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+<html>
+<head>
+<title>Histoires grises</title>
+<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html; charset=iso-8859-1">
+</head>
+
+<body bgcolor="#FFFFFF" text="#000000">
+
+
+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of Histoires grises, by E. Edouard Tavernier
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Histoires grises
+
+Author: E. Edouard Tavernier
+
+Posting Date: September 11, 2012 [EBook #5892]
+Release Date: June, 2004
+First Posted: September 18, 2002
+Last Updated: March 29, 2004
+
+Language: English
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES ***
+
+
+
+
+Produced by W. Debeuf
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+<p>Histoires grises.</p>
+<p>By E. Edouard Tavernier.</p>
+<p>&nbsp;</p>
+<h1 align="center"></h1>
+<h1 align="center"></h1>
+<h1 align="center">HISTOIRES GRISES</h1>
+<p></p>
+<h2 align="center"><br>
+ Plutarque.</h2>
+<p><br>
+ <i>L'honneur est une &icirc;le escarp&eacute;e et sans bords, o&ugrave; l'on
+ ne peut plus rentrer... quand on en est, par le fait des autres, trop souvent
+ sorti.</i></p>
+<p>(<i>M&eacute;ditations sur Boileau</i>)</p>
+<p><br>
+ I.</p>
+<p><br>
+ Il s'appelait Plutarque. Ce nom lui avait &eacute;t&eacute; donn&eacute; un
+ soir chez un marchand de vins, &agrave; cause d'un livre qu'on lui voyait lire
+ de temps en temps et qu'il avait ramass&eacute; &agrave; la porte d'un lyc&eacute;e.
+ On connaissait l'homme; pour l'interpeller, il fallait bien un nom. C'&eacute;tait
+ son nom maintenant pour de bon; il s'en accommodait: on se fait &agrave; tout.</p>
+<p>La journ&eacute;e qui pour lui s'&eacute;tait annonc&eacute;e normale, c'est-&agrave;-dire
+ ni bonne ni mauvaise, avait particuli&egrave;rement bien fini. Il s'&eacute;tait
+ mis &agrave; pleuvoir des arrosoirs, et en d&eacute;pit de l'opinion courante,
+ la pluie n'est pas une chose d&eacute;sagr&eacute;able; gr&acirc;ce &agrave;
+ l'eau d'en haut, les trottoirs ne sont pas encombr&eacute;s, les promeneurs
+ et les sergents de ville ne manifestent pas un int&eacute;r&ecirc;t particulier
+ &agrave; ce que peuvent faire les gueux; ceux-ci ont m&ecirc;me le loisir de
+ s'arr&ecirc;ter, dans leur promenade -- ce qui est d&eacute;j&agrave; bien --
+ sous une porte ou sous la tente d'un caf&eacute; -- ce qui est mieux encore
+ parce que, des conversations qui s'engagent na&icirc;t la possibilit&eacute;
+ de rendre quelques services; les oblig&eacute;s ne s'attardent pas en g&eacute;n&eacute;ral
+ &agrave; compter leur billon.<br>
+</p>
+<p>En passant place de la R&eacute;publique, devant un petit h&ocirc;tel, Plutarque
+ eut le bonheur de voir attendre, dans le cadre de la porte, un homme heureux,
+ c'est-&agrave;-dire un ventre assez gros, barr&eacute; d'une cha&icirc;ne de
+ montre en or, juch&eacute; sur deux jambes gain&eacute;es dans un pantalon soign&eacute;
+ finissant en souliers &agrave; gu&ecirc;tres blanches, le tout surmont&eacute;
+ d'une bonne figure sous un chapeau melon nullement us&eacute;. Ne voulant sans
+ doute pas ternir la joie de son &acirc;me ou tacher ses gu&ecirc;tres, l'homme
+ heureux avait h&eacute;l&eacute; Plutarque pour un taxi. Peu de temps apr&egrave;s,
+ Plutarque arrivait dans un virage savant, &agrave; grande allure, debout sur
+ le marchepied, les mains cramponn&eacute;es &agrave; la poign&eacute;e. Avant
+ de laisser refermer la porti&egrave;re, l'homme heureux avait mis quatre francs
+ dans la main creuse que Plutarque tendait poliment.</p>
+<p>Cet homme &eacute;tait &eacute;videmment disproportionn&eacute;, aussi bien
+ avec le service rendu qu'avec les allures du client. Plutarque n'avait pas demand&eacute;
+ au conducteur de faire le tour de la place pour laisser croire que ses recherches
+ avaient &eacute;t&eacute; laborieuses. Quant au client, il avait l'air &agrave;
+ son aise, c'est vrai, mais ne devait pourtant pas &ecirc;tre un abonn&eacute;
+ de l'Op&eacute;ra. Seulement, quand on est content...</p>
+<p>Plutarque examina les pi&egrave;ces sous le r&eacute;verb&egrave;re, essaya
+ de les rayer l'une contre l'autre d'abord, puis avec l'ongle noir de son pouce.
+ Les deux &eacute;preuves ayant &eacute;t&eacute; satisfaisantes, il les glissa
+ dans la poche gauche de sa veste; mais comme la doublure ne tenait pas beaucoup,
+ il les retint dans sa main qu'il ne retira pas.</p>
+<p>Evidemment, le probl&egrave;me changeait. La solution du manger et du dormir,
+ quand on n'a pas le sou, est compl&egrave;tement diff&eacute;rente de celle
+ qu'on peut lui donner quand on a de l'argent. Du coup, le travail inconscient
+ de la journ&eacute;e tendant &agrave; la pr&eacute;paration de la nuit devenait
+ superflu; c'est sur d'autres bases qu'il partait. Naturellement, d'abord il
+ mangerait, cela va de soi, et non un de ces bouillons d&eacute;lav&eacute;s
+ qu'on vous donne dans les soupes de quartier ou dans les patronages, mais des
+ choses qu'on m&acirc;che et qui r&eacute;sistent juste ce qu'il faut: un <i>navarin-carotte</i>
+ par exemple. Et la pens&eacute;e seule de ce mets amenait du jus dans sa bouche.
+ Puis il mangerait assis, boirait du vin rouge et... bonheur supr&ecirc;me, coucherait
+ seul. Cette derni&egrave;re perspective le ravissait d&eacute;licieusement:
+ une chambre &agrave; soi, avec une place pour dormir, s'allonger sans qu'on
+ vous marche dessus, ne rien voir, ne rien entendre, pouvoir &ecirc;tre avec
+ soi, comme dans la ballade, mais couch&eacute;. Il faut dire que le dortoir,
+ la grange ou l'asile, c'est bien &agrave; cela qu'on se fait le moins.</p>
+<p>Il marchait, chiquant ces id&eacute;es dans sa t&ecirc;te, sans remarquer qu'il
+ s'&eacute;loignait terriblement du marchand de vins et de l'h&ocirc;tel garni
+ qu'il s'&eacute;tait fix&eacute;. Il ne s'apercevait pas non plus de la pluie
+ qui avait d&eacute;finitivement coll&eacute; ses v&ecirc;tements sur sa peau.
+ Ses souliers beuglaient et giclaient si r&eacute;guli&egrave;rement dans sa
+ marche, que leur chanson lui semblait naturelle comme le bruit d'une source
+ ou le battement d'un moteur. D'une porte d'usine o&ugrave; elles attendaient,
+ deux filles haut retrouss&eacute;es l'apostroph&egrave;rent:</p>
+<p>- Il a de quoi barboter! dit l'une.</p>
+<p>L'autre commenta:</p>
+<p>- Mais non, Monsieur porte du tissu anglais.</p>
+<p>Plutarque, dans un sourire, sans s'arr&ecirc;ter, salua; son geste dut &ecirc;tre
+ un peu trop courtois puisque les femmes d&eacute;contenanc&eacute;es ne trouv&egrave;rent
+ rien &agrave; ajouter.</p>
+<p>Il retourna, avec le sens de l'orientation qu'ont les gens ayant souvent march&eacute;
+ sans but, dans la ville; sans savoir du tout o&ugrave; il &eacute;tait, il prit
+ &agrave; gauche une petite rue d&eacute;serte et mal pav&eacute;e. Le trottoir
+ d&eacute;fonc&eacute; brillait par places sous les becs de gaz tremblotants.
+ Des roues de voitures et des tonneaux qui sentaient l'acide &eacute;taient rang&eacute;s
+ sur les c&ocirc;t&eacute;s; une balayeuse municipale tendait ses bras vers la
+ lune. Plutarque parcourut de la m&ecirc;me allure d'autres rues semblables;
+ il ne se pressait pas, car personne ne l'attendait et puis il ne trouvait pas
+ qu'il eut encore assez faim.</p>
+<p></p>
+<p><br>
+ II</p>
+<p><br>
+ Le souper fut quelconque. Arriv&eacute; tard, Plutarque, ne trouvant plus rien
+ de pr&ecirc;t, avait &eacute;t&eacute; oblig&eacute; de se rabattre sur une
+ <i>cro&ucirc;te garnier</i> que la tenanci&egrave;re composa sur le champ
+ et r&eacute;chauffa pour lui. La p&acirc;te &eacute;tait d&eacute;tremp&eacute;e
+ et la sauce avait un go&ucirc;t auquel il fallait s'habituer. Le d&eacute;bit
+ &eacute;tait presque vide. Seul, un mendiant dormait dans un coin en attendant
+ la sortie des concerts. On n'entendait que le bec de gaz dont le manchon reniflait
+ par intervalles r&eacute;guliers comme un enrhum&eacute;, pendant que montait
+ et tombait la lumi&egrave;re.</p>
+<p>Plutarque ne s'attarda pas. Il paya et sortit. Maintenant c'&eacute;tait la
+ pens&eacute;e de la chambre qui le hantait. L'h&ocirc;tel vers lequel il marchait
+ n'avait pas de nom. C'&eacute;tait un immeuble long et bas, &agrave; un &eacute;tage
+ seulement, une &eacute;trange vieille maison qu'on ne r&eacute;parait plus,
+ du temps o&ugrave; le quartier Caulaincourt &eacute;tait de la p&eacute;riph&eacute;rie,
+ vieille bicoque, que seule la sp&eacute;culation tenait encore debout sur ce
+ terrain cher. Au-dessus de la porte &eacute;troite s'&eacute;tendait un grand
+ bras de fer o&ugrave; s'accrochait une lanterne blanche; sur la vitre cass&eacute;e
+ on pouvait deviner le mot <i>H&ocirc;tel</i>. Plutarque s'engouffra dans le
+ corridor et monta quelques marches d'escalier jusqu'&agrave; la loge puante
+ o&ugrave; le m&eacute;nage patron couchait sur un lit bas. Le tenancier se leva,
+ d&eacute;visagea son client comme quelqu'un qui craint &quot;les affaires&quot;;
+ puis, ayant per&ccedil;u la taxe pour la chambre et la chandelle, il indiqua:</p>
+<p>- La quatri&egrave;me &agrave; gauche en entrant.</p>
+<p>Plutarque &eacute;prouvait une sensation de bien-&ecirc;tre en refermant la
+ porte. Des murs! plus d'espace commun &agrave; tous; pouvoir &eacute;tendre
+ son &ecirc;tre, renferm&eacute; d'habitude en lui-m&ecirc;me, jusqu'&agrave;
+ la limite d'une chambre si petite qu'elle f&ucirc;t. Pouvoir faire ce qu'on
+ veut, tranquillement, sans risquer aucun geste, aucune remarque, aucune r&eacute;flexion.
+ De joie, il &eacute;tira ses bras et cracha par terre, puis il s'&eacute;tendit
+ sur le vague sommier, dont quelques ressorts jouaient encore, et se tint &eacute;veill&eacute;
+ pour jouir de sa joie.</p>
+<p>Il se rappelait qu'il avait d&eacute;j&agrave; pass&eacute; deux nuits dans
+ une chambre semblable de cet h&ocirc;tel, un an ou dix-huit mois avant, il n'&eacute;tait
+ plus absolument s&ucirc;r. Ses appr&eacute;hensions d'alors lui revenaient.
+ C'&eacute;tait &agrave; l'&eacute;poque descendante de sa carri&egrave;re: il
+ avait trouv&eacute;, cette premi&egrave;re fois, la chambre crasseuse; l'odeur
+ l'incommodait; les punaises le mordaient; il avait peur de la porte qui ne fermait
+ pas, des bruits assourdis que l'on percevait &agrave; travers l'&eacute;paisse
+ cloison. Aujourd'hui il entendait partir des chambres voisines des vagissements
+ qui avaient beaucoup de chance d'&ecirc;tre de m&ecirc;me nature que ceux jadis
+ entendus; une autre g&eacute;n&eacute;ration de m&ecirc;mes insectes s'appr&ecirc;tait
+ &agrave; le travailler; les vieux relents tout au plus augment&eacute;s de puanteurs
+ nouvelles flottaient entre les murs, et cependant il &eacute;tait bien maintenant,
+ n'avait nulle crainte et restait confondu de l'accoutumance et de la relativit&eacute;.</p>
+<p>Sa m&eacute;moire n'avait rien oubli&eacute;, et pourtant quel chemin il avait
+ fait! Ce soir, parce qu'il &eacute;tait heureux, le pass&eacute; triste lui
+ revenait. Il le retrouvait sans orgueil, sans acrimonie, presque dans les m&ecirc;mes
+ dispositions o&ugrave; il avait re&ccedil;u la pluie de tout &agrave; l'heure.
+ Il se revoyait tout enfant, propre, servi par des bonnes dans la petite maison
+ d'Angers o&ugrave; il &eacute;tait n&eacute;, et il se reconnaissait: ce n'&eacute;tait
+ pas un autre, c'&eacute;tait bien lui. Il suivait parfaitement la continuit&eacute;,
+ la vie de famille ordonn&eacute;e, o&ugrave; l'on &eacute;conomisait en vivant
+ bien; le coll&egrave;ge o&ugrave; il &eacute;tait parmi les bons; puis Paris,
+ le Quartier, les tavernes, les femmes et, un jour, la minuscule faute initiale:
+ avoir d&eacute;pens&eacute; dans une f&ecirc;te l'argent d'un examen. Tout de
+ m&ecirc;me, quelle mentalit&eacute; on peut avoir encore dans la bourgeoisie
+ en province, pour punir de telles peccadilles avec des ch&acirc;timents pareils.
+ Il s'esclaffa tout seul et sans amertume pensa: Cr&eacute;tins!</p>
+<p>Il voyait, sans le moindre ressentiment, la figure aust&egrave;re de son p&egrave;re,
+ conservateur des hypoth&egrave;ques.</p>
+<p>'Je te dispense d&eacute;sormais de rentrer &agrave; la maison&quot; furent
+ les derniers mots de la derni&egrave;re lettre qu'il avait re&ccedil;ue.</p>
+<p>Apr&egrave;s, la d&eacute;gringolade &eacute;tait venue rapidement. Quelques
+ mois de vie &agrave; cr&eacute;dit pendant la recherche d'un ouvrage qu'on ne
+ trouve pas parce qu'on n'en avait pas avant; la saisie des malles. On demeure
+ encore un Monsieur juste le temps que durent les habits qu'on a sur soi, c'est-&agrave;-dire
+ tr&egrave;s peu. Quand on couche dehors et qu'on ne change pas, on use tellement.
+ Apr&egrave;s on a faim. Un beau jour on ouvre les porti&egrave;res, on vend
+ des fleurs et n'importe quoi, tout ce qui se pr&eacute;sente. Alors, c'est invraisemblable,
+ &ccedil;a ne change plus. A tout prendre, d'ailleurs, dans les circonstances
+ normales, c'est une vie comme une autre, pas meilleure et pas pire non plus;
+ comme dans toutes les vies, il y a de bons et de mauvais moments.</p>
+<p>Pendant qu'il laissait passer ses r&eacute;flexions, sa porte s'ouvrit doucement
+ et soudain la lumi&egrave;re de la chambre s'augmenta de la lueur d'une seconde
+ bougie. Plutarque vit un homme d'&acirc;ge moyen, assez bien v&ecirc;tu, qui
+ s'excusa :</p>
+<p>- Pardon.</p>
+<p>Plutarque fut contrari&eacute;. Il avait pay&eacute;, ce n'&eacute;tait pas
+ pour qu'on vienne le voir et lui dire &quot;pardon&quot;. Trop habitu&eacute;
+ &agrave; ne pas gaspiller l'heure bonne en r&eacute;criminations, il ne se laissa
+ point pourtant absorber par ce petit inconv&eacute;nient, et ne perdit pas une
+ minute &agrave; se demander ce que cet homme bien habill&eacute; pouvait venir
+ faire dans cet h&ocirc;tel. Il lui int&eacute;ressait peu de savoir si son visiteur
+ commen&ccedil;ait la phrase descendante par laquelle lui-m&ecirc;me avait pass&eacute;,
+ si c'&eacute;tait un policier ou un d&eacute;traqu&eacute; vicieux &agrave;
+ la recherche d'une combinaison extraordinaire. Dans son monde &agrave; lui,
+ comme on ne s'&eacute;tonne plus, on ne s'occupe gu&egrave;re des affaires des
+ autres: les siennes suffisent.</p>
+<p>La pluie dehors battait une charge sur le toit de zinc, et la classique et
+ sadique satisfaction de sentir qu'on est &agrave; l'abri soi-m&ecirc;me pendant
+ que les autres pataugent, l'envahissait. Malheureusement, depuis un moment des
+ tranch&eacute;es aga&ccedil;antes lui tenaillaient le ventre, de plus en plus
+ lancinantes. Il pensa que c'&eacute;tait la <i>cro&ucirc;te garnier</i> ou
+ au moins la sauce qui faisait des difficult&eacute;s pour passer. Comme il n'y
+ a rien de tel pour dig&eacute;rer que le sommeil, il souffla sa chandelle et
+ s'endormit presqu'au commandement, ainsi qu'il &eacute;tait accoutum&eacute;
+ par les n&eacute;cessit&eacute;s de ses nuits non tranquilles.</p>
+<p>Sa p&eacute;nible digestion le r&eacute;veilla. Il faisait encore noire dans
+ la chambre. Maintenant il avait chaud et ses tempes battaient. Il alluma sa
+ bougie; comme d&eacute;cid&eacute;ment &ccedil;a n'allait pas dans cette atmosph&egrave;re
+ &eacute;touff&eacute;e, il &eacute;prouva le besoin de respirer, se leva et
+ sortit dans le couloir obscur. Press&eacute;, son pied buta dans quelque chose
+ et il s'allongea sur un corps couch&eacute; l&agrave;; sa figure toucha une
+ figure et &agrave; la lueur de sa bougie qui coulait sur le plancher, il reconnut
+ l'homme qui avait ouvert sa porte. Le visage &eacute;tait congestionn&eacute;,
+ les yeux vicieux gonfl&eacute;s; sur la bouche s'&eacute;tait fig&eacute;e une
+ fraise de sang. Plutarque fit un r&eacute;tablissement sur ses mains, se redressa
+ et sans la moindre h&eacute;sitation, feutrant son pas, &agrave; croire qu'il
+ foulait de la mousse, il marcha vers la porte, cria:</p>
+<p>- Cordon...</p>
+<p>et sortit.</p>
+<p>Dehors, il ne se h&acirc;ta pas, tourna &agrave; tous les carrefours rencontr&eacute;s,
+ d&eacute;cid&eacute; &agrave; aller loin, tr&egrave;s loin dans le quartier
+ qu'il se rappellerait en route avoir le moins fr&eacute;quent&eacute;. C'&eacute;tait
+ &agrave; peine si son coeur battait plus vite. Il n'avait plus du tout mal au
+ ventre.</p>
+<p>L'homme &eacute;tait-il mort ou vivant dans le couloir de l'h&ocirc;tel? C'&eacute;tait
+ encore &quot;une affaire des autres&quot;. Mais allait-on l'impliquer dans l'affaire,
+ le cueillir lui-m&ecirc;me? C'&eacute;tait bien le motif qui l'avait fait fuir,
+ mais qu'y pouvait-il? C'&eacute;tait oui ou non. Il fallait se donner toutes
+ les chances. Apr&egrave;s tout, en dehors des formalit&eacute;s, des discussions,
+ de l'audience, bien au fond, la prison ne change pas tant les choses. Il se
+ rappelait la caserne. Toujours des avantages et des inconv&eacute;nients, comme
+ dans toutes les vies, comme dans la maraude, de plus on est nourri, somme toute...
+ et log&eacute;.</p>
+<p></p>
+<p><br>
+ III</p>
+<p>Il faisait noir encore quand il arriva aux Gobelins. C'&eacute;tait l&agrave;
+ qu'il avait pens&eacute; &eacute;lire domicile, parce que quand on est gueux,
+ &agrave; la diff&eacute;rence des bourgeois, on ne demeure pas dans une maison
+ ou dans une rue, mais dans un quartier tout entier. Dans le petit bar qui venait
+ de s'ouvrir, il avait presque pris cette d&eacute;cision, assis devant un vin
+ blanc, lorsqu'un souvenir lui revint. Un ancien camarade &agrave; lui, du temps
+ o&ugrave; il &eacute;tait &eacute;tudiant, le fils d'un notaire de Provence,
+ s'&eacute;tait &eacute;tabli cr&eacute;mier dans ce quartier, apr&egrave;s un
+ mariage assez dr&ocirc;le avec Ginette, une grande brune qui allait au Bullier.
+ Celui-l&agrave; avait h&eacute;rit&eacute; cinq mille francs d'une tante; la
+ fille, qui avait le sens de la vie, avait exig&eacute; l'abandon des carri&egrave;res
+ lib&eacute;rales, en telle sorte que son &eacute;poux n'avait descendu que de
+ quelques crans. Plutarque n'avait pas id&eacute;e de l'endroit o&ugrave; se
+ trouvent la boutique, il avait appris seulement que les affaires de son ami
+ marchaient et que Ginette avait eu deux jumelles. Cette possibilit&eacute; de
+ les rencontrer &eacute;tait encore trop pour lui; il prit brusquement le parti
+ de s'installer ailleurs et repartit aussit&ocirc;t de ce pas lent, cadenc&eacute;
+ et rasant le sol qu'ont tous les chemineaux du monde.</p>
+<p>Le petit jour piquait quand il s'approchait d'Auteuil. Il avait suivi les bords
+ de la Seine. Une vague bu&eacute;e flottait sur le fleuve qui sentait la mar&eacute;e.
+ Le froid du premier matin pin&ccedil;ait. Plutarque se promena un moment, puis,
+ sous le regard d'un agent de police, passa la porte du march&eacute;. Les boutiques
+ &eacute;taient d&eacute;j&agrave; install&eacute;es. Les carottes, les choux,
+ les salades et les petites bottes de radis &eacute;taient bien rang&eacute;s
+ dans les caisses de bois. Il y avait du poisson, de la boucherie, de la charcuterie,
+ du gibier, du fromage, des fruits, des fleurs, des asperges en branche, de tout
+ ce qui se mange, et en grande quantit&eacute;, de quoi faire crever des milliers
+ de bedaines. Les vendeuses et les marchands parlaient doucement, &eacute;taient
+ s&eacute;rieux; on sentait toute la gravit&eacute; de ces actes de vendre et
+ d'acheter pour ce petit peuple de travailleurs.</p>
+<p>Comme Plutarque &eacute;tait en train de consid&eacute;rer un chapelet de saucisses,
+ se demandant si on les mangeait crues et si on les vendait au d&eacute;tail,
+ il s'entendit appeler:</p>
+<p>&quot;Dites, l'homme, vous voudriez pas m'aider?...&quot;</p>
+<p>C'&eacute;tait une grosse cuisini&egrave;re d&eacute;j&agrave; vieille, une
+ large figure &eacute;paisse et r&eacute;sign&eacute;e. Elle portait un panier
+ plein sous un bras et deux autres vides dans une main. Plutarque la d&eacute;barrassa
+ du tout et la suivit &agrave; travers les petites all&eacute;es, pendant qu'elle
+ t&acirc;tait, marchandait et quelquefois achetait. Son march&eacute; dura bien
+ une heure. Plutarque s'&eacute;tonnait qu'on p&ucirc;t avoir besoin de tant,
+ m&ecirc;me dans une grosse maison. Il en avait bient&ocirc;t plein sa charge
+ et avait d&ucirc; enlever sa ceinture pour tenir deux fardeaux dans une main.</p>
+<p>- Maintenant c'est fini, dit la femme, suivez-moi.</p>
+<p>Et elle le dirigea non loin de l&agrave; vers le centre de la place d'o&ugrave;
+ partait le tramway.</p>
+<p>En marchant, elle se plaignait du prix des choses.</p>
+<p>- Et encore vous avez vu la premi&egrave;re marchande, commentait-elle, voulait
+ me les faire vingt-cinq sous!</p>
+<p>Plutarque avait appris &agrave; se mettre dans la peau des r&ocirc;les; il
+ r&eacute;pondit:</p>
+<p>- Ne m'en parlez pas, c'est une mis&egrave;re, on ne sait plus, on ne sait
+ plus... et on a bien du mal.</p>
+<p>La femme aima cette humilit&eacute; approbative; elle aima la pr&eacute;venance
+ de son porteur parce que, de lui-m&ecirc;me, il avait offert d'attendre le tramway
+ pour faire passer les paniers. C'est pourquoi peut-&ecirc;tre elle lui donna
+ un franc.</p>
+<p>Quand le v&eacute;hicule partit, Plutarque enleva poliment sa casquette. De
+ l'imp&eacute;riale la femme lui cria:</p>
+<p>- &quot;Si vous &ecirc;tes l&agrave;, demain...</p>
+<p>La magie des mots est telle que cette phrase le troubla. Jusque-l&agrave;,
+ Plutarque avait fait la com&eacute;die de circonstance: comme il jouait le sans-travail
+ assasin aux Champs-Elys&eacute;es quand la nuit venait, ou le pieux mendiant
+ &agrave; la porte des &eacute;glises et la gouape le matin &agrave; la sortie
+ des cabarets, il savait faire le malheureux. Maintenant dans les derniers grincements
+ et les appels du timbre qu'on entendait affaiblis, quand, au bout de l'avenue,
+ le tramway n'&eacute;tait plus qu'une miniature semblable &agrave; un jouet
+ d'enfant, il restait &agrave; arpenter le refuge.</p>
+<p>Tant de temps s'&eacute;tait pass&eacute; qu'on ne lui avait pas dit &quot;&agrave;
+ demain&quot;. Cette id&eacute;e qu'on accrochait sa vie du jour &agrave; celle
+ qui viendrait, l'&eacute;tonnait d'abord; penser que la grosse femme ne s'&eacute;tait
+ pas rendu compte de l'instabilit&eacute; de ses occupations finit par l'amuser.
+ Il en sourit pendant qu'il marchait.</p>
+<p>La journ&eacute;e &eacute;tait belle, il poussa une pointe jusqu'&agrave; l'entr&eacute;e
+ du Bois; derri&egrave;re un bouquet d'arbres, une petite pelouse le tenta; son
+ sommeil avait du retard. Dans l'herbe encore humide, il s'allongea, la casquette
+ sur la figure, la pointe des pieds en l'air; il s'endormit.</p>
+<p>Dans l'apr&egrave;s-midi, &agrave; la sortie des courses, il fit quatre francs.
+ Le soir il s'offrit un bon petit d&icirc;ner et trouva non loin du march&eacute;
+ une chambre o&ugrave; pour vingt-cinq centimes on pouvait aller passer la nuit
+ avec trois autres passagers: le luxe de dormir seul ne lui avait d&eacute;cid&eacute;ment
+ pas assez r&eacute;ussi. Il se leva le dernier au matin, proposa au logeur de
+ balayer la chambre et le couloir. Cette offre fut accept&eacute;e; on lui rendit
+ deux sous et de la consid&eacute;ration.</p>
+<p>Au march&eacute; il p&eacute;n&eacute;tra encore sous l'oeil de l'agent et
+ se rendit &agrave; la boutique de la boucherie par o&ugrave; la cuisini&egrave;re
+ lui avait dit d&eacute;buter. Il n'attendit pas. Elle le reconnut &agrave; peine,
+ mais n'h&eacute;sita pas &agrave; lui confier ses paniers. Comme la veille,
+ ils firent ensemble le tour des &eacute;talages, lui attendant en silence pendant
+ les pourparlers, se contentant d'approuver du coin de l'oeil les arguments de
+ la femme quand elle se plaignait qu'on l'&eacute;corchait. En route pour le
+ tramway, ils &eacute;chang&egrave;rent encore quelques paroles. Elle lui apprit
+ qu'elle servait dans un institut de demoiselles, qu'il y avait plus de dix-huit
+ personnes &agrave; table, que les pensionnaires &eacute;taient de familles riches
+ et beaucoup d'autres d&eacute;tails lesquels, en d&eacute;pit de tout l'int&eacute;r&ecirc;t
+ qu'il montrait, &eacute;taient compl&egrave;tement indiff&eacute;rents &agrave;
+ Plutarque. Sur le refuge, elle eut une remarque d&eacute;sagr&eacute;able:</p>
+<p>- Je vous ai donn&eacute; un franc hier; c'&eacute;tait la premi&egrave;re
+ fois, mais c'est beaucoup.</p>
+<p>- Je sais bien, r&eacute;pondit-il, c'est beaucoup de bont&eacute; de votre
+ part; tout de m&ecirc;me, si &ccedil;a ne vous faisait pas d&eacute;faut &agrave;
+ vous, on a tant de difficult&eacute;s...</p>
+<p>La femme redonna vingt sous, ce qui cr&eacute;ait la fixit&eacute; du tarif.
+ Il fit encore passer les paniers sur la voiture apr&egrave;s avoir re&ccedil;u
+ son prix, ce qui constituait une sorte de service gratuit et de remerciement.
+ Il enleva comme la veille sa casquette au moment du d&eacute;part et entendit
+ une comm&egrave;re sur la plateforme qui soulignait son geste:</p>
+<p>- Eh bien, Madame, j'esp&egrave;re que vous avez un porteur poli, c'est si
+ rare aujourd'hui.</p>
+<p>Cette remarque &eacute;tant un hommage indirect &agrave; la fa&ccedil;on dont
+ la bienfaitrice traitait son homme, elle dit plus gentiment que hier encore:</p>
+<p>- A demain.</p>
+<p>Cette fois Plutarque r&eacute;prima une v&eacute;ritable envie de rire. Ah!
+ mais c'&eacute;tait un m&eacute;tier alors. A vrai dire, tous les jours -- car
+ il faut bien qu'elles mangent les demoiselles -- il &eacute;tait embauch&eacute;.
+ Le soir, il retourna souper dans la m&ecirc;me maison, chez un marchand de bois
+ dont la nourriture l'avait satisfait; il coucha dans le m&ecirc;me h&ocirc;tel,
+ et commen&ccedil;a une vie toute diff&eacute;rente de celle qu'il tra&icirc;nait
+ auparavant.</p>
+<p>Les jours qui suivirent am&eacute;liorent encore sa situation. Il avait bient&ocirc;t
+ acquis la confiance de la vieille, faisait avant son arriv&eacute;e le tour
+ des boutiques, voyait la marchandise et s'enqu&eacute;rait des prix. Les marchands
+ ne l'aimaient pas, mais l'estimaient. La cuisini&egrave;re, en arrivant, &eacute;coutait
+ son rapport; m&ecirc;me quelquefois lui laissait de petites sommes pour profiter
+ des premi&egrave;res occasions le lendemain. Il s'acquittait consciencieusement
+ de ces missions de confiance, ne majorant les prix que dans une proportion tr&egrave;s
+ modeste, tr&egrave;s admise, sous le nom d'escompte, par le personnel achetant
+ d'ordinaire.</p>
+<p>Il s'&eacute;tait d&eacute;brouill&eacute; aussi dans l'organisation de sa
+ vie. Pour la nourriture, il avait obtenu d'aider au service le soir, moyennant
+ quoi on lui donnait pour rien, &agrave; la fermeture de l'&eacute;tablissement,
+ un repas, c'est-&agrave;-dire une soupe chaude, un peu de restes, une miche
+ et souvent un verre de vin. A l'h&ocirc;tel, il balayait et arrosait tout le
+ second &eacute;tage r&eacute;serv&eacute; aux gens de passage et l'escalier
+ en entier; ce service &eacute;tait r&eacute;mun&eacute;r&eacute; par le droit
+ de coucher dans un lit v&eacute;ritable, dans la chambre &agrave; deux lits
+ de la bonne. Plutarque y dormait seul la plupart du temps; sa compagne apportant
+ une r&eacute;gularit&eacute; surprenante dans l'irr&eacute;gularit&eacute; d'une
+ conduite agit&eacute;e, d&eacute;couchait presque toutes les nuits. Rapidement
+ il &eacute;tait redevenu l'homme d'un certain ordre. Il montait se coucher aussit&ocirc;t
+ son souper mang&eacute; et son travail fini. Sa chambre &eacute;tait l'objet
+ de soins minutieux, toujours balay&eacute;e et arros&eacute;e, m&ecirc;me les
+ affaires de sa compagne &eacute;taient mises en place par lui -- c'&eacute;tait
+ le seul moyen de n'en pas &ecirc;tre encombr&eacute; --. La cuvette de zinc
+ avait &eacute;t&eacute; garnie de bouts de corde d&eacute;chiquet&eacute;s,
+ en telle sorte qu'elle pouvait encore parfaitement servir. Une caisse, au pied
+ de son lit, avait re&ccedil;u des charni&egrave;res et un cadenas: c'&eacute;taient
+ &quot;ses affaires&quot;. Pour le moment elle ne contenait gu&egrave;re que
+ des aiguilles, du fil et un bout de savon, mais Plutarque fermait son bien le
+ matin en sortant et emportait sa clef. Quand il rentrait, il comptait son avoir.
+ Assis sur son lit il d&eacute;nouait, entre ses jambes, un bout de chiffon qui
+ renfermait sa fortune. Ses &eacute;conomies augmentaient, il s'&eacute;tait
+ impos&eacute; de ne d&eacute;penser que la grappille; tous les soirs, il ajoutait
+ au moins son franc, et les choses allaient assez bien, puisqu'en payant un repas
+ de midi, un peu de tabac et quelques verres, -- en ne se refusant pas grand
+ chose -- son gain r&eacute;gulier s'amassait.</p>
+<p>La pens&eacute;e lui venait d'acheter des v&ecirc;tements. Plusieurs courses
+ chez les fripiers des environs lui donnaient une id&eacute;e exacte du prix
+ des choses. Trois objets le sollicitaient; d'abord des souliers, sur les siens
+ les pi&egrave;ces ne tenaient plus bien; ensuite une chemise, la sienne, en
+ lambeaux et moisie par place, aurait gagn&eacute; &agrave; avoir une rechange
+ permettant un lavage et une r&eacute;paration; enfin, une casquette. Ce troisi&egrave;me
+ d&eacute;sir surtout l'obs&eacute;dait.</p>
+<p>Il n'aurait os&eacute; l'avouer &agrave; personne, il ne s'agissait pas d'une
+ casquette ordinaire, celle qu'il avait &eacute;tant assez bonne d'ailleurs,
+ mais bien d'une casquette neuve, flambante, qu'il avait vue &agrave; la devanture
+ du chapelier des chemins de fer. Le couvre-chef avait une calotte bleu-ciel
+ et, au turban de velours noir, &eacute;tait brod&eacute;, en lettres d'argent
+ le mot : &quot;COMMISSIONNAIRE&quot;. Coiff&eacute; de la sorte, il lui semblait
+ que sa situation serait d&eacute;finitivement assise, que les pourboires seraient
+ forc&eacute;ment plus gros, qu'on le reconna&icirc;trait dans la rue et qu'il
+ se constituerait une client&egrave;le attir&eacute;e. Le marchand en demandait
+ douze francs, c'&eacute;tait beaucoup.</p>
+<p>Le soir, apr&egrave;s avoir fait ses comptes, sit&ocirc;t qu'il &eacute;tait
+ dans sa couverture, il y pensait. Finalement, h&eacute;sitant, il n'achetait
+ rien; il se contentait pendant le jour, apr&egrave;s le d&eacute;jeuner, de
+ r&eacute;parer les trous nouveaux de ses effets par des reprises savantes, qu'il
+ cousait p&eacute;niblement, en tirant la langue pour mieux faire, comme un enfant
+ &agrave; ses premiers travaux d'&eacute;criture.</p>
+<p>Tout de m&ecirc;me, quand il regardait en arri&egrave;re, quels changements
+ dans sa vie d'avant. Maintenant ses jours passaient r&eacute;guliers, tous pareils,
+ sans impr&eacute;vu et sans inqui&eacute;tude. A table, en s'asseyant, il lui
+ arrivait d'avoir bon app&eacute;tit, mais il ne retrouvait plus jamais la d&eacute;sagr&eacute;able
+ sensation de la faim. Autrefois, cette douleur lui &eacute;tait famili&egrave;re,
+ de plus en plus tenace, avec cette crampe particuli&egrave;re qu'elle d&eacute;clanche
+ en nous et qui fait marcher, chercher, se fatiguer &agrave; mesure que les forces
+ physiques diminuent; il se rappelait les premi&egrave;res bouch&eacute;es qu'on
+ mange apr&egrave;s avoir eu faim, bouch&eacute;es qui sont sans go&ucirc;t et
+ qui font au passage, quand on les avale, l'impression de corps &eacute;trangers
+ ne se d&eacute;sagr&eacute;geant pas.</p>
+<p>Tout cela &eacute;tait loin, tr&egrave;s loin m&ecirc;me; une remarque du marchand
+ de vins chez qui il mangeait, le lui prouvait plus que tout. Le commer&ccedil;ant
+ avait dit &agrave; sa femme, un soir, devant lui, d'un de ses clients qui lui
+ devait de l'argent: &quot;Ce n'est pas un travailleur comme moi ou comme Plutarque&quot;...</p>
+<p>Ces mots l'avaient frapp&eacute;! Ils &eacute;taient comme la coupure entre
+ sa vie vagabonde et sa vie de maintenant. D&eacute;sormais son changement &eacute;tait
+ sorti de ses consid&eacute;rations sur lui-m&ecirc;me; les autres aussi le constataient.
+ Ce fait donnait &agrave; sa situation pr&eacute;sente une cons&eacute;cration
+ et impliquait en m&ecirc;me temps pour elle une dur&eacute;e, un &eacute;tablissement,
+ comme un vague but atteint qui l'&eacute;tonnait.</p>
+<p>La destin&eacute;e des &ecirc;tres est une fantaisie, pensait-il, c'&eacute;tait
+ pour en arriver l&agrave; qu'il avait fait ce chemin long, accident&eacute;,
+ fou surtout; qu'il avait v&eacute;cu toutes ses heures incertaines avec, si
+ souvent, l'attente de la catastrophe imminente et d&eacute;finitive. Il se rappelait
+ les conseils d'un vieil ami de son p&egrave;re:</p>
+<p>- On fait sa vie... Choisis bien <i>ta vocation</i>!</p>
+<p>Ces gens &eacute;tablis sont &agrave; mourir de rire; ce &agrave; quoi on est
+ appel&eacute;, est-ce qu'on peut le savoir jamais, avant d'&ecirc;tre arriv&eacute;?
+ Comme si ce n'&eacute;tait pas la vie toute seule qui se chargeait de vous faire,
+ et de vous faire encore n'importe comment. Quelquefois, du bord des rivi&egrave;res,
+ on voit flotter des petits d&eacute;bris de bois; il en est qui filent tout
+ droit, d'autres disparaissent pour un moment, d'autres s'arr&ecirc;tent sur
+ les bords, d'autres vont au fond apr&egrave;s avoir ou n'avoir pas tourn&eacute;
+ sur eux-m&ecirc;mes et ne remontent plus. Sait-on pourquoi? Non, c'est ainsi,
+ et voil&agrave; tout. Somme toute, son existence pass&eacute;e aboutissait &agrave;
+ faire de lui un vague commissionnaire, domestique d'une auberge de dernier ordre,
+ dans ce quartier d'Auteuil qu'il avait &agrave; peine travers&eacute; deux fois
+ auparavant. Les choses, d'ailleurs, auraient pu tellement tourner autrement,
+ sans m&ecirc;me chercher plus loin que cette fameuse nuit o&ugrave; il s'&eacute;tait
+ pay&eacute; une chambre pour lui tout seul, &agrave; l'h&ocirc;tel de la rue
+ Caulaincourt, et o&ugrave; l'on aurait si bien pu l'accuser d'avoir assassin&eacute;
+ l'homme qui gisait dans le couloir.</p>
+<p></p>
+<p></p>
+<p>IV</p>
+<p><br>
+ Il &eacute;tait arriv&eacute; ce matin de bonne heure au march&eacute;. La veille,
+ la cuisini&egrave;re lui avait remis vingt francs pour les achats de l&eacute;gumes
+ qu'on trouvait peu pendant cette saison. Mais c'&eacute;tait vraiment t&ocirc;t,
+ les marchandises n'&eacute;tant pas d&eacute;ball&eacute;es et les prix pas
+ encore fix&eacute;s. L'agent de police de service devant la porte avait &eacute;t&eacute;
+ chang&eacute;; sans attacher &agrave; ce dernier fait la moindre importance,
+ Plutarque se ravisa, rebroussa chemin et fl&acirc;na un moment sur le trottoir.</p>
+<p>Ce man&egrave;ge dut impressionner certainement le nouveau sergent de ville
+ qui le d&eacute;visagea d'une fa&ccedil;on inqui&egrave;te et &agrave; laquelle
+ le vagabond, maintenant rang&eacute;, n'&eacute;tait plus habitu&eacute;.</p>
+<p>La sir&egrave;ne d'une usine mugit, il &eacute;tait six heures. Un peu g&ecirc;n&eacute;,
+ Plutarque voulut entrer.</p>
+<p>- Qu'est-ce que tu vas chercher l&agrave;, toi, fit l'agent.</p>
+<p>- Je viens acheter, M'sieur l'agent, r&eacute;pondit Plutarque.</p>
+<p>- C'est bon, c'est bon, on la conna&icirc;t va; allez, allez, d&eacute;canille.</p>
+<p>Et, l'empoignant par le bras, il le fit tourner sur lui-m&ecirc;me.</p>
+<p>Plutarque revint vers lui, tr&egrave;s humble.</p>
+<p>- Monsieur, j'ach&egrave;te pour quelqu'un.</p>
+<p>- &Ccedil;a suffit, dit le fonctionnaire, en &eacute;levant la voix.</p>
+<p>Plutarque n'insista pas, entrevoyant des d&eacute;sagr&eacute;ments et vint
+ s'appuyer sur un r&eacute;verb&egrave;re, d&eacute;cid&eacute; &agrave; attendre
+ la cuisini&egrave;re qui le ferait bien entrer, pensait-il. Son attitude fut-elle
+ jug&eacute;e provocante par l'agent? Peut-on savoir ce que ces gens-l&agrave;
+ croient? Le repr&eacute;sentant de l'ordre vint &agrave; lui, le pin&ccedil;a
+ cruellement au bras, en lui disant presque &agrave; voix basse:</p>
+<p>- Il faut circuler.</p>
+<p>Peut-&ecirc;tre par simple douleur physique ou pour d'autres raisons encore,
+ deux larmes piqu&egrave;rent aux yeux de Plutarque. Il alla vers le refuge de
+ la place attendre la bonne &agrave; la descente; il avait de l'argent &agrave;
+ elle, il fallait qu'il la rencontr&acirc;t.</p>
+<p>Comme les hasards ne sont pas toujours heureux, il ne la rencontra ni dans
+ la rue, ni &agrave; l'arriv&eacute;e. Il attendit des heures durant tous les
+ tramways, son coeur finissait par battre plus vite quand les voyageurs descendaient.
+ A mesure que le temps passait, il se reprochait de n'avoir pas regard&eacute;
+ suffisamment bien la sortie des premi&egrave;res voitures. Puis la certitude
+ vint que la cuisini&egrave;re &eacute;tait d&eacute;j&agrave; au march&eacute;
+ et qu'il l'avait manqu&eacute;e. Il attendit son retour; vers dix heures, il
+ la vit poindre au bout de la place, l'enfant d'une boutiqui&egrave;re qu'il
+ connaissait, lui portait ses paniers. Il s'avan&ccedil;a vers elle et s'appr&ecirc;tait
+ &agrave; lui donner des explications. D&egrave;s qu'elle l'aper&ccedil;ut, elle
+ se r&eacute;pandit en invectives et en reproches:</p>
+<p>- Vous m'avez vol&eacute; mon argent, on a bien tort d'avoir confiance...</p>
+<p>Ce fut en vain qu'il tenta de placer un mot en restituant l'argent. La femme
+ reprit avidement son bien, en lui disant:</p>
+<p>- Que je ne vous revoie plus.</p>
+<p>Doucement, il l'accompagna quand m&ecirc;me jusqu'&agrave; la voiture, aida
+ l'enfant qui n'&eacute;tait pas assez grand pour passer les paquets, se d&eacute;couvrit
+ au moment du d&eacute;part, mais ne re&ccedil;ut que ce seul merci:</p>
+<p>- Hypocrite!</p>
+<p>L'amertume vint en lui, mais trop pr&egrave;s encore de son &eacute;poque vagabonde,
+ elle venait sans r&eacute;volte, sans haine. La temp&eacute;rature n'est pas
+ toujours belle, il pleut bien quelquefois. Pourquoi en vouloir &agrave; quelqu'un?</p>
+<p>Assez tard dans la matin&eacute;e, &agrave; force de raisonnement, il se reprit,
+ se remonta:</p>
+<p>- C'&eacute;tait trop b&ecirc;te. Il y avait une explication &agrave; donner.
+ Les choses n'en pouvaient pas rester l&agrave;. Et puis, en somme, le franc
+ de la cuisini&egrave;re comptait peu dans ses ressources. C'&eacute;tait sa
+ situation chez le marchand de vin et &agrave; l'h&ocirc;tel qui l'asseyait.
+ Il entrevoyait d&eacute;j&agrave; la possibilit&eacute; de s'engager davantage
+ chez ses deux employeurs. Il pouvait prendre la place de la bonne dont on &eacute;tait
+ m&eacute;diocrement satisfait.</p>
+<p>Il pensa &agrave; toutes ces solutions et alla dans l'apr&egrave;s-midi, s'acheter
+ la casquette.</p>
+<p>Il eut un succ&egrave;s fou en entrant au d&eacute;bit, et la soir&eacute;e
+ fut tr&egrave;s gaie dans la petite salle de la buvette.</p>
+<p>Plutarque, &agrave; cause de son histoire avec l'agent et &agrave; cause de
+ sa casquette avait eu les honneurs de la conversation. Le patron, la patronne
+ et quelques habitu&eacute;s le congratulaient et jugeaient s&eacute;v&egrave;rement
+ l'autorit&eacute;.</p>
+<p>- &quot;Tout &ccedil;a, c'est parce qu'on n'est pas riche&quot;, dirent les
+ femmes.</p>
+<p>Le patron avait surtout de l'admiration pour Plutarque &agrave; cause de son
+ id&eacute;e de couvre-chef...</p>
+<p>- &quot;Voil&agrave; un gar&ccedil;on, faisait-il remarquer, qui avait des
+ besoins autrement pressants; et bien non, il n'a pens&eacute; qu'&agrave; son
+ affaire. En faisant ainsi, il conna&icirc;t son monde&quot;.</p>
+<p>Et comme les histoires des autres ne vous int&eacute;ressent que par ce qu'elles
+ ont de commun avec les n&ocirc;tres, il concluait en s'adressant &agrave; sa
+ femme:</p>
+<p>- &quot;Je t'avais bien dit que nous aurions eu meilleur compte &agrave; faire
+ peindre la devanture qu'&agrave; acheter les banquettes et l'armoire&quot;.</p>
+<p>On causa tard. Les clients et le patron offrirent chacun une tourn&eacute;e,
+ mais refus&egrave;rent celle que proposait Plutarque, en raison de ses malheurs
+ et de la d&eacute;pense &eacute;norme de sa journ&eacute;e. De toute la chaleur
+ des alcools absorb&eacute;s, on se serra les mains en se quittant.</p>
+<p>Cette r&eacute;union, cet entourage, ces amiti&eacute;s auraient d&ucirc; lui
+ donner confiance, et lui montrer que son histoire du matin n'&eacute;tait qu'un
+ pur accident. Cependant, il n'&eacute;tait pas tranquille en se couchant; le
+ charme se rompit d&egrave;s qu'il fut seul. Son lit lui paraissait meilleur
+ que d'habitude, un peu comme les attentions d'une ma&icirc;tresse qu'on sent
+ vous quitter, et cependant il s'agitait et ne pouvait arriver &agrave; dormir.</p>
+<p>Au matin, son pressentiment n'avait pas disparu: il avait peur d'aller au march&eacute;.
+ Si l'agent le reconnaissait, si la bonne allait lui faire une sc&egrave;ne devant
+ tout le monde? Il &eacute;tait perplexe, mais toute son appr&eacute;hension
+ s'&eacute;vanouit quand il eut regard&eacute; sa t&ecirc;te sous la resplendissante
+ casquette, dans un miroir de poche qui pendait au mur. Il irait, c'&eacute;tait
+ son droit d'y aller; qui pourrait vraiment trouver &agrave; redire? Il discutait
+ avec lui-m&ecirc;me. Il pactisa enfin: il attendrait que le march&eacute; battit
+ son plein; dans les all&eacute;es et venues, on ne le reconna&icirc;trait s&ucirc;rement
+ pas, surtout coiff&eacute; de la sorte. Et, pour se le prouver, il mettait alternativement
+ sa casquette neuve et sa vieille casquette et essayait en tournant rapidement
+ la figure d'avoir un aper&ccedil;u d'ensemble dans le miroir trop petit et dont
+ la surface ondul&eacute;e d&eacute;formait les lignes en mouvement.</p>
+<p>Il prit par le chemin le plus long, tourna autour des p&acirc;t&eacute;s de
+ maisons et finit enfin par se lancer de l'autre c&ocirc;t&eacute; de la rue,
+ &agrave; un moment o&ugrave; l'agent -- celui de la veille -- plaisantait avec
+ une fille courtaude qui sortait. A un pas de la porte, il allait passer, son
+ coeur lui donnait des coups dans la poitrine, lorsque l'agent se retourna, le
+ nez sur lui:</p>
+<p>- Mais je t'ai vu hier toi, le commissionnaire, lui dit le policier. Tu as
+ un batt'chapeau aujourd'hui.</p>
+<p>Plutarque essaya de sourire. L'autre continua:</p>
+<p>- Tu as sans doute une autorisation, une plaque, quelque chose pour revenir
+ quand je t'ai dit de f... le camp.</p>
+<p>Plusieurs personnes s'&eacute;taient arr&ecirc;t&eacute;es, &agrave; c&ocirc;t&eacute;
+ de la fille qui, le poing &agrave; la hanche, &eacute;coutait; la galerie &eacute;tait
+ constitu&eacute;e: Plutarque &eacute;tait perdu.</p>
+<p>- Non, r&eacute;pondit-il doucement, je n'ai rien, je travaille.</p>
+<p>- Et tu te maquilles en commissionnaire, pour voler, salaud, reprit l'agent.
+ Allez, allez, avec moi, on va voir &ccedil;a.</p>
+<p>Il siffla un coll&egrave;gue qui tournait sur le trottoir d'en face, le pria
+ de le remplacer et partit.</p>
+<p>- &Ccedil;a y est, pensa Plutarque, en marchant.</p>
+<p>Comme il aurait mieux fait de ne pas venir, d'attendre au moins. Sans espoir
+ maintenant, il essaya des explications:</p>
+<p>- C'est vrai, M'sieur l'agent, je travaille, vous pouvez demander.</p>
+<p>L'agent ne r&eacute;pondit pas.</p>
+<p>- Et si je vous promets, Monsieur, de ne plus y aller, au march&eacute;...
+ plus jamais.</p>
+<p>- C'est fini la litanie, dit &agrave; haute voix le gardien.</p>
+<p>Alors brusquement, une id&eacute;e folle vint &agrave; Plutarque, une de ces
+ id&eacute;es stupides qui jaillissent soudainement en nous et qui compromettent
+ tout: fuir.</p>
+<p>Au premier coin de rue, il fit un bond brusque en arri&egrave;re, fit un saut
+ &agrave; droite et un &agrave; gauche pour d&eacute;pister l'agent qui tr&eacute;bucha,
+ et il partit de toute sa vitesse &agrave; grandes enjamb&eacute;es, avec une
+ agilit&eacute; de singe, courant comme il ne se serait jamais cru capable de
+ courir, comme un fou. L'agent suivait derri&egrave;re. Les rares passants se
+ gardaient bien d'intervenir.</p>
+<p>Plutarque voulait gagner les fortifications qu'il connaissait et o&ugrave;
+ l'on peut se cacher et se perdre. Il menait son train. Il atteignit les pentes
+ gazonn&eacute;es du rempart pr&egrave;s de Boulogne. Sa manoeuvre &agrave; travers
+ les rues avait &eacute;t&eacute; si savante, sa chance si particuli&egrave;re,
+ qu'en arrivant sur les talus, il n'&eacute;tait encore suivi que par son agent.
+ Il escalada les escarpes, sauta dans les petits chemins et remonta sur le bord
+ jusqu'&agrave; ce que brutalement une douleur &agrave; l'estomac l'averti qu'il
+ &eacute;tait &agrave; bout, qu'il ne pouvait plus; un effondrement de terrain
+ s'offrait, il le d&eacute;gringola jusque dans le foss&eacute;. L&agrave;, il
+ fit encore quelques pas et s'arr&ecirc;ta, appuy&eacute; au mur.</p>
+<p>Il vit l'agent se rapprocher, tenir le coup, lui, plus fort sur ce chapitre
+ aussi. Alors il sentit son couteau dans sa poche, il l'ouvrit, le cachant entre
+ le mur et lui, et au moment pr&eacute;cis o&ugrave;, dans la derni&egrave;re
+ foul&eacute;e, son chasseur l'atteignait, Plutarque, ext&eacute;nu&eacute;,
+ lui enfon&ccedil;a la lame dans le cou, sous l'oreille. L'agent roula par terre,
+ abattu; sa rude main encore cramponn&eacute;e au bras de Plutarque. Celui-ci,
+ pour se d&eacute;gager, dut le tra&icirc;ner quelques pas.</p>
+<p>... Le lendemain, dans un bar de Suresnes, Plutarque &eacute;tait pris par
+ des policiers habill&eacute;s en bourgeois.</p>
+<p></p>
+<p></p>
+<p>V</p>
+<p><br>
+ Apr&egrave;s trois mois de pr&eacute;vention, Plutarque passait aux Assises.
+ Son proc&egrave;s n'&eacute;tait pas celui d'une de ces affaires sensationnelles
+ qui font tant de bruit &agrave; Paris. Il n'y avait pas de grand t&eacute;moin;
+ l'agent de police avait &eacute;t&eacute; gu&eacute;ri apr&egrave;s dix jours
+ d'h&ocirc;pital, Plutarque avouait. C'&eacute;tait une petite affaire banale,
+ comme il en a tant. Le public &eacute;tait peu nombreux. En comparaison avec
+ l'&acirc;pre froid du dehors, la chaleur &eacute;tait s&egrave;che et congestionnante,
+ une de ces chaleurs administratives dont personne ne paye le combustible. On
+ sentait le p&eacute;trole et la cr&eacute;osote. L'acte d'accusation &eacute;tait
+ si long, et redisait des choses si souvent entendues &agrave; tous les degr&eacute;s
+ d'instruction, que Plutarque se sentit tout de suite loin de la com&eacute;die
+ qui se jouait, comme s'il avait &eacute;t&eacute; un simple badaud spectateur
+ et qu'il se f&ucirc;t agi d'un autre; il trouvait ce spectacle terriblement
+ ennuyeux. La mise en sc&egrave;ne &eacute;tait ridicule; ces messieurs, costum&eacute;s
+ pour une semblable c&eacute;r&eacute;monie, un peu grotesques en d&eacute;pit
+ de toutes les pr&eacute;cautions, depuis le pr&eacute;sident qui paraissait
+ &ecirc;tre seul &agrave; travailler, jusqu'&agrave; cet huissier qu'on avait
+ affubl&eacute; d'une robe noire pour faire entrer les t&eacute;moins. A part
+ les jur&eacute;s qui avaient l'air heureux d'enfants autoris&eacute;s &agrave;
+ toucher un fusil, tous les autres pensaient chacun &agrave; ses petites affaires,
+ et c'&eacute;tait tr&egrave;s naturel. Leur air de chiens fouett&eacute;s s'accordait
+ mal avec la solennit&eacute; du d&eacute;cor et l'emphase des paroles, o&ugrave;
+ revenaient &agrave; chaque instant de grands mots &agrave; majuscule: l'Honneur,
+ la Justice, qui ne faisaient rien &agrave; l'histoire et qui paraissaient faux,
+ comme tout le reste dans ce cadre pompeux.</p>
+<p>Le d&eacute;fil&eacute; des t&eacute;moins amena un peu l'air ext&eacute;rieur
+ dans l'atmosph&egrave;re de cet atelier o&ugrave; se fabriquait la justice.
+ L'expert m&eacute;dical ouvrit le feu par une description minutieuse de la blessure
+ incrimin&eacute;e. Pour dire les choses les plus simples, afin d'&eacute;tablir
+ sa comp&eacute;tence technique, il se servait de mots destin&eacute;s &agrave;
+ n'&ecirc;tre pas compris:</p>
+<p>- &quot;Plaie p&eacute;n&eacute;trante de la r&eacute;gion cervicale, par instrument
+ tranchant...&quot;</p>
+<p>Il voulait avoir l'air d'une impartialit&eacute; scientifique; en r&eacute;alit&eacute;,
+ il chargeait Plutarque tant qu'il pouvait, aussi bien pour plaire aux magistrats,
+ seul &eacute;l&eacute;ment permanent de la s&eacute;ance, que pour &ecirc;tre
+ du c&ocirc;t&eacute; s&ucirc;rement gagnant, puisque l'accus&eacute; avouait:</p>
+<p>- &quot;L'arme a p&eacute;n&eacute;tr&eacute; &agrave; environ huit centim&egrave;tres
+ en arri&egrave;re du paquet vasculo-nerveux et en avant de la colonne vert&eacute;brale.
+ Une d&eacute;viation de quelques millim&egrave;tres aurait rendu la blessure
+ mortelle. Croire que l'agresseur n'avait pas une intention d&eacute;cisive,
+ c'est lui pr&ecirc;ter des connaissances d'anatomie topographique peu vraisemblables,
+ eu &eacute;gard surtout &agrave; la violence du coup.&quot;</p>
+<p>Les jur&eacute;s &eacute;coutaient bouche b&eacute;e, impressionn&eacute;s
+ par les connaissances qu'un tel langage supposait.</p>
+<p>Puis l'agent de police s'avan&ccedil;a vers la demi-cage des t&eacute;moins.
+ Son entr&eacute;e produisit une l&eacute;g&egrave;re impression. Plutarque l'examina
+ levant la main droite pour le serment, et fut frapp&eacute; de sa m&acirc;le
+ beaut&eacute;: la t&ecirc;te &eacute;tait r&eacute;guli&egrave;re et &eacute;nergique,
+ les grands yeux noirs regardaient bien en face, sur l'uniforme tout neuf tranchait
+ un bout de ruban tricolore - une m&eacute;daille d'argent. Il parla v&eacute;ritablement
+ sans haine et sans crainte, ainsi qu'il est prescrit, et raconta dans un mauvais
+ fran&ccedil;ais les faits avec une simplicit&eacute; qui ne manquait pas de
+ grandeur. Le seul point de vue &eacute;go&iuml;ste qui per&ccedil;ait dans son
+ t&eacute;moignage &eacute;tait une joie d'enfant d'avoir eu une affaire profitable
+ &agrave; sa jeune carri&egrave;re et de s'en &ecirc;tre tir&eacute;.</p>
+<p>- Vous &ecirc;tes content d'avoir &eacute;chapp&eacute; et d'avoir noblement
+ fait votre devoir, lui dit le pr&eacute;sident.</p>
+<p>Dans un large rire qui disait assez son plaisir de vivre, il r&eacute;pondit:</p>
+<p>- Je suis content de ne pas &ecirc;tre mort.</p>
+<p>Cette r&eacute;flexion d&eacute;clancha l'hilarit&eacute; de l'auditoire et
+ permit &agrave; l'huissier de placer le seul mot qui lui f&ucirc;t tol&eacute;r&eacute;:</p>
+<p>- Silence, messieurs.</p>
+<p>Plutarque, assis dans son box, le menton sur sa main, l'esprit aussi &eacute;loign&eacute;
+ que possible de toute cette sc&egrave;ne dans laquelle il se sentait compter
+ pour si peu, consid&eacute;rait attentivement celui qu'on appelait: &quot;sa
+ victime&quot;. Il trouvait vraiment que de tous, c'&eacute;tait bien lui, l'agent,
+ qui &eacute;tait le plus sympathique; il avait &eacute;t&eacute; courageux et
+ &eacute;tait sinc&egrave;re maintenant. Leur petit diff&eacute;rend sur l'entr&eacute;e
+ au march&eacute; &eacute;tait d&eacute;j&agrave; bien loin, et avait consist&eacute;
+ en bien peu de choses en somme. Que de fois aux courses ou devant les th&eacute;&acirc;tres,
+ les repr&eacute;sentants de l'autorit&eacute; avaient &eacute;t&eacute; tout
+ aussi injustes, mais infiniment plus brutaux et m&eacute;chants; on filait rapidement
+ en &quot;obtemp&eacute;rant&quot;, on recommen&ccedil;ait ailleurs, puis on
+ n'y pensait plus. Le jour du march&eacute;, il avait fallu toutes les circonstances,
+ ce fait particulier que lui, gueux, v&ecirc;tu comme un gueux, avait en r&eacute;alit&eacute;
+ un m&eacute;tier; est-ce que l'agent pouvait savoir tout cela? Non, l'agent
+ avait agi comme il le devait, dans cette grande ville, o&ugrave; la libre circulation
+ des gens pos&eacute;s et dont on n'avait rien &agrave; craindre, exige que les
+ vagabonds glissent et passent vite sans s'arr&ecirc;ter, sans causer d'encombrement.
+ Plutarque pensait qu'il aurait pu lui-m&ecirc;me se laisser tranquillement amener
+ au poste et chercher &agrave; expliquer; en admettant m&ecirc;me que le commissaire
+ n'eut pas voulu entendre ses raisons, il en aurait &eacute;t&eacute; quitte
+ pour deux jours d'internement administratif, apr&egrave;s quoi, il serait retourn&eacute;
+ &agrave; Auteuil dans son h&ocirc;tel-pension; il aurait si bien pu renoncer
+ au march&eacute; et m&ecirc;me, s'il voulait continuer, se faire un jour accompagner
+ par son patron qui aurait parl&eacute; &agrave; l'agent... Oui, mais allez donc
+ penser &agrave; tout &ccedil;a, quand on vous emm&egrave;ne au poste, comme
+ un voleur, devant tout le monde, qu'on sait n'avoir aucun tort et que brusquement
+ l'id&eacute;e vous a pris de filer, de courir de toutes vos forces pour &eacute;chapper.
+ Du reste, &agrave; quoi bon &eacute;piloguer aujourd'hui; l'agent &eacute;tait
+ vivant et avait re&ccedil;u de l'avancement, lui &eacute;tait pris, convaincu
+ d'avoir donn&eacute; &quot;&agrave; un agent de la force publique, dans l'exercice
+ de ses fonctions, des coups et blessures n'ayant pas entra&icirc;n&eacute; la
+ mort, mais avec intention de la donner&quot;. Le fait &eacute;tait patent, &eacute;tabli;
+ pourquoi de si longues explications? Le marchand de vins, son patron, &eacute;tait
+ venu d&eacute;poser, seul t&eacute;moin &agrave; d&eacute;charge; il avait jur&eacute;
+ solennellement sur son honneur que Plutarque &eacute;tait un gar&ccedil;on s&eacute;rieux,
+ rang&eacute; et travailleur, qu'il &eacute;tait doux, que toute cette affaire
+ reposait sur un malentendu, sur un myst&egrave;re impossible &agrave; comprendre.
+ Ce t&eacute;moignage avait m&ecirc;me impressionn&eacute;, jusqu'&agrave; un
+ certain point, les jur&eacute;s, quand, tr&egrave;s n&eacute;gligemment, l'avocat
+ g&eacute;n&eacute;ral demanda au t&eacute;moin:</p>
+<p>- Vous avez &eacute;t&eacute; condamn&eacute; l'an dernier pour contravention
+ &agrave; la loi sur les fraudes...</p>
+<p>L'homme eut beau r&eacute;pondre: &quot;C'&eacute;taient des bouteilles que
+ j'achetais cachet&eacute;es&quot;. L'effet produit se dissipa pendant que l'accusateur
+ disait en tapotant l'air de sa droite:</p>
+<p>- C'est bien, c'est bien.</p>
+<p>Plutarque n'eut plus la moindre illusion et, d&egrave;s lors, il trouva cette
+ c&eacute;r&eacute;monie encore plus longue, encore plus ennuyeuse. Le banc &eacute;tait
+ dur et son derri&egrave;re &eacute;tait tal&eacute;. Il se rappelait la caserne
+ o&ugrave; il avait &eacute;t&eacute; puni pour un jour assez s&eacute;v&egrave;rement:
+ le Lieutenant-Colonel, homme &eacute;l&eacute;gant, qu'on ne voyait jamais,
+ l'avait fait appeler et lui avait simplement dit: &quot;Vous avez fait &ccedil;a,
+ vous aurez quinze jours de prison&quot;. Le tout n'avait pas dur&eacute; cinq
+ minutes. C'&eacute;tait mieux ainsi. Quand les plus forts sont d&eacute;cid&eacute;s,
+ n'est-ce pas? Aujourd'hui l'avocat g&eacute;n&eacute;ral &eacute;tait particuli&egrave;rement
+ savoureux, n'en manquant pas une: &quot;La parfaite &eacute;ducation&quot;,
+ le malheureux p&egrave;re, &quot;fonctionnaire distingu&eacute;&quot;, jusqu'&agrave;
+ une citation quelconque de Plutarque l'Antique, destin&eacute;e &agrave; montrer
+ sa haute culture; et, dans son d&eacute;sir fielleux d'obtenir le maximum, il
+ allait jusqu'&agrave; parler avec attendrissement des pauvres criminels ordinaires,
+ n'ayant pas &eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute;s de semblable fa&ccedil;on,
+ et qu'il devait charger, les autres jours, avec un tout semblable acharnement.
+ Le jeune avocat fut tr&egrave;s brillant, en plaidant la s&eacute;v&eacute;rit&eacute;
+ excessive et stupide du &quot;distingu&eacute; fonctionnaire&quot;, mais son
+ discours portait &agrave; faux, parce que la plupart des jur&eacute;s, &eacute;tant
+ p&egrave;res de famille, n'appr&eacute;ciaient pas, cette mise en cause de la
+ paternelle autorit&eacute;, dans une affaire d'assassinat d'agent. Un petit
+ couplet sur la m&egrave;re que &quot;la mort avait emp&ecirc;ch&eacute;e de
+ veiller au droit de l'enfant&quot;, fut, pour Plutarque, le seul incident de
+ cette interminable journ&eacute;e: l'&eacute;vocation avait &eacute;t&eacute;
+ inattendue et avait produit en lui un &eacute;tourdissement passager; pauvre
+ petite maman qu'il avait perdue tout enfant et &agrave; peine connue, elle devait
+ &ecirc;tre d&eacute;cid&eacute;ment sa derni&egrave;re tendresse. Deux larmes
+ br&ucirc;l&egrave;rent au coin de ses yeux qui n'&eacute;taient point habitu&eacute;s
+ &agrave; s'&eacute;mouvoir, ce fut un instant seulement et personne n'avait
+ pu le remarquer. A quoi bon d'ailleurs? Les choses avaient tourn&eacute; ainsi...</p>
+<p>La d&eacute;lib&eacute;ration fut courte.</p>
+<p>- Sur mon honneur et ma conscience, avait dit le premier jur&eacute;, la main
+ sur le c&ocirc;t&eacute;...</p>
+<p>Le garde fit sortir Plutarque pour le prononc&eacute; de la sentence, puis
+ le fit rentrer de nouveau.</p>
+<p>- ... 10 ans de travaux forc&eacute;s...</p>
+<p>- J'ai mon compte, se dit simplement Plutarque.</p>
+<p>Dans le couloir, o&ugrave; il dut attendre, au sortir de la salle, toute une
+ s&eacute;rie de papiers dont le municipal avait besoin, il regarda par la fen&ecirc;tre.
+ La Seine coulait doucement sous le Pont Neuf, &agrave; travers ce voile l&eacute;ger
+ de bu&eacute;e qu'il avait remarqu&eacute; si souvent. Les gens, affair&eacute;s
+ ou fl&acirc;nants, circulaient entre les autobus et les voitures comme &agrave;
+ l'ordinaire. Plutarque regardait avidement, comme quelqu'un qui voudrait emporter
+ ce qu'il voit, ce spectacle banal qu'il savait ne revoir jamais.</p>
+<p>Pendant qu'il attendait, le pr&eacute;sident et l'avocat g&eacute;n&eacute;ral,
+ d&eacute;pouill&eacute;s de leurs robes, pass&egrave;rent pr&egrave;s de lui;
+ un bout de leur conversation lui vint:</p>
+<p>- Ma fille, fit l'un, a accouch&eacute; ce matin d'un gros gar&ccedil;on...&quot;</p>
+<p>... Il y en a pour lui la vie tourne bien, pensa Plutarque.</p>
+<p>&nbsp;</p>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2 align="center"></h2>
+<h2 align="center"></h2>
+<h2 align="center">La carri&egrave;re D'Arsay-Lancourt.</h2>
+<p><br>
+ <i>Apr&egrave;s le d&icirc;ner, un soir d'ao&ucirc;t, dans le salon de lecture
+ du Jockey de Rio, nous &eacute;tions assis devant une fen&ecirc;tre qui donne
+ sur la baie; il faisait une chaleur folle. Au dehors, la nuit &eacute;tait lumineuse
+ et lourde, une de ces nuits de l'Am&eacute;rique du Sud, pendant lesquelles
+ on n'a pas envie de bouger, de faire quoi que ce soit. Mon vieil ami Turner,
+ r&eacute;cemment d&eacute;barqu&eacute; de France, m'avait accompagn&eacute;
+ au Club. Autour de nous s'&eacute;taient group&eacute;s quelques Fran&ccedil;ais
+ de la colonie, d&eacute;soeuvr&eacute;s comme tout le monde &agrave; cette heure.
+ On s'ennuyait un peu.</i></p>
+<p><i>Turner vint &agrave; notre secours, en nous racontant, de tr&egrave;s bonne
+ gr&acirc;ce, une histoire &eacute;trange. Il nous la donnait pour v&eacute;ridique.
+ J'ai un peu de peine pourtant &agrave; la croire. Bien que j'aie quitt&eacute;
+ la France depuis cinq ans maintenant, il ne me para&icirc;t pas possible que
+ par des lettres ou par des journaux, aucun &eacute;cho de cette aventure et
+ surtout de sa fin tragique, ne m'en soit jamais arriv&eacute;; de plus, mon
+ ami Turner, tout ing&eacute;nieur des Ponts qu'il soit, a &eacute;crit, au sortir
+ de l'Ecole polytechnique, une s&eacute;rie de nouvelles abracadabrantes: je
+ me demande si celle-l&agrave; n'est pas simplement le produit de sa f&eacute;conde
+ imagination.<br>
+ </i></p>
+<p><i>Quoi qu'il en soit, la voici telle qu'il la raconta</i>.</p>
+<p><br>
+ - Je crois, commen&ccedil;a-t-il de sa voix calme, qu'il faut peu de choses
+ pour modifier profond&eacute;ment une carri&egrave;re politique, m&ecirc;me
+ et surtout celles qui s'annoncent parfois comme les plus brillantes. J'en ai
+ eu dans ma vie un exemple frappant: la carri&egrave;re d'un ancien camarade
+ de lyc&eacute;e, Arsay-Lancourt.</p>
+<p>Mon Dieu, en classe, je ne puis pas dire qu'il f&ucirc;t le plus intelligent,
+ ni le plus travailleur; il n'&eacute;tait pas le premier non plus, mais il avait
+ quelque chose de plus pr&eacute;cieux que l'intelligence ou la m&eacute;thode;
+ c'&eacute;tait une sorte d'&eacute;quilibre g&eacute;n&eacute;ral, aussi bien
+ de ses forces physiques, que de ses forces intellectuelles, qui lui donnait,
+ en lui-m&ecirc;me, une confiance parfaite et une aisance que je n'ai jamais
+ vue chez d'autres. Il &eacute;tait de nous tous celui qui, ne sachant pas une
+ le&ccedil;on ou ne comprenant pas un devoir, avait le don de tirer le meilleur
+ parti de son incomp&eacute;tence. Avec une maestria incomparable, il savait
+ sous-entendre le passage difficile, escamoter la date, d&eacute;vier la question
+ pour se rabattre, avec &eacute;l&eacute;gance, sur les terrains connus. Ajout&eacute;
+ &agrave; ces avantages, son physique &eacute;tait agr&eacute;able, il se pr&eacute;sentait
+ bien. Il &eacute;tait &quot;l'&eacute;l&egrave;ve &agrave; effets&quot; par
+ excellence et, bien qu'il ne f&ucirc;t pas le meilleur d'entre nous, c'&eacute;tait
+ lui que nos diff&eacute;rents ma&icirc;tres interrogeaient quand les inspecteurs
+ acad&eacute;miques entraient dans les classes.</p>
+<p>Je l'enviais bien souvent, dans le secret de mon coeur.</p>
+<p>Comme il arrive, au sortir du lyc&eacute;e, je le perdis de vue et n'aurais
+ plus su ce qu'il devenait, quand un matin, &agrave; l'usine, on me fit passer
+ sa carte; il demandait &agrave; me voir. Tout de suite, je le fis entrer et
+ tout de suite aussi, je le reconnus. C'&eacute;tait maintenant un bel homme,
+ les traits de son visage &eacute;taient r&eacute;guliers; il avait de grands
+ yeux gris, une moustache blonde un peu retrouss&eacute;e sur un sourire fait
+ &agrave; la fois de bonhomie et d'un peu de condescendance. Il &eacute;tait
+ grand et bien d&eacute;coupl&eacute;, et tous ses gestes d&eacute;notaient une
+ force qu'il lui plaisait de rendre inutile. Son &eacute;l&eacute;gance &eacute;tait
+ sobre et non pas ridicule; sa voix avait un ton prenant, autoritaire et chaud.</p>
+<p>- Qu'est-ce qui peut bien t'amener aux <i>Forges des Batignolles</i>, lui
+ dis-je en le voyant.</p>
+<p>Il vint droit au fait et m'expliqua clairement en peu de mots, qu'il entendait
+ se pr&eacute;senter aux &eacute;lections l&eacute;gislatives dans le quartier.</p>
+<p>- Comme tu as raison, ne pus-je m'emp&ecirc;cher de remarquer.</p>
+<p>Il fit quelques r&eacute;serves sur des points auxquels je n'aurais jamais
+ pens&eacute;...</p>
+<p>- C'est un quartier ouvrier... la lutte sera chaude, mais j'ai un programme...</p>
+<p>Il allait me dire son programme, mais je l'arr&ecirc;tai; c'&eacute;tait inutile
+ car je ne comprends rien &agrave; la politique et je pensais que ce brave gar&ccedil;on
+ aurait sans doute bien des occasions pour placer &agrave; d'autres son petit
+ discours.</p>
+<p>Avec une parfaite courtoisie, il n'insista pas. Je lui demandai en quoi je
+ pouvais l'aider, il m'expliqua sans d&eacute;tours. Il s'agissait de parler
+ en sa faveur aux chefs d'ateliers et aux contre-ma&icirc;tres.</p>
+<p>- Je ne sais pas bien quoi leur dire, fis-je, je t'ai expliqu&eacute; que je
+ ne m'entendais pas &agrave; ces sortes de propagandes.</p>
+<p>Il ne tenta pas de revenir &agrave; l'assaut et de me placer un court r&eacute;sum&eacute;
+ de ses projets que j'aurais d&ucirc; moi-m&ecirc;me d&eacute;velopper &agrave;
+ mes hommes.</p>
+<p>- Dis leur que je suis ton ami, me dit-il simplement, et qu'ils te feraient
+ plaisir en votant pour moi.</p>
+<p>J'&eacute;tais gagn&eacute; moi aussi par cette argumentation si franche et
+ si bien adapt&eacute;e &agrave; moi; je lui r&eacute;pondis:</p>
+<p>- C'est entendu, je te le promets.</p>
+<p>Il me tendit la main avec une affection si spontan&eacute;e que je l'interrogeai:</p>
+<p>- Tu as vraiment envie d'&ecirc;tre d&eacute;put&eacute;? Cela t'amuserait?</p>
+<p>- Pas autrement, r&eacute;pondit-il, mais que veux-tu que je fasse?</p>
+<p>D&eacute;cid&eacute;ment ce gar&ccedil;on, toute ma vie, devait me d&eacute;sarmer.
+ Quand il sortit de chez moi, j'&eacute;tais d&eacute;cid&eacute; &agrave; l'aider
+ et les quelques jours qui suivirent, je l'aidai effectivement. Je parlai de
+ lui &agrave; quelques coll&egrave;gues, &agrave; quelques ouvriers que je savais
+ avoir de l'influence, non pas certainement comme Arsay leur aurait parl&eacute;,
+ oh non, je leur disais tout bonnement, dans la langue que nous parlions eux
+ te moi:</p>
+<p>- Votez donc pour lui, qu'est-ce que &ccedil;a peut vous faire, vous, &ccedil;a
+ ne vous changera pas et lui sera ravi.</p>
+<p>Comme ils savaient tous que j'&eacute;tais sinc&egrave;re en leur tenant ce
+ langage, dans un bon rire, ils abondaient dans mon sens. Il faut vous dire que
+ les travailleurs de la m&eacute;tallurgie sont les plus intelligents du monde
+ et partant les meilleurs gar&ccedil;ons de la cr&eacute;ation; vous comprenez,
+ ils sont habitu&eacute;s &agrave; ajuster les pi&egrave;ces de m&eacute;taux,
+ c'est un travail qui se fait au dixi&egrave;me de millim&egrave;tre, il faut
+ y aller prudemment. Allez donc monter des boniments &agrave; des gaillards de
+ leur esp&egrave;ce!</p>
+<p>Dans l'ensemble, les affaires &eacute;lectorales d'Arsay marchaient bien. Il
+ avait tenu plusieurs r&eacute;unions dans le quartier, qui, &agrave; part une
+ opposition normale, avaient bien r&eacute;ussi. D'ailleurs toutes ses affaires
+ marchaient bien, car non seulement, il avait jet&eacute; son d&eacute;volu sur
+ la repr&eacute;sentation de la circonscription, mais il l'avait jet&eacute;
+ aussi sur la fille de notre administrateur-d&eacute;l&eacute;gu&eacute;, une
+ ravissante petite cr&eacute;ature brune qui montait &agrave; cheval, menait
+ des autos et devait avoir une forte dot. Si les deux combinaisons politique
+ et sentimentale r&eacute;ussissaient, mon camarade deviendrait vraiment une
+ puissance, d&eacute;put&eacute;, ministre probablement, grosse fortune, jolie
+ femme. Il entrerait s&ucirc;rement au conseil d'administration de notre soci&eacute;t&eacute;.
+ Je ne pouvais m'emp&ecirc;cher de penser &agrave; ceux de nos condisciples communs
+ qui devinrent vraiment des hommes sup&eacute;rieurs, particuli&egrave;rement
+ &agrave; l'un d'eux sorti major de notre promotion &agrave; l'X, une si belle
+ intelligence, un si grand coeur et une folle gaiet&eacute;: il &eacute;tait
+ en train, &agrave; cette heure, de respirer des vapeurs d'anhydride sulfureux,
+ ing&eacute;nieur &agrave; cinquante louis par mois, quelque part dans la banlieue
+ de Lyon, cependant qu'Arsay... Ah! nos parents, me disais-je, ont eu bien tort
+ de nous fesser pour nous faire apprendre les math&eacute;matiques; la culture
+ physique, la politique, la danse et le maintien, voil&agrave; ce qui aurait
+ d&ucirc; nous &ecirc;tre enseign&eacute;.</p>
+<p>Mais un petit &eacute;v&eacute;nement troubla profond&eacute;ment la carri&egrave;re
+ d'Arsay-Lancourt.</p>
+<p>Un matin, vers onze heures, &agrave; l'heure du d&eacute;jeuner, toutes les
+ &eacute;quipes sortaient des usines et d&eacute;valaient dans le faubourg. C'est
+ l'heure de la joie dans le monde du travail: au commencement de la journ&eacute;e,
+ les ouvriers ont v&eacute;cu trop loin les uns des autres, ils sont trop pr&egrave;s
+ des soucis r&eacute;els de la maison, le soir, ils sont fatigu&eacute;s et se
+ dispersent vite pour rentrer chez eux: au d&eacute;jeuner, au contraire, ils
+ ont d&eacute;j&agrave; abattu la moiti&eacute; de la t&acirc;che, c'est comme
+ une r&eacute;cr&eacute;ation qu'ils prennent ensemble, les plaisanteries et
+ les farces vont bon train, et si quelques-unes ne sont pas du meilleur go&ucirc;t,
+ c'est entendu, ce sont du moins des plaisanteries de grands enfants. Ce jour-l&agrave;,
+ dans tout Levallois, ce fut un rire immense qui partit tout d'un coup comme
+ un grand incendie. C'est inexplicable, tout le monde savait l'histoire &agrave;
+ la fois. Les gens s'abordaient en s'esclaffant, les boutiquiers &eacute;taient
+ sur leur porte se tapant les cuisses, les petits couraient en farandoles, les
+ camelots faisaient pouffer les gens dans les groupes. D&eacute;tail aggravant:
+ le soleil lui-m&ecirc;me se mettait de la partie dardant ses clairs rayons d'avril
+ sur cette gaiet&eacute; folle et la multipliant.</p>
+<p>La cause de toute cette joie tenait &agrave; bien peu de chose. Un peu avant
+ onze heures, au coin du boulevard de la R&eacute;volte et de la rue Victor Hugo,
+ on avait trouv&eacute;, derri&egrave;re un tas de planches, b&acirc;illonn&eacute;,
+ assis par terre le dos coll&eacute; au mur, le candidat Arsay-Lancourt. Le futur
+ d&eacute;put&eacute; avait les mains attach&eacute;es, il &eacute;tait v&ecirc;tu
+ d'un habit de soir&eacute;e macul&eacute; de boue. Certainement, il &eacute;tait
+ victime d'un attentat, mais on ne lui voyait aucune trace de blessure; il n'&eacute;tait
+ pas &eacute;vanoui et pourtant, &agrave; aucun prix, il ne voulait apr&egrave;s
+ qu'on l'eut d&eacute;li&eacute;, qu'on l'aid&acirc;t &agrave; se relever ou
+ qu'on le change&acirc;t de place. Un de mes ing&eacute;nieurs assistait &agrave;
+ la sc&egrave;ne.</p>
+<p>- Qu'est-ce qu'on vous a fait, lui demandait-on?</p>
+<p>Arsay r&eacute;pondait:</p>
+<p>- Rien, rien, c'est un petit incident qui se r&eacute;glera plus tard.</p>
+<p>- Il faut vous sortir de l&agrave;, insistait-on.</p>
+<p>- Non, non, disait-il, passez votre chemin si vous voulez me rendre service;
+ je vous remercie, ne vous inqui&eacute;tez pas, je suis bien.</p>
+<p>Mais comme &agrave; ce moment d'intense circulation, les badauds se pressaient
+ de plus en plus autour de lui, deux agents intervinrent en se frayant un passage
+ &agrave; travers le rassemblement; arriv&eacute;s &agrave; lui, ils se pench&egrave;rent
+ charitablement et pos&egrave;rent encore quelques questions ainsi qu'il est
+ pr&eacute;vu au r&eacute;glement.</p>
+<p>- Laissez-moi, r&eacute;p&eacute;tait Arsay, avec hauteur; faites seulement
+ circuler. Je veux rester seul avec vous, je vous expliquerai.</p>
+<p>L'un des repr&eacute;sentants de la force essaya bien de se rendre &agrave;
+ ce d&eacute;sir de l'homme malade et qui de plus pouvait un jour &ecirc;tre
+ &eacute;lu. Il tenta de disperser la foule, mais il y avait bien pr&egrave;s
+ de cinq cents personnes et qui voulaient savoir. L'agent revint impuissant vers
+ son coll&egrave;gue, insista encore aupr&egrave;s d'Arsay en finissant par &eacute;lever
+ la voix. Mon ing&eacute;nieur me raconta dans la suite -- ce que je n'ai aucune
+ peine &agrave; croire --, que Arsay retrouva devant ces derni&egrave;res sommations,
+ son ordinaire aplomb. Il eut pour les sergents quelques phrases cinglantes qui
+ firent dans la foule le meilleur effet. Certainement sa popularit&eacute; &eacute;tait
+ grande &agrave; ce moment pr&eacute;cis, malheureusement on ne fait pas voter
+ &agrave; l'instant que l'on veut. Devant cette obstination, les agents diagnostiqu&egrave;rent
+ &quot;la loufoquerie&quot; et, r&eacute;solus &agrave; emmener Arsay de force,
+ ils le saisirent chacun par un bras. Arsay se d&eacute;battit. Un curieux pr&ecirc;ta
+ main forte, tint les pieds. Une fois lev&eacute;, Arsay refusa de faire un pas,
+ s'appuyant sur le mur, comme s'il eut voulu s'y enfoncer et demanda &agrave;
+ parler &agrave; la foule qui fit silence pour l'&eacute;couter.</p>
+<p>- Camarades, criait-il le plus fort qu'il put, vous voyez que je suis victime
+ pour la deuxi&egrave;me fois d'un indigne abus de la force; ce matin, c'&eacute;tait
+ &eacute;videmment de la part de mon contre-candidat qui s'oppose &agrave; ce
+ que vous choisissiez librement votre repr&eacute;sentant...</p>
+<p>Cette partie du discours fit encore excellente impression.</p>
+<p>... Maintenant, continua Arsay, la force polici&egrave;re...</p>
+<p>Les agents ne le laiss&egrave;rent pas dire un mot de plus: l'article de leur
+ r&egrave;glement qui leur prescrit de ne pas laisser insulter la police &eacute;tant
+ l'un de ceux qui leur tient le plus au coeur. D'un m&ecirc;me mouvement, ils
+ pos&egrave;rent chacun d'un c&ocirc;t&eacute; leurs bras puissants sur les &eacute;paules
+ de celui qui &eacute;tait devenu soudain dans leur esprit un d&eacute;linquant
+ et d'une m&ecirc;me pouss&eacute;e le firent avancer dans la direction du poste.
+ Et ces deux hommes v&ecirc;tus de fa&ccedil;on identique, dans la m&ecirc;me
+ posture, ayant la m&ecirc;me volont&eacute;, et jusqu'&agrave; la m&ecirc;me
+ expression donnaient l'impression, comme dans un ballet bien r&eacute;gl&eacute;,
+ d'&ecirc;tre un seul motif vivant d'ornementation.</p>
+<p>Alors aux yeux de cette foule tr&egrave;s apitoy&eacute;e apparut une singuli&egrave;re
+ vision et d'un seul coup tout le myst&egrave;re fur r&eacute;v&eacute;l&eacute;,
+ Les basques, le pantalon, le cale&ccedil;on et la chemise d'Arsay avaient &eacute;t&eacute;
+ soigneusement d&eacute;coup&eacute;s en un rond r&eacute;gulier qui mettait
+ &agrave; nu l'anatomie du pauvre candidat depuis le creux des reins jusqu'&agrave;
+ une main environ au-dessus de la jointure des genoux. Ce fut comme une vague
+ de fou-rire &eacute;norme, formidable, qui partit des premiers rangs et courait
+ sans s'arr&ecirc;ter jusqu'au bout du boulevard. Pauvre Arsay, j'imagine qu'il
+ dut, dans cet instant au moins, perdre ce bel &eacute;quilibre dont il avait
+ le secret. Des t&eacute;moins m'ont racont&eacute; par la suite que la boue
+ du trottoir, sur lequel on avait assis le malheureux, faisait sur sa chair propre
+ et un peu rose des marques bien nettes. C'&eacute;tait un peu comique, assur&eacute;ment.</p>
+<p>Derri&egrave;re le groupe form&eacute; par Arsay et les deux agents qui filait
+ maintenant &agrave; toute allure, la foule, glapissant de joie, suivait en courant.
+ C'&eacute;tait un cort&egrave;ge en d&eacute;lire, impressionnant par le nombre
+ et dont la t&ecirc;te &eacute;tait un derri&egrave;re, un malheureux derri&egrave;re
+ qui n'en pouvait mais.</p>
+<p>Les hommes &eacute;taient r&eacute;unis en une m&ecirc;me pens&eacute;e, ils
+ &eacute;taient nombreux, il fallait qu'ils chantassent, - les chants nationaux
+ sont faits pour r&eacute;pondre &agrave; ce besoin. Sur l'air des <i>lampions</i>
+ un loustic improvisa rapidement des paroles de circonstance; il chanta seul
+ d'abord, sa voix monta claire et gr&ecirc;le dans le matin radieux:<br>
+</p>
+<blockquote>
+ <p><br>
+ <i>Arsay j'ai vu<br>
+ Arsay j'ai vu<br>
+ Ton dos (1)<br>
+ Arsay ton dos<br>
+ Arsay ton dos<br>
+ Je l'ai vu.</i><br>
+ </p>
+</blockquote>
+<p> (1) Pour &ecirc;tre tr&egrave;s exact, je dois dire que le narrateur ne se
+ servit pas pr&eacute;cis&eacute;ment de ce dernier mot; c'est par pudeur pour
+ nos lecteurs que je fais cette l&eacute;g&egrave;re alt&eacute;ration historique.
+ Les initi&eacute;s n'auront pas de peine &agrave; r&eacute;tablir le texte dans
+ sa puret&eacute; premi&egrave;re.</p>
+<p>Toute la foule en un choeur monstrueux reprit cet ignoble refrain qu'elle scandait
+ du bruit formidable de ses pas cadenc&eacute;s. Des automobiles et deux tramways
+ arr&ecirc;t&eacute;s battaient la mesure avec leurs trompes et leurs avertisseurs.
+ Les vitres des maisons en tremblaient. Et, le rire, le rire formidable ne cessait
+ pas, mais grandissait au contraire et gagnait tout le monde; les cochers, sur
+ leur si&egrave;ge, les gens aux fen&ecirc;tres, les deux agents en t&ecirc;te,
+ tous s'esclaffaient, et m&ecirc;me la face d'Arsay, o&ugrave; l'on voyait des
+ larmes briller, se tordait en un rictus &eacute;trange.</p>
+<blockquote>
+ <p> <i>Arsay j'ai vu.</i>..<br>
+ </p>
+</blockquote>
+<p>Le chemin &eacute;tait long. Dans une auto d&eacute;couverte qui fut oblig&eacute;e
+ de s'arr&ecirc;ter, la fille de notre administrateur reconnut, m'a-t-on dit,
+ son fianc&eacute;. Cette jeune fille, sa gouvernante qui risquait de perdre
+ sa place par le mariage et le chauffeur qu'Arsay gardait trop tard le soir,
+ devaient pouffer &agrave; l'unisson.</p>
+<p>La foule chantait toujours quand Arsay et ses conducteurs arriv&egrave;rent
+ au terme de leur calvaire. Le malheureux dut certainement &eacute;prouver une
+ am&egrave;re joie &agrave; voir de loin para&icirc;tre la porte de cette singuli&egrave;re
+ boutique aux vitres grillag&eacute;es, &agrave; l'enseigne salie que personne
+ ne se pr&eacute;occupait de rendre engageante et o&ugrave; s'inscrivaient en
+ lettres bleues:</p>
+<blockquote>
+ <p> POSTE DE POLICE, CHAMPERRET.</p>
+</blockquote>
+<p>La porte s'ouvrit et se referma sur le groupe principal, ne laissant voir &agrave;
+ la foule curieuse que la surface plate de son grillage, derri&egrave;re lequel
+ il allait se passer quelque chose.<br>
+</p>
+<p>La foule attendit pourtant, curieuse, en vain, et, pour faire passer le temps
+ entonnait par moments son hymne:</p>
+<blockquote>
+ <p> <i>Arsay j'ai vu.</i>..</p>
+</blockquote>
+<p>Et la chanson cruelle devait arriver &agrave; peine assourdie jusqu'au malheureux,
+ assis sur un b&acirc;t-flanc, au milieu des agents qui riaient encore de leur
+ gorge bruyante. Peut-&ecirc;tre comprit-il qu'il &eacute;tait arriv&eacute;
+ au bout de son r&ecirc;ve. Pauvre Arsay dont l'avenir s'annon&ccedil;ait si
+ bien.</p>
+<p>Les sir&egrave;nes des usines qui beuglaient la reprise du travail mirent fin
+ &agrave; ce supplice. Bient&ocirc;t il n'y eut plus dans la rue que la voix
+ de quelques petits enfants pour glapir le couplet stupide. Et dans l'apr&egrave;s-midi,
+ un fiacre ferm&eacute; venait chercher Arsay devant le poste et le ramener vers
+ sa demeure.<br>
+</p>
+<p>L'auteur de cette sinistre plaisanterie, on le sut plus tard, &eacute;tait
+ bien, comme l'avait pens&eacute; Arsay, son contre-candidat, un certain Maupied
+ qui fut &eacute;lu et qui devint ministre. Celui-ci effray&eacute; des premiers
+ succ&egrave;s de mon ancien camarade, avait imagin&eacute; le petit attentat:
+ quatre hommes &eacute;taient venus cueillir Arsay comme il sortait d'une soir&eacute;e
+ et l'avaient d&eacute;pos&eacute;, les yeux band&eacute;s et le fond de culotte
+ d&eacute;coup&eacute;, pr&egrave;s de l'endroit o&ugrave; il fut trouv&eacute;.</p>
+<p>L'affaire avait &eacute;t&eacute; bien mont&eacute;e. Personne n'avait rien
+ vu.</p>
+<p>La manoeuvre r&eacute;ussit pleinement; huit jours apr&egrave;s, Arsay &eacute;tait
+ battu &agrave; plate couture: 24 voix contre 2724 &agrave; son concurrent le
+ moins avantag&eacute;. Devant les bureaux de vote, on avait entendu encore quelquefois
+ le refrain de la journ&eacute;e fatale. On ne devait plus l'entendre de longtemps
+ dans la suite, mais quelques-uns de ses mots rest&egrave;rent. L'histoire avait
+ fait le tour de tout Paris et quand on parlait d'Arsay, on distait toujours:
+ <i>Arsay ton dos</i> (2), sauf dans quelques salons collet-mont&eacute; o&ugrave;
+ l'on disait toujours: <i>Arsay ton chose</i>, appellation qui n'&eacute;tait
+ gu&egrave;re moins d&eacute;sobligeante, au demeurant.</p>
+<blockquote>
+ <p> (2) M&ecirc;me remarque que pr&eacute;c&eacute;demment.<br>
+ </p>
+</blockquote>
+<p>C'est effrayant comme certains ridicules sont tenaces. Trois ans plus tard,
+ je rencontrai le paurvre gar&ccedil;on, un soir, sur le perron de la gare d'Orl&eacute;ans.
+ Il avait chang&eacute; maintenant, ses habits me paraissaient moins soign&eacute;s
+ et son regard surtout n'avait plus cette aisance et cette assurance que si souvent
+ je lui avais envi&eacute;es. Nous allions dans la m&ecirc;me direction; je lui
+ demandai de monter dans mon compartiment et, en abordant un sujet quelconque,
+ t&acirc;chai de lui faire parler de lui-m&ecirc;me. Il y vint rapidement:</p>
+<p>- Que veux-tu, ce sont les hasards de l'existence, soupire-t-il, r&eacute;sign&eacute;,
+ il n'y a rien &agrave; faire, c'est comme &ccedil;a.</p>
+<p>- Comment, dis-je, rien &agrave; faire; ce qui t'est arriv&eacute; est une
+ blague, une sale blague, j'en conviens, mais je ne peux pas admettre que tu
+ te laisses abattre...</p>
+<p>- Cette histoire, dit-il, a flanqu&eacute; ma vie par terre, tout simplement.
+ Une blague, ce n'est pas une blague; c'est une association d'id&eacute;es commune
+ &agrave; tout le monde, comprends-tu? Tiens, toi-m&ecirc;me, quand tu m'as rencontr&eacute;
+ ce soir, est-ce &agrave; nos ann&eacute;es de coll&egrave;ge pass&eacute;es
+ ensemble que tu as pens&eacute;? Jamais de la vie, tu as pens&eacute; &agrave;
+ mon affaire. Pour toi (il avait un mauvais rire) comme pour le reste des hommes,
+ -- oh! je ne t'en veux pas -- je suis <i>Arsay ton dos</i>.</p>
+<p>Comme je me r&eacute;criais, &eacute;touffant en moi-m&ecirc;me une invincible
+ envie de rire, il continua:</p>
+<p>- C'est naturel, et si cette histoire &eacute;tait arriv&eacute;e &agrave;
+ toi au lieu de moi, je penserais probablement ce que tu penses, et je rirais
+ comme toi: on n'est ma&icirc;tre ni de sa pens&eacute;e, ni de son rire. Seulement
+ si tu avais &eacute;t&eacute; dans mon cas, pour toi cette aventure n'aurait
+ vraiment &eacute;t&eacute; qu'une blague, parce que tu es es un producteur,
+ toi: on te prend pour tes produits.</p>
+<p>- Merci, fis-je.</p>
+<p>- Ah, r&eacute;pondit-il exalt&eacute;, pour s&ucirc;r tu peux dire merci,
+ parce que ton bonheur est immense; tandis que moi, on ne peut me prendre que
+ pour moi. Je te l'avais dit autrefois, je ne pouvais &ecirc;tre que d&eacute;put&eacute;
+ et c'est vrai.</p>
+<p>Quand j'ai &eacute;t&eacute; blackboul&eacute;, quand j'ai vu se rompre mes
+ esp&eacute;rances matrimoniales, j'ai essay&eacute; de me ressaisir, de me reprendre.</p>
+<p>J'ai travaill&eacute;, je suis sorti d'abord. Quand j'allais au restaurant,
+ je voyais les nez qui piquaient dans les assiettes &eacute;touffant des rires
+ de bon ton et, au bout d'un moment, des gens qui pivotaient de tous les c&ocirc;t&eacute;s
+ sur leurs chaises pour me regarder, comme une b&ecirc;te &agrave; voir; ceux-l&agrave;
+ ne savaient pas, on les avait renseign&eacute;s. Je suis entr&eacute; dans un
+ journal; &agrave; la r&eacute;daction, on simplifiait, on m'appelait <i>Ton
+ dos</i>; je persistais, j'&eacute;crivais des articles qui en valaient d'autres,
+ dans le d&eacute;but, je ne signais pas comme les commen&ccedil;ants; seulement
+ les articles qu'on ne signe pas, ne profitent qu'&agrave; la direction, tu t'en
+ rends compte, un jour, et comme tout le monde, je hasardais mon nom au bout
+ de ma copie. L'effet fut radical: le r&eacute;dacteur en chef vint lui-m&ecirc;me
+ dans ma salle pour me demander &quot;si je n'&eacute;tais pas fou&quot;. Je
+ changeais de maison, je recommen&ccedil;ais avec patience, avec courage et quand
+ vint l'heure de la signature, c'&eacute;tait je m'en souviens, un article sur
+ le commerce ext&eacute;rieur, je mis au bas de ma prose un pseudonyme: <i>Lancret</i>;
+ cela dura quelques jours; puis un confr&egrave;re obligeant de mon ancienne
+ r&eacute;daction fit passer dans un obscur canard ce tout petit &eacute;cho;
+ je le sais par coeur.</p>
+<p>&quot;Notre excellent confr&egrave;re qui signe modestement Lancret des articles
+ si remarqu&eacute;s ne fut pas toujours -- c'&eacute;tait contre son gr&eacute;,
+ il est vrai -- aussi modeste&quot;. C'&eacute;tait sign&eacute;: <i>Tournedos</i>.</p>
+<p>Qu'en dis-tu mon vieux; tu croirais que des lignes semblables passent inaper&ccedil;ues,
+ toi? Eh bien, deux jours apr&egrave;s, toute la ville m'appelait Lancret-Tournedos.
+ Dans la suite, mon directeur voyait son tirage augmenter &agrave; cause de moi,
+ et pour cette raison me fichait ostensiblement &agrave; la porte. Je ne peux
+ pas te les raconter toutes, mon vieux, mes histoires, mais enfin, entre autres,
+ croirais-tu que j'ai re&ccedil;u des propositions du Directeur de l'Olympia
+ pour faire semblant de jouer du hautbois sur la sc&egrave;ne? Si je te disais
+ encore, qu'il y a deux mois, c'est-&agrave;-dire trois ans et demi apr&egrave;s
+ l'incident, une vieille dame du Texas, que je ne connaissais pas, est mont&eacute;e
+ chez moi, dans mon appartement, en me disant: &quot;Monsieur, je paierai ce
+ qu'il faudra, mais je veux <i>le</i> voir.&quot; Oh, tu peux t'esclaffer,
+ ne te retiens pas, c'est naturel...</p>
+<p>Et il sanglota.</p>
+<p>Jamais je ne pourrai exprimer la sensation physique d&eacute;sagr&eacute;able
+ que j'&eacute;prouvais en &eacute;coutant cette histoire navrante. Pendant qu'il
+ la racontait, j'avais &agrave; la fois des envies de rire et je sentais toute
+ l'inconvenance qu'il y avait &agrave; rire, je comprenais qu'Arsay s'en rendait
+ compte et que c'&eacute;tait toujours ainsi quand il parlait de lui. J'avais
+ une sueur froide et au creux de l'estomac, une douleur particuli&egrave;re.
+ Je pensais au Palais Royal o&ugrave;, pour un louis, les gens ont le droit de
+ rire et o&ugrave; ils en usent si peu.</p>
+<p>- Pauvre ami, fis-je la gorge serr&eacute;e.</p>
+<p>J'essayais de d&eacute;tourner la conversation, c'&eacute;tait difficile, il
+ y revenait tout le temps. Je le quittais heureusement au terme de mon voyage;
+ il continuait le sien. Sur le pas du wagon, je lui serrai la main, en lui distant:</p>
+<p>- Bonne chance.</p>
+<p>Et je vis dans les yeux l'expression de doute des gens qui se savent frapp&eacute;s
+ &agrave; mort.</p>
+<p>Quelques ann&eacute;es pass&egrave;rent encore, quand j'appris, un beau jour,
+ qu'Arsay &eacute;tait entr&eacute; au Parlement. Je m'en r&eacute;jouis pour
+ lui, je le croyais d&eacute;finitivement sorti d'affaires. Il repr&eacute;sentait
+ &agrave; la Chambre la Guadeloupe. Comment s'&eacute;tait fait son &eacute;lection?
+ Tr&egrave;s simplement. Maupied, son contre-candidat de Levallois, &eacute;tait
+ devenu Ministre des Colonies. Quelqu'un lui avait racont&eacute; les suites
+ tragiques de l'acte auquel il devait la premi&egrave;re et partant la plus difficile
+ de ses victoires politiques; il avait d&ucirc; &eacute;prouver quelques remords
+ de sa mauvaise plaisanterie: l'homme n'&eacute;tant jamais m&eacute;chant que
+ lorsqu'il a faim. Alors le secr&eacute;taire d'Etat avait &quot;conseill&eacute;&quot;
+ &agrave; ses services de la Guadeloupe, l'&eacute;lection d'Arsay. On est fix&eacute;
+ sur la valeur de ces conseils: Arsay fut &eacute;lu contre deux candidats n&egrave;gres
+ &agrave; une massive majorit&eacute;. Son &eacute;lection prit la valeur d'un
+ symbole car elle d&eacute;montrait clairement la sup&eacute;riorit&eacute; de
+ la race blanche, &agrave; la lumi&egrave;re du jeu de nos libres institutions.
+ Et toujours, sur les conseils du membre du Cabinet, Arsay fut valid&eacute;
+ sans d&eacute;bats, fait qui aurait prouv&eacute;, s'il en &eacute;tait besoin,
+ combien le reproche d'indiscipline dans les actes de nos repr&eacute;sentants
+ &eacute;lus, est peu fond&eacute;.</p>
+<p>Bref, maintenant Arsay &eacute;tait d&eacute;put&eacute; pour de bon. Peu importe
+ de savoir qui il repr&eacute;sentait. En vertu de l'&eacute;galit&eacute; souveraine,
+ il &eacute;tait &eacute;lu du peuple et en avait tous les droits. Aucune raison
+ profonde ne s'opposait &agrave; ce que sa carri&egrave;re ne devint tout aussi
+ brillante et tout aussi f&eacute;conde que si huit ans avant, il avait &eacute;t&eacute;
+ &eacute;lu, dans une Chambre pr&eacute;c&eacute;dente, d&eacute;put&eacute;
+ de Levallois.</p>
+<p>Ah, pensais-je, voil&agrave; enfin ce pauvre gar&ccedil;on reparti sur sa voie.
+ Je le voyais se mettant rapidement au courant des habitudes du Parlement, arrivant
+ &agrave; se faufiler &agrave; travers les groupes et les ronds avec ce don sp&eacute;cial
+ qu'il avait de nature; et se sp&eacute;cialisant petit &agrave; petit, dans
+ quelques questions non contest&eacute;es; ainsi il devait fatalement parvenir
+ &agrave; dissocier par une autre association d'id&eacute;es, son nom du souvenir
+ de son ancienne c&eacute;l&eacute;brit&eacute;.</p>
+<p>Pendant un certain temps, les choses all&egrave;rent bien ainsi que je les
+ avais suppos&eacute;es. Comme il convient &agrave; un nouveau parlementaire.
+ Arsay ne prenait pas la parole aux s&eacute;ances, se contentant de temps en
+ temps de pousser de sa place quelques bruyantes interjections, qu'il lui &eacute;tait
+ loisible ensuite de d&eacute;velopper &agrave; son aise en corrigeant les &eacute;preuves
+ de l'Officiel. Personne ne trouvait rien &agrave; redire et comme je l'avais
+ pens&eacute;, les indig&egrave;nes de la Guadeloupe -- qui ne lisent d'ailleurs
+ pas l'Officiel -- &eacute;taient tr&egrave;s satisfaits. Arsay s'&eacute;tait
+ fait inscrire &agrave; plusieurs commissions dont personne ne voulait, &agrave;
+ celle de la prophylaxie contre la rage, &agrave; celle de l'&eacute;tude du
+ r&eacute;gime des pluies, notamment, pour lesquelles son &eacute;gale incomp&eacute;tence
+ le d&eacute;signait particuli&egrave;rement. Bref, si Arsay n'avait &eacute;t&eacute;
+ imprudent et s'il n'avait pas voulu aborder la tribune avant que son inocuit&eacute;
+ ne fut d&ucirc;ment &eacute;tablie, il aurait fait une tr&egrave;s honorable
+ carri&egrave;re.</p>
+<p>Quelle id&eacute;e saugrenue avait pu s'emparer de son esprit? C'&eacute;tait
+ dans une discussion d'int&eacute;r&ecirc;t g&eacute;n&eacute;ral int&eacute;ressant
+ tout sp&eacute;cialement sa circonscription. La Chambre devait statuer sur le
+ r&egrave;glement des compagnies maritimes. Arsay s'&eacute;tait fait inscrire;
+ il avait m&ucirc;rement travaill&eacute; son discours et entendait d&eacute;montrer
+ &agrave; la Chambre la n&eacute;cessit&eacute; vitale pour la M&eacute;tropole,
+ d'avoir des lignes de navigation r&eacute;guli&egrave;res pour desservir les
+ colonies. Les profanes peuvent penser que cette question bien simple aurait
+ d&ucirc; se discuter dans un calme acad&eacute;mique. Singuli&egrave;re erreur!
+ La L&eacute;gislation r&eacute;glementant des compagnies quelconques, et des
+ compagnies de navigation particuli&egrave;rement, ne va jamais sans d&eacute;bats
+ passionn&eacute;s; en effet, il y a toujours dans les Assembl&eacute;es les
+ repr&eacute;sentants des compagnies d'une part -- et ceux-ci ne veulent pas
+ voir s'imposer une obligation suppl&eacute;mentaire qui pourrait dasn l'esp&egrave;ce,
+ les forcer &agrave; desservir des ports imm&eacute;diatements peu rentables;
+ et puis, il y a les socialistes qui sont partisans de la socialisation de tous
+ les services susceptibles d'&ecirc;tre rendus par les compagnies; ceux-l&agrave;
+ ne veulent pas qu'une compagnie profite d'un monopole m&ecirc;me si l'exercice
+ de ce monopole doit se traduire par des pertes, en telle sorte que socialistes
+ et repr&eacute;sentants des compagnies sont toujours d'accord en pareille mati&egrave;re
+ contre le reste de la repr&eacute;sentation nationale qui pourrait &ecirc;tre
+ tent&eacute; de penser aux int&eacute;r&ecirc;ts de la Nation.</p>
+<p>Ah! ce fut une s&eacute;ance m&eacute;morable. Apr&egrave;s l'audition de divers
+ orateurs, vieux routiers du Parlement, bien trop malins pour s'engager &agrave;
+ fond, Arsay monta &agrave; la tribune un gros dossier sous le bras. Il &eacute;tait
+ tr&egrave;s calme en apparence, peut-&ecirc;tre au fond de lui-m&ecirc;me, &eacute;tait-il
+ &eacute;mu d'abord parce que un premier discours engage toujours un peu l'avenir
+ et ensuite &agrave; cause de son histoire ancienne que bon nombre de ses auditeurs
+ connaissait. Qui sait, ne devait-il pas manquer de se demander, en proie &agrave;
+ un noir pressentiment, si quelque supp&ocirc;t des compagnies ou quelque communiste
+ n'allait pas troubler son expos&eacute; par un f&acirc;cheux rappel.</p>
+<p>Une jeune femme amie assistait &agrave; la s&eacute;ance et me l'a racont&eacute;e.
+ Arsay commen&ccedil;a d'une voix un peu sourde, mais bien pose cependant; cette
+ belle voix que nous lui avions connue au coll&egrave;ge, quand de son brio,
+ il &eacute;blouissait nos ma&icirc;tres. L'assembl&eacute;e qui savait avoir
+ affaire &agrave; un novice convaincu, ignorant les tours de b&acirc;ton et pouvant
+ introduire un peu de nouveau dans cet ordinaire rebattu, &eacute;coutait avec
+ attention. L'orateur dut trouver un encouragement dans cette attitude, et peu
+ &agrave; peu la griffe de l'&eacute;motion qui le serrait au cou se rel&acirc;chait:
+ la voix devenait plus claire, le ton se faisait plus net, plus affirmatif. Quelques
+ applaudissements partirent m&ecirc;me du centre gauche. Apr&egrave;s l'expos&eacute;,
+ Arsay entra alors carr&eacute;ment dans le vif de la discussion et posa le probl&egrave;me
+ sans ambages, dans son vrai jour. Imm&eacute;diatement l'opposition droite et
+ gauche r&eacute;unie donna, mais c'&eacute;taient des interjections, des hurlements
+ presque discrets assez inintelligibles et assez impr&eacute;cis pour ne pas
+ appeler de r&eacute;pliques. Arsay trouva, dans ces apostrophes, un nouvel encouragement:
+ n'&eacute;tait-ce pas ainsi qu'&eacute;taient accueillis les plus grands orateurs
+ parlementaires. Et il continua &agrave; d&eacute;vider son argumentation qui
+ &eacute;tait forte, plusieurs en ont t&eacute;moign&eacute;. Un moment, on a
+ pu dire qu'il tenait un v&eacute;ritable succ&egrave;s: il s'en rendait compte
+ et en devenait meilleur. Il expliquait comment l'int&eacute;r&ecirc;t des compagnies
+ m&ecirc;me se conciliait avec le r&egrave;gleent qu'il lui semblait devoir &ecirc;tre
+ impos&eacute;; il disait que le pavillon cr&eacute;ait le d&eacute;bouch&eacute;,
+ lorsqu'un membre de la gauche socialiste le prit furieusement &agrave; partie.</p>
+<p>- C'est en raison de ces b&eacute;n&eacute;fices futurs, disait l'interrupteur,
+ qui sont certains que nous ne voyons pas, nous autres, la n&eacute;cessit&eacute;
+ de faire un cadeau &agrave; des compagnies priv&eacute;es. Nous avons trop vu
+ ces agissements jusqu'ici.</p>
+<p>Par le sort le plus malencontreux, Arsay pour r&eacute;pliquer &agrave; cette
+ interruption, posa lui-m&ecirc;me une interrogation.</p>
+<p>- Qu'avez-vous vu?</p>
+<p>Des bancs de la droite mod&eacute;r&eacute;e, une voix rogue partit, qui r&eacute;pondit:</p>
+<p>- Ton dos. (3)</p>
+<p>Oh, l&eacute;g&egrave;ret&eacute; des corps l&eacute;gislatifs! La Chambre
+ se vengeait-elle de l'attention que l'argumentation soutenue d'Arsay lui avait
+ impos&eacute;e? On ne peut pas savoir. Toujours est-il que ce fut encore une
+ fois un &eacute;clat de rire g&eacute;n&eacute;ral et fou qui prit non seulement
+ les opposants, mais les amis, les huissiers, les tribunes, jusqu'&agrave; l'&eacute;l&eacute;gant
+ pr&eacute;sident; ce dernier, par principe, faisait semblant de se f&acirc;cher,
+ mais sa sonnette m&eacute;chante, mollement agit&eacute;e, vibrait de petites
+ notes comiques et complices, faisant penser &agrave; une vieille fille qui se
+ retient devant une inconvenance. Toute la salle tr&eacute;pignait et le rire
+ durait, repartant par saccade devant la mimique vari&eacute;e d'Arsay. Tant&ocirc;t
+ il montrait le poing aux trav&eacute;es d'extr&ecirc;me gauche, en vocif&eacute;rant
+ comme M. Jaur&egrave;s, des mots qu'en raison du tumulte, personne n'entendait,
+ et tant&ocirc;t il restait calme, adoss&eacute; au bureau du pr&eacute;sident
+ dans cette pose qui &eacute;tait famili&egrave;re &agrave; M. Jules Roche pendant
+ les discussions orageuses; seulement Arsay passait brusquement de l'une &agrave;
+ l'autre de ces attitudes, comme s'il n'eut pas eu le contr&ocirc;le de ses actes,
+ et ces transitions amusaient beaucoup. Enfin le silence se fit, silence d&ucirc;
+ &agrave; des rates trop dilat&eacute;es, nullement engageant pour poursuivre
+ une discussion et le pr&eacute;sident se penchant au-dessus de son pupitre disait:</p>
+<p>- Parlez, mais parlez donc.<br>
+</p>
+<blockquote>
+ <p>(3) Toujours m&ecirc;me remarque que pr&eacute;c&eacute;demment. </p>
+</blockquote>
+<p>Arsay ne parlait pas, mais restait &agrave; la tribune tout de m&ecirc;me.
+ Ce ne fut qu'&agrave; une nouvelle interjection qu'il essaya, mais sa gorge
+ serr&eacute;e ne put pas articuler aucun mot; on n'entendit simplement que des
+ syllabes huil&eacute;es:</p>
+<p>- Ah gueu... que... sue...</p>
+<p>Le fou rire recommen&ccedil;a.<br>
+</p>
+<p>Le fou rire recommen&ccedil;a.</p>
+<p>Alors on vit Arsay en proie &agrave; une fureur singuli&egrave;re, d&eacute;chirer
+ et jeter en petits morceaux les feuilles de son dossier. Il les jetait dans
+ la direction du pr&eacute;sident du Conseil, vieillard caustique qui faisait
+ mine de les recevoir avec sa serviette entr'ouverte; mais trop l&eacute;gers
+ pour l'atteindre, les bouts de papier volaient sur la t&ecirc;te des st&eacute;nographes.
+ Arsay d&eacute;chirait toujours; quand il eut fini et comme le rire ne s'arr&ecirc;tait
+ pas, il fit mine un instant de vouloir foncer dans la salle, mais soudain, il
+ se reprit et se mit &agrave; rire lui aussi, d'un rire &eacute;trange, pendant
+ que sa main ouvrait lentement sa veste. L'assembl&eacute;e croyant qu'il allait
+ sortir un document &agrave; scandale, fit silence: alors avec une dext&eacute;rit&eacute;
+ de maniaque, d'un seul coup, en cinq secondes, il se d&eacute;culotta. In instant,
+ le temps que la Chambre se ressaisisse et que les huissiers soient en haut des
+ marches de la tribune, aux repr&eacute;sentants librement &eacute;lus de la
+ France, au gouvernement responsable et comp&eacute;tent, aux diplomates actifs
+ et intelligents de tous les pays du monde, &agrave; ces braves g&eacute;n&eacute;raux
+ que l'ing&eacute;nieuse abomination de nos adversaires surprit mais n'&eacute;branla
+ pas, &agrave; cette grande presse int&egrave;gre qui fait l'honneur de notre
+ pays, &agrave; cette &eacute;lite du public international si parisien et de
+ toutes les &eacute;l&eacute;gances, Arsay montra ce qu'on l'avait jadis forc&eacute;
+ &agrave; faire voir. Dans son geste outrageant, il avait baiss&eacute; la t&ecirc;te,
+ en sorte que sur la table de la tribune, la Chambre ne vit plus que ce qu'il
+ voulait. C'&eacute;tait sur le plateau en son milieu, comme un disque rouge
+ qui faisait penser au cr&eacute;puscule d'un petit soir ou encore au sacrifice
+ monstrueux sur l'autel du Parlement, d'une victime expiant les p&eacute;ch&eacute;s
+ que le Parlement n'avait jamais commis.</p>
+<p>La tribune de la Chambre pourtant est une relique; elle servit aux Cinq Cents.
+ Je sais bien que sur son grand c&ocirc;t&eacute; qui fait face &agrave; la salle,
+ un bas-relief en marbre blanc, repr&eacute;sente deux femmes dont l'une &eacute;crit
+ et l'autre souffle dans une trompe de mail-coach; cette all&eacute;gorie symbolique
+ est l&agrave; certainement pour rappeler aux d&eacute;put&eacute;s qui seraient
+ tent&eacute;s d'&eacute;couter la fragilit&eacute; de la parole: &quot;Ecris,
+ leur dit-elle ou sinon, c'est comme si tu jouais de la trompette&quot;. Je sais
+ que malheureusement, les d&eacute;put&eacute;s qui sont &agrave; la tribune,
+ ne voyant pas l'all&eacute;gorie, oublient quelquefois son sens; mais enfin,
+ tout de m&ecirc;me, que de grandes paroles, que de discours f&eacute;conds sont
+ tomb&eacute;s du haut de ces marches. Quand on pense que de cette relique v&eacute;n&eacute;rable,
+ &agrave; juste titre consid&eacute;r&eacute;e comme le berceau de nos lois,
+ que d'elle partit tout cet appareil de justice et de droit, ces grandes r&eacute;formes
+ bienfaisantes, ces conceptions g&eacute;antes de notre politique &eacute;trang&egrave;re,
+ ces plans sublimes et d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;s de notre action coloniale,
+ ce petit arsenal de nos lois sociales que toutes les monarchies nous envient,
+ en un mot tout ce qui nous honore et nous distingue des barbares: on reste scandalis&eacute;,
+ &agrave; se dire qu'un instant, m&ecirc;me un seul instant, la partie la plus
+ vile d'un individu la domin&acirc;t.</p>
+<p>Arsay &eacute;tait devenu compl&egrave;tement fou.</p>
+<p>On l'a enferm&eacute; &agrave; Bic&ecirc;tre o&ugrave; le cale&ccedil;on de
+ force lui fut pass&eacute;, parce que dans sa d&eacute;mence, le pauvre homme
+ prend tout le monde pour des parlementaires et veut &agrave; chaque instant
+ recommencer.</p>
+<p>Quand le m&eacute;decin-chef fait visiter &agrave; un personnage de marque,
+ son &eacute;tablissement, il ne manque jamais de s'arr&ecirc;ter devant le pauvre
+ malade et de le montrer avec orgueil, en disant tout bas:</p>
+<p>- C'est un ancien d&eacute;put&eacute;.</p>
+<p><i>En terminant son histoire, Turner avait conclu:</i></p>
+<p>- Dire tout de m&ecirc;me que sans cette mauvaise farce de Levallois, Arsay
+ aurait pu &ecirc;tre ministre et m&ecirc;me Pr&eacute;sident du Conseil.</p>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2 align="center"></h2>
+<h2 align="center"></h2>
+<h2 align="center">La Saisie.</h2>
+<p></p>
+<p><br>
+ Nous avons &eacute;t&eacute; &eacute;tudiants ensemble. Apr&egrave;s quinze
+ ans ou plus, nous nous &eacute;tions rencontr&eacute;s, ce soir de novembre,
+ dans le hall de la gare de Lyon, attendant le m&ecirc;me train et essayant de
+ d&eacute;chiffrer, sur une ardoise plaqu&eacute;e au mur, le retard dont la
+ Compagnie bienveillante consentait &agrave; nous pr&eacute;venir:</p>
+<p><br>
+ RETARDS ANNONC&Eacute;S<br>
+ TRAIN VENANT DE MARSEILLE<br>
+ 3.h.22</p>
+<p><br>
+ - C'est gai, dis-je.</p>
+<p>- N'est-ce pas, fit quelqu'un; je suis pourtant si heureux de te revoir!</p>
+<p>Et celui qui m'interpellait me serrait la main, je m'en souviens, avec un de
+ ces &eacute;motions particuli&egrave;res qui sont l'apanage des gens ayant eu
+ des malheurs. La rencontre de tels gens n'est jamais sans causer &agrave; notre
+ &eacute;go&iuml;sme, des inqui&eacute;tudes, au moins l&eacute;g&egrave;res.
+ Je les ressentais, en v&eacute;rit&eacute;: je me disais en moi-m&ecirc;me:
+ &quot;Il aura 3 h.22 pour me raconter ses d&eacute;convenues&quot;, et je maudissais
+ cette administration que l'Europe a cess&eacute; de nous envier, cependant qu'&agrave;
+ haute voix je remarquais:</p>
+<p>- Le hasard fait bien les choses.</p>
+<p>- Quelquefois, r&eacute;pondit-il, assez tristement.</p>
+<p>Je ne sais pas l'effet que j'ai bien pu lui produire, mais il m'avait paru
+ fameusement chang&eacute;; je me rappelais sa folle gaiet&eacute; d'autrefois,
+ son imagination ardente, jamais &agrave; court d'une farce in&eacute;dite. C'&eacute;tait
+ un sujet brillant que ses camarades d'&eacute;cole croyaient appel&eacute; au
+ plus haut avenir. Maintenant, il avait passablement blanchi, bien qu'il fut
+ &agrave; peu pr&egrave;s de mon &acirc;ge: les environs de quarante. Son visage
+ avait un certain air r&eacute;sign&eacute; qu'il n'avait pas jadis; et pourtant,
+ on l'aurait dit mat&eacute;riellement assez &agrave; son aise; il avait des
+ v&ecirc;tements quelconques, des gants et une pelisse qui sans &ecirc;tre opulente,
+ &eacute;tait parfaitement honorable. Le cadre &eacute;tait navrant: dix heures
+ du soir, une de ces nuits froides, mouill&eacute;es et tristes, dont les gares
+ ont le secret. Le trottoir, qui brillait, collait aux pieds. La lumi&egrave;re
+ crue tombait des globes &eacute;lectriques qui se balan&ccedil;aient doucement
+ en l'air; on ne voyait pas d'ombre par terre et tous les gens en s'agitant ou
+ en attendant avaient des figures longues et ennuy&eacute;es.</p>
+<p>Je proposai:</p>
+<p>- Sortons d'ici, veux-tu? Allons au caf&eacute;.</p>
+<p>Il accepta.</p>
+<p>De l'autre c&ocirc;t&eacute; de la rue, dans la brasserie, l'atmosph&egrave;re
+ &eacute;tait plus sympathique. Il faisait chaud. Une bu&eacute;e enveloppait
+ les consommateurs autour des tables. A part quelques isol&eacute;s, devant un
+ bock -- qu'ils durent mettre vraisemblablement 3 h. 22 minutes &agrave; boire
+ --, dans l'ensemble, c'&eacute;tait un public de petits employ&eacute;s et de
+ petits fonctionnaires. Le piquet et la manille allaient leur train. Les plaisanteries
+ et les chiffres classiques &agrave; ces jeux, faisaient comme un accompagnement
+ en sourdine au solo des gar&ccedil;ons qui clamaient les commandes:</p>
+<p>- Deux menthes &agrave; l'eau... un caf&eacute; nature... quatre turins grenadine.</p>
+<p>Nous &eacute;tions bien sur la banquette de cuir, au fond, dans ce coin tranquille.
+ A c&ocirc;t&eacute; de nous il y avait deux amoureux. Seulement je ne savais
+ pas trop quoi dire &agrave; cet ami si longtemps perdu de vue. Pour en sortir
+ j'&eacute;voquais le pass&eacute;:</p>
+<p>- Tu te rappelles le Vachette, le Panth&eacute;on... Comme c'est loin!</p>
+<p>- Loin de toi, peut-&ecirc;tre, dit-il; certains jours, il me semble que c'est
+ hier.</p>
+<p>Je ne comprenais pas bien pourquoi ces d&eacute;tails &eacute;taient plus pr&egrave;s
+ de lui que de moi; pourtant quelque chose m'emp&ecirc;chait de demander des
+ explications. Je sautais &agrave; une autre id&eacute;e.</p>
+<p>- Qu'est-ce que tu fais?</p>
+<p>- Je suis m&eacute;decin, r&eacute;pondit-il. Nous autres, au sortir de la
+ Facult&eacute;, ce n'est pas comme vous apr&egrave;s l'Ecole de Droit, qui devenez
+ juges, financiers, huissiers ou ministres. Nous n'avons pas le choix. Je me
+ suis install&eacute; dans le troisi&egrave;me, rue B&eacute;ranger. &Ccedil;a
+ ne te dit rien, n'est-ce pas.</p>
+<p>- Non, fis-je, je ne vois pas bien, en effet.</p>
+<p>- C'est pr&egrave;s de la place de la R&eacute;publique, reprit-il, derri&egrave;re
+ le Th&eacute;&acirc;tre D&eacute;jazet. Mes affaires ne vont pas mal. Mon Dieu,
+ c'est une client&egrave;le un peu sp&eacute;ciale, diff&eacute;rente de celle
+ qui habite au Bois de Boulogne; celle-l&agrave; est r&eacute;serv&eacute;e aux
+ patrons. Je me suis fait &agrave; la mienne, que veux-tu, je n'ai plus d'ambition.</p>
+<p>-Mais je croyais, dis-je, qu'apr&egrave;s ton internat, tu pr&eacute;parais
+ justement les h&ocirc;pitaux.</p>
+<p>- Moi aussi, fit-il, je l'ai cru longtemps. Seulement il faut avoir le temps
+ et les moyens de se pr&eacute;parer et d'attendre... Je me suis mari&eacute;
+ tr&egrave;s jeune, et cela change. Tu ne savais pas que j'&eacute;tais mari&eacute;?</p>
+<p>Je fis signe que non.</p>
+<p>- Tu as connu ma femme autrefois... c'est elle que je viens chercher au train.
+ Elle me ram&egrave;ne mon fils qui &eacute;tait &agrave; Dijon, aupr&egrave;s
+ de mon beau-p&egrave;re. Je leur ai achet&eacute; une petite bicoque, par l&agrave;-bas,
+ c'est leur pays.</p>
+<p>Il parlait sur un ton pos&eacute; et calme, cependant on aurait dit qu'il avait
+ des larmes dans la gorge et cette impression m'emp&ecirc;chait encore d'intervenir.</p>
+<p>Il reprit:</p>
+<p>- J'ai &eacute;pous&eacute; Loute.</p>
+<p>Ce pr&eacute;nom ne me disait plus rien, mais apr&egrave;s quelques pr&eacute;cisions
+ je revis bient&ocirc;t la figure brune et la tournure gracile d'une de nos camarades
+ des brasseries du quartier. Si je l'avais connue, je crois bien; et nous &eacute;tions
+ m&ecirc;me un certain nombre qui l'avions connue tout &agrave; fait. Nous l'appelions
+ &quot;Moinotte&quot; parce qu'elle ne mangeait gu&egrave;re qu'aux bords de
+ nos tables et qu'elle &eacute;tait petite, vive, gamine et douce toujours. Ah
+ certainement! il me semblait m&ecirc;me que j'entendais encore le p&eacute;piement
+ de son rire. Elle avait l'air d'&ecirc;tre si ing&eacute;nument ce qu'elle &eacute;tait.
+ Si elle &eacute;tait arriv&eacute;e &agrave; se faire &eacute;pouser, celle-l&agrave;,
+ il fallait tirer l'&eacute;chelle!</p>
+<p>J'&eacute;tais d&eacute;cid&eacute; &agrave; ne rien laisser voir de ma surprise;
+ tout de m&ecirc;me quelque chose d&ucirc;t le frapper en mon expression m&ecirc;me.
+ Il enleva son lorgnon pour passer ses mains sur ses yeux.</p>
+<p>- C'&eacute;tait une bien bonne fille, dis-je peut-&ecirc;tre un peu trop simplement.</p>
+<p>- Oui, mais tu penses que c'&eacute;tait tout de m&ecirc;me une fille, r&eacute;pliqua-t-il.</p>
+<p>- Mais non, mon vieux, pas le moins du monde; tu l'as &eacute;pous&eacute;e,
+ tu sais donc mieux que personne ce qu'elle vaut.</p>
+<p>Cette consid&eacute;ration ne le consolait pas. Un petit silence p&eacute;nible
+ se fit. Pour dire quelque chose, je remarque:</p>
+<p>- Elle &eacute;tait bien jolie!</p>
+<p>Cette phrase lui causa un peu de joie; elle amena sur se l&egrave;vres tristes
+ un pauvre sourire, il me dit:</p>
+<p>- N'est-ce pas?... Elle est aussi une bonne &eacute;pouse et une bonne m&egrave;re,
+ je te l'assure.</p>
+<p>- Et bien alors, fis-je.</p>
+<p>- Oui, et alors, reprend-il. Tiens, tu es le premier camarade de ce temps-l&agrave;
+ que je rencontre; je ne les ai plus recherch&eacute;s, tu comprends. Ce fut
+ un tel changement. Les commencements ont &eacute;t&eacute; difficiles. Ma famille
+ s'est &eacute;loign&eacute;e de moi du jour au lendemain. Et il m'a fallu d'un
+ coup gagner notre vie. Tu ne sais pas ce que c'est, toi, dans notre m&eacute;tier...
+ les courses &agrave; pied dans la pluie, les &eacute;tages, les veill&eacute;es,
+ les dispensaires, les accidents du travail. C'est pire que de donner des le&ccedil;ons.
+ Les professeurs ont, du moins, des engagements r&eacute;guliers; ils voient
+ des enfants bien portants. Tandis que nous, nous allons, en passant, oblig&eacute;s
+ de repr&eacute;senter, bien que nous soyons mis&eacute;rables nous-m&ecirc;mes,
+ et toujours aupr&egrave;s d'autres mis&egrave;res. Quand on a une femme &agrave;
+ la maison qu'il faut consoler parce qu'elle vous r&eacute;p&egrave;te sans cesse:
+ &quot;C'est moi qui ai fait ton malheur&quot; c'est dur! Ah! ils &eacute;taient
+ loin les travaux de laboratoire, les concours, les ma&icirc;tres surtout...
+ Heureusement, petit &agrave; petit, les choses s'arrangent, mat&eacute;riellement
+ du moins: c'est une consolation &eacute;norme, surtout qu'on se souvient des
+ d&eacute;buts et aussi parce qu'il se fait, en nous, un esp&egrave;ce de d&eacute;calement
+ social... Je ne me plains plus d'habitude. Seulement, tu m'excuses, ce soir,
+ c'est de te retrouver. Tu es mari&eacute;?</p>
+<p>Je fis signe que oui.</p>
+<p>Il hocha la t&ecirc;te comme quelqu'un qui n'insiste pas, et reprit:</p>
+<p>- Tu n'as pas id&eacute;e comment s'est fait mon mariage. Une de ces histoires
+ qui n'arrivent jamais. Je vais te la raconter, tu verras &agrave; combien peu
+ tiennent nos destin&eacute;es.</p>
+<p>J'&eacute;tais venu &agrave; Paris, le 3 janvier 1912, passer un concours pour
+ une place de prosecteur. Ce mot ne te dit rien: dans le filon de la grande carri&egrave;re
+ m&eacute;dicale, c'est une &eacute;tape n&eacute;cessaire. J'avais quitt&eacute;
+ les miens en pleines vacances de No&euml;l. Toute la journ&eacute;e, je m'&eacute;tais
+ fait ausculter et sonder par les grands pontifes de chez nous, ils &eacute;taient
+ alors mes amis. Mes expos&eacute;s n'avaient pas &eacute;t&eacute; trop mauvais.
+ Dans l'ensemble, j'&eacute;tais assez satisfait. Apr&egrave;s les efforts de
+ la journ&eacute;e, je me sentais un besoin terrible de me d&eacute;tendre. Note
+ que j'&eacute;tais en possession de l'argent de mon mois, grossi de toutes les
+ &eacute;trennes que j'avais re&ccedil;ues. Ces circonstances r&eacute;unies
+ m'incitaient &agrave; faire la f&ecirc;te. Comme il n'y avait pas, &agrave;
+ cette &eacute;poque de l'ann&eacute;e, le moindre camarade au quartier, je r&eacute;solus
+ de me chercher une compagne.</p>
+<p>Vers huit heures du soir, je descendis au bar du Panth&eacute;on et j'aper&ccedil;us
+ Loute. Elle &eacute;tait seule, dans le sous-sol, avec le barman qui, sa serviette
+ dans la bouche, dormait dans un coin. Loute perch&eacute;e sur un tabouret,
+ la t&ecirc;te appuy&eacute;e sur son bras, su&ccedil;ait m&eacute;lancoliquement
+ la paille d'un verre vide. Je la mis rapidement au courant de mes intentions.
+ Elle accepta mon invitation avec reconnaissance. Nous f&ucirc;mes d&icirc;ner
+ dans un restaurant voisin et je fis d&eacute;boucher quelques bouteilles de
+ vins choisis. J'&eacute;tais tr&egrave;s en forme et elle aussi. Du moins, je
+ l'ai cru, ce jour-l&agrave;: depuis, -- parce que j'ai souvent rumin&eacute;
+ cette sc&egrave;ne -- il m'a bien sembl&eacute; que Loute n'&eacute;tait pas
+ tout &agrave; fait comme &agrave; son ordinaire; son rire devait sonner un peu
+ faux; mais &eacute;tait-ce force de caract&egrave;re ou insouciance ou bien
+ habitude de sa part, ou bien seulement d&eacute;faut de compr&eacute;hension
+ de la mienne; je ne m'aper&ccedil;us de rien. Apr&egrave;s le d&icirc;ner, nous
+ avions &eacute;t&eacute; &agrave; Bullier, presque d&eacute;sert ce soir-l&agrave;
+ et nous avions fini la nuit &agrave; Montmartre. Je crois que c'est la derni&egrave;re
+ nuit que je me sois amus&eacute;. Il y a des gens pour lesquels les transformations
+ de la vie sont lentes; pour moi, la mienne s'est brusquement modifi&eacute;e
+ &agrave; cette date. Ce ne fut pas un tournant, mais un angle vif; comme un
+ carrefour.</p>
+<p>Le lendemain matin, j'&eacute;tais chez Loute. Nous aurions pu faire la grasse
+ matin&eacute;e, rien ne nous pressait, pourtant, d'assez bonne heure, elle s'&eacute;tait
+ lev&eacute;e. Je la vois encore, en jupon et en sandale, trottant dans son appartement
+ pour nous faire du chocolat.</p>
+<p>Cet appartement -- nous le connaissions tous -- &eacute;tait au Boulevard St-Michel,
+ derri&egrave;re le Luxembourg, un peu apr&egrave;s l'Ecole des Mines, une maison
+ d'angle au deuxi&egrave;me. Le mobilier et la d&eacute;coration &eacute;taient
+ de Martine. Tu sais bien, la chambre rouge et violette, le lit-sofa sur une
+ marche de laque noire, la psych&eacute; empire. Tu vois?</p>
+<p>- Pas du tout, dis-je avec conviction. En r&eacute;alit&eacute; je voyais tr&egrave;s
+ bien.</p>
+<p>Mais il insista:</p>
+<p>- Tu as oubli&eacute; le salon bleu au tapis &agrave; carreaux qui &eacute;tait
+ s&eacute;par&eacute; de la salle &agrave; manger par un treillage de vigne verte?
+ Le petit aquarium et le jet d'eau sur la chemin&eacute;e du salon?... Enfin,
+ je me les rappelle bien. Cet appartement &eacute;tait la joie et l'orgueil de
+ Loute. Il lui avait &eacute;t&eacute; offert par un Roumain qui, ses &eacute;tudes
+ termin&eacute;es, &eacute;tait reparti dans son pays. Loute en s'y installant
+ avait vu se terminer pour elle l'&egrave;re des garnis. Elle le soignait m&eacute;ticuleusement,
+ le nettoyait et le para&icirc;t toute la journ&eacute;e. A tous venants, elle
+ en vantait l'originalit&eacute; et le confort; c'est en lui, qu'elle passait,
+ &agrave; lire ou &agrave; raccommoder, les bonnes heures de sa vie. Je m'en
+ suis rendu compte ce jour-l&agrave;, cet appartement &eacute;tait sa seule joie.</p>
+<p>J'&eacute;tais couch&eacute; tranquillement en train de boire le chocolat br&ucirc;lant
+ qu'elle m'avait pr&eacute;par&eacute;; je remarquais qu'elle ne mangeait pas.
+ Elle &eacute;tait assise, sa tasse sur les genoux, pr&egrave;s de la fen&ecirc;tre,
+ regardant le boulevard; je la voyais un peu de profil et m'aper&ccedil;us que
+ des larmes tremblaient au bout de ses cils; du coup, je me levais, j'allais
+ vers elle et la prenant dans mes bras, je lui demandais:</p>
+<p>- &quot;Qu'est-ce que tu as?&quot;</p>
+<p>D'abord, dans un faux sourire, elle essaya de nier ses larmes. J'ai appris
+ depuis tout l'empire que cette petite femme peut avoir sur elle, puis comme
+ j'&eacute;tais le plus fort et que j'insistais, elle me r&eacute;pondit comme
+ un gosse:</p>
+<p>- &quot;Du chagrin&quot;.</p>
+<p>J'insistais encore, la pressais de questions; elle finit par m'ouvrir un petit
+ secr&eacute;taire chinois qui &eacute;tait pr&egrave;s d'elle et, pour toute
+ r&eacute;ponse, me tendit un papier. C'&eacute;tait un commandement d'huissier.
+ Je mis un bon moment &agrave; le lire. Tu sais, ces sortes de documents sont
+ &eacute;crits dans une langue impossible. Mais l'acte citait un extrait de jugement
+ et je compris &agrave; travers tout ce fatras que Loute n'avait pas pay&eacute;
+ son loyer depuis neuf mois et qu'&agrave; la requ&ecirc;te de son propri&eacute;taire,
+ auquel s'&eacute;taient joints quelques fournisseurs, l'huissier devait saisir
+ meubles et les faire vendre aux ench&egrave;res. Le commandement &eacute;tait
+ dat&eacute; de l'avant veille. Je pressentis le drame et lui demandais:</p>
+<p>- &quot;Ils vont te saisir?&quot;</p>
+<p>Mais Loute, tranquille devant cette &eacute;ventualit&eacute;, me r&eacute;pondit:</p>
+<p>- Tout de m&ecirc;me pas jusque-l&agrave;, j'ai &eacute;crit hier au propri&eacute;taire
+ pour lui demander encore un d&eacute;lai... seulement, c'est ennuyeux&quot;.</p>
+<p>J'&eacute;tais moins rassur&eacute; qu'elle, mais son attitude cependant m'enlevait
+ une partie de mes inqui&eacute;tudes. Il s'agissait de 3.800 frs. Inutile de
+ te dire que je ne les avais pas. Evidemment cette somme &eacute;tait beaucoup
+ pour moi, mais je pensais qu'elle ne serait peut-&ecirc;tre pas grand chose
+ pour un propri&eacute;taire parisien. Cependant par pr&eacute;caution, &agrave;
+ la pens&eacute;e de l'effondrement que cette saisie produirait en Loute, j'eus
+ d'abord l'id&eacute;e de t&eacute;l&eacute;graphier &agrave; ma famille une
+ invention quelconque. Mais je r&eacute;fl&eacute;chis que la r&eacute;ponse
+ en admettant m&ecirc;me que la fable soit crue, n'arriverait jamais &agrave;
+ temps et la proc&eacute;dure suivait son cours. Je pensais aussi filer chez
+ des camarades, leur expliquer le cas et r&eacute;unir le magot, mais c'&eacute;tait
+ les vacances et je ne voyais pas chez qui frapper. Devant cette impossibilit&eacute;
+ d'agir, je finis par me persuader que Loute avait raison; il n'y avait peut-&ecirc;tre
+ dans tout le pathos de cette feuille qu'une manoeuvre destin&eacute;e &agrave;
+ effrayer une petite fille. En fin de compte, si contrairement &agrave; nos pr&eacute;visions,
+ l'in&eacute;vitable arrivait, il serait toujours temps d'aviser. Je m'habillais
+ &agrave; la h&acirc;te et comme tu penses, une fois pr&ecirc;t, je ne m'en allais
+ pas.</p>
+<p>Naturellement le charme &eacute;tait rompu. J'essayais de la distraire en lui
+ racontant des histoires de l'autre monde; celui-ci n'&eacute;tant gu&egrave;re
+ divertissant pour elle. Mais je ne devais plus &ecirc;tre en forme: cette fois
+ le vin n'op&eacute;rait plus, mes histoires ne la d&eacute;ridaient pas. La
+ conversation tombait et toujours, Loute, bien qu'elle ne crut pas au danger,
+ revenait &agrave; la fen&ecirc;tre, comme pour se donner une contenance. Je
+ tentais un moment de me moquer l&eacute;g&egrave;rement de son mobilier, de
+ lui dire que cette d&eacute;coration &eacute;tait danubienne et bonne pour un
+ certain temps, mais qu'elle devait forc&eacute;ment lasser &agrave; la longue.
+ L'expression de ce jugement la fit sourire et je compris vite que mon insistance,
+ sur ce sujet, n'aurait d'autres effets que de lui d&eacute;montrer mon mauvais
+ go&ucirc;t.</p>
+<p>Et le temps passait, quand j'entendis Loute tout d'un coup pousser un cri de
+ douleur, le cri d'une b&ecirc;te frapp&eacute;e &agrave; mort.</p>
+<p>C'&eacute;tait sur le boulevard; une lourde voiture vide, moiti&eacute; charrette,
+ moiti&eacute; camion, s'avan&ccedil;ait lentement.</p>
+<p>- &quot;Tu es sotte, fis-je, si une voiture de d&eacute;m&eacute;nagement ne
+ peut plus passer sous tes fen&ecirc;tres...&quot;</p>
+<p>Celle-ci ne passait pas. Elle venait bel et bien vers nous, suivie sur le trottoir
+ par trois messieurs qui firent, une fois arriv&eacute;s devant notre porte,
+ des signes au conducteur. Sur leur gestes, la voiture vint docilement se ranger
+ sous nos fen&ecirc;tres m&ecirc;mes. Quatre bonshommes en descendirent, l'un
+ d'eux avait une grosse figure ronde, coiff&eacute; d'un casque &agrave; m&egrave;che;
+ je ne l'oublierai de ma vie.</p>
+<p>Et bien, vois-tu, je n'ai jamais &eacute;t&eacute; condamn&eacute; &agrave;
+ mort, mais j'imagine que la vue du fourgon qui doit vous mener &agrave; la guillotine
+ doit vous faire ressentir quelque chose d'analogue &agrave; ce que je ressentais
+ alors. Quelques minutes d'angoisse se pass&egrave;rent; le temps aux hommes
+ de monter l'escalier. Loute p&acirc;le ne pleurait plus, mais je voyais un tremblement
+ nerveux agiter son maxillaire inf&eacute;rieur. Le timbre retentit. Le premier
+ mouvement de la pauvre petite fut de ne pas ouvrir, mais comme je lui faisais
+ remarquer rapidement et aussi doucement que possible l'inutilit&eacute; de cette
+ r&eacute;sistance, elle me demanda d'aller ouvrir moi-m&ecirc;me. Ils entr&egrave;rent.
+ Il y avait la concierge, l'huissier, les deux t&eacute;moins et derri&egrave;re
+ eux le choeur des d&eacute;m&eacute;nageurs qui avaient l'air de figurants.
+ L'huissier se pr&eacute;senta, il devait &quot;parler &agrave; la personne&quot;.</p>
+<p>- &quot;Elle est tr&egrave;s &eacute;mue, dis-je, si vous voulez me faire votre
+ communication...&quot;</p>
+<p>Il insista, la loi ordonnant qu'il fasse lui-m&ecirc;me sa signification au
+ d&eacute;biteur.</p>
+<p>- &quot;Au surplus, ajouta-t-il en souriant, je saurais y mettre la mani&egrave;re.
+ Entre gens du monde, il n'y a pas de situation dont on ne puisse se tirer.&quot;</p>
+<p>C'&eacute;tait un grand gar&ccedil;on, assez jeune et se sachant beau. Ses
+ v&ecirc;tements &eacute;taient d'une &eacute;l&eacute;gance frip&eacute;e, mais
+ recherch&eacute;e tout de m&ecirc;me. L'eau coulait de son parapluie sur le
+ tapis. Je le lui pris des mains, pour le mettre au porte-manteau, un peu brusquement
+ peut-&ecirc;tre. Ce tabellion m'aga&ccedil;ait.</p>
+<p>- &quot;Vous vous souciez des gages des cr&eacute;anciers, me dit-il, avec
+ une suave ironie... c'est bien.&quot;</p>
+<p>Il &eacute;tait le plus fort, je n'avais rien &agrave; dire. Je le pr&eacute;c&eacute;dais
+ chez Loute.</p>
+<p>Elle le re&ccedil;ut debout, appuy&eacute;e contre le mur et &eacute;couta
+ sans broncher son petit discours. Ah! certes, on voyait que cet homme de loi
+ avait l'habitude; il r&eacute;citait une le&ccedil;on qu'il avait d&ucirc; placer
+ bien des fois, dans des circonstances identiques et o&ugrave; alternaient savamment
+ les mots de la proc&eacute;dure et ceux de l'encouragement. Parmi ces derniers,
+ il y en avait d'une m&eacute;chancet&eacute; cruelle et d'une cuisante impertinence.
+ Il disait, par exemple: &quot;Il vous est loisible d'ailleurs de racheter, ou
+ de faire racheter (et il se tournait en disant ces mots vers moi) vos meubles
+ &agrave; l'h&ocirc;tel des ventes&quot;. Je t'avoue, que je baissais la t&ecirc;te
+ comme un coupable, sans arriver &agrave; comprendre cependant la faute que j'avais
+ commise. J'aurais donn&eacute; toute ma fortune pour pouvoir jeter &agrave;
+ la figure de cet individu les 3,800 francs qu'il poursuivait.</p>
+<p>- &quot;Vous pouvez prendre tout votre temps, continuait-il; la loi nous prescrit
+ de ne point saisir: le coucher qui vous est n&eacute;cessaire, c'est-&agrave;-dire
+ votre lit, vos couvertures, draps, &eacute;dredons, etc., les habits dont vous
+ &ecirc;tes couverte. Je suis seul juge, vous pourrez mettre sur vous tous les
+ v&ecirc;tements auxquels vous tenez. Enfin il va sans dire que tous les papiers
+ et menus objets n'ayant comme valeur principale que le souvenir, par vous y
+ attach&eacute;, vous resteront&quot;.</p>
+<p>Loute n'avait pas r&eacute;pondu, comme il fallait donner des ordres pour l'enl&egrave;vement,
+ elle parla. Elle &eacute;tait bl&ecirc;me et sa gorge &eacute;tait si contract&eacute;e
+ que le son de sa voix en &eacute;tait chang&eacute; et les mots qu'elle disait
+ semblaient &ecirc;tre dits par une autre. Elle ne croyait pas encore &agrave;
+ ce moment que ces hommes allaient prendre son mobilier.</p>
+<p>- &quot;Vous vous trompez, Monsieur, fit-elle, tr&egrave;s calmement; je me
+ suis arrang&eacute;e avec le propri&eacute;taire, auquel j'ai &eacute;crit hier.&quot;</p>
+<p>Et ce fut dit avec une telle autorit&eacute; que l'huissier lui-m&ecirc;me
+ en fut troubl&eacute;; un instant il h&eacute;sita. Mais son trouble ne dura
+ pas, il la pressa de questions, elle s'embrouilla et comme elle s'en rendit
+ soudain compte, d'un coup elle tomba &agrave; genoux aux pieds de l'homme, les
+ mains crisp&eacute;es au pan de sa jaquette.</p>
+<p>- &quot;Monsieur, Monsieur, criait-elle, je vous en supplie, je paierai, je
+ vous le promets, je vous le jure.&quot;</p>
+<p>Je m'&eacute;tais tromp&eacute;, l'huissier n'&eacute;tait peut-&ecirc;tre
+ pas m&eacute;chant au fond; il la releva gentiment en disant:</p>
+<p>&quot;Ma pauvre petite dame, je n'y peux rien, ce n'est pas ma faute, je ne
+ fais qu'ob&eacute;ir. Soyez sage, on t&acirc;chera de vous laisser pas mal de
+ choses, le plus possible... c'est un mauvais moment, il passera comme les autres,
+ vous verrez.&quot;</p>
+<p>Il la fit s'asseoir, cependant que discr&egrave;tement, du coin de l'oeil,
+ il disait &agrave; l'&eacute;quipe des d&eacute;m&eacute;nageurs: &quot;Commencez&quot;.</p>
+<p>Ils s'attaqu&egrave;rent &agrave; l'autre pi&egrave;ce d'abord. L'huissier
+ me fit signe de rester aupr&egrave;s d'elle, cependant qu'il sortait de la chambre,
+ sans faire de bruit, sur la pointe des pieds. J'ai fait ce jour-l&agrave; la
+ r&eacute;flexion que les hommes ne sont pas tout de m&ecirc;me si m&eacute;chants
+ qu'ils le disent. Chez tous, m&ecirc;me les plus sots, et m&ecirc;me chez ceux
+ qui font la plus vilaine besogne, quand on cherche, on retrouve du coeur.</p>
+<p>Pendant ce temps, Loute s'&eacute;tait assise sur la marche basse qui supportait
+ son lit; la t&ecirc;te dans ses bras, le visage sur les couvertures, je l'entendais
+ qui pleurait doucement &agrave; petits coups. Elle poussait de petites plaintes
+ r&eacute;guli&egrave;res, monotones comme des cris d'enfant et qui semblaient
+ ne devoir s'arr&ecirc;ter jamais. Je restais debout pr&egrave;s d'elle, d&eacute;sempar&eacute;,
+ ne sachant que lui r&eacute;p&eacute;ter sur tous les tons:</p>
+<p>- &quot;Loute, ma petite Loute, ne pleure plus.&quot;</p>
+<p>Mes paroles n'avaient aucun effet; malgr&eacute; tous mes efforts, je sentais
+ qu'au milieu de l'hostilit&eacute; qui l'accablait, j'&eacute;tais pour elle
+ un &eacute;tranger, un spectateur qui ne participait en rien &agrave; l'affaire.
+ Cette sensation m'&eacute;tait d&eacute;sagr&eacute;able: la malheureuse souffrait
+ tellement.</p>
+<p>Derri&egrave;re la cloison, le bruit mat que faisaient les meubles en se heurtant
+ aux portes, les interjections des hommes, le bruissement des &eacute;toffes
+ qu'on pliait, parvenaient jusqu'&agrave; nous, et Loute avait toujours son petit
+ hoquet de douleur; elle l'interrompit &agrave; peine une fois, en entendant
+ arracher le treillage de vigne. Qu'est-ce qu'on a bien pu en retirer &agrave;
+ la vente?</p>
+<p>Quand tout fut emball&eacute; et descendu de ce qui avait &eacute;t&eacute;
+ l'appartement, sauf la chambre o&ugrave; nous &eacute;tions, l'huissier tapa
+ &agrave; la porte et me dit &agrave; voix basse d'emmener &quot;la d&eacute;bitrice&quot;
+ pour qu'il puisse d&eacute;m&eacute;nager cette pi&egrave;ce aussi. Je relevais
+ Loute et j'entrais avec elle au salon.</p>
+<p>En le voyant, elle tomba en arri&egrave;re dans mes bras. La pi&egrave;ce &eacute;tait
+ nue, vid&eacute;e; plus un tabouret, plus une chaise, plus un tableau ne restait
+ de l'ancienne d&eacute;coration; seuls les papiers des murs aux tons heurt&eacute;s,
+ demeuraient, pour t&eacute;moigner du pass&eacute;; mais ils paraissaient sales,
+ avec leurs panneaux de teintes plus vives qui marquaient par endroit l'ancienne
+ place des meubles. Sur le parquet, au milieu, un tas d'objets h&eacute;t&eacute;roclites
+ s'amoncelait; il y avait des mouchoirs, des cadres de photographies, des menus,
+ des livres, des programmes, des lettres, et bien d'autres choses encore parmi
+ lesquelles vosinaient un petit amour bouffi, en p&acirc;te tendre et un gros
+ bocal &agrave; confiture vide dans lequel l'huissier avait eu la d&eacute;licate
+ attention de mettre l'eau et les poissons rouges de l'aquarium. Ce tas restait
+ &agrave; Loute, comme lui rest&egrave;rent son lit et sa toilette et aussi,
+ gr&acirc;ce &agrave; la bont&eacute; du saisissant, presque tous ses v&ecirc;tements:
+ c'&eacute;tait tout ce que la loi, dans sa mansu&eacute;tude, permettait de
+ laisser &agrave; une pauvre petite fille qui n'avait pas assez d'argent encore
+ pour garder ses meubles. L'appartement &eacute;tait &quot;&agrave; l'ordonnance&quot;
+ comme on dit dans ce m&eacute;tier, il n'y avait plus rien &agrave; saisir.
+ Quelle sale journ&eacute;e ce fut, mon pauvre ami.</p>
+<p>Loute s'&eacute;tait pourtant calm&eacute;e un peu. Dans un effort de volont&eacute;,
+ elle avait fait toute seule le tour de l'appartement. Ce n'&eacute;tait d&eacute;j&agrave;
+ plus le sien. En revenant au salon, elle eut un sourire amer et me dit:</p>
+<p>- &quot;Tu vois, c'est fini maintenant, tu peux partir.&quot;</p>
+<p>Cette injustice me frappa, parce qu'apr&egrave;s tout si je n'avais mat&eacute;riellement
+ rien pu faire pour elle, de tout mon coeur j'avais souffert avec elle; j'estimais
+ m&eacute;riter tout autre chose que ce singulier remerciement. Un instant, j'eus
+ l'id&eacute;e de prendre mon chapeau et de partir, mais je pensais bient&ocirc;t,
+ qu'agir ainsi c'&eacute;tait vraiment lui donner raison, c'&eacute;tait augmenter
+ son chagrin, prendre parti contre elle, la d&eacute;pouiller davantage, si c'&eacute;tait
+ possible, en lui prenant mon amiti&eacute; et en me mettant en quelque sorte
+ &agrave; la suite sur la liste des cr&eacute;anciers poursuivants. Je ne le
+ voulus pas.</p>
+<p>- &quot;Oui, Loute, fis-je, je vais partir, mais je ne partirai pas seul, je
+ ne te laisserai pas dans cette maison d&eacute;sol&eacute;e; tu viendras habiter
+ chez moi.&quot;</p>
+<p>En entendant mes paroles, elle se redressa vivement; elle battit l'air de ses
+ mains comme pour &eacute;carter le voile d'un r&ecirc;ve; elle vint vers moi
+ pour me faire r&eacute;p&eacute;ter.</p>
+<p>- &quot;Quoi, dit-elle, qu'est-ce que tu as dit?</p>
+<p>Je lui confirmais mon invitation. Elle me demanda:</p>
+<p>- &quot;Jusqu'&agrave; quand?&quot;</p>
+<p>Je lui r&eacute;pondis:</p>
+<p>-&quot;Tant que tu voudras.&quot;</p>
+<p>Alors elle se blottit dans mes bras; elle mit sa t&ecirc;te sur mon &eacute;paule
+ et pleura de nouveau, mais ce n'&eacute;tait plus les m&ecirc;mes larmes. Je
+ sentis que quelque chose d'immense s'&eacute;tait pass&eacute; en elle; ces
+ mots l'avaient gu&eacute;rie de la plus grande douleur de l'humanit&eacute;:
+ l'isolement du coeur.</p>
+<p>Pendant cette sc&egrave;ne, je me souviens, quand elle me regardait ses yeux
+ &eacute;taient dilat&eacute;s: on aurait dit qu'elle les ouvrait tout grand
+ pour mieux comprendre l'impossible r&eacute;alit&eacute;. Inconsciemment, de
+ temps en temps, elle venait s'appuyer de tout son poids sur mon &eacute;paule
+ pour mieux se rendre compte de la solidit&eacute; de son appui.</p>
+<p>Quant &agrave; moi, je puis te le dire, j'&eacute;tais g&ecirc;n&eacute; un
+ peu de l'immensit&eacute; de cette reconnaissance, j'&eacute;tais effray&eacute;
+ et pourtant j'&eacute;tais un peu fier, au fond. Je sais bien qu'il y avait
+ du malentendu dans tout cela, mais j'&eacute;tais fier tout de m&ecirc;me.</p>
+<p>En r&eacute;alit&eacute;, c'est dans cette minute que je me suis mari&eacute;
+ avec elle. Je ne m'en suis aper&ccedil;u qu'apr&egrave;s, mais je me suis bien
+ rendu compte que c'&eacute;tait &agrave; ce moment-l&agrave;. Peut-&ecirc;tre
+ on me dira que ce ne fut pas de mon plein consentement et que je me fixais,
+ en moi-m&ecirc;me, un temps limit&eacute;, que je me disais: nous verrons plus
+ tard. C'est vrai, mais aucun de nos actes n'est absolu. Je me suis mari&eacute;
+ ce jour-l&agrave; parce qu'alors elle m'a offert toute sa vie, parce que je
+ ne l'ai pas refus&eacute;e et parce que depuis lors je n'aurais plus jamais
+ pu l'abandonner sans rompre cet &eacute;quilibre moyen de l'ordre dans lequel
+ nous vivons, sans faire ce qu'on appelle un crime, tu comprends. Loute le sentait
+ bien, et je t'assure que, si invraisemblable que cela puisse te para&icirc;tre,
+ elle devint dans un moment une autre femme: c'est sans un regret qu'elle quitta
+ l'ancien appartement de son coeur.</p>
+<p>Elle n'avait pas de malle pour emporter ses nippes: nous les laiss&acirc;mes
+ o&ugrave; elles &eacute;taient au milieu de la pi&egrave;ce pour les reprendre
+ le lendemain, n'emmenant avec nous que le bocal o&ugrave; clapotaient les poissons
+ rouges. Je le portais entre nous deux, elle avait pris mon bras. Nous ne nous
+ parlions pas, nous marchions religieusement vers ma demeure, pensant probablement
+ chacun &agrave; des choses bien diff&eacute;rentes, mais unis tout de m&ecirc;me.
+ En entrant dans mon appartement, elle &eacute;tait avec moi comme si elle venait
+ de me conna&icirc;tre, grave, pr&eacute;venante et effarouch&eacute;e, intimid&eacute;e
+ aussi. Quand elle enleva son chapeau et son manteau, je voyais qu'elle se pr&eacute;occupait
+ d&eacute;j&agrave; de leur trouver une place qui ne me g&ecirc;na pas, mais
+ qui soit cependant ordonn&eacute;e et d&eacute;finitive. Le soir, pour la distraire,
+ je voulus l'emmener d&icirc;ner dans une brasserie; elle s'y refusa absolument,
+ estimant qu'il &eacute;tait inutile de faire des d&eacute;penses exag&eacute;r&eacute;es.
+ Comme j'essayais de lui montrer qu'il convenait de marquer, au moins ce jour,
+ par un bon souvenir; elle me r&eacute;pondit lointaine:</p>
+<p>- &quot;Le bonheur laisse toujours et n'importe o&ugrave; un bon souvenir.&quot;</p>
+<p>En effet, c'&eacute;tait peut-&ecirc;tre son bonheur.</p>
+<p>Elle m'emmena, derri&egrave;re Cluny, dans une petite cr&eacute;merie, d&eacute;serte
+ &agrave; cette heure; et nous mange&acirc;mes simplement, en face l'un de l'autre,
+ sur une petite table &agrave; toile cir&eacute;e. Pendant le d&icirc;ner, elle
+ me demanda si je tenais beaucoup au Quartier latin, si mes travaux m'obligeaient
+ &agrave; y habiter. Je compris qu'elle voulait fuir le pass&eacute;, bien qu'elle
+ me donn&acirc;t pour ce changement d'autres raisons; elle disait:</p>
+<p>- &quot;On pourrait prendre un petit appartement avec cuisine. On mangerait
+ &agrave; la maison, c'est meilleur march&eacute;. C'est plus sain d'ailleurs.&quot;</p>
+<p>Je savais bien ce que je faisais. Pouvais-je faire autrement? Peu de jours
+ apr&egrave;s, je m'installais avec elle dans ce quartier de la place de la R&eacute;publique
+ que je n'ai plus quitt&eacute; depuis.</p>
+<p>Tu peux deviner ce que fut notre vie. Je me suis retir&eacute; du milieu des
+ camarades. Je ne passais plus l'eau que pour aller &agrave; la Facult&eacute;
+ et j'en revenais sit&ocirc;t apr&egrave;s le cours ou l'h&ocirc;pital. Je continuais
+ mes &eacute;tudes au d&eacute;but comme par le pass&eacute;, mais aux grandes
+ vacances, la question s'est pos&eacute;e. Je tentais d'abord de raconter des
+ contes &agrave; ma famille; je disais que je rempla&ccedil;ais mes ma&icirc;tres.
+ Mais &agrave; la longue, il a bien fallu qu'on sache. Apr&egrave;s plusieurs
+ sommations, mon p&egrave;re m'a &eacute;crit un beau jour qu'il ne voulait plus
+ entendre parler de moi, qu'il ne me donnerait plus d'argent, qu'il me d&eacute;sh&eacute;riterait.
+ Mon fr&egrave;re et ma belle-soeur m'ont tourn&eacute; le dos. Depuis, il n'y
+ a pas bien longtemps, on m'a &eacute;crit qu'on consentait &agrave; me recevoir,
+ mais sans elle, et entre temps, j'avais connu avec Loute la mis&egrave;re, --
+ tu ne peux pas savoir comme &ccedil;a nous a unis. J'avais d&ucirc; pour vivre
+ abandonner les concours, b&acirc;cler ma th&egrave;se et pratiquer; j'avais
+ eu un enfant, je m'&eacute;tais mari&eacute;. Il y a des histoires qu'on ne
+ recommence pas.</p>
+<p></p>
+Certainement &ecirc;tre un paria est dur. Je sais que j'en suis un, plus que tu
+ne le crois m&ecirc;me, parce que si je suis coup&eacute; d'avec les miens, d'avec
+mes amis, d'avec tous ceux connus ou inconnus qui avaient des habitudes de pens&eacute;e,
+d'&eacute;ducation et de vie analogues &agrave; celles que j'avais moi-m&ecirc;me
+et dans lesquelles j'avais &eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute; -- on ne s'adapte
+jamais au nouveau milieu. Sans le vouloir, on le heurte et il vous heurte; on
+a beau faire, on n'en a pas toujours &eacute;t&eacute;, on n'en sera jamais tout
+&agrave; fait. Depuis la fa&ccedil;on de mettre sa serviette &agrave; table, jusqu'aux
+plaisanteries habituelles, jusqu'&agrave; ces id&eacute;es toutes faites et stupides
+parfois qu'on ne raisonne plus mais dans lesquelles nous vivons, jusqu'aux sujets
+les plus s&eacute;rieux: il y a tout un monde qu'on ne franchit pas... &agrave;
+moins qu'on mette plus d'une vie &agrave; le traverser.
+<p>(Je crois qu'en disant ces derniers mots, il eut une larme.)</p>
+<p>- Seulement, reprit-il, il y a des compensations; c'est quelque chose, l'affection
+ de quelqu'un qui vous doit tout, pour qui on est tout. La carapace qui semble
+ se solidifier entre les moiti&eacute;s de monde qu'on a quitt&eacute; chacun
+ de son c&ocirc;t&eacute;, finit par &ecirc;tre si &eacute;paisse qu'on s'en
+ trouve tous les deux isol&eacute;s comme dans une cellule; les bruits de l'ext&eacute;rieur
+ n'arrivent m&ecirc;me plus, alors on passe tout son temps &agrave; se regarder,
+ &agrave; se d&eacute;couvrir. On ne conna&icirc;t plus personne, jamais je ne
+ m'en suis rendu aussi bien compte que le jour de mon mariage. Pour toi, ce souvenir
+ &eacute;voque, sans doute, des amis, des voitures, des orgues, des lumi&egrave;res,
+ peut-&ecirc;tre une r&eacute;ception, puis une fuite. Pour nous, ce fut autre
+ chose: nous sommes partis une apr&egrave;s-midi -- il pleuvait -- &agrave; pied
+ sous le m&ecirc;me parapluie, la marie n'&eacute;tait pas loin. Nous avons attendu
+ notre tour dans une grande salle, en compagnie de nombreux couples. Ils &eacute;taient
+ tous du peuple de Paris, rien d'&eacute;l&eacute;gant, je t'assure, mais eux,
+ du moins, leurs parents les accompagnaient. Un peu avant qu'on nous appelle,
+ un huissier me demanda mes papiers -- &quot;Et vos t&eacute;moins, fit-il&quot;.</p>
+<p>- &quot;Je pensais, r&eacute;pondis-je, humblement, que quelqu'un voudrait
+ bien me rendre service, vous, par exemple?&quot;</p>
+<p>Il m'expliqua qu'il &eacute;tait fonctionnaire et qu'&agrave; ce titre, les
+ r&egrave;glements le lui interdisaient. Sur ma pri&egrave;re, il demanda aux
+ t&eacute;moins du mariage suivant -- la fianc&eacute;e avait un ulc&egrave;re
+ affreux au visage -- de bien vouloir m'aider; avec quel tact il le fit, si tu
+ savais.</p>
+<p>- &quot;Monsieur et Madame sont loin de chez eux, leur dit-il, leurs parents
+ n'ont pas pu venir...&quot;</p>
+<p>Pauvre brave homme! Ce fut vite b&acirc;cl&eacute;. L'adjoint nous lut le texte
+ indispensable, du m&ecirc;me air qu'il nous aurait dress&eacute; une contravention;
+ nous avons dit &quot;oui&quot; sans &eacute;motion et cinq minutes apr&egrave;s
+ nous &eacute;tions dans la rue, &agrave; nous garer des tramways et des automobiles.
+ Loute &eacute;tait press&eacute;e de rentrer &agrave; cause du petit. Je rentrais
+ avec elle. Je ne te dirais pas qu'en voyant le bambin sucer goul&ucirc;ment
+ la vie au sein de sa maman, je n'ai pas eu d'&eacute;tranges et douloureuses
+ pens&eacute;es; mais je me suis dit qu'il avait raison quand m&ecirc;me le petit;
+ la vie valait d'&ecirc;tre v&eacute;cue puisque je voyais ce spectacle qui &eacute;tait
+ du bonheur tout de m&ecirc;me. Je me suis promis de faire de mon fils, plus
+ tard, un homme de sciences, un chimiste de pr&eacute;f&eacute;rence, de fa&ccedil;on
+ qu'il ait le moins possible affaire avec les hommes. C'est trop compliqu&eacute;
+ et c'est trop dur. J'esp&egrave;re qu'il m'&eacute;coutera.</p>
+<p>Nous avions quitt&eacute; le caf&eacute; depuis un moment. Nous sommes de nouveau
+ dans le hall de la gare, quand enfin &agrave; l'autre bout du trottoir brillent
+ les feux de la locomotive, il me dit:</p>
+<p>- Pourquoi t'ai-je racont&eacute; tout cela?</p>
+<p><br>
+ Peu apr&egrave;s, je vois &agrave; l'une des porti&egrave;res d'un wagon de
+ seconde, une t&ecirc;te de femme qu'il me semble avoir d&eacute;j&agrave; vue.
+ Elle aper&ccedil;oit mon ami et lui fait un geste c&acirc;lin de la main. Comme
+ je suis venu attendre mon fr&egrave;re, je le cherche et finis par le rejoindre.</p>
+<p>En sortant, dans la lumi&egrave;re blafarde, je vois, pas tr&egrave;s loin
+ de moi, le Docteur, sa femme et son fils, un beau petit de cinq ans, qui se
+ dirigent vers la barri&egrave;re. Une seconde, rien qu'une seconde, j'eus l'id&eacute;e
+ d'aller les saluer, mais je me dis: apr&egrave;s tout, qu'est-ce que je leur
+ rapellerais? De mauvais souvenirs! et tout de m&ecirc;me, s'ils me demandaient
+ d'aller les voir: je n'ai pas &eacute;pous&eacute; une fille de brasserie, moi!</p>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2 align="center"></h2>
+<h2 align="center"></h2>
+<h2 align="center">Boum.</h2>
+<p><br>
+ I.</p>
+<p><br>
+ Boum avait huit ans. Sa vie s'annon&ccedil;ait des plus heureuses. Il avait
+ une maman toute jeune, tr&egrave;s bonne et tr&egrave;s gaie. Son papa, ancien
+ officier de cavalerie, &eacute;tait un peu s&eacute;v&egrave;re, mais s&eacute;vissait
+ peu au demeurant; Boum &eacute;tant toujours content, avait pris l'habitude
+ d'&ecirc;tre sage, c'est un &eacute;tat qui comporte de grosses simplifications.
+ Combl&eacute; de toutes sortes de biens, il habitait avec ses parents, un petit
+ h&ocirc;tel de la rue Pergol&egrave;se, non loin du Bois de Boulogne. Une d&eacute;bonnaire
+ &quot;nursing governess&quot; &eacute;tait pr&eacute;pos&eacute;e &agrave; ses
+ soins minutieux dans lesquels le bain et le savonnage tenaient une grande place.
+ Sa chambre avait des murs tout blancs que rehaussait, dans le haut, une frise
+ repr&eacute;sentant une chasse &agrave; courre avec des cavaliers, des dames,
+ des chevaux et des chiens; deux fen&ecirc;tres y donnaient toujours ce qu'il
+ y avait de soleil dans l'air; et des jouets divers et compliqu&eacute;s -- de
+ ceux que les marchands savent amuser aussi les grandes personnes -- en encombraient
+ les tables et le parquet. Boum &eacute;tait robuste et grand pour son &acirc;ge.
+ Mais tout ceci r&eacute;uni ne comptait pas en comparaison de deux dons qu'il
+ avait re&ccedil;us de la nature, et qui n'avaient pas de prix.</p>
+<p>D'abord Boum &eacute;tait beau et attrayant. Cet avantage lui assurait la bienveillance
+ de tous et une grande popularit&eacute;. Sur le chemin qui menait de sa maison
+ au Bois, il &eacute;tait connu; les concierges et les boutiqui&egrave;res l'interpellaient
+ &agrave; son passage:</p>
+<p>- Vous allez vous promener, Monsieur Boum.</p>
+<p>Boum tirant un peu sur le bras de sa nurse, tournait sa bonne figure ronde
+ et r&eacute;pondait &agrave; tous, dans un sourire qui augmentait encore les
+ sympathies:</p>
+<p>- Oui, merci, je vais retrouver mes petits amis.</p>
+<p>Parmi la gent enfantine, il tr&ocirc;nait mais si incontestablement, qu'il
+ pouvait tr&ocirc;ner modestement, avantage consid&eacute;rable si l'on songe
+ qu'ainsi ne diminue en rien le charme et partant le pouvoir de tr&ocirc;ner.</p>
+<p>Le deuxi&egrave;me de ses dons &eacute;tait une tante. Elle s'appelait: Tante
+ Line. Boum estimait qu'elle &eacute;tait ce qu'il y avait de plus joli au monde
+ et beaucoup de gens pensaient comme lui. De grands yeux violets sous les cils
+ tr&egrave;s longs qui faisaient, en battant, une ombre noire, un petit nez qui
+ riait toujours sur une bouche minuscule, des joues qui &eacute;taient du rose
+ des roses, sous d'inarrangeables cheveux blancs &agrave; force d'&ecirc;tre
+ blonds, un cou tr&egrave;s long, un corps svelte de dix-huit ans qui a fait
+ beaucoup de sports et qui est toujours v&ecirc;tu d'une ultra &eacute;l&eacute;gante
+ simplicit&eacute;; le tout mont&eacute; sur deux petits pieds qui paraissaient
+ ridiculement petits dans leurs hautes bottines: ainsi &eacute;tait Tante Line.
+ Comme son neveu, elle &eacute;tait vive, toujours d&eacute;cid&eacute;e, douce
+ et heureuse de vivre. Comme lui et plus que lui encore, elle attirait les sympathies;
+ toujours son passage d&eacute;clanchait immanquablement des interruptions et
+ un silence sur la nature duquel, il &eacute;tait impossible de ne pas &ecirc;tre
+ fix&eacute;.</p>
+<p>Boum adorait Line et Line adorait Boum. Avec personne il ne s'amusait comme
+ avec elle. Elle seule savait &eacute;couter ses histoires s&eacute;rieusement
+ et sans rire toujours comme toutes les autres grandes personnes, ce qui est
+ bien p&eacute;nible &agrave; la longue et finit par isoler terriblement. Ils
+ prenaient leur premier d&eacute;jeuner ensemble, se promenaient ensemble et
+ causaient pendant que leurs deux gouvernantes anglaises &quot;s'apprenaient
+ l'anglais&quot; comme disait Line. Les sujets de leurs conversations &eacute;taient
+ in&eacute;puisables. L'histoire fantastique du p&egrave;re de Line les alimentait
+ surtout.</p>
+<p>Cet anc&ecirc;tre avait &eacute;t&eacute; un caract&egrave;re assez particulier
+ de gentilhomme fran&ccedil;ais. N&eacute; aux environ de 1860, d'une famille
+ de petite noblesse pauvre et qui &eacute;tait revenue du Canada en France apr&egrave;s
+ les malheurs de la guerre de Sept ans, il avait commenc&eacute;, tout jeune,
+ sa vie d'ind&eacute;pendance et d'action; la t&ecirc;te pr&egrave;s du bonnet
+ et le coeur un peu emball&eacute; par la guerre, vers sa douzi&egrave;me ann&eacute;e,
+ il avait abandonn&eacute; sa famille et le coll&egrave;ge pour aller en Am&eacute;rique;
+ l&agrave;-bas, apr&egrave;s avoir pratiqu&eacute; toutes sortes de m&eacute;tiers
+ -- qu'il racontait plus tard avec d&eacute;lices, -- il avait fini par constituer
+ une &eacute;norme affaire de soie et r&eacute;aliser par elle une tr&egrave;s
+ grosse fortune sur laquelle Line et la maman de Boum vivaient &agrave; l'aise
+ maintenant. Ebloui par le r&eacute;cit de ces aventures extraordinaires, le
+ petit-fils n'avait jamais connu cet auteur que par le grand portrait de Bonnat
+ qui dressait, dans un coin de salon, une silhouette mince et droite de grand
+ seigneur-homme d'action. Boum contemplait souvent la figure fine au front large
+ et volontaire, la bouche ironique et bonne et jusqu'&agrave; cette main nerveuse
+ et mince qui semblait commander en jouant avec l'&eacute;chancrure du gilet.
+ Le regard surtout fascinait l'enfant; les yeux &eacute;taient semblables &agrave;
+ ceux de Line avec quelque chose de plus m&eacute;tallique et qui paraissait
+ chercher &agrave; vous voir &quot;&agrave; l'int&eacute;rieur&quot;. Boum &eacute;tait
+ remu&eacute; jusqu'au plus profond de son &ecirc;tre &agrave; la pens&eacute;e
+ qu'il y avait entre cet homme et lui comme un lien myst&eacute;rieux. Aussi
+ ne s'arr&ecirc;tait-il pas d'&eacute;couter son histoire. Line qui avait ador&eacute;
+ son p&egrave;re et v&eacute;cu, avec lui, les derni&egrave;res ann&eacute;es
+ de sa vie en Am&eacute;rique, recommen&ccedil;ait tous les jours le m&ecirc;me
+ r&eacute;cit avec une inlassable patience, en ajoutant de temps en temps un
+ d&eacute;tail nouveau. Le mort les rapprochait.</p>
+<p>Le matin, quand Line se r&eacute;veillait Boum allait la voir; avant d'entrer,
+ il se livrait toujours aux m&ecirc;mes soins qui consistaient &agrave; passer
+ sa t&ecirc;te par la porte entr'ouverte; il faisait beaucoup de bruit en imitant
+ les gestes de ceux qui veulent agir en silence, &eacute;carquillait les yeux
+ pour voir si sa tante avait ouvert les siens. Quelquefois Line faisait semblant
+ de dormir et le regardait en abaissant au trois quarts ses paupi&egrave;res:
+ alors, il attendait sans rien dire, mais si elle faisait le moindre mouvement,
+ c'&eacute;taient des exclamations folles:</p>
+<p>- Tante Line, tu ne dors pas.</p>
+<p>Il grimpait sur son lit, l'embrassait de toute sa tendresse en lui mettant
+ ses deux petits bras autour du cou. Line le boulait sur l'&eacute;dredon jaune
+ comme on fait avec de jeunes chiens; il riait d'abord, puis protestait:</p>
+<p>- Non, Tante Line, pas comme &ccedil;a... Parle-moi de grand-p&egrave;re!...</p>
+<p>Elle commen&ccedil;ait.</p>
+<p>Ils se racontaient aussi leurs r&ecirc;ves de la nuit; souvent ceux de Boum
+ ressemblaient tellement &agrave; ses propres d&eacute;sirs, qu'on devait admettre
+ de sa part de l&eacute;g&egrave;res triches.</p>
+<p>- J'ai r&ecirc;v&eacute; que je me promenais dans ton auto tout seul avec toi
+ et Jean, mais loin... loin... jusqu'&agrave; Saint-Cloud.</p>
+<p>Quand ils avaient &eacute;puis&eacute; les moindres &eacute;pisodes de la vie
+ difficile qu'avait men&eacute; jadis celui dont ils proc&eacute;daient, qu'ils
+ s'&eacute;taient tout racont&eacute;, qu'ils avaient minutieusement &eacute;tudi&eacute;
+ tous leurs projets, Boum la consid&eacute;rait avec ferveur, et quelquefois
+ apr&egrave;s un long silence, il disait, profond&eacute;ment convaincu de toute
+ son &acirc;me:</p>
+<p>- Tu es gentille de me dire tout &ccedil;a... Je t'aime bien, moi, tante Line.</p>
+<p>Cette d&eacute;claration avait le don d'&eacute;mouvoir profond&eacute;ment
+ aussi la jeune fille qui r&eacute;pondait pour le taquiner:</p>
+<p>- Moi, je ne te d&eacute;teste pas...</p>
+<p>D'autrefois il gambadait dans la chambre de sa tante, touchant avec amour &agrave;
+ ses v&ecirc;tements &eacute;pars, &agrave; tout ce qui &eacute;tait &agrave;
+ elle, et interrogeant sans cesse:</p>
+<p>- Pourquoi as-tu deux ciseaux &agrave; ongles? Et cette petite glace, pourquoi
+ c'est faire?</p>
+<p>Le soir, Line lui rendait fid&egrave;lement sa visite, quand il &eacute;tait
+ couch&eacute;. M&ecirc;me lorsqu'elle sortait dans le monde, elle ne manquait
+ jamais de venir l'embrasser; il demandait, ces fois l&agrave;, qu'on fit la
+ lumi&egrave;re toute grande pour mieux la voir. Elle lui apparaissait alors
+ tout &eacute;blouissante dans sa robe de soir aux reflets p&acirc;les qui se
+ fondaient dans l'&eacute;clat nacr&eacute; de son cou. Comment ne pas s'endormir
+ heureux de toutes les joies du monde, quand on est tout petit, qu'on a vu de
+ si pr&egrave;s l'objet du plus beau de ses r&ecirc;ves et quand on est encore
+ p&eacute;n&eacute;tr&eacute; d'un parfum si troublant qu'il prolonge les plus
+ douces r&eacute;alit&eacute;s.</p>
+<p>Boum &eacute;tait heureux infiniment. Aussi &eacute;tait-il bon et indulgent
+ pour les hommes, pour les b&ecirc;tes et m&ecirc;me pour les choses -- car il
+ ne voulait pas admettre que les choses fussent insensibles. De la sorte, il
+ ne battait m&ecirc;me pas ses chevaux de bois, tout au plus faisait-il claquer
+ son fouet en l'air, pour les h&acirc;ter dans quelque course imaginaire ou pour
+ les ralentir dans leur galop.</p>
+<p>Boum se portait &agrave; merveille. Il mangeait du meilleur app&eacute;tit,
+ s'arr&ecirc;tant quelques fois pour baiser la main de Line toujours &agrave;
+ ses c&ocirc;t&eacute;s. Ce geste, &agrave; table, il le savait, lui valait r&eacute;guli&egrave;rement
+ un rappel &agrave; l'ordre de son p&egrave;re, aussi ne le r&eacute;p&eacute;tait-il
+ pas trop souvent.</p>
+<p>Dans le monde, quand on le produisait, il &eacute;tait, tr&egrave;s au fond,
+ l'orgueil de ses parents qui ne voulaient pas en avoir l'air:</p>
+<p>- On le g&acirc;te trop... disaient-ils.</p>
+<p>C'&eacute;tait parfaitement inexact. Boum &eacute;tait trop heureux pour &ecirc;tre
+ le moins du monde g&acirc;t&eacute; ou insupportable. Il &eacute;tait trop sensible
+ pour vouloir faire de la peine &agrave; quiconque, m&ecirc;me en &eacute;tant
+ un peu sot, et d'ailleurs n'avait il pas toute sa joie dans une tendresse que
+ personne n'aurait song&eacute; &agrave; lui contester.</p>
+<p>Pour Line, il avait d'abord &eacute;t&eacute; le poupon inattendu, celui qui,
+ le premier, lui avait donn&eacute; une gravit&eacute; particuli&egrave;re en
+ faisant d'elle une tante. Elle avait douze ans et demi de plus que lui. Ensuite
+ ce poupon &eacute;tait devenu une chose pensante, parlante et aimante surtout.
+ A force de se mettre &agrave; sa port&eacute;e, ils &eacute;taient devenus des
+ amis dans toute la force de ce mot; le reste du monde avait pour eux moins d'importance;
+ il avait tellement accapar&eacute; la vie de Line, qu'elle ne pouvait pas plus
+ se passer de lui, que lui d'elle; on ne pensait plus &agrave; l'un sans penser
+ &agrave; l'autre; ils &eacute;taient devenus Line-et-Boum et cela faisait presque
+ un seul nom propre d'une famille particuli&egrave;re.</p>
+<p>Pourtant un apr&egrave;s-midi Boum apprit &agrave; table qu'il ferait seul
+ se promenade avec Miss Anny, sa nurse. C'&eacute;tait une &eacute;ventualit&eacute;
+ qui se produisait assez rarement; elle se traduisait immanquablement par une
+ moue sp&eacute;ciale de Boum, qui commen&ccedil;ait par refuser de manger; il
+ ne disait plus une parole, faisait quelques reniflements significatifs, regardait
+ attentivement son assiette, avec quelques coups d'oeil, de temps en temps, sur
+ son p&egrave;re qui fron&ccedil;ait le sourcil. La sc&egrave;ne finissait habituellement
+ &agrave; propos d'une observation sur la tenue qui ne manquait pas d'arriver,
+ par un torrent de sanglots, lequel occasionnait la sortie de table. Ce jour-l&agrave;,
+ ce triste programme ne manqua pas de s'ex&eacute;cuter point par point. Miss
+ Anny emmena le d&eacute;linquant, car tante Line avait interdiction d'intervenir
+ pendant les orages. Et Boum fit sa promenade tout seul.</p>
+<p>C'&eacute;tait un mauvais jour d&eacute;cid&eacute;ment. Line et Boum s'&eacute;taient
+ mutuellement habitu&eacute;s aux petits cadeaux qui, s'ils n'entretiennent pas
+ l'amiti&eacute;, la prouvent bien en tous cas. Line donnait des objets &quot;vivants&quot;
+ c'est-&agrave;-dire de vrais cadeaux, -- un morceau de bois quelconque peut
+ constituer un couteau, un couteau &quot;vivant&quot; comporte, au contraire,
+ un manche et une lame. Boum donnait, la plupart du temps, des choses trouv&eacute;es
+ dont l'attention faisait le plus grand prix, telles que pierres de couleur ou
+ de forme un peu inhabituelles, bouts de ficelle ou bouts d'&eacute;toffe, clous,
+ etc. Tous ces souvenirs &eacute;taient garnis de rubans par les soins de Line
+ et serr&eacute;s dans un coffret; on les regardait de temps en temps. Cette
+ fois-l&agrave;, pendant que la nurse causait avec des compatriotes, Boum avait
+ &eacute;t&eacute; assez heureux pour d&eacute;nicher une bo&icirc;te de sardines
+ vide, sans doute laiss&eacute;e sur place et sans esprit de reprise par quelques
+ pique-niqueurs d'un dimanche pr&eacute;c&eacute;dent. Convenablement nettoy&eacute;
+ et par&eacute; par tante Line qui &eacute;tait une f&eacute;e, cet humble objet,
+ pensait-il, allait devenir une des ma&icirc;tresses pi&egrave;ces de la collection.
+ Malheureusement, quand on fut sur le d&eacute;part, Miss Anny s'&eacute;tant
+ aper&ccedil;ue du pr&eacute;cieux fardeau qu'emportait Boum, s'opposa formellement
+ &agrave; son transport d'o&ugrave; sc&egrave;ne magistrale de l'ami de Line,
+ qui &eacute;tait tenace par atavisme, mais qui en fut, ce jour-l&agrave;, pour
+ la r&eacute;ception d'une claque, et un retour orageux &agrave; la maison.</p>
+<p>Le soir, Boum, dans son lit, raconta cette histoire par le menu &agrave; tante
+ Line, s'attardant particuli&egrave;rement &agrave; la description de la bo&icirc;te
+ de conserve qui devenait mirobolante dans son regret. Mais d&eacute;tail extraordinaire,
+ tante Line ne le suivait pas; elle se contentait de lui dire, presque distraite,
+ ce que n'importe qui aurait dit, en pareil cas:</p>
+<p>- Mon pauvre Boum, ne te d&eacute;sole pas, on en retrouvera...</p>
+<p>Tante Line pensait &agrave; autre chose.</p>
+<p>Boum dormit mal, fut agit&eacute;; Miss Anny, ne comprenant rien aux causes
+ profondes, dut se lever deux fois pour reborder les couvertures de son &eacute;l&egrave;ve
+ qu'elle regrettait avoir gifl&eacute;.</p>
+<p><i>On ne devrait faire aux enfants nulle peine...</i></p>
+<p></p>
+<p></p>
+<p>II.</p>
+<p><br>
+ Quelque chose changeait, en effet, dans la maison. Dans l'arrangement ext&eacute;rieur
+ de sa vie, Boum voyait maintenant de plus en plus souvent le programma de ses
+ journ&eacute;es diff&eacute;rer de celui des journ&eacute;es de sa tante. Les
+ promenades sans Line, autrefois exceptionnelles, &eacute;taient devenues peu
+ &agrave; peu la r&egrave;gle. On ne les signifiait plus &agrave; table. Aucun
+ lien n'&eacute;tait plus &eacute;tabli, comme autrefois, entre cette supr&ecirc;me
+ r&eacute;compense et la qualit&eacute; du travail du matin. Boum avait eu beau
+ d'abord r&eacute;aliser des chefs-d'oeuvre de pages d'&eacute;criture, tendre
+ tout son esprit pour r&eacute;citer ses fables afin d'&eacute;viter le moindre
+ &acirc;nonnement. Rien n'y faisait; tout au plus d&eacute;crochait-il ainsi
+ quelques tours dans la voiture aux ch&egrave;vres du Jardin d'acclimatation,
+ plaisir bien pauvre quand on les compare aux promenades dans la petite auto
+ de Line que Line conduisait. Aussi Boum ne s'appliquait-il plus. Il &eacute;tait
+ &eacute;ternellement distrait; pendant les le&ccedil;ons, il restait la plupart
+ du temps, la t&ecirc;te appuy&eacute;e sur son petit bras tout rond, r&eacute;p&eacute;tant
+ tr&egrave;s m&eacute;caniquement ce qu'on lui disait sans comprendre et pensant
+ seulement aux histoires de son grand-p&egrave;re que Line ne racontait plus.
+ Les punitions commenc&egrave;rent avec une r&eacute;gularit&eacute; constante;
+ elles devenaient comme une suite d'&eacute;v&eacute;nements f&acirc;cheux contre
+ lesquels il avait cess&eacute; de r&eacute;agir.</p>
+<p>D'ailleurs ces tracasseries ext&eacute;rieures lui causaient peu d'effet en
+ comparaison du mal profond que lui faisait &eacute;prouver le changement op&eacute;r&eacute;
+ dans Line m&ecirc;me.</p>
+<p>Qu'elle ait &eacute;t&eacute; soudain oblig&eacute;e par les siens &agrave;
+ une vie mondaine comportant, &agrave; chaque moment, des sorties en ville pour
+ les repas, pour les visites, pour les soir&eacute;es et le th&eacute;&acirc;tre,
+ -- Boum renon&ccedil;ait &agrave; comprendre quelle aberration guidait en cela
+ l'autorit&eacute; sup&eacute;rieure -- mais il n'en souffrait pas tellement;
+ les abandons qui en r&eacute;sultaient pour lui, n'&eacute;taient pas le fait
+ de celle qu'il aimait; comme on lui imposait sa le&ccedil;on, pensait-il, on
+ imposait &agrave; sa tante ces pratiques &eacute;tranges; c'&eacute;tait l&agrave;
+ une des cons&eacute;quences logiques du besoin d'oppression qu'ont les grands
+ vis-&agrave;-vis des petits. C'&eacute;tait normal. Peut-&ecirc;tre m&ecirc;me
+ si Line en avait souffert un peu, aurait-il &eacute;prouv&eacute; &agrave; se
+ voir pers&eacute;cuter avec elle, un secret contentement.</p>
+<p>Malheureusement, il n'en &eacute;tait rien. Line n'en souffrait pas, et m&ecirc;me
+ peut-&ecirc;tre... en &eacute;tait-elle heureuse. Comme elle avait chang&eacute;!
+ En apparence, elle continuait bien, comme autrefois, &agrave; monter dans sa
+ chambre le soir, &agrave; le recevoir le matin. Evidemment ils causaient toujours,
+ mais quelle diff&eacute;rence! D'abord Line commen&ccedil;ait, comme les autres,
+ &agrave; ne plus le prendre au s&eacute;rieux, m&ecirc;me quand il attirait
+ sp&eacute;cialement son attention avec ce geste sp&eacute;cial d'agiter son
+ petit index bien droit, en disant:</p>
+<p>- Tu sais, Tante Line, ce n'est pas pour rire...</p>
+<p>Line riait quand m&ecirc;me et d'un rire un peu trop prolong&eacute; qui l'irritait;
+ plusieurs fois m&ecirc;me, il avait senti, dans ces moments, cuire au coin de
+ ses yeux, des larmes br&ucirc;lantes que pour rien au monde, il n'eut voulu
+ laisser tomber. Elle ne s'en apercevait m&ecirc;me plus. Il avait essay&eacute;
+ de la prendre par les sentiments d'abord, il imaginait la nuit des trouvailles
+ de c&acirc;linerie; puis, -- &ocirc; honte -- il avait pens&eacute; aux cadeaux.
+ Les plus beaux de ses dons avaient &eacute;t&eacute; un colima&ccedil;on vivant
+ qu'il avait rapport&eacute; du Bois, dans sa poche, sans rien dire &agrave;
+ sa bonne, &agrave; la coquille duquel il avait lui-m&ecirc;me attach&eacute;
+ un morceau de flanelle rouge, et un calendrier &agrave; fleurs de mica, achet&eacute;
+ par Jean le chauffeur, qui persistait &agrave; souhaiter &quot;la bonne ann&eacute;e&quot;
+ malgr&eacute; qu'on fut d&eacute;j&agrave; en avril. Rien n'y faisait; le calendrier
+ &eacute;tait all&eacute; rejoindre les autres pr&eacute;sents dans la bo&icirc;te
+ aux souvenirs, bien que cet objet eut pu &ecirc;tre d'un usage journalier et
+ le lima&ccedil;on avait d&eacute;laiss&eacute; tout seul son lit de feuilles
+ sur la fen&ecirc;tre, pour une destination inconnue: Boum seul avait constat&eacute;
+ son absence.</p>
+<p>Line pensait &eacute;videmment &agrave; autre chose. Et d&eacute;tail aggravant,
+ elle y pensait volontiers. Les changements de sa conduite se pr&eacute;cisaient
+ m&ecirc;me singuli&egrave;rement. Elle, qui &eacute;tait autrefois si insouciante,
+ si simple, si jolie sans le faire expr&egrave;s, devenait maintenant plus appr&ecirc;t&eacute;e,
+ moins naturelle. Elle s'&eacute;tudiait davantage &agrave; la glace, le matin,
+ quand elle finissait sa toilette. Le geste brusque avec lequel, apr&egrave;s
+ les avoir bross&eacute;s, elle tordait jadis ses cheveux d'or p&acirc;le, &eacute;tait
+ remplac&eacute; par une suite de mouvements compliqu&eacute;s, refaits plusieurs
+ fois pour arriver d'ailleurs &agrave; quelque chose de tr&egrave;s voisin des
+ premiers r&eacute;sultats. Le choix de la robe &agrave; mettre &eacute;tait
+ aussi beaucoup plus long qu'auparavant. Quelquefois elle demandait conseil &agrave;
+ Boum qui, r&eacute;guli&egrave;rement, revenait au classique tailleur bleu marine,
+ associ&eacute; dans son id&eacute;e &eacute;go&iuml;ste d'amoureux, aux promenades
+ faites en commun. Line lui disait:</p>
+<p>- Tu n'y connais rien...</p>
+<p>et elle en prenait une autre. Boum ne soufflait pas un mot, mais en ressentait
+ un gros chagrin. Quand elle avait fini de mettre son chapeau, sa voilette, ses
+ gants, elle se regardait une derni&egrave;re fois &agrave; la psych&eacute;e
+ Empire pos&eacute;e obliquement &agrave; la fen&ecirc;tre:</p>
+<p>- Boum, comment me trouves-tu? demandait-elle souvent.</p>
+<p>Toujours Boum r&eacute;pondait:</p>
+<p>- Bien jolie, Tante Line.</p>
+<p>et il se d&eacute;tournait pour ne pas pleurer, sans savoir m&ecirc;me la cause
+ de son &eacute;motion.</p>
+<p>C'est qu'il l'aimait dans ce temps-l&agrave;, sans lui en vouloir le moins
+ du monde, autant qu'avant, plus m&ecirc;me peut-&ecirc;tre. Il lui faisait de
+ tendres reproches; et ne trouvait pas juste qu'elle eut ainsi chang&eacute;.
+ Dans le fond de son coeur, il souffrait beaucoup, mais sa souffrance l'attachait
+ plus encore &agrave; elle; il lui semblait qu'&agrave; cause de cette injustice
+ m&ecirc;me, elle &eacute;tait plus &agrave; lui; parfois, il aurait voulu la
+ battre, pas pour lui faire mal, mais comme on le battait lui-m&ecirc;me les
+ rares fois qu'il avait &eacute;t&eacute; sot, pour la corriger un peu, voil&agrave;
+ tout; apr&egrave;s elle lui aurait demand&eacute; pardon, et il aurait pardonn&eacute;;
+ c'eut &eacute;t&eacute; si bon, mais c'&eacute;taient des r&ecirc;ves... dans
+ la r&eacute;alit&eacute;, il ne la battait pas et n'avait pas h&eacute;las,
+ &agrave; lui savoir gr&eacute; du moindre repentir.</p>
+<p>A quoi tout ce changement pouvait bien tenir? Boum se le demandait sans cesse,
+ observant, r&eacute;fl&eacute;chissant et examinant les unes apr&egrave;s les
+ autres les plus invraisemblables hypoth&egrave;ses. Son pauvre petit cerveau
+ travaillait tellement &agrave; ce difficile probl&egrave;me que son caract&egrave;re,
+ sa sant&eacute; m&ecirc;me en &eacute;taient touch&eacute;s. Sa gaiet&eacute;
+ s'en allait de lui. On n'entendait plus jamais &agrave; travers les portes de
+ sa chambre ses bons rires si semblables &agrave; des cris de petits oiseaux.
+ Il &eacute;tait moins affable positivement. Le rose de sa peau mate passait.
+ Ses yeux brillaient moins vif. A sa vivacit&eacute; premi&egrave;re succ&eacute;daient
+ une torpeur presque continuelle et des envies de dormir qui le prenaient &agrave;
+ toute heure du jour. Il mangeait de mauvais app&eacute;tit. Le docteur, mand&eacute;
+ par sa maman, lui avait ordonn&eacute;, apr&egrave;s un examen approfondi: du
+ biphosphate! C'&eacute;tait peu comprendre son mal.</p>
+<p>Boum cherchait toujours.</p>
+<p>A la v&eacute;rit&eacute;, un nouveau personnage &eacute;tait entr&eacute;
+ dans la maison. Non pas l'un de ces visiteurs nombreux qui venaient de temps
+ en temps prendre le th&eacute; et dire des choses aimables -- ceux-l&agrave;
+ &eacute;taient tous des familiers de Boum -- au contraire, un inconnu, un monsieur
+ qu'on n'avait jamais vu et qui avait commenc&eacute; par venir souvent. C'&eacute;tait
+ un homme grand, un peu plus jeune que le papa de Boum, avec un monocle dans
+ l'oeil, des moustaches tombantes, des v&ecirc;tements tr&egrave;s serr&eacute;s
+ &agrave; la taille, et un pantalon qu'on eut dit en carton pli&eacute;! Boum
+ avait entendu son nom, c'&eacute;tait un nom tr&egrave;s long, l'un de ceux
+ qu'il faudrait apprendre par coeur pour ne pas les oublier. Quand on parlait
+ de lui en son absence, la famille l'appelait simplement Claude ou Monsieur Claude.
+ Boum s'en &eacute;tait tenu l&agrave;.</p>
+<p>Le nouveau venu &eacute;tait incontestablement tr&egrave;s empress&eacute;
+ aupr&egrave;s de Tante Line. Les domestiques venaient imm&eacute;diatement la
+ chercher d&egrave;s qu'il arrivait. Que de fois m&ecirc;me ces visites importunes
+ &eacute;taient venues troubler de d&eacute;licieux moments o&ugrave; Boum croyait
+ presque retrouver la douce intimit&eacute; d'autrefois. Quand Line voyait Monsieur
+ Claude, elle rougissait jusqu'&agrave; la racine de ses cheveux. Monsieur Claude
+ envoyait &agrave; Line des corbeilles de fleurs tr&egrave;s fr&eacute;quemment.
+ Ces pr&eacute;sents irritaient profond&eacute;ment Boum, qui &agrave; voir leur
+ qualit&eacute; et leur dimension, avait compris l'impossibilit&eacute; de lutter
+ sur ce terrain. Une fois, apr&egrave;s le d&eacute;jeuner, devant un monument
+ de roses blanches que Claude avait fait porter, l'enfant avait demand&eacute;
+ tout bas &agrave; l'oreille de sa maman, des sous.</p>
+<p>- Beaucoup de sous, avait-il dit.</p>
+<p>Et comme la r&eacute;ponse avait &eacute;t&eacute; une question sur l'usage
+ qu'il entendait faire de cette monnaie, il &eacute;tait rest&eacute; g&ecirc;n&eacute;
+ un moment sans r&eacute;pondre, puis comme il n'abandonnait pas ses id&eacute;es,
+ il donna une explication, mais cette fois si bas, si bas et si pr&egrave;s de
+ l'oreille maternelle que malgr&eacute; toute l'attention donn&eacute;e, il ne
+ fut pas possible de savoir sa pens&eacute;e, -- et l'heure de sa promenade &eacute;tait
+ venue.</p>
+<p>Sur les gazons pel&eacute;s du Bois, il passa consciencieusement son apr&egrave;s-midi
+ &agrave; chercher des fleurs. Et ainsi, &agrave; l'heure de rentrer, quelques
+ p&acirc;querettes et quelques pissenlits, coup&eacute;s presque sans tiges et
+ un peu &eacute;cras&eacute;s dans sa petite main chaude, vinrent m&ecirc;ler
+ sur la robe de Miss Anny charg&eacute;e de les assembler, leurs pauvres taches
+ jaunes et ros&eacute;es. M&ecirc;me avec beaucoup de fils et quelques brins
+ d'herbe, ces fleurs faisaient pi&egrave;tre figure, la comparaison n'&eacute;tait
+ pas possible. Le temps &eacute;tait pass&eacute; o&ugrave; Line tenait compte
+ des difficult&eacute;s inh&eacute;rentes &agrave; sa condition de petit gar&ccedil;on.
+ Aussi apr&egrave;s l'avoir consid&eacute;r&eacute; d'un air de d&eacute;go&ucirc;t,
+ Boum jeta le bouquet, au grand scandale de l'Anglaise qui aimait voir respecter
+ ses oeuvres propres, si modestes qu'elles fussent.</p>
+<p>Les choses allaient tr&egrave;s vite d'ailleurs. Il semblait que toute la maison
+ se fut mis de la partie pour favoriser l'amiti&eacute; de Line et de Claude.
+ Ils passaient maintenant des apr&egrave;s-midi enti&egrave;res seuls dans le
+ petit salon, o&ugrave; tout le monde se tenait autrefois et Boum n'avait plus
+ la permission d'y p&eacute;n&eacute;trer. Il en avait bien envie pourtant; comme
+ une force int&eacute;rieure le poussait &agrave; venir troubler cet aga&ccedil;ant
+ t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te. Une fois, n'y tenant plus, il avait ouvert la
+ porte et avait constat&eacute; -- o douleur! -- que Monsieur Claude embrassait
+ Tante Line comme s'il ne l'avait pas vue depuis six mois. Le soir de ce jour-l&agrave;,
+ Boum avait refus&eacute; son ordinaire baiser &agrave; sa tante. Il s'&eacute;tait
+ violemment retourn&eacute; la face contre son oreiller, et comme il pleurait
+ abondamment, il entendit redire cette phrase que tout le monde avait coutume
+ de lui r&eacute;p&eacute;ter depuis quelque temps;</p>
+<p>- Il est jaloux.</p>
+<p>Il avait de la peine, tout simplement.</p>
+<p>Constatant son chagrin, Tante Line lui avait dit en le quittant ce soir l&agrave;:</p>
+<p>- Demain je te dirai un gros secret.</p>
+<p>Mais Boum &eacute;tait trop fait &agrave; l'infortune pour se faire la moindre
+ illusion sur la part de bonheur que lui r&eacute;servait cette r&eacute;v&eacute;lation;
+ comme la veille, quand sa tante fut partie il s'endormit sans joie, c'est-&agrave;-dire
+ sans confiance dans le bonheur du lendemain.</p>
+<p>En fait, cette grosse confidence &quot;qu'il ne fallait dire &agrave; personne&quot;,
+ &eacute;tait que Tante Line &eacute;tait fianc&eacute;e &agrave; Monsieur Claude.</p>
+<p>- Je vais me marier, avait dit Tante Line; je m'appellerai Line Vauquer de
+ Conflans.</p>
+<p>- Pourquoi? avait r&eacute;pondu Boum.</p>
+<p>- Mais parce que Claude s'appelle comme &ccedil;a, fit Line.</p>
+<p>- Non, pourquoi tu te maries? pr&eacute;cisa Boum. On &eacute;tait bien, tous
+ les deux.</p>
+<p>Cette &eacute;vocation du bonheur disparu pas plus que des cadeaux, pas plus
+ que les plus doux reproches ne changea rien. Les choses &eacute;taient trop
+ avanc&eacute;es maintenant pour que Line fut pour Boum comme autrefois. Elle
+ continuait &agrave; s'isoler des journ&eacute;es enti&egrave;res avec Claude,
+ &agrave; le rencontrer en promenade, dans les visites et partout. Et comme si
+ le monde entier eut pris parti contre Boum, tous les amis, tous les parents
+ f&eacute;licitaient Line de sa nouvelle condition et pour lui prouver leur satisfaction
+ lui faisaient toutes sortes de pr&eacute;sents. Ah, Boum la regardait la petite
+ exposition dans la chambre de Line: les &eacute;crins ouverts, les pendules,
+ les coupe-papiers, les &eacute;ventails, les porte-cartes, les services &agrave;
+ liqueur, les manches d'ombrelles et tant d'autres objets utiles et inutiles,
+ sans rapport aucun l'un avec l'autre, comme un <i>d&eacute;crochez-moi-&ccedil;a</i>
+ d'objets neufs. Tous ces cadeaux &eacute;voquaient pour Boum, ses cadeaux &agrave;
+ lui que Line rangeait jadis dans la bo&icirc;te. A voir toute la diff&eacute;rence
+ qu'il y avait entre les uns et les autres, il sentait mieux ce qui distinguait
+ l'affection de Line pour lui et l'affection qu'elle avait maintenant pour l'autre.
+ En recevant ses cadeaux, Line -- il le comprenait maintenant -- jouait avec
+ lui, elle faisait semblant d'&ecirc;tre contente; elle l'aimait pour rire; ente
+ son sentiment d'alors et son sentiment d'aujourd'hui &eacute;tait toute la distance
+ qu'il y a, par exemple, entre un cheval de bois et un vrai cheval. En somme,
+ -- c'&eacute;tait sa conclusion -- il y a deux mondes sur la terre: l'un est
+ celui des grandes personnes qu'on prend au s&eacute;rieux et qui vont librement;
+ &agrave; elles est r&eacute;serv&eacute; le droit d'&ecirc;tre heureux, d'aimer
+ et d'&ecirc;tre aim&eacute;; pour elles et &agrave; leurs tailles, toutes choses
+ sont faites depuis les tables, les fauteuils et les maisons jusqu'aux voitures,
+ aux chevaux, aux fleurs des magasins. L'autre est le monde des petits, ils ne
+ servent qu'&agrave; amuser les grands qui ne tiennent pas compte d'eux; pr&eacute;textes
+ &agrave; ch&acirc;timents ou &agrave; r&eacute;compenses, objets &agrave; savonner,
+ &agrave; promener, faire manger, travailler, dormir et surtout &agrave; dresser
+ &agrave; toutes ses manies; &eacute;ternels &eacute;trangers dont personne,
+ ne comprenant exactement la langue, n'a jamais song&eacute; &agrave; &eacute;couter
+ le coeur... Boum comprenait admirablement que son grand-p&egrave;re ait voulu
+ fuir ce monde-l&agrave;. A sentir que des temps infinis le s&eacute;paraient
+ de cette seconde vie et que de plus le jour o&ugrave; elle viendrait, il aurait
+ tout de m&ecirc;me perdu Line, Boum eut une tristesse immense et d&eacute;sesp&eacute;ra.</p>
+<p></p>
+<p></p>
+<p>III.</p>
+<p><br>
+ ... Des fleurs, des lumi&egrave;res, un pr&ecirc;tre tout d'or v&ecirc;tu, au
+ pied de l'autel Line en robe blanche &agrave; c&ocirc;t&eacute; de <i>Lui</i>
+ Claude, le voleur de sa joie: Boum percevait tout cela dans la musique et dans
+ l'encens. C'&eacute;tait comme l'apoth&eacute;ose de sa douleur. Parce qu'il
+ &eacute;tait trop impressionnable et souffrant d&eacute;j&agrave;, ses parents
+ l'avaient dispens&eacute; de figurer dans la sc&egrave;ne cruelle. Miss Anny
+ l'avait men&eacute; avant l'heure, derri&egrave;re un pilier de l'&eacute;glise.
+ Quelques personnes le reconnaissaient et lui faisaient d&eacute;votement un
+ petit signe dans un sourire en remuant la t&ecirc;te et en disant:</p>
+<p>- B'jour Boum.</p>
+<p>Il r&eacute;pondait en s'inclinant un peu, automatiquement, l'esprit ailleurs.
+ Dans ses grands yeux noirs dilat&eacute;s, aucune larme ne venait. Il &eacute;tait
+ tr&egrave;s calme et pourtant la fi&egrave;vre br&ucirc;lait son petit corps;
+ ses tempes battaient vite.</p>
+<p>Un violon sanglotait la <i>M&eacute;ditation de Tha&iuml;s</i>. De jeunes
+ couples passaient entre les chaises pour la qu&ecirc;te. Boum attendait qu'on
+ vint &agrave; lui en chauffant au creux de sa main une petite pi&egrave;ce d'or
+ remise par sa maman &agrave; cet effet. Dans les frou-frous de soie, on entendait
+ de petites toux discr&egrave;tes et pieusement &eacute;touff&eacute;es.</p>
+<p>Pour l'amoureux de Line, la c&eacute;r&eacute;monie n'&eacute;tait ni longue,
+ ni courte; comme lorsqu'est atteinte la pl&eacute;nitude de l'&eacute;motion,
+ il n'y avait plus pour lui ni de temps, ni espace... le mariage &eacute;tait.</p>
+<p>Dans l'apr&egrave;s-midi, vers trois heures, apr&egrave;s un mauvais sommeil,
+ pendant qu'il &eacute;tait encore couch&eacute;, il vit Line entrer dans sa
+ chambre. Elle avait quitt&eacute; sa robe blanche et portait une robe de voyage
+ brune, neuve assur&eacute;ment, puisqu'il ne l'avait encore jamais vue. Sans
+ relever de l'oreiller sa t&ecirc;te lasse, comme il sentait que l'heure n'&eacute;tait
+ plus o&ugrave; l'on pouvait modifier les choses, il re&ccedil;ut sa tante aim&eacute;e
+ avec un pauvre sourire indulgent et r&eacute;sign&eacute;. Line, sans doute,
+ allait lui faire longuement ses adieux, lui dire des phrases gaies, des phrases
+ pour enfant. Devant le petit masque douloureux qui souriait, toutes les paroles
+ durent lui para&icirc;tre inutiles; elle tomba simplement &agrave; genoux; tr&egrave;s
+ certainement, c'&eacute;tait uniquement pour rapprocher sa t&ecirc;te de la
+ sienne; mais, comme si elle e&ucirc;t compris un instant, le visage tourn&eacute;
+ vers les couvertures, elle pleura de gros sanglots.</p>
+<p>Des yeux de Boum, deux larmes tomb&egrave;rent, sans que son sourire cess&acirc;t.
+ Sans dire un mot, il se contenta, pour lui faire sentir qu'il l'aimait, de poser
+ sa petite main sur la nuque blonde de Line. Dans sa pens&eacute;e, c'&eacute;tait
+ un geste d'amour, en r&eacute;alit&eacute; presque un geste de pardon.</p>
+<p>... Et pourtant peu apr&egrave;s, Line s'en alla, avec Claude, pour un long
+ voyage.</p>
+<p></p>
+<p></p>
+<p>IV.</p>
+<p><br>
+ Dans son lit de cuivre, bien peu l'auraient reconnu. Boum &eacute;tait malade,
+ tr&egrave;s s&eacute;rieusement malade depuis de longues semaines. Sa figure
+ allong&eacute;e avait perdu cette rondeur de pomme fra&icirc;che qui poussait
+ autrefois les moins intimes &agrave; l'embrasser. Ses cheveux qui s'&eacute;chappaient
+ alors du b&eacute;ret en boucles &eacute;paisses et folles, se collaient ternes
+ &agrave; son front et &agrave; ses tempes creuses, comme des m&egrave;ches de
+ coton noir. Seuls ses yeux qui paraissaient plus grands, brillaient dans sa
+ figure p&acirc;le aux l&egrave;vres exsangues. Ses mains amaigries s'amusaient
+ tr&egrave;s peu avec les jouets compliqu&eacute;s qui gisaient sans vie sur
+ la soie bleue de l'&eacute;dredon.</p>
+<p>Boum avait d'abord eu des faiblesses &eacute;tranges, puis des syncopes fr&eacute;quentes
+ au moindre mouvement, l'un de ces &eacute;vanouissements s'&eacute;tait termin&eacute;
+ en un d&eacute;lire qui avait dur&eacute; cinq jours. Tout le monde avait cru
+ qu'il devenait fou. Sa crise avait co&iuml;ncid&eacute; avec une pouss&eacute;e
+ de croissance. Maintenant, quand on le portait sur un fauteuil, -- le temps
+ de faire son lit, -- quand il &eacute;tait assis, il &eacute;tait si grand dans
+ sa robe de chambre rouge, que les visiteurs l'auraient pris pour un fr&egrave;re
+ a&icirc;n&eacute; malade, tant il avait peu l'air d'&ecirc;tre ce beau petit
+ que tous avaient connu.</p>
+<p>Cette fois-ci, du moins, son mal avait &eacute;t&eacute; compris. Trois m&eacute;decins
+ venus en consultation avaient diagnostiqu&eacute; son cas, tr&egrave;s rare
+ d'ailleurs, d'&quot;hyper-neurasth&eacute;nie pr&eacute;coce &agrave; forme
+ d'id&eacute;e fixe et survenue pendant l'&eacute;poque critique de la formation
+ compliqu&eacute;e d'accidents m&eacute;ning&eacute;s.&quot; Pour tous les siens,
+ il n'y avait plus de doute maintenant: c'&eacute;tait de Line que Boum souffrait.</p>
+<p>Sa maman ne le quittait presque plus et restait des heures enti&egrave;res
+ aupr&egrave;s de son lit, cherchant &agrave; le distraire. Son p&egrave;re avait
+ perdu la moindre trace de s&eacute;v&eacute;rit&eacute;; d&egrave;s que ses
+ affaires &eacute;taient termin&eacute;es, il venait s'asseoir dans la chambre.
+ Presque tous les jours, il apportait des jouets nouveaux et des livres d'images;
+ il lisait m&ecirc;me des histoires amusantes en &eacute;piant le moindre rire
+ sur le visage de son fils. Quant &agrave; Miss Anny, elle errait dans l'appartement,
+ compl&egrave;tement h&eacute;b&eacute;t&eacute;e, son profil de ch&egrave;vre
+ plus ch&egrave;vre que jamais, parlant en termes &eacute;mus du petit &quot;invalid&quot;,
+ terme qui avait le don d'exasp&eacute;rer la famille.</p>
+<p>Quand Boum &eacute;tait assoupi, ses parents s'&eacute;loignaient de son lit
+ et restaient &agrave; causer pr&egrave;s de la chemin&eacute;e. Boum entendait
+ des bribes de leurs conversations:</p>
+<p>- Ces histoires de chevaux ne l'amusent pas... Je crois que les voyages l'int&eacute;ressent
+ davantage.</p>
+<p>- Il a mang&eacute; plus volontiers sa pur&eacute;e de lentilles...</p>
+<p>- Madame Unetelle est venue... C'est aga&ccedil;ant, &agrave; la fin, ces gens
+ qui vous f&eacute;licitent tout le temps de sa taille...</p>
+<p>- J'ai re&ccedil;u une lettre des Claude...</p>
+<p>Boum &eacute;coutait alors: les Claude, c'&eacute;tait Line. Ce nom seul irritait
+ le p&egrave;re, qui ne manquait pas de faire une r&eacute;flexion d&eacute;sagr&eacute;able;
+ la m&egrave;re d&eacute;fendait noblement les absents.</p>
+<p>- Claude, disait le p&egrave;re, a bien cet air cr&eacute;tin et suffisant
+ qui caract&eacute;rise les diplomates...</p>
+<p>Line n'&eacute;tait pas &eacute;pargn&eacute;e.</p>
+<p>- Avoir r&eacute;alis&eacute; d'affoler, par sa coquetterie, un enfant de dix
+ ans, c'est un comble. Ah! je retiens votre m&egrave;re comme &eacute;ducatrice...</p>
+<p>- Line n'&eacute;tait pas coquette, r&eacute;pliquait la m&egrave;re, elle
+ ne s'est pas rendue compte... &eacute;videmment, elle aurait pu faire attention...</p>
+<p>Et Boum voyait quelquefois, &agrave; travers les barreaux de son lit, dans
+ le rayon de la faible lumi&egrave;re qui venait du petit abat-jour rouge, les
+ larmes perler aux yeux de sa m&egrave;re, ces grands yeux qui ressemblaient
+ tant &agrave; ceux de Line, &agrave; peine d'un bleu un peu plus sombre.</p>
+<p>Line... Line, comme il pensait &agrave; elle, aux conversations, aux promenades
+ avec elle, &agrave; ses rires, &agrave; ses robes, &agrave; sa chambre, &agrave;
+ sa petite voiture, &agrave; tout elle: il ne pensait &agrave; rien autre. Qu'est-ce
+ qu'elle devenait? qu'est-ce qu'elle devait faire? voir? sentir? S&ucirc;rement
+ elle devait penser &agrave; lui, elle ne pouvait pas l'avoir oubli&eacute;.
+ Il en &eacute;tait s&ucirc;r. Il ne lui en voulait pas d'ailleurs, parce qu'elle
+ &eacute;tait bonne, il le savait bien. Quelquefois, devant les r&eacute;criminations
+ paternelles, il avait envie de la d&eacute;fendre, d'expliquer. Mais il se ravisait:
+ est-ce que les petits gar&ccedil;ons expliquent? Saurait-il m&ecirc;me? Il se
+ sentait si faible, si d&eacute;prim&eacute; et le seul r&eacute;sultat de ses
+ efforts pour parler, il en &eacute;tait s&ucirc;r, ne serait que ce casque,
+ ce mauvais casque de douleur, qui lui broyait la t&ecirc;te, &agrave; l'int&eacute;rieur
+ et &agrave; l'ext&eacute;rieur, et qui ne s'en allait plus sans les compresses
+ de glace et l'am&egrave;re potion qu'on lui donnait en pareil cas.</p>
+<p>Non, &agrave; l'encontre de ses parents, dans le fond de son petit coeur, Boum
+ n'avait aucune haine contre Line; au contraire, il n'&eacute;prouvait &agrave;
+ se la rappeler qu'une joie sourde dans laquelle l'id&eacute;e de l'absence seule
+ &eacute;tait douleur. Il savait que Line n'&eacute;tait pas responsable, que
+ son papa et sa maman &eacute;taient injustes et ne reprochaient rien autre &agrave;
+ l'ancienne compagne de sa vie que le bonheur qu'elle lui avait jadis donn&eacute;.
+ Sa peine &eacute;tait due, il en avait conscience, &agrave; d'autres causes,
+ &agrave; une masse de circonstances, d'&eacute;v&eacute;nements insignifiants
+ en eux-m&ecirc;mes, dont l'un encha&icirc;nait l'autre, qui pas plus les uns
+ que les autres n'&eacute;taient seuls capables d'amener le r&eacute;sultat dont
+ il souffrait. Contre ces circonstances ses forces ataviques, par l'image du
+ grand-p&egrave;re aux yeux bleus, lui disaient qu'il &eacute;tait dans la vie
+ sans cesse n&eacute;cessaire de lutter.</p>
+<p>C'&eacute;tait Boum qui avait raison. La douleur n'est pas plus une personne
+ qu'une chose: ce sont les parents qui pensent cela parce que c'est plus commode
+ pour se plaindre et pour s'excuser. En r&eacute;alit&eacute; elle est quelque
+ chose de bien diff&eacute;rent. Sans le comprendre, l'enfant s'en rendait compte.
+ La nature n'est ni bienveillante, ni malveillante, elle est indiff&eacute;rente
+ simplement; dans elle, les actes et les sentiments se succ&egrave;dent sans
+ ordre et sans autre raison que l'accomplissement de la vie; de leur juxtaposition
+ et de leur somme d&eacute;coulent, pour ceux qui en sont touch&eacute;s, la
+ souffrance ou la joie, personne n'est responsable; en faisant beaucoup souffrir,
+ tout le monde fait de son mieux.</p>
+<p>C'est pourquoi dans ce grand esprit de justice qui est l'apanage des enfants,
+ Boum n'en voulut pas non plus &agrave; Claude. Le mari de Line ne pouvait pas
+ avoir agi pour lui faire de la peine puisqu'ils ne se connaissaient m&ecirc;me
+ pas l'un l'autre auparavant. Etant venu, Claude avait trouv&eacute; Line &agrave;
+ son go&ucirc;t -- beaucoup auraient &eacute;t&eacute; de son avis, la seule
+ particularit&eacute; surprenante &eacute;tait qu'il n'y eut personne avant lui,
+ -- il l'avait prise, tout simplement.</p>
+<p>Seulement Boum, qui m&eacute;ditait sans cesse sur ce sujet, constatait qu'entre
+ Line, c'est-&agrave;-dire sa joie et lui, il y avait bien cependant ce Claude
+ et qu'il n'y avait que Claude. Que cet intrus n'eut pas agi dans un esprit m&eacute;chant,
+ il n'en restait pas moins la cause, cause inconsciente mais cause r&eacute;elle
+ tout de m&ecirc;me, de tout le mal. S'il n'&eacute;tait pas venu chez eux s'occuper
+ de Line, lui parler, la flatter, lui faire des cadeaux de grande personne, l'enlever
+ enfin: Line serait encore l&agrave; tendre, int&eacute;ress&eacute;e, heureuse
+ et rayonnante, &agrave; Boum, toute &agrave; Boum comme autrefois. Sans compter
+ qu'aucune raison ne militait pour faire changer les choses: Claude n'avait aucun
+ motif pour cesser d'&ecirc;tre heureux avec et par Line: la souffrance de Boum
+ devrait donc durer toujours.</p>
+<p>Toujours! On n'a pas id&eacute;e comme c'est long pour les petits gar&ccedil;ons,
+ cette id&eacute;e l&agrave;. Alors, une seule pens&eacute;e envahit son pauvre
+ coeur, pens&eacute;e tr&egrave;s simple, tr&egrave;s pure, &agrave; laquelle
+ ne se m&ecirc;lait aucune appr&eacute;hension, aucune haine, rien qu'une conscience
+ parfaite des r&eacute;alit&eacute;s dont d&eacute;coulait une r&eacute;solution
+ qui s'imposait, avec l'inexorable n&eacute;cessit&eacute; d'une loi physique:
+ il fallait s&eacute;parer Claude de Line, voil&agrave; tout.</p>
+<p>Comment op&eacute;rer cette s&eacute;paration, voil&agrave; o&ugrave; le probl&egrave;me
+ devenait singuli&egrave;rement difficile. Pendant de longs jours, Boum envisagea
+ d'abord l'id&eacute;e de provoquer un voyage de Claude. Mais il l'abandonnait
+ bient&ocirc;t parce que avec la possibilit&eacute; catastrophale de voir Claude
+ emmener sa femme, le retour de l'ind&eacute;sir&eacute; restait toujours comme
+ un danger mena&ccedil;ant. Alors l'autre solution se pr&eacute;senta radicale
+ et d&eacute;finitive: celle de l'autre d&eacute;part, du grand voyage dont on
+ ne revient jamais, jamais: il fallait que Claude mourut, sans cela Boum ne voulait
+ plus vivre. Les autres pouvaient ne pas comprendre, mais Boum qui avait envisag&eacute;
+ tous les raisonnements et vid&eacute; toutes les hypoth&egrave;ses, le savait:
+ c'&eacute;tait ainsi.</p>
+<p>... Les crises revinrent plus fr&eacute;quentes. Le terrible mal de t&ecirc;te
+ ne l&acirc;chait presque plus le pauvre petit patient qui se plaignait doucement:</p>
+<p>- Maman, j'ai bien mal...</p>
+<p>La douleur descendait jusqu'au milieu de son dos. On avait d&ucirc; allonger
+ l'arri&egrave;re du bonnet &agrave; glace.</p>
+<p>- Maintenant c'est un casque, comme le vieux de papa, qui avait une crini&egrave;re...
+ lui disait-on.</p>
+<p>Avec de grosses larmes, le petit disait:</p>
+<p>- J'aimais mieux le nouveau petit qu'on me mettait avant et qui finissait &agrave;
+ la t&ecirc;te...</p>
+<p>Le sp&eacute;cialiste qui venait le voir tous les jours restait de longs moments
+ cherchant, sans rien comprendre &agrave; cette recrudescence du mal &eacute;trange,
+ &eacute;mu malgr&eacute; l'aridit&eacute; du probl&egrave;me, de cette douleur
+ qu'il ne pouvait dominer.</p>
+<p>- Tu ne m'aimes pas, disait le docteur; tu ne me dis pas tout.</p>
+<p>- Si Monsieur, je vous aime bien r&eacute;pondait Boum, mais &ccedil;a me fait
+ mal, tr&egrave;s mal, toujours mal.</p>
+<p>Le praticien appliquait consciencieusement ses formules, sa &quot;science&quot;,
+ -- comme celle de ses confr&egrave;res -- n'allant pas au del&agrave;; il avait
+ relu tout ce qu'il savait d&eacute;j&agrave;, avait essay&eacute; toute une
+ gamme d'agents physiques, d'injections, d'hydroth&eacute;rapie. Il avait pens&eacute;
+ un instant au retour de Line, puis rejet&eacute; cette proposition d'ailleurs
+ difficilement r&eacute;alisable, craignant d'aggraver encore l'&eacute;tat de
+ l'enfant. Cet homme bon revenait toujours &agrave; la conclusion qu'il fallait
+ une diversion &agrave; l'id&eacute;e fixe, mais comment la trouver? On avait
+ beau chercher; le r&eacute;sultat de tous les essais &eacute;tait que Boum semblait
+ reconnaissant de tant de peines.</p>
+<p>- Merci Monsieur, j'ai encore mal...</p>
+<p>Le jour mourrait en grosses barres rouges aux vitres de la chambre grise maintenant.
+ Sous l'influence de la glace, Boum sentait la douleur s'en aller. Assise pr&egrave;s
+ de la fen&ecirc;tre, d'une voix tr&egrave;s douce, l'infirmi&egrave;re, ainsi
+ que l'avait prescrit le docteur apr&egrave;s les crises, lisait. C'&eacute;tait
+ une histoire de mousquetaires; par extraordinaire, le petit malade &eacute;coutait
+ et demandait des explications:</p>
+<p>-Qu'est-ce que c'est que: provoquer? Mademoiselle...</p>
+<p>La jeune fille se r&eacute;pandait en explications. Elle reprenait le r&eacute;cit:
+ l'un des deux h&eacute;ros fid&egrave;le au roi ne pouvait pardonner &agrave;
+ l'autre son abandon politique.</p>
+<p>- C'&eacute;tait un m&eacute;chant, disait-elle, un tra&icirc;tre; alors Murthos,
+ le fid&egrave;le, voulut se battre avec lui...</p>
+<p>-Se battre &agrave; coup de poing, interrogeait Boum.</p>
+<p>- Non, se battre pour tuer, reprenait-elle, avec des &eacute;p&eacute;es et
+ des pistolets.</p>
+<p>- Mais pourquoi qu'il le lui disait d'avance, qu'il voulait le battre. Le m&eacute;chant
+ pouvait partir... loin, loin.</p>
+<p>- Parce qu'il &eacute;tait loyal, il voulait se battre et non l'assassiner.
+ Ces rencontres s'appellent un duel, chaque adversaire cherche &agrave; toucher
+ l'autre et &agrave; se d&eacute;fendre avec son arme.</p>
+<p>- Mais alors, le bon aussi peut mourir, Mademoiselle.</p>
+<p>- Oui, Boum, c'est pourquoi il est tr&egrave;s mal de se battre en duel...</p>
+<p>- Ah! c'est mal, fit simplement Boum.</p>
+<p>De la m&ecirc;me voix, un peu monotone, l'infirmi&egrave;re poursuivit la lecture,
+ en jetant de temps &agrave; autre, un coup d'oeil sur son petit malade qui n'&eacute;coutait
+ d&eacute;j&agrave; plus. Le r&eacute;cit continuait, les p&eacute;rip&eacute;ties
+ les plus dramatiques se succ&eacute;daient, la m&egrave;re du bon h&eacute;ros
+ venait sur le pr&eacute;, pour essayer d'arr&ecirc;ter les bretteurs, et se
+ mettait &agrave; genoux tout en essuyant ses beaux yeux &quot;d'un mouchoir
+ de soie orn&eacute; de dentelle&quot;...</p>
+<p>Boum interrompit:</p>
+<p>- Mademoiselle, se battre en avertissant, c'est moins mal que d'assassiner
+ quand m&ecirc;me, puisqu'il &eacute;tait loyal, le monsieur...</p>
+<p>L'id&eacute;e avait d&eacute;cid&eacute;ment frapp&eacute; le malade, la jeune
+ femme s'en aper&ccedil;ut. Peut-&ecirc;tre parce qu'elle &eacute;tait lasse
+ de lire ou bien parce qu'elle ne voulait pas distraire Boum de sa distraction,
+ elle r&eacute;pondit:</p>
+<p>- Oui, c'est moins mal.</p>
+<p>Il semblait, en effet, que le petit masque douloureux avait trouv&eacute; quelque
+ d&eacute;tente dans quelque imaginaire vision.</p>
+<p>Le soir, apr&egrave;s le d&icirc;ner familial, le p&egrave;re et la m&egrave;re
+ &eacute;taient, comme &agrave; l'habitude, assis chacun d'un c&ocirc;t&eacute;
+ du lit. Boum posa quelques questions, toujours &agrave; propos de la lecture
+ de l'apr&egrave;s-midi. Il avait oubli&eacute; l'histoire, mais il voulait savoir:
+ le duel, s'il y en a encore maintenant, comment on se bat, avec quelles armes,
+ si c'est mal, ou seulement un peu mal...</p>
+<p>Pour la premi&egrave;re fois, depuis longtemps, le p&egrave;re riait un peu
+ dans sa moustache tr&egrave;s brune; il donnait tous les d&eacute;veloppements
+ d&eacute;sir&eacute;s et d&eacute;clarait en principe:</p>
+<p>-... Que le duel c'&eacute;tait tr&egrave;s bien, &agrave; condition de se
+ battre pour des motifs graves, des choses qui en valent la peine,... pas pour
+ la galerie ou pour faire parler de soi, mais simplement, courageusement, loyalement...</p>
+<p>Boum n'y &eacute;tait pas encore; pauvre petit, il tenait encore &agrave; la
+ vie.</p>
+<p>- Est-ce que on peut mettre une cuirasse, demandait-il?</p>
+<p>- Oh oui, disait le p&egrave;re, apr&egrave;s une petite h&eacute;sitation,
+ si l'on est d'accord et que votre adversaire en porte une. Mais &ccedil;a n'est
+ pas l'usage...</p>
+<p>- Ah! faisait Boum, int&eacute;ress&eacute;.</p>
+<p>Cette nuit l&agrave;, il dormit mieux, plus calmement. A quelques jours de
+ l&agrave;, il terminait son bol de phospho-cacao et ce fut pour les parents
+ et pour les domestiques une bien grande joie.</p>
+<p></p>
+<p><br>
+ V.</p>
+<p>Les jours, d&egrave;s lors, virent meilleurs. A voir le petit reprendre tout
+ doucement, on pouvait croire remonter une pente et peu &agrave; peu, avec l'espoir,
+ le bonheur semblait revenir dans la maison. Le m&eacute;decin lui-m&ecirc;me
+ &eacute;tait heureux. Depuis longtemps, il connaissait le rem&egrave;de; malheureusement
+ le rem&egrave;de n'&eacute;tait pas de ceux qu'on ach&egrave;te dans les pharmacie</p>
+- Il fallait &quot;d&eacute;crocher&quot; l'id&eacute;e fixe, disait-il; et pour
+cela int&eacute;resser le malade &agrave; une autre id&eacute;e...
+<p>En v&eacute;rit&eacute;, Boum ne pensait plus seulement &agrave; son malheur,
+ ou plut&ocirc;t il croyait avoir trouv&eacute; le moyen de pouvoir agir sur
+ son malheur m&ecirc;me: la d&eacute;sesp&eacute;rance avait quitt&eacute; son
+ petit coeur. Il croyait maintenant pouvoir supprimer Claude et le supprimer
+ non pas vilainement par un crime, mais selon la formule paternelle &quot;simplement,
+ courageusement, loyalement&quot;.</p>
+<p>Sans doute, le malade n'avait confi&eacute; &agrave; personne son secret, seulement
+ comme il ne parlait plus que de provocation, de pr&eacute;, d'&eacute;p&eacute;e,
+ d'honneur et d'escrime, tout le monde avait compris autour de lui. Le p&egrave;re,
+ prompt comme tous les hommes &agrave; trouver dans les &eacute;v&eacute;nements
+ la satisfaction de ses d&eacute;sirs, trouvait cette id&eacute;e follement amusante.
+ Son fils allait mieux, il ne demandait pas autre chose; de plus, m&ecirc;me
+ son &acirc;me de cavalier et de militaire n'&eacute;tait pas f&acirc;ch&eacute;e
+ de cette tournure d'esprit que cette id&eacute;e d&eacute;notait chez son fils.
+ Peut-&ecirc;tre m&ecirc;me, dans le fond de son coeur, en ressentait-il un secret
+ contentement. La m&egrave;re, plus prudente, apr&egrave;s le premier moment
+ de bonheur, s'&eacute;tait un peu alarm&eacute;e. Qui sait, pensait-elle, si
+ Boum, apr&egrave;s avoir constat&eacute; l'impossibilit&eacute; de sa combinaison,
+ n'allait pas retomber dans une autre crise, plus grave encore qui menacerait
+ sa raison et sa vie. Le docteur avait eu beau donner toutes les assurances.</p>
+<p>- L'attention n'est plus fix&eacute;e sur un seul point, disait-il, maintenant
+ l'imagination va d'une id&eacute;e &agrave; l'autre; la derni&egrave;re comporte
+ une part d'inconnu et d'initiation. Il y a du jeu, comprenez-vous, dans tout
+ ce travail l&agrave;; et pendant ce temps l'&eacute;tat g&eacute;n&eacute;ral
+ profite, l'assimilation se fait, les forces reviennent avec leur pouvoir de
+ r&eacute;action propre. Nous passons la crise de croissance.</p>
+<p>Tous ses raisonnements ne convainquaient qu'&agrave; demi le jeune femme parce
+ qu'elle redoutait tellement l'atroce mal et aussi, parce qu'&agrave; rebours
+ de son mari, elle n'avait aucun go&ucirc;t pour la solution de Boum si fantastique
+ qu'elle lui parut. Le duel restait li&eacute; dans sa pens&eacute;e &agrave;
+ des surprises douloureuses. Le jugement sain et s&eacute;rieux qu'elle tenait
+ de son p&egrave;re ne trouvait aucun go&ucirc;t &agrave; la conception cabotine
+ des choses saintes dont les modernes rencontres se r&eacute;clament. Elle la
+ trouvait un peu d&eacute;gradante; son coeur de femme et de maman aurait pr&eacute;f&eacute;r&eacute;
+ toute autre diversion au mal de son fils que celle-l&agrave;.</p>
+<p>Cependant Boum allait toujours mieux. Ses n&eacute;vralgies avaient presque
+ disparu. Il mangeait de bon app&eacute;tit et dans son corps amaigri, les forces
+ revenaient.</p>
+<p>Un jour pour la premi&egrave;re fois depuis sa maladie, l'automobile paternelle
+ l'avait men&eacute; prendre l'air en compagnie de sa m&egrave;re. Un grand soleil
+ d'&eacute;t&eacute; envahissait l'avenue du Bois, presque d&eacute;serte.</p>
+<p>Devant toute cette solitude dans la joie de la nature, Boum &eacute;voqua d'autres
+ joies pass&eacute;es qui &eacute;taient, jadis, sur cette m&ecirc;me all&eacute;e
+ dans l'agitation du peuple enfant parti aujourd'hui. &quot;Ses petits amis&quot;,
+ il passait alors au milieu d'eux, triomphant aux c&ocirc;t&eacute;s de Line,
+ maintenant il sentait l'isolement de son coeur d&eacute;sol&eacute;. Ces constatations
+ pourtant ne d&eacute;primaient pas son &eacute;nergie et ne ralentissaient en
+ rien sa r&eacute;solution arr&ecirc;t&eacute;e; &agrave; l'encontre, il semblait
+ trouver, en elles, des forces nouvelles pour vivre, pour satisfaire ce besoin
+ d'action que sa race r&eacute;clamait et par l&agrave; rejoindre ce qu'il croyait
+ &ecirc;tre la raison de sa vie. Son p&egrave;re l'avait averti; il devait reprendre
+ des forces d'abord, apr&egrave;s seulement il pourrait se mettre &agrave; &eacute;tudier
+ l'art de tuer selon les r&egrave;gles des principes admis. A pr&eacute;sent,
+ il en &eacute;tait encore &agrave; la premi&egrave;re partie du programme; il
+ laissait, comme on lui avait expliqu&eacute;, l'air et le soleil l'aider &agrave;
+ le remettre. Sans parler, il s'abandonnait &agrave; l'&acirc;pre bonheur de
+ se ressouvenir.</p>
+<p>A l'extr&ecirc;me bout du lac, il demanda l'autorisation &agrave; sa m&egrave;re
+ de cueillir quelques fleurs. Comme autrefois, il les ramassait m&eacute;thodiquement,
+ avec une maladresse appliqu&eacute;e. C'&eacute;taient toujours des humbles
+ fleurs des prairies publiques. Aujourd'hui, &agrave; cause peut-&ecirc;tre de
+ sa r&eacute;solution et de toute l'&eacute;volution qui s'&eacute;tait faite
+ en lui, il estima pouvoir les faire parvenir &agrave; celle qu'il ch&eacute;rissait.</p>
+<p>- Voulez-vous Maman, les mettre dans une lettre pour Tante Line?</p>
+<p>Et rien que pour ce mot, tout d'un coup, sa maman sanglota, tr&egrave;s tr&egrave;s
+ fort.</p>
+<p>Pourquoi cette jeune m&egrave;re qui avait eu &agrave; cause de ce fils de
+ si grandes angoisses et qui n'avait jamais vers&eacute; que des larmes isol&eacute;es,
+ &eacute;tait-elle &eacute;mue aujourd'hui, tellement?</p>
+<p>Boum, tr&egrave;s gentiment, devenant un homme parce qu'il &eacute;tait devant
+ une femme &eacute;plor&eacute;e, la regardait essayant d'essuyer ses yeux avec
+ un mouchoir gros comme une noix; instinctivement, il r&eacute;p&eacute;tait
+ les mots qu'on lui disait autrefois &agrave; lui-m&ecirc;me:</p>
+<p>- Ne pleurez pas, petite Maman... il ne faut pas avoir de chagrin...</p>
+<p>Mais toutes les paroles ne pouvaient pas consoler cette peine. Peut-&ecirc;tre,
+ en voyant le geste na&iuml;f, la petite m&egrave;re avait-elle pens&eacute;
+ que ces fleurs seraient pour elle, expression timide d'une reconnaissance muette
+ dont son coeur bris&eacute; avait tant besoin...</p>
+<p>- Et moi, disait-elle, tu ne m'aimes pas, Boum?</p>
+<p>De toute sa tendresse, mais cruellement parce que c'&eacute;tait vrai, il r&eacute;pondit:</p>
+<p>- Si, je vous aime, mais ce n'est pas la m&ecirc;me chose...</p>
+<p></p>
+<p></p>
+<p>VI.</p>
+<p><br>
+ Boum &eacute;tait presque gu&eacute;ri. Il vivait de la vie ordinaire, mangeait
+ avec tout le monde, recommen&ccedil;ait ses le&ccedil;ons et ses promenades
+ comme par le pass&eacute;. Si ce n'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; quelques drogues
+ qu'il prenait avant les repas et dont les flacons bizarres ornaient sa place
+ &agrave; table, personne n'aurait pu dire qu'il ait &eacute;t&eacute; malade,
+ si gravement malade. Comme le souvenir des choses tristes passe rapidement,
+ l'entourage ne pensait plus ni &agrave; Line, ni &agrave; l'id&eacute;e fixe
+ dont Boum avait &eacute;t&eacute; si pr&egrave;s de mourir, ni m&ecirc;me &agrave;
+ l'autre id&eacute;e saugrenue qui avait remplac&eacute; la premi&egrave;re et
+ dans l'esp&eacute;rance de laquelle l'enfant avait retrouv&eacute; les forces
+ de vie. L'ami de Line n'en parlait jamais d'ailleurs.</p>
+<p>Il &eacute;tait devenu un grand gar&ccedil;on, grand par la taille -- tout
+ le monde lui donnait treize ou quatorze ans, il n'en avait pas m&ecirc;me onze.
+ Son corps tr&egrave;s fluet et qui faisait penser aux plantes pouss&eacute;es
+ trop vite, gardait encore un peu de sa gr&acirc;ce pass&eacute;e. On ne retrouvait
+ dans sa figure amincie que ses yeux, ses grands yeux noirs aux longs cils mordor&eacute;s
+ dont le regard limpide et profond attirait. En lui, une certaine gravit&eacute;
+ surprenante frappait surtout. De l'ancien Boum, de sa vivacit&eacute;, de son
+ charme particulier, ne restait qu'une affabilit&eacute; tr&egrave;s douce, une
+ politesse marqu&eacute;e et tr&egrave;s pr&eacute;venante qui partant, le distinguait
+ encore des autres enfants. A le voir, attentif, complaisant, souvent rieur m&ecirc;me,
+ on eut pu croire qu'il avait oubli&eacute;: en r&eacute;alit&eacute;, comme
+ au premier jour, il pensait &agrave; Line, comme au jour de la r&eacute;v&eacute;lation,
+ il &eacute;tait d&eacute;cid&eacute; &agrave; se battre avec Claude. Tout au
+ plus avait-il ajout&eacute;, &agrave; mesure que l'initiation de la m&eacute;thode
+ pr&eacute;cisait les premi&egrave;res donn&eacute;es, l'id&eacute;e d'un sacrifice
+ de sa vie propre. Il faisait cette offrande g&eacute;n&eacute;reusement parce
+ que sa nature &eacute;tait aventureuse, parce que les enfants et les jeunes
+ ne savent pas ce qu'est la mort et aussi parce que la vie sans Line avait perdu
+ tout sens pour lui.</p>
+<p>- Ce sera Claude ou moi, pensait-il.</p>
+<p>Un jour, tr&egrave;s timidement, mais r&eacute;solument comme quelqu'un qui
+ r&eacute;clame le paiement d'une dette, il vint trouver son p&egrave;re seul
+ et lui posa la question:</p>
+<p>- Je pourrai commencer l'escrime, dit-il...</p>
+<p>- Ah, c'est vrai, tu veux toujours... Puis &ccedil;a te fera le plus grand
+ bien...</p>
+<p>Quelques jours apr&egrave;s, vers dix heures du matin, dans un grand immeuble
+ du boulevard Malesherbes, au rez-de-chauss&eacute;e, &agrave; droite sous le
+ porche, Boum et son p&egrave;re firent leur entr&eacute;e dans une quelconque
+ salle d'armes de Paris. A cette heure matinale pour le quartier, les clients
+ ne venaient pas encore. Un homme de blanc v&ecirc;tu avec un coeur de flanelle
+ rouge &agrave; la place du coeur, finissait un balayage minutieux et arrosait
+ &agrave; l'aide d'un entonnoir dont le bec dessinait parterre des <i>8</i>
+ entrelac&eacute;s. Dans la salle, &agrave; laquelle les &eacute;p&eacute;es
+ faisaient des murs d'aciers, sous les panoplies, les drapeaux, les &quot;Honneur&quot;,
+ les &quot;Patrie&quot;, le ma&icirc;tre, du bout de sa barbiche et derri&egrave;re
+ un lorgnon, lisait, de loin, dans un journal, les chroniques du jour, et prenait
+ son caf&eacute; au lait. Boum lui trouva en m&ecirc;me temps l'air terrible
+ et l'air d'un marchand de jouets. Il l'entendait parler sec, sans finir ses
+ phrases, toujours sur un ton de commandement:</p>
+<p>- Les petites graines, disait le professionnel, poussent mieux sur la planche...
+ avenir... on ne sait pas... honneur... hygi&egrave;ne... voici les prix et les
+ conditions, et il allait vers un bureau de ch&ecirc;ne prendre d'une pile, un
+ prospectus dont le p&egrave;re en accepta les termes sans le lire.</p>
+<p>Le Pr&eacute;v&ocirc;t appel&eacute; prit les mesures du futur &quot;membre&quot;
+ -- c'&eacute;tait sa femme qui confectionnait les tenues. Dans cinq jours, quand
+ Boum reviendrait: le masque, les sandales, les petites &eacute;p&eacute;es,
+ tout serait l&agrave;.</p>
+<p>En les accompagnant, fid&egrave;le au rite, le ma&icirc;tre &eacute;prouva
+ le besoin de dire:</p>
+<p>- Nous allons le soumettre au ballottage.</p>
+<p>C'&eacute;tait une de ses manies de vouloir donner les allures d'un cercle
+ &agrave; son entreprise.</p>
+<p>Dans la rue, Boum ayant demand&eacute; des explications sur ce dernier mot,
+ son p&egrave;re pensant autre chose r&eacute;pondit:</p>
+<p>- Ce sont des b&ecirc;tises.</p>
+<p>Boum fut admis sans opposition.</p>
+<p>Au jour fix&eacute;, il venait costum&eacute; en petit bretteur, le visage
+ dans sa cage &agrave; mouche, debout mal &agrave; l'aise sur cette planche qui
+ lui paraissait haute et de laquelle il avait peur de tomber. Le ma&icirc;tre
+ prodiguait son enseignement, donnant des exemples, r&eacute;p&eacute;tant ses
+ phrases comme s'il r&eacute;citait une le&ccedil;on. Boum, un peu ahuri, suivait
+ de son mieux, s'appliquant de toute son &acirc;me &agrave; bien faire, mais
+ bient&ocirc;t rompu dans tous ses membres se demandant comment dans cette instable
+ position, on pouvait jamais arriver dans la r&eacute;alit&eacute; &agrave; se
+ battre, &agrave; se toucher, &agrave; se d&eacute;fendre et &agrave; faire quoique
+ ce soit. Effray&eacute;, il pensait que, peut-&ecirc;tre, il faisait exception
+ au reste des hommes, qu'il n'arriverait jamais, bien que le ma&icirc;tre flatt&eacute;
+ de son attention y allait de temps en temps d'un encouragement.</p>
+<p>- C'est mieux, petit... vous faites attention... vous avez des dispositions,
+ vous arriverez...</p>
+<p>Le soir, moulu par la courbature, il eut une d&eacute;faillance en pensant
+ que cette solution aussi serait tr&egrave;s longue. Pour arriver &agrave; savoir
+ faire, en somme, il faudrait &ecirc;tre grand et c'&eacute;tait justement de
+ ne l'&ecirc;tre pas qu'il souffrait... Le jour suivant, il retourna pourtant
+ &agrave; la le&ccedil;on, parce qu'il n'&eacute;tait pas d'une nature qui renonce
+ et tous les jours, il recommen&ccedil;ait les &quot;quarte&quot;, les &quot;quinte&quot;,
+ les &quot;doublez&quot;, les &quot;parez et tirez&quot;, etc.</p>
+<p>Tr&egrave;s lentement, il sentit lui-m&ecirc;me ses progr&egrave;s. Il se fatiguait
+ moins maintenant sur cette planche o&ugrave; il se tenait mieux, assis sur les
+ jarrets, sans perdre ce que le pr&eacute;v&ocirc;t fac&eacute;tieux ne se laissait
+ pas d'appeler: &quot;les petits &eacute;quilibres&quot;.</p>
+<p>Mettant &agrave; part l'escrime, la salle ne l'int&eacute;ressait pas. De rares
+ clients venaient &agrave; son heure et cependant, il y avait dans ces murs comme
+ un air de susceptibilit&eacute;s factices et de points d'honneur idiots se fondant
+ dans l'acre odeur de la sciure et des transpirations, qui l'&eacute;coeurait.
+ Boum avait son id&eacute;e, il &eacute;tait venu dans un but tr&egrave;s pr&eacute;cis.
+ Sa bont&eacute; profonde s'alarmait &agrave; la pens&eacute;e de querelles cherch&eacute;es,
+ que sa mentalit&eacute; s&eacute;rieuse lui faisait trouver inutiles. Aussi
+ &agrave; part les indispensables formules de politesse, il parlait peu. Pendant
+ les poses, il s'asseyait &agrave; l'&eacute;cart sur la banquette de velours
+ rouge, et continuait &agrave; s'instruire en regardant.</p>
+<p>Cependant, il s'&eacute;tait fait un ami. C'&eacute;tait un monsieur grisonnant,
+ l&eacute;g&egrave;rement bedonnant, avec des yeux rieurs et un tr&egrave;s bon
+ sourire. En le montrant, le pr&eacute;v&ocirc;t avait dit &agrave; Boum:</p>
+<p>- C'est Laferri&egrave;re, vous savez celui qui fait des pi&egrave;ces, un
+ rigolo.</p>
+<p>Avec plus de c&eacute;r&eacute;monie, le ma&icirc;tre avait, selon l'usage,
+ pr&eacute;sent&eacute; son jeune &eacute;l&egrave;ve:</p>
+<p>-... A Monsieur le Comte de Laferri&egrave;re, de l'Acad&eacute;mie Fran&ccedil;aise.</p>
+<p>Boum avait tendu sa petite main.</p>
+<p>Un jour, entre deux reprises, le Monsieur lui avait demand&eacute;:</p>
+<p>- Eh bien, que pensez-vous de l'art noble des armes?</p>
+<p>Boum avait r&eacute;pondu:</p>
+<p>- C'est difficile.</p>
+<p>- Comme tous les arts, r&eacute;pliqua le Monsieur; il n'y a que la critique
+ qui soit ais&eacute;e. Vous ne voulez pas devenir critique, j'esp&egrave;re,
+ comme M. Doumic?</p>
+<p>- Je voudrais savoir faire des armes, fit Boum, qui n'avait pas bien saisi.</p>
+<p>- Officier ou ma&icirc;tre d'armes, interrogea encore le Monsieur.</p>
+<p>- Ni l'un ni l'autre, fit Boum dans un rire, comme quelqu'un qui trouve ces
+ deux perspectives folles et extravagantes.</p>
+<p>- Que voulez-vous &ecirc;tre alors?</p>
+<p>- Je veux &ecirc;tre comme mon papa; je veux me marier, mais avant je veux
+ savoir faire des armes.</p>
+<p>Peut-&ecirc;tre cette r&eacute;ponse aurait-elle laiss&eacute; indiff&eacute;rent
+ plus d'un habitu&eacute; de la salle; la plupart n'aurait pas, sans doute, &eacute;t&eacute;
+ frapp&eacute; par l'apparente incoh&eacute;rence de ces deux volont&eacute;s.
+ Chez Laferri&egrave;re, l'habitude tenace de regarder les hommes le fit s'arr&ecirc;ter.</p>
+<p>- C'est &eacute;trange, dit-il, comme ailleurs pour ne pas attirer l'attention
+ du petit qu'il savait fort bien ne pas devoir parler cette fois sur un aussi
+ grave sujet, et il ajouta: Nos go&ucirc;ts ne sont pas tout &agrave; fait pareils.
+ Comme vous, je veux faire des armes, mais je n'ai pas du tout envie de me marier...
+ parce que je suis mari&eacute;, comprenez-vous.</p>
+<p>Boum sourit. De cette conversation commen&ccedil;a leur sympathie. Par la suite,
+ Laferri&egrave;re, rassasi&eacute;, relativement jeune, de toutes les joies
+ et de tous les honneurs, trouvait une douceur particuli&egrave;re &agrave; retrouver,
+ chaque matin, le petit coeur honn&ecirc;te et frais dans lequel il sentait le
+ myst&egrave;re. Boum avait retrouv&eacute; en lui une camaraderie qu'il n'avait
+ jamais connue chez Line: son nouvel ami l'&eacute;coutait s&eacute;rieusement.
+ Cela ne les emp&ecirc;chait pas d'ailleurs de rire souvent ensemble, au contraire;
+ l'acad&eacute;micien savait des histoires impayables que le pr&eacute;v&ocirc;t,
+ en s'appuyant sur la courbe de son &eacute;p&eacute;e, &eacute;coutait la bouche
+ ouverte.</p>
+<p>Leurs natures se ressemblaient par plus d'un point; ils &eacute;taient tous
+ deux curieux et adaptables, na&iuml;fs sans &ecirc;tre b&ecirc;tes et d'une
+ g&eacute;n&eacute;rosit&eacute; sp&eacute;ciale qui voulait le bien de tous
+ les &ecirc;tres y compris pour chacun d'eux celui de sa petite personne. Aussi
+ se comprenaient-ils &agrave; merveille. Boum sentait les jours o&ugrave; son
+ ami n'&eacute;tait pas en train et les jours o&ugrave; il &eacute;tait en veine
+ d'expansion. Laferri&egrave;re avait saisi une fois pour toutes que l'enfant
+ n'aimait pas &ecirc;tre trait&eacute; en b&eacute;b&eacute;; son degr&eacute;
+ de d&eacute;veloppement, pensait-il, valait bien celui d'adultes qui ne se d&eacute;velopperaient
+ plus.</p>
+<p>Et puis, pour les raisons diff&eacute;rentes, les gens de la salle les ennuyaient
+ tous deux. Boum, parce qu'il &eacute;tait le seul enfant, se sentait un peu
+ perdu; son ami, au contraire, connaissait trop de mentalit&eacute;s toujours
+ pareilles &agrave; cette collection d'oisifs croyant &ecirc;tre le monde et
+ dont la suppression radicale, en un jour, n'aurait pas eu la moindre r&eacute;percussion.
+ Ils se li&egrave;rent rapidement. Quelquefois, ils sortaient ensemble. Par les
+ belles journ&eacute;es, Laferri&egrave;re allait volontiers jusqu'au Bois accompagner
+ Boum; ils causaient tout le long du chemin, des sujets les plus divers.</p>
+<p>Ils saluaient une masse de gens. On plaisantait le grand homme sur son petit
+ ami.</p>
+<p>- Mais c'est un fils donn&eacute; par la nature, avait dit un Monsieur qui
+ marchait au c&ocirc;t&eacute; d'une jolie blonde.</p>
+<p>- C'est idiot, avait r&eacute;pliqu&eacute; Laferri&egrave;re, puisque c'est
+ un fr&egrave;re a&icirc;n&eacute;.</p>
+<p>Cette fa&ccedil;on de pr&eacute;senter Boum comme un petit sage auquel on demande
+ des avis n'&eacute;tait pas qu'une simple plaisanterie. En r&eacute;alit&eacute;
+ l'auteur parisien &eacute;tait un grand enfant. Les bonheurs de l'existence
+ l'avaient conserv&eacute; jeune; il &eacute;tait r&eacute;serv&eacute;.</p>
+<p>Laferri&egrave;re s'&eacute;tait tellement mis &agrave; sa port&eacute;e, qu'il
+ finissait par le prendre au s&eacute;rieux, solliciter ses conseils, et lui
+ faire m&ecirc;me des confidences que beaucoup auraient trouv&eacute; anachroniques
+ et pr&eacute;matur&eacute;es.</p>
+<p>Boum gardait &agrave; la maison un complet silence sur ces affaires de son
+ ami qu'il estimait &ecirc;tre d'un ordre et d'une nature non susceptibles d'&ecirc;tre
+ saisis par ses parents. En particulier, il &eacute;tait souvent question dans
+ ces confidences d'une grande passion de l'auteur pour une certaine dame qui
+ jouait ses pi&egrave;ces et dont il vantait, sans cesse, les perfections. Il
+ l'appelait: Dora.</p>
+<p>Un jour, -- ils &eacute;taient d&eacute;j&agrave; de vieux amis -- au sortir
+ de la salle, comme il pleuvait, Laferri&egrave;re proposa d'emmener Boum dans
+ son automobile. En chemin, il lui dit:</p>
+<p>- Si nous allions chez Dora?</p>
+<p>Boum, sans savoir pourquoi, h&eacute;sita le quart d'une seconde, puis accepta.</p>
+<p>L'auto obliqua, gagna les quais, et s'arr&ecirc;ta famili&egrave;rement devant
+ un grand immeuble de la rive gauche, pr&egrave;s du pont de l'Alma.</p>
+<p>Au sortir de l'ascenseur, au troisi&egrave;me, Laferri&egrave;re ouvrit la
+ porte d'entr&eacute;e avec une petite clef qu'il sortit de sa poche.</p>
+<p>- Comment, c'est toi ch&eacute;ri, fit une voix tr&egrave;s douce.</p>
+<p>- C'est nous, r&eacute;pondit l'ami de Boum.</p>
+<p>Cette r&eacute;ponse excita sans doute la curiosit&eacute; de la ma&icirc;tresse
+ de c&eacute;ans, elle sortit &agrave; leur rencontre pr&eacute;cipitamment.
+ Elle avait d&ucirc; entendre parler de Boum, parce que tout de suite, sans pr&eacute;sentation,
+ elle l'accueillit gentiment dans un bon rire:</p>
+<p>- C'est gentil, Monsieur Boum de venir me voir.</p>
+<p>Boum, en petit gar&ccedil;on bien &eacute;lev&eacute;, s'inclina et baisa la
+ main qu'elle lui tendit, selon les formes les plus respectueuses.</p>
+<p>Quand ils se furent install&eacute;s dans le petit salon o&ugrave; elle les
+ avait introduits et dont l'unique large baie donnait sur le fleuve, il la vit
+ &agrave; moiti&eacute; &eacute;tendue sur un sofa assez bas, que recouvrait
+ en partie, sur un tapis sombre, une fourrure blanche tr&egrave;s souple et deux
+ gros coussins vert-bleu. En v&eacute;rit&eacute;, elle &eacute;tait jolie, ses
+ cheveux lui faisaient comme un bonnet de moire brune et tout le temps ses dents
+ &eacute;blouissantes riaient d'un rire perl&eacute; sp&eacute;cial qui paraissait
+ toujours partir d'une sc&egrave;ne. Elle faisait une masse de frais &agrave;
+ Boum, &agrave; la fois amus&eacute;e, flatt&eacute;e et un peu g&ecirc;n&eacute;e
+ par la pr&eacute;sence insolite d'un enfant.</p>
+<p>Boum r&eacute;pondait poliment &agrave; toutes les questions. Toujours tr&egrave;s
+ sobre de d&eacute;tails sur ses propres affaires, il &eacute;coutait tranquillement
+ tant qu'il &eacute;tait question de lui, en posant simplement sur celui des
+ deux qui parlait le regard franc de ses grands yeux intelligents et nullement
+ &eacute;tonn&eacute;s.</p>
+<p>Cette visite lui semblait toute naturelle, &eacute;tant donn&eacute; le s&eacute;rieux
+ de son amiti&eacute; avec celui qui l'amenait. Le ton de la conversation aurait
+ &eacute;t&eacute; celui de toutes r&eacute;unions de trois grandes personnes
+ si ce n'eut &eacute;t&eacute; quelques remarques d&eacute;cousues d'enfant,
+ sur &quot;le nombre de bateaux qui passaient sur le fleuve&quot; ou sur &quot;la
+ difficult&eacute; qu'on devait trouver &agrave; apprendre par coeur tout un
+ livre&quot;.</p>
+<p>Laferri&egrave;re jouissait, amus&eacute; par l'&eacute;trange de la situation.
+ Evidemment, pensait-il, pour une masse de gens, le fait d'emmener un enfant
+ chez sa ma&icirc;tresse aurait paru &eacute;norme, monstrueux; en r&eacute;alit&eacute;,
+ sa conscience honn&ecirc;te et d&eacute;gag&eacute;e des conventions se refusait
+ &agrave; voir le moindre tort dans ce rapprochement qui ne faisait de peine
+ &agrave; personne. Ces deux amis &eacute;prouvaient, au contraire, pour des
+ raisons diverses, un certain plaisir &agrave; se trouver ensemble; aucun mot,
+ aucun geste ne pouvait alt&eacute;rer la s&eacute;r&eacute;nit&eacute; de Boum
+ et &ecirc;tre pour lui un changement de ce qu'il entendait et voyait famili&egrave;rement
+ tous les jours... alors pourquoi pas, surtout que lui-m&ecirc;me l'auteur qui
+ avait v&eacute;cu tant de r&ecirc;ves trouvait dans la pr&eacute;sence de ces
+ deux &ecirc;tres je ne sais quelle impression de consolider un bonheur instable
+ et que son coeur aimant aurait tant voulu voir persister longtemps.</p>
+<p>Dans la voiture qui le ramenait chez lui, Boum fut interrog&eacute;.</p>
+<p>- Comment la trouves-tu? demanda Laferri&egrave;re.</p>
+<p>Tr&egrave;s gentille et tr&egrave;s jolie, appr&eacute;cia Boum, vous devez
+ bien vous amuser avec elle.</p>
+<p>Naturellement, comme toujours, dans sa famille, l'ami de Line n&eacute;gligea
+ de raconter cette petite aventure; non pas qu'il voulait dissimuler quoique
+ ce fut, mais sentant son impuissance d'expliquer et de convaincre, il savait
+ ne devoir pas &ecirc;tre pris au s&eacute;rieux; alors il &eacute;couta sans
+ interrompre comme le lui avait enseign&eacute; Miss Anny. Cette visite, pourtant,
+ avait fait sur lui une certaine impression; elle lui avait &eacute;t&eacute;
+ comme une preuve que son ami ne jouait pas avec lui, qu'il lui disait la v&eacute;rit&eacute;,
+ qu'il avait en lui une confiance sympathique. Boum n'en doutait pas avant ce
+ jour, mais parce qu'il tenait de son grand-p&egrave;re peut-&ecirc;tre ou bien
+ parce que simplement il avait souffert des hommes, il gardait toujours, vis-&agrave;-vis
+ d'eux, une prudence et une r&eacute;serve discr&egrave;te. En telle mani&egrave;re
+ qu'&agrave; ce moment, quand son ami l'avait mis au courant de sa principale
+ pr&eacute;occupation sentimentale, lui n'avait pas encore articul&eacute; un
+ seul mot de la grande affaire qui &eacute;tait l'unique souci de sa petite vie,
+ et n'avait jamais prononc&eacute; le nom de Line &agrave; Laferri&egrave;re.
+ Apr&egrave;s la visite chez Dora, il prit la r&eacute;solution de tout lui raconter.
+ L'occasion vint.</p>
+<p>Au sortir de la salle d'armes, ils filaient tous deux grande allure dans l'auto
+ d&eacute;couverte vers Saint-Germain. Laferri&egrave;re ayant fait peu de temps
+ auparavant la connaissance du p&egrave;re de Boum, lui avait demand&eacute;
+ pour ce jour-l&agrave; l'enfant &agrave; d&eacute;jeuner. Maintenant ils allaient
+ au rendez-vous; Dora devait les rejoindre de son c&ocirc;t&eacute;. A la sortie
+ du Bois, apr&egrave;s l'indispensable arr&ecirc;t &agrave; la barri&egrave;re,
+ Boum retrouvait l'aspect familier du paysage net et propret qu'il avait si souvent
+ regard&eacute; autrefois avec Line. Dans le fond de son &acirc;me, il s'attendrissait.
+ Les constatations de l'octroi ayant interrompu leur conversation, d&egrave;s
+ que la voiture repartit, Boum demanda:</p>
+<p>- Pourquoi, faites-vous des armes, vous?</p>
+<p>Laferri&egrave;re r&eacute;pondit une phrase &eacute;vasive, une de ces explications
+ dont il avait le secret et qui n'arr&ecirc;tait rien: &quot;on ne bouge pas
+ assez... c'est n&eacute;cessaire... je ne veux pas grossir...&quot;.</p>
+<p>- Ah, fit Boum, c'est simplement pour &ccedil;a. Vous ne voulez pas vous battre.</p>
+<p>- Oh, fit Laferri&egrave;re, quand je peux &eacute;viter, j'aime autant.</p>
+<p>- Moi, r&eacute;pliqua gravement Boum, je veux me battre, mais s&eacute;rieusement,
+ <i>&agrave; mort</i>, avec quelqu'un que je sais, et qui n'est pas ici en
+ ce moment.</p>
+<p>L'auteur, se retourna brusquement, visiblement int&eacute;ress&eacute;:</p>
+<p>- Non, dit-il, c'est vrai? Toi? Qu'est-ce? Qu'est-ce qu'on t'a fait?</p>
+<p>Tr&egrave;s pos&eacute;ment, regardant par terre, Boum r&eacute;pondit:</p>
+<p>- Il m'a fait un immense chagrin. Peut-&ecirc;tre le connaissez-vous, c'est
+ Monsieur Claude Vauquer de Conflans.</p>
+<p>- Conflans, le diplomate? fit Laferri&egrave;re, c'est un imb&eacute;cile!</p>
+<p>- Oui, dit Boum, sans se douter de la confirmation qu'il donnait &agrave; cette
+ appr&eacute;ciation, c'est lui. Je veux qu'il meure.</p>
+<p>- Qu'est-ce qu'il t'a fait, mon pauvre Boum.</p>
+<p>- Voil&agrave;, expliqua l'enfant. J'avais une tante, mais une toute petite
+ tante, la soeur de ma maman. Nous &eacute;tions tr&egrave;s, tr&egrave;s bien
+ ensemble, tout le temps ensemble et je l'aimais... tant.</p>
+<p>Boum disait ce mot tout bas, tr&egrave;s &eacute;mu, baissant encore davantage
+ sa t&ecirc;te brune. Laferri&egrave;re sentit le petit drame et n'interrompit
+ pas.</p>
+<p>- Je l'aimais, reprit-il, comme vous vous aimez Madame Dora, bien plus encore
+ parce que vous, vous &ecirc;tes grand, et moi je ne suis qu'un petit gar&ccedil;on
+ et je n'avais qu'elle, rien qu'elle, vous comprenez... C'&eacute;tait Tante
+ Line...</p>
+<p>Plus bas encore, mais cette fois, avec un gros sanglot, il poursuivit:</p>
+<p>- Il me l'a prise...</p>
+<p>&Eacute;mu aussi par cette jeune douleur, le Parisien laissa passer un temps,
+ puis demanda:</p>
+<p>- Comment te l'a-t-il prise?</p>
+<p>- Il l'a &eacute;pous&eacute;e, puis ils sont partis.</p>
+<p>- C'est sa femme, remarqua Laferri&egrave;re, elle est bien jolie en effet,
+ je l'ai aper&ccedil;ue le jour de son mariage.</p>
+<p>- N'est-ce pas qu'elle est jolie? reprit Boum; mais le pire c'est qu'avant
+ de partir, il l'avait chang&eacute;e, tellement. Vous ne l'auriez pas reconnue.
+ Avant elle &eacute;tait douce, elle &eacute;coutait comme vous, nous sortions
+ tous les deux, elle me racontait les histoires de mon grand-p&egrave;re qui
+ &eacute;tait parti tout petit en Am&eacute;rique, elle avait une petite auto
+ qu'elle conduisait, nous nous amusions bien; apr&egrave;s, quand Monsieur Claude
+ est venu, elle restait tout le temps avec lui, enferm&eacute;s dans le petit
+ salon de Maman, ils allaient dehors ensemble, et lui -- et l'enfant pr&eacute;cisait
+ en remuant son index en l'air -- il faisait expr&egrave;s, il lui donnait des
+ cadeaux et des fleurs, il la flattait et se moquait de moi.</p>
+<p>Profond&eacute;ment touch&eacute;, mais voulant savoir, Laferri&egrave;re interrogea:</p>
+<p>- Mais tu n'as pas parl&eacute; &agrave; ta tante? Tu ne lui as pas demand&eacute;
+ pourquoi elle changeait, pourquoi elle allait avec l'autre.</p>
+<p>- Souvent, r&eacute;pliqua Boum, j'ai essay&eacute;; j'ai dit tout ce que j'ai
+ pu, mais quand on est petit, vous savez, on ne vous &eacute;coute pas, et puis,
+ on ne sait pas ce qu'il faut dire...</p>
+<p>- C'est vrai, fit l'autre, on ne sait pas...</p>
+<p>Et sur cette r&eacute;flexion, quelques instants pass&egrave;rent sans qu'ils
+ se dirent un seul mot. De chaque c&ocirc;t&eacute; de la voiture, le paysage
+ d&eacute;filait rapidement, perdant de plus en plus son aspect de banlieue pour
+ devenir la campagne v&eacute;ritable: la route n'avait plus de trottoir, les
+ maisons ne se touchaient plus et le fleuve, d&eacute;livr&eacute; de ses quais,
+ coulait plus librement dans la lumi&egrave;re crue entre ses berges de prairie.</p>
+<p>Laferri&egrave;re &eacute;tait boulevers&eacute; par le r&eacute;cit de cette
+ trag&eacute;die. Les faits, en eux-m&ecirc;mes, &eacute;taient tr&egrave;s simples,
+ en somme, si naturels: le petit aimait, est-ce qu'on ne peut pas aimer &agrave;
+ tous les &acirc;ges, qui sait m&ecirc;me si &agrave; l'&acirc;ge de Boum on
+ n'aimait pas mieux, plus &acirc;prement, plus exclusivement et plus s&eacute;rieusement
+ aussi? A travers le cort&egrave;ge fan&eacute; de ses propres amours, il cherchait
+ &agrave; retrouver le souvenir de ses premiers &eacute;lans, alors que rien
+ ne venait distraire de la grande chose, sa pens&eacute;e et son coeur... Et
+ pourtant il demeurait d&eacute;sempar&eacute; devant cette d&eacute;tresse d'enfant,
+ lui le vieux Parisien aux histoires nombreuses et qui gardait encore assez de
+ foi pour aimer &eacute;perdument une petite femme quelconque &quot;qui jouait
+ ses pi&egrave;ces&quot;. Il &eacute;tait confondu parce que de cette histoire
+ tr&egrave;s simple r&eacute;sultait cette situation anormale, parce que ce cas
+ particulier constituait un accident grave, une situation sans d&eacute;nouement,
+ une maladie sans rem&egrave;de. Un seul instant, il fut sur le point de dire
+ &agrave; Boum: &quot;Il y a d'autres femmes de par le monde, ne te d&eacute;sole
+ pas, tu verras que la vie peut gu&eacute;rir aussi&quot;. Mais, ce m&ecirc;me
+ homme qui n'avait pas h&eacute;sit&eacute; &agrave; mener l'enfant chez une
+ femme un peu &agrave; c&ocirc;t&eacute;, se refusa &agrave; tenir la petite
+ &acirc;me, m&ecirc;me pour la consoler. Il dit simplement:</p>
+<p>- Mais dans un duel, tu t'exposes toi aussi; s'il te tue, Boum?</p>
+<p>- Je sais bien, dit le petit tr&egrave;s simplement, mais puisqu'il n'y a pas
+ d'autre moyen...</p>
+<p>C'&eacute;tait bien la logique que craignait Laferri&egrave;re. Sans doute,
+ il savait que le projet de Boum ne se r&eacute;aliserait pas, que quelque chose
+ viendrait s&ucirc;rement se mettre en travers, qu'on rirait. Mais toutes les
+ d&eacute;sillusions et toutes les d&eacute;ceptions que cette mise au point
+ comportait, firent mal &agrave; son &eacute;go&iuml;sme g&eacute;n&eacute;reux;
+ comme un grand enfant qu'il &eacute;tait lui aussi, il laissa partir l'expression
+ de son d&eacute;pit:</p>
+<p>- Oh, Boum, fit-il, pourquoi m'as-tu racont&eacute; cette histoire?</p>
+<p>Le petit, logique jusqu'au bout, ne voyant pas encore tr&egrave;s bien la diff&eacute;rence
+ de l'amour et de l'amiti&eacute;, r&eacute;pondit tr&egrave;s naturellement
+ aussi:</p>
+<p>- Parce que vous aussi, Monsieur, je vous aime beaucoup...</p>
+<p>- Tu as raison, r&eacute;pliqua Laferri&egrave;re, assez touch&eacute; de cette
+ remarque, en prenant sa petite main, tu peux compter sur moi.</p>
+<p>Ils avaient fait un petit tour par la for&ecirc;t silencieuse et sombre malgr&eacute;
+ le soleil; ils retourn&egrave;rent vers le restaurant o&ugrave; Dora les attendait
+ sur la terrasse, assise devant une table servie. Elle avait d&ucirc; se lasser
+ de regarder le d&eacute;cor magique de Paris engourdi &agrave; cette heure dans
+ une diaphane bu&eacute;e, elle jouait machinalement de sa longue main avec un
+ sac et une masse d'autres objets d'or autour desquels elle avait nou&eacute;
+ ses gants.</p>
+<p>- Je n'ai pas failli, fit-elle en les voyant... Laferri&egrave;re s'excusa:
+ ils avaient caus&eacute;, puis instinctivement, comme quelqu'un qui a la grande
+ habitude, il ajouta, en lui baisant tendrement la main:</p>
+<p>- Nous voulions te donner le temps d'&ecirc;tre id&eacute;alement jolie; nous
+ ne sommes pas venus une minute trop t&ocirc;t...</p>
+<p>Pas f&acirc;ch&eacute;e, elle le remercia des yeux.</p>
+<p>Ils mang&egrave;rent. Laferri&egrave;re, pr&eacute;occup&eacute;, parlait peu.
+ Dora lui trouvait cet air particulier des jours o&ugrave; il mijotait une id&eacute;e
+ de pi&egrave;ce. Bonne fille, elle n'insistait pas, sachant bien qu'elle saurait.
+ Elle faisait</p>
+<p>des frais &agrave; Boum pour l'amuser. Dans la ville qui tenait toute &agrave;
+ leurs pieds, elle l'aidait &agrave; retrouver la maison de ses parents, lui
+ indiquant les grands rep&egrave;res de l'Arc de Triomphe et de l'Avenue du Bois;
+ elle lui montrait sa propre demeure et celle de Laferri&egrave;re. Le petit
+ distrait, tour &agrave; tour regardait la ville, regardait la femme et jouissait
+ de leur semblable beaut&eacute;. Il pensait sans aucun sentiment de jalousie
+ au bonheur de son grand ami. A l'encontre de ses affaires sentimentales, celles
+ de ses commensaux s'&eacute;taient arrang&eacute;es. Dora et Laferri&egrave;re
+ s'entendaient bien, ils &eacute;taient ensemble, constatait Boum, et -- comme
+ on simplifie toujours la joie des autres de tout ce qui g&acirc;te notre joie,
+ -- il restait convaincu qu'aucune personne et qu'aucune chose ne venait jamais
+ troubler la s&eacute;r&eacute;nit&eacute; de leur bonheur. Evidemment, Laferri&egrave;re
+ n'&eacute;tait plus un petit gar&ccedil;on, et c'est tellement plus facile d'&ecirc;tre
+ heureux quand on est grand. Enfin, un jour viendra peut-&ecirc;tre o&ugrave;
+ lui-m&ecirc;me... en attendant, il &eacute;tait reconnaissant de tout son coeur
+ &agrave; ces amis libres et tendres de l'admettre dans leur intimit&eacute;
+ et de lui faire ainsi respirer l'air de leur f&eacute;licit&eacute;.</p>
+<p>Quand ils eurent termin&eacute;, en quittant la table o&ugrave; ils &eacute;taient
+ rest&eacute;s assez avant dans l'apr&egrave;s-midi, Dora, debout, interrogea
+ Laferri&egrave;re, en le regardant de tr&egrave;s pr&egrave;s:</p>
+<p>- Eh bien, &ccedil;a se dessine ton id&eacute;e? As-tu un r&ocirc;le pour moi?</p>
+<p>En secouant les miettes de son gilet, il r&eacute;pondit pour n'&ecirc;tre
+ entendu que par elle:</p>
+<p>- Je pense &agrave; mieux que le th&eacute;&acirc;tre, petit, &agrave; la vie,
+ personne ne s'en doute, c'est bien plus &eacute;mouvant...</p>
+<p></p>
+<p></p>
+<p>VII</p>
+<p><br>
+ A une petite f&ecirc;te intime de la salle, pour la premi&egrave;re fois, Boum
+ se produisait en public. Les spectateurs &eacute;taient peu nombreux; il n'y
+ avait gu&egrave;re, en dehors des membres de la salle, qu'un certain nombre
+ de repr&eacute;sentants notoires de la presse sportive, gens fam&eacute;liques
+ et pr&eacute;tentieux. Le jardin avait re&ccedil;u une d&eacute;coration de
+ petit <i>14 juillet</i>, avec drapeaux et lampions. Devant la piste de combat,
+ quelques fauteuils et les banquettes rouges &eacute;taient sorties. Au fond,
+ entre les arbres, devant un ma&icirc;tre d'h&ocirc;tel &agrave; favoris, une
+ table napp&eacute;e supportait des sandwichs, des g&acirc;teaux, des fleurs
+ et une rang&eacute;e de coupes &agrave; moiti&eacute; pleines de tr&egrave;s
+ mauvais Champagne.</p>
+<p>Une dizaine de tireurs &eacute;taient inscrits et devaient faire assaut &quot;&agrave;
+ la premi&egrave;re touche&quot;.</p>
+<p>Boum &eacute;tait consid&eacute;r&eacute; par la salle enti&egrave;re comme
+ &quot;une fine lame&quot;; il l'&eacute;tait vraiment. Le ma&icirc;tre, qui
+ avait l'intelligence de son art, avait compris les premiers jours que l'enfant
+ <i>ferait</i> parce qu'il voulait faire; et alors, il l'avait pouss&eacute;,
+ sa jeunesse et sa d&eacute;bilit&eacute; &eacute;tant un obstacle aux travaux
+ brutaux de l'&eacute;p&eacute;e, vers le jeu d&eacute;licat du fleuret. Boum,
+ qui en &eacute;tait alors &agrave; sa deuxi&egrave;me ann&eacute;e de salle,
+ se servait maintenant d'une &eacute;p&eacute;e triangulaire et &agrave; coquille,
+ comme celle des autres tireurs, mais dans sa petite main nerveuse, la lame battait
+ peu et surtout ne cherchait pas les petits coups inattendus en piq&ucirc;re
+ vers les mains, les genoux ou la t&ecirc;te; &agrave; l'encontre, elle tournait
+ follement tout le long de la lame adverse, tr&egrave;s rapide dans tous les
+ sens, avec des arr&ecirc;ts brusques qui &eacute;taient des menaces, toujours
+ en mouvement, toujours insaisissable pour venir, furieusement fran&ccedil;aise,
+ s'&eacute;panouir triomphante en une courbe svelte sur la poitrine du touch&eacute;.</p>
+<p>Il fit, ce jour-l&agrave;, d'assez jolis assauts, Laferri&egrave;re qui n'aimait
+ pas d'ordinaire ce genre de r&eacute;unions &eacute;tait venu pour voir son
+ petit camarade. Tout en applaudissant &agrave; ses jolis coups, il &eacute;tait
+ inquiet parce qu'il savait ce vers quoi tendait cet effort et ce r&eacute;sultat.
+ Le corps des chroniqueurs louaient sans r&eacute;serve: d&eacute;couvrir un
+ talent inconnu est toujours si tentant et il faut le dire aussi, Boum &eacute;tait
+ joli &agrave; voir. Son v&ecirc;tement blanc moulait ses formes gracieuses et
+ proportionn&eacute;es: l'exercice l'avait consid&eacute;rablement renforc&eacute;
+ et assoupli; quand on le voyait dans la position classique, bien assis, &agrave;
+ l'aise sur ses jambes, son bras nerveux se d&eacute;ployant dans une attaque
+ en un geste large, ou bien modeste apr&egrave;s la victoire, son casque et son
+ &eacute;p&eacute;e dans la main gauche, la t&ecirc;te un peu basse venant remercier
+ l'adversaire; il n'avait plus rien alors de l'enfant ch&eacute;tif et mal pouss&eacute;
+ qu'il avait &eacute;t&eacute; apr&egrave;s sa maladie. Il &eacute;tait presque
+ alors un de ces beaux adolescents qui font invariablement dire aux femmes avec
+ un secret d&eacute;sir:</p>
+<p>- Il est gentil.</p>
+<p>Apr&egrave;s qu'il eut fait sept assauts, le ma&icirc;tre le proclama quatri&egrave;me
+ avec trois touches, ce qui constituait, eu &eacute;gard surtout &agrave; la
+ qualit&eacute; des autres tireurs, un assez joli succ&egrave;s.</p>
+<p>Laferri&egrave;re et lui ne rest&egrave;rent pas apr&egrave;s la s&eacute;ance.
+ Ils remont&egrave;rent un instant &agrave; pied le boulevard.</p>
+<p>Comme &agrave; l'habitude, ils caus&egrave;rent. Laferri&egrave;re avait racont&eacute;
+ &agrave; Boum, quelques semaines avant, le sujet d'une prochaine pi&egrave;ce.
+ Maintenant il le mettait au courant des modifications projet&eacute;es. Boum
+ &eacute;tait partisan des d&eacute;nouements heureux. Il se passionnait en g&eacute;n&eacute;ral
+ pour les p&eacute;rip&eacute;ties de ces personnages de r&ecirc;ve qui lui &eacute;taient
+ devenus familiers; il les consid&eacute;rait comme des &ecirc;tres vivants qu'il
+ aimait. Ce jour-l&agrave;, il parlait peu. Laferri&egrave;re, qui se rendait
+ parfaitement compte de l'&eacute;tat d'&acirc;me de l'enfant, se donnait l'air
+ de ne pas s'en apercevoir.</p>
+<p>Quand ils furent arriv&eacute;s devant l'h&ocirc;tel de la rue Pergol&egrave;se,
+ Boum tendit sa main:</p>
+<p>- Au revoir, Monsieur, fit-il. Je vais rester quelque temps loin de vous. Nous
+ allons &agrave; la campagne pour trois semaines... C'est l&agrave; que ma tante
+ et son mari viendront nous retrouver. Je la reverrai... Apr&egrave;s, j'aurai
+ besoin de vous. Je n'ai que vous dans cette affaire.</p>
+<p>Dans un demi-sourire, Laferri&egrave;re r&eacute;pondit:</p>
+<p>- Tu sais bien, Boum, que tu peux toujours compter sur moi, n'est-ce pas?</p>
+<p>- Je le sais, dit Boum en le regardant s&eacute;rieusement. Au revoir.</p>
+<p></p>
+<p></p>
+<p>VIII</p>
+<p><br>
+ Dans son cabinet de travail, grande pi&egrave;ce encombr&eacute;e, assombrie
+ par les tentures et les cuirs de Cordoue malgr&eacute; la grande baie vitr&eacute;e
+ qui donnait sur le parc de la Muette, Laferri&egrave;re, assis &agrave; sa table,
+ venait de recevoir son courrier du matin. L'heure des lettres &eacute;tait,
+ pour sa nature heureuse, une heure b&eacute;nie. Un grand nombre d'inconnus
+ lui &eacute;crivaient. Il go&ucirc;tait une volupt&eacute; particuli&egrave;re...
+ &agrave; l'ouverture brusque de cette porte sur l'intimit&eacute; du monde ext&eacute;rieur.
+ Des femmes lui faisaient des d&eacute;clarations passionn&eacute;es, des amis
+ sinc&egrave;res lui donnaient des conseils pour la conduite de sa vie, la mani&egrave;re
+ d'acheter du vin, d'&eacute;crire des pi&egrave;ces, de placer sa fortune, de
+ combattre l'alcoolisme et combien d'autres choses encore. Apr&egrave;s avoir
+ m&eacute;lang&eacute; les enveloppes comme un jeu de cartes il les faisait couper
+ par son domestique qui, habitu&eacute; &agrave; cette fantaisie, s'en acquittait
+ maintenant avec un grand s&eacute;rieux. L'homme de lettres lisait tout, dans
+ l'ordre, d'un bout &agrave; l'autre, et n'aimait pas, pendant cette lecture,
+ qu'on le d&eacute;range&acirc;t.</p>
+<p>Ce matin, contrairement &agrave; l'usage, le domestique revint:</p>
+<p>- C'est Monsieur Boum qui insiste pour voir M. le Comte tout de suite.</p>
+<p>- De si bon matin? fit Laferri&egrave;re. Qu'il monte.</p>
+<p>Il pensa que ce devait &ecirc;tre pour l'importante histoire du duel, et cette
+ perspective l'ennuya. Un jour il faudrait bien, apr&egrave;s tout, mettre fin
+ &agrave; cette plaisanterie.</p>
+<p>Un regret le prenait de l'avoir tant fait durer. Pauvre petit, qu'est-ce qu'il
+ dirait s'il se voyait abandonn&eacute;?</p>
+<p>Boum fit une entr&eacute;e inattendue. A peine eut-il ouvert la porte qu'il
+ courut vers Laferri&egrave;re, tomba assis par terre devant lui, et c&acirc;linement
+ mettant sa t&ecirc;te sur les genoux de son ami, il se mit &agrave; sangloter
+ sans pouvoir dire un seul mot.</p>
+<p>Laferri&egrave;re, &eacute;mu, ne savait que dire.</p>
+<p>- Allons, allons, faisait-il... ne pleure pas... qu'est-ce que tu as... dis-moi...
+ explique.</p>
+<p>L'enfant pleurait toujours. L'homme, d&eacute;sol&eacute; par ce chagrin, finit
+ par grossir la voix et dire presque rudement:<br>
+ - Assez, Boum, je te d&eacute;fends de pleurer ainsi.</p>
+<p>L'effet de ce changement de ton op&eacute;ra. Boum n'&eacute;tait pas habitu&eacute;
+ &agrave; s'entendre parler ainsi par celui qui &eacute;tait le confident de
+ son coeur. Avec son petit mouchoir il tamponna ses yeux.</p>
+<p>Laferri&egrave;re en profita pour le relever. Il l'entra&icirc;na vers un divan
+ un peu sur&eacute;lev&eacute; auquel un baldaquin de vieilles soies donnait
+ un vague air de tr&ocirc;ne. Il for&ccedil;a l'enfant &agrave; s'asseoir pr&egrave;s
+ de lui.</p>
+<p>Boum, parla longuement.</p>
+<p>Il &eacute;tait parti avec ses parents pour la campagne et avait attendu pendant
+ dix longues journ&eacute;es qu'Elle rev&icirc;nt. Elle &eacute;tait revenue.</p>
+<p>-... Mais, fit-il, elle est toute chang&eacute;e... d'abord elle n'est plus
+ du tout jolie. Elle a un gros ventre. Elle n'est plus gentille. Elle rit tout
+ le temps de moi, ne m'a m&ecirc;me jamais parl&eacute; seul une fois. Elle est
+ aussi s&eacute;v&egrave;re pour moi que M. Claude et reproche &agrave; maman
+ de ne pas bien m'&eacute;lever. Elle m'a dit, parce que j'ai regard&eacute;
+ dans un paquet qu'on apportait, que j'&eacute;tais curieux comme une vieille
+ chouette -- c'&eacute;tait des cigares pour lui qu'il se fait envoyer dans une
+ valise pour ne pas payer l'octroi --. Et puis, quoique Tante Line soit grande,
+ elle s'occupe toute la journ&eacute;e de petits bonnets, de petites robes, et
+ de petits bas que les marchands ne cessent de lui envoyer; elle en a toute une
+ armoire, alors qu'avant son mariage elle ne jouait jamais &agrave; la poup&eacute;e,
+ mais tout le temps avec moi... A cause de tout &ccedil;a, je me suis aper&ccedil;u
+ que c'est moi maintenant qui ne l'aime plus. Alors je suis tr&egrave;s malheureux,
+ je n'ai plus rien, je ne veux plus rien.</p>
+<p>Et il se remit &agrave; pleurer doucement.</p>
+<p>- C'est pour &ccedil;a, fit Laferri&egrave;re, que tu pleures! mais mon pauvre
+ Boum, ces choses-l&agrave; arrivent tous les jours.</p>
+<p>- C'est cependant malheureux, r&eacute;pliqua Boum.</p>
+<p>- Voyons, voyons... fil Laferri&egrave;re... tu &eacute;tais s&eacute;par&eacute;
+ d'une femme que tu croyais aimer, je te plaignais. Maintenant, tu en es toujours
+ s&eacute;par&eacute;, mais tu ne l'aimes plus... tu devrais te r&eacute;jouir.</p>
+<p>- Peut-&ecirc;tre! fit le petit, plus navr&eacute; de n'&ecirc;tre pas compris.</p>
+<p>Les larmes coulaient lentement de ses yeux. Il ajouta:</p>
+<p>- Cependant je suis triste... tr&egrave;s triste.</p>
+<p>- Alors, c'est que tu l'aimes encore, lan&ccedil;a Laferri&egrave;re... tu
+ n'es pas raisonnable.</p>
+<p>- Mais non, dit Boum. Je vous assure que je ne l'aime plus, mais plus du tout.
+ Qu'elle soit heureuse ou malheureuse, &ccedil;a m'est &eacute;gal. Voyez, &agrave;
+ pr&eacute;sent si elle voulait quitter M. Claude, pour venir avec moi, avec
+ moi seul: et bien je ne voudrais plus. Je vous l'ai dit: je ne veux plus rien.
+ Mais c'est justement cela qui me fait du chagrin. Je suis bien plus malheureux
+ qu'avant qu'elle vienne, avant je croyais... comprenez-vous?... Je ne peux pas
+ expliquer.</p>
+<p>Et pour rendre sa pens&eacute;e, le petit agitait ses deux mains devant son
+ ami en le regardant de ses yeux mouill&eacute;s.</p>
+<p>- Boum, fit Laferri&egrave;re, tu es un gosse que j'aime, mais tu es un gosse.
+ Je veux te consoler, mais je ne veux pas te dire des choses que tu es trop jeune
+ pour saisir. Tiens, tu as confiance en moi, crois-moi sans comprendre. Ne pense
+ plus &agrave; Tante Line. Vis des joies de ton &acirc;ge, je t'assure qu'elles
+ sont douces, plus tard on les regrette; oublie, cours, amuse-toi, joue avec
+ tes petits camarades; ne cherche pas ce que tu n'as pas trouv&eacute;. Sache
+ attendre. Je t'assure, c'est b&ecirc;te de souffrir. Regarde par la fen&ecirc;tre,
+ c'est le matin, peut-&ecirc;tre aimerions-nous mieux tous les deux que ce soit
+ midi, -- il ferait plus chaud, il y aurait plus de lumi&egrave;re dans les arbres,
+ par terre les ombres seraient plus noires... et pourtant notre d&eacute;sir
+ commun ne change rien, le matin reste le matin. C'est d&eacute;j&agrave; beaucoup,
+ crois-moi, de savoir que midi viendra.</p>
+<p>Boum &eacute;coutait maintenant sans mot dire, sans tout comprendre, mais trouvant
+ quand m&ecirc;me aux paroles qu'il entendait comme une sorte de vertu bienfaisante.</p>
+<p>Encourag&eacute;, Laferri&egrave;re continuait:</p>
+<p>- Voyons, tu t'es bien fait quelquefois mal.</p>
+<p>Boum fit signe que non.</p>
+<p>- Si, reprit l'homme, quand tu es tomb&eacute; sur te genoux, tu t'es &eacute;corch&eacute;.
+ C'&eacute;tait un mauvais moment, tu as d&ucirc; pleurer certainement. Cependant
+ le mal a pass&eacute;, ton genou s'est gu&eacute;ri. Regarde, on ne voit plus
+ rien du tout.</p>
+<p>Et, du doigt, il montrait les jambes brunes de l'enfant.</p>
+<p>- Mais, fit Boum, qui ne pleurait plus, je ne veux plus gu&eacute;rir maintenant.</p>
+<p>- Tu crois, r&eacute;pondit Laferri&egrave;re... En effet, on croit, et puis,
+ un jour... enfin assez, ne me fais pas dire, Boum ami, justement ce que je ne
+ veux pas te dire. Mais crois-moi, attends.</p>
+<p>Evidemment, pour le petit cerveau, il y avait encore l&agrave; un myst&egrave;re.
+ Pendant un instant, un silence, l'enfant, la t&ecirc;te entre ses deux mains,
+ essaya de comprendre. Laferri&egrave;re le laissa m&eacute;diter. Mais Boum
+ renon&ccedil;a vite &agrave; chercher:</p>
+<p>- Peut-&ecirc;tre, fit-il brusquement d'un air d&eacute;tach&eacute;, vous
+ avez raison. Je ne sais pas tout. Un jour je saurai. D'ici l&agrave;, j'en veux
+ &agrave; tous ceux qui m'ont fait mal. (Et pour la premi&egrave;re fois, sa
+ figure d'enfant devenait mauvaise.) Je m'appliquerai &agrave; vivre seul, sans
+ regarder personne. Je reconnais maintenant, que j'&eacute;tais sot de vouloir
+ me battre en duel. Ce n'est d&eacute;cid&eacute;ment pas la mani&egrave;re.
+ Plus tard, je ne sais pas encore comment, mais je vous le jure, je me vengerai...</p>
+<p>Et Boum quitta son vieil ami sans le moindre attendrissement, en lui tendant
+ une main froide et en disant &agrave; celui qui lui avait parl&eacute; avec
+ tout son coeur un &quot;merci quand m&ecirc;me&quot;, d&eacute;sabus&eacute;
+ et rageur, dont Laferri&egrave;re resta m&eacute;dus&eacute;. Sa figure d'enfant
+ avait eu soudain une expression de cruaut&eacute; m&eacute;chante. A voir ce
+ Boum, qui avait toujours &eacute;t&eacute; si tendre, si bon, on eut dit &agrave;
+ cet instant une petite b&ecirc;te f&eacute;roce qui aurait eu un sens humain
+ de la cruaut&eacute;.</p>
+<p></p>
+<p></p>
+<p>IX</p>
+<p><br>
+ Des ann&eacute;es pass&egrave;rent. Boum, suivant &agrave; la lettre les conseils
+ de son vieil ami, l'avait compl&egrave;tement d&eacute;laiss&eacute;. Cancre
+ dans ses diverses classes, il avait v&eacute;cu des ann&eacute;es de coll&egrave;ge
+ au milieu de ses condisciples sans jamais leur faire de confidence et sans se
+ faire une seule amiti&eacute;. Ceux-ci le tenaient pour un mauvais camarade,
+ les ma&icirc;tres le tenaient pour un mauvais &eacute;l&egrave;ve. Assez intelligent,
+ il avait un d&eacute;dain souverain pour l'effort et m&eacute;prisait les r&eacute;sultats
+ na&iuml;fs auxquels aspiraient ceux de son &acirc;ge. Il &eacute;tait d'un &eacute;go&iuml;sme
+ parfait. Il savait devoir &ecirc;tre riche. Il affectait en toute circonstance,
+ un scepticisme d&eacute;plac&eacute; et passablement aga&ccedil;ant. C'est ainsi
+ qu'il atteignit l'&acirc;ge d'homme.</p>
+<p>Maintenant il a vingt-quatre ans. Physiquement c'est un beau gars. Grand, bien
+ d&eacute;coup&eacute; par l'entra&icirc;nement &agrave; tous les sports, il
+ est &eacute;l&eacute;gant dans ses gestes, mais son visage compl&egrave;tement
+ ras&eacute; a d&eacute;j&agrave; dans le regard et dans le pli de sa bouche
+ jolie, je ne sais quoi de blas&eacute; et de vieux.</p>
+<p>Boum s'est amus&eacute;. Malheureusement, &agrave; cause de son argent, il
+ n'a pas re&ccedil;u de sa vie dissip&eacute;e l'&eacute;ducation derni&egrave;re
+ qu'en re&ccedil;oivent les jeunes hommes qui sont oblig&eacute;s de s'imposer
+ par un quelconque m&eacute;rite. Il n'eut jamais besoin d'&ecirc;tre fin, d'&ecirc;tre
+ d&eacute;licat, d'&ecirc;tre amusant m&ecirc;me; ses moindres gestes, m&ecirc;me
+ ceux du plus mauvais go&ucirc;t, recevaient toujours les approbations louangeuses
+ du monde int&eacute;ress&eacute; dans lequel il &eacute;voluait. Au contraire,
+ il avait acquis la r&eacute;putation d'un &ecirc;tre sup&eacute;rieurement habile,
+ d'un malin &agrave; qui &quot;on ne la fait pas&quot;.</p>
+<p><br>
+ Un certain printemps, il avait fait, sur le yacht d'un de ses amis, une croisi&egrave;re.
+ Le voyage avait dur&eacute; deux mois et, par suite de sa situation de fortune
+ et de ses qualit&eacute;s physiques, il avait &eacute;t&eacute; le &quot;beau&quot;
+ du navire comme certaines femmes sont, de l'autre c&ocirc;t&eacute; de l'Atlantique,
+ &quot;les belles de la cit&eacute;&quot;.</p>
+<p>A bord, il avait rencontr&eacute; une petite jeune fille tr&egrave;s douce
+ et tr&egrave;s blonde. Il s'en &eacute;tait amus&eacute; comme de toutes les
+ femmes. Mais la petite n'avait pas su jouer tout le temps. Une nuit, en M&eacute;diterran&eacute;e,
+ en rade des &icirc;les grecques, elle &eacute;tait venue le retrouver devant
+ la porte de sa cabine, &agrave; l'arri&egrave;re du bateau. Tout le monde &eacute;tait
+ couch&eacute;. Le d&eacute;cor &eacute;tait magique, c'&eacute;tait partout
+ comme une symphonie magnifique de tous les bleus que des yeux virent jamais.
+ Au fond, les &icirc;les bleu sombre coupaient la ligne monotone de la mer plate,
+ bleue aussi, sur laquelle la lune faisait comme un immense chemin bleu d'acier.
+ La jeune fille &eacute;tait belle, roul&eacute;e dans sa cape blanche. Elle
+ se tenait presque droite sur un fauteuil de pont. Boum &eacute;tait vautr&eacute;
+ sur un paquet de cordages. Ils parl&egrave;rent longtemps. A la fin, elle lui
+ avait dit:</p>
+<p>- Boum, je sais qu'on dit que vous n'avez pas de coeur, que vous &ecirc;tes
+ m&eacute;chant, mais je sais que ce n'est point vrai. Je vous ai vu longtemps
+ et je vous aime. Sans vous, la vie me para&icirc;t inutile... Je n'ai pas besoin
+ de ce pour quoi l'on vous admire... Je vous laisserai libre, je serai si tendre,
+ si effac&eacute;e, petit &agrave; petit vous verrez... Je vous assure que je
+ vous aime &eacute;perdument.</p>
+<p>En entendant ces paroles, Boum &eacute;tait parti d'un grand &eacute;clat de
+ rire. Et la jeune fille l'avait quitt&eacute; en pleurant.</p>
+<p>Quelques mois plus tard, comme la pauvre enfant avait encore cru devoir exprimer
+ sa tendresse, un apr&egrave;s-midi, au polo, Boum fit la joie de son entourage
+ en lisant une lettre dans laquelle elle lui &eacute;crivait:</p>
+<p>... J'ai essay&eacute;, je ne peux pas sans vous. Je serai votre ma&icirc;tresse
+ si vous voulez, ce que vous voudrez... mais je vous aime.</p>
+<p>On avait beaucoup ri.</p>
+<p>Il y avait longtemps que Boum &eacute;tait devenu un mufle, parce que, depuis
+ longtemps, il ne croyait plus &agrave; l'amour.</p>
+<p></p>
+<h3><br>
+ Table des mati&egrave;res</h3>
+<p>Plutarque.<br>
+ La carri&egrave;re d'Arsay-Lancourt.<br>
+ La saisie.<br>
+ Boum.</p>
+<p>&nbsp;</p>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Histoires grises, by E. Edouard Tavernier
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES ***
+
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+Produced by W. Debeuf
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+will be renamed.
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+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
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+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
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+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
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+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
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+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
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+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
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+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
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+
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+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
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+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
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+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
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+1.F.
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+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation information page at www.gutenberg.org
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at 809
+North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email
+contact links and up to date contact information can be found at the
+Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact
+
+For additional contact information:
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+ gbnewby@pglaf.org
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+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
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+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit www.gutenberg.org/donate
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
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+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For forty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
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+ www.gutenberg.org
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
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+</pre>
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