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-Project Gutenberg's Oeuvres complètes, tome 4/6, by Laurence Sterne
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Oeuvres complètes, tome 4/6
-
-Author: Laurence Sterne
-
-Release Date: April 23, 2020 [EBook #61905]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES, TOME 4/6 ***
-
-
-
-
-Produced by Clarity and the Online Distributed Proofreading
-Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from
-images generously made available by The Internet
-Archive/Canadian Libraries)
-
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-
- Å’UVRES
- COMPLÈTES
- DE
- LAURENT STERNE.
-
- NOUVELLE ÉDITION AVEC XVI GRAVURES.
-
- TOME QUATRIÈME.
-
- A PARIS,
- Chez JEAN-FRANÇOIS BASTIEN.
- AN XI.--1803.
-
-
-
-
-_Ce volume contient_
-
-La quatrième partie des Opinions de Tristram Shandy.
-
-
-
-
-VIE
-
-ET OPINIONS
-
-DE
-
-TRISTRAM SHANDY.
-
-
-
-
-CHAPITRE PREMIER.
-
-_Le pauvre et son chien._
-
-
-Détestant, comme je l'ai dit, de faire des mystères pour rien, je dis
-mon secret au postillon, dès que nous eûmes quitté le pavé. Il répondit
-à ma confiance, en appuyant un grand coup de fouet à ses chevaux: si
-bien qu'au grand trot de son limonier (son porteur galopant sur trois
-jambes), nous gagnâmes en assez peu de temps _Ailly-le-haut-Clocher_,
-ville jadis fameuse par les plus beaux carillons du monde.--Mais nous la
-traversâmes sans musique; tous les carillons étant dérangés,
-non-seulement là, mais bien encore ailleurs.
-
-[Illustration]
-
-Faisant donc toute la diligence possible, d'_Ailly-le-haut-Clocher_, je
-gagnai _Flixcourt_; de _Flixcourt_, _Péquigny_, puis enfin
-_Amiens_,--Amiens, où la belle Jeanneton avoit fait son apprentissage,
-mais où Jeanneton n'étoit plus, et où par conséquent rien n'étoit digne
-de m'arrêter.--
-
-Mais en arrivant à la poste, on détela ma chaise, et l'on établit mes
-brancards sur des tréteaux.--Quelle est cette mode, dis-je? prétend-on
-par-là me faire aller plus vîte?--J'appris que le courrier d'une berline
-qui alloit arriver, avoit retenu tous les chevaux, et que je ne pourrois
-partir qu'après que les miens auroient mangé l'avoine.
-
-«Mais si monsieur veut descendre en attendant?»--
-
-Monsieur préféra de rester dans sa chaise.--Mais pour l'amour de Dieu,
-garçon, qu'on se dépêche.--...
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-Je n'ai rien, mon bon-homme, lui dis-je.--C'étoit à un vieillard couvert
-de haillons, qui s'étoit avancé jusqu'à deux pas de la portière, son
-bonnet de laine rouge à la main.--Son geste et ses yeux demandoient, sa
-bouche ne parloit pas.--Il avoit un chien qui tenoit, ainsi que son
-maître, ses yeux fixés sur moi, et qui sembloit aussi solliciter ma
-charité.--
-
-Je n'ai rien, dis-je une seconde fois.--C'étoit à-la-fois un mensonge et
-un acte de dureté.--Je rougis de l'avoir dit.--Mais, pensai-je en
-moi-même, ces pauvres sont si importuns!--Celui-là ne le fut pas.--Dieu
-vous conserve, dit-il;--et il se retira humblement.
-
-Ho-hé, ho-hé!--vîte--les chevaux.--C'étoit la berline qui venoit
-d'arriver. Les postillons coururent. Le bon vieillard et son chien
-s'approchèrent, n'obtinrent rien, et se retirèrent sans murmure.
-
-Celui qui vient d'avoir un tort, seroit fâché de rencontrer quelqu'un
-qui, à sa place, ne l'auroit pas eu. Si les voyageurs de la berline
-eussent donné au pauvre, je crois que j'en aurois senti quelque
-peine.--Après tout, dis-je, ces gens-là sont plus riches que moi; et
-puisque... Bon Dieu! m'écriai-je, leur dureté excuseroit-elle la mienne?
-
-Cette réflexion me mit mal avec moi-même.--Je cherchai des yeux le
-pauvre, comme si j'eusse voulu le rappeller.--Il s'étoit assis sur un
-banc de pierre, son chien vis-à-vis de lui, et la tête appuyée entre les
-genoux de son maître, qui le flattoit de la main, sans lever les yeux de
-mon côté.
-
-Sur le même banc je vis un soldat, que ses souliers poudreux annonçoient
-pour un voyageur. Il avoit posé son havresac sur le banc, entre le
-pauvre et lui, et par-dessus son havresac il avoit mis son épée et son
-chapeau.--Il s'essuyoit le front avec la main, et paroissoit reprendre
-haleine pour continuer sa route.--Son chien (car il avoit aussi son
-chien) étoit assis par terre à côté de lui, regardant les passans d'un
-air fier.
-
-Ce second chien me fit mieux remarquer le premier, qui étoit noir, fort
-laid et à moitié pelé; et je m'étonnois que le vieillard, réduit à la
-dernière misère, voulût ainsi partager avec lui une subsistance rare et
-souvent incertaine.--L'air dont ils se regardoient tous deux, m'éclaira
-sur-le-champ.--«O de tous les animaux le plus aimable et le plus
-justement aimé, m'écriai-je en moi-même!--C'est toi qui es le compagnon
-de l'homme,--son ami,--son frère.--Toi seul lui restes fidèle dans le
-malheur!--Toi seul ne dédaignes pas le pauvre... Si l'habitude de vivre
-auprès du riche ne t'a pas corrompu!--Ce bon vieillard méprisé,
-délaissé, rebuté par le monde entier, trouve en toi un ami qui
-l'accueille, et qui lui sourit:--et sur le lit de paille qu'il partage
-avec toi, sa misère lui paroît moins affreuse, il n'est pas seul au
-monde tant que tu lui restes encore.»
-
-En ce moment une glace de la berline se baissa, et il en tomba quelques
-débris de viandes froides, avec lesquelles les voyageurs venoient de
-déjeûner. Les deux chiens s'élancèrent.--La berline partit: un seul
-chien fut écrasé.--C'étoit celui du pauvre.
-
-Le chien jetta un cri,--ce fut le dernier. Son maître s'étoit précipité
-sur lui.--Son maître dans le plus sombre désespoir! Il ne pleuroit
-point. Hélas! il ne pouvoit pleurer.--Mon bon-homme, lui criai-je.--Il
-retourna douloureusement la tête. Je lui jettai un écu de six
-francs.--L'écu roula à côté de lui sans qu'il s'en mît en peine. Il ne
-me remercia que par un mouvement de tête affectueux; et il reprit son
-chien dans ses bras.--Hélas! son chien étoit mort.--
-
-«Mon ami, dit le soldat, en lui tendant la main, avec les six francs
-qu'il avoit ramassés,--ce brave gentilhomme Anglois vous a donné de
-l'argent. Il est bienheureux! Il est riche!--Mais tout le monde ne l'est
-pas.--Je n'ai qu'un chien; vous avez perdu le vôtre;--celui-ci est à
-vous.»--En même-temps il attacha son chien avec une petite corde qu'il
-mit dans la main du pauvre, et il s'éloigna aussi-tôt.
-
-O monsieur le soldat, s'écria le bon vieillard en lui tendant les
-bras!--Le soldat s'éloignoit toujours, laissant le pauvre dans l'extase
-de la surprise et de la reconnoissance.
-
-Mais les bénédictions du pauvre, mais les miennes le suivront par
-tout.--Brave et galant homme, m'écriai-je! Eh! qui suis-je auprès de
-toi? Je n'ai donné à ce malheureux que de l'argent: tu viens de lui
-rendre un ami.--
-
-Mais, ô ciel! suis-je confiné à Amiens pour le reste de ma vie? Le
-sommeil me gagne.--Oh! garçon!--Le garçon amenoit mes chevaux.
-
-
-
-
-CHAPITRE II.
-
-_Sommeil dérangé._
-
-
-Dans cette multitude de petits chagrins auxquels un voyageur est sans
-cesse exposé, il en est un plus pénible à mon gré que tous les autres;
-et celui-là, à moins que n'ayez un courrier qui vous précède, je vous
-défie de l'éviter.--Et quel est ce chagrin?--Le voici.
-
-C'est que--fussiez-vous dans la disposition la plus heureuse pour
-dormir;--courussiez-vous dans le plus beau pays,--sur la plus belle
-route,--et dans la voiture la plus douce possible;--fussiez-vous assuré
-de pouvoir dormir l'espace de vingt lieues sans ouvrir l'œil une seule
-fois:--bien plus--vous fût-il démontré aussi clairement qu'une
-proposition d'Euclide, que vous seriez, à tous égards, aussi bien, et
-peut-être mieux endormi qu'éveillé;--l'obligation de payer, qui revient
-à chaque poste, et la nécessité de fouiller dans votre poche, pour en
-tirer, sou par sou, trois livres quinze sous, sans compter les
-guides,--s'opposent tellement à l'envie que vous auriez, que (quand il
-iroit du salut de votre ame) il vous est impossible de dormir plus de
-deux lieues de suite, ou de trois tout au plus, en supposant qu'il y ait
-poste et demie.
-
-«Parbleu! dis-je, je vois un moyen. Je mettrai la somme précise dans un
-morceau de papier, et je la tiendrai dans ma main pendant tout le
-chemin.»--Là-dessus, je m'arrangerai pour dormir.--«Je n'aurai, dis-je,
-autre chose à faire qu'à glisser doucement mon argent dans le chapeau du
-postillon, sans proférer un seul mot.»
-
-Bon!--Il lui faut deux sous de plus pour boire!--Ou bien il y a une
-pièce de douze sous du temps de Louis XIV, qui ne passera pas.--Ou bien,
-il y a une livre et quelques sous, que _Monsieur_ redoit de la dernière
-poste, et que _Monsieur_ a oublié.--On ne sauroit disputer en dormant,
-et cette altercation vous réveille.--Cependant, on peut encore retrouver
-son sommeil; la partie animale peut peser sur la partie intellectuelle,
-et il y a moyen de revenir de cette secousse.--
-
---Mais quoi encore?--Ciel! vous n'avez payé que pour une poste, tandis
-qu'il y a poste et demie! Cela vous oblige à sortir votre livre de
-poste,--et l'impression en est si petite, qu'il faut bien ouvrir les
-yeux, que vous le vouliez ou non. Alors monsieur le curé vous offre une
-prise de tabac,--un pauvre soldat vous montre sa jambe estropiée,--un P.
-Laurent vous présente sa bourse, et vous expose la misère de son
-couvent.--Ou bien la prêtresse de la citerne veut arroser vos
-roues;--elles n'en ont que faire,--mais elle jette l'eau sur les roues
-de derrière, et jure sur sa prêtrise que le feu alloit y prendre.--Un
-pauvre homme qui a tous ces points à discuter et à considérer dans son
-esprit, réveille malgré lui toutes ses facultés intellectuelles,--et
-qu'il retrouve ensuite son sommeil, s'il le peut!
-
-Sans un accident de cette espèce qui m'arriva, je passois tout de bout à
-Chantilly sans voir les écuries.--
-
-Mais le postillon, affirmant d'abord, et osant ensuite me soutenir en
-face, que la pièce de deux sous n'étoit pas bien marquée,--j'ouvris les
-yeux pour m'en assurer:--et voyant la marque aussi clairement que son
-nez, je sautai de ma chaise tout en colère, et je visitai Chantilly
-malgré moi.
-
-Je n'avois plus que trois postes et demie à faire. Mais je suis
-convaincu que le meilleur principe en voyageant, c'est de faire
-diligence. Or, un homme de cette humeur trouve peu d'objets sur sa route
-dignes de le détourner, et il ne s'arrête guère.--C'est ce qui fit que
-je passai tout au travers de Saint-Denis, sans retourner seulement la
-tête du côté de l'abbaye.--Tous les diamans que l'on y montre sont faux.
-Ce trésor si vanté n'est rempli que d'oripeaux ridicules: et je ne
-donnerois pas trois sous de tout ce qu'il renferme, si ce n'est de la
-lanterne de Judas.--Encore est-ce, parce qu'il fait nuit, et qu'elle
-pourroit m'éclairer en entrant à Paris.
-
-
-
-
-CHAPITRE III.
-
-_Entrée à Paris._
-
-
-Clic-clac--clic-clac--clic-clac. Voilà donc Paris, dis-je, en ouvrant de
-grands yeux!--C'est-là Paris!--diable! Paris, m'écriai-je, répétant le
-nom une troisième fois!
-
-La première, la plus belle, la plus brillante... Les rues sont pourtant
-bien sales.--
-
-Mais je suppose qu'elles n'en sont pas moins belles.
-
-Clic-clac--clic-clac.--Quel train tu fais! Comme s'il importoit à ces
-bonnes gens d'être avertis qu'un homme pâle et vêtu de noir a l'honneur
-d'entrer à Paris, vers les neuf heures du soir, conduit par
-un postillon en veste bleue avec des revers de calemande
-rouge!--Clic-clac--clic-clac.--Je voudrois que ton fouet...
-
-Mais c'est le génie de la nation: ainsi claque, claque à ton aise.
-
-Ah! personne ne cède le haut du pavé!--Mais si le haut du pavé est le
-plus sale, fût-ce dans l'école même de la politesse, comment en
-agiroit-on autrement?--Et je te prie, quand allume-t-on les
-lanternes?--Quoi! jamais dans les mois d'été!--Ah! c'est le temps des
-salades. On veut épargner l'huile.
-
-Mais quelle barbarie! Comment ce fier cocher à moustaches peut-il
-proférer de pareilles ordures contre ce cheval efflanqué qui ne sauroit
-se ranger!--Ne vois-tu pas, l'ami, que la rue est si misérablement
-étroite, qu'une brouette pourroit à peine y tourner?--Oh! dans la plus
-belle ville de l'univers, il n'y auroit pas de mal que les rues fussent
-un peu plus larges, et que l'on eût de quoi s'y échapper de droite ou de
-gauche.
-
-Ciel! que de boutiques de traiteurs! Que de boutiques de
-perruquiers!--Il semble que tous les cuisiniers et barbiers de la terre
-se soient donné rendez-vous à Paris. Les premiers auront dit: les
-François aiment la bonne chère,--ils sont gourmands;--allons à Paris:
-nous y aurons un rang distingué.
-
-Et comme la perruque fait l'homme, et que le perruquier fait la
-perruque,--_Sandis!_ ont dit les barbiers, nous y serons encore mieux
-traités.--Nous aurons un rang au-dessus de vous.--Nous serons au moins
-capitouls.--Cadédis! nous porterons l'épée.
-
-
-
-
-CHAPITRE IV.
-
-_Description de Paris._
-
-
-Je ne sais si c'est la faute des François ou la nôtre, s'ils
-s'expliquent mal, ou si nous ne les comprenons pas bien.--Mais quand il
-nous disent que qui a vu Paris a tout vu, il m'est évident qu'ils se
-trompent.--Du moins, s'ils entendent parler de ce qu'on voit à la lueur
-des lanternes.--Car on ne voit rien.
-
-En plein jour la chose est différente.
-
-Paris est percé de mille à douze cents rues.--Quand vous les aurez
-toutes suivies, quand vous aurez vu ses portes, ses ponts, ses places,
-ses statues; quand vous aurez visité ses quatre palais et toutes ses
-églises, parmi lesquelles vous vous garderez d'oublier Saint-Roch et
-Saint-Sulpice,--
-
-Alors vous aurez vu...
-
-Mais que sert de vous le dire? Lisez-le vous-même écrit en ces mots sur
-le portique du Louvre:
-
- «_Non orbis gentem, non urbem gens habet ullam,
- Ulla parem._»--
-
-On peut le traduire ainsi pour l'intelligence du lecteur:
-
- «Cette nation est unique parmi les nations;
- Cette ville est unique parmi les villes:
- Chanter et rire,--rire et mourir.»--
-
-Il faut convenir que le François a une manière joviale de traiter tout
-ce qui est grand.
-
-
-
-
-CHAPITRE V.
-
-_Départ de Paris._
-
-
-En prononçant le mot _jovial_, comme j'ai fait à la fin du dernier
-chapitre, j'ai réveillé en moi l'idée de Spléen.--Non par aucune
-analogie, ni par aucun ordre chronologique ou généalogique.--Je sais
-qu'il n'y a pas entre ces deux mots plus de rapport et de parenté,
-qu'entre le jour et la nuit, ou entre toutes autres choses antipathiques
-de leur nature.--Mais de même qu'un habile politique tâche d'entretenir
-une heureuse harmonie parmi les hommes, ainsi un habile écrivain
-travaille à rapprocher les mots les plus opposés, pouvant à tout moment
-se trouver dans le cas de les employer ensemble.
-
-Ainsi donc, à tout événement, après avoir parlé de l'humeur joviale des
-François, j'écris ici en gros caractères:
-
-SPLÉEN.
-
-En partant de Chantilly, j'ai déclaré que le meilleur principe en
-voyageant étoit de faire diligence;--mais ceci est purement une
-affaire d'opinion, et je n'ai prétendu ramener personne à mon
-sentiment.--D'ailleurs, l'expérience me manquoit alors, et je ne savois
-pas tous les inconvéniens qu'il y avoit à aller si grand
-train.--Aujourd'hui j'abandonne mon système, et le laisse à qui voudra
-le prendre.--Il a dérangé ma digestion, et m'a valu une diarrhée
-bilieuse, qui m'a ramené au triste état d'où j'étois à peine
-sorti.--C'est pour le coup que je décampe, et que je me sauve sur les
-bords de la Garonne.--
-
-Quant à ces gens-ci, à leur génie,--à leurs manières,--à leurs
-coutumes, leurs lois,--leur religion, leur gouvernement,--leurs
-manufactures,--leur commerce,--leurs finances, leurs ressources et les
-ressorts cachés qui les font mouvoir,--quoique j'aie passé deux jours et
-trois nuits parmi eux, quoique j'aie étudié et médité cette matière avec
-toute l'attention dont je suis capable,--n'attendez pas que je vous en
-dise un seul mot.
-
---Allons, allons! Il faut que je parte.--La route est pavée,--les postes
-sont courtes, les jours sont longs,--il n'est pas plus de midi:--je
-serai à Fontainebleau avant le roi.--
-
-Mais, Monsieur, est-ce que le roi va à Fontainebleau?--Non pas que je
-sache.
-
-
-
-
-CHAPITRE VI.
-
-_Comment m'y prendre?_
-
-
-S'il existe dans le monde une plainte absurde et ridicule, surtout dans
-la bouche d'un voyageur, c'est celle que j'entends faire tous les jours,
-que la poste ne va pas en France aussi vîte qu'en Angleterre:--tandis
-que, tout bien considéré, elle y va beaucoup plus vîte.--En effet, si
-l'on calcule la pesanteur des voitures françoises, avec l'énorme
-quantité des bagages dont on les charge dessus, devant et derrière,--si
-l'on considère ensuite les petites haridelles qui les traînent, et le
-peu que ces haridelles ont à manger,--il y a de quoi s'étonner que l'on
-avance de quelques pas.
-
-Le traitement des chevaux en France est indigne d'un peuple chrétien, et
-pour moi, il m'est démontré qu'un cheval de poste de ce pays-là ne
-seroit pas en état de faire un pas, sans la vertu toute-puissante de
-deux mots énergiques, qu'on ne cesse de lui répéter avec une
-complaisance infatigable.--Il trouve dans ces deux mots autant de
-substance que dans un picotin d'avoine.--Enfin, c'est une ressource
-précieuse, et une ressource qui ne coûte rien.--C'est pour cela même,
-que je meurs d'envie de l'apprendre au lecteur.
-
---Mais c'est ici la question.--Quand on donne une recette, elle doit
-être claire et intelligible; autrement elle est inutile. Et cependant si
-je m'exprime trop au naturel, je m'expose à être déchiré à belles dents
-dans le public, par ceux mêmes d'entre les gens d'église qui pourroient
-en avoir ri entre leurs rideaux.
-
---Comment m'y prendre?--C'est en vain que j'y songe.--Mon imagination ne
-me fournit rien.--Comment glisser sur la prononciation de deux mots si
-étranges? Comment les amener de manière à ce que le lecteur n'en perde
-rien, et de manière, en même-temps, à ce que l'oreille la plus délicate
-n'en soit pas blessée?--
-
-Ma plume m'entraîne,--mon encre me brûle les doigts;--je vais essayer.
-Et ensuite... Ensuite! je crains qu'il n'arrive pis. Je crains que
-l'encre ne brûle le papier.
-
---Non.--Je n'oserai jamais.--
-
-Mais si vous désirez de savoir comment l'abbesse des Andouillettes et
-une novice de son couvent se tirèrent d'affaire en semblable
-rencontre,--promettez-moi seulement un peu d'indulgence, et je vous la
-raconterai sans le moindre scrupule.
-
-
-
-
-CHAPITRE VII.
-
-_Histoire de l'abbesse des Andouillettes._
-
-
-L'abbesse des Andouillettes, dont le couvent est situé dans ces
-montagnes qui séparent la Bourgogne de la Savoie, comme on peut le voir
-dans les nouvelles cartes de l'académie des sciences de
-Paris,--l'abbesse des Andouillettes se trouvoit en danger d'un anchylose
-au genou, la sinovie s'en étant desséchée par son assiduité à de trop
-longues matines.
-
-Vainement elle avoit tenté tous les remèdes.--Premiérement des prières
-et des actions de graces à Dieu.--Puis des neuvaines, d'abord à tous les
-saints indistinctement, ensuite à chaque saint dont le genou avoit été
-anchylosé avant le sien.--Les neuvaines n'opérant pas, elle avoit eu
-recours à toutes les reliques du couvent, et principalement à l'os de la
-cuisse du boiteux de Lystra.--On appliquoit tour à tour chaque relique
-sur le mal; on passoit dessus le rosaire en croix, et enveloppoit le
-tout avec le voile de madame, qui se mettoit au lit dans ce saint
-appareil.
-
-Enfin, lasse de tant d'essais inutiles, madame s'étoit livré
-au bras séculier.--Il falloit voir combien d'huiles et de
-graisses émollientes,--combien de fomentations adoucissantes et
-résolutives,--combien de frictions anodines!--Tantôt des cataplasmes de
-mauve, de guimauve et de bonhenry, auxquels on ajoutoit des oignons de
-lys et du sénégré;--tantôt la vapeur de certains bois, dont on dirigeoit
-la fumée sur la cuisse de madame, qui tenoit dessus son scapulaire en
-croix;--tantôt enfin des décoctions de chicorée sauvage, de cresson
-d'eau, de cerfeuil, de cochléaria et de myrrhe.--
-
-Mais tous les remèdes furent sans effet, et la faculté décida enfin que
-l'on essayeroit des eaux thermales de Bourbon.--On obtint au préalable
-du révérend père visiteur les permissions nécessaires, et tout fut
-ordonné pour le voyage.
-
-Marguerite, novice d'environ dix-sept ans, qui, pour avoir trempé son
-doigt trop fréquemment dans les cataplasmes bouillans de madame
-l'abbesse, avoit gagné un mal d'aventure, Marguerite, dis-je, avoit
-inspiré tant d'intérêt que, sans s'inquiéter d'une vieille religieuse
-perdue de sciatique, et que les bains de Bourbon auroient peut-être
-guérie radicalement, la petite novice fut choisie pour compagne de
-voyage.
-
-Une vieille calèche, doublée de velours d'Utrecht verd, et appartenant à
-madame l'abbesse, revit le soleil après vingt ans d'obscurité.--Le
-jardinier du couvent fut créé muletier, et fit sortir les deux vieilles
-mules pour leur rogner les crins de la queue.--Deux sœurs converses
-s'employèrent l'une à reprendre les trous de la doublure, l'autre à
-recoudre les bords du galon jaune que la dent du temps avoit rongés.--Le
-garçon jardinier repassa le chapeau du muletier dans de la lie de vin
-chaud;--et un tailleur versé dans le plein-chant, s'assit sous un
-auvent, en face de l'abbaye, pour assortir quatre douzaines de sonnettes
-pour les harnois, sifflant un air à chaque sonnette, à mesure qu'il
-l'attachoit avec une courroie.
-
-Le maréchal et le charron des Andouillettes tinrent conseil sur les
-roues, et dès le lendemain à sept heures du matin, tout fut réparé, tout
-se trouva prêt, et fut rendu à la porte du couvent.--Deux files de
-malheureux y étoient rassemblées une heure auparavant.
-
-L'abbesse des Andouillettes, soutenue par Marguerite, sa novice,
-s'avança lentement vers la calèche, toutes deux vêtues en blanc, avec
-leurs rosaires noirs pendant sur leur poitrine.
-
-Il y avoit dans ce contraste de couleurs, je ne sais quoi de modeste et
-de solemnel.
-
-Elles montèrent dans la calèche.--Les religieuses, dans le même uniforme
-(doux emblême de l'innocence!) se tinrent à leurs fenêtres, et quand
-l'abbesse et Marguerite levèrent les yeux sur elles, chacune, la pauvre
-religieuse à la sciatique exceptée,--chacune relevant le bout de son
-voile avec sa main de lys, envoya le dernier baiser et le dernier
-adieu.--La bonne abbesse et Marguerite croisèrent saintement leurs mains
-sur leur poitrine,--levèrent les yeux au ciel,--les portèrent sur les
-religieuses,--et ce double regard vouloit dire: _Dieu vous bénisse, mes
-chères sœurs!_
-
-Je déclare que cette histoire m'intéresse.--J'aurois voulu être là.--
-
-Le jardinier, que désormais j'appellerai muletier, étoit un bon
-compagnon trapu, carré, de joyeuse humeur, aimant à jaser, et surtout à
-boire.--Les _pourquoi_ et les _comment_ de la vie ne le troubloient
-nullement.--Il avoit sacrifié un mois de ses gages pour se procurer une
-outre, ou tonneau de cuir qu'il avoit rempli du meilleur vin de
-l'endroit, placé derrière la calèche, et couvert d'une grosse casaque
-brune, pour le garantir du soleil.
-
-Le fouet résonne,--les mules s'ébranlent,--on part,--on est parti.--
-
-Il faisoit chaud.--Le muletier qui ne craignoit pas de se fatiguer,
-alloit et venoit sans cesse autour de la voiture, rarement sur sa mule,
-et presque toujours à pied.--Il avoit à combattre l'occasion et le
-penchant.--Il n'en falloit pas tant pour le faire succomber.--Bref, il
-tomba si souvent sur l'arrière-garde des équipages, il fit tant d'allées
-et de venues, qu'avant la moitié de la journée tout le vin de l'outre
-s'étoit enfui, sans qu'il s'en fût perdu une seule goutte.
-
-L'homme est un animal d'habitude.--Il avoit fait tout le jour une
-chaleur étouffante;--la soirée étoit délicieuse,--le vin du pays
-excellent. Le côteau de Bourgogne qui le produisoit étoit escarpé.--Au
-pied de ce côteau, à la porte d'une cabane fraîche, pendoit un petit
-bouchon séduisant, dont la vue réveilloit le désir.--A travers le
-feuillage murmuroit un doux bruit qui sembloit dire: _Venez, venez beau
-muletier. Muletier altéré, entrez ici._
-
-Le muletier étoit enfant d'Adam. Ce seul mot le désigne assez.--Il donna
-un bon coup de fouet à chacune de ses mules, en regardant l'abbesse et
-Marguerite, comme pour leur dire me voilà.--Il donna un second coup de
-fouet, comme pour dire à ses mules allez toujours.--Et s'échappant par
-derrière, il se glissa dans le cabaret qui étoit au pied de la montagne.
-
-Le muletier, tel que je l'ai dépeint, étoit un bon vivant, sans soucis,
-sans affaires, songeant peu au lendemain, et ne se souciant guère de ce
-qui avoit été avant lui, ou de ce qui seroit après.--Pourvu qu'il eût
-avec du vin, un visage à qui parler, il étoit content.--Il entra
-aussi-tôt en conversation; et tout en buvant chopine, il se mit à
-raconter à l'aubergiste comme quoi il étoit jardinier en chef du couvent
-des Andouillettes, etc.--et comment, par amitié pour madame l'abbesse et
-pour mademoiselle Marguerite, laquelle n'étoit encore qu'à son noviciat,
-il les avoit amenées depuis les frontières de la Savoie.--Comment madame
-avoit gagné une enflure au genou par l'excès de sa dévotion;--et
-comment, lui jardinier, avoit fourni une légion d'herbes pour adoucir
-cette tumeur; mais le tout en vain;--et que, si les eaux de Bourbon ne
-guérissoient pas cette jambe, madame pourroit bien boiter de l'autre
-avant qu'il fût peu.--
-
-Tandis que le muletier brochoit ainsi son histoire, il en oublioit
-l'héroïne,--et avec elle, la petite novice,--et avec la novice, les deux
-mules; ce qui étoit pis que tout le reste.
-
-Or, les mules sont des animaux qui n'ont pas été assez bien traités par
-leurs parens, pour se croire tenues à la reconnoissance envers le
-public.--Privées d'une faculté commune aux hommes, aux femmes et aux
-autres bêtes, ne pouvant s'acquitter envers la nature, ni se rendre
-utiles aux générations à venir,--elles servent la génération présente du
-pis qu'elles peuvent; allant, venant, traînant, montant, descendant,
-plus souvent à leur fantaisie qu'à celle de leur conducteur.--C'est ce
-que les philosophes et les moralistes n'ont jamais bien considéré; et
-comment le pauvre muletier, du fond de son cabaret, s'en seroit-il
-douté?--Il n'y songea pas le moins du monde.--Mais il est temps que nous
-y songions pour lui. Laissons-le donc au milieu de son élément, le plus
-heureux et le plus insouciant des mortels; et occupons-nous un moment
-des mules, de l'abbesse et de la douce Marguerite.
-
-Par la vertu des deux derniers coups de fouet, les deux mules suivant
-tranquillement leur chemin, avoient à-peu-près atteint la moitié de la
-montagne, quand la plus âgée, qui étoit maligne comme un vieux diable,
-jetant un coup-d'œil par derrière au bout d'un angle, n'aperçut point de
-muletier.
-
-«Par ma figue, dit-elle en jurant, je n'irai pas plus loin.--Et si je
-fais un pas de plus, dit l'autre, je consens qu'il fasse un tambour de
-ma peau.--»
-
-Les deux mules s'arrêtèrent d'un commun accord.--
-
-
-
-
-CHAPITRE VIII.
-
-_Suite de l'histoire de l'abbesse des Andouillettes._
-
-
-«Allons, allons, dit l'abbesse.--Hue! hue! cria Marguerite.--
-
-K't--K't--K't--dit l'abbesse.--
-
-Dia-hue!--Dia-hue! dit Marguerite, avançant ses douces lèvres, et les
-ramassant en plis comme une bourse.--
-
-Pan-pan-pan! s'écria l'abbesse des Andouillettes, en frappant du bout de
-sa canne à pomme d'or contre le fond de la calèche.»--
-
-La vieille mule fit un pet.
-
-
-
-
-CHAPITRE IX.
-
-_Suite de l'Histoire de l'Abbesse des Andouillettes._
-
-
-«Nous sommes perdues, mon enfant, dit l'abbesse à Marguerite.--Nous
-passerons la nuit ici.--Nous serons volées.--Nous serons violées.--
-
-Oh! dit Marguerite, il est très-sûr que nous serons violées.--
-
-Sainte Marie, s'écria l'abbesse, (sans ajouter l'interjection ô,) eh!
-qu'étoit-ce qu'un anchylose! Pourquoi ai-je quitté le couvent des
-Andouillettes?--Vierge sainte, pourquoi n'as-tu pas permis que ta
-servante descendît impollue dans la tombe?--
-
-O mon doigt, mon doigt! s'écria Marguerite, prenant feu au mot de
-servante!--Pourquoi ne me suis-je pas contentée de le fourrer ici et là,
-et enfin par tout ailleurs que dans ce défilé?--
-
-Défilé, mon enfant, s'écria l'abbesse!--
-
-Défilé, ma chère mère, dit la novice.--
-
-«La frayeur leur avoit tourné la tête. L'une ne savoit ce qu'elle
-disoit, ni l'autre ce qu'elle répondoit.
-
-«O ma virginité, ma virginité, s'écrioit l'abbesse!--
-
-Virginité--ginité, disoit la novice en sanglottant.--»
-
-
-
-
-CHAPITRE X.
-
-_Suite de l'Histoire de l'Abbesse des Andouillettes._
-
-
-«Ma chère mère, dit enfin la novice revenant un peu à elle,--on m'a
-parlé de deux certains mots, qui sont d'une énergie toute puissante. Par
-leur vertu, il n'est point de cheval, d'âne, ni de mulet, qui, bon gré,
-malgré, n'escalade la plus haute montagne. Quelque rétif, quelque
-obstiné qu'il soit, à peine les a-t-il entendus, qu'il obéit.--Ce sont
-des mots magiques, s'écria l'abbesse saisie d'horreur.--Non, dit
-froidement Marguerite; mais ce sont des mots que l'on ne sauroit
-prononcer sans péché.--Quels sont-ils, dit l'abbesse en
-l'interrompant?--Ils sont criminels au plus haut degré, répondit
-Marguerite; ce sont des péchés mortels:--si nous sommes violées, et que
-nous mourions sans avoir reçu l'absolution de ces deux vilains mots,
-c'est fait de nous.--Mais, dit l'abbesse des Andouillettes, ne
-pouvez-vous me les dire?--Oh! ma chère mère, dit la novice, il est
-impossible de les prononcer.--Il y auroit de quoi faire monter au visage
-tout le sang que l'on auroit dans le corps.--Mais au moins, dit
-l'abbesse, vous pouvez bien me les glisser dans l'oreille.»--
-
-Dieu tout-puissant! n'as-tu pas quelque ange gardien que tu puisses
-envoyer dans ce cabaret au bas de la montagne? Tous tes esprits généreux
-et bienfaisans sont-ils occupés? N'est-il dans la nature aucun agent que
-tu puisses employer? aucun frisson qui, se glissant le long de l'artère
-qui le conduiroit au cœur, iroit réveiller le muletier qui s'oublie au
-milieu des pots?--Nul doux instrument ne lui rappellera-t-il l'idée de
-l'abbesse, de Marguerite, et de leurs rosaires noirs?--
-
-Eveille, éveille-toi, muletier!--Mais il est trop tard; les horribles
-mots sont prononcés.
-
-Jeune et belle lectrice, vous brûlez de les apprendre!--Mais comment
-oserai-je vous les dire?--O vous! muse chaste, qui savez parler de
-toutes les choses existantes sans souiller vos lèvres, instruisez-moi,
-secourez-moi.
-
-
-
-
-CHAPITRE XI.
-
-_Fin de l'Histoire de l'Abbesse des Andouillettes._
-
-
-«Tous les péchés quelconques, dit l'abbesse, (devenue casuiste par la
-détresse où elle se trouvoit)--tous les péchés, ma chère fille, sont
-partagés en deux classes; mortels et véniels.--Telle est la division
-établie par le saint directeur de notre couvent; et il n'y en a pas
-d'autre.--Or, un péché véniel étant déjà par lui-même le plus léger et
-le moindre de tous,--il est certain que si vous le séparez en deux,
-prenant une moitié et laissant l'autre,--ou si vous le partagez à
-l'amiable entre une autre personne et vous,--ce péché, qui étoit déjà
-peu de chose, se réduira bientôt à rien.»
-
-«Or, je ne vois aucun péché à dire _bou_ cent fois, mille fois de suite;
-de même qu'il n'y a rien de malhonnête à prononcer la seconde syllabe
-isolée, fût-ce depuis les matines jusqu'aux vêpres.--Ainsi, ma chère
-fille, continua l'abbesse des Andouillettes, je dirai _bou_, tu me
-répondras, je reprendrai; et ainsi de suite alternativement.--Et comme
-il n'y a pas plus de mal à dire _fou_ qu'à dire _bou_,--tu entonneras
-_fou_, et moi j'acheverai le mot en guise de _répons_, comme aux versets
-de nos complies.--»--L'abbesse toussa, donna le ton, Marguerite suivit;
-et il en résulta le plus étrange _duo_ dont les fastes monastiques aient
-jamais fait mention.
-
-«Bou--bou--bou--bou, disoit l'abbesse.»--
-
-Il n'est personne un peu instruite qui ne sache ce que répondoit
-Marguerite.
-
-«Fou--fou--fou--fou, disoit Marguerite.»--
-
-Je lis dans vos yeux, mademoiselle, qu'au besoin vous auriez pu achever
-le mot pour l'abbesse.
-
-A peine l'abbesse et Marguerite eurent-elles commencé leur psalmodie,
-que les deux mules, croyant reconnoître une musique qui leur étoit
-familière, remuèrent la queue, mais sans avancer d'un pas.--La recette
-opère, dit la novice.--Il faut recommencer, dit l'abbesse;--et le _duo_
-reprit...
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
---_L'abbesse_--b--b--b--b--
-
---_Marguerite_ g--g--g--g--
-
-«Plus vîte, dit Marguerite.»
-
---_Marguerite_--f--f--f--f.
-
---_L'abbesse_--t--t--t--t.
-
-«Plus vîte encore, dit Marguerite;--f-f-f-f-f.»
-
---_L'Abbesse_--t-t-t-t-t.
-
-«Encore plus vîte,--_prestissimò_, ma chère mère...
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-O ciel! je n'en puis plus, dit l'abbesse toute essoufflée. Le Seigneur
-ait pitié de nous!--les maudites bêtes ne nous entendent pas, dit
-Marguerite en soupirant.--Mais le diable nous a entendues, dit l'abbesse
-des Andouillettes.»
-
-
-
-
-CHAPITRE XII.
-
-_Ballet._
-
-
-Bon Dieu! quelle étendue de pays j'ai parcourue! de combien de degrés je
-me suis rapproché d'un soleil plus chaud!--que de belles villes j'ai
-traversées,--pendant le temps, madame, que vous avez mis à lire et à
-commenter cette histoire! J'ai vu Fontainebleau, Sens, Joigny,
-Auxerre;--et Dijon, capitale de la Bourgogne, et Châlons sur Saône; et
-Mâcon, capitale du Mâconais, et peut-être vingt autres villes et
-villages qui se trouvent sur la route de Paris à Lyon;--mais je ne suis
-plus en état de vous en parler, que des villes de la lune.--Ainsi,
-quelque chose que je fasse, voilà un chapitre, et peut-être deux
-entièrement perdus.
-
-«--Sans mentir, Tristram, votre histoire des Andouillettes est
-originale.»--
-
-Ajoutez, madame, qu'elle a distrait votre attention pour ce qui va
-suivre.--Si c'eût été quelque pieuse méditation sur la croix,--quelque
-traité sur la paix, l'humilité, la religion chrétienne,--si j'avois
-écrit sur le mépris des choses terrestres, sur l'aliment céleste de
-l'ame, ce pain des élus et des sages, cette sainteté, cette
-contemplation, dont l'esprit de l'homme, une fois séparé de son corps,
-doit se nourrir à jamais;--je conçois, madame, que vous m'auriez vu
-finir, avec plus de plaisir, et recommencer avec plus d'intérêt.
-
-Au lieu que cette abbesse... Je voudrois n'en avoir jamais parlé.--Mais
-le mal est fait; et comme je n'efface jamais rien, voyons si je
-trouverai quelque expédient pour vous ôter cette idée de la tête...
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
---Avec votre permission, madame,... je crains que vous ne soyiez assise
-dessus.--C'est mon bonnet et ma marotte que je cherche.--
-
-«Votre marotte, Tristram!--il y a plus d'une heure que vous la tenez.»--
-
-Oui!--en ce cas, madame, laissez-moi faire deux ou trois cabrioles,
-danser la _fricassée_, et chanter _lanturlu_;--et je reviens à vous plus
-sage et plus posé que jamais.
-
-
-
-
-CHAPITRE XIII.
-
-_Auxerre._
-
-
-Tout ce qu'il y a à vous dire sur Fontainebleau, en cas que vous le
-demandiez, c'est qu'il est situé au milieu d'une vaste forêt, à quinze
-lieues au sud de Paris.--La ville a un certain air de grandeur; le
-château est antique et noble.--Le roi a coutume d'y passer les automnes
-avec toute sa cour, pour le plaisir de la chasse. Là, tout Anglois d'une
-certaine façon, et surtout, milord, s'il est fait comme vous (pourvu
-qu'il ait deux ou trois coureurs) peut prendre sa part de ce
-divertissement, avec la seule attention de ne pas courir plus vîte que
-le roi.
-
-Il y a pourtant deux raisons pour que vous ne répétiez pas bien haut ce
-que je viens de vous dire.
-
-L'une, c'est que cela pourroit faire renchérir les chevaux de chasse en
-Angleterre.--
-
-L'autre, c'est qu'il n'y a pas un mot de vrai. Continuons.--
-
-A l'égard de Sens, on peut l'expédier en un seul mot: _C'est un siége
-archiépiscopal._
-
-Quant à Joigny, je crois que le moins que l'on puisse en dire est le
-mieux.
-
-Mais pour Auxerre!--je pourrois en parler jusqu'à demain. Je n'en
-finirois pas si je voulois.--Lorsque je fis mon grand tour de l'Europe,
-sous la conduite de mon père, qui ne voulut s'en fier qu'à lui-même pour
-m'accompagner, et qui se fit suivre de mon oncle Tobie, de Trim et
-d'Obadiah, et de presque toute la famille, excepté de ma mère;--nous
-nous arrêtâmes à Auxerre deux jours entiers.--«Mais, monsieur, pourquoi
-madame votre mère ne fut-elle pas du voyage?--Monsieur, c'est qu'elle
-avoit entrepris de tricoter pour mon père un grand pantalon de laine
-grise, et qu'elle avoit à cœur d'achever sa tâche.»--
-
-Mon père qui faisoit la sienne de tirer parti des choses les plus
-ingrates, et qui trouvoit partout à faire son profit, m'en a laissé de
-reste à dire sur Auxerre.--Dans tous ses voyages, mais principalement
-dans celui dont je parle, il suivoit une route si différente de celles
-que tous les autres voyageurs avoient parcourues avant lui;--il voyoit
-les rois et les cours, et toute leur magnificence, sous un point de vue
-si original;--ses remarques sur les caractères, les mœurs et les
-coutumes des pays que nous traversions, étoient si opposées à celles de
-tous les autres hommes, et particulièrement à celles de mon oncle Tobie
-et du caporal, pour ne rien dire des miennes,--les hasards et les
-accidens qui nous arrivoient, ou que les systèmes et son opiniâtreté
-nous attiroient journellement, étoient d'un genre si varié, si étrange,
-si tragi-comique;--en un mot, l'ensemble de ses aventures et de ses
-réflexions, forme un tout si différent de tout ce qu'on a jamais vu dans
-aucun récit de voyageur,--que ce sera ma faute, et uniquement ma faute,
-si les voyages de mon père ne sont pas lus et relus par tout voyageur et
-tout amateur de voyages, tant qu'il y aura des voyages et des voyageurs.
-
-Mais ce riche ballot ne doit pas s'ouvrir encore. Je ne veux en tirer
-que ce qui m'est nécessaire pour débrouiller le mystère de notre séjour
-à Auxerre.--Je vois l'impatience du lecteur, et je m'empresse de la
-satisfaire.
-
---«Frère Tobie, dit mon père, voulez-vous, en attendant le dîner, que
-nous allions voir ces messieurs dont monsieur Séguier a parlé avec tant
-d'éloge?--J'irai voir qui vous voudrez, dit mon oncle Tobie, dont la
-complaisance étoit inépuisable.--Mais ces messieurs sont des momies,
-reprit mon père.--Est-il nécessaire de se raser, dit mon oncle
-Tobie?--Non, parbleu! frère, s'écria mon père,--au contraire, une longue
-barbe nous donnera un air de famille tout-à-fait convenable.--»
-Là-dessus nous nous mîmes en marche, mon oncle Tobie, appuyé sur le
-caporal, et formant l'arrière-garde, et nous nous acheminâmes vers
-l'abbaye de St.-Germain.
-
---«Tout ce que nous voyons, dit mon père au sacristain, qui étoit un
-jeune frère de l'ordre de St.-Benoît, est vraiment très-beau, et
-très-riche, et très-magnifique.--Mais ce n'est pas là le but de notre
-curiosité. Nous voudrions voir ces corps desquels monsieur Séguier a
-donné au public une description si exacte.»
-
-Le moine s'inclina, et prenant dans la sacristie une torche consacrée à
-cet usage, il nous conduisit au tombeau de St.-Héréhald.--«Voici, dit le
-sacristain, en posant la main sur la tombe,--voici un prince célèbre de
-la maison de Bavière, qui, sous les règnes successifs de Charlemagne, de
-Louis le Débonnaire et de Charles le Chauve, jouit d'une grande autorité
-dans le gouvernement. Il contribua, plus que personne, à rétablir
-partout l'ordre et la discipline.--Il faut donc, dit mon oncle Tobie,
-qu'il ait été aussi grand dans le champ de Mars que dans le cabinet.
-C'étoit, à coup sûr, quelque preux et vaillant chevalier.--C'étoit un
-moine, dit le sacristain.»
-
-Mon oncle Tobie et Trim se regardèrent pour chercher quelque consolation
-dans les yeux de l'un de l'autre;--ils n'en trouvèrent point.--Mon père
-frappa des deux mains sur ses cuisses; c'étoit son geste ordinaire quand
-il voyoit ou qu'il entendoit quelque chose de très-plaisant.--Il ne
-pouvoit souffrir les moines, ni tout ce qui y avoit rapport; mais la
-réponse du sacristain portant plus à-plomb sur mon oncle Tobie et sur
-Trim que sur lui, ce fut pour lui un triomphe relatif qui le mit de la
-plus belle humeur du monde.
-
---«Et comment, je vous prie, appelez-vous ce gentilhomme-ci, demanda mon
-père en riant?--Cette tombe, dit le jeune bénédictin, en baissant les
-yeux, contient les os de _Ste.-Maxime_, qui vint de Ravenne exprès pour
-toucher le corps...--De _Ste.-Maxime_, dit mon père, coupant la parole
-au sacristain!--Ce sont, ajouta mon père, les deux plus _grands_ saints
-de tout le martyrologe.--Excusez-moi, dit le sacristain;--c'étoit pour
-toucher les os de St.-Germain, fondateur de l'abbaye.--Et qu'est-ce
-qu'elle gagna par-là, dit mon oncle Tobie?--Parbleu! dit mon père, ce
-qu'une femme gagne ordinairement quand elle va en pélerinage.--Elle
-gagna le martyre, répliqua le jeune bénédictin, en s'inclinant jusqu'à
-terre, et disant ce peu de mots d'un ton de voix à-la-fois si modeste et
-si assuré, que mon père en fut désarmé pour un moment.--On croit,
-continua le bénédictin, que Ste.-Maxime repose dans cette tombe depuis
-quatre cents ans; et il n'y en a que deux cents qu'elle est
-canonisée.--On est long-temps à faire son chemin, frère Tobie, dit mon
-père, dans cette armée de martyres.--Hélas! dit Trim! dans quelque corps
-que ce soit, quand un pauvre diable n'a pas le moyen d'acheter...»
-
-«Pauvre Sainte-Maxime, dit mon oncle Tobie à demi-voix, en s'éloignant
-de sa tombe!--Elle étoit, continua le sacristain, une des plus belles et
-une des plus grandes dames de France et d'Italie.--Mais qui diable est
-enterré-là, à côté d'elle, dit mon père, montrant du bout de sa canne
-une grande tombe près de laquelle il passoit?--C'est St.-Prosper,
-monsieur, répondit le sacristain.--Peste! dit mon père, St.-Prosper est
-fort bien placé là.--Et quelle est l'histoire de St.-Prosper,
-continua-t-il?--St.-Prosper, répliqua le sacristain, étoit
-évêque.--Par le ciel! s'écria mon père en l'interrompant, je m'en
-doutois.--St.-Prosper! l'heureux nom!--Comment St.-Prosper eût-il manqué
-d'être évêque ou cardinal?»--Il tira son journal de sa poche, le
-sacristain tenant sa torche pour l'éclairer, et il écrivit St.-Prosper,
-comme un nouvel appui à son système sur les noms de baptême.--Et
-j'oserai dire que, vu le désintéressement qu'il apportoit dans la
-recherche de la vérité, il auroit trouvé un trésor dans le tombeau de
-St.-Prosper, qu'il ne se seroit pas cru si riche. C'étoit la visite la
-plus heureuse, la plus utile qu'on eût jamais rendue à la mort. Enfin,
-mon père fut si charmé de sa découverte, qu'il se décida sur-le-champ à
-passer un jour de plus à Auxerre.
-
-«Je verrai demain le reste de ces bonnes gens, dit mon père, comme nous
-traversions la place.--Et pendant ce temps-là, frère Shandy, dit mon
-oncle Tobie, le caporal et moi nous visiterons les remparts.»
-
-
-
-
-CHAPITRE XIV.
-
-_Je ne sais plus où j'en suis._
-
-
-Me voici pour le coup dans un labyrinthe tout-à-fait inextricable.--Dans
-l'un (c'est celui que j'écris maintenant) j'en suis dehors depuis
-long-temps.--Dans l'autre (c'est celui que je dois écrire un jour) je
-n'en suis pas encore tout-à-fait sorti.--
-
-Il y a en toutes choses un certain degré de perfection; et en voulant
-aller au-delà, je me suis mis dans une situation où jamais voyageur ne
-s'est trouvé avant moi.--Car en ce même instant je suis sur la place
-d'Auxerre, avec mon père et mon oncle Tobie, regagnant l'auberge et le
-dîner.--J'entre en même-temps dans la ville de Lyon, avec ma chaise de
-poste rompue en mille pièces;--et pour compléter l'extravagance, je me
-trouve (toujours au même instant) sur les bords de la Garonne, dans un
-joli pavillon bâti par Pringello, que monsieur Salignac m'a prêté, et
-dans lequel j'écris cette rapsodie.
-
---Laissez-moi me recueillir un peu, et reprendre ensuite le fil de mon
-voyage.
-
-
-
-
-CHAPITRE XV.
-
-_Lyon._
-
-
-«Après tout, dis-je, j'en suis bien aise;»--c'étoit au moment où
-j'entrois à pied dans la ville de Lyon, suivant à pas lents une
-charrette qui portoit pêle-mêle mon bagage et les débris de ma
-chaise.--«Oui, continuai-je, je suis charmé qu'elle soit rompue, et j'y
-vois un profit tout clair.--Il ne m'en coûtera pas plus de sept francs
-pour descendre par eau jusqu'à Avignon, ce qui m'avancera de quarante
-lieues: là, dis-je, en continuant mon calcul économique, il me sera
-facile de louer deux mules, ou même deux ânes si je l'aime mieux,
-(d'autant que je ne suis connu de personne)--et je traverserai les
-plaines du Languedoc presque pour rien. Il est clair que l'accident de
-ma chaise me vaudra au moins quatre cents livres, et du plaisir!--du
-plaisir pour deux fois autant.--Avec quelle rapidité, continuai-je, en
-frappant des mains, je vais descendre le Rhône, laissant le Vivarais à
-droite et le Dauphiné à gauche! la vîtesse du fleuve me laissera voir à
-peine les anciennes villes de Vienne, de Valence et de Viviers. Quelle
-nouvelle flamme pétillera dans mes esprits, lorsque j'arracherai une
-grappe pourprée sur les côteaux de l'Hermitage et de Côte-rotie, en
-passant au pied de ces vignobles! et comme mon sang se trouvera
-rafraîchi et ranimé à l'aspect de ces anciens châteaux, semés sur les
-bords du Rhône,--de ces châteaux fameux, d'où partoient jadis de
-courtois chevaliers pour redresser les torts et protéger la beauté!
-quand je verrai ces gouffres, ces rochers, ces montagnes, ces
-cataractes, et tout ce desordre de la nature, dont elle-même s'entoure
-au milieu de ses plus beaux ouvrages!»
-
-A mesure que je faisois ces réflexions, il me sembloit que ma chaise
-qui, au moment de son naufrage, avoit encore assez belle apparence,
-diminuoit insensiblement de valeur.--La peinture avoit perdu sa
-fraîcheur, et la dorure son lustre;--et le tout ensemble me paroissoit
-si pauvre, si mesquin, si pitoyable, en un mot si fort au dessous de la
-calèche même de l'abbesse des Andouillettes,--que, j'ouvrois déjà la
-bouche pour donner ma chaise à tous les diables... quand un petit
-sellier qui traversoit la rue à pas précipités, vint me demander d'un
-air effronté: _Si monsieur ne vouloit pas faire raccommoder sa chaise._
-«Non parbleu, dis-je d'un ton d'humeur.»--_Monsieur aimeroit peut-être
-mieux la vendre._--«Oh! de tout mon cœur, lui dis-je;--il y a du fer
-pour quarante francs, les glaces peuvent valoir autant, et je vous donne
-le reste par-dessus le marché.»
-
-«Que d'argent cette chaise m'aura rapporté, dis-je, pendant qu'il me
-comptoit la somme!» C'est ma méthode ordinaire d'enregistrer les petits
-accidens de la vie; je les estime un sou chacun, de quelque nature
-qu'ils soient.
-
-Dis, ma chère Jenny,--dis à ces messieurs comment je me suis conduit
-dans un accident de l'espèce la plus accablante qui puisse arriver à un
-homme aussi fier de son sexe que je le suis et qu'on doit l'être.--
-
---C'est assez, me dis-tu, en te rapprochant de moi, tandis que je me
-tenois debout, les yeux baissés, mes jarretières à la main, et que je
-réfléchissois sur l'événement qui devoit avoir et qui n'avoit pas eu
-lieu.--C'est assez, Tristram, me dis-tu.--J'ai vu ta bonne volonté, et
-je suis contente.--
-
---Un autre eût voulu s'abymer dans les entrailles de la terre.--
-
-«A quelque chose malheur est bon, répliquai-je, et l'on ne peut tirer
-parti de tout.
-
---«J'irai passer six semaines dans le pays de Galles, et j'y boirai du
-lait de chèvre, et mon accident me vaudra sept années de vie.»--
-
-Oh! j'ai le plus grand tort de me plaindre de la fortune, de lui
-reprocher ses rigueurs, et cette foule de petits chagrins dont elle n'a
-cessé de m'accabler!--Si j'ai quelque reproche fondé à lui faire, c'est
-de ne m'avoir pas plus maltraité encore. Suivant ma manière de compter,
-une vingtaine de malheurs bien conditionnés m'auroient rapporté plus
-qu'une pension de cent guinées:--or cent guinées ou à-peu-près, c'est à
-quoi se borne mon ambition. Je ne me soucie pas d'avoir à payer les
-retenues d'une somme plus considérable.
-
-
-
-
-CHAPITRE XVI.
-
-_Vexation._
-
-
-Pour ceux qui se connoissent en vexations, et qui les appellent par leur
-nom, il ne sauroit y en avoir une pire que de passer presque tout un
-jour à Lyon, la ville de France la plus opulente, la plus commerçante,
-la plus riche en restes précieux de l'antiquité,--et ne pouvoir la
-visiter,--en être empêché par quelque cause que ce soit, c'est déjà une
-vexation; mais en être empêché par une vexation, c'est ce que tout
-philosophe appellera à bon droit: vexation sur vexation.
-
-J'avois pris mes deux tasses de café au lait, (ce qui, par parenthèse,
-est excellent pour la consomption; mais il faut que le café et le lait
-aient bouilli ensemble,--autrement ce n'est que du café et du lait.)--Il
-étoit huit heures du matin, le bateau ne partoit qu'à midi, et j'avois
-le temps de voir et de connoître Lyon, assez pour en fatiguer à mon
-retour les oreilles de tous les amis que je puis avoir dans le monde.--
-
---«J'irai d'abord à la cathédrale, dis-je, en regardant ma liste, et je
-verrai le mécanisme merveilleux de la fameuse horloge de Lippius de
-Bâle.»--
-
-Il faut que j'avoue ici mon ignorance. De toutes les choses du monde,
-(desquelles il y a fort peu que je comprenne) celle que je comprends le
-moins, c'est la mécanique.--Mon esprit, mon goût, mon imagination, tout
-s'y refuse: et mon cerveau est si entiérement bouché pour tout ce qui y
-a rapport, que je déclare solemnellement que je n'ai jamais pu concevoir
-le mécanisme d'une cage d'écureuil, ni de la roue d'un gagne-petit,
-quoique j'aie étudié l'une à plusieurs reprises avec la plus grande
-attention, et que je me sois tenu auprès de l'autre des heures entières
-avec une patience angélique.
-
---«N'importe, dis-je, je verrai le jeu surprenant de cette fameuse
-horloge, et c'est par-là que je commencerai. J'irai ensuite visiter la
-grande bibliothèque des Jésuites, et je tâcherai de voir, s'il est
-possible, les trente volumes de l'_Histoire de la Chine_, écrite, (non
-en langue tartare) mais en langue chinoise, et avec des caractères
-chinois.»
-
-Or, j'entends tout aussi peu la langue chinoise que le mécanisme de la
-sonnerie de Lippius;--et je laisse aux curieux à expliquer pourquoi ces
-deux articles se trouvoient les premiers sur ma liste.--C'est encore ici
-un des problêmes de la nature, une des bizarreries de cette dame
-capricieuse;--et ses vrais amateurs ont le même intérêt que moi à en
-deviner la source.
-
-«Quand nous aurons vu ces deux curiosités, dis-je, de manière à être
-entendu du valet de place qui se tenoit derrière moi,--il n'y aura pas
-de mal que nous allions à l'église de saint Irénée, pour voir le pilier
-auquel Jésus-Christ fut attaché;--et nous verrons ensuite la maison où
-demeuroit Ponce-Pilate.--Ces deux choses-ci, dit le valet de place, ne
-se voient qu'à la ville voisine,--à Vienne.--Tant mieux, dis-je, en me
-levant brusquement de ma chaise, et me promenant dans ma chambre avec
-des enjambées deux fois plus grandes que mon pas ordinaire.--Je verrai
-d'autant plutôt le tombeau des deux amans.»--
-
-Je pourrois de même laisser à deviner aux curieux quelle fut la cause de
-ce mouvement précipité, et pourquoi je fis de grandes enjambées en
-prononçant ces mots; mais comme cela ne regarde en rien le mécanisme de
-la sonnerie, il vaut autant pour le lecteur que je lui explique
-moi-même.
-
-
-
-
-CHAPITRE XVII.
-
-_Les deux amans._
-
-
-Oh! il y a dans la vie de l'homme une époque charmante.--C'est lorsque
-son cerveau étant encore tendre et flexible, et toutes ses sensations
-promptes et faciles,--l'histoire de deux amans passionnés, séparés l'un
-de l'autre par de cruels parens, et par une destinée plus cruelle
-encore...
-
- Paulin, c'est l'amant;
- Pauline, c'est son amante:
-
-Chacun ignorant le sort de l'autre...
-
- Lui--à l'est;--l'autre--à l'ouest.--
-
-Paulin fait esclave par les Turcs, et mené à la cour de l'empereur de
-Maroc, où la princesse de Maroc devenant éperdument amoureuse de lui, le
-retient vingt ans en prison, ne pouvant vaincre sa constance pour
-Pauline.--
-
-Elle, (Pauline) pendant tout ce temps errant pieds nuds, les cheveux
-épars, sur les rochers et les montagnes pour chercher son
-amant:--_Paulin! cher Paulin!_--Et faisant redire son nom aux échos des
-collines et des vallées:--Paulin!--Paulin!
-
-Noyée dans les larmes, abymée dans le désespoir,--assise à la porte de
-chaque ville, de chaque village:--_Mon cher amant, mon cher Paulin
-a-t-il passé là? Personne n'a-t-il vu mon cher Paulin?_ Et parcourant
-ainsi tout ce vaste univers: jusqu'à ce qu'enfin un hasard inespéré les
-ramenant tous deux, quoique par différens côtés, au même instant de la
-nuit, à une des portes de Lyon, leur patrie commune, et chacun d'eux
-s'écriant à-la-fois avec un accent trop bien connu:
-
-_Mon cher Paulin,--ma chère Pauline,--vit-il, vit-elle--encore?_
-
-Ils se reconnoissent sans se voir, ils volent dans les bras l'un de
-l'autre, et meurent de joie en s'embrassant.
-
---Il y a, dis-je, une époque charmante dans la vie de tout homme
-sensible.--C'est quand une pareille histoire lui plait, le touche,
-l'intéresse davantage, que tous les rogatons, bribes et fragmens de
-l'antiquité, qu'il rencontre en foule chez tous les voyageurs.
-
-C'étoit tout ce qui m'avoit frappé en lisant les détails que Spon et les
-autres nous ont laissés sur la ville de Lyon. Mais ce qui acheva de me
-charmer, fut ce que je trouvai depuis dans un autre voyageur, (Dieu sait
-lequel) qui rapporte qu'un tombeau fut érigé à la fidélité de Paulin et
-de Pauline; et placé près de cette même porte qu'ils avoient consacrée
-par leur mort touchante.--Et sur ce tombeau, ajoute l'auteur, les amans
-vont encore aujourd'hui évoquer leurs ombres, et les prendre à témoin de
-leurs sermens.--
-
-Je doute qu'en aucun temps de ma vie j'eusse pu me soumettre à un tel
-genre d'épreuves;--mais ce tombeau des amans revenoit sans cesse à mon
-imagination. Je ne pouvois parler de Lyon, ou seulement y penser,--que
-dis-je? je ne pouvois voir une étoffe de Lyon, sans que ce précieux
-monument de fidélité antique me revînt à l'idée.--Et j'ai souvent dit
-dans ma manière libre de m'exprimer (peut-être même avec quelque
-irrévérence) que ce tombeau, tout négligé qu'il étoit, me sembloit d'un
-aussi grand prix que celui de la Mecque, et même que la Santa Casa de
-Lorette, à la richesse près.--Je m'étois même promis, quoique je n'eusse
-aucune affaire à Lyon, de ne pas mourir sans avoir fait le pélerinage.--
-
-Ainsi, quoique sur la liste des choses que j'avois à voir à Lyon, cet
-article fût le dernier; on peut voir qu'il n'étoit pas le moins
-intéressant pour moi. En ruminant ce projet dans ma tête, je fis donc
-dans ma chambre une douzaine ou deux d'enjambées plus longues que de
-coutume; je descendis ensuite froidement dans la cour, dans le dessein
-de sortir:--Incertain si je retournerois à mon auberge, je demandai ma
-carte à l'hôte, je le payai; je donnai, de plus, dix sous à la fille; et
-je recevois les derniers complimens de monsieur le Blanc, qui me
-souhaitoit un heureux voyage, quand je fus arrêté à la porte.--
-
-
-
-
-CHAPITRE XVIII.
-
-_L'Ane._
-
-
-C'étoit un pauvre âne avec de grands paniers sur le dos, qui ramassoit,
-comme par charité, des feuilles de raves et des trognons de choux.--Il
-étoit indécis,--ses deux pieds de devant sur le seuil, et à moitié
-engagés dans la porte,--ses deux pieds de derrière dans la rue;--et ne
-sachant pas bien s'il entreroit ou non.
-
-[Illustration]
-
-Or, un âne est pour moi une espèce d'animal sacré. Quelque pressé que je
-sois, il m'est impossible de le frapper. La patience avec laquelle il
-endure les mauvais traitemens, est écrite d'une manière si naturelle sur
-sa physionomie et dans tout son maintien! elle plaide si puissamment
-pour lui!--qu'elle me désarme toujours, tellement que je ne saurois même
-lui parler brutalement.
-
-Au contraire,--quelque part que je le rencontre, à la ville ou à la
-campagne, à la charrette ou sous des paniers, en esclavage ou en
-liberté, j'ai toujours quelque chose d'honnête à lui dire:--et comme un
-mot en amène un autre, s'il est aussi désœuvré que moi, j'entre en
-conversation avec lui. Sûrement mon imagination n'est jamais plus
-sérieusement occupée que lorsqu'elle m'aide à traduire ses réponses
-d'après sa contenance. Et si sa contenance ne s'explique pas assez
-clairement, je descends au fond de mon cœur et ensuite au fond du sien,
-pour y trouver ce que, suivant l'occasion, il est naturel, soit à un
-homme, soit à un âne de penser.
-
---De toutes les espèces qui sont au-dessous de moi, c'est, en vérité, la
-seule avec laquelle je puisse converser ainsi. Quant aux perroquets et
-aux autres oiseaux jaseurs, je n'ai jamais un mot à leur dire: non plus
-qu'aux singes, et par la même raison.--Les uns parlent, les autres
-agissent par routine; et tous me rendent également silencieux.
-
-Bien plus! mon chien et mon chat... je les aime beaucoup, et mon chien,
-surtout, qui est au désespoir de ne pouvoir parler.--Mais quelle qu'en
-soit la raison, il est certain que ni l'un ni l'autre ne possèdent le
-talent de la conversation.--La mienne avec eux, (de même que celles de
-mon père avec ma mère dans ses lits de justice,) ne sauroit aller plus
-loin qu'une demande, une réponse et une réplique; une fois ces trois
-choses dites, le dialogue finit.--
-
-Mais avec un âne! je causerois toute ma vie.
-
-«Viens, honnête animal, lui dis-je, voyant qu'il m'étoit impossible de
-passer entre la porte et lui,--veux-tu entrer? ou veux-tu sortir?--»
-
-L'âne courba son cou, et tourna la tête du côté de la rue.--
-
-«Eh! bien, répliquai-je, nous attendrons ton maître une minute.»
-
-Il ramena sa tête d'un air pensif, et regarda fixement de l'autre
-côté.--
-
-«Je t'entends parfaitement, répondis-je,--si tu fais un seul pas
-mal-à-propos, tu seras battu impitoyablement. Après tout, une minute
-n'est qu'une minute, et elle ne sera pas perdue, si elle me sert à
-éviter la bastonade à un de mes frères.--»
-
-Pendant cette conversation il mangeoit une tige d'artichaut, et se
-trouvant pressé entre son appétit d'une part, et l'amertume de la plante
-de l'autre, il l'avoit laissé tomber six fois de sa bouche, et six fois
-il l'avoit ramassée.--«Dieu te soit en aide, pauvre animal, dis-je! tu
-fais là un déjeûner bien amer! et le travail rend tous tes jours amers,
-et bien amère, je crois, est ta récompense!--Chacun mène la vie qu'il
-peut; mais dans la tienne, tout... tout est amertume.--Ta bouche en ce
-moment doit être amère comme la suie... (il avoit enfin rejeté sa tige
-d'artichaut.) Et dans le monde entier, peut-être, tu n'as pas un ami qui
-te donne un macaron!» Disant cela, je tirai de ma poche un cornet de
-macarons que je venois d'acheter, et je lui en donnai un.--Mais en ce
-moment où je me rappelle cette action, mon cœur me reproche qu'elle
-partoit plutôt de l'idée plaisante que je me faisois de voir comment un
-âne s'y prendroit pour manger un macaron, que d'un véritable principe de
-bienveillance.
-
-Quand l'âne eut mangé son macaron, je le pressai d'entrer.--Le pauvre
-animal étoit horriblement chargé; ses jambes sembloient trembler sous
-lui;--il résistoit et portoit son poids en arrière.--Je le tirai par son
-licol,--le licol se cassa dans ma main.--L'âne me regarda d'un air
-inquiet:--_Au nom du ciel ne me frappez pas! cependant... si vous le
-voulez,... vous le pouvez._--«Moi! te frapper, dis-je, j'aimerois mieux
-être damné.»
-
-Le mot n'étoit encore prononcé qu'à moitié, comme avoit été celui de
-l'abbesse des Andouillettes;--ainsi le péché n'étoit pas consommé, quand
-un homme qui vouloit entrer fit pleuvoir une grêle de coups sur la
-croupe de la pauvre bête, ce qui mit fin à la cérémonie.
-
-«Au diable, m'écriai-je!»
-
-L'âne se précipita pour entrer; et dans la violence de son mouvement, il
-me froissa rudement contre la muraille, tandis qu'un bout d'osier qui
-dépassoit le tissu de son panier accrocha la poche de ma culotte, et la
-déchira dans la direction la plus désastreuse que vous puissiez
-imaginer.--
-
-_Au diable_, avois-je dit!
-
---Je ne m'adressois point à l'âne,--et pourtant ce fut peut-être ce qui
-le fit entrer;--peut-être aussi fut-ce les coups de bâton.--C'est un
-point qui n'a pas été éclairci, et que je laisse à décider à messieurs
-de la société royale.--Et j'ai rapporté mes culottes tout exprès pour
-les en faire juges.
-
-
-
-
-CHAPITRE XIX.
-
-_Le Commis._
-
-
-Quand tout fut réparé, je descendis une fois dans la cour avec mon valet
-de place, dans le dessein de sortir pour aller visiter le tombeau des
-deux amans et le reste.--Mais je fus encore arrêté à la porte, non par
-l'âne, mais par celui qui l'avoit battu, et qui par une suite naturelle
-de sa victoire, s'étoit emparé du champ de bataille.--
-
-C'étoit un commis de la poste qui venoit me demander six livres et
-quelques sous.--
-
-«Et à propos de quoi, lui dis-je?--C'est de la part du roi, me dit le
-commis, en levant les épaules.»--
-
-«Mon bon ami, lui dis-je, tout comme je suis moi,--et que vous êtes
-vous...»--
-
-«Eh! qui êtes-vous, me dit-il?--Que vous importe, lui dis-je?»
-
-
-
-
-CHAPITRE XX.
-
-_Grande dispute._
-
-
-«Qui que je sois, continuai-je, en m'adressant au commis, il est
-très-indubitable que je ne dois rien au roi de France,--si ce n'est
-bienveillance et respect.--C'est un très-honnête homme, et je lui
-souhaite toute sorte de joie et de santé.»--
-
-«Pardonnez-moi, reprit le commis, vous lui devez six livres quatre sous,
-pour la prochaine poste d'ici à Saint-Fons, sur la route d'Avignon où
-vous allez; laquelle étant une _poste royale_, vous payez double, tant
-pour les chevaux que pour le postillon: autrement vous en auriez été
-quitte pour trois livres deux sous.--»
-
-«Mais, lui dis-je, je ne vais point par terre.--Il ne tient qu'à vous,
-dit le commis.»--
-
-«Vous êtes bien bon, lui dis-je, en faisant une profonde révérence!»
-
-Le commis me rendit ma révérence avec toute la politesse et le sérieux
-d'un homme bien élevé. Jamais révérence ne m'a autant déconcerté.--
-
-«Le diable emporte la gravité de ces gens-là, dis-je à part!--ils ne
-comprennent non plus l'ironie que...»
-
-La comparaison étoit encore à côté de nous avec ses paniers sur le
-dos.--Mais je n'aime pas à dire des vérités trop dures. Au moment où je
-regardois l'âne, sa bonhomie me rendit la mienne, et arrêta ma
-langue;--je n'achevai pas la comparaison.
-
---«Monsieur, dis-je après m'être un peu recueilli,--mon intention n'est
-pas de prendre la poste.»--
-
-«Mais il ne tient qu'à vous, dit-il, persistant dans sa première
-réponse.--Personne ne s'oppose à ce que vous preniez la poste.--Ma
-volonté, dis-je, s'y oppose.»--
-
-«Eh bien! celle du roi est que vous n'en payiez pas moins.»--
-
-«Bonté du ciel, m'écriai-je!»--
-
-«Mais je voyage par eau,--je m'embarque sur le Rhône à midi,--mon bagage
-est dans le bateau,--je viens de payer neuf francs pour mon passage.»--
-
-«C'est égal; c'est tout un, dit le commis.»--
-
-«Bon Dieu! quoi! payer pour la route que je prends et pour celle que je
-ne prends pas!»--
-
-«C'est égal, répondit le commis.»--
-
-«C'est le diable, dis-je.--Mais j'aime mieux être enfermé dans dix mille
-Bastilles que de...
-
-»O Angleterre, Angleterre, m'écriai-je, en tombant à genoux, comme je
-commençois l'apostrophe! tu es le pays de la liberté et le climat du bon
-sens; tu es la plus tendre des mères, et la meilleure des nourrices!»--
-
-Le directeur de la conscience de madame Leblanc survenant en ce moment,
-et voyant un homme vêtu de noir, aussi pâle que la mort, paroissant plus
-pâle encore par le contraste de son habit, et dans l'attitude d'un homme
-qui prie, me demanda si je n'avois pas besoin des secours de l'église.--
-
-«Hélas, dis-je! j'ai besoin des secours de la justice, et je vois bien
-que je ne les obtiendrai jamais avec cet homme-ci.»
-
-
-
-
-CHAPITRE XXI.
-
-_La paix est faite._
-
-
-Voyant que le commis de la poste vouloit décidément avoir ses six livres
-quatre sols, tout ce qui me restoit à faire étoit de lui dire quelque
-chose d'assez piquant pour valoir à-peu-près mon argent.
-
-Voici donc comment je m'y pris.
-
-«Dites-moi, de grace, monsieur le commis, par quelle courtoisie, et en
-vertu de quelle loi, vous traitez un pauvre étranger sans défense tout
-justement à rebours d'un François?»--
-
-«J'en suis bien éloigné, me dit-il.»--
-
-«Pardonnez-moi, dis-je, monsieur, vous avez commencé par déchirer mes
-culottes, et à-présent vous me demandez mes poches.--Au lieu que si vous
-aviez d'abord pris mes poches, et que vous m'eussiez ensuite laissé
-aller sans culottes, je n'aurois rien à dire.--
-
-»Mais la façon dont on me traite est contraire à la loi de
-nature,--contraire à la loi de raison,--contraire à la loi de
-l'évangile.»--
-
-«Mais non pas contraire à ceci, dit-il, en me présentant un papier
-imprimé.»
-
-
-_DE PAR LE ROI._
-
-«Voilà, dis-je, un préambule touchant!» Et je me mis à lire...
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-... «J'entends, dis-je, après avoir parcouru sa pancarte;--c'est-à-dire,
-qu'un homme qui part de Paris en chaise de poste, est obligé de voyager
-ainsi tout le reste de sa vie, ou de payer l'amende.--Excusez-moi, dit
-le commis; ce n'est pas là l'esprit de l'ordonnance. Mais que si vous
-partez avec le projet d'aller en poste de Paris à Avignon, vous ne
-pouvez changer d'avis ni prendre une autre manière de voyager, sans
-payer au préalable aux fermiers des postes plus loin que celle où le
-repentir vous prend, et cela est fondé, continua-t-il, sur ce qu'il ne
-faut pas que les revenus du roi souffrent de votre légèreté.»--
-
-«Oh! par le ciel, m'écriai-je! si on taxe la légèreté en France, ce que
-j'ai de mieux à faire c'est de conclure avec vous la meilleure paix que
-je pourrai.»
-
-Et la paix fut ainsi faite.--
-
-Et si elle ne vaut rien, comme c'est Tristram Shandy qui en a rédigé les
-articles, Tristram Shandy mérite seul d'être pendu.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXII.
-
-_Tablettes perdues._
-
-
-Quoique je sentisse bien que tout ce que j'avois dit au commis pouvoit
-valoir ses six livres quatre sols, j'étois pourtant déterminé à faire
-note de cet impôt sur mes tablettes avant que de quitter la
-place.--Ainsi, je mis la main dans la poche de mon habit pour chercher
-mes tablettes.--Mon aventure peut servir d'avis aux voyageurs à venir de
-prendre un peu plus garde aux leurs... les miennes n'y étoient plus.--
-
-Jamais aucun voyageur désolé n'a fait pour ses tablettes autant de train
-et de carillon que j'en fis pour les miennes.
-
-«--Ciel! terre! mer! feu! m'écriai-je, appelant tous les élémens à mon
-secours, on m'a volé mes tablettes!--que vais-je devenir?--Monsieur le
-commis, de grace, mes tablettes où étoient mes remarques, ne les ai-je
-pas laissées échapper tandis que nous causions ensemble?»--
-
-«Quant aux remarques, dit-il, vous en avez laissé échapper un bon nombre
-de fort extraordinaires.--Bon! dis-je, vous n'avez rien vu.--Il n'y en
-avoit que pour six livres quatre sous.--Mais les autres?--(il secoua la
-tête). Monsieur Leblanc, madame Leblanc,--n'avez-vous pas vu mes
-papiers?--La fille, courez dans ma chambre.--François, suivez-la. Il
-faut que j'aie mes tablettes.--Ce sont, m'écriai-je, les tablettes les
-plus précieuses, les plus sages, les plus ingénieuses.--Que faut-il que
-je fasse?--de quel côté dois-je tourner?»--
-
-Sancho Pança, quand il perdit ses provisions et son âne, ne s'affligea
-pas plus amèrement.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXIII.
-
-_Elles sont trouvées._
-
-
-Quand les premiers transports furent passés, et que les registres de ma
-cervelle furent un peu revenus de l'horrible confusion où le choc de
-tant d'accidens réunis les avoit jetés, il me revint en mémoire que
-j'avois laissé mes tablettes dans la poche de ma chaise; et qu'en
-vendant ma chaise au sellier, je lui avois aussi vendu mes tablettes.
-
- * * * * *
-
---Ici je laisse trois lignes en blanc, pour que le lecteur puisse y
-placer le jurement qui lui est le plus familier. Quant à moi, je pense
-que s'il m'est jamais échappé un jurement bien complet, bien marqué, ce
-fut en cette occasion. «*********! m'écriai-je, ainsi donc, mes
-remarques si pleines d'esprit, et qui valoient quatre cents guinées!
-j'ai été les vendre à un sellier pour quatre louis d'or!--et, par le
-ciel! je lui ai donné par-dessus le marché une chaise qui en valoit
-six!--encore si c'eût été quelque libraire célèbre, qui, en quittant son
-commerce, eût eu besoin d'une chaise de poste, ou qui, en le commençant,
-eût eu besoin de mes remarques, j'y aurois moins de regrets.--Mais un
-sellier! François, m'écriai-je, mène-moi chez lui tout-à-l'heure.»
-François mit son chapeau, et marcha devant moi. J'ôtai mon chapeau en
-passant devant le commis, et je suivis François.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXIV.
-
-_Papillotes._
-
-
-Quand nous arrivâmes chez le sellier, nous trouvâmes sa maison fermée,
-aussi bien que sa boutique.--C'étoit le huit septembre, jour de la
-Nativité de la bienheureuse vierge Marie, mère de Dieu.
-
-On avoit planté le mai, et tout le monde y couroit; toutes les musettes
-étoient en l'air;--c'étoit des sauts,--des cabrioles:--on dansoit,--on
-chantoit;--personne ne s'embarrassoit de moi ni de mes tablettes.--Je
-m'assis à la porte sur un banc, et je me mis à philosopher sur le
-malheur de ma position.--Par un hasard plus heureux que je n'ai coutume
-d'en rencontrer, il n'y avoit pas une demi-heure que j'attendois, quand
-la maîtresse entra, pour ôter ses papillottes avant d'aller au mai.
-
-Il est bon que vous sachiez que les Françoises aiment les mais à la
-folie,... presque autant que leurs petits chiens. Donnez-leur un mai,
-n'importe en quel mois ce soit,--elles y courront, elles y oublieront le
-boire, le manger et le dormir.--Et si nous avions la politique, en temps
-de guerre, de leur envoyer une cargaison de mais, (d'autant que le bois
-commence à devenir rare en France)--les femmes les planteroient d'abord,
-ensuite hommes et femmes se mettroient à danser à l'entour, et
-laisseroient le pays à notre discrétion.
-
-La femme du sellier rentra, comme je vous l'ai dit, pour ôter ses
-papillotes.--La toilette est pour les dames la première occupation de la
-vie. Tout en ouvrant la porte, la femme du sellier ôta sa coiffe, et
-commença à jetter ses papillotes:--une d'elles tomba à mes pieds;--je
-reconnus mon écriture.--
-
-«O dieux! m'écriai je, madame, vous avez toutes mes remarques sur la
-tête.--J'en suis bien mortifiée, dit-elle.--Il est bien heureux pour
-elles, pensai-je, qu'elles se soient arrêtées à la superficie. Pour peu
-qu'elles eussent pénétré plus avant, elles auroient mis une caboche
-femelle, et surtout françoise, dans une telle confusion, que mieux
-auroit fallu pour elle demeurer toute l'éternité sans être frisée.»--
-
---Tenez, dit-elle.--Et sans avoir la moindre idée de la nature de mes
-souffrances, elle ôta ses papillotes, et les mit gravement l'une après
-l'autre dans mon chapeau. L'une étoit tortillée d'une façon, l'autre
-tortillée de l'autre.--«Et par ma foi, dis-je, si elles sont jamais
-publiées, on verra bien un autre tortillage.»
-
-
-
-
-CHAPITRE XXV.
-
-_La colique._
-
-
-«Allons voir l'horloge, dis-je, de l'air d'un homme que les difficultés
-n'arrêtent pas,--allons voir l'_Histoire de la Chine_ et le reste. Rien
-ne sauroit à présent m'en empêcher,--si ce n'est le temps, dit François;
-car il est près d'onze heures.--Il n'y a qu'à marcher plus vîte,
-dis-je.» Et nous prîmes le chemin de la cathédrale.
-
-Dans la vérité de mon cœur, je ne puis dire que j'aie éprouvé la moindre
-peine, quand un sacristain que je rencontrai sur la porte, me dit que la
-fameuse horloge de Lippius étoit toute détraquée, et qu'elle n'alloit
-plus depuis plusieurs années. «J'en aurai plus de temps, me dis-je à
-moi-même, pour parcourir l'_Histoire de la Chine_; et d'ailleurs, je
-suis plus en état de rendre compte de l'horloge depuis qu'elle ne va
-plus, que si elle eût été dans son état florissant.»
-
-Ainsi donc je m'acheminai au collége des Jésuites.
-
-Il en est du projet que j'avois de voir cette _Histoire de la Chine_,
-comme de beaucoup d'autres que je pourrois citer, qui ne frappent
-l'imagination que de loin; car à mesure que je m'approchois de l'objet,
-mon sang se réfroidissoit; peu à peu ma fantaisie passa, tellement que
-je n'aurois pas donné une obole pour la satisfaire.--La vérité étoit,
-qu'il me restoit peu de temps, et que mon cœur m'entraînoit au tombeau
-des deux amans.--«Je prie le ciel, dis-je, en saisissant le marteau pour
-frapper, que la clef de la bibliothèque ne se trouve point.» Il en
-arriva autrement; mais la chose revint au même.
-
-Tous les Jésuites avoient la colique, et une colique telle qu'ils n'en
-sont pas encore guéris.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXVI.
-
-_Le tombeau des amans._
-
-
-Je connoissois le tombeau des amans, comme si j'eusse demeuré vingt ans
-à Lyon.--Je savois qu'il falloit tourner à main droite en sortant de la
-porte qui conduit au faubourg de Vèse.--J'envoyai François au bateau,
-afin de pouvoir rendre l'hommage que j'avois si long-temps différé sans
-témoin de ma foiblesse.--J'étois transporté de joie pendant tout le
-chemin. Quand j'aperçus la porte qui me déroboit la vue du tombeau, je
-sentis mon cœur embrâsé.
-
-«Tendres et fidèles esprits, m'écriai-je, en parlant à Paulin et à
-Pauline,--long-temps,--trop long-temps j'ai tardé à verser cette larme
-sur votre tombeau.--Je viens... je viens...»
-
-Quand je fus venu, je ne trouvai point de tombeau sur lequel je pusse
-verser de larmes.
-
-Que n'aurois-je pas donné pour que mon oncle Tobie eût pu me prêter en
-ce moment son lilaburello?
-
-
-
-
-CHAPITRE XXVII.
-
-_Je suis sur le pont d'Avignon._
-
-
-Du tombeau des amans,--ou plutôt du lieu où il devoit être, et où je
-n'en trouvai pas vestige, je volai pour rejoindre le bateau, où j'eus à
-peine le temps d'arriver.--Nous partîmes; et dès que nous eûmes parcouru
-une centaine de toises, le Rhône et la Saône se réunirent, et nous
-firent voguer le plus agréablement du monde.
-
-Mais mon voyage sur le Rhône a été décrit d'avance.
-
-Me voici à Avignon;--et comme cette ville n'offre rien d'intéressant
-qu'une vieille maison où a demeuré le duc d'Ormond, et ne me donne lieu
-qu'à une seule remarque qui sera faite en peu de mots,--dans trois
-minutes vous allez me voir traverser le pont d'Avignon, affourché sur
-une mule,--François me suivant à cheval avec mon porte-manteau en
-croupe,--et devant nous, entamant fiérement le chemin, un homme en
-guêtres, avec une longue carabine sur l'épaule et une grande rapière
-sous le bras. C'est celui qui nous a loué nos montures, et qui sans
-doute est bien aise de s'assurer de nous et d'elles.
-
-A dire vrai, si vous eussiez vu mes culottes quand j'entrai dans
-Avignon; si vous les eussiez vues, surtout quand je voulus enjamber ma
-mule, vous n'auriez pas trouvé la précaution de l'homme si déplacée, et
-vous n'auriez pu intérieurement lui en savoir mauvais gré. Quant à moi,
-je trouvai son procédé tout naturel; et voyant bien que l'état délabré
-de mes culottes pouvoit l'avoir porté à s'armer ainsi de toutes pièces,
-je me promis de lui en faire cadeau quand nous serions au terme de notre
-voyage.
-
-Mais avant d'aller plus loin, souffrez que je me débarrasse de la
-remarque que je vous ai promise sur Avignon, et que voici:--Quoi! parce
-que le vent aura fait voler le chapeau de dessus la tête d'un homme en
-entrant à Avignon, cet homme se croira fondé à dire et à soutenir,
-qu'Avignon est la ville de France la plus exposée au vent; rien n'est
-plus absurde, et pour moi, je ne tins aucun compte de cet accident,
-jusqu'à ce que mon hôte, que je consultai là-dessus, m'eût assuré qu'en
-effet Avignon étoit extrêmement sujet aux coups de vent, et que cela
-même avoit passé en proverbe.--J'en fais la remarque, surtout afin que
-les savans puissent m'expliquer la cause de ce phénomène; quant à la
-conséquence, je la vis d'abord.--Ils sont tous à Avignon, comtes, ducs
-et marquis; le menu peuple est baron.--On ne sauroit s'en faire
-entendre, pour peu qu'il y ait de vent.
-
-«Oh! l'ami, fais-moi le plaisir de tenir ma mule pour un moment.--Il
-faut que j'ôte une de mes bottes qui me blesse le pied.» L'homme se
-tenoit les bras croisés à la porte de l'auberge; et moi, persuadé qu'il
-avoit quelque emploi dans la maison ou dans l'écurie, je lui mis la
-bride de ma mule dans la main. Je raccommodai ma botte, et quand j'eus
-fini, je me retournai pour reprendre ma mule, et remercier monsieur le
-marquis.--
-
-Monsieur le marquis étoit déjà rentré.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXVIII.
-
-_Plaines sans fin._
-
-
-J'avois alors tout le midi de la France, des rives du Rhône aux bords de
-la Garonne, à traverser tout à mon aise sur ma mule. Je dis, _tout à mon
-aise_, car j'avois laissé la mort bien loin derrière moi, et Dieu, et
-Dieu tout seul, sait à quelle distance.
-
-«J'ai poursuivi plus d'un homme en France, dit-elle, mais jamais un
-train si enragé.» Cependant elle me poursuivoit toujours, toujours je la
-fuyois; mais je la fuyois gaîment: elle me poursuivoit encore, mais
-comme celui qui poursuit sa proie sans espérance de l'atteindre. Elle
-s'amusoit en chemin, et chaque pas qu'elle perdoit la rendoit plus
-traitable. «Eh! pourquoi, m'écriai-je, me presserois-je si fort?»
-
-Ainsi, malgré ce que m'avoit dit le commis de la poste, je changeai
-encore une fois mon allure; et après une course aussi rapide, aussi
-précipitée que celle que je venois de faire, je pensai avec délices au
-plaisir que j'allois avoir de traverser les riches plaines du Languedoc,
-aussi lentement que ma mule voudrait laisser tomber son pied.--
-
-Rien n'est plus agréable pour un voyageur, ni plus fâcheux pour un homme
-qui écrit son voyage, qu'une plaine vaste et riche, surtout si elle ne
-présente ni pont ni grande rivière, et si elle n'offre à l'œil que le
-tableau d'une abondance monotone.--Après nous avoir dit que le pays est
-superbe, charmant,--que le sol est fertile, et que la nature y étale
-tous ses trésors,--il lui reste éternellement sur les bras une grande
-plaine inutile, et dont il ne sait que faire. Il arrivera enfin à
-quelque ville.--Foible ressource! Au sortir de la ville, il retrouvera
-une plaine, et puis encore une autre.--
-
-Quel supplice!--voyons si je viendrai à bout de m'y faire soustraire.--
-
-
-
-
-CHAPITRE XXIX.
-
-_Nannette._
-
-
-Je n'avois pas encore fait trois lieues et demie, que l'homme au fusil
-commença à regarder à son amorce.--
-
-J'avois déjà fait trois pauses différentes, dont chacune m'avoit fait
-perdre un demi-mille au moins. La première avec un marchand de tambours;
-la seconde avec deux Franciscains; la troisième avec une vendeuse de
-figues de Provence.
-
-Je voulois acheter son panier; le marché fut conclu à quatre sols, et
-l'affaire alloit être consommée sur-le-champ; mais il survint un cas de
-conscience.--Quand j'eus payé les figues, il se trouva dans le fond du
-panier deux douzaines d'œufs recouverts avec des feuilles de vignes. Je
-n'avois pas eu l'intention d'acheter des œufs, ainsi je n'y avois aucun
-droit. J'aurois pu réclamer la place qu'ils occupoient; mais à quoi bon
-cette chicanne? j'avois bien assez de figues pour mon argent.
-
-La difficulté étoit que je voulois avoir le panier, et que la marchande
-vouloit le garder.--Sans le panier elle ne savoit que faire de ses
-œufs,--sans le panier, je n'avois que faire de mes figues;--d'autant que
-celles-ci étoient déjà trop mûres, et que la plupart étoient crevées par
-le côté. Il s'éleva là-dessus une petite contestation, et après
-différens biais proposés, voici le parti dont nous convînmes.--
-
-Ah! je devine...--Vous devinez, monsieur. Oh! je vous défie, tout habile
-que vous êtes,--je défierois le diable lui-même, (à moins qu'il ne se
-soit mêlé de cette affaire, ce que je croirois assez,) de former une
-seule conjecture approchante de la vérité, sur l'espèce de traité que
-nous conclûmes pour nos œufs et nos figues.--Vous le saurez un jour,
-mais non pas de sitôt. Il faut que je revienne bien vîte aux amours de
-mon oncle Tobie. Vous le saurez si vous venez jamais à lire la
-relation des aventures qui me sont arrivées en traversant cette
-plaine,--aventures que pour cette raison j'intitule:
-
-
-_Histoires de la plaine._
-
-On peut croire que je ne m'y suis pas trouvé moins embarrassé que tous
-les autres écrivains; et que ma plume a eu une aussi rude besogne que la
-leur.--Cependant les impressions qui me restent de ce voyage, et qui en
-ce moment se présentent toutes à mon souvenir, me disent que c'est
-l'époque de ma vie où j'ai été le plus occupé, et le plus utilement
-occupé.--En effet, comme mes conventions avec l'homme au fusil ne
-fixoient point le temps où je lui rendrois sa mule, j'avois conservé une
-liberté entière; et Dieu sait comme j'en profitois! M'arrêtant et
-causant avec tous ceux qui n'alloient pas au grand trot, joignant ceux
-qui cheminoient devant moi, attendant ceux qui venoient
-derrière,--hêlant ceux qui traversoient mon chemin,--arrêtant toute
-espèce de mendians, pélerins, moines, ou chanteurs de rue,--ne passant
-pas auprès d'une femme juchée sur un mûrier sans lui faire un compliment
-sur sa jambe, et sans lui offrir une prise de tabac pour entrer en
-conversation;--bref, en saisissant ainsi les occasions de toute espèce
-que le hazard m'offrit dans ce voyage, je vins à bout de peupler ma
-plaine, et d'y vivre comme au milieu d'une ville.--J'y eus toujours une
-société aussi nombreuse que variée; et comme ma mule aimoit la société
-autant que moi, et qu'elle avoit toujours de son côté quelque chose à
-dire à chaque bête qu'elle rencontroit,--je suis assuré que nous aurions
-passé un mois entier dans Palmall, ou dans Jame's Street, sans y trouver
-autant d'aventures, et sans voir d'aussi près la nature humaine.--
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-O que j'aime cette franchise aimable, cette vivacité folâtre, qui fait
-tomber à-la-fois tous les plis du vêtement d'une Languedocienne!--Sous
-ce vêtement je crois trouver, je crois reconnoître cette innocence,
-cette simplicité de l'âge d'or, de cet âge tant célébré par nos
-poëtes.--Je m'abuse peut-être; mais il est doux de s'abuser ainsi.--
-
---J'étois entre Nismes et Lunel.--C'est-là que croît le meilleur muscat
-de France; lequel, par parenthèse, appartient aux honnêtes chanoines de
-Montpellier. Ils vous le donnent de si bonne grace!--Malheur à celui qui
-en auroit bû à leur table, et qui pourroit leur en envier une seule
-goutte!--
-
-Le soleil étoit couché.--Tous les ouvrages étoient finis;--les Nymphes
-avoient rattaché leurs cheveux;--et les bergers se disposoient pour la
-danse.--Ma mule fit une pointe.--«Qu'as tu, lui dis-je? ce n'est qu'un
-fifre et un tambourin.--Je n'oserois passer, dit-elle.--Ne vois-tu pas,
-lui dis-je, en lui donnant un coup d'éperon, qu'ils courent à la cloche
-du plaisir.--Par Saint-Ignace, dit ma mule, en prenant la même
-résolution que celle de l'abbesse des Andouillettes;--par Saint-Ignace
-de Loyola, et tous ses suppots, je n'irai pas plus loin.--A la bonne
-heure, dis-je, mademoiselle.--Je ne veux de ma vie avoir rien à démêler
-avec vous et les vôtres.» En même-temps je sautai à terre, et jetant une
-botte dans un fossé, une botte dans un autre, «attendez-moi là, lui
-dis-je, car je prétends prendre ma part de la danse.»
-
-Une jeune paysanne, brûlée du soleil, se leva et vint à moi comme je
-m'avançois vers le groupe.--Ses cheveux châtains foncés, tirant un peu
-sur le noir, étoient renoués sur sa tête en une seule tresse.
-
-«Il nous faut un cavalier, me dit-elle, en me prenant les deux mains,
-comme si je les lui eusse offertes.--Et un cavalier vous aurez, lui
-dis-je, en prenant les siennes à mon tour.»--
-
-Si tu avois, Nannette, été attifée comme une duchesse!
-
-Mais ce maudit trou à ton jupon! Nannette ne s'en soucioit guère.
-
-«--Sans vous, dit-elle, nous n'aurions pu danser.» En quittant une de
-mes mains, avec cette politesse que donne la nature, elle me conduisit
-avec l'autre.
-
-Un jeune homme boiteux, qu'Apollon avoit gratifié d'une flûte, et qui
-s'étoit appris à jouer du tambourin, préludoit doucement en s'asseyant
-sur la butte.
-
-«Rattachez-moi bien vîte cette tresse, me dit Nannette, en me mettant un
-cordon dans la main.» Elle me fit oublier que j'étois étranger.--Toute
-la tresse se défit; il y avoit sept ans que nous nous connoissions.--
-
-Le jeune homme commença enfin avec le tambourin;--la flûte suivit:--nous
-nous mîmes en danse.--Maudit soit ce trou à ton jupon!
-
---La sœur du jeune homme, avec la voix qu'elle avoit reçue du ciel,
-chantoit alternativement avec son frère.--C'étoit une ronde gasconne,
-dont le refrain étoit:
-
- _Vive la joie,
- Et nargue du chagrin._
-
-Les bergères chantoient à l'unisson, et les bergers les accompagnoient
-une octave plus bas.
-
---J'aurois donné un écu pour le voir recousu!--Nannette n'auroit pas
-donné deux sous.--Vive la joie étoit sur ses lèvres; vive la joie étoit
-dans ses yeux.--Une étincelle rapide d'amitié franchit l'espace qui nous
-séparoit; elle me regardoit d'un air charmant.--
-
---Dieu tout-puissant, que ne puis-je vivre et finir mes jours
-ainsi!--«Juste dispensateur de nos plaisirs et de nos peines,
-m'écriai-je,--qui empêcheroit un homme de se fixer ici au sein du
-contentement? d'y danser, d'y chanter, de t'y rendre ses hommages,--et
-d'aller au ciel avec cette charmante brune?»
-
-La petite capricieuse se mit alors à danser en penchant sa tête de côté,
-et n'en fut que plus séduisante.--«Il est temps d'aller danser ailleurs,
-dis-je.» Ainsi, changeant seulement de partenaires et de tons, je dansai
-de Lunel à Montpellier, de-là à Pézénas et Beziers; je dansai tout au
-travers de Narbonne, de Carcassonne et de Castelnaudary;--jusqu'à ce
-qu'enfin je dansai tout seul dans le pavillon de Perdrillo, où tirant un
-papier rayé afin de pouvoir aller droit, sans digression ni parenthèse
-dans les amours de mon oncle Tobie.
-
-Je commençai ainsi:
-
-
-
-
-CHAPITRE XXX.
-
-_La Chose impossible._
-
-
-Oui, je voulois aller droit;--mais le pourrai-je?--Dans ces plaines
-riantes, et sous ce soleil qui invite au plaisir, où dans ce moment on
-n'entend que des flûtes, musettes et chansons, où le peuple court à la
-vendange en dansant, où à chaque pas que l'on fait le jugement est
-surpris par l'imagination.--Dans ces plaines, dis-je, je défie, malgré
-tout ce qui a été dit sur les lignes droites en divers endroits de ce
-livre,--je défie le meilleur planteur de choux, soit qu'il plante en
-avant ou en arrière; (ce qui revient à-peu-près au même, à moins qu'il
-n'ait une préférence secrète pour une des deux méthodes)--je lui défie
-de planter ses choux froidement, posément et régulièrement, un par un,
-en droite ligne, et à distances égales,--sans aller de guingois et
-perdre à chaque pas son alignement... surtout si ces maudits trous de
-jupes ne sont pas recousus.--En Frize-Lande, en Finlande, en Islande, et
-dans quelques autres pays que je sais bien, la chose seroit peut-être
-plus facile.--
-
---Mais dans ce beau climat, où tout parle aux sens et à
-l'imagination,--où l'on est sans cesse maîtrisé par ses idées,--dans ce
-pays, mon cher Eugène,--dans ce fertile pays de romans et de chevalerie,
-où je me trouve en ce moment, ouvrant mon écritoire pour écrire les
-amours de mon oncle Tobie, tandis que de ma fenêtre je vois dans la
-plaine les tours et détours que parcourt Julie pour retrouver son cher
-Diégo,--si tu ne viens pas à mon secours, si tu n'es pas mon guide.--
-
-Quelle espèce d'ouvrage sortira-t-il de mes mains?--
-
-Essayons cependant.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXXI.
-
-_Ma méthode en écrivant._
-
-
-Il en est de l'amour comme du cocuage...
-
---Mais quoi!--je vais commencer un nouveau livre, tandis que j'ai depuis
-si long-temps une chose à communiquer au lecteur! une chose, qui, si
-elle ne lui est pas communiquée en ce moment, ne le sera peut-être de ma
-vie, au lieu que ma comparaison de l'amour lui sera expliquée à quelque
-heure du jour.--Il faut que je me débarrasse de cette chose, après quoi
-je commencerai tout de bon.
-
-Or, voici cette chose.
-
-C'est que de toutes les manières de commencer un livre, qui sont
-maintenant pratiquées dans tout le monde connu, je suis persuadé que la
-mienne est la meilleure;--je suis sûr du moins qu'elle est la plus
-religieuse;--car j'écris d'abord la première phrase, et je m'abandonne à
-la Providence pour la seconde.
-
-C'est ce qui devroit guérir pour jamais tout critique du soin et de la
-folie d'ouvrir sa porte, et d'appeller à son aide ses voisins, ses amis,
-ses parens, et le diable et son train, pour examiner avec lui comment
-une de mes phrases en suit une autre, et comment le tout se lie
-ensemble.--
-
-Je voudrois que vous me vissiez cramponné sur le bras de mon fauteuil,
-et à moitié soulevé,--les yeux au plancher,--l'air confiant,--attrapant
-une pensée, souvent lorsqu'elle n'est encore qu'à moitié chemin pour
-venir à moi.--
-
-Je crois, en conscience, que j'en ai intercepté plus d'une, que le ciel
-destinoit à quelque autre.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXXII.
-
-_Moins que rien._
-
-
-J'allois encore faire une digression sur Pope, sur les critiques, sur
-les tartuffes.--J'allois faire valoir ma modération, ma
-bonhomie.--J'allois retarder encore l'histoire des amours de mon oncle
-Tobie.--Mais par le vieux masque de velours noir de ma tante Dinach,--ce
-n'est pas là le cas.
-
---Je reviens à ma comparaison.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXXIII.
-
-_Mon oncle Tobie reparoît._
-
-
-Il en est de l'amour comme du cocuage.--La partie souffrante est au
-plutôt la troisième, et presque toujours la dernière personne instruite
-de la maison.--Cela vient, comme tout le monde sait, de ce que nous
-avons une demi-douzaine de mots pour une seule chose, et de ce que nos
-impressions varient suivant le lieu où elles prennent naissance.--Ce qui
-est de l'amour dans telle partie du corps humain, devient presque de la
-haine dans telle autre,--du sentiment, quelques pieds plus haut,--et du
-galimathias.--Non, madame, non pas là, s'il vous plaît,--c'est dans la
-tête que je veux dire.--Tant que les choses, dis-je, iront ainsi, quel
-fil aurons-nous pour nous conduire dans ce labyrinthe?
-
-De tous les êtres créés et incréés qui ont jamais fait des soliloques
-sur ce sujet mystique, mon oncle Tobie étoit certainement le moins
-propre à démêler la véritable sensation à travers tant de sensations
-différentes.--Aussi s'en seroit-il remis à la Providence et au temps,
-pour débrouiller un tel chaos, ainsi que nous faisons pour les événemens
-dont nous craignons l'issue,--si l'avis donné par Brigitte à Susanne, et
-les manifestes répandus par celle-ci dans le public, n'avoient à la fin
-forcé mon oncle Tobie à prendre la chose en considération.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXXIV.
-
-_Sur les buveurs d'eau._
-
-
-Les phisiologistes anciens et modernes nous ont bien et dûment expliqué
-d'où vient que les _tisserands_, les _jardiniers_, les _gladiateurs_, et
-ceux dont une jambe s'est desséchée à la suite de quelque mal au
-pied,--d'où vient, dis-je, que tous ces gens-là ont toujours quelque
-nymphe dont le tendre cœur brûle en secret pour eux.--
-
-Et bien! un _buveur d'eau_, (pourvu qu'il le soit de profession, sans
-fraude ni supercherie) est précisément dans la même catégorie. Non qu'au
-premier coup-d'œil on y aperçoive aucune conséquence, aucune
-logique.--En effet, dire qu'un ruisseau d'eau froide, tombant goutte à
-goutte dans mon estomac, allumera une torche en l'honneur de ma Jenny.
-
-Cette proposition ne frappe personne; au contraire, elle semble
-diamétralement opposée au cours ordinaire des effets et des causes.--
-
-Mais c'est ce qui montre la foiblesse et l'insuffisance de la raison
-humaine.--
-
-«Et vous ne laissez pas, monsieur, de jouir d'une parfaite santé?»--
-
-«La plus parfaite, madame, que l'amitié même puisse me désirer.»--
-
-«Quoi, monsieur! ne buvant rien, absolument rien que de l'eau!»--
-
---Impétueux fluide! au moment que tu presses contre les écluses du
-cerveau, vois comme elles cèdent à ta puissance!--
-
-La _curiosité_ paroît à la nage, faisant signe à ses compagnes de la
-suivre! elles plongent au milieu du courant.--
-
-_L'imagination_ s'assied en rêvant sur la rive.--Elle suit le torrent
-des yeux, et change les brins de paille et de jonc en mâts de misaine et
-de beau-pré.--A peine la métamorphose est-elle faite, que le _desir_,
-tenant d'une main sa robe retroussée jusqu'au genou, survient, les voit
-et s'en empare.--
-
-O vous, buveurs d'eau! est-ce donc par le secours de cette source
-enchanteresse que vous avez tant de fois tourné et retourné le monde à
-votre gré?--Foulant aux pieds l'impuissant, écrasant son visage,--et
-changeant même quelquefois la forme et l'aspect de la nature!--
-
-«Si j'étois Eugène, disoit Yorick, je voudrois boire plus d'eau.--Et moi
-aussi, dit Eugène, si j'étois Yorick.»--
-
-C'est ce qui prouve que tous deux avoient lu leur Longin.
-
---Quant à moi, je suis résolu à ne lire de ma vie d'autre livre que le
-mien.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXXV.
-
-_Je m'embrouille._
-
-
-Je voudrois que mon oncle Tobie eût été _buveur d'eau_, on auroit
-compris pourquoi, du premier moment que la veuve Wadman le vit, elle
-sentit quelque chose en sa faveur.--
-
-Quelque chose peut-être au-dessus de l'amitié, au-dessous de l'amour,
-pourtant,--quelque chose,--n'importe quoi,--n'importe où,--je ne
-donnerois pas un seul crin de la queue de ma mule, (qui franchement n'en
-a guère à perdre) pour être mis dans le secret.--
-
-Mais mon oncle Tobie n'étoit rien moins que _buveur d'eau_. Il ne la
-buvoit ni pure, ni mélée, ni d'aucune manière, ni en aucun
-lieu,--excepté peut-être dans quelque poste avancé où l'on ne pouvoit
-avoir de meilleur liqueur. Peut-être aussi dans le temps de sa blessure,
-lorsque le chirurgien ne cessant de lui dire qu'il falloit détendre ses
-fibres, et que la réunion de la plaie s'en feroit plus vîte;--mon oncle
-Tobie consentoit à en boire pour l'amour de la paix.
-
---Tout le monde sait que dans la nature il n'y a point d'effet sans
-cause.--Et l'on sait également que mon oncle Tobie n'étoit ni
-_tisserand_, ni _jardinier_, ni _gladiateur_, à moins que vous
-prétendiez que _capitaine_ soit l'équivalent de _gladiateur_; mais il
-étoit simplement capitaine d'infanterie. D'ailleurs, ceci est une
-explication forcée.--Nous n'avons donc rien à supposer que cette
-malheureuse jambe. Mais dans la présente hypothèse, elle ne nous
-serviroit qu'autant que son accident auroit été la suite de quelque mal
-au pied; mais la jambe de mon oncle Tobie n'avoit maigri par l'effet
-d'aucun désordre dans le pied.--Que dis-je? La jambe de mon oncle Tobie
-n'avoit pas maigri du tout. Elle étoit un peu roide et sans grâce, ce
-qui pouvoit venir du défaut total d'exercice, où elle étoit restée,
-pendant les trois ans que mon oncle Tobie avoit passés à la ville dans
-la maison de mon père; mais elle étoit forte, nerveuse, et au total
-c'étoit une jambe aussi bien faite et d'aussi bon augure que toute
-autre.--
-
-Je déclare que je ne me rappelle aucune occasion, aucun passage du livre
-que j'écris, où je me sois trouvé aussi embarrassé qu'au cas présent, à
-faire joindre les deux bouts, et à faire cadrer de force le chapitre que
-j'écrivois au chapitre qui devoit suivre.--On diroit que j'ai pris
-plaisir à rassembler les difficultés de toute espèce, uniquement pour
-voir comment je pourrois en sortir.--
-
---Insensé que tu es! quoi! ces détresses inévitables qui n'ont cessé de
-t'affliger comme homme et comme auteur;--ces détresses, Tristram, ne te
-suffisent pas! et tu veux te jetter dans de nouveaux embarras!--
-
---N'est-ce pas assez que tu sois endetté de tous côtés? N'as-tu pas dix
-tombereaux chargés des premiers volumes de ton Tristram, qui ne sont pas
-encore vendus? Et n'es-tu pas presque à bout de ton esprit pour trouver
-le moyen de t'en défaire?--
-
---N'es-tu pas à l'heure qu'il est, tourmenté de ce maudit asthme que tu
-as gagné en Flandre en patinant contre le vent?--Il n'y a pas plus de
-deux mois, qu'à force de rire de la posture ridicule d'un cardinal, tu
-te rompis un vaisseau dans la poitrine, et en deux heures tu perdis tant
-de sang, qu'à en croire les médecins, si l'hémorrhagie eût duré une fois
-autant, tu en aurois perdu plus de quatre pintes!--
-
-
-
-
-CHAPITRE XXXVI.
-
-_Qu'on ne m'interrompe plus._
-
-
-Bon Dieu! ne se taira-t-on jamais? ne pourra-t-on me laisser raconter
-mon histoire de suite et sans déviation!--Elle est si délicate, si
-compliquée, qu'elle peut à peine soutenir la transposition d'une seule
-syllabe;--et vous ne cessez de me détourner mal-à-propos!--Il faut
-cependant bien que je tâche de retrouver mon chemin.--
-
-Mais, de grâce, ne distrayez plus mon attention.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXXVII.
-
-_J'entre tout de bon en matière._
-
-
-Mon oncle Tobie et le caporal, dans le dessein où ils étoient d'entrer
-en campagne aussitôt que le reste des alliés, s'étoient enfuis de la
-ville avec tant de chaleur et de précipitation, pour prendre possession
-du petit terrein dont nous avons si souvent parlé, qu'ils avoient oublié
-un des articles les plus nécessaires à leur projet. Ce n'étoit, comme on
-peut croire, ni une pioche, ni une pelle, ni une bêche de pionnier.
-
---C'étoit un lit pour se coucher.--Tellement que, comme le château de
-Shandy n'étoit pas alors meublé, et que la petite auberge où mourut le
-pauvre Lefèvre n'étoit pas encore bâtie,--mon oncle Tobie fut contraint
-d'accepter un lit pour une nuit ou deux chez Mistriss Wadman,--en
-attendant que le caporal Trim, (qui, aux talens d'un excellent laquais,
-valet-de-chambre, cuisinier, chirurgien et ingénieur, joignoit celui
-d'un excellent tapissier,) en eût monté un dans la maison de mon oncle
-Tobie, à l'aide d'un menuisier et d'une ou de deux couturières.--
-
-Une fille d'Eve...; car telle étoit la veuve Wadman, et tout ce que je
-compte dire de son caractère, c'est qu'elle étoit:
-
- _Femme dans toute l'étendue du mot._--
-
-Une fille d'Eve eût été mieux placée à cinquante lieues de-là,
-chaudement étendue dans son lit, jouant avec l'étui de son couteau,
-jouant même avec toute autre chose,--que les yeux témoins et l'esprit
-occupé d'un homme logé, meublé, et défrayé par elle.
-
-Par tout ailleurs ce n'est rien.--Une femme (hors de chez elle) peut,
-physiquement parlant, regarder un homme au grand jour, et même le voir
-sous un plus grand jour qu'un autre.--Mais ici, sous quelque jour
-qu'elle le vît, elle ne pouvoit s'empêcher de mêler à son idée quelque
-chose de sa propre chevance, de le confondre pour ainsi dire avec son
-bien,--jusqu'à ce que, par des actes réitérés de cette dangereuse
-combinaison, elle le comprît tout-à-fait dans son inventaire.
-
-Et alors gare la sagesse.
-
---Mais ceci n'est pas la matière d'un système, je l'ai déclaré
-d'avance.--Ni d'un bréviaire; car je ne me mêle du _credo_ de personne
-que du mien.--Ce n'est pas une matière de fait non plus, au moins que je
-sache;--mais une matière purement charnelle, et qui sert d'introduction
-à ce qui va suivre.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXXVIII.
-
-_Adieu l'étiquette._
-
-
---Je ne parle pas à l'égard de leur grosseur, ni de leur finesse, ni de
-la forme de leurs goussets; mais je vous prie, madame,--vos chemises de
-nuit ne diffèrent-elles pas de vos chemises de jour en cette
-particularité, aussi-bien qu'en plusieurs autres;--savoir, qu'elles
-excèdent tellement les autres en longueur, que lorsque vous les avez
-mises, elles tombent presqu'aussi bas au-dessous de vos pieds, qu'il
-s'en faut que vos chemises de jour ne descendent jusqu'à vos
-pieds.--C'est du moins sur ce modèle que les chemises de nuit de la
-veuve Wadman avoient été coupées; d'où je présume que telle étoit la
-mode sous les règnes du roi Guillaume et de la reine Anne. Et si elle a
-changé (comme en Italie, où on ne porte point de chemise la nuit) tant
-pis pour le public.--
-
---On leur donnoit alors deux aunes et demie de Flandre de longueur.
-Ainsi en supposant la taille ordinaire d'une femme à deux verges, il lui
-en restoit une demi-aune pour en disposer à sa fantaisie.
-
-Une veuve, qui l'est surtout depuis sept ans, trouve les nuits de
-décembre bien longues et bien froides; et il n'est rien dont elle ne
-s'avise pour suppléer à la chaleur qui lui manque.--Une petite douceur
-en amène une autre; et peu-à-peu, et d'essais en essais, Mistriss Wadman
-s'étoit formée l'habitude que voici; l'habitude qui, depuis deux ans,
-étoit devenue une règle invariable de son coucher.
-
-Aussitôt que la veuve Wadman étoit au lit, et qu'elle avoit étendu ses
-jambes dans toute leur longueur, elle appeloit Brigitte;--et Brigitte,
-avec toute la décence convenable, soulevoit la couverture des pieds du
-lit, prenoit la demi-aune excédente de laquelle nous avons parlé, la
-tiroit doucement avec les deux mains pour lui donner toute l'extension
-possible, et la plissoit légérement dans sa longueur;--puis prenant sur
-sa manche une grosse épingle, dont elle tournoit la pointe vers
-elle,--elle rattachoit tous les plis ensemble à peu de distance de
-l'ourlet; après quoi elle retroussoit le tout sous les pieds du lit, et
-souhaitoit à sa maîtresse une bonne nuit.--
-
-Tout cela s'observoit régulièrement et avec une méthode constante et
-invariable. Seulement Brigitte, en détroussant les pieds du lit pour
-s'acquitter de son devoir, ne consultant d'autre thermomètre que la
-disposition de son humeur,--elle faisoit sa besogne debout, à genoux, ou
-accroupie,--suivant les différens degrés de foi, d'espérance et de
-charité, qu'elle se sentoit cette nuit-là pour sa maîtresse.--Ainsi, il
-n'y avoit de variété que dans l'attitude de Brigitte. A tout autre
-égard, l'étiquette étoit sacrée, et auroit pu le disputer aux étiquettes
-les plus rigides de toutes les chambres à coucher de la chrétienté.--
-
-Le premier soir, aussitôt que le caporal eut conduit mon oncle Tobie au
-haut de l'escalier, ce qu'il fit vers les dix heures,--Mistriss Wadman
-se jeta dans son fauteuil, et croisant son genou droit sur son genou
-gauche, ce qui lui faisoit un point d'appui pour son coude, elle pencha
-sa joue sur la paume de sa main, et s'appuyant dessus, elle rumina
-jusqu'à minuit sur les deux côtés de la question.--
-
-Le second soir elle alla à son bureau; et ayant dit à Brigitte de lui
-apporter d'autres chandelles, et de les laisser sur la table, elle tira
-son contrat de mariage et le lut deux fois avec grande attention.--
-
-Et le troisième soir, qui étoit le dernier du séjour de mon oncle Tobie,
-quand Brigitte aux pieds du lit eut tiré la chemise de nuit, et qu'elle
-essaya de la rattacher avec la grosse épingle.--
-
-D'un coup de pied donné des deux talons à-la-fois, mais en même-temps du
-coup de pied le plus naturel que l'on pût donner dans sa position, elle
-fit sauter l'épingle des doigts de Brigitte.--L'étiquette, qui étoit
-attachée à l'épingle, tomba avec elle, et en tombant par terre, fut
-brisée en mille atomes.
-
-De tout cela, il étoit clair que la veuve Wadman étoit amoureuse de mon
-oncle Tobie.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXXIX.
-
-_Amours de mon oncle Tobie avec la veuve Wadman._
-
-
-Mais la tête de mon oncle Tobie étoit alors occupée de bien d'autres
-affaires; tellement qu'il n'eut pas le loisir de songer à celle-ci,
-jusqu'à ce que la démolition de Dunkerque eût été consommée, et que les
-droits respectifs de toutes les puissances de l'Europe eussent été
-réglés.
-
-Cela fit un _armistice_, pour parler le langage de mon oncle Tobie, ou,
-pour parler celui de Mistriss Wadman, un _chômage_ de près de onze
-ans.--Mais comme dans les cas de cette nature c'est toujours le second
-coup, (à quelque distance qu'il soit du premier) qui établit le combat,
-j'appelle ces amours, _les amours de mon oncle Tobie avec la veuve
-Wadman_, plutôt que _les amours de la veuve Wadman avec mon oncle
-Tobie_.
-
-Et cette distinction n'est pas imaginaire. Il n'en est pas de ceci comme
-de _bonnet blanc_ et _blanc bonnet_, et de toutes autres choses de ce
-genre, sur lesquelles on dispute tous les jours au parlement:--dans ce
-cas-ci il y a une différence dans la nature des choses,--et (souffrez
-que je vous le dise, messieurs) une grande différence.
-
-
-
-
-CHAPITRE XL.
-
-_Je bats la campagne._
-
-
-Au moment dont je parle, comme ainsi soit que la veuve Wadman aimoit mon
-oncle Tobie, et que mon oncle Tobie n'aimoit pas encore la veuve
-Wadman,--la veuve Wadman n'avoit que deux partis à prendre; ou d'aller
-en avant et de continuer à aimer mon oncle Tobie, ou de se tenir en
-repos.--
-
---La veuve Wadman ne vouloit ni l'un ni l'autre.--
-
-Bonté du ciel!--Mais j'oublie que je suis moi-même un peu du caractère
-de la veuve Wadman. Car toutes les fois qu'il m'arrive (ce qui avient
-quelquefois vers les équinoxes) que quelque divinité champêtre m'occupe,
-m'intéresse, me tourmente au point que je perds pour elle le boire et le
-manger;--tandis que la cruelle ne daigne pas s'informer si je bois ou si
-je mange.--
-
-Malédiction sur elle! je l'envoie en Tartarie, et de la Tartarie à la
-terre de Feu, et de la terre de Feu à tous les diables.--Bref, il n'y a
-pas un recoin en enfer où je ne place ma déesse, et où je ne la loge.--
-
-Mais comme le cœur est foible, et que les marées de nos passions montent
-et descendent dix fois par minute,--je ramène bien vîte ma divinité; et
-comme je suis extrême en tout, je la place au beau milieu de la voie
-lactée.
-
---«O la plus brillante des étoiles,--répands, répands ton influence...»
-
-Maudite soit l'étoile et son influence! par tout ce qui est hérissé et
-en guenilles, m'écriai-je, en ôtant mon bonnet fourré, et le regardant
-d'un air de colère,--je ne donnerois pas six sous pour en avoir douze de
-cette espèce!--
-
-Mais c'est pourtant un excellent bonnet, dis-je, en le mettant sur ma
-tête et l'enfonçant jusqu'aux oreilles;--il est bien chaud, bien
-doux,--surtout si vous couchez le poil avec la main.--
-
-Eh! que m'importe, répliquai-je, en suis-je moins malheureux?--Ici ma
-philosophie m'abandonne encore.
-
-Non, je ne toucherai jamais à ce pâté, (je change encore de métaphore)
-ni à la croûte, ni à la mie,--ni au-dedans, ni au-dehors, ni
-au-dessus,--ni au-dessous;--je le déteste,--je le hais,--je le
-répudie:--la vue seule m'en rend malade.--
-
- Il est tout poivre,
- tout ail,
- tout épice,
- tout sel,
- toutes drogues du diable.
-
-Par le grand archi-cuisinier des cuisiniers, qui ne fait, je pense,
-œuvre de ses dix doigts du matin au soir, et qui passe son temps à
-inventer pour nous les ragoûts les plus échauffans, je n'y toucherois
-pas pour le monde entier.--
-
-«O Tristram! Tristram! s'écrie Jenny.»
-
-«O Jenny! Jenny! lui dis-je, et cela me conduit au quarante et unième
-chapitre.»
-
-
-
-
-CHAPITRE XLI.
-
-_Rien._
-
-
-«Non, pour le monde entier, je n'y toucherois pas, lui dis-je.»--
-
-Mon dieu! à quel point cette métaphore m'a échauffé l'imagination!
-
-
-
-
-CHAPITRE XLII.
-
-_Diatribe contre l'Amour._
-
-
-C'est ce qui montre, (que la robe et l'église en disent tout ce qu'elles
-voudront;--qu'elles en disent;... car, quant à penser, tout ce qui
-pense, pense à-peu-près de même sur cet article et sur bien
-d'autres)--c'est ce qui montre, dis-je, que l'amour est certainement,
-(au moins alphabéticalement parlant) l'affaire de la vie la plus
-
- A gitante,
- la plus B izarre,
- la plus C onfuse,
- la plus D iabolique;
-
-Et de toutes les passions humaines, la passion la plus
-
- E xtravagante,
- la plus F antasque,
- la plus G rossière,
- la plus H onteuse,
- la plus I nconséquente (le K manque),
- et la plus L unatique;--
-
-Et en même-temps la chose la plus
-
- M isérable,
- la plus N iaise,
- la plus O iseuse,
- la plus P uérile,
- la plus Q uinteuse,
- la plus S urannée,
- et la plus R idicule;
-
-Quoique dans la règle l'R eût dû marcher avant l'S.--
-
-Enfin c'est une chose telle, que mon père, à la fin d'une longue
-dissertation sur ce sujet, disoit un jour à mon oncle Tobie: «Vous ne
-sauriez jamais, frère Tobie, combiner deux idées sur cette matière sans
-faire un hypallage.--Eh! bon Dieu, qu'est-ce qu'un hypallage, s'écria
-mon oncle Tobie?--
-
-C'est mettre la charrue devant les bœufs, dit mon père.--
-
-Et que peuvent-ils faire dans cette posture, s'écria mon oncle Tobie?
-
-Ou bien aller en avant, dit mon père, ou bien se tenir en repos.
-
---Or je vous ai déjà dit que la veuve Wadman ne vouloit faire ni l'un ni
-l'autre.--
-
---Elle se tint cependant harnachée et caparaçonnée de tout point, pour
-guetter une occasion favorable.
-
-
-
-
-CHAPITRE XLIII.
-
-_Description topographique._
-
-
-Les destinées, qui avoient certainement prévu tout ce qui concernoit les
-amours de la veuve Wadman et de mon oncle Tobie, avoient depuis la
-création de la matière et du mouvement, (et même avec plus de courtoisie
-qu'elles n'ont coutume d'en mettre en pareil cas,) avoient, dis-je,
-établi une chaînes de causes et d'effets liés si étroitement ensemble,
-qu'il étoit presque impossible que mon oncle Tobie eût habité et occupé
-une autre maison et un autre jardin dans tout le monde entier, que la
-maison qui touchoit à la maison, et le jardin qui touchoit au jardin de
-mistriss Wadman.--Ce voisinage, joint à la commodité d'un gros arbre
-creux et touffu, placé dans le jardin de la veuve, et sur la palissade
-de mon oncle Tobie, fournissoit à l'aimable veuve toutes les occasions
-que son goût pour les opérations militaires pouvoit désirer. Elle
-pouvoit observer tous les mouvemens de mon oncle Tobie, et assister à
-ses conseils de guerre.--Et mon oncle Tobie, dont le cœur étoit sans
-défiance, ayant permis au caporal (à la sollicitation de Brigitte) de
-pratiquer en osier une porte de communication pour prolonger les
-promenades de mistriss Wadman,--mistriss Wadman se trouvoit maîtresse de
-pousser ses approches jusqu'à la porte de la guérite, et quelquefois
-même, (par pure reconnoissance du procédé de mon oncle Tobie,) de former
-son attaque et d'assaillir mon oncle Tobie au fond même de sa guérite.
-
-
-
-
-CHAPITRE XLIV.
-
-_Diverses façons de brûler une chandelle._
-
-
-C'est une vérité triste, mais qui n'en est pas moins constante.--Il est
-prouvé par toutes les observations journalières qu'un homme peut, ainsi
-qu'une chandelle, être brûlé par l'un ou par l'autre bout;--j'entends
-pourvu qu'il ait une mêche suffisante, sinon tout est dit.--J'entends
-encore, qu'on ne l'allumera pas en bas; car comme en ce cas la flamme
-s'éteint ordinairement d'elle-même, tout est encore dit.--
-
-Quant à moi, comme je ne saurois supporter l'idée d'être brûlé comme un
-sot, si l'on me laissoit le choix sur la manière d'être brûlé, je
-voudrois qu'on m'allumât par en haut, afin de pouvoir brûler décemment
-jusqu'à la bobèche;--c'est-à-dire de la tête au cœur, du cœur au foie,
-du foie aux entrailles, et de-là, par les veines et les artères
-mésentériques, à travers toutes les sinuosités et les insertions
-latérales des intestins et de leur tunique, jusqu'au boyau que l'on
-appelle _aveugle_ ou _cœcum_.
-
-«Je vous prie, docteur Slop, dit mon oncle Tobie, (en l'interrompant au
-moment qu'il prononçoit le mot _cœcum_, le soir que ma mère accoucha de
-moi,)--je vous prie, dit mon oncle Tobie, apprenez-moi ce que c'est que
-le _cœcum_; car tout vieux que je suis, j'avoue que je ne sais pas
-encore où il est situé.»
-
-«Le _cœcum_, répondit le docteur Slop, est situé entre l'_ilium_ et le
-_colum_.»--
-
-«Dans un homme, dit mon père?»--
-
-«Et dans une femme aussi, dit le docteur Slop.»--
-
-«Je ne m'en doutois pas, dit mon père.»
-
-
-
-
-CHAPITRE XLV.
-
-_Attaques de la veuve Wadman._
-
-
-Et pour s'assurer des deux systèmes, mistriss Wadman se promit de
-n'allumer mon oncle Tobie ni par en haut ni par en bas, mais de le
-brûler, s'il étoit possible, par les deux bouts à-la-fois, comme la
-chandelle du prodigue.
-
-Or, mistriss Wadman, aidée de Brigitte, auroit pu bouleverser pendant
-sept ans entiers, tous les magasins et arsenaux, depuis celui de Venise
-jusqu'à la tour de Londres.--Elle auroit pu choisir dans tout l'attirail
-de guerre et dans tous les ustensiles militaires destinés, soit à
-l'infanterie, soit à la cavalerie,--sans y trouver blinde ni mantelet
-aussi propre à servir son dessein, que l'expédient que le hasard, joint
-à l'invention de mon oncle Tobie, avoit placé sous sa main.--
-
-Je ne crois pas vous l'avoir dit;--mais je ne voudrois pas en répondre;
-il se pourroit que si... Quoi qu'il en soit, c'est une des choses qu'il
-vaut mieux recommencer que de s'amuser à disputer contre. Il y a
-beaucoup de choses de ce genre.--Vous saurez donc que quelque ville ou
-forteresse que le caporal eût à exécuter pendant le cours des campagnes
-de mon oncle Tobie, mon oncle Tobie commençoit par en mettre le plan en
-dedans de la guérite à main gauche; là ce plan s'attachoit par en haut
-avec deux ou trois épingles, et restoit flottant par en bas, pour donner
-la facilité de le rapprocher des yeux quand il étoit nécessaire. Si bien
-que dès que l'attaque fut résolue de la part de mistriss Wadman, les
-moyens en furent trouvés.
-
-En effet, une fois avancée jusqu'à la porte de la guérite, mistriss
-Wadman, en étendant la main droite et glissant le pied gauche par le
-même mouvement, n'avoit qu'à saisir la carte ou le plan, et l'avancer
-vers elle en allongeant le cou, comme pour aller à sa rencontre;--mon
-oncle Tobie prenoit feu sur-le-champ;--sa passion favorite se
-réveilloit;--il se hâtoit de prendre l'autre coin de la carte avec sa
-main gauche, et du bout de sa pipe qu'il tenoit dans sa main droite, il
-entamoit une démonstration.
-
-Si-tôt que l'attaque en étoit à ce point, mistriss Wadman, en général
-habile, et par une seconde manœuvre, dont tout le monde sentira les
-raisons, faisoit tomber la pipe des mains de mon oncle Tobie tout le
-plutôt possible.--Elle se servoit pour cela de plusieurs prétextes, dont
-le plus commun étoit le besoin de désigner plus clairement sur la carte
-quelque redoute ou quelque parapet.--Mais, soit d'une manière, soit
-d'une autre, il n'étoit pas possible à mon pauvre oncle Tobie de
-parcourir plus de dix toises avec sa pipe.--
-
-Mon oncle Tobie étoit alors obligé de faire usage de son premier
-doigt.--
-
-Et voyez la différence qui en résultoit pour l'attaque! en promenant son
-doigt sur la carte (comme dans le premier cas) vis-à-vis le bout de la
-pipe de mon oncle Tobie, la veuve Wadman auroit parcouru toutes les
-lignes de Dan à Bershabée (si les lignes de mon oncle Tobie se fussent
-prolongées si loin) sans produire aucun effet. Le bout de la pipe
-n'ayant ni artère, ni chaleur vitale, n'étoit susceptible d'aucune
-sensation, et ne pouvoit ni communiquer la chaleur par attouchement, ni
-la recevoir par sympathie. Tout se passoit en fumée.--
-
-Mais avec le doigt de mon oncle Tobie, tout changeoit de face. La veuve,
-en le suivant de près avec le sien à travers tous les petits détours et
-les zigzags des ouvrages,--le touchant de temps en temps par
-côté,--passant quelquefois sur l'ongle,--et quelquefois s'y
-accrochant,--le rencontrant tantôt à droite, tantôt à gauche;--enfin, le
-harcelant sans cesse, la veuve ne pouvoit manquer d'exciter au moins un
-certain je ne sais quoi.
-
-Ces escarmouches, quoique légères et encore assez distantes du corps de
-la place, ne laissoient pas que d'y conduire. Si au milieu de ces
-escarmouches la carte se détachoit et venoit à glisser le long de la
-guérite, mon oncle Tobie, simple comme la colombe, posoit aussitôt sa
-main dessus et à plat, pour contenir la carte, en continuant son
-explication; et mistriss Wadman, par une manœuvre aussi prompte que la
-pensée, plaçoit sa main tout à côté de celle de mon oncle Tobie. Par ce
-moyen, elle établissoit une communication suffisante pour laisser passer
-et repasser toute sensation connue de toute personne un peu versée dans
-la partie élémentaire et pratique de la galanterie.
-
-Alors elle recommençoit à promener son doigt à côté de celui de mon
-oncle Tobie; le jeu de ce premier doigt amenoit celui du pouce;--et
-sitôt que le pouce étoit engagé, toute la main s'en mêloit bientôt.--La
-tienne, cher oncle Tobie, ne pouvoit rester en place. Mistriss Wadman,
-par les efforts les mieux ménagés, par les pressions les plus
-équivoques, par les sensations les plus légères qu'une main puisse
-employer pour en déranger une autre, essayoit sans cesse de déplacer
-celle de mon oncle Tobie, ne fût-ce que de l'épaisseur d'un cheveu.
-
-Pendant tout ce manège, la jambe de la veuve glissée au fond de la
-guérite, appuyoit contre le mollet de mon oncle Tobie; et la veuve ne
-négligeoit rien pour empêcher mon oncle Tobie d'attribuer cette pression
-à toute autre cause. Voilà la chandelle allumée par les deux
-bouts;--voilà mon oncle Tobie attaqué et poussé vigoureusement dans ses
-deux aîles;--est-il surprenant que son centre fût à chaque instant mis
-en désordre?
-
-«C'est le diable qui s'en mêle, disoit mon oncle Tobie.»
-
-
-
-
-CHAPITRE XLVI.
-
-_Relique de mon oncle Tobie._
-
-
-On conçoit aisément que mistriss Wadman varioit ses attaques, à
-l'exemple de tous les généraux dont l'histoire fourmille; et par les
-mêmes motifs qu'eux:--un observateur de l'ordre commun auroit eu peine à
-les reconnoître pour des attaques réelles; ou tout au moins n'en auroit
-pas senti les différences; mais ce n'est pas pour ces gens-là que
-j'écris.--
-
-Je reviendrai un jour à ces attaques; mais ce ne sera pas de quelques
-chapitres; et alors je verrai à mettre un peu plus d'exactitude dans mes
-descriptions. Tout ce que j'ai à dire en ce moment sur ce sujet, c'est
-que dans une liasse de papiers originaux et de dessins que mon père
-avoit rassemblés, il y a un plan de Bouchain parfaitement conservé, et
-que je conserverai soigneusement, tant que je serai en état de conserver
-quelque chose.--Sur un des coins d'en-bas, et à main droite, on voit
-encore les marques de tabac d'un pouce et d'un premier doigt: or, il y a
-tout à parier que ce pouce et ce premier doigt sont ceux de la veuve
-Wadman, d'autant que le coin opposé, qui sans doute étoit celui de mon
-oncle Tobie, est sans la moindre tache.--C'est assurément là un acte
-authentique d'une de ces attaques. On aperçoit vers le haut de la carte
-les vestiges de deux trous presque effacés, mais encore visibles: or,
-ces trous sont évidemment ceux des épingles qui attachoient la carte
-dans la guérite.
-
-Par tout ce qu'il y a de sacré, j'estime plus cette précieuse relique
-avec ses stigmates, que toutes les reliques souvent apocryphes qu'on
-montre aux badauds;--exceptant toujours, lorsque j'écris sur ces
-matières, les pointes qui entrèrent dans la chair de sainte Radegonde
-dans le désert; pointes merveilleuses, que les religieuses de Cluny font
-voir à tous les passans, pour l'amour de Dieu.
-
-
-
-
-CHAPITRE XLVII.
-
-_Hélas._
-
-
-Voilà, dit Trim, tout ce que j'y peux faire.--Les fortifications sont
-entièrement rasées, et le bassin de Dunkerque est de niveau avec le
-môle. Avec la permission de Monsieur, je pense que tout est fini.--Je le
-pense de même, répondit mon oncle Tobie, avec un soupir à demi
-étouffé;--mais va, Trim, va dans la salle chercher les articles du
-traité; ils doivent être sur la table.»--
-
-«Ils y ont été pendant plus de six semaines, dit le caporal; mais ce
-matin la servante les a pris pour allumer le feu.»--
-
-«Tout est donc fini, Trim, dit mon oncle Tobie! la cour n'a plus besoin
-de nos services!--O ciel, dit le caporal, tout est fini!» En disant ces
-mots, il jette sa bêche dans la brouette avec l'air du désespoir le plus
-expressif qui puisse s'imaginer; puis se retournant lentement, il
-ramasse sa pioche, sa pelle, ses piquets, et tout le reste de ses
-ustensiles militaires; et il se disposoit à emporter le tout hors du
-boulingrin,--quand un _hélas_ partit de la guérite, et se glissant à
-travers une petite fente du sapin, vint frapper son oreille du son le
-plus lamentable;--il s'arrêta tout court.
-
-«Non, dit le caporal en lui-même, je n'en ferai rien à l'heure qu'il
-est;--il vaut mieux attendre à demain matin, avant que monsieur soit
-levé, pour que monsieur n'en voie rien.» Le caporal prit sa bêche dans
-sa brouette, avec un peu de terre dessus, comme s'il eût eu à combler un
-petit trou au pied du glacis, mais réellement pour se rapprocher de son
-maître et tâcher de le distraire.--Il leva une motte ou deux, les
-tailla, les façonna avec sa bêche;--enfin il s'assit aux pieds de mon
-oncle Tobie, et commença ainsi.
-
-[Illustration]
-
-
-
-
-CHAPITRE XLVIII.
-
-_Amours de Trim._
-
-
-«N'est-ce pas, monsieur, une grande pitié?... Mais je crains que ce que
-je vais dire à monsieur ne soit une sottise dans la bouche d'un
-soldat.»--
-
-«Et pourquoi, Trim, dit mon oncle Tobie, un soldat seroit-il plus exempt
-d'en dire qu'un homme de lettres?--Il en a moins d'occasions, répondit
-le caporal.» Mon oncle Tobie fit un signe de tête.
-
---«N'est-ce donc pas une grande pitié, dit le caporal, en jetant les
-yeux sur Dunkerque et sur le môle,--comme Servius Sulpicius, à son
-retour d'Asie et de sa traversée d'Egine à Mégare, jetoit les siens sur
-Corinthe et le Pirée.
-
-«N'est-ce pas, dis-je, une grande pitié, sauf le respect de monsieur,
-d'avoir détruit de si beaux ouvrages? Et n'en seroit-ce pas une toute
-aussi grande, de les avoir laissé subsister?»--
-
-«Tu as raison, Trim, dans les deux cas, dit mon oncle Tobie.--Aussi,
-poursuivit le caporal, monsieur a pu remarquer que depuis le
-commencement de la démolition jusqu'à la fin, je n'ai pas une seule fois
-sifflé, ni chanté, ni ri, ni pleuré, ni parlé de nos anciennes guerres,
-ni raconté à monsieur une seule histoire, bonne ou mauvaise.»--
-
-«Tu es, Trim, dit mon oncle Tobie, rempli d'excellentes qualités; et je
-ne regarde pas comme la moindre (étant conteur d'histoires comme tu
-l'es) d'avoir su au travers de toutes celles que tu m'a dites, soit pour
-me divertir dans mes travaux, soit pour me distraire dans mes chagrins,
-d'avoir su, dis-je, ne m'en raconter presque jamais que de bonnes.»--
-
-«Avec la permission de monsieur, c'est qu'à l'exception _du roi de
-Bohême et de ses sept châteaux_, il n'y en a pas une qui ne soit vraie;
-car elles me regardent toutes.»
-
-«C'est ce qui fait, Trim, dit mon oncle Tobie, que je les aime
-davantage.--Mais quelle est cette nouvelle histoire? tu viens d'exciter
-ma curiosité.»
-
-«Je vais, dit le caporal, la raconter à monsieur.--Pourvu, dit mon oncle
-Tobie, en regardant tristement Dunkerque et le môle,--pourvu que ce ne
-soit pas une histoire enjouée; car à des histoires de ce genre, il faut
-que l'auditeur apporte avec lui la moitié du plaisir,--et la disposition
-où je me trouve en ce moment nuiroit à toi, Trim, et à ton histoire.--Il
-n'y a, dit le caporal, rien d'enjoué dans mon histoire.--Je ne voudrois
-pas non plus, ajouta mon oncle Tobie, qu'elle fût trop triste.--Elle ne
-l'est pas non plus, répliqua le caporal;--en un mot elle convient
-parfaitement à monsieur.--Eh bien! je t'en remercie de tout mon cœur,
-s'écria mon oncle Tobie, et tu me feras plaisir de la commencer.»--
-
-Le caporal fit la révérence.--Quoi qu'il ne soit pas aussi aisé que le
-monde l'imagine, d'ôter avec grace un bonnet de housard qui n'a point de
-consistance,--ni moins difficile, à mon avis, quand on est assis par
-terre, de faire une révérence aussi remplie de respect que les
-révérences ordinaires du caporal,--cependant en faisant glisser la
-paulme de sa main droite, laquelle étoit du côté de son maître; en la
-faisant glisser, dis-je, en arrière sur le gazon, et un peu plus loin
-que son corps, pour donner à celle-ci plus de courbure,--saisissant en
-même-temps son bonnet sans effort avec le pouce et les deux premiers
-doigts de la main gauche, ce qui réduisoit insensiblement le diamètre du
-bonnet, lui faisoit perdre sa rondeur, et l'applatissoit
-presqu'entièrement,--le caporal satisfit à tout beaucoup mieux que sa
-posture ne sembloit le promettre.--Et, ayant craché deux fois, pour
-chercher la clef sur laquelle son histoire iroit le mieux, et plairoit
-davantage à son maître,--il jeta sur lui un regard de tendresse qui lui
-fut rendu, et il commença ainsi.
-
-
-_Histoire du roi de Bohême et des sept châteaux._
-
-«Il étoit une fois un certain roi de Bo--hê.--»
-
-Le mot _Bohême_ n'étoit pas encore tout-à-fait prononcé, que mon oncle
-Tobie obligea le caporal à faire halte pour un moment.--Le caporal avoit
-commencé son histoire nue tête, ayant laissé son bonnet par terre depuis
-qu'il l'avoit ôté à la fin du dernier chapitre.--
-
-L'œil de la bonté épie tout.--Le caporal n'avoit pas achevé les quatre
-premiers mots de son histoire, que mon oncle Tobie avoit déjà touché son
-bonnet deux fois du bout de sa canne, comme pour dire: pourquoi, Trim,
-n'est-il pas sur votre tête?--Trim le ramassa avec la plus respectueuse
-lenteur; puis jetant un coup-d'œil humilié sur la broderie de devant,
-laquelle étoit terriblement ternie, et même usée dans les parties les
-plus apparentes, il posa de nouveau son bonnet à ses pieds pour
-moraliser à son sujet.--
-
-«Je t'entends trop bien, s'écria mon oncle Tobie! et tout ce que tu
-dis-là n'est que trop vrai.--Mais, Trim, _rien n'est fait en ce monde
-pour toujours durer_.»--
-
-«O mon cher Tom! s'écria Trim,--quand ces gages de ton amour et de ton
-souvenir seront tout-à-fait usés, que dirai-je?»--
-
-«Il n'y a, Trim, répliqua mon oncle Tobie, autre chose à dire que ce que
-je t'ai dit; _rien n'est fait en ce monde pour toujours durer_. On se
-creuseroit la cervelle jusqu'au jour du jugement, qu'on ne trouveroit
-rien de mieux.»
-
-Le caporal reconnut que mon oncle Tobie avoit raison, et qu'il seroit
-inutile, quelque esprit qu'on eût, de chercher à tirer de son bonnet une
-morale plus saine. Il mit donc son bonnet sur sa tête sans chercher
-davantage; et, passant la main sur son front pour effacer une ride
-pensive que le texte et le commentaire y avoient fait naître, il
-retourna, avec le même regard et le même son de voix, à son histoire du
-roi de Bohême et de ses sept châteaux.
-
-
-_Suite de l'histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux._
-
-«Il étoit une fois un certain roi de Bohême...--Mais sous quel règne?
-c'est ce que je ne saurois dire à monsieur.»--
-
-«Je ne te le demande en aucune sorte, s'écria mon oncle Tobie.»--
-
-«C'étoit, sauf le respect de monsieur, un peu avant le temps où les
-géans cessèrent d'engendrer.--Mais en quelle année de notre Seigneur
-c'étoit?...»--
-
-«Je ne donnerois pas deux sous pour le savoir, dit mon oncle Tobie.»--
-
-«Seulement, n'en déplaise à monsieur, cela donne meilleur air à une
-histoire.»--
-
-«C'est ton affaire, Trim, de l'embellir à ta mode;--et choisis, continua
-mon oncle Tobie, choisis dans tout le monde entier la date que tu
-voudras, et applique-la à ton histoire, c'est celle-là que je
-préférerai.»
-
-Le caporal s'inclina d'un air pénétré de reconnoissance.--En effet,
-depuis la création du monde jusqu'au déluge de Noé,--depuis le déluge
-jusqu'à la naissance d'Abraham, depuis les patriarches et leur
-pélerinage jusqu'à la sortie d'Egypte des Israélites;--de-là à travers
-toutes les dynasties, olympiades, villes fondées et détruites, et autres
-époques mémorables de chaque peuple, jusqu'à la venue de
-Jésus-Christ,--et de cette venue au moment où Trim racontoit son
-histoire;--chaque siècle, chaque année, chaque mois, chaque heure,
-chaque minute;--mon oncle Tobie mettoit aux pieds du caporal le vaste
-empire des temps et tous ses abîmes.
-
-Mais comme la modestie touche à peine du bout du doigt à ce que la
-libéralité lui présente les mains ouvertes, le caporal se contenta de ce
-qu'il y avoit de plus mauvais dans tout le paquet;--et pour que nos
-seigneurs du parti ministériel et de celui de l'opposition ne se mangent
-pas le blanc des yeux en disputant sur l'époque choisie par le caporal,
-je la leur dirai sans me faire prier.
-
-Il prit l'année de notre Seigneur mil sept cent douze, qui fut celle où
-le duc d'Ormond se comporta si mal en Flandre; et il reprit ainsi son
-expédition de Bohême.
-
-
-_Suite de l'histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux._
-
-«En l'an de notre Seigneur mil sept cent douze, il étoit, comme je le
-disois à monsieur...»--
-
-«A te dire vrai, Trim, dit mon oncle Tobie, toute autre date m'auroit
-plu davantage; non-seulement à cause de la tache honteuse qui souille
-notre histoire de cette année-là, quand nos troupes se débandèrent, et
-refusèrent de couvrir le siége du Quesnoy, où Fayel cependant poussoit
-les ouvrages avec une vigueur incroyable;--mais encore, Trim, pour
-l'intérêt même de ton histoire; parce que s'il y a (et ce qui t'est
-échappé à ce sujet m'en laisse quelque soupçon)--s'il y a, dis-je,
-quelques géans...»--
-
-«En vérité, monsieur, il n'y en a qu'un.--C'est tout comme vingt,
-s'écria mon oncle Tobie!--mais alors tu aurois dû te reculer de quelque
-sept ou huit cents ans, pour te mettre hors de la portée des critiques.
-Et je te conseille, pour l'honneur de ton histoire, si tu dois jamais la
-raconter encore...»--
-
-«Si je peux l'achever une bonne fois, dit Trim, je jure à monsieur que
-je ne la raconterai de ma vie, ni à homme, ni à femme, ni à enfant. A
-d'autres, s'écria mon oncle Tobie!» mais d'un ton de voix si bon, si
-encourageant, que le caporal reprit son histoire avec plus d'allégresse
-que jamais.--
-
-
-_Suite de l'histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux._
-
-«Il étoit, sauf le respect de monsieur, dit le caporal, en élevant la
-voix et frottant joyeusement les deux paumes de ses mains l'une contre
-l'autre,--il étoit une fois un certain roi de Bohême...»--
-
-«Laisse la date entièrement, Trim, dit mon oncle Tobie, en se penchant
-vers le caporal, et appuyant doucement sa main sur son épaule
-pour adoucir la petite peine qu'il pouvoit lui faire en
-l'interrompant,--laisse la date entièrement, Trim. Une histoire passe à
-merveille sans tant de précision; et à moins qu'on n'en soit bien
-sûr...--Bien sûr, dit le caporal, en secouant la tête!--J'en conviens,
-répondit mon oncle Tobie.--Il n'est pas aisé, Trim, qu'un homme comme
-toi et moi, nourri dans les armées, qui a rarement regardé devant lui
-plus loin que le bout de son fusil, et derrière lui au-delà de son
-havresac, en sache beaucoup sur cette matière.»
-
-«Morbleu, dit Trim, vaincu par la manière de raisonner de mon oncle
-Tobie, autant que par le raisonnement lui-même!--un soldat a bien autre
-chose à faire;--car, sans parler des batailles, des marches, ni du
-service de garnison, n'a-t-il pas son fusil à éclaircir,--son habit à
-nétoyer,--ses moustaches à cirer; lui-même enfin à raser et à tenir
-propre, de manière à paroître toujours comme à la parade?--Quel besoin,
-ajouta le caporal, d'un air triomphant, quel besoin, (je le demande à
-monsieur)--un soldat peut-il avoir de savoir un seul mot de
-géographie?»--
-
-«Tu devois dire, _chronologie_, Trim, dit mon oncle Tobie; car pour la
-_géographie_, elle est pour lui d'un usage indispensable. Il faut qu'il
-connoisse parfaitement tous les pays où son métier l'entraîne, et les
-confins de ces pays;--il faut qu'il en connoisse chaque ville, village,
-bourg, hameau, avec les routes, les canaux et les chemins creux qui y
-aboutissent.--S'il passe une rivière ou un ruisseau, il faut, Trim, qu'à
-la première vue il puisse en dire le nom,--dans quelle montagne il prend
-sa source,--quel est son cours,--à quelle distance il est navigable,--où
-il est guéable, où il ne l'est pas.--Il faut que le sol de chaque vallée
-lui soit aussi connu qu'au laboureur qui la cultive, et qu'il soit en
-état, si le cas le requiert, de donner un plan exact de toutes les
-plaines et défilés, des forts, des collines, des bois et des marais, à
-travers lesquels son armée doit marcher.--Il faut enfin qu'il connoisse
-leurs produits, leurs plantes, leurs minéraux, leurs eaux thermales,
-leurs animaux, leurs saisons, leurs climats, leurs degrés de froid et de
-chaud, leurs habitans, leurs coutumes, leurs langages, leur politique,
-et même leur religion.--Autrement, caporal, continua mon oncle Tobie, se
-levant dans la guérite, et commençant à s'échauffer à cet endroit de son
-discours,--concevroit-on comment Malborough a pu faire marcher son
-armée, des bords de la Meuse à Belbourg, de Belbourg à Kerpenord,--(Il
-fut impossible au caporal de rester assis plus long-temps) de Kerpenord,
-Trim, à Kalsaken, de Kalsaken à Newdorf, de Newdorf à Laudenbourg, de
-Laudenbourg à Mildenheim, de Mildenheim à Elchingen, d'Elchingen à
-Gingen, de Gingen à Belmerchoffen, de Belmerchoffen à Skellenbourg,--où
-il fondit sur les retranchemens des ennemis, les força à passer le
-Danube, traversa la Lech, poussa ses troupes jusques dans le cœur de
-l'empire,--et marchant à leur tête par Fribourg, Hokenwert et
-Schonevelt, il arriva aux plaines de Blenheim et d'Hochstet.--Ce grand
-homme, caporal, malgré tout son talent, n'auroit pas fait un pas ni un
-seul jour de marche, sans le secours de la _géographie_».
-
-«Car pour la _chronologie_, j'avoue, Trim, continua mon oncle Tobie, en
-se rasseyant froidement dans sa guérite, que de toutes les sciences, il
-me semble que c'est celle dont un soldat peut le mieux se dispenser;--à
-moins que ce ne soit pour les éclaircissemens qu'il peut un jour en
-retirer, relativement à l'époque de l'invention de la poudre; car les
-terribles effets de cette composition, pareille à la foudre et
-renversant tout devant elle, l'ont rendue pour nous une espèce d'ère
-militaire. Elle a si totalement changé la nature de l'attaque et de la
-défense, soit pour la guerre de terre, soit pour la guerre de mer, elle
-a tellement étendu les bornes de l'art et de la science militaire, qu'on
-ne sauroit être trop exact à fixer le temps précis de sa découverte, et
-trop soigneux à rechercher le nom de son inventeur, et les circonstances
-qui lui ont donné naissance.
-
-»Je suis loin de contester, continua mon oncle Tobie, ce dont les
-historiens conviennent; savoir qu'en l'an de Notre Seigneur treize cent
-quatre-vingt, sous le règne de Vinceslas, fils de Charles IV, un certain
-prêtre, nommé _Schwartz_, apprit aux Vénitiens l'usage de la poudre dans
-leurs guerres contre les Génois. Mais il est certain qu'il ne fut pas le
-premier;--car si nous en croyons dom Pèdre, évêque de Léon...--Bon Dieu,
-dit Trim, qu'est-ce que des prêtres et des évêques avoient à faire de se
-creuser la tête pour la poudre à canon?--Dieu le sait, dit mon oncle
-Tobie, sa providence opère le bien par qui il lui plaît.--Dom Pèdre donc
-affirme, en sa chronique du roi Alphonse, lequel subjugua Tolède, qu'en
-l'an treize cent quarante-trois, (c'est-à-dire trente-sept avant l'autre
-époque,) le secret de la poudre étoit bien connu, et qu'elle étoit
-dès-lors employée avec succès, tant par les Maures que par les
-Chrétiens, non-seulement sur mer, mais dans plusieurs de leurs siéges
-les plus mémorables en Espagne et en Barbarie.--Et tout le monde sait
-que le moine Bacon a écrit expressément sur la poudre à canon, et en a
-généreusement donné la recette au public, plus de cent cinquante ans
-avant la naissance de Schwartz.--Mais, ajouta mon oncle Tobie, ce qui
-nous embarrasse bien davantage, et ce qui confond toutes nos relations,
-ce sont les Chinois qui prétendent avoir connu la poudre plusieurs
-centaines d'années avant Bacon.»--
-
-«Je gage, s'écria Trim, qu'il n'y a pas un mot de vrai.»--
-
-«Je croirois volontiers qu'ils se trompent, reprit mon oncle Tobie; du
-moins si l'on peut en juger par le misérable état de leur tactique
-actuelle, surtout en ce qui regarde les fortifications.--Les leurs ne
-consistent que dans un fossé revêtu d'un mur de brique, et entiérement
-dépourvu de flancs. Quant à ce qu'ils placent dans les angles, et qu'ils
-nous donnent pour des _bastions_, ils sont construits d'une manière si
-barbare, qu'on les prendroit...--pour un de mes sept châteaux,
-interrompit le caporal.»--
-
-Mon oncle Tobie, quoique embarrassé lui-même à trouver une comparaison,
-ne fut pas content de celle de Trim. Mais Trim lui disant qu'il lui
-restoit en Bohême une demi-douzaine de châteaux pareils, dont il ne
-savoit comment se défaire. Mon oncle Tobie fut si touché de la
-plaisanterie naïve du caporal, qu'il cessa sa dissertation sur la poudre
-à canon, et pria le caporal de continuer son histoire du roi de Bohême
-et de ses sept châteaux.
-
-
-_Suite de l'histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux._
-
-«Ce malheureux roi de Bohême, dit Trim...»--
-
-«Il étoit donc malheureux, dit mon oncle Tobie!» Car ses dissertations
-sur la poudre à canon et sur les autres parties de l'art militaire,
-l'avoient rudement embrouillé; et quoiqu'il eût prié le caporal de
-poursuivre son histoire, les fréquentes interruptions qu'il avoit faites
-ne lui avoient pas laissé ses idées assez présentes pour expliquer
-l'épithète.--
-
-«Il étoit donc malheureux, Trim, dit mon oncle Tobie, d'un ton
-pathétique?» Le caporal qui auroit voulu que le mot et tous ses
-synonimes fussent à tous les diables, commença à repasser dans son
-esprit les principaux événemens de l'histoire du roi de Bohême, lesquels
-prouvoient tous que jamais homme n'avoit été plus heureux que lui.--Le
-pauvre caporal se trouva alors dans un embarras extrême; et ne se
-souciant pas de rétracter son épithète, encore moins de l'expliquer,--et
-moins que tout cela d'ériger son conte en système à la manière des
-savans,--il regarda mon oncle Tobie, espérant qu'il viendroit à son
-secours; mais voyant que mon oncle Tobie restoit assis en attendant un
-explication, il hésita un moment et continua ainsi:
-
-«Monsieur me permettra de lui dire que le roi de Bohême étoit
-malheureux, en ce qu'aimant la navigation et tout ce qui y a rapport, il
-ne se trouvoit pas un seul port de mer dans toute la Bohême.»--
-
-«Et comment diable y en auroit-il eu, Trim, s'écria mon oncle Tobie?--La
-Bohême ne touchant à la mer d'aucun côté, cela ne pouvoit être
-autrement.--Cela se pouvoit, dit Trim, si Dieu l'avoit voulu.»
-
---Mon oncle Tobie ne parloit jamais de l'essence de Dieu et de ses
-attributs, qu'avec respect et retenue.--
-
-«Je ne le crois pas, répliqua mon oncle Tobie, après une pause;--car ne
-touchant à la mer d'aucun côté,--ayant la Silésie et la Moravie à
-l'est,--la Lusace et la Haute-Saxe au nord,--la Franconie à l'ouest, et
-la Bavière au sud;--la Bohême ne pouvoit se rapprocher de la mer sans
-cesser d'être Bohême; et la mer d'un autre côté, ne pouvoit arriver à la
-Bohême sans couvrir une grande partie de l'Allemagne, et noyer des
-millions de malheureux habitans qui se seroient trouvés sans défense
-contre un tel déluge.--A Dieu ne plaise, s'écria Trim!--Un tel déluge,
-ajouta mon oncle Tobie avec bonté, montreroit un tel manque de
-compassion dans celui qui est notre père commun, que je pense, Trim,
-qu'il étoit réellement impossible que la Bohême eût des ports de mer.»
-
-Le caporal fit sa révérence en homme intimement convaincu, et continua.
-
-«Or, il _arriva_ que par une belle soirée d'été, le roi de Bohême sortit
-avec la reine et ses courtisans.--Tu as raison, Trim, dit mon oncle
-Tobie, de dire qu'il _arriva_; car le roi de Bohême, ainsi que la reine,
-pouvoient également sortir ou rester chez eux.--Et c'est là une matière
-de _futur contingent_, qui peut _arriver_ ou _ne pas arriver_, suivant
-que le hasard en ordonne.»--
-
-«Le roi Guillaume, dit Trim, avoit là-dessus une opinion particulière.
-Il pensoit qu'il ne nous arrivoit rien en ce monde qui ne fût arrêté de
-toute éternité. Aussi, disoit-il souvent à ses soldats: _que chaque
-balle avoit son billet_.--C'étoit un grand homme, dit mon oncle
-Tobie!--Et je crois à présent, continua Trim, que le coup qui me mit
-hors de combat à Landen ne fut visé à mon genou, que pour m'ôter du
-service du roi et me mettre à celui de monsieur, où je serai sûrement
-mieux soigné dans ma vieillesse.--Tu peux y compter, Trim, s'écria mon
-oncle Tobie avec la dernière vivacité.»
-
-Le cœur du maître et celui du valet étoient également sujets à ces
-épanchemens imprévus.--Le caporal voulut parler, il voulut remercier son
-maître;--les larmes l'inondèrent,--il resta sans parole, sans
-mouvement;--il resta les yeux fixés sur mon oncle Tobie; mais son visage
-exprimoit sa reconnoissance, et payoit les marques de bonté de son
-maître. Une larme alors coula sur la joue de mon oncle Tobie, et paya
-l'attachement du serviteur.--
-
-Cette scène fut suivie d'un long silence.--Trim le rompit le premier, et
-s'efforçant de prendre un ton plus gai pour tâcher de distraire son
-maître:--«D'ailleurs, monsieur, dit-il, sans cette blessure que j'ai
-reçue à Landen, je n'aurois jamais été amoureux?»--
-
-«Tu as donc été amoureux, Trim, dit mon oncle Tobie en souriant?»--
-
-«Amoureux, dit le caporal, par-dessus la tête.--Et je te prie, Trim, dit
-mon oncle Tobie, où, quand et comment cela s'est-il passé?--tu ne m'en
-as jamais dit un mot.--J'ose dire à monsieur, répondit Trim, qu'il n'y
-avoit pas dans tout le régiment un tambour ni un fils de sergent qui ne
-sût cette histoire.--Et comment ne la sais-je pas encore, dit mon oncle
-Tobie?»--
-
-«Monsieur doit se rappeller, et sûrement avec douleur, dit le caporal,
-notre déroute totale à Landen, et la confusion horrible du camp et de
-l'armée. Il fallut que chacun songeât à soi; et sans les régimens de
-Wyndham, de Lumley et de Galway qui couvrirent la retraite sur
-Neerspeeken, le roi lui-même auroit eu de la peine à gagner le pont.--Il
-fut pressé vivement, comme monsieur le sait mieux que moi.»--
-
-«Vaillant prince, s'écria mon oncle Tobie avec enthousiasme! au moment
-où tout est perdu, je le vois passer devant moi à toute bride.--Il court
-à la gauche chercher le reste de la cavalerie angloise, et revient avec
-elle pour soutenir la droite, et arracher, s'il en est encore temps, le
-laurier des mains de Luxembourg.--Je le vois avec son écharpe flottante
-ranimant le courage de ce pauvre régiment de Galway. Je le vois courant
-le long de la ligne, se retournant aussi-tôt, et chargeant Conti à la
-tête des siens.--Brave,--brave prince, s'écria mon oncle Tobie! par le
-ciel, il mérite la couronne!--Comme un voleur mérite la corde, s'écria
-Trim.»
-
-Mon oncle Tobie connoissoit la loyauté du caporal, autrement la
-comparaison n'auroit pas été de son goût. Mais le caporal n'y avoit pas
-songé en la faisant.--Au reste, il n'y avoit pas moyen de revenir sur
-ses pas; ce que le caporal avoit de mieux à faire étoit de continuer son
-récit.
-
-«Le nombre des blessés étoit prodigieux; chacun ne pensoit qu'à sa
-propre sûreté.--Cependant, dit mon oncle Tobie, Talmash fit la retraite
-de l'infanterie avec beaucoup d'ordre.--Je n'en restai pas moins sur le
-champ de bataille, dit le caporal.--Misérable garçon, répliqua mon oncle
-Tobie!--Tellement qu'il étoit midi du lendemain, continua le caporal,
-avant que je fusse échangé et mis dans une charrette avec trente ou
-quarante autres blessés, pour être conduit à notre hôpital.
-
-»Il n'y a aucune partie du corps, sauf le respect de monsieur, où une
-blessure cause une douleur plus insupportable qu'au genou.»--
-
-«Excepté l'aîne, dit mon oncle Tobie.--Avec la permission de monsieur,
-répliqua le caporal, le genou, à mon avis, doit être plus
-sensible,--ayant beaucoup plus de tendons et de tout ce qu'ils
-appellent... qu'il appellent...--
-
-»C'est pour cette raison, dit mon oncle Tobie, que l'aîne est infiniment
-plus sensible; non-seulement parce qu'elle a autant de tendons, et de
-ces autres choses dont je ne sais pas plus le nom que toi; mais parce
-que...»--
-
-Ici la veuve Wadman, qui s'étoit tenue cachée dans son arbre pendant
-toute la conversation, retint son haleine, détacha sa coiffe de dessous
-son menton, se tint le corps en avant porté sur une jambe, et prêta
-l'oreille plus attentivement que jamais.--
-
-La dispute se soutint amicalement et à forces égales pendant quelque
-temps entre mon oncle Tobie et Trim,--jusqu'à ce qu'enfin Trim se
-ressouvenant qu'il avoit souvent pleuré pour les souffrances de son
-maître et jamais pour les siennes, abandonna son opinion. Mais mon oncle
-Tobie n'accepta pas son désistement; «cela ne prouve autre chose, Trim,
-que la bonté de ton cœur.»
-
-Tellement qu'on ne sait pas encore si la douleur d'une blessure à l'aîne
-est plus forte, toutes choses égales d'ailleurs, que la douleur d'une
-blessure au genou.--
-
-Ou si la douleur d'une blessure au genou est plus forte que la douleur
-d'une blessure à l'aîne.
-
-
-
-
-CHAPITRE XLIX.
-
-_La Béguine._
-
-
-«La douleur de mon genou, continua le caporal, étoit excessive en
-elle-même, mais les cahots de la charrette sur un chemin extrêmement
-raboteux, la rendoient encore plus vive, et chaque pas étoit la mort
-pour moi;--le sang que je perdois, le manque de soin, la fièvre que je
-sentois venir...--Pauvre garçon! dit mon oncle Tobie!--C'en étoit plus,
-dit le caporal, que je n'en pouvois supporter.
-
-»Je racontois mes souffrances à une jeune femme, dans une maison de
-paysan où notre charrette qui étoit la dernière de la ligne avoit fait
-halte, et où l'on m'avoit fait entrer.--La jeune femme avoit tiré un
-cordial de sa poche, en avoit versé quelques gouttes sur du sucre, et
-voyant que cela me ranimoit, elle m'en avoit donné deux ou trois
-fois.--Je lui racontois donc la violence de la douleur que je sentois;
-elle est si poignante, lui disois-je, que j'aimerois mieux ne jamais me
-relever de ce lit que je vois dans le coin de la chambre, et y mourir
-tranquillement, que de faire un pas de plus dans la maudite charrette.
-
-«Elle essaya de me conduire à ce lit que je lui montrois; mais je
-m'évanouis dans ses bras.--Elle avoit un excellent cœur, comme monsieur
-pourra le voir, dit le caporal en essuyant ses yeux.»--
-
-«Je croyois l'amour une chose joyeuse, dit mon oncle Tobie.»--
-
-«N'en déplaise à monsieur, c'est quelquefois la chose la plus sérieuse
-du monde.
-
-»A la persuasion de la jeune femme, la charrette et les autres blessés
-étoient partis sans moi; elle avoit assuré que j'expirerois en y
-rentrant. Tellement que lorsque je revins à moi, je me trouvai dans une
-cabane tranquille et paisible, où il n'y avoit plus que la jeune femme,
-le paysan et la femme du paysan. J'étois couché en travers sur le lit
-qui étoit dans le coin de la chambre; ma jambe blessée reposoit sur une
-chaise, et la jeune femme à côté de mon lit tenoit d'une main sous mon
-nez le coin de son mouchoir imbibé de vinaigre, et de l'autre m'en
-frottoit les tempes.
-
-»Je la pris d'abord pour la fille du paysan; car ce n'étoit pas une
-auberge;--et je lui offris une petite bourse où il y avoit dix-huit
-florins.--C'étoit encore un gage, continua Trim, en essuyant ses yeux,
-que ce pauvre Tom en partant pour Lisbonne m'avoit envoyé par un soldat
-de recrue.
-
-»Je n'avois jamais fait ces tristes détails à monsieur.» Trim essuya ses
-yeux une troisième fois.--
-
-«La jeune femme appella le vieillard et sa femme, et leur montra
-l'argent, sans doute pour m'obtenir d'eux un lit et toutes les petites
-choses dont je pourrois avoir besoin, jusqu'à ce que je fusse en état
-d'être transporté à l'hôpital.--_Allons_, dit-elle ensuite en serrant la
-petite bourse, _je serai votre banquier; mais comme cette charge ne
-remplira pas tout mon temps, je serai aussi votre garde-malade._»
-
-«A la manière dont elle me parla, et à son habillement que je commençai
-à regarder alors plus attentivement, je vis que la jeune femme ne
-pouvoit pas être la fille du paysan.
-
-»Elle étoit vêtue de noir de la tête aux pieds, et ses cheveux étoient
-cachés sous une bande de batiste qui serroit son front. C'étoit une de
-ces religieuses dont monsieur sait qu'il y a un grand nombre en Flandre,
-et qui ne sont pas cloîtrées.»--
-
-«D'après ta description, Trim, dit mon oncle Tobie, je juge que c'étoit
-une jeune _béguine_.--C'est une espèce de religieuse qui ne se trouve
-qu'en Flandre et à Amsterdam. Elles différent des religieuses
-ordinaires, en ce qu'elles peuvent quitter le cloître pour se marier.
-Leur _profession_ est de visiter et de soigner les malades; j'aimerois
-mieux, je l'avoue, que ce fût leur _inclination_.»--
-
-«Celle-ci m'a souvent dit, répliqua Trim, qu'elle me rendoit tous ces
-soins pour l'amour de Jésus-Christ.--Je n'aimois pas cela.--J'aurois
-voulu que ce fût un peu pour l'amour de moi.--Je crois, Trim, dit mon
-oncle Tobie, que nous pourrions bien avoir tort tous les deux; nous le
-demanderons ce soir à M. Yorick, chez mon frère Shandy; n'oublie pas,
-Trim, de m'en faire souvenir.»--
-
-«La jeune _béguine_, continua le caporal, m'avoit à peine dit qu'elle
-seroit ma garde-malade, qu'elle se mit en devoir d'en remplir les
-fonctions. Elle sortit, et au bout de quelques minutes qui me parurent
-bien longues, elle me rapporta des flanelles et des drogues pour mon
-genou, qu'elle bassina et fomenta pendant une couple d'heures; puis elle
-me prépara une écuelle de gruau pour mon souper; et quand je l'eus
-prise, elle me promit de revenir de grand matin, et me souhaita une
-bonne nuit.--
-
-»En dépit de son souhait, ma nuit fut bien mauvaise.--La fièvre fut
-très-violente;--la figure de la _béguine_ ne cessa de me tourmenter.--A
-chaque instant j'aurois voulu partager le monde en deux, et lui en
-donner la moitié.--A chaque instant je m'écriois: Pourquoi n'ai-je qu'un
-havresac et dix-huit florins à partager avec elle!--Tant que la nuit
-dura, je vis la belle _béguine_ comme un ange bienfaisant, se tenir près
-de mon lit, en soulever les rideaux, et m'offrir des potions cordiales.
-Je ne fus tiré de mon songe que par la belle _béguine_ elle-même, qui
-revint auprès de moi à l'heure promise, et qui me rendit en réalité les
-mêmes services dont je venois de rêver.--En vérité elle me quittoit à
-peine; et je m'accoutumai tellement à recevoir la vie de ses mains, que
-je pâlissois et que mon cœur défailloit quand elle sortoit de la
-chambre.--Et cependant, continua le caporal, en faisant la réflexion du
-monde la plus étrange,...
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-... _je n'étois pas amoureux_.--Car pendant les trois semaines qu'elle
-fut auprès de moi, nuit et jour occupée à panser mon genou, et à me
-rendre tous les soins les plus familiers; je puis bien dire à monsieur
-que je ne sentis pas une seule fois ce que j'entends par amour.»--
-
-«Cela est très-singulier, Trim, dit mon oncle Tobie.»--
-
-«Très-étonnant, dit la veuve Wadman.»--
-
-«Rien n'est cependant plus vrai, dit le caporal.»--
-
-
-
-
-CHAPITRE L.
-
-_Trim s'enflamme._
-
-
-«Il n'y a pourtant pas tant de quoi s'étonner, continua le caporal,
-voyant que mon oncle Tobie faisoit des réflexions mentales sur ce
-sujet.--L'amour, monsieur le sait mieux que moi, l'amour est comme la
-guerre. Un soldat ne peut-il pas échapper trois semaines de suite en
-montant la tranchée dans la nuit du samedi, et cependant être tué le
-dimanche matin?--C'est précisément ce qui m'arriva; avec la seule
-différence que ce fut le dimanche au soir;--l'amour me vint tout d'un
-coup; il tomba sur moi comme une bombe, sans me donner presque le temps
-de dire: Dieu me bénisse.»--
-
-«Je ne croyois pas, Trim, dit mon oncle Tobie, que l'amour pût venir si
-brusquement.»--
-
-«Mais, répliqua Trim, quand on y est déjà préparé!»--
-
-«Je te prie, dit mon oncle Tobie, raconte-moi comment cela t'arriva.»--
-
-«De tout mon cœur, dit le caporal faisant sa révérence.
-
-
-
-
-CHAPITRE LI.
-
-_Trim succombe._
-
-
-»Jusques-là, continua le caporal, j'avois résisté à l'amour; ou plutôt
-je lui avois échappé; et j'aurois continué ainsi jusqu'au bout, si la
-providence n'en avoit décidé autrement.--Mais qui peut éviter sa
-destinée?»
-
-»C'étoit un dimanche après midi, comme je le disois à monsieur.
-
-»Le vieillard et sa femme étoient sortis.
-
-»Il n'étoit resté personne dans la maison ni dans la cour;--pas un
-chien, pas un chat, pas un canard.
-
-»Tout y étoit tranquille et calme comme à minuit.
-
-»Je vis entrer la belle _béguine_.
-
-»--Ma blessure commençoit à se guérir; l'inflammation avoit disparu,
-mais il lui avoit succédé une démangeaison, surtout au-dessus et
-au-dessous du genou, qui m'étoit insupportable, et qui m'empêchoit de
-fermer l'œil de toute la nuit.»
-
-«_Laissez-moi voir l'endroit_, dit-elle, en s'agenouillant tout contre
-mon lit, et soulevant le drap pour visiter la plaie,--_cela ne demande_
-dit la _béguine_ _qu'à être un peu gratté._--Aussitôt ayant ramené la
-couverture par-dessus, elle commença à gratter le dessous de mon genou
-avec le premier doigt de la main droite, qu'elle avoit passée sous la
-flanelle qui enveloppoit tout l'appareil.
-
-»Au bout de cinq ou six minutes, je sentis légèrement le bout de son
-second doigt qui arrivoit, et qui peu-à-peu se plaça à côté de l'autre;
-elle, continuant toujours de gratter.--Il commença à me venir en pensée
-que je pourrois bien devenir amoureux. Je rougis en voyant l'extrême
-blancheur de sa main.--Je puis bien dire à monsieur que de ma vie je ne
-verrai une main aussi blanche.--
-
-»Du moins à la même place, dit mon oncle Tobie.»
-
-Quoique ce fût la chose du monde la plus sérieuse pour le caporal, il ne
-put s'empêcher de sourire.
-
-«La jeune _béguine_, continua-t-il, voyant que de me gratter avec deux
-doigts me faisoit le plus grand bien, commença à me gratter avec trois;
-jusqu'à ce qu'enfin le quatrième doigt et puis le pouce, vinrent se
-placer à côté des autres; et alors elle me gratta avec toute sa
-main.--Je n'ose plus rien dire sur les mains depuis que monsieur m'a
-plaisanté; mais en vérité celle-là étoit plus douce que du satin.--
-
-»Vante-la tant qu'il te plaira, Trim, dit mon oncle Tobie, je t'assure
-que je t'écoute avec le plus grand plaisir.» Le caporal remercia son
-maître; mais n'ayant rien de nouveau à dire sur la main de la _béguine_,
-il en vint à ses effets.
-
-«La belle _béguine_, dit le caporal, continua de me gratter avec toute
-sa main au-dessous du genou.--Je craignis à la fin que son zèle ne vînt
-à la fatiguer.--_Bon Dieu!_ dit-elle, _j'en ferois mille fois plus pour
-l'amour de Jésus-Christ._--En disant cela elle glissa sa main
-par-dessous la flanelle jusqu'au dessus du genou, où j'avois senti aussi
-de la démangeaison: et là elle recommença à gratter.
-
-»Je commençai alors à m'apercevoir tout de bon que je devenois amoureux.
-
-»Comme elle continuoit à gratter, je sentis l'amour, qui, de dessous sa
-main, se répandoit dans toutes les parties de mon corps.
-
-»Plus elle grattoit, plus ses grattemens étoient prolongés, et plus le
-feu s'allumoit dans mes veines;--jusqu'à ce qu'enfin deux ou trois
-grattemens ayant duré plus long-temps que les autres, mon amour se
-trouva à son comble. Je saisis sa main...»--
-
-«Eh bien! Trim, dit mon oncle Tobie, tu la portas à tes lèvres, et tu
-fis ta déclaration?...»--
-
-Il importe peu de savoir si les amours de Trim se terminèrent
-précisément de la manière que mon oncle Tobie avoit imaginée. Il suffit
-qu'on y trouve l'essence de tous les amours de roman qui aient jamais
-été écrits depuis le commencement du monde.--
-
-
-
-
-CHAPITRE LII.
-
-_La veuve Wadman change son plan d'attaque._
-
-
-Aussitôt que le caporal eut fini l'histoire de ses amours, ou plutôt,
-dès que mon oncle Tobie l'eut finie pour lui, Mistriss Wadman sortit
-sans bruit de son arbre, rattacha sa coëffe, franchit la petite porte de
-communication, et s'avança lentement vers la guérite de mon oncle
-Tobie.--La disposition d'esprit dans laquelle Trim avoit dû mettre mon
-oncle Tobie, étoit une occasion trop favorable pour la laisser
-échapper.--L'attaque avoit été résolue d'après la circonstance; et mon
-oncle Tobie en avoit encore applani le chemin, en ordonnant au caporal
-d'emporter la pelle, la bêche, la pioche, les piquets, et tous les
-autres ustensiles de guerre, qui gisoient épars sur le terrein où avoit
-été Dunkerque.
-
-Au signal de mon oncle Tobie, le caporal avoit marché; tout avoit
-disparu.--
-
-Or, considérez, monsieur, quelle sottise c'est d'agir d'après un _plan_,
-soit en combattant, soit en écrivant, soit en faisant toute autre chose,
-et même des vers!--Car si jamais _plan_, indépendamment de toutes les
-circonstances, a mérité d'être placé, en lettres d'or, (au moins dans
-les archives des fous) ce fut certainement le _plan_ d'attaque de la
-veuve Wadman contre mon oncle Tobie dans sa guérite, et par le moyen de
-ses _plans_.--Mais le _plan_ qui étoit attaché étant celui de Dunkerque,
-et Dunkerque ne présentant plus à l'esprit que des idées de repos et de
-paix, il en seroit résulté un effet tout différent de celui que Mistriss
-Wadman vouloit produire.--D'ailleurs, le moyen qu'elle continua sur le
-même pied qu'auparavant, les petites manœuvres de ses doigts et de sa
-main dans son attaque de la guérite, avoient tellement été surpassées
-par celles des doigts et de la main de la belle _béguine_ dans
-l'histoire de Trim, que, quoique les siennes lui eussent toujours réussi
-jusques-là, elles étoient devenues aussi insipides que manœuvres
-puissent être.--
-
-Oh! rapportez-vous-en aux femmes sur ce point.--Mistriss Wadman étoit à
-peine sortie de son arbre, que son génie se jouoit déjà du nouveau tour
-qu'avoient pris les circonstances.--Elle changea son plan d'attaque en
-un moment.
-
-
-
-
-CHAPITRE LIII.
-
-_Prends garde, Oncle Tobie!_
-
-
-»Je suis comme une folle, capitaine Shandy, dit Mistriss Wadman, en
-portant son mouchoir à son œil gauche, au moment qu'elle s'approchoit de
-la guérite;--une paille, un moucheron, je ne sais quoi m'est entré dans
-l'œil.--Regardez, je vous prie; n'est-ce pas dans le blanc?»
-
-En disant cela, Mistriss Wadman s'étoit glissée tout contre mon oncle
-Tobie, et s'étoit assise à côté de lui sur le coin du banc, pour lui
-donner la facilité de regarder dans son œil sans se lever.--«Mais
-regardez donc, dit elle.»
-
-Honnête Tobie! tu regardois dans son œil dans toute la simplicité de ton
-cœur, et avec l'innocence d'un enfant qui regarde dans une lanterne
-magique. Ce seroit un péché de te causer le moindre mal.--
-
-Beaucoup de gens regardent dans l'œil d'une femme sans se faire prier;
-je n'ai rien à leur dire.--
-
---Mais mon oncle Tobie, madame, étoit plus réservé. Il auroit été à côté
-de vous, sur votre sopha, dans votre boudoir, depuis le mois de juin
-jusqu'au mois de janvier, ce qui comprend les mois les plus chauds et
-les plus froids de l'année,--qu'il n'auroit pas été, au bout de ce
-temps, en état de dire si vous aviez les yeux noirs ou les yeux bleus.
-
-La grande difficulté étoit donc d'engager mon oncle Tobie à y
-regarder.--
-
-Elle fut surmontée.--
-
-Et je vois là mon bon oncle Tobie, sa pipe à la main, dont les cendres
-s'échappent, regardant, et regardant; puis se frottant les yeux, et
-regardant encore avec deux fois plus d'attention et de bonhomie, que
-Galilée n'en a jamais mis à regarder les taches du soleil.--
-
-Le tout en vain.--Par toutes les puissances qui animent nos organes,
-l'œil gauche de Mistriss Wadman brille en ce moment autant que son œil
-droit. Il n'y a ni paille, ni moucheron, ni poussière, ni fétu d'aucune
-espèce;--il n'y a rien, mon cher oncle, il n'y a rien qu'un feu
-délicieux qui s'y glisse furtivement, et qui de là se répand dans toutes
-les parties de ton existence.
-
-Prends garde, oncle Tobie! fuis le danger;--éloigne-toi:--si tu regardes
-un moment de plus dans l'œil de cette charmante veuve, tu es perdu!
-
-
-
-
-CHAPITRE LIV.
-
-_Il n'y voit rien._
-
-
-Un œil a cela de commun avec un canon, que ce n'est pas tant l'œil et le
-canon en eux-mêmes, que le jeu de l'œil et le jeu du canon, qui les met
-l'un et l'autre en état de produire de si grands effets.--Je ne trouve
-pas la comparaison si mauvaise; d'autres gens de meilleur goût ne seront
-peut-être pas de mon avis: cependant, comme je l'ai faite et placée à la
-tête du présent chapitre, autant pour l'usage que pour l'ornement, elle
-y restera; et tout ce que je désire en retour, c'est que vous vouliez
-bien vous la rappeler toutes les fois que je parlerai des yeux de la
-veuve Wadman.--
-
-«Je vous proteste, madame, dit mon oncle Tobie, que je n'aperçois rien
-dans votre œil.»
-
-«Ce n'est donc pas dans le blanc, dit Mistriss Wadman?» Mon oncle Tobie
-regarda dans la prunelle de toute sa puissance.
-
-Or, de tous les yeux qui jamais aient été créés--depuis les vôtres,
-madame, jusqu'à ceux de Vénus, qui étoient certainement aussi fripons
-qu'il y en ait jamais eu,--il n'y eut jamais d'œil aussi propre à ravir
-le repos de mon oncle Tobie, que l'œil dans lequel il regardoit.--Ne
-croyez pas, madame, que ce fût un œil coquet, ni éveillé, ni
-libertin;--il n'étoit ni étincelant, ni pétulant, ni impérieux;--ce
-n'étoit pas un de ces yeux qui annoncent de grandes prétentions, ou une
-grande exigence:--un tel œil n'auroit pas eu d'empire sur une ame de la
-trempe de celle de mon oncle Tobie, formée de tout ce que la nature a de
-plus doux.--L'œil de Mistriss Wadman étoit rempli de doux propos et de
-douces réponses, parlant, non comme une trompette bruyante, qui étonne
-l'oreille sans lui plaire, mais parlant au cœur;--ou plutôt, formant je
-ne sais quels doux sons, semblables aux derniers accens d'un
-prédestiné;--un œil qui sembloit dire: _Comment pouvez-vous, capitaine
-Shandy, vivre ainsi sans consolation? sans un sein sur lequel vous
-puissiez reposer votre tête, et dans lequel vous puissiez déposer vos
-chagrins?_
-
-C'étoit un œil...
-
-Mais l'amour me gagnera moi-même, si j'en dis encore un mot.
-
-C'étoit l'œil qu'il falloit à mon oncle Tobie.
-
-
-
-
-CHAPITRE LV.
-
-_Un clou ne chasse pas l'autre._
-
-
-Rien ne fait voir les caractères de mon père et de mon oncle Tobie sous
-un point-de-vue plus plaisant, que leur différente manière d'agir dans
-les mêmes accidens. J'appelle l'amour accident et non pas malheur, dans
-l'opinion où l'on sait que je suis qu'il rend toujours le cœur d'un
-homme meilleur.--Grand Dieu! comment devoit être le cœur de mon oncle
-Tobie quand il étoit amoureux,--étant déjà si parfaitement bon quand il
-ne l'étoit pas?
-
-Mon père, comme il paroît par quelques-uns des papiers qu'il a laissés,
-étoit très-sujet à cette passion avant son mariage. Mais c'étoit
-toujours avec une sorte d'impatience originale, et même un peu acide; et
-quand l'_accident_ lui arrivoit, au lieu de s'y soumettre en bon
-chrétien, il enrageoit, se démenoit, tapoit des pieds, faisoit le diable
-à quatre; et écrivoit contre l'objet de sa passion la diatribe la plus
-amère dont il pût s'aviser.
-
-J'en ai retrouvé une en vers, qui s'adresse à je ne sais quel œil qui
-avoit troublé son repos pendant deux ou trois nuits. Dans le premier
-transport de son ressentiment, voici comme il commence:
-
- Maudit œil que l'enfer confonde!
- Œil né pour le malheur du monde!
- Qui mets les gens en pire état,
- Que payen, turc ou renégat!...
-
-En un mot, tout le temps que duroit le paroxisme, mon père n'avoit
-à la bouche qu'injures, qu'imprécations, et presque des
-malédictions.--Seulement il étoit trop impétueux pour suivre la méthode
-d'Ernulphe, pour suivre même sa réserve. Mon père qui étoit de l'esprit
-le plus intolérant, ne se contentoit pas de maudire sans exception tout
-ce qui sous le ciel pouvoit entretenir ou exciter son amour; jamais il
-n'achevoit sa litanie de malédictions sans se maudire lui-même à son
-tour, comme un des fous et des imbécilles les plus fieffés, disoit-il,
-qui eût jamais été lâché dans le monde.
-
-Mon oncle Tobie au contraire prit le tout comme un agneau; il s'assit
-tranquillement, et laissa le poison travailler dans ses veines sans
-résistance.--Dans les douleurs les plus aiguës de sa blessure (comme au
-temps de celle qu'il avoit reçue à l'aîne) il ne lui échappa pas une
-expression chagrine ou de mécontentement; il ne s'en prit ni au ciel ni
-à la terre; il ne pensa ni ne parla mal de qui que ce soit. Pensif et
-solitaire, il s'assit, sa pipe à la bouche, les yeux fixés sur sa jambe
-boiteuse, poussant de temps à autre quelque soupir sentimental,--qui,
-mêlé avec les bouffées de tabac, ne pouvoit incommoder personne.
-
-Je le répète, il prit le tout comme un agneau.--
-
-A la vérité, il commit d'abord une méprise.--Le matin de cette même
-journée, il avoit monté à cheval avec mon père, pour tâcher de sauver un
-petit bois charmant, que le doyen et le chapitre de Shandy faisoient
-abattre pour en donner le profit aux _pauvres_ (d'esprit, certainement,
-car l'argent en fut partagé entre le doyen et les chanoines.)--Le dit
-bois se trouvoit en vue de la maison de mon oncle Tobie, et lui étoit du
-plus grand secours pour sa description de la bataille de
-Wynendale;--aussi avoit-il couru avec empressement pour le sauver.
-
-Il avoit été au grand trot,--sur un cheval dur,--avec une selle
-incommode.--Bref, il étoit arrivé que la partie séreuse du sang avoit
-pénétré entre cuir et chair, et avoit causé un apostème aux pays bas de
-mon oncle Tobie.--Lorsque ce clou (car c'en étoit un) commença à
-pousser, mon oncle Tobie qui avoit peu d'expérience en amour, se
-persuada que c'étoit là un des symptômes et une des parties
-constituantes de sa passion;--mais l'apostème venant à crever, et
-l'amour restant le même, mon oncle Tobie comprit bien que sa blessure
-n'étoit pas blessure superficielle, et qu'elle avoit pénétré jusqu'à son
-cœur.
-
-
-
-
-CHAPITRE LVI.
-
-_Confidence._
-
-
-Le monde rougiroit d'avoir un penchant vertueux.--Mon oncle Tobie
-connoissoit peu le monde; et quand il s'aperçut qu'il étoit amoureux, il
-n'imagina pas devoir en faire plus de mystère que si la veuve Wadman
-l'avoit blessé par mégarde avec son couteau. Mais quand il auroit cru
-devoir taire ce secret à tout autre, accoutumé à regarder Trim comme un
-humble ami, et trouvant chaque jour de nouvelles raisons pour le traiter
-ainsi, cela n'auroit rien changé à la manière dont il lui confia
-l'affaire.
-
-«Je suis amoureux, caporal, dit mon oncle Tobie.»
-
-
-
-
-CHAPITRE LVII.
-
-_Plan de campagne._
-
-
-«Amoureux, s'écria le caporal!--monsieur se portoit si bien il y a deux
-jours, quand je lui racontois l'histoire du roi de Bohême! L'histoire du
-roi de Bohême, dit mon oncle Tobie!... (Il rêva quelque temps)... Qu'est
-devenue son histoire?»--
-
-«Nous l'avons perdue je ne sais comment, dit le caporal.--Mais alors
-monsieur n'étoit non plus amoureux que moi.--Cela me vint, dit mon oncle
-Tobie, lorsque tu me quittas avec la brouette et les outils. Je restai
-seul avec Mistriss Wadman. Le trait qu'elle m'a laissé est encore là,
-ajouta-t-il en montrant sa poitrine.--
-
-»Eh! bien, dit le caporal, il n'y a qu'à marcher.--Monsieur sait bien
-qu'elle n'est non plus en état de soutenir un siége que de voler.»--
-
-Mais comme nous sommes voisins, dit mon oncle Tobie, ne seroit-il pas
-mieux que je l'informasse civilement...»--
-
-Si j'osois, dit le caporal, être d'un avis différent de monsieur!»
-
-«Parle librement, dit avec bonté mon oncle Tobie.»
-
-«Eh! bien, dit le caporal! sauf le respect de monsieur, je tomberois
-brusquement sur elle comme un tonnerre, pour répondre à ses petites
-attaques traîtresses; et ensuite je lui parlerois civilement.--Car si
-elle s'aperçoit la première que monsieur est amoureux d'elle...--Dieu
-soit à son aide, dit mon oncle Tobie! en ce moment, Trim, elle ne s'en
-doute non plus que l'enfant qui n'est pas encore né.»--
-
-O mon bon oncle!--
-
-Il y avoit déjà vingt-quatre heures que la veuve Wadman avoit tout dit à
-Brigitte, sans omettre une seule circonstance; et en ce moment elles
-tenoient ensemble un petit conciliabule, touchant certains doutes,
-certains scrupules, relatifs à l'issue de l'affaire, et que le diable
-qui ne dort jamais avoit fait naître dans l'esprit de la veuve, avant
-même qu'elle n'eût achevé son _Te Deum_.--
-
-«Si je l'épouse, disoit la veuve Wadman, j'ai bien peur, Brigitte, que
-le pauvre capitaine ne jouisse pas d'une bonne santé.--Il a reçu une si
-terrible blessure à l'aîne!»--
-
-«Bon, madame, répliqua Brigitte! elle n'est pas si considérable que vous
-pensez. D'ailleurs, ajouta-t-elle, je la crois bien guérie.»--
-
-«Je voudrois en être sûre, dit la veuve Wadman;--mais uniquement par
-rapport à lui.»
-
-«Si madame le désire, dit Brigitte, j'en saurai tout le détail avant
-qu'il soit huit jours.--Car tandis que le capitaine lui rendra des
-soins, il est certain que monsieur Trim me fera sa cour; et c'est mon
-affaire, ajouta-t-elle, de le traiter de sorte qu'il ne me cache rien de
-tout ce que nous avons intérêt de savoir.»
-
-Elles prirent donc ainsi leurs mesures; et mon oncle Tobie et le caporal
-prenoient les leurs de leur côté.--
-
-«Maintenant, dit le caporal, en posant sa main gauche sur sa hanche, et
-animant son geste de la main droite, avec un air qui garantissoit
-presque le succès,--si monsieur veut me laisser faire, et me confier la
-conduite de l'attaque...»--
-
-«De tout mon cœur, Trim, dit mon oncle Tobie. Et comme je prévois que
-dans toute cette guerre tu me serviras d'aide-de-camp, voici déjà une
-_couronne_ pour t'aider à arroser ton brevet.»--
-
-«Eh! bien, dit le caporal, faisant d'abord une révérence pour son
-brevet, il faut prendre dans le grand coffre les habits galonnés de
-monsieur;--il faut raccommoder les manches de celui qui est bleu et
-or.--Je retaperai à monsieur sa perruque _à la Ramillies_, et j'aurai un
-tailleur pour retourner ses culottes d'écarlate.»--
-
-«J'aimerois mieux celles de pluche rouge, dit mon oncle Tobie.--Monsieur
-n'y pense pas, dit le caporal.»
-
-
-
-
-CHAPITRE LVIII.
-
-_Il n'omet rien._
-
-
-«Tu mettras un peu de blanc d'Espagne à mon épée, et avec une
-brosse...--Que monsieur ne s'embarrasse de rien, répliqua le caporal.»
-
-
-
-
-CHAPITRE LIX.
-
-_La toilette sera complète._
-
-
-«Je repasserai à neuf les deux rasoirs de monsieur;--je rajusterai un
-peu mon bonnet de housard, et je prendrai l'uniforme du pauvre
-lieutenant Lefèvre, que monsieur m'a ordonné de porter pour l'amour de
-lui;--et aussi-tôt que monsieur sera rasé, et qu'il aura pris sa
-chemise, son habit bleu et or, et ses culottes de fine écarlate;--enfin
-quand sa toilette sera achevée et que tout sera prêt,--nous marcherons
-fiérement, comme à l'attaque d'un bastion.--Or, tandis que monsieur
-engagera le combat avec mistriss Wadman dans le salon à droite, je
-livrerai bataille à Brigitte dans la cuisine à gauche; et au moyen de
-cette disposition, je réponds à monsieur, dit le caporal, en faisant
-claquer ses doigts au-dessus de sa tête,--je lui réponds de la
-victoire.»--
-
-«Je désire que tout cela réussisse, dit mon oncle Tobie; mais je
-déclare, caporal, que j'aimerois mieux marcher à l'ennemi sur le revers
-d'une tranchée.»--
-
-«Une femme est bien autre chose, dit le caporal.--Je le suppose ainsi,
-dit mon oncle Tobie.»
-
-
-
-
-CHAPITRE LX.
-
-_L'âne et le califourchon._
-
-
-De tout ce que pouvoit dire mon père, si quelque chose étoit capable de
-désoler mon oncle Tobie, (surtout pendant la durée de ses amours)
-c'étoit l'usage continuel et perfide que faisoit mon père d'une
-expression d'Hilarion l'hermite, lequel en parlant de ses jeûnes, de ses
-veilles, de ses flagellations, et de toutes les macérations pratiquées
-dans la religion,--disoit, (quoiqu'un peu plus gaiment, ce me semble,
-qu'il ne convenoit à un hermite) qu'il employoit tous ces moyens _pour
-empêcher son âne de regimber_; voulant dire: pour réprimer l'aiguillon
-de la chair.--
-
-Mon père étoit enchanté de cette expression, non pas seulement à cause
-de son laconisme, mais parce qu'elle ravaloit les désirs et les appétits
-de la partie de nous-mêmes la plus grossière.--Il adopta donc cette
-métaphore, et il s'en servit constamment pendant plusieurs années de sa
-vie. Il ne prononçoit plus le mot _passions_, c'étoit toujours _âne_
-qu'il mettoit à la place. Si bien que pendant tout le temps que sa manie
-dura, l'on pouvoit dire qu'il étoit toujours à cheval sur son _âne_ ou
-sur l'_âne_ d'un autre.
-
-Ici, messieurs, je vous prie d'observer la différence de l'_âne_ de mon
-père à mon _dada_, ou, si vous voulez, à mon _califourchon_; le tout
-pour qu'il ne vous arrive jamais de les confondre dans votre esprit.
-
-Mon _dada_, si vous l'avez un peu observé, n'est pas une méchante bête;
-il ne pratique de l'_âne_ en rien,--non, messieurs, en rien.--Mon
-_dada_!--Eh! c'est celui de tout le monde; c'est la petite niaiserie du
-moment; c'est la folie du jour: un magot, un papillon, un pantin, le
-boulingrin de mon oncle Tobie.--Mon _dada_!--Eh! c'est celui que vous
-montez vous-même, madame, quand vous avez un moment d'humeur, de
-vapeurs, d'ennui de votre mari;--en un mot, c'est l'animal le plus utile
-que je connoisse; et je ne sais pas ce que le monde deviendroit sans
-lui.--
-
-Mais l'_âne_ de mon père, messieurs!--montez-le, je vous prie, montez
-le;--de grace, montez-le;--ou plutôt, messieurs, ne le montez
-pas.--C'est un animal concupiscent; et malheur à celui qui ne l'empêche
-pas de regimber.
-
-
-
-
-CHAPITRE LXI.
-
-_Coq-à-l'âne._
-
-
-Dès que mon père eut appris l'amour de mon oncle Tobie:--«Eh bien, mon
-cher Tobie, lui dit-il en le revoyant, comment va ton _âne_?»
-
-Mon oncle Tobie, plus occupé de sa blessure que de la métaphore
-d'Hilarion, s'imagina que mon père, par une sollicitude toute
-fraternelle, lui demandoit des nouvelles de son _aine_.
-
-Une imagination préoccupée, vous le savez, messieurs, n'a pas moins de
-pouvoir sur le son des mots que sur la forme des choses; et un homme
-dans cette disposition, entend moins la chose qu'on lui dit que celle à
-quoi il pense.
-
-Cependant la question étonna mon oncle Tobie,--d'autant qu'il aperçut
-les coins des lèvres de ma mère à demi-relevés, et tout son visage
-disposé au sourire. Le docteur Slop avoit aussi je ne sais quoi de malin
-répandu sur sa physionomie.--Enfin, mon père lui-même, en faisant cette
-question, n'avoit point ce regard de l'amitié qui interroge la
-souffrance.--
-
-Un autre que mon oncle Tobie n'auroit pas répondu, ou auroit répondu
-avec embarras.--
-
-«Mon _aine_, frère Shandy, répondit mon oncle Tobie, va beaucoup mieux.»
-
-A ce mot, tout le monde éclata de rire, hors mon père, qui avoit
-beaucoup espéré de son _âne_, et qui, fâché de la méprise de mon oncle
-Tobie, auroit bien voulu revenir à la charge. Mais mon pauvre oncle
-Tobie avoit l'air si déconcerté, si embarrassé, que si vous eussiez été
-là, madame, avec le cœur que je vous connois, vous seriez venue à son
-secours.--C'est ce que fit ma mère.
-
-«Tout le monde, dit ma mère, assure que vous êtes amoureux, frère Tobie;
-et nous espérons que cela est vrai.»--
-
-«Je suis amoureux, ma sœur, répliqua mon oncle Tobie; et plus même, je
-crois, qu'on ne l'est communément.--Ouais! dit mon père.--Et depuis
-quand le savez-vous, dit ma mère?»--
-
-«Depuis que mon clou a percé, dit mon oncle Tobie.» Cette réponse mit
-mon père de bonne humeur; et il entreprit encore une fois mon pauvre
-oncle Tobie.
-
-
-
-
-CHAPITRE LXII.
-
-_Les deux amours._
-
-
-«Les anciens, dit mon père, ont reconnu, frère Tobie, deux sortes
-d'amour, très-distinctes l'une de l'autre, suivant la partie du corps où
-elles prennent naissance, la cervelle ou le foie. Ainsi, quand un homme
-devient amoureux, il doit considérer où est le siége du mal.»--
-
-«Et qu'importe, frère Shandy, répliqua mon oncle Tobie,--qu'importe d'où
-l'amour vienne, quand on ne veut que se marier, aimer sa femme, et lui
-faire quelques enfans?»--
-
-«Quelques enfans, s'écria mon père, en sautant de sa chaise les yeux
-fixés sur ma mère, et passant brusquement entre son fauteuil et celui du
-docteur Slop!--Quelques enfans, s'écria mon père, en répétant les mots
-de mon oncle Tobie, et continuant à se promener avec agitation!»
-
-«Ce n'est pas, frère Tobie, dit mon père en revenant à lui, et se
-rasseyant derrière le fauteuil de mon oncle Tobie,--ce n'est pas que je
-fusse fâché de t'en voir une vingtaine; au contraire, j'en serois
-charmé; et j'aimerois chacun d'eux, Tobie, autant que si j'étois son
-père.»
-
-Mon oncle Tobie passa sa main derrière sa chaise, sans être aperçu, pour
-serrer celle de mon père.--
-
-Mon père prit la main de mon oncle Tobie.--
-
-«Bien plus, mon cher frère, continua mon père,--formé comme tu l'es de
-tout ce qu'il y a de plus doux dans la nature humaine, ayant si peu de
-ses aspérités, c'est une pitié que la terre ne soit pas toute peuplée
-d'habitans qui te ressemblent.--Et si j'étois monarque d'Asie, ajouta
-mon père, en s'échauffant pour ce nouveau projet, je t'obligerois
-(pourvu que la chose ne fût pas au-dessus de tes forces, et ne desséchât
-pas trop promptement ton humide radical,--pourvu enfin que cet exercice
-ne fît aucun tort à ton imagination ni à ta mémoire, ce qui arrive quand
-on s'y livre inconsidérément) oui, frère Tobie, je te procurerois les
-plus belles femmes de mon empire, et je t'obligerois, _nolens et
-volens_, de me faire un sujet tous les mois.»--
-
-«Tous les mois, dit ma mère, en prenant une prise de tabac!»--
-
-«Je ne voudrois pas, dit mon oncle Tobie, faire un enfant, _nolens et
-volens_, ce qui signifie, je crois, que je le voulusse ou non, pour
-plaire au plus grand prince de la terre.»--
-
-«J'avoue, dit mon père, qu'il y auroit de ma part un peu de cruauté à
-t'y contraindre.--Mais c'est une supposition que j'ai faite, frère
-Tobie, pour te montrer que ce n'est pas sur ton projet de faire des
-enfans (en cas que tu en sois capable) mais sur les systèmes que tu as
-sur l'amour et le mariage, que je veux te redresser.»
-
-«Mais, dit Yorick, il y a beaucoup de raison et de bons sens dans
-l'opinion que le capitaine Shandy se forme de l'amour; et dans les
-heures perdues de ma vie, dont je rendrai compte un jour; j'ai lu
-beaucoup de poëtes et de rhéteurs, desquels je n'aurois jamais pu en
-extraire autant.»--
-
-«Je voudrois, Yorick, dit mon père, que vous eussiez lu Platon, il vous
-auroit appris qu'il y a deux amours.--Je sais, dit Yorick, qu'il y avoit
-deux religions parmi les anciens; l'une pour le peuple, et l'autre pour
-les savans. Mais je pense qu'un seul amour pouvoit suffire aux uns et
-aux autres.--Point du tout, dit mon père, et par les mêmes raisons;--car
-de ces deux amours, suivant le commentaire de Ficinus sur Velasius, l'un
-est spirituel, l'autre est matériel.
-
-»Le premier est le plus ancien, n'a point eu de mère, et n'a rien à
-démêler avec Vénus; le second est engendré de Jupiter et de Dioné.»--
-
-«De grace, frère, dit mon oncle Tobie, qu'est-ce qu'un homme qui croit
-en Dieu a besoin de tout cela?» Mon père ne s'arrêta point à lui
-répondre, de crainte de perdre le fil de son discours.
-
-«Ce dernier, continua-t-il, participe entièrement de la nature de Vénus.
-
-»Le premier est la chaîne d'or qui lie le ciel à la terre, c'est lui qui
-nous excite à l'amour héroïque, lequel renferme et fait naître le désir
-de la philosophie et de la vérité; le second excite seulement le
-désir.»--
-
-«Je crois, dit mon oncle Tobie, que la procréation des enfans est bien
-aussi utile au monde, que la découverte des moyens de déterminer les
-longitudes en mer.»--
-
-«Il est certain, dit ma mère, que l'amour entretient la paix dans le
-monde.»--
-
-«Et qu'il la détruit dans les familles, s'écria mon père.»--
-
-«C'est lui qui peuple la terre, dit ma mère.»--
-
-«Et qui dépeuple le ciel, dit mon père.»--
-
-«C'est la virginité, dit Slop d'un air triomphant, qui peuple le
-paradis.»--
-
-«Propos de nonne, répliqua mon père.»--
-
-
-
-
-CHAPITRE LXIII.
-
-_Chacun va se coucher._
-
-
-Mon père, dans toutes ses disputes, avoit un genre d'escarmouche si
-tranchant, si aigre, si peu ménagé,--poussant à droite, sabrant à
-gauche, et tombant sur tout le monde indistinctement,--que s'il y avoit
-vingt personnes dans un cercle, en moins d'une demi-heure il étoit sûr
-de les avoir toutes contre lui; ce qui ne contribuoit pas peu à le
-laisser ainsi sans alliés, c'est que s'il y avoit un poste tout-à-fait
-_intenable_, c'est-là qu'il alloit se jeter.--Mais il faut lui rendre
-justice. Une fois qu'il y étoit établi, il s'y défendoit si vaillamment,
-que tout brave et galant homme ne l'en voyoit chasser qu'avec peine.
-
-Aussi Yorick en l'attaquant, ce qui lui arrivoit souvent, se gardoit
-bien d'employer toute sa force.--
-
-Mais la remarque du docteur Slop sur les vierges, à la fin du dernier
-chapitre, avoit rangé Yorick du côté de mon père; et il commençoit à
-désoler le pauvre docteur par l'énumération de tous les couvens de la
-chrétienté,--quand le caporal Trim entra dans la salle, et raconta à mon
-oncle Tobie que ses culottes d'écarlate ne pourroient servir, comme ils
-l'avoient projeté, pour l'attaque de la veuve Wadman, attendu que le
-tailleur, en les décousant, s'étoit aperçu qu'elles avoient déjà été
-retournées.
-
-«Eh bien! qu'il les retourne encore, dit brusquement mon père; car on
-les retournera encore plus d'une fois avant que l'affaire soit
-finie.--Elles n'en valent pas la façon, dit le caporal.--Alors, frère,
-dit mon père, il faut nécessairement que vous en commandiez d'autres.
-Car quoique je sache, continua-t-il, en s'adressant à la compagnie, que
-la veuve Wadman aime mon frère Tobie depuis longtemps, et qu'elle a mis
-en usage toute l'adresse et tous les artifices d'une femme pour s'en
-faire aimer,--maintenant qu'elle l'a enrôlé, sa passion n'est plus aussi
-vive.»
-
-«Elle a obtenu ce qu'elle vouloit.»--
-
-«Sous ce rapport, continua mon père; sous ce rapport, auquel je suis
-persuadé que Platon n'a jamais pensé, vous voyez que l'amour est moins
-un sentiment qu'un état, une condition, et qu'on s'y engage (à-peu-près,
-diroit mon frère Tobie, comme dans un régiment).--Or, dès qu'un homme
-est aggrégé à un corps, soit qu'il aime le service ou non, il se
-comporte comme s'il l'aimoit, et cherche partout à se montrer homme de
-courage.»
-
-Cette hypothèse, comme toutes celles de mon père, étoit assez plausible;
-et mon oncle Tobie n'avoit qu'une seule objection à y faire. Trim se
-tenoit prêt à le seconder; mais mon père n'avoit pas encore tiré sa
-conclusion.
-
-«C'est pourquoi, continua mon père, reprenant sa supposition, quoique
-tout le monde sache que mistriss Wadman et mon frère Tobie se plaisent
-l'un à l'autre, et se conviennent réciproquement,--quoique je ne
-connoisse dans la nature aucun obstacle qui puisse empêcher les violons
-de jouer dès ce soir,--je répondrois que ce ne sera pas d'un an que
-leurs instrumens se mettront à l'unisson.»--
-
-«Je crains que nous n'ayions mal pris nos mesures, dit mon oncle Tobie,
-en regardant Trim, comme pour lui demander son avis.»--
-
-«Je gagerois, dit Trim, mon bonnet de housard.--(Son bonnet de housard,
-comme je vous l'ai dit, étoit son enjeu ordinaire; mais ayant été
-rajusté et presque remis à neuf pour l'attaque projetée, l'enjeu
-devenoit plus important.--) Je gagerois, avec la permission de monsieur,
-mon bonnet de housard contre un schelling... si j'osois, continua Trim,
-faisant une révérence, gager contre monsieur.»--
-
-«Il n'y a point de mal à cela, dit mon père; car en disant que tu
-gagerois ton bonnet, tout ce que tu entends par-là, c'est que tu
-crois... Qu'est-ce que tu crois?»--
-
-«Je crois que la veuve Wadman, sauf le respect de monsieur, n'est pas en
-état de tenir dix jours.»--
-
-«Et où diantre, s'écria Slop, d'un air goguenard, où diantre, l'ami,
-as-tu si bien appris à connoître les femmes?»--
-
-«Dans mes amours avec une religieuse, dit Trim.--Ce n'étoit qu'une
-_béguine_, dit mon oncle Tobie.»
-
-Le docteur Slop étoit trop en colère pour écouter cette distinction; et
-mon père profitant de l'occasion pour tomber sur les religieuses d'estoc
-et de taille, en les traitant de folles, le docteur Slop ne put y
-tenir.--Mon oncle Tobie avoit encore quelques mesures à prendre pour ses
-culottes, et Yorick pour la seconde partie de son prochain sermon; toute
-la compagnie se sépara. Et comme il restoit une demi-heure avant le
-temps de se mettre au lit, mon père qui étoit demeuré seul, demanda une
-plume, de l'encre et du papier, et se mit à écrire pour mon oncle Tobie
-l'instruction suivante en forme de lettre.
-
-_Mon cher frère Tobie._
-
-Ce que je vais te dire a rapport à la nature des femmes, et à la manière
-de leur faire l'amour. Et peut-être est-il heureux pour toi (quoiqu'il
-ne le soit pas autant pour moi) que l'occasion se soit offerte, et que
-je me sois trouvé capable de t'écrire quelques instructions sur ce
-sujet.--
-
-Si c'eût été le bon plaisir de celui qui distribue nos lots, et qu'il
-t'eût départi plus de connoissances qu'à moi, j'aurois été charmé que tu
-te fusses assis à ma place, et que cette plume fût entre tes
-mains;--mais puisque c'est à moi à t'instruire, et que madame Shandy est
-là auprès de moi, se disposant à se mettre au lit,--je vais jeter
-ensemble et sans ordre sur le papier des idées et des préceptes
-concernant le mariage, tels qu'ils me viendront à l'esprit, et que je
-croirai qu'ils pourront être d'usage pour toi; voulant en cela te donner
-un gage de mon amitié, et ne doutant pas, mon cher Tobie, de la
-reconnoissance avec laquelle tu le recevras.--
-
---En premier lieu, à l'égard de ce qui concerne la religion dans cette
-affaire--(quoique le feu qui me monte au visage me fasse apercevoir que
-je rougis en te parlant sur ce sujet;--quoique je sache, en dépit de ta
-modestie qui nous le laisseroit ignorer, que tu ne négliges aucune de
-ses pieuses pratiques), il en est une cependant que je voudrois te
-recommander d'une manière plus particulière, pour que tu ne l'oubliasses
-point, du moins pendant tout le temps que dureront tes amours.--Cette
-pratique, frère Tobie, c'est de ne jamais te présenter chez celle qui
-est l'objet de tes poursuites, soit le matin, soit le soir, sans te
-recommander auparavant à la protection du Dieu tout puissant, pour qu'il
-te préserve de tout malheur.--
-
-Tu te raseras la tête, et tu la laveras tous les quatre ou cinq jours,
-et même plus souvent, si tu le peux, de peur qu'en ôtant ta perruque
-dans un moment de distraction, elle ne distingue combien de tes cheveux
-sont tombés sous la main du temps, et combien sous celle de Trim.--
-
-Il faut, autant que tu le pourras, éloigner de son imagination toute
-idée de tête chauve.--
-
---Mets-toi bien dans l'esprit, Tobie, et suis cette maxime comme sûre:
-
-_Toutes les femmes sont timides._--Et il est heureux qu'elles le soient;
-autrement, qui voudroit avoir affaire avec elles?--
-
---Que tes culottes ne soient ni trop étroites ni trop larges, et ne
-ressemblent pas à ces grandes culottes de nos ancêtres.
-
-Un juste _medium_ prévient tous les commentaires.--
-
-Quelque chose que tu aies à dire, soit que tu aies peu ou beaucoup à
-parler, modère toujours le son de ta voix. Le silence et tout ce qui en
-approche grave dans la mémoire les mystères de la nuit. C'est pourquoi,
-si tu peux l'éviter, ne laisse jamais tomber la pelle ni les
-pincettes.--
-
-Dans tes conversations avec elle, évite toute plaisanterie et toute
-raillerie; et autant que tu pourras, ne lui laisse lire aucun livre
-jovial. Il y a quelques traités de dévotion que tu peux lui permettre,
-(quoique j'aimasse mieux qu'elle ne les lût point,) mais ne souffre pas
-qu'elle lise Rabelais, Scarron, ou Dom-Quichotte.
-
-Tous ces livres excitent le rire; et tu sais, cher Tobie, que rien n'est
-plus sérieux que les fins du mariage.--
-
---Attache toujours une épingle à ton jabot avant d'entrer chez elle.--
-
-Si elle te permet de t'asseoir sur le même sopha, et qu'elle te donne la
-facilité de poser ta main sur la sienne, résiste à cette tentation.--Tu
-ne saurois toucher sa main, sans que la température de la tienne lui
-fasse deviner ce qui se passe en toi. Laisse-là toujours dans
-l'indécision sur ce point et sur beaucoup d'autres.--En te conduisant
-ainsi, tu auras au moins sa curiosité pour toi; et si ta belle n'est pas
-encore entièrement soumise, et que ton _âne_ continue à regimber, (ce
-qui est fort probable) tu te feras tirer quelques onces de sang
-au-dessous des oreilles, suivant la pratique des anciens Scythes, qui
-guérissoient par ce moyen les appétits les plus désordonnés de nos sens.
-
-Avicenne est d'avis que l'on se frotte ensuite avec de l'extrait
-d'ellébore, après les évacuations et purgations convenables;--et je
-penserois assez comme lui. Mais surtout ne mange que peu, ou point de
-bouc ni de cerf;--et abstiens-toi soigneusement, c'est-à-dire, autant
-que tu le pourras, de paons, de grues, de foulques, de plongeons, et de
-poules d'eau.
-
-Pour ta boisson, je n'ai pas besoin de te dire que ce doit être une
-infusion de verveine et d'herbe hanéa, de laquelle Elien rapporte des
-effets surprenans.--Mais si ton estomach en souffroit, tu devrois en
-discontinuer l'usage, et vivre de concombres, de melons, de pourpier et
-de laitue.--
-
-Il ne se présente pas pour le moment autre chose à te dire.
-
-A moins que la guerre venant à se déclarer...
-
-Ainsi, mon cher Tobie, je desire que tout aille pour le mieux;
-
-Et je suis ton affectionné frère,
-
- _Gauthier SHANDY._
-
-
-
-
-CHAPITRE LXIV.
-
-_Les trous de serrure._
-
-
-A l'heure même où mon père écrivoit son instruction fraternelle, mon
-oncle Tobie et le caporal de leur côté disposoient tout pour l'attaque.
-Comme ils avoient renoncé à faire retourner les culottes d'écarlate, au
-moins pour le moment, rien ne pouvoit les engager à remettre leur visite
-plus tard qu'au lendemain matin. La résolution fut prise en conséquence,
-et le départ fixé à onze heures.
-
-«Allons, ma chère, dit mon père à ma mère, il convient, qu'en bon frère
-et en bonne sœur, nous nous rendions chez mon frère Tobie, pour protéger
-et favoriser son attaque.»
-
-Il y avoit déjà quelque temps que le caporal et lui étoient habillés,
-quand mon père et ma mère arrivèrent; et l'horloge venant à sonner onze
-heures, c'étoit le moment de se mettre en marche. Mon père n'eut que le
-temps de glisser sa lettre d'instruction dans la poche d'habit de mon
-oncle Tobie, et il se joignit à ma mère pour lui souhaiter un heureux
-succès.
-
-«Je voudrois, dit ma mère, les voir par le trou de la serrure.--Mais
-uniquement par curiosité.»--
-
-«Appelez chaque chose par son nom, dit mon père;--et regardez ensuite
-par le trou de la serrure tant qu'il vous plaira.»
-
-
-
-
-CHAPITRE LXV.
-
-_Jugement téméraire._
-
-
-Je prends à témoin toutes les puissances du temps et du hasard qui sans
-cesse nous arrêtent dans notre carrière, que mon esprit étoit à bout, et
-que je ne savois comment poursuivre l'histoire des amours de mon oncle
-Tobie, lorsque ma mère, _par curiosité_, disoit-elle, (mon père lui
-soupçonnoit un autre motif,) désira pouvoir les regarder par le trou de
-la serrure.
-
-«Appelez chaque chose par son nom, dit mon père; et regardez ensuite par
-le trou de la serrure tant qu'il vous plaira.»
-
-C'étoit uniquement la fermentation de cette humeur un peu acide, qui
-entroit dans le tempérament de mon père, et de laquelle j'ai souvent
-parlé, qui donna lieu à une pareille insinuation de sa part. Cependant
-comme il étoit naturellement franc et généreux, et toujours ouvert à la
-conviction, il eut à peine lâché le dernier mot de cette réplique peu
-obligeante, que sa conscience lui en fit un reproche.
-
-Ma mère avoit en ce moment son bras gauche conjugalement passé dans le
-bras droit de mon père, de telle sorte que sa main appuyoit sur la
-sienne.--Elle leva les doigts et les laissa retomber. On auroit pu
-difficilement prononcer si c'étoit là un coup ou une caresse;--le
-casuiste le plus habile auroit été bien embarrassé à décider si ce geste
-signifioit un reproche ou un aveu. Mon père qui étoit rempli de
-sensibilité de la tête aux pieds, n'y vit que l'expression d'une femme
-timide et faussement accusée.--Les reproches de sa conscience
-redoublèrent;--il détourna la tête.--Ma mère pensa que son corps alloit
-suivre, et que son projet étoit de reprendre le chemin de sa maison;
-aussitôt en croisant sa jambe droite par-dessus sa gauche qui ne bougea
-pas, elle se trouva en face de mon père, qui, en ramenant sa tête,
-rencontra subitement les yeux de ma mère.--
-
---Nouvelle confusion!--
-
-Tout détruisoit le premier soupçon qu'il avoit formé.--Tout augmentoit
-ses remords. Un cristal mince, bleu, calme et brillant, sans tache, sans
-eau, et tellement tranquille, qu'on auroit pu appercevoir jusqu'au fond
-la moindre particule ou la moindre expression de desir, s'il en eût
-existé chez ma mère;--mais il n'y en avoit pas le plus léger vestige. Et
-je ne sais comment il arrive que moi, son fils, formé de son sang, je me
-trouve si enclin à la bagatelle, surtout vers les équinoxes de printemps
-et d'automne.--
-
-Ma mère, madame, n'étoit telle en aucune saison de l'année, ni par
-nature, ni par éducation, ni par imitation.
-
-Un sang doux et sage circuloit paisiblement dans ses veines, en tout
-temps, le jour et la nuit, dans les occasions même les plus critiques.
-Son imagination calme et paisible n'étoit point échauffée par ces
-pratiques ascétiques, par ces lectures mystiques, qui n'ayant aucun sens
-en elles-mêmes, forcent l'esprit à se replier dans la nature pour leur
-en trouver un. Et quant à mon père, il étoit si loin de chercher à
-enflammer ses idées là-dessus, que son plus grand soin étoit d'éloigner
-de sa tête toute image ou propos de ce genre.
-
-Au reste, la nature avoit fait tous les frais de la sagesse de ma mère,
-et rendu superflues les précautions de mon père. Et mon père le
-savoit!--Et mon père n'en continuoit pas moins ses précautions!--Et moi,
-Tristram Shandy, me voilà assis en gillet brun et en pantoufles jaunes,
-sans perruque ni bonnet, ce douze août mil sept cent soixante six,
-accomplissant une de ses prédictions les plus tragi-comiques; savoir que
-je ne penserois ni n'agirois en rien comme les autres enfans des
-hommes.--
-
-La méprise de mon père vint de ce qu'il attaqua le motif de ma mère, au
-lieu de l'action elle-même; car certainement les trous de serrures ne
-sont pas destinés à servir de lorgnettes; et en considérant l'action de
-ma mère comme tendant à nier une vérité reconnue, et à faire qu'un trou
-de serrure ne fût pas un trou de serrure, l'action alors étoit une
-violation de la nature des choses, et comme telle assez criminelle.
-
-C'est pourquoi, n'en déplaise aux prédicateurs, les trous de serrure
-sont l'occasion de plus de péchés, je dis même de péchés énormes, que
-tous les autres trous du monde.
-
-C'est ce qui me ramène aux amours de mon oncle Tobie.
-
-
-
-
-CHAPITRE LXVI.
-
-_Parure de mon Oncle Tobie._
-
-
-Quoique le caporal eût tenu parole en retapant de son mieux la grande
-perruque _à la Ramillies_ de mon oncle Tobie, il avoit eu trop peu de
-temps, et tous ses soins n'avoient produit qu'un effet assez mince.
-Cette fameuse perruque avoit passé plusieurs années applatie dans le
-fond d'une vieille armoire; et comme les mauvais plis ne s'effacent pas
-aisément, et que l'usage des bouts de chandelle n'est pas toujours sûr,
-l'entreprise du caporal n'étoit pas une chose aussi facile qu'on
-pourroit le croire. Il s'employoit pourtant de son mieux;--il
-pomadoit,--il crêpoit,--il retapoit,--puis se reculoit d'un air joyeux,
-et les deux bras tendus vers la perruque, comme pour l'engager à prendre
-un meilleur air.--Mais le tout en vain; elle frisoit en dépit du
-caporal, par tout où le caporal ne vouloit pas qu'elle frisât; et quand
-une boucle ou deux auroient pu l'embellir, chaque cheveu s'applatissoit
-comme s'il eût été trempé dans l'eau bouillante.
-
-La déesse du Spléen elle-même n'auroit pu la voir sans sourire.
-
-Telle étoit la perruque de mon oncle Tobie,--ou plutôt telle elle auroit
-paru sur tout autre front que le sien. Mais le front de mon oncle Tobie
-étoit le siége aimable de la douceur et de la bonté; et ce charme se
-répandoit sur tout ce qui l'environnoit.--D'ailleurs, monsieur, la
-nature avoit dans toute sa personne tracé le mot _gentilhomme_ en si
-beaux caractères, que jusqu'à son chapeau bordé en vieux point d'Espagne
-tout terni, et surmonté d'une large cocarde de taffetas fripé;--ce
-chapeau, dis-je, qui en lui-même ne valoit pas quatre sols, acquéroit de
-l'importance, dès qu'il étoit sur la tête de mon oncle Tobie. On eût dit
-qu'une Fée elle-même l'avoit composé de sa main, pour mieux aller à
-l'air de son visage.
-
-Rien n'auroit mieux prouvé ce que j'avance, que l'habit bleu et or de
-mon oncle Tobie, si, à quelques égards, la proportion n'étoit pas
-nécessaire à la grâce; mais depuis quinze ou seize ans qu'il étoit fait,
-depuis que l'inactivité de mon oncle Tobie (dont les promenades étoient
-presque bornées à son boulingrin,) avoit doublé son embonpoint,--son
-habit bleu et or étoit devenu si misérablement étroit, que ce n'étoit
-qu'avec la plus grande peine que le caporal avoit pu l'y faire entrer;
-et le raccommodage des manches n'avoit servi de rien;--il étoit
-cependant galonné en plein, et sur toutes les coutures, et devant et
-derrière, comme au temps du roi Guillaume; et pour finir la description,
-il jetoit tant d'éclat au soleil, il avoit un air si métallique et si
-guerrier, que si le projet de mon oncle Tobie eût été d'attaquer la
-veuve en armure, il auroit pu lui-même s'y méprendre.
-
-Quant aux culottes d'écarlate, on sait que le tailleur les avoit
-décousues et les avoit abandonnées. On auroit pu à la rigueur s'en
-accommoder, mais c'étoit assez que le soir d'auparavant on les eût
-déclarées incapables de servir, et comme il n'y avoit point
-d'alternative dans la garderobe de mon oncle Tobie, mon oncle Tobie
-sortit en culottes de pluche rouge.--
-
-Le caporal avoit endossé l'uniforme du pauvre Lefèvre. Il avoit
-retroussé ses cheveux sous son bonnet de housard, lequel, comme on sait,
-avoit été remis presque à neuf.--Il suivoit son maître à trois pas de
-distance.--Sa chemise, renflée à son jabot et autour de ses poignets,
-annonçoit l'orgueil de son ancienne profession; et son bâton, suspendu
-par un petit cordon de cuir noir, dont les deux bouts renoués ensemble
-finissoient par un gland, balançoit au-dessous de son poignet
-gauche.--Mon oncle Tobie portoit sa canne comme une hallebarde.
-
-«Vraiment, dit mon père en lui-même, ils ont assez bon air.»
-
-
-
-
-CHAPITRE LXVII.
-
-_Il tremble._
-
-
-Mon oncle Tobie retourna la tête plus de dix fois, pour voir si le
-caporal se tenoit prêt à le soutenir; et autant de fois le caporal fit
-un petit moulinet de son bâton, non pas d'un air avantageux, mais avec
-l'accent le plus doux du plus respectueux encouragement, comme pour dire
-à son maître: _ne craignez rien_.
-
-Son maître se mouroit de peur.--
-
-Il ne savoit pas distinguer, ainsi que mon père le lui avoit reproché,
-le bon côté d'une femme de son mauvais côté. Aussi n'avoit-il jamais été
-à son aise auprès d'aucune d'elles;--sauf dans les momens d'affliction.
-Car alors sa pitié étoit extrême; et le chevalier le plus courtois de la
-chevalerie errante n'auroit pas fait plus de chemin que mon oncle Tobie,
-tout boiteux qu'il étoit, pour essuyer une larme de l'œil d'une
-femme.--Et cependant, excepté l'occasion où Mistriss Wadman avoit abusé
-de sa bonne foi, il n'avoit jamais osé arrêter ses regards sur l'œil
-d'aucune femme.
-
-Il disoit souvent à mon père, dans l'admirable simplicité de son cœur,
-que fixer une femme, c'étoit presque (sinon tout-à-fait) la même chose
-que de lui tenir un propos obscène.
-
-«--Et quand cela seroit, disoit mon père.»
-
-
-
-
-CHAPITRE LXVIII.
-
-_Il hésite._
-
-
-«Elle ne peut pas, caporal, dit mon oncle Tobie, faisant halte quand ils
-furent à vingt pas de la porte de Mistriss Wadman,--elle ne peut pas
-s'en offenser.»--
-
-«Non plus, dit le caporal, que la veuve du Juif à Lisbonne ne s'offensa
-de la visite de mon frère Thomas.»--
-
-«Et comment la prit-elle, dit mon oncle Tobie, se retournant vers le
-caporal?»--
-
-«Monsieur connoît, répliqua le caporal, les malheurs de Tom; mais ceci
-n'y a aucun rapport: sinon que le pauvre Tom n'avoit pas épousé la
-veuve, ou si Dieu eût permis qu'après leur mariage ils n'eussent mis
-dans leurs saucisses que de la chair de porc, le malheureux n'auroit pas
-été enlevé dans son lit et traîné à l'inquisition.--C'est une
-épouvantable chose que l'inquisition, ajouta le caporal; quand une fois
-un pauvre homme y est renfermé, monsieur sait bien que c'est pour sa
-vie.»--
-
-«Hélas! oui, dit mon oncle Tobie d'un air rêveur, et les yeux fixés sur
-la porte de la veuve Wadman.»--
-
-«Et qu'y a-t-il d'aussi affreux qu'une éternelle prison?--Qu'y a-t-il
-d'aussi doux que la liberté?--Rien au monde, Trim, dit mon oncle Tobie
-toujours d'un air rêveur.»
-
-«Tant qu'un homme est libre, s'écria le caporal...» Et en même-temps il
-fit avec son bâton le moulinet par-dessus sa tête, à-peu-près en cette
-manière:
-
-[Illustration]
-
---Un million de syllogismes les plus subtils de mon père, n'en auroit
-pas dit davantage en faveur du célibat.
-
---Mon oncle Tobie jeta un regard pensif vers sa chaumière et son
-boulingrin.--
-
-Le caporal, avec sa baguette, avoit imprudemment évoqué l'esprit de
-calcul; il se dépêcha de le conjurer, en poursuivant son histoire en
-manière d'_exorcisme_, lequel ne se trouve dans aucun rituel que je
-connoisse.
-
-
-
-
-CHAPITRE LXIX.
-
-_Amours de Tom et de la Juive._
-
-
-«La place de Tom lui valoit de l'argent, et lui donnoit peu de
-besogne.--Le climat de Lisbonne est chaud.--C'est ce qui lui donna la
-fantaisie de se marier.»
-
-«Or, il arriva vers ce temps-là qu'un Juif, qui vendoit des saucisses
-dans la même rue où Tom demeuroit, tomba malade d'une rétention d'urine,
-et mourut. Sa veuve resta en possession d'une boutique bien achalandée;
-et, comme à Lisbonne, ainsi qu'ailleurs, chacun est pour soi, Tom pensa
-qu'il n'y auroit point de mal d'aller se présenter à la veuve, pour lui
-offrir d'aider à continuer son commerce.»
-
-«Tom en conséquence, se décida à l'aller trouver.--Il pensa d'abord
-comment il se feroit annoncer chez elle.--La manière la plus simple
-étoit de feindre d'y aller acheter une aune de saucisses; ce fut celle
-qu'il choisit. Et voici comme il raisonnoit:
-
-«Si je suis mal reçu, il ne m'en coûtera jamais qu'une aune de
-saucisses, et le malheur n'est pas grand.--Si au contraire les choses
-tournent bien, je puis gagner, non-seulement une aune, mais une boutique
-entière de saucisses, et une femme par-dessus le marché.»
-
-«Toute la maison, du plus grand jusqu'au plus petit, souhaita à Tom un
-heureux succès, et il partit.--Sauf le respect de monsieur, je
-m'imagine le voir en veste et culottes de bazin, le chapeau sur
-l'oreille,--marchant légèrement dans la rue, agitant sa canne en
-l'air,--souriant et abordant d'un air gai tous ceux qu'il
-rencontroit.--Mais, hélas! Tom, tu ne souris plus; tu ne souriras plus,
-s'écria le caporal en détournant la tête, les yeux fixés à terre, comme
-s'il eût apostrophé son frère au fond de son cachot.--»--
-
-«Pauvre garçon, dit mon oncle Tobie, d'un air touché!»--
-
-«Je puis bien dire à monsieur, dit le caporal, que c'étoit le meilleur
-garçon, et le plus honnête qu'on eût jamais vu.»--
-
-«Il te ressembloit donc, Trim, répliqua vivement mon oncle Tobie!»
-
-Le caporal rougit jusqu'au bout des doigts.--L'embarras de l'homme
-modeste qui s'entend louer,--la reconnoissance d'un serviteur
-affectionné que son maître exalte,--la douleur d'un frère sensible au
-souvenir d'un frère malheureux,--tout cela se peignit à-la-fois sur le
-visage du caporal, et les larmes coulèrent le long de ses joues.
-
-Ce spectacle émut mon oncle Tobie. Il prit le caporal par son habit, qui
-avoit été celui de Lefèvre, et s'appuya sur lui, en apparence, pour
-soulager sa jambe boiteuse, mais réellement pour donner au caporal une
-nouvelle marque de bonté.--Il resta en silence une minute et demie;
-ensuite, il retira sa main, et le caporal s'inclinant, reprit l'histoire
-de son frère Tom et de la veuve du juif.
-
-
-
-
-CHAPITRE LXX.
-
-_La négresse._
-
-
-«Lorsque Tom arriva à la boutique, il n'y trouva qu'une pauvre négresse,
-occupée à chasser les mouches avec une touffe de plumes blanches qu'elle
-avoit attachées au bout d'un bâton. Mais, tout en les chassant, elle
-prenoit garde de les blesser.--Touchant tableau, s'écria mon oncle
-Tobie! la malheureuse avoit beaucoup souffert; et elle avoit appris à
-compatir.»--
-
-«C'étoit, sauf le respect de monsieur, une excellente créature aussi
-bien qu'une excellente ouvrière. Il y a, continua Trim, dans l'histoire
-de cette pauvre malheureuse, des circonstances qui attendriroient un
-cœur de roche; et dans quelqu'une de nos soirées d'hiver, quand monsieur
-sera disposé à les entendre, je les raconterai à monsieur, avec le reste
-de l'histoire de Tom, dont elles font partie.»--
-
-«Ne l'oublie donc pas, Trim, dit mon oncle Tobie.»--
-
-«Mais, monsieur, dit le caporal, avec un air de doute, un nègre a-t-il
-une ame?»--
-
-«Je suis peu versé, caporal, dit mon oncle Tobie, dans les choses de
-cette nature. Mais je suppose que Dieu n'auroit pas voulu laisser un
-nègre sans ame, plutôt que toi ou que moi.»--
-
-«Ce seroit une affreuse injustice, dit le caporal.»--
-
-«Assurément, dit mon oncle Tobie.»--
-
-«Pourquoi donc, oserois-je demander à monsieur, traite-t-on plus mal une
-servante noire qu'une blanche?»--
-
-«Je ne puis t'en donner aucune raison, dit mon oncle Tobie.»--
-
-«C'est sans doute qu'elle n'a point d'amis, dit le caporal en secouant
-la tête, ni personne pour prendre sa défense.»--
-
-«Trim, dit mon oncle Tobie, c'est-là ce qui devroit lui assurer, ainsi
-qu'à ses frères, notre protection.--C'est le hasard de la guerre qui les
-a mis en notre pouvoir, qui a placé la verge dans nos mains.--Où elle
-sera ensuite, le ciel le sait; mais en quelques mains qu'elle tombe,
-Trim, le brave homme n'en usera pas d'une manière barbare.»--
-
-«Le ciel l'en préserve, dit le caporal!»--
-
-«_Amen_, répondit mon oncle Tobie, en posant la main sur son cœur.»--
-
-Le caporal reprit son histoire pour la continuer; mais avec une espèce
-d'embarras, dont le lecteur ne devine peut-être pas la cause.--
-
-Par toutes ces transitions soudaines, et la plupart touchantes, dont le
-caporal avoit entre-mêlé son récit, il avoit perdu la clef sur laquelle
-il l'avoit commencé. Son projet avoit été de distraire son maître, et
-son maître s'attendrissoit. Deux fois il toussa, deux fois il essaya de
-se remettre sans pouvoir y parvenir; enfin il rappela ses esprits,
-replaça sa main gauche sur sa hanche, le coude relevé en arc d'un air
-vainqueur; et conservant la liberté de son bras droit, pour aider son
-débit par ses gestes, il se rapprocha autant qu'il put du ton qu'il
-avoit perdu.--Et dans cette attitude, il continua son histoire.
-
-
-
-
-CHAPITRE LXXI.
-
-_Les saucisses._
-
-
-«Tom qui n'avoit rien à démêler avec la négresse, passa dans la chambre
-qui étoit au-delà de la boutique pour parler à la veuve du juif--de son
-amour... et de son aulne de saucisses.--C'étoit, comme je l'ai dit à
-monsieur, un garçon honnête et de joyeuse humeur, et il portoit ce
-caractère écrit sur toute sa personne. Il prit donc une chaise, il se
-plaça près d'elle et contre la table, et s'assit sans plus de cérémonie,
-mais avec la plus grande politesse.»
-
-«Pour un galant, c'est la plus sotte chose du monde, s'il m'est permis
-de le dire à monsieur, que de débuter auprès d'une femme qui fait des
-saucisses.--En effet, quelle fleurette lui conter?--Tom débuta
-gravement, en demandant d'abord à la veuve comment se faisoient les
-saucisses,--quelle espèce de viande, quelles herbes, quelles épices y
-entroient.--Ensuite, d'un ton un peu plus gai, avec quels boyaux,--si
-les plus gros étoient les meilleurs,--s'ils ne crevoient jamais,--etc.?
-Ayant seulement l'attention de rester plutôt en arrière que de trop
-s'avancer, et de ne rien risquer sans être à-peu-près assuré du
-succès.»--
-
-«C'est pour avoir négligé cette précaution, Trim, dit mon oncle Tobie en
-s'appuyant sur l'épaule du caporal, que le comte de la Motte perdit la
-bataille de Wynendale. Il s'avança imprudemment dans le bois; et sans
-cela Lille ne seroit pas tombé dans nos mains, non plus que Gand et
-Bruges, qui suivirent son exemple. L'année étoit si avancée, continua
-mon oncle Tobie, et la saison devint si mauvaise, que si les choses
-n'avoient pas tourné comme elles firent, nos troupes auroient péri en
-pleine campagne.»--
-
-«Mais, dit Trim, ne seroit-ce pas que les batailles, ainsi que les
-mariages, sont écrites dans le ciel?»
-
-Mon oncle Tobie rêva.
-
-Sa religion l'engageoit à dire d'une façon.--Sa haute idée de l'art
-militaire le poussoit à dire d'une autre.--Ne pouvant les accorder
-ensemble, mon oncle Tobie préféra de ne rien dire; et le caporal acheva
-son histoire.
-
-«Tom, s'apercevant qu'il gagnoit un peu de terrein, et que tout ce qu'il
-avoit dit sur les saucisses avoit été bien reçu de la belle, se hasarda
-à lui offrir de l'aider un peu. D'abord il prit l'entonnoir, et le tint,
-pendant que la veuve avec son pouce faisoit entrer la viande dans le
-boyau; ensuite il coupa des attaches de longueur convenable, et les tint
-dans sa main pendant qu'elle les prenoit une à une;--après cela il les
-mit dans la bouche de la veuve, où elle pouvoit les prendre selon le
-besoin;--enfin, peu-à-peu il en vint à lier les saucisses à son tour,
-tandis que la veuve en tenoit le bout dans ses dents.
-
-»Or, monsieur saura qu'une veuve tâche toujours de choisir son second
-mari entièrement différent du premier.--Si bien que l'affaire étoit
-d'à-moitié réglée dans l'esprit de la juive, avant que Tom eût parlé de
-rien.
-
-»Elle feignit pourtant de vouloir se défendre, et se saisit d'une
-saucisse, mais Tom à l'instant se saisit d'une autre...
-
-»Monsieur comprend bien que la veuve ne fut pas la plus forte.
-
-»Elle signa la capitulation, Tom la ratifia, et l'affaire fut finie.»
-
-
-
-
-CHAPITRE LXXII.
-
-_Contre-marche._
-
-
-«Toutes les femmes, continua Trim, en commentant son histoire, depuis la
-première jusqu'à la dernière, aiment la plaisanterie. La difficulté est
-de savoir celle qui leur convient; et pour le connoître, il n'y a
-d'autre moyen que de faire quelques essais; de même qu'avec une pièce
-d'artillerie on élève ou on rabaisse la culasse, jusqu'à ce qu'on donne
-dans le blanc.»
-
-«Je goûte cette comparaison, dit mon oncle Tobie, encore plus que la
-chose même.»
-
-«Parce que monsieur, dit le caporal, aime mieux la gloire que le
-plaisir.»--
-
-«J'espère, Trim, répondit mon oncle Tobie, que j'aime l'humanité
-au-dessus de tout;--et comme la science des armes tend évidemment au
-bonheur et au repos des hommes,--et que la branche, surtout de cet art,
-dans laquelle nous nous sommes exercés ensemble au boulingrin, n'a pour
-but que d'arrêter les entreprises de l'ambition, et de retrancher la vie
-et la fortune du plus foible, contre l'invasion et le pillage du plus
-fort;--toutes les fois que le tambour se fera entendre, je me flatte,
-caporal, que l'un et l'autre nous aimons trop l'humanité et nos frères,
-pour ne pas nous armer et voler à leur secours.»--
-
-En disant ces mots, mon oncle Tobie se retourna, et marcha fièrement
-comme à la tête de sa compagnie.--Et le fidèle caporal, portant son
-bâton à l'épaule et frappant de la main sur le pan de son habit pour
-marcher en seconde ligne derrière son maître, le long de l'avenue qui
-les ramenoit chez eux.--
-
-«Que diantre se passe-t-il dans leurs deux caboches, s'écria mon père à
-ma mère? Sur ma parole ils assiégent mistriss Wadman en forme; et ils
-font le tour de sa maison pour marquer la ligne de circonvallation.»--
-
-«J'ose dire, répliqua ma mère...»
-
-Mais un moment, mon cher monsieur. Ce que ma mère osa dire, ce que mon
-père osa lui répondre, enfin leurs demandes, leurs réponses et leurs
-répliques, seront certainement lues, relues, discutées, commentées,
-paraphrasées par la postérité;--mais dans un chapitre à part. Je dis:
-_par la postérité_, et je le répète.--Qu'a fait mon livre pour ne pas
-surnager sur l'abyme des temps avec l'_Eloge de la Folie_, le _Comte du
-Tonneau_, et tant d'autres?
-
-Mais pourquoi jeter de si loin les yeux sur l'avenir?--Ah! fermons-les
-bien plutôt.--Le temps vole et détruit tout.--Chacune des lettres que je
-trace, me dit avec quelle rapidité la vie suit ma plume.--Nos journées
-et nos heures, (plus précieuses, ma chère Jenny, que ces rubis qui
-brillent à ton cou) s'envolent sur nos têtes comme ces nuages légers,
-que chasse l'aquilon et qui ne reviennent plus.--Tout disparoît,--tout
-se détruit.--Ces cheveux que tu prends soin d'arranger sur ton front;...
-regarde,... ils blanchissent sous ta main.--Et chaque baiser que je te
-donne en te quittant, chaque absence qui le suit, est le prélude de
-cette séparation éternelle qui nous attend bientôt.--
-
-Ciel! ô ciel! prends pitié de ma Jenny,--prends pitié de celui qui
-l'aime.--
-
-
-
-
-CHAPITRE LXXIII.
-
-_Le qu'en dira-t-on._
-
-
-Mais que pensera le monde de cette exclamation?--Tout ce qu'il voudra.
-
-
-
-
-CHAPITRE LXXIV.
-
-_L'Attente._
-
-
-Ma mère, toujours le bras gauche passé dans le bras droit de mon père,
-étoit arrivée avec lui jusqu'à l'angle fatal de la vieille muraille du
-jardin, où le docteur Slop devoit un jour être renversé par Obadiah
-monté sur un cheval de carosse; lequel angle étoit directement en face
-de la maison de Mistriss Wadman.--Là, mon père, jetant un coup-d'œil par
-derrière, aperçut mon oncle Tobie et le caporal qui n'étoient plus qu'à
-dix pas de la porte. Il se retourna aussitôt.
-
-«Arrêtons-nous un moment, dit mon père; et voyons un peu de quel air mon
-frère Tobie et son valet Trim feront leur première entrée. Cela ne nous
-retardera pas d'une minute.--Quand ce seroit de dix, dit ma mère!--Non
-pas d'une demi-minute, dit mon père.»
-
-C'étoit précisément l'instant où le caporal entamoit l'histoire de son
-frère Tom et de la veuve du Juif.--L'histoire commença,--continua,--elle
-eut des épisodes,--on revint sur ses pas,--on continua,--on
-poursuivit,--l'histoire ne finissoit pas;--le lecteur l'a trouvée bien
-longue.--
-
-Le ciel ait pitié de mon père! il jura cinquante fois; chaque attitude
-nouvelle le désespéroit. Il donna le bâton du caporal, et ses moulinets,
-et toutes ces gentillesses, à autant de diables qu'il en crut de
-disposés à accepter le cadeau.--
-
-Quand l'issue des événemens pareils à ceux qui tenoient mon père dans
-l'attente, reste ainsi suspendue dans les mains des destinées, l'esprit
-a, par bonheur, trois espèces de situations à parcourir; sans quoi il
-lui seroit impossible de tenir jusqu'au bout.
-
-Le premier moment est donné à la _curiosité_,--le second à justifier
-cette curiosité.--Quant aux troisième, quatrième, cinquième, et
-_cætera_, jusqu'au jour du jugement.--Ils sont de l'empire du _point
-d'honneur_.
-
-Je sais que beaucoup de moralistes mettent le tout sur le compte de la
-_patience_. Mais cette vertu a, ce me semble, un département suffisant,
-et dans lequel elle peut s'exercer, sans venir usurper le peu de places
-démantelées que l'_honneur_ a conservées sur la terre.--
-
-Mon père, à l'aide de ces trois auxiliaires, attendit du mieux qu'il put
-la fin de l'histoire de Trim. Il tint bon pendant le panégyrique, que
-mon oncle Tobie débita sur la profession des armes dans le chapitre
-d'après; mais voyant ensuite qu'au lieu de marcher vers la maison de
-madame Wadman, tous deux, après s'être retournés, reprenoient le chemin
-diamétralement opposé, et confondoient ainsi son attente,--pour le coup
-mon père ne put y tenir; et il éclata brusquement, en vertu de cette
-disposition d'humeur acidule, qui, dans certaines occasions, distinguoit
-entièrement son caractère de celui des autres hommes.
-
-
-
-
-CHAPITRE LXXV.
-
-_Le premier Dimanche du mois._
-
-
-«_Que diantre se passe-t-il dans leurs caboches_, s'écria mon père?»--
-
-«_J'ose dire_, répondit ma mère, qu'ils font des fortifications.»
-
-«Quoi! sur le terrein de Mistriss Wadman, s'écria mon père en reculant
-d'un pas!»--
-
-«Je suppose que non, dit ma mère.»--
-
-«Je voudrois, dit mon père en élevant la voix, que la science des
-fortifications fût à tous les diables, avec toutes leurs _fadaises_ de
-sapes, de mines, de blindes, de gabions, de cunettes, et de fausses
-brayes.»--
-
-«Ce sont des _fadaises_, dit ma mère.»
-
-Or ma mère, tolérante, (comme je voudrois que le fussent certains
-personnages du clergé, m'en eût-il coûté mon gillet brun et mes
-pantoufles jaunes)--ma mère, dis-je, étoit toujours de l'avis de mon
-père, quoique la plupart du temps elle n'en comprît pas un mot, et
-qu'elle n'eût pas la première idée du sens des mots et des termes de
-l'art, sur lesquels il faisoit rouler l'opinion ou le système du moment.
-Elle se contentoit d'accomplir à la lettre les promesses que son parrain
-et sa marraine avoient faites pour elle, mais rien de plus. Elle se
-seroit servi d'un mot ou d'un verbe pendant vingt ans, et l'auroit
-employé dans tous ses temps et dans tous ses modes, sans s'embarrasser
-le moins du monde d'en demander la signification.
-
-J'ai déjà dit que cette insouciance désoloit mon père; c'étoit pour lui
-une source éternelle de chagrins: la contradiction la plus opiniâtre lui
-auroit été moins sensible. C'étoit ce qui tordoit le cou à leurs
-meilleurs dialogues dès la première phrase.--Ma mère ne connoissoit rien
-aux _cunettes_ ni aux _fausses brayes_; elle fut de l'avis de mon père.
-
-«Ce sont des _fadaises_, dit ma mère.»--
-
-«Oh! surtout les _cunettes_, s'écria mon père.» Il crut avoir dit un bon
-mot.--Il jouit de son triomphe et poursuivit.
-
-«Non que ce soit, à proprement parler, le terrein de la veuve Wadman,
-dit mon père, en se reprenant un peu; car elle n'en a que l'usufruit.»--
-
-«Cela fait une grande différence, dit ma mère.»--
-
-«Aux yeux des sots, répliqua mon père.»--
-
-«A moins qu'il ne leur arrive d'avoir des enfans, dit ma mère.»--
-
-«Mais auparavant, dit mon père, il faut qu'elle persuade à mon frère
-Tobie de lui en faire.»--
-
-«Sans doute, monsieur Shandy, dit ma mère.»--
-
-«Si elle y parvient, dit mon père,--que le ciel ait pitié d'eux!»--
-
-«_Amen_, dit ma mère, _piano_!»--
-
-«_Amen_, s'écria mon père, _fortissimè_!»--
-
-«_Amen_, répéta ma mère;» mais avec une cadence, un soupir, un accent de
-pitié, qui pénétra jusqu'au cœur de mon père, et ramollit toutes ses
-fibres. Il prit son almanach;... mais avant qu'il l'eût ouvert, la
-procession d'Yorick, venant à sortir de l'église, éclaircit une partie
-de ses doutes; et ma mère acheva de les lever, en lui disant que c'étoit
-le premier dimanche du mois.--Il remit son almanach dans sa poche.--
-
-Le premier lord de la trésorerie, occupé à trouver des moyens et des
-expédiens, ne seroit pas rentré chez lui d'un air plus embarrassé.
-
-
-
-
-CHAPITRE LXXVI.
-
-_Reprenons haleine._
-
-
-Après un chapitre comme celui qu'on vient de voir, et surtout après la
-manière dont il finit, il faut nécessairement insérer quatre ou cinq
-pages de matières hétérogènes, pour maintenir une juste balance entre la
-sagesse et la folie. Sans cette précaution, un livre ne vivroit pas
-au-delà de l'année.--Mais une digression lourde et traînante n'est pas
-ce qu'il faut. Il vaudroit autant aller son grand chemin.--Une
-digression, dans une circonstance comme celle-ci, doit être légère,
-enjouée, et sur un sujet qui le soit aussi.--Ce n'est pas tout, il faut
-que le _califourchon_ et celui qui le monte, ne s'y montrent qu'à la
-dérobée.--
-
-La difficulté est de trouver des agens convenables à la nature de ce
-service. _L'imagination_ est capricieuse;--_l'esprit_ ne veut pas être
-recherché:--quoique la _plaisanterie_ soit une bonne fille, elle ne
-vient pas toujours quand on l'appelle.
-
-Il sembleroit que la meilleure façon pour un auteur fût de dire ses
-prières; mais si elles ne servent qu'à lui rappeler ses infirmités et
-ses défauts, tant de corps que d'esprit, il se trouvera plus bête après
-que devant, (quoique meilleur, religieusement parlant.)
-
-Quant à moi, il n'y a pas un moyen sous le ciel, du genre physique ou du
-genre moral, qui ne me soit venu à l'esprit, et dont je n'aie essayé.
-Quelquefois m'adressant à mon ame, et disputant avec elle sur les moyens
-d'étendre ses facultés.--
-
-Je ne les augmentois pas d'une ligne.
-
-Alors, changeant de système, j'ai essayé ce que pourroient faire sur le
-corps la tempérance, la sobriété et la chasteté.--Elles sont bonnes en
-elles-mêmes, disois-je, elles sont bonnes dans le sens absolu et dans le
-sens relatif; elles sont bonnes pour la santé, bonnes pour le bonheur
-dans ce monde-ci et dans l'autre.--
-
-Enfin, elles sont bonnes pour tout,... excepté pour ce qui me
-manque.--Là, elles ne servent à rien qu'à laisser l'esprit comme elles
-l'ont trouvé.--Quant aux vertus théologales,--_la foi_ et _l'espérance_
-pourroient peut-être donner un peu de verve;--mais pour cette vertu fade
-qu'on appelle _charité_, elle vous ôte ce que ses sœurs vous avoient
-donné.--
-
-Dans les occasions ordinaires, je n'ai rien trouvé qui m'ait mieux
-réussi, que la méthode dont je vais vous faire part.--
-
---Certainement, si la logique n'est pas une science frivole, et si je ne
-suis pas aveuglé par mon amour-propre,--certainement dis-je, il y a
-quelque chose en moi qui tient du vrai génie; et ce qui me le persuade,
-c'est de voir combien je suis étranger à la jalousie et à l'envie: ce
-symptôme ne sauroit être équivoque.--Jamais je n'ai fait une découverte,
-que j'aie cru propre à perfectionner l'art d'écrire, que je ne me sois
-empressé de la publier, désirant sincérement que tout le monde pût
-écrire aussi-bien que moi.--
-
-C'est ce qu'on fera, quand on voudra s'y donner aussi peu de peine.
-
-
-
-
-CHAPITRE LXXVII.
-
-_Demandez à ma blanchisseuse._
-
-
-Je dis donc que dans les occasions ordinaires,--c'est-à-dire, quand je
-me trouve stupide, que mes idées s'enfantent pésamment, et se
-débrouillent avec peine.--
-
-Ou que je me trouve, je ne sais comment, dans une veine de licence et de
-libertinage, et que je fais de vains efforts pour en sortir.--
-
-Dans tous ces cas et autres semblables, je ne dispute pas un moment avec
-ma plume.--Si une prise de tabac, si un tour ou deux par la chambre ne
-me suffisent pas,--je prends mon rasoir, j'en essaie le tranchant sur la
-paume de ma main, je me savonne le menton, et sans plus de cérémonie je
-me fais la barbe; et si par malheur je laisse un poil, j'ai soin du
-moins que ce n'en soit pas un blanc.--Cela fait, je passe ma chemise, je
-change d'habit, je mets ma perruque, je prends ma bague de topaze; en un
-mot, je m'habille de la tête aux pieds.--
-
-Or, il faut que le diable s'en mêle, si je n'y gagne rien.--Car
-considérez, monsieur, que tout le monde voulant être présent quand on le
-rase, (quoiqu'il n'y ait aucune règle sans exception) et personne ne
-voulant se raser sans miroir, crainte d'accident,--cette situation,
-comme toute autre, laisse nécessairement des impressions particulières
-sur le cerveau.--
-
-Oui, je le maintiens. Les idées d'un homme dont la barbe est forte,
-deviennent sept fois plus nettes et plus fraîches sous le rasoir;--et si
-cet homme pouvoit, sans inconvénient, se raser du matin au soir, ses
-idées parviendroient au plus haut degré du sublime.--Je ne sais comment
-Homère a pu si bien écrire avec une barbe de capucin;--mais comme son
-talent contredit mon système, je ne veux pas m'y arrêter, et je retourne
-à ma toilette.
-
-Louis de Sorbonne dit que la toilette n'est qu'_une affaire de corps_;
-mais il se trompe. L'ame et le corps ne sauroient se séparer; un homme
-ne sauroit s'habiller, sans que ses idées se portent sur son
-habillement; et s'il se met en gentilhomme, ses idées s'ennoblissent; de
-sorte qu'il n'a qu'à prendre la plume et se peindre dans son style.
-
-Ainsi, messieurs, quand vous voudrez savoir si ce que j'écris peut se
-lire, et si rien n'a sali ma plume, voyez le mémoire de ma
-blanchisseuse; c'est comme si vous lisiez mon livre.--Il y a un certain
-mois où je suis en état de prouver que j'ai sali trente et une chemises.
-On ne sauroit pousser la propreté plus loin.--Eh bien! j'ai été plus
-maudit, plus vexé, plus critiqué, pour ce que j'ai écrit dans ce
-mois-là, que par tout ce que j'ai écrit dans le reste de l'année.
-
-Mais je n'avois pas montré à ces messieurs les mémoires de ma
-blanchisseuse.
-
-
-
-
-CHAPITRE LXXVIII.
-
-_Les Critiques._
-
-
-Au reste, ne prenez pas ceci pour une digression; je ne fais encore que
-m'y préparer, en attendant le soixante-dix-neuvième chapitre; et je puis
-employer celui-ci à ce qu'il me plaira.--Voyons;--j'ai vingt sujets pour
-un:--je pourrois écrire mon chapitre des _boutonnières_,--ou mon
-chapitre des _fi_, qui doit le suivre immédiatement.--
-
-Ou mon chapitre des _nœuds_, sous le bon plaisir du clergé; mais tout
-cela pourroit mal tourner pour moi. Ce que j'ai de mieux à faire, c'est
-de suivre la méthode de quelques savans, et de me faire à moi-même des
-objections contre ce que j'ai écrit; quoique je déclare d'avance que je
-ne sais pas plus que mes pantoufles comment y répondre.
-
-O que de critiques vont pleuvoir sur mon livre! «C'est une satyre
-enragée, dira quelqu'un, aussi noire que l'encre dont l'auteur se sert,
-et digne en tout de Thersite.--C'est un libelle atroce, et tous les
-blanchissages et savonnages du monde n'y font rien.--D'ailleurs, plus le
-drôle est déguenillé, plus les sarcasmes viennent en foule au bout de sa
-plume.»
-
-A cela je n'ai qu'une réponse prête, au moins pour le moment.--C'est que
-l'archevêque de Bénévent composa son indécent roman de Galathée en habit
-violet, veste et culottes violettes; ce qui prouve que l'habit ne fait
-pas tout.--
-
-«Mais, dit le critique, vous ne pouvez pas nier que la recette du rasoir
-que vous indiquez n'ait un grand défaut,--le manque d'universalité. La
-loi invariable de la nature rend ce secret inutile à toute une moitié du
-genre humain.»--
-
-Tout ce que je puis dire là-dessus, c'est que les écrivains femelles,
-Angloises et Françoises, feront bien d'aller sans barbe.--
-
-Quant aux Espagnoles, elles iront comme elles voudront.
-
-
-
-
-CHAPITRE LXXIX.
-
-_Elle est faite._
-
-
-Le voici enfin arrivé ce soixante-dix-neuvième chapitre!--que
-produira-t-il? Rien,--qu'une triste réflexion sur la vîtesse avec
-laquelle nos plaisirs nous échappent en ce monde.
-
-Car, à l'égard de ma digression,--je déclare à la face du ciel qu'elle
-est faite.--
-
-Revenons à mon oncle Tobie.
-
-
-
-
-CHAPITRE LXXX.
-
-_Il frappe à la porte._
-
-
-Quand mon oncle Tobie et le caporal furent arrivés au bout de l'avenue,
-ils s'apperçurent qu'ils tournoient le dos à la maison de la veuve; ils
-firent volte-face, et marchèrent droit à la porte de Mistriss Wadman.--
-
-«Monsieur peut m'en croire et marcher en assurance, dit le caporal, qui
-porta la main à son bonnet, en passant devant son maître pour aller
-frapper à la porte.» Mon oncle Tobie, démentant en ce moment sa manière
-invariable de traiter son fidèle domestique, ne lui répondit rien.--La
-vérité étoit qu'il n'avoit pas encore bien rédigé toutes ses idées. Il
-auroit désiré une autre conférence avec Trim. Et tandis que le caporal
-montoit les trois marches qui étoient devant la porte, mon oncle Tobie
-cracha deux fois.--A chaque fois le caporal s'arrêta par une sorte
-d'instinct;--il resta une minute le marteau de la porte suspendu dans sa
-main;--il hésitoit sans savoir pourquoi.--
-
-Cependant Brigitte, morfondue à force d'attendre, faisoit sentinelle en
-dedans, le pouce et le premier doigt appuyés sur le loquet.
-
-Mistriss Wadman, assise derrière le rideau de sa fenêtre, retenoit son
-souffle, et guettoit leur approche.--On lisoit dans ses yeux le présage
-de sa défaite.
-
-«Trim, dit mon oncle Tobie!»--Mais comme il ouvroit la bouche, la minute
-expira, et Trim laissa tomber le marteau.
-
-Mon oncle Tobie, voyant qu'il ne pouvoit plus reculer, se mit à siffler
-son lilla-burello.
-
-
-
-
-CHAPITRE LXXXI.
-
-_On ouvre._
-
-
-Brigitte avoit, comme nous l'avons dit, le premier doigt et le pouce sur
-le loquet; et le caporal ne fut pas obligé de frapper aussi long-temps
-que votre tailleur, milord, que vous faites peut-être souvent
-attendre.--Mais je pouvois ne pas aller chercher ma comparaison si loin;
-car, _je soussigné_, reconnois devoir à mon tailleur au moins une
-guinée; et je m'étonne souvent de la patience du maraud.--Ceci au reste
-n'intéresse personne. Mais il faut convenir que c'est une cruelle chose
-que d'être endetté. Il semble que ce soit une fatalité pour le trésor de
-quelques pauvres diables, au moins de ceux de notre famille. L'économie
-ne parvient point à relier leurs coffres avec ses cercles de fer.
-
-Quant à moi, je suis sûr qu'il n'y a aucun prince, prélat, pape, ni
-potentat, petit ou grand, qui desire plus que moi dans son cœur de
-remplir fidélement ses engagemens, ou qui prenne plus de moyens pour y
-parvenir.--Je ne donne jamais plus d'une demi-guinée;--je ne me promène
-point en bottes, de crainte de les user:--je n'achète pas un
-cure-dent;--et je ne dépense pas un schelling par an en tabatières;--et
-quant aux six mois que je passe à la campagne, j'y mène un si petit
-train, que Jean-Jacques, avec toute sa modération, ne sauroit atteindre
-à ma parcimonie;--car je n'ai chez moi ni homme, ni garçon, ni cheval,
-ni vache, ni chien, ni chat, ni rien qui mange ou qui boive. Je ne me
-permets qu'une pauvre et chétive vestale, seulement pour entretenir mon
-feu; et la pauvre fille est en vérité aussi sobre que je puisse le
-desirer.
-
-Mais si, d'après cela, vous me croyez philosophe,--je ne donnerois pas,
-mes bonnes gens, une obole de votre jugement.
-
-La vraie philosophie, messieurs... Mais ce n'est pas ici le moment d'en
-raisonner. Voilà mon oncle Tobie qui finit de siffler son
-lilla-burello;--souffrez que j'entre avec lui chez Mistriss Wadman.
-
-
-
-
-CHAPITRE LXXXII.
-
-
-
-
-CHAPITRE LXXXIII.
-
-
-
-
-CHAPITRE LXXXIV.
-
-_Vous l'allez voir._
-
-
-* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *--
-
---* * * * * * * * * * * * * * * * * * * *...
-
-«Je vais vous le montrer, madame, dit mon oncle Tobie.»--
-
-Mistriss Wadman rougit,--regarda vers la porte,--pâlit,--rougit encore
-légérement,--puis reprit son teint naturel, et finit par rougir plus
-fort que jamais.--Ce que je traduis ainsi pour l'amour du lecteur:
-
- Bon Dieu, je n'y regarderai pas!
- Que diroit le monde, si j'y regardois!
- Je m'évanouirai si j'y regarde.
- Je voudrois pouvoir y regarder;
- Il ne sauroit y avoir de péché à y regarder.
- --J'y regarderai.--
-
-Tandis que l'imagination de Mistriss Wadman travailloit ainsi, mon oncle
-Tobie s'étoit levé du sopha, et avoit été ouvrir la porte à l'autre bout
-de la salle, pour donner ses ordres à Trim dans le passage.--
-
-«* * * * * * * * * * * * * * * *--Je crois, dit mon oncle Tobie, qu'elle
-est dans le grenier.--Je l'y ai vue encore ce matin, répondit Trim.--Eh!
-bien, Trim, cours-y promptement, dit mon oncle Tobie, et rapporte-la moi
-dans la salle.--Bon Dieu, dit le caporal!»
-
-Le caporal étoit loin d'approuver un tel ordre, et ne le remplit pas
-moins avec joie.--Il n'étoit pas maître de son approbation, il l'étoit
-de son obéissance.--Il mit son bonnet sur sa tête, et partit aussi vîte
-que son genou put le permettre; mon oncle Tobie rentra dans la salle, et
-fut se rasseoir sur le sopha.
-
-«Vous mettrez le doigt dessus, dit mon oncle Tobie.--Sainte Vierge, je
-n'y toucherai pas, dit en elle-même Mistriss Wadman!»
-
-Ceci demande une nouvelle traduction; et nous montre à combien d'erreurs
-les mots nous induisent. Il faut toujours remonter à leur source pour
-les entendre.
-
-Or, pour éclaircir le brouillard qui règne sur les trois dernières
-pages, j'ai besoin d'être moi-même aussi clair qu'il me sera possible.--
-
-Frottez-vous le front par trois fois, mes bons
-amis;--toussez,--crachez,--mouchez-vous;--bon!--éternuez, mes enfans;--à
-merveille, Dieu vous bénisse!
-
-Maintenant, aidez-moi si vous le pouvez.
-
-
-
-
-CHAPITRE LXXXV.
-
-_La Revue._
-
-
-Comme il y a cinquante motifs différens, tant de l'ordre civil que de
-l'ordre religieux, pour lesquels une femme peut prendre un mari, elle
-commence par les considérer et les peser soigneusement tous ensemble;
-ensuite elle les distingue, les sépare, et cherche à démêler dans son
-esprit lequel de tous ces motifs est le sien. Ensuite, par propos,
-enquêtes, raisonnemens, inductions, elle cherche à s'assurer si elle a
-choisi le bon. Enfin, elle essaie, elle éprouve, elle veut voir si elle
-ne s'est pas trompée.--
-
-L'allégorie de Slawkenbergius sur ce sujet, au commencement de sa
-troisième décade, est si originale, et mon respect pour les dames est si
-profond, que jamais je n'oserai la leur dire; et c'est dommage, car
-elles en riroient.
-
-Elle arrête le premier âne, dit Slawkenbergius, et le tient par le
-licou, de crainte qu'il ne lui échappe; puis elle plonge sa main
-jusqu'au fond du panier pour y chercher... et quoi?--Ma foi, dit
-Slawkenbergius, ce n'est pas le moyen de l'apprendre que de
-m'interrompre.--
-
-Je n'ai rien, ma bonne dame, dit l'âne; je porte des bouteilles vides.
-
-Et moi de vieilles guenilles, dit le second.
-
-Ta charge vaut un peu mieux, dit-elle au troisième, tu portes des
-pantoufles et de vieilles culottes.--
-
-Elle passe ainsi en revue le quatrième, le cinquième âne, et tout le
-reste de la file l'un après l'autre, jusqu'à ce qu'elle ait trouvé celui
-qui porte ce qu'elle cherche.--Alors elle renverse le panier,--étale la
-marchandise,--regarde,--l'examine,--la mesure,--l'étend,--la
-mouille,--la sèche,--la tourne,--la retourne,--, et puis l'emporte.
-
---Mais pour l'amour de Dieu, quelle marchandise?
-
-Toutes les puissances de la terre, répond Slawkenbergius, ne me feroient
-pas dire mon secret.
-
-
-
-
-CHAPITRE LXXXVI.
-
-_Prestige du démon._
-
-
-Nous vivons dans un monde où tout est énigme et mystère; ainsi, nous y
-sommes accoutumés. Autrement, il sembleroit étrange que la nature, qui
-fait chaque chose si conforme à sa destination,--qui ne se trompe jamais
-ou presque jamais, à moins qu'elle n'ait le projet de s'amuser,--qui
-dispose si bien les formes et les propriétés de la matière qu'elle
-emploie, soit qu'elle en veuille faire une charrue, un vilebrequin ou
-une perruque;--qui modèle chaque créature, fût-ce un oison, de manière
-qu'il ne lui manque rien;--il sembleroit étrange, dis-je, que cette
-nature, si habile en toute autre chose, ne fît que des balourdises quand
-il s'agit d'une affaire aussi simple que celle d'assortir un homme et
-une femme.
-
-Cela viendroit-il du choix de l'argile, qui se gâte souvent au feu? d'où
-il résulte qu'un homme a trop d'un côté ce qui lui manque de l'autre, et
-pèche par trop ou par trop peu de chaleur.--Cette grande ouvrière
-donneroit-elle trop peu d'attention à ces petits détails platoniques de
-la moitié de l'espèce pour laquelle elle a fabriqué l'autre?--Peut-être
-aussi que souvent elle ne sait pas quelle espèce de mari on lui demande.
-Mais laissons ces hypothèses; nous en raisonnerons après souper.--
-
-Il suffit que l'observation en elle-même, et les raisonnemens auxquels
-elle donne lieu, loin de rien expliquer, ne servent qu'à tout
-embrouiller.
-
-En effet, à considérer attentivement mon oncle Tobie, y avoit-il jamais
-eu quelqu'un mieux taillé pour le mariage? La nature l'avoit pétri de
-son argile la plus pure et la plus douce;--elle avoit rempli ses
-vaisseaux de lait;--elle avoit animé ses poumons du souffle le plus
-épuré;--tout en lui étoit bon, humain, généreux.--La vérité et la
-confiance habitoient dans son cœur, dont toutes les avenues étoient une
-communication toujours ouverte, toujours active des services les plus
-obligeans, des bienfaits les plus tendres.--Enfin la nature, en le
-comblant de ses dons, n'avoit point oublié pour quelles fins le mariage
-étoit institué.--En conséquence...
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
---...--
-
-Et la blessure de mon oncle Tobie n'avoit point annullé la donation.--
-
-Cependant ce dernier article avoit je ne sais quoi de louche et
-d'apocryphe. Or le diable qui, comme on sait, est l'ennemi de la foi,
-avoit élevé à ce sujet quelques scrupules dans l'esprit de Mistriss
-Wadman; et d'un autre côté (en vrai diable qu'il étoit) il avoit changé
-aux yeux de la veuve les autres vertus de mon oncle Tobie en bouteilles
-vides, en vieilles guenilles, en pantoufles et en vieilles culottes.--
-
-
-
-
-CHAPITRE LXXXVII.
-
-_Ne t'en fie qu'à toi seul._
-
-
-Mistriss Brigitte avoit engagé tout le petit fonds d'honneur que peut
-avoir une soubrette, qu'elle sauroit tout le détail de l'affaire avant
-qu'il fût huit jours; et elle se fondoit sur une supposition qui étoit
-en soi très-probable. «Trim, avoit-elle dit, ne manquera pas de me faire
-sa cour, tandis que le capitaine fera la sienne à madame; et je le
-traiterai de sorte qu'il me dira tout.»
-
-L'amitié a deux vêtemens; l'un de dessus et l'autre de dessous. Brigitte
-servoit les intérêts de sa maîtresse avec l'un, et faisoit la chose qui
-lui plaisoit le plus avec l'autre. Le diable lui-même n'auroit pas eu
-plus beau jeu qu'elle a à s'assurer de la blessure de mon oncle Tobie.--
-
-Pour Mistriss Wadman, elle n'avoit qu'un moyen, mais il étoit sûr. De
-sorte que (sans rejetter l'offre de Brigitte, ni mépriser ses talens)
-elle se détermina à jouer son jeu elle-même.
-
-Elle n'avoit pas besoin de tout son talent. Un enfant auroit trompé mon
-oncle Tobie au jeu. Il connoissoit à peine les cartes,--et laissoit voir
-son jeu tant qu'on vouloit.--Le pauvre homme vint se livrer lui-même à
-la veuve en se plaçant sur son sopha, mais tellement sans défense et
-sans défiance, qu'un cœur généreux auroit rougi d'en abuser.
-
-Mais quittons la métaphore.
-
-
-
-
-CHAPITRE LXXXVIII.
-
-_Marie._
-
-
-Ma foi quittons l'histoire aussi, s'il vous plaît. Car quoique j'aie eu
-la plus grande hâte d'arriver à cet endroit de mon ouvrage; quoique je
-l'aie annoncé et que je le regarde encore comme le morceau le plus
-exquis que j'aie à donner au public, maintenant que m'y voilà, je
-voudrois que quelqu'un prît la plume et achevât l'histoire à ma place.
-Je vois toutes les difficultés qui se présentent, et je sens la
-foiblesse de mon talent.--
-
-J'ai pourtant une petite ressource.--C'est que l'on m'a tiré cette
-semaine vingt-quatre onces de sang, à cause d'une fièvre terrible dont
-j'ai été attaqué en commençant ce chapitre; de sorte qu'il me reste
-quelques espérance que ma cervelle se trouvant plus dégagée, mes
-vaisseaux moins tendus... Dans tous les cas, une invocation ne sauroit
-nuire. Je m'abandonne donc entièrement à celui que j'invoque; c'est à
-lui à m'inspirer ou à m'injecter ce qu'il croira de meilleur.
-
-
-_INVOCATION._
-
-Aimable et doux génie, qui conduisis jadis la plume de mon ami
-Cervantes;--toi qui te glissois par sa jalousie, et qui, par ta
-présence, changeois en un beau jour le crépuscule de sa retraite;--toi
-qui versois le nectar des dieux à ce charmant auteur qu'ils avoient
-animé de leur esprit;--toi enfin qui le couvris de tes aîles pendant
-qu'il traçoit le portrait de Sancho et de son aventureux maître,--et qui
-veillas constamment pour le défendre contre la pauvreté et les autres
-misères de cette vie;--écoute-moi, je t'en conjure! regarde,--vois ces
-culottes,--ce sont les seules que je possède; et cette déchirure me fut
-faite à Lyon par un âne.
-
-Vois mes chemises,--en quel état elles sont! une partie en est restée en
-Lombardie; je n'en ai rapporté que les débris; je n'en avois que six, et
-une maudite blanchisseuse de Milan m'en a rogné cinq; elle croyoit avoir
-ses raisons,--à la bonne heure.--
-
-Cependant malgré ces accidens, malgré un fourreau de pistolet qui me fut
-volé à Sienne; malgré deux œufs que l'on m'a fait payer cinq _paules_,
-l'un à Raddicossini, et l'autre à Capoue, je ne trouve pas qu'un voyage
-de France et d'Italie soit une chose aussi effrayante que beaucoup de
-gens voudroient le persuader. Il y a par-ci par-là un peu de mal, mais
-ce n'est pas trop acheter le plaisir de parcourir ces campagnes riantes,
-que la nature semble étaler devant vous pour le plaisir de vos yeux.--Il
-est ridicule de penser que l'on vous présentera pour rien des voitures,
-que l'on expose à être brisées par vous et pour vous.--Ce sont les deux
-sols que vous donnez à cet homme qui graisse vos roues, qui le mettent
-en état d'avoir du beurre sur son pain.--Nous sommes en vérité trop
-exigeans. Eh quoi! pour trente ou quarante sols que l'on vous demandera
-de trop pour votre souper et votre lit, votre philosophie sera
-déconcertée! Qu'est-ce donc qu'un schelling et quelques sols!
-Payez,--pour l'amour de Dieu et pour le vôtre; payez,--et payez les deux
-mains ouvertes, plutôt que de laisser le mécontentement s'asseoir sur le
-front de votre belle hôtesse et de ses demoiselles, qui se tiendront
-d'un air affligé sur la porte de l'auberge au moment de votre
-départ.--D'ailleurs, mon cher monsieur, le baiser fraternel que chacune
-d'elles vous auroit donné, ne valoit-il pas mieux que vos vingt sols?--à
-mon gré du moins.--
-
-Pendant mes voyages j'avois la tête remplie des amours de mon oncle
-Tobie. C'étoit comme si j'eusse été amoureux moi-même.--J'étois dans un
-état parfait de bonté et de bienveillance; à chaque mouvement de ma
-chaise je sentois en moi la vibration délicieuse de la plus douce
-harmonie. Il m'étoit indifférent que la route fût unie ou raboteuse;
-tout ce que je voyois, tout ce que j'entendois, touchoit toujours
-quelque ressort secret de sentiment ou de plaisir.--
-
-Un soir;--c'étoit les plus doux sons que j'eusse jamais entendus.--Je
-baissai ma glace pour les mieux entendre. «C'est Marie[1], me dit le
-postillon, observant que j'écoutois.--Pauvre Marie, continua-t-il, en se
-penchant de côté, parce que son corps m'empêchoit de la voir! Elle est
-assise sur un banc, jouant son hymne du soir sur son chalumeau, et sa
-petite chèvre à côté d'elle.»
-
- [1] Dans la traduction du Voyage Sentimental, le traducteur a changé
- le nom de _Marie_ en celui de _Juliette_; il a transporté la scène
- de _Moulins_ à _Amboise_. On a conservé à la pauvre Marie son nom et
- son pays, que Sterne appelle dans son Voyage Sentimental, _la plus
- douce partie de la France_. (Note de l'éditeur).
-
-En me parlant de Marie, le postillon avoit l'air si touché, le son même
-de sa voix annonçoit un cœur si compatissant, que je me promis de lui
-donner une pièce de vingt-quatre sous en arrivant à _Moulins_.--
-
-«Et qui est la pauvre Marie, lui dis-je?»--
-
-«L'amour et la pitié de tous les villages d'alentour, dit le
-postillon.--Il y a trois ans que le soleil ne luit plus pour cette fille
-si belle, si aimable, si spirituelle.--Sa raison est égarée.--Pauvre
-Marie, répéta-t-il, tu méritois un meilleur sort! Devois-tu voir ainsi
-tes bans arrêtés par les intrigues du vicaire de ta paroisse?»
-
-Il alloit continuer, quand Marie, après un moment de silence, reprit son
-chalumeau, et recommença son air.--C'étoit les mêmes sons; pourtant ils
-étoient dix fois plus doux.--«C'est l'hymne de la Vierge, dit le jeune
-homme; c'est celle qu'elle chante tous les soirs. Mais d'où la
-sait-elle? Mais qui lui a montré à jouer du chalumeau? C'est ce que nous
-ne savons pas; nous croyons que le ciel qui la protège lui a ménagé
-cette foible consolation.--Depuis qu'elle n'a plus l'usage de sa raison,
-c'est la seule qui lui reste. Elle ne quitte jamais son chalumeau; et
-jour et nuit elle joue cette prière que vous entendez.»
-
-Le postillon me raconta tout cela d'un air si honnête, avec une
-éloquence si naturelle, que malgré moi, je crus appercevoir en lui
-quelque chose au-dessus de son état; et j'aurois voulu savoir sa propre
-histoire, si la pauvre Marie ne s'étoit pas entiérement emparée de
-moi.--
-
-Cependant nous approchions du banc où Marie étoit assise. Elle étoit
-vêtue de blanc; ses cheveux relevés en deux tresses, et rattachés sous
-un réseau de soie, avec quelques feuilles d'olivier placées sur le côté
-d'une manière assez bizarre.--Elle étoit belle; et si j'ai jamais
-éprouvé dans toute sa force la douleur d'un cœur honnête, ce fut en
-voyant la pauvre Marie.
-
-«Le ciel ait pitié d'elle, dit le postillon! pauvre fille! On a fait
-dire plus de cent messes dans toutes les paroisses et tous les couvens
-d'alentour; mais sans effet.--Comme sa raison lui revient par petits
-intervalles, nous espérons encore qu'à la fin la sainte Vierge la
-guérira. Mais ses parens, qui en savent plus que nous, sont tout-à-fait
-sans espérance, et croient que sa raison est perdue pour toujours.»
-
-Comme le postillon parloit, Marie fit une cadence si mélancolique, si
-tendre, si plaintive,--que je m'élançai de ma chaise pour courir à elle,
-je me trouvai assis entre elle et sa chèvre, avant d'être revenu de mon
-extase.
-
-Marie me fixa attentivement,--puis regarda sa chèvre,--et puis revint à
-moi,--et puis à sa chèvre,--et continua ainsi pendant quelque temps.
-
-«Eh bien! Marie, lui dis-je doucement, quelle ressemblance
-trouvez-vous?»
-
-Je supplie le candide lecteur de croire que je ne fis cette question,
-que d'après l'humble conviction où je suis, que l'homme n'est pas si
-éloigné de l'animal qu'on le pense.--Je le supplie de croire surtout,
-que, pour tout l'esprit de Rabelais, je n'aurois pas voulu laisser
-échapper une plaisanterie déplacée en la vénérable présence de la
-misère.--Et cependant,--mon cœur m'a reproché cette question faite à
-Marie, quand je me la suis rappelée.--Il me l'a reprochée si vivement,
-que j'ai juré de ne vivre désormais que pour la sagesse, et de ne
-prononcer le reste de mes jours que de graves sentences.--Et jamais,
-jamais, à quelque âge que je parvienne, il ne m'échappera de dire une
-plaisanterie devant homme, femme, ni enfant.
-
---Quant à en écrire!--oh! je crois que j'ai fait une réserve exprès;
-j'en prends le public pour juge.
-
-«Adieu, Marie,--adieu, pauvre infortunée.--Un temps viendra, mais non
-pas aujourd'hui, que je pourrai entendre tes malheurs de ta propre
-bouche...» Je me trompois.--En ce moment même elle prit son chalumeau,
-et m'apprit une suite de malheurs et de détails si touchans, que je
-regagnai ma chaise d'un pas incertain et chancelant, sans avoir la force
-de l'écouter davantage.--
-
---Il y a, ma foi, à Moulins une excellente auberge.--Arrêtez-vous y
-cependant le moins que vous pourrez.
-
-
-
-
-CHAPITRE LXXXIX.
-
-
-Quand nous serons à la fin de ce chapitre, et non pas plutôt, nous
-reviendrons sur nos pas pour reprendre ces deux chapitres en blanc, qui
-me font saigner le cœur depuis une demi-heure.--Mais auparavant,
-souffrez que j'ôte une de mes pantoufles jaunes, et que je la lance de
-toute ma force à l'autre bout de ma chambre, en déclarant:
-
-Qu'il est très-incertain que ce que je vais écrire ressemble à ce que
-j'ai déjà écrit.--
-
-C'est à-peu-près comme l'écume du cheval de Protogène. Je jette ma
-pantoufle comme il jeta son éponge.--Il en arrive ce qui
-peut.--D'ailleurs, messieurs, je regarde avec respect un chapitre en
-blanc. Je songe qu'il y en a d'infiniment plus mauvais;--je remarque que
-la satyre ne peut trouver à y mordre.--
-
-Est-ce pour cela que vous en avez sauté deux sans les remplir? Non.
-
-Ici, je m'attends à être traité de sot, de fou, d'imbécille, à recevoir
-les épithètes les plus injurieuses, les plus méprisantes; mais je les
-pardonne à mes critiques. Pouvoient-ils prévoir en effet que j'étois
-dans la nécessité forcée d'écrire mon quatre-vingt-neuvième chapitre
-avant le quatre-vingt-deuxième?
-
-Ainsi, je ne me fâche point contre ces messieurs. Tout ce que je désire,
-c'est que ceci puisse servir de leçon, et qu'à l'avenir on laisse les
-gens conter leurs histoires à leur mode.
-
-
-
-
-_CHAPITRE 82._
-
-_Déclaration d'amour._
-
-
-Le caporal avoit à peine laissé tomber le marteau, que la porte
-s'ouvrit; et mon oncle Tobie fit son entrée dans la salle si
-brusquement, que mistriss Wadman n'eut que le temps de sortir de
-derrière le rideau, de poser une bible sur la table, et de faire deux ou
-trois pas au-devant de lui.
-
-Mon oncle Tobie salua mistriss Wadman, de la manière dont les hommes
-saluoient les femmes en l'an de notre Seigneur mil sept cent
-treize.--Ensuite il se releva, et, marchant de front avec elle, il la
-conduisit jusqu'au sopha;--et non pas après qu'elle fut assise, ni avant
-qu'elle s'assît, mais pendant qu'elle s'asseyoit, il lui dit en trois
-mots, _qu'il étoit amoureux_.--On ne pouvoit assurément presser
-davantage une déclaration.--
-
-Mistriss Wadman baissa les yeux sans affectation, et regarda quelque
-temps une reprise qu'elle venoit de faire à son tablier, en attendant ce
-qui alloit suivre.--Mais mon oncle Tobie étoit absolument sans talent
-pour l'amplification; et, de toutes les matières, l'amour étoit celle où
-il étoit le moins versé. Quand il eut dit une fois à la veuve Wadman
-qu'il étoit amoureux, il s'en tint-là, et attendit paisiblement que la
-chose opérât.--
-
-Mon oncle Tobie n'a jamais compris ce que mon père vouloit dire par-là.
-Pour moi, je n'en parle que pour combattre une erreur que je sais être
-extrêmement répandue,--surtout en France, où l'on est presque aussi
-persuadé que de la présence réelle, que _parler d'amour, c'est le
-faire_.
-
---Je demandois un jour à un certain marquis, comment il s'y prendroit
-pour faire du pouding avec la même recette?--
-
-Mais poursuivons.--Mistriss Wadman s'assit, en attendant que mon oncle
-Tobie continuât; et resta ainsi quelques minutes, jusqu'à ce qu'enfin le
-silence de part et d'autre, devenant en quelque sorte indécent, elle se
-rapprocha un peu de lui, leva les yeux en rougissant à demi, _et ramassa
-le gant_,--ou, si vous l'aimez mieux, elle reprit le discours, et
-répondit ainsi à mon oncle Tobie.
-
-«Les soins et les inquiétudes de l'état du mariage, dit mistriss
-Wadman,--sont souvent extrêmes.--Je les suppose tels, dit mon oncle
-Tobie.--Et quand on est aussi à son aise que vous, continua mistriss
-Wadman,--aussi heureux, capitaine Shandy, et par vous-même, et par vos
-amis, et par vos amusemens,--je ne conçois pas en vérité quelles raisons
-peuvent vous engager à changer d'état.»--
-
-«Ces raisons, dit mon oncle Tobie, se trouvent tout au long dans un
-livre de prières.»
-
-Jusques-là mon oncle Tobie s'avançoit avec ordre, tenant la pleine mer,
-et laissant mistriss Wadman louvoyer sur le golphe.--
-
-«Quant aux enfans, dit mistriss Wadman, quoique ce soit peut-être la fin
-principale du sacrement, et sans doute le désir naturel de tous les
-parens,--cependant il faut convenir que les peines qu'ils nous causent
-sont assurées, et les consolations qu'ils nous promettent
-incertaines.--Eh! comment, mon cher monsieur, nous paient-ils de tous
-les maux d'une grossesse? Quelle compensation à ses vives et tendres
-alarmes, peut espérer la mère souffrante et foible qui les met au
-monde?--Je déclare, dit mon oncle Tobie, ému de pitié, je déclare que je
-n'en connois aucune, si ce n'est le plaisir de faire une chose agréable
-à Dieu.»--
-
-«Babiole, dit la veuve Wadman!»--
-
-
-
-
-_CHAPITRE 83._
-
-_Proposition de mariage._
-
-
-Or, il y a une infinité de notes, de tons, de dialectes, de chants,
-d'airs, de mines et d'accens, dans lesquels le mot _babiole_ peut être
-prononcé,--toujours sur un sujet du genre de celui-ci, et toujours avec
-des sens aussi différens l'un de l'autre que le jour l'est de la
-nuit;--il y a, dis-je, tant de variétés dans la prononciation de ce mot,
-que les casuistes (car ils en font une affaire de conscience) n'en
-comptent pas moins de vingt mille, qui peuvent être ou innocentes ou
-criminelles.
-
-La manière dont mistriss Wadman prononça _babiole_, fit monter le feu
-aux joues modestes de mon oncle Tobie. Il sentit qu'il avoit dit une
-sottise, quoiqu'il ne sût pas trop laquelle. Il s'arrêta tout court, et
-sans discuter davantage les peines et les plaisirs du mariage, il posa
-la main sur son cœur, et offrit à la veuve de les prendre tels qu'ils
-étoient, et de les partager avec elle.--
-
-Quand mon oncle Tobie eut fait sa proposition, il crut en avoir assez
-dit; il jeta les yeux sur la bible que mistriss Wadman avoit posée sur
-sa table; il l'ouvrit machinalement, et tombant (le cher homme) sur le
-passage, qui, de tous les passages de l'écriture, pouvoit l'intéresser
-davantage,--sur le siége de Jéricho;--il se mit à le lire d'un bout à
-l'autre, laissant opérer sa proposition de mariage, comme il avoit fait
-sa déclaration d'amour.--
-
---Or, sa proposition n'opéra ni comme astringent, ni comme l'opium, ou
-le quinquina, ou le mercure, ou la manne, ou toute autre drogue dont la
-nature a fait présent à l'homme.--Elle n'opéra pas du tout;--et cela par
-la raison que quelqu'autre chose avoit déjà opéré.
-
-Babillard que je suis! je cours toujours au-devant de mon
-sujet;--j'anticipe tous les événemens;--mais me voici dans la chaleur de
-l'action, il faut aller.
-
-
-
-
-CHAPITRE XC.
-
-_Au fait._
-
-
-Il est très-naturel à un étranger qui va de Londres à Edimbourg, de
-s'informer avant de partir à quelle distance est York, qui fait
-à-peu-près la moitié du chemin. On ne s'étonnera même pas s'il pousse
-ses questions plus loin, et s'il demande des détails sur la force, la
-grandeur, la population, et les ressources de cette ville, par laquelle
-il doit nécessairement passer.
-
-De même il étoit naturel à la veuve Wadman, dont le premier mari étoit
-affligé d'une sciatique continuelle, de desirer connoître à quelle
-distance l'aîne se trouve de la hanche, et si elle avoit plus à gagner
-qu'à perdre entre la blessure de mon oncle Tobie et la sciatique de son
-premier mari.--
-
-En conséquence elle avoit lu l'anatomie de Drake d'un bout à l'autre;
-elle avoit parcouru le traité de Warton sur la moelle alongée; et avoit
-même emprunté l'ouvrage de Graaf sur les os et sur les muscles; mais
-tout cela sans fruit.
-
-Elle avoit fait des raisonnemens à perte de vue,--posé des
-principes,--tiré des conséquences,--elle avoit toujours échoué à la
-conclusion.
-
-Pour mieux s'éclaircir, elle avoit demandé deux fois au docteur Slop si
-le pauvre capitaine Shandy avoit quelque espérance de guérison.
-
-«Il est guéri, disoit le docteur Slop.»--
-
-«Quoi! tout-à-fait?»--
-
-«Tout-à-fait, madame.»--
-
-«Mais qu'entendez-vous par guéri, disoit la veuve Wadman?»
-
-Le docteur Slop étoit le plus pauvre homme du monde pour les
-définitions; ainsi elle ne put tirer de lui aucune connoissance
-certaine.--Il ne lui restoit plus qu'une ressource, c'étoit de
-s'adresser à mon oncle Tobie lui-même.
-
-Il y a pour les questions de cette nature un accent d'humanité qui
-endort le soupçon; et je suis presque sûr que ce fut cet accent que le
-serpent employa dans sa conversation avec Eve. Car la propension qu'a le
-sexe à se laisser tromper, ne sauroit être si grande, que notre bonne
-mère eût eu l'effronterie de caqueter avec le diable, si le diable n'y
-eût pas mis de l'adresse.--
-
-Mais il y a un accent d'humanité,--comment le décrirai-je? C'est un
-accent qui couvre tout d'un voile, et qui donne le droit de faire des
-questions, avec autant de détails et de particularités qu'un
-chirurgien.--
-
-N'y avoit-il point de relâche?--En souffroit-il moins au lit?--Se
-couchoit-il également sur les deux côtés?--Pouvoit-il monter à
-cheval?--Le mouvement lui étoit-il contraire?--etc.--
-
-Tout cela étoit dit si tendrement, tout cela étoit si bien dirigé vers
-le cœur de mon oncle Tobie, que chacune de ces _remarques_ y pénétroit
-dix fois plus avant que sa blessure elle-même n'avoit jamais fait.--Mais
-quand Mistriss Wadman prit la route de Namur pour arriver à l'aîne de
-mon oncle Tobie;--quand elle le conduisit à l'attaque de la pointe de la
-contrescarpe avancée,--et bientôt l'épée à la main, pêle-mêle avec les
-Hollandois, s'emparant de la contre-garde du bastion de
-Saint-Roch;--lorsqu'enfin, avec le son de voix le plus tendre, elle le
-sortit tout sanglant de la tranchée, le tenant par la main, et
-s'essuyant les yeux tandis qu'on le ramenoit dans sa tente...--ciel!
-terre! mer! tout s'anima en lui,--les sources de la nature s'élevèrent
-au-dessus de leur niveau,--l'ange de la pitié s'assit à côté de lui sur
-le sopha, son cœur étoit embrâsé,--il regrettoit de n'en avoir pas
-mille, pour les mettre tous aux pieds de Mistriss Wadman.--
-
-Il y a des explications qui veulent être précises; et Mistriss Wadman ne
-pouvoit souffrir les réponses vagues.--
-
-«Et en quel endroit, mon cher monsieur, dit-elle, reçûtes-vous cette
-maudite blessure?»
-
-En faisant cette question, ses yeux se portèrent sur les culottes
-de pluche rouge de mon oncle Tobie, et à la hauteur de la
-ceinture,--à-peu-près vers la région de l'aîne; s'attendant, avec assez
-de vraisemblance, que mon oncle Tobie, pour être plus précis dans sa
-réponse, alloit lui désigner la place avec son doigt.
-
-Il en arriva autrement; car mon oncle Tobie, qui avoit reçu sa blessure
-devant la porte Saint-Nicolas, dans une des traverses de la tranchée,
-vis-à-vis l'angle saillant du demi-bastion de Saint-Roch,--et qui
-pendant trois ans, avoit étudié cette position sur la grande carte de
-Namur,--étoit parvenu à pouvoir à volonté ficher une épingle sur la
-motte même de terre où il avoit reçu l'éclat de pierre. Ce fut là ce qui
-frappa sur le champ le _sensorium_ de mon oncle Tobie. Il se rappela en
-même-temps sa grande carte de la ville et citadelle de Namur et de ses
-environs, qu'il avoit achetée et collée sur toile à l'aide du caporal
-pendant sa longue maladie.--Il se ressouvint que depuis sa convalescence
-il l'avoit placée dans son grenier avec quelques autres meubles
-militaires...
-
-«_Je vais vous le montrer, madame_, dit mon oncle Tobie.»
-
---Il dépêcha le caporal pour aller chercher sa carte.
-
-Mon oncle Tobie, avec les ciseaux de Mistriss Wadman, mesura trente
-toises depuis le retour de l'angle devant la porte Saint-Nicolas, et
-posa le doigt de la veuve sur l'endroit fatal, avec une modestie si
-virginale, que la déesse de la décence (si elle se trouva là, sinon ce
-fut son image) que la déesse, dis-je, de la décence admira tant de
-retenue, et passant son doigt sur ses yeux, fit signe à la veuve de ne
-pas relever la méprise de mon oncle Tobie.
-
-Malheureuse! trois fois malheureuse madame Wadman!--
-
-Il n'y avoit qu'une apostrophe qui pût sauver la langueur de la fin de
-ce chapitre.--Mais une apostrophe dans un moment si critique, ne
-seroit-elle pas une insulte déguisée?--Ciel! plutôt que de faire la plus
-légère insulte à une femme dans la détresse, je donnerois ce chapitre et
-tout l'ouvrage au diable,--pourvû que mes damnés de critiques, qui
-montent la garde à sa porte, n'allassent pas s'en emparer.
-
-
-
-
-CHAPITRE XCI.
-
-_Qu'on l'emporte._
-
-
-La carte de mon oncle Tobie fut reportée dans la cuisine.
-
-
-
-
-CHAPITRE XCII.
-
-_Aye, aye, aye Brigitte._
-
-
-«Et voilà la _Meuse_, et ceci est la _Sambre_, dit le caporal, en
-montrant de la main droite, et appuyant sa main gauche sur l'épaule de
-Brigitte, mais non pas sur l'épaule qui étoit de son côté.--Et cela,
-dit-il, c'est la ville de _Namur_, et ceci la _citadelle_.--Là étoient
-les François, et ici j'étois avec monsieur;--et c'est dans cette maudite
-tranchée, mademoiselle Brigitte, dit le caporal en prenant sa main,
-qu'il reçut la blessure qui lui fracassa la partie que voici.» En disant
-ces mots, il appuya légèrement sur la partie qu'il désignoit, le dos de
-la main de Brigitte, qu'il laissa aussitôt retomber.--
-
-«Nous pensions, monsieur Trim, dit Brigitte, que le coup avoit porté
-plus au milieu.»--
-
-«Mon Dieu, dit le caporal! nous aurions été perdus sans ressource.»--
-
-«Et ma pauvre maîtresse aussi, dit Brigitte.»
-
-Le caporal l'embrassa pour toute réponse.
-
-«Allons, allons, dit Brigitte, nous savons ce que nous savons.» En
-même-temps, étendant sa main gauche horisontalement, elle fit passer et
-repasser dessus à plusieurs reprises les doigts de sa main droite, ce
-qui ne pouvoit se faire que sur un corps absolument plat et sans la
-moindre protubérance.--«Cela est faux, entièrement faux, s'écria le
-caporal, sans lui donner le temps d'achever.»--
-
-«C'est un fait, dit Brigitte; et nous avons sur cela des témoignages
-sûrs.»--
-
-«Sur mon honneur, dit le caporal, posant sa main sur sa poitrine, et
-rougissant par l'effet d'un juste ressentiment,--c'est une histoire,
-mademoiselle Brigitte, aussi fausse que l'enfer.--Ce n'est pas, dit
-Brigitte, en l'interrompant, que ma maîtresse ou moi y mettions la
-moindre importance; mais comme chacun le sien n'est pas trop, on est
-bien aise, quand on se marie, de trouver quelqu'un à qui il ne manque
-rien.»
-
-Le caporal crut sans doute qu'une partie du reproche tomboit sur lui;
-car il s'en justifia aussitôt, et vengea en même-temps son maître de la
-manière la plus complette.--Mais aussi pourquoi mademoiselle Brigitte
-avoit-elle commencé par un jeu de main.
-
-
-
-
-CHAPITRE XCIII.
-
-_Il n'est point d'éternelles douleurs._
-
-
-De même que dans une matinée d'avril on ne sait souvent s'il faut
-attendre la pluie ou le soleil,--de même Brigitte ne sut si elle devoit
-rire ou pleurer.--
-
-Elle prit un gros rouleau qu'elle trouva sous sa main.--La disproportion
-de cette arme la fit rire.
-
-Elle posa le rouleau, et se mit à pleurer. Et si une seule de ses larmes
-eût été mêlée d'amertume, le cœur honnête du caporal la lui auroit
-vivement reprochée. Mais le caporal connoissoit les femmes trois fois
-mieux que son maître, et il s'étoit conduit suivant ses principes.
-
-«Je sais, mademoiselle Brigitte, dit le caporal, en lui donnant le
-baiser le plus respectueux, je sais que tu es naturellement bonne et
-modeste; et tu as d'ailleurs tant de noblesse et de générosité, que si
-je te connois bien, tu ne voudrois pas blesser un insecte, et encore
-moins l'honneur d'un si digne et si galant homme que mon maître, quand
-tu serois sûre d'être comtesse.--Mais, ma chère Brigitte, on t'aura
-conseillée, et tu auras été trompée,--comme il arrive souvent aux femmes
-de l'être, quand elles se sacrifient pour d'autres.»--
-
-La réflexion du caporal fit verser quelques larmes à Brigitte.
-
-«Dis-moi donc, ma chère Brigitte, continua le caporal en prenant sa
-main, qui pendoit à son côté sans mouvement, et en lui donnant un second
-baiser,--qui t'a pu donner un soupçon aussi faux?»
-
-Brigitte sanglotta encore un moment;--et puis elle ouvrit ses yeux, que
-le caporal essuya avec le bas de son tablier.--Enfin elle lui ouvrit son
-cœur, et lui raconta tout.--
-
-
-
-
-CHAPITRE XCIV.
-
-_Discrétion de Trim._
-
-
-Mon oncle Tobie et le caporal avoient poussé leurs opérations; chacun de
-leur côté, pendant presque toute la campagne, avec aussi peu de
-communication entre eux, et avec une parfaite ignorance de leurs marches
-respectives, que s'ils eussent été séparés par la _Meuse_ ou la
-_Sambre_.
-
-Mon oncle Tobie se présentoit tous les jours chez Mistriss Wadman,
-tantôt avec son habit rouge et argent, tantôt avec son habit bleu et or;
-et dans cet équipage il soutenoit des attaques sans fin de la part de la
-veuve, sans s'appercevoir seulement que ce fussent des attaques; ainsi
-il n'avoit rien à communiquer.
-
-Mais Trim avoit pris la place d'assaut; ce qui lui donnoit un avantage
-infini, et il auroit eu beaucoup à dire; mais la nature de ses
-avantages, et la manière dont il les avoit remportés, demandoient un
-historien plus précis que Trim n'auroit osé l'être.--Et quelque épris
-qu'il fût de la gloire, il auroit mieux aimé rester toute sa vie la tête
-nue et dépouillée de lauriers, que de blesser un seul moment la modestie
-de son maître.--
-
-O le meilleur et le plus honnête des serviteurs! mais je crois l'avoir
-déjà apostrophé.--Il ne me reste plus que ton apothéose à faire, et je
-la ferois à l'instant même, si je ne craignois de faire souffrir ta
-modestie.
-
-
-
-
-CHAPITRE XCV.
-
-_Tout se découvre._
-
-
-Un soir mon oncle Tobie, après avoir posé sa pipe sur la table, comptoit
-en lui-même, et sur le bout de ses doigts, en commençant par le pouce,
-toutes les perfections de Mistriss Wadman une par une.--Mais soit qu'il
-en omît toujours quelqu'une, soit qu'il en comptât d'autres deux fois,
-il s'embrouilloit tellement dans son calcul, qu'il ne pouvoit aller
-au-delà du troisième doigt; ce qui le mettoit dans un embarras extrême.
-«Trim, dit-il, en reprenant sa pipe, apporte-moi, je te prie, une plume
-et de l'encre.» Trim apporta aussi du papier.--
-
-«Prends-en une grande feuille, Trim, dit mon oncle Tobie,» lui faisant
-signe en même-temps avec sa pipe d'avancer une chaise, et de s'asseoir
-près de la table.--Le caporal obéit, plaça le papier devant lui,--prit
-une plume et la trempa dans le cornet.--
-
-«Elle a mille vertus, Trim, dit mon oncle Tobie.»--
-
-«Monsieur veut-il que je les écrive toutes, dit le caporal?--
-
-«Mais il faut les prendre par ordre, répliqua mon oncle Tobie.--De
-toutes ces vertus, Trim, celle qui me touche davantage, et qui me
-garantit toutes les autres, c'est la tournure compatissante et
-l'_humanité_ singulière de son caractère.--Je proteste, ajouta mon oncle
-Tobie, levant les yeux, et fixant la corniche de son appartement, je
-proteste, Trim, que quand je serois mille fois son frère, elle ne
-m'auroit pas fait des questions plus touchantes et plus répétées sur ma
-blessure; quoique à la vérité depuis quelque temps elle ne m'en parle
-plus.»--
-
-Le caporal laissa passer la protestation de son maître, et se contenta
-de tousser une fois ou deux. Il trempa une seconde fois sa plume dans le
-cornet; et mon oncle Tobie lui montrant du bout de sa pipe l'extrémité
-supérieure du coin gauche de sa feuille de papier,--le caporal écrivit
-en gros caractères:
-
- _HUMANITÉ._
-
-Dès qu'il eut tracé ce mot, «caporal, dit mon oncle Tobie, combien de
-fois, je te prie, Brigitte s'est-elle informée de la blessure que tu as
-reçue au genou à la bataille de Landen?»--
-
-«Pas une fois, dit le caporal.»--
-
-«Caporal, dit mon oncle Tobie, d'un ton aussi triomphant que la bonté de
-son naturel pouvoit le permettre,--cela seul te montre la différence du
-caractère de la maîtresse et de la suivante.--Si les hasards de la
-guerre m'avoient valu une blessure pareille à la tienne, Mistriss Wadman
-m'en auroit déjà demandé chaque circonstance plus de _cent_ fois.--En ce
-cas, dit Trim, il faut qu'elle ait fait répéter plus de _mille_ fois à
-monsieur les détails de sa blessure à l'aîne.--Pourquoi, Trim, dit mon
-oncle Tobie, la douleur étant la même aux deux endroits, la compassion
-doit être égale.»--
-
-«Bonté du ciel! dit le caporal, qu'est-ce que la compassion d'une femme
-peut avoir à démêler avec une blessure au genou? Celui de monsieur s'en
-seroit allé en mille esquilles à la bataille de Landen, que Mistriss
-Wadman ne s'en seroit non plus inquiétée, que mademoiselle Brigitte ne
-s'est inquiétée du mien.»--
-
-«Et la raison, dit mon oncle Tobie, se levant à moitié de sa chaise, et
-s'appuyant sur la table avec ses deux poignets?--C'est, monsieur, dit le
-caporal, en baissant la voix, (mais articulant très-distinctement) que
-le genou est à une grande distance du corps de la place; au lieu que
-l'aîne, comme monsieur le sait très-bien, est placée exactement sur la
-courtine.»
-
-Mon oncle Tobie se rassit en poussant un long soupir,--mais si bas, qu'à
-peine pouvoit-il s'entendre à travers la table.
-
-Le caporal s'étoit avancé trop loin pour reculer; il dit le reste à son
-maître en trois mots.
-
-Mon oncle Tobie posa sa pipe sur la table, aussi doucement que s'il eût
-été filé d'une toile d'araignée.
-
-«Allons trouver mon frère Shandy, dit mon oncle Tobie.»
-
-
-
-
-CHAPITRE XCVI.
-
-_Mon Père est indigné._
-
-
-Tandis que mon oncle Tobie et le caporal sont sur le chemin du château
-de Shandy, il convient d'apprendre au lecteur que Mistriss Wadman,
-quelque temps auparavant, avoit fait sa confidence à ma mère, et que
-Brigitte, qui avoit à porter le double fardeau du secret de sa maîtresse
-et du sien, s'étoit heureusement débarrassée de l'un et de l'autre en
-faveur de Suzanne derrière le mur du jardin.
-
-Ma mère ne vit rien dans tout cela qui méritât de faire tant de
-bruit.--Mais Suzanne avoit toutes les qualités requises pour divulguer
-un secret de famille. Elle fit entendre celui-ci par signe à Jonathan;
-et Jonathan trouva aussi le moyen de le faire comprendre à la
-cuisinière, pendant que celle-ci préparoit des queues de mouton; la
-cuisinière le vendit au postillon avec quelques rogatons du souper,
-moyennant quatre patards; et celui-ci le troqua contre la fille de
-journée, pour la même valeur à-peu-près.--Et quoique le marché se fût
-conclu dans le grenier à foin, la renommée s'en étoit saisie, et l'avoit
-fait retentir sur le toît de sa maison avec la trompette d'airain. En un
-mot, il n'y eut pas de commère dans tout le village de Shandy, ni à cinq
-milles à la ronde, qui ne sût les difficultés du siége qu'avoit
-entrepris mon oncle Tobie, et les articles secrets qui retardoient la
-capitulation.
-
-Il ne se passoit aucun événement dans le monde, qui ne fournît à mon
-père le sujet d'une hypothèse. Aussi jamais homme ne crucifia la vérité
-comme lui.--On venoit justement de lui apprendre tous les détails qu'il
-avoit ignorés jusques-là, au moment que mon oncle Tobie se mit en marche
-pour l'aller trouver.
-
-Au récit de l'affront fait à son frère, il prit feu; et, sans égard pour
-ma mère qui étoit-là présente, il s'efforça de démontrer à Yorick, que
-non-seulement les femmes avoient le diable au corps, et étoient toutes
-libertines au fond de l'ame;--mais encore que, depuis la première chute
-d'Adam jusqu'à celle de mon oncle Tobie inclusivement, tous les maux et
-tous les désordres arrivés en ce monde, de quelque genre ou nature
-qu'ils pussent être, avoient toujours pour principe, avoué ou caché, ce
-même appétit déréglé d'un sexe pour l'autre.
-
-Yorick s'efforçoit d'adoucir l'hypothèse rigoureuse de mon père, quand
-mon oncle Tobie fit son entrée dans la chambre.--La bienveillance et le
-pardon étoient écrits sur son visage.--Cette vue ne fit que rallumer la
-bile de mon père; et comme il n'étoit pas délicat sur le choix de ses
-expressions quand il étoit en colère, aussitôt que mon oncle Tobie se
-fut assis près du feu, et qu'il eut rempli sa pipe, mon père éclata en
-ces termes.
-
-
-
-
-CHAPITRE XCVII et dernier.
-
-_La Femme et la Vache._
-
-
-«Tout ce bagage, dira-t-on, est nécessaire pour continuer l'espèce d'une
-créature aussi grande, aussi sublime, aussi divine que l'homme! Je le
-sais,--j'en conviens,--je suis loin de le nier;--mais un philosophe dit
-hardiment sa pensée; quant à moi, je persiste à croire et à soutenir que
-c'est une pitié qu'il faille que notre race se perpétue par les moyens
-d'une passion qui ravale toutes nos facultés, fait échouer notre
-sagesse, et anéantit toutes les opérations et les combinaisons de notre
-ame.--D'une passion, ma chère, continua mon père en s'adressant à ma
-mère, qui réunit et assimile les sages avec les fous; et qui nous fait
-sortir de nos cavernes et de nos retraites plutôt comme des satyres et
-des animaux, que comme des hommes.
-
-»Je sais que l'on me dira, continua mon père, employant la _prolepsie_,
-qu'en lui-même et dépouillé de ses accessoires, ce besoin est comme la
-faim, la soif, le sommeil, et ne peut être regardé comme bon ni comme
-mauvais, comme honteux ni autrement.--Mais pourquoi donc la délicatesse
-de Diogène et de Platon s'en est-elle si fort révoltée? Pourquoi
-n'osons-nous nous y livrer que dans les ténèbres? Pourquoi ses mystères,
-ses préparations, ses instrumens, enfin tout ce qui y a rapport, ne
-peut-il être décemment exprimé par aucun langage, aucune traduction,
-aucune périphrase quelconque?
-
-»L'action de tuer un homme et de le détruire, continua mon père, en
-haussant la voix et s'adressant à mon oncle Tobie,--cette action, vous
-le savez, passe pour glorieuse. Les armes que nous y employons sont
-honorables; nous les portons fiérement sur l'épaule; nous les laissons
-pendre orgueilleusement à notre côté; nous les dorons; nous les gravons;
-nous les cizelons; nous les enrichissons.--Eh quoi! nous prodiguons des
-ornemens à la culasse même d'un coquin de canon.»
-
-Mon oncle Tobie posa sa pipe pour tâcher d'obtenir une meilleure
-épithète; et Yorick se levoit pour battre en ruine toute l'hypothèse de
-mon père.--
-
-Quand Obadiah entra brusquement dans la salle, se plaignant amérement,
-et demandant à grands cris qu'on voulût bien l'entendre sur-le-champ.
-
-Voici l'aventure.
-
-Mon père, soit par les anciennes coutumes de l'endroit, soit comme
-possesseur de dixmes considérables, étoit obligé d'entretenir un taureau
-pour le service de la paroisse; or Obadiah avoit mené sa vache rendre
-une visite audit taureau, je ne sais quel jour de l'été précédent.--
-
-Je dis, _je ne sais quel jour_; mais le hasard avoit voulu que ce fût le
-même où il avoit épousé la servante de mon père; ainsi une époque
-servoit à rappeler l'autre.
-
-Donc quand la femme d'Obadiah accoucha, Obadiah rendit graces à Dieu.--
-
---«A présent, dit Obadiah, j'aurai bientôt un veau.» Et tous les jours
-Obadiah rendoit visite à sa vache.--
-
-«Elle fera veau lundi ou mardi,--ou mercredi au plus tard.»
-
-La vache ne fit point de veau.
-
-«Ce sera donc pour la semaine prochaine; ma vache tarde furieusement
-long-temps!»
-
---Jusqu'à la fin de la sixième semaine les soupçons d'Obadiah, qui étoit
-bon homme, tombèrent sur le taureau.
-
-A dire la vérité, comme la paroisse étoit fort étendue, la vigueur du
-taureau de mon père n'étoit pas proportionnée à son département. Il
-avoit cependant, je ne sais comment, obtenu la confiance publique; et
-comme il s'acquittoit de son devoir avec beaucoup de gravité, mon père
-en avoit la plus haute opinion.
-
-«Sauf le respect que je dois à monsieur, dit Obadiah, tout le monde dit
-ici que c'est la faute de son taureau.»--
-
-«La vache ne seroit-elle pas stérile, dit mon père, en se tournant vers
-le docteur Slop?»--
-
-«Cela seroit sans exemple, dit le docteur Slop.--Mais il seroit possible
-que sa femme fût accouchée avant terme.--Dis-moi, l'ami, ajouta le
-docteur Slop, ton enfant a-t-il des cheveux sur la tête?»--
-
-«Comme moi, dit Obadiah.»--Il y avoit trois semaines que le coquin
-n'avoit été rasé.
-
---«Ouais, dit le docteur Slop!»
-
-Eh bien! ne voilà-t-il pas, s'écria mon père, mon taureau, frère Tobie,
-mon pauvre taureau, qui est aussi bon taureau qu'il y en ait jamais eu,
-et qui au temps jadis eût été le fait de la belle Europe?--Mon taureau,
-qui, s'il eût eu deux jambes de moins, auroit pû être reçu docteur, ce
-maraud-là, plutôt que de s'en prendre à sa femme...»--
-
-«Mon Dieu, dit ma mère! qu'est-ce donc que toute cette histoire?»--
-
-«Celle d'une femme qui accouche trop-tôt, dit Yorick, et d'une vache qui
-accouche trop tard; et une des meilleures en ce genre que j'aie jamais
-entendues.»
-
-
-_Fin du Tome quatrième._
-
-
-
-
-TABLE DES CHAPITRES
-
-Contenus dans ce Volume.
-
-
- Chap. I. _Le pauvre et son chien._ Page 1
- Chap. II. _Sommeil dérangé._ 6
- Chap. III. _Entrée à Paris._ 10
- Chap. IV. _Description de Paris._ 12
- Chap. V. _Départ de Paris._ 13
- Chap. VI. _Comment m'y prendre?_ 15
- Chap. VII. _Histoire de l'abbesse des Andouillettes._ 17
- Chap. VIII. _Suite de l'Histoire de l'abbesse des Andouillettes._ 25
- Chap. IX. _Suite de l'Histoire de l'abbesse des
- Andouillettes._ _ibid._
- Chap. X. _Suite de l'Histoire de l'abbesse des Andouillettes._ 27
- Chap. XI. _Fin de l'Histoire de l'abbesse des Andouillettes._ 29
- Chap. XII. _Ballet._ 31
- Chap. XIII. _Auxerre._ 33
- Chap. XIV. _Je ne sais plus où j'en suis._ 40
- Chap. XV. _Lyon._ 41
- Chap. XVI. _Vexation._ 44
- Chap. XVII. _Les deux amans._ 47
- Chap. XVIII. _L'Ane._ 51
- Chap. XIX. _Le Commis._ 56
- Chap. XX. _Grande dispute._ 57
- Chap. XXI. _La paix est faite._ 59
- Chap. XXII. _Tablettes perdues._ 62
- Chap. XXIII. _Elles sont trouvées._ 63
- Chap. XXIV. _Papillotes._ 65
- Chap. XXV. _La colique._ 67
- Chap. XXVI. _Le tombeau des amans._ 69
- Chap. XXVII. _Je suis sur le pont d'Avignon._ 70
- Chap. XXVIII. _Plaines sans fin._ 72
- Chap. XXIX. _Jeannette._ 74
- Chap. XXX. _La chose impossible._ 81
- Chap. XXXI. _Ma méthode en écrivant._ 83
- Chap. XXXII. _Moins que rien._ 84
- Chap. XXXIII. _Mon oncle Tobie reparoît._ 85
- Chap. XXXIV. _Sur les buveurs d'eau._ 86
- Chap. XXXV. _Je m'embrouille._ 88
- Chap. XXXVI. _Qu'on ne m'interrompe plus._ 91
- Chap. XXXVII. _J'entre tout de bon en matière._ 92
- Chap. XXXVIII. _Adieu l'étiquette._ 94
- Chap. XXXIX. _Amours de mon oncle Tobie avec la veuve Wadman._ 98
- Chap. XL. _Je bats la campagne._ 99
- Chap. XLI. _Rien._ 101
- Chap. XLII. _Diatribe contre l'amour._ 102
- Chap. XLIII. _Description topographique._ 104
- Chap. XLIV. _Diverses façons de brûler une chandelle._ 105
- Chap. XLV. _Attaques de la veuve Wadman._ 107
- Chap. XLVI. _Relique de mon oncle Tobie._ 112
- Chap. XLVII. _Hélas._ 113
- Chap. XLVIII. _Amours de Trim._ 115
- Chap. XLIX. _La Béguine._ 136
- Chap. L. _Trim s'enflamme._ 141
- Chap. LI. _Trim succombe._ 142
- Chap. LII. _La veuve Wadman change son plan d'attaque._ 146
- Chap. LIII. _Prends garde, oncle Tobie!_ 148
- Chap. LIV. _Il n'y voit rien._ 150
- Chap. LV. _Un clou ne chasse pas l'autre._ 152
- Chap. LVI. _Confidence._ 155
- Chap. LVII. _Plan de campagne._ 156
- Chap. LVIII. _Il n'omet rien._ 159
- Chap. LIX. _La toilette sera complète._ 160
- Chap. LX. _L'âne et le califourchon._ 161
- Chap. LXI. _Coq-à-l'âne._ 163
- Chap. LXII. _Les deux amours._ 165
- Chap. LXIII. _Chacun va se coucher._ 169
- Chap. LXIV. _Les trous de serrure._ 178
- Chap. LXV. _Jugement téméraire._ 179
- Chap. LXVI. _Parure de mon Oncle Tobie._ 183
- Chap. LXVII. _Il tremble._ 186
- Chap. LXVIII. _Il hésite._ 188
- Chap. LXIX. _Amours de Tom et de la Juive._ 191
- Chap. LXX. _La négresse._ 192
- Chap. LXXI. _Les saucisses._ 195
- Chap. LXXII. _Contre-marche._ 198
- Chap. LXXIII. _Le qu'en dira-t-on._ 201
- Chap. LXXIV. _L'Attente._ _ibid._
- Chap. LXXV. _Le premier Dimanche du mois._ 203
- Chap. LXXVI. _Reprenons haleine._ 206
- Chap. LXXVII. _Demandez à ma blanchisseuse._ 209
- Chap. LXXVIII. _Les Critiques._ 211
- Chap. LXXIX. _Elle est faite._ 213
- Chap. LXXX. _Il frappe à la porte._ _ibid._
- Chap. LXXXI. _On ouvre._ 215
- Chap. LXXXII. 217
- Chap. LXXXIII. _ibid._
- Chap. LXXXIV. _Vous l'allez voir._ 218
- Chap. LXXXV. _La Revue._ 220
- Chap. LXXXVI. _Prestige du démon._ 222
- Chap. LXXXVII. _Ne t'en fie qu'à toi seul._ 224
- Chap. LXXXVIII. _Marie._ 226
- Chap. LXXXIX. 233
- 82 _Déclaration d'amour._ 235
- 83 _Proposition de mariage._ 238
- Chap. XC. _Au fait._ 240
- Chap. XCI. _Qu'on l'emporte._ 245
- Chap. XCII. _Aye, aye, aye Brigitte._ _ibid._
- Chap. XCIII. _Il n'est point d'éternelles douleurs._ 247
- Chap. XCIV. _Discrétion de Trim._ 249
- Chap. XCV. _Tout se découvre._ 250
- Chap. XCVI. _Mon Père est indigné._ 254
- Chap. XCVII et dernier. _La Femme et la Vache._ 256
-
-
-Fin de la Table du Tome quatrième.
-
-
-
-
-Note du transcripteur
-
-On a conservé l'orthographe de l'original, avec ses incohérences (par
-ex. désir/desir, jeter/jetter, abîme/abyme, aine/aîne, etc.). Les
-erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. Les
-passages en italique sont indiqués entre _caractères soulignés_.
-
-
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's Oeuvres complètes, tome 4/6, by Laurence Sterne
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES, TOME 4/6 ***
-
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-works. See paragraph 1.E below.
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- The Project Gutenberg eBook of &OElig;uvres complètes, tome 4, by Laurence Sterne.
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-<pre>
-
-Project Gutenberg's Oeuvres complètes, tome 4/6, by Laurence Sterne
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Oeuvres complètes, tome 4/6
-
-Author: Laurence Sterne
-
-Release Date: April 23, 2020 [EBook #61905]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES, TOME 4/6 ***
-
-
-
-
-Produced by Clarity and the Online Distributed Proofreading
-Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from
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-Archive/Canadian Libraries)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-<h1>&OElig;UVRES<br />
-COMPLÈTES<br />
-DE<br />
-LAURENT STERNE.</h1>
-
-<p class="c">NOUVELLE ÉDITION AVEC XVI GRAVURES.</p>
-
-<p class="c">TOME QUATRIÈME.</p>
-
-<p class="c">A PARIS,<br />
-Chez JEAN-FRANÇOIS BASTIEN.<br />
-AN XI.&mdash;1803.</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em"><i>Ce volume contient</i></p>
-
-<p class="c">La quatrième partie des Opinions de
-Tristram Shandy.</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c large"><span class="large">VIE</span><br />
-ET OPINIONS<br />
-<span class="small">DE</span><br />
-TRISTRAM SHANDY.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch1">CHAPITRE PREMIER.<br />
-<i>Le pauvre et son chien.</i></h2>
-
-
-<p>Détestant, comme je l'ai dit, de faire des
-mystères pour rien, je dis mon secret au
-postillon, dès que nous eûmes quitté le pavé.
-Il répondit à ma confiance, en appuyant un
-grand coup de fouet à ses chevaux: si bien
-qu'au grand trot de son limonier (son porteur
-galopant sur trois jambes), nous gagnâmes
-en assez peu de temps <i>Ailly-le-haut-Clocher</i>,
-ville jadis fameuse par les plus
-beaux carillons du monde.&mdash;Mais nous la
-traversâmes sans musique; tous les carillons
-étant dérangés, non-seulement là, mais bien
-encore ailleurs.</p>
-
-<div class="figc"><img src="images/illu1.jpg" alt="[Illustration]" /></div>
-<p>Faisant donc toute la diligence possible,
-d'<i>Ailly-le-haut-Clocher</i>, je gagnai <i>Flixcourt</i>;
-de <i>Flixcourt</i>, <i>Péquigny</i>, puis enfin <i>Amiens</i>,&mdash;Amiens,
-où la belle Jeanneton avoit fait
-son apprentissage, mais où Jeanneton n'étoit
-plus, et où par conséquent rien n'étoit digne
-de m'arrêter.&mdash;</p>
-
-<p>Mais en arrivant à la poste, on détela ma
-chaise, et l'on établit mes brancards sur des
-tréteaux.&mdash;Quelle est cette mode, dis-je?
-prétend-on par-là me faire aller plus vîte?&mdash;J'appris
-que le courrier d'une berline qui
-alloit arriver, avoit retenu tous les chevaux,
-et que je ne pourrois partir qu'après que les
-miens auroient mangé l'avoine.</p>
-
-<p>«Mais si monsieur veut descendre en attendant?»&mdash;</p>
-
-<p>Monsieur préféra de rester dans sa chaise.&mdash;Mais
-pour l'amour de Dieu, garçon, qu'on
-se dépêche.&mdash;&hellip;</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>Je n'ai rien, mon bon-homme, lui dis-je.&mdash;C'étoit
-à un vieillard couvert de haillons,
-qui s'étoit avancé jusqu'à deux pas de la
-portière, son bonnet de laine rouge à la
-main.&mdash;Son geste et ses yeux demandoient,
-sa bouche ne parloit pas.&mdash;Il avoit un chien
-qui tenoit, ainsi que son maître, ses yeux
-fixés sur moi, et qui sembloit aussi solliciter
-ma charité.&mdash;</p>
-
-<p>Je n'ai rien, dis-je une seconde fois.&mdash;C'étoit
-à-la-fois un mensonge et un acte de
-dureté.&mdash;Je rougis de l'avoir dit.&mdash;Mais,
-pensai-je en moi-même, ces pauvres sont si
-importuns!&mdash;Celui-là ne le fut pas.&mdash;Dieu
-vous conserve, dit-il;&mdash;et il se retira humblement.</p>
-
-<p>Ho-hé, ho-hé!&mdash;vîte&mdash;les chevaux.&mdash;C'étoit
-la berline qui venoit d'arriver. Les
-postillons coururent. Le bon vieillard et son
-chien s'approchèrent, n'obtinrent rien, et se
-retirèrent sans murmure.</p>
-
-<p>Celui qui vient d'avoir un tort, seroit fâché
-de rencontrer quelqu'un qui, à sa place, ne
-l'auroit pas eu. Si les voyageurs de la berline
-eussent donné au pauvre, je crois que j'en
-aurois senti quelque peine.&mdash;Après tout,
-dis-je, ces gens-là sont plus riches que moi;
-et puisque&hellip; Bon Dieu! m'écriai-je, leur
-dureté excuseroit-elle la mienne?</p>
-
-<p>Cette réflexion me mit mal avec moi-même.&mdash;Je
-cherchai des yeux le pauvre, comme
-si j'eusse voulu le rappeller.&mdash;Il s'étoit
-assis sur un banc de pierre, son chien vis-à-vis
-de lui, et la tête appuyée entre les genoux
-de son maître, qui le flattoit de la main, sans
-lever les yeux de mon côté.</p>
-
-<p>Sur le même banc je vis un soldat, que
-ses souliers poudreux annonçoient pour un
-voyageur. Il avoit posé son havresac sur le
-banc, entre le pauvre et lui, et par-dessus
-son havresac il avoit mis son épée et son
-chapeau.&mdash;Il s'essuyoit le front avec la
-main, et paroissoit reprendre haleine pour
-continuer sa route.&mdash;Son chien (car il avoit
-aussi son chien) étoit assis par terre à côté
-de lui, regardant les passans d'un air fier.</p>
-
-<p>Ce second chien me fit mieux remarquer le
-premier, qui étoit noir, fort laid et à moitié
-pelé; et je m'étonnois que le vieillard, réduit
-à la dernière misère, voulût ainsi partager
-avec lui une subsistance rare et souvent incertaine.&mdash;L'air
-dont ils se regardoient tous
-deux, m'éclaira sur-le-champ.&mdash;«O de
-tous les animaux le plus aimable et le plus
-justement aimé, m'écriai-je en moi-même!&mdash;C'est
-toi qui es le compagnon de l'homme,&mdash;son
-ami,&mdash;son frère.&mdash;Toi seul lui restes
-fidèle dans le malheur!&mdash;Toi seul ne dédaignes
-pas le pauvre&hellip; Si l'habitude
-de vivre auprès du riche ne t'a pas corrompu!&mdash;Ce
-bon vieillard méprisé, délaissé, rebuté
-par le monde entier, trouve en toi un ami
-qui l'accueille, et qui lui sourit:&mdash;et sur
-le lit de paille qu'il partage avec toi, sa misère
-lui paroît moins affreuse, il n'est pas
-seul au monde tant que tu lui restes encore.»</p>
-
-<p>En ce moment une glace de la berline se
-baissa, et il en tomba quelques débris de
-viandes froides, avec lesquelles les voyageurs
-venoient de déjeûner. Les deux chiens s'élancèrent.&mdash;La
-berline partit: un seul chien
-fut écrasé.&mdash;C'étoit celui du pauvre.</p>
-
-<p>Le chien jetta un cri,&mdash;ce fut le dernier.
-Son maître s'étoit précipité sur lui.&mdash;Son
-maître dans le plus sombre désespoir! Il ne
-pleuroit point. Hélas! il ne pouvoit pleurer.&mdash;Mon
-bon-homme, lui criai-je.&mdash;Il retourna
-douloureusement la tête. Je lui jettai
-un écu de six francs.&mdash;L'écu roula à côté
-de lui sans qu'il s'en mît en peine. Il ne me
-remercia que par un mouvement de tête
-affectueux; et il reprit son chien dans ses
-bras.&mdash;Hélas! son chien étoit mort.&mdash;</p>
-
-<p>«Mon ami, dit le soldat, en lui tendant
-la main, avec les six francs qu'il avoit ramassés,&mdash;ce
-brave gentilhomme Anglois
-vous a donné de l'argent. Il est bienheureux!
-Il est riche!&mdash;Mais tout le monde ne l'est
-pas.&mdash;Je n'ai qu'un chien; vous avez perdu
-le vôtre;&mdash;celui-ci est à vous.»&mdash;En
-même-temps il attacha son chien avec une
-petite corde qu'il mit dans la main du pauvre,
-et il s'éloigna aussi-tôt.</p>
-
-<p>O monsieur le soldat, s'écria le bon vieillard
-en lui tendant les bras!&mdash;Le soldat
-s'éloignoit toujours, laissant le pauvre dans
-l'extase de la surprise et de la reconnoissance.</p>
-
-<p>Mais les bénédictions du pauvre, mais les
-miennes le suivront par tout.&mdash;Brave et
-galant homme, m'écriai-je! Eh! qui suis-je
-auprès de toi? Je n'ai donné à ce malheureux
-que de l'argent: tu viens de lui rendre
-un ami.&mdash;</p>
-
-<p>Mais, ô ciel! suis-je confiné à Amiens pour
-le reste de ma vie? Le sommeil me gagne.&mdash;Oh!
-garçon!&mdash;Le garçon amenoit mes
-chevaux.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch2">CHAPITRE II.<br />
-<i>Sommeil dérangé.</i></h2>
-
-
-<p>Dans cette multitude de petits chagrins
-auxquels un voyageur est sans cesse exposé,
-il en est un plus pénible à mon gré que tous
-les autres; et celui-là, à moins que n'ayez
-un courrier qui vous précède, je vous défie
-de l'éviter.&mdash;Et quel est ce chagrin?&mdash;Le
-voici.</p>
-
-<p>C'est que&mdash;fussiez-vous dans la disposition
-la plus heureuse pour dormir;&mdash;courussiez-vous
-dans le plus beau pays,&mdash;sur
-la plus belle route,&mdash;et dans la voiture
-la plus douce possible;&mdash;fussiez-vous assuré
-de pouvoir dormir l'espace de vingt lieues
-sans ouvrir l'&oelig;il une seule fois:&mdash;bien plus&mdash;vous
-fût-il démontré aussi clairement
-qu'une proposition d'Euclide, que vous seriez,
-à tous égards, aussi bien, et peut-être
-mieux endormi qu'éveillé;&mdash;l'obligation de
-payer, qui revient à chaque poste, et la
-nécessité de fouiller dans votre poche, pour
-en tirer, sou par sou, trois livres quinze
-sous, sans compter les guides,&mdash;s'opposent
-tellement à l'envie que vous auriez, que
-(quand il iroit du salut de votre ame) il
-vous est impossible de dormir plus de deux
-lieues de suite, ou de trois tout au plus,
-en supposant qu'il y ait poste et demie.</p>
-
-<p>«Parbleu! dis-je, je vois un moyen. Je
-mettrai la somme précise dans un morceau
-de papier, et je la tiendrai dans ma main
-pendant tout le chemin.»&mdash;Là-dessus, je
-m'arrangerai pour dormir.&mdash;«Je n'aurai,
-dis-je, autre chose à faire qu'à glisser doucement
-mon argent dans le chapeau du postillon,
-sans proférer un seul mot.»</p>
-
-<p>Bon!&mdash;Il lui faut deux sous de plus pour
-boire!&mdash;Ou bien il y a une pièce de douze
-sous du temps de Louis XIV, qui ne passera
-pas.&mdash;Ou bien, il y a une livre et quelques
-sous, que <i>Monsieur</i> redoit de la dernière
-poste, et que <i>Monsieur</i> a oublié.&mdash;On ne
-sauroit disputer en dormant, et cette altercation
-vous réveille.&mdash;Cependant, on peut
-encore retrouver son sommeil; la partie
-animale peut peser sur la partie intellectuelle,
-et il y a moyen de revenir de cette secousse.&mdash;</p>
-
-<p>&mdash;Mais quoi encore?&mdash;Ciel! vous n'avez
-payé que pour une poste, tandis qu'il y a
-poste et demie! Cela vous oblige à sortir
-votre livre de poste,&mdash;et l'impression en
-est si petite, qu'il faut bien ouvrir les yeux,
-que vous le vouliez ou non. Alors monsieur
-le curé vous offre une prise de tabac,&mdash;un
-pauvre soldat vous montre sa jambe estropiée,&mdash;un
-P. Laurent vous présente sa bourse,
-et vous expose la misère de son couvent.&mdash;Ou
-bien la prêtresse de la citerne veut arroser
-vos roues;&mdash;elles n'en ont que faire,&mdash;mais
-elle jette l'eau sur les roues de derrière,
-et jure sur sa prêtrise que le feu alloit y
-prendre.&mdash;Un pauvre homme qui a tous ces
-points à discuter et à considérer dans son
-esprit, réveille malgré lui toutes ses facultés
-intellectuelles,&mdash;et qu'il retrouve ensuite son
-sommeil, s'il le peut!</p>
-
-<p>Sans un accident de cette espèce qui m'arriva,
-je passois tout de bout à Chantilly sans
-voir les écuries.&mdash;</p>
-
-<p>Mais le postillon, affirmant d'abord, et
-osant ensuite me soutenir en face, que la
-pièce de deux sous n'étoit pas bien marquée,&mdash;j'ouvris
-les yeux pour m'en assurer:&mdash;et
-voyant la marque aussi clairement que son
-nez, je sautai de ma chaise tout en colère,
-et je visitai Chantilly malgré moi.</p>
-
-<p>Je n'avois plus que trois postes et demie
-à faire. Mais je suis convaincu que le meilleur
-principe en voyageant, c'est de faire diligence.
-Or, un homme de cette humeur trouve
-peu d'objets sur sa route dignes de le détourner,
-et il ne s'arrête guère.&mdash;C'est ce
-qui fit que je passai tout au travers de Saint-Denis,
-sans retourner seulement la tête du
-côté de l'abbaye.&mdash;Tous les diamans que
-l'on y montre sont faux. Ce trésor si vanté
-n'est rempli que d'oripeaux ridicules: et je
-ne donnerois pas trois sous de tout ce qu'il
-renferme, si ce n'est de la lanterne de Judas.&mdash;Encore
-est-ce, parce qu'il fait nuit, et
-qu'elle pourroit m'éclairer en entrant à Paris.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch3">CHAPITRE III.<br />
-<i>Entrée à Paris.</i></h2>
-
-
-<p>Clic-clac&mdash;clic-clac&mdash;clic-clac. Voilà
-donc Paris, dis-je, en ouvrant de grands
-yeux!&mdash;C'est-là Paris!&mdash;diable! Paris, m'écriai-je,
-répétant le nom une troisième fois!</p>
-
-<p>La première, la plus belle, la plus brillante&hellip;
-Les rues sont pourtant bien sales.&mdash;</p>
-
-<p>Mais je suppose qu'elles n'en sont pas moins
-belles.</p>
-
-<p>Clic-clac&mdash;clic-clac.&mdash;Quel train tu fais!
-Comme s'il importoit à ces bonnes gens d'être
-avertis qu'un homme pâle et vêtu de noir
-a l'honneur d'entrer à Paris, vers les neuf
-heures du soir, conduit par un postillon
-en veste bleue avec des revers de calemande
-rouge!&mdash;Clic-clac&mdash;clic-clac.&mdash;Je voudrois
-que ton fouet&hellip;</p>
-
-<p>Mais c'est le génie de la nation: ainsi claque,
-claque à ton aise.</p>
-
-<p>Ah! personne ne cède le haut du pavé!&mdash;Mais
-si le haut du pavé est le plus sale,
-fût-ce dans l'école même de la politesse,
-comment en agiroit-on autrement?&mdash;Et je
-te prie, quand allume-t-on les lanternes?&mdash;Quoi!
-jamais dans les mois d'été!&mdash;Ah!
-c'est le temps des salades. On veut épargner
-l'huile.</p>
-
-<p>Mais quelle barbarie! Comment ce fier cocher
-à moustaches peut-il proférer de pareilles
-ordures contre ce cheval efflanqué
-qui ne sauroit se ranger!&mdash;Ne vois-tu pas,
-l'ami, que la rue est si misérablement étroite,
-qu'une brouette pourroit à peine y tourner?&mdash;Oh!
-dans la plus belle ville de l'univers,
-il n'y auroit pas de mal que les rues fussent
-un peu plus larges, et que l'on eût de quoi
-s'y échapper de droite ou de gauche.</p>
-
-<p>Ciel! que de boutiques de traiteurs! Que
-de boutiques de perruquiers!&mdash;Il semble que
-tous les cuisiniers et barbiers de la terre se
-soient donné rendez-vous à Paris. Les premiers
-auront dit: les François aiment la bonne
-chère,&mdash;ils sont gourmands;&mdash;allons à Paris:
-nous y aurons un rang distingué.</p>
-
-<p>Et comme la perruque fait l'homme, et
-que le perruquier fait la perruque,&mdash;<i>Sandis!</i>
-ont dit les barbiers, nous y serons encore
-mieux traités.&mdash;Nous aurons un rang au-dessus
-de vous.&mdash;Nous serons au moins capitouls.&mdash;Cadédis!
-nous porterons l'épée.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch4">CHAPITRE IV.<br />
-<i>Description de Paris.</i></h2>
-
-
-<p>Je ne sais si c'est la faute des François ou
-la nôtre, s'ils s'expliquent mal, ou si nous
-ne les comprenons pas bien.&mdash;Mais quand
-il nous disent que qui a vu Paris a tout vu,
-il m'est évident qu'ils se trompent.&mdash;Du
-moins, s'ils entendent parler de ce qu'on
-voit à la lueur des lanternes.&mdash;Car on ne
-voit rien.</p>
-
-<p>En plein jour la chose est différente.</p>
-
-<p>Paris est percé de mille à douze cents rues.&mdash;Quand
-vous les aurez toutes suivies, quand
-vous aurez vu ses portes, ses ponts, ses places,
-ses statues; quand vous aurez visité ses quatre
-palais et toutes ses églises, parmi lesquelles
-vous vous garderez d'oublier Saint-Roch et
-Saint-Sulpice,&mdash;</p>
-
-<p>Alors vous aurez vu&hellip;</p>
-
-<p>Mais que sert de vous le dire? Lisez-le vous-même
-écrit en ces mots sur le portique du
-Louvre:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">«<i lang="la" xml:lang="la">Non orbis gentem, non urbem gens habet ullam,</i></div>
-<div class="verse"><i lang="la" xml:lang="la">Ulla parem.</i>»&mdash;</div>
-</div>
-
-<p>On peut le traduire ainsi pour l'intelligence
-du lecteur:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">«Cette nation est unique parmi les nations;</div>
-<div class="verse">Cette ville est unique parmi les villes:</div>
-<div class="verse">Chanter et rire,&mdash;rire et mourir.»&mdash;</div>
-</div>
-
-<p>Il faut convenir que le François a une
-manière joviale de traiter tout ce qui est grand.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch5">CHAPITRE V.<br />
-<i>Départ de Paris.</i></h2>
-
-
-<p>En prononçant le mot <i>jovial</i>, comme j'ai
-fait à la fin du dernier chapitre, j'ai réveillé
-en moi l'idée de Spléen.&mdash;Non par aucune
-analogie, ni par aucun ordre chronologique
-ou généalogique.&mdash;Je sais qu'il n'y a pas
-entre ces deux mots plus de rapport et de
-parenté, qu'entre le jour et la nuit, ou
-entre toutes autres choses antipathiques de
-leur nature.&mdash;Mais de même qu'un habile
-politique tâche d'entretenir une heureuse
-harmonie parmi les hommes, ainsi un
-habile écrivain travaille à rapprocher les
-mots les plus opposés, pouvant à tout moment
-se trouver dans le cas de les employer
-ensemble.</p>
-
-<p>Ainsi donc, à tout événement, après avoir
-parlé de l'humeur joviale des François, j'écris
-ici en gros caractères:</p>
-
-<p class="c">SPLÉEN.</p>
-
-<p>En partant de Chantilly, j'ai déclaré que
-le meilleur principe en voyageant étoit de
-faire diligence;&mdash;mais ceci est purement une
-affaire d'opinion, et je n'ai prétendu ramener
-personne à mon sentiment.&mdash;D'ailleurs, l'expérience
-me manquoit alors, et je ne savois
-pas tous les inconvéniens qu'il y avoit à aller
-si grand train.&mdash;Aujourd'hui j'abandonne
-mon système, et le laisse à qui voudra le
-prendre.&mdash;Il a dérangé ma digestion, et m'a
-valu une diarrhée bilieuse, qui m'a ramené
-au triste état d'où j'étois à peine sorti.&mdash;C'est
-pour le coup que je décampe, et que
-je me sauve sur les bords de la Garonne.&mdash;</p>
-
-<p>Quant à ces gens-ci, à leur génie,&mdash;à leurs
-manières,&mdash;à leurs coutumes, leurs lois,&mdash;leur
-religion, leur gouvernement,&mdash;leurs
-manufactures,&mdash;leur commerce,&mdash;leurs finances,
-leurs ressources et les ressorts cachés
-qui les font mouvoir,&mdash;quoique j'aie
-passé deux jours et trois nuits parmi eux,
-quoique j'aie étudié et médité cette matière
-avec toute l'attention dont je suis capable,&mdash;n'attendez
-pas que je vous en dise un seul
-mot.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, allons! Il faut que je parte.&mdash;La
-route est pavée,&mdash;les postes sont courtes,
-les jours sont longs,&mdash;il n'est pas plus de
-midi:&mdash;je serai à Fontainebleau avant le roi.&mdash;</p>
-
-<p>Mais, Monsieur, est-ce que le roi va à
-Fontainebleau?&mdash;Non pas que je sache.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch6">CHAPITRE VI.<br />
-<i>Comment m'y prendre?</i></h2>
-
-
-<p>S'il existe dans le monde une plainte absurde
-et ridicule, surtout dans la bouche
-d'un voyageur, c'est celle que j'entends faire
-tous les jours, que la poste ne va pas en
-France aussi vîte qu'en Angleterre:&mdash;tandis
-que, tout bien considéré, elle y va beaucoup
-plus vîte.&mdash;En effet, si l'on calcule
-la pesanteur des voitures françoises, avec l'énorme
-quantité des bagages dont on les charge
-dessus, devant et derrière,&mdash;si l'on considère
-ensuite les petites haridelles qui les
-traînent, et le peu que ces haridelles ont
-à manger,&mdash;il y a de quoi s'étonner que
-l'on avance de quelques pas.</p>
-
-<p>Le traitement des chevaux en France est
-indigne d'un peuple chrétien, et pour moi,
-il m'est démontré qu'un cheval de poste de
-ce pays-là ne seroit pas en état de faire un
-pas, sans la vertu toute-puissante de deux
-mots énergiques, qu'on ne cesse de lui répéter
-avec une complaisance infatigable.&mdash;Il
-trouve dans ces deux mots autant de substance
-que dans un picotin d'avoine.&mdash;Enfin,
-c'est une ressource précieuse, et une ressource
-qui ne coûte rien.&mdash;C'est pour cela
-même, que je meurs d'envie de l'apprendre
-au lecteur.</p>
-
-<p>&mdash;Mais c'est ici la question.&mdash;Quand on
-donne une recette, elle doit être claire et
-intelligible; autrement elle est inutile. Et
-cependant si je m'exprime trop au naturel,
-je m'expose à être déchiré à belles dents dans
-le public, par ceux mêmes d'entre les gens
-d'église qui pourroient en avoir ri entre leurs
-rideaux.</p>
-
-<p>&mdash;Comment m'y prendre?&mdash;C'est en vain
-que j'y songe.&mdash;Mon imagination ne me
-fournit rien.&mdash;Comment glisser sur la prononciation
-de deux mots si étranges? Comment
-les amener de manière à ce que le lecteur
-n'en perde rien, et de manière, en
-même-temps, à ce que l'oreille la plus délicate
-n'en soit pas blessée?&mdash;</p>
-
-<p>Ma plume m'entraîne,&mdash;mon encre me
-brûle les doigts;&mdash;je vais essayer. Et
-ensuite&hellip; Ensuite! je crains qu'il n'arrive
-pis. Je crains que l'encre ne brûle le papier.</p>
-
-<p>&mdash;Non.&mdash;Je n'oserai jamais.&mdash;</p>
-
-<p>Mais si vous désirez de savoir comment
-l'abbesse des Andouillettes et une novice de
-son couvent se tirèrent d'affaire en semblable
-rencontre,&mdash;promettez-moi seulement un
-peu d'indulgence, et je vous la raconterai
-sans le moindre scrupule.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch7">CHAPITRE VII.<br />
-<i>Histoire de l'abbesse des Andouillettes.</i></h2>
-
-
-<p>L'abbesse des Andouillettes, dont le couvent
-est situé dans ces montagnes qui séparent la
-Bourgogne de la Savoie, comme on peut le
-voir dans les nouvelles cartes de l'académie
-des sciences de Paris,&mdash;l'abbesse des
-Andouillettes se trouvoit en danger d'un
-anchylose au genou, la sinovie s'en étant
-desséchée par son assiduité à de trop longues
-matines.</p>
-
-<p>Vainement elle avoit tenté tous les remèdes.&mdash;Premiérement
-des prières et des
-actions de graces à Dieu.&mdash;Puis des neuvaines,
-d'abord à tous les saints indistinctement,
-ensuite à chaque saint dont le genou
-avoit été anchylosé avant le sien.&mdash;Les neuvaines
-n'opérant pas, elle avoit eu recours
-à toutes les reliques du couvent, et principalement
-à l'os de la cuisse du boiteux de
-Lystra.&mdash;On appliquoit tour à tour chaque
-relique sur le mal; on passoit dessus le rosaire
-en croix, et enveloppoit le tout avec
-le voile de madame, qui se mettoit au lit
-dans ce saint appareil.</p>
-
-<p>Enfin, lasse de tant d'essais inutiles, madame
-s'étoit livré au bras séculier.&mdash;Il falloit
-voir combien d'huiles et de graisses émollientes,&mdash;combien
-de fomentations adoucissantes
-et résolutives,&mdash;combien de frictions
-anodines!&mdash;Tantôt des cataplasmes
-de mauve, de guimauve et de bonhenry, auxquels
-on ajoutoit des oignons de lys et du
-sénégré;&mdash;tantôt la vapeur de certains bois,
-dont on dirigeoit la fumée sur la cuisse de
-madame, qui tenoit dessus son scapulaire
-en croix;&mdash;tantôt enfin des décoctions de
-chicorée sauvage, de cresson d'eau, de cerfeuil,
-de cochléaria et de myrrhe.&mdash;</p>
-
-<p>Mais tous les remèdes furent sans effet,
-et la faculté décida enfin que l'on essayeroit
-des eaux thermales de Bourbon.&mdash;On obtint
-au préalable du révérend père visiteur les
-permissions nécessaires, et tout fut ordonné
-pour le voyage.</p>
-
-<p>Marguerite, novice d'environ dix-sept ans,
-qui, pour avoir trempé son doigt trop fréquemment
-dans les cataplasmes bouillans de
-madame l'abbesse, avoit gagné un mal d'aventure,
-Marguerite, dis-je, avoit inspiré tant
-d'intérêt que, sans s'inquiéter d'une vieille
-religieuse perdue de sciatique, et que les
-bains de Bourbon auroient peut-être guérie
-radicalement, la petite novice fut choisie
-pour compagne de voyage.</p>
-
-<p>Une vieille calèche, doublée de velours
-d'Utrecht verd, et appartenant à madame
-l'abbesse, revit le soleil après vingt ans d'obscurité.&mdash;Le
-jardinier du couvent fut créé
-muletier, et fit sortir les deux vieilles mules
-pour leur rogner les crins de la queue.&mdash;Deux
-s&oelig;urs converses s'employèrent l'une à
-reprendre les trous de la doublure, l'autre
-à recoudre les bords du galon jaune que la
-dent du temps avoit rongés.&mdash;Le garçon
-jardinier repassa le chapeau du muletier dans
-de la lie de vin chaud;&mdash;et un tailleur
-versé dans le plein-chant, s'assit sous un
-auvent, en face de l'abbaye, pour assortir
-quatre douzaines de sonnettes pour les harnois,
-sifflant un air à chaque sonnette, à
-mesure qu'il l'attachoit avec une courroie.</p>
-
-<p>Le maréchal et le charron des Andouillettes
-tinrent conseil sur les roues, et dès le lendemain
-à sept heures du matin, tout fut réparé,
-tout se trouva prêt, et fut rendu à la porte du
-couvent.&mdash;Deux files de malheureux y
-étoient rassemblées une heure auparavant.</p>
-
-<p>L'abbesse des Andouillettes, soutenue par
-Marguerite, sa novice, s'avança lentement
-vers la calèche, toutes deux vêtues en blanc,
-avec leurs rosaires noirs pendant sur leur
-poitrine.</p>
-
-<p>Il y avoit dans ce contraste de couleurs,
-je ne sais quoi de modeste et de solemnel.</p>
-
-<p>Elles montèrent dans la calèche.&mdash;Les
-religieuses, dans le même uniforme (doux
-emblême de l'innocence!) se tinrent à leurs
-fenêtres, et quand l'abbesse et Marguerite
-levèrent les yeux sur elles, chacune, la pauvre
-religieuse à la sciatique exceptée,&mdash;chacune
-relevant le bout de son voile avec sa main
-de lys, envoya le dernier baiser et le dernier
-adieu.&mdash;La bonne abbesse et Marguerite
-croisèrent saintement leurs mains sur leur
-poitrine,&mdash;levèrent les yeux au ciel,&mdash;les
-portèrent sur les religieuses,&mdash;et ce double
-regard vouloit dire: <i>Dieu vous bénisse, mes
-chères s&oelig;urs!</i></p>
-
-<p>Je déclare que cette histoire m'intéresse.&mdash;J'aurois
-voulu être là.&mdash;</p>
-
-<p>Le jardinier, que désormais j'appellerai
-muletier, étoit un bon compagnon trapu,
-carré, de joyeuse humeur, aimant à jaser,
-et surtout à boire.&mdash;Les <i>pourquoi</i> et les
-<i>comment</i> de la vie ne le troubloient nullement.&mdash;Il
-avoit sacrifié un mois de ses gages
-pour se procurer une outre, ou tonneau de
-cuir qu'il avoit rempli du meilleur vin de
-l'endroit, placé derrière la calèche, et couvert
-d'une grosse casaque brune, pour le garantir
-du soleil.</p>
-
-<p>Le fouet résonne,&mdash;les mules s'ébranlent,&mdash;on
-part,&mdash;on est parti.&mdash;</p>
-
-<p>Il faisoit chaud.&mdash;Le muletier qui ne craignoit
-pas de se fatiguer, alloit et venoit sans
-cesse autour de la voiture, rarement sur sa
-mule, et presque toujours à pied.&mdash;Il avoit
-à combattre l'occasion et le penchant.&mdash;Il
-n'en falloit pas tant pour le faire succomber.&mdash;Bref,
-il tomba si souvent sur l'arrière-garde
-des équipages, il fit tant d'allées et de venues,
-qu'avant la moitié de la journée tout
-le vin de l'outre s'étoit enfui, sans qu'il s'en
-fût perdu une seule goutte.</p>
-
-<p>L'homme est un animal d'habitude.&mdash;Il
-avoit fait tout le jour une chaleur étouffante;&mdash;la
-soirée étoit délicieuse,&mdash;le vin du pays
-excellent. Le côteau de Bourgogne qui le
-produisoit étoit escarpé.&mdash;Au pied de ce
-côteau, à la porte d'une cabane fraîche,
-pendoit un petit bouchon séduisant, dont la
-vue réveilloit le désir.&mdash;A travers le feuillage
-murmuroit un doux bruit qui sembloit dire:
-<i>Venez, venez beau muletier. Muletier altéré,
-entrez ici.</i></p>
-
-<p>Le muletier étoit enfant d'Adam. Ce seul
-mot le désigne assez.&mdash;Il donna un bon
-coup de fouet à chacune de ses mules, en
-regardant l'abbesse et Marguerite, comme
-pour leur dire me voilà.&mdash;Il donna un second
-coup de fouet, comme pour dire à ses
-mules allez toujours.&mdash;Et s'échappant par
-derrière, il se glissa dans le cabaret qui étoit
-au pied de la montagne.</p>
-
-<p>Le muletier, tel que je l'ai dépeint, étoit
-un bon vivant, sans soucis, sans affaires,
-songeant peu au lendemain, et ne se souciant
-guère de ce qui avoit été avant lui, ou
-de ce qui seroit après.&mdash;Pourvu qu'il eût
-avec du vin, un visage à qui parler, il étoit
-content.&mdash;Il entra aussi-tôt en conversation;
-et tout en buvant chopine, il se mit à raconter
-à l'aubergiste comme quoi il étoit
-jardinier en chef du couvent des Andouillettes,
-etc.&mdash;et comment, par amitié pour
-madame l'abbesse et pour mademoiselle Marguerite,
-laquelle n'étoit encore qu'à son noviciat,
-il les avoit amenées depuis les frontières
-de la Savoie.&mdash;Comment madame
-avoit gagné une enflure au genou par l'excès
-de sa dévotion;&mdash;et comment, lui jardinier,
-avoit fourni une légion d'herbes pour
-adoucir cette tumeur; mais le tout en vain;&mdash;et
-que, si les eaux de Bourbon ne guérissoient
-pas cette jambe, madame pourroit
-bien boiter de l'autre avant qu'il fût peu.&mdash;</p>
-
-<p>Tandis que le muletier brochoit ainsi son
-histoire, il en oublioit l'héroïne,&mdash;et avec
-elle, la petite novice,&mdash;et avec la novice,
-les deux mules; ce qui étoit pis que tout le
-reste.</p>
-
-<p>Or, les mules sont des animaux qui n'ont
-pas été assez bien traités par leurs parens,
-pour se croire tenues à la reconnoissance
-envers le public.&mdash;Privées d'une faculté
-commune aux hommes, aux femmes et aux
-autres bêtes, ne pouvant s'acquitter envers
-la nature, ni se rendre utiles aux générations
-à venir,&mdash;elles servent la génération présente
-du pis qu'elles peuvent; allant, venant,
-traînant, montant, descendant, plus souvent
-à leur fantaisie qu'à celle de leur conducteur.&mdash;C'est
-ce que les philosophes et les
-moralistes n'ont jamais bien considéré; et
-comment le pauvre muletier, du fond de
-son cabaret, s'en seroit-il douté?&mdash;Il n'y
-songea pas le moins du monde.&mdash;Mais il
-est temps que nous y songions pour lui.
-Laissons-le donc au milieu de son élément,
-le plus heureux et le plus insouciant des
-mortels; et occupons-nous un moment des
-mules, de l'abbesse et de la douce Marguerite.</p>
-
-<p>Par la vertu des deux derniers coups de
-fouet, les deux mules suivant tranquillement
-leur chemin, avoient à-peu-près atteint la
-moitié de la montagne, quand la plus âgée,
-qui étoit maligne comme un vieux diable,
-jetant un coup-d'&oelig;il par derrière au bout
-d'un angle, n'aperçut point de muletier.</p>
-
-<p>«Par ma figue, dit-elle en jurant, je n'irai
-pas plus loin.&mdash;Et si je fais un pas de plus,
-dit l'autre, je consens qu'il fasse un tambour
-de ma peau.&mdash;»</p>
-
-<p>Les deux mules s'arrêtèrent d'un commun
-accord.&mdash;</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch8">CHAPITRE VIII.<br />
-<i>Suite de l'histoire de l'abbesse des Andouillettes.</i></h2>
-
-
-<p>«Allons, allons, dit l'abbesse.&mdash;Hue!
-hue! cria Marguerite.&mdash;</p>
-
-<p>K't&mdash;K't&mdash;K't&mdash;dit l'abbesse.&mdash;</p>
-
-<p>Dia-hue!&mdash;Dia-hue! dit Marguerite,
-avançant ses douces lèvres, et les ramassant
-en plis comme une bourse.&mdash;</p>
-
-<p>Pan-pan-pan! s'écria l'abbesse des Andouillettes,
-en frappant du bout de sa canne
-à pomme d'or contre le fond de la calèche.»&mdash;</p>
-
-<p>La vieille mule fit un pet.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch9">CHAPITRE IX.<br />
-<i>Suite de l'Histoire de l'Abbesse des Andouillettes.</i></h2>
-
-
-<p>«Nous sommes perdues, mon enfant, dit
-l'abbesse à Marguerite.&mdash;Nous passerons la
-nuit ici.&mdash;Nous serons volées.&mdash;Nous serons
-violées.&mdash;</p>
-
-<p>Oh! dit Marguerite, il est très-sûr que nous
-serons violées.&mdash;</p>
-
-<p>Sainte Marie, s'écria l'abbesse, (sans ajouter
-l'interjection ô,) eh! qu'étoit-ce qu'un
-anchylose! Pourquoi ai-je quitté le couvent
-des Andouillettes?&mdash;Vierge sainte, pourquoi
-n'as-tu pas permis que ta servante descendît
-impollue dans la tombe?&mdash;</p>
-
-<p>O mon doigt, mon doigt! s'écria Marguerite,
-prenant feu au mot de servante!&mdash;Pourquoi
-ne me suis-je pas contentée de le
-fourrer ici et là, et enfin par tout ailleurs
-que dans ce défilé?&mdash;</p>
-
-<p>Défilé, mon enfant, s'écria l'abbesse!&mdash;</p>
-
-<p>Défilé, ma chère mère, dit la novice.&mdash;</p>
-
-<p>«La frayeur leur avoit tourné la tête. L'une
-ne savoit ce qu'elle disoit, ni l'autre ce qu'elle
-répondoit.</p>
-
-<p>«O ma virginité, ma virginité, s'écrioit
-l'abbesse!&mdash;</p>
-
-<p>Virginité&mdash;ginité, disoit la novice en sanglottant.&mdash;»</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch10">CHAPITRE X.<br />
-<i>Suite de l'Histoire de l'Abbesse des Andouillettes.</i></h2>
-
-
-<p>«Ma chère mère, dit enfin la novice revenant
-un peu à elle,&mdash;on m'a parlé de
-deux certains mots, qui sont d'une énergie
-toute puissante. Par leur vertu, il n'est point
-de cheval, d'âne, ni de mulet, qui, bon
-gré, malgré, n'escalade la plus haute montagne.
-Quelque rétif, quelque obstiné qu'il
-soit, à peine les a-t-il entendus, qu'il obéit.&mdash;Ce
-sont des mots magiques, s'écria l'abbesse
-saisie d'horreur.&mdash;Non, dit froidement
-Marguerite; mais ce sont des mots que l'on
-ne sauroit prononcer sans péché.&mdash;Quels
-sont-ils, dit l'abbesse en l'interrompant?&mdash;Ils
-sont criminels au plus haut degré, répondit
-Marguerite; ce sont des péchés mortels:&mdash;si
-nous sommes violées, et que nous mourions
-sans avoir reçu l'absolution de ces deux
-vilains mots, c'est fait de nous.&mdash;Mais, dit
-l'abbesse des Andouillettes, ne pouvez-vous
-me les dire?&mdash;Oh! ma chère mère, dit la
-novice, il est impossible de les prononcer.&mdash;Il
-y auroit de quoi faire monter au visage
-tout le sang que l'on auroit dans le corps.&mdash;Mais
-au moins, dit l'abbesse, vous pouvez
-bien me les glisser dans l'oreille.»&mdash;</p>
-
-<p>Dieu tout-puissant! n'as-tu pas quelque
-ange gardien que tu puisses envoyer dans
-ce cabaret au bas de la montagne? Tous tes
-esprits généreux et bienfaisans sont-ils occupés?
-N'est-il dans la nature aucun agent
-que tu puisses employer? aucun frisson qui,
-se glissant le long de l'artère qui le conduiroit
-au c&oelig;ur, iroit réveiller le muletier
-qui s'oublie au milieu des pots?&mdash;Nul doux
-instrument ne lui rappellera-t-il l'idée de l'abbesse,
-de Marguerite, et de leurs rosaires
-noirs?&mdash;</p>
-
-<p>Eveille, éveille-toi, muletier!&mdash;Mais il est
-trop tard; les horribles mots sont prononcés.</p>
-
-<p>Jeune et belle lectrice, vous brûlez de les
-apprendre!&mdash;Mais comment oserai-je vous
-les dire?&mdash;O vous! muse chaste, qui savez
-parler de toutes les choses existantes sans
-souiller vos lèvres, instruisez-moi, secourez-moi.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch11">CHAPITRE XI.<br />
-<i>Fin de l'Histoire de l'Abbesse des Andouillettes.</i></h2>
-
-
-<p>«Tous les péchés quelconques, dit l'abbesse,
-(devenue casuiste par la détresse où
-elle se trouvoit)&mdash;tous les péchés, ma chère
-fille, sont partagés en deux classes; mortels
-et véniels.&mdash;Telle est la division établie par
-le saint directeur de notre couvent; et il n'y
-en a pas d'autre.&mdash;Or, un péché véniel étant
-déjà par lui-même le plus léger et le moindre
-de tous,&mdash;il est certain que si vous le séparez
-en deux, prenant une moitié et laissant
-l'autre,&mdash;ou si vous le partagez à
-l'amiable entre une autre personne et vous,&mdash;ce
-péché, qui étoit déjà peu de chose,
-se réduira bientôt à rien.»</p>
-
-<p>«Or, je ne vois aucun péché à dire <i>bou</i> cent
-fois, mille fois de suite; de même qu'il n'y
-a rien de malhonnête à prononcer la seconde
-syllabe isolée, fût-ce depuis les matines jusqu'aux
-vêpres.&mdash;Ainsi, ma chère fille, continua
-l'abbesse des Andouillettes, je dirai
-<i>bou</i>, tu me répondras, je reprendrai; et ainsi
-de suite alternativement.&mdash;Et comme il n'y
-a pas plus de mal à dire <i>fou</i> qu'à dire <i>bou</i>,&mdash;tu
-entonneras <i>fou</i>, et moi j'acheverai le
-mot en guise de <i>répons</i>, comme aux versets
-de nos complies.&mdash;»&mdash;L'abbesse toussa,
-donna le ton, Marguerite suivit; et il en
-résulta le plus étrange <i>duo</i> dont les fastes
-monastiques aient jamais fait mention.</p>
-
-<p>«Bou&mdash;bou&mdash;bou&mdash;bou, disoit l'abbesse.»&mdash;</p>
-
-<p>Il n'est personne un peu instruite qui ne
-sache ce que répondoit Marguerite.</p>
-
-<p>«Fou&mdash;fou&mdash;fou&mdash;fou, disoit Marguerite.»&mdash;</p>
-
-<p>Je lis dans vos yeux, mademoiselle, qu'au
-besoin vous auriez pu achever le mot pour
-l'abbesse.</p>
-
-<p>A peine l'abbesse et Marguerite eurent-elles
-commencé leur psalmodie, que les deux mules,
-croyant reconnoître une musique qui leur
-étoit familière, remuèrent la queue, mais
-sans avancer d'un pas.&mdash;La recette opère,
-dit la novice.&mdash;Il faut recommencer, dit l'abbesse;&mdash;et
-le <i>duo</i> reprit&hellip;</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>&mdash;<i>L'abbesse</i>&mdash;b&mdash;b&mdash;b&mdash;b&mdash;</p>
-
-<p>&mdash;<i>Marguerite</i> g&mdash;g&mdash;g&mdash;g&mdash;</p>
-
-<p>«Plus vîte, dit Marguerite.»</p>
-
-<p>&mdash;<i>Marguerite</i>&mdash;f&mdash;f&mdash;f&mdash;f.</p>
-
-<p>&mdash;<i>L'abbesse</i>&mdash;t&mdash;t&mdash;t&mdash;t.</p>
-
-<p>«Plus vîte encore, dit Marguerite;&mdash;f-f-f-f-f.»</p>
-
-<p>&mdash;<i>L'Abbesse</i>&mdash;t-t-t-t-t.</p>
-
-<p>«Encore plus vîte,&mdash;<i lang="la" xml:lang="la">prestissimò</i>, ma
-chère mère&hellip;</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p class="noindent">O ciel! je n'en puis plus, dit l'abbesse toute
-essoufflée. Le Seigneur ait pitié de nous!&mdash;les
-maudites bêtes ne nous entendent pas, dit
-Marguerite en soupirant.&mdash;Mais le diable nous
-a entendues, dit l'abbesse des Andouillettes.»</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch12">CHAPITRE XII.<br />
-<i>Ballet.</i></h2>
-
-
-<p>Bon Dieu! quelle étendue de pays j'ai parcourue!
-de combien de degrés je me suis
-rapproché d'un soleil plus chaud!&mdash;que de
-belles villes j'ai traversées,&mdash;pendant le temps,
-madame, que vous avez mis à lire et à commenter
-cette histoire! J'ai vu Fontainebleau,
-Sens, Joigny, Auxerre;&mdash;et Dijon, capitale
-de la Bourgogne, et Châlons sur Saône;
-et Mâcon, capitale du Mâconais, et peut-être
-vingt autres villes et villages qui se
-trouvent sur la route de Paris à Lyon;&mdash;mais
-je ne suis plus en état de vous en parler,
-que des villes de la lune.&mdash;Ainsi, quelque
-chose que je fasse, voilà un chapitre, et
-peut-être deux entièrement perdus.</p>
-
-<p>«&mdash;Sans mentir, Tristram, votre histoire
-des Andouillettes est originale.»&mdash;</p>
-
-<p>Ajoutez, madame, qu'elle a distrait votre
-attention pour ce qui va suivre.&mdash;Si c'eût
-été quelque pieuse méditation sur la croix,&mdash;quelque
-traité sur la paix, l'humilité, la
-religion chrétienne,&mdash;si j'avois écrit sur le
-mépris des choses terrestres, sur l'aliment
-céleste de l'ame, ce pain des élus et des
-sages, cette sainteté, cette contemplation,
-dont l'esprit de l'homme, une fois séparé
-de son corps, doit se nourrir à jamais;&mdash;je
-conçois, madame, que vous m'auriez vu
-finir, avec plus de plaisir, et recommencer
-avec plus d'intérêt.</p>
-
-<p>Au lieu que cette abbesse&hellip; Je voudrois
-n'en avoir jamais parlé.&mdash;Mais le mal
-est fait; et comme je n'efface jamais rien,
-voyons si je trouverai quelque expédient pour
-vous ôter cette idée de la tête&hellip;</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>&mdash;Avec votre permission, madame,&hellip; je
-crains que vous ne soyiez assise dessus.&mdash;C'est
-mon bonnet et ma marotte que je
-cherche.&mdash;</p>
-
-<p>«Votre marotte, Tristram!&mdash;il y a plus
-d'une heure que vous la tenez.»&mdash;</p>
-
-<p>Oui!&mdash;en ce cas, madame, laissez-moi
-faire deux ou trois cabrioles, danser la <i>fricassée</i>,
-et chanter <i>lanturlu</i>;&mdash;et je reviens
-à vous plus sage et plus posé que jamais.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch13">CHAPITRE XIII.<br />
-<i>Auxerre.</i></h2>
-
-
-<p>Tout ce qu'il y a à vous dire sur Fontainebleau,
-en cas que vous le demandiez, c'est
-qu'il est situé au milieu d'une vaste forêt, à
-quinze lieues au sud de Paris.&mdash;La ville a
-un certain air de grandeur; le château est
-antique et noble.&mdash;Le roi a coutume d'y
-passer les automnes avec toute sa cour, pour
-le plaisir de la chasse. Là, tout Anglois d'une
-certaine façon, et surtout, milord, s'il est
-fait comme vous (pourvu qu'il ait deux ou
-trois coureurs) peut prendre sa part de ce
-divertissement, avec la seule attention de ne
-pas courir plus vîte que le roi.</p>
-
-<p>Il y a pourtant deux raisons pour que vous
-ne répétiez pas bien haut ce que je viens de
-vous dire.</p>
-
-<p>L'une, c'est que cela pourroit faire renchérir
-les chevaux de chasse en Angleterre.&mdash;</p>
-
-<p>L'autre, c'est qu'il n'y a pas un mot de
-vrai. Continuons.&mdash;</p>
-
-<p>A l'égard de Sens, on peut l'expédier en
-un seul mot: <i>C'est un siége archiépiscopal.</i></p>
-
-<p>Quant à Joigny, je crois que le moins que
-l'on puisse en dire est le mieux.</p>
-
-<p>Mais pour Auxerre!&mdash;je pourrois en parler
-jusqu'à demain. Je n'en finirois pas si je voulois.&mdash;Lorsque
-je fis mon grand tour de
-l'Europe, sous la conduite de mon père, qui
-ne voulut s'en fier qu'à lui-même pour m'accompagner,
-et qui se fit suivre de mon oncle
-Tobie, de Trim et d'Obadiah, et de presque
-toute la famille, excepté de ma mère;&mdash;nous
-nous arrêtâmes à Auxerre deux jours
-entiers.&mdash;«Mais, monsieur, pourquoi madame
-votre mère ne fut-elle pas du voyage?&mdash;Monsieur,
-c'est qu'elle avoit entrepris de
-tricoter pour mon père un grand pantalon
-de laine grise, et qu'elle avoit à c&oelig;ur d'achever
-sa tâche.»&mdash;</p>
-
-<p>Mon père qui faisoit la sienne de tirer
-parti des choses les plus ingrates, et qui
-trouvoit partout à faire son profit, m'en a
-laissé de reste à dire sur Auxerre.&mdash;Dans
-tous ses voyages, mais principalement dans
-celui dont je parle, il suivoit une route si
-différente de celles que tous les autres voyageurs
-avoient parcourues avant lui;&mdash;il voyoit
-les rois et les cours, et toute leur magnificence,
-sous un point de vue si original;&mdash;ses
-remarques sur les caractères, les m&oelig;urs
-et les coutumes des pays que nous traversions,
-étoient si opposées à celles de tous les
-autres hommes, et particulièrement à celles
-de mon oncle Tobie et du caporal, pour ne
-rien dire des miennes,&mdash;les hasards et les
-accidens qui nous arrivoient, ou que les
-systèmes et son opiniâtreté nous attiroient
-journellement, étoient d'un genre si varié,
-si étrange, si tragi-comique;&mdash;en un mot,
-l'ensemble de ses aventures et de ses réflexions,
-forme un tout si différent de tout
-ce qu'on a jamais vu dans aucun récit de
-voyageur,&mdash;que ce sera ma faute, et uniquement
-ma faute, si les voyages de mon
-père ne sont pas lus et relus par tout voyageur
-et tout amateur de voyages, tant qu'il
-y aura des voyages et des voyageurs.</p>
-
-<p>Mais ce riche ballot ne doit pas s'ouvrir
-encore. Je ne veux en tirer que ce qui m'est
-nécessaire pour débrouiller le mystère de
-notre séjour à Auxerre.&mdash;Je vois l'impatience
-du lecteur, et je m'empresse de la satisfaire.</p>
-
-<p>&mdash;«Frère Tobie, dit mon père, voulez-vous,
-en attendant le dîner, que nous allions
-voir ces messieurs dont monsieur Séguier a
-parlé avec tant d'éloge?&mdash;J'irai voir qui
-vous voudrez, dit mon oncle Tobie, dont
-la complaisance étoit inépuisable.&mdash;Mais
-ces messieurs sont des momies, reprit mon
-père.&mdash;Est-il nécessaire de se raser, dit
-mon oncle Tobie?&mdash;Non, parbleu! frère,
-s'écria mon père,&mdash;au contraire, une longue
-barbe nous donnera un air de famille tout-à-fait
-convenable.&mdash;» Là-dessus nous nous
-mîmes en marche, mon oncle Tobie, appuyé
-sur le caporal, et formant l'arrière-garde,
-et nous nous acheminâmes vers l'abbaye de
-St.-Germain.</p>
-
-<p>&mdash;«Tout ce que nous voyons, dit mon
-père au sacristain, qui étoit un jeune frère
-de l'ordre de St.-Benoît, est vraiment très-beau,
-et très-riche, et très-magnifique.&mdash;Mais
-ce n'est pas là le but de notre curiosité.
-Nous voudrions voir ces corps desquels monsieur
-Séguier a donné au public une description
-si exacte.»</p>
-
-<p>Le moine s'inclina, et prenant dans la
-sacristie une torche consacrée à cet usage,
-il nous conduisit au tombeau de St.-Héréhald.&mdash;«Voici,
-dit le sacristain, en posant la
-main sur la tombe,&mdash;voici un prince célèbre
-de la maison de Bavière, qui, sous les règnes
-successifs de Charlemagne, de Louis le Débonnaire
-et de Charles le Chauve, jouit d'une
-grande autorité dans le gouvernement. Il
-contribua, plus que personne, à rétablir partout
-l'ordre et la discipline.&mdash;Il faut donc,
-dit mon oncle Tobie, qu'il ait été aussi grand
-dans le champ de Mars que dans le cabinet.
-C'étoit, à coup sûr, quelque preux et vaillant
-chevalier.&mdash;C'étoit un moine, dit le
-sacristain.»</p>
-
-<p>Mon oncle Tobie et Trim se regardèrent
-pour chercher quelque consolation dans les
-yeux de l'un de l'autre;&mdash;ils n'en trouvèrent
-point.&mdash;Mon père frappa des deux mains
-sur ses cuisses; c'étoit son geste ordinaire
-quand il voyoit ou qu'il entendoit quelque
-chose de très-plaisant.&mdash;Il ne pouvoit souffrir
-les moines, ni tout ce qui y avoit rapport;
-mais la réponse du sacristain portant plus à-plomb
-sur mon oncle Tobie et sur Trim que
-sur lui, ce fut pour lui un triomphe relatif
-qui le mit de la plus belle humeur du monde.</p>
-
-<p>&mdash;«Et comment, je vous prie, appelez-vous
-ce gentilhomme-ci, demanda mon père
-en riant?&mdash;Cette tombe, dit le jeune bénédictin,
-en baissant les yeux, contient les os
-de <i>Ste.-Maxime</i>, qui vint de Ravenne exprès
-pour toucher le corps&hellip;&mdash;De <i>Ste.-Maxime</i>,
-dit mon père, coupant la parole au sacristain!&mdash;Ce
-sont, ajouta mon père, les deux
-plus <i>grands</i> saints de tout le martyrologe.&mdash;Excusez-moi,
-dit le sacristain;&mdash;c'étoit pour
-toucher les os de St.-Germain, fondateur de
-l'abbaye.&mdash;Et qu'est-ce qu'elle gagna par-là,
-dit mon oncle Tobie?&mdash;Parbleu! dit mon
-père, ce qu'une femme gagne ordinairement
-quand elle va en pélerinage.&mdash;Elle gagna le
-martyre, répliqua le jeune bénédictin, en
-s'inclinant jusqu'à terre, et disant ce peu de
-mots d'un ton de voix à-la-fois si modeste
-et si assuré, que mon père en fut désarmé
-pour un moment.&mdash;On croit, continua le
-bénédictin, que Ste.-Maxime repose dans cette
-tombe depuis quatre cents ans; et il n'y en
-a que deux cents qu'elle est canonisée.&mdash;On
-est long-temps à faire son chemin, frère
-Tobie, dit mon père, dans cette armée de
-martyres.&mdash;Hélas! dit Trim! dans quelque
-corps que ce soit, quand un pauvre diable
-n'a pas le moyen d'acheter&hellip;»</p>
-
-<p>«Pauvre Sainte-Maxime, dit mon oncle
-Tobie à demi-voix, en s'éloignant de sa
-tombe!&mdash;Elle étoit, continua le sacristain,
-une des plus belles et une des plus grandes
-dames de France et d'Italie.&mdash;Mais qui diable
-est enterré-là, à côté d'elle, dit mon père,
-montrant du bout de sa canne une grande
-tombe près de laquelle il passoit?&mdash;C'est
-St.-Prosper, monsieur, répondit le sacristain.&mdash;Peste!
-dit mon père, St.-Prosper est fort
-bien placé là.&mdash;Et quelle est l'histoire de
-St.-Prosper, continua-t-il?&mdash;St.-Prosper, répliqua
-le sacristain, étoit évêque.&mdash;Par le
-ciel! s'écria mon père en l'interrompant, je
-m'en doutois.&mdash;St.-Prosper! l'heureux nom!&mdash;Comment
-St.-Prosper eût-il manqué d'être
-évêque ou cardinal?»&mdash;Il tira son journal
-de sa poche, le sacristain tenant sa torche
-pour l'éclairer, et il écrivit St.-Prosper, comme
-un nouvel appui à son système sur les noms
-de baptême.&mdash;Et j'oserai dire que, vu le
-désintéressement qu'il apportoit dans la recherche
-de la vérité, il auroit trouvé un
-trésor dans le tombeau de St.-Prosper, qu'il
-ne se seroit pas cru si riche. C'étoit la visite la
-plus heureuse, la plus utile qu'on eût jamais
-rendue à la mort. Enfin, mon père fut si
-charmé de sa découverte, qu'il se décida sur-le-champ
-à passer un jour de plus à Auxerre.</p>
-
-<p>«Je verrai demain le reste de ces bonnes
-gens, dit mon père, comme nous traversions
-la place.&mdash;Et pendant ce temps-là, frère
-Shandy, dit mon oncle Tobie, le caporal et
-moi nous visiterons les remparts.»</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch14">CHAPITRE XIV.<br />
-<i>Je ne sais plus où j'en suis.</i></h2>
-
-
-<p>Me voici pour le coup dans un labyrinthe
-tout-à-fait inextricable.&mdash;Dans l'un (c'est
-celui que j'écris maintenant) j'en suis dehors
-depuis long-temps.&mdash;Dans l'autre (c'est
-celui que je dois écrire un jour) je n'en suis
-pas encore tout-à-fait sorti.&mdash;</p>
-
-<p>Il y a en toutes choses un certain degré
-de perfection; et en voulant aller au-delà,
-je me suis mis dans une situation où jamais
-voyageur ne s'est trouvé avant moi.&mdash;Car en
-ce même instant je suis sur la place d'Auxerre,
-avec mon père et mon oncle Tobie, regagnant
-l'auberge et le dîner.&mdash;J'entre en même-temps
-dans la ville de Lyon, avec ma chaise
-de poste rompue en mille pièces;&mdash;et pour
-compléter l'extravagance, je me trouve (toujours
-au même instant) sur les bords de la
-Garonne, dans un joli pavillon bâti par Pringello,
-que monsieur Salignac m'a prêté, et
-dans lequel j'écris cette rapsodie.</p>
-
-<p>&mdash;Laissez-moi me recueillir un peu, et reprendre
-ensuite le fil de mon voyage.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch15">CHAPITRE XV.<br />
-<i>Lyon.</i></h2>
-
-
-<p>«Après tout, dis-je, j'en suis bien aise;»&mdash;c'étoit
-au moment où j'entrois à pied dans
-la ville de Lyon, suivant à pas lents une charrette
-qui portoit pêle-mêle mon bagage et
-les débris de ma chaise.&mdash;«Oui, continuai-je,
-je suis charmé qu'elle soit rompue, et
-j'y vois un profit tout clair.&mdash;Il ne m'en
-coûtera pas plus de sept francs pour descendre
-par eau jusqu'à Avignon, ce qui
-m'avancera de quarante lieues: là, dis-je,
-en continuant mon calcul économique, il
-me sera facile de louer deux mules, ou même
-deux ânes si je l'aime mieux, (d'autant que
-je ne suis connu de personne)&mdash;et je traverserai
-les plaines du Languedoc presque pour
-rien. Il est clair que l'accident de ma chaise
-me vaudra au moins quatre cents livres, et
-du plaisir!&mdash;du plaisir pour deux fois autant.&mdash;Avec
-quelle rapidité, continuai-je,
-en frappant des mains, je vais descendre le
-Rhône, laissant le Vivarais à droite et le
-Dauphiné à gauche! la vîtesse du fleuve me
-laissera voir à peine les anciennes villes de
-Vienne, de Valence et de Viviers. Quelle
-nouvelle flamme pétillera dans mes esprits,
-lorsque j'arracherai une grappe pourprée sur
-les côteaux de l'Hermitage et de Côte-rotie,
-en passant au pied de ces vignobles! et
-comme mon sang se trouvera rafraîchi et
-ranimé à l'aspect de ces anciens châteaux,
-semés sur les bords du Rhône,&mdash;de ces
-châteaux fameux, d'où partoient jadis de
-courtois chevaliers pour redresser les torts
-et protéger la beauté! quand je verrai ces
-gouffres, ces rochers, ces montagnes, ces
-cataractes, et tout ce desordre de la nature,
-dont elle-même s'entoure au milieu de ses
-plus beaux ouvrages!»</p>
-
-<p>A mesure que je faisois ces réflexions, il
-me sembloit que ma chaise qui, au moment
-de son naufrage, avoit encore assez belle
-apparence, diminuoit insensiblement de valeur.&mdash;La
-peinture avoit perdu sa fraîcheur,
-et la dorure son lustre;&mdash;et le tout ensemble
-me paroissoit si pauvre, si mesquin, si pitoyable,
-en un mot si fort au dessous de la
-calèche même de l'abbesse des Andouillettes,&mdash;que,
-j'ouvrois déjà la bouche pour donner
-ma chaise à tous les diables&hellip; quand un
-petit sellier qui traversoit la rue à pas précipités,
-vint me demander d'un air effronté:
-<i>Si monsieur ne vouloit pas faire raccommoder
-sa chaise.</i> «Non parbleu, dis-je d'un ton
-d'humeur.»&mdash;<i>Monsieur aimeroit peut-être
-mieux la vendre.</i>&mdash;«Oh! de tout mon
-c&oelig;ur, lui dis-je;&mdash;il y a du fer pour quarante
-francs, les glaces peuvent valoir autant,
-et je vous donne le reste par-dessus le marché.»</p>
-
-<p>«Que d'argent cette chaise m'aura rapporté,
-dis-je, pendant qu'il me comptoit la
-somme!» C'est ma méthode ordinaire d'enregistrer
-les petits accidens de la vie; je les
-estime un sou chacun, de quelque nature
-qu'ils soient.</p>
-
-<p>Dis, ma chère Jenny,&mdash;dis à ces messieurs
-comment je me suis conduit dans un
-accident de l'espèce la plus accablante qui
-puisse arriver à un homme aussi fier de son
-sexe que je le suis et qu'on doit l'être.&mdash;</p>
-
-<p>&mdash;C'est assez, me dis-tu, en te rapprochant
-de moi, tandis que je me tenois debout,
-les yeux baissés, mes jarretières à la
-main, et que je réfléchissois sur l'événement
-qui devoit avoir et qui n'avoit pas eu lieu.&mdash;C'est
-assez, Tristram, me dis-tu.&mdash;J'ai
-vu ta bonne volonté, et je suis contente.&mdash;</p>
-
-<p>&mdash;Un autre eût voulu s'abymer dans les
-entrailles de la terre.&mdash;</p>
-
-<p>«A quelque chose malheur est bon, répliquai-je,
-et l'on ne peut tirer parti de tout.</p>
-
-<p>&mdash;«J'irai passer six semaines dans le pays
-de Galles, et j'y boirai du lait de chèvre,
-et mon accident me vaudra sept années de
-vie.»&mdash;</p>
-
-<p>Oh! j'ai le plus grand tort de me plaindre
-de la fortune, de lui reprocher ses rigueurs,
-et cette foule de petits chagrins dont elle
-n'a cessé de m'accabler!&mdash;Si j'ai quelque
-reproche fondé à lui faire, c'est de ne m'avoir
-pas plus maltraité encore. Suivant ma manière
-de compter, une vingtaine de malheurs
-bien conditionnés m'auroient rapporté plus
-qu'une pension de cent guinées:&mdash;or cent
-guinées ou à-peu-près, c'est à quoi se borne
-mon ambition. Je ne me soucie pas d'avoir
-à payer les retenues d'une somme plus considérable.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch16">CHAPITRE XVI.<br />
-<i>Vexation.</i></h2>
-
-
-<p>Pour ceux qui se connoissent en vexations,
-et qui les appellent par leur nom, il ne sauroit
-y en avoir une pire que de passer presque
-tout un jour à Lyon, la ville de France la
-plus opulente, la plus commerçante, la plus
-riche en restes précieux de l'antiquité,&mdash;et
-ne pouvoir la visiter,&mdash;en être empêché
-par quelque cause que ce soit, c'est déjà une
-vexation; mais en être empêché par une vexation,
-c'est ce que tout philosophe appellera
-à bon droit: vexation sur vexation.</p>
-
-<p>J'avois pris mes deux tasses de café au lait,
-(ce qui, par parenthèse, est excellent pour
-la consomption; mais il faut que le café et
-le lait aient bouilli ensemble,&mdash;autrement
-ce n'est que du café et du lait.)&mdash;Il étoit
-huit heures du matin, le bateau ne partoit
-qu'à midi, et j'avois le temps de voir et de
-connoître Lyon, assez pour en fatiguer à
-mon retour les oreilles de tous les amis que
-je puis avoir dans le monde.&mdash;</p>
-
-<p>&mdash;«J'irai d'abord à la cathédrale, dis-je,
-en regardant ma liste, et je verrai le mécanisme
-merveilleux de la fameuse horloge de
-Lippius de Bâle.»&mdash;</p>
-
-<p>Il faut que j'avoue ici mon ignorance. De
-toutes les choses du monde, (desquelles il
-y a fort peu que je comprenne) celle que
-je comprends le moins, c'est la mécanique.&mdash;Mon
-esprit, mon goût, mon imagination,
-tout s'y refuse: et mon cerveau est
-si entiérement bouché pour tout ce qui y a
-rapport, que je déclare solemnellement que
-je n'ai jamais pu concevoir le mécanisme
-d'une cage d'écureuil, ni de la roue d'un
-gagne-petit, quoique j'aie étudié l'une à
-plusieurs reprises avec la plus grande attention,
-et que je me sois tenu auprès de l'autre
-des heures entières avec une patience angélique.</p>
-
-<p>&mdash;«N'importe, dis-je, je verrai le jeu
-surprenant de cette fameuse horloge, et c'est
-par-là que je commencerai. J'irai ensuite
-visiter la grande bibliothèque des Jésuites,
-et je tâcherai de voir, s'il est possible, les
-trente volumes de l'<i>Histoire de la Chine</i>,
-écrite, (non en langue tartare) mais en
-langue chinoise, et avec des caractères chinois.»</p>
-
-<p>Or, j'entends tout aussi peu la langue
-chinoise que le mécanisme de la sonnerie de
-Lippius;&mdash;et je laisse aux curieux à expliquer
-pourquoi ces deux articles se trouvoient
-les premiers sur ma liste.&mdash;C'est encore
-ici un des problêmes de la nature, une des
-bizarreries de cette dame capricieuse;&mdash;et
-ses vrais amateurs ont le même intérêt que
-moi à en deviner la source.</p>
-
-<p>«Quand nous aurons vu ces deux curiosités,
-dis-je, de manière à être entendu du
-valet de place qui se tenoit derrière moi,&mdash;il
-n'y aura pas de mal que nous allions
-à l'église de saint Irénée, pour voir le pilier
-auquel Jésus-Christ fut attaché;&mdash;et nous
-verrons ensuite la maison où demeuroit
-Ponce-Pilate.&mdash;Ces deux choses-ci, dit le
-valet de place, ne se voient qu'à la ville
-voisine,&mdash;à Vienne.&mdash;Tant mieux, dis-je,
-en me levant brusquement de ma chaise, et
-me promenant dans ma chambre avec des
-enjambées deux fois plus grandes que mon
-pas ordinaire.&mdash;Je verrai d'autant plutôt le
-tombeau des deux amans.»&mdash;</p>
-
-<p>Je pourrois de même laisser à deviner aux
-curieux quelle fut la cause de ce mouvement
-précipité, et pourquoi je fis de grandes enjambées
-en prononçant ces mots; mais comme
-cela ne regarde en rien le mécanisme de la
-sonnerie, il vaut autant pour le lecteur que
-je lui explique moi-même.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch17">CHAPITRE XVII.<br />
-<i>Les deux amans.</i></h2>
-
-
-<p>Oh! il y a dans la vie de l'homme une
-époque charmante.&mdash;C'est lorsque son cerveau
-étant encore tendre et flexible, et toutes
-ses sensations promptes et faciles,&mdash;l'histoire
-de deux amans passionnés, séparés l'un
-de l'autre par de cruels parens, et par une
-destinée plus cruelle encore&hellip;</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Paulin, c'est l'amant;</div>
-<div class="verse">Pauline, c'est son amante:</div>
-</div>
-
-<p>Chacun ignorant le sort de l'autre&hellip;</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Lui&mdash;à l'est;&mdash;l'autre&mdash;à l'ouest.&mdash;</div>
-</div>
-
-<p>Paulin fait esclave par les Turcs, et mené
-à la cour de l'empereur de Maroc, où la
-princesse de Maroc devenant éperdument
-amoureuse de lui, le retient vingt ans en
-prison, ne pouvant vaincre sa constance pour
-Pauline.&mdash;</p>
-
-<p>Elle, (Pauline) pendant tout ce temps
-errant pieds nuds, les cheveux épars, sur
-les rochers et les montagnes pour chercher
-son amant:&mdash;<i>Paulin! cher Paulin!</i>&mdash;Et
-faisant redire son nom aux échos des collines
-et des vallées:&mdash;Paulin!&mdash;Paulin!</p>
-
-<p>Noyée dans les larmes, abymée dans le
-désespoir,&mdash;assise à la porte de chaque
-ville, de chaque village:&mdash;<i>Mon cher amant,
-mon cher Paulin a-t-il passé là? Personne
-n'a-t-il vu mon cher Paulin?</i> Et parcourant
-ainsi tout ce vaste univers: jusqu'à ce qu'enfin
-un hasard inespéré les ramenant tous deux,
-quoique par différens côtés, au même instant
-de la nuit, à une des portes de Lyon, leur
-patrie commune, et chacun d'eux s'écriant
-à-la-fois avec un accent trop bien connu:</p>
-
-<p><i>Mon cher Paulin,&mdash;ma chère Pauline,&mdash;vit-il,
-vit-elle&mdash;encore?</i></p>
-
-<p>Ils se reconnoissent sans se voir, ils volent
-dans les bras l'un de l'autre, et meurent de
-joie en s'embrassant.</p>
-
-<p>&mdash;Il y a, dis-je, une époque charmante
-dans la vie de tout homme sensible.&mdash;C'est
-quand une pareille histoire lui plait, le touche,
-l'intéresse davantage, que tous les rogatons,
-bribes et fragmens de l'antiquité, qu'il rencontre
-en foule chez tous les voyageurs.</p>
-
-<p>C'étoit tout ce qui m'avoit frappé en lisant
-les détails que Spon et les autres nous ont
-laissés sur la ville de Lyon. Mais ce qui acheva
-de me charmer, fut ce que je trouvai depuis
-dans un autre voyageur, (Dieu sait lequel)
-qui rapporte qu'un tombeau fut érigé à la
-fidélité de Paulin et de Pauline; et placé près
-de cette même porte qu'ils avoient consacrée
-par leur mort touchante.&mdash;Et sur ce tombeau,
-ajoute l'auteur, les amans vont encore
-aujourd'hui évoquer leurs ombres, et les
-prendre à témoin de leurs sermens.&mdash;</p>
-
-<p>Je doute qu'en aucun temps de ma vie j'eusse
-pu me soumettre à un tel genre d'épreuves;&mdash;mais
-ce tombeau des amans revenoit sans
-cesse à mon imagination. Je ne pouvois parler
-de Lyon, ou seulement y penser,&mdash;que
-dis-je? je ne pouvois voir une étoffe de Lyon,
-sans que ce précieux monument de fidélité
-antique me revînt à l'idée.&mdash;Et j'ai souvent
-dit dans ma manière libre de m'exprimer (peut-être
-même avec quelque irrévérence) que ce
-tombeau, tout négligé qu'il étoit, me sembloit
-d'un aussi grand prix que celui de la
-Mecque, et même que la Santa Casa de Lorette,
-à la richesse près.&mdash;Je m'étois même
-promis, quoique je n'eusse aucune affaire à
-Lyon, de ne pas mourir sans avoir fait le
-pélerinage.&mdash;</p>
-
-<p>Ainsi, quoique sur la liste des choses que
-j'avois à voir à Lyon, cet article fût le dernier;
-on peut voir qu'il n'étoit pas le moins
-intéressant pour moi. En ruminant ce projet
-dans ma tête, je fis donc dans ma chambre une
-douzaine ou deux d'enjambées plus longues
-que de coutume; je descendis ensuite froidement
-dans la cour, dans le dessein de
-sortir:&mdash;Incertain si je retournerois à mon
-auberge, je demandai ma carte à l'hôte,
-je le payai; je donnai, de plus, dix sous à
-la fille; et je recevois les derniers complimens
-de monsieur le Blanc, qui me souhaitoit
-un heureux voyage, quand je fus
-arrêté à la porte.&mdash;</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch18">CHAPITRE XVIII.<br />
-<i>L'Ane.</i></h2>
-
-
-<p>C'étoit un pauvre âne avec de grands
-paniers sur le dos, qui ramassoit, comme
-par charité, des feuilles de raves et des trognons
-de choux.&mdash;Il étoit indécis,&mdash;ses
-deux pieds de devant sur le seuil, et à moitié
-engagés dans la porte,&mdash;ses deux pieds de
-derrière dans la rue;&mdash;et ne sachant pas
-bien s'il entreroit ou non.</p>
-
-<div class="figc"><img src="images/illu2.jpg" alt="[Illustration]" /></div>
-<p>Or, un âne est pour moi une espèce d'animal
-sacré. Quelque pressé que je sois, il
-m'est impossible de le frapper. La patience
-avec laquelle il endure les mauvais traitemens,
-est écrite d'une manière si naturelle
-sur sa physionomie et dans tout son maintien!
-elle plaide si puissamment pour lui!&mdash;qu'elle
-me désarme toujours, tellement que
-je ne saurois même lui parler brutalement.</p>
-
-<p>Au contraire,&mdash;quelque part que je le rencontre,
-à la ville ou à la campagne, à la
-charrette ou sous des paniers, en esclavage
-ou en liberté, j'ai toujours quelque chose
-d'honnête à lui dire:&mdash;et comme un mot
-en amène un autre, s'il est aussi dés&oelig;uvré
-que moi, j'entre en conversation avec lui.
-Sûrement mon imagination n'est jamais plus
-sérieusement occupée que lorsqu'elle m'aide
-à traduire ses réponses d'après sa contenance.
-Et si sa contenance ne s'explique pas assez
-clairement, je descends au fond de mon c&oelig;ur
-et ensuite au fond du sien, pour y trouver
-ce que, suivant l'occasion, il est naturel,
-soit à un homme, soit à un âne de penser.</p>
-
-<p>&mdash;De toutes les espèces qui sont au-dessous
-de moi, c'est, en vérité, la seule avec laquelle
-je puisse converser ainsi. Quant aux
-perroquets et aux autres oiseaux jaseurs, je
-n'ai jamais un mot à leur dire: non plus qu'aux
-singes, et par la même raison.&mdash;Les uns
-parlent, les autres agissent par routine; et
-tous me rendent également silencieux.</p>
-
-<p>Bien plus! mon chien et mon chat&hellip;
-je les aime beaucoup, et mon chien, surtout,
-qui est au désespoir de ne pouvoir
-parler.&mdash;Mais quelle qu'en soit la raison,
-il est certain que ni l'un ni l'autre ne possèdent
-le talent de la conversation.&mdash;La
-mienne avec eux, (de même que celles de
-mon père avec ma mère dans ses lits de justice,)
-ne sauroit aller plus loin qu'une demande,
-une réponse et une réplique; une
-fois ces trois choses dites, le dialogue finit.&mdash;</p>
-
-<p>Mais avec un âne! je causerois toute ma vie.</p>
-
-<p>«Viens, honnête animal, lui dis-je, voyant
-qu'il m'étoit impossible de passer entre la
-porte et lui,&mdash;veux-tu entrer? ou veux-tu
-sortir?&mdash;»</p>
-
-<p>L'âne courba son cou, et tourna la tête
-du côté de la rue.&mdash;</p>
-
-<p>«Eh! bien, répliquai-je, nous attendrons
-ton maître une minute.»</p>
-
-<p>Il ramena sa tête d'un air pensif, et regarda
-fixement de l'autre côté.&mdash;</p>
-
-<p>«Je t'entends parfaitement, répondis-je,&mdash;si
-tu fais un seul pas mal-à-propos, tu
-seras battu impitoyablement. Après tout, une
-minute n'est qu'une minute, et elle ne sera
-pas perdue, si elle me sert à éviter la bastonade
-à un de mes frères.&mdash;»</p>
-
-<p>Pendant cette conversation il mangeoit une
-tige d'artichaut, et se trouvant pressé entre
-son appétit d'une part, et l'amertume de
-la plante de l'autre, il l'avoit laissé tomber
-six fois de sa bouche, et six fois il l'avoit
-ramassée.&mdash;«Dieu te soit en aide, pauvre
-animal, dis-je! tu fais là un déjeûner bien
-amer! et le travail rend tous tes jours amers,
-et bien amère, je crois, est ta récompense!&mdash;Chacun
-mène la vie qu'il peut; mais dans
-la tienne, tout&hellip; tout est amertume.&mdash;Ta
-bouche en ce moment doit être amère comme
-la suie&hellip; (il avoit enfin rejeté sa tige
-d'artichaut.) Et dans le monde entier, peut-être,
-tu n'as pas un ami qui te donne un
-macaron!» Disant cela, je tirai de ma poche
-un cornet de macarons que je venois d'acheter,
-et je lui en donnai un.&mdash;Mais en
-ce moment où je me rappelle cette action,
-mon c&oelig;ur me reproche qu'elle partoit plutôt
-de l'idée plaisante que je me faisois de voir
-comment un âne s'y prendroit pour manger
-un macaron, que d'un véritable principe de
-bienveillance.</p>
-
-<p>Quand l'âne eut mangé son macaron, je
-le pressai d'entrer.&mdash;Le pauvre animal étoit
-horriblement chargé; ses jambes sembloient
-trembler sous lui;&mdash;il résistoit et portoit
-son poids en arrière.&mdash;Je le tirai par son
-licol,&mdash;le licol se cassa dans ma main.&mdash;L'âne
-me regarda d'un air inquiet:&mdash;<i>Au nom
-du ciel ne me frappez pas! cependant&hellip;
-si vous le voulez,&hellip; vous le pouvez.</i>&mdash;«Moi!
-te frapper, dis-je, j'aimerois mieux
-être damné.»</p>
-
-<p>Le mot n'étoit encore prononcé qu'à moitié,
-comme avoit été celui de l'abbesse des
-Andouillettes;&mdash;ainsi le péché n'étoit pas
-consommé, quand un homme qui vouloit
-entrer fit pleuvoir une grêle de coups sur
-la croupe de la pauvre bête, ce qui mit fin
-à la cérémonie.</p>
-
-<p>«Au diable, m'écriai-je!»</p>
-
-<p>L'âne se précipita pour entrer; et dans la
-violence de son mouvement, il me froissa
-rudement contre la muraille, tandis qu'un
-bout d'osier qui dépassoit le tissu de son
-panier accrocha la poche de ma culotte, et
-la déchira dans la direction la plus désastreuse
-que vous puissiez imaginer.&mdash;</p>
-
-<p><i>Au diable</i>, avois-je dit!</p>
-
-<p>&mdash;Je ne m'adressois point à l'âne,&mdash;et
-pourtant ce fut peut-être ce qui le fit entrer;&mdash;peut-être
-aussi fut-ce les coups de bâton.&mdash;C'est
-un point qui n'a pas été éclairci,
-et que je laisse à décider à messieurs de la
-société royale.&mdash;Et j'ai rapporté mes culottes
-tout exprès pour les en faire juges.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch19">CHAPITRE XIX.<br />
-<i>Le Commis.</i></h2>
-
-
-<p>Quand tout fut réparé, je descendis une
-fois dans la cour avec mon valet de place,
-dans le dessein de sortir pour aller visiter
-le tombeau des deux amans et le reste.&mdash;Mais
-je fus encore arrêté à la porte, non
-par l'âne, mais par celui qui l'avoit battu,
-et qui par une suite naturelle de sa victoire,
-s'étoit emparé du champ de bataille.&mdash;</p>
-
-<p>C'étoit un commis de la poste qui venoit
-me demander six livres et quelques sous.&mdash;</p>
-
-<p>«Et à propos de quoi, lui dis-je?&mdash;C'est
-de la part du roi, me dit le commis, en
-levant les épaules.»&mdash;</p>
-
-<p>«Mon bon ami, lui dis-je, tout comme
-je suis moi,&mdash;et que vous êtes vous&hellip;»&mdash;</p>
-
-<p>«Eh! qui êtes-vous, me dit-il?&mdash;Que vous
-importe, lui dis-je?»</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch20">CHAPITRE XX.<br />
-<i>Grande dispute.</i></h2>
-
-
-<p>«Qui que je sois, continuai-je, en m'adressant
-au commis, il est très-indubitable
-que je ne dois rien au roi de France,&mdash;si
-ce n'est bienveillance et respect.&mdash;C'est
-un très-honnête homme, et je lui souhaite
-toute sorte de joie et de santé.»&mdash;</p>
-
-<p>«Pardonnez-moi, reprit le commis, vous
-lui devez six livres quatre sous, pour la prochaine
-poste d'ici à Saint-Fons, sur la route
-d'Avignon où vous allez; laquelle étant une
-<i>poste royale</i>, vous payez double, tant pour
-les chevaux que pour le postillon: autrement
-vous en auriez été quitte pour trois livres
-deux sous.&mdash;»</p>
-
-<p>«Mais, lui dis-je, je ne vais point par terre.&mdash;Il
-ne tient qu'à vous, dit le commis.»&mdash;</p>
-
-<p>«Vous êtes bien bon, lui dis-je, en faisant
-une profonde révérence!»</p>
-
-<p>Le commis me rendit ma révérence avec
-toute la politesse et le sérieux d'un homme
-bien élevé. Jamais révérence ne m'a autant
-déconcerté.&mdash;</p>
-
-<p>«Le diable emporte la gravité de ces
-gens-là, dis-je à part!&mdash;ils ne comprennent
-non plus l'ironie que&hellip;»</p>
-
-<p>La comparaison étoit encore à côté de
-nous avec ses paniers sur le dos.&mdash;Mais je
-n'aime pas à dire des vérités trop dures. Au
-moment où je regardois l'âne, sa bonhomie
-me rendit la mienne, et arrêta ma langue;&mdash;je
-n'achevai pas la comparaison.</p>
-
-<p>&mdash;«Monsieur, dis-je après m'être un peu
-recueilli,&mdash;mon intention n'est pas de prendre
-la poste.»&mdash;</p>
-
-<p>«Mais il ne tient qu'à vous, dit-il, persistant
-dans sa première réponse.&mdash;Personne
-ne s'oppose à ce que vous preniez la poste.&mdash;Ma
-volonté, dis-je, s'y oppose.»&mdash;</p>
-
-<p>«Eh bien! celle du roi est que vous n'en
-payiez pas moins.»&mdash;</p>
-
-<p>«Bonté du ciel, m'écriai-je!»&mdash;</p>
-
-<p>«Mais je voyage par eau,&mdash;je m'embarque
-sur le Rhône à midi,&mdash;mon bagage
-est dans le bateau,&mdash;je viens de payer neuf
-francs pour mon passage.»&mdash;</p>
-
-<p>«C'est égal; c'est tout un, dit le commis.»&mdash;</p>
-
-<p>«Bon Dieu! quoi! payer pour la route
-que je prends et pour celle que je ne prends
-pas!»&mdash;</p>
-
-<p>«C'est égal, répondit le commis.»&mdash;</p>
-
-<p>«C'est le diable, dis-je.&mdash;Mais j'aime
-mieux être enfermé dans dix mille Bastilles
-que de&hellip;</p>
-
-<p>»O Angleterre, Angleterre, m'écriai-je,
-en tombant à genoux, comme je commençois
-l'apostrophe! tu es le pays de la liberté et le
-climat du bon sens; tu es la plus tendre des
-mères, et la meilleure des nourrices!»&mdash;</p>
-
-<p>Le directeur de la conscience de madame
-Leblanc survenant en ce moment, et voyant
-un homme vêtu de noir, aussi pâle que la
-mort, paroissant plus pâle encore par le
-contraste de son habit, et dans l'attitude
-d'un homme qui prie, me demanda si je
-n'avois pas besoin des secours de l'église.&mdash;</p>
-
-<p>«Hélas, dis-je! j'ai besoin des secours de
-la justice, et je vois bien que je ne les obtiendrai
-jamais avec cet homme-ci.»</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch21">CHAPITRE XXI.<br />
-<i>La paix est faite.</i></h2>
-
-
-<p>Voyant que le commis de la poste vouloit
-décidément avoir ses six livres quatre sols,
-tout ce qui me restoit à faire étoit de lui
-dire quelque chose d'assez piquant pour
-valoir à-peu-près mon argent.</p>
-
-<p>Voici donc comment je m'y pris.</p>
-
-<p>«Dites-moi, de grace, monsieur le commis,
-par quelle courtoisie, et en vertu de
-quelle loi, vous traitez un pauvre étranger
-sans défense tout justement à rebours d'un
-François?»&mdash;</p>
-
-<p>«J'en suis bien éloigné, me dit-il.»&mdash;</p>
-
-<p>«Pardonnez-moi, dis-je, monsieur, vous
-avez commencé par déchirer mes culottes,
-et à-présent vous me demandez mes poches.&mdash;Au
-lieu que si vous aviez d'abord pris mes
-poches, et que vous m'eussiez ensuite laissé
-aller sans culottes, je n'aurois rien à dire.&mdash;</p>
-
-<p>»Mais la façon dont on me traite est
-contraire à la loi de nature,&mdash;contraire à la
-loi de raison,&mdash;contraire à la loi de l'évangile.»&mdash;</p>
-
-<p>«Mais non pas contraire à ceci, dit-il, en
-me présentant un papier imprimé.»</p>
-
-
-<p class="c"><i>DE PAR LE ROI.</i></p>
-
-<p>«Voilà, dis-je, un préambule touchant!»
-Et je me mis à lire&hellip;</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p class="noindent">&hellip; «J'entends, dis-je, après avoir parcouru
-sa pancarte;&mdash;c'est-à-dire, qu'un
-homme qui part de Paris en chaise de poste,
-est obligé de voyager ainsi tout le reste de
-sa vie, ou de payer l'amende.&mdash;Excusez-moi,
-dit le commis; ce n'est pas là l'esprit
-de l'ordonnance. Mais que si vous partez
-avec le projet d'aller en poste de Paris à
-Avignon, vous ne pouvez changer d'avis ni
-prendre une autre manière de voyager, sans
-payer au préalable aux fermiers des postes
-plus loin que celle où le repentir vous prend,
-et cela est fondé, continua-t-il, sur ce qu'il ne
-faut pas que les revenus du roi souffrent de
-votre légèreté.»&mdash;</p>
-
-<p>«Oh! par le ciel, m'écriai-je! si on taxe
-la légèreté en France, ce que j'ai de mieux
-à faire c'est de conclure avec vous la meilleure
-paix que je pourrai.»</p>
-
-<p>Et la paix fut ainsi faite.&mdash;</p>
-
-<p>Et si elle ne vaut rien, comme c'est Tristram
-Shandy qui en a rédigé les articles, Tristram
-Shandy mérite seul d'être pendu.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch22">CHAPITRE XXII.<br />
-<i>Tablettes perdues.</i></h2>
-
-
-<p>Quoique je sentisse bien que tout ce que
-j'avois dit au commis pouvoit valoir ses six
-livres quatre sols, j'étois pourtant déterminé
-à faire note de cet impôt sur mes tablettes
-avant que de quitter la place.&mdash;Ainsi, je
-mis la main dans la poche de mon habit
-pour chercher mes tablettes.&mdash;Mon aventure
-peut servir d'avis aux voyageurs à venir
-de prendre un peu plus garde aux leurs&hellip;
-les miennes n'y étoient plus.&mdash;</p>
-
-<p>Jamais aucun voyageur désolé n'a fait pour
-ses tablettes autant de train et de carillon
-que j'en fis pour les miennes.</p>
-
-<p>«&mdash;Ciel! terre! mer! feu! m'écriai-je,
-appelant tous les élémens à mon secours, on
-m'a volé mes tablettes!&mdash;que vais-je devenir?&mdash;Monsieur
-le commis, de grace, mes
-tablettes où étoient mes remarques, ne les
-ai-je pas laissées échapper tandis que nous
-causions ensemble?»&mdash;</p>
-
-<p>«Quant aux remarques, dit-il, vous en
-avez laissé échapper un bon nombre de fort
-extraordinaires.&mdash;Bon! dis-je, vous n'avez
-rien vu.&mdash;Il n'y en avoit que pour six livres
-quatre sous.&mdash;Mais les autres?&mdash;(il secoua
-la tête). Monsieur Leblanc, madame Leblanc,&mdash;n'avez-vous
-pas vu mes papiers?&mdash;La fille,
-courez dans ma chambre.&mdash;François, suivez-la.
-Il faut que j'aie mes tablettes.&mdash;Ce sont,
-m'écriai-je, les tablettes les plus précieuses,
-les plus sages, les plus ingénieuses.&mdash;Que
-faut-il que je fasse?&mdash;de quel côté dois-je
-tourner?»&mdash;</p>
-
-<p>Sancho Pança, quand il perdit ses provisions
-et son âne, ne s'affligea pas plus amèrement.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch23">CHAPITRE XXIII.<br />
-<i>Elles sont trouvées.</i></h2>
-
-
-<p>Quand les premiers transports furent
-passés, et que les registres de ma cervelle
-furent un peu revenus de l'horrible confusion
-où le choc de tant d'accidens réunis les avoit
-jetés, il me revint en mémoire que j'avois
-laissé mes tablettes dans la poche de ma
-chaise; et qu'en vendant ma chaise au sellier,
-je lui avois aussi vendu mes tablettes.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p class="gap">&mdash;Ici je laisse trois lignes en blanc, pour
-que le lecteur puisse y placer le jurement qui
-lui est le plus familier. Quant à moi, je pense
-que s'il m'est jamais échappé un jurement
-bien complet, bien marqué, ce fut en cette
-occasion. «*********! m'écriai-je, ainsi donc,
-mes remarques si pleines d'esprit, et qui valoient
-quatre cents guinées! j'ai été les vendre
-à un sellier pour quatre louis d'or!&mdash;et,
-par le ciel! je lui ai donné par-dessus le
-marché une chaise qui en valoit six!&mdash;encore
-si c'eût été quelque libraire célèbre, qui, en
-quittant son commerce, eût eu besoin d'une
-chaise de poste, ou qui, en le commençant,
-eût eu besoin de mes remarques, j'y aurois
-moins de regrets.&mdash;Mais un sellier! François,
-m'écriai-je, mène-moi chez lui tout-à-l'heure.»
-François mit son chapeau, et marcha devant
-moi. J'ôtai mon chapeau en passant devant
-le commis, et je suivis François.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch24">CHAPITRE XXIV.<br />
-<i>Papillotes.</i></h2>
-
-
-<p>Quand nous arrivâmes chez le sellier, nous
-trouvâmes sa maison fermée, aussi bien que
-sa boutique.&mdash;C'étoit le huit septembre,
-jour de la Nativité de la bienheureuse vierge
-Marie, mère de Dieu.</p>
-
-<p>On avoit planté le mai, et tout le monde
-y couroit; toutes les musettes étoient en
-l'air;&mdash;c'étoit des sauts,&mdash;des cabrioles:&mdash;on
-dansoit,&mdash;on chantoit;&mdash;personne
-ne s'embarrassoit de moi ni de mes tablettes.&mdash;Je
-m'assis à la porte sur un banc, et je
-me mis à philosopher sur le malheur de ma
-position.&mdash;Par un hasard plus heureux que
-je n'ai coutume d'en rencontrer, il n'y avoit
-pas une demi-heure que j'attendois, quand
-la maîtresse entra, pour ôter ses papillottes
-avant d'aller au mai.</p>
-
-<p>Il est bon que vous sachiez que les Françoises
-aiment les mais à la folie,&hellip; presque
-autant que leurs petits chiens. Donnez-leur
-un mai, n'importe en quel mois ce soit,&mdash;elles
-y courront, elles y oublieront le
-boire, le manger et le dormir.&mdash;Et si nous
-avions la politique, en temps de guerre, de
-leur envoyer une cargaison de mais, (d'autant
-que le bois commence à devenir rare
-en France)&mdash;les femmes les planteroient
-d'abord, ensuite hommes et femmes se mettroient
-à danser à l'entour, et laisseroient le
-pays à notre discrétion.</p>
-
-<p>La femme du sellier rentra, comme je vous
-l'ai dit, pour ôter ses papillotes.&mdash;La toilette
-est pour les dames la première occupation
-de la vie. Tout en ouvrant la porte,
-la femme du sellier ôta sa coiffe, et commença
-à jetter ses papillotes:&mdash;une d'elles
-tomba à mes pieds;&mdash;je reconnus mon
-écriture.&mdash;</p>
-
-<p>«O dieux! m'écriai je, madame, vous avez
-toutes mes remarques sur la tête.&mdash;J'en
-suis bien mortifiée, dit-elle.&mdash;Il est bien
-heureux pour elles, pensai-je, qu'elles se
-soient arrêtées à la superficie. Pour peu
-qu'elles eussent pénétré plus avant, elles
-auroient mis une caboche femelle, et surtout
-françoise, dans une telle confusion, que
-mieux auroit fallu pour elle demeurer toute
-l'éternité sans être frisée.»&mdash;</p>
-
-<p>&mdash;Tenez, dit-elle.&mdash;Et sans avoir la
-moindre idée de la nature de mes souffrances,
-elle ôta ses papillotes, et les mit gravement
-l'une après l'autre dans mon chapeau. L'une
-étoit tortillée d'une façon, l'autre tortillée
-de l'autre.&mdash;«Et par ma foi, dis-je, si elles
-sont jamais publiées, on verra bien un autre
-tortillage.»</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch25">CHAPITRE XXV.<br />
-<i>La colique.</i></h2>
-
-
-<p>«Allons voir l'horloge, dis-je, de l'air
-d'un homme que les difficultés n'arrêtent
-pas,&mdash;allons voir l'<i>Histoire de la Chine</i>
-et le reste. Rien ne sauroit à présent m'en
-empêcher,&mdash;si ce n'est le temps, dit François;
-car il est près d'onze heures.&mdash;Il n'y
-a qu'à marcher plus vîte, dis-je.» Et nous
-prîmes le chemin de la cathédrale.</p>
-
-<p>Dans la vérité de mon c&oelig;ur, je ne puis
-dire que j'aie éprouvé la moindre peine,
-quand un sacristain que je rencontrai sur la
-porte, me dit que la fameuse horloge de
-Lippius étoit toute détraquée, et qu'elle
-n'alloit plus depuis plusieurs années. «J'en
-aurai plus de temps, me dis-je à moi-même,
-pour parcourir l'<i>Histoire de la Chine</i>; et
-d'ailleurs, je suis plus en état de rendre
-compte de l'horloge depuis qu'elle ne va
-plus, que si elle eût été dans son état florissant.»</p>
-
-<p>Ainsi donc je m'acheminai au collége des
-Jésuites.</p>
-
-<p>Il en est du projet que j'avois de voir cette
-<i>Histoire de la Chine</i>, comme de beaucoup
-d'autres que je pourrois citer, qui ne frappent
-l'imagination que de loin; car à mesure
-que je m'approchois de l'objet, mon sang
-se réfroidissoit; peu à peu ma fantaisie
-passa, tellement que je n'aurois pas donné
-une obole pour la satisfaire.&mdash;La vérité
-étoit, qu'il me restoit peu de temps, et que
-mon c&oelig;ur m'entraînoit au tombeau des deux
-amans.&mdash;«Je prie le ciel, dis-je, en saisissant
-le marteau pour frapper, que la clef
-de la bibliothèque ne se trouve point.» Il
-en arriva autrement; mais la chose revint
-au même.</p>
-
-<p>Tous les Jésuites avoient la colique, et
-une colique telle qu'ils n'en sont pas encore
-guéris.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch26">CHAPITRE XXVI.<br />
-<i>Le tombeau des amans.</i></h2>
-
-
-<p>Je connoissois le tombeau des amans, comme
-si j'eusse demeuré vingt ans à Lyon.&mdash;Je
-savois qu'il falloit tourner à main droite en
-sortant de la porte qui conduit au faubourg
-de Vèse.&mdash;J'envoyai François au bateau,
-afin de pouvoir rendre l'hommage que j'avois
-si long-temps différé sans témoin de ma foiblesse.&mdash;J'étois
-transporté de joie pendant
-tout le chemin. Quand j'aperçus la porte qui
-me déroboit la vue du tombeau, je sentis
-mon c&oelig;ur embrâsé.</p>
-
-<p>«Tendres et fidèles esprits, m'écriai-je,
-en parlant à Paulin et à Pauline,&mdash;long-temps,&mdash;trop
-long-temps j'ai tardé à verser
-cette larme sur votre tombeau.&mdash;Je viens&hellip;
-je viens&hellip;»</p>
-
-<p>Quand je fus venu, je ne trouvai point
-de tombeau sur lequel je pusse verser de
-larmes.</p>
-
-<p>Que n'aurois-je pas donné pour que mon
-oncle Tobie eût pu me prêter en ce moment
-son lilaburello?</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch27">CHAPITRE XXVII.<br />
-<i>Je suis sur le pont d'Avignon.</i></h2>
-
-
-<p>Du tombeau des amans,&mdash;ou plutôt du
-lieu où il devoit être, et où je n'en trouvai
-pas vestige, je volai pour rejoindre le bateau,
-où j'eus à peine le temps d'arriver.&mdash;Nous
-partîmes; et dès que nous eûmes parcouru
-une centaine de toises, le Rhône et la Saône
-se réunirent, et nous firent voguer le plus
-agréablement du monde.</p>
-
-<p>Mais mon voyage sur le Rhône a été décrit
-d'avance.</p>
-
-<p>Me voici à Avignon;&mdash;et comme cette
-ville n'offre rien d'intéressant qu'une vieille
-maison où a demeuré le duc d'Ormond, et
-ne me donne lieu qu'à une seule remarque
-qui sera faite en peu de mots,&mdash;dans trois
-minutes vous allez me voir traverser le pont
-d'Avignon, affourché sur une mule,&mdash;François
-me suivant à cheval avec mon porte-manteau
-en croupe,&mdash;et devant nous, entamant
-fiérement le chemin, un homme en
-guêtres, avec une longue carabine sur l'épaule
-et une grande rapière sous le bras. C'est celui
-qui nous a loué nos montures, et qui sans
-doute est bien aise de s'assurer de nous et
-d'elles.</p>
-
-<p>A dire vrai, si vous eussiez vu mes culottes
-quand j'entrai dans Avignon; si vous
-les eussiez vues, surtout quand je voulus
-enjamber ma mule, vous n'auriez pas trouvé
-la précaution de l'homme si déplacée, et
-vous n'auriez pu intérieurement lui en savoir
-mauvais gré. Quant à moi, je trouvai
-son procédé tout naturel; et voyant bien
-que l'état délabré de mes culottes pouvoit
-l'avoir porté à s'armer ainsi de toutes pièces,
-je me promis de lui en faire cadeau quand
-nous serions au terme de notre voyage.</p>
-
-<p>Mais avant d'aller plus loin, souffrez que
-je me débarrasse de la remarque que je vous
-ai promise sur Avignon, et que voici:&mdash;Quoi!
-parce que le vent aura fait voler le
-chapeau de dessus la tête d'un homme en
-entrant à Avignon, cet homme se croira
-fondé à dire et à soutenir, qu'Avignon est
-la ville de France la plus exposée au vent;
-rien n'est plus absurde, et pour moi, je ne
-tins aucun compte de cet accident, jusqu'à
-ce que mon hôte, que je consultai là-dessus,
-m'eût assuré qu'en effet Avignon étoit extrêmement
-sujet aux coups de vent, et que cela
-même avoit passé en proverbe.&mdash;J'en fais
-la remarque, surtout afin que les savans
-puissent m'expliquer la cause de ce phénomène;
-quant à la conséquence, je la vis
-d'abord.&mdash;Ils sont tous à Avignon, comtes,
-ducs et marquis; le menu peuple est baron.&mdash;On
-ne sauroit s'en faire entendre, pour
-peu qu'il y ait de vent.</p>
-
-<p>«Oh! l'ami, fais-moi le plaisir de tenir
-ma mule pour un moment.&mdash;Il faut que
-j'ôte une de mes bottes qui me blesse le
-pied.» L'homme se tenoit les bras croisés
-à la porte de l'auberge; et moi, persuadé
-qu'il avoit quelque emploi dans la maison ou
-dans l'écurie, je lui mis la bride de ma mule
-dans la main. Je raccommodai ma botte, et
-quand j'eus fini, je me retournai pour reprendre
-ma mule, et remercier monsieur le
-marquis.&mdash;</p>
-
-<p>Monsieur le marquis étoit déjà rentré.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch28">CHAPITRE XXVIII.<br />
-<i>Plaines sans fin.</i></h2>
-
-
-<p>J'avois alors tout le midi de la France,
-des rives du Rhône aux bords de la Garonne,
-à traverser tout à mon aise sur ma mule. Je
-dis, <i>tout à mon aise</i>, car j'avois laissé la
-mort bien loin derrière moi, et Dieu, et Dieu
-tout seul, sait à quelle distance.</p>
-
-<p>«J'ai poursuivi plus d'un homme en France,
-dit-elle, mais jamais un train si enragé.»
-Cependant elle me poursuivoit toujours,
-toujours je la fuyois; mais je la fuyois gaîment:
-elle me poursuivoit encore, mais
-comme celui qui poursuit sa proie sans espérance
-de l'atteindre. Elle s'amusoit en chemin,
-et chaque pas qu'elle perdoit la rendoit
-plus traitable. «Eh! pourquoi, m'écriai-je,
-me presserois-je si fort?»</p>
-
-<p>Ainsi, malgré ce que m'avoit dit le commis
-de la poste, je changeai encore une fois mon
-allure; et après une course aussi rapide,
-aussi précipitée que celle que je venois de
-faire, je pensai avec délices au plaisir que
-j'allois avoir de traverser les riches plaines
-du Languedoc, aussi lentement que ma mule
-voudrait laisser tomber son pied.&mdash;</p>
-
-<p>Rien n'est plus agréable pour un voyageur,
-ni plus fâcheux pour un homme qui écrit
-son voyage, qu'une plaine vaste et riche,
-surtout si elle ne présente ni pont ni grande
-rivière, et si elle n'offre à l'&oelig;il que le tableau
-d'une abondance monotone.&mdash;Après nous
-avoir dit que le pays est superbe, charmant,&mdash;que
-le sol est fertile, et que la nature
-y étale tous ses trésors,&mdash;il lui reste éternellement
-sur les bras une grande plaine
-inutile, et dont il ne sait que faire. Il arrivera
-enfin à quelque ville.&mdash;Foible ressource!
-Au sortir de la ville, il retrouvera une plaine,
-et puis encore une autre.&mdash;</p>
-
-<p>Quel supplice!&mdash;voyons si je viendrai à
-bout de m'y faire soustraire.&mdash;</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch29">CHAPITRE XXIX.<br />
-<i>Nannette.</i></h2>
-
-
-<p>Je n'avois pas encore fait trois lieues et
-demie, que l'homme au fusil commença à
-regarder à son amorce.&mdash;</p>
-
-<p>J'avois déjà fait trois pauses différentes,
-dont chacune m'avoit fait perdre un demi-mille
-au moins. La première avec un marchand
-de tambours; la seconde avec deux
-Franciscains; la troisième avec une vendeuse
-de figues de Provence.</p>
-
-<p>Je voulois acheter son panier; le marché
-fut conclu à quatre sols, et l'affaire alloit
-être consommée sur-le-champ; mais il survint
-un cas de conscience.&mdash;Quand j'eus
-payé les figues, il se trouva dans le fond
-du panier deux douzaines d'&oelig;ufs recouverts
-avec des feuilles de vignes. Je n'avois pas
-eu l'intention d'acheter des &oelig;ufs, ainsi je
-n'y avois aucun droit. J'aurois pu réclamer
-la place qu'ils occupoient; mais à quoi bon
-cette chicanne? j'avois bien assez de figues
-pour mon argent.</p>
-
-<p>La difficulté étoit que je voulois avoir le
-panier, et que la marchande vouloit le garder.&mdash;Sans
-le panier elle ne savoit que faire de
-ses &oelig;ufs,&mdash;sans le panier, je n'avois que
-faire de mes figues;&mdash;d'autant que celles-ci
-étoient déjà trop mûres, et que la plupart
-étoient crevées par le côté. Il s'éleva là-dessus
-une petite contestation, et après différens
-biais proposés, voici le parti dont nous convînmes.&mdash;</p>
-
-<p>Ah! je devine&hellip;&mdash;Vous devinez, monsieur.
-Oh! je vous défie, tout habile que
-vous êtes,&mdash;je défierois le diable lui-même,
-(à moins qu'il ne se soit mêlé de cette affaire,
-ce que je croirois assez,) de former une seule
-conjecture approchante de la vérité, sur l'espèce
-de traité que nous conclûmes pour nos
-&oelig;ufs et nos figues.&mdash;Vous le saurez un
-jour, mais non pas de sitôt. Il faut que je
-revienne bien vîte aux amours de mon oncle
-Tobie. Vous le saurez si vous venez jamais
-à lire la relation des aventures qui me sont
-arrivées en traversant cette plaine,&mdash;aventures
-que pour cette raison j'intitule:</p>
-
-
-<p class="c"><i>Histoires de la plaine.</i></p>
-
-<p>On peut croire que je ne m'y suis pas
-trouvé moins embarrassé que tous les autres
-écrivains; et que ma plume a eu une aussi
-rude besogne que la leur.&mdash;Cependant les
-impressions qui me restent de ce voyage, et
-qui en ce moment se présentent toutes à
-mon souvenir, me disent que c'est l'époque
-de ma vie où j'ai été le plus occupé, et le
-plus utilement occupé.&mdash;En effet, comme
-mes conventions avec l'homme au fusil ne
-fixoient point le temps où je lui rendrois sa
-mule, j'avois conservé une liberté entière;
-et Dieu sait comme j'en profitois! M'arrêtant
-et causant avec tous ceux qui n'alloient pas
-au grand trot, joignant ceux qui cheminoient
-devant moi, attendant ceux qui venoient derrière,&mdash;hêlant
-ceux qui traversoient mon
-chemin,&mdash;arrêtant toute espèce de mendians,
-pélerins, moines, ou chanteurs de
-rue,&mdash;ne passant pas auprès d'une femme
-juchée sur un mûrier sans lui faire un compliment
-sur sa jambe, et sans lui offrir une
-prise de tabac pour entrer en conversation;&mdash;bref,
-en saisissant ainsi les occasions de
-toute espèce que le hazard m'offrit dans ce
-voyage, je vins à bout de peupler ma plaine,
-et d'y vivre comme au milieu d'une ville.&mdash;J'y
-eus toujours une société aussi nombreuse
-que variée; et comme ma mule aimoit la
-société autant que moi, et qu'elle avoit toujours
-de son côté quelque chose à dire à
-chaque bête qu'elle rencontroit,&mdash;je suis
-assuré que nous aurions passé un mois entier
-dans Palmall, ou dans Jame's Street,
-sans y trouver autant d'aventures, et sans
-voir d'aussi près la nature humaine.&mdash;</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>O que j'aime cette franchise aimable, cette
-vivacité folâtre, qui fait tomber à-la-fois tous
-les plis du vêtement d'une Languedocienne!&mdash;Sous
-ce vêtement je crois trouver, je crois
-reconnoître cette innocence, cette simplicité
-de l'âge d'or, de cet âge tant célébré par
-nos poëtes.&mdash;Je m'abuse peut-être; mais il
-est doux de s'abuser ainsi.&mdash;</p>
-
-<p>&mdash;J'étois entre Nismes et Lunel.&mdash;C'est-là
-que croît le meilleur muscat de France;
-lequel, par parenthèse, appartient aux honnêtes
-chanoines de Montpellier. Ils vous le
-donnent de si bonne grace!&mdash;Malheur à
-celui qui en auroit bû à leur table, et qui
-pourroit leur en envier une seule goutte!&mdash;</p>
-
-<p>Le soleil étoit couché.&mdash;Tous les ouvrages
-étoient finis;&mdash;les Nymphes avoient
-rattaché leurs cheveux;&mdash;et les bergers se
-disposoient pour la danse.&mdash;Ma mule fit une
-pointe.&mdash;«Qu'as tu, lui dis-je? ce n'est qu'un
-fifre et un tambourin.&mdash;Je n'oserois passer,
-dit-elle.&mdash;Ne vois-tu pas, lui dis-je, en lui
-donnant un coup d'éperon, qu'ils courent
-à la cloche du plaisir.&mdash;Par Saint-Ignace,
-dit ma mule, en prenant la même résolution
-que celle de l'abbesse des Andouillettes;&mdash;par
-Saint-Ignace de Loyola, et tous ses
-suppots, je n'irai pas plus loin.&mdash;A la bonne
-heure, dis-je, mademoiselle.&mdash;Je ne veux
-de ma vie avoir rien à démêler avec vous
-et les vôtres.» En même-temps je sautai à
-terre, et jetant une botte dans un fossé,
-une botte dans un autre, «attendez-moi là,
-lui dis-je, car je prétends prendre ma part
-de la danse.»</p>
-
-<p>Une jeune paysanne, brûlée du soleil, se
-leva et vint à moi comme je m'avançois vers
-le groupe.&mdash;Ses cheveux châtains foncés,
-tirant un peu sur le noir, étoient renoués
-sur sa tête en une seule tresse.</p>
-
-<p>«Il nous faut un cavalier, me dit-elle,
-en me prenant les deux mains, comme si
-je les lui eusse offertes.&mdash;Et un cavalier vous
-aurez, lui dis-je, en prenant les siennes à
-mon tour.»&mdash;</p>
-
-<p>Si tu avois, Nannette, été attifée comme
-une duchesse!</p>
-
-<p>Mais ce maudit trou à ton jupon! Nannette
-ne s'en soucioit guère.</p>
-
-<p>«&mdash;Sans vous, dit-elle, nous n'aurions
-pu danser.» En quittant une de mes mains,
-avec cette politesse que donne la nature,
-elle me conduisit avec l'autre.</p>
-
-<p>Un jeune homme boiteux, qu'Apollon avoit
-gratifié d'une flûte, et qui s'étoit appris à
-jouer du tambourin, préludoit doucement
-en s'asseyant sur la butte.</p>
-
-<p>«Rattachez-moi bien vîte cette tresse, me
-dit Nannette, en me mettant un cordon dans
-la main.» Elle me fit oublier que j'étois étranger.&mdash;Toute
-la tresse se défit; il y avoit
-sept ans que nous nous connoissions.&mdash;</p>
-
-<p>Le jeune homme commença enfin avec le
-tambourin;&mdash;la flûte suivit:&mdash;nous nous
-mîmes en danse.&mdash;Maudit soit ce trou à
-ton jupon!</p>
-
-<p>&mdash;La s&oelig;ur du jeune homme, avec la voix
-qu'elle avoit reçue du ciel, chantoit alternativement
-avec son frère.&mdash;C'étoit une
-ronde gasconne, dont le refrain étoit:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i2"><i>Vive la joie,</i></div>
-<div class="verse"><i>Et nargue du chagrin.</i></div>
-</div>
-
-<p>Les bergères chantoient à l'unisson, et les
-bergers les accompagnoient une octave plus
-bas.</p>
-
-<p>&mdash;J'aurois donné un écu pour le voir recousu!&mdash;Nannette
-n'auroit pas donné deux
-sous.&mdash;Vive la joie étoit sur ses lèvres; vive
-la joie étoit dans ses yeux.&mdash;Une étincelle
-rapide d'amitié franchit l'espace qui nous
-séparoit; elle me regardoit d'un air charmant.&mdash;</p>
-
-<p>&mdash;Dieu tout-puissant, que ne puis-je vivre
-et finir mes jours ainsi!&mdash;«Juste dispensateur
-de nos plaisirs et de nos peines, m'écriai-je,&mdash;qui
-empêcheroit un homme de
-se fixer ici au sein du contentement? d'y
-danser, d'y chanter, de t'y rendre ses hommages,&mdash;et
-d'aller au ciel avec cette charmante
-brune?»</p>
-
-<p>La petite capricieuse se mit alors à danser
-en penchant sa tête de côté, et n'en fut que
-plus séduisante.&mdash;«Il est temps d'aller danser
-ailleurs, dis-je.» Ainsi, changeant seulement
-de partenaires et de tons, je dansai de Lunel
-à Montpellier, de-là à Pézénas et Beziers;
-je dansai tout au travers de Narbonne, de
-Carcassonne et de Castelnaudary;&mdash;jusqu'à
-ce qu'enfin je dansai tout seul dans le pavillon
-de Perdrillo, où tirant un papier rayé
-afin de pouvoir aller droit, sans digression
-ni parenthèse dans les amours de mon oncle
-Tobie.</p>
-
-<p>Je commençai ainsi:</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch30">CHAPITRE XXX.<br />
-<i>La Chose impossible.</i></h2>
-
-
-<p>Oui, je voulois aller droit;&mdash;mais le pourrai-je?&mdash;Dans
-ces plaines riantes, et sous
-ce soleil qui invite au plaisir, où dans ce moment
-on n'entend que des flûtes, musettes
-et chansons, où le peuple court à la vendange
-en dansant, où à chaque pas que l'on
-fait le jugement est surpris par l'imagination.&mdash;Dans
-ces plaines, dis-je, je défie, malgré
-tout ce qui a été dit sur les lignes droites
-en divers endroits de ce livre,&mdash;je défie le
-meilleur planteur de choux, soit qu'il plante
-en avant ou en arrière; (ce qui revient à-peu-près
-au même, à moins qu'il n'ait une
-préférence secrète pour une des deux méthodes)&mdash;je
-lui défie de planter ses choux
-froidement, posément et régulièrement, un
-par un, en droite ligne, et à distances égales,&mdash;sans
-aller de guingois et perdre à chaque
-pas son alignement&hellip; surtout si ces maudits
-trous de jupes ne sont pas recousus.&mdash;En
-Frize-Lande, en Finlande, en Islande,
-et dans quelques autres pays que je sais bien,
-la chose seroit peut-être plus facile.&mdash;</p>
-
-<p>&mdash;Mais dans ce beau climat, où tout parle
-aux sens et à l'imagination,&mdash;où l'on est
-sans cesse maîtrisé par ses idées,&mdash;dans ce
-pays, mon cher Eugène,&mdash;dans ce fertile
-pays de romans et de chevalerie, où je me
-trouve en ce moment, ouvrant mon écritoire
-pour écrire les amours de mon oncle
-Tobie, tandis que de ma fenêtre je vois dans
-la plaine les tours et détours que parcourt
-Julie pour retrouver son cher Diégo,&mdash;si
-tu ne viens pas à mon secours, si tu n'es
-pas mon guide.&mdash;</p>
-
-<p>Quelle espèce d'ouvrage sortira-t-il de mes
-mains?&mdash;</p>
-
-<p>Essayons cependant.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch31">CHAPITRE XXXI.<br />
-<i>Ma méthode en écrivant.</i></h2>
-
-
-<p>Il en est de l'amour comme du cocuage&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Mais quoi!&mdash;je vais commencer un
-nouveau livre, tandis que j'ai depuis si long-temps
-une chose à communiquer au lecteur!
-une chose, qui, si elle ne lui est pas communiquée
-en ce moment, ne le sera peut-être
-de ma vie, au lieu que ma comparaison
-de l'amour lui sera expliquée à quelque
-heure du jour.&mdash;Il faut que je me débarrasse
-de cette chose, après quoi je commencerai
-tout de bon.</p>
-
-<p>Or, voici cette chose.</p>
-
-<p>C'est que de toutes les manières de commencer
-un livre, qui sont maintenant pratiquées
-dans tout le monde connu, je suis
-persuadé que la mienne est la meilleure;&mdash;je
-suis sûr du moins qu'elle est la plus religieuse;&mdash;car
-j'écris d'abord la première
-phrase, et je m'abandonne à la Providence
-pour la seconde.</p>
-
-<p>C'est ce qui devroit guérir pour jamais tout
-critique du soin et de la folie d'ouvrir sa
-porte, et d'appeller à son aide ses voisins,
-ses amis, ses parens, et le diable et son train,
-pour examiner avec lui comment une de mes
-phrases en suit une autre, et comment le
-tout se lie ensemble.&mdash;</p>
-
-<p>Je voudrois que vous me vissiez cramponné
-sur le bras de mon fauteuil, et à moitié soulevé,&mdash;les
-yeux au plancher,&mdash;l'air confiant,&mdash;attrapant
-une pensée, souvent
-lorsqu'elle n'est encore qu'à moitié chemin
-pour venir à moi.&mdash;</p>
-
-<p>Je crois, en conscience, que j'en ai intercepté
-plus d'une, que le ciel destinoit à quelque autre.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch32">CHAPITRE XXXII.<br />
-<i>Moins que rien.</i></h2>
-
-
-<p>J'allois encore faire une digression sur
-Pope, sur les critiques, sur les tartuffes.&mdash;J'allois
-faire valoir ma modération, ma bonhomie.&mdash;J'allois
-retarder encore l'histoire
-des amours de mon oncle Tobie.&mdash;Mais
-par le vieux masque de velours noir de ma
-tante Dinach,&mdash;ce n'est pas là le cas.</p>
-
-<p>&mdash;Je reviens à ma comparaison.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch33">CHAPITRE XXXIII.<br />
-<i>Mon oncle Tobie reparoît.</i></h2>
-
-
-<p>Il en est de l'amour comme du cocuage.&mdash;La
-partie souffrante est au plutôt la troisième,
-et presque toujours la dernière personne
-instruite de la maison.&mdash;Cela vient,
-comme tout le monde sait, de ce que nous
-avons une demi-douzaine de mots pour une
-seule chose, et de ce que nos impressions
-varient suivant le lieu où elles prennent
-naissance.&mdash;Ce qui est de l'amour dans telle
-partie du corps humain, devient presque de
-la haine dans telle autre,&mdash;du sentiment,
-quelques pieds plus haut,&mdash;et du galimathias.&mdash;Non,
-madame, non pas là, s'il
-vous plaît,&mdash;c'est dans la tête que je veux
-dire.&mdash;Tant que les choses, dis-je, iront
-ainsi, quel fil aurons-nous pour nous conduire
-dans ce labyrinthe?</p>
-
-<p>De tous les êtres créés et incréés qui ont
-jamais fait des soliloques sur ce sujet mystique,
-mon oncle Tobie étoit certainement
-le moins propre à démêler la véritable sensation
-à travers tant de sensations différentes.&mdash;Aussi
-s'en seroit-il remis à la Providence
-et au temps, pour débrouiller un tel chaos,
-ainsi que nous faisons pour les événemens
-dont nous craignons l'issue,&mdash;si l'avis
-donné par Brigitte à Susanne, et les manifestes
-répandus par celle-ci dans le public,
-n'avoient à la fin forcé mon oncle Tobie à
-prendre la chose en considération.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch34">CHAPITRE XXXIV.<br />
-<i>Sur les buveurs d'eau.</i></h2>
-
-
-<p>Les phisiologistes anciens et modernes
-nous ont bien et dûment expliqué d'où vient
-que les <i>tisserands</i>, les <i>jardiniers</i>, les <i>gladiateurs</i>,
-et ceux dont une jambe s'est desséchée
-à la suite de quelque mal au pied,&mdash;d'où
-vient, dis-je, que tous ces gens-là ont
-toujours quelque nymphe dont le tendre c&oelig;ur
-brûle en secret pour eux.&mdash;</p>
-
-<p>Et bien! un <i>buveur d'eau</i>, (pourvu qu'il
-le soit de profession, sans fraude ni supercherie)
-est précisément dans la même catégorie.
-Non qu'au premier coup-d'&oelig;il on
-y aperçoive aucune conséquence, aucune
-logique.&mdash;En effet, dire qu'un ruisseau
-d'eau froide, tombant goutte à goutte dans
-mon estomac, allumera une torche en l'honneur
-de ma Jenny.</p>
-
-<p>Cette proposition ne frappe personne; au
-contraire, elle semble diamétralement opposée
-au cours ordinaire des effets et des
-causes.&mdash;</p>
-
-<p>Mais c'est ce qui montre la foiblesse et
-l'insuffisance de la raison humaine.&mdash;</p>
-
-<p>«Et vous ne laissez pas, monsieur, de jouir
-d'une parfaite santé?»&mdash;</p>
-
-<p>«La plus parfaite, madame, que l'amitié
-même puisse me désirer.»&mdash;</p>
-
-<p>«Quoi, monsieur! ne buvant rien, absolument
-rien que de l'eau!»&mdash;</p>
-
-<p>&mdash;Impétueux fluide! au moment que tu
-presses contre les écluses du cerveau, vois
-comme elles cèdent à ta puissance!&mdash;</p>
-
-<p>La <i>curiosité</i> paroît à la nage, faisant signe
-à ses compagnes de la suivre! elles plongent
-au milieu du courant.&mdash;</p>
-
-<p><i>L'imagination</i> s'assied en rêvant sur la
-rive.&mdash;Elle suit le torrent des yeux, et
-change les brins de paille et de jonc en mâts
-de misaine et de beau-pré.&mdash;A peine la
-métamorphose est-elle faite, que le <i>desir</i>,
-tenant d'une main sa robe retroussée jusqu'au
-genou, survient, les voit et s'en empare.&mdash;</p>
-
-<p>O vous, buveurs d'eau! est-ce donc par
-le secours de cette source enchanteresse que
-vous avez tant de fois tourné et retourné le
-monde à votre gré?&mdash;Foulant aux pieds
-l'impuissant, écrasant son visage,&mdash;et changeant
-même quelquefois la forme et l'aspect
-de la nature!&mdash;</p>
-
-<p>«Si j'étois Eugène, disoit Yorick, je voudrois
-boire plus d'eau.&mdash;Et moi aussi, dit
-Eugène, si j'étois Yorick.»&mdash;</p>
-
-<p>C'est ce qui prouve que tous deux avoient
-lu leur Longin.</p>
-
-<p>&mdash;Quant à moi, je suis résolu à ne lire de
-ma vie d'autre livre que le mien.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch35">CHAPITRE XXXV.<br />
-<i>Je m'embrouille.</i></h2>
-
-
-<p>Je voudrois que mon oncle Tobie eût été
-<i>buveur d'eau</i>, on auroit compris pourquoi,
-du premier moment que la veuve Wadman
-le vit, elle sentit quelque chose en sa faveur.&mdash;</p>
-
-<p>Quelque chose peut-être au-dessus de
-l'amitié, au-dessous de l'amour, pourtant,&mdash;quelque
-chose,&mdash;n'importe quoi,&mdash;n'importe
-où,&mdash;je ne donnerois pas un
-seul crin de la queue de ma mule, (qui franchement
-n'en a guère à perdre) pour être mis
-dans le secret.&mdash;</p>
-
-<p>Mais mon oncle Tobie n'étoit rien moins
-que <i>buveur d'eau</i>. Il ne la buvoit ni pure,
-ni mélée, ni d'aucune manière, ni en aucun
-lieu,&mdash;excepté peut-être dans quelque
-poste avancé où l'on ne pouvoit avoir de
-meilleur liqueur. Peut-être aussi dans le
-temps de sa blessure, lorsque le chirurgien
-ne cessant de lui dire qu'il falloit détendre
-ses fibres, et que la réunion de la plaie s'en
-feroit plus vîte;&mdash;mon oncle Tobie consentoit
-à en boire pour l'amour de la paix.</p>
-
-<p>&mdash;Tout le monde sait que dans la nature
-il n'y a point d'effet sans cause.&mdash;Et l'on
-sait également que mon oncle Tobie n'étoit
-ni <i>tisserand</i>, ni <i>jardinier</i>, ni <i>gladiateur</i>,
-à moins que vous prétendiez que <i>capitaine</i>
-soit l'équivalent de <i>gladiateur</i>; mais il étoit
-simplement capitaine d'infanterie. D'ailleurs,
-ceci est une explication forcée.&mdash;Nous
-n'avons donc rien à supposer que cette malheureuse
-jambe. Mais dans la présente hypothèse,
-elle ne nous serviroit qu'autant que
-son accident auroit été la suite de quelque
-mal au pied; mais la jambe de mon oncle
-Tobie n'avoit maigri par l'effet d'aucun désordre
-dans le pied.&mdash;Que dis-je? La jambe
-de mon oncle Tobie n'avoit pas maigri du
-tout. Elle étoit un peu roide et sans grâce,
-ce qui pouvoit venir du défaut total d'exercice,
-où elle étoit restée, pendant les trois
-ans que mon oncle Tobie avoit passés à la
-ville dans la maison de mon père; mais elle
-étoit forte, nerveuse, et au total c'étoit une
-jambe aussi bien faite et d'aussi bon augure
-que toute autre.&mdash;</p>
-
-<p>Je déclare que je ne me rappelle aucune
-occasion, aucun passage du livre que j'écris,
-où je me sois trouvé aussi embarrassé qu'au
-cas présent, à faire joindre les deux bouts,
-et à faire cadrer de force le chapitre que
-j'écrivois au chapitre qui devoit suivre.&mdash;On
-diroit que j'ai pris plaisir à rassembler
-les difficultés de toute espèce, uniquement
-pour voir comment je pourrois en sortir.&mdash;</p>
-
-<p>&mdash;Insensé que tu es! quoi! ces détresses
-inévitables qui n'ont cessé de t'affliger comme
-homme et comme auteur;&mdash;ces détresses,
-Tristram, ne te suffisent pas! et tu veux te
-jetter dans de nouveaux embarras!&mdash;</p>
-
-<p>&mdash;N'est-ce pas assez que tu sois endetté
-de tous côtés? N'as-tu pas dix tombereaux
-chargés des premiers volumes de ton Tristram,
-qui ne sont pas encore vendus? Et
-n'es-tu pas presque à bout de ton esprit pour
-trouver le moyen de t'en défaire?&mdash;</p>
-
-<p>&mdash;N'es-tu pas à l'heure qu'il est, tourmenté
-de ce maudit asthme que tu as gagné
-en Flandre en patinant contre le vent?&mdash;Il
-n'y a pas plus de deux mois, qu'à force
-de rire de la posture ridicule d'un cardinal,
-tu te rompis un vaisseau dans la poitrine,
-et en deux heures tu perdis tant de sang,
-qu'à en croire les médecins, si l'hémorrhagie
-eût duré une fois autant, tu en aurois perdu
-plus de quatre pintes!&mdash;</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch36">CHAPITRE XXXVI.<br />
-<i>Qu'on ne m'interrompe plus.</i></h2>
-
-
-<p>Bon Dieu! ne se taira-t-on jamais? ne pourra-t-on
-me laisser raconter mon histoire de
-suite et sans déviation!&mdash;Elle est si délicate,
-si compliquée, qu'elle peut à peine soutenir
-la transposition d'une seule syllabe;&mdash;et vous
-ne cessez de me détourner mal-à-propos!&mdash;Il
-faut cependant bien que je tâche de retrouver
-mon chemin.&mdash;</p>
-
-<p>Mais, de grâce, ne distrayez plus mon
-attention.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch37">CHAPITRE XXXVII.<br />
-<i>J'entre tout de bon en matière.</i></h2>
-
-
-<p>Mon oncle Tobie et le caporal, dans le
-dessein où ils étoient d'entrer en campagne
-aussitôt que le reste des alliés, s'étoient enfuis
-de la ville avec tant de chaleur et de
-précipitation, pour prendre possession du
-petit terrein dont nous avons si souvent parlé,
-qu'ils avoient oublié un des articles les plus
-nécessaires à leur projet. Ce n'étoit, comme
-on peut croire, ni une pioche, ni une pelle,
-ni une bêche de pionnier.</p>
-
-<p>&mdash;C'étoit un lit pour se coucher.&mdash;Tellement
-que, comme le château de Shandy
-n'étoit pas alors meublé, et que la petite
-auberge où mourut le pauvre Lefèvre n'étoit
-pas encore bâtie,&mdash;mon oncle Tobie fut
-contraint d'accepter un lit pour une nuit
-ou deux chez Mistriss Wadman,&mdash;en attendant
-que le caporal Trim, (qui, aux talens
-d'un excellent laquais, valet-de-chambre,
-cuisinier, chirurgien et ingénieur, joignoit
-celui d'un excellent tapissier,) en eût monté
-un dans la maison de mon oncle Tobie, à
-l'aide d'un menuisier et d'une ou de deux
-couturières.&mdash;</p>
-
-<p>Une fille d'Eve&hellip;; car telle étoit la veuve
-Wadman, et tout ce que je compte dire de
-son caractère, c'est qu'elle étoit:</p>
-
-<p class="c"><i>Femme dans toute l'étendue du mot.</i>&mdash;</p>
-
-<p>Une fille d'Eve eût été mieux placée à
-cinquante lieues de-là, chaudement étendue
-dans son lit, jouant avec l'étui de son couteau,
-jouant même avec toute autre chose,&mdash;que
-les yeux témoins et l'esprit occupé
-d'un homme logé, meublé, et défrayé par
-elle.</p>
-
-<p>Par tout ailleurs ce n'est rien.&mdash;Une femme
-(hors de chez elle) peut, physiquement parlant,
-regarder un homme au grand jour,
-et même le voir sous un plus grand jour qu'un
-autre.&mdash;Mais ici, sous quelque jour qu'elle
-le vît, elle ne pouvoit s'empêcher de mêler
-à son idée quelque chose de sa propre chevance,
-de le confondre pour ainsi dire avec
-son bien,&mdash;jusqu'à ce que, par des actes
-réitérés de cette dangereuse combinaison,
-elle le comprît tout-à-fait dans son inventaire.</p>
-
-<p>Et alors gare la sagesse.</p>
-
-<p>&mdash;Mais ceci n'est pas la matière d'un système,
-je l'ai déclaré d'avance.&mdash;Ni d'un
-bréviaire; car je ne me mêle du <i lang="la" xml:lang="la">credo</i> de
-personne que du mien.&mdash;Ce n'est pas une
-matière de fait non plus, au moins que je
-sache;&mdash;mais une matière purement charnelle,
-et qui sert d'introduction à ce qui va
-suivre.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch38">CHAPITRE XXXVIII.<br />
-<i>Adieu l'étiquette.</i></h2>
-
-
-<p>&mdash;Je ne parle pas à l'égard de leur grosseur,
-ni de leur finesse, ni de la forme de
-leurs goussets; mais je vous prie, madame,&mdash;vos
-chemises de nuit ne diffèrent-elles
-pas de vos chemises de jour en cette particularité,
-aussi-bien qu'en plusieurs autres;&mdash;savoir,
-qu'elles excèdent tellement les
-autres en longueur, que lorsque vous les
-avez mises, elles tombent presqu'aussi bas
-au-dessous de vos pieds, qu'il s'en faut que
-vos chemises de jour ne descendent jusqu'à
-vos pieds.&mdash;C'est du moins sur ce modèle
-que les chemises de nuit de la veuve Wadman
-avoient été coupées; d'où je présume
-que telle étoit la mode sous les règnes du
-roi Guillaume et de la reine Anne. Et si
-elle a changé (comme en Italie, où on ne
-porte point de chemise la nuit) tant pis pour
-le public.&mdash;</p>
-
-<p>&mdash;On leur donnoit alors deux aunes et
-demie de Flandre de longueur. Ainsi en supposant
-la taille ordinaire d'une femme à deux
-verges, il lui en restoit une demi-aune pour
-en disposer à sa fantaisie.</p>
-
-<p>Une veuve, qui l'est surtout depuis sept
-ans, trouve les nuits de décembre bien longues
-et bien froides; et il n'est rien dont elle ne
-s'avise pour suppléer à la chaleur qui lui
-manque.&mdash;Une petite douceur en amène
-une autre; et peu-à-peu, et d'essais en essais,
-Mistriss Wadman s'étoit formée l'habitude
-que voici; l'habitude qui, depuis deux ans,
-étoit devenue une règle invariable de son
-coucher.</p>
-
-<p>Aussitôt que la veuve Wadman étoit au
-lit, et qu'elle avoit étendu ses jambes dans
-toute leur longueur, elle appeloit Brigitte;&mdash;et
-Brigitte, avec toute la décence convenable,
-soulevoit la couverture des pieds du
-lit, prenoit la demi-aune excédente de laquelle
-nous avons parlé, la tiroit doucement avec
-les deux mains pour lui donner toute l'extension
-possible, et la plissoit légérement
-dans sa longueur;&mdash;puis prenant sur sa
-manche une grosse épingle, dont elle tournoit
-la pointe vers elle,&mdash;elle rattachoit tous les
-plis ensemble à peu de distance de l'ourlet;
-après quoi elle retroussoit le tout sous les
-pieds du lit, et souhaitoit à sa maîtresse une
-bonne nuit.&mdash;</p>
-
-<p>Tout cela s'observoit régulièrement et avec
-une méthode constante et invariable. Seulement
-Brigitte, en détroussant les pieds du
-lit pour s'acquitter de son devoir, ne consultant
-d'autre thermomètre que la disposition
-de son humeur,&mdash;elle faisoit sa besogne
-debout, à genoux, ou accroupie,&mdash;suivant
-les différens degrés de foi, d'espérance et
-de charité, qu'elle se sentoit cette nuit-là
-pour sa maîtresse.&mdash;Ainsi, il n'y avoit de
-variété que dans l'attitude de Brigitte. A tout
-autre égard, l'étiquette étoit sacrée, et auroit
-pu le disputer aux étiquettes les plus rigides
-de toutes les chambres à coucher de la chrétienté.&mdash;</p>
-
-<p>Le premier soir, aussitôt que le caporal
-eut conduit mon oncle Tobie au haut de
-l'escalier, ce qu'il fit vers les dix heures,&mdash;Mistriss
-Wadman se jeta dans son fauteuil,
-et croisant son genou droit sur son genou
-gauche, ce qui lui faisoit un point d'appui
-pour son coude, elle pencha sa joue sur
-la paume de sa main, et s'appuyant dessus,
-elle rumina jusqu'à minuit sur les deux côtés
-de la question.&mdash;</p>
-
-<p>Le second soir elle alla à son bureau; et
-ayant dit à Brigitte de lui apporter d'autres
-chandelles, et de les laisser sur la table, elle
-tira son contrat de mariage et le lut deux
-fois avec grande attention.&mdash;</p>
-
-<p>Et le troisième soir, qui étoit le dernier
-du séjour de mon oncle Tobie, quand Brigitte
-aux pieds du lit eut tiré la chemise
-de nuit, et qu'elle essaya de la rattacher avec
-la grosse épingle.&mdash;</p>
-
-<p>D'un coup de pied donné des deux talons
-à-la-fois, mais en même-temps du coup de
-pied le plus naturel que l'on pût donner dans
-sa position, elle fit sauter l'épingle des doigts
-de Brigitte.&mdash;L'étiquette, qui étoit attachée
-à l'épingle, tomba avec elle, et en tombant
-par terre, fut brisée en mille atomes.</p>
-
-<p>De tout cela, il étoit clair que la veuve
-Wadman étoit amoureuse de mon oncle
-Tobie.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch39">CHAPITRE XXXIX.<br />
-<i>Amours de mon oncle Tobie avec la veuve
-Wadman.</i></h2>
-
-
-<p>Mais la tête de mon oncle Tobie étoit
-alors occupée de bien d'autres affaires; tellement
-qu'il n'eut pas le loisir de songer à celle-ci,
-jusqu'à ce que la démolition de Dunkerque
-eût été consommée, et que les droits respectifs
-de toutes les puissances de l'Europe
-eussent été réglés.</p>
-
-<p>Cela fit un <i>armistice</i>, pour parler le langage
-de mon oncle Tobie, ou, pour parler
-celui de Mistriss Wadman, un <i>chômage</i>
-de près de onze ans.&mdash;Mais comme dans
-les cas de cette nature c'est toujours le second
-coup, (à quelque distance qu'il soit
-du premier) qui établit le combat, j'appelle
-ces amours, <i>les amours de mon oncle Tobie
-avec la veuve Wadman</i>, plutôt que <i>les amours
-de la veuve Wadman avec mon oncle Tobie</i>.</p>
-
-<p>Et cette distinction n'est pas imaginaire.
-Il n'en est pas de ceci comme de <i>bonnet blanc</i>
-et <i>blanc bonnet</i>, et de toutes autres choses
-de ce genre, sur lesquelles on dispute tous
-les jours au parlement:&mdash;dans ce cas-ci il
-y a une différence dans la nature des choses,&mdash;et
-(souffrez que je vous le dise, messieurs)
-une grande différence.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch40">CHAPITRE XL.<br />
-<i>Je bats la campagne.</i></h2>
-
-
-<p>Au moment dont je parle, comme ainsi
-soit que la veuve Wadman aimoit mon oncle
-Tobie, et que mon oncle Tobie n'aimoit
-pas encore la veuve Wadman,&mdash;la veuve
-Wadman n'avoit que deux partis à prendre;
-ou d'aller en avant et de continuer à aimer
-mon oncle Tobie, ou de se tenir en repos.&mdash;</p>
-
-<p>&mdash;La veuve Wadman ne vouloit ni l'un
-ni l'autre.&mdash;</p>
-
-<p>Bonté du ciel!&mdash;Mais j'oublie que je suis
-moi-même un peu du caractère de la veuve
-Wadman. Car toutes les fois qu'il m'arrive
-(ce qui avient quelquefois vers les équinoxes)
-que quelque divinité champêtre m'occupe,
-m'intéresse, me tourmente au point que je
-perds pour elle le boire et le manger;&mdash;tandis
-que la cruelle ne daigne pas s'informer
-si je bois ou si je mange.&mdash;</p>
-
-<p>Malédiction sur elle! je l'envoie en Tartarie,
-et de la Tartarie à la terre de Feu,
-et de la terre de Feu à tous les diables.&mdash;Bref,
-il n'y a pas un recoin en enfer où je
-ne place ma déesse, et où je ne la loge.&mdash;</p>
-
-<p>Mais comme le c&oelig;ur est foible, et que les
-marées de nos passions montent et descendent
-dix fois par minute,&mdash;je ramène bien
-vîte ma divinité; et comme je suis extrême
-en tout, je la place au beau milieu de la voie
-lactée.</p>
-
-<p>&mdash;«O la plus brillante des étoiles,&mdash;répands,
-répands ton influence&hellip;»</p>
-
-<p>Maudite soit l'étoile et son influence! par
-tout ce qui est hérissé et en guenilles, m'écriai-je,
-en ôtant mon bonnet fourré, et le
-regardant d'un air de colère,&mdash;je ne donnerois
-pas six sous pour en avoir douze de
-cette espèce!&mdash;</p>
-
-<p>Mais c'est pourtant un excellent bonnet,
-dis-je, en le mettant sur ma tête et l'enfonçant
-jusqu'aux oreilles;&mdash;il est bien chaud,
-bien doux,&mdash;surtout si vous couchez le poil
-avec la main.&mdash;</p>
-
-<p>Eh! que m'importe, répliquai-je, en suis-je
-moins malheureux?&mdash;Ici ma philosophie
-m'abandonne encore.</p>
-
-<p>Non, je ne toucherai jamais à ce pâté, (je
-change encore de métaphore) ni à la croûte,
-ni à la mie,&mdash;ni au-dedans, ni au-dehors,
-ni au-dessus,&mdash;ni au-dessous;&mdash;je le déteste,&mdash;je
-le hais,&mdash;je le répudie:&mdash;la
-vue seule m'en rend malade.&mdash;</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><span class="pfx">Il est</span> tout poivre,</div>
-<div class="verse"><span class="pfx">&nbsp;</span> tout ail,</div>
-<div class="verse"><span class="pfx">&nbsp;</span> tout épice,</div>
-<div class="verse"><span class="pfx">&nbsp;</span> tout sel,</div>
-<div class="verse"><span class="pfx">&nbsp;</span> toutes drogues du diable.</div>
-</div>
-
-<p>Par le grand archi-cuisinier des cuisiniers,
-qui ne fait, je pense, &oelig;uvre de ses dix doigts
-du matin au soir, et qui passe son temps
-à inventer pour nous les ragoûts les plus
-échauffans, je n'y toucherois pas pour le
-monde entier.&mdash;</p>
-
-<p>«O Tristram! Tristram! s'écrie Jenny.»</p>
-
-<p>«O Jenny! Jenny! lui dis-je, et cela me
-conduit au quarante et unième chapitre.»</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch41">CHAPITRE XLI.<br />
-<i>Rien.</i></h2>
-
-
-<p>«Non, pour le monde entier, je n'y toucherois
-pas, lui dis-je.»&mdash;</p>
-
-<p>Mon dieu! à quel point cette métaphore
-m'a échauffé l'imagination!</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch42">CHAPITRE XLII.<br />
-<i>Diatribe contre l'Amour.</i></h2>
-
-
-<p>C'est ce qui montre, (que la robe et
-l'église en disent tout ce qu'elles voudront;&mdash;qu'elles
-en disent;&hellip; car, quant à
-penser, tout ce qui pense, pense à-peu-près
-de même sur cet article et sur bien d'autres)&mdash;c'est
-ce qui montre, dis-je, que l'amour
-est certainement, (au moins alphabéticalement
-parlant) l'affaire de la vie la plus</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><span class="pfx">&nbsp;</span> A gitante,</div>
-<div class="verse"><span class="pfx">la plus</span> B izarre,</div>
-<div class="verse"><span class="pfx">la plus</span> C onfuse,</div>
-<div class="verse"><span class="pfx">la plus</span> D iabolique;</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">Et de toutes les passions humaines, la passion
-la plus</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><span class="pfx">&nbsp;</span> E xtravagante,</div>
-<div class="verse"><span class="pfx">la plus</span> F antasque,</div>
-<div class="verse"><span class="pfx">la plus</span> G rossière,</div>
-<div class="verse"><span class="pfx">la plus</span> H onteuse,</div>
-<div class="verse"><span class="pfx">la plus</span> I nconséquente (le K manque),</div>
-<div class="verse"><span class="pfx">et la plus</span> L unatique;&mdash;</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">Et en même-temps la chose la plus</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><span class="pfx">&nbsp;</span> M isérable,</div>
-<div class="verse"><span class="pfx">la plus</span> N iaise,</div>
-<div class="verse"><span class="pfx">la plus</span> O iseuse,</div>
-<div class="verse"><span class="pfx">la plus</span> P uérile,</div>
-<div class="verse"><span class="pfx">la plus</span> Q uinteuse,</div>
-<div class="verse"><span class="pfx">la plus</span> S urannée,</div>
-<div class="verse"><span class="pfx">et la plus</span> R idicule;</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">Quoique dans la règle l'R eût dû marcher
-avant l'S.&mdash;</p>
-
-<p>Enfin c'est une chose telle, que mon père,
-à la fin d'une longue dissertation sur ce sujet,
-disoit un jour à mon oncle Tobie: «Vous
-ne sauriez jamais, frère Tobie, combiner
-deux idées sur cette matière sans faire un
-hypallage.&mdash;Eh! bon Dieu, qu'est-ce qu'un
-hypallage, s'écria mon oncle Tobie?&mdash;</p>
-
-<p>C'est mettre la charrue devant les b&oelig;ufs,
-dit mon père.&mdash;</p>
-
-<p>Et que peuvent-ils faire dans cette posture,
-s'écria mon oncle Tobie?</p>
-
-<p>Ou bien aller en avant, dit mon père, ou
-bien se tenir en repos.</p>
-
-<p>&mdash;Or je vous ai déjà dit que la veuve
-Wadman ne vouloit faire ni l'un ni l'autre.&mdash;</p>
-
-<p>&mdash;Elle se tint cependant harnachée et caparaçonnée
-de tout point, pour guetter une
-occasion favorable.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch43">CHAPITRE XLIII.<br />
-<i>Description topographique.</i></h2>
-
-
-<p>Les destinées, qui avoient certainement
-prévu tout ce qui concernoit les amours de
-la veuve Wadman et de mon oncle Tobie,
-avoient depuis la création de la matière et
-du mouvement, (et même avec plus de
-courtoisie qu'elles n'ont coutume d'en mettre
-en pareil cas,) avoient, dis-je, établi une
-chaînes de causes et d'effets liés si étroitement
-ensemble, qu'il étoit presque impossible
-que mon oncle Tobie eût habité et
-occupé une autre maison et un autre jardin
-dans tout le monde entier, que la maison
-qui touchoit à la maison, et le jardin qui
-touchoit au jardin de mistriss Wadman.&mdash;Ce
-voisinage, joint à la commodité d'un gros
-arbre creux et touffu, placé dans le jardin
-de la veuve, et sur la palissade de mon oncle
-Tobie, fournissoit à l'aimable veuve toutes
-les occasions que son goût pour les opérations
-militaires pouvoit désirer. Elle pouvoit
-observer tous les mouvemens de mon oncle
-Tobie, et assister à ses conseils de guerre.&mdash;Et
-mon oncle Tobie, dont le c&oelig;ur étoit sans
-défiance, ayant permis au caporal (à la sollicitation
-de Brigitte) de pratiquer en osier une
-porte de communication pour prolonger les
-promenades de mistriss Wadman,&mdash;mistriss
-Wadman se trouvoit maîtresse de pousser
-ses approches jusqu'à la porte de la guérite,
-et quelquefois même, (par pure reconnoissance
-du procédé de mon oncle Tobie,) de
-former son attaque et d'assaillir mon oncle
-Tobie au fond même de sa guérite.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch44">CHAPITRE XLIV.<br />
-<i>Diverses façons de brûler une chandelle.</i></h2>
-
-
-<p>C'est une vérité triste, mais qui n'en est
-pas moins constante.&mdash;Il est prouvé par
-toutes les observations journalières qu'un
-homme peut, ainsi qu'une chandelle, être
-brûlé par l'un ou par l'autre bout;&mdash;j'entends
-pourvu qu'il ait une mêche suffisante,
-sinon tout est dit.&mdash;J'entends encore, qu'on
-ne l'allumera pas en bas; car comme en ce
-cas la flamme s'éteint ordinairement d'elle-même,
-tout est encore dit.&mdash;</p>
-
-<p>Quant à moi, comme je ne saurois supporter
-l'idée d'être brûlé comme un sot, si
-l'on me laissoit le choix sur la manière d'être
-brûlé, je voudrois qu'on m'allumât par en
-haut, afin de pouvoir brûler décemment jusqu'à
-la bobèche;&mdash;c'est-à-dire de la tête au
-c&oelig;ur, du c&oelig;ur au foie, du foie aux entrailles,
-et de-là, par les veines et les artères mésentériques,
-à travers toutes les sinuosités et
-les insertions latérales des intestins et de leur
-tunique, jusqu'au boyau que l'on appelle
-<i>aveugle</i> ou <i lang="la" xml:lang="la">c&oelig;cum</i>.</p>
-
-<p>«Je vous prie, docteur Slop, dit mon
-oncle Tobie, (en l'interrompant au moment
-qu'il prononçoit le mot <i lang="la" xml:lang="la">c&oelig;cum</i>, le soir que
-ma mère accoucha de moi,)&mdash;je vous prie,
-dit mon oncle Tobie, apprenez-moi ce que
-c'est que le <i lang="la" xml:lang="la">c&oelig;cum</i>; car tout vieux que je
-suis, j'avoue que je ne sais pas encore où
-il est situé.»</p>
-
-<p>«Le <i lang="la" xml:lang="la">c&oelig;cum</i>, répondit le docteur Slop, est
-situé entre l'<i lang="la" xml:lang="la">ilium</i> et le <i lang="la" xml:lang="la">colum</i>.»&mdash;</p>
-
-<p>«Dans un homme, dit mon père?»&mdash;</p>
-
-<p>«Et dans une femme aussi, dit le docteur
-Slop.»&mdash;</p>
-
-<p>«Je ne m'en doutois pas, dit mon père.»</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch45">CHAPITRE XLV.<br />
-<i>Attaques de la veuve Wadman.</i></h2>
-
-
-<p>Et pour s'assurer des deux systèmes, mistriss
-Wadman se promit de n'allumer mon oncle
-Tobie ni par en haut ni par en bas, mais
-de le brûler, s'il étoit possible, par les deux
-bouts à-la-fois, comme la chandelle du prodigue.</p>
-
-<p>Or, mistriss Wadman, aidée de Brigitte,
-auroit pu bouleverser pendant sept ans entiers,
-tous les magasins et arsenaux, depuis
-celui de Venise jusqu'à la tour de Londres.&mdash;Elle
-auroit pu choisir dans tout l'attirail
-de guerre et dans tous les ustensiles militaires
-destinés, soit à l'infanterie, soit à la
-cavalerie,&mdash;sans y trouver blinde ni mantelet
-aussi propre à servir son dessein, que
-l'expédient que le hasard, joint à l'invention
-de mon oncle Tobie, avoit placé sous sa
-main.&mdash;</p>
-
-<p>Je ne crois pas vous l'avoir dit;&mdash;mais
-je ne voudrois pas en répondre; il se pourroit
-que si&hellip; Quoi qu'il en soit, c'est
-une des choses qu'il vaut mieux recommencer
-que de s'amuser à disputer contre. Il y a
-beaucoup de choses de ce genre.&mdash;Vous
-saurez donc que quelque ville ou forteresse
-que le caporal eût à exécuter pendant le
-cours des campagnes de mon oncle Tobie,
-mon oncle Tobie commençoit par en mettre
-le plan en dedans de la guérite à main gauche;
-là ce plan s'attachoit par en haut avec
-deux ou trois épingles, et restoit flottant par
-en bas, pour donner la facilité de le rapprocher
-des yeux quand il étoit nécessaire.
-Si bien que dès que l'attaque fut résolue de
-la part de mistriss Wadman, les moyens en
-furent trouvés.</p>
-
-<p>En effet, une fois avancée jusqu'à la porte
-de la guérite, mistriss Wadman, en étendant
-la main droite et glissant le pied gauche par
-le même mouvement, n'avoit qu'à saisir la
-carte ou le plan, et l'avancer vers elle en
-allongeant le cou, comme pour aller à sa
-rencontre;&mdash;mon oncle Tobie prenoit feu
-sur-le-champ;&mdash;sa passion favorite se réveilloit;&mdash;il
-se hâtoit de prendre l'autre
-coin de la carte avec sa main gauche, et du
-bout de sa pipe qu'il tenoit dans sa main
-droite, il entamoit une démonstration.</p>
-
-<p>Si-tôt que l'attaque en étoit à ce point,
-mistriss Wadman, en général habile, et par
-une seconde man&oelig;uvre, dont tout le monde
-sentira les raisons, faisoit tomber la pipe des
-mains de mon oncle Tobie tout le plutôt
-possible.&mdash;Elle se servoit pour cela de plusieurs
-prétextes, dont le plus commun étoit
-le besoin de désigner plus clairement sur la
-carte quelque redoute ou quelque parapet.&mdash;Mais,
-soit d'une manière, soit d'une autre,
-il n'étoit pas possible à mon pauvre oncle
-Tobie de parcourir plus de dix toises avec sa
-pipe.&mdash;</p>
-
-<p>Mon oncle Tobie étoit alors obligé de
-faire usage de son premier doigt.&mdash;</p>
-
-<p>Et voyez la différence qui en résultoit pour
-l'attaque! en promenant son doigt sur la
-carte (comme dans le premier cas) vis-à-vis
-le bout de la pipe de mon oncle Tobie, la
-veuve Wadman auroit parcouru toutes les
-lignes de Dan à Bershabée (si les lignes de
-mon oncle Tobie se fussent prolongées si
-loin) sans produire aucun effet. Le bout de
-la pipe n'ayant ni artère, ni chaleur vitale,
-n'étoit susceptible d'aucune sensation, et ne
-pouvoit ni communiquer la chaleur par attouchement,
-ni la recevoir par sympathie. Tout
-se passoit en fumée.&mdash;</p>
-
-<p>Mais avec le doigt de mon oncle Tobie,
-tout changeoit de face. La veuve, en le suivant
-de près avec le sien à travers tous les
-petits détours et les zigzags des ouvrages,&mdash;le
-touchant de temps en temps par côté,&mdash;passant
-quelquefois sur l'ongle,&mdash;et quelquefois
-s'y accrochant,&mdash;le rencontrant tantôt
-à droite, tantôt à gauche;&mdash;enfin, le harcelant
-sans cesse, la veuve ne pouvoit manquer
-d'exciter au moins un certain je ne sais
-quoi.</p>
-
-<p>Ces escarmouches, quoique légères et encore
-assez distantes du corps de la place, ne
-laissoient pas que d'y conduire. Si au milieu
-de ces escarmouches la carte se détachoit et
-venoit à glisser le long de la guérite, mon
-oncle Tobie, simple comme la colombe,
-posoit aussitôt sa main dessus et à plat, pour
-contenir la carte, en continuant son explication;
-et mistriss Wadman, par une man&oelig;uvre
-aussi prompte que la pensée, plaçoit
-sa main tout à côté de celle de mon oncle
-Tobie. Par ce moyen, elle établissoit une
-communication suffisante pour laisser passer
-et repasser toute sensation connue de toute
-personne un peu versée dans la partie élémentaire
-et pratique de la galanterie.</p>
-
-<p>Alors elle recommençoit à promener son
-doigt à côté de celui de mon oncle Tobie;
-le jeu de ce premier doigt amenoit celui du
-pouce;&mdash;et sitôt que le pouce étoit engagé,
-toute la main s'en mêloit bientôt.&mdash;La
-tienne, cher oncle Tobie, ne pouvoit rester
-en place. Mistriss Wadman, par les efforts
-les mieux ménagés, par les pressions les
-plus équivoques, par les sensations les plus
-légères qu'une main puisse employer pour en
-déranger une autre, essayoit sans cesse de
-déplacer celle de mon oncle Tobie, ne fût-ce
-que de l'épaisseur d'un cheveu.</p>
-
-<p>Pendant tout ce manège, la jambe de la
-veuve glissée au fond de la guérite, appuyoit
-contre le mollet de mon oncle Tobie; et la
-veuve ne négligeoit rien pour empêcher mon
-oncle Tobie d'attribuer cette pression à toute
-autre cause. Voilà la chandelle allumée par
-les deux bouts;&mdash;voilà mon oncle Tobie
-attaqué et poussé vigoureusement dans ses
-deux aîles;&mdash;est-il surprenant que son centre
-fût à chaque instant mis en désordre?</p>
-
-<p>«C'est le diable qui s'en mêle, disoit mon
-oncle Tobie.»</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch46">CHAPITRE XLVI.<br />
-<i>Relique de mon oncle Tobie.</i></h2>
-
-
-<p>On conçoit aisément que mistriss Wadman
-varioit ses attaques, à l'exemple de tous les
-généraux dont l'histoire fourmille; et par les
-mêmes motifs qu'eux:&mdash;un observateur de
-l'ordre commun auroit eu peine à les reconnoître
-pour des attaques réelles; ou tout
-au moins n'en auroit pas senti les différences;
-mais ce n'est pas pour ces gens-là que j'écris.&mdash;</p>
-
-<p>Je reviendrai un jour à ces attaques; mais
-ce ne sera pas de quelques chapitres; et alors
-je verrai à mettre un peu plus d'exactitude
-dans mes descriptions. Tout ce que j'ai à
-dire en ce moment sur ce sujet, c'est que
-dans une liasse de papiers originaux et de
-dessins que mon père avoit rassemblés, il y
-a un plan de Bouchain parfaitement conservé,
-et que je conserverai soigneusement,
-tant que je serai en état de conserver quelque
-chose.&mdash;Sur un des coins d'en-bas, et à
-main droite, on voit encore les marques de
-tabac d'un pouce et d'un premier doigt: or,
-il y a tout à parier que ce pouce et ce premier
-doigt sont ceux de la veuve Wadman,
-d'autant que le coin opposé, qui sans doute
-étoit celui de mon oncle Tobie, est sans la
-moindre tache.&mdash;C'est assurément là un acte
-authentique d'une de ces attaques. On aperçoit
-vers le haut de la carte les vestiges de
-deux trous presque effacés, mais encore
-visibles: or, ces trous sont évidemment ceux
-des épingles qui attachoient la carte dans la
-guérite.</p>
-
-<p>Par tout ce qu'il y a de sacré, j'estime plus
-cette précieuse relique avec ses stigmates,
-que toutes les reliques souvent apocryphes
-qu'on montre aux badauds;&mdash;exceptant toujours,
-lorsque j'écris sur ces matières, les
-pointes qui entrèrent dans la chair de sainte
-Radegonde dans le désert; pointes merveilleuses,
-que les religieuses de Cluny font voir
-à tous les passans, pour l'amour de Dieu.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch47">CHAPITRE XLVII.<br />
-<i>Hélas.</i></h2>
-
-
-<p>Voilà, dit Trim, tout ce que j'y peux
-faire.&mdash;Les fortifications sont entièrement
-rasées, et le bassin de Dunkerque est de
-niveau avec le môle. Avec la permission de
-Monsieur, je pense que tout est fini.&mdash;Je le
-pense de même, répondit mon oncle Tobie,
-avec un soupir à demi étouffé;&mdash;mais va,
-Trim, va dans la salle chercher les articles
-du traité; ils doivent être sur la table.»&mdash;</p>
-
-<p>«Ils y ont été pendant plus de six semaines,
-dit le caporal; mais ce matin la servante les
-a pris pour allumer le feu.»&mdash;</p>
-
-<p>«Tout est donc fini, Trim, dit mon oncle
-Tobie! la cour n'a plus besoin de nos services!&mdash;O
-ciel, dit le caporal, tout est fini!»
-En disant ces mots, il jette sa bêche dans la
-brouette avec l'air du désespoir le plus expressif
-qui puisse s'imaginer; puis se retournant
-lentement, il ramasse sa pioche, sa
-pelle, ses piquets, et tout le reste de ses
-ustensiles militaires; et il se disposoit à emporter
-le tout hors du boulingrin,&mdash;quand
-un <i>hélas</i> partit de la guérite, et se glissant
-à travers une petite fente du sapin, vint
-frapper son oreille du son le plus lamentable;&mdash;il
-s'arrêta tout court.</p>
-
-<p>«Non, dit le caporal en lui-même, je n'en
-ferai rien à l'heure qu'il est;&mdash;il vaut mieux
-attendre à demain matin, avant que monsieur
-soit levé, pour que monsieur n'en voie rien.»
-Le caporal prit sa bêche dans sa brouette,
-avec un peu de terre dessus, comme s'il eût
-eu à combler un petit trou au pied du glacis,
-mais réellement pour se rapprocher de son
-maître et tâcher de le distraire.&mdash;Il leva une
-motte ou deux, les tailla, les façonna avec
-sa bêche;&mdash;enfin il s'assit aux pieds de mon
-oncle Tobie, et commença ainsi.</p>
-
-<div class="figc"><img src="images/illu3.jpg" alt="[Illustration]" /></div>
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch48">CHAPITRE XLVIII.<br />
-<i>Amours de Trim.</i></h2>
-
-
-<p>«N'est-ce pas, monsieur, une grande
-pitié?&hellip; Mais je crains que ce que je vais
-dire à monsieur ne soit une sottise dans la
-bouche d'un soldat.»&mdash;</p>
-
-<p>«Et pourquoi, Trim, dit mon oncle Tobie,
-un soldat seroit-il plus exempt d'en dire
-qu'un homme de lettres?&mdash;Il en a moins
-d'occasions, répondit le caporal.» Mon oncle
-Tobie fit un signe de tête.</p>
-
-<p>&mdash;«N'est-ce donc pas une grande pitié,
-dit le caporal, en jetant les yeux sur Dunkerque
-et sur le môle,&mdash;comme Servius
-Sulpicius, à son retour d'Asie et de sa traversée
-d'Egine à Mégare, jetoit les siens sur
-Corinthe et le Pirée.</p>
-
-<p>«N'est-ce pas, dis-je, une grande pitié,
-sauf le respect de monsieur, d'avoir détruit
-de si beaux ouvrages? Et n'en seroit-ce pas
-une toute aussi grande, de les avoir laissé
-subsister?»&mdash;</p>
-
-<p>«Tu as raison, Trim, dans les deux cas,
-dit mon oncle Tobie.&mdash;Aussi, poursuivit le
-caporal, monsieur a pu remarquer que depuis
-le commencement de la démolition jusqu'à
-la fin, je n'ai pas une seule fois sifflé,
-ni chanté, ni ri, ni pleuré, ni parlé de nos
-anciennes guerres, ni raconté à monsieur une
-seule histoire, bonne ou mauvaise.»&mdash;</p>
-
-<p>«Tu es, Trim, dit mon oncle Tobie,
-rempli d'excellentes qualités; et je ne regarde
-pas comme la moindre (étant conteur d'histoires
-comme tu l'es) d'avoir su au travers
-de toutes celles que tu m'a dites, soit pour
-me divertir dans mes travaux, soit pour me
-distraire dans mes chagrins, d'avoir su, dis-je,
-ne m'en raconter presque jamais que de
-bonnes.»&mdash;</p>
-
-<p>«Avec la permission de monsieur, c'est
-qu'à l'exception <i>du roi de Bohême et de ses
-sept châteaux</i>, il n'y en a pas une qui ne
-soit vraie; car elles me regardent toutes.»</p>
-
-<p>«C'est ce qui fait, Trim, dit mon oncle
-Tobie, que je les aime davantage.&mdash;Mais
-quelle est cette nouvelle histoire? tu viens
-d'exciter ma curiosité.»</p>
-
-<p>«Je vais, dit le caporal, la raconter à
-monsieur.&mdash;Pourvu, dit mon oncle Tobie,
-en regardant tristement Dunkerque et le
-môle,&mdash;pourvu que ce ne soit pas une histoire
-enjouée; car à des histoires de ce genre, il
-faut que l'auditeur apporte avec lui la moitié
-du plaisir,&mdash;et la disposition où je me trouve
-en ce moment nuiroit à toi, Trim, et à ton
-histoire.&mdash;Il n'y a, dit le caporal, rien d'enjoué
-dans mon histoire.&mdash;Je ne voudrois pas
-non plus, ajouta mon oncle Tobie, qu'elle
-fût trop triste.&mdash;Elle ne l'est pas non plus,
-répliqua le caporal;&mdash;en un mot elle convient
-parfaitement à monsieur.&mdash;Eh bien!
-je t'en remercie de tout mon c&oelig;ur, s'écria
-mon oncle Tobie, et tu me feras plaisir de
-la commencer.»&mdash;</p>
-
-<p>Le caporal fit la révérence.&mdash;Quoi qu'il
-ne soit pas aussi aisé que le monde l'imagine,
-d'ôter avec grace un bonnet de housard
-qui n'a point de consistance,&mdash;ni moins
-difficile, à mon avis, quand on est assis par
-terre, de faire une révérence aussi remplie
-de respect que les révérences ordinaires du
-caporal,&mdash;cependant en faisant glisser la
-paulme de sa main droite, laquelle étoit du
-côté de son maître; en la faisant glisser,
-dis-je, en arrière sur le gazon, et un peu
-plus loin que son corps, pour donner à celle-ci
-plus de courbure,&mdash;saisissant en même-temps
-son bonnet sans effort avec le pouce
-et les deux premiers doigts de la main gauche,
-ce qui réduisoit insensiblement le diamètre
-du bonnet, lui faisoit perdre sa rondeur,
-et l'applatissoit presqu'entièrement,&mdash;le
-caporal satisfit à tout beaucoup mieux que
-sa posture ne sembloit le promettre.&mdash;Et,
-ayant craché deux fois, pour chercher la
-clef sur laquelle son histoire iroit le mieux,
-et plairoit davantage à son maître,&mdash;il jeta
-sur lui un regard de tendresse qui lui fut
-rendu, et il commença ainsi.</p>
-
-
-<p class="c"><i>Histoire du roi de Bohême et des sept
-châteaux.</i></p>
-
-<p>«Il étoit une fois un certain roi de Bo&mdash;hê.&mdash;»</p>
-
-<p>Le mot <i>Bohême</i> n'étoit pas encore tout-à-fait
-prononcé, que mon oncle Tobie obligea le
-caporal à faire halte pour un moment.&mdash;Le
-caporal avoit commencé son histoire nue tête,
-ayant laissé son bonnet par terre depuis qu'il
-l'avoit ôté à la fin du dernier chapitre.&mdash;</p>
-
-<p>L'&oelig;il de la bonté épie tout.&mdash;Le caporal
-n'avoit pas achevé les quatre premiers mots
-de son histoire, que mon oncle Tobie avoit
-déjà touché son bonnet deux fois du bout
-de sa canne, comme pour dire: pourquoi,
-Trim, n'est-il pas sur votre tête?&mdash;Trim
-le ramassa avec la plus respectueuse lenteur;
-puis jetant un coup-d'&oelig;il humilié sur la broderie
-de devant, laquelle étoit terriblement
-ternie, et même usée dans les parties les
-plus apparentes, il posa de nouveau son bonnet
-à ses pieds pour moraliser à son sujet.&mdash;</p>
-
-<p>«Je t'entends trop bien, s'écria mon oncle
-Tobie! et tout ce que tu dis-là n'est que trop
-vrai.&mdash;Mais, Trim, <i>rien n'est fait en ce
-monde pour toujours durer</i>.»&mdash;</p>
-
-<p>«O mon cher Tom! s'écria Trim,&mdash;quand
-ces gages de ton amour et de ton souvenir
-seront tout-à-fait usés, que dirai-je?»&mdash;</p>
-
-<p>«Il n'y a, Trim, répliqua mon oncle
-Tobie, autre chose à dire que ce que je t'ai
-dit; <i>rien n'est fait en ce monde pour toujours
-durer</i>. On se creuseroit la cervelle jusqu'au
-jour du jugement, qu'on ne trouveroit
-rien de mieux.»</p>
-
-<p>Le caporal reconnut que mon oncle Tobie
-avoit raison, et qu'il seroit inutile, quelque
-esprit qu'on eût, de chercher à tirer de son
-bonnet une morale plus saine. Il mit donc
-son bonnet sur sa tête sans chercher davantage;
-et, passant la main sur son front pour
-effacer une ride pensive que le texte et le
-commentaire y avoient fait naître, il retourna,
-avec le même regard et le même son de voix,
-à son histoire du roi de Bohême et de ses
-sept châteaux.</p>
-
-
-<p class="c"><i>Suite de l'histoire du roi de Bohême et de
-ses sept châteaux.</i></p>
-
-<p>«Il étoit une fois un certain roi de Bohême&hellip;&mdash;Mais
-sous quel règne? c'est ce que je ne
-saurois dire à monsieur.»&mdash;</p>
-
-<p>«Je ne te le demande en aucune sorte,
-s'écria mon oncle Tobie.»&mdash;</p>
-
-<p>«C'étoit, sauf le respect de monsieur, un
-peu avant le temps où les géans cessèrent
-d'engendrer.&mdash;Mais en quelle année de notre
-Seigneur c'étoit?&hellip;»&mdash;</p>
-
-<p>«Je ne donnerois pas deux sous pour le
-savoir, dit mon oncle Tobie.»&mdash;</p>
-
-<p>«Seulement, n'en déplaise à monsieur,
-cela donne meilleur air à une histoire.»&mdash;</p>
-
-<p>«C'est ton affaire, Trim, de l'embellir
-à ta mode;&mdash;et choisis, continua mon oncle
-Tobie, choisis dans tout le monde entier la
-date que tu voudras, et applique-la à ton
-histoire, c'est celle-là que je préférerai.»</p>
-
-<p>Le caporal s'inclina d'un air pénétré de
-reconnoissance.&mdash;En effet, depuis la création
-du monde jusqu'au déluge de Noé,&mdash;depuis
-le déluge jusqu'à la naissance d'Abraham,
-depuis les patriarches et leur pélerinage
-jusqu'à la sortie d'Egypte des Israélites;&mdash;de-là
-à travers toutes les dynasties, olympiades,
-villes fondées et détruites, et autres
-époques mémorables de chaque peuple, jusqu'à
-la venue de Jésus-Christ,&mdash;et de cette
-venue au moment où Trim racontoit son
-histoire;&mdash;chaque siècle, chaque année,
-chaque mois, chaque heure, chaque minute;&mdash;mon
-oncle Tobie mettoit aux pieds du
-caporal le vaste empire des temps et tous
-ses abîmes.</p>
-
-<p>Mais comme la modestie touche à peine
-du bout du doigt à ce que la libéralité lui
-présente les mains ouvertes, le caporal se
-contenta de ce qu'il y avoit de plus mauvais
-dans tout le paquet;&mdash;et pour que nos
-seigneurs du parti ministériel et de celui de
-l'opposition ne se mangent pas le blanc des
-yeux en disputant sur l'époque choisie par
-le caporal, je la leur dirai sans me faire prier.</p>
-
-<p>Il prit l'année de notre Seigneur mil sept
-cent douze, qui fut celle où le duc d'Ormond
-se comporta si mal en Flandre; et
-il reprit ainsi son expédition de Bohême.</p>
-
-
-<p class="c"><i>Suite de l'histoire du roi de Bohême et de
-ses sept châteaux.</i></p>
-
-<p>«En l'an de notre Seigneur mil sept cent
-douze, il étoit, comme je le disois à monsieur&hellip;»&mdash;</p>
-
-<p>«A te dire vrai, Trim, dit mon oncle Tobie,
-toute autre date m'auroit plu davantage;
-non-seulement à cause de la tache honteuse
-qui souille notre histoire de cette année-là,
-quand nos troupes se débandèrent, et refusèrent
-de couvrir le siége du Quesnoy,
-où Fayel cependant poussoit les ouvrages
-avec une vigueur incroyable;&mdash;mais encore,
-Trim, pour l'intérêt même de ton histoire;
-parce que s'il y a (et ce qui t'est échappé
-à ce sujet m'en laisse quelque soupçon)&mdash;s'il
-y a, dis-je, quelques géans&hellip;»&mdash;</p>
-
-<p>«En vérité, monsieur, il n'y en a qu'un.&mdash;C'est
-tout comme vingt, s'écria mon oncle
-Tobie!&mdash;mais alors tu aurois dû te reculer
-de quelque sept ou huit cents ans, pour te
-mettre hors de la portée des critiques. Et je
-te conseille, pour l'honneur de ton histoire,
-si tu dois jamais la raconter encore&hellip;»&mdash;</p>
-
-<p>«Si je peux l'achever une bonne fois, dit
-Trim, je jure à monsieur que je ne la raconterai
-de ma vie, ni à homme, ni à femme,
-ni à enfant. A d'autres, s'écria mon oncle
-Tobie!» mais d'un ton de voix si bon, si
-encourageant, que le caporal reprit son histoire
-avec plus d'allégresse que jamais.&mdash;</p>
-
-
-<p class="c"><i>Suite de l'histoire du roi de Bohême et de
-ses sept châteaux.</i></p>
-
-<p>«Il étoit, sauf le respect de monsieur, dit
-le caporal, en élevant la voix et frottant joyeusement
-les deux paumes de ses mains l'une
-contre l'autre,&mdash;il étoit une fois un certain
-roi de Bohême&hellip;»&mdash;</p>
-
-<p>«Laisse la date entièrement, Trim, dit
-mon oncle Tobie, en se penchant vers le
-caporal, et appuyant doucement sa main sur
-son épaule pour adoucir la petite peine qu'il
-pouvoit lui faire en l'interrompant,&mdash;laisse
-la date entièrement, Trim. Une histoire passe
-à merveille sans tant de précision; et à moins
-qu'on n'en soit bien sûr&hellip;&mdash;Bien sûr, dit
-le caporal, en secouant la tête!&mdash;J'en conviens,
-répondit mon oncle Tobie.&mdash;Il n'est
-pas aisé, Trim, qu'un homme comme toi et
-moi, nourri dans les armées, qui a rarement
-regardé devant lui plus loin que le bout
-de son fusil, et derrière lui au-delà de son
-havresac, en sache beaucoup sur cette matière.»</p>
-
-<p>«Morbleu, dit Trim, vaincu par la manière
-de raisonner de mon oncle Tobie, autant
-que par le raisonnement lui-même!&mdash;un
-soldat a bien autre chose à faire;&mdash;car,
-sans parler des batailles, des marches, ni
-du service de garnison, n'a-t-il pas son fusil
-à éclaircir,&mdash;son habit à nétoyer,&mdash;ses
-moustaches à cirer; lui-même enfin à raser
-et à tenir propre, de manière à paroître toujours
-comme à la parade?&mdash;Quel besoin,
-ajouta le caporal, d'un air triomphant, quel
-besoin, (je le demande à monsieur)&mdash;un
-soldat peut-il avoir de savoir un seul mot
-de géographie?»&mdash;</p>
-
-<p>«Tu devois dire, <i>chronologie</i>, Trim, dit
-mon oncle Tobie; car pour la <i>géographie</i>,
-elle est pour lui d'un usage indispensable.
-Il faut qu'il connoisse parfaitement tous les
-pays où son métier l'entraîne, et les confins
-de ces pays;&mdash;il faut qu'il en connoisse chaque
-ville, village, bourg, hameau, avec les routes,
-les canaux et les chemins creux qui y aboutissent.&mdash;S'il
-passe une rivière ou un ruisseau,
-il faut, Trim, qu'à la première vue
-il puisse en dire le nom,&mdash;dans quelle montagne
-il prend sa source,&mdash;quel est son
-cours,&mdash;à quelle distance il est navigable,&mdash;où
-il est guéable, où il ne l'est pas.&mdash;Il
-faut que le sol de chaque vallée lui soit
-aussi connu qu'au laboureur qui la cultive,
-et qu'il soit en état, si le cas le requiert,
-de donner un plan exact de toutes les plaines
-et défilés, des forts, des collines, des bois
-et des marais, à travers lesquels son armée
-doit marcher.&mdash;Il faut enfin qu'il connoisse
-leurs produits, leurs plantes, leurs minéraux,
-leurs eaux thermales, leurs animaux, leurs
-saisons, leurs climats, leurs degrés de froid
-et de chaud, leurs habitans, leurs coutumes,
-leurs langages, leur politique, et même leur
-religion.&mdash;Autrement, caporal, continua
-mon oncle Tobie, se levant dans la guérite,
-et commençant à s'échauffer à cet endroit
-de son discours,&mdash;concevroit-on comment
-Malborough a pu faire marcher son armée,
-des bords de la Meuse à Belbourg, de Belbourg
-à Kerpenord,&mdash;(Il fut impossible au
-caporal de rester assis plus long-temps) de
-Kerpenord, Trim, à Kalsaken, de Kalsaken
-à Newdorf, de Newdorf à Laudenbourg,
-de Laudenbourg à Mildenheim, de Mildenheim
-à Elchingen, d'Elchingen à Gingen,
-de Gingen à Belmerchoffen, de Belmerchoffen
-à Skellenbourg,&mdash;où il fondit sur les
-retranchemens des ennemis, les força à passer
-le Danube, traversa la Lech, poussa ses
-troupes jusques dans le c&oelig;ur de l'empire,&mdash;et
-marchant à leur tête par Fribourg,
-Hokenwert et Schonevelt, il arriva aux plaines
-de Blenheim et d'Hochstet.&mdash;Ce grand
-homme, caporal, malgré tout son talent,
-n'auroit pas fait un pas ni un seul jour de
-marche, sans le secours de la <i>géographie</i>».</p>
-
-<p>«Car pour la <i>chronologie</i>, j'avoue, Trim,
-continua mon oncle Tobie, en se rasseyant
-froidement dans sa guérite, que de toutes
-les sciences, il me semble que c'est celle
-dont un soldat peut le mieux se dispenser;&mdash;à
-moins que ce ne soit pour les éclaircissemens
-qu'il peut un jour en retirer, relativement
-à l'époque de l'invention de la
-poudre; car les terribles effets de cette composition,
-pareille à la foudre et renversant
-tout devant elle, l'ont rendue pour nous une
-espèce d'ère militaire. Elle a si totalement
-changé la nature de l'attaque et de la défense,
-soit pour la guerre de terre, soit pour
-la guerre de mer, elle a tellement étendu
-les bornes de l'art et de la science militaire,
-qu'on ne sauroit être trop exact à fixer le
-temps précis de sa découverte, et trop soigneux
-à rechercher le nom de son inventeur,
-et les circonstances qui lui ont donné
-naissance.</p>
-
-<p>»Je suis loin de contester, continua mon
-oncle Tobie, ce dont les historiens conviennent;
-savoir qu'en l'an de Notre Seigneur
-treize cent quatre-vingt, sous le règne de
-Vinceslas, fils de Charles IV, un certain
-prêtre, nommé <i>Schwartz</i>, apprit aux Vénitiens
-l'usage de la poudre dans leurs guerres
-contre les Génois. Mais il est certain qu'il ne
-fut pas le premier;&mdash;car si nous en croyons
-dom Pèdre, évêque de Léon&hellip;&mdash;Bon
-Dieu, dit Trim, qu'est-ce que des prêtres
-et des évêques avoient à faire de se creuser
-la tête pour la poudre à canon?&mdash;Dieu le
-sait, dit mon oncle Tobie, sa providence
-opère le bien par qui il lui plaît.&mdash;Dom
-Pèdre donc affirme, en sa chronique du roi
-Alphonse, lequel subjugua Tolède, qu'en
-l'an treize cent quarante-trois, (c'est-à-dire
-trente-sept avant l'autre époque,) le secret
-de la poudre étoit bien connu, et qu'elle
-étoit dès-lors employée avec succès, tant par
-les Maures que par les Chrétiens, non-seulement
-sur mer, mais dans plusieurs de leurs
-siéges les plus mémorables en Espagne et en
-Barbarie.&mdash;Et tout le monde sait que le
-moine Bacon a écrit expressément sur la
-poudre à canon, et en a généreusement
-donné la recette au public, plus de cent
-cinquante ans avant la naissance de Schwartz.&mdash;Mais,
-ajouta mon oncle Tobie, ce qui
-nous embarrasse bien davantage, et ce qui
-confond toutes nos relations, ce sont les
-Chinois qui prétendent avoir connu la poudre
-plusieurs centaines d'années avant Bacon.»&mdash;</p>
-
-<p>«Je gage, s'écria Trim, qu'il n'y a pas un
-mot de vrai.»&mdash;</p>
-
-<p>«Je croirois volontiers qu'ils se trompent,
-reprit mon oncle Tobie; du moins si l'on
-peut en juger par le misérable état de leur
-tactique actuelle, surtout en ce qui regarde
-les fortifications.&mdash;Les leurs ne consistent
-que dans un fossé revêtu d'un mur de brique,
-et entiérement dépourvu de flancs.
-Quant à ce qu'ils placent dans les angles,
-et qu'ils nous donnent pour des <i>bastions</i>,
-ils sont construits d'une manière si barbare,
-qu'on les prendroit&hellip;&mdash;pour un de mes
-sept châteaux, interrompit le caporal.»&mdash;</p>
-
-<p>Mon oncle Tobie, quoique embarrassé lui-même
-à trouver une comparaison, ne fut pas
-content de celle de Trim. Mais Trim lui disant
-qu'il lui restoit en Bohême une demi-douzaine
-de châteaux pareils, dont il ne savoit
-comment se défaire. Mon oncle Tobie
-fut si touché de la plaisanterie naïve du caporal,
-qu'il cessa sa dissertation sur la poudre
-à canon, et pria le caporal de continuer son
-histoire du roi de Bohême et de ses sept
-châteaux.</p>
-
-
-<p class="c"><i>Suite de l'histoire du roi de Bohême et de ses
-sept châteaux.</i></p>
-
-<p>«Ce malheureux roi de Bohême, dit
-Trim&hellip;»&mdash;</p>
-
-<p>«Il étoit donc malheureux, dit mon oncle
-Tobie!» Car ses dissertations sur la poudre
-à canon et sur les autres parties de l'art
-militaire, l'avoient rudement embrouillé; et
-quoiqu'il eût prié le caporal de poursuivre
-son histoire, les fréquentes interruptions qu'il
-avoit faites ne lui avoient pas laissé ses idées
-assez présentes pour expliquer l'épithète.&mdash;</p>
-
-<p>«Il étoit donc malheureux, Trim, dit mon
-oncle Tobie, d'un ton pathétique?» Le caporal
-qui auroit voulu que le mot et tous ses
-synonimes fussent à tous les diables, commença
-à repasser dans son esprit les principaux
-événemens de l'histoire du roi de
-Bohême, lesquels prouvoient tous que jamais
-homme n'avoit été plus heureux que lui.&mdash;Le
-pauvre caporal se trouva alors dans un
-embarras extrême; et ne se souciant pas de
-rétracter son épithète, encore moins de l'expliquer,&mdash;et
-moins que tout cela d'ériger
-son conte en système à la manière des savans,&mdash;il
-regarda mon oncle Tobie, espérant
-qu'il viendroit à son secours; mais voyant
-que mon oncle Tobie restoit assis en attendant
-un explication, il hésita un moment et continua
-ainsi:</p>
-
-<p>«Monsieur me permettra de lui dire que
-le roi de Bohême étoit malheureux, en ce
-qu'aimant la navigation et tout ce qui y a
-rapport, il ne se trouvoit pas un seul port
-de mer dans toute la Bohême.»&mdash;</p>
-
-<p>«Et comment diable y en auroit-il eu,
-Trim, s'écria mon oncle Tobie?&mdash;La Bohême
-ne touchant à la mer d'aucun côté, cela ne
-pouvoit être autrement.&mdash;Cela se pouvoit,
-dit Trim, si Dieu l'avoit voulu.»</p>
-
-<p>&mdash;Mon oncle Tobie ne parloit jamais de
-l'essence de Dieu et de ses attributs, qu'avec
-respect et retenue.&mdash;</p>
-
-<p>«Je ne le crois pas, répliqua mon oncle
-Tobie, après une pause;&mdash;car ne touchant
-à la mer d'aucun côté,&mdash;ayant la Silésie et
-la Moravie à l'est,&mdash;la Lusace et la Haute-Saxe
-au nord,&mdash;la Franconie à l'ouest, et
-la Bavière au sud;&mdash;la Bohême ne pouvoit
-se rapprocher de la mer sans cesser d'être
-Bohême; et la mer d'un autre côté, ne pouvoit
-arriver à la Bohême sans couvrir une
-grande partie de l'Allemagne, et noyer des
-millions de malheureux habitans qui se seroient
-trouvés sans défense contre un tel
-déluge.&mdash;A Dieu ne plaise, s'écria Trim!&mdash;Un
-tel déluge, ajouta mon oncle Tobie
-avec bonté, montreroit un tel manque de
-compassion dans celui qui est notre père
-commun, que je pense, Trim, qu'il étoit
-réellement impossible que la Bohême eût des
-ports de mer.»</p>
-
-<p>Le caporal fit sa révérence en homme intimement
-convaincu, et continua.</p>
-
-<p>«Or, il <i>arriva</i> que par une belle soirée
-d'été, le roi de Bohême sortit avec la reine
-et ses courtisans.&mdash;Tu as raison, Trim,
-dit mon oncle Tobie, de dire qu'il <i>arriva</i>;
-car le roi de Bohême, ainsi que la reine,
-pouvoient également sortir ou rester chez
-eux.&mdash;Et c'est là une matière de <i>futur contingent</i>,
-qui peut <i>arriver</i> ou <i>ne pas arriver</i>,
-suivant que le hasard en ordonne.»&mdash;</p>
-
-<p>«Le roi Guillaume, dit Trim, avoit là-dessus
-une opinion particulière. Il pensoit
-qu'il ne nous arrivoit rien en ce monde qui
-ne fût arrêté de toute éternité. Aussi, disoit-il
-souvent à ses soldats: <i>que chaque balle avoit
-son billet</i>.&mdash;C'étoit un grand homme, dit
-mon oncle Tobie!&mdash;Et je crois à présent,
-continua Trim, que le coup qui me mit hors
-de combat à Landen ne fut visé à mon genou,
-que pour m'ôter du service du roi et
-me mettre à celui de monsieur, où je serai
-sûrement mieux soigné dans ma vieillesse.&mdash;Tu
-peux y compter, Trim, s'écria mon oncle
-Tobie avec la dernière vivacité.»</p>
-
-<p>Le c&oelig;ur du maître et celui du valet étoient
-également sujets à ces épanchemens imprévus.&mdash;Le
-caporal voulut parler, il voulut
-remercier son maître;&mdash;les larmes l'inondèrent,&mdash;il
-resta sans parole, sans mouvement;&mdash;il
-resta les yeux fixés sur mon
-oncle Tobie; mais son visage exprimoit sa
-reconnoissance, et payoit les marques de
-bonté de son maître. Une larme alors coula
-sur la joue de mon oncle Tobie, et paya l'attachement
-du serviteur.&mdash;</p>
-
-<p>Cette scène fut suivie d'un long silence.&mdash;Trim
-le rompit le premier, et s'efforçant de
-prendre un ton plus gai pour tâcher de distraire
-son maître:&mdash;«D'ailleurs, monsieur,
-dit-il, sans cette blessure que j'ai
-reçue à Landen, je n'aurois jamais été amoureux?»&mdash;</p>
-
-<p>«Tu as donc été amoureux, Trim, dit
-mon oncle Tobie en souriant?»&mdash;</p>
-
-<p>«Amoureux, dit le caporal, par-dessus la
-tête.&mdash;Et je te prie, Trim, dit mon oncle
-Tobie, où, quand et comment cela s'est-il
-passé?&mdash;tu ne m'en as jamais dit un mot.&mdash;J'ose
-dire à monsieur, répondit Trim,
-qu'il n'y avoit pas dans tout le régiment un
-tambour ni un fils de sergent qui ne sût cette
-histoire.&mdash;Et comment ne la sais-je pas encore,
-dit mon oncle Tobie?»&mdash;</p>
-
-<p>«Monsieur doit se rappeller, et sûrement
-avec douleur, dit le caporal, notre déroute
-totale à Landen, et la confusion horrible du
-camp et de l'armée. Il fallut que chacun songeât
-à soi; et sans les régimens de Wyndham,
-de Lumley et de Galway qui couvrirent la
-retraite sur Neerspeeken, le roi lui-même
-auroit eu de la peine à gagner le pont.&mdash;Il
-fut pressé vivement, comme monsieur le
-sait mieux que moi.»&mdash;</p>
-
-<p>«Vaillant prince, s'écria mon oncle Tobie
-avec enthousiasme! au moment où tout est
-perdu, je le vois passer devant moi à toute
-bride.&mdash;Il court à la gauche chercher le
-reste de la cavalerie angloise, et revient avec
-elle pour soutenir la droite, et arracher, s'il
-en est encore temps, le laurier des mains de
-Luxembourg.&mdash;Je le vois avec son écharpe
-flottante ranimant le courage de ce pauvre
-régiment de Galway. Je le vois courant le
-long de la ligne, se retournant aussi-tôt, et
-chargeant Conti à la tête des siens.&mdash;Brave,&mdash;brave
-prince, s'écria mon oncle Tobie!
-par le ciel, il mérite la couronne!&mdash;Comme
-un voleur mérite la corde, s'écria Trim.»</p>
-
-<p>Mon oncle Tobie connoissoit la loyauté
-du caporal, autrement la comparaison n'auroit
-pas été de son goût. Mais le caporal n'y
-avoit pas songé en la faisant.&mdash;Au reste,
-il n'y avoit pas moyen de revenir sur ses pas;
-ce que le caporal avoit de mieux à faire étoit
-de continuer son récit.</p>
-
-<p>«Le nombre des blessés étoit prodigieux;
-chacun ne pensoit qu'à sa propre sûreté.&mdash;Cependant,
-dit mon oncle Tobie, Talmash
-fit la retraite de l'infanterie avec beaucoup
-d'ordre.&mdash;Je n'en restai pas moins sur le
-champ de bataille, dit le caporal.&mdash;Misérable
-garçon, répliqua mon oncle Tobie!&mdash;Tellement
-qu'il étoit midi du lendemain,
-continua le caporal, avant que je fusse échangé
-et mis dans une charrette avec trente ou quarante
-autres blessés, pour être conduit à notre
-hôpital.</p>
-
-<p>»Il n'y a aucune partie du corps, sauf le
-respect de monsieur, où une blessure cause
-une douleur plus insupportable qu'au genou.»&mdash;</p>
-
-<p>«Excepté l'aîne, dit mon oncle Tobie.&mdash;Avec
-la permission de monsieur, répliqua le
-caporal, le genou, à mon avis, doit être
-plus sensible,&mdash;ayant beaucoup plus de
-tendons et de tout ce qu'ils appellent&hellip;
-qu'il appellent&hellip;&mdash;</p>
-
-<p>»C'est pour cette raison, dit mon oncle
-Tobie, que l'aîne est infiniment plus sensible;
-non-seulement parce qu'elle a autant de
-tendons, et de ces autres choses dont je
-ne sais pas plus le nom que toi; mais parce
-que&hellip;»&mdash;</p>
-
-<p>Ici la veuve Wadman, qui s'étoit tenue
-cachée dans son arbre pendant toute la conversation,
-retint son haleine, détacha sa
-coiffe de dessous son menton, se tint le
-corps en avant porté sur une jambe, et
-prêta l'oreille plus attentivement que jamais.&mdash;</p>
-
-<p>La dispute se soutint amicalement et à
-forces égales pendant quelque temps entre
-mon oncle Tobie et Trim,&mdash;jusqu'à ce
-qu'enfin Trim se ressouvenant qu'il avoit
-souvent pleuré pour les souffrances de son
-maître et jamais pour les siennes, abandonna
-son opinion. Mais mon oncle Tobie n'accepta
-pas son désistement; «cela ne prouve
-autre chose, Trim, que la bonté de ton
-c&oelig;ur.»</p>
-
-<p>Tellement qu'on ne sait pas encore si la
-douleur d'une blessure à l'aîne est plus forte,
-toutes choses égales d'ailleurs, que la douleur
-d'une blessure au genou.&mdash;</p>
-
-<p>Ou si la douleur d'une blessure au genou
-est plus forte que la douleur d'une blessure
-à l'aîne.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch49">CHAPITRE XLIX.<br />
-<i>La Béguine.</i></h2>
-
-
-<p>«La douleur de mon genou, continua le
-caporal, étoit excessive en elle-même, mais
-les cahots de la charrette sur un chemin extrêmement
-raboteux, la rendoient encore
-plus vive, et chaque pas étoit la mort pour
-moi;&mdash;le sang que je perdois, le manque
-de soin, la fièvre que je sentois venir&hellip;&mdash;Pauvre
-garçon! dit mon oncle Tobie!&mdash;C'en
-étoit plus, dit le caporal, que je n'en
-pouvois supporter.</p>
-
-<p>»Je racontois mes souffrances à une jeune
-femme, dans une maison de paysan où notre
-charrette qui étoit la dernière de la ligne avoit
-fait halte, et où l'on m'avoit fait entrer.&mdash;La
-jeune femme avoit tiré un cordial de sa
-poche, en avoit versé quelques gouttes sur
-du sucre, et voyant que cela me ranimoit,
-elle m'en avoit donné deux ou trois fois.&mdash;Je
-lui racontois donc la violence de la douleur
-que je sentois; elle est si poignante, lui
-disois-je, que j'aimerois mieux ne jamais me
-relever de ce lit que je vois dans le coin de
-la chambre, et y mourir tranquillement,
-que de faire un pas de plus dans la maudite
-charrette.</p>
-
-<p>«Elle essaya de me conduire à ce lit que
-je lui montrois; mais je m'évanouis dans ses
-bras.&mdash;Elle avoit un excellent c&oelig;ur, comme
-monsieur pourra le voir, dit le caporal en
-essuyant ses yeux.»&mdash;</p>
-
-<p>«Je croyois l'amour une chose joyeuse,
-dit mon oncle Tobie.»&mdash;</p>
-
-<p>«N'en déplaise à monsieur, c'est quelquefois
-la chose la plus sérieuse du monde.</p>
-
-<p>»A la persuasion de la jeune femme, la
-charrette et les autres blessés étoient partis
-sans moi; elle avoit assuré que j'expirerois en
-y rentrant. Tellement que lorsque je revins
-à moi, je me trouvai dans une cabane tranquille
-et paisible, où il n'y avoit plus que la
-jeune femme, le paysan et la femme du
-paysan. J'étois couché en travers sur le lit
-qui étoit dans le coin de la chambre; ma
-jambe blessée reposoit sur une chaise, et la
-jeune femme à côté de mon lit tenoit d'une
-main sous mon nez le coin de son mouchoir
-imbibé de vinaigre, et de l'autre m'en frottoit
-les tempes.</p>
-
-<p>»Je la pris d'abord pour la fille du paysan;
-car ce n'étoit pas une auberge;&mdash;et je lui
-offris une petite bourse où il y avoit dix-huit
-florins.&mdash;C'étoit encore un gage, continua
-Trim, en essuyant ses yeux, que ce pauvre
-Tom en partant pour Lisbonne m'avoit envoyé
-par un soldat de recrue.</p>
-
-<p>»Je n'avois jamais fait ces tristes détails
-à monsieur.» Trim essuya ses yeux une troisième
-fois.&mdash;</p>
-
-<p>«La jeune femme appella le vieillard et
-sa femme, et leur montra l'argent, sans
-doute pour m'obtenir d'eux un lit et toutes
-les petites choses dont je pourrois avoir besoin,
-jusqu'à ce que je fusse en état d'être
-transporté à l'hôpital.&mdash;<i>Allons</i>, dit-elle
-ensuite en serrant la petite bourse, <i>je serai
-votre banquier; mais comme cette charge ne
-remplira pas tout mon temps, je serai aussi
-votre garde-malade.</i>»</p>
-
-<p>«A la manière dont elle me parla, et à
-son habillement que je commençai à regarder
-alors plus attentivement, je vis que la jeune
-femme ne pouvoit pas être la fille du paysan.</p>
-
-<p>»Elle étoit vêtue de noir de la tête aux
-pieds, et ses cheveux étoient cachés sous
-une bande de batiste qui serroit son front.
-C'étoit une de ces religieuses dont monsieur
-sait qu'il y a un grand nombre en Flandre, et
-qui ne sont pas cloîtrées.»&mdash;</p>
-
-<p>«D'après ta description, Trim, dit mon
-oncle Tobie, je juge que c'étoit une jeune
-<i>béguine</i>.&mdash;C'est une espèce de religieuse qui
-ne se trouve qu'en Flandre et à Amsterdam.
-Elles différent des religieuses ordinaires, en
-ce qu'elles peuvent quitter le cloître pour se
-marier. Leur <i>profession</i> est de visiter et de
-soigner les malades; j'aimerois mieux, je
-l'avoue, que ce fût leur <i>inclination</i>.»&mdash;</p>
-
-<p>«Celle-ci m'a souvent dit, répliqua Trim,
-qu'elle me rendoit tous ces soins pour l'amour
-de Jésus-Christ.&mdash;Je n'aimois pas cela.&mdash;J'aurois
-voulu que ce fût un peu pour l'amour
-de moi.&mdash;Je crois, Trim, dit mon oncle Tobie,
-que nous pourrions bien avoir tort tous les
-deux; nous le demanderons ce soir à M. Yorick,
-chez mon frère Shandy; n'oublie pas, Trim,
-de m'en faire souvenir.»&mdash;</p>
-
-<p>«La jeune <i>béguine</i>, continua le caporal,
-m'avoit à peine dit qu'elle seroit ma garde-malade,
-qu'elle se mit en devoir d'en remplir
-les fonctions. Elle sortit, et au bout de
-quelques minutes qui me parurent bien longues,
-elle me rapporta des flanelles et des
-drogues pour mon genou, qu'elle bassina et
-fomenta pendant une couple d'heures; puis
-elle me prépara une écuelle de gruau pour
-mon souper; et quand je l'eus prise, elle me
-promit de revenir de grand matin, et me
-souhaita une bonne nuit.&mdash;</p>
-
-<p>»En dépit de son souhait, ma nuit fut
-bien mauvaise.&mdash;La fièvre fut très-violente;&mdash;la
-figure de la <i>béguine</i> ne cessa de me
-tourmenter.&mdash;A chaque instant j'aurois
-voulu partager le monde en deux, et lui en
-donner la moitié.&mdash;A chaque instant je
-m'écriois: Pourquoi n'ai-je qu'un havresac
-et dix-huit florins à partager avec elle!&mdash;Tant
-que la nuit dura, je vis la belle <i>béguine</i>
-comme un ange bienfaisant, se tenir près
-de mon lit, en soulever les rideaux, et m'offrir
-des potions cordiales. Je ne fus tiré de
-mon songe que par la belle <i>béguine</i> elle-même,
-qui revint auprès de moi à l'heure
-promise, et qui me rendit en réalité les mêmes
-services dont je venois de rêver.&mdash;En vérité
-elle me quittoit à peine; et je m'accoutumai
-tellement à recevoir la vie de ses mains, que
-je pâlissois et que mon c&oelig;ur défailloit quand
-elle sortoit de la chambre.&mdash;Et cependant,
-continua le caporal, en faisant la réflexion
-du monde la plus étrange,&hellip;</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p class="noindent">&hellip; <i>je n'étois pas amoureux</i>.&mdash;Car
-pendant les trois semaines qu'elle fut
-auprès de moi, nuit et jour occupée à panser
-mon genou, et à me rendre tous les soins
-les plus familiers; je puis bien dire à monsieur
-que je ne sentis pas une seule fois ce que
-j'entends par amour.»&mdash;</p>
-
-<p>«Cela est très-singulier, Trim, dit mon
-oncle Tobie.»&mdash;</p>
-
-<p>«Très-étonnant, dit la veuve Wadman.»&mdash;</p>
-
-<p>«Rien n'est cependant plus vrai, dit le
-caporal.»&mdash;</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch50">CHAPITRE L.<br />
-<i>Trim s'enflamme.</i></h2>
-
-
-<p>«Il n'y a pourtant pas tant de quoi s'étonner,
-continua le caporal, voyant que
-mon oncle Tobie faisoit des réflexions mentales
-sur ce sujet.&mdash;L'amour, monsieur le
-sait mieux que moi, l'amour est comme la
-guerre. Un soldat ne peut-il pas échapper
-trois semaines de suite en montant la tranchée
-dans la nuit du samedi, et cependant
-être tué le dimanche matin?&mdash;C'est précisément
-ce qui m'arriva; avec la seule différence
-que ce fut le dimanche au soir;&mdash;l'amour
-me vint tout d'un coup; il tomba
-sur moi comme une bombe, sans me donner
-presque le temps de dire: Dieu me bénisse.»&mdash;</p>
-
-<p>«Je ne croyois pas, Trim, dit mon oncle
-Tobie, que l'amour pût venir si brusquement.»&mdash;</p>
-
-<p>«Mais, répliqua Trim, quand on y est
-déjà préparé!»&mdash;</p>
-
-<p>«Je te prie, dit mon oncle Tobie, raconte-moi
-comment cela t'arriva.»&mdash;</p>
-
-<p>«De tout mon c&oelig;ur, dit le caporal faisant sa révérence.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch51">CHAPITRE LI.<br />
-<i>Trim succombe.</i></h2>
-
-
-<p>»Jusques-là, continua le caporal, j'avois
-résisté à l'amour; ou plutôt je lui avois
-échappé; et j'aurois continué ainsi jusqu'au
-bout, si la providence n'en avoit décidé autrement.&mdash;Mais
-qui peut éviter sa destinée?»</p>
-
-<p>»C'étoit un dimanche après midi, comme
-je le disois à monsieur.</p>
-
-<p>»Le vieillard et sa femme étoient sortis.</p>
-
-<p>»Il n'étoit resté personne dans la maison
-ni dans la cour;&mdash;pas un chien, pas un
-chat, pas un canard.</p>
-
-<p>»Tout y étoit tranquille et calme comme
-à minuit.</p>
-
-<p>»Je vis entrer la belle <i>béguine</i>.</p>
-
-<p>»&mdash;Ma blessure commençoit à se guérir;
-l'inflammation avoit disparu, mais il lui avoit
-succédé une démangeaison, surtout au-dessus
-et au-dessous du genou, qui m'étoit insupportable,
-et qui m'empêchoit de fermer
-l'&oelig;il de toute la nuit.»</p>
-
-<p>«<i>Laissez-moi voir l'endroit</i>, dit-elle, en
-s'agenouillant tout contre mon lit, et soulevant
-le drap pour visiter la plaie,&mdash;<i>cela
-ne demande</i> dit la <i>béguine</i> <i>qu'à être un peu
-gratté.</i>&mdash;Aussitôt ayant ramené la couverture
-par-dessus, elle commença à gratter le
-dessous de mon genou avec le premier doigt
-de la main droite, qu'elle avoit passée sous
-la flanelle qui enveloppoit tout l'appareil.</p>
-
-<p>»Au bout de cinq ou six minutes, je sentis
-légèrement le bout de son second doigt qui
-arrivoit, et qui peu-à-peu se plaça à côté
-de l'autre; elle, continuant toujours de gratter.&mdash;Il
-commença à me venir en pensée
-que je pourrois bien devenir amoureux. Je
-rougis en voyant l'extrême blancheur de sa
-main.&mdash;Je puis bien dire à monsieur que de
-ma vie je ne verrai une main aussi blanche.&mdash;</p>
-
-<p>»Du moins à la même place, dit mon
-oncle Tobie.»</p>
-
-<p>Quoique ce fût la chose du monde la plus
-sérieuse pour le caporal, il ne put s'empêcher
-de sourire.</p>
-
-<p>«La jeune <i>béguine</i>, continua-t-il, voyant
-que de me gratter avec deux doigts me faisoit
-le plus grand bien, commença à me
-gratter avec trois; jusqu'à ce qu'enfin le quatrième
-doigt et puis le pouce, vinrent se
-placer à côté des autres; et alors elle me
-gratta avec toute sa main.&mdash;Je n'ose plus
-rien dire sur les mains depuis que monsieur
-m'a plaisanté; mais en vérité celle-là étoit
-plus douce que du satin.&mdash;</p>
-
-<p>»Vante-la tant qu'il te plaira, Trim, dit
-mon oncle Tobie, je t'assure que je t'écoute
-avec le plus grand plaisir.» Le caporal remercia
-son maître; mais n'ayant rien de
-nouveau à dire sur la main de la <i>béguine</i>,
-il en vint à ses effets.</p>
-
-<p>«La belle <i>béguine</i>, dit le caporal, continua
-de me gratter avec toute sa main au-dessous
-du genou.&mdash;Je craignis à la fin que
-son zèle ne vînt à la fatiguer.&mdash;<i>Bon Dieu!</i>
-dit-elle, <i>j'en ferois mille fois plus pour l'amour
-de Jésus-Christ.</i>&mdash;En disant cela elle
-glissa sa main par-dessous la flanelle jusqu'au
-dessus du genou, où j'avois senti aussi de
-la démangeaison: et là elle recommença à
-gratter.</p>
-
-<p>»Je commençai alors à m'apercevoir tout
-de bon que je devenois amoureux.</p>
-
-<p>»Comme elle continuoit à gratter, je sentis
-l'amour, qui, de dessous sa main, se répandoit
-dans toutes les parties de mon corps.</p>
-
-<p>»Plus elle grattoit, plus ses grattemens
-étoient prolongés, et plus le feu s'allumoit
-dans mes veines;&mdash;jusqu'à ce qu'enfin deux
-ou trois grattemens ayant duré plus long-temps
-que les autres, mon amour se trouva
-à son comble. Je saisis sa main&hellip;»&mdash;</p>
-
-<p>«Eh bien! Trim, dit mon oncle Tobie,
-tu la portas à tes lèvres, et tu fis ta déclaration?&hellip;»&mdash;</p>
-
-<p>Il importe peu de savoir si les amours de
-Trim se terminèrent précisément de la manière
-que mon oncle Tobie avoit imaginée.
-Il suffit qu'on y trouve l'essence de tous les
-amours de roman qui aient jamais été écrits
-depuis le commencement du monde.&mdash;</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch52">CHAPITRE LII.<br />
-<i>La veuve Wadman change son plan
-d'attaque.</i></h2>
-
-
-<p>Aussitôt que le caporal eut fini l'histoire
-de ses amours, ou plutôt, dès que mon
-oncle Tobie l'eut finie pour lui, Mistriss Wadman
-sortit sans bruit de son arbre, rattacha
-sa coëffe, franchit la petite porte de communication,
-et s'avança lentement vers la guérite
-de mon oncle Tobie.&mdash;La disposition
-d'esprit dans laquelle Trim avoit dû mettre
-mon oncle Tobie, étoit une occasion trop
-favorable pour la laisser échapper.&mdash;L'attaque
-avoit été résolue d'après la circonstance;
-et mon oncle Tobie en avoit encore
-applani le chemin, en ordonnant au caporal
-d'emporter la pelle, la bêche, la pioche,
-les piquets, et tous les autres ustensiles de
-guerre, qui gisoient épars sur le terrein où
-avoit été Dunkerque.</p>
-
-<p>Au signal de mon oncle Tobie, le caporal
-avoit marché; tout avoit disparu.&mdash;</p>
-
-<p>Or, considérez, monsieur, quelle sottise
-c'est d'agir d'après un <i>plan</i>, soit en combattant,
-soit en écrivant, soit en faisant
-toute autre chose, et même des vers!&mdash;Car
-si jamais <i>plan</i>, indépendamment de toutes
-les circonstances, a mérité d'être placé, en
-lettres d'or, (au moins dans les archives des
-fous) ce fut certainement le <i>plan</i> d'attaque
-de la veuve Wadman contre mon oncle Tobie
-dans sa guérite, et par le moyen de ses <i>plans</i>.&mdash;Mais
-le <i>plan</i> qui étoit attaché étant celui
-de Dunkerque, et Dunkerque ne présentant
-plus à l'esprit que des idées de repos et de
-paix, il en seroit résulté un effet tout différent
-de celui que Mistriss Wadman vouloit
-produire.&mdash;D'ailleurs, le moyen qu'elle continua
-sur le même pied qu'auparavant, les
-petites man&oelig;uvres de ses doigts et de sa
-main dans son attaque de la guérite, avoient
-tellement été surpassées par celles des doigts
-et de la main de la belle <i>béguine</i> dans l'histoire
-de Trim, que, quoique les siennes lui
-eussent toujours réussi jusques-là, elles
-étoient devenues aussi insipides que man&oelig;uvres
-puissent être.&mdash;</p>
-
-<p>Oh! rapportez-vous-en aux femmes sur ce
-point.&mdash;Mistriss Wadman étoit à peine sortie
-de son arbre, que son génie se jouoit déjà
-du nouveau tour qu'avoient pris les circonstances.&mdash;Elle
-changea son plan d'attaque
-en un moment.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch53">CHAPITRE LIII.<br />
-<i>Prends garde, Oncle Tobie!</i></h2>
-
-
-<p>»Je suis comme une folle, capitaine Shandy,
-dit Mistriss Wadman, en portant son mouchoir
-à son &oelig;il gauche, au moment qu'elle
-s'approchoit de la guérite;&mdash;une paille,
-un moucheron, je ne sais quoi m'est entré
-dans l'&oelig;il.&mdash;Regardez, je vous prie; n'est-ce
-pas dans le blanc?»</p>
-
-<p>En disant cela, Mistriss Wadman s'étoit
-glissée tout contre mon oncle Tobie, et s'étoit
-assise à côté de lui sur le coin du banc,
-pour lui donner la facilité de regarder dans
-son &oelig;il sans se lever.&mdash;«Mais regardez donc,
-dit elle.»</p>
-
-<p>Honnête Tobie! tu regardois dans son &oelig;il
-dans toute la simplicité de ton c&oelig;ur, et avec
-l'innocence d'un enfant qui regarde dans une
-lanterne magique. Ce seroit un péché de te
-causer le moindre mal.&mdash;</p>
-
-<p>Beaucoup de gens regardent dans l'&oelig;il
-d'une femme sans se faire prier; je n'ai rien
-à leur dire.&mdash;</p>
-
-<p>&mdash;Mais mon oncle Tobie, madame, étoit
-plus réservé. Il auroit été à côté de vous,
-sur votre sopha, dans votre boudoir, depuis
-le mois de juin jusqu'au mois de janvier, ce
-qui comprend les mois les plus chauds et les
-plus froids de l'année,&mdash;qu'il n'auroit pas
-été, au bout de ce temps, en état de dire
-si vous aviez les yeux noirs ou les yeux bleus.</p>
-
-<p>La grande difficulté étoit donc d'engager
-mon oncle Tobie à y regarder.&mdash;</p>
-
-<p>Elle fut surmontée.&mdash;</p>
-
-<p>Et je vois là mon bon oncle Tobie, sa
-pipe à la main, dont les cendres s'échappent,
-regardant, et regardant; puis se frottant les
-yeux, et regardant encore avec deux fois
-plus d'attention et de bonhomie, que Galilée
-n'en a jamais mis à regarder les taches du
-soleil.&mdash;</p>
-
-<p>Le tout en vain.&mdash;Par toutes les puissances
-qui animent nos organes, l'&oelig;il gauche de
-Mistriss Wadman brille en ce moment autant
-que son &oelig;il droit. Il n'y a ni paille,
-ni moucheron, ni poussière, ni fétu d'aucune
-espèce;&mdash;il n'y a rien, mon cher oncle, il
-n'y a rien qu'un feu délicieux qui s'y glisse
-furtivement, et qui de là se répand dans toutes
-les parties de ton existence.</p>
-
-<p>Prends garde, oncle Tobie! fuis le danger;&mdash;éloigne-toi:&mdash;si
-tu regardes un moment
-de plus dans l'&oelig;il de cette charmante veuve,
-tu es perdu!</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch54">CHAPITRE LIV.<br />
-<i>Il n'y voit rien.</i></h2>
-
-
-<p>Un &oelig;il a cela de commun avec un canon,
-que ce n'est pas tant l'&oelig;il et le canon en
-eux-mêmes, que le jeu de l'&oelig;il et le jeu du
-canon, qui les met l'un et l'autre en état
-de produire de si grands effets.&mdash;Je ne trouve
-pas la comparaison si mauvaise; d'autres
-gens de meilleur goût ne seront peut-être
-pas de mon avis: cependant, comme je l'ai
-faite et placée à la tête du présent chapitre,
-autant pour l'usage que pour l'ornement,
-elle y restera; et tout ce que je désire en
-retour, c'est que vous vouliez bien vous la
-rappeler toutes les fois que je parlerai des
-yeux de la veuve Wadman.&mdash;</p>
-
-<p>«Je vous proteste, madame, dit mon oncle
-Tobie, que je n'aperçois rien dans votre
-&oelig;il.»</p>
-
-<p>«Ce n'est donc pas dans le blanc, dit
-Mistriss Wadman?» Mon oncle Tobie regarda
-dans la prunelle de toute sa puissance.</p>
-
-<p>Or, de tous les yeux qui jamais aient été
-créés&mdash;depuis les vôtres, madame, jusqu'à
-ceux de Vénus, qui étoient certainement aussi
-fripons qu'il y en ait jamais eu,&mdash;il n'y eut
-jamais d'&oelig;il aussi propre à ravir le repos
-de mon oncle Tobie, que l'&oelig;il dans lequel
-il regardoit.&mdash;Ne croyez pas, madame, que
-ce fût un &oelig;il coquet, ni éveillé, ni libertin;&mdash;il
-n'étoit ni étincelant, ni pétulant, ni
-impérieux;&mdash;ce n'étoit pas un de ces yeux
-qui annoncent de grandes prétentions, ou
-une grande exigence:&mdash;un tel &oelig;il n'auroit
-pas eu d'empire sur une ame de la trempe
-de celle de mon oncle Tobie, formée de tout
-ce que la nature a de plus doux.&mdash;L'&oelig;il de
-Mistriss Wadman étoit rempli de doux propos
-et de douces réponses, parlant, non comme
-une trompette bruyante, qui étonne l'oreille
-sans lui plaire, mais parlant au c&oelig;ur;&mdash;ou
-plutôt, formant je ne sais quels doux
-sons, semblables aux derniers accens d'un
-prédestiné;&mdash;un &oelig;il qui sembloit dire: <i>Comment
-pouvez-vous, capitaine Shandy, vivre
-ainsi sans consolation? sans un sein sur lequel
-vous puissiez reposer votre tête, et
-dans lequel vous puissiez déposer vos chagrins?</i></p>
-
-<p>C'étoit un &oelig;il&hellip;</p>
-
-<p>Mais l'amour me gagnera moi-même, si
-j'en dis encore un mot.</p>
-
-<p>C'étoit l'&oelig;il qu'il falloit à mon oncle Tobie.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch55">CHAPITRE LV.<br />
-<i>Un clou ne chasse pas l'autre.</i></h2>
-
-
-<p>Rien ne fait voir les caractères de mon
-père et de mon oncle Tobie sous un point-de-vue
-plus plaisant, que leur différente
-manière d'agir dans les mêmes accidens. J'appelle
-l'amour accident et non pas malheur,
-dans l'opinion où l'on sait que je suis qu'il
-rend toujours le c&oelig;ur d'un homme meilleur.&mdash;Grand
-Dieu! comment devoit être le c&oelig;ur
-de mon oncle Tobie quand il étoit amoureux,&mdash;étant
-déjà si parfaitement bon quand
-il ne l'étoit pas?</p>
-
-<p>Mon père, comme il paroît par quelques-uns
-des papiers qu'il a laissés, étoit très-sujet
-à cette passion avant son mariage. Mais
-c'étoit toujours avec une sorte d'impatience
-originale, et même un peu acide; et quand
-l'<i>accident</i> lui arrivoit, au lieu de s'y soumettre
-en bon chrétien, il enrageoit, se démenoit,
-tapoit des pieds, faisoit le diable
-à quatre; et écrivoit contre l'objet de sa
-passion la diatribe la plus amère dont il pût
-s'aviser.</p>
-
-<p>J'en ai retrouvé une en vers, qui s'adresse
-à je ne sais quel &oelig;il qui avoit troublé son
-repos pendant deux ou trois nuits. Dans le
-premier transport de son ressentiment, voici
-comme il commence:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Maudit &oelig;il que l'enfer confonde!</div>
-<div class="verse">&OElig;il né pour le malheur du monde!</div>
-<div class="verse">Qui mets les gens en pire état,</div>
-<div class="verse">Que payen, turc ou renégat!&hellip;</div>
-</div>
-
-<p>En un mot, tout le temps que duroit le
-paroxisme, mon père n'avoit à la bouche
-qu'injures, qu'imprécations, et presque des
-malédictions.&mdash;Seulement il étoit trop impétueux
-pour suivre la méthode d'Ernulphe,
-pour suivre même sa réserve. Mon père qui
-étoit de l'esprit le plus intolérant, ne se contentoit
-pas de maudire sans exception tout
-ce qui sous le ciel pouvoit entretenir ou
-exciter son amour; jamais il n'achevoit sa
-litanie de malédictions sans se maudire lui-même
-à son tour, comme un des fous et
-des imbécilles les plus fieffés, disoit-il, qui
-eût jamais été lâché dans le monde.</p>
-
-<p>Mon oncle Tobie au contraire prit le tout
-comme un agneau; il s'assit tranquillement,
-et laissa le poison travailler dans ses veines
-sans résistance.&mdash;Dans les douleurs les plus
-aiguës de sa blessure (comme au temps de
-celle qu'il avoit reçue à l'aîne) il ne lui échappa
-pas une expression chagrine ou de mécontentement;
-il ne s'en prit ni au ciel ni
-à la terre; il ne pensa ni ne parla mal de
-qui que ce soit. Pensif et solitaire, il s'assit,
-sa pipe à la bouche, les yeux fixés sur sa
-jambe boiteuse, poussant de temps à autre
-quelque soupir sentimental,&mdash;qui, mêlé avec
-les bouffées de tabac, ne pouvoit incommoder
-personne.</p>
-
-<p>Je le répète, il prit le tout comme un
-agneau.&mdash;</p>
-
-<p>A la vérité, il commit d'abord une méprise.&mdash;Le
-matin de cette même journée, il avoit
-monté à cheval avec mon père, pour tâcher
-de sauver un petit bois charmant, que le
-doyen et le chapitre de Shandy faisoient
-abattre pour en donner le profit aux <i>pauvres</i>
-(d'esprit, certainement, car l'argent en fut
-partagé entre le doyen et les chanoines.)&mdash;Le
-dit bois se trouvoit en vue de la
-maison de mon oncle Tobie, et lui étoit
-du plus grand secours pour sa description
-de la bataille de Wynendale;&mdash;aussi
-avoit-il couru avec empressement pour le
-sauver.</p>
-
-<p>Il avoit été au grand trot,&mdash;sur un cheval
-dur,&mdash;avec une selle incommode.&mdash;Bref,
-il étoit arrivé que la partie séreuse du sang
-avoit pénétré entre cuir et chair, et avoit
-causé un apostème aux pays bas de mon
-oncle Tobie.&mdash;Lorsque ce clou (car c'en
-étoit un) commença à pousser, mon oncle
-Tobie qui avoit peu d'expérience en amour,
-se persuada que c'étoit là un des symptômes
-et une des parties constituantes de sa passion;&mdash;mais
-l'apostème venant à crever,
-et l'amour restant le même, mon oncle Tobie
-comprit bien que sa blessure n'étoit pas blessure
-superficielle, et qu'elle avoit pénétré
-jusqu'à son c&oelig;ur.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch56">CHAPITRE LVI.<br />
-<i>Confidence.</i></h2>
-
-
-<p>Le monde rougiroit d'avoir un penchant
-vertueux.&mdash;Mon oncle Tobie connoissoit peu
-le monde; et quand il s'aperçut qu'il étoit
-amoureux, il n'imagina pas devoir en faire
-plus de mystère que si la veuve Wadman
-l'avoit blessé par mégarde avec son couteau.
-Mais quand il auroit cru devoir taire ce secret
-à tout autre, accoutumé à regarder Trim
-comme un humble ami, et trouvant chaque
-jour de nouvelles raisons pour le traiter ainsi,
-cela n'auroit rien changé à la manière dont
-il lui confia l'affaire.</p>
-
-<p>«Je suis amoureux, caporal, dit mon
-oncle Tobie.»</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch57">CHAPITRE LVII.<br />
-<i>Plan de campagne.</i></h2>
-
-
-<p>«Amoureux, s'écria le caporal!&mdash;monsieur
-se portoit si bien il y a deux jours,
-quand je lui racontois l'histoire du roi de
-Bohême! L'histoire du roi de Bohême, dit mon
-oncle Tobie!&hellip; (Il rêva quelque temps)&hellip;
-Qu'est devenue son histoire?»&mdash;</p>
-
-<p>«Nous l'avons perdue je ne sais comment,
-dit le caporal.&mdash;Mais alors monsieur n'étoit
-non plus amoureux que moi.&mdash;Cela me vint,
-dit mon oncle Tobie, lorsque tu me quittas
-avec la brouette et les outils. Je restai seul
-avec Mistriss Wadman. Le trait qu'elle m'a
-laissé est encore là, ajouta-t-il en montrant
-sa poitrine.&mdash;</p>
-
-<p>»Eh! bien, dit le caporal, il n'y a qu'à
-marcher.&mdash;Monsieur sait bien qu'elle n'est
-non plus en état de soutenir un siége que
-de voler.»&mdash;</p>
-
-<p>Mais comme nous sommes voisins, dit mon
-oncle Tobie, ne seroit-il pas mieux que je
-l'informasse civilement&hellip;»&mdash;</p>
-
-<p>Si j'osois, dit le caporal, être d'un avis
-différent de monsieur!»</p>
-
-<p>«Parle librement, dit avec bonté mon
-oncle Tobie.»</p>
-
-<p>«Eh! bien, dit le caporal! sauf le respect
-de monsieur, je tomberois brusquement sur
-elle comme un tonnerre, pour répondre à
-ses petites attaques traîtresses; et ensuite je
-lui parlerois civilement.&mdash;Car si elle s'aperçoit
-la première que monsieur est amoureux
-d'elle&hellip;&mdash;Dieu soit à son aide, dit mon
-oncle Tobie! en ce moment, Trim, elle ne
-s'en doute non plus que l'enfant qui n'est
-pas encore né.»&mdash;</p>
-
-<p>O mon bon oncle!&mdash;</p>
-
-<p>Il y avoit déjà vingt-quatre heures que
-la veuve Wadman avoit tout dit à Brigitte,
-sans omettre une seule circonstance; et en
-ce moment elles tenoient ensemble un petit
-conciliabule, touchant certains doutes, certains
-scrupules, relatifs à l'issue de l'affaire,
-et que le diable qui ne dort jamais avoit fait
-naître dans l'esprit de la veuve, avant même
-qu'elle n'eût achevé son <i lang="la" xml:lang="la">Te Deum</i>.&mdash;</p>
-
-<p>«Si je l'épouse, disoit la veuve Wadman,
-j'ai bien peur, Brigitte, que le pauvre capitaine
-ne jouisse pas d'une bonne santé.&mdash;Il
-a reçu une si terrible blessure à l'aîne!»&mdash;</p>
-
-<p>«Bon, madame, répliqua Brigitte! elle n'est
-pas si considérable que vous pensez. D'ailleurs,
-ajouta-t-elle, je la crois bien guérie.»&mdash;</p>
-
-<p>«Je voudrois en être sûre, dit la veuve
-Wadman;&mdash;mais uniquement par rapport à
-lui.»</p>
-
-<p>«Si madame le désire, dit Brigitte, j'en
-saurai tout le détail avant qu'il soit huit jours.&mdash;Car
-tandis que le capitaine lui rendra des
-soins, il est certain que monsieur Trim me
-fera sa cour; et c'est mon affaire, ajouta-t-elle,
-de le traiter de sorte qu'il ne me cache
-rien de tout ce que nous avons intérêt de
-savoir.»</p>
-
-<p>Elles prirent donc ainsi leurs mesures; et
-mon oncle Tobie et le caporal prenoient les
-leurs de leur côté.&mdash;</p>
-
-<p>«Maintenant, dit le caporal, en posant sa
-main gauche sur sa hanche, et animant son
-geste de la main droite, avec un air qui garantissoit
-presque le succès,&mdash;si monsieur
-veut me laisser faire, et me confier la conduite
-de l'attaque&hellip;»&mdash;</p>
-
-<p>«De tout mon c&oelig;ur, Trim, dit mon oncle
-Tobie. Et comme je prévois que dans toute
-cette guerre tu me serviras d'aide-de-camp,
-voici déjà une <i>couronne</i> pour t'aider à arroser
-ton brevet.»&mdash;</p>
-
-<p>«Eh! bien, dit le caporal, faisant d'abord
-une révérence pour son brevet, il faut prendre
-dans le grand coffre les habits galonnés de
-monsieur;&mdash;il faut raccommoder les manches
-de celui qui est bleu et or.&mdash;Je retaperai
-à monsieur sa perruque <i>à la Ramillies</i>,
-et j'aurai un tailleur pour retourner ses culottes
-d'écarlate.»&mdash;</p>
-
-<p>«J'aimerois mieux celles de pluche rouge,
-dit mon oncle Tobie.&mdash;Monsieur n'y pense
-pas, dit le caporal.»</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch58">CHAPITRE LVIII.<br />
-<i>Il n'omet rien.</i></h2>
-
-
-<p>«Tu mettras un peu de blanc d'Espagne à
-mon épée, et avec une brosse&hellip;&mdash;Que
-monsieur ne s'embarrasse de rien, répliqua
-le caporal.»</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch59">CHAPITRE LIX.<br />
-<i>La toilette sera complète.</i></h2>
-
-
-<p>«Je repasserai à neuf les deux rasoirs de
-monsieur;&mdash;je rajusterai un peu mon bonnet
-de housard, et je prendrai l'uniforme du
-pauvre lieutenant Lefèvre, que monsieur m'a
-ordonné de porter pour l'amour de lui;&mdash;et
-aussi-tôt que monsieur sera rasé, et qu'il
-aura pris sa chemise, son habit bleu et or,
-et ses culottes de fine écarlate;&mdash;enfin quand
-sa toilette sera achevée et que tout sera prêt,&mdash;nous
-marcherons fiérement, comme à
-l'attaque d'un bastion.&mdash;Or, tandis que
-monsieur engagera le combat avec mistriss
-Wadman dans le salon à droite, je livrerai
-bataille à Brigitte dans la cuisine à gauche;
-et au moyen de cette disposition, je réponds
-à monsieur, dit le caporal, en faisant claquer
-ses doigts au-dessus de sa tête,&mdash;je lui
-réponds de la victoire.»&mdash;</p>
-
-<p>«Je désire que tout cela réussisse, dit mon
-oncle Tobie; mais je déclare, caporal, que
-j'aimerois mieux marcher à l'ennemi sur le
-revers d'une tranchée.»&mdash;</p>
-
-<p>«Une femme est bien autre chose, dit le
-caporal.&mdash;Je le suppose ainsi, dit mon oncle
-Tobie.»</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch60">CHAPITRE LX.<br />
-<i>L'âne et le califourchon.</i></h2>
-
-
-<p>De tout ce que pouvoit dire mon père, si
-quelque chose étoit capable de désoler mon
-oncle Tobie, (surtout pendant la durée de
-ses amours) c'étoit l'usage continuel et perfide
-que faisoit mon père d'une expression
-d'Hilarion l'hermite, lequel en parlant de
-ses jeûnes, de ses veilles, de ses flagellations,
-et de toutes les macérations pratiquées
-dans la religion,&mdash;disoit, (quoiqu'un peu
-plus gaiment, ce me semble, qu'il ne convenoit
-à un hermite) qu'il employoit tous
-ces moyens <i>pour empêcher son âne de regimber</i>;
-voulant dire: pour réprimer l'aiguillon
-de la chair.&mdash;</p>
-
-<p>Mon père étoit enchanté de cette expression,
-non pas seulement à cause de son laconisme,
-mais parce qu'elle ravaloit les désirs
-et les appétits de la partie de nous-mêmes
-la plus grossière.&mdash;Il adopta donc cette
-métaphore, et il s'en servit constamment
-pendant plusieurs années de sa vie. Il ne
-prononçoit plus le mot <i>passions</i>, c'étoit
-toujours <i>âne</i> qu'il mettoit à la place. Si bien
-que pendant tout le temps que sa manie
-dura, l'on pouvoit dire qu'il étoit toujours
-à cheval sur son <i>âne</i> ou sur l'<i>âne</i> d'un autre.</p>
-
-<p>Ici, messieurs, je vous prie d'observer la
-différence de l'<i>âne</i> de mon père à mon <i>dada</i>,
-ou, si vous voulez, à mon <i>califourchon</i>; le
-tout pour qu'il ne vous arrive jamais de les
-confondre dans votre esprit.</p>
-
-<p>Mon <i>dada</i>, si vous l'avez un peu observé,
-n'est pas une méchante bête; il ne pratique
-de l'<i>âne</i> en rien,&mdash;non, messieurs, en rien.&mdash;Mon
-<i>dada</i>!&mdash;Eh! c'est celui de tout le
-monde; c'est la petite niaiserie du moment;
-c'est la folie du jour: un magot, un papillon,
-un pantin, le boulingrin de mon oncle Tobie.&mdash;Mon
-<i>dada</i>!&mdash;Eh! c'est celui que vous
-montez vous-même, madame, quand vous
-avez un moment d'humeur, de vapeurs,
-d'ennui de votre mari;&mdash;en un mot, c'est
-l'animal le plus utile que je connoisse; et je
-ne sais pas ce que le monde deviendroit sans
-lui.&mdash;</p>
-
-<p>Mais l'<i>âne</i> de mon père, messieurs!&mdash;montez-le,
-je vous prie, montez le;&mdash;de grace,
-montez-le;&mdash;ou plutôt, messieurs, ne le
-montez pas.&mdash;C'est un animal concupiscent;
-et malheur à celui qui ne l'empêche pas de
-regimber.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch61">CHAPITRE LXI.<br />
-<i>Coq-à-l'âne.</i></h2>
-
-
-<p>Dès que mon père eut appris l'amour de
-mon oncle Tobie:&mdash;«Eh bien, mon cher
-Tobie, lui dit-il en le revoyant, comment
-va ton <i>âne</i>?»</p>
-
-<p>Mon oncle Tobie, plus occupé de sa blessure
-que de la métaphore d'Hilarion, s'imagina
-que mon père, par une sollicitude toute
-fraternelle, lui demandoit des nouvelles de
-son <i>aine</i>.</p>
-
-<p>Une imagination préoccupée, vous le savez,
-messieurs, n'a pas moins de pouvoir sur le
-son des mots que sur la forme des choses;
-et un homme dans cette disposition, entend
-moins la chose qu'on lui dit que celle à quoi
-il pense.</p>
-
-<p>Cependant la question étonna mon oncle
-Tobie,&mdash;d'autant qu'il aperçut les coins
-des lèvres de ma mère à demi-relevés, et
-tout son visage disposé au sourire. Le docteur
-Slop avoit aussi je ne sais quoi de malin répandu
-sur sa physionomie.&mdash;Enfin, mon
-père lui-même, en faisant cette question,
-n'avoit point ce regard de l'amitié qui interroge
-la souffrance.&mdash;</p>
-
-<p>Un autre que mon oncle Tobie n'auroit
-pas répondu, ou auroit répondu avec embarras.&mdash;</p>
-
-<p>«Mon <i>aine</i>, frère Shandy, répondit mon
-oncle Tobie, va beaucoup mieux.»</p>
-
-<p>A ce mot, tout le monde éclata de rire,
-hors mon père, qui avoit beaucoup espéré
-de son <i>âne</i>, et qui, fâché de la méprise de
-mon oncle Tobie, auroit bien voulu revenir
-à la charge. Mais mon pauvre oncle Tobie
-avoit l'air si déconcerté, si embarrassé, que
-si vous eussiez été là, madame, avec le c&oelig;ur
-que je vous connois, vous seriez venue à son
-secours.&mdash;C'est ce que fit ma mère.</p>
-
-<p>«Tout le monde, dit ma mère, assure
-que vous êtes amoureux, frère Tobie; et
-nous espérons que cela est vrai.»&mdash;</p>
-
-<p>«Je suis amoureux, ma s&oelig;ur, répliqua
-mon oncle Tobie; et plus même, je crois,
-qu'on ne l'est communément.&mdash;Ouais! dit
-mon père.&mdash;Et depuis quand le savez-vous,
-dit ma mère?»&mdash;</p>
-
-<p>«Depuis que mon clou a percé, dit mon
-oncle Tobie.» Cette réponse mit mon père
-de bonne humeur; et il entreprit encore une
-fois mon pauvre oncle Tobie.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch62">CHAPITRE LXII.<br />
-<i>Les deux amours.</i></h2>
-
-
-<p>«Les anciens, dit mon père, ont reconnu,
-frère Tobie, deux sortes d'amour, très-distinctes
-l'une de l'autre, suivant la partie du
-corps où elles prennent naissance, la cervelle
-ou le foie. Ainsi, quand un homme devient
-amoureux, il doit considérer où est le siége
-du mal.»&mdash;</p>
-
-<p>«Et qu'importe, frère Shandy, répliqua
-mon oncle Tobie,&mdash;qu'importe d'où l'amour
-vienne, quand on ne veut que se marier,
-aimer sa femme, et lui faire quelques enfans?»&mdash;</p>
-
-<p>«Quelques enfans, s'écria mon père, en
-sautant de sa chaise les yeux fixés sur ma
-mère, et passant brusquement entre son
-fauteuil et celui du docteur Slop!&mdash;Quelques
-enfans, s'écria mon père, en répétant les
-mots de mon oncle Tobie, et continuant à
-se promener avec agitation!»</p>
-
-<p>«Ce n'est pas, frère Tobie, dit mon père
-en revenant à lui, et se rasseyant derrière
-le fauteuil de mon oncle Tobie,&mdash;ce n'est
-pas que je fusse fâché de t'en voir une vingtaine;
-au contraire, j'en serois charmé; et
-j'aimerois chacun d'eux, Tobie, autant que
-si j'étois son père.»</p>
-
-<p>Mon oncle Tobie passa sa main derrière
-sa chaise, sans être aperçu, pour serrer celle
-de mon père.&mdash;</p>
-
-<p>Mon père prit la main de mon oncle Tobie.&mdash;</p>
-
-<p>«Bien plus, mon cher frère, continua
-mon père,&mdash;formé comme tu l'es de tout
-ce qu'il y a de plus doux dans la nature
-humaine, ayant si peu de ses aspérités,
-c'est une pitié que la terre ne soit pas toute
-peuplée d'habitans qui te ressemblent.&mdash;Et
-si j'étois monarque d'Asie, ajouta mon père,
-en s'échauffant pour ce nouveau projet, je
-t'obligerois (pourvu que la chose ne fût pas
-au-dessus de tes forces, et ne desséchât pas
-trop promptement ton humide radical,&mdash;pourvu
-enfin que cet exercice ne fît aucun
-tort à ton imagination ni à ta mémoire, ce
-qui arrive quand on s'y livre inconsidérément)
-oui, frère Tobie, je te procurerois les plus
-belles femmes de mon empire, et je t'obligerois,
-<i lang="la" xml:lang="la">nolens et volens</i>, de me faire un
-sujet tous les mois.»&mdash;</p>
-
-<p>«Tous les mois, dit ma mère, en prenant
-une prise de tabac!»&mdash;</p>
-
-<p>«Je ne voudrois pas, dit mon oncle Tobie,
-faire un enfant, <i lang="la" xml:lang="la">nolens et volens</i>, ce qui
-signifie, je crois, que je le voulusse ou
-non, pour plaire au plus grand prince de la
-terre.»&mdash;</p>
-
-<p>«J'avoue, dit mon père, qu'il y auroit
-de ma part un peu de cruauté à t'y contraindre.&mdash;Mais
-c'est une supposition que
-j'ai faite, frère Tobie, pour te montrer que
-ce n'est pas sur ton projet de faire des enfans
-(en cas que tu en sois capable) mais sur
-les systèmes que tu as sur l'amour et le mariage,
-que je veux te redresser.»</p>
-
-<p>«Mais, dit Yorick, il y a beaucoup de
-raison et de bons sens dans l'opinion que le
-capitaine Shandy se forme de l'amour; et
-dans les heures perdues de ma vie, dont je
-rendrai compte un jour; j'ai lu beaucoup de
-poëtes et de rhéteurs, desquels je n'aurois
-jamais pu en extraire autant.»&mdash;</p>
-
-<p>«Je voudrois, Yorick, dit mon père, que
-vous eussiez lu Platon, il vous auroit appris
-qu'il y a deux amours.&mdash;Je sais, dit Yorick,
-qu'il y avoit deux religions parmi les anciens;
-l'une pour le peuple, et l'autre pour les savans.
-Mais je pense qu'un seul amour pouvoit
-suffire aux uns et aux autres.&mdash;Point du
-tout, dit mon père, et par les mêmes raisons;&mdash;car
-de ces deux amours, suivant le commentaire
-de Ficinus sur Velasius, l'un est
-spirituel, l'autre est matériel.</p>
-
-<p>»Le premier est le plus ancien, n'a point
-eu de mère, et n'a rien à démêler avec Vénus;
-le second est engendré de Jupiter et de
-Dioné.»&mdash;</p>
-
-<p>«De grace, frère, dit mon oncle Tobie,
-qu'est-ce qu'un homme qui croit en Dieu a
-besoin de tout cela?» Mon père ne s'arrêta
-point à lui répondre, de crainte de perdre
-le fil de son discours.</p>
-
-<p>«Ce dernier, continua-t-il, participe entièrement
-de la nature de Vénus.</p>
-
-<p>»Le premier est la chaîne d'or qui lie le
-ciel à la terre, c'est lui qui nous excite à
-l'amour héroïque, lequel renferme et fait
-naître le désir de la philosophie et de la
-vérité; le second excite seulement le désir.»&mdash;</p>
-
-<p>«Je crois, dit mon oncle Tobie, que la
-procréation des enfans est bien aussi utile
-au monde, que la découverte des moyens de
-déterminer les longitudes en mer.»&mdash;</p>
-
-<p>«Il est certain, dit ma mère, que l'amour
-entretient la paix dans le monde.»&mdash;</p>
-
-<p>«Et qu'il la détruit dans les familles, s'écria
-mon père.»&mdash;</p>
-
-<p>«C'est lui qui peuple la terre, dit ma
-mère.»&mdash;</p>
-
-<p>«Et qui dépeuple le ciel, dit mon père.»&mdash;</p>
-
-<p>«C'est la virginité, dit Slop d'un air triomphant,
-qui peuple le paradis.»&mdash;</p>
-
-<p>«Propos de nonne, répliqua mon père.»&mdash;</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch63">CHAPITRE LXIII.<br />
-<i>Chacun va se coucher.</i></h2>
-
-
-<p>Mon père, dans toutes ses disputes, avoit
-un genre d'escarmouche si tranchant, si aigre,
-si peu ménagé,&mdash;poussant à droite, sabrant à
-gauche, et tombant sur tout le monde indistinctement,&mdash;que
-s'il y avoit vingt personnes
-dans un cercle, en moins d'une demi-heure
-il étoit sûr de les avoir toutes contre
-lui; ce qui ne contribuoit pas peu à le laisser
-ainsi sans alliés, c'est que s'il y avoit un
-poste tout-à-fait <i>intenable</i>, c'est-là qu'il alloit
-se jeter.&mdash;Mais il faut lui rendre justice. Une
-fois qu'il y étoit établi, il s'y défendoit si
-vaillamment, que tout brave et galant homme
-ne l'en voyoit chasser qu'avec peine.</p>
-
-<p>Aussi Yorick en l'attaquant, ce qui lui
-arrivoit souvent, se gardoit bien d'employer
-toute sa force.&mdash;</p>
-
-<p>Mais la remarque du docteur Slop sur les
-vierges, à la fin du dernier chapitre, avoit
-rangé Yorick du côté de mon père; et il
-commençoit à désoler le pauvre docteur par
-l'énumération de tous les couvens de la chrétienté,&mdash;quand
-le caporal Trim entra dans
-la salle, et raconta à mon oncle Tobie que
-ses culottes d'écarlate ne pourroient servir,
-comme ils l'avoient projeté, pour l'attaque
-de la veuve Wadman, attendu que le tailleur,
-en les décousant, s'étoit aperçu qu'elles
-avoient déjà été retournées.</p>
-
-<p>«Eh bien! qu'il les retourne encore, dit
-brusquement mon père; car on les retournera
-encore plus d'une fois avant que l'affaire soit
-finie.&mdash;Elles n'en valent pas la façon, dit le
-caporal.&mdash;Alors, frère, dit mon père, il
-faut nécessairement que vous en commandiez
-d'autres. Car quoique je sache, continua-t-il,
-en s'adressant à la compagnie, que la veuve
-Wadman aime mon frère Tobie depuis longtemps,
-et qu'elle a mis en usage toute l'adresse
-et tous les artifices d'une femme pour
-s'en faire aimer,&mdash;maintenant qu'elle l'a
-enrôlé, sa passion n'est plus aussi vive.»</p>
-
-<p>«Elle a obtenu ce qu'elle vouloit.»&mdash;</p>
-
-<p>«Sous ce rapport, continua mon père;
-sous ce rapport, auquel je suis persuadé que
-Platon n'a jamais pensé, vous voyez que
-l'amour est moins un sentiment qu'un état,
-une condition, et qu'on s'y engage (à-peu-près,
-diroit mon frère Tobie, comme dans
-un régiment).&mdash;Or, dès qu'un homme est
-aggrégé à un corps, soit qu'il aime le service
-ou non, il se comporte comme s'il l'aimoit,
-et cherche partout à se montrer homme de
-courage.»</p>
-
-<p>Cette hypothèse, comme toutes celles de
-mon père, étoit assez plausible; et mon
-oncle Tobie n'avoit qu'une seule objection
-à y faire. Trim se tenoit prêt à le seconder;
-mais mon père n'avoit pas encore tiré sa
-conclusion.</p>
-
-<p>«C'est pourquoi, continua mon père, reprenant
-sa supposition, quoique tout le
-monde sache que mistriss Wadman et mon
-frère Tobie se plaisent l'un à l'autre, et se
-conviennent réciproquement,&mdash;quoique je
-ne connoisse dans la nature aucun obstacle
-qui puisse empêcher les violons de jouer dès
-ce soir,&mdash;je répondrois que ce ne sera pas
-d'un an que leurs instrumens se mettront à
-l'unisson.»&mdash;</p>
-
-<p>«Je crains que nous n'ayions mal pris nos
-mesures, dit mon oncle Tobie, en regardant
-Trim, comme pour lui demander son avis.»&mdash;</p>
-
-<p>«Je gagerois, dit Trim, mon bonnet de
-housard.&mdash;(Son bonnet de housard, comme
-je vous l'ai dit, étoit son enjeu ordinaire;
-mais ayant été rajusté et presque remis à
-neuf pour l'attaque projetée, l'enjeu devenoit
-plus important.&mdash;) Je gagerois, avec la permission
-de monsieur, mon bonnet de housard
-contre un schelling&hellip; si j'osois, continua
-Trim, faisant une révérence, gager contre
-monsieur.»&mdash;</p>
-
-<p>«Il n'y a point de mal à cela, dit mon
-père; car en disant que tu gagerois ton
-bonnet, tout ce que tu entends par-là, c'est
-que tu crois&hellip; Qu'est-ce que tu crois?»&mdash;</p>
-
-<p>«Je crois que la veuve Wadman, sauf le
-respect de monsieur, n'est pas en état de
-tenir dix jours.»&mdash;</p>
-
-<p>«Et où diantre, s'écria Slop, d'un air
-goguenard, où diantre, l'ami, as-tu si bien
-appris à connoître les femmes?»&mdash;</p>
-
-<p>«Dans mes amours avec une religieuse,
-dit Trim.&mdash;Ce n'étoit qu'une <i>béguine</i>, dit
-mon oncle Tobie.»</p>
-
-<p>Le docteur Slop étoit trop en colère pour
-écouter cette distinction; et mon père profitant
-de l'occasion pour tomber sur les religieuses
-d'estoc et de taille, en les traitant
-de folles, le docteur Slop ne put y tenir.&mdash;Mon
-oncle Tobie avoit encore quelques mesures
-à prendre pour ses culottes, et Yorick
-pour la seconde partie de son prochain sermon;
-toute la compagnie se sépara. Et comme
-il restoit une demi-heure avant le temps de
-se mettre au lit, mon père qui étoit demeuré
-seul, demanda une plume, de l'encre et du
-papier, et se mit à écrire pour mon oncle
-Tobie l'instruction suivante en forme de
-lettre.</p>
-
-<p class="ind"><i>Mon cher frère Tobie.</i></p>
-
-<p>Ce que je vais te dire a rapport à la nature
-des femmes, et à la manière de leur faire
-l'amour. Et peut-être est-il heureux pour toi
-(quoiqu'il ne le soit pas autant pour moi)
-que l'occasion se soit offerte, et que je me
-sois trouvé capable de t'écrire quelques instructions
-sur ce sujet.&mdash;</p>
-
-<p>Si c'eût été le bon plaisir de celui qui distribue
-nos lots, et qu'il t'eût départi plus
-de connoissances qu'à moi, j'aurois été
-charmé que tu te fusses assis à ma place, et
-que cette plume fût entre tes mains;&mdash;mais
-puisque c'est à moi à t'instruire, et que madame
-Shandy est là auprès de moi, se disposant
-à se mettre au lit,&mdash;je vais jeter ensemble
-et sans ordre sur le papier des idées
-et des préceptes concernant le mariage, tels
-qu'ils me viendront à l'esprit, et que je croirai
-qu'ils pourront être d'usage pour toi; voulant
-en cela te donner un gage de mon amitié,
-et ne doutant pas, mon cher Tobie, de la
-reconnoissance avec laquelle tu le recevras.&mdash;</p>
-
-<p>&mdash;En premier lieu, à l'égard de ce qui concerne
-la religion dans cette affaire&mdash;(quoique
-le feu qui me monte au visage me fasse apercevoir
-que je rougis en te parlant sur ce
-sujet;&mdash;quoique je sache, en dépit de ta
-modestie qui nous le laisseroit ignorer, que
-tu ne négliges aucune de ses pieuses pratiques),
-il en est une cependant que je voudrois
-te recommander d'une manière plus
-particulière, pour que tu ne l'oubliasses
-point, du moins pendant tout le temps que
-dureront tes amours.&mdash;Cette pratique, frère
-Tobie, c'est de ne jamais te présenter chez
-celle qui est l'objet de tes poursuites, soit le
-matin, soit le soir, sans te recommander auparavant
-à la protection du Dieu tout puissant,
-pour qu'il te préserve de tout malheur.&mdash;</p>
-
-<p>Tu te raseras la tête, et tu la laveras tous
-les quatre ou cinq jours, et même plus souvent,
-si tu le peux, de peur qu'en ôtant ta
-perruque dans un moment de distraction,
-elle ne distingue combien de tes cheveux
-sont tombés sous la main du temps, et combien
-sous celle de Trim.&mdash;</p>
-
-<p>Il faut, autant que tu le pourras, éloigner
-de son imagination toute idée de tête chauve.&mdash;</p>
-
-<p>&mdash;Mets-toi bien dans l'esprit, Tobie, et
-suis cette maxime comme sûre:</p>
-
-<p><i>Toutes les femmes sont timides.</i>&mdash;Et il
-est heureux qu'elles le soient; autrement,
-qui voudroit avoir affaire avec elles?&mdash;</p>
-
-<p>&mdash;Que tes culottes ne soient ni trop étroites
-ni trop larges, et ne ressemblent pas à ces
-grandes culottes de nos ancêtres.</p>
-
-<p>Un juste <i>medium</i> prévient tous les commentaires.&mdash;</p>
-
-<p>Quelque chose que tu aies à dire, soit que
-tu aies peu ou beaucoup à parler, modère
-toujours le son de ta voix. Le silence et tout
-ce qui en approche grave dans la mémoire
-les mystères de la nuit. C'est pourquoi, si
-tu peux l'éviter, ne laisse jamais tomber la
-pelle ni les pincettes.&mdash;</p>
-
-<p>Dans tes conversations avec elle, évite toute
-plaisanterie et toute raillerie; et autant que
-tu pourras, ne lui laisse lire aucun livre
-jovial. Il y a quelques traités de dévotion que
-tu peux lui permettre, (quoique j'aimasse
-mieux qu'elle ne les lût point,) mais ne
-souffre pas qu'elle lise Rabelais, Scarron, ou
-Dom-Quichotte.</p>
-
-<p>Tous ces livres excitent le rire; et tu sais,
-cher Tobie, que rien n'est plus sérieux que
-les fins du mariage.&mdash;</p>
-
-<p>&mdash;Attache toujours une épingle à ton jabot
-avant d'entrer chez elle.&mdash;</p>
-
-<p>Si elle te permet de t'asseoir sur le même
-sopha, et qu'elle te donne la facilité de poser
-ta main sur la sienne, résiste à cette tentation.&mdash;Tu
-ne saurois toucher sa main, sans
-que la température de la tienne lui fasse deviner
-ce qui se passe en toi. Laisse-là toujours
-dans l'indécision sur ce point et sur
-beaucoup d'autres.&mdash;En te conduisant ainsi,
-tu auras au moins sa curiosité pour toi; et
-si ta belle n'est pas encore entièrement soumise,
-et que ton <i>âne</i> continue à regimber,
-(ce qui est fort probable) tu te feras tirer
-quelques onces de sang au-dessous des oreilles,
-suivant la pratique des anciens Scythes, qui
-guérissoient par ce moyen les appétits les plus
-désordonnés de nos sens.</p>
-
-<p>Avicenne est d'avis que l'on se frotte ensuite
-avec de l'extrait d'ellébore, après les
-évacuations et purgations convenables;&mdash;et
-je penserois assez comme lui. Mais surtout
-ne mange que peu, ou point de bouc
-ni de cerf;&mdash;et abstiens-toi soigneusement,
-c'est-à-dire, autant que tu le pourras, de
-paons, de grues, de foulques, de plongeons,
-et de poules d'eau.</p>
-
-<p>Pour ta boisson, je n'ai pas besoin de te
-dire que ce doit être une infusion de verveine
-et d'herbe hanéa, de laquelle Elien rapporte
-des effets surprenans.&mdash;Mais si ton
-estomach en souffroit, tu devrois en discontinuer
-l'usage, et vivre de concombres, de
-melons, de pourpier et de laitue.&mdash;</p>
-
-<p>Il ne se présente pas pour le moment autre
-chose à te dire.</p>
-
-<p>A moins que la guerre venant à se déclarer&hellip;</p>
-
-<p>Ainsi, mon cher Tobie, je desire que tout
-aille pour le mieux;</p>
-
-<p>Et je suis ton affectionné frère,</p>
-
-<p class="sign"><i>Gauthier <span class="sc">Shandy</span>.</i></p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch64">CHAPITRE LXIV.<br />
-<i>Les trous de serrure.</i></h2>
-
-
-<p>A l'heure même où mon père écrivoit son
-instruction fraternelle, mon oncle Tobie et
-le caporal de leur côté disposoient tout pour
-l'attaque. Comme ils avoient renoncé à faire
-retourner les culottes d'écarlate, au moins
-pour le moment, rien ne pouvoit les engager
-à remettre leur visite plus tard qu'au
-lendemain matin. La résolution fut prise en
-conséquence, et le départ fixé à onze heures.</p>
-
-<p>«Allons, ma chère, dit mon père à ma
-mère, il convient, qu'en bon frère et en bonne
-s&oelig;ur, nous nous rendions chez mon frère
-Tobie, pour protéger et favoriser son attaque.»</p>
-
-<p>Il y avoit déjà quelque temps que le caporal
-et lui étoient habillés, quand mon père et
-ma mère arrivèrent; et l'horloge venant à
-sonner onze heures, c'étoit le moment de
-se mettre en marche. Mon père n'eut que
-le temps de glisser sa lettre d'instruction dans
-la poche d'habit de mon oncle Tobie, et il
-se joignit à ma mère pour lui souhaiter un
-heureux succès.</p>
-
-<p>«Je voudrois, dit ma mère, les voir par
-le trou de la serrure.&mdash;Mais uniquement
-par curiosité.»&mdash;</p>
-
-<p>«Appelez chaque chose par son nom, dit
-mon père;&mdash;et regardez ensuite par le trou
-de la serrure tant qu'il vous plaira.»</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch65">CHAPITRE LXV.<br />
-<i>Jugement téméraire.</i></h2>
-
-
-<p>Je prends à témoin toutes les puissances
-du temps et du hasard qui sans cesse nous
-arrêtent dans notre carrière, que mon esprit
-étoit à bout, et que je ne savois comment
-poursuivre l'histoire des amours de mon oncle
-Tobie, lorsque ma mère, <i>par curiosité</i>, disoit-elle,
-(mon père lui soupçonnoit un autre
-motif,) désira pouvoir les regarder par le
-trou de la serrure.</p>
-
-<p>«Appelez chaque chose par son nom, dit
-mon père; et regardez ensuite par le trou
-de la serrure tant qu'il vous plaira.»</p>
-
-<p>C'étoit uniquement la fermentation de cette
-humeur un peu acide, qui entroit dans le
-tempérament de mon père, et de laquelle
-j'ai souvent parlé, qui donna lieu à une
-pareille insinuation de sa part. Cependant
-comme il étoit naturellement franc et généreux,
-et toujours ouvert à la conviction,
-il eut à peine lâché le dernier mot de cette
-réplique peu obligeante, que sa conscience
-lui en fit un reproche.</p>
-
-<p>Ma mère avoit en ce moment son bras
-gauche conjugalement passé dans le bras droit
-de mon père, de telle sorte que sa main
-appuyoit sur la sienne.&mdash;Elle leva les doigts
-et les laissa retomber. On auroit pu difficilement
-prononcer si c'étoit là un coup ou
-une caresse;&mdash;le casuiste le plus habile auroit
-été bien embarrassé à décider si ce geste signifioit
-un reproche ou un aveu. Mon père qui
-étoit rempli de sensibilité de la tête aux pieds,
-n'y vit que l'expression d'une femme timide
-et faussement accusée.&mdash;Les reproches de
-sa conscience redoublèrent;&mdash;il détourna
-la tête.&mdash;Ma mère pensa que son corps alloit
-suivre, et que son projet étoit de reprendre
-le chemin de sa maison; aussitôt en croisant
-sa jambe droite par-dessus sa gauche
-qui ne bougea pas, elle se trouva en face
-de mon père, qui, en ramenant sa tête, rencontra
-subitement les yeux de ma mère.&mdash;</p>
-
-<p>&mdash;Nouvelle confusion!&mdash;</p>
-
-<p>Tout détruisoit le premier soupçon qu'il
-avoit formé.&mdash;Tout augmentoit ses remords.
-Un cristal mince, bleu, calme et brillant,
-sans tache, sans eau, et tellement tranquille,
-qu'on auroit pu appercevoir jusqu'au fond
-la moindre particule ou la moindre expression
-de desir, s'il en eût existé chez ma
-mère;&mdash;mais il n'y en avoit pas le plus léger
-vestige. Et je ne sais comment il arrive que
-moi, son fils, formé de son sang, je me
-trouve si enclin à la bagatelle, surtout vers
-les équinoxes de printemps et d'automne.&mdash;</p>
-
-<p>Ma mère, madame, n'étoit telle en aucune
-saison de l'année, ni par nature, ni
-par éducation, ni par imitation.</p>
-
-<p>Un sang doux et sage circuloit paisiblement
-dans ses veines, en tout temps, le jour
-et la nuit, dans les occasions même les plus
-critiques. Son imagination calme et paisible
-n'étoit point échauffée par ces pratiques ascétiques,
-par ces lectures mystiques, qui
-n'ayant aucun sens en elles-mêmes, forcent
-l'esprit à se replier dans la nature pour leur
-en trouver un. Et quant à mon père, il étoit
-si loin de chercher à enflammer ses idées
-là-dessus, que son plus grand soin étoit d'éloigner
-de sa tête toute image ou propos de
-ce genre.</p>
-
-<p>Au reste, la nature avoit fait tous les frais
-de la sagesse de ma mère, et rendu superflues
-les précautions de mon père. Et mon
-père le savoit!&mdash;Et mon père n'en continuoit
-pas moins ses précautions!&mdash;Et moi,
-Tristram Shandy, me voilà assis en gillet
-brun et en pantoufles jaunes, sans perruque
-ni bonnet, ce douze août mil sept cent soixante
-six, accomplissant une de ses prédictions les
-plus tragi-comiques; savoir que je ne penserois
-ni n'agirois en rien comme les autres
-enfans des hommes.&mdash;</p>
-
-<p>La méprise de mon père vint de ce qu'il
-attaqua le motif de ma mère, au lieu de
-l'action elle-même; car certainement les trous
-de serrures ne sont pas destinés à servir de
-lorgnettes; et en considérant l'action de ma
-mère comme tendant à nier une vérité reconnue,
-et à faire qu'un trou de serrure ne
-fût pas un trou de serrure, l'action alors étoit
-une violation de la nature des choses, et
-comme telle assez criminelle.</p>
-
-<p>C'est pourquoi, n'en déplaise aux prédicateurs,
-les trous de serrure sont l'occasion
-de plus de péchés, je dis même de péchés
-énormes, que tous les autres trous du monde.</p>
-
-<p>C'est ce qui me ramène aux amours de
-mon oncle Tobie.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch66">CHAPITRE LXVI.<br />
-<i>Parure de mon Oncle Tobie.</i></h2>
-
-
-<p>Quoique le caporal eût tenu parole en
-retapant de son mieux la grande perruque
-<i>à la Ramillies</i> de mon oncle Tobie, il avoit
-eu trop peu de temps, et tous ses soins n'avoient
-produit qu'un effet assez mince. Cette
-fameuse perruque avoit passé plusieurs années
-applatie dans le fond d'une vieille armoire;
-et comme les mauvais plis ne s'effacent
-pas aisément, et que l'usage des bouts
-de chandelle n'est pas toujours sûr, l'entreprise
-du caporal n'étoit pas une chose aussi
-facile qu'on pourroit le croire. Il s'employoit
-pourtant de son mieux;&mdash;il pomadoit,&mdash;il
-crêpoit,&mdash;il retapoit,&mdash;puis se reculoit
-d'un air joyeux, et les deux bras tendus
-vers la perruque, comme pour l'engager à
-prendre un meilleur air.&mdash;Mais le tout en vain;
-elle frisoit en dépit du caporal, par
-tout où le caporal ne vouloit pas qu'elle frisât;
-et quand une boucle ou deux auroient pu
-l'embellir, chaque cheveu s'applatissoit comme
-s'il eût été trempé dans l'eau bouillante.</p>
-
-<p>La déesse du Spléen elle-même n'auroit
-pu la voir sans sourire.</p>
-
-<p>Telle étoit la perruque de mon oncle Tobie,&mdash;ou
-plutôt telle elle auroit paru sur tout
-autre front que le sien. Mais le front de mon
-oncle Tobie étoit le siége aimable de la douceur
-et de la bonté; et ce charme se répandoit
-sur tout ce qui l'environnoit.&mdash;D'ailleurs,
-monsieur, la nature avoit dans toute sa personne
-tracé le mot <i>gentilhomme</i> en si beaux
-caractères, que jusqu'à son chapeau bordé
-en vieux point d'Espagne tout terni, et surmonté
-d'une large cocarde de taffetas fripé;&mdash;ce
-chapeau, dis-je, qui en lui-même ne
-valoit pas quatre sols, acquéroit de l'importance,
-dès qu'il étoit sur la tête de mon oncle
-Tobie. On eût dit qu'une Fée elle-même l'avoit
-composé de sa main, pour mieux aller
-à l'air de son visage.</p>
-
-<p>Rien n'auroit mieux prouvé ce que j'avance,
-que l'habit bleu et or de mon oncle Tobie,
-si, à quelques égards, la proportion n'étoit
-pas nécessaire à la grâce; mais depuis quinze
-ou seize ans qu'il étoit fait, depuis que l'inactivité
-de mon oncle Tobie (dont les promenades
-étoient presque bornées à son boulingrin,)
-avoit doublé son embonpoint,&mdash;son habit
-bleu et or étoit devenu si misérablement étroit,
-que ce n'étoit qu'avec la plus grande peine
-que le caporal avoit pu l'y faire entrer; et
-le raccommodage des manches n'avoit servi
-de rien;&mdash;il étoit cependant galonné en plein,
-et sur toutes les coutures, et devant et derrière,
-comme au temps du roi Guillaume;
-et pour finir la description, il jetoit tant d'éclat
-au soleil, il avoit un air si métallique
-et si guerrier, que si le projet de mon oncle
-Tobie eût été d'attaquer la veuve en armure,
-il auroit pu lui-même s'y méprendre.</p>
-
-<p>Quant aux culottes d'écarlate, on sait que
-le tailleur les avoit décousues et les avoit
-abandonnées. On auroit pu à la rigueur s'en
-accommoder, mais c'étoit assez que le soir
-d'auparavant on les eût déclarées incapables
-de servir, et comme il n'y avoit point d'alternative
-dans la garderobe de mon oncle
-Tobie, mon oncle Tobie sortit en culottes
-de pluche rouge.&mdash;</p>
-
-<p>Le caporal avoit endossé l'uniforme du
-pauvre Lefèvre. Il avoit retroussé ses cheveux
-sous son bonnet de housard, lequel,
-comme on sait, avoit été remis presque à
-neuf.&mdash;Il suivoit son maître à trois pas de
-distance.&mdash;Sa chemise, renflée à son jabot
-et autour de ses poignets, annonçoit l'orgueil
-de son ancienne profession; et son
-bâton, suspendu par un petit cordon de cuir
-noir, dont les deux bouts renoués ensemble
-finissoient par un gland, balançoit au-dessous
-de son poignet gauche.&mdash;Mon oncle Tobie
-portoit sa canne comme une hallebarde.</p>
-
-<p>«Vraiment, dit mon père en lui-même,
-ils ont assez bon air.»</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch67">CHAPITRE LXVII.<br />
-<i>Il tremble.</i></h2>
-
-
-<p>Mon oncle Tobie retourna la tête plus de
-dix fois, pour voir si le caporal se tenoit
-prêt à le soutenir; et autant de fois le caporal
-fit un petit moulinet de son bâton,
-non pas d'un air avantageux, mais avec l'accent
-le plus doux du plus respectueux encouragement,
-comme pour dire à son maître:
-<i>ne craignez rien</i>.</p>
-
-<p>Son maître se mouroit de peur.&mdash;</p>
-
-<p>Il ne savoit pas distinguer, ainsi que mon
-père le lui avoit reproché, le bon côté d'une
-femme de son mauvais côté. Aussi n'avoit-il
-jamais été à son aise auprès d'aucune d'elles;&mdash;sauf
-dans les momens d'affliction. Car
-alors sa pitié étoit extrême; et le chevalier
-le plus courtois de la chevalerie errante n'auroit
-pas fait plus de chemin que mon oncle
-Tobie, tout boiteux qu'il étoit, pour essuyer
-une larme de l'&oelig;il d'une femme.&mdash;Et cependant,
-excepté l'occasion où Mistriss Wadman
-avoit abusé de sa bonne foi, il n'avoit jamais
-osé arrêter ses regards sur l'&oelig;il d'aucune
-femme.</p>
-
-<p>Il disoit souvent à mon père, dans l'admirable
-simplicité de son c&oelig;ur, que fixer une
-femme, c'étoit presque (sinon tout-à-fait) la
-même chose que de lui tenir un propos obscène.</p>
-
-<p>«&mdash;Et quand cela seroit, disoit mon père.»</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch68">CHAPITRE LXVIII.<br />
-<i>Il hésite.</i></h2>
-
-
-<p>«Elle ne peut pas, caporal, dit mon oncle
-Tobie, faisant halte quand ils furent à vingt
-pas de la porte de Mistriss Wadman,&mdash;elle
-ne peut pas s'en offenser.»&mdash;</p>
-
-<p>«Non plus, dit le caporal, que la veuve
-du Juif à Lisbonne ne s'offensa de la visite
-de mon frère Thomas.»&mdash;</p>
-
-<p>«Et comment la prit-elle, dit mon oncle
-Tobie, se retournant vers le caporal?»&mdash;</p>
-
-<p>«Monsieur connoît, répliqua le caporal,
-les malheurs de Tom; mais ceci n'y a aucun
-rapport: sinon que le pauvre Tom n'avoit pas
-épousé la veuve, ou si Dieu eût
-permis qu'après leur mariage ils n'eussent
-mis dans leurs saucisses que de la chair de
-porc, le malheureux n'auroit pas été enlevé
-dans son lit et traîné à l'inquisition.&mdash;C'est
-une épouvantable chose que l'inquisition,
-ajouta le caporal; quand une fois un pauvre
-homme y est renfermé, monsieur sait bien
-que c'est pour sa vie.»&mdash;</p>
-
-<p>«Hélas! oui, dit mon oncle Tobie d'un
-air rêveur, et les yeux fixés sur la porte de
-la veuve Wadman.»&mdash;</p>
-
-<p>«Et qu'y a-t-il d'aussi affreux qu'une éternelle
-prison?&mdash;Qu'y a-t-il d'aussi doux que
-la liberté?&mdash;Rien au monde, Trim, dit mon
-oncle Tobie toujours d'un air rêveur.»</p>
-
-<p>«Tant qu'un homme est libre, s'écria le
-caporal&hellip;» Et en même-temps il fit avec
-son bâton le moulinet par-dessus sa tête,
-à-peu-près en cette manière:</p>
-
-<div class="figc"><img src="images/illu4.png" alt="[Illustration]" /></div>
-<p>&mdash;Un million de syllogismes les plus subtils
-de mon père, n'en auroit pas dit davantage
-en faveur du célibat.</p>
-
-<p>&mdash;Mon oncle Tobie jeta un regard pensif
-vers sa chaumière et son boulingrin.&mdash;</p>
-
-<p>Le caporal, avec sa baguette, avoit imprudemment
-évoqué l'esprit de calcul; il se
-dépêcha de le conjurer, en poursuivant son
-histoire en manière d'<i>exorcisme</i>, lequel ne
-se trouve dans aucun rituel que je connoisse.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch69">CHAPITRE LXIX.<br />
-<i>Amours de Tom et de la Juive.</i></h2>
-
-
-<p>«La place de Tom lui valoit de l'argent,
-et lui donnoit peu de besogne.&mdash;Le climat
-de Lisbonne est chaud.&mdash;C'est ce qui lui
-donna la fantaisie de se marier.»</p>
-
-<p>«Or, il arriva vers ce temps-là qu'un Juif,
-qui vendoit des saucisses dans la même rue
-où Tom demeuroit, tomba malade d'une rétention
-d'urine, et mourut. Sa veuve resta
-en possession d'une boutique bien achalandée;
-et, comme à Lisbonne, ainsi qu'ailleurs,
-chacun est pour soi, Tom pensa qu'il n'y
-auroit point de mal d'aller se présenter à
-la veuve, pour lui offrir d'aider à continuer
-son commerce.»</p>
-
-<p>«Tom en conséquence, se décida à l'aller
-trouver.&mdash;Il pensa d'abord comment il se
-feroit annoncer chez elle.&mdash;La manière la
-plus simple étoit de feindre d'y aller acheter
-une aune de saucisses; ce fut celle qu'il
-choisit. Et voici comme il raisonnoit:</p>
-
-<p>«Si je suis mal reçu, il ne m'en coûtera
-jamais qu'une aune de saucisses, et le malheur
-n'est pas grand.&mdash;Si au contraire les
-choses tournent bien, je puis gagner, non-seulement
-une aune, mais une boutique entière
-de saucisses, et une femme par-dessus
-le marché.»</p>
-
-<p>«Toute la maison, du plus grand jusqu'au
-plus petit, souhaita à Tom un heureux succès,
-et il partit.&mdash;Sauf le respect de monsieur,
-je m'imagine le voir en veste et culottes
-de bazin, le chapeau sur l'oreille,&mdash;marchant
-légèrement dans la rue, agitant sa canne
-en l'air,&mdash;souriant et abordant d'un air gai
-tous ceux qu'il rencontroit.&mdash;Mais, hélas!
-Tom, tu ne souris plus; tu ne souriras plus,
-s'écria le caporal en détournant la tête, les
-yeux fixés à terre, comme s'il eût apostrophé
-son frère au fond de son cachot.&mdash;»&mdash;</p>
-
-<p>«Pauvre garçon, dit mon oncle Tobie,
-d'un air touché!»&mdash;</p>
-
-<p>«Je puis bien dire à monsieur, dit le caporal,
-que c'étoit le meilleur garçon, et le plus
-honnête qu'on eût jamais vu.»&mdash;</p>
-
-<p>«Il te ressembloit donc, Trim, répliqua
-vivement mon oncle Tobie!»</p>
-
-<p>Le caporal rougit jusqu'au bout des doigts.&mdash;L'embarras
-de l'homme modeste qui s'entend
-louer,&mdash;la reconnoissance d'un serviteur
-affectionné que son maître exalte,&mdash;la
-douleur d'un frère sensible au souvenir
-d'un frère malheureux,&mdash;tout cela se peignit
-à-la-fois sur le visage du caporal, et les
-larmes coulèrent le long de ses joues.</p>
-
-<p>Ce spectacle émut mon oncle Tobie. Il
-prit le caporal par son habit, qui avoit été
-celui de Lefèvre, et s'appuya sur lui, en
-apparence, pour soulager sa jambe boiteuse,
-mais réellement pour donner au caporal une
-nouvelle marque de bonté.&mdash;Il resta en silence
-une minute et demie; ensuite, il retira
-sa main, et le caporal s'inclinant, reprit
-l'histoire de son frère Tom et de la veuve
-du juif.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch70">CHAPITRE LXX.<br />
-<i>La négresse.</i></h2>
-
-
-<p>«Lorsque Tom arriva à la boutique, il
-n'y trouva qu'une pauvre négresse, occupée
-à chasser les mouches avec une touffe de
-plumes blanches qu'elle avoit attachées au
-bout d'un bâton. Mais, tout en les chassant,
-elle prenoit garde de les blesser.&mdash;Touchant
-tableau, s'écria mon oncle Tobie! la malheureuse
-avoit beaucoup souffert; et elle
-avoit appris à compatir.»&mdash;</p>
-
-<p>«C'étoit, sauf le respect de monsieur,
-une excellente créature aussi bien qu'une
-excellente ouvrière. Il y a, continua Trim,
-dans l'histoire de cette pauvre malheureuse,
-des circonstances qui attendriroient un c&oelig;ur
-de roche; et dans quelqu'une de nos soirées
-d'hiver, quand monsieur sera disposé à les
-entendre, je les raconterai à monsieur, avec
-le reste de l'histoire de Tom, dont elles font
-partie.»&mdash;</p>
-
-<p>«Ne l'oublie donc pas, Trim, dit mon
-oncle Tobie.»&mdash;</p>
-
-<p>«Mais, monsieur, dit le caporal, avec un
-air de doute, un nègre a-t-il une ame?»&mdash;</p>
-
-<p>«Je suis peu versé, caporal, dit mon oncle
-Tobie, dans les choses de cette nature. Mais
-je suppose que Dieu n'auroit pas voulu laisser
-un nègre sans ame, plutôt que toi ou que
-moi.»&mdash;</p>
-
-<p>«Ce seroit une affreuse injustice, dit le
-caporal.»&mdash;</p>
-
-<p>«Assurément, dit mon oncle Tobie.»&mdash;</p>
-
-<p>«Pourquoi donc, oserois-je demander à
-monsieur, traite-t-on plus mal une servante
-noire qu'une blanche?»&mdash;</p>
-
-<p>«Je ne puis t'en donner aucune raison,
-dit mon oncle Tobie.»&mdash;</p>
-
-<p>«C'est sans doute qu'elle n'a point d'amis,
-dit le caporal en secouant la tête, ni personne
-pour prendre sa défense.»&mdash;</p>
-
-<p>«Trim, dit mon oncle Tobie, c'est-là ce
-qui devroit lui assurer, ainsi qu'à ses frères,
-notre protection.&mdash;C'est le hasard de la
-guerre qui les a mis en notre pouvoir, qui
-a placé la verge dans nos mains.&mdash;Où elle
-sera ensuite, le ciel le sait; mais en quelques
-mains qu'elle tombe, Trim, le brave homme
-n'en usera pas d'une manière barbare.»&mdash;</p>
-
-<p>«Le ciel l'en préserve, dit le caporal!»&mdash;</p>
-
-<p>«<i>Amen</i>, répondit mon oncle Tobie, en
-posant la main sur son c&oelig;ur.»&mdash;</p>
-
-<p>Le caporal reprit son histoire pour la continuer;
-mais avec une espèce d'embarras,
-dont le lecteur ne devine peut-être pas la
-cause.&mdash;</p>
-
-<p>Par toutes ces transitions soudaines, et la
-plupart touchantes, dont le caporal avoit
-entre-mêlé son récit, il avoit perdu la clef
-sur laquelle il l'avoit commencé. Son projet
-avoit été de distraire son maître, et son maître
-s'attendrissoit. Deux fois il toussa, deux fois
-il essaya de se remettre sans pouvoir y parvenir;
-enfin il rappela ses esprits, replaça sa
-main gauche sur sa hanche, le coude relevé
-en arc d'un air vainqueur; et conservant la
-liberté de son bras droit, pour aider son
-débit par ses gestes, il se rapprocha autant
-qu'il put du ton qu'il avoit perdu.&mdash;Et dans
-cette attitude, il continua son histoire.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch71">CHAPITRE LXXI.<br />
-<i>Les saucisses.</i></h2>
-
-
-<p>«Tom qui n'avoit rien à démêler avec la
-négresse, passa dans la chambre qui étoit
-au-delà de la boutique pour parler à la veuve
-du juif&mdash;de son amour&hellip; et de son aulne
-de saucisses.&mdash;C'étoit, comme je l'ai dit à
-monsieur, un garçon honnête et de joyeuse
-humeur, et il portoit ce caractère écrit
-sur toute sa personne. Il prit donc une
-chaise, il se plaça près d'elle et contre la
-table, et s'assit sans plus de cérémonie, mais
-avec la plus grande politesse.»</p>
-
-<p>«Pour un galant, c'est la plus sotte chose
-du monde, s'il m'est permis de le dire à
-monsieur, que de débuter auprès d'une femme
-qui fait des saucisses.&mdash;En effet, quelle fleurette
-lui conter?&mdash;Tom débuta gravement,
-en demandant d'abord à la veuve comment
-se faisoient les saucisses,&mdash;quelle espèce de
-viande, quelles herbes, quelles épices y entroient.&mdash;Ensuite,
-d'un ton un peu plus
-gai, avec quels boyaux,&mdash;si les plus gros
-étoient les meilleurs,&mdash;s'ils ne crevoient jamais,&mdash;etc.?
-Ayant seulement l'attention de
-rester plutôt en arrière que de trop s'avancer,
-et de ne rien risquer sans être à-peu-près
-assuré du succès.»&mdash;</p>
-
-<p>«C'est pour avoir négligé cette précaution,
-Trim, dit mon oncle Tobie en s'appuyant
-sur l'épaule du caporal, que le comte de la
-Motte perdit la bataille de Wynendale. Il
-s'avança imprudemment dans le bois; et sans
-cela Lille ne seroit pas tombé dans nos mains,
-non plus que Gand et Bruges, qui suivirent
-son exemple. L'année étoit si avancée, continua
-mon oncle Tobie, et la saison devint
-si mauvaise, que si les choses n'avoient pas
-tourné comme elles firent, nos troupes auroient
-péri en pleine campagne.»&mdash;</p>
-
-<p>«Mais, dit Trim, ne seroit-ce pas que les
-batailles, ainsi que les mariages, sont écrites
-dans le ciel?»</p>
-
-<p>Mon oncle Tobie rêva.</p>
-
-<p>Sa religion l'engageoit à dire d'une façon.&mdash;Sa
-haute idée de l'art militaire le poussoit
-à dire d'une autre.&mdash;Ne pouvant les accorder
-ensemble, mon oncle Tobie préféra de ne
-rien dire; et le caporal acheva son histoire.</p>
-
-<p>«Tom, s'apercevant qu'il gagnoit un peu
-de terrein, et que tout ce qu'il avoit dit sur
-les saucisses avoit été bien reçu de la belle,
-se hasarda à lui offrir de l'aider un peu.
-D'abord il prit l'entonnoir, et le tint, pendant
-que la veuve avec son pouce faisoit
-entrer la viande dans le boyau; ensuite il
-coupa des attaches de longueur convenable,
-et les tint dans sa main pendant qu'elle les
-prenoit une à une;&mdash;après cela il les mit
-dans la bouche de la veuve, où elle pouvoit
-les prendre selon le besoin;&mdash;enfin, peu-à-peu
-il en vint à lier les saucisses à son
-tour, tandis que la veuve en tenoit le bout
-dans ses dents.</p>
-
-<p>»Or, monsieur saura qu'une veuve tâche
-toujours de choisir son second mari entièrement
-différent du premier.&mdash;Si bien que
-l'affaire étoit d'à-moitié réglée dans l'esprit
-de la juive, avant que Tom eût parlé de
-rien.</p>
-
-<p>»Elle feignit pourtant de vouloir se défendre,
-et se saisit d'une saucisse, mais
-Tom à l'instant se saisit d'une autre&hellip;</p>
-
-<p>»Monsieur comprend bien que la veuve
-ne fut pas la plus forte.</p>
-
-<p>»Elle signa la capitulation, Tom la ratifia,
-et l'affaire fut finie.»</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch72">CHAPITRE LXXII.<br />
-<i>Contre-marche.</i></h2>
-
-
-<p>«Toutes les femmes, continua Trim,
-en commentant son histoire, depuis la première
-jusqu'à la dernière, aiment la plaisanterie.
-La difficulté est de savoir celle qui
-leur convient; et pour le connoître, il n'y a
-d'autre moyen que de faire quelques essais;
-de même qu'avec une pièce d'artillerie on
-élève ou on rabaisse la culasse, jusqu'à ce
-qu'on donne dans le blanc.»</p>
-
-<p>«Je goûte cette comparaison, dit mon
-oncle Tobie, encore plus que la chose
-même.»</p>
-
-<p>«Parce que monsieur, dit le caporal, aime
-mieux la gloire que le plaisir.»&mdash;</p>
-
-<p>«J'espère, Trim, répondit mon oncle
-Tobie, que j'aime l'humanité au-dessus de
-tout;&mdash;et comme la science des armes tend
-évidemment au bonheur et au repos des
-hommes,&mdash;et que la branche, surtout de
-cet art, dans laquelle nous nous sommes
-exercés ensemble au boulingrin, n'a pour
-but que d'arrêter les entreprises de l'ambition,
-et de retrancher la vie et la fortune
-du plus foible, contre l'invasion et le pillage
-du plus fort;&mdash;toutes les fois que le tambour
-se fera entendre, je me flatte, caporal,
-que l'un et l'autre nous aimons trop l'humanité
-et nos frères, pour ne pas nous armer
-et voler à leur secours.»&mdash;</p>
-
-<p>En disant ces mots, mon oncle Tobie se
-retourna, et marcha fièrement comme à la
-tête de sa compagnie.&mdash;Et le fidèle caporal,
-portant son bâton à l'épaule et frappant de
-la main sur le pan de son habit pour marcher
-en seconde ligne derrière son maître,
-le long de l'avenue qui les ramenoit chez
-eux.&mdash;</p>
-
-<p>«Que diantre se passe-t-il dans leurs deux
-caboches, s'écria mon père à ma mère? Sur
-ma parole ils assiégent mistriss Wadman en
-forme; et ils font le tour de sa maison pour
-marquer la ligne de circonvallation.»&mdash;</p>
-
-<p>«J'ose dire, répliqua ma mère&hellip;»</p>
-
-<p>Mais un moment, mon cher monsieur.
-Ce que ma mère osa dire, ce que mon père
-osa lui répondre, enfin leurs demandes,
-leurs réponses et leurs répliques, seront
-certainement lues, relues, discutées, commentées,
-paraphrasées par la postérité;&mdash;mais
-dans un chapitre à part. Je dis: <i>par
-la postérité</i>, et je le répète.&mdash;Qu'a fait mon
-livre pour ne pas surnager sur l'abyme des
-temps avec l'<i>Eloge de la Folie</i>, le <i>Comte
-du Tonneau</i>, et tant d'autres?</p>
-
-<p>Mais pourquoi jeter de si loin les yeux sur
-l'avenir?&mdash;Ah! fermons-les bien plutôt.&mdash;Le
-temps vole et détruit tout.&mdash;Chacune des
-lettres que je trace, me dit avec quelle rapidité
-la vie suit ma plume.&mdash;Nos journées
-et nos heures, (plus précieuses, ma chère
-Jenny, que ces rubis qui brillent à ton cou)
-s'envolent sur nos têtes comme ces nuages
-légers, que chasse l'aquilon et qui ne reviennent
-plus.&mdash;Tout disparoît,&mdash;tout se
-détruit.&mdash;Ces cheveux que tu prends soin
-d'arranger sur ton front;&hellip; regarde,&hellip;
-ils blanchissent sous ta main.&mdash;Et chaque
-baiser que je te donne en te quittant, chaque
-absence qui le suit, est le prélude de cette
-séparation éternelle qui nous attend bientôt.&mdash;</p>
-
-<p>Ciel! ô ciel! prends pitié de ma Jenny,&mdash;prends
-pitié de celui qui l'aime.&mdash;</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch73">CHAPITRE LXXIII.<br />
-<i>Le qu'en dira-t-on.</i></h2>
-
-
-<p>Mais que pensera le monde de cette exclamation?&mdash;Tout
-ce qu'il voudra.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch74">CHAPITRE LXXIV.<br />
-<i>L'Attente.</i></h2>
-
-
-<p>Ma mère, toujours le bras gauche passé
-dans le bras droit de mon père, étoit arrivée
-avec lui jusqu'à l'angle fatal de la vieille muraille
-du jardin, où le docteur Slop devoit
-un jour être renversé par Obadiah monté sur
-un cheval de carosse; lequel angle étoit directement
-en face de la maison de Mistriss
-Wadman.&mdash;Là, mon père, jetant un coup-d'&oelig;il
-par derrière, aperçut mon oncle Tobie
-et le caporal qui n'étoient plus qu'à dix pas
-de la porte. Il se retourna aussitôt.</p>
-
-<p>«Arrêtons-nous un moment, dit mon père;
-et voyons un peu de quel air mon frère Tobie
-et son valet Trim feront leur première entrée.
-Cela ne nous retardera pas d'une minute.&mdash;Quand
-ce seroit de dix, dit ma mère!&mdash;Non
-pas d'une demi-minute, dit mon père.»</p>
-
-<p>C'étoit précisément l'instant où le caporal
-entamoit l'histoire de son frère Tom et de
-la veuve du Juif.&mdash;L'histoire commença,&mdash;continua,&mdash;elle
-eut des épisodes,&mdash;on revint
-sur ses pas,&mdash;on continua,&mdash;on poursuivit,&mdash;l'histoire
-ne finissoit pas;&mdash;le lecteur
-l'a trouvée bien longue.&mdash;</p>
-
-<p>Le ciel ait pitié de mon père! il jura cinquante
-fois; chaque attitude nouvelle le désespéroit.
-Il donna le bâton du caporal, et
-ses moulinets, et toutes ces gentillesses, à
-autant de diables qu'il en crut de disposés
-à accepter le cadeau.&mdash;</p>
-
-<p>Quand l'issue des événemens pareils à ceux
-qui tenoient mon père dans l'attente, reste
-ainsi suspendue dans les mains des destinées,
-l'esprit a, par bonheur, trois espèces
-de situations à parcourir; sans quoi il lui
-seroit impossible de tenir jusqu'au bout.</p>
-
-<p>Le premier moment est donné à la <i>curiosité</i>,&mdash;le
-second à justifier cette curiosité.&mdash;Quant
-aux troisième, quatrième, cinquième,
-et <i>cætera</i>, jusqu'au jour du jugement.&mdash;Ils
-sont de l'empire du <i>point d'honneur</i>.</p>
-
-<p>Je sais que beaucoup de moralistes mettent
-le tout sur le compte de la <i>patience</i>. Mais
-cette vertu a, ce me semble, un département
-suffisant, et dans lequel elle peut s'exercer,
-sans venir usurper le peu de places démantelées
-que l'<i>honneur</i> a conservées sur la terre.&mdash;</p>
-
-<p>Mon père, à l'aide de ces trois auxiliaires,
-attendit du mieux qu'il put la fin de l'histoire
-de Trim. Il tint bon pendant le panégyrique,
-que mon oncle Tobie débita sur
-la profession des armes dans le chapitre d'après;
-mais voyant ensuite qu'au lieu de marcher
-vers la maison de madame Wadman,
-tous deux, après s'être retournés, reprenoient
-le chemin diamétralement opposé, et confondoient
-ainsi son attente,&mdash;pour le coup
-mon père ne put y tenir; et il éclata brusquement,
-en vertu de cette disposition d'humeur
-acidule, qui, dans certaines occasions,
-distinguoit entièrement son caractère de celui
-des autres hommes.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch75">CHAPITRE LXXV.<br />
-<i>Le premier Dimanche du mois.</i></h2>
-
-
-<p>«<i>Que diantre se passe-t-il dans leurs caboches</i>,
-s'écria mon père?»&mdash;</p>
-
-<p>«<i>J'ose dire</i>, répondit ma mère, qu'ils
-font des fortifications.»</p>
-
-<p>«Quoi! sur le terrein de Mistriss Wadman,
-s'écria mon père en reculant d'un pas!»&mdash;</p>
-
-<p>«Je suppose que non, dit ma mère.»&mdash;</p>
-
-<p>«Je voudrois, dit mon père en élevant
-la voix, que la science des fortifications fût
-à tous les diables, avec toutes leurs <i>fadaises</i>
-de sapes, de mines, de blindes, de gabions,
-de cunettes, et de fausses brayes.»&mdash;</p>
-
-<p>«Ce sont des <i>fadaises</i>, dit ma mère.»</p>
-
-<p>Or ma mère, tolérante, (comme je voudrois
-que le fussent certains personnages du
-clergé, m'en eût-il coûté mon gillet brun et
-mes pantoufles jaunes)&mdash;ma mère, dis-je,
-étoit toujours de l'avis de mon père, quoique
-la plupart du temps elle n'en comprît pas
-un mot, et qu'elle n'eût pas la première idée
-du sens des mots et des termes de l'art,
-sur lesquels il faisoit rouler l'opinion ou le
-système du moment. Elle se contentoit d'accomplir
-à la lettre les promesses que son parrain
-et sa marraine avoient faites pour elle,
-mais rien de plus. Elle se seroit servi d'un
-mot ou d'un verbe pendant vingt ans, et
-l'auroit employé dans tous ses temps et dans
-tous ses modes, sans s'embarrasser le moins
-du monde d'en demander la signification.</p>
-
-<p>J'ai déjà dit que cette insouciance désoloit
-mon père; c'étoit pour lui une source éternelle
-de chagrins: la contradiction la plus
-opiniâtre lui auroit été moins sensible. C'étoit
-ce qui tordoit le cou à leurs meilleurs dialogues
-dès la première phrase.&mdash;Ma mère
-ne connoissoit rien aux <i>cunettes</i> ni aux <i>fausses
-brayes</i>; elle fut de l'avis de mon père.</p>
-
-<p>«Ce sont des <i>fadaises</i>, dit ma mère.»&mdash;</p>
-
-<p>«Oh! surtout les <i>cunettes</i>, s'écria mon
-père.» Il crut avoir dit un bon mot.&mdash;Il
-jouit de son triomphe et poursuivit.</p>
-
-<p>«Non que ce soit, à proprement parler,
-le terrein de la veuve Wadman, dit mon
-père, en se reprenant un peu; car elle n'en
-a que l'usufruit.»&mdash;</p>
-
-<p>«Cela fait une grande différence, dit ma
-mère.»&mdash;</p>
-
-<p>«Aux yeux des sots, répliqua mon père.»&mdash;</p>
-
-<p>«A moins qu'il ne leur arrive d'avoir des
-enfans, dit ma mère.»&mdash;</p>
-
-<p>«Mais auparavant, dit mon père, il faut
-qu'elle persuade à mon frère Tobie de lui
-en faire.»&mdash;</p>
-
-<p>«Sans doute, monsieur Shandy, dit ma
-mère.»&mdash;</p>
-
-<p>«Si elle y parvient, dit mon père,&mdash;que le
-ciel ait pitié d'eux!»&mdash;</p>
-
-<p>«<i>Amen</i>, dit ma mère, <i lang="it" xml:lang="it">piano</i>!»&mdash;</p>
-
-<p>«<i>Amen</i>, s'écria mon père, <i lang="it" xml:lang="it">fortissimè</i>!»&mdash;</p>
-
-<p>«<i>Amen</i>, répéta ma mère;» mais avec une
-cadence, un soupir, un accent de pitié, qui
-pénétra jusqu'au c&oelig;ur de mon père, et ramollit
-toutes ses fibres. Il prit son almanach;&hellip;
-mais avant qu'il l'eût ouvert, la procession
-d'Yorick, venant à sortir de l'église, éclaircit
-une partie de ses doutes; et ma mère acheva
-de les lever, en lui disant que c'étoit le
-premier dimanche du mois.&mdash;Il remit son
-almanach dans sa poche.&mdash;</p>
-
-<p>Le premier lord de la trésorerie, occupé
-à trouver des moyens et des expédiens, ne
-seroit pas rentré chez lui d'un air plus embarrassé.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch76">CHAPITRE LXXVI.<br />
-<i>Reprenons haleine.</i></h2>
-
-
-<p>Après un chapitre comme celui qu'on vient
-de voir, et surtout après la manière dont
-il finit, il faut nécessairement insérer quatre
-ou cinq pages de matières hétérogènes, pour
-maintenir une juste balance entre la sagesse
-et la folie. Sans cette précaution, un livre
-ne vivroit pas au-delà de l'année.&mdash;Mais
-une digression lourde et traînante n'est pas
-ce qu'il faut. Il vaudroit autant aller son grand
-chemin.&mdash;Une digression, dans une circonstance
-comme celle-ci, doit être légère, enjouée,
-et sur un sujet qui le soit aussi.&mdash;Ce
-n'est pas tout, il faut que le <i>califourchon</i>
-et celui qui le monte, ne s'y montrent
-qu'à la dérobée.&mdash;</p>
-
-<p>La difficulté est de trouver des agens convenables
-à la nature de ce service. <i>L'imagination</i>
-est capricieuse;&mdash;<i>l'esprit</i> ne veut
-pas être recherché:&mdash;quoique la <i>plaisanterie</i>
-soit une bonne fille, elle ne vient pas
-toujours quand on l'appelle.</p>
-
-<p>Il sembleroit que la meilleure façon pour
-un auteur fût de dire ses prières; mais si
-elles ne servent qu'à lui rappeler ses infirmités
-et ses défauts, tant de corps que d'esprit,
-il se trouvera plus bête après que devant,
-(quoique meilleur, religieusement parlant.)</p>
-
-<p>Quant à moi, il n'y a pas un moyen sous
-le ciel, du genre physique ou du genre moral,
-qui ne me soit venu à l'esprit, et dont je
-n'aie essayé. Quelquefois m'adressant à mon
-ame, et disputant avec elle sur les moyens
-d'étendre ses facultés.&mdash;</p>
-
-<p>Je ne les augmentois pas d'une ligne.</p>
-
-<p>Alors, changeant de système, j'ai essayé
-ce que pourroient faire sur le corps la tempérance,
-la sobriété et la chasteté.&mdash;Elles sont
-bonnes en elles-mêmes, disois-je, elles sont
-bonnes dans le sens absolu et dans le sens
-relatif; elles sont bonnes pour la santé,
-bonnes pour le bonheur dans ce monde-ci
-et dans l'autre.&mdash;</p>
-
-<p>Enfin, elles sont bonnes pour tout,&hellip;
-excepté pour ce qui me manque.&mdash;Là, elles
-ne servent à rien qu'à laisser l'esprit comme
-elles l'ont trouvé.&mdash;Quant aux vertus théologales,&mdash;<i>la
-foi</i> et <i>l'espérance</i> pourroient
-peut-être donner un peu de verve;&mdash;mais
-pour cette vertu fade qu'on appelle <i>charité</i>,
-elle vous ôte ce que ses s&oelig;urs vous avoient
-donné.&mdash;</p>
-
-<p>Dans les occasions ordinaires, je n'ai rien
-trouvé qui m'ait mieux réussi, que la méthode
-dont je vais vous faire part.&mdash;</p>
-
-<p>&mdash;Certainement, si la logique n'est pas
-une science frivole, et si je ne suis pas aveuglé
-par mon amour-propre,&mdash;certainement dis-je,
-il y a quelque chose en moi qui tient du vrai
-génie; et ce qui me le persuade, c'est de
-voir combien je suis étranger à la jalousie
-et à l'envie: ce symptôme ne sauroit être
-équivoque.&mdash;Jamais je n'ai fait une découverte,
-que j'aie cru propre à perfectionner
-l'art d'écrire, que je ne me sois empressé
-de la publier, désirant sincérement que tout
-le monde pût écrire aussi-bien que moi.&mdash;</p>
-
-<p>C'est ce qu'on fera, quand on voudra s'y
-donner aussi peu de peine.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch77">CHAPITRE LXXVII.<br />
-<i>Demandez à ma blanchisseuse.</i></h2>
-
-
-<p>Je dis donc que dans les occasions ordinaires,&mdash;c'est-à-dire,
-quand je me trouve
-stupide, que mes idées s'enfantent pésamment,
-et se débrouillent avec peine.&mdash;</p>
-
-<p>Ou que je me trouve, je ne sais comment,
-dans une veine de licence et de libertinage,
-et que je fais de vains efforts pour en sortir.&mdash;</p>
-
-<p>Dans tous ces cas et autres semblables,
-je ne dispute pas un moment avec ma plume.&mdash;Si
-une prise de tabac, si un tour ou deux
-par la chambre ne me suffisent pas,&mdash;je
-prends mon rasoir, j'en essaie le tranchant
-sur la paume de ma main, je me savonne
-le menton, et sans plus de cérémonie je me
-fais la barbe; et si par malheur je laisse un
-poil, j'ai soin du moins que ce n'en soit
-pas un blanc.&mdash;Cela fait, je passe ma chemise,
-je change d'habit, je mets ma perruque,
-je prends ma bague de topaze; en
-un mot, je m'habille de la tête aux pieds.&mdash;</p>
-
-<p>Or, il faut que le diable s'en mêle, si je
-n'y gagne rien.&mdash;Car considérez, monsieur,
-que tout le monde voulant être présent quand
-on le rase, (quoiqu'il n'y ait aucune règle
-sans exception) et personne ne voulant se
-raser sans miroir, crainte d'accident,&mdash;cette
-situation, comme toute autre, laisse nécessairement
-des impressions particulières sur
-le cerveau.&mdash;</p>
-
-<p>Oui, je le maintiens. Les idées d'un homme
-dont la barbe est forte, deviennent sept fois
-plus nettes et plus fraîches sous le rasoir;&mdash;et
-si cet homme pouvoit, sans inconvénient,
-se raser du matin au soir, ses idées
-parviendroient au plus haut degré du sublime.&mdash;Je
-ne sais comment Homère a pu si bien
-écrire avec une barbe de capucin;&mdash;mais
-comme son talent contredit mon système,
-je ne veux pas m'y arrêter, et je retourne
-à ma toilette.</p>
-
-<p>Louis de Sorbonne dit que la toilette n'est
-qu'<i>une affaire de corps</i>; mais il se trompe.
-L'ame et le corps ne sauroient se séparer;
-un homme ne sauroit s'habiller, sans que
-ses idées se portent sur son habillement; et
-s'il se met en gentilhomme, ses idées s'ennoblissent;
-de sorte qu'il n'a qu'à prendre
-la plume et se peindre dans son style.</p>
-
-<p>Ainsi, messieurs, quand vous voudrez savoir
-si ce que j'écris peut se lire, et si rien
-n'a sali ma plume, voyez le mémoire de ma
-blanchisseuse; c'est comme si vous lisiez mon
-livre.&mdash;Il y a un certain mois où je suis en
-état de prouver que j'ai sali trente et une
-chemises. On ne sauroit pousser la propreté
-plus loin.&mdash;Eh bien! j'ai été plus maudit,
-plus vexé, plus critiqué, pour ce que j'ai
-écrit dans ce mois-là, que par tout ce que
-j'ai écrit dans le reste de l'année.</p>
-
-<p>Mais je n'avois pas montré à ces messieurs
-les mémoires de ma blanchisseuse.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch78">CHAPITRE LXXVIII.<br />
-<i>Les Critiques.</i></h2>
-
-
-<p>Au reste, ne prenez pas ceci pour une
-digression; je ne fais encore que m'y préparer,
-en attendant le soixante-dix-neuvième
-chapitre; et je puis employer celui-ci à ce
-qu'il me plaira.&mdash;Voyons;&mdash;j'ai vingt sujets
-pour un:&mdash;je pourrois écrire mon chapitre
-des <i>boutonnières</i>,&mdash;ou mon chapitre des <i>fi</i>,
-qui doit le suivre immédiatement.&mdash;</p>
-
-<p>Ou mon chapitre des <i>n&oelig;uds</i>, sous le bon
-plaisir du clergé; mais tout cela pourroit mal
-tourner pour moi. Ce que j'ai de mieux à faire,
-c'est de suivre la méthode de quelques savans,
-et de me faire à moi-même des objections
-contre ce que j'ai écrit; quoique je déclare
-d'avance que je ne sais pas plus que mes
-pantoufles comment y répondre.</p>
-
-<p>O que de critiques vont pleuvoir sur mon
-livre! «C'est une satyre enragée, dira quelqu'un,
-aussi noire que l'encre dont l'auteur
-se sert, et digne en tout de Thersite.&mdash;C'est
-un libelle atroce, et tous les blanchissages
-et savonnages du monde n'y font rien.&mdash;D'ailleurs,
-plus le drôle est déguenillé, plus
-les sarcasmes viennent en foule au bout de
-sa plume.»</p>
-
-<p>A cela je n'ai qu'une réponse prête, au
-moins pour le moment.&mdash;C'est que l'archevêque
-de Bénévent composa son indécent
-roman de Galathée en habit violet, veste et
-culottes violettes; ce qui prouve que l'habit
-ne fait pas tout.&mdash;</p>
-
-<p>«Mais, dit le critique, vous ne pouvez
-pas nier que la recette du rasoir que vous
-indiquez n'ait un grand défaut,&mdash;le manque
-d'universalité. La loi invariable de la nature
-rend ce secret inutile à toute une moitié du
-genre humain.»&mdash;</p>
-
-<p>Tout ce que je puis dire là-dessus, c'est
-que les écrivains femelles, Angloises et Françoises,
-feront bien d'aller sans barbe.&mdash;</p>
-
-<p>Quant aux Espagnoles, elles iront comme
-elles voudront.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch79">CHAPITRE LXXIX.<br />
-<i>Elle est faite.</i></h2>
-
-
-<p>Le voici enfin arrivé ce soixante-dix-neuvième
-chapitre!&mdash;que produira-t-il? Rien,&mdash;qu'une
-triste réflexion sur la vîtesse avec
-laquelle nos plaisirs nous échappent en ce
-monde.</p>
-
-<p>Car, à l'égard de ma digression,&mdash;je
-déclare à la face du ciel qu'elle est faite.&mdash;</p>
-
-<p>Revenons à mon oncle Tobie.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch80">CHAPITRE LXXX.<br />
-<i>Il frappe à la porte.</i></h2>
-
-
-<p>Quand mon oncle Tobie et le caporal
-furent arrivés au bout de l'avenue, ils s'apperçurent
-qu'ils tournoient le dos à la maison
-de la veuve; ils firent volte-face, et marchèrent
-droit à la porte de Mistriss Wadman.&mdash;</p>
-
-<p>«Monsieur peut m'en croire et marcher
-en assurance, dit le caporal, qui porta la
-main à son bonnet, en passant devant son
-maître pour aller frapper à la porte.» Mon
-oncle Tobie, démentant en ce moment sa
-manière invariable de traiter son fidèle domestique,
-ne lui répondit rien.&mdash;La vérité
-étoit qu'il n'avoit pas encore bien rédigé
-toutes ses idées. Il auroit désiré une autre
-conférence avec Trim. Et tandis que le caporal
-montoit les trois marches qui étoient devant
-la porte, mon oncle Tobie cracha deux
-fois.&mdash;A chaque fois le caporal s'arrêta par
-une sorte d'instinct;&mdash;il resta une minute
-le marteau de la porte suspendu dans sa
-main;&mdash;il hésitoit sans savoir pourquoi.&mdash;</p>
-
-<p>Cependant Brigitte, morfondue à force d'attendre,
-faisoit sentinelle en dedans, le pouce
-et le premier doigt appuyés sur le loquet.</p>
-
-<p>Mistriss Wadman, assise derrière le rideau
-de sa fenêtre, retenoit son souffle, et guettoit
-leur approche.&mdash;On lisoit dans ses yeux le
-présage de sa défaite.</p>
-
-<p>«Trim, dit mon oncle Tobie!»&mdash;Mais
-comme il ouvroit la bouche, la minute expira,
-et Trim laissa tomber le marteau.</p>
-
-<p>Mon oncle Tobie, voyant qu'il ne pouvoit
-plus reculer, se mit à siffler son lilla-burello.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch81">CHAPITRE LXXXI.<br />
-<i>On ouvre.</i></h2>
-
-
-<p>Brigitte avoit, comme nous l'avons dit,
-le premier doigt et le pouce sur le loquet;
-et le caporal ne fut pas obligé de frapper
-aussi long-temps que votre tailleur, milord,
-que vous faites peut-être souvent attendre.&mdash;Mais
-je pouvois ne pas aller chercher ma
-comparaison si loin; car, <i>je soussigné</i>, reconnois
-devoir à mon tailleur au moins une
-guinée; et je m'étonne souvent de la patience
-du maraud.&mdash;Ceci au reste n'intéresse personne.
-Mais il faut convenir que c'est une
-cruelle chose que d'être endetté. Il semble
-que ce soit une fatalité pour le trésor de
-quelques pauvres diables, au moins de ceux
-de notre famille. L'économie ne parvient
-point à relier leurs coffres avec ses cercles
-de fer.</p>
-
-<p>Quant à moi, je suis sûr qu'il n'y a aucun
-prince, prélat, pape, ni potentat, petit ou
-grand, qui desire plus que moi dans son c&oelig;ur
-de remplir fidélement ses engagemens, ou
-qui prenne plus de moyens pour y parvenir.&mdash;Je
-ne donne jamais plus d'une demi-guinée;&mdash;je
-ne me promène point en bottes, de
-crainte de les user:&mdash;je n'achète pas un
-cure-dent;&mdash;et je ne dépense pas un schelling
-par an en tabatières;&mdash;et quant aux six
-mois que je passe à la campagne, j'y mène
-un si petit train, que Jean-Jacques, avec
-toute sa modération, ne sauroit atteindre
-à ma parcimonie;&mdash;car je n'ai chez moi
-ni homme, ni garçon, ni cheval, ni vache,
-ni chien, ni chat, ni rien qui mange ou qui
-boive. Je ne me permets qu'une pauvre et
-chétive vestale, seulement pour entretenir
-mon feu; et la pauvre fille est en vérité aussi
-sobre que je puisse le desirer.</p>
-
-<p>Mais si, d'après cela, vous me croyez
-philosophe,&mdash;je ne donnerois pas, mes
-bonnes gens, une obole de votre jugement.</p>
-
-<p>La vraie philosophie, messieurs&hellip; Mais
-ce n'est pas ici le moment d'en raisonner.
-Voilà mon oncle Tobie qui finit de siffler
-son lilla-burello;&mdash;souffrez que j'entre avec
-lui chez Mistriss Wadman.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch82">CHAPITRE LXXXII.</h2>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch83">CHAPITRE LXXXIII.</h2>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch84">CHAPITRE LXXXIV.<br />
-<i>Vous l'allez voir.</i></h2>
-
-
-<p>* * * * * * * * * * * * * *
-* * * * * * * * *&mdash;</p>
-
-<p>&mdash;* * * * * * * * * * * * *
-* * * * * * *&hellip;</p>
-
-<p>«Je vais vous le montrer, madame, dit
-mon oncle Tobie.»&mdash;</p>
-
-<p>Mistriss Wadman rougit,&mdash;regarda vers
-la porte,&mdash;pâlit,&mdash;rougit encore légérement,&mdash;puis
-reprit son teint naturel, et finit par
-rougir plus fort que jamais.&mdash;Ce que je traduis
-ainsi pour l'amour du lecteur:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Bon Dieu, je n'y regarderai pas!</div>
-<div class="verse">Que diroit le monde, si j'y regardois!</div>
-<div class="verse">Je m'évanouirai si j'y regarde.</div>
-<div class="verse">Je voudrois pouvoir y regarder;</div>
-<div class="verse">Il ne sauroit y avoir de péché à y regarder.</div>
-<div class="verse">&mdash;J'y regarderai.&mdash;</div>
-</div>
-
-<p>Tandis que l'imagination de Mistriss Wadman
-travailloit ainsi, mon oncle Tobie s'étoit
-levé du sopha, et avoit été ouvrir la
-porte à l'autre bout de la salle, pour donner
-ses ordres à Trim dans le passage.&mdash;</p>
-
-<p>«* * * * * * * * * * * * *
-* * *&mdash;Je crois, dit mon oncle Tobie, qu'elle
-est dans le grenier.&mdash;Je l'y ai vue encore
-ce matin, répondit Trim.&mdash;Eh! bien, Trim,
-cours-y promptement, dit mon oncle Tobie,
-et rapporte-la moi dans la salle.&mdash;Bon Dieu,
-dit le caporal!»</p>
-
-<p>Le caporal étoit loin d'approuver un tel
-ordre, et ne le remplit pas moins avec joie.&mdash;Il
-n'étoit pas maître de son approbation,
-il l'étoit de son obéissance.&mdash;Il mit son bonnet
-sur sa tête, et partit aussi vîte que son genou
-put le permettre; mon oncle Tobie rentra
-dans la salle, et fut se rasseoir sur le sopha.</p>
-
-<p>«Vous mettrez le doigt dessus, dit mon
-oncle Tobie.&mdash;Sainte Vierge, je n'y
-toucherai pas, dit en elle-même Mistriss
-Wadman!»</p>
-
-<p>Ceci demande une nouvelle traduction;
-et nous montre à combien d'erreurs les mots
-nous induisent. Il faut toujours remonter à
-leur source pour les entendre.</p>
-
-<p>Or, pour éclaircir le brouillard qui règne
-sur les trois dernières pages, j'ai besoin d'être
-moi-même aussi clair qu'il me sera possible.&mdash;</p>
-
-<p>Frottez-vous le front par trois fois, mes
-bons amis;&mdash;toussez,&mdash;crachez,&mdash;mouchez-vous;&mdash;bon!&mdash;éternuez,
-mes enfans;&mdash;à
-merveille, Dieu vous bénisse!</p>
-
-<p>Maintenant, aidez-moi si vous le pouvez.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch85">CHAPITRE LXXXV.<br />
-<i>La Revue.</i></h2>
-
-
-<p>Comme il y a cinquante motifs différens,
-tant de l'ordre civil que de l'ordre religieux,
-pour lesquels une femme peut prendre un mari,
-elle commence par les considérer et les peser
-soigneusement tous ensemble; ensuite elle
-les distingue, les sépare, et cherche à démêler
-dans son esprit lequel de tous ces motifs
-est le sien. Ensuite, par propos, enquêtes,
-raisonnemens, inductions, elle cherche à
-s'assurer si elle a choisi le bon. Enfin, elle
-essaie, elle éprouve, elle veut voir si elle ne
-s'est pas trompée.&mdash;</p>
-
-<p>L'allégorie de Slawkenbergius sur ce sujet,
-au commencement de sa troisième décade,
-est si originale, et mon respect pour les dames
-est si profond, que jamais je n'oserai la leur
-dire; et c'est dommage, car elles en riroient.</p>
-
-<p>Elle arrête le premier âne, dit Slawkenbergius,
-et le tient par le licou, de crainte
-qu'il ne lui échappe; puis elle plonge sa main
-jusqu'au fond du panier pour y chercher&hellip;
-et quoi?&mdash;Ma foi, dit Slawkenbergius, ce
-n'est pas le moyen de l'apprendre que de
-m'interrompre.&mdash;</p>
-
-<p>Je n'ai rien, ma bonne dame, dit l'âne;
-je porte des bouteilles vides.</p>
-
-<p>Et moi de vieilles guenilles, dit le second.</p>
-
-<p>Ta charge vaut un peu mieux, dit-elle au
-troisième, tu portes des pantoufles et de
-vieilles culottes.&mdash;</p>
-
-<p>Elle passe ainsi en revue le quatrième, le
-cinquième âne, et tout le reste de la file
-l'un après l'autre, jusqu'à ce qu'elle ait trouvé
-celui qui porte ce qu'elle cherche.&mdash;Alors
-elle renverse le panier,&mdash;étale la marchandise,&mdash;regarde,&mdash;l'examine,&mdash;la
-mesure,&mdash;l'étend,&mdash;la mouille,&mdash;la sèche,&mdash;la
-tourne,&mdash;la retourne,&mdash;, et puis l'emporte.</p>
-
-<p>&mdash;Mais pour l'amour de Dieu, quelle marchandise?</p>
-
-<p>Toutes les puissances de la terre, répond
-Slawkenbergius, ne me feroient pas dire mon
-secret.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch86">CHAPITRE LXXXVI.<br />
-<i>Prestige du démon.</i></h2>
-
-
-<p>Nous vivons dans un monde où tout est
-énigme et mystère; ainsi, nous y sommes
-accoutumés. Autrement, il sembleroit étrange
-que la nature, qui fait chaque chose si conforme
-à sa destination,&mdash;qui ne se trompe
-jamais ou presque jamais, à moins qu'elle
-n'ait le projet de s'amuser,&mdash;qui dispose
-si bien les formes et les propriétés de la
-matière qu'elle emploie, soit qu'elle en veuille
-faire une charrue, un vilebrequin ou une
-perruque;&mdash;qui modèle chaque créature,
-fût-ce un oison, de manière qu'il ne lui manque
-rien;&mdash;il sembleroit étrange, dis-je, que
-cette nature, si habile en toute autre chose,
-ne fît que des balourdises quand il s'agit d'une
-affaire aussi simple que celle d'assortir un
-homme et une femme.</p>
-
-<p>Cela viendroit-il du choix de l'argile, qui
-se gâte souvent au feu? d'où il résulte qu'un
-homme a trop d'un côté ce qui lui manque
-de l'autre, et pèche par trop ou par trop
-peu de chaleur.&mdash;Cette grande ouvrière donneroit-elle
-trop peu d'attention à ces petits
-détails platoniques de la moitié de l'espèce
-pour laquelle elle a fabriqué l'autre?&mdash;Peut-être
-aussi que souvent elle ne sait pas quelle
-espèce de mari on lui demande. Mais laissons
-ces hypothèses; nous en raisonnerons
-après souper.&mdash;</p>
-
-<p>Il suffit que l'observation en elle-même,
-et les raisonnemens auxquels elle donne lieu,
-loin de rien expliquer, ne servent qu'à tout
-embrouiller.</p>
-
-<p>En effet, à considérer attentivement mon
-oncle Tobie, y avoit-il jamais eu quelqu'un
-mieux taillé pour le mariage? La nature l'avoit
-pétri de son argile la plus pure et la
-plus douce;&mdash;elle avoit rempli ses vaisseaux
-de lait;&mdash;elle avoit animé ses poumons du
-souffle le plus épuré;&mdash;tout en lui étoit bon,
-humain, généreux.&mdash;La vérité et la confiance
-habitoient dans son c&oelig;ur, dont toutes les
-avenues étoient une communication toujours
-ouverte, toujours active des services les plus
-obligeans, des bienfaits les plus tendres.&mdash;Enfin
-la nature, en le comblant de ses dons,
-n'avoit point oublié pour quelles fins le
-mariage étoit institué.&mdash;En conséquence&hellip;</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p class="noindent">&mdash;&hellip;&mdash;</p>
-
-<p>Et la blessure de mon oncle Tobie n'avoit
-point annullé la donation.&mdash;</p>
-
-<p>Cependant ce dernier article avoit je ne
-sais quoi de louche et d'apocryphe. Or le
-diable qui, comme on sait, est l'ennemi
-de la foi, avoit élevé à ce sujet quelques
-scrupules dans l'esprit de Mistriss Wadman;
-et d'un autre côté (en vrai diable qu'il étoit)
-il avoit changé aux yeux de la veuve les autres
-vertus de mon oncle Tobie en bouteilles vides,
-en vieilles guenilles, en pantoufles et en
-vieilles culottes.&mdash;</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch87">CHAPITRE LXXXVII.<br />
-<i>Ne t'en fie qu'à toi seul.</i></h2>
-
-
-<p>Mistriss Brigitte avoit engagé tout le
-petit fonds d'honneur que peut avoir une
-soubrette, qu'elle sauroit tout le détail de
-l'affaire avant qu'il fût huit jours; et elle se
-fondoit sur une supposition qui étoit en soi
-très-probable. «Trim, avoit-elle dit, ne
-manquera pas de me faire sa cour, tandis que
-le capitaine fera la sienne à madame; et je
-le traiterai de sorte qu'il me dira tout.»</p>
-
-<p>L'amitié a deux vêtemens; l'un de dessus
-et l'autre de dessous. Brigitte servoit les intérêts
-de sa maîtresse avec l'un, et faisoit
-la chose qui lui plaisoit le plus avec l'autre.
-Le diable lui-même n'auroit pas eu plus beau
-jeu qu'elle a à s'assurer de la blessure de mon
-oncle Tobie.&mdash;</p>
-
-<p>Pour Mistriss Wadman, elle n'avoit qu'un
-moyen, mais il étoit sûr. De sorte que (sans
-rejetter l'offre de Brigitte, ni mépriser ses
-talens) elle se détermina à jouer son jeu elle-même.</p>
-
-<p>Elle n'avoit pas besoin de tout son talent.
-Un enfant auroit trompé mon oncle Tobie
-au jeu. Il connoissoit à peine les cartes,&mdash;et
-laissoit voir son jeu tant qu'on vouloit.&mdash;Le
-pauvre homme vint se livrer lui-même
-à la veuve en se plaçant sur son sopha, mais
-tellement sans défense et sans défiance, qu'un
-c&oelig;ur généreux auroit rougi d'en abuser.</p>
-
-<p>Mais quittons la métaphore.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch88">CHAPITRE LXXXVIII.<br />
-<i>Marie.</i></h2>
-
-
-<p>Ma foi quittons l'histoire aussi, s'il vous
-plaît. Car quoique j'aie eu la plus grande
-hâte d'arriver à cet endroit de mon ouvrage;
-quoique je l'aie annoncé et que je le regarde
-encore comme le morceau le plus exquis que
-j'aie à donner au public, maintenant que
-m'y voilà, je voudrois que quelqu'un prît
-la plume et achevât l'histoire à ma place. Je
-vois toutes les difficultés qui se présentent,
-et je sens la foiblesse de mon talent.&mdash;</p>
-
-<p>J'ai pourtant une petite ressource.&mdash;C'est
-que l'on m'a tiré cette semaine vingt-quatre
-onces de sang, à cause d'une fièvre terrible
-dont j'ai été attaqué en commençant ce chapitre;
-de sorte qu'il me reste quelques espérance
-que ma cervelle se trouvant plus dégagée,
-mes vaisseaux moins tendus&hellip; Dans tous
-les cas, une invocation ne sauroit nuire.
-Je m'abandonne donc entièrement à celui
-que j'invoque; c'est à lui à m'inspirer ou à
-m'injecter ce qu'il croira de meilleur.</p>
-
-
-<p class="c"><i>INVOCATION.</i></p>
-
-<p>Aimable et doux génie, qui conduisis jadis
-la plume de mon ami Cervantes;&mdash;toi qui
-te glissois par sa jalousie, et qui, par ta
-présence, changeois en un beau jour le crépuscule
-de sa retraite;&mdash;toi qui versois le
-nectar des dieux à ce charmant auteur qu'ils
-avoient animé de leur esprit;&mdash;toi enfin qui
-le couvris de tes aîles pendant qu'il traçoit
-le portrait de Sancho et de son aventureux
-maître,&mdash;et qui veillas constamment pour
-le défendre contre la pauvreté et les autres
-misères de cette vie;&mdash;écoute-moi, je t'en
-conjure! regarde,&mdash;vois ces culottes,&mdash;ce
-sont les seules que je possède; et cette déchirure
-me fut faite à Lyon par un âne.</p>
-
-<p>Vois mes chemises,&mdash;en quel état elles
-sont! une partie en est restée en Lombardie;
-je n'en ai rapporté que les débris; je n'en
-avois que six, et une maudite blanchisseuse
-de Milan m'en a rogné cinq; elle croyoit
-avoir ses raisons,&mdash;à la bonne heure.&mdash;</p>
-
-<p>Cependant malgré ces accidens, malgré un
-fourreau de pistolet qui me fut volé à Sienne;
-malgré deux &oelig;ufs que l'on m'a fait payer
-cinq <i>paules</i>, l'un à Raddicossini, et l'autre
-à Capoue, je ne trouve pas qu'un voyage de
-France et d'Italie soit une chose aussi effrayante
-que beaucoup de gens voudroient
-le persuader. Il y a par-ci par-là un peu de
-mal, mais ce n'est pas trop acheter le plaisir
-de parcourir ces campagnes riantes, que la
-nature semble étaler devant vous pour le plaisir
-de vos yeux.&mdash;Il est ridicule de penser que
-l'on vous présentera pour rien des voitures,
-que l'on expose à être brisées par vous et
-pour vous.&mdash;Ce sont les deux sols que vous
-donnez à cet homme qui graisse vos roues,
-qui le mettent en état d'avoir du beurre sur
-son pain.&mdash;Nous sommes en vérité trop
-exigeans. Eh quoi! pour trente ou quarante
-sols que l'on vous demandera de trop pour
-votre souper et votre lit, votre philosophie
-sera déconcertée! Qu'est-ce donc qu'un schelling
-et quelques sols! Payez,&mdash;pour l'amour
-de Dieu et pour le vôtre; payez,&mdash;et payez
-les deux mains ouvertes, plutôt que de laisser
-le mécontentement s'asseoir sur le front de
-votre belle hôtesse et de ses demoiselles,
-qui se tiendront d'un air affligé sur la porte
-de l'auberge au moment de votre départ.&mdash;D'ailleurs,
-mon cher monsieur, le baiser fraternel
-que chacune d'elles vous auroit donné,
-ne valoit-il pas mieux que vos vingt sols?&mdash;à
-mon gré du moins.&mdash;</p>
-
-<p>Pendant mes voyages j'avois la tête remplie
-des amours de mon oncle Tobie. C'étoit
-comme si j'eusse été amoureux moi-même.&mdash;J'étois
-dans un état parfait de bonté et
-de bienveillance; à chaque mouvement de
-ma chaise je sentois en moi la vibration délicieuse
-de la plus douce harmonie. Il m'étoit
-indifférent que la route fût unie ou raboteuse;
-tout ce que je voyois, tout ce que j'entendois,
-touchoit toujours quelque ressort secret
-de sentiment ou de plaisir.&mdash;</p>
-
-<p>Un soir;&mdash;c'étoit les plus doux sons que
-j'eusse jamais entendus.&mdash;Je baissai ma glace
-pour les mieux entendre. «C'est Marie<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>,
-me dit le postillon, observant que j'écoutois.&mdash;Pauvre
-Marie, continua-t-il, en se penchant
-de côté, parce que son corps m'empêchoit
-de la voir! Elle est assise sur un banc, jouant
-son hymne du soir sur son chalumeau, et
-sa petite chèvre à côté d'elle.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Dans la traduction du Voyage Sentimental, le
-traducteur a changé le nom de <i>Marie</i> en celui de
-<i>Juliette</i>; il a transporté la scène de <i>Moulins</i> à <i>Amboise</i>.
-On a conservé à la pauvre Marie son nom
-et son pays, que Sterne appelle dans son Voyage
-Sentimental, <i>la plus douce partie de la France</i>. (Note
-de l'éditeur).</p>
-</div>
-<p>En me parlant de Marie, le postillon avoit
-l'air si touché, le son même de sa voix annonçoit
-un c&oelig;ur si compatissant, que je me
-promis de lui donner une pièce de vingt-quatre
-sous en arrivant à <i>Moulins</i>.&mdash;</p>
-
-<p>«Et qui est la pauvre Marie, lui dis-je?»&mdash;</p>
-
-<p>«L'amour et la pitié de tous les villages
-d'alentour, dit le postillon.&mdash;Il y a trois
-ans que le soleil ne luit plus pour cette fille
-si belle, si aimable, si spirituelle.&mdash;Sa raison
-est égarée.&mdash;Pauvre Marie, répéta-t-il, tu
-méritois un meilleur sort! Devois-tu voir ainsi
-tes bans arrêtés par les intrigues du vicaire
-de ta paroisse?»</p>
-
-<p>Il alloit continuer, quand Marie, après
-un moment de silence, reprit son chalumeau,
-et recommença son air.&mdash;C'étoit les mêmes
-sons; pourtant ils étoient dix fois plus doux.&mdash;«C'est
-l'hymne de la Vierge, dit le jeune
-homme; c'est celle qu'elle chante tous les
-soirs. Mais d'où la sait-elle? Mais qui lui
-a montré à jouer du chalumeau? C'est ce que
-nous ne savons pas; nous croyons que le ciel
-qui la protège lui a ménagé cette foible consolation.&mdash;Depuis
-qu'elle n'a plus l'usage
-de sa raison, c'est la seule qui lui reste. Elle
-ne quitte jamais son chalumeau; et jour et
-nuit elle joue cette prière que vous entendez.»</p>
-
-<p>Le postillon me raconta tout cela d'un
-air si honnête, avec une éloquence si naturelle,
-que malgré moi, je crus appercevoir
-en lui quelque chose au-dessus de son
-état; et j'aurois voulu savoir sa propre histoire,
-si la pauvre Marie ne s'étoit pas entiérement
-emparée de moi.&mdash;</p>
-
-<p>Cependant nous approchions du banc où
-Marie étoit assise. Elle étoit vêtue de blanc;
-ses cheveux relevés en deux tresses, et rattachés
-sous un réseau de soie, avec quelques
-feuilles d'olivier placées sur le côté d'une
-manière assez bizarre.&mdash;Elle étoit belle; et
-si j'ai jamais éprouvé dans toute sa force la
-douleur d'un c&oelig;ur honnête, ce fut en voyant
-la pauvre Marie.</p>
-
-<p>«Le ciel ait pitié d'elle, dit le postillon!
-pauvre fille! On a fait dire plus de cent messes
-dans toutes les paroisses et tous les couvens
-d'alentour; mais sans effet.&mdash;Comme sa raison
-lui revient par petits intervalles, nous espérons
-encore qu'à la fin la sainte Vierge
-la guérira. Mais ses parens, qui en savent
-plus que nous, sont tout-à-fait sans espérance,
-et croient que sa raison est perdue
-pour toujours.»</p>
-
-<p>Comme le postillon parloit, Marie fit une
-cadence si mélancolique, si tendre, si plaintive,&mdash;que
-je m'élançai de ma chaise pour
-courir à elle, je me trouvai assis entre elle
-et sa chèvre, avant d'être revenu de mon
-extase.</p>
-
-<p>Marie me fixa attentivement,&mdash;puis regarda
-sa chèvre,&mdash;et puis revint à moi,&mdash;et
-puis à sa chèvre,&mdash;et continua ainsi pendant
-quelque temps.</p>
-
-<p>«Eh bien! Marie, lui dis-je doucement,
-quelle ressemblance trouvez-vous?»</p>
-
-<p>Je supplie le candide lecteur de croire que
-je ne fis cette question, que d'après l'humble
-conviction où je suis, que l'homme n'est pas
-si éloigné de l'animal qu'on le pense.&mdash;Je le
-supplie de croire surtout, que, pour tout
-l'esprit de Rabelais, je n'aurois pas voulu
-laisser échapper une plaisanterie déplacée
-en la vénérable présence de la misère.&mdash;Et
-cependant,&mdash;mon c&oelig;ur m'a reproché cette
-question faite à Marie, quand je me la suis
-rappelée.&mdash;Il me l'a reprochée si vivement,
-que j'ai juré de ne vivre désormais que pour
-la sagesse, et de ne prononcer le reste de
-mes jours que de graves sentences.&mdash;Et
-jamais, jamais, à quelque âge que je parvienne,
-il ne m'échappera de dire une
-plaisanterie devant homme, femme, ni enfant.</p>
-
-<p>&mdash;Quant à en écrire!&mdash;oh! je crois que
-j'ai fait une réserve exprès; j'en prends le
-public pour juge.</p>
-
-<p>«Adieu, Marie,&mdash;adieu, pauvre infortunée.&mdash;Un
-temps viendra, mais non pas
-aujourd'hui, que je pourrai entendre tes
-malheurs de ta propre bouche&hellip;» Je me
-trompois.&mdash;En ce moment même elle prit
-son chalumeau, et m'apprit une suite de
-malheurs et de détails si touchans, que je
-regagnai ma chaise d'un pas incertain et
-chancelant, sans avoir la force de l'écouter
-davantage.&mdash;</p>
-
-<p>&mdash;Il y a, ma foi, à Moulins une excellente
-auberge.&mdash;Arrêtez-vous y cependant le moins
-que vous pourrez.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch89">CHAPITRE LXXXIX.</h2>
-
-
-<p>Quand nous serons à la fin de ce chapitre,
-et non pas plutôt, nous reviendrons sur nos
-pas pour reprendre ces deux chapitres en
-blanc, qui me font saigner le c&oelig;ur depuis
-une demi-heure.&mdash;Mais auparavant, souffrez
-que j'ôte une de mes pantoufles jaunes,
-et que je la lance de toute ma force à l'autre
-bout de ma chambre, en déclarant:</p>
-
-<p>Qu'il est très-incertain que ce que je vais
-écrire ressemble à ce que j'ai déjà écrit.&mdash;</p>
-
-<p>C'est à-peu-près comme l'écume du cheval
-de Protogène. Je jette ma pantoufle comme
-il jeta son éponge.&mdash;Il en arrive ce qui peut.&mdash;D'ailleurs,
-messieurs, je regarde avec respect
-un chapitre en blanc. Je songe qu'il y
-en a d'infiniment plus mauvais;&mdash;je remarque
-que la satyre ne peut trouver à y mordre.&mdash;</p>
-
-<p>Est-ce pour cela que vous en avez sauté
-deux sans les remplir? Non.</p>
-
-<p>Ici, je m'attends à être traité de sot, de
-fou, d'imbécille, à recevoir les épithètes les
-plus injurieuses, les plus méprisantes; mais
-je les pardonne à mes critiques. Pouvoient-ils
-prévoir en effet que j'étois dans la nécessité
-forcée d'écrire mon quatre-vingt-neuvième
-chapitre avant le quatre-vingt-deuxième?</p>
-
-<p>Ainsi, je ne me fâche point contre ces
-messieurs. Tout ce que je désire, c'est que
-ceci puisse servir de leçon, et qu'à l'avenir
-on laisse les gens conter leurs histoires à
-leur mode.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch89a"><i>CHAPITRE 82.</i><br />
-<i>Déclaration d'amour.</i></h2>
-
-
-<p>Le caporal avoit à peine laissé tomber le
-marteau, que la porte s'ouvrit; et mon oncle
-Tobie fit son entrée dans la salle si brusquement,
-que mistriss Wadman n'eut que
-le temps de sortir de derrière le rideau, de
-poser une bible sur la table, et de faire
-deux ou trois pas au-devant de lui.</p>
-
-<p>Mon oncle Tobie salua mistriss Wadman,
-de la manière dont les hommes saluoient
-les femmes en l'an de notre Seigneur mil
-sept cent treize.&mdash;Ensuite il se releva, et,
-marchant de front avec elle, il la conduisit
-jusqu'au sopha;&mdash;et non pas après qu'elle
-fut assise, ni avant qu'elle s'assît, mais pendant
-qu'elle s'asseyoit, il lui dit en trois
-mots, <i>qu'il étoit amoureux</i>.&mdash;On ne pouvoit
-assurément presser davantage une déclaration.&mdash;</p>
-
-<p>Mistriss Wadman baissa les yeux sans
-affectation, et regarda quelque temps une
-reprise qu'elle venoit de faire à son tablier,
-en attendant ce qui alloit suivre.&mdash;Mais
-mon oncle Tobie étoit absolument sans talent
-pour l'amplification; et, de toutes les
-matières, l'amour étoit celle où il étoit le
-moins versé. Quand il eut dit une fois à la
-veuve Wadman qu'il étoit amoureux, il s'en
-tint-là, et attendit paisiblement que la chose
-opérât.&mdash;</p>
-
-<p>Mon oncle Tobie n'a jamais compris ce
-que mon père vouloit dire par-là. Pour moi,
-je n'en parle que pour combattre une erreur
-que je sais être extrêmement répandue,&mdash;surtout
-en France, où l'on est presque aussi
-persuadé que de la présence réelle, que
-<i>parler d'amour, c'est le faire</i>.</p>
-
-<p>&mdash;Je demandois un jour à un certain marquis,
-comment il s'y prendroit pour faire du
-pouding avec la même recette?&mdash;</p>
-
-<p>Mais poursuivons.&mdash;Mistriss Wadman
-s'assit, en attendant que mon oncle Tobie
-continuât; et resta ainsi quelques minutes,
-jusqu'à ce qu'enfin le silence de part et
-d'autre, devenant en quelque sorte indécent,
-elle se rapprocha un peu de lui, leva les
-yeux en rougissant à demi, <i>et ramassa le
-gant</i>,&mdash;ou, si vous l'aimez mieux, elle
-reprit le discours, et répondit ainsi à mon
-oncle Tobie.</p>
-
-<p>«Les soins et les inquiétudes de l'état du
-mariage, dit mistriss Wadman,&mdash;sont souvent
-extrêmes.&mdash;Je les suppose tels, dit
-mon oncle Tobie.&mdash;Et quand on est aussi
-à son aise que vous, continua mistriss Wadman,&mdash;aussi
-heureux, capitaine Shandy,
-et par vous-même, et par vos amis, et par
-vos amusemens,&mdash;je ne conçois pas en
-vérité quelles raisons peuvent vous engager
-à changer d'état.»&mdash;</p>
-
-<p>«Ces raisons, dit mon oncle Tobie, se
-trouvent tout au long dans un livre de
-prières.»</p>
-
-<p>Jusques-là mon oncle Tobie s'avançoit
-avec ordre, tenant la pleine mer, et laissant
-mistriss Wadman louvoyer sur le golphe.&mdash;</p>
-
-<p>«Quant aux enfans, dit mistriss Wadman,
-quoique ce soit peut-être la fin principale du
-sacrement, et sans doute le désir naturel de
-tous les parens,&mdash;cependant il faut convenir
-que les peines qu'ils nous causent sont assurées,
-et les consolations qu'ils nous promettent
-incertaines.&mdash;Eh! comment, mon
-cher monsieur, nous paient-ils de tous les
-maux d'une grossesse? Quelle compensation
-à ses vives et tendres alarmes, peut espérer
-la mère souffrante et foible qui les met au
-monde?&mdash;Je déclare, dit mon oncle Tobie,
-ému de pitié, je déclare que je n'en connois
-aucune, si ce n'est le plaisir de faire une
-chose agréable à Dieu.»&mdash;</p>
-
-<p>«Babiole, dit la veuve Wadman!»&mdash;</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch89b"><i>CHAPITRE 83.</i><br />
-<i>Proposition de mariage.</i></h2>
-
-
-<p>Or, il y a une infinité de notes, de tons,
-de dialectes, de chants, d'airs, de mines et
-d'accens, dans lesquels le mot <i>babiole</i> peut
-être prononcé,&mdash;toujours sur un sujet du
-genre de celui-ci, et toujours avec des sens
-aussi différens l'un de l'autre que le jour
-l'est de la nuit;&mdash;il y a, dis-je, tant de
-variétés dans la prononciation de ce mot,
-que les casuistes (car ils en font une affaire
-de conscience) n'en comptent pas moins de
-vingt mille, qui peuvent être ou innocentes
-ou criminelles.</p>
-
-<p>La manière dont mistriss Wadman prononça
-<i>babiole</i>, fit monter le feu aux joues
-modestes de mon oncle Tobie. Il sentit qu'il
-avoit dit une sottise, quoiqu'il ne sût pas
-trop laquelle. Il s'arrêta tout court, et sans
-discuter davantage les peines et les plaisirs
-du mariage, il posa la main sur son c&oelig;ur,
-et offrit à la veuve de les prendre tels qu'ils
-étoient, et de les partager avec elle.&mdash;</p>
-
-<p>Quand mon oncle Tobie eut fait sa proposition,
-il crut en avoir assez dit; il jeta
-les yeux sur la bible que mistriss Wadman
-avoit posée sur sa table; il l'ouvrit machinalement,
-et tombant (le cher homme) sur le
-passage, qui, de tous les passages de l'écriture,
-pouvoit l'intéresser davantage,&mdash;sur
-le siége de Jéricho;&mdash;il se mit à le lire d'un
-bout à l'autre, laissant opérer sa proposition
-de mariage, comme il avoit fait sa déclaration
-d'amour.&mdash;</p>
-
-<p>&mdash;Or, sa proposition n'opéra ni comme
-astringent, ni comme l'opium, ou le quinquina,
-ou le mercure, ou la manne, ou
-toute autre drogue dont la nature a fait présent
-à l'homme.&mdash;Elle n'opéra pas du tout;&mdash;et
-cela par la raison que quelqu'autre chose
-avoit déjà opéré.</p>
-
-<p>Babillard que je suis! je cours toujours
-au-devant de mon sujet;&mdash;j'anticipe tous
-les événemens;&mdash;mais me voici dans la
-chaleur de l'action, il faut aller.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch90">CHAPITRE XC.<br />
-<i>Au fait.</i></h2>
-
-
-<p>Il est très-naturel à un étranger qui va
-de Londres à Edimbourg, de s'informer avant
-de partir à quelle distance est York, qui fait
-à-peu-près la moitié du chemin. On ne s'étonnera
-même pas s'il pousse ses questions
-plus loin, et s'il demande des détails sur
-la force, la grandeur, la population, et les
-ressources de cette ville, par laquelle il doit
-nécessairement passer.</p>
-
-<p>De même il étoit naturel à la veuve Wadman,
-dont le premier mari étoit affligé d'une
-sciatique continuelle, de desirer connoître
-à quelle distance l'aîne se trouve de la hanche,
-et si elle avoit plus à gagner qu'à perdre
-entre la blessure de mon oncle Tobie et la
-sciatique de son premier mari.&mdash;</p>
-
-<p>En conséquence elle avoit lu l'anatomie de
-Drake d'un bout à l'autre; elle avoit parcouru
-le traité de Warton sur la moelle alongée;
-et avoit même emprunté l'ouvrage de Graaf
-sur les os et sur les muscles; mais tout cela
-sans fruit.</p>
-
-<p>Elle avoit fait des raisonnemens à perte de
-vue,&mdash;posé des principes,&mdash;tiré des conséquences,&mdash;elle
-avoit toujours échoué à la
-conclusion.</p>
-
-<p>Pour mieux s'éclaircir, elle avoit demandé
-deux fois au docteur Slop si le pauvre capitaine
-Shandy avoit quelque espérance de guérison.</p>
-
-<p>«Il est guéri, disoit le docteur Slop.»&mdash;</p>
-
-<p>«Quoi! tout-à-fait?»&mdash;</p>
-
-<p>«Tout-à-fait, madame.»&mdash;</p>
-
-<p>«Mais qu'entendez-vous par guéri, disoit
-la veuve Wadman?»</p>
-
-<p>Le docteur Slop étoit le plus pauvre homme
-du monde pour les définitions; ainsi elle ne put
-tirer de lui aucune connoissance certaine.&mdash;Il
-ne lui restoit plus qu'une ressource, c'étoit
-de s'adresser à mon oncle Tobie lui-même.</p>
-
-<p>Il y a pour les questions de cette nature
-un accent d'humanité qui endort le soupçon;
-et je suis presque sûr que ce fut cet accent
-que le serpent employa dans sa conversation
-avec Eve. Car la propension qu'a le sexe à
-se laisser tromper, ne sauroit être si grande,
-que notre bonne mère eût eu l'effronterie
-de caqueter avec le diable, si le diable n'y
-eût pas mis de l'adresse.&mdash;</p>
-
-<p>Mais il y a un accent d'humanité,&mdash;comment
-le décrirai-je? C'est un accent qui couvre
-tout d'un voile, et qui donne le droit de
-faire des questions, avec autant de détails
-et de particularités qu'un chirurgien.&mdash;</p>
-
-<p>N'y avoit-il point de relâche?&mdash;En souffroit-il
-moins au lit?&mdash;Se couchoit-il également
-sur les deux côtés?&mdash;Pouvoit-il monter
-à cheval?&mdash;Le mouvement lui étoit-il contraire?&mdash;etc.&mdash;</p>
-
-<p>Tout cela étoit dit si tendrement, tout
-cela étoit si bien dirigé vers le c&oelig;ur de mon
-oncle Tobie, que chacune de ces <i>remarques</i>
-y pénétroit dix fois plus avant que sa blessure
-elle-même n'avoit jamais fait.&mdash;Mais
-quand Mistriss Wadman prit la route de Namur
-pour arriver à l'aîne de mon oncle Tobie;&mdash;quand
-elle le conduisit à l'attaque de la
-pointe de la contrescarpe avancée,&mdash;et bientôt
-l'épée à la main, pêle-mêle avec les Hollandois,
-s'emparant de la contre-garde du
-bastion de Saint-Roch;&mdash;lorsqu'enfin, avec
-le son de voix le plus tendre, elle le sortit
-tout sanglant de la tranchée, le tenant par
-la main, et s'essuyant les yeux tandis qu'on
-le ramenoit dans sa tente&hellip;&mdash;ciel! terre!
-mer! tout s'anima en lui,&mdash;les sources de
-la nature s'élevèrent au-dessus de leur niveau,&mdash;l'ange
-de la pitié s'assit à côté de lui sur
-le sopha, son c&oelig;ur étoit embrâsé,&mdash;il regrettoit
-de n'en avoir pas mille, pour les
-mettre tous aux pieds de Mistriss Wadman.&mdash;</p>
-
-<p>Il y a des explications qui veulent être
-précises; et Mistriss Wadman ne pouvoit souffrir
-les réponses vagues.&mdash;</p>
-
-<p>«Et en quel endroit, mon cher monsieur,
-dit-elle, reçûtes-vous cette maudite blessure?»</p>
-
-<p>En faisant cette question, ses yeux se
-portèrent sur les culottes de pluche rouge
-de mon oncle Tobie, et à la hauteur de la
-ceinture,&mdash;à-peu-près vers la région de l'aîne;
-s'attendant, avec assez de vraisemblance,
-que mon oncle Tobie, pour être plus précis
-dans sa réponse, alloit lui désigner la
-place avec son doigt.</p>
-
-<p>Il en arriva autrement; car mon oncle Tobie,
-qui avoit reçu sa blessure devant la porte
-Saint-Nicolas, dans une des traverses de la
-tranchée, vis-à-vis l'angle saillant du demi-bastion
-de Saint-Roch,&mdash;et qui pendant trois
-ans, avoit étudié cette position sur la grande
-carte de Namur,&mdash;étoit parvenu à pouvoir
-à volonté ficher une épingle sur la motte
-même de terre où il avoit reçu l'éclat de pierre.
-Ce fut là ce qui frappa sur le champ le <i lang="la" xml:lang="la">sensorium</i>
-de mon oncle Tobie. Il se rappela
-en même-temps sa grande carte de la ville
-et citadelle de Namur et de ses environs,
-qu'il avoit achetée et collée sur toile à l'aide
-du caporal pendant sa longue maladie.&mdash;Il
-se ressouvint que depuis sa convalescence
-il l'avoit placée dans son grenier avec quelques
-autres meubles militaires&hellip;</p>
-
-<p>«<i>Je vais vous le montrer, madame</i>, dit
-mon oncle Tobie.»</p>
-
-<p>&mdash;Il dépêcha le caporal pour aller chercher
-sa carte.</p>
-
-<p>Mon oncle Tobie, avec les ciseaux de
-Mistriss Wadman, mesura trente toises depuis
-le retour de l'angle devant la porte Saint-Nicolas,
-et posa le doigt de la veuve sur
-l'endroit fatal, avec une modestie si virginale,
-que la déesse de la décence (si elle
-se trouva là, sinon ce fut son image) que
-la déesse, dis-je, de la décence admira tant
-de retenue, et passant son doigt sur ses yeux,
-fit signe à la veuve de ne pas relever la méprise
-de mon oncle Tobie.</p>
-
-<p>Malheureuse! trois fois malheureuse madame
-Wadman!&mdash;</p>
-
-<p>Il n'y avoit qu'une apostrophe qui pût sauver
-la langueur de la fin de ce chapitre.&mdash;Mais
-une apostrophe dans un moment si critique,
-ne seroit-elle pas une insulte déguisée?&mdash;Ciel!
-plutôt que de faire la plus légère
-insulte à une femme dans la détresse, je
-donnerois ce chapitre et tout l'ouvrage au
-diable,&mdash;pourvû que mes damnés de critiques,
-qui montent la garde à sa porte,
-n'allassent pas s'en emparer.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch91">CHAPITRE XCI.<br />
-<i>Qu'on l'emporte.</i></h2>
-
-
-<p>La carte de mon oncle Tobie fut reportée
-dans la cuisine.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch92">CHAPITRE XCII.<br />
-<i>Aye, aye, aye Brigitte.</i></h2>
-
-
-<p>«Et voilà la <i>Meuse</i>, et ceci est la <i>Sambre</i>,
-dit le caporal, en montrant de la main droite,
-et appuyant sa main gauche sur l'épaule de
-Brigitte, mais non pas sur l'épaule qui étoit
-de son côté.&mdash;Et cela, dit-il, c'est la ville
-de <i>Namur</i>, et ceci la <i>citadelle</i>.&mdash;Là étoient
-les François, et ici j'étois avec monsieur;&mdash;et
-c'est dans cette maudite tranchée, mademoiselle
-Brigitte, dit le caporal en prenant
-sa main, qu'il reçut la blessure qui lui fracassa
-la partie que voici.» En disant ces mots,
-il appuya légèrement sur la partie qu'il désignoit,
-le dos de la main de Brigitte, qu'il
-laissa aussitôt retomber.&mdash;</p>
-
-<p>«Nous pensions, monsieur Trim, dit
-Brigitte, que le coup avoit porté plus au milieu.»&mdash;</p>
-
-<p>«Mon Dieu, dit le caporal! nous aurions
-été perdus sans ressource.»&mdash;</p>
-
-<p>«Et ma pauvre maîtresse aussi, dit Brigitte.»</p>
-
-<p>Le caporal l'embrassa pour toute réponse.</p>
-
-<p>«Allons, allons, dit Brigitte, nous savons
-ce que nous savons.» En même-temps,
-étendant sa main gauche horisontalement,
-elle fit passer et repasser dessus à plusieurs
-reprises les doigts de sa main droite, ce qui
-ne pouvoit se faire que sur un corps absolument
-plat et sans la moindre protubérance.&mdash;«Cela
-est faux, entièrement faux, s'écria
-le caporal, sans lui donner le temps d'achever.»&mdash;</p>
-
-<p>«C'est un fait, dit Brigitte; et nous avons
-sur cela des témoignages sûrs.»&mdash;</p>
-
-<p>«Sur mon honneur, dit le caporal, posant
-sa main sur sa poitrine, et rougissant par
-l'effet d'un juste ressentiment,&mdash;c'est une
-histoire, mademoiselle Brigitte, aussi fausse
-que l'enfer.&mdash;Ce n'est pas, dit Brigitte, en
-l'interrompant, que ma maîtresse ou moi y
-mettions la moindre importance; mais comme
-chacun le sien n'est pas trop, on est bien
-aise, quand on se marie, de trouver quelqu'un
-à qui il ne manque rien.»</p>
-
-<p>Le caporal crut sans doute qu'une partie
-du reproche tomboit sur lui; car il s'en justifia
-aussitôt, et vengea en même-temps son
-maître de la manière la plus complette.&mdash;Mais
-aussi pourquoi mademoiselle Brigitte
-avoit-elle commencé par un jeu de main.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch93">CHAPITRE XCIII.<br />
-<i>Il n'est point d'éternelles douleurs.</i></h2>
-
-
-<p>De même que dans une matinée d'avril
-on ne sait souvent s'il faut attendre la pluie
-ou le soleil,&mdash;de même Brigitte ne sut si
-elle devoit rire ou pleurer.&mdash;</p>
-
-<p>Elle prit un gros rouleau qu'elle trouva sous
-sa main.&mdash;La disproportion de cette arme la
-fit rire.</p>
-
-<p>Elle posa le rouleau, et se mit à pleurer.
-Et si une seule de ses larmes eût été mêlée
-d'amertume, le c&oelig;ur honnête du caporal la
-lui auroit vivement reprochée. Mais le caporal
-connoissoit les femmes trois fois mieux
-que son maître, et il s'étoit conduit suivant
-ses principes.</p>
-
-<p>«Je sais, mademoiselle Brigitte, dit le
-caporal, en lui donnant le baiser le plus respectueux,
-je sais que tu es naturellement
-bonne et modeste; et tu as d'ailleurs tant
-de noblesse et de générosité, que si je te
-connois bien, tu ne voudrois pas blesser
-un insecte, et encore moins l'honneur d'un
-si digne et si galant homme que mon maître,
-quand tu serois sûre d'être comtesse.&mdash;Mais,
-ma chère Brigitte, on t'aura conseillée, et
-tu auras été trompée,&mdash;comme il arrive
-souvent aux femmes de l'être, quand elles
-se sacrifient pour d'autres.»&mdash;</p>
-
-<p>La réflexion du caporal fit verser quelques
-larmes à Brigitte.</p>
-
-<p>«Dis-moi donc, ma chère Brigitte, continua
-le caporal en prenant sa main, qui
-pendoit à son côté sans mouvement, et en
-lui donnant un second baiser,&mdash;qui t'a pu
-donner un soupçon aussi faux?»</p>
-
-<p>Brigitte sanglotta encore un moment;&mdash;et
-puis elle ouvrit ses yeux, que le caporal
-essuya avec le bas de son tablier.&mdash;Enfin
-elle lui ouvrit son c&oelig;ur, et lui raconta tout.&mdash;</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch94">CHAPITRE XCIV.<br />
-<i>Discrétion de Trim.</i></h2>
-
-
-<p>Mon oncle Tobie et le caporal avoient
-poussé leurs opérations; chacun de leur côté,
-pendant presque toute la campagne, avec
-aussi peu de communication entre eux, et
-avec une parfaite ignorance de leurs marches
-respectives, que s'ils eussent été séparés par
-la <i>Meuse</i> ou la <i>Sambre</i>.</p>
-
-<p>Mon oncle Tobie se présentoit tous les
-jours chez Mistriss Wadman, tantôt avec son
-habit rouge et argent, tantôt avec son habit
-bleu et or; et dans cet équipage il soutenoit
-des attaques sans fin de la part de la veuve,
-sans s'appercevoir seulement que ce fussent
-des attaques; ainsi il n'avoit rien à communiquer.</p>
-
-<p>Mais Trim avoit pris la place d'assaut;
-ce qui lui donnoit un avantage infini, et il
-auroit eu beaucoup à dire; mais la nature
-de ses avantages, et la manière dont il les
-avoit remportés, demandoient un historien
-plus précis que Trim n'auroit osé l'être.&mdash;Et
-quelque épris qu'il fût de la gloire, il auroit
-mieux aimé rester toute sa vie la tête nue et
-dépouillée de lauriers, que de blesser un
-seul moment la modestie de son maître.&mdash;</p>
-
-<p>O le meilleur et le plus honnête des serviteurs!
-mais je crois l'avoir déjà apostrophé.&mdash;Il
-ne me reste plus que ton apothéose à
-faire, et je la ferois à l'instant même, si je
-ne craignois de faire souffrir ta modestie.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch95">CHAPITRE XCV.<br />
-<i>Tout se découvre.</i></h2>
-
-
-<p>Un soir mon oncle Tobie, après avoir
-posé sa pipe sur la table, comptoit en lui-même,
-et sur le bout de ses doigts, en commençant
-par le pouce, toutes les perfections
-de Mistriss Wadman une par une.&mdash;Mais soit
-qu'il en omît toujours quelqu'une, soit qu'il
-en comptât d'autres deux fois, il s'embrouilloit
-tellement dans son calcul, qu'il ne pouvoit
-aller au-delà du troisième doigt; ce qui le
-mettoit dans un embarras extrême. «Trim,
-dit-il, en reprenant sa pipe, apporte-moi,
-je te prie, une plume et de l'encre.» Trim
-apporta aussi du papier.&mdash;</p>
-
-<p>«Prends-en une grande feuille, Trim,
-dit mon oncle Tobie,» lui faisant signe en
-même-temps avec sa pipe d'avancer une chaise,
-et de s'asseoir près de la table.&mdash;Le caporal
-obéit, plaça le papier devant lui,&mdash;prit une
-plume et la trempa dans le cornet.&mdash;</p>
-
-<p>«Elle a mille vertus, Trim, dit mon oncle
-Tobie.»&mdash;</p>
-
-<p>«Monsieur veut-il que je les écrive toutes,
-dit le caporal?&mdash;</p>
-
-<p>«Mais il faut les prendre par ordre, répliqua
-mon oncle Tobie.&mdash;De toutes ces
-vertus, Trim, celle qui me touche davantage,
-et qui me garantit toutes les autres,
-c'est la tournure compatissante et l'<i>humanité</i>
-singulière de son caractère.&mdash;Je proteste,
-ajouta mon oncle Tobie, levant les yeux,
-et fixant la corniche de son appartement,
-je proteste, Trim, que quand je serois mille
-fois son frère, elle ne m'auroit pas fait des
-questions plus touchantes et plus répétées
-sur ma blessure; quoique à la vérité depuis
-quelque temps elle ne m'en parle plus.»&mdash;</p>
-
-<p>Le caporal laissa passer la protestation de
-son maître, et se contenta de tousser une
-fois ou deux. Il trempa une seconde fois sa
-plume dans le cornet; et mon oncle Tobie
-lui montrant du bout de sa pipe l'extrémité
-supérieure du coin gauche de sa feuille de
-papier,&mdash;le caporal écrivit en gros caractères:</p>
-
-<p class="c"><i>HUMANITÉ.</i></p>
-
-<p>Dès qu'il eut tracé ce mot, «caporal, dit
-mon oncle Tobie, combien de fois, je te
-prie, Brigitte s'est-elle informée de la blessure
-que tu as reçue au genou à la bataille de
-Landen?»&mdash;</p>
-
-<p>«Pas une fois, dit le caporal.»&mdash;</p>
-
-<p>«Caporal, dit mon oncle Tobie, d'un ton
-aussi triomphant que la bonté de son naturel
-pouvoit le permettre,&mdash;cela seul te
-montre la différence du caractère de la maîtresse
-et de la suivante.&mdash;Si les hasards de
-la guerre m'avoient valu une blessure pareille
-à la tienne, Mistriss Wadman m'en auroit
-déjà demandé chaque circonstance plus de
-<i>cent</i> fois.&mdash;En ce cas, dit Trim, il faut qu'elle
-ait fait répéter plus de <i>mille</i> fois à monsieur
-les détails de sa blessure à l'aîne.&mdash;Pourquoi,
-Trim, dit mon oncle Tobie, la douleur étant
-la même aux deux endroits, la compassion
-doit être égale.»&mdash;</p>
-
-<p>«Bonté du ciel! dit le caporal, qu'est-ce
-que la compassion d'une femme peut avoir
-à démêler avec une blessure au genou? Celui
-de monsieur s'en seroit allé en mille esquilles
-à la bataille de Landen, que Mistriss Wadman
-ne s'en seroit non plus inquiétée, que
-mademoiselle Brigitte ne s'est inquiétée du
-mien.»&mdash;</p>
-
-<p>«Et la raison, dit mon oncle Tobie, se
-levant à moitié de sa chaise, et s'appuyant
-sur la table avec ses deux poignets?&mdash;C'est,
-monsieur, dit le caporal, en baissant la voix,
-(mais articulant très-distinctement) que le
-genou est à une grande distance du corps
-de la place; au lieu que l'aîne, comme monsieur
-le sait très-bien, est placée exactement
-sur la courtine.»</p>
-
-<p>Mon oncle Tobie se rassit en poussant un
-long soupir,&mdash;mais si bas, qu'à peine pouvoit-il
-s'entendre à travers la table.</p>
-
-<p>Le caporal s'étoit avancé trop loin pour
-reculer; il dit le reste à son maître en trois
-mots.</p>
-
-<p>Mon oncle Tobie posa sa pipe sur la table,
-aussi doucement que s'il eût été filé d'une
-toile d'araignée.</p>
-
-<p>«Allons trouver mon frère Shandy, dit
-mon oncle Tobie.»</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch96">CHAPITRE XCVI.<br />
-<i>Mon Père est indigné.</i></h2>
-
-
-<p>Tandis que mon oncle Tobie et le caporal
-sont sur le chemin du château de Shandy,
-il convient d'apprendre au lecteur que Mistriss
-Wadman, quelque temps auparavant, avoit
-fait sa confidence à ma mère, et que Brigitte,
-qui avoit à porter le double fardeau
-du secret de sa maîtresse et du sien, s'étoit
-heureusement débarrassée de l'un et de l'autre
-en faveur de Suzanne derrière le mur du
-jardin.</p>
-
-<p>Ma mère ne vit rien dans tout cela qui
-méritât de faire tant de bruit.&mdash;Mais Suzanne
-avoit toutes les qualités requises pour
-divulguer un secret de famille. Elle fit entendre
-celui-ci par signe à Jonathan; et Jonathan
-trouva aussi le moyen de le faire
-comprendre à la cuisinière, pendant que
-celle-ci préparoit des queues de mouton; la
-cuisinière le vendit au postillon avec quelques
-rogatons du souper, moyennant quatre patards;
-et celui-ci le troqua contre la fille
-de journée, pour la même valeur à-peu-près.&mdash;Et
-quoique le marché se fût conclu dans
-le grenier à foin, la renommée s'en étoit
-saisie, et l'avoit fait retentir sur le toît de
-sa maison avec la trompette d'airain. En un
-mot, il n'y eut pas de commère dans tout
-le village de Shandy, ni à cinq milles à la
-ronde, qui ne sût les difficultés du siége qu'avoit
-entrepris mon oncle Tobie, et les articles
-secrets qui retardoient la capitulation.</p>
-
-<p>Il ne se passoit aucun événement dans le
-monde, qui ne fournît à mon père le sujet
-d'une hypothèse. Aussi jamais homme ne
-crucifia la vérité comme lui.&mdash;On venoit justement
-de lui apprendre tous les détails qu'il
-avoit ignorés jusques-là, au moment que mon
-oncle Tobie se mit en marche pour l'aller
-trouver.</p>
-
-<p>Au récit de l'affront fait à son frère, il
-prit feu; et, sans égard pour ma mère qui
-étoit-là présente, il s'efforça de démontrer
-à Yorick, que non-seulement les femmes
-avoient le diable au corps, et étoient toutes
-libertines au fond de l'ame;&mdash;mais encore
-que, depuis la première chute d'Adam jusqu'à
-celle de mon oncle Tobie inclusivement, tous
-les maux et tous les désordres arrivés en ce
-monde, de quelque genre ou nature qu'ils
-pussent être, avoient toujours pour principe,
-avoué ou caché, ce même appétit déréglé
-d'un sexe pour l'autre.</p>
-
-<p>Yorick s'efforçoit d'adoucir l'hypothèse rigoureuse
-de mon père, quand mon oncle
-Tobie fit son entrée dans la chambre.&mdash;La
-bienveillance et le pardon étoient écrits sur
-son visage.&mdash;Cette vue ne fit que rallumer
-la bile de mon père; et comme il n'étoit pas
-délicat sur le choix de ses expressions quand
-il étoit en colère, aussitôt que mon oncle
-Tobie se fut assis près du feu, et qu'il eut
-rempli sa pipe, mon père éclata en ces termes.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch97">CHAPITRE XCVII et dernier.<br />
-<i>La Femme et la Vache.</i></h2>
-
-
-<p>«Tout ce bagage, dira-t-on, est nécessaire
-pour continuer l'espèce d'une créature
-aussi grande, aussi sublime, aussi divine que
-l'homme! Je le sais,&mdash;j'en conviens,&mdash;je
-suis loin de le nier;&mdash;mais un philosophe
-dit hardiment sa pensée; quant à moi, je
-persiste à croire et à soutenir que c'est une
-pitié qu'il faille que notre race se perpétue
-par les moyens d'une passion qui ravale toutes
-nos facultés, fait échouer notre sagesse, et
-anéantit toutes les opérations et les combinaisons
-de notre ame.&mdash;D'une passion, ma
-chère, continua mon père en s'adressant à
-ma mère, qui réunit et assimile les sages
-avec les fous; et qui nous fait sortir de nos
-cavernes et de nos retraites plutôt comme
-des satyres et des animaux, que comme des
-hommes.</p>
-
-<p>»Je sais que l'on me dira, continua mon
-père, employant la <i>prolepsie</i>, qu'en lui-même
-et dépouillé de ses accessoires, ce besoin est
-comme la faim, la soif, le sommeil, et ne
-peut être regardé comme bon ni comme mauvais,
-comme honteux ni autrement.&mdash;Mais
-pourquoi donc la délicatesse de Diogène et
-de Platon s'en est-elle si fort révoltée? Pourquoi
-n'osons-nous nous y livrer que dans
-les ténèbres? Pourquoi ses mystères, ses préparations,
-ses instrumens, enfin tout ce qui
-y a rapport, ne peut-il être décemment exprimé
-par aucun langage, aucune traduction,
-aucune périphrase quelconque?</p>
-
-<p>»L'action de tuer un homme et de le détruire,
-continua mon père, en haussant la
-voix et s'adressant à mon oncle Tobie,&mdash;cette
-action, vous le savez, passe pour glorieuse.
-Les armes que nous y employons sont
-honorables; nous les portons fiérement sur
-l'épaule; nous les laissons pendre orgueilleusement
-à notre côté; nous les dorons; nous
-les gravons; nous les cizelons; nous les enrichissons.&mdash;Eh
-quoi! nous prodiguons des
-ornemens à la culasse même d'un coquin de
-canon.»</p>
-
-<p>Mon oncle Tobie posa sa pipe pour tâcher
-d'obtenir une meilleure épithète; et Yorick
-se levoit pour battre en ruine toute l'hypothèse
-de mon père.&mdash;</p>
-
-<p>Quand Obadiah entra brusquement dans
-la salle, se plaignant amérement, et demandant
-à grands cris qu'on voulût bien l'entendre
-sur-le-champ.</p>
-
-<p>Voici l'aventure.</p>
-
-<p>Mon père, soit par les anciennes coutumes
-de l'endroit, soit comme possesseur
-de dixmes considérables, étoit obligé d'entretenir
-un taureau pour le service de la paroisse;
-or Obadiah avoit mené sa vache rendre
-une visite audit taureau, je ne sais quel jour
-de l'été précédent.&mdash;</p>
-
-<p>Je dis, <i>je ne sais quel jour</i>; mais le hasard
-avoit voulu que ce fût le même où il avoit
-épousé la servante de mon père; ainsi une
-époque servoit à rappeler l'autre.</p>
-
-<p>Donc quand la femme d'Obadiah accoucha,
-Obadiah rendit graces à Dieu.&mdash;</p>
-
-<p>&mdash;«A présent, dit Obadiah, j'aurai bientôt
-un veau.» Et tous les jours Obadiah rendoit
-visite à sa vache.&mdash;</p>
-
-<p>«Elle fera veau lundi ou mardi,&mdash;ou
-mercredi au plus tard.»</p>
-
-<p>La vache ne fit point de veau.</p>
-
-<p>«Ce sera donc pour la semaine prochaine;
-ma vache tarde furieusement long-temps!»</p>
-
-<p>&mdash;Jusqu'à la fin de la sixième semaine les
-soupçons d'Obadiah, qui étoit bon homme,
-tombèrent sur le taureau.</p>
-
-<p>A dire la vérité, comme la paroisse étoit
-fort étendue, la vigueur du taureau de mon
-père n'étoit pas proportionnée à son département.
-Il avoit cependant, je ne sais comment,
-obtenu la confiance publique; et comme
-il s'acquittoit de son devoir avec beaucoup
-de gravité, mon père en avoit la plus haute
-opinion.</p>
-
-<p>«Sauf le respect que je dois à monsieur,
-dit Obadiah, tout le monde dit ici que c'est
-la faute de son taureau.»&mdash;</p>
-
-<p>«La vache ne seroit-elle pas stérile, dit
-mon père, en se tournant vers le docteur
-Slop?»&mdash;</p>
-
-<p>«Cela seroit sans exemple, dit le docteur
-Slop.&mdash;Mais il seroit possible que sa femme
-fût accouchée avant terme.&mdash;Dis-moi, l'ami,
-ajouta le docteur Slop, ton enfant a-t-il des
-cheveux sur la tête?»&mdash;</p>
-
-<p>«Comme moi, dit Obadiah.»&mdash;Il y avoit
-trois semaines que le coquin n'avoit été rasé.</p>
-
-<p>&mdash;«Ouais, dit le docteur Slop!»</p>
-
-<p>Eh bien! ne voilà-t-il pas, s'écria mon
-père, mon taureau, frère Tobie, mon pauvre
-taureau, qui est aussi bon taureau qu'il y
-en ait jamais eu, et qui au temps jadis eût
-été le fait de la belle Europe?&mdash;Mon taureau,
-qui, s'il eût eu deux jambes de moins, auroit
-pû être reçu docteur, ce maraud-là,
-plutôt que de s'en prendre à sa femme&hellip;»&mdash;</p>
-
-<p>«Mon Dieu, dit ma mère! qu'est-ce donc
-que toute cette histoire?»&mdash;</p>
-
-<p>«Celle d'une femme qui accouche trop-tôt,
-dit Yorick, et d'une vache qui accouche
-trop tard; et une des meilleures en ce genre
-que j'aie jamais entendues.»</p>
-
-
-<p class="c gap"><i>Fin du Tome quatrième.</i></p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">TABLE DES CHAPITRES<br />
-Contenus dans ce Volume.</h2>
-
-
-<table summary="">
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> I. <i>Le pauvre et son chien.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch1">Page 1</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> II. <i>Sommeil dérangé.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch2">6</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> III. <i>Entrée à Paris.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch3">10</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> IV. <i>Description de Paris.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch4">12</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> V. <i>Départ de Paris.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch5">13</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> VI. <i>Comment m'y prendre?</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch6">15</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> VII. <i>Histoire de l'abbesse des Andouillettes.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch7">17</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> VIII. <i>Suite de l'Histoire de l'abbesse des Andouillettes.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch8">25</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> IX. <i>Suite de l'Histoire de l'abbesse des Andouillettes.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch9"><i>ibid.</i></a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> X. <i>Suite de l'Histoire de l'abbesse des Andouillettes.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch10">27</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XI. <i>Fin de l'Histoire de l'abbesse des Andouillettes.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch11">29</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XII. <i>Ballet.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch12">31</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XIII. <i>Auxerre.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch13">33</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XIV. <i>Je ne sais plus où j'en suis.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch14">40</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XV. <i>Lyon.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch15">41</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XVI. <i>Vexation.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch16">44</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XVII. <i>Les deux amans.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch17">47</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XVIII. <i>L'Ane.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch18">51</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XIX. <i>Le Commis.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch19">56</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XX. <i>Grande dispute.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch20">57</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXI. <i>La paix est faite.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch21">59</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXII. <i>Tablettes perdues.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch22">62</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXIII. <i>Elles sont trouvées.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch23">63</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXIV. <i>Papillotes.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch24">65</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXV. <i>La colique.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch25">67</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXVI. <i>Le tombeau des amans.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch26">69</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXVII. <i>Je suis sur le pont d'Avignon.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch27">70</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXVIII. <i>Plaines sans fin.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch28">72</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXIX. <i>Jeannette.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch29">74</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXX. <i>La chose impossible.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch30">81</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXXI. <i>Ma méthode en écrivant.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch31">83</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXXII. <i>Moins que rien.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch32">84</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXXIII. <i>Mon oncle Tobie reparoît.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch33">85</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXXIV. <i>Sur les buveurs d'eau.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch34">86</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXXV. <i>Je m'embrouille.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch35">88</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXXVI. <i>Qu'on ne m'interrompe plus.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch36">91</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXXVII. <i>J'entre tout de bon en matière.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch37">92</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXXVIII. <i>Adieu l'étiquette.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch38">94</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXXIX. <i>Amours de mon oncle Tobie avec la veuve Wadman.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch39">98</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XL. <i>Je bats la campagne.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch40">99</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XLI. <i>Rien.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch41">101</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XLII. <i>Diatribe contre l'amour.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch42">102</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XLIII. <i>Description topographique.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch43">104</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XLIV. <i>Diverses façons de brûler une chandelle.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch44">105</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XLV. <i>Attaques de la veuve Wadman.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch45">107</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XLVI. <i>Relique de mon oncle Tobie.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch46">112</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XLVII. <i>Hélas.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch47">113</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XLVIII. <i>Amours de Trim.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch48">115</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XLIX. <i>La Béguine.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch49">136</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> L. <i>Trim s'enflamme.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch50">141</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LI. <i>Trim succombe.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch51">142</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LII. <i>La veuve Wadman change son plan d'attaque.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch52">146</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LIII. <i>Prends garde, oncle Tobie!</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch53">148</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LIV. <i>Il n'y voit rien.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch54">150</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LV. <i>Un clou ne chasse pas l'autre.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch55">152</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LVI. <i>Confidence.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch56">155</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LVII. <i>Plan de campagne.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch57">156</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LVIII. <i>Il n'omet rien.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch58">159</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LIX. <i>La toilette sera complète.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch59">160</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LX. <i>L'âne et le califourchon.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch60">161</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXI. <i>Coq-à-l'âne.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch61">163</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXII. <i>Les deux amours.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch62">165</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXIII. <i>Chacun va se coucher.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch63">169</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXIV. <i>Les trous de serrure.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch64">178</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXV. <i>Jugement téméraire.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch65">179</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXVI. <i>Parure de mon Oncle Tobie.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch66">183</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXVII. <i>Il tremble.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch67">186</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXVIII. <i>Il hésite.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch68">188</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXIX. <i>Amours de Tom et de la Juive.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch69">191</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXX. <i>La négresse.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch70">192</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXI. <i>Les saucisses.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch71">195</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXII. <i>Contre-marche.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch72">198</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXIII. <i>Le qu'en dira-t-on.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch73">201</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXIV. <i>L'Attente.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch74"><i>ibid.</i></a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXV. <i>Le premier Dimanche du mois.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch75">203</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXVI. <i>Reprenons haleine.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch76">206</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXVII. <i>Demandez à ma blanchisseuse.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch77">209</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXVIII. <i>Les Critiques.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch78">211</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXIX. <i>Elle est faite.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch79">213</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXX. <i>Il frappe à la porte.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch80"><i>ibid.</i></a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXXI. <i>On ouvre.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch81">215</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXXII.</td>
-<td class="num"><a href="#ch82">217</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXXIII.</td>
-<td class="num"><a href="#ch83"><i>ibid.</i></a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXXIV. <i>Vous l'allez voir.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch84">218</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXXV. <i>La Revue.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch85">220</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXXVI. <i>Prestige du démon.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch86">222</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXXVII. <i>Ne t'en fie qu'à toi seul.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch87">224</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXXVIII. <i>Marie.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch88">226</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXXIX.</td>
-<td class="num"><a href="#ch89">233</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">82 <i>Déclaration d'amour.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch89a">235</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">83 <i>Proposition de mariage.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch89b">238</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XC. <i>Au fait.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch90">240</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XCI. <i>Qu'on l'emporte.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch91">245</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XCII. <i>Aye, aye, aye Brigitte.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch92"><i>ibid.</i></a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XCIII. <i>Il n'est point d'éternelles douleurs.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch93">247</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XCIV. <i>Discrétion de Trim.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch94">249</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XCV. <i>Tout se découvre.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch95">250</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XCVI. <i>Mon Père est indigné.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch96">254</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XCVII et dernier. <i>La Femme et la Vache.</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch97">256</a></td>
-</tr>
-</table>
-
-<p class="c gap">Fin de la Table du Tome quatrième.</p>
-
-
-<div class="trnote">
-<h2 class="nobreak">Note du transcripteur</h2>
-
-<p>On a conservé l'orthographe de l'original, avec ses incohérences (par
-ex. désir/desir, jeter/jetter, abîme/abyme, aine/aîne, etc.). Les erreurs
-clairement introduites par le typographe ont été corrigées.</p>
-
-
-</div>
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's Oeuvres complètes, tome 4/6, by Laurence Sterne
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES, TOME 4/6 ***
-
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-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
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-
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-Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
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-
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-
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
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-
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-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations.
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-
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
-works.
-
-Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
-concept of a library of electronic works that could be freely shared
-with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
-Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
-
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
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-
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
-
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-
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-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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