entre ma soeur et moi, nous accabloit de caresses et nous embrassoit
-tour à tour. Cependant Adélaïde se repentoit d'être venue seule au
-parloir. «Que je suis fâchée, dit-elle, de n'avoir point amené ma bonne
-amie! comme nous aurions joui de sa surprise! Mon cher papa,
-permettez-vous que je l'aille chercher?» Le baron y consentit. En
-rentrant, Adélaïde dit à Sophie: «Ma bonne amie, embrassez ma soeur.»
-Sophie, interdite, m'examinoit, elle s'arrêta confondue. «Embrassez donc
-mademoiselle», dit la vieille gouvernante, trompée par la métamorphose.
-«Mademoiselle, embrassez donc ma fille», répéta le baron, que la scène
-amusoit. Sophie rougit et s'approcha en tremblant; mon coeur palpitoit.
-Je ne sais quel secret instinct nous conduisit, je ne sais avec quelle
-adresse nous dérobâmes notre bonheur aux témoins intéressés qui nous
-observoient; ils crurent que dans cette douce étreinte nos joues
-seulement s'étoient rencontrées,... mes lèvres avoient pressé les lèvres
-de Sophie!... Lecteurs sensibles qui vous êtes attendris quelquefois
-avec l'amante de Saint-Preux[4], jugez quel plaisir nous goûtâmes:...
-c'étoit aussi le premier baiser de l'amour.
-
- [4] Dans la _Nouvelle Héloïse_.
-
-A notre retour nous trouvâmes à l'hôtel M. de Rosambert qui m'attendoit.
-Le baron sut bientôt de quoi il s'agissoit, et me permit, plus aisément
-que je ne l'aurois cru, de passer la nuit entière au bal. Sa voiture
-nous y conduisit. «Je vais, me dit le comte, vous présenter à une jeune
-dame qui m'estime beaucoup; il y a deux grands mois que je lui ai juré
-une ardeur éternelle, et plus de six semaines que je la lui prouve.» Ce
-langage étoit pour moi tout à fait énigmatique; mais déjà je commençois
-à rougir de mon ignorance: je souris d'un air fin, pour faire croire à
-Rosambert que je le comprenois. «Comme je vais la tourmenter!
-continua-t-il; ayez l'air de m'aimer beaucoup, vous verrez quelle mine
-elle fera! Surtout ne vous avisez pas de lui dire que vous n'êtes pas
-fille... Oh! nous allons la désoler!»
-
-Dès que nous parûmes dans l'assemblée, tous les regards se fixèrent sur
-moi: j'en fus troublé, je sentis que je rougissois, je perdis toute
-contenance. Il me vint d'abord dans l'esprit que quelque partie de mon
-ajustement mal arrangée ou que mon maintien emprunté m'avoient trahi;
-mais bientôt, à l'empressement général des hommes, au mécontentement
-universel des femmes, je jugeai que j'étois bien déguisé. Celle-ci me
-jetoit un regard dédaigneux, celle-là m'examinoit d'un petit air
-boudeur; on agitoit les éventails, on se parloit tout bas, on sourioit
-malignement; je vis que je recevois l'accueil dont on honore, dans un
-cercle nombreux, une rivale trop jolie qu'on y voit pour la première
-fois.
-
-Une très belle femme entra, c'étoit la maîtresse du comte; il lui
-présenta sa parente, qui sortoit, disoit-il, du couvent. La dame (elle
-s'appeloit la marquise de B...) m'accueillit très obligeamment; je pris
-place auprès d'elle, et les jeunes gens firent un demi-cercle autour de
-nous. Le comte, bien aise d'exciter la jalousie de sa maîtresse,
-affectoit de me donner une préférence marquée. La marquise, apparemment
-piquée de sa coquetterie et bien résolue de l'en punir en lui
-dissimulant le dépit qu'elle en ressentoit, redoubla pour moi de
-politesse et d'amitié. «Mademoiselle, avez-vous du goût pour le couvent?
-me dit-elle.--Je l'aimerois bien, Madame, s'il s'y trouvoit beaucoup de
-personnes qui vous ressemblassent.» La marquise me témoigna par un
-sourire combien ce compliment la flattoit; elle me fit plusieurs autres
-questions, parut enchantée de mes réponses, m'accabla de ces petites
-caresses que les femmes se prodiguent entre elles, dit à Rosambert qu'il
-étoit trop heureux d'avoir une telle parente, et finit par me donner un
-baiser tendre que je lui rendis poliment. Ce n'étoit pas ce que
-Rosambert vouloit ni ce qu'il s'étoit promis. Désolé de la vivacité de
-la marquise, et plus encore de la bonne foi avec laquelle je recevois
-ses caresses, il se pencha à son oreille, et lui découvrit le secret de
-mon déguisement. «Bon! quelle apparence!» s'écria la marquise, après
-m'avoir considéré quelques momens. Le comte protesta qu'il avoit dit la
-vérité. Elle me fixa de nouveau. «Quelle folie! cela ne se peut pas.» Et
-le comte renouvela ses protestations. «Quelle idée! reprit la marquise
-en baissant la voix; savez-vous ce qu'il dit? il soutient que vous êtes
-un jeune homme déguisé!» Je répondis timidement, et bien bas, qu'il
-disoit la vérité. La marquise me lança un regard tendre, me serra
-doucement la main, et, feignant de m'avoir mal entendu: «Je le savois
-bien, dit-elle assez haut, cela n'avoit pas l'ombre de vraisemblance»;
-puis, s'adressant au comte: «Mais, Monsieur, à quoi cette plaisanterie
-ressemble-t-elle?--Quoi! reprit celui-ci très étonné, mademoiselle
-prétend...--Comment, si elle le prétend! mais voyez donc! un enfant si
-aimable! une aussi jolie personne!--Quoi! dit encore le comte...--Ho!
-Monsieur, finissez, reprit la marquise avec une humeur très marquée,
-vous me croyez folle ou vous êtes fou.»
-
-Je crus de bonne foi qu'elle ne m'avoit pas compris, je baissai la voix.
-«Je vous demande pardon, Madame, je me suis peut-être mal expliqué; je
-ne suis pas ce que je parois être, le comte vous a dit la vérité.--Je ne
-vous crois pas plus que lui», répondit-elle en affectant de parler
-encore plus bas que moi; elle me serra la main. «Je vous assure,
-Madame...--Taisez-vous, vous êtes une friponne, mais vous ne me ferez
-pas prendre le change plus que lui»; et elle m'embrassa de nouveau.
-Rosambert, qui ne nous avoit pas entendus, demeura stupéfait. La
-jeunesse qui nous environnoit paroissoit attendre avec autant de
-curiosité que d'impatience la fin et l'explication d'un dialogue aussi
-obscur pour elle; mais le comte, retenu par la crainte de déplaire à sa
-maîtresse en se couvrant lui-même de ridicule, se flattant d'ailleurs
-que je finirois bientôt le quiproquo, se mordoit les lèvres et n'osoit
-plus dire un seul mot. Heureusement la marquise vit entrer la comtesse
-de ***, son amie; je ne sais ce qu'elle lui dit à l'oreille, mais
-aussitôt la comtesse s'attacha à Rosambert et ne le quitta plus.
-
-Cependant le bal étoit commencé, je figurois dans une contredanse, le
-hasard voulut que la comtesse et Rosambert se trouvassent assis derrière
-la place que j'occupois. La jeune dame lui disoit: «Non, non, tout cela
-est inutile, je me suis emparée de vous pour toute la soirée, je ne vous
-cède à personne. Plus jalouse qu'un sultan, je ne vous laisse parler à
-qui que ce soit, vous ne danserez pas ou vous danserez avec moi, et, si
-vous pensez tout ce que vous me dites d'obligeant, je vous défends de
-dire un mot, un seul mot, à la marquise ni à votre jeune parente.--Ma
-jeune parente! interrompit le comte, si vous saviez...--Je ne veux rien
-savoir, je prétends seulement que vous restiez là. Hé! mais,
-ajouta-t-elle légèrement, j'ai peut-être des projets sur vous,
-allez-vous faire le cruel?» Je n'en entendis pas davantage, la
-contredanse finissoit. La marquise ne m'avoit pas perdu de vue un
-moment; je voulus me reposer, je trouvai une place auprès d'elle; nous
-commençâmes, reprîmes, quittâmes et reprîmes vingt fois une conversation
-fort animée, souvent interrompue par ses caresses, et dans laquelle je
-vis bien qu'il falloit lui laisser une erreur qui paroissoit lui plaire.
-
-Le comte ne cessoit de nous observer avec une inquiétude très marquée;
-la marquise ne paroissoit pas s'en apercevoir. «Mon intention, me
-dit-elle enfin, n'est pas de passer ici la nuit entière, et, si vous
-m'en croyez, vous ménagerez votre santé. Acceptez chez moi une collation
-légère; il est plus de minuit, M. le marquis ne tardera pas à me venir
-joindre; nous irons souper chez moi, ensuite je vous reconduirai
-moi-même chez vous. Au reste, ajouta-t-elle d'un air négligé, c'est un
-singulier homme que M. de B... Il lui prend de temps en temps des
-caprices de tendresse pour moi, il a des accès de jalousie fort
-ridicules, des airs d'attention dont je le dispenserois volontiers;
-quant à la fidélité qu'il me jure, je n'y crois pas plus que je ne m'en
-soucie, cependant je ne serois pas fâchée de la mettre à l'épreuve: il
-va vous voir, il vous trouvera charmante. Vous ne recommencerez pas
-alors ce petit conte de votre déguisement: c'est une jolie plaisanterie,
-mais nous l'avons épuisée; aussi, loin de la répéter devant M. de B...,
-vous voudrez bien, s'il ne vous répugne pas de m'obliger un peu, vous
-voudrez bien lui faire quelques avances.» Je demandai à la marquise ce
-que c'étoit que des avances. Elle rit de bon coeur de l'ingénuité de ma
-question, et puis, me regardant d'un air attendri: «Écoutez, me
-dit-elle, vous êtes femme, cela est clair, ainsi toutes les caresses que
-je vous ai faites ce soir ne sont que des amitiés; mais, si vous étiez
-effectivement un jeune homme déguisé, et que, le croyant, je vous eusse
-traité de la même manière, cela s'appelleroit des avances, et des
-avances très fortes.» Je lui promis de faire des avances au marquis.
-«Fort bien, souriez à ses propos, regardez-le d'un certain air; mais ne
-vous avisez pas de lui serrer la main comme je vous fais, et de
-l'embrasser comme je vous embrasse; cela ne seroit ni décent ni
-vraisemblable.»
-
-Nous en étions là quand le marquis arriva. Il me parut jeune encore; il
-étoit assez bien fait, mais d'une taille fort petite, et ses manières
-ressembloient à sa taille; sa figure avoit de la gaieté, mais de cette
-gaieté qui fait qu'on rit toujours aux dépens de celui qui l'inspire.
-«Voici Mlle Duportail, lui dit la marquise (je m'étois donné ce nom),
-c'est une jeune parente du comte, vous me remercierez de vous l'avoir
-fait connoître, elle veut bien venir souper avec nous.» Le marquis
-trouva que j'avois la _physionomie heureuse_, il me prodigua des éloges
-ridicules, je l'en remerciai par des complimens outrés. «Je suis très
-content, me dit-il d'un air pesant qu'il croyoit fin, que vous me
-fassiez l'honneur de souper chez moi, Mademoiselle; vous êtes jolie,
-très jolie, et ce que je vous dis là est certain, car je me connois en
-physionomie.» Je répondis par le plus agréable sourire. «Ma chère
-enfant, me disoit la marquise de l'autre côté, j'ai engagé votre parole,
-vous êtes trop polie pour me dédire; au reste, je vous débarrasserai du
-marquis dès qu'il vous ennuiera.» Elle me serra la main; le marquis la
-vit. «Ho! que je voudrois, dit-il, tenir une de ces petites mains-là
-dans les miennes!» Je lui lançai une oeillade meurtrière. «Partons,
-Mesdames, partons», s'écria-t-il d'un air léger et conquérant. Il sortit
-pour appeler ses gens.
-
-Le comte, qui l'entendit, vint à nous, quelques efforts que la comtesse
-eût faits pour le retenir. Il me dit d'un ton sérieusement ironique:
-«Monsieur se trouve sans doute fort bien sous ses habits galans, il ne
-compte pas apparemment désabuser la marquise?» Je répondis sur le même
-ton, mais en baissant la voix: «Mon cher parent, voudriez-vous sitôt
-détruire votre ouvrage?» Il s'adressa à la marquise: «Madame, je me
-crois en conscience obligé de vous avertir encore une fois que ce n'est
-point Mlle Duportail qui aura le bonheur de souper chez vous, mais bien
-le chevalier de Faublas, mon très jeune et très fidèle ami.--Et moi,
-Monsieur, lui répondit-on, je vous déclare que vous avez trop compté sur
-ma patience ou sur ma crédulité. Ayez la bonté de cesser cet impertinent
-badinage, ou décidez-vous à ne me revoir jamais.--Je me sens le courage
-de prendre l'un et l'autre parti, Madame; je serois désolé de troubler
-vos plaisirs par mes indiscrétions, ou de les gêner par mes
-importunités.»
-
-Le marquis rentroit au moment même; il frappa sur l'épaule de Rosambert,
-et, le retenant par le bras: «Quoi! tu ne soupes pas avec nous? tu nous
-laisses ta parente? Sais-tu qu'elle est jolie ta parente? sais-tu que sa
-physionomie promet?» Il baissa la voix: «Mais entre nous je crois la
-petite personne un peu... vive.--Ho! oui, très jolie et très vive,
-reprit le comte avec un sourire amer, elle ressemble à bien d'autres»;
-et puis, comme s'il eût pressenti le sort prochain de ce bon mari: «Je
-vous souhaite une bonne nuit, lui dit-il.--Quoi! penses-tu, reprit le
-marquis, que je garde ta parente pour... Écoute donc, si elle le vouloit
-bien!...--Je vous souhaite une bonne nuit», répéta le comte, et il
-sortit en éclatant de rire. La marquise soutint que M. de Rosambert
-devenoit fou, je trouvai qu'il étoit fort malhonnête. «Point du tout, me
-dit confidemment le marquis, il vous aime à la rage, il a vu que je vous
-faisois ma cour, il est jaloux.»
-
-En cinq minutes nous fûmes à l'hôtel du marquis; on servit aussitôt: je
-fus placé entre la marquise et son galant époux qui ne cessoit de me
-dire ce qu'il croyoit de très jolies choses. Trop occupé d'abord à
-satisfaire l'appétit tout à fait mâle que la danse m'avoit donné, je
-n'employai pour lui répondre que le langage des yeux. Dès que ma faim
-fut un peu calmée, j'applaudis sans ménagement à toutes les sottises
-qu'il lui plut de me débiter, et ses mauvais bons mots lui valurent
-mille complimens dont il fut enchanté. La marquise, qui m'avoit toujours
-considéré avec la plus grande attention, et dont les regards s'animoient
-visiblement, s'empara d'une de mes mains: curieux de voir jusqu'où
-s'étendroit le pouvoir de mes charmes trompeurs, j'abandonnai l'autre au
-marquis. Il la saisit avec un transport inexprimable. La marquise,
-plongée dans des réflexions profondes, sembloit méditer quelque projet
-important; je la voyois successivement rougir et trembler, et, sans dire
-un seul mot, elle pressoit légèrement ma main droite engagée dans les
-siennes. Ma main gauche étoit dans une prison moins douce; le marquis la
-serroit de manière à me faire crier. Charmé de sa bonne fortune, tout
-fier de son bonheur, tout étonné de l'adresse avec laquelle il trompoit
-sa femme en sa présence même, il poussoit de temps en temps de longs
-soupirs dont j'étois étourdi, et des éclats de rire dont le plafond
-retentissoit; ensuite, craignant de se trahir, cherchant à étouffer ce
-rire éclatant que la marquise auroit pu remarquer, peut-être aussi
-croyant me faire une gentillesse, il me mordoit les doigts.
-
-La belle marquise sortit enfin de sa rêverie pour me dire: «Mademoiselle
-Duportail, il est tard, vous deviez passer la nuit entière au bal, on ne
-vous attend pas chez vous avant huit ou neuf heures du matin, restez
-chez moi; j'offrirois à toute autre un appartement d'amie, vous pouvez
-disposer du mien; je dois, ajouta-t-elle d'un ton caressant, vous servir
-aujourd'hui de maman, je ne veux pas que ma fille ait une autre chambre
-que la mienne, je vais lui faire dresser un lit près du mien...--Et
-pourquoi donc faire dresser un lit? interrompit le marquis; on est fort
-bien deux dans le vôtre; quand je vais vous y trouver, moi, est-ce que
-je vous gêne? j'y dors tout d'un somme, et vous aussi.» Et, finissant,
-il me donna amoureusement par-dessous la table un grand coup de genou
-qui me froissa la peau: je répondis à cette galanterie sur-le-champ de
-la même manière, et si vigoureusement qu'il lui échappa un grand cri. La
-marquise se leva d'un air alarmé. «Ce n'est rien, lui dit-il, ma jambe a
-accroché la table.» J'étouffois de rire, la marquise n'y tint pas plus
-que moi, et son cher époux, sans savoir pourquoi, se mit à rire plus
-fort que nous deux.
-
-Quand notre excessive gaieté fut un peu modérée, la marquise me
-renouvela ses offres. «Acceptez la moitié du lit de madame, crioit le
-marquis, acceptez, je vous le dis, vous y serez bien, vous verrez que
-vous y serez bien. Je vais revenir tout à l'heure; mais acceptez.» Il
-nous quitta. «Madame, dis-je à la marquise, votre invitation m'honore
-autant qu'elle me flatte; mais est-ce à Mlle Duportail ou à M. de
-Faublas que vous la faites?--Encore cette mauvaise plaisanterie du
-comte, petite friponne! et c'est vous qui la répétez! Ne vous ai-je pas
-dit que je ne vous croyois pas?--Mais, Madame...--Paix, paix!
-reprit-elle en posant son doigt sur ma bouche; le marquis va rentrer,
-qu'il ne vous entende pas dire de pareilles folies. Cette charmante
-enfant! (elle m'embrassa tendrement) comme elle est timide et modeste!
-mais comme elle est maligne! Allons, petite espiègle, venez»: elle me
-tendit la main, nous passâmes dans son appartement.
-
-Il étoit question de me mettre au lit. Les femmes de la marquise
-voulurent me prêter leur ministère; je les priai, en tremblant, d'offrir
-à leur maîtresse leurs services, dont je saurois bien me passer. «Oui,
-dit la marquise attentive à tous mes mouvemens, ne la gênez pas, c'est
-un enfantillage de couvent; laissez-la faire.» Je passai promptement
-derrière les rideaux; mais je me trouvai dans un grand embarras quand il
-fallut me dépouiller de ces habits dont l'usage m'étoit si peu familier.
-Je cassois les cordons, j'arrachois les épingles; je me piquois d'un
-côté, je me déchirois de l'autre; plus je me hâtois, et moins j'allois
-vite. Une femme de chambre passa près de moi au moment où je venois
-d'ôter mon dernier jupon. Je tremblai qu'elle n'entr'ouvrît les rideaux;
-je me précipitai dans le lit, émerveillé de la singulière aventure qui
-m'avoit conduit là, mais ne soupçonnant pas encore qu'on pût avoir, en
-couchant deux, d'autre désir que de causer ensemble avant de s'endormir.
-La marquise ne tarda pas à me suivre; la voix de son mari se fit
-entendre: «Ces dames me permettront bien d'assister à leur coucher?
-Quoi! déjà au lit!» Il voulut m'embrasser, la marquise se fâcha
-sérieusement; il ferma lui-même les rideaux, et, nous rendant le souhait
-que lui avoit fait le comte, il nous cria de la porte: «Une bonne nuit!»
-
-Un silence profond régna quelques instans. «Dormez-vous déjà, belle
-enfant? me dit la marquise d'une voix altérée.--Ho! non, je ne dors
-pas!» Elle se précipita dans mes bras, et me pressa contre son sein.
-«Dieux! s'écria-t-elle avec une surprise bien naturellement jouée si
-elle étoit feinte, c'est un homme!» et puis, me repoussant avec
-promptitude: «Quoi! Monsieur, il est possible?...--Madame, je vous l'ai
-dit, répliquai-je en tremblant.--Vous me l'avez dit, Monsieur; mais cela
-étoit-il croyable? Il s'agissoit bien de dire! il ne falloit pas rester
-chez moi..., ou du moins il ne falloit pas empêcher qu'on vous dressât
-un autre lit...--Madame, ce n'est pas moi! c'est monsieur le
-marquis.--Mais, Monsieur, parlez donc plus bas... Monsieur, il ne
-falloit pas rester chez moi, il falloit vous en aller.--Hé bien, Madame,
-je m'en vais...» Elle me retient par le bras: «Vous vous en allez! où
-cela, Monsieur, et quoi faire? réveiller mes femmes, risquer un
-esclandre..., peut-être montrer à tous mes gens qu'un homme est entré
-dans mon lit; qu'on me manque à ce point?--Madame, je vous demande
-pardon, ne vous fâchez pas, je m'en vais me jeter dans un
-fauteuil.--Oui, dans un fauteuil! oui... sans doute, il le faut!... Mais
-voyez la belle ressource (en me retenant toujours par le bras). Fatigué
-comme il est! par le froid qu'il fait! s'enrhumer, détruire sa santé!...
-Vous mériteriez que je vous traitasse avec cette rigueur... Allons,
-restez là; mais promettez-moi d'être sage.--Pourvu que vous me
-pardonniez, Madame.--Non, je ne vous pardonne pas! mais j'ai plus
-d'attention pour vous que vous n'en avez pour moi. Voyez comme sa main
-est déjà froide!» et par pitié elle la posa sur son col d'ivoire. Guidé
-par la nature et par l'amour, cette heureuse main descendit un peu; je
-ne savois quelle agitation faisoit bouillonner mon sang. «Aucune femme
-éprouva-t-elle jamais l'embarras où il me met? reprit la marquise d'un
-ton plus doux.--Ah! pardonnez-moi donc, ma chère maman...--Oui, votre
-chère maman! vous avez bien des égards pour votre maman, petit libertin
-que vous êtes!» Ses bras, qui m'avoient repoussé d'abord, m'attiroient
-doucement. Bientôt nous nous trouvâmes si près l'un de l'autre que nos
-lèvres se rencontrèrent; j'eus la hardiesse d'imprimer sur les siennes
-un baiser brûlant. «Faublas, est-ce là ce que vous m'avez promis?» me
-dit-elle d'une voix presque éteinte. Sa main s'égara, un feu dévorant
-circuloit dans mes veines... «Ah! Madame, pardonnez-moi, je me
-meurs!--Ah! mon cher Faublas,... mon ami!...» Je restois sans mouvement.
-La marquise eut pitié de mon embarras qui ne pouvoit lui déplaire,...
-elle aida ma timide inexpérience... Je reçus, avec autant d'étonnement
-que de plaisir, une charmante leçon que je répétai plus d'une fois.
-
-Nous employâmes plusieurs heures dans ce doux exercice; je commençois à
-m'endormir sur le sein de ma belle maîtresse, quand j'entendis le bruit
-d'une porte qui s'ouvroit doucement: on entroit, on s'avançoit sur la
-pointe du pied; j'étois sans armes dans une maison que je ne connoissois
-point; je ne pus me défendre d'un mouvement d'effroi. La marquise, qui
-devina ce que c'étoit, me dit tout bas de prendre sa place et de lui
-céder la mienne; j'obéis promptement: à peine m'étois-je tapi sur le
-bord du lit qu'on entr'ouvrit les rideaux du côté que je venois de
-quitter. «Qui vient me réveiller ainsi?» dit la marquise. On hésita
-quelques instans, ensuite on s'expliqua sans lui répondre. «Et quelle
-est cette fantaisie? continua-t-elle. Quoi! Monsieur, vous choisissez
-aussi mal votre temps, sans attention pour moi, sans respect pour
-l'innocence d'une jeune personne qui, peut-être, ne dort pas, ou qui
-pourroit se réveiller? Vous n'êtes guère raisonnable, je vous prie de
-vous retirer.» Le marquis insistoit, en balbutiant à sa femme de
-comiques excuses. «Non, Monsieur, lui dit-elle, je ne le veux point,
-cela ne sera point, je vous assure que cela ne sera point, je vous
-supplie de vous retirer.» Elle se jeta hors du lit, le prit par le bras
-et le mit à la porte.
-
-Ma belle maîtresse revint à moi en riant. «Ne trouvez-vous pas mon
-procédé bien noble? me dit-elle; voyez ce que j'ai refusé à cause de
-vous.» Je sentis que je lui devois un dédommagement, je l'offris avec
-ardeur, on l'accepta avec reconnoissance; une femme de vingt-cinq ans
-est si complaisante quand elle aime! la nature a tant de ressources dans
-un novice de seize ans!
-
-Cependant tout est borné chez les foibles humains: je ne tardai pas à
-m'endormir profondément. Quand je me réveillai, le jour pénétroit dans
-l'appartement malgré les rideaux; je songeai à mon père... Hélas! je me
-souvins de ma Sophie! une larme s'échappa de mes yeux, la marquise s'en
-aperçut. Déjà capable de quelque dissimulation, j'attribuai au chagrin
-de la quitter la pénible agitation que j'éprouvois; elle m'embrassa
-tendrement. Je la vis si belle! l'occasion étoit si pressante!...
-Quelques heures de sommeil avoient ranimé mes forces,... l'ivresse du
-plaisir dissipa les remords de l'amour.
-
-Il fallut enfin songer à nous séparer. La marquise me servit de femme de
-chambre. Elle étoit si adroite que ma toilette eût été bientôt faite si
-nous avions pu sauver les distractions! Quand nous crûmes qu'il ne
-manquoit plus rien à mon ajustement, la marquise sonna ses femmes. Le
-marquis attendoit depuis plus d'une heure qu'il fît jour chez madame. Il
-me complimenta sur ma diligence. «Je suis sûr, me dit-il, que vous avez
-passé une excellente nuit»; et, sans me donner le temps de répondre:
-«Elle paroît fatiguée pourtant! elle a les yeux battus! Voilà ce que
-c'est que cette danse! on s'en donne par-dessus les yeux, et le
-lendemain on n'en peut plus! je le dis tous les jours à la marquise qui
-n'en tient compte: allons, il faut réparer les forces de cette charmante
-enfant, après cela nous la reconduirons chez elle.»
-
-Ce _nous la reconduirons_ étoit très propre à m'inquiéter. Je témoignai
-au marquis qu'il suffiroit que la marquise prît cette peine; il insista.
-La marquise se joignit à moi pour lui faire perdre cette idée; il nous
-répondit que M. Duportail ne pouvoit trouver mauvais qu'il lui ramenât
-sa fille, puisque la marquise seroit avec nous, et qu'il étoit curieux
-de connoître l'heureux père d'une aussi aimable enfant. Quelques efforts
-que nous fissions, nous ne pûmes l'empêcher de nous accompagner.
-
-Je commençois à craindre que cette aventure, qui avoit eu de si heureux
-commencemens, ne finît fort mal. Je ne vis rien de mieux à faire que de
-donner au cocher du marquis la véritable adresse de M. Duportail. «Chez
-M. Duportail, près de l'Arsenal», lui dis-je. La marquise sentoit mon
-embarras et le partageoit; aucun expédient ne s'étoit encore présenté à
-mon esprit, quand nous arrivâmes à la porte de mon prétendu père.
-
-Il étoit chez lui; on lui dit que le marquis et la marquise de B... lui
-ramenoient sa fille. «Ma fille! s'écria-t-il avec la plus vive
-agitation; ma fille!» Il accourut vers nous. Sans lui donner le temps de
-dire un seul mot, je me jetai à son col. «Oui! lui dis-je, vous êtes
-veuf, et vous avez une fille.--Parlez plus bas encore, reprit-il avec
-vivacité, parlez plus bas, qui vous l'a dit?--Eh! mon Dieu! ne
-m'entendez-vous pas? C'est moi qui suis votre fille. Gardez-vous de dire
-non devant le marquis.» M. Duportail, plus tranquille, mais non moins
-étonné, sembloit attendre qu'on s'expliquât. «Monsieur, lui dit la
-marquise, Mlle Duportail a passé une partie de la nuit au bal, et
-l'autre partie chez moi.--Êtes-vous fâché, Monsieur, lui dit le marquis
-qui remarquoit son étonnement, que mademoiselle ait passé une partie de
-la nuit chez moi? Vous auriez tort, car elle a couché dans l'appartement
-de madame, dans son lit même, avec elle, on ne pouvoit la mettre mieux.
-Êtes-vous fâché que je l'aie accompagnée jusqu'ici? J'avoue que ces
-dames ne le vouloient pas, c'est moi...--Je suis très sensible, répondit
-enfin M. Duportail, tout à fait revenu de sa première surprise, et
-d'ailleurs bien instruit par les discours du marquis; je suis très
-sensible aux bontés que vous avez eues pour ma fille; mais je dois vous
-déclarer devant elle (il me regarda, je tremblois) que je suis fort
-étonné qu'elle ait été au bal déguisée de cette façon-là.--Comment!
-déguisée, Monsieur! interrompit la marquise.--Oui, Madame, un habit
-d'amazone; cela convient-il à ma fille? ou du moins ne devoit-elle pas
-me demander mon avis ou ma permission?»
-
-Ravi de l'ingénieuse tournure que mon nouveau père avoit prise,
-j'affectai de paroître humilié. «Ah! je croyois que le papa le savoit,
-dit le marquis; Monsieur, il faut pardonner cette petite faute.
-Mademoiselle votre fille a la physionomie la plus heureuse; je vous le
-dis, et je m'y connois! Mademoiselle votre fille..., c'est une charmante
-personne, elle a enchanté tout le monde, ma femme surtout; oh! tenez, ma
-femme en est folle.--Il est vrai, Monsieur, dit la marquise avec un
-sang-froid admirable, que mademoiselle m'a inspiré toute l'amitié
-qu'elle mérite.» Je me croyois sauvé, lorsque mon véritable père, le
-baron de Faublas, qui ne se faisoit jamais annoncer chez son ami, entra
-tout à coup. «Ah! ah! dit-il en m'apercevant...» M. Duportail courut à
-lui les bras ouverts: «Mon cher Faublas, vous voyez ma fille, que M. le
-marquis et Mme la marquise de B... me ramènent.--Votre fille?
-interrompit mon père.--Hé! oui, ma fille! vous ne la reconnoissez pas
-sous cet habit ridicule? Mademoiselle, ajouta-t-il avec colère, passez
-dans votre appartement, et que personne ne vous surprenne plus dans cet
-équipage indécent.»
-
-Je fis, sans dire mot, une révérence à M. de B..., qui paroissoit me
-plaindre, et une à la marquise, qui me voyoit à peine: car, au nom de
-mon père, elle avoit été si troublée que je craignois qu'elle ne se
-trouvât mal. Je me retirai dans la pièce voisine, et je prêtai
-l'oreille. «Votre fille? répéta encore le baron.--Eh! oui, ma fille! qui
-s'est avisée d'aller au bal avec les habits que vous lui avez vus.
-Monsieur le marquis vous dira le reste.» Et effectivement, monsieur le
-marquis répéta à mon père tout ce qu'il avoit dit à M. Duportail; il lui
-affirma que j'avois couché dans l'appartement de sa femme, dans son lit
-même, avec elle. «Elle est fort heureuse, dit mon père en regardant la
-marquise... Fort heureuse, répéta-t-il, qu'une si grande imprudence
-n'ait pas eu des suites fâcheuses.--Eh! quelle si grande imprudence a
-donc commise cette chère enfant? répliqua la marquise, que j'avois vue
-déconcertée, mais dont les forces s'étoient ranimées promptement. Quoi!
-parce qu'elle a pris un habit d'amazone?--Sans doute, interrompit le
-marquis, ce n'est qu'une vétille; et vous, Monsieur (en s'adressant à
-mon père d'un ton fâché), permettez-moi de vous dire qu'au lieu de vous
-permettre sur le compte de la jeune personne des réflexions qui peuvent
-lui nuire, vous feriez bien mieux de vous joindre à nous pour obtenir
-que son père lui pardonne.--Madame, dit M. Duportail à la marquise, je
-le lui pardonne à cause de vous (en s'adressant au marquis), mais à
-condition qu'elle n'y retournera plus.--En habit d'amazone soit,
-répondit celui-ci, mais j'espère que vous nous la renverrez avec ses
-habits ordinaires; nous serions trop privés de ne plus voir cette
-charmante enfant.--Assurément, dit la marquise en se levant, et, si
-monsieur son père veut nous rendre un véritable service, il
-l'accompagnera.»
-
-M. Duportail reconduisit la marquise jusqu'à sa voiture, en lui
-prodiguant les remercîmens qu'il étoit présumé lui devoir.
-
-Leur départ me soulagea d'un pesant fardeau. «Voilà une bien singulière
-aventure! dit M. Duportail en rentrant.--Très singulière, répondit mon
-père; la marquise est une fort belle femme, le petit drôle est bien
-heureux.--Savez-vous, répliqua son ami, qu'il a presque pénétré mon
-secret? Quand on m'a annoncé ma fille, j'ai cru que ma fille m'étoit
-rendue, et quelques mots échappés m'ont trahi.--Eh bien! il y a un
-remède à cela; Faublas est plus raisonnable qu'on ne l'est ordinairement
-à son âge; pour qu'il fût prodigieusement avancé, il ne lui manquoit que
-quelques lumières qu'il a sans doute acquises cette nuit: il a l'âme
-noble et le coeur excellent; un secret qu'on devine ne nous lie pas,
-comme vous savez; mais un honnête homme se croiroit déshonoré s'il
-trahissoit celui qu'un ami lui a confié; apprenez le vôtre à mon fils;
-point de demi-confidence, je vous réponds de sa discrétion.--Mais des
-secrets de cette importance!... il est si jeune!...--Si jeune! mon ami,
-un gentilhomme l'est-il jamais, quand il s'agit de l'honneur? Mon fils,
-déjà dans son adolescence, ignoreroit un des devoirs les plus sacrés de
-l'homme qui pense! un enfant que j'ai élevé auroit besoin de
-l'expérience de son père pour ne pas faire une bassesse!...--Mon ami, je
-me rends.--Mon cher Duportail, croyez que vous ne vous en repentirez
-jamais. J'espère d'ailleurs que cette confidence, devenue presque
-nécessaire, ne sera pas tout à fait inutile. Vous savez que j'ai fait
-quelques sacrifices pour donner à mon fils une éducation convenable à sa
-naissance et proportionnée aux espérances qu'il me fait concevoir: qu'il
-reste encore un an dans cette capitale pour s'y perfectionner dans ses
-exercices, cela suffit, je crois; ensuite il voyagera, et je ne serois
-pas fâché qu'il s'arrêtât quelques mois en Pologne.--Baron, interrompit
-M. Duportail, le détour dont votre amitié se sert est aussi ingénieux
-que délicat; je sens toute l'honnêteté de votre proposition, qui m'est
-très agréable, je vous l'avoue.--Ainsi, reprit le baron, vous voudriez
-bien donner à Faublas une lettre pour le bon serviteur qui vous reste
-dans ce pays-là; Boleslas et mon fils feront de nouvelles recherches.
-Mon cher Lovzinski, ne désespérez pas encore de votre fortune; si votre
-fille existe, il n'est pas impossible qu'elle vous soit rendue. Si le
-roi de Pologne...» Mon père parla plus bas, et tira son ami à l'autre
-bout de l'appartement: ils y causèrent plus d'une demi-heure, après
-quoi, tous deux s'étant rapprochés de la porte contre laquelle j'étois
-placé, j'entendis le baron qui disoit: «Je ne veux pas lui demander les
-détails de son aventure; probablement ils sont assez plaisans: je ne les
-entendrois pas avec l'air de sévérité qui conviendroit; sans doute il
-vous contera de point en point son histoire, vous m'en ferez part: au
-reste, je crois que nous venons de voir un sot mari.--Il n'est pas le
-seul, mon ami, répondit M. Duportail.--On le sait bien, répliqua le
-baron; mais il n'en faut rien dire.»
-
-Je les entendis s'approcher de ma porte, j'allai me jeter dans un
-fauteuil. Le baron me dit en entrant: «Ma voiture est là, faites-vous
-reconduire à l'hôtel, allez vous reposer, et désormais je vous défends
-de sortir avec cet habit.--Mon ami, me dit M. Duportail, qui me suivit
-jusqu'à la porte, un de ces jours nous dînerons ensemble tête-à-tête;
-vous savez une partie de mon secret, je vous apprendrai le reste; mais
-surtout de la discrétion. Songez, d'ailleurs, que je vous ai rendu
-service.» Je l'assurai que je ne l'oublierois pas et qu'il pouvoit être
-tranquille. Dès que je fus rentré chez moi, je me mis au lit et
-m'endormis profondément.
-
-Il étoit fort tard quand je me réveillai: M. Person et moi nous fûmes au
-couvent. Avec quelle douce émotion je revis ma Sophie! Sa contenance
-modeste, son innocence ingénue, l'accueil timide et caressant qu'elle me
-fit, un petit air d'embarras que lui donnoit encore le souvenir du
-baiser de la veille, tout en elle inspiroit l'amour, mais l'amour tendre
-et respectueux. Cependant l'image des charmes de la marquise me
-poursuivoit jusqu'au parloir; mais que d'avantages précieux sa jeune
-rivale avoit sur elle! Il est vrai que les plaisirs de la nuit dernière
-se représentoient vivement à mon imagination échauffée; mais combien je
-leur préférois ce moment délicieux où j'avois trouvé, sur les lèvres de
-Sophie, une âme nouvelle! La marquise régnoit sur mes sens étonnés; mon
-coeur adoroit Sophie.
-
-Le lendemain, je me souvins que la marquise m'attendoit chez elle; je me
-souvins aussi que le baron m'avoit dit: «Je vous défends de sortir avec
-cet habit.» D'ailleurs, comment me présenter chez la marquise sans être
-au moins accompagné d'une femme de chambre? Il ne falloit pas songer au
-comte, qui sans doute n'étoit pas tenté de m'y conduire; et le marquis
-ne trouveroit-il pas singulier qu'une jeune personne sortît toute seule?
-Impatient de revoir ma belle maîtresse, mais retenu par la crainte de
-déplaire à mon père, je ne savois à quoi me résoudre. Jasmin vint me
-dire qu'une femme d'un certain âge, envoyée par Mlle Justine, demandoit
-à me parler. «Je ne sais quelle est cette demoiselle Justine; mais
-faites entrer.--Mlle Justine m'a chargée de vous présenter ses respects,
-me dit la femme, et de vous remettre ce paquet et cette lettre.» Avant
-d'ouvrir le paquet, je pris la lettre, dont l'adresse étoit simplement:
-_A Mademoiselle Duportail._ J'ouvris avec empressement, et je lus:
-
- _Donnez-moi de vos nouvelles, ma chère enfant; avez-vous passé une
- bonne nuit? Vous aviez besoin de repos; je crains fort que les
- fatigues du bal et la scène désagréable que monsieur votre père vous a
- faite n'aient altéré votre santé. Je suis désolée que vous ayez été
- grondée à cause de moi; croyez que cette scène trop longue m'a fait
- souffrir autant que vous. Monsieur le marquis parle de retourner au
- bal ce soir, je ne m'y sens pas disposée, et je crois que vous n'en
- avez pas plus d'envie que moi. Cependant, comme il faut qu'une maman
- ait de la complaisance pour sa fille, surtout quand elle en a une
- aussi aimable que vous, nous irons au bal si vous le voulez. Je n'ai
- point oublié que l'habit d'amazone vous est interdit, et j'ai pensé
- que peut-être vous n'aviez point d'autre habit de bal, parce que ce
- n'est point un meuble de couvent, c'est pour cela que je vous envoie
- l'un des miens: nous sommes à peu près de la même taille, je crois
- qu'il vous ira bien._
-
- _Justine m'a dit que vous aviez besoin d'une femme de chambre, celle
- qui vous remettra ma lettre est sage, _intelligente et adroite_: vous
- pouvez la prendre à votre service, et lui donner _toute votre
- confiance_, je vous réponds d'elle._
-
- _Je ne vous invite point à dîner avec moi, je sais que M. Duportail
- dîne rarement sans sa fille; mais, si vous aimez votre chère maman
- autant qu'elle vous aime, vous viendrez dans la soirée, le plus tôt
- que vous pourrez. Monsieur le marquis ne dîne point chez lui; venez de
- bonne heure, mon enfant, je serai seule toute l'après-dînée, vous me
- ferez compagnie. Croyez que personne ne vous aime autant que votre
- chère maman._
-
- LA MARQUISE DE B...
-
- P. S. _Je n'ai point la force de vous mander toutes les folies que le
- marquis veut que je vous écrive de sa part. Au reste, grondez-le bien
- quand vous le verrez, il vouloit ce matin envoyer en son nom chez M.
- Duportail. J'ai eu toutes les peines du monde à lui faire comprendre
- que cela n'étoit pas raisonnable, et qu'il étoit plus décent que ce
- fût moi qui vous écrivisse._
-
-Je fus enchanté de cette lettre. «Monsieur, me dit la femme intelligente
-qui me l'apportoit, Justine est la femme de chambre de madame la
-marquise de B..., et, si mademoiselle le veut bien, je serai la sienne
-aujourd'hui et demain. Au reste, monsieur ou mademoiselle peut également
-se fier à moi; quand Mlle Justine et Mme Dutour se mêlent d'une
-intrigue, elles ne la gâtent pas; c'est pour cela qu'on m'a
-choisie.--Fort bien, lui dis-je, Madame Dutour, je vois que vous êtes
-instruite, vous m'accompagnerez tantôt chez la marquise.» J'offris à ma
-duègne un double louis qu'elle accepta. «Ce n'est pas qu'on ne m'ait
-déjà bien payée, me dit-elle; mais monsieur doit savoir que les gens de
-ma profession reçoivent toujours des deux côtés.»
-
-Dès que le baron eut dîné, il partit pour l'Opéra, suivant sa coutume.
-Mon coiffeur étoit averti: un panache blanc fut mis à la place du petit
-chapeau. Mme Dutour me revêtit parfaitement du charmant habit de bal que
-Mme de B... m'envoyoit, et qui m'alloit merveilleusement bien; ma
-ressemblance avec Adélaïde devenoit plus frappante; mon gouverneur ému
-redoubloit pour moi d'attentions et de soins. Je pris des gants, un
-éventail, un gros bouquet; je volai au rendez-vous que la marquise
-m'avoit donné.
-
-Je la trouvai dans son boudoir, mollement couchée sur une ottomane: un
-déshabillé galant paroit ses charmes au lieu de les cacher. Elle se leva
-dès qu'elle m'aperçut. «Qu'elle est jolie dans cet équipage, Mlle
-Duportail! que cette robe lui sied bien!» et, dès que la porte se fut
-fermée: «Que vous êtes charmant, mon cher Faublas! que votre exactitude
-me flatte! Mon coeur me disoit bien que vous trouveriez le moyen de me
-venir joindre ici malgré vos deux pères.» Je ne lui répondis que par mes
-vives caresses; et, la forçant de reprendre l'attitude qu'elle avoit
-quittée pour me recevoir, je lui prouvois déjà que ses leçons n'étoient
-pas oubliées, lorsque nous entendîmes du bruit dans la pièce voisine.
-Tremblant d'être surpris dans une situation qui n'étoit pas équivoque,
-je me relevai brusquement, et, grâce à mes habits très commodes, je
-n'eus besoin que de changer de posture pour que mon désordre fût réparé.
-La marquise, sans paroître troublée, ne rétablit que ce qui pressoit le
-plus: tout cela fut l'affaire d'un moment. La porte s'ouvrit; c'étoit le
-marquis. «Je comprenois bien, lui dit-elle, Monsieur, qu'il n'y avoit
-que vous qui puissiez entrer ainsi chez moi sans vous faire annoncer;
-mais je croyois qu'au moins vous frapperiez à cette porte avant de
-l'ouvrir: cette chère enfant avoit des inquiétudes secrètes à confier à
-sa maman; un moment plus tôt vous la surpreniez!... On n'entre pas ainsi
-chez des femmes!--Bon! reprit le marquis, je la surprenois! Eh bien! je
-ne l'ai point surprise, ainsi il n'y a pas tant de mal à tout cela;
-d'ailleurs, je suis bien sûr que cette chère enfant me le pardonne: elle
-est plus indulgente que vous; mais convenez que son père a bien raison
-de ne pas vouloir qu'elle porte cet habit d'amazone, elle est à croquer
-comme la voilà!»
-
-Il reprit avec moi ce mauvais ton de galanterie qui nous avoit déjà tant
-amusés; il trouva que j'étois parfaitement bien remise, que j'avois les
-yeux brillans, le teint fort animé, et même quelque chose
-d'extraordinaire et d'un très bon augure dans la _physionomie_. Ensuite
-il nous dit: «Belles dames, vous allez au bal aujourd'hui?» La marquise
-répondit que non. «Vous vous moquez de moi, je suis revenu tout exprès
-pour vous y conduire.--Je vous assure que je n'irai pas.--Hé! pourquoi
-donc? ce matin vous disiez...--Je disois que j'y pourrois aller par
-complaisance pour Mlle Duportail; mais elle ne s'en soucie pas; elle
-craint de retrouver là le comte de Rosambert, qui s'est fort mal
-comporté la dernière fois.» J'interrompis la marquise. «Certainement son
-procédé avec moi est assez malhonnête pour que désormais je craigne de
-le rencontrer autant que je me plaisois autrefois à me trouver avec
-lui.--Vous avez raison, me dit le marquis: le comte est un de ces petits
-merveilleux qui croient qu'une femme n'a des yeux que pour eux; il est
-bon que ces messieurs apprennent quelquefois qu'il y a dans le monde des
-gens qui les valent bien...» Je compris son idée, et, pour justifier ses
-propos, je lui lançai à la dérobée un coup d'oeil expressif... «Et qui
-valent peut-être mieux», ajouta-t-il aussitôt en renforçant sa voix, en
-s'élevant sur la pointe du pied, et en prenant son élan pour faire une
-lourde pirouette qu'il acheva très malheureusement. Sa tête alla frapper
-contre la boiserie trop dure, qui ne lui épargna une chute pesante qu'en
-lui faisant au front une large meurtrissure. Honteux de son malheur,
-mais voulant le dissimuler, il parut insensible à la douleur qu'il
-ressentoit. «Charmante enfant, me dit-il avec plus de sang-froid, mais
-en faisant de temps en temps de laides grimaces qui le trahissoient,
-vous avez raison d'éviter le comte; mais n'ayez pas peur de le
-rencontrer ce soir. Il y a bal masqué: la marquise a justement deux
-dominos; elle vous en prêtera un, elle prendra l'autre; nous irons au
-bal, vous reviendrez souper avec nous; et, si vous n'avez pas été trop
-mal couchée avant-hier...--Ho! oui, cela sera charmant! m'écriai-je avec
-plus de vivacité que de prudence; allons au bal.--Avec mes dominos que
-le comte connoît? interrompit la marquise plus réfléchie que moi.--Eh!
-oui, Madame, avec vos dominos. Il faut donner à cette enfant le plaisir
-du bal masqué, elle n'a jamais vu cela; le comte ne vous reconnoîtra
-pas, il n'y sera peut-être pas même.» La marquise paroissoit incertaine;
-je la voyois balancer entre le désir de me garder encore la nuit
-prochaine et la crainte d'aller, en présence du marquis, s'offrir aux
-sarcasmes du comte. «Pour moi, reprit d'un ton mystérieux le commode
-mari, je vous y conduirai bien; mais j'ai quelques affaires, je ne
-pourrai pas rester avec vous; je vous laisserai là, pour revenir à
-minuit vous chercher.» Cette raison du marquis, plus que toutes ses
-instances, détermina la marquise; elle refusa quelque temps encore, mais
-d'un ton qui m'annonçoit assez qu'il falloit la presser et qu'elle
-alloit consentir.
-
-Cependant la contusion que le marquis s'étoit faite devenoit plus
-apparente, et sa bosse grossissoit à vue d'oeil. Je lui demandai d'un
-air étonné ce qu'il avoit au front; il y porta la main. «Ce n'est rien,
-me dit-il avec un rire forcé; quand on est marié, on est exposé à ces
-accidens-là.» Je me souvins du supplice qu'il m'avoit fait éprouver
-quand ma main étoit dans les siennes, et, résolu de me venger, je tirai
-de ma bourse une pièce de monnoie, je la lui appliquai sur le front, et
-me voilà serrant de toutes mes forces pour aplatir la bosse. Le patient
-pressoit ses flancs de ses poings fermés, grinçoit des dents, souffloit
-douloureusement et faisoit d'horribles contorsions. «Elle a, dit-il avec
-peine, elle a de la vigueur dans le poignet.» Je redoublai d'efforts; il
-fit enfin un cri terrible, et, m'échappant avec violence, il seroit
-tombé à la renverse, si je ne l'avois promptement retenu. «Ah! la petite
-diablesse! elle m'a presque ouvert le crâne.--La petite espiègle l'a
-fait exprès, dit la marquise, qui se contraignoit beaucoup pour ne pas
-rire.--Vous croyez qu'elle l'a fait exprès? Hé bien, je vais l'embrasser
-pour la punir.--Pour me punir, soit.» Je présentai la joue de bonne
-grâce; il se crut le plus heureux des hommes: si j'avois voulu
-l'écouter, je n'aurois cessé de mettre, au même prix, son courage à
-l'épreuve.
-
-«Finissons ces folies, dit la marquise en affectant un peu d'humeur, et
-pensons à ce bal, puisqu'il y faut aller.--Ho! madame se fâche! répondit
-le marquis; soyons sages, me dit-il tout bas, il y a un peu de
-jalousie.» Il nous regarda d'un air de satisfaction. «Vous vous aimez
-bien toutes les deux, poursuivit-il; mais si vous alliez vous brouiller
-un jour à cause de moi!... cela seroit bien singulier!...--Allons-nous
-au bal, ou n'y allons-nous pas?» interrompit la marquise. Elle se mit à
-sa toilette: on lui apporta ses dominos, qu'elle ne voulut point mettre;
-elle en envoya chercher deux autres dont nous nous affublâmes gaiement.
-«Vous connoissez le mien, dit le marquis, je le prendrai pour vous aller
-chercher; je ne crains pas d'être reconnu, moi!» Il nous conduisit au
-bal, et nous promit de revenir à minuit précis.
-
-Dès que nous parûmes à la porte de la salle, la foule des masques nous
-environna: on nous examina curieusement, on nous fit danser; mes yeux
-furent d'abord agréablement flattés de la nouveauté du spectacle. Les
-habits élégans, les riches parures, la singularité des costumes
-grotesques, la laideur même des travestissemens baroques, la bizarre
-représentation de tous ces visages cartonnés et peints, le mélange des
-couleurs, le murmure de cent voix confondues, la multitude des objets,
-leur mouvement perpétuel, qui varioit sans cesse le tableau en
-l'animant, tout se réunit pour surprendre mon attention bientôt lassée.
-Quelques nouveaux masques étant entrés, la contredanse fut interrompue,
-et la marquise, profitant du moment, se mêla dans la foule; je la suivis
-en silence, curieux d'examiner la scène en détail. Je ne tardai pas à
-m'apercevoir que chacun des acteurs s'occupoit beaucoup à ne rien faire,
-et bavardoit prodigieusement sans rien dire. On se cherchoit avec
-empressement, on s'observoit avec inquiétude, on se joignoit avec
-familiarité, on se quittoit sans savoir pourquoi; l'instant d'après on
-se reprenoit de même en ricanant. L'un vous étourdissoit du bruyant
-éclat de sa voix glapissante; l'autre, d'un ton nasillard, bredouilloit
-cent platitudes qu'à peine il comprenoit lui-même; celui-ci balbutioit
-un bon mot grossier qu'il accompagnoit de gestes ridicules; celui-là
-faisoit une question sotte, à laquelle on répondoit par une plus sotte
-plaisanterie. Je vis pourtant des gens cruellement tourmentés, qui
-certainement auroient acheté bien chèrement l'avantage d'échapper aux
-propos malins, aux regards persécuteurs. J'en vis d'autres bien ennuyés,
-dont apparemment l'objet principal avoit été de passer la nuit au bal,
-de quelque manière que ce fût, et qui n'y restoient sans doute que pour
-se ménager la petite consolation d'assurer le lendemain qu'ils s'étoient
-beaucoup amusés la veille. «Voilà donc ce que c'est qu'un bal masqué!
-dis-je à la marquise; ce n'est donc que cela? Je ne suis pas étonné
-qu'ici de braves gens puissent être bafoués par des faquins, et des gens
-d'esprit mystifiés par des sots; je ne resterois sûrement pas, si je
-n'étois point avec vous.--Taisez-vous, me répondit-elle, nous sommes
-suivis, et peut-être reconnus; ne voyez-vous pas le masque qui s'attache
-à nos pas? Je crains bien que ce ne soit le comte; sortons de la foule
-et ne vous étonnez pas.»
-
-C'étoit en effet M. de Rosambert; nous n'eûmes pas de peine à le
-reconnoître: car, ne prenant pas même celle de déguiser sa voix, il eut
-seulement l'attention de parler assez bas pour qu'il n'y eût que la
-marquise et moi qui pussions l'entendre. «Comment se portent madame la
-marquise et sa belle amie?» nous demanda-t-il avec un intérêt affecté.
-Je n'osois répondre. La marquise, sentant qu'il seroit inutile d'essayer
-de lui faire croire qu'il se trompoit, aima mieux soutenir une
-conversation délicate, qu'elle auroit peut-être heureusement terminée
-par son adresse, si le comte eût été moins instruit. «Quoi! c'est vous,
-Monsieur le comte? Vous m'avez reconnue? Cela m'étonne! je croyois que
-vous aviez juré de ne plus me voir et de ne me parler jamais.--Il est
-vrai que je vous l'avois promis, Madame, et je sais combien cette
-assurance que je vous ai donnée vous a mise à votre aise.--Je ne vous
-entends pas, et vous m'entendez mal; si je ne voulois pas vous voir, qui
-me forceroit à vous parler? pourquoi serois-je venue ici chercher votre
-rencontre?--Chercher ma rencontre, Madame! quoique l'aveu soit très
-flatteur, je conviens que j'aurois eu peut-être la sottise de le croire
-sincère, si cette chère enfant que voilà...--Monsieur, interrompit la
-marquise, n'avez-vous pas amené la comtesse?... Elle est très aimable,
-la comtesse!... qu'en dites-vous?--Je dis, Madame, qu'elle est surtout
-très officieuse!...» La marquise l'interrompit encore en jouant le
-dépit. «Elle est très aimable, la comtesse!... Monsieur, vous auriez dû
-l'amener...--Oui, Madame, et vous lui auriez apparemment encore confié
-l'honnête emploi qu'elle a si généreusement accepté, si complaisamment
-rempli?--Quoi! c'est peut-être moi qui l'ai chargée de vous occuper
-toute la soirée, de vous engager à me faire une mauvaise querelle, à me
-répéter cent fois une maussade plaisanterie, à me pousser à bout, enfin,
-de manière que je sois forcée de vous dire des choses désagréables, que
-vous n'avez pas manqué de prendre à la lettre, et dont je me serois
-repentie, si vous étiez venu hier, comme je l'espérois, solliciter votre
-pardon?--Mon pardon! vous me l'auriez accordé, Madame! Ah! que vous êtes
-généreuse! Mais soyez tranquille, je n'abuserai pas de tant de bontés,
-je craindrois trop de vous embarrasser beaucoup, et de faire aussi bien
-de la peine à ma jeune parente, qui nous écoute si attentivement, et qui
-a de si bonnes raisons pour ne rien dire.--Hé! Monsieur, lui
-répliquai-je aussitôt, que pourrois-je vous dire!--Rien, rien que je ne
-sache ou que je ne devine.--Je conviens, Monsieur de Rosambert, que vous
-savez quelque chose que madame ne sait pas; mais, ajoutai-je en
-affectant de lui parler bas, ayez donc un peu plus de discrétion; la
-marquise n'a pas voulu vous croire avant-hier; que vous coûte-t-il de
-lui laisser seulement encore aujourd'hui une erreur qui ne laisse pas
-d'être piquante?--Fort bien, s'écria-t-il, la tournure n'est pas
-maladroite! Vous, si novice avant-hier! aujourd'hui si _manégé_! Il faut
-que vous ayez reçu de bien bonnes leçons.--Que dites-vous donc,
-Monsieur? reprit la marquise un peu piquée.--Je dis, Madame, que ma
-jeune parente a beaucoup avancé en vingt-quatre heures; mais je n'en
-suis pas étonné, on sait comment l'esprit vient aux filles.--Vous nous
-faites donc la grâce de convenir enfin que Mlle Duportail est de son
-sexe!--Je ne m'aviserai plus de le nier, Madame; je sens combien il
-seroit cruel pour vous d'être détrompée. Perdre une bonne amie! et ne
-trouver à sa place qu'un jeune serviteur! la douleur seroit trop
-amère.--Ce que vous dites là est tout à fait raisonnable, répliqua la
-marquise avec une impatience mal déguisée; mais le ton dont vous le
-dites est si singulier! Expliquez-vous, Monsieur; cette enfant, que vous
-m'avez présentée vous-même comme votre parente, est-elle (en parlant
-très bas) Mlle Duportail ou M. de Faublas? Vous me forcez à vous faire
-une question bien extraordinaire; mais enfin, dites sérieusement ce
-qu'il en est.--Ce qu'il en est, Madame, je pouvois hasarder de le dire
-avant-hier; mais aujourd'hui c'est à moi à vous le demander.--Moi!
-répondit-elle sans se déconcerter, je n'ai là-dessus aucune espèce de
-doute. Son air, ses traits, son maintien, ses discours, tout me dit
-qu'elle est Mlle Duportail, et d'ailleurs j'en ai des preuves que je
-n'ai pas cherchées.--Des preuves!--Oui, Monsieur, des preuves; elle a
-soupé chez moi avant-hier...--Je le sais bien, Madame, et même elle
-étoit encore chez vous hier à dix heures du matin.--A dix heures du
-matin, soit; mais enfin nous l'avons reconduite chez elle.--Chez elle!
-faubourg Saint-Germain?--Non, près de l'Arsenal. Et monsieur son
-père...--Son père? le baron de Faublas?--Mais point du tout, M.
-Duportail... M. Duportail nous a beaucoup remerciés, le marquis et moi,
-de lui avoir ramené sa fille.--Le marquis et vous, Madame? Quoi! le
-marquis vous a accompagnés chez M. Duportail?--Oui, Monsieur; qu'y
-a-t-il de si étonnant à cela?--Et M. Duportail a remercié le
-marquis?--Oui, Monsieur.»
-
-Ici le comte partit d'un éclat de rire. «Ah! le bon mari! s'écria-t-il
-tout haut; l'aventure est excellente. Ah! l'honnête homme de mari!» Il
-se préparoit à nous quitter. Je crus qu'il falloit, pour l'intérêt de la
-marquise et pour le mien propre, essayer de modérer son excessive
-gaieté. «Monsieur, lui dis-je en baissant la voix, ne pourroit-on pas
-avoir avec vous une explication plus sérieuse?» Il me regarda en riant.
-«Une explication sérieuse entre nous, ce soir, ma chère parente? (Il
-souleva un peu mon masque.) Non, vous êtes trop jolie, je vous laisse
-_aimer et plaire_; d'ailleurs, il est juste que je profite aujourd'hui
-de mes avantages; l'explication sera pour demain, si vous le voulez
-bien.--Pour demain, Monsieur? à quelle heure, et dans quel
-endroit?--L'heure, je ne saurois vous la fixer, cela dépendra des
-circonstances. N'allez-vous pas souper chez la marquise? Demain il sera
-peut-être midi quand le très commode marquis vous reconduira chez le
-très complaisant M. Duportail; vous serez probablement fatigué, je ne
-veux point user d'un tel avantage, il faudra vous laisser le temps de
-vous reposer; je passerai chez vous dans la soirée. Je ne vous dis point
-adieu, j'aurai le plaisir de vous revoir une fois encore avant que
-l'heure du berger sonne pour vous.» Il nous salua et sortit de la salle.
-
-La marquise fut très contente de son départ. «Il nous a porté de rudes
-coups, me dit-elle; mais nous ne pouvions guère nous défendre mieux.» Je
-lui observai que le comte avait eu l'attention de baisser la voix chaque
-fois qu'il lui avoit lancé quelque vive épigramme, et qu'ayant seulement
-l'intention de nous tourmenter beaucoup, il avoit paru du moins ne la
-vouloir pas compromettre jusqu'à un certain point. «Je ne m'y fie pas,
-me répondit-elle: il sait que vous avez passé la nuit chez moi; il est
-piqué; le retour qu'il vous annonce n'est pas d'un bon augure, sans
-doute il nous prépare une attaque plus forte. Partons, ne l'attendons
-pas, n'attendons pas le marquis.»
-
-Nous nous disposions à sortir, lorsque deux masques nous arrêtèrent.
-L'un des deux dit à la marquise: «Je te connois, beau masque.--Bonsoir,
-Monsieur de Faublas», me dit l'autre. Je ne répondis point. «Bonsoir,
-Monsieur de Faublas», répéta-t-il. Je sentis qu'il falloit recueillir
-mes forces et payer d'audace: «Tu n'as pas l'art de deviner, beau
-masque, tu te trompes de nom et de sexe.--C'est que l'un et l'autre sont
-fort incertains.--Tu deviens fou, beau masque.--Point du tout: les uns
-te baptisent Faublas et te soutiennent beau garçon; les autres vous
-nomment Duportail et jurent que vous êtes très jolie fille.--Duportail
-ou Faublas, lui répliquai-je fort interdit, que t'importe?--Distinguons,
-beau masque. Si vous êtes une jolie demoiselle, il m'importe à moi; si
-tu es un beau garçon, il importe à la jolie dame que voilà (en montrant
-la marquise).» Je demeurai stupéfait. Il reprit: «Répondez-moi,
-Mademoiselle Duportail; parle donc, Monsieur de Faublas.--Décide-toi à
-me donner l'un ou l'autre nom, beau masque.--Ah! si je ne considère que
-mon intérêt personnel et les apparences, vous êtes Mlle Duportail; mais,
-si j'en crois la chronique scandaleuse, tu es M. de Faublas.»
-
-La marquise ne perdoit pas un mot de ce dialogue; mais, déjà trop
-pressée par l'inconnu qui l'avoit attaquée, elle ne pouvoit me secourir.
-Je ne sais si mon trouble ne m'alloit pas trahir, lorsqu'il s'éleva dans
-la salle une grande rumeur: on se précipitoit vers la porte, les masques
-se pressoient en foule autour d'un masque qui venoit d'entrer; ceux-ci
-le montroient au doigt, ceux-là poussoient de longs éclats de rire, et
-tous ensemble crioient: «C'est M. le marquis de B... qui s'est fait une
-bosse au front!» Dès que les deux démons qui nous persécutoient eurent
-entendu ces joyeuses exclamations, ils nous quittèrent pour aller
-grossir le nombre des rieurs. «Enfin les voilà partis! me dit ma belle
-maîtresse un peu étonnée; mais, parmi ces cris redoublés,
-n'entendez-vous pas le nom du marquis? Je parie que c'est un nouveau
-tour qu'on a joué à mon pauvre mari.»
-
-Cependant le tumulte alloit toujours croissant; nous approchâmes, nous
-entendîmes des voix confuses qui disoient: «Bonsoir, Monsieur le marquis
-de B..., qu'avez-vous donc au front, Monsieur le marquis? depuis quand
-cette bosse vous est-elle venue?» Et bientôt, dans les transports de
-leur turbulente gaieté, tous les masques répétoient: «C'est M. le
-marquis de B... qui s'est fait une bosse au front!» A force de coudoyer
-nos voisins, nous parvînmes à joindre le masque tant bafoué: ce n'étoit
-ni le domino jaune du marquis, ni sa petite taille, et cependant c'étoit
-le marquis lui-même. Nous vîmes qu'on avoit attaché entre ses deux
-épaules un petit morceau de papier, sur lequel étoient tracés en
-caractères bien lisibles ces mots dont nos oreilles étoient remplies:
-_C'est M. le marquis de B... qui s'est fait une bosse au front..._ Il
-nous reconnut tout d'un coup. «Je ne comprends rien à ceci, nous dit-il
-tout hors de lui; allons-nous-en.» Toujours poursuivi par les huées
-dérisoires d'une folle jeunesse, toujours porté par les flots tumultueux
-de la foule empressée, il eut autant de peine à regagner la porte qu'il
-en avoit éprouvé pour pénétrer jusqu'au milieu de la salle.
-
-Nous le suivîmes de près. «Parbleu! nous dit le marquis, si confondu
-qu'il n'avoit pas la force de prendre sa place dans la voiture, je ne
-comprends rien à cela; jamais je ne me suis si bien déguisé, et tout le
-monde m'a reconnu!» La marquise lui demanda quel avoit été son dessein.
-«Je voulois, lui répondit-il, vous surprendre agréablement; dès que je
-vous ai vues dans la salle du bal, je suis retourné à l'hôtel, où j'ai
-fait part de mes projets à Justine, votre femme de chambre, et à celle
-de cette charmante enfant: car je les ai trouvées ensemble. J'ai pris un
-domino nouveau, je me suis fait apporter des souliers dont les talons
-très hauts devoient, en me grandissant beaucoup, me rendre
-méconnoissable; Justine a présidé à ma toilette. (Tandis qu'il parloit,
-la marquise détachoit habilement l'étiquette perfide et la fourroit dans
-sa poche.) Demandez à Justine, elle vous dira que je n'ai jamais été si
-bien déguisé: car elle me l'a répété cent fois, et cependant tout le
-monde m'a reconnu!»
-
-La marquise et moi, nous devinâmes aisément que nos femmes de chambre
-nous avoient bien servis. «Mais, reprit le marquis après un moment de
-réflexion, comment ont-ils vu que j'avois une bosse au front? Aviez-vous
-conté mon accident?--A personne, je vous assure.--Cela est bien
-singulier! ma figure est couverte d'un masque, et l'on voit ma bosse; je
-me déguise beaucoup mieux qu'à l'ordinaire, et tout le monde me
-reconnoît!» Le marquis ne cessoit de témoigner son étonnement par des
-exclamations semblables, tandis que la marquise et moi, nous nous
-félicitions tout bas de l'heureuse adresse de nos femmes, qui nous
-avoient épargné si comiquement les scènes fâcheuses auxquelles nous
-auroient exposés le déguisement de son mari et la vengeance de mon
-rival.
-
-Quel fut notre étonnement, lorsqu'en arrivant à l'hôtel nous apprîmes
-que le comte nous y attendoit depuis quelques minutes. Il vint à nous
-d'un air gai: «J'étois sûr, Mesdames, que vous ne resteriez pas
-longtemps à ce bal: c'est une assez triste chose qu'un bal masqué! ceux
-qui ne nous connoissent pas nous y ennuient; ceux qui nous connoissent
-nous y tourmentent!--Oh! interrompit le marquis, je n'ai pas eu le temps
-de m'y ennuyer, moi! tu vois comme je suis déguisé?--Hé bien?--Hé bien!
-dès que je suis entré, tout le monde m'a reconnu.--Comment! tout le
-monde!--Oui, oui, tout le monde; ils m'ont d'abord entouré: _Hé!
-bonsoir, Monsieur le marquis de B...; et d'où vous vient cette bosse au
-front, Monsieur le marquis?_ Et ils me serroient! et ils me poussoient!
-et des rires! et des gestes! et un bruit! je crois que j'en resterai
-sourd; je veux être pendu si jamais j'y retourne. Mais comment ont-ils
-su que j'avois cette bosse au front?--Parbleu, elle se voit d'une
-lieue!--Mais mon masque?--Cela ne fait rien. Tenez, moi, j'ai été
-reconnu aussi.--Bon! reprit le marquis d'un air consolé.--Oui, continua
-le comte, mon aventure est assez drôle; j'ai rencontré là une fort jolie
-dame, qui m'estimoit beaucoup, mais beaucoup, la semaine
-passée.--J'entends, j'entends, dit le marquis.--Cette semaine elle m'a
-éconduit d'une manière si plaisante!... Imaginez que j'ai été au bal
-avec un de mes amis qui s'étoit fort joliment déguisé.» La marquise,
-effrayée, l'interrompit. «Monsieur le comte soupe sans doute avec nous?
-lui dit-elle de l'air du monde le plus flatteur.--Si cela ne vous
-embarrasse pas trop, Madame...--Quoi! interrompit le marquis, vas-tu
-faire des façons avec nous? Crois-moi, essaye plutôt de faire ta paix
-avec ta jeune parente qui t'en veut beaucoup.--Moi! Monsieur, point du
-tout! j'ai toujours pensé que M. de Rosambert étoit homme d'honneur; je
-le crois trop galant homme pour abuser des circonstances...--Il ne faut
-abuser de rien, me répondit le comte; mais il faut user de
-tout.--Qu'est-ce que c'est que des circonstances? s'écria le marquis,
-qu'entend-elle par des circonstances? Quelles circonstances y
-a-t-il?... Rosambert, tu me diras cela; mais conte-nous donc ton
-histoire.--Volontiers.--Messieurs, interrompit encore la marquise, on
-vous a déjà dit que le souper étoit servi.--Oui, oui, allons souper,
-répondit le marquis, tu nous conteras ton malheur à table.» La marquise
-alors s'approcha de son mari, et lui dit à mi-voix: «Y songez-vous bien,
-Monsieur, de vouloir qu'on raconte une histoire galante devant cette
-enfant?--Bon! bon! lui répondit-il, à son âge on n'est pas si novice»;
-et, s'adressant au comte: «Rosambert, tu nous conteras ton aventure;
-mais tu gazeras tout cela de manière que cette enfant..., tu m'entends
-bien?»
-
-La marquise nous plaça de manière que le comte étoit entre elle et moi,
-et que je me trouvois, moi, entre le comte et le marquis. Un regard
-prompt de ma belle maîtresse m'avertit d'apporter à notre situation
-critique l'attention la plus scrupuleuse, de ne parler qu'avec
-ménagement, d'agir avec la plus grande circonspection. Le marquis
-mangeoit beaucoup et parloit davantage; je ne répondois que par
-monosyllabes aux douces phrases qu'il m'adressoit. Le comte enchérissoit
-sur les éloges du marquis; il me prodiguoit d'un ton railleur les
-complimens les plus outrés, assuroit malignement que personne au monde
-n'étoit plus aimable que sa jeune parente, demandoit au marquis ce qu'il
-en pensoit, et, préludant avec la marquise par de légères épigrammes, il
-protestoit qu'elle seule, jusqu'à présent, savoit précisément combien
-Mlle Duportail méritoit d'être aimée. La marquise, également adroite et
-prompte, répondoit vite et toujours bien; mesurant la défense à
-l'attaque, elle éludoit sans affectation ou se défendoit sans aigreur,
-déterminée à ménager un ennemi qu'elle ne pouvoit espérer de vaincre;
-aux questions pressantes elle opposoit les aveux équivoques, elle
-atténuoit les allégations fortes par les négations mitigées, et
-repoussoit les sarcasmes plus amers qu'embarrassans par des
-récriminations plus fines que méchantes: très intéressée à pénétrer les
-secrets desseins du comte, dont la vengeance étoit si facile, elle
-l'examinoit souvent d'un oeil observateur; puis, essayant de le fléchir
-en l'intéressant, elle l'accabloit de politesses et d'attentions,
-prétextoit une forte migraine, traînoit languissamment les doux accens
-de sa voix presque éteinte, et de ses regards supplians sollicitoit sa
-grâce, qu'elle ne pouvoit obtenir.
-
-Dès que les domestiques eurent servi le dessert et se furent retirés, le
-comte commença une attaque plus chaude, qui nous jeta, la marquise et
-moi, dans une mortelle anxiété.
-
-LE COMTE.
-
-Je vous disois, Monsieur le marquis, qu'une jeune dame m'honoroit, la
-semaine passée, d'une attention toute particulière...
-
-LA MARQUISE, _tout bas_.
-
-Quelle fatuité! (_Haut._) Encore une bonne fortune! la matière est si
-usée!
-
-LE COMTE.
-
-Non, Madame: une infidélité subite, avec des circonstances nouvelles qui
-vous amuseront...
-
-LA MARQUISE.
-
-Point du tout, Monsieur, je vous assure.
-
-LE MARQUIS.
-
-Bon! les femmes disent toujours qu'une histoire galante les ennuie!
-Rosambert, conte-nous la tienne.
-
-LE COMTE.
-
-Cette dame étoit au bal..., je ne sais plus quel jour... (_A la
-marquise._) Madame, aidez-moi donc, vous y étiez aussi...
-
-LA MARQUISE, _vivement_.
-
-Le jour, Monsieur? hé! qu'importe le jour? Pensez-vous d'ailleurs que
-j'aie remarqué?...
-
-LE MARQUIS.
-
-Passons, passons, le jour n'y fait rien.
-
-LE COMTE.
-
-Hé bien, j'allai à ce bal avec un de mes amis, qui s'étoit déguisé le
-plus joliment du monde, et que personne ne reconnut.
-
-LE MARQUIS.
-
-Que personne ne reconnut! il étoit bien habile celui-là! Quel habit
-avoit-il donc?
-
-LA MARQUISE, _très vivement_.
-
-Un habit de caractère, apparemment?
-
-LE COMTE.
-
-Un habit de caractère!... Mais, non... (_En regardant la marquise._)
-Cependant je le veux bien, si vous le voulez: un habit de caractère,
-soit. Personne ne le reconnut; personne, excepté la dame en question,
-qui devina que c'étoit un fort beau garçon.
-
-(_Ici la marquise sonna un domestique, le retint quelque temps sous
-différens prétextes: le marquis, impatienté, le renvoya; le comte
-reprit._)
-
-La dame, charmée de sa découverte... Mais je ne veux plus rien dire,
-parce que le marquis la connoît.
-
-LE MARQUIS, _riant_.
-
-Cela se peut: d'abord, j'en connois beaucoup; mais cela ne fait rien,
-continue.
-
-LA MARQUISE.
-
-Monsieur le comte, on donnoit hier une pièce nouvelle.
-
-LE COMTE.
-
-Oui, Madame; mais permettez-moi de finir mon histoire.
-
-LA MARQUISE.
-
-Point du tout: je veux savoir ce que vous pensez de la pièce.
-
-LE COMTE.
-
-Permettez, Madame...
-
-LE MARQUIS.
-
-Eh! Madame, laissez-le donc nous raconter!...
-
-LE COMTE.
-
-Pour abréger, vous saurez que mon jeune ami plut beaucoup à la dame; que
-ma présence ne tarda pas à la gêner, et le moyen qu'elle imagina pour se
-débarrasser de moi...
-
-LA MARQUISE.
-
-C'est un roman que cette histoire-là.
-
-LE COMTE.
-
-Un roman, Madame! Ah! tout à l'heure, si l'on m'y force, je convaincrai
-les plus incrédules. Le moyen qu'elle imagina fut de me détacher une
-jeune comtesse, son intime amie, femme très adroite, très obligeante,
-qui s'empara de moi tellement...
-
-LE MARQUIS.
-
-Comment! on t'a donc bien joué?
-
-LE COMTE.
-
-Pas mal, pas mal, mais beaucoup moins que le mari, qui arriva...
-
-LE MARQUIS.
-
-Il y a un mari!... Tant mieux!... J'aime beaucoup les aventures où
-figurent des maris comme j'en connois tant! Hé bien! le mari arriva...
-Qu'avez-vous donc, Madame?
-
-LA MARQUISE.
-
-Un mal de tête affreux!... Je suis au supplice... (_Au comte._)
-Monsieur, remettez de grâce à un autre jour le récit de cette aventure.
-
-LE MARQUIS.
-
-Eh! non, conte, conte donc: cela la dissipera.
-
-LE COMTE.
-
-Oui, je finis en deux mots.
-
-Mlle DUPORTAIL, _au marquis tout bas_.
-
-M. de Rosambert aime beaucoup à jaser, et ment quelquefois passablement.
-
-LE MARQUIS.
-
-Je sais bien, je sais bien; mais cette histoire est drôle: il y a un
-mari, je parie qu'on l'a attrapé comme un sot.
-
-LE COMTE, _sans écouter la marquise qui veut lui parler_.
-
-Le marquis arriva, et ce qu'il y eut d'étonnant, c'est qu'en voyant la
-figure douce, fine, agréable, fraîche, du jeune homme si joliment
-déguisé, le mari crut que c'étoit une femme...
-
-LE MARQUIS.
-
-Bon!... oh! celui-là est excellent! oh! l'on ne m'auroit pas attrapé
-comme cela, moi; je me connois trop bien en physionomie.
-
-Mlle DUPORTAIL.
-
-Mais cela est incroyable!
-
-LA MARQUISE.
-
-Impossible! M. de Rosambert nous fait des contes... qu'il devroit bien
-finir, car je me sens fort incommodée.
-
-LE COMTE.
-
-Il le crut si bien qu'il lui prodigua les complimens, les petits soins,
-et même il en vint jusqu'à lui prendre la main et à la lui serrer
-doucement... (_au marquis_) tenez, à peu près comme vous faites à
-présent à ma cousine.
-
-(_Le marquis étonné quitta promptement ma main, qu'il tenoit en effet._)
-
-«Il l'a fait exprès, me dit-il: je crois qu'il voudroit que la marquise
-s'aperçût de notre intelligence.--Qu'il est jaloux! qu'il est méchant et
-menteur!... lui répliquai-je;... comme un avocat.» (_Le comte, toujours
-sourd aux instances que la marquise avoit eu le temps de renouveler,
-reprit:_)
-
-Tandis que le bon mari, d'un côté, épuisoit les lieux communs de la
-vieille galanterie, et pressoit la main chérie,... la dame, non moins
-vive, mais plus heureuse...
-
-LA MARQUISE.
-
-Eh! Monsieur, quelles femmes avez-vous donc connues?... Vous nous
-peignez celle-là sous des couleurs... Ne se peut-il pas que, trompée,
-comme son mari, par les apparences...
-
-LE COMTE.
-
-Cela eût été très possible; mais je crois que cela n'étoit pas. Au
-reste, vous allez en juger vous-même, écoutez jusqu'au bout.
-
-LA MARQUISE.
-
-Monsieur, s'il faut absolument que vous racontiez cette histoire, je
-vous prie au moins de songer que vous devez quelques ménagemens (_en
-regardant Mlle Duportail_) à certaines personnes qui vous écoutent.
-
-LE MARQUIS.
-
-Rosambert, Madame a raison; gaze un peu cela, à cause de cette enfant
-(_en montrant Mlle Duportail_).
-
-LE COMTE.
-
-Oui... oui!... La dame fort émue...
-
-LA MARQUISE.
-
-Monsieur, de grâce, abrégez des détails qui ne sont pas honnêtes.
-
-Mlle DUPORTAIL, _d'un ton fort brusque_.
-
-Il est minuit, Monsieur.
-
-LE COMTE, _fort doucement_.
-
-Je le sais bien, Mademoiselle, et, si cette conversation vous ennuie, je
-ne dirai qu'un mot... pour l'achever.
-
-LE MARQUIS, _à Mlle Duportail_.
-
-Il est très piqué contre vous. Les amitiés que vous me faites!... Il est
-jaloux comme un tigre!
-
-LA MARQUISE.
-
-Monsieur le comte, à propos, pendant que j'y pense, avez-vous obtenu du
-ministre?...
-
-LE COMTE.
-
-Oui, Madame, j'ai obtenu tout ce que je voulois; mais laissez-moi...
-
-LE MARQUIS.
-
-Ah! ah! qu'est-ce que tu sollicitois donc?
-
-LE COMTE.
-
-Une petite pension de dix mille livres pour le jeune vicomte de G...,
-mon parent; il y a déjà plusieurs jours... Pour revenir à mon
-aventure...
-
-LE MARQUIS.
-
-Oui, oui, revenons-y.
-
-LA MARQUISE.
-
-Il doit être bien content de vous, le vicomte?
-
-LE COMTE.
-
-La dame fort émue...
-
-LA MARQUISE.
-
-Monsieur le comte, répondez-moi donc.
-
-LE COMTE.
-
-Oui, Madame, il est très content... La dame fort émue...
-
-LA MARQUISE.
-
-Et son cher oncle le commandeur?
-
-LE COMTE.
-
-En est fort aise aussi, Madame; mais vous vous intéressez
-prodigieusement...
-
-LA MARQUISE.
-
-Oui, tout ce qui regarde mes amis me touche sensiblement; et cette
-affaire me tourmentoit à cause de vous: si vous m'en aviez parlé plus
-tôt, j'aurois pu vous y servir...
-
-LE COMTE.
-
-Madame, je suis très sensible...; mais permettez-moi...
-
-LA MARQUISE.
-
-A-t-il en effet rendu quelque service à l'État, le vicomte?
-
-LE COMTE, _en riant_.
-
-Oui, Madame; sans lui, le duc de *** n'avoit pas d'héritier, la maison
-s'éteignoit.
-
-LA MARQUISE.
-
-Mais, si l'on récompense aussi magnifiquement tous ceux qui servent
-l'État de cette manière, je ne m'étonne plus de l'embarras où est le
-trésor royal.
-
-LE COMTE.
-
-Très bien, Madame. Cependant permettez...
-
-LA MARQUISE.
-
-Enfin, n'importe; si jamais pareille occasion se présente, employez-moi,
-ou bien nous nous brouillerons mortellement.
-
-LE COMTE.
-
-Madame, je vous rends grâce... Permettez qu'enfin je reprenne le récit
-de mon aventure.
-
-LA MARQUISE.
-
-Oh! si vous vous adressiez à d'autres, je ne vous le pardonnerois pas,
-je vous en avertis.
-
-LE MARQUIS.
-
-Allons, voilà qui est dit: laissez-le donc finir son histoire.
-
-LE COMTE.
-
-La dame, fort émue, prodiguoit au jeune Adonis...
-
-LA MARQUISE.
-
-Quelle migraine j'ai!
-
-LE COMTE.
-
-Prodiguoit au jeune Adonis...
-
-LA MARQUISE, _tirant le marquis à part et lui parlant à mi-voix_:
-
-Monsieur, je vous le répète, il n'est pas décent de conter devant cette
-enfant...
-
-LE MARQUIS.
-
-Bon! bon! elle en sait plus qu'on ne croit! La petite personne est
-futée, allez! je me connois en physionomie!
-
-LE COMTE.
-
-Monsieur le marquis, je ne pourrai jamais finir ce récit, on
-m'interrompt à tout moment; mais je vais rentrer chez moi, et demain
-matin je vous enverrai tous les détails par écrit.
-
-LA MARQUISE.
-
-Bonne plaisanterie!
-
-LE COMTE, _au marquis_.
-
-Non, je vous l'enverrai, parole d'honneur, et je mettrai les lettres
-initiales de chaque nom,... à moins qu'on ne me laisse finir ce soir.
-
-LE MARQUIS.
-
-Eh bien! allons donc, finis.
-
-LA MARQUISE.
-
-A la bonne heure, finissez; mais songez...
-
-LE COMTE.
-
-La dame, fort émue, prodiguoit au jeune Adonis les confidences
-flatteuses, les doux propos, les petits baisers tendres... C'étoit
-vraiment une scène à voir. On ne peut la peindre;... mais on pourroit la
-jouer... Tenez, jouons-la.
-
-LE MARQUIS.
-
-Tu badines!
-
-LA MARQUISE.
-
-Quelle folie!
-
-Mlle DUPORTAIL.
-
-Quelle idée!
-
-LE COMTE.
-
-Jouons-la: Madame sera la dame en question; moi, je suis le pauvre amant
-bafoué... Ah! c'est qu'il nous manquera une comtesse!... (_A la
-marquise._) Mais madame a des talens précieux, elle peut bien remplir à
-la fois deux rôles difficiles.
-
-LA MARQUISE, _avec une colère contrainte_.
-
-Monsieur...
-
-LE COMTE.
-
-Je vous demande pardon, Madame, ce n'est qu'une supposition.
-
-LE MARQUIS.
-
-Mais sans doute; il ne faut pas que cela vous fâche.
-
-LA MARQUISE, _d'une voix éteinte et les larmes aux yeux_.
-
-Il s'agit bien des rôles qu'on m'offre, Monsieur;... mais c'est qu'il
-est bien cruel que je me plaigne depuis une heure d'être fort mal, sans
-qu'on daigne y faire la moindre attention. (_Au comte, en tremblant._)
-Peut-on, Monsieur, sans vous offenser, vous observer qu'il est tard et
-que j'ai besoin de repos?
-
-LE COMTE, _un peu touché_.
-
-Je serois désolé de vous importuner, Madame.
-
-LA MARQUISE.
-
-Vous ne m'importunez pas, Monsieur; mais je vous répète que je suis
-malade, et fort malade.
-
-LE MARQUIS.
-
-Eh mais, comment ferons-nous? où couchera Mlle Duportail?
-
-LA MARQUISE, _vivement_.
-
-En vérité! Monsieur, il semble qu'il n'y ait pas un appartement dans cet
-hôtel!»
-
-Effrayé de la tournure que l'entretien venoit de prendre, je m'approchai
-du comte. «Charmante enfant, me dit-il tout bas, laissez-moi: tout ce
-que vous me direz ne vaut pas ce que je suis curieux de savoir au juste,
-et ce que je vais apprendre tout à l'heure.
-
-LE MARQUIS.
-
-Il y a des appartemens, Madame; mais cette enfant n'aura-t-elle pas peur
-toute seule?
-
-LE COMTE, _avec vivacité_.
-
-Pas plus que la dernière fois.
-
-LE MARQUIS, _brusquement, en montrant la marquise_.
-
-Mais la dernière fois elle a couché avec madame!
-
-LE COMTE.
-
-Ah!
-
-LA MARQUISE, _troublée, balbutie_.
-
-Elle a couché dans mon appartement,... et moi...
-
-LE MARQUIS.
-
-Elle a couché dans votre lit, avec vous. Je le sais bien, puisque j'ai
-moi-même fermé les rideaux; ne vous en souvenez-vous pas?
-
-(_La marquise confondue ne répondit pas, le marquis continua en
-affectant de parler bas:_)
-
-Ne vous souvenez-vous pas que je suis venu dans la nuit?...
-
-(_La marquise porta la main à son front, jeta un cri de douleur, et
-s'évanouit._)
-
-Je n'ai jamais pu découvrir si cet évanouissement étoit bien naturel;
-mais je sais que, dès que le marquis nous eut quittés pour aller dans
-son appartement chercher lui-même une eau qu'il disoit souveraine en
-pareil cas, la marquise reprit ses sens, rassura promptement Justine et
-la Dutour, accourues pour la secourir, leur ordonna de nous laisser; et
-que, s'adressant au comte: «Monsieur, lui dit-elle, avez-vous donc juré
-de me perdre?--Non, Madame, j'ai voulu m'instruire de quelques détails
-que j'ignorois, vous prouver qu'on ne me joue pas impunément, et vous
-forcer de convenir que, si je suis capable de me venger...--De vous
-venger? interrompit-elle; et de quoi?--Je sais pourtant, continua-t-il,
-maître de mon ressentiment, ne pas porter la vengeance trop loin.
-Maintenant, Madame, vous voilà tranquille, à une condition cependant. Je
-sens, ajouta-t-il en nous regardant malignement, je sens que je vais
-vous affliger tous deux: vous vous étiez promis une nuit heureuse,
-heureuse autant que celle d'avant-hier; mais vous, Monsieur, vous m'avez
-trop peu ménagé pour que je m'intéresse au succès de vos projets galans;
-et vous, Madame, vous n'espérez pas, sans doute, que, ministre
-complaisant de vos plaisirs, je puisse voir comme un mari...--Moi,
-Monsieur! s'écria-t-elle, je n'espère rien de vous, mais je croyois
-aussi n'en avoir rien à craindre; et, quelle que soit ma conduite, d'où
-vous viendroit donc, je vous en supplie, le droit que vous vous
-attribuez de l'éclairer?» Rosambert ne répondit à cette question que par
-un sourire amer. «Que, ministre complaisant de vos plaisirs,
-poursuivit-il, je puisse voir comme un mari... chargez-vous de choisir
-l'épithète... je puisse voir M. de Faublas passer dans vos bras en ma
-présence même!--M. de Faublas dans mes bras!--Ou Mlle Duportail dans
-votre lit: n'est-ce pas la même chose? Eh mais, Madame, je croyois que
-là-dessus nous étions d'accord. Croyez-moi, le temps est cher, ne le
-perdons pas à disputer plus longtemps sur les mots, composons. Que cette
-charmante enfant m'accorde l'honneur de l'accompagner; que je la
-reconduise chez son père tout à l'heure, à cette condition je me tais.»
-
-Le marquis entra, tenant un flacon. «Je suis très sensible à vos soins,
-lui dit la marquise; mais vous voyez que je suis un peu moins mal: je
-voudrois être tout à fait bien, afin de pouvoir garder Mlle
-Duportail.--Comment? s'écria le marquis.--Je suis toujours fort
-incommodée, il est impossible que cette chère enfant passe la nuit chez
-moi.--Eh bien, Madame, n'y a-t-il pas, comme vous le disiez tout à
-l'heure, un appartement dans cet hôtel?--Oui, Monsieur, mais vous m'avez
-fait une objection à laquelle je me rends: cette enfant auroit peur.
-D'ailleurs la laisser ainsi toute seule..., je ne le souffrirai
-pas.--Elle ne sera pas seule, Madame; sa femme de chambre est ici.--Sa
-femme de chambre,... sa femme de chambre!... Eh bien! Monsieur,
-puisqu'il faut tout vous dire, M. Duportail ne veut pas que mademoiselle
-sa fille couche ici.--Qui vous l'a dit, Madame?--Monsieur le comte vient
-de m'annoncer seulement tout à l'heure que M. Duportail l'a prié de
-passer ici pour lui ramener sa fille.--Pourquoi donc ne nous as-tu pas
-dit cela tout de suite, toi?--Mais, répondit Rosambert en riant, c'est
-que je n'ai pas voulu troubler votre joie pendant le souper.--M.
-Duportail envoie chercher sa fille! reprit le marquis; croit-il qu'elle
-est mal ici? pourquoi d'ailleurs te charger de cette commission? il nous
-doit une visite et des remerciemens: quand il seroit venu lui-même!...
-Je le verrai; je veux savoir quelles raisons... Je le verrai.»
-
-Je fis une profonde révérence à la marquise: elle se leva et vint à moi
-pour m'embrasser. M. de Rosambert se jeta entre elle et moi. «Madame,
-vous êtes si incommodée! ne vous dérangez pas»; et, la prenant doucement
-par le bras, il la força de s'asseoir; ensuite il prit ma main d'un air
-galant, et le marquis ne vit qu'avec le regret le plus vif Mlle
-Duportail et la Dutour s'éloigner dans la voiture du comte.
-
-Au détour de la première rue, M. de Rosambert ordonna à son cocher
-d'arrêter. «Je connois ce visage-là, me dit-il en regardant ma prétendue
-femme de chambre, je ne crois pas que le ministère de cette brave femme
-vous soit agréable chez M. de Faublas; ainsi nous nous dispenserons de
-la promener jusque-là.» La Dutour descendit sans répliquer un seul mot,
-et nous continuâmes notre route. Je fis remarquer au comte que nous
-étions libres enfin, qu'il avoit trop abusé de l'embarras de ma
-position, et qu'il ne pouvoit se dispenser de m'accorder une prompte
-satisfaction. «Je ne vois ce soir que Mlle Duportail, me répondit-il:
-demain, si le chevalier de Faublas a quelque chose à me dire, il me
-trouvera chez moi. Nous ferons ensemble un déjeuner de garçon, je dirai
-librement à mon ami ce que je pense de sa conduite, et, s'il est
-raisonnable, j'espère le convaincre sans peine qu'il ne doit pas être si
-mécontent de la mienne.» Cependant nous arrivâmes à la porte de l'hôtel;
-ce fut M. Person lui-même qui me l'ouvrit: il m'apprit que le baron
-avoit attendu mon retour avec plus d'inquiétude que de colère, et que,
-désespérant enfin de me revoir ce soir, il ne s'étoit couché qu'après
-avoir recommandé vingt fois à Jasmin d'aller, dès qu'il seroit jour, me
-chercher au bal ou chez le marquis de B...
-
-Je me retirai dans mon appartement, où, rappelant à mon esprit les
-divers événemens de cette journée si peu tranquille, je fus moins étonné
-d'avoir pu la passer tout entière sans m'occuper de ma Sophie; et, comme
-pour réparer ce long oubli, je répétai vingt fois son nom chéri. J'avoue
-pourtant que celui de la marquise vint aussi quelquefois sur mes lèvres;
-j'avoue que d'abord il me parut dur d'être réduit à pousser d'inutiles
-soupirs dans mon lit solitaire; mais je pris le parti d'offrir à ma
-Sophie le sacrifice de mes plaisirs, quelque involontaire qu'il eût été,
-et je m'endormis presque consolé du célibat auquel la vengeance du comte
-m'avoit condamné.
-
-J'allai, dès qu'il fit jour, présenter mes devoirs au baron. Il me dit
-avec beaucoup de douceur: «Faublas, vous n'êtes plus un enfant, je vous
-laisse une honnête liberté, j'espère que vous n'en abuserez pas.
-J'espère que vous ne passerez jamais les nuits ailleurs que dans cet
-hôtel; songez que je suis père, et que, si mon fils m'aime, il doit
-craindre de m'inquiéter.»
-
-Je me hâtai de me rendre chez M. de Rosambert, qui déjà m'attendoit. Dès
-qu'il m'aperçut, il vint à moi en riant, et, sans me laisser le temps de
-dire un seul mot, il se jeta à mon col. «Que je vous embrasse, mon cher
-Faublas! votre aventure est délicieuse; plus je m'en occupe, et plus
-elle m'amuse.» Je l'interrompis brusquement: «Je ne suis pas venu pour
-recevoir vos complimens...» Le comte me pria d'un ton plus sérieux de
-m'asseoir. «Vous pourriez, me dit-il, m'en vouloir encore! je vous
-reverrois dans les mêmes dispositions! Allons donc, mon jeune ami, vous
-êtes fou. Quoi! une ingrate beauté vous favorise et me délaisse; c'est
-moi qu'on sacrifie, c'est à vous qu'on m'immole, et vous vous fâchez? Je
-ne punis que par une inquiétude momentanée les galantes tromperies du
-couple adroit qui me joue, et c'est par le sang de son ami que M. de
-Faublas prétend venger les petites tribulations de Mlle Duportail? je
-vous jure que cela ne sera pas. Mon cher Faublas, j'ai sur vous
-l'avantage de six années d'expérience; je sais très bien qu'à seize ans
-on ne connoît que sa maîtresse et son épée; mais à vingt-deux un homme
-du monde ne se bat plus pour une femme.»
-
-Je donnai quelques signes d'étonnement qu'il remarqua. «Croyez-vous au
-véritable amour? ajouta-t-il aussitôt; c'est encore une des illusions de
-l'adolescence, je vous en avertis. Moi, je n'ai vu partout que la
-galanterie. Qu'est-ce d'ailleurs que votre aventure? une bonne fortune,
-et rien de plus: et d'une histoire comique nous ferions une tragédie!
-nous nous égorgerions pour une belle dame qui me quitte aujourd'hui, et
-qui demain vous plantera là! Chevalier, gardez votre courage pour une
-occasion plus importante; on ne peut désormais soupçonner le mien. Il
-est trop vrai que le fatal concours des circonstances nous force
-quelquefois à verser le sang d'un ami: puisse l'honneur, l'inflexible
-honneur, ne vous réduire jamais à cette horrible extrémité!... Mon cher
-Faublas, j'avois à peu près votre âge quand la marquise de Rosambert,
-dont je suis le fils unique, achevoit sa trente-troisième année; elle
-étoit si fraîche encore qu'on ne lui eût pas donné plus de vingt-cinq
-ans: dans le monde on l'appeloit ma soeur aînée. Avec les agrémens de la
-jeunesse, elle avoit conservé ses goûts, elle aimoit les assemblées
-nombreuses et les plaisirs bruyans. Une nuit que je l'avois conduite au
-bal de l'Opéra, on l'y insulta publiquement. J'accourus aux cris de la
-marquise, qui venoit d'ôter son masque: déjà l'insolent inconnu l'avoit
-suppliée d'excuser sa méprise, et se perdoit dans la foule. Je le
-joignis, je l'obligeai de se démasquer: je reconnus le jeune
-Saint-Clair, Saint-Clair compagnon de mon enfance, et de tous mes amis
-le plus cher. «Je ne croyois pas que ce fût la marquise de Rosambert.»
-Voilà tout ce qu'il me dit. C'étoit beaucoup, sans doute... Hélas! un
-murmure général nous fit comprendre que ce n'étoit pas assez, l'honneur
-vouloit du sang: nous nous battîmes. Saint-Clair succomba, je tombai
-sans connoissance auprès de mon ami mourant. Pendant plus de six
-semaines une horrible fièvre brûla mon sang et troubla ma raison. Dans
-mon délire affreux je ne voyois que Saint-Clair; sa plaie saignoit sous
-mes yeux, les convulsions de la mort agitoient ses membres tremblans; et
-cependant il me regardoit d'un air attendri, d'une voix éteinte il
-m'adressoit de touchans adieux; dans ses derniers momens, il ne
-paroissoit sensible qu'à la douleur de quitter le barbare qui venoit de
-l'immoler. Longtemps cette affreuse image me poursuivit, longtemps on
-trembla pour ma vie; enfin la nature, secondée des efforts de l'art,
-opéra ma guérison; mais je recouvrai ma raison sans perdre mes remords.
-Le temps, qui console de tout, a séché mes pleurs; mais jamais, jamais
-le souvenir de cet affreux combat ne s'effacera de ma mémoire...
-Chevalier, je ne me verrois qu'avec peine obligé de me battre avec un
-inconnu; jugez si j'irai, sans raison, exposer ma vie pour menacer la
-vôtre... Ah! si jamais l'inflexible honneur nous y forçoit, mon cher
-Faublas, je vous le jure, votre victoire ne seroit ni pénible ni
-glorieuse; j'ai trop éprouvé qu'en pareil cas celui qui meurt n'est pas
-le plus malheureux.»
-
-Rosambert me tendit les bras, je l'embrassai de bon coeur; son trouble
-se dissipa peu à peu. «Déjeunons», me dit-il, et, reprenant sa première
-gaieté: «Vous veniez me faire une querelle, ingrat, quand vous me devez
-mille remerciemens.--Je vous dois...?--Sans doute: n'est-ce pas moi qui
-vous ai fait connoître la marquise? Il est vrai que je ne prévoyois pas
-le malin tour qu'on me joueroit: j'aurois pu pressentir une infidélité;
-mais deviner qu'elle auroit lieu si promptement, avec des circonstances
-si singulières! (Il se mit à rire.) Oh! mais plus j'y pense, plus je
-crois devoir vous féliciter. Elle est délicieuse, votre aventure! et
-puis vous entrez dans le monde par la belle porte! La marquise est
-jeune, belle, pleine d'esprit, considérée à la ville, bienvenue à la
-cour, intrigante en diable; elle jouit d'un crédit immense et sert ses
-amis chaudement.» Je témoignai au comte que je n'emploierois jamais de
-tels moyens pour aller à la fortune. «Et vous avez tort, me répondit-il:
-combien de gens d'un vrai mérite ne se sont pourtant avancés que par là!
-Mais laissons cela; ne me donnerez-vous pas quelques détails sur cette
-nuit joyeuse, de laquelle vous vous étiez bien trouvé sans doute,
-puisque, sans moi, vous auriez fait le lendemain?»
-
-Je ne me fis pas presser. «Ah! la rusée marquise! s'écria le comte après
-m'avoir entendu. Ah! la fine dame! comme elle a filé son bonheur! et son
-honnête époux, le cher marquis, le plus doux, le plus crédule, le plus
-complaisant des commodes maris dont la France abonde! en vérité, il me
-feroit croire que certains hommes ont été mis dans ce bas monde tout
-exprès pour servir à l'amusement de leur prochain. Mais sa femme! sa
-femme!...--Est très aimable.--Je le sais bien, je le savois même avant
-vous, et nous nous serions coupé la gorge à cause d'elle! Ah!--Je
-conviens, Rosambert, que nous aurions mal fait.--Très mal; et puis
-c'est qu'une telle incartade auroit été d'un exemple fort
-dangereux.--Comment?--Tenez, Faublas, dans le cercle borné de chacune
-des sociétés particulières qui composent ce que la bonne compagnie
-appelle le _monde_, il y a nombre d'intrigues qui se croisent, une foule
-d'intérêts qui se contrarient. Tel est le mari de celle-ci qui est
-l'amant de celle-là, tel est aujourd'hui sacrifié qui demain vous
-immole: les hommes sont entreprenans, ils attaquent sans cesse; les
-femmes sont foibles, elles cèdent toujours: il résulte de là que le
-célibat devient un état fort doux, que le joug du mariage paroît moins
-insupportable; la jeunesse s'amuse, l'État se peuple, et tout le monde
-est content. Eh bien! si la jalousie alloit répandre aujourd'hui son
-noir poison, si les maris qu'on attrape s'armoient pour réparer
-l'honneur de leurs fragiles moitiés, si les amans qu'on délaisse
-s'égorgeoient pour se disputer un coeur volage, vous verriez une
-désolation générale; la ville et la cour deviendroient un vaste champ de
-carnage. Combien de femmes crues sages seroient tout à coup veuves! que
-de beaux enfans réputés légitimes pleureroient leurs pères! que de
-charmans bâtards végéteroient abandonnés! La génération présente
-passeroit après avoir fait, mais avant d'avoir élevé sa postérité.--Quel
-tableau vous faites, Rosambert! Vous peignez la galanterie; mais l'amour
-tendre et respectueux...--N'existe plus; il ennuyoit les femmes, les
-femmes l'ont tué.--Vous n'estimez donc guère les femmes?--Moi! je les
-aime... comme elles veulent être aimées.--Ah! lui répliquai-je avec la
-plus grande vivacité, je vous pardonne vos blasphèmes, vous ne
-connoissez pas ma Sophie.» Il me demanda l'explication de ces derniers
-mots; mais je la lui refusai avec cette discrétion qui, surtout dans sa
-naissance, accompagne le véritable amour.
-
-Cependant nous déjeunions comme on dîne; le vin de Champagne n'étoit pas
-épargné, et l'on sait que Bacchus est le père de la gaieté. Il me parut
-que le comte, s'il estimoit peu les femmes, les aimoit beaucoup et se
-plaisoit à parler d'elles. Plein du système qu'il soutenoit, il
-l'appuyoit du scandaleux récit des anecdotes galantes du jour. Rosambert
-m'embarrassoit sans me persuader; à chaque exemple qu'il me donnoit, je
-répondois toujours qu'une exception, loin de détruire la règle, la
-prouvoit. «Mais vous ne savez donc pas, me dit-il avec chaleur, vous ne
-savez donc pas à quel point la bonne moitié des individus de ce sexe
-tant honoré porte chaque jour l'entier oubli de cette modestie
-naturelle, de cette pudeur innée que vous lui supposez?» Il se leva avec
-vivacité, et, riant de toutes ses forces: «Parbleu! tenez,... vous
-n'avez pas disposé de votre journée,... venez avec moi, venez... Je vais
-de ce pas vous présenter à une belle dame... Nous en trouverons chez
-elle beaucoup d'autres,... elles sont jolies, vous serez le maître de
-les estimer toutes, et tant qu'il vous plaira.»
-
-Tous deux en pointe de vin, nous montâmes dans un honnête fiacre qui
-s'arrêta devant une maison d'assez belle apparence; mais les airs
-cavaliers de la maîtresse du logis, le ton leste dont le comte la
-traitoit, l'accueil non moins leste dont elle m'honora, tout me fit
-soupçonner que j'étois engagé dans une partie de filles. J'en demeurai
-convaincu quand la brave dame, de qui le comte paroissoit très connu, et
-qui vouloit, disoit-elle poliment, me déniaiser, m'eut montré toutes les
-curiosités de sa maison. M. de Rosambert prenoit la peine de m'expliquer
-tout lui-même. «Voilà, me dit-il, le cabinet de bains; c'est ici que se
-blanchissent et se parfument les gentilles recrues que la ville et les
-campagnes fournissent journellement à cette active entremetteuse. Dans
-cette armoire vous voyez plusieurs flacons d'une eau très astringente
-dont le grand mérite est de réparer toute espèce de brèche faite à ce
-que les vierges appellent leur vertu. Beaucoup de demoiselles bien nées
-s'en servent discrètement, et vont ensuite, la première nuit des noces,
-offrir au mortel heureux qui les épouse un honneur tout neuf. A côté,
-remarquez l'essence à l'usage des monstres; elle produit un effet tout
-contraire: aussi ne s'en sert-on jamais. Hélas! il est passé, le temps
-des miniatures, et dans tout Paris, je gage, on ne trouveroit plus une
-seule petite femme qui eût besoin de cette eau-là. En revanche, si celle
-que vous voyez en ces flacons plus grands est aussi bonne qu'on le
-prétend, il s'en fera bientôt une prodigieuse consommation. Vous verrez
-accourir chez le docteur Guibert de Préval une foule de clercs de
-procureurs, quelques robins, beaucoup de grands seigneurs, une partie de
-nos militaires, et presque tous nos abbés: c'est le fameux spécifique.
-
-«Vous savez, Faublas, ce que c'est qu'un cabinet de toilette. Celui-ci
-n'a rien de remarquable. Passons.
-
-«C'est ici la salle de bal: on n'y danse pas, mais on s'y déguise. Vous
-prenez cela pour une armoire, c'est une porte de communication; elle
-rend dans une maison qui a son entrée dans une autre rue. Une femme de
-qualité a-t-elle de secrets besoins qu'elle soit pressée de satisfaire,
-elle entre par là, se déguise en suivante, montre ses appas sous la
-bure, et reçoit les vigoureux embrassemens d'un rustre grossier déguisé
-en prélat, ou d'un gros prélat si naturellement travesti qu'on le prend
-pour un rustre. Ainsi l'on se rend mutuellement service, et, comme
-personne ne se reconnoît, on n'a d'obligation à personne.
-
-«Maintenant entrons dans l'infirmerie: que le mot ne vous alarme pas!
-Ouvrez, si bon vous semble, ces brochures licencieuses, considérez ces
-peintures obscènes: elles furent mises ici pour allumer l'imagination de
-ces vieux débauchés que la mort a frappés d'avance dans l'endroit le
-plus sensible; et c'est encore avec ces petits faisceaux de genêt
-parfumés qu'on les ressuscite. Vous concevez qu'un pareil moyen seroit
-trop violent pour le beau sexe: aussi lui a-t-on réservé ces pastilles;
-elles sont tellement irritantes qu'une femme qui en a mangé prend
-d'abord ce qu'on appelle la rage d'amour; au reste, on ne les emploie
-ordinairement que contre quelques jolies villageoises froides par
-tempérament et vertueuses de bonne foi: nos honnêtes femmes qui ont du
-monde et de l'éducation ne résistent jamais assez pour qu'on soit réduit
-à les attaquer avec ces armes-là.
-
-«Venez, venez, approchez-vous: parmi les plantes curieuses du Jardin du
-Roi, n'avez-vous pas remarqué celle-ci? c'est cela que bien des pauvres
-filles ont appelé leur consolateur. Vous n'imaginez pas à combien de
-dévotes madame en a fourni. Cette dernière pièce se nomme le Salon de
-Vulcain: il n'y a rien de remarquable que cet infernal fauteuil, une
-malheureuse qu'on y jette s'y trouve renversée sur le dos, ses bras
-restent ouverts, ses jambes s'écartent mollement: on la viole sans
-qu'elle puisse opposer la moindre résistance. Vous frémissez, Faublas,
-et pour cette fois vous avez raison: je suis jeune, ardent, libertin,
-peu scrupuleux si vous voulez; mais, en vérité, je crois que je ne
-pourrois jamais me résoudre à asseoir de force une pauvre vierge dans ce
-fauteuil-là.»
-
-Le comte ajouta: «Si nous étions venus plus tôt, on nous auroit donné
-deux petites bourgeoises; mais, faute de mieux, voyons le sérail.»
-C'étoit ainsi qu'il appeloit la salle où se trouvoient rassemblées
-beaucoup de nymphes, qui toutes passèrent devant nous en briguant
-l'honneur du mouchoir. Rosambert prit la plus jolie, j'eus la singulière
-fantaisie de choisir la plus laide.
-
-«En attendant, me dit le comte, qu'on ait servi le dîner que j'ai
-demandé, nous pouvons, chacun de notre côté, commencer avec notre belle
-un bout de conversation; à table nous formerons la partie carrée.» Né
-curieux, je me sentis l'envie d'examiner un peu en détail la nymphe que
-je m'étois choisie; il me parut important de savoir quelle différence il
-y avoit entre une belle marquise et une laide courtisane. Le sujet étoit
-peu digne de mon attention: la recherche m'amusa d'abord uniquement par
-les objets de comparaison qu'elle m'offrit; insensiblement j'y pris feu,
-et machinalement je songeai à pousser l'examen aussi loin qu'il pouvoit
-aller. La nymphe s'aperçut de mes heureuses dispositions; et, ne me
-laissant pas le temps de réfléchir davantage, elle m'invita à tenter
-l'attaque, et se prépara fièrement à la soutenir; mais tout à coup, sans
-que j'eusse besoin d'expliquer mes intentions pacifiques, la guerrière
-expérimentée vit qu'il n'y auroit pas entre nous la plus légère
-escarmouche. Elle se releva nonchalamment, et, me regardant avec
-attention: «Tant mieux, dit-elle, ç'auroit été dommage!» Il est
-impossible de se figurer combien je fus frappé du sens très clair que
-présentoient ces mots: «Ç'auroit été dommage!» Je n'examinai pas ce que
-Rosambert deviendroit, je m'enfuis de cette infâme maison en jurant que
-je n'y retournerois de ma vie.
-
-Le comte étoit chez moi le lendemain à dix heures du matin; il venoit
-savoir quelle terreur panique m'avoit saisi, et m'assura que mon
-aventure, s'étant répandue dans cette maison, avoit singulièrement
-diverti tous ceux qui s'y trouvoient. «Quoi! Rosambert! cette fille me
-dit: «Ç'auroit été dommage!» et vous appelez ma terreur une terreur
-panique!--Oh! cela est différent; la nymphe a un peu tronqué
-l'aventure,... elle se gardoit bien de nous apprendre... Le _ç'auroit
-été dommage!_ change entièrement l'histoire... Il est d'un bon genre, le
-_ç'auroit été dommage!_... Eh bien, Faublas, cette femme qui vous
-félicite froidement d'avoir échappé à un danger qu'elle vous invitoit à
-courir, l'estimez-vous?--Vous me faites là une plaisante question,
-Rosambert; eh! que pourriez-vous conclure de ma réponse contre son sexe
-en général?--Vous esquivez, mon ami: vous êtes donc incorrigible? Eh
-bien, estimez, estimez, puisque vous le voulez absolument; moi, je vais
-me coucher.--Comment! vous coucher? d'où venez-vous donc?--Que
-voulez-vous? dans le monde il faut s'amuser de tout. J'ai trouvé là le
-commandeur de ***, le petit chevalier de M..., l'abbé de D...: nous
-avons fait toute la soirée et toute la nuit un vacarme, une orgie! cela
-étoit délicieux! mais je vais me coucher.»
-
-J'étois à peine habillé quand mon père monta chez moi; il me dit que M.
-Duportail m'attendoit à dîner. Il ajouta: «Vous passerez ensemble toute
-la soirée; je soupe dans ce quartier-là, j'irai vous prendre chez lui,
-je vous ramènerai.»
-
-Je me hâtai de sortir, car j'étois pressé de voir ma jolie cousine. Elle
-vint au parloir avec ma soeur. «Que vous êtes heureux! me dit vivement
-Adélaïde; vous allez au bal, vous y passez les nuits, vous y avez fait
-la connoissance d'une fort jolie dame!--Et qui vous a dit tout cela?--M.
-Person, qui n'a pas de secrets pour nous.» Sophie baissoit les yeux et
-gardoit le silence. Ma soeur continua ainsi: «Dites-nous donc quelle est
-cette dame;... et un bal masqué, cela doit être beau!--Fort ennuyeux, je
-vous assure; et, quant à cette dame, elle est jolie, mais beaucoup
-moins,... oh! beaucoup moins que ma jolie cousine.» Sophie, toujours
-muette, toujours les yeux baissés, ne paroissoit occupée que de quelques
-breloques qui manquoient au cordon de sa montre; mais la rougeur dont
-son front s'étoit couvert la trahit. Je vis que notre conversation la
-touchoit d'autant plus qu'elle affectoit de s'y intéresser moins. «Vous
-avez du chagrin, ma jolie cousine?--Répondez donc, Mademoiselle, lui dit
-sa vieille gouvernante.--Non, Monsieur; mais c'est que,... c'est que
-j'ai mal dormi cette nuit.--Oui, dit encore la vieille, cela est vrai:
-mademoiselle, depuis trois ou quatre jours, s'accoutume à ne pas
-dormir... C'est une fort mauvaise habitude, fort mauvaise, on en meurt
-très bien; moi qui vous parle, j'ai connu Mlle..., tenez, Mlle Storch...
-Vous n'avez pas connu cela, vous, Mademoiselle, vous êtes trop jeune.
-Dame! il y a bien quarante-cinq ans que cela est arrivé... Mlle
-Storch...»
-
-La vieille avoit ainsi commencé son histoire, et, si je ne voulois pas
-être privé du bonheur de voir ma jolie cousine, il falloit en écouter
-tranquillement la longue narration. Sophie m'épargna ce déplaisir pour
-m'en causer un plus vif. Elle se leva; sa gouvernante lui demanda avec
-humeur ce qu'elle avoit; elle répondit qu'elle se sentoit fort
-incommodée: sa voix trembloit. «Voilà comme vous faites toujours,
-répliqua la vieille, on n'a jamais le temps de parler à personne.
-Monsieur le chevalier, venez demain, vous verrez comme cela est
-intéressant, et qu'on a bien raison de dire qu'il faut que les jeunes
-personnes dorment.--Mon frère, vous permettez que je suive ma bonne
-amie?--Oui, ma chère Adélaïde, oui... Ayez bien soin d'elle!» Sophie, en
-me saluant, leva enfin les yeux; elle laissa tomber sur moi un regard
-douloureux qui pénétra dans mon coeur pour y éveiller le remords.
-
-Il étoit temps de me rendre à l'invitation de M. Duportail. Après lui
-avoir renouvelé mes remercîmens, je lui racontai toute mon aventure,
-sans oublier le déjeuner de Rosambert; mais je me gardai bien de lui
-apprendre où notre gaieté nous avoit conduits ensuite. «Je suis bien
-aise, me dit-il, que M. de Rosambert, qui, d'après ses propos que vous
-me rendez, me paroît être un petit maître dans la force du terme, ait au
-moins de justes idées sur l'honneur véritable. Mon jeune ami,
-souvenez-vous bien que, de toutes les lois de votre pays, celle qui
-défend le duel est la plus respectable. Dans ce siècle de lumières et de
-philosophie, la férocité des courages s'est beaucoup adoucie. Combien
-l'heureuse révolution qui s'est faite à cet égard dans les esprits a
-déjà épargné de sang à la nation et de larmes aux pères de famille!
-Quant aux femmes, il paroît, en effet, que le comte ne les estime point;
-si ce n'est que par air, et à l'exemple de tant de jeunes gens comme
-lui, qu'il affecte pour elles ce profond mépris, que peut-être il n'a
-pas, je le plains; je le plains davantage s'il n'a jamais connu que des
-femmes mésestimables. Faublas, croyez-en mon expérience, plus longue que
-celle du comte, qui croit à vingt-deux ans avoir beaucoup vu; croyez-en
-mon jugement plus exercé, mes observations plus réfléchies: si l'on
-rencontre dans le monde quelques femmes sans pudeur, on y voit beaucoup
-plus de jeunes gens sans principes. Gardez-vous d'écouter les vieilles
-déclamations de ces petits messieurs-là: il existe des femmes dont les
-chastes attraits doivent inspirer l'amour tendre et pur; dont le coeur
-délicat est fait pour le sentir, qui s'attirent nos hommages par leur
-caractère aimable, et nos respects par leurs douces vertus. On rencontre
-moins rarement qu'on ne le dit des amantes généreuses, des épouses
-sages, d'excellentes mères de famille: il y en a, mon ami, qui
-verseroient leur sang pour le bonheur de leurs maris et de leurs enfans;
-j'en ai connu qui, réunissant aux paisibles vertus de leur sexe les
-vertus plus mâles du nôtre, ont donné à des hommes dignes d'elles
-l'exemple d'un généreux dévouement, les leçons difficiles d'un courage
-infatigable et d'une patience à toute épreuve. Votre marquise n'est
-point une héroïne, ajouta-t-il en souriant; c'est une femme bien jeune,
-bien imprudente... Mon ami, ayez plus de raison qu'elle, terminez cette
-aventure dangereuse; quelle que soit la crédulité du mari, il ne faut
-qu'un événement imprévu pour la détruire: promettez-moi de ne plus
-retourner chez Mme de B...» J'hésitois, M. Duportail me pressa,
-d'ailleurs, en faisant l'éloge des femmes; il m'avoit rappelé ma Sophie;
-je finis par promettre tout ce qu'il voulut.
-
-«Maintenant, me dit-il, j'ai des secrets importans à vous révéler; quand
-vous m'aurez entendu, vous sentirez qu'il faut répondre à ma grande
-confiance par une inviolable discrétion.»
-
- * * * * *
-
-
-
-
-Mon histoire offre un exemple effrayant des vicissitudes de la fortune.
-Il est ordinairement très commode, mais quelquefois aussi très
-dangereux, d'avoir un ancien nom à soutenir et de grands biens à
-conserver. Unique rejeton d'une famille illustre dont l'origine se perd
-dans la nuit des temps, je devrois occuper dans mon pays les premières
-charges de l'État, et je me vois condamné à languir à jamais sous un
-ciel étranger, dans une oisive obscurité. Le nom de Lovzinski est
-honorablement inscrit dans les fastes de la Pologne, et ce nom va périr
-en moi! Je sais que l'austère philosophie rejette ou méprise les titres
-vains et les richesses corruptrices; peut-être me consolerois-je, si je
-n'avois perdu que cela; mais, mon jeune ami, je pleure une épouse
-adorée, je cherche une fille chérie, et je ne reverrai jamais ma patrie.
-Quel courage assez endurci pourrois-je opposer à de pareilles douleurs?
-
-Mon père, Lovzinski, encore plus distingué par ses vertus que par son
-rang, jouissoit à la cour de cette considération qui suit toujours la
-faveur du prince, et que le mérite personnel obtient quelquefois. Il
-donnoit à l'éducation de mes deux soeurs l'attention d'un père tendre;
-il s'occupoit surtout de la mienne avec le zèle d'un vieux gentilhomme
-jaloux de l'honneur de sa maison dont j'étois l'unique espoir, avec
-l'activité d'un bon citoyen qui ne désiroit rien tant que de laisser à
-l'État un successeur digne de lui.
-
-Je faisois mes exercices à Varsovie; là se distinguoit entre nous, par
-les qualités les plus aimables, le jeune M. de P... Aux charmes d'une
-figure à la fois douce et noble, il joignoit les agrémens d'un esprit
-heureusement cultivé; l'adresse peu commune qu'il déployoit dans nos
-jeux guerriers, la modestie plus rare avec laquelle il paroissoit
-vouloir cacher son mérite à ses propres yeux, pour exalter le mérite
-moins recommandable de ses rivaux presque toujours vaincus; l'urbanité
-de ses moeurs, la douceur de son caractère, fixoient l'attention,
-commandoient l'estime, et le rendoient cher à cette brillante jeunesse
-qui partageoit nos travaux et nos plaisirs. Dire que ce fut la
-ressemblance des caractères et la sympathie des humeurs qui commencèrent
-ma liaison avec M. de P..., ce seroit me louer beaucoup; quoi qu'il en
-soit, nous vécûmes bientôt tous deux dans une intime familiarité.
-
-Qu'il est heureux, mais qu'il s'écoule rapidement cet âge où l'on ignore
-et l'ambition qui sacrifie tout aux idées de fortune et de gloire dont
-elle est possédée, et l'amour dont le pouvoir suprême absorbe et
-concentre toutes nos facultés sur un seul objet; cet âge des plaisirs
-innocens et de la crédulité confiante, où le coeur, novice encore, suit
-librement les impulsions de sa sensibilité naissante, et se donne sans
-partage à l'objet de ses affections désintéressées! Alors, mon cher
-Faublas, alors l'amitié n'est pas un vain nom. Confident de tous les
-secrets de M. de P..., je n'entreprenois rien dont je ne l'instruisisse
-d'abord; ses conseils régloient ma conduite, les miens déterminoient ses
-résolutions, et, par cette douce réciprocité, notre adolescence n'avoit
-point de plaisirs qui ne fussent partagés, point de peines qui ne se
-trouvassent adoucies. Avec quel chagrin je vis arriver le moment fatal
-où M. de P..., forcé par les ordres paternels de quitter Varsovie, me
-fit ses tendres adieux! Nous nous promîmes de nous conserver, dans tous
-les temps, ce vif attachement qui avoit fait le bonheur de notre
-adolescence; je jurai témérairement que les passions d'un autre âge ne
-l'altéreroient jamais. Quel vide immense laissa dans mon coeur l'absence
-de mon ami! D'abord il me sembla que rien ne pouvoit me dédommager de sa
-perte; la tendresse d'un père, les caresses de mes soeurs, ne me
-touchoient que foiblement. Je sentis qu'il ne me restoit, pour chasser
-l'ennui, d'autre moyen que d'occuper mes loisirs de quelque travail
-utile; j'appris la langue françoise, déjà répandue dans toute l'Europe;
-je lus avec délices des ouvrages fameux, éternels monumens du génie, et
-j'admirai comment, dans un idiome aussi ingrat, avoient pu se distinguer
-à ce point tant de poètes célèbres, tant d'excellens écrivains justement
-immortalisés. Je m'appliquai sérieusement à l'étude de la géométrie, je
-me formai surtout à ce noble métier qui fait un héros aux dépens de cent
-mille malheureux, et que des hommes moins humains que vaillans ont
-appelé le grand art de la guerre. Plusieurs années furent employées à
-ces études aussi difficiles qu'approfondies; enfin, elles m'occupèrent
-uniquement. M. de P..., qui m'écrivoit souvent, ne recevoit plus que des
-réponses courtes et rares; notre correspondance languissoit négligée,
-lorsqu'enfin l'amour acheva de me faire oublier l'amitié.
-
-Mon père étoit depuis longtemps lié très étroitement avec le comte
-Pulauski. Connu par l'austérité de ses moeurs rigides, fameux par
-l'inflexibilité de ses vertus vraiment républicaines, Pulauski, à la
-fois grand capitaine et brave soldat, avoit signalé dans plus d'une
-rencontre son bouillant courage et son patriotisme ardent. Nourri de la
-lecture des anciens, il avoit puisé dans leur histoire les grandes
-leçons d'un noble désintéressement, d'une inébranlable constance, d'un
-dévouement absolu. Comme ces héros à qui Rome idolâtre et reconnoissante
-éleva des autels, Pulauski eût sacrifié tous ses biens à la prospérité
-de son pays, il eût versé jusqu'à la dernière goutte de son sang pour sa
-défense, il eût même immolé sa fille unique, sa chère Lodoïska.
-
-Lodoïska! qu'elle étoit belle! que je l'aimai! son nom chéri est
-toujours sur mes lèvres, son image adorée vit encore dans mon coeur.
-
-Mon ami, dès que je l'eus vue, je ne vis plus qu'elle, j'abandonnai mes
-études, l'amitié fut entièrement oubliée, je consacrai tous mes momens à
-Lodoïska. Mon père et le sien n'avoient pu longtemps ignorer mon amour;
-ils ne m'en parloient pas, ils l'approuvoient donc? Cette idée me parut
-assez fondée pour que je me livrasse sans inquiétude au doux penchant
-qui m'entraînoit, je pris mes mesures de manière que je voyois presque
-tous les jours Lodoïska ou chez elle, ou chez mes soeurs qu'elle aimoit
-beaucoup. Deux années se passèrent ainsi.
-
-Enfin Pulauski me tira un jour à l'écart, et me dit: «Ton père et moi
-nous avions fondé sur toi de grandes espérances, que ta conduite avoit
-d'abord justifiées; je t'ai vu longtemps employer ta jeunesse à des
-travaux aussi honorables qu'utiles. Aujourd'hui... (Il vit que j'allois
-l'interrompre, et m'en empêcha.) Que vas-tu me dire? Crois-tu
-m'apprendre quelque chose que j'ignore? crois-tu que j'avois besoin
-d'être chaque jour témoin de tes transports pour sentir combien ma
-Lodoïska mérite d'être aimée? C'est parce que je sais aussi bien que toi
-ce que vaut ma fille que tu ne l'obtiendras qu'en la méritant. Jeune
-homme, apprends qu'il ne suffit pas que des foiblesses soient légitimes
-pour être excusées; que celles d'un bon citoyen doivent tourner toutes
-au profit de sa patrie; que l'amour, l'amour même, ne seroit, comme
-toutes les viles passions, que méprisable ou dangereux, s'il n'offroit
-aux coeurs généreux un motif de plus qui les excitât puissamment à
-l'honneur. Écoute: notre monarque valétudinaire semble toucher à sa fin;
-sa santé, chaque jour plus chancelante, a réveillé l'ambition de nos
-voisins; ils se préparent sans doute à semer parmi nous les divisions;
-ils comptent, en forçant nos suffrages, nous donner un roi de leur
-choix. Des troupes étrangères ont osé se montrer sur les frontières de
-la Pologne; déjà deux mille gentilshommes se rassemblent pour réprimer
-leur insolente audace; va te joindre à cette brave jeunesse; va, et
-surtout, à la fin de la campagne, reviens, couvert du sang de nos
-ennemis, montrer à Pulauski un gendre digne de lui.»
-
-Je n'hésitai pas un moment: mon père approuva mes résolutions; mais il
-ne parut consentir qu'avec peine à mon départ précipité. Il me tint
-longtemps pressé contre son sein, une tendre sollicitude étoit peinte
-dans ses regards, il ne m'adressa que de tristes adieux; le trouble de
-son coeur passa dans le mien, nos pleurs se confondirent sur son visage
-vénérable. Pulauski, présent à cette scène touchante, nous reprocha
-stoïquement ce qu'il appeloit une foiblesse. «Sèche tes pleurs, me
-dit-il, ou garde-les pour Lodoïska; ce n'est qu'à de foibles amans qui
-se séparent pour six mois qu'il appartient d'en répandre.» Il instruisit
-sa fille, en ma présence même, et de mon départ et des motifs qui me
-déterminoient. Lodoïska pâlit, soupira, regarda son père en rougissant,
-et m'assura d'une voix tremblante que ses voeux hâteroient mon retour,
-et que son bonheur étoit dans mes mains. Encouragé de cette sorte, quels
-dangers pouvois-je craindre? Je partis; mais, dans le cours de cette
-campagne, il ne se passa rien qui mérite d'être rapporté; les ennemis,
-aussi soigneux que nous d'éviter une action qui eût pu produire entre
-les deux nations une guerre ouverte, se contentèrent de nous fatiguer
-par des marches fréquentes; nous nous bornâmes à les suivre et à les
-observer; ils nous rencontroient partout où le pays ouvert leur eût
-offert un accès facile. Aux approches de la mauvaise saison, ils
-parurent se retirer chez eux pour y prendre leurs quartiers d'hiver, et
-notre petite armée, presque toute composée de gentilshommes, se sépara.
-Je revenois à Varsovie, plein d'impatience et de joie, je croyois que
-l'hymen et l'amour alloient me donner Lodoïska... Hélas! je n'avois plus
-de père! J'appris, en entrant dans la capitale, que, la veille même,
-Lovzinski étoit mort d'une apoplexie. Ainsi, je n'eus pas même la
-douloureuse consolation de recevoir les derniers soupirs du plus tendre
-des pères! je ne pus que me traîner sur sa tombe, que j'arrosai de mes
-pleurs.
-
-«Ce n'est point, me dit Pulauski, peu touché de ma douleur profonde, ce
-n'est point par des larmes stériles qu'on honore la mémoire d'un père
-tel que le tien. La Pologne regrette en lui un héros citoyen, qui
-l'auroit utilement servie dans la circonstance critique à laquelle nous
-touchons. Épuisé par une maladie longue, notre monarque n'a pas quinze
-jours à vivre, et du choix de son successeur dépend le bonheur ou le
-malheur de nos concitoyens. De tous les droits que la mort de ton père
-te transmet, le plus beau, sans doute, est d'assister aux états où tu
-vas le représenter; c'est là qu'il doit revivre en toi, c'est là qu'il
-faut prouver un courage plus difficile que celui qui ne consiste qu'à
-braver la mort dans les combats. La vaillance d'un soldat n'est qu'une
-vertu commune; mais ceux-là ne sont pas des hommes ordinaires, qui,
-conservant dans les occasions pressantes un courage tranquille et
-déployant une activité pénétrante, découvrent les projets du puissant
-qui cabale, déconcertent les sourdes intrigues, affrontent les factions
-hardies; qui, toujours fermes, incorruptibles et justes, ne donnent leur
-suffrage qu'à celui qu'ils en ont jugé le plus digne, ne considèrent que
-le bien de leur pays; que l'or et les promesses ne peuvent séduire; que
-les prières ne sauroient fléchir, que les menaces n'étonnent pas. Voilà
-les vertus qui distinguoient ton père; voilà l'héritage vraiment
-précieux que tu dois t'empresser à recueillir. Le jour où nos états
-s'assemblent pour l'élection d'un roi est l'époque certaine à laquelle
-se manifestent les prétentions de plusieurs concitoyens, plus occupés de
-leur intérêt personnel que jaloux de la prospérité de leur patrie, et
-les desseins pernicieux des puissances voisines, dont la cruelle
-politique détruit nos forces en les divisant. Mon ami, je me trompe, ou
-le moment fatal approche qui va fixer à jamais les destins de mon pays
-menacé; ses ennemis conspirent sa ruine, ils ont préparé dans le silence
-une révolution qu'ils ne consommeront pas tant que mon bras pourra
-soutenir une épée. Veuille le Dieu protecteur de mon pays lui épargner
-les horreurs d'une guerre civile! Mais cette extrémité, quelque affreuse
-qu'elle soit, deviendra peut-être nécessaire; je me flatte qu'au moins
-ce ne sera qu'une crise violente, après laquelle cet État régénéré
-reprendra son antique splendeur. Tu seconderas mes efforts, Lovzinski;
-les foibles intérêts de l'amour doivent tous disparoître devant des
-intérêts plus sacrés: je ne puis te donner ma fille dans ces momens de
-deuil, où la patrie est en danger; mais je te promets que les premiers
-jours de la paix seront marqués par ton hymen avec Lodoïska.»
-
-Pulauski ne parla pas en vain; je sentis quels devoirs plus essentiels
-j'avois désormais à remplir; mais les soins importans dont je m'occupois
-n'offrirent à ma douleur que d'insuffisantes distractions. Je l'avouerai
-sans rougir, la tristesse de mes soeurs, leur amitié compatissante, les
-caresses plus réservées, mais non moins douces, de mon amante, firent
-sur mon coeur ému plus d'impression que les conseils patriotiques de
-Pulauski. Je vis Lodoïska vivement touchée de ma perte irréparable,
-aussi affligée que moi des événemens cruels qui différoient notre union;
-et mes chagrins ainsi partagés se trouvèrent sensiblement adoucis.
-
-Cependant le roi mourut, et la diète fut convoquée. Le jour même qu'elle
-devoit s'ouvrir, à l'instant où j'allois m'y rendre, un inconnu se
-présente dans mon palais et demande à me parler sans témoins. Dès que
-mes gens se sont retirés, il entre avec précipitation, se jette dans mes
-bras et m'embrasse tendrement. C'étoit M. de P...; dix années écoulées
-depuis notre séparation ne l'avoient pas tellement changé que je ne
-pusse le reconnoître; je lui témoignai la surprise et la joie que me
-causoit son retour inattendu. «Vous serez bien plus étonné, me dit-il,
-quand vous en saurez la cause. J'arrive à l'instant et vais me rendre à
-l'assemblée des états; est-ce trop présumer de votre amitié que de
-compter sur votre voix?--Sur ma voix! et pour qui?--Pour moi, mon ami.»
-Il vit mon étonnement. «Oui, pour moi, continua-t-il avec vivacité; il
-n'est pas temps de vous raconter quelle heureuse révolution s'est faite
-dans ma fortune et me permet de nourrir de si hautes espérances; qu'il
-vous suffise maintenant de savoir que du moins mon ambition est
-justifiée par le plus grand nombre des suffrages et qu'en vain deux
-foibles rivaux se préparent à me disputer la couronne à laquelle je
-prétends. Lovzinski, poursuivit-il en m'embrassant encore, si vous
-n'étiez pas mon ami, si je vous estimois moins, peut-être
-m'efforcerois-je de vous éblouir par de grandes promesses, peut-être
-vous montrerois-je quelle faveur vous attend, que d'honorables
-distinctions vous sont réservées, quelle noble et vaste carrière va
-désormais vous être ouverte; mais je n'ai pas besoin de vous séduire, et
-je vais vous persuader. Je le vois avec douleur, et vous le savez comme
-moi, depuis plusieurs années notre Pologne affoiblie ne doit son salut
-qu'à la mésintelligence des trois puissances qui l'environnent; et le
-désir de s'enrichir de nos dépouilles peut réunir en un moment nos
-ennemis divisés. Empêchons, s'il se peut, ce triumvirat funeste, dont le
-démembrement de nos provinces deviendroit l'infaillible suite. Sans
-doute, en des temps plus heureux, nos ancêtres ont dû maintenir la
-liberté des élections; il faut aujourd'hui céder à la nécessité qui nous
-presse. La Russie protégera nécessairement un roi qui sera son ouvrage:
-en recevant celui qu'elle a choisi, vous prévenez la triple alliance qui
-rendroit notre perte inévitable et vous vous assurez un allié puissant,
-que nous opposerons avec succès aux deux ennemis qui nous restent. Voilà
-les raisons qui m'ont déterminé; je n'abandonne une partie de mes droits
-que pour conserver nos droits les plus précieux; je ne veux monter sur
-un trône chancelant que pour l'affermir par une saine politique; je
-n'altère enfin la constitution de cet État que pour sauver l'État
-entier.»
-
-Nous nous rendîmes à la diète; j'y votai pour M. de P... Il obtint en
-effet le plus grand nombre des suffrages; mais Pulauski, Zaremba et
-quelques autres se déclarèrent pour le prince C...: on ne put rien
-décider dans le tumulte de cette première assemblée.
-
-Quand nous en sortîmes, M. de P... revint à moi; il m'invita à le suivre
-dans le palais que des émissaires secrets lui avoient déjà préparé dans
-la capitale[5]. Nous nous enfermâmes pendant plusieurs heures: alors se
-renouvelèrent entre nous les protestations d'une amitié toujours
-durable; alors j'instruisis M. de P... de mes liaisons intimes avec
-Pulauski et de mon amour pour Lodoïska. Il répondit à ma confiance par
-une confiance plus grande; il m'apprit quels événemens avoient préparé
-sa grandeur prochaine, il m'expliqua ses desseins secrets, et je le
-quittai convaincu qu'il étoit moins occupé du désir de s'élever que de
-celui de rendre à la Pologne son antique prospérité.
-
- [5] La diète pour l'élection des rois de Pologne se tient à une
- demi-lieue de Varsovie, en pleine campagne, de l'autre côté de la
- Vistule, près du village de Vola.
-
-Ainsi disposé, je volai chez mon futur beau-père, que je brûlois de
-ramener au parti de mon ami. Pulauski se promenoit à grands pas dans
-l'appartement de sa fille, qui paroissoit aussi agitée que lui. «Le
-voilà, dit-il à Lodoïska, dès qu'il me vit paroître, le voilà, dit-il,
-cet homme que j'estimois et que vous aimiez! il nous sacrifie tous deux
-à son aveugle amitié.» Je voulus répondre, il poursuivit: «Vous avez été
-lié dès l'enfance avec M. de P..., une faction puissante le porte sur le
-trône, vous le saviez, vous saviez ses desseins; ce matin, à la diète,
-vous avez voté pour lui, vous m'avez trompé; mais croyez-vous qu'on me
-trompe impunément?» Je le priai de m'entendre; il se contraignit pour
-garder un silence farouche; je lui appris comment M. de P..., que
-j'avois négligé depuis longtemps, m'avoit surpris par son retour
-imprévu. Lodoïska paroissoit charmée d'entendre ma justification. «On ne
-m'abuse pas comme une femme crédule, me dit Pulauski; mais, n'importe,
-continuez.» Je lui rendis compte du court entretien que j'avois eu avec
-M. de P... avant de me rendre à l'assemblée des états. «Et voilà vos
-projets! s'écria-t-il. M. de P... ne voit d'autre remède aux maux de ses
-concitoyens que leur esclavage! il le propose, un Lovzinski l'approuve!
-et l'on me méprise assez pour tenter de me faire entrer dans cet infâme
-complot! Moi, je verrois, sous le nom d'un Polonois, les Russes
-commander dans nos provinces! Les Russes! répéta-t-il avec fureur, ils
-régneroient dans mon pays! (Il vint à moi avec la plus grande
-impétuosité.) Perfide! tu m'as trompé, et tu trahis ta patrie! Sors de
-ce palais à l'instant, ou crains que je ne t'en fasse arracher.»
-
-Je vous l'avoue, Faublas, un affront si cruel et si peu mérité me mit
-hors de moi-même: dans le premier transport de ma colère, je portai la
-main sur mon épée; plus prompt que l'éclair, Pulauski tira la sienne. Sa
-fille, sa fille éperdue se précipita sur moi: «Lovzinski, qu'allez-vous
-faire?» Aux accens de sa voix si chère, je repris ma raison égarée; mais
-je sentis qu'un seul instant venoit de m'enlever Lodoïska pour toujours.
-Elle m'avoit quitté pour se jeter dans les bras de son père; le cruel
-vit ma douleur amère, et se plut à l'augmenter. «Va! traître, me dit-il,
-va! tu la vois pour la dernière fois.»
-
-Je retournai chez moi désespéré; les noms odieux que Pulauski m'avoit
-prodigués revenoient sans cesse à ma pensée; les intérêts de la Pologne
-et ceux de M. de P... me paroissoient si étroitement liés que je ne
-concevois pas comment je pouvois trahir mes concitoyens en servant mon
-ami; cependant il falloit l'abandonner, ou renoncer à Lodoïska: que
-résoudre? quel parti prendre? Je passai la nuit tout entière dans cette
-cruelle incertitude; et, quand le jour parut, j'allai chez Pulauski,
-sans savoir encore à quoi je pourrois me déterminer.
-
-Un domestique, resté seul dans le palais, me dit que son maître étoit
-parti au commencement de la nuit avec Lodoïska, après avoir congédié
-tous ses gens. Vous jugez de mon désespoir à cette nouvelle. Je demandai
-à ce domestique où Pulauski étoit allé. «Je l'ignore absolument, me
-répondit-il; tout ce que je puis vous dire, c'est qu'hier au soir, vous
-sortiez à peine d'ici, quand nous entendîmes un grand bruit dans
-l'appartement de sa fille. Encore effrayé de la scène terrible qui
-venoit de se passer entre vous, j'osai m'approcher et prêter l'oreille.
-Lodoïska pleuroit, son père furieux l'accabloit d'injures, lui donnoit
-sa malédiction, et je l'entendis qui lui disoit: «Qui peut aimer un
-traître peut l'être aussi: ingrate, je vais vous conduire dans une
-maison sûre, où vous serez désormais à l'abri de la séduction.»
-
-Pouvois-je encore douter de mon malheur? J'appelai Boleslas, un de mes
-serviteurs les plus fidèles; je lui ordonnai de placer autour du palais
-de Pulauski des espions vigilans qui pussent me rendre compte de tout ce
-qui s'y seroit passé, de faire suivre Pulauski partout s'il rentroit
-avant moi dans la capitale; et, ne désespérant pas de le rencontrer
-encore dans ses terres les plus prochaines, je me mis moi-même à sa
-poursuite.
-
-Je parcourus tous les domaines de Pulauski, je demandai Lodoïska à tous
-les voyageurs que je rencontrai: ce fut inutilement. Après avoir perdu
-huit jours dans cette recherche pénible, je me décidai à retourner à
-Varsovie. Je ne fus pas médiocrement étonné de voir une armée russe
-campée presque sous ses murs, sur les bords de la Vistule.
-
-Il étoit nuit quand je rentrai dans la capitale; les palais des grands
-étoient illuminés, un peuple immense remplissoit les rues; j'entendis
-les chants d'allégresse, je vis le vin couler à grands flots dans les
-places publiques, tout m'annonça que la Pologne avoit un roi.
-
-Boleslas m'attendoit avec impatience. «Pulauski, me dit-il, est revenu
-seul dès le second jour; il n'est sorti de chez lui que pour se rendre à
-la diète, où, malgré ses efforts, l'ascendant de la Russie s'est
-manifesté chaque jour de plus en plus. Dans la dernière assemblée tenue
-ce matin, M. de P... réunissoit presque toutes les voix, il alloit être
-élu; Pulauski a prononcé le fatal _veto_: à l'instant vingt sabres ont
-été tirés. Le fier palatin de ..., que Pulauski avoit peu ménagé dans
-l'assemblée précédente, s'est élancé le premier, et lui a porté sur la
-tête un coup terrible. Zaremba et quelques autres ont volé à la défense
-de leur ami; mais tous leurs efforts n'auroient pu le sauver, si M. de
-P... lui-même ne s'étoit rangé parmi eux, en criant qu'il immoleroit de
-sa main celui qui oseroit approcher. Les assaillants se sont retirés;
-cependant Pulauski perdoit son sang et ses forces; il s'est évanoui, on
-l'a emporté. Zaremba est sorti en jurant de le venger. Restés maîtres
-des délibérations, les nombreux partisans de M. de P... l'ont
-sur-le-champ proclamé roi. Pulauski, rapporté dans son palais, a bientôt
-repris connoissance. Les chirurgiens, appelés pour voir sa blessure, ont
-déclaré qu'elle n'étoit pas mortelle; alors, quoiqu'il ressentît de
-grandes douleurs, quoique plusieurs de ses amis s'opposassent à son
-dessein, il s'est fait porter dans sa voiture. Il étoit à peine midi
-quand il est sorti de Varsovie, accompagné de Mazeppa et de quelques
-mécontens. On le suit, et sans doute on viendra sous peu de jours vous
-apprendre le lieu qu'il aura choisi pour sa retraite.»
-
-On ne pouvoit guère m'annoncer de plus mauvaises nouvelles. Mon ami
-étoit sur le trône; mais ma réconciliation avec Pulauski paroissoit
-désormais impossible, et vraisemblablement j'avois perdu Lodoïska pour
-toujours. Je connoissois assez son père pour craindre qu'il ne prît des
-résolutions extrêmes; le présent m'effrayoit, je n'osois porter mes
-regards sur l'avenir, et mes chagrins m'accablèrent au point que je
-n'allai pas même féliciter le nouveau roi.
-
-Celui de mes gens que Boleslas avoit détaché à la poursuite de Pulauski
-revint le quatrième jour; il l'avoit suivi jusqu'à quinze lieues de la
-capitale: là, Zaremba, voyant toujours un inconnu à quelque distance de
-sa chaise de poste, avoit conçu des soupçons. Un peu plus loin, quatre
-de ses gens, cachés derrière une masure, avoient surpris mon courrier et
-l'avoient conduit à Pulauski. Celui-ci, le pistolet à la main, l'avoit
-forcé d'avouer à qui il appartenoit. «Je te renverrai à Lovzinski, lui
-avoit-il dit, annonce-lui de ma part qu'il n'échappera pas à ma juste
-vengeance.» A ces mots, on avoit bandé les yeux à mon courrier, il ne
-pouvoit dire où on l'avoit conduit et enfermé; mais au bout de trois
-jours on l'étoit venu chercher: on avoit encore pris la précaution de
-lui bander les yeux et de le promener pendant plusieurs heures; enfin la
-voiture s'étoit arrêtée, on l'en avoit fait descendre. A peine il
-mettoit pied à terre que ses gardes s'étoient éloignés au grand galop;
-il avoit détaché son bandeau et s'étoit retrouvé précisément à l'endroit
-où d'abord on l'avoit arrêté.
-
-Ces nouvelles me donnèrent beaucoup d'inquiétude; les menaces de
-Pulauski m'effrayoient beaucoup moins pour moi que pour Lodoïska qui
-restoit en son pouvoir: il pouvoit, dans sa fureur, se porter contre
-elle aux dernières extrémités; je résolus de m'exposer à tout pour
-découvrir la retraite du père et la prison de la fille. Le lendemain
-j'instruisis mes soeurs de mon dessein, et je quittai la capitale: le
-seul Boleslas m'accompagnoit; je me donnai partout pour son frère. Nous
-parcourûmes toute la Pologne; je vis alors que l'événement ne justifioit
-que trop les craintes de Pulauski. Sous prétexte de faire prêter le
-serment de fidélité pour le nouveau roi, les Russes répandus dans nos
-provinces commettoient mille exactions dans les villes et désoloient les
-campagnes. Après avoir perdu trois mois en recherches vaines, désespéré
-de ne pouvoir retrouver Lodoïska, vivement touché des malheurs de ma
-patrie, pleurant à la fois sur elle et sur moi, j'allois retourner à
-Varsovie pour apprendre moi-même au nouveau roi à quels excès des
-étrangers se portoient dans ses États, lorsqu'une rencontre, qui
-sembloit devoir être pour moi très fâcheuse, me força de prendre un
-parti tout différent.
-
-Les Turcs venoient de déclarer la guerre à la Russie, et les Tartares du
-Budziac et de la Crimée faisoient de fréquentes incursions dans la
-Volhynie, où je me trouvois alors. Quatre de ces brigands nous
-attaquèrent à la sortie d'un bois, près d'Ostropol. J'avois très
-imprudemment négligé de charger mes pistolets; mais je me servis de mon
-sabre avec tant d'adresse et de bonheur que bientôt deux d'entre eux
-tombèrent grièvement blessés. Boleslas occupoit le troisième, le
-quatrième me combattoit avec vigueur; il me fit à la cuisse une légère
-blessure, et reçut en même temps un coup terrible qui le renversa de son
-cheval. Boleslas se vit à l'instant débarrassé de son ennemi, qui, au
-bruit de la chute de son camarade, prit la fuite. Celui que j'avois
-renversé le dernier me dit en mauvais polonois: «Un aussi brave homme
-que toi doit être généreux; je te demande la vie; ami, au lieu de
-m'achever, secours-moi; crois-moi, viens m'aider à me relever, bande ma
-plaie.» Il demandoit quartier d'un ton si noble et si nouveau que je ne
-balançai pas: je descendis de cheval; Boleslas et moi nous le relevâmes,
-nous bandâmes sa plaie. «Tu fais bien, brave homme, me disoit le
-Tartare, tu fais bien.» Comme il parloit, nous vîmes s'élever autour de
-nous un nuage de poussière; plus de trois cents Tartares accouroient à
-nous ventre à terre. «Ne crains rien, me dit celui que j'avois épargné,
-je suis le chef de cette troupe.» Effectivement, d'un signe il arrêta
-ses soldats près de me massacrer; il leur dit dans leur langue quelques
-mots que je ne compris pas; ils ouvrirent leurs rangs pour laisser
-passer Boleslas et moi. «Brave homme, me dit encore leur capitaine,
-n'avois-je pas raison de te dire que tu faisois bien? tu m'as laissé la
-vie, je sauve la tienne; il est quelquefois bon d'épargner un ennemi, et
-même un voleur. Écoute, mon ami, en t'attaquant j'ai fait mon métier, tu
-as fait ton devoir en m'étrillant bien: je te pardonne, tu me pardonnes,
-embrassons-nous.» Il ajouta: «Le jour commence à baisser, je ne te
-conseille pas de voyager dans ces cantons cette nuit; ces gens-là vont
-aller chacun à son poste, et je ne pourrois te répondre d'eux. Tu vois
-ce château sur la hauteur à droite, il appartient à un certain comte
-Dourlinski, à qui nous en voulons beaucoup, parce qu'il est fort riche:
-va lui demander un asile, dis-lui que tu as blessé Titsikan, que
-Titsikan te poursuit. Il me connoît de nom: je lui ai déjà fait passer
-quelques mauvaises journées; au reste, compte que, pendant que tu seras
-chez lui, sa maison sera respectée; garde-toi surtout d'en sortir avant
-trois jours et d'y rester plus de huit: adieu.»
-
-Ce fut avec un vrai plaisir que nous prîmes congé de Titsikan et de sa
-compagnie. Les avis du Tartare étoient des ordres; je dis à Boleslas:
-«Gagnons promptement ce château qu'il nous a montré; aussi bien je
-connois ce Dourlinski de nom. Pulauski m'a quelquefois parlé de lui; il
-n'ignore peut-être pas où Pulauski s'est retiré; il n'est pas impossible
-qu'avec un peu d'adresse nous le sachions de lui. Je dirai à tout hasard
-que c'est Pulauski qui nous envoie; cette recommandation vaudra bien
-celle de Titsikan: toi, Boleslas, n'oublie pas que je suis ton frère et
-ne me découvre pas.»
-
-Nous arrivâmes aux fossés du château; les gens de Dourlinski nous
-demandèrent qui nous étions: je répondis que nous venions pour parler à
-leur maître de la part de Pulauski; que des brigands nous avoient
-attaqués et nous poursuivoient. Le pont-levis fut baissé, nous entrâmes;
-on nous dit que pour le moment nous ne pouvions parler à Dourlinski,
-mais que le lendemain, sur les dix heures, il pourroit nous donner
-audience. On nous demanda nos armes que nous rendîmes sans difficulté.
-Boleslas visita ma blessure, les chairs étoient à peine entamées. On ne
-tarda pas à nous servir dans la cuisine un frugal repas; nous fûmes
-conduits ensuite dans une chambre basse, où deux mauvais lits venoient
-d'être préparés; on nous y laissa sans lumière, et l'on nous y enferma.
-
-Je ne pus fermer l'oeil de la nuit. Titsikan ne m'avoit fait qu'une
-légère blessure, mais celle de mon coeur étoit si profonde! Au point du
-jour je m'impatientai dans ma prison; je voulus ouvrir les volets, ils
-étoient fermés à clef. Je les secoue vigoureusement, les ferrures
-sautent, je vois un fort beau parc; la fenêtre étoit basse, je m'élance,
-et me voilà dans les jardins de Dourlinski. Après m'y être promené
-quelques minutes, j'allai m'asseoir sur un banc de pierre placé au pied
-d'une tour dont je considérai quelque temps l'architecture antique. Je
-restois là plongé dans mes réflexions, lorsqu'une tuile tomba à mes
-pieds: je crus qu'elle s'étoit détachée de la couverture de ce vieux
-bâtiment, et, pour éviter un accident pareil, j'allai me placer à
-l'autre bout du banc. Quelques instans après, une seconde tuile tomba à
-côté de moi. Le hasard me parut surprenant; je me levai avec inquiétude,
-j'examinai la tour attentivement. J'aperçus, à vingt-cinq ou trente
-pieds de hauteur, une étroite ouverture; je ramassai les tuiles qu'on
-m'avoit jetées; sur la première, je déchiffrai ces mots tracés avec du
-plâtre: _Lovzinski, c'est donc vous! vous vivez!_ et sur la seconde,
-ceux-ci: _Délivrez-moi, sauvez Lodoïska._
-
-Vous ne pouvez, mon cher Faublas, vous figurer combien de sentimens
-divers m'agitèrent à la fois; mon étonnement, ma joie, ma douleur, mon
-embarras, ne sauroient s'exprimer. J'examinois la prison de Lodoïska, je
-cherchois comment je pourrois l'en tirer; elle m'envoya encore une
-tuile; je lus: _A minuit, apportez du papier, de l'encre et des plumes;
-demain, une heure après le soleil levé, venez chercher une lettre;
-éloignez-vous._
-
-Je retournai à ma chambre, j'appelai Boleslas, qui m'aida à rentrer par
-la fenêtre; nous raccommodâmes le volet de notre mieux. J'appris à mon
-serviteur fidèle la rencontre inespérée qui mettoit fin à mes courses et
-redoubloit mes inquiétudes. Comment pénétrer dans cette tour? comment
-nous procurer des armes? Le moyen de tirer Lodoïska de sa prison? le
-moyen de l'enlever sous les yeux de Dourlinski, au milieu de ses gens,
-dans un château fortifié?
-
-Et, en supposant que tant d'obstacles ne fussent pas insurmontables,
-pouvois-je tenter une entreprise aussi difficile dans le court délai que
-Titsikan m'avoit laissé? Titsikan ne m'avoit-il pas recommandé de rester
-chez Dourlinski trois jours, et de n'y pas demeurer plus de huit? Sortir
-de ce château avant le troisième jour ou après le huitième, n'étoit-ce
-pas nous exposer aux attaques des Tartares? Tirer ma chère Lodoïska de
-sa prison pour la livrer à des brigands, être à jamais séparé d'elle par
-l'esclavage ou par la mort, cela étoit horrible à penser.
-
-Mais pourquoi étoit-elle dans une aussi affreuse prison? La lettre
-qu'elle m'avoit promise m'en instruiroit sans doute. Il falloit nous
-procurer du papier; je chargeai Boleslas de ce soin, et moi, je me
-préparai à soutenir devant Dourlinski le rôle délicat d'un émissaire de
-Pulauski.
-
-Il étoit grand jour quand on vint nous mettre en liberté; on nous dit
-que Dourlinski pouvoit et vouloit nous voir. Nous nous présentâmes avec
-assurance; nous vîmes un homme de soixante ans à peu près, dont l'abord
-étoit brusque et les manières repoussantes. Il nous demanda qui nous
-étions. «Mon frère et moi, lui dis-je, appartenons au seigneur Pulauski;
-mon maître m'a chargé pour vous d'une commission secrète, mon frère m'a
-accompagné pour un autre objet; je dois, pour m'expliquer, être seul, je
-ne dois ne parler qu'à vous seul.--Eh bien, répondit Dourlinski, que ton
-frère s'en aille; et vous aussi, allez-vous-en, dit-il à ses gens; quant
-à celui-ci (il montra celui qui étoit son confident), tu trouveras bon
-qu'il reste, tu peux tout dire devant lui.--Pulauski m'envoie...--Je le
-vois bien qu'il t'envoie.--Pour vous demander...--Quoi?--(Je pris
-courage.) Pour vous demander des nouvelles de sa fille.--Des nouvelles
-de sa fille! Pulauski t'a dit...--Oui, mon maître m'a dit que Lodoïska
-étoit ici.» Je m'aperçus que Dourlinski pâlissoit; il regarda son
-confident, et me fixa longtemps en silence. «Tu m'étonnes, reprit-il
-enfin; pour te confier un secret de cette importance, il faut que ton
-maître soit bien imprudent.--Pas plus que vous, Seigneur; n'avez-vous
-pas aussi un confident? Les grands seroient bien à plaindre s'ils ne
-pouvoient donner leur confiance à personne. Pulauski m'a chargé de vous
-dire que Lovzinski avoit déjà parcouru une grande partie de la Pologne,
-et que sans doute il visiteroit vos cantons.--S'il ose venir ici, me
-répondit-il aussitôt avec la plus grande vivacité, je lui garde un
-logement qu'il occupera longtemps: le connois-tu ce Lovzinski?--Je l'ai
-vu souvent chez mon maître à Varsovie.--On le dit bel homme?--Il est
-bien fait et de ma taille à peu près.--Sa figure?--Est prévenante; c'est
-un...--C'est un insolent, interrompit-il avec colère; si jamais il tombe
-en mes mains!--Seigneur, on assure qu'il est brave.--Lui! je parie qu'il
-ne sait que séduire des filles! Si jamais il tombe en mes mains! (Je me
-contins; il ajouta d'un ton plus calme:) Il y a bien longtemps que
-Pulauski ne m'a écrit, où est-il à présent?--Seigneur, j'ai des ordres
-précis de ne pas répondre à cette question-là: tout ce que je puis vous
-dire, c'est qu'il a, pour cacher sa retraite et pour n'écrire à
-personne, de grandes raisons qu'il viendra bientôt vous expliquer
-lui-même.»
-
-Dourlinski parut très étonné; je crus même remarquer quelques signes de
-frayeur; il regarda son confident, qui sembloit aussi embarrassé que
-lui. «Tu dis que Pulauski viendra bientôt?...--Oui, Seigneur, sous
-quinzaine au plus tard.» Il regarda encore son confident; et puis,
-affectant tout à coup autant de sang-froid qu'il avoit montré
-d'embarras: «Retourne à ton maître, je suis fâché de n'avoir que de
-mauvaises nouvelles à lui donner; tu lui diras que Lodoïska n'est
-plus ici.» Je fus à mon tour fort surpris. «Quoi! Seigneur,
-Lodoïska...--N'est plus ici, te dis-je. Pour obliger Pulauski que
-j'estime, je me suis chargé, quoiqu'avec répugnance, du soin de garder
-sa fille dans mon château: personne que moi et lui (il me montra son
-confident) ne savoit qu'elle y fût. Il y a environ un mois, nous
-allâmes, comme à l'ordinaire, lui porter des vivres pour sa journée, il
-n'y avoit plus personne dans son appartement. J'ignore comment elle a
-fait; mais ce que je sais bien, c'est qu'elle s'est échappée; je n'ai
-pas entendu parler d'elle depuis; elle sera sans doute allée rejoindre
-Lovzinski à Varsovie, si pourtant les Tartares ne l'ont pas enlevée sur
-la route.»
-
-Mon étonnement devint extrême: comment concilier ce que j'avois vu dans
-le jardin avec ce que Dourlinski me disoit? Il y avoit là quelque
-mystère que j'étois bien impatient d'approfondir; cependant je me gardai
-bien de faire paroître le moindre doute. «Seigneur, voilà des nouvelles
-bien tristes pour mon maître!--Sans doute, mais ce n'est pas ma
-faute.--Seigneur, j'ai une grâce à vous demander.--Voyons.--Les Tartares
-dévastent les environs de votre château; ils nous ont attaqués, nous
-leur avons échappé comme par miracle; ne nous accorderez-vous pas, à mon
-frère et à moi, la permission de nous reposer ici seulement deux
-jours?--Seulement deux jours? j'y consens. Où les a-t-on logés?
-demanda-t-il à son confident.--Au rez-de-chaussée, répondit celui-ci,
-dans une chambre basse...--Qui donne sur mes jardins? interrompit
-Dourlinski avec inquiétude.--Les volets ferment à clef, répondit
-l'autre.--N'importe, il faut les mettre ailleurs.» Ces mots me firent
-trembler. Le confident répliqua: «Cela n'est pas possible; mais...» Il
-lui dit le reste à l'oreille. «A la bonne heure, répondit le maître, et
-qu'on le fasse à l'instant»; et, s'adressant à moi: «Ton frère et toi,
-vous vous en irez après-demain; avant de partir tu me parleras, je te
-donnerai une lettre pour Pulauski.»
-
-J'allai rejoindre Boleslas dans la cuisine, où il déjeunoit: il me remit
-une petite bouteille pleine d'encre, plusieurs plumes et quelques
-feuilles de papier qu'il s'étoit procurées sans peine. Je brûlois
-d'envie d'écrire à Lodoïska; l'embarras étoit de trouver un lieu
-commode, où les curieux ne pussent m'inquiéter. On avoit déjà prévenu
-Boleslas que nous ne rentrerions dans la chambre où nous avions passé la
-nuit que pour y coucher. Je m'avisai d'un stratagème qui me réussit
-parfaitement. Les gens de Dourlinski buvoient avec mon prétendu frère,
-ils me proposèrent poliment de les aider aussi à vider quelques flacons.
-J'avalai de bonne grâce, et coup sur coup, plusieurs verres d'un fort
-mauvais vin: bientôt mes jambes chancelèrent, ma langue s'embarrassa, je
-fis à la troupe joyeuse cent contes aussi plaisans que déraisonnables;
-en un mot, je jouai si bien l'ivresse que Boleslas lui-même en fut la
-dupe. Il trembloit que, dans ce moment où je paroissois disposé à tout
-dire, mon secret ne m'échappât. «Messieurs, dit-il aux buveurs étonnés,
-mon frère n'a pas la tête forte aujourd'hui, c'est peut-être un effet de
-sa blessure; ne le faisons plus ni parler ni boire; je crains que cela
-ne l'incommode; et même, si vous vouliez m'obliger, vous m'aideriez à le
-porter sur son lit.--Sur le sien? non, cela ne se peut pas, répondit
-l'un d'eux, mais je prêterai volontiers ma chambre.» On me prit, on
-m'entraîna, on me monta dans un grenier, dont un lit, une table et une
-chaise formoient tout l'ameublement. On m'enferma dans ce taudis.
-C'étoit là tout ce que je voulois; dès que je fus seul, j'écrivis à
-Lodoïska une lettre de plusieurs pages. Je commençois par me justifier
-pleinement des crimes que Pulauski m'avoit supposés; je lui racontai
-ensuite tout ce qui m'étoit arrivé depuis le moment de notre séparation
-jusqu'à celui où j'avois été reçu chez Dourlinski; je lui détaillois
-l'entretien que je venois d'avoir avec celui-ci, je finissois par
-l'assurer de l'amour le plus tendre et le plus respectueux; je lui
-jurois que, dès qu'elle m'auroit donné sur son sort les éclaircissemens
-nécessaires, je m'exposerois à tout pour finir son horrible esclavage.
-
-Dès que ma lettre fut fermée, je me livrai à des réflexions qui me
-jetèrent dans une étrange perplexité. Étoit-ce bien Lodoïska qui m'avoit
-jeté ces tuiles dans le jardin? Pulauski auroit-il eu l'injustice de
-punir sa fille d'un amour que lui-même avoit approuvé? Auroit-il eu
-l'inhumanité de la plonger dans une affreuse prison? et, quand même la
-haine qu'il m'avoit jurée l'auroit aveuglé à ce point, comment
-Dourlinski avoit-il pu se résoudre à servir ainsi sa vengeance? Mais,
-d'un autre côté, depuis trois mois je ne portois, pour me déguiser
-mieux, que des habits grossiers; les fatigues d'un long voyage et mes
-chagrins m'avoient beaucoup changé; quelle autre qu'une amante avoit pu
-reconnoître Lovzinski dans les jardins de Dourlinski? n'avois-je pas vu
-d'ailleurs le nom de Lodoïska tracé sur la tuile? Dourlinski lui-même
-n'avouoit-il pas que Lodoïska avoit été chez lui prisonnière? Il
-ajoutoit, il est vrai, qu'elle s'étoit échappée; mais cela étoit-il
-croyable? Et pourquoi cette haine que Dourlinski m'avoit vouée à moi,
-sans me connoître? Pourquoi cet air d'inquiétude, quand on lui avoit dit
-que les émissaires de Pulauski occupoient une chambre qui donnoit sur le
-jardin? Pourquoi surtout cet air d'effroi, quand je lui avois annoncé la
-prochaine arrivée de mon prétendu maître? Tout cela étoit bien fait pour
-me donner de terribles inquiétudes, j'entrevoyois des choses affreuses
-que je ne pouvois expliquer. Depuis deux heures je me faisois sans cesse
-de nouvelles questions, auxquelles j'étois fort embarrassé de répondre,
-lorsqu'enfin Boleslas vint voir si son frère avoit recouvré la raison.
-Je n'eus pas de peine à le convaincre que mon ivresse avoit été feinte;
-nous descendîmes dans la cuisine, où nous passâmes le reste de la
-journée. Quelle soirée, mon cher Faublas! aucune de ma vie ne me parut
-si longue, pas même celles qui la suivirent.
-
-Enfin, l'on nous conduisit dans notre chambre, où l'on nous enferma,
-comme la veille, sans nous laisser de lumière; il fallut encore attendre
-près de deux heures avant que minuit sonnât. Au premier coup de la
-cloche nous ouvrîmes doucement les volets et la fenêtre; je me préparois
-à sauter dans le jardin, mon embarras fut égal à mon désespoir quand je
-me vis retenu par des barreaux. «Voilà, dis-je à Boleslas, ce que le
-maudit confident de Dourlinski lui disoit à l'oreille; voilà ce
-qu'approuvoit le maître odieux, quand il répondit: _A la bonne heure, et
-qu'on le fasse à l'instant_; voilà ce qu'ils ont exécuté dans la
-journée; c'est pour cela que l'entrée de cette chambre nous a été
-interdite.--Seigneur, ils ont travaillé en dehors, me répondit Boleslas,
-car ils n'ont pas aperçu que ce volet avoit été forcé.--Eh! qu'ils
-l'aient vu ou non, m'écriai-je avec violence, que m'importe? Cette
-grille fatale renverse toutes mes espérances, elle assure l'esclavage de
-Lodoïska, elle assure ma mort.
-
---Oui, sans doute, elle assure ta mort», me cria-t-on en ouvrant ma
-porte. Dourlinski, précédé de quelques hommes armés et suivi de quelques
-autres qui portoient des flambeaux, Dourlinski entra le sabre à la main.
-«Traître, me dit-il en me lançant des regards où sa fureur étoit peinte,
-j'ai tout entendu, je saurai qui tu es, tu me diras ton nom, ton
-prétendu frère le dira; tremble! je suis de tous les ennemis de
-Lovzinski le plus implacable! Qu'on le fouille», dit-il à ses gens; ils
-se précipitèrent sur moi, j'étois sans armes, je fis une résistance
-inutile. Ils m'enlevèrent mes papiers et la lettre que j'avois préparée
-pour Lodoïska. Dourlinski donna, en la lisant, mille signes
-d'impatience: il y étoit peu ménagé. «Lovzinski, me dit-il avec une rage
-étouffée, je mérite déjà toute ta haine, bientôt je la mériterai
-davantage; en attendant tu resteras avec ton digne confident dans cette
-chambre que tu aimes.» A ces mots il sortit, on ferma la porte à double
-tour; il posa une sentinelle en dehors et une autre vis-à-vis des
-fenêtres, dans le jardin.
-
-Vous vous figurez dans quel accablement nous restâmes plongés, Boleslas
-et moi. Mes malheurs étoient à leur comble, ceux de Lodoïska
-m'affectoient bien plus vivement: l'infortunée! quelle devoit être son
-inquiétude! elle attendoit Lovzinski, et Lovzinski l'abandonnoit! Mais
-non, Lodoïska me connoissoit trop bien, elle ne me soupçonneroit pas
-d'une aussi lâche perfidie. Lodoïska! elle jugeroit son amant d'après
-elle! Elle sentiroit que Lovzinski partageoit son sort, puisqu'il ne la
-secouroit pas... hélas! et la certitude de mon malheur augmenteroit
-encore le sien!
-
-Telles furent dans le premier moment mes réflexions cruelles; on me
-laissa tout le temps d'en faire beaucoup d'autres non moins tristes. Le
-lendemain on nous passa par les barreaux de notre fenêtre les provisions
-pour notre journée. A la qualité des alimens qu'on nous fournissoit,
-Boleslas jugea qu'on ne chercheroit pas à nous rendre notre prison fort
-agréable. Boleslas, moins malheureux que moi, supportoit son sort plus
-courageusement; il m'offrit ma part du maigre repas qu'il alloit faire.
-Je ne voulois point manger, il me pressoit vainement; l'existence étoit
-devenue pour moi un insupportable fardeau. «Ah! vivez, me dit-il enfin
-en versant un torrent de larmes, vivez! si ce n'est pas pour Boleslas,
-que ce soit pour Lodoïska.» Ces mots firent sur moi la plus vive
-impression, ils ranimèrent mon courage, l'espérance rentra dans mon
-coeur, j'embrassai mon serviteur fidèle. «O mon ami, m'écriai-je avec
-transport, ô mon véritable ami! je t'ai perdu, et tes maux me touchent
-plus que les miens! donne, Boleslas, donne, je vivrai pour Lodoïska, je
-vivrai pour toi: veuille le juste Ciel me rendre bientôt ma fortune et
-mon rang! tu verras que ton maître n'est pas un ingrat.» Nous nous
-embrassâmes encore. Ah! mon cher Faublas, si vous saviez comme le
-malheur rapproche les hommes! comme il est doux, lorsqu'on souffre,
-d'entendre un autre infortuné vous adresser un mot de consolation!
-
-Il y avoit douze jours que nous gémissions dans cette prison, lorsqu'on
-vint m'en tirer pour me conduire à Dourlinski. Boleslas voulut me
-suivre, on le repoussa durement; cependant on me permit de lui parler un
-moment. Je tirai de mon doigt une bague que je portois depuis plus de
-dix ans; je dis à Boleslas: «Cette bague me fut donnée par M. de P...,
-lorsque nous faisions ensemble nos exercices à Varsovie; prends-la, mon
-ami, conserve-la à cause de moi. Si Dourlinski consomme aujourd'hui sa
-trahison en me faisant assassiner, s'il te permet ensuite de sortir de
-ce château, va trouver ton roi, montre-lui ce bijou, rappelle-lui notre
-ancienne amitié, raconte-lui mes malheurs, Boleslas, il te récompensera,
-il fera secourir Lodoïska. Adieu, mon ami.»
-
-On me conduisit à l'appartement de Dourlinski; dès que la porte
-s'entr'ouvrit, j'aperçus dans un fauteuil une femme évanouie;
-j'approchai, c'étoit Lodoïska! Dieu! que je la trouvai changée!... mais
-qu'elle étoit belle encore! «Barbare!» dis-je à Dourlinski. A la voix de
-son amant, Lodoïska reprit ses sens. «Ah! mon cher Lovzinski, sais-tu ce
-que l'infâme me propose? sais-tu à quel prix il m'offre ta
-liberté?--Oui, s'écria Dourlinski furieux, oui, je le veux: te voilà
-bien sûre qu'il est en mon pouvoir; si dans trois jours je n'obtiens
-rien, dans trois jours il est mort.» Je voulois me jeter aux genoux de
-Lodoïska; mes gardes m'en empêchèrent. «Je vous revois enfin, tous mes
-maux sont oubliés, Lodoïska, la mort n'a plus rien qui m'épouvante...
-Toi, lâche, songe que Pulauski vengera sa fille, songe que le roi
-vengera son ami.--Qu'on l'emmène! s'écria Dourlinski.--Ah! me dit
-Lodoïska, mon amour t'a perdu.» Je voulois répondre, on m'entraîna, on
-me reconduisit dans ma prison. Boleslas me reçut avec des transports de
-joie inexprimables; il m'avoua qu'il m'avoit cru perdu: je lui racontai
-comment ma mort n'étoit que différée. La scène dont je venois d'être
-témoin avoit enfin confirmé mes soupçons: il étoit clair que Pulauski
-ignoroit les mauvais traitemens que sa fille essuyoit; il étoit clair
-que Dourlinski, amoureux et jaloux, satisferoit sa passion à quelque
-prix que ce fût.
-
-Cependant, des trois jours que Dourlinski avoit laissés à Lodoïska pour
-se déterminer, deux déjà s'étoient écoulés, nous étions au milieu de la
-nuit qui précédoit le troisième; je ne pouvois dormir et me promenois
-dans ma chambre à grands pas. Tout à coup j'entends crier: _Aux armes!_
-des hurlemens affreux s'élèvent de toutes parts autour du château, il se
-fait un grand mouvement dans l'intérieur; la sentinelle posée devant nos
-fenêtres quitte son poste; Boleslas et moi nous distinguons la voix de
-Dourlinski; il appelle, il encourage ses gens; nous entendons
-distinctement le cliquetis des armes, les plaintes des blessés, les
-gémissemens des mourans. Le bruit, d'abord très grand, semble diminuer;
-il recommence ensuite, il se prolonge, il redouble, on crie victoire!
-beaucoup de gens accourent et ferment les portes sur eux avec force.
-Tout à coup à ce vacarme affreux succède un silence effrayant; bientôt
-un bruissement sourd frappe nos oreilles, l'air siffle avec violence, la
-nuit devient moins sombre, les arbres du jardin se colorent d'une teinte
-jaune et rougeâtre; nous volons à la fenêtre: les flammes dévoroient le
-château de Dourlinski, elles gagnoient de tous côtés la chambre où nous
-étions, et, pour comble d'horreur, des cris perçans partoient de la tour
-où je savois que Lodoïska étoit enfermée.
-
- * * * * *
-
-
-
-
-Ici M. Duportail fut interrompu par le marquis de B..., qui, n'ayant
-trouvé aucun laquais dans l'antichambre, entra sans avoir été annoncé;
-il recula deux pas en me voyant. «Ah! ah! dit-il en saluant M.
-Duportail, c'est que vous avez aussi un fils?» puis s'adressant à moi:
-«Monsieur est apparemment le frère...--De ma soeur, oui, Monsieur.--Eh
-bien, vous avez une soeur fort aimable, charmante, mais charmante!--Vous
-êtes aussi honnête qu'indulgent, interrompit M. Duportail.--Indulgent!
-oh! je ne le suis pas toujours; par exemple, je suis venu pour vous
-faire des reproches à vous, Monsieur...--A moi! aurois-je eu le
-malheur...?--Oui, vous nous avez joué avant-hier un tour
-sanglant.--Comment, Monsieur?--Vous avez chargé ce petit Rosambert de
-nous enlever Mlle Duportail; la marquise comptoit bien que sa chère
-fille passeroit la nuit chez elle; point du tout.--J'ai craint,
-Monsieur, que ma fille ne vous causât beaucoup d'embarras.--Aucun,
-aucun, Monsieur; Mlle Duportail est charmante, ma femme raffole d'elle,
-je vous l'ai déjà dit. En vérité, ajouta-t-il en ricanant, je crois que
-la marquise aime cette enfant-là plus qu'elle ne m'aime moi-même; je
-suis pourtant son mari!... Au moins si vous étiez venu vous-même la
-chercher!--Pardon, Monsieur, j'étois incommodé, je le suis même encore
-beaucoup... Je sais que je dois à Mme de B... des remercîmens...--Ce
-n'est pas pour cela! (Pendant ce dialogue, on sent que je n'étois pas
-tout à fait à mon aise: le marquis me considéroit avec une attention qui
-m'inquiétoit.) Savez-vous bien, me dit-il enfin, que vous ressemblez
-beaucoup à mademoiselle votre soeur?--Monsieur, vous me flattez.--Mais
-c'est que cela est frappant: allez, allez, je m'y connois bien; d'abord
-tous mes amis conviennent que je suis physionomiste; je vous le demande
-à vous-même, je ne vous avois jamais vu, et je vous ai reconnu tout de
-suite!»
-
-[Illustration: FAUBLAS HABILLÉ EN FEMME]
-
-M. Duportail ne put s'empêcher de rire avec moi de la bonne foi du
-marquis. «Monsieur, dit-il à celui-ci, c'est que, comme vous l'avez fort
-bien remarqué, mon fils et ma fille se ressemblent un peu; il faut
-convenir qu'il y a un air de famille.--Oui, répondit le marquis en me
-regardant toujours, ce jeune homme est bien, fort bien; mais sa soeur
-est encore mieux, beaucoup mieux (il me prit par le bras). Elle est un
-peu plus grande, elle a l'air plus raisonnable, quoiqu'elle soit un peu
-espiègle; c'est bien là sa figure, mais il y a dans vos traits quelque
-chose de plus hardi. Vous avez moins de grâces dans le maintien, et dans
-toute l'habitude du corps quelque chose de plus... nerveux, de plus
-roide. Oh! dame, n'allez pas vous fâcher, tout cela est bien naturel; il
-ne faut pas qu'un garçon soit fait comme une fille! (Le flegme de M.
-Duportail ne put tenir contre ces derniers propos; le marquis nous vit
-rire, et se mit à rire de tout son coeur.) Oh! reprit-il, je vous l'ai
-dit, je suis grand physionomiste, moi!... Mais n'aurai-je pas le bonheur
-de voir la chère soeur?» M. Duportail se hâta de répondre: «Non,
-Monsieur, elle est allée faire ses adieux.--Ses adieux?--Oui, Monsieur,
-elle part demain matin pour son couvent.--Pour son couvent! à
-Paris?--Non,... à Soissons.--A Soissons! demain matin! cette chère
-enfant nous quitte!--Il le faut bien, Monsieur.--Elle fait actuellement
-ses visites?--Oui, Monsieur.--Et sans doute elle viendra dire adieu à sa
-maman?--Assurément, Monsieur, et elle doit même être actuellement chez
-vous.--Ah! que je suis fâché! ce matin la marquise étoit encore malade;
-elle a voulu sortir ce soir: je lui ai représenté qu'il faisoit froid,
-qu'elle s'enrhumeroit; mais les femmes veulent ce qu'elles veulent; elle
-est sortie: eh bien! tant pis pour elle! elle ne verra pas sa chère
-fille, et moi je la verrai, car elle ne tardera sûrement pas à
-revenir.--Elle a plusieurs visites à faire, dis-je au marquis.--Oui,
-ajouta M. Duportail, nous ne l'attendons que pour souper.--L'on soupe
-donc ici? Vous avez raison, ils ont tous la manie de ne pas manger le
-soir; moi, je n'aime pas à mourir de faim parce que c'est la mode. Vous
-soupez, vous! eh bien! je reste, je soupe avec vous: vous allez dire que
-j'en use bien librement; mais je suis ainsi fait, je veux qu'on agisse
-de même avec moi: quand vous me connoîtrez mieux, vous verrez que je
-suis un bon diable.»
-
-Il n'y avoit pas moyen de reculer. M. Duportail prit son parti
-sur-le-champ. «Je suis fort aise, Monsieur le marquis, que vous vouliez
-bien être des nôtres; vous permettrez seulement que mon fils nous quitte
-pour une heure ou deux, il a quelques affaires pressées.--Monsieur,
-qu'on ne se gêne pas pour moi, qu'il nous quitte, mais qu'il revienne,
-car il est fort aimable, monsieur votre fils.--Vous permettrez aussi que
-je vous laisse un moment pour lui dire deux mots.--Faites, Monsieur,
-comme si je n'étois pas là.» Je saluai le marquis; il se leva
-précipitamment, me prit par la main, et dit à M. Duportail: «Tenez,
-Monsieur, vous direz tout ce que vous voudrez, ce jeune homme-là
-ressemble à sa soeur comme deux gouttes d'eau! Je me connois en figures,
-je soutiendrois cela devant l'abbé Pernetti[6].--Oui, Monsieur, répondit
-M. Duportail, il y a un air de famille.»
-
- [6] M. l'abbé Pernetti a fait, sur la physionomie, un ouvrage en deux
- volumes, intitulé: _Connoissance de l'homme moral par l'homme
- physique_.
-
-A ces mots, il passa avec moi dans un autre appartement. «Parbleu! me
-dit-il, c'est un singulier homme que votre marquis! il ne se gêne pas
-avec ceux qu'il aime.--Mon très cher père, il est bien vrai que le
-marquis est venu sans façon s'impatroniser chez nous; mais, quant à moi,
-j'aurois tort de m'en plaindre, je me suis mis chez lui fort à mon
-aise.--Quant à vous, c'est bien dit; mais laissons la plaisanterie, et
-voyons comment nous allons sortir de là. Si je ne considérois que lui,
-cela seroit bientôt fini; mais, mon ami, vous avez des ménagemens à
-garder à cause de sa femme... Écoutez,... retournez chez vous, faites
-prendre à votre laquais un habit quelconque, et qu'il vienne annoncer
-ici que Mlle Duportail soupe chez Mme de ***, le premier nom qui vous
-viendra à l'esprit.--Eh bien, après? le marquis soupera toujours avec
-vous, et il attendra tranquillement le retour de votre fille: c'est
-ainsi qu'il est fait, il vous l'a dit lui-même.--Comment donc
-faire?...--Comment? mon très cher père, je fais si bien la demoiselle!
-je vais m'habiller en femme, et votre fille viendra réellement souper
-avec vous. Ce sera votre fils, au contraire, qui sera retenu, et qui ne
-viendra pas. Il est six heures, je serai de retour à dix; j'ai le
-temps.--A la bonne heure; convenez pourtant que Lovzinski joue là un
-singulier rôle,... vous m'avez embarqué dans une aventure... Mais il n'y
-a plus à s'en dédire: allez vite, et revenez.»
-
-Je courus à l'hôtel; Jasmin me dit que mon père étoit sorti, et qu'une
-fort jolie demoiselle m'attendoit chez moi depuis plus d'une heure. «Une
-jolie demoiselle, Jasmin!» Je m'élançai comme un trait dans mon
-appartement. «Ah! ah! Justine, c'est toi! Jasmin disoit bien que c'étoit
-une jolie demoiselle»; et j'embrassai Justine. «Gardez cela pour ma
-maîtresse! me dit-elle d'un petit air boudeur.--Pour ta maîtresse,
-Justine! tu la vaux bien!--Qui vous l'a dit?--Je le soupçonne; il ne
-tient qu'à toi que j'en sois certain», et j'embrassai Justine, et
-Justine me laissoit faire en répétant: «Gardez cela pour ma maîtresse.
-Mon Dieu! que vous êtes bien avec vos habits! ajouta-t-elle. Est-ce que
-vous les quitterez encore pour vous déguiser en femme?--Ce soir, pour la
-dernière fois, Justine; après cela je serai toujours homme... à ton
-service, belle enfant.--A mon service, oh! que non, au service de
-madame.--Au sien et au tien en même temps, Justine.--Oui-da, il vous en
-faut donc deux à la fois?--Je sens, ma chère, que ce n'est pas trop»; et
-j'embrassai Justine, et mes mains se promenoient sur une gorge fort
-blanche, qu'on ne défendoit presque pas. «Mais voyez donc comme il est
-hardi! disoit Justine. Qu'est devenue la modestie de Mlle
-Duportail?--Ah! Justine, ah! tu ne sais pas comme une nuit m'a
-changé.--Cette nuit-là avoit bien changé ma maîtresse aussi! Le
-lendemain, elle étoit pâle, fatiguée... Mon Dieu! en la voyant, je n'ai
-pas eu de peine à deviner que Mlle Duportail étoit un bien brave jeune
-homme!--Quand je te dis, Justine, que je n'en aurois pas trop de deux.»
-
-Je voulus l'embrasser; pour cette fois, elle se défendit en reculant.
-Mon lit se trouva derrière elle, elle y tomba à la renverse, et, par un
-malheur auquel on s'attend peut-être, je perdis l'équilibre au même
-instant.
-
-Quelques minutes après, Justine, qui ne se pressoit pas de réparer son
-désordre, me demanda en riant ce que je pensois de la petite espièglerie
-qu'elle avoit faite au marquis. «Quoi donc, mon enfant?--L'étiquette au
-milieu du dos; que dites-vous du tour?--Charmant! délicieux! presque
-aussi bon que celui que nous venons de faire à la marquise. A propos
-d'elle, et ma commission donc!--Ma maîtresse vous attend...--Elle
-m'attend! ah! j'y cours.--Là! le voilà parti! et où courez-vous?--Je
-n'en sais rien.--Voyez donc comme il me plantoit là!--Justine! c'est
-que... tu conçois...--Je conçois que vous êtes un franc
-libertin.--Tiens, Justine, faisons la paix; un louis d'or et un
-baiser.--Je prends l'un très volontiers,... et je vous donne l'autre de
-bon coeur. Le charmant jeune homme! joli, vif et généreux! oh! comme
-vous avancerez dans le monde! ah çà, partons, suivez-moi par derrière, à
-quelque distance et sans affectation. Vous me verrez entrer dans une
-boutique; à côté est une porte cochère que vous trouverez entr'ouverte,
-vous entrerez vite: un portier vous demandera qui vous êtes, vous
-répondrez: _L'Amour_, vous grimperez au premier étage, sur une petite
-porte blanche vous lirez ce mot _Paphos_; vous ouvrirez avec la clef que
-voici, et vous ne resterez pas longtemps seul.»
-
-Avant de sortir, j'appelai Jasmin pour lui ordonner de prendre un autre
-habit que celui de la maison, et d'aller, de la part de M. de Saint-Luc,
-annoncer à M. Duportail que son fils ne reviendroit pas souper.
-
-Cependant Justine s'impatientoit, je la suivis: elle entra chez une
-marchande de modes, je me précipitai dans la porte cochère. _L'Amour!_
-criai-je au portier, et d'un saut je fus à _Paphos_. J'ouvris, j'entrai,
-le lieu me parut digne du dieu qu'on y adoroit. Un petit nombre de
-bougies n'y répandoient qu'un jour doux, je vis des peintures
-charmantes, je vis des meubles aussi élégans que commodes, je remarquai
-surtout dans le fond d'une alcôve dorée, tapissée de glaces, un lit à
-ressort, dont les draps de satin noir devoient relever merveilleusement
-l'éclat d'une peau fine et blanche. Alors je me ressouvins que j'avois
-promis à M. Duportail de ne plus revoir la marquise, et l'on devine que
-je m'en ressouvins trop tard.
-
-Une porte que je n'avois pas remarquée s'ouvrit tout à coup; la marquise
-entra. Voler dans ses bras, lui donner vingt baisers, l'emporter dans
-l'alcôve, la poser sur le lit mouvant, m'y plonger avec elle dans une
-douce extase, ce fut l'affaire d'un moment. La marquise reprit ses sens
-en même temps que moi. Je lui demandai comment elle se portoit. «Que
-dites-vous donc?» répondit-elle d'un air étonné. Je répétai: «Ma chère
-petite maman, comment vous portez-vous?» Elle partit d'un éclat de rire.
-«Je croyois avoir mal entendu: le _comment vous portez-vous_ est
-excellent! mais, si j'étois incommodée, il seroit bien temps de me le
-demander! Croyez-vous que ce régime-ci convienne à une personne malade?
-Mon cher Faublas, ajouta-t-elle en m'embrassant tendrement, vous êtes
-bien vif.--Ma chère petite maman, c'est que je sais aujourd'hui bien des
-choses que j'ignorois il y a trois jours.--Craignez-vous de les oublier,
-fripon que vous êtes?--Oh! non.--Oh! non, répéta-t-elle en me
-contrefaisant, je vous crois bien, Monsieur le libertin (elle m'embrassa
-encore). Promettez-moi de ne vous souvenir jamais qu'avec moi de ces
-choses-là.--Je vous le promets, ma petite maman.--Vous jurez d'être
-fidèle?--Je le jure.--Toujours?--Oui, toujours.--Mais, dites-moi donc,
-vous avez beaucoup tardé à me venir joindre, petit ingrat.--Je n'étois
-pas chez moi, j'ai dîné chez M. Duportail.--Chez M. Duportail? il vous a
-parlé de moi?--Oui.--Vous ne lui avez pas conté les folies...?--Non,
-maman.»
-
-Elle continua d'un ton très sérieux: «Vous lui avez bien dit que j'ai
-été, comme le marquis, trompée par les apparences?--Oui, maman.--Et que
-je le suis encore? poursuivit-elle d'une voix tremblante, mais en me
-donnant le baiser le plus tendre.--Oui, maman.--Charmant enfant!
-s'écria-t-elle, il faudra donc que je t'adore.--Si vous ne voulez pas
-être une ingrate, il le faudra.» Cette réponse me valut plusieurs
-caresses, et puis, un reste d'inquiétude se faisant sentir encore:
-«Ainsi, vous avez assuré à M. Duportail que je vous crois... fille?
-ajouta la marquise en rougissant.--Oui.--Vous savez donc mentir?--Est-ce
-que j'ai menti?--Je pense que le fripon se moque de sa maman.»
-
-Je feignis de vouloir m'enfuir, elle me retint. «Demandez pardon tout à
-l'heure, Monsieur.» Je le demandai comme un homme qui étoit bien sûr de
-l'obtenir, le badinage s'échauffa, la paix fut signée.
-
-«Vous n'êtes plus fâchée? dis-je à la marquise.--Bon! répondit-elle en
-riant, est-ce que la colère d'une amante tient contre de pareils
-procédés?--Petite maman, je passe avec vous des momens bien doux;
-savez-vous à qui j'en ai l'obligation?--Il seroit bien singulier que
-vous crussiez devoir de la reconnoissance à quelque autre qu'à
-moi!--Cela est singulier, j'en conviens; mais cela est.--Expliquez-vous,
-mon bon ami.--J'ignorois le bonheur que vous me prépariez, je serois
-encore chez M. Duportail si votre cher mari n'étoit venu faire une
-visite...--A M. Duportail?--Et à moi, maman.--Il vous a vu chez M.
-Duportail?»
-
-Ici je racontai à ma belle maîtresse tout ce qui s'étoit passé dans la
-visite que le marquis nous avoit faite. Elle se contint beaucoup pour ne
-pas rire. «Ce pauvre marquis, me dit-elle, il a la plus maligne étoile!
-il semble qu'il aille exprès chercher le ridicule! Une femme est bien
-malheureuse, mon cher Faublas, dès qu'elle aime quelqu'un; son mari
-n'est plus qu'un sot.--Petite maman, vous n'êtes pas tant à plaindre! il
-me semble que, dans ce cas, le malheur est pour le mari.--Ah! c'est que,
-répondit-elle en prenant un air sérieux, on souffre toujours des
-humiliations qu'un mari reçoit.--On en souffre quelquefois, je le veux
-bien, mais aussi n'en profite-t-on jamais?...--Faublas, vous vous ferez
-battre... Mais, dites-moi, il faut que vous alliez souper avec le
-marquis, et vous n'avez pas de robe, et puis comptez-vous me quitter si
-tôt?--Le plus tard qu'il me sera possible, ma belle maman.--Mais vous
-pouvez vous habiller ici.» A ces mots elle sonna Justine. «Va, lui
-dit-elle, chercher une de mes robes, il faut que nous habillions
-mademoiselle.» Je fermai la porte sur Justine, qui me donna un petit
-soufflet; la marquise ne s'en aperçut pas; je retournai près d'elle.
-
-«Petite maman, êtes-vous bien sûre que votre femme de chambre ne jasera
-pas?--Oui, mon ami, je lui donnerai, pour se taire, beaucoup plus
-d'argent qu'on ne lui en donneroit pour parler. Je ne pouvois vous
-recevoir chez moi; il falloit renoncer au plaisir de vous voir ou me
-décider à faire une imprudence: mon cher Faublas, je n'ai pas balancé...
-Charmant enfant! ce n'est pas la première folie que tu me fais faire.»
-Elle prit ma main qu'elle baisa, et dont elle se couvrit les yeux.
-«Petite maman, vous ne me voulez plus voir?--Ah! toujours et partout,
-s'écria-t-elle, ou bien il eût fallu ne te voir jamais.» Ma main, qui
-tout à l'heure me cachoit ses yeux, maintenant étoit pressée sur son
-coeur, son coeur ému palpitoit, ses longues paupières se remplissoient
-de larmes, et sa bouche charmante, approchée de la mienne, demandoit un
-baiser. Elle en reçut mille, un feu dévorant me brûloit; je crus qu'il
-étoit partagé, mais mon amante, plus heureuse, plongée dans l'ivresse
-d'un tendre épanchement, goûtoit les inexprimables douceurs des plaisirs
-qui viennent de l'âme. Elle refusa des jouissances moins ravissantes,
-quoique délicieuses. «Ne plus te voir, reprit-elle, ce seroit ne plus
-exister, et je n'existe que depuis quelques jours. Une imprudence!
-ajouta-t-elle bientôt en promenant sur tous les objets qui nous
-environnoient ses regards étonnés; ah! n'en ai-je fait qu'une? ah!
-combien j'en dois risquer encore, si j'en juge par celles qu'en si peu
-de temps tu m'as obligée de commettre!--Chère maman, je me permets une
-question peut-être bien indiscrète, mais vous excitez ma vive curiosité.
-Chez qui sommes-nous donc ici?» Cette question tira la marquise de
-l'extase où elle étoit. «Chez qui nous sommes? chez... chez une de mes
-amies.--Cette amie-là aime...» Mme de B..., tout à fait remise, se hâta
-de m'interrompre: «Oui, Faublas, elle aime, vous avez dit le mot, elle
-aime!... C'est l'amour qui a fait ce lieu charmant; c'est pour son
-amant...--Et pour le vôtre, ma petite maman.--Oui, mon bon ami, elle a
-bien voulu me prêter ce boudoir pour ce soir.--Cette porte par laquelle
-vous êtes entrée...?--Donne dans ses appartemens.--Maman, encore une
-question.--Voyons.--Comment vous portez-vous?» Elle me regarda d'un air
-étonné et riant. «Oui, continuai-je, plaisanterie à part, vous étiez
-malade avant-hier... M. de Rosambert...--Ne me parlez pas de lui; M. de
-Rosambert est un indigne homme, capable de me faire à moi mille
-noirceurs et à vous mille mensonges. Qu'il vous trouve disposé à le
-croire, il vous affirmera confidemment qu'il a eu tout l'univers. Encore
-s'il n'étoit que fat, on pourroit le lui pardonner; mais ses odieux
-procédés pour moi, quand même je les aurois mérités, seroient toujours
-inexcusables.--Il est vrai qu'il nous a bien tourmentés avant-hier.--Je
-n'ai pas fermé l'oeil de la nuit. Laissons cela cependant... Quand je te
-vois, mon bon ami, je ne songe plus à ce que j'ai souffert pour toi...
-Qu'il est bien dans ses habits d'homme!... qu'il est joli!... qu'il est
-charmant! Mais quel dommage, ajouta-t-elle en se levant d'un air léger,
-il faut quitter tout cela. Allons, Monsieur de Faublas, faites place à
-Mlle Duportail.» A ces mots, elle défit d'un coup de main tous les
-boutons de ma veste. Je me vengeai sur un fichu perfide, que j'avois
-déjà beaucoup dérangé et que j'enlevai tout à fait. Elle continua
-l'attaque, je me plaisois à la vengeance; nous ôtions tout sans rien
-rétablir. Je montrai à la marquise demi-nue l'alcôve fortunée, et cette
-fois elle s'y laissa conduire.
-
-On grattoit doucement à la porte; c'étoit Justine. Il faut lui rendre
-justice, pour cette fois elle avoit fait promptement sa commission.
-Quoique peu décemment vêtu, j'allois, sans y songer, ouvrir à la femme
-de chambre: la marquise tira un cordon, des rideaux se fermèrent sur
-nous, la porte s'ouvrit. «Madame, voici tout ce qu'il faut, vous
-aiderai-je à l'habiller?--Non, Justine, je m'en charge; mais tu la
-coifferas, je te sonnerai.» Justine sortit; nous nous amusâmes quelque
-temps encore à contempler les tableaux rians et multipliés que nous
-offroient les glaces dont nous étions environnés. «Allons, me dit la
-marquise en m'embrassant, il faut que j'habille ma fille.» Je voulus
-marquer l'instant de la retraite par une dernière victoire. «Non, mon
-bon ami, ajouta-t-elle, il ne faut abuser de rien.»
-
-Ma toilette commença; tandis que la marquise s'en occupoit sérieusement,
-je m'amusois à toute autre chose. «Voyez s'il finira, disoit ma belle
-maîtresse: allons, songez qu'il faut être sage, vous voilà demoiselle.»
-J'étois affublé d'un jupon et d'un corset. «Ma petite maman, il faut
-d'abord que Justine me coiffe, ensuite elle finira de m'habiller.»
-J'allois sonner. «Qu'il est étourdi! ne voyez-vous pas dans quel état
-vous m'avez mise? ne faut-il pas que je m'habille aussi?» J'offris mes
-services à la marquise; je faisois tout de travers. «Petite maman, il
-faut plus de temps pour réparer que pour détruire.--Oh! oui, je le vois
-bien; quelle femme de chambre j'ai là! elle est encore plus curieuse que
-maladroite.»
-
-Enfin nous sonnâmes Justine. «Petite, il faut coiffer cette
-enfant.--Oui, Madame; mais ne faudra-t-il pas que j'arrange vos cheveux
-aussi?--Pourquoi donc? suis-je décoiffée?--Madame, il me semble que
-oui.» La marquise ouvrit une armoire, on y fourra mes habits d'homme.
-«Demain matin, me dit-on, un commissionnaire discret vous reportera tout
-cela chez vous.» Dans une autre armoire, plus profonde, se trouvoit une
-table de toilette, qu'on roula jusqu'à moi, et voilà Justine exerçant
-ses petits doigts légers.
-
-La marquise, en se plaçant auprès de moi, me dit: «Mademoiselle
-Duportail, permettez-moi de vous faire ma cour.--Oui, oui, interrompit
-Justine, en attendant que M. de Faublas vous fasse encore la
-sienne.--Que dit donc cette écervelée? répondit la marquise.--Elle dit
-que je vous aime bien.--Dit-elle vrai, Faublas?--En doutez-vous, maman?»
-Et je lui baisai la main. Cela déplut à Justine, apparemment. «Diables
-de cheveux! dit-elle en donnant un coup de peigne vigoureux, comme ils
-sont mêlés!--Aïe!... Justine, tu me fais mal!--Ne faites pas attention,
-Monsieur; songez à votre affaire, madame vous parle.--Petite, je ne dis
-mot, je regarde Mlle Duportail. Tu la fais bien jolie!--C'est pour
-qu'elle plaise davantage à Madame.--Petite, je crois qu'au fond cela
-t'amuse; Mlle Duportail ne te déplaît pas?--Madame, j'aime encore mieux
-M. de Faublas.--Elle est de bonne foi, au moins.--De très bonne foi,
-Madame, demandez-lui plutôt à lui-même.--Moi! Justine, je n'en sais
-rien.--Vous mentez, Monsieur!--Comment! je mens?--Oui, Monsieur, vous
-savez bien que, quand il faut faire quelque chose pour vous, je suis
-toujours prête... Madame m'envoie chez vous, zest, je pars.--Oui,
-interrompit la marquise, mais tu ne reviens pas.--Madame, aujourd'hui ce
-n'est pas ma faute, il m'a fait attendre (ici Justine me chatouilla
-doucement le col, en tournant une boucle).--C'est qu'il n'est pas pressé
-quand il faut venir me voir!--Ah! petite maman, je ne suis heureux
-qu'auprès de vous.» J'embrassai la marquise qui faisoit mine de s'en
-défendre. Justine trouva le badinage trop long, elle me pinça rudement:
-la douleur m'arracha un cri. «Prenez donc garde à ce que vous faites,
-dit la marquise à Justine avec un peu d'humeur.--Mais, Madame, aussi, il
-ne peut pas se tenir un moment tranquille!»
-
-Il y eut quelques instans de silence. Ma belle maîtresse avoit une de
-mes mains dans les siennes, l'espiègle soubrette occupa l'autre en me
-faisant tenir un bout du ruban qui devoit nouer mes cheveux, et,
-saisissant le moment, elle m'appliqua un peu de pommade sur la figure.
-«Justine! lui dis-je.--Petite! dit la marquise.--Madame, je n'emploie
-qu'une main, que ne se défend-il avec l'autre?» et puis, feignant que la
-houppe lui étoit échappée, elle me jeta de la poudre sur les yeux.
-«Petite! vous êtes bien folle!... je ne vous enverrai plus chez
-lui.--Bon! Madame, est-ce qu'il est dangereux? je n'ai pas peur de
-lui.--Mais, Justine, c'est que tu ne sais pas comme il est vif!--Oh! que
-si, Madame.--Tu le sais, petite?--Oui, Madame. Madame se souvient du
-soir qu'elle a couché chez nous, cette belle demoiselle?--Eh bien?--J'ai
-offert de la déshabiller, madame n'a pas voulu.--Sans doute, elle avoit
-un air si modeste, si timide! qui n'en auroit été la dupe? Je ne sais
-pas comment j'ai pu lui pardonner.--C'est que madame est si bonne!...
-Madame, je disois donc que vous n'aviez pas voulu. Mlle Duportail se
-déshabilloit derrière les rideaux, je passai par hasard près d'elle au
-moment où, ayant ôté son dernier jupon, elle s'élançoit dans le
-lit.--Enfin?--Enfin, Madame, cette drôle de demoiselle sauta si vite, si
-singulièrement, que...--Eh bien! achève donc, dis-je à Justine.--Ah!
-mais je n'ose.--Finis donc, dit la marquise, en se cachant le visage
-avec son éventail.--Elle sauta si singulièrement et avec si peu de
-précaution que je m'aperçus...--Quoi, Justine? interrompit la marquise
-d'un ton presque sérieux, vous aperçûtes?...--Que c'étoit un jeune
-homme; oui, Madame.--Comment! et vous ne m'avez pas avertie?--Bon,
-Madame! et le pouvois-je? vos femmes dans votre appartement! le marquis
-près d'y entrer! cela auroit fait un beau vacarme!... et puis madame le
-savoit peut-être.» A ces derniers mots la marquise pâlit. «Vous me
-manquez, Mademoiselle; sachez que, si je veux bien m'oublier, je ne veux
-pas qu'on s'oublie!» Le ton dont ces paroles furent prononcées fit
-trembler la pauvre Justine; elle s'excusa de son mieux. «Madame, je
-plaisantois.--Je le crois, Mademoiselle; si je pensois que vous eussiez
-parlé sérieusement, je vous chasserois dès ce soir.» Justine se mit à
-pleurer. Je tâchai d'apaiser la marquise. «Convenez, me dit celle-ci,
-qu'elle m'a dit une impertinence!... Comment! oser supposer, oser me
-dire en face, et devant vous, que je savois...?» Elle rougit beaucoup,
-me prit la main et me la serra doucement. «Mon cher Faublas, mon bon
-ami, vous savez comment tout cela s'est passé! vous savez si ma
-foiblesse est excusable! votre déguisement trompe tout le monde. Je vois
-au bal une jeune demoiselle jolie, pleine d'esprit, pour qui je me sens
-beaucoup d'inclination; elle soupe chez moi, elle y couche; tout le
-monde se retire,... l'aimable demoiselle est dans mon lit, à côté de
-moi... Il se trouve que c'est un charmant jeune homme!... Jusqu'ici le
-hasard, ou plutôt l'amour, a tout fait. Après cela j'ai sans doute été
-bien foible; mais quelle femme à ma place auroit résisté? Le lendemain
-je m'applaudis du hasard qui a fait mon bonheur et qui l'assure.
-Faublas, vous connoissez le marquis, on m'a mariée malgré moi, on m'a
-sacrifiée; quelle femme excusera-t-on, si l'on me juge à la rigueur?» Je
-vis la marquise près de pleurer; j'essayai de la consoler par le baiser
-le plus tendre, je voulus parler. «Un moment, me dit-elle, un moment,
-mon ami. Le lendemain je confie à mademoiselle mon étonnante aventure,
-je lui dis tout, tout, Faublas!... elle a le secret de ma vie, mon
-secret le plus cher! Elle paroît me plaindre, m'aimer, point du tout;
-elle abuse de ma confiance, elle suppose une horreur, elle me dit en
-face...»
-
-Justine fondoit en larmes; elle tomba aux genoux de sa maîtresse, elle
-lui demanda vingt fois pardon. Je joignis mes instances aux siennes, car
-j'étois vivement ému. La marquise fut attendrie. «Allez, dit-elle,
-allez; je vous pardonne, Justine, oui, je vous pardonne.» Justine baisa
-la main de sa maîtresse et s'excusa de nouveau. «C'est assez, lui
-répondit-on, c'est assez; je suis calmée, je suis contente.
-Relevez-vous, Justine, et n'oubliez jamais que, si votre maîtresse a des
-foiblesses, il ne faut pas lui supposer des vices; que, loin de chercher
-à la trouver plus coupable, vous devez l'excuser ou la plaindre; et
-qu'enfin vous ne pouvez, sans vous rendre indigne de ses bontés, lui
-manquer de fidélité et de respect. Allons, petite, ajouta-t-elle avec
-beaucoup de douceur, ne pleure plus, relève-toi; je te dis que je te
-pardonne, finis cette coiffure, et qu'il ne soit plus question de cela.»
-
-Justine reprit son ouvrage en me lorgnant d'un air confus. La marquise
-me regardoit languissamment, nous gardions tous trois le silence, ma
-toilette n'en alla que plus vite, j'eus deux femmes de chambre au lieu
-d'une. Il étoit neuf heures, il fallut se séparer, nous nous donnâmes le
-baiser d'adieu. «Allez, friponne, me dit la marquise, et ménagez mon
-mari; demain je vous donnerai de mes nouvelles.» Je descendis, un fiacre
-étoit à la porte; comme j'y montois, deux jeunes gens passèrent, ils me
-regardèrent de très près, et se permirent quelques plaisanteries plus
-grossières que galantes. J'en fus surpris: la maison d'où je sortois
-pouvoit-elle être suspecte? c'étoit celle d'une amie de la marquise. Ma
-mise n'étoit pas non plus celle d'une fille! Pourquoi donc ces messieurs
-s'égayoient-ils sur mon compte? C'est qu'apparemment il leur avoit paru
-étrange de voir une femme bien parée et sans domestiques monter seule
-dans un fiacre à neuf heures du soir.
-
-A mesure que mon phaéton avançoit, mes réflexions prirent un autre cours
-et changèrent d'objet. J'étois seul, je pensai à ma Sophie. Je ne lui
-avois fait dans la matinée qu'une courte visite; dans la soirée je ne
-donnois qu'un moment à son souvenir; mais, si le lecteur veut m'excuser,
-qu'il songe aux doux plaisirs que vient de m'offrir une femme charmante,
-voluptueuse et belle; qu'il sache que Justine a la plus jolie petite
-figure chiffonnée; qu'il se souvienne surtout que Faublas commence son
-noviciat et n'a guère que seize ans.
-
-J'arrivai chez M. Duportail. Le marquis, en me faisant de profondes
-révérences, commença par me demander si j'avois vu sa femme. Répondre
-non, c'étoit bien mentir, il fallut m'y déterminer pourtant. «Non,
-Monsieur le marquis...--Je le savois bien! j'en étois sûr!» M. Duportail
-l'interrompit. «Ma fille, vous vous êtes fait longtemps attendre; nous
-allons nous mettre à table.--Sans mon frère?--Il m'a fait dire qu'il
-soupoit en ville.--Comment! la veille de mon départ!--Belle demoiselle,
-vous ne m'aviez pas dit que vous aviez un frère.--Monsieur, je crois
-l'avoir dit à madame la marquise.--Elle ne m'en a pas parlé.--Bon!--Je
-vous donne ma parole d'honneur qu'elle ne m'en a pas parlé!--Monsieur,
-je vous crois.--Ah! c'est que cela tire à conséquence! Monsieur votre
-père croiroit que je fais le connoisseur, et que je ne le suis
-pas.--Comment donc?--Comment, Mademoiselle? vous ne croiriez jamais ce
-qui m'est arrivé! En entrant ici, j'ai reconnu monsieur votre frère, que
-je n'avois jamais vu.--Oh! bah!--Demandez à monsieur votre père.--A la
-bonne heure, Monsieur, vous l'avez reconnu; mais madame la
-marquise...--Ne m'en a pas parlé, je vous le jure.--Bon!--Je vous en
-donne ma parole d'honneur.--C'est donc M. de Rosambert?--Il ne m'en a
-pas parlé non plus.--Je crois pourtant l'avoir entendu vous dire à peu
-près...--Pas un mot qui ressemble à cela, je vous le proteste.» Et le
-marquis se fâchoit presque. «C'est donc moi qui me suis trompée! en ce
-cas, Monsieur, il faut que vous soyez grand physionomiste.--Oh! ça,
-c'est vrai, répondit-il avec une joie extrême, personne ne se connoît en
-physionomie comme moi.»
-
-M. Duportail s'amusoit de la conversation, et de peur qu'elle ne finît
-trop tôt: «Il faut convenir aussi, dit-il au marquis, qu'il y a un air
-de famille.--J'en conviens, répliqua celui-ci, j'en conviens; mais c'est
-justement cet air de famille qu'il faut saisir, qu'il faut distinguer
-dans les traits; c'est là ce qui constitue les vrais connoisseurs! Entre
-père, mère, frères et soeurs, il y a toujours un air de
-famille.--Toujours, m'écriai-je, toujours! vous croyez, Monsieur?--Si je
-le crois? mais j'en suis sûr. Quelquefois cet air-là est enveloppé dans
-le maintien, dans les manières, dans les regards,... enveloppé, vous
-dis-je, enveloppé de sorte qu'il n'est pas aisé de l'apercevoir. Eh
-bien! un homme habile le cherche,... le débrouille... Vous concevez?--De
-sorte que, si, après m'avoir vue, mais avant d'avoir vu mon père, mon
-père que voici, vous l'aviez par hasard rencontré au milieu de vingt
-personnes...?--Lui? dans mille je l'aurois reconnu!» M. Duportail et moi
-nous nous mîmes à rire. Le marquis se leva, quitta la table, alla à M.
-Duportail, lui prit la tête d'une main, et, promenant un doigt sur le
-visage de mon prétendu père: «Ne riez donc pas, Monsieur, ne riez donc
-pas. Tenez, Mademoiselle, voyez-vous ce trait-là, qui prend ici, qui
-passe par là, qui revient ensuite...? Revient-il?... non, il ne revient
-pas; il reste là. Eh bien! tenez (il venoit à moi).--Monsieur, je ne
-veux pas qu'on me touche. (Il s'arrêta et promena son doigt, mais sans
-le poser sur mon visage.)--Eh bien! Mademoiselle, ce même trait, le
-voilà, là, ici, et encore là,... là; voyez-vous?--Eh! Monsieur, comment
-voulez-vous que je voie?--Vous riez!... il ne faut pas rire, cela est
-sérieux... Vous voyez bien, vous, Monsieur?--Très bien.--Outre cela,
-Monsieur, il y a dans l'ensemble,... dans la configuration du corps,
-certaines nuances... de ressemblance,... certains rapports secrets,...
-occultes...--Occultes! répétai-je, occultes!--Oui, oui, occultes. Vous
-ne savez peut-être pas ce que c'est qu'occultes? cela n'est pas
-étonnant, une demoiselle... Je disois donc, Monsieur, qu'il y a des
-ressemblances occultes... Non, ce n'est pas ressemblances que j'avois
-dit, c'est un autre mot... plus... là... mieux... Ah! dame, je ne sais
-plus où j'en étois, on m'a interrompu.--Monsieur, vous aviez dit des
-rapports occultes.--Ah! oui, des rapports! des rapports! et je vais vous
-faire concevoir cela à vous, Monsieur, qui êtes raisonnable.--Comment!
-Monsieur le marquis, vous m'injuriez, je crois!--Non, ma belle
-demoiselle, vous ne pouvez pas savoir tout ce que monsieur votre père
-sait.--Ah! dans ce sens-là...--Oui, dans ce sens-là, ma belle
-demoiselle; mais, de grâce, laissez-moi expliquer à monsieur...
-Monsieur, les pères et les mères, dans la... procréation des individus,
-font des êtres qui ressemblent,... qui ont des rapports occultes avec
-les êtres qui les ont procréés, parce que la mère, de son côté, et le
-père, du sien...--Chut! chut! je vous entends, interrompit M.
-Duportail.--Oh! elle ne comprend pas cela, répondit le marquis, elle est
-trop jeune... Cela est pourtant clair, ce que je vous explique; mais
-cela est clair pour vous. Ces choses-là, Monsieur, sont physiques; elles
-ont été physiquement prouvées par des... par de grands physiciens, qui
-entendoient très bien ces parties-là.
-
---Monsieur le marquis, pourquoi donc parler bas?--J'ai fini,
-Mademoiselle, j'ai fini; monsieur votre père est au fait.--Vous vous
-connoissez en physionomie, Monsieur le marquis; mais vous
-connoissez-vous aussi en étoffes? Que dites-vous de cette robe-là?--Elle
-est très jolie, très jolie. Je crois que la marquise en a une
-pareille,... oui, toute pareille.--De la même étoffe, de la même
-couleur?--De la même étoffe, je ne sais pas; mais, pour la couleur,
-c'est absolument la même: elle est très jolie, elle vous va au mieux.»
-Il partit de là pour me faire des complimens à sa manière, tandis que M.
-Duportail, devinant à qui la robe appartenoit, me regardoit d'un air
-mécontent, et sembloit me reprocher d'avoir sitôt oublié la parole que
-je lui avois donnée.
-
-Nous sortions de table, quand mon véritable père, M. de Faublas, qui
-m'avoit promis de me venir chercher, arriva. Son étonnement fut extrême
-de retrouver chez M. Duportail son fils encore travesti et le marquis de
-B... «Encore? dit-il en me regardant d'un air sévère; et vous, Monsieur
-Duportail, vous avez la bonté...--Eh! bonsoir, mon ami, ne
-reconnoissez-vous pas M. le marquis de B...? Il m'a fait l'honneur de me
-venir demander à souper pour faire ses adieux à ma fille qui part
-demain.--Qui part demain? répliqua le baron en saluant froidement le
-marquis.--Oui, mon ami, elle retourne à son couvent; ne le savez-vous
-pas?--Eh! non, dit le baron avec impatience, eh! non, je ne le sais
-pas.--Eh bien, mon ami, je vous le dis, elle part.--Oui, Monsieur,
-interrompit le marquis en s'adressant à mon père, elle part; j'en ai
-bien du chagrin, et ma femme en sera très fâchée.--Et moi, Monsieur,
-répondit le baron, j'en suis bien aise. Il est temps que cela finisse»,
-ajouta-t-il en me regardant. M. Duportail craignit qu'il ne s'emportât;
-il le tira à part. «Qu'est-ce donc que cet homme-là? me dit alors le
-marquis; ne l'ai-je pas vu ici l'autre jour?--Justement.--Je l'ai
-reconnu tout d'un coup; quand une fois j'ai vu une figure, elle est là.
-Mais cet homme-là me déplaît, il a toujours l'air fâché. Est-ce un de
-vos parens?--Point du tout.--Oh! je l'aurois gagé qu'il n'étoit point de
-la famille; il n'y a pas entre vos figures la moindre ressemblance: la
-vôtre est toujours gaie, la sienne est toujours sombre, à moins qu'un
-ris platonique, non, sartonique... est-ce sartonique ou sard... enfin
-vous comprenez: je veux dire que, lorsqu'il ne vous regarde pas de
-travers, cet homme-là, il vous rit au nez.--Ne faites pas attention à
-cela, c'est un philosophe.--Un philosophe? reprit le marquis d'un air
-effrayé, je ne m'étonne plus. Un philosophe! ah! je m'en vais.» M.
-Duportail et le baron s'entretenoient ensemble et nous tournoient le
-dos. Le marquis alla dire adieu à M. Duportail. «Ne vous dérangez pas,
-dit-il au baron qui se retourna pour le saluer; Monsieur, ne vous
-dérangez pas, je n'aime pas les philosophes, moi, et je suis fort aise
-que vous ne soyez pas de la famille; un philosophe! un philosophe!»
-répéta-t-il en s'enfuyant.
-
-Quand il fut parti, mon père et M. Duportail recommencèrent à causer
-tout bas. Je m'endormis au coin du feu, un songe heureux me présenta
-l'image de ma Sophie. «Faublas, cria le baron, allons-nous-en.--Voir ma
-jolie cousine? lui dis-je encore tout étourdi.--Sa jolie cousine! voyez
-s'il ne dort pas tout debout.» M. Duportail rioit, il me dit:
-«Allez-vous-en, mon ami, allez dormir chez vous, je crois que vous en
-avez besoin; nous nous reverrons: je vous dois encore des reproches et
-le récit de mes malheurs; nous nous reverrons.»
-
-En rentrant, je demandai M. Person; il venoit de se coucher; j'en fis
-autant, et je fis bien: jamais on ne dormit plus profondément aux
-harangues fraternelles de nos francs-maçons, aux lectures publiques du
-musée moderne, aux rares plaidoyers des D..., des D..., des D... L...,
-et de tant d'autres grands orateurs inscrits sur le fameux tableau.
-
-A mon réveil, je sonnai Jasmin pour le prévenir qu'on me rapporteroit
-dans la matinée mes habits que j'avois laissés la veille chez un ami.
-Ensuite je fis appeler M. Person; je lui demandai comment se portoient
-Adélaïde et Mlle de Pontis. «Vous les avez vues hier, me
-répondit-il.--Et vous aussi, Monsieur Person, vous les avez vues, et
-même vous leur avez dit que j'avois fait une connoissance au bal.--Eh
-bien! Monsieur, quel mal?--Et quelle nécessité, Monsieur? Dites à ma
-soeur vos secrets, à la bonne heure; mais les miens, je vous prie de les
-respecter.--En vérité, Monsieur, vous le prenez sur un ton,... depuis
-quelques jours on ne vous reconnoît plus... Je me plaindrai à monsieur
-votre père.--Et moi, Monsieur, à ma soeur. (Je le vis pâlir.)
-Croyez-moi, soyons bons amis; mon père désire que je sorte avec vous; eh
-bien, finissez votre toilette, et allons au couvent.»
-
-Nous partions, quand Rosambert arriva. Dès qu'il sut où nous allions, il
-me pria de lui permettre de nous accompagner. «Depuis quatre mois, me
-dit-il, vous m'avez promis de me faire connoître votre aimable
-soeur.--Rosambert, je vais vous tenir parole, et vous allez voir une
-demoiselle que vous serez forcé d'estimer.--Mon ami, distinguons: je
-suis très convaincu que Mlle de Faublas est dans le cas de l'exception,
-mais je rétorquerai sur vous le terrible argument dont vous êtes armé
-contre moi: une exception ne détruit pas la règle, elle la prouve.--Tout
-comme il vous plaira; je vous préviens que vous allez voir une
-demoiselle de quatorze ans et demi, innocente, ingénue jusqu'à la
-simplicité: cependant elle est aussi grande qu'on peut l'être à son âge,
-et elle ne manque ni d'esprit ni d'éducation.»
-
-Person fut plus heureux que moi: ma soeur vint au parloir, ma Sophie n'y
-vint pas. Après les révérences et les complimens d'usage, après quelques
-minutes d'une conversation générale, je ne pus dissimuler mon
-inquiétude. «Adélaïde, dites-moi donc ce qu'a ma jolie cousine?--Oh! mon
-frère, il faut que son mal soit bien amer, car elle le cache et elle
-s'en occupe toute la journée. Je ne reconnois plus ma bonne amie;
-autrefois elle étoit étourdie, gaie, folle, comme moi; maintenant je la
-vois triste, rêveuse, inquiète. Nous la trouvons toujours presque aussi
-douce, aussi caressante; mais elle est rarement avec nous. Dans nos
-heures de récréation, elle jouoit, elle couroit au jardin avec nos
-compagnes; à présent, mon frère, elle cherche un petit coin pour s'y
-promener toute seule. Oh! elle est malade! elle est vraiment malade!
-elle mange peu, elle ne dort pas, elle ne rit plus; et moi, mon frère,
-et moi, qu'elle aimoit tant, elle a l'air de me craindre! oui, en
-vérité, je l'ai remarqué, elle fuit tout le monde; mais c'est moi
-surtout qu'elle évite! Hier je la vois entrer dans une petite allée
-couverte au bout du jardin; j'arrive à pas de loup, je la trouve
-s'essuyant les yeux. «Ma bonne amie, dis-moi donc où tu as mal...» Elle
-me regarde d'un air... d'un air... mais c'est que je n'ai vu personne
-avoir cet air-là... Enfin elle me répond: «Adélaïde, tu ne le devines
-pas! ah! que tu es heureuse! mais que je suis à plaindre!» Et puis elle
-rougit, elle soupire, elle pleure. Je tâche de la consoler; plus je lui
-parle, plus elle se chagrine. Je l'embrasse, elle me fixe longtemps et
-paroît tranquille; tout d'un coup elle met sa main sur mes yeux, et elle
-me dit: «Adélaïde, cache ton visage! oh! cache-le! il est trop... il me
-fait mal! Laisse-moi, va-t'en un moment, laisse-moi seule»; et elle se
-remet à pleurer. Moi qui vois que son mal augmente, je lui dis:
-«Sophie...»
-
-A ce nom de Sophie, Rosambert se pencha à mon oreille: «La jolie
-cousine, c'est Sophie; c'est cette Sophie que j'ai blasphémée! ah!
-pardon.» Ma soeur reprit.
-
-«Je lui dis: «Sophie, attends un moment, je vais chercher ta
-gouvernante...» Alors elle se remet, elle s'essuie les yeux, elle me
-prie de ne rien dire: je suis obligée de le lui promettre. Mais au fond
-cela n'est pas raisonnable: vouloir être malade, et ne pas vouloir que
-sa gouvernante le sache!--Ma chère Adélaïde, pourquoi n'est-elle pas
-venue au parloir avec vous aujourd'hui?--C'est qu'elle est si distraite!
-si préoccupée! elle vous aimoit presque autant que moi autrefois...--Et
-maintenant?--Je crois qu'elle ne vous aime plus. Tout à l'heure je lui
-ai dit que vous étiez là... «Le jeune cousin!» s'est-elle écriée d'un
-air content; elle venoit, elle s'est arrêtée. «Non, je n'irai pas,
-m'a-t-elle dit, je ne veux pas, je ne peux pas,... dites-lui de ma part
-que...» Elle paroissoit chercher, j'attendois qu'elle s'expliquât. «Mon
-Dieu! ne savez-vous pas ce qu'il faut lui dire? a-t-elle ajouté avec un
-peu d'humeur,... ce qu'on dit en pareil cas! les complimens d'usage!» Et
-elle m'a quittée assez brusquement.»
-
-Je m'enivrois du plaisir d'entendre ma soeur ingénue me peindre avec
-l'innocence d'un enfant les tendres agitations, les douces peines de
-Sophie. Rosambert, encore plus étonné que je n'étois ravi, prêtoit une
-oreille attentive, et le petit M. Person, nous regardant tous trois,
-paroissoit en même temps inquiet et charmé.
-
-«Adélaïde, vous croyez donc que Sophie ne m'aime plus?--Mon frère, j'en
-suis presque sûre; tout ce qui se rapporte à vous lui donne de l'humeur,
-et moi j'en suis quelquefois la victime.--Comment?--Oui; l'autre jour,
-monsieur que voilà (montrant M. Person) nous apprit que vous aviez passé
-la nuit tout entière chez Mme la marquise de B...; eh bien, quand
-monsieur fut parti, dès que nous fûmes seules, Sophie me dit d'un ton
-très sérieux: «Votre frère n'a pas couché à l'hôtel! il n'est pas rangé,
-votre frère! cela n'est pas bien...» Votre frère! elle me tutoie
-ordinairement. Votre frère! Quand même vous seriez dérangé, Faublas,
-doit-elle se fâcher contre moi? Votre frère!... Le jour d'après, je
-crois, vous avez été au bal masqué. M. Person nous l'est venu dire: car
-il nous dit tout, M. Person. Dès que nous avons été seules, Sophie m'a
-dit: «Votre frère s'amuse au bal, et nous nous ennuyons ici!--Point du
-tout, lui ai-je répondu, on ne s'ennuie point avec sa bonne amie.--Ah!
-oui, a-t-elle répliqué, ah! oui, avec sa bonne amie, cela est vrai.»
-Cependant, mon frère, voyez cette singularité; un moment après elle a
-répété tristement: «Il s'amuse au bal, et nous nous ennuyons ici!...»
-Nous nous ennuyons! eh mais, quand cela seroit vrai, cela n'est pas
-poli, elle ne doit pas le dire!... Oh! si elle n'étoit pas malade, je
-lui en voudrois beaucoup. Je me rappelle encore un trait: hier vous nous
-avez dit que Mme de B... étoit jolie. Le soir j'ai poursuivi Sophie, et
-je l'ai forcée de se promener avec moi. «Votre frère, m'a-t-elle dit,
-car à présent c'est toujours votre frère,... il trouve cette marquise
-jolie, il est sans doute amoureux d'elle!» J'ai répondu: «Ma bonne amie,
-cela ne se peut pas, cette Mme de B... est mariée.» Elle m'a pris la
-main, et elle m'a dit: «Adélaïde, ah! que tu es heureuse!» Il y avoit
-dans son regard, dans son sourire, du dédain, de la pitié. Est-ce
-honnête cela?... ah! que tu es heureuse!... eh mais, sûrement, je suis
-heureuse, je me porte bien, moi!
-
---Mais, Adélaïde, tout ce que vous me dites là ne prouve pas que ma
-jolie cousine ne m'aime plus: elle peut être un peu fâchée; mais tous
-les jours on boude les gens qu'on aime.--Oh! sans doute, s'il n'y avoit
-que cela.--Et qu'y a-t-il donc encore?--Eh bien, autrefois elle
-m'entretenoit sans cesse de vous, elle étoit joyeuse de vous voir; à
-présent elle me parle encore de mon frère, mais c'est si rarement et
-d'un ton toujours si sérieux! Hier, ne l'avez-vous pas remarqué? elle
-n'a pas dit un mot, pas un seul mot, pendant que vous étiez là. Allez,
-allez, mon frère, quand on aime les gens, on leur parle, je vous assure
-que ma bonne amie ne vous aime plus.»
-
-Ici Rosambert se mêla de la conversation, qui changea d'objet. On parla
-danse, musique, histoire et géographie. Ma soeur, qui venoit de causer
-comme une fille de dix ans, raisonna alors comme une femme de vingt. Le
-comte, à chaque instant plus surpris, sembloit ne pas s'apercevoir que
-les heures s'écouloient, quoique M. Person eût pris la peine de l'en
-avertir plusieurs fois. Enfin le son d'une cloche qui appeloit les
-pensionnaires au réfectoire nous obligea de nous retirer.
-
-«Je vous avoue, me dit le comte, que j'ai peine à croire ce que j'ai vu.
-Comment peut-on allier l'ignorance et le savoir, la modestie et la
-beauté, l'ingénuité de l'enfance et la raison de l'âge mûr? enfin,
-permettez-moi de le dire, une innocence aussi extrême avec un physique
-aussi précoce? Je croyois cette réunion impossible; mon ami, votre soeur
-est le chef-d'oeuvre de la nature et de l'éducation.--Rosambert, ce
-chef-d'oeuvre est le fruit de quatorze ans de soins et de bonheur; il
-fut produit par le concours le plus rare des circonstances les plus
-heureuses. Le baron de Faublas a d'abord reconnu que l'éducation d'une
-fille étoit pour un militaire un fardeau trop pesant: ma mère, que nos
-regrets honorent tous les jours, ma vertueuse mère s'est trouvée digne
-d'en être chargée. Le hasard aussi l'a bien secondée: il s'est rencontré
-pour sa fille des domestiques qui obéissoient et ne raisonnoient pas;
-une gouvernante qui ne contoit pas d'histoires galantes et ne lisoit pas
-de romans; des maîtres qui ne s'occupoient avec leur élève que de sa
-leçon; une société de gens attentifs qui ne se permettoient jamais un
-geste suspect, un mot équivoque; et, ce qui n'est pas le moins essentiel
-et le plus commun, un directeur qui, dans son confessionnal, écoutoit et
-ne questionnoit pas. Enfin, mon ami, il n'y a pas six mois qu'Adélaïde
-est au couvent.--Six mois! Ah! dans un espace de temps beaucoup plus
-court, combien de demoiselles qu'on dit bien élevées acquièrent là de
-grandes lumières, et reçoivent même certaines leçons qui avancent
-beaucoup une jeune fille!--C'est ici, Rosambert, qu'il faut encore
-admirer le bonheur d'Adélaïde! Vive, folâtre, enjouée avec toutes ses
-compagnes, elle n'en a distingué qu'une, une aussi délicate, aussi
-honnête, aussi sage qu'elle,... une un peu plus éclairée peut-être,
-parce que depuis quelque temps l'amour...--Je vous entends, c'est la
-jolie cousine.--Oui, mon ami. Sophie, non moins vertueuse qu'Adélaïde,
-quoique sensible un peu plus tôt, Sophie est devenue l'unique amie de ma
-soeur. Ces deux coeurs si purs se sont pour ainsi dire sentis attirés,
-confondus. Adélaïde, privée de sa mère, n'a plus pensé, n'a plus vécu
-que par Sophie; leur amitié, aussi délicate que vive, les a sauvées des
-dangers dont vous me parlez et auxquels je conçois que doivent être
-exposées, dans l'enceinte où elles se trouvent rassemblées, pressées,
-pour ainsi dire, tant de jeunes filles ardentes, inquiètes, curieuses,
-que le temps, l'heure, les lieux, invitent continuellement à des
-liaisons qui, devenant très intimes, peuvent bien n'être pas toujours
-désintéressées. Depuis quelque temps, j'ai troublé l'union des deux
-amies; il m'est permis de croire que je suis devenu l'heureux objet des
-plus chères affections de ma jolie cousine. Adélaïde, à qui l'amour (je
-regardois M. Person) n'a pas encore montré son vainqueur, a porté sur
-Sophie sa sensibilité tout entière, et l'amertume de ses plaintes nous a
-prouvé l'excès de son amitié...--Et vous a assuré en même temps de votre
-bonheur. En vérité, Faublas, je vous félicite si Sophie est aussi
-aimable, aussi belle qu'Adélaïde.--Plus belle, mon ami, plus belle
-encore!--Cela me paroît difficile.--Oh! plus belle!... Vous la verrez.
-Plus belle! imaginez...--Chut! chut! doucement; comme il s'échauffe!...
-Dites-moi donc, l'homme à sentimens! puisque vous aviez une si charmante
-maîtresse, pourquoi m'avez-vous soufflé la mienne? Puisque M. de Faublas
-aimoit tant le parloir, pourquoi Mlle Duportail a-t-elle couché chez la
-marquise? Comment donc arrangez vous tout cela?--Mais, Rosambert, cela
-n'est pas difficile...--Ni désagréable, je le conçois.--Vous riez!
-écoutez donc, mon ami. Vous savez comment les choses se sont passées
-entre la marquise et moi.--Oui, oui, à peu près.--Mais, rieur éternel,
-écoutez-moi. Élevé à peu près comme ma soeur, je n'étois guère moins
-ignorant qu'elle il y a huit jours. Je n'ai pas pris Mme de B...: c'est
-elle qui s'est donnée,... je suis excusable.--Allons, passe pour le bal
-paré; mais, au moins, vous étiez le maître de ne pas retourner chez
-elle. Le bal masqué! hem! qu'en dites-vous?--Je dis qu'on m'y avoit
-attiré... Je n'ai guère que seize ans, moi! mes sens sont neufs.--Ah!
-Sophie, pauvre Sophie!--Ne la plaignez pas, je l'adore! Mais, Rosambert,
-je sais bien qu'il n'y a que des noeuds légitimes qui puissent m'assurer
-sa possession.--Cela doit être au moins.--Eh bien, en attendant que
-l'hymen nous unisse, je respecterai toujours ma Sophie...--C'est ce que
-l'on saura par la suite.--Cependant mon célibat me paroîtra dur.--Je le
-crois!--Ma vivacité m'emportera quelquefois.--Sans doute.--Je ferai
-peut-être quelque infidélité à ma jolie cousine...--Cela est plus que
-probable.--Mais, dès qu'un heureux mariage...--Ah! oui.--Alors, ma
-Sophie, je n'aimerai que toi...--Cela n'est pas si sûr.--Je t'aimerai
-toute ma vie.--Celui-là me paroît fort!»
-
-Rosambert me quitta. Jasmin, à qui je demandai, en rentrant, si l'on
-avoit rapporté mes habits, me dit qu'il n'avoit vu personne; j'attendis
-jusqu'au soir le commissionnaire, qui ne vint pas. J'étois inquiet,
-parce que j'avois laissé dans mes poches un portefeuille qui contenoit
-deux lettres: l'une m'avoit été envoyée de province par un vieux
-domestique de mon père; le bonhomme me souhaitoit une bonne année.
-J'aurois été fâché de perdre l'autre: c'étoit celle que la marquise
-m'avoit écrite quelques jours auparavant; elle étoit, comme on sait,
-adressée à Mlle Duportail, et je voulois la conserver.
-
-Les habits me furent rapportés le lendemain matin; mais je cherchai
-vainement dans les poches, le portefeuille ne s'y trouvoit plus. Mme
-Dutour vint me faire oublier mon inquiétude en me remettant une lettre
-de la marquise. J'ouvris avec empressement, je lus:
-
- _Ce soir, mon bon ami, à sept heures précises, trouvez-vous à la porte
- de mon hôtel; vous pourrez suivre avec assurance la personne qui,
- après avoir soulevé le chapeau dont vous vous serez couvert les yeux,
- vous nommera l'Adonis. Je ne puis vous en écrire davantage, depuis le
- matin je suis obsédée; on me fatigue des détails de la science
- physionomique; ce n'est pas celle-là que je me soucie d'approfondir. O
- mon ami, vous possédez si bien l'art de plaire que, quand on vous
- connoît, on ne sait plus qu'aimer, on ne veut plus savoir que cela._
-
- * * * * *
-
-
-
-
-[Illustration: L'OTTOMANE]
-
-
-
-
-Cette lettre étoit si flatteuse, l'invitation qu'elle contenoit étoit si
-séduisante, que je ne balançai pas. J'assurai la Dutour que je ne
-manquerois pas de me rendre au lieu indiqué. Cependant, quand la
-messagère fut partie, je sentis quelque irrésolution. Ne devois-je pas
-désormais, uniquement occupé de Sophie, éviter toute occasion de revoir
-sa trop dangereuse rivale?... Mais pourquoi m'imposerois-je cette loi
-cruelle sans nécessité? Avois-je déclaré mon amour à Sophie? Sophie
-m'avoit-elle avoué le sien? avoit-elle acquis le droit d'exiger de moi
-ce sacrifice? D'ailleurs, à le bien prendre, ce que j'allois faire ne
-pouvoit pas s'appeler une infidélité! je ne m'embarquois pas dans une
-intrigue nouvelle! Puisque j'avois passé la nuit avec la marquise,
-puisque je l'avois revue depuis dans ce galant boudoir, quel
-inconvénient de lui faire encore une visite? Cela ne faisoit jamais que
-trois rendez-vous au lieu de deux; le crime étoit-il dans le nombre? Et
-puis ma jolie cousine ne seroit pas instruite de celui-là... Enfin, ma
-parole étoit engagée! le lecteur voit bien que je ne pouvois me
-dispenser d'aller à ce rendez-vous.
-
-Je ne me fis pas attendre; Justine aussi ne me laissa pas morfondre à la
-porte, elle souleva mon chapeau. «Venez, bel Adonis.» Je la suivis à
-petits pas. Cependant le suisse, quoique à demi ivre, entendit quelque
-bruit et demanda qui c'étoit. «C'est moi! c'est moi! répondit
-Justine.--Oui, reprit l'autre, c'est vous! mais ce jeune gaillard?--Eh
-bien, c'est mon cousin.» Le suisse étoit en gaieté, il se mit à
-fredonner: «Voilà mon cousin l'Allure, mon cousin, voilà mon cousin
-l'Allure.»
-
-Cependant Justine me conduisoit au fond de la cour; nous enfilâmes un
-escalier dérobé; on conçoit que la jolie soubrette fut embrassée
-plusieurs fois avant que nous fussions au premier étage. Alors elle me
-fit signe d'être plus sage et m'ouvrit une petite porte, je me trouvai
-dans le boudoir de la marquise. «Entrez, me dit Justine, entrez dans la
-chambre à coucher, vous seriez mal ici»; elle sortit, et ferma la porte
-sur elle.
-
-J'entrai dans la chambre à coucher; ma belle maîtresse vint à moi. «Ah!
-maman, c'est donc ici que pour la seconde fois...» Elle m'interrompit:
-«Mon Dieu! je crois entendre le marquis! le voilà revenu pour toute la
-soirée! sauvez-vous, partez!» D'un saut je regagnai le boudoir; mais je
-ne songeai pas à tirer sur moi la porte de la chambre à coucher, elle
-resta entr'ouverte; et, pour comble de malheur, cette étourdie de
-Justine avoit fermé à double tour l'autre porte qui conduisoit à
-l'escalier dérobé. La marquise, qui ne pouvoit deviner que la retraite
-me fût fermée, s'étoit assise tranquillement. Déjà le marquis étoit
-entré dans son appartement et s'y promenoit d'un air effaré. Je
-tremblois qu'il ne m'aperçût dans le boudoir, il n'y avoit pas moyen
-d'en sortir: comment faire? Je me jetai sous l'ottomane, et dans une
-situation très incommode j'entendis une conversation fort singulière,
-qui eut un dénouement plus singulier encore.
-
-«Vous voilà de retour de bonne heure, Monsieur?--Oui, Madame.--Je ne
-vous attendois pas sitôt.--Cela se peut bien, Madame.--Vous paroissez
-agité, Monsieur, qu'avez-vous donc?--Ce que j'ai, Madame, ce que
-j'ai!... j'ai que... je suis furieux.--Modérez-vous, Monsieur... Peut-on
-savoir...?--J'ai que... il n'y a plus de moeurs nulle part... les
-femmes!...--Monsieur, la remarque est honnête, et l'application
-heureuse!--Madame, c'est que je n'aime pas qu'on me joue!... et, quand
-on me joue, je m'en aperçois bien vite!--Comment! Monsieur, des
-reproches! des injures! cela s'adresseroit-il... Vous vous expliquerez
-sans doute?--Oui, Madame, je m'expliquerai, et vous allez être
-convaincue.--Convaincue!... de quoi, Monsieur?--De quoi? de quoi? un
-moment donc, Madame, vous ne me laissez pas le temps de respirer!...
-Madame, vous avez reçu chez vous, logé chez vous, couché avec vous Mlle
-Duportail?» La marquise avec fermeté: «Eh bien, Monsieur?--Eh bien,
-Madame, savez-vous ce que c'est que Mlle Duportail?--Je le sais... comme
-vous, Monsieur; elle m'a été présentée par M. de Rosambert; son père est
-un honnête gentilhomme, chez qui vous avez soupé encore avant-hier.--Il
-ne s'agit pas de cela, Madame. Savez-vous ce que c'est que Mlle
-Duportail?--Je vous le répète, Monsieur, je sais comme vous que Mlle
-Duportail est une fille bien née, bien élevée, fort aimable.--Il ne
-s'agit pas de cela, Madame.--Eh! Monsieur, de quoi s'agit-il donc?
-avez-vous juré de pousser ma patience à bout?--Un moment donc, Madame.
-Mlle Duportail n'est point une fille...» La marquise très vivement:
-«N'est point une fille!...--N'est point une fille bien née, Madame;
-c'est une fille d'une espèce... de ces filles qui... là... vous
-m'entendez?--Je vous assure que non, Monsieur.--Je m'explique pourtant
-bien; c'est une fille qui... dont... que... enfin suffit, vous y
-êtes?--Oh! point du tout, Monsieur, je vous assure.--C'est que je
-voudrois vous gazer cela... Madame, c'est une p....., vous
-comprenez?--Mlle Duportail une... Pardon, Monsieur, mais je n'y tiens
-pas, il faut que je rie.» En effet, la marquise se mit à rire de toutes
-ses forces. «Riez, riez, Madame... Tenez, connoissez-vous cette
-lettre-là?--Oui, c'est celle que j'ai écrite à Mlle Duportail, le
-lendemain du jour qu'elle a couché chez moi.--Justement, Madame. Et
-celle-ci, la connoissez-vous?--Non, Monsieur.--Regardez-la, Madame, vous
-voyez bien l'adresse: _A Monsieur, Monsieur le chevalier de Faublas_; et
-lisez le dedans: _Mon cher maître, j'ai l'honneur de prendre la liberté
-d'oser vous interrompre, pour vous souhaiter que cette année qui
-commence nous soit belle et bonne, etc. J'ai l'honneur d'être, avec un
-profond respect, mon cher maître, etc._» C'est une lettre de bonne année
-d'un domestique à son maître, qui est ce M. de Faublas. Eh bien, Madame,
-ces deux lettres étoient dans le portefeuille que voici.--Enfin,
-Monsieur?--Madame, et le portefeuille, vous ne devineriez jamais où je
-l'ai trouvé?--Dites, dites, Monsieur.--Je l'ai trouvé dans un endroit
-où... là...--Eh! Monsieur, dites tout de suite le mot; vous seriez
-toujours obligé d'en venir là, ainsi...--Eh bien, Madame, je l'ai trouvé
-dans un mauvais lieu.--Dans un mauvais lieu!--Oui, Madame.--Où vous
-aviez affaire, Monsieur?--Où la curiosité m'a conduit. Tenez, je vais
-vous conter cela. Une femme a fait courir depuis quelques jours des
-billets imprimés, par lesquels elle donne avis aux amateurs qu'elle peut
-leur offrir de charmans boudoirs qu'elle louera à tant par heure; moi,
-j'ai été voir cela par curiosité, uniquement par curiosité, comme je
-vous le disois tout à l'heure.--Quel jour y avez-vous été,
-Monsieur?--Hier, l'après-dînée, Madame. Les boudoirs sont en effet
-charmans!... Il y en a un surtout au premier étage... il est vraiment
-joli! on y voit des tableaux, des estampes, des glaces, une alcôve, un
-lit... ah! c'est le lit surtout! figurez-vous que ce diable de lit est à
-ressorts!... ah! c'est très plaisant! tenez, il faut quelque jour que je
-vous fasse voir cela.--Un mari et sa femme en partie fine! répondit la
-marquise, cela seroit beau.»
-
-J'entendis quelque bruit; la marquise se défendoit, le marquis
-l'embrassa. Leur conversation, qui dans les commencemens m'avoit
-inquiété, m'amusoit alors au point que je sentois moins la gêne de ma
-situation. Le marquis reprit ainsi:
-
-«Mais c'est que rien n'y manque; il y a dans ce boudoir, au premier
-étage, une porte qui communique chez une marchande de modes qui loge à
-côté... cela est fort bien imaginé... Vous entendez qu'une femme comme
-il faut a l'air d'être chez sa marchande de modes; point du tout, elle
-monte l'escalier, et puis on vous en plante à un pauvre mari!... Mais
-écoutez-moi, Madame: dans ce boudoir j'ai ouvert une petite armoire, et
-dans cette armoire j'ai trouvé ce portefeuille! Ainsi il est clair que
-Mlle Duportail a été là avec ce M. de Faublas, et cela est très vilain à
-elle, et très malhonnête à M. de Rosambert, qui la connoissoit, de nous
-l'avoir présentée! et très imprudent à son père de la laisser sortir,
-accompagnée seulement d'une femme de chambre! et je n'en ai pas été la
-dupe! il y a dans sa figure... Vous savez comme je suis
-physionomiste!... elle est jolie sa figure, mais il y a quelque chose
-dans les traits qui annonce un sang... Cette fille-là a du tempérament,
-et je l'ai bien vu!... Vous souvenez-vous de ce soir que Rosambert lui
-dit qu'il y avoit des circonstances... hein! des circonstances! vous
-n'aviez pas remarqué cela, vous! Moi, je vous ai relevé le mot! ah! on
-ne m'attrape pas! et tenez, le même jour... Venez, venez, Madame...»
-
-La marquise, qui me croyoit parti, se laissa conduire à son boudoir; le
-marquis continua.
-
-«Elle étoit ici, dans ce boudoir,... là. Vous, vous étiez couchée sur
-cette ottomane... Je suis arrivé... Madame, elle avoit le teint animé,
-les yeux brillans, un air!... oh! je vous le dis, cette fille a un
-tempérament de feu! Vous savez que je m'y connois; mais laissez-moi
-faire, j'y mettrai bon ordre.--Comment! Monsieur, vous y mettrez bon
-ordre?...--Oui, oui, Madame; d'abord je dirai à Rosambert ce que je
-pense de son procédé; il y a peut-être été avec elle, Rosambert! ensuite
-je verrai M. Duportail, et je l'instruirai de la conduite de sa
-fille.--Quoi! Monsieur, vous ferez à M. de Rosambert une mauvaise
-querelle?--Madame, Madame, Rosambert savoit ce qui en étoit, il étoit
-jaloux de moi comme un tigre.--De vous, Monsieur?--Oui, Madame, de moi,
-parce que la petite avoit l'air de me préférer,... elle me faisoit même
-des avances, et c'est en cela qu'elle m'a joué, elle! car elle avoit
-alors ce M. de Faublas. Je saurai ce que c'est que ce M. de Faublas, et
-je verrai M. Duportail.--Quoi! Monsieur, vous pourriez aller dire à un
-père...?--Oui, Madame, c'est un service à lui rendre; je le verrai, je
-l'instruirai de tout.--J'espère, Monsieur, que vous n'en ferez rien.--Je
-le ferai, Madame.--Monsieur, si vous avez quelque considération pour
-moi, vous laisserez tout cela tomber de soi-même.--Point, point, je
-saurai...--Monsieur, je vous le demande en grâce.--Non, non,
-Madame.--Vous m'éclairez, Monsieur, je vois le motif de l'intérêt si
-pressant que vous prenez à ce qui regarde Mlle Duportail... Je vous
-connois trop bien pour être la dupe de cette austérité de moeurs dont
-vous vous parez aujourd'hui; vous êtes fâché, non pas de ce que Mlle
-Duportail a été dans un lieu suspect, mais de ce qu'elle y a été avec un
-autre que vous.--Oh! Madame!--Et quand j'accueillois chez moi une
-demoiselle que je croyois honnête, vous aviez des desseins sur
-elle!--Madame!--Et vous osez venir vous plaindre à moi-même d'avoir été
-joué! c'étoit moi, c'étoit moi seule qu'on jouoit.»
-
-Elle se laissa tomber sur l'ottomane; son mari jeta un cri, et puis il
-embrassa la marquise en lui disant: «Si vous saviez comme je vous
-aime!--Si vous m'aimiez, Monsieur, vous auriez plus de considération
-pour moi, plus de respect pour vous-même, plus de ménagement pour un
-enfant peut-être moins à blâmer qu'à plaindre... Que faites-vous donc,
-Monsieur? Laissez-moi. Si vous m'aimiez, vous n'iriez pas apprendre à un
-père malheureux les égaremens de sa fille; vous n'iriez pas conter cette
-aventure à M. de Rosambert, qui en rira, qui se moquera de vous, et qui
-dira partout que j'ai reçu chez moi une fille à intrigue!... Mais,
-Monsieur, finissez donc; ce que vous faites là ne ressemble à
-rien.--Madame, je vous aime.--Il suffit bien de le dire! il faut le
-prouver.--Mais depuis trois ou quatre jours, mon coeur, vous ne voulez
-jamais que je vous le prouve.--Ce ne sont pas de ces preuves-là que je
-vous demande, Monsieur... Mais, Monsieur, finissez donc.--Allons,
-Madame! allons, mon coeur!--En vérité, Monsieur, cela est d'un
-ridicule!--Ah! nous sommes seuls.--Il vaudroit mieux qu'il y eût du
-monde! cela seroit plus décent! Mais finissez donc, n'avons-nous pas
-toujours le temps de faire ces choses-là?... Finissez donc... Quoi! des
-gens mariés!... à votre âge!... dans un boudoir!... sur une ottomane!...
-comme deux amans!... et quand j'ai lieu de vous en vouloir, encore!--Eh
-bien, mon ange, je ne dirai rien à Rosambert, rien à M. Duportail.--Vous
-me le promettez bien?--Oh! je vous en donne ma parole...--Eh bien, un
-moment; rendez-moi le portefeuille, laissez-le-moi.--Oh! de tout mon
-coeur, le voilà. (Il y eut un moment de silence.)--En vérité, Monsieur,
-dit la marquise d'une voix presque éteinte, vous l'avez voulu, mais cela
-est bien ridicule.»
-
-Je les entendis bégayer, soupirer, se pâmer tous deux; on ne peut se
-figurer ce que je souffrois sous l'ottomane pendant cette étrange scène;
-j'aurois étranglé les acteurs de mes mains; et, dans l'excès de mon
-dépit, j'étois tenté de me découvrir, de reprocher à la marquise cette
-infidélité d'un nouveau genre, et de rendre au marquis l'amère
-mystification qu'il me faisoit essuyer sans le savoir. Justine vint
-terminer mes irrésolutions; elle ouvrit tout à coup la porte de
-l'escalier dérobé. La marquise jeta un cri; le marquis se sauva dans la
-chambre à coucher pour y réparer son désordre. Justine, apercevant un
-mari au lieu d'un amant, demeura stupéfaite, et la marquise ne fut pas
-moins étonnée qu'elle en me voyant sortir de dessous l'ottomane. Je
-remerciai tout bas la femme de chambre. «Grand merci, Justine, tu m'as
-rendu service, j'étois fort mal dessous, tandis que madame étoit dessus
-très à son aise.» La marquise, interdite et tremblante, n'osa ni me
-répondre, ni me retenir: son mari étoit si près de là! probablement il
-alloit rentrer dès qu'il seroit plus décemment vêtu. Justine se rangea
-pour me laisser passer. Je descendis l'escalier dérobé, sans lumière, au
-risque de me rompre vingt fois le col; je traversai la cour rapidement,
-et je sortis de l'hôtel en maudissant ses maîtres.
-
-Le lendemain j'étois encore au lit quand Jasmin m'annonça Justine et se
-retira discrètement. «Mon enfant, je songeois à toi.--Oh! Monsieur,
-laissez-moi; cette fois-ci vous ne m'y prendrez pas, je veux commencer
-par ma commission. Savez-vous que j'ai été encore bien grondée hier?
-vous nous avez fait une belle peur! vous n'étiez pas encore au bas de
-l'escalier quand le marquis est rentré dans le boudoir. «Voyez cette
-sotte, a-t-il dit, qui entre ici comme un coup de pistolet!» Dès qu'il
-nous a quittées, madame, désolée de l'aventure, m'a dit qu'elle ne
-concevoit pas pourquoi vous vous étiez caché sous l'ottomane. J'ai été
-forcée de lui avouer que j'avois, sans y songer, fermé la porte à double
-tour. Elle m'a fait une scène! et puis ce matin elle m'a remis cette
-lettre pour vous.--Fort bien, ma petite Justine, voilà ta commission
-faite, car je n'ouvrirai pas la lettre.--Vous ne l'ouvrirez pas,
-Monsieur?--Non; je suis fâché contre ta maîtresse.--Vous avez
-tort.--Mais je ne suis pas fâché contre toi, Justine.--Et vous avez
-raison... Finissez... Mais, tenez, je le veux bien, à condition que vous
-lirez la lettre.--Oh! qu'une maîtresse est heureuse d'avoir une fille
-comme toi! eh bien, oui, je lirai.»
-
-Justine remplit de si bonne grâce les conditions du traité qu'il y
-auroit eu de ma part de la perfidie à ne pas tenir parole: j'ouvris la
-lettre.
-
- _Que notre aventure d'hier m'a peinée, mon bon ami! Cette scène, qui
- n'eût été que bizarre si, comme je le croyois, vous n'en aviez pas été
- le témoin, est devenue, par votre présence, aussi désagréable pour moi
- que mortifiante pour vous. Quels mots vous avez dits en partant,
- ingrat! vous ne savez pas le mal que vous m'avez fait! Revenez à moi,
- mon bon ami, revenez à celle qui vous aime; trouvez-vous à midi au
- lieu qu'on vous désignera. Là, je n'aurai pas de peine à me justifier;
- là, quand mon amant sera bien convaincu de son injustice, il me
- trouvera prête à lui pardonner sa vivacité._
-
-«Monsieur, reprit Justine dès que j'eus fini ma lecture, madame vous
-attendra à midi au boudoir de l'autre jour... vous savez bien?... où
-nous vous avons habillé.--Oui, Justine, et où tu as tant pleuré! Si tu
-savois comme j'ai souffert pour toi! Mais aussi, friponne, tu ne te
-contentes pas de faire des malices, tu en dis!--Ne me parlez pas de
-cela, j'en suis encore toute honteuse... Finissez donc,... donnez-moi
-votre réponse pour ma maîtresse.--Ma réponse, Justine, est que je n'irai
-pas au rendez-vous.--Vous n'irez pas?--Non, Justine.--Quoi! vous
-donnerez ce chagrin-là à ma maîtresse?--Oui, mon enfant.--Mais vous
-allez me faire gronder.--Je me charge de te consoler d'avance.--Vous
-êtes bien décidé?--Très décidé, Justine.--Eh bien, en ce cas, faites un
-bout de lettre,... finissez donc... (elle m'embrassa). Écrivez un mot
-pour ma maîtresse.--Non, mon enfant, je n'écrirai pas.--Laissez-moi...
-Mais tenez, je le veux bien encore, à condition que vous écrirez.--Ah!
-Justine, je le répète, qu'une maîtresse est heureuse d'avoir une fille
-comme toi! eh bien, oui, j'écrirai.»
-
-J'écrivis en effet:
-
- _Je ne sais, Madame, si l'aventure d'hier vous a beaucoup _peinée_;
- mais, à la manière dont vous avez rempli votre emploi sur l'ottomane,
- j'ai lieu de croire qu'il ne vous paroissoit pas très pénible. Quand
- on a un mari aimable, galant et tendrement aimé, Madame, on doit s'en
- tenir là. Je suis avec le plus vif regret, etc._
-
-O ma jolie cousine, oh! combien, en songeant à vous, je m'applaudis de
-l'effort généreux que je venois de faire! oh! qu'il me fut doux de
-penser qu'enfin je vous avois sacrifié un rendez-vous, et qu'à l'heure
-même où la marquise avoit cru me revoir chez son amie, je jouirois près
-de vous du bonheur de vous admirer!
-
-Hélas! elle ne vint pas au parloir. «Ah! ma soeur, pourquoi votre amie
-n'est-elle pas avec vous?--Je vous disois bien qu'elle étoit malade!
-Hier encore elle a pleuré toute la journée; de la nuit elle n'a fermé
-l'oeil, la fièvre s'est déclarée ce matin.--La fièvre! Sophie a la
-fièvre! Sophie est en danger!--Ne parlez pas si haut, mon frère, je ne
-sais pas s'il y a du danger, mais elle souffre; elle a le teint pâle,
-les yeux rouges, la tête penchée, la respiration lente, la parole brève
-et entrecoupée; j'ai cru même surprendre quelques momens de délire. Ce
-matin, son visage s'est enflammé tout à coup, ses yeux sont devenus vifs
-et brillans; elle a prononcé très vite et très bas quelques mots que je
-n'ai pu entendre, mais bientôt elle est retombée dans un accablement
-plus profond. «Non, non, a-t-elle dit, cela n'est pas possible,... je ne
-le puis, je ne le dois pas... Jamais il ne le saura.» J'ai vu des larmes
-couler de ses yeux. Elle a ajouté d'un ton douloureux: «Comme je me suis
-trompée! J'en mourrai, j'en mourrai; le cruel! l'ingrat!» J'ai pris sa
-main, elle a serré la mienne, et puis elle m'a redit ce qu'elle me
-répète sans cesse: «Adélaïde! Adélaïde! ah! que tu es heureuse!» Sa
-gouvernante rentroit, Sophie m'a encore conjurée de ne lui rien dire.
-Cependant, mon frère, il faudra que j'avertisse Mme Munich (c'étoit le
-nom de la gouvernante de Sophie), parce que je crains pour ma bonne
-amie; qu'en pensez-vous?--Adélaïde, lui avez-vous dit que j'étois
-ici?--Oui, mais j'avois bien raison de vous soutenir hier qu'elle ne
-vous aimoit plus, elle me l'a dit elle-même.--Sophie vous a dit...--Oui,
-Monsieur, elle me l'a dit, et elle m'a chargée de vous le dire. Hier,
-avant souper, je lui racontois que vous aviez amené avec vous un jeune
-monsieur fort aimable; elle a demandé son nom, j'ai répondu: «Le comte
-de Rosambert.--Rosambert? a-t-elle répété avec étonnement, Rosambert?
-C'est celui qui a mené votre frère chez la marquise de B...! Ce n'est
-pas un jeune homme honnête. Votre frère en fait son ami, il gâtera tout
-à fait votre frère... Adélaïde, il commence à se déranger, votre
-frère.--Ah! ma bonne amie, je lui en ai fait des reproches, et je lui ai
-même dit que tu ne l'aimes plus.--Vous lui avez dit que je ne l'aime
-plus!--Oui, ma bonne amie; mais il n'a pas voulu me croire, et il s'est
-mis à rire, et M. de Rosambert a ri aussi...--Ces messieurs se sont mis
-à rire! m'a répliqué Sophie d'un ton fâché; votre frère a ri, et n'a pas
-voulu vous croire! Adélaïde, quand revient-il, votre frère?--Demain, ma
-bonne amie.--Eh bien! dites-lui qu'il est vrai que j'ai eu de l'amitié
-pour lui, mais que je n'en ai plus, plus du tout; et qu'afin de l'en
-convaincre, je ne le reverrai de ma vie.» Elle m'a quittée, et puis un
-moment après elle est revenue me dire en riant: «Oui, ma chère Adélaïde,
-tu as raison; je n'aime pas ton frère, je ne l'aime pas. Ne manque pas
-de le lui dire demain.» Elle rioit; et cependant je vous assure,
-Faublas, que tout de suite elle s'est mise à pleurer.»
-
-Tandis qu'Adélaïde me parloit, mon coeur étoit pénétré de douleur et de
-joie!
-
-«Il faut, reprit ma soeur, il faut que je vous fasse part d'une
-singulière idée qui m'étoit venue dans l'esprit, je ne sais comment, je
-ne sais pourquoi. En voyant ma bonne amie rire et pleurer en même temps,
-je ne puis m'empêcher de craindre qu'elle ne soit un peu folle;
-cependant il y a là dedans quelque mystère que je ne pénètre pas.
-Sûrement quelqu'un lui donne du chagrin... Mon frère, j'ai vraiment eu
-peur que ce ne fût vous. Pourquoi le hait-elle à présent? me suis-je
-dit. Pourquoi ne veut-elle plus le voir? Seroit-ce lui qu'elle appelle
-ingrat et cruel?... Vous sentez bien, Faublas, qu'en y réfléchissant un
-peu, je me suis convaincue que cette idée n'étoit pas raisonnable... Mon
-frère, un ingrat! un cruel! cela ne se peut pas. Et puis, quel mal
-a-t-il fait à ma bonne amie? quel mal auroit-il pu lui faire?
-
---Adélaïde! m'écriai-je, ma chère Adélaïde!
-
---Comment! vous pleurez? me dit-elle; seriez-vous fâché contre moi? Je
-vous assure que j'ai pensé tout cela malgré moi, et que je ne vous l'ai
-pas dit pour vous offenser.--Je le sais bien, ma chère soeur, je le sais
-bien; c'est la maladie de ta bonne amie qui me fait pleurer.--Mon frère,
-pensez-vous qu'elle puisse devenir sérieuse? Pensez-vous que je doive
-avertir la gouvernante de Sophie?--Non, Adélaïde, non, ne l'avertis pas.
-Ta bonne amie a la fièvre, comme tu dis bien; et je connois un remède
-qui la guérira. Adélaïde, je vous apporterai demain matin la recette
-écrite sur un morceau de papier soigneusement cacheté; vous ne montrerez
-ce papier à personne: vous le donnerez à Sophie, quand Mme Munich ne
-sera pas avec elle; il est essentiel que Mme Munich ne voie pas ce
-papier. Vous m'entendez bien?--Oui, oui, soyez tranquille. Ah! que je
-vous aurai d'obligations, si vous guérissez ma bonne amie!--Adélaïde,
-dites à ma jolie cousine que je crois connoître son mal, que je le
-partage, et que j'espère lui rendre sa tranquillité. Lui direz-vous bien
-cela, ma soeur?--Ah! mot pour mot! vous connoissez son mal, vous le
-partagez, vous le guérirez, mon frère; je lui dirai même que vous avez
-pleuré. Mais ne manquez pas de venir demain, demain apportez la recette,
-et, en attendant, ne négligez rien pour que son succès soit entier;
-gardez-vous de ne vous en rapporter qu'à vous seul, vous n'êtes pas
-médecin, mon frère: courez aujourd'hui chez les plus célèbres d'entre
-eux, voyez, interrogez, consultez. La maladie n'est pas ordinaire;
-jamais je n'en ai vu de semblable, et je tremble qu'elle ne devienne
-infiniment dangereuse. Bon Dieu! si, en voulant détruire le mal, vous
-alliez le rendre incurable! Mon frère, il faut que la guérison soit
-radicale, et prompte aussi, bien prompte! Hâtez-vous, hâtez-vous pour
-Sophie qui souffre, qui dépérit, qui brûle; pour moi qui suis si
-malheureuse de sa peine, et, tenez, pour vous-même, mon frère, car ma
-bonne amie, dès qu'elle se portera bien, vous aimera sans doute autant
-qu'elle vous aimoit autrefois.»
-
-Revenu chez moi, je ne m'occupai que des discours d'Adélaïde, que des
-peines de Sophie. Malheureusement mon père donnoit à dîner ce jour-là.
-Il fallut d'abord tenir table, et faire ensuite un maudit brelan, qui me
-retint jusqu'à plus de minuit. Quel tourment, quand on aime bien, quand
-on se croit aimé, quand on veut écrire à sa maîtresse, quel tourment
-d'être obligé de jouer toute la soirée! Je ne le souhaite pas à mon plus
-cruel ennemi.
-
-On devine que je dormis peu cette nuit. Le lendemain, je passai dans un
-petit cabinet pratiqué au fond de ma chambre à coucher; j'avois là
-quelques livres d'étude, dont mon commode gouverneur ne m'ennuyoit pas
-souvent. Je me mis à mon secrétaire. J'écrivis une première lettre, que
-je déchirai; j'en fis une seconde, pleine de ratures, qu'il falloit bien
-corriger; et je prie le lecteur de ne pas dire que j'aurois dû
-recommencer encore la troisième, que voici:
-
- _Ma jolie cousine,_
-
- _Il est enfin venu ce moment tant souhaité où je puis librement vous
- ouvrir mon coeur, solliciter de votre tendresse un aveu bien doux, et
- peut-être assurer ainsi notre bonheur commun._
-
- _Ah! Sophie, Sophie! si vous saviez ce que j'éprouvai le premier jour
- que je vous vis! Comme ma vue se troubla! comme mon coeur fut agité!
- Mon amour n'a fait qu'augmenter depuis: un feu dévorant circule
- aujourd'hui dans mes veines... Sophie, je n'existe plus que par toi!_
-
-J'en étois là, quand Jasmin, entrant brusquement, m'annonça le vicomte
-de Florville. «Le vicomte de Florville! je ne le connois pas. Dites que
-je n'y suis pas.--Monsieur, il est dans votre chambre à
-coucher.--Comment! vous laisseriez donc entrer toute la
-terre?--Monsieur, il a forcé la porte.--Au diable le vicomte de
-Florville!»
-
-Tremblant que cet inconnu si peu civil ne vînt jusque dans mon cabinet,
-et que d'un coup d'oeil profane il ne parcourût ce papier dépositaire de
-mes plus secrets sentimens, je me précipitai dans ma chambre à coucher.
-Un cri de surprise et de joie m'échappa: ce prétendu vicomte, c'étoit la
-marquise de B...! Mon premier mouvement fut de pousser Jasmin dehors; le
-second, de verrouiller la porte; le troisième, d'embrasser le charmant
-cavalier; le quatrième!... Les esprits pénétrans l'ont déjà deviné.
-
-La marquise, toujours étonnée de ma vivacité, dès qu'elle eut repris ses
-esprits, me dit: «Vous êtes un bien singulier jeune homme, ne vous
-lasserez-vous jamais de prendre ainsi le roman par la queue? Il n'y a
-que vous dans le monde capable de commencer un raccommodement par où il
-doit finir.--Eh bien, maman, prenez qu'il n'y ait rien de fait, voyons,
-disputons-nous.--Oui, afin de nous raccommoder encore, n'est-il pas
-vrai, petit libertin?--Ah! ma chère maman, je n'ai pas une idée que vous
-ne compreniez d'abord.--Hier pourtant vous ne m'avez pas comprise,
-ingrat que vous êtes!--Hier, je boudois encore.--Et de quoi, s'il vous
-plaît? Pouvois-je soupçonner que vous fussiez sous cette ottomane?
-N'étoit-il pas essentiel, pour vous et pour moi, de retirer ce
-portefeuille des mains du marquis?--Tout cela est vrai, maman; mais le
-dépit...--Le dépit! Vous avez du dépit! vous, pour qui j'oublie mes
-devoirs,... toutes les bienséances,... le soin même de ma réputation; et
-de quel ton répondez-vous à la lettre la plus tendre? (Elle tira la
-mienne de sa poche.) Tenez, ingrat, relisez-la, votre lettre; relisez-la
-de sang-froid, si vous pouvez. Quelle cruelle ironie! quel persiflage
-amer! Et cependant je vous pardonne! et cependant je viens vous
-chercher! Je me conduis avec autant de foiblesse et d'imprudence qu'un
-enfant de douze ans... Faublas! Faublas! il faut que le charme soit bien
-fort!... il faut... que vous m'ayez ensorcelée!--Petite maman!--Eh
-bien?--Grondez-moi fort, parce que nous nous raccommoderons.--Comment!
-fripon, vous n'avouerez seulement pas que vous avez eu tort? Vous ne me
-demanderez pas pardon?--Si fait!... oh! que vous êtes belle!... oh! que
-je vous demande pardon!»
-
-Les gens qui ont de l'esprit, et même ceux qui n'en ont pas, devineront
-encore qu'ici la marquise et moi nous nous raccommodâmes.
-
-On croit que nous allons recommencer à nous quereller; point du tout.
-Voici l'instant des petites caresses et des complimens tendres. «Mon
-Dieu! Florville! que vous êtes séduisant dans ce joli négligé! que ce
-frac anglais vous va bien!--Mon ami, je l'ai fait faire hier tout
-exprès. Il est, si je ne me suis pas trompée, de la même étoffe et de la
-même couleur que ce charmant habit d'amazone dans lequel l'amour, qui
-vouloit ma défaite, te fit paroître à mes yeux pour la première fois.
-Devenue chevalier de Mlle Duportail, j'ai senti qu'il me convenoit de
-prendre ses couleurs. (Je la serrai dans mes bras.)--Et moi, désormais
-l'esclave du vicomte de Florville, je me plairai toujours à porter ses
-chaînes. Maman, quelle douce réciprocité!--Mon ami, l'amour est un
-enfant qui s'amuse de ces métamorphoses. Il fit de Mlle Duportail une
-vierge folle, il fait de la marquise de B... un jeune homme imprudent.
-Ah! puisse le vicomte de Florville te paroître aussi aimable que Mlle
-Duportail me sembla jolie!...--Aussi aimable?... ah! bien
-davantage!--Oh! non, répondit-elle en se mirant avec complaisance, en me
-considérant avec tendresse; oh! non. Vous êtes mieux, mon ami, plus
-grand, plus dégagé. Il y a dans votre air quelque chose de hardi, de
-martial...--Oui, maman, et, si j'en crois un grand physionomiste,
-quelque chose de plus nerveux...--Faublas, laissez là monsieur le
-marquis,... n'est-ce pas assez du mauvais tour que nous lui jouons?...
-Enfin, je ne suis pas venue ici pour m'occuper de lui... Oh çà, mon ami,
-dis-moi sans flatterie comment tu me trouves.--Bien, plus que bien. Je
-n'aurois pas de peine à vous dire comment vous êtes mieux; mais puisque
-absolument, homme ou femme, il faut qu'on s'habille, ah! je défie que,
-d'une manière ou de l'autre, personne soit jamais aussi jolie que
-vous.--Voilà bien le langage d'un amant! toujours enthousiaste, toujours
-exagéré!... Mon cher Faublas, quelle femme sera plus heureuse que moi,
-si tu me vois toujours des mêmes veux?...--Oh! maman, toute ma vie!»
-
-Je la tenois dans mes bras; elle m'échappa pour aller prendre une épée
-qu'elle aperçut sur un fauteuil. En ajustant le ceinturon, elle me dit:
-«J'ai un joli cheval anglois que je monte quelquefois, nous touchons au
-printemps, j'aime beaucoup à me promener à cheval dans les environs de
-Paris: voudrez-vous bien m'accompagner quelquefois, Faublas?... Veux-tu,
-mon ami, t'égarer de temps en temps dans les bois avec le vicomte de
-Florville?--Mais on nous verra.--Non, le marquis est souvent obligé
-d'aller à la cour.--Eh bien, maman, quel jour?--Laissez donc paroître la
-verdure.»
-
-En me parlant, elle avoit tiré mon épée, et, s'escrimant en face de moi:
-«En garde, Chevalier! me dit-elle.--Je ne sais pas si le vicomte est
-redoutable, mais ce que je sais bien, c'est que ce n'est pas ainsi que
-je dois me battre avec la marquise. Ose-t-elle accepter une autre espèce
-de combat?» Elle vola dans mes bras. «Ah! Faublas, me dit-elle en riant;
-ah! s'il n'y en avoit pas de plus meurtriers...--Maman, ce ne seroit
-plus parmi les hommes qu'on chercheroit des héros.»
-
-Je venois de mettre la marquise hors d'état de me battre, et bien m'en
-prit.
-
-Ma belle maîtresse me donna encore deux heures que nous employâmes
-passablement bien. «Si je n'écoutois que mon coeur, me dit-elle enfin,
-je resterois ici toute la journée; mais voici l'heure à laquelle je dois
-rejoindre Justine dans un endroit, et mes gens dans un autre.» Nous nous
-dîmes adieu, je reconduisis poliment le vicomte de Florville. Déjà
-sortis de mon appartement, nous allions descendre l'escalier, lorsqu'à
-travers les rampes je distinguai, dans le vestibule, Rosambert qui se
-disposoit à monter. J'en avertis la marquise. «Rentrons promptement, me
-dit-elle, je vais me cacher dans quelque coin de votre appartement, vous
-le renverrez vite.» A ces mots, sans me donner le temps de la réflexion,
-elle rentra, traversa ma chambre à coucher comme une folle, et se jeta
-dans mon cabinet.
-
-Rosambert entra: «Bonjour, mon ami, comment se porte Adélaïde? comment
-se porte la jolie cousine?--Chut! chut! ne me parlez pas de cela, mon
-père est là.--Où?--Dans ce cabinet.--Dans ce cabinet! votre
-père?--Oui.--Et que fait-il là?--Il examine des livres.--Comment, vos
-livres! Mais non, il n'est pas dans ce cabinet, car, tenez, le voilà qui
-entre... Il y a de la marquise dans tout ceci... Et pourquoi ne pas me
-dire tout bonnement que vous êtes en affaire? Adieu, Faublas, à demain.»
-Il passa devant mon père, et le salua: «Monsieur, vous avez quelque
-chose à dire à monsieur votre fils: je vous laisse...»
-
-Cependant le baron me regardoit d'un air sévère et se promenoit à grands
-pas. Impatient de savoir ce que m'annonçoit cet abord sinistre, je lui
-demandai respectueusement pourquoi il m'avoit fait l'honneur de monter
-chez moi. «Vous le saurez tout à l'heure, Monsieur.» Un domestique
-parut. «Va-t-il venir? cria le baron.--Le voilà, Monsieur», et mon cher
-gouverneur entra.
-
-Le baron lui dit: «Monsieur, ne vous ai-je pas chargé de la conduite et
-de l'éducation de mon fils?--Oui, sans doute...--Eh bien, Monsieur,
-l'une est très négligée, et l'autre très mauvaise.--Monsieur, ce n'est
-pas ma faute; monsieur votre fils n'aime pas l'étude...--C'est là le
-moindre mal, interrompit le baron; mais comment ne suis-je pas instruit
-de ce qui se passe chez moi? Pourquoi ne m'avertissez-vous pas des
-désordres de mon fils?--Monsieur, quant à ce qui se passe chez vous, je
-ne puis répondre que de ce que je vois; au dehors je ne puis répondre de
-rien. Monsieur votre fils, quand il sort, souffre rarement que je
-l'accompagne, et...» (Un regard que je jetai sur M. Person l'avertit
-qu'il en avoit assez dit.) Le baron reprit: «Monsieur, je n'ai qu'un mot
-à vous dire: si ce jeune homme se conduit toujours aussi mal, je me
-verrai forcé de lui choisir un autre instituteur. Laissez-nous, je vous
-prie.»
-
-Lorsque M. Person fut sorti, le baron prit un fauteuil et me fit signe
-de m'asseoir. «Pardon, mon père, mais j'ai affaire.--Je le sais,
-Monsieur, et c'est précisément pour que cette affaire ne s'achève pas
-que je viens vous parler.--Mon père,... encore une fois pardon; mais il
-faut que je sorte...--Non, Monsieur, vous resterez, asseyez-vous.» Il
-fallut bien s'asseoir, j'étois sur les épines. Le baron commença.
-
-«Se peut-il que Faublas ait de sang-froid médité des horreurs? Se
-peut-il qu'il veuille abuser la simple innocence et préparer des pièges
-à la vertu?--Moi, mon père?--Oui, vous. Je viens du couvent, je sais
-tout.
-
-«Si mon fils, encore trop jeune pour sentir que plus une conquête est
-aisée, moins elle est flatteuse; qu'il faut se garder de confondre une
-intrigue avec une passion; que l'amour du plaisir ne fut jamais de
-l'amour...--Mon père, daignez parler moins haut.--Si mon fils, trop
-enivré de ce qu'on ne peut appeler qu'une bonne fortune...--Plus bas, je
-vous en supplie.--Trop charmé de la découverte d'un sens nouveau et de
-la possession d'une femme qui n'est pas sans attraits; si mon fils dans
-les bras de la marquise de B...--C'en est trop, de grâce, mon
-père.--Avoit oublié son père, son état, ses devoirs, je l'aurois plaint,
-mais je l'aurois excusé; je lui aurois donné les conseils d'un ami; je
-lui aurois dit: «Plus la marquise...»--Mon père, si vous saviez...--Plus
-la marquise est belle, et plus elle est dangereuse. Examine avec moi la
-conduite de cette femme dont tu es épris. Au premier coup d'oeil ta
-figure la décide: elle te prend en une soirée...--Je vous conjure de
-ménager...--Pour satisfaire sa folle passion, elle expose sa vie et la
-tienne. Qu'elle doit être vive, ardente, emportée celle...--Mon
-Dieu!--Celle qui sacrifie à la soif du plaisir son repos, son honneur,
-l'estime publique!...--Ah! mon père! Ah! Monsieur!--Je le répète, mon
-ami: plus la marquise est belle, plus elle est dangereuse! Tu croiras
-dans ses bras que la nature a des ressources inépuisables...»
-
-Désolé de ne pouvoir m'expliquer, bien convaincu que le baron ne se
-tairoit pas, je me déterminai à attendre patiemment la fin de cette
-remontrance, que dans une autre occasion je n'aurois peut-être pas
-trouvée trop longue. Le coude gauche posé sur le bras de mon fauteuil,
-je mordois ma main de dépit, et mon pied droit, toujours en mouvement,
-battoit la mesure sur le parquet. Mon père cependant continuoit.
-
-«Tu l'énerveras, la nature, au moment de la puberté, dans cet âge
-critique où, travaillant au développement des organes, elle a besoin de
-toutes ses forces pour achever son ouvrage. Je sais bien que l'excès des
-plaisirs produira la satiété; mais le dégoût viendra trop tard
-peut-être, mais déjà tu pleureras ta santé détruite, ta mémoire perdue,
-ton imagination flétrie, toutes tes facultés altérées. Infortuné! tu
-deviendras à la fleur de ton âge la proie des noirs chagrins, des
-infirmités repoussantes; et, dans les horreurs d'une vieillesse
-prématurée, tu gémiras d'être obligé de supporter le fardeau de la
-vie... O mon ami, redoute ces malheurs plus communs qu'on ne pense;
-jouis du présent, mais songe à l'avenir; use de ta jeunesse, mais garde
-des consolations pour l'âge mûr.
-
-«Cependant, ajouta le baron, mon fils, peu touché de mes représentations
-paternelles, auroit donné, en m'écoutant, mille signes d'impatience; il
-se seroit dandiné sur son fauteuil; il m'auroit interrompu cent fois: je
-n'aurois pas eu l'air de m'en apercevoir. Plus effrayé de ses dangers
-que sensible à mes injures, j'aurois continué tranquillement, je lui
-aurois dit: «La marquise de B...»
-
-On conçoit ce que je souffrois depuis un quart d'heure. Je ne pus
-contenir davantage mon impatience longtemps concentrée. «Eh! mon père,
-m'écriai-je, n'auriez-vous pas pu lui dire tout cela un autre jour?» Le
-baron étoit naturellement violent, il se leva furieux. Craignant l'effet
-d'un premier transport, je me sauvai dans le cabinet, dont je poussai la
-porte sur moi.
-
-J'y trouvai la marquise dans une situation bien pénible. Les bras
-appuyés sur le devant de mon secrétaire, elle tenoit avec ses mains ses
-oreilles bouchées, et lisoit, en sanglotant, un papier posé devant elle.
-Je m'approchai de ma belle maîtresse. «Oh! Madame, combien je suis
-désolé!...» La marquise me regarda d'un air égaré: «Cruel enfant!
-quelles fautes tu m'as fait faire!--Parlez donc plus bas.--Mais quel
-châtiment j'en reçois!--De grâce, parlez plus bas.--Ton père..., ton
-indigne père,... il ose...--Mon amie, vous allez vous perdre!--Mais tu
-es cent fois plus cruel que lui. Tiens. Regarde cet écrit funeste,...
-vois ces caractères perfides... Mes pleurs les ont effacés. (Elle me
-montroit la lettre commencée pour Sophie.)
-
---Faublas, cria le baron, ouvrez cette porte. Vous n'êtes pas seul dans
-ce cabinet?--Pardonnez-moi, mon père.--J'entends quelqu'un vous parler.
-Ouvrez cette porte.--Mon père, je ne le puis.--Je le veux; ne me laissez
-pas appeler mes gens.» La marquise se leva brusquement. «Faublas,
-dites-lui que vous êtes avec un de vos amis qui demande la permission de
-sortir.--De sortir!--Oui, reprit-elle avec désespoir; quelque honte
-qu'il y ait à sortir, il y en aura moins qu'à rester.--Mon père, je suis
-avec un de mes amis qui demande la liberté de sortir.--Avec un de vos
-amis?--Oui, mon père.--Eh! que ne me disiez-vous plus tôt qu'il y avoit
-quelqu'un dans ce cabinet? Ouvrez, ouvrez, ne craignez rien: je suis
-tranquille. Votre ami peut sortir.
-
---Conduisez-moi», me dit la marquise. Elle se couvrit le visage avec ses
-mains: j'ouvris la porte, nous entrâmes dans la chambre à coucher; nous
-allions gagner la porte opposée qui conduisoit à l'escalier. Mon père,
-étonné des précautions que l'inconnu prenoit pour se cacher, se jeta sur
-notre passage; il dit à ma malheureuse amie: «Monsieur, je ne vous
-demande pas qui vous êtes; mais vous permettrez au moins que j'aie
-l'honneur de vous voir.--Mon père, je vous conjure pour mon ami de ne
-pas exiger...--Que signifie donc ce mystère? interrompit le baron. Quel
-est donc ce jeune homme qui se cache chez vous, et qui craint qu'on ne
-le voie en face? Je prétends le savoir à l'instant...--Mon père, je vous
-le dirai; je vous donne ma parole d'honneur que je vous le dirai.--Non,
-non. Monsieur ne sortira pas que je ne le sache...» La marquise se jeta
-dans un fauteuil, le visage toujours couvert de ses mains. «Monsieur,
-vous avez des droits sur un fils; mais sur moi, je ne le croyois pas.»
-Le baron, entendant le son clair d'une voix féminine, soupçonna enfin la
-vérité. «Quoi! s'écria-t-il, il se pourroit... Oh! que je suis fâché!...
-que j'ai de regrets!... que d'excuses!... Mon fils, vous devez sentir
-que votre père, jaloux de vous rendre à vos devoirs, s'est permis sur le
-compte de Mme la marquise de B... des expressions trop fortes que le
-baron de Faublas désavoue. Mon fils, reconduisez votre ami.»
-
-La marquise, dès que nous fûmes dans l'escalier, donna un libre cours à
-ses larmes. «Que je suis cruellement punie de mon imprudence!»
-disoit-elle. Je voulus hasarder quelques mots de consolation.
-«Laissez-moi! Votre barbare père est moins barbare que vous!»
-
-Nous étions dans le vestibule. J'ordonnai qu'on allât promptement
-chercher un fiacre, et, en attendant qu'il arrivât, je fis entrer la
-marquise dans la loge du suisse. Il n'y avoit qu'un instant que nous y
-étions, lorsqu'un homme présenta sa figure par le vagislas[7]
-entr'ouvert, et demanda si le baron étoit chez lui. La marquise se cacha
-le visage dans ses mains; je me jetai devant elle pour la couvrir de mon
-corps; mais tout cela ne put se faire assez promptement. M. Duportail
-(car c'étoit lui) eut le temps de jeter un coup d'oeil sur la marquise.
-«Monsieur, le baron est chez moi; si vous voulez prendre la peine d'y
-monter, je vous rejoins dans un moment.--Oui! oui!» me répondit M.
-Duportail en souriant.
-
- [7] Vagislas. C'est le nom qu'on donne à la vitre que les portiers
- ouvrent et ferment à volonté.
-
-On vint nous dire que la voiture étoit à la porte. La marquise monta
-promptement; je voulus m'y placer un moment auprès d'elle. «Non, non,
-Monsieur, je ne le souffrirai pas.» La douleur dont je voyois son coeur
-serré passa dans le mien. Je laissai tomber quelques larmes sur une de
-ses mains que j'avois saisie, et qu'elle ne retiroit pas. «Ah! vous vous
-croyez auprès de Sophie!» Je voulus encore entrer dans le carrosse, elle
-retira sa main et me repoussa. «Monsieur, si, malgré les discours de
-votre père, il vous reste encore quelque estime, quelque considération
-pour moi, je vous prie de descendre et de me laisser.--Hélas! ne vous
-reverrai-je donc plus?» Elle ne me répondit pas; mais ses larmes
-recommencèrent à couler avec plus d'abondance. «Ma chère maman, quand
-pourrai-je vous revoir? Dans quel lieu me permettrez-vous...?--Ingrat!
-je suis trop sûre que vous ne m'aimez pas; mais vous devez me plaindre
-au moins... Laissez-moi... Remontez chez vous, le baron vous y attend.»
-Elle dit au cocher de la conduire chez Mme ***, marchande de modes, rue
-***. Il fallut bien me décider à la quitter.
-
-Je retrouvai dans l'escalier M. Duportail qui m'y attendoit. «Mon ami,
-si je suis aussi bon physionomiste que le marquis de B..., ce si joli
-garçon que vous quittez, c'est sa belle moitié!... Mais qu'avez-vous
-donc? vous pleurez!» Je ne sais où M. Person s'étoit fourré, nous le
-vîmes tout à coup derrière nous; il me dit d'un ton suffisant: «Je
-savois bien, Monsieur, que tout cela finiroit mal; vous ne faites aucun
-cas de mes avis.--Vos avis, Monsieur, faites-m'en grâce... En vérité,
-c'est précisément le maître d'école de La Fontaine; je me noie, et il me
-sermonne!--Mais qu'est-ce donc que tout cela? reprit M.
-Duportail.--Montez, montez chez moi, vous allez le savoir; mon père m'a
-fait une scène!»
-
-En entrant, M. Duportail demanda au baron ce qu'il y avoit. «Ce qu'il y
-a?» répondit mon père. Je l'interrompis. «Ce qu'il y a, Monsieur
-Duportail, ce qu'il y a!... Tenez, Mme de B... étoit dans ce cabinet:
-mon père entre ici, il s'assied là, il me fait des représentations, sans
-doute très justes, très paternelles; mais la marquise entendoit tout, et
-mon père la traitoit!... Ah! vous n'en avez pas d'idée! Moi, de peur de
-compromettre une femme... honnête,... oui, honnête, quoi qu'on en puisse
-dire, je n'osois m'expliquer; mais mon père connoît le profond respect
-que je lui porte, jamais je ne m'en suis écarté... Eh bien, il est
-témoin que je souffre, que je m'impatiente, que je lui manque...
-Monsieur, il ne sent pas qu'il y a là-dessous quelque chose qui n'est
-pas naturel! Il continue toujours! Il ne veut rien deviner!--Jeune
-homme, répliqua le baron, votre excuse est dans vos pleurs; je vous
-pardonne les reproches que vous osez me faire, à cause de la douleur
-dont vous paroissez oppressé; mais plus vous semblez aimer la
-marquise...--Mon père...--Monsieur! Mme de B... n'est plus là: pourquoi
-donc m'interrompez-vous?... Plus vous semblez aimer la marquise, et plus
-je suis mécontent de vous. Si votre coeur est préoccupé de cette
-passion, c'est donc avec froideur que vous avez médité la perte d'une
-fille vertueuse, d'une enfant respectable, de Sophie? Vous n'êtes donc
-qu'un vil séducteur?--Mon père, entre Sophie et moi il n'y a d'autre
-séducteur que l'amour.--Vous n'aimez donc pas la marquise?--Mon
-père...--Monsieur, que vous soyez ou que vous ne soyez pas véritablement
-attaché à Mme de B..., vous concevez que je m'en soucie peu; mais ce qui
-m'importe, c'est que mon fils ne soit pas indigne de moi.--Ah! Baron!
-interrompit M. Duportail.--Je ne dis rien de trop fort, mon ami.
-Apprenez des choses qui vont vous étonner. Ce matin, je vais au couvent;
-je trouve Adélaïde dans les larmes. Ma fille, ma chère fille, dont vous
-connoissez l'aimable candeur, m'apprend que sa bonne amie est malade, et
-que son frère tarde bien à apporter l'infaillible remède qu'il a promis
-pour Sophie. Je la presse de s'expliquer: elle me rend le compte le plus
-exact des symptômes et des effets de cette maladie que vous devinez, que
-Monsieur connoît, qu'il a causée, qu'il se plaît à nourrir, qu'il
-voudroit augmenter. Monsieur abuse de quelques dons naturels pour
-séduire une enfant trop sensible; il prend sur son esprit un empire
-absolu; il prépare par degrés son déshonneur.--Son déshonneur! le
-déshonneur de Sophie?--Oui, jeune insensé, je connois les
-passions...--Mon père, si vous les connoissez, vous savez que vous
-déchirez mon coeur!--Mon fils, modérez cette impétuosité qui
-m'offense... Oui, je connois les passions; oui, cette enfant que vous
-respectez aujourd'hui, demain peut-être vous la déshonorerez, si elle a
-la foiblesse d'y consentir... (Il s'adressa à M. Duportail.) La recette
-que Monsieur destine à _sa jolie cousine_ sera enfermée dans un papier
-soigneusement cacheté, qu'il ne faut pas que Mme Munich voie... Vous
-comprenez, mon ami... Ainsi tout est prêt, la correspondance va
-s'entamer: Sophie, la pauvre Sophie, déjà séduite par les yeux, va
-l'être bientôt par son coeur. Elle fut trompée par une belle figure,
-signe ordinaire d'une belle âme; elle va l'être par les charmes non
-moins perfides d'une éloquence apprêtée; on va, dans des lettres
-étudiées, affecter avec elle le langage du sentiment; Sophie, attaquée
-de tous les côtés à la fois, tombera sans défense dans les piéges qu'on
-lui aura tendus... Et cependant son séducteur n'a pas dix-sept ans! Et
-dans un âge encore si tendre il montre déjà les goûts funestes, il
-emploie les odieux talens de ces hommes aussi lâches que dépravés qui,
-ne craignant pas de porter dans les familles la discorde et la
-désolation, se font un barbare plaisir d'entendre les gémissemens de la
-beauté malheureuse, contemplent en s'en applaudissant l'opprobre et les
-anxiétés de l'innocence avilie. Voilà ce qu'auront produit les dons
-naturels que je me plaisois à voir en lui, dont j'étois peut-être fier
-en secret; voilà comment se réaliseront les grandes espérances que
-j'avois conçues!--Mon père, croyez que j'adore Sophie...» (Le baron,
-sans m'écouter, s'adressant toujours à M. Duportail:) «Et savez-vous par
-quelles mains Monsieur compte faire passer ses lettres corruptrices?
-Savez-vous à qui il confie l'honnête emploi de servir ses détestables
-projets?... A la vertu la plus pure et la plus confiante, à l'innocente
-Adélaïde, à ma chère fille, à sa soeur!--Mon père, ne me condamnez pas
-sans m'entendre. Vous doutez de mes sentimens pour Sophie! Eh bien,
-daignez nous unir; donnez-la-moi pour épouse.--Et vous disposez ainsi de
-Sophie et de vous! Les parens de Mlle de Pontis vous connoissent-ils?
-sont-ils connus de vous? Savez-vous si cet hymen leur convient?
-Savez-vous s'il me convient à moi? Croyez-vous que je veuille vous
-marier à votre âge? A peine sorti de l'enfance, vous prétendez à
-l'honneur d'être père de famille!--Oui; et je sens qu'il vous seroit
-aussi aisé de consentir à mon mariage qu'il m'est impossible de renoncer
-à mon amour pour Sophie.--Monsieur, vous y renoncerez pourtant. Je vous
-défends d'aller au couvent sans moi ou sans mon expresse permission, et
-je vous déclare que, si vous ne changez pas de conduite, une maison de
-force me répondra de vous.--Ah! si, au lieu de marier les jeunes gens
-qui s'aiment, on les renfermoit, mon père, je ne serois pas au monde, et
-vous seriez en prison.»
-
-Le baron n'entendit pas ma réponse ou feignit de ne pas l'entendre. Il
-sortit; je retins M. Duportail qui se disposoit à le suivre. Je le priai
-de vouloir bien être médiateur entre mon père et moi, et d'engager
-surtout le baron à révoquer l'ordre cruel qui m'interdisoit les visites
-au couvent. Il m'observa que les précautions dont mon père usoit étoient
-assez raisonnables. «Raisonnables! voilà comme parlent toujours les gens
-indifférens! Leur grand mot, c'est la raison! Monsieur, quand vous
-adoriez Lodoïska, quand l'injuste Pulauski vous priva du bonheur de la
-voir, vous ne trouvâtes pas ses précautions raisonnables.--Mais, mon
-jeune ami, remarquez donc la différence...--Il n'y en a aucune,
-Monsieur, il n'y en a pas. En France, comme en Pologne, un amant digne
-de ce nom ne voit, ne connoît, ne respire que ce qu'il aime; le plus
-grand malheur qu'il imagine, c'est celui d'être séparé de l'objet adoré.
-Les précautions de mon père vous paroissent raisonnables; moi, je les
-trouve cruelles, je ferai tout ce que je pourrai pour les rendre
-inutiles. Sophie apprendra mon amour; elle l'apprendra malgré mon père;
-elle en sera bien aise, et, malgré lui, malgré vous, malgré toute la
-terre, nous finirons par nous marier, Monsieur, je vous le déclare, et
-vous pouvez le dire au baron.--Je n'en ferai rien, mon ami, je ne veux
-pas aigrir votre père, je ne veux pas vous chagriner. Dans ce moment-ci
-vous avez la tête un peu exaltée, je vous laisse faire des
-réflexions sages, et dès demain, sans doute, vous serez plus
-raisonnable.--Raisonnable! oui, raisonnable! je m'y attendois bien.»
-
-Resté seul, je ne songeai qu'aux moyens d'éluder la défense du baron ou
-de la rendre vaine. Censeur austère, qui me blâmez de mon indocilité, je
-vous plains. Si de vos maîtresses la première ou la plus chérie ne vous
-fit jamais faire de fautes, ah! c'est que vous n'avez jamais beaucoup
-aimé.
-
- * * * * *
-
-
-
-
-En y songeant mûrement, je vis que ma situation, quelque pénible qu'elle
-dût me paroître, n'étoit pas désespérée. Rosambert, compatissant aux
-peines de son ami, m'aideroit sans doute; Jasmin m'étoit entièrement
-dévoué; et je croyois connoître assez mon petit gouverneur pour être sûr
-qu'avec de l'or je ferois de lui tout ce que je voudrois. M. Duportail
-paroissoit vouloir rester neutre, je n'aurois que mon père à combattre.
-Mon père, occupé de son intrigue avec cette belle demoiselle de l'Opéra,
-sortoit tous les soirs; il ne pouvoit donc pas me veiller de très près.
-Voilà les _réflexions sages_ que je faisois: ce n'étoient pas celles que
-M. Duportail m'avoit conseillées; mais je ne le trahissois pas, je
-l'avois prévenu.
-
-Cependant il ne falloit pas dans les premiers jours heurter le baron de
-front; je devois prudemment m'interdire, pendant quelque temps, les
-visites au couvent; mais comment faire passer une lettre à Sophie? Cette
-lettre étoit si pressée, si nécessaire! Qui la porteroit à ma jolie
-cousine? Je ne voyois aucun expédient pour me tirer de cet embarras.
-Parmi les ressources que je m'étois ménagées, je n'avois pas calculé
-celles qui me restoient dans l'amitié d'Adélaïde.
-
-Une vieille femme m'apporte un billet; je l'ouvre: il est signé DE
-FAUBLAS! Ah! ma chère soeur! Je baise l'écriture et je lis:
-
- _Je crains bien d'avoir commis tout à l'heure une indiscrétion; mon
- frère, j'ai appris à mon père que vous m'aviez promis un remède qui
- guériroit ma bonne amie: il s'est fâché; il a dit que c'étoit du
- poison que vous prépariez pour Sophie!... Du poison!... Mon frère, en
- vérité, je ne l'ai pas cru, quoique ce fût le baron qui l'assurât._
-
- _J'ai conté tout cela à ma bonne amie, qui attendoit impatiemment la
- recette en question. «Adélaïde, m'a-t-elle dit, vous avez eu tort d'en
- parler au baron... Ce remède de votre frère n'est peut-être pas bien
- bon; mais enfin nous aurions vu ce que c'est.» Au reste, mon frère,
- soyez tranquille; elle ne croit pas plus que moi que vous ayez voulu
- l'empoisonner._
-
- _Comme j'ai vu qu'elle mouroit d'envie d'avoir la recette, je lui ai
- conseillé de vous l'envoyer demander. Elle m'a encore répété ces mots
- qui me chagrinent: «Adélaïde! Adélaïde! ah! que tu es heureuse!»_
-
- _Cependant je suis sûre qu'elle seroit bien aise d'avoir la recette.
- Envoyez-la-moi tout de suite, mon frère, je la lui remettrai, et je
- vous assure que je ne parlerai de rien à personne._
-
- _Donnez trois livres à la femme porteuse du billet: elle m'a dit
- qu'elle ne jasoit jamais quand on lui donnoit un petit écu. Votre
- soeur, etc._
-
- ADÉLAÏDE DE FAUBLAS.
-
- P.-S. _Tâchez de me venir voir._
-
-Transporté de joie, je vais à la vieille: «Madame, voilà six francs,
-parce que je vais vous charger d'une réponse que je vous prie
-d'attendre.»
-
-Je rentre dans mon cabinet, je me mets à mon secrétaire: la lettre
-commencée pour Sophie est devant moi; je la vois encore mouillée de
-larmes... Hélas! ces pleurs, c'est la marquise qui les a versés! Quels
-discours elle a entendus! Quelle lettre elle a lue!... Pauvre vicomte de
-Florville! que de chagrins mon père et moi nous t'avons donnés!... En me
-disant cela, je baise le papier sur lequel la marquise a tant gémi, et
-le sentiment que j'éprouve alors, s'il est moins vif que l'amour, est
-cependant plus tendre que la pitié.
-
-Je reviens à moi, je songe à Sophie. Ce papier, détrempé en plusieurs
-endroits, n'est pas présentable; il faut recommencer la lettre trois
-fois écrite... Et pourquoi donc recommencer? Au nom, au seul nom de ma
-jolie cousine, je sens déjà mes paupières s'humecter; je vais sangloter
-en lui écrivant! Sophie saura-t-elle que deux personnes ont pleuré sur
-le même papier? Moi-même pourrois-je, entre ces larmes confondues,
-distinguer celles qui seront venues de la marquise de B... et celles qui
-m'auront appartenu?... Ces réflexions me déterminent; je ne recommence
-pas, je continue:
-
- _... Sophie, je n'existe plus que par toi! et cependant tu te plains!
- tu gémis! tu m'accuses d'ingratitude et de cruauté! Tu crois, tu peux
- croire qu'il existe au monde une femme, une seule femme comparable à
- toi! une femme qu'on puisse aimer quand on connoît Sophie!_
-
- _O ma jolie cousine! avec quel transport j'ai reçu la nouvelle de
- votre tendresse pour moi! Mais quelle douleur j'ai ressentie en
- apprenant qu'un noir chagrin consumoit vos beaux jours, altéroit vos
- charmes naissans, menaçoit votre vie!... Votre vie!... Ah! Sophie, si
- Faublas vous perdoit, il vous suivroit au tombeau!_
-
- _Ma soeur, qui m'a dévoilé, sans le vouloir, les plus secrets
- sentimens de votre âme, ma soeur m'a annoncé de votre part une
- éternelle séparation... Elle m'a dit que vous ne me reverriez de la
- vie... Ma Sophie! s'il étoit vrai, elle ne dureroit pas longtemps
- cette vie qui me deviendrait insupportable; et vous-même!
- vous-même!... Mais livrons-nous à des idées plus douces, un avenir
- plus heureux nous attend. Qu'il me soit permis d'espérer que ma jolie
- cousine sera bientôt mon épouse, et que, tous deux réunis, nous ne
- cesserons jamais d'être amans. Je suis, avec autant de respect que
- d'amour, votre jeune cousin, le chevalier DE FAUBLAS._
-
-Cette lettre cachetée, il en fallut faire une autre.
-
- _Que vous avez bien fait de m'écrire, ma chère Adélaïde! Je suis privé
- du bonheur de vous voir: le baron me défend de sortir, le baron m'a
- fait une scène!... Il ne falloit pas lui parler de Sophie._
-
- _Remettez promptement à ma jolie cousine le billet que je lui adresse,
- et que je joins au vôtre; ne le lui remettez que quand elle sera
- seule, et surtout ne parlez de cela à qui que ce soit. Adieu, ma chère
- soeur, etc._
-
-Je mis ces deux billets sous une même enveloppe, et je confiai le tout à
-la discrétion de la vieille.
-
-Dès le même soir je voulus travailler à former la grande confédération
-que j'avois méditée. Mon père venoit de sortir: je demandai M. Person;
-il étoit allé promener aussi. Il ne rentra qu'un peu tard, et vint à moi
-d'un air triomphant: «Monsieur, vous avez entendu ce matin monsieur
-votre père; il m'a remis sur vous un absolu pouvoir.--Monsieur Person,
-vous m'en voyez ravi. Je suis en effet trop heureux d'avoir un
-gouverneur tel que vous, un gouverneur complaisant, honnête, indulgent
-surtout.--Monsieur, je savois bien qu'un jour vous me rendriez
-justice.--Un gouverneur plein de politesse et d'aménité...--Vous me
-flattez, Monsieur.--Un gouverneur qui sent bien qu'un enfant de
-seize ans ne peut être aussi raisonnable qu'un homme de
-trente-cinq...--Assurément.--Un gouverneur qui connoît le coeur
-humain...--Cela est vrai.--Et qui excuse, dans son élève, un
-doux penchant que lui-même il éprouve.--Je ne comprends pas
-trop...--Asseyez-vous, Monsieur Person; nous avons à traiter ensemble
-une matière fort délicate, qui mérite toute votre attention... Parmi
-tant de qualités qui brillent en vous, et dont j'aurois pu faire une
-énumération plus longue, si je n'avois craint de blesser votre modestie;
-parmi tant de qualités, il faut vous le dire franchement, Monsieur
-Person, j'ai cru m'apercevoir qu'il vous en manquoit une, qu'on dit fort
-importante, mais que je regarde comme assez inutile, moi! celle de
-savoir enseigner.--Monsieur, mais...--Je ne dis pas cela pour vous
-mortifier. Je suis très persuadé que ce n'est pas l'érudition qui vous
-manque; mais on voit tous les jours des gens, aussi malheureux
-qu'habiles, qui enseignent très mal ce qu'ils savent très bien. Vous
-êtes dans ce cas-là, Monsieur Person; et, à cet égard, pour me servir
-des expressions dont usoit le fameux cardinal de Retz en parlant du
-grand Condé, vous ne remplissez pas votre mérite.--Oh! Monsieur, la
-citation...--N'est pas tout à fait juste, je le sens bien. Vous n'êtes
-point conquérant, vous! vous n'avez pas une armée à conduire! Mais
-aussi, former le coeur d'un adolescent; étudier ses goûts pour les
-combattre ou les diriger; amortir ou modifier ses passions, quand on n'a
-pu les prévenir; polir ses manières gauches et orner son esprit inculte,
-croyez-vous que cela soit une chose si facile?--Non, sûrement; je sais
-que ma profession offre de grandes difficultés.--Eh bien! Monsieur, les
-parens n'entendent pas cela. Ils cherchent un gouverneur qui ait tous
-les talens et toutes les vertus! et ils croient que cela se trouve!
-C'est un homme qu'ils payent, et c'est un dieu qu'il leur faudroit! Mais
-revenons à ce qui nous touche... J'ai encore remarqué, Monsieur Person,
-que votre attachement singulier pour tout ce qui porte le nom de Faublas
-vous a mené trop loin.--Comment?...--Oui, cette extrême affection que
-vous portez à la famille en général, vous ne l'avez pas également
-reversée sur chacun de ses membres!--Je n'entends pas.--Tenez, vous avez
-pour ma soeur des airs de prédilection!... Le baron appelleroit cela de
-l'amour... La difficulté que vous éprouvez à enseigner, il la nommeroit
-ineptie. Ce que je vous dis est exact: si j'instruisois le baron de ces
-petits détails-là, vous ne resteriez pas vingt-quatre heures dans cet
-hôtel. Ce seroit un grand malheur pour moi, Monsieur Person, et un plus
-grand malheur pour vous. Je sais bien qu'on me chercheroit vite un autre
-instituteur; mais, comme nous le disions tout à l'heure, il n'y a pas
-d'homme parfait sur la terre. En supposant que le nouveau venu se
-trouvât plus propre que vous à m'instruire, les premiers jours il me
-donneroit avec distraction des leçons que je recevrois avec ennui; et au
-diable les livres, dès que je l'aurois surpris bâillant avec moi dessus!
-Cependant mon nouveau Mentor participeroit aux foiblesses de l'humanité,
-il auroit des défauts ou des passions que je connoîtrois vite, parce que
-je serois intéressé à les étudier. Animé des mêmes motifs, il
-pénétreroit mes goûts avec le même discernement. La première semaine,
-nous nous serions observés comme deux ennemis qui se craignent; au bout
-de huit jours, nous nous traiterions comme deux amis également
-intéressés à se ménager. Cependant vous, Monsieur Person, vous ne
-trouveriez peut-être pas à faire ce que vous appelez une éducation. Je
-sais que beaucoup de petits abbés qui ont moins de mérite que vous
-trouvent des élèves, et même les conservent; mais tant d'autres aussi
-végètent sans emploi! Vous seriez peut-être réduit à recommencer le
-rudiment et la grammaire avec les enfans gâtés d'un notaire-marguillier,
-d'un marchand presque échevin, ou de quelque gros employé, tous gens
-trop fiers pour envoyer messieurs leurs fils à l'Université. Et,
-prenez-y garde, les gens d'affaires, qui savent calculer, veulent
-toujours accorder leur intérêt avec leur vanité: ils vous diront très
-bien que Restaut tout entier ne vaut pas une page de Barrême; et, si
-vous n'apprenez à vos petits bourgeois qu'à parler leur langue, si vous
-ne possédez pas à fond la science des chiffres, le maître d'arithmétique
-sera beaucoup mieux payé que vous. Je veux vous épargner ces
-désagrémens-là, Monsieur. Je sens qu'il seroit dur pour le gouverneur
-d'un noble de devenir le précepteur d'un roturier: je ne prétends pas
-changer votre condition, mais la rendre meilleure; au lieu de diminuer
-vos émolumens, je vais les augmenter.--Monsieur, je suis très
-sensible... J'ai toujours bien dit que chez vous les qualités du
-coeur...--Oh! les qualités du coeur! Oui, mon cher gouverneur, j'ai un
-coeur extrêmement bon, extrêmement sensible... Vous savez que j'adore
-Sophie! Mon père veut m'empêcher de la voir.--Mais, au fond, a-t-il
-tort?--Comment! Monsieur, s'il a tort! vous me demandez s'il a tort!
-Mais vous n'avez donc pas compris ce que je vous ai dit?--Pas très
-bien.--Je vais m'expliquer clairement. Si vous m'êtes contraire, je
-déclare au baron tout ce que je sais sur votre compte: on vous congédie,
-on me donne un autre gouverneur. Si vous voulez me servir... Monsieur
-Person, vous savez quelle somme le baron me donne par an pour mes menus
-plaisirs; je vous en livre la moitié, et voilà un acompte (je lui
-présentai six louis).--De l'argent! Monsieur, fi donc! Me prenez-vous
-pour un valet?--Ne vous fâchez pas; je n'ai pas voulu vous offenser,
-j'ai cru... (Je remis les six louis dans ma bourse.)--Monsieur, j'ai
-beaucoup d'amitié pour vous, et ce n'est pas l'intérêt... Vous l'aimez
-donc bien fort, Mlle de Pontis?--Plus que je ne saurois vous le
-dire!--Et que voulez-vous que je fasse à cela, moi?--Je vous demande
-seulement de prendre autant de peine pour détourner l'attention du baron
-que vous en auriez pris à me tourmenter.--Monsieur, vous n'avez sur Mlle
-de Pontis que des vues honnêtes,... légitimes?--Je serois un monstre si
-j'en avois d'autres! Foi de gentilhomme! Sophie sera ma femme.--En ce
-cas, je ne vois pas d'inconvénient...--Il n'y en a pas!--Je n'en vois
-aucun, Monsieur: pour une chose si simple, vous me proposez de
-l'argent!--Recevez mes excuses.--De l'argent! fi donc! Quelques présens,
-passe... J'ai demeuré deux ans chez M. L...; il me faisoit de temps en
-temps quelques cadeaux. Ses enfans m'en faisoient de leur côté, tout
-cela s'arrangeoit assez bien. Un présent s'accepte.--Ainsi,
-Monsieur Person, voilà qui est dit, je puis compter sur
-vous?--Assurément.--Écoutez donc, mon cher gouverneur, j'ai une
-observation à vous faire. Si ce que vous sentez pour Adélaïde est un
-effet de l'amour, ne croyez pas que je l'approuve, au moins. Celui dont
-je brûle pour Sophie est innocent et pur comme elle. Celui que vous
-éprouveriez pour ma soeur!... Monsieur Person, prenez-y garde!... Je
-suis très convaincu que la vertu d'Adélaïde la défendroit contre les
-entreprises d'un suborneur; mais ces entreprises mêmes seroient un
-affront!... un affront que tout le sang du coupable n'expieroit que
-foiblement!--Monsieur, soyez tranquille.--Je le suis.--Monsieur, comptez
-sur moi.--Mon cher gouverneur, j'y compte.»
-
-Person sortoit; il revint pour me dire que dans l'après-dîner il avoit
-été au couvent de la part du baron. «Au couvent! Pourquoi faire?--Pour
-défendre expressément à Mlle Adélaïde de paroître au parloir, quand vous
-irez seul la demander.--Vous l'avez vue, Adélaïde?--Oui, Monsieur.--Elle
-ne vous a rien dit?--Ah! qu'elle étoit bien fâchée de cette
-défense!--Rien de plus?--Rien du tout.--Et Sophie? Avez-vous demandé
-comment elle se portoit?--Beaucoup mieux depuis midi.--Et à quelle heure
-avez-vous été au couvent?--A cinq heures à peu près, il y a environ
-quatre heures.--Bien, fort bien.» Person s'en alla.
-
-Beaucoup mieux depuis midi! C'est l'heure à peu près à laquelle elle a
-reçu ma lettre. Sophie! ma chère Sophie! ne te hâteras-tu pas de me
-répondre? Adélaïde, tu dois être bien contente! ta bonne amie est déjà
-guérie. Et, dans les transports de joie que me causoit la nouvelle d'une
-cure aussi prompte, je me mis à faire des sauts, des gambades, au bruit
-desquels accourut Jasmin; j'achevois un superbe entrechat quand il
-ouvrit la porte: «Monsieur, je vous demande excuse; j'entendois un
-vacarme! j'étois inquiet.--Jasmin, allez tout de suite chez le comte de
-Rosambert, et priez-le de passer ici demain matin, sans faute.»
-
-Rosambert n'y manqua pas. De tous les événemens de la veille je ne lui
-racontai que ceux qui se rapportoient à Sophie; il me rappela en riant
-que ce n'étoit pas la jolie cousine qui étoit dans mon cabinet. Je
-voulus éluder; le comte me pressa si vivement qu'il fallut tout avouer.
-«C'est une femme bien étonnante que la marquise de B..., me dit-il
-alors. Personne ne sait comme elle commencer agréablement une intrigue,
-la filer vite, brusquer le dénouement qui ne lui déplaît pas, et que
-même on peut croire nécessaire à sa constitution. Personne ne possède
-mieux le grand art de retenir l'amant heureux, de supplanter une rivale
-dangereuse, ou, quand la chose est impossible, de tenir du moins la
-balance incertaine. Cette femme-là sait varier les plaisirs, de manière
-qu'avec elle, et pour elle, un amour de six mois est un amour nouveau.
-Un amour de six mois à la cour! vous concevez que c'est un vieillard
-décrépit: eh bien, la marquise rajeunit ce vieillard-là! car,
-quoiqu'elle m'ait quitté brusquement, je lui rends justice: elle n'est
-pas volage. Je crois même lui avoir surpris quelques éclairs de
-sensibilité; au fond il se pourroit qu'elle eût le coeur tendre. Son
-génie intrigant s'est développé à la cour dans tous les genres.
-Peut-être que, si elle fût née simple bourgeoise, au lieu d'être femme
-galante, elle eût été tout bonnement femme sensible. Je vous répète
-qu'elle n'est pas ce qu'on appelle volage. Je l'avois depuis six
-semaines, je l'aurois peut-être gardée trois mois encore; mais votre
-déguisement a tout dérangé. Un novice à instruire, un fat à corriger (il
-se montroit lui-même en riant), un mari presque jaloux à duper si
-plaisamment! des obstacles de toute espèce à surmonter!... elle n'a pu
-résister à ces idées-là. Oui, quoique vous soyez d'une figure charmante,
-je parierois que c'est surtout la difficulté de l'entreprise qui a
-déterminé Mme de B... D'abord la marquise a pris à tâche de ne pas
-suivre la route battue. Prendre cette semaine, avec distraction, un
-amant qu'on renverra maussadement la semaine prochaine, rompre et nouer
-des engagemens uniformes: voilà l'éternelle occupation de nos femmes de
-qualité! Le personnage change, mais jamais la conduite de l'intrigue; on
-dit, on fait sans cesse la même chose. C'est toujours une déclaration à
-recevoir, un aveu à faire, quelques billets à écrire, deux ou trois
-tête-à-tête à ranger, une rupture à consommer. Tout cela répété devient
-d'une monotonie assommante. La marquise, au contraire, n'est pas fâchée
-que le même cavalier lui reste, pourvu que le manège varie. Ce n'est pas
-par le nombre de ses amans qu'elle s'affiche, c'est par la singularité
-de ses aventures. Une scène ne lui paroît piquante que quand elle n'est
-pas ordinaire: elle ose tout pour la produire; elle se plaît à braver
-les hasards et à lutter contre les événemens. Aussi le sentiment de sa
-force l'emporte-t-il quelquefois trop loin. Quelquefois il arrive que
-toute son adresse ne peut lui épargner les désagrémens d'une démarche
-trop imprudente. Dans son aventure avec nous, par exemple, voilà deux
-terribles scènes qu'elle a essuyées. La première,... c'est moi qui l'en
-ai tourmentée, et en conscience je la lui devois. Hier elle est venue
-très inconséquemment chercher ici la seconde, et le hasard peut-être lui
-garde la troisième; mais n'importe! La marquise, toujours supérieure aux
-petites mortifications, accoutumée à considérer froidement, sous tous
-les rapports, les événemens les plus fâcheux, la marquise tirera de ses
-malheurs mêmes un avantage contre ses ennemis, contre sa rivale et
-contre vous.--Contre sa rivale! Ah! Rosambert, Sophie sera toujours
-préférée!... Mais que dites-vous de ma jolie cousine, qui ne répond
-pas?--Attendez donc qu'elle ait dormi. Ne vous souvenez-vous pas qu'il y
-a huit jours qu'elle n'a fermé l'oeil? Votre lettre l'a doucement
-bercée... Mais laissez-la donc goûter son bonheur. Savez-vous de quoi
-nous devons nous occuper?--Non.--Il faut aller acheter quelque
-bijou pour le cher gouverneur: il vous a dit qu'un présent
-s'acceptoit.--Vraiment oui; mais si je sors et qu'il me vienne une
-lettre de Sophie?--On fera attendre la vieille messagère.--Eh bien,
-allons donc vite.--Vous oubliez votre chapeau.--Vous avez raison»,
-répliquai-je d'un air distrait, et j'allai m'asseoir. Rosambert me prit
-par le bras: «Où diable êtes-vous? A quoi rêvez-vous?--Je songeois à ce
-pauvre vicomte de Florville. Qu'elle doit être affligée, la marquise!
-Rosambert, croyez-vous qu'elle m'écrira?--Nous parlons de la marquise à
-présent?--Oui, mon ami... Mais ne riez donc pas; répondez-moi.--Eh bien,
-mon cher Faublas, je crois qu'elle ne vous écrira pas.--Vous
-croyez?--Cela est très vraisemblable. La marquise s'est déjà consultée
-sur votre situation présente et sur la sienne. En femme bien apprise,
-elle a sans doute compris que vous ne pourriez vous dispenser de venir à
-elle; elle n'ira point à vous. Elle vous attendra, soyez sûr qu'elle
-vous attendra.»
-
-Je sonnai Jasmin: «Mon ami, tu connois l'hôtel du marquis de B...; tu
-connois Justine, prends un habit bourgeois, va demander Justine, et tu
-lui diras que tu viens de ma part savoir comment se porte madame la
-marquise.» Rosambert, qui rioit de toutes ses forces, me dit: «Ah! c'est
-que vous croyez qu'il ne seroit pas poli de la faire trop attendre? Mais
-dites-moi, vous désiriez une lettre de Sophie?--Sans doute. Jasmin, nous
-allons à deux pas; tu ne sortiras que quand nous serons rentrés. Jasmin,
-de la discrétion! Je compte sur toi: on nous fait la guerre; l'ennemi
-est là-bas: en garde! mon ami, en garde!--Oh! Monsieur, dans toutes mes
-maisons j'ai toujours été du parti des enfans contre les pères.--Bien,
-mon ami; sois sûr que je te récompenserai quand je serai marié avec
-elle.--Marié avec madame la marquise! Monsieur!» Rosambert rioit:
-«Venez, venez, mon ami, me dit-il, vous n'y êtes plus.»
-
-J'achetai une bague assez belle; mais, quand il fut question de nous en
-aller, je ne pus jamais arracher Rosambert de la boutique. La bijoutière
-étoit jolie.
-
-A mon retour, Jasmin me remit une lettre. La vieille n'avoit pas voulu
-seulement s'asseoir, parce qu'on lui avoit défendu d'attendre une
-réponse.
-
-Qu'on juge de ma douleur en lisant ce qui suit:
-
- _Si je n'avois vu mon nom vingt fois répété dans votre lettre,
- Monsieur, je n'aurois jamais pu croire qu'elle me fût adressée. Je ne
- m'imaginois pas que quelques mots échappés sans conséquence,
- recueillis au hasard par ma bonne amie, dussent être interprétés par
- son frère d'une manière si étonnante! Je n'imaginois pas que mon jeune
- cousin, qui se disoit mon ami, dût me traiter jamais d'une façon si
- injurieuse._
-
- _Qui vous a dit que je vous aimois, Monsieur? Adélaïde? Elle n'en sait
- rien. Qui vous a dit que ces mots: _cruel_, _ingrat_, _je ne le
- reverrai de ma vie_, vous fussent adressés? Qui vous a dit que je
- mourois de chagrin parce que vous ne m'aimiez pas? Si cela étoit,
- Monsieur, il n'y auroit que moi qui pût le savoir: vous l'ai-je jamais
- dit, moi, Monsieur?_
-
- _Et vous avez l'air d'être sûr de votre fait! vous aimez quelqu'un, et
- vous me dites que vous m'aimez parce que vous croyez que je vous aime?
- Vous pensez donc me faire une grâce, quand vous me demandez mon coeur
- et ma main? Monsieur, si je suis assez malheureuse pour n'inspirer
- jamais que de la compassion, je serai du moins assez sage pour ne pas
- aimer, ou assez discrète pour cacher mon amour; et certainement jamais
- l'amant d'une autre ne sera le mien._
-
- _Maintenant c'est à vous et pour vous que je dis ces mots: «Je ne vous
- reverrai jamais.» Ma famille vaut bien la vôtre, Monsieur; et vous
- devez me savoir quelque gré de ne pas pousser plus loin le
- ressentiment de l'outrage que vous n'avez pas craint de me faire._
-
-Cette fatale lettre n'étoit pas signée. Le chagrin dont elle me pénétra
-est plus facile à imaginer qu'à décrire. Sophie ne m'aimoit pas! Sophie
-ne vouloit plus me voir! Je tombai dans un accablement profond, dont je
-ne sortis que pour verser un torrent de larmes: si du moins Rosambert
-étoit là, il m'aideroit de ses conseils, il me donneroit quelque
-consolation.
-
-Je me levai brusquement, j'essuyai mes yeux, je volai chez la
-bijoutière. Elle n'étoit plus au comptoir! Rosambert n'étoit plus dans
-la boutique! Je parus si fâché de ce contre-temps qu'une demoiselle de
-magasin eut pitié de moi. Elle me dit que, si je voulois entrer au _café
-de la Régence_, qu'elle me montra à dix pas de là, elle iroit avertir le
-comte, qui n'étoit pas loin, et qui ne manqueroit pas de me rejoindre
-dans une demi-heure au plus tard.
-
-J'entrai dans ce _café de la Régence_. Je n'y vis que des gens
-profondément occupés à préparer un échec et mat. Hélas! ils étoient
-moins recueillis, moins rêveurs, moins tristes que moi. Je m'assis
-d'abord près d'une table, mais, l'agitation que j'éprouvois ne me
-permettant pas de rester en place, bientôt je me promenai à grands pas
-dans le café silencieux. Bientôt aussi l'un des joueurs, haussant la
-voix, levant la tête et frottant ses mains, dit d'un ton fier: «Au
-roi!--Grand Dieu! s'écria l'autre, la dame forcée! la partie perdue! Une
-partie superbe!... Oui, oui, Monsieur, frottez vos mains! Vous vous
-croyez un Turenne! Savez-vous à qui vous devez l'obligation de ce beau
-coup? (Il se tourna de mon côté.) A monsieur. Oui, à monsieur. Maudits
-soient les amoureux!» Étonné de la manière vive dont on m'apostrophoit,
-j'observai au joueur mécontent que je ne comprenois pas... «Vous ne
-comprenez pas! Eh bien! regardez-y; un échec à la découverte!--Eh bien!
-Monsieur! qu'a de commun cet échec...--Comment! ce qu'il a de commun! Il
-y a une heure, Monsieur, que vous tournez autour de moi. «Et ma chère
-Sophie par-ci, et ma jolie cousine par-là...» Moi, j'entends ces
-fadaises, et je fais des fautes d'écolier... Monsieur, quand on est
-amoureux, on ne vient pas au _café de la Régence_.» J'allois répliquer;
-il continua avec violence: «Un échec à la découverte, il faut couvrir le
-roi; seul moyen de sauver... On profite des distractions que ce monsieur
-me donne!... Un misérable coup de mazette! Un homme comme moi!» (Il se
-retourna vers moi.) «Monsieur, une fois pour toutes, sachez que toutes
-les cousines du monde ne valent pas la dame qu'on me force... Elle est
-forcée! Il n'y a pas de ressource... Au diable soient la bégueule et son
-doucereux amant!»
-
-De toutes les exclamations du joueur, la dernière fut celle qui me piqua
-le plus. Emporté par ma vivacité, je m'avançai brusquement; mais, chemin
-faisant, je rencontrai sur la table voisine un échiquier qui débordoit:
-mes boutons l'accrochèrent, il tomba; les pièces roulèrent de tous
-côtés. Voilà pour moi deux adversaires nouveaux. L'un me dit: «Monsieur,
-prenez-vous quelquefois garde à ce que vous faites?» l'autre s'écrie:
-«Monsieur, vous m'enlevez une partie!...--Vous? vous aviez perdu,
-interrompt son adversaire.--J'avois gagné, Monsieur.--Cette partie-là,
-je l'aurois jouée contre Verdoni!--Et moi, contre Philidor.--Eh!
-Messieurs, ne me rompez pas la tête! je vais la payer, votre
-partie!--La payer! vous n'êtes pas assez riche.--Que jouez-vous
-donc?--L'honneur.--Oui, Monsieur, l'honneur. Je suis venu en poste tout
-exprès pour répondre au défi de monsieur,... de monsieur qui croit
-n'avoir pas d'égal! Sans vous je lui donnois une leçon!--Une leçon! eh
-mais, vous êtes fort heureux que l'étourderie de monsieur vous ait
-sauvé: je forçois la dame en dix-huit coups!--Et vous n'alliez pas
-jusqu'au onzième, en moins de dix vous étiez mat.--Mat! mat! C'est
-pourtant vous, Monsieur, qui êtes cause que l'on m'insulte!... Apprenez,
-Monsieur, que dans le _café de la Régence_ on ne doit pas courir.»
-(Alors un autre joueur se leva:) «Eh! Messieurs, dans le _café de la
-Régence_ on ne doit pas crier, on ne doit pas parler. Quel train vous
-faites!»
-
-D'autres encore se mêlèrent de la querelle; et, comme j'étois l'auteur
-de tout le mal, chacun me gourmandoit; je ne savois plus à qui répondre,
-quand Rosambert entra. Il eut beaucoup de peine à me tirer de là: nous
-nous sauvâmes au _Palais-Royal_.
-
-Je pris Rosambert à l'écart; je lui montrai la lettre de Sophie. «Et
-voilà ce qui vous afflige? me dit-il après l'avoir lue... Mais vous
-devriez baiser cent fois cette lettre-là!--Ah! Rosambert, est-ce donc le
-moment de plaisanter?--Je ne plaisante pas, mon ami, vous êtes
-adoré.--Mais vous n'avez donc pas lu?--J'ai lu, et je vous répète que
-vous êtes adoré.--Rosambert, nous sommes mal ici, revenez chez moi.»
-
-En chemin, le comte me dit: «Sophie a cessé ses visites au parloir à
-l'époque de votre liaison avec Mme de B... C'est à cette époque aussi
-que les insomnies ont commencé; c'est alors qu'elle a eu ce que
-mademoiselle votre soeur appelle la fièvre. Elle a désiré la recette,
-elle l'a demandée indirectement. Il y a plus, le remède avoit fait un
-excellent effet, puisqu'hier, à midi, Mlle de Pontis se portoit mieux.
-Il faut donc conclure de tout cela que, dans l'après-dînée d'hier, il
-s'est passé quelque chose d'extraordinaire au couvent. N'en doutez pas,
-mon ami, cette lettre est l'effet d'une ruse du baron, ou d'une naïveté
-d'Adélaïde, ou d'une indiscrétion de M. Person. Au reste, le ton de
-cette épître prouve que vous êtes aimé. Un aveu tacite est même échappé
-à la jeune personne. Elle vous fait de terribles reproches! Vous avez
-cru qu'elle vous aimoit! elle ne peut supporter cette idée; mais elle ne
-dit nulle part qu'elle ne vous aime pas.»
-
-Tout ce que Rosambert me disoit me paroissoit fort raisonnable;
-cependant mon coeur étoit oppressé. Les amans espèrent follement, ils
-s'alarment de même.
-
-«Savez-vous bien, reprit le comte, qu'elle est assez bien tournée, sa
-douce épître? Oh! la jolie cousine ne vous aura pas écrit dix fois que
-vous trouverez son style tout à fait formé!--Rosambert, que vous êtes
-cruel avec votre gaieté!»
-
-Jasmin rentroit chez moi en même temps que nous, il me dit qu'il venoit
-de chez madame la marquise. «Eh bien, Monsieur, j'ai parlé à Mlle
-Justine; elle m'a fait attendre assez longtemps, et elle est enfin
-revenue me dire que madame étoit très sensible à votre attention; que
-madame s'étoit sentie fort incommodée hier en rentrant, que le docteur
-lui avoit trouvé un peu de fièvre ce matin.--Voyez, Rosambert, voyez
-comme je suis malheureux! elles ont toutes deux la fièvre en même temps!
-Celle que j'adore ne veut plus me voir!...--Et je ne verrai pas
-aujourd'hui celle qui m'amuse! ajouta le comte en me contrefaisant.
-Pauvre jeune homme! que je le plains!... Mon cher Faublas,
-consolez-vous. Pour guérir les maux que vous avez causés, vous serez
-tout seul plus docteur que tous les docteurs de la faculté. Mais,
-quoique la maladie de la jolie cousine soit à peu près celle de
-l'aimable marquise, je prévois cependant qu'il y aura quelque différence
-dans le traitement. On cherchera dans les yeux de la jolie demoiselle
-s'il n'y a pas quelque reste d'émotion; on prendra sa main pour tâter le
-pouls qui pourroit être un peu élevé; peut-être même qu'il faudra voir
-si sa bouche n'a rien perdu de sa fraîcheur... Mais pour la belle dame!
-oh! l'examen sera plus long, plus sérieux! Vous serez obligé de la
-considérer de plus près, et plus généralement... de la tête aux pieds!
-mon ami!... Je crois même que la méthode de ce M. Mesmer... Oui,
-Chevalier, oui, un peu de magnétisme!--De grâce! trêve de plaisanterie!
-Rosambert, occupez-vous avec moi de Sophie... Tâchons d'abord de
-découvrir ce qui m'a valu cette cruelle lettre; voyons ensuite par quels
-moyens je pourrois avoir une entrevue, une explication avec ma jolie
-cousine.--Très volontiers, mon cher Faublas; commençons par appeler M.
-Person.»
-
-Mon père entra comme Rosambert sonnoit. Il répondit froidement aux
-politesses du comte, et m'annonça, d'un ton assez brusque, que j'allois
-sortir avec lui. «Les chevaux sont mis», ajouta-t-il, et, se tournant du
-côté de Rosambert: «Pardon, Monsieur, mais l'heure me presse.--Demain
-matin, de bonne heure», me dit le comte en nous quittant. Je suivis le
-baron avec inquiétude.
-
-Il me conduisit chez M. Duportail. Lovzinski m'attendoit pour achever de
-m'apprendre les aventures de sa vie les plus secrètes; et, de peur que
-le marquis de B... ou quelque autre importun ne vînt encore nous
-interrompre, il ordonna qu'on refusât la porte à tout le monde. Dès que
-nous eûmes dîné, il continua ainsi le récit de ses infortunes.
-
- * * * * *
-
-
-
-
- _Imprimé par Jouaust et Sigaux_
- POUR LA
- PETITE BIBLIOTHÈQUE ARTISTIQUE
-
- M DCCC LXXXIV
-
-
-
-
-_PETITE BIBLIOTHÈQUE ARTISTIQUE_
-
-
-Tirage in-16 sur papier de Hollande, plus 25 chine et 25
-whatman.--Tirage en GRAND PAPIER (in-8º), à 170 pap. de Hollande, 20
-chine, 20 whatman.
-
- HEPTAMÉRON de la Reine de Navarre.--DÉCAMÉRON de Boccace,
- grav. de Flameng. _Épuisés._
- CENT NOUVELLES NOUVELLES, dessins de J. Garnier, grav.
- par Lalauze ou reprod. par l'héliogravure. 10 fasc. 50 fr.
- MANON LESCAUT, grav. d'Hédouin. 2 vol. 25 fr.
- GULLIVER (Voyages de), grav. de Lalauze. 4 vol. 40 fr.
- VOYAGE SENTIMENTAL, grav. d'Hédouin. 25 fr.
- RABELAIS, les Cinq Livres, grav. de Boilvin. 60 fr.
- PERRAULT (Contes de), grav. de Lalauze. 2 vol. 30 fr.
- CONTES RÉMOIS, du Comte de Chevigné, dessins de J. Worms,
- grav. par Rajon. 20 fr.
- VOYAGE AUTOUR DE MA CHAMBRE, de X. de Maistre, grav.
- d'Hédouin. 20 fr.
- ROMANS DE VOLTAIRE, grav. de Laguillermie. 5 fascicules. 45 fr.
- ROBINSON CRUSOÉ, grav. de Mouilleron. 4 vol. 40 fr.
- PAUL ET VIRGINIE, grav. de Laguillermie. 20 fr.
- GIL BLAS, grav. de Los Rios. 4 vol. 45 fr.
- CHANSONS DE NADAUD, grav. d'Ed. Morin. 3 vol. 40 fr.
- PHYSIOLOGIE DU GOUT, grav. de Lalauze. 2 vol. 60 fr.
- LE DIABLE BOITEUX, grav. de Lalauze. 2 vol. 30 fr.
- ROMAN COMIQUE, grav. de Flameng. 3 vol. 35 fr.
- CONFESSIONS de Rousseau, grav. d'Hédouin, 4 vol. 50 fr.
- MILLE ET UNE NUITS, grav. de Lalauze. 10 vol. 90 fr.
- LES DAMES GALANTES, dessins d'Ed. de Beaumont, gravés par
- Boilvin. 3 vol. 40 fr.
- LES FACÉTIEUSES NUITS DE STRAPAROLE, dessins de J. Garnier,
- gravés par Champollion. 4 vol. 45 fr.
- BEAUMARCHAIS: _Mariage de Figaro_, _Barbier de Séville_.
- Dessins d'Arcos, gravés par Monziès, 2 vol. 32 fr.
- DIABLE AMOUREUX, grav. de Lalauze. 1 vol. 20 fr.
- CONTES D'HOFFMANN, grav. de Lalauze. 2 vol. 36 fr.
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-NOTA.--_Les prix indiqués sont ceux du format in-16. S'adresser à la
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- The Project Gutenberg eBook of Les amours du chevalier de Faublas, tome 1/5, by Louvet de Couvray.
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-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of Les amours du chevalier de Faublas, tome 1/5, by
-Jean-Baptiste Louvet de Couvray
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
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-
-Title: Les amours du chevalier de Faublas, tome 1/5
-
-Author: Jean-Baptiste Louvet de Couvray
-
-Contributor: Hippolyte Fournier
-
-Illustrator: Paul Avril
-
-Release Date: April 25, 2020 [EBook #61920]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AMOURS DU CHEVALIER DE FAUBLAS, TOME 1 ***
-
-
-
-
-Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
-Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
-produced from images generously made available by The
-Internet Archive/Canadian Libraries)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-<div class="figc hidehand"><img src="images/cover.jpg" alt="" /></div>
-<div class="break"></div>
-
-
-<p class="t1 top4em">LES AMOURS<br />
-<span class="small">DU CHEVALIER</span><br />
-<span class="large">DE FAUBLAS</span></p>
-
-<div class="figc"><img src="images/nonbene.png" alt="[Vignette: NON BENE QUI SEMPER AMAT]" /></div>
-<p class="c">TOME PREMIER</p>
-
-<p class="c">PARIS, M DCCC LXXXIV</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em">TIRAGE A PETIT NOMBRE</p>
-
-<p>Plus 25 exemplaires sur papier de Chine et 25 sur
-papier Whatman, avec <i>double épreuve</i> des gravures.</p>
-
-
-<p class="gap">Il a été fait un tirage en <span class="sc">Grand Papier</span>, ainsi composé:</p>
-
-<table summary="">
-<tr>
-<td class="r">10</td>
-<td>exemplaires</td>
-<td>sur papier du Japon (n<sup>os</sup> 1 à 10).</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="r">20</td>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td>sur papier de Chine (n<sup>os</sup> 11 à 30).</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="r">20</td>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td>sur papier Whatman (n<sup>os</sup> 31 à 50).</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="r">170</td>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td>sur papier de Hollande (n<sup>os</sup> 51 à 220).</td>
-</tr>
-<tr>
-<td>&mdash;&mdash;</td>
-<td>&nbsp;</td>
-<td>&nbsp;</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="r">220</td>
-<td colspan="2">exemplaires, numérotés.</td>
-</tr>
-</table>
-
-<p class="gap">Pour ce dernier tirage, les gravures se trouvent en <i>triple
-épreuve</i> dans les exemplaires sur papier du Japon, et en
-<i>double épreuve</i> dans les exemplaires sur papier de Chine et
-sur papier Whatman.</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<div class="figc"><img src="images/frontis.jpg" alt="" />
-<div class="legende small">LOUVET DE COUVRAY</div>
-</div>
-<div class="break"></div>
-
-
-<h1>LES AMOURS<br />
-<span class="small">DU CHEVALIER</span><br />
-<span class="large">DE FAUBLAS</span></h1>
-
-<p class="c"><span class="small">PAR</span><br />
-<span class="large">LOUVET DE COUVRAY</span></p>
-
-<p class="c"><span class="small">AVEC UNE</span><br />
-<span class="large">PRÉFACE PAR HIPPOLYTE FOURNIER</span></p>
-
-<p class="c"><i class="large">Dessins de Paul Avril</i><br />
-GRAVÉS A L'EAU-FORTE PAR MONZIÈS</p>
-
-<div class="c"><img src="images/jouaust.png" alt="[Marque d'imprimeur: IOVAVST]" /></div>
-<p class="c"><span class="large">PARIS</span><br />
-LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES<br />
-Rue Saint-Honoré, 338</p>
-
-<p class="c"><span class="small">M DCCC LXXXIV</span></p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2>NOTE DE L'ÉDITEUR</h2>
-
-
-<p>S'il y a des personnes qui valent mieux que
-leur réputation, il existe aussi des &oelig;uvres
-littéraires qui se trouvent dans le même cas,
-et parmi ces dernières figurent certainement
-les <i>Amours du chevalier de Faublas</i>, de
-Louvet de Couvray. Depuis longtemps nous étions sollicité
-de les faire entrer dans notre <i>Petite Bibliothèque Artistique</i>;
-mais, nous devons l'avouer humblement, nous en rapportant
-beaucoup trop au mauvais renom de ce curieux roman,
-duquel nous ne conservions qu'un souvenir assez confus,
-nous avions hésité jusqu'à présent à lui donner asile. Une
-lecture complète et attentive nous l'a montré d'une telle
-innocuité, en comparaison de certains romans célèbres d'aujourd'hui,
-répandus par milliers, que nous n'avons plus
-éprouvé de scrupule à publier des <i>Amours du chevalier de
-Faublas</i> une édition tirée à très petit nombre, relevée par le
-mérite d'une véritable collaboration artistique, et que son
-prix élevé rendît inabordable aux acheteurs entre les mains
-desquels le roman aurait pu présenter quelque danger.
-Nous avons été confirmé dans notre opinion par des personnes
-d'un jugement sûr et d'une indiscutable honorabilité,
-au nombre desquelles nous citerons notre ami, M. Hippolyte
-Fournier, l'un des représentants les plus sérieux et les plus
-honnêtes de la critique contemporaine, qui a bien voulu
-nous offrir de présenter notre édition au public.</p>
-
-<p>Dans une préface où il a discuté la valeur littéraire du
-<i>Faublas</i> et recherché les conditions dans lesquelles il s'est
-produit, notre érudit collaborateur s'est attaché à dissiper les
-injustes préventions accumulées contre une &oelig;uvre dont les
-détails licencieux, tout à fait accessoires, sont traités avec
-une délicatesse qui les garde d'être trop choquants. Placée
-entre la dépravation de la société finissante du XVIII<sup>e</sup> siècle
-et l'agitation révolutionnaire qui portait en elle les germes
-d'une société nouvelle, l'époque où a vécu Louvet se trouvait
-quelque peu hésitante sur la question des principes,
-et son roman a dû s'en ressentir; mais c'est aussi parce
-qu'il donne un tableau fidèle des m&oelig;urs du temps qu'il est
-précieux à conserver. Il n'en est pas moins vrai, d'ailleurs,
-qu'il a été écrit sous la préoccupation constante d'une idée
-morale qui se fait jour à chaque instant dans le récit, pour
-arriver à cette conclusion: qu'un amour véritable finit par
-triompher de toutes les séductions et que le port de salut
-se trouve dans le mariage et dans la vie de famille.</p>
-
-<p>Il y a eu plusieurs éditions des <i>Amours de Faublas</i>, tant
-avant qu'après la mort de Louvet. Nous avons suivi le texte
-de la troisième, revue par lui, et publiée l'an VI de la République,
-en 4 volumes in-8<sup>o</sup>, avec figures de Marillier.
-Elle se vendait «chez l'auteur, rue de Grenelle-Germain,
-vis-à-vis la rue de Bourgogne, ci-devant hôtel de Sens,
-n<sup>o</sup> 1495». Malheureusement, elle est d'une impression assez
-fautive, et nous avons dû, pour rétablir quelques passages
-tronqués, recourir aux autres éditions.</p>
-
-<p>Pour les dessins dont nous voulions orner notre publication,
-il fallait, avec une connaissance exacte de l'époque,
-beaucoup de tact et un goût fin et délicat. Nous avons
-trouvé ces qualités réunies chez M. Paul Avril, qui est un
-nouveau venu dans notre collection, mais que de précédents
-travaux avaient déjà signalé à l'attention des connaisseurs.
-Ses compositions ont été très intelligemment gravées par
-M. Monziès, et l'heureuse association de ces deux artistes
-a produit une série de gravures qu'on dirait bien plutôt des
-planches retrouvées du XVIII<sup>e</sup> siècle qu'une &oelig;uvre exécutée
-de nos jours. Dans le choix des sujets, qui doivent être la
-traduction aussi exacte et aussi complète que possible de
-l'&oelig;uvre qu'ils accompagnent, nous avons cherché à nous
-tenir autant éloigné d'une pruderie trop exclusive que de la
-recherche des scènes légères, pour lesquelles il faut toujours
-qu'un éditeur s'impose la plus grande réserve.</p>
-
-<p>Nous pensons donc, grâce aux soins de toute sorte apportés
-à la publication de l'&oelig;uvre de Louvet, en avoir
-donné une édition sérieuse, que sa valeur littéraire et son
-mérite artistique rendront également recommandable.</p>
-
-<p class="sign">D. J.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2>PRÉFACE</h2>
-
-
-<p class="i">Cet aimable chevalier de Faublas, un peu
-fou, très tendre, sincèrement épris, avec
-une pointe du libertinage particulier à
-son époque, est, selon nous, un des
-héros calomniés ou plutôt incompris de notre littérature.</p>
-
-<p class="i">L'opinion générale, dirigée depuis longtemps par
-quelques pontifes de la critique contemporaine, Jules
-Janin en tête, n'a voulu voir dans le personnage
-présenté par Louvet que le type des vices et de la
-mollesse dépravante du XVIII<sup>e</sup> siècle.</p>
-
-<p class="i">Mais, nous demandera-t-on peut-être, qu'est-ce
-alors que Faublas, si ce n'est pas cela?</p>
-
-<p class="i">Faublas, c'est tout simplement, habillée à la mode
-du XVIII<sup>e</sup> siècle, la jeunesse insouciante du lendemain
-qui s'en va droit devant elle les lèvres avides de
-baisers et pleines de sourires, c'est l'adolescent chercheur
-de caresses, léger et changeant sans doute,
-mais si aimant que toujours un souffle venu de son
-c&oelig;ur attise l'ardeur de sa fantaisie. Voir en cet être
-qui ne calcule ni ne réfléchit, qui se livre tout entier,
-corps et âme, aux maîtresses dont les bras ne peuvent
-se détacher de son cou; voir en cet enfant câlin, qui
-devient moralement homme par le remords et la douleur,
-uniquement le type des vices dépravants du
-XVIII<sup>e</sup> siècle, comme nous le disions tout à l'heure,
-c'est vraiment teinter de couleurs trop sombres la jolie
-figure de ce juvénile amoureux.</p>
-
-<p class="i">Toujours est-il que, considérée comme un prétexte
-à tableaux érotiques et à scènes immorales, l'&oelig;uvre
-charmante, fine et amusante de Louvet s'est vue,
-enserrée qu'elle a été, en outre, entre le romantisme et
-le naturalisme triomphants, anathématisée d'abord,
-puis dédaignée enfin par la société tout entière du
-XIX<sup>e</sup> siècle.</p>
-
-<p class="i">C'est donc à la fois un acte de justice et une heureuse
-inspiration de lettré que de rééditer d'une façon
-exceptionnellement artistique, qui le remettra forcément
-en lumière, un ouvrage que sa réserve d'expressions
-recommande aux délicats, et que son
-caractère propre, intéressant jusque dans le suranné
-qu'imprime au style l'archaïsme de certaines phrases,
-classe au nombre des spécimens curieux de la littérature
-légère de la fin du XVIII<sup>e</sup> siècle.</p>
-
-<p class="i">Espérer que personne ne fera reproche à l'éditeur
-et à nous de patronner un livre longtemps mis à
-l'index, ce serait peu connaître la gent humaine.</p>
-
-<p class="i">Nous aurons contre nous les faux austères qui
-crient au scandale, qui se voilent la face à chaque
-occasion plus ou moins fondée, en ayant soin, bien
-entendu, d'écarter les doigts pour ne pas perdre un
-mot des ardentes pages contre lesquelles ils fulminent
-en public tout en les goûtant fort en particulier;
-nous aurons encore contre nous les cyniques de
-lettres qui trouveront Louvet mignard et fade, parce
-qu'il a évité d'être grossier. Mais le contingent des
-lecteurs sur les suffrages desquels nous basons le
-nouveau succès que ne peut manquer d'avoir <span class="sc">Faublas</span>
-verra, nous en sommes convaincu, les choses de plus
-haut. A travers les ivresses d'un jeune homme étourdi
-et sensible, pour parler le langage de Louvet, l'esprit
-critique de la génération actuelle, si merveilleusement
-développé, saura percevoir les tendances, très évidentes
-d'ailleurs, de l'auteur vers des conclusions beaucoup
-plus morales qu'on ne l'a cru jusqu'ici.</p>
-
-<p class="i">Jamais personne n'a été autant lui-même dans ses
-écrits que Louvet, et jamais personne, soit qu'on
-interroge sa vie privée, soit qu'on étudie ses &oelig;uvres,
-fût-ce les plus risquées, ou les actes de sa carrière
-politique, fût-ce les plus susceptibles de discussion,
-ne s'est plus instinctivement élevé, pourrait-on dire,
-au-dessus des idées de son temps.</p>
-
-<p class="i">Ce lecteur assidu de Voltaire et de Rousseau, cet
-enthousiaste de M<sup>me</sup> Roland, cet amant violemment
-épris de la compagne quasi héroïque qu'il désigne
-discrètement dans ses mémoires sous le pseudonyme
-de Lodoïska, nom donné par lui à la seule héroïne
-sans tache du <span class="sc">Faublas</span>; Louvet, en un mot, tout fils
-de son siècle qu'il s'est montré, n'a été ni un sceptique,
-ni un blasé, ni un sanguinaire, ni un libertin
-endurci.</p>
-
-<p class="i">Né tendre, loyal, courageux, sensible et constant,
-il possédait un ensemble de nobles qualités qui eussent
-fait de lui, au XVII<sup>e</sup> siècle, le type du parfait honnête
-homme, et à toute autre époque, où la vertu
-vraie n'était point systématiquement bafouée, il eût
-pu atteindre, en la méritant à tous égards, la réputation
-d'homme de bien.</p>
-
-<p class="i">Ce qu'il y eut de mauvais en lui vint de son temps,
-non de son caractère, qui fut, en maintes circonstances,
-supérieur à son temps.</p>
-
-<p class="i">Louvet romancier, Louvet révolutionnaire, Louvet
-conteur galant ou girondin traqué, apparaît, en
-effet, sincère dans ses convictions, généreux dans ses
-illusions, fidèle à son culte de tous les héroïsmes que
-comporte l'amour de l'humanité, à sa croyance dans
-les abnégations infatigables de l'amitié et de la
-passion partagée.</p>
-
-<p class="i">Lorsque Louvet conventionnel votera la mort de
-Louis XVI en demandant le sursis, en le demandant
-de bonne foi, avec l'espoir que la leçon donnée de la
-sorte à la royauté ne coûtera pas la vie au roi;
-lorsqu'il invectivera, non en insulteur vendu, mais en
-patriote indigné, le tout-puissant et rancunier Robespierre,
-Louvet restera bien lui-même: humanitaire en
-principes, énergique dans ses actes, exalté dans ses
-élans.</p>
-
-<p class="i">Lorsque, consacrant avec bonheur, par un mariage
-régulier, le lien illégitime qui l'unissait à sa «Lodoïska»,
-il affirmera la droiture de ses intentions,
-la fermeté de ses sentiments, son respect de la
-légalité, c'est encore sous une impulsion absolument
-personnelle qu'il agira.</p>
-
-<p class="i">En politique, en amour, comme aussi en littérature,
-l'homme primitif, surgissant sans cesse chez
-Louvet aux côtés de l'homme social, dominera ce
-dernier, le conseillera, le retiendra sur la pente que
-le courant général rendait si glissante et si dangereuse
-même pour les gens de bon vouloir.</p>
-
-<p class="i">Pour apprécier sûrement son livre et sa vie, il faut
-dans les deux faire la part du feu, ou, ce qui serait
-plus exact, la part du temps: enfant du XVIII<sup>e</sup> siècle
-finissant, Louvet eut les entraînements lascifs, les
-frivolités regrettables, les colères folles, les exaltations
-fâcheuses des phases diverses que marquèrent
-les années contenues entre 1760 et 1797, dates dont
-l'une rappelle sa naissance et l'autre sa mort; mais
-il eut également des admirations fécondes, des idées
-neuves et généreuses, des délicatesses exquises de c&oelig;ur
-et d'esprit, qui, jointes au grand amour par lequel fut
-charmée et ennoblie sa trop courte existence remplie
-de si romanesques péripéties, le gardèrent foncièrement
-des corruptions qu'il savait si bien dépeindre, et
-stigmatiser à l'occasion.</p>
-
-<p class="i">Déclassé par le fait des revers de fortune qui
-atteignirent sa famille, dont l'origine nobiliaire n'est
-nullement contestée, Louvet de Couvray, après avoir
-passé dans la boutique de papeterie que ses parents
-tenaient au coin de la rue des Écrivains une enfance
-attristée par les préférences de son père pour un fils
-aîné, se trouva lancé en pleine société de l'ancien
-régime, à l'heure où, plus brillante, plus frivole, plus
-emportée que jamais vers les plaisirs des sens et de
-l'esprit, elle jouissait de son reste.</p>
-
-<p class="i">Heure étrange de décadence sociale, parée du
-charme morbide et grisant de ce qui va finir dans
-une dernière et trop ardente poussée de vie; heure de
-fièvre précédant la convulsion suprême qui allait
-briser cette aristocratie, sur les lèvres de laquelle se
-retrouvaient à la fois la grimace railleuse de Voltaire,
-le sourire licencieux de la Dubarry, l'outrecuidante
-et spirituelle impertinence de Rivarol, tandis qu'au
-fond, en cherchant bien, derrière le sourire, on
-sentait sourdre les découragements du vice, si imparfaitement
-voilé, d'ailleurs, par les emphatiques envolées
-du faux idéal de passion inventé par Rousseau.</p>
-
-<p class="i">A cette heure-là, l'&oelig;uvre de la période philosophique,
-en ce qu'elle eut de néfaste, était parachevée,
-et celle de la période révolutionnaire, avec
-tous ses fruits connus, était en germe.</p>
-
-<p class="i">Les causeries pétillantes de verve des salons, les
-aventures libertines des boudoirs, les sentimentalités
-des correspondances amoureuses que se préparaient
-à troubler les clameurs populacières de la foule
-ameutée autour des échafauds, les éventualités tragiques
-de l'exil et de l'incarcération, les liaisons
-faites de caprice sensuel qu'allaient remplacer les
-dévouements sublimes des tendresses nées de l'épreuve
-et de la douleur, toute cette fantasmagorie chatoyante
-d'un monde pimpant, étincelant, paré, philosophant
-et marivaudant, vivant dans un nuage de poudre à
-la maréchale, pivotant allègrement sur ses talons
-rouges au bord du plus effroyable des précipices que
-l'imprévoyance d'une génération puisse creuser; tel
-fut le milieu où s'épanouit la jeunesse de Louvet,
-où s'éveillèrent ses curiosités et ses ardeurs d'adolescent,
-ses rêves de succès littéraires.</p>
-
-<p class="i">Lorsqu'il publia, en 1787, la première partie du
-<span class="sc">Faublas</span>, qui ne devait être entièrement terminé qu'en
-1789, Louvet n'avait pas vingt-huit ans.</p>
-
-<p class="i">Entré vers sa dix-septième année, comme secrétaire,
-chez M. Dietrick, minéralogiste distingué, le fils du
-papetier n'en était pas à ses débuts, du reste, lorsqu'il
-écrivit son célèbre roman. Déjà un triomphe
-éclatant avait mis en lumière Louvet, chargé, tout en
-rédigeant pour son maître des mémoires qui parurent
-imprimés dans le recueil de l'Académie, de prendre
-en main les intérêts d'une candidate au prix Monthyon.</p>
-
-<p class="i">Récemment fondé, ce prix allait être donné pour
-la première fois, lorsqu'on s'adressa au jeune secrétaire
-de M. Dietrick pour présenter et soutenir les
-droits d'une pauvre servante devenue l'appui volontaire
-de ses maîtresses tombées dans une affreuse
-misère.</p>
-
-<p class="i">Il était d'usage, alors, que les titres des concurrents
-fussent discutés dans les feuilles publiques.
-Louvet, de la plume alerte qui devait plus tard
-conter des aventures d'alcôve, retraça en des lignes
-émues l'histoire d'un c&oelig;ur simple, honnête et dévoué;
-sa cliente fut choisie, acclamée, grâce à l'éloquence
-avec laquelle il avait mis en relief ses mérites, et le
-hasard, qui crée parfois de piquantes antithèses, fit
-que le nom de l'auteur des <span class="sc">Amours de Faublas</span> resta
-intimement lié au souvenir du prix de vertu décerné
-pour la première fois.</p>
-
-<p class="i">Est-ce à dire qu'en ce temps-là Louvet offrait,
-pour son compte, des conditions capables de lui faire
-octroyer la récompense qu'il avait charitablement obtenue
-pour une autre?</p>
-
-<p class="i">Son ombre sourirait finement, en se profilant railleuse
-dans la pénombre du passé, si cette illusion
-naïve pouvait nous venir.</p>
-
-<p class="i">Tout porte à croire, au contraire, que le fougueux
-adolescent, séparé de l'amie d'enfance objet de ses
-premières et de ses dernières tendresses, essayait alors
-de donner le change au chagrin qu'il avait de savoir
-Lodoïska mariée, en dépensant en menue monnaie
-quelque peu du trésor d'amour que, malgré tout, il
-ne cessa de garder pour elle.</p>
-
-<p class="i">Le chevalier de Faublas n'est pas, ainsi qu'on l'a
-supposé longtemps, le portrait de cet abbé de Choisy
-qui s'habilla et vécut en femme pendant plusieurs
-années, et qui devait mêler aux travaux historiques
-qu'il a laissés le souvenir d'une existence scandaleuse.
-Faublas, on n'en doute plus maintenant, c'est
-Louvet peint par lui-même, c'est Louvet à dix-sept
-ans, mignon, charmant, bien pris dans sa petite
-taille si favorable à ces déguisements féminins, dont
-il portait les atours à rendre jalouses Dorimène et
-Cydalise; Faublas, c'est Louvet avec ses cheveux
-blonds, avec ses yeux bleus langoureux ou rieurs, au
-regard tantôt caressant et timide comme celui d'un
-enfant, tantôt loyal et fier comme celui d'un gentilhomme,
-et plus tard fulgurant d'une noble colère,
-alors que le coureur de ruelles, amendé et devenu
-conventionnel, se dressa, éloquent et hardi, en accusateur
-devant Robespierre.</p>
-
-<p class="i">Et c'est justement parce que Faublas n'est autre
-que Louvet qu'on rencontre dans un livre licencieux
-au premier chef ces conclusions morales, faciles à tirer,
-dont nous avons précédemment souligné l'existence.</p>
-
-<p class="i">Tirer une moralité des amours du chevalier de
-Faublas! vous nous la baillez belle, dira peut-être
-la critique, si elle daigne un jour réfuter nos allégations.
-Où donc cette moralité-là, s'il vous plaît,
-a-t-elle pu, dans l'espèce, se nicher?</p>
-
-<p class="i">Serait-ce, par hasard, dans le boudoir théâtre
-des capitulations savantes de la marquise de B&hellip;,
-dans la gorgerette largement entre-bâillée de la petite
-de Mésanges, sur le visage mutin de Justine, dans
-la fameuse grotte où M<sup>me</sup> de Lignolle devine et
-joue, en compagnie de Faublas, des charades d'une
-saveur si ultra-gauloise que le romancier est obligé
-d'en donner la teneur en italien, n'osant l'exprimer
-en français? Est-ce sur les lèvres de Sophie
-recevant, dans le parloir de son couvent, le premier
-baiser de Faublas? Oui et non.</p>
-
-<p class="i">Non, si l'on ne veut considérer que les côtés sensuels
-de l'&oelig;uvre. Oui, si l'on prend la peine d'en approfondir
-les bons vouloirs, sans s'attarder plus que de
-raison aux peintures.</p>
-
-<p class="i">Que voit-on, en réalité, dans les conséquences
-logiques des situations du <span class="sc">Faublas</span>? On voit l'inconduite
-punie, la passion malsaine purifiée par les
-souffrances du remords, le mariage d'amour présenté
-non comme un paradis destiné à être perdu,
-mais comme la sûre étape qui mène au paradis retrouvé.</p>
-
-<p class="i">Tandis que, bien après Louvet, les romantiques
-déifieront les liaisons illégitimes qui s'affichent au
-grand jour, et qu'actuellement le naturalisme, en
-réduisant l'amour à l'état d'une fonction exclusivement
-animale, grossièrement impérieuse, en excuse
-l'assouvissement bestial, l'auteur de <span class="sc">Faublas</span>, contemporain
-pourtant d'une époque plus relâchée de
-m&oelig;urs que la nôtre, a su se montrer moraliste d'intentions
-et raffiné de sentiments. On sent dans l'écrivain
-un respect de soi et des autres qui l'arrête à
-propos sur la limite qui sépare le licencieux de
-l'obscène, qui le maintient, sans danger que le pied
-lui glisse, sur le bord de l'ornière au fond de
-laquelle les pourceaux d'Épicure s'embourbent à
-plaisir.</p>
-
-<p class="i">Gentilhomme d'origine, bourgeois par l'éducation,
-Louvet, pas plus dans ses écrits que dans sa vie, n'a
-rien du bohème de lettres assoiffé de réclame et affamé
-d'argent. Il eut ses ambitions, sans doute; il
-rêva d'être quelqu'un en politique et en littérature;
-ce fut un besogneux, parfois, qui allongea peut-être
-un peu trop son livre lorsqu'il était forcé d'en vivre;
-mais il ne fut jamais le plat courtisan de la foule,
-qui, voulant par elle arriver à un lucratif triomphe,
-la flatte dans ses appétits et lui parle son langage. A
-son public, composé surtout de belles dames inconstantes
-et de grands seigneurs libertins, Louvet ne
-craindra pas de décocher l'épigramme; quand il le
-faut, il ne recule pas devant la nécessité de mélanger
-aux chaudes peintures du vice le blâme que doivent
-entraîner ses conséquences et ses excès.</p>
-
-<p class="i">A ces blasés exclusivement en quête de sensations
-et habitués à disséquer le sentiment sans l'éprouver,
-à ces gangrenés du scepticisme, il soulignera l'odieux
-du manque d'amour dans le plaisir, en ne trouvant
-d'excuses aux escapades de Faublas que parce que,
-peu ou prou, l'amour se mêle, fût-ce sans qu'il s'en
-doute, aux fredaines du chevalier.</p>
-
-<p class="i">Le charme de Faublas, ce qui le rend possible, ce
-qui le fait admissible, c'est que précisément, malgré
-ses m&oelig;urs déréglées, il est dénué du caractère essentiel
-du vicieux: la recherche de la sensation sans amour.</p>
-
-<p class="i">L'amour déborde à tout instant du c&oelig;ur de l'inflammable
-personnage. L'amant naïf de la marquise
-de B&hellip;, l'heureux possesseur de la jolie M<sup>me</sup> de Lignolle,
-l'époux plein de tendresse de la timide
-Sophie, n'est donc qu'un ébloui et qu'un enivré, ce
-n'est pas un corrompu.</p>
-
-<p class="i">Et cela est si vrai que l'alcôve de Coralie, l'impure
-experte dans la pratique du plaisir, ne le retient pas
-longtemps; où il court, où il vole, avec la fiévreuse
-impatience de l'homme et de l'amant, c'est vers cette
-belle M<sup>me</sup> de B&hellip; qui l'adore au point de se faire
-tuer pour lui; c'est vers cette vive et touchante comtesse
-de Lignolle qui l'aime tant que, désespérée, elle
-se jette à l'eau à l'heure de son abandon; c'est vers
-cette charmante et candide Sophie à la vie de laquelle,
-un jour, il associera définitivement la sienne.
-Même lorsqu'entre temps il chiffonne le corsage de
-Justine, la piquante soubrette de M<sup>me</sup> de B&hellip;, c'est
-par compassion plus que par libertinage. Un jour,
-n'a-t-il pas surpris dans les yeux de la jeune
-fille tristement fixés sur lui une larme furtive
-et jalouse, alors que, sans souci de sa présence,
-il couvrait de baisers passionnés les mains de la
-marquise?</p>
-
-<p class="i">Justine pleure parce qu'elle est jalouse, et elle est
-jalouse parce qu'elle l'aime. Que peut faire le chevalier,
-qui, du reste, n'a rien d'un amoureux transi?
-Sécher les pleurs de ces yeux qui, tout beaux qu'ils
-sont, ont, par-dessus tout, le mérite d'être tendres;
-apaiser dans un élan irréfléchi la fièvre qu'il a involontairement
-allumée.</p>
-
-<p class="i">S'il est sans scrupules comme son siècle, Faublas
-est sans préméditation dans le mal comme la jeunesse
-généreuse et étourdie. Malgré ses légèretés, ses emportements
-sensuels, malgré ses fautes, on discerne en
-lui les qualités d'un homme de c&oelig;ur, et, si étrange
-que cela puisse paraître dans un tel personnage, il y
-a chez ce coureur d'aventures l'étoffe d'un vrai chef
-de famille.</p>
-
-<p class="i">Au milieu de ses égarements, Faublas reste fidèle
-à son rêve de félicité intime. Sophie, la fiancée de
-son choix, ne cesse de préoccuper sa pensée, tandis
-que son tempérament l'entraîne. L'épouse attendue avec
-sa candeur presque enfantine encore, avec son regard
-modeste, son front rougissant, l'émoi de son premier
-frisson d'amour, reste pour lui l'incarnation suprême
-du bonheur durable et certain.</p>
-
-<p class="i">Sans doute, c'est tardivement que Faublas se
-montre digne de goûter les joies honnêtes et pures
-qu'il convoite, mais qu'il éloigne de sa route par des
-folies dont la plus grave est de ne pas savoir résister
-au désir de posséder avant le mariage la trop confiante
-Sophie.</p>
-
-<p class="i">Cependant Faublas, susceptible d'un idéal qui a
-pour aspiration définitive une union légitime et honorable,
-ne porte aucune atteinte par sa manière de
-penser, s'il y manque par sa manière d'agir, à ce respect
-des lois sociales dont font aujourd'hui si bon
-marché les tristes et ignobles poursuivants des prostituées,
-héroïnes de prédilection de tant de romans
-contemporains.</p>
-
-<p class="i">Louvet, qui dans son livre n'insulte ni la femme,
-ni le mariage, ni l'amour, ne se désintéresse pas de
-la famille; il lui fait jouer son rôle dans cette
-odyssée de boudoir, qui est en même temps une
-peinture de m&oelig;urs si bien faite, et, quand il la
-montre manquant à ses devoirs, le sens moral de
-l'homme corrige à propos les audaces du romancier.</p>
-
-<p class="i">La scène entre Faublas et son père, lorsqu'ils se
-retrouvent tous deux, par hasard, chez Coralie, est
-un petit chef-d'&oelig;uvre de moraliste bien inspiré: forcé
-de rougir devant son fils qui le surprend en mauvais
-lieu, le baron de Faublas, déchu de son droit de
-contrôle paternel par la légèreté de sa propre conduite,
-sent se fondre dans une immense tristesse son
-étonnement mêlé de colère et ses bouffées de vice.
-Comme revenu à lui-même, il stigmatise avec conviction,
-devant le chevalier, cette existence de débauches
-qui ménage de telles rencontres! Comme il en dévoile
-les dangers, les dégoûts, les hontes!</p>
-
-<p class="i">Ce n'est plus le viveur titré, hautain et sceptique,
-impertinent et libertin, du XVIII<sup>e</sup> siècle, qui parle par
-la bouche du baron de Faublas, c'est un chef de
-famille navré, humilié, repentant, qui se révèle vraiment
-père au milieu de l'abjection dont la présence
-de son fils lui fait comprendre, pour la première
-fois, toute la profondeur.</p>
-
-<p class="i">Ce n'est pas Louvet qui s'avisera de poétiser, de
-déifier la courtisane. La vraie femme, selon lui,
-c'est celle qu'on peut également aimer et estimer.
-Aussi donnera-t-il à sa chère compagne le nom de
-la seule héroïne vertueuse de son livre. Et quand
-nous disons la seule, nous nous trompons, car il y
-a encore la s&oelig;ur aimable et sage du trop ardent
-chevalier, cette M<sup>lle</sup> de Faublas, type charmant d'honnête
-personne, se détachant gracieuse et chaste sur le
-fond licencieux de l'époque.</p>
-
-<p class="i">A côté de ces deux femmes, le père de Sophie, défenseur
-implacable de l'honneur de sa fille, outragée par
-Faublas, vient compléter le tableau de cette famille
-aimante et protectrice, dont la double mission est de
-consoler et de diriger.</p>
-
-<p class="i">Nous ne chercherons donc pas davantage à défendre
-contre le grief d'immoralité une &oelig;uvre dont le
-côté licencieux est traité avec une légèreté de touche
-qui doit lui valoir la plus complète indulgence.
-Louvet, habile dans la périphrase, cette nécessité
-qui s'impose lorsque les sujets en cause sont des souvenirs
-d'alcôve, a eu des tours ingénieux et exquis
-dans <span class="sc">Faublas</span>. A l'inverse de Richardson, qui dira
-crûment dans <span class="sc">Paméla ou la Vertu récompensée</span>, en
-parlant d'un maître trop entreprenant vis-à-vis de sa
-servante: «Il lui mit la main dans le sein», le
-narrateur des aventures de Faublas tracera cette
-phrase délicate pour souligner les premières hardiesses
-du chevalier, entourant de ses bras le cou de
-la belle marquise de B&hellip;: «Mon heureuse main,
-guidée par le hasard et par l'amour, descendit un
-peu plus bas.»</p>
-
-<p class="i">En sachant bien dire que ne peut-on dire?</p>
-
-<p class="i">Louvet, du reste, est coutumier de ces périodes finement
-gazées avec lesquelles alterne, il est vrai, le
-terme visiblement suranné, défaut prévu plus que
-regrettable, étant donnée l'époque où parut le
-roman.</p>
-
-<p class="i">N'en est-il pas des ouvrages dont l'archaïsme
-complète la physionomie comme de ces objets anciens
-dont le moindre détail authentique, fût-il d'un goût
-douteux, vaut tous les perfectionnements récemment
-inventés, la modernité effaçant le caractère le plus
-intéressant des choses: celui du temps. Ce caractère-là,
-certes, ne manque pas au <span class="sc">Faublas</span>. On y voit
-clairement la transformation de la littérature française,
-telle que la produisit l'avènement de J.-J. Rousseau,
-et sa domination sur les esprits de la fin du
-siècle. La facture sobre et correcte des écrivains de
-la phase classique, si brillamment représentée au
-XVII<sup>e</sup> siècle, et le tour spirituel, incisif, plus railleur
-qu'exalté, des Voltairiens proprement dits, ne se retrouvaient
-plus guère dans les publications emphatiques
-d'une époque passionnée pour le <span class="sc">Contrat social</span>
-et la <span class="sc">Nouvelle Héloïse</span>. Louvet, tout aimable conteur
-qu'il fût, ne put se défendre de cet enveloppement
-qui, en lui enlevant certain naturel, le range au
-nombre des écrivains typiques de son temps.</p>
-
-<p class="i">On a voulu voir aussi dans l'&oelig;uvre la plus célèbre
-de sa vie une émanation de ses rancunes de
-gentilhomme déclassé et de ses antagonismes de
-républicain sincère contre l'ancien régime. Beaucoup
-ont considéré <span class="sc">Faublas</span> comme une sorte de pamphlet.
-Rien de tel, à nos yeux, ne perce dans ce roman,
-qui n'est que la peinture vive et légère d'une société
-que Louvet combattit à visage découvert aux heures
-de crise, mais qu'il ne songea pas à insulter sournoisement
-aux heures de calme.</p>
-
-<p class="i">Lorsque, en 1789, l'auteur termina son livre, il
-était retiré tranquillement à la campagne avec Lodoïska,
-devenue veuve, et qui était accourue auprès de
-son ami pour embellir son existence en la partageant.
-Les joies du c&oelig;ur remplissaient tous les moments
-des deux amants; leurs goûts modestes, en
-rapport avec leur mince fortune, les éloignaient
-de la haine envieuse, et Louvet, trop heureux pour
-être méchant, Louvet, qui ne pouvait présager encore
-qu'il serait conventionnel, ne dut avoir pour but,
-en écrivant <span class="sc">Faublas</span>, que de mettre son nom plus
-en lumière et de faire entrer quelque argent au logis.</p>
-
-<p class="i">Il ne semble pas, lorsqu'il parle lui-même de
-<span class="sc">Faublas</span> dans ses mémoires, qu'il ait pu avoir
-d'autre intention. Dans une de ces notices qu'il a
-datées des Grottes de Saint-Émilion, en novembre
-1793, alors qu'il était poursuivi et traqué, il écrit
-ceci: «Enfermé dans un jardin, à quelques
-lieues de Paris, loin de tout importun, j'écrivais,
-au printemps de 1789, six petits volumes,&mdash;les
-derniers formant la troisième partie des aventures
-de Faublas,&mdash;qui devaient, précipitant encore la
-vente des premiers, fonder ma petite fortune. A
-propos de ces petits livres, j'espère que tout homme
-impartial me rendra la justice de convenir qu'au
-milieu des légèretés dont ils sont remplis on trouve
-dans les passages sérieux, où l'auteur se montre,
-un grand amour de la philosophie, et surtout des
-principes de républicanisme assez rares encore à
-l'époque où je les écrivais&hellip;»</p>
-
-<p class="i">Il est possible que ces «principes de républicanisme»
-aient donné le change sur les intentions d'un
-homme de lettres qui, en les laissant percer, obéissait
-à ses convictions, et non à des haines. Mais on n'y
-peut rien voir de décisif, et nous n'en persistons pas
-moins à penser que Louvet ne s'est affirmé pamphlétaire
-que dans ses écrits politiques, ceux-là violents
-et agressifs et aussi courageusement publiés que loyalement
-pensés.</p>
-
-<p class="i">Ayant respiré à pleins poumons l'atmosphère de
-son temps, Louvet, après avoir vécu les aventures de
-Faublas, les écrivit tout simplement, sans se douter
-qu'en composant son &oelig;uvre il coopérait à la formation
-de la singulière trilogie de héros fictifs qui sont
-venus personnifier, en ses nuances diverses, le sensualisme
-de tout un siècle.</p>
-
-<p class="i"><i>Faublas</i>, prenant place entre le <i>Lovelace</i> de Richardson
-et le <i>Chérubin</i> de Beaumarchais, est à son
-plan: il est la sentimentalité séductrice donnant au
-besoin du plaisir chez l'homme la grâce de l'amour,
-tandis que Chérubin, c'est le désir éclectique, ébloui
-jusqu'à l'aveuglement, non point raffiné, mais gourmand,
-et aussi brutal, dans son habileté câline, que
-le sensualisme à froid de Lovelace est corrompu.</p>
-
-<p class="i">De ces trois personnages, Chérubin, quoique étant
-de son siècle par le costume et les m&oelig;urs, est celui qui
-procède directement de la nature, et il pourrait être de
-toutes les époques par son essence. Lovelace et Faublas,
-au contraire, sont exclusivement de leur temps, dont ils
-résument, le premier, toutes les grâces et tous les
-vices, le second, les aspirations inconscientes vers un
-idéal d'amour nouveau pour l'époque et où la tendresse
-apparaît poétisant le désir. Avec l'ancien
-régime, ses élégances, ses fins soupers, ses causeries
-de salon, ses liaisons sans lendemain, tous deux ont
-disparu. Ils se sont évanouis, l'un malfaisant de
-parti pris, l'autre faisant le mal sans le savoir, et
-tous deux sont restés charmants sous leurs formes
-d'ombres souriantes, voluptueusement évoquées par
-des écrivains qui ont dû à ces créations de passer à
-la postérité.</p>
-
-<p class="i">Inférieur comme talent et comme célébrité à Beaumarchais
-et à Richardson, Louvet leur a été supérieur
-par la puissance d'aimer. Sa force et sa
-grâce, son originalité et son charme d'écrivain, sont
-venus de là beaucoup plus, peut-être, que des facultés
-spéciales d'où découle l'art d'écrire.</p>
-
-<p class="i">A une époque où la sensation était tout, Louvet a
-connu l'émotion tendre qui vient du c&oelig;ur, il a connu
-les tristesses, les dévouements, les extases divines des
-grands sentiments, et, comme il a été plus que personne
-l'homme de ses écrits, il a mis dans <span class="sc">Faublas</span>
-ce qui rajeunit éternellement les &oelig;uvres, ce qui les
-épure, les grandit quelque petits qu'en paraissent les
-points de départ, quelque lointains qu'en soient les
-premiers succès: le reflet d'une âme aimante et d'un
-esprit délicat.</p>
-
-<p class="i">Moralité dans le fond, retenue dans la forme,
-tableaux vifs, peintures risquées sans être choquantes;
-tels sont, dans leur ensemble, les qualités et les attraits
-de l'&oelig;uvre dont la réapparition va raviver le
-souvenir d'un écrivain trop oublié et la physionomie
-de ce galant chevalier dont les aventures ont excité
-un véritable engouement dans la société de son
-temps.</p>
-
-<p class="i">Comment de nos jours l'&oelig;uvre de Louvet sera-t-elle
-accueillie? Favorablement, nous l'espérons: car,
-pour la critique du XIX<sup>e</sup> siècle, qui de plus en plus
-donne le pas sur toutes choses à l'analyse psychologique,
-l'&oelig;uvre est riche en motifs d'études de ce genre.
-Les émotions d'un homme qui a réellement vécu et
-l'esprit d'un siècle qui a prodigieusement pensé ont
-laissé leur empreinte à ces récits légers, qui, désencadrés
-de leur milieu, n'en prennent que plus de
-relief et de vitalité typique.</p>
-
-<p class="i">Si tout le monde n'apprécie pas le <span class="sc">Faublas</span> à sa
-juste valeur, nous sommes toujours certain que les
-lettrés goûteront pleinement, et c'est là l'essentiel,
-l'artistique édition qui leur est, d'ailleurs, particulièrement
-destinée, et à laquelle leur patronage ne peut
-manquer d'assurer le succès.</p>
-
-<p class="i">Quant à nous, c'est en toute conscience que nous
-avons consacré cette trop longue préface à la réhabilitation
-de l'&oelig;uvre de Louvet. En littérature comme
-dans la vie, les plus à plaindre sont les méconnus,
-et, si nous avons pu éclairer, même d'une faible lueur,
-les intentions de l'auteur de <span class="sc">Faublas</span>, nous aurons
-rempli le but que nous nous étions proposé.</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Hippolyte Fournier.</span></p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<p class="t1">LES AMOURS<br />
-DU CHEVALIER<br />
-<span class="large">DE FAUBLAS</span></p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak">PRÉFACE DES PRÉFACES</h2>
-
-
-<p>Eh oui! c'est précisément parce qu'il y a déjà
-cinq ou six préfaces qu'il en faut encore une;
-ce qui rappelle le mot de cette femme d'esprit:
-«Il n'y a que le premier pas qui coûte.»</p>
-
-<p>J'ai voulu que, dans cette édition nouvelle,
-les récits de mon héros ne souffrissent plus d'interruption.
-Les préfaces jetées à la tête de chacune des deux dernières
-parties, faites à des époques différentes, embarrassoient ma
-nouvelle distribution. Les falloit-il supprimer? Qui, moi!
-tuer mes préfaces! moi, commettre un parricide! D'ailleurs,
-n'y a-t-il pas des gens qui n'aiment pas qu'on leur retranche
-rien, et qui me seroient venus dire: «Il y avoit là des préfaces!
-Que sont devenues mes préfaces? Rendez-moi mes
-préfaces!» Et puis, quelle joie pour ceux de mes confrères
-en librairie qui, enrageant de ne pouvoir pas faire de livres,
-se consolent un peu en volant les livres d'autrui! Les contrefacteurs
-auroient dit: «Elle n'est pas complète, son
-édition! il y manque les préfaces!»</p>
-
-<p>Afin donc que, d'une part, mon héros, quand il raconte,
-n'ait pas la parole coupée par des préfaces, et que, de
-l'autre, il ne manque à cette édition aucune des préfaces des
-<i>Six Semaines</i>, ni la préface de la <i>Fin des Amours</i>, ni la
-préface d'<i>Une Année</i>, je place à la tête du premier volume
-toutes ces préfaces à jamais amies, et, pour consacrer leur
-séparation première et leur éternelle réunion, je jette devant
-elles cette préface des préfaces.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">ÉPITRE DÉDICATOIRE<br />
-<span class="xsmall">DES</span><br />
-<span class="small">CINQ PREMIERS VOLUMES, INTITULÉS: <i>UNE ANNÉE</i></span></h2>
-
-<p class="c">(<i>Ils parurent pour la première fois en 1786</i>)</p>
-
-
-<p class="c large ugap">A M. BR*** FILS</p>
-
-<p>Notre amitié naquit, pour ainsi dire, dans ton
-berceau; elle fut l'instinct de notre premier âge
-et l'amusement de notre adolescence: nourrie
-par l'habitude, fortifiée par la réflexion, elle
-fait le charme de notre jeunesse. Ton indulgence
-a toujours encouragé mes foibles talens; ce fut toi
-qui, le premier, m'invitas à les essayer; c'est toi qui naguère
-m'as pressé de descendre dans la vaste carrière où se
-sont égarés avant moi tant de jeunes gens présomptueux.
-Peut-être comme eux je m'y serai trop tôt montré; mais
-enfin je t'ai cru, j'ai écrit, je te dédie mon premier ouvrage.</p>
-
-<p>La critique ne manquera pas de dire que, très heureusement
-pour les lecteurs, la mode de ces longs discours complimenteurs,
-toujours placés à la tête d'un livre somnifère,
-est depuis longtemps passée. Je répondrai qu'il ne s'agit pas
-ici d'un fade éloge, donné pour de bonnes raisons à quelque
-riche anobli, ou à quelque petit commis protecteur. Je
-répondrai que, si l'usage des épîtres dédicatoires n'avoit pas
-existé depuis longtemps, il m'eût fallu l'inventer aujourd'hui
-pour toi.</p>
-
-<p>O mon ami! ta respectable mère, ton père bienfaisant,
-m'ont rendu des services qu'on ne paye point avec de l'or,
-des services que jamais je ne pourrois acquitter, quand même
-je deviendrois aussi riche que je le suis peu. Ton père et ta mère
-m'ont sauvé la vie: dis-leur que j'aime la vie à cause d'eux.
-Ils se sont efforcés de me donner un état qu'on croit noble
-et libre: dis-leur que l'espérance de devenir un jour, avec
-toi, l'appui de leur vieillesse respectée anima mon courage
-dans les cruelles épreuves qu'il m'a fallu subir, et me soutiendra
-toujours dans mes travaux. Ils se sont réunis à toi
-pour m'engager à cultiver les lettres: dis-leur que, si le
-chevalier de Faublas ne meurt pas en naissant, j'oserai le
-leur présenter lorsque, mûri par l'âge, instruit par l'expérience,
-devenu moins frivole et plus réservé, ce jeune homme
-me paroîtra digne d'eux.</p>
-
-<p>Quant à toi, j'espère que cet hommage public, rendu par
-la reconnoissance à la bienfaisance et à l'amitié, te flattera
-d'autant plus qu'il ne fut point mendié, et que peut-être il
-n'étoit pas attendu.</p>
-
-<p>Je suis ton ami,</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Louvet</span>.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">AVERTISSEMENT</h2>
-
-<p class="c">(<i>Il fut mis à la tête de la seconde édition, faite en 1790</i>)</p>
-
-
-<p>Peut-être trouvera-t-on que j'ai fait dans la <i>Première
-Année de Faublas</i> des changemens heureux;
-je crois pourtant que c'étoient surtout les
-<i>Six Semaines</i> qui avoient besoin d'être retouchées:
-de longues et nombreuses digressions y
-nuisoient à la rapidité du récit; celles qu'il ne falloit pas retrancher
-tout à fait, je les ai beaucoup abrégées; mais en même
-temps j'ai cru pouvoir ajouter quelques morceaux par lesquels
-je ne présume pas que la gaieté doive être diminuée, ni l'intérêt
-refroidi. Ce sera sans doute une raison de plus qui déterminera
-le public à préférer cette bonne édition aux détestables
-contrefaçons que des fripons en ont faites, et que d'autres
-fripons étalent ou colportent avec une impudence à laquelle
-il est bien temps qu'une loi tutélaire des propriétés mette un
-terme.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">ÉPITRE DÉDICATOIRE</h2>
-
-<p class="c">PRÉFACE, AVERTISSEMENT DES <i>SIX SEMAINES</i></p>
-
-<p class="c">(<i>Ces deux volumes furent publiés pour la première
-fois au printemps de 1786</i>)</p>
-
-
-<p class="c large ugap">A M. TOUSTAING</p>
-
-<p class="ind"><span class="sc">Monsieur</span>,</p>
-
-<p>Votre nom, destiné à plusieurs sortes de gloire,
-est en même temps consigné dans les fastes de
-la littérature et dans les annales de l'histoire.
-On devroit donc le lire à la tête d'un ouvrage
-plus recommandable que celui-ci; mais je serois
-trop ingrat si je ne vous offrois point un hommage et des
-remercîmens publics. Que ne m'a-t-il été possible de suivre
-vos conseils! <i>Faublas</i>, pour la seconde fois soumis à votre censure<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>,
-vous auroit, avec bien d'autres obligations, celle de se
-montrer déjà beaucoup plus formé. Vous paroissez croire, et
-vous voulez bien me dire que je pourrois, avec quelque succès,
-embrasser un genre plus sérieux, et que je devrois consacrer
-à la morale et à la philosophie mes dispositions, que vous appelez
-mes talens. Quelquefois je vous ai vu sourire aux espiègleries
-de mon <i>Chevalier</i>; plus souvent je vous ai entendu
-m'exprimer sans détour le regret que vous aviez de le trouver
-toujours si peu raisonnable. J'ai eu l'honneur de vous observer
-qu'il pourroit, comme tant d'autres enfans de bonne
-maison, complètement réparer, par les actions exemplaires de
-l'âge mûr, les erreurs peut-être excusables de son printemps.
-Ici j'ajouterai que, pour corriger les écarts du jeune homme,
-l'historien fidèle attend impatiemment que l'heure du héros
-soit venue; et, si cet aveu ne suffit pas pour m'obtenir grâce
-auprès des gens sévères, je citerai ma justification imprimée
-longtemps avant que je fusse né pour commettre la faute.
-Dans un conte philosophique écrit avec la facilité prodigieuse
-et l'inimitable naturel qui caractérisent les ouvrages de ce
-génie universel, presque toujours supérieur à son sujet, Voltaire
-m'a dit: «Monseigneur, vous avez rêvé tout cela;
-nos idées ne dépendent pas plus de nous dans le sommeil que
-dans la veille. Une puissance supérieure a voulu que cette
-file d'idées vous ait passé par la tête, pour vous donner apparemment
-quelque instruction dont vous ferez votre profit.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> <i>Aujourd'hui qu'il n'y a plus de <em>censure</em>, je dois encore
-rendre justice à M. Toustaing: il étoit du petit nombre de
-ces censeurs qui ne se faisoient point un malin plaisir de tourmenter
-les gens de lettres.</i></p>
-</div>
-<p>Je suis, etc.</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Louvet de Couvray.</span></p>
-
-<p><i>P.-S.</i> Pourquoi <i>de Couvray</i>?&mdash;Voyez la page suivante,
-et vous le saurez.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">A MON SOSIE</h2>
-
-
-<p>Je ne sais, Monsieur, si vous êtes l'heureux propriétaire
-d'une figure semblable à la mienne, et
-si, comme moi, vous descendez de ce fameux
-Louvet&hellip; Je ne sais; mais il ne m'est plus permis
-de douter que nous avons à peu près le
-même âge, que nous sommes décorés d'un titre presque semblable,
-que nous nous glorifions d'un nom absolument pareil.
-Je suis surtout frappé d'un trait de ressemblance plus précieux
-pour nous, plus intéressant pour la patrie: c'est que nous
-pourrons aller ensemble à l'immortalité, puisque tous deux
-nous composons de très jolie prose, puisque tous deux nous
-nous faisons imprimer vifs.</p>
-
-<p>J'aime à croire que cette parfaite analogie vous a d'abord
-semblé, comme à moi, très flatteuse; et cependant je suis
-persuadé que maintenant vous sentez, ainsi que moi, le terrible
-inconvénient qu'elle entraîne. A quelle marque certaine
-deux rivaux si ressemblans, en même temps lancés dans la
-vaste carrière, seront-ils reconnus et distingués? Quand le
-monde retentira de notre éloge commun; quand nos chefs-d'&oelig;uvre,
-pareillement signés, voyageront d'un pôle à l'autre,
-qui séparera nos deux noms confondus au temple de Mémoire?
-Qui me conservera ma réputation, que sans cesse vous usurperez
-sans vous en douter? Qui vous restituera votre gloire,
-que je vous volerai continuellement sans le vouloir? Quel
-homme assez pénétrant pourra, par une assez équitable répartition,
-rendre à chacun la juste portion de célébrité que
-chacun aura méritée? Que ferai-je pour qu'on ne vous prête
-pas tout mon esprit? Comment empêcherez-vous qu'on ne me
-gratifie de toute votre éloquence? Ah! Monsieur! Monsieur!</p>
-
-<p>Il est vrai que l'ingrate fortune a mis entre nos destinées
-une différence pour vous tout avantageuse: vous êtes avocat-<i>au</i>,
-je ne suis qu'avocat-<i>en</i>; vous avez prononcé, dans une
-grande <i>assemblée</i>, un grand <i>discours</i>: je n'ai fait qu'un petit
-roman. Or, tous les orateurs conviennent qu'il est plus difficile
-de haranguer le public que d'écrire dans le cabinet; et
-tous les gens instruits sont épouvantés de l'immense intervalle
-qui sépare les avocats-<i>en</i> des avocats-<i>au</i>. Mais je vous observe
-qu'il y a encore dans l'État des milliers d'ignorans qui
-ne connoissent ni mon roman ni votre discours, et qui, dans
-leur profonde insouciance, ne se sont pas donné la peine
-d'apprendre quelles belles prérogatives sont attachées à ce
-petit mot <i>au</i>, dont, à votre place, je serois très fier. Ainsi,
-Monsieur, vous voyez bien que malgré le roman et le discours,
-et le <i>en</i> et le <i>au</i>, tous ces gens-là, qui ne peuvent
-manquer d'entendre bientôt parler de vous et de moi, nous
-prendroient continuellement l'un pour l'autre. Ah! Monsieur,
-croyez-moi, hâtons-nous d'épargner à nos contemporains ces
-perpétuelles méprises qui donneroient trop d'embarras à nos
-neveux.</p>
-
-<p>D'abord j'avois imaginé que, vous trouvant le plus intéressé
-à prévenir les doutes de la postérité, vous voudriez bien
-faire comme vos nobles confrères, qui, pour la plus grande
-gloire du barreau, augmentent ordinairement d'un superbe
-surnom leur baptistère devenu trop modeste. Depuis, en y
-réfléchissant davantage, j'ai senti que délicatement je devois
-me donner ce ridicule pour vous l'épargner. Voilà ce qui me
-détermine. Vous pouvez, si bon vous semble, rester monsieur
-Louvet tout court, moi, je veux être éternellement</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Louvet</span> <i>de Couvray</i><a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> <i>Oui; mais ne voilà-t-il pas que la plus impertinente des
-révolutions m'enlève ma noblesse d'hier! Que je suis heureux
-d'avoir un nom de baptême! Va donc pour <em>Jean-Baptiste
-Louvet</em>.</i></p>
-</div>
-<p>La seconde édition s'étant faite en 1790, j'ajoutai la note
-suivante.</p>
-
-<p class="c large">A ELLE</p>
-
-<p>J'aurois osé le lui dédier, s'il s'en fût trouvé digne.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">PRÉFACE<br />
-<span class="small">DE LA <i>FIN DES AMOURS</i></span></h2>
-
-<p class="c">(<i>Ces six volumes furent publiés pour la première fois
-en juillet 1789</i>)</p>
-
-
-<p>Que de bruit pour un petit livre! Si beaucoup
-en ont ri, quelques-uns en ont pleuré; plusieurs
-l'ont imité, d'autres l'ont travesti; d'honnêtes
-gens l'ont contrefait, des gens honnêtes
-l'ont dénigré. Ainsi puissamment encouragé de
-toutes les manières, j'ai repris la plume avec quelque confiance,
-et j'ai fini.</p>
-
-<p>Maintenant, Lecteur impartial, c'est à vous de m'entendre
-et de prononcer. Si quelquefois je suis trop gai, pardonnez-moi.
-Tant de romans m'avoient tant fait bâiller! Je tremblois
-d'être comme eux soporifique; au reste, attendez quelques
-années, peut-être alors j'en ferai de plus ennuyeux qui seront
-meilleurs. Je dis: peut-être. En effet, un romancier ne doit-il
-pas être l'historien fidèle de son âge? Peut-il peindre autre
-chose que ce qu'il a vu? O vous tous qui criez si fort, changez
-vos m&oelig;urs, je changerai mes tableaux.</p>
-
-<p>M'accusiez-vous aussi d'immoralité? Bientôt je tâcherai de
-vous persuader que vous aviez tort; mais auparavant approchez,
-prêtez l'oreille: c'est une vérité que je vais dire, et,
-comme la littérature a encore ses aristocrates, il faut parler
-bas. En conscience, étoient-ils bien moraux, ces chefs-d'&oelig;uvre
-par lesquels se sont immortalisés l'Arioste et le Tasse, La
-Fontaine et Molière, Voltaire enfin, Voltaire et tant d'autres,
-beaucoup moins grands que lui, quoique plus grands que moi?
-Tenez, j'ai bien peur que cette condition de moralité, si rigoureusement
-imposée de nos jours à tout ouvrage d'imagination,
-ne soit un violent remède savamment employé par ceux de
-mes frêles contemporains qui, désespérant de pouvoir jamais
-rien produire, voudroient nous châtrer.</p>
-
-<p>Quoi qu'il en soit, lisez mon dénouement, il me justifiera
-sans doute. Au surplus, je déclare, et, dès que les circonstances
-me le permettront, je m'engage à prouver que cet ouvrage, si
-frivole en ses détails, est au fond très moral; qu'il n'a peut-être
-pas vingt pages qui ne marchent pas directement vers un
-but d'utilité première, de sagesse profonde, auquel j'ai tendu
-sans cesse. J'avoue qu'il sera donné à peu de gens de l'apercevoir
-d'abord; mais je maintiens qu'avec le temps je le
-pourrai découvrir à tous, et le jour de mes confidences sera,
-je vous le promets, le jour des surprises.</p>
-
-<p>Ils m'ont encore reproché de grandes négligences. Eh!
-quel écrivain, assez peu maître de son art, voudroit également
-soigner toutes les parties d'un long ouvrage? Quant à
-moi, je crois fermement qu'il n'y a point de naturel sans négligences,
-principalement dans le dialogue. C'est là que, pour
-être plus vrai, sacrifiant partout l'élégance à la simplicité, je
-serai souvent incorrect et quelquefois trivial. C'est, ce me
-semble, où le personnage va parler que l'auteur doit cesser
-d'écrire; et néanmoins je me reconnois très fautif, s'il m'est
-souvent arrivé de permettre que M<sup>me</sup> de B&hellip; s'exprimât
-comme Justine, et Rosambert comme M. de B&hellip;</p>
-
-<p>Patient Lecteur, encore un paragraphe apologétique.</p>
-
-<p>Ces romans prétendus étrangers, qu'on s'arrache le matin
-et qui sont oubliés le soir, ne renferment, pour la plupart,
-que des caractères communs à presque tous les peuples de
-notre Europe, et des aventures de tous les pays. J'ai tâché
-que <i>Faublas</i>, frivole et galant comme la nation pour laquelle
-et par laquelle il fut fait, eût, pour ainsi dire, une figure
-françoise. J'ai tâché qu'au milieu de tous ses défauts on lui
-reconnût le ton, le langage et les m&oelig;urs des jeunes gens de
-ma patrie. C'est en France, et ce n'est qu'en France, je crois,
-qu'il faudra chercher les autres originaux dont j'ai trop foiblement
-dessiné les copies: des maris en même temps libertins,
-jaloux, commodes et crédules comme monsieur le marquis;
-des beautés séduisantes, trompées et trompeuses comme
-M<sup>me</sup> de B&hellip;; des femmes à la fois étourdies et sensibles
-comme ma petite Éléonore, chaque jour regrettée. Enfin, je
-me suis efforcé de faire en sorte qu'on ne pût, sans blesser
-un peu la vraisemblance, imprimer sur le frontispice de ce
-roman-ci ce honteux mensonge: <i>traduit de l'anglois</i>.</p>
-
-<p>Mais, pendant que j'écrivois ces futilités, un grand changement
-s'est fait dans mon heureuse patrie. La plus belle
-carrière est désormais ouverte à ceux qui ambitionneront une
-gloire solide, utile à leur pays, utile au monde entier. La carrière
-est ouverte! Pourquoi ne m'y suis-je pas déjà montré?
-C'est que je ne m'en crois pas encore digne<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> <i>Il n'y avoit pas huit jours que cette espèce de préface étoit
-écrite, quand l'ouvrage de M. Mounier a paru. L'indignation
-dont il m'a rempli m'a forcé à prendre la plume. Voyez
-chez M. Bailly, libraire, rue Saint-Honoré, à Paris, la brochure
-intitulée: <span class="sc">Paris justifié</span>.</i></p>
-</div>
-<div class="chapter"></div>
-
-<div class="figc"><img src="images/illu1.jpg" alt="" />
-<div class="legende small">FAUBLAS AU PARLOIR</div>
-</div>
-<div class="break"></div>
-
-<h2 class="nobreak"><span class="small">UNE</span><br />
-ANNÉE DE LA VIE<br />
-<span class="small">DU CHEVALIER</span><br />
-<span class="large">DE FAUBLAS</span></h2>
-
-
-<p>On m'a dit que mes aïeux, considérés
-dans leur province, y avoient toujours
-joui d'une fortune honnête et d'un rang
-distingué. Mon père, le baron de Faublas,
-me transmit leur antique noblesse sans altération;
-ma mère mourut trop tôt. Je n'avois pas
-seize ans, quand ma s&oelig;ur, plus jeune que moi de
-dix-huit mois, fut mise au couvent à Paris. Le
-baron, qui l'y conduisit, saisit avec plaisir cette occasion
-de montrer la capitale à un fils pour l'éducation
-duquel il n'avoit rien négligé jusqu'alors.</p>
-
-<p>Ce fut en octobre 1783 que nous entrâmes dans
-la capitale par le faubourg Saint-Marceau. Je cherchois
-cette ville superbe dont j'avois lu de si brillantes
-descriptions. Je voyois de laides chaumières
-très hautes, de longues rues très étroites, des malheureux
-couverts de haillons, une foule d'enfans
-presque nus; je voyois la population nombreuse
-et l'horrible misère. Je demandai à mon père si
-c'étoit là Paris: il me répondit froidement que ce
-n'étoit pas le plus beau quartier; que le lendemain
-nous aurions le temps d'en visiter un autre. Il étoit
-presque nuit; Adélaïde (c'est le nom de ma s&oelig;ur)
-entra dans son couvent, où elle étoit attendue.
-Mon père descendit avec moi près de l'Arsenal,
-chez M. Duportail, son intime ami, de qui je
-parlerai plus d'une fois dans la suite de ces Mémoires.</p>
-
-<p>Le lendemain, mon père me tint parole, en un
-quart d'heure une voiture rapide nous conduisit à
-la place Louis XV. Là, nous mîmes pied à terre;
-le spectacle qui frappa mes yeux les éblouit de sa
-magnificence. A droite, <i>la Seine à regret fugitive</i>;
-sur la rive, de vastes châteaux; de superbes palais
-à gauche; une promenade charmante derrière moi;
-en face, un jardin majestueux. Nous avançâmes,
-je vis la demeure des rois. Il est plus aisé de se
-figurer ma comique stupéfaction que de la peindre.
-A chaque pas, des objets nouveaux attiroient mon
-attention; j'admirois la richesse des modes, l'éclat
-de la parure, l'élégance des manières. Tout à coup
-je me rappelai ce quartier de la veille, et mon
-étonnement s'accrut; je ne comprenois pas comment
-il se pouvoit qu'une même enceinte renfermât
-des objets si différens. L'expérience ne m'avoit
-pas encore appris que partout les palais cachent
-des chaumières, que le luxe produit la misère, et
-que de la grande opulence d'un seul naît toujours
-l'extrême pauvreté de plusieurs.</p>
-
-<p>Nous employâmes plusieurs semaines à visiter ce
-que Paris a de plus remarquable. Le baron me montroit
-une foule de monumens célèbres chez l'étranger,
-presque ignorés de ceux qui les possèdent.
-Tant de chefs-d'&oelig;uvre m'étonnèrent d'abord, et
-bientôt ne m'inspirèrent plus qu'une froide admiration.
-Sait-on bien, à quinze ans, ce que c'est
-que la gloire des arts et l'immortalité du génie?
-Il faut des beautés plus animées pour échauffer un
-jeune c&oelig;ur.</p>
-
-<p>C'étoit au couvent d'Adélaïde que je devois rencontrer
-l'objet adorable par qui mon existence alloit
-commencer. Le baron, qui chérissoit ma s&oelig;ur,
-alloit presque tous les jours la demander au parloir.
-Toutes les demoiselles bien nées savent qu'au couvent
-on a de bonnes amies; beaucoup de belles
-dames assurent qu'il est rare d'en trouver ailleurs;
-quoi qu'il en soit, ma s&oelig;ur, naturellement sensible,
-eut bientôt choisi la sienne. Un jour elle
-nous parla de M<sup>lle</sup> Sophie de Pontis, et nous fit
-de cette jeune personne un éloge que nous crûmes
-exagéré. Mon père fut curieux de voir la bonne
-amie de sa fille; je ne sais quel doux pressentiment
-fit palpiter mon c&oelig;ur lorsque le baron pria Adélaïde
-d'aller chercher M<sup>lle</sup> de Pontis. Ma s&oelig;ur y
-courut, elle amena&hellip; Figurez-vous Vénus à quatorze
-ans! Je voulus avancer, parler, saluer; je
-restai le regard fixe, la bouche ouverte, les bras
-pendans. Mon père s'aperçut de mon trouble et
-s'en amusa. «Du moins vous saluerez», me dit-il.
-Mon trouble s'augmenta; je fis la révérence la
-plus gauche. «Mademoiselle, poursuivit le baron,
-je vous assure que ce jeune homme a eu un maître
-à danser.» Je fus tout à fait déconcerté. Le baron
-fit à Sophie un compliment flatteur; elle y répondit
-modestement et d'une voix altérée qui retentit jusqu'à
-mon c&oelig;ur. J'ouvrois de grands yeux étonnés,
-je prêtois une oreille attentive; ma langue embarrassée
-demeuroit toujours suspendue. Mon père,
-avant de sortir, embrassa sa fille, et salua M<sup>lle</sup> de
-Pontis. Moi, dans un transport involontaire, je
-saluai ma s&oelig;ur, et j'allois embrasser Sophie. La
-vieille gouvernante de cette demoiselle, conservant
-plus de présence d'esprit que moi, m'avertit de ma
-méprise; le baron me regarda d'un air étonné; le
-front de Sophie se couvrit d'une aimable rougeur,
-et pourtant un léger sourire effleura ses lèvres de
-rose.</p>
-
-<p>Nous revînmes chez M. Duportail: on se mit
-à table; je mangeai comme un amoureux de quinze
-ans, c'est-à-dire vite et longtemps. Après dîner je
-prétextai une indisposition légère, et je me retirai
-dans mon appartement. Là, je me rappelai librement
-Sophie et tous ses charmes. «Que de grâces,
-que de beauté! me disois-je; sa charmante figure
-est pleine d'esprit, et son esprit, j'en suis sûr, répond
-à sa figure. Ses grands yeux noirs m'ont inspiré
-je ne sais quoi&hellip;; c'est de l'amour sans
-doute. Ah! Sophie, c'est de l'amour, et pour la
-vie!» Revenu de ce premier transport, je me souvins
-d'avoir vu dans plusieurs romans les effets
-prodigieux d'une rencontre imprévue; le premier
-coup d'&oelig;il d'une belle avoit suffi pour captiver les
-sentimens d'un amant tendre; et l'amante elle-même,
-frappée d'un trait vainqueur, s'étoit sentie
-entraînée par un penchant irrésistible. Cependant
-j'avois lu de longues dissertations dans lesquelles
-des philosophes profonds nioient le pouvoir de la
-sympathie, qu'ils appeloient une chimère. «Sophie,
-m'écriai-je, je sens bien que je vous aime; mais
-avez-vous partagé mon trouble et mes agitations?»
-L'air dont je m'étois présenté n'étoit pas très propre
-à m'inspirer beaucoup de confiance; mais sa
-jolie voix, d'abord altérée, qu'elle avoit eu peine
-à rassurer par degrés! ce doux sourire par lequel
-elle avoit paru applaudir à ma méprise et me consoler
-de ma privation!&hellip; L'espérance entra dans
-mon c&oelig;ur, il me parut très possible qu'en fait de
-tendresse la philosophie radotât, et que les romans
-seuls eussent raison.</p>
-
-<p>Je m'étois approché, par hasard, de ma fenêtre:
-je vis le baron et M. Duportail se promener à
-grands pas dans le jardin. Mon père parloit avec
-feu, son ami sourioit de temps en temps; tous
-deux, par intervalles, jetoient les jeux sur mes
-croisées; je jugeai qu'il étoit question de moi dans
-leur entretien, et que déjà peut-être mon père
-avoit soupçonné ma passion naissante. Cette idée
-m'inquiéta beaucoup moins pourtant que celle du
-départ de mon père que je croyois prochain. Quitter
-ma Sophie sans savoir quand je pourrois jouir
-du bonheur de la revoir! mettre plus de cent lieues
-entre elle et moi! je n'y pus penser sans frémir.
-Mille réflexions douloureuses m'occupèrent toute
-la soirée: je soupai tristement, j'ignorois encore
-les plaisirs de l'amour, et déjà je ressentois ses inquiétudes
-mortelles.</p>
-
-<p>Une partie de la nuit se passa dans les mêmes
-agitations. Je m'endormis enfin, dans l'espérance
-de voir ma Sophie le lendemain. Son image vint
-embellir mes songes; l'amour, propice à mes v&oelig;ux,
-daigna prolonger un si doux sommeil. Il étoit tard
-quand je m'éveillai: je n'appris pas sans chagrin
-qu'on m'avoit laissé reposer, parce que mon père
-étoit sorti dès le matin et ne devoit rentrer que le
-soir. Je me désolois tout bas de ne pouvoir faire
-une visite à ma s&oelig;ur, quand M. Duportail entra;
-il me fit mille amitiés, et me demanda si j'étois
-content de la capitale: je l'assurai que je ne craignois
-rien tant que de la quitter. Il me déclara que
-je n'aurois pas ce déplaisir; que mon père, jaloux
-de donner une éducation très soignée à l'unique
-héritier de son nom et de veiller de très près au
-bonheur d'une fille qu'il aimoit, avoit résolu de se
-fixer à Paris pendant quelques années, et que, pour
-y vivre d'une manière convenable à un homme de
-sa qualité, il alloit faire sa maison. Cette bonne
-nouvelle me causa une joie que je ne pus dissimuler;
-M. Duportail en modéra l'excès en m'apprenant
-qu'on avoit commencé par me choisir un
-honnête gouverneur et un fidèle domestique. A
-l'instant même on annonça M. Person.</p>
-
-<p>Je vis entrer un petit monsieur sec et blême,
-dont la mine justifioit pleinement la mauvaise humeur
-que m'avoit inspirée son titre. Il s'avança
-d'un air grave et composé, puis, d'un ton lent
-et mielleux, il commença: «Monsieur, votre
-figure&hellip;» Content du mot qu'il avoit dit, il
-s'arrêta, cherchant le mot qu'il alloit dire&hellip;,
-«votre figure répond de votre personne.» Je
-répliquai fort sèchement à ce doux compliment.
-Privé du bonheur de voir Sophie, je ne trouvois
-d'autres ressources que le plaisir de m'occuper
-d'elle, et monsieur l'abbé venoit m'enlever cette
-consolation! Je résolus de le pousser à bout; dès
-la première journée j'y réussis passablement.</p>
-
-<p>Le soir, mon père daigna me confirmer de sa
-propre bouche les arrangemens qu'il se proposoit;
-il me signifia, en même temps, que désormais je
-ne sortirois plus qu'avec mon gouverneur. C'étoit
-m'avertir de l'intérêt que j'avois à le ménager: ma
-situation devenoit critique, et mon amour, irrité
-par les obstacles, sembloit s'accroître avec ma
-gêne. J'avois fait d'assez bonnes études; mon
-gouverneur, présomptueux, s'étoit chargé du pénible
-emploi de les perfectionner; heureusement
-j'eus lieu de m'apercevoir, aux premières leçons,
-que le disciple valoit au moins l'instituteur.
-«Monsieur l'abbé, lui dis-je, vous êtes capable
-d'enseigner autant que je suis curieux d'apprendre.
-Pourquoi nous gêner mutuellement? Croyez-moi,
-laissons là des livres sur lesquels nous pâlirions
-gratis; allons voir ma s&oelig;ur à son couvent, et, si
-M<sup>lle</sup> Sophie de Pontis vient au parloir, vous verrez
-comme elle est jolie.» L'abbé voulut se fâcher;
-mais, profitant de l'avantage que j'avois sur lui:
-«Vous n'aimez pas l'exercice, à ce que je vois,
-lui répliquai-je: eh bien! restons ici; mais ce soir,
-je déclare à monsieur le baron l'extrême désir que je
-me sens d'avancer dans mes études, et l'insuffisance
-absolue de celui qui s'est chargé de m'éclairer dans
-mes travaux: si vous niez, je demande un examen
-que mon père lui-même nous fera subir.» L'abbé
-fut atterré de la force de mes derniers argumens.
-Il fit une grimace épouvantable, prit sa petite
-canne et son humble chapeau; nous volâmes au
-couvent.</p>
-
-<p>Adélaïde vint au parloir accompagnée seulement
-de sa gouvernante, qu'on appeloit Manon. Cette
-fille étoit un vieux domestique de ma mère, et
-nous avoit élevés; je la priai de nous laisser: elle
-m'obéit sans peine. Restoit le maudit petit gouverneur,
-qu'il n'étoit pas possible d'éloigner. Ma
-s&oelig;ur se plaignit qu'on eût laissé passer plusieurs
-jours sans la venir voir; elle m'étonna en m'apprenant
-que le baron l'avoit négligée autant que
-moi; nous pensâmes qu'il falloit qu'il fût bien
-préoccupé de ses projets nouveaux pour avoir oublié
-sa chère fille. «Mais vous, Faublas, me dit
-Adélaïde, qui vous a retenu ces jours-ci? Boudez-vous
-votre s&oelig;ur et sa bonne amie? vous seriez un
-ingrat: M<sup>lle</sup> de Pontis est sortie; revenez nous
-voir demain, surtout prenez garde aux méprises,
-et Sophie tâchera de faire votre paix avec sa vieille
-gouvernante, qui ne vous a pas encore bien pardonné
-vos distractions.» Je dis à ma s&oelig;ur qu'il
-falloit obtenir mon congé de monsieur l'abbé, que
-la rage du travail possédoit sans relâche. Adélaïde,
-croyant que je parlois sérieusement, adressa à mon
-grave instituteur les plus vives instances, que j'excitois
-par les miennes. Il soutint le persiflage plus
-paisiblement que je ne l'aurois cru; je remarquai
-même que, lorsque je parlai de revenir, il m'observa
-qu'il étoit encore de bonne heure: cette
-complaisance me réconcilia tout à fait avec lui.</p>
-
-<p>Mon père m'attendoit chez M. Duportail pour
-nous conduire dans un hôtel fort beau, qu'il venoit
-de louer faubourg Saint-Germain. Je fus mis le
-soir même en possession de l'appartement qu'il m'y
-avoit marqué. Je trouvai là Jasmin, ce domestique
-dont on m'avoit parlé. C'étoit un grand garçon
-de bonne mine, il me plut au premier coup d'&oelig;il.</p>
-
-<p>«Boudez-vous votre s&oelig;ur et sa bonne amie?
-vous seriez un ingrat», m'avoit dit Adélaïde. Je me
-répétai cent fois ce reproche, et le commentai de
-cent manières différentes. Il avoit donc été question
-de moi, on m'avoit donc attendu, j'avois donc
-été désiré? Que la nuit me parut longue, que la
-matinée fut mortelle! quel tourment d'entendre
-sonner les heures, et de ne pouvoir hâter celle qui
-nous rapproche de l'objet aimé!</p>
-
-<p>Il arriva enfin le moment si désiré! je vis ma
-s&oelig;ur, je vis Sophie, non moins belle et plus jolie
-que la première fois. Il y avoit dans sa simple
-parure je ne sais quoi de plus adroit et de plus séduisant.
-Dans cette seconde visite, mes yeux détaillèrent
-pour ainsi dire ses charmes, et plus d'une
-fois nos regards se rencontrèrent pendant cet
-examen si doux. J'admirai sa longue chevelure
-noire, qui contrastoit singulièrement avec sa peau
-fine, d'une blancheur éblouissante; sa taille élégante
-et légère, que j'aurois embrassée de mes
-dix doigts; les grâces enchanteresses répandues
-sur toute sa personne, son pied mignon, dont
-j'ignorois le favorable augure; et ses yeux surtout,
-ses beaux yeux qui sembloient me dire:
-«Ah! que nous aimerons l'heureux mortel qui
-saura nous plaire!»</p>
-
-<p>Je fis à M<sup>lle</sup> de Pontis un compliment qui dut
-d'autant plus la flatter qu'il étoit aisé de s'apercevoir
-que je ne l'avois pas préparé. La conversation
-fut d'abord générale, la gouvernante de
-Sophie s'en mêla; je vis qu'on ménageoit la vieille,
-et qu'elle aimoit à causer; je trouvai charmans les
-sots contes qu'elle nous fit. Cependant Person s'entretenoit
-avec ma s&oelig;ur, et moi, d'une voix basse
-et tremblante, je faisois à ma Sophie cent questions
-et cent complimens. La vieille continuoit de
-raconter ses belles histoires que nous n'écoutions
-plus. Elle s'aperçut enfin qu'en parlant beaucoup
-elle ne parloit à personne; elle se leva brusquement,
-et me dit: «Monsieur, vous me faites commencer
-une narration, et vous n'en écoutez pas la
-fin, cela est très malhonnête.» Sophie, en me
-quittant, me consola par un regard tendre.</p>
-
-<p>Nous entendîmes le bruit d'une voiture, c'étoit
-celle du baron; il entra, Adélaïde se plaignit de la
-rareté de ses visites; il allégua, d'un ton assez contraint,
-les embarras d'un établissement nouveau. Il
-causa quelques minutes d'un air préoccupé, et se
-leva ensuite brusquement avec quelques signes
-d'impatience; il retournoit à l'hôtel, il m'y ramena.</p>
-
-<p>Nous trouvâmes à la porte un équipage brillant.
-Le suisse dit au baron qu'<i>un gros monsieur noir</i>
-l'attendoit depuis plus d'une heure, et qu'<i>une
-cholie tame</i> venoit d'arriver à l'instant. Mon père
-parut aussi joyeux que surpris; il monta avec empressement:
-je voulus le suivre, il me pria d'entrer
-chez moi. Jasmin, à qui je demandai s'il connoissoit
-le <i>gros monsieur noir</i> et la <i>cholie tame</i>, me répondit
-que non.</p>
-
-<p>Curieux de pénétrer le mystère et piqué de ce
-que c'en étoit un pour moi, je me mis en sentinelle
-à l'une des fenêtres de mon appartement, qui donnoit
-sur la rue. Je n'y restai pas longtemps sans
-voir sortir un gros homme vêtu de noir, qui parloit
-seul et paroissoit content. Un quart d'heure
-après je vis une jeune dame s'élancer légèrement
-dans sa voiture; le baron, beaucoup moins ingambe,
-voulut sauter aussi lestement, il pensa se
-rompre le col; je fus effrayé; mais les éclats de
-rire qui partoient de la voiture me rassurèrent pleinement.
-Je m'étonnai que mon père, naturellement
-colère, ne donnât aucun signe d'humeur; il monta
-paisiblement, mit la tête à la portière, me vit à ma
-croisée, et parut un peu confus. Je l'entendis ordonner
-aux domestiques de m'avertir qu'il sortoit
-pour affaire, et que je pouvois me dispenser de
-l'attendre à souper. Je fis part de ma curiosité à
-Jasmin, qui paroissoit mériter ma confiance; il
-questionna, sans affectation, les domestiques du
-baron. Je sus le même soir que mon père fréquentoit
-les spectacles et lisoit les papiers publics; il
-venoit de prendre une maîtresse à l'Opéra et un
-intendant dans les <i>Petites Affiches</i>! j'en conclus
-qu'il falloit que le baron fût bien riche pour se
-charger de ce double fardeau. Au reste, cette
-réflexion ne me toucha que foiblement. J'aimois,
-j'avois l'espérance de plaire; au printemps de la
-vie connoît-on d'autres biens?</p>
-
-<p>En peu de temps je rendis à ma s&oelig;ur des visites
-fréquentes; M<sup>lle</sup> de Pontis l'accompagnoit presque
-toujours au parloir. La vieille gouvernante ne se
-fâchoit plus parce que je la laissois finir ses histoires,
-et d'ailleurs Adélaïde avoit soin de lui
-faire de petits présens. M. Person n'étoit plus cet
-instituteur sévère, possédé, comme tant d'autres
-confrères, de la rage d'enseigner ce qu'il ignoroit.
-C'étoit, comme tant d'autres aussi, un petit pédant
-couleur de rose, toujours bien régulièrement coiffé,
-minutieux dans sa parure, relâché dans sa morale,
-développant avec les femmes une érudition profonde,
-affectant avec les hommes de n'effleurer que
-la superficie. Aussi doux et complaisant qu'il s'étoit
-d'abord montré intraitable et dur, il paroissoit
-n'avoir d'autres désirs que de prévenir les miens,
-et, quand je parlois d'aller au couvent, je le trouvois
-aussi empressé que moi.</p>
-
-<p>Cependant mon père, livré aux plaisirs bruyans
-de la capitale, recevoit beaucoup de monde chez lui.
-Je fus caressé du beau sexe; on me fit des agaceries
-que je ne compris pas. Certaine douairière surtout
-essaya sur moi le pouvoir de ses charmes flétris;
-on se donna des airs enfantins, on épuisa les
-minauderies fines: je n'entendis seulement pas ce
-que ce manège signifioit. D'ailleurs je ne voyois
-dans le monde entier que Sophie; l'amour innocent
-et pur m'enflammoit pour elle, et j'ignorois
-encore qu'il existoit un autre amour.</p>
-
-<p>Depuis plus de quatre mois je voyois Sophie
-presque tous les jours, l'habitude d'être ensemble
-étoit devenue pour nous un besoin. On sait que
-l'amour, quand il s'ignore lui-même ou quand il
-cherche à se déguiser, invente des noms caressans
-pour suppléer aux noms plus doux qu'il soupçonne
-et qu'il attend. Sophie m'appeloit son jeune cousin,
-j'appelois Sophie ma jolie cousine. La tendresse
-qui nous animoit brilloit dans nos moindres
-actions, nos regards l'exprimoient; ma bouche n'en
-avoit point encore hasardé l'aveu; et ma s&oelig;ur ne
-devinoit pas ou gardoit le secret de sa bonne amie.
-Aveuglément livré aux premières impulsions de la
-nature, j'étois loin de soupçonner son but secret.
-Content de parler à Sophie, heureux de l'entendre
-et de baiser quelquefois sa jolie main, je désirois
-davantage; je n'aurois pu dire ce que je désirois.
-Le moment approchoit où l'une des plus charmantes
-femmes de la capitale alloit dissiper les ténèbres
-qui m'environnoient et m'initier aux plus doux mystères
-de Vénus.</p>
-
-<hr />
-
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<p class="top4em">Nous étions dans cette saison bruyante
-où règnent à la ville les plaisirs avec
-la folie; Momus avoit donné le signal
-de la danse, on touchoit aux jours
-gras. Le jeune comte de Rosambert, depuis trois
-mois compagnon de mes exercices, et que mon
-père combloit d'honnêtetés, me reprochoit depuis
-quelques jours la vie tranquille et retirée
-que je menois: devois-je, à mon âge, m'enterrer
-tout vivant dans la maison de mon père, et borner
-mes promenades à de sottes visites chez des
-béguines, pour y voir, qui? ma s&oelig;ur! N'étoit-il
-pas temps de sortir de mon enfance, que l'on
-vouloit prolonger éternellement? et ne devois-je
-pas me hâter d'entrer dans le monde, où, avec ma
-figure et mon esprit, je ne pouvois manquer d'être
-favorablement accueilli? «Tenez, ajouta-t-il, je
-veux demain vous conduire à un bal charmant où
-je vais régulièrement quatre fois par semaine, vous
-y verrez bonne compagnie.» J'hésitois encore.
-«Il est sage comme une fille! poursuivit le comte;
-eh mais, craignez-vous que votre honneur ne coure
-quelque hasard? Habillez-vous en femme, sous des
-habits qu'on respecte il sera bien à couvert.» Je
-me mis à rire sans savoir pourquoi. «En vérité,
-reprit-il, cela vous iroit au mieux! Vous avez une
-figure douce et fine, un léger duvet couvre à
-peine vos joues; cela sera délicieux,&hellip; et puis&hellip;
-tenez, je veux tourmenter certaine personne&hellip;
-Chevalier, habillez-vous en femme, nous nous amuserons,&hellip;
-cela sera charmant!&hellip; vous verrez, vous
-verrez!»</p>
-
-<p>L'idée de ce travestissement me plut. Il me parut
-fort agréable d'aller voir Sophie sous les habits
-de son sexe. Le lendemain, un habile tailleur que
-le comte de Rosambert avoit fait avertir m'apporta
-un habit d'amazone complet, tel que le portent les
-dames angloises quand elles montent à cheval. Un
-élégant coiffeur me donna le coup de peigne
-moelleux, et posa sur ma tête virginale le petit
-chapeau de castor blanc. Je descendis chez mon
-père; dès qu'il m'aperçut, il vint à moi d'un air
-d'inquiétude, puis s'arrêtant tout d'un coup: «Bon!
-dit-il en riant, j'ai d'abord cru que c'étoit Adélaïde!»
-Je lui observai qu'il me flattoit beaucoup.
-«Non, je vous ai pris pour Adélaïde, et je cherchois
-déjà quel motif lui avoit fait quitter son couvent
-sans ma permission, pour venir ici dans cet étrange
-équipage. Au reste, gardez-vous d'être fier de ce
-petit avantage: une jolie figure est dans un homme
-le plus mince des mérites.» M. Duportail étoit là.
-«Vous vous moquez, Baron, s'écria-t-il; ne savez-vous
-pas&hellip;?» Mon père le regarda, il se tut.</p>
-
-<p>Ce fut mon père qui le premier témoigna le
-désir d'aller au couvent, il m'y conduisit. Adélaïde
-ne me reconnut qu'après quelques momens d'examen.
-Le baron, enchanté de l'extrême ressemblance
-qu'il y avoit entre ma s&oelig;ur et moi, nous accabloit
-de caresses et nous embrassoit tour à tour.
-Cependant Adélaïde se repentoit d'être venue seule
-au parloir. «Que je suis fâchée, dit-elle, de n'avoir
-point amené ma bonne amie! comme nous aurions
-joui de sa surprise! Mon cher papa, permettez-vous
-que je l'aille chercher?» Le baron y consentit.
-En rentrant, Adélaïde dit à Sophie: «Ma bonne
-amie, embrassez ma s&oelig;ur.» Sophie, interdite,
-m'examinoit, elle s'arrêta confondue. «Embrassez
-donc mademoiselle», dit la vieille gouvernante,
-trompée par la métamorphose. «Mademoiselle,
-embrassez donc ma fille», répéta le baron, que la
-scène amusoit. Sophie rougit et s'approcha en
-tremblant; mon c&oelig;ur palpitoit. Je ne sais quel
-secret instinct nous conduisit, je ne sais avec quelle
-adresse nous dérobâmes notre bonheur aux témoins
-intéressés qui nous observoient; ils crurent que
-dans cette douce étreinte nos joues seulement
-s'étoient rencontrées,&hellip; mes lèvres avoient pressé les
-lèvres de Sophie!&hellip; Lecteurs sensibles qui vous
-êtes attendris quelquefois avec l'amante de Saint-Preux<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>,
-jugez quel plaisir nous goûtâmes:&hellip; c'étoit
-aussi le premier baiser de l'amour.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Dans la <i>Nouvelle Héloïse</i>.</p>
-</div>
-<p>A notre retour nous trouvâmes à l'hôtel M. de
-Rosambert qui m'attendoit. Le baron sut bientôt
-de quoi il s'agissoit, et me permit, plus aisément
-que je ne l'aurois cru, de passer la nuit entière au
-bal. Sa voiture nous y conduisit. «Je vais, me dit
-le comte, vous présenter à une jeune dame qui
-m'estime beaucoup; il y a deux grands mois que
-je lui ai juré une ardeur éternelle, et plus de six
-semaines que je la lui prouve.» Ce langage étoit
-pour moi tout à fait énigmatique; mais déjà je
-commençois à rougir de mon ignorance: je souris
-d'un air fin, pour faire croire à Rosambert que je
-le comprenois. «Comme je vais la tourmenter!
-continua-t-il; ayez l'air de m'aimer beaucoup, vous
-verrez quelle mine elle fera! Surtout ne vous avisez
-pas de lui dire que vous n'êtes pas fille&hellip; Oh! nous
-allons la désoler!»</p>
-
-<p>Dès que nous parûmes dans l'assemblée, tous
-les regards se fixèrent sur moi: j'en fus troublé, je
-sentis que je rougissois, je perdis toute contenance.
-Il me vint d'abord dans l'esprit que quelque partie
-de mon ajustement mal arrangée ou que mon maintien
-emprunté m'avoient trahi; mais bientôt, à
-l'empressement général des hommes, au mécontentement
-universel des femmes, je jugeai que j'étois
-bien déguisé. Celle-ci me jetoit un regard dédaigneux,
-celle-là m'examinoit d'un petit air boudeur;
-on agitoit les éventails, on se parloit tout bas, on
-sourioit malignement; je vis que je recevois l'accueil
-dont on honore, dans un cercle nombreux, une
-rivale trop jolie qu'on y voit pour la première fois.</p>
-
-<p>Une très belle femme entra, c'étoit la maîtresse
-du comte; il lui présenta sa parente, qui sortoit,
-disoit-il, du couvent. La dame (elle s'appeloit la
-marquise de B&hellip;) m'accueillit très obligeamment;
-je pris place auprès d'elle, et les jeunes gens firent
-un demi-cercle autour de nous. Le comte, bien
-aise d'exciter la jalousie de sa maîtresse, affectoit
-de me donner une préférence marquée. La marquise,
-apparemment piquée de sa coquetterie et
-bien résolue de l'en punir en lui dissimulant le dépit
-qu'elle en ressentoit, redoubla pour moi de politesse
-et d'amitié. «Mademoiselle, avez-vous du
-goût pour le couvent? me dit-elle.&mdash;Je l'aimerois
-bien, Madame, s'il s'y trouvoit beaucoup de
-personnes qui vous ressemblassent.» La marquise
-me témoigna par un sourire combien ce compliment
-la flattoit; elle me fit plusieurs autres questions,
-parut enchantée de mes réponses, m'accabla de ces
-petites caresses que les femmes se prodiguent entre
-elles, dit à Rosambert qu'il étoit trop heureux
-d'avoir une telle parente, et finit par me donner
-un baiser tendre que je lui rendis poliment. Ce
-n'étoit pas ce que Rosambert vouloit ni ce qu'il
-s'étoit promis. Désolé de la vivacité de la marquise,
-et plus encore de la bonne foi avec laquelle je recevois
-ses caresses, il se pencha à son oreille, et lui
-découvrit le secret de mon déguisement. «Bon!
-quelle apparence!» s'écria la marquise, après
-m'avoir considéré quelques momens. Le comte
-protesta qu'il avoit dit la vérité. Elle me fixa de
-nouveau. «Quelle folie! cela ne se peut pas.»
-Et le comte renouvela ses protestations. «Quelle
-idée! reprit la marquise en baissant la voix; savez-vous
-ce qu'il dit? il soutient que vous êtes un jeune
-homme déguisé!» Je répondis timidement, et bien
-bas, qu'il disoit la vérité. La marquise me lança
-un regard tendre, me serra doucement la main, et,
-feignant de m'avoir mal entendu: «Je le savois
-bien, dit-elle assez haut, cela n'avoit pas l'ombre
-de vraisemblance»; puis, s'adressant au comte:
-«Mais, Monsieur, à quoi cette plaisanterie ressemble-t-elle?&mdash;Quoi!
-reprit celui-ci très étonné,
-mademoiselle prétend&hellip;&mdash;Comment, si elle le
-prétend! mais voyez donc! un enfant si aimable!
-une aussi jolie personne!&mdash;Quoi! dit encore le
-comte&hellip;&mdash;Ho! Monsieur, finissez, reprit la marquise
-avec une humeur très marquée, vous me
-croyez folle ou vous êtes fou.»</p>
-
-<p>Je crus de bonne foi qu'elle ne m'avoit pas compris,
-je baissai la voix. «Je vous demande pardon,
-Madame, je me suis peut-être mal expliqué;
-je ne suis pas ce que je parois être, le comte vous
-a dit la vérité.&mdash;Je ne vous crois pas plus que
-lui», répondit-elle en affectant de parler encore
-plus bas que moi; elle me serra la main. «Je
-vous assure, Madame&hellip;&mdash;Taisez-vous, vous êtes
-une friponne, mais vous ne me ferez pas prendre
-le change plus que lui»; et elle m'embrassa de
-nouveau. Rosambert, qui ne nous avoit pas entendus,
-demeura stupéfait. La jeunesse qui nous
-environnoit paroissoit attendre avec autant de curiosité
-que d'impatience la fin et l'explication d'un
-dialogue aussi obscur pour elle; mais le comte,
-retenu par la crainte de déplaire à sa maîtresse en
-se couvrant lui-même de ridicule, se flattant d'ailleurs
-que je finirois bientôt le quiproquo, se mordoit
-les lèvres et n'osoit plus dire un seul mot.
-Heureusement la marquise vit entrer la comtesse
-de ***, son amie; je ne sais ce qu'elle lui dit à
-l'oreille, mais aussitôt la comtesse s'attacha à Rosambert
-et ne le quitta plus.</p>
-
-<p>Cependant le bal étoit commencé, je figurois
-dans une contredanse, le hasard voulut que la
-comtesse et Rosambert se trouvassent assis derrière
-la place que j'occupois. La jeune dame lui
-disoit: «Non, non, tout cela est inutile, je me
-suis emparée de vous pour toute la soirée, je ne
-vous cède à personne. Plus jalouse qu'un sultan,
-je ne vous laisse parler à qui que ce soit, vous ne
-danserez pas ou vous danserez avec moi, et, si vous
-pensez tout ce que vous me dites d'obligeant, je
-vous défends de dire un mot, un seul mot, à la
-marquise ni à votre jeune parente.&mdash;Ma jeune
-parente! interrompit le comte, si vous saviez&hellip;&mdash;Je
-ne veux rien savoir, je prétends seulement que
-vous restiez là. Hé! mais, ajouta-t-elle légèrement,
-j'ai peut-être des projets sur vous, allez-vous faire
-le cruel?» Je n'en entendis pas davantage, la contredanse
-finissoit. La marquise ne m'avoit pas perdu
-de vue un moment; je voulus me reposer, je trouvai
-une place auprès d'elle; nous commençâmes,
-reprîmes, quittâmes et reprîmes vingt fois une conversation
-fort animée, souvent interrompue par ses
-caresses, et dans laquelle je vis bien qu'il falloit lui
-laisser une erreur qui paroissoit lui plaire.</p>
-
-<p>Le comte ne cessoit de nous observer avec une
-inquiétude très marquée; la marquise ne paroissoit
-pas s'en apercevoir. «Mon intention, me dit-elle
-enfin, n'est pas de passer ici la nuit entière, et, si
-vous m'en croyez, vous ménagerez votre santé.
-Acceptez chez moi une collation légère; il est
-plus de minuit, M. le marquis ne tardera pas à me
-venir joindre; nous irons souper chez moi, ensuite
-je vous reconduirai moi-même chez vous. Au
-reste, ajouta-t-elle d'un air négligé, c'est un singulier
-homme que M. de B&hellip; Il lui prend de
-temps en temps des caprices de tendresse pour
-moi, il a des accès de jalousie fort ridicules, des
-airs d'attention dont je le dispenserois volontiers;
-quant à la fidélité qu'il me jure, je n'y crois pas
-plus que je ne m'en soucie, cependant je ne serois
-pas fâchée de la mettre à l'épreuve: il va vous
-voir, il vous trouvera charmante. Vous ne recommencerez
-pas alors ce petit conte de votre déguisement:
-c'est une jolie plaisanterie, mais nous l'avons
-épuisée; aussi, loin de la répéter devant
-M. de B&hellip;, vous voudrez bien, s'il ne vous répugne
-pas de m'obliger un peu, vous voudrez bien
-lui faire quelques avances.» Je demandai à la
-marquise ce que c'étoit que des avances. Elle rit
-de bon c&oelig;ur de l'ingénuité de ma question, et
-puis, me regardant d'un air attendri: «Écoutez,
-me dit-elle, vous êtes femme, cela est clair, ainsi
-toutes les caresses que je vous ai faites ce soir ne
-sont que des amitiés; mais, si vous étiez effectivement
-un jeune homme déguisé, et que, le croyant,
-je vous eusse traité de la même manière, cela s'appelleroit
-des avances, et des avances très fortes.»
-Je lui promis de faire des avances au marquis.
-«Fort bien, souriez à ses propos, regardez-le
-d'un certain air; mais ne vous avisez pas de lui
-serrer la main comme je vous fais, et de l'embrasser
-comme je vous embrasse; cela ne seroit ni décent
-ni vraisemblable.»</p>
-
-<p>Nous en étions là quand le marquis arriva. Il
-me parut jeune encore; il étoit assez bien fait,
-mais d'une taille fort petite, et ses manières ressembloient
-à sa taille; sa figure avoit de la gaieté,
-mais de cette gaieté qui fait qu'on rit toujours
-aux dépens de celui qui l'inspire. «Voici M<sup>lle</sup> Duportail,
-lui dit la marquise (je m'étois donné ce
-nom), c'est une jeune parente du comte, vous me
-remercierez de vous l'avoir fait connoître, elle
-veut bien venir souper avec nous.» Le marquis
-trouva que j'avois la <i>physionomie heureuse</i>, il me
-prodigua des éloges ridicules, je l'en remerciai par
-des complimens outrés. «Je suis très content, me
-dit-il d'un air pesant qu'il croyoit fin, que vous
-me fassiez l'honneur de souper chez moi, Mademoiselle;
-vous êtes jolie, très jolie, et ce que je
-vous dis là est certain, car je me connois en physionomie.»
-Je répondis par le plus agréable sourire.
-«Ma chère enfant, me disoit la marquise de
-l'autre côté, j'ai engagé votre parole, vous êtes
-trop polie pour me dédire; au reste, je vous débarrasserai
-du marquis dès qu'il vous ennuiera.»
-Elle me serra la main; le marquis la vit. «Ho!
-que je voudrois, dit-il, tenir une de ces petites
-mains-là dans les miennes!» Je lui lançai une
-&oelig;illade meurtrière. «Partons, Mesdames, partons»,
-s'écria-t-il d'un air léger et conquérant. Il
-sortit pour appeler ses gens.</p>
-
-<p>Le comte, qui l'entendit, vint à nous, quelques
-efforts que la comtesse eût faits pour le retenir. Il
-me dit d'un ton sérieusement ironique: «Monsieur
-se trouve sans doute fort bien sous ses habits
-galans, il ne compte pas apparemment désabuser
-la marquise?» Je répondis sur le même ton, mais
-en baissant la voix: «Mon cher parent, voudriez-vous
-sitôt détruire votre ouvrage?» Il s'adressa à la
-marquise: «Madame, je me crois en conscience
-obligé de vous avertir encore une fois que ce n'est
-point M<sup>lle</sup> Duportail qui aura le bonheur de souper
-chez vous, mais bien le chevalier de Faublas,
-mon très jeune et très fidèle ami.&mdash;Et moi,
-Monsieur, lui répondit-on, je vous déclare que
-vous avez trop compté sur ma patience ou sur ma
-crédulité. Ayez la bonté de cesser cet impertinent
-badinage, ou décidez-vous à ne me revoir jamais.&mdash;Je
-me sens le courage de prendre l'un et l'autre
-parti, Madame; je serois désolé de troubler vos
-plaisirs par mes indiscrétions, ou de les gêner par
-mes importunités.»</p>
-
-<p>Le marquis rentroit au moment même; il frappa
-sur l'épaule de Rosambert, et, le retenant par le
-bras: «Quoi! tu ne soupes pas avec nous? tu
-nous laisses ta parente? Sais-tu qu'elle est jolie ta
-parente? sais-tu que sa physionomie promet?» Il
-baissa la voix: «Mais entre nous je crois la petite
-personne un peu&hellip; vive.&mdash;Ho! oui, très jolie
-et très vive, reprit le comte avec un sourire amer,
-elle ressemble à bien d'autres»; et puis, comme
-s'il eût pressenti le sort prochain de ce bon mari:
-«Je vous souhaite une bonne nuit, lui dit-il.&mdash;Quoi!
-penses-tu, reprit le marquis, que je garde
-ta parente pour&hellip; Écoute donc, si elle le vouloit
-bien!&hellip;&mdash;Je vous souhaite une bonne nuit»,
-répéta le comte, et il sortit en éclatant de rire. La
-marquise soutint que M. de Rosambert devenoit
-fou, je trouvai qu'il étoit fort malhonnête. «Point
-du tout, me dit confidemment le marquis, il vous
-aime à la rage, il a vu que je vous faisois ma cour,
-il est jaloux.»</p>
-
-<p>En cinq minutes nous fûmes à l'hôtel du marquis;
-on servit aussitôt: je fus placé entre la marquise
-et son galant époux qui ne cessoit de me
-dire ce qu'il croyoit de très jolies choses. Trop
-occupé d'abord à satisfaire l'appétit tout à fait
-mâle que la danse m'avoit donné, je n'employai
-pour lui répondre que le langage des yeux. Dès
-que ma faim fut un peu calmée, j'applaudis sans
-ménagement à toutes les sottises qu'il lui plut de
-me débiter, et ses mauvais bons mots lui valurent
-mille complimens dont il fut enchanté. La marquise,
-qui m'avoit toujours considéré avec la plus
-grande attention, et dont les regards s'animoient
-visiblement, s'empara d'une de mes mains: curieux
-de voir jusqu'où s'étendroit le pouvoir de mes
-charmes trompeurs, j'abandonnai l'autre au marquis.
-Il la saisit avec un transport inexprimable.
-La marquise, plongée dans des réflexions profondes,
-sembloit méditer quelque projet important;
-je la voyois successivement rougir et trembler,
-et, sans dire un seul mot, elle pressoit légèrement
-ma main droite engagée dans les siennes.
-Ma main gauche étoit dans une prison moins
-douce; le marquis la serroit de manière à me faire
-crier. Charmé de sa bonne fortune, tout fier de
-son bonheur, tout étonné de l'adresse avec laquelle
-il trompoit sa femme en sa présence même,
-il poussoit de temps en temps de longs soupirs
-dont j'étois étourdi, et des éclats de rire dont le
-plafond retentissoit; ensuite, craignant de se trahir,
-cherchant à étouffer ce rire éclatant que la
-marquise auroit pu remarquer, peut-être aussi
-croyant me faire une gentillesse, il me mordoit
-les doigts.</p>
-
-<p>La belle marquise sortit enfin de sa rêverie pour
-me dire: «Mademoiselle Duportail, il est tard,
-vous deviez passer la nuit entière au bal, on ne
-vous attend pas chez vous avant huit ou neuf
-heures du matin, restez chez moi; j'offrirois à
-toute autre un appartement d'amie, vous pouvez
-disposer du mien; je dois, ajouta-t-elle d'un ton
-caressant, vous servir aujourd'hui de maman, je
-ne veux pas que ma fille ait une autre chambre que
-la mienne, je vais lui faire dresser un lit près du
-mien&hellip;&mdash;Et pourquoi donc faire dresser un lit?
-interrompit le marquis; on est fort bien deux dans
-le vôtre; quand je vais vous y trouver, moi, est-ce
-que je vous gêne? j'y dors tout d'un somme, et vous
-aussi.» Et, finissant, il me donna amoureusement
-par-dessous la table un grand coup de genou qui
-me froissa la peau: je répondis à cette galanterie
-sur-le-champ de la même manière, et si vigoureusement
-qu'il lui échappa un grand cri. La marquise
-se leva d'un air alarmé. «Ce n'est rien, lui dit-il,
-ma jambe a accroché la table.» J'étouffois de rire,
-la marquise n'y tint pas plus que moi, et son cher
-époux, sans savoir pourquoi, se mit à rire plus fort
-que nous deux.</p>
-
-<p>Quand notre excessive gaieté fut un peu modérée,
-la marquise me renouvela ses offres. «Acceptez
-la moitié du lit de madame, crioit le marquis,
-acceptez, je vous le dis, vous y serez bien,
-vous verrez que vous y serez bien. Je vais revenir
-tout à l'heure; mais acceptez.» Il nous quitta.
-«Madame, dis-je à la marquise, votre invitation
-m'honore autant qu'elle me flatte; mais est-ce à
-M<sup>lle</sup> Duportail ou à M. de Faublas que vous la
-faites?&mdash;Encore cette mauvaise plaisanterie du
-comte, petite friponne! et c'est vous qui la répétez!
-Ne vous ai-je pas dit que je ne vous croyois
-pas?&mdash;Mais, Madame&hellip;&mdash;Paix, paix! reprit-elle
-en posant son doigt sur ma bouche; le marquis
-va rentrer, qu'il ne vous entende pas dire de
-pareilles folies. Cette charmante enfant! (elle m'embrassa
-tendrement) comme elle est timide et modeste!
-mais comme elle est maligne! Allons, petite
-espiègle, venez»: elle me tendit la main, nous
-passâmes dans son appartement.</p>
-
-<p>Il étoit question de me mettre au lit. Les femmes
-de la marquise voulurent me prêter leur ministère;
-je les priai, en tremblant, d'offrir à leur maîtresse
-leurs services, dont je saurois bien me passer.
-«Oui, dit la marquise attentive à tous mes mouvemens,
-ne la gênez pas, c'est un enfantillage de
-couvent; laissez-la faire.» Je passai promptement
-derrière les rideaux; mais je me trouvai dans un
-grand embarras quand il fallut me dépouiller de
-ces habits dont l'usage m'étoit si peu familier. Je
-cassois les cordons, j'arrachois les épingles; je me
-piquois d'un côté, je me déchirois de l'autre; plus
-je me hâtois, et moins j'allois vite. Une femme de
-chambre passa près de moi au moment où je venois
-d'ôter mon dernier jupon. Je tremblai qu'elle
-n'entr'ouvrît les rideaux; je me précipitai dans le
-lit, émerveillé de la singulière aventure qui m'avoit
-conduit là, mais ne soupçonnant pas encore qu'on
-pût avoir, en couchant deux, d'autre désir que de
-causer ensemble avant de s'endormir. La marquise
-ne tarda pas à me suivre; la voix de son mari se
-fit entendre: «Ces dames me permettront bien
-d'assister à leur coucher? Quoi! déjà au lit!» Il
-voulut m'embrasser, la marquise se fâcha sérieusement;
-il ferma lui-même les rideaux, et, nous rendant
-le souhait que lui avoit fait le comte, il nous
-cria de la porte: «Une bonne nuit!»</p>
-
-<p>Un silence profond régna quelques instans.
-«Dormez-vous déjà, belle enfant? me dit la marquise
-d'une voix altérée.&mdash;Ho! non, je ne dors
-pas!» Elle se précipita dans mes bras, et me pressa
-contre son sein. «Dieux! s'écria-t-elle avec une
-surprise bien naturellement jouée si elle étoit feinte,
-c'est un homme!» et puis, me repoussant avec
-promptitude: «Quoi! Monsieur, il est possible?&hellip;&mdash;Madame,
-je vous l'ai dit, répliquai-je en tremblant.&mdash;Vous
-me l'avez dit, Monsieur; mais cela
-étoit-il croyable? Il s'agissoit bien de dire! il ne
-falloit pas rester chez moi&hellip;, ou du moins il ne
-falloit pas empêcher qu'on vous dressât un autre
-lit&hellip;&mdash;Madame, ce n'est pas moi! c'est monsieur
-le marquis.&mdash;Mais, Monsieur, parlez donc plus
-bas&hellip; Monsieur, il ne falloit pas rester chez moi,
-il falloit vous en aller.&mdash;Hé bien, Madame, je
-m'en vais&hellip;» Elle me retient par le bras: «Vous
-vous en allez! où cela, Monsieur, et quoi faire?
-réveiller mes femmes, risquer un esclandre&hellip;, peut-être
-montrer à tous mes gens qu'un homme est
-entré dans mon lit; qu'on me manque à ce point?&mdash;Madame,
-je vous demande pardon, ne vous
-fâchez pas, je m'en vais me jeter dans un fauteuil.&mdash;Oui,
-dans un fauteuil! oui&hellip; sans doute, il le
-faut!&hellip; Mais voyez la belle ressource (en me retenant
-toujours par le bras). Fatigué comme il est!
-par le froid qu'il fait! s'enrhumer, détruire sa
-santé!&hellip; Vous mériteriez que je vous traitasse
-avec cette rigueur&hellip; Allons, restez là; mais promettez-moi
-d'être sage.&mdash;Pourvu que vous me
-pardonniez, Madame.&mdash;Non, je ne vous pardonne
-pas! mais j'ai plus d'attention pour vous
-que vous n'en avez pour moi. Voyez comme sa
-main est déjà froide!» et par pitié elle la posa
-sur son col d'ivoire. Guidé par la nature et par
-l'amour, cette heureuse main descendit un peu; je
-ne savois quelle agitation faisoit bouillonner mon
-sang. «Aucune femme éprouva-t-elle jamais l'embarras
-où il me met? reprit la marquise d'un ton
-plus doux.&mdash;Ah! pardonnez-moi donc, ma chère
-maman&hellip;&mdash;Oui, votre chère maman! vous avez
-bien des égards pour votre maman, petit libertin
-que vous êtes!» Ses bras, qui m'avoient repoussé
-d'abord, m'attiroient doucement. Bientôt nous
-nous trouvâmes si près l'un de l'autre que nos
-lèvres se rencontrèrent; j'eus la hardiesse d'imprimer
-sur les siennes un baiser brûlant. «Faublas,
-est-ce là ce que vous m'avez promis?» me dit-elle
-d'une voix presque éteinte. Sa main s'égara, un
-feu dévorant circuloit dans mes veines&hellip; «Ah!
-Madame, pardonnez-moi, je me meurs!&mdash;Ah!
-mon cher Faublas,&hellip; mon ami!&hellip;» Je restois sans
-mouvement. La marquise eut pitié de mon embarras
-qui ne pouvoit lui déplaire,&hellip; elle aida ma timide
-inexpérience&hellip; Je reçus, avec autant d'étonnement
-que de plaisir, une charmante leçon que je répétai
-plus d'une fois.</p>
-
-<p>Nous employâmes plusieurs heures dans ce doux
-exercice; je commençois à m'endormir sur le sein
-de ma belle maîtresse, quand j'entendis le bruit
-d'une porte qui s'ouvroit doucement: on entroit,
-on s'avançoit sur la pointe du pied; j'étois sans
-armes dans une maison que je ne connoissois point;
-je ne pus me défendre d'un mouvement d'effroi.
-La marquise, qui devina ce que c'étoit, me dit
-tout bas de prendre sa place et de lui céder la
-mienne; j'obéis promptement: à peine m'étois-je
-tapi sur le bord du lit qu'on entr'ouvrit les rideaux
-du côté que je venois de quitter. «Qui vient me
-réveiller ainsi?» dit la marquise. On hésita quelques
-instans, ensuite on s'expliqua sans lui répondre.
-«Et quelle est cette fantaisie? continua-t-elle.
-Quoi! Monsieur, vous choisissez aussi mal votre
-temps, sans attention pour moi, sans respect pour
-l'innocence d'une jeune personne qui, peut-être,
-ne dort pas, ou qui pourroit se réveiller? Vous
-n'êtes guère raisonnable, je vous prie de vous
-retirer.» Le marquis insistoit, en balbutiant à
-sa femme de comiques excuses. «Non, Monsieur,
-lui dit-elle, je ne le veux point, cela ne
-sera point, je vous assure que cela ne sera
-point, je vous supplie de vous retirer.» Elle se
-jeta hors du lit, le prit par le bras et le mit à la
-porte.</p>
-
-<p>Ma belle maîtresse revint à moi en riant. «Ne
-trouvez-vous pas mon procédé bien noble? me
-dit-elle; voyez ce que j'ai refusé à cause de vous.»
-Je sentis que je lui devois un dédommagement, je
-l'offris avec ardeur, on l'accepta avec reconnoissance;
-une femme de vingt-cinq ans est si complaisante
-quand elle aime! la nature a tant de
-ressources dans un novice de seize ans!</p>
-
-<p>Cependant tout est borné chez les foibles humains:
-je ne tardai pas à m'endormir profondément.
-Quand je me réveillai, le jour pénétroit
-dans l'appartement malgré les rideaux; je songeai
-à mon père&hellip; Hélas! je me souvins de ma Sophie!
-une larme s'échappa de mes yeux, la marquise s'en
-aperçut. Déjà capable de quelque dissimulation,
-j'attribuai au chagrin de la quitter la pénible agitation
-que j'éprouvois; elle m'embrassa tendrement.
-Je la vis si belle! l'occasion étoit si pressante!&hellip;
-Quelques heures de sommeil avoient
-ranimé mes forces,&hellip; l'ivresse du plaisir dissipa les
-remords de l'amour.</p>
-
-<p>Il fallut enfin songer à nous séparer. La marquise
-me servit de femme de chambre. Elle étoit
-si adroite que ma toilette eût été bientôt faite si
-nous avions pu sauver les distractions! Quand
-nous crûmes qu'il ne manquoit plus rien à mon
-ajustement, la marquise sonna ses femmes. Le
-marquis attendoit depuis plus d'une heure qu'il fît
-jour chez madame. Il me complimenta sur ma diligence.
-«Je suis sûr, me dit-il, que vous avez
-passé une excellente nuit»; et, sans me donner le
-temps de répondre: «Elle paroît fatiguée pourtant!
-elle a les yeux battus! Voilà ce que c'est que
-cette danse! on s'en donne par-dessus les yeux, et
-le lendemain on n'en peut plus! je le dis tous les
-jours à la marquise qui n'en tient compte: allons,
-il faut réparer les forces de cette charmante enfant,
-après cela nous la reconduirons chez elle.»</p>
-
-<p>Ce <i>nous la reconduirons</i> étoit très propre à m'inquiéter.
-Je témoignai au marquis qu'il suffiroit
-que la marquise prît cette peine; il insista. La marquise
-se joignit à moi pour lui faire perdre cette
-idée; il nous répondit que M. Duportail ne pouvoit
-trouver mauvais qu'il lui ramenât sa fille,
-puisque la marquise seroit avec nous, et qu'il étoit
-curieux de connoître l'heureux père d'une aussi
-aimable enfant. Quelques efforts que nous fissions,
-nous ne pûmes l'empêcher de nous accompagner.</p>
-
-<p>Je commençois à craindre que cette aventure,
-qui avoit eu de si heureux commencemens, ne
-finît fort mal. Je ne vis rien de mieux à faire que
-de donner au cocher du marquis la véritable adresse
-de M. Duportail. «Chez M. Duportail, près de
-l'Arsenal», lui dis-je. La marquise sentoit mon
-embarras et le partageoit; aucun expédient ne
-s'étoit encore présenté à mon esprit, quand nous
-arrivâmes à la porte de mon prétendu père.</p>
-
-<p>Il étoit chez lui; on lui dit que le marquis et la
-marquise de B&hellip; lui ramenoient sa fille. «Ma
-fille! s'écria-t-il avec la plus vive agitation; ma
-fille!» Il accourut vers nous. Sans lui donner le
-temps de dire un seul mot, je me jetai à son col.
-«Oui! lui dis-je, vous êtes veuf, et vous avez une
-fille.&mdash;Parlez plus bas encore, reprit-il avec vivacité,
-parlez plus bas, qui vous l'a dit?&mdash;Eh! mon
-Dieu! ne m'entendez-vous pas? C'est moi qui suis
-votre fille. Gardez-vous de dire non devant le
-marquis.» M. Duportail, plus tranquille, mais non
-moins étonné, sembloit attendre qu'on s'expliquât.
-«Monsieur, lui dit la marquise, M<sup>lle</sup> Duportail a
-passé une partie de la nuit au bal, et l'autre partie
-chez moi.&mdash;Êtes-vous fâché, Monsieur, lui dit
-le marquis qui remarquoit son étonnement, que
-mademoiselle ait passé une partie de la nuit chez
-moi? Vous auriez tort, car elle a couché dans l'appartement
-de madame, dans son lit même, avec
-elle, on ne pouvoit la mettre mieux. Êtes-vous
-fâché que je l'aie accompagnée jusqu'ici? J'avoue
-que ces dames ne le vouloient pas, c'est moi&hellip;&mdash;Je
-suis très sensible, répondit enfin M. Duportail,
-tout à fait revenu de sa première surprise, et d'ailleurs
-bien instruit par les discours du marquis; je
-suis très sensible aux bontés que vous avez eues
-pour ma fille; mais je dois vous déclarer devant
-elle (il me regarda, je tremblois) que je suis fort
-étonné qu'elle ait été au bal déguisée de cette
-façon-là.&mdash;Comment! déguisée, Monsieur! interrompit
-la marquise.&mdash;Oui, Madame, un habit
-d'amazone; cela convient-il à ma fille? ou du moins
-ne devoit-elle pas me demander mon avis ou ma
-permission?»</p>
-
-<p>Ravi de l'ingénieuse tournure que mon nouveau
-père avoit prise, j'affectai de paroître humilié.
-«Ah! je croyois que le papa le savoit, dit le
-marquis; Monsieur, il faut pardonner cette petite
-faute. Mademoiselle votre fille a la physionomie
-la plus heureuse; je vous le dis, et je m'y connois!
-Mademoiselle votre fille&hellip;, c'est une charmante
-personne, elle a enchanté tout le monde,
-ma femme surtout; oh! tenez, ma femme en est
-folle.&mdash;Il est vrai, Monsieur, dit la marquise
-avec un sang-froid admirable, que mademoiselle
-m'a inspiré toute l'amitié qu'elle mérite.» Je me
-croyois sauvé, lorsque mon véritable père, le baron
-de Faublas, qui ne se faisoit jamais annoncer
-chez son ami, entra tout à coup. «Ah! ah! dit-il
-en m'apercevant&hellip;» M. Duportail courut à lui les
-bras ouverts: «Mon cher Faublas, vous voyez
-ma fille, que M. le marquis et M<sup>me</sup> la marquise
-de B&hellip; me ramènent.&mdash;Votre fille? interrompit
-mon père.&mdash;Hé! oui, ma fille! vous ne la reconnoissez
-pas sous cet habit ridicule? Mademoiselle,
-ajouta-t-il avec colère, passez dans votre appartement,
-et que personne ne vous surprenne plus
-dans cet équipage indécent.»</p>
-
-<p>Je fis, sans dire mot, une révérence à M. de B&hellip;,
-qui paroissoit me plaindre, et une à la marquise,
-qui me voyoit à peine: car, au nom de mon père,
-elle avoit été si troublée que je craignois qu'elle ne
-se trouvât mal. Je me retirai dans la pièce voisine,
-et je prêtai l'oreille. «Votre fille? répéta encore
-le baron.&mdash;Eh! oui, ma fille! qui s'est avisée
-d'aller au bal avec les habits que vous lui avez vus.
-Monsieur le marquis vous dira le reste.» Et effectivement,
-monsieur le marquis répéta à mon père tout
-ce qu'il avoit dit à M. Duportail; il lui affirma que
-j'avois couché dans l'appartement de sa femme,
-dans son lit même, avec elle. «Elle est fort heureuse,
-dit mon père en regardant la marquise&hellip;
-Fort heureuse, répéta-t-il, qu'une si grande imprudence
-n'ait pas eu des suites fâcheuses.&mdash;Eh!
-quelle si grande imprudence a donc commise cette
-chère enfant? répliqua la marquise, que j'avois vue
-déconcertée, mais dont les forces s'étoient ranimées
-promptement. Quoi! parce qu'elle a pris un
-habit d'amazone?&mdash;Sans doute, interrompit le
-marquis, ce n'est qu'une vétille; et vous, Monsieur
-(en s'adressant à mon père d'un ton fâché),
-permettez-moi de vous dire qu'au lieu de vous
-permettre sur le compte de la jeune personne des
-réflexions qui peuvent lui nuire, vous feriez bien
-mieux de vous joindre à nous pour obtenir que
-son père lui pardonne.&mdash;Madame, dit M. Duportail
-à la marquise, je le lui pardonne à cause
-de vous (en s'adressant au marquis), mais à condition
-qu'elle n'y retournera plus.&mdash;En habit
-d'amazone soit, répondit celui-ci, mais j'espère
-que vous nous la renverrez avec ses habits ordinaires;
-nous serions trop privés de ne plus voir
-cette charmante enfant.&mdash;Assurément, dit la
-marquise en se levant, et, si monsieur son père
-veut nous rendre un véritable service, il l'accompagnera.»</p>
-
-<p>M. Duportail reconduisit la marquise jusqu'à
-sa voiture, en lui prodiguant les remercîmens qu'il
-étoit présumé lui devoir.</p>
-
-<p>Leur départ me soulagea d'un pesant fardeau.
-«Voilà une bien singulière aventure! dit M. Duportail
-en rentrant.&mdash;Très singulière, répondit
-mon père; la marquise est une fort belle femme,
-le petit drôle est bien heureux.&mdash;Savez-vous,
-répliqua son ami, qu'il a presque pénétré mon secret?
-Quand on m'a annoncé ma fille, j'ai cru que
-ma fille m'étoit rendue, et quelques mots échappés
-m'ont trahi.&mdash;Eh bien! il y a un remède à cela;
-Faublas est plus raisonnable qu'on ne l'est ordinairement
-à son âge; pour qu'il fût prodigieusement
-avancé, il ne lui manquoit que quelques lumières
-qu'il a sans doute acquises cette nuit: il a l'âme
-noble et le c&oelig;ur excellent; un secret qu'on devine
-ne nous lie pas, comme vous savez; mais un honnête
-homme se croiroit déshonoré s'il trahissoit
-celui qu'un ami lui a confié; apprenez le vôtre à
-mon fils; point de demi-confidence, je vous réponds
-de sa discrétion.&mdash;Mais des secrets de
-cette importance!&hellip; il est si jeune!&hellip;&mdash;Si jeune!
-mon ami, un gentilhomme l'est-il jamais, quand il
-s'agit de l'honneur? Mon fils, déjà dans son adolescence,
-ignoreroit un des devoirs les plus sacrés
-de l'homme qui pense! un enfant que j'ai élevé
-auroit besoin de l'expérience de son père pour ne
-pas faire une bassesse!&hellip;&mdash;Mon ami, je me
-rends.&mdash;Mon cher Duportail, croyez que vous
-ne vous en repentirez jamais. J'espère d'ailleurs
-que cette confidence, devenue presque nécessaire,
-ne sera pas tout à fait inutile. Vous savez que j'ai
-fait quelques sacrifices pour donner à mon fils une
-éducation convenable à sa naissance et proportionnée
-aux espérances qu'il me fait concevoir:
-qu'il reste encore un an dans cette capitale pour
-s'y perfectionner dans ses exercices, cela suffit, je
-crois; ensuite il voyagera, et je ne serois pas fâché
-qu'il s'arrêtât quelques mois en Pologne.&mdash;Baron,
-interrompit M. Duportail, le détour dont
-votre amitié se sert est aussi ingénieux que délicat;
-je sens toute l'honnêteté de votre proposition, qui
-m'est très agréable, je vous l'avoue.&mdash;Ainsi, reprit
-le baron, vous voudriez bien donner à Faublas
-une lettre pour le bon serviteur qui vous reste
-dans ce pays-là; Boleslas et mon fils feront de
-nouvelles recherches. Mon cher Lovzinski, ne désespérez
-pas encore de votre fortune; si votre fille
-existe, il n'est pas impossible qu'elle vous soit rendue.
-Si le roi de Pologne&hellip;» Mon père parla plus
-bas, et tira son ami à l'autre bout de l'appartement:
-ils y causèrent plus d'une demi-heure, après
-quoi, tous deux s'étant rapprochés de la porte contre
-laquelle j'étois placé, j'entendis le baron qui disoit:
-«Je ne veux pas lui demander les détails de son
-aventure; probablement ils sont assez plaisans:
-je ne les entendrois pas avec l'air de sévérité
-qui conviendroit; sans doute il vous contera de
-point en point son histoire, vous m'en ferez part:
-au reste, je crois que nous venons de voir un sot
-mari.&mdash;Il n'est pas le seul, mon ami, répondit
-M. Duportail.&mdash;On le sait bien, répliqua le
-baron; mais il n'en faut rien dire.»</p>
-
-<p>Je les entendis s'approcher de ma porte, j'allai
-me jeter dans un fauteuil. Le baron me dit en entrant:
-«Ma voiture est là, faites-vous reconduire
-à l'hôtel, allez vous reposer, et désormais je vous
-défends de sortir avec cet habit.&mdash;Mon ami, me
-dit M. Duportail, qui me suivit jusqu'à la porte,
-un de ces jours nous dînerons ensemble tête-à-tête;
-vous savez une partie de mon secret, je vous apprendrai
-le reste; mais surtout de la discrétion.
-Songez, d'ailleurs, que je vous ai rendu service.»
-Je l'assurai que je ne l'oublierois pas et qu'il pouvoit
-être tranquille. Dès que je fus rentré chez
-moi, je me mis au lit et m'endormis profondément.</p>
-
-<p>Il étoit fort tard quand je me réveillai: M. Person
-et moi nous fûmes au couvent. Avec quelle
-douce émotion je revis ma Sophie! Sa contenance
-modeste, son innocence ingénue, l'accueil timide
-et caressant qu'elle me fit, un petit air d'embarras
-que lui donnoit encore le souvenir du baiser de la
-veille, tout en elle inspiroit l'amour, mais l'amour
-tendre et respectueux. Cependant l'image des
-charmes de la marquise me poursuivoit jusqu'au
-parloir; mais que d'avantages précieux sa jeune
-rivale avoit sur elle! Il est vrai que les plaisirs de
-la nuit dernière se représentoient vivement à mon
-imagination échauffée; mais combien je leur préférois
-ce moment délicieux où j'avois trouvé, sur
-les lèvres de Sophie, une âme nouvelle! La marquise
-régnoit sur mes sens étonnés; mon c&oelig;ur
-adoroit Sophie.</p>
-
-<p>Le lendemain, je me souvins que la marquise
-m'attendoit chez elle; je me souvins aussi que le
-baron m'avoit dit: «Je vous défends de sortir avec
-cet habit.» D'ailleurs, comment me présenter chez
-la marquise sans être au moins accompagné d'une
-femme de chambre? Il ne falloit pas songer au
-comte, qui sans doute n'étoit pas tenté de m'y
-conduire; et le marquis ne trouveroit-il pas singulier
-qu'une jeune personne sortît toute seule?
-Impatient de revoir ma belle maîtresse, mais retenu
-par la crainte de déplaire à mon père, je ne
-savois à quoi me résoudre. Jasmin vint me dire
-qu'une femme d'un certain âge, envoyée par
-M<sup>lle</sup> Justine, demandoit à me parler. «Je ne sais
-quelle est cette demoiselle Justine; mais faites entrer.&mdash;M<sup>lle</sup>
-Justine m'a chargée de vous présenter
-ses respects, me dit la femme, et de vous
-remettre ce paquet et cette lettre.» Avant d'ouvrir
-le paquet, je pris la lettre, dont l'adresse étoit
-simplement: <i>A Mademoiselle Duportail.</i> J'ouvris
-avec empressement, et je lus:</p>
-
-<blockquote>
-<p><i>Donnez-moi de vos nouvelles, ma chère enfant;
-avez-vous passé une bonne nuit? Vous aviez besoin de
-repos; je crains fort que les fatigues du bal et la
-scène désagréable que monsieur votre père vous a faite
-n'aient altéré votre santé. Je suis désolée que vous
-ayez été grondée à cause de moi; croyez que cette
-scène trop longue m'a fait souffrir autant que vous.
-Monsieur le marquis parle de retourner au bal ce soir,
-je ne m'y sens pas disposée, et je crois que vous n'en
-avez pas plus d'envie que moi. Cependant, comme il
-faut qu'une maman ait de la complaisance pour sa
-fille, surtout quand elle en a une aussi aimable que
-vous, nous irons au bal si vous le voulez. Je n'ai
-point oublié que l'habit d'amazone vous est interdit,
-et j'ai pensé que peut-être vous n'aviez point d'autre
-habit de bal, parce que ce n'est point un meuble de
-couvent, c'est pour cela que je vous envoie l'un des
-miens: nous sommes à peu près de la même taille,
-je crois qu'il vous ira bien.</i></p>
-
-<p><i>Justine m'a dit que vous aviez besoin d'une femme
-de chambre, celle qui vous remettra ma lettre est
-sage, <em>intelligente et adroite</em>: vous pouvez la prendre
-à votre service, et lui donner <em>toute votre confiance</em>,
-je vous réponds d'elle.</i></p>
-
-<p><i>Je ne vous invite point à dîner avec moi, je sais
-que M. Duportail dîne rarement sans sa fille; mais,
-si vous aimez votre chère maman autant qu'elle vous
-aime, vous viendrez dans la soirée, le plus tôt que vous
-pourrez. Monsieur le marquis ne dîne point chez lui;
-venez de bonne heure, mon enfant, je serai seule toute
-l'après-dînée, vous me ferez compagnie. Croyez que
-personne ne vous aime autant que votre chère maman.</i></p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">La Marquise de B&hellip;</span></p>
-
-<p>P. S. <i>Je n'ai point la force de vous mander toutes
-les folies que le marquis veut que je vous écrive de sa
-part. Au reste, grondez-le bien quand vous le verrez,
-il vouloit ce matin envoyer en son nom chez M. Duportail.
-J'ai eu toutes les peines du monde à lui faire
-comprendre que cela n'étoit pas raisonnable, et qu'il
-étoit plus décent que ce fût moi qui vous écrivisse.</i></p>
-</blockquote>
-
-<p>Je fus enchanté de cette lettre. «Monsieur,
-me dit la femme intelligente qui me l'apportoit,
-Justine est la femme de chambre de madame la
-marquise de B&hellip;, et, si mademoiselle le veut bien,
-je serai la sienne aujourd'hui et demain. Au reste,
-monsieur ou mademoiselle peut également se fier
-à moi; quand M<sup>lle</sup> Justine et M<sup>me</sup> Dutour se
-mêlent d'une intrigue, elles ne la gâtent pas; c'est
-pour cela qu'on m'a choisie.&mdash;Fort bien, lui
-dis-je, Madame Dutour, je vois que vous êtes instruite,
-vous m'accompagnerez tantôt chez la marquise.»
-J'offris à ma duègne un double louis
-qu'elle accepta. «Ce n'est pas qu'on ne m'ait déjà
-bien payée, me dit-elle; mais monsieur doit savoir
-que les gens de ma profession reçoivent toujours
-des deux côtés.»</p>
-
-<p>Dès que le baron eut dîné, il partit pour l'Opéra,
-suivant sa coutume. Mon coiffeur étoit averti:
-un panache blanc fut mis à la place du petit chapeau.
-M<sup>me</sup> Dutour me revêtit parfaitement du
-charmant habit de bal que M<sup>me</sup> de B&hellip; m'envoyoit,
-et qui m'alloit merveilleusement bien; ma
-ressemblance avec Adélaïde devenoit plus frappante;
-mon gouverneur ému redoubloit pour moi
-d'attentions et de soins. Je pris des gants, un éventail,
-un gros bouquet; je volai au rendez-vous que
-la marquise m'avoit donné.</p>
-
-<p>Je la trouvai dans son boudoir, mollement couchée
-sur une ottomane: un déshabillé galant paroit
-ses charmes au lieu de les cacher. Elle se leva dès
-qu'elle m'aperçut. «Qu'elle est jolie dans cet
-équipage, M<sup>lle</sup> Duportail! que cette robe lui sied
-bien!» et, dès que la porte se fut fermée: «Que
-vous êtes charmant, mon cher Faublas! que votre
-exactitude me flatte! Mon c&oelig;ur me disoit bien
-que vous trouveriez le moyen de me venir joindre
-ici malgré vos deux pères.» Je ne lui répondis
-que par mes vives caresses; et, la forçant de reprendre
-l'attitude qu'elle avoit quittée pour me
-recevoir, je lui prouvois déjà que ses leçons n'étoient
-pas oubliées, lorsque nous entendîmes du
-bruit dans la pièce voisine. Tremblant d'être surpris
-dans une situation qui n'étoit pas équivoque,
-je me relevai brusquement, et, grâce à mes habits
-très commodes, je n'eus besoin que de changer de
-posture pour que mon désordre fût réparé. La marquise,
-sans paroître troublée, ne rétablit que ce qui
-pressoit le plus: tout cela fut l'affaire d'un moment.
-La porte s'ouvrit; c'étoit le marquis. «Je comprenois
-bien, lui dit-elle, Monsieur, qu'il n'y avoit
-que vous qui puissiez entrer ainsi chez moi sans
-vous faire annoncer; mais je croyois qu'au moins
-vous frapperiez à cette porte avant de l'ouvrir:
-cette chère enfant avoit des inquiétudes secrètes à
-confier à sa maman; un moment plus tôt vous
-la surpreniez!&hellip; On n'entre pas ainsi chez des
-femmes!&mdash;Bon! reprit le marquis, je la surprenois!
-Eh bien! je ne l'ai point surprise, ainsi il n'y
-a pas tant de mal à tout cela; d'ailleurs, je suis
-bien sûr que cette chère enfant me le pardonne:
-elle est plus indulgente que vous; mais convenez
-que son père a bien raison de ne pas vouloir
-qu'elle porte cet habit d'amazone, elle est à croquer
-comme la voilà!»</p>
-
-<p>Il reprit avec moi ce mauvais ton de galanterie
-qui nous avoit déjà tant amusés; il trouva que
-j'étois parfaitement bien remise, que j'avois les yeux
-brillans, le teint fort animé, et même quelque chose
-d'extraordinaire et d'un très bon augure dans la
-<i>physionomie</i>. Ensuite il nous dit: «Belles dames,
-vous allez au bal aujourd'hui?» La marquise répondit
-que non. «Vous vous moquez de moi, je
-suis revenu tout exprès pour vous y conduire.&mdash;Je
-vous assure que je n'irai pas.&mdash;Hé! pourquoi
-donc? ce matin vous disiez&hellip;&mdash;Je disois que j'y
-pourrois aller par complaisance pour M<sup>lle</sup> Duportail;
-mais elle ne s'en soucie pas; elle craint de
-retrouver là le comte de Rosambert, qui s'est fort
-mal comporté la dernière fois.» J'interrompis la
-marquise. «Certainement son procédé avec moi
-est assez malhonnête pour que désormais je craigne
-de le rencontrer autant que je me plaisois autrefois
-à me trouver avec lui.&mdash;Vous avez raison,
-me dit le marquis: le comte est un de ces petits
-merveilleux qui croient qu'une femme n'a des yeux
-que pour eux; il est bon que ces messieurs apprennent
-quelquefois qu'il y a dans le monde des gens
-qui les valent bien&hellip;» Je compris son idée, et,
-pour justifier ses propos, je lui lançai à la dérobée
-un coup d'&oelig;il expressif&hellip; «Et qui valent peut-être
-mieux», ajouta-t-il aussitôt en renforçant sa
-voix, en s'élevant sur la pointe du pied, et en prenant
-son élan pour faire une lourde pirouette qu'il
-acheva très malheureusement. Sa tête alla frapper
-contre la boiserie trop dure, qui ne lui épargna
-une chute pesante qu'en lui faisant au front une
-large meurtrissure. Honteux de son malheur, mais
-voulant le dissimuler, il parut insensible à la douleur
-qu'il ressentoit. «Charmante enfant, me dit-il
-avec plus de sang-froid, mais en faisant de temps
-en temps de laides grimaces qui le trahissoient,
-vous avez raison d'éviter le comte; mais n'ayez
-pas peur de le rencontrer ce soir. Il y a bal masqué:
-la marquise a justement deux dominos; elle
-vous en prêtera un, elle prendra l'autre; nous
-irons au bal, vous reviendrez souper avec nous;
-et, si vous n'avez pas été trop mal couchée avant-hier&hellip;&mdash;Ho!
-oui, cela sera charmant! m'écriai-je
-avec plus de vivacité que de prudence; allons au
-bal.&mdash;Avec mes dominos que le comte connoît?
-interrompit la marquise plus réfléchie que moi.&mdash;Eh!
-oui, Madame, avec vos dominos. Il faut donner
-à cette enfant le plaisir du bal masqué, elle n'a
-jamais vu cela; le comte ne vous reconnoîtra pas,
-il n'y sera peut-être pas même.» La marquise
-paroissoit incertaine; je la voyois balancer entre
-le désir de me garder encore la nuit prochaine et
-la crainte d'aller, en présence du marquis, s'offrir
-aux sarcasmes du comte. «Pour moi, reprit
-d'un ton mystérieux le commode mari, je vous
-y conduirai bien; mais j'ai quelques affaires, je
-ne pourrai pas rester avec vous; je vous laisserai
-là, pour revenir à minuit vous chercher.»
-Cette raison du marquis, plus que toutes ses
-instances, détermina la marquise; elle refusa quelque
-temps encore, mais d'un ton qui m'annonçoit
-assez qu'il falloit la presser et qu'elle alloit
-consentir.</p>
-
-<p>Cependant la contusion que le marquis s'étoit
-faite devenoit plus apparente, et sa bosse grossissoit
-à vue d'&oelig;il. Je lui demandai d'un air étonné
-ce qu'il avoit au front; il y porta la main. «Ce
-n'est rien, me dit-il avec un rire forcé; quand on
-est marié, on est exposé à ces accidens-là.» Je
-me souvins du supplice qu'il m'avoit fait éprouver
-quand ma main étoit dans les siennes, et, résolu
-de me venger, je tirai de ma bourse une pièce de
-monnoie, je la lui appliquai sur le front, et me
-voilà serrant de toutes mes forces pour aplatir la
-bosse. Le patient pressoit ses flancs de ses poings
-fermés, grinçoit des dents, souffloit douloureusement
-et faisoit d'horribles contorsions. «Elle a,
-dit-il avec peine, elle a de la vigueur dans le poignet.»
-Je redoublai d'efforts; il fit enfin un cri terrible,
-et, m'échappant avec violence, il seroit tombé
-à la renverse, si je ne l'avois promptement retenu.
-«Ah! la petite diablesse! elle m'a presque ouvert
-le crâne.&mdash;La petite espiègle l'a fait exprès, dit
-la marquise, qui se contraignoit beaucoup pour
-ne pas rire.&mdash;Vous croyez qu'elle l'a fait
-exprès? Hé bien, je vais l'embrasser pour la punir.&mdash;Pour
-me punir, soit.» Je présentai la joue
-de bonne grâce; il se crut le plus heureux des
-hommes: si j'avois voulu l'écouter, je n'aurois
-cessé de mettre, au même prix, son courage à
-l'épreuve.</p>
-
-<p>«Finissons ces folies, dit la marquise en affectant
-un peu d'humeur, et pensons à ce bal, puisqu'il
-y faut aller.&mdash;Ho! madame se fâche! répondit
-le marquis; soyons sages, me dit-il tout bas, il y
-a un peu de jalousie.» Il nous regarda d'un air de
-satisfaction. «Vous vous aimez bien toutes les deux,
-poursuivit-il; mais si vous alliez vous brouiller un
-jour à cause de moi!&hellip; cela seroit bien singulier!&hellip;&mdash;Allons-nous
-au bal, ou n'y allons-nous pas?»
-interrompit la marquise. Elle se mit à sa toilette:
-on lui apporta ses dominos, qu'elle ne voulut point
-mettre; elle en envoya chercher deux autres dont
-nous nous affublâmes gaiement. «Vous connoissez
-le mien, dit le marquis, je le prendrai pour vous
-aller chercher; je ne crains pas d'être reconnu,
-moi!» Il nous conduisit au bal, et nous promit de
-revenir à minuit précis.</p>
-
-<p>Dès que nous parûmes à la porte de la salle,
-la foule des masques nous environna: on nous
-examina curieusement, on nous fit danser; mes
-yeux furent d'abord agréablement flattés de la
-nouveauté du spectacle. Les habits élégans, les
-riches parures, la singularité des costumes grotesques,
-la laideur même des travestissemens baroques,
-la bizarre représentation de tous ces visages
-cartonnés et peints, le mélange des couleurs, le
-murmure de cent voix confondues, la multitude
-des objets, leur mouvement perpétuel, qui varioit
-sans cesse le tableau en l'animant, tout se réunit
-pour surprendre mon attention bientôt lassée.
-Quelques nouveaux masques étant entrés, la contredanse
-fut interrompue, et la marquise, profitant
-du moment, se mêla dans la foule; je la suivis en
-silence, curieux d'examiner la scène en détail. Je
-ne tardai pas à m'apercevoir que chacun des acteurs
-s'occupoit beaucoup à ne rien faire, et bavardoit
-prodigieusement sans rien dire. On se cherchoit
-avec empressement, on s'observoit avec inquiétude,
-on se joignoit avec familiarité, on se quittoit sans
-savoir pourquoi; l'instant d'après on se reprenoit
-de même en ricanant. L'un vous étourdissoit du
-bruyant éclat de sa voix glapissante; l'autre, d'un
-ton nasillard, bredouilloit cent platitudes qu'à
-peine il comprenoit lui-même; celui-ci balbutioit
-un bon mot grossier qu'il accompagnoit de gestes
-ridicules; celui-là faisoit une question sotte, à laquelle
-on répondoit par une plus sotte plaisanterie.
-Je vis pourtant des gens cruellement tourmentés,
-qui certainement auroient acheté bien chèrement
-l'avantage d'échapper aux propos malins, aux regards
-persécuteurs. J'en vis d'autres bien ennuyés,
-dont apparemment l'objet principal avoit été de
-passer la nuit au bal, de quelque manière que ce
-fût, et qui n'y restoient sans doute que pour se
-ménager la petite consolation d'assurer le lendemain
-qu'ils s'étoient beaucoup amusés la veille.
-«Voilà donc ce que c'est qu'un bal masqué! dis-je
-à la marquise; ce n'est donc que cela? Je ne
-suis pas étonné qu'ici de braves gens puissent être
-bafoués par des faquins, et des gens d'esprit mystifiés
-par des sots; je ne resterois sûrement pas, si
-je n'étois point avec vous.&mdash;Taisez-vous, me répondit-elle,
-nous sommes suivis, et peut-être reconnus;
-ne voyez-vous pas le masque qui s'attache à
-nos pas? Je crains bien que ce ne soit le comte;
-sortons de la foule et ne vous étonnez pas.»</p>
-
-<p>C'étoit en effet M. de Rosambert; nous n'eûmes
-pas de peine à le reconnoître: car, ne prenant pas
-même celle de déguiser sa voix, il eut seulement
-l'attention de parler assez bas pour qu'il n'y eût
-que la marquise et moi qui pussions l'entendre.
-«Comment se portent madame la marquise et sa
-belle amie?» nous demanda-t-il avec un intérêt affecté.
-Je n'osois répondre. La marquise, sentant
-qu'il seroit inutile d'essayer de lui faire croire qu'il
-se trompoit, aima mieux soutenir une conversation
-délicate, qu'elle auroit peut-être heureusement terminée
-par son adresse, si le comte eût été moins
-instruit. «Quoi! c'est vous, Monsieur le comte?
-Vous m'avez reconnue? Cela m'étonne! je croyois
-que vous aviez juré de ne plus me voir et de ne me
-parler jamais.&mdash;Il est vrai que je vous l'avois
-promis, Madame, et je sais combien cette assurance
-que je vous ai donnée vous a mise à votre
-aise.&mdash;Je ne vous entends pas, et vous m'entendez
-mal; si je ne voulois pas vous voir, qui me
-forceroit à vous parler? pourquoi serois-je venue
-ici chercher votre rencontre?&mdash;Chercher ma
-rencontre, Madame! quoique l'aveu soit très
-flatteur, je conviens que j'aurois eu peut-être la
-sottise de le croire sincère, si cette chère enfant que
-voilà&hellip;&mdash;Monsieur, interrompit la marquise,
-n'avez-vous pas amené la comtesse?&hellip; Elle est
-très aimable, la comtesse!&hellip; qu'en dites-vous?&mdash;Je
-dis, Madame, qu'elle est surtout très officieuse!&hellip;»
-La marquise l'interrompit encore en
-jouant le dépit. «Elle est très aimable, la comtesse!&hellip;
-Monsieur, vous auriez dû l'amener&hellip;&mdash;Oui,
-Madame, et vous lui auriez apparemment
-encore confié l'honnête emploi qu'elle a si généreusement
-accepté, si complaisamment rempli?&mdash;Quoi!
-c'est peut-être moi qui l'ai chargée de vous
-occuper toute la soirée, de vous engager à me
-faire une mauvaise querelle, à me répéter cent fois
-une maussade plaisanterie, à me pousser à bout,
-enfin, de manière que je sois forcée de vous dire
-des choses désagréables, que vous n'avez pas manqué
-de prendre à la lettre, et dont je me serois
-repentie, si vous étiez venu hier, comme je l'espérois,
-solliciter votre pardon?&mdash;Mon pardon!
-vous me l'auriez accordé, Madame! Ah! que vous
-êtes généreuse! Mais soyez tranquille, je n'abuserai
-pas de tant de bontés, je craindrois trop de
-vous embarrasser beaucoup, et de faire aussi bien
-de la peine à ma jeune parente, qui nous écoute
-si attentivement, et qui a de si bonnes raisons
-pour ne rien dire.&mdash;Hé! Monsieur, lui répliquai-je
-aussitôt, que pourrois-je vous dire!&mdash;Rien,
-rien que je ne sache ou que je ne devine.&mdash;Je
-conviens, Monsieur de Rosambert, que vous
-savez quelque chose que madame ne sait pas;
-mais, ajoutai-je en affectant de lui parler bas, ayez
-donc un peu plus de discrétion; la marquise n'a
-pas voulu vous croire avant-hier; que vous coûte-t-il
-de lui laisser seulement encore aujourd'hui
-une erreur qui ne laisse pas d'être piquante?&mdash;Fort
-bien, s'écria-t-il, la tournure n'est pas maladroite!
-Vous, si novice avant-hier! aujourd'hui si
-<i>manégé</i>! Il faut que vous ayez reçu de bien bonnes
-leçons.&mdash;Que dites-vous donc, Monsieur? reprit
-la marquise un peu piquée.&mdash;Je dis, Madame,
-que ma jeune parente a beaucoup avancé en vingt-quatre
-heures; mais je n'en suis pas étonné, on sait
-comment l'esprit vient aux filles.&mdash;Vous nous faites
-donc la grâce de convenir enfin que M<sup>lle</sup> Duportail
-est de son sexe!&mdash;Je ne m'aviserai plus de le
-nier, Madame; je sens combien il seroit cruel pour
-vous d'être détrompée. Perdre une bonne amie!
-et ne trouver à sa place qu'un jeune serviteur! la
-douleur seroit trop amère.&mdash;Ce que vous dites là
-est tout à fait raisonnable, répliqua la marquise
-avec une impatience mal déguisée; mais le ton
-dont vous le dites est si singulier! Expliquez-vous,
-Monsieur; cette enfant, que vous m'avez présentée
-vous-même comme votre parente, est-elle
-(en parlant très bas) M<sup>lle</sup> Duportail ou M. de
-Faublas? Vous me forcez à vous faire une question
-bien extraordinaire; mais enfin, dites sérieusement
-ce qu'il en est.&mdash;Ce qu'il en est, Madame, je pouvois
-hasarder de le dire avant-hier; mais aujourd'hui
-c'est à moi à vous le demander.&mdash;Moi! répondit-elle
-sans se déconcerter, je n'ai là-dessus aucune
-espèce de doute. Son air, ses traits, son maintien,
-ses discours, tout me dit qu'elle est M<sup>lle</sup> Duportail,
-et d'ailleurs j'en ai des preuves que je n'ai pas
-cherchées.&mdash;Des preuves!&mdash;Oui, Monsieur, des
-preuves; elle a soupé chez moi avant-hier&hellip;&mdash;Je
-le sais bien, Madame, et même elle étoit encore
-chez vous hier à dix heures du matin.&mdash;A dix
-heures du matin, soit; mais enfin nous l'avons reconduite
-chez elle.&mdash;Chez elle! faubourg Saint-Germain?&mdash;Non,
-près de l'Arsenal. Et monsieur
-son père&hellip;&mdash;Son père? le baron de Faublas?&mdash;Mais
-point du tout, M. Duportail&hellip; M. Duportail
-nous a beaucoup remerciés, le marquis et
-moi, de lui avoir ramené sa fille.&mdash;Le marquis et
-vous, Madame? Quoi! le marquis vous a accompagnés
-chez M. Duportail?&mdash;Oui, Monsieur; qu'y
-a-t-il de si étonnant à cela?&mdash;Et M. Duportail a
-remercié le marquis?&mdash;Oui, Monsieur.»</p>
-
-<p>Ici le comte partit d'un éclat de rire. «Ah! le
-bon mari! s'écria-t-il tout haut; l'aventure est excellente.
-Ah! l'honnête homme de mari!» Il se
-préparoit à nous quitter. Je crus qu'il falloit, pour
-l'intérêt de la marquise et pour le mien propre, essayer
-de modérer son excessive gaieté. «Monsieur,
-lui dis-je en baissant la voix, ne pourroit-on pas
-avoir avec vous une explication plus sérieuse?» Il
-me regarda en riant. «Une explication sérieuse
-entre nous, ce soir, ma chère parente? (Il souleva
-un peu mon masque.) Non, vous êtes trop jolie,
-je vous laisse <i>aimer et plaire</i>; d'ailleurs, il est juste
-que je profite aujourd'hui de mes avantages; l'explication
-sera pour demain, si vous le voulez bien.&mdash;Pour
-demain, Monsieur? à quelle heure, et
-dans quel endroit?&mdash;L'heure, je ne saurois vous
-la fixer, cela dépendra des circonstances. N'allez-vous
-pas souper chez la marquise? Demain il sera
-peut-être midi quand le très commode marquis
-vous reconduira chez le très complaisant M. Duportail;
-vous serez probablement fatigué, je ne
-veux point user d'un tel avantage, il faudra vous
-laisser le temps de vous reposer; je passerai chez
-vous dans la soirée. Je ne vous dis point adieu,
-j'aurai le plaisir de vous revoir une fois encore
-avant que l'heure du berger sonne pour vous.» Il
-nous salua et sortit de la salle.</p>
-
-<p>La marquise fut très contente de son départ. «Il
-nous a porté de rudes coups, me dit-elle; mais nous
-ne pouvions guère nous défendre mieux.» Je lui
-observai que le comte avait eu l'attention de baisser
-la voix chaque fois qu'il lui avoit lancé quelque
-vive épigramme, et qu'ayant seulement l'intention
-de nous tourmenter beaucoup, il avoit paru du
-moins ne la vouloir pas compromettre jusqu'à un
-certain point. «Je ne m'y fie pas, me répondit-elle:
-il sait que vous avez passé la nuit chez moi;
-il est piqué; le retour qu'il vous annonce n'est pas
-d'un bon augure, sans doute il nous prépare une
-attaque plus forte. Partons, ne l'attendons pas,
-n'attendons pas le marquis.»</p>
-
-<p>Nous nous disposions à sortir, lorsque deux masques
-nous arrêtèrent. L'un des deux dit à la marquise:
-«Je te connois, beau masque.&mdash;Bonsoir,
-Monsieur de Faublas», me dit l'autre. Je ne répondis
-point. «Bonsoir, Monsieur de Faublas»,
-répéta-t-il. Je sentis qu'il falloit recueillir mes forces
-et payer d'audace: «Tu n'as pas l'art de deviner,
-beau masque, tu te trompes de nom et de sexe.&mdash;C'est
-que l'un et l'autre sont fort incertains.&mdash;Tu
-deviens fou, beau masque.&mdash;Point du tout: les
-uns te baptisent Faublas et te soutiennent beau
-garçon; les autres vous nomment Duportail et
-jurent que vous êtes très jolie fille.&mdash;Duportail
-ou Faublas, lui répliquai-je fort interdit, que t'importe?&mdash;Distinguons,
-beau masque. Si vous êtes
-une jolie demoiselle, il m'importe à moi; si tu es
-un beau garçon, il importe à la jolie dame que
-voilà (en montrant la marquise).» Je demeurai
-stupéfait. Il reprit: «Répondez-moi, Mademoiselle
-Duportail; parle donc, Monsieur de Faublas.&mdash;Décide-toi
-à me donner l'un ou l'autre nom, beau
-masque.&mdash;Ah! si je ne considère que mon intérêt
-personnel et les apparences, vous êtes M<sup>lle</sup> Duportail;
-mais, si j'en crois la chronique scandaleuse,
-tu es M. de Faublas.»</p>
-
-<p>La marquise ne perdoit pas un mot de ce dialogue;
-mais, déjà trop pressée par l'inconnu qui
-l'avoit attaquée, elle ne pouvoit me secourir. Je
-ne sais si mon trouble ne m'alloit pas trahir, lorsqu'il
-s'éleva dans la salle une grande rumeur: on
-se précipitoit vers la porte, les masques se pressoient
-en foule autour d'un masque qui venoit
-d'entrer; ceux-ci le montroient au doigt, ceux-là
-poussoient de longs éclats de rire, et tous ensemble
-crioient: «C'est M. le marquis de B&hellip; qui s'est
-fait une bosse au front!» Dès que les deux démons
-qui nous persécutoient eurent entendu ces
-joyeuses exclamations, ils nous quittèrent pour aller
-grossir le nombre des rieurs. «Enfin les voilà
-partis! me dit ma belle maîtresse un peu étonnée;
-mais, parmi ces cris redoublés, n'entendez-vous
-pas le nom du marquis? Je parie que c'est un nouveau
-tour qu'on a joué à mon pauvre mari.»</p>
-
-<p>Cependant le tumulte alloit toujours croissant;
-nous approchâmes, nous entendîmes des voix confuses
-qui disoient: «Bonsoir, Monsieur le marquis
-de B&hellip;, qu'avez-vous donc au front, Monsieur le
-marquis? depuis quand cette bosse vous est-elle venue?»
-Et bientôt, dans les transports de leur turbulente
-gaieté, tous les masques répétoient: «C'est
-M. le marquis de B&hellip; qui s'est fait une bosse au
-front!» A force de coudoyer nos voisins, nous parvînmes
-à joindre le masque tant bafoué: ce n'étoit ni
-le domino jaune du marquis, ni sa petite taille, et
-cependant c'étoit le marquis lui-même. Nous vîmes
-qu'on avoit attaché entre ses deux épaules un petit
-morceau de papier, sur lequel étoient tracés en
-caractères bien lisibles ces mots dont nos oreilles
-étoient remplies: <i>C'est M. le marquis de B&hellip; qui
-s'est fait une bosse au front&hellip;</i> Il nous reconnut tout
-d'un coup. «Je ne comprends rien à ceci, nous
-dit-il tout hors de lui; allons-nous-en.» Toujours
-poursuivi par les huées dérisoires d'une folle jeunesse,
-toujours porté par les flots tumultueux de
-la foule empressée, il eut autant de peine à regagner
-la porte qu'il en avoit éprouvé pour pénétrer
-jusqu'au milieu de la salle.</p>
-
-<p>Nous le suivîmes de près. «Parbleu! nous dit
-le marquis, si confondu qu'il n'avoit pas la force
-de prendre sa place dans la voiture, je ne comprends
-rien à cela; jamais je ne me suis si bien
-déguisé, et tout le monde m'a reconnu!» La
-marquise lui demanda quel avoit été son dessein.
-«Je voulois, lui répondit-il, vous surprendre
-agréablement; dès que je vous ai vues dans la
-salle du bal, je suis retourné à l'hôtel, où j'ai fait
-part de mes projets à Justine, votre femme de
-chambre, et à celle de cette charmante enfant: car
-je les ai trouvées ensemble. J'ai pris un domino
-nouveau, je me suis fait apporter des souliers dont
-les talons très hauts devoient, en me grandissant
-beaucoup, me rendre méconnoissable; Justine a
-présidé à ma toilette. (Tandis qu'il parloit, la marquise
-détachoit habilement l'étiquette perfide et la
-fourroit dans sa poche.) Demandez à Justine, elle
-vous dira que je n'ai jamais été si bien déguisé:
-car elle me l'a répété cent fois, et cependant tout
-le monde m'a reconnu!»</p>
-
-<p>La marquise et moi, nous devinâmes aisément
-que nos femmes de chambre nous avoient bien
-servis. «Mais, reprit le marquis après un moment
-de réflexion, comment ont-ils vu que j'avois une
-bosse au front? Aviez-vous conté mon accident?&mdash;A
-personne, je vous assure.&mdash;Cela est bien
-singulier! ma figure est couverte d'un masque, et
-l'on voit ma bosse; je me déguise beaucoup mieux
-qu'à l'ordinaire, et tout le monde me reconnoît!»
-Le marquis ne cessoit de témoigner son étonnement
-par des exclamations semblables, tandis que
-la marquise et moi, nous nous félicitions tout bas
-de l'heureuse adresse de nos femmes, qui nous
-avoient épargné si comiquement les scènes fâcheuses
-auxquelles nous auroient exposés le déguisement
-de son mari et la vengeance de mon
-rival.</p>
-
-<p>Quel fut notre étonnement, lorsqu'en arrivant à
-l'hôtel nous apprîmes que le comte nous y attendoit
-depuis quelques minutes. Il vint à nous d'un
-air gai: «J'étois sûr, Mesdames, que vous ne
-resteriez pas longtemps à ce bal: c'est une assez
-triste chose qu'un bal masqué! ceux qui ne nous
-connoissent pas nous y ennuient; ceux qui nous
-connoissent nous y tourmentent!&mdash;Oh! interrompit
-le marquis, je n'ai pas eu le temps de m'y
-ennuyer, moi! tu vois comme je suis déguisé?&mdash;Hé
-bien?&mdash;Hé bien! dès que je suis entré, tout le
-monde m'a reconnu.&mdash;Comment! tout le monde!&mdash;Oui,
-oui, tout le monde; ils m'ont d'abord entouré:
-<i>Hé! bonsoir, Monsieur le marquis de B&hellip;; et
-d'où vous vient cette bosse au front, Monsieur le marquis?</i>
-Et ils me serroient! et ils me poussoient! et
-des rires! et des gestes! et un bruit! je crois que
-j'en resterai sourd; je veux être pendu si jamais j'y
-retourne. Mais comment ont-ils su que j'avois cette
-bosse au front?&mdash;Parbleu, elle se voit d'une lieue!&mdash;Mais
-mon masque?&mdash;Cela ne fait rien. Tenez,
-moi, j'ai été reconnu aussi.&mdash;Bon! reprit le marquis
-d'un air consolé.&mdash;Oui, continua le comte,
-mon aventure est assez drôle; j'ai rencontré là une
-fort jolie dame, qui m'estimoit beaucoup, mais
-beaucoup, la semaine passée.&mdash;J'entends, j'entends,
-dit le marquis.&mdash;Cette semaine elle m'a
-éconduit d'une manière si plaisante!&hellip; Imaginez
-que j'ai été au bal avec un de mes amis qui s'étoit
-fort joliment déguisé.» La marquise, effrayée,
-l'interrompit. «Monsieur le comte soupe sans
-doute avec nous? lui dit-elle de l'air du monde le
-plus flatteur.&mdash;Si cela ne vous embarrasse pas
-trop, Madame&hellip;&mdash;Quoi! interrompit le marquis,
-vas-tu faire des façons avec nous? Crois-moi,
-essaye plutôt de faire ta paix avec ta jeune parente
-qui t'en veut beaucoup.&mdash;Moi! Monsieur, point
-du tout! j'ai toujours pensé que M. de Rosambert
-étoit homme d'honneur; je le crois trop galant
-homme pour abuser des circonstances&hellip;&mdash;Il ne
-faut abuser de rien, me répondit le comte; mais
-il faut user de tout.&mdash;Qu'est-ce que c'est que
-des circonstances? s'écria le marquis, qu'entend-elle
-par des circonstances? Quelles circonstances y
-a-t-il?&hellip; Rosambert, tu me diras cela; mais conte-nous
-donc ton histoire.&mdash;Volontiers.&mdash;Messieurs,
-interrompit encore la marquise, on vous a
-déjà dit que le souper étoit servi.&mdash;Oui, oui,
-allons souper, répondit le marquis, tu nous conteras
-ton malheur à table.» La marquise alors
-s'approcha de son mari, et lui dit à mi-voix: «Y
-songez-vous bien, Monsieur, de vouloir qu'on
-raconte une histoire galante devant cette enfant?&mdash;Bon!
-bon! lui répondit-il, à son âge on n'est
-pas si novice»; et, s'adressant au comte: «Rosambert,
-tu nous conteras ton aventure; mais tu
-gazeras tout cela de manière que cette enfant&hellip;,
-tu m'entends bien?»</p>
-
-<p>La marquise nous plaça de manière que le comte
-étoit entre elle et moi, et que je me trouvois, moi,
-entre le comte et le marquis. Un regard prompt
-de ma belle maîtresse m'avertit d'apporter à notre
-situation critique l'attention la plus scrupuleuse,
-de ne parler qu'avec ménagement, d'agir avec la
-plus grande circonspection. Le marquis mangeoit
-beaucoup et parloit davantage; je ne répondois
-que par monosyllabes aux douces phrases qu'il
-m'adressoit. Le comte enchérissoit sur les éloges
-du marquis; il me prodiguoit d'un ton railleur
-les complimens les plus outrés, assuroit malignement
-que personne au monde n'étoit plus aimable
-que sa jeune parente, demandoit au marquis ce
-qu'il en pensoit, et, préludant avec la marquise
-par de légères épigrammes, il protestoit qu'elle
-seule, jusqu'à présent, savoit précisément combien
-M<sup>lle</sup> Duportail méritoit d'être aimée. La marquise,
-également adroite et prompte, répondoit vite et
-toujours bien; mesurant la défense à l'attaque, elle
-éludoit sans affectation ou se défendoit sans aigreur,
-déterminée à ménager un ennemi qu'elle
-ne pouvoit espérer de vaincre; aux questions pressantes
-elle opposoit les aveux équivoques, elle
-atténuoit les allégations fortes par les négations
-mitigées, et repoussoit les sarcasmes plus amers
-qu'embarrassans par des récriminations plus fines
-que méchantes: très intéressée à pénétrer les secrets
-desseins du comte, dont la vengeance étoit
-si facile, elle l'examinoit souvent d'un &oelig;il observateur;
-puis, essayant de le fléchir en l'intéressant,
-elle l'accabloit de politesses et d'attentions, prétextoit
-une forte migraine, traînoit languissamment
-les doux accens de sa voix presque éteinte, et de
-ses regards supplians sollicitoit sa grâce, qu'elle ne
-pouvoit obtenir.</p>
-
-<p>Dès que les domestiques eurent servi le dessert
-et se furent retirés, le comte commença une attaque
-plus chaude, qui nous jeta, la marquise et
-moi, dans une mortelle anxiété.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>Je vous disois, Monsieur le marquis, qu'une
-jeune dame m'honoroit, la semaine passée, d'une
-attention toute particulière&hellip;</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise</span>, <i>tout bas</i>.</p>
-
-<p>Quelle fatuité! (<i>Haut.</i>) Encore une bonne fortune!
-la matière est si usée!</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>Non, Madame: une infidélité subite, avec des
-circonstances nouvelles qui vous amuseront&hellip;</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
-
-<p>Point du tout, Monsieur, je vous assure.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
-
-<p>Bon! les femmes disent toujours qu'une histoire
-galante les ennuie! Rosambert, conte-nous la
-tienne.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>Cette dame étoit au bal&hellip;, je ne sais plus quel
-jour&hellip; (<i>A la marquise.</i>) Madame, aidez-moi donc,
-vous y étiez aussi&hellip;</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise</span>, <i>vivement</i>.</p>
-
-<p>Le jour, Monsieur? hé! qu'importe le jour?
-Pensez-vous d'ailleurs que j'aie remarqué?&hellip;</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
-
-<p>Passons, passons, le jour n'y fait rien.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>Hé bien, j'allai à ce bal avec un de mes amis,
-qui s'étoit déguisé le plus joliment du monde, et
-que personne ne reconnut.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
-
-<p>Que personne ne reconnut! il étoit bien habile
-celui-là! Quel habit avoit-il donc?</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise</span>, <i>très vivement</i>.</p>
-
-<p>Un habit de caractère, apparemment?</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>Un habit de caractère!&hellip; Mais, non&hellip; (<i>En regardant
-la marquise.</i>) Cependant je le veux bien,
-si vous le voulez: un habit de caractère, soit. Personne
-ne le reconnut; personne, excepté la dame
-en question, qui devina que c'étoit un fort beau
-garçon.</p>
-
-<p class="drap">(<i>Ici la marquise sonna un domestique, le retint quelque
-temps sous différens prétextes: le marquis,
-impatienté, le renvoya; le comte reprit.</i>)</p>
-
-<p>La dame, charmée de sa découverte&hellip; Mais je
-ne veux plus rien dire, parce que le marquis la
-connoît.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Marquis</span>, <i>riant</i>.</p>
-
-<p>Cela se peut: d'abord, j'en connois beaucoup;
-mais cela ne fait rien, continue.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
-
-<p>Monsieur le comte, on donnoit hier une pièce
-nouvelle.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>Oui, Madame; mais permettez-moi de finir mon
-histoire.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
-
-<p>Point du tout: je veux savoir ce que vous pensez
-de la pièce.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>Permettez, Madame&hellip;</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
-
-<p>Eh! Madame, laissez-le donc nous raconter!&hellip;</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>Pour abréger, vous saurez que mon jeune ami
-plut beaucoup à la dame; que ma présence ne
-tarda pas à la gêner, et le moyen qu'elle imagina
-pour se débarrasser de moi&hellip;</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
-
-<p>C'est un roman que cette histoire-là.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>Un roman, Madame! Ah! tout à l'heure, si
-l'on m'y force, je convaincrai les plus incrédules.
-Le moyen qu'elle imagina fut de me détacher une
-jeune comtesse, son intime amie, femme très
-adroite, très obligeante, qui s'empara de moi tellement&hellip;</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
-
-<p>Comment! on t'a donc bien joué?</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>Pas mal, pas mal, mais beaucoup moins que le
-mari, qui arriva&hellip;</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
-
-<p>Il y a un mari!&hellip; Tant mieux!&hellip; J'aime beaucoup
-les aventures où figurent des maris comme
-j'en connois tant! Hé bien! le mari arriva&hellip; Qu'avez-vous
-donc, Madame?</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
-
-<p>Un mal de tête affreux!&hellip; Je suis au supplice&hellip;
-(<i>Au comte.</i>) Monsieur, remettez de grâce
-à un autre jour le récit de cette aventure.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
-
-<p>Eh! non, conte, conte donc: cela la dissipera.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>Oui, je finis en deux mots.</p>
-
-<p class="c">M<sup>lle</sup> <span class="sc">Duportail</span>, <i>au marquis tout bas</i>.</p>
-
-<p>M. de Rosambert aime beaucoup à jaser, et
-ment quelquefois passablement.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
-
-<p>Je sais bien, je sais bien; mais cette histoire est
-drôle: il y a un mari, je parie qu'on l'a attrapé
-comme un sot.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte</span>, <i>sans écouter la marquise qui veut
-lui parler</i>.</p>
-
-<p>Le marquis arriva, et ce qu'il y eut d'étonnant,
-c'est qu'en voyant la figure douce, fine, agréable,
-fraîche, du jeune homme si joliment déguisé, le
-mari crut que c'étoit une femme&hellip;</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
-
-<p>Bon!&hellip; oh! celui-là est excellent! oh! l'on ne
-m'auroit pas attrapé comme cela, moi; je me connois
-trop bien en physionomie.</p>
-
-<p class="c">M<sup>lle</sup> <span class="sc">Duportail</span>.</p>
-
-<p>Mais cela est incroyable!</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
-
-<p>Impossible! M. de Rosambert nous fait des
-contes&hellip; qu'il devroit bien finir, car je me sens
-fort incommodée.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>Il le crut si bien qu'il lui prodigua les complimens,
-les petits soins, et même il en vint jusqu'à
-lui prendre la main et à la lui serrer doucement&hellip;
-(<i>au marquis</i>) tenez, à peu près comme vous faites
-à présent à ma cousine.</p>
-
-<p class="c">(<i>Le marquis étonné quitta promptement ma
-main, qu'il tenoit en effet.</i>)</p>
-
-<p>«Il l'a fait exprès, me dit-il: je crois qu'il voudroit
-que la marquise s'aperçût de notre intelligence.&mdash;Qu'il
-est jaloux! qu'il est méchant et menteur!&hellip;
-lui répliquai-je;&hellip; comme un avocat.» (<i>Le
-comte, toujours sourd aux instances que la marquise
-avoit eu le temps de renouveler, reprit:</i>)</p>
-
-<p>Tandis que le bon mari, d'un côté, épuisoit les
-lieux communs de la vieille galanterie, et pressoit
-la main chérie,&hellip; la dame, non moins vive, mais
-plus heureuse&hellip;</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
-
-<p>Eh! Monsieur, quelles femmes avez-vous donc
-connues?&hellip; Vous nous peignez celle-là sous des
-couleurs&hellip; Ne se peut-il pas que, trompée, comme
-son mari, par les apparences&hellip;</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>Cela eût été très possible; mais je crois que
-cela n'étoit pas. Au reste, vous allez en juger
-vous-même, écoutez jusqu'au bout.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
-
-<p>Monsieur, s'il faut absolument que vous racontiez
-cette histoire, je vous prie au moins de songer
-que vous devez quelques ménagemens (<i>en regardant
-M<sup>lle</sup> Duportail</i>) à certaines personnes qui vous
-écoutent.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
-
-<p>Rosambert, Madame a raison; gaze un peu cela,
-à cause de cette enfant (<i>en montrant M<sup>lle</sup> Duportail</i>).</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>Oui&hellip; oui!&hellip; La dame fort émue&hellip;</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
-
-<p>Monsieur, de grâce, abrégez des détails qui ne
-sont pas honnêtes.</p>
-
-<p class="c">M<sup>lle</sup> <span class="sc">Duportail</span>, <i>d'un ton fort brusque</i>.</p>
-
-<p>Il est minuit, Monsieur.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte</span>, <i>fort doucement</i>.</p>
-
-<p>Je le sais bien, Mademoiselle, et, si cette conversation
-vous ennuie, je ne dirai qu'un mot&hellip;
-pour l'achever.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Marquis</span>, <i>à M<sup>lle</sup> Duportail</i>.</p>
-
-<p>Il est très piqué contre vous. Les amitiés que
-vous me faites!&hellip; Il est jaloux comme un tigre!</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
-
-<p>Monsieur le comte, à propos, pendant que j'y
-pense, avez-vous obtenu du ministre?&hellip;</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>Oui, Madame, j'ai obtenu tout ce que je voulois;
-mais laissez-moi&hellip;</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
-
-<p>Ah! ah! qu'est-ce que tu sollicitois donc?</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>Une petite pension de dix mille livres pour le
-jeune vicomte de G&hellip;, mon parent; il y a déjà
-plusieurs jours&hellip; Pour revenir à mon aventure&hellip;</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
-
-<p>Oui, oui, revenons-y.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
-
-<p>Il doit être bien content de vous, le vicomte?</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>La dame fort émue&hellip;</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
-
-<p>Monsieur le comte, répondez-moi donc.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>Oui, Madame, il est très content&hellip; La dame
-fort émue&hellip;</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
-
-<p>Et son cher oncle le commandeur?</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>En est fort aise aussi, Madame; mais vous vous
-intéressez prodigieusement&hellip;</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
-
-<p>Oui, tout ce qui regarde mes amis me touche
-sensiblement; et cette affaire me tourmentoit à
-cause de vous: si vous m'en aviez parlé plus tôt,
-j'aurois pu vous y servir&hellip;</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>Madame, je suis très sensible&hellip;; mais permettez-moi&hellip;</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
-
-<p>A-t-il en effet rendu quelque service à l'État, le
-vicomte?</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte</span>, <i>en riant</i>.</p>
-
-<p>Oui, Madame; sans lui, le duc de *** n'avoit
-pas d'héritier, la maison s'éteignoit.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
-
-<p>Mais, si l'on récompense aussi magnifiquement
-tous ceux qui servent l'État de cette manière, je ne
-m'étonne plus de l'embarras où est le trésor royal.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>Très bien, Madame. Cependant permettez&hellip;</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
-
-<p>Enfin, n'importe; si jamais pareille occasion se
-présente, employez-moi, ou bien nous nous brouillerons
-mortellement.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>Madame, je vous rends grâce&hellip; Permettez
-qu'enfin je reprenne le récit de mon aventure.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
-
-<p>Oh! si vous vous adressiez à d'autres, je ne
-vous le pardonnerois pas, je vous en avertis.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
-
-<p>Allons, voilà qui est dit: laissez-le donc finir
-son histoire.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>La dame, fort émue, prodiguoit au jeune Adonis&hellip;</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
-
-<p>Quelle migraine j'ai!</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>Prodiguoit au jeune Adonis&hellip;</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise</span>, <i>tirant le marquis à part et lui
-parlant à mi-voix</i>:</p>
-
-<p>Monsieur, je vous le répète, il n'est pas décent
-de conter devant cette enfant&hellip;</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
-
-<p>Bon! bon! elle en sait plus qu'on ne croit! La
-petite personne est futée, allez! je me connois en
-physionomie!</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>Monsieur le marquis, je ne pourrai jamais finir
-ce récit, on m'interrompt à tout moment; mais je
-vais rentrer chez moi, et demain matin je vous
-enverrai tous les détails par écrit.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
-
-<p>Bonne plaisanterie!</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte</span>, <i>au marquis</i>.</p>
-
-<p>Non, je vous l'enverrai, parole d'honneur, et je
-mettrai les lettres initiales de chaque nom,&hellip; à
-moins qu'on ne me laisse finir ce soir.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
-
-<p>Eh bien! allons donc, finis.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
-
-<p>A la bonne heure, finissez; mais songez&hellip;</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>La dame, fort émue, prodiguoit au jeune
-Adonis les confidences flatteuses, les doux propos,
-les petits baisers tendres&hellip; C'étoit vraiment une
-scène à voir. On ne peut la peindre;&hellip; mais on
-pourroit la jouer&hellip; Tenez, jouons-la.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
-
-<p>Tu badines!</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
-
-<p>Quelle folie!</p>
-
-<p class="c">M<sup>lle</sup> <span class="sc">Duportail</span>.</p>
-
-<p>Quelle idée!</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>Jouons-la: Madame sera la dame en question;
-moi, je suis le pauvre amant bafoué&hellip; Ah! c'est
-qu'il nous manquera une comtesse!&hellip; (<i>A la marquise.</i>)
-Mais madame a des talens précieux, elle
-peut bien remplir à la fois deux rôles difficiles.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise</span>, <i>avec une colère contrainte</i>.</p>
-
-<p>Monsieur&hellip;</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>Je vous demande pardon, Madame, ce n'est
-qu'une supposition.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
-
-<p>Mais sans doute; il ne faut pas que cela vous
-fâche.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise</span>, <i>d'une voix éteinte et les larmes
-aux yeux</i>.</p>
-
-<p>Il s'agit bien des rôles qu'on m'offre, Monsieur;&hellip;
-mais c'est qu'il est bien cruel que je me
-plaigne depuis une heure d'être fort mal, sans
-qu'on daigne y faire la moindre attention. (<i>Au
-comte, en tremblant.</i>) Peut-on, Monsieur, sans
-vous offenser, vous observer qu'il est tard et que
-j'ai besoin de repos?</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte</span>, <i>un peu touché</i>.</p>
-
-<p>Je serois désolé de vous importuner, Madame.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise.</span></p>
-
-<p>Vous ne m'importunez pas, Monsieur; mais je
-vous répète que je suis malade, et fort malade.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
-
-<p>Eh mais, comment ferons-nous? où couchera
-M<sup>lle</sup> Duportail?</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise</span>, <i>vivement</i>.</p>
-
-<p>En vérité! Monsieur, il semble qu'il n'y ait pas
-un appartement dans cet hôtel!»</p>
-
-<p>Effrayé de la tournure que l'entretien venoit de
-prendre, je m'approchai du comte. «Charmante
-enfant, me dit-il tout bas, laissez-moi: tout ce
-que vous me direz ne vaut pas ce que je suis curieux
-de savoir au juste, et ce que je vais apprendre
-tout à l'heure.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
-
-<p>Il y a des appartemens, Madame; mais cette
-enfant n'aura-t-elle pas peur toute seule?</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte</span>, <i>avec vivacité</i>.</p>
-
-<p>Pas plus que la dernière fois.</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Marquis</span>, <i>brusquement, en montrant la marquise</i>.</p>
-
-<p>Mais la dernière fois elle a couché avec madame!</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Comte.</span></p>
-
-<p>Ah!</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">La Marquise</span>, <i>troublée, balbutie</i>.</p>
-
-<p>Elle a couché dans mon appartement,&hellip; et moi&hellip;</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Le Marquis.</span></p>
-
-<p>Elle a couché dans votre lit, avec vous. Je le
-sais bien, puisque j'ai moi-même fermé les rideaux;
-ne vous en souvenez-vous pas?</p>
-
-<p class="c">(<i>La marquise confondue ne répondit pas, le marquis
-continua en affectant de parler bas:</i>)</p>
-
-<p>Ne vous souvenez-vous pas que je suis venu
-dans la nuit?&hellip;</p>
-
-<p class="c">(<i>La marquise porta la main à son front, jeta un
-cri de douleur, et s'évanouit.</i>)</p>
-
-<p>Je n'ai jamais pu découvrir si cet évanouissement
-étoit bien naturel; mais je sais que, dès que
-le marquis nous eut quittés pour aller dans son
-appartement chercher lui-même une eau qu'il disoit
-souveraine en pareil cas, la marquise reprit
-ses sens, rassura promptement Justine et la Dutour,
-accourues pour la secourir, leur ordonna de
-nous laisser; et que, s'adressant au comte: «Monsieur,
-lui dit-elle, avez-vous donc juré de me perdre?&mdash;Non,
-Madame, j'ai voulu m'instruire de
-quelques détails que j'ignorois, vous prouver qu'on
-ne me joue pas impunément, et vous forcer de
-convenir que, si je suis capable de me venger&hellip;&mdash;De
-vous venger? interrompit-elle; et de quoi?&mdash;Je
-sais pourtant, continua-t-il, maître de mon ressentiment,
-ne pas porter la vengeance trop loin.
-Maintenant, Madame, vous voilà tranquille, à une
-condition cependant. Je sens, ajouta-t-il en nous
-regardant malignement, je sens que je vais vous
-affliger tous deux: vous vous étiez promis une
-nuit heureuse, heureuse autant que celle d'avant-hier;
-mais vous, Monsieur, vous m'avez trop peu
-ménagé pour que je m'intéresse au succès de vos
-projets galans; et vous, Madame, vous n'espérez
-pas, sans doute, que, ministre complaisant de vos
-plaisirs, je puisse voir comme un mari&hellip;&mdash;Moi,
-Monsieur! s'écria-t-elle, je n'espère rien de vous,
-mais je croyois aussi n'en avoir rien à craindre; et,
-quelle que soit ma conduite, d'où vous viendroit
-donc, je vous en supplie, le droit que vous vous
-attribuez de l'éclairer?» Rosambert ne répondit à
-cette question que par un sourire amer. «Que,
-ministre complaisant de vos plaisirs, poursuivit-il,
-je puisse voir comme un mari&hellip; chargez-vous de
-choisir l'épithète&hellip; je puisse voir M. de Faublas
-passer dans vos bras en ma présence même!&mdash;M.
-de Faublas dans mes bras!&mdash;Ou M<sup>lle</sup> Duportail
-dans votre lit: n'est-ce pas la même chose?
-Eh mais, Madame, je croyois que là-dessus nous
-étions d'accord. Croyez-moi, le temps est cher, ne
-le perdons pas à disputer plus longtemps sur les
-mots, composons. Que cette charmante enfant
-m'accorde l'honneur de l'accompagner; que je la
-reconduise chez son père tout à l'heure, à cette
-condition je me tais.»</p>
-
-<p>Le marquis entra, tenant un flacon. «Je suis
-très sensible à vos soins, lui dit la marquise; mais
-vous voyez que je suis un peu moins mal: je
-voudrois être tout à fait bien, afin de pouvoir
-garder M<sup>lle</sup> Duportail.&mdash;Comment? s'écria le
-marquis.&mdash;Je suis toujours fort incommodée, il
-est impossible que cette chère enfant passe la nuit
-chez moi.&mdash;Eh bien, Madame, n'y a-t-il pas,
-comme vous le disiez tout à l'heure, un appartement
-dans cet hôtel?&mdash;Oui, Monsieur, mais
-vous m'avez fait une objection à laquelle je me
-rends: cette enfant auroit peur. D'ailleurs la laisser
-ainsi toute seule&hellip;, je ne le souffrirai pas.&mdash;Elle
-ne sera pas seule, Madame; sa femme de
-chambre est ici.&mdash;Sa femme de chambre,&hellip; sa
-femme de chambre!&hellip; Eh bien! Monsieur, puisqu'il
-faut tout vous dire, M. Duportail ne veut pas
-que mademoiselle sa fille couche ici.&mdash;Qui vous
-l'a dit, Madame?&mdash;Monsieur le comte vient de
-m'annoncer seulement tout à l'heure que M. Duportail
-l'a prié de passer ici pour lui ramener sa
-fille.&mdash;Pourquoi donc ne nous as-tu pas dit cela
-tout de suite, toi?&mdash;Mais, répondit Rosambert
-en riant, c'est que je n'ai pas voulu troubler votre
-joie pendant le souper.&mdash;M. Duportail envoie
-chercher sa fille! reprit le marquis; croit-il qu'elle
-est mal ici? pourquoi d'ailleurs te charger de cette
-commission? il nous doit une visite et des remerciemens:
-quand il seroit venu lui-même!&hellip; Je
-le verrai; je veux savoir quelles raisons&hellip; Je le
-verrai.»</p>
-
-<p>Je fis une profonde révérence à la marquise:
-elle se leva et vint à moi pour m'embrasser. M. de
-Rosambert se jeta entre elle et moi. «Madame,
-vous êtes si incommodée! ne vous dérangez pas»;
-et, la prenant doucement par le bras, il la força de
-s'asseoir; ensuite il prit ma main d'un air galant,
-et le marquis ne vit qu'avec le regret le plus vif
-M<sup>lle</sup> Duportail et la Dutour s'éloigner dans la
-voiture du comte.</p>
-
-<p>Au détour de la première rue, M. de Rosambert
-ordonna à son cocher d'arrêter. «Je connois
-ce visage-là, me dit-il en regardant ma prétendue
-femme de chambre, je ne crois pas que le ministère
-de cette brave femme vous soit agréable chez
-M. de Faublas; ainsi nous nous dispenserons de
-la promener jusque-là.» La Dutour descendit sans
-répliquer un seul mot, et nous continuâmes notre
-route. Je fis remarquer au comte que nous étions
-libres enfin, qu'il avoit trop abusé de l'embarras
-de ma position, et qu'il ne pouvoit se dispenser
-de m'accorder une prompte satisfaction. «Je ne
-vois ce soir que M<sup>lle</sup> Duportail, me répondit-il:
-demain, si le chevalier de Faublas a quelque chose
-à me dire, il me trouvera chez moi. Nous ferons
-ensemble un déjeuner de garçon, je dirai librement
-à mon ami ce que je pense de sa conduite,
-et, s'il est raisonnable, j'espère le convaincre sans
-peine qu'il ne doit pas être si mécontent de la
-mienne.» Cependant nous arrivâmes à la porte
-de l'hôtel; ce fut M. Person lui-même qui me
-l'ouvrit: il m'apprit que le baron avoit attendu
-mon retour avec plus d'inquiétude que de colère,
-et que, désespérant enfin de me revoir ce soir, il
-ne s'étoit couché qu'après avoir recommandé vingt
-fois à Jasmin d'aller, dès qu'il seroit jour, me chercher
-au bal ou chez le marquis de B&hellip;</p>
-
-<p>Je me retirai dans mon appartement, où, rappelant
-à mon esprit les divers événemens de cette
-journée si peu tranquille, je fus moins étonné
-d'avoir pu la passer tout entière sans m'occuper
-de ma Sophie; et, comme pour réparer ce long
-oubli, je répétai vingt fois son nom chéri. J'avoue
-pourtant que celui de la marquise vint aussi quelquefois
-sur mes lèvres; j'avoue que d'abord il me
-parut dur d'être réduit à pousser d'inutiles soupirs
-dans mon lit solitaire; mais je pris le parti d'offrir
-à ma Sophie le sacrifice de mes plaisirs, quelque
-involontaire qu'il eût été, et je m'endormis presque
-consolé du célibat auquel la vengeance du comte
-m'avoit condamné.</p>
-
-<p>J'allai, dès qu'il fit jour, présenter mes devoirs
-au baron. Il me dit avec beaucoup de douceur:
-«Faublas, vous n'êtes plus un enfant, je vous laisse
-une honnête liberté, j'espère que vous n'en abuserez
-pas. J'espère que vous ne passerez jamais
-les nuits ailleurs que dans cet hôtel; songez que
-je suis père, et que, si mon fils m'aime, il doit
-craindre de m'inquiéter.»</p>
-
-<p>Je me hâtai de me rendre chez M. de Rosambert,
-qui déjà m'attendoit. Dès qu'il m'aperçut,
-il vint à moi en riant, et, sans me laisser le temps
-de dire un seul mot, il se jeta à mon col. «Que
-je vous embrasse, mon cher Faublas! votre aventure
-est délicieuse; plus je m'en occupe, et plus
-elle m'amuse.» Je l'interrompis brusquement:
-«Je ne suis pas venu pour recevoir vos complimens&hellip;»
-Le comte me pria d'un ton plus sérieux
-de m'asseoir. «Vous pourriez, me dit-il, m'en
-vouloir encore! je vous reverrois dans les mêmes
-dispositions! Allons donc, mon jeune ami, vous
-êtes fou. Quoi! une ingrate beauté vous favorise
-et me délaisse; c'est moi qu'on sacrifie, c'est à vous
-qu'on m'immole, et vous vous fâchez? Je ne punis
-que par une inquiétude momentanée les galantes
-tromperies du couple adroit qui me joue, et c'est
-par le sang de son ami que M. de Faublas prétend
-venger les petites tribulations de M<sup>lle</sup> Duportail?
-je vous jure que cela ne sera pas. Mon cher Faublas,
-j'ai sur vous l'avantage de six années d'expérience;
-je sais très bien qu'à seize ans on ne
-connoît que sa maîtresse et son épée; mais à vingt-deux
-un homme du monde ne se bat plus pour
-une femme.»</p>
-
-<p>Je donnai quelques signes d'étonnement qu'il
-remarqua. «Croyez-vous au véritable amour?
-ajouta-t-il aussitôt; c'est encore une des illusions
-de l'adolescence, je vous en avertis. Moi, je n'ai
-vu partout que la galanterie. Qu'est-ce d'ailleurs
-que votre aventure? une bonne fortune, et rien de
-plus: et d'une histoire comique nous ferions une
-tragédie! nous nous égorgerions pour une belle
-dame qui me quitte aujourd'hui, et qui demain
-vous plantera là! Chevalier, gardez votre courage
-pour une occasion plus importante; on ne peut
-désormais soupçonner le mien. Il est trop vrai que
-le fatal concours des circonstances nous force quelquefois
-à verser le sang d'un ami: puisse l'honneur,
-l'inflexible honneur, ne vous réduire jamais à
-cette horrible extrémité!&hellip; Mon cher Faublas,
-j'avois à peu près votre âge quand la marquise de
-Rosambert, dont je suis le fils unique, achevoit sa
-trente-troisième année; elle étoit si fraîche encore
-qu'on ne lui eût pas donné plus de vingt-cinq ans:
-dans le monde on l'appeloit ma s&oelig;ur aînée. Avec
-les agrémens de la jeunesse, elle avoit conservé
-ses goûts, elle aimoit les assemblées nombreuses
-et les plaisirs bruyans. Une nuit que je l'avois conduite
-au bal de l'Opéra, on l'y insulta publiquement.
-J'accourus aux cris de la marquise, qui
-venoit d'ôter son masque: déjà l'insolent inconnu
-l'avoit suppliée d'excuser sa méprise, et se perdoit
-dans la foule. Je le joignis, je l'obligeai de se
-démasquer: je reconnus le jeune Saint-Clair,
-Saint-Clair compagnon de mon enfance, et de
-tous mes amis le plus cher. «Je ne croyois pas
-que ce fût la marquise de Rosambert.» Voilà tout
-ce qu'il me dit. C'étoit beaucoup, sans doute&hellip;
-Hélas! un murmure général nous fit comprendre
-que ce n'étoit pas assez, l'honneur vouloit du sang:
-nous nous battîmes. Saint-Clair succomba, je tombai
-sans connoissance auprès de mon ami mourant.
-Pendant plus de six semaines une horrible
-fièvre brûla mon sang et troubla ma raison. Dans
-mon délire affreux je ne voyois que Saint-Clair;
-sa plaie saignoit sous mes yeux, les convulsions
-de la mort agitoient ses membres tremblans; et
-cependant il me regardoit d'un air attendri, d'une
-voix éteinte il m'adressoit de touchans adieux;
-dans ses derniers momens, il ne paroissoit sensible
-qu'à la douleur de quitter le barbare qui venoit
-de l'immoler. Longtemps cette affreuse image me
-poursuivit, longtemps on trembla pour ma vie;
-enfin la nature, secondée des efforts de l'art, opéra
-ma guérison; mais je recouvrai ma raison sans
-perdre mes remords. Le temps, qui console de
-tout, a séché mes pleurs; mais jamais, jamais le
-souvenir de cet affreux combat ne s'effacera de ma
-mémoire&hellip; Chevalier, je ne me verrois qu'avec
-peine obligé de me battre avec un inconnu; jugez
-si j'irai, sans raison, exposer ma vie pour menacer
-la vôtre&hellip; Ah! si jamais l'inflexible honneur nous
-y forçoit, mon cher Faublas, je vous le jure, votre
-victoire ne seroit ni pénible ni glorieuse; j'ai trop
-éprouvé qu'en pareil cas celui qui meurt n'est pas
-le plus malheureux.»</p>
-
-<p>Rosambert me tendit les bras, je l'embrassai de
-bon c&oelig;ur; son trouble se dissipa peu à peu.
-«Déjeunons», me dit-il, et, reprenant sa première
-gaieté: «Vous veniez me faire une querelle, ingrat,
-quand vous me devez mille remerciemens.&mdash;Je
-vous dois&hellip;?&mdash;Sans doute: n'est-ce pas
-moi qui vous ai fait connoître la marquise? Il est
-vrai que je ne prévoyois pas le malin tour qu'on
-me joueroit: j'aurois pu pressentir une infidélité;
-mais deviner qu'elle auroit lieu si promptement,
-avec des circonstances si singulières! (Il se mit à
-rire.) Oh! mais plus j'y pense, plus je crois devoir
-vous féliciter. Elle est délicieuse, votre aventure!
-et puis vous entrez dans le monde par la belle
-porte! La marquise est jeune, belle, pleine d'esprit,
-considérée à la ville, bienvenue à la cour,
-intrigante en diable; elle jouit d'un crédit immense
-et sert ses amis chaudement.» Je témoignai
-au comte que je n'emploierois jamais de tels moyens
-pour aller à la fortune. «Et vous avez tort, me
-répondit-il: combien de gens d'un vrai mérite ne
-se sont pourtant avancés que par là! Mais laissons
-cela; ne me donnerez-vous pas quelques détails
-sur cette nuit joyeuse, de laquelle vous vous étiez
-bien trouvé sans doute, puisque, sans moi, vous
-auriez fait le lendemain?»</p>
-
-<p>Je ne me fis pas presser. «Ah! la rusée marquise!
-s'écria le comte après m'avoir entendu.
-Ah! la fine dame! comme elle a filé son bonheur!
-et son honnête époux, le cher marquis, le plus
-doux, le plus crédule, le plus complaisant des
-commodes maris dont la France abonde! en vérité,
-il me feroit croire que certains hommes ont été
-mis dans ce bas monde tout exprès pour servir à
-l'amusement de leur prochain. Mais sa femme! sa
-femme!&hellip;&mdash;Est très aimable.&mdash;Je le sais bien,
-je le savois même avant vous, et nous nous serions
-coupé la gorge à cause d'elle! Ah!&mdash;Je conviens,
-Rosambert, que nous aurions mal fait.&mdash;Très
-mal; et puis c'est qu'une telle incartade auroit été
-d'un exemple fort dangereux.&mdash;Comment?&mdash;Tenez,
-Faublas, dans le cercle borné de chacune
-des sociétés particulières qui composent ce que la
-bonne compagnie appelle le <i>monde</i>, il y a nombre
-d'intrigues qui se croisent, une foule d'intérêts qui
-se contrarient. Tel est le mari de celle-ci qui est
-l'amant de celle-là, tel est aujourd'hui sacrifié
-qui demain vous immole: les hommes sont entreprenans,
-ils attaquent sans cesse; les femmes sont
-foibles, elles cèdent toujours: il résulte de là que
-le célibat devient un état fort doux, que le joug du
-mariage paroît moins insupportable; la jeunesse
-s'amuse, l'État se peuple, et tout le monde est
-content. Eh bien! si la jalousie alloit répandre
-aujourd'hui son noir poison, si les maris qu'on
-attrape s'armoient pour réparer l'honneur de leurs
-fragiles moitiés, si les amans qu'on délaisse s'égorgeoient
-pour se disputer un c&oelig;ur volage, vous
-verriez une désolation générale; la ville et la cour
-deviendroient un vaste champ de carnage. Combien
-de femmes crues sages seroient tout à coup veuves!
-que de beaux enfans réputés légitimes pleureroient
-leurs pères! que de charmans bâtards végéteroient
-abandonnés! La génération présente passeroit
-après avoir fait, mais avant d'avoir élevé sa
-postérité.&mdash;Quel tableau vous faites, Rosambert!
-Vous peignez la galanterie; mais l'amour tendre
-et respectueux&hellip;&mdash;N'existe plus; il ennuyoit les
-femmes, les femmes l'ont tué.&mdash;Vous n'estimez
-donc guère les femmes?&mdash;Moi! je les aime&hellip;
-comme elles veulent être aimées.&mdash;Ah! lui répliquai-je
-avec la plus grande vivacité, je vous pardonne
-vos blasphèmes, vous ne connoissez pas ma
-Sophie.» Il me demanda l'explication de ces derniers
-mots; mais je la lui refusai avec cette discrétion
-qui, surtout dans sa naissance, accompagne
-le véritable amour.</p>
-
-<p>Cependant nous déjeunions comme on dîne;
-le vin de Champagne n'étoit pas épargné, et l'on
-sait que Bacchus est le père de la gaieté. Il me
-parut que le comte, s'il estimoit peu les femmes,
-les aimoit beaucoup et se plaisoit à parler d'elles.
-Plein du système qu'il soutenoit, il l'appuyoit du
-scandaleux récit des anecdotes galantes du jour.
-Rosambert m'embarrassoit sans me persuader; à
-chaque exemple qu'il me donnoit, je répondois
-toujours qu'une exception, loin de détruire la
-règle, la prouvoit. «Mais vous ne savez donc pas,
-me dit-il avec chaleur, vous ne savez donc pas
-à quel point la bonne moitié des individus de ce
-sexe tant honoré porte chaque jour l'entier oubli
-de cette modestie naturelle, de cette pudeur innée
-que vous lui supposez?» Il se leva avec vivacité,
-et, riant de toutes ses forces: «Parbleu! tenez,&hellip;
-vous n'avez pas disposé de votre journée,&hellip; venez
-avec moi, venez&hellip; Je vais de ce pas vous présenter
-à une belle dame&hellip; Nous en trouverons chez elle
-beaucoup d'autres,&hellip; elles sont jolies, vous serez
-le maître de les estimer toutes, et tant qu'il vous
-plaira.»</p>
-
-<p>Tous deux en pointe de vin, nous montâmes
-dans un honnête fiacre qui s'arrêta devant une
-maison d'assez belle apparence; mais les airs cavaliers
-de la maîtresse du logis, le ton leste dont le
-comte la traitoit, l'accueil non moins leste dont
-elle m'honora, tout me fit soupçonner que j'étois
-engagé dans une partie de filles. J'en demeurai
-convaincu quand la brave dame, de qui le comte
-paroissoit très connu, et qui vouloit, disoit-elle
-poliment, me déniaiser, m'eut montré toutes les
-curiosités de sa maison. M. de Rosambert prenoit
-la peine de m'expliquer tout lui-même. «Voilà,
-me dit-il, le cabinet de bains; c'est ici que se blanchissent
-et se parfument les gentilles recrues que la
-ville et les campagnes fournissent journellement à
-cette active entremetteuse. Dans cette armoire
-vous voyez plusieurs flacons d'une eau très astringente
-dont le grand mérite est de réparer toute
-espèce de brèche faite à ce que les vierges appellent
-leur vertu. Beaucoup de demoiselles bien nées
-s'en servent discrètement, et vont ensuite, la première
-nuit des noces, offrir au mortel heureux qui
-les épouse un honneur tout neuf. A côté, remarquez
-l'essence à l'usage des monstres; elle produit
-un effet tout contraire: aussi ne s'en sert-on jamais.
-Hélas! il est passé, le temps des miniatures, et dans
-tout Paris, je gage, on ne trouveroit plus une
-seule petite femme qui eût besoin de cette eau-là.
-En revanche, si celle que vous voyez en ces flacons
-plus grands est aussi bonne qu'on le prétend, il
-s'en fera bientôt une prodigieuse consommation.
-Vous verrez accourir chez le docteur Guibert de
-Préval une foule de clercs de procureurs, quelques
-robins, beaucoup de grands seigneurs, une partie
-de nos militaires, et presque tous nos abbés: c'est
-le fameux spécifique.</p>
-
-<p>«Vous savez, Faublas, ce que c'est qu'un cabinet
-de toilette. Celui-ci n'a rien de remarquable.
-Passons.</p>
-
-<p>«C'est ici la salle de bal: on n'y danse pas,
-mais on s'y déguise. Vous prenez cela pour une
-armoire, c'est une porte de communication; elle
-rend dans une maison qui a son entrée dans une
-autre rue. Une femme de qualité a-t-elle de secrets
-besoins qu'elle soit pressée de satisfaire, elle entre
-par là, se déguise en suivante, montre ses appas
-sous la bure, et reçoit les vigoureux embrassemens
-d'un rustre grossier déguisé en prélat, ou d'un
-gros prélat si naturellement travesti qu'on le prend
-pour un rustre. Ainsi l'on se rend mutuellement
-service, et, comme personne ne se reconnoît, on
-n'a d'obligation à personne.</p>
-
-<p>«Maintenant entrons dans l'infirmerie: que le
-mot ne vous alarme pas! Ouvrez, si bon vous
-semble, ces brochures licencieuses, considérez ces
-peintures obscènes: elles furent mises ici pour
-allumer l'imagination de ces vieux débauchés que
-la mort a frappés d'avance dans l'endroit le plus
-sensible; et c'est encore avec ces petits faisceaux
-de genêt parfumés qu'on les ressuscite. Vous concevez
-qu'un pareil moyen seroit trop violent pour
-le beau sexe: aussi lui a-t-on réservé ces pastilles;
-elles sont tellement irritantes qu'une femme qui
-en a mangé prend d'abord ce qu'on appelle la
-rage d'amour; au reste, on ne les emploie ordinairement
-que contre quelques jolies villageoises
-froides par tempérament et vertueuses de bonne
-foi: nos honnêtes femmes qui ont du monde et
-de l'éducation ne résistent jamais assez pour qu'on
-soit réduit à les attaquer avec ces armes-là.</p>
-
-<p>«Venez, venez, approchez-vous: parmi les plantes
-curieuses du Jardin du Roi, n'avez-vous pas remarqué
-celle-ci? c'est cela que bien des pauvres filles
-ont appelé leur consolateur. Vous n'imaginez pas
-à combien de dévotes madame en a fourni. Cette
-dernière pièce se nomme le Salon de Vulcain: il
-n'y a rien de remarquable que cet infernal fauteuil,
-une malheureuse qu'on y jette s'y trouve renversée
-sur le dos, ses bras restent ouverts, ses jambes
-s'écartent mollement: on la viole sans qu'elle
-puisse opposer la moindre résistance. Vous frémissez,
-Faublas, et pour cette fois vous avez
-raison: je suis jeune, ardent, libertin, peu scrupuleux
-si vous voulez; mais, en vérité, je crois
-que je ne pourrois jamais me résoudre à asseoir
-de force une pauvre vierge dans ce fauteuil-là.»</p>
-
-<p>Le comte ajouta: «Si nous étions venus plus
-tôt, on nous auroit donné deux petites bourgeoises;
-mais, faute de mieux, voyons le sérail.» C'étoit
-ainsi qu'il appeloit la salle où se trouvoient rassemblées
-beaucoup de nymphes, qui toutes passèrent
-devant nous en briguant l'honneur du mouchoir.
-Rosambert prit la plus jolie, j'eus la singulière
-fantaisie de choisir la plus laide.</p>
-
-<p>«En attendant, me dit le comte, qu'on ait servi
-le dîner que j'ai demandé, nous pouvons, chacun
-de notre côté, commencer avec notre belle un
-bout de conversation; à table nous formerons la
-partie carrée.» Né curieux, je me sentis l'envie
-d'examiner un peu en détail la nymphe que je
-m'étois choisie; il me parut important de savoir
-quelle différence il y avoit entre une belle marquise
-et une laide courtisane. Le sujet étoit peu
-digne de mon attention: la recherche m'amusa
-d'abord uniquement par les objets de comparaison
-qu'elle m'offrit; insensiblement j'y pris feu, et machinalement
-je songeai à pousser l'examen aussi
-loin qu'il pouvoit aller. La nymphe s'aperçut de
-mes heureuses dispositions; et, ne me laissant pas
-le temps de réfléchir davantage, elle m'invita à
-tenter l'attaque, et se prépara fièrement à la soutenir;
-mais tout à coup, sans que j'eusse besoin
-d'expliquer mes intentions pacifiques, la guerrière
-expérimentée vit qu'il n'y auroit pas entre nous la
-plus légère escarmouche. Elle se releva nonchalamment,
-et, me regardant avec attention: «Tant
-mieux, dit-elle, ç'auroit été dommage!» Il est
-impossible de se figurer combien je fus frappé du
-sens très clair que présentoient ces mots: «Ç'auroit
-été dommage!» Je n'examinai pas ce que Rosambert
-deviendroit, je m'enfuis de cette infâme maison
-en jurant que je n'y retournerois de ma vie.</p>
-
-<p>Le comte étoit chez moi le lendemain à dix
-heures du matin; il venoit savoir quelle terreur
-panique m'avoit saisi, et m'assura que mon aventure,
-s'étant répandue dans cette maison, avoit
-singulièrement diverti tous ceux qui s'y trouvoient.
-«Quoi! Rosambert! cette fille me dit: «Ç'auroit
-été dommage!» et vous appelez ma terreur une
-terreur panique!&mdash;Oh! cela est différent; la
-nymphe a un peu tronqué l'aventure,&hellip; elle se
-gardoit bien de nous apprendre&hellip; Le <i>ç'auroit été
-dommage!</i> change entièrement l'histoire&hellip; Il est
-d'un bon genre, le <i>ç'auroit été dommage!</i>&hellip; Eh
-bien, Faublas, cette femme qui vous félicite froidement
-d'avoir échappé à un danger qu'elle vous
-invitoit à courir, l'estimez-vous?&mdash;Vous me faites
-là une plaisante question, Rosambert; eh! que
-pourriez-vous conclure de ma réponse contre son
-sexe en général?&mdash;Vous esquivez, mon ami: vous
-êtes donc incorrigible? Eh bien, estimez, estimez,
-puisque vous le voulez absolument; moi, je vais me
-coucher.&mdash;Comment! vous coucher? d'où venez-vous
-donc?&mdash;Que voulez-vous? dans le monde il
-faut s'amuser de tout. J'ai trouvé là le commandeur
-de ***, le petit chevalier de M&hellip;, l'abbé de D&hellip;:
-nous avons fait toute la soirée et toute la nuit un
-vacarme, une orgie! cela étoit délicieux! mais je
-vais me coucher.»</p>
-
-<p>J'étois à peine habillé quand mon père monta
-chez moi; il me dit que M. Duportail m'attendoit
-à dîner. Il ajouta: «Vous passerez ensemble toute
-la soirée; je soupe dans ce quartier-là, j'irai vous
-prendre chez lui, je vous ramènerai.»</p>
-
-<p>Je me hâtai de sortir, car j'étois pressé de voir
-ma jolie cousine. Elle vint au parloir avec ma s&oelig;ur.
-«Que vous êtes heureux! me dit vivement Adélaïde;
-vous allez au bal, vous y passez les nuits,
-vous y avez fait la connoissance d'une fort jolie
-dame!&mdash;Et qui vous a dit tout cela?&mdash;M. Person,
-qui n'a pas de secrets pour nous.» Sophie baissoit
-les yeux et gardoit le silence. Ma s&oelig;ur continua
-ainsi: «Dites-nous donc quelle est cette dame;&hellip;
-et un bal masqué, cela doit être beau!&mdash;Fort
-ennuyeux, je vous assure; et, quant à cette dame,
-elle est jolie, mais beaucoup moins,&hellip; oh! beaucoup
-moins que ma jolie cousine.» Sophie, toujours
-muette, toujours les yeux baissés, ne paroissoit
-occupée que de quelques breloques qui manquoient
-au cordon de sa montre; mais la rougeur dont son
-front s'étoit couvert la trahit. Je vis que notre conversation
-la touchoit d'autant plus qu'elle affectoit
-de s'y intéresser moins. «Vous avez du chagrin,
-ma jolie cousine?&mdash;Répondez donc, Mademoiselle,
-lui dit sa vieille gouvernante.&mdash;Non, Monsieur;
-mais c'est que,&hellip; c'est que j'ai mal dormi
-cette nuit.&mdash;Oui, dit encore la vieille, cela est vrai:
-mademoiselle, depuis trois ou quatre jours, s'accoutume
-à ne pas dormir&hellip; C'est une fort mauvaise
-habitude, fort mauvaise, on en meurt très bien;
-moi qui vous parle, j'ai connu M<sup>lle</sup>&hellip;, tenez,
-M<sup>lle</sup> Storch&hellip; Vous n'avez pas connu cela, vous,
-Mademoiselle, vous êtes trop jeune. Dame! il y
-a bien quarante-cinq ans que cela est arrivé&hellip;
-M<sup>lle</sup> Storch&hellip;»</p>
-
-<p>La vieille avoit ainsi commencé son histoire, et,
-si je ne voulois pas être privé du bonheur de voir ma
-jolie cousine, il falloit en écouter tranquillement la
-longue narration. Sophie m'épargna ce déplaisir
-pour m'en causer un plus vif. Elle se leva; sa gouvernante
-lui demanda avec humeur ce qu'elle avoit;
-elle répondit qu'elle se sentoit fort incommodée: sa
-voix trembloit. «Voilà comme vous faites toujours,
-répliqua la vieille, on n'a jamais le temps de parler
-à personne. Monsieur le chevalier, venez demain,
-vous verrez comme cela est intéressant, et qu'on a
-bien raison de dire qu'il faut que les jeunes personnes
-dorment.&mdash;Mon frère, vous permettez que je
-suive ma bonne amie?&mdash;Oui, ma chère Adélaïde,
-oui&hellip; Ayez bien soin d'elle!» Sophie, en me
-saluant, leva enfin les yeux; elle laissa tomber sur
-moi un regard douloureux qui pénétra dans mon
-c&oelig;ur pour y éveiller le remords.</p>
-
-<p>Il étoit temps de me rendre à l'invitation de
-M. Duportail. Après lui avoir renouvelé mes
-remercîmens, je lui racontai toute mon aventure,
-sans oublier le déjeuner de Rosambert; mais je me
-gardai bien de lui apprendre où notre gaieté nous
-avoit conduits ensuite. «Je suis bien aise, me dit-il,
-que M. de Rosambert, qui, d'après ses propos
-que vous me rendez, me paroît être un petit maître
-dans la force du terme, ait au moins de justes idées
-sur l'honneur véritable. Mon jeune ami, souvenez-vous
-bien que, de toutes les lois de votre pays, celle
-qui défend le duel est la plus respectable. Dans ce
-siècle de lumières et de philosophie, la férocité des
-courages s'est beaucoup adoucie. Combien l'heureuse
-révolution qui s'est faite à cet égard dans les
-esprits a déjà épargné de sang à la nation et de
-larmes aux pères de famille! Quant aux femmes, il
-paroît, en effet, que le comte ne les estime point;
-si ce n'est que par air, et à l'exemple de tant de
-jeunes gens comme lui, qu'il affecte pour elles ce
-profond mépris, que peut-être il n'a pas, je le
-plains; je le plains davantage s'il n'a jamais connu
-que des femmes mésestimables. Faublas, croyez-en
-mon expérience, plus longue que celle du comte,
-qui croit à vingt-deux ans avoir beaucoup vu; croyez-en
-mon jugement plus exercé, mes observations plus
-réfléchies: si l'on rencontre dans le monde quelques
-femmes sans pudeur, on y voit beaucoup plus de
-jeunes gens sans principes. Gardez-vous d'écouter
-les vieilles déclamations de ces petits messieurs-là:
-il existe des femmes dont les chastes attraits doivent
-inspirer l'amour tendre et pur; dont le c&oelig;ur délicat
-est fait pour le sentir, qui s'attirent nos hommages
-par leur caractère aimable, et nos respects par leurs
-douces vertus. On rencontre moins rarement qu'on
-ne le dit des amantes généreuses, des épouses
-sages, d'excellentes mères de famille: il y en a,
-mon ami, qui verseroient leur sang pour le bonheur
-de leurs maris et de leurs enfans; j'en ai connu
-qui, réunissant aux paisibles vertus de leur sexe les
-vertus plus mâles du nôtre, ont donné à des hommes
-dignes d'elles l'exemple d'un généreux dévouement,
-les leçons difficiles d'un courage infatigable et d'une
-patience à toute épreuve. Votre marquise n'est
-point une héroïne, ajouta-t-il en souriant; c'est
-une femme bien jeune, bien imprudente&hellip; Mon
-ami, ayez plus de raison qu'elle, terminez cette
-aventure dangereuse; quelle que soit la crédulité
-du mari, il ne faut qu'un événement imprévu pour
-la détruire: promettez-moi de ne plus retourner
-chez M<sup>me</sup> de B&hellip;» J'hésitois, M. Duportail me
-pressa, d'ailleurs, en faisant l'éloge des femmes; il
-m'avoit rappelé ma Sophie; je finis par promettre
-tout ce qu'il voulut.</p>
-
-<p>«Maintenant, me dit-il, j'ai des secrets importans
-à vous révéler; quand vous m'aurez entendu,
-vous sentirez qu'il faut répondre à ma grande confiance
-par une inviolable discrétion.»</p>
-
-<hr />
-
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<p class="top4em">Mon histoire offre un exemple effrayant
-des vicissitudes de la fortune. Il est
-ordinairement très commode, mais quelquefois
-aussi très dangereux, d'avoir un
-ancien nom à soutenir et de grands biens à conserver.
-Unique rejeton d'une famille illustre dont
-l'origine se perd dans la nuit des temps, je devrois
-occuper dans mon pays les premières charges de
-l'État, et je me vois condamné à languir à jamais
-sous un ciel étranger, dans une oisive obscurité. Le
-nom de Lovzinski est honorablement inscrit dans
-les fastes de la Pologne, et ce nom va périr en moi!
-Je sais que l'austère philosophie rejette ou méprise
-les titres vains et les richesses corruptrices; peut-être
-me consolerois-je, si je n'avois perdu que cela;
-mais, mon jeune ami, je pleure une épouse adorée,
-je cherche une fille chérie, et je ne reverrai jamais
-ma patrie. Quel courage assez endurci pourrois-je
-opposer à de pareilles douleurs?</p>
-
-<p>Mon père, Lovzinski, encore plus distingué par
-ses vertus que par son rang, jouissoit à la cour de
-cette considération qui suit toujours la faveur du
-prince, et que le mérite personnel obtient quelquefois.
-Il donnoit à l'éducation de mes deux s&oelig;urs
-l'attention d'un père tendre; il s'occupoit surtout
-de la mienne avec le zèle d'un vieux gentilhomme
-jaloux de l'honneur de sa maison dont j'étois
-l'unique espoir, avec l'activité d'un bon citoyen
-qui ne désiroit rien tant que de laisser à l'État un
-successeur digne de lui.</p>
-
-<p>Je faisois mes exercices à Varsovie; là se distinguoit
-entre nous, par les qualités les plus aimables,
-le jeune M. de P&hellip; Aux charmes d'une figure
-à la fois douce et noble, il joignoit les agrémens
-d'un esprit heureusement cultivé; l'adresse peu
-commune qu'il déployoit dans nos jeux guerriers,
-la modestie plus rare avec laquelle il paroissoit
-vouloir cacher son mérite à ses propres yeux, pour
-exalter le mérite moins recommandable de ses rivaux
-presque toujours vaincus; l'urbanité de ses m&oelig;urs,
-la douceur de son caractère, fixoient l'attention,
-commandoient l'estime, et le rendoient cher à cette
-brillante jeunesse qui partageoit nos travaux et nos
-plaisirs. Dire que ce fut la ressemblance des caractères
-et la sympathie des humeurs qui commencèrent
-ma liaison avec M. de P&hellip;, ce seroit me
-louer beaucoup; quoi qu'il en soit, nous vécûmes
-bientôt tous deux dans une intime familiarité.</p>
-
-<p>Qu'il est heureux, mais qu'il s'écoule rapidement
-cet âge où l'on ignore et l'ambition qui sacrifie tout
-aux idées de fortune et de gloire dont elle est possédée,
-et l'amour dont le pouvoir suprême absorbe
-et concentre toutes nos facultés sur un seul objet;
-cet âge des plaisirs innocens et de la crédulité confiante,
-où le c&oelig;ur, novice encore, suit librement les
-impulsions de sa sensibilité naissante, et se donne
-sans partage à l'objet de ses affections désintéressées!
-Alors, mon cher Faublas, alors l'amitié n'est
-pas un vain nom. Confident de tous les secrets de
-M. de P&hellip;, je n'entreprenois rien dont je ne l'instruisisse
-d'abord; ses conseils régloient ma conduite,
-les miens déterminoient ses résolutions, et,
-par cette douce réciprocité, notre adolescence n'avoit
-point de plaisirs qui ne fussent partagés, point
-de peines qui ne se trouvassent adoucies. Avec quel
-chagrin je vis arriver le moment fatal où M. de P&hellip;,
-forcé par les ordres paternels de quitter Varsovie,
-me fit ses tendres adieux! Nous nous promîmes de
-nous conserver, dans tous les temps, ce vif attachement
-qui avoit fait le bonheur de notre adolescence;
-je jurai témérairement que les passions d'un
-autre âge ne l'altéreroient jamais. Quel vide immense
-laissa dans mon c&oelig;ur l'absence de mon ami!
-D'abord il me sembla que rien ne pouvoit me
-dédommager de sa perte; la tendresse d'un père,
-les caresses de mes s&oelig;urs, ne me touchoient que
-foiblement. Je sentis qu'il ne me restoit, pour
-chasser l'ennui, d'autre moyen que d'occuper mes
-loisirs de quelque travail utile; j'appris la langue
-françoise, déjà répandue dans toute l'Europe; je lus
-avec délices des ouvrages fameux, éternels monumens
-du génie, et j'admirai comment, dans un
-idiome aussi ingrat, avoient pu se distinguer à ce
-point tant de poètes célèbres, tant d'excellens écrivains
-justement immortalisés. Je m'appliquai sérieusement
-à l'étude de la géométrie, je me formai
-surtout à ce noble métier qui fait un héros aux
-dépens de cent mille malheureux, et que des hommes
-moins humains que vaillans ont appelé le grand art
-de la guerre. Plusieurs années furent employées
-à ces études aussi difficiles qu'approfondies; enfin,
-elles m'occupèrent uniquement. M. de P&hellip;, qui
-m'écrivoit souvent, ne recevoit plus que des réponses
-courtes et rares; notre correspondance languissoit
-négligée, lorsqu'enfin l'amour acheva de me faire
-oublier l'amitié.</p>
-
-<p>Mon père étoit depuis longtemps lié très étroitement
-avec le comte Pulauski. Connu par l'austérité
-de ses m&oelig;urs rigides, fameux par l'inflexibilité de
-ses vertus vraiment républicaines, Pulauski, à la
-fois grand capitaine et brave soldat, avoit signalé
-dans plus d'une rencontre son bouillant courage
-et son patriotisme ardent. Nourri de la lecture des
-anciens, il avoit puisé dans leur histoire les grandes
-leçons d'un noble désintéressement, d'une inébranlable
-constance, d'un dévouement absolu.
-Comme ces héros à qui Rome idolâtre et reconnoissante
-éleva des autels, Pulauski eût sacrifié tous
-ses biens à la prospérité de son pays, il eût versé
-jusqu'à la dernière goutte de son sang pour sa
-défense, il eût même immolé sa fille unique, sa
-chère Lodoïska.</p>
-
-<p>Lodoïska! qu'elle étoit belle! que je l'aimai! son
-nom chéri est toujours sur mes lèvres, son image
-adorée vit encore dans mon c&oelig;ur.</p>
-
-<p>Mon ami, dès que je l'eus vue, je ne vis plus
-qu'elle, j'abandonnai mes études, l'amitié fut entièrement
-oubliée, je consacrai tous mes momens à
-Lodoïska. Mon père et le sien n'avoient pu longtemps
-ignorer mon amour; ils ne m'en parloient
-pas, ils l'approuvoient donc? Cette idée me parut
-assez fondée pour que je me livrasse sans inquiétude
-au doux penchant qui m'entraînoit, je pris
-mes mesures de manière que je voyois presque tous
-les jours Lodoïska ou chez elle, ou chez mes
-s&oelig;urs qu'elle aimoit beaucoup. Deux années se
-passèrent ainsi.</p>
-
-<p>Enfin Pulauski me tira un jour à l'écart, et me
-dit: «Ton père et moi nous avions fondé sur toi de
-grandes espérances, que ta conduite avoit d'abord
-justifiées; je t'ai vu longtemps employer ta jeunesse
-à des travaux aussi honorables qu'utiles. Aujourd'hui&hellip;
-(Il vit que j'allois l'interrompre, et m'en
-empêcha.) Que vas-tu me dire? Crois-tu m'apprendre
-quelque chose que j'ignore? crois-tu que
-j'avois besoin d'être chaque jour témoin de tes
-transports pour sentir combien ma Lodoïska mérite
-d'être aimée? C'est parce que je sais aussi
-bien que toi ce que vaut ma fille que tu ne l'obtiendras
-qu'en la méritant. Jeune homme, apprends
-qu'il ne suffit pas que des foiblesses soient
-légitimes pour être excusées; que celles d'un bon
-citoyen doivent tourner toutes au profit de sa patrie;
-que l'amour, l'amour même, ne seroit, comme
-toutes les viles passions, que méprisable ou dangereux,
-s'il n'offroit aux c&oelig;urs généreux un motif
-de plus qui les excitât puissamment à l'honneur.
-Écoute: notre monarque valétudinaire semble
-toucher à sa fin; sa santé, chaque jour plus chancelante,
-a réveillé l'ambition de nos voisins; ils se
-préparent sans doute à semer parmi nous les
-divisions; ils comptent, en forçant nos suffrages,
-nous donner un roi de leur choix. Des troupes
-étrangères ont osé se montrer sur les frontières
-de la Pologne; déjà deux mille gentilshommes se
-rassemblent pour réprimer leur insolente audace;
-va te joindre à cette brave jeunesse; va, et surtout, à
-la fin de la campagne, reviens, couvert du sang de
-nos ennemis, montrer à Pulauski un gendre digne
-de lui.»</p>
-
-<p>Je n'hésitai pas un moment: mon père approuva
-mes résolutions; mais il ne parut consentir qu'avec
-peine à mon départ précipité. Il me tint longtemps
-pressé contre son sein, une tendre sollicitude étoit
-peinte dans ses regards, il ne m'adressa que de
-tristes adieux; le trouble de son c&oelig;ur passa
-dans le mien, nos pleurs se confondirent sur son
-visage vénérable. Pulauski, présent à cette scène
-touchante, nous reprocha stoïquement ce qu'il
-appeloit une foiblesse. «Sèche tes pleurs, me dit-il,
-ou garde-les pour Lodoïska; ce n'est qu'à de
-foibles amans qui se séparent pour six mois qu'il
-appartient d'en répandre.» Il instruisit sa fille, en
-ma présence même, et de mon départ et des motifs
-qui me déterminoient. Lodoïska pâlit, soupira,
-regarda son père en rougissant, et m'assura d'une
-voix tremblante que ses v&oelig;ux hâteroient mon retour,
-et que son bonheur étoit dans mes mains.
-Encouragé de cette sorte, quels dangers pouvois-je
-craindre? Je partis; mais, dans le cours de cette
-campagne, il ne se passa rien qui mérite d'être
-rapporté; les ennemis, aussi soigneux que nous
-d'éviter une action qui eût pu produire entre les
-deux nations une guerre ouverte, se contentèrent
-de nous fatiguer par des marches fréquentes; nous
-nous bornâmes à les suivre et à les observer; ils
-nous rencontroient partout où le pays ouvert leur
-eût offert un accès facile. Aux approches de la
-mauvaise saison, ils parurent se retirer chez eux pour
-y prendre leurs quartiers d'hiver, et notre petite
-armée, presque toute composée de gentilshommes,
-se sépara. Je revenois à Varsovie, plein d'impatience
-et de joie, je croyois que l'hymen et l'amour
-alloient me donner Lodoïska&hellip; Hélas! je n'avois
-plus de père! J'appris, en entrant dans la capitale,
-que, la veille même, Lovzinski étoit mort d'une
-apoplexie. Ainsi, je n'eus pas même la douloureuse
-consolation de recevoir les derniers soupirs du
-plus tendre des pères! je ne pus que me traîner
-sur sa tombe, que j'arrosai de mes pleurs.</p>
-
-<p>«Ce n'est point, me dit Pulauski, peu touché
-de ma douleur profonde, ce n'est point par des
-larmes stériles qu'on honore la mémoire d'un père
-tel que le tien. La Pologne regrette en lui un héros
-citoyen, qui l'auroit utilement servie dans la
-circonstance critique à laquelle nous touchons.
-Épuisé par une maladie longue, notre monarque
-n'a pas quinze jours à vivre, et du choix de son
-successeur dépend le bonheur ou le malheur de nos
-concitoyens. De tous les droits que la mort de ton
-père te transmet, le plus beau, sans doute, est
-d'assister aux états où tu vas le représenter; c'est
-là qu'il doit revivre en toi, c'est là qu'il faut
-prouver un courage plus difficile que celui qui ne
-consiste qu'à braver la mort dans les combats. La
-vaillance d'un soldat n'est qu'une vertu commune;
-mais ceux-là ne sont pas des hommes ordinaires,
-qui, conservant dans les occasions pressantes un
-courage tranquille et déployant une activité
-pénétrante, découvrent les projets du puissant qui
-cabale, déconcertent les sourdes intrigues, affrontent
-les factions hardies; qui, toujours fermes, incorruptibles
-et justes, ne donnent leur suffrage qu'à
-celui qu'ils en ont jugé le plus digne, ne considèrent
-que le bien de leur pays; que l'or et les promesses
-ne peuvent séduire; que les prières ne
-sauroient fléchir, que les menaces n'étonnent pas.
-Voilà les vertus qui distinguoient ton père; voilà
-l'héritage vraiment précieux que tu dois t'empresser
-à recueillir. Le jour où nos états s'assemblent
-pour l'élection d'un roi est l'époque certaine à
-laquelle se manifestent les prétentions de plusieurs
-concitoyens, plus occupés de leur intérêt personnel
-que jaloux de la prospérité de leur patrie, et
-les desseins pernicieux des puissances voisines,
-dont la cruelle politique détruit nos forces en les
-divisant. Mon ami, je me trompe, ou le moment
-fatal approche qui va fixer à jamais les destins de
-mon pays menacé; ses ennemis conspirent sa ruine,
-ils ont préparé dans le silence une révolution qu'ils
-ne consommeront pas tant que mon bras pourra
-soutenir une épée. Veuille le Dieu protecteur de
-mon pays lui épargner les horreurs d'une guerre
-civile! Mais cette extrémité, quelque affreuse qu'elle
-soit, deviendra peut-être nécessaire; je me flatte
-qu'au moins ce ne sera qu'une crise violente, après
-laquelle cet État régénéré reprendra son antique
-splendeur. Tu seconderas mes efforts, Lovzinski;
-les foibles intérêts de l'amour doivent tous disparoître
-devant des intérêts plus sacrés: je ne puis te
-donner ma fille dans ces momens de deuil, où la
-patrie est en danger; mais je te promets que les
-premiers jours de la paix seront marqués par ton
-hymen avec Lodoïska.»</p>
-
-<p>Pulauski ne parla pas en vain; je sentis quels
-devoirs plus essentiels j'avois désormais à remplir;
-mais les soins importans dont je m'occupois n'offrirent
-à ma douleur que d'insuffisantes distractions.
-Je l'avouerai sans rougir, la tristesse de mes s&oelig;urs,
-leur amitié compatissante, les caresses plus réservées,
-mais non moins douces, de mon amante,
-firent sur mon c&oelig;ur ému plus d'impression que les
-conseils patriotiques de Pulauski. Je vis Lodoïska
-vivement touchée de ma perte irréparable, aussi
-affligée que moi des événemens cruels qui différoient
-notre union; et mes chagrins ainsi partagés
-se trouvèrent sensiblement adoucis.</p>
-
-<p>Cependant le roi mourut, et la diète fut convoquée.
-Le jour même qu'elle devoit s'ouvrir, à
-l'instant où j'allois m'y rendre, un inconnu se
-présente dans mon palais et demande à me parler
-sans témoins. Dès que mes gens se sont retirés, il
-entre avec précipitation, se jette dans mes bras et
-m'embrasse tendrement. C'étoit M. de P&hellip;; dix
-années écoulées depuis notre séparation ne l'avoient
-pas tellement changé que je ne pusse le reconnoître;
-je lui témoignai la surprise et la joie que
-me causoit son retour inattendu. «Vous serez
-bien plus étonné, me dit-il, quand vous en saurez
-la cause. J'arrive à l'instant et vais me rendre à
-l'assemblée des états; est-ce trop présumer de
-votre amitié que de compter sur votre voix?&mdash;Sur
-ma voix! et pour qui?&mdash;Pour moi, mon ami.»
-Il vit mon étonnement. «Oui, pour moi, continua-t-il
-avec vivacité; il n'est pas temps de vous
-raconter quelle heureuse révolution s'est faite dans
-ma fortune et me permet de nourrir de si hautes
-espérances; qu'il vous suffise maintenant de savoir
-que du moins mon ambition est justifiée par le
-plus grand nombre des suffrages et qu'en vain deux
-foibles rivaux se préparent à me disputer la couronne
-à laquelle je prétends. Lovzinski, poursuivit-il
-en m'embrassant encore, si vous n'étiez pas
-mon ami, si je vous estimois moins, peut-être
-m'efforcerois-je de vous éblouir par de grandes
-promesses, peut-être vous montrerois-je quelle
-faveur vous attend, que d'honorables distinctions
-vous sont réservées, quelle noble et vaste carrière
-va désormais vous être ouverte; mais je n'ai pas
-besoin de vous séduire, et je vais vous persuader.
-Je le vois avec douleur, et vous le savez comme
-moi, depuis plusieurs années notre Pologne affoiblie
-ne doit son salut qu'à la mésintelligence des
-trois puissances qui l'environnent; et le désir de
-s'enrichir de nos dépouilles peut réunir en un
-moment nos ennemis divisés. Empêchons, s'il se
-peut, ce triumvirat funeste, dont le démembrement
-de nos provinces deviendroit l'infaillible suite.
-Sans doute, en des temps plus heureux, nos ancêtres
-ont dû maintenir la liberté des élections; il
-faut aujourd'hui céder à la nécessité qui nous
-presse. La Russie protégera nécessairement un
-roi qui sera son ouvrage: en recevant celui qu'elle
-a choisi, vous prévenez la triple alliance qui rendroit
-notre perte inévitable et vous vous assurez
-un allié puissant, que nous opposerons avec succès
-aux deux ennemis qui nous restent. Voilà les
-raisons qui m'ont déterminé; je n'abandonne une
-partie de mes droits que pour conserver nos
-droits les plus précieux; je ne veux monter sur un
-trône chancelant que pour l'affermir par une saine
-politique; je n'altère enfin la constitution de cet
-État que pour sauver l'État entier.»</p>
-
-<p>Nous nous rendîmes à la diète; j'y votai pour
-M. de P&hellip; Il obtint en effet le plus grand nombre
-des suffrages; mais Pulauski, Zaremba et quelques
-autres se déclarèrent pour le prince C&hellip;: on
-ne put rien décider dans le tumulte de cette première
-assemblée.</p>
-
-<p>Quand nous en sortîmes, M. de P&hellip; revint à
-moi; il m'invita à le suivre dans le palais que des
-émissaires secrets lui avoient déjà préparé dans la
-capitale<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>. Nous nous enfermâmes pendant plusieurs
-heures: alors se renouvelèrent entre nous les protestations
-d'une amitié toujours durable; alors
-j'instruisis M. de P&hellip; de mes liaisons intimes avec
-Pulauski et de mon amour pour Lodoïska. Il répondit
-à ma confiance par une confiance plus
-grande; il m'apprit quels événemens avoient préparé
-sa grandeur prochaine, il m'expliqua ses desseins
-secrets, et je le quittai convaincu qu'il étoit
-moins occupé du désir de s'élever que de celui de
-rendre à la Pologne son antique prospérité.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> La diète pour l'élection des rois de Pologne se tient
-à une demi-lieue de Varsovie, en pleine campagne, de l'autre
-côté de la Vistule, près du village de Vola.</p>
-</div>
-<p>Ainsi disposé, je volai chez mon futur beau-père,
-que je brûlois de ramener au parti de mon
-ami. Pulauski se promenoit à grands pas dans l'appartement
-de sa fille, qui paroissoit aussi agitée
-que lui. «Le voilà, dit-il à Lodoïska, dès qu'il me
-vit paroître, le voilà, dit-il, cet homme que j'estimois
-et que vous aimiez! il nous sacrifie tous
-deux à son aveugle amitié.» Je voulus répondre,
-il poursuivit: «Vous avez été lié dès l'enfance
-avec M. de P&hellip;, une faction puissante le porte
-sur le trône, vous le saviez, vous saviez ses desseins;
-ce matin, à la diète, vous avez voté pour
-lui, vous m'avez trompé; mais croyez-vous qu'on
-me trompe impunément?» Je le priai de m'entendre;
-il se contraignit pour garder un silence farouche;
-je lui appris comment M. de P&hellip;, que
-j'avois négligé depuis longtemps, m'avoit surpris
-par son retour imprévu. Lodoïska paroissoit charmée
-d'entendre ma justification. «On ne m'abuse
-pas comme une femme crédule, me dit Pulauski;
-mais, n'importe, continuez.» Je lui rendis compte
-du court entretien que j'avois eu avec M. de P&hellip;
-avant de me rendre à l'assemblée des états. «Et
-voilà vos projets! s'écria-t-il. M. de P&hellip; ne voit
-d'autre remède aux maux de ses concitoyens que leur
-esclavage! il le propose, un Lovzinski l'approuve!
-et l'on me méprise assez pour tenter de me faire
-entrer dans cet infâme complot! Moi, je verrois,
-sous le nom d'un Polonois, les Russes commander
-dans nos provinces! Les Russes! répéta-t-il avec
-fureur, ils régneroient dans mon pays! (Il vint à
-moi avec la plus grande impétuosité.) Perfide! tu
-m'as trompé, et tu trahis ta patrie! Sors de ce
-palais à l'instant, ou crains que je ne t'en fasse
-arracher.»</p>
-
-<p>Je vous l'avoue, Faublas, un affront si cruel et si
-peu mérité me mit hors de moi-même: dans le
-premier transport de ma colère, je portai la main
-sur mon épée; plus prompt que l'éclair, Pulauski
-tira la sienne. Sa fille, sa fille éperdue se précipita
-sur moi: «Lovzinski, qu'allez-vous faire?» Aux
-accens de sa voix si chère, je repris ma raison
-égarée; mais je sentis qu'un seul instant venoit de
-m'enlever Lodoïska pour toujours. Elle m'avoit
-quitté pour se jeter dans les bras de son père; le
-cruel vit ma douleur amère, et se plut à l'augmenter.
-«Va! traître, me dit-il, va! tu la vois pour
-la dernière fois.»</p>
-
-<p>Je retournai chez moi désespéré; les noms
-odieux que Pulauski m'avoit prodigués revenoient
-sans cesse à ma pensée; les intérêts de la Pologne
-et ceux de M. de P&hellip; me paroissoient si étroitement
-liés que je ne concevois pas comment je
-pouvois trahir mes concitoyens en servant mon
-ami; cependant il falloit l'abandonner, ou renoncer
-à Lodoïska: que résoudre? quel parti prendre?
-Je passai la nuit tout entière dans cette cruelle
-incertitude; et, quand le jour parut, j'allai chez
-Pulauski, sans savoir encore à quoi je pourrois
-me déterminer.</p>
-
-<p>Un domestique, resté seul dans le palais, me
-dit que son maître étoit parti au commencement
-de la nuit avec Lodoïska, après avoir congédié
-tous ses gens. Vous jugez de mon désespoir à
-cette nouvelle. Je demandai à ce domestique où
-Pulauski étoit allé. «Je l'ignore absolument, me
-répondit-il; tout ce que je puis vous dire, c'est
-qu'hier au soir, vous sortiez à peine d'ici, quand
-nous entendîmes un grand bruit dans l'appartement
-de sa fille. Encore effrayé de la scène terrible qui
-venoit de se passer entre vous, j'osai m'approcher
-et prêter l'oreille. Lodoïska pleuroit, son père furieux
-l'accabloit d'injures, lui donnoit sa malédiction,
-et je l'entendis qui lui disoit: «Qui peut
-aimer un traître peut l'être aussi: ingrate, je
-vais vous conduire dans une maison sûre, où
-vous serez désormais à l'abri de la séduction.»</p>
-
-<p>Pouvois-je encore douter de mon malheur?
-J'appelai Boleslas, un de mes serviteurs les plus
-fidèles; je lui ordonnai de placer autour du palais
-de Pulauski des espions vigilans qui pussent me
-rendre compte de tout ce qui s'y seroit passé, de
-faire suivre Pulauski partout s'il rentroit avant moi
-dans la capitale; et, ne désespérant pas de le rencontrer
-encore dans ses terres les plus prochaines,
-je me mis moi-même à sa poursuite.</p>
-
-<p>Je parcourus tous les domaines de Pulauski, je
-demandai Lodoïska à tous les voyageurs que je
-rencontrai: ce fut inutilement. Après avoir perdu
-huit jours dans cette recherche pénible, je me décidai
-à retourner à Varsovie. Je ne fus pas médiocrement
-étonné de voir une armée russe campée
-presque sous ses murs, sur les bords de la Vistule.</p>
-
-<p>Il étoit nuit quand je rentrai dans la capitale;
-les palais des grands étoient illuminés, un peuple
-immense remplissoit les rues; j'entendis les chants
-d'allégresse, je vis le vin couler à grands flots
-dans les places publiques, tout m'annonça que la
-Pologne avoit un roi.</p>
-
-<p>Boleslas m'attendoit avec impatience. «Pulauski,
-me dit-il, est revenu seul dès le second jour; il
-n'est sorti de chez lui que pour se rendre à la diète,
-où, malgré ses efforts, l'ascendant de la Russie s'est
-manifesté chaque jour de plus en plus. Dans la
-dernière assemblée tenue ce matin, M. de P&hellip;
-réunissoit presque toutes les voix, il alloit être élu;
-Pulauski a prononcé le fatal <i>veto</i>: à l'instant vingt
-sabres ont été tirés. Le fier palatin de &hellip;, que Pulauski
-avoit peu ménagé dans l'assemblée précédente,
-s'est élancé le premier, et lui a porté sur
-la tête un coup terrible. Zaremba et quelques autres
-ont volé à la défense de leur ami; mais tous
-leurs efforts n'auroient pu le sauver, si M. de P&hellip;
-lui-même ne s'étoit rangé parmi eux, en criant
-qu'il immoleroit de sa main celui qui oseroit approcher.
-Les assaillants se sont retirés; cependant
-Pulauski perdoit son sang et ses forces; il s'est
-évanoui, on l'a emporté. Zaremba est sorti en
-jurant de le venger. Restés maîtres des délibérations,
-les nombreux partisans de M. de P&hellip; l'ont
-sur-le-champ proclamé roi. Pulauski, rapporté
-dans son palais, a bientôt repris connoissance. Les
-chirurgiens, appelés pour voir sa blessure, ont déclaré
-qu'elle n'étoit pas mortelle; alors, quoiqu'il
-ressentît de grandes douleurs, quoique plusieurs de
-ses amis s'opposassent à son dessein, il s'est fait
-porter dans sa voiture. Il étoit à peine midi quand
-il est sorti de Varsovie, accompagné de Mazeppa
-et de quelques mécontens. On le suit, et sans doute
-on viendra sous peu de jours vous apprendre le
-lieu qu'il aura choisi pour sa retraite.»</p>
-
-<p>On ne pouvoit guère m'annoncer de plus mauvaises
-nouvelles. Mon ami étoit sur le trône;
-mais ma réconciliation avec Pulauski paroissoit
-désormais impossible, et vraisemblablement j'avois
-perdu Lodoïska pour toujours. Je connoissois assez
-son père pour craindre qu'il ne prît des résolutions
-extrêmes; le présent m'effrayoit, je n'osois
-porter mes regards sur l'avenir, et mes chagrins
-m'accablèrent au point que je n'allai pas même
-féliciter le nouveau roi.</p>
-
-<p>Celui de mes gens que Boleslas avoit détaché à
-la poursuite de Pulauski revint le quatrième jour;
-il l'avoit suivi jusqu'à quinze lieues de la capitale:
-là, Zaremba, voyant toujours un inconnu à quelque
-distance de sa chaise de poste, avoit conçu
-des soupçons. Un peu plus loin, quatre de ses
-gens, cachés derrière une masure, avoient surpris
-mon courrier et l'avoient conduit à Pulauski.
-Celui-ci, le pistolet à la main, l'avoit forcé d'avouer
-à qui il appartenoit. «Je te renverrai à
-Lovzinski, lui avoit-il dit, annonce-lui de ma part
-qu'il n'échappera pas à ma juste vengeance.» A
-ces mots, on avoit bandé les yeux à mon courrier,
-il ne pouvoit dire où on l'avoit conduit et
-enfermé; mais au bout de trois jours on l'étoit
-venu chercher: on avoit encore pris la précaution
-de lui bander les yeux et de le promener pendant
-plusieurs heures; enfin la voiture s'étoit arrêtée,
-on l'en avoit fait descendre. A peine il mettoit
-pied à terre que ses gardes s'étoient éloignés au
-grand galop; il avoit détaché son bandeau et
-s'étoit retrouvé précisément à l'endroit où d'abord
-on l'avoit arrêté.</p>
-
-<p>Ces nouvelles me donnèrent beaucoup d'inquiétude;
-les menaces de Pulauski m'effrayoient beaucoup
-moins pour moi que pour Lodoïska qui restoit
-en son pouvoir: il pouvoit, dans sa fureur, se
-porter contre elle aux dernières extrémités; je
-résolus de m'exposer à tout pour découvrir la
-retraite du père et la prison de la fille. Le lendemain
-j'instruisis mes s&oelig;urs de mon dessein, et je
-quittai la capitale: le seul Boleslas m'accompagnoit;
-je me donnai partout pour son frère.
-Nous parcourûmes toute la Pologne; je vis alors
-que l'événement ne justifioit que trop les craintes
-de Pulauski. Sous prétexte de faire prêter le serment
-de fidélité pour le nouveau roi, les Russes
-répandus dans nos provinces commettoient mille
-exactions dans les villes et désoloient les campagnes.
-Après avoir perdu trois mois en recherches vaines,
-désespéré de ne pouvoir retrouver Lodoïska, vivement
-touché des malheurs de ma patrie, pleurant à
-la fois sur elle et sur moi, j'allois retourner à Varsovie
-pour apprendre moi-même au nouveau roi
-à quels excès des étrangers se portoient dans ses
-États, lorsqu'une rencontre, qui sembloit devoir
-être pour moi très fâcheuse, me força de prendre
-un parti tout différent.</p>
-
-<p>Les Turcs venoient de déclarer la guerre à la
-Russie, et les Tartares du Budziac et de la Crimée
-faisoient de fréquentes incursions dans la Volhynie,
-où je me trouvois alors. Quatre de ces brigands
-nous attaquèrent à la sortie d'un bois, près d'Ostropol.
-J'avois très imprudemment négligé de charger
-mes pistolets; mais je me servis de mon sabre
-avec tant d'adresse et de bonheur que bientôt deux
-d'entre eux tombèrent grièvement blessés. Boleslas
-occupoit le troisième, le quatrième me combattoit
-avec vigueur; il me fit à la cuisse une légère blessure,
-et reçut en même temps un coup terrible qui
-le renversa de son cheval. Boleslas se vit à l'instant
-débarrassé de son ennemi, qui, au bruit de la chute
-de son camarade, prit la fuite. Celui que j'avois
-renversé le dernier me dit en mauvais polonois:
-«Un aussi brave homme que toi doit être généreux;
-je te demande la vie; ami, au lieu de m'achever,
-secours-moi; crois-moi, viens m'aider à me relever,
-bande ma plaie.» Il demandoit quartier d'un ton
-si noble et si nouveau que je ne balançai pas: je
-descendis de cheval; Boleslas et moi nous le relevâmes,
-nous bandâmes sa plaie. «Tu fais bien,
-brave homme, me disoit le Tartare, tu fais bien.»
-Comme il parloit, nous vîmes s'élever autour de
-nous un nuage de poussière; plus de trois cents
-Tartares accouroient à nous ventre à terre. «Ne
-crains rien, me dit celui que j'avois épargné, je suis
-le chef de cette troupe.» Effectivement, d'un signe
-il arrêta ses soldats près de me massacrer; il leur dit
-dans leur langue quelques mots que je ne compris
-pas; ils ouvrirent leurs rangs pour laisser passer
-Boleslas et moi. «Brave homme, me dit encore
-leur capitaine, n'avois-je pas raison de te dire que
-tu faisois bien? tu m'as laissé la vie, je sauve la
-tienne; il est quelquefois bon d'épargner un ennemi,
-et même un voleur. Écoute, mon ami, en t'attaquant
-j'ai fait mon métier, tu as fait ton devoir en
-m'étrillant bien: je te pardonne, tu me pardonnes,
-embrassons-nous.» Il ajouta: «Le jour commence
-à baisser, je ne te conseille pas de voyager dans
-ces cantons cette nuit; ces gens-là vont aller chacun
-à son poste, et je ne pourrois te répondre d'eux.
-Tu vois ce château sur la hauteur à droite, il appartient
-à un certain comte Dourlinski, à qui nous en
-voulons beaucoup, parce qu'il est fort riche: va lui
-demander un asile, dis-lui que tu as blessé Titsikan,
-que Titsikan te poursuit. Il me connoît de nom:
-je lui ai déjà fait passer quelques mauvaises journées;
-au reste, compte que, pendant que tu seras
-chez lui, sa maison sera respectée; garde-toi surtout
-d'en sortir avant trois jours et d'y rester plus de
-huit: adieu.»</p>
-
-<p>Ce fut avec un vrai plaisir que nous prîmes congé
-de Titsikan et de sa compagnie. Les avis du Tartare
-étoient des ordres; je dis à Boleslas: «Gagnons
-promptement ce château qu'il nous a montré; aussi
-bien je connois ce Dourlinski de nom. Pulauski m'a
-quelquefois parlé de lui; il n'ignore peut-être pas
-où Pulauski s'est retiré; il n'est pas impossible
-qu'avec un peu d'adresse nous le sachions de lui.
-Je dirai à tout hasard que c'est Pulauski qui nous
-envoie; cette recommandation vaudra bien celle de
-Titsikan: toi, Boleslas, n'oublie pas que je suis ton
-frère et ne me découvre pas.»</p>
-
-<p>Nous arrivâmes aux fossés du château; les gens
-de Dourlinski nous demandèrent qui nous étions:
-je répondis que nous venions pour parler à leur
-maître de la part de Pulauski; que des brigands
-nous avoient attaqués et nous poursuivoient. Le
-pont-levis fut baissé, nous entrâmes; on nous dit
-que pour le moment nous ne pouvions parler à
-Dourlinski, mais que le lendemain, sur les dix
-heures, il pourroit nous donner audience. On nous
-demanda nos armes que nous rendîmes sans difficulté.
-Boleslas visita ma blessure, les chairs étoient
-à peine entamées. On ne tarda pas à nous servir
-dans la cuisine un frugal repas; nous fûmes conduits
-ensuite dans une chambre basse, où deux mauvais
-lits venoient d'être préparés; on nous y laissa sans
-lumière, et l'on nous y enferma.</p>
-
-<p>Je ne pus fermer l'&oelig;il de la nuit. Titsikan ne
-m'avoit fait qu'une légère blessure, mais celle de
-mon c&oelig;ur étoit si profonde! Au point du jour je
-m'impatientai dans ma prison; je voulus ouvrir les
-volets, ils étoient fermés à clef. Je les secoue
-vigoureusement, les ferrures sautent, je vois un fort
-beau parc; la fenêtre étoit basse, je m'élance, et
-me voilà dans les jardins de Dourlinski. Après m'y
-être promené quelques minutes, j'allai m'asseoir
-sur un banc de pierre placé au pied d'une tour dont
-je considérai quelque temps l'architecture antique.
-Je restois là plongé dans mes réflexions, lorsqu'une
-tuile tomba à mes pieds: je crus qu'elle s'étoit
-détachée de la couverture de ce vieux bâtiment, et,
-pour éviter un accident pareil, j'allai me placer à
-l'autre bout du banc. Quelques instans après, une
-seconde tuile tomba à côté de moi. Le hasard me
-parut surprenant; je me levai avec inquiétude,
-j'examinai la tour attentivement. J'aperçus, à vingt-cinq
-ou trente pieds de hauteur, une étroite ouverture;
-je ramassai les tuiles qu'on m'avoit jetées;
-sur la première, je déchiffrai ces mots tracés avec
-du plâtre: <i>Lovzinski, c'est donc vous! vous vivez!</i>
-et sur la seconde, ceux-ci: <i>Délivrez-moi, sauvez
-Lodoïska.</i></p>
-
-<p>Vous ne pouvez, mon cher Faublas, vous figurer
-combien de sentimens divers m'agitèrent à la fois;
-mon étonnement, ma joie, ma douleur, mon embarras,
-ne sauroient s'exprimer. J'examinois la
-prison de Lodoïska, je cherchois comment je pourrois
-l'en tirer; elle m'envoya encore une tuile; je
-lus: <i>A minuit, apportez du papier, de l'encre et des
-plumes; demain, une heure après le soleil levé, venez
-chercher une lettre; éloignez-vous.</i></p>
-
-<p>Je retournai à ma chambre, j'appelai Boleslas,
-qui m'aida à rentrer par la fenêtre; nous raccommodâmes
-le volet de notre mieux. J'appris à mon
-serviteur fidèle la rencontre inespérée qui mettoit
-fin à mes courses et redoubloit mes inquiétudes.
-Comment pénétrer dans cette tour? comment nous
-procurer des armes? Le moyen de tirer Lodoïska de
-sa prison? le moyen de l'enlever sous les yeux de
-Dourlinski, au milieu de ses gens, dans un château
-fortifié?</p>
-
-<p>Et, en supposant que tant d'obstacles ne fussent
-pas insurmontables, pouvois-je tenter une entreprise
-aussi difficile dans le court délai que Titsikan
-m'avoit laissé? Titsikan ne m'avoit-il pas recommandé
-de rester chez Dourlinski trois jours, et de
-n'y pas demeurer plus de huit? Sortir de ce château
-avant le troisième jour ou après le huitième, n'étoit-ce
-pas nous exposer aux attaques des Tartares?
-Tirer ma chère Lodoïska de sa prison pour la livrer
-à des brigands, être à jamais séparé d'elle par l'esclavage
-ou par la mort, cela étoit horrible à penser.</p>
-
-<p>Mais pourquoi étoit-elle dans une aussi affreuse
-prison? La lettre qu'elle m'avoit promise m'en
-instruiroit sans doute. Il falloit nous procurer du
-papier; je chargeai Boleslas de ce soin, et moi, je
-me préparai à soutenir devant Dourlinski le rôle
-délicat d'un émissaire de Pulauski.</p>
-
-<p>Il étoit grand jour quand on vint nous mettre en
-liberté; on nous dit que Dourlinski pouvoit et
-vouloit nous voir. Nous nous présentâmes avec
-assurance; nous vîmes un homme de soixante ans à
-peu près, dont l'abord étoit brusque et les manières
-repoussantes. Il nous demanda qui nous étions.
-«Mon frère et moi, lui dis-je, appartenons au seigneur
-Pulauski; mon maître m'a chargé pour vous
-d'une commission secrète, mon frère m'a accompagné
-pour un autre objet; je dois, pour m'expliquer,
-être seul, je ne dois ne parler qu'à vous seul.&mdash;Eh
-bien, répondit Dourlinski, que ton frère s'en
-aille; et vous aussi, allez-vous-en, dit-il à ses gens;
-quant à celui-ci (il montra celui qui étoit son confident),
-tu trouveras bon qu'il reste, tu peux tout
-dire devant lui.&mdash;Pulauski m'envoie&hellip;&mdash;Je le vois
-bien qu'il t'envoie.&mdash;Pour vous demander&hellip;&mdash;Quoi?&mdash;(Je
-pris courage.) Pour vous demander des
-nouvelles de sa fille.&mdash;Des nouvelles de sa fille!
-Pulauski t'a dit&hellip;&mdash;Oui, mon maître m'a dit que
-Lodoïska étoit ici.» Je m'aperçus que Dourlinski
-pâlissoit; il regarda son confident, et me fixa longtemps
-en silence. «Tu m'étonnes, reprit-il enfin;
-pour te confier un secret de cette importance, il faut
-que ton maître soit bien imprudent.&mdash;Pas plus que
-vous, Seigneur; n'avez-vous pas aussi un confident?
-Les grands seroient bien à plaindre s'ils ne pouvoient
-donner leur confiance à personne. Pulauski
-m'a chargé de vous dire que Lovzinski avoit déjà parcouru
-une grande partie de la Pologne, et que sans
-doute il visiteroit vos cantons.&mdash;S'il ose venir ici,
-me répondit-il aussitôt avec la plus grande vivacité,
-je lui garde un logement qu'il occupera longtemps:
-le connois-tu ce Lovzinski?&mdash;Je l'ai vu souvent
-chez mon maître à Varsovie.&mdash;On le dit bel
-homme?&mdash;Il est bien fait et de ma taille à peu
-près.&mdash;Sa figure?&mdash;Est prévenante; c'est un&hellip;&mdash;C'est
-un insolent, interrompit-il avec colère; si
-jamais il tombe en mes mains!&mdash;Seigneur, on
-assure qu'il est brave.&mdash;Lui! je parie qu'il ne sait
-que séduire des filles! Si jamais il tombe en mes
-mains! (Je me contins; il ajouta d'un ton plus
-calme:) Il y a bien longtemps que Pulauski ne m'a
-écrit, où est-il à présent?&mdash;Seigneur, j'ai des
-ordres précis de ne pas répondre à cette question-là:
-tout ce que je puis vous dire, c'est qu'il a,
-pour cacher sa retraite et pour n'écrire à personne,
-de grandes raisons qu'il viendra bientôt vous expliquer
-lui-même.»</p>
-
-<p>Dourlinski parut très étonné; je crus même remarquer
-quelques signes de frayeur; il regarda
-son confident, qui sembloit aussi embarrassé que
-lui. «Tu dis que Pulauski viendra bientôt?&hellip;&mdash;Oui,
-Seigneur, sous quinzaine au plus tard.» Il
-regarda encore son confident; et puis, affectant
-tout à coup autant de sang-froid qu'il avoit
-montré d'embarras: «Retourne à ton maître, je
-suis fâché de n'avoir que de mauvaises nouvelles à
-lui donner; tu lui diras que Lodoïska n'est plus
-ici.» Je fus à mon tour fort surpris. «Quoi!
-Seigneur, Lodoïska&hellip;&mdash;N'est plus ici, te dis-je.
-Pour obliger Pulauski que j'estime, je me suis
-chargé, quoiqu'avec répugnance, du soin de garder
-sa fille dans mon château: personne que moi et
-lui (il me montra son confident) ne savoit qu'elle
-y fût. Il y a environ un mois, nous allâmes,
-comme à l'ordinaire, lui porter des vivres pour sa
-journée, il n'y avoit plus personne dans son appartement.
-J'ignore comment elle a fait; mais
-ce que je sais bien, c'est qu'elle s'est échappée; je
-n'ai pas entendu parler d'elle depuis; elle sera sans
-doute allée rejoindre Lovzinski à Varsovie, si pourtant
-les Tartares ne l'ont pas enlevée sur la route.»</p>
-
-<p>Mon étonnement devint extrême: comment
-concilier ce que j'avois vu dans le jardin avec ce que
-Dourlinski me disoit? Il y avoit là quelque mystère
-que j'étois bien impatient d'approfondir; cependant
-je me gardai bien de faire paroître le
-moindre doute. «Seigneur, voilà des nouvelles
-bien tristes pour mon maître!&mdash;Sans doute, mais
-ce n'est pas ma faute.&mdash;Seigneur, j'ai une grâce
-à vous demander.&mdash;Voyons.&mdash;Les Tartares
-dévastent les environs de votre château; ils nous
-ont attaqués, nous leur avons échappé comme par
-miracle; ne nous accorderez-vous pas, à mon
-frère et à moi, la permission de nous reposer ici
-seulement deux jours?&mdash;Seulement deux jours?
-j'y consens. Où les a-t-on logés? demanda-t-il à
-son confident.&mdash;Au rez-de-chaussée, répondit
-celui-ci, dans une chambre basse&hellip;&mdash;Qui donne
-sur mes jardins? interrompit Dourlinski avec inquiétude.&mdash;Les
-volets ferment à clef, répondit
-l'autre.&mdash;N'importe, il faut les mettre ailleurs.»
-Ces mots me firent trembler. Le confident répliqua:
-«Cela n'est pas possible; mais&hellip;» Il lui
-dit le reste à l'oreille. «A la bonne heure, répondit
-le maître, et qu'on le fasse à l'instant»;
-et, s'adressant à moi: «Ton frère et toi, vous
-vous en irez après-demain; avant de partir tu me
-parleras, je te donnerai une lettre pour Pulauski.»</p>
-
-<p>J'allai rejoindre Boleslas dans la cuisine, où
-il déjeunoit: il me remit une petite bouteille
-pleine d'encre, plusieurs plumes et quelques feuilles
-de papier qu'il s'étoit procurées sans peine. Je
-brûlois d'envie d'écrire à Lodoïska; l'embarras
-étoit de trouver un lieu commode, où les curieux
-ne pussent m'inquiéter. On avoit déjà prévenu
-Boleslas que nous ne rentrerions dans la chambre
-où nous avions passé la nuit que pour y coucher.
-Je m'avisai d'un stratagème qui me réussit parfaitement.
-Les gens de Dourlinski buvoient avec
-mon prétendu frère, ils me proposèrent poliment
-de les aider aussi à vider quelques flacons.
-J'avalai de bonne grâce, et coup sur coup, plusieurs
-verres d'un fort mauvais vin: bientôt mes
-jambes chancelèrent, ma langue s'embarrassa, je
-fis à la troupe joyeuse cent contes aussi plaisans
-que déraisonnables; en un mot, je jouai si bien
-l'ivresse que Boleslas lui-même en fut la dupe. Il
-trembloit que, dans ce moment où je paroissois
-disposé à tout dire, mon secret ne m'échappât.
-«Messieurs, dit-il aux buveurs étonnés, mon
-frère n'a pas la tête forte aujourd'hui, c'est peut-être
-un effet de sa blessure; ne le faisons plus ni
-parler ni boire; je crains que cela ne l'incommode;
-et même, si vous vouliez m'obliger, vous m'aideriez
-à le porter sur son lit.&mdash;Sur le sien? non,
-cela ne se peut pas, répondit l'un d'eux, mais je
-prêterai volontiers ma chambre.» On me prit, on
-m'entraîna, on me monta dans un grenier, dont
-un lit, une table et une chaise formoient tout
-l'ameublement. On m'enferma dans ce taudis.
-C'étoit là tout ce que je voulois; dès que je fus
-seul, j'écrivis à Lodoïska une lettre de plusieurs
-pages. Je commençois par me justifier pleinement
-des crimes que Pulauski m'avoit supposés; je lui
-racontai ensuite tout ce qui m'étoit arrivé depuis
-le moment de notre séparation jusqu'à celui où
-j'avois été reçu chez Dourlinski; je lui détaillois
-l'entretien que je venois d'avoir avec celui-ci, je
-finissois par l'assurer de l'amour le plus tendre et
-le plus respectueux; je lui jurois que, dès qu'elle
-m'auroit donné sur son sort les éclaircissemens
-nécessaires, je m'exposerois à tout pour finir son
-horrible esclavage.</p>
-
-<p>Dès que ma lettre fut fermée, je me livrai à des
-réflexions qui me jetèrent dans une étrange perplexité.
-Étoit-ce bien Lodoïska qui m'avoit jeté
-ces tuiles dans le jardin? Pulauski auroit-il eu
-l'injustice de punir sa fille d'un amour que lui-même
-avoit approuvé? Auroit-il eu l'inhumanité
-de la plonger dans une affreuse prison? et, quand
-même la haine qu'il m'avoit jurée l'auroit aveuglé à
-ce point, comment Dourlinski avoit-il pu se résoudre
-à servir ainsi sa vengeance? Mais, d'un autre
-côté, depuis trois mois je ne portois, pour me déguiser
-mieux, que des habits grossiers; les fatigues
-d'un long voyage et mes chagrins m'avoient beaucoup
-changé; quelle autre qu'une amante avoit
-pu reconnoître Lovzinski dans les jardins de Dourlinski?
-n'avois-je pas vu d'ailleurs le nom de Lodoïska
-tracé sur la tuile? Dourlinski lui-même
-n'avouoit-il pas que Lodoïska avoit été chez lui
-prisonnière? Il ajoutoit, il est vrai, qu'elle s'étoit
-échappée; mais cela étoit-il croyable? Et pourquoi
-cette haine que Dourlinski m'avoit vouée à
-moi, sans me connoître? Pourquoi cet air d'inquiétude,
-quand on lui avoit dit que les émissaires
-de Pulauski occupoient une chambre qui donnoit
-sur le jardin? Pourquoi surtout cet air d'effroi,
-quand je lui avois annoncé la prochaine arrivée
-de mon prétendu maître? Tout cela étoit bien fait
-pour me donner de terribles inquiétudes, j'entrevoyois
-des choses affreuses que je ne pouvois
-expliquer. Depuis deux heures je me faisois sans
-cesse de nouvelles questions, auxquelles j'étois
-fort embarrassé de répondre, lorsqu'enfin Boleslas
-vint voir si son frère avoit recouvré la raison. Je
-n'eus pas de peine à le convaincre que mon
-ivresse avoit été feinte; nous descendîmes dans la
-cuisine, où nous passâmes le reste de la journée.
-Quelle soirée, mon cher Faublas! aucune de ma
-vie ne me parut si longue, pas même celles qui
-la suivirent.</p>
-
-<p>Enfin, l'on nous conduisit dans notre chambre,
-où l'on nous enferma, comme la veille, sans nous
-laisser de lumière; il fallut encore attendre près de
-deux heures avant que minuit sonnât. Au premier
-coup de la cloche nous ouvrîmes doucement les
-volets et la fenêtre; je me préparois à sauter dans
-le jardin, mon embarras fut égal à mon désespoir
-quand je me vis retenu par des barreaux. «Voilà,
-dis-je à Boleslas, ce que le maudit confident de
-Dourlinski lui disoit à l'oreille; voilà ce qu'approuvoit
-le maître odieux, quand il répondit: <i>A la
-bonne heure, et qu'on le fasse à l'instant</i>; voilà ce
-qu'ils ont exécuté dans la journée; c'est pour cela
-que l'entrée de cette chambre nous a été interdite.&mdash;Seigneur,
-ils ont travaillé en dehors, me répondit
-Boleslas, car ils n'ont pas aperçu que ce
-volet avoit été forcé.&mdash;Eh! qu'ils l'aient vu ou
-non, m'écriai-je avec violence, que m'importe?
-Cette grille fatale renverse toutes mes espérances,
-elle assure l'esclavage de Lodoïska, elle assure
-ma mort.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, sans doute, elle assure ta mort», me
-cria-t-on en ouvrant ma porte. Dourlinski, précédé
-de quelques hommes armés et suivi de quelques
-autres qui portoient des flambeaux, Dourlinski
-entra le sabre à la main. «Traître, me dit-il en me
-lançant des regards où sa fureur étoit peinte, j'ai
-tout entendu, je saurai qui tu es, tu me diras ton
-nom, ton prétendu frère le dira; tremble! je suis
-de tous les ennemis de Lovzinski le plus implacable!
-Qu'on le fouille», dit-il à ses gens; ils se précipitèrent
-sur moi, j'étois sans armes, je fis une
-résistance inutile. Ils m'enlevèrent mes papiers et
-la lettre que j'avois préparée pour Lodoïska.
-Dourlinski donna, en la lisant, mille signes d'impatience:
-il y étoit peu ménagé. «Lovzinski, me
-dit-il avec une rage étouffée, je mérite déjà toute
-ta haine, bientôt je la mériterai davantage; en
-attendant tu resteras avec ton digne confident dans
-cette chambre que tu aimes.» A ces mots il sortit,
-on ferma la porte à double tour; il posa une
-sentinelle en dehors et une autre vis-à-vis des fenêtres,
-dans le jardin.</p>
-
-<p>Vous vous figurez dans quel accablement nous
-restâmes plongés, Boleslas et moi. Mes malheurs
-étoient à leur comble, ceux de Lodoïska m'affectoient
-bien plus vivement: l'infortunée! quelle devoit
-être son inquiétude! elle attendoit Lovzinski,
-et Lovzinski l'abandonnoit! Mais non, Lodoïska
-me connoissoit trop bien, elle ne me soupçonneroit
-pas d'une aussi lâche perfidie. Lodoïska! elle
-jugeroit son amant d'après elle! Elle sentiroit que
-Lovzinski partageoit son sort, puisqu'il ne la secouroit
-pas&hellip; hélas! et la certitude de mon malheur
-augmenteroit encore le sien!</p>
-
-<p>Telles furent dans le premier moment mes réflexions
-cruelles; on me laissa tout le temps d'en faire
-beaucoup d'autres non moins tristes. Le lendemain
-on nous passa par les barreaux de notre fenêtre les
-provisions pour notre journée. A la qualité des alimens
-qu'on nous fournissoit, Boleslas jugea qu'on
-ne chercheroit pas à nous rendre notre prison fort
-agréable. Boleslas, moins malheureux que moi,
-supportoit son sort plus courageusement; il m'offrit
-ma part du maigre repas qu'il alloit faire. Je ne
-voulois point manger, il me pressoit vainement;
-l'existence étoit devenue pour moi un insupportable
-fardeau. «Ah! vivez, me dit-il enfin en versant
-un torrent de larmes, vivez! si ce n'est pas
-pour Boleslas, que ce soit pour Lodoïska.» Ces
-mots firent sur moi la plus vive impression, ils ranimèrent
-mon courage, l'espérance rentra dans mon
-c&oelig;ur, j'embrassai mon serviteur fidèle. «O mon
-ami, m'écriai-je avec transport, ô mon véritable
-ami! je t'ai perdu, et tes maux me touchent plus
-que les miens! donne, Boleslas, donne, je vivrai
-pour Lodoïska, je vivrai pour toi: veuille le juste
-Ciel me rendre bientôt ma fortune et mon rang!
-tu verras que ton maître n'est pas un ingrat.» Nous
-nous embrassâmes encore. Ah! mon cher Faublas,
-si vous saviez comme le malheur rapproche les
-hommes! comme il est doux, lorsqu'on souffre,
-d'entendre un autre infortuné vous adresser un mot
-de consolation!</p>
-
-<p>Il y avoit douze jours que nous gémissions
-dans cette prison, lorsqu'on vint m'en tirer pour
-me conduire à Dourlinski. Boleslas voulut me
-suivre, on le repoussa durement; cependant on
-me permit de lui parler un moment. Je tirai de
-mon doigt une bague que je portois depuis plus
-de dix ans; je dis à Boleslas: «Cette bague me
-fut donnée par M. de P&hellip;, lorsque nous faisions
-ensemble nos exercices à Varsovie; prends-la, mon
-ami, conserve-la à cause de moi. Si Dourlinski
-consomme aujourd'hui sa trahison en me faisant
-assassiner, s'il te permet ensuite de sortir de ce château,
-va trouver ton roi, montre-lui ce bijou,
-rappelle-lui notre ancienne amitié, raconte-lui mes
-malheurs, Boleslas, il te récompensera, il fera secourir
-Lodoïska. Adieu, mon ami.»</p>
-
-<p>On me conduisit à l'appartement de Dourlinski;
-dès que la porte s'entr'ouvrit, j'aperçus dans un
-fauteuil une femme évanouie; j'approchai, c'étoit
-Lodoïska! Dieu! que je la trouvai changée!&hellip;
-mais qu'elle étoit belle encore! «Barbare!» dis-je
-à Dourlinski. A la voix de son amant, Lodoïska
-reprit ses sens. «Ah! mon cher Lovzinski, sais-tu
-ce que l'infâme me propose? sais-tu à quel prix il
-m'offre ta liberté?&mdash;Oui, s'écria Dourlinski furieux,
-oui, je le veux: te voilà bien sûre qu'il est en
-mon pouvoir; si dans trois jours je n'obtiens rien,
-dans trois jours il est mort.» Je voulois me jeter
-aux genoux de Lodoïska; mes gardes m'en empêchèrent.
-«Je vous revois enfin, tous mes maux
-sont oubliés, Lodoïska, la mort n'a plus rien qui
-m'épouvante&hellip; Toi, lâche, songe que Pulauski
-vengera sa fille, songe que le roi vengera son ami.&mdash;Qu'on
-l'emmène! s'écria Dourlinski.&mdash;Ah!
-me dit Lodoïska, mon amour t'a perdu.» Je voulois
-répondre, on m'entraîna, on me reconduisit
-dans ma prison. Boleslas me reçut avec des transports
-de joie inexprimables; il m'avoua qu'il m'avoit
-cru perdu: je lui racontai comment ma
-mort n'étoit que différée. La scène dont je venois
-d'être témoin avoit enfin confirmé mes soupçons:
-il étoit clair que Pulauski ignoroit les mauvais
-traitemens que sa fille essuyoit; il étoit clair
-que Dourlinski, amoureux et jaloux, satisferoit sa
-passion à quelque prix que ce fût.</p>
-
-<p>Cependant, des trois jours que Dourlinski avoit
-laissés à Lodoïska pour se déterminer, deux déjà
-s'étoient écoulés, nous étions au milieu de la nuit
-qui précédoit le troisième; je ne pouvois dormir
-et me promenois dans ma chambre à grands
-pas. Tout à coup j'entends crier: <i>Aux armes!</i> des
-hurlemens affreux s'élèvent de toutes parts autour
-du château, il se fait un grand mouvement
-dans l'intérieur; la sentinelle posée devant nos
-fenêtres quitte son poste; Boleslas et moi nous
-distinguons la voix de Dourlinski; il appelle, il encourage
-ses gens; nous entendons distinctement
-le cliquetis des armes, les plaintes des blessés, les
-gémissemens des mourans. Le bruit, d'abord très
-grand, semble diminuer; il recommence ensuite,
-il se prolonge, il redouble, on crie victoire! beaucoup
-de gens accourent et ferment les portes sur
-eux avec force. Tout à coup à ce vacarme affreux
-succède un silence effrayant; bientôt un bruissement
-sourd frappe nos oreilles, l'air siffle avec violence,
-la nuit devient moins sombre, les arbres du
-jardin se colorent d'une teinte jaune et rougeâtre;
-nous volons à la fenêtre: les flammes dévoroient
-le château de Dourlinski, elles gagnoient de tous
-côtés la chambre où nous étions, et, pour comble
-d'horreur, des cris perçans partoient de la tour où
-je savois que Lodoïska étoit enfermée.</p>
-
-<hr />
-
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<p class="top4em">Ici M. Duportail fut interrompu par le
-marquis de B&hellip;, qui, n'ayant trouvé
-aucun laquais dans l'antichambre, entra
-sans avoir été annoncé; il recula deux
-pas en me voyant. «Ah! ah! dit-il en saluant
-M. Duportail, c'est que vous avez aussi un fils?»
-puis s'adressant à moi: «Monsieur est apparemment
-le frère&hellip;&mdash;De ma s&oelig;ur, oui, Monsieur.&mdash;Eh
-bien, vous avez une s&oelig;ur fort aimable, charmante,
-mais charmante!&mdash;Vous êtes aussi honnête
-qu'indulgent, interrompit M. Duportail.&mdash;Indulgent!
-oh! je ne le suis pas toujours; par exemple,
-je suis venu pour vous faire des reproches à vous,
-Monsieur&hellip;&mdash;A moi! aurois-je eu le malheur&hellip;?&mdash;Oui,
-vous nous avez joué avant-hier un tour
-sanglant.&mdash;Comment, Monsieur?&mdash;Vous avez
-chargé ce petit Rosambert de nous enlever M<sup>lle</sup> Duportail;
-la marquise comptoit bien que sa chère
-fille passeroit la nuit chez elle; point du tout.&mdash;J'ai
-craint, Monsieur, que ma fille ne vous causât
-beaucoup d'embarras.&mdash;Aucun, aucun, Monsieur;
-M<sup>lle</sup> Duportail est charmante, ma femme raffole
-d'elle, je vous l'ai déjà dit. En vérité, ajouta-t-il
-en ricanant, je crois que la marquise aime cette
-enfant-là plus qu'elle ne m'aime moi-même; je
-suis pourtant son mari!&hellip; Au moins si vous étiez
-venu vous-même la chercher!&mdash;Pardon, Monsieur,
-j'étois incommodé, je le suis même encore beaucoup&hellip;
-Je sais que je dois à M<sup>me</sup> de B&hellip; des
-remercîmens&hellip;&mdash;Ce n'est pas pour cela! (Pendant
-ce dialogue, on sent que je n'étois pas tout à
-fait à mon aise: le marquis me considéroit avec
-une attention qui m'inquiétoit.) Savez-vous bien,
-me dit-il enfin, que vous ressemblez beaucoup à
-mademoiselle votre s&oelig;ur?&mdash;Monsieur, vous me
-flattez.&mdash;Mais c'est que cela est frappant:
-allez, allez, je m'y connois bien; d'abord tous mes
-amis conviennent que je suis physionomiste; je
-vous le demande à vous-même, je ne vous avois
-jamais vu, et je vous ai reconnu tout de suite!»</p>
-
-<div class="figc"><img src="images/illu2.jpg" alt="" />
-<div class="legende small">FAUBLAS HABILLÉ EN FEMME</div>
-</div>
-<p>M. Duportail ne put s'empêcher de rire avec
-moi de la bonne foi du marquis. «Monsieur, dit-il
-à celui-ci, c'est que, comme vous l'avez fort bien
-remarqué, mon fils et ma fille se ressemblent un
-peu; il faut convenir qu'il y a un air de famille.&mdash;Oui,
-répondit le marquis en me regardant toujours,
-ce jeune homme est bien, fort bien; mais
-sa s&oelig;ur est encore mieux, beaucoup mieux (il
-me prit par le bras). Elle est un peu plus grande,
-elle a l'air plus raisonnable, quoiqu'elle soit un peu
-espiègle; c'est bien là sa figure, mais il y a dans
-vos traits quelque chose de plus hardi. Vous avez
-moins de grâces dans le maintien, et dans toute
-l'habitude du corps quelque chose de plus&hellip; nerveux,
-de plus roide. Oh! dame, n'allez pas vous
-fâcher, tout cela est bien naturel; il ne faut pas
-qu'un garçon soit fait comme une fille! (Le flegme
-de M. Duportail ne put tenir contre ces derniers
-propos; le marquis nous vit rire, et se mit à rire de
-tout son c&oelig;ur.) Oh! reprit-il, je vous l'ai dit, je
-suis grand physionomiste, moi!&hellip; Mais n'aurai-je
-pas le bonheur de voir la chère s&oelig;ur?» M. Duportail
-se hâta de répondre: «Non, Monsieur, elle
-est allée faire ses adieux.&mdash;Ses adieux?&mdash;Oui,
-Monsieur, elle part demain matin pour son couvent.&mdash;Pour
-son couvent! à Paris?&mdash;Non,&hellip;
-à Soissons.&mdash;A Soissons! demain matin! cette
-chère enfant nous quitte!&mdash;Il le faut bien, Monsieur.&mdash;Elle
-fait actuellement ses visites?&mdash;Oui,
-Monsieur.&mdash;Et sans doute elle viendra dire adieu
-à sa maman?&mdash;Assurément, Monsieur, et elle
-doit même être actuellement chez vous.&mdash;Ah!
-que je suis fâché! ce matin la marquise étoit encore
-malade; elle a voulu sortir ce soir: je lui ai représenté
-qu'il faisoit froid, qu'elle s'enrhumeroit; mais
-les femmes veulent ce qu'elles veulent; elle est sortie:
-eh bien! tant pis pour elle! elle ne verra pas
-sa chère fille, et moi je la verrai, car elle ne tardera
-sûrement pas à revenir.&mdash;Elle a plusieurs
-visites à faire, dis-je au marquis.&mdash;Oui, ajouta
-M. Duportail, nous ne l'attendons que pour souper.&mdash;L'on
-soupe donc ici? Vous avez raison, ils
-ont tous la manie de ne pas manger le soir; moi,
-je n'aime pas à mourir de faim parce que c'est la
-mode. Vous soupez, vous! eh bien! je reste, je
-soupe avec vous: vous allez dire que j'en use bien
-librement; mais je suis ainsi fait, je veux qu'on
-agisse de même avec moi: quand vous me connoîtrez
-mieux, vous verrez que je suis un bon
-diable.»</p>
-
-<p>Il n'y avoit pas moyen de reculer. M. Duportail
-prit son parti sur-le-champ. «Je suis fort aise,
-Monsieur le marquis, que vous vouliez bien être des
-nôtres; vous permettrez seulement que mon fils
-nous quitte pour une heure ou deux, il a quelques
-affaires pressées.&mdash;Monsieur, qu'on ne se gêne
-pas pour moi, qu'il nous quitte, mais qu'il revienne,
-car il est fort aimable, monsieur votre fils.&mdash;Vous
-permettrez aussi que je vous laisse un moment pour
-lui dire deux mots.&mdash;Faites, Monsieur, comme si
-je n'étois pas là.» Je saluai le marquis; il se leva
-précipitamment, me prit par la main, et dit à
-M. Duportail: «Tenez, Monsieur, vous direz
-tout ce que vous voudrez, ce jeune homme-là
-ressemble à sa s&oelig;ur comme deux gouttes d'eau! Je
-me connois en figures, je soutiendrois cela devant
-l'abbé Pernetti<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>.&mdash;Oui, Monsieur, répondit
-M. Duportail, il y a un air de famille.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> M. l'abbé Pernetti a fait, sur la physionomie, un
-ouvrage en deux volumes, intitulé: <i>Connoissance de l'homme
-moral par l'homme physique</i>.</p>
-</div>
-<p>A ces mots, il passa avec moi dans un autre
-appartement. «Parbleu! me dit-il, c'est un singulier
-homme que votre marquis! il ne se gêne pas
-avec ceux qu'il aime.&mdash;Mon très cher père, il est
-bien vrai que le marquis est venu sans façon s'impatroniser
-chez nous; mais, quant à moi, j'aurois
-tort de m'en plaindre, je me suis mis chez lui fort à
-mon aise.&mdash;Quant à vous, c'est bien dit; mais
-laissons la plaisanterie, et voyons comment nous
-allons sortir de là. Si je ne considérois que lui, cela
-seroit bientôt fini; mais, mon ami, vous avez des
-ménagemens à garder à cause de sa femme&hellip; Écoutez,&hellip;
-retournez chez vous, faites prendre à votre
-laquais un habit quelconque, et qu'il vienne annoncer
-ici que M<sup>lle</sup> Duportail soupe chez M<sup>me</sup> de ***,
-le premier nom qui vous viendra à l'esprit.&mdash;Eh
-bien, après? le marquis soupera toujours avec vous,
-et il attendra tranquillement le retour de votre fille:
-c'est ainsi qu'il est fait, il vous l'a dit lui-même.&mdash;Comment
-donc faire?&hellip;&mdash;Comment? mon très
-cher père, je fais si bien la demoiselle! je vais
-m'habiller en femme, et votre fille viendra réellement
-souper avec vous. Ce sera votre fils, au contraire,
-qui sera retenu, et qui ne viendra pas. Il est
-six heures, je serai de retour à dix; j'ai le temps.&mdash;A
-la bonne heure; convenez pourtant que
-Lovzinski joue là un singulier rôle,&hellip; vous m'avez
-embarqué dans une aventure&hellip; Mais il n'y a plus à
-s'en dédire: allez vite, et revenez.»</p>
-
-<p>Je courus à l'hôtel; Jasmin me dit que mon père
-étoit sorti, et qu'une fort jolie demoiselle m'attendoit
-chez moi depuis plus d'une heure. «Une jolie
-demoiselle, Jasmin!» Je m'élançai comme un trait
-dans mon appartement. «Ah! ah! Justine, c'est
-toi! Jasmin disoit bien que c'étoit une jolie
-demoiselle»; et j'embrassai Justine. «Gardez cela
-pour ma maîtresse! me dit-elle d'un petit air boudeur.&mdash;Pour
-ta maîtresse, Justine! tu la vaux
-bien!&mdash;Qui vous l'a dit?&mdash;Je le soupçonne; il
-ne tient qu'à toi que j'en sois certain», et j'embrassai
-Justine, et Justine me laissoit faire en répétant:
-«Gardez cela pour ma maîtresse. Mon Dieu!
-que vous êtes bien avec vos habits! ajouta-t-elle.
-Est-ce que vous les quitterez encore pour vous
-déguiser en femme?&mdash;Ce soir, pour la dernière
-fois, Justine; après cela je serai toujours homme&hellip;
-à ton service, belle enfant.&mdash;A mon service, oh!
-que non, au service de madame.&mdash;Au sien et au
-tien en même temps, Justine.&mdash;Oui-da, il vous
-en faut donc deux à la fois?&mdash;Je sens, ma chère,
-que ce n'est pas trop»; et j'embrassai Justine, et
-mes mains se promenoient sur une gorge fort
-blanche, qu'on ne défendoit presque pas. «Mais
-voyez donc comme il est hardi! disoit Justine.
-Qu'est devenue la modestie de M<sup>lle</sup> Duportail?&mdash;Ah!
-Justine, ah! tu ne sais pas comme une nuit
-m'a changé.&mdash;Cette nuit-là avoit bien changé ma
-maîtresse aussi! Le lendemain, elle étoit pâle, fatiguée&hellip;
-Mon Dieu! en la voyant, je n'ai pas eu de
-peine à deviner que M<sup>lle</sup> Duportail étoit un bien
-brave jeune homme!&mdash;Quand je te dis, Justine,
-que je n'en aurois pas trop de deux.»</p>
-
-<p>Je voulus l'embrasser; pour cette fois, elle se
-défendit en reculant. Mon lit se trouva derrière elle,
-elle y tomba à la renverse, et, par un malheur
-auquel on s'attend peut-être, je perdis l'équilibre
-au même instant.</p>
-
-<p>Quelques minutes après, Justine, qui ne se pressoit
-pas de réparer son désordre, me demanda en
-riant ce que je pensois de la petite espièglerie
-qu'elle avoit faite au marquis. «Quoi donc,
-mon enfant?&mdash;L'étiquette au milieu du dos; que
-dites-vous du tour?&mdash;Charmant! délicieux!
-presque aussi bon que celui que nous venons de
-faire à la marquise. A propos d'elle, et ma commission
-donc!&mdash;Ma maîtresse vous attend&hellip;&mdash;Elle
-m'attend! ah! j'y cours.&mdash;Là! le voilà parti! et
-où courez-vous?&mdash;Je n'en sais rien.&mdash;Voyez
-donc comme il me plantoit là!&mdash;Justine! c'est
-que&hellip; tu conçois&hellip;&mdash;Je conçois que vous êtes
-un franc libertin.&mdash;Tiens, Justine, faisons la paix;
-un louis d'or et un baiser.&mdash;Je prends l'un très
-volontiers,&hellip; et je vous donne l'autre de bon c&oelig;ur.
-Le charmant jeune homme! joli, vif et généreux!
-oh! comme vous avancerez dans le monde! ah çà,
-partons, suivez-moi par derrière, à quelque distance
-et sans affectation. Vous me verrez entrer
-dans une boutique; à côté est une porte cochère
-que vous trouverez entr'ouverte, vous entrerez
-vite: un portier vous demandera qui vous êtes,
-vous répondrez: <i>L'Amour</i>, vous grimperez au premier
-étage, sur une petite porte blanche vous lirez
-ce mot <i>Paphos</i>; vous ouvrirez avec la clef que
-voici, et vous ne resterez pas longtemps seul.»</p>
-
-<p>Avant de sortir, j'appelai Jasmin pour lui ordonner
-de prendre un autre habit que celui de la maison,
-et d'aller, de la part de M. de Saint-Luc,
-annoncer à M. Duportail que son fils ne reviendroit
-pas souper.</p>
-
-<p>Cependant Justine s'impatientoit, je la suivis:
-elle entra chez une marchande de modes, je me
-précipitai dans la porte cochère. <i>L'Amour!</i> criai-je
-au portier, et d'un saut je fus à <i>Paphos</i>. J'ouvris,
-j'entrai, le lieu me parut digne du dieu qu'on y adoroit.
-Un petit nombre de bougies n'y répandoient
-qu'un jour doux, je vis des peintures charmantes,
-je vis des meubles aussi élégans que commodes, je
-remarquai surtout dans le fond d'une alcôve dorée,
-tapissée de glaces, un lit à ressort, dont les draps
-de satin noir devoient relever merveilleusement
-l'éclat d'une peau fine et blanche. Alors je me ressouvins
-que j'avois promis à M. Duportail de ne
-plus revoir la marquise, et l'on devine que je m'en
-ressouvins trop tard.</p>
-
-<p>Une porte que je n'avois pas remarquée s'ouvrit
-tout à coup; la marquise entra. Voler dans ses
-bras, lui donner vingt baisers, l'emporter dans l'alcôve,
-la poser sur le lit mouvant, m'y plonger avec
-elle dans une douce extase, ce fut l'affaire d'un
-moment. La marquise reprit ses sens en même
-temps que moi. Je lui demandai comment elle se
-portoit. «Que dites-vous donc?» répondit-elle d'un
-air étonné. Je répétai: «Ma chère petite maman,
-comment vous portez-vous?» Elle partit d'un éclat
-de rire. «Je croyois avoir mal entendu: le <i>comment
-vous portez-vous</i> est excellent! mais, si j'étois incommodée,
-il seroit bien temps de me le demander!
-Croyez-vous que ce régime-ci convienne à une
-personne malade? Mon cher Faublas, ajouta-t-elle
-en m'embrassant tendrement, vous êtes bien vif.&mdash;Ma
-chère petite maman, c'est que je sais aujourd'hui
-bien des choses que j'ignorois il y a trois
-jours.&mdash;Craignez-vous de les oublier, fripon que
-vous êtes?&mdash;Oh! non.&mdash;Oh! non, répéta-t-elle
-en me contrefaisant, je vous crois bien, Monsieur
-le libertin (elle m'embrassa encore). Promettez-moi
-de ne vous souvenir jamais qu'avec moi de ces
-choses-là.&mdash;Je vous le promets, ma petite maman.&mdash;Vous
-jurez d'être fidèle?&mdash;Je le jure.&mdash;Toujours?&mdash;Oui,
-toujours.&mdash;Mais, dites-moi donc,
-vous avez beaucoup tardé à me venir joindre, petit
-ingrat.&mdash;Je n'étois pas chez moi, j'ai dîné chez
-M. Duportail.&mdash;Chez M. Duportail? il vous a
-parlé de moi?&mdash;Oui.&mdash;Vous ne lui avez pas
-conté les folies&hellip;?&mdash;Non, maman.»</p>
-
-<p>Elle continua d'un ton très sérieux: «Vous lui
-avez bien dit que j'ai été, comme le marquis,
-trompée par les apparences?&mdash;Oui, maman.&mdash;Et
-que je le suis encore? poursuivit-elle d'une voix
-tremblante, mais en me donnant le baiser le plus
-tendre.&mdash;Oui, maman.&mdash;Charmant enfant!
-s'écria-t-elle, il faudra donc que je t'adore.&mdash;Si
-vous ne voulez pas être une ingrate, il le faudra.»
-Cette réponse me valut plusieurs caresses, et puis,
-un reste d'inquiétude se faisant sentir encore:
-«Ainsi, vous avez assuré à M. Duportail que je
-vous crois&hellip; fille? ajouta la marquise en rougissant.&mdash;Oui.&mdash;Vous
-savez donc mentir?&mdash;Est-ce que
-j'ai menti?&mdash;Je pense que le fripon se moque de
-sa maman.»</p>
-
-<p>Je feignis de vouloir m'enfuir, elle me retint.
-«Demandez pardon tout à l'heure, Monsieur.»
-Je le demandai comme un homme qui étoit bien
-sûr de l'obtenir, le badinage s'échauffa, la paix fut
-signée.</p>
-
-<p>«Vous n'êtes plus fâchée? dis-je à la marquise.&mdash;Bon!
-répondit-elle en riant, est-ce que la colère
-d'une amante tient contre de pareils procédés?&mdash;Petite
-maman, je passe avec vous des momens bien
-doux; savez-vous à qui j'en ai l'obligation?&mdash;Il
-seroit bien singulier que vous crussiez devoir de la
-reconnoissance à quelque autre qu'à moi!&mdash;Cela
-est singulier, j'en conviens; mais cela est.&mdash;Expliquez-vous,
-mon bon ami.&mdash;J'ignorois le
-bonheur que vous me prépariez, je serois encore
-chez M. Duportail si votre cher mari n'étoit venu
-faire une visite&hellip;&mdash;A M. Duportail?&mdash;Et à
-moi, maman.&mdash;Il vous a vu chez M. Duportail?»</p>
-
-<p>Ici je racontai à ma belle maîtresse tout ce qui
-s'étoit passé dans la visite que le marquis nous avoit
-faite. Elle se contint beaucoup pour ne pas rire.
-«Ce pauvre marquis, me dit-elle, il a la plus maligne
-étoile! il semble qu'il aille exprès chercher le
-ridicule! Une femme est bien malheureuse, mon
-cher Faublas, dès qu'elle aime quelqu'un; son
-mari n'est plus qu'un sot.&mdash;Petite maman, vous
-n'êtes pas tant à plaindre! il me semble que, dans ce
-cas, le malheur est pour le mari.&mdash;Ah! c'est que,
-répondit-elle en prenant un air sérieux, on souffre
-toujours des humiliations qu'un mari reçoit.&mdash;On
-en souffre quelquefois, je le veux bien, mais aussi
-n'en profite-t-on jamais?&hellip;&mdash;Faublas, vous vous
-ferez battre&hellip; Mais, dites-moi, il faut que vous
-alliez souper avec le marquis, et vous n'avez pas de
-robe, et puis comptez-vous me quitter si tôt?&mdash;Le
-plus tard qu'il me sera possible, ma belle
-maman.&mdash;Mais vous pouvez vous habiller ici.»
-A ces mots elle sonna Justine. «Va, lui dit-elle,
-chercher une de mes robes, il faut que nous habillions
-mademoiselle.» Je fermai la porte sur Justine,
-qui me donna un petit soufflet; la marquise ne s'en
-aperçut pas; je retournai près d'elle.</p>
-
-<p>«Petite maman, êtes-vous bien sûre que votre
-femme de chambre ne jasera pas?&mdash;Oui, mon
-ami, je lui donnerai, pour se taire, beaucoup plus
-d'argent qu'on ne lui en donneroit pour parler. Je
-ne pouvois vous recevoir chez moi; il falloit renoncer
-au plaisir de vous voir ou me décider à faire
-une imprudence: mon cher Faublas, je n'ai pas
-balancé&hellip; Charmant enfant! ce n'est pas la première
-folie que tu me fais faire.» Elle prit ma main
-qu'elle baisa, et dont elle se couvrit les yeux.
-«Petite maman, vous ne me voulez plus voir?&mdash;Ah!
-toujours et partout, s'écria-t-elle, ou bien il
-eût fallu ne te voir jamais.» Ma main, qui tout à
-l'heure me cachoit ses yeux, maintenant étoit
-pressée sur son c&oelig;ur, son c&oelig;ur ému palpitoit, ses
-longues paupières se remplissoient de larmes, et sa
-bouche charmante, approchée de la mienne, demandoit
-un baiser. Elle en reçut mille, un feu dévorant
-me brûloit; je crus qu'il étoit partagé, mais mon
-amante, plus heureuse, plongée dans l'ivresse d'un
-tendre épanchement, goûtoit les inexprimables douceurs
-des plaisirs qui viennent de l'âme. Elle refusa
-des jouissances moins ravissantes, quoique délicieuses.
-«Ne plus te voir, reprit-elle, ce seroit ne
-plus exister, et je n'existe que depuis quelques
-jours. Une imprudence! ajouta-t-elle bientôt en
-promenant sur tous les objets qui nous environnoient
-ses regards étonnés; ah! n'en ai-je fait qu'une? ah!
-combien j'en dois risquer encore, si j'en juge par
-celles qu'en si peu de temps tu m'as obligée de commettre!&mdash;Chère
-maman, je me permets une question
-peut-être bien indiscrète, mais vous excitez ma
-vive curiosité. Chez qui sommes-nous donc ici?»
-Cette question tira la marquise de l'extase où elle
-étoit. «Chez qui nous sommes? chez&hellip; chez
-une de mes amies.&mdash;Cette amie-là aime&hellip;»
-M<sup>me</sup> de B&hellip;, tout à fait remise, se hâta de m'interrompre:
-«Oui, Faublas, elle aime, vous avez
-dit le mot, elle aime!&hellip; C'est l'amour qui a fait ce
-lieu charmant; c'est pour son amant&hellip;&mdash;Et pour
-le vôtre, ma petite maman.&mdash;Oui, mon bon ami,
-elle a bien voulu me prêter ce boudoir pour ce soir.&mdash;Cette
-porte par laquelle vous êtes entrée&hellip;?&mdash;Donne
-dans ses appartemens.&mdash;Maman, encore
-une question.&mdash;Voyons.&mdash;Comment vous portez-vous?»
-Elle me regarda d'un air étonné et riant.
-«Oui, continuai-je, plaisanterie à part, vous étiez
-malade avant-hier&hellip; M. de Rosambert&hellip;&mdash;Ne me
-parlez pas de lui; M. de Rosambert est un indigne
-homme, capable de me faire à moi mille noirceurs et
-à vous mille mensonges. Qu'il vous trouve disposé
-à le croire, il vous affirmera confidemment qu'il a
-eu tout l'univers. Encore s'il n'étoit que fat, on
-pourroit le lui pardonner; mais ses odieux procédés
-pour moi, quand même je les aurois mérités, seroient
-toujours inexcusables.&mdash;Il est vrai qu'il nous a
-bien tourmentés avant-hier.&mdash;Je n'ai pas fermé
-l'&oelig;il de la nuit. Laissons cela cependant&hellip; Quand je
-te vois, mon bon ami, je ne songe plus à ce que
-j'ai souffert pour toi&hellip; Qu'il est bien dans ses
-habits d'homme!&hellip; qu'il est joli!&hellip; qu'il est charmant!
-Mais quel dommage, ajouta-t-elle en se
-levant d'un air léger, il faut quitter tout cela.
-Allons, Monsieur de Faublas, faites place à
-M<sup>lle</sup> Duportail.» A ces mots, elle défit d'un coup
-de main tous les boutons de ma veste. Je me vengeai
-sur un fichu perfide, que j'avois déjà beaucoup
-dérangé et que j'enlevai tout à fait. Elle continua
-l'attaque, je me plaisois à la vengeance; nous ôtions
-tout sans rien rétablir. Je montrai à la marquise
-demi-nue l'alcôve fortunée, et cette fois elle s'y
-laissa conduire.</p>
-
-<p>On grattoit doucement à la porte; c'étoit Justine.
-Il faut lui rendre justice, pour cette fois elle
-avoit fait promptement sa commission. Quoique peu
-décemment vêtu, j'allois, sans y songer, ouvrir à la
-femme de chambre: la marquise tira un cordon,
-des rideaux se fermèrent sur nous, la porte s'ouvrit.
-«Madame, voici tout ce qu'il faut, vous
-aiderai-je à l'habiller?&mdash;Non, Justine, je m'en
-charge; mais tu la coifferas, je te sonnerai.» Justine
-sortit; nous nous amusâmes quelque temps
-encore à contempler les tableaux rians et multipliés
-que nous offroient les glaces dont nous
-étions environnés. «Allons, me dit la marquise en
-m'embrassant, il faut que j'habille ma fille.» Je
-voulus marquer l'instant de la retraite par une dernière
-victoire. «Non, mon bon ami, ajouta-t-elle,
-il ne faut abuser de rien.»</p>
-
-<p>Ma toilette commença; tandis que la marquise
-s'en occupoit sérieusement, je m'amusois à toute
-autre chose. «Voyez s'il finira, disoit ma belle
-maîtresse: allons, songez qu'il faut être sage, vous
-voilà demoiselle.» J'étois affublé d'un jupon et
-d'un corset. «Ma petite maman, il faut d'abord
-que Justine me coiffe, ensuite elle finira de m'habiller.»
-J'allois sonner. «Qu'il est étourdi! ne voyez-vous
-pas dans quel état vous m'avez mise? ne faut-il
-pas que je m'habille aussi?» J'offris mes services à
-la marquise; je faisois tout de travers. «Petite
-maman, il faut plus de temps pour réparer que
-pour détruire.&mdash;Oh! oui, je le vois bien; quelle
-femme de chambre j'ai là! elle est encore plus
-curieuse que maladroite.»</p>
-
-<p>Enfin nous sonnâmes Justine. «Petite, il faut
-coiffer cette enfant.&mdash;Oui, Madame; mais ne
-faudra-t-il pas que j'arrange vos cheveux aussi?&mdash;Pourquoi
-donc? suis-je décoiffée?&mdash;Madame,
-il me semble que oui.» La marquise ouvrit une
-armoire, on y fourra mes habits d'homme. «Demain
-matin, me dit-on, un commissionnaire discret
-vous reportera tout cela chez vous.» Dans une
-autre armoire, plus profonde, se trouvoit une table
-de toilette, qu'on roula jusqu'à moi, et voilà Justine
-exerçant ses petits doigts légers.</p>
-
-<p>La marquise, en se plaçant auprès de moi, me
-dit: «Mademoiselle Duportail, permettez-moi de
-vous faire ma cour.&mdash;Oui, oui, interrompit Justine,
-en attendant que M. de Faublas vous fasse encore
-la sienne.&mdash;Que dit donc cette écervelée? répondit
-la marquise.&mdash;Elle dit que je vous aime
-bien.&mdash;Dit-elle vrai, Faublas?&mdash;En doutez-vous,
-maman?» Et je lui baisai la main. Cela déplut
-à Justine, apparemment. «Diables de cheveux!
-dit-elle en donnant un coup de peigne vigoureux,
-comme ils sont mêlés!&mdash;Aïe!&hellip; Justine, tu me
-fais mal!&mdash;Ne faites pas attention, Monsieur;
-songez à votre affaire, madame vous parle.&mdash;Petite,
-je ne dis mot, je regarde M<sup>lle</sup> Duportail.
-Tu la fais bien jolie!&mdash;C'est pour qu'elle plaise
-davantage à Madame.&mdash;Petite, je crois qu'au
-fond cela t'amuse; M<sup>lle</sup> Duportail ne te déplaît
-pas?&mdash;Madame, j'aime encore mieux M. de
-Faublas.&mdash;Elle est de bonne foi, au moins.&mdash;De
-très bonne foi, Madame, demandez-lui plutôt
-à lui-même.&mdash;Moi! Justine, je n'en sais rien.&mdash;Vous
-mentez, Monsieur!&mdash;Comment! je mens?&mdash;Oui,
-Monsieur, vous savez bien que, quand il
-faut faire quelque chose pour vous, je suis toujours
-prête&hellip; Madame m'envoie chez vous, zest, je
-pars.&mdash;Oui, interrompit la marquise, mais tu ne
-reviens pas.&mdash;Madame, aujourd'hui ce n'est pas
-ma faute, il m'a fait attendre (ici Justine me chatouilla
-doucement le col, en tournant une boucle).&mdash;C'est
-qu'il n'est pas pressé quand il faut venir
-me voir!&mdash;Ah! petite maman, je ne suis heureux
-qu'auprès de vous.» J'embrassai la marquise
-qui faisoit mine de s'en défendre. Justine trouva
-le badinage trop long, elle me pinça rudement:
-la douleur m'arracha un cri. «Prenez donc garde
-à ce que vous faites, dit la marquise à Justine avec
-un peu d'humeur.&mdash;Mais, Madame, aussi, il ne
-peut pas se tenir un moment tranquille!»</p>
-
-<p>Il y eut quelques instans de silence. Ma belle
-maîtresse avoit une de mes mains dans les siennes,
-l'espiègle soubrette occupa l'autre en me faisant
-tenir un bout du ruban qui devoit nouer mes
-cheveux, et, saisissant le moment, elle m'appliqua
-un peu de pommade sur la figure. «Justine! lui
-dis-je.&mdash;Petite! dit la marquise.&mdash;Madame,
-je n'emploie qu'une main, que ne se défend-il
-avec l'autre?» et puis, feignant que la houppe
-lui étoit échappée, elle me jeta de la poudre
-sur les yeux. «Petite! vous êtes bien folle!&hellip; je
-ne vous enverrai plus chez lui.&mdash;Bon! Madame,
-est-ce qu'il est dangereux? je n'ai pas peur de lui.&mdash;Mais,
-Justine, c'est que tu ne sais pas comme
-il est vif!&mdash;Oh! que si, Madame.&mdash;Tu le sais,
-petite?&mdash;Oui, Madame. Madame se souvient du
-soir qu'elle a couché chez nous, cette belle demoiselle?&mdash;Eh
-bien?&mdash;J'ai offert de la déshabiller,
-madame n'a pas voulu.&mdash;Sans doute, elle avoit
-un air si modeste, si timide! qui n'en auroit été
-la dupe? Je ne sais pas comment j'ai pu lui pardonner.&mdash;C'est
-que madame est si bonne!&hellip;
-Madame, je disois donc que vous n'aviez pas voulu.
-M<sup>lle</sup> Duportail se déshabilloit derrière les rideaux,
-je passai par hasard près d'elle au moment où,
-ayant ôté son dernier jupon, elle s'élançoit dans
-le lit.&mdash;Enfin?&mdash;Enfin, Madame, cette drôle de
-demoiselle sauta si vite, si singulièrement, que&hellip;&mdash;Eh
-bien! achève donc, dis-je à Justine.&mdash;Ah!
-mais je n'ose.&mdash;Finis donc, dit la marquise,
-en se cachant le visage avec son éventail.&mdash;Elle
-sauta si singulièrement et avec si peu de précaution
-que je m'aperçus&hellip;&mdash;Quoi, Justine? interrompit
-la marquise d'un ton presque sérieux, vous aperçûtes?&hellip;&mdash;Que
-c'étoit un jeune homme; oui,
-Madame.&mdash;Comment! et vous ne m'avez pas
-avertie?&mdash;Bon, Madame! et le pouvois-je? vos
-femmes dans votre appartement! le marquis près
-d'y entrer! cela auroit fait un beau vacarme!&hellip; et
-puis madame le savoit peut-être.» A ces derniers
-mots la marquise pâlit. «Vous me manquez, Mademoiselle;
-sachez que, si je veux bien m'oublier,
-je ne veux pas qu'on s'oublie!» Le ton dont ces
-paroles furent prononcées fit trembler la pauvre
-Justine; elle s'excusa de son mieux. «Madame, je
-plaisantois.&mdash;Je le crois, Mademoiselle; si je
-pensois que vous eussiez parlé sérieusement, je
-vous chasserois dès ce soir.» Justine se mit à pleurer.
-Je tâchai d'apaiser la marquise. «Convenez,
-me dit celle-ci, qu'elle m'a dit une impertinence!&hellip;
-Comment! oser supposer, oser me dire en face, et
-devant vous, que je savois&hellip;?» Elle rougit beaucoup,
-me prit la main et me la serra doucement.
-«Mon cher Faublas, mon bon ami, vous savez
-comment tout cela s'est passé! vous savez si ma
-foiblesse est excusable! votre déguisement trompe
-tout le monde. Je vois au bal une jeune demoiselle
-jolie, pleine d'esprit, pour qui je me sens beaucoup
-d'inclination; elle soupe chez moi, elle y couche;
-tout le monde se retire,&hellip; l'aimable demoiselle est
-dans mon lit, à côté de moi&hellip; Il se trouve que c'est
-un charmant jeune homme!&hellip; Jusqu'ici le hasard,
-ou plutôt l'amour, a tout fait. Après cela j'ai sans
-doute été bien foible; mais quelle femme à ma place
-auroit résisté? Le lendemain je m'applaudis du
-hasard qui a fait mon bonheur et qui l'assure. Faublas,
-vous connoissez le marquis, on m'a mariée
-malgré moi, on m'a sacrifiée; quelle femme excusera-t-on,
-si l'on me juge à la rigueur?» Je vis
-la marquise près de pleurer; j'essayai de la consoler
-par le baiser le plus tendre, je voulus parler. «Un
-moment, me dit-elle, un moment, mon ami. Le
-lendemain je confie à mademoiselle mon étonnante
-aventure, je lui dis tout, tout, Faublas!&hellip; elle a
-le secret de ma vie, mon secret le plus cher! Elle
-paroît me plaindre, m'aimer, point du tout; elle
-abuse de ma confiance, elle suppose une horreur,
-elle me dit en face&hellip;»</p>
-
-<p>Justine fondoit en larmes; elle tomba aux genoux
-de sa maîtresse, elle lui demanda vingt fois pardon.
-Je joignis mes instances aux siennes, car j'étois
-vivement ému. La marquise fut attendrie. «Allez,
-dit-elle, allez; je vous pardonne, Justine, oui, je
-vous pardonne.» Justine baisa la main de sa maîtresse
-et s'excusa de nouveau. «C'est assez, lui
-répondit-on, c'est assez; je suis calmée, je suis
-contente. Relevez-vous, Justine, et n'oubliez jamais
-que, si votre maîtresse a des foiblesses, il ne faut
-pas lui supposer des vices; que, loin de chercher à
-la trouver plus coupable, vous devez l'excuser ou
-la plaindre; et qu'enfin vous ne pouvez, sans
-vous rendre indigne de ses bontés, lui manquer
-de fidélité et de respect. Allons, petite, ajouta-t-elle
-avec beaucoup de douceur, ne pleure plus,
-relève-toi; je te dis que je te pardonne, finis
-cette coiffure, et qu'il ne soit plus question de
-cela.»</p>
-
-<p>Justine reprit son ouvrage en me lorgnant d'un
-air confus. La marquise me regardoit languissamment,
-nous gardions tous trois le silence, ma toilette
-n'en alla que plus vite, j'eus deux femmes de
-chambre au lieu d'une. Il étoit neuf heures, il fallut
-se séparer, nous nous donnâmes le baiser d'adieu.
-«Allez, friponne, me dit la marquise, et ménagez
-mon mari; demain je vous donnerai de mes nouvelles.»
-Je descendis, un fiacre étoit à la porte;
-comme j'y montois, deux jeunes gens passèrent,
-ils me regardèrent de très près, et se permirent
-quelques plaisanteries plus grossières que galantes.
-J'en fus surpris: la maison d'où je sortois pouvoit-elle
-être suspecte? c'étoit celle d'une amie de la
-marquise. Ma mise n'étoit pas non plus celle d'une
-fille! Pourquoi donc ces messieurs s'égayoient-ils
-sur mon compte? C'est qu'apparemment il leur
-avoit paru étrange de voir une femme bien parée
-et sans domestiques monter seule dans un fiacre
-à neuf heures du soir.</p>
-
-<p>A mesure que mon phaéton avançoit, mes réflexions
-prirent un autre cours et changèrent d'objet.
-J'étois seul, je pensai à ma Sophie. Je ne lui
-avois fait dans la matinée qu'une courte visite;
-dans la soirée je ne donnois qu'un moment à son
-souvenir; mais, si le lecteur veut m'excuser, qu'il
-songe aux doux plaisirs que vient de m'offrir une
-femme charmante, voluptueuse et belle; qu'il sache
-que Justine a la plus jolie petite figure chiffonnée;
-qu'il se souvienne surtout que Faublas commence
-son noviciat et n'a guère que seize ans.</p>
-
-<p>J'arrivai chez M. Duportail. Le marquis, en me
-faisant de profondes révérences, commença par me
-demander si j'avois vu sa femme. Répondre non,
-c'étoit bien mentir, il fallut m'y déterminer pourtant.
-«Non, Monsieur le marquis&hellip;&mdash;Je le savois
-bien! j'en étois sûr!» M. Duportail l'interrompit.
-«Ma fille, vous vous êtes fait longtemps attendre;
-nous allons nous mettre à table.&mdash;Sans mon frère?&mdash;Il
-m'a fait dire qu'il soupoit en ville.&mdash;Comment!
-la veille de mon départ!&mdash;Belle demoiselle, vous
-ne m'aviez pas dit que vous aviez un frère.&mdash;Monsieur,
-je crois l'avoir dit à madame la marquise.&mdash;Elle
-ne m'en a pas parlé.&mdash;Bon!&mdash;Je
-vous donne ma parole d'honneur qu'elle ne m'en
-a pas parlé!&mdash;Monsieur, je vous crois.&mdash;Ah!
-c'est que cela tire à conséquence! Monsieur votre
-père croiroit que je fais le connoisseur, et que je
-ne le suis pas.&mdash;Comment donc?&mdash;Comment,
-Mademoiselle? vous ne croiriez jamais ce qui m'est
-arrivé! En entrant ici, j'ai reconnu monsieur votre
-frère, que je n'avois jamais vu.&mdash;Oh! bah!&mdash;Demandez
-à monsieur votre père.&mdash;A la bonne
-heure, Monsieur, vous l'avez reconnu; mais madame
-la marquise&hellip;&mdash;Ne m'en a pas parlé, je vous
-le jure.&mdash;Bon!&mdash;Je vous en donne ma parole
-d'honneur.&mdash;C'est donc M. de Rosambert?&mdash;Il
-ne m'en a pas parlé non plus.&mdash;Je crois pourtant
-l'avoir entendu vous dire à peu près&hellip;&mdash;Pas
-un mot qui ressemble à cela, je vous le proteste.»
-Et le marquis se fâchoit presque. «C'est donc moi
-qui me suis trompée! en ce cas, Monsieur, il faut
-que vous soyez grand physionomiste.&mdash;Oh! ça,
-c'est vrai, répondit-il avec une joie extrême, personne
-ne se connoît en physionomie comme moi.»</p>
-
-<p>M. Duportail s'amusoit de la conversation, et
-de peur qu'elle ne finît trop tôt: «Il faut convenir
-aussi, dit-il au marquis, qu'il y a un air de famille.&mdash;J'en
-conviens, répliqua celui-ci, j'en conviens;
-mais c'est justement cet air de famille qu'il faut
-saisir, qu'il faut distinguer dans les traits; c'est là
-ce qui constitue les vrais connoisseurs! Entre père,
-mère, frères et s&oelig;urs, il y a toujours un air de
-famille.&mdash;Toujours, m'écriai-je, toujours! vous
-croyez, Monsieur?&mdash;Si je le crois? mais j'en suis
-sûr. Quelquefois cet air-là est enveloppé dans le
-maintien, dans les manières, dans les regards,&hellip;
-enveloppé, vous dis-je, enveloppé de sorte qu'il
-n'est pas aisé de l'apercevoir. Eh bien! un homme
-habile le cherche,&hellip; le débrouille&hellip; Vous concevez?&mdash;De
-sorte que, si, après m'avoir vue, mais avant
-d'avoir vu mon père, mon père que voici, vous
-l'aviez par hasard rencontré au milieu de vingt personnes&hellip;?&mdash;Lui?
-dans mille je l'aurois reconnu!»
-M. Duportail et moi nous nous mîmes à rire. Le
-marquis se leva, quitta la table, alla à M. Duportail,
-lui prit la tête d'une main, et, promenant un
-doigt sur le visage de mon prétendu père: «Ne
-riez donc pas, Monsieur, ne riez donc pas. Tenez,
-Mademoiselle, voyez-vous ce trait-là, qui prend
-ici, qui passe par là, qui revient ensuite&hellip;? Revient-il?&hellip;
-non, il ne revient pas; il reste là. Eh bien!
-tenez (il venoit à moi).&mdash;Monsieur, je ne veux
-pas qu'on me touche. (Il s'arrêta et promena son
-doigt, mais sans le poser sur mon visage.)&mdash;Eh
-bien! Mademoiselle, ce même trait, le voilà, là,
-ici, et encore là,&hellip; là; voyez-vous?&mdash;Eh! Monsieur,
-comment voulez-vous que je voie?&mdash;Vous
-riez!&hellip; il ne faut pas rire, cela est sérieux&hellip; Vous
-voyez bien, vous, Monsieur?&mdash;Très bien.&mdash;Outre
-cela, Monsieur, il y a dans l'ensemble,&hellip;
-dans la configuration du corps, certaines nuances&hellip;
-de ressemblance,&hellip; certains rapports secrets,&hellip;
-occultes&hellip;&mdash;Occultes! répétai-je, occultes!&mdash;Oui,
-oui, occultes. Vous ne savez peut-être pas ce
-que c'est qu'occultes? cela n'est pas étonnant, une
-demoiselle&hellip; Je disois donc, Monsieur, qu'il y a
-des ressemblances occultes&hellip; Non, ce n'est pas ressemblances
-que j'avois dit, c'est un autre mot&hellip;
-plus&hellip; là&hellip; mieux&hellip; Ah! dame, je ne sais plus où
-j'en étois, on m'a interrompu.&mdash;Monsieur, vous
-aviez dit des rapports occultes.&mdash;Ah! oui, des
-rapports! des rapports! et je vais vous faire concevoir
-cela à vous, Monsieur, qui êtes raisonnable.&mdash;Comment!
-Monsieur le marquis, vous m'injuriez, je
-crois!&mdash;Non, ma belle demoiselle, vous ne pouvez
-pas savoir tout ce que monsieur votre père
-sait.&mdash;Ah! dans ce sens-là&hellip;&mdash;Oui, dans ce
-sens-là, ma belle demoiselle; mais, de grâce, laissez-moi
-expliquer à monsieur&hellip; Monsieur, les pères et
-les mères, dans la&hellip; procréation des individus, font
-des êtres qui ressemblent,&hellip; qui ont des rapports occultes
-avec les êtres qui les ont procréés, parce que
-la mère, de son côté, et le père, du sien&hellip;&mdash;Chut!
-chut! je vous entends, interrompit M. Duportail.&mdash;Oh!
-elle ne comprend pas cela, répondit le
-marquis, elle est trop jeune&hellip; Cela est pourtant
-clair, ce que je vous explique; mais cela est clair
-pour vous. Ces choses-là, Monsieur, sont physiques;
-elles ont été physiquement prouvées par
-des&hellip; par de grands physiciens, qui entendoient
-très bien ces parties-là.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur le marquis, pourquoi donc parler
-bas?&mdash;J'ai fini, Mademoiselle, j'ai fini; monsieur
-votre père est au fait.&mdash;Vous vous connoissez en
-physionomie, Monsieur le marquis; mais vous connoissez-vous
-aussi en étoffes? Que dites-vous de
-cette robe-là?&mdash;Elle est très jolie, très jolie. Je
-crois que la marquise en a une pareille,&hellip; oui, toute
-pareille.&mdash;De la même étoffe, de la même couleur?&mdash;De la
-même étoffe, je ne sais pas; mais, pour la
-couleur, c'est absolument la même: elle est très
-jolie, elle vous va au mieux.» Il partit de là pour
-me faire des complimens à sa manière, tandis que
-M. Duportail, devinant à qui la robe appartenoit,
-me regardoit d'un air mécontent, et sembloit me
-reprocher d'avoir sitôt oublié la parole que je
-lui avois donnée.</p>
-
-<p>Nous sortions de table, quand mon véritable
-père, M. de Faublas, qui m'avoit promis de me
-venir chercher, arriva. Son étonnement fut extrême
-de retrouver chez M. Duportail son fils encore
-travesti et le marquis de B&hellip; «Encore? dit-il en
-me regardant d'un air sévère; et vous, Monsieur
-Duportail, vous avez la bonté&hellip;&mdash;Eh! bonsoir,
-mon ami, ne reconnoissez-vous pas M. le marquis
-de B&hellip;? Il m'a fait l'honneur de me venir
-demander à souper pour faire ses adieux à ma fille
-qui part demain.&mdash;Qui part demain? répliqua le
-baron en saluant froidement le marquis.&mdash;Oui,
-mon ami, elle retourne à son couvent; ne le savez-vous
-pas?&mdash;Eh! non, dit le baron avec impatience,
-eh! non, je ne le sais pas.&mdash;Eh bien,
-mon ami, je vous le dis, elle part.&mdash;Oui, Monsieur,
-interrompit le marquis en s'adressant à mon
-père, elle part; j'en ai bien du chagrin, et ma
-femme en sera très fâchée.&mdash;Et moi, Monsieur,
-répondit le baron, j'en suis bien aise. Il est temps
-que cela finisse», ajouta-t-il en me regardant.
-M. Duportail craignit qu'il ne s'emportât; il le tira
-à part. «Qu'est-ce donc que cet homme-là? me dit
-alors le marquis; ne l'ai-je pas vu ici l'autre jour?&mdash;Justement.&mdash;Je
-l'ai reconnu tout d'un coup;
-quand une fois j'ai vu une figure, elle est là. Mais
-cet homme-là me déplaît, il a toujours l'air fâché.
-Est-ce un de vos parens?&mdash;Point du tout.&mdash;Oh!
-je l'aurois gagé qu'il n'étoit point de la famille; il
-n'y a pas entre vos figures la moindre ressemblance:
-la vôtre est toujours gaie, la sienne est toujours
-sombre, à moins qu'un ris platonique, non, sartonique&hellip;
-est-ce sartonique ou sard&hellip; enfin vous
-comprenez: je veux dire que, lorsqu'il ne vous
-regarde pas de travers, cet homme-là, il vous rit
-au nez.&mdash;Ne faites pas attention à cela, c'est un
-philosophe.&mdash;Un philosophe? reprit le marquis
-d'un air effrayé, je ne m'étonne plus. Un philosophe!
-ah! je m'en vais.» M. Duportail et le baron s'entretenoient
-ensemble et nous tournoient le dos. Le
-marquis alla dire adieu à M. Duportail. «Ne vous
-dérangez pas, dit-il au baron qui se retourna pour
-le saluer; Monsieur, ne vous dérangez pas, je
-n'aime pas les philosophes, moi, et je suis fort aise
-que vous ne soyez pas de la famille; un philosophe!
-un philosophe!» répéta-t-il en s'enfuyant.</p>
-
-<p>Quand il fut parti, mon père et M. Duportail
-recommencèrent à causer tout bas. Je m'endormis
-au coin du feu, un songe heureux me présenta
-l'image de ma Sophie. «Faublas, cria le
-baron, allons-nous-en.&mdash;Voir ma jolie cousine?
-lui dis-je encore tout étourdi.&mdash;Sa jolie cousine!
-voyez s'il ne dort pas tout debout.» M. Duportail
-rioit, il me dit: «Allez-vous-en, mon ami,
-allez dormir chez vous, je crois que vous en avez
-besoin; nous nous reverrons: je vous dois encore
-des reproches et le récit de mes malheurs; nous
-nous reverrons.»</p>
-
-<p>En rentrant, je demandai M. Person; il venoit
-de se coucher; j'en fis autant, et je fis bien: jamais
-on ne dormit plus profondément aux harangues
-fraternelles de nos francs-maçons, aux lectures publiques
-du musée moderne, aux rares plaidoyers
-des D&hellip;, des D&hellip;, des D&hellip; L&hellip;, et de tant d'autres
-grands orateurs inscrits sur le fameux tableau.</p>
-
-<p>A mon réveil, je sonnai Jasmin pour le prévenir
-qu'on me rapporteroit dans la matinée mes habits
-que j'avois laissés la veille chez un ami. Ensuite je
-fis appeler M. Person; je lui demandai comment
-se portoient Adélaïde et M<sup>lle</sup> de Pontis. «Vous les
-avez vues hier, me répondit-il.&mdash;Et vous aussi,
-Monsieur Person, vous les avez vues, et même vous
-leur avez dit que j'avois fait une connoissance au bal.&mdash;Eh
-bien! Monsieur, quel mal?&mdash;Et quelle nécessité,
-Monsieur? Dites à ma s&oelig;ur vos secrets, à
-la bonne heure; mais les miens, je vous prie de les
-respecter.&mdash;En vérité, Monsieur, vous le prenez
-sur un ton,&hellip; depuis quelques jours on ne vous
-reconnoît plus&hellip; Je me plaindrai à monsieur votre
-père.&mdash;Et moi, Monsieur, à ma s&oelig;ur. (Je le vis
-pâlir.) Croyez-moi, soyons bons amis; mon père
-désire que je sorte avec vous; eh bien, finissez votre
-toilette, et allons au couvent.»</p>
-
-<p>Nous partions, quand Rosambert arriva. Dès
-qu'il sut où nous allions, il me pria de lui permettre
-de nous accompagner. «Depuis quatre mois, me
-dit-il, vous m'avez promis de me faire connoître
-votre aimable s&oelig;ur.&mdash;Rosambert, je vais vous
-tenir parole, et vous allez voir une demoiselle que
-vous serez forcé d'estimer.&mdash;Mon ami, distinguons:
-je suis très convaincu que M<sup>lle</sup> de Faublas
-est dans le cas de l'exception, mais je rétorquerai
-sur vous le terrible argument dont vous êtes armé
-contre moi: une exception ne détruit pas la règle,
-elle la prouve.&mdash;Tout comme il vous plaira; je
-vous préviens que vous allez voir une demoiselle
-de quatorze ans et demi, innocente, ingénue jusqu'à
-la simplicité: cependant elle est aussi grande
-qu'on peut l'être à son âge, et elle ne manque ni
-d'esprit ni d'éducation.»</p>
-
-<p>Person fut plus heureux que moi: ma s&oelig;ur vint
-au parloir, ma Sophie n'y vint pas. Après les révérences
-et les complimens d'usage, après quelques
-minutes d'une conversation générale, je ne pus
-dissimuler mon inquiétude. «Adélaïde, dites-moi
-donc ce qu'a ma jolie cousine?&mdash;Oh! mon frère,
-il faut que son mal soit bien amer, car elle le cache
-et elle s'en occupe toute la journée. Je ne reconnois
-plus ma bonne amie; autrefois elle étoit étourdie,
-gaie, folle, comme moi; maintenant je la vois
-triste, rêveuse, inquiète. Nous la trouvons toujours
-presque aussi douce, aussi caressante; mais elle est
-rarement avec nous. Dans nos heures de récréation,
-elle jouoit, elle couroit au jardin avec nos compagnes;
-à présent, mon frère, elle cherche un petit
-coin pour s'y promener toute seule. Oh! elle est
-malade! elle est vraiment malade! elle mange peu,
-elle ne dort pas, elle ne rit plus; et moi, mon frère,
-et moi, qu'elle aimoit tant, elle a l'air de me craindre!
-oui, en vérité, je l'ai remarqué, elle fuit tout
-le monde; mais c'est moi surtout qu'elle évite!
-Hier je la vois entrer dans une petite allée couverte
-au bout du jardin; j'arrive à pas de loup, je la
-trouve s'essuyant les yeux. «Ma bonne amie, dis-moi
-donc où tu as mal&hellip;» Elle me regarde d'un
-air&hellip; d'un air&hellip; mais c'est que je n'ai vu personne
-avoir cet air-là&hellip; Enfin elle me répond: «Adélaïde,
-tu ne le devines pas! ah! que tu es heureuse!
-mais que je suis à plaindre!» Et puis elle
-rougit, elle soupire, elle pleure. Je tâche de la
-consoler; plus je lui parle, plus elle se chagrine.
-Je l'embrasse, elle me fixe longtemps et paroît
-tranquille; tout d'un coup elle met sa main sur mes
-yeux, et elle me dit: «Adélaïde, cache ton visage!
-oh! cache-le! il est trop&hellip; il me fait mal!
-Laisse-moi, va-t'en un moment, laisse-moi
-seule»; et elle se remet à pleurer. Moi qui vois
-que son mal augmente, je lui dis: «Sophie&hellip;»</p>
-
-<p>A ce nom de Sophie, Rosambert se pencha à
-mon oreille: «La jolie cousine, c'est Sophie; c'est
-cette Sophie que j'ai blasphémée! ah! pardon.»
-Ma s&oelig;ur reprit.</p>
-
-<p>«Je lui dis: «Sophie, attends un moment, je
-vais chercher ta gouvernante&hellip;» Alors elle se
-remet, elle s'essuie les yeux, elle me prie de ne rien
-dire: je suis obligée de le lui promettre. Mais au
-fond cela n'est pas raisonnable: vouloir être malade,
-et ne pas vouloir que sa gouvernante le sache!&mdash;Ma
-chère Adélaïde, pourquoi n'est-elle pas
-venue au parloir avec vous aujourd'hui?&mdash;C'est
-qu'elle est si distraite! si préoccupée! elle vous
-aimoit presque autant que moi autrefois&hellip;&mdash;Et
-maintenant?&mdash;Je crois qu'elle ne vous aime plus.
-Tout à l'heure je lui ai dit que vous étiez là&hellip;
-«Le jeune cousin!» s'est-elle écriée d'un air content;
-elle venoit, elle s'est arrêtée. «Non, je n'irai
-pas, m'a-t-elle dit, je ne veux pas, je ne peux
-pas,&hellip; dites-lui de ma part que&hellip;» Elle paroissoit
-chercher, j'attendois qu'elle s'expliquât. «Mon
-Dieu! ne savez-vous pas ce qu'il faut lui dire?
-a-t-elle ajouté avec un peu d'humeur,&hellip; ce qu'on
-dit en pareil cas! les complimens d'usage!» Et
-elle m'a quittée assez brusquement.»</p>
-
-<p>Je m'enivrois du plaisir d'entendre ma s&oelig;ur ingénue
-me peindre avec l'innocence d'un enfant les
-tendres agitations, les douces peines de Sophie.
-Rosambert, encore plus étonné que je n'étois ravi,
-prêtoit une oreille attentive, et le petit M. Person,
-nous regardant tous trois, paroissoit en même temps
-inquiet et charmé.</p>
-
-<p>«Adélaïde, vous croyez donc que Sophie ne
-m'aime plus?&mdash;Mon frère, j'en suis presque sûre;
-tout ce qui se rapporte à vous lui donne de l'humeur,
-et moi j'en suis quelquefois la victime.&mdash;Comment?&mdash;Oui;
-l'autre jour, monsieur que
-voilà (montrant M. Person) nous apprit que vous
-aviez passé la nuit tout entière chez M<sup>me</sup> la
-marquise de B&hellip;; eh bien, quand monsieur fut
-parti, dès que nous fûmes seules, Sophie me dit
-d'un ton très sérieux: «Votre frère n'a pas couché
-à l'hôtel! il n'est pas rangé, votre frère! cela n'est
-pas bien&hellip;» Votre frère! elle me tutoie ordinairement.
-Votre frère! Quand même vous seriez
-dérangé, Faublas, doit-elle se fâcher contre moi?
-Votre frère!&hellip; Le jour d'après, je crois, vous avez
-été au bal masqué. M. Person nous l'est venu dire:
-car il nous dit tout, M. Person. Dès que nous
-avons été seules, Sophie m'a dit: «Votre frère s'amuse
-au bal, et nous nous ennuyons ici!&mdash;Point
-du tout, lui ai-je répondu, on ne s'ennuie point
-avec sa bonne amie.&mdash;Ah! oui, a-t-elle répliqué,
-ah! oui, avec sa bonne amie, cela est vrai.»
-Cependant, mon frère, voyez cette singularité; un
-moment après elle a répété tristement: «Il s'amuse
-au bal, et nous nous ennuyons ici!&hellip;» Nous
-nous ennuyons! eh mais, quand cela seroit vrai,
-cela n'est pas poli, elle ne doit pas le dire!&hellip; Oh!
-si elle n'étoit pas malade, je lui en voudrois beaucoup.
-Je me rappelle encore un trait: hier vous
-nous avez dit que M<sup>me</sup> de B&hellip; étoit jolie. Le soir
-j'ai poursuivi Sophie, et je l'ai forcée de se promener
-avec moi. «Votre frère, m'a-t-elle dit, car
-à présent c'est toujours votre frère,&hellip; il trouve
-cette marquise jolie, il est sans doute amoureux
-d'elle!» J'ai répondu: «Ma bonne amie, cela
-ne se peut pas, cette M<sup>me</sup> de B&hellip; est mariée.»
-Elle m'a pris la main, et elle m'a dit: «Adélaïde,
-ah! que tu es heureuse!» Il y avoit dans son
-regard, dans son sourire, du dédain, de la pitié. Est-ce
-honnête cela?&hellip; ah! que tu es heureuse!&hellip; eh
-mais, sûrement, je suis heureuse, je me porte bien,
-moi!</p>
-
-<p>&mdash;Mais, Adélaïde, tout ce que vous me dites là
-ne prouve pas que ma jolie cousine ne m'aime plus:
-elle peut être un peu fâchée; mais tous les jours
-on boude les gens qu'on aime.&mdash;Oh! sans doute,
-s'il n'y avoit que cela.&mdash;Et qu'y a-t-il donc encore?&mdash;Eh
-bien, autrefois elle m'entretenoit sans
-cesse de vous, elle étoit joyeuse de vous voir; à
-présent elle me parle encore de mon frère, mais
-c'est si rarement et d'un ton toujours si sérieux!
-Hier, ne l'avez-vous pas remarqué? elle n'a pas dit
-un mot, pas un seul mot, pendant que vous étiez
-là. Allez, allez, mon frère, quand on aime les gens,
-on leur parle, je vous assure que ma bonne amie
-ne vous aime plus.»</p>
-
-<p>Ici Rosambert se mêla de la conversation, qui
-changea d'objet. On parla danse, musique, histoire
-et géographie. Ma s&oelig;ur, qui venoit de causer
-comme une fille de dix ans, raisonna alors comme
-une femme de vingt. Le comte, à chaque instant
-plus surpris, sembloit ne pas s'apercevoir que les
-heures s'écouloient, quoique M. Person eût pris la
-peine de l'en avertir plusieurs fois. Enfin le son
-d'une cloche qui appeloit les pensionnaires au
-réfectoire nous obligea de nous retirer.</p>
-
-<p>«Je vous avoue, me dit le comte, que j'ai peine
-à croire ce que j'ai vu. Comment peut-on allier
-l'ignorance et le savoir, la modestie et la beauté,
-l'ingénuité de l'enfance et la raison de l'âge mûr?
-enfin, permettez-moi de le dire, une innocence
-aussi extrême avec un physique aussi précoce? Je
-croyois cette réunion impossible; mon ami, votre
-s&oelig;ur est le chef-d'&oelig;uvre de la nature et de l'éducation.&mdash;Rosambert,
-ce chef-d'&oelig;uvre est le fruit
-de quatorze ans de soins et de bonheur; il fut produit
-par le concours le plus rare des circonstances
-les plus heureuses. Le baron de Faublas a d'abord
-reconnu que l'éducation d'une fille étoit pour un
-militaire un fardeau trop pesant: ma mère, que
-nos regrets honorent tous les jours, ma vertueuse
-mère s'est trouvée digne d'en être chargée. Le
-hasard aussi l'a bien secondée: il s'est rencontré
-pour sa fille des domestiques qui obéissoient et ne
-raisonnoient pas; une gouvernante qui ne contoit
-pas d'histoires galantes et ne lisoit pas de romans;
-des maîtres qui ne s'occupoient avec leur élève que
-de sa leçon; une société de gens attentifs qui ne
-se permettoient jamais un geste suspect, un mot
-équivoque; et, ce qui n'est pas le moins essentiel
-et le plus commun, un directeur qui, dans son
-confessionnal, écoutoit et ne questionnoit pas.
-Enfin, mon ami, il n'y a pas six mois qu'Adélaïde
-est au couvent.&mdash;Six mois! Ah! dans un espace de
-temps beaucoup plus court, combien de demoiselles
-qu'on dit bien élevées acquièrent là de grandes
-lumières, et reçoivent même certaines leçons qui
-avancent beaucoup une jeune fille!&mdash;C'est ici,
-Rosambert, qu'il faut encore admirer le bonheur
-d'Adélaïde! Vive, folâtre, enjouée avec toutes ses
-compagnes, elle n'en a distingué qu'une, une
-aussi délicate, aussi honnête, aussi sage qu'elle,&hellip;
-une un peu plus éclairée peut-être, parce que depuis
-quelque temps l'amour&hellip;&mdash;Je vous entends, c'est
-la jolie cousine.&mdash;Oui, mon ami. Sophie, non
-moins vertueuse qu'Adélaïde, quoique sensible un
-peu plus tôt, Sophie est devenue l'unique amie de
-ma s&oelig;ur. Ces deux c&oelig;urs si purs se sont pour
-ainsi dire sentis attirés, confondus. Adélaïde, privée
-de sa mère, n'a plus pensé, n'a plus vécu que par
-Sophie; leur amitié, aussi délicate que vive, les a
-sauvées des dangers dont vous me parlez et auxquels
-je conçois que doivent être exposées, dans l'enceinte
-où elles se trouvent rassemblées, pressées, pour
-ainsi dire, tant de jeunes filles ardentes, inquiètes,
-curieuses, que le temps, l'heure, les lieux, invitent
-continuellement à des liaisons qui, devenant très
-intimes, peuvent bien n'être pas toujours désintéressées.
-Depuis quelque temps, j'ai troublé
-l'union des deux amies; il m'est permis de croire
-que je suis devenu l'heureux objet des plus chères
-affections de ma jolie cousine. Adélaïde, à qui
-l'amour (je regardois M. Person) n'a pas encore
-montré son vainqueur, a porté sur Sophie sa sensibilité
-tout entière, et l'amertume de ses plaintes
-nous a prouvé l'excès de son amitié&hellip;&mdash;Et vous
-a assuré en même temps de votre bonheur. En
-vérité, Faublas, je vous félicite si Sophie est aussi
-aimable, aussi belle qu'Adélaïde.&mdash;Plus belle, mon
-ami, plus belle encore!&mdash;Cela me paroît difficile.&mdash;Oh!
-plus belle!&hellip; Vous la verrez. Plus
-belle! imaginez&hellip;&mdash;Chut! chut! doucement;
-comme il s'échauffe!&hellip; Dites-moi donc, l'homme
-à sentimens! puisque vous aviez une si charmante
-maîtresse, pourquoi m'avez-vous soufflé la mienne?
-Puisque M. de Faublas aimoit tant le parloir,
-pourquoi M<sup>lle</sup> Duportail a-t-elle couché chez la
-marquise? Comment donc arrangez vous tout cela?&mdash;Mais,
-Rosambert, cela n'est pas difficile&hellip;&mdash;Ni
-désagréable, je le conçois.&mdash;Vous riez!
-écoutez donc, mon ami. Vous savez comment les
-choses se sont passées entre la marquise et moi.&mdash;Oui,
-oui, à peu près.&mdash;Mais, rieur éternel, écoutez-moi.
-Élevé à peu près comme ma s&oelig;ur, je
-n'étois guère moins ignorant qu'elle il y a huit
-jours. Je n'ai pas pris M<sup>me</sup> de B&hellip;: c'est elle qui
-s'est donnée,&hellip; je suis excusable.&mdash;Allons, passe
-pour le bal paré; mais, au moins, vous étiez le
-maître de ne pas retourner chez elle. Le bal masqué!
-hem! qu'en dites-vous?&mdash;Je dis qu'on m'y
-avoit attiré&hellip; Je n'ai guère que seize ans, moi!
-mes sens sont neufs.&mdash;Ah! Sophie, pauvre Sophie!&mdash;Ne
-la plaignez pas, je l'adore! Mais, Rosambert,
-je sais bien qu'il n'y a que des n&oelig;uds légitimes
-qui puissent m'assurer sa possession.&mdash;Cela doit
-être au moins.&mdash;Eh bien, en attendant que
-l'hymen nous unisse, je respecterai toujours ma
-Sophie&hellip;&mdash;C'est ce que l'on saura par la suite.&mdash;Cependant
-mon célibat me paroîtra dur.&mdash;Je
-le crois!&mdash;Ma vivacité m'emportera quelquefois.&mdash;Sans
-doute.&mdash;Je ferai peut-être quelque
-infidélité à ma jolie cousine&hellip;&mdash;Cela est plus que
-probable.&mdash;Mais, dès qu'un heureux mariage&hellip;&mdash;Ah!
-oui.&mdash;Alors, ma Sophie, je n'aimerai que
-toi&hellip;&mdash;Cela n'est pas si sûr.&mdash;Je t'aimerai toute
-ma vie.&mdash;Celui-là me paroît fort!»</p>
-
-<p>Rosambert me quitta. Jasmin, à qui je demandai,
-en rentrant, si l'on avoit rapporté mes habits,
-me dit qu'il n'avoit vu personne; j'attendis jusqu'au
-soir le commissionnaire, qui ne vint pas. J'étois
-inquiet, parce que j'avois laissé dans mes poches un
-portefeuille qui contenoit deux lettres: l'une
-m'avoit été envoyée de province par un vieux
-domestique de mon père; le bonhomme me souhaitoit
-une bonne année. J'aurois été fâché de
-perdre l'autre: c'étoit celle que la marquise m'avoit
-écrite quelques jours auparavant; elle étoit, comme
-on sait, adressée à M<sup>lle</sup> Duportail, et je voulois la
-conserver.</p>
-
-<p>Les habits me furent rapportés le lendemain
-matin; mais je cherchai vainement dans les poches,
-le portefeuille ne s'y trouvoit plus. M<sup>me</sup> Dutour
-vint me faire oublier mon inquiétude en me
-remettant une lettre de la marquise. J'ouvris avec
-empressement, je lus:</p>
-
-<blockquote>
-<p><i>Ce soir, mon bon ami, à sept heures précises,
-trouvez-vous à la porte de mon hôtel; vous pourrez
-suivre avec assurance la personne qui, après avoir
-soulevé le chapeau dont vous vous serez couvert les
-yeux, vous nommera l'Adonis. Je ne puis vous en
-écrire davantage, depuis le matin je suis obsédée; on
-me fatigue des détails de la science physionomique;
-ce n'est pas celle-là que je me soucie d'approfondir.
-O mon ami, vous possédez si bien l'art de plaire que,
-quand on vous connoît, on ne sait plus qu'aimer, on
-ne veut plus savoir que cela.</i></p>
-</blockquote>
-
-<hr />
-
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<div class="figc"><img src="images/illu3.jpg" alt="" />
-<div class="legende small">L'OTTOMANE</div>
-</div>
-<div class="break"></div>
-
-<p class="top4em">Cette lettre étoit si flatteuse, l'invitation
-qu'elle contenoit étoit si séduisante, que
-je ne balançai pas. J'assurai la Dutour
-que je ne manquerois pas de me rendre
-au lieu indiqué. Cependant, quand la messagère
-fut partie, je sentis quelque irrésolution. Ne devois-je
-pas désormais, uniquement occupé de Sophie,
-éviter toute occasion de revoir sa trop dangereuse
-rivale?&hellip; Mais pourquoi m'imposerois-je cette loi
-cruelle sans nécessité? Avois-je déclaré mon amour
-à Sophie? Sophie m'avoit-elle avoué le sien? avoit-elle
-acquis le droit d'exiger de moi ce sacrifice?
-D'ailleurs, à le bien prendre, ce que j'allois faire
-ne pouvoit pas s'appeler une infidélité! je ne m'embarquois
-pas dans une intrigue nouvelle! Puisque
-j'avois passé la nuit avec la marquise, puisque je
-l'avois revue depuis dans ce galant boudoir, quel
-inconvénient de lui faire encore une visite? Cela ne
-faisoit jamais que trois rendez-vous au lieu de
-deux; le crime étoit-il dans le nombre? Et puis ma
-jolie cousine ne seroit pas instruite de celui-là&hellip;
-Enfin, ma parole étoit engagée! le lecteur voit bien
-que je ne pouvois me dispenser d'aller à ce rendez-vous.</p>
-
-<p>Je ne me fis pas attendre; Justine aussi ne me
-laissa pas morfondre à la porte, elle souleva mon
-chapeau. «Venez, bel Adonis.» Je la suivis à petits
-pas. Cependant le suisse, quoique à demi ivre,
-entendit quelque bruit et demanda qui c'étoit.
-«C'est moi! c'est moi! répondit Justine.&mdash;Oui,
-reprit l'autre, c'est vous! mais ce jeune gaillard?&mdash;Eh
-bien, c'est mon cousin.» Le suisse étoit
-en gaieté, il se mit à fredonner: «Voilà mon
-cousin l'Allure, mon cousin, voilà mon cousin
-l'Allure.»</p>
-
-<p>Cependant Justine me conduisoit au fond de la
-cour; nous enfilâmes un escalier dérobé; on conçoit
-que la jolie soubrette fut embrassée plusieurs fois
-avant que nous fussions au premier étage. Alors
-elle me fit signe d'être plus sage et m'ouvrit une
-petite porte, je me trouvai dans le boudoir de la
-marquise. «Entrez, me dit Justine, entrez dans la
-chambre à coucher, vous seriez mal ici»; elle sortit,
-et ferma la porte sur elle.</p>
-
-<p>J'entrai dans la chambre à coucher; ma belle
-maîtresse vint à moi. «Ah! maman, c'est donc ici
-que pour la seconde fois&hellip;» Elle m'interrompit:
-«Mon Dieu! je crois entendre le marquis! le voilà
-revenu pour toute la soirée! sauvez-vous, partez!»
-D'un saut je regagnai le boudoir; mais je ne songeai
-pas à tirer sur moi la porte de la chambre à
-coucher, elle resta entr'ouverte; et, pour comble
-de malheur, cette étourdie de Justine avoit fermé
-à double tour l'autre porte qui conduisoit à l'escalier
-dérobé. La marquise, qui ne pouvoit deviner
-que la retraite me fût fermée, s'étoit assise tranquillement.
-Déjà le marquis étoit entré dans son
-appartement et s'y promenoit d'un air effaré. Je
-tremblois qu'il ne m'aperçût dans le boudoir, il n'y
-avoit pas moyen d'en sortir: comment faire? Je
-me jetai sous l'ottomane, et dans une situation
-très incommode j'entendis une conversation fort
-singulière, qui eut un dénouement plus singulier
-encore.</p>
-
-<p>«Vous voilà de retour de bonne heure, Monsieur?&mdash;Oui,
-Madame.&mdash;Je ne vous attendois
-pas sitôt.&mdash;Cela se peut bien, Madame.&mdash;Vous
-paroissez agité, Monsieur, qu'avez-vous donc?&mdash;Ce
-que j'ai, Madame, ce que j'ai!&hellip; j'ai que&hellip;
-je suis furieux.&mdash;Modérez-vous, Monsieur&hellip;
-Peut-on savoir&hellip;?&mdash;J'ai que&hellip; il n'y a plus de
-m&oelig;urs nulle part&hellip; les femmes!&hellip;&mdash;Monsieur,
-la remarque est honnête, et l'application heureuse!&mdash;Madame,
-c'est que je n'aime pas qu'on me
-joue!&hellip; et, quand on me joue, je m'en aperçois
-bien vite!&mdash;Comment! Monsieur, des reproches!
-des injures! cela s'adresseroit-il&hellip; Vous vous expliquerez
-sans doute?&mdash;Oui, Madame, je m'expliquerai,
-et vous allez être convaincue.&mdash;Convaincue!&hellip;
-de quoi, Monsieur?&mdash;De quoi? de
-quoi? un moment donc, Madame, vous ne me
-laissez pas le temps de respirer!&hellip; Madame, vous
-avez reçu chez vous, logé chez vous, couché avec
-vous M<sup>lle</sup> Duportail?» La marquise avec fermeté:
-«Eh bien, Monsieur?&mdash;Eh bien, Madame, savez-vous
-ce que c'est que M<sup>lle</sup> Duportail?&mdash;Je le sais&hellip;
-comme vous, Monsieur; elle m'a été présentée par
-M. de Rosambert; son père est un honnête gentilhomme,
-chez qui vous avez soupé encore avant-hier.&mdash;Il
-ne s'agit pas de cela, Madame. Savez-vous
-ce que c'est que M<sup>lle</sup> Duportail?&mdash;Je vous le
-répète, Monsieur, je sais comme vous que M<sup>lle</sup> Duportail
-est une fille bien née, bien élevée, fort
-aimable.&mdash;Il ne s'agit pas de cela, Madame.&mdash;Eh!
-Monsieur, de quoi s'agit-il donc? avez-vous
-juré de pousser ma patience à bout?&mdash;Un moment
-donc, Madame. M<sup>lle</sup> Duportail n'est point une
-fille&hellip;» La marquise très vivement: «N'est
-point une fille!&hellip;&mdash;N'est point une fille bien
-née, Madame; c'est une fille d'une espèce&hellip; de
-ces filles qui&hellip; là&hellip; vous m'entendez?&mdash;Je vous
-assure que non, Monsieur.&mdash;Je m'explique pourtant
-bien; c'est une fille qui&hellip; dont&hellip; que&hellip;
-enfin suffit, vous y êtes?&mdash;Oh! point du tout,
-Monsieur, je vous assure.&mdash;C'est que je voudrois
-vous gazer cela&hellip; Madame, c'est une p&hellip;.., vous
-comprenez?&mdash;M<sup>lle</sup> Duportail une&hellip; Pardon,
-Monsieur, mais je n'y tiens pas, il faut que je rie.»
-En effet, la marquise se mit à rire de toutes ses
-forces. «Riez, riez, Madame&hellip; Tenez, connoissez-vous
-cette lettre-là?&mdash;Oui, c'est celle que j'ai
-écrite à M<sup>lle</sup> Duportail, le lendemain du jour qu'elle
-a couché chez moi.&mdash;Justement, Madame. Et
-celle-ci, la connoissez-vous?&mdash;Non, Monsieur.&mdash;Regardez-la,
-Madame, vous voyez bien
-l'adresse: <i>A Monsieur, Monsieur le chevalier de
-Faublas</i>; et lisez le dedans: <i>Mon cher maître,
-j'ai l'honneur de prendre la liberté d'oser vous interrompre,
-pour vous souhaiter que cette année qui
-commence nous soit belle et bonne, etc. J'ai l'honneur
-d'être, avec un profond respect, mon cher
-maître, etc.</i>» C'est une lettre de bonne année d'un
-domestique à son maître, qui est ce M. de Faublas.
-Eh bien, Madame, ces deux lettres étoient
-dans le portefeuille que voici.&mdash;Enfin, Monsieur?&mdash;Madame,
-et le portefeuille, vous ne devineriez
-jamais où je l'ai trouvé?&mdash;Dites, dites, Monsieur.&mdash;Je
-l'ai trouvé dans un endroit où&hellip; là&hellip;&mdash;Eh!
-Monsieur, dites tout de suite le mot; vous seriez
-toujours obligé d'en venir là, ainsi&hellip;&mdash;Eh bien,
-Madame, je l'ai trouvé dans un mauvais lieu.&mdash;Dans
-un mauvais lieu!&mdash;Oui, Madame.&mdash;Où
-vous aviez affaire, Monsieur?&mdash;Où la curiosité
-m'a conduit. Tenez, je vais vous conter
-cela. Une femme a fait courir depuis quelques
-jours des billets imprimés, par lesquels elle
-donne avis aux amateurs qu'elle peut leur offrir
-de charmans boudoirs qu'elle louera à tant par
-heure; moi, j'ai été voir cela par curiosité,
-uniquement par curiosité, comme je vous le disois
-tout à l'heure.&mdash;Quel jour y avez-vous été,
-Monsieur?&mdash;Hier, l'après-dînée, Madame. Les
-boudoirs sont en effet charmans!&hellip; Il y en a un
-surtout au premier étage&hellip; il est vraiment joli!
-on y voit des tableaux, des estampes, des glaces,
-une alcôve, un lit&hellip; ah! c'est le lit surtout! figurez-vous
-que ce diable de lit est à ressorts!&hellip; ah! c'est
-très plaisant! tenez, il faut quelque jour que je
-vous fasse voir cela.&mdash;Un mari et sa femme en
-partie fine! répondit la marquise, cela seroit beau.»</p>
-
-<p>J'entendis quelque bruit; la marquise se défendoit,
-le marquis l'embrassa. Leur conversation, qui
-dans les commencemens m'avoit inquiété, m'amusoit
-alors au point que je sentois moins la gêne de
-ma situation. Le marquis reprit ainsi:</p>
-
-<p>«Mais c'est que rien n'y manque; il y a dans
-ce boudoir, au premier étage, une porte qui communique
-chez une marchande de modes qui loge à
-côté&hellip; cela est fort bien imaginé&hellip; Vous entendez
-qu'une femme comme il faut a l'air d'être chez sa
-marchande de modes; point du tout, elle monte
-l'escalier, et puis on vous en plante à un pauvre
-mari!&hellip; Mais écoutez-moi, Madame: dans ce
-boudoir j'ai ouvert une petite armoire, et dans
-cette armoire j'ai trouvé ce portefeuille! Ainsi il est
-clair que M<sup>lle</sup> Duportail a été là avec ce M. de
-Faublas, et cela est très vilain à elle, et très malhonnête
-à M. de Rosambert, qui la connoissoit,
-de nous l'avoir présentée! et très imprudent à son
-père de la laisser sortir, accompagnée seulement
-d'une femme de chambre! et je n'en ai pas été la
-dupe! il y a dans sa figure&hellip; Vous savez comme
-je suis physionomiste!&hellip; elle est jolie sa figure,
-mais il y a quelque chose dans les traits qui annonce
-un sang&hellip; Cette fille-là a du tempérament, et
-je l'ai bien vu!&hellip; Vous souvenez-vous de ce soir
-que Rosambert lui dit qu'il y avoit des circonstances&hellip;
-hein! des circonstances! vous n'aviez pas
-remarqué cela, vous! Moi, je vous ai relevé le mot!
-ah! on ne m'attrape pas! et tenez, le même jour&hellip;
-Venez, venez, Madame&hellip;»</p>
-
-<p>La marquise, qui me croyoit parti, se laissa conduire
-à son boudoir; le marquis continua.</p>
-
-<p>«Elle étoit ici, dans ce boudoir,&hellip; là. Vous,
-vous étiez couchée sur cette ottomane&hellip; Je suis
-arrivé&hellip; Madame, elle avoit le teint animé, les
-yeux brillans, un air!&hellip; oh! je vous le dis, cette
-fille a un tempérament de feu! Vous savez que je
-m'y connois; mais laissez-moi faire, j'y mettrai
-bon ordre.&mdash;Comment! Monsieur, vous y mettrez
-bon ordre?&hellip;&mdash;Oui, oui, Madame; d'abord je
-dirai à Rosambert ce que je pense de son procédé;
-il y a peut-être été avec elle, Rosambert! ensuite
-je verrai M. Duportail, et je l'instruirai de la conduite
-de sa fille.&mdash;Quoi! Monsieur, vous ferez à
-M. de Rosambert une mauvaise querelle?&mdash;Madame,
-Madame, Rosambert savoit ce qui en étoit,
-il étoit jaloux de moi comme un tigre.&mdash;De
-vous, Monsieur?&mdash;Oui, Madame, de moi, parce
-que la petite avoit l'air de me préférer,&hellip; elle me
-faisoit même des avances, et c'est en cela qu'elle
-m'a joué, elle! car elle avoit alors ce M. de Faublas.
-Je saurai ce que c'est que ce M. de Faublas, et
-je verrai M. Duportail.&mdash;Quoi! Monsieur, vous
-pourriez aller dire à un père&hellip;?&mdash;Oui, Madame,
-c'est un service à lui rendre; je le verrai, je l'instruirai
-de tout.&mdash;J'espère, Monsieur, que vous
-n'en ferez rien.&mdash;Je le ferai, Madame.&mdash;Monsieur,
-si vous avez quelque considération pour
-moi, vous laisserez tout cela tomber de soi-même.&mdash;Point,
-point, je saurai&hellip;&mdash;Monsieur, je vous
-le demande en grâce.&mdash;Non, non, Madame.&mdash;Vous
-m'éclairez, Monsieur, je vois le motif de
-l'intérêt si pressant que vous prenez à ce qui regarde
-M<sup>lle</sup> Duportail&hellip; Je vous connois trop bien
-pour être la dupe de cette austérité de m&oelig;urs dont
-vous vous parez aujourd'hui; vous êtes fâché, non
-pas de ce que M<sup>lle</sup> Duportail a été dans un lieu
-suspect, mais de ce qu'elle y a été avec un autre
-que vous.&mdash;Oh! Madame!&mdash;Et quand j'accueillois
-chez moi une demoiselle que je croyois
-honnête, vous aviez des desseins sur elle!&mdash;Madame!&mdash;Et
-vous osez venir vous plaindre à moi-même
-d'avoir été joué! c'étoit moi, c'étoit moi
-seule qu'on jouoit.»</p>
-
-<p>Elle se laissa tomber sur l'ottomane; son mari
-jeta un cri, et puis il embrassa la marquise en lui
-disant: «Si vous saviez comme je vous aime!&mdash;Si
-vous m'aimiez, Monsieur, vous auriez plus de
-considération pour moi, plus de respect pour
-vous-même, plus de ménagement pour un enfant
-peut-être moins à blâmer qu'à plaindre&hellip; Que
-faites-vous donc, Monsieur? Laissez-moi. Si vous
-m'aimiez, vous n'iriez pas apprendre à un père
-malheureux les égaremens de sa fille; vous n'iriez
-pas conter cette aventure à M. de Rosambert, qui
-en rira, qui se moquera de vous, et qui dira partout
-que j'ai reçu chez moi une fille à intrigue!&hellip;
-Mais, Monsieur, finissez donc; ce que vous
-faites là ne ressemble à rien.&mdash;Madame, je
-vous aime.&mdash;Il suffit bien de le dire! il faut le
-prouver.&mdash;Mais depuis trois ou quatre jours,
-mon c&oelig;ur, vous ne voulez jamais que je vous le
-prouve.&mdash;Ce ne sont pas de ces preuves-là que
-je vous demande, Monsieur&hellip; Mais, Monsieur,
-finissez donc.&mdash;Allons, Madame! allons, mon
-c&oelig;ur!&mdash;En vérité, Monsieur, cela est d'un ridicule!&mdash;Ah!
-nous sommes seuls.&mdash;Il vaudroit
-mieux qu'il y eût du monde! cela seroit plus décent!
-Mais finissez donc, n'avons-nous pas toujours
-le temps de faire ces choses-là?&hellip; Finissez
-donc&hellip; Quoi! des gens mariés!&hellip; à votre âge!&hellip;
-dans un boudoir!&hellip; sur une ottomane!&hellip; comme
-deux amans!&hellip; et quand j'ai lieu de vous en vouloir,
-encore!&mdash;Eh bien, mon ange, je ne dirai
-rien à Rosambert, rien à M. Duportail.&mdash;Vous
-me le promettez bien?&mdash;Oh! je vous en donne
-ma parole&hellip;&mdash;Eh bien, un moment; rendez-moi
-le portefeuille, laissez-le-moi.&mdash;Oh! de tout
-mon c&oelig;ur, le voilà. (Il y eut un moment de silence.)&mdash;En
-vérité, Monsieur, dit la marquise
-d'une voix presque éteinte, vous l'avez voulu, mais
-cela est bien ridicule.»</p>
-
-<p>Je les entendis bégayer, soupirer, se pâmer tous
-deux; on ne peut se figurer ce que je souffrois sous
-l'ottomane pendant cette étrange scène; j'aurois
-étranglé les acteurs de mes mains; et, dans l'excès
-de mon dépit, j'étois tenté de me découvrir, de
-reprocher à la marquise cette infidélité d'un nouveau
-genre, et de rendre au marquis l'amère mystification
-qu'il me faisoit essuyer sans le savoir.
-Justine vint terminer mes irrésolutions; elle ouvrit
-tout à coup la porte de l'escalier dérobé. La marquise
-jeta un cri; le marquis se sauva dans la
-chambre à coucher pour y réparer son désordre.
-Justine, apercevant un mari au lieu d'un amant,
-demeura stupéfaite, et la marquise ne fut pas
-moins étonnée qu'elle en me voyant sortir de
-dessous l'ottomane. Je remerciai tout bas la femme
-de chambre. «Grand merci, Justine, tu m'as rendu
-service, j'étois fort mal dessous, tandis que madame
-étoit dessus très à son aise.» La marquise,
-interdite et tremblante, n'osa ni me répondre, ni
-me retenir: son mari étoit si près de là! probablement
-il alloit rentrer dès qu'il seroit plus décemment
-vêtu. Justine se rangea pour me laisser passer.
-Je descendis l'escalier dérobé, sans lumière,
-au risque de me rompre vingt fois le col; je traversai
-la cour rapidement, et je sortis de l'hôtel
-en maudissant ses maîtres.</p>
-
-<p>Le lendemain j'étois encore au lit quand Jasmin
-m'annonça Justine et se retira discrètement. «Mon
-enfant, je songeois à toi.&mdash;Oh! Monsieur, laissez-moi;
-cette fois-ci vous ne m'y prendrez pas, je
-veux commencer par ma commission. Savez-vous
-que j'ai été encore bien grondée hier? vous nous
-avez fait une belle peur! vous n'étiez pas encore
-au bas de l'escalier quand le marquis est rentré dans
-le boudoir. «Voyez cette sotte, a-t-il dit, qui entre
-ici comme un coup de pistolet!» Dès qu'il nous a
-quittées, madame, désolée de l'aventure, m'a dit
-qu'elle ne concevoit pas pourquoi vous vous étiez
-caché sous l'ottomane. J'ai été forcée de lui avouer
-que j'avois, sans y songer, fermé la porte à double
-tour. Elle m'a fait une scène! et puis ce matin elle
-m'a remis cette lettre pour vous.&mdash;Fort bien, ma
-petite Justine, voilà ta commission faite, car je
-n'ouvrirai pas la lettre.&mdash;Vous ne l'ouvrirez pas,
-Monsieur?&mdash;Non; je suis fâché contre ta maîtresse.&mdash;Vous
-avez tort.&mdash;Mais je ne suis pas fâché contre
-toi, Justine.&mdash;Et vous avez raison&hellip; Finissez&hellip;
-Mais, tenez, je le veux bien, à condition que vous
-lirez la lettre.&mdash;Oh! qu'une maîtresse est heureuse
-d'avoir une fille comme toi! eh bien, oui, je lirai.»</p>
-
-<p>Justine remplit de si bonne grâce les conditions
-du traité qu'il y auroit eu de ma part de la perfidie
-à ne pas tenir parole: j'ouvris la lettre.</p>
-
-<blockquote>
-<p><i>Que notre aventure d'hier m'a peinée, mon bon
-ami! Cette scène, qui n'eût été que bizarre si, comme
-je le croyois, vous n'en aviez pas été le témoin, est
-devenue, par votre présence, aussi désagréable pour
-moi que mortifiante pour vous. Quels mots vous avez
-dits en partant, ingrat! vous ne savez pas le mal que
-vous m'avez fait! Revenez à moi, mon bon ami, revenez
-à celle qui vous aime; trouvez-vous à midi au
-lieu qu'on vous désignera. Là, je n'aurai pas de
-peine à me justifier; là, quand mon amant sera bien
-convaincu de son injustice, il me trouvera prête à lui
-pardonner sa vivacité.</i></p>
-</blockquote>
-
-<p>«Monsieur, reprit Justine dès que j'eus fini
-ma lecture, madame vous attendra à midi au boudoir
-de l'autre jour&hellip; vous savez bien?&hellip; où nous
-vous avons habillé.&mdash;Oui, Justine, et où tu as tant
-pleuré! Si tu savois comme j'ai souffert pour toi!
-Mais aussi, friponne, tu ne te contentes pas de
-faire des malices, tu en dis!&mdash;Ne me parlez pas
-de cela, j'en suis encore toute honteuse&hellip; Finissez
-donc,&hellip; donnez-moi votre réponse pour ma maîtresse.&mdash;Ma
-réponse, Justine, est que je n'irai
-pas au rendez-vous.&mdash;Vous n'irez pas?&mdash;Non,
-Justine.&mdash;Quoi! vous donnerez ce chagrin-là à
-ma maîtresse?&mdash;Oui, mon enfant.&mdash;Mais vous
-allez me faire gronder.&mdash;Je me charge de te
-consoler d'avance.&mdash;Vous êtes bien décidé?&mdash;Très
-décidé, Justine.&mdash;Eh bien, en ce cas, faites
-un bout de lettre,&hellip; finissez donc&hellip; (elle m'embrassa).
-Écrivez un mot pour ma maîtresse.&mdash;Non,
-mon enfant, je n'écrirai pas.&mdash;Laissez-moi&hellip;
-Mais tenez, je le veux bien encore, à condition
-que vous écrirez.&mdash;Ah! Justine, je le répète,
-qu'une maîtresse est heureuse d'avoir une
-fille comme toi! eh bien, oui, j'écrirai.»</p>
-
-<p>J'écrivis en effet:</p>
-
-<blockquote>
-<p><i>Je ne sais, Madame, si l'aventure d'hier vous a
-beaucoup <em>peinée</em>; mais, à la manière dont vous avez
-rempli votre emploi sur l'ottomane, j'ai lieu de croire
-qu'il ne vous paroissoit pas très pénible. Quand on
-a un mari aimable, galant et tendrement aimé, Madame,
-on doit s'en tenir là. Je suis avec le plus vif
-regret, etc.</i></p>
-</blockquote>
-
-<p>O ma jolie cousine, oh! combien, en songeant
-à vous, je m'applaudis de l'effort généreux que je
-venois de faire! oh! qu'il me fut doux de penser
-qu'enfin je vous avois sacrifié un rendez-vous, et
-qu'à l'heure même où la marquise avoit cru me revoir
-chez son amie, je jouirois près de vous du
-bonheur de vous admirer!</p>
-
-<p>Hélas! elle ne vint pas au parloir. «Ah! ma s&oelig;ur,
-pourquoi votre amie n'est-elle pas avec vous?&mdash;Je
-vous disois bien qu'elle étoit malade! Hier encore
-elle a pleuré toute la journée; de la nuit elle
-n'a fermé l'&oelig;il, la fièvre s'est déclarée ce matin.&mdash;La
-fièvre! Sophie a la fièvre! Sophie est en
-danger!&mdash;Ne parlez pas si haut, mon frère, je ne
-sais pas s'il y a du danger, mais elle souffre; elle a
-le teint pâle, les yeux rouges, la tête penchée, la
-respiration lente, la parole brève et entrecoupée;
-j'ai cru même surprendre quelques momens de délire.
-Ce matin, son visage s'est enflammé tout à
-coup, ses yeux sont devenus vifs et brillans; elle
-a prononcé très vite et très bas quelques mots que
-je n'ai pu entendre, mais bientôt elle est retombée
-dans un accablement plus profond. «Non, non,
-a-t-elle dit, cela n'est pas possible,&hellip; je ne le puis,
-je ne le dois pas&hellip; Jamais il ne le saura.» J'ai vu
-des larmes couler de ses yeux. Elle a ajouté d'un ton
-douloureux: «Comme je me suis trompée! J'en
-mourrai, j'en mourrai; le cruel! l'ingrat!» J'ai
-pris sa main, elle a serré la mienne, et puis elle
-m'a redit ce qu'elle me répète sans cesse: «Adélaïde!
-Adélaïde! ah! que tu es heureuse!» Sa
-gouvernante rentroit, Sophie m'a encore conjurée
-de ne lui rien dire. Cependant, mon frère, il faudra
-que j'avertisse M<sup>me</sup> Munich (c'étoit le nom de la
-gouvernante de Sophie), parce que je crains pour ma
-bonne amie; qu'en pensez-vous?&mdash;Adélaïde, lui
-avez-vous dit que j'étois ici?&mdash;Oui, mais j'avois
-bien raison de vous soutenir hier qu'elle ne vous
-aimoit plus, elle me l'a dit elle-même.&mdash;Sophie
-vous a dit&hellip;&mdash;Oui, Monsieur, elle me l'a dit,
-et elle m'a chargée de vous le dire. Hier, avant
-souper, je lui racontois que vous aviez amené
-avec vous un jeune monsieur fort aimable; elle
-a demandé son nom, j'ai répondu: «Le comte
-de Rosambert.&mdash;Rosambert? a-t-elle répété
-avec étonnement, Rosambert? C'est celui qui a
-mené votre frère chez la marquise de B&hellip;! Ce
-n'est pas un jeune homme honnête. Votre frère
-en fait son ami, il gâtera tout à fait votre frère&hellip;
-Adélaïde, il commence à se déranger, votre
-frère.&mdash;Ah! ma bonne amie, je lui en ai fait
-des reproches, et je lui ai même dit que tu ne
-l'aimes plus.&mdash;Vous lui avez dit que je ne
-l'aime plus!&mdash;Oui, ma bonne amie; mais il n'a
-pas voulu me croire, et il s'est mis à rire, et
-M. de Rosambert a ri aussi&hellip;&mdash;Ces messieurs
-se sont mis à rire! m'a répliqué Sophie d'un ton
-fâché; votre frère a ri, et n'a pas voulu vous
-croire! Adélaïde, quand revient-il, votre frère?&mdash;Demain,
-ma bonne amie.&mdash;Eh bien! dites-lui
-qu'il est vrai que j'ai eu de l'amitié pour lui,
-mais que je n'en ai plus, plus du tout; et qu'afin
-de l'en convaincre, je ne le reverrai de ma vie.»
-Elle m'a quittée, et puis un moment après elle
-est revenue me dire en riant: «Oui, ma chère
-Adélaïde, tu as raison; je n'aime pas ton frère,
-je ne l'aime pas. Ne manque pas de le lui dire
-demain.» Elle rioit; et cependant je vous assure,
-Faublas, que tout de suite elle s'est mise à
-pleurer.»</p>
-
-<p>Tandis qu'Adélaïde me parloit, mon c&oelig;ur étoit
-pénétré de douleur et de joie!</p>
-
-<p>«Il faut, reprit ma s&oelig;ur, il faut que je vous
-fasse part d'une singulière idée qui m'étoit venue
-dans l'esprit, je ne sais comment, je ne sais pourquoi.
-En voyant ma bonne amie rire et pleurer en
-même temps, je ne puis m'empêcher de craindre
-qu'elle ne soit un peu folle; cependant il y a là
-dedans quelque mystère que je ne pénètre pas.
-Sûrement quelqu'un lui donne du chagrin&hellip; Mon
-frère, j'ai vraiment eu peur que ce ne fût vous.
-Pourquoi le hait-elle à présent? me suis-je dit.
-Pourquoi ne veut-elle plus le voir? Seroit-ce lui
-qu'elle appelle ingrat et cruel?&hellip; Vous sentez
-bien, Faublas, qu'en y réfléchissant un peu, je me
-suis convaincue que cette idée n'étoit pas raisonnable&hellip;
-Mon frère, un ingrat! un cruel! cela ne se
-peut pas. Et puis, quel mal a-t-il fait à ma bonne
-amie? quel mal auroit-il pu lui faire?</p>
-
-<p>&mdash;Adélaïde! m'écriai-je, ma chère Adélaïde!</p>
-
-<p>&mdash;Comment! vous pleurez? me dit-elle; seriez-vous
-fâché contre moi? Je vous assure que j'ai pensé
-tout cela malgré moi, et que je ne vous l'ai pas dit
-pour vous offenser.&mdash;Je le sais bien, ma chère
-s&oelig;ur, je le sais bien; c'est la maladie de ta bonne
-amie qui me fait pleurer.&mdash;Mon frère, pensez-vous
-qu'elle puisse devenir sérieuse? Pensez-vous
-que je doive avertir la gouvernante de Sophie?&mdash;Non,
-Adélaïde, non, ne l'avertis pas. Ta bonne
-amie a la fièvre, comme tu dis bien; et je connois
-un remède qui la guérira. Adélaïde, je vous apporterai
-demain matin la recette écrite sur un morceau
-de papier soigneusement cacheté; vous ne montrerez
-ce papier à personne: vous le donnerez à
-Sophie, quand M<sup>me</sup> Munich ne sera pas avec elle; il
-est essentiel que M<sup>me</sup> Munich ne voie pas ce papier.
-Vous m'entendez bien?&mdash;Oui, oui, soyez tranquille.
-Ah! que je vous aurai d'obligations, si vous
-guérissez ma bonne amie!&mdash;Adélaïde, dites à ma
-jolie cousine que je crois connoître son mal, que
-je le partage, et que j'espère lui rendre sa tranquillité.
-Lui direz-vous bien cela, ma s&oelig;ur?&mdash;Ah!
-mot pour mot! vous connoissez son mal, vous le
-partagez, vous le guérirez, mon frère; je lui dirai
-même que vous avez pleuré. Mais ne manquez pas
-de venir demain, demain apportez la recette, et,
-en attendant, ne négligez rien pour que son succès
-soit entier; gardez-vous de ne vous en rapporter
-qu'à vous seul, vous n'êtes pas médecin, mon frère:
-courez aujourd'hui chez les plus célèbres d'entre
-eux, voyez, interrogez, consultez. La maladie
-n'est pas ordinaire; jamais je n'en ai vu de semblable,
-et je tremble qu'elle ne devienne infiniment
-dangereuse. Bon Dieu! si, en voulant détruire le
-mal, vous alliez le rendre incurable! Mon frère, il
-faut que la guérison soit radicale, et prompte aussi,
-bien prompte! Hâtez-vous, hâtez-vous pour Sophie
-qui souffre, qui dépérit, qui brûle; pour moi qui
-suis si malheureuse de sa peine, et, tenez, pour
-vous-même, mon frère, car ma bonne amie, dès
-qu'elle se portera bien, vous aimera sans doute
-autant qu'elle vous aimoit autrefois.»</p>
-
-<p>Revenu chez moi, je ne m'occupai que des discours
-d'Adélaïde, que des peines de Sophie. Malheureusement
-mon père donnoit à dîner ce jour-là.
-Il fallut d'abord tenir table, et faire ensuite un
-maudit brelan, qui me retint jusqu'à plus de minuit.
-Quel tourment, quand on aime bien, quand on se
-croit aimé, quand on veut écrire à sa maîtresse,
-quel tourment d'être obligé de jouer toute la soirée!
-Je ne le souhaite pas à mon plus cruel ennemi.</p>
-
-<p>On devine que je dormis peu cette nuit. Le lendemain,
-je passai dans un petit cabinet pratiqué au
-fond de ma chambre à coucher; j'avois là quelques
-livres d'étude, dont mon commode gouverneur ne
-m'ennuyoit pas souvent. Je me mis à mon secrétaire.
-J'écrivis une première lettre, que je déchirai;
-j'en fis une seconde, pleine de ratures, qu'il falloit
-bien corriger; et je prie le lecteur de ne pas dire
-que j'aurois dû recommencer encore la troisième,
-que voici:</p>
-
-<blockquote>
-<p class="ind"><i>Ma jolie cousine,</i></p>
-
-<p><i>Il est enfin venu ce moment tant souhaité où je puis
-librement vous ouvrir mon c&oelig;ur, solliciter de votre
-tendresse un aveu bien doux, et peut-être assurer ainsi
-notre bonheur commun.</i></p>
-
-<p><i>Ah! Sophie, Sophie! si vous saviez ce que j'éprouvai
-le premier jour que je vous vis! Comme ma vue
-se troubla! comme mon c&oelig;ur fut agité! Mon amour
-n'a fait qu'augmenter depuis: un feu dévorant circule
-aujourd'hui dans mes veines&hellip; Sophie, je n'existe
-plus que par toi!</i></p>
-</blockquote>
-
-<p>J'en étois là, quand Jasmin, entrant brusquement,
-m'annonça le vicomte de Florville. «Le
-vicomte de Florville! je ne le connois pas. Dites
-que je n'y suis pas.&mdash;Monsieur, il est dans votre
-chambre à coucher.&mdash;Comment! vous laisseriez
-donc entrer toute la terre?&mdash;Monsieur, il a forcé
-la porte.&mdash;Au diable le vicomte de Florville!»</p>
-
-<p>Tremblant que cet inconnu si peu civil ne vînt
-jusque dans mon cabinet, et que d'un coup d'&oelig;il
-profane il ne parcourût ce papier dépositaire de
-mes plus secrets sentimens, je me précipitai dans
-ma chambre à coucher. Un cri de surprise et de
-joie m'échappa: ce prétendu vicomte, c'étoit la
-marquise de B&hellip;! Mon premier mouvement fut de
-pousser Jasmin dehors; le second, de verrouiller
-la porte; le troisième, d'embrasser le charmant cavalier;
-le quatrième!&hellip; Les esprits pénétrans l'ont
-déjà deviné.</p>
-
-<p>La marquise, toujours étonnée de ma vivacité,
-dès qu'elle eut repris ses esprits, me dit: «Vous êtes
-un bien singulier jeune homme, ne vous lasserez-vous
-jamais de prendre ainsi le roman par la queue?
-Il n'y a que vous dans le monde capable de commencer
-un raccommodement par où il doit finir.&mdash;Eh
-bien, maman, prenez qu'il n'y ait rien de
-fait, voyons, disputons-nous.&mdash;Oui, afin de nous
-raccommoder encore, n'est-il pas vrai, petit libertin?&mdash;Ah!
-ma chère maman, je n'ai pas une idée
-que vous ne compreniez d'abord.&mdash;Hier pourtant
-vous ne m'avez pas comprise, ingrat que vous êtes!&mdash;Hier,
-je boudois encore.&mdash;Et de quoi, s'il
-vous plaît? Pouvois-je soupçonner que vous fussiez
-sous cette ottomane? N'étoit-il pas essentiel, pour
-vous et pour moi, de retirer ce portefeuille des
-mains du marquis?&mdash;Tout cela est vrai, maman;
-mais le dépit&hellip;&mdash;Le dépit! Vous avez du dépit!
-vous, pour qui j'oublie mes devoirs,&hellip; toutes les
-bienséances,&hellip; le soin même de ma réputation; et
-de quel ton répondez-vous à la lettre la plus tendre?
-(Elle tira la mienne de sa poche.) Tenez, ingrat,
-relisez-la, votre lettre; relisez-la de sang-froid, si
-vous pouvez. Quelle cruelle ironie! quel persiflage
-amer! Et cependant je vous pardonne! et cependant
-je viens vous chercher! Je me conduis avec
-autant de foiblesse et d'imprudence qu'un enfant
-de douze ans&hellip; Faublas! Faublas! il faut que le
-charme soit bien fort!&hellip; il faut&hellip; que vous m'ayez
-ensorcelée!&mdash;Petite maman!&mdash;Eh bien?&mdash;Grondez-moi
-fort, parce que nous nous raccommoderons.&mdash;Comment!
-fripon, vous n'avouerez
-seulement pas que vous avez eu tort? Vous ne me
-demanderez pas pardon?&mdash;Si fait!&hellip; oh! que vous
-êtes belle!&hellip; oh! que je vous demande pardon!»</p>
-
-<p>Les gens qui ont de l'esprit, et même ceux qui
-n'en ont pas, devineront encore qu'ici la marquise
-et moi nous nous raccommodâmes.</p>
-
-<p>On croit que nous allons recommencer à nous
-quereller; point du tout. Voici l'instant des petites
-caresses et des complimens tendres. «Mon Dieu!
-Florville! que vous êtes séduisant dans ce joli négligé!
-que ce frac anglais vous va bien!&mdash;Mon
-ami, je l'ai fait faire hier tout exprès. Il est, si je
-ne me suis pas trompée, de la même étoffe et de
-la même couleur que ce charmant habit d'amazone
-dans lequel l'amour, qui vouloit ma défaite, te fit
-paroître à mes yeux pour la première fois. Devenue
-chevalier de M<sup>lle</sup> Duportail, j'ai senti qu'il me
-convenoit de prendre ses couleurs. (Je la serrai
-dans mes bras.)&mdash;Et moi, désormais l'esclave du
-vicomte de Florville, je me plairai toujours à porter
-ses chaînes. Maman, quelle douce réciprocité!&mdash;Mon
-ami, l'amour est un enfant qui s'amuse de ces
-métamorphoses. Il fit de M<sup>lle</sup> Duportail une vierge
-folle, il fait de la marquise de B&hellip; un jeune homme
-imprudent. Ah! puisse le vicomte de Florville
-te paroître aussi aimable que M<sup>lle</sup> Duportail me
-sembla jolie!&hellip;&mdash;Aussi aimable?&hellip; ah! bien
-davantage!&mdash;Oh! non, répondit-elle en se mirant
-avec complaisance, en me considérant avec
-tendresse; oh! non. Vous êtes mieux, mon ami,
-plus grand, plus dégagé. Il y a dans votre air quelque
-chose de hardi, de martial&hellip;&mdash;Oui, maman,
-et, si j'en crois un grand physionomiste, quelque
-chose de plus nerveux&hellip;&mdash;Faublas, laissez là
-monsieur le marquis,&hellip; n'est-ce pas assez du mauvais
-tour que nous lui jouons?&hellip; Enfin, je ne suis
-pas venue ici pour m'occuper de lui&hellip; Oh çà,
-mon ami, dis-moi sans flatterie comment tu me
-trouves.&mdash;Bien, plus que bien. Je n'aurois pas de
-peine à vous dire comment vous êtes mieux; mais
-puisque absolument, homme ou femme, il faut qu'on
-s'habille, ah! je défie que, d'une manière ou de
-l'autre, personne soit jamais aussi jolie que vous.&mdash;Voilà
-bien le langage d'un amant! toujours
-enthousiaste, toujours exagéré!&hellip; Mon cher Faublas,
-quelle femme sera plus heureuse que moi, si
-tu me vois toujours des mêmes veux?&hellip;&mdash;Oh!
-maman, toute ma vie!»</p>
-
-<p>Je la tenois dans mes bras; elle m'échappa pour
-aller prendre une épée qu'elle aperçut sur un fauteuil.
-En ajustant le ceinturon, elle me dit: «J'ai
-un joli cheval anglois que je monte quelquefois,
-nous touchons au printemps, j'aime beaucoup à me
-promener à cheval dans les environs de Paris:
-voudrez-vous bien m'accompagner quelquefois,
-Faublas?&hellip; Veux-tu, mon ami, t'égarer de temps
-en temps dans les bois avec le vicomte de Florville?&mdash;Mais
-on nous verra.&mdash;Non, le marquis est
-souvent obligé d'aller à la cour.&mdash;Eh bien,
-maman, quel jour?&mdash;Laissez donc paroître la
-verdure.»</p>
-
-<p>En me parlant, elle avoit tiré mon épée, et, s'escrimant
-en face de moi: «En garde, Chevalier! me
-dit-elle.&mdash;Je ne sais pas si le vicomte est redoutable,
-mais ce que je sais bien, c'est que ce n'est
-pas ainsi que je dois me battre avec la marquise.
-Ose-t-elle accepter une autre espèce de combat?»
-Elle vola dans mes bras. «Ah! Faublas, me dit-elle
-en riant; ah! s'il n'y en avoit pas de plus meurtriers&hellip;&mdash;Maman,
-ce ne seroit plus parmi les
-hommes qu'on chercheroit des héros.»</p>
-
-<p>Je venois de mettre la marquise hors d'état de
-me battre, et bien m'en prit.</p>
-
-<p>Ma belle maîtresse me donna encore deux
-heures que nous employâmes passablement bien.
-«Si je n'écoutois que mon c&oelig;ur, me dit-elle enfin,
-je resterois ici toute la journée; mais voici l'heure
-à laquelle je dois rejoindre Justine dans un endroit,
-et mes gens dans un autre.» Nous nous
-dîmes adieu, je reconduisis poliment le vicomte de
-Florville. Déjà sortis de mon appartement, nous
-allions descendre l'escalier, lorsqu'à travers les
-rampes je distinguai, dans le vestibule, Rosambert
-qui se disposoit à monter. J'en avertis la marquise.
-«Rentrons promptement, me dit-elle, je
-vais me cacher dans quelque coin de votre appartement,
-vous le renverrez vite.» A ces mots, sans
-me donner le temps de la réflexion, elle rentra,
-traversa ma chambre à coucher comme une folle, et
-se jeta dans mon cabinet.</p>
-
-<p>Rosambert entra: «Bonjour, mon ami, comment
-se porte Adélaïde? comment se porte la jolie
-cousine?&mdash;Chut! chut! ne me parlez pas de cela,
-mon père est là.&mdash;Où?&mdash;Dans ce cabinet.&mdash;Dans
-ce cabinet! votre père?&mdash;Oui.&mdash;Et que
-fait-il là?&mdash;Il examine des livres.&mdash;Comment,
-vos livres! Mais non, il n'est pas dans ce cabinet,
-car, tenez, le voilà qui entre&hellip; Il y a de la marquise
-dans tout ceci&hellip; Et pourquoi ne pas me dire tout
-bonnement que vous êtes en affaire? Adieu, Faublas,
-à demain.» Il passa devant mon père, et le
-salua: «Monsieur, vous avez quelque chose à
-dire à monsieur votre fils: je vous laisse&hellip;»</p>
-
-<p>Cependant le baron me regardoit d'un air sévère
-et se promenoit à grands pas. Impatient de savoir
-ce que m'annonçoit cet abord sinistre, je lui demandai
-respectueusement pourquoi il m'avoit fait
-l'honneur de monter chez moi. «Vous le saurez
-tout à l'heure, Monsieur.» Un domestique parut.
-«Va-t-il venir? cria le baron.&mdash;Le voilà, Monsieur»,
-et mon cher gouverneur entra.</p>
-
-<p>Le baron lui dit: «Monsieur, ne vous ai-je pas
-chargé de la conduite et de l'éducation de mon
-fils?&mdash;Oui, sans doute&hellip;&mdash;Eh bien, Monsieur,
-l'une est très négligée, et l'autre très mauvaise.&mdash;Monsieur,
-ce n'est pas ma faute; monsieur votre
-fils n'aime pas l'étude&hellip;&mdash;C'est là le moindre mal,
-interrompit le baron; mais comment ne suis-je pas
-instruit de ce qui se passe chez moi? Pourquoi ne
-m'avertissez-vous pas des désordres de mon fils?&mdash;Monsieur,
-quant à ce qui se passe chez vous,
-je ne puis répondre que de ce que je vois; au
-dehors je ne puis répondre de rien. Monsieur votre
-fils, quand il sort, souffre rarement que je l'accompagne,
-et&hellip;» (Un regard que je jetai sur M. Person
-l'avertit qu'il en avoit assez dit.) Le baron reprit:
-«Monsieur, je n'ai qu'un mot à vous dire: si ce
-jeune homme se conduit toujours aussi mal, je me
-verrai forcé de lui choisir un autre instituteur.
-Laissez-nous, je vous prie.»</p>
-
-<p>Lorsque M. Person fut sorti, le baron prit un
-fauteuil et me fit signe de m'asseoir. «Pardon,
-mon père, mais j'ai affaire.&mdash;Je le sais, Monsieur,
-et c'est précisément pour que cette affaire
-ne s'achève pas que je viens vous parler.&mdash;Mon
-père,&hellip; encore une fois pardon; mais il faut que
-je sorte&hellip;&mdash;Non, Monsieur, vous resterez, asseyez-vous.»
-Il fallut bien s'asseoir, j'étois sur les
-épines. Le baron commença.</p>
-
-<p>«Se peut-il que Faublas ait de sang-froid médité
-des horreurs? Se peut-il qu'il veuille abuser la
-simple innocence et préparer des pièges à la vertu?&mdash;Moi,
-mon père?&mdash;Oui, vous. Je viens du
-couvent, je sais tout.</p>
-
-<p>«Si mon fils, encore trop jeune pour sentir que
-plus une conquête est aisée, moins elle est flatteuse;
-qu'il faut se garder de confondre une intrigue
-avec une passion; que l'amour du plaisir ne
-fut jamais de l'amour&hellip;&mdash;Mon père, daignez
-parler moins haut.&mdash;Si mon fils, trop enivré de
-ce qu'on ne peut appeler qu'une bonne fortune&hellip;&mdash;Plus
-bas, je vous en supplie.&mdash;Trop charmé de
-la découverte d'un sens nouveau et de la possession
-d'une femme qui n'est pas sans attraits; si
-mon fils dans les bras de la marquise de B&hellip;&mdash;C'en
-est trop, de grâce, mon père.&mdash;Avoit
-oublié son père, son état, ses devoirs, je l'aurois
-plaint, mais je l'aurois excusé; je lui aurois donné
-les conseils d'un ami; je lui aurois dit: «Plus la
-marquise&hellip;»&mdash;Mon père, si vous saviez&hellip;&mdash;Plus
-la marquise est belle, et plus elle est dangereuse.
-Examine avec moi la conduite de cette
-femme dont tu es épris. Au premier coup d'&oelig;il
-ta figure la décide: elle te prend en une
-soirée&hellip;&mdash;Je vous conjure de ménager&hellip;&mdash;Pour
-satisfaire sa folle passion, elle expose sa
-vie et la tienne. Qu'elle doit être vive, ardente,
-emportée celle&hellip;&mdash;Mon Dieu!&mdash;Celle qui sacrifie
-à la soif du plaisir son repos, son honneur,
-l'estime publique!&hellip;&mdash;Ah! mon père! Ah!
-Monsieur!&mdash;Je le répète, mon ami: plus la
-marquise est belle, plus elle est dangereuse! Tu
-croiras dans ses bras que la nature a des ressources
-inépuisables&hellip;»</p>
-
-<p>Désolé de ne pouvoir m'expliquer, bien convaincu
-que le baron ne se tairoit pas, je me déterminai
-à attendre patiemment la fin de cette remontrance,
-que dans une autre occasion je n'aurois
-peut-être pas trouvée trop longue. Le coude gauche
-posé sur le bras de mon fauteuil, je mordois
-ma main de dépit, et mon pied droit, toujours
-en mouvement, battoit la mesure sur le parquet.
-Mon père cependant continuoit.</p>
-
-<p>«Tu l'énerveras, la nature, au moment de la
-puberté, dans cet âge critique où, travaillant au
-développement des organes, elle a besoin de toutes
-ses forces pour achever son ouvrage. Je sais bien
-que l'excès des plaisirs produira la satiété; mais le
-dégoût viendra trop tard peut-être, mais déjà tu
-pleureras ta santé détruite, ta mémoire perdue, ton
-imagination flétrie, toutes tes facultés altérées.
-Infortuné! tu deviendras à la fleur de ton âge la
-proie des noirs chagrins, des infirmités repoussantes;
-et, dans les horreurs d'une vieillesse prématurée,
-tu gémiras d'être obligé de supporter le
-fardeau de la vie&hellip; O mon ami, redoute ces malheurs
-plus communs qu'on ne pense; jouis du présent,
-mais songe à l'avenir; use de ta jeunesse,
-mais garde des consolations pour l'âge mûr.</p>
-
-<p>«Cependant, ajouta le baron, mon fils, peu
-touché de mes représentations paternelles, auroit
-donné, en m'écoutant, mille signes d'impatience;
-il se seroit dandiné sur son fauteuil; il m'auroit
-interrompu cent fois: je n'aurois pas eu l'air de
-m'en apercevoir. Plus effrayé de ses dangers que
-sensible à mes injures, j'aurois continué tranquillement,
-je lui aurois dit: «La marquise de
-B&hellip;»</p>
-
-<p>On conçoit ce que je souffrois depuis un quart
-d'heure. Je ne pus contenir davantage mon impatience
-longtemps concentrée. «Eh! mon père,
-m'écriai-je, n'auriez-vous pas pu lui dire tout cela
-un autre jour?» Le baron étoit naturellement violent,
-il se leva furieux. Craignant l'effet d'un premier
-transport, je me sauvai dans le cabinet, dont
-je poussai la porte sur moi.</p>
-
-<p>J'y trouvai la marquise dans une situation bien
-pénible. Les bras appuyés sur le devant de mon
-secrétaire, elle tenoit avec ses mains ses oreilles
-bouchées, et lisoit, en sanglotant, un papier
-posé devant elle. Je m'approchai de ma belle
-maîtresse. «Oh! Madame, combien je suis
-désolé!&hellip;» La marquise me regarda d'un air
-égaré: «Cruel enfant! quelles fautes tu m'as
-fait faire!&mdash;Parlez donc plus bas.&mdash;Mais
-quel châtiment j'en reçois!&mdash;De grâce, parlez
-plus bas.&mdash;Ton père&hellip;, ton indigne père,&hellip; il
-ose&hellip;&mdash;Mon amie, vous allez vous perdre!&mdash;Mais
-tu es cent fois plus cruel que lui. Tiens.
-Regarde cet écrit funeste,&hellip; vois ces caractères
-perfides&hellip; Mes pleurs les ont effacés. (Elle me
-montroit la lettre commencée pour Sophie.)</p>
-
-<p>&mdash;Faublas, cria le baron, ouvrez cette porte.
-Vous n'êtes pas seul dans ce cabinet?&mdash;Pardonnez-moi,
-mon père.&mdash;J'entends quelqu'un vous
-parler. Ouvrez cette porte.&mdash;Mon père, je ne le
-puis.&mdash;Je le veux; ne me laissez pas appeler
-mes gens.» La marquise se leva brusquement.
-«Faublas, dites-lui que vous êtes avec un de vos
-amis qui demande la permission de sortir.&mdash;De
-sortir!&mdash;Oui, reprit-elle avec désespoir; quelque
-honte qu'il y ait à sortir, il y en aura
-moins qu'à rester.&mdash;Mon père, je suis avec un
-de mes amis qui demande la liberté de sortir.&mdash;Avec
-un de vos amis?&mdash;Oui, mon père.&mdash;Eh! que
-ne me disiez-vous plus tôt qu'il y avoit quelqu'un
-dans ce cabinet? Ouvrez, ouvrez, ne craignez
-rien: je suis tranquille. Votre ami peut sortir.</p>
-
-<p>&mdash;Conduisez-moi», me dit la marquise. Elle
-se couvrit le visage avec ses mains: j'ouvris la
-porte, nous entrâmes dans la chambre à coucher;
-nous allions gagner la porte opposée qui conduisoit
-à l'escalier. Mon père, étonné des précautions
-que l'inconnu prenoit pour se cacher, se jeta sur
-notre passage; il dit à ma malheureuse amie:
-«Monsieur, je ne vous demande pas qui vous êtes;
-mais vous permettrez au moins que j'aie l'honneur
-de vous voir.&mdash;Mon père, je vous conjure pour
-mon ami de ne pas exiger&hellip;&mdash;Que signifie donc
-ce mystère? interrompit le baron. Quel est donc
-ce jeune homme qui se cache chez vous, et qui
-craint qu'on ne le voie en face? Je prétends
-le savoir à l'instant&hellip;&mdash;Mon père, je vous le
-dirai; je vous donne ma parole d'honneur
-que je vous le dirai.&mdash;Non, non. Monsieur ne
-sortira pas que je ne le sache&hellip;» La marquise se
-jeta dans un fauteuil, le visage toujours couvert
-de ses mains. «Monsieur, vous avez des droits
-sur un fils; mais sur moi, je ne le croyois pas.»
-Le baron, entendant le son clair d'une voix
-féminine, soupçonna enfin la vérité. «Quoi!
-s'écria-t-il, il se pourroit&hellip; Oh! que je suis fâché!&hellip;
-que j'ai de regrets!&hellip; que d'excuses!&hellip; Mon fils,
-vous devez sentir que votre père, jaloux de vous
-rendre à vos devoirs, s'est permis sur le compte de
-M<sup>me</sup> la marquise de B&hellip; des expressions trop
-fortes que le baron de Faublas désavoue. Mon
-fils, reconduisez votre ami.»</p>
-
-<p>La marquise, dès que nous fûmes dans l'escalier,
-donna un libre cours à ses larmes. «Que je suis
-cruellement punie de mon imprudence!» disoit-elle.
-Je voulus hasarder quelques mots de consolation.
-«Laissez-moi! Votre barbare père est moins
-barbare que vous!»</p>
-
-<p>Nous étions dans le vestibule. J'ordonnai qu'on
-allât promptement chercher un fiacre, et, en attendant
-qu'il arrivât, je fis entrer la marquise dans la
-loge du suisse. Il n'y avoit qu'un instant que nous
-y étions, lorsqu'un homme présenta sa figure par le
-vagislas<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a> entr'ouvert, et demanda si le baron étoit
-chez lui. La marquise se cacha le visage dans ses
-mains; je me jetai devant elle pour la couvrir de
-mon corps; mais tout cela ne put se faire assez
-promptement. M. Duportail (car c'étoit lui) eut le
-temps de jeter un coup d'&oelig;il sur la marquise.
-«Monsieur, le baron est chez moi; si vous voulez
-prendre la peine d'y monter, je vous rejoins dans
-un moment.&mdash;Oui! oui!» me répondit M. Duportail
-en souriant.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> Vagislas. C'est le nom qu'on donne à la vitre que les
-portiers ouvrent et ferment à volonté.</p>
-</div>
-<p>On vint nous dire que la voiture étoit à la porte.
-La marquise monta promptement; je voulus m'y
-placer un moment auprès d'elle. «Non, non,
-Monsieur, je ne le souffrirai pas.» La douleur
-dont je voyois son c&oelig;ur serré passa dans le mien.
-Je laissai tomber quelques larmes sur une de ses
-mains que j'avois saisie, et qu'elle ne retiroit pas.
-«Ah! vous vous croyez auprès de Sophie!» Je
-voulus encore entrer dans le carrosse, elle retira sa
-main et me repoussa. «Monsieur, si, malgré les
-discours de votre père, il vous reste encore quelque
-estime, quelque considération pour moi, je
-vous prie de descendre et de me laisser.&mdash;Hélas!
-ne vous reverrai-je donc plus?» Elle ne me répondit
-pas; mais ses larmes recommencèrent à
-couler avec plus d'abondance. «Ma chère maman,
-quand pourrai-je vous revoir? Dans quel
-lieu me permettrez-vous&hellip;?&mdash;Ingrat! je suis
-trop sûre que vous ne m'aimez pas; mais vous
-devez me plaindre au moins&hellip; Laissez-moi&hellip;
-Remontez chez vous, le baron vous y attend.»
-Elle dit au cocher de la conduire chez M<sup>me</sup> ***,
-marchande de modes, rue ***. Il fallut bien me
-décider à la quitter.</p>
-
-<p>Je retrouvai dans l'escalier M. Duportail qui
-m'y attendoit. «Mon ami, si je suis aussi bon
-physionomiste que le marquis de B&hellip;, ce si joli
-garçon que vous quittez, c'est sa belle moitié!&hellip;
-Mais qu'avez-vous donc? vous pleurez!» Je ne
-sais où M. Person s'étoit fourré, nous le vîmes
-tout à coup derrière nous; il me dit d'un ton
-suffisant: «Je savois bien, Monsieur, que tout
-cela finiroit mal; vous ne faites aucun cas de mes
-avis.&mdash;Vos avis, Monsieur, faites-m'en grâce&hellip;
-En vérité, c'est précisément le maître d'école de
-La Fontaine; je me noie, et il me sermonne!&mdash;Mais
-qu'est-ce donc que tout cela? reprit M. Duportail.&mdash;Montez,
-montez chez moi, vous allez
-le savoir; mon père m'a fait une scène!»</p>
-
-<p>En entrant, M. Duportail demanda au baron
-ce qu'il y avoit. «Ce qu'il y a?» répondit mon
-père. Je l'interrompis. «Ce qu'il y a, Monsieur
-Duportail, ce qu'il y a!&hellip; Tenez, M<sup>me</sup> de B&hellip; étoit
-dans ce cabinet: mon père entre ici, il s'assied là,
-il me fait des représentations, sans doute très
-justes, très paternelles; mais la marquise entendoit
-tout, et mon père la traitoit!&hellip; Ah! vous n'en
-avez pas d'idée! Moi, de peur de compromettre
-une femme&hellip; honnête,&hellip; oui, honnête, quoi
-qu'on en puisse dire, je n'osois m'expliquer; mais
-mon père connoît le profond respect que je lui
-porte, jamais je ne m'en suis écarté&hellip; Eh bien, il
-est témoin que je souffre, que je m'impatiente,
-que je lui manque&hellip; Monsieur, il ne sent pas
-qu'il y a là-dessous quelque chose qui n'est pas
-naturel! Il continue toujours! Il ne veut rien
-deviner!&mdash;Jeune homme, répliqua le baron,
-votre excuse est dans vos pleurs; je vous pardonne
-les reproches que vous osez me faire, à cause de
-la douleur dont vous paroissez oppressé; mais
-plus vous semblez aimer la marquise&hellip;&mdash;Mon
-père&hellip;&mdash;Monsieur! M<sup>me</sup> de B&hellip; n'est plus là:
-pourquoi donc m'interrompez-vous?&hellip; Plus vous
-semblez aimer la marquise, et plus je suis mécontent
-de vous. Si votre c&oelig;ur est préoccupé de cette
-passion, c'est donc avec froideur que vous avez
-médité la perte d'une fille vertueuse, d'une enfant
-respectable, de Sophie? Vous n'êtes donc qu'un
-vil séducteur?&mdash;Mon père, entre Sophie et moi
-il n'y a d'autre séducteur que l'amour.&mdash;Vous
-n'aimez donc pas la marquise?&mdash;Mon père&hellip;&mdash;Monsieur,
-que vous soyez ou que vous ne
-soyez pas véritablement attaché à M<sup>me</sup> de B&hellip;,
-vous concevez que je m'en soucie peu; mais ce
-qui m'importe, c'est que mon fils ne soit pas
-indigne de moi.&mdash;Ah! Baron! interrompit
-M. Duportail.&mdash;Je ne dis rien de trop fort,
-mon ami. Apprenez des choses qui vont vous
-étonner. Ce matin, je vais au couvent; je trouve
-Adélaïde dans les larmes. Ma fille, ma chère fille,
-dont vous connoissez l'aimable candeur, m'apprend
-que sa bonne amie est malade, et que son frère
-tarde bien à apporter l'infaillible remède qu'il a
-promis pour Sophie. Je la presse de s'expliquer:
-elle me rend le compte le plus exact des symptômes
-et des effets de cette maladie que vous
-devinez, que Monsieur connoît, qu'il a causée,
-qu'il se plaît à nourrir, qu'il voudroit augmenter.
-Monsieur abuse de quelques dons naturels pour
-séduire une enfant trop sensible; il prend sur son
-esprit un empire absolu; il prépare par degrés son
-déshonneur.&mdash;Son déshonneur! le déshonneur de
-Sophie?&mdash;Oui, jeune insensé, je connois les passions&hellip;&mdash;Mon
-père, si vous les connoissez, vous
-savez que vous déchirez mon c&oelig;ur!&mdash;Mon fils,
-modérez cette impétuosité qui m'offense&hellip; Oui,
-je connois les passions; oui, cette enfant que vous
-respectez aujourd'hui, demain peut-être vous la
-déshonorerez, si elle a la foiblesse d'y consentir&hellip;
-(Il s'adressa à M. Duportail.) La recette que
-Monsieur destine à <i>sa jolie cousine</i> sera enfermée
-dans un papier soigneusement cacheté, qu'il ne
-faut pas que M<sup>me</sup> Munich voie&hellip; Vous comprenez,
-mon ami&hellip; Ainsi tout est prêt, la correspondance
-va s'entamer: Sophie, la pauvre Sophie,
-déjà séduite par les yeux, va l'être bientôt par son
-c&oelig;ur. Elle fut trompée par une belle figure, signe
-ordinaire d'une belle âme; elle va l'être par les
-charmes non moins perfides d'une éloquence
-apprêtée; on va, dans des lettres étudiées, affecter
-avec elle le langage du sentiment; Sophie, attaquée
-de tous les côtés à la fois, tombera sans défense
-dans les piéges qu'on lui aura tendus&hellip; Et cependant
-son séducteur n'a pas dix-sept ans! Et dans
-un âge encore si tendre il montre déjà les goûts
-funestes, il emploie les odieux talens de ces hommes
-aussi lâches que dépravés qui, ne craignant pas
-de porter dans les familles la discorde et la désolation,
-se font un barbare plaisir d'entendre
-les gémissemens de la beauté malheureuse, contemplent
-en s'en applaudissant l'opprobre et les
-anxiétés de l'innocence avilie. Voilà ce qu'auront
-produit les dons naturels que je me plaisois à voir
-en lui, dont j'étois peut-être fier en secret; voilà
-comment se réaliseront les grandes espérances que
-j'avois conçues!&mdash;Mon père, croyez que j'adore
-Sophie&hellip;» (Le baron, sans m'écouter, s'adressant
-toujours à M. Duportail:) «Et savez-vous
-par quelles mains Monsieur compte faire passer ses
-lettres corruptrices? Savez-vous à qui il confie
-l'honnête emploi de servir ses détestables projets?&hellip;
-A la vertu la plus pure et la plus confiante, à l'innocente
-Adélaïde, à ma chère fille, à sa s&oelig;ur!&mdash;Mon
-père, ne me condamnez pas sans m'entendre.
-Vous doutez de mes sentimens pour Sophie! Eh
-bien, daignez nous unir; donnez-la-moi pour
-épouse.&mdash;Et vous disposez ainsi de Sophie et de
-vous! Les parens de M<sup>lle</sup> de Pontis vous connoissent-ils?
-sont-ils connus de vous? Savez-vous si
-cet hymen leur convient? Savez-vous s'il me convient
-à moi? Croyez-vous que je veuille vous marier
-à votre âge? A peine sorti de l'enfance, vous
-prétendez à l'honneur d'être père de famille!&mdash;Oui;
-et je sens qu'il vous seroit aussi aisé de consentir
-à mon mariage qu'il m'est impossible de
-renoncer à mon amour pour Sophie.&mdash;Monsieur,
-vous y renoncerez pourtant. Je vous défends
-d'aller au couvent sans moi ou sans mon expresse
-permission, et je vous déclare que, si vous ne
-changez pas de conduite, une maison de force me
-répondra de vous.&mdash;Ah! si, au lieu de marier les
-jeunes gens qui s'aiment, on les renfermoit, mon
-père, je ne serois pas au monde, et vous seriez
-en prison.»</p>
-
-<p>Le baron n'entendit pas ma réponse ou feignit
-de ne pas l'entendre. Il sortit; je retins M. Duportail
-qui se disposoit à le suivre. Je le priai de
-vouloir bien être médiateur entre mon père et moi,
-et d'engager surtout le baron à révoquer l'ordre
-cruel qui m'interdisoit les visites au couvent. Il
-m'observa que les précautions dont mon père
-usoit étoient assez raisonnables. «Raisonnables!
-voilà comme parlent toujours les gens indifférens!
-Leur grand mot, c'est la raison! Monsieur, quand
-vous adoriez Lodoïska, quand l'injuste Pulauski
-vous priva du bonheur de la voir, vous ne trouvâtes
-pas ses précautions raisonnables.&mdash;Mais, mon
-jeune ami, remarquez donc la différence&hellip;&mdash;Il
-n'y en a aucune, Monsieur, il n'y en a pas. En
-France, comme en Pologne, un amant digne de ce
-nom ne voit, ne connoît, ne respire que ce qu'il
-aime; le plus grand malheur qu'il imagine, c'est
-celui d'être séparé de l'objet adoré. Les précautions
-de mon père vous paroissent raisonnables;
-moi, je les trouve cruelles, je ferai tout ce que
-je pourrai pour les rendre inutiles. Sophie apprendra
-mon amour; elle l'apprendra malgré mon
-père; elle en sera bien aise, et, malgré lui, malgré
-vous, malgré toute la terre, nous finirons par
-nous marier, Monsieur, je vous le déclare, et vous
-pouvez le dire au baron.&mdash;Je n'en ferai rien, mon
-ami, je ne veux pas aigrir votre père, je ne veux
-pas vous chagriner. Dans ce moment-ci vous avez
-la tête un peu exaltée, je vous laisse faire des réflexions
-sages, et dès demain, sans doute, vous
-serez plus raisonnable.&mdash;Raisonnable! oui, raisonnable!
-je m'y attendois bien.»</p>
-
-<p>Resté seul, je ne songeai qu'aux moyens d'éluder
-la défense du baron ou de la rendre vaine. Censeur
-austère, qui me blâmez de mon indocilité, je vous
-plains. Si de vos maîtresses la première ou la plus
-chérie ne vous fit jamais faire de fautes, ah! c'est
-que vous n'avez jamais beaucoup aimé.</p>
-
-<hr />
-
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<p class="top4em">En y songeant mûrement, je vis que ma
-situation, quelque pénible qu'elle dût
-me paroître, n'étoit pas désespérée.
-Rosambert, compatissant aux peines de
-son ami, m'aideroit sans doute; Jasmin m'étoit
-entièrement dévoué; et je croyois connoître assez
-mon petit gouverneur pour être sûr qu'avec de l'or
-je ferois de lui tout ce que je voudrois. M. Duportail
-paroissoit vouloir rester neutre, je n'aurois que
-mon père à combattre. Mon père, occupé de son
-intrigue avec cette belle demoiselle de l'Opéra,
-sortoit tous les soirs; il ne pouvoit donc pas me
-veiller de très près. Voilà les <i>réflexions sages</i> que je
-faisois: ce n'étoient pas celles que M. Duportail
-m'avoit conseillées; mais je ne le trahissois pas, je
-l'avois prévenu.</p>
-
-<p>Cependant il ne falloit pas dans les premiers
-jours heurter le baron de front; je devois prudemment
-m'interdire, pendant quelque temps, les visites
-au couvent; mais comment faire passer une
-lettre à Sophie? Cette lettre étoit si pressée, si
-nécessaire! Qui la porteroit à ma jolie cousine? Je
-ne voyois aucun expédient pour me tirer de cet
-embarras. Parmi les ressources que je m'étois ménagées,
-je n'avois pas calculé celles qui me restoient
-dans l'amitié d'Adélaïde.</p>
-
-<p>Une vieille femme m'apporte un billet; je
-l'ouvre: il est signé <span class="sc">de Faublas</span>! Ah! ma chère
-s&oelig;ur! Je baise l'écriture et je lis:</p>
-
-<blockquote>
-<p><i>Je crains bien d'avoir commis tout à l'heure une
-indiscrétion; mon frère, j'ai appris à mon père que
-vous m'aviez promis un remède qui guériroit ma bonne
-amie: il s'est fâché; il a dit que c'étoit du poison
-que vous prépariez pour Sophie!&hellip; Du poison!&hellip;
-Mon frère, en vérité, je ne l'ai pas cru, quoique ce
-fût le baron qui l'assurât.</i></p>
-
-<p><i>J'ai conté tout cela à ma bonne amie, qui attendoit
-impatiemment la recette en question. «Adélaïde,
-m'a-t-elle dit, vous avez eu tort d'en parler au baron&hellip;
-Ce remède de votre frère n'est peut-être pas
-bien bon; mais enfin nous aurions vu ce que c'est.»
-Au reste, mon frère, soyez tranquille; elle ne croit
-pas plus que moi que vous ayez voulu l'empoisonner.</i></p>
-
-<p><i>Comme j'ai vu qu'elle mouroit d'envie d'avoir la
-recette, je lui ai conseillé de vous l'envoyer demander.
-Elle m'a encore répété ces mots qui me chagrinent:
-«Adélaïde! Adélaïde! ah! que tu es heureuse!»</i></p>
-
-<p><i>Cependant je suis sûre qu'elle seroit bien aise
-d'avoir la recette. Envoyez-la-moi tout de suite, mon
-frère, je la lui remettrai, et je vous assure que je ne
-parlerai de rien à personne.</i></p>
-
-<p><i>Donnez trois livres à la femme porteuse du billet:
-elle m'a dit qu'elle ne jasoit jamais quand on lui
-donnoit un petit écu. Votre s&oelig;ur, etc.</i></p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Adélaïde de Faublas.</span></p>
-
-<p>P.-S. <i>Tâchez de me venir voir.</i></p>
-</blockquote>
-
-<p>Transporté de joie, je vais à la vieille: «Madame,
-voilà six francs, parce que je vais vous
-charger d'une réponse que je vous prie d'attendre.»</p>
-
-<p>Je rentre dans mon cabinet, je me mets à mon
-secrétaire: la lettre commencée pour Sophie est
-devant moi; je la vois encore mouillée de larmes&hellip;
-Hélas! ces pleurs, c'est la marquise qui les a versés!
-Quels discours elle a entendus! Quelle lettre
-elle a lue!&hellip; Pauvre vicomte de Florville! que de
-chagrins mon père et moi nous t'avons donnés!&hellip;
-En me disant cela, je baise le papier sur lequel la
-marquise a tant gémi, et le sentiment que j'éprouve
-alors, s'il est moins vif que l'amour, est cependant
-plus tendre que la pitié.</p>
-
-<p>Je reviens à moi, je songe à Sophie. Ce papier,
-détrempé en plusieurs endroits, n'est pas présentable;
-il faut recommencer la lettre trois fois écrite&hellip;
-Et pourquoi donc recommencer? Au nom, au
-seul nom de ma jolie cousine, je sens déjà mes
-paupières s'humecter; je vais sangloter en lui
-écrivant! Sophie saura-t-elle que deux personnes
-ont pleuré sur le même papier? Moi-même pourrois-je,
-entre ces larmes confondues, distinguer
-celles qui seront venues de la marquise de B&hellip;
-et celles qui m'auront appartenu?&hellip; Ces réflexions
-me déterminent; je ne recommence pas,
-je continue:</p>
-
-<blockquote>
-<p><i>&hellip; Sophie, je n'existe plus que par toi! et cependant
-tu te plains! tu gémis! tu m'accuses d'ingratitude
-et de cruauté! Tu crois, tu peux croire qu'il
-existe au monde une femme, une seule femme comparable
-à toi! une femme qu'on puisse aimer quand
-on connoît Sophie!</i></p>
-
-<p><i>O ma jolie cousine! avec quel transport j'ai reçu
-la nouvelle de votre tendresse pour moi! Mais quelle
-douleur j'ai ressentie en apprenant qu'un noir chagrin
-consumoit vos beaux jours, altéroit vos charmes
-naissans, menaçoit votre vie!&hellip; Votre vie!&hellip; Ah!
-Sophie, si Faublas vous perdoit, il vous suivroit au
-tombeau!</i></p>
-
-<p><i>Ma s&oelig;ur, qui m'a dévoilé, sans le vouloir, les plus
-secrets sentimens de votre âme, ma s&oelig;ur m'a annoncé
-de votre part une éternelle séparation&hellip; Elle m'a dit
-que vous ne me reverriez de la vie&hellip; Ma Sophie! s'il
-étoit vrai, elle ne dureroit pas longtemps cette vie
-qui me deviendrait insupportable; et vous-même!
-vous-même!&hellip; Mais livrons-nous à des idées plus
-douces, un avenir plus heureux nous attend. Qu'il
-me soit permis d'espérer que ma jolie cousine sera
-bientôt mon épouse, et que, tous deux réunis, nous ne
-cesserons jamais d'être amans. Je suis, avec autant de
-respect que d'amour, votre jeune cousin, le chevalier
-<span class="sc">de Faublas</span>.</i></p>
-</blockquote>
-
-<p>Cette lettre cachetée, il en fallut faire une autre.</p>
-
-<blockquote>
-<p><i>Que vous avez bien fait de m'écrire, ma chère
-Adélaïde! Je suis privé du bonheur de vous voir: le
-baron me défend de sortir, le baron m'a fait une
-scène!&hellip; Il ne falloit pas lui parler de Sophie.</i></p>
-
-<p><i>Remettez promptement à ma jolie cousine le billet
-que je lui adresse, et que je joins au vôtre; ne le lui
-remettez que quand elle sera seule, et surtout ne
-parlez de cela à qui que ce soit. Adieu, ma chère
-s&oelig;ur, etc.</i></p>
-</blockquote>
-
-<p>Je mis ces deux billets sous une même enveloppe,
-et je confiai le tout à la discrétion de la
-vieille.</p>
-
-<p>Dès le même soir je voulus travailler à former
-la grande confédération que j'avois méditée. Mon
-père venoit de sortir: je demandai M. Person; il
-étoit allé promener aussi. Il ne rentra qu'un peu
-tard, et vint à moi d'un air triomphant: «Monsieur,
-vous avez entendu ce matin monsieur votre
-père; il m'a remis sur vous un absolu pouvoir.&mdash;Monsieur
-Person, vous m'en voyez ravi. Je suis
-en effet trop heureux d'avoir un gouverneur tel que
-vous, un gouverneur complaisant, honnête, indulgent
-surtout.&mdash;Monsieur, je savois bien qu'un
-jour vous me rendriez justice.&mdash;Un gouverneur
-plein de politesse et d'aménité&hellip;&mdash;Vous me flattez,
-Monsieur.&mdash;Un gouverneur qui sent bien
-qu'un enfant de seize ans ne peut être aussi raisonnable
-qu'un homme de trente-cinq&hellip;&mdash;Assurément.&mdash;Un
-gouverneur qui connoît le c&oelig;ur
-humain&hellip;&mdash;Cela est vrai.&mdash;Et qui excuse, dans
-son élève, un doux penchant que lui-même il
-éprouve.&mdash;Je ne comprends pas trop&hellip;&mdash;Asseyez-vous,
-Monsieur Person; nous avons à traiter
-ensemble une matière fort délicate, qui mérite
-toute votre attention&hellip; Parmi tant de qualités qui
-brillent en vous, et dont j'aurois pu faire une énumération
-plus longue, si je n'avois craint de blesser
-votre modestie; parmi tant de qualités, il faut vous
-le dire franchement, Monsieur Person, j'ai cru
-m'apercevoir qu'il vous en manquoit une, qu'on dit
-fort importante, mais que je regarde comme assez
-inutile, moi! celle de savoir enseigner.&mdash;Monsieur,
-mais&hellip;&mdash;Je ne dis pas cela pour vous mortifier.
-Je suis très persuadé que ce n'est pas l'érudition
-qui vous manque; mais on voit tous les jours
-des gens, aussi malheureux qu'habiles, qui enseignent
-très mal ce qu'ils savent très bien. Vous êtes
-dans ce cas-là, Monsieur Person; et, à cet égard,
-pour me servir des expressions dont usoit le fameux
-cardinal de Retz en parlant du grand Condé, vous
-ne remplissez pas votre mérite.&mdash;Oh! Monsieur,
-la citation&hellip;&mdash;N'est pas tout à fait juste, je le
-sens bien. Vous n'êtes point conquérant, vous!
-vous n'avez pas une armée à conduire! Mais
-aussi, former le c&oelig;ur d'un adolescent; étudier ses
-goûts pour les combattre ou les diriger; amortir ou
-modifier ses passions, quand on n'a pu les prévenir;
-polir ses manières gauches et orner son esprit inculte,
-croyez-vous que cela soit une chose si facile?&mdash;Non,
-sûrement; je sais que ma profession offre
-de grandes difficultés.&mdash;Eh bien! Monsieur, les
-parens n'entendent pas cela. Ils cherchent un gouverneur
-qui ait tous les talens et toutes les vertus!
-et ils croient que cela se trouve! C'est un homme
-qu'ils payent, et c'est un dieu qu'il leur faudroit!
-Mais revenons à ce qui nous touche&hellip; J'ai encore
-remarqué, Monsieur Person, que votre attachement
-singulier pour tout ce qui porte le nom de
-Faublas vous a mené trop loin.&mdash;Comment?&hellip;&mdash;Oui,
-cette extrême affection que vous portez à
-la famille en général, vous ne l'avez pas également
-reversée sur chacun de ses membres!&mdash;Je n'entends
-pas.&mdash;Tenez, vous avez pour ma s&oelig;ur des
-airs de prédilection!&hellip; Le baron appelleroit cela
-de l'amour&hellip; La difficulté que vous éprouvez à enseigner,
-il la nommeroit ineptie. Ce que je vous dis
-est exact: si j'instruisois le baron de ces petits
-détails-là, vous ne resteriez pas vingt-quatre heures
-dans cet hôtel. Ce seroit un grand malheur pour
-moi, Monsieur Person, et un plus grand malheur
-pour vous. Je sais bien qu'on me chercheroit vite un
-autre instituteur; mais, comme nous le disions tout
-à l'heure, il n'y a pas d'homme parfait sur la terre.
-En supposant que le nouveau venu se trouvât plus
-propre que vous à m'instruire, les premiers jours il
-me donneroit avec distraction des leçons que je
-recevrois avec ennui; et au diable les livres, dès
-que je l'aurois surpris bâillant avec moi dessus!
-Cependant mon nouveau Mentor participeroit aux
-foiblesses de l'humanité, il auroit des défauts ou
-des passions que je connoîtrois vite, parce que je
-serois intéressé à les étudier. Animé des mêmes
-motifs, il pénétreroit mes goûts avec le même discernement.
-La première semaine, nous nous serions
-observés comme deux ennemis qui se craignent; au
-bout de huit jours, nous nous traiterions comme
-deux amis également intéressés à se ménager. Cependant
-vous, Monsieur Person, vous ne trouveriez
-peut-être pas à faire ce que vous appelez
-une éducation. Je sais que beaucoup de petits
-abbés qui ont moins de mérite que vous trouvent
-des élèves, et même les conservent; mais tant
-d'autres aussi végètent sans emploi! Vous seriez
-peut-être réduit à recommencer le rudiment et la
-grammaire avec les enfans gâtés d'un notaire-marguillier,
-d'un marchand presque échevin, ou
-de quelque gros employé, tous gens trop fiers
-pour envoyer messieurs leurs fils à l'Université.
-Et, prenez-y garde, les gens d'affaires, qui savent
-calculer, veulent toujours accorder leur intérêt
-avec leur vanité: ils vous diront très bien que
-Restaut tout entier ne vaut pas une page de Barrême;
-et, si vous n'apprenez à vos petits bourgeois
-qu'à parler leur langue, si vous ne possédez pas à
-fond la science des chiffres, le maître d'arithmétique
-sera beaucoup mieux payé que vous. Je veux
-vous épargner ces désagrémens-là, Monsieur. Je
-sens qu'il seroit dur pour le gouverneur d'un noble
-de devenir le précepteur d'un roturier: je ne prétends
-pas changer votre condition, mais la rendre
-meilleure; au lieu de diminuer vos émolumens, je
-vais les augmenter.&mdash;Monsieur, je suis très sensible&hellip;
-J'ai toujours bien dit que chez vous les
-qualités du c&oelig;ur&hellip;&mdash;Oh! les qualités du c&oelig;ur!
-Oui, mon cher gouverneur, j'ai un c&oelig;ur extrêmement
-bon, extrêmement sensible&hellip; Vous savez que
-j'adore Sophie! Mon père veut m'empêcher de la
-voir.&mdash;Mais, au fond, a-t-il tort?&mdash;Comment!
-Monsieur, s'il a tort! vous me demandez s'il a
-tort! Mais vous n'avez donc pas compris ce que je
-vous ai dit?&mdash;Pas très bien.&mdash;Je vais m'expliquer
-clairement. Si vous m'êtes contraire, je déclare
-au baron tout ce que je sais sur votre compte:
-on vous congédie, on me donne un autre gouverneur.
-Si vous voulez me servir&hellip; Monsieur Person,
-vous savez quelle somme le baron me donne par
-an pour mes menus plaisirs; je vous en livre la
-moitié, et voilà un acompte (je lui présentai six
-louis).&mdash;De l'argent! Monsieur, fi donc! Me
-prenez-vous pour un valet?&mdash;Ne vous fâchez pas;
-je n'ai pas voulu vous offenser, j'ai cru&hellip; (Je remis
-les six louis dans ma bourse.)&mdash;Monsieur, j'ai
-beaucoup d'amitié pour vous, et ce n'est pas l'intérêt&hellip;
-Vous l'aimez donc bien fort, M<sup>lle</sup> de
-Pontis?&mdash;Plus que je ne saurois vous le dire!&mdash;Et
-que voulez-vous que je fasse à cela, moi?&mdash;Je
-vous demande seulement de prendre autant de
-peine pour détourner l'attention du baron que
-vous en auriez pris à me tourmenter.&mdash;Monsieur,
-vous n'avez sur M<sup>lle</sup> de Pontis que des vues honnêtes,&hellip;
-légitimes?&mdash;Je serois un monstre si j'en
-avois d'autres! Foi de gentilhomme! Sophie sera
-ma femme.&mdash;En ce cas, je ne vois pas d'inconvénient&hellip;&mdash;Il
-n'y en a pas!&mdash;Je n'en vois aucun,
-Monsieur: pour une chose si simple, vous me
-proposez de l'argent!&mdash;Recevez mes excuses.&mdash;De
-l'argent! fi donc! Quelques présens, passe&hellip;
-J'ai demeuré deux ans chez M. L&hellip;; il me faisoit
-de temps en temps quelques cadeaux. Ses enfans
-m'en faisoient de leur côté, tout cela s'arrangeoit
-assez bien. Un présent s'accepte.&mdash;Ainsi, Monsieur
-Person, voilà qui est dit, je puis compter sur
-vous?&mdash;Assurément.&mdash;Écoutez donc, mon cher
-gouverneur, j'ai une observation à vous faire. Si ce
-que vous sentez pour Adélaïde est un effet de
-l'amour, ne croyez pas que je l'approuve, au
-moins. Celui dont je brûle pour Sophie est innocent
-et pur comme elle. Celui que vous éprouveriez
-pour ma s&oelig;ur!&hellip; Monsieur Person, prenez-y
-garde!&hellip; Je suis très convaincu que la vertu
-d'Adélaïde la défendroit contre les entreprises d'un
-suborneur; mais ces entreprises mêmes seroient un
-affront!&hellip; un affront que tout le sang du coupable
-n'expieroit que foiblement!&mdash;Monsieur, soyez
-tranquille.&mdash;Je le suis.&mdash;Monsieur, comptez sur
-moi.&mdash;Mon cher gouverneur, j'y compte.»</p>
-
-<p>Person sortoit; il revint pour me dire que dans
-l'après-dîner il avoit été au couvent de la part du
-baron. «Au couvent! Pourquoi faire?&mdash;Pour
-défendre expressément à M<sup>lle</sup> Adélaïde de paroître
-au parloir, quand vous irez seul la demander.&mdash;Vous
-l'avez vue, Adélaïde?&mdash;Oui, Monsieur.&mdash;Elle
-ne vous a rien dit?&mdash;Ah! qu'elle étoit bien
-fâchée de cette défense!&mdash;Rien de plus?&mdash;Rien
-du tout.&mdash;Et Sophie? Avez-vous demandé comment
-elle se portoit?&mdash;Beaucoup mieux depuis
-midi.&mdash;Et à quelle heure avez-vous été au couvent?&mdash;A
-cinq heures à peu près, il y a environ
-quatre heures.&mdash;Bien, fort bien.» Person
-s'en alla.</p>
-
-<p>Beaucoup mieux depuis midi! C'est l'heure à
-peu près à laquelle elle a reçu ma lettre. Sophie!
-ma chère Sophie! ne te hâteras-tu pas de me
-répondre? Adélaïde, tu dois être bien contente!
-ta bonne amie est déjà guérie. Et, dans les
-transports de joie que me causoit la nouvelle
-d'une cure aussi prompte, je me mis à faire des
-sauts, des gambades, au bruit desquels accourut
-Jasmin; j'achevois un superbe entrechat quand il
-ouvrit la porte: «Monsieur, je vous demande
-excuse; j'entendois un vacarme! j'étois inquiet.&mdash;Jasmin,
-allez tout de suite chez le comte de
-Rosambert, et priez-le de passer ici demain matin,
-sans faute.»</p>
-
-<p>Rosambert n'y manqua pas. De tous les événemens
-de la veille je ne lui racontai que ceux qui
-se rapportoient à Sophie; il me rappela en riant
-que ce n'étoit pas la jolie cousine qui étoit dans
-mon cabinet. Je voulus éluder; le comte me pressa
-si vivement qu'il fallut tout avouer. «C'est une
-femme bien étonnante que la marquise de B&hellip;,
-me dit-il alors. Personne ne sait comme elle commencer
-agréablement une intrigue, la filer vite,
-brusquer le dénouement qui ne lui déplaît pas, et
-que même on peut croire nécessaire à sa constitution.
-Personne ne possède mieux le grand art de
-retenir l'amant heureux, de supplanter une rivale
-dangereuse, ou, quand la chose est impossible, de
-tenir du moins la balance incertaine. Cette femme-là
-sait varier les plaisirs, de manière qu'avec elle,
-et pour elle, un amour de six mois est un amour
-nouveau. Un amour de six mois à la cour! vous
-concevez que c'est un vieillard décrépit: eh
-bien, la marquise rajeunit ce vieillard-là! car,
-quoiqu'elle m'ait quitté brusquement, je lui rends
-justice: elle n'est pas volage. Je crois même lui
-avoir surpris quelques éclairs de sensibilité; au
-fond il se pourroit qu'elle eût le c&oelig;ur tendre. Son
-génie intrigant s'est développé à la cour dans tous
-les genres. Peut-être que, si elle fût née simple
-bourgeoise, au lieu d'être femme galante, elle eût
-été tout bonnement femme sensible. Je vous
-répète qu'elle n'est pas ce qu'on appelle volage.
-Je l'avois depuis six semaines, je l'aurois
-peut-être gardée trois mois encore; mais votre
-déguisement a tout dérangé. Un novice à instruire,
-un fat à corriger (il se montroit lui-même en
-riant), un mari presque jaloux à duper si plaisamment!
-des obstacles de toute espèce à surmonter!&hellip;
-elle n'a pu résister à ces idées-là. Oui,
-quoique vous soyez d'une figure charmante, je
-parierois que c'est surtout la difficulté de l'entreprise
-qui a déterminé M<sup>me</sup> de B&hellip; D'abord la
-marquise a pris à tâche de ne pas suivre la route
-battue. Prendre cette semaine, avec distraction,
-un amant qu'on renverra maussadement la semaine
-prochaine, rompre et nouer des engagemens uniformes:
-voilà l'éternelle occupation de nos femmes
-de qualité! Le personnage change, mais jamais la
-conduite de l'intrigue; on dit, on fait sans cesse
-la même chose. C'est toujours une déclaration à
-recevoir, un aveu à faire, quelques billets à écrire,
-deux ou trois tête-à-tête à ranger, une rupture à
-consommer. Tout cela répété devient d'une monotonie
-assommante. La marquise, au contraire,
-n'est pas fâchée que le même cavalier lui reste,
-pourvu que le manège varie. Ce n'est pas par le
-nombre de ses amans qu'elle s'affiche, c'est par la
-singularité de ses aventures. Une scène ne lui paroît
-piquante que quand elle n'est pas ordinaire:
-elle ose tout pour la produire; elle se plaît à braver
-les hasards et à lutter contre les événemens.
-Aussi le sentiment de sa force l'emporte-t-il
-quelquefois trop loin. Quelquefois il arrive que
-toute son adresse ne peut lui épargner les désagrémens
-d'une démarche trop imprudente. Dans
-son aventure avec nous, par exemple, voilà deux
-terribles scènes qu'elle a essuyées. La première,&hellip;
-c'est moi qui l'en ai tourmentée, et en conscience
-je la lui devois. Hier elle est venue très inconséquemment
-chercher ici la seconde, et le hasard
-peut-être lui garde la troisième; mais n'importe!
-La marquise, toujours supérieure aux petites mortifications,
-accoutumée à considérer froidement,
-sous tous les rapports, les événemens les plus
-fâcheux, la marquise tirera de ses malheurs mêmes
-un avantage contre ses ennemis, contre sa rivale et
-contre vous.&mdash;Contre sa rivale! Ah! Rosambert,
-Sophie sera toujours préférée!&hellip; Mais que dites-vous
-de ma jolie cousine, qui ne répond pas?&mdash;Attendez
-donc qu'elle ait dormi. Ne vous souvenez-vous
-pas qu'il y a huit jours qu'elle n'a fermé
-l'&oelig;il? Votre lettre l'a doucement bercée&hellip; Mais
-laissez-la donc goûter son bonheur. Savez-vous
-de quoi nous devons nous occuper?&mdash;Non.&mdash;Il
-faut aller acheter quelque bijou pour le cher
-gouverneur: il vous a dit qu'un présent s'acceptoit.&mdash;Vraiment
-oui; mais si je sors et qu'il me
-vienne une lettre de Sophie?&mdash;On fera attendre
-la vieille messagère.&mdash;Eh bien, allons donc vite.&mdash;Vous
-oubliez votre chapeau.&mdash;Vous avez
-raison», répliquai-je d'un air distrait, et j'allai
-m'asseoir. Rosambert me prit par le bras: «Où
-diable êtes-vous? A quoi rêvez-vous?&mdash;Je songeois
-à ce pauvre vicomte de Florville. Qu'elle
-doit être affligée, la marquise! Rosambert, croyez-vous
-qu'elle m'écrira?&mdash;Nous parlons de la marquise
-à présent?&mdash;Oui, mon ami&hellip; Mais ne riez
-donc pas; répondez-moi.&mdash;Eh bien, mon cher
-Faublas, je crois qu'elle ne vous écrira pas.&mdash;Vous
-croyez?&mdash;Cela est très vraisemblable. La
-marquise s'est déjà consultée sur votre situation
-présente et sur la sienne. En femme bien apprise,
-elle a sans doute compris que vous ne pourriez
-vous dispenser de venir à elle; elle n'ira point à
-vous. Elle vous attendra, soyez sûr qu'elle vous
-attendra.»</p>
-
-<p>Je sonnai Jasmin: «Mon ami, tu connois
-l'hôtel du marquis de B&hellip;; tu connois Justine,
-prends un habit bourgeois, va demander Justine,
-et tu lui diras que tu viens de ma part savoir comment
-se porte madame la marquise.» Rosambert,
-qui rioit de toutes ses forces, me dit: «Ah! c'est
-que vous croyez qu'il ne seroit pas poli de la faire
-trop attendre? Mais dites-moi, vous désiriez une
-lettre de Sophie?&mdash;Sans doute. Jasmin, nous allons
-à deux pas; tu ne sortiras que quand nous serons
-rentrés. Jasmin, de la discrétion! Je compte sur
-toi: on nous fait la guerre; l'ennemi est là-bas:
-en garde! mon ami, en garde!&mdash;Oh! Monsieur,
-dans toutes mes maisons j'ai toujours été du parti
-des enfans contre les pères.&mdash;Bien, mon ami;
-sois sûr que je te récompenserai quand je serai
-marié avec elle.&mdash;Marié avec madame la marquise!
-Monsieur!» Rosambert rioit: «Venez,
-venez, mon ami, me dit-il, vous n'y êtes plus.»</p>
-
-<p>J'achetai une bague assez belle; mais, quand il
-fut question de nous en aller, je ne pus jamais
-arracher Rosambert de la boutique. La bijoutière
-étoit jolie.</p>
-
-<p>A mon retour, Jasmin me remit une lettre. La
-vieille n'avoit pas voulu seulement s'asseoir, parce
-qu'on lui avoit défendu d'attendre une réponse.</p>
-
-<p>Qu'on juge de ma douleur en lisant ce qui
-suit:</p>
-
-<blockquote>
-<p><i>Si je n'avois vu mon nom vingt fois répété dans
-votre lettre, Monsieur, je n'aurois jamais pu croire
-qu'elle me fût adressée. Je ne m'imaginois pas que
-quelques mots échappés sans conséquence, recueillis
-au hasard par ma bonne amie, dussent être interprétés
-par son frère d'une manière si étonnante! Je n'imaginois
-pas que mon jeune cousin, qui se disoit mon
-ami, dût me traiter jamais d'une façon si injurieuse.</i></p>
-
-<p><i>Qui vous a dit que je vous aimois, Monsieur?
-Adélaïde? Elle n'en sait rien. Qui vous a dit que ces
-mots: <em>cruel</em>, <em>ingrat</em>, <em>je ne le reverrai de ma vie</em>,
-vous fussent adressés? Qui vous a dit que je mourois
-de chagrin parce que vous ne m'aimiez pas? Si cela
-étoit, Monsieur, il n'y auroit que moi qui pût le savoir:
-vous l'ai-je jamais dit, moi, Monsieur?</i></p>
-
-<p><i>Et vous avez l'air d'être sûr de votre fait! vous
-aimez quelqu'un, et vous me dites que vous m'aimez
-parce que vous croyez que je vous aime? Vous pensez
-donc me faire une grâce, quand vous me demandez
-mon c&oelig;ur et ma main? Monsieur, si je suis assez malheureuse
-pour n'inspirer jamais que de la compassion,
-je serai du moins assez sage pour ne pas aimer, ou
-assez discrète pour cacher mon amour; et certainement
-jamais l'amant d'une autre ne sera le mien.</i></p>
-
-<p><i>Maintenant c'est à vous et pour vous que je dis
-ces mots: «Je ne vous reverrai jamais.» Ma famille
-vaut bien la vôtre, Monsieur; et vous devez me savoir
-quelque gré de ne pas pousser plus loin le ressentiment
-de l'outrage que vous n'avez pas craint de me
-faire.</i></p>
-</blockquote>
-
-<p>Cette fatale lettre n'étoit pas signée. Le chagrin
-dont elle me pénétra est plus facile à imaginer
-qu'à décrire. Sophie ne m'aimoit pas! Sophie ne
-vouloit plus me voir! Je tombai dans un accablement
-profond, dont je ne sortis que pour verser
-un torrent de larmes: si du moins Rosambert
-étoit là, il m'aideroit de ses conseils, il me donneroit
-quelque consolation.</p>
-
-<p>Je me levai brusquement, j'essuyai mes yeux, je
-volai chez la bijoutière. Elle n'étoit plus au comptoir!
-Rosambert n'étoit plus dans la boutique! Je
-parus si fâché de ce contre-temps qu'une demoiselle
-de magasin eut pitié de moi. Elle me dit que,
-si je voulois entrer au <i>café de la Régence</i>, qu'elle
-me montra à dix pas de là, elle iroit avertir le
-comte, qui n'étoit pas loin, et qui ne manqueroit
-pas de me rejoindre dans une demi-heure au plus
-tard.</p>
-
-<p>J'entrai dans ce <i>café de la Régence</i>. Je n'y vis
-que des gens profondément occupés à préparer
-un échec et mat. Hélas! ils étoient moins recueillis,
-moins rêveurs, moins tristes que moi. Je
-m'assis d'abord près d'une table, mais, l'agitation
-que j'éprouvois ne me permettant pas de rester en
-place, bientôt je me promenai à grands pas dans le
-café silencieux. Bientôt aussi l'un des joueurs,
-haussant la voix, levant la tête et frottant ses
-mains, dit d'un ton fier: «Au roi!&mdash;Grand
-Dieu! s'écria l'autre, la dame forcée! la partie
-perdue! Une partie superbe!&hellip; Oui, oui, Monsieur,
-frottez vos mains! Vous vous croyez un
-Turenne! Savez-vous à qui vous devez l'obligation
-de ce beau coup? (Il se tourna de mon côté.)
-A monsieur. Oui, à monsieur. Maudits soient les
-amoureux!» Étonné de la manière vive dont on
-m'apostrophoit, j'observai au joueur mécontent
-que je ne comprenois pas&hellip; «Vous ne comprenez
-pas! Eh bien! regardez-y; un échec à la découverte!&mdash;Eh
-bien! Monsieur! qu'a de commun
-cet échec&hellip;&mdash;Comment! ce qu'il a de commun!
-Il y a une heure, Monsieur, que vous tournez
-autour de moi. «Et ma chère Sophie par-ci, et
-ma jolie cousine par-là&hellip;» Moi, j'entends ces
-fadaises, et je fais des fautes d'écolier&hellip; Monsieur,
-quand on est amoureux, on ne vient pas au <i>café
-de la Régence</i>.» J'allois répliquer; il continua avec
-violence: «Un échec à la découverte, il faut couvrir
-le roi; seul moyen de sauver&hellip; On profite des
-distractions que ce monsieur me donne!&hellip; Un
-misérable coup de mazette! Un homme comme
-moi!» (Il se retourna vers moi.) «Monsieur, une
-fois pour toutes, sachez que toutes les cousines du
-monde ne valent pas la dame qu'on me force&hellip; Elle
-est forcée! Il n'y a pas de ressource&hellip; Au diable
-soient la bégueule et son doucereux amant!»</p>
-
-<p>De toutes les exclamations du joueur, la dernière
-fut celle qui me piqua le plus. Emporté par ma
-vivacité, je m'avançai brusquement; mais, chemin
-faisant, je rencontrai sur la table voisine un échiquier
-qui débordoit: mes boutons l'accrochèrent,
-il tomba; les pièces roulèrent de tous côtés. Voilà
-pour moi deux adversaires nouveaux. L'un me
-dit: «Monsieur, prenez-vous quelquefois garde
-à ce que vous faites?» l'autre s'écrie: «Monsieur,
-vous m'enlevez une partie!&hellip;&mdash;Vous?
-vous aviez perdu, interrompt son adversaire.&mdash;J'avois
-gagné, Monsieur.&mdash;Cette partie-là, je
-l'aurois jouée contre Verdoni!&mdash;Et moi, contre
-Philidor.&mdash;Eh! Messieurs, ne me rompez pas la
-tête! je vais la payer, votre partie!&mdash;La payer!
-vous n'êtes pas assez riche.&mdash;Que jouez-vous
-donc?&mdash;L'honneur.&mdash;Oui, Monsieur, l'honneur.
-Je suis venu en poste tout exprès pour répondre
-au défi de monsieur,&hellip; de monsieur qui croit
-n'avoir pas d'égal! Sans vous je lui donnois une
-leçon!&mdash;Une leçon! eh mais, vous êtes fort heureux
-que l'étourderie de monsieur vous ait sauvé:
-je forçois la dame en dix-huit coups!&mdash;Et vous
-n'alliez pas jusqu'au onzième, en moins de dix
-vous étiez mat.&mdash;Mat! mat! C'est pourtant
-vous, Monsieur, qui êtes cause que l'on m'insulte!&hellip;
-Apprenez, Monsieur, que dans le <i>café de la Régence</i>
-on ne doit pas courir.» (Alors un autre
-joueur se leva:) «Eh! Messieurs, dans le <i>café
-de la Régence</i> on ne doit pas crier, on ne doit pas
-parler. Quel train vous faites!»</p>
-
-<p>D'autres encore se mêlèrent de la querelle; et,
-comme j'étois l'auteur de tout le mal, chacun me
-gourmandoit; je ne savois plus à qui répondre,
-quand Rosambert entra. Il eut beaucoup de peine
-à me tirer de là: nous nous sauvâmes au <i>Palais-Royal</i>.</p>
-
-<p>Je pris Rosambert à l'écart; je lui montrai la
-lettre de Sophie. «Et voilà ce qui vous afflige? me
-dit-il après l'avoir lue&hellip; Mais vous devriez baiser
-cent fois cette lettre-là!&mdash;Ah! Rosambert, est-ce
-donc le moment de plaisanter?&mdash;Je ne plaisante
-pas, mon ami, vous êtes adoré.&mdash;Mais vous n'avez
-donc pas lu?&mdash;J'ai lu, et je vous répète que vous
-êtes adoré.&mdash;Rosambert, nous sommes mal ici,
-revenez chez moi.»</p>
-
-<p>En chemin, le comte me dit: «Sophie a cessé
-ses visites au parloir à l'époque de votre liaison avec
-M<sup>me</sup> de B&hellip; C'est à cette époque aussi que les insomnies
-ont commencé; c'est alors qu'elle a eu ce
-que mademoiselle votre s&oelig;ur appelle la fièvre.
-Elle a désiré la recette, elle l'a demandée indirectement.
-Il y a plus, le remède avoit fait un excellent
-effet, puisqu'hier, à midi, M<sup>lle</sup> de Pontis se portoit
-mieux. Il faut donc conclure de tout cela que, dans
-l'après-dînée d'hier, il s'est passé quelque chose
-d'extraordinaire au couvent. N'en doutez pas, mon
-ami, cette lettre est l'effet d'une ruse du baron, ou
-d'une naïveté d'Adélaïde, ou d'une indiscrétion de
-M. Person. Au reste, le ton de cette épître prouve
-que vous êtes aimé. Un aveu tacite est même
-échappé à la jeune personne. Elle vous fait de
-terribles reproches! Vous avez cru qu'elle vous
-aimoit! elle ne peut supporter cette idée; mais elle
-ne dit nulle part qu'elle ne vous aime pas.»</p>
-
-<p>Tout ce que Rosambert me disoit me paroissoit
-fort raisonnable; cependant mon c&oelig;ur étoit oppressé.
-Les amans espèrent follement, ils s'alarment
-de même.</p>
-
-<p>«Savez-vous bien, reprit le comte, qu'elle est
-assez bien tournée, sa douce épître? Oh! la jolie
-cousine ne vous aura pas écrit dix fois que vous
-trouverez son style tout à fait formé!&mdash;Rosambert,
-que vous êtes cruel avec votre gaieté!»</p>
-
-<p>Jasmin rentroit chez moi en même temps que
-nous, il me dit qu'il venoit de chez madame la
-marquise. «Eh bien, Monsieur, j'ai parlé à
-M<sup>lle</sup> Justine; elle m'a fait attendre assez longtemps,
-et elle est enfin revenue me dire que madame
-étoit très sensible à votre attention; que
-madame s'étoit sentie fort incommodée hier en
-rentrant, que le docteur lui avoit trouvé un peu
-de fièvre ce matin.&mdash;Voyez, Rosambert, voyez
-comme je suis malheureux! elles ont toutes deux la
-fièvre en même temps! Celle que j'adore ne veut
-plus me voir!&hellip;&mdash;Et je ne verrai pas aujourd'hui
-celle qui m'amuse! ajouta le comte en me contrefaisant.
-Pauvre jeune homme! que je le plains!&hellip;
-Mon cher Faublas, consolez-vous. Pour guérir les
-maux que vous avez causés, vous serez tout seul
-plus docteur que tous les docteurs de la faculté.
-Mais, quoique la maladie de la jolie cousine soit
-à peu près celle de l'aimable marquise, je prévois
-cependant qu'il y aura quelque différence dans le
-traitement. On cherchera dans les yeux de la jolie
-demoiselle s'il n'y a pas quelque reste d'émotion;
-on prendra sa main pour tâter le pouls qui pourroit
-être un peu élevé; peut-être même qu'il faudra
-voir si sa bouche n'a rien perdu de sa fraîcheur&hellip;
-Mais pour la belle dame! oh! l'examen sera plus
-long, plus sérieux! Vous serez obligé de la considérer
-de plus près, et plus généralement&hellip; de la
-tête aux pieds! mon ami!&hellip; Je crois même que la
-méthode de ce M. Mesmer&hellip; Oui, Chevalier, oui,
-un peu de magnétisme!&mdash;De grâce! trêve de plaisanterie!
-Rosambert, occupez-vous avec moi de
-Sophie&hellip; Tâchons d'abord de découvrir ce qui
-m'a valu cette cruelle lettre; voyons ensuite par
-quels moyens je pourrois avoir une entrevue, une
-explication avec ma jolie cousine.&mdash;Très volontiers,
-mon cher Faublas; commençons par appeler
-M. Person.»</p>
-
-<p>Mon père entra comme Rosambert sonnoit. Il
-répondit froidement aux politesses du comte, et
-m'annonça, d'un ton assez brusque, que j'allois
-sortir avec lui. «Les chevaux sont mis», ajouta-t-il,
-et, se tournant du côté de Rosambert:
-«Pardon, Monsieur, mais l'heure me presse.&mdash;Demain
-matin, de bonne heure», me dit le
-comte en nous quittant. Je suivis le baron avec
-inquiétude.</p>
-
-<p>Il me conduisit chez M. Duportail. Lovzinski
-m'attendoit pour achever de m'apprendre les aventures
-de sa vie les plus secrètes; et, de peur que
-le marquis de B&hellip; ou quelque autre importun ne
-vînt encore nous interrompre, il ordonna qu'on
-refusât la porte à tout le monde. Dès que nous
-eûmes dîné, il continua ainsi le récit de ses infortunes.</p>
-
-<hr />
-
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em"><i>Imprimé par Jouaust et Sigaux</i><br />
-<span class="small">POUR LA</span><br />
-PETITE BIBLIOTHÈQUE ARTISTIQUE</p>
-
-<p class="c small">M DCCC LXXXIV</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em large"><i>PETITE BIBLIOTHÈQUE ARTISTIQUE</i></p>
-
-
-<p>Tirage in-16 sur papier de Hollande, plus 25 chine et 25
-whatman.&mdash;Tirage en GRAND PAPIER (in-8<sup>o</sup>), à 170 pap.
-de Hollande, 20 chine, 20 whatman.</p>
-
-<table summary="">
-<tr>
-<td class="ind">HEPTAMÉRON de la Reine de Navarre.&mdash;DÉCAMÉRON
-de Boccace, grav. de <span class="sc">Flameng</span>.</td>
-<td class="num"><i>Épuisés.</i></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="ind">CENT NOUVELLES NOUVELLES, dessins de <span class="sc">J. Garnier</span>,
-grav. par <span class="sc">Lalauze</span> ou reprod. par l'héliogravure. 10 fasc.</td>
-<td class="num">50 fr.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="ind">MANON LESCAUT, grav. d'<span class="sc">Hédouin</span>. 2 vol.</td>
-<td class="num">25 fr.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="ind">GULLIVER (<span class="sc">Voyages de</span>), grav. de <span class="sc">Lalauze</span>. 4 vol.</td>
-<td class="num">40 fr.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="ind">VOYAGE SENTIMENTAL, grav. d'<span class="sc">Hédouin</span>.</td>
-<td class="num">25 fr.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="ind">RABELAIS, les Cinq Livres, grav. de <span class="sc">Boilvin</span>.</td>
-<td class="num">60 fr.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="ind">PERRAULT (<span class="sc">Contes de</span>), grav. de <span class="sc">Lalauze</span>. 2 vol.</td>
-<td class="num">30 fr.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="ind">CONTES RÉMOIS, du Comte de Chevigné, dessins de
-<span class="sc">J. Worms</span>, grav. par <span class="sc">Rajon</span>.</td>
-<td class="num">20 fr.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="ind">VOYAGE AUTOUR DE MA CHAMBRE, de X. de Maistre,
-grav. d'<span class="sc">Hédouin</span>.</td>
-<td class="num">20 fr.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="ind">ROMANS DE VOLTAIRE, grav. de <span class="sc">Laguillermie</span>. 5 fascicules.</td>
-<td class="num">45 fr.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="ind">ROBINSON CRUSOÉ, grav. de <span class="sc">Mouilleron</span>. 4 vol.</td>
-<td class="num">40 fr.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="ind">PAUL ET VIRGINIE, grav. de <span class="sc">Laguillermie</span>.</td>
-<td class="num">20 fr.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="ind">GIL BLAS, grav. de <span class="sc">Los Rios</span>. 4 vol.</td>
-<td class="num">45 fr.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="ind">CHANSONS DE NADAUD, grav. d'<span class="sc">Ed. Morin</span>. 3 vol.</td>
-<td class="num">40 fr.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="ind">PHYSIOLOGIE DU GOUT, grav. de <span class="sc">Lalauze</span>. 2 vol.</td>
-<td class="num">60 fr.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="ind">LE DIABLE BOITEUX, grav. de <span class="sc">Lalauze</span>. 2 vol.</td>
-<td class="num">30 fr.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="ind">ROMAN COMIQUE, grav. de <span class="sc">Flameng</span>. 3 vol.</td>
-<td class="num">35 fr.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="ind">CONFESSIONS de Rousseau, grav. d'<span class="sc">Hédouin</span>, 4 vol.</td>
-<td class="num">50 fr.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="ind">MILLE ET UNE NUITS, grav. de <span class="sc">Lalauze</span>. 10 vol.</td>
-<td class="num">90 fr.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="ind">LES DAMES GALANTES, dessins d'<span class="sc">Ed. de Beaumont</span>,
-gravés par <span class="sc">Boilvin</span>. 3 vol.</td>
-<td class="num">40 fr.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="ind">LES FACÉTIEUSES NUITS DE STRAPAROLE, dessins
-de <span class="sc">J. Garnier</span>, gravés par <span class="sc">Champollion</span>. 4 vol.</td>
-<td class="num">45 fr.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="ind">BEAUMARCHAIS: <i>Mariage de Figaro</i>, <i>Barbier de Séville</i>.
-Dessins d'<span class="sc">Arcos</span>, gravés par <span class="sc">Monziès</span>, 2 vol.</td>
-<td class="num">32 fr.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="ind">DIABLE AMOUREUX, grav. de <span class="sc">Lalauze</span>. 1 vol.</td>
-<td class="num">20 fr.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="ind">CONTES D'HOFFMANN, grav. de <span class="sc">Lalauze</span>. 2 vol.</td>
-<td class="num">36 fr.</td>
-</tr>
-</table>
-
-<p class="gap"><span class="sc">Nota.</span>&mdash;<i>Les prix indiqués sont ceux du format in-16.
-S'adresser à la librairie pour les autres exemplaires.</i></p>
-
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-
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-
-
-
-
-<pre>
-
-
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-
-End of the Project Gutenberg EBook of Les amours du chevalier de Faublas,
-tome 1/5, by Jean-Baptiste Louvet de Couvray
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AMOURS DU CHEVALIER DE FAUBLAS, TOME 1 ***
-
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