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You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org/license - - -Title: Oeuvres complètes, tome 4/6 - -Author: Laurence Sterne - -Release Date: April 23, 2020 [EBook #61905] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES, TOME 4/6 *** - - - - -Produced by Clarity and the Online Distributed Proofreading -Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from -images generously made available by The Internet -Archive/Canadian Libraries) - - - - - - - - - - Å’UVRES - COMPLÈTES - DE - LAURENT STERNE. - - NOUVELLE ÉDITION AVEC XVI GRAVURES. - - TOME QUATRIÈME. - - A PARIS, - Chez JEAN-FRANÇOIS BASTIEN. - AN XI.--1803. - - - - -_Ce volume contient_ - -La quatrième partie des Opinions de Tristram Shandy. - - - - -VIE - -ET OPINIONS - -DE - -TRISTRAM SHANDY. - - - - -CHAPITRE PREMIER. - -_Le pauvre et son chien._ - - -Détestant, comme je l'ai dit, de faire des mystères pour rien, je dis -mon secret au postillon, dès que nous eûmes quitté le pavé. Il répondit -à ma confiance, en appuyant un grand coup de fouet à ses chevaux: si -bien qu'au grand trot de son limonier (son porteur galopant sur trois -jambes), nous gagnâmes en assez peu de temps _Ailly-le-haut-Clocher_, -ville jadis fameuse par les plus beaux carillons du monde.--Mais nous la -traversâmes sans musique; tous les carillons étant dérangés, -non-seulement là , mais bien encore ailleurs. - -[Illustration] - -Faisant donc toute la diligence possible, d'_Ailly-le-haut-Clocher_, je -gagnai _Flixcourt_; de _Flixcourt_, _Péquigny_, puis enfin -_Amiens_,--Amiens, où la belle Jeanneton avoit fait son apprentissage, -mais où Jeanneton n'étoit plus, et où par conséquent rien n'étoit digne -de m'arrêter.-- - -Mais en arrivant à la poste, on détela ma chaise, et l'on établit mes -brancards sur des tréteaux.--Quelle est cette mode, dis-je? prétend-on -par-là me faire aller plus vîte?--J'appris que le courrier d'une berline -qui alloit arriver, avoit retenu tous les chevaux, et que je ne pourrois -partir qu'après que les miens auroient mangé l'avoine. - -«Mais si monsieur veut descendre en attendant?»-- - -Monsieur préféra de rester dans sa chaise.--Mais pour l'amour de Dieu, -garçon, qu'on se dépêche.--... - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -Je n'ai rien, mon bon-homme, lui dis-je.--C'étoit à un vieillard couvert -de haillons, qui s'étoit avancé jusqu'à deux pas de la portière, son -bonnet de laine rouge à la main.--Son geste et ses yeux demandoient, sa -bouche ne parloit pas.--Il avoit un chien qui tenoit, ainsi que son -maître, ses yeux fixés sur moi, et qui sembloit aussi solliciter ma -charité.-- - -Je n'ai rien, dis-je une seconde fois.--C'étoit à -la-fois un mensonge et -un acte de dureté.--Je rougis de l'avoir dit.--Mais, pensai-je en -moi-même, ces pauvres sont si importuns!--Celui-là ne le fut pas.--Dieu -vous conserve, dit-il;--et il se retira humblement. - -Ho-hé, ho-hé!--vîte--les chevaux.--C'étoit la berline qui venoit -d'arriver. Les postillons coururent. Le bon vieillard et son chien -s'approchèrent, n'obtinrent rien, et se retirèrent sans murmure. - -Celui qui vient d'avoir un tort, seroit fâché de rencontrer quelqu'un -qui, à sa place, ne l'auroit pas eu. Si les voyageurs de la berline -eussent donné au pauvre, je crois que j'en aurois senti quelque -peine.--Après tout, dis-je, ces gens-là sont plus riches que moi; et -puisque... Bon Dieu! m'écriai-je, leur dureté excuseroit-elle la mienne? - -Cette réflexion me mit mal avec moi-même.--Je cherchai des yeux le -pauvre, comme si j'eusse voulu le rappeller.--Il s'étoit assis sur un -banc de pierre, son chien vis-à -vis de lui, et la tête appuyée entre les -genoux de son maître, qui le flattoit de la main, sans lever les yeux de -mon côté. - -Sur le même banc je vis un soldat, que ses souliers poudreux annonçoient -pour un voyageur. Il avoit posé son havresac sur le banc, entre le -pauvre et lui, et par-dessus son havresac il avoit mis son épée et son -chapeau.--Il s'essuyoit le front avec la main, et paroissoit reprendre -haleine pour continuer sa route.--Son chien (car il avoit aussi son -chien) étoit assis par terre à côté de lui, regardant les passans d'un -air fier. - -Ce second chien me fit mieux remarquer le premier, qui étoit noir, fort -laid et à moitié pelé; et je m'étonnois que le vieillard, réduit à la -dernière misère, voulût ainsi partager avec lui une subsistance rare et -souvent incertaine.--L'air dont ils se regardoient tous deux, m'éclaira -sur-le-champ.--«O de tous les animaux le plus aimable et le plus -justement aimé, m'écriai-je en moi-même!--C'est toi qui es le compagnon -de l'homme,--son ami,--son frère.--Toi seul lui restes fidèle dans le -malheur!--Toi seul ne dédaignes pas le pauvre... Si l'habitude de vivre -auprès du riche ne t'a pas corrompu!--Ce bon vieillard méprisé, -délaissé, rebuté par le monde entier, trouve en toi un ami qui -l'accueille, et qui lui sourit:--et sur le lit de paille qu'il partage -avec toi, sa misère lui paroît moins affreuse, il n'est pas seul au -monde tant que tu lui restes encore.» - -En ce moment une glace de la berline se baissa, et il en tomba quelques -débris de viandes froides, avec lesquelles les voyageurs venoient de -déjeûner. Les deux chiens s'élancèrent.--La berline partit: un seul -chien fut écrasé.--C'étoit celui du pauvre. - -Le chien jetta un cri,--ce fut le dernier. Son maître s'étoit précipité -sur lui.--Son maître dans le plus sombre désespoir! Il ne pleuroit -point. Hélas! il ne pouvoit pleurer.--Mon bon-homme, lui criai-je.--Il -retourna douloureusement la tête. Je lui jettai un écu de six -francs.--L'écu roula à côté de lui sans qu'il s'en mît en peine. Il ne -me remercia que par un mouvement de tête affectueux; et il reprit son -chien dans ses bras.--Hélas! son chien étoit mort.-- - -«Mon ami, dit le soldat, en lui tendant la main, avec les six francs -qu'il avoit ramassés,--ce brave gentilhomme Anglois vous a donné de -l'argent. Il est bienheureux! Il est riche!--Mais tout le monde ne l'est -pas.--Je n'ai qu'un chien; vous avez perdu le vôtre;--celui-ci est à -vous.»--En même-temps il attacha son chien avec une petite corde qu'il -mit dans la main du pauvre, et il s'éloigna aussi-tôt. - -O monsieur le soldat, s'écria le bon vieillard en lui tendant les -bras!--Le soldat s'éloignoit toujours, laissant le pauvre dans l'extase -de la surprise et de la reconnoissance. - -Mais les bénédictions du pauvre, mais les miennes le suivront par -tout.--Brave et galant homme, m'écriai-je! Eh! qui suis-je auprès de -toi? Je n'ai donné à ce malheureux que de l'argent: tu viens de lui -rendre un ami.-- - -Mais, ô ciel! suis-je confiné à Amiens pour le reste de ma vie? Le -sommeil me gagne.--Oh! garçon!--Le garçon amenoit mes chevaux. - - - - -CHAPITRE II. - -_Sommeil dérangé._ - - -Dans cette multitude de petits chagrins auxquels un voyageur est sans -cesse exposé, il en est un plus pénible à mon gré que tous les autres; -et celui-là , à moins que n'ayez un courrier qui vous précède, je vous -défie de l'éviter.--Et quel est ce chagrin?--Le voici. - -C'est que--fussiez-vous dans la disposition la plus heureuse pour -dormir;--courussiez-vous dans le plus beau pays,--sur la plus belle -route,--et dans la voiture la plus douce possible;--fussiez-vous assuré -de pouvoir dormir l'espace de vingt lieues sans ouvrir l'Å“il une seule -fois:--bien plus--vous fût-il démontré aussi clairement qu'une -proposition d'Euclide, que vous seriez, à tous égards, aussi bien, et -peut-être mieux endormi qu'éveillé;--l'obligation de payer, qui revient -à chaque poste, et la nécessité de fouiller dans votre poche, pour en -tirer, sou par sou, trois livres quinze sous, sans compter les -guides,--s'opposent tellement à l'envie que vous auriez, que (quand il -iroit du salut de votre ame) il vous est impossible de dormir plus de -deux lieues de suite, ou de trois tout au plus, en supposant qu'il y ait -poste et demie. - -«Parbleu! dis-je, je vois un moyen. Je mettrai la somme précise dans un -morceau de papier, et je la tiendrai dans ma main pendant tout le -chemin.»--Là -dessus, je m'arrangerai pour dormir.--«Je n'aurai, dis-je, -autre chose à faire qu'à glisser doucement mon argent dans le chapeau du -postillon, sans proférer un seul mot.» - -Bon!--Il lui faut deux sous de plus pour boire!--Ou bien il y a une -pièce de douze sous du temps de Louis XIV, qui ne passera pas.--Ou bien, -il y a une livre et quelques sous, que _Monsieur_ redoit de la dernière -poste, et que _Monsieur_ a oublié.--On ne sauroit disputer en dormant, -et cette altercation vous réveille.--Cependant, on peut encore retrouver -son sommeil; la partie animale peut peser sur la partie intellectuelle, -et il y a moyen de revenir de cette secousse.-- - ---Mais quoi encore?--Ciel! vous n'avez payé que pour une poste, tandis -qu'il y a poste et demie! Cela vous oblige à sortir votre livre de -poste,--et l'impression en est si petite, qu'il faut bien ouvrir les -yeux, que vous le vouliez ou non. Alors monsieur le curé vous offre une -prise de tabac,--un pauvre soldat vous montre sa jambe estropiée,--un P. -Laurent vous présente sa bourse, et vous expose la misère de son -couvent.--Ou bien la prêtresse de la citerne veut arroser vos -roues;--elles n'en ont que faire,--mais elle jette l'eau sur les roues -de derrière, et jure sur sa prêtrise que le feu alloit y prendre.--Un -pauvre homme qui a tous ces points à discuter et à considérer dans son -esprit, réveille malgré lui toutes ses facultés intellectuelles,--et -qu'il retrouve ensuite son sommeil, s'il le peut! - -Sans un accident de cette espèce qui m'arriva, je passois tout de bout à -Chantilly sans voir les écuries.-- - -Mais le postillon, affirmant d'abord, et osant ensuite me soutenir en -face, que la pièce de deux sous n'étoit pas bien marquée,--j'ouvris les -yeux pour m'en assurer:--et voyant la marque aussi clairement que son -nez, je sautai de ma chaise tout en colère, et je visitai Chantilly -malgré moi. - -Je n'avois plus que trois postes et demie à faire. Mais je suis -convaincu que le meilleur principe en voyageant, c'est de faire -diligence. Or, un homme de cette humeur trouve peu d'objets sur sa route -dignes de le détourner, et il ne s'arrête guère.--C'est ce qui fit que -je passai tout au travers de Saint-Denis, sans retourner seulement la -tête du côté de l'abbaye.--Tous les diamans que l'on y montre sont faux. -Ce trésor si vanté n'est rempli que d'oripeaux ridicules: et je ne -donnerois pas trois sous de tout ce qu'il renferme, si ce n'est de la -lanterne de Judas.--Encore est-ce, parce qu'il fait nuit, et qu'elle -pourroit m'éclairer en entrant à Paris. - - - - -CHAPITRE III. - -_Entrée à Paris._ - - -Clic-clac--clic-clac--clic-clac. Voilà donc Paris, dis-je, en ouvrant de -grands yeux!--C'est-là Paris!--diable! Paris, m'écriai-je, répétant le -nom une troisième fois! - -La première, la plus belle, la plus brillante... Les rues sont pourtant -bien sales.-- - -Mais je suppose qu'elles n'en sont pas moins belles. - -Clic-clac--clic-clac.--Quel train tu fais! Comme s'il importoit à ces -bonnes gens d'être avertis qu'un homme pâle et vêtu de noir a l'honneur -d'entrer à Paris, vers les neuf heures du soir, conduit par -un postillon en veste bleue avec des revers de calemande -rouge!--Clic-clac--clic-clac.--Je voudrois que ton fouet... - -Mais c'est le génie de la nation: ainsi claque, claque à ton aise. - -Ah! personne ne cède le haut du pavé!--Mais si le haut du pavé est le -plus sale, fût-ce dans l'école même de la politesse, comment en -agiroit-on autrement?--Et je te prie, quand allume-t-on les -lanternes?--Quoi! jamais dans les mois d'été!--Ah! c'est le temps des -salades. On veut épargner l'huile. - -Mais quelle barbarie! Comment ce fier cocher à moustaches peut-il -proférer de pareilles ordures contre ce cheval efflanqué qui ne sauroit -se ranger!--Ne vois-tu pas, l'ami, que la rue est si misérablement -étroite, qu'une brouette pourroit à peine y tourner?--Oh! dans la plus -belle ville de l'univers, il n'y auroit pas de mal que les rues fussent -un peu plus larges, et que l'on eût de quoi s'y échapper de droite ou de -gauche. - -Ciel! que de boutiques de traiteurs! Que de boutiques de -perruquiers!--Il semble que tous les cuisiniers et barbiers de la terre -se soient donné rendez-vous à Paris. Les premiers auront dit: les -François aiment la bonne chère,--ils sont gourmands;--allons à Paris: -nous y aurons un rang distingué. - -Et comme la perruque fait l'homme, et que le perruquier fait la -perruque,--_Sandis!_ ont dit les barbiers, nous y serons encore mieux -traités.--Nous aurons un rang au-dessus de vous.--Nous serons au moins -capitouls.--Cadédis! nous porterons l'épée. - - - - -CHAPITRE IV. - -_Description de Paris._ - - -Je ne sais si c'est la faute des François ou la nôtre, s'ils -s'expliquent mal, ou si nous ne les comprenons pas bien.--Mais quand il -nous disent que qui a vu Paris a tout vu, il m'est évident qu'ils se -trompent.--Du moins, s'ils entendent parler de ce qu'on voit à la lueur -des lanternes.--Car on ne voit rien. - -En plein jour la chose est différente. - -Paris est percé de mille à douze cents rues.--Quand vous les aurez -toutes suivies, quand vous aurez vu ses portes, ses ponts, ses places, -ses statues; quand vous aurez visité ses quatre palais et toutes ses -églises, parmi lesquelles vous vous garderez d'oublier Saint-Roch et -Saint-Sulpice,-- - -Alors vous aurez vu... - -Mais que sert de vous le dire? Lisez-le vous-même écrit en ces mots sur -le portique du Louvre: - - «_Non orbis gentem, non urbem gens habet ullam, - Ulla parem._»-- - -On peut le traduire ainsi pour l'intelligence du lecteur: - - «Cette nation est unique parmi les nations; - Cette ville est unique parmi les villes: - Chanter et rire,--rire et mourir.»-- - -Il faut convenir que le François a une manière joviale de traiter tout -ce qui est grand. - - - - -CHAPITRE V. - -_Départ de Paris._ - - -En prononçant le mot _jovial_, comme j'ai fait à la fin du dernier -chapitre, j'ai réveillé en moi l'idée de Spléen.--Non par aucune -analogie, ni par aucun ordre chronologique ou généalogique.--Je sais -qu'il n'y a pas entre ces deux mots plus de rapport et de parenté, -qu'entre le jour et la nuit, ou entre toutes autres choses antipathiques -de leur nature.--Mais de même qu'un habile politique tâche d'entretenir -une heureuse harmonie parmi les hommes, ainsi un habile écrivain -travaille à rapprocher les mots les plus opposés, pouvant à tout moment -se trouver dans le cas de les employer ensemble. - -Ainsi donc, à tout événement, après avoir parlé de l'humeur joviale des -François, j'écris ici en gros caractères: - -SPLÉEN. - -En partant de Chantilly, j'ai déclaré que le meilleur principe en -voyageant étoit de faire diligence;--mais ceci est purement une -affaire d'opinion, et je n'ai prétendu ramener personne à mon -sentiment.--D'ailleurs, l'expérience me manquoit alors, et je ne savois -pas tous les inconvéniens qu'il y avoit à aller si grand -train.--Aujourd'hui j'abandonne mon système, et le laisse à qui voudra -le prendre.--Il a dérangé ma digestion, et m'a valu une diarrhée -bilieuse, qui m'a ramené au triste état d'où j'étois à peine -sorti.--C'est pour le coup que je décampe, et que je me sauve sur les -bords de la Garonne.-- - -Quant à ces gens-ci, à leur génie,--à leurs manières,--à leurs -coutumes, leurs lois,--leur religion, leur gouvernement,--leurs -manufactures,--leur commerce,--leurs finances, leurs ressources et les -ressorts cachés qui les font mouvoir,--quoique j'aie passé deux jours et -trois nuits parmi eux, quoique j'aie étudié et médité cette matière avec -toute l'attention dont je suis capable,--n'attendez pas que je vous en -dise un seul mot. - ---Allons, allons! Il faut que je parte.--La route est pavée,--les postes -sont courtes, les jours sont longs,--il n'est pas plus de midi:--je -serai à Fontainebleau avant le roi.-- - -Mais, Monsieur, est-ce que le roi va à Fontainebleau?--Non pas que je -sache. - - - - -CHAPITRE VI. - -_Comment m'y prendre?_ - - -S'il existe dans le monde une plainte absurde et ridicule, surtout dans -la bouche d'un voyageur, c'est celle que j'entends faire tous les jours, -que la poste ne va pas en France aussi vîte qu'en Angleterre:--tandis -que, tout bien considéré, elle y va beaucoup plus vîte.--En effet, si -l'on calcule la pesanteur des voitures françoises, avec l'énorme -quantité des bagages dont on les charge dessus, devant et derrière,--si -l'on considère ensuite les petites haridelles qui les traînent, et le -peu que ces haridelles ont à manger,--il y a de quoi s'étonner que l'on -avance de quelques pas. - -Le traitement des chevaux en France est indigne d'un peuple chrétien, et -pour moi, il m'est démontré qu'un cheval de poste de ce pays-là ne -seroit pas en état de faire un pas, sans la vertu toute-puissante de -deux mots énergiques, qu'on ne cesse de lui répéter avec une -complaisance infatigable.--Il trouve dans ces deux mots autant de -substance que dans un picotin d'avoine.--Enfin, c'est une ressource -précieuse, et une ressource qui ne coûte rien.--C'est pour cela même, -que je meurs d'envie de l'apprendre au lecteur. - ---Mais c'est ici la question.--Quand on donne une recette, elle doit -être claire et intelligible; autrement elle est inutile. Et cependant si -je m'exprime trop au naturel, je m'expose à être déchiré à belles dents -dans le public, par ceux mêmes d'entre les gens d'église qui pourroient -en avoir ri entre leurs rideaux. - ---Comment m'y prendre?--C'est en vain que j'y songe.--Mon imagination ne -me fournit rien.--Comment glisser sur la prononciation de deux mots si -étranges? Comment les amener de manière à ce que le lecteur n'en perde -rien, et de manière, en même-temps, à ce que l'oreille la plus délicate -n'en soit pas blessée?-- - -Ma plume m'entraîne,--mon encre me brûle les doigts;--je vais essayer. -Et ensuite... Ensuite! je crains qu'il n'arrive pis. Je crains que -l'encre ne brûle le papier. - ---Non.--Je n'oserai jamais.-- - -Mais si vous désirez de savoir comment l'abbesse des Andouillettes et -une novice de son couvent se tirèrent d'affaire en semblable -rencontre,--promettez-moi seulement un peu d'indulgence, et je vous la -raconterai sans le moindre scrupule. - - - - -CHAPITRE VII. - -_Histoire de l'abbesse des Andouillettes._ - - -L'abbesse des Andouillettes, dont le couvent est situé dans ces -montagnes qui séparent la Bourgogne de la Savoie, comme on peut le voir -dans les nouvelles cartes de l'académie des sciences de -Paris,--l'abbesse des Andouillettes se trouvoit en danger d'un anchylose -au genou, la sinovie s'en étant desséchée par son assiduité à de trop -longues matines. - -Vainement elle avoit tenté tous les remèdes.--Premiérement des prières -et des actions de graces à Dieu.--Puis des neuvaines, d'abord à tous les -saints indistinctement, ensuite à chaque saint dont le genou avoit été -anchylosé avant le sien.--Les neuvaines n'opérant pas, elle avoit eu -recours à toutes les reliques du couvent, et principalement à l'os de la -cuisse du boiteux de Lystra.--On appliquoit tour à tour chaque relique -sur le mal; on passoit dessus le rosaire en croix, et enveloppoit le -tout avec le voile de madame, qui se mettoit au lit dans ce saint -appareil. - -Enfin, lasse de tant d'essais inutiles, madame s'étoit livré -au bras séculier.--Il falloit voir combien d'huiles et de -graisses émollientes,--combien de fomentations adoucissantes et -résolutives,--combien de frictions anodines!--Tantôt des cataplasmes de -mauve, de guimauve et de bonhenry, auxquels on ajoutoit des oignons de -lys et du sénégré;--tantôt la vapeur de certains bois, dont on dirigeoit -la fumée sur la cuisse de madame, qui tenoit dessus son scapulaire en -croix;--tantôt enfin des décoctions de chicorée sauvage, de cresson -d'eau, de cerfeuil, de cochléaria et de myrrhe.-- - -Mais tous les remèdes furent sans effet, et la faculté décida enfin que -l'on essayeroit des eaux thermales de Bourbon.--On obtint au préalable -du révérend père visiteur les permissions nécessaires, et tout fut -ordonné pour le voyage. - -Marguerite, novice d'environ dix-sept ans, qui, pour avoir trempé son -doigt trop fréquemment dans les cataplasmes bouillans de madame -l'abbesse, avoit gagné un mal d'aventure, Marguerite, dis-je, avoit -inspiré tant d'intérêt que, sans s'inquiéter d'une vieille religieuse -perdue de sciatique, et que les bains de Bourbon auroient peut-être -guérie radicalement, la petite novice fut choisie pour compagne de -voyage. - -Une vieille calèche, doublée de velours d'Utrecht verd, et appartenant à -madame l'abbesse, revit le soleil après vingt ans d'obscurité.--Le -jardinier du couvent fut créé muletier, et fit sortir les deux vieilles -mules pour leur rogner les crins de la queue.--Deux sÅ“urs converses -s'employèrent l'une à reprendre les trous de la doublure, l'autre à -recoudre les bords du galon jaune que la dent du temps avoit rongés.--Le -garçon jardinier repassa le chapeau du muletier dans de la lie de vin -chaud;--et un tailleur versé dans le plein-chant, s'assit sous un -auvent, en face de l'abbaye, pour assortir quatre douzaines de sonnettes -pour les harnois, sifflant un air à chaque sonnette, à mesure qu'il -l'attachoit avec une courroie. - -Le maréchal et le charron des Andouillettes tinrent conseil sur les -roues, et dès le lendemain à sept heures du matin, tout fut réparé, tout -se trouva prêt, et fut rendu à la porte du couvent.--Deux files de -malheureux y étoient rassemblées une heure auparavant. - -L'abbesse des Andouillettes, soutenue par Marguerite, sa novice, -s'avança lentement vers la calèche, toutes deux vêtues en blanc, avec -leurs rosaires noirs pendant sur leur poitrine. - -Il y avoit dans ce contraste de couleurs, je ne sais quoi de modeste et -de solemnel. - -Elles montèrent dans la calèche.--Les religieuses, dans le même uniforme -(doux emblême de l'innocence!) se tinrent à leurs fenêtres, et quand -l'abbesse et Marguerite levèrent les yeux sur elles, chacune, la pauvre -religieuse à la sciatique exceptée,--chacune relevant le bout de son -voile avec sa main de lys, envoya le dernier baiser et le dernier -adieu.--La bonne abbesse et Marguerite croisèrent saintement leurs mains -sur leur poitrine,--levèrent les yeux au ciel,--les portèrent sur les -religieuses,--et ce double regard vouloit dire: _Dieu vous bénisse, mes -chères sÅ“urs!_ - -Je déclare que cette histoire m'intéresse.--J'aurois voulu être là .-- - -Le jardinier, que désormais j'appellerai muletier, étoit un bon -compagnon trapu, carré, de joyeuse humeur, aimant à jaser, et surtout à -boire.--Les _pourquoi_ et les _comment_ de la vie ne le troubloient -nullement.--Il avoit sacrifié un mois de ses gages pour se procurer une -outre, ou tonneau de cuir qu'il avoit rempli du meilleur vin de -l'endroit, placé derrière la calèche, et couvert d'une grosse casaque -brune, pour le garantir du soleil. - -Le fouet résonne,--les mules s'ébranlent,--on part,--on est parti.-- - -Il faisoit chaud.--Le muletier qui ne craignoit pas de se fatiguer, -alloit et venoit sans cesse autour de la voiture, rarement sur sa mule, -et presque toujours à pied.--Il avoit à combattre l'occasion et le -penchant.--Il n'en falloit pas tant pour le faire succomber.--Bref, il -tomba si souvent sur l'arrière-garde des équipages, il fit tant d'allées -et de venues, qu'avant la moitié de la journée tout le vin de l'outre -s'étoit enfui, sans qu'il s'en fût perdu une seule goutte. - -L'homme est un animal d'habitude.--Il avoit fait tout le jour une -chaleur étouffante;--la soirée étoit délicieuse,--le vin du pays -excellent. Le côteau de Bourgogne qui le produisoit étoit escarpé.--Au -pied de ce côteau, à la porte d'une cabane fraîche, pendoit un petit -bouchon séduisant, dont la vue réveilloit le désir.--A travers le -feuillage murmuroit un doux bruit qui sembloit dire: _Venez, venez beau -muletier. Muletier altéré, entrez ici._ - -Le muletier étoit enfant d'Adam. Ce seul mot le désigne assez.--Il donna -un bon coup de fouet à chacune de ses mules, en regardant l'abbesse et -Marguerite, comme pour leur dire me voilà .--Il donna un second coup de -fouet, comme pour dire à ses mules allez toujours.--Et s'échappant par -derrière, il se glissa dans le cabaret qui étoit au pied de la montagne. - -Le muletier, tel que je l'ai dépeint, étoit un bon vivant, sans soucis, -sans affaires, songeant peu au lendemain, et ne se souciant guère de ce -qui avoit été avant lui, ou de ce qui seroit après.--Pourvu qu'il eût -avec du vin, un visage à qui parler, il étoit content.--Il entra -aussi-tôt en conversation; et tout en buvant chopine, il se mit à -raconter à l'aubergiste comme quoi il étoit jardinier en chef du couvent -des Andouillettes, etc.--et comment, par amitié pour madame l'abbesse et -pour mademoiselle Marguerite, laquelle n'étoit encore qu'à son noviciat, -il les avoit amenées depuis les frontières de la Savoie.--Comment madame -avoit gagné une enflure au genou par l'excès de sa dévotion;--et -comment, lui jardinier, avoit fourni une légion d'herbes pour adoucir -cette tumeur; mais le tout en vain;--et que, si les eaux de Bourbon ne -guérissoient pas cette jambe, madame pourroit bien boiter de l'autre -avant qu'il fût peu.-- - -Tandis que le muletier brochoit ainsi son histoire, il en oublioit -l'héroïne,--et avec elle, la petite novice,--et avec la novice, les deux -mules; ce qui étoit pis que tout le reste. - -Or, les mules sont des animaux qui n'ont pas été assez bien traités par -leurs parens, pour se croire tenues à la reconnoissance envers le -public.--Privées d'une faculté commune aux hommes, aux femmes et aux -autres bêtes, ne pouvant s'acquitter envers la nature, ni se rendre -utiles aux générations à venir,--elles servent la génération présente du -pis qu'elles peuvent; allant, venant, traînant, montant, descendant, -plus souvent à leur fantaisie qu'à celle de leur conducteur.--C'est ce -que les philosophes et les moralistes n'ont jamais bien considéré; et -comment le pauvre muletier, du fond de son cabaret, s'en seroit-il -douté?--Il n'y songea pas le moins du monde.--Mais il est temps que nous -y songions pour lui. Laissons-le donc au milieu de son élément, le plus -heureux et le plus insouciant des mortels; et occupons-nous un moment -des mules, de l'abbesse et de la douce Marguerite. - -Par la vertu des deux derniers coups de fouet, les deux mules suivant -tranquillement leur chemin, avoient à -peu-près atteint la moitié de la -montagne, quand la plus âgée, qui étoit maligne comme un vieux diable, -jetant un coup-d'Å“il par derrière au bout d'un angle, n'aperçut point de -muletier. - -«Par ma figue, dit-elle en jurant, je n'irai pas plus loin.--Et si je -fais un pas de plus, dit l'autre, je consens qu'il fasse un tambour de -ma peau.--» - -Les deux mules s'arrêtèrent d'un commun accord.-- - - - - -CHAPITRE VIII. - -_Suite de l'histoire de l'abbesse des Andouillettes._ - - -«Allons, allons, dit l'abbesse.--Hue! hue! cria Marguerite.-- - -K't--K't--K't--dit l'abbesse.-- - -Dia-hue!--Dia-hue! dit Marguerite, avançant ses douces lèvres, et les -ramassant en plis comme une bourse.-- - -Pan-pan-pan! s'écria l'abbesse des Andouillettes, en frappant du bout de -sa canne à pomme d'or contre le fond de la calèche.»-- - -La vieille mule fit un pet. - - - - -CHAPITRE IX. - -_Suite de l'Histoire de l'Abbesse des Andouillettes._ - - -«Nous sommes perdues, mon enfant, dit l'abbesse à Marguerite.--Nous -passerons la nuit ici.--Nous serons volées.--Nous serons violées.-- - -Oh! dit Marguerite, il est très-sûr que nous serons violées.-- - -Sainte Marie, s'écria l'abbesse, (sans ajouter l'interjection ô,) eh! -qu'étoit-ce qu'un anchylose! Pourquoi ai-je quitté le couvent des -Andouillettes?--Vierge sainte, pourquoi n'as-tu pas permis que ta -servante descendît impollue dans la tombe?-- - -O mon doigt, mon doigt! s'écria Marguerite, prenant feu au mot de -servante!--Pourquoi ne me suis-je pas contentée de le fourrer ici et là , -et enfin par tout ailleurs que dans ce défilé?-- - -Défilé, mon enfant, s'écria l'abbesse!-- - -Défilé, ma chère mère, dit la novice.-- - -«La frayeur leur avoit tourné la tête. L'une ne savoit ce qu'elle -disoit, ni l'autre ce qu'elle répondoit. - -«O ma virginité, ma virginité, s'écrioit l'abbesse!-- - -Virginité--ginité, disoit la novice en sanglottant.--» - - - - -CHAPITRE X. - -_Suite de l'Histoire de l'Abbesse des Andouillettes._ - - -«Ma chère mère, dit enfin la novice revenant un peu à elle,--on m'a -parlé de deux certains mots, qui sont d'une énergie toute puissante. Par -leur vertu, il n'est point de cheval, d'âne, ni de mulet, qui, bon gré, -malgré, n'escalade la plus haute montagne. Quelque rétif, quelque -obstiné qu'il soit, à peine les a-t-il entendus, qu'il obéit.--Ce sont -des mots magiques, s'écria l'abbesse saisie d'horreur.--Non, dit -froidement Marguerite; mais ce sont des mots que l'on ne sauroit -prononcer sans péché.--Quels sont-ils, dit l'abbesse en -l'interrompant?--Ils sont criminels au plus haut degré, répondit -Marguerite; ce sont des péchés mortels:--si nous sommes violées, et que -nous mourions sans avoir reçu l'absolution de ces deux vilains mots, -c'est fait de nous.--Mais, dit l'abbesse des Andouillettes, ne -pouvez-vous me les dire?--Oh! ma chère mère, dit la novice, il est -impossible de les prononcer.--Il y auroit de quoi faire monter au visage -tout le sang que l'on auroit dans le corps.--Mais au moins, dit -l'abbesse, vous pouvez bien me les glisser dans l'oreille.»-- - -Dieu tout-puissant! n'as-tu pas quelque ange gardien que tu puisses -envoyer dans ce cabaret au bas de la montagne? Tous tes esprits généreux -et bienfaisans sont-ils occupés? N'est-il dans la nature aucun agent que -tu puisses employer? aucun frisson qui, se glissant le long de l'artère -qui le conduiroit au cÅ“ur, iroit réveiller le muletier qui s'oublie au -milieu des pots?--Nul doux instrument ne lui rappellera-t-il l'idée de -l'abbesse, de Marguerite, et de leurs rosaires noirs?-- - -Eveille, éveille-toi, muletier!--Mais il est trop tard; les horribles -mots sont prononcés. - -Jeune et belle lectrice, vous brûlez de les apprendre!--Mais comment -oserai-je vous les dire?--O vous! muse chaste, qui savez parler de -toutes les choses existantes sans souiller vos lèvres, instruisez-moi, -secourez-moi. - - - - -CHAPITRE XI. - -_Fin de l'Histoire de l'Abbesse des Andouillettes._ - - -«Tous les péchés quelconques, dit l'abbesse, (devenue casuiste par la -détresse où elle se trouvoit)--tous les péchés, ma chère fille, sont -partagés en deux classes; mortels et véniels.--Telle est la division -établie par le saint directeur de notre couvent; et il n'y en a pas -d'autre.--Or, un péché véniel étant déjà par lui-même le plus léger et -le moindre de tous,--il est certain que si vous le séparez en deux, -prenant une moitié et laissant l'autre,--ou si vous le partagez à -l'amiable entre une autre personne et vous,--ce péché, qui étoit déjà -peu de chose, se réduira bientôt à rien.» - -«Or, je ne vois aucun péché à dire _bou_ cent fois, mille fois de suite; -de même qu'il n'y a rien de malhonnête à prononcer la seconde syllabe -isolée, fût-ce depuis les matines jusqu'aux vêpres.--Ainsi, ma chère -fille, continua l'abbesse des Andouillettes, je dirai _bou_, tu me -répondras, je reprendrai; et ainsi de suite alternativement.--Et comme -il n'y a pas plus de mal à dire _fou_ qu'à dire _bou_,--tu entonneras -_fou_, et moi j'acheverai le mot en guise de _répons_, comme aux versets -de nos complies.--»--L'abbesse toussa, donna le ton, Marguerite suivit; -et il en résulta le plus étrange _duo_ dont les fastes monastiques aient -jamais fait mention. - -«Bou--bou--bou--bou, disoit l'abbesse.»-- - -Il n'est personne un peu instruite qui ne sache ce que répondoit -Marguerite. - -«Fou--fou--fou--fou, disoit Marguerite.»-- - -Je lis dans vos yeux, mademoiselle, qu'au besoin vous auriez pu achever -le mot pour l'abbesse. - -A peine l'abbesse et Marguerite eurent-elles commencé leur psalmodie, -que les deux mules, croyant reconnoître une musique qui leur étoit -familière, remuèrent la queue, mais sans avancer d'un pas.--La recette -opère, dit la novice.--Il faut recommencer, dit l'abbesse;--et le _duo_ -reprit... - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - ---_L'abbesse_--b--b--b--b-- - ---_Marguerite_ g--g--g--g-- - -«Plus vîte, dit Marguerite.» - ---_Marguerite_--f--f--f--f. - ---_L'abbesse_--t--t--t--t. - -«Plus vîte encore, dit Marguerite;--f-f-f-f-f.» - ---_L'Abbesse_--t-t-t-t-t. - -«Encore plus vîte,--_prestissimò_, ma chère mère... - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -O ciel! je n'en puis plus, dit l'abbesse toute essoufflée. Le Seigneur -ait pitié de nous!--les maudites bêtes ne nous entendent pas, dit -Marguerite en soupirant.--Mais le diable nous a entendues, dit l'abbesse -des Andouillettes.» - - - - -CHAPITRE XII. - -_Ballet._ - - -Bon Dieu! quelle étendue de pays j'ai parcourue! de combien de degrés je -me suis rapproché d'un soleil plus chaud!--que de belles villes j'ai -traversées,--pendant le temps, madame, que vous avez mis à lire et à -commenter cette histoire! J'ai vu Fontainebleau, Sens, Joigny, -Auxerre;--et Dijon, capitale de la Bourgogne, et Châlons sur Saône; et -Mâcon, capitale du Mâconais, et peut-être vingt autres villes et -villages qui se trouvent sur la route de Paris à Lyon;--mais je ne suis -plus en état de vous en parler, que des villes de la lune.--Ainsi, -quelque chose que je fasse, voilà un chapitre, et peut-être deux -entièrement perdus. - -«--Sans mentir, Tristram, votre histoire des Andouillettes est -originale.»-- - -Ajoutez, madame, qu'elle a distrait votre attention pour ce qui va -suivre.--Si c'eût été quelque pieuse méditation sur la croix,--quelque -traité sur la paix, l'humilité, la religion chrétienne,--si j'avois -écrit sur le mépris des choses terrestres, sur l'aliment céleste de -l'ame, ce pain des élus et des sages, cette sainteté, cette -contemplation, dont l'esprit de l'homme, une fois séparé de son corps, -doit se nourrir à jamais;--je conçois, madame, que vous m'auriez vu -finir, avec plus de plaisir, et recommencer avec plus d'intérêt. - -Au lieu que cette abbesse... Je voudrois n'en avoir jamais parlé.--Mais -le mal est fait; et comme je n'efface jamais rien, voyons si je -trouverai quelque expédient pour vous ôter cette idée de la tête... - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - ---Avec votre permission, madame,... je crains que vous ne soyiez assise -dessus.--C'est mon bonnet et ma marotte que je cherche.-- - -«Votre marotte, Tristram!--il y a plus d'une heure que vous la tenez.»-- - -Oui!--en ce cas, madame, laissez-moi faire deux ou trois cabrioles, -danser la _fricassée_, et chanter _lanturlu_;--et je reviens à vous plus -sage et plus posé que jamais. - - - - -CHAPITRE XIII. - -_Auxerre._ - - -Tout ce qu'il y a à vous dire sur Fontainebleau, en cas que vous le -demandiez, c'est qu'il est situé au milieu d'une vaste forêt, à quinze -lieues au sud de Paris.--La ville a un certain air de grandeur; le -château est antique et noble.--Le roi a coutume d'y passer les automnes -avec toute sa cour, pour le plaisir de la chasse. Là , tout Anglois d'une -certaine façon, et surtout, milord, s'il est fait comme vous (pourvu -qu'il ait deux ou trois coureurs) peut prendre sa part de ce -divertissement, avec la seule attention de ne pas courir plus vîte que -le roi. - -Il y a pourtant deux raisons pour que vous ne répétiez pas bien haut ce -que je viens de vous dire. - -L'une, c'est que cela pourroit faire renchérir les chevaux de chasse en -Angleterre.-- - -L'autre, c'est qu'il n'y a pas un mot de vrai. Continuons.-- - -A l'égard de Sens, on peut l'expédier en un seul mot: _C'est un siége -archiépiscopal._ - -Quant à Joigny, je crois que le moins que l'on puisse en dire est le -mieux. - -Mais pour Auxerre!--je pourrois en parler jusqu'à demain. Je n'en -finirois pas si je voulois.--Lorsque je fis mon grand tour de l'Europe, -sous la conduite de mon père, qui ne voulut s'en fier qu'à lui-même pour -m'accompagner, et qui se fit suivre de mon oncle Tobie, de Trim et -d'Obadiah, et de presque toute la famille, excepté de ma mère;--nous -nous arrêtâmes à Auxerre deux jours entiers.--«Mais, monsieur, pourquoi -madame votre mère ne fut-elle pas du voyage?--Monsieur, c'est qu'elle -avoit entrepris de tricoter pour mon père un grand pantalon de laine -grise, et qu'elle avoit à cÅ“ur d'achever sa tâche.»-- - -Mon père qui faisoit la sienne de tirer parti des choses les plus -ingrates, et qui trouvoit partout à faire son profit, m'en a laissé de -reste à dire sur Auxerre.--Dans tous ses voyages, mais principalement -dans celui dont je parle, il suivoit une route si différente de celles -que tous les autres voyageurs avoient parcourues avant lui;--il voyoit -les rois et les cours, et toute leur magnificence, sous un point de vue -si original;--ses remarques sur les caractères, les mÅ“urs et les -coutumes des pays que nous traversions, étoient si opposées à celles de -tous les autres hommes, et particulièrement à celles de mon oncle Tobie -et du caporal, pour ne rien dire des miennes,--les hasards et les -accidens qui nous arrivoient, ou que les systèmes et son opiniâtreté -nous attiroient journellement, étoient d'un genre si varié, si étrange, -si tragi-comique;--en un mot, l'ensemble de ses aventures et de ses -réflexions, forme un tout si différent de tout ce qu'on a jamais vu dans -aucun récit de voyageur,--que ce sera ma faute, et uniquement ma faute, -si les voyages de mon père ne sont pas lus et relus par tout voyageur et -tout amateur de voyages, tant qu'il y aura des voyages et des voyageurs. - -Mais ce riche ballot ne doit pas s'ouvrir encore. Je ne veux en tirer -que ce qui m'est nécessaire pour débrouiller le mystère de notre séjour -à Auxerre.--Je vois l'impatience du lecteur, et je m'empresse de la -satisfaire. - ---«Frère Tobie, dit mon père, voulez-vous, en attendant le dîner, que -nous allions voir ces messieurs dont monsieur Séguier a parlé avec tant -d'éloge?--J'irai voir qui vous voudrez, dit mon oncle Tobie, dont la -complaisance étoit inépuisable.--Mais ces messieurs sont des momies, -reprit mon père.--Est-il nécessaire de se raser, dit mon oncle -Tobie?--Non, parbleu! frère, s'écria mon père,--au contraire, une longue -barbe nous donnera un air de famille tout-à -fait convenable.--» -Là -dessus nous nous mîmes en marche, mon oncle Tobie, appuyé sur le -caporal, et formant l'arrière-garde, et nous nous acheminâmes vers -l'abbaye de St.-Germain. - ---«Tout ce que nous voyons, dit mon père au sacristain, qui étoit un -jeune frère de l'ordre de St.-Benoît, est vraiment très-beau, et -très-riche, et très-magnifique.--Mais ce n'est pas là le but de notre -curiosité. Nous voudrions voir ces corps desquels monsieur Séguier a -donné au public une description si exacte.» - -Le moine s'inclina, et prenant dans la sacristie une torche consacrée à -cet usage, il nous conduisit au tombeau de St.-Héréhald.--«Voici, dit le -sacristain, en posant la main sur la tombe,--voici un prince célèbre de -la maison de Bavière, qui, sous les règnes successifs de Charlemagne, de -Louis le Débonnaire et de Charles le Chauve, jouit d'une grande autorité -dans le gouvernement. Il contribua, plus que personne, à rétablir -partout l'ordre et la discipline.--Il faut donc, dit mon oncle Tobie, -qu'il ait été aussi grand dans le champ de Mars que dans le cabinet. -C'étoit, à coup sûr, quelque preux et vaillant chevalier.--C'étoit un -moine, dit le sacristain.» - -Mon oncle Tobie et Trim se regardèrent pour chercher quelque consolation -dans les yeux de l'un de l'autre;--ils n'en trouvèrent point.--Mon père -frappa des deux mains sur ses cuisses; c'étoit son geste ordinaire quand -il voyoit ou qu'il entendoit quelque chose de très-plaisant.--Il ne -pouvoit souffrir les moines, ni tout ce qui y avoit rapport; mais la -réponse du sacristain portant plus à -plomb sur mon oncle Tobie et sur -Trim que sur lui, ce fut pour lui un triomphe relatif qui le mit de la -plus belle humeur du monde. - ---«Et comment, je vous prie, appelez-vous ce gentilhomme-ci, demanda mon -père en riant?--Cette tombe, dit le jeune bénédictin, en baissant les -yeux, contient les os de _Ste.-Maxime_, qui vint de Ravenne exprès pour -toucher le corps...--De _Ste.-Maxime_, dit mon père, coupant la parole -au sacristain!--Ce sont, ajouta mon père, les deux plus _grands_ saints -de tout le martyrologe.--Excusez-moi, dit le sacristain;--c'étoit pour -toucher les os de St.-Germain, fondateur de l'abbaye.--Et qu'est-ce -qu'elle gagna par-là , dit mon oncle Tobie?--Parbleu! dit mon père, ce -qu'une femme gagne ordinairement quand elle va en pélerinage.--Elle -gagna le martyre, répliqua le jeune bénédictin, en s'inclinant jusqu'à -terre, et disant ce peu de mots d'un ton de voix à -la-fois si modeste et -si assuré, que mon père en fut désarmé pour un moment.--On croit, -continua le bénédictin, que Ste.-Maxime repose dans cette tombe depuis -quatre cents ans; et il n'y en a que deux cents qu'elle est -canonisée.--On est long-temps à faire son chemin, frère Tobie, dit mon -père, dans cette armée de martyres.--Hélas! dit Trim! dans quelque corps -que ce soit, quand un pauvre diable n'a pas le moyen d'acheter...» - -«Pauvre Sainte-Maxime, dit mon oncle Tobie à demi-voix, en s'éloignant -de sa tombe!--Elle étoit, continua le sacristain, une des plus belles et -une des plus grandes dames de France et d'Italie.--Mais qui diable est -enterré-là , à côté d'elle, dit mon père, montrant du bout de sa canne -une grande tombe près de laquelle il passoit?--C'est St.-Prosper, -monsieur, répondit le sacristain.--Peste! dit mon père, St.-Prosper est -fort bien placé là .--Et quelle est l'histoire de St.-Prosper, -continua-t-il?--St.-Prosper, répliqua le sacristain, étoit -évêque.--Par le ciel! s'écria mon père en l'interrompant, je m'en -doutois.--St.-Prosper! l'heureux nom!--Comment St.-Prosper eût-il manqué -d'être évêque ou cardinal?»--Il tira son journal de sa poche, le -sacristain tenant sa torche pour l'éclairer, et il écrivit St.-Prosper, -comme un nouvel appui à son système sur les noms de baptême.--Et -j'oserai dire que, vu le désintéressement qu'il apportoit dans la -recherche de la vérité, il auroit trouvé un trésor dans le tombeau de -St.-Prosper, qu'il ne se seroit pas cru si riche. C'étoit la visite la -plus heureuse, la plus utile qu'on eût jamais rendue à la mort. Enfin, -mon père fut si charmé de sa découverte, qu'il se décida sur-le-champ à -passer un jour de plus à Auxerre. - -«Je verrai demain le reste de ces bonnes gens, dit mon père, comme nous -traversions la place.--Et pendant ce temps-là , frère Shandy, dit mon -oncle Tobie, le caporal et moi nous visiterons les remparts.» - - - - -CHAPITRE XIV. - -_Je ne sais plus où j'en suis._ - - -Me voici pour le coup dans un labyrinthe tout-à -fait inextricable.--Dans -l'un (c'est celui que j'écris maintenant) j'en suis dehors depuis -long-temps.--Dans l'autre (c'est celui que je dois écrire un jour) je -n'en suis pas encore tout-à -fait sorti.-- - -Il y a en toutes choses un certain degré de perfection; et en voulant -aller au-delà , je me suis mis dans une situation où jamais voyageur ne -s'est trouvé avant moi.--Car en ce même instant je suis sur la place -d'Auxerre, avec mon père et mon oncle Tobie, regagnant l'auberge et le -dîner.--J'entre en même-temps dans la ville de Lyon, avec ma chaise de -poste rompue en mille pièces;--et pour compléter l'extravagance, je me -trouve (toujours au même instant) sur les bords de la Garonne, dans un -joli pavillon bâti par Pringello, que monsieur Salignac m'a prêté, et -dans lequel j'écris cette rapsodie. - ---Laissez-moi me recueillir un peu, et reprendre ensuite le fil de mon -voyage. - - - - -CHAPITRE XV. - -_Lyon._ - - -«Après tout, dis-je, j'en suis bien aise;»--c'étoit au moment où -j'entrois à pied dans la ville de Lyon, suivant à pas lents une -charrette qui portoit pêle-mêle mon bagage et les débris de ma -chaise.--«Oui, continuai-je, je suis charmé qu'elle soit rompue, et j'y -vois un profit tout clair.--Il ne m'en coûtera pas plus de sept francs -pour descendre par eau jusqu'à Avignon, ce qui m'avancera de quarante -lieues: là , dis-je, en continuant mon calcul économique, il me sera -facile de louer deux mules, ou même deux ânes si je l'aime mieux, -(d'autant que je ne suis connu de personne)--et je traverserai les -plaines du Languedoc presque pour rien. Il est clair que l'accident de -ma chaise me vaudra au moins quatre cents livres, et du plaisir!--du -plaisir pour deux fois autant.--Avec quelle rapidité, continuai-je, en -frappant des mains, je vais descendre le Rhône, laissant le Vivarais à -droite et le Dauphiné à gauche! la vîtesse du fleuve me laissera voir à -peine les anciennes villes de Vienne, de Valence et de Viviers. Quelle -nouvelle flamme pétillera dans mes esprits, lorsque j'arracherai une -grappe pourprée sur les côteaux de l'Hermitage et de Côte-rotie, en -passant au pied de ces vignobles! et comme mon sang se trouvera -rafraîchi et ranimé à l'aspect de ces anciens châteaux, semés sur les -bords du Rhône,--de ces châteaux fameux, d'où partoient jadis de -courtois chevaliers pour redresser les torts et protéger la beauté! -quand je verrai ces gouffres, ces rochers, ces montagnes, ces -cataractes, et tout ce desordre de la nature, dont elle-même s'entoure -au milieu de ses plus beaux ouvrages!» - -A mesure que je faisois ces réflexions, il me sembloit que ma chaise -qui, au moment de son naufrage, avoit encore assez belle apparence, -diminuoit insensiblement de valeur.--La peinture avoit perdu sa -fraîcheur, et la dorure son lustre;--et le tout ensemble me paroissoit -si pauvre, si mesquin, si pitoyable, en un mot si fort au dessous de la -calèche même de l'abbesse des Andouillettes,--que, j'ouvrois déjà la -bouche pour donner ma chaise à tous les diables... quand un petit -sellier qui traversoit la rue à pas précipités, vint me demander d'un -air effronté: _Si monsieur ne vouloit pas faire raccommoder sa chaise._ -«Non parbleu, dis-je d'un ton d'humeur.»--_Monsieur aimeroit peut-être -mieux la vendre._--«Oh! de tout mon cÅ“ur, lui dis-je;--il y a du fer -pour quarante francs, les glaces peuvent valoir autant, et je vous donne -le reste par-dessus le marché.» - -«Que d'argent cette chaise m'aura rapporté, dis-je, pendant qu'il me -comptoit la somme!» C'est ma méthode ordinaire d'enregistrer les petits -accidens de la vie; je les estime un sou chacun, de quelque nature -qu'ils soient. - -Dis, ma chère Jenny,--dis à ces messieurs comment je me suis conduit -dans un accident de l'espèce la plus accablante qui puisse arriver à un -homme aussi fier de son sexe que je le suis et qu'on doit l'être.-- - ---C'est assez, me dis-tu, en te rapprochant de moi, tandis que je me -tenois debout, les yeux baissés, mes jarretières à la main, et que je -réfléchissois sur l'événement qui devoit avoir et qui n'avoit pas eu -lieu.--C'est assez, Tristram, me dis-tu.--J'ai vu ta bonne volonté, et -je suis contente.-- - ---Un autre eût voulu s'abymer dans les entrailles de la terre.-- - -«A quelque chose malheur est bon, répliquai-je, et l'on ne peut tirer -parti de tout. - ---«J'irai passer six semaines dans le pays de Galles, et j'y boirai du -lait de chèvre, et mon accident me vaudra sept années de vie.»-- - -Oh! j'ai le plus grand tort de me plaindre de la fortune, de lui -reprocher ses rigueurs, et cette foule de petits chagrins dont elle n'a -cessé de m'accabler!--Si j'ai quelque reproche fondé à lui faire, c'est -de ne m'avoir pas plus maltraité encore. Suivant ma manière de compter, -une vingtaine de malheurs bien conditionnés m'auroient rapporté plus -qu'une pension de cent guinées:--or cent guinées ou à -peu-près, c'est à -quoi se borne mon ambition. Je ne me soucie pas d'avoir à payer les -retenues d'une somme plus considérable. - - - - -CHAPITRE XVI. - -_Vexation._ - - -Pour ceux qui se connoissent en vexations, et qui les appellent par leur -nom, il ne sauroit y en avoir une pire que de passer presque tout un -jour à Lyon, la ville de France la plus opulente, la plus commerçante, -la plus riche en restes précieux de l'antiquité,--et ne pouvoir la -visiter,--en être empêché par quelque cause que ce soit, c'est déjà une -vexation; mais en être empêché par une vexation, c'est ce que tout -philosophe appellera à bon droit: vexation sur vexation. - -J'avois pris mes deux tasses de café au lait, (ce qui, par parenthèse, -est excellent pour la consomption; mais il faut que le café et le lait -aient bouilli ensemble,--autrement ce n'est que du café et du lait.)--Il -étoit huit heures du matin, le bateau ne partoit qu'à midi, et j'avois -le temps de voir et de connoître Lyon, assez pour en fatiguer à mon -retour les oreilles de tous les amis que je puis avoir dans le monde.-- - ---«J'irai d'abord à la cathédrale, dis-je, en regardant ma liste, et je -verrai le mécanisme merveilleux de la fameuse horloge de Lippius de -Bâle.»-- - -Il faut que j'avoue ici mon ignorance. De toutes les choses du monde, -(desquelles il y a fort peu que je comprenne) celle que je comprends le -moins, c'est la mécanique.--Mon esprit, mon goût, mon imagination, tout -s'y refuse: et mon cerveau est si entiérement bouché pour tout ce qui y -a rapport, que je déclare solemnellement que je n'ai jamais pu concevoir -le mécanisme d'une cage d'écureuil, ni de la roue d'un gagne-petit, -quoique j'aie étudié l'une à plusieurs reprises avec la plus grande -attention, et que je me sois tenu auprès de l'autre des heures entières -avec une patience angélique. - ---«N'importe, dis-je, je verrai le jeu surprenant de cette fameuse -horloge, et c'est par-là que je commencerai. J'irai ensuite visiter la -grande bibliothèque des Jésuites, et je tâcherai de voir, s'il est -possible, les trente volumes de l'_Histoire de la Chine_, écrite, (non -en langue tartare) mais en langue chinoise, et avec des caractères -chinois.» - -Or, j'entends tout aussi peu la langue chinoise que le mécanisme de la -sonnerie de Lippius;--et je laisse aux curieux à expliquer pourquoi ces -deux articles se trouvoient les premiers sur ma liste.--C'est encore ici -un des problêmes de la nature, une des bizarreries de cette dame -capricieuse;--et ses vrais amateurs ont le même intérêt que moi à en -deviner la source. - -«Quand nous aurons vu ces deux curiosités, dis-je, de manière à être -entendu du valet de place qui se tenoit derrière moi,--il n'y aura pas -de mal que nous allions à l'église de saint Irénée, pour voir le pilier -auquel Jésus-Christ fut attaché;--et nous verrons ensuite la maison où -demeuroit Ponce-Pilate.--Ces deux choses-ci, dit le valet de place, ne -se voient qu'à la ville voisine,--à Vienne.--Tant mieux, dis-je, en me -levant brusquement de ma chaise, et me promenant dans ma chambre avec -des enjambées deux fois plus grandes que mon pas ordinaire.--Je verrai -d'autant plutôt le tombeau des deux amans.»-- - -Je pourrois de même laisser à deviner aux curieux quelle fut la cause de -ce mouvement précipité, et pourquoi je fis de grandes enjambées en -prononçant ces mots; mais comme cela ne regarde en rien le mécanisme de -la sonnerie, il vaut autant pour le lecteur que je lui explique -moi-même. - - - - -CHAPITRE XVII. - -_Les deux amans._ - - -Oh! il y a dans la vie de l'homme une époque charmante.--C'est lorsque -son cerveau étant encore tendre et flexible, et toutes ses sensations -promptes et faciles,--l'histoire de deux amans passionnés, séparés l'un -de l'autre par de cruels parens, et par une destinée plus cruelle -encore... - - Paulin, c'est l'amant; - Pauline, c'est son amante: - -Chacun ignorant le sort de l'autre... - - Lui--à l'est;--l'autre--à l'ouest.-- - -Paulin fait esclave par les Turcs, et mené à la cour de l'empereur de -Maroc, où la princesse de Maroc devenant éperdument amoureuse de lui, le -retient vingt ans en prison, ne pouvant vaincre sa constance pour -Pauline.-- - -Elle, (Pauline) pendant tout ce temps errant pieds nuds, les cheveux -épars, sur les rochers et les montagnes pour chercher son -amant:--_Paulin! cher Paulin!_--Et faisant redire son nom aux échos des -collines et des vallées:--Paulin!--Paulin! - -Noyée dans les larmes, abymée dans le désespoir,--assise à la porte de -chaque ville, de chaque village:--_Mon cher amant, mon cher Paulin -a-t-il passé là ? Personne n'a-t-il vu mon cher Paulin?_ Et parcourant -ainsi tout ce vaste univers: jusqu'à ce qu'enfin un hasard inespéré les -ramenant tous deux, quoique par différens côtés, au même instant de la -nuit, à une des portes de Lyon, leur patrie commune, et chacun d'eux -s'écriant à -la-fois avec un accent trop bien connu: - -_Mon cher Paulin,--ma chère Pauline,--vit-il, vit-elle--encore?_ - -Ils se reconnoissent sans se voir, ils volent dans les bras l'un de -l'autre, et meurent de joie en s'embrassant. - ---Il y a, dis-je, une époque charmante dans la vie de tout homme -sensible.--C'est quand une pareille histoire lui plait, le touche, -l'intéresse davantage, que tous les rogatons, bribes et fragmens de -l'antiquité, qu'il rencontre en foule chez tous les voyageurs. - -C'étoit tout ce qui m'avoit frappé en lisant les détails que Spon et les -autres nous ont laissés sur la ville de Lyon. Mais ce qui acheva de me -charmer, fut ce que je trouvai depuis dans un autre voyageur, (Dieu sait -lequel) qui rapporte qu'un tombeau fut érigé à la fidélité de Paulin et -de Pauline; et placé près de cette même porte qu'ils avoient consacrée -par leur mort touchante.--Et sur ce tombeau, ajoute l'auteur, les amans -vont encore aujourd'hui évoquer leurs ombres, et les prendre à témoin de -leurs sermens.-- - -Je doute qu'en aucun temps de ma vie j'eusse pu me soumettre à un tel -genre d'épreuves;--mais ce tombeau des amans revenoit sans cesse à mon -imagination. Je ne pouvois parler de Lyon, ou seulement y penser,--que -dis-je? je ne pouvois voir une étoffe de Lyon, sans que ce précieux -monument de fidélité antique me revînt à l'idée.--Et j'ai souvent dit -dans ma manière libre de m'exprimer (peut-être même avec quelque -irrévérence) que ce tombeau, tout négligé qu'il étoit, me sembloit d'un -aussi grand prix que celui de la Mecque, et même que la Santa Casa de -Lorette, à la richesse près.--Je m'étois même promis, quoique je n'eusse -aucune affaire à Lyon, de ne pas mourir sans avoir fait le pélerinage.-- - -Ainsi, quoique sur la liste des choses que j'avois à voir à Lyon, cet -article fût le dernier; on peut voir qu'il n'étoit pas le moins -intéressant pour moi. En ruminant ce projet dans ma tête, je fis donc -dans ma chambre une douzaine ou deux d'enjambées plus longues que de -coutume; je descendis ensuite froidement dans la cour, dans le dessein -de sortir:--Incertain si je retournerois à mon auberge, je demandai ma -carte à l'hôte, je le payai; je donnai, de plus, dix sous à la fille; et -je recevois les derniers complimens de monsieur le Blanc, qui me -souhaitoit un heureux voyage, quand je fus arrêté à la porte.-- - - - - -CHAPITRE XVIII. - -_L'Ane._ - - -C'étoit un pauvre âne avec de grands paniers sur le dos, qui ramassoit, -comme par charité, des feuilles de raves et des trognons de choux.--Il -étoit indécis,--ses deux pieds de devant sur le seuil, et à moitié -engagés dans la porte,--ses deux pieds de derrière dans la rue;--et ne -sachant pas bien s'il entreroit ou non. - -[Illustration] - -Or, un âne est pour moi une espèce d'animal sacré. Quelque pressé que je -sois, il m'est impossible de le frapper. La patience avec laquelle il -endure les mauvais traitemens, est écrite d'une manière si naturelle sur -sa physionomie et dans tout son maintien! elle plaide si puissamment -pour lui!--qu'elle me désarme toujours, tellement que je ne saurois même -lui parler brutalement. - -Au contraire,--quelque part que je le rencontre, à la ville ou à la -campagne, à la charrette ou sous des paniers, en esclavage ou en -liberté, j'ai toujours quelque chose d'honnête à lui dire:--et comme un -mot en amène un autre, s'il est aussi désÅ“uvré que moi, j'entre en -conversation avec lui. Sûrement mon imagination n'est jamais plus -sérieusement occupée que lorsqu'elle m'aide à traduire ses réponses -d'après sa contenance. Et si sa contenance ne s'explique pas assez -clairement, je descends au fond de mon cÅ“ur et ensuite au fond du sien, -pour y trouver ce que, suivant l'occasion, il est naturel, soit à un -homme, soit à un âne de penser. - ---De toutes les espèces qui sont au-dessous de moi, c'est, en vérité, la -seule avec laquelle je puisse converser ainsi. Quant aux perroquets et -aux autres oiseaux jaseurs, je n'ai jamais un mot à leur dire: non plus -qu'aux singes, et par la même raison.--Les uns parlent, les autres -agissent par routine; et tous me rendent également silencieux. - -Bien plus! mon chien et mon chat... je les aime beaucoup, et mon chien, -surtout, qui est au désespoir de ne pouvoir parler.--Mais quelle qu'en -soit la raison, il est certain que ni l'un ni l'autre ne possèdent le -talent de la conversation.--La mienne avec eux, (de même que celles de -mon père avec ma mère dans ses lits de justice,) ne sauroit aller plus -loin qu'une demande, une réponse et une réplique; une fois ces trois -choses dites, le dialogue finit.-- - -Mais avec un âne! je causerois toute ma vie. - -«Viens, honnête animal, lui dis-je, voyant qu'il m'étoit impossible de -passer entre la porte et lui,--veux-tu entrer? ou veux-tu sortir?--» - -L'âne courba son cou, et tourna la tête du côté de la rue.-- - -«Eh! bien, répliquai-je, nous attendrons ton maître une minute.» - -Il ramena sa tête d'un air pensif, et regarda fixement de l'autre -côté.-- - -«Je t'entends parfaitement, répondis-je,--si tu fais un seul pas -mal-à -propos, tu seras battu impitoyablement. Après tout, une minute -n'est qu'une minute, et elle ne sera pas perdue, si elle me sert à -éviter la bastonade à un de mes frères.--» - -Pendant cette conversation il mangeoit une tige d'artichaut, et se -trouvant pressé entre son appétit d'une part, et l'amertume de la plante -de l'autre, il l'avoit laissé tomber six fois de sa bouche, et six fois -il l'avoit ramassée.--«Dieu te soit en aide, pauvre animal, dis-je! tu -fais là un déjeûner bien amer! et le travail rend tous tes jours amers, -et bien amère, je crois, est ta récompense!--Chacun mène la vie qu'il -peut; mais dans la tienne, tout... tout est amertume.--Ta bouche en ce -moment doit être amère comme la suie... (il avoit enfin rejeté sa tige -d'artichaut.) Et dans le monde entier, peut-être, tu n'as pas un ami qui -te donne un macaron!» Disant cela, je tirai de ma poche un cornet de -macarons que je venois d'acheter, et je lui en donnai un.--Mais en ce -moment où je me rappelle cette action, mon cÅ“ur me reproche qu'elle -partoit plutôt de l'idée plaisante que je me faisois de voir comment un -âne s'y prendroit pour manger un macaron, que d'un véritable principe de -bienveillance. - -Quand l'âne eut mangé son macaron, je le pressai d'entrer.--Le pauvre -animal étoit horriblement chargé; ses jambes sembloient trembler sous -lui;--il résistoit et portoit son poids en arrière.--Je le tirai par son -licol,--le licol se cassa dans ma main.--L'âne me regarda d'un air -inquiet:--_Au nom du ciel ne me frappez pas! cependant... si vous le -voulez,... vous le pouvez._--«Moi! te frapper, dis-je, j'aimerois mieux -être damné.» - -Le mot n'étoit encore prononcé qu'à moitié, comme avoit été celui de -l'abbesse des Andouillettes;--ainsi le péché n'étoit pas consommé, quand -un homme qui vouloit entrer fit pleuvoir une grêle de coups sur la -croupe de la pauvre bête, ce qui mit fin à la cérémonie. - -«Au diable, m'écriai-je!» - -L'âne se précipita pour entrer; et dans la violence de son mouvement, il -me froissa rudement contre la muraille, tandis qu'un bout d'osier qui -dépassoit le tissu de son panier accrocha la poche de ma culotte, et la -déchira dans la direction la plus désastreuse que vous puissiez -imaginer.-- - -_Au diable_, avois-je dit! - ---Je ne m'adressois point à l'âne,--et pourtant ce fut peut-être ce qui -le fit entrer;--peut-être aussi fut-ce les coups de bâton.--C'est un -point qui n'a pas été éclairci, et que je laisse à décider à messieurs -de la société royale.--Et j'ai rapporté mes culottes tout exprès pour -les en faire juges. - - - - -CHAPITRE XIX. - -_Le Commis._ - - -Quand tout fut réparé, je descendis une fois dans la cour avec mon valet -de place, dans le dessein de sortir pour aller visiter le tombeau des -deux amans et le reste.--Mais je fus encore arrêté à la porte, non par -l'âne, mais par celui qui l'avoit battu, et qui par une suite naturelle -de sa victoire, s'étoit emparé du champ de bataille.-- - -C'étoit un commis de la poste qui venoit me demander six livres et -quelques sous.-- - -«Et à propos de quoi, lui dis-je?--C'est de la part du roi, me dit le -commis, en levant les épaules.»-- - -«Mon bon ami, lui dis-je, tout comme je suis moi,--et que vous êtes -vous...»-- - -«Eh! qui êtes-vous, me dit-il?--Que vous importe, lui dis-je?» - - - - -CHAPITRE XX. - -_Grande dispute._ - - -«Qui que je sois, continuai-je, en m'adressant au commis, il est -très-indubitable que je ne dois rien au roi de France,--si ce n'est -bienveillance et respect.--C'est un très-honnête homme, et je lui -souhaite toute sorte de joie et de santé.»-- - -«Pardonnez-moi, reprit le commis, vous lui devez six livres quatre sous, -pour la prochaine poste d'ici à Saint-Fons, sur la route d'Avignon où -vous allez; laquelle étant une _poste royale_, vous payez double, tant -pour les chevaux que pour le postillon: autrement vous en auriez été -quitte pour trois livres deux sous.--» - -«Mais, lui dis-je, je ne vais point par terre.--Il ne tient qu'à vous, -dit le commis.»-- - -«Vous êtes bien bon, lui dis-je, en faisant une profonde révérence!» - -Le commis me rendit ma révérence avec toute la politesse et le sérieux -d'un homme bien élevé. Jamais révérence ne m'a autant déconcerté.-- - -«Le diable emporte la gravité de ces gens-là , dis-je à part!--ils ne -comprennent non plus l'ironie que...» - -La comparaison étoit encore à côté de nous avec ses paniers sur le -dos.--Mais je n'aime pas à dire des vérités trop dures. Au moment où je -regardois l'âne, sa bonhomie me rendit la mienne, et arrêta ma -langue;--je n'achevai pas la comparaison. - ---«Monsieur, dis-je après m'être un peu recueilli,--mon intention n'est -pas de prendre la poste.»-- - -«Mais il ne tient qu'à vous, dit-il, persistant dans sa première -réponse.--Personne ne s'oppose à ce que vous preniez la poste.--Ma -volonté, dis-je, s'y oppose.»-- - -«Eh bien! celle du roi est que vous n'en payiez pas moins.»-- - -«Bonté du ciel, m'écriai-je!»-- - -«Mais je voyage par eau,--je m'embarque sur le Rhône à midi,--mon bagage -est dans le bateau,--je viens de payer neuf francs pour mon passage.»-- - -«C'est égal; c'est tout un, dit le commis.»-- - -«Bon Dieu! quoi! payer pour la route que je prends et pour celle que je -ne prends pas!»-- - -«C'est égal, répondit le commis.»-- - -«C'est le diable, dis-je.--Mais j'aime mieux être enfermé dans dix mille -Bastilles que de... - -»O Angleterre, Angleterre, m'écriai-je, en tombant à genoux, comme je -commençois l'apostrophe! tu es le pays de la liberté et le climat du bon -sens; tu es la plus tendre des mères, et la meilleure des nourrices!»-- - -Le directeur de la conscience de madame Leblanc survenant en ce moment, -et voyant un homme vêtu de noir, aussi pâle que la mort, paroissant plus -pâle encore par le contraste de son habit, et dans l'attitude d'un homme -qui prie, me demanda si je n'avois pas besoin des secours de l'église.-- - -«Hélas, dis-je! j'ai besoin des secours de la justice, et je vois bien -que je ne les obtiendrai jamais avec cet homme-ci.» - - - - -CHAPITRE XXI. - -_La paix est faite._ - - -Voyant que le commis de la poste vouloit décidément avoir ses six livres -quatre sols, tout ce qui me restoit à faire étoit de lui dire quelque -chose d'assez piquant pour valoir à -peu-près mon argent. - -Voici donc comment je m'y pris. - -«Dites-moi, de grace, monsieur le commis, par quelle courtoisie, et en -vertu de quelle loi, vous traitez un pauvre étranger sans défense tout -justement à rebours d'un François?»-- - -«J'en suis bien éloigné, me dit-il.»-- - -«Pardonnez-moi, dis-je, monsieur, vous avez commencé par déchirer mes -culottes, et à -présent vous me demandez mes poches.--Au lieu que si vous -aviez d'abord pris mes poches, et que vous m'eussiez ensuite laissé -aller sans culottes, je n'aurois rien à dire.-- - -»Mais la façon dont on me traite est contraire à la loi de -nature,--contraire à la loi de raison,--contraire à la loi de -l'évangile.»-- - -«Mais non pas contraire à ceci, dit-il, en me présentant un papier -imprimé.» - - -_DE PAR LE ROI._ - -«Voilà , dis-je, un préambule touchant!» Et je me mis à lire... - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -... «J'entends, dis-je, après avoir parcouru sa pancarte;--c'est-à -dire, -qu'un homme qui part de Paris en chaise de poste, est obligé de voyager -ainsi tout le reste de sa vie, ou de payer l'amende.--Excusez-moi, dit -le commis; ce n'est pas là l'esprit de l'ordonnance. Mais que si vous -partez avec le projet d'aller en poste de Paris à Avignon, vous ne -pouvez changer d'avis ni prendre une autre manière de voyager, sans -payer au préalable aux fermiers des postes plus loin que celle où le -repentir vous prend, et cela est fondé, continua-t-il, sur ce qu'il ne -faut pas que les revenus du roi souffrent de votre légèreté.»-- - -«Oh! par le ciel, m'écriai-je! si on taxe la légèreté en France, ce que -j'ai de mieux à faire c'est de conclure avec vous la meilleure paix que -je pourrai.» - -Et la paix fut ainsi faite.-- - -Et si elle ne vaut rien, comme c'est Tristram Shandy qui en a rédigé les -articles, Tristram Shandy mérite seul d'être pendu. - - - - -CHAPITRE XXII. - -_Tablettes perdues._ - - -Quoique je sentisse bien que tout ce que j'avois dit au commis pouvoit -valoir ses six livres quatre sols, j'étois pourtant déterminé à faire -note de cet impôt sur mes tablettes avant que de quitter la -place.--Ainsi, je mis la main dans la poche de mon habit pour chercher -mes tablettes.--Mon aventure peut servir d'avis aux voyageurs à venir de -prendre un peu plus garde aux leurs... les miennes n'y étoient plus.-- - -Jamais aucun voyageur désolé n'a fait pour ses tablettes autant de train -et de carillon que j'en fis pour les miennes. - -«--Ciel! terre! mer! feu! m'écriai-je, appelant tous les élémens à mon -secours, on m'a volé mes tablettes!--que vais-je devenir?--Monsieur le -commis, de grace, mes tablettes où étoient mes remarques, ne les ai-je -pas laissées échapper tandis que nous causions ensemble?»-- - -«Quant aux remarques, dit-il, vous en avez laissé échapper un bon nombre -de fort extraordinaires.--Bon! dis-je, vous n'avez rien vu.--Il n'y en -avoit que pour six livres quatre sous.--Mais les autres?--(il secoua la -tête). Monsieur Leblanc, madame Leblanc,--n'avez-vous pas vu mes -papiers?--La fille, courez dans ma chambre.--François, suivez-la. Il -faut que j'aie mes tablettes.--Ce sont, m'écriai-je, les tablettes les -plus précieuses, les plus sages, les plus ingénieuses.--Que faut-il que -je fasse?--de quel côté dois-je tourner?»-- - -Sancho Pança, quand il perdit ses provisions et son âne, ne s'affligea -pas plus amèrement. - - - - -CHAPITRE XXIII. - -_Elles sont trouvées._ - - -Quand les premiers transports furent passés, et que les registres de ma -cervelle furent un peu revenus de l'horrible confusion où le choc de -tant d'accidens réunis les avoit jetés, il me revint en mémoire que -j'avois laissé mes tablettes dans la poche de ma chaise; et qu'en -vendant ma chaise au sellier, je lui avois aussi vendu mes tablettes. - - * * * * * - ---Ici je laisse trois lignes en blanc, pour que le lecteur puisse y -placer le jurement qui lui est le plus familier. Quant à moi, je pense -que s'il m'est jamais échappé un jurement bien complet, bien marqué, ce -fut en cette occasion. «*********! m'écriai-je, ainsi donc, mes -remarques si pleines d'esprit, et qui valoient quatre cents guinées! -j'ai été les vendre à un sellier pour quatre louis d'or!--et, par le -ciel! je lui ai donné par-dessus le marché une chaise qui en valoit -six!--encore si c'eût été quelque libraire célèbre, qui, en quittant son -commerce, eût eu besoin d'une chaise de poste, ou qui, en le commençant, -eût eu besoin de mes remarques, j'y aurois moins de regrets.--Mais un -sellier! François, m'écriai-je, mène-moi chez lui tout-à -l'heure.» -François mit son chapeau, et marcha devant moi. J'ôtai mon chapeau en -passant devant le commis, et je suivis François. - - - - -CHAPITRE XXIV. - -_Papillotes._ - - -Quand nous arrivâmes chez le sellier, nous trouvâmes sa maison fermée, -aussi bien que sa boutique.--C'étoit le huit septembre, jour de la -Nativité de la bienheureuse vierge Marie, mère de Dieu. - -On avoit planté le mai, et tout le monde y couroit; toutes les musettes -étoient en l'air;--c'étoit des sauts,--des cabrioles:--on dansoit,--on -chantoit;--personne ne s'embarrassoit de moi ni de mes tablettes.--Je -m'assis à la porte sur un banc, et je me mis à philosopher sur le -malheur de ma position.--Par un hasard plus heureux que je n'ai coutume -d'en rencontrer, il n'y avoit pas une demi-heure que j'attendois, quand -la maîtresse entra, pour ôter ses papillottes avant d'aller au mai. - -Il est bon que vous sachiez que les Françoises aiment les mais à la -folie,... presque autant que leurs petits chiens. Donnez-leur un mai, -n'importe en quel mois ce soit,--elles y courront, elles y oublieront le -boire, le manger et le dormir.--Et si nous avions la politique, en temps -de guerre, de leur envoyer une cargaison de mais, (d'autant que le bois -commence à devenir rare en France)--les femmes les planteroient d'abord, -ensuite hommes et femmes se mettroient à danser à l'entour, et -laisseroient le pays à notre discrétion. - -La femme du sellier rentra, comme je vous l'ai dit, pour ôter ses -papillotes.--La toilette est pour les dames la première occupation de la -vie. Tout en ouvrant la porte, la femme du sellier ôta sa coiffe, et -commença à jetter ses papillotes:--une d'elles tomba à mes pieds;--je -reconnus mon écriture.-- - -«O dieux! m'écriai je, madame, vous avez toutes mes remarques sur la -tête.--J'en suis bien mortifiée, dit-elle.--Il est bien heureux pour -elles, pensai-je, qu'elles se soient arrêtées à la superficie. Pour peu -qu'elles eussent pénétré plus avant, elles auroient mis une caboche -femelle, et surtout françoise, dans une telle confusion, que mieux -auroit fallu pour elle demeurer toute l'éternité sans être frisée.»-- - ---Tenez, dit-elle.--Et sans avoir la moindre idée de la nature de mes -souffrances, elle ôta ses papillotes, et les mit gravement l'une après -l'autre dans mon chapeau. L'une étoit tortillée d'une façon, l'autre -tortillée de l'autre.--«Et par ma foi, dis-je, si elles sont jamais -publiées, on verra bien un autre tortillage.» - - - - -CHAPITRE XXV. - -_La colique._ - - -«Allons voir l'horloge, dis-je, de l'air d'un homme que les difficultés -n'arrêtent pas,--allons voir l'_Histoire de la Chine_ et le reste. Rien -ne sauroit à présent m'en empêcher,--si ce n'est le temps, dit François; -car il est près d'onze heures.--Il n'y a qu'à marcher plus vîte, -dis-je.» Et nous prîmes le chemin de la cathédrale. - -Dans la vérité de mon cÅ“ur, je ne puis dire que j'aie éprouvé la moindre -peine, quand un sacristain que je rencontrai sur la porte, me dit que la -fameuse horloge de Lippius étoit toute détraquée, et qu'elle n'alloit -plus depuis plusieurs années. «J'en aurai plus de temps, me dis-je à -moi-même, pour parcourir l'_Histoire de la Chine_; et d'ailleurs, je -suis plus en état de rendre compte de l'horloge depuis qu'elle ne va -plus, que si elle eût été dans son état florissant.» - -Ainsi donc je m'acheminai au collége des Jésuites. - -Il en est du projet que j'avois de voir cette _Histoire de la Chine_, -comme de beaucoup d'autres que je pourrois citer, qui ne frappent -l'imagination que de loin; car à mesure que je m'approchois de l'objet, -mon sang se réfroidissoit; peu à peu ma fantaisie passa, tellement que -je n'aurois pas donné une obole pour la satisfaire.--La vérité étoit, -qu'il me restoit peu de temps, et que mon cÅ“ur m'entraînoit au tombeau -des deux amans.--«Je prie le ciel, dis-je, en saisissant le marteau pour -frapper, que la clef de la bibliothèque ne se trouve point.» Il en -arriva autrement; mais la chose revint au même. - -Tous les Jésuites avoient la colique, et une colique telle qu'ils n'en -sont pas encore guéris. - - - - -CHAPITRE XXVI. - -_Le tombeau des amans._ - - -Je connoissois le tombeau des amans, comme si j'eusse demeuré vingt ans -à Lyon.--Je savois qu'il falloit tourner à main droite en sortant de la -porte qui conduit au faubourg de Vèse.--J'envoyai François au bateau, -afin de pouvoir rendre l'hommage que j'avois si long-temps différé sans -témoin de ma foiblesse.--J'étois transporté de joie pendant tout le -chemin. Quand j'aperçus la porte qui me déroboit la vue du tombeau, je -sentis mon cÅ“ur embrâsé. - -«Tendres et fidèles esprits, m'écriai-je, en parlant à Paulin et à -Pauline,--long-temps,--trop long-temps j'ai tardé à verser cette larme -sur votre tombeau.--Je viens... je viens...» - -Quand je fus venu, je ne trouvai point de tombeau sur lequel je pusse -verser de larmes. - -Que n'aurois-je pas donné pour que mon oncle Tobie eût pu me prêter en -ce moment son lilaburello? - - - - -CHAPITRE XXVII. - -_Je suis sur le pont d'Avignon._ - - -Du tombeau des amans,--ou plutôt du lieu où il devoit être, et où je -n'en trouvai pas vestige, je volai pour rejoindre le bateau, où j'eus à -peine le temps d'arriver.--Nous partîmes; et dès que nous eûmes parcouru -une centaine de toises, le Rhône et la Saône se réunirent, et nous -firent voguer le plus agréablement du monde. - -Mais mon voyage sur le Rhône a été décrit d'avance. - -Me voici à Avignon;--et comme cette ville n'offre rien d'intéressant -qu'une vieille maison où a demeuré le duc d'Ormond, et ne me donne lieu -qu'à une seule remarque qui sera faite en peu de mots,--dans trois -minutes vous allez me voir traverser le pont d'Avignon, affourché sur -une mule,--François me suivant à cheval avec mon porte-manteau en -croupe,--et devant nous, entamant fiérement le chemin, un homme en -guêtres, avec une longue carabine sur l'épaule et une grande rapière -sous le bras. C'est celui qui nous a loué nos montures, et qui sans -doute est bien aise de s'assurer de nous et d'elles. - -A dire vrai, si vous eussiez vu mes culottes quand j'entrai dans -Avignon; si vous les eussiez vues, surtout quand je voulus enjamber ma -mule, vous n'auriez pas trouvé la précaution de l'homme si déplacée, et -vous n'auriez pu intérieurement lui en savoir mauvais gré. Quant à moi, -je trouvai son procédé tout naturel; et voyant bien que l'état délabré -de mes culottes pouvoit l'avoir porté à s'armer ainsi de toutes pièces, -je me promis de lui en faire cadeau quand nous serions au terme de notre -voyage. - -Mais avant d'aller plus loin, souffrez que je me débarrasse de la -remarque que je vous ai promise sur Avignon, et que voici:--Quoi! parce -que le vent aura fait voler le chapeau de dessus la tête d'un homme en -entrant à Avignon, cet homme se croira fondé à dire et à soutenir, -qu'Avignon est la ville de France la plus exposée au vent; rien n'est -plus absurde, et pour moi, je ne tins aucun compte de cet accident, -jusqu'à ce que mon hôte, que je consultai là -dessus, m'eût assuré qu'en -effet Avignon étoit extrêmement sujet aux coups de vent, et que cela -même avoit passé en proverbe.--J'en fais la remarque, surtout afin que -les savans puissent m'expliquer la cause de ce phénomène; quant à la -conséquence, je la vis d'abord.--Ils sont tous à Avignon, comtes, ducs -et marquis; le menu peuple est baron.--On ne sauroit s'en faire -entendre, pour peu qu'il y ait de vent. - -«Oh! l'ami, fais-moi le plaisir de tenir ma mule pour un moment.--Il -faut que j'ôte une de mes bottes qui me blesse le pied.» L'homme se -tenoit les bras croisés à la porte de l'auberge; et moi, persuadé qu'il -avoit quelque emploi dans la maison ou dans l'écurie, je lui mis la -bride de ma mule dans la main. Je raccommodai ma botte, et quand j'eus -fini, je me retournai pour reprendre ma mule, et remercier monsieur le -marquis.-- - -Monsieur le marquis étoit déjà rentré. - - - - -CHAPITRE XXVIII. - -_Plaines sans fin._ - - -J'avois alors tout le midi de la France, des rives du Rhône aux bords de -la Garonne, à traverser tout à mon aise sur ma mule. Je dis, _tout à mon -aise_, car j'avois laissé la mort bien loin derrière moi, et Dieu, et -Dieu tout seul, sait à quelle distance. - -«J'ai poursuivi plus d'un homme en France, dit-elle, mais jamais un -train si enragé.» Cependant elle me poursuivoit toujours, toujours je la -fuyois; mais je la fuyois gaîment: elle me poursuivoit encore, mais -comme celui qui poursuit sa proie sans espérance de l'atteindre. Elle -s'amusoit en chemin, et chaque pas qu'elle perdoit la rendoit plus -traitable. «Eh! pourquoi, m'écriai-je, me presserois-je si fort?» - -Ainsi, malgré ce que m'avoit dit le commis de la poste, je changeai -encore une fois mon allure; et après une course aussi rapide, aussi -précipitée que celle que je venois de faire, je pensai avec délices au -plaisir que j'allois avoir de traverser les riches plaines du Languedoc, -aussi lentement que ma mule voudrait laisser tomber son pied.-- - -Rien n'est plus agréable pour un voyageur, ni plus fâcheux pour un homme -qui écrit son voyage, qu'une plaine vaste et riche, surtout si elle ne -présente ni pont ni grande rivière, et si elle n'offre à l'Å“il que le -tableau d'une abondance monotone.--Après nous avoir dit que le pays est -superbe, charmant,--que le sol est fertile, et que la nature y étale -tous ses trésors,--il lui reste éternellement sur les bras une grande -plaine inutile, et dont il ne sait que faire. Il arrivera enfin à -quelque ville.--Foible ressource! Au sortir de la ville, il retrouvera -une plaine, et puis encore une autre.-- - -Quel supplice!--voyons si je viendrai à bout de m'y faire soustraire.-- - - - - -CHAPITRE XXIX. - -_Nannette._ - - -Je n'avois pas encore fait trois lieues et demie, que l'homme au fusil -commença à regarder à son amorce.-- - -J'avois déjà fait trois pauses différentes, dont chacune m'avoit fait -perdre un demi-mille au moins. La première avec un marchand de tambours; -la seconde avec deux Franciscains; la troisième avec une vendeuse de -figues de Provence. - -Je voulois acheter son panier; le marché fut conclu à quatre sols, et -l'affaire alloit être consommée sur-le-champ; mais il survint un cas de -conscience.--Quand j'eus payé les figues, il se trouva dans le fond du -panier deux douzaines d'Å“ufs recouverts avec des feuilles de vignes. Je -n'avois pas eu l'intention d'acheter des Å“ufs, ainsi je n'y avois aucun -droit. J'aurois pu réclamer la place qu'ils occupoient; mais à quoi bon -cette chicanne? j'avois bien assez de figues pour mon argent. - -La difficulté étoit que je voulois avoir le panier, et que la marchande -vouloit le garder.--Sans le panier elle ne savoit que faire de ses -Å“ufs,--sans le panier, je n'avois que faire de mes figues;--d'autant que -celles-ci étoient déjà trop mûres, et que la plupart étoient crevées par -le côté. Il s'éleva là -dessus une petite contestation, et après -différens biais proposés, voici le parti dont nous convînmes.-- - -Ah! je devine...--Vous devinez, monsieur. Oh! je vous défie, tout habile -que vous êtes,--je défierois le diable lui-même, (à moins qu'il ne se -soit mêlé de cette affaire, ce que je croirois assez,) de former une -seule conjecture approchante de la vérité, sur l'espèce de traité que -nous conclûmes pour nos Å“ufs et nos figues.--Vous le saurez un jour, -mais non pas de sitôt. Il faut que je revienne bien vîte aux amours de -mon oncle Tobie. Vous le saurez si vous venez jamais à lire la -relation des aventures qui me sont arrivées en traversant cette -plaine,--aventures que pour cette raison j'intitule: - - -_Histoires de la plaine._ - -On peut croire que je ne m'y suis pas trouvé moins embarrassé que tous -les autres écrivains; et que ma plume a eu une aussi rude besogne que la -leur.--Cependant les impressions qui me restent de ce voyage, et qui en -ce moment se présentent toutes à mon souvenir, me disent que c'est -l'époque de ma vie où j'ai été le plus occupé, et le plus utilement -occupé.--En effet, comme mes conventions avec l'homme au fusil ne -fixoient point le temps où je lui rendrois sa mule, j'avois conservé une -liberté entière; et Dieu sait comme j'en profitois! M'arrêtant et -causant avec tous ceux qui n'alloient pas au grand trot, joignant ceux -qui cheminoient devant moi, attendant ceux qui venoient -derrière,--hêlant ceux qui traversoient mon chemin,--arrêtant toute -espèce de mendians, pélerins, moines, ou chanteurs de rue,--ne passant -pas auprès d'une femme juchée sur un mûrier sans lui faire un compliment -sur sa jambe, et sans lui offrir une prise de tabac pour entrer en -conversation;--bref, en saisissant ainsi les occasions de toute espèce -que le hazard m'offrit dans ce voyage, je vins à bout de peupler ma -plaine, et d'y vivre comme au milieu d'une ville.--J'y eus toujours une -société aussi nombreuse que variée; et comme ma mule aimoit la société -autant que moi, et qu'elle avoit toujours de son côté quelque chose à -dire à chaque bête qu'elle rencontroit,--je suis assuré que nous aurions -passé un mois entier dans Palmall, ou dans Jame's Street, sans y trouver -autant d'aventures, et sans voir d'aussi près la nature humaine.-- - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -O que j'aime cette franchise aimable, cette vivacité folâtre, qui fait -tomber à -la-fois tous les plis du vêtement d'une Languedocienne!--Sous -ce vêtement je crois trouver, je crois reconnoître cette innocence, -cette simplicité de l'âge d'or, de cet âge tant célébré par nos -poëtes.--Je m'abuse peut-être; mais il est doux de s'abuser ainsi.-- - ---J'étois entre Nismes et Lunel.--C'est-là que croît le meilleur muscat -de France; lequel, par parenthèse, appartient aux honnêtes chanoines de -Montpellier. Ils vous le donnent de si bonne grace!--Malheur à celui qui -en auroit bû à leur table, et qui pourroit leur en envier une seule -goutte!-- - -Le soleil étoit couché.--Tous les ouvrages étoient finis;--les Nymphes -avoient rattaché leurs cheveux;--et les bergers se disposoient pour la -danse.--Ma mule fit une pointe.--«Qu'as tu, lui dis-je? ce n'est qu'un -fifre et un tambourin.--Je n'oserois passer, dit-elle.--Ne vois-tu pas, -lui dis-je, en lui donnant un coup d'éperon, qu'ils courent à la cloche -du plaisir.--Par Saint-Ignace, dit ma mule, en prenant la même -résolution que celle de l'abbesse des Andouillettes;--par Saint-Ignace -de Loyola, et tous ses suppots, je n'irai pas plus loin.--A la bonne -heure, dis-je, mademoiselle.--Je ne veux de ma vie avoir rien à démêler -avec vous et les vôtres.» En même-temps je sautai à terre, et jetant une -botte dans un fossé, une botte dans un autre, «attendez-moi là , lui -dis-je, car je prétends prendre ma part de la danse.» - -Une jeune paysanne, brûlée du soleil, se leva et vint à moi comme je -m'avançois vers le groupe.--Ses cheveux châtains foncés, tirant un peu -sur le noir, étoient renoués sur sa tête en une seule tresse. - -«Il nous faut un cavalier, me dit-elle, en me prenant les deux mains, -comme si je les lui eusse offertes.--Et un cavalier vous aurez, lui -dis-je, en prenant les siennes à mon tour.»-- - -Si tu avois, Nannette, été attifée comme une duchesse! - -Mais ce maudit trou à ton jupon! Nannette ne s'en soucioit guère. - -«--Sans vous, dit-elle, nous n'aurions pu danser.» En quittant une de -mes mains, avec cette politesse que donne la nature, elle me conduisit -avec l'autre. - -Un jeune homme boiteux, qu'Apollon avoit gratifié d'une flûte, et qui -s'étoit appris à jouer du tambourin, préludoit doucement en s'asseyant -sur la butte. - -«Rattachez-moi bien vîte cette tresse, me dit Nannette, en me mettant un -cordon dans la main.» Elle me fit oublier que j'étois étranger.--Toute -la tresse se défit; il y avoit sept ans que nous nous connoissions.-- - -Le jeune homme commença enfin avec le tambourin;--la flûte suivit:--nous -nous mîmes en danse.--Maudit soit ce trou à ton jupon! - ---La sÅ“ur du jeune homme, avec la voix qu'elle avoit reçue du ciel, -chantoit alternativement avec son frère.--C'étoit une ronde gasconne, -dont le refrain étoit: - - _Vive la joie, - Et nargue du chagrin._ - -Les bergères chantoient à l'unisson, et les bergers les accompagnoient -une octave plus bas. - ---J'aurois donné un écu pour le voir recousu!--Nannette n'auroit pas -donné deux sous.--Vive la joie étoit sur ses lèvres; vive la joie étoit -dans ses yeux.--Une étincelle rapide d'amitié franchit l'espace qui nous -séparoit; elle me regardoit d'un air charmant.-- - ---Dieu tout-puissant, que ne puis-je vivre et finir mes jours -ainsi!--«Juste dispensateur de nos plaisirs et de nos peines, -m'écriai-je,--qui empêcheroit un homme de se fixer ici au sein du -contentement? d'y danser, d'y chanter, de t'y rendre ses hommages,--et -d'aller au ciel avec cette charmante brune?» - -La petite capricieuse se mit alors à danser en penchant sa tête de côté, -et n'en fut que plus séduisante.--«Il est temps d'aller danser ailleurs, -dis-je.» Ainsi, changeant seulement de partenaires et de tons, je dansai -de Lunel à Montpellier, de-là à Pézénas et Beziers; je dansai tout au -travers de Narbonne, de Carcassonne et de Castelnaudary;--jusqu'à ce -qu'enfin je dansai tout seul dans le pavillon de Perdrillo, où tirant un -papier rayé afin de pouvoir aller droit, sans digression ni parenthèse -dans les amours de mon oncle Tobie. - -Je commençai ainsi: - - - - -CHAPITRE XXX. - -_La Chose impossible._ - - -Oui, je voulois aller droit;--mais le pourrai-je?--Dans ces plaines -riantes, et sous ce soleil qui invite au plaisir, où dans ce moment on -n'entend que des flûtes, musettes et chansons, où le peuple court à la -vendange en dansant, où à chaque pas que l'on fait le jugement est -surpris par l'imagination.--Dans ces plaines, dis-je, je défie, malgré -tout ce qui a été dit sur les lignes droites en divers endroits de ce -livre,--je défie le meilleur planteur de choux, soit qu'il plante en -avant ou en arrière; (ce qui revient à -peu-près au même, à moins qu'il -n'ait une préférence secrète pour une des deux méthodes)--je lui défie -de planter ses choux froidement, posément et régulièrement, un par un, -en droite ligne, et à distances égales,--sans aller de guingois et -perdre à chaque pas son alignement... surtout si ces maudits trous de -jupes ne sont pas recousus.--En Frize-Lande, en Finlande, en Islande, et -dans quelques autres pays que je sais bien, la chose seroit peut-être -plus facile.-- - ---Mais dans ce beau climat, où tout parle aux sens et à -l'imagination,--où l'on est sans cesse maîtrisé par ses idées,--dans ce -pays, mon cher Eugène,--dans ce fertile pays de romans et de chevalerie, -où je me trouve en ce moment, ouvrant mon écritoire pour écrire les -amours de mon oncle Tobie, tandis que de ma fenêtre je vois dans la -plaine les tours et détours que parcourt Julie pour retrouver son cher -Diégo,--si tu ne viens pas à mon secours, si tu n'es pas mon guide.-- - -Quelle espèce d'ouvrage sortira-t-il de mes mains?-- - -Essayons cependant. - - - - -CHAPITRE XXXI. - -_Ma méthode en écrivant._ - - -Il en est de l'amour comme du cocuage... - ---Mais quoi!--je vais commencer un nouveau livre, tandis que j'ai depuis -si long-temps une chose à communiquer au lecteur! une chose, qui, si -elle ne lui est pas communiquée en ce moment, ne le sera peut-être de ma -vie, au lieu que ma comparaison de l'amour lui sera expliquée à quelque -heure du jour.--Il faut que je me débarrasse de cette chose, après quoi -je commencerai tout de bon. - -Or, voici cette chose. - -C'est que de toutes les manières de commencer un livre, qui sont -maintenant pratiquées dans tout le monde connu, je suis persuadé que la -mienne est la meilleure;--je suis sûr du moins qu'elle est la plus -religieuse;--car j'écris d'abord la première phrase, et je m'abandonne à -la Providence pour la seconde. - -C'est ce qui devroit guérir pour jamais tout critique du soin et de la -folie d'ouvrir sa porte, et d'appeller à son aide ses voisins, ses amis, -ses parens, et le diable et son train, pour examiner avec lui comment -une de mes phrases en suit une autre, et comment le tout se lie -ensemble.-- - -Je voudrois que vous me vissiez cramponné sur le bras de mon fauteuil, -et à moitié soulevé,--les yeux au plancher,--l'air confiant,--attrapant -une pensée, souvent lorsqu'elle n'est encore qu'à moitié chemin pour -venir à moi.-- - -Je crois, en conscience, que j'en ai intercepté plus d'une, que le ciel -destinoit à quelque autre. - - - - -CHAPITRE XXXII. - -_Moins que rien._ - - -J'allois encore faire une digression sur Pope, sur les critiques, sur -les tartuffes.--J'allois faire valoir ma modération, ma -bonhomie.--J'allois retarder encore l'histoire des amours de mon oncle -Tobie.--Mais par le vieux masque de velours noir de ma tante Dinach,--ce -n'est pas là le cas. - ---Je reviens à ma comparaison. - - - - -CHAPITRE XXXIII. - -_Mon oncle Tobie reparoît._ - - -Il en est de l'amour comme du cocuage.--La partie souffrante est au -plutôt la troisième, et presque toujours la dernière personne instruite -de la maison.--Cela vient, comme tout le monde sait, de ce que nous -avons une demi-douzaine de mots pour une seule chose, et de ce que nos -impressions varient suivant le lieu où elles prennent naissance.--Ce qui -est de l'amour dans telle partie du corps humain, devient presque de la -haine dans telle autre,--du sentiment, quelques pieds plus haut,--et du -galimathias.--Non, madame, non pas là , s'il vous plaît,--c'est dans la -tête que je veux dire.--Tant que les choses, dis-je, iront ainsi, quel -fil aurons-nous pour nous conduire dans ce labyrinthe? - -De tous les êtres créés et incréés qui ont jamais fait des soliloques -sur ce sujet mystique, mon oncle Tobie étoit certainement le moins -propre à démêler la véritable sensation à travers tant de sensations -différentes.--Aussi s'en seroit-il remis à la Providence et au temps, -pour débrouiller un tel chaos, ainsi que nous faisons pour les événemens -dont nous craignons l'issue,--si l'avis donné par Brigitte à Susanne, et -les manifestes répandus par celle-ci dans le public, n'avoient à la fin -forcé mon oncle Tobie à prendre la chose en considération. - - - - -CHAPITRE XXXIV. - -_Sur les buveurs d'eau._ - - -Les phisiologistes anciens et modernes nous ont bien et dûment expliqué -d'où vient que les _tisserands_, les _jardiniers_, les _gladiateurs_, et -ceux dont une jambe s'est desséchée à la suite de quelque mal au -pied,--d'où vient, dis-je, que tous ces gens-là ont toujours quelque -nymphe dont le tendre cÅ“ur brûle en secret pour eux.-- - -Et bien! un _buveur d'eau_, (pourvu qu'il le soit de profession, sans -fraude ni supercherie) est précisément dans la même catégorie. Non qu'au -premier coup-d'Å“il on y aperçoive aucune conséquence, aucune -logique.--En effet, dire qu'un ruisseau d'eau froide, tombant goutte à -goutte dans mon estomac, allumera une torche en l'honneur de ma Jenny. - -Cette proposition ne frappe personne; au contraire, elle semble -diamétralement opposée au cours ordinaire des effets et des causes.-- - -Mais c'est ce qui montre la foiblesse et l'insuffisance de la raison -humaine.-- - -«Et vous ne laissez pas, monsieur, de jouir d'une parfaite santé?»-- - -«La plus parfaite, madame, que l'amitié même puisse me désirer.»-- - -«Quoi, monsieur! ne buvant rien, absolument rien que de l'eau!»-- - ---Impétueux fluide! au moment que tu presses contre les écluses du -cerveau, vois comme elles cèdent à ta puissance!-- - -La _curiosité_ paroît à la nage, faisant signe à ses compagnes de la -suivre! elles plongent au milieu du courant.-- - -_L'imagination_ s'assied en rêvant sur la rive.--Elle suit le torrent -des yeux, et change les brins de paille et de jonc en mâts de misaine et -de beau-pré.--A peine la métamorphose est-elle faite, que le _desir_, -tenant d'une main sa robe retroussée jusqu'au genou, survient, les voit -et s'en empare.-- - -O vous, buveurs d'eau! est-ce donc par le secours de cette source -enchanteresse que vous avez tant de fois tourné et retourné le monde à -votre gré?--Foulant aux pieds l'impuissant, écrasant son visage,--et -changeant même quelquefois la forme et l'aspect de la nature!-- - -«Si j'étois Eugène, disoit Yorick, je voudrois boire plus d'eau.--Et moi -aussi, dit Eugène, si j'étois Yorick.»-- - -C'est ce qui prouve que tous deux avoient lu leur Longin. - ---Quant à moi, je suis résolu à ne lire de ma vie d'autre livre que le -mien. - - - - -CHAPITRE XXXV. - -_Je m'embrouille._ - - -Je voudrois que mon oncle Tobie eût été _buveur d'eau_, on auroit -compris pourquoi, du premier moment que la veuve Wadman le vit, elle -sentit quelque chose en sa faveur.-- - -Quelque chose peut-être au-dessus de l'amitié, au-dessous de l'amour, -pourtant,--quelque chose,--n'importe quoi,--n'importe où,--je ne -donnerois pas un seul crin de la queue de ma mule, (qui franchement n'en -a guère à perdre) pour être mis dans le secret.-- - -Mais mon oncle Tobie n'étoit rien moins que _buveur d'eau_. Il ne la -buvoit ni pure, ni mélée, ni d'aucune manière, ni en aucun -lieu,--excepté peut-être dans quelque poste avancé où l'on ne pouvoit -avoir de meilleur liqueur. Peut-être aussi dans le temps de sa blessure, -lorsque le chirurgien ne cessant de lui dire qu'il falloit détendre ses -fibres, et que la réunion de la plaie s'en feroit plus vîte;--mon oncle -Tobie consentoit à en boire pour l'amour de la paix. - ---Tout le monde sait que dans la nature il n'y a point d'effet sans -cause.--Et l'on sait également que mon oncle Tobie n'étoit ni -_tisserand_, ni _jardinier_, ni _gladiateur_, à moins que vous -prétendiez que _capitaine_ soit l'équivalent de _gladiateur_; mais il -étoit simplement capitaine d'infanterie. D'ailleurs, ceci est une -explication forcée.--Nous n'avons donc rien à supposer que cette -malheureuse jambe. Mais dans la présente hypothèse, elle ne nous -serviroit qu'autant que son accident auroit été la suite de quelque mal -au pied; mais la jambe de mon oncle Tobie n'avoit maigri par l'effet -d'aucun désordre dans le pied.--Que dis-je? La jambe de mon oncle Tobie -n'avoit pas maigri du tout. Elle étoit un peu roide et sans grâce, ce -qui pouvoit venir du défaut total d'exercice, où elle étoit restée, -pendant les trois ans que mon oncle Tobie avoit passés à la ville dans -la maison de mon père; mais elle étoit forte, nerveuse, et au total -c'étoit une jambe aussi bien faite et d'aussi bon augure que toute -autre.-- - -Je déclare que je ne me rappelle aucune occasion, aucun passage du livre -que j'écris, où je me sois trouvé aussi embarrassé qu'au cas présent, à -faire joindre les deux bouts, et à faire cadrer de force le chapitre que -j'écrivois au chapitre qui devoit suivre.--On diroit que j'ai pris -plaisir à rassembler les difficultés de toute espèce, uniquement pour -voir comment je pourrois en sortir.-- - ---Insensé que tu es! quoi! ces détresses inévitables qui n'ont cessé de -t'affliger comme homme et comme auteur;--ces détresses, Tristram, ne te -suffisent pas! et tu veux te jetter dans de nouveaux embarras!-- - ---N'est-ce pas assez que tu sois endetté de tous côtés? N'as-tu pas dix -tombereaux chargés des premiers volumes de ton Tristram, qui ne sont pas -encore vendus? Et n'es-tu pas presque à bout de ton esprit pour trouver -le moyen de t'en défaire?-- - ---N'es-tu pas à l'heure qu'il est, tourmenté de ce maudit asthme que tu -as gagné en Flandre en patinant contre le vent?--Il n'y a pas plus de -deux mois, qu'à force de rire de la posture ridicule d'un cardinal, tu -te rompis un vaisseau dans la poitrine, et en deux heures tu perdis tant -de sang, qu'à en croire les médecins, si l'hémorrhagie eût duré une fois -autant, tu en aurois perdu plus de quatre pintes!-- - - - - -CHAPITRE XXXVI. - -_Qu'on ne m'interrompe plus._ - - -Bon Dieu! ne se taira-t-on jamais? ne pourra-t-on me laisser raconter -mon histoire de suite et sans déviation!--Elle est si délicate, si -compliquée, qu'elle peut à peine soutenir la transposition d'une seule -syllabe;--et vous ne cessez de me détourner mal-à -propos!--Il faut -cependant bien que je tâche de retrouver mon chemin.-- - -Mais, de grâce, ne distrayez plus mon attention. - - - - -CHAPITRE XXXVII. - -_J'entre tout de bon en matière._ - - -Mon oncle Tobie et le caporal, dans le dessein où ils étoient d'entrer -en campagne aussitôt que le reste des alliés, s'étoient enfuis de la -ville avec tant de chaleur et de précipitation, pour prendre possession -du petit terrein dont nous avons si souvent parlé, qu'ils avoient oublié -un des articles les plus nécessaires à leur projet. Ce n'étoit, comme on -peut croire, ni une pioche, ni une pelle, ni une bêche de pionnier. - ---C'étoit un lit pour se coucher.--Tellement que, comme le château de -Shandy n'étoit pas alors meublé, et que la petite auberge où mourut le -pauvre Lefèvre n'étoit pas encore bâtie,--mon oncle Tobie fut contraint -d'accepter un lit pour une nuit ou deux chez Mistriss Wadman,--en -attendant que le caporal Trim, (qui, aux talens d'un excellent laquais, -valet-de-chambre, cuisinier, chirurgien et ingénieur, joignoit celui -d'un excellent tapissier,) en eût monté un dans la maison de mon oncle -Tobie, à l'aide d'un menuisier et d'une ou de deux couturières.-- - -Une fille d'Eve...; car telle étoit la veuve Wadman, et tout ce que je -compte dire de son caractère, c'est qu'elle étoit: - - _Femme dans toute l'étendue du mot._-- - -Une fille d'Eve eût été mieux placée à cinquante lieues de-là , -chaudement étendue dans son lit, jouant avec l'étui de son couteau, -jouant même avec toute autre chose,--que les yeux témoins et l'esprit -occupé d'un homme logé, meublé, et défrayé par elle. - -Par tout ailleurs ce n'est rien.--Une femme (hors de chez elle) peut, -physiquement parlant, regarder un homme au grand jour, et même le voir -sous un plus grand jour qu'un autre.--Mais ici, sous quelque jour -qu'elle le vît, elle ne pouvoit s'empêcher de mêler à son idée quelque -chose de sa propre chevance, de le confondre pour ainsi dire avec son -bien,--jusqu'à ce que, par des actes réitérés de cette dangereuse -combinaison, elle le comprît tout-à -fait dans son inventaire. - -Et alors gare la sagesse. - ---Mais ceci n'est pas la matière d'un système, je l'ai déclaré -d'avance.--Ni d'un bréviaire; car je ne me mêle du _credo_ de personne -que du mien.--Ce n'est pas une matière de fait non plus, au moins que je -sache;--mais une matière purement charnelle, et qui sert d'introduction -à ce qui va suivre. - - - - -CHAPITRE XXXVIII. - -_Adieu l'étiquette._ - - ---Je ne parle pas à l'égard de leur grosseur, ni de leur finesse, ni de -la forme de leurs goussets; mais je vous prie, madame,--vos chemises de -nuit ne diffèrent-elles pas de vos chemises de jour en cette -particularité, aussi-bien qu'en plusieurs autres;--savoir, qu'elles -excèdent tellement les autres en longueur, que lorsque vous les avez -mises, elles tombent presqu'aussi bas au-dessous de vos pieds, qu'il -s'en faut que vos chemises de jour ne descendent jusqu'à vos -pieds.--C'est du moins sur ce modèle que les chemises de nuit de la -veuve Wadman avoient été coupées; d'où je présume que telle étoit la -mode sous les règnes du roi Guillaume et de la reine Anne. Et si elle a -changé (comme en Italie, où on ne porte point de chemise la nuit) tant -pis pour le public.-- - ---On leur donnoit alors deux aunes et demie de Flandre de longueur. -Ainsi en supposant la taille ordinaire d'une femme à deux verges, il lui -en restoit une demi-aune pour en disposer à sa fantaisie. - -Une veuve, qui l'est surtout depuis sept ans, trouve les nuits de -décembre bien longues et bien froides; et il n'est rien dont elle ne -s'avise pour suppléer à la chaleur qui lui manque.--Une petite douceur -en amène une autre; et peu-à -peu, et d'essais en essais, Mistriss Wadman -s'étoit formée l'habitude que voici; l'habitude qui, depuis deux ans, -étoit devenue une règle invariable de son coucher. - -Aussitôt que la veuve Wadman étoit au lit, et qu'elle avoit étendu ses -jambes dans toute leur longueur, elle appeloit Brigitte;--et Brigitte, -avec toute la décence convenable, soulevoit la couverture des pieds du -lit, prenoit la demi-aune excédente de laquelle nous avons parlé, la -tiroit doucement avec les deux mains pour lui donner toute l'extension -possible, et la plissoit légérement dans sa longueur;--puis prenant sur -sa manche une grosse épingle, dont elle tournoit la pointe vers -elle,--elle rattachoit tous les plis ensemble à peu de distance de -l'ourlet; après quoi elle retroussoit le tout sous les pieds du lit, et -souhaitoit à sa maîtresse une bonne nuit.-- - -Tout cela s'observoit régulièrement et avec une méthode constante et -invariable. Seulement Brigitte, en détroussant les pieds du lit pour -s'acquitter de son devoir, ne consultant d'autre thermomètre que la -disposition de son humeur,--elle faisoit sa besogne debout, à genoux, ou -accroupie,--suivant les différens degrés de foi, d'espérance et de -charité, qu'elle se sentoit cette nuit-là pour sa maîtresse.--Ainsi, il -n'y avoit de variété que dans l'attitude de Brigitte. A tout autre -égard, l'étiquette étoit sacrée, et auroit pu le disputer aux étiquettes -les plus rigides de toutes les chambres à coucher de la chrétienté.-- - -Le premier soir, aussitôt que le caporal eut conduit mon oncle Tobie au -haut de l'escalier, ce qu'il fit vers les dix heures,--Mistriss Wadman -se jeta dans son fauteuil, et croisant son genou droit sur son genou -gauche, ce qui lui faisoit un point d'appui pour son coude, elle pencha -sa joue sur la paume de sa main, et s'appuyant dessus, elle rumina -jusqu'à minuit sur les deux côtés de la question.-- - -Le second soir elle alla à son bureau; et ayant dit à Brigitte de lui -apporter d'autres chandelles, et de les laisser sur la table, elle tira -son contrat de mariage et le lut deux fois avec grande attention.-- - -Et le troisième soir, qui étoit le dernier du séjour de mon oncle Tobie, -quand Brigitte aux pieds du lit eut tiré la chemise de nuit, et qu'elle -essaya de la rattacher avec la grosse épingle.-- - -D'un coup de pied donné des deux talons à -la-fois, mais en même-temps du -coup de pied le plus naturel que l'on pût donner dans sa position, elle -fit sauter l'épingle des doigts de Brigitte.--L'étiquette, qui étoit -attachée à l'épingle, tomba avec elle, et en tombant par terre, fut -brisée en mille atomes. - -De tout cela, il étoit clair que la veuve Wadman étoit amoureuse de mon -oncle Tobie. - - - - -CHAPITRE XXXIX. - -_Amours de mon oncle Tobie avec la veuve Wadman._ - - -Mais la tête de mon oncle Tobie étoit alors occupée de bien d'autres -affaires; tellement qu'il n'eut pas le loisir de songer à celle-ci, -jusqu'à ce que la démolition de Dunkerque eût été consommée, et que les -droits respectifs de toutes les puissances de l'Europe eussent été -réglés. - -Cela fit un _armistice_, pour parler le langage de mon oncle Tobie, ou, -pour parler celui de Mistriss Wadman, un _chômage_ de près de onze -ans.--Mais comme dans les cas de cette nature c'est toujours le second -coup, (à quelque distance qu'il soit du premier) qui établit le combat, -j'appelle ces amours, _les amours de mon oncle Tobie avec la veuve -Wadman_, plutôt que _les amours de la veuve Wadman avec mon oncle -Tobie_. - -Et cette distinction n'est pas imaginaire. Il n'en est pas de ceci comme -de _bonnet blanc_ et _blanc bonnet_, et de toutes autres choses de ce -genre, sur lesquelles on dispute tous les jours au parlement:--dans ce -cas-ci il y a une différence dans la nature des choses,--et (souffrez -que je vous le dise, messieurs) une grande différence. - - - - -CHAPITRE XL. - -_Je bats la campagne._ - - -Au moment dont je parle, comme ainsi soit que la veuve Wadman aimoit mon -oncle Tobie, et que mon oncle Tobie n'aimoit pas encore la veuve -Wadman,--la veuve Wadman n'avoit que deux partis à prendre; ou d'aller -en avant et de continuer à aimer mon oncle Tobie, ou de se tenir en -repos.-- - ---La veuve Wadman ne vouloit ni l'un ni l'autre.-- - -Bonté du ciel!--Mais j'oublie que je suis moi-même un peu du caractère -de la veuve Wadman. Car toutes les fois qu'il m'arrive (ce qui avient -quelquefois vers les équinoxes) que quelque divinité champêtre m'occupe, -m'intéresse, me tourmente au point que je perds pour elle le boire et le -manger;--tandis que la cruelle ne daigne pas s'informer si je bois ou si -je mange.-- - -Malédiction sur elle! je l'envoie en Tartarie, et de la Tartarie à la -terre de Feu, et de la terre de Feu à tous les diables.--Bref, il n'y a -pas un recoin en enfer où je ne place ma déesse, et où je ne la loge.-- - -Mais comme le cÅ“ur est foible, et que les marées de nos passions montent -et descendent dix fois par minute,--je ramène bien vîte ma divinité; et -comme je suis extrême en tout, je la place au beau milieu de la voie -lactée. - ---«O la plus brillante des étoiles,--répands, répands ton influence...» - -Maudite soit l'étoile et son influence! par tout ce qui est hérissé et -en guenilles, m'écriai-je, en ôtant mon bonnet fourré, et le regardant -d'un air de colère,--je ne donnerois pas six sous pour en avoir douze de -cette espèce!-- - -Mais c'est pourtant un excellent bonnet, dis-je, en le mettant sur ma -tête et l'enfonçant jusqu'aux oreilles;--il est bien chaud, bien -doux,--surtout si vous couchez le poil avec la main.-- - -Eh! que m'importe, répliquai-je, en suis-je moins malheureux?--Ici ma -philosophie m'abandonne encore. - -Non, je ne toucherai jamais à ce pâté, (je change encore de métaphore) -ni à la croûte, ni à la mie,--ni au-dedans, ni au-dehors, ni -au-dessus,--ni au-dessous;--je le déteste,--je le hais,--je le -répudie:--la vue seule m'en rend malade.-- - - Il est tout poivre, - tout ail, - tout épice, - tout sel, - toutes drogues du diable. - -Par le grand archi-cuisinier des cuisiniers, qui ne fait, je pense, -Å“uvre de ses dix doigts du matin au soir, et qui passe son temps à -inventer pour nous les ragoûts les plus échauffans, je n'y toucherois -pas pour le monde entier.-- - -«O Tristram! Tristram! s'écrie Jenny.» - -«O Jenny! Jenny! lui dis-je, et cela me conduit au quarante et unième -chapitre.» - - - - -CHAPITRE XLI. - -_Rien._ - - -«Non, pour le monde entier, je n'y toucherois pas, lui dis-je.»-- - -Mon dieu! à quel point cette métaphore m'a échauffé l'imagination! - - - - -CHAPITRE XLII. - -_Diatribe contre l'Amour._ - - -C'est ce qui montre, (que la robe et l'église en disent tout ce qu'elles -voudront;--qu'elles en disent;... car, quant à penser, tout ce qui -pense, pense à -peu-près de même sur cet article et sur bien -d'autres)--c'est ce qui montre, dis-je, que l'amour est certainement, -(au moins alphabéticalement parlant) l'affaire de la vie la plus - - A gitante, - la plus B izarre, - la plus C onfuse, - la plus D iabolique; - -Et de toutes les passions humaines, la passion la plus - - E xtravagante, - la plus F antasque, - la plus G rossière, - la plus H onteuse, - la plus I nconséquente (le K manque), - et la plus L unatique;-- - -Et en même-temps la chose la plus - - M isérable, - la plus N iaise, - la plus O iseuse, - la plus P uérile, - la plus Q uinteuse, - la plus S urannée, - et la plus R idicule; - -Quoique dans la règle l'R eût dû marcher avant l'S.-- - -Enfin c'est une chose telle, que mon père, à la fin d'une longue -dissertation sur ce sujet, disoit un jour à mon oncle Tobie: «Vous ne -sauriez jamais, frère Tobie, combiner deux idées sur cette matière sans -faire un hypallage.--Eh! bon Dieu, qu'est-ce qu'un hypallage, s'écria -mon oncle Tobie?-- - -C'est mettre la charrue devant les bÅ“ufs, dit mon père.-- - -Et que peuvent-ils faire dans cette posture, s'écria mon oncle Tobie? - -Ou bien aller en avant, dit mon père, ou bien se tenir en repos. - ---Or je vous ai déjà dit que la veuve Wadman ne vouloit faire ni l'un ni -l'autre.-- - ---Elle se tint cependant harnachée et caparaçonnée de tout point, pour -guetter une occasion favorable. - - - - -CHAPITRE XLIII. - -_Description topographique._ - - -Les destinées, qui avoient certainement prévu tout ce qui concernoit les -amours de la veuve Wadman et de mon oncle Tobie, avoient depuis la -création de la matière et du mouvement, (et même avec plus de courtoisie -qu'elles n'ont coutume d'en mettre en pareil cas,) avoient, dis-je, -établi une chaînes de causes et d'effets liés si étroitement ensemble, -qu'il étoit presque impossible que mon oncle Tobie eût habité et occupé -une autre maison et un autre jardin dans tout le monde entier, que la -maison qui touchoit à la maison, et le jardin qui touchoit au jardin de -mistriss Wadman.--Ce voisinage, joint à la commodité d'un gros arbre -creux et touffu, placé dans le jardin de la veuve, et sur la palissade -de mon oncle Tobie, fournissoit à l'aimable veuve toutes les occasions -que son goût pour les opérations militaires pouvoit désirer. Elle -pouvoit observer tous les mouvemens de mon oncle Tobie, et assister à -ses conseils de guerre.--Et mon oncle Tobie, dont le cÅ“ur étoit sans -défiance, ayant permis au caporal (à la sollicitation de Brigitte) de -pratiquer en osier une porte de communication pour prolonger les -promenades de mistriss Wadman,--mistriss Wadman se trouvoit maîtresse de -pousser ses approches jusqu'à la porte de la guérite, et quelquefois -même, (par pure reconnoissance du procédé de mon oncle Tobie,) de former -son attaque et d'assaillir mon oncle Tobie au fond même de sa guérite. - - - - -CHAPITRE XLIV. - -_Diverses façons de brûler une chandelle._ - - -C'est une vérité triste, mais qui n'en est pas moins constante.--Il est -prouvé par toutes les observations journalières qu'un homme peut, ainsi -qu'une chandelle, être brûlé par l'un ou par l'autre bout;--j'entends -pourvu qu'il ait une mêche suffisante, sinon tout est dit.--J'entends -encore, qu'on ne l'allumera pas en bas; car comme en ce cas la flamme -s'éteint ordinairement d'elle-même, tout est encore dit.-- - -Quant à moi, comme je ne saurois supporter l'idée d'être brûlé comme un -sot, si l'on me laissoit le choix sur la manière d'être brûlé, je -voudrois qu'on m'allumât par en haut, afin de pouvoir brûler décemment -jusqu'à la bobèche;--c'est-à -dire de la tête au cÅ“ur, du cÅ“ur au foie, -du foie aux entrailles, et de-là , par les veines et les artères -mésentériques, à travers toutes les sinuosités et les insertions -latérales des intestins et de leur tunique, jusqu'au boyau que l'on -appelle _aveugle_ ou _cÅ“cum_. - -«Je vous prie, docteur Slop, dit mon oncle Tobie, (en l'interrompant au -moment qu'il prononçoit le mot _cÅ“cum_, le soir que ma mère accoucha de -moi,)--je vous prie, dit mon oncle Tobie, apprenez-moi ce que c'est que -le _cÅ“cum_; car tout vieux que je suis, j'avoue que je ne sais pas -encore où il est situé.» - -«Le _cÅ“cum_, répondit le docteur Slop, est situé entre l'_ilium_ et le -_colum_.»-- - -«Dans un homme, dit mon père?»-- - -«Et dans une femme aussi, dit le docteur Slop.»-- - -«Je ne m'en doutois pas, dit mon père.» - - - - -CHAPITRE XLV. - -_Attaques de la veuve Wadman._ - - -Et pour s'assurer des deux systèmes, mistriss Wadman se promit de -n'allumer mon oncle Tobie ni par en haut ni par en bas, mais de le -brûler, s'il étoit possible, par les deux bouts à -la-fois, comme la -chandelle du prodigue. - -Or, mistriss Wadman, aidée de Brigitte, auroit pu bouleverser pendant -sept ans entiers, tous les magasins et arsenaux, depuis celui de Venise -jusqu'à la tour de Londres.--Elle auroit pu choisir dans tout l'attirail -de guerre et dans tous les ustensiles militaires destinés, soit à -l'infanterie, soit à la cavalerie,--sans y trouver blinde ni mantelet -aussi propre à servir son dessein, que l'expédient que le hasard, joint -à l'invention de mon oncle Tobie, avoit placé sous sa main.-- - -Je ne crois pas vous l'avoir dit;--mais je ne voudrois pas en répondre; -il se pourroit que si... Quoi qu'il en soit, c'est une des choses qu'il -vaut mieux recommencer que de s'amuser à disputer contre. Il y a -beaucoup de choses de ce genre.--Vous saurez donc que quelque ville ou -forteresse que le caporal eût à exécuter pendant le cours des campagnes -de mon oncle Tobie, mon oncle Tobie commençoit par en mettre le plan en -dedans de la guérite à main gauche; là ce plan s'attachoit par en haut -avec deux ou trois épingles, et restoit flottant par en bas, pour donner -la facilité de le rapprocher des yeux quand il étoit nécessaire. Si bien -que dès que l'attaque fut résolue de la part de mistriss Wadman, les -moyens en furent trouvés. - -En effet, une fois avancée jusqu'à la porte de la guérite, mistriss -Wadman, en étendant la main droite et glissant le pied gauche par le -même mouvement, n'avoit qu'à saisir la carte ou le plan, et l'avancer -vers elle en allongeant le cou, comme pour aller à sa rencontre;--mon -oncle Tobie prenoit feu sur-le-champ;--sa passion favorite se -réveilloit;--il se hâtoit de prendre l'autre coin de la carte avec sa -main gauche, et du bout de sa pipe qu'il tenoit dans sa main droite, il -entamoit une démonstration. - -Si-tôt que l'attaque en étoit à ce point, mistriss Wadman, en général -habile, et par une seconde manÅ“uvre, dont tout le monde sentira les -raisons, faisoit tomber la pipe des mains de mon oncle Tobie tout le -plutôt possible.--Elle se servoit pour cela de plusieurs prétextes, dont -le plus commun étoit le besoin de désigner plus clairement sur la carte -quelque redoute ou quelque parapet.--Mais, soit d'une manière, soit -d'une autre, il n'étoit pas possible à mon pauvre oncle Tobie de -parcourir plus de dix toises avec sa pipe.-- - -Mon oncle Tobie étoit alors obligé de faire usage de son premier -doigt.-- - -Et voyez la différence qui en résultoit pour l'attaque! en promenant son -doigt sur la carte (comme dans le premier cas) vis-à -vis le bout de la -pipe de mon oncle Tobie, la veuve Wadman auroit parcouru toutes les -lignes de Dan à Bershabée (si les lignes de mon oncle Tobie se fussent -prolongées si loin) sans produire aucun effet. Le bout de la pipe -n'ayant ni artère, ni chaleur vitale, n'étoit susceptible d'aucune -sensation, et ne pouvoit ni communiquer la chaleur par attouchement, ni -la recevoir par sympathie. Tout se passoit en fumée.-- - -Mais avec le doigt de mon oncle Tobie, tout changeoit de face. La veuve, -en le suivant de près avec le sien à travers tous les petits détours et -les zigzags des ouvrages,--le touchant de temps en temps par -côté,--passant quelquefois sur l'ongle,--et quelquefois s'y -accrochant,--le rencontrant tantôt à droite, tantôt à gauche;--enfin, le -harcelant sans cesse, la veuve ne pouvoit manquer d'exciter au moins un -certain je ne sais quoi. - -Ces escarmouches, quoique légères et encore assez distantes du corps de -la place, ne laissoient pas que d'y conduire. Si au milieu de ces -escarmouches la carte se détachoit et venoit à glisser le long de la -guérite, mon oncle Tobie, simple comme la colombe, posoit aussitôt sa -main dessus et à plat, pour contenir la carte, en continuant son -explication; et mistriss Wadman, par une manÅ“uvre aussi prompte que la -pensée, plaçoit sa main tout à côté de celle de mon oncle Tobie. Par ce -moyen, elle établissoit une communication suffisante pour laisser passer -et repasser toute sensation connue de toute personne un peu versée dans -la partie élémentaire et pratique de la galanterie. - -Alors elle recommençoit à promener son doigt à côté de celui de mon -oncle Tobie; le jeu de ce premier doigt amenoit celui du pouce;--et -sitôt que le pouce étoit engagé, toute la main s'en mêloit bientôt.--La -tienne, cher oncle Tobie, ne pouvoit rester en place. Mistriss Wadman, -par les efforts les mieux ménagés, par les pressions les plus -équivoques, par les sensations les plus légères qu'une main puisse -employer pour en déranger une autre, essayoit sans cesse de déplacer -celle de mon oncle Tobie, ne fût-ce que de l'épaisseur d'un cheveu. - -Pendant tout ce manège, la jambe de la veuve glissée au fond de la -guérite, appuyoit contre le mollet de mon oncle Tobie; et la veuve ne -négligeoit rien pour empêcher mon oncle Tobie d'attribuer cette pression -à toute autre cause. Voilà la chandelle allumée par les deux -bouts;--voilà mon oncle Tobie attaqué et poussé vigoureusement dans ses -deux aîles;--est-il surprenant que son centre fût à chaque instant mis -en désordre? - -«C'est le diable qui s'en mêle, disoit mon oncle Tobie.» - - - - -CHAPITRE XLVI. - -_Relique de mon oncle Tobie._ - - -On conçoit aisément que mistriss Wadman varioit ses attaques, à -l'exemple de tous les généraux dont l'histoire fourmille; et par les -mêmes motifs qu'eux:--un observateur de l'ordre commun auroit eu peine à -les reconnoître pour des attaques réelles; ou tout au moins n'en auroit -pas senti les différences; mais ce n'est pas pour ces gens-là que -j'écris.-- - -Je reviendrai un jour à ces attaques; mais ce ne sera pas de quelques -chapitres; et alors je verrai à mettre un peu plus d'exactitude dans mes -descriptions. Tout ce que j'ai à dire en ce moment sur ce sujet, c'est -que dans une liasse de papiers originaux et de dessins que mon père -avoit rassemblés, il y a un plan de Bouchain parfaitement conservé, et -que je conserverai soigneusement, tant que je serai en état de conserver -quelque chose.--Sur un des coins d'en-bas, et à main droite, on voit -encore les marques de tabac d'un pouce et d'un premier doigt: or, il y a -tout à parier que ce pouce et ce premier doigt sont ceux de la veuve -Wadman, d'autant que le coin opposé, qui sans doute étoit celui de mon -oncle Tobie, est sans la moindre tache.--C'est assurément là un acte -authentique d'une de ces attaques. On aperçoit vers le haut de la carte -les vestiges de deux trous presque effacés, mais encore visibles: or, -ces trous sont évidemment ceux des épingles qui attachoient la carte -dans la guérite. - -Par tout ce qu'il y a de sacré, j'estime plus cette précieuse relique -avec ses stigmates, que toutes les reliques souvent apocryphes qu'on -montre aux badauds;--exceptant toujours, lorsque j'écris sur ces -matières, les pointes qui entrèrent dans la chair de sainte Radegonde -dans le désert; pointes merveilleuses, que les religieuses de Cluny font -voir à tous les passans, pour l'amour de Dieu. - - - - -CHAPITRE XLVII. - -_Hélas._ - - -Voilà , dit Trim, tout ce que j'y peux faire.--Les fortifications sont -entièrement rasées, et le bassin de Dunkerque est de niveau avec le -môle. Avec la permission de Monsieur, je pense que tout est fini.--Je le -pense de même, répondit mon oncle Tobie, avec un soupir à demi -étouffé;--mais va, Trim, va dans la salle chercher les articles du -traité; ils doivent être sur la table.»-- - -«Ils y ont été pendant plus de six semaines, dit le caporal; mais ce -matin la servante les a pris pour allumer le feu.»-- - -«Tout est donc fini, Trim, dit mon oncle Tobie! la cour n'a plus besoin -de nos services!--O ciel, dit le caporal, tout est fini!» En disant ces -mots, il jette sa bêche dans la brouette avec l'air du désespoir le plus -expressif qui puisse s'imaginer; puis se retournant lentement, il -ramasse sa pioche, sa pelle, ses piquets, et tout le reste de ses -ustensiles militaires; et il se disposoit à emporter le tout hors du -boulingrin,--quand un _hélas_ partit de la guérite, et se glissant à -travers une petite fente du sapin, vint frapper son oreille du son le -plus lamentable;--il s'arrêta tout court. - -«Non, dit le caporal en lui-même, je n'en ferai rien à l'heure qu'il -est;--il vaut mieux attendre à demain matin, avant que monsieur soit -levé, pour que monsieur n'en voie rien.» Le caporal prit sa bêche dans -sa brouette, avec un peu de terre dessus, comme s'il eût eu à combler un -petit trou au pied du glacis, mais réellement pour se rapprocher de son -maître et tâcher de le distraire.--Il leva une motte ou deux, les -tailla, les façonna avec sa bêche;--enfin il s'assit aux pieds de mon -oncle Tobie, et commença ainsi. - -[Illustration] - - - - -CHAPITRE XLVIII. - -_Amours de Trim._ - - -«N'est-ce pas, monsieur, une grande pitié?... Mais je crains que ce que -je vais dire à monsieur ne soit une sottise dans la bouche d'un -soldat.»-- - -«Et pourquoi, Trim, dit mon oncle Tobie, un soldat seroit-il plus exempt -d'en dire qu'un homme de lettres?--Il en a moins d'occasions, répondit -le caporal.» Mon oncle Tobie fit un signe de tête. - ---«N'est-ce donc pas une grande pitié, dit le caporal, en jetant les -yeux sur Dunkerque et sur le môle,--comme Servius Sulpicius, à son -retour d'Asie et de sa traversée d'Egine à Mégare, jetoit les siens sur -Corinthe et le Pirée. - -«N'est-ce pas, dis-je, une grande pitié, sauf le respect de monsieur, -d'avoir détruit de si beaux ouvrages? Et n'en seroit-ce pas une toute -aussi grande, de les avoir laissé subsister?»-- - -«Tu as raison, Trim, dans les deux cas, dit mon oncle Tobie.--Aussi, -poursuivit le caporal, monsieur a pu remarquer que depuis le -commencement de la démolition jusqu'à la fin, je n'ai pas une seule fois -sifflé, ni chanté, ni ri, ni pleuré, ni parlé de nos anciennes guerres, -ni raconté à monsieur une seule histoire, bonne ou mauvaise.»-- - -«Tu es, Trim, dit mon oncle Tobie, rempli d'excellentes qualités; et je -ne regarde pas comme la moindre (étant conteur d'histoires comme tu -l'es) d'avoir su au travers de toutes celles que tu m'a dites, soit pour -me divertir dans mes travaux, soit pour me distraire dans mes chagrins, -d'avoir su, dis-je, ne m'en raconter presque jamais que de bonnes.»-- - -«Avec la permission de monsieur, c'est qu'à l'exception _du roi de -Bohême et de ses sept châteaux_, il n'y en a pas une qui ne soit vraie; -car elles me regardent toutes.» - -«C'est ce qui fait, Trim, dit mon oncle Tobie, que je les aime -davantage.--Mais quelle est cette nouvelle histoire? tu viens d'exciter -ma curiosité.» - -«Je vais, dit le caporal, la raconter à monsieur.--Pourvu, dit mon oncle -Tobie, en regardant tristement Dunkerque et le môle,--pourvu que ce ne -soit pas une histoire enjouée; car à des histoires de ce genre, il faut -que l'auditeur apporte avec lui la moitié du plaisir,--et la disposition -où je me trouve en ce moment nuiroit à toi, Trim, et à ton histoire.--Il -n'y a, dit le caporal, rien d'enjoué dans mon histoire.--Je ne voudrois -pas non plus, ajouta mon oncle Tobie, qu'elle fût trop triste.--Elle ne -l'est pas non plus, répliqua le caporal;--en un mot elle convient -parfaitement à monsieur.--Eh bien! je t'en remercie de tout mon cÅ“ur, -s'écria mon oncle Tobie, et tu me feras plaisir de la commencer.»-- - -Le caporal fit la révérence.--Quoi qu'il ne soit pas aussi aisé que le -monde l'imagine, d'ôter avec grace un bonnet de housard qui n'a point de -consistance,--ni moins difficile, à mon avis, quand on est assis par -terre, de faire une révérence aussi remplie de respect que les -révérences ordinaires du caporal,--cependant en faisant glisser la -paulme de sa main droite, laquelle étoit du côté de son maître; en la -faisant glisser, dis-je, en arrière sur le gazon, et un peu plus loin -que son corps, pour donner à celle-ci plus de courbure,--saisissant en -même-temps son bonnet sans effort avec le pouce et les deux premiers -doigts de la main gauche, ce qui réduisoit insensiblement le diamètre du -bonnet, lui faisoit perdre sa rondeur, et l'applatissoit -presqu'entièrement,--le caporal satisfit à tout beaucoup mieux que sa -posture ne sembloit le promettre.--Et, ayant craché deux fois, pour -chercher la clef sur laquelle son histoire iroit le mieux, et plairoit -davantage à son maître,--il jeta sur lui un regard de tendresse qui lui -fut rendu, et il commença ainsi. - - -_Histoire du roi de Bohême et des sept châteaux._ - -«Il étoit une fois un certain roi de Bo--hê.--» - -Le mot _Bohême_ n'étoit pas encore tout-à -fait prononcé, que mon oncle -Tobie obligea le caporal à faire halte pour un moment.--Le caporal avoit -commencé son histoire nue tête, ayant laissé son bonnet par terre depuis -qu'il l'avoit ôté à la fin du dernier chapitre.-- - -L'Å“il de la bonté épie tout.--Le caporal n'avoit pas achevé les quatre -premiers mots de son histoire, que mon oncle Tobie avoit déjà touché son -bonnet deux fois du bout de sa canne, comme pour dire: pourquoi, Trim, -n'est-il pas sur votre tête?--Trim le ramassa avec la plus respectueuse -lenteur; puis jetant un coup-d'Å“il humilié sur la broderie de devant, -laquelle étoit terriblement ternie, et même usée dans les parties les -plus apparentes, il posa de nouveau son bonnet à ses pieds pour -moraliser à son sujet.-- - -«Je t'entends trop bien, s'écria mon oncle Tobie! et tout ce que tu -dis-là n'est que trop vrai.--Mais, Trim, _rien n'est fait en ce monde -pour toujours durer_.»-- - -«O mon cher Tom! s'écria Trim,--quand ces gages de ton amour et de ton -souvenir seront tout-à -fait usés, que dirai-je?»-- - -«Il n'y a, Trim, répliqua mon oncle Tobie, autre chose à dire que ce que -je t'ai dit; _rien n'est fait en ce monde pour toujours durer_. On se -creuseroit la cervelle jusqu'au jour du jugement, qu'on ne trouveroit -rien de mieux.» - -Le caporal reconnut que mon oncle Tobie avoit raison, et qu'il seroit -inutile, quelque esprit qu'on eût, de chercher à tirer de son bonnet une -morale plus saine. Il mit donc son bonnet sur sa tête sans chercher -davantage; et, passant la main sur son front pour effacer une ride -pensive que le texte et le commentaire y avoient fait naître, il -retourna, avec le même regard et le même son de voix, à son histoire du -roi de Bohême et de ses sept châteaux. - - -_Suite de l'histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux._ - -«Il étoit une fois un certain roi de Bohême...--Mais sous quel règne? -c'est ce que je ne saurois dire à monsieur.»-- - -«Je ne te le demande en aucune sorte, s'écria mon oncle Tobie.»-- - -«C'étoit, sauf le respect de monsieur, un peu avant le temps où les -géans cessèrent d'engendrer.--Mais en quelle année de notre Seigneur -c'étoit?...»-- - -«Je ne donnerois pas deux sous pour le savoir, dit mon oncle Tobie.»-- - -«Seulement, n'en déplaise à monsieur, cela donne meilleur air à une -histoire.»-- - -«C'est ton affaire, Trim, de l'embellir à ta mode;--et choisis, continua -mon oncle Tobie, choisis dans tout le monde entier la date que tu -voudras, et applique-la à ton histoire, c'est celle-là que je -préférerai.» - -Le caporal s'inclina d'un air pénétré de reconnoissance.--En effet, -depuis la création du monde jusqu'au déluge de Noé,--depuis le déluge -jusqu'à la naissance d'Abraham, depuis les patriarches et leur -pélerinage jusqu'à la sortie d'Egypte des Israélites;--de-là à travers -toutes les dynasties, olympiades, villes fondées et détruites, et autres -époques mémorables de chaque peuple, jusqu'à la venue de -Jésus-Christ,--et de cette venue au moment où Trim racontoit son -histoire;--chaque siècle, chaque année, chaque mois, chaque heure, -chaque minute;--mon oncle Tobie mettoit aux pieds du caporal le vaste -empire des temps et tous ses abîmes. - -Mais comme la modestie touche à peine du bout du doigt à ce que la -libéralité lui présente les mains ouvertes, le caporal se contenta de ce -qu'il y avoit de plus mauvais dans tout le paquet;--et pour que nos -seigneurs du parti ministériel et de celui de l'opposition ne se mangent -pas le blanc des yeux en disputant sur l'époque choisie par le caporal, -je la leur dirai sans me faire prier. - -Il prit l'année de notre Seigneur mil sept cent douze, qui fut celle où -le duc d'Ormond se comporta si mal en Flandre; et il reprit ainsi son -expédition de Bohême. - - -_Suite de l'histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux._ - -«En l'an de notre Seigneur mil sept cent douze, il étoit, comme je le -disois à monsieur...»-- - -«A te dire vrai, Trim, dit mon oncle Tobie, toute autre date m'auroit -plu davantage; non-seulement à cause de la tache honteuse qui souille -notre histoire de cette année-là , quand nos troupes se débandèrent, et -refusèrent de couvrir le siége du Quesnoy, où Fayel cependant poussoit -les ouvrages avec une vigueur incroyable;--mais encore, Trim, pour -l'intérêt même de ton histoire; parce que s'il y a (et ce qui t'est -échappé à ce sujet m'en laisse quelque soupçon)--s'il y a, dis-je, -quelques géans...»-- - -«En vérité, monsieur, il n'y en a qu'un.--C'est tout comme vingt, -s'écria mon oncle Tobie!--mais alors tu aurois dû te reculer de quelque -sept ou huit cents ans, pour te mettre hors de la portée des critiques. -Et je te conseille, pour l'honneur de ton histoire, si tu dois jamais la -raconter encore...»-- - -«Si je peux l'achever une bonne fois, dit Trim, je jure à monsieur que -je ne la raconterai de ma vie, ni à homme, ni à femme, ni à enfant. A -d'autres, s'écria mon oncle Tobie!» mais d'un ton de voix si bon, si -encourageant, que le caporal reprit son histoire avec plus d'allégresse -que jamais.-- - - -_Suite de l'histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux._ - -«Il étoit, sauf le respect de monsieur, dit le caporal, en élevant la -voix et frottant joyeusement les deux paumes de ses mains l'une contre -l'autre,--il étoit une fois un certain roi de Bohême...»-- - -«Laisse la date entièrement, Trim, dit mon oncle Tobie, en se penchant -vers le caporal, et appuyant doucement sa main sur son épaule -pour adoucir la petite peine qu'il pouvoit lui faire en -l'interrompant,--laisse la date entièrement, Trim. Une histoire passe à -merveille sans tant de précision; et à moins qu'on n'en soit bien -sûr...--Bien sûr, dit le caporal, en secouant la tête!--J'en conviens, -répondit mon oncle Tobie.--Il n'est pas aisé, Trim, qu'un homme comme -toi et moi, nourri dans les armées, qui a rarement regardé devant lui -plus loin que le bout de son fusil, et derrière lui au-delà de son -havresac, en sache beaucoup sur cette matière.» - -«Morbleu, dit Trim, vaincu par la manière de raisonner de mon oncle -Tobie, autant que par le raisonnement lui-même!--un soldat a bien autre -chose à faire;--car, sans parler des batailles, des marches, ni du -service de garnison, n'a-t-il pas son fusil à éclaircir,--son habit à -nétoyer,--ses moustaches à cirer; lui-même enfin à raser et à tenir -propre, de manière à paroître toujours comme à la parade?--Quel besoin, -ajouta le caporal, d'un air triomphant, quel besoin, (je le demande à -monsieur)--un soldat peut-il avoir de savoir un seul mot de -géographie?»-- - -«Tu devois dire, _chronologie_, Trim, dit mon oncle Tobie; car pour la -_géographie_, elle est pour lui d'un usage indispensable. Il faut qu'il -connoisse parfaitement tous les pays où son métier l'entraîne, et les -confins de ces pays;--il faut qu'il en connoisse chaque ville, village, -bourg, hameau, avec les routes, les canaux et les chemins creux qui y -aboutissent.--S'il passe une rivière ou un ruisseau, il faut, Trim, qu'à -la première vue il puisse en dire le nom,--dans quelle montagne il prend -sa source,--quel est son cours,--à quelle distance il est navigable,--où -il est guéable, où il ne l'est pas.--Il faut que le sol de chaque vallée -lui soit aussi connu qu'au laboureur qui la cultive, et qu'il soit en -état, si le cas le requiert, de donner un plan exact de toutes les -plaines et défilés, des forts, des collines, des bois et des marais, à -travers lesquels son armée doit marcher.--Il faut enfin qu'il connoisse -leurs produits, leurs plantes, leurs minéraux, leurs eaux thermales, -leurs animaux, leurs saisons, leurs climats, leurs degrés de froid et de -chaud, leurs habitans, leurs coutumes, leurs langages, leur politique, -et même leur religion.--Autrement, caporal, continua mon oncle Tobie, se -levant dans la guérite, et commençant à s'échauffer à cet endroit de son -discours,--concevroit-on comment Malborough a pu faire marcher son -armée, des bords de la Meuse à Belbourg, de Belbourg à Kerpenord,--(Il -fut impossible au caporal de rester assis plus long-temps) de Kerpenord, -Trim, à Kalsaken, de Kalsaken à Newdorf, de Newdorf à Laudenbourg, de -Laudenbourg à Mildenheim, de Mildenheim à Elchingen, d'Elchingen à -Gingen, de Gingen à Belmerchoffen, de Belmerchoffen à Skellenbourg,--où -il fondit sur les retranchemens des ennemis, les força à passer le -Danube, traversa la Lech, poussa ses troupes jusques dans le cÅ“ur de -l'empire,--et marchant à leur tête par Fribourg, Hokenwert et -Schonevelt, il arriva aux plaines de Blenheim et d'Hochstet.--Ce grand -homme, caporal, malgré tout son talent, n'auroit pas fait un pas ni un -seul jour de marche, sans le secours de la _géographie_». - -«Car pour la _chronologie_, j'avoue, Trim, continua mon oncle Tobie, en -se rasseyant froidement dans sa guérite, que de toutes les sciences, il -me semble que c'est celle dont un soldat peut le mieux se dispenser;--à -moins que ce ne soit pour les éclaircissemens qu'il peut un jour en -retirer, relativement à l'époque de l'invention de la poudre; car les -terribles effets de cette composition, pareille à la foudre et -renversant tout devant elle, l'ont rendue pour nous une espèce d'ère -militaire. Elle a si totalement changé la nature de l'attaque et de la -défense, soit pour la guerre de terre, soit pour la guerre de mer, elle -a tellement étendu les bornes de l'art et de la science militaire, qu'on -ne sauroit être trop exact à fixer le temps précis de sa découverte, et -trop soigneux à rechercher le nom de son inventeur, et les circonstances -qui lui ont donné naissance. - -»Je suis loin de contester, continua mon oncle Tobie, ce dont les -historiens conviennent; savoir qu'en l'an de Notre Seigneur treize cent -quatre-vingt, sous le règne de Vinceslas, fils de Charles IV, un certain -prêtre, nommé _Schwartz_, apprit aux Vénitiens l'usage de la poudre dans -leurs guerres contre les Génois. Mais il est certain qu'il ne fut pas le -premier;--car si nous en croyons dom Pèdre, évêque de Léon...--Bon Dieu, -dit Trim, qu'est-ce que des prêtres et des évêques avoient à faire de se -creuser la tête pour la poudre à canon?--Dieu le sait, dit mon oncle -Tobie, sa providence opère le bien par qui il lui plaît.--Dom Pèdre donc -affirme, en sa chronique du roi Alphonse, lequel subjugua Tolède, qu'en -l'an treize cent quarante-trois, (c'est-à -dire trente-sept avant l'autre -époque,) le secret de la poudre étoit bien connu, et qu'elle étoit -dès-lors employée avec succès, tant par les Maures que par les -Chrétiens, non-seulement sur mer, mais dans plusieurs de leurs siéges -les plus mémorables en Espagne et en Barbarie.--Et tout le monde sait -que le moine Bacon a écrit expressément sur la poudre à canon, et en a -généreusement donné la recette au public, plus de cent cinquante ans -avant la naissance de Schwartz.--Mais, ajouta mon oncle Tobie, ce qui -nous embarrasse bien davantage, et ce qui confond toutes nos relations, -ce sont les Chinois qui prétendent avoir connu la poudre plusieurs -centaines d'années avant Bacon.»-- - -«Je gage, s'écria Trim, qu'il n'y a pas un mot de vrai.»-- - -«Je croirois volontiers qu'ils se trompent, reprit mon oncle Tobie; du -moins si l'on peut en juger par le misérable état de leur tactique -actuelle, surtout en ce qui regarde les fortifications.--Les leurs ne -consistent que dans un fossé revêtu d'un mur de brique, et entiérement -dépourvu de flancs. Quant à ce qu'ils placent dans les angles, et qu'ils -nous donnent pour des _bastions_, ils sont construits d'une manière si -barbare, qu'on les prendroit...--pour un de mes sept châteaux, -interrompit le caporal.»-- - -Mon oncle Tobie, quoique embarrassé lui-même à trouver une comparaison, -ne fut pas content de celle de Trim. Mais Trim lui disant qu'il lui -restoit en Bohême une demi-douzaine de châteaux pareils, dont il ne -savoit comment se défaire. Mon oncle Tobie fut si touché de la -plaisanterie naïve du caporal, qu'il cessa sa dissertation sur la poudre -à canon, et pria le caporal de continuer son histoire du roi de Bohême -et de ses sept châteaux. - - -_Suite de l'histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux._ - -«Ce malheureux roi de Bohême, dit Trim...»-- - -«Il étoit donc malheureux, dit mon oncle Tobie!» Car ses dissertations -sur la poudre à canon et sur les autres parties de l'art militaire, -l'avoient rudement embrouillé; et quoiqu'il eût prié le caporal de -poursuivre son histoire, les fréquentes interruptions qu'il avoit faites -ne lui avoient pas laissé ses idées assez présentes pour expliquer -l'épithète.-- - -«Il étoit donc malheureux, Trim, dit mon oncle Tobie, d'un ton -pathétique?» Le caporal qui auroit voulu que le mot et tous ses -synonimes fussent à tous les diables, commença à repasser dans son -esprit les principaux événemens de l'histoire du roi de Bohême, lesquels -prouvoient tous que jamais homme n'avoit été plus heureux que lui.--Le -pauvre caporal se trouva alors dans un embarras extrême; et ne se -souciant pas de rétracter son épithète, encore moins de l'expliquer,--et -moins que tout cela d'ériger son conte en système à la manière des -savans,--il regarda mon oncle Tobie, espérant qu'il viendroit à son -secours; mais voyant que mon oncle Tobie restoit assis en attendant un -explication, il hésita un moment et continua ainsi: - -«Monsieur me permettra de lui dire que le roi de Bohême étoit -malheureux, en ce qu'aimant la navigation et tout ce qui y a rapport, il -ne se trouvoit pas un seul port de mer dans toute la Bohême.»-- - -«Et comment diable y en auroit-il eu, Trim, s'écria mon oncle Tobie?--La -Bohême ne touchant à la mer d'aucun côté, cela ne pouvoit être -autrement.--Cela se pouvoit, dit Trim, si Dieu l'avoit voulu.» - ---Mon oncle Tobie ne parloit jamais de l'essence de Dieu et de ses -attributs, qu'avec respect et retenue.-- - -«Je ne le crois pas, répliqua mon oncle Tobie, après une pause;--car ne -touchant à la mer d'aucun côté,--ayant la Silésie et la Moravie à -l'est,--la Lusace et la Haute-Saxe au nord,--la Franconie à l'ouest, et -la Bavière au sud;--la Bohême ne pouvoit se rapprocher de la mer sans -cesser d'être Bohême; et la mer d'un autre côté, ne pouvoit arriver à la -Bohême sans couvrir une grande partie de l'Allemagne, et noyer des -millions de malheureux habitans qui se seroient trouvés sans défense -contre un tel déluge.--A Dieu ne plaise, s'écria Trim!--Un tel déluge, -ajouta mon oncle Tobie avec bonté, montreroit un tel manque de -compassion dans celui qui est notre père commun, que je pense, Trim, -qu'il étoit réellement impossible que la Bohême eût des ports de mer.» - -Le caporal fit sa révérence en homme intimement convaincu, et continua. - -«Or, il _arriva_ que par une belle soirée d'été, le roi de Bohême sortit -avec la reine et ses courtisans.--Tu as raison, Trim, dit mon oncle -Tobie, de dire qu'il _arriva_; car le roi de Bohême, ainsi que la reine, -pouvoient également sortir ou rester chez eux.--Et c'est là une matière -de _futur contingent_, qui peut _arriver_ ou _ne pas arriver_, suivant -que le hasard en ordonne.»-- - -«Le roi Guillaume, dit Trim, avoit là -dessus une opinion particulière. -Il pensoit qu'il ne nous arrivoit rien en ce monde qui ne fût arrêté de -toute éternité. Aussi, disoit-il souvent à ses soldats: _que chaque -balle avoit son billet_.--C'étoit un grand homme, dit mon oncle -Tobie!--Et je crois à présent, continua Trim, que le coup qui me mit -hors de combat à Landen ne fut visé à mon genou, que pour m'ôter du -service du roi et me mettre à celui de monsieur, où je serai sûrement -mieux soigné dans ma vieillesse.--Tu peux y compter, Trim, s'écria mon -oncle Tobie avec la dernière vivacité.» - -Le cÅ“ur du maître et celui du valet étoient également sujets à ces -épanchemens imprévus.--Le caporal voulut parler, il voulut remercier son -maître;--les larmes l'inondèrent,--il resta sans parole, sans -mouvement;--il resta les yeux fixés sur mon oncle Tobie; mais son visage -exprimoit sa reconnoissance, et payoit les marques de bonté de son -maître. Une larme alors coula sur la joue de mon oncle Tobie, et paya -l'attachement du serviteur.-- - -Cette scène fut suivie d'un long silence.--Trim le rompit le premier, et -s'efforçant de prendre un ton plus gai pour tâcher de distraire son -maître:--«D'ailleurs, monsieur, dit-il, sans cette blessure que j'ai -reçue à Landen, je n'aurois jamais été amoureux?»-- - -«Tu as donc été amoureux, Trim, dit mon oncle Tobie en souriant?»-- - -«Amoureux, dit le caporal, par-dessus la tête.--Et je te prie, Trim, dit -mon oncle Tobie, où, quand et comment cela s'est-il passé?--tu ne m'en -as jamais dit un mot.--J'ose dire à monsieur, répondit Trim, qu'il n'y -avoit pas dans tout le régiment un tambour ni un fils de sergent qui ne -sût cette histoire.--Et comment ne la sais-je pas encore, dit mon oncle -Tobie?»-- - -«Monsieur doit se rappeller, et sûrement avec douleur, dit le caporal, -notre déroute totale à Landen, et la confusion horrible du camp et de -l'armée. Il fallut que chacun songeât à soi; et sans les régimens de -Wyndham, de Lumley et de Galway qui couvrirent la retraite sur -Neerspeeken, le roi lui-même auroit eu de la peine à gagner le pont.--Il -fut pressé vivement, comme monsieur le sait mieux que moi.»-- - -«Vaillant prince, s'écria mon oncle Tobie avec enthousiasme! au moment -où tout est perdu, je le vois passer devant moi à toute bride.--Il court -à la gauche chercher le reste de la cavalerie angloise, et revient avec -elle pour soutenir la droite, et arracher, s'il en est encore temps, le -laurier des mains de Luxembourg.--Je le vois avec son écharpe flottante -ranimant le courage de ce pauvre régiment de Galway. Je le vois courant -le long de la ligne, se retournant aussi-tôt, et chargeant Conti à la -tête des siens.--Brave,--brave prince, s'écria mon oncle Tobie! par le -ciel, il mérite la couronne!--Comme un voleur mérite la corde, s'écria -Trim.» - -Mon oncle Tobie connoissoit la loyauté du caporal, autrement la -comparaison n'auroit pas été de son goût. Mais le caporal n'y avoit pas -songé en la faisant.--Au reste, il n'y avoit pas moyen de revenir sur -ses pas; ce que le caporal avoit de mieux à faire étoit de continuer son -récit. - -«Le nombre des blessés étoit prodigieux; chacun ne pensoit qu'à sa -propre sûreté.--Cependant, dit mon oncle Tobie, Talmash fit la retraite -de l'infanterie avec beaucoup d'ordre.--Je n'en restai pas moins sur le -champ de bataille, dit le caporal.--Misérable garçon, répliqua mon oncle -Tobie!--Tellement qu'il étoit midi du lendemain, continua le caporal, -avant que je fusse échangé et mis dans une charrette avec trente ou -quarante autres blessés, pour être conduit à notre hôpital. - -»Il n'y a aucune partie du corps, sauf le respect de monsieur, où une -blessure cause une douleur plus insupportable qu'au genou.»-- - -«Excepté l'aîne, dit mon oncle Tobie.--Avec la permission de monsieur, -répliqua le caporal, le genou, à mon avis, doit être plus -sensible,--ayant beaucoup plus de tendons et de tout ce qu'ils -appellent... qu'il appellent...-- - -»C'est pour cette raison, dit mon oncle Tobie, que l'aîne est infiniment -plus sensible; non-seulement parce qu'elle a autant de tendons, et de -ces autres choses dont je ne sais pas plus le nom que toi; mais parce -que...»-- - -Ici la veuve Wadman, qui s'étoit tenue cachée dans son arbre pendant -toute la conversation, retint son haleine, détacha sa coiffe de dessous -son menton, se tint le corps en avant porté sur une jambe, et prêta -l'oreille plus attentivement que jamais.-- - -La dispute se soutint amicalement et à forces égales pendant quelque -temps entre mon oncle Tobie et Trim,--jusqu'à ce qu'enfin Trim se -ressouvenant qu'il avoit souvent pleuré pour les souffrances de son -maître et jamais pour les siennes, abandonna son opinion. Mais mon oncle -Tobie n'accepta pas son désistement; «cela ne prouve autre chose, Trim, -que la bonté de ton cÅ“ur.» - -Tellement qu'on ne sait pas encore si la douleur d'une blessure à l'aîne -est plus forte, toutes choses égales d'ailleurs, que la douleur d'une -blessure au genou.-- - -Ou si la douleur d'une blessure au genou est plus forte que la douleur -d'une blessure à l'aîne. - - - - -CHAPITRE XLIX. - -_La Béguine._ - - -«La douleur de mon genou, continua le caporal, étoit excessive en -elle-même, mais les cahots de la charrette sur un chemin extrêmement -raboteux, la rendoient encore plus vive, et chaque pas étoit la mort -pour moi;--le sang que je perdois, le manque de soin, la fièvre que je -sentois venir...--Pauvre garçon! dit mon oncle Tobie!--C'en étoit plus, -dit le caporal, que je n'en pouvois supporter. - -»Je racontois mes souffrances à une jeune femme, dans une maison de -paysan où notre charrette qui étoit la dernière de la ligne avoit fait -halte, et où l'on m'avoit fait entrer.--La jeune femme avoit tiré un -cordial de sa poche, en avoit versé quelques gouttes sur du sucre, et -voyant que cela me ranimoit, elle m'en avoit donné deux ou trois -fois.--Je lui racontois donc la violence de la douleur que je sentois; -elle est si poignante, lui disois-je, que j'aimerois mieux ne jamais me -relever de ce lit que je vois dans le coin de la chambre, et y mourir -tranquillement, que de faire un pas de plus dans la maudite charrette. - -«Elle essaya de me conduire à ce lit que je lui montrois; mais je -m'évanouis dans ses bras.--Elle avoit un excellent cÅ“ur, comme monsieur -pourra le voir, dit le caporal en essuyant ses yeux.»-- - -«Je croyois l'amour une chose joyeuse, dit mon oncle Tobie.»-- - -«N'en déplaise à monsieur, c'est quelquefois la chose la plus sérieuse -du monde. - -»A la persuasion de la jeune femme, la charrette et les autres blessés -étoient partis sans moi; elle avoit assuré que j'expirerois en y -rentrant. Tellement que lorsque je revins à moi, je me trouvai dans une -cabane tranquille et paisible, où il n'y avoit plus que la jeune femme, -le paysan et la femme du paysan. J'étois couché en travers sur le lit -qui étoit dans le coin de la chambre; ma jambe blessée reposoit sur une -chaise, et la jeune femme à côté de mon lit tenoit d'une main sous mon -nez le coin de son mouchoir imbibé de vinaigre, et de l'autre m'en -frottoit les tempes. - -»Je la pris d'abord pour la fille du paysan; car ce n'étoit pas une -auberge;--et je lui offris une petite bourse où il y avoit dix-huit -florins.--C'étoit encore un gage, continua Trim, en essuyant ses yeux, -que ce pauvre Tom en partant pour Lisbonne m'avoit envoyé par un soldat -de recrue. - -»Je n'avois jamais fait ces tristes détails à monsieur.» Trim essuya ses -yeux une troisième fois.-- - -«La jeune femme appella le vieillard et sa femme, et leur montra -l'argent, sans doute pour m'obtenir d'eux un lit et toutes les petites -choses dont je pourrois avoir besoin, jusqu'à ce que je fusse en état -d'être transporté à l'hôpital.--_Allons_, dit-elle ensuite en serrant la -petite bourse, _je serai votre banquier; mais comme cette charge ne -remplira pas tout mon temps, je serai aussi votre garde-malade._» - -«A la manière dont elle me parla, et à son habillement que je commençai -à regarder alors plus attentivement, je vis que la jeune femme ne -pouvoit pas être la fille du paysan. - -»Elle étoit vêtue de noir de la tête aux pieds, et ses cheveux étoient -cachés sous une bande de batiste qui serroit son front. C'étoit une de -ces religieuses dont monsieur sait qu'il y a un grand nombre en Flandre, -et qui ne sont pas cloîtrées.»-- - -«D'après ta description, Trim, dit mon oncle Tobie, je juge que c'étoit -une jeune _béguine_.--C'est une espèce de religieuse qui ne se trouve -qu'en Flandre et à Amsterdam. Elles différent des religieuses -ordinaires, en ce qu'elles peuvent quitter le cloître pour se marier. -Leur _profession_ est de visiter et de soigner les malades; j'aimerois -mieux, je l'avoue, que ce fût leur _inclination_.»-- - -«Celle-ci m'a souvent dit, répliqua Trim, qu'elle me rendoit tous ces -soins pour l'amour de Jésus-Christ.--Je n'aimois pas cela.--J'aurois -voulu que ce fût un peu pour l'amour de moi.--Je crois, Trim, dit mon -oncle Tobie, que nous pourrions bien avoir tort tous les deux; nous le -demanderons ce soir à M. Yorick, chez mon frère Shandy; n'oublie pas, -Trim, de m'en faire souvenir.»-- - -«La jeune _béguine_, continua le caporal, m'avoit à peine dit qu'elle -seroit ma garde-malade, qu'elle se mit en devoir d'en remplir les -fonctions. Elle sortit, et au bout de quelques minutes qui me parurent -bien longues, elle me rapporta des flanelles et des drogues pour mon -genou, qu'elle bassina et fomenta pendant une couple d'heures; puis elle -me prépara une écuelle de gruau pour mon souper; et quand je l'eus -prise, elle me promit de revenir de grand matin, et me souhaita une -bonne nuit.-- - -»En dépit de son souhait, ma nuit fut bien mauvaise.--La fièvre fut -très-violente;--la figure de la _béguine_ ne cessa de me tourmenter.--A -chaque instant j'aurois voulu partager le monde en deux, et lui en -donner la moitié.--A chaque instant je m'écriois: Pourquoi n'ai-je qu'un -havresac et dix-huit florins à partager avec elle!--Tant que la nuit -dura, je vis la belle _béguine_ comme un ange bienfaisant, se tenir près -de mon lit, en soulever les rideaux, et m'offrir des potions cordiales. -Je ne fus tiré de mon songe que par la belle _béguine_ elle-même, qui -revint auprès de moi à l'heure promise, et qui me rendit en réalité les -mêmes services dont je venois de rêver.--En vérité elle me quittoit à -peine; et je m'accoutumai tellement à recevoir la vie de ses mains, que -je pâlissois et que mon cÅ“ur défailloit quand elle sortoit de la -chambre.--Et cependant, continua le caporal, en faisant la réflexion du -monde la plus étrange,... - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -... _je n'étois pas amoureux_.--Car pendant les trois semaines qu'elle -fut auprès de moi, nuit et jour occupée à panser mon genou, et à me -rendre tous les soins les plus familiers; je puis bien dire à monsieur -que je ne sentis pas une seule fois ce que j'entends par amour.»-- - -«Cela est très-singulier, Trim, dit mon oncle Tobie.»-- - -«Très-étonnant, dit la veuve Wadman.»-- - -«Rien n'est cependant plus vrai, dit le caporal.»-- - - - - -CHAPITRE L. - -_Trim s'enflamme._ - - -«Il n'y a pourtant pas tant de quoi s'étonner, continua le caporal, -voyant que mon oncle Tobie faisoit des réflexions mentales sur ce -sujet.--L'amour, monsieur le sait mieux que moi, l'amour est comme la -guerre. Un soldat ne peut-il pas échapper trois semaines de suite en -montant la tranchée dans la nuit du samedi, et cependant être tué le -dimanche matin?--C'est précisément ce qui m'arriva; avec la seule -différence que ce fut le dimanche au soir;--l'amour me vint tout d'un -coup; il tomba sur moi comme une bombe, sans me donner presque le temps -de dire: Dieu me bénisse.»-- - -«Je ne croyois pas, Trim, dit mon oncle Tobie, que l'amour pût venir si -brusquement.»-- - -«Mais, répliqua Trim, quand on y est déjà préparé!»-- - -«Je te prie, dit mon oncle Tobie, raconte-moi comment cela t'arriva.»-- - -«De tout mon cÅ“ur, dit le caporal faisant sa révérence. - - - - -CHAPITRE LI. - -_Trim succombe._ - - -»Jusques-là , continua le caporal, j'avois résisté à l'amour; ou plutôt -je lui avois échappé; et j'aurois continué ainsi jusqu'au bout, si la -providence n'en avoit décidé autrement.--Mais qui peut éviter sa -destinée?» - -»C'étoit un dimanche après midi, comme je le disois à monsieur. - -»Le vieillard et sa femme étoient sortis. - -»Il n'étoit resté personne dans la maison ni dans la cour;--pas un -chien, pas un chat, pas un canard. - -»Tout y étoit tranquille et calme comme à minuit. - -»Je vis entrer la belle _béguine_. - -»--Ma blessure commençoit à se guérir; l'inflammation avoit disparu, -mais il lui avoit succédé une démangeaison, surtout au-dessus et -au-dessous du genou, qui m'étoit insupportable, et qui m'empêchoit de -fermer l'Å“il de toute la nuit.» - -«_Laissez-moi voir l'endroit_, dit-elle, en s'agenouillant tout contre -mon lit, et soulevant le drap pour visiter la plaie,--_cela ne demande_ -dit la _béguine_ _qu'à être un peu gratté._--Aussitôt ayant ramené la -couverture par-dessus, elle commença à gratter le dessous de mon genou -avec le premier doigt de la main droite, qu'elle avoit passée sous la -flanelle qui enveloppoit tout l'appareil. - -»Au bout de cinq ou six minutes, je sentis légèrement le bout de son -second doigt qui arrivoit, et qui peu-à -peu se plaça à côté de l'autre; -elle, continuant toujours de gratter.--Il commença à me venir en pensée -que je pourrois bien devenir amoureux. Je rougis en voyant l'extrême -blancheur de sa main.--Je puis bien dire à monsieur que de ma vie je ne -verrai une main aussi blanche.-- - -»Du moins à la même place, dit mon oncle Tobie.» - -Quoique ce fût la chose du monde la plus sérieuse pour le caporal, il ne -put s'empêcher de sourire. - -«La jeune _béguine_, continua-t-il, voyant que de me gratter avec deux -doigts me faisoit le plus grand bien, commença à me gratter avec trois; -jusqu'à ce qu'enfin le quatrième doigt et puis le pouce, vinrent se -placer à côté des autres; et alors elle me gratta avec toute sa -main.--Je n'ose plus rien dire sur les mains depuis que monsieur m'a -plaisanté; mais en vérité celle-là étoit plus douce que du satin.-- - -»Vante-la tant qu'il te plaira, Trim, dit mon oncle Tobie, je t'assure -que je t'écoute avec le plus grand plaisir.» Le caporal remercia son -maître; mais n'ayant rien de nouveau à dire sur la main de la _béguine_, -il en vint à ses effets. - -«La belle _béguine_, dit le caporal, continua de me gratter avec toute -sa main au-dessous du genou.--Je craignis à la fin que son zèle ne vînt -à la fatiguer.--_Bon Dieu!_ dit-elle, _j'en ferois mille fois plus pour -l'amour de Jésus-Christ._--En disant cela elle glissa sa main -par-dessous la flanelle jusqu'au dessus du genou, où j'avois senti aussi -de la démangeaison: et là elle recommença à gratter. - -»Je commençai alors à m'apercevoir tout de bon que je devenois amoureux. - -»Comme elle continuoit à gratter, je sentis l'amour, qui, de dessous sa -main, se répandoit dans toutes les parties de mon corps. - -»Plus elle grattoit, plus ses grattemens étoient prolongés, et plus le -feu s'allumoit dans mes veines;--jusqu'à ce qu'enfin deux ou trois -grattemens ayant duré plus long-temps que les autres, mon amour se -trouva à son comble. Je saisis sa main...»-- - -«Eh bien! Trim, dit mon oncle Tobie, tu la portas à tes lèvres, et tu -fis ta déclaration?...»-- - -Il importe peu de savoir si les amours de Trim se terminèrent -précisément de la manière que mon oncle Tobie avoit imaginée. Il suffit -qu'on y trouve l'essence de tous les amours de roman qui aient jamais -été écrits depuis le commencement du monde.-- - - - - -CHAPITRE LII. - -_La veuve Wadman change son plan d'attaque._ - - -Aussitôt que le caporal eut fini l'histoire de ses amours, ou plutôt, -dès que mon oncle Tobie l'eut finie pour lui, Mistriss Wadman sortit -sans bruit de son arbre, rattacha sa coëffe, franchit la petite porte de -communication, et s'avança lentement vers la guérite de mon oncle -Tobie.--La disposition d'esprit dans laquelle Trim avoit dû mettre mon -oncle Tobie, étoit une occasion trop favorable pour la laisser -échapper.--L'attaque avoit été résolue d'après la circonstance; et mon -oncle Tobie en avoit encore applani le chemin, en ordonnant au caporal -d'emporter la pelle, la bêche, la pioche, les piquets, et tous les -autres ustensiles de guerre, qui gisoient épars sur le terrein où avoit -été Dunkerque. - -Au signal de mon oncle Tobie, le caporal avoit marché; tout avoit -disparu.-- - -Or, considérez, monsieur, quelle sottise c'est d'agir d'après un _plan_, -soit en combattant, soit en écrivant, soit en faisant toute autre chose, -et même des vers!--Car si jamais _plan_, indépendamment de toutes les -circonstances, a mérité d'être placé, en lettres d'or, (au moins dans -les archives des fous) ce fut certainement le _plan_ d'attaque de la -veuve Wadman contre mon oncle Tobie dans sa guérite, et par le moyen de -ses _plans_.--Mais le _plan_ qui étoit attaché étant celui de Dunkerque, -et Dunkerque ne présentant plus à l'esprit que des idées de repos et de -paix, il en seroit résulté un effet tout différent de celui que Mistriss -Wadman vouloit produire.--D'ailleurs, le moyen qu'elle continua sur le -même pied qu'auparavant, les petites manÅ“uvres de ses doigts et de sa -main dans son attaque de la guérite, avoient tellement été surpassées -par celles des doigts et de la main de la belle _béguine_ dans -l'histoire de Trim, que, quoique les siennes lui eussent toujours réussi -jusques-là , elles étoient devenues aussi insipides que manÅ“uvres -puissent être.-- - -Oh! rapportez-vous-en aux femmes sur ce point.--Mistriss Wadman étoit à -peine sortie de son arbre, que son génie se jouoit déjà du nouveau tour -qu'avoient pris les circonstances.--Elle changea son plan d'attaque en -un moment. - - - - -CHAPITRE LIII. - -_Prends garde, Oncle Tobie!_ - - -»Je suis comme une folle, capitaine Shandy, dit Mistriss Wadman, en -portant son mouchoir à son Å“il gauche, au moment qu'elle s'approchoit de -la guérite;--une paille, un moucheron, je ne sais quoi m'est entré dans -l'Å“il.--Regardez, je vous prie; n'est-ce pas dans le blanc?» - -En disant cela, Mistriss Wadman s'étoit glissée tout contre mon oncle -Tobie, et s'étoit assise à côté de lui sur le coin du banc, pour lui -donner la facilité de regarder dans son Å“il sans se lever.--«Mais -regardez donc, dit elle.» - -Honnête Tobie! tu regardois dans son Å“il dans toute la simplicité de ton -cÅ“ur, et avec l'innocence d'un enfant qui regarde dans une lanterne -magique. Ce seroit un péché de te causer le moindre mal.-- - -Beaucoup de gens regardent dans l'Å“il d'une femme sans se faire prier; -je n'ai rien à leur dire.-- - ---Mais mon oncle Tobie, madame, étoit plus réservé. Il auroit été à côté -de vous, sur votre sopha, dans votre boudoir, depuis le mois de juin -jusqu'au mois de janvier, ce qui comprend les mois les plus chauds et -les plus froids de l'année,--qu'il n'auroit pas été, au bout de ce -temps, en état de dire si vous aviez les yeux noirs ou les yeux bleus. - -La grande difficulté étoit donc d'engager mon oncle Tobie à y -regarder.-- - -Elle fut surmontée.-- - -Et je vois là mon bon oncle Tobie, sa pipe à la main, dont les cendres -s'échappent, regardant, et regardant; puis se frottant les yeux, et -regardant encore avec deux fois plus d'attention et de bonhomie, que -Galilée n'en a jamais mis à regarder les taches du soleil.-- - -Le tout en vain.--Par toutes les puissances qui animent nos organes, -l'Å“il gauche de Mistriss Wadman brille en ce moment autant que son Å“il -droit. Il n'y a ni paille, ni moucheron, ni poussière, ni fétu d'aucune -espèce;--il n'y a rien, mon cher oncle, il n'y a rien qu'un feu -délicieux qui s'y glisse furtivement, et qui de là se répand dans toutes -les parties de ton existence. - -Prends garde, oncle Tobie! fuis le danger;--éloigne-toi:--si tu regardes -un moment de plus dans l'Å“il de cette charmante veuve, tu es perdu! - - - - -CHAPITRE LIV. - -_Il n'y voit rien._ - - -Un Å“il a cela de commun avec un canon, que ce n'est pas tant l'Å“il et le -canon en eux-mêmes, que le jeu de l'Å“il et le jeu du canon, qui les met -l'un et l'autre en état de produire de si grands effets.--Je ne trouve -pas la comparaison si mauvaise; d'autres gens de meilleur goût ne seront -peut-être pas de mon avis: cependant, comme je l'ai faite et placée à la -tête du présent chapitre, autant pour l'usage que pour l'ornement, elle -y restera; et tout ce que je désire en retour, c'est que vous vouliez -bien vous la rappeler toutes les fois que je parlerai des yeux de la -veuve Wadman.-- - -«Je vous proteste, madame, dit mon oncle Tobie, que je n'aperçois rien -dans votre Å“il.» - -«Ce n'est donc pas dans le blanc, dit Mistriss Wadman?» Mon oncle Tobie -regarda dans la prunelle de toute sa puissance. - -Or, de tous les yeux qui jamais aient été créés--depuis les vôtres, -madame, jusqu'à ceux de Vénus, qui étoient certainement aussi fripons -qu'il y en ait jamais eu,--il n'y eut jamais d'Å“il aussi propre à ravir -le repos de mon oncle Tobie, que l'Å“il dans lequel il regardoit.--Ne -croyez pas, madame, que ce fût un Å“il coquet, ni éveillé, ni -libertin;--il n'étoit ni étincelant, ni pétulant, ni impérieux;--ce -n'étoit pas un de ces yeux qui annoncent de grandes prétentions, ou une -grande exigence:--un tel Å“il n'auroit pas eu d'empire sur une ame de la -trempe de celle de mon oncle Tobie, formée de tout ce que la nature a de -plus doux.--L'Å“il de Mistriss Wadman étoit rempli de doux propos et de -douces réponses, parlant, non comme une trompette bruyante, qui étonne -l'oreille sans lui plaire, mais parlant au cÅ“ur;--ou plutôt, formant je -ne sais quels doux sons, semblables aux derniers accens d'un -prédestiné;--un Å“il qui sembloit dire: _Comment pouvez-vous, capitaine -Shandy, vivre ainsi sans consolation? sans un sein sur lequel vous -puissiez reposer votre tête, et dans lequel vous puissiez déposer vos -chagrins?_ - -C'étoit un Å“il... - -Mais l'amour me gagnera moi-même, si j'en dis encore un mot. - -C'étoit l'Å“il qu'il falloit à mon oncle Tobie. - - - - -CHAPITRE LV. - -_Un clou ne chasse pas l'autre._ - - -Rien ne fait voir les caractères de mon père et de mon oncle Tobie sous -un point-de-vue plus plaisant, que leur différente manière d'agir dans -les mêmes accidens. J'appelle l'amour accident et non pas malheur, dans -l'opinion où l'on sait que je suis qu'il rend toujours le cÅ“ur d'un -homme meilleur.--Grand Dieu! comment devoit être le cÅ“ur de mon oncle -Tobie quand il étoit amoureux,--étant déjà si parfaitement bon quand il -ne l'étoit pas? - -Mon père, comme il paroît par quelques-uns des papiers qu'il a laissés, -étoit très-sujet à cette passion avant son mariage. Mais c'étoit -toujours avec une sorte d'impatience originale, et même un peu acide; et -quand l'_accident_ lui arrivoit, au lieu de s'y soumettre en bon -chrétien, il enrageoit, se démenoit, tapoit des pieds, faisoit le diable -à quatre; et écrivoit contre l'objet de sa passion la diatribe la plus -amère dont il pût s'aviser. - -J'en ai retrouvé une en vers, qui s'adresse à je ne sais quel Å“il qui -avoit troublé son repos pendant deux ou trois nuits. Dans le premier -transport de son ressentiment, voici comme il commence: - - Maudit Å“il que l'enfer confonde! - Å’il né pour le malheur du monde! - Qui mets les gens en pire état, - Que payen, turc ou renégat!... - -En un mot, tout le temps que duroit le paroxisme, mon père n'avoit -à la bouche qu'injures, qu'imprécations, et presque des -malédictions.--Seulement il étoit trop impétueux pour suivre la méthode -d'Ernulphe, pour suivre même sa réserve. Mon père qui étoit de l'esprit -le plus intolérant, ne se contentoit pas de maudire sans exception tout -ce qui sous le ciel pouvoit entretenir ou exciter son amour; jamais il -n'achevoit sa litanie de malédictions sans se maudire lui-même à son -tour, comme un des fous et des imbécilles les plus fieffés, disoit-il, -qui eût jamais été lâché dans le monde. - -Mon oncle Tobie au contraire prit le tout comme un agneau; il s'assit -tranquillement, et laissa le poison travailler dans ses veines sans -résistance.--Dans les douleurs les plus aiguës de sa blessure (comme au -temps de celle qu'il avoit reçue à l'aîne) il ne lui échappa pas une -expression chagrine ou de mécontentement; il ne s'en prit ni au ciel ni -à la terre; il ne pensa ni ne parla mal de qui que ce soit. Pensif et -solitaire, il s'assit, sa pipe à la bouche, les yeux fixés sur sa jambe -boiteuse, poussant de temps à autre quelque soupir sentimental,--qui, -mêlé avec les bouffées de tabac, ne pouvoit incommoder personne. - -Je le répète, il prit le tout comme un agneau.-- - -A la vérité, il commit d'abord une méprise.--Le matin de cette même -journée, il avoit monté à cheval avec mon père, pour tâcher de sauver un -petit bois charmant, que le doyen et le chapitre de Shandy faisoient -abattre pour en donner le profit aux _pauvres_ (d'esprit, certainement, -car l'argent en fut partagé entre le doyen et les chanoines.)--Le dit -bois se trouvoit en vue de la maison de mon oncle Tobie, et lui étoit du -plus grand secours pour sa description de la bataille de -Wynendale;--aussi avoit-il couru avec empressement pour le sauver. - -Il avoit été au grand trot,--sur un cheval dur,--avec une selle -incommode.--Bref, il étoit arrivé que la partie séreuse du sang avoit -pénétré entre cuir et chair, et avoit causé un apostème aux pays bas de -mon oncle Tobie.--Lorsque ce clou (car c'en étoit un) commença à -pousser, mon oncle Tobie qui avoit peu d'expérience en amour, se -persuada que c'étoit là un des symptômes et une des parties -constituantes de sa passion;--mais l'apostème venant à crever, et -l'amour restant le même, mon oncle Tobie comprit bien que sa blessure -n'étoit pas blessure superficielle, et qu'elle avoit pénétré jusqu'à son -cÅ“ur. - - - - -CHAPITRE LVI. - -_Confidence._ - - -Le monde rougiroit d'avoir un penchant vertueux.--Mon oncle Tobie -connoissoit peu le monde; et quand il s'aperçut qu'il étoit amoureux, il -n'imagina pas devoir en faire plus de mystère que si la veuve Wadman -l'avoit blessé par mégarde avec son couteau. Mais quand il auroit cru -devoir taire ce secret à tout autre, accoutumé à regarder Trim comme un -humble ami, et trouvant chaque jour de nouvelles raisons pour le traiter -ainsi, cela n'auroit rien changé à la manière dont il lui confia -l'affaire. - -«Je suis amoureux, caporal, dit mon oncle Tobie.» - - - - -CHAPITRE LVII. - -_Plan de campagne._ - - -«Amoureux, s'écria le caporal!--monsieur se portoit si bien il y a deux -jours, quand je lui racontois l'histoire du roi de Bohême! L'histoire du -roi de Bohême, dit mon oncle Tobie!... (Il rêva quelque temps)... Qu'est -devenue son histoire?»-- - -«Nous l'avons perdue je ne sais comment, dit le caporal.--Mais alors -monsieur n'étoit non plus amoureux que moi.--Cela me vint, dit mon oncle -Tobie, lorsque tu me quittas avec la brouette et les outils. Je restai -seul avec Mistriss Wadman. Le trait qu'elle m'a laissé est encore là , -ajouta-t-il en montrant sa poitrine.-- - -»Eh! bien, dit le caporal, il n'y a qu'à marcher.--Monsieur sait bien -qu'elle n'est non plus en état de soutenir un siége que de voler.»-- - -Mais comme nous sommes voisins, dit mon oncle Tobie, ne seroit-il pas -mieux que je l'informasse civilement...»-- - -Si j'osois, dit le caporal, être d'un avis différent de monsieur!» - -«Parle librement, dit avec bonté mon oncle Tobie.» - -«Eh! bien, dit le caporal! sauf le respect de monsieur, je tomberois -brusquement sur elle comme un tonnerre, pour répondre à ses petites -attaques traîtresses; et ensuite je lui parlerois civilement.--Car si -elle s'aperçoit la première que monsieur est amoureux d'elle...--Dieu -soit à son aide, dit mon oncle Tobie! en ce moment, Trim, elle ne s'en -doute non plus que l'enfant qui n'est pas encore né.»-- - -O mon bon oncle!-- - -Il y avoit déjà vingt-quatre heures que la veuve Wadman avoit tout dit à -Brigitte, sans omettre une seule circonstance; et en ce moment elles -tenoient ensemble un petit conciliabule, touchant certains doutes, -certains scrupules, relatifs à l'issue de l'affaire, et que le diable -qui ne dort jamais avoit fait naître dans l'esprit de la veuve, avant -même qu'elle n'eût achevé son _Te Deum_.-- - -«Si je l'épouse, disoit la veuve Wadman, j'ai bien peur, Brigitte, que -le pauvre capitaine ne jouisse pas d'une bonne santé.--Il a reçu une si -terrible blessure à l'aîne!»-- - -«Bon, madame, répliqua Brigitte! elle n'est pas si considérable que vous -pensez. D'ailleurs, ajouta-t-elle, je la crois bien guérie.»-- - -«Je voudrois en être sûre, dit la veuve Wadman;--mais uniquement par -rapport à lui.» - -«Si madame le désire, dit Brigitte, j'en saurai tout le détail avant -qu'il soit huit jours.--Car tandis que le capitaine lui rendra des -soins, il est certain que monsieur Trim me fera sa cour; et c'est mon -affaire, ajouta-t-elle, de le traiter de sorte qu'il ne me cache rien de -tout ce que nous avons intérêt de savoir.» - -Elles prirent donc ainsi leurs mesures; et mon oncle Tobie et le caporal -prenoient les leurs de leur côté.-- - -«Maintenant, dit le caporal, en posant sa main gauche sur sa hanche, et -animant son geste de la main droite, avec un air qui garantissoit -presque le succès,--si monsieur veut me laisser faire, et me confier la -conduite de l'attaque...»-- - -«De tout mon cÅ“ur, Trim, dit mon oncle Tobie. Et comme je prévois que -dans toute cette guerre tu me serviras d'aide-de-camp, voici déjà une -_couronne_ pour t'aider à arroser ton brevet.»-- - -«Eh! bien, dit le caporal, faisant d'abord une révérence pour son -brevet, il faut prendre dans le grand coffre les habits galonnés de -monsieur;--il faut raccommoder les manches de celui qui est bleu et -or.--Je retaperai à monsieur sa perruque _à la Ramillies_, et j'aurai un -tailleur pour retourner ses culottes d'écarlate.»-- - -«J'aimerois mieux celles de pluche rouge, dit mon oncle Tobie.--Monsieur -n'y pense pas, dit le caporal.» - - - - -CHAPITRE LVIII. - -_Il n'omet rien._ - - -«Tu mettras un peu de blanc d'Espagne à mon épée, et avec une -brosse...--Que monsieur ne s'embarrasse de rien, répliqua le caporal.» - - - - -CHAPITRE LIX. - -_La toilette sera complète._ - - -«Je repasserai à neuf les deux rasoirs de monsieur;--je rajusterai un -peu mon bonnet de housard, et je prendrai l'uniforme du pauvre -lieutenant Lefèvre, que monsieur m'a ordonné de porter pour l'amour de -lui;--et aussi-tôt que monsieur sera rasé, et qu'il aura pris sa -chemise, son habit bleu et or, et ses culottes de fine écarlate;--enfin -quand sa toilette sera achevée et que tout sera prêt,--nous marcherons -fiérement, comme à l'attaque d'un bastion.--Or, tandis que monsieur -engagera le combat avec mistriss Wadman dans le salon à droite, je -livrerai bataille à Brigitte dans la cuisine à gauche; et au moyen de -cette disposition, je réponds à monsieur, dit le caporal, en faisant -claquer ses doigts au-dessus de sa tête,--je lui réponds de la -victoire.»-- - -«Je désire que tout cela réussisse, dit mon oncle Tobie; mais je -déclare, caporal, que j'aimerois mieux marcher à l'ennemi sur le revers -d'une tranchée.»-- - -«Une femme est bien autre chose, dit le caporal.--Je le suppose ainsi, -dit mon oncle Tobie.» - - - - -CHAPITRE LX. - -_L'âne et le califourchon._ - - -De tout ce que pouvoit dire mon père, si quelque chose étoit capable de -désoler mon oncle Tobie, (surtout pendant la durée de ses amours) -c'étoit l'usage continuel et perfide que faisoit mon père d'une -expression d'Hilarion l'hermite, lequel en parlant de ses jeûnes, de ses -veilles, de ses flagellations, et de toutes les macérations pratiquées -dans la religion,--disoit, (quoiqu'un peu plus gaiment, ce me semble, -qu'il ne convenoit à un hermite) qu'il employoit tous ces moyens _pour -empêcher son âne de regimber_; voulant dire: pour réprimer l'aiguillon -de la chair.-- - -Mon père étoit enchanté de cette expression, non pas seulement à cause -de son laconisme, mais parce qu'elle ravaloit les désirs et les appétits -de la partie de nous-mêmes la plus grossière.--Il adopta donc cette -métaphore, et il s'en servit constamment pendant plusieurs années de sa -vie. Il ne prononçoit plus le mot _passions_, c'étoit toujours _âne_ -qu'il mettoit à la place. Si bien que pendant tout le temps que sa manie -dura, l'on pouvoit dire qu'il étoit toujours à cheval sur son _âne_ ou -sur l'_âne_ d'un autre. - -Ici, messieurs, je vous prie d'observer la différence de l'_âne_ de mon -père à mon _dada_, ou, si vous voulez, à mon _califourchon_; le tout -pour qu'il ne vous arrive jamais de les confondre dans votre esprit. - -Mon _dada_, si vous l'avez un peu observé, n'est pas une méchante bête; -il ne pratique de l'_âne_ en rien,--non, messieurs, en rien.--Mon -_dada_!--Eh! c'est celui de tout le monde; c'est la petite niaiserie du -moment; c'est la folie du jour: un magot, un papillon, un pantin, le -boulingrin de mon oncle Tobie.--Mon _dada_!--Eh! c'est celui que vous -montez vous-même, madame, quand vous avez un moment d'humeur, de -vapeurs, d'ennui de votre mari;--en un mot, c'est l'animal le plus utile -que je connoisse; et je ne sais pas ce que le monde deviendroit sans -lui.-- - -Mais l'_âne_ de mon père, messieurs!--montez-le, je vous prie, montez -le;--de grace, montez-le;--ou plutôt, messieurs, ne le montez -pas.--C'est un animal concupiscent; et malheur à celui qui ne l'empêche -pas de regimber. - - - - -CHAPITRE LXI. - -_Coq-à -l'âne._ - - -Dès que mon père eut appris l'amour de mon oncle Tobie:--«Eh bien, mon -cher Tobie, lui dit-il en le revoyant, comment va ton _âne_?» - -Mon oncle Tobie, plus occupé de sa blessure que de la métaphore -d'Hilarion, s'imagina que mon père, par une sollicitude toute -fraternelle, lui demandoit des nouvelles de son _aine_. - -Une imagination préoccupée, vous le savez, messieurs, n'a pas moins de -pouvoir sur le son des mots que sur la forme des choses; et un homme -dans cette disposition, entend moins la chose qu'on lui dit que celle à -quoi il pense. - -Cependant la question étonna mon oncle Tobie,--d'autant qu'il aperçut -les coins des lèvres de ma mère à demi-relevés, et tout son visage -disposé au sourire. Le docteur Slop avoit aussi je ne sais quoi de malin -répandu sur sa physionomie.--Enfin, mon père lui-même, en faisant cette -question, n'avoit point ce regard de l'amitié qui interroge la -souffrance.-- - -Un autre que mon oncle Tobie n'auroit pas répondu, ou auroit répondu -avec embarras.-- - -«Mon _aine_, frère Shandy, répondit mon oncle Tobie, va beaucoup mieux.» - -A ce mot, tout le monde éclata de rire, hors mon père, qui avoit -beaucoup espéré de son _âne_, et qui, fâché de la méprise de mon oncle -Tobie, auroit bien voulu revenir à la charge. Mais mon pauvre oncle -Tobie avoit l'air si déconcerté, si embarrassé, que si vous eussiez été -là , madame, avec le cÅ“ur que je vous connois, vous seriez venue à son -secours.--C'est ce que fit ma mère. - -«Tout le monde, dit ma mère, assure que vous êtes amoureux, frère Tobie; -et nous espérons que cela est vrai.»-- - -«Je suis amoureux, ma sÅ“ur, répliqua mon oncle Tobie; et plus même, je -crois, qu'on ne l'est communément.--Ouais! dit mon père.--Et depuis -quand le savez-vous, dit ma mère?»-- - -«Depuis que mon clou a percé, dit mon oncle Tobie.» Cette réponse mit -mon père de bonne humeur; et il entreprit encore une fois mon pauvre -oncle Tobie. - - - - -CHAPITRE LXII. - -_Les deux amours._ - - -«Les anciens, dit mon père, ont reconnu, frère Tobie, deux sortes -d'amour, très-distinctes l'une de l'autre, suivant la partie du corps où -elles prennent naissance, la cervelle ou le foie. Ainsi, quand un homme -devient amoureux, il doit considérer où est le siége du mal.»-- - -«Et qu'importe, frère Shandy, répliqua mon oncle Tobie,--qu'importe d'où -l'amour vienne, quand on ne veut que se marier, aimer sa femme, et lui -faire quelques enfans?»-- - -«Quelques enfans, s'écria mon père, en sautant de sa chaise les yeux -fixés sur ma mère, et passant brusquement entre son fauteuil et celui du -docteur Slop!--Quelques enfans, s'écria mon père, en répétant les mots -de mon oncle Tobie, et continuant à se promener avec agitation!» - -«Ce n'est pas, frère Tobie, dit mon père en revenant à lui, et se -rasseyant derrière le fauteuil de mon oncle Tobie,--ce n'est pas que je -fusse fâché de t'en voir une vingtaine; au contraire, j'en serois -charmé; et j'aimerois chacun d'eux, Tobie, autant que si j'étois son -père.» - -Mon oncle Tobie passa sa main derrière sa chaise, sans être aperçu, pour -serrer celle de mon père.-- - -Mon père prit la main de mon oncle Tobie.-- - -«Bien plus, mon cher frère, continua mon père,--formé comme tu l'es de -tout ce qu'il y a de plus doux dans la nature humaine, ayant si peu de -ses aspérités, c'est une pitié que la terre ne soit pas toute peuplée -d'habitans qui te ressemblent.--Et si j'étois monarque d'Asie, ajouta -mon père, en s'échauffant pour ce nouveau projet, je t'obligerois -(pourvu que la chose ne fût pas au-dessus de tes forces, et ne desséchât -pas trop promptement ton humide radical,--pourvu enfin que cet exercice -ne fît aucun tort à ton imagination ni à ta mémoire, ce qui arrive quand -on s'y livre inconsidérément) oui, frère Tobie, je te procurerois les -plus belles femmes de mon empire, et je t'obligerois, _nolens et -volens_, de me faire un sujet tous les mois.»-- - -«Tous les mois, dit ma mère, en prenant une prise de tabac!»-- - -«Je ne voudrois pas, dit mon oncle Tobie, faire un enfant, _nolens et -volens_, ce qui signifie, je crois, que je le voulusse ou non, pour -plaire au plus grand prince de la terre.»-- - -«J'avoue, dit mon père, qu'il y auroit de ma part un peu de cruauté à -t'y contraindre.--Mais c'est une supposition que j'ai faite, frère -Tobie, pour te montrer que ce n'est pas sur ton projet de faire des -enfans (en cas que tu en sois capable) mais sur les systèmes que tu as -sur l'amour et le mariage, que je veux te redresser.» - -«Mais, dit Yorick, il y a beaucoup de raison et de bons sens dans -l'opinion que le capitaine Shandy se forme de l'amour; et dans les -heures perdues de ma vie, dont je rendrai compte un jour; j'ai lu -beaucoup de poëtes et de rhéteurs, desquels je n'aurois jamais pu en -extraire autant.»-- - -«Je voudrois, Yorick, dit mon père, que vous eussiez lu Platon, il vous -auroit appris qu'il y a deux amours.--Je sais, dit Yorick, qu'il y avoit -deux religions parmi les anciens; l'une pour le peuple, et l'autre pour -les savans. Mais je pense qu'un seul amour pouvoit suffire aux uns et -aux autres.--Point du tout, dit mon père, et par les mêmes raisons;--car -de ces deux amours, suivant le commentaire de Ficinus sur Velasius, l'un -est spirituel, l'autre est matériel. - -»Le premier est le plus ancien, n'a point eu de mère, et n'a rien à -démêler avec Vénus; le second est engendré de Jupiter et de Dioné.»-- - -«De grace, frère, dit mon oncle Tobie, qu'est-ce qu'un homme qui croit -en Dieu a besoin de tout cela?» Mon père ne s'arrêta point à lui -répondre, de crainte de perdre le fil de son discours. - -«Ce dernier, continua-t-il, participe entièrement de la nature de Vénus. - -»Le premier est la chaîne d'or qui lie le ciel à la terre, c'est lui qui -nous excite à l'amour héroïque, lequel renferme et fait naître le désir -de la philosophie et de la vérité; le second excite seulement le -désir.»-- - -«Je crois, dit mon oncle Tobie, que la procréation des enfans est bien -aussi utile au monde, que la découverte des moyens de déterminer les -longitudes en mer.»-- - -«Il est certain, dit ma mère, que l'amour entretient la paix dans le -monde.»-- - -«Et qu'il la détruit dans les familles, s'écria mon père.»-- - -«C'est lui qui peuple la terre, dit ma mère.»-- - -«Et qui dépeuple le ciel, dit mon père.»-- - -«C'est la virginité, dit Slop d'un air triomphant, qui peuple le -paradis.»-- - -«Propos de nonne, répliqua mon père.»-- - - - - -CHAPITRE LXIII. - -_Chacun va se coucher._ - - -Mon père, dans toutes ses disputes, avoit un genre d'escarmouche si -tranchant, si aigre, si peu ménagé,--poussant à droite, sabrant à -gauche, et tombant sur tout le monde indistinctement,--que s'il y avoit -vingt personnes dans un cercle, en moins d'une demi-heure il étoit sûr -de les avoir toutes contre lui; ce qui ne contribuoit pas peu à le -laisser ainsi sans alliés, c'est que s'il y avoit un poste tout-à -fait -_intenable_, c'est-là qu'il alloit se jeter.--Mais il faut lui rendre -justice. Une fois qu'il y étoit établi, il s'y défendoit si vaillamment, -que tout brave et galant homme ne l'en voyoit chasser qu'avec peine. - -Aussi Yorick en l'attaquant, ce qui lui arrivoit souvent, se gardoit -bien d'employer toute sa force.-- - -Mais la remarque du docteur Slop sur les vierges, à la fin du dernier -chapitre, avoit rangé Yorick du côté de mon père; et il commençoit à -désoler le pauvre docteur par l'énumération de tous les couvens de la -chrétienté,--quand le caporal Trim entra dans la salle, et raconta à mon -oncle Tobie que ses culottes d'écarlate ne pourroient servir, comme ils -l'avoient projeté, pour l'attaque de la veuve Wadman, attendu que le -tailleur, en les décousant, s'étoit aperçu qu'elles avoient déjà été -retournées. - -«Eh bien! qu'il les retourne encore, dit brusquement mon père; car on -les retournera encore plus d'une fois avant que l'affaire soit -finie.--Elles n'en valent pas la façon, dit le caporal.--Alors, frère, -dit mon père, il faut nécessairement que vous en commandiez d'autres. -Car quoique je sache, continua-t-il, en s'adressant à la compagnie, que -la veuve Wadman aime mon frère Tobie depuis longtemps, et qu'elle a mis -en usage toute l'adresse et tous les artifices d'une femme pour s'en -faire aimer,--maintenant qu'elle l'a enrôlé, sa passion n'est plus aussi -vive.» - -«Elle a obtenu ce qu'elle vouloit.»-- - -«Sous ce rapport, continua mon père; sous ce rapport, auquel je suis -persuadé que Platon n'a jamais pensé, vous voyez que l'amour est moins -un sentiment qu'un état, une condition, et qu'on s'y engage (à -peu-près, -diroit mon frère Tobie, comme dans un régiment).--Or, dès qu'un homme -est aggrégé à un corps, soit qu'il aime le service ou non, il se -comporte comme s'il l'aimoit, et cherche partout à se montrer homme de -courage.» - -Cette hypothèse, comme toutes celles de mon père, étoit assez plausible; -et mon oncle Tobie n'avoit qu'une seule objection à y faire. Trim se -tenoit prêt à le seconder; mais mon père n'avoit pas encore tiré sa -conclusion. - -«C'est pourquoi, continua mon père, reprenant sa supposition, quoique -tout le monde sache que mistriss Wadman et mon frère Tobie se plaisent -l'un à l'autre, et se conviennent réciproquement,--quoique je ne -connoisse dans la nature aucun obstacle qui puisse empêcher les violons -de jouer dès ce soir,--je répondrois que ce ne sera pas d'un an que -leurs instrumens se mettront à l'unisson.»-- - -«Je crains que nous n'ayions mal pris nos mesures, dit mon oncle Tobie, -en regardant Trim, comme pour lui demander son avis.»-- - -«Je gagerois, dit Trim, mon bonnet de housard.--(Son bonnet de housard, -comme je vous l'ai dit, étoit son enjeu ordinaire; mais ayant été -rajusté et presque remis à neuf pour l'attaque projetée, l'enjeu -devenoit plus important.--) Je gagerois, avec la permission de monsieur, -mon bonnet de housard contre un schelling... si j'osois, continua Trim, -faisant une révérence, gager contre monsieur.»-- - -«Il n'y a point de mal à cela, dit mon père; car en disant que tu -gagerois ton bonnet, tout ce que tu entends par-là , c'est que tu -crois... Qu'est-ce que tu crois?»-- - -«Je crois que la veuve Wadman, sauf le respect de monsieur, n'est pas en -état de tenir dix jours.»-- - -«Et où diantre, s'écria Slop, d'un air goguenard, où diantre, l'ami, -as-tu si bien appris à connoître les femmes?»-- - -«Dans mes amours avec une religieuse, dit Trim.--Ce n'étoit qu'une -_béguine_, dit mon oncle Tobie.» - -Le docteur Slop étoit trop en colère pour écouter cette distinction; et -mon père profitant de l'occasion pour tomber sur les religieuses d'estoc -et de taille, en les traitant de folles, le docteur Slop ne put y -tenir.--Mon oncle Tobie avoit encore quelques mesures à prendre pour ses -culottes, et Yorick pour la seconde partie de son prochain sermon; toute -la compagnie se sépara. Et comme il restoit une demi-heure avant le -temps de se mettre au lit, mon père qui étoit demeuré seul, demanda une -plume, de l'encre et du papier, et se mit à écrire pour mon oncle Tobie -l'instruction suivante en forme de lettre. - -_Mon cher frère Tobie._ - -Ce que je vais te dire a rapport à la nature des femmes, et à la manière -de leur faire l'amour. Et peut-être est-il heureux pour toi (quoiqu'il -ne le soit pas autant pour moi) que l'occasion se soit offerte, et que -je me sois trouvé capable de t'écrire quelques instructions sur ce -sujet.-- - -Si c'eût été le bon plaisir de celui qui distribue nos lots, et qu'il -t'eût départi plus de connoissances qu'à moi, j'aurois été charmé que tu -te fusses assis à ma place, et que cette plume fût entre tes -mains;--mais puisque c'est à moi à t'instruire, et que madame Shandy est -là auprès de moi, se disposant à se mettre au lit,--je vais jeter -ensemble et sans ordre sur le papier des idées et des préceptes -concernant le mariage, tels qu'ils me viendront à l'esprit, et que je -croirai qu'ils pourront être d'usage pour toi; voulant en cela te donner -un gage de mon amitié, et ne doutant pas, mon cher Tobie, de la -reconnoissance avec laquelle tu le recevras.-- - ---En premier lieu, à l'égard de ce qui concerne la religion dans cette -affaire--(quoique le feu qui me monte au visage me fasse apercevoir que -je rougis en te parlant sur ce sujet;--quoique je sache, en dépit de ta -modestie qui nous le laisseroit ignorer, que tu ne négliges aucune de -ses pieuses pratiques), il en est une cependant que je voudrois te -recommander d'une manière plus particulière, pour que tu ne l'oubliasses -point, du moins pendant tout le temps que dureront tes amours.--Cette -pratique, frère Tobie, c'est de ne jamais te présenter chez celle qui -est l'objet de tes poursuites, soit le matin, soit le soir, sans te -recommander auparavant à la protection du Dieu tout puissant, pour qu'il -te préserve de tout malheur.-- - -Tu te raseras la tête, et tu la laveras tous les quatre ou cinq jours, -et même plus souvent, si tu le peux, de peur qu'en ôtant ta perruque -dans un moment de distraction, elle ne distingue combien de tes cheveux -sont tombés sous la main du temps, et combien sous celle de Trim.-- - -Il faut, autant que tu le pourras, éloigner de son imagination toute -idée de tête chauve.-- - ---Mets-toi bien dans l'esprit, Tobie, et suis cette maxime comme sûre: - -_Toutes les femmes sont timides._--Et il est heureux qu'elles le soient; -autrement, qui voudroit avoir affaire avec elles?-- - ---Que tes culottes ne soient ni trop étroites ni trop larges, et ne -ressemblent pas à ces grandes culottes de nos ancêtres. - -Un juste _medium_ prévient tous les commentaires.-- - -Quelque chose que tu aies à dire, soit que tu aies peu ou beaucoup à -parler, modère toujours le son de ta voix. Le silence et tout ce qui en -approche grave dans la mémoire les mystères de la nuit. C'est pourquoi, -si tu peux l'éviter, ne laisse jamais tomber la pelle ni les -pincettes.-- - -Dans tes conversations avec elle, évite toute plaisanterie et toute -raillerie; et autant que tu pourras, ne lui laisse lire aucun livre -jovial. Il y a quelques traités de dévotion que tu peux lui permettre, -(quoique j'aimasse mieux qu'elle ne les lût point,) mais ne souffre pas -qu'elle lise Rabelais, Scarron, ou Dom-Quichotte. - -Tous ces livres excitent le rire; et tu sais, cher Tobie, que rien n'est -plus sérieux que les fins du mariage.-- - ---Attache toujours une épingle à ton jabot avant d'entrer chez elle.-- - -Si elle te permet de t'asseoir sur le même sopha, et qu'elle te donne la -facilité de poser ta main sur la sienne, résiste à cette tentation.--Tu -ne saurois toucher sa main, sans que la température de la tienne lui -fasse deviner ce qui se passe en toi. Laisse-là toujours dans -l'indécision sur ce point et sur beaucoup d'autres.--En te conduisant -ainsi, tu auras au moins sa curiosité pour toi; et si ta belle n'est pas -encore entièrement soumise, et que ton _âne_ continue à regimber, (ce -qui est fort probable) tu te feras tirer quelques onces de sang -au-dessous des oreilles, suivant la pratique des anciens Scythes, qui -guérissoient par ce moyen les appétits les plus désordonnés de nos sens. - -Avicenne est d'avis que l'on se frotte ensuite avec de l'extrait -d'ellébore, après les évacuations et purgations convenables;--et je -penserois assez comme lui. Mais surtout ne mange que peu, ou point de -bouc ni de cerf;--et abstiens-toi soigneusement, c'est-à -dire, autant -que tu le pourras, de paons, de grues, de foulques, de plongeons, et de -poules d'eau. - -Pour ta boisson, je n'ai pas besoin de te dire que ce doit être une -infusion de verveine et d'herbe hanéa, de laquelle Elien rapporte des -effets surprenans.--Mais si ton estomach en souffroit, tu devrois en -discontinuer l'usage, et vivre de concombres, de melons, de pourpier et -de laitue.-- - -Il ne se présente pas pour le moment autre chose à te dire. - -A moins que la guerre venant à se déclarer... - -Ainsi, mon cher Tobie, je desire que tout aille pour le mieux; - -Et je suis ton affectionné frère, - - _Gauthier SHANDY._ - - - - -CHAPITRE LXIV. - -_Les trous de serrure._ - - -A l'heure même où mon père écrivoit son instruction fraternelle, mon -oncle Tobie et le caporal de leur côté disposoient tout pour l'attaque. -Comme ils avoient renoncé à faire retourner les culottes d'écarlate, au -moins pour le moment, rien ne pouvoit les engager à remettre leur visite -plus tard qu'au lendemain matin. La résolution fut prise en conséquence, -et le départ fixé à onze heures. - -«Allons, ma chère, dit mon père à ma mère, il convient, qu'en bon frère -et en bonne sÅ“ur, nous nous rendions chez mon frère Tobie, pour protéger -et favoriser son attaque.» - -Il y avoit déjà quelque temps que le caporal et lui étoient habillés, -quand mon père et ma mère arrivèrent; et l'horloge venant à sonner onze -heures, c'étoit le moment de se mettre en marche. Mon père n'eut que le -temps de glisser sa lettre d'instruction dans la poche d'habit de mon -oncle Tobie, et il se joignit à ma mère pour lui souhaiter un heureux -succès. - -«Je voudrois, dit ma mère, les voir par le trou de la serrure.--Mais -uniquement par curiosité.»-- - -«Appelez chaque chose par son nom, dit mon père;--et regardez ensuite -par le trou de la serrure tant qu'il vous plaira.» - - - - -CHAPITRE LXV. - -_Jugement téméraire._ - - -Je prends à témoin toutes les puissances du temps et du hasard qui sans -cesse nous arrêtent dans notre carrière, que mon esprit étoit à bout, et -que je ne savois comment poursuivre l'histoire des amours de mon oncle -Tobie, lorsque ma mère, _par curiosité_, disoit-elle, (mon père lui -soupçonnoit un autre motif,) désira pouvoir les regarder par le trou de -la serrure. - -«Appelez chaque chose par son nom, dit mon père; et regardez ensuite par -le trou de la serrure tant qu'il vous plaira.» - -C'étoit uniquement la fermentation de cette humeur un peu acide, qui -entroit dans le tempérament de mon père, et de laquelle j'ai souvent -parlé, qui donna lieu à une pareille insinuation de sa part. Cependant -comme il étoit naturellement franc et généreux, et toujours ouvert à la -conviction, il eut à peine lâché le dernier mot de cette réplique peu -obligeante, que sa conscience lui en fit un reproche. - -Ma mère avoit en ce moment son bras gauche conjugalement passé dans le -bras droit de mon père, de telle sorte que sa main appuyoit sur la -sienne.--Elle leva les doigts et les laissa retomber. On auroit pu -difficilement prononcer si c'étoit là un coup ou une caresse;--le -casuiste le plus habile auroit été bien embarrassé à décider si ce geste -signifioit un reproche ou un aveu. Mon père qui étoit rempli de -sensibilité de la tête aux pieds, n'y vit que l'expression d'une femme -timide et faussement accusée.--Les reproches de sa conscience -redoublèrent;--il détourna la tête.--Ma mère pensa que son corps alloit -suivre, et que son projet étoit de reprendre le chemin de sa maison; -aussitôt en croisant sa jambe droite par-dessus sa gauche qui ne bougea -pas, elle se trouva en face de mon père, qui, en ramenant sa tête, -rencontra subitement les yeux de ma mère.-- - ---Nouvelle confusion!-- - -Tout détruisoit le premier soupçon qu'il avoit formé.--Tout augmentoit -ses remords. Un cristal mince, bleu, calme et brillant, sans tache, sans -eau, et tellement tranquille, qu'on auroit pu appercevoir jusqu'au fond -la moindre particule ou la moindre expression de desir, s'il en eût -existé chez ma mère;--mais il n'y en avoit pas le plus léger vestige. Et -je ne sais comment il arrive que moi, son fils, formé de son sang, je me -trouve si enclin à la bagatelle, surtout vers les équinoxes de printemps -et d'automne.-- - -Ma mère, madame, n'étoit telle en aucune saison de l'année, ni par -nature, ni par éducation, ni par imitation. - -Un sang doux et sage circuloit paisiblement dans ses veines, en tout -temps, le jour et la nuit, dans les occasions même les plus critiques. -Son imagination calme et paisible n'étoit point échauffée par ces -pratiques ascétiques, par ces lectures mystiques, qui n'ayant aucun sens -en elles-mêmes, forcent l'esprit à se replier dans la nature pour leur -en trouver un. Et quant à mon père, il étoit si loin de chercher à -enflammer ses idées là -dessus, que son plus grand soin étoit d'éloigner -de sa tête toute image ou propos de ce genre. - -Au reste, la nature avoit fait tous les frais de la sagesse de ma mère, -et rendu superflues les précautions de mon père. Et mon père le -savoit!--Et mon père n'en continuoit pas moins ses précautions!--Et moi, -Tristram Shandy, me voilà assis en gillet brun et en pantoufles jaunes, -sans perruque ni bonnet, ce douze août mil sept cent soixante six, -accomplissant une de ses prédictions les plus tragi-comiques; savoir que -je ne penserois ni n'agirois en rien comme les autres enfans des -hommes.-- - -La méprise de mon père vint de ce qu'il attaqua le motif de ma mère, au -lieu de l'action elle-même; car certainement les trous de serrures ne -sont pas destinés à servir de lorgnettes; et en considérant l'action de -ma mère comme tendant à nier une vérité reconnue, et à faire qu'un trou -de serrure ne fût pas un trou de serrure, l'action alors étoit une -violation de la nature des choses, et comme telle assez criminelle. - -C'est pourquoi, n'en déplaise aux prédicateurs, les trous de serrure -sont l'occasion de plus de péchés, je dis même de péchés énormes, que -tous les autres trous du monde. - -C'est ce qui me ramène aux amours de mon oncle Tobie. - - - - -CHAPITRE LXVI. - -_Parure de mon Oncle Tobie._ - - -Quoique le caporal eût tenu parole en retapant de son mieux la grande -perruque _à la Ramillies_ de mon oncle Tobie, il avoit eu trop peu de -temps, et tous ses soins n'avoient produit qu'un effet assez mince. -Cette fameuse perruque avoit passé plusieurs années applatie dans le -fond d'une vieille armoire; et comme les mauvais plis ne s'effacent pas -aisément, et que l'usage des bouts de chandelle n'est pas toujours sûr, -l'entreprise du caporal n'étoit pas une chose aussi facile qu'on -pourroit le croire. Il s'employoit pourtant de son mieux;--il -pomadoit,--il crêpoit,--il retapoit,--puis se reculoit d'un air joyeux, -et les deux bras tendus vers la perruque, comme pour l'engager à prendre -un meilleur air.--Mais le tout en vain; elle frisoit en dépit du -caporal, par tout où le caporal ne vouloit pas qu'elle frisât; et quand -une boucle ou deux auroient pu l'embellir, chaque cheveu s'applatissoit -comme s'il eût été trempé dans l'eau bouillante. - -La déesse du Spléen elle-même n'auroit pu la voir sans sourire. - -Telle étoit la perruque de mon oncle Tobie,--ou plutôt telle elle auroit -paru sur tout autre front que le sien. Mais le front de mon oncle Tobie -étoit le siége aimable de la douceur et de la bonté; et ce charme se -répandoit sur tout ce qui l'environnoit.--D'ailleurs, monsieur, la -nature avoit dans toute sa personne tracé le mot _gentilhomme_ en si -beaux caractères, que jusqu'à son chapeau bordé en vieux point d'Espagne -tout terni, et surmonté d'une large cocarde de taffetas fripé;--ce -chapeau, dis-je, qui en lui-même ne valoit pas quatre sols, acquéroit de -l'importance, dès qu'il étoit sur la tête de mon oncle Tobie. On eût dit -qu'une Fée elle-même l'avoit composé de sa main, pour mieux aller à -l'air de son visage. - -Rien n'auroit mieux prouvé ce que j'avance, que l'habit bleu et or de -mon oncle Tobie, si, à quelques égards, la proportion n'étoit pas -nécessaire à la grâce; mais depuis quinze ou seize ans qu'il étoit fait, -depuis que l'inactivité de mon oncle Tobie (dont les promenades étoient -presque bornées à son boulingrin,) avoit doublé son embonpoint,--son -habit bleu et or étoit devenu si misérablement étroit, que ce n'étoit -qu'avec la plus grande peine que le caporal avoit pu l'y faire entrer; -et le raccommodage des manches n'avoit servi de rien;--il étoit -cependant galonné en plein, et sur toutes les coutures, et devant et -derrière, comme au temps du roi Guillaume; et pour finir la description, -il jetoit tant d'éclat au soleil, il avoit un air si métallique et si -guerrier, que si le projet de mon oncle Tobie eût été d'attaquer la -veuve en armure, il auroit pu lui-même s'y méprendre. - -Quant aux culottes d'écarlate, on sait que le tailleur les avoit -décousues et les avoit abandonnées. On auroit pu à la rigueur s'en -accommoder, mais c'étoit assez que le soir d'auparavant on les eût -déclarées incapables de servir, et comme il n'y avoit point -d'alternative dans la garderobe de mon oncle Tobie, mon oncle Tobie -sortit en culottes de pluche rouge.-- - -Le caporal avoit endossé l'uniforme du pauvre Lefèvre. Il avoit -retroussé ses cheveux sous son bonnet de housard, lequel, comme on sait, -avoit été remis presque à neuf.--Il suivoit son maître à trois pas de -distance.--Sa chemise, renflée à son jabot et autour de ses poignets, -annonçoit l'orgueil de son ancienne profession; et son bâton, suspendu -par un petit cordon de cuir noir, dont les deux bouts renoués ensemble -finissoient par un gland, balançoit au-dessous de son poignet -gauche.--Mon oncle Tobie portoit sa canne comme une hallebarde. - -«Vraiment, dit mon père en lui-même, ils ont assez bon air.» - - - - -CHAPITRE LXVII. - -_Il tremble._ - - -Mon oncle Tobie retourna la tête plus de dix fois, pour voir si le -caporal se tenoit prêt à le soutenir; et autant de fois le caporal fit -un petit moulinet de son bâton, non pas d'un air avantageux, mais avec -l'accent le plus doux du plus respectueux encouragement, comme pour dire -à son maître: _ne craignez rien_. - -Son maître se mouroit de peur.-- - -Il ne savoit pas distinguer, ainsi que mon père le lui avoit reproché, -le bon côté d'une femme de son mauvais côté. Aussi n'avoit-il jamais été -à son aise auprès d'aucune d'elles;--sauf dans les momens d'affliction. -Car alors sa pitié étoit extrême; et le chevalier le plus courtois de la -chevalerie errante n'auroit pas fait plus de chemin que mon oncle Tobie, -tout boiteux qu'il étoit, pour essuyer une larme de l'Å“il d'une -femme.--Et cependant, excepté l'occasion où Mistriss Wadman avoit abusé -de sa bonne foi, il n'avoit jamais osé arrêter ses regards sur l'Å“il -d'aucune femme. - -Il disoit souvent à mon père, dans l'admirable simplicité de son cÅ“ur, -que fixer une femme, c'étoit presque (sinon tout-à -fait) la même chose -que de lui tenir un propos obscène. - -«--Et quand cela seroit, disoit mon père.» - - - - -CHAPITRE LXVIII. - -_Il hésite._ - - -«Elle ne peut pas, caporal, dit mon oncle Tobie, faisant halte quand ils -furent à vingt pas de la porte de Mistriss Wadman,--elle ne peut pas -s'en offenser.»-- - -«Non plus, dit le caporal, que la veuve du Juif à Lisbonne ne s'offensa -de la visite de mon frère Thomas.»-- - -«Et comment la prit-elle, dit mon oncle Tobie, se retournant vers le -caporal?»-- - -«Monsieur connoît, répliqua le caporal, les malheurs de Tom; mais ceci -n'y a aucun rapport: sinon que le pauvre Tom n'avoit pas épousé la -veuve, ou si Dieu eût permis qu'après leur mariage ils n'eussent mis -dans leurs saucisses que de la chair de porc, le malheureux n'auroit pas -été enlevé dans son lit et traîné à l'inquisition.--C'est une -épouvantable chose que l'inquisition, ajouta le caporal; quand une fois -un pauvre homme y est renfermé, monsieur sait bien que c'est pour sa -vie.»-- - -«Hélas! oui, dit mon oncle Tobie d'un air rêveur, et les yeux fixés sur -la porte de la veuve Wadman.»-- - -«Et qu'y a-t-il d'aussi affreux qu'une éternelle prison?--Qu'y a-t-il -d'aussi doux que la liberté?--Rien au monde, Trim, dit mon oncle Tobie -toujours d'un air rêveur.» - -«Tant qu'un homme est libre, s'écria le caporal...» Et en même-temps il -fit avec son bâton le moulinet par-dessus sa tête, à -peu-près en cette -manière: - -[Illustration] - ---Un million de syllogismes les plus subtils de mon père, n'en auroit -pas dit davantage en faveur du célibat. - ---Mon oncle Tobie jeta un regard pensif vers sa chaumière et son -boulingrin.-- - -Le caporal, avec sa baguette, avoit imprudemment évoqué l'esprit de -calcul; il se dépêcha de le conjurer, en poursuivant son histoire en -manière d'_exorcisme_, lequel ne se trouve dans aucun rituel que je -connoisse. - - - - -CHAPITRE LXIX. - -_Amours de Tom et de la Juive._ - - -«La place de Tom lui valoit de l'argent, et lui donnoit peu de -besogne.--Le climat de Lisbonne est chaud.--C'est ce qui lui donna la -fantaisie de se marier.» - -«Or, il arriva vers ce temps-là qu'un Juif, qui vendoit des saucisses -dans la même rue où Tom demeuroit, tomba malade d'une rétention d'urine, -et mourut. Sa veuve resta en possession d'une boutique bien achalandée; -et, comme à Lisbonne, ainsi qu'ailleurs, chacun est pour soi, Tom pensa -qu'il n'y auroit point de mal d'aller se présenter à la veuve, pour lui -offrir d'aider à continuer son commerce.» - -«Tom en conséquence, se décida à l'aller trouver.--Il pensa d'abord -comment il se feroit annoncer chez elle.--La manière la plus simple -étoit de feindre d'y aller acheter une aune de saucisses; ce fut celle -qu'il choisit. Et voici comme il raisonnoit: - -«Si je suis mal reçu, il ne m'en coûtera jamais qu'une aune de -saucisses, et le malheur n'est pas grand.--Si au contraire les choses -tournent bien, je puis gagner, non-seulement une aune, mais une boutique -entière de saucisses, et une femme par-dessus le marché.» - -«Toute la maison, du plus grand jusqu'au plus petit, souhaita à Tom un -heureux succès, et il partit.--Sauf le respect de monsieur, je -m'imagine le voir en veste et culottes de bazin, le chapeau sur -l'oreille,--marchant légèrement dans la rue, agitant sa canne en -l'air,--souriant et abordant d'un air gai tous ceux qu'il -rencontroit.--Mais, hélas! Tom, tu ne souris plus; tu ne souriras plus, -s'écria le caporal en détournant la tête, les yeux fixés à terre, comme -s'il eût apostrophé son frère au fond de son cachot.--»-- - -«Pauvre garçon, dit mon oncle Tobie, d'un air touché!»-- - -«Je puis bien dire à monsieur, dit le caporal, que c'étoit le meilleur -garçon, et le plus honnête qu'on eût jamais vu.»-- - -«Il te ressembloit donc, Trim, répliqua vivement mon oncle Tobie!» - -Le caporal rougit jusqu'au bout des doigts.--L'embarras de l'homme -modeste qui s'entend louer,--la reconnoissance d'un serviteur -affectionné que son maître exalte,--la douleur d'un frère sensible au -souvenir d'un frère malheureux,--tout cela se peignit à -la-fois sur le -visage du caporal, et les larmes coulèrent le long de ses joues. - -Ce spectacle émut mon oncle Tobie. Il prit le caporal par son habit, qui -avoit été celui de Lefèvre, et s'appuya sur lui, en apparence, pour -soulager sa jambe boiteuse, mais réellement pour donner au caporal une -nouvelle marque de bonté.--Il resta en silence une minute et demie; -ensuite, il retira sa main, et le caporal s'inclinant, reprit l'histoire -de son frère Tom et de la veuve du juif. - - - - -CHAPITRE LXX. - -_La négresse._ - - -«Lorsque Tom arriva à la boutique, il n'y trouva qu'une pauvre négresse, -occupée à chasser les mouches avec une touffe de plumes blanches qu'elle -avoit attachées au bout d'un bâton. Mais, tout en les chassant, elle -prenoit garde de les blesser.--Touchant tableau, s'écria mon oncle -Tobie! la malheureuse avoit beaucoup souffert; et elle avoit appris à -compatir.»-- - -«C'étoit, sauf le respect de monsieur, une excellente créature aussi -bien qu'une excellente ouvrière. Il y a, continua Trim, dans l'histoire -de cette pauvre malheureuse, des circonstances qui attendriroient un -cÅ“ur de roche; et dans quelqu'une de nos soirées d'hiver, quand monsieur -sera disposé à les entendre, je les raconterai à monsieur, avec le reste -de l'histoire de Tom, dont elles font partie.»-- - -«Ne l'oublie donc pas, Trim, dit mon oncle Tobie.»-- - -«Mais, monsieur, dit le caporal, avec un air de doute, un nègre a-t-il -une ame?»-- - -«Je suis peu versé, caporal, dit mon oncle Tobie, dans les choses de -cette nature. Mais je suppose que Dieu n'auroit pas voulu laisser un -nègre sans ame, plutôt que toi ou que moi.»-- - -«Ce seroit une affreuse injustice, dit le caporal.»-- - -«Assurément, dit mon oncle Tobie.»-- - -«Pourquoi donc, oserois-je demander à monsieur, traite-t-on plus mal une -servante noire qu'une blanche?»-- - -«Je ne puis t'en donner aucune raison, dit mon oncle Tobie.»-- - -«C'est sans doute qu'elle n'a point d'amis, dit le caporal en secouant -la tête, ni personne pour prendre sa défense.»-- - -«Trim, dit mon oncle Tobie, c'est-là ce qui devroit lui assurer, ainsi -qu'à ses frères, notre protection.--C'est le hasard de la guerre qui les -a mis en notre pouvoir, qui a placé la verge dans nos mains.--Où elle -sera ensuite, le ciel le sait; mais en quelques mains qu'elle tombe, -Trim, le brave homme n'en usera pas d'une manière barbare.»-- - -«Le ciel l'en préserve, dit le caporal!»-- - -«_Amen_, répondit mon oncle Tobie, en posant la main sur son cÅ“ur.»-- - -Le caporal reprit son histoire pour la continuer; mais avec une espèce -d'embarras, dont le lecteur ne devine peut-être pas la cause.-- - -Par toutes ces transitions soudaines, et la plupart touchantes, dont le -caporal avoit entre-mêlé son récit, il avoit perdu la clef sur laquelle -il l'avoit commencé. Son projet avoit été de distraire son maître, et -son maître s'attendrissoit. Deux fois il toussa, deux fois il essaya de -se remettre sans pouvoir y parvenir; enfin il rappela ses esprits, -replaça sa main gauche sur sa hanche, le coude relevé en arc d'un air -vainqueur; et conservant la liberté de son bras droit, pour aider son -débit par ses gestes, il se rapprocha autant qu'il put du ton qu'il -avoit perdu.--Et dans cette attitude, il continua son histoire. - - - - -CHAPITRE LXXI. - -_Les saucisses._ - - -«Tom qui n'avoit rien à démêler avec la négresse, passa dans la chambre -qui étoit au-delà de la boutique pour parler à la veuve du juif--de son -amour... et de son aulne de saucisses.--C'étoit, comme je l'ai dit à -monsieur, un garçon honnête et de joyeuse humeur, et il portoit ce -caractère écrit sur toute sa personne. Il prit donc une chaise, il se -plaça près d'elle et contre la table, et s'assit sans plus de cérémonie, -mais avec la plus grande politesse.» - -«Pour un galant, c'est la plus sotte chose du monde, s'il m'est permis -de le dire à monsieur, que de débuter auprès d'une femme qui fait des -saucisses.--En effet, quelle fleurette lui conter?--Tom débuta -gravement, en demandant d'abord à la veuve comment se faisoient les -saucisses,--quelle espèce de viande, quelles herbes, quelles épices y -entroient.--Ensuite, d'un ton un peu plus gai, avec quels boyaux,--si -les plus gros étoient les meilleurs,--s'ils ne crevoient jamais,--etc.? -Ayant seulement l'attention de rester plutôt en arrière que de trop -s'avancer, et de ne rien risquer sans être à -peu-près assuré du -succès.»-- - -«C'est pour avoir négligé cette précaution, Trim, dit mon oncle Tobie en -s'appuyant sur l'épaule du caporal, que le comte de la Motte perdit la -bataille de Wynendale. Il s'avança imprudemment dans le bois; et sans -cela Lille ne seroit pas tombé dans nos mains, non plus que Gand et -Bruges, qui suivirent son exemple. L'année étoit si avancée, continua -mon oncle Tobie, et la saison devint si mauvaise, que si les choses -n'avoient pas tourné comme elles firent, nos troupes auroient péri en -pleine campagne.»-- - -«Mais, dit Trim, ne seroit-ce pas que les batailles, ainsi que les -mariages, sont écrites dans le ciel?» - -Mon oncle Tobie rêva. - -Sa religion l'engageoit à dire d'une façon.--Sa haute idée de l'art -militaire le poussoit à dire d'une autre.--Ne pouvant les accorder -ensemble, mon oncle Tobie préféra de ne rien dire; et le caporal acheva -son histoire. - -«Tom, s'apercevant qu'il gagnoit un peu de terrein, et que tout ce qu'il -avoit dit sur les saucisses avoit été bien reçu de la belle, se hasarda -à lui offrir de l'aider un peu. D'abord il prit l'entonnoir, et le tint, -pendant que la veuve avec son pouce faisoit entrer la viande dans le -boyau; ensuite il coupa des attaches de longueur convenable, et les tint -dans sa main pendant qu'elle les prenoit une à une;--après cela il les -mit dans la bouche de la veuve, où elle pouvoit les prendre selon le -besoin;--enfin, peu-à -peu il en vint à lier les saucisses à son tour, -tandis que la veuve en tenoit le bout dans ses dents. - -»Or, monsieur saura qu'une veuve tâche toujours de choisir son second -mari entièrement différent du premier.--Si bien que l'affaire étoit -d'à -moitié réglée dans l'esprit de la juive, avant que Tom eût parlé de -rien. - -»Elle feignit pourtant de vouloir se défendre, et se saisit d'une -saucisse, mais Tom à l'instant se saisit d'une autre... - -»Monsieur comprend bien que la veuve ne fut pas la plus forte. - -»Elle signa la capitulation, Tom la ratifia, et l'affaire fut finie.» - - - - -CHAPITRE LXXII. - -_Contre-marche._ - - -«Toutes les femmes, continua Trim, en commentant son histoire, depuis la -première jusqu'à la dernière, aiment la plaisanterie. La difficulté est -de savoir celle qui leur convient; et pour le connoître, il n'y a -d'autre moyen que de faire quelques essais; de même qu'avec une pièce -d'artillerie on élève ou on rabaisse la culasse, jusqu'à ce qu'on donne -dans le blanc.» - -«Je goûte cette comparaison, dit mon oncle Tobie, encore plus que la -chose même.» - -«Parce que monsieur, dit le caporal, aime mieux la gloire que le -plaisir.»-- - -«J'espère, Trim, répondit mon oncle Tobie, que j'aime l'humanité -au-dessus de tout;--et comme la science des armes tend évidemment au -bonheur et au repos des hommes,--et que la branche, surtout de cet art, -dans laquelle nous nous sommes exercés ensemble au boulingrin, n'a pour -but que d'arrêter les entreprises de l'ambition, et de retrancher la vie -et la fortune du plus foible, contre l'invasion et le pillage du plus -fort;--toutes les fois que le tambour se fera entendre, je me flatte, -caporal, que l'un et l'autre nous aimons trop l'humanité et nos frères, -pour ne pas nous armer et voler à leur secours.»-- - -En disant ces mots, mon oncle Tobie se retourna, et marcha fièrement -comme à la tête de sa compagnie.--Et le fidèle caporal, portant son -bâton à l'épaule et frappant de la main sur le pan de son habit pour -marcher en seconde ligne derrière son maître, le long de l'avenue qui -les ramenoit chez eux.-- - -«Que diantre se passe-t-il dans leurs deux caboches, s'écria mon père à -ma mère? Sur ma parole ils assiégent mistriss Wadman en forme; et ils -font le tour de sa maison pour marquer la ligne de circonvallation.»-- - -«J'ose dire, répliqua ma mère...» - -Mais un moment, mon cher monsieur. Ce que ma mère osa dire, ce que mon -père osa lui répondre, enfin leurs demandes, leurs réponses et leurs -répliques, seront certainement lues, relues, discutées, commentées, -paraphrasées par la postérité;--mais dans un chapitre à part. Je dis: -_par la postérité_, et je le répète.--Qu'a fait mon livre pour ne pas -surnager sur l'abyme des temps avec l'_Eloge de la Folie_, le _Comte du -Tonneau_, et tant d'autres? - -Mais pourquoi jeter de si loin les yeux sur l'avenir?--Ah! fermons-les -bien plutôt.--Le temps vole et détruit tout.--Chacune des lettres que je -trace, me dit avec quelle rapidité la vie suit ma plume.--Nos journées -et nos heures, (plus précieuses, ma chère Jenny, que ces rubis qui -brillent à ton cou) s'envolent sur nos têtes comme ces nuages légers, -que chasse l'aquilon et qui ne reviennent plus.--Tout disparoît,--tout -se détruit.--Ces cheveux que tu prends soin d'arranger sur ton front;... -regarde,... ils blanchissent sous ta main.--Et chaque baiser que je te -donne en te quittant, chaque absence qui le suit, est le prélude de -cette séparation éternelle qui nous attend bientôt.-- - -Ciel! ô ciel! prends pitié de ma Jenny,--prends pitié de celui qui -l'aime.-- - - - - -CHAPITRE LXXIII. - -_Le qu'en dira-t-on._ - - -Mais que pensera le monde de cette exclamation?--Tout ce qu'il voudra. - - - - -CHAPITRE LXXIV. - -_L'Attente._ - - -Ma mère, toujours le bras gauche passé dans le bras droit de mon père, -étoit arrivée avec lui jusqu'à l'angle fatal de la vieille muraille du -jardin, où le docteur Slop devoit un jour être renversé par Obadiah -monté sur un cheval de carosse; lequel angle étoit directement en face -de la maison de Mistriss Wadman.--Là , mon père, jetant un coup-d'Å“il par -derrière, aperçut mon oncle Tobie et le caporal qui n'étoient plus qu'à -dix pas de la porte. Il se retourna aussitôt. - -«Arrêtons-nous un moment, dit mon père; et voyons un peu de quel air mon -frère Tobie et son valet Trim feront leur première entrée. Cela ne nous -retardera pas d'une minute.--Quand ce seroit de dix, dit ma mère!--Non -pas d'une demi-minute, dit mon père.» - -C'étoit précisément l'instant où le caporal entamoit l'histoire de son -frère Tom et de la veuve du Juif.--L'histoire commença,--continua,--elle -eut des épisodes,--on revint sur ses pas,--on continua,--on -poursuivit,--l'histoire ne finissoit pas;--le lecteur l'a trouvée bien -longue.-- - -Le ciel ait pitié de mon père! il jura cinquante fois; chaque attitude -nouvelle le désespéroit. Il donna le bâton du caporal, et ses moulinets, -et toutes ces gentillesses, à autant de diables qu'il en crut de -disposés à accepter le cadeau.-- - -Quand l'issue des événemens pareils à ceux qui tenoient mon père dans -l'attente, reste ainsi suspendue dans les mains des destinées, l'esprit -a, par bonheur, trois espèces de situations à parcourir; sans quoi il -lui seroit impossible de tenir jusqu'au bout. - -Le premier moment est donné à la _curiosité_,--le second à justifier -cette curiosité.--Quant aux troisième, quatrième, cinquième, et -_cætera_, jusqu'au jour du jugement.--Ils sont de l'empire du _point -d'honneur_. - -Je sais que beaucoup de moralistes mettent le tout sur le compte de la -_patience_. Mais cette vertu a, ce me semble, un département suffisant, -et dans lequel elle peut s'exercer, sans venir usurper le peu de places -démantelées que l'_honneur_ a conservées sur la terre.-- - -Mon père, à l'aide de ces trois auxiliaires, attendit du mieux qu'il put -la fin de l'histoire de Trim. Il tint bon pendant le panégyrique, que -mon oncle Tobie débita sur la profession des armes dans le chapitre -d'après; mais voyant ensuite qu'au lieu de marcher vers la maison de -madame Wadman, tous deux, après s'être retournés, reprenoient le chemin -diamétralement opposé, et confondoient ainsi son attente,--pour le coup -mon père ne put y tenir; et il éclata brusquement, en vertu de cette -disposition d'humeur acidule, qui, dans certaines occasions, distinguoit -entièrement son caractère de celui des autres hommes. - - - - -CHAPITRE LXXV. - -_Le premier Dimanche du mois._ - - -«_Que diantre se passe-t-il dans leurs caboches_, s'écria mon père?»-- - -«_J'ose dire_, répondit ma mère, qu'ils font des fortifications.» - -«Quoi! sur le terrein de Mistriss Wadman, s'écria mon père en reculant -d'un pas!»-- - -«Je suppose que non, dit ma mère.»-- - -«Je voudrois, dit mon père en élevant la voix, que la science des -fortifications fût à tous les diables, avec toutes leurs _fadaises_ de -sapes, de mines, de blindes, de gabions, de cunettes, et de fausses -brayes.»-- - -«Ce sont des _fadaises_, dit ma mère.» - -Or ma mère, tolérante, (comme je voudrois que le fussent certains -personnages du clergé, m'en eût-il coûté mon gillet brun et mes -pantoufles jaunes)--ma mère, dis-je, étoit toujours de l'avis de mon -père, quoique la plupart du temps elle n'en comprît pas un mot, et -qu'elle n'eût pas la première idée du sens des mots et des termes de -l'art, sur lesquels il faisoit rouler l'opinion ou le système du moment. -Elle se contentoit d'accomplir à la lettre les promesses que son parrain -et sa marraine avoient faites pour elle, mais rien de plus. Elle se -seroit servi d'un mot ou d'un verbe pendant vingt ans, et l'auroit -employé dans tous ses temps et dans tous ses modes, sans s'embarrasser -le moins du monde d'en demander la signification. - -J'ai déjà dit que cette insouciance désoloit mon père; c'étoit pour lui -une source éternelle de chagrins: la contradiction la plus opiniâtre lui -auroit été moins sensible. C'étoit ce qui tordoit le cou à leurs -meilleurs dialogues dès la première phrase.--Ma mère ne connoissoit rien -aux _cunettes_ ni aux _fausses brayes_; elle fut de l'avis de mon père. - -«Ce sont des _fadaises_, dit ma mère.»-- - -«Oh! surtout les _cunettes_, s'écria mon père.» Il crut avoir dit un bon -mot.--Il jouit de son triomphe et poursuivit. - -«Non que ce soit, à proprement parler, le terrein de la veuve Wadman, -dit mon père, en se reprenant un peu; car elle n'en a que l'usufruit.»-- - -«Cela fait une grande différence, dit ma mère.»-- - -«Aux yeux des sots, répliqua mon père.»-- - -«A moins qu'il ne leur arrive d'avoir des enfans, dit ma mère.»-- - -«Mais auparavant, dit mon père, il faut qu'elle persuade à mon frère -Tobie de lui en faire.»-- - -«Sans doute, monsieur Shandy, dit ma mère.»-- - -«Si elle y parvient, dit mon père,--que le ciel ait pitié d'eux!»-- - -«_Amen_, dit ma mère, _piano_!»-- - -«_Amen_, s'écria mon père, _fortissimè_!»-- - -«_Amen_, répéta ma mère;» mais avec une cadence, un soupir, un accent de -pitié, qui pénétra jusqu'au cÅ“ur de mon père, et ramollit toutes ses -fibres. Il prit son almanach;... mais avant qu'il l'eût ouvert, la -procession d'Yorick, venant à sortir de l'église, éclaircit une partie -de ses doutes; et ma mère acheva de les lever, en lui disant que c'étoit -le premier dimanche du mois.--Il remit son almanach dans sa poche.-- - -Le premier lord de la trésorerie, occupé à trouver des moyens et des -expédiens, ne seroit pas rentré chez lui d'un air plus embarrassé. - - - - -CHAPITRE LXXVI. - -_Reprenons haleine._ - - -Après un chapitre comme celui qu'on vient de voir, et surtout après la -manière dont il finit, il faut nécessairement insérer quatre ou cinq -pages de matières hétérogènes, pour maintenir une juste balance entre la -sagesse et la folie. Sans cette précaution, un livre ne vivroit pas -au-delà de l'année.--Mais une digression lourde et traînante n'est pas -ce qu'il faut. Il vaudroit autant aller son grand chemin.--Une -digression, dans une circonstance comme celle-ci, doit être légère, -enjouée, et sur un sujet qui le soit aussi.--Ce n'est pas tout, il faut -que le _califourchon_ et celui qui le monte, ne s'y montrent qu'à la -dérobée.-- - -La difficulté est de trouver des agens convenables à la nature de ce -service. _L'imagination_ est capricieuse;--_l'esprit_ ne veut pas être -recherché:--quoique la _plaisanterie_ soit une bonne fille, elle ne -vient pas toujours quand on l'appelle. - -Il sembleroit que la meilleure façon pour un auteur fût de dire ses -prières; mais si elles ne servent qu'à lui rappeler ses infirmités et -ses défauts, tant de corps que d'esprit, il se trouvera plus bête après -que devant, (quoique meilleur, religieusement parlant.) - -Quant à moi, il n'y a pas un moyen sous le ciel, du genre physique ou du -genre moral, qui ne me soit venu à l'esprit, et dont je n'aie essayé. -Quelquefois m'adressant à mon ame, et disputant avec elle sur les moyens -d'étendre ses facultés.-- - -Je ne les augmentois pas d'une ligne. - -Alors, changeant de système, j'ai essayé ce que pourroient faire sur le -corps la tempérance, la sobriété et la chasteté.--Elles sont bonnes en -elles-mêmes, disois-je, elles sont bonnes dans le sens absolu et dans le -sens relatif; elles sont bonnes pour la santé, bonnes pour le bonheur -dans ce monde-ci et dans l'autre.-- - -Enfin, elles sont bonnes pour tout,... excepté pour ce qui me -manque.--Là , elles ne servent à rien qu'à laisser l'esprit comme elles -l'ont trouvé.--Quant aux vertus théologales,--_la foi_ et _l'espérance_ -pourroient peut-être donner un peu de verve;--mais pour cette vertu fade -qu'on appelle _charité_, elle vous ôte ce que ses sÅ“urs vous avoient -donné.-- - -Dans les occasions ordinaires, je n'ai rien trouvé qui m'ait mieux -réussi, que la méthode dont je vais vous faire part.-- - ---Certainement, si la logique n'est pas une science frivole, et si je ne -suis pas aveuglé par mon amour-propre,--certainement dis-je, il y a -quelque chose en moi qui tient du vrai génie; et ce qui me le persuade, -c'est de voir combien je suis étranger à la jalousie et à l'envie: ce -symptôme ne sauroit être équivoque.--Jamais je n'ai fait une découverte, -que j'aie cru propre à perfectionner l'art d'écrire, que je ne me sois -empressé de la publier, désirant sincérement que tout le monde pût -écrire aussi-bien que moi.-- - -C'est ce qu'on fera, quand on voudra s'y donner aussi peu de peine. - - - - -CHAPITRE LXXVII. - -_Demandez à ma blanchisseuse._ - - -Je dis donc que dans les occasions ordinaires,--c'est-à -dire, quand je -me trouve stupide, que mes idées s'enfantent pésamment, et se -débrouillent avec peine.-- - -Ou que je me trouve, je ne sais comment, dans une veine de licence et de -libertinage, et que je fais de vains efforts pour en sortir.-- - -Dans tous ces cas et autres semblables, je ne dispute pas un moment avec -ma plume.--Si une prise de tabac, si un tour ou deux par la chambre ne -me suffisent pas,--je prends mon rasoir, j'en essaie le tranchant sur la -paume de ma main, je me savonne le menton, et sans plus de cérémonie je -me fais la barbe; et si par malheur je laisse un poil, j'ai soin du -moins que ce n'en soit pas un blanc.--Cela fait, je passe ma chemise, je -change d'habit, je mets ma perruque, je prends ma bague de topaze; en un -mot, je m'habille de la tête aux pieds.-- - -Or, il faut que le diable s'en mêle, si je n'y gagne rien.--Car -considérez, monsieur, que tout le monde voulant être présent quand on le -rase, (quoiqu'il n'y ait aucune règle sans exception) et personne ne -voulant se raser sans miroir, crainte d'accident,--cette situation, -comme toute autre, laisse nécessairement des impressions particulières -sur le cerveau.-- - -Oui, je le maintiens. Les idées d'un homme dont la barbe est forte, -deviennent sept fois plus nettes et plus fraîches sous le rasoir;--et si -cet homme pouvoit, sans inconvénient, se raser du matin au soir, ses -idées parviendroient au plus haut degré du sublime.--Je ne sais comment -Homère a pu si bien écrire avec une barbe de capucin;--mais comme son -talent contredit mon système, je ne veux pas m'y arrêter, et je retourne -à ma toilette. - -Louis de Sorbonne dit que la toilette n'est qu'_une affaire de corps_; -mais il se trompe. L'ame et le corps ne sauroient se séparer; un homme -ne sauroit s'habiller, sans que ses idées se portent sur son -habillement; et s'il se met en gentilhomme, ses idées s'ennoblissent; de -sorte qu'il n'a qu'à prendre la plume et se peindre dans son style. - -Ainsi, messieurs, quand vous voudrez savoir si ce que j'écris peut se -lire, et si rien n'a sali ma plume, voyez le mémoire de ma -blanchisseuse; c'est comme si vous lisiez mon livre.--Il y a un certain -mois où je suis en état de prouver que j'ai sali trente et une chemises. -On ne sauroit pousser la propreté plus loin.--Eh bien! j'ai été plus -maudit, plus vexé, plus critiqué, pour ce que j'ai écrit dans ce -mois-là , que par tout ce que j'ai écrit dans le reste de l'année. - -Mais je n'avois pas montré à ces messieurs les mémoires de ma -blanchisseuse. - - - - -CHAPITRE LXXVIII. - -_Les Critiques._ - - -Au reste, ne prenez pas ceci pour une digression; je ne fais encore que -m'y préparer, en attendant le soixante-dix-neuvième chapitre; et je puis -employer celui-ci à ce qu'il me plaira.--Voyons;--j'ai vingt sujets pour -un:--je pourrois écrire mon chapitre des _boutonnières_,--ou mon -chapitre des _fi_, qui doit le suivre immédiatement.-- - -Ou mon chapitre des _nÅ“uds_, sous le bon plaisir du clergé; mais tout -cela pourroit mal tourner pour moi. Ce que j'ai de mieux à faire, c'est -de suivre la méthode de quelques savans, et de me faire à moi-même des -objections contre ce que j'ai écrit; quoique je déclare d'avance que je -ne sais pas plus que mes pantoufles comment y répondre. - -O que de critiques vont pleuvoir sur mon livre! «C'est une satyre -enragée, dira quelqu'un, aussi noire que l'encre dont l'auteur se sert, -et digne en tout de Thersite.--C'est un libelle atroce, et tous les -blanchissages et savonnages du monde n'y font rien.--D'ailleurs, plus le -drôle est déguenillé, plus les sarcasmes viennent en foule au bout de sa -plume.» - -A cela je n'ai qu'une réponse prête, au moins pour le moment.--C'est que -l'archevêque de Bénévent composa son indécent roman de Galathée en habit -violet, veste et culottes violettes; ce qui prouve que l'habit ne fait -pas tout.-- - -«Mais, dit le critique, vous ne pouvez pas nier que la recette du rasoir -que vous indiquez n'ait un grand défaut,--le manque d'universalité. La -loi invariable de la nature rend ce secret inutile à toute une moitié du -genre humain.»-- - -Tout ce que je puis dire là -dessus, c'est que les écrivains femelles, -Angloises et Françoises, feront bien d'aller sans barbe.-- - -Quant aux Espagnoles, elles iront comme elles voudront. - - - - -CHAPITRE LXXIX. - -_Elle est faite._ - - -Le voici enfin arrivé ce soixante-dix-neuvième chapitre!--que -produira-t-il? Rien,--qu'une triste réflexion sur la vîtesse avec -laquelle nos plaisirs nous échappent en ce monde. - -Car, à l'égard de ma digression,--je déclare à la face du ciel qu'elle -est faite.-- - -Revenons à mon oncle Tobie. - - - - -CHAPITRE LXXX. - -_Il frappe à la porte._ - - -Quand mon oncle Tobie et le caporal furent arrivés au bout de l'avenue, -ils s'apperçurent qu'ils tournoient le dos à la maison de la veuve; ils -firent volte-face, et marchèrent droit à la porte de Mistriss Wadman.-- - -«Monsieur peut m'en croire et marcher en assurance, dit le caporal, qui -porta la main à son bonnet, en passant devant son maître pour aller -frapper à la porte.» Mon oncle Tobie, démentant en ce moment sa manière -invariable de traiter son fidèle domestique, ne lui répondit rien.--La -vérité étoit qu'il n'avoit pas encore bien rédigé toutes ses idées. Il -auroit désiré une autre conférence avec Trim. Et tandis que le caporal -montoit les trois marches qui étoient devant la porte, mon oncle Tobie -cracha deux fois.--A chaque fois le caporal s'arrêta par une sorte -d'instinct;--il resta une minute le marteau de la porte suspendu dans sa -main;--il hésitoit sans savoir pourquoi.-- - -Cependant Brigitte, morfondue à force d'attendre, faisoit sentinelle en -dedans, le pouce et le premier doigt appuyés sur le loquet. - -Mistriss Wadman, assise derrière le rideau de sa fenêtre, retenoit son -souffle, et guettoit leur approche.--On lisoit dans ses yeux le présage -de sa défaite. - -«Trim, dit mon oncle Tobie!»--Mais comme il ouvroit la bouche, la minute -expira, et Trim laissa tomber le marteau. - -Mon oncle Tobie, voyant qu'il ne pouvoit plus reculer, se mit à siffler -son lilla-burello. - - - - -CHAPITRE LXXXI. - -_On ouvre._ - - -Brigitte avoit, comme nous l'avons dit, le premier doigt et le pouce sur -le loquet; et le caporal ne fut pas obligé de frapper aussi long-temps -que votre tailleur, milord, que vous faites peut-être souvent -attendre.--Mais je pouvois ne pas aller chercher ma comparaison si loin; -car, _je soussigné_, reconnois devoir à mon tailleur au moins une -guinée; et je m'étonne souvent de la patience du maraud.--Ceci au reste -n'intéresse personne. Mais il faut convenir que c'est une cruelle chose -que d'être endetté. Il semble que ce soit une fatalité pour le trésor de -quelques pauvres diables, au moins de ceux de notre famille. L'économie -ne parvient point à relier leurs coffres avec ses cercles de fer. - -Quant à moi, je suis sûr qu'il n'y a aucun prince, prélat, pape, ni -potentat, petit ou grand, qui desire plus que moi dans son cÅ“ur de -remplir fidélement ses engagemens, ou qui prenne plus de moyens pour y -parvenir.--Je ne donne jamais plus d'une demi-guinée;--je ne me promène -point en bottes, de crainte de les user:--je n'achète pas un -cure-dent;--et je ne dépense pas un schelling par an en tabatières;--et -quant aux six mois que je passe à la campagne, j'y mène un si petit -train, que Jean-Jacques, avec toute sa modération, ne sauroit atteindre -à ma parcimonie;--car je n'ai chez moi ni homme, ni garçon, ni cheval, -ni vache, ni chien, ni chat, ni rien qui mange ou qui boive. Je ne me -permets qu'une pauvre et chétive vestale, seulement pour entretenir mon -feu; et la pauvre fille est en vérité aussi sobre que je puisse le -desirer. - -Mais si, d'après cela, vous me croyez philosophe,--je ne donnerois pas, -mes bonnes gens, une obole de votre jugement. - -La vraie philosophie, messieurs... Mais ce n'est pas ici le moment d'en -raisonner. Voilà mon oncle Tobie qui finit de siffler son -lilla-burello;--souffrez que j'entre avec lui chez Mistriss Wadman. - - - - -CHAPITRE LXXXII. - - - - -CHAPITRE LXXXIII. - - - - -CHAPITRE LXXXIV. - -_Vous l'allez voir._ - - -* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *-- - ---* * * * * * * * * * * * * * * * * * * *... - -«Je vais vous le montrer, madame, dit mon oncle Tobie.»-- - -Mistriss Wadman rougit,--regarda vers la porte,--pâlit,--rougit encore -légérement,--puis reprit son teint naturel, et finit par rougir plus -fort que jamais.--Ce que je traduis ainsi pour l'amour du lecteur: - - Bon Dieu, je n'y regarderai pas! - Que diroit le monde, si j'y regardois! - Je m'évanouirai si j'y regarde. - Je voudrois pouvoir y regarder; - Il ne sauroit y avoir de péché à y regarder. - --J'y regarderai.-- - -Tandis que l'imagination de Mistriss Wadman travailloit ainsi, mon oncle -Tobie s'étoit levé du sopha, et avoit été ouvrir la porte à l'autre bout -de la salle, pour donner ses ordres à Trim dans le passage.-- - -«* * * * * * * * * * * * * * * *--Je crois, dit mon oncle Tobie, qu'elle -est dans le grenier.--Je l'y ai vue encore ce matin, répondit Trim.--Eh! -bien, Trim, cours-y promptement, dit mon oncle Tobie, et rapporte-la moi -dans la salle.--Bon Dieu, dit le caporal!» - -Le caporal étoit loin d'approuver un tel ordre, et ne le remplit pas -moins avec joie.--Il n'étoit pas maître de son approbation, il l'étoit -de son obéissance.--Il mit son bonnet sur sa tête, et partit aussi vîte -que son genou put le permettre; mon oncle Tobie rentra dans la salle, et -fut se rasseoir sur le sopha. - -«Vous mettrez le doigt dessus, dit mon oncle Tobie.--Sainte Vierge, je -n'y toucherai pas, dit en elle-même Mistriss Wadman!» - -Ceci demande une nouvelle traduction; et nous montre à combien d'erreurs -les mots nous induisent. Il faut toujours remonter à leur source pour -les entendre. - -Or, pour éclaircir le brouillard qui règne sur les trois dernières -pages, j'ai besoin d'être moi-même aussi clair qu'il me sera possible.-- - -Frottez-vous le front par trois fois, mes bons -amis;--toussez,--crachez,--mouchez-vous;--bon!--éternuez, mes enfans;--à -merveille, Dieu vous bénisse! - -Maintenant, aidez-moi si vous le pouvez. - - - - -CHAPITRE LXXXV. - -_La Revue._ - - -Comme il y a cinquante motifs différens, tant de l'ordre civil que de -l'ordre religieux, pour lesquels une femme peut prendre un mari, elle -commence par les considérer et les peser soigneusement tous ensemble; -ensuite elle les distingue, les sépare, et cherche à démêler dans son -esprit lequel de tous ces motifs est le sien. Ensuite, par propos, -enquêtes, raisonnemens, inductions, elle cherche à s'assurer si elle a -choisi le bon. Enfin, elle essaie, elle éprouve, elle veut voir si elle -ne s'est pas trompée.-- - -L'allégorie de Slawkenbergius sur ce sujet, au commencement de sa -troisième décade, est si originale, et mon respect pour les dames est si -profond, que jamais je n'oserai la leur dire; et c'est dommage, car -elles en riroient. - -Elle arrête le premier âne, dit Slawkenbergius, et le tient par le -licou, de crainte qu'il ne lui échappe; puis elle plonge sa main -jusqu'au fond du panier pour y chercher... et quoi?--Ma foi, dit -Slawkenbergius, ce n'est pas le moyen de l'apprendre que de -m'interrompre.-- - -Je n'ai rien, ma bonne dame, dit l'âne; je porte des bouteilles vides. - -Et moi de vieilles guenilles, dit le second. - -Ta charge vaut un peu mieux, dit-elle au troisième, tu portes des -pantoufles et de vieilles culottes.-- - -Elle passe ainsi en revue le quatrième, le cinquième âne, et tout le -reste de la file l'un après l'autre, jusqu'à ce qu'elle ait trouvé celui -qui porte ce qu'elle cherche.--Alors elle renverse le panier,--étale la -marchandise,--regarde,--l'examine,--la mesure,--l'étend,--la -mouille,--la sèche,--la tourne,--la retourne,--, et puis l'emporte. - ---Mais pour l'amour de Dieu, quelle marchandise? - -Toutes les puissances de la terre, répond Slawkenbergius, ne me feroient -pas dire mon secret. - - - - -CHAPITRE LXXXVI. - -_Prestige du démon._ - - -Nous vivons dans un monde où tout est énigme et mystère; ainsi, nous y -sommes accoutumés. Autrement, il sembleroit étrange que la nature, qui -fait chaque chose si conforme à sa destination,--qui ne se trompe jamais -ou presque jamais, à moins qu'elle n'ait le projet de s'amuser,--qui -dispose si bien les formes et les propriétés de la matière qu'elle -emploie, soit qu'elle en veuille faire une charrue, un vilebrequin ou -une perruque;--qui modèle chaque créature, fût-ce un oison, de manière -qu'il ne lui manque rien;--il sembleroit étrange, dis-je, que cette -nature, si habile en toute autre chose, ne fît que des balourdises quand -il s'agit d'une affaire aussi simple que celle d'assortir un homme et -une femme. - -Cela viendroit-il du choix de l'argile, qui se gâte souvent au feu? d'où -il résulte qu'un homme a trop d'un côté ce qui lui manque de l'autre, et -pèche par trop ou par trop peu de chaleur.--Cette grande ouvrière -donneroit-elle trop peu d'attention à ces petits détails platoniques de -la moitié de l'espèce pour laquelle elle a fabriqué l'autre?--Peut-être -aussi que souvent elle ne sait pas quelle espèce de mari on lui demande. -Mais laissons ces hypothèses; nous en raisonnerons après souper.-- - -Il suffit que l'observation en elle-même, et les raisonnemens auxquels -elle donne lieu, loin de rien expliquer, ne servent qu'à tout -embrouiller. - -En effet, à considérer attentivement mon oncle Tobie, y avoit-il jamais -eu quelqu'un mieux taillé pour le mariage? La nature l'avoit pétri de -son argile la plus pure et la plus douce;--elle avoit rempli ses -vaisseaux de lait;--elle avoit animé ses poumons du souffle le plus -épuré;--tout en lui étoit bon, humain, généreux.--La vérité et la -confiance habitoient dans son cÅ“ur, dont toutes les avenues étoient une -communication toujours ouverte, toujours active des services les plus -obligeans, des bienfaits les plus tendres.--Enfin la nature, en le -comblant de ses dons, n'avoit point oublié pour quelles fins le mariage -étoit institué.--En conséquence... - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - ---...-- - -Et la blessure de mon oncle Tobie n'avoit point annullé la donation.-- - -Cependant ce dernier article avoit je ne sais quoi de louche et -d'apocryphe. Or le diable qui, comme on sait, est l'ennemi de la foi, -avoit élevé à ce sujet quelques scrupules dans l'esprit de Mistriss -Wadman; et d'un autre côté (en vrai diable qu'il étoit) il avoit changé -aux yeux de la veuve les autres vertus de mon oncle Tobie en bouteilles -vides, en vieilles guenilles, en pantoufles et en vieilles culottes.-- - - - - -CHAPITRE LXXXVII. - -_Ne t'en fie qu'à toi seul._ - - -Mistriss Brigitte avoit engagé tout le petit fonds d'honneur que peut -avoir une soubrette, qu'elle sauroit tout le détail de l'affaire avant -qu'il fût huit jours; et elle se fondoit sur une supposition qui étoit -en soi très-probable. «Trim, avoit-elle dit, ne manquera pas de me faire -sa cour, tandis que le capitaine fera la sienne à madame; et je le -traiterai de sorte qu'il me dira tout.» - -L'amitié a deux vêtemens; l'un de dessus et l'autre de dessous. Brigitte -servoit les intérêts de sa maîtresse avec l'un, et faisoit la chose qui -lui plaisoit le plus avec l'autre. Le diable lui-même n'auroit pas eu -plus beau jeu qu'elle a à s'assurer de la blessure de mon oncle Tobie.-- - -Pour Mistriss Wadman, elle n'avoit qu'un moyen, mais il étoit sûr. De -sorte que (sans rejetter l'offre de Brigitte, ni mépriser ses talens) -elle se détermina à jouer son jeu elle-même. - -Elle n'avoit pas besoin de tout son talent. Un enfant auroit trompé mon -oncle Tobie au jeu. Il connoissoit à peine les cartes,--et laissoit voir -son jeu tant qu'on vouloit.--Le pauvre homme vint se livrer lui-même à -la veuve en se plaçant sur son sopha, mais tellement sans défense et -sans défiance, qu'un cÅ“ur généreux auroit rougi d'en abuser. - -Mais quittons la métaphore. - - - - -CHAPITRE LXXXVIII. - -_Marie._ - - -Ma foi quittons l'histoire aussi, s'il vous plaît. Car quoique j'aie eu -la plus grande hâte d'arriver à cet endroit de mon ouvrage; quoique je -l'aie annoncé et que je le regarde encore comme le morceau le plus -exquis que j'aie à donner au public, maintenant que m'y voilà , je -voudrois que quelqu'un prît la plume et achevât l'histoire à ma place. -Je vois toutes les difficultés qui se présentent, et je sens la -foiblesse de mon talent.-- - -J'ai pourtant une petite ressource.--C'est que l'on m'a tiré cette -semaine vingt-quatre onces de sang, à cause d'une fièvre terrible dont -j'ai été attaqué en commençant ce chapitre; de sorte qu'il me reste -quelques espérance que ma cervelle se trouvant plus dégagée, mes -vaisseaux moins tendus... Dans tous les cas, une invocation ne sauroit -nuire. Je m'abandonne donc entièrement à celui que j'invoque; c'est à -lui à m'inspirer ou à m'injecter ce qu'il croira de meilleur. - - -_INVOCATION._ - -Aimable et doux génie, qui conduisis jadis la plume de mon ami -Cervantes;--toi qui te glissois par sa jalousie, et qui, par ta -présence, changeois en un beau jour le crépuscule de sa retraite;--toi -qui versois le nectar des dieux à ce charmant auteur qu'ils avoient -animé de leur esprit;--toi enfin qui le couvris de tes aîles pendant -qu'il traçoit le portrait de Sancho et de son aventureux maître,--et qui -veillas constamment pour le défendre contre la pauvreté et les autres -misères de cette vie;--écoute-moi, je t'en conjure! regarde,--vois ces -culottes,--ce sont les seules que je possède; et cette déchirure me fut -faite à Lyon par un âne. - -Vois mes chemises,--en quel état elles sont! une partie en est restée en -Lombardie; je n'en ai rapporté que les débris; je n'en avois que six, et -une maudite blanchisseuse de Milan m'en a rogné cinq; elle croyoit avoir -ses raisons,--à la bonne heure.-- - -Cependant malgré ces accidens, malgré un fourreau de pistolet qui me fut -volé à Sienne; malgré deux Å“ufs que l'on m'a fait payer cinq _paules_, -l'un à Raddicossini, et l'autre à Capoue, je ne trouve pas qu'un voyage -de France et d'Italie soit une chose aussi effrayante que beaucoup de -gens voudroient le persuader. Il y a par-ci par-là un peu de mal, mais -ce n'est pas trop acheter le plaisir de parcourir ces campagnes riantes, -que la nature semble étaler devant vous pour le plaisir de vos yeux.--Il -est ridicule de penser que l'on vous présentera pour rien des voitures, -que l'on expose à être brisées par vous et pour vous.--Ce sont les deux -sols que vous donnez à cet homme qui graisse vos roues, qui le mettent -en état d'avoir du beurre sur son pain.--Nous sommes en vérité trop -exigeans. Eh quoi! pour trente ou quarante sols que l'on vous demandera -de trop pour votre souper et votre lit, votre philosophie sera -déconcertée! Qu'est-ce donc qu'un schelling et quelques sols! -Payez,--pour l'amour de Dieu et pour le vôtre; payez,--et payez les deux -mains ouvertes, plutôt que de laisser le mécontentement s'asseoir sur le -front de votre belle hôtesse et de ses demoiselles, qui se tiendront -d'un air affligé sur la porte de l'auberge au moment de votre -départ.--D'ailleurs, mon cher monsieur, le baiser fraternel que chacune -d'elles vous auroit donné, ne valoit-il pas mieux que vos vingt sols?--à -mon gré du moins.-- - -Pendant mes voyages j'avois la tête remplie des amours de mon oncle -Tobie. C'étoit comme si j'eusse été amoureux moi-même.--J'étois dans un -état parfait de bonté et de bienveillance; à chaque mouvement de ma -chaise je sentois en moi la vibration délicieuse de la plus douce -harmonie. Il m'étoit indifférent que la route fût unie ou raboteuse; -tout ce que je voyois, tout ce que j'entendois, touchoit toujours -quelque ressort secret de sentiment ou de plaisir.-- - -Un soir;--c'étoit les plus doux sons que j'eusse jamais entendus.--Je -baissai ma glace pour les mieux entendre. «C'est Marie[1], me dit le -postillon, observant que j'écoutois.--Pauvre Marie, continua-t-il, en se -penchant de côté, parce que son corps m'empêchoit de la voir! Elle est -assise sur un banc, jouant son hymne du soir sur son chalumeau, et sa -petite chèvre à côté d'elle.» - - [1] Dans la traduction du Voyage Sentimental, le traducteur a changé - le nom de _Marie_ en celui de _Juliette_; il a transporté la scène - de _Moulins_ à _Amboise_. On a conservé à la pauvre Marie son nom et - son pays, que Sterne appelle dans son Voyage Sentimental, _la plus - douce partie de la France_. (Note de l'éditeur). - -En me parlant de Marie, le postillon avoit l'air si touché, le son même -de sa voix annonçoit un cÅ“ur si compatissant, que je me promis de lui -donner une pièce de vingt-quatre sous en arrivant à _Moulins_.-- - -«Et qui est la pauvre Marie, lui dis-je?»-- - -«L'amour et la pitié de tous les villages d'alentour, dit le -postillon.--Il y a trois ans que le soleil ne luit plus pour cette fille -si belle, si aimable, si spirituelle.--Sa raison est égarée.--Pauvre -Marie, répéta-t-il, tu méritois un meilleur sort! Devois-tu voir ainsi -tes bans arrêtés par les intrigues du vicaire de ta paroisse?» - -Il alloit continuer, quand Marie, après un moment de silence, reprit son -chalumeau, et recommença son air.--C'étoit les mêmes sons; pourtant ils -étoient dix fois plus doux.--«C'est l'hymne de la Vierge, dit le jeune -homme; c'est celle qu'elle chante tous les soirs. Mais d'où la -sait-elle? Mais qui lui a montré à jouer du chalumeau? C'est ce que nous -ne savons pas; nous croyons que le ciel qui la protège lui a ménagé -cette foible consolation.--Depuis qu'elle n'a plus l'usage de sa raison, -c'est la seule qui lui reste. Elle ne quitte jamais son chalumeau; et -jour et nuit elle joue cette prière que vous entendez.» - -Le postillon me raconta tout cela d'un air si honnête, avec une -éloquence si naturelle, que malgré moi, je crus appercevoir en lui -quelque chose au-dessus de son état; et j'aurois voulu savoir sa propre -histoire, si la pauvre Marie ne s'étoit pas entiérement emparée de -moi.-- - -Cependant nous approchions du banc où Marie étoit assise. Elle étoit -vêtue de blanc; ses cheveux relevés en deux tresses, et rattachés sous -un réseau de soie, avec quelques feuilles d'olivier placées sur le côté -d'une manière assez bizarre.--Elle étoit belle; et si j'ai jamais -éprouvé dans toute sa force la douleur d'un cÅ“ur honnête, ce fut en -voyant la pauvre Marie. - -«Le ciel ait pitié d'elle, dit le postillon! pauvre fille! On a fait -dire plus de cent messes dans toutes les paroisses et tous les couvens -d'alentour; mais sans effet.--Comme sa raison lui revient par petits -intervalles, nous espérons encore qu'à la fin la sainte Vierge la -guérira. Mais ses parens, qui en savent plus que nous, sont tout-à -fait -sans espérance, et croient que sa raison est perdue pour toujours.» - -Comme le postillon parloit, Marie fit une cadence si mélancolique, si -tendre, si plaintive,--que je m'élançai de ma chaise pour courir à elle, -je me trouvai assis entre elle et sa chèvre, avant d'être revenu de mon -extase. - -Marie me fixa attentivement,--puis regarda sa chèvre,--et puis revint à -moi,--et puis à sa chèvre,--et continua ainsi pendant quelque temps. - -«Eh bien! Marie, lui dis-je doucement, quelle ressemblance -trouvez-vous?» - -Je supplie le candide lecteur de croire que je ne fis cette question, -que d'après l'humble conviction où je suis, que l'homme n'est pas si -éloigné de l'animal qu'on le pense.--Je le supplie de croire surtout, -que, pour tout l'esprit de Rabelais, je n'aurois pas voulu laisser -échapper une plaisanterie déplacée en la vénérable présence de la -misère.--Et cependant,--mon cÅ“ur m'a reproché cette question faite à -Marie, quand je me la suis rappelée.--Il me l'a reprochée si vivement, -que j'ai juré de ne vivre désormais que pour la sagesse, et de ne -prononcer le reste de mes jours que de graves sentences.--Et jamais, -jamais, à quelque âge que je parvienne, il ne m'échappera de dire une -plaisanterie devant homme, femme, ni enfant. - ---Quant à en écrire!--oh! je crois que j'ai fait une réserve exprès; -j'en prends le public pour juge. - -«Adieu, Marie,--adieu, pauvre infortunée.--Un temps viendra, mais non -pas aujourd'hui, que je pourrai entendre tes malheurs de ta propre -bouche...» Je me trompois.--En ce moment même elle prit son chalumeau, -et m'apprit une suite de malheurs et de détails si touchans, que je -regagnai ma chaise d'un pas incertain et chancelant, sans avoir la force -de l'écouter davantage.-- - ---Il y a, ma foi, à Moulins une excellente auberge.--Arrêtez-vous y -cependant le moins que vous pourrez. - - - - -CHAPITRE LXXXIX. - - -Quand nous serons à la fin de ce chapitre, et non pas plutôt, nous -reviendrons sur nos pas pour reprendre ces deux chapitres en blanc, qui -me font saigner le cÅ“ur depuis une demi-heure.--Mais auparavant, -souffrez que j'ôte une de mes pantoufles jaunes, et que je la lance de -toute ma force à l'autre bout de ma chambre, en déclarant: - -Qu'il est très-incertain que ce que je vais écrire ressemble à ce que -j'ai déjà écrit.-- - -C'est à -peu-près comme l'écume du cheval de Protogène. Je jette ma -pantoufle comme il jeta son éponge.--Il en arrive ce qui -peut.--D'ailleurs, messieurs, je regarde avec respect un chapitre en -blanc. Je songe qu'il y en a d'infiniment plus mauvais;--je remarque que -la satyre ne peut trouver à y mordre.-- - -Est-ce pour cela que vous en avez sauté deux sans les remplir? Non. - -Ici, je m'attends à être traité de sot, de fou, d'imbécille, à recevoir -les épithètes les plus injurieuses, les plus méprisantes; mais je les -pardonne à mes critiques. Pouvoient-ils prévoir en effet que j'étois -dans la nécessité forcée d'écrire mon quatre-vingt-neuvième chapitre -avant le quatre-vingt-deuxième? - -Ainsi, je ne me fâche point contre ces messieurs. Tout ce que je désire, -c'est que ceci puisse servir de leçon, et qu'à l'avenir on laisse les -gens conter leurs histoires à leur mode. - - - - -_CHAPITRE 82._ - -_Déclaration d'amour._ - - -Le caporal avoit à peine laissé tomber le marteau, que la porte -s'ouvrit; et mon oncle Tobie fit son entrée dans la salle si -brusquement, que mistriss Wadman n'eut que le temps de sortir de -derrière le rideau, de poser une bible sur la table, et de faire deux ou -trois pas au-devant de lui. - -Mon oncle Tobie salua mistriss Wadman, de la manière dont les hommes -saluoient les femmes en l'an de notre Seigneur mil sept cent -treize.--Ensuite il se releva, et, marchant de front avec elle, il la -conduisit jusqu'au sopha;--et non pas après qu'elle fut assise, ni avant -qu'elle s'assît, mais pendant qu'elle s'asseyoit, il lui dit en trois -mots, _qu'il étoit amoureux_.--On ne pouvoit assurément presser -davantage une déclaration.-- - -Mistriss Wadman baissa les yeux sans affectation, et regarda quelque -temps une reprise qu'elle venoit de faire à son tablier, en attendant ce -qui alloit suivre.--Mais mon oncle Tobie étoit absolument sans talent -pour l'amplification; et, de toutes les matières, l'amour étoit celle où -il étoit le moins versé. Quand il eut dit une fois à la veuve Wadman -qu'il étoit amoureux, il s'en tint-là , et attendit paisiblement que la -chose opérât.-- - -Mon oncle Tobie n'a jamais compris ce que mon père vouloit dire par-là . -Pour moi, je n'en parle que pour combattre une erreur que je sais être -extrêmement répandue,--surtout en France, où l'on est presque aussi -persuadé que de la présence réelle, que _parler d'amour, c'est le -faire_. - ---Je demandois un jour à un certain marquis, comment il s'y prendroit -pour faire du pouding avec la même recette?-- - -Mais poursuivons.--Mistriss Wadman s'assit, en attendant que mon oncle -Tobie continuât; et resta ainsi quelques minutes, jusqu'à ce qu'enfin le -silence de part et d'autre, devenant en quelque sorte indécent, elle se -rapprocha un peu de lui, leva les yeux en rougissant à demi, _et ramassa -le gant_,--ou, si vous l'aimez mieux, elle reprit le discours, et -répondit ainsi à mon oncle Tobie. - -«Les soins et les inquiétudes de l'état du mariage, dit mistriss -Wadman,--sont souvent extrêmes.--Je les suppose tels, dit mon oncle -Tobie.--Et quand on est aussi à son aise que vous, continua mistriss -Wadman,--aussi heureux, capitaine Shandy, et par vous-même, et par vos -amis, et par vos amusemens,--je ne conçois pas en vérité quelles raisons -peuvent vous engager à changer d'état.»-- - -«Ces raisons, dit mon oncle Tobie, se trouvent tout au long dans un -livre de prières.» - -Jusques-là mon oncle Tobie s'avançoit avec ordre, tenant la pleine mer, -et laissant mistriss Wadman louvoyer sur le golphe.-- - -«Quant aux enfans, dit mistriss Wadman, quoique ce soit peut-être la fin -principale du sacrement, et sans doute le désir naturel de tous les -parens,--cependant il faut convenir que les peines qu'ils nous causent -sont assurées, et les consolations qu'ils nous promettent -incertaines.--Eh! comment, mon cher monsieur, nous paient-ils de tous -les maux d'une grossesse? Quelle compensation à ses vives et tendres -alarmes, peut espérer la mère souffrante et foible qui les met au -monde?--Je déclare, dit mon oncle Tobie, ému de pitié, je déclare que je -n'en connois aucune, si ce n'est le plaisir de faire une chose agréable -à Dieu.»-- - -«Babiole, dit la veuve Wadman!»-- - - - - -_CHAPITRE 83._ - -_Proposition de mariage._ - - -Or, il y a une infinité de notes, de tons, de dialectes, de chants, -d'airs, de mines et d'accens, dans lesquels le mot _babiole_ peut être -prononcé,--toujours sur un sujet du genre de celui-ci, et toujours avec -des sens aussi différens l'un de l'autre que le jour l'est de la -nuit;--il y a, dis-je, tant de variétés dans la prononciation de ce mot, -que les casuistes (car ils en font une affaire de conscience) n'en -comptent pas moins de vingt mille, qui peuvent être ou innocentes ou -criminelles. - -La manière dont mistriss Wadman prononça _babiole_, fit monter le feu -aux joues modestes de mon oncle Tobie. Il sentit qu'il avoit dit une -sottise, quoiqu'il ne sût pas trop laquelle. Il s'arrêta tout court, et -sans discuter davantage les peines et les plaisirs du mariage, il posa -la main sur son cÅ“ur, et offrit à la veuve de les prendre tels qu'ils -étoient, et de les partager avec elle.-- - -Quand mon oncle Tobie eut fait sa proposition, il crut en avoir assez -dit; il jeta les yeux sur la bible que mistriss Wadman avoit posée sur -sa table; il l'ouvrit machinalement, et tombant (le cher homme) sur le -passage, qui, de tous les passages de l'écriture, pouvoit l'intéresser -davantage,--sur le siége de Jéricho;--il se mit à le lire d'un bout à -l'autre, laissant opérer sa proposition de mariage, comme il avoit fait -sa déclaration d'amour.-- - ---Or, sa proposition n'opéra ni comme astringent, ni comme l'opium, ou -le quinquina, ou le mercure, ou la manne, ou toute autre drogue dont la -nature a fait présent à l'homme.--Elle n'opéra pas du tout;--et cela par -la raison que quelqu'autre chose avoit déjà opéré. - -Babillard que je suis! je cours toujours au-devant de mon -sujet;--j'anticipe tous les événemens;--mais me voici dans la chaleur de -l'action, il faut aller. - - - - -CHAPITRE XC. - -_Au fait._ - - -Il est très-naturel à un étranger qui va de Londres à Edimbourg, de -s'informer avant de partir à quelle distance est York, qui fait -à -peu-près la moitié du chemin. On ne s'étonnera même pas s'il pousse -ses questions plus loin, et s'il demande des détails sur la force, la -grandeur, la population, et les ressources de cette ville, par laquelle -il doit nécessairement passer. - -De même il étoit naturel à la veuve Wadman, dont le premier mari étoit -affligé d'une sciatique continuelle, de desirer connoître à quelle -distance l'aîne se trouve de la hanche, et si elle avoit plus à gagner -qu'à perdre entre la blessure de mon oncle Tobie et la sciatique de son -premier mari.-- - -En conséquence elle avoit lu l'anatomie de Drake d'un bout à l'autre; -elle avoit parcouru le traité de Warton sur la moelle alongée; et avoit -même emprunté l'ouvrage de Graaf sur les os et sur les muscles; mais -tout cela sans fruit. - -Elle avoit fait des raisonnemens à perte de vue,--posé des -principes,--tiré des conséquences,--elle avoit toujours échoué à la -conclusion. - -Pour mieux s'éclaircir, elle avoit demandé deux fois au docteur Slop si -le pauvre capitaine Shandy avoit quelque espérance de guérison. - -«Il est guéri, disoit le docteur Slop.»-- - -«Quoi! tout-à -fait?»-- - -«Tout-à -fait, madame.»-- - -«Mais qu'entendez-vous par guéri, disoit la veuve Wadman?» - -Le docteur Slop étoit le plus pauvre homme du monde pour les -définitions; ainsi elle ne put tirer de lui aucune connoissance -certaine.--Il ne lui restoit plus qu'une ressource, c'étoit de -s'adresser à mon oncle Tobie lui-même. - -Il y a pour les questions de cette nature un accent d'humanité qui -endort le soupçon; et je suis presque sûr que ce fut cet accent que le -serpent employa dans sa conversation avec Eve. Car la propension qu'a le -sexe à se laisser tromper, ne sauroit être si grande, que notre bonne -mère eût eu l'effronterie de caqueter avec le diable, si le diable n'y -eût pas mis de l'adresse.-- - -Mais il y a un accent d'humanité,--comment le décrirai-je? C'est un -accent qui couvre tout d'un voile, et qui donne le droit de faire des -questions, avec autant de détails et de particularités qu'un -chirurgien.-- - -N'y avoit-il point de relâche?--En souffroit-il moins au lit?--Se -couchoit-il également sur les deux côtés?--Pouvoit-il monter à -cheval?--Le mouvement lui étoit-il contraire?--etc.-- - -Tout cela étoit dit si tendrement, tout cela étoit si bien dirigé vers -le cÅ“ur de mon oncle Tobie, que chacune de ces _remarques_ y pénétroit -dix fois plus avant que sa blessure elle-même n'avoit jamais fait.--Mais -quand Mistriss Wadman prit la route de Namur pour arriver à l'aîne de -mon oncle Tobie;--quand elle le conduisit à l'attaque de la pointe de la -contrescarpe avancée,--et bientôt l'épée à la main, pêle-mêle avec les -Hollandois, s'emparant de la contre-garde du bastion de -Saint-Roch;--lorsqu'enfin, avec le son de voix le plus tendre, elle le -sortit tout sanglant de la tranchée, le tenant par la main, et -s'essuyant les yeux tandis qu'on le ramenoit dans sa tente...--ciel! -terre! mer! tout s'anima en lui,--les sources de la nature s'élevèrent -au-dessus de leur niveau,--l'ange de la pitié s'assit à côté de lui sur -le sopha, son cÅ“ur étoit embrâsé,--il regrettoit de n'en avoir pas -mille, pour les mettre tous aux pieds de Mistriss Wadman.-- - -Il y a des explications qui veulent être précises; et Mistriss Wadman ne -pouvoit souffrir les réponses vagues.-- - -«Et en quel endroit, mon cher monsieur, dit-elle, reçûtes-vous cette -maudite blessure?» - -En faisant cette question, ses yeux se portèrent sur les culottes -de pluche rouge de mon oncle Tobie, et à la hauteur de la -ceinture,--à -peu-près vers la région de l'aîne; s'attendant, avec assez -de vraisemblance, que mon oncle Tobie, pour être plus précis dans sa -réponse, alloit lui désigner la place avec son doigt. - -Il en arriva autrement; car mon oncle Tobie, qui avoit reçu sa blessure -devant la porte Saint-Nicolas, dans une des traverses de la tranchée, -vis-à -vis l'angle saillant du demi-bastion de Saint-Roch,--et qui -pendant trois ans, avoit étudié cette position sur la grande carte de -Namur,--étoit parvenu à pouvoir à volonté ficher une épingle sur la -motte même de terre où il avoit reçu l'éclat de pierre. Ce fut là ce qui -frappa sur le champ le _sensorium_ de mon oncle Tobie. Il se rappela en -même-temps sa grande carte de la ville et citadelle de Namur et de ses -environs, qu'il avoit achetée et collée sur toile à l'aide du caporal -pendant sa longue maladie.--Il se ressouvint que depuis sa convalescence -il l'avoit placée dans son grenier avec quelques autres meubles -militaires... - -«_Je vais vous le montrer, madame_, dit mon oncle Tobie.» - ---Il dépêcha le caporal pour aller chercher sa carte. - -Mon oncle Tobie, avec les ciseaux de Mistriss Wadman, mesura trente -toises depuis le retour de l'angle devant la porte Saint-Nicolas, et -posa le doigt de la veuve sur l'endroit fatal, avec une modestie si -virginale, que la déesse de la décence (si elle se trouva là , sinon ce -fut son image) que la déesse, dis-je, de la décence admira tant de -retenue, et passant son doigt sur ses yeux, fit signe à la veuve de ne -pas relever la méprise de mon oncle Tobie. - -Malheureuse! trois fois malheureuse madame Wadman!-- - -Il n'y avoit qu'une apostrophe qui pût sauver la langueur de la fin de -ce chapitre.--Mais une apostrophe dans un moment si critique, ne -seroit-elle pas une insulte déguisée?--Ciel! plutôt que de faire la plus -légère insulte à une femme dans la détresse, je donnerois ce chapitre et -tout l'ouvrage au diable,--pourvû que mes damnés de critiques, qui -montent la garde à sa porte, n'allassent pas s'en emparer. - - - - -CHAPITRE XCI. - -_Qu'on l'emporte._ - - -La carte de mon oncle Tobie fut reportée dans la cuisine. - - - - -CHAPITRE XCII. - -_Aye, aye, aye Brigitte._ - - -«Et voilà la _Meuse_, et ceci est la _Sambre_, dit le caporal, en -montrant de la main droite, et appuyant sa main gauche sur l'épaule de -Brigitte, mais non pas sur l'épaule qui étoit de son côté.--Et cela, -dit-il, c'est la ville de _Namur_, et ceci la _citadelle_.--Là étoient -les François, et ici j'étois avec monsieur;--et c'est dans cette maudite -tranchée, mademoiselle Brigitte, dit le caporal en prenant sa main, -qu'il reçut la blessure qui lui fracassa la partie que voici.» En disant -ces mots, il appuya légèrement sur la partie qu'il désignoit, le dos de -la main de Brigitte, qu'il laissa aussitôt retomber.-- - -«Nous pensions, monsieur Trim, dit Brigitte, que le coup avoit porté -plus au milieu.»-- - -«Mon Dieu, dit le caporal! nous aurions été perdus sans ressource.»-- - -«Et ma pauvre maîtresse aussi, dit Brigitte.» - -Le caporal l'embrassa pour toute réponse. - -«Allons, allons, dit Brigitte, nous savons ce que nous savons.» En -même-temps, étendant sa main gauche horisontalement, elle fit passer et -repasser dessus à plusieurs reprises les doigts de sa main droite, ce -qui ne pouvoit se faire que sur un corps absolument plat et sans la -moindre protubérance.--«Cela est faux, entièrement faux, s'écria le -caporal, sans lui donner le temps d'achever.»-- - -«C'est un fait, dit Brigitte; et nous avons sur cela des témoignages -sûrs.»-- - -«Sur mon honneur, dit le caporal, posant sa main sur sa poitrine, et -rougissant par l'effet d'un juste ressentiment,--c'est une histoire, -mademoiselle Brigitte, aussi fausse que l'enfer.--Ce n'est pas, dit -Brigitte, en l'interrompant, que ma maîtresse ou moi y mettions la -moindre importance; mais comme chacun le sien n'est pas trop, on est -bien aise, quand on se marie, de trouver quelqu'un à qui il ne manque -rien.» - -Le caporal crut sans doute qu'une partie du reproche tomboit sur lui; -car il s'en justifia aussitôt, et vengea en même-temps son maître de la -manière la plus complette.--Mais aussi pourquoi mademoiselle Brigitte -avoit-elle commencé par un jeu de main. - - - - -CHAPITRE XCIII. - -_Il n'est point d'éternelles douleurs._ - - -De même que dans une matinée d'avril on ne sait souvent s'il faut -attendre la pluie ou le soleil,--de même Brigitte ne sut si elle devoit -rire ou pleurer.-- - -Elle prit un gros rouleau qu'elle trouva sous sa main.--La disproportion -de cette arme la fit rire. - -Elle posa le rouleau, et se mit à pleurer. Et si une seule de ses larmes -eût été mêlée d'amertume, le cÅ“ur honnête du caporal la lui auroit -vivement reprochée. Mais le caporal connoissoit les femmes trois fois -mieux que son maître, et il s'étoit conduit suivant ses principes. - -«Je sais, mademoiselle Brigitte, dit le caporal, en lui donnant le -baiser le plus respectueux, je sais que tu es naturellement bonne et -modeste; et tu as d'ailleurs tant de noblesse et de générosité, que si -je te connois bien, tu ne voudrois pas blesser un insecte, et encore -moins l'honneur d'un si digne et si galant homme que mon maître, quand -tu serois sûre d'être comtesse.--Mais, ma chère Brigitte, on t'aura -conseillée, et tu auras été trompée,--comme il arrive souvent aux femmes -de l'être, quand elles se sacrifient pour d'autres.»-- - -La réflexion du caporal fit verser quelques larmes à Brigitte. - -«Dis-moi donc, ma chère Brigitte, continua le caporal en prenant sa -main, qui pendoit à son côté sans mouvement, et en lui donnant un second -baiser,--qui t'a pu donner un soupçon aussi faux?» - -Brigitte sanglotta encore un moment;--et puis elle ouvrit ses yeux, que -le caporal essuya avec le bas de son tablier.--Enfin elle lui ouvrit son -cÅ“ur, et lui raconta tout.-- - - - - -CHAPITRE XCIV. - -_Discrétion de Trim._ - - -Mon oncle Tobie et le caporal avoient poussé leurs opérations; chacun de -leur côté, pendant presque toute la campagne, avec aussi peu de -communication entre eux, et avec une parfaite ignorance de leurs marches -respectives, que s'ils eussent été séparés par la _Meuse_ ou la -_Sambre_. - -Mon oncle Tobie se présentoit tous les jours chez Mistriss Wadman, -tantôt avec son habit rouge et argent, tantôt avec son habit bleu et or; -et dans cet équipage il soutenoit des attaques sans fin de la part de la -veuve, sans s'appercevoir seulement que ce fussent des attaques; ainsi -il n'avoit rien à communiquer. - -Mais Trim avoit pris la place d'assaut; ce qui lui donnoit un avantage -infini, et il auroit eu beaucoup à dire; mais la nature de ses -avantages, et la manière dont il les avoit remportés, demandoient un -historien plus précis que Trim n'auroit osé l'être.--Et quelque épris -qu'il fût de la gloire, il auroit mieux aimé rester toute sa vie la tête -nue et dépouillée de lauriers, que de blesser un seul moment la modestie -de son maître.-- - -O le meilleur et le plus honnête des serviteurs! mais je crois l'avoir -déjà apostrophé.--Il ne me reste plus que ton apothéose à faire, et je -la ferois à l'instant même, si je ne craignois de faire souffrir ta -modestie. - - - - -CHAPITRE XCV. - -_Tout se découvre._ - - -Un soir mon oncle Tobie, après avoir posé sa pipe sur la table, comptoit -en lui-même, et sur le bout de ses doigts, en commençant par le pouce, -toutes les perfections de Mistriss Wadman une par une.--Mais soit qu'il -en omît toujours quelqu'une, soit qu'il en comptât d'autres deux fois, -il s'embrouilloit tellement dans son calcul, qu'il ne pouvoit aller -au-delà du troisième doigt; ce qui le mettoit dans un embarras extrême. -«Trim, dit-il, en reprenant sa pipe, apporte-moi, je te prie, une plume -et de l'encre.» Trim apporta aussi du papier.-- - -«Prends-en une grande feuille, Trim, dit mon oncle Tobie,» lui faisant -signe en même-temps avec sa pipe d'avancer une chaise, et de s'asseoir -près de la table.--Le caporal obéit, plaça le papier devant lui,--prit -une plume et la trempa dans le cornet.-- - -«Elle a mille vertus, Trim, dit mon oncle Tobie.»-- - -«Monsieur veut-il que je les écrive toutes, dit le caporal?-- - -«Mais il faut les prendre par ordre, répliqua mon oncle Tobie.--De -toutes ces vertus, Trim, celle qui me touche davantage, et qui me -garantit toutes les autres, c'est la tournure compatissante et -l'_humanité_ singulière de son caractère.--Je proteste, ajouta mon oncle -Tobie, levant les yeux, et fixant la corniche de son appartement, je -proteste, Trim, que quand je serois mille fois son frère, elle ne -m'auroit pas fait des questions plus touchantes et plus répétées sur ma -blessure; quoique à la vérité depuis quelque temps elle ne m'en parle -plus.»-- - -Le caporal laissa passer la protestation de son maître, et se contenta -de tousser une fois ou deux. Il trempa une seconde fois sa plume dans le -cornet; et mon oncle Tobie lui montrant du bout de sa pipe l'extrémité -supérieure du coin gauche de sa feuille de papier,--le caporal écrivit -en gros caractères: - - _HUMANITÉ._ - -Dès qu'il eut tracé ce mot, «caporal, dit mon oncle Tobie, combien de -fois, je te prie, Brigitte s'est-elle informée de la blessure que tu as -reçue au genou à la bataille de Landen?»-- - -«Pas une fois, dit le caporal.»-- - -«Caporal, dit mon oncle Tobie, d'un ton aussi triomphant que la bonté de -son naturel pouvoit le permettre,--cela seul te montre la différence du -caractère de la maîtresse et de la suivante.--Si les hasards de la -guerre m'avoient valu une blessure pareille à la tienne, Mistriss Wadman -m'en auroit déjà demandé chaque circonstance plus de _cent_ fois.--En ce -cas, dit Trim, il faut qu'elle ait fait répéter plus de _mille_ fois à -monsieur les détails de sa blessure à l'aîne.--Pourquoi, Trim, dit mon -oncle Tobie, la douleur étant la même aux deux endroits, la compassion -doit être égale.»-- - -«Bonté du ciel! dit le caporal, qu'est-ce que la compassion d'une femme -peut avoir à démêler avec une blessure au genou? Celui de monsieur s'en -seroit allé en mille esquilles à la bataille de Landen, que Mistriss -Wadman ne s'en seroit non plus inquiétée, que mademoiselle Brigitte ne -s'est inquiétée du mien.»-- - -«Et la raison, dit mon oncle Tobie, se levant à moitié de sa chaise, et -s'appuyant sur la table avec ses deux poignets?--C'est, monsieur, dit le -caporal, en baissant la voix, (mais articulant très-distinctement) que -le genou est à une grande distance du corps de la place; au lieu que -l'aîne, comme monsieur le sait très-bien, est placée exactement sur la -courtine.» - -Mon oncle Tobie se rassit en poussant un long soupir,--mais si bas, qu'à -peine pouvoit-il s'entendre à travers la table. - -Le caporal s'étoit avancé trop loin pour reculer; il dit le reste à son -maître en trois mots. - -Mon oncle Tobie posa sa pipe sur la table, aussi doucement que s'il eût -été filé d'une toile d'araignée. - -«Allons trouver mon frère Shandy, dit mon oncle Tobie.» - - - - -CHAPITRE XCVI. - -_Mon Père est indigné._ - - -Tandis que mon oncle Tobie et le caporal sont sur le chemin du château -de Shandy, il convient d'apprendre au lecteur que Mistriss Wadman, -quelque temps auparavant, avoit fait sa confidence à ma mère, et que -Brigitte, qui avoit à porter le double fardeau du secret de sa maîtresse -et du sien, s'étoit heureusement débarrassée de l'un et de l'autre en -faveur de Suzanne derrière le mur du jardin. - -Ma mère ne vit rien dans tout cela qui méritât de faire tant de -bruit.--Mais Suzanne avoit toutes les qualités requises pour divulguer -un secret de famille. Elle fit entendre celui-ci par signe à Jonathan; -et Jonathan trouva aussi le moyen de le faire comprendre à la -cuisinière, pendant que celle-ci préparoit des queues de mouton; la -cuisinière le vendit au postillon avec quelques rogatons du souper, -moyennant quatre patards; et celui-ci le troqua contre la fille de -journée, pour la même valeur à -peu-près.--Et quoique le marché se fût -conclu dans le grenier à foin, la renommée s'en étoit saisie, et l'avoit -fait retentir sur le toît de sa maison avec la trompette d'airain. En un -mot, il n'y eut pas de commère dans tout le village de Shandy, ni à cinq -milles à la ronde, qui ne sût les difficultés du siége qu'avoit -entrepris mon oncle Tobie, et les articles secrets qui retardoient la -capitulation. - -Il ne se passoit aucun événement dans le monde, qui ne fournît à mon -père le sujet d'une hypothèse. Aussi jamais homme ne crucifia la vérité -comme lui.--On venoit justement de lui apprendre tous les détails qu'il -avoit ignorés jusques-là , au moment que mon oncle Tobie se mit en marche -pour l'aller trouver. - -Au récit de l'affront fait à son frère, il prit feu; et, sans égard pour -ma mère qui étoit-là présente, il s'efforça de démontrer à Yorick, que -non-seulement les femmes avoient le diable au corps, et étoient toutes -libertines au fond de l'ame;--mais encore que, depuis la première chute -d'Adam jusqu'à celle de mon oncle Tobie inclusivement, tous les maux et -tous les désordres arrivés en ce monde, de quelque genre ou nature -qu'ils pussent être, avoient toujours pour principe, avoué ou caché, ce -même appétit déréglé d'un sexe pour l'autre. - -Yorick s'efforçoit d'adoucir l'hypothèse rigoureuse de mon père, quand -mon oncle Tobie fit son entrée dans la chambre.--La bienveillance et le -pardon étoient écrits sur son visage.--Cette vue ne fit que rallumer la -bile de mon père; et comme il n'étoit pas délicat sur le choix de ses -expressions quand il étoit en colère, aussitôt que mon oncle Tobie se -fut assis près du feu, et qu'il eut rempli sa pipe, mon père éclata en -ces termes. - - - - -CHAPITRE XCVII et dernier. - -_La Femme et la Vache._ - - -«Tout ce bagage, dira-t-on, est nécessaire pour continuer l'espèce d'une -créature aussi grande, aussi sublime, aussi divine que l'homme! Je le -sais,--j'en conviens,--je suis loin de le nier;--mais un philosophe dit -hardiment sa pensée; quant à moi, je persiste à croire et à soutenir que -c'est une pitié qu'il faille que notre race se perpétue par les moyens -d'une passion qui ravale toutes nos facultés, fait échouer notre -sagesse, et anéantit toutes les opérations et les combinaisons de notre -ame.--D'une passion, ma chère, continua mon père en s'adressant à ma -mère, qui réunit et assimile les sages avec les fous; et qui nous fait -sortir de nos cavernes et de nos retraites plutôt comme des satyres et -des animaux, que comme des hommes. - -»Je sais que l'on me dira, continua mon père, employant la _prolepsie_, -qu'en lui-même et dépouillé de ses accessoires, ce besoin est comme la -faim, la soif, le sommeil, et ne peut être regardé comme bon ni comme -mauvais, comme honteux ni autrement.--Mais pourquoi donc la délicatesse -de Diogène et de Platon s'en est-elle si fort révoltée? Pourquoi -n'osons-nous nous y livrer que dans les ténèbres? Pourquoi ses mystères, -ses préparations, ses instrumens, enfin tout ce qui y a rapport, ne -peut-il être décemment exprimé par aucun langage, aucune traduction, -aucune périphrase quelconque? - -»L'action de tuer un homme et de le détruire, continua mon père, en -haussant la voix et s'adressant à mon oncle Tobie,--cette action, vous -le savez, passe pour glorieuse. Les armes que nous y employons sont -honorables; nous les portons fiérement sur l'épaule; nous les laissons -pendre orgueilleusement à notre côté; nous les dorons; nous les gravons; -nous les cizelons; nous les enrichissons.--Eh quoi! nous prodiguons des -ornemens à la culasse même d'un coquin de canon.» - -Mon oncle Tobie posa sa pipe pour tâcher d'obtenir une meilleure -épithète; et Yorick se levoit pour battre en ruine toute l'hypothèse de -mon père.-- - -Quand Obadiah entra brusquement dans la salle, se plaignant amérement, -et demandant à grands cris qu'on voulût bien l'entendre sur-le-champ. - -Voici l'aventure. - -Mon père, soit par les anciennes coutumes de l'endroit, soit comme -possesseur de dixmes considérables, étoit obligé d'entretenir un taureau -pour le service de la paroisse; or Obadiah avoit mené sa vache rendre -une visite audit taureau, je ne sais quel jour de l'été précédent.-- - -Je dis, _je ne sais quel jour_; mais le hasard avoit voulu que ce fût le -même où il avoit épousé la servante de mon père; ainsi une époque -servoit à rappeler l'autre. - -Donc quand la femme d'Obadiah accoucha, Obadiah rendit graces à Dieu.-- - ---«A présent, dit Obadiah, j'aurai bientôt un veau.» Et tous les jours -Obadiah rendoit visite à sa vache.-- - -«Elle fera veau lundi ou mardi,--ou mercredi au plus tard.» - -La vache ne fit point de veau. - -«Ce sera donc pour la semaine prochaine; ma vache tarde furieusement -long-temps!» - ---Jusqu'à la fin de la sixième semaine les soupçons d'Obadiah, qui étoit -bon homme, tombèrent sur le taureau. - -A dire la vérité, comme la paroisse étoit fort étendue, la vigueur du -taureau de mon père n'étoit pas proportionnée à son département. Il -avoit cependant, je ne sais comment, obtenu la confiance publique; et -comme il s'acquittoit de son devoir avec beaucoup de gravité, mon père -en avoit la plus haute opinion. - -«Sauf le respect que je dois à monsieur, dit Obadiah, tout le monde dit -ici que c'est la faute de son taureau.»-- - -«La vache ne seroit-elle pas stérile, dit mon père, en se tournant vers -le docteur Slop?»-- - -«Cela seroit sans exemple, dit le docteur Slop.--Mais il seroit possible -que sa femme fût accouchée avant terme.--Dis-moi, l'ami, ajouta le -docteur Slop, ton enfant a-t-il des cheveux sur la tête?»-- - -«Comme moi, dit Obadiah.»--Il y avoit trois semaines que le coquin -n'avoit été rasé. - ---«Ouais, dit le docteur Slop!» - -Eh bien! ne voilà -t-il pas, s'écria mon père, mon taureau, frère Tobie, -mon pauvre taureau, qui est aussi bon taureau qu'il y en ait jamais eu, -et qui au temps jadis eût été le fait de la belle Europe?--Mon taureau, -qui, s'il eût eu deux jambes de moins, auroit pû être reçu docteur, ce -maraud-là , plutôt que de s'en prendre à sa femme...»-- - -«Mon Dieu, dit ma mère! qu'est-ce donc que toute cette histoire?»-- - -«Celle d'une femme qui accouche trop-tôt, dit Yorick, et d'une vache qui -accouche trop tard; et une des meilleures en ce genre que j'aie jamais -entendues.» - - -_Fin du Tome quatrième._ - - - - -TABLE DES CHAPITRES - -Contenus dans ce Volume. - - - Chap. I. _Le pauvre et son chien._ Page 1 - Chap. II. _Sommeil dérangé._ 6 - Chap. III. _Entrée à Paris._ 10 - Chap. IV. _Description de Paris._ 12 - Chap. V. _Départ de Paris._ 13 - Chap. VI. _Comment m'y prendre?_ 15 - Chap. VII. _Histoire de l'abbesse des Andouillettes._ 17 - Chap. VIII. _Suite de l'Histoire de l'abbesse des Andouillettes._ 25 - Chap. IX. _Suite de l'Histoire de l'abbesse des - Andouillettes._ _ibid._ - Chap. X. _Suite de l'Histoire de l'abbesse des Andouillettes._ 27 - Chap. XI. _Fin de l'Histoire de l'abbesse des Andouillettes._ 29 - Chap. XII. _Ballet._ 31 - Chap. XIII. _Auxerre._ 33 - Chap. XIV. _Je ne sais plus où j'en suis._ 40 - Chap. XV. _Lyon._ 41 - Chap. XVI. _Vexation._ 44 - Chap. XVII. _Les deux amans._ 47 - Chap. XVIII. _L'Ane._ 51 - Chap. XIX. _Le Commis._ 56 - Chap. XX. _Grande dispute._ 57 - Chap. XXI. _La paix est faite._ 59 - Chap. XXII. _Tablettes perdues._ 62 - Chap. XXIII. _Elles sont trouvées._ 63 - Chap. XXIV. _Papillotes._ 65 - Chap. XXV. _La colique._ 67 - Chap. XXVI. _Le tombeau des amans._ 69 - Chap. XXVII. _Je suis sur le pont d'Avignon._ 70 - Chap. XXVIII. _Plaines sans fin._ 72 - Chap. XXIX. _Jeannette._ 74 - Chap. XXX. _La chose impossible._ 81 - Chap. XXXI. _Ma méthode en écrivant._ 83 - Chap. XXXII. _Moins que rien._ 84 - Chap. XXXIII. _Mon oncle Tobie reparoît._ 85 - Chap. XXXIV. _Sur les buveurs d'eau._ 86 - Chap. XXXV. _Je m'embrouille._ 88 - Chap. XXXVI. _Qu'on ne m'interrompe plus._ 91 - Chap. XXXVII. _J'entre tout de bon en matière._ 92 - Chap. XXXVIII. _Adieu l'étiquette._ 94 - Chap. XXXIX. _Amours de mon oncle Tobie avec la veuve Wadman._ 98 - Chap. XL. _Je bats la campagne._ 99 - Chap. XLI. _Rien._ 101 - Chap. XLII. _Diatribe contre l'amour._ 102 - Chap. XLIII. _Description topographique._ 104 - Chap. XLIV. _Diverses façons de brûler une chandelle._ 105 - Chap. XLV. _Attaques de la veuve Wadman._ 107 - Chap. XLVI. _Relique de mon oncle Tobie._ 112 - Chap. XLVII. _Hélas._ 113 - Chap. XLVIII. _Amours de Trim._ 115 - Chap. XLIX. _La Béguine._ 136 - Chap. L. _Trim s'enflamme._ 141 - Chap. LI. _Trim succombe._ 142 - Chap. LII. _La veuve Wadman change son plan d'attaque._ 146 - Chap. LIII. _Prends garde, oncle Tobie!_ 148 - Chap. LIV. _Il n'y voit rien._ 150 - Chap. LV. _Un clou ne chasse pas l'autre._ 152 - Chap. LVI. _Confidence._ 155 - Chap. LVII. _Plan de campagne._ 156 - Chap. LVIII. _Il n'omet rien._ 159 - Chap. LIX. _La toilette sera complète._ 160 - Chap. LX. _L'âne et le califourchon._ 161 - Chap. LXI. _Coq-à -l'âne._ 163 - Chap. LXII. _Les deux amours._ 165 - Chap. LXIII. _Chacun va se coucher._ 169 - Chap. LXIV. _Les trous de serrure._ 178 - Chap. LXV. _Jugement téméraire._ 179 - Chap. LXVI. _Parure de mon Oncle Tobie._ 183 - Chap. LXVII. _Il tremble._ 186 - Chap. LXVIII. _Il hésite._ 188 - Chap. LXIX. _Amours de Tom et de la Juive._ 191 - Chap. LXX. _La négresse._ 192 - Chap. LXXI. _Les saucisses._ 195 - Chap. LXXII. _Contre-marche._ 198 - Chap. LXXIII. _Le qu'en dira-t-on._ 201 - Chap. LXXIV. _L'Attente._ _ibid._ - Chap. LXXV. _Le premier Dimanche du mois._ 203 - Chap. LXXVI. _Reprenons haleine._ 206 - Chap. LXXVII. _Demandez à ma blanchisseuse._ 209 - Chap. LXXVIII. _Les Critiques._ 211 - Chap. LXXIX. _Elle est faite._ 213 - Chap. LXXX. _Il frappe à la porte._ _ibid._ - Chap. LXXXI. _On ouvre._ 215 - Chap. LXXXII. 217 - Chap. LXXXIII. _ibid._ - Chap. LXXXIV. _Vous l'allez voir._ 218 - Chap. LXXXV. _La Revue._ 220 - Chap. LXXXVI. _Prestige du démon._ 222 - Chap. LXXXVII. _Ne t'en fie qu'à toi seul._ 224 - Chap. LXXXVIII. _Marie._ 226 - Chap. LXXXIX. 233 - 82 _Déclaration d'amour._ 235 - 83 _Proposition de mariage._ 238 - Chap. XC. _Au fait._ 240 - Chap. XCI. _Qu'on l'emporte._ 245 - Chap. XCII. _Aye, aye, aye Brigitte._ _ibid._ - Chap. XCIII. _Il n'est point d'éternelles douleurs._ 247 - Chap. XCIV. _Discrétion de Trim._ 249 - Chap. XCV. _Tout se découvre._ 250 - Chap. XCVI. _Mon Père est indigné._ 254 - Chap. XCVII et dernier. _La Femme et la Vache._ 256 - - -Fin de la Table du Tome quatrième. - - - - -Note du transcripteur - -On a conservé l'orthographe de l'original, avec ses incohérences (par -ex. désir/desir, jeter/jetter, abîme/abyme, aine/aîne, etc.). Les -erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. Les -passages en italique sont indiqués entre _caractères soulignés_. - - - - - - - -End of Project Gutenberg's Oeuvres complètes, tome 4/6, by Laurence Sterne - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES, TOME 4/6 *** - -***** This file should be named 61905-0.txt or 61905-0.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/1/9/0/61905/ - -Produced by Clarity and the Online Distributed Proofreading -Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from -images generously made available by The Internet -Archive/Canadian Libraries) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org/license - - -Title: Oeuvres complètes, tome 4/6 - -Author: Laurence Sterne - -Release Date: April 23, 2020 [EBook #61905] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES, TOME 4/6 *** - - - - -Produced by Clarity and the Online Distributed Proofreading -Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from -images generously made available by The Internet -Archive/Canadian Libraries) - - - - - - -</pre> - -<h1>ŒUVRES<br /> -COMPLÈTES<br /> -DE<br /> -LAURENT STERNE.</h1> - -<p class="c">NOUVELLE ÉDITION AVEC XVI GRAVURES.</p> - -<p class="c">TOME QUATRIÈME.</p> - -<p class="c">A PARIS,<br /> -Chez JEAN-FRANÇOIS BASTIEN.<br /> -AN XI.—1803.</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em"><i>Ce volume contient</i></p> - -<p class="c">La quatrième partie des Opinions de -Tristram Shandy.</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c large"><span class="large">VIE</span><br /> -ET OPINIONS<br /> -<span class="small">DE</span><br /> -TRISTRAM SHANDY.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch1">CHAPITRE PREMIER.<br /> -<i>Le pauvre et son chien.</i></h2> - - -<p>Détestant, comme je l'ai dit, de faire des -mystères pour rien, je dis mon secret au -postillon, dès que nous eûmes quitté le pavé. -Il répondit à ma confiance, en appuyant un -grand coup de fouet à ses chevaux: si bien -qu'au grand trot de son limonier (son porteur -galopant sur trois jambes), nous gagnâmes -en assez peu de temps <i>Ailly-le-haut-Clocher</i>, -ville jadis fameuse par les plus -beaux carillons du monde.—Mais nous la -traversâmes sans musique; tous les carillons -étant dérangés, non-seulement là, mais bien -encore ailleurs.</p> - -<div class="figc"><img src="images/illu1.jpg" alt="[Illustration]" /></div> -<p>Faisant donc toute la diligence possible, -d'<i>Ailly-le-haut-Clocher</i>, je gagnai <i>Flixcourt</i>; -de <i>Flixcourt</i>, <i>Péquigny</i>, puis enfin <i>Amiens</i>,—Amiens, -où la belle Jeanneton avoit fait -son apprentissage, mais où Jeanneton n'étoit -plus, et où par conséquent rien n'étoit digne -de m'arrêter.—</p> - -<p>Mais en arrivant à la poste, on détela ma -chaise, et l'on établit mes brancards sur des -tréteaux.—Quelle est cette mode, dis-je? -prétend-on par-là me faire aller plus vîte?—J'appris -que le courrier d'une berline qui -alloit arriver, avoit retenu tous les chevaux, -et que je ne pourrois partir qu'après que les -miens auroient mangé l'avoine.</p> - -<p>«Mais si monsieur veut descendre en attendant?»—</p> - -<p>Monsieur préféra de rester dans sa chaise.—Mais -pour l'amour de Dieu, garçon, qu'on -se dépêche.—…</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>Je n'ai rien, mon bon-homme, lui dis-je.—C'étoit -à un vieillard couvert de haillons, -qui s'étoit avancé jusqu'à deux pas de la -portière, son bonnet de laine rouge à la -main.—Son geste et ses yeux demandoient, -sa bouche ne parloit pas.—Il avoit un chien -qui tenoit, ainsi que son maître, ses yeux -fixés sur moi, et qui sembloit aussi solliciter -ma charité.—</p> - -<p>Je n'ai rien, dis-je une seconde fois.—C'étoit -à-la-fois un mensonge et un acte de -dureté.—Je rougis de l'avoir dit.—Mais, -pensai-je en moi-même, ces pauvres sont si -importuns!—Celui-là ne le fut pas.—Dieu -vous conserve, dit-il;—et il se retira humblement.</p> - -<p>Ho-hé, ho-hé!—vîte—les chevaux.—C'étoit -la berline qui venoit d'arriver. Les -postillons coururent. Le bon vieillard et son -chien s'approchèrent, n'obtinrent rien, et se -retirèrent sans murmure.</p> - -<p>Celui qui vient d'avoir un tort, seroit fâché -de rencontrer quelqu'un qui, à sa place, ne -l'auroit pas eu. Si les voyageurs de la berline -eussent donné au pauvre, je crois que j'en -aurois senti quelque peine.—Après tout, -dis-je, ces gens-là sont plus riches que moi; -et puisque… Bon Dieu! m'écriai-je, leur -dureté excuseroit-elle la mienne?</p> - -<p>Cette réflexion me mit mal avec moi-même.—Je -cherchai des yeux le pauvre, comme -si j'eusse voulu le rappeller.—Il s'étoit -assis sur un banc de pierre, son chien vis-à-vis -de lui, et la tête appuyée entre les genoux -de son maître, qui le flattoit de la main, sans -lever les yeux de mon côté.</p> - -<p>Sur le même banc je vis un soldat, que -ses souliers poudreux annonçoient pour un -voyageur. Il avoit posé son havresac sur le -banc, entre le pauvre et lui, et par-dessus -son havresac il avoit mis son épée et son -chapeau.—Il s'essuyoit le front avec la -main, et paroissoit reprendre haleine pour -continuer sa route.—Son chien (car il avoit -aussi son chien) étoit assis par terre à côté -de lui, regardant les passans d'un air fier.</p> - -<p>Ce second chien me fit mieux remarquer le -premier, qui étoit noir, fort laid et à moitié -pelé; et je m'étonnois que le vieillard, réduit -à la dernière misère, voulût ainsi partager -avec lui une subsistance rare et souvent incertaine.—L'air -dont ils se regardoient tous -deux, m'éclaira sur-le-champ.—«O de -tous les animaux le plus aimable et le plus -justement aimé, m'écriai-je en moi-même!—C'est -toi qui es le compagnon de l'homme,—son -ami,—son frère.—Toi seul lui restes -fidèle dans le malheur!—Toi seul ne dédaignes -pas le pauvre… Si l'habitude -de vivre auprès du riche ne t'a pas corrompu!—Ce -bon vieillard méprisé, délaissé, rebuté -par le monde entier, trouve en toi un ami -qui l'accueille, et qui lui sourit:—et sur -le lit de paille qu'il partage avec toi, sa misère -lui paroît moins affreuse, il n'est pas -seul au monde tant que tu lui restes encore.»</p> - -<p>En ce moment une glace de la berline se -baissa, et il en tomba quelques débris de -viandes froides, avec lesquelles les voyageurs -venoient de déjeûner. Les deux chiens s'élancèrent.—La -berline partit: un seul chien -fut écrasé.—C'étoit celui du pauvre.</p> - -<p>Le chien jetta un cri,—ce fut le dernier. -Son maître s'étoit précipité sur lui.—Son -maître dans le plus sombre désespoir! Il ne -pleuroit point. Hélas! il ne pouvoit pleurer.—Mon -bon-homme, lui criai-je.—Il retourna -douloureusement la tête. Je lui jettai -un écu de six francs.—L'écu roula à côté -de lui sans qu'il s'en mît en peine. Il ne me -remercia que par un mouvement de tête -affectueux; et il reprit son chien dans ses -bras.—Hélas! son chien étoit mort.—</p> - -<p>«Mon ami, dit le soldat, en lui tendant -la main, avec les six francs qu'il avoit ramassés,—ce -brave gentilhomme Anglois -vous a donné de l'argent. Il est bienheureux! -Il est riche!—Mais tout le monde ne l'est -pas.—Je n'ai qu'un chien; vous avez perdu -le vôtre;—celui-ci est à vous.»—En -même-temps il attacha son chien avec une -petite corde qu'il mit dans la main du pauvre, -et il s'éloigna aussi-tôt.</p> - -<p>O monsieur le soldat, s'écria le bon vieillard -en lui tendant les bras!—Le soldat -s'éloignoit toujours, laissant le pauvre dans -l'extase de la surprise et de la reconnoissance.</p> - -<p>Mais les bénédictions du pauvre, mais les -miennes le suivront par tout.—Brave et -galant homme, m'écriai-je! Eh! qui suis-je -auprès de toi? Je n'ai donné à ce malheureux -que de l'argent: tu viens de lui rendre -un ami.—</p> - -<p>Mais, ô ciel! suis-je confiné à Amiens pour -le reste de ma vie? Le sommeil me gagne.—Oh! -garçon!—Le garçon amenoit mes -chevaux.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch2">CHAPITRE II.<br /> -<i>Sommeil dérangé.</i></h2> - - -<p>Dans cette multitude de petits chagrins -auxquels un voyageur est sans cesse exposé, -il en est un plus pénible à mon gré que tous -les autres; et celui-là, à moins que n'ayez -un courrier qui vous précède, je vous défie -de l'éviter.—Et quel est ce chagrin?—Le -voici.</p> - -<p>C'est que—fussiez-vous dans la disposition -la plus heureuse pour dormir;—courussiez-vous -dans le plus beau pays,—sur -la plus belle route,—et dans la voiture -la plus douce possible;—fussiez-vous assuré -de pouvoir dormir l'espace de vingt lieues -sans ouvrir l'œil une seule fois:—bien plus—vous -fût-il démontré aussi clairement -qu'une proposition d'Euclide, que vous seriez, -à tous égards, aussi bien, et peut-être -mieux endormi qu'éveillé;—l'obligation de -payer, qui revient à chaque poste, et la -nécessité de fouiller dans votre poche, pour -en tirer, sou par sou, trois livres quinze -sous, sans compter les guides,—s'opposent -tellement à l'envie que vous auriez, que -(quand il iroit du salut de votre ame) il -vous est impossible de dormir plus de deux -lieues de suite, ou de trois tout au plus, -en supposant qu'il y ait poste et demie.</p> - -<p>«Parbleu! dis-je, je vois un moyen. Je -mettrai la somme précise dans un morceau -de papier, et je la tiendrai dans ma main -pendant tout le chemin.»—Là-dessus, je -m'arrangerai pour dormir.—«Je n'aurai, -dis-je, autre chose à faire qu'à glisser doucement -mon argent dans le chapeau du postillon, -sans proférer un seul mot.»</p> - -<p>Bon!—Il lui faut deux sous de plus pour -boire!—Ou bien il y a une pièce de douze -sous du temps de Louis XIV, qui ne passera -pas.—Ou bien, il y a une livre et quelques -sous, que <i>Monsieur</i> redoit de la dernière -poste, et que <i>Monsieur</i> a oublié.—On ne -sauroit disputer en dormant, et cette altercation -vous réveille.—Cependant, on peut -encore retrouver son sommeil; la partie -animale peut peser sur la partie intellectuelle, -et il y a moyen de revenir de cette secousse.—</p> - -<p>—Mais quoi encore?—Ciel! vous n'avez -payé que pour une poste, tandis qu'il y a -poste et demie! Cela vous oblige à sortir -votre livre de poste,—et l'impression en -est si petite, qu'il faut bien ouvrir les yeux, -que vous le vouliez ou non. Alors monsieur -le curé vous offre une prise de tabac,—un -pauvre soldat vous montre sa jambe estropiée,—un -P. Laurent vous présente sa bourse, -et vous expose la misère de son couvent.—Ou -bien la prêtresse de la citerne veut arroser -vos roues;—elles n'en ont que faire,—mais -elle jette l'eau sur les roues de derrière, -et jure sur sa prêtrise que le feu alloit y -prendre.—Un pauvre homme qui a tous ces -points à discuter et à considérer dans son -esprit, réveille malgré lui toutes ses facultés -intellectuelles,—et qu'il retrouve ensuite son -sommeil, s'il le peut!</p> - -<p>Sans un accident de cette espèce qui m'arriva, -je passois tout de bout à Chantilly sans -voir les écuries.—</p> - -<p>Mais le postillon, affirmant d'abord, et -osant ensuite me soutenir en face, que la -pièce de deux sous n'étoit pas bien marquée,—j'ouvris -les yeux pour m'en assurer:—et -voyant la marque aussi clairement que son -nez, je sautai de ma chaise tout en colère, -et je visitai Chantilly malgré moi.</p> - -<p>Je n'avois plus que trois postes et demie -à faire. Mais je suis convaincu que le meilleur -principe en voyageant, c'est de faire diligence. -Or, un homme de cette humeur trouve -peu d'objets sur sa route dignes de le détourner, -et il ne s'arrête guère.—C'est ce -qui fit que je passai tout au travers de Saint-Denis, -sans retourner seulement la tête du -côté de l'abbaye.—Tous les diamans que -l'on y montre sont faux. Ce trésor si vanté -n'est rempli que d'oripeaux ridicules: et je -ne donnerois pas trois sous de tout ce qu'il -renferme, si ce n'est de la lanterne de Judas.—Encore -est-ce, parce qu'il fait nuit, et -qu'elle pourroit m'éclairer en entrant à Paris.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch3">CHAPITRE III.<br /> -<i>Entrée à Paris.</i></h2> - - -<p>Clic-clac—clic-clac—clic-clac. Voilà -donc Paris, dis-je, en ouvrant de grands -yeux!—C'est-là Paris!—diable! Paris, m'écriai-je, -répétant le nom une troisième fois!</p> - -<p>La première, la plus belle, la plus brillante… -Les rues sont pourtant bien sales.—</p> - -<p>Mais je suppose qu'elles n'en sont pas moins -belles.</p> - -<p>Clic-clac—clic-clac.—Quel train tu fais! -Comme s'il importoit à ces bonnes gens d'être -avertis qu'un homme pâle et vêtu de noir -a l'honneur d'entrer à Paris, vers les neuf -heures du soir, conduit par un postillon -en veste bleue avec des revers de calemande -rouge!—Clic-clac—clic-clac.—Je voudrois -que ton fouet…</p> - -<p>Mais c'est le génie de la nation: ainsi claque, -claque à ton aise.</p> - -<p>Ah! personne ne cède le haut du pavé!—Mais -si le haut du pavé est le plus sale, -fût-ce dans l'école même de la politesse, -comment en agiroit-on autrement?—Et je -te prie, quand allume-t-on les lanternes?—Quoi! -jamais dans les mois d'été!—Ah! -c'est le temps des salades. On veut épargner -l'huile.</p> - -<p>Mais quelle barbarie! Comment ce fier cocher -à moustaches peut-il proférer de pareilles -ordures contre ce cheval efflanqué -qui ne sauroit se ranger!—Ne vois-tu pas, -l'ami, que la rue est si misérablement étroite, -qu'une brouette pourroit à peine y tourner?—Oh! -dans la plus belle ville de l'univers, -il n'y auroit pas de mal que les rues fussent -un peu plus larges, et que l'on eût de quoi -s'y échapper de droite ou de gauche.</p> - -<p>Ciel! que de boutiques de traiteurs! Que -de boutiques de perruquiers!—Il semble que -tous les cuisiniers et barbiers de la terre se -soient donné rendez-vous à Paris. Les premiers -auront dit: les François aiment la bonne -chère,—ils sont gourmands;—allons à Paris: -nous y aurons un rang distingué.</p> - -<p>Et comme la perruque fait l'homme, et -que le perruquier fait la perruque,—<i>Sandis!</i> -ont dit les barbiers, nous y serons encore -mieux traités.—Nous aurons un rang au-dessus -de vous.—Nous serons au moins capitouls.—Cadédis! -nous porterons l'épée.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch4">CHAPITRE IV.<br /> -<i>Description de Paris.</i></h2> - - -<p>Je ne sais si c'est la faute des François ou -la nôtre, s'ils s'expliquent mal, ou si nous -ne les comprenons pas bien.—Mais quand -il nous disent que qui a vu Paris a tout vu, -il m'est évident qu'ils se trompent.—Du -moins, s'ils entendent parler de ce qu'on -voit à la lueur des lanternes.—Car on ne -voit rien.</p> - -<p>En plein jour la chose est différente.</p> - -<p>Paris est percé de mille à douze cents rues.—Quand -vous les aurez toutes suivies, quand -vous aurez vu ses portes, ses ponts, ses places, -ses statues; quand vous aurez visité ses quatre -palais et toutes ses églises, parmi lesquelles -vous vous garderez d'oublier Saint-Roch et -Saint-Sulpice,—</p> - -<p>Alors vous aurez vu…</p> - -<p>Mais que sert de vous le dire? Lisez-le vous-même -écrit en ces mots sur le portique du -Louvre:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">«<i lang="la" xml:lang="la">Non orbis gentem, non urbem gens habet ullam,</i></div> -<div class="verse"><i lang="la" xml:lang="la">Ulla parem.</i>»—</div> -</div> - -<p>On peut le traduire ainsi pour l'intelligence -du lecteur:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">«Cette nation est unique parmi les nations;</div> -<div class="verse">Cette ville est unique parmi les villes:</div> -<div class="verse">Chanter et rire,—rire et mourir.»—</div> -</div> - -<p>Il faut convenir que le François a une -manière joviale de traiter tout ce qui est grand.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch5">CHAPITRE V.<br /> -<i>Départ de Paris.</i></h2> - - -<p>En prononçant le mot <i>jovial</i>, comme j'ai -fait à la fin du dernier chapitre, j'ai réveillé -en moi l'idée de Spléen.—Non par aucune -analogie, ni par aucun ordre chronologique -ou généalogique.—Je sais qu'il n'y a pas -entre ces deux mots plus de rapport et de -parenté, qu'entre le jour et la nuit, ou -entre toutes autres choses antipathiques de -leur nature.—Mais de même qu'un habile -politique tâche d'entretenir une heureuse -harmonie parmi les hommes, ainsi un -habile écrivain travaille à rapprocher les -mots les plus opposés, pouvant à tout moment -se trouver dans le cas de les employer -ensemble.</p> - -<p>Ainsi donc, à tout événement, après avoir -parlé de l'humeur joviale des François, j'écris -ici en gros caractères:</p> - -<p class="c">SPLÉEN.</p> - -<p>En partant de Chantilly, j'ai déclaré que -le meilleur principe en voyageant étoit de -faire diligence;—mais ceci est purement une -affaire d'opinion, et je n'ai prétendu ramener -personne à mon sentiment.—D'ailleurs, l'expérience -me manquoit alors, et je ne savois -pas tous les inconvéniens qu'il y avoit à aller -si grand train.—Aujourd'hui j'abandonne -mon système, et le laisse à qui voudra le -prendre.—Il a dérangé ma digestion, et m'a -valu une diarrhée bilieuse, qui m'a ramené -au triste état d'où j'étois à peine sorti.—C'est -pour le coup que je décampe, et que -je me sauve sur les bords de la Garonne.—</p> - -<p>Quant à ces gens-ci, à leur génie,—à leurs -manières,—à leurs coutumes, leurs lois,—leur -religion, leur gouvernement,—leurs -manufactures,—leur commerce,—leurs finances, -leurs ressources et les ressorts cachés -qui les font mouvoir,—quoique j'aie -passé deux jours et trois nuits parmi eux, -quoique j'aie étudié et médité cette matière -avec toute l'attention dont je suis capable,—n'attendez -pas que je vous en dise un seul -mot.</p> - -<p>—Allons, allons! Il faut que je parte.—La -route est pavée,—les postes sont courtes, -les jours sont longs,—il n'est pas plus de -midi:—je serai à Fontainebleau avant le roi.—</p> - -<p>Mais, Monsieur, est-ce que le roi va à -Fontainebleau?—Non pas que je sache.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch6">CHAPITRE VI.<br /> -<i>Comment m'y prendre?</i></h2> - - -<p>S'il existe dans le monde une plainte absurde -et ridicule, surtout dans la bouche -d'un voyageur, c'est celle que j'entends faire -tous les jours, que la poste ne va pas en -France aussi vîte qu'en Angleterre:—tandis -que, tout bien considéré, elle y va beaucoup -plus vîte.—En effet, si l'on calcule -la pesanteur des voitures françoises, avec l'énorme -quantité des bagages dont on les charge -dessus, devant et derrière,—si l'on considère -ensuite les petites haridelles qui les -traînent, et le peu que ces haridelles ont -à manger,—il y a de quoi s'étonner que -l'on avance de quelques pas.</p> - -<p>Le traitement des chevaux en France est -indigne d'un peuple chrétien, et pour moi, -il m'est démontré qu'un cheval de poste de -ce pays-là ne seroit pas en état de faire un -pas, sans la vertu toute-puissante de deux -mots énergiques, qu'on ne cesse de lui répéter -avec une complaisance infatigable.—Il -trouve dans ces deux mots autant de substance -que dans un picotin d'avoine.—Enfin, -c'est une ressource précieuse, et une ressource -qui ne coûte rien.—C'est pour cela -même, que je meurs d'envie de l'apprendre -au lecteur.</p> - -<p>—Mais c'est ici la question.—Quand on -donne une recette, elle doit être claire et -intelligible; autrement elle est inutile. Et -cependant si je m'exprime trop au naturel, -je m'expose à être déchiré à belles dents dans -le public, par ceux mêmes d'entre les gens -d'église qui pourroient en avoir ri entre leurs -rideaux.</p> - -<p>—Comment m'y prendre?—C'est en vain -que j'y songe.—Mon imagination ne me -fournit rien.—Comment glisser sur la prononciation -de deux mots si étranges? Comment -les amener de manière à ce que le lecteur -n'en perde rien, et de manière, en -même-temps, à ce que l'oreille la plus délicate -n'en soit pas blessée?—</p> - -<p>Ma plume m'entraîne,—mon encre me -brûle les doigts;—je vais essayer. Et -ensuite… Ensuite! je crains qu'il n'arrive -pis. Je crains que l'encre ne brûle le papier.</p> - -<p>—Non.—Je n'oserai jamais.—</p> - -<p>Mais si vous désirez de savoir comment -l'abbesse des Andouillettes et une novice de -son couvent se tirèrent d'affaire en semblable -rencontre,—promettez-moi seulement un -peu d'indulgence, et je vous la raconterai -sans le moindre scrupule.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch7">CHAPITRE VII.<br /> -<i>Histoire de l'abbesse des Andouillettes.</i></h2> - - -<p>L'abbesse des Andouillettes, dont le couvent -est situé dans ces montagnes qui séparent la -Bourgogne de la Savoie, comme on peut le -voir dans les nouvelles cartes de l'académie -des sciences de Paris,—l'abbesse des -Andouillettes se trouvoit en danger d'un -anchylose au genou, la sinovie s'en étant -desséchée par son assiduité à de trop longues -matines.</p> - -<p>Vainement elle avoit tenté tous les remèdes.—Premiérement -des prières et des -actions de graces à Dieu.—Puis des neuvaines, -d'abord à tous les saints indistinctement, -ensuite à chaque saint dont le genou -avoit été anchylosé avant le sien.—Les neuvaines -n'opérant pas, elle avoit eu recours -à toutes les reliques du couvent, et principalement -à l'os de la cuisse du boiteux de -Lystra.—On appliquoit tour à tour chaque -relique sur le mal; on passoit dessus le rosaire -en croix, et enveloppoit le tout avec -le voile de madame, qui se mettoit au lit -dans ce saint appareil.</p> - -<p>Enfin, lasse de tant d'essais inutiles, madame -s'étoit livré au bras séculier.—Il falloit -voir combien d'huiles et de graisses émollientes,—combien -de fomentations adoucissantes -et résolutives,—combien de frictions -anodines!—Tantôt des cataplasmes -de mauve, de guimauve et de bonhenry, auxquels -on ajoutoit des oignons de lys et du -sénégré;—tantôt la vapeur de certains bois, -dont on dirigeoit la fumée sur la cuisse de -madame, qui tenoit dessus son scapulaire -en croix;—tantôt enfin des décoctions de -chicorée sauvage, de cresson d'eau, de cerfeuil, -de cochléaria et de myrrhe.—</p> - -<p>Mais tous les remèdes furent sans effet, -et la faculté décida enfin que l'on essayeroit -des eaux thermales de Bourbon.—On obtint -au préalable du révérend père visiteur les -permissions nécessaires, et tout fut ordonné -pour le voyage.</p> - -<p>Marguerite, novice d'environ dix-sept ans, -qui, pour avoir trempé son doigt trop fréquemment -dans les cataplasmes bouillans de -madame l'abbesse, avoit gagné un mal d'aventure, -Marguerite, dis-je, avoit inspiré tant -d'intérêt que, sans s'inquiéter d'une vieille -religieuse perdue de sciatique, et que les -bains de Bourbon auroient peut-être guérie -radicalement, la petite novice fut choisie -pour compagne de voyage.</p> - -<p>Une vieille calèche, doublée de velours -d'Utrecht verd, et appartenant à madame -l'abbesse, revit le soleil après vingt ans d'obscurité.—Le -jardinier du couvent fut créé -muletier, et fit sortir les deux vieilles mules -pour leur rogner les crins de la queue.—Deux -sœurs converses s'employèrent l'une à -reprendre les trous de la doublure, l'autre -à recoudre les bords du galon jaune que la -dent du temps avoit rongés.—Le garçon -jardinier repassa le chapeau du muletier dans -de la lie de vin chaud;—et un tailleur -versé dans le plein-chant, s'assit sous un -auvent, en face de l'abbaye, pour assortir -quatre douzaines de sonnettes pour les harnois, -sifflant un air à chaque sonnette, à -mesure qu'il l'attachoit avec une courroie.</p> - -<p>Le maréchal et le charron des Andouillettes -tinrent conseil sur les roues, et dès le lendemain -à sept heures du matin, tout fut réparé, -tout se trouva prêt, et fut rendu à la porte du -couvent.—Deux files de malheureux y -étoient rassemblées une heure auparavant.</p> - -<p>L'abbesse des Andouillettes, soutenue par -Marguerite, sa novice, s'avança lentement -vers la calèche, toutes deux vêtues en blanc, -avec leurs rosaires noirs pendant sur leur -poitrine.</p> - -<p>Il y avoit dans ce contraste de couleurs, -je ne sais quoi de modeste et de solemnel.</p> - -<p>Elles montèrent dans la calèche.—Les -religieuses, dans le même uniforme (doux -emblême de l'innocence!) se tinrent à leurs -fenêtres, et quand l'abbesse et Marguerite -levèrent les yeux sur elles, chacune, la pauvre -religieuse à la sciatique exceptée,—chacune -relevant le bout de son voile avec sa main -de lys, envoya le dernier baiser et le dernier -adieu.—La bonne abbesse et Marguerite -croisèrent saintement leurs mains sur leur -poitrine,—levèrent les yeux au ciel,—les -portèrent sur les religieuses,—et ce double -regard vouloit dire: <i>Dieu vous bénisse, mes -chères sœurs!</i></p> - -<p>Je déclare que cette histoire m'intéresse.—J'aurois -voulu être là.—</p> - -<p>Le jardinier, que désormais j'appellerai -muletier, étoit un bon compagnon trapu, -carré, de joyeuse humeur, aimant à jaser, -et surtout à boire.—Les <i>pourquoi</i> et les -<i>comment</i> de la vie ne le troubloient nullement.—Il -avoit sacrifié un mois de ses gages -pour se procurer une outre, ou tonneau de -cuir qu'il avoit rempli du meilleur vin de -l'endroit, placé derrière la calèche, et couvert -d'une grosse casaque brune, pour le garantir -du soleil.</p> - -<p>Le fouet résonne,—les mules s'ébranlent,—on -part,—on est parti.—</p> - -<p>Il faisoit chaud.—Le muletier qui ne craignoit -pas de se fatiguer, alloit et venoit sans -cesse autour de la voiture, rarement sur sa -mule, et presque toujours à pied.—Il avoit -à combattre l'occasion et le penchant.—Il -n'en falloit pas tant pour le faire succomber.—Bref, -il tomba si souvent sur l'arrière-garde -des équipages, il fit tant d'allées et de venues, -qu'avant la moitié de la journée tout -le vin de l'outre s'étoit enfui, sans qu'il s'en -fût perdu une seule goutte.</p> - -<p>L'homme est un animal d'habitude.—Il -avoit fait tout le jour une chaleur étouffante;—la -soirée étoit délicieuse,—le vin du pays -excellent. Le côteau de Bourgogne qui le -produisoit étoit escarpé.—Au pied de ce -côteau, à la porte d'une cabane fraîche, -pendoit un petit bouchon séduisant, dont la -vue réveilloit le désir.—A travers le feuillage -murmuroit un doux bruit qui sembloit dire: -<i>Venez, venez beau muletier. Muletier altéré, -entrez ici.</i></p> - -<p>Le muletier étoit enfant d'Adam. Ce seul -mot le désigne assez.—Il donna un bon -coup de fouet à chacune de ses mules, en -regardant l'abbesse et Marguerite, comme -pour leur dire me voilà.—Il donna un second -coup de fouet, comme pour dire à ses -mules allez toujours.—Et s'échappant par -derrière, il se glissa dans le cabaret qui étoit -au pied de la montagne.</p> - -<p>Le muletier, tel que je l'ai dépeint, étoit -un bon vivant, sans soucis, sans affaires, -songeant peu au lendemain, et ne se souciant -guère de ce qui avoit été avant lui, ou -de ce qui seroit après.—Pourvu qu'il eût -avec du vin, un visage à qui parler, il étoit -content.—Il entra aussi-tôt en conversation; -et tout en buvant chopine, il se mit à raconter -à l'aubergiste comme quoi il étoit -jardinier en chef du couvent des Andouillettes, -etc.—et comment, par amitié pour -madame l'abbesse et pour mademoiselle Marguerite, -laquelle n'étoit encore qu'à son noviciat, -il les avoit amenées depuis les frontières -de la Savoie.—Comment madame -avoit gagné une enflure au genou par l'excès -de sa dévotion;—et comment, lui jardinier, -avoit fourni une légion d'herbes pour -adoucir cette tumeur; mais le tout en vain;—et -que, si les eaux de Bourbon ne guérissoient -pas cette jambe, madame pourroit -bien boiter de l'autre avant qu'il fût peu.—</p> - -<p>Tandis que le muletier brochoit ainsi son -histoire, il en oublioit l'héroïne,—et avec -elle, la petite novice,—et avec la novice, -les deux mules; ce qui étoit pis que tout le -reste.</p> - -<p>Or, les mules sont des animaux qui n'ont -pas été assez bien traités par leurs parens, -pour se croire tenues à la reconnoissance -envers le public.—Privées d'une faculté -commune aux hommes, aux femmes et aux -autres bêtes, ne pouvant s'acquitter envers -la nature, ni se rendre utiles aux générations -à venir,—elles servent la génération présente -du pis qu'elles peuvent; allant, venant, -traînant, montant, descendant, plus souvent -à leur fantaisie qu'à celle de leur conducteur.—C'est -ce que les philosophes et les -moralistes n'ont jamais bien considéré; et -comment le pauvre muletier, du fond de -son cabaret, s'en seroit-il douté?—Il n'y -songea pas le moins du monde.—Mais il -est temps que nous y songions pour lui. -Laissons-le donc au milieu de son élément, -le plus heureux et le plus insouciant des -mortels; et occupons-nous un moment des -mules, de l'abbesse et de la douce Marguerite.</p> - -<p>Par la vertu des deux derniers coups de -fouet, les deux mules suivant tranquillement -leur chemin, avoient à-peu-près atteint la -moitié de la montagne, quand la plus âgée, -qui étoit maligne comme un vieux diable, -jetant un coup-d'œil par derrière au bout -d'un angle, n'aperçut point de muletier.</p> - -<p>«Par ma figue, dit-elle en jurant, je n'irai -pas plus loin.—Et si je fais un pas de plus, -dit l'autre, je consens qu'il fasse un tambour -de ma peau.—»</p> - -<p>Les deux mules s'arrêtèrent d'un commun -accord.—</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch8">CHAPITRE VIII.<br /> -<i>Suite de l'histoire de l'abbesse des Andouillettes.</i></h2> - - -<p>«Allons, allons, dit l'abbesse.—Hue! -hue! cria Marguerite.—</p> - -<p>K't—K't—K't—dit l'abbesse.—</p> - -<p>Dia-hue!—Dia-hue! dit Marguerite, -avançant ses douces lèvres, et les ramassant -en plis comme une bourse.—</p> - -<p>Pan-pan-pan! s'écria l'abbesse des Andouillettes, -en frappant du bout de sa canne -à pomme d'or contre le fond de la calèche.»—</p> - -<p>La vieille mule fit un pet.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch9">CHAPITRE IX.<br /> -<i>Suite de l'Histoire de l'Abbesse des Andouillettes.</i></h2> - - -<p>«Nous sommes perdues, mon enfant, dit -l'abbesse à Marguerite.—Nous passerons la -nuit ici.—Nous serons volées.—Nous serons -violées.—</p> - -<p>Oh! dit Marguerite, il est très-sûr que nous -serons violées.—</p> - -<p>Sainte Marie, s'écria l'abbesse, (sans ajouter -l'interjection ô,) eh! qu'étoit-ce qu'un -anchylose! Pourquoi ai-je quitté le couvent -des Andouillettes?—Vierge sainte, pourquoi -n'as-tu pas permis que ta servante descendît -impollue dans la tombe?—</p> - -<p>O mon doigt, mon doigt! s'écria Marguerite, -prenant feu au mot de servante!—Pourquoi -ne me suis-je pas contentée de le -fourrer ici et là, et enfin par tout ailleurs -que dans ce défilé?—</p> - -<p>Défilé, mon enfant, s'écria l'abbesse!—</p> - -<p>Défilé, ma chère mère, dit la novice.—</p> - -<p>«La frayeur leur avoit tourné la tête. L'une -ne savoit ce qu'elle disoit, ni l'autre ce qu'elle -répondoit.</p> - -<p>«O ma virginité, ma virginité, s'écrioit -l'abbesse!—</p> - -<p>Virginité—ginité, disoit la novice en sanglottant.—»</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch10">CHAPITRE X.<br /> -<i>Suite de l'Histoire de l'Abbesse des Andouillettes.</i></h2> - - -<p>«Ma chère mère, dit enfin la novice revenant -un peu à elle,—on m'a parlé de -deux certains mots, qui sont d'une énergie -toute puissante. Par leur vertu, il n'est point -de cheval, d'âne, ni de mulet, qui, bon -gré, malgré, n'escalade la plus haute montagne. -Quelque rétif, quelque obstiné qu'il -soit, à peine les a-t-il entendus, qu'il obéit.—Ce -sont des mots magiques, s'écria l'abbesse -saisie d'horreur.—Non, dit froidement -Marguerite; mais ce sont des mots que l'on -ne sauroit prononcer sans péché.—Quels -sont-ils, dit l'abbesse en l'interrompant?—Ils -sont criminels au plus haut degré, répondit -Marguerite; ce sont des péchés mortels:—si -nous sommes violées, et que nous mourions -sans avoir reçu l'absolution de ces deux -vilains mots, c'est fait de nous.—Mais, dit -l'abbesse des Andouillettes, ne pouvez-vous -me les dire?—Oh! ma chère mère, dit la -novice, il est impossible de les prononcer.—Il -y auroit de quoi faire monter au visage -tout le sang que l'on auroit dans le corps.—Mais -au moins, dit l'abbesse, vous pouvez -bien me les glisser dans l'oreille.»—</p> - -<p>Dieu tout-puissant! n'as-tu pas quelque -ange gardien que tu puisses envoyer dans -ce cabaret au bas de la montagne? Tous tes -esprits généreux et bienfaisans sont-ils occupés? -N'est-il dans la nature aucun agent -que tu puisses employer? aucun frisson qui, -se glissant le long de l'artère qui le conduiroit -au cœur, iroit réveiller le muletier -qui s'oublie au milieu des pots?—Nul doux -instrument ne lui rappellera-t-il l'idée de l'abbesse, -de Marguerite, et de leurs rosaires -noirs?—</p> - -<p>Eveille, éveille-toi, muletier!—Mais il est -trop tard; les horribles mots sont prononcés.</p> - -<p>Jeune et belle lectrice, vous brûlez de les -apprendre!—Mais comment oserai-je vous -les dire?—O vous! muse chaste, qui savez -parler de toutes les choses existantes sans -souiller vos lèvres, instruisez-moi, secourez-moi.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch11">CHAPITRE XI.<br /> -<i>Fin de l'Histoire de l'Abbesse des Andouillettes.</i></h2> - - -<p>«Tous les péchés quelconques, dit l'abbesse, -(devenue casuiste par la détresse où -elle se trouvoit)—tous les péchés, ma chère -fille, sont partagés en deux classes; mortels -et véniels.—Telle est la division établie par -le saint directeur de notre couvent; et il n'y -en a pas d'autre.—Or, un péché véniel étant -déjà par lui-même le plus léger et le moindre -de tous,—il est certain que si vous le séparez -en deux, prenant une moitié et laissant -l'autre,—ou si vous le partagez à -l'amiable entre une autre personne et vous,—ce -péché, qui étoit déjà peu de chose, -se réduira bientôt à rien.»</p> - -<p>«Or, je ne vois aucun péché à dire <i>bou</i> cent -fois, mille fois de suite; de même qu'il n'y -a rien de malhonnête à prononcer la seconde -syllabe isolée, fût-ce depuis les matines jusqu'aux -vêpres.—Ainsi, ma chère fille, continua -l'abbesse des Andouillettes, je dirai -<i>bou</i>, tu me répondras, je reprendrai; et ainsi -de suite alternativement.—Et comme il n'y -a pas plus de mal à dire <i>fou</i> qu'à dire <i>bou</i>,—tu -entonneras <i>fou</i>, et moi j'acheverai le -mot en guise de <i>répons</i>, comme aux versets -de nos complies.—»—L'abbesse toussa, -donna le ton, Marguerite suivit; et il en -résulta le plus étrange <i>duo</i> dont les fastes -monastiques aient jamais fait mention.</p> - -<p>«Bou—bou—bou—bou, disoit l'abbesse.»—</p> - -<p>Il n'est personne un peu instruite qui ne -sache ce que répondoit Marguerite.</p> - -<p>«Fou—fou—fou—fou, disoit Marguerite.»—</p> - -<p>Je lis dans vos yeux, mademoiselle, qu'au -besoin vous auriez pu achever le mot pour -l'abbesse.</p> - -<p>A peine l'abbesse et Marguerite eurent-elles -commencé leur psalmodie, que les deux mules, -croyant reconnoître une musique qui leur -étoit familière, remuèrent la queue, mais -sans avancer d'un pas.—La recette opère, -dit la novice.—Il faut recommencer, dit l'abbesse;—et -le <i>duo</i> reprit…</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>—<i>L'abbesse</i>—b—b—b—b—</p> - -<p>—<i>Marguerite</i> g—g—g—g—</p> - -<p>«Plus vîte, dit Marguerite.»</p> - -<p>—<i>Marguerite</i>—f—f—f—f.</p> - -<p>—<i>L'abbesse</i>—t—t—t—t.</p> - -<p>«Plus vîte encore, dit Marguerite;—f-f-f-f-f.»</p> - -<p>—<i>L'Abbesse</i>—t-t-t-t-t.</p> - -<p>«Encore plus vîte,—<i lang="la" xml:lang="la">prestissimò</i>, ma -chère mère…</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p class="noindent">O ciel! je n'en puis plus, dit l'abbesse toute -essoufflée. Le Seigneur ait pitié de nous!—les -maudites bêtes ne nous entendent pas, dit -Marguerite en soupirant.—Mais le diable nous -a entendues, dit l'abbesse des Andouillettes.»</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch12">CHAPITRE XII.<br /> -<i>Ballet.</i></h2> - - -<p>Bon Dieu! quelle étendue de pays j'ai parcourue! -de combien de degrés je me suis -rapproché d'un soleil plus chaud!—que de -belles villes j'ai traversées,—pendant le temps, -madame, que vous avez mis à lire et à commenter -cette histoire! J'ai vu Fontainebleau, -Sens, Joigny, Auxerre;—et Dijon, capitale -de la Bourgogne, et Châlons sur Saône; -et Mâcon, capitale du Mâconais, et peut-être -vingt autres villes et villages qui se -trouvent sur la route de Paris à Lyon;—mais -je ne suis plus en état de vous en parler, -que des villes de la lune.—Ainsi, quelque -chose que je fasse, voilà un chapitre, et -peut-être deux entièrement perdus.</p> - -<p>«—Sans mentir, Tristram, votre histoire -des Andouillettes est originale.»—</p> - -<p>Ajoutez, madame, qu'elle a distrait votre -attention pour ce qui va suivre.—Si c'eût -été quelque pieuse méditation sur la croix,—quelque -traité sur la paix, l'humilité, la -religion chrétienne,—si j'avois écrit sur le -mépris des choses terrestres, sur l'aliment -céleste de l'ame, ce pain des élus et des -sages, cette sainteté, cette contemplation, -dont l'esprit de l'homme, une fois séparé -de son corps, doit se nourrir à jamais;—je -conçois, madame, que vous m'auriez vu -finir, avec plus de plaisir, et recommencer -avec plus d'intérêt.</p> - -<p>Au lieu que cette abbesse… Je voudrois -n'en avoir jamais parlé.—Mais le mal -est fait; et comme je n'efface jamais rien, -voyons si je trouverai quelque expédient pour -vous ôter cette idée de la tête…</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>—Avec votre permission, madame,… je -crains que vous ne soyiez assise dessus.—C'est -mon bonnet et ma marotte que je -cherche.—</p> - -<p>«Votre marotte, Tristram!—il y a plus -d'une heure que vous la tenez.»—</p> - -<p>Oui!—en ce cas, madame, laissez-moi -faire deux ou trois cabrioles, danser la <i>fricassée</i>, -et chanter <i>lanturlu</i>;—et je reviens -à vous plus sage et plus posé que jamais.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch13">CHAPITRE XIII.<br /> -<i>Auxerre.</i></h2> - - -<p>Tout ce qu'il y a à vous dire sur Fontainebleau, -en cas que vous le demandiez, c'est -qu'il est situé au milieu d'une vaste forêt, à -quinze lieues au sud de Paris.—La ville a -un certain air de grandeur; le château est -antique et noble.—Le roi a coutume d'y -passer les automnes avec toute sa cour, pour -le plaisir de la chasse. Là, tout Anglois d'une -certaine façon, et surtout, milord, s'il est -fait comme vous (pourvu qu'il ait deux ou -trois coureurs) peut prendre sa part de ce -divertissement, avec la seule attention de ne -pas courir plus vîte que le roi.</p> - -<p>Il y a pourtant deux raisons pour que vous -ne répétiez pas bien haut ce que je viens de -vous dire.</p> - -<p>L'une, c'est que cela pourroit faire renchérir -les chevaux de chasse en Angleterre.—</p> - -<p>L'autre, c'est qu'il n'y a pas un mot de -vrai. Continuons.—</p> - -<p>A l'égard de Sens, on peut l'expédier en -un seul mot: <i>C'est un siége archiépiscopal.</i></p> - -<p>Quant à Joigny, je crois que le moins que -l'on puisse en dire est le mieux.</p> - -<p>Mais pour Auxerre!—je pourrois en parler -jusqu'à demain. Je n'en finirois pas si je voulois.—Lorsque -je fis mon grand tour de -l'Europe, sous la conduite de mon père, qui -ne voulut s'en fier qu'à lui-même pour m'accompagner, -et qui se fit suivre de mon oncle -Tobie, de Trim et d'Obadiah, et de presque -toute la famille, excepté de ma mère;—nous -nous arrêtâmes à Auxerre deux jours -entiers.—«Mais, monsieur, pourquoi madame -votre mère ne fut-elle pas du voyage?—Monsieur, -c'est qu'elle avoit entrepris de -tricoter pour mon père un grand pantalon -de laine grise, et qu'elle avoit à cœur d'achever -sa tâche.»—</p> - -<p>Mon père qui faisoit la sienne de tirer -parti des choses les plus ingrates, et qui -trouvoit partout à faire son profit, m'en a -laissé de reste à dire sur Auxerre.—Dans -tous ses voyages, mais principalement dans -celui dont je parle, il suivoit une route si -différente de celles que tous les autres voyageurs -avoient parcourues avant lui;—il voyoit -les rois et les cours, et toute leur magnificence, -sous un point de vue si original;—ses -remarques sur les caractères, les mœurs -et les coutumes des pays que nous traversions, -étoient si opposées à celles de tous les -autres hommes, et particulièrement à celles -de mon oncle Tobie et du caporal, pour ne -rien dire des miennes,—les hasards et les -accidens qui nous arrivoient, ou que les -systèmes et son opiniâtreté nous attiroient -journellement, étoient d'un genre si varié, -si étrange, si tragi-comique;—en un mot, -l'ensemble de ses aventures et de ses réflexions, -forme un tout si différent de tout -ce qu'on a jamais vu dans aucun récit de -voyageur,—que ce sera ma faute, et uniquement -ma faute, si les voyages de mon -père ne sont pas lus et relus par tout voyageur -et tout amateur de voyages, tant qu'il -y aura des voyages et des voyageurs.</p> - -<p>Mais ce riche ballot ne doit pas s'ouvrir -encore. Je ne veux en tirer que ce qui m'est -nécessaire pour débrouiller le mystère de -notre séjour à Auxerre.—Je vois l'impatience -du lecteur, et je m'empresse de la satisfaire.</p> - -<p>—«Frère Tobie, dit mon père, voulez-vous, -en attendant le dîner, que nous allions -voir ces messieurs dont monsieur Séguier a -parlé avec tant d'éloge?—J'irai voir qui -vous voudrez, dit mon oncle Tobie, dont -la complaisance étoit inépuisable.—Mais -ces messieurs sont des momies, reprit mon -père.—Est-il nécessaire de se raser, dit -mon oncle Tobie?—Non, parbleu! frère, -s'écria mon père,—au contraire, une longue -barbe nous donnera un air de famille tout-à-fait -convenable.—» Là-dessus nous nous -mîmes en marche, mon oncle Tobie, appuyé -sur le caporal, et formant l'arrière-garde, -et nous nous acheminâmes vers l'abbaye de -St.-Germain.</p> - -<p>—«Tout ce que nous voyons, dit mon -père au sacristain, qui étoit un jeune frère -de l'ordre de St.-Benoît, est vraiment très-beau, -et très-riche, et très-magnifique.—Mais -ce n'est pas là le but de notre curiosité. -Nous voudrions voir ces corps desquels monsieur -Séguier a donné au public une description -si exacte.»</p> - -<p>Le moine s'inclina, et prenant dans la -sacristie une torche consacrée à cet usage, -il nous conduisit au tombeau de St.-Héréhald.—«Voici, -dit le sacristain, en posant la -main sur la tombe,—voici un prince célèbre -de la maison de Bavière, qui, sous les règnes -successifs de Charlemagne, de Louis le Débonnaire -et de Charles le Chauve, jouit d'une -grande autorité dans le gouvernement. Il -contribua, plus que personne, à rétablir partout -l'ordre et la discipline.—Il faut donc, -dit mon oncle Tobie, qu'il ait été aussi grand -dans le champ de Mars que dans le cabinet. -C'étoit, à coup sûr, quelque preux et vaillant -chevalier.—C'étoit un moine, dit le -sacristain.»</p> - -<p>Mon oncle Tobie et Trim se regardèrent -pour chercher quelque consolation dans les -yeux de l'un de l'autre;—ils n'en trouvèrent -point.—Mon père frappa des deux mains -sur ses cuisses; c'étoit son geste ordinaire -quand il voyoit ou qu'il entendoit quelque -chose de très-plaisant.—Il ne pouvoit souffrir -les moines, ni tout ce qui y avoit rapport; -mais la réponse du sacristain portant plus à-plomb -sur mon oncle Tobie et sur Trim que -sur lui, ce fut pour lui un triomphe relatif -qui le mit de la plus belle humeur du monde.</p> - -<p>—«Et comment, je vous prie, appelez-vous -ce gentilhomme-ci, demanda mon père -en riant?—Cette tombe, dit le jeune bénédictin, -en baissant les yeux, contient les os -de <i>Ste.-Maxime</i>, qui vint de Ravenne exprès -pour toucher le corps…—De <i>Ste.-Maxime</i>, -dit mon père, coupant la parole au sacristain!—Ce -sont, ajouta mon père, les deux -plus <i>grands</i> saints de tout le martyrologe.—Excusez-moi, -dit le sacristain;—c'étoit pour -toucher les os de St.-Germain, fondateur de -l'abbaye.—Et qu'est-ce qu'elle gagna par-là, -dit mon oncle Tobie?—Parbleu! dit mon -père, ce qu'une femme gagne ordinairement -quand elle va en pélerinage.—Elle gagna le -martyre, répliqua le jeune bénédictin, en -s'inclinant jusqu'à terre, et disant ce peu de -mots d'un ton de voix à-la-fois si modeste -et si assuré, que mon père en fut désarmé -pour un moment.—On croit, continua le -bénédictin, que Ste.-Maxime repose dans cette -tombe depuis quatre cents ans; et il n'y en -a que deux cents qu'elle est canonisée.—On -est long-temps à faire son chemin, frère -Tobie, dit mon père, dans cette armée de -martyres.—Hélas! dit Trim! dans quelque -corps que ce soit, quand un pauvre diable -n'a pas le moyen d'acheter…»</p> - -<p>«Pauvre Sainte-Maxime, dit mon oncle -Tobie à demi-voix, en s'éloignant de sa -tombe!—Elle étoit, continua le sacristain, -une des plus belles et une des plus grandes -dames de France et d'Italie.—Mais qui diable -est enterré-là, à côté d'elle, dit mon père, -montrant du bout de sa canne une grande -tombe près de laquelle il passoit?—C'est -St.-Prosper, monsieur, répondit le sacristain.—Peste! -dit mon père, St.-Prosper est fort -bien placé là.—Et quelle est l'histoire de -St.-Prosper, continua-t-il?—St.-Prosper, répliqua -le sacristain, étoit évêque.—Par le -ciel! s'écria mon père en l'interrompant, je -m'en doutois.—St.-Prosper! l'heureux nom!—Comment -St.-Prosper eût-il manqué d'être -évêque ou cardinal?»—Il tira son journal -de sa poche, le sacristain tenant sa torche -pour l'éclairer, et il écrivit St.-Prosper, comme -un nouvel appui à son système sur les noms -de baptême.—Et j'oserai dire que, vu le -désintéressement qu'il apportoit dans la recherche -de la vérité, il auroit trouvé un -trésor dans le tombeau de St.-Prosper, qu'il -ne se seroit pas cru si riche. C'étoit la visite la -plus heureuse, la plus utile qu'on eût jamais -rendue à la mort. Enfin, mon père fut si -charmé de sa découverte, qu'il se décida sur-le-champ -à passer un jour de plus à Auxerre.</p> - -<p>«Je verrai demain le reste de ces bonnes -gens, dit mon père, comme nous traversions -la place.—Et pendant ce temps-là, frère -Shandy, dit mon oncle Tobie, le caporal et -moi nous visiterons les remparts.»</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch14">CHAPITRE XIV.<br /> -<i>Je ne sais plus où j'en suis.</i></h2> - - -<p>Me voici pour le coup dans un labyrinthe -tout-à-fait inextricable.—Dans l'un (c'est -celui que j'écris maintenant) j'en suis dehors -depuis long-temps.—Dans l'autre (c'est -celui que je dois écrire un jour) je n'en suis -pas encore tout-à-fait sorti.—</p> - -<p>Il y a en toutes choses un certain degré -de perfection; et en voulant aller au-delà, -je me suis mis dans une situation où jamais -voyageur ne s'est trouvé avant moi.—Car en -ce même instant je suis sur la place d'Auxerre, -avec mon père et mon oncle Tobie, regagnant -l'auberge et le dîner.—J'entre en même-temps -dans la ville de Lyon, avec ma chaise -de poste rompue en mille pièces;—et pour -compléter l'extravagance, je me trouve (toujours -au même instant) sur les bords de la -Garonne, dans un joli pavillon bâti par Pringello, -que monsieur Salignac m'a prêté, et -dans lequel j'écris cette rapsodie.</p> - -<p>—Laissez-moi me recueillir un peu, et reprendre -ensuite le fil de mon voyage.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch15">CHAPITRE XV.<br /> -<i>Lyon.</i></h2> - - -<p>«Après tout, dis-je, j'en suis bien aise;»—c'étoit -au moment où j'entrois à pied dans -la ville de Lyon, suivant à pas lents une charrette -qui portoit pêle-mêle mon bagage et -les débris de ma chaise.—«Oui, continuai-je, -je suis charmé qu'elle soit rompue, et -j'y vois un profit tout clair.—Il ne m'en -coûtera pas plus de sept francs pour descendre -par eau jusqu'à Avignon, ce qui -m'avancera de quarante lieues: là, dis-je, -en continuant mon calcul économique, il -me sera facile de louer deux mules, ou même -deux ânes si je l'aime mieux, (d'autant que -je ne suis connu de personne)—et je traverserai -les plaines du Languedoc presque pour -rien. Il est clair que l'accident de ma chaise -me vaudra au moins quatre cents livres, et -du plaisir!—du plaisir pour deux fois autant.—Avec -quelle rapidité, continuai-je, -en frappant des mains, je vais descendre le -Rhône, laissant le Vivarais à droite et le -Dauphiné à gauche! la vîtesse du fleuve me -laissera voir à peine les anciennes villes de -Vienne, de Valence et de Viviers. Quelle -nouvelle flamme pétillera dans mes esprits, -lorsque j'arracherai une grappe pourprée sur -les côteaux de l'Hermitage et de Côte-rotie, -en passant au pied de ces vignobles! et -comme mon sang se trouvera rafraîchi et -ranimé à l'aspect de ces anciens châteaux, -semés sur les bords du Rhône,—de ces -châteaux fameux, d'où partoient jadis de -courtois chevaliers pour redresser les torts -et protéger la beauté! quand je verrai ces -gouffres, ces rochers, ces montagnes, ces -cataractes, et tout ce desordre de la nature, -dont elle-même s'entoure au milieu de ses -plus beaux ouvrages!»</p> - -<p>A mesure que je faisois ces réflexions, il -me sembloit que ma chaise qui, au moment -de son naufrage, avoit encore assez belle -apparence, diminuoit insensiblement de valeur.—La -peinture avoit perdu sa fraîcheur, -et la dorure son lustre;—et le tout ensemble -me paroissoit si pauvre, si mesquin, si pitoyable, -en un mot si fort au dessous de la -calèche même de l'abbesse des Andouillettes,—que, -j'ouvrois déjà la bouche pour donner -ma chaise à tous les diables… quand un -petit sellier qui traversoit la rue à pas précipités, -vint me demander d'un air effronté: -<i>Si monsieur ne vouloit pas faire raccommoder -sa chaise.</i> «Non parbleu, dis-je d'un ton -d'humeur.»—<i>Monsieur aimeroit peut-être -mieux la vendre.</i>—«Oh! de tout mon -cœur, lui dis-je;—il y a du fer pour quarante -francs, les glaces peuvent valoir autant, -et je vous donne le reste par-dessus le marché.»</p> - -<p>«Que d'argent cette chaise m'aura rapporté, -dis-je, pendant qu'il me comptoit la -somme!» C'est ma méthode ordinaire d'enregistrer -les petits accidens de la vie; je les -estime un sou chacun, de quelque nature -qu'ils soient.</p> - -<p>Dis, ma chère Jenny,—dis à ces messieurs -comment je me suis conduit dans un -accident de l'espèce la plus accablante qui -puisse arriver à un homme aussi fier de son -sexe que je le suis et qu'on doit l'être.—</p> - -<p>—C'est assez, me dis-tu, en te rapprochant -de moi, tandis que je me tenois debout, -les yeux baissés, mes jarretières à la -main, et que je réfléchissois sur l'événement -qui devoit avoir et qui n'avoit pas eu lieu.—C'est -assez, Tristram, me dis-tu.—J'ai -vu ta bonne volonté, et je suis contente.—</p> - -<p>—Un autre eût voulu s'abymer dans les -entrailles de la terre.—</p> - -<p>«A quelque chose malheur est bon, répliquai-je, -et l'on ne peut tirer parti de tout.</p> - -<p>—«J'irai passer six semaines dans le pays -de Galles, et j'y boirai du lait de chèvre, -et mon accident me vaudra sept années de -vie.»—</p> - -<p>Oh! j'ai le plus grand tort de me plaindre -de la fortune, de lui reprocher ses rigueurs, -et cette foule de petits chagrins dont elle -n'a cessé de m'accabler!—Si j'ai quelque -reproche fondé à lui faire, c'est de ne m'avoir -pas plus maltraité encore. Suivant ma manière -de compter, une vingtaine de malheurs -bien conditionnés m'auroient rapporté plus -qu'une pension de cent guinées:—or cent -guinées ou à-peu-près, c'est à quoi se borne -mon ambition. Je ne me soucie pas d'avoir -à payer les retenues d'une somme plus considérable.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch16">CHAPITRE XVI.<br /> -<i>Vexation.</i></h2> - - -<p>Pour ceux qui se connoissent en vexations, -et qui les appellent par leur nom, il ne sauroit -y en avoir une pire que de passer presque -tout un jour à Lyon, la ville de France la -plus opulente, la plus commerçante, la plus -riche en restes précieux de l'antiquité,—et -ne pouvoir la visiter,—en être empêché -par quelque cause que ce soit, c'est déjà une -vexation; mais en être empêché par une vexation, -c'est ce que tout philosophe appellera -à bon droit: vexation sur vexation.</p> - -<p>J'avois pris mes deux tasses de café au lait, -(ce qui, par parenthèse, est excellent pour -la consomption; mais il faut que le café et -le lait aient bouilli ensemble,—autrement -ce n'est que du café et du lait.)—Il étoit -huit heures du matin, le bateau ne partoit -qu'à midi, et j'avois le temps de voir et de -connoître Lyon, assez pour en fatiguer à -mon retour les oreilles de tous les amis que -je puis avoir dans le monde.—</p> - -<p>—«J'irai d'abord à la cathédrale, dis-je, -en regardant ma liste, et je verrai le mécanisme -merveilleux de la fameuse horloge de -Lippius de Bâle.»—</p> - -<p>Il faut que j'avoue ici mon ignorance. De -toutes les choses du monde, (desquelles il -y a fort peu que je comprenne) celle que -je comprends le moins, c'est la mécanique.—Mon -esprit, mon goût, mon imagination, -tout s'y refuse: et mon cerveau est -si entiérement bouché pour tout ce qui y a -rapport, que je déclare solemnellement que -je n'ai jamais pu concevoir le mécanisme -d'une cage d'écureuil, ni de la roue d'un -gagne-petit, quoique j'aie étudié l'une à -plusieurs reprises avec la plus grande attention, -et que je me sois tenu auprès de l'autre -des heures entières avec une patience angélique.</p> - -<p>—«N'importe, dis-je, je verrai le jeu -surprenant de cette fameuse horloge, et c'est -par-là que je commencerai. J'irai ensuite -visiter la grande bibliothèque des Jésuites, -et je tâcherai de voir, s'il est possible, les -trente volumes de l'<i>Histoire de la Chine</i>, -écrite, (non en langue tartare) mais en -langue chinoise, et avec des caractères chinois.»</p> - -<p>Or, j'entends tout aussi peu la langue -chinoise que le mécanisme de la sonnerie de -Lippius;—et je laisse aux curieux à expliquer -pourquoi ces deux articles se trouvoient -les premiers sur ma liste.—C'est encore -ici un des problêmes de la nature, une des -bizarreries de cette dame capricieuse;—et -ses vrais amateurs ont le même intérêt que -moi à en deviner la source.</p> - -<p>«Quand nous aurons vu ces deux curiosités, -dis-je, de manière à être entendu du -valet de place qui se tenoit derrière moi,—il -n'y aura pas de mal que nous allions -à l'église de saint Irénée, pour voir le pilier -auquel Jésus-Christ fut attaché;—et nous -verrons ensuite la maison où demeuroit -Ponce-Pilate.—Ces deux choses-ci, dit le -valet de place, ne se voient qu'à la ville -voisine,—à Vienne.—Tant mieux, dis-je, -en me levant brusquement de ma chaise, et -me promenant dans ma chambre avec des -enjambées deux fois plus grandes que mon -pas ordinaire.—Je verrai d'autant plutôt le -tombeau des deux amans.»—</p> - -<p>Je pourrois de même laisser à deviner aux -curieux quelle fut la cause de ce mouvement -précipité, et pourquoi je fis de grandes enjambées -en prononçant ces mots; mais comme -cela ne regarde en rien le mécanisme de la -sonnerie, il vaut autant pour le lecteur que -je lui explique moi-même.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch17">CHAPITRE XVII.<br /> -<i>Les deux amans.</i></h2> - - -<p>Oh! il y a dans la vie de l'homme une -époque charmante.—C'est lorsque son cerveau -étant encore tendre et flexible, et toutes -ses sensations promptes et faciles,—l'histoire -de deux amans passionnés, séparés l'un -de l'autre par de cruels parens, et par une -destinée plus cruelle encore…</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Paulin, c'est l'amant;</div> -<div class="verse">Pauline, c'est son amante:</div> -</div> - -<p>Chacun ignorant le sort de l'autre…</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Lui—à l'est;—l'autre—à l'ouest.—</div> -</div> - -<p>Paulin fait esclave par les Turcs, et mené -à la cour de l'empereur de Maroc, où la -princesse de Maroc devenant éperdument -amoureuse de lui, le retient vingt ans en -prison, ne pouvant vaincre sa constance pour -Pauline.—</p> - -<p>Elle, (Pauline) pendant tout ce temps -errant pieds nuds, les cheveux épars, sur -les rochers et les montagnes pour chercher -son amant:—<i>Paulin! cher Paulin!</i>—Et -faisant redire son nom aux échos des collines -et des vallées:—Paulin!—Paulin!</p> - -<p>Noyée dans les larmes, abymée dans le -désespoir,—assise à la porte de chaque -ville, de chaque village:—<i>Mon cher amant, -mon cher Paulin a-t-il passé là? Personne -n'a-t-il vu mon cher Paulin?</i> Et parcourant -ainsi tout ce vaste univers: jusqu'à ce qu'enfin -un hasard inespéré les ramenant tous deux, -quoique par différens côtés, au même instant -de la nuit, à une des portes de Lyon, leur -patrie commune, et chacun d'eux s'écriant -à-la-fois avec un accent trop bien connu:</p> - -<p><i>Mon cher Paulin,—ma chère Pauline,—vit-il, -vit-elle—encore?</i></p> - -<p>Ils se reconnoissent sans se voir, ils volent -dans les bras l'un de l'autre, et meurent de -joie en s'embrassant.</p> - -<p>—Il y a, dis-je, une époque charmante -dans la vie de tout homme sensible.—C'est -quand une pareille histoire lui plait, le touche, -l'intéresse davantage, que tous les rogatons, -bribes et fragmens de l'antiquité, qu'il rencontre -en foule chez tous les voyageurs.</p> - -<p>C'étoit tout ce qui m'avoit frappé en lisant -les détails que Spon et les autres nous ont -laissés sur la ville de Lyon. Mais ce qui acheva -de me charmer, fut ce que je trouvai depuis -dans un autre voyageur, (Dieu sait lequel) -qui rapporte qu'un tombeau fut érigé à la -fidélité de Paulin et de Pauline; et placé près -de cette même porte qu'ils avoient consacrée -par leur mort touchante.—Et sur ce tombeau, -ajoute l'auteur, les amans vont encore -aujourd'hui évoquer leurs ombres, et les -prendre à témoin de leurs sermens.—</p> - -<p>Je doute qu'en aucun temps de ma vie j'eusse -pu me soumettre à un tel genre d'épreuves;—mais -ce tombeau des amans revenoit sans -cesse à mon imagination. Je ne pouvois parler -de Lyon, ou seulement y penser,—que -dis-je? je ne pouvois voir une étoffe de Lyon, -sans que ce précieux monument de fidélité -antique me revînt à l'idée.—Et j'ai souvent -dit dans ma manière libre de m'exprimer (peut-être -même avec quelque irrévérence) que ce -tombeau, tout négligé qu'il étoit, me sembloit -d'un aussi grand prix que celui de la -Mecque, et même que la Santa Casa de Lorette, -à la richesse près.—Je m'étois même -promis, quoique je n'eusse aucune affaire à -Lyon, de ne pas mourir sans avoir fait le -pélerinage.—</p> - -<p>Ainsi, quoique sur la liste des choses que -j'avois à voir à Lyon, cet article fût le dernier; -on peut voir qu'il n'étoit pas le moins -intéressant pour moi. En ruminant ce projet -dans ma tête, je fis donc dans ma chambre une -douzaine ou deux d'enjambées plus longues -que de coutume; je descendis ensuite froidement -dans la cour, dans le dessein de -sortir:—Incertain si je retournerois à mon -auberge, je demandai ma carte à l'hôte, -je le payai; je donnai, de plus, dix sous à -la fille; et je recevois les derniers complimens -de monsieur le Blanc, qui me souhaitoit -un heureux voyage, quand je fus -arrêté à la porte.—</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch18">CHAPITRE XVIII.<br /> -<i>L'Ane.</i></h2> - - -<p>C'étoit un pauvre âne avec de grands -paniers sur le dos, qui ramassoit, comme -par charité, des feuilles de raves et des trognons -de choux.—Il étoit indécis,—ses -deux pieds de devant sur le seuil, et à moitié -engagés dans la porte,—ses deux pieds de -derrière dans la rue;—et ne sachant pas -bien s'il entreroit ou non.</p> - -<div class="figc"><img src="images/illu2.jpg" alt="[Illustration]" /></div> -<p>Or, un âne est pour moi une espèce d'animal -sacré. Quelque pressé que je sois, il -m'est impossible de le frapper. La patience -avec laquelle il endure les mauvais traitemens, -est écrite d'une manière si naturelle -sur sa physionomie et dans tout son maintien! -elle plaide si puissamment pour lui!—qu'elle -me désarme toujours, tellement que -je ne saurois même lui parler brutalement.</p> - -<p>Au contraire,—quelque part que je le rencontre, -à la ville ou à la campagne, à la -charrette ou sous des paniers, en esclavage -ou en liberté, j'ai toujours quelque chose -d'honnête à lui dire:—et comme un mot -en amène un autre, s'il est aussi désœuvré -que moi, j'entre en conversation avec lui. -Sûrement mon imagination n'est jamais plus -sérieusement occupée que lorsqu'elle m'aide -à traduire ses réponses d'après sa contenance. -Et si sa contenance ne s'explique pas assez -clairement, je descends au fond de mon cœur -et ensuite au fond du sien, pour y trouver -ce que, suivant l'occasion, il est naturel, -soit à un homme, soit à un âne de penser.</p> - -<p>—De toutes les espèces qui sont au-dessous -de moi, c'est, en vérité, la seule avec laquelle -je puisse converser ainsi. Quant aux -perroquets et aux autres oiseaux jaseurs, je -n'ai jamais un mot à leur dire: non plus qu'aux -singes, et par la même raison.—Les uns -parlent, les autres agissent par routine; et -tous me rendent également silencieux.</p> - -<p>Bien plus! mon chien et mon chat… -je les aime beaucoup, et mon chien, surtout, -qui est au désespoir de ne pouvoir -parler.—Mais quelle qu'en soit la raison, -il est certain que ni l'un ni l'autre ne possèdent -le talent de la conversation.—La -mienne avec eux, (de même que celles de -mon père avec ma mère dans ses lits de justice,) -ne sauroit aller plus loin qu'une demande, -une réponse et une réplique; une -fois ces trois choses dites, le dialogue finit.—</p> - -<p>Mais avec un âne! je causerois toute ma vie.</p> - -<p>«Viens, honnête animal, lui dis-je, voyant -qu'il m'étoit impossible de passer entre la -porte et lui,—veux-tu entrer? ou veux-tu -sortir?—»</p> - -<p>L'âne courba son cou, et tourna la tête -du côté de la rue.—</p> - -<p>«Eh! bien, répliquai-je, nous attendrons -ton maître une minute.»</p> - -<p>Il ramena sa tête d'un air pensif, et regarda -fixement de l'autre côté.—</p> - -<p>«Je t'entends parfaitement, répondis-je,—si -tu fais un seul pas mal-à-propos, tu -seras battu impitoyablement. Après tout, une -minute n'est qu'une minute, et elle ne sera -pas perdue, si elle me sert à éviter la bastonade -à un de mes frères.—»</p> - -<p>Pendant cette conversation il mangeoit une -tige d'artichaut, et se trouvant pressé entre -son appétit d'une part, et l'amertume de -la plante de l'autre, il l'avoit laissé tomber -six fois de sa bouche, et six fois il l'avoit -ramassée.—«Dieu te soit en aide, pauvre -animal, dis-je! tu fais là un déjeûner bien -amer! et le travail rend tous tes jours amers, -et bien amère, je crois, est ta récompense!—Chacun -mène la vie qu'il peut; mais dans -la tienne, tout… tout est amertume.—Ta -bouche en ce moment doit être amère comme -la suie… (il avoit enfin rejeté sa tige -d'artichaut.) Et dans le monde entier, peut-être, -tu n'as pas un ami qui te donne un -macaron!» Disant cela, je tirai de ma poche -un cornet de macarons que je venois d'acheter, -et je lui en donnai un.—Mais en -ce moment où je me rappelle cette action, -mon cœur me reproche qu'elle partoit plutôt -de l'idée plaisante que je me faisois de voir -comment un âne s'y prendroit pour manger -un macaron, que d'un véritable principe de -bienveillance.</p> - -<p>Quand l'âne eut mangé son macaron, je -le pressai d'entrer.—Le pauvre animal étoit -horriblement chargé; ses jambes sembloient -trembler sous lui;—il résistoit et portoit -son poids en arrière.—Je le tirai par son -licol,—le licol se cassa dans ma main.—L'âne -me regarda d'un air inquiet:—<i>Au nom -du ciel ne me frappez pas! cependant… -si vous le voulez,… vous le pouvez.</i>—«Moi! -te frapper, dis-je, j'aimerois mieux -être damné.»</p> - -<p>Le mot n'étoit encore prononcé qu'à moitié, -comme avoit été celui de l'abbesse des -Andouillettes;—ainsi le péché n'étoit pas -consommé, quand un homme qui vouloit -entrer fit pleuvoir une grêle de coups sur -la croupe de la pauvre bête, ce qui mit fin -à la cérémonie.</p> - -<p>«Au diable, m'écriai-je!»</p> - -<p>L'âne se précipita pour entrer; et dans la -violence de son mouvement, il me froissa -rudement contre la muraille, tandis qu'un -bout d'osier qui dépassoit le tissu de son -panier accrocha la poche de ma culotte, et -la déchira dans la direction la plus désastreuse -que vous puissiez imaginer.—</p> - -<p><i>Au diable</i>, avois-je dit!</p> - -<p>—Je ne m'adressois point à l'âne,—et -pourtant ce fut peut-être ce qui le fit entrer;—peut-être -aussi fut-ce les coups de bâton.—C'est -un point qui n'a pas été éclairci, -et que je laisse à décider à messieurs de la -société royale.—Et j'ai rapporté mes culottes -tout exprès pour les en faire juges.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch19">CHAPITRE XIX.<br /> -<i>Le Commis.</i></h2> - - -<p>Quand tout fut réparé, je descendis une -fois dans la cour avec mon valet de place, -dans le dessein de sortir pour aller visiter -le tombeau des deux amans et le reste.—Mais -je fus encore arrêté à la porte, non -par l'âne, mais par celui qui l'avoit battu, -et qui par une suite naturelle de sa victoire, -s'étoit emparé du champ de bataille.—</p> - -<p>C'étoit un commis de la poste qui venoit -me demander six livres et quelques sous.—</p> - -<p>«Et à propos de quoi, lui dis-je?—C'est -de la part du roi, me dit le commis, en -levant les épaules.»—</p> - -<p>«Mon bon ami, lui dis-je, tout comme -je suis moi,—et que vous êtes vous…»—</p> - -<p>«Eh! qui êtes-vous, me dit-il?—Que vous -importe, lui dis-je?»</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch20">CHAPITRE XX.<br /> -<i>Grande dispute.</i></h2> - - -<p>«Qui que je sois, continuai-je, en m'adressant -au commis, il est très-indubitable -que je ne dois rien au roi de France,—si -ce n'est bienveillance et respect.—C'est -un très-honnête homme, et je lui souhaite -toute sorte de joie et de santé.»—</p> - -<p>«Pardonnez-moi, reprit le commis, vous -lui devez six livres quatre sous, pour la prochaine -poste d'ici à Saint-Fons, sur la route -d'Avignon où vous allez; laquelle étant une -<i>poste royale</i>, vous payez double, tant pour -les chevaux que pour le postillon: autrement -vous en auriez été quitte pour trois livres -deux sous.—»</p> - -<p>«Mais, lui dis-je, je ne vais point par terre.—Il -ne tient qu'à vous, dit le commis.»—</p> - -<p>«Vous êtes bien bon, lui dis-je, en faisant -une profonde révérence!»</p> - -<p>Le commis me rendit ma révérence avec -toute la politesse et le sérieux d'un homme -bien élevé. Jamais révérence ne m'a autant -déconcerté.—</p> - -<p>«Le diable emporte la gravité de ces -gens-là, dis-je à part!—ils ne comprennent -non plus l'ironie que…»</p> - -<p>La comparaison étoit encore à côté de -nous avec ses paniers sur le dos.—Mais je -n'aime pas à dire des vérités trop dures. Au -moment où je regardois l'âne, sa bonhomie -me rendit la mienne, et arrêta ma langue;—je -n'achevai pas la comparaison.</p> - -<p>—«Monsieur, dis-je après m'être un peu -recueilli,—mon intention n'est pas de prendre -la poste.»—</p> - -<p>«Mais il ne tient qu'à vous, dit-il, persistant -dans sa première réponse.—Personne -ne s'oppose à ce que vous preniez la poste.—Ma -volonté, dis-je, s'y oppose.»—</p> - -<p>«Eh bien! celle du roi est que vous n'en -payiez pas moins.»—</p> - -<p>«Bonté du ciel, m'écriai-je!»—</p> - -<p>«Mais je voyage par eau,—je m'embarque -sur le Rhône à midi,—mon bagage -est dans le bateau,—je viens de payer neuf -francs pour mon passage.»—</p> - -<p>«C'est égal; c'est tout un, dit le commis.»—</p> - -<p>«Bon Dieu! quoi! payer pour la route -que je prends et pour celle que je ne prends -pas!»—</p> - -<p>«C'est égal, répondit le commis.»—</p> - -<p>«C'est le diable, dis-je.—Mais j'aime -mieux être enfermé dans dix mille Bastilles -que de…</p> - -<p>»O Angleterre, Angleterre, m'écriai-je, -en tombant à genoux, comme je commençois -l'apostrophe! tu es le pays de la liberté et le -climat du bon sens; tu es la plus tendre des -mères, et la meilleure des nourrices!»—</p> - -<p>Le directeur de la conscience de madame -Leblanc survenant en ce moment, et voyant -un homme vêtu de noir, aussi pâle que la -mort, paroissant plus pâle encore par le -contraste de son habit, et dans l'attitude -d'un homme qui prie, me demanda si je -n'avois pas besoin des secours de l'église.—</p> - -<p>«Hélas, dis-je! j'ai besoin des secours de -la justice, et je vois bien que je ne les obtiendrai -jamais avec cet homme-ci.»</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch21">CHAPITRE XXI.<br /> -<i>La paix est faite.</i></h2> - - -<p>Voyant que le commis de la poste vouloit -décidément avoir ses six livres quatre sols, -tout ce qui me restoit à faire étoit de lui -dire quelque chose d'assez piquant pour -valoir à-peu-près mon argent.</p> - -<p>Voici donc comment je m'y pris.</p> - -<p>«Dites-moi, de grace, monsieur le commis, -par quelle courtoisie, et en vertu de -quelle loi, vous traitez un pauvre étranger -sans défense tout justement à rebours d'un -François?»—</p> - -<p>«J'en suis bien éloigné, me dit-il.»—</p> - -<p>«Pardonnez-moi, dis-je, monsieur, vous -avez commencé par déchirer mes culottes, -et à-présent vous me demandez mes poches.—Au -lieu que si vous aviez d'abord pris mes -poches, et que vous m'eussiez ensuite laissé -aller sans culottes, je n'aurois rien à dire.—</p> - -<p>»Mais la façon dont on me traite est -contraire à la loi de nature,—contraire à la -loi de raison,—contraire à la loi de l'évangile.»—</p> - -<p>«Mais non pas contraire à ceci, dit-il, en -me présentant un papier imprimé.»</p> - - -<p class="c"><i>DE PAR LE ROI.</i></p> - -<p>«Voilà, dis-je, un préambule touchant!» -Et je me mis à lire…</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p class="noindent">… «J'entends, dis-je, après avoir parcouru -sa pancarte;—c'est-à-dire, qu'un -homme qui part de Paris en chaise de poste, -est obligé de voyager ainsi tout le reste de -sa vie, ou de payer l'amende.—Excusez-moi, -dit le commis; ce n'est pas là l'esprit -de l'ordonnance. Mais que si vous partez -avec le projet d'aller en poste de Paris à -Avignon, vous ne pouvez changer d'avis ni -prendre une autre manière de voyager, sans -payer au préalable aux fermiers des postes -plus loin que celle où le repentir vous prend, -et cela est fondé, continua-t-il, sur ce qu'il ne -faut pas que les revenus du roi souffrent de -votre légèreté.»—</p> - -<p>«Oh! par le ciel, m'écriai-je! si on taxe -la légèreté en France, ce que j'ai de mieux -à faire c'est de conclure avec vous la meilleure -paix que je pourrai.»</p> - -<p>Et la paix fut ainsi faite.—</p> - -<p>Et si elle ne vaut rien, comme c'est Tristram -Shandy qui en a rédigé les articles, Tristram -Shandy mérite seul d'être pendu.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch22">CHAPITRE XXII.<br /> -<i>Tablettes perdues.</i></h2> - - -<p>Quoique je sentisse bien que tout ce que -j'avois dit au commis pouvoit valoir ses six -livres quatre sols, j'étois pourtant déterminé -à faire note de cet impôt sur mes tablettes -avant que de quitter la place.—Ainsi, je -mis la main dans la poche de mon habit -pour chercher mes tablettes.—Mon aventure -peut servir d'avis aux voyageurs à venir -de prendre un peu plus garde aux leurs… -les miennes n'y étoient plus.—</p> - -<p>Jamais aucun voyageur désolé n'a fait pour -ses tablettes autant de train et de carillon -que j'en fis pour les miennes.</p> - -<p>«—Ciel! terre! mer! feu! m'écriai-je, -appelant tous les élémens à mon secours, on -m'a volé mes tablettes!—que vais-je devenir?—Monsieur -le commis, de grace, mes -tablettes où étoient mes remarques, ne les -ai-je pas laissées échapper tandis que nous -causions ensemble?»—</p> - -<p>«Quant aux remarques, dit-il, vous en -avez laissé échapper un bon nombre de fort -extraordinaires.—Bon! dis-je, vous n'avez -rien vu.—Il n'y en avoit que pour six livres -quatre sous.—Mais les autres?—(il secoua -la tête). Monsieur Leblanc, madame Leblanc,—n'avez-vous -pas vu mes papiers?—La fille, -courez dans ma chambre.—François, suivez-la. -Il faut que j'aie mes tablettes.—Ce sont, -m'écriai-je, les tablettes les plus précieuses, -les plus sages, les plus ingénieuses.—Que -faut-il que je fasse?—de quel côté dois-je -tourner?»—</p> - -<p>Sancho Pança, quand il perdit ses provisions -et son âne, ne s'affligea pas plus amèrement.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch23">CHAPITRE XXIII.<br /> -<i>Elles sont trouvées.</i></h2> - - -<p>Quand les premiers transports furent -passés, et que les registres de ma cervelle -furent un peu revenus de l'horrible confusion -où le choc de tant d'accidens réunis les avoit -jetés, il me revint en mémoire que j'avois -laissé mes tablettes dans la poche de ma -chaise; et qu'en vendant ma chaise au sellier, -je lui avois aussi vendu mes tablettes.</p> - -<hr /> - - -<p class="gap">—Ici je laisse trois lignes en blanc, pour -que le lecteur puisse y placer le jurement qui -lui est le plus familier. Quant à moi, je pense -que s'il m'est jamais échappé un jurement -bien complet, bien marqué, ce fut en cette -occasion. «*********! m'écriai-je, ainsi donc, -mes remarques si pleines d'esprit, et qui valoient -quatre cents guinées! j'ai été les vendre -à un sellier pour quatre louis d'or!—et, -par le ciel! je lui ai donné par-dessus le -marché une chaise qui en valoit six!—encore -si c'eût été quelque libraire célèbre, qui, en -quittant son commerce, eût eu besoin d'une -chaise de poste, ou qui, en le commençant, -eût eu besoin de mes remarques, j'y aurois -moins de regrets.—Mais un sellier! François, -m'écriai-je, mène-moi chez lui tout-à-l'heure.» -François mit son chapeau, et marcha devant -moi. J'ôtai mon chapeau en passant devant -le commis, et je suivis François.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch24">CHAPITRE XXIV.<br /> -<i>Papillotes.</i></h2> - - -<p>Quand nous arrivâmes chez le sellier, nous -trouvâmes sa maison fermée, aussi bien que -sa boutique.—C'étoit le huit septembre, -jour de la Nativité de la bienheureuse vierge -Marie, mère de Dieu.</p> - -<p>On avoit planté le mai, et tout le monde -y couroit; toutes les musettes étoient en -l'air;—c'étoit des sauts,—des cabrioles:—on -dansoit,—on chantoit;—personne -ne s'embarrassoit de moi ni de mes tablettes.—Je -m'assis à la porte sur un banc, et je -me mis à philosopher sur le malheur de ma -position.—Par un hasard plus heureux que -je n'ai coutume d'en rencontrer, il n'y avoit -pas une demi-heure que j'attendois, quand -la maîtresse entra, pour ôter ses papillottes -avant d'aller au mai.</p> - -<p>Il est bon que vous sachiez que les Françoises -aiment les mais à la folie,… presque -autant que leurs petits chiens. Donnez-leur -un mai, n'importe en quel mois ce soit,—elles -y courront, elles y oublieront le -boire, le manger et le dormir.—Et si nous -avions la politique, en temps de guerre, de -leur envoyer une cargaison de mais, (d'autant -que le bois commence à devenir rare -en France)—les femmes les planteroient -d'abord, ensuite hommes et femmes se mettroient -à danser à l'entour, et laisseroient le -pays à notre discrétion.</p> - -<p>La femme du sellier rentra, comme je vous -l'ai dit, pour ôter ses papillotes.—La toilette -est pour les dames la première occupation -de la vie. Tout en ouvrant la porte, -la femme du sellier ôta sa coiffe, et commença -à jetter ses papillotes:—une d'elles -tomba à mes pieds;—je reconnus mon -écriture.—</p> - -<p>«O dieux! m'écriai je, madame, vous avez -toutes mes remarques sur la tête.—J'en -suis bien mortifiée, dit-elle.—Il est bien -heureux pour elles, pensai-je, qu'elles se -soient arrêtées à la superficie. Pour peu -qu'elles eussent pénétré plus avant, elles -auroient mis une caboche femelle, et surtout -françoise, dans une telle confusion, que -mieux auroit fallu pour elle demeurer toute -l'éternité sans être frisée.»—</p> - -<p>—Tenez, dit-elle.—Et sans avoir la -moindre idée de la nature de mes souffrances, -elle ôta ses papillotes, et les mit gravement -l'une après l'autre dans mon chapeau. L'une -étoit tortillée d'une façon, l'autre tortillée -de l'autre.—«Et par ma foi, dis-je, si elles -sont jamais publiées, on verra bien un autre -tortillage.»</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch25">CHAPITRE XXV.<br /> -<i>La colique.</i></h2> - - -<p>«Allons voir l'horloge, dis-je, de l'air -d'un homme que les difficultés n'arrêtent -pas,—allons voir l'<i>Histoire de la Chine</i> -et le reste. Rien ne sauroit à présent m'en -empêcher,—si ce n'est le temps, dit François; -car il est près d'onze heures.—Il n'y -a qu'à marcher plus vîte, dis-je.» Et nous -prîmes le chemin de la cathédrale.</p> - -<p>Dans la vérité de mon cœur, je ne puis -dire que j'aie éprouvé la moindre peine, -quand un sacristain que je rencontrai sur la -porte, me dit que la fameuse horloge de -Lippius étoit toute détraquée, et qu'elle -n'alloit plus depuis plusieurs années. «J'en -aurai plus de temps, me dis-je à moi-même, -pour parcourir l'<i>Histoire de la Chine</i>; et -d'ailleurs, je suis plus en état de rendre -compte de l'horloge depuis qu'elle ne va -plus, que si elle eût été dans son état florissant.»</p> - -<p>Ainsi donc je m'acheminai au collége des -Jésuites.</p> - -<p>Il en est du projet que j'avois de voir cette -<i>Histoire de la Chine</i>, comme de beaucoup -d'autres que je pourrois citer, qui ne frappent -l'imagination que de loin; car à mesure -que je m'approchois de l'objet, mon sang -se réfroidissoit; peu à peu ma fantaisie -passa, tellement que je n'aurois pas donné -une obole pour la satisfaire.—La vérité -étoit, qu'il me restoit peu de temps, et que -mon cœur m'entraînoit au tombeau des deux -amans.—«Je prie le ciel, dis-je, en saisissant -le marteau pour frapper, que la clef -de la bibliothèque ne se trouve point.» Il -en arriva autrement; mais la chose revint -au même.</p> - -<p>Tous les Jésuites avoient la colique, et -une colique telle qu'ils n'en sont pas encore -guéris.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch26">CHAPITRE XXVI.<br /> -<i>Le tombeau des amans.</i></h2> - - -<p>Je connoissois le tombeau des amans, comme -si j'eusse demeuré vingt ans à Lyon.—Je -savois qu'il falloit tourner à main droite en -sortant de la porte qui conduit au faubourg -de Vèse.—J'envoyai François au bateau, -afin de pouvoir rendre l'hommage que j'avois -si long-temps différé sans témoin de ma foiblesse.—J'étois -transporté de joie pendant -tout le chemin. Quand j'aperçus la porte qui -me déroboit la vue du tombeau, je sentis -mon cœur embrâsé.</p> - -<p>«Tendres et fidèles esprits, m'écriai-je, -en parlant à Paulin et à Pauline,—long-temps,—trop -long-temps j'ai tardé à verser -cette larme sur votre tombeau.—Je viens… -je viens…»</p> - -<p>Quand je fus venu, je ne trouvai point -de tombeau sur lequel je pusse verser de -larmes.</p> - -<p>Que n'aurois-je pas donné pour que mon -oncle Tobie eût pu me prêter en ce moment -son lilaburello?</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch27">CHAPITRE XXVII.<br /> -<i>Je suis sur le pont d'Avignon.</i></h2> - - -<p>Du tombeau des amans,—ou plutôt du -lieu où il devoit être, et où je n'en trouvai -pas vestige, je volai pour rejoindre le bateau, -où j'eus à peine le temps d'arriver.—Nous -partîmes; et dès que nous eûmes parcouru -une centaine de toises, le Rhône et la Saône -se réunirent, et nous firent voguer le plus -agréablement du monde.</p> - -<p>Mais mon voyage sur le Rhône a été décrit -d'avance.</p> - -<p>Me voici à Avignon;—et comme cette -ville n'offre rien d'intéressant qu'une vieille -maison où a demeuré le duc d'Ormond, et -ne me donne lieu qu'à une seule remarque -qui sera faite en peu de mots,—dans trois -minutes vous allez me voir traverser le pont -d'Avignon, affourché sur une mule,—François -me suivant à cheval avec mon porte-manteau -en croupe,—et devant nous, entamant -fiérement le chemin, un homme en -guêtres, avec une longue carabine sur l'épaule -et une grande rapière sous le bras. C'est celui -qui nous a loué nos montures, et qui sans -doute est bien aise de s'assurer de nous et -d'elles.</p> - -<p>A dire vrai, si vous eussiez vu mes culottes -quand j'entrai dans Avignon; si vous -les eussiez vues, surtout quand je voulus -enjamber ma mule, vous n'auriez pas trouvé -la précaution de l'homme si déplacée, et -vous n'auriez pu intérieurement lui en savoir -mauvais gré. Quant à moi, je trouvai -son procédé tout naturel; et voyant bien -que l'état délabré de mes culottes pouvoit -l'avoir porté à s'armer ainsi de toutes pièces, -je me promis de lui en faire cadeau quand -nous serions au terme de notre voyage.</p> - -<p>Mais avant d'aller plus loin, souffrez que -je me débarrasse de la remarque que je vous -ai promise sur Avignon, et que voici:—Quoi! -parce que le vent aura fait voler le -chapeau de dessus la tête d'un homme en -entrant à Avignon, cet homme se croira -fondé à dire et à soutenir, qu'Avignon est -la ville de France la plus exposée au vent; -rien n'est plus absurde, et pour moi, je ne -tins aucun compte de cet accident, jusqu'à -ce que mon hôte, que je consultai là-dessus, -m'eût assuré qu'en effet Avignon étoit extrêmement -sujet aux coups de vent, et que cela -même avoit passé en proverbe.—J'en fais -la remarque, surtout afin que les savans -puissent m'expliquer la cause de ce phénomène; -quant à la conséquence, je la vis -d'abord.—Ils sont tous à Avignon, comtes, -ducs et marquis; le menu peuple est baron.—On -ne sauroit s'en faire entendre, pour -peu qu'il y ait de vent.</p> - -<p>«Oh! l'ami, fais-moi le plaisir de tenir -ma mule pour un moment.—Il faut que -j'ôte une de mes bottes qui me blesse le -pied.» L'homme se tenoit les bras croisés -à la porte de l'auberge; et moi, persuadé -qu'il avoit quelque emploi dans la maison ou -dans l'écurie, je lui mis la bride de ma mule -dans la main. Je raccommodai ma botte, et -quand j'eus fini, je me retournai pour reprendre -ma mule, et remercier monsieur le -marquis.—</p> - -<p>Monsieur le marquis étoit déjà rentré.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch28">CHAPITRE XXVIII.<br /> -<i>Plaines sans fin.</i></h2> - - -<p>J'avois alors tout le midi de la France, -des rives du Rhône aux bords de la Garonne, -à traverser tout à mon aise sur ma mule. Je -dis, <i>tout à mon aise</i>, car j'avois laissé la -mort bien loin derrière moi, et Dieu, et Dieu -tout seul, sait à quelle distance.</p> - -<p>«J'ai poursuivi plus d'un homme en France, -dit-elle, mais jamais un train si enragé.» -Cependant elle me poursuivoit toujours, -toujours je la fuyois; mais je la fuyois gaîment: -elle me poursuivoit encore, mais -comme celui qui poursuit sa proie sans espérance -de l'atteindre. Elle s'amusoit en chemin, -et chaque pas qu'elle perdoit la rendoit -plus traitable. «Eh! pourquoi, m'écriai-je, -me presserois-je si fort?»</p> - -<p>Ainsi, malgré ce que m'avoit dit le commis -de la poste, je changeai encore une fois mon -allure; et après une course aussi rapide, -aussi précipitée que celle que je venois de -faire, je pensai avec délices au plaisir que -j'allois avoir de traverser les riches plaines -du Languedoc, aussi lentement que ma mule -voudrait laisser tomber son pied.—</p> - -<p>Rien n'est plus agréable pour un voyageur, -ni plus fâcheux pour un homme qui écrit -son voyage, qu'une plaine vaste et riche, -surtout si elle ne présente ni pont ni grande -rivière, et si elle n'offre à l'œil que le tableau -d'une abondance monotone.—Après nous -avoir dit que le pays est superbe, charmant,—que -le sol est fertile, et que la nature -y étale tous ses trésors,—il lui reste éternellement -sur les bras une grande plaine -inutile, et dont il ne sait que faire. Il arrivera -enfin à quelque ville.—Foible ressource! -Au sortir de la ville, il retrouvera une plaine, -et puis encore une autre.—</p> - -<p>Quel supplice!—voyons si je viendrai à -bout de m'y faire soustraire.—</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch29">CHAPITRE XXIX.<br /> -<i>Nannette.</i></h2> - - -<p>Je n'avois pas encore fait trois lieues et -demie, que l'homme au fusil commença à -regarder à son amorce.—</p> - -<p>J'avois déjà fait trois pauses différentes, -dont chacune m'avoit fait perdre un demi-mille -au moins. La première avec un marchand -de tambours; la seconde avec deux -Franciscains; la troisième avec une vendeuse -de figues de Provence.</p> - -<p>Je voulois acheter son panier; le marché -fut conclu à quatre sols, et l'affaire alloit -être consommée sur-le-champ; mais il survint -un cas de conscience.—Quand j'eus -payé les figues, il se trouva dans le fond -du panier deux douzaines d'œufs recouverts -avec des feuilles de vignes. Je n'avois pas -eu l'intention d'acheter des œufs, ainsi je -n'y avois aucun droit. J'aurois pu réclamer -la place qu'ils occupoient; mais à quoi bon -cette chicanne? j'avois bien assez de figues -pour mon argent.</p> - -<p>La difficulté étoit que je voulois avoir le -panier, et que la marchande vouloit le garder.—Sans -le panier elle ne savoit que faire de -ses œufs,—sans le panier, je n'avois que -faire de mes figues;—d'autant que celles-ci -étoient déjà trop mûres, et que la plupart -étoient crevées par le côté. Il s'éleva là-dessus -une petite contestation, et après différens -biais proposés, voici le parti dont nous convînmes.—</p> - -<p>Ah! je devine…—Vous devinez, monsieur. -Oh! je vous défie, tout habile que -vous êtes,—je défierois le diable lui-même, -(à moins qu'il ne se soit mêlé de cette affaire, -ce que je croirois assez,) de former une seule -conjecture approchante de la vérité, sur l'espèce -de traité que nous conclûmes pour nos -œufs et nos figues.—Vous le saurez un -jour, mais non pas de sitôt. Il faut que je -revienne bien vîte aux amours de mon oncle -Tobie. Vous le saurez si vous venez jamais -à lire la relation des aventures qui me sont -arrivées en traversant cette plaine,—aventures -que pour cette raison j'intitule:</p> - - -<p class="c"><i>Histoires de la plaine.</i></p> - -<p>On peut croire que je ne m'y suis pas -trouvé moins embarrassé que tous les autres -écrivains; et que ma plume a eu une aussi -rude besogne que la leur.—Cependant les -impressions qui me restent de ce voyage, et -qui en ce moment se présentent toutes à -mon souvenir, me disent que c'est l'époque -de ma vie où j'ai été le plus occupé, et le -plus utilement occupé.—En effet, comme -mes conventions avec l'homme au fusil ne -fixoient point le temps où je lui rendrois sa -mule, j'avois conservé une liberté entière; -et Dieu sait comme j'en profitois! M'arrêtant -et causant avec tous ceux qui n'alloient pas -au grand trot, joignant ceux qui cheminoient -devant moi, attendant ceux qui venoient derrière,—hêlant -ceux qui traversoient mon -chemin,—arrêtant toute espèce de mendians, -pélerins, moines, ou chanteurs de -rue,—ne passant pas auprès d'une femme -juchée sur un mûrier sans lui faire un compliment -sur sa jambe, et sans lui offrir une -prise de tabac pour entrer en conversation;—bref, -en saisissant ainsi les occasions de -toute espèce que le hazard m'offrit dans ce -voyage, je vins à bout de peupler ma plaine, -et d'y vivre comme au milieu d'une ville.—J'y -eus toujours une société aussi nombreuse -que variée; et comme ma mule aimoit la -société autant que moi, et qu'elle avoit toujours -de son côté quelque chose à dire à -chaque bête qu'elle rencontroit,—je suis -assuré que nous aurions passé un mois entier -dans Palmall, ou dans Jame's Street, -sans y trouver autant d'aventures, et sans -voir d'aussi près la nature humaine.—</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>O que j'aime cette franchise aimable, cette -vivacité folâtre, qui fait tomber à-la-fois tous -les plis du vêtement d'une Languedocienne!—Sous -ce vêtement je crois trouver, je crois -reconnoître cette innocence, cette simplicité -de l'âge d'or, de cet âge tant célébré par -nos poëtes.—Je m'abuse peut-être; mais il -est doux de s'abuser ainsi.—</p> - -<p>—J'étois entre Nismes et Lunel.—C'est-là -que croît le meilleur muscat de France; -lequel, par parenthèse, appartient aux honnêtes -chanoines de Montpellier. Ils vous le -donnent de si bonne grace!—Malheur à -celui qui en auroit bû à leur table, et qui -pourroit leur en envier une seule goutte!—</p> - -<p>Le soleil étoit couché.—Tous les ouvrages -étoient finis;—les Nymphes avoient -rattaché leurs cheveux;—et les bergers se -disposoient pour la danse.—Ma mule fit une -pointe.—«Qu'as tu, lui dis-je? ce n'est qu'un -fifre et un tambourin.—Je n'oserois passer, -dit-elle.—Ne vois-tu pas, lui dis-je, en lui -donnant un coup d'éperon, qu'ils courent -à la cloche du plaisir.—Par Saint-Ignace, -dit ma mule, en prenant la même résolution -que celle de l'abbesse des Andouillettes;—par -Saint-Ignace de Loyola, et tous ses -suppots, je n'irai pas plus loin.—A la bonne -heure, dis-je, mademoiselle.—Je ne veux -de ma vie avoir rien à démêler avec vous -et les vôtres.» En même-temps je sautai à -terre, et jetant une botte dans un fossé, -une botte dans un autre, «attendez-moi là, -lui dis-je, car je prétends prendre ma part -de la danse.»</p> - -<p>Une jeune paysanne, brûlée du soleil, se -leva et vint à moi comme je m'avançois vers -le groupe.—Ses cheveux châtains foncés, -tirant un peu sur le noir, étoient renoués -sur sa tête en une seule tresse.</p> - -<p>«Il nous faut un cavalier, me dit-elle, -en me prenant les deux mains, comme si -je les lui eusse offertes.—Et un cavalier vous -aurez, lui dis-je, en prenant les siennes à -mon tour.»—</p> - -<p>Si tu avois, Nannette, été attifée comme -une duchesse!</p> - -<p>Mais ce maudit trou à ton jupon! Nannette -ne s'en soucioit guère.</p> - -<p>«—Sans vous, dit-elle, nous n'aurions -pu danser.» En quittant une de mes mains, -avec cette politesse que donne la nature, -elle me conduisit avec l'autre.</p> - -<p>Un jeune homme boiteux, qu'Apollon avoit -gratifié d'une flûte, et qui s'étoit appris à -jouer du tambourin, préludoit doucement -en s'asseyant sur la butte.</p> - -<p>«Rattachez-moi bien vîte cette tresse, me -dit Nannette, en me mettant un cordon dans -la main.» Elle me fit oublier que j'étois étranger.—Toute -la tresse se défit; il y avoit -sept ans que nous nous connoissions.—</p> - -<p>Le jeune homme commença enfin avec le -tambourin;—la flûte suivit:—nous nous -mîmes en danse.—Maudit soit ce trou à -ton jupon!</p> - -<p>—La sœur du jeune homme, avec la voix -qu'elle avoit reçue du ciel, chantoit alternativement -avec son frère.—C'étoit une -ronde gasconne, dont le refrain étoit:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i2"><i>Vive la joie,</i></div> -<div class="verse"><i>Et nargue du chagrin.</i></div> -</div> - -<p>Les bergères chantoient à l'unisson, et les -bergers les accompagnoient une octave plus -bas.</p> - -<p>—J'aurois donné un écu pour le voir recousu!—Nannette -n'auroit pas donné deux -sous.—Vive la joie étoit sur ses lèvres; vive -la joie étoit dans ses yeux.—Une étincelle -rapide d'amitié franchit l'espace qui nous -séparoit; elle me regardoit d'un air charmant.—</p> - -<p>—Dieu tout-puissant, que ne puis-je vivre -et finir mes jours ainsi!—«Juste dispensateur -de nos plaisirs et de nos peines, m'écriai-je,—qui -empêcheroit un homme de -se fixer ici au sein du contentement? d'y -danser, d'y chanter, de t'y rendre ses hommages,—et -d'aller au ciel avec cette charmante -brune?»</p> - -<p>La petite capricieuse se mit alors à danser -en penchant sa tête de côté, et n'en fut que -plus séduisante.—«Il est temps d'aller danser -ailleurs, dis-je.» Ainsi, changeant seulement -de partenaires et de tons, je dansai de Lunel -à Montpellier, de-là à Pézénas et Beziers; -je dansai tout au travers de Narbonne, de -Carcassonne et de Castelnaudary;—jusqu'à -ce qu'enfin je dansai tout seul dans le pavillon -de Perdrillo, où tirant un papier rayé -afin de pouvoir aller droit, sans digression -ni parenthèse dans les amours de mon oncle -Tobie.</p> - -<p>Je commençai ainsi:</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch30">CHAPITRE XXX.<br /> -<i>La Chose impossible.</i></h2> - - -<p>Oui, je voulois aller droit;—mais le pourrai-je?—Dans -ces plaines riantes, et sous -ce soleil qui invite au plaisir, où dans ce moment -on n'entend que des flûtes, musettes -et chansons, où le peuple court à la vendange -en dansant, où à chaque pas que l'on -fait le jugement est surpris par l'imagination.—Dans -ces plaines, dis-je, je défie, malgré -tout ce qui a été dit sur les lignes droites -en divers endroits de ce livre,—je défie le -meilleur planteur de choux, soit qu'il plante -en avant ou en arrière; (ce qui revient à-peu-près -au même, à moins qu'il n'ait une -préférence secrète pour une des deux méthodes)—je -lui défie de planter ses choux -froidement, posément et régulièrement, un -par un, en droite ligne, et à distances égales,—sans -aller de guingois et perdre à chaque -pas son alignement… surtout si ces maudits -trous de jupes ne sont pas recousus.—En -Frize-Lande, en Finlande, en Islande, -et dans quelques autres pays que je sais bien, -la chose seroit peut-être plus facile.—</p> - -<p>—Mais dans ce beau climat, où tout parle -aux sens et à l'imagination,—où l'on est -sans cesse maîtrisé par ses idées,—dans ce -pays, mon cher Eugène,—dans ce fertile -pays de romans et de chevalerie, où je me -trouve en ce moment, ouvrant mon écritoire -pour écrire les amours de mon oncle -Tobie, tandis que de ma fenêtre je vois dans -la plaine les tours et détours que parcourt -Julie pour retrouver son cher Diégo,—si -tu ne viens pas à mon secours, si tu n'es -pas mon guide.—</p> - -<p>Quelle espèce d'ouvrage sortira-t-il de mes -mains?—</p> - -<p>Essayons cependant.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch31">CHAPITRE XXXI.<br /> -<i>Ma méthode en écrivant.</i></h2> - - -<p>Il en est de l'amour comme du cocuage…</p> - -<p>—Mais quoi!—je vais commencer un -nouveau livre, tandis que j'ai depuis si long-temps -une chose à communiquer au lecteur! -une chose, qui, si elle ne lui est pas communiquée -en ce moment, ne le sera peut-être -de ma vie, au lieu que ma comparaison -de l'amour lui sera expliquée à quelque -heure du jour.—Il faut que je me débarrasse -de cette chose, après quoi je commencerai -tout de bon.</p> - -<p>Or, voici cette chose.</p> - -<p>C'est que de toutes les manières de commencer -un livre, qui sont maintenant pratiquées -dans tout le monde connu, je suis -persuadé que la mienne est la meilleure;—je -suis sûr du moins qu'elle est la plus religieuse;—car -j'écris d'abord la première -phrase, et je m'abandonne à la Providence -pour la seconde.</p> - -<p>C'est ce qui devroit guérir pour jamais tout -critique du soin et de la folie d'ouvrir sa -porte, et d'appeller à son aide ses voisins, -ses amis, ses parens, et le diable et son train, -pour examiner avec lui comment une de mes -phrases en suit une autre, et comment le -tout se lie ensemble.—</p> - -<p>Je voudrois que vous me vissiez cramponné -sur le bras de mon fauteuil, et à moitié soulevé,—les -yeux au plancher,—l'air confiant,—attrapant -une pensée, souvent -lorsqu'elle n'est encore qu'à moitié chemin -pour venir à moi.—</p> - -<p>Je crois, en conscience, que j'en ai intercepté -plus d'une, que le ciel destinoit à quelque autre.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch32">CHAPITRE XXXII.<br /> -<i>Moins que rien.</i></h2> - - -<p>J'allois encore faire une digression sur -Pope, sur les critiques, sur les tartuffes.—J'allois -faire valoir ma modération, ma bonhomie.—J'allois -retarder encore l'histoire -des amours de mon oncle Tobie.—Mais -par le vieux masque de velours noir de ma -tante Dinach,—ce n'est pas là le cas.</p> - -<p>—Je reviens à ma comparaison.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch33">CHAPITRE XXXIII.<br /> -<i>Mon oncle Tobie reparoît.</i></h2> - - -<p>Il en est de l'amour comme du cocuage.—La -partie souffrante est au plutôt la troisième, -et presque toujours la dernière personne -instruite de la maison.—Cela vient, -comme tout le monde sait, de ce que nous -avons une demi-douzaine de mots pour une -seule chose, et de ce que nos impressions -varient suivant le lieu où elles prennent -naissance.—Ce qui est de l'amour dans telle -partie du corps humain, devient presque de -la haine dans telle autre,—du sentiment, -quelques pieds plus haut,—et du galimathias.—Non, -madame, non pas là, s'il -vous plaît,—c'est dans la tête que je veux -dire.—Tant que les choses, dis-je, iront -ainsi, quel fil aurons-nous pour nous conduire -dans ce labyrinthe?</p> - -<p>De tous les êtres créés et incréés qui ont -jamais fait des soliloques sur ce sujet mystique, -mon oncle Tobie étoit certainement -le moins propre à démêler la véritable sensation -à travers tant de sensations différentes.—Aussi -s'en seroit-il remis à la Providence -et au temps, pour débrouiller un tel chaos, -ainsi que nous faisons pour les événemens -dont nous craignons l'issue,—si l'avis -donné par Brigitte à Susanne, et les manifestes -répandus par celle-ci dans le public, -n'avoient à la fin forcé mon oncle Tobie à -prendre la chose en considération.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch34">CHAPITRE XXXIV.<br /> -<i>Sur les buveurs d'eau.</i></h2> - - -<p>Les phisiologistes anciens et modernes -nous ont bien et dûment expliqué d'où vient -que les <i>tisserands</i>, les <i>jardiniers</i>, les <i>gladiateurs</i>, -et ceux dont une jambe s'est desséchée -à la suite de quelque mal au pied,—d'où -vient, dis-je, que tous ces gens-là ont -toujours quelque nymphe dont le tendre cœur -brûle en secret pour eux.—</p> - -<p>Et bien! un <i>buveur d'eau</i>, (pourvu qu'il -le soit de profession, sans fraude ni supercherie) -est précisément dans la même catégorie. -Non qu'au premier coup-d'œil on -y aperçoive aucune conséquence, aucune -logique.—En effet, dire qu'un ruisseau -d'eau froide, tombant goutte à goutte dans -mon estomac, allumera une torche en l'honneur -de ma Jenny.</p> - -<p>Cette proposition ne frappe personne; au -contraire, elle semble diamétralement opposée -au cours ordinaire des effets et des -causes.—</p> - -<p>Mais c'est ce qui montre la foiblesse et -l'insuffisance de la raison humaine.—</p> - -<p>«Et vous ne laissez pas, monsieur, de jouir -d'une parfaite santé?»—</p> - -<p>«La plus parfaite, madame, que l'amitié -même puisse me désirer.»—</p> - -<p>«Quoi, monsieur! ne buvant rien, absolument -rien que de l'eau!»—</p> - -<p>—Impétueux fluide! au moment que tu -presses contre les écluses du cerveau, vois -comme elles cèdent à ta puissance!—</p> - -<p>La <i>curiosité</i> paroît à la nage, faisant signe -à ses compagnes de la suivre! elles plongent -au milieu du courant.—</p> - -<p><i>L'imagination</i> s'assied en rêvant sur la -rive.—Elle suit le torrent des yeux, et -change les brins de paille et de jonc en mâts -de misaine et de beau-pré.—A peine la -métamorphose est-elle faite, que le <i>desir</i>, -tenant d'une main sa robe retroussée jusqu'au -genou, survient, les voit et s'en empare.—</p> - -<p>O vous, buveurs d'eau! est-ce donc par -le secours de cette source enchanteresse que -vous avez tant de fois tourné et retourné le -monde à votre gré?—Foulant aux pieds -l'impuissant, écrasant son visage,—et changeant -même quelquefois la forme et l'aspect -de la nature!—</p> - -<p>«Si j'étois Eugène, disoit Yorick, je voudrois -boire plus d'eau.—Et moi aussi, dit -Eugène, si j'étois Yorick.»—</p> - -<p>C'est ce qui prouve que tous deux avoient -lu leur Longin.</p> - -<p>—Quant à moi, je suis résolu à ne lire de -ma vie d'autre livre que le mien.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch35">CHAPITRE XXXV.<br /> -<i>Je m'embrouille.</i></h2> - - -<p>Je voudrois que mon oncle Tobie eût été -<i>buveur d'eau</i>, on auroit compris pourquoi, -du premier moment que la veuve Wadman -le vit, elle sentit quelque chose en sa faveur.—</p> - -<p>Quelque chose peut-être au-dessus de -l'amitié, au-dessous de l'amour, pourtant,—quelque -chose,—n'importe quoi,—n'importe -où,—je ne donnerois pas un -seul crin de la queue de ma mule, (qui franchement -n'en a guère à perdre) pour être mis -dans le secret.—</p> - -<p>Mais mon oncle Tobie n'étoit rien moins -que <i>buveur d'eau</i>. Il ne la buvoit ni pure, -ni mélée, ni d'aucune manière, ni en aucun -lieu,—excepté peut-être dans quelque -poste avancé où l'on ne pouvoit avoir de -meilleur liqueur. Peut-être aussi dans le -temps de sa blessure, lorsque le chirurgien -ne cessant de lui dire qu'il falloit détendre -ses fibres, et que la réunion de la plaie s'en -feroit plus vîte;—mon oncle Tobie consentoit -à en boire pour l'amour de la paix.</p> - -<p>—Tout le monde sait que dans la nature -il n'y a point d'effet sans cause.—Et l'on -sait également que mon oncle Tobie n'étoit -ni <i>tisserand</i>, ni <i>jardinier</i>, ni <i>gladiateur</i>, -à moins que vous prétendiez que <i>capitaine</i> -soit l'équivalent de <i>gladiateur</i>; mais il étoit -simplement capitaine d'infanterie. D'ailleurs, -ceci est une explication forcée.—Nous -n'avons donc rien à supposer que cette malheureuse -jambe. Mais dans la présente hypothèse, -elle ne nous serviroit qu'autant que -son accident auroit été la suite de quelque -mal au pied; mais la jambe de mon oncle -Tobie n'avoit maigri par l'effet d'aucun désordre -dans le pied.—Que dis-je? La jambe -de mon oncle Tobie n'avoit pas maigri du -tout. Elle étoit un peu roide et sans grâce, -ce qui pouvoit venir du défaut total d'exercice, -où elle étoit restée, pendant les trois -ans que mon oncle Tobie avoit passés à la -ville dans la maison de mon père; mais elle -étoit forte, nerveuse, et au total c'étoit une -jambe aussi bien faite et d'aussi bon augure -que toute autre.—</p> - -<p>Je déclare que je ne me rappelle aucune -occasion, aucun passage du livre que j'écris, -où je me sois trouvé aussi embarrassé qu'au -cas présent, à faire joindre les deux bouts, -et à faire cadrer de force le chapitre que -j'écrivois au chapitre qui devoit suivre.—On -diroit que j'ai pris plaisir à rassembler -les difficultés de toute espèce, uniquement -pour voir comment je pourrois en sortir.—</p> - -<p>—Insensé que tu es! quoi! ces détresses -inévitables qui n'ont cessé de t'affliger comme -homme et comme auteur;—ces détresses, -Tristram, ne te suffisent pas! et tu veux te -jetter dans de nouveaux embarras!—</p> - -<p>—N'est-ce pas assez que tu sois endetté -de tous côtés? N'as-tu pas dix tombereaux -chargés des premiers volumes de ton Tristram, -qui ne sont pas encore vendus? Et -n'es-tu pas presque à bout de ton esprit pour -trouver le moyen de t'en défaire?—</p> - -<p>—N'es-tu pas à l'heure qu'il est, tourmenté -de ce maudit asthme que tu as gagné -en Flandre en patinant contre le vent?—Il -n'y a pas plus de deux mois, qu'à force -de rire de la posture ridicule d'un cardinal, -tu te rompis un vaisseau dans la poitrine, -et en deux heures tu perdis tant de sang, -qu'à en croire les médecins, si l'hémorrhagie -eût duré une fois autant, tu en aurois perdu -plus de quatre pintes!—</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch36">CHAPITRE XXXVI.<br /> -<i>Qu'on ne m'interrompe plus.</i></h2> - - -<p>Bon Dieu! ne se taira-t-on jamais? ne pourra-t-on -me laisser raconter mon histoire de -suite et sans déviation!—Elle est si délicate, -si compliquée, qu'elle peut à peine soutenir -la transposition d'une seule syllabe;—et vous -ne cessez de me détourner mal-à-propos!—Il -faut cependant bien que je tâche de retrouver -mon chemin.—</p> - -<p>Mais, de grâce, ne distrayez plus mon -attention.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch37">CHAPITRE XXXVII.<br /> -<i>J'entre tout de bon en matière.</i></h2> - - -<p>Mon oncle Tobie et le caporal, dans le -dessein où ils étoient d'entrer en campagne -aussitôt que le reste des alliés, s'étoient enfuis -de la ville avec tant de chaleur et de -précipitation, pour prendre possession du -petit terrein dont nous avons si souvent parlé, -qu'ils avoient oublié un des articles les plus -nécessaires à leur projet. Ce n'étoit, comme -on peut croire, ni une pioche, ni une pelle, -ni une bêche de pionnier.</p> - -<p>—C'étoit un lit pour se coucher.—Tellement -que, comme le château de Shandy -n'étoit pas alors meublé, et que la petite -auberge où mourut le pauvre Lefèvre n'étoit -pas encore bâtie,—mon oncle Tobie fut -contraint d'accepter un lit pour une nuit -ou deux chez Mistriss Wadman,—en attendant -que le caporal Trim, (qui, aux talens -d'un excellent laquais, valet-de-chambre, -cuisinier, chirurgien et ingénieur, joignoit -celui d'un excellent tapissier,) en eût monté -un dans la maison de mon oncle Tobie, à -l'aide d'un menuisier et d'une ou de deux -couturières.—</p> - -<p>Une fille d'Eve…; car telle étoit la veuve -Wadman, et tout ce que je compte dire de -son caractère, c'est qu'elle étoit:</p> - -<p class="c"><i>Femme dans toute l'étendue du mot.</i>—</p> - -<p>Une fille d'Eve eût été mieux placée à -cinquante lieues de-là, chaudement étendue -dans son lit, jouant avec l'étui de son couteau, -jouant même avec toute autre chose,—que -les yeux témoins et l'esprit occupé -d'un homme logé, meublé, et défrayé par -elle.</p> - -<p>Par tout ailleurs ce n'est rien.—Une femme -(hors de chez elle) peut, physiquement parlant, -regarder un homme au grand jour, -et même le voir sous un plus grand jour qu'un -autre.—Mais ici, sous quelque jour qu'elle -le vît, elle ne pouvoit s'empêcher de mêler -à son idée quelque chose de sa propre chevance, -de le confondre pour ainsi dire avec -son bien,—jusqu'à ce que, par des actes -réitérés de cette dangereuse combinaison, -elle le comprît tout-à-fait dans son inventaire.</p> - -<p>Et alors gare la sagesse.</p> - -<p>—Mais ceci n'est pas la matière d'un système, -je l'ai déclaré d'avance.—Ni d'un -bréviaire; car je ne me mêle du <i lang="la" xml:lang="la">credo</i> de -personne que du mien.—Ce n'est pas une -matière de fait non plus, au moins que je -sache;—mais une matière purement charnelle, -et qui sert d'introduction à ce qui va -suivre.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch38">CHAPITRE XXXVIII.<br /> -<i>Adieu l'étiquette.</i></h2> - - -<p>—Je ne parle pas à l'égard de leur grosseur, -ni de leur finesse, ni de la forme de -leurs goussets; mais je vous prie, madame,—vos -chemises de nuit ne diffèrent-elles -pas de vos chemises de jour en cette particularité, -aussi-bien qu'en plusieurs autres;—savoir, -qu'elles excèdent tellement les -autres en longueur, que lorsque vous les -avez mises, elles tombent presqu'aussi bas -au-dessous de vos pieds, qu'il s'en faut que -vos chemises de jour ne descendent jusqu'à -vos pieds.—C'est du moins sur ce modèle -que les chemises de nuit de la veuve Wadman -avoient été coupées; d'où je présume -que telle étoit la mode sous les règnes du -roi Guillaume et de la reine Anne. Et si -elle a changé (comme en Italie, où on ne -porte point de chemise la nuit) tant pis pour -le public.—</p> - -<p>—On leur donnoit alors deux aunes et -demie de Flandre de longueur. Ainsi en supposant -la taille ordinaire d'une femme à deux -verges, il lui en restoit une demi-aune pour -en disposer à sa fantaisie.</p> - -<p>Une veuve, qui l'est surtout depuis sept -ans, trouve les nuits de décembre bien longues -et bien froides; et il n'est rien dont elle ne -s'avise pour suppléer à la chaleur qui lui -manque.—Une petite douceur en amène -une autre; et peu-à-peu, et d'essais en essais, -Mistriss Wadman s'étoit formée l'habitude -que voici; l'habitude qui, depuis deux ans, -étoit devenue une règle invariable de son -coucher.</p> - -<p>Aussitôt que la veuve Wadman étoit au -lit, et qu'elle avoit étendu ses jambes dans -toute leur longueur, elle appeloit Brigitte;—et -Brigitte, avec toute la décence convenable, -soulevoit la couverture des pieds du -lit, prenoit la demi-aune excédente de laquelle -nous avons parlé, la tiroit doucement avec -les deux mains pour lui donner toute l'extension -possible, et la plissoit légérement -dans sa longueur;—puis prenant sur sa -manche une grosse épingle, dont elle tournoit -la pointe vers elle,—elle rattachoit tous les -plis ensemble à peu de distance de l'ourlet; -après quoi elle retroussoit le tout sous les -pieds du lit, et souhaitoit à sa maîtresse une -bonne nuit.—</p> - -<p>Tout cela s'observoit régulièrement et avec -une méthode constante et invariable. Seulement -Brigitte, en détroussant les pieds du -lit pour s'acquitter de son devoir, ne consultant -d'autre thermomètre que la disposition -de son humeur,—elle faisoit sa besogne -debout, à genoux, ou accroupie,—suivant -les différens degrés de foi, d'espérance et -de charité, qu'elle se sentoit cette nuit-là -pour sa maîtresse.—Ainsi, il n'y avoit de -variété que dans l'attitude de Brigitte. A tout -autre égard, l'étiquette étoit sacrée, et auroit -pu le disputer aux étiquettes les plus rigides -de toutes les chambres à coucher de la chrétienté.—</p> - -<p>Le premier soir, aussitôt que le caporal -eut conduit mon oncle Tobie au haut de -l'escalier, ce qu'il fit vers les dix heures,—Mistriss -Wadman se jeta dans son fauteuil, -et croisant son genou droit sur son genou -gauche, ce qui lui faisoit un point d'appui -pour son coude, elle pencha sa joue sur -la paume de sa main, et s'appuyant dessus, -elle rumina jusqu'à minuit sur les deux côtés -de la question.—</p> - -<p>Le second soir elle alla à son bureau; et -ayant dit à Brigitte de lui apporter d'autres -chandelles, et de les laisser sur la table, elle -tira son contrat de mariage et le lut deux -fois avec grande attention.—</p> - -<p>Et le troisième soir, qui étoit le dernier -du séjour de mon oncle Tobie, quand Brigitte -aux pieds du lit eut tiré la chemise -de nuit, et qu'elle essaya de la rattacher avec -la grosse épingle.—</p> - -<p>D'un coup de pied donné des deux talons -à-la-fois, mais en même-temps du coup de -pied le plus naturel que l'on pût donner dans -sa position, elle fit sauter l'épingle des doigts -de Brigitte.—L'étiquette, qui étoit attachée -à l'épingle, tomba avec elle, et en tombant -par terre, fut brisée en mille atomes.</p> - -<p>De tout cela, il étoit clair que la veuve -Wadman étoit amoureuse de mon oncle -Tobie.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch39">CHAPITRE XXXIX.<br /> -<i>Amours de mon oncle Tobie avec la veuve -Wadman.</i></h2> - - -<p>Mais la tête de mon oncle Tobie étoit -alors occupée de bien d'autres affaires; tellement -qu'il n'eut pas le loisir de songer à celle-ci, -jusqu'à ce que la démolition de Dunkerque -eût été consommée, et que les droits respectifs -de toutes les puissances de l'Europe -eussent été réglés.</p> - -<p>Cela fit un <i>armistice</i>, pour parler le langage -de mon oncle Tobie, ou, pour parler -celui de Mistriss Wadman, un <i>chômage</i> -de près de onze ans.—Mais comme dans -les cas de cette nature c'est toujours le second -coup, (à quelque distance qu'il soit -du premier) qui établit le combat, j'appelle -ces amours, <i>les amours de mon oncle Tobie -avec la veuve Wadman</i>, plutôt que <i>les amours -de la veuve Wadman avec mon oncle Tobie</i>.</p> - -<p>Et cette distinction n'est pas imaginaire. -Il n'en est pas de ceci comme de <i>bonnet blanc</i> -et <i>blanc bonnet</i>, et de toutes autres choses -de ce genre, sur lesquelles on dispute tous -les jours au parlement:—dans ce cas-ci il -y a une différence dans la nature des choses,—et -(souffrez que je vous le dise, messieurs) -une grande différence.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch40">CHAPITRE XL.<br /> -<i>Je bats la campagne.</i></h2> - - -<p>Au moment dont je parle, comme ainsi -soit que la veuve Wadman aimoit mon oncle -Tobie, et que mon oncle Tobie n'aimoit -pas encore la veuve Wadman,—la veuve -Wadman n'avoit que deux partis à prendre; -ou d'aller en avant et de continuer à aimer -mon oncle Tobie, ou de se tenir en repos.—</p> - -<p>—La veuve Wadman ne vouloit ni l'un -ni l'autre.—</p> - -<p>Bonté du ciel!—Mais j'oublie que je suis -moi-même un peu du caractère de la veuve -Wadman. Car toutes les fois qu'il m'arrive -(ce qui avient quelquefois vers les équinoxes) -que quelque divinité champêtre m'occupe, -m'intéresse, me tourmente au point que je -perds pour elle le boire et le manger;—tandis -que la cruelle ne daigne pas s'informer -si je bois ou si je mange.—</p> - -<p>Malédiction sur elle! je l'envoie en Tartarie, -et de la Tartarie à la terre de Feu, -et de la terre de Feu à tous les diables.—Bref, -il n'y a pas un recoin en enfer où je -ne place ma déesse, et où je ne la loge.—</p> - -<p>Mais comme le cœur est foible, et que les -marées de nos passions montent et descendent -dix fois par minute,—je ramène bien -vîte ma divinité; et comme je suis extrême -en tout, je la place au beau milieu de la voie -lactée.</p> - -<p>—«O la plus brillante des étoiles,—répands, -répands ton influence…»</p> - -<p>Maudite soit l'étoile et son influence! par -tout ce qui est hérissé et en guenilles, m'écriai-je, -en ôtant mon bonnet fourré, et le -regardant d'un air de colère,—je ne donnerois -pas six sous pour en avoir douze de -cette espèce!—</p> - -<p>Mais c'est pourtant un excellent bonnet, -dis-je, en le mettant sur ma tête et l'enfonçant -jusqu'aux oreilles;—il est bien chaud, -bien doux,—surtout si vous couchez le poil -avec la main.—</p> - -<p>Eh! que m'importe, répliquai-je, en suis-je -moins malheureux?—Ici ma philosophie -m'abandonne encore.</p> - -<p>Non, je ne toucherai jamais à ce pâté, (je -change encore de métaphore) ni à la croûte, -ni à la mie,—ni au-dedans, ni au-dehors, -ni au-dessus,—ni au-dessous;—je le déteste,—je -le hais,—je le répudie:—la -vue seule m'en rend malade.—</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><span class="pfx">Il est</span> tout poivre,</div> -<div class="verse"><span class="pfx"> </span> tout ail,</div> -<div class="verse"><span class="pfx"> </span> tout épice,</div> -<div class="verse"><span class="pfx"> </span> tout sel,</div> -<div class="verse"><span class="pfx"> </span> toutes drogues du diable.</div> -</div> - -<p>Par le grand archi-cuisinier des cuisiniers, -qui ne fait, je pense, œuvre de ses dix doigts -du matin au soir, et qui passe son temps -à inventer pour nous les ragoûts les plus -échauffans, je n'y toucherois pas pour le -monde entier.—</p> - -<p>«O Tristram! Tristram! s'écrie Jenny.»</p> - -<p>«O Jenny! Jenny! lui dis-je, et cela me -conduit au quarante et unième chapitre.»</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch41">CHAPITRE XLI.<br /> -<i>Rien.</i></h2> - - -<p>«Non, pour le monde entier, je n'y toucherois -pas, lui dis-je.»—</p> - -<p>Mon dieu! à quel point cette métaphore -m'a échauffé l'imagination!</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch42">CHAPITRE XLII.<br /> -<i>Diatribe contre l'Amour.</i></h2> - - -<p>C'est ce qui montre, (que la robe et -l'église en disent tout ce qu'elles voudront;—qu'elles -en disent;… car, quant à -penser, tout ce qui pense, pense à-peu-près -de même sur cet article et sur bien d'autres)—c'est -ce qui montre, dis-je, que l'amour -est certainement, (au moins alphabéticalement -parlant) l'affaire de la vie la plus</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><span class="pfx"> </span> A gitante,</div> -<div class="verse"><span class="pfx">la plus</span> B izarre,</div> -<div class="verse"><span class="pfx">la plus</span> C onfuse,</div> -<div class="verse"><span class="pfx">la plus</span> D iabolique;</div> -</div> - -<p class="noindent">Et de toutes les passions humaines, la passion -la plus</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><span class="pfx"> </span> E xtravagante,</div> -<div class="verse"><span class="pfx">la plus</span> F antasque,</div> -<div class="verse"><span class="pfx">la plus</span> G rossière,</div> -<div class="verse"><span class="pfx">la plus</span> H onteuse,</div> -<div class="verse"><span class="pfx">la plus</span> I nconséquente (le K manque),</div> -<div class="verse"><span class="pfx">et la plus</span> L unatique;—</div> -</div> - -<p class="noindent">Et en même-temps la chose la plus</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><span class="pfx"> </span> M isérable,</div> -<div class="verse"><span class="pfx">la plus</span> N iaise,</div> -<div class="verse"><span class="pfx">la plus</span> O iseuse,</div> -<div class="verse"><span class="pfx">la plus</span> P uérile,</div> -<div class="verse"><span class="pfx">la plus</span> Q uinteuse,</div> -<div class="verse"><span class="pfx">la plus</span> S urannée,</div> -<div class="verse"><span class="pfx">et la plus</span> R idicule;</div> -</div> - -<p class="noindent">Quoique dans la règle l'R eût dû marcher -avant l'S.—</p> - -<p>Enfin c'est une chose telle, que mon père, -à la fin d'une longue dissertation sur ce sujet, -disoit un jour à mon oncle Tobie: «Vous -ne sauriez jamais, frère Tobie, combiner -deux idées sur cette matière sans faire un -hypallage.—Eh! bon Dieu, qu'est-ce qu'un -hypallage, s'écria mon oncle Tobie?—</p> - -<p>C'est mettre la charrue devant les bœufs, -dit mon père.—</p> - -<p>Et que peuvent-ils faire dans cette posture, -s'écria mon oncle Tobie?</p> - -<p>Ou bien aller en avant, dit mon père, ou -bien se tenir en repos.</p> - -<p>—Or je vous ai déjà dit que la veuve -Wadman ne vouloit faire ni l'un ni l'autre.—</p> - -<p>—Elle se tint cependant harnachée et caparaçonnée -de tout point, pour guetter une -occasion favorable.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch43">CHAPITRE XLIII.<br /> -<i>Description topographique.</i></h2> - - -<p>Les destinées, qui avoient certainement -prévu tout ce qui concernoit les amours de -la veuve Wadman et de mon oncle Tobie, -avoient depuis la création de la matière et -du mouvement, (et même avec plus de -courtoisie qu'elles n'ont coutume d'en mettre -en pareil cas,) avoient, dis-je, établi une -chaînes de causes et d'effets liés si étroitement -ensemble, qu'il étoit presque impossible -que mon oncle Tobie eût habité et -occupé une autre maison et un autre jardin -dans tout le monde entier, que la maison -qui touchoit à la maison, et le jardin qui -touchoit au jardin de mistriss Wadman.—Ce -voisinage, joint à la commodité d'un gros -arbre creux et touffu, placé dans le jardin -de la veuve, et sur la palissade de mon oncle -Tobie, fournissoit à l'aimable veuve toutes -les occasions que son goût pour les opérations -militaires pouvoit désirer. Elle pouvoit -observer tous les mouvemens de mon oncle -Tobie, et assister à ses conseils de guerre.—Et -mon oncle Tobie, dont le cœur étoit sans -défiance, ayant permis au caporal (à la sollicitation -de Brigitte) de pratiquer en osier une -porte de communication pour prolonger les -promenades de mistriss Wadman,—mistriss -Wadman se trouvoit maîtresse de pousser -ses approches jusqu'à la porte de la guérite, -et quelquefois même, (par pure reconnoissance -du procédé de mon oncle Tobie,) de -former son attaque et d'assaillir mon oncle -Tobie au fond même de sa guérite.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch44">CHAPITRE XLIV.<br /> -<i>Diverses façons de brûler une chandelle.</i></h2> - - -<p>C'est une vérité triste, mais qui n'en est -pas moins constante.—Il est prouvé par -toutes les observations journalières qu'un -homme peut, ainsi qu'une chandelle, être -brûlé par l'un ou par l'autre bout;—j'entends -pourvu qu'il ait une mêche suffisante, -sinon tout est dit.—J'entends encore, qu'on -ne l'allumera pas en bas; car comme en ce -cas la flamme s'éteint ordinairement d'elle-même, -tout est encore dit.—</p> - -<p>Quant à moi, comme je ne saurois supporter -l'idée d'être brûlé comme un sot, si -l'on me laissoit le choix sur la manière d'être -brûlé, je voudrois qu'on m'allumât par en -haut, afin de pouvoir brûler décemment jusqu'à -la bobèche;—c'est-à-dire de la tête au -cœur, du cœur au foie, du foie aux entrailles, -et de-là, par les veines et les artères mésentériques, -à travers toutes les sinuosités et -les insertions latérales des intestins et de leur -tunique, jusqu'au boyau que l'on appelle -<i>aveugle</i> ou <i lang="la" xml:lang="la">cœcum</i>.</p> - -<p>«Je vous prie, docteur Slop, dit mon -oncle Tobie, (en l'interrompant au moment -qu'il prononçoit le mot <i lang="la" xml:lang="la">cœcum</i>, le soir que -ma mère accoucha de moi,)—je vous prie, -dit mon oncle Tobie, apprenez-moi ce que -c'est que le <i lang="la" xml:lang="la">cœcum</i>; car tout vieux que je -suis, j'avoue que je ne sais pas encore où -il est situé.»</p> - -<p>«Le <i lang="la" xml:lang="la">cœcum</i>, répondit le docteur Slop, est -situé entre l'<i lang="la" xml:lang="la">ilium</i> et le <i lang="la" xml:lang="la">colum</i>.»—</p> - -<p>«Dans un homme, dit mon père?»—</p> - -<p>«Et dans une femme aussi, dit le docteur -Slop.»—</p> - -<p>«Je ne m'en doutois pas, dit mon père.»</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch45">CHAPITRE XLV.<br /> -<i>Attaques de la veuve Wadman.</i></h2> - - -<p>Et pour s'assurer des deux systèmes, mistriss -Wadman se promit de n'allumer mon oncle -Tobie ni par en haut ni par en bas, mais -de le brûler, s'il étoit possible, par les deux -bouts à-la-fois, comme la chandelle du prodigue.</p> - -<p>Or, mistriss Wadman, aidée de Brigitte, -auroit pu bouleverser pendant sept ans entiers, -tous les magasins et arsenaux, depuis -celui de Venise jusqu'à la tour de Londres.—Elle -auroit pu choisir dans tout l'attirail -de guerre et dans tous les ustensiles militaires -destinés, soit à l'infanterie, soit à la -cavalerie,—sans y trouver blinde ni mantelet -aussi propre à servir son dessein, que -l'expédient que le hasard, joint à l'invention -de mon oncle Tobie, avoit placé sous sa -main.—</p> - -<p>Je ne crois pas vous l'avoir dit;—mais -je ne voudrois pas en répondre; il se pourroit -que si… Quoi qu'il en soit, c'est -une des choses qu'il vaut mieux recommencer -que de s'amuser à disputer contre. Il y a -beaucoup de choses de ce genre.—Vous -saurez donc que quelque ville ou forteresse -que le caporal eût à exécuter pendant le -cours des campagnes de mon oncle Tobie, -mon oncle Tobie commençoit par en mettre -le plan en dedans de la guérite à main gauche; -là ce plan s'attachoit par en haut avec -deux ou trois épingles, et restoit flottant par -en bas, pour donner la facilité de le rapprocher -des yeux quand il étoit nécessaire. -Si bien que dès que l'attaque fut résolue de -la part de mistriss Wadman, les moyens en -furent trouvés.</p> - -<p>En effet, une fois avancée jusqu'à la porte -de la guérite, mistriss Wadman, en étendant -la main droite et glissant le pied gauche par -le même mouvement, n'avoit qu'à saisir la -carte ou le plan, et l'avancer vers elle en -allongeant le cou, comme pour aller à sa -rencontre;—mon oncle Tobie prenoit feu -sur-le-champ;—sa passion favorite se réveilloit;—il -se hâtoit de prendre l'autre -coin de la carte avec sa main gauche, et du -bout de sa pipe qu'il tenoit dans sa main -droite, il entamoit une démonstration.</p> - -<p>Si-tôt que l'attaque en étoit à ce point, -mistriss Wadman, en général habile, et par -une seconde manœuvre, dont tout le monde -sentira les raisons, faisoit tomber la pipe des -mains de mon oncle Tobie tout le plutôt -possible.—Elle se servoit pour cela de plusieurs -prétextes, dont le plus commun étoit -le besoin de désigner plus clairement sur la -carte quelque redoute ou quelque parapet.—Mais, -soit d'une manière, soit d'une autre, -il n'étoit pas possible à mon pauvre oncle -Tobie de parcourir plus de dix toises avec sa -pipe.—</p> - -<p>Mon oncle Tobie étoit alors obligé de -faire usage de son premier doigt.—</p> - -<p>Et voyez la différence qui en résultoit pour -l'attaque! en promenant son doigt sur la -carte (comme dans le premier cas) vis-à-vis -le bout de la pipe de mon oncle Tobie, la -veuve Wadman auroit parcouru toutes les -lignes de Dan à Bershabée (si les lignes de -mon oncle Tobie se fussent prolongées si -loin) sans produire aucun effet. Le bout de -la pipe n'ayant ni artère, ni chaleur vitale, -n'étoit susceptible d'aucune sensation, et ne -pouvoit ni communiquer la chaleur par attouchement, -ni la recevoir par sympathie. Tout -se passoit en fumée.—</p> - -<p>Mais avec le doigt de mon oncle Tobie, -tout changeoit de face. La veuve, en le suivant -de près avec le sien à travers tous les -petits détours et les zigzags des ouvrages,—le -touchant de temps en temps par côté,—passant -quelquefois sur l'ongle,—et quelquefois -s'y accrochant,—le rencontrant tantôt -à droite, tantôt à gauche;—enfin, le harcelant -sans cesse, la veuve ne pouvoit manquer -d'exciter au moins un certain je ne sais -quoi.</p> - -<p>Ces escarmouches, quoique légères et encore -assez distantes du corps de la place, ne -laissoient pas que d'y conduire. Si au milieu -de ces escarmouches la carte se détachoit et -venoit à glisser le long de la guérite, mon -oncle Tobie, simple comme la colombe, -posoit aussitôt sa main dessus et à plat, pour -contenir la carte, en continuant son explication; -et mistriss Wadman, par une manœuvre -aussi prompte que la pensée, plaçoit -sa main tout à côté de celle de mon oncle -Tobie. Par ce moyen, elle établissoit une -communication suffisante pour laisser passer -et repasser toute sensation connue de toute -personne un peu versée dans la partie élémentaire -et pratique de la galanterie.</p> - -<p>Alors elle recommençoit à promener son -doigt à côté de celui de mon oncle Tobie; -le jeu de ce premier doigt amenoit celui du -pouce;—et sitôt que le pouce étoit engagé, -toute la main s'en mêloit bientôt.—La -tienne, cher oncle Tobie, ne pouvoit rester -en place. Mistriss Wadman, par les efforts -les mieux ménagés, par les pressions les -plus équivoques, par les sensations les plus -légères qu'une main puisse employer pour en -déranger une autre, essayoit sans cesse de -déplacer celle de mon oncle Tobie, ne fût-ce -que de l'épaisseur d'un cheveu.</p> - -<p>Pendant tout ce manège, la jambe de la -veuve glissée au fond de la guérite, appuyoit -contre le mollet de mon oncle Tobie; et la -veuve ne négligeoit rien pour empêcher mon -oncle Tobie d'attribuer cette pression à toute -autre cause. Voilà la chandelle allumée par -les deux bouts;—voilà mon oncle Tobie -attaqué et poussé vigoureusement dans ses -deux aîles;—est-il surprenant que son centre -fût à chaque instant mis en désordre?</p> - -<p>«C'est le diable qui s'en mêle, disoit mon -oncle Tobie.»</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch46">CHAPITRE XLVI.<br /> -<i>Relique de mon oncle Tobie.</i></h2> - - -<p>On conçoit aisément que mistriss Wadman -varioit ses attaques, à l'exemple de tous les -généraux dont l'histoire fourmille; et par les -mêmes motifs qu'eux:—un observateur de -l'ordre commun auroit eu peine à les reconnoître -pour des attaques réelles; ou tout -au moins n'en auroit pas senti les différences; -mais ce n'est pas pour ces gens-là que j'écris.—</p> - -<p>Je reviendrai un jour à ces attaques; mais -ce ne sera pas de quelques chapitres; et alors -je verrai à mettre un peu plus d'exactitude -dans mes descriptions. Tout ce que j'ai à -dire en ce moment sur ce sujet, c'est que -dans une liasse de papiers originaux et de -dessins que mon père avoit rassemblés, il y -a un plan de Bouchain parfaitement conservé, -et que je conserverai soigneusement, -tant que je serai en état de conserver quelque -chose.—Sur un des coins d'en-bas, et à -main droite, on voit encore les marques de -tabac d'un pouce et d'un premier doigt: or, -il y a tout à parier que ce pouce et ce premier -doigt sont ceux de la veuve Wadman, -d'autant que le coin opposé, qui sans doute -étoit celui de mon oncle Tobie, est sans la -moindre tache.—C'est assurément là un acte -authentique d'une de ces attaques. On aperçoit -vers le haut de la carte les vestiges de -deux trous presque effacés, mais encore -visibles: or, ces trous sont évidemment ceux -des épingles qui attachoient la carte dans la -guérite.</p> - -<p>Par tout ce qu'il y a de sacré, j'estime plus -cette précieuse relique avec ses stigmates, -que toutes les reliques souvent apocryphes -qu'on montre aux badauds;—exceptant toujours, -lorsque j'écris sur ces matières, les -pointes qui entrèrent dans la chair de sainte -Radegonde dans le désert; pointes merveilleuses, -que les religieuses de Cluny font voir -à tous les passans, pour l'amour de Dieu.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch47">CHAPITRE XLVII.<br /> -<i>Hélas.</i></h2> - - -<p>Voilà, dit Trim, tout ce que j'y peux -faire.—Les fortifications sont entièrement -rasées, et le bassin de Dunkerque est de -niveau avec le môle. Avec la permission de -Monsieur, je pense que tout est fini.—Je le -pense de même, répondit mon oncle Tobie, -avec un soupir à demi étouffé;—mais va, -Trim, va dans la salle chercher les articles -du traité; ils doivent être sur la table.»—</p> - -<p>«Ils y ont été pendant plus de six semaines, -dit le caporal; mais ce matin la servante les -a pris pour allumer le feu.»—</p> - -<p>«Tout est donc fini, Trim, dit mon oncle -Tobie! la cour n'a plus besoin de nos services!—O -ciel, dit le caporal, tout est fini!» -En disant ces mots, il jette sa bêche dans la -brouette avec l'air du désespoir le plus expressif -qui puisse s'imaginer; puis se retournant -lentement, il ramasse sa pioche, sa -pelle, ses piquets, et tout le reste de ses -ustensiles militaires; et il se disposoit à emporter -le tout hors du boulingrin,—quand -un <i>hélas</i> partit de la guérite, et se glissant -à travers une petite fente du sapin, vint -frapper son oreille du son le plus lamentable;—il -s'arrêta tout court.</p> - -<p>«Non, dit le caporal en lui-même, je n'en -ferai rien à l'heure qu'il est;—il vaut mieux -attendre à demain matin, avant que monsieur -soit levé, pour que monsieur n'en voie rien.» -Le caporal prit sa bêche dans sa brouette, -avec un peu de terre dessus, comme s'il eût -eu à combler un petit trou au pied du glacis, -mais réellement pour se rapprocher de son -maître et tâcher de le distraire.—Il leva une -motte ou deux, les tailla, les façonna avec -sa bêche;—enfin il s'assit aux pieds de mon -oncle Tobie, et commença ainsi.</p> - -<div class="figc"><img src="images/illu3.jpg" alt="[Illustration]" /></div> - - - -<h2 class="nobreak" id="ch48">CHAPITRE XLVIII.<br /> -<i>Amours de Trim.</i></h2> - - -<p>«N'est-ce pas, monsieur, une grande -pitié?… Mais je crains que ce que je vais -dire à monsieur ne soit une sottise dans la -bouche d'un soldat.»—</p> - -<p>«Et pourquoi, Trim, dit mon oncle Tobie, -un soldat seroit-il plus exempt d'en dire -qu'un homme de lettres?—Il en a moins -d'occasions, répondit le caporal.» Mon oncle -Tobie fit un signe de tête.</p> - -<p>—«N'est-ce donc pas une grande pitié, -dit le caporal, en jetant les yeux sur Dunkerque -et sur le môle,—comme Servius -Sulpicius, à son retour d'Asie et de sa traversée -d'Egine à Mégare, jetoit les siens sur -Corinthe et le Pirée.</p> - -<p>«N'est-ce pas, dis-je, une grande pitié, -sauf le respect de monsieur, d'avoir détruit -de si beaux ouvrages? Et n'en seroit-ce pas -une toute aussi grande, de les avoir laissé -subsister?»—</p> - -<p>«Tu as raison, Trim, dans les deux cas, -dit mon oncle Tobie.—Aussi, poursuivit le -caporal, monsieur a pu remarquer que depuis -le commencement de la démolition jusqu'à -la fin, je n'ai pas une seule fois sifflé, -ni chanté, ni ri, ni pleuré, ni parlé de nos -anciennes guerres, ni raconté à monsieur une -seule histoire, bonne ou mauvaise.»—</p> - -<p>«Tu es, Trim, dit mon oncle Tobie, -rempli d'excellentes qualités; et je ne regarde -pas comme la moindre (étant conteur d'histoires -comme tu l'es) d'avoir su au travers -de toutes celles que tu m'a dites, soit pour -me divertir dans mes travaux, soit pour me -distraire dans mes chagrins, d'avoir su, dis-je, -ne m'en raconter presque jamais que de -bonnes.»—</p> - -<p>«Avec la permission de monsieur, c'est -qu'à l'exception <i>du roi de Bohême et de ses -sept châteaux</i>, il n'y en a pas une qui ne -soit vraie; car elles me regardent toutes.»</p> - -<p>«C'est ce qui fait, Trim, dit mon oncle -Tobie, que je les aime davantage.—Mais -quelle est cette nouvelle histoire? tu viens -d'exciter ma curiosité.»</p> - -<p>«Je vais, dit le caporal, la raconter à -monsieur.—Pourvu, dit mon oncle Tobie, -en regardant tristement Dunkerque et le -môle,—pourvu que ce ne soit pas une histoire -enjouée; car à des histoires de ce genre, il -faut que l'auditeur apporte avec lui la moitié -du plaisir,—et la disposition où je me trouve -en ce moment nuiroit à toi, Trim, et à ton -histoire.—Il n'y a, dit le caporal, rien d'enjoué -dans mon histoire.—Je ne voudrois pas -non plus, ajouta mon oncle Tobie, qu'elle -fût trop triste.—Elle ne l'est pas non plus, -répliqua le caporal;—en un mot elle convient -parfaitement à monsieur.—Eh bien! -je t'en remercie de tout mon cœur, s'écria -mon oncle Tobie, et tu me feras plaisir de -la commencer.»—</p> - -<p>Le caporal fit la révérence.—Quoi qu'il -ne soit pas aussi aisé que le monde l'imagine, -d'ôter avec grace un bonnet de housard -qui n'a point de consistance,—ni moins -difficile, à mon avis, quand on est assis par -terre, de faire une révérence aussi remplie -de respect que les révérences ordinaires du -caporal,—cependant en faisant glisser la -paulme de sa main droite, laquelle étoit du -côté de son maître; en la faisant glisser, -dis-je, en arrière sur le gazon, et un peu -plus loin que son corps, pour donner à celle-ci -plus de courbure,—saisissant en même-temps -son bonnet sans effort avec le pouce -et les deux premiers doigts de la main gauche, -ce qui réduisoit insensiblement le diamètre -du bonnet, lui faisoit perdre sa rondeur, -et l'applatissoit presqu'entièrement,—le -caporal satisfit à tout beaucoup mieux que -sa posture ne sembloit le promettre.—Et, -ayant craché deux fois, pour chercher la -clef sur laquelle son histoire iroit le mieux, -et plairoit davantage à son maître,—il jeta -sur lui un regard de tendresse qui lui fut -rendu, et il commença ainsi.</p> - - -<p class="c"><i>Histoire du roi de Bohême et des sept -châteaux.</i></p> - -<p>«Il étoit une fois un certain roi de Bo—hê.—»</p> - -<p>Le mot <i>Bohême</i> n'étoit pas encore tout-à-fait -prononcé, que mon oncle Tobie obligea le -caporal à faire halte pour un moment.—Le -caporal avoit commencé son histoire nue tête, -ayant laissé son bonnet par terre depuis qu'il -l'avoit ôté à la fin du dernier chapitre.—</p> - -<p>L'œil de la bonté épie tout.—Le caporal -n'avoit pas achevé les quatre premiers mots -de son histoire, que mon oncle Tobie avoit -déjà touché son bonnet deux fois du bout -de sa canne, comme pour dire: pourquoi, -Trim, n'est-il pas sur votre tête?—Trim -le ramassa avec la plus respectueuse lenteur; -puis jetant un coup-d'œil humilié sur la broderie -de devant, laquelle étoit terriblement -ternie, et même usée dans les parties les -plus apparentes, il posa de nouveau son bonnet -à ses pieds pour moraliser à son sujet.—</p> - -<p>«Je t'entends trop bien, s'écria mon oncle -Tobie! et tout ce que tu dis-là n'est que trop -vrai.—Mais, Trim, <i>rien n'est fait en ce -monde pour toujours durer</i>.»—</p> - -<p>«O mon cher Tom! s'écria Trim,—quand -ces gages de ton amour et de ton souvenir -seront tout-à-fait usés, que dirai-je?»—</p> - -<p>«Il n'y a, Trim, répliqua mon oncle -Tobie, autre chose à dire que ce que je t'ai -dit; <i>rien n'est fait en ce monde pour toujours -durer</i>. On se creuseroit la cervelle jusqu'au -jour du jugement, qu'on ne trouveroit -rien de mieux.»</p> - -<p>Le caporal reconnut que mon oncle Tobie -avoit raison, et qu'il seroit inutile, quelque -esprit qu'on eût, de chercher à tirer de son -bonnet une morale plus saine. Il mit donc -son bonnet sur sa tête sans chercher davantage; -et, passant la main sur son front pour -effacer une ride pensive que le texte et le -commentaire y avoient fait naître, il retourna, -avec le même regard et le même son de voix, -à son histoire du roi de Bohême et de ses -sept châteaux.</p> - - -<p class="c"><i>Suite de l'histoire du roi de Bohême et de -ses sept châteaux.</i></p> - -<p>«Il étoit une fois un certain roi de Bohême…—Mais -sous quel règne? c'est ce que je ne -saurois dire à monsieur.»—</p> - -<p>«Je ne te le demande en aucune sorte, -s'écria mon oncle Tobie.»—</p> - -<p>«C'étoit, sauf le respect de monsieur, un -peu avant le temps où les géans cessèrent -d'engendrer.—Mais en quelle année de notre -Seigneur c'étoit?…»—</p> - -<p>«Je ne donnerois pas deux sous pour le -savoir, dit mon oncle Tobie.»—</p> - -<p>«Seulement, n'en déplaise à monsieur, -cela donne meilleur air à une histoire.»—</p> - -<p>«C'est ton affaire, Trim, de l'embellir -à ta mode;—et choisis, continua mon oncle -Tobie, choisis dans tout le monde entier la -date que tu voudras, et applique-la à ton -histoire, c'est celle-là que je préférerai.»</p> - -<p>Le caporal s'inclina d'un air pénétré de -reconnoissance.—En effet, depuis la création -du monde jusqu'au déluge de Noé,—depuis -le déluge jusqu'à la naissance d'Abraham, -depuis les patriarches et leur pélerinage -jusqu'à la sortie d'Egypte des Israélites;—de-là -à travers toutes les dynasties, olympiades, -villes fondées et détruites, et autres -époques mémorables de chaque peuple, jusqu'à -la venue de Jésus-Christ,—et de cette -venue au moment où Trim racontoit son -histoire;—chaque siècle, chaque année, -chaque mois, chaque heure, chaque minute;—mon -oncle Tobie mettoit aux pieds du -caporal le vaste empire des temps et tous -ses abîmes.</p> - -<p>Mais comme la modestie touche à peine -du bout du doigt à ce que la libéralité lui -présente les mains ouvertes, le caporal se -contenta de ce qu'il y avoit de plus mauvais -dans tout le paquet;—et pour que nos -seigneurs du parti ministériel et de celui de -l'opposition ne se mangent pas le blanc des -yeux en disputant sur l'époque choisie par -le caporal, je la leur dirai sans me faire prier.</p> - -<p>Il prit l'année de notre Seigneur mil sept -cent douze, qui fut celle où le duc d'Ormond -se comporta si mal en Flandre; et -il reprit ainsi son expédition de Bohême.</p> - - -<p class="c"><i>Suite de l'histoire du roi de Bohême et de -ses sept châteaux.</i></p> - -<p>«En l'an de notre Seigneur mil sept cent -douze, il étoit, comme je le disois à monsieur…»—</p> - -<p>«A te dire vrai, Trim, dit mon oncle Tobie, -toute autre date m'auroit plu davantage; -non-seulement à cause de la tache honteuse -qui souille notre histoire de cette année-là, -quand nos troupes se débandèrent, et refusèrent -de couvrir le siége du Quesnoy, -où Fayel cependant poussoit les ouvrages -avec une vigueur incroyable;—mais encore, -Trim, pour l'intérêt même de ton histoire; -parce que s'il y a (et ce qui t'est échappé -à ce sujet m'en laisse quelque soupçon)—s'il -y a, dis-je, quelques géans…»—</p> - -<p>«En vérité, monsieur, il n'y en a qu'un.—C'est -tout comme vingt, s'écria mon oncle -Tobie!—mais alors tu aurois dû te reculer -de quelque sept ou huit cents ans, pour te -mettre hors de la portée des critiques. Et je -te conseille, pour l'honneur de ton histoire, -si tu dois jamais la raconter encore…»—</p> - -<p>«Si je peux l'achever une bonne fois, dit -Trim, je jure à monsieur que je ne la raconterai -de ma vie, ni à homme, ni à femme, -ni à enfant. A d'autres, s'écria mon oncle -Tobie!» mais d'un ton de voix si bon, si -encourageant, que le caporal reprit son histoire -avec plus d'allégresse que jamais.—</p> - - -<p class="c"><i>Suite de l'histoire du roi de Bohême et de -ses sept châteaux.</i></p> - -<p>«Il étoit, sauf le respect de monsieur, dit -le caporal, en élevant la voix et frottant joyeusement -les deux paumes de ses mains l'une -contre l'autre,—il étoit une fois un certain -roi de Bohême…»—</p> - -<p>«Laisse la date entièrement, Trim, dit -mon oncle Tobie, en se penchant vers le -caporal, et appuyant doucement sa main sur -son épaule pour adoucir la petite peine qu'il -pouvoit lui faire en l'interrompant,—laisse -la date entièrement, Trim. Une histoire passe -à merveille sans tant de précision; et à moins -qu'on n'en soit bien sûr…—Bien sûr, dit -le caporal, en secouant la tête!—J'en conviens, -répondit mon oncle Tobie.—Il n'est -pas aisé, Trim, qu'un homme comme toi et -moi, nourri dans les armées, qui a rarement -regardé devant lui plus loin que le bout -de son fusil, et derrière lui au-delà de son -havresac, en sache beaucoup sur cette matière.»</p> - -<p>«Morbleu, dit Trim, vaincu par la manière -de raisonner de mon oncle Tobie, autant -que par le raisonnement lui-même!—un -soldat a bien autre chose à faire;—car, -sans parler des batailles, des marches, ni -du service de garnison, n'a-t-il pas son fusil -à éclaircir,—son habit à nétoyer,—ses -moustaches à cirer; lui-même enfin à raser -et à tenir propre, de manière à paroître toujours -comme à la parade?—Quel besoin, -ajouta le caporal, d'un air triomphant, quel -besoin, (je le demande à monsieur)—un -soldat peut-il avoir de savoir un seul mot -de géographie?»—</p> - -<p>«Tu devois dire, <i>chronologie</i>, Trim, dit -mon oncle Tobie; car pour la <i>géographie</i>, -elle est pour lui d'un usage indispensable. -Il faut qu'il connoisse parfaitement tous les -pays où son métier l'entraîne, et les confins -de ces pays;—il faut qu'il en connoisse chaque -ville, village, bourg, hameau, avec les routes, -les canaux et les chemins creux qui y aboutissent.—S'il -passe une rivière ou un ruisseau, -il faut, Trim, qu'à la première vue -il puisse en dire le nom,—dans quelle montagne -il prend sa source,—quel est son -cours,—à quelle distance il est navigable,—où -il est guéable, où il ne l'est pas.—Il -faut que le sol de chaque vallée lui soit -aussi connu qu'au laboureur qui la cultive, -et qu'il soit en état, si le cas le requiert, -de donner un plan exact de toutes les plaines -et défilés, des forts, des collines, des bois -et des marais, à travers lesquels son armée -doit marcher.—Il faut enfin qu'il connoisse -leurs produits, leurs plantes, leurs minéraux, -leurs eaux thermales, leurs animaux, leurs -saisons, leurs climats, leurs degrés de froid -et de chaud, leurs habitans, leurs coutumes, -leurs langages, leur politique, et même leur -religion.—Autrement, caporal, continua -mon oncle Tobie, se levant dans la guérite, -et commençant à s'échauffer à cet endroit -de son discours,—concevroit-on comment -Malborough a pu faire marcher son armée, -des bords de la Meuse à Belbourg, de Belbourg -à Kerpenord,—(Il fut impossible au -caporal de rester assis plus long-temps) de -Kerpenord, Trim, à Kalsaken, de Kalsaken -à Newdorf, de Newdorf à Laudenbourg, -de Laudenbourg à Mildenheim, de Mildenheim -à Elchingen, d'Elchingen à Gingen, -de Gingen à Belmerchoffen, de Belmerchoffen -à Skellenbourg,—où il fondit sur les -retranchemens des ennemis, les força à passer -le Danube, traversa la Lech, poussa ses -troupes jusques dans le cœur de l'empire,—et -marchant à leur tête par Fribourg, -Hokenwert et Schonevelt, il arriva aux plaines -de Blenheim et d'Hochstet.—Ce grand -homme, caporal, malgré tout son talent, -n'auroit pas fait un pas ni un seul jour de -marche, sans le secours de la <i>géographie</i>».</p> - -<p>«Car pour la <i>chronologie</i>, j'avoue, Trim, -continua mon oncle Tobie, en se rasseyant -froidement dans sa guérite, que de toutes -les sciences, il me semble que c'est celle -dont un soldat peut le mieux se dispenser;—à -moins que ce ne soit pour les éclaircissemens -qu'il peut un jour en retirer, relativement -à l'époque de l'invention de la -poudre; car les terribles effets de cette composition, -pareille à la foudre et renversant -tout devant elle, l'ont rendue pour nous une -espèce d'ère militaire. Elle a si totalement -changé la nature de l'attaque et de la défense, -soit pour la guerre de terre, soit pour -la guerre de mer, elle a tellement étendu -les bornes de l'art et de la science militaire, -qu'on ne sauroit être trop exact à fixer le -temps précis de sa découverte, et trop soigneux -à rechercher le nom de son inventeur, -et les circonstances qui lui ont donné -naissance.</p> - -<p>»Je suis loin de contester, continua mon -oncle Tobie, ce dont les historiens conviennent; -savoir qu'en l'an de Notre Seigneur -treize cent quatre-vingt, sous le règne de -Vinceslas, fils de Charles IV, un certain -prêtre, nommé <i>Schwartz</i>, apprit aux Vénitiens -l'usage de la poudre dans leurs guerres -contre les Génois. Mais il est certain qu'il ne -fut pas le premier;—car si nous en croyons -dom Pèdre, évêque de Léon…—Bon -Dieu, dit Trim, qu'est-ce que des prêtres -et des évêques avoient à faire de se creuser -la tête pour la poudre à canon?—Dieu le -sait, dit mon oncle Tobie, sa providence -opère le bien par qui il lui plaît.—Dom -Pèdre donc affirme, en sa chronique du roi -Alphonse, lequel subjugua Tolède, qu'en -l'an treize cent quarante-trois, (c'est-à-dire -trente-sept avant l'autre époque,) le secret -de la poudre étoit bien connu, et qu'elle -étoit dès-lors employée avec succès, tant par -les Maures que par les Chrétiens, non-seulement -sur mer, mais dans plusieurs de leurs -siéges les plus mémorables en Espagne et en -Barbarie.—Et tout le monde sait que le -moine Bacon a écrit expressément sur la -poudre à canon, et en a généreusement -donné la recette au public, plus de cent -cinquante ans avant la naissance de Schwartz.—Mais, -ajouta mon oncle Tobie, ce qui -nous embarrasse bien davantage, et ce qui -confond toutes nos relations, ce sont les -Chinois qui prétendent avoir connu la poudre -plusieurs centaines d'années avant Bacon.»—</p> - -<p>«Je gage, s'écria Trim, qu'il n'y a pas un -mot de vrai.»—</p> - -<p>«Je croirois volontiers qu'ils se trompent, -reprit mon oncle Tobie; du moins si l'on -peut en juger par le misérable état de leur -tactique actuelle, surtout en ce qui regarde -les fortifications.—Les leurs ne consistent -que dans un fossé revêtu d'un mur de brique, -et entiérement dépourvu de flancs. -Quant à ce qu'ils placent dans les angles, -et qu'ils nous donnent pour des <i>bastions</i>, -ils sont construits d'une manière si barbare, -qu'on les prendroit…—pour un de mes -sept châteaux, interrompit le caporal.»—</p> - -<p>Mon oncle Tobie, quoique embarrassé lui-même -à trouver une comparaison, ne fut pas -content de celle de Trim. Mais Trim lui disant -qu'il lui restoit en Bohême une demi-douzaine -de châteaux pareils, dont il ne savoit -comment se défaire. Mon oncle Tobie -fut si touché de la plaisanterie naïve du caporal, -qu'il cessa sa dissertation sur la poudre -à canon, et pria le caporal de continuer son -histoire du roi de Bohême et de ses sept -châteaux.</p> - - -<p class="c"><i>Suite de l'histoire du roi de Bohême et de ses -sept châteaux.</i></p> - -<p>«Ce malheureux roi de Bohême, dit -Trim…»—</p> - -<p>«Il étoit donc malheureux, dit mon oncle -Tobie!» Car ses dissertations sur la poudre -à canon et sur les autres parties de l'art -militaire, l'avoient rudement embrouillé; et -quoiqu'il eût prié le caporal de poursuivre -son histoire, les fréquentes interruptions qu'il -avoit faites ne lui avoient pas laissé ses idées -assez présentes pour expliquer l'épithète.—</p> - -<p>«Il étoit donc malheureux, Trim, dit mon -oncle Tobie, d'un ton pathétique?» Le caporal -qui auroit voulu que le mot et tous ses -synonimes fussent à tous les diables, commença -à repasser dans son esprit les principaux -événemens de l'histoire du roi de -Bohême, lesquels prouvoient tous que jamais -homme n'avoit été plus heureux que lui.—Le -pauvre caporal se trouva alors dans un -embarras extrême; et ne se souciant pas de -rétracter son épithète, encore moins de l'expliquer,—et -moins que tout cela d'ériger -son conte en système à la manière des savans,—il -regarda mon oncle Tobie, espérant -qu'il viendroit à son secours; mais voyant -que mon oncle Tobie restoit assis en attendant -un explication, il hésita un moment et continua -ainsi:</p> - -<p>«Monsieur me permettra de lui dire que -le roi de Bohême étoit malheureux, en ce -qu'aimant la navigation et tout ce qui y a -rapport, il ne se trouvoit pas un seul port -de mer dans toute la Bohême.»—</p> - -<p>«Et comment diable y en auroit-il eu, -Trim, s'écria mon oncle Tobie?—La Bohême -ne touchant à la mer d'aucun côté, cela ne -pouvoit être autrement.—Cela se pouvoit, -dit Trim, si Dieu l'avoit voulu.»</p> - -<p>—Mon oncle Tobie ne parloit jamais de -l'essence de Dieu et de ses attributs, qu'avec -respect et retenue.—</p> - -<p>«Je ne le crois pas, répliqua mon oncle -Tobie, après une pause;—car ne touchant -à la mer d'aucun côté,—ayant la Silésie et -la Moravie à l'est,—la Lusace et la Haute-Saxe -au nord,—la Franconie à l'ouest, et -la Bavière au sud;—la Bohême ne pouvoit -se rapprocher de la mer sans cesser d'être -Bohême; et la mer d'un autre côté, ne pouvoit -arriver à la Bohême sans couvrir une -grande partie de l'Allemagne, et noyer des -millions de malheureux habitans qui se seroient -trouvés sans défense contre un tel -déluge.—A Dieu ne plaise, s'écria Trim!—Un -tel déluge, ajouta mon oncle Tobie -avec bonté, montreroit un tel manque de -compassion dans celui qui est notre père -commun, que je pense, Trim, qu'il étoit -réellement impossible que la Bohême eût des -ports de mer.»</p> - -<p>Le caporal fit sa révérence en homme intimement -convaincu, et continua.</p> - -<p>«Or, il <i>arriva</i> que par une belle soirée -d'été, le roi de Bohême sortit avec la reine -et ses courtisans.—Tu as raison, Trim, -dit mon oncle Tobie, de dire qu'il <i>arriva</i>; -car le roi de Bohême, ainsi que la reine, -pouvoient également sortir ou rester chez -eux.—Et c'est là une matière de <i>futur contingent</i>, -qui peut <i>arriver</i> ou <i>ne pas arriver</i>, -suivant que le hasard en ordonne.»—</p> - -<p>«Le roi Guillaume, dit Trim, avoit là-dessus -une opinion particulière. Il pensoit -qu'il ne nous arrivoit rien en ce monde qui -ne fût arrêté de toute éternité. Aussi, disoit-il -souvent à ses soldats: <i>que chaque balle avoit -son billet</i>.—C'étoit un grand homme, dit -mon oncle Tobie!—Et je crois à présent, -continua Trim, que le coup qui me mit hors -de combat à Landen ne fut visé à mon genou, -que pour m'ôter du service du roi et -me mettre à celui de monsieur, où je serai -sûrement mieux soigné dans ma vieillesse.—Tu -peux y compter, Trim, s'écria mon oncle -Tobie avec la dernière vivacité.»</p> - -<p>Le cœur du maître et celui du valet étoient -également sujets à ces épanchemens imprévus.—Le -caporal voulut parler, il voulut -remercier son maître;—les larmes l'inondèrent,—il -resta sans parole, sans mouvement;—il -resta les yeux fixés sur mon -oncle Tobie; mais son visage exprimoit sa -reconnoissance, et payoit les marques de -bonté de son maître. Une larme alors coula -sur la joue de mon oncle Tobie, et paya l'attachement -du serviteur.—</p> - -<p>Cette scène fut suivie d'un long silence.—Trim -le rompit le premier, et s'efforçant de -prendre un ton plus gai pour tâcher de distraire -son maître:—«D'ailleurs, monsieur, -dit-il, sans cette blessure que j'ai -reçue à Landen, je n'aurois jamais été amoureux?»—</p> - -<p>«Tu as donc été amoureux, Trim, dit -mon oncle Tobie en souriant?»—</p> - -<p>«Amoureux, dit le caporal, par-dessus la -tête.—Et je te prie, Trim, dit mon oncle -Tobie, où, quand et comment cela s'est-il -passé?—tu ne m'en as jamais dit un mot.—J'ose -dire à monsieur, répondit Trim, -qu'il n'y avoit pas dans tout le régiment un -tambour ni un fils de sergent qui ne sût cette -histoire.—Et comment ne la sais-je pas encore, -dit mon oncle Tobie?»—</p> - -<p>«Monsieur doit se rappeller, et sûrement -avec douleur, dit le caporal, notre déroute -totale à Landen, et la confusion horrible du -camp et de l'armée. Il fallut que chacun songeât -à soi; et sans les régimens de Wyndham, -de Lumley et de Galway qui couvrirent la -retraite sur Neerspeeken, le roi lui-même -auroit eu de la peine à gagner le pont.—Il -fut pressé vivement, comme monsieur le -sait mieux que moi.»—</p> - -<p>«Vaillant prince, s'écria mon oncle Tobie -avec enthousiasme! au moment où tout est -perdu, je le vois passer devant moi à toute -bride.—Il court à la gauche chercher le -reste de la cavalerie angloise, et revient avec -elle pour soutenir la droite, et arracher, s'il -en est encore temps, le laurier des mains de -Luxembourg.—Je le vois avec son écharpe -flottante ranimant le courage de ce pauvre -régiment de Galway. Je le vois courant le -long de la ligne, se retournant aussi-tôt, et -chargeant Conti à la tête des siens.—Brave,—brave -prince, s'écria mon oncle Tobie! -par le ciel, il mérite la couronne!—Comme -un voleur mérite la corde, s'écria Trim.»</p> - -<p>Mon oncle Tobie connoissoit la loyauté -du caporal, autrement la comparaison n'auroit -pas été de son goût. Mais le caporal n'y -avoit pas songé en la faisant.—Au reste, -il n'y avoit pas moyen de revenir sur ses pas; -ce que le caporal avoit de mieux à faire étoit -de continuer son récit.</p> - -<p>«Le nombre des blessés étoit prodigieux; -chacun ne pensoit qu'à sa propre sûreté.—Cependant, -dit mon oncle Tobie, Talmash -fit la retraite de l'infanterie avec beaucoup -d'ordre.—Je n'en restai pas moins sur le -champ de bataille, dit le caporal.—Misérable -garçon, répliqua mon oncle Tobie!—Tellement -qu'il étoit midi du lendemain, -continua le caporal, avant que je fusse échangé -et mis dans une charrette avec trente ou quarante -autres blessés, pour être conduit à notre -hôpital.</p> - -<p>»Il n'y a aucune partie du corps, sauf le -respect de monsieur, où une blessure cause -une douleur plus insupportable qu'au genou.»—</p> - -<p>«Excepté l'aîne, dit mon oncle Tobie.—Avec -la permission de monsieur, répliqua le -caporal, le genou, à mon avis, doit être -plus sensible,—ayant beaucoup plus de -tendons et de tout ce qu'ils appellent… -qu'il appellent…—</p> - -<p>»C'est pour cette raison, dit mon oncle -Tobie, que l'aîne est infiniment plus sensible; -non-seulement parce qu'elle a autant de -tendons, et de ces autres choses dont je -ne sais pas plus le nom que toi; mais parce -que…»—</p> - -<p>Ici la veuve Wadman, qui s'étoit tenue -cachée dans son arbre pendant toute la conversation, -retint son haleine, détacha sa -coiffe de dessous son menton, se tint le -corps en avant porté sur une jambe, et -prêta l'oreille plus attentivement que jamais.—</p> - -<p>La dispute se soutint amicalement et à -forces égales pendant quelque temps entre -mon oncle Tobie et Trim,—jusqu'à ce -qu'enfin Trim se ressouvenant qu'il avoit -souvent pleuré pour les souffrances de son -maître et jamais pour les siennes, abandonna -son opinion. Mais mon oncle Tobie n'accepta -pas son désistement; «cela ne prouve -autre chose, Trim, que la bonté de ton -cœur.»</p> - -<p>Tellement qu'on ne sait pas encore si la -douleur d'une blessure à l'aîne est plus forte, -toutes choses égales d'ailleurs, que la douleur -d'une blessure au genou.—</p> - -<p>Ou si la douleur d'une blessure au genou -est plus forte que la douleur d'une blessure -à l'aîne.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch49">CHAPITRE XLIX.<br /> -<i>La Béguine.</i></h2> - - -<p>«La douleur de mon genou, continua le -caporal, étoit excessive en elle-même, mais -les cahots de la charrette sur un chemin extrêmement -raboteux, la rendoient encore -plus vive, et chaque pas étoit la mort pour -moi;—le sang que je perdois, le manque -de soin, la fièvre que je sentois venir…—Pauvre -garçon! dit mon oncle Tobie!—C'en -étoit plus, dit le caporal, que je n'en -pouvois supporter.</p> - -<p>»Je racontois mes souffrances à une jeune -femme, dans une maison de paysan où notre -charrette qui étoit la dernière de la ligne avoit -fait halte, et où l'on m'avoit fait entrer.—La -jeune femme avoit tiré un cordial de sa -poche, en avoit versé quelques gouttes sur -du sucre, et voyant que cela me ranimoit, -elle m'en avoit donné deux ou trois fois.—Je -lui racontois donc la violence de la douleur -que je sentois; elle est si poignante, lui -disois-je, que j'aimerois mieux ne jamais me -relever de ce lit que je vois dans le coin de -la chambre, et y mourir tranquillement, -que de faire un pas de plus dans la maudite -charrette.</p> - -<p>«Elle essaya de me conduire à ce lit que -je lui montrois; mais je m'évanouis dans ses -bras.—Elle avoit un excellent cœur, comme -monsieur pourra le voir, dit le caporal en -essuyant ses yeux.»—</p> - -<p>«Je croyois l'amour une chose joyeuse, -dit mon oncle Tobie.»—</p> - -<p>«N'en déplaise à monsieur, c'est quelquefois -la chose la plus sérieuse du monde.</p> - -<p>»A la persuasion de la jeune femme, la -charrette et les autres blessés étoient partis -sans moi; elle avoit assuré que j'expirerois en -y rentrant. Tellement que lorsque je revins -à moi, je me trouvai dans une cabane tranquille -et paisible, où il n'y avoit plus que la -jeune femme, le paysan et la femme du -paysan. J'étois couché en travers sur le lit -qui étoit dans le coin de la chambre; ma -jambe blessée reposoit sur une chaise, et la -jeune femme à côté de mon lit tenoit d'une -main sous mon nez le coin de son mouchoir -imbibé de vinaigre, et de l'autre m'en frottoit -les tempes.</p> - -<p>»Je la pris d'abord pour la fille du paysan; -car ce n'étoit pas une auberge;—et je lui -offris une petite bourse où il y avoit dix-huit -florins.—C'étoit encore un gage, continua -Trim, en essuyant ses yeux, que ce pauvre -Tom en partant pour Lisbonne m'avoit envoyé -par un soldat de recrue.</p> - -<p>»Je n'avois jamais fait ces tristes détails -à monsieur.» Trim essuya ses yeux une troisième -fois.—</p> - -<p>«La jeune femme appella le vieillard et -sa femme, et leur montra l'argent, sans -doute pour m'obtenir d'eux un lit et toutes -les petites choses dont je pourrois avoir besoin, -jusqu'à ce que je fusse en état d'être -transporté à l'hôpital.—<i>Allons</i>, dit-elle -ensuite en serrant la petite bourse, <i>je serai -votre banquier; mais comme cette charge ne -remplira pas tout mon temps, je serai aussi -votre garde-malade.</i>»</p> - -<p>«A la manière dont elle me parla, et à -son habillement que je commençai à regarder -alors plus attentivement, je vis que la jeune -femme ne pouvoit pas être la fille du paysan.</p> - -<p>»Elle étoit vêtue de noir de la tête aux -pieds, et ses cheveux étoient cachés sous -une bande de batiste qui serroit son front. -C'étoit une de ces religieuses dont monsieur -sait qu'il y a un grand nombre en Flandre, et -qui ne sont pas cloîtrées.»—</p> - -<p>«D'après ta description, Trim, dit mon -oncle Tobie, je juge que c'étoit une jeune -<i>béguine</i>.—C'est une espèce de religieuse qui -ne se trouve qu'en Flandre et à Amsterdam. -Elles différent des religieuses ordinaires, en -ce qu'elles peuvent quitter le cloître pour se -marier. Leur <i>profession</i> est de visiter et de -soigner les malades; j'aimerois mieux, je -l'avoue, que ce fût leur <i>inclination</i>.»—</p> - -<p>«Celle-ci m'a souvent dit, répliqua Trim, -qu'elle me rendoit tous ces soins pour l'amour -de Jésus-Christ.—Je n'aimois pas cela.—J'aurois -voulu que ce fût un peu pour l'amour -de moi.—Je crois, Trim, dit mon oncle Tobie, -que nous pourrions bien avoir tort tous les -deux; nous le demanderons ce soir à M. Yorick, -chez mon frère Shandy; n'oublie pas, Trim, -de m'en faire souvenir.»—</p> - -<p>«La jeune <i>béguine</i>, continua le caporal, -m'avoit à peine dit qu'elle seroit ma garde-malade, -qu'elle se mit en devoir d'en remplir -les fonctions. Elle sortit, et au bout de -quelques minutes qui me parurent bien longues, -elle me rapporta des flanelles et des -drogues pour mon genou, qu'elle bassina et -fomenta pendant une couple d'heures; puis -elle me prépara une écuelle de gruau pour -mon souper; et quand je l'eus prise, elle me -promit de revenir de grand matin, et me -souhaita une bonne nuit.—</p> - -<p>»En dépit de son souhait, ma nuit fut -bien mauvaise.—La fièvre fut très-violente;—la -figure de la <i>béguine</i> ne cessa de me -tourmenter.—A chaque instant j'aurois -voulu partager le monde en deux, et lui en -donner la moitié.—A chaque instant je -m'écriois: Pourquoi n'ai-je qu'un havresac -et dix-huit florins à partager avec elle!—Tant -que la nuit dura, je vis la belle <i>béguine</i> -comme un ange bienfaisant, se tenir près -de mon lit, en soulever les rideaux, et m'offrir -des potions cordiales. Je ne fus tiré de -mon songe que par la belle <i>béguine</i> elle-même, -qui revint auprès de moi à l'heure -promise, et qui me rendit en réalité les mêmes -services dont je venois de rêver.—En vérité -elle me quittoit à peine; et je m'accoutumai -tellement à recevoir la vie de ses mains, que -je pâlissois et que mon cœur défailloit quand -elle sortoit de la chambre.—Et cependant, -continua le caporal, en faisant la réflexion -du monde la plus étrange,…</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p class="noindent">… <i>je n'étois pas amoureux</i>.—Car -pendant les trois semaines qu'elle fut -auprès de moi, nuit et jour occupée à panser -mon genou, et à me rendre tous les soins -les plus familiers; je puis bien dire à monsieur -que je ne sentis pas une seule fois ce que -j'entends par amour.»—</p> - -<p>«Cela est très-singulier, Trim, dit mon -oncle Tobie.»—</p> - -<p>«Très-étonnant, dit la veuve Wadman.»—</p> - -<p>«Rien n'est cependant plus vrai, dit le -caporal.»—</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch50">CHAPITRE L.<br /> -<i>Trim s'enflamme.</i></h2> - - -<p>«Il n'y a pourtant pas tant de quoi s'étonner, -continua le caporal, voyant que -mon oncle Tobie faisoit des réflexions mentales -sur ce sujet.—L'amour, monsieur le -sait mieux que moi, l'amour est comme la -guerre. Un soldat ne peut-il pas échapper -trois semaines de suite en montant la tranchée -dans la nuit du samedi, et cependant -être tué le dimanche matin?—C'est précisément -ce qui m'arriva; avec la seule différence -que ce fut le dimanche au soir;—l'amour -me vint tout d'un coup; il tomba -sur moi comme une bombe, sans me donner -presque le temps de dire: Dieu me bénisse.»—</p> - -<p>«Je ne croyois pas, Trim, dit mon oncle -Tobie, que l'amour pût venir si brusquement.»—</p> - -<p>«Mais, répliqua Trim, quand on y est -déjà préparé!»—</p> - -<p>«Je te prie, dit mon oncle Tobie, raconte-moi -comment cela t'arriva.»—</p> - -<p>«De tout mon cœur, dit le caporal faisant sa révérence.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch51">CHAPITRE LI.<br /> -<i>Trim succombe.</i></h2> - - -<p>»Jusques-là, continua le caporal, j'avois -résisté à l'amour; ou plutôt je lui avois -échappé; et j'aurois continué ainsi jusqu'au -bout, si la providence n'en avoit décidé autrement.—Mais -qui peut éviter sa destinée?»</p> - -<p>»C'étoit un dimanche après midi, comme -je le disois à monsieur.</p> - -<p>»Le vieillard et sa femme étoient sortis.</p> - -<p>»Il n'étoit resté personne dans la maison -ni dans la cour;—pas un chien, pas un -chat, pas un canard.</p> - -<p>»Tout y étoit tranquille et calme comme -à minuit.</p> - -<p>»Je vis entrer la belle <i>béguine</i>.</p> - -<p>»—Ma blessure commençoit à se guérir; -l'inflammation avoit disparu, mais il lui avoit -succédé une démangeaison, surtout au-dessus -et au-dessous du genou, qui m'étoit insupportable, -et qui m'empêchoit de fermer -l'œil de toute la nuit.»</p> - -<p>«<i>Laissez-moi voir l'endroit</i>, dit-elle, en -s'agenouillant tout contre mon lit, et soulevant -le drap pour visiter la plaie,—<i>cela -ne demande</i> dit la <i>béguine</i> <i>qu'à être un peu -gratté.</i>—Aussitôt ayant ramené la couverture -par-dessus, elle commença à gratter le -dessous de mon genou avec le premier doigt -de la main droite, qu'elle avoit passée sous -la flanelle qui enveloppoit tout l'appareil.</p> - -<p>»Au bout de cinq ou six minutes, je sentis -légèrement le bout de son second doigt qui -arrivoit, et qui peu-à-peu se plaça à côté -de l'autre; elle, continuant toujours de gratter.—Il -commença à me venir en pensée -que je pourrois bien devenir amoureux. Je -rougis en voyant l'extrême blancheur de sa -main.—Je puis bien dire à monsieur que de -ma vie je ne verrai une main aussi blanche.—</p> - -<p>»Du moins à la même place, dit mon -oncle Tobie.»</p> - -<p>Quoique ce fût la chose du monde la plus -sérieuse pour le caporal, il ne put s'empêcher -de sourire.</p> - -<p>«La jeune <i>béguine</i>, continua-t-il, voyant -que de me gratter avec deux doigts me faisoit -le plus grand bien, commença à me -gratter avec trois; jusqu'à ce qu'enfin le quatrième -doigt et puis le pouce, vinrent se -placer à côté des autres; et alors elle me -gratta avec toute sa main.—Je n'ose plus -rien dire sur les mains depuis que monsieur -m'a plaisanté; mais en vérité celle-là étoit -plus douce que du satin.—</p> - -<p>»Vante-la tant qu'il te plaira, Trim, dit -mon oncle Tobie, je t'assure que je t'écoute -avec le plus grand plaisir.» Le caporal remercia -son maître; mais n'ayant rien de -nouveau à dire sur la main de la <i>béguine</i>, -il en vint à ses effets.</p> - -<p>«La belle <i>béguine</i>, dit le caporal, continua -de me gratter avec toute sa main au-dessous -du genou.—Je craignis à la fin que -son zèle ne vînt à la fatiguer.—<i>Bon Dieu!</i> -dit-elle, <i>j'en ferois mille fois plus pour l'amour -de Jésus-Christ.</i>—En disant cela elle -glissa sa main par-dessous la flanelle jusqu'au -dessus du genou, où j'avois senti aussi de -la démangeaison: et là elle recommença à -gratter.</p> - -<p>»Je commençai alors à m'apercevoir tout -de bon que je devenois amoureux.</p> - -<p>»Comme elle continuoit à gratter, je sentis -l'amour, qui, de dessous sa main, se répandoit -dans toutes les parties de mon corps.</p> - -<p>»Plus elle grattoit, plus ses grattemens -étoient prolongés, et plus le feu s'allumoit -dans mes veines;—jusqu'à ce qu'enfin deux -ou trois grattemens ayant duré plus long-temps -que les autres, mon amour se trouva -à son comble. Je saisis sa main…»—</p> - -<p>«Eh bien! Trim, dit mon oncle Tobie, -tu la portas à tes lèvres, et tu fis ta déclaration?…»—</p> - -<p>Il importe peu de savoir si les amours de -Trim se terminèrent précisément de la manière -que mon oncle Tobie avoit imaginée. -Il suffit qu'on y trouve l'essence de tous les -amours de roman qui aient jamais été écrits -depuis le commencement du monde.—</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch52">CHAPITRE LII.<br /> -<i>La veuve Wadman change son plan -d'attaque.</i></h2> - - -<p>Aussitôt que le caporal eut fini l'histoire -de ses amours, ou plutôt, dès que mon -oncle Tobie l'eut finie pour lui, Mistriss Wadman -sortit sans bruit de son arbre, rattacha -sa coëffe, franchit la petite porte de communication, -et s'avança lentement vers la guérite -de mon oncle Tobie.—La disposition -d'esprit dans laquelle Trim avoit dû mettre -mon oncle Tobie, étoit une occasion trop -favorable pour la laisser échapper.—L'attaque -avoit été résolue d'après la circonstance; -et mon oncle Tobie en avoit encore -applani le chemin, en ordonnant au caporal -d'emporter la pelle, la bêche, la pioche, -les piquets, et tous les autres ustensiles de -guerre, qui gisoient épars sur le terrein où -avoit été Dunkerque.</p> - -<p>Au signal de mon oncle Tobie, le caporal -avoit marché; tout avoit disparu.—</p> - -<p>Or, considérez, monsieur, quelle sottise -c'est d'agir d'après un <i>plan</i>, soit en combattant, -soit en écrivant, soit en faisant -toute autre chose, et même des vers!—Car -si jamais <i>plan</i>, indépendamment de toutes -les circonstances, a mérité d'être placé, en -lettres d'or, (au moins dans les archives des -fous) ce fut certainement le <i>plan</i> d'attaque -de la veuve Wadman contre mon oncle Tobie -dans sa guérite, et par le moyen de ses <i>plans</i>.—Mais -le <i>plan</i> qui étoit attaché étant celui -de Dunkerque, et Dunkerque ne présentant -plus à l'esprit que des idées de repos et de -paix, il en seroit résulté un effet tout différent -de celui que Mistriss Wadman vouloit -produire.—D'ailleurs, le moyen qu'elle continua -sur le même pied qu'auparavant, les -petites manœuvres de ses doigts et de sa -main dans son attaque de la guérite, avoient -tellement été surpassées par celles des doigts -et de la main de la belle <i>béguine</i> dans l'histoire -de Trim, que, quoique les siennes lui -eussent toujours réussi jusques-là, elles -étoient devenues aussi insipides que manœuvres -puissent être.—</p> - -<p>Oh! rapportez-vous-en aux femmes sur ce -point.—Mistriss Wadman étoit à peine sortie -de son arbre, que son génie se jouoit déjà -du nouveau tour qu'avoient pris les circonstances.—Elle -changea son plan d'attaque -en un moment.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch53">CHAPITRE LIII.<br /> -<i>Prends garde, Oncle Tobie!</i></h2> - - -<p>»Je suis comme une folle, capitaine Shandy, -dit Mistriss Wadman, en portant son mouchoir -à son œil gauche, au moment qu'elle -s'approchoit de la guérite;—une paille, -un moucheron, je ne sais quoi m'est entré -dans l'œil.—Regardez, je vous prie; n'est-ce -pas dans le blanc?»</p> - -<p>En disant cela, Mistriss Wadman s'étoit -glissée tout contre mon oncle Tobie, et s'étoit -assise à côté de lui sur le coin du banc, -pour lui donner la facilité de regarder dans -son œil sans se lever.—«Mais regardez donc, -dit elle.»</p> - -<p>Honnête Tobie! tu regardois dans son œil -dans toute la simplicité de ton cœur, et avec -l'innocence d'un enfant qui regarde dans une -lanterne magique. Ce seroit un péché de te -causer le moindre mal.—</p> - -<p>Beaucoup de gens regardent dans l'œil -d'une femme sans se faire prier; je n'ai rien -à leur dire.—</p> - -<p>—Mais mon oncle Tobie, madame, étoit -plus réservé. Il auroit été à côté de vous, -sur votre sopha, dans votre boudoir, depuis -le mois de juin jusqu'au mois de janvier, ce -qui comprend les mois les plus chauds et les -plus froids de l'année,—qu'il n'auroit pas -été, au bout de ce temps, en état de dire -si vous aviez les yeux noirs ou les yeux bleus.</p> - -<p>La grande difficulté étoit donc d'engager -mon oncle Tobie à y regarder.—</p> - -<p>Elle fut surmontée.—</p> - -<p>Et je vois là mon bon oncle Tobie, sa -pipe à la main, dont les cendres s'échappent, -regardant, et regardant; puis se frottant les -yeux, et regardant encore avec deux fois -plus d'attention et de bonhomie, que Galilée -n'en a jamais mis à regarder les taches du -soleil.—</p> - -<p>Le tout en vain.—Par toutes les puissances -qui animent nos organes, l'œil gauche de -Mistriss Wadman brille en ce moment autant -que son œil droit. Il n'y a ni paille, -ni moucheron, ni poussière, ni fétu d'aucune -espèce;—il n'y a rien, mon cher oncle, il -n'y a rien qu'un feu délicieux qui s'y glisse -furtivement, et qui de là se répand dans toutes -les parties de ton existence.</p> - -<p>Prends garde, oncle Tobie! fuis le danger;—éloigne-toi:—si -tu regardes un moment -de plus dans l'œil de cette charmante veuve, -tu es perdu!</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch54">CHAPITRE LIV.<br /> -<i>Il n'y voit rien.</i></h2> - - -<p>Un œil a cela de commun avec un canon, -que ce n'est pas tant l'œil et le canon en -eux-mêmes, que le jeu de l'œil et le jeu du -canon, qui les met l'un et l'autre en état -de produire de si grands effets.—Je ne trouve -pas la comparaison si mauvaise; d'autres -gens de meilleur goût ne seront peut-être -pas de mon avis: cependant, comme je l'ai -faite et placée à la tête du présent chapitre, -autant pour l'usage que pour l'ornement, -elle y restera; et tout ce que je désire en -retour, c'est que vous vouliez bien vous la -rappeler toutes les fois que je parlerai des -yeux de la veuve Wadman.—</p> - -<p>«Je vous proteste, madame, dit mon oncle -Tobie, que je n'aperçois rien dans votre -œil.»</p> - -<p>«Ce n'est donc pas dans le blanc, dit -Mistriss Wadman?» Mon oncle Tobie regarda -dans la prunelle de toute sa puissance.</p> - -<p>Or, de tous les yeux qui jamais aient été -créés—depuis les vôtres, madame, jusqu'à -ceux de Vénus, qui étoient certainement aussi -fripons qu'il y en ait jamais eu,—il n'y eut -jamais d'œil aussi propre à ravir le repos -de mon oncle Tobie, que l'œil dans lequel -il regardoit.—Ne croyez pas, madame, que -ce fût un œil coquet, ni éveillé, ni libertin;—il -n'étoit ni étincelant, ni pétulant, ni -impérieux;—ce n'étoit pas un de ces yeux -qui annoncent de grandes prétentions, ou -une grande exigence:—un tel œil n'auroit -pas eu d'empire sur une ame de la trempe -de celle de mon oncle Tobie, formée de tout -ce que la nature a de plus doux.—L'œil de -Mistriss Wadman étoit rempli de doux propos -et de douces réponses, parlant, non comme -une trompette bruyante, qui étonne l'oreille -sans lui plaire, mais parlant au cœur;—ou -plutôt, formant je ne sais quels doux -sons, semblables aux derniers accens d'un -prédestiné;—un œil qui sembloit dire: <i>Comment -pouvez-vous, capitaine Shandy, vivre -ainsi sans consolation? sans un sein sur lequel -vous puissiez reposer votre tête, et -dans lequel vous puissiez déposer vos chagrins?</i></p> - -<p>C'étoit un œil…</p> - -<p>Mais l'amour me gagnera moi-même, si -j'en dis encore un mot.</p> - -<p>C'étoit l'œil qu'il falloit à mon oncle Tobie.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch55">CHAPITRE LV.<br /> -<i>Un clou ne chasse pas l'autre.</i></h2> - - -<p>Rien ne fait voir les caractères de mon -père et de mon oncle Tobie sous un point-de-vue -plus plaisant, que leur différente -manière d'agir dans les mêmes accidens. J'appelle -l'amour accident et non pas malheur, -dans l'opinion où l'on sait que je suis qu'il -rend toujours le cœur d'un homme meilleur.—Grand -Dieu! comment devoit être le cœur -de mon oncle Tobie quand il étoit amoureux,—étant -déjà si parfaitement bon quand -il ne l'étoit pas?</p> - -<p>Mon père, comme il paroît par quelques-uns -des papiers qu'il a laissés, étoit très-sujet -à cette passion avant son mariage. Mais -c'étoit toujours avec une sorte d'impatience -originale, et même un peu acide; et quand -l'<i>accident</i> lui arrivoit, au lieu de s'y soumettre -en bon chrétien, il enrageoit, se démenoit, -tapoit des pieds, faisoit le diable -à quatre; et écrivoit contre l'objet de sa -passion la diatribe la plus amère dont il pût -s'aviser.</p> - -<p>J'en ai retrouvé une en vers, qui s'adresse -à je ne sais quel œil qui avoit troublé son -repos pendant deux ou trois nuits. Dans le -premier transport de son ressentiment, voici -comme il commence:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Maudit œil que l'enfer confonde!</div> -<div class="verse">Œil né pour le malheur du monde!</div> -<div class="verse">Qui mets les gens en pire état,</div> -<div class="verse">Que payen, turc ou renégat!…</div> -</div> - -<p>En un mot, tout le temps que duroit le -paroxisme, mon père n'avoit à la bouche -qu'injures, qu'imprécations, et presque des -malédictions.—Seulement il étoit trop impétueux -pour suivre la méthode d'Ernulphe, -pour suivre même sa réserve. Mon père qui -étoit de l'esprit le plus intolérant, ne se contentoit -pas de maudire sans exception tout -ce qui sous le ciel pouvoit entretenir ou -exciter son amour; jamais il n'achevoit sa -litanie de malédictions sans se maudire lui-même -à son tour, comme un des fous et -des imbécilles les plus fieffés, disoit-il, qui -eût jamais été lâché dans le monde.</p> - -<p>Mon oncle Tobie au contraire prit le tout -comme un agneau; il s'assit tranquillement, -et laissa le poison travailler dans ses veines -sans résistance.—Dans les douleurs les plus -aiguës de sa blessure (comme au temps de -celle qu'il avoit reçue à l'aîne) il ne lui échappa -pas une expression chagrine ou de mécontentement; -il ne s'en prit ni au ciel ni -à la terre; il ne pensa ni ne parla mal de -qui que ce soit. Pensif et solitaire, il s'assit, -sa pipe à la bouche, les yeux fixés sur sa -jambe boiteuse, poussant de temps à autre -quelque soupir sentimental,—qui, mêlé avec -les bouffées de tabac, ne pouvoit incommoder -personne.</p> - -<p>Je le répète, il prit le tout comme un -agneau.—</p> - -<p>A la vérité, il commit d'abord une méprise.—Le -matin de cette même journée, il avoit -monté à cheval avec mon père, pour tâcher -de sauver un petit bois charmant, que le -doyen et le chapitre de Shandy faisoient -abattre pour en donner le profit aux <i>pauvres</i> -(d'esprit, certainement, car l'argent en fut -partagé entre le doyen et les chanoines.)—Le -dit bois se trouvoit en vue de la -maison de mon oncle Tobie, et lui étoit -du plus grand secours pour sa description -de la bataille de Wynendale;—aussi -avoit-il couru avec empressement pour le -sauver.</p> - -<p>Il avoit été au grand trot,—sur un cheval -dur,—avec une selle incommode.—Bref, -il étoit arrivé que la partie séreuse du sang -avoit pénétré entre cuir et chair, et avoit -causé un apostème aux pays bas de mon -oncle Tobie.—Lorsque ce clou (car c'en -étoit un) commença à pousser, mon oncle -Tobie qui avoit peu d'expérience en amour, -se persuada que c'étoit là un des symptômes -et une des parties constituantes de sa passion;—mais -l'apostème venant à crever, -et l'amour restant le même, mon oncle Tobie -comprit bien que sa blessure n'étoit pas blessure -superficielle, et qu'elle avoit pénétré -jusqu'à son cœur.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch56">CHAPITRE LVI.<br /> -<i>Confidence.</i></h2> - - -<p>Le monde rougiroit d'avoir un penchant -vertueux.—Mon oncle Tobie connoissoit peu -le monde; et quand il s'aperçut qu'il étoit -amoureux, il n'imagina pas devoir en faire -plus de mystère que si la veuve Wadman -l'avoit blessé par mégarde avec son couteau. -Mais quand il auroit cru devoir taire ce secret -à tout autre, accoutumé à regarder Trim -comme un humble ami, et trouvant chaque -jour de nouvelles raisons pour le traiter ainsi, -cela n'auroit rien changé à la manière dont -il lui confia l'affaire.</p> - -<p>«Je suis amoureux, caporal, dit mon -oncle Tobie.»</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch57">CHAPITRE LVII.<br /> -<i>Plan de campagne.</i></h2> - - -<p>«Amoureux, s'écria le caporal!—monsieur -se portoit si bien il y a deux jours, -quand je lui racontois l'histoire du roi de -Bohême! L'histoire du roi de Bohême, dit mon -oncle Tobie!… (Il rêva quelque temps)… -Qu'est devenue son histoire?»—</p> - -<p>«Nous l'avons perdue je ne sais comment, -dit le caporal.—Mais alors monsieur n'étoit -non plus amoureux que moi.—Cela me vint, -dit mon oncle Tobie, lorsque tu me quittas -avec la brouette et les outils. Je restai seul -avec Mistriss Wadman. Le trait qu'elle m'a -laissé est encore là, ajouta-t-il en montrant -sa poitrine.—</p> - -<p>»Eh! bien, dit le caporal, il n'y a qu'à -marcher.—Monsieur sait bien qu'elle n'est -non plus en état de soutenir un siége que -de voler.»—</p> - -<p>Mais comme nous sommes voisins, dit mon -oncle Tobie, ne seroit-il pas mieux que je -l'informasse civilement…»—</p> - -<p>Si j'osois, dit le caporal, être d'un avis -différent de monsieur!»</p> - -<p>«Parle librement, dit avec bonté mon -oncle Tobie.»</p> - -<p>«Eh! bien, dit le caporal! sauf le respect -de monsieur, je tomberois brusquement sur -elle comme un tonnerre, pour répondre à -ses petites attaques traîtresses; et ensuite je -lui parlerois civilement.—Car si elle s'aperçoit -la première que monsieur est amoureux -d'elle…—Dieu soit à son aide, dit mon -oncle Tobie! en ce moment, Trim, elle ne -s'en doute non plus que l'enfant qui n'est -pas encore né.»—</p> - -<p>O mon bon oncle!—</p> - -<p>Il y avoit déjà vingt-quatre heures que -la veuve Wadman avoit tout dit à Brigitte, -sans omettre une seule circonstance; et en -ce moment elles tenoient ensemble un petit -conciliabule, touchant certains doutes, certains -scrupules, relatifs à l'issue de l'affaire, -et que le diable qui ne dort jamais avoit fait -naître dans l'esprit de la veuve, avant même -qu'elle n'eût achevé son <i lang="la" xml:lang="la">Te Deum</i>.—</p> - -<p>«Si je l'épouse, disoit la veuve Wadman, -j'ai bien peur, Brigitte, que le pauvre capitaine -ne jouisse pas d'une bonne santé.—Il -a reçu une si terrible blessure à l'aîne!»—</p> - -<p>«Bon, madame, répliqua Brigitte! elle n'est -pas si considérable que vous pensez. D'ailleurs, -ajouta-t-elle, je la crois bien guérie.»—</p> - -<p>«Je voudrois en être sûre, dit la veuve -Wadman;—mais uniquement par rapport à -lui.»</p> - -<p>«Si madame le désire, dit Brigitte, j'en -saurai tout le détail avant qu'il soit huit jours.—Car -tandis que le capitaine lui rendra des -soins, il est certain que monsieur Trim me -fera sa cour; et c'est mon affaire, ajouta-t-elle, -de le traiter de sorte qu'il ne me cache -rien de tout ce que nous avons intérêt de -savoir.»</p> - -<p>Elles prirent donc ainsi leurs mesures; et -mon oncle Tobie et le caporal prenoient les -leurs de leur côté.—</p> - -<p>«Maintenant, dit le caporal, en posant sa -main gauche sur sa hanche, et animant son -geste de la main droite, avec un air qui garantissoit -presque le succès,—si monsieur -veut me laisser faire, et me confier la conduite -de l'attaque…»—</p> - -<p>«De tout mon cœur, Trim, dit mon oncle -Tobie. Et comme je prévois que dans toute -cette guerre tu me serviras d'aide-de-camp, -voici déjà une <i>couronne</i> pour t'aider à arroser -ton brevet.»—</p> - -<p>«Eh! bien, dit le caporal, faisant d'abord -une révérence pour son brevet, il faut prendre -dans le grand coffre les habits galonnés de -monsieur;—il faut raccommoder les manches -de celui qui est bleu et or.—Je retaperai -à monsieur sa perruque <i>à la Ramillies</i>, -et j'aurai un tailleur pour retourner ses culottes -d'écarlate.»—</p> - -<p>«J'aimerois mieux celles de pluche rouge, -dit mon oncle Tobie.—Monsieur n'y pense -pas, dit le caporal.»</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch58">CHAPITRE LVIII.<br /> -<i>Il n'omet rien.</i></h2> - - -<p>«Tu mettras un peu de blanc d'Espagne à -mon épée, et avec une brosse…—Que -monsieur ne s'embarrasse de rien, répliqua -le caporal.»</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch59">CHAPITRE LIX.<br /> -<i>La toilette sera complète.</i></h2> - - -<p>«Je repasserai à neuf les deux rasoirs de -monsieur;—je rajusterai un peu mon bonnet -de housard, et je prendrai l'uniforme du -pauvre lieutenant Lefèvre, que monsieur m'a -ordonné de porter pour l'amour de lui;—et -aussi-tôt que monsieur sera rasé, et qu'il -aura pris sa chemise, son habit bleu et or, -et ses culottes de fine écarlate;—enfin quand -sa toilette sera achevée et que tout sera prêt,—nous -marcherons fiérement, comme à -l'attaque d'un bastion.—Or, tandis que -monsieur engagera le combat avec mistriss -Wadman dans le salon à droite, je livrerai -bataille à Brigitte dans la cuisine à gauche; -et au moyen de cette disposition, je réponds -à monsieur, dit le caporal, en faisant claquer -ses doigts au-dessus de sa tête,—je lui -réponds de la victoire.»—</p> - -<p>«Je désire que tout cela réussisse, dit mon -oncle Tobie; mais je déclare, caporal, que -j'aimerois mieux marcher à l'ennemi sur le -revers d'une tranchée.»—</p> - -<p>«Une femme est bien autre chose, dit le -caporal.—Je le suppose ainsi, dit mon oncle -Tobie.»</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch60">CHAPITRE LX.<br /> -<i>L'âne et le califourchon.</i></h2> - - -<p>De tout ce que pouvoit dire mon père, si -quelque chose étoit capable de désoler mon -oncle Tobie, (surtout pendant la durée de -ses amours) c'étoit l'usage continuel et perfide -que faisoit mon père d'une expression -d'Hilarion l'hermite, lequel en parlant de -ses jeûnes, de ses veilles, de ses flagellations, -et de toutes les macérations pratiquées -dans la religion,—disoit, (quoiqu'un peu -plus gaiment, ce me semble, qu'il ne convenoit -à un hermite) qu'il employoit tous -ces moyens <i>pour empêcher son âne de regimber</i>; -voulant dire: pour réprimer l'aiguillon -de la chair.—</p> - -<p>Mon père étoit enchanté de cette expression, -non pas seulement à cause de son laconisme, -mais parce qu'elle ravaloit les désirs -et les appétits de la partie de nous-mêmes -la plus grossière.—Il adopta donc cette -métaphore, et il s'en servit constamment -pendant plusieurs années de sa vie. Il ne -prononçoit plus le mot <i>passions</i>, c'étoit -toujours <i>âne</i> qu'il mettoit à la place. Si bien -que pendant tout le temps que sa manie -dura, l'on pouvoit dire qu'il étoit toujours -à cheval sur son <i>âne</i> ou sur l'<i>âne</i> d'un autre.</p> - -<p>Ici, messieurs, je vous prie d'observer la -différence de l'<i>âne</i> de mon père à mon <i>dada</i>, -ou, si vous voulez, à mon <i>califourchon</i>; le -tout pour qu'il ne vous arrive jamais de les -confondre dans votre esprit.</p> - -<p>Mon <i>dada</i>, si vous l'avez un peu observé, -n'est pas une méchante bête; il ne pratique -de l'<i>âne</i> en rien,—non, messieurs, en rien.—Mon -<i>dada</i>!—Eh! c'est celui de tout le -monde; c'est la petite niaiserie du moment; -c'est la folie du jour: un magot, un papillon, -un pantin, le boulingrin de mon oncle Tobie.—Mon -<i>dada</i>!—Eh! c'est celui que vous -montez vous-même, madame, quand vous -avez un moment d'humeur, de vapeurs, -d'ennui de votre mari;—en un mot, c'est -l'animal le plus utile que je connoisse; et je -ne sais pas ce que le monde deviendroit sans -lui.—</p> - -<p>Mais l'<i>âne</i> de mon père, messieurs!—montez-le, -je vous prie, montez le;—de grace, -montez-le;—ou plutôt, messieurs, ne le -montez pas.—C'est un animal concupiscent; -et malheur à celui qui ne l'empêche pas de -regimber.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch61">CHAPITRE LXI.<br /> -<i>Coq-à-l'âne.</i></h2> - - -<p>Dès que mon père eut appris l'amour de -mon oncle Tobie:—«Eh bien, mon cher -Tobie, lui dit-il en le revoyant, comment -va ton <i>âne</i>?»</p> - -<p>Mon oncle Tobie, plus occupé de sa blessure -que de la métaphore d'Hilarion, s'imagina -que mon père, par une sollicitude toute -fraternelle, lui demandoit des nouvelles de -son <i>aine</i>.</p> - -<p>Une imagination préoccupée, vous le savez, -messieurs, n'a pas moins de pouvoir sur le -son des mots que sur la forme des choses; -et un homme dans cette disposition, entend -moins la chose qu'on lui dit que celle à quoi -il pense.</p> - -<p>Cependant la question étonna mon oncle -Tobie,—d'autant qu'il aperçut les coins -des lèvres de ma mère à demi-relevés, et -tout son visage disposé au sourire. Le docteur -Slop avoit aussi je ne sais quoi de malin répandu -sur sa physionomie.—Enfin, mon -père lui-même, en faisant cette question, -n'avoit point ce regard de l'amitié qui interroge -la souffrance.—</p> - -<p>Un autre que mon oncle Tobie n'auroit -pas répondu, ou auroit répondu avec embarras.—</p> - -<p>«Mon <i>aine</i>, frère Shandy, répondit mon -oncle Tobie, va beaucoup mieux.»</p> - -<p>A ce mot, tout le monde éclata de rire, -hors mon père, qui avoit beaucoup espéré -de son <i>âne</i>, et qui, fâché de la méprise de -mon oncle Tobie, auroit bien voulu revenir -à la charge. Mais mon pauvre oncle Tobie -avoit l'air si déconcerté, si embarrassé, que -si vous eussiez été là, madame, avec le cœur -que je vous connois, vous seriez venue à son -secours.—C'est ce que fit ma mère.</p> - -<p>«Tout le monde, dit ma mère, assure -que vous êtes amoureux, frère Tobie; et -nous espérons que cela est vrai.»—</p> - -<p>«Je suis amoureux, ma sœur, répliqua -mon oncle Tobie; et plus même, je crois, -qu'on ne l'est communément.—Ouais! dit -mon père.—Et depuis quand le savez-vous, -dit ma mère?»—</p> - -<p>«Depuis que mon clou a percé, dit mon -oncle Tobie.» Cette réponse mit mon père -de bonne humeur; et il entreprit encore une -fois mon pauvre oncle Tobie.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch62">CHAPITRE LXII.<br /> -<i>Les deux amours.</i></h2> - - -<p>«Les anciens, dit mon père, ont reconnu, -frère Tobie, deux sortes d'amour, très-distinctes -l'une de l'autre, suivant la partie du -corps où elles prennent naissance, la cervelle -ou le foie. Ainsi, quand un homme devient -amoureux, il doit considérer où est le siége -du mal.»—</p> - -<p>«Et qu'importe, frère Shandy, répliqua -mon oncle Tobie,—qu'importe d'où l'amour -vienne, quand on ne veut que se marier, -aimer sa femme, et lui faire quelques enfans?»—</p> - -<p>«Quelques enfans, s'écria mon père, en -sautant de sa chaise les yeux fixés sur ma -mère, et passant brusquement entre son -fauteuil et celui du docteur Slop!—Quelques -enfans, s'écria mon père, en répétant les -mots de mon oncle Tobie, et continuant à -se promener avec agitation!»</p> - -<p>«Ce n'est pas, frère Tobie, dit mon père -en revenant à lui, et se rasseyant derrière -le fauteuil de mon oncle Tobie,—ce n'est -pas que je fusse fâché de t'en voir une vingtaine; -au contraire, j'en serois charmé; et -j'aimerois chacun d'eux, Tobie, autant que -si j'étois son père.»</p> - -<p>Mon oncle Tobie passa sa main derrière -sa chaise, sans être aperçu, pour serrer celle -de mon père.—</p> - -<p>Mon père prit la main de mon oncle Tobie.—</p> - -<p>«Bien plus, mon cher frère, continua -mon père,—formé comme tu l'es de tout -ce qu'il y a de plus doux dans la nature -humaine, ayant si peu de ses aspérités, -c'est une pitié que la terre ne soit pas toute -peuplée d'habitans qui te ressemblent.—Et -si j'étois monarque d'Asie, ajouta mon père, -en s'échauffant pour ce nouveau projet, je -t'obligerois (pourvu que la chose ne fût pas -au-dessus de tes forces, et ne desséchât pas -trop promptement ton humide radical,—pourvu -enfin que cet exercice ne fît aucun -tort à ton imagination ni à ta mémoire, ce -qui arrive quand on s'y livre inconsidérément) -oui, frère Tobie, je te procurerois les plus -belles femmes de mon empire, et je t'obligerois, -<i lang="la" xml:lang="la">nolens et volens</i>, de me faire un -sujet tous les mois.»—</p> - -<p>«Tous les mois, dit ma mère, en prenant -une prise de tabac!»—</p> - -<p>«Je ne voudrois pas, dit mon oncle Tobie, -faire un enfant, <i lang="la" xml:lang="la">nolens et volens</i>, ce qui -signifie, je crois, que je le voulusse ou -non, pour plaire au plus grand prince de la -terre.»—</p> - -<p>«J'avoue, dit mon père, qu'il y auroit -de ma part un peu de cruauté à t'y contraindre.—Mais -c'est une supposition que -j'ai faite, frère Tobie, pour te montrer que -ce n'est pas sur ton projet de faire des enfans -(en cas que tu en sois capable) mais sur -les systèmes que tu as sur l'amour et le mariage, -que je veux te redresser.»</p> - -<p>«Mais, dit Yorick, il y a beaucoup de -raison et de bons sens dans l'opinion que le -capitaine Shandy se forme de l'amour; et -dans les heures perdues de ma vie, dont je -rendrai compte un jour; j'ai lu beaucoup de -poëtes et de rhéteurs, desquels je n'aurois -jamais pu en extraire autant.»—</p> - -<p>«Je voudrois, Yorick, dit mon père, que -vous eussiez lu Platon, il vous auroit appris -qu'il y a deux amours.—Je sais, dit Yorick, -qu'il y avoit deux religions parmi les anciens; -l'une pour le peuple, et l'autre pour les savans. -Mais je pense qu'un seul amour pouvoit -suffire aux uns et aux autres.—Point du -tout, dit mon père, et par les mêmes raisons;—car -de ces deux amours, suivant le commentaire -de Ficinus sur Velasius, l'un est -spirituel, l'autre est matériel.</p> - -<p>»Le premier est le plus ancien, n'a point -eu de mère, et n'a rien à démêler avec Vénus; -le second est engendré de Jupiter et de -Dioné.»—</p> - -<p>«De grace, frère, dit mon oncle Tobie, -qu'est-ce qu'un homme qui croit en Dieu a -besoin de tout cela?» Mon père ne s'arrêta -point à lui répondre, de crainte de perdre -le fil de son discours.</p> - -<p>«Ce dernier, continua-t-il, participe entièrement -de la nature de Vénus.</p> - -<p>»Le premier est la chaîne d'or qui lie le -ciel à la terre, c'est lui qui nous excite à -l'amour héroïque, lequel renferme et fait -naître le désir de la philosophie et de la -vérité; le second excite seulement le désir.»—</p> - -<p>«Je crois, dit mon oncle Tobie, que la -procréation des enfans est bien aussi utile -au monde, que la découverte des moyens de -déterminer les longitudes en mer.»—</p> - -<p>«Il est certain, dit ma mère, que l'amour -entretient la paix dans le monde.»—</p> - -<p>«Et qu'il la détruit dans les familles, s'écria -mon père.»—</p> - -<p>«C'est lui qui peuple la terre, dit ma -mère.»—</p> - -<p>«Et qui dépeuple le ciel, dit mon père.»—</p> - -<p>«C'est la virginité, dit Slop d'un air triomphant, -qui peuple le paradis.»—</p> - -<p>«Propos de nonne, répliqua mon père.»—</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch63">CHAPITRE LXIII.<br /> -<i>Chacun va se coucher.</i></h2> - - -<p>Mon père, dans toutes ses disputes, avoit -un genre d'escarmouche si tranchant, si aigre, -si peu ménagé,—poussant à droite, sabrant à -gauche, et tombant sur tout le monde indistinctement,—que -s'il y avoit vingt personnes -dans un cercle, en moins d'une demi-heure -il étoit sûr de les avoir toutes contre -lui; ce qui ne contribuoit pas peu à le laisser -ainsi sans alliés, c'est que s'il y avoit un -poste tout-à-fait <i>intenable</i>, c'est-là qu'il alloit -se jeter.—Mais il faut lui rendre justice. Une -fois qu'il y étoit établi, il s'y défendoit si -vaillamment, que tout brave et galant homme -ne l'en voyoit chasser qu'avec peine.</p> - -<p>Aussi Yorick en l'attaquant, ce qui lui -arrivoit souvent, se gardoit bien d'employer -toute sa force.—</p> - -<p>Mais la remarque du docteur Slop sur les -vierges, à la fin du dernier chapitre, avoit -rangé Yorick du côté de mon père; et il -commençoit à désoler le pauvre docteur par -l'énumération de tous les couvens de la chrétienté,—quand -le caporal Trim entra dans -la salle, et raconta à mon oncle Tobie que -ses culottes d'écarlate ne pourroient servir, -comme ils l'avoient projeté, pour l'attaque -de la veuve Wadman, attendu que le tailleur, -en les décousant, s'étoit aperçu qu'elles -avoient déjà été retournées.</p> - -<p>«Eh bien! qu'il les retourne encore, dit -brusquement mon père; car on les retournera -encore plus d'une fois avant que l'affaire soit -finie.—Elles n'en valent pas la façon, dit le -caporal.—Alors, frère, dit mon père, il -faut nécessairement que vous en commandiez -d'autres. Car quoique je sache, continua-t-il, -en s'adressant à la compagnie, que la veuve -Wadman aime mon frère Tobie depuis longtemps, -et qu'elle a mis en usage toute l'adresse -et tous les artifices d'une femme pour -s'en faire aimer,—maintenant qu'elle l'a -enrôlé, sa passion n'est plus aussi vive.»</p> - -<p>«Elle a obtenu ce qu'elle vouloit.»—</p> - -<p>«Sous ce rapport, continua mon père; -sous ce rapport, auquel je suis persuadé que -Platon n'a jamais pensé, vous voyez que -l'amour est moins un sentiment qu'un état, -une condition, et qu'on s'y engage (à-peu-près, -diroit mon frère Tobie, comme dans -un régiment).—Or, dès qu'un homme est -aggrégé à un corps, soit qu'il aime le service -ou non, il se comporte comme s'il l'aimoit, -et cherche partout à se montrer homme de -courage.»</p> - -<p>Cette hypothèse, comme toutes celles de -mon père, étoit assez plausible; et mon -oncle Tobie n'avoit qu'une seule objection -à y faire. Trim se tenoit prêt à le seconder; -mais mon père n'avoit pas encore tiré sa -conclusion.</p> - -<p>«C'est pourquoi, continua mon père, reprenant -sa supposition, quoique tout le -monde sache que mistriss Wadman et mon -frère Tobie se plaisent l'un à l'autre, et se -conviennent réciproquement,—quoique je -ne connoisse dans la nature aucun obstacle -qui puisse empêcher les violons de jouer dès -ce soir,—je répondrois que ce ne sera pas -d'un an que leurs instrumens se mettront à -l'unisson.»—</p> - -<p>«Je crains que nous n'ayions mal pris nos -mesures, dit mon oncle Tobie, en regardant -Trim, comme pour lui demander son avis.»—</p> - -<p>«Je gagerois, dit Trim, mon bonnet de -housard.—(Son bonnet de housard, comme -je vous l'ai dit, étoit son enjeu ordinaire; -mais ayant été rajusté et presque remis à -neuf pour l'attaque projetée, l'enjeu devenoit -plus important.—) Je gagerois, avec la permission -de monsieur, mon bonnet de housard -contre un schelling… si j'osois, continua -Trim, faisant une révérence, gager contre -monsieur.»—</p> - -<p>«Il n'y a point de mal à cela, dit mon -père; car en disant que tu gagerois ton -bonnet, tout ce que tu entends par-là, c'est -que tu crois… Qu'est-ce que tu crois?»—</p> - -<p>«Je crois que la veuve Wadman, sauf le -respect de monsieur, n'est pas en état de -tenir dix jours.»—</p> - -<p>«Et où diantre, s'écria Slop, d'un air -goguenard, où diantre, l'ami, as-tu si bien -appris à connoître les femmes?»—</p> - -<p>«Dans mes amours avec une religieuse, -dit Trim.—Ce n'étoit qu'une <i>béguine</i>, dit -mon oncle Tobie.»</p> - -<p>Le docteur Slop étoit trop en colère pour -écouter cette distinction; et mon père profitant -de l'occasion pour tomber sur les religieuses -d'estoc et de taille, en les traitant -de folles, le docteur Slop ne put y tenir.—Mon -oncle Tobie avoit encore quelques mesures -à prendre pour ses culottes, et Yorick -pour la seconde partie de son prochain sermon; -toute la compagnie se sépara. Et comme -il restoit une demi-heure avant le temps de -se mettre au lit, mon père qui étoit demeuré -seul, demanda une plume, de l'encre et du -papier, et se mit à écrire pour mon oncle -Tobie l'instruction suivante en forme de -lettre.</p> - -<p class="ind"><i>Mon cher frère Tobie.</i></p> - -<p>Ce que je vais te dire a rapport à la nature -des femmes, et à la manière de leur faire -l'amour. Et peut-être est-il heureux pour toi -(quoiqu'il ne le soit pas autant pour moi) -que l'occasion se soit offerte, et que je me -sois trouvé capable de t'écrire quelques instructions -sur ce sujet.—</p> - -<p>Si c'eût été le bon plaisir de celui qui distribue -nos lots, et qu'il t'eût départi plus -de connoissances qu'à moi, j'aurois été -charmé que tu te fusses assis à ma place, et -que cette plume fût entre tes mains;—mais -puisque c'est à moi à t'instruire, et que madame -Shandy est là auprès de moi, se disposant -à se mettre au lit,—je vais jeter ensemble -et sans ordre sur le papier des idées -et des préceptes concernant le mariage, tels -qu'ils me viendront à l'esprit, et que je croirai -qu'ils pourront être d'usage pour toi; voulant -en cela te donner un gage de mon amitié, -et ne doutant pas, mon cher Tobie, de la -reconnoissance avec laquelle tu le recevras.—</p> - -<p>—En premier lieu, à l'égard de ce qui concerne -la religion dans cette affaire—(quoique -le feu qui me monte au visage me fasse apercevoir -que je rougis en te parlant sur ce -sujet;—quoique je sache, en dépit de ta -modestie qui nous le laisseroit ignorer, que -tu ne négliges aucune de ses pieuses pratiques), -il en est une cependant que je voudrois -te recommander d'une manière plus -particulière, pour que tu ne l'oubliasses -point, du moins pendant tout le temps que -dureront tes amours.—Cette pratique, frère -Tobie, c'est de ne jamais te présenter chez -celle qui est l'objet de tes poursuites, soit le -matin, soit le soir, sans te recommander auparavant -à la protection du Dieu tout puissant, -pour qu'il te préserve de tout malheur.—</p> - -<p>Tu te raseras la tête, et tu la laveras tous -les quatre ou cinq jours, et même plus souvent, -si tu le peux, de peur qu'en ôtant ta -perruque dans un moment de distraction, -elle ne distingue combien de tes cheveux -sont tombés sous la main du temps, et combien -sous celle de Trim.—</p> - -<p>Il faut, autant que tu le pourras, éloigner -de son imagination toute idée de tête chauve.—</p> - -<p>—Mets-toi bien dans l'esprit, Tobie, et -suis cette maxime comme sûre:</p> - -<p><i>Toutes les femmes sont timides.</i>—Et il -est heureux qu'elles le soient; autrement, -qui voudroit avoir affaire avec elles?—</p> - -<p>—Que tes culottes ne soient ni trop étroites -ni trop larges, et ne ressemblent pas à ces -grandes culottes de nos ancêtres.</p> - -<p>Un juste <i>medium</i> prévient tous les commentaires.—</p> - -<p>Quelque chose que tu aies à dire, soit que -tu aies peu ou beaucoup à parler, modère -toujours le son de ta voix. Le silence et tout -ce qui en approche grave dans la mémoire -les mystères de la nuit. C'est pourquoi, si -tu peux l'éviter, ne laisse jamais tomber la -pelle ni les pincettes.—</p> - -<p>Dans tes conversations avec elle, évite toute -plaisanterie et toute raillerie; et autant que -tu pourras, ne lui laisse lire aucun livre -jovial. Il y a quelques traités de dévotion que -tu peux lui permettre, (quoique j'aimasse -mieux qu'elle ne les lût point,) mais ne -souffre pas qu'elle lise Rabelais, Scarron, ou -Dom-Quichotte.</p> - -<p>Tous ces livres excitent le rire; et tu sais, -cher Tobie, que rien n'est plus sérieux que -les fins du mariage.—</p> - -<p>—Attache toujours une épingle à ton jabot -avant d'entrer chez elle.—</p> - -<p>Si elle te permet de t'asseoir sur le même -sopha, et qu'elle te donne la facilité de poser -ta main sur la sienne, résiste à cette tentation.—Tu -ne saurois toucher sa main, sans -que la température de la tienne lui fasse deviner -ce qui se passe en toi. Laisse-là toujours -dans l'indécision sur ce point et sur -beaucoup d'autres.—En te conduisant ainsi, -tu auras au moins sa curiosité pour toi; et -si ta belle n'est pas encore entièrement soumise, -et que ton <i>âne</i> continue à regimber, -(ce qui est fort probable) tu te feras tirer -quelques onces de sang au-dessous des oreilles, -suivant la pratique des anciens Scythes, qui -guérissoient par ce moyen les appétits les plus -désordonnés de nos sens.</p> - -<p>Avicenne est d'avis que l'on se frotte ensuite -avec de l'extrait d'ellébore, après les -évacuations et purgations convenables;—et -je penserois assez comme lui. Mais surtout -ne mange que peu, ou point de bouc -ni de cerf;—et abstiens-toi soigneusement, -c'est-à-dire, autant que tu le pourras, de -paons, de grues, de foulques, de plongeons, -et de poules d'eau.</p> - -<p>Pour ta boisson, je n'ai pas besoin de te -dire que ce doit être une infusion de verveine -et d'herbe hanéa, de laquelle Elien rapporte -des effets surprenans.—Mais si ton -estomach en souffroit, tu devrois en discontinuer -l'usage, et vivre de concombres, de -melons, de pourpier et de laitue.—</p> - -<p>Il ne se présente pas pour le moment autre -chose à te dire.</p> - -<p>A moins que la guerre venant à se déclarer…</p> - -<p>Ainsi, mon cher Tobie, je desire que tout -aille pour le mieux;</p> - -<p>Et je suis ton affectionné frère,</p> - -<p class="sign"><i>Gauthier <span class="sc">Shandy</span>.</i></p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch64">CHAPITRE LXIV.<br /> -<i>Les trous de serrure.</i></h2> - - -<p>A l'heure même où mon père écrivoit son -instruction fraternelle, mon oncle Tobie et -le caporal de leur côté disposoient tout pour -l'attaque. Comme ils avoient renoncé à faire -retourner les culottes d'écarlate, au moins -pour le moment, rien ne pouvoit les engager -à remettre leur visite plus tard qu'au -lendemain matin. La résolution fut prise en -conséquence, et le départ fixé à onze heures.</p> - -<p>«Allons, ma chère, dit mon père à ma -mère, il convient, qu'en bon frère et en bonne -sœur, nous nous rendions chez mon frère -Tobie, pour protéger et favoriser son attaque.»</p> - -<p>Il y avoit déjà quelque temps que le caporal -et lui étoient habillés, quand mon père et -ma mère arrivèrent; et l'horloge venant à -sonner onze heures, c'étoit le moment de -se mettre en marche. Mon père n'eut que -le temps de glisser sa lettre d'instruction dans -la poche d'habit de mon oncle Tobie, et il -se joignit à ma mère pour lui souhaiter un -heureux succès.</p> - -<p>«Je voudrois, dit ma mère, les voir par -le trou de la serrure.—Mais uniquement -par curiosité.»—</p> - -<p>«Appelez chaque chose par son nom, dit -mon père;—et regardez ensuite par le trou -de la serrure tant qu'il vous plaira.»</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch65">CHAPITRE LXV.<br /> -<i>Jugement téméraire.</i></h2> - - -<p>Je prends à témoin toutes les puissances -du temps et du hasard qui sans cesse nous -arrêtent dans notre carrière, que mon esprit -étoit à bout, et que je ne savois comment -poursuivre l'histoire des amours de mon oncle -Tobie, lorsque ma mère, <i>par curiosité</i>, disoit-elle, -(mon père lui soupçonnoit un autre -motif,) désira pouvoir les regarder par le -trou de la serrure.</p> - -<p>«Appelez chaque chose par son nom, dit -mon père; et regardez ensuite par le trou -de la serrure tant qu'il vous plaira.»</p> - -<p>C'étoit uniquement la fermentation de cette -humeur un peu acide, qui entroit dans le -tempérament de mon père, et de laquelle -j'ai souvent parlé, qui donna lieu à une -pareille insinuation de sa part. Cependant -comme il étoit naturellement franc et généreux, -et toujours ouvert à la conviction, -il eut à peine lâché le dernier mot de cette -réplique peu obligeante, que sa conscience -lui en fit un reproche.</p> - -<p>Ma mère avoit en ce moment son bras -gauche conjugalement passé dans le bras droit -de mon père, de telle sorte que sa main -appuyoit sur la sienne.—Elle leva les doigts -et les laissa retomber. On auroit pu difficilement -prononcer si c'étoit là un coup ou -une caresse;—le casuiste le plus habile auroit -été bien embarrassé à décider si ce geste signifioit -un reproche ou un aveu. Mon père qui -étoit rempli de sensibilité de la tête aux pieds, -n'y vit que l'expression d'une femme timide -et faussement accusée.—Les reproches de -sa conscience redoublèrent;—il détourna -la tête.—Ma mère pensa que son corps alloit -suivre, et que son projet étoit de reprendre -le chemin de sa maison; aussitôt en croisant -sa jambe droite par-dessus sa gauche -qui ne bougea pas, elle se trouva en face -de mon père, qui, en ramenant sa tête, rencontra -subitement les yeux de ma mère.—</p> - -<p>—Nouvelle confusion!—</p> - -<p>Tout détruisoit le premier soupçon qu'il -avoit formé.—Tout augmentoit ses remords. -Un cristal mince, bleu, calme et brillant, -sans tache, sans eau, et tellement tranquille, -qu'on auroit pu appercevoir jusqu'au fond -la moindre particule ou la moindre expression -de desir, s'il en eût existé chez ma -mère;—mais il n'y en avoit pas le plus léger -vestige. Et je ne sais comment il arrive que -moi, son fils, formé de son sang, je me -trouve si enclin à la bagatelle, surtout vers -les équinoxes de printemps et d'automne.—</p> - -<p>Ma mère, madame, n'étoit telle en aucune -saison de l'année, ni par nature, ni -par éducation, ni par imitation.</p> - -<p>Un sang doux et sage circuloit paisiblement -dans ses veines, en tout temps, le jour -et la nuit, dans les occasions même les plus -critiques. Son imagination calme et paisible -n'étoit point échauffée par ces pratiques ascétiques, -par ces lectures mystiques, qui -n'ayant aucun sens en elles-mêmes, forcent -l'esprit à se replier dans la nature pour leur -en trouver un. Et quant à mon père, il étoit -si loin de chercher à enflammer ses idées -là-dessus, que son plus grand soin étoit d'éloigner -de sa tête toute image ou propos de -ce genre.</p> - -<p>Au reste, la nature avoit fait tous les frais -de la sagesse de ma mère, et rendu superflues -les précautions de mon père. Et mon -père le savoit!—Et mon père n'en continuoit -pas moins ses précautions!—Et moi, -Tristram Shandy, me voilà assis en gillet -brun et en pantoufles jaunes, sans perruque -ni bonnet, ce douze août mil sept cent soixante -six, accomplissant une de ses prédictions les -plus tragi-comiques; savoir que je ne penserois -ni n'agirois en rien comme les autres -enfans des hommes.—</p> - -<p>La méprise de mon père vint de ce qu'il -attaqua le motif de ma mère, au lieu de -l'action elle-même; car certainement les trous -de serrures ne sont pas destinés à servir de -lorgnettes; et en considérant l'action de ma -mère comme tendant à nier une vérité reconnue, -et à faire qu'un trou de serrure ne -fût pas un trou de serrure, l'action alors étoit -une violation de la nature des choses, et -comme telle assez criminelle.</p> - -<p>C'est pourquoi, n'en déplaise aux prédicateurs, -les trous de serrure sont l'occasion -de plus de péchés, je dis même de péchés -énormes, que tous les autres trous du monde.</p> - -<p>C'est ce qui me ramène aux amours de -mon oncle Tobie.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch66">CHAPITRE LXVI.<br /> -<i>Parure de mon Oncle Tobie.</i></h2> - - -<p>Quoique le caporal eût tenu parole en -retapant de son mieux la grande perruque -<i>à la Ramillies</i> de mon oncle Tobie, il avoit -eu trop peu de temps, et tous ses soins n'avoient -produit qu'un effet assez mince. Cette -fameuse perruque avoit passé plusieurs années -applatie dans le fond d'une vieille armoire; -et comme les mauvais plis ne s'effacent -pas aisément, et que l'usage des bouts -de chandelle n'est pas toujours sûr, l'entreprise -du caporal n'étoit pas une chose aussi -facile qu'on pourroit le croire. Il s'employoit -pourtant de son mieux;—il pomadoit,—il -crêpoit,—il retapoit,—puis se reculoit -d'un air joyeux, et les deux bras tendus -vers la perruque, comme pour l'engager à -prendre un meilleur air.—Mais le tout en vain; -elle frisoit en dépit du caporal, par -tout où le caporal ne vouloit pas qu'elle frisât; -et quand une boucle ou deux auroient pu -l'embellir, chaque cheveu s'applatissoit comme -s'il eût été trempé dans l'eau bouillante.</p> - -<p>La déesse du Spléen elle-même n'auroit -pu la voir sans sourire.</p> - -<p>Telle étoit la perruque de mon oncle Tobie,—ou -plutôt telle elle auroit paru sur tout -autre front que le sien. Mais le front de mon -oncle Tobie étoit le siége aimable de la douceur -et de la bonté; et ce charme se répandoit -sur tout ce qui l'environnoit.—D'ailleurs, -monsieur, la nature avoit dans toute sa personne -tracé le mot <i>gentilhomme</i> en si beaux -caractères, que jusqu'à son chapeau bordé -en vieux point d'Espagne tout terni, et surmonté -d'une large cocarde de taffetas fripé;—ce -chapeau, dis-je, qui en lui-même ne -valoit pas quatre sols, acquéroit de l'importance, -dès qu'il étoit sur la tête de mon oncle -Tobie. On eût dit qu'une Fée elle-même l'avoit -composé de sa main, pour mieux aller -à l'air de son visage.</p> - -<p>Rien n'auroit mieux prouvé ce que j'avance, -que l'habit bleu et or de mon oncle Tobie, -si, à quelques égards, la proportion n'étoit -pas nécessaire à la grâce; mais depuis quinze -ou seize ans qu'il étoit fait, depuis que l'inactivité -de mon oncle Tobie (dont les promenades -étoient presque bornées à son boulingrin,) -avoit doublé son embonpoint,—son habit -bleu et or étoit devenu si misérablement étroit, -que ce n'étoit qu'avec la plus grande peine -que le caporal avoit pu l'y faire entrer; et -le raccommodage des manches n'avoit servi -de rien;—il étoit cependant galonné en plein, -et sur toutes les coutures, et devant et derrière, -comme au temps du roi Guillaume; -et pour finir la description, il jetoit tant d'éclat -au soleil, il avoit un air si métallique -et si guerrier, que si le projet de mon oncle -Tobie eût été d'attaquer la veuve en armure, -il auroit pu lui-même s'y méprendre.</p> - -<p>Quant aux culottes d'écarlate, on sait que -le tailleur les avoit décousues et les avoit -abandonnées. On auroit pu à la rigueur s'en -accommoder, mais c'étoit assez que le soir -d'auparavant on les eût déclarées incapables -de servir, et comme il n'y avoit point d'alternative -dans la garderobe de mon oncle -Tobie, mon oncle Tobie sortit en culottes -de pluche rouge.—</p> - -<p>Le caporal avoit endossé l'uniforme du -pauvre Lefèvre. Il avoit retroussé ses cheveux -sous son bonnet de housard, lequel, -comme on sait, avoit été remis presque à -neuf.—Il suivoit son maître à trois pas de -distance.—Sa chemise, renflée à son jabot -et autour de ses poignets, annonçoit l'orgueil -de son ancienne profession; et son -bâton, suspendu par un petit cordon de cuir -noir, dont les deux bouts renoués ensemble -finissoient par un gland, balançoit au-dessous -de son poignet gauche.—Mon oncle Tobie -portoit sa canne comme une hallebarde.</p> - -<p>«Vraiment, dit mon père en lui-même, -ils ont assez bon air.»</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch67">CHAPITRE LXVII.<br /> -<i>Il tremble.</i></h2> - - -<p>Mon oncle Tobie retourna la tête plus de -dix fois, pour voir si le caporal se tenoit -prêt à le soutenir; et autant de fois le caporal -fit un petit moulinet de son bâton, -non pas d'un air avantageux, mais avec l'accent -le plus doux du plus respectueux encouragement, -comme pour dire à son maître: -<i>ne craignez rien</i>.</p> - -<p>Son maître se mouroit de peur.—</p> - -<p>Il ne savoit pas distinguer, ainsi que mon -père le lui avoit reproché, le bon côté d'une -femme de son mauvais côté. Aussi n'avoit-il -jamais été à son aise auprès d'aucune d'elles;—sauf -dans les momens d'affliction. Car -alors sa pitié étoit extrême; et le chevalier -le plus courtois de la chevalerie errante n'auroit -pas fait plus de chemin que mon oncle -Tobie, tout boiteux qu'il étoit, pour essuyer -une larme de l'œil d'une femme.—Et cependant, -excepté l'occasion où Mistriss Wadman -avoit abusé de sa bonne foi, il n'avoit jamais -osé arrêter ses regards sur l'œil d'aucune -femme.</p> - -<p>Il disoit souvent à mon père, dans l'admirable -simplicité de son cœur, que fixer une -femme, c'étoit presque (sinon tout-à-fait) la -même chose que de lui tenir un propos obscène.</p> - -<p>«—Et quand cela seroit, disoit mon père.»</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch68">CHAPITRE LXVIII.<br /> -<i>Il hésite.</i></h2> - - -<p>«Elle ne peut pas, caporal, dit mon oncle -Tobie, faisant halte quand ils furent à vingt -pas de la porte de Mistriss Wadman,—elle -ne peut pas s'en offenser.»—</p> - -<p>«Non plus, dit le caporal, que la veuve -du Juif à Lisbonne ne s'offensa de la visite -de mon frère Thomas.»—</p> - -<p>«Et comment la prit-elle, dit mon oncle -Tobie, se retournant vers le caporal?»—</p> - -<p>«Monsieur connoît, répliqua le caporal, -les malheurs de Tom; mais ceci n'y a aucun -rapport: sinon que le pauvre Tom n'avoit pas -épousé la veuve, ou si Dieu eût -permis qu'après leur mariage ils n'eussent -mis dans leurs saucisses que de la chair de -porc, le malheureux n'auroit pas été enlevé -dans son lit et traîné à l'inquisition.—C'est -une épouvantable chose que l'inquisition, -ajouta le caporal; quand une fois un pauvre -homme y est renfermé, monsieur sait bien -que c'est pour sa vie.»—</p> - -<p>«Hélas! oui, dit mon oncle Tobie d'un -air rêveur, et les yeux fixés sur la porte de -la veuve Wadman.»—</p> - -<p>«Et qu'y a-t-il d'aussi affreux qu'une éternelle -prison?—Qu'y a-t-il d'aussi doux que -la liberté?—Rien au monde, Trim, dit mon -oncle Tobie toujours d'un air rêveur.»</p> - -<p>«Tant qu'un homme est libre, s'écria le -caporal…» Et en même-temps il fit avec -son bâton le moulinet par-dessus sa tête, -à-peu-près en cette manière:</p> - -<div class="figc"><img src="images/illu4.png" alt="[Illustration]" /></div> -<p>—Un million de syllogismes les plus subtils -de mon père, n'en auroit pas dit davantage -en faveur du célibat.</p> - -<p>—Mon oncle Tobie jeta un regard pensif -vers sa chaumière et son boulingrin.—</p> - -<p>Le caporal, avec sa baguette, avoit imprudemment -évoqué l'esprit de calcul; il se -dépêcha de le conjurer, en poursuivant son -histoire en manière d'<i>exorcisme</i>, lequel ne -se trouve dans aucun rituel que je connoisse.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch69">CHAPITRE LXIX.<br /> -<i>Amours de Tom et de la Juive.</i></h2> - - -<p>«La place de Tom lui valoit de l'argent, -et lui donnoit peu de besogne.—Le climat -de Lisbonne est chaud.—C'est ce qui lui -donna la fantaisie de se marier.»</p> - -<p>«Or, il arriva vers ce temps-là qu'un Juif, -qui vendoit des saucisses dans la même rue -où Tom demeuroit, tomba malade d'une rétention -d'urine, et mourut. Sa veuve resta -en possession d'une boutique bien achalandée; -et, comme à Lisbonne, ainsi qu'ailleurs, -chacun est pour soi, Tom pensa qu'il n'y -auroit point de mal d'aller se présenter à -la veuve, pour lui offrir d'aider à continuer -son commerce.»</p> - -<p>«Tom en conséquence, se décida à l'aller -trouver.—Il pensa d'abord comment il se -feroit annoncer chez elle.—La manière la -plus simple étoit de feindre d'y aller acheter -une aune de saucisses; ce fut celle qu'il -choisit. Et voici comme il raisonnoit:</p> - -<p>«Si je suis mal reçu, il ne m'en coûtera -jamais qu'une aune de saucisses, et le malheur -n'est pas grand.—Si au contraire les -choses tournent bien, je puis gagner, non-seulement -une aune, mais une boutique entière -de saucisses, et une femme par-dessus -le marché.»</p> - -<p>«Toute la maison, du plus grand jusqu'au -plus petit, souhaita à Tom un heureux succès, -et il partit.—Sauf le respect de monsieur, -je m'imagine le voir en veste et culottes -de bazin, le chapeau sur l'oreille,—marchant -légèrement dans la rue, agitant sa canne -en l'air,—souriant et abordant d'un air gai -tous ceux qu'il rencontroit.—Mais, hélas! -Tom, tu ne souris plus; tu ne souriras plus, -s'écria le caporal en détournant la tête, les -yeux fixés à terre, comme s'il eût apostrophé -son frère au fond de son cachot.—»—</p> - -<p>«Pauvre garçon, dit mon oncle Tobie, -d'un air touché!»—</p> - -<p>«Je puis bien dire à monsieur, dit le caporal, -que c'étoit le meilleur garçon, et le plus -honnête qu'on eût jamais vu.»—</p> - -<p>«Il te ressembloit donc, Trim, répliqua -vivement mon oncle Tobie!»</p> - -<p>Le caporal rougit jusqu'au bout des doigts.—L'embarras -de l'homme modeste qui s'entend -louer,—la reconnoissance d'un serviteur -affectionné que son maître exalte,—la -douleur d'un frère sensible au souvenir -d'un frère malheureux,—tout cela se peignit -à-la-fois sur le visage du caporal, et les -larmes coulèrent le long de ses joues.</p> - -<p>Ce spectacle émut mon oncle Tobie. Il -prit le caporal par son habit, qui avoit été -celui de Lefèvre, et s'appuya sur lui, en -apparence, pour soulager sa jambe boiteuse, -mais réellement pour donner au caporal une -nouvelle marque de bonté.—Il resta en silence -une minute et demie; ensuite, il retira -sa main, et le caporal s'inclinant, reprit -l'histoire de son frère Tom et de la veuve -du juif.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch70">CHAPITRE LXX.<br /> -<i>La négresse.</i></h2> - - -<p>«Lorsque Tom arriva à la boutique, il -n'y trouva qu'une pauvre négresse, occupée -à chasser les mouches avec une touffe de -plumes blanches qu'elle avoit attachées au -bout d'un bâton. Mais, tout en les chassant, -elle prenoit garde de les blesser.—Touchant -tableau, s'écria mon oncle Tobie! la malheureuse -avoit beaucoup souffert; et elle -avoit appris à compatir.»—</p> - -<p>«C'étoit, sauf le respect de monsieur, -une excellente créature aussi bien qu'une -excellente ouvrière. Il y a, continua Trim, -dans l'histoire de cette pauvre malheureuse, -des circonstances qui attendriroient un cœur -de roche; et dans quelqu'une de nos soirées -d'hiver, quand monsieur sera disposé à les -entendre, je les raconterai à monsieur, avec -le reste de l'histoire de Tom, dont elles font -partie.»—</p> - -<p>«Ne l'oublie donc pas, Trim, dit mon -oncle Tobie.»—</p> - -<p>«Mais, monsieur, dit le caporal, avec un -air de doute, un nègre a-t-il une ame?»—</p> - -<p>«Je suis peu versé, caporal, dit mon oncle -Tobie, dans les choses de cette nature. Mais -je suppose que Dieu n'auroit pas voulu laisser -un nègre sans ame, plutôt que toi ou que -moi.»—</p> - -<p>«Ce seroit une affreuse injustice, dit le -caporal.»—</p> - -<p>«Assurément, dit mon oncle Tobie.»—</p> - -<p>«Pourquoi donc, oserois-je demander à -monsieur, traite-t-on plus mal une servante -noire qu'une blanche?»—</p> - -<p>«Je ne puis t'en donner aucune raison, -dit mon oncle Tobie.»—</p> - -<p>«C'est sans doute qu'elle n'a point d'amis, -dit le caporal en secouant la tête, ni personne -pour prendre sa défense.»—</p> - -<p>«Trim, dit mon oncle Tobie, c'est-là ce -qui devroit lui assurer, ainsi qu'à ses frères, -notre protection.—C'est le hasard de la -guerre qui les a mis en notre pouvoir, qui -a placé la verge dans nos mains.—Où elle -sera ensuite, le ciel le sait; mais en quelques -mains qu'elle tombe, Trim, le brave homme -n'en usera pas d'une manière barbare.»—</p> - -<p>«Le ciel l'en préserve, dit le caporal!»—</p> - -<p>«<i>Amen</i>, répondit mon oncle Tobie, en -posant la main sur son cœur.»—</p> - -<p>Le caporal reprit son histoire pour la continuer; -mais avec une espèce d'embarras, -dont le lecteur ne devine peut-être pas la -cause.—</p> - -<p>Par toutes ces transitions soudaines, et la -plupart touchantes, dont le caporal avoit -entre-mêlé son récit, il avoit perdu la clef -sur laquelle il l'avoit commencé. Son projet -avoit été de distraire son maître, et son maître -s'attendrissoit. Deux fois il toussa, deux fois -il essaya de se remettre sans pouvoir y parvenir; -enfin il rappela ses esprits, replaça sa -main gauche sur sa hanche, le coude relevé -en arc d'un air vainqueur; et conservant la -liberté de son bras droit, pour aider son -débit par ses gestes, il se rapprocha autant -qu'il put du ton qu'il avoit perdu.—Et dans -cette attitude, il continua son histoire.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch71">CHAPITRE LXXI.<br /> -<i>Les saucisses.</i></h2> - - -<p>«Tom qui n'avoit rien à démêler avec la -négresse, passa dans la chambre qui étoit -au-delà de la boutique pour parler à la veuve -du juif—de son amour… et de son aulne -de saucisses.—C'étoit, comme je l'ai dit à -monsieur, un garçon honnête et de joyeuse -humeur, et il portoit ce caractère écrit -sur toute sa personne. Il prit donc une -chaise, il se plaça près d'elle et contre la -table, et s'assit sans plus de cérémonie, mais -avec la plus grande politesse.»</p> - -<p>«Pour un galant, c'est la plus sotte chose -du monde, s'il m'est permis de le dire à -monsieur, que de débuter auprès d'une femme -qui fait des saucisses.—En effet, quelle fleurette -lui conter?—Tom débuta gravement, -en demandant d'abord à la veuve comment -se faisoient les saucisses,—quelle espèce de -viande, quelles herbes, quelles épices y entroient.—Ensuite, -d'un ton un peu plus -gai, avec quels boyaux,—si les plus gros -étoient les meilleurs,—s'ils ne crevoient jamais,—etc.? -Ayant seulement l'attention de -rester plutôt en arrière que de trop s'avancer, -et de ne rien risquer sans être à-peu-près -assuré du succès.»—</p> - -<p>«C'est pour avoir négligé cette précaution, -Trim, dit mon oncle Tobie en s'appuyant -sur l'épaule du caporal, que le comte de la -Motte perdit la bataille de Wynendale. Il -s'avança imprudemment dans le bois; et sans -cela Lille ne seroit pas tombé dans nos mains, -non plus que Gand et Bruges, qui suivirent -son exemple. L'année étoit si avancée, continua -mon oncle Tobie, et la saison devint -si mauvaise, que si les choses n'avoient pas -tourné comme elles firent, nos troupes auroient -péri en pleine campagne.»—</p> - -<p>«Mais, dit Trim, ne seroit-ce pas que les -batailles, ainsi que les mariages, sont écrites -dans le ciel?»</p> - -<p>Mon oncle Tobie rêva.</p> - -<p>Sa religion l'engageoit à dire d'une façon.—Sa -haute idée de l'art militaire le poussoit -à dire d'une autre.—Ne pouvant les accorder -ensemble, mon oncle Tobie préféra de ne -rien dire; et le caporal acheva son histoire.</p> - -<p>«Tom, s'apercevant qu'il gagnoit un peu -de terrein, et que tout ce qu'il avoit dit sur -les saucisses avoit été bien reçu de la belle, -se hasarda à lui offrir de l'aider un peu. -D'abord il prit l'entonnoir, et le tint, pendant -que la veuve avec son pouce faisoit -entrer la viande dans le boyau; ensuite il -coupa des attaches de longueur convenable, -et les tint dans sa main pendant qu'elle les -prenoit une à une;—après cela il les mit -dans la bouche de la veuve, où elle pouvoit -les prendre selon le besoin;—enfin, peu-à-peu -il en vint à lier les saucisses à son -tour, tandis que la veuve en tenoit le bout -dans ses dents.</p> - -<p>»Or, monsieur saura qu'une veuve tâche -toujours de choisir son second mari entièrement -différent du premier.—Si bien que -l'affaire étoit d'à-moitié réglée dans l'esprit -de la juive, avant que Tom eût parlé de -rien.</p> - -<p>»Elle feignit pourtant de vouloir se défendre, -et se saisit d'une saucisse, mais -Tom à l'instant se saisit d'une autre…</p> - -<p>»Monsieur comprend bien que la veuve -ne fut pas la plus forte.</p> - -<p>»Elle signa la capitulation, Tom la ratifia, -et l'affaire fut finie.»</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch72">CHAPITRE LXXII.<br /> -<i>Contre-marche.</i></h2> - - -<p>«Toutes les femmes, continua Trim, -en commentant son histoire, depuis la première -jusqu'à la dernière, aiment la plaisanterie. -La difficulté est de savoir celle qui -leur convient; et pour le connoître, il n'y a -d'autre moyen que de faire quelques essais; -de même qu'avec une pièce d'artillerie on -élève ou on rabaisse la culasse, jusqu'à ce -qu'on donne dans le blanc.»</p> - -<p>«Je goûte cette comparaison, dit mon -oncle Tobie, encore plus que la chose -même.»</p> - -<p>«Parce que monsieur, dit le caporal, aime -mieux la gloire que le plaisir.»—</p> - -<p>«J'espère, Trim, répondit mon oncle -Tobie, que j'aime l'humanité au-dessus de -tout;—et comme la science des armes tend -évidemment au bonheur et au repos des -hommes,—et que la branche, surtout de -cet art, dans laquelle nous nous sommes -exercés ensemble au boulingrin, n'a pour -but que d'arrêter les entreprises de l'ambition, -et de retrancher la vie et la fortune -du plus foible, contre l'invasion et le pillage -du plus fort;—toutes les fois que le tambour -se fera entendre, je me flatte, caporal, -que l'un et l'autre nous aimons trop l'humanité -et nos frères, pour ne pas nous armer -et voler à leur secours.»—</p> - -<p>En disant ces mots, mon oncle Tobie se -retourna, et marcha fièrement comme à la -tête de sa compagnie.—Et le fidèle caporal, -portant son bâton à l'épaule et frappant de -la main sur le pan de son habit pour marcher -en seconde ligne derrière son maître, -le long de l'avenue qui les ramenoit chez -eux.—</p> - -<p>«Que diantre se passe-t-il dans leurs deux -caboches, s'écria mon père à ma mère? Sur -ma parole ils assiégent mistriss Wadman en -forme; et ils font le tour de sa maison pour -marquer la ligne de circonvallation.»—</p> - -<p>«J'ose dire, répliqua ma mère…»</p> - -<p>Mais un moment, mon cher monsieur. -Ce que ma mère osa dire, ce que mon père -osa lui répondre, enfin leurs demandes, -leurs réponses et leurs répliques, seront -certainement lues, relues, discutées, commentées, -paraphrasées par la postérité;—mais -dans un chapitre à part. Je dis: <i>par -la postérité</i>, et je le répète.—Qu'a fait mon -livre pour ne pas surnager sur l'abyme des -temps avec l'<i>Eloge de la Folie</i>, le <i>Comte -du Tonneau</i>, et tant d'autres?</p> - -<p>Mais pourquoi jeter de si loin les yeux sur -l'avenir?—Ah! fermons-les bien plutôt.—Le -temps vole et détruit tout.—Chacune des -lettres que je trace, me dit avec quelle rapidité -la vie suit ma plume.—Nos journées -et nos heures, (plus précieuses, ma chère -Jenny, que ces rubis qui brillent à ton cou) -s'envolent sur nos têtes comme ces nuages -légers, que chasse l'aquilon et qui ne reviennent -plus.—Tout disparoît,—tout se -détruit.—Ces cheveux que tu prends soin -d'arranger sur ton front;… regarde,… -ils blanchissent sous ta main.—Et chaque -baiser que je te donne en te quittant, chaque -absence qui le suit, est le prélude de cette -séparation éternelle qui nous attend bientôt.—</p> - -<p>Ciel! ô ciel! prends pitié de ma Jenny,—prends -pitié de celui qui l'aime.—</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch73">CHAPITRE LXXIII.<br /> -<i>Le qu'en dira-t-on.</i></h2> - - -<p>Mais que pensera le monde de cette exclamation?—Tout -ce qu'il voudra.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch74">CHAPITRE LXXIV.<br /> -<i>L'Attente.</i></h2> - - -<p>Ma mère, toujours le bras gauche passé -dans le bras droit de mon père, étoit arrivée -avec lui jusqu'à l'angle fatal de la vieille muraille -du jardin, où le docteur Slop devoit -un jour être renversé par Obadiah monté sur -un cheval de carosse; lequel angle étoit directement -en face de la maison de Mistriss -Wadman.—Là, mon père, jetant un coup-d'œil -par derrière, aperçut mon oncle Tobie -et le caporal qui n'étoient plus qu'à dix pas -de la porte. Il se retourna aussitôt.</p> - -<p>«Arrêtons-nous un moment, dit mon père; -et voyons un peu de quel air mon frère Tobie -et son valet Trim feront leur première entrée. -Cela ne nous retardera pas d'une minute.—Quand -ce seroit de dix, dit ma mère!—Non -pas d'une demi-minute, dit mon père.»</p> - -<p>C'étoit précisément l'instant où le caporal -entamoit l'histoire de son frère Tom et de -la veuve du Juif.—L'histoire commença,—continua,—elle -eut des épisodes,—on revint -sur ses pas,—on continua,—on poursuivit,—l'histoire -ne finissoit pas;—le lecteur -l'a trouvée bien longue.—</p> - -<p>Le ciel ait pitié de mon père! il jura cinquante -fois; chaque attitude nouvelle le désespéroit. -Il donna le bâton du caporal, et -ses moulinets, et toutes ces gentillesses, à -autant de diables qu'il en crut de disposés -à accepter le cadeau.—</p> - -<p>Quand l'issue des événemens pareils à ceux -qui tenoient mon père dans l'attente, reste -ainsi suspendue dans les mains des destinées, -l'esprit a, par bonheur, trois espèces -de situations à parcourir; sans quoi il lui -seroit impossible de tenir jusqu'au bout.</p> - -<p>Le premier moment est donné à la <i>curiosité</i>,—le -second à justifier cette curiosité.—Quant -aux troisième, quatrième, cinquième, -et <i>cætera</i>, jusqu'au jour du jugement.—Ils -sont de l'empire du <i>point d'honneur</i>.</p> - -<p>Je sais que beaucoup de moralistes mettent -le tout sur le compte de la <i>patience</i>. Mais -cette vertu a, ce me semble, un département -suffisant, et dans lequel elle peut s'exercer, -sans venir usurper le peu de places démantelées -que l'<i>honneur</i> a conservées sur la terre.—</p> - -<p>Mon père, à l'aide de ces trois auxiliaires, -attendit du mieux qu'il put la fin de l'histoire -de Trim. Il tint bon pendant le panégyrique, -que mon oncle Tobie débita sur -la profession des armes dans le chapitre d'après; -mais voyant ensuite qu'au lieu de marcher -vers la maison de madame Wadman, -tous deux, après s'être retournés, reprenoient -le chemin diamétralement opposé, et confondoient -ainsi son attente,—pour le coup -mon père ne put y tenir; et il éclata brusquement, -en vertu de cette disposition d'humeur -acidule, qui, dans certaines occasions, -distinguoit entièrement son caractère de celui -des autres hommes.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch75">CHAPITRE LXXV.<br /> -<i>Le premier Dimanche du mois.</i></h2> - - -<p>«<i>Que diantre se passe-t-il dans leurs caboches</i>, -s'écria mon père?»—</p> - -<p>«<i>J'ose dire</i>, répondit ma mère, qu'ils -font des fortifications.»</p> - -<p>«Quoi! sur le terrein de Mistriss Wadman, -s'écria mon père en reculant d'un pas!»—</p> - -<p>«Je suppose que non, dit ma mère.»—</p> - -<p>«Je voudrois, dit mon père en élevant -la voix, que la science des fortifications fût -à tous les diables, avec toutes leurs <i>fadaises</i> -de sapes, de mines, de blindes, de gabions, -de cunettes, et de fausses brayes.»—</p> - -<p>«Ce sont des <i>fadaises</i>, dit ma mère.»</p> - -<p>Or ma mère, tolérante, (comme je voudrois -que le fussent certains personnages du -clergé, m'en eût-il coûté mon gillet brun et -mes pantoufles jaunes)—ma mère, dis-je, -étoit toujours de l'avis de mon père, quoique -la plupart du temps elle n'en comprît pas -un mot, et qu'elle n'eût pas la première idée -du sens des mots et des termes de l'art, -sur lesquels il faisoit rouler l'opinion ou le -système du moment. Elle se contentoit d'accomplir -à la lettre les promesses que son parrain -et sa marraine avoient faites pour elle, -mais rien de plus. Elle se seroit servi d'un -mot ou d'un verbe pendant vingt ans, et -l'auroit employé dans tous ses temps et dans -tous ses modes, sans s'embarrasser le moins -du monde d'en demander la signification.</p> - -<p>J'ai déjà dit que cette insouciance désoloit -mon père; c'étoit pour lui une source éternelle -de chagrins: la contradiction la plus -opiniâtre lui auroit été moins sensible. C'étoit -ce qui tordoit le cou à leurs meilleurs dialogues -dès la première phrase.—Ma mère -ne connoissoit rien aux <i>cunettes</i> ni aux <i>fausses -brayes</i>; elle fut de l'avis de mon père.</p> - -<p>«Ce sont des <i>fadaises</i>, dit ma mère.»—</p> - -<p>«Oh! surtout les <i>cunettes</i>, s'écria mon -père.» Il crut avoir dit un bon mot.—Il -jouit de son triomphe et poursuivit.</p> - -<p>«Non que ce soit, à proprement parler, -le terrein de la veuve Wadman, dit mon -père, en se reprenant un peu; car elle n'en -a que l'usufruit.»—</p> - -<p>«Cela fait une grande différence, dit ma -mère.»—</p> - -<p>«Aux yeux des sots, répliqua mon père.»—</p> - -<p>«A moins qu'il ne leur arrive d'avoir des -enfans, dit ma mère.»—</p> - -<p>«Mais auparavant, dit mon père, il faut -qu'elle persuade à mon frère Tobie de lui -en faire.»—</p> - -<p>«Sans doute, monsieur Shandy, dit ma -mère.»—</p> - -<p>«Si elle y parvient, dit mon père,—que le -ciel ait pitié d'eux!»—</p> - -<p>«<i>Amen</i>, dit ma mère, <i lang="it" xml:lang="it">piano</i>!»—</p> - -<p>«<i>Amen</i>, s'écria mon père, <i lang="it" xml:lang="it">fortissimè</i>!»—</p> - -<p>«<i>Amen</i>, répéta ma mère;» mais avec une -cadence, un soupir, un accent de pitié, qui -pénétra jusqu'au cœur de mon père, et ramollit -toutes ses fibres. Il prit son almanach;… -mais avant qu'il l'eût ouvert, la procession -d'Yorick, venant à sortir de l'église, éclaircit -une partie de ses doutes; et ma mère acheva -de les lever, en lui disant que c'étoit le -premier dimanche du mois.—Il remit son -almanach dans sa poche.—</p> - -<p>Le premier lord de la trésorerie, occupé -à trouver des moyens et des expédiens, ne -seroit pas rentré chez lui d'un air plus embarrassé.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch76">CHAPITRE LXXVI.<br /> -<i>Reprenons haleine.</i></h2> - - -<p>Après un chapitre comme celui qu'on vient -de voir, et surtout après la manière dont -il finit, il faut nécessairement insérer quatre -ou cinq pages de matières hétérogènes, pour -maintenir une juste balance entre la sagesse -et la folie. Sans cette précaution, un livre -ne vivroit pas au-delà de l'année.—Mais -une digression lourde et traînante n'est pas -ce qu'il faut. Il vaudroit autant aller son grand -chemin.—Une digression, dans une circonstance -comme celle-ci, doit être légère, enjouée, -et sur un sujet qui le soit aussi.—Ce -n'est pas tout, il faut que le <i>califourchon</i> -et celui qui le monte, ne s'y montrent -qu'à la dérobée.—</p> - -<p>La difficulté est de trouver des agens convenables -à la nature de ce service. <i>L'imagination</i> -est capricieuse;—<i>l'esprit</i> ne veut -pas être recherché:—quoique la <i>plaisanterie</i> -soit une bonne fille, elle ne vient pas -toujours quand on l'appelle.</p> - -<p>Il sembleroit que la meilleure façon pour -un auteur fût de dire ses prières; mais si -elles ne servent qu'à lui rappeler ses infirmités -et ses défauts, tant de corps que d'esprit, -il se trouvera plus bête après que devant, -(quoique meilleur, religieusement parlant.)</p> - -<p>Quant à moi, il n'y a pas un moyen sous -le ciel, du genre physique ou du genre moral, -qui ne me soit venu à l'esprit, et dont je -n'aie essayé. Quelquefois m'adressant à mon -ame, et disputant avec elle sur les moyens -d'étendre ses facultés.—</p> - -<p>Je ne les augmentois pas d'une ligne.</p> - -<p>Alors, changeant de système, j'ai essayé -ce que pourroient faire sur le corps la tempérance, -la sobriété et la chasteté.—Elles sont -bonnes en elles-mêmes, disois-je, elles sont -bonnes dans le sens absolu et dans le sens -relatif; elles sont bonnes pour la santé, -bonnes pour le bonheur dans ce monde-ci -et dans l'autre.—</p> - -<p>Enfin, elles sont bonnes pour tout,… -excepté pour ce qui me manque.—Là, elles -ne servent à rien qu'à laisser l'esprit comme -elles l'ont trouvé.—Quant aux vertus théologales,—<i>la -foi</i> et <i>l'espérance</i> pourroient -peut-être donner un peu de verve;—mais -pour cette vertu fade qu'on appelle <i>charité</i>, -elle vous ôte ce que ses sœurs vous avoient -donné.—</p> - -<p>Dans les occasions ordinaires, je n'ai rien -trouvé qui m'ait mieux réussi, que la méthode -dont je vais vous faire part.—</p> - -<p>—Certainement, si la logique n'est pas -une science frivole, et si je ne suis pas aveuglé -par mon amour-propre,—certainement dis-je, -il y a quelque chose en moi qui tient du vrai -génie; et ce qui me le persuade, c'est de -voir combien je suis étranger à la jalousie -et à l'envie: ce symptôme ne sauroit être -équivoque.—Jamais je n'ai fait une découverte, -que j'aie cru propre à perfectionner -l'art d'écrire, que je ne me sois empressé -de la publier, désirant sincérement que tout -le monde pût écrire aussi-bien que moi.—</p> - -<p>C'est ce qu'on fera, quand on voudra s'y -donner aussi peu de peine.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch77">CHAPITRE LXXVII.<br /> -<i>Demandez à ma blanchisseuse.</i></h2> - - -<p>Je dis donc que dans les occasions ordinaires,—c'est-à-dire, -quand je me trouve -stupide, que mes idées s'enfantent pésamment, -et se débrouillent avec peine.—</p> - -<p>Ou que je me trouve, je ne sais comment, -dans une veine de licence et de libertinage, -et que je fais de vains efforts pour en sortir.—</p> - -<p>Dans tous ces cas et autres semblables, -je ne dispute pas un moment avec ma plume.—Si -une prise de tabac, si un tour ou deux -par la chambre ne me suffisent pas,—je -prends mon rasoir, j'en essaie le tranchant -sur la paume de ma main, je me savonne -le menton, et sans plus de cérémonie je me -fais la barbe; et si par malheur je laisse un -poil, j'ai soin du moins que ce n'en soit -pas un blanc.—Cela fait, je passe ma chemise, -je change d'habit, je mets ma perruque, -je prends ma bague de topaze; en -un mot, je m'habille de la tête aux pieds.—</p> - -<p>Or, il faut que le diable s'en mêle, si je -n'y gagne rien.—Car considérez, monsieur, -que tout le monde voulant être présent quand -on le rase, (quoiqu'il n'y ait aucune règle -sans exception) et personne ne voulant se -raser sans miroir, crainte d'accident,—cette -situation, comme toute autre, laisse nécessairement -des impressions particulières sur -le cerveau.—</p> - -<p>Oui, je le maintiens. Les idées d'un homme -dont la barbe est forte, deviennent sept fois -plus nettes et plus fraîches sous le rasoir;—et -si cet homme pouvoit, sans inconvénient, -se raser du matin au soir, ses idées -parviendroient au plus haut degré du sublime.—Je -ne sais comment Homère a pu si bien -écrire avec une barbe de capucin;—mais -comme son talent contredit mon système, -je ne veux pas m'y arrêter, et je retourne -à ma toilette.</p> - -<p>Louis de Sorbonne dit que la toilette n'est -qu'<i>une affaire de corps</i>; mais il se trompe. -L'ame et le corps ne sauroient se séparer; -un homme ne sauroit s'habiller, sans que -ses idées se portent sur son habillement; et -s'il se met en gentilhomme, ses idées s'ennoblissent; -de sorte qu'il n'a qu'à prendre -la plume et se peindre dans son style.</p> - -<p>Ainsi, messieurs, quand vous voudrez savoir -si ce que j'écris peut se lire, et si rien -n'a sali ma plume, voyez le mémoire de ma -blanchisseuse; c'est comme si vous lisiez mon -livre.—Il y a un certain mois où je suis en -état de prouver que j'ai sali trente et une -chemises. On ne sauroit pousser la propreté -plus loin.—Eh bien! j'ai été plus maudit, -plus vexé, plus critiqué, pour ce que j'ai -écrit dans ce mois-là, que par tout ce que -j'ai écrit dans le reste de l'année.</p> - -<p>Mais je n'avois pas montré à ces messieurs -les mémoires de ma blanchisseuse.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch78">CHAPITRE LXXVIII.<br /> -<i>Les Critiques.</i></h2> - - -<p>Au reste, ne prenez pas ceci pour une -digression; je ne fais encore que m'y préparer, -en attendant le soixante-dix-neuvième -chapitre; et je puis employer celui-ci à ce -qu'il me plaira.—Voyons;—j'ai vingt sujets -pour un:—je pourrois écrire mon chapitre -des <i>boutonnières</i>,—ou mon chapitre des <i>fi</i>, -qui doit le suivre immédiatement.—</p> - -<p>Ou mon chapitre des <i>nœuds</i>, sous le bon -plaisir du clergé; mais tout cela pourroit mal -tourner pour moi. Ce que j'ai de mieux à faire, -c'est de suivre la méthode de quelques savans, -et de me faire à moi-même des objections -contre ce que j'ai écrit; quoique je déclare -d'avance que je ne sais pas plus que mes -pantoufles comment y répondre.</p> - -<p>O que de critiques vont pleuvoir sur mon -livre! «C'est une satyre enragée, dira quelqu'un, -aussi noire que l'encre dont l'auteur -se sert, et digne en tout de Thersite.—C'est -un libelle atroce, et tous les blanchissages -et savonnages du monde n'y font rien.—D'ailleurs, -plus le drôle est déguenillé, plus -les sarcasmes viennent en foule au bout de -sa plume.»</p> - -<p>A cela je n'ai qu'une réponse prête, au -moins pour le moment.—C'est que l'archevêque -de Bénévent composa son indécent -roman de Galathée en habit violet, veste et -culottes violettes; ce qui prouve que l'habit -ne fait pas tout.—</p> - -<p>«Mais, dit le critique, vous ne pouvez -pas nier que la recette du rasoir que vous -indiquez n'ait un grand défaut,—le manque -d'universalité. La loi invariable de la nature -rend ce secret inutile à toute une moitié du -genre humain.»—</p> - -<p>Tout ce que je puis dire là-dessus, c'est -que les écrivains femelles, Angloises et Françoises, -feront bien d'aller sans barbe.—</p> - -<p>Quant aux Espagnoles, elles iront comme -elles voudront.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch79">CHAPITRE LXXIX.<br /> -<i>Elle est faite.</i></h2> - - -<p>Le voici enfin arrivé ce soixante-dix-neuvième -chapitre!—que produira-t-il? Rien,—qu'une -triste réflexion sur la vîtesse avec -laquelle nos plaisirs nous échappent en ce -monde.</p> - -<p>Car, à l'égard de ma digression,—je -déclare à la face du ciel qu'elle est faite.—</p> - -<p>Revenons à mon oncle Tobie.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch80">CHAPITRE LXXX.<br /> -<i>Il frappe à la porte.</i></h2> - - -<p>Quand mon oncle Tobie et le caporal -furent arrivés au bout de l'avenue, ils s'apperçurent -qu'ils tournoient le dos à la maison -de la veuve; ils firent volte-face, et marchèrent -droit à la porte de Mistriss Wadman.—</p> - -<p>«Monsieur peut m'en croire et marcher -en assurance, dit le caporal, qui porta la -main à son bonnet, en passant devant son -maître pour aller frapper à la porte.» Mon -oncle Tobie, démentant en ce moment sa -manière invariable de traiter son fidèle domestique, -ne lui répondit rien.—La vérité -étoit qu'il n'avoit pas encore bien rédigé -toutes ses idées. Il auroit désiré une autre -conférence avec Trim. Et tandis que le caporal -montoit les trois marches qui étoient devant -la porte, mon oncle Tobie cracha deux -fois.—A chaque fois le caporal s'arrêta par -une sorte d'instinct;—il resta une minute -le marteau de la porte suspendu dans sa -main;—il hésitoit sans savoir pourquoi.—</p> - -<p>Cependant Brigitte, morfondue à force d'attendre, -faisoit sentinelle en dedans, le pouce -et le premier doigt appuyés sur le loquet.</p> - -<p>Mistriss Wadman, assise derrière le rideau -de sa fenêtre, retenoit son souffle, et guettoit -leur approche.—On lisoit dans ses yeux le -présage de sa défaite.</p> - -<p>«Trim, dit mon oncle Tobie!»—Mais -comme il ouvroit la bouche, la minute expira, -et Trim laissa tomber le marteau.</p> - -<p>Mon oncle Tobie, voyant qu'il ne pouvoit -plus reculer, se mit à siffler son lilla-burello.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch81">CHAPITRE LXXXI.<br /> -<i>On ouvre.</i></h2> - - -<p>Brigitte avoit, comme nous l'avons dit, -le premier doigt et le pouce sur le loquet; -et le caporal ne fut pas obligé de frapper -aussi long-temps que votre tailleur, milord, -que vous faites peut-être souvent attendre.—Mais -je pouvois ne pas aller chercher ma -comparaison si loin; car, <i>je soussigné</i>, reconnois -devoir à mon tailleur au moins une -guinée; et je m'étonne souvent de la patience -du maraud.—Ceci au reste n'intéresse personne. -Mais il faut convenir que c'est une -cruelle chose que d'être endetté. Il semble -que ce soit une fatalité pour le trésor de -quelques pauvres diables, au moins de ceux -de notre famille. L'économie ne parvient -point à relier leurs coffres avec ses cercles -de fer.</p> - -<p>Quant à moi, je suis sûr qu'il n'y a aucun -prince, prélat, pape, ni potentat, petit ou -grand, qui desire plus que moi dans son cœur -de remplir fidélement ses engagemens, ou -qui prenne plus de moyens pour y parvenir.—Je -ne donne jamais plus d'une demi-guinée;—je -ne me promène point en bottes, de -crainte de les user:—je n'achète pas un -cure-dent;—et je ne dépense pas un schelling -par an en tabatières;—et quant aux six -mois que je passe à la campagne, j'y mène -un si petit train, que Jean-Jacques, avec -toute sa modération, ne sauroit atteindre -à ma parcimonie;—car je n'ai chez moi -ni homme, ni garçon, ni cheval, ni vache, -ni chien, ni chat, ni rien qui mange ou qui -boive. Je ne me permets qu'une pauvre et -chétive vestale, seulement pour entretenir -mon feu; et la pauvre fille est en vérité aussi -sobre que je puisse le desirer.</p> - -<p>Mais si, d'après cela, vous me croyez -philosophe,—je ne donnerois pas, mes -bonnes gens, une obole de votre jugement.</p> - -<p>La vraie philosophie, messieurs… Mais -ce n'est pas ici le moment d'en raisonner. -Voilà mon oncle Tobie qui finit de siffler -son lilla-burello;—souffrez que j'entre avec -lui chez Mistriss Wadman.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch82">CHAPITRE LXXXII.</h2> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch83">CHAPITRE LXXXIII.</h2> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch84">CHAPITRE LXXXIV.<br /> -<i>Vous l'allez voir.</i></h2> - - -<p>* * * * * * * * * * * * * * -* * * * * * * * *—</p> - -<p>—* * * * * * * * * * * * * -* * * * * * *…</p> - -<p>«Je vais vous le montrer, madame, dit -mon oncle Tobie.»—</p> - -<p>Mistriss Wadman rougit,—regarda vers -la porte,—pâlit,—rougit encore légérement,—puis -reprit son teint naturel, et finit par -rougir plus fort que jamais.—Ce que je traduis -ainsi pour l'amour du lecteur:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Bon Dieu, je n'y regarderai pas!</div> -<div class="verse">Que diroit le monde, si j'y regardois!</div> -<div class="verse">Je m'évanouirai si j'y regarde.</div> -<div class="verse">Je voudrois pouvoir y regarder;</div> -<div class="verse">Il ne sauroit y avoir de péché à y regarder.</div> -<div class="verse">—J'y regarderai.—</div> -</div> - -<p>Tandis que l'imagination de Mistriss Wadman -travailloit ainsi, mon oncle Tobie s'étoit -levé du sopha, et avoit été ouvrir la -porte à l'autre bout de la salle, pour donner -ses ordres à Trim dans le passage.—</p> - -<p>«* * * * * * * * * * * * * -* * *—Je crois, dit mon oncle Tobie, qu'elle -est dans le grenier.—Je l'y ai vue encore -ce matin, répondit Trim.—Eh! bien, Trim, -cours-y promptement, dit mon oncle Tobie, -et rapporte-la moi dans la salle.—Bon Dieu, -dit le caporal!»</p> - -<p>Le caporal étoit loin d'approuver un tel -ordre, et ne le remplit pas moins avec joie.—Il -n'étoit pas maître de son approbation, -il l'étoit de son obéissance.—Il mit son bonnet -sur sa tête, et partit aussi vîte que son genou -put le permettre; mon oncle Tobie rentra -dans la salle, et fut se rasseoir sur le sopha.</p> - -<p>«Vous mettrez le doigt dessus, dit mon -oncle Tobie.—Sainte Vierge, je n'y -toucherai pas, dit en elle-même Mistriss -Wadman!»</p> - -<p>Ceci demande une nouvelle traduction; -et nous montre à combien d'erreurs les mots -nous induisent. Il faut toujours remonter à -leur source pour les entendre.</p> - -<p>Or, pour éclaircir le brouillard qui règne -sur les trois dernières pages, j'ai besoin d'être -moi-même aussi clair qu'il me sera possible.—</p> - -<p>Frottez-vous le front par trois fois, mes -bons amis;—toussez,—crachez,—mouchez-vous;—bon!—éternuez, -mes enfans;—à -merveille, Dieu vous bénisse!</p> - -<p>Maintenant, aidez-moi si vous le pouvez.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch85">CHAPITRE LXXXV.<br /> -<i>La Revue.</i></h2> - - -<p>Comme il y a cinquante motifs différens, -tant de l'ordre civil que de l'ordre religieux, -pour lesquels une femme peut prendre un mari, -elle commence par les considérer et les peser -soigneusement tous ensemble; ensuite elle -les distingue, les sépare, et cherche à démêler -dans son esprit lequel de tous ces motifs -est le sien. Ensuite, par propos, enquêtes, -raisonnemens, inductions, elle cherche à -s'assurer si elle a choisi le bon. Enfin, elle -essaie, elle éprouve, elle veut voir si elle ne -s'est pas trompée.—</p> - -<p>L'allégorie de Slawkenbergius sur ce sujet, -au commencement de sa troisième décade, -est si originale, et mon respect pour les dames -est si profond, que jamais je n'oserai la leur -dire; et c'est dommage, car elles en riroient.</p> - -<p>Elle arrête le premier âne, dit Slawkenbergius, -et le tient par le licou, de crainte -qu'il ne lui échappe; puis elle plonge sa main -jusqu'au fond du panier pour y chercher… -et quoi?—Ma foi, dit Slawkenbergius, ce -n'est pas le moyen de l'apprendre que de -m'interrompre.—</p> - -<p>Je n'ai rien, ma bonne dame, dit l'âne; -je porte des bouteilles vides.</p> - -<p>Et moi de vieilles guenilles, dit le second.</p> - -<p>Ta charge vaut un peu mieux, dit-elle au -troisième, tu portes des pantoufles et de -vieilles culottes.—</p> - -<p>Elle passe ainsi en revue le quatrième, le -cinquième âne, et tout le reste de la file -l'un après l'autre, jusqu'à ce qu'elle ait trouvé -celui qui porte ce qu'elle cherche.—Alors -elle renverse le panier,—étale la marchandise,—regarde,—l'examine,—la -mesure,—l'étend,—la mouille,—la sèche,—la -tourne,—la retourne,—, et puis l'emporte.</p> - -<p>—Mais pour l'amour de Dieu, quelle marchandise?</p> - -<p>Toutes les puissances de la terre, répond -Slawkenbergius, ne me feroient pas dire mon -secret.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch86">CHAPITRE LXXXVI.<br /> -<i>Prestige du démon.</i></h2> - - -<p>Nous vivons dans un monde où tout est -énigme et mystère; ainsi, nous y sommes -accoutumés. Autrement, il sembleroit étrange -que la nature, qui fait chaque chose si conforme -à sa destination,—qui ne se trompe -jamais ou presque jamais, à moins qu'elle -n'ait le projet de s'amuser,—qui dispose -si bien les formes et les propriétés de la -matière qu'elle emploie, soit qu'elle en veuille -faire une charrue, un vilebrequin ou une -perruque;—qui modèle chaque créature, -fût-ce un oison, de manière qu'il ne lui manque -rien;—il sembleroit étrange, dis-je, que -cette nature, si habile en toute autre chose, -ne fît que des balourdises quand il s'agit d'une -affaire aussi simple que celle d'assortir un -homme et une femme.</p> - -<p>Cela viendroit-il du choix de l'argile, qui -se gâte souvent au feu? d'où il résulte qu'un -homme a trop d'un côté ce qui lui manque -de l'autre, et pèche par trop ou par trop -peu de chaleur.—Cette grande ouvrière donneroit-elle -trop peu d'attention à ces petits -détails platoniques de la moitié de l'espèce -pour laquelle elle a fabriqué l'autre?—Peut-être -aussi que souvent elle ne sait pas quelle -espèce de mari on lui demande. Mais laissons -ces hypothèses; nous en raisonnerons -après souper.—</p> - -<p>Il suffit que l'observation en elle-même, -et les raisonnemens auxquels elle donne lieu, -loin de rien expliquer, ne servent qu'à tout -embrouiller.</p> - -<p>En effet, à considérer attentivement mon -oncle Tobie, y avoit-il jamais eu quelqu'un -mieux taillé pour le mariage? La nature l'avoit -pétri de son argile la plus pure et la -plus douce;—elle avoit rempli ses vaisseaux -de lait;—elle avoit animé ses poumons du -souffle le plus épuré;—tout en lui étoit bon, -humain, généreux.—La vérité et la confiance -habitoient dans son cœur, dont toutes les -avenues étoient une communication toujours -ouverte, toujours active des services les plus -obligeans, des bienfaits les plus tendres.—Enfin -la nature, en le comblant de ses dons, -n'avoit point oublié pour quelles fins le -mariage étoit institué.—En conséquence…</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p class="noindent">—…—</p> - -<p>Et la blessure de mon oncle Tobie n'avoit -point annullé la donation.—</p> - -<p>Cependant ce dernier article avoit je ne -sais quoi de louche et d'apocryphe. Or le -diable qui, comme on sait, est l'ennemi -de la foi, avoit élevé à ce sujet quelques -scrupules dans l'esprit de Mistriss Wadman; -et d'un autre côté (en vrai diable qu'il étoit) -il avoit changé aux yeux de la veuve les autres -vertus de mon oncle Tobie en bouteilles vides, -en vieilles guenilles, en pantoufles et en -vieilles culottes.—</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch87">CHAPITRE LXXXVII.<br /> -<i>Ne t'en fie qu'à toi seul.</i></h2> - - -<p>Mistriss Brigitte avoit engagé tout le -petit fonds d'honneur que peut avoir une -soubrette, qu'elle sauroit tout le détail de -l'affaire avant qu'il fût huit jours; et elle se -fondoit sur une supposition qui étoit en soi -très-probable. «Trim, avoit-elle dit, ne -manquera pas de me faire sa cour, tandis que -le capitaine fera la sienne à madame; et je -le traiterai de sorte qu'il me dira tout.»</p> - -<p>L'amitié a deux vêtemens; l'un de dessus -et l'autre de dessous. Brigitte servoit les intérêts -de sa maîtresse avec l'un, et faisoit -la chose qui lui plaisoit le plus avec l'autre. -Le diable lui-même n'auroit pas eu plus beau -jeu qu'elle a à s'assurer de la blessure de mon -oncle Tobie.—</p> - -<p>Pour Mistriss Wadman, elle n'avoit qu'un -moyen, mais il étoit sûr. De sorte que (sans -rejetter l'offre de Brigitte, ni mépriser ses -talens) elle se détermina à jouer son jeu elle-même.</p> - -<p>Elle n'avoit pas besoin de tout son talent. -Un enfant auroit trompé mon oncle Tobie -au jeu. Il connoissoit à peine les cartes,—et -laissoit voir son jeu tant qu'on vouloit.—Le -pauvre homme vint se livrer lui-même -à la veuve en se plaçant sur son sopha, mais -tellement sans défense et sans défiance, qu'un -cœur généreux auroit rougi d'en abuser.</p> - -<p>Mais quittons la métaphore.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch88">CHAPITRE LXXXVIII.<br /> -<i>Marie.</i></h2> - - -<p>Ma foi quittons l'histoire aussi, s'il vous -plaît. Car quoique j'aie eu la plus grande -hâte d'arriver à cet endroit de mon ouvrage; -quoique je l'aie annoncé et que je le regarde -encore comme le morceau le plus exquis que -j'aie à donner au public, maintenant que -m'y voilà, je voudrois que quelqu'un prît -la plume et achevât l'histoire à ma place. Je -vois toutes les difficultés qui se présentent, -et je sens la foiblesse de mon talent.—</p> - -<p>J'ai pourtant une petite ressource.—C'est -que l'on m'a tiré cette semaine vingt-quatre -onces de sang, à cause d'une fièvre terrible -dont j'ai été attaqué en commençant ce chapitre; -de sorte qu'il me reste quelques espérance -que ma cervelle se trouvant plus dégagée, -mes vaisseaux moins tendus… Dans tous -les cas, une invocation ne sauroit nuire. -Je m'abandonne donc entièrement à celui -que j'invoque; c'est à lui à m'inspirer ou à -m'injecter ce qu'il croira de meilleur.</p> - - -<p class="c"><i>INVOCATION.</i></p> - -<p>Aimable et doux génie, qui conduisis jadis -la plume de mon ami Cervantes;—toi qui -te glissois par sa jalousie, et qui, par ta -présence, changeois en un beau jour le crépuscule -de sa retraite;—toi qui versois le -nectar des dieux à ce charmant auteur qu'ils -avoient animé de leur esprit;—toi enfin qui -le couvris de tes aîles pendant qu'il traçoit -le portrait de Sancho et de son aventureux -maître,—et qui veillas constamment pour -le défendre contre la pauvreté et les autres -misères de cette vie;—écoute-moi, je t'en -conjure! regarde,—vois ces culottes,—ce -sont les seules que je possède; et cette déchirure -me fut faite à Lyon par un âne.</p> - -<p>Vois mes chemises,—en quel état elles -sont! une partie en est restée en Lombardie; -je n'en ai rapporté que les débris; je n'en -avois que six, et une maudite blanchisseuse -de Milan m'en a rogné cinq; elle croyoit -avoir ses raisons,—à la bonne heure.—</p> - -<p>Cependant malgré ces accidens, malgré un -fourreau de pistolet qui me fut volé à Sienne; -malgré deux œufs que l'on m'a fait payer -cinq <i>paules</i>, l'un à Raddicossini, et l'autre -à Capoue, je ne trouve pas qu'un voyage de -France et d'Italie soit une chose aussi effrayante -que beaucoup de gens voudroient -le persuader. Il y a par-ci par-là un peu de -mal, mais ce n'est pas trop acheter le plaisir -de parcourir ces campagnes riantes, que la -nature semble étaler devant vous pour le plaisir -de vos yeux.—Il est ridicule de penser que -l'on vous présentera pour rien des voitures, -que l'on expose à être brisées par vous et -pour vous.—Ce sont les deux sols que vous -donnez à cet homme qui graisse vos roues, -qui le mettent en état d'avoir du beurre sur -son pain.—Nous sommes en vérité trop -exigeans. Eh quoi! pour trente ou quarante -sols que l'on vous demandera de trop pour -votre souper et votre lit, votre philosophie -sera déconcertée! Qu'est-ce donc qu'un schelling -et quelques sols! Payez,—pour l'amour -de Dieu et pour le vôtre; payez,—et payez -les deux mains ouvertes, plutôt que de laisser -le mécontentement s'asseoir sur le front de -votre belle hôtesse et de ses demoiselles, -qui se tiendront d'un air affligé sur la porte -de l'auberge au moment de votre départ.—D'ailleurs, -mon cher monsieur, le baiser fraternel -que chacune d'elles vous auroit donné, -ne valoit-il pas mieux que vos vingt sols?—à -mon gré du moins.—</p> - -<p>Pendant mes voyages j'avois la tête remplie -des amours de mon oncle Tobie. C'étoit -comme si j'eusse été amoureux moi-même.—J'étois -dans un état parfait de bonté et -de bienveillance; à chaque mouvement de -ma chaise je sentois en moi la vibration délicieuse -de la plus douce harmonie. Il m'étoit -indifférent que la route fût unie ou raboteuse; -tout ce que je voyois, tout ce que j'entendois, -touchoit toujours quelque ressort secret -de sentiment ou de plaisir.—</p> - -<p>Un soir;—c'étoit les plus doux sons que -j'eusse jamais entendus.—Je baissai ma glace -pour les mieux entendre. «C'est Marie<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>, -me dit le postillon, observant que j'écoutois.—Pauvre -Marie, continua-t-il, en se penchant -de côté, parce que son corps m'empêchoit -de la voir! Elle est assise sur un banc, jouant -son hymne du soir sur son chalumeau, et -sa petite chèvre à côté d'elle.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Dans la traduction du Voyage Sentimental, le -traducteur a changé le nom de <i>Marie</i> en celui de -<i>Juliette</i>; il a transporté la scène de <i>Moulins</i> à <i>Amboise</i>. -On a conservé à la pauvre Marie son nom -et son pays, que Sterne appelle dans son Voyage -Sentimental, <i>la plus douce partie de la France</i>. (Note -de l'éditeur).</p> -</div> -<p>En me parlant de Marie, le postillon avoit -l'air si touché, le son même de sa voix annonçoit -un cœur si compatissant, que je me -promis de lui donner une pièce de vingt-quatre -sous en arrivant à <i>Moulins</i>.—</p> - -<p>«Et qui est la pauvre Marie, lui dis-je?»—</p> - -<p>«L'amour et la pitié de tous les villages -d'alentour, dit le postillon.—Il y a trois -ans que le soleil ne luit plus pour cette fille -si belle, si aimable, si spirituelle.—Sa raison -est égarée.—Pauvre Marie, répéta-t-il, tu -méritois un meilleur sort! Devois-tu voir ainsi -tes bans arrêtés par les intrigues du vicaire -de ta paroisse?»</p> - -<p>Il alloit continuer, quand Marie, après -un moment de silence, reprit son chalumeau, -et recommença son air.—C'étoit les mêmes -sons; pourtant ils étoient dix fois plus doux.—«C'est -l'hymne de la Vierge, dit le jeune -homme; c'est celle qu'elle chante tous les -soirs. Mais d'où la sait-elle? Mais qui lui -a montré à jouer du chalumeau? C'est ce que -nous ne savons pas; nous croyons que le ciel -qui la protège lui a ménagé cette foible consolation.—Depuis -qu'elle n'a plus l'usage -de sa raison, c'est la seule qui lui reste. Elle -ne quitte jamais son chalumeau; et jour et -nuit elle joue cette prière que vous entendez.»</p> - -<p>Le postillon me raconta tout cela d'un -air si honnête, avec une éloquence si naturelle, -que malgré moi, je crus appercevoir -en lui quelque chose au-dessus de son -état; et j'aurois voulu savoir sa propre histoire, -si la pauvre Marie ne s'étoit pas entiérement -emparée de moi.—</p> - -<p>Cependant nous approchions du banc où -Marie étoit assise. Elle étoit vêtue de blanc; -ses cheveux relevés en deux tresses, et rattachés -sous un réseau de soie, avec quelques -feuilles d'olivier placées sur le côté d'une -manière assez bizarre.—Elle étoit belle; et -si j'ai jamais éprouvé dans toute sa force la -douleur d'un cœur honnête, ce fut en voyant -la pauvre Marie.</p> - -<p>«Le ciel ait pitié d'elle, dit le postillon! -pauvre fille! On a fait dire plus de cent messes -dans toutes les paroisses et tous les couvens -d'alentour; mais sans effet.—Comme sa raison -lui revient par petits intervalles, nous espérons -encore qu'à la fin la sainte Vierge -la guérira. Mais ses parens, qui en savent -plus que nous, sont tout-à-fait sans espérance, -et croient que sa raison est perdue -pour toujours.»</p> - -<p>Comme le postillon parloit, Marie fit une -cadence si mélancolique, si tendre, si plaintive,—que -je m'élançai de ma chaise pour -courir à elle, je me trouvai assis entre elle -et sa chèvre, avant d'être revenu de mon -extase.</p> - -<p>Marie me fixa attentivement,—puis regarda -sa chèvre,—et puis revint à moi,—et -puis à sa chèvre,—et continua ainsi pendant -quelque temps.</p> - -<p>«Eh bien! Marie, lui dis-je doucement, -quelle ressemblance trouvez-vous?»</p> - -<p>Je supplie le candide lecteur de croire que -je ne fis cette question, que d'après l'humble -conviction où je suis, que l'homme n'est pas -si éloigné de l'animal qu'on le pense.—Je le -supplie de croire surtout, que, pour tout -l'esprit de Rabelais, je n'aurois pas voulu -laisser échapper une plaisanterie déplacée -en la vénérable présence de la misère.—Et -cependant,—mon cœur m'a reproché cette -question faite à Marie, quand je me la suis -rappelée.—Il me l'a reprochée si vivement, -que j'ai juré de ne vivre désormais que pour -la sagesse, et de ne prononcer le reste de -mes jours que de graves sentences.—Et -jamais, jamais, à quelque âge que je parvienne, -il ne m'échappera de dire une -plaisanterie devant homme, femme, ni enfant.</p> - -<p>—Quant à en écrire!—oh! je crois que -j'ai fait une réserve exprès; j'en prends le -public pour juge.</p> - -<p>«Adieu, Marie,—adieu, pauvre infortunée.—Un -temps viendra, mais non pas -aujourd'hui, que je pourrai entendre tes -malheurs de ta propre bouche…» Je me -trompois.—En ce moment même elle prit -son chalumeau, et m'apprit une suite de -malheurs et de détails si touchans, que je -regagnai ma chaise d'un pas incertain et -chancelant, sans avoir la force de l'écouter -davantage.—</p> - -<p>—Il y a, ma foi, à Moulins une excellente -auberge.—Arrêtez-vous y cependant le moins -que vous pourrez.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch89">CHAPITRE LXXXIX.</h2> - - -<p>Quand nous serons à la fin de ce chapitre, -et non pas plutôt, nous reviendrons sur nos -pas pour reprendre ces deux chapitres en -blanc, qui me font saigner le cœur depuis -une demi-heure.—Mais auparavant, souffrez -que j'ôte une de mes pantoufles jaunes, -et que je la lance de toute ma force à l'autre -bout de ma chambre, en déclarant:</p> - -<p>Qu'il est très-incertain que ce que je vais -écrire ressemble à ce que j'ai déjà écrit.—</p> - -<p>C'est à-peu-près comme l'écume du cheval -de Protogène. Je jette ma pantoufle comme -il jeta son éponge.—Il en arrive ce qui peut.—D'ailleurs, -messieurs, je regarde avec respect -un chapitre en blanc. Je songe qu'il y -en a d'infiniment plus mauvais;—je remarque -que la satyre ne peut trouver à y mordre.—</p> - -<p>Est-ce pour cela que vous en avez sauté -deux sans les remplir? Non.</p> - -<p>Ici, je m'attends à être traité de sot, de -fou, d'imbécille, à recevoir les épithètes les -plus injurieuses, les plus méprisantes; mais -je les pardonne à mes critiques. Pouvoient-ils -prévoir en effet que j'étois dans la nécessité -forcée d'écrire mon quatre-vingt-neuvième -chapitre avant le quatre-vingt-deuxième?</p> - -<p>Ainsi, je ne me fâche point contre ces -messieurs. Tout ce que je désire, c'est que -ceci puisse servir de leçon, et qu'à l'avenir -on laisse les gens conter leurs histoires à -leur mode.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch89a"><i>CHAPITRE 82.</i><br /> -<i>Déclaration d'amour.</i></h2> - - -<p>Le caporal avoit à peine laissé tomber le -marteau, que la porte s'ouvrit; et mon oncle -Tobie fit son entrée dans la salle si brusquement, -que mistriss Wadman n'eut que -le temps de sortir de derrière le rideau, de -poser une bible sur la table, et de faire -deux ou trois pas au-devant de lui.</p> - -<p>Mon oncle Tobie salua mistriss Wadman, -de la manière dont les hommes saluoient -les femmes en l'an de notre Seigneur mil -sept cent treize.—Ensuite il se releva, et, -marchant de front avec elle, il la conduisit -jusqu'au sopha;—et non pas après qu'elle -fut assise, ni avant qu'elle s'assît, mais pendant -qu'elle s'asseyoit, il lui dit en trois -mots, <i>qu'il étoit amoureux</i>.—On ne pouvoit -assurément presser davantage une déclaration.—</p> - -<p>Mistriss Wadman baissa les yeux sans -affectation, et regarda quelque temps une -reprise qu'elle venoit de faire à son tablier, -en attendant ce qui alloit suivre.—Mais -mon oncle Tobie étoit absolument sans talent -pour l'amplification; et, de toutes les -matières, l'amour étoit celle où il étoit le -moins versé. Quand il eut dit une fois à la -veuve Wadman qu'il étoit amoureux, il s'en -tint-là, et attendit paisiblement que la chose -opérât.—</p> - -<p>Mon oncle Tobie n'a jamais compris ce -que mon père vouloit dire par-là. Pour moi, -je n'en parle que pour combattre une erreur -que je sais être extrêmement répandue,—surtout -en France, où l'on est presque aussi -persuadé que de la présence réelle, que -<i>parler d'amour, c'est le faire</i>.</p> - -<p>—Je demandois un jour à un certain marquis, -comment il s'y prendroit pour faire du -pouding avec la même recette?—</p> - -<p>Mais poursuivons.—Mistriss Wadman -s'assit, en attendant que mon oncle Tobie -continuât; et resta ainsi quelques minutes, -jusqu'à ce qu'enfin le silence de part et -d'autre, devenant en quelque sorte indécent, -elle se rapprocha un peu de lui, leva les -yeux en rougissant à demi, <i>et ramassa le -gant</i>,—ou, si vous l'aimez mieux, elle -reprit le discours, et répondit ainsi à mon -oncle Tobie.</p> - -<p>«Les soins et les inquiétudes de l'état du -mariage, dit mistriss Wadman,—sont souvent -extrêmes.—Je les suppose tels, dit -mon oncle Tobie.—Et quand on est aussi -à son aise que vous, continua mistriss Wadman,—aussi -heureux, capitaine Shandy, -et par vous-même, et par vos amis, et par -vos amusemens,—je ne conçois pas en -vérité quelles raisons peuvent vous engager -à changer d'état.»—</p> - -<p>«Ces raisons, dit mon oncle Tobie, se -trouvent tout au long dans un livre de -prières.»</p> - -<p>Jusques-là mon oncle Tobie s'avançoit -avec ordre, tenant la pleine mer, et laissant -mistriss Wadman louvoyer sur le golphe.—</p> - -<p>«Quant aux enfans, dit mistriss Wadman, -quoique ce soit peut-être la fin principale du -sacrement, et sans doute le désir naturel de -tous les parens,—cependant il faut convenir -que les peines qu'ils nous causent sont assurées, -et les consolations qu'ils nous promettent -incertaines.—Eh! comment, mon -cher monsieur, nous paient-ils de tous les -maux d'une grossesse? Quelle compensation -à ses vives et tendres alarmes, peut espérer -la mère souffrante et foible qui les met au -monde?—Je déclare, dit mon oncle Tobie, -ému de pitié, je déclare que je n'en connois -aucune, si ce n'est le plaisir de faire une -chose agréable à Dieu.»—</p> - -<p>«Babiole, dit la veuve Wadman!»—</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch89b"><i>CHAPITRE 83.</i><br /> -<i>Proposition de mariage.</i></h2> - - -<p>Or, il y a une infinité de notes, de tons, -de dialectes, de chants, d'airs, de mines et -d'accens, dans lesquels le mot <i>babiole</i> peut -être prononcé,—toujours sur un sujet du -genre de celui-ci, et toujours avec des sens -aussi différens l'un de l'autre que le jour -l'est de la nuit;—il y a, dis-je, tant de -variétés dans la prononciation de ce mot, -que les casuistes (car ils en font une affaire -de conscience) n'en comptent pas moins de -vingt mille, qui peuvent être ou innocentes -ou criminelles.</p> - -<p>La manière dont mistriss Wadman prononça -<i>babiole</i>, fit monter le feu aux joues -modestes de mon oncle Tobie. Il sentit qu'il -avoit dit une sottise, quoiqu'il ne sût pas -trop laquelle. Il s'arrêta tout court, et sans -discuter davantage les peines et les plaisirs -du mariage, il posa la main sur son cœur, -et offrit à la veuve de les prendre tels qu'ils -étoient, et de les partager avec elle.—</p> - -<p>Quand mon oncle Tobie eut fait sa proposition, -il crut en avoir assez dit; il jeta -les yeux sur la bible que mistriss Wadman -avoit posée sur sa table; il l'ouvrit machinalement, -et tombant (le cher homme) sur le -passage, qui, de tous les passages de l'écriture, -pouvoit l'intéresser davantage,—sur -le siége de Jéricho;—il se mit à le lire d'un -bout à l'autre, laissant opérer sa proposition -de mariage, comme il avoit fait sa déclaration -d'amour.—</p> - -<p>—Or, sa proposition n'opéra ni comme -astringent, ni comme l'opium, ou le quinquina, -ou le mercure, ou la manne, ou -toute autre drogue dont la nature a fait présent -à l'homme.—Elle n'opéra pas du tout;—et -cela par la raison que quelqu'autre chose -avoit déjà opéré.</p> - -<p>Babillard que je suis! je cours toujours -au-devant de mon sujet;—j'anticipe tous -les événemens;—mais me voici dans la -chaleur de l'action, il faut aller.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch90">CHAPITRE XC.<br /> -<i>Au fait.</i></h2> - - -<p>Il est très-naturel à un étranger qui va -de Londres à Edimbourg, de s'informer avant -de partir à quelle distance est York, qui fait -à-peu-près la moitié du chemin. On ne s'étonnera -même pas s'il pousse ses questions -plus loin, et s'il demande des détails sur -la force, la grandeur, la population, et les -ressources de cette ville, par laquelle il doit -nécessairement passer.</p> - -<p>De même il étoit naturel à la veuve Wadman, -dont le premier mari étoit affligé d'une -sciatique continuelle, de desirer connoître -à quelle distance l'aîne se trouve de la hanche, -et si elle avoit plus à gagner qu'à perdre -entre la blessure de mon oncle Tobie et la -sciatique de son premier mari.—</p> - -<p>En conséquence elle avoit lu l'anatomie de -Drake d'un bout à l'autre; elle avoit parcouru -le traité de Warton sur la moelle alongée; -et avoit même emprunté l'ouvrage de Graaf -sur les os et sur les muscles; mais tout cela -sans fruit.</p> - -<p>Elle avoit fait des raisonnemens à perte de -vue,—posé des principes,—tiré des conséquences,—elle -avoit toujours échoué à la -conclusion.</p> - -<p>Pour mieux s'éclaircir, elle avoit demandé -deux fois au docteur Slop si le pauvre capitaine -Shandy avoit quelque espérance de guérison.</p> - -<p>«Il est guéri, disoit le docteur Slop.»—</p> - -<p>«Quoi! tout-à-fait?»—</p> - -<p>«Tout-à-fait, madame.»—</p> - -<p>«Mais qu'entendez-vous par guéri, disoit -la veuve Wadman?»</p> - -<p>Le docteur Slop étoit le plus pauvre homme -du monde pour les définitions; ainsi elle ne put -tirer de lui aucune connoissance certaine.—Il -ne lui restoit plus qu'une ressource, c'étoit -de s'adresser à mon oncle Tobie lui-même.</p> - -<p>Il y a pour les questions de cette nature -un accent d'humanité qui endort le soupçon; -et je suis presque sûr que ce fut cet accent -que le serpent employa dans sa conversation -avec Eve. Car la propension qu'a le sexe à -se laisser tromper, ne sauroit être si grande, -que notre bonne mère eût eu l'effronterie -de caqueter avec le diable, si le diable n'y -eût pas mis de l'adresse.—</p> - -<p>Mais il y a un accent d'humanité,—comment -le décrirai-je? C'est un accent qui couvre -tout d'un voile, et qui donne le droit de -faire des questions, avec autant de détails -et de particularités qu'un chirurgien.—</p> - -<p>N'y avoit-il point de relâche?—En souffroit-il -moins au lit?—Se couchoit-il également -sur les deux côtés?—Pouvoit-il monter -à cheval?—Le mouvement lui étoit-il contraire?—etc.—</p> - -<p>Tout cela étoit dit si tendrement, tout -cela étoit si bien dirigé vers le cœur de mon -oncle Tobie, que chacune de ces <i>remarques</i> -y pénétroit dix fois plus avant que sa blessure -elle-même n'avoit jamais fait.—Mais -quand Mistriss Wadman prit la route de Namur -pour arriver à l'aîne de mon oncle Tobie;—quand -elle le conduisit à l'attaque de la -pointe de la contrescarpe avancée,—et bientôt -l'épée à la main, pêle-mêle avec les Hollandois, -s'emparant de la contre-garde du -bastion de Saint-Roch;—lorsqu'enfin, avec -le son de voix le plus tendre, elle le sortit -tout sanglant de la tranchée, le tenant par -la main, et s'essuyant les yeux tandis qu'on -le ramenoit dans sa tente…—ciel! terre! -mer! tout s'anima en lui,—les sources de -la nature s'élevèrent au-dessus de leur niveau,—l'ange -de la pitié s'assit à côté de lui sur -le sopha, son cœur étoit embrâsé,—il regrettoit -de n'en avoir pas mille, pour les -mettre tous aux pieds de Mistriss Wadman.—</p> - -<p>Il y a des explications qui veulent être -précises; et Mistriss Wadman ne pouvoit souffrir -les réponses vagues.—</p> - -<p>«Et en quel endroit, mon cher monsieur, -dit-elle, reçûtes-vous cette maudite blessure?»</p> - -<p>En faisant cette question, ses yeux se -portèrent sur les culottes de pluche rouge -de mon oncle Tobie, et à la hauteur de la -ceinture,—à-peu-près vers la région de l'aîne; -s'attendant, avec assez de vraisemblance, -que mon oncle Tobie, pour être plus précis -dans sa réponse, alloit lui désigner la -place avec son doigt.</p> - -<p>Il en arriva autrement; car mon oncle Tobie, -qui avoit reçu sa blessure devant la porte -Saint-Nicolas, dans une des traverses de la -tranchée, vis-à-vis l'angle saillant du demi-bastion -de Saint-Roch,—et qui pendant trois -ans, avoit étudié cette position sur la grande -carte de Namur,—étoit parvenu à pouvoir -à volonté ficher une épingle sur la motte -même de terre où il avoit reçu l'éclat de pierre. -Ce fut là ce qui frappa sur le champ le <i lang="la" xml:lang="la">sensorium</i> -de mon oncle Tobie. Il se rappela -en même-temps sa grande carte de la ville -et citadelle de Namur et de ses environs, -qu'il avoit achetée et collée sur toile à l'aide -du caporal pendant sa longue maladie.—Il -se ressouvint que depuis sa convalescence -il l'avoit placée dans son grenier avec quelques -autres meubles militaires…</p> - -<p>«<i>Je vais vous le montrer, madame</i>, dit -mon oncle Tobie.»</p> - -<p>—Il dépêcha le caporal pour aller chercher -sa carte.</p> - -<p>Mon oncle Tobie, avec les ciseaux de -Mistriss Wadman, mesura trente toises depuis -le retour de l'angle devant la porte Saint-Nicolas, -et posa le doigt de la veuve sur -l'endroit fatal, avec une modestie si virginale, -que la déesse de la décence (si elle -se trouva là, sinon ce fut son image) que -la déesse, dis-je, de la décence admira tant -de retenue, et passant son doigt sur ses yeux, -fit signe à la veuve de ne pas relever la méprise -de mon oncle Tobie.</p> - -<p>Malheureuse! trois fois malheureuse madame -Wadman!—</p> - -<p>Il n'y avoit qu'une apostrophe qui pût sauver -la langueur de la fin de ce chapitre.—Mais -une apostrophe dans un moment si critique, -ne seroit-elle pas une insulte déguisée?—Ciel! -plutôt que de faire la plus légère -insulte à une femme dans la détresse, je -donnerois ce chapitre et tout l'ouvrage au -diable,—pourvû que mes damnés de critiques, -qui montent la garde à sa porte, -n'allassent pas s'en emparer.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch91">CHAPITRE XCI.<br /> -<i>Qu'on l'emporte.</i></h2> - - -<p>La carte de mon oncle Tobie fut reportée -dans la cuisine.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch92">CHAPITRE XCII.<br /> -<i>Aye, aye, aye Brigitte.</i></h2> - - -<p>«Et voilà la <i>Meuse</i>, et ceci est la <i>Sambre</i>, -dit le caporal, en montrant de la main droite, -et appuyant sa main gauche sur l'épaule de -Brigitte, mais non pas sur l'épaule qui étoit -de son côté.—Et cela, dit-il, c'est la ville -de <i>Namur</i>, et ceci la <i>citadelle</i>.—Là étoient -les François, et ici j'étois avec monsieur;—et -c'est dans cette maudite tranchée, mademoiselle -Brigitte, dit le caporal en prenant -sa main, qu'il reçut la blessure qui lui fracassa -la partie que voici.» En disant ces mots, -il appuya légèrement sur la partie qu'il désignoit, -le dos de la main de Brigitte, qu'il -laissa aussitôt retomber.—</p> - -<p>«Nous pensions, monsieur Trim, dit -Brigitte, que le coup avoit porté plus au milieu.»—</p> - -<p>«Mon Dieu, dit le caporal! nous aurions -été perdus sans ressource.»—</p> - -<p>«Et ma pauvre maîtresse aussi, dit Brigitte.»</p> - -<p>Le caporal l'embrassa pour toute réponse.</p> - -<p>«Allons, allons, dit Brigitte, nous savons -ce que nous savons.» En même-temps, -étendant sa main gauche horisontalement, -elle fit passer et repasser dessus à plusieurs -reprises les doigts de sa main droite, ce qui -ne pouvoit se faire que sur un corps absolument -plat et sans la moindre protubérance.—«Cela -est faux, entièrement faux, s'écria -le caporal, sans lui donner le temps d'achever.»—</p> - -<p>«C'est un fait, dit Brigitte; et nous avons -sur cela des témoignages sûrs.»—</p> - -<p>«Sur mon honneur, dit le caporal, posant -sa main sur sa poitrine, et rougissant par -l'effet d'un juste ressentiment,—c'est une -histoire, mademoiselle Brigitte, aussi fausse -que l'enfer.—Ce n'est pas, dit Brigitte, en -l'interrompant, que ma maîtresse ou moi y -mettions la moindre importance; mais comme -chacun le sien n'est pas trop, on est bien -aise, quand on se marie, de trouver quelqu'un -à qui il ne manque rien.»</p> - -<p>Le caporal crut sans doute qu'une partie -du reproche tomboit sur lui; car il s'en justifia -aussitôt, et vengea en même-temps son -maître de la manière la plus complette.—Mais -aussi pourquoi mademoiselle Brigitte -avoit-elle commencé par un jeu de main.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch93">CHAPITRE XCIII.<br /> -<i>Il n'est point d'éternelles douleurs.</i></h2> - - -<p>De même que dans une matinée d'avril -on ne sait souvent s'il faut attendre la pluie -ou le soleil,—de même Brigitte ne sut si -elle devoit rire ou pleurer.—</p> - -<p>Elle prit un gros rouleau qu'elle trouva sous -sa main.—La disproportion de cette arme la -fit rire.</p> - -<p>Elle posa le rouleau, et se mit à pleurer. -Et si une seule de ses larmes eût été mêlée -d'amertume, le cœur honnête du caporal la -lui auroit vivement reprochée. Mais le caporal -connoissoit les femmes trois fois mieux -que son maître, et il s'étoit conduit suivant -ses principes.</p> - -<p>«Je sais, mademoiselle Brigitte, dit le -caporal, en lui donnant le baiser le plus respectueux, -je sais que tu es naturellement -bonne et modeste; et tu as d'ailleurs tant -de noblesse et de générosité, que si je te -connois bien, tu ne voudrois pas blesser -un insecte, et encore moins l'honneur d'un -si digne et si galant homme que mon maître, -quand tu serois sûre d'être comtesse.—Mais, -ma chère Brigitte, on t'aura conseillée, et -tu auras été trompée,—comme il arrive -souvent aux femmes de l'être, quand elles -se sacrifient pour d'autres.»—</p> - -<p>La réflexion du caporal fit verser quelques -larmes à Brigitte.</p> - -<p>«Dis-moi donc, ma chère Brigitte, continua -le caporal en prenant sa main, qui -pendoit à son côté sans mouvement, et en -lui donnant un second baiser,—qui t'a pu -donner un soupçon aussi faux?»</p> - -<p>Brigitte sanglotta encore un moment;—et -puis elle ouvrit ses yeux, que le caporal -essuya avec le bas de son tablier.—Enfin -elle lui ouvrit son cœur, et lui raconta tout.—</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch94">CHAPITRE XCIV.<br /> -<i>Discrétion de Trim.</i></h2> - - -<p>Mon oncle Tobie et le caporal avoient -poussé leurs opérations; chacun de leur côté, -pendant presque toute la campagne, avec -aussi peu de communication entre eux, et -avec une parfaite ignorance de leurs marches -respectives, que s'ils eussent été séparés par -la <i>Meuse</i> ou la <i>Sambre</i>.</p> - -<p>Mon oncle Tobie se présentoit tous les -jours chez Mistriss Wadman, tantôt avec son -habit rouge et argent, tantôt avec son habit -bleu et or; et dans cet équipage il soutenoit -des attaques sans fin de la part de la veuve, -sans s'appercevoir seulement que ce fussent -des attaques; ainsi il n'avoit rien à communiquer.</p> - -<p>Mais Trim avoit pris la place d'assaut; -ce qui lui donnoit un avantage infini, et il -auroit eu beaucoup à dire; mais la nature -de ses avantages, et la manière dont il les -avoit remportés, demandoient un historien -plus précis que Trim n'auroit osé l'être.—Et -quelque épris qu'il fût de la gloire, il auroit -mieux aimé rester toute sa vie la tête nue et -dépouillée de lauriers, que de blesser un -seul moment la modestie de son maître.—</p> - -<p>O le meilleur et le plus honnête des serviteurs! -mais je crois l'avoir déjà apostrophé.—Il -ne me reste plus que ton apothéose à -faire, et je la ferois à l'instant même, si je -ne craignois de faire souffrir ta modestie.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch95">CHAPITRE XCV.<br /> -<i>Tout se découvre.</i></h2> - - -<p>Un soir mon oncle Tobie, après avoir -posé sa pipe sur la table, comptoit en lui-même, -et sur le bout de ses doigts, en commençant -par le pouce, toutes les perfections -de Mistriss Wadman une par une.—Mais soit -qu'il en omît toujours quelqu'une, soit qu'il -en comptât d'autres deux fois, il s'embrouilloit -tellement dans son calcul, qu'il ne pouvoit -aller au-delà du troisième doigt; ce qui le -mettoit dans un embarras extrême. «Trim, -dit-il, en reprenant sa pipe, apporte-moi, -je te prie, une plume et de l'encre.» Trim -apporta aussi du papier.—</p> - -<p>«Prends-en une grande feuille, Trim, -dit mon oncle Tobie,» lui faisant signe en -même-temps avec sa pipe d'avancer une chaise, -et de s'asseoir près de la table.—Le caporal -obéit, plaça le papier devant lui,—prit une -plume et la trempa dans le cornet.—</p> - -<p>«Elle a mille vertus, Trim, dit mon oncle -Tobie.»—</p> - -<p>«Monsieur veut-il que je les écrive toutes, -dit le caporal?—</p> - -<p>«Mais il faut les prendre par ordre, répliqua -mon oncle Tobie.—De toutes ces -vertus, Trim, celle qui me touche davantage, -et qui me garantit toutes les autres, -c'est la tournure compatissante et l'<i>humanité</i> -singulière de son caractère.—Je proteste, -ajouta mon oncle Tobie, levant les yeux, -et fixant la corniche de son appartement, -je proteste, Trim, que quand je serois mille -fois son frère, elle ne m'auroit pas fait des -questions plus touchantes et plus répétées -sur ma blessure; quoique à la vérité depuis -quelque temps elle ne m'en parle plus.»—</p> - -<p>Le caporal laissa passer la protestation de -son maître, et se contenta de tousser une -fois ou deux. Il trempa une seconde fois sa -plume dans le cornet; et mon oncle Tobie -lui montrant du bout de sa pipe l'extrémité -supérieure du coin gauche de sa feuille de -papier,—le caporal écrivit en gros caractères:</p> - -<p class="c"><i>HUMANITÉ.</i></p> - -<p>Dès qu'il eut tracé ce mot, «caporal, dit -mon oncle Tobie, combien de fois, je te -prie, Brigitte s'est-elle informée de la blessure -que tu as reçue au genou à la bataille de -Landen?»—</p> - -<p>«Pas une fois, dit le caporal.»—</p> - -<p>«Caporal, dit mon oncle Tobie, d'un ton -aussi triomphant que la bonté de son naturel -pouvoit le permettre,—cela seul te -montre la différence du caractère de la maîtresse -et de la suivante.—Si les hasards de -la guerre m'avoient valu une blessure pareille -à la tienne, Mistriss Wadman m'en auroit -déjà demandé chaque circonstance plus de -<i>cent</i> fois.—En ce cas, dit Trim, il faut qu'elle -ait fait répéter plus de <i>mille</i> fois à monsieur -les détails de sa blessure à l'aîne.—Pourquoi, -Trim, dit mon oncle Tobie, la douleur étant -la même aux deux endroits, la compassion -doit être égale.»—</p> - -<p>«Bonté du ciel! dit le caporal, qu'est-ce -que la compassion d'une femme peut avoir -à démêler avec une blessure au genou? Celui -de monsieur s'en seroit allé en mille esquilles -à la bataille de Landen, que Mistriss Wadman -ne s'en seroit non plus inquiétée, que -mademoiselle Brigitte ne s'est inquiétée du -mien.»—</p> - -<p>«Et la raison, dit mon oncle Tobie, se -levant à moitié de sa chaise, et s'appuyant -sur la table avec ses deux poignets?—C'est, -monsieur, dit le caporal, en baissant la voix, -(mais articulant très-distinctement) que le -genou est à une grande distance du corps -de la place; au lieu que l'aîne, comme monsieur -le sait très-bien, est placée exactement -sur la courtine.»</p> - -<p>Mon oncle Tobie se rassit en poussant un -long soupir,—mais si bas, qu'à peine pouvoit-il -s'entendre à travers la table.</p> - -<p>Le caporal s'étoit avancé trop loin pour -reculer; il dit le reste à son maître en trois -mots.</p> - -<p>Mon oncle Tobie posa sa pipe sur la table, -aussi doucement que s'il eût été filé d'une -toile d'araignée.</p> - -<p>«Allons trouver mon frère Shandy, dit -mon oncle Tobie.»</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch96">CHAPITRE XCVI.<br /> -<i>Mon Père est indigné.</i></h2> - - -<p>Tandis que mon oncle Tobie et le caporal -sont sur le chemin du château de Shandy, -il convient d'apprendre au lecteur que Mistriss -Wadman, quelque temps auparavant, avoit -fait sa confidence à ma mère, et que Brigitte, -qui avoit à porter le double fardeau -du secret de sa maîtresse et du sien, s'étoit -heureusement débarrassée de l'un et de l'autre -en faveur de Suzanne derrière le mur du -jardin.</p> - -<p>Ma mère ne vit rien dans tout cela qui -méritât de faire tant de bruit.—Mais Suzanne -avoit toutes les qualités requises pour -divulguer un secret de famille. Elle fit entendre -celui-ci par signe à Jonathan; et Jonathan -trouva aussi le moyen de le faire -comprendre à la cuisinière, pendant que -celle-ci préparoit des queues de mouton; la -cuisinière le vendit au postillon avec quelques -rogatons du souper, moyennant quatre patards; -et celui-ci le troqua contre la fille -de journée, pour la même valeur à-peu-près.—Et -quoique le marché se fût conclu dans -le grenier à foin, la renommée s'en étoit -saisie, et l'avoit fait retentir sur le toît de -sa maison avec la trompette d'airain. En un -mot, il n'y eut pas de commère dans tout -le village de Shandy, ni à cinq milles à la -ronde, qui ne sût les difficultés du siége qu'avoit -entrepris mon oncle Tobie, et les articles -secrets qui retardoient la capitulation.</p> - -<p>Il ne se passoit aucun événement dans le -monde, qui ne fournît à mon père le sujet -d'une hypothèse. Aussi jamais homme ne -crucifia la vérité comme lui.—On venoit justement -de lui apprendre tous les détails qu'il -avoit ignorés jusques-là, au moment que mon -oncle Tobie se mit en marche pour l'aller -trouver.</p> - -<p>Au récit de l'affront fait à son frère, il -prit feu; et, sans égard pour ma mère qui -étoit-là présente, il s'efforça de démontrer -à Yorick, que non-seulement les femmes -avoient le diable au corps, et étoient toutes -libertines au fond de l'ame;—mais encore -que, depuis la première chute d'Adam jusqu'à -celle de mon oncle Tobie inclusivement, tous -les maux et tous les désordres arrivés en ce -monde, de quelque genre ou nature qu'ils -pussent être, avoient toujours pour principe, -avoué ou caché, ce même appétit déréglé -d'un sexe pour l'autre.</p> - -<p>Yorick s'efforçoit d'adoucir l'hypothèse rigoureuse -de mon père, quand mon oncle -Tobie fit son entrée dans la chambre.—La -bienveillance et le pardon étoient écrits sur -son visage.—Cette vue ne fit que rallumer -la bile de mon père; et comme il n'étoit pas -délicat sur le choix de ses expressions quand -il étoit en colère, aussitôt que mon oncle -Tobie se fut assis près du feu, et qu'il eut -rempli sa pipe, mon père éclata en ces termes.</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch97">CHAPITRE XCVII et dernier.<br /> -<i>La Femme et la Vache.</i></h2> - - -<p>«Tout ce bagage, dira-t-on, est nécessaire -pour continuer l'espèce d'une créature -aussi grande, aussi sublime, aussi divine que -l'homme! Je le sais,—j'en conviens,—je -suis loin de le nier;—mais un philosophe -dit hardiment sa pensée; quant à moi, je -persiste à croire et à soutenir que c'est une -pitié qu'il faille que notre race se perpétue -par les moyens d'une passion qui ravale toutes -nos facultés, fait échouer notre sagesse, et -anéantit toutes les opérations et les combinaisons -de notre ame.—D'une passion, ma -chère, continua mon père en s'adressant à -ma mère, qui réunit et assimile les sages -avec les fous; et qui nous fait sortir de nos -cavernes et de nos retraites plutôt comme -des satyres et des animaux, que comme des -hommes.</p> - -<p>»Je sais que l'on me dira, continua mon -père, employant la <i>prolepsie</i>, qu'en lui-même -et dépouillé de ses accessoires, ce besoin est -comme la faim, la soif, le sommeil, et ne -peut être regardé comme bon ni comme mauvais, -comme honteux ni autrement.—Mais -pourquoi donc la délicatesse de Diogène et -de Platon s'en est-elle si fort révoltée? Pourquoi -n'osons-nous nous y livrer que dans -les ténèbres? Pourquoi ses mystères, ses préparations, -ses instrumens, enfin tout ce qui -y a rapport, ne peut-il être décemment exprimé -par aucun langage, aucune traduction, -aucune périphrase quelconque?</p> - -<p>»L'action de tuer un homme et de le détruire, -continua mon père, en haussant la -voix et s'adressant à mon oncle Tobie,—cette -action, vous le savez, passe pour glorieuse. -Les armes que nous y employons sont -honorables; nous les portons fiérement sur -l'épaule; nous les laissons pendre orgueilleusement -à notre côté; nous les dorons; nous -les gravons; nous les cizelons; nous les enrichissons.—Eh -quoi! nous prodiguons des -ornemens à la culasse même d'un coquin de -canon.»</p> - -<p>Mon oncle Tobie posa sa pipe pour tâcher -d'obtenir une meilleure épithète; et Yorick -se levoit pour battre en ruine toute l'hypothèse -de mon père.—</p> - -<p>Quand Obadiah entra brusquement dans -la salle, se plaignant amérement, et demandant -à grands cris qu'on voulût bien l'entendre -sur-le-champ.</p> - -<p>Voici l'aventure.</p> - -<p>Mon père, soit par les anciennes coutumes -de l'endroit, soit comme possesseur -de dixmes considérables, étoit obligé d'entretenir -un taureau pour le service de la paroisse; -or Obadiah avoit mené sa vache rendre -une visite audit taureau, je ne sais quel jour -de l'été précédent.—</p> - -<p>Je dis, <i>je ne sais quel jour</i>; mais le hasard -avoit voulu que ce fût le même où il avoit -épousé la servante de mon père; ainsi une -époque servoit à rappeler l'autre.</p> - -<p>Donc quand la femme d'Obadiah accoucha, -Obadiah rendit graces à Dieu.—</p> - -<p>—«A présent, dit Obadiah, j'aurai bientôt -un veau.» Et tous les jours Obadiah rendoit -visite à sa vache.—</p> - -<p>«Elle fera veau lundi ou mardi,—ou -mercredi au plus tard.»</p> - -<p>La vache ne fit point de veau.</p> - -<p>«Ce sera donc pour la semaine prochaine; -ma vache tarde furieusement long-temps!»</p> - -<p>—Jusqu'à la fin de la sixième semaine les -soupçons d'Obadiah, qui étoit bon homme, -tombèrent sur le taureau.</p> - -<p>A dire la vérité, comme la paroisse étoit -fort étendue, la vigueur du taureau de mon -père n'étoit pas proportionnée à son département. -Il avoit cependant, je ne sais comment, -obtenu la confiance publique; et comme -il s'acquittoit de son devoir avec beaucoup -de gravité, mon père en avoit la plus haute -opinion.</p> - -<p>«Sauf le respect que je dois à monsieur, -dit Obadiah, tout le monde dit ici que c'est -la faute de son taureau.»—</p> - -<p>«La vache ne seroit-elle pas stérile, dit -mon père, en se tournant vers le docteur -Slop?»—</p> - -<p>«Cela seroit sans exemple, dit le docteur -Slop.—Mais il seroit possible que sa femme -fût accouchée avant terme.—Dis-moi, l'ami, -ajouta le docteur Slop, ton enfant a-t-il des -cheveux sur la tête?»—</p> - -<p>«Comme moi, dit Obadiah.»—Il y avoit -trois semaines que le coquin n'avoit été rasé.</p> - -<p>—«Ouais, dit le docteur Slop!»</p> - -<p>Eh bien! ne voilà-t-il pas, s'écria mon -père, mon taureau, frère Tobie, mon pauvre -taureau, qui est aussi bon taureau qu'il y -en ait jamais eu, et qui au temps jadis eût -été le fait de la belle Europe?—Mon taureau, -qui, s'il eût eu deux jambes de moins, auroit -pû être reçu docteur, ce maraud-là, -plutôt que de s'en prendre à sa femme…»—</p> - -<p>«Mon Dieu, dit ma mère! qu'est-ce donc -que toute cette histoire?»—</p> - -<p>«Celle d'une femme qui accouche trop-tôt, -dit Yorick, et d'une vache qui accouche -trop tard; et une des meilleures en ce genre -que j'aie jamais entendues.»</p> - - -<p class="c gap"><i>Fin du Tome quatrième.</i></p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">TABLE DES CHAPITRES<br /> -Contenus dans ce Volume.</h2> - - -<table summary=""> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> I. <i>Le pauvre et son chien.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch1">Page 1</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> II. <i>Sommeil dérangé.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch2">6</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> III. <i>Entrée à Paris.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch3">10</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> IV. <i>Description de Paris.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch4">12</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> V. <i>Départ de Paris.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch5">13</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> VI. <i>Comment m'y prendre?</i></td> -<td class="num"><a href="#ch6">15</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> VII. <i>Histoire de l'abbesse des Andouillettes.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch7">17</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> VIII. <i>Suite de l'Histoire de l'abbesse des Andouillettes.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch8">25</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> IX. <i>Suite de l'Histoire de l'abbesse des Andouillettes.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch9"><i>ibid.</i></a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> X. <i>Suite de l'Histoire de l'abbesse des Andouillettes.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch10">27</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XI. <i>Fin de l'Histoire de l'abbesse des Andouillettes.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch11">29</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XII. <i>Ballet.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch12">31</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XIII. <i>Auxerre.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch13">33</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XIV. <i>Je ne sais plus où j'en suis.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch14">40</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XV. <i>Lyon.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch15">41</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XVI. <i>Vexation.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch16">44</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XVII. <i>Les deux amans.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch17">47</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XVIII. <i>L'Ane.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch18">51</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XIX. <i>Le Commis.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch19">56</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XX. <i>Grande dispute.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch20">57</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXI. <i>La paix est faite.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch21">59</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXII. <i>Tablettes perdues.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch22">62</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXIII. <i>Elles sont trouvées.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch23">63</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXIV. <i>Papillotes.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch24">65</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXV. <i>La colique.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch25">67</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXVI. <i>Le tombeau des amans.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch26">69</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXVII. <i>Je suis sur le pont d'Avignon.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch27">70</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXVIII. <i>Plaines sans fin.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch28">72</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXIX. <i>Jeannette.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch29">74</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXX. <i>La chose impossible.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch30">81</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXXI. <i>Ma méthode en écrivant.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch31">83</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXXII. <i>Moins que rien.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch32">84</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXXIII. <i>Mon oncle Tobie reparoît.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch33">85</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXXIV. <i>Sur les buveurs d'eau.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch34">86</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXXV. <i>Je m'embrouille.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch35">88</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXXVI. <i>Qu'on ne m'interrompe plus.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch36">91</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXXVII. <i>J'entre tout de bon en matière.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch37">92</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXXVIII. <i>Adieu l'étiquette.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch38">94</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XXXIX. <i>Amours de mon oncle Tobie avec la veuve Wadman.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch39">98</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XL. <i>Je bats la campagne.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch40">99</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XLI. <i>Rien.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch41">101</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XLII. <i>Diatribe contre l'amour.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch42">102</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XLIII. <i>Description topographique.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch43">104</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XLIV. <i>Diverses façons de brûler une chandelle.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch44">105</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XLV. <i>Attaques de la veuve Wadman.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch45">107</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XLVI. <i>Relique de mon oncle Tobie.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch46">112</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XLVII. <i>Hélas.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch47">113</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XLVIII. <i>Amours de Trim.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch48">115</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XLIX. <i>La Béguine.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch49">136</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> L. <i>Trim s'enflamme.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch50">141</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LI. <i>Trim succombe.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch51">142</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LII. <i>La veuve Wadman change son plan d'attaque.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch52">146</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LIII. <i>Prends garde, oncle Tobie!</i></td> -<td class="num"><a href="#ch53">148</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LIV. <i>Il n'y voit rien.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch54">150</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LV. <i>Un clou ne chasse pas l'autre.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch55">152</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LVI. <i>Confidence.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch56">155</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LVII. <i>Plan de campagne.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch57">156</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LVIII. <i>Il n'omet rien.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch58">159</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LIX. <i>La toilette sera complète.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch59">160</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LX. <i>L'âne et le califourchon.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch60">161</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXI. <i>Coq-à-l'âne.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch61">163</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXII. <i>Les deux amours.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch62">165</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXIII. <i>Chacun va se coucher.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch63">169</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXIV. <i>Les trous de serrure.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch64">178</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXV. <i>Jugement téméraire.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch65">179</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXVI. <i>Parure de mon Oncle Tobie.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch66">183</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXVII. <i>Il tremble.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch67">186</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXVIII. <i>Il hésite.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch68">188</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXIX. <i>Amours de Tom et de la Juive.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch69">191</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXX. <i>La négresse.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch70">192</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXI. <i>Les saucisses.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch71">195</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXII. <i>Contre-marche.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch72">198</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXIII. <i>Le qu'en dira-t-on.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch73">201</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXIV. <i>L'Attente.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch74"><i>ibid.</i></a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXV. <i>Le premier Dimanche du mois.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch75">203</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXVI. <i>Reprenons haleine.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch76">206</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXVII. <i>Demandez à ma blanchisseuse.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch77">209</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXVIII. <i>Les Critiques.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch78">211</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXIX. <i>Elle est faite.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch79">213</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXX. <i>Il frappe à la porte.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch80"><i>ibid.</i></a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXXI. <i>On ouvre.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch81">215</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXXII.</td> -<td class="num"><a href="#ch82">217</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXXIII.</td> -<td class="num"><a href="#ch83"><i>ibid.</i></a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXXIV. <i>Vous l'allez voir.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch84">218</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXXV. <i>La Revue.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch85">220</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXXVI. <i>Prestige du démon.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch86">222</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXXVII. <i>Ne t'en fie qu'à toi seul.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch87">224</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXXVIII. <i>Marie.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch88">226</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> LXXXIX.</td> -<td class="num"><a href="#ch89">233</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">82 <i>Déclaration d'amour.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch89a">235</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">83 <i>Proposition de mariage.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch89b">238</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XC. <i>Au fait.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch90">240</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XCI. <i>Qu'on l'emporte.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch91">245</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XCII. <i>Aye, aye, aye Brigitte.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch92"><i>ibid.</i></a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XCIII. <i>Il n'est point d'éternelles douleurs.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch93">247</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XCIV. <i>Discrétion de Trim.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch94">249</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XCV. <i>Tout se découvre.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch95">250</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XCVI. <i>Mon Père est indigné.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch96">254</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Chap.</span> XCVII et dernier. <i>La Femme et la Vache.</i></td> -<td class="num"><a href="#ch97">256</a></td> -</tr> -</table> - -<p class="c gap">Fin de la Table du Tome quatrième.</p> - - -<div class="trnote"> -<h2 class="nobreak">Note du transcripteur</h2> - -<p>On a conservé l'orthographe de l'original, avec ses incohérences (par -ex. désir/desir, jeter/jetter, abîme/abyme, aine/aîne, etc.). Les erreurs -clairement introduites par le typographe ont été corrigées.</p> - - -</div> - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of Project Gutenberg's Oeuvres complètes, tome 4/6, by Laurence Sterne - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES, TOME 4/6 *** - -***** This file should be named 61905-h.htm or 61905-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/1/9/0/61905/ - -Produced by Clarity and the Online Distributed Proofreading -Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from -images generously made available by The Internet -Archive/Canadian Libraries) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. 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It exists -because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from -people in all walks of life. - -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's -goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. -To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 -and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. - - -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive -Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at -http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent -permitted by U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. -Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered -throughout numerous locations. Its business office is located at -809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email -business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact -information can be found at the Foundation's web site and official -page at http://pglaf.org - -For additional contact information: - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To -SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any -particular state visit http://pglaf.org - -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. - -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. - -Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation -methods and addresses. 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