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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 58154 ***
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+ GUILLAUME APOLLINAIRE
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+ LA FEMME
+ ASSISE
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+ CINQUIÈME ÉDITION
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+ nrf
+
+ PARIS
+ ÉDITIONS DE LA
+ NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
+ 35 ET 37, RUE MADAME. 1920
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+_OEUVRES DE GUILLAUME APOLLINAIRE_
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+ L'ENCHANTEUR POURRISSANT, bois gravés par André Derain 1909.
+ L'HÉRÉSIARQUE ET Cie 1910.
+ LE BESTIAIRE DU CORTÈGE D'ORPHÉE, bois gravés par Raoul Dufy 1911.
+ LES PEINTRES CUBISTES 1912.
+ ALCOOLS--poèmes 1913.
+ CASE D'ARMONS 1915.
+ LE POÈTE ASSASSINÉ, portrait de l'auteur, par André Rouveyre 1916.
+ VITAM IMPENDERE AMORI, dessins d'André Rouveyre 1917.
+ LES MAMELLES DE TIRESIAS, musique de Germaine-Albert-Birot et
+ dessins de Serge Ferrat 1918.
+ CALLIGRAMMES, portrait de l'auteur par Pablo Picasso 1918.
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+
+IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE APRÈS IMPOSITIONS SPÉCIALES CENT VINGT-HUIT
+EXEMPLAIRES IN-QUARTO TELLIÈRE SUR PAPIER VERGÉ LAFUMA NAVARRE DE VOIRON
+AU FILIGRANE DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE, DONT HUIT EXEMPLAIRES HORS
+COMMERCE MARQUÉS DE A A H, CENT EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX BIBLIOPHILES DE
+LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE NUMÉROTÉS DE I A C, VINGT EXEMPLAIRES
+NUMÉROTÉS DE CI A CXX ET MILLE QUARANTE EXEMPLAIRES IN-SEIZE
+DOUBLE-COURONNE SUR PAPIER VELIN LAFUMA DE VOIRON, DONT DIX EXEMPLAIRES
+HORS COMMERCE MARQUÉS DE a A j, HUIT CENTS EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX AMIS
+DE L'ÉDITION ORIGINALE NUMÉROTÉS DE 1 A 800, TRENTE EXEMPLAIRES D'AUTEUR
+HORS COMMERCE NUMÉROTÉS DE 801 A 830 ET DEUX CENTS EXEMPLAIRES NUMÉROTES
+DE 831 A 1030, CE TIRAGE CONSTITUANT PROPREMENT ET AUTHENTIQUEMENT
+L'ÉDITION ORIGINALE
+
+
+TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION RÉSERVÉS POUR TOUS LES
+PAYS, Y COMPRIS LA RUSSIE. COPYRIGHT BY LIBRAIRIE GALLIMARD 1920.
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+LA FEMME ASSISE
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+I
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+
+Elvire Goulot est née à Maisons-Laffitte. Elle a tiré de cette origine
+un goût déterminé pour les chevaux qu'elle peint d'une façon remarquable
+et pour l'équitation bien qu'elle n'ait plus désormais l'occasion de s'y
+livrer. Mais elle y songe souvent et surtout lorsqu'elle a des
+embêtements.
+
+Elle a vu de merveilleux chevaux dans les écuries fameuses de sa ville
+natale et cependant ceux dont elle se souvient avec le plus de plaisir,
+ce sont les trois chevaux blancs attelés à la troïka de son amant, le
+grand-duc André Pétrovitch:
+
+«J'avais à ma disposition la troïka de mon amant à laquelle étaient
+attelés les trois plus beaux chevaux de toute la Russie. Ils étaient
+aussi blancs que la neige et on les estimait un million pièce. Leurs
+queues traînaient presque jusqu'à terre. Ils allaient comme le vent et
+le cocher qui les guidait était le plus gros que l'on sût voir.»
+
+Dès l'enfance, Elvire eut un esprit délié et une mémoire remarquable.
+Elle n'a jamais été croyante, mais n'a jamais cessé d'être
+superstitieuse. Ses rêves ont toujours été tournés vers les choses de
+l'amour. C'est ainsi qu'enfant, elle rêvait d'épingles, de pieux ou de
+barrières, ce qui, au témoignage d'une certaine école, indique des
+destinées charnelles nettement accusées.
+
+Son premier amant fut un médecin, homme marié, à la fois très gentil et
+très débauché. Il la prit alors qu'elle avait quinze ans. Il en avait
+trente-six. Elle était légèrement malade et il était venu pour lui
+donner des soins. C'était un de ces hommes maigres qui connaissant tous
+les raffinements de l'amour, corrompent l'esprit des femmes sans savoir
+s'en faire aimer sincèrement. Leur liaison débuta par un scandale, car
+la mère d'Elvire découvrit le pot aux roses et le suborneur fut
+poursuivi et ne s'en tira que grâce à la déposition d'Elvire qui affirma
+devant les juges que l'accusé ne l'avait pas eue vierge. Il fut acquitté
+et lui en garda une vive reconnaissance.
+
+Le premier pas étant fait, voilà Elvire livrée à l'éducation dépravée de
+ce Georges, le médecin. Il lui inculque le goût des femmes et elle est
+devenue une tribade avérée.
+
+Pendant l'hiver de 1913, il l'emmena à Monte-Carlo où il la laissa
+seule, ayant dû revenir précipitamment à Paris. C'est au Casino que le
+vieux Replanoff, le premier avocat de Pétrograde, qui était alors
+Saint-Pétersbourg, la remarqua et lui conseilla de le suivre en Russie.
+
+«Vous serez heureuse, lui disait-il. Vous remplacerez ma fille qui est
+morte et à qui vous ressemblez. Venez, vous n'aurez rien à désirer. Vous
+serez comme une reine. Je vous traiterai comme ma fille.»
+
+Et respectueusement mais passionnément, il lui baisait le bout des
+doigts.
+
+Replanoff partit le premier, et comme Georges tardait à revenir, Elvire
+se décida à partir pour la Russie. Elle alla prendre son billet à la
+Compagnie des Wagons-Lits; mais elle était et paraissait si jeune
+qu'elle dut obtenir le consentement préalable de son père auquel le
+vieux Replanoff écrivit une lettre qui est un monument d'hypocrisie car,
+aussitôt qu'Elvire fut à Pétrograde, il la vendit à une compagnie de
+débauchés dont il faisait partie et elle devint la maîtresse du
+grand-duc André Pétrovitch. Elle passa sept mois en Russie et, de ce
+séjour chez les Moscovites, elle me parla une fois de la façon suivante:
+
+«Le grand-duc, mon amant, avait vingt-six ans. Il était très beau. Je
+n'ai jamais vu d'homme aussi beau ni aussi brutal. Il aimait les femmes
+et les garçons. Il était plus dépravé que Georges en ce sens que la
+cruauté dominait tous ses scrupules et l'orgueil le faisait presque
+délirer. Les femmes, Françaises pour la plupart, qui étaient les
+maîtresses des autres débauchés, n'étaient ni jeunes, ni séduisantes.
+C'étaient uniquement, d'après ce qui me parut, des femmes d'affaires qui
+se prêtaient à tout ce qu'une imagination dépravée à l'extrême pouvait
+suggérer à leurs amants. La plus jolie était une Russe. C'était aussi la
+plus lascive et ses goûts s'accordaient avec ceux des hommes qui nous
+entouraient. Elle avait une capacité d'estomac inimaginable, aussi bien
+pour la nourriture que pour la boisson et je n'ai jamais vu de femme
+pouvant boire autant de Champagne qu'elle.
+
+«Je me souviens d'une orgie chez le général Breziansko; il y avait là
+une cinquantaine de convives, parmi lesquels deux grands-ducs et,
+lorsqu'on eut fait se retirer les domestiques, cette jeune Russe, après
+s'être mise en l'état de pure nature et semblable à une bacchante
+échevelée et frénétique, passa sous la table et donna à ceux qui lui
+plaisaient, hommes ou femmes, l'occasion de manifester la vivacité de
+leurs sensations, de façon à déchaîner la joie de l'assistance.
+
+«Mais j'avais horreur de cette vie où le repos, la tendresse et la
+douceur ne tenaient aucune place. Sans une amie que je m'étais faite,
+une danseuse de restaurant, Française de vingt-huit ans, je n'aurais pu
+rester un mois en Russie. Elle était en secret la maîtresse du vieux
+général Breziansko qui, devenu gâteux, et donnant dans une dévotion à la
+fois démesurée et incertaine, confondait à son propre usage ce que
+disent les Evangiles à propos de la résurrection de la chair et ce
+qu'ils racontent touchant la Flagellation.»
+
+La brune Georgette, si tendre avec Elvire qui était la vrille, devenait
+un vrai démon quand il s'agissait de cingler la vieille peau du général
+Breziansko et elle mettait à bien remplir cet office un soin d'autant
+plus minutieux que chaque fois que la réussite couronnait ses efforts,
+elle touchait une somme équivalente à vingt-cinq mille francs de notre
+monnaie; mais l'événement était rare, nonobstant quoi ce vieux tambour
+de Breziansko n'en était pas moins généreux et Georgette se trouvait
+satisfaite de sa condition.
+
+Il n'en était pas de même d'Elvire qui maigrissait et souffrait
+impatiemment les atteintes que son amant et ses amis portaient à son
+orgueil. Ce qui l'irritait davantage encore, c'est qu'aucun dîner au
+restaurant ne se terminait sans quelque épouvantable dispute, où
+gérants, maîtres d'hôtels, Français pour la plupart, étaient traités
+d'une manière à révolter Elvire qui essayait de se consoler grâce à
+l'amour de Georgette et aussi en dessinant des fleurs, de petits
+cochons, des chevaux qu'elle enluminait ensuite et qui lui servaient de
+papier à lettres, ce qui faisait l'admiration du vieux Replanoff qui
+venait la voir quelquefois et s'écriait:
+
+«Elle peint comme ma fille. Je te l'ai dit, Elvire, tu lui ressembles
+d'une façon miraculeuse. C'est pourquoi je veille sur toi comme un père
+et t'ai introduite dans la meilleure société de la Russie.»
+
+Elvire s'échappe un jour, le coeur un peu gros de quitter son bel
+appartement de la Pentelemongkasa. Mais elle n'en pouvait plus et elle
+avait beaucoup maigri. Georgette seule était au courant de la fuite. A
+la frontière, nouvelle histoire. On ne voulait pas la laisser passer,
+son passeport n'étant pas en règle. Par fortune, elle aperçut sur le
+quai un officier qu'elle avait rencontré à Pétrograde. Celui-ci aplanit
+toutes les difficultés et, en débarquant à la gare du Nord, Elvire ne
+regrettait plus que des chants étranges et nostalgiques entendus, elle
+ne savait plus où en Russie, dans un restaurant, ou bien à la campagne
+et les trois chevaux blancs de neige, rapides comme le vent, et que le
+plus gros cocher de toute la Russie menait à bras toujours tendus.
+
+Georges la reçut comme fut accueilli l'enfant prodigue et, par
+l'entremise d'un de ses amis, la fit débuter dans un music-hall où elle
+prit l'habitude de porter monocle. Elle y rencontra une petite
+figurante, Mavise Baudarelle, dont les parents étaient marchands de
+vins, boulevard Montparnasse[1], où elle prit pension, et Mavise
+Baudarelle fit son bonheur jusqu'au jour où un jeune peintre russe de
+bonne famille, Nicolas Varinoff, l'enleva à la famille Baudarelle.
+Nicolas Varinoff partageait son temps entre sa soeur, la princesse
+Teleschkine, et sa maîtresse Elvire, avec laquelle il s'installa dans un
+atelier de la rue Maison-Dieu. Quand Nicolas était chez sa soeur, Elvire
+peignait avec une fantaisie délicate et non sans force, des bouquets
+éclatants où paraissaient des marguerites aux pétales noires et cette
+vie qu'animaient l'art, l'amour, la danse à Bullier et le cinéma,
+continua jusqu'au moment de la déclaration de guerre.
+
+ [1] L'appellation édilitaire est boulevard du Montparnasse.
+
+Au reste, l'année 1914 commença par une gaîté folle. Comme au temps de
+Gavarni, l'époque fut dominée par le Carnaval. La danse était à la mode,
+on dansait partout, partout avaient lieu des bals masqués. La mode
+féminine se prêtait si bien au travesti que les femmes déguisaient leurs
+cheveux sous des couleurs éclatantes et délicates qui rappelaient celles
+des fontaines lumineuses qui m'étonnèrent, quand j'étais enfant, à
+l'exposition de 1889. On aurait dit encore des lueurs stellaires et les
+Parisiennes à la mode avaient droit, cette année, qu'on les appelât des
+_Bérénices_, puisque leurs chevelures méritaient d'être mises au rang
+des constellations.
+
+Tout naturellement les bals de l'Opéra avaient ressuscité. Et la
+plaisanterie grivoise du premier de ces nouveaux bals de l'Opéra où
+chaque femme recevait une boîte fermée à clef, tandis que chaque homme
+recevait une clef, à charge pour lui de trouver la serrure de sa clef,
+paraissait d'excellent augure pour la gaîté générale. La vie semblait
+devenir légère et peut-être plus tard, quand avec le tango, la maxixe,
+la furlana, la guerre et ses «bombes funèbres» seront oubliées,
+dira-t-on de l'époque pacifique de l'an 1914, comme dans la célèbre
+lithographie de Gavarni: «Il lui sera beaucoup pardonné parce qu'elle a
+beaucoup dansé.»
+
+D'ailleurs, il manquait aux travestissements de 1914 un artiste comme
+Gavarni, qui en dessina tant, les inventant, sans rien emprunter à
+personne.
+
+Il n'existait, en 1914, aucun type particulier à notre temps comme les
+Débardeurs, les Dominos, les Pierrots, les Pierrettes, les Postillons,
+les Bayadères, les Chicards, dont un poète ferait vite des personnages
+comparables aux masques de la Comédie italienne et qui méritent qu'on ne
+les abandonne point.
+
+Pour créer de nouveaux masques, il aurait fallu un nouveau Gavarni.
+
+Son chef-d'oeuvre fut le Débardeur, qui est surtout un travesti féminin
+délicieusement équivoque et dont il a suffisamment souligné le caractère
+dans cette légende à propos d'un débardeur femme lutinant Pierrette, qui
+lui crie: «Va donc... singulier masculin!», en quoi se résume peut-être
+la fantaisie insolente de tout le XIXe siècle.
+
+Il aurait fallu aussi, pour la nouvelle joie de l'époque, inventer un
+nouveau cancan, l'ancien ayant été amené par la Goulue, Rayon d'Or,
+Grille d'Egout, Valentin le Désossé et par la dévotion de grands
+peintres comme Toulouse-Lautrec et Seurat au rang des danses
+hiératiques.
+
+Il aurait fallu quelque chose qui répondît au cancan du temps de
+Gavarni, à ce jeune cancan dont les différences avec le cancan du Moulin
+Rouge sont bien marquées si on compare par exemple le tableau de Seurat,
+_le Chahut_, au monologue beaucoup plus ancien, intitulé:
+
+_Mémoires de Mlle Fifine, ex-blanchisseuse_ (paroles de J. Choux,
+musique de Javelot):
+
+ La chahutte et la cancanska,
+ Dont j'connais les poses intimes,
+ Avec redowe et mazurka
+ M'font faire bien des victimes (_bis_).
+
+«Oh! la mazurka!... danse pleine d'abandon et qui montre une femme telle
+qu'elle est... gracieuse toujours, balançant la basque sur la hanche et
+se cambrant comme une Andalouse de Mossieu Monpou (elle chante):
+«Avez-vous vu dans Barcelone une Andalou...» La polka a bien aussi son
+charme; mais parlez-moi du cancan, de la cancanska, vulgairement appelée
+quadrille. C'est là que je suis à mon aise (criant): En avant deux!
+(Musique, elle figure quelques pas de cancan). Y a-t-il rien de plus
+échevelé, de plus séduisant? Il n'y a jamais trop de place pour moi
+(elle figure ce qui suit): je passe, repasse, balance et tourne sur
+pivot, ne levant toujours la jambe qu'à une hauteur raisonnable... pour
+ne pas tomber. Si l'on rit, je recommence de plus belle et finis
+toujours par me rattraper... (criant) à la queue du chat!
+
+«Et puisque la danse est le pas de charge de l'amour, elle doit aussi
+conduire au mariage. Dansons donc en attendant mieux (au refrain).»
+
+S'il manquait en 1914 l'imagination de Gavarni pour inventer de nouveaux
+travestissements, il manquait aussi le don d'observation de Gavarni pour
+noter en légendes point trop courtes les mille réflexions de ceux qui
+s'amusaient. En 1914, comme aujourd'hui du reste, on ne goûte que les
+légendes brèves ou plutôt personne ne sait plus en faire de longues.
+
+J'ai noté dans les lithos de Gavarni quelques légendes qui se rapportent
+à ce monde des bals, à ces balochards, à ces débardeurs, ces chicards
+qu'il avait inventés et qui ont aussi le mérite d'évoquer un peu pour
+moi ces bals de 1914 qu'aucun artiste observateur n'a fixés:
+
+Un chicard à un débardeur:
+
+«Lilie! Lilie!... rien ne te dit donc que c'est moi, Lilie?»
+
+Un patron de lavoir à un débardeur:
+
+«Dachu! Dachu! tu m'ennuies!
+
+--Non, Norinne, c'est toi qui t'ennuies.»
+
+La mère du débardeur:
+
+«Malheureuse enfant! qu'as-tu fait de ton sexe?»
+
+Deux débardeurs:
+
+«Y en a-t-i des femmes, y en a-t-i!... et quand je pense que tout ça
+mange tous les jours que Dieu fait; c'est ça qui donne une crâne idée de
+l'homme!»
+
+Le mari:
+
+«Monter à cheval sur le cou d'un homme qu'on ne connaît pas, t'appelle
+ça plaisanter, toi!»
+
+Mari-pierrot à sa femme débardeur:
+
+«Qui est plus à plaindre au monde qu'un homme uni à un débardeur?
+
+--C'est une femme en puissance de Pierrot.»
+
+ * * * * *
+
+Domino à un jeune homme qui courtise une femme masquée:
+
+«C'est vieux et laid, mon cher; tu es floué comme dans un bois.»
+
+ * * * * *
+
+Deux dominos à un chiffonnier:
+
+«Qu'est-ce que tu peux venir chercher par ici, philosophe?
+
+--Je ramasse toutes vos vieilles blagues d'amour, mes colombes: on en
+refait du neuf.»
+
+Le débardeur homme.--Ne me parlez pas des hommes en carnaval pour
+s'amuser: heureusement, moi, la mienne est mariée: on me la tient.
+
+Le postillon.--Moi, la mienne est mariée aussi, mais avec moi... ça fait
+que je la tiens moi-même.
+
+Un domino qui passe.--Je les tiens tous les deux... Ils vont me le
+payer.
+
+ * * * * *
+
+«Eh bien! on dit que certain colonel se marie... te voilà veuve, ma
+pauvre bayadère.
+
+--Hélas, oui, mon pauvre baron, et ta femme aussi.»
+
+ * * * * *
+
+Deux débardeurs, homme et femme:
+
+«Agathe et toi, mon vieux Ferdinand, ça ne sera pas long; cette
+petite-là est trop rouée pour toi parce que t'es plus roué qu'elle... et
+pour que ça dure faut toujours qu'un des deux pose d'abord.»
+
+ * * * * *
+
+Deux débardeurs, homme et femme:
+
+«Voyons si tu te souviens! numéro?
+
+--Dix-sept.
+
+--Rue?
+
+--Christine.
+
+--Madame?
+
+--Bienveillant... et il y a un bilboquet à la sonnette.»
+
+ * * * * *
+
+Débardeur au pierrot:
+
+«Eh! bien non, Monsieur, non! ces manières-là ne peuvent pas me
+convenir! vous menez une conduite beaucoup trop dissipée!»
+
+ * * * * *
+
+Deux débardeurs, homme et femme:
+
+«J'ai cancanné que j'en ai pus de jambes, j'ai mal au cou d'avoir
+crié... et bu que le palais m'en ratisse...
+
+--Tu n'es donc pas un homme?»
+
+ * * * * *
+
+Deux débardeurs, homme et femme:
+
+«On va pincer son petit cancan, mais bien en douceur... faut pas
+désobliger le gouvernement.»
+
+ * * * * *
+
+Eunuque à une canotière:
+
+«Tel que tu me vois, Chaloupe, c'est moi qui soigne les chameaux du
+Grand Turc.
+
+--Et tu gagnes à ça?
+
+--Quelques sequins, Chaloupe, et les satisfactions d'un coeur pur.
+
+--Et nourri.»
+
+ * * * * *
+
+Débardeur homme à un jeune homme en redingote:
+
+«On rit avec vous et tu te fâches... en voilà un drôle de pistolet!»
+
+ * * * * *
+
+Mousquetaire à une jeune femme que l'on coiffe:
+
+«C'est comme ça que t'es prête, toi?
+
+--Ne m'en parle pas! C'est ce nom de nom de merlan-là qui n'en finit
+jamais.»
+
+ * * * * *
+
+Débardeur-femme à un petit jeune homme en redingote:
+
+«Va dire à ta mère qu'a te mouche.»
+
+ * * * * *
+
+Quand Gavarni se rendait à l'Opéra, il disait: «Je vais à ma
+bibliothèque», et, à force de voir danser, il en était venu à considérer
+l'amour même comme une danse, et le mot que nous a conservé Goncourt et
+par lequel Gavarni voulait exprimer le sens d'aimer avec la tête, avec
+l'imagination, ce mot si expressif de ginginer, qui mériterait qu'on le
+conservât, ne ressemble-t-il pas au terme argotique guincher, qui
+signifie danser?
+
+Il manquait donc un Gavarni en 1914, mais les danseurs et les danseuses
+ne manquent pas.
+
+Dans un petit théâtre, quelques mois avant la guerre, j'ai vu danser la
+furlana (prononcer fourlana), que les danseurs, avant de la danser,
+qualifièrent de danse du pape; c'étaient des pas si lascifs que le pape
+serait bien étonné d'être mentionné à ce propos. Et tandis que la
+danseuse presque nue, plus que nue, atrocement nue, car le cache-sexe de
+cette jolie fille la faisait ressembler aux Vénus orthopédiques, ballait
+avec son cavalier, je pensais à cette scène gracieuse des Mémoires où
+Casanova dansait la forlane à Constantinople. Et cette jolie page dont
+je me souvenais, mieux que les histrions que j'avais sous les yeux, me
+montrait la danse vénitienne sinon recommandée, du moins évoquée par le
+pape Pie X comme un sûr remède au tango: cette danse vénérieuse et
+merveilleuse, qui semble née sur un transatlantique et qui pour moi
+évoque cette devise que j'avais choisie au début de ma vie d'écrivain
+_tango non tangor_, j'ai eu depuis des raisons pour y renoncer, adoptant
+une devise plus éclatante: «J'émerveille». Mais revenons à la jolie page
+casanovienne sur la forlane:
+
+«Peu de jours après, je trouvai chez le bacha Osman mon Ismaïl-effendi à
+dîner. Il me donna de grandes marques d'amitié, et j'y répondis,
+glissant sur les reproches qu'il me fit de ne pas être allé déjeuner
+avec lui depuis tant de temps. Je ne pus me dispenser d'aller dîner chez
+lui avec Bonneval, et il me fit jouir d'un spectacle charmant: des
+esclaves napolitains des deux sexes représentèrent une pantomime et
+dansèrent des calabraises. M. de Bonneval ayant parlé de la danse
+vénitienne appelée forlana, et Ismaïl m'ayant témoigné un vif désir de
+la connaître, je lui dis qu'il m'était impossible de le satisfaire sans
+une danseuse de mon pays et sans un violon qui en sût l'air. Sur cela,
+prenant un violon, j'exécutai l'air de la danse; mais, quand même la
+danseuse aurait été trouvée, je ne pouvais point jouer et danser tout à
+la fois.
+
+Ismaïl, se levant, parla à l'écart à un de ses eunuques, qui sortit et
+revint peu de minutes après lui parler à l'oreille. Alors l'effendi me
+dit que la danseuse était trouvée; je lui répondis que le violon le
+serait aussi bientôt, s'il voulait envoyer un billet à l'hôtel de
+Venise, ce qui fut fait à l'instant. Le baïle Dona m'envoya un de ses
+gens, très bon violon pour le genre. Dès que le musicien fut prêt, une
+porte s'ouvre et voilà une belle femme qui en sort, la figure couverte
+d'un masque de velours noir, tel que ceux qu'à Venise on appelle
+Moretta. L'apparition de ce beau masque surprit et enchanta l'assemblée,
+car il est impossible de se figurer un objet plus intéressant, tant pour
+la beauté de ce qu'on pouvait voir de sa figure que pour l'élégance des
+formes, l'agrément de sa taille, la suavité voluptueuse des contours et
+le goût exquis qui se voyait dans sa parure. La nymphe se place et nous
+dansons ensemble six forlanes de suite.
+
+J'étais brûlant et hors d'haleine; car il n'y a point de danse nationale
+plus violente; mais la belle se tenait debout, et, sans donner le
+moindre signe de lassitude, elle paraissait me défier; à la ronde du
+ballet, ce qui est le plus difficile, elle semblait planer. L'étonnement
+me tenait hors de moi, car je ne me souvenais pas d'avoir jamais vu si
+bien danser ce ballet, même à Venise.
+
+Après quelques minutes de repos, un peu honteux de la lassitude que
+j'éprouvais, je m'approche d'elle et lui dis: _Ancora sei, e poi basta,
+se non volete vedermi morire._ Elle m'aurait répondu si elle avait pu,
+mais elle avait un de ces masques barbares qui empêchent de prononcer un
+seul mot. A défaut de la parole, un serrement de main que personne ne
+pouvait voir me fit tout deviner. Dès que les six secondes forlanes
+furent achevées, un eunuque ouvrit la porte et ma belle partenaire
+disparut.»
+
+Nous avions donc les danses en 1914, mais il manquait, avec le Gavarni,
+les Lévêques, les Seymour, les la Batut.
+
+Toutefois, il faut ajouter que le bal de l'Opéra de 1914 a grandement
+attiré l'attention des peintres et beaucoup de ceux que je connais y
+allèrent.
+
+Epoque de bals et de mascarades! l'époque était légère; on ne danse
+jamais plus que dans le temps des révolutions et des guerres et quel
+singulier poète a donc inventé ce lieu commun véritablement prophétique:
+_danser_ comme sur un volcan?
+
+Le type le plus caractéristique de cette époque de bals et de ballets
+russes, ce fut incontestablement Elvire que je revois à Bullier, avec
+ses cheveux lilas, ses fourrures blanches et son monocle; on l'appelait
+la vrille et nul doute que cet accoutrement, chevelure lilas, monocle et
+fourrure blanche, ne se fût généralisé l'an suivant, si la guerre
+n'était venue. Un Gavarni eût peut-être surgi et nous aurions eu au bal
+de l'Opéra de délicieuses Vrilles comme au temps de Gavarni il y avait
+de charmants débardeurs.
+
+Je la revois encore danser à Bullier, le jeudi et le dimanche, tandis
+que le Dr Mardrus admirait la fête en savourant une glace et que M. et
+Mme Robert Delaunay, peintres, opéraient la réforme du costume.
+
+L'orphisme simultané produisait à Bullier des nouveautés vestimentaires
+qui n'étaient pas à dédaigner. Elles eussent fourni à Carlyle un curieux
+chapitre du Sartor Resartus.
+
+M. et Mme Delaunay étaient des novateurs. Ils ne s'embarrassaient pas de
+l'imitation des modes anciennes et, comme ils voulaient être de leur
+temps, ils ne cherchaient point à innover dans la forme de la coupe des
+vêtements, suivant en cela la mode du jour; mais ils cherchaient à
+influencer en utilisant des matières nouvelles infiniment variées de
+couleurs.
+
+Voici, par exemple, un costume de M. Robert Delaunay: veston violet,
+gilet beige, pantalon nègre. En voici un autre: manteau rouge à col
+bleu, chaussettes rouges, chaussures jaune et noir, pantalon noir,
+veston vert, gilet bleu de ciel, minuscule cravate rouge.
+
+Voici la description d'une robe simultanée de Mme Sonia Delaunay Terck:
+tailleur violet, longue ceinture violette et verte et, sous la jaquette,
+un corsage divisé en zones de couleurs vives, tendres ou passées, où se
+mêlent le vieux rose, la couleur tango, le bleu nattier, l'écarlate,
+etc., apparaissant sur différentes matières, telles que drap, taffetas,
+tulle, pilou, moire et poult de soie juxtaposés.
+
+Tant de variété méritait de n'avoir point passé inaperçue. Elle mettait
+de la fantaisie dans l'élégance.
+
+Et si, en se rendant à Bullier, on ne les voyait pas aussitôt, on savait
+que les réformateurs du costume se tenaient généralement au pied de
+l'orchestre, d'où ils contemplaient non sans mépris les vêtements
+monotones des danseurs et des danseuses.
+
+Elvire les intriguait à cause de son monocle et de ses cheveux aux
+couleurs changeantes, mais elle refusa toujours de se lier avec eux,
+préférant passer son temps à danser avec Mavise.
+
+Nicolas Varinoff les menait aussi parfois dans les bals-musettes; celui
+des Gravilliers, où les musiciens se tenaient sur un petit balcon; le
+Bal de la Jeunesse, rue Saint-Martin, dont le patron avait une si belle
+collection de lingues qu'il donnait en prime à ses clients; celui
+d'Octobre, rue Sainte-Geneviève, et qui appartenait en 1914 à M.
+Vachier; le Petit Balcon, qui s'ouvrait dans une impasse près de la
+Bastille; le bal de la rue des Carmes; la Fauvette, rue de Vanves, et le
+Boulodrome de Montmartre, endroit charmant où la musique était, à mon
+gré, plus plaisante que celle de M. Strauss.
+
+La guerre assassina tous ces «rendez-vous de noble compagnie» auxquels
+aujourd'hui Elvire ne pense jamais sans éprouver une tendre mélancolie.
+
+La guerre éclata donc, brisant comme verre cette vie adorable et légère.
+
+Nicolas Varinoff fut extrêmement frappé par l'événement imprévu et, peu
+de jours après la Marne, il déclarait à Elvire, qui se pressait contre
+lui caressante comme une chatte, que le temps de l'amour était
+interrompu et que les occupations qui l'entraînaient particulièrement
+durant la nuit ne seraient reprises, en ce qui le concernait, qu'à la
+fin des hostilités. Mais comme Elvire n'accordait à la guerre qu'un
+intérêt médiocre, cette décision lui parut incohérente et, au firmament
+de leur liaison, le dédain se prit à monter comme une lune rousse.
+
+
+
+
+II
+
+
+Douce poésie! le plus beau des arts! Toi qui, suscitant en nous le
+pouvoir créateur, nous met tout proche de la divinité, les déceptions
+n'ont pas abattu l'amour que je te portais dès ma tendre enfance! La
+guerre même a augmenté le pouvoir que la poésie exerce sur moi et c'est
+grâce à l'une et à l'autre que le ciel désormais se confond avec ma tête
+étoilée. Douce poésie! je regrette que l'incertitude des temps ne me
+permette pas de me livrer à tes inspirations touchant la matière de ce
+livre, mais je suis pressé. La guerre continue. Il s'agit avant d'y
+retourner, d'achever le roman et la prose est ce qui convient le mieux à
+ma hâte.
+
+Mais pourquoi, parce que nous sommes en guerre, représenter toujours la
+guerre et les misères du soldat ou ses loisirs, ou bien le miraculeux
+tableau des Races mobilisées de tous les coins de l'univers sur notre
+Front, ou encore le triste cheminement à travers les tranchées?
+
+Il faut bien cependant se souvenir de cette guerre invétérée. Il n'y a
+pas moyen de s'en défendre. Chaque fois que je crois avoir échappé à
+cette hantise, elle me reprend avec une douceur toujours croissante. Je
+me souviens avant tout de l'instabilité de la vie du soldat. Il est un
+jour ici; la nuit peut-être partira-t-il en toute hâte. Cette
+incertitude est surtout le lot du fantassin. J'ai connu la vie de
+l'artilleur et celle du fantassin ensuite. L'instabilité de la seconde
+est plus surprenante. J'ai entendu appeler le fantassin, le Méfiant. Les
+plus courageux même se méfient, car le moins qu'on puisse leur demander,
+c'est le sacrifice de la vie. Mais j'ai gardé la nostalgie de cette vie
+vagabonde et bien réglée. Je me souviens des villages parcourus au pas
+cadencé et de trois filles sur la porte d'une ferme, au toit défoncé,
+transformée en épicerie.
+
+Aujourd'hui Paris me sollicite. Voici le Montparnasse qui est devenu
+pour les peintres et les poètes ce que Montmartre était, il y a quinze
+ans, l'asile de leur simplicité.
+
+Le quartier Montparnasse, du témoignage de l'habitant des quartiers
+environnants, est un quartier de louftingues. La vérité est que
+Montparnasse remplace Montmartre, le Montmartre d'autrefois, celui des
+artistes, des chansonniers, des moulins, des cabarets, voire même des
+haschischophages, des premiers opiomanes, des sempiternels éthéromanes
+et des cocaïnomanes ou visionnaires, comme on les appelle aujourd'hui où
+la «coco» sévit encore; tous ceux (parmi les Montmartrois du grand art)
+qui vivaient encore et que la noce expulsait du vieux Montmartre détruit
+par les propriétaires et les architectes, conspué par les futuristes
+parisiens, ou, d'ailleurs, tous ceux-là ont émigré sous forme de
+cubistes, de Peaux-Rouges, de poètes orphiques. Ils ont troublé des
+éclats de leur voix les échos du carrefour de la Grande Chaumière.
+Devant un café établi dans une maison de licencieuse mémoire, ils
+avaient dressé, dès avant la guerre, un concurrent redoutable, le café
+de la Rotonde. En face, se tenaient les Boches. Ici, allaient toujours
+les Slaves. Les Juifs continuent à aller indifféremment dans l'un ou
+dans l'autre.
+
+Les marchands de couleurs dans toutes les rues avoisinantes offrent leur
+multicolore tentation à tous ceux qu'un rapide coup d'oeil dans les
+expositions d'avant-garde a fait s'écrier: _Anch'io son pittore_.
+
+Esquissons avant tout la physionomie du Carrefour. Vraisemblablement,
+elle changera avant peu. A l'un des coins du boulevard du Montparnasse,
+un grand épicier étale aux yeux de tout un peuple d'artistes
+internationaux son nom énigmatique: Hazard. Sa marchandise est des plus
+variées et ses chalands sont de toutes sortes. L'Américain y trouvait
+avant la guerre les grapes-fruits qui sont au citron ce que le melon
+d'eau est au cantaloup; le Russe y retrouvait ses pommes de paradis
+semblables à des bigarreaux; le Hongrois sa charcuterie poivrée de
+rouge, etc. Voici, à l'autre angle, la Rotonde; un Indien en grand
+costume de cuir et de plumes... peintre et modèle, attirait les regards
+en 1914. Quelquefois même la longue silhouette de Charles Morice se
+profilait longtemps à l'intérieur contre la muraille.
+
+A l'angle du boulevard du Montparnasse et de la rue Delambre, c'est le
+Dôme: avant la guerre, il avait une clientèle d'habitués, gens riches,
+esthéticiens du Massachussets ou des bords de la Sprée, c'est encore
+Pascin ou le Clinchtel contemporain; c'est ici que se décidait
+l'admiration que l'on professait en Allemagne pour tel ou tel peintre
+français. Les gloires de Géricault, de Courbet, de Seurat, du Douanier
+n'ont pas eu à souffrir des entretiens esthétiques entre les Boches
+millionnaires du Dôme.
+
+Un autre angle: c'est Baty ou le dernier marchand de vin. Quand il se
+sera retiré, ce métier aura pratiquement disparu de Paris, à moins que
+la guerre et la vie chère ne redonnent un regain de vogue à cet état. Il
+restera «la petite boîte», comme on dit aujourd'hui, mais le chand'de
+vin aura vécu. En attendant, ceux que les maladies ou plutôt les
+médecins n'ont pas fait renoncer entièrement aux vins de France fêtent
+encore à l'envi cette cave bien soignée.
+
+Plus loin, à droite, sur le boulevard Raspail, le petit café des
+Vigourelles abritait en 1914, les jours où l'on ne dansait pas à
+Bullier, une jeunesse pétulante; un homme au visage sévère s'y tenait
+souvent. Il déclarait avec simplicité à qui voulait l'entendre: «Je suis
+l'homme le plus emm...dant du quartier, j'emm...de même les conseillers
+municipaux.» On l'appelait le lion. Il avait tellement emm...rdé de
+monde qu'il en avait tiré des rentes. En effet, la plupart des cafés,
+des bistrots du quartier préféraient lui donner de l'argent plutôt que
+de le servir. Il n'avait qu'à se présenter dans ces endroits, pour
+qu'aussitôt on lui donnât, selon l'importance de la maison, un franc,
+deux francs et même trois francs cinquante. Chaque matin, cet homme de
+génie faisait sa petite tournée dans le quartier et cela lui suffisait
+pour vivre, il e...rdait tout le monde et ne devait rien à personne.
+Dans ce petit café provincial des Vigourelles venaient quelquefois MM.
+de Segonzac, Luc-Albert Moreau, André Derain, Edouard Férat, René Dalize
+et un personnage énigmatique que l'on appelait le Finlandais, mais qui,
+je crois, était en réalité un limousin, de Limoges. Le distingué
+propriétaire de la maison s'était fait une popularité d'excellent aloi
+dans son arrondissement en déclarant publiquement, dans un beau
+mouvement d'éloquence: «Messieurs, tout en étant bistrot, j'aime
+beaucoup les arts; le dimanche, quand je ne vais pas au cinéma, je vais
+au Louvre.» Presque en face se trouvait la boutique de M. Cocula, qui,
+par un singulier phénomène de mimétisme onomastique, en est venu, comme
+son quasi-homonyme anglais, M. Cook, à s'occuper de voyages; les Anglais
+ont l'agence Cook et les Français ont le train Cocula.
+
+Dans les rues qui entourent le cimetière du Montparnasse, et où le buste
+de M. de Max garde le tombeau de Baudelaire, se trouvaient encore en
+1916 les demeures d'anciens habitants célèbres de Montmartre; beaucoup
+d'entre eux même, comme Picasso, habitèrent la célèbre maison du 13 de
+la rue de Ravignan, aujourd'hui 13, place Emile-Goudeau.
+
+Redescendons rue de la Grande-Chaumière, rue des Académies, où, naguère
+encore, l'unique Patagon de Paris, l'Araucanien Ortiz de Zarate, se
+promenait en proclamant qu'il avait découvert la vérité. Ici se tenait
+encore un fameux petit restaurant de modèles, fermé depuis la guerre,
+Chez Papa; il était tenu par un ancien Garibaldien qui assaisonnait les
+pâtes aussi bien que dans les _osterie_ romaines. C'était un lieu
+charmant où M. Anatole France, s'il l'avait connu, serait souvent venu.
+On y rencontrait d'aimables gens, parmi lesquels MM. Paul Morisse, André
+Billy et Paul Léautaud.
+
+S'il a une couleur différente du Montmartre d'autrefois, le Montparnasse
+contemporain, et même en temps de guerre, n'a pas moins de gaieté, de
+simplicité et de laisser-aller. Les costumes à l'américaine des artistes
+d'aujourd'hui ne sont ni moins larges ni d'un autre velours que celui
+des rapins d'autrefois; ils sont larges d'une autre façon, voilà tout,
+et la sandale, après tout, n'est pas moins germanique que l'affreuse
+bottine à élastique de jadis. Bientôt, c'est-à-dire après la guerre, je
+gage, sans le souhaiter, Montparnasse aura ses boîtes de nuit, ses
+chansonniers, comme il a ses peintres et ses poètes. Le jour où un
+Bruant aura chanté les divers coins de ce quartier plein de fantaisie,
+les crèmeries, la caserne-atelier de la rue Campagne-Première,
+l'extraordinaire Crèmerie-Grill-Room du boulevard du Montparnasse, le
+restaurant Chinois, qui vient de mourir, les mardis de la Closerie des
+Lilas, morts depuis la guerre, ce jour-là Montparnasse aura vécu.
+L'Agence Cook y amènera ses caravanes, et le train Cocula émigrera en
+quelque autre quartier, emportant les peintres, les Chinois, les
+Patagons, les Indiens Comanches, les Limousins-Finlandais, les
+Vigourelles et peut-être même l'homme le plus emm...dant du quartier,
+vers une autre destination, vers un autre arrondissement, vers une autre
+butte, vers un autre mont, sans doute les Buttes-Chaumont.
+
+En temps de guerre, Montparnasse a donné naissance à une idée exquise et
+touchante, la poupée-portrait, qui mérite le succès qu'elle remporte.
+
+Une de mes premières impressions de Paris, lorsque j'y revins, blessé,
+fut de surprendre, au téléphone de l'hôpital où l'on me pansait, cette
+bribe de phrase: «... l'industrie admirable des poupées.»
+
+Qui parlait? je ne sais et peu importe: «C'est tout de même un peu fort,
+pensai-je, de s'occuper de poupées en ce moment.»
+
+Depuis, mon opinion s'est bien modifiée à cet égard.
+
+La poupée de Paris qui montrait la mode à toute l'Europe ne faisait-elle
+pas beaucoup pour le prestige de la France?
+
+Des artistes de Montparnasse, des femmes naturellement, ont eu l'idée de
+faire des poupées portraits, idée charmante qui a déjà produit
+d'agréables ouvrages comme ceux que Mlle Vassilieff a exposés un peu
+partout et même sur les grands Boulevards.
+
+Si cette mode s'installe, nos petites-nièces possèderont de très
+curieuses galeries d'ancêtres.
+
+On jouera _Hernani_ dans la chambre aux jouets.
+
+Ne voilà-t-il pas la grand'mère dans son costume de la Croix Rouge!
+telle qu'elle était, toute jeune, en 1916! Elle voisine avec le grand
+oncle en lieutenant de chasseurs, avec la croix de guerre... Il ne faut
+pas que les enfants d'aujourd'hui puissent oublier ainsi qu'avaient
+oublié ceux d'après 70. Il convient donc de multiplier les souvenirs et
+les poupées portraits, ce sont des souvenirs quasi-vivants.
+
+Mais laissons les souvenirs. Leur temps viendra. La guerre continue.
+Nicolas Varinoff est devenu sombre et préoccupé. Il va partir à la
+guerre comme volontaire dans une ambulance ruthène. Son costume
+mi-militaire, mi-sportman est enfin prêt.
+
+Quand il l'eut endossé pour la première fois, il se rendit avec Elvire à
+la Coupole, boulevard Raspail, rendez-vous des peintres, des modèles et
+des littérateurs. A la terrasse se tenait Egon d'Almanfeiner, fils d'un
+fameux romancier autrichien qui inventa le vice singulier de se sentir
+toujours sous le coup de poursuites judiciaires. Son histoire ressortit
+à la psychopathie sexuelle et je ne m'étendrai pas davantage sur son
+cas, ni sur celui de son fils qui doit, paraît-il, son permis de séjour
+aux bontés que sa mère eut, il y a quelque vingt ans, pour le chef d'un
+des partis d'opposition.
+
+J'aime mieux faire le portrait de Moïse Deléchelle qui, en compagnie de
+Pablo Canouris, le peintre aux mains bleu céleste, tirait les cartes à
+deux jeunes Roumaines, élèves assidus d'une Académie de croquis du
+quartier. Moïse Deléchelle est un homme couleur de cendre dont le corps,
+en toutes ses parties, est musical. Il se tape sur le ventre pour imiter
+les sons profonds du violoncelle; de ses pieds il tire les résonnances
+rauques de la crécelle; la peau tendue de ses joues est un cymbalon
+aussi sonore que ceux des tziganes de restaurant et ses dents, sur
+lesquelles il frappe au moyen d'un porte-plume, rendent les sons
+cristallins des orchestres de bouteilles dont jouent certains artistes
+de music-hall, ou qui font le chic de certaines grandes orgues
+mécaniques dans les carrousels des foires.
+
+Elvire et Nicolas s'assirent à leur table et Moïse Deléchelle brouilla
+les cartes. Au bout de quelques instants, les Roumaines s'en allèrent à
+leur Académie et, avant qu'elles se fussent éloignées, leur place fut
+prise par Anatole de Saintariste, poète et officier, blessé au bras et
+qui, pour la première fois depuis la guerre, venait à la Coupole, en
+compagnie de sa nouvelle amie, la jolie Corail, rousse aux yeux
+noisettes, qui donnait dans son ensemble l'aspect d'une goutte de sang
+sur une épée.
+
+Au bout de peu de temps, la conversation avait pris un tour assez vif et
+l'on en vint à parler de polygamie.
+
+«Il paraît que les Boches vont l'autoriser, dit Pablo Canouris, et nous
+serons sans doute amenés à en faire autant.»
+
+Et Pablo Canouris dit en rallumant sa pipe: «Pour aboir braiment une
+femme, il faut l'aboir enlébée, l'enfermer à clef et l'occouper tout lé
+temps. C'est déjà difficile d'occouper oune femme, tu parles, si on en a
+plousieurs. La polygamie c'est oune théorie bonne pour les pipes, mais
+pas pour les femmes.»
+
+Pablo Canouris, le peintre aux mains bleues, a des yeux d'oiseau.
+D'origine albanaise, il est né en Espagne, à Malaga, mais son art et son
+cerveau, qui comportent la force réaliste qui caractérise les
+productions et l'esprit de la péninsule ibérique, ont gardé cette pureté
+et cette vérité helléniques qui lui vient de ses ancêtres, car au
+témoignage de tous ceux qui ont traité la question des historiens
+byzantins depuis Commènes jusqu'à Thomas de Quincey pour ne citer aucun
+écrivain contemporain, les prétendus Hellènes sont des Albanais et en
+Pablo Canouris, le miracle pittoresque de Tolède, Le Greco même
+renaissait dans le peintre aux mains bleu céleste, non que Canouris
+imitât Le Greco, mais le côté mystérieux de son génie touchait avec
+cette violence angélique qui angoisse délicieusement les amateurs de
+Theocopouli.
+
+Aucune école depuis le Romantisme n'a autant remué le monde que la
+nouvelle école de peinture où seuls ont joué un rôle des artistes
+ressortissant à la civilisation méditerranéenne, des artistes
+appartenant à une race latine. Ce succès est cause de la résistance que
+l'on oppose de toutes parts à l'art d'un Canouris, de Picasso, de
+Braque, de Derain, de Picabia, de Gleizes, de Metzinger, de Juan Gris,
+de Survage, et qui va devenir plus violente encore qu'elle ne le fut
+jamais. Les philosophes ont rempli, paraît-il, en vue de combattre l'art
+moderne, tout «un arsenal de sophismes», comme disait mon ancien ami
+Delormel. Mais que peuvent les philosophes contre les formes et la
+matière qui sont les objets et les sujets des meilleurs d'entre les
+peintres d'aujourd'hui? Que la peinture nouvelle soit différente de
+celle d'hier, c'est évident; qu'elle ne s'accorde pas avec la tradition
+du grand art, c'est une chose que je défie à quiconque de démontrer. Et
+que cela fasse courir à l'art le moindre danger, je n'en crois rien. Les
+études éclatantes, surprenantes et sévères des nouveaux peintres sont
+profondément réalistes. Cet art n'éloigne pas de l'étude de la nature
+ceux qui s'y livrent si préoccupés de fixer, de combiner toutes les
+possibilités esthétiques.
+
+Excès de nouveauté? Qui sait? Je le répète, elle n'est pas dangereuse
+pour l'art, mais seulement pour les artistes médiocres. Et ceux-là, quoi
+qu'ils fassent, resteront médiocres; qu'importe, après tout, qu'en outre
+ils soient absurdes.
+
+Dans le caractère de Canouris se mêlaient donc l'Espagne et l'Albanie.
+Et d'apparence il était comme sont les Albanais parmi lesquels il y a de
+beaux hommes, nobles, courageux, mais ayant une propension au suicide
+qui ferait frémir pour leur race si leurs qualités génésiques ne
+balançaient leur ennui de vivre. Ce qu'il y avait d'Espagnol en Canouris
+n'avait pas écarté le goût pour la mort volontaire et il conservait pour
+les femmes un goût espagnol fortement albanisé.
+
+J'appris à connaître Canouris pendant un séjour à Bruxelles qui m'a
+laissé d'inoubliables et de précises impressions sur le sang qui, avec
+l'Ecossais, peut-être, est le plus ancien de l'Europe.
+
+Pablo Canouris, qui y vécut, venant tout droit de Malaga et avant de
+connaître Paris, y avait pour amie une Anglaise qui le faisait souffrir
+comme peuvent pâtir d'amour ceux-là seuls qui appartiennent à l'élite de
+l'humanité.
+
+Cette fille, dont la beauté était insolente à un point qu'il n'y a point
+d'homme qui ne l'eût aimée à la folie, trompait mon ami avec ceux qui le
+voulaient bien, et moi-même, qu'on me le pardonne, je délibérai
+longtemps entre l'amitié et le désir.
+
+Impudique, d'une façon que ne peuvent manquer d'admirer ceux que la vie
+a assez malmenés pour qu'ils soient devenus bigles de l'âme et borgnes
+du coeur, Maud passait sa vie, dévêtue, dans l'appartement de mon ami.
+Et quand il était sorti, la débauche entrait dans sa demeure.
+
+Et cette fille, cette Maud, faisait-elle partie de l'humanité?
+
+Elle n'en parlait aucun langage, mais un dialecte hybride, un mélange
+d'anglais, de français, de tournures belges et germaniques.
+
+Un philologue l'eût adorée, un grammairien n'eût pu que la détester
+malgré sa beauté.
+
+Anglaise, elle l'était par son père, officier cruel, condamné à mort
+dans l'Inde pour sévices contre les indigènes. Mais sa mère était
+Maltaise.
+
+Un jour, mon ami me dit:
+
+--Il faut que je me délivre. Je me tuerai demain.
+
+Je connaissais assez le caractère albanais de Pablo Canouris pour savoir
+qu'il ne s'agissait point là de vaines paroles.
+
+Il se tuerait puisqu'il l'avait dit.
+
+Je ne le quittai plus, et le lendemain, grâce à ma présence, à mon
+amitié, Pablo Canouris ne se tua pas.
+
+Il trouva lui-même un remède à son mal.
+
+--Cette femme, me dit-il, n'est point ma femme. Je l'aime, c'est vrai,
+mais d'un amour qu'une épouse détruirait en moi.
+
+--Je ne comprends pas, m'écriai-je, expliquez-vous?
+
+Il sourit et continua:
+
+--Les races des Balkans et des monts qui sont aux bords de l'Adriatique
+pratiquaient autréfois le rapt, et cette coutoume sourvit dans diverses
+localités.
+
+«Ne nous appartient réellement que la femme que l'on a prise, celle que
+l'on a domptée.
+
+«Sans rapt, point de mariage heureux.
+
+«J'ai fait la cour à Maud. C'est elle qui m'a pris.
+
+«Elle est libre et je veux reconquérir ma liberté.»
+
+--Et comment cela? lui demandai-je, étonné.
+
+--Le rapt! dit-il, avec un calme et une noblesse qui m'en imposèrent.
+
+Les jours suivants, nous voyageâmes, Pablo Canouris et moi.
+
+Il m'emmena en Allemagne et, pendant quelques jours, parut soucieux.
+
+Je respectais sa douleur et sans plus songer au rapt le louais
+silencieusement d'essayer par l'absence d'oublier cette Maud qui
+l'enfiévrait jusqu'au désir de la mort.
+
+Un matin, dans Cologne, au milieu de la Hohenstrasse, Canouris me montra
+une jeune fille qui, un rouleau de musique à la main, marchait à côté de
+sa gouvernante.
+
+Un laquais, vêtu d'une livrée de bon goût, marchait à dix pas derrière
+les deux femmes.
+
+La jeune fille pouvait avoir dix-sept ans. Deux nattes lui tombaient
+dans le dos.
+
+Fille de patriciens colonais, elle semblait gaie comme on ne l'est en
+Prusse que dans la ville des rois Mages.
+
+--Suivez-moi, me dit tout à coup l'Albanais.
+
+Il se mit à courir, dépassa le laquais et, arrivé près de la jeune
+fille, lui jeta un bras autour de la taille et la souleva en courant
+plus fort.
+
+Je courais plein d'inquiétude sur les traces de mon ami.
+
+Je ne regardais point derrière moi, mais certainement le laquais et la
+gouvernante, interdits, avaient perdu la tête, car ils ne criaient même
+pas à la garde!
+
+Nous passâmes devant le Dôme, gagnâmes la gare.
+
+La jeune fille, fascinée par la prestance mâle de son ravisseur,
+souriait, ravie dans tous les sens du terme et, quand nous fûmes dans le
+wagon d'un train en marche vers Erbestal, vers la frontière, Pablo
+Canouris, le peintre aux mains azurées, embrassait à en perdre l'âme la
+plus soumise des fiancées.
+
+Elle mourut au bout de deux mois. Et je crus que cette fois je ne
+pourrais pas écarter le suicide de mon ami.
+
+Mais je parvins à l'amener à Paris où il s'établit et le détail de ses
+amours dans la capitale serait trop long. Qu'il suffise de dire que le
+jour dont il s'agit, il était seul depuis une quinzaine de jours.
+
+«Je partirai demain pour la Guerre, dit Nicolas Varinoff à Pablo
+Canouris, je te prie d'amener ce soir Elvire au cinéma; c'est vendredi,
+on change de spectacle. Elle ne se consolerait pas d'en avoir manqué un
+seul. J'ai, pour mon compte, pas mal de courses à faire et je dînerai en
+famille chez ma soeur.»
+
+Au bout de quelques instants, il se leva, l'air soucieux, songeant à la
+guerre et il dit au revoir à Elvire en pensant à autre chose et son
+coeur se serra en voyant son amant s'éloigner sans se retourner une
+seule fois.
+
+A ce moment, un sergent, Allemand nommé Waxheimer et qui avait réussi à
+se faire prendre dans la légion étrangère, où il s'était engagé sous le
+nom d'Ovide du Pont-Euxin, s'approcha. Il était en convalescence après
+sa cinquième blessure.
+
+Et apercevant Elvire il lui cria: «Est-ce que vous ne m'avez pas raconté
+un jour que votre grand'mère avait été mormonne.»
+
+«Oui, répondit Elvire, et c'est ce qui fait sans doute que je ne suis
+pas jalouse. Mon amant peut avoir autant de maîtresses que cela lui
+plaît, je ne serais pas plus jalouse que ne le serait de ses copines une
+femme mormonne. On m'a toujours raconté chez moi l'escapade de ma
+grand'mère Paméla. Mais celui qui m'a éclairé sur son compte est une
+espèce de rat de bibliothèque, un Boche qui avait été le secrétaire de
+Dreckeim, autre Boche qui a écrit une histoire du Mormonisme. Dreckeim
+avait été dans la capitale des Mormons en 1895; en 1908, il y envoya ce
+vieux Filnitz qui était amoureux de moi à Pétrograde où il servait
+vaguement de secrétaire à Replanoff. Comme il parlait toujours des
+Mormons, je lui ai sorti ma grand'mère. Il a été épaté et a retrouvé
+dans ses papiers une copie faite par lui à Salt Lake City de la lettre
+d'un mormon célèbre. C'est justement le type qui avait converti ma
+grand'mère au mormonisme et il parle d'elle.»
+
+«Eh bien! dit le pseudo Ovide du Pont-Euxin, j'ai retrouvé depuis la
+guerre un de mes grands-oncles, Hessois venu en France en 66 et qui,
+comme tel, a le droit d'y demeurer. Je savais bien qu'il existait avant
+la guerre, mais je n'allais jamais le voir. Depuis la guerre, il a été
+très gentil pour moi et c'est chez lui que je suis en permission. Il a
+été tout jeune dans l'Utah avec sa mère qui était veuve et s'était
+laissée emmener là-bas dans un des premiers convois qui amenèrent
+d'Europe de nouveaux fidèles. Mon grand-oncle, Otto Mahner, a passé
+là-bas son enfance et n'est rentré dans son pays natal qu'à l'âge de
+vingt-cinq ans, pour se marier à la façon européenne, mais il ne cesse
+de me parler du mormonisme, depuis que je le revois. Il y revient
+toujours en parlant comme d'un moyen de redonner à la France la
+population dont elle a besoin pour rester une grande nation.»
+
+«Mais, dit Elvire, croyez-vous que ce soit utile qu'il y ait beaucoup
+d'enfants?»
+
+«Fichtre! dit Ovide. Si c'est utile; mais dans cinquante ans il y aura
+cent millions de Boches, soixante millions d'Italiens; je vous fais
+grâce des Espagnols et autres nations qui confinent à la France et, du
+train où l'on va, elle n'aura pas atteint à cette époque son quarantième
+million.»
+
+«Ce serait rigolo, dit Elvire, que votre grand-oncle ait connu ma
+grand'mère.»
+
+«Justement, dit Ovide, je lui ai promis que vous iriez le voir; c'est
+près d'ici, rue Delambre, je vous donnerai l'adresse.»
+
+«Entendu, dit Elvire, comptez sur moi vers trois heures de l'après-midi.
+J'apporterai la lettre. Elle est de 1851.»
+
+«Merveilleux! s'écria Ovide, je crois bien que mon grand-oncle Otto y
+était. Enfin, à demain!»
+
+Et, comme c'était l'heure du dîner, Pablo Canouris l'emmena dans la
+petite boîte en vogue du quartier.
+
+Dans le monde des artistes, on ne dit plus le bistrot; il y a belle
+lurette que mastroquet n'existe plus, ce mot mourut au temps du
+symbolisme et le dernier à qui je l'ai entendu dire est Rémy de
+Gourmont. On dit maintenant: «Allons chez un tel, c'est une petite boîte
+où on bouffe bien.»
+
+Et bistrot sera relégué dans le débarras des mots d'époque destinés à
+devenir poétiques, tels paletot, cocotte, fiacre, victoria, teuf-teuf,
+ohé! ohé!! dont les poètes qui voudront, dans cent ans, évoquer notre
+temps farciront leurs poèmes, comme Verlaine qui mit dans ses fêtes
+galantes les mots qui lui paraissaient les plus poétiquement évocateurs
+du XVIIIe siècle.
+
+Et, après dîner, pendant la représentation cinématographique, Pablo
+Canouris, qui regardait ce spectacle sans songer à mal, sentit tout à
+coup une petite main se poser dans ses mains. Il en fut tout secoué
+d'une sorte de volupté mêlée d'horreur. Et, peu à peu, sa main serra
+celle d'Elvire.
+
+
+
+
+III
+
+
+Nicolas Varinoff était parti après avoir embrassé Elvire d'une façon
+distraite et elle avait rendu son baiser d'une façon plus distraite
+encore. Il pensait au communiqué, elle pensait au cinéma.
+
+Quelle chose bizarre, qu'une fille de la sorte d'Elvire, qui aimait les
+femmes à la façon d'un homme, eût eu pour Nicolas Varinoff un béguin fou
+qui n'était nullement aboli, mais qui s'assoupissait, étant donné toutes
+les incertitudes qui avaient surgi depuis la guerre et aussi le fait
+qu'il ne paraissait plus songer du tout à l'Amour. Pablo Canouris lui
+plaisait et, comme il était d'un pays neutre, son sort paraissait moins
+incertain que celui de Nicolas. Et sa renommée faisait de son amitié une
+garantie de succès pour un peintre qui ne serait pas sans talent et
+serait de ses amis. Elvire était peintre plus qu'elle ne le savait
+elle-même. Mais elle ne songeait pas à Pablo Canouris ni à l'étreinte de
+leurs mains. Elle se rappelait certaines scènes de cinéma qui l'avaient
+enchantée et n'oubliait pas la conversation qu'elle avait eue avec le
+faux Ovide touchant le mormonisme.
+
+En s'apprêtant pour aller rue Delambre et en cherchant la copie de la
+lettre où il était question de sa grand'mère, elle se disait:
+
+«Je ne sais pas pourquoi, après tout, il n'y aurait pas un mormonisme
+féministe, des femmes ayant plusieurs maris. Ce serait rigolo. Et
+d'abord ça existe, pas pour les maris, mais pour les amants. Il faudra
+que je fasse un portrait d'Anatole de Saintariste en lieutenant, à côté
+de sa poule Corail. Elle est difficile à dessiner cette petite.»
+
+Puis, elle alla au rendez-vous, rue Delambre. Le vieil Hessois, qui
+avait vécu chez les Mormons, était un beau vieillard, à l'intelligence
+ouverte et claire. Il reçut Elvire en disant: «Sûrement j'ai connu votre
+grand'mère en 1851. J'avais huit ans et je suis arrivé à Great Salt Lake
+City en août 1851. Lisez-moi la lettre vous-même, car je ne peux plus
+lire les écritures, même avec des lunettes.»
+
+Et, tandis que le pseudo Ovide du Pont-Euxin s'arrachait les petites
+peaux près des ongles et que le vieil Otto Mahner ouvrait la bouche pour
+mieux écouter et la fermait parfois en reniflant une prise, Elvire
+déplia la copie de la lettre que lui avait donnée à Pétrograd le vieux
+Filnitz, et la lut avec une lenteur digne d'une jeune femme qui avait
+été commère aux Folies-Bergères.
+
+
+A frère Brigham Young, président de l'Eglise des Saints-du-dernier-jour,
+gouverneur du territoire d'Utah.
+
+Great Salt Lake City (Etats-Unis d'Amérique).
+
+Paris, le 20 décembre 1851.
+
+Je pense être le premier, frère Brigham Young, à vous renseigner sur les
+événements tragiques qui ont mis à feu et à sang la malheureuse capitale
+de la France. Toutefois, au cas où la nouvelle aurait devancé ma lettre,
+celle-ci vous rassurera sur mon sort et celui de la mission.
+
+Lorsqu'obéissant aux volontés du conseil de l'Eglise, je pris congé de
+mes épouses et quittai Salt Lake City, pour diriger les missionnaires
+chargés d'aller évangéliser la vieille Europe, je n'éprouvai nulle part
+l'étonnement fait d'admiration et d'horreur qui me surprit dans la cité
+géante qui a remplacé Rome à la tête du monde.
+
+On trouve à Paris un singulier mélange de grandeur et de misère bien
+fait pour frapper les yeux d'un citoyen des Etats-Unis, accoutumé à
+l'agréable simplicité de nos villes naissantes dans lesquelles, s'il y
+manque l'architecture sublime des palais, des monuments et des édifices
+religieux, l'ordonnance grandiose des places et des jardins, les
+perspectives ménagées avec un goût délicat et audacieux des promenades
+publiques, on ne trouverait pas non plus l'affreuse saleté des faubourgs
+parisiens, ces maisons épouvantables où vivent dans une promiscuité
+écoeurante et parmi la vermine nauséabonde les ouvriers et les petits
+bourgeois.
+
+Dans ces rues étroites et tortueuses, l'odeur de la pourriture essaie de
+vaincre la fétidité de l'urine qui, souillant Paris tout entier, stagne
+en flaques, écume dans les ruisseaux, et s'allie à la puanteur des
+excréments d'hommes et de bêtes qui l'accompagnent.
+
+Nulle part en Europe je n'ai regretté comme à Paris ce que l'on y
+appellerait la franche sauvagerie de nos contrées.
+
+Les façades lépreuses, témoins d'un grand nombre de révolutions, ont
+l'air de vieilles femmes, de squaws usées par la vie et par les durs
+traitements que les Peaux-Rouges, ces restes malheureux du malheureux
+peuple des Lamanites, font subir à leurs femmes.
+
+D'autre part, la nature est ici, comme partout en Europe, plus mesquine
+que dans notre patrie, et, en particulier, les fleuves y sont de
+misérables ruisseaux au regard de notre Missouri, le Père des Eaux, ou
+des autres fleuves américains.
+
+Je suis arrivé à Paris en avril, de Copenhague où j'ai eu le bonheur de
+faire un grand nombre de prosélytes danois que vous avez eu sans doute
+la joie d'accueillir dans notre sainte ville.
+
+Ayant visité Paris à diverses reprises, je connaissais la dure vie qu'y
+menait frère Curtis Bolton, spécialement chargé de l'entreprise
+difficile de convertir les Parisiens. Malgré mille obstacles, il a pu
+mener à bien quatre cents conversions et je dois dire qu'il a été
+médiocrement aidé par les circonstances.
+
+Il a vécu durant sept ans dans une mansarde de la rue de Tournon[2] et,
+malgré ses efforts, n'a sûrement gagné plus de dix francs par mois, ce
+qui le forçait à vivre de pain sec et d'eau fraîche.
+
+ [2] L'Amérique ne connaissait pas encore les gratte-ciel et de nos
+ jours M. Taylor se serait récrié sur le petit nombre d'étages qu'ont
+ les maisons à Paris. Pour la rue de Tournon, je la connais, elle est
+ fort bien située et habitée par une population honorable. (Note
+ récente et anonyme d'un lecteur de la Bibliothèque de Salt Lake City
+ et peut-être du conservateur même des manuscrits.)
+
+J'ai pensé qu'il était temps qu'il se reposât et, dès mon arrivée, je me
+suis chargé--connaissant suffisamment le français--de mettre au point sa
+traduction du _Livre de Mormon_.
+
+Cet ouvrage paraîtra vraisemblablement dans le courant de l'année
+prochaine.
+
+J'ai envoyé frère Curtis Bolton en Angleterre, parmi les gens de sa
+race, qui l'ont bien accueilli et les lettres enthousiastes qu'il
+m'adresse me font connaître que son apostolat provoque des bals et vous
+savez combien ils sont agréables aux dieux, des concerts, des
+excursions, des garden-partys et les jeux les plus aimables.
+
+N'a-t-il pas été à Jersey avec une troupe de demoiselles prêtes à
+devenir nos soeurs et avec quelques Saints! et pendant ce voyage
+d'agrément, ce ne furent que prédications, que cantiques et
+qu'accomplissements des désirs de la chair selon la loi humaine et
+divine qui exige la polygynie d'après l'exemple des patriarches et celui
+de Christ qui eut trois épouses, comme on peut voir aux évangiles.
+
+Les vacances de frère Curtis Bolton sont maintenant achevées et, plein
+de zèle, il se prépare à rentrer à Paris.
+
+L'apôtre étant de retour, je quitterai la France pour aller visiter nos
+missions d'Italie.
+
+Mais voici quelques détails sur mon séjour ici:
+
+Arrivé à Paris, je me suis logé au 37 de la rue Paradis-Poissonnière,
+populeuse et triste à la fois, et qui, par l'accoutumance, en est venue
+à me plaire, bien que je sois toujours incommodé par l'air méphitique de
+ma chambre, très basse, comme dans un très grand nombre de maisons
+parisiennes.
+
+Quelle pitié n'éprouverait le coeur le plus endurci à l'aspect des
+malheurs qu'a supportés la population de cette Capitale? La succession
+rapide des révolutions et des émeutes ne donne pas à ce malheureux
+peuple le temps de se remettre des guerres et des tueries.
+
+Les Dieux savent que nous autres, Saints-du-dernier-jour, nous sommes
+accoutumés aux émeutes. L'une d'elles coûta la vie à notre prophète
+Joseph Smith et au patriarche Hyrum son frère, dans la prison de
+Carthage. J'y fus moi-même grièvement blessé. Nauvoo, la Cité Belle, que
+nous édifiâmes de nos propres mains, nous fut ravie par les Gentils,
+bien des nôtres y subirent le martyre et le Temple y tombe en ruines.
+Mais rien ne peut donner l'idée de l'aspect désolé où je trouvai Paris
+lorsque j'y arrivai cet avril. Des restes de barricades, des ruines
+causées par l'incendie, les souvenirs des révolutions et des guerres,
+les éclopés des uns et des autres, tout cela me fit penser que nos
+plaies et nos tribulations à la recherche de ce pays de Déseret que vous
+nous aviez promis, que nous trouvâmes et que vous nommâtes, en souvenir
+d'une petite abeille surnaturelle et selon le mot qui vous fut révélé,
+n'étaient que de douces récréations et de pieuses bénédictions, aux prix
+des malheurs de toute sorte que la rage politique et l'amour mal compris
+de la moins démocratique des libertés ont attirés en peu d'années sur
+les Français et tout particulièrement sur les Parisiens.
+
+Je pensais que ces désolations touchaient à leur terme et entreprenant
+vigoureusement mon apostolat d'après l'état où frère Curtis Bolton avait
+laissé le sien, je pus baptiser quelques Français au nº 282 de la rue
+Saint-Honoré. Pour soutenir ma prédication, je fondai un journal, selon
+l'exemple du Prophète Joseph Smith et de vous-même, qui êtes notre
+nouveau Prophète. Cette feuille paraît mensuellement depuis le mois de
+mai: c'est l'_Etoile du Déseret_ et vous approuverez certainement ce
+titre.
+
+La police n'ayant pas laissé de me tracasser comme elle a tracassé ou
+plutôt persécuté notre pauvre frère Curtis Bolton, j'ai résolu de ne
+rien traiter dans ce journal qui eût rapport avec la politique. Un des
+nouveaux saints, frère Dupont, qui a été témoin d'un de mes miracles,
+s'est trouvé être un poète fort médiocre à la vérité, mais les quelques
+cantiques français qu'il a composés peuvent servir en attendant mieux.
+Il a aidé frère Bolton dans sa traduction du _Livre de Mormon_ et me
+rend service en corrigeant les épreuves typographiques.
+
+Dois-je ajouter que je ne révèle pas ce point de notre doctrine qui la
+rend si séduisante pour les jeunes hommes? Je veux parler de la
+polygamie.
+
+Le caractère léger et moqueur des Français m'a fait craindre que, dès le
+début de mon apostolat, ils ne tournassent notre Eglise en dérision,
+s'ils avaient eu connaissance de la condition rituellement patriarcale
+de nos familles.
+
+Un des auteurs réputés classiques dans ce pays, M. Molière, qui a
+composé, il y a deux siècles, d'impayables bouffonneries, a écrit dans
+une pièce que j'ai entendue ces jours-ci au _Théâtre Français_ des vers
+qui m'ont indigné, bien qu'ils semblent extrêmement drôles et
+parfaitement sensés aux spectateurs parisiens qu'ils incitent à rire
+immodérément et qui paraîtraient comme l'expression d'une sentence
+légale (ou illégale _ad libitum_ pour ne pas oublier notre juge Lynch,
+qui est une des manifestations de l'injustice même) à nos Gentils de
+l'Illinois, à ceux du Congrès de Washington et de l'armée des
+Etats-Unis.
+
+Voici ces vers de M. Molière, d'une sauvagerie digne de celle des
+batteurs d'estrade, des aventuriers, des éleveurs les plus grossiers de
+notre sauvage Far-West:
+
+ La polygamie
+ Est un cas pendable.
+
+Vers cruels, inhumains, qui semblent composés en Amérique, exprès à
+notre endroit, mais dont la réminiscence eût suffi à nous perdre pour
+toujours dans l'esprit des Français qui nous eussent alors traités comme
+des débauchés qu'ils sont eux-mêmes.
+
+D'autre part, la polygamie existe ici en fait et ainsi que je viens de
+l'insinuer, sous la forme de débauche.
+
+Le mariage, s'il demeure en France une monogamie légale, devient souvent
+et pour ainsi dire ouvertement une polygamie véritable, et pour le mari
+et pour l'épouse, par l'adultère, qui est dans cette contrée un acte à
+la fois grave et risible et il n'est point rare que le ridicule qu'il
+entraîne y devienne mortel.
+
+Au demeurant, si la polygamie n'est plus dans ce pays _un cas pendable_
+au gré de la justice, si les vers cités plus haut sont profondément
+bouffons plutôt que véritablement patibulaires, la loi française n'en
+réprime pas moins la polygamie lorsqu'elle est sanctionnée par un acte
+rituel ou légal; et mon désir d'éviter de graves différends avec la
+police de ce pays est conforme à celui qui m'anime pour le triomphe de
+l'Eglise des Saints-du-dernier-jour puisque l'expulsion des apôtres
+ruinerait certainement le petit noyau de croyants qu'a pu réunir le zèle
+déjà constaté de frère Curtis Bolton[3].
+
+ [3] Feu M. Dreckeim, le savant berlinois, qui vécut cinq ans à Salt
+ Lake City, où il dépouilla à la Bibliothèque les papiers laissés par
+ le regretté président Brigham Young, se permit d'aller demander à M.
+ Taylor, qui vivait encore, pourquoi, puisqu'il craignait que la
+ police n'ouvrît sa lettre, il y parlait si longuement de la
+ polygamie. A quoi M. Taylor répondit qu'il en parlait à dessein afin
+ que la police crût que de même qu'il n'était point traité de la
+ pluralité des femmes dans l'_Etoile du Déseret_, on n'en soufflait
+ mot dans les prédications; mais qu'au demeurant les gens instruits
+ et les fonctionnaires de la police n'ignoraient point que dans
+ l'Utah, les Mormons étaient polygames. (_Noté au crayon en marge de
+ la lettre._)
+
+ C'est plus loin que M. Taylor manifeste sa crainte de ce fameux
+ cabinet noir où l'on devait avoir fort à faire, s'il est vrai qu'on
+ y ouvrait toutes les lettres. (_Noté à l'encre sous la note
+ précédente et d'une écriture de femme._)
+
+Ces choses dites, venons-en aux événements de ces derniers jours et le
+grand nombre de gens qui y ont perdu la vie m'assure que la mienne a été
+à deux doigts de sa perte.
+
+Ma volonté de ne pas me mêler de politique et de ne pas donner
+d'appréciations qui pourraient être mal interprétées au cas où l'on
+ouvrirait ma lettre, ainsi qu'avec raison la police le pratique,
+paraît-il, couramment, m'interdit de vous faire connaître mes idées sur
+la cause de ces événements, mais je veux vous la dire sans porter aucun
+jugement. Les émeutes et les révolutions dont j'avais trouvé Paris
+encore tout bouleversé au mois d'avril, se sont renouvelées à l'occasion
+d'une certaine opération gouvernementale qu'on a appelée le Coup d'Etat.
+Qu'il me suffise d'ajouter comme explication que le président de la
+République française, qui est un membre de la famille des Bonaparte,
+médite le rétablissement à son profit de la dignité impériale. Il a
+commencé par une manifestation d'absolutisme qui a déplu à un certain
+nombre de personnes de toutes les classes et particulièrement parmi les
+ouvriers.
+
+Selon les conseils que l'on m'a donnés, je ne suis pas sorti le 2
+décembre ni le 3. Le 4 cependant, il fallut que j'allasse à notre
+imprimerie située rue Saint-Benoît, sur la rive gauche de la Seine, et,
+bien qu'aguerri, je ne laissai point d'être surpris par la brutalité des
+soldats. Un détour m'amena rue de la Paix où je vis des lanciers,
+soldats de la cavalerie, qui chargeaient une foule paisible, composée de
+gens fort bien mis, de bonnes et d'enfants de la classe aisée.
+
+Je pus me garer cependant et éviter d'être foulé aux pieds des chevaux,
+mais, en revenant de la rue Saint-Benoît, j'eus le tort de prendre un
+chemin qui me parut plus court que celui que j'avais suivi précédemment.
+J'errai ainsi de barricades en barricades et il me serait difficile de
+reconstituer présentement mon itinéraire dans un dédale de rues
+transformées par les barricades en citadelles improvisées.
+
+La constitution morale des nations européennes est si différente de
+celle qui régit les Américains que je ne sais si vous comprendrez les
+motifs des luttes intestines qui divisent les Français. Ici, rien n'est
+véritablement démocratique; l'Egalité qui est inscrite sur les façades
+des édifices publics n'est souhaitée par aucune classe de la
+population[4].
+
+ [4] Ce missionnaire, qui était observateur, ne connaissait pas bien
+ l'humanité, puisqu'on ne souhaite l'égalité dans aucune classe
+ d'aucune nation. La terminologie des législateurs et des politiques
+ est souvent en contradiction avec les passions humaines et la nature
+ qui exigent l'ordre suivant: à chacun selon sa force son droit, ses
+ oeuvres. (_Cette remarque crayonnée en marge de la lettre y aurait
+ été inscrite par l'empereur du Brésil, don Pédro, lors de la visite
+ qu'il fit à Salt Lake City_.)
+
+Chez nous, tout est issu du populaire: la religion, les arts, le pouvoir
+et la richesse. La nation américaine est une échelle dont les degrés
+égaux entre eux n'offrent à l'observateur qu'une différence d'élévation.
+Et cette parabole demeure aussi véritable dans le monde mental que dans
+le monde matériel. De temps à autre on retourne l'échelle et rien n'est
+changé.
+
+En France, au lieu d'une seule échelle, on en trouverait plusieurs
+destinées à gravir la même cime. Chaque classe de la population, pour
+m'exprimer d'une manière plus directe, forme ici un état dans la nation,
+un état avec son aristocratie, sa bourgeoisie et sa plèbe. Les arts sont
+organisés en cette guise et ne connaissent pas cette unité démocratique
+que l'on admire chez nous. Les sciences et les métiers sont divisés
+selon ce système. L'art de la guerre n'est pas compris autrement. La
+science des fortifications même a trouvé, chose invraisemblable, une
+application plébéienne dans la barricade, et, tandis que les guerriers
+savants, portant très haut l'enseignement qu'ils tiennent des ingénieurs
+italiens du XVe et du XVIe siècle, continuent d'appliquer leurs
+connaissances au perfectionnement des fortifications, le peuple a
+inventé la barricade, forteresse improvisée et imprévue, faite de pavés,
+de poutres, de tonneaux, d'omnibus renversés, de paniers et de matelas.
+Ces remparts montent parfois jusqu'à la hauteur d'un deuxième étage et
+il est arrivé que les défenseurs de ces informes amas de débris et de
+matériaux disparates aient eu raison des troupes régulières et de
+l'artillerie.
+
+Chez nous, le peuple s'appelle tout-le-monde: millionnaires,
+cultivateurs, journalistes, aventuriers et marchands de bétail; on
+n'excepterait guère que les gardiens de troupeaux de moutons, les nègres
+et les Indiens, les derniers sont des ennemis bénis que nous supplantons
+sur leur propre sol, tandis que les premiers ne font pas partie de
+l'humanité.
+
+Ici, le peuple n'est formé que par les criminels, les pauvres gens, les
+ouvriers, les étudiants, les représentants, les artistes et les gens de
+lettres. Et il a parfois de terribles colères ce monstre vigoureux! Le
+gouvernement en a eu facilement raison, en l'occurrence, mais le sang a
+coulé abondamment.
+
+Je ne vous donnerai point le détail des barricades qu'il m'a fallu
+visiter le 4 de ce mois en tentant de revenir à mon logis. La
+topographie de Paris ne vous est pas familière et ces explications vous
+seraient inutiles. Qu'il me suffise de vous dire que dans une seule voie
+nommée rue Rambuteau, que j'ai dû suivre, bien qu'elle m'éloignât de
+chez moi, j'ai compté jusqu'à douze barricades.
+
+Ailleurs, devant une grande barricade barrant la rue Saint-Denis, à la
+hauteur de la rue Guérin-Boisseau, j'ai été pris pour un homme de la
+police, un mouchard[5], selon le mot populaire. Je n'étais pas fort
+rassuré et, malgré ma qualité d'Américain que je tentais en vain de
+faire constater, les émeutiers m'auraient fusillé si un représentant,
+illustre comme poète, M. Victor Hugo, n'était intervenu. Il m'interrogea
+et, après s'être enquis longuement des chutes du Niagara, des pilotis de
+Mexico, des coutumes, des usages et du cours de l'Orénoque, il me fit
+relâcher. Et devant les émeutiers qui l'écoutaient avec respect, il me
+dit textuellement: «Sage citoyen des Etats-Unis d'Amérique, vous
+témoignerez dans votre libre République des efforts que les Parisiens,
+ce peuple de Titans, accomplissent ici pour cimenter la proche
+fraternité des Etats-Unis d'Europe.»
+
+ [5] En français dans le texte.
+
+Là-dessus, il me quitta après m'avoir serré les deux mains, et l'on
+m'enferma dans une pharmacie que les émeutiers avaient transformée en
+fabrique de poudre.
+
+D'après ce que m'a dit le président de la République vénitienne, M.
+Manin, lors de la visite qu'il me fit, il y a environ trois mois, et où
+il se montra curieux des choses du mormonisme, ce M. Victor Hugo
+vivrait, autant que faire se peut, à Paris et sans entraîner le
+scandale, d'après les principes admis par notre Eglise et notamment en
+ce qui concerne la polygynie.
+
+Après quelques instants qui me parurent interminables, on me permit de
+m'éloigner. De barricade en barricade, parmi les morts et les blessés,
+malgré les soldats dont j'évitai les baïonnettes et les projectiles, je
+me retrouvai, je ne sais comment, sur le boulevart[6] où la boucherie
+était horrible.
+
+ [6] En français dans le texte et avec cette orthographe surannée.
+
+Les soldats massacraient tous ceux qu'ils rencontraient et les cris
+d'assassins, d'à bas Bonaparte, de vive la République, les commandements
+des officiers, les lamentations des mourants, le crépitement de la
+fusillade, le tonnerre du canon se mêlaient, formant une musique
+effrayante. Je pensai qu'il se pouvait très bien que ma dernière heure
+approchât et je songeai d'abord à me réfugier dans une boutique, mais la
+plupart étaient fermées et, voyant dans celles qui étaient restées
+ouvertes des cadavres de commerçants, je connus par là qu'il n'y avait
+pas de refuge que les soldats respectassent. Je n'osai pas m'enfoncer
+dans les rues étroites qui conduisaient chez moi. Je craignais de tomber
+encore une fois auprès de quelque barricade; cela me paraissait aussi
+dangereux que d'être exposé à la brutalité des soldats.
+
+Là-dessus, il se mit à pleuvoir et la boue qui se forma rapidement était
+rouge de sang par endroits. Quelques passants, émeutiers voulant gagner
+leur barricade, se hâtaient, parfois courbés pour échapper aux
+projectiles ou fiers et défiant par des cris pleins d'insolence la force
+armée. Toutefois ils ne s'arrêtaient point, désireux d'éviter l'arrivée
+des soldats dont deux troupes venaient en sens contraire. Pour ma part,
+certain de ne pas leur échapper, je me préparai à mourir. A ce moment,
+une troupe de jeunes gens et de jeunes femmes, mis avec élégance, passa
+près de moi en riant. J'eus l'idée de les suivre, car ils me semblaient
+peu se soucier de l'émeute et même se croire à l'abri des dangers; mais
+tout en riant et en plaisantant, ces débauchés,--car ils n'étaient pas
+autre chose,--se retournèrent et m'écartèrent à coups de canne, disant:
+
+«Passe ton chemin, bonhomme, nous ne sommes pas de ton bord.»
+
+Et l'une des jeunes femmes qui s'était aussi retournée, ramassa une
+bouteille vide qui se trouvait à ses pieds, près d'un shako et d'un
+soldat mort, et me la jeta avec violence en criant:
+
+«Dépêche-toi donc, Paméla, et prends garde à ce socialiste.»
+
+En même temps, la bouteille m'atteignit au front, m'étourdissant et me
+blessant au-dessus du sourcil droit. Aussitôt, j'entendis une voix douce
+qui me disait:
+
+«Pauvre homme, votre sang coule.»
+
+Et voici près de moi un remuement de soie tandis qu'une main délicate
+étanchait avec un mouchoir parfumé le sang de ma blessure.
+
+Je crus d'abord que c'était l'ange Moroni qui se manifestait sur le
+champ de bataille et venait pour sauver un des fidèles de Joseph. Mais
+les débauchés sans pitié qui dans ce jour de deuil se hâtaient vers
+quelque cabaret, Rocher de Cancale ou autre, pour festoyer et se réjouir
+des malheurs populaires, criaient encore en s'éloignant: «Paméla,
+rejoins-nous vite, les soldats arrivent,» me firent comprendre qu'il n'y
+avait point près de moi d'ange Moroni, mais seulement cette Paméla
+retardataire que ses compagnons appelaient tout en ne se risquant plus,
+malgré leur insouciance, à venir la rechercher dans le lieu dangereux où
+elle se tenait volontairement afin de me secourir. Les bataillons
+arrivaient en courant, rythmant leurs pas et le bruit cadencé que
+faisaient leurs pieds s'approchait sinistre comme une danse macabre.
+
+L'ange Paméla ne s'en souciait pas et je pensai que j'allais mourir avec
+elle. Cette fin romanesque m'enthousiasma un moment et je songeai à
+crier, lorsque les baïonnettes m'atteindraient, un «Vive la République!»
+qui, destiné dans ma bouche à glorifier légitimement nos Etats-Unis,
+devait paraître (et c'était là une plaisanterie mortuaire que je trouvai
+excellente) aux soldats qui allaient devenir mes bourreaux, une apologie
+_in extremis_ du régime populaire contre lequel ils combattaient.
+
+Mais la main qui avait essuyé ma face me prit le poignet et m'entraîna,
+je distinguai confusément les uniformes des militaires et la silhouette
+angélique de la femme qui m'entraînait; elle tenait maintenant de la
+main gauche le mouchoir taché de mon sang et ce linge me fit songer au
+Christ et à la Sainte Véronique. Cette édifiante pensée m'occupa le
+temps que nous mîmes à traverser le boulevart[7] et à gagner juste à
+temps pour n'être pas la proie des soldats, une rue adjacente.
+
+ [7] En français dans le texte.
+
+Vous venez de lire, frère Brigham, comment j'échappai pour ainsi dire
+miraculeusement à la fureur disciplinée des militaires et je vous prie
+d'excuser la digression qui suit à propos des femmes françaises.
+
+On pourrait dire d'elles ce que je vous écrivais naguère au sujet des
+prêtres catholiques. Ils valent mieux que ceux de n'importe quelle
+religion et nulle part, sauf dans notre Eglise, on ne rencontre autant
+de Saints. Rien d'étonnant puisque le catholicisme est la vraie religion
+qui a succédé au mosaïsme et qui a détenu la vérité jusqu'à l'apparition
+de l'ange Moroni à Joseph Smith. Et j'ai été bien souvent charmé par les
+vérités que les prêtres catholiques s'efforcent de propager avec un
+courage et une bonne foi inexprimables.
+
+De même les femmes: elles sont ici excellentes comme santé, travail,
+courage, grâce, goût, bon sens et bonne humeur et celles qui s'écartent
+de cette retenue qui convient au beau sexe y sont plutôt amenées par les
+vices des institutions que par leurs propres penchants.
+
+Nulle part la polygamie ne serait peut-être aussi utile qu'ici où l'on a
+complètement perdu la notion du mariage. La liberté dans l'amour
+apparaît comme un droit incontestable à beaucoup de socialistes et la
+polyandrie est admise par Fourier même et dans le mariage et aussi dans
+le célibat, par l'institution éminemment immorale du bayadérisme.
+
+La polygynie est la santé pour l'homme et pour la femme, elle supprime
+la prostitution, les malheurs et les maladies qu'elle entraîne; elle
+augmente la majesté de l'homme, en satisfaisant son goût inné pour la
+domination. Cette constitution patriarcale conviendrait parfaitement à
+ce pays qu'elle régénérerait en y résolvant peut-être la question
+sociale, supprimant ces luttes intestines, ces idéologies malsaines qui
+appauvrissent les corps et les esprits. Au lieu de cela, l'adultère en
+créant une polygamie clandestine, la prostitution en faisant de l'acte
+de chair une chose honteuse, détruisent le bonheur que l'homme éprouve à
+procréer, entraînent les hommes à des folies, jettent sur la terre de
+misérables enfants sans famille, sans destinée et voués au mépris pour
+leur illégitimité.
+
+La femme qui m'avait entraîné me fit courir longtemps. Nous nous
+trouvâmes enfin devant une maison et, prié de monter, je suivis mon
+sauveur dans un appartement élégant et celle qui m'y avait gracieusement
+introduit me dit:
+
+«Mon père et mon frère sont des ouvriers. Ils se battent contre la
+tyrannie. C'est pourquoi mon coeur a été ému en vous voyant blessé par
+cette grande lâche de Berthe. Je résolus aussitôt de vous sauver.
+N'êtes-vous pas représentant?»
+
+Je fis connaître à cette personne ma qualité d'Américain et de
+missionnaire mormon et elle parut vivement intéressée, me disant:
+
+«J'ai été enfant de Marie... c'était le bon temps.»
+
+Et je compris que cette jeune femme vivait dans la perdition et qu'elle
+songeait avec regret à ses années d'innocence. Je pensai aussitôt
+qu'elle serait une excellente mormonne et que les françaises étant rares
+parmi les Saints, vous ne seriez pas fâché d'avoir parmi vous un
+spécimen féminin de l'ingénieuse race des Français auxquels la
+civilisation doit tant et dans tous les domaines. J'endoctrinai cette
+lorette et je revins chaque jour dans ce quartier Bréda où elle loge. Je
+lui montrai que le bonheur l'attendait à Great Salt Lake City, que nous
+possédions la vraie doctrine, qu'elle aurait un mari aimable, que les
+mormonnes étaient instruites et bien élevées, que nous aimions les bals,
+la musique et les représentations théâtrales, que l'on s'efforçait à
+Salt Lake City de suivre la mode de Paris et que, parisienne, son goût
+la ferait sur ce point dominer toutes nos soeurs. Enfin, soit le
+mariage, soit les détails de notre luxe, Mme Paméla m'écouta, jouant
+avec ses repentirs et réfléchissant. Je sus qu'elle avait demandé
+conseil à sa portière et que celle-ci s'était vivement opposée à mon
+projet. Des amies de Paméla la dissuadèrent de m'écouter, mais elle eut
+le bon sens de demander l'avis de son père, ouvrier fort écouté dans les
+faubourgs et moins connu sous son nom de Monsenergues que sous le surnom
+de Parisien dit la Couronne des Amours. Ce digne homme s'étant rendu
+chez sa fille l'exhorta à la vertu. Il déplorait la faiblesse qu'il
+avait montrée en n'immolant pas son enfant le jour où, entraînée par
+l'amour du plaisir et du luxe, elle avait échappé à l'autorité
+paternelle pour vivre dans la perdition.
+
+J'écoutai, les larmes aux yeux, cet homme rude et sensible dont les
+mains calleuses avaient des gestes caressants.
+
+Ayant su ce que je conseillais, il s'exalta, me parla avec éloge de
+l'Amérique d'après ce qu'il en savait, du Champ d'Asile, des généraux à
+la Cincinnatus. Il engagea sa fille à suivre mes conseils. Ayant déploré
+les événements politiques qui venaient d'avoir lieu et auxquels il avait
+été mêlé, il m'exprima son indignation parce que la tyrannie avait
+proscrit un homme qu'il tenait en haute estime, nommé Agricol
+Perdignies, dit Avignonnais la Vertu.
+
+Cette entrevue décida Paméla Monsenergues à faire ses bagages, à vendre
+ou distribuer tout ce qui aurait été un embarras en voyage et dans notre
+pays, et j'ai le plaisir de vous annoncer que cette demoiselle a décidé
+de se joindre à une troupe de saintes qui partira avant peu pour
+l'Amérique, sous la conduite de frère Lorenzo Snow. Il s'y trouvera
+quelques Anglaises, des Danoises, des Norvégiennes, une Française et une
+famille suisse tout entière. Frère Lorenzo Snow, qui ramène une nouvelle
+épouse dans son foyer de Salt Lake City, a décidé d'accompagner la
+caravane.
+
+Je regrette de ne pouvoir vous envoyer plus de Françaises. Mais vous
+vous contenterez du troupeau de génisses que j'achemine vers vous et les
+puissants troupeaux de nos étables sacrées les féconderont avec délices
+pour que s'agrandisse, dans la paix et le bonheur, le précieux domaine
+que les dieux ont commis à la garde de frère Brigham, notre prophète.
+
+Pour terminer cette lettre, je dois vous annoncer qu'un pasteur anglican
+vient de faire paraître un livre où implicitement il s'efforce de donner
+un démenti aux vérités ethniques qui forment le fond de notre religion
+et qui, avant ce siècle, ont été proclamées par les écrivains
+catholiques, détenteurs de toute la vérité, jusqu'à l'apparition de
+l'ange Moroni à Joseph. Ce pasteur, dans son voyage d'Asie, s'étant
+trouvé chez les Nestoriens, prétend avoir reconnu en eux les
+représentants de dix tribus d'Israël dont on avait perdu les traces
+historiques jusqu'au jour où le livre de Mormon a prouvé qu'ayant émigré
+en Amérique, il ne restait aujourd'hui qu'une faible partie d'une des
+nations issues d'elles et la plus mauvaise, celle des Lamanites, juifs
+punis de Dieu, mais qui n'en sont pas moins les derniers représentants
+de son peuple, c'est-à-dire la race Rouge que nous respectons. Cet
+ouvrage, plein de mauvaise foi, ne fait même pas allusion à nos vérités
+et sa publication a été pour moi une nouvelle occasion de reconnaître
+l'infernale ignorance et l'outrecuidante méchanceté de ces sectes que
+l'iniquité a suscitées sur la terre. Au contraire, les prêtres
+catholiques ont connu la vérité par révélation avant la révélation
+complète des plaques à Joseph Smith qui estimait grandement le
+catholicisme. Ils vivent avec dignité, avec désintéressement et sont
+pleins de sanctification. Ils étaient les gardiens de la vérité et notre
+Eglise n'est au catholicisme que sa continuation moderne et adaptée aux
+nouvelles révélations.
+
+J'appelle votre sollicitude sur mon foyer et vous prie, selon une
+révélation, de ne point hésiter à me substituer un remplaçant auprès de
+mes épouses si cela était nécessaire pendant mon absence.
+
+Pénétré de respect, je suis vôtre
+
+Frère John TAYLOR, le martyr.
+
+
+Elvire s'arrêta et ses yeux interrogeaient ce soi-disant Pont-Euxin qui
+se faisait saigner les doigts en s'arrachant les peaux autour des ongles
+et le vieux Manher qui lui dit: «Je me souviens parfaitement du martyr
+John Taylor, de Lorenzo Snow et de votre grand'mère Malvina. Si vous
+avez le temps, je vais évoquer devant vous son histoire. Nul autre que
+moi ne pourrait vous la raconter.
+
+«J'étais enfant alors, mais les enfants vivaient dans une promiscuité
+pleine de liberté. Nous étions observateurs, mais n'étions pas
+innocents. Ma mère qui mourut là-bas, était une des onze femmes de Robin
+Furmesneare; mais ce n'est pas l'histoire de ma mère que vous attendez
+de moi, c'est celle de votre grand'mère. Ecoutez-moi. Si je vous
+fatigue, dites-le moi, car je ne serai pas bref, heureux de m'étendre
+sur un sujet si singulier et dont j'ai rarement l'occasion de parler.»
+
+«C'est entendu, dit Elvire, dites-moi tout ce que vous savez touchant ma
+grand'mère. Je crois qu'elle devait me ressembler.»
+
+«C'est vrai, répliqua le vieil Otto après l'avoir attentivement
+regardée, mais elle avait l'air boudeur et insolent à la fois, tandis
+que vous avez surtout l'air renfermé.»
+
+«Comme je l'aime, s'écria Elvire, et comme elle était heureuse de vivre
+en une époque aussi pleine d'imprévu.»
+
+«Ne vous plaignez pas! dit doucement le sergent qui avait pris le nom
+d'Ovide. Ne vous plaignez pas! En fait d'imprévu, vous me semblez bien
+servie, la Russie, les grands ducs, la peinture et la guerre! que vous
+faut-il de plus?»
+
+«Ce n'est pas la même chose, observa Elvire. Pour étonnante qu'elle
+paraisse, ma vie n'en est pas moins terre à terre.»
+
+«Vous êtes bien difficile! conclut le Pont-Euxin, et vous ne savez pas
+goûter l'existence.»
+
+Et il se tourna vers le vieillard pour l'inviter à commencer son récit.
+
+
+
+
+IV
+
+
+«C'était dans l'Utah, dit le vieil Otto Mahner, sur la place qui occupe
+le centre de la grande ville du Lac Salé, vers trois heures de
+l'après-midi. La caravane avait apparu d'abord comme les petites fumées
+d'une fusillade. Elles se condensèrent en de mouvants points noirs. Né à
+l'horizon, d'où il serpentait comme une procession de fourmis, le
+cortège avait vite grandi; près des fourgons recouverts de toile, des
+charrettes, des piétons, hommes et femmes, chargés de fardeaux,
+s'étaient montrées les silhouettes des cavaliers armés, et l'on avait
+entendu les clameurs des gens, le grincement des roues, le hennissement
+des chevaux.
+
+«Puis, par groupes, se succédant sans ordre, à intervalles, les piétons,
+les cavaliers, les attelages étaient entrés dans la capitale des
+Saints-du-dernier-jour.
+
+«Après une traversée de cinq mois, sans la vue d'aucune terre que le
+sombre roc du cap Horn, une troupe d'émigrants avait débarqué en
+Californie pour se joindre aux sectaires polygames de l'Amérique. Il
+avait fallu voyager péniblement à travers le grand désert du sel et
+tous: hommes et femmes, descendus des chevaux, sortis des fourgons,
+regardaient, assis sur le sol, la cité bâtie en amphithéâtre contre les
+monts Wasatch dont les neiges éternelles se coloraient délicatement de
+rose tendre et de vert pâle. Ces voyageurs poudreux, ces jeunes filles
+inquiètes et amaigries attendaient avec impatience le retour de
+l'apôtre, Lorenzo Snow, qui s'était rendu chez le Prophète, et la
+fatigue leur imposait le silence.
+
+«De larges rues sortaient de la place et, régulièrement espacées, des
+maisons de bois se carraient dans des vergers pleins d'abricotiers et de
+pêchers couverts de fruits.
+
+«Autour de la place, d'élégantes boutiques de modistes, de luthiers, de
+grainetiers, de marchands de tabac, de spiritueux, de produits
+comestibles, d'instruments aratoires, annonçaient leurs marchandises sur
+des enseignes multicolores et la plupart d'entre elles, pour marquer que
+le commerçant était mormon, portaient la figure d'un oeil peint en bleu.
+
+«Il y avait aussi des comptoirs de changeurs et dans des pots violets,
+devant un hôtel, de petits orangers arrondissaient leurs mappemondes de
+feuillage.
+
+«Bientôt, pour examiner les émigrants, tous les boutiquiers vinrent sur
+le pas de leur porte. Les uns fumaient la pipe, d'autres chiquaient et
+lançaient parfois sur le sol un long jet de salive mordorée;
+quelques-uns enfin, un canif dans la main droite, taillaient à petits
+coups un morceau de bois qu'ils tenaient dans la main gauche.
+
+«Des enfants peu à peu entouraient les nouveaux venus et minces, l'air
+vicieux, les petits garçons donnaient la main aux fillettes, leur
+prenaient la taille, les embrassaient effrontément en bavardant, en
+riant, en faisant des grimaces à l'adresse des voyageurs.
+
+«Une de ces petites filles fumait la cigarette, l'écartant après chaque
+bouffée qu'elle expirait les yeux fermés. C'étaient les premiers nés de
+la ville naissante.
+
+«Cités! vous êtes les monuments les plus sublimes de l'Art humain. Le
+mouvement indéfini de la marche humaine s'élève vers l'immobilité
+infinie. La lassitude fait souhaiter au monde le repos plein d'activité
+de la vie végétative. Des vagabonds s'arrêtent et, se tenant les uns
+près des autres comme les arbres dans la forêt, ils plantent des racines
+artificielles, leurs maisons se dressent, la ville projette ses ombres.
+Et l'unité merveilleuse du nouvel établissement, avec ses tours et ses
+demeures, ses aqueducs et ses cloaques, ses architectes et ses pontifes,
+apparaît tout entière dans le nom de la cité.
+
+«Ces enfants jouaient au soleil et on ne leur avait pas enseigné la
+pudeur. Ils vivaient dans une société où la religion prescrit et honore
+l'oeuvre de chair et les sérails paternels exaltaient leur
+concupiscence.
+
+«Trois Indiens sortirent fièrement d'un débit de boissons. C'étaient des
+Utes, vêtus de vieux pantalons, coiffés de bonnets en fourrure de vison
+et chaussés de mocassins précieux qu'ornaient des perles en verroterie
+blanche et verte et un mouchoir rouge était noué à leur cou nu. Ces
+Peaux-Rouges marchaient avec dignité, sachant qu'on les regardait comme
+le reste des Lamanites, dernière nation issue des dix tribus d'Israël
+qui furent perdues après la captivité de Babylone et dont le livre de
+Mormon renferme l'histoire, la grandeur et les malheurs sur le continent
+américain.
+
+«Ils formaient la noblesse de la nouvelle cité où, en faveur de leur
+origine, on les laissait vivre pouilleux, débauchés et misérables. Et
+les traditions qu'ils observaient encore, malgré leur décadence morale,
+avaient servi de modèle aux réformateurs mormons.
+
+«Soudain la place s'anima avec violence. Les gens de la caravane se
+levèrent et le peu d'hommes qui en faisaient partie s'en écarta pour se
+mêler à la foule qui de toutes parts envahissait la place. Il ne resta
+près des chariots que des femmes qui parlaient entre elles, se
+brossaient l'une l'autre, se recoiffaient avec coquetterie pour se
+montrer avec tous leurs avantages. C'étaient des Anglaises bien prises
+dans des pantalons mexicains très larges par le bas et ornés sur la
+couture par une bande de cuir frangé. C'étaient encore des Danoises, des
+Norvégiennes qui, par pudeur, n'avaient pas osé mettre de vêtements
+d'hommes. Elles paraissaient prétentieuses et misérables avec leurs
+jupes tapageuses, maintenant défraîchies par le voyage, les volants qui
+s'étaient déchirés, les cerceaux de crinoline qui s'étaient rompus. Une
+jeune Suissesse était plus ridicule encore, en atours démodés qui
+dataient d'avant 48, et sur la tête elle portait un bibi microscopique.
+Une de ces femmes enfin, celle-là même qui vous intéresse, votre
+grand'mère, Elvire, vêtue en matelot, le béret posé sur ses cheveux
+dépeignés, ne semblait pas se soucier de sa mise et, les mains dans les
+poches, regardait hardiment le peuple qui grouillait sur la place et
+paraissait se grouper en deux assemblées qui ne voulaient point se
+mêler, bien que la turbulence des enfants les parcourut l'une et
+l'autre.
+
+«Les Indiens s'étaient assis au milieu de la place et, dédaignant le
+tabac, ils fumaient leur kinikinik dans de précieuses pipes en terre
+rouge.
+
+«Près d'eux vinrent se ranger des personnages vêtus de longues robes
+blanches; ils étaient coiffés de tiares, également blanches à cimes
+rondes et renflées. C'était la troupe vengeresse des Danites.
+
+«Ils défilèrent sur la place de l'Union avec des fusils à crosse plaquée
+d'argent niellé. Sur le visage ils portaient un loup de soie verte et
+sous les trous, ménagés à l'endroit des yeux, tremblaient des larmes
+d'or. Leurs gants d'antilope étaient enrichis aux poignets de petits
+morceaux d'or natif, de coquillages minuscules et leurs mocassins
+étaient entièrement recouverts de plumes multicolores qui formaient des
+motifs décoratifs dont les teintes contrastaient délicatement et
+derrière les Indiens qui fumaient assis sur le sol, les Danites
+merveilleux se tinrent immobiles et les cortèges d'épouses traversèrent
+la place en tous sens et il en montait des paroles passionnées où l'on
+aurait pu distinguer les mots d'Exterminateurs, d'Anges, d'Amour,
+d'Eternité, de Musique, de Mort, de Vengeance, de baisers et
+d'Esclavage.
+
+«Alors arrivèrent des gens de toutes races: c'étaient des Scandinaves en
+culottes avec des bas à raies blanches et bleues et à l'oreille droite
+ils avaient tous un anneau d'or. C'étaient des Russes en blouse rouge,
+cheveux longs, coiffés de casquettes vertes à longue visière descendant
+à angle très aigu sur les yeux. C'étaient des Anglais étalant leur barbe
+en collier et moustaches rasées, c'étaient des Américains au visage
+glabre, une patte de cheveux leur descendait jusqu'à la hauteur du lobe
+de l'oreille, c'étaient quelques juifs vêtus de longues houppelandes et
+très barbus. C'étaient des Allemands à casquette de drap et dont
+beaucoup avaient des lunettes. Tous étaient mormons et leur cortège se
+rangeait autour des Danites et des Indiens accroupis. Il se mêla aussi à
+eux une femme Ute, hideuse à voir tant elle était ridée et, sur ses
+épaules nues, sur son visage, sur sa tête, des plaies pustuleuses
+étaient couvertes de mouches qui en suçaient la sanie sanguinolente. Et
+puis ce furent encore des Mormons de toutes races, les uns engoncés dans
+leurs cols évasés avec des cravates élégamment nouées et des redingotes
+bien coupées et d'autres pauvrement mais proprement vêtus. Il vint
+aussi, conduit par deux petits enfants, un aveugle tremblant aux pieds
+nus; il n'était vêtu que d'un pantalon et d'une chemise et à ses
+poignets il portait des bracelets de cordes que l'on avait enfilées dans
+des pépites d'or percées. A son cou, il portait un collier de la même
+sorte et une ceinture pareille lui entourait la taille. Et cet aveugle
+était l'homme qui, en 1840, avait découvert l'or en Californie. On
+disait que depuis ce jour il s'était mis à trembler de fièvre et cette
+fièvre de l'or, il l'avait communiquée au monde entier. On disait encore
+qu'il avait été aveuglé par l'éclat de l'or et, riche, pourvu de femmes
+et d'enfants, il venait chaque jour sur la place de l'Union raconter son
+histoire:
+
+«Je revenais de la guerre du Mexique pour rejoindre les Saints. Je
+traversais à pied la Californie, travaillant un jour ici, marchant le
+lendemain et m'embauchant chaque fois que mes ressources étaient
+épuisées... Un jour, je travaillais pour le compte de l'ancien capitaine
+des suisses du roi de France Charles X, je pensais à mes frères, à mes
+femmes et je me penchai pour me laver dans le ruisseau qui faisait
+tourner le moulin et je trouvai une pépite. Je ne m'y trompai pas. J'en
+avais vu chez un changeur de Frisco. J'ai caché ma découverte pendant
+plusieurs semaines, puis tout s'est su, mais je m'étais enrichi pendant
+ce temps et c'est moi qui sauvai de la banqueroute notre nation et je
+fus l'instrument que les dieux avaient choisi pour que soit accomplie la
+prophétie de Joseph Smith, quand il prédit que les billets qu'il avait
+émis et dont on ne voulait pas, vaudraient un jour autant que de l'or.
+C'est moi qui ai trouvé tout l'or de notre monnaie, la plus précieuse
+qui soit, puisqu'elle est en or pur. Et aucun mormon n'a plus droit
+aujourd'hui d'être chercheur d'or.» Et les pépites sacrées qu'il portait
+sur soi lui donnaient un aspect sauvage.
+
+Dans l'autre assemblée se mêlaient des gentils qui habitaient la ville
+mormonne. On y voyait, comme parmi les mormons, des gens de toutes les
+races: des Américains, des Hollandais, des Italiens, des Mexicains. Il y
+avait en outre des nègres, beaucoup de Chinois, quelques Hawaïens et des
+Japonais. C'étaient des familles entières de monogames, des trappeurs,
+des batteurs d'estrade, des despérados de la frontière mexicaine, des
+missionnaires catholiques et de diverses sectes, des déserteurs de
+diverses marines européennes, échappés pendant une escale en Californie,
+attirés par la prospérité de la nouvelle ville. Hommes et femmes
+regardaient avec une sorte de mépris l'assemblée des mormons et le
+campement des femmes nouvelles venues et au milieu des gentils se
+promenaient en riant, en parlant fort, avec des mines pleines
+d'affectation, avec des gestes maniérés, avec de grands airs, une
+démarche noble et aisée, une troupe d'histrions qui devait jouer le soir
+au théâtre. Et cette actrice si mince, si blonde, si majestueuse, qui
+marchait en tête, avait une robe à traîne que portait derrière elle le
+directeur de la troupe, petit bossu en frac noir et chapeau haut de
+forme. Elle souriait aux jeunes filles et, à coups d'éventails, écartait
+les hommes qui ne se rangeaient pas assez vite sur son passage. Et elle
+s'arrêta lorsque ses camarades, acteurs et actrices, à l'aide de grands
+cris et de longues déclamations, l'eurent détournée d'aller s'égarer
+devant les assemblées parmi les cortèges d'épouses qui ne cessaient
+d'arriver.
+
+«C'étaient les femmes de l'Elder Lubel Perciman. Elles étaient au nombre
+de quatorze, toutes vêtues de robes en faille noire avec des volants de
+dentelle couleur feu. Elles portaient toutes le nom de leur mari et se
+distinguaient par leur prénom, c'étaient encore les épouses du Lion du
+Seigneur, le prophète Brigham Young. Il y en avait vingt-quatre, dont la
+plus jeune avait treize ans, tandis que deux avaient dépassé la
+trentaine, ayant l'une trente-huit ans et l'autre cinquante-quatre ans.
+On les distinguait par des numéros d'ordre et l'épouse nº 19, qui avait
+vingt-quatre ans, ne cessait de se tourner passionnément du côté des
+Danites. Elles étaient toutes très élégantes et portaient des bijoux de
+prix. C'était aussi la troupe sévèrement habillée des vingt-deux femmes
+du Cep de Chanaan Walter Ruffins. Leurs robes grises traînaient dans la
+poussière, elles étaient coiffées de grands chapeaux de feutre noir sans
+ornement et dont la calotte affectait la forme de gibus très bas tandis
+que, très larges et recourbées devant et derrière, les ailes
+s'étrécissaient sur les côtés. Il y avait le cortège des onze femmes du
+Soleil de Perfection, Robin Farmesneare. L'une portait un vêtement de
+laine rouge, c'était une mère, deux avaient des robes de soie puce, deux
+autres avaient des jupes de toile blanche empesée avec des canezous
+jaunes à bretelles roses, quatre avaient des jupes courtes, qui bleue,
+qui verte, avec un grand noeud écossais à rayures jaunes, noires et
+rouges sur le derrière, la dernière enfin avait une robe en soie de
+couleurs changeantes, à taille courte; leurs cheveux étaient épars et
+elles portaient sur la tête de petits diadèmes indiens en plumes
+blanches et rouges. Elles portaient le nom de leur mari précédé de leur
+nom paternel. Toutes onze étaient enceintes et leur grossesse à toutes
+paraissait avancée; leurs ventres énormes se balançaient devant elles et
+leur donnaient une noble apparence.
+
+«D'autres troupes de femmes se pressaient derrière elles. Comme des
+rivières houleuses, elles coulaient de toutes les rues et maintenant
+partout où les regards des émigrantes pouvaient se porter on ne voyait
+plus que des femmes et presque toutes étaient enceintes. Elles étaient
+si nombreuses que l'on n'apercevait plus derrière elles ni l'assemblée
+des mormons, ni celle des gentils. Et, peu à peu, il y eut tellement de
+ces femmes enceintes qu'il parût n'y avoir sur la place de l'Union que
+leurs ventres énormes qui remuaient comme les petites vagues d'un lac
+sur lequel flottaient comme des bouchons de petites têtes aux visages
+enlaidis par la grossesse.
+
+«Et les émigrantes s'étonnaient que tant de fécondité se manifestât
+après la stérilité du désert de sel. La religion qu'elles avaient
+embrassée en Europe peu de mois auparavant, était celle de la fécondité.
+Puis, se mêlant à la troupe des femmes étrangères, les fécondes matrones
+vantaient leur bonheur, décrivaient les joies de leur foyer, louaient la
+force et l'intelligence de leur époux:
+
+«--Venez avec moi, jeune fille, nous sommes déjà quatre épouses et nous
+vivons en commun auprès de notre époux. Venez partager nos tendresses
+communes. Nos enfants sont encore petits, ils ne sauront jamais laquelle
+d'entre nous est leur mère et leur piété filiale nous entourera toutes
+cinq.
+
+«--Venez avec moi, ô jeune fille, cinq épouses vivent à la maison et
+notre mari a trois femmes encore, deux qui ont vécu jadis et une qui
+naîtra dans trois siècles.
+
+«--Venez avec moi, ô jeune fille, vous serez féconde dans la nation de
+la fécondité. Notre nation couvrira le monde et ce sera le temps, alors,
+de la félicité.
+
+«--Venez avec moi, ô jeune fille, mon mari a quinze femmes et vous serez
+la plus choyée étant la plus belle.
+
+«--Venez avec moi, ô jeune fille. Nous sommes vingt épouses et chacune a
+son foyer dans un verger plein de fruits et notre mari nous visite à
+tour de rôle.
+
+«--Venez avec moi, ô jeune fille, je suis venue aussi d'Europe, un jour.
+J'avais perdu mon seul amour. Et c'est ici la ville sans amour. Et quel
+bonheur est semblable à celui de la chair satisfaite quand l'esprit ne
+peut plus connaître la jalousie?
+
+«Et ces épouses enceintes voulaient séduire les Européennes pour amener
+à leur mari de nouvelles mariées. Elles parlaient avec enthousiasme de
+leur bonheur sans amour, sans jalousie. Et toutes avaient oublié
+d'anciens souhaits de tendresse entre deux êtres.
+
+«Les ventres de ces femmes prophétisaient la grandeur de la nation. Leur
+descendance pullulerait par le monde.
+
+«Plusieurs épouses à chaque foyer s'encourageaient l'une l'autre,
+s'aidaient, se soignaient mutuellement, s'entendaient pour que l'époux,
+libéré des inquiétudes de la chair par la variété des satisfactions, pût
+se consacrer à ses entreprises de richesse, tandis que la fécondité de
+ses femmes augmentait l'activité de l'homme au fur et à mesure que
+grandissaient les besoins du ménage.
+
+«Sur la place de l'Union, il y avait maintenant trois assemblées: celle
+des gentils à laquelle étaient mêlés les hommes inférieurs, les nègres,
+les jaunes et toute la population farouche des aventuriers; l'assemblée
+des mormons avec les lamanites qui avaient oublié qu'après sa
+résurrection Christ vint prêcher sur la terre américaine et enfin
+l'assemblée des femmes où la fécondité des mormonnes étalait son faste
+et ses promesses d'avenir aux yeux des Européennes.
+
+«A ce moment, la place entière s'agita, les têtes se tournèrent vers une
+large avenue où une petite troupe d'hommes s'avançaient majestueusement.
+Ils étaient vêtus de noir et coiffés de chapeaux haut de forme. C'était
+le Conseil des douze: Weber C. Kimball, le Héraut de la Grâce; Perley P.
+Pratt, l'Archer du paradis; Orson Hyde, la Branche d'Olivier d'Israël;
+Willard Richards, le Gardien des Archives; William Smith, la Crosse
+patriarcale de Jacob; Wilfred Woodruff, la Bannière de l'Evangile;
+George A. Smith, l'Entablement de la vérité; Orson Pratt, la Jauge de la
+philosophie; John Page, le Cadran solaire; Liman Wight, le Bélier
+sauvage des montagnes. Il manquait le Champion du droit, John Taylor,
+qui voyageait en Europe. Et, fermant la marche, venait le Lion du
+Seigneur, Brigham Young lui-même, que l'on comparait à Saint-Pierre;
+c'était le second prophète du mormonisme, le fondateur de la
+nation nouvelle et qui portait le titre de Président des
+Saints-du-dernier-jour. Il causait familièrement avec Lorenzo Snow,
+l'elder qui était venu d'Europe pour accompagner les néophytes.
+
+«A l'aspect des illustres personnages, les mormonnes se remirent en
+troupes et, laissant là les émigrantes, elles allèrent grossir la foule
+de l'assemblée des Saints. Lorenzo Snow présenta au Prophète les soeurs
+nouvelles et les émigrants qui avaient été se mêler aux gentils
+revinrent et on les présenta aussi et plusieurs unions furent scellées
+entre des émigrantes et des mormons qui vinrent les demander; on scella
+aussi deux unions entre un émigrant et deux de ses compagnes de voyage.
+Le Prophète lui-même augmenta son harem d'une Norvégienne qui ne cessait
+de rire et de rougir, d'une Anglaise hardie dont les formes enflaient
+bien le vêtement mexicain et d'une Hongroise aux yeux gris qui n'avait
+pu apprendre un mot d'anglais pendant le voyage, tandis que ses
+compagnes norvégiennes, allemandes, danoises, italiennes, suisses et
+même cette Française unique que l'on avait pu emmener, s'y étaient vite
+mises.
+
+«Ces émigrants et ces émigrantes étaient mariés maintenant. Il ne
+restait plus que cette Française, vêtue en matelot. Elle avait refusé,
+les uns après les autres, tous les mormons qui lui demandaient sa main;
+le Prophète lui-même lui avait demandé d'entrer dans son harem, elle
+l'avait repoussé comme les autres. Brigham Young l'avait regardée un
+moment avec attention, puis il l'invita à venir dans sa demeure jusqu'au
+jour où elle voudrait se marier. Les émigrants et les émigrantes
+allèrent tous se ranger dans l'assemblée mormonne; les anciennes épouses
+accueillirent avec joie leurs soeurs nouvelles; les dignitaires du
+conseil des douze allèrent se ranger aux côtés de leurs femmes et il n'y
+eut plus alors que deux assemblées, celle des gentils et celle des
+mormons et Brigham Young était devant elles, ayant près de lui,
+accroupie, cette Française capricieuse, qui regrettait maintenant trois
+chambres sombres, remplies de fanfreluches et de bibelots, dans une rue
+montante à Paris et les quadrilles du bal de la Grande Chartreuse où,
+trois ans auparavant, elle avait débuté en bonnet, sous l'immense tente
+qu'à cause de la victoire d'Isly on appelait la tente marocaine.
+Lointains regrets! Elle faisait vis-à-vis à un ouvrier _fashionable_!
+Lointains regrets! Elle était une grisette parmi les soldats en bordée,
+quelques étudiants bohêmes et les rapins. Lointains regrets! au quartier
+Bréda, elle était devenue Lorette. Elle chantonnait:
+
+ C'est la Lorette,
+ Brune fauvette,
+ Qui toujours gazouille tout bas
+ Aimez, Monsieur, n'étudiez pas.
+
+«Sur la place de l'Union, Brigham Young avait levé les mains et tous les
+hommes, Mormons et Gentils, s'étaient découverts. Alors le prophète se
+mit à parler. Il vanta la noblesse de la religion nouvelle, disant
+qu'elle était ouverte à toutes les vérités au fur et à mesure qu'elles
+apparaissaient. Il se réjouit que les Dieux eussent envoyé des Anges
+parmi la nation sacrée. Il ordonna aux riches de distribuer leur
+superflu aux pauvres. Il exalta la polygamie, faisant l'éloge de
+l'oeuvre de chair.
+
+«--C'est la joie immense de l'homme de pouvoir procréer comme la
+divinité. Et l'on voudrait limiter le pouvoir créateur de l'homme au
+ventre d'une seule femme! N'est-ce pas insulter la génération? Ce
+pouvoir créateur de l'homme cesse-t-il pendant la grossesse de son
+épouse? Et pourquoi, pendant qu'elle dure, interdire à l'époux de
+procréer? Croissez et multipliez, enfants des Dieux! La volupté nous
+divinise, nous montons au paradis quand nous la ressentons. Naissez,
+naissez, fils et filles des Saints, croissez et multipliez au nom de
+Merer, par Odiroth, Merevoss, Marinikambinissim...»
+
+«Et il continua à parler ainsi dans une langue révélée et l'émotion du
+peuple entier des Mormons et des Gentils fut à son comble et tous les
+yeux brillaient comme des gemmes ignées. Puis, des cris perçants
+sortirent de la foule, pendant que le Prophète parlait. Les bras
+s'agitèrent, des femmes enceintes riaient si fort que, ne pouvant plus
+supporter le poids de leur ventre secoué, elles tombaient sur le sol. On
+entendait des chants extravagants et les Indiens poussaient des
+exclamations gutturales qui avaient un son de glas, puis ce furent des
+cris déchirants de femmes du côté des gentils et quelques hommes,
+frappés de terreur, tremblaient en sanglotant. Puis les cris rauques des
+Mormonnes devinrent des hurlements et un certain nombre de personnes
+s'évanouirent en poussant un cri perçant qui retentissait comme le
+sinistre appel d'un oiseau de mauvais augure. Alors une frénésie
+insensée secoua toute la foule. Le bark gagna le peuple tout entier et
+tous ceux qui n'étaient pas évanouis se jetèrent à quatre pattes et,
+levant la tête, regardant Brigham Young en face, ils aboyaient comme des
+chiens furieux. Le prêche continuait et la voix du Prophète dominait en
+paroles révélées les glapissements des hommes et des femmes. Il criait
+de toutes ses forces, les yeux levés au ciel, son chapeau haut de forme
+en arrière, le cou gonflé, et ses efforts firent craquer la boutonnière
+de son col évasé, la cravate remonta sur le cou, la chemise s'ouvrit et
+le goître du prophète s'étala sur sa poitrine comme un pis de vache. Il
+parlait avec une voix tonnante et se penchait maintenant pour regarder
+dans les yeux ces aboyeurs qui s'approchaient de lui, à quatre pattes,
+qui grognaient, qui montraient les dents.
+
+«Alors il ôta sa redingote et l'agita au-dessus de sa tête en poussant
+des cris inarticulés et tous ces chiens de folie se relevèrent et la
+place soudain devint immobile et le Prophète reprit son prêche en langue
+révélée.
+
+«Bientôt des convulsions saisirent ce peuple frénétique; les femmes
+grosses avaient des spasmes violents comme si elles allaient accoucher;
+des hommes se contorsionnaient comme un linge que l'on tord et une
+troupe de femmes courait à reculons autour de la place et leurs têtes se
+désarticulaient par enthousiasme au point que la face se trouvait
+maintenant du côté du dos. Les yeux des Indiens étaient sortis des
+orbites et pendaient sur le visage comme des araignées accrochées à leur
+toile. Le jerk convulsait tout, les habitants, la cité. Leurs visages
+transformés étaient méconnaissables et leur physionomie changeait d'un
+instant à l'autre.
+
+«Puis l'enthousiasme grandissant sous les cris du prophète, tous
+s'accroupirent et se mirent à sauter comme des crapauds en agitant les
+bras, en se contorsionnant comme des reptiles inconnus, grotesques et
+épouvantables. La voix du prophète s'adoucit, il parlait maintenant
+d'une façon caressante et les contorsions cessèrent. Le peuple tout
+entier se jeta sur le sol et se roula de côté et d'autre comme si on
+l'avait bercé. Le mouvement des corps s'accéléra et il y en avait qui,
+rigides, roulaient à travers toute la place et revenaient en se cognant,
+en se surmontant, en se mêlant, en se blessant.
+
+«Et Brigham Young se mit à chanter d'une voix perçante et très aiguë en
+agitant toujours sa redingote et ces modulations stridentes secouèrent
+tous ces corps qui se relevèrent d'un coup et puis se courbèrent en
+cercle, la tête touchant les pieds, et se mirent à rouler ainsi à
+travers la place comme des cerceaux imparfaitement circulaires.
+
+Ils roulaient par milliers et le prophète chantait toujours, jusqu'au
+moment où le soleil étant à son déclin, faisant de sa redingote un
+fouet, il les en cinglait ces cerceaux humains pour les chasser dans les
+rues avoisinantes où ils se détendaient en poussant un cri terrible et
+restaient immobiles, tout couverts de poussière et de bave
+sanguinolente.»
+
+
+
+
+V
+
+
+«C'est effrayant, dit Elvire, après un instant de silence et, tandis que
+le vieux Mahner reprenait ses esprits. C'est effrayant. Et moi qui
+croyais que c'était si amusant d'être mormonne.»
+
+«La polygamie n'est pas une sinécure, à ce que j'entends, fit remarquer
+l'Ovide postiche, dont la bravoure était attestée par une palme, deux
+étoiles d'argent et une d'or. Je m'en étais toujours douté. Et le danger
+d'être un fanatique est aussi grand que celui que l'on affronte en
+allant à l'assaut d'une tranchée pourvue de mitrailleuses.»
+
+«Ces scènes de fanatisme extrêmement fréquentes en Amérique quelque
+trente ans auparavant, dit le vieux Mahner, étaient devenues rares à
+l'époque dont je vous parle.
+
+«Je reprends mon récit!
+
+«Un soir, à l'heure du souper, l'elder Lubel Perciman revint chez lui
+avec une épouse nouvelle, à laquelle le Prophète venait de le sceller,
+c'était cette Française nommée Paméla Monsenergues, qui porterait
+désormais le nom de Paméla Perciman.
+
+«Elle avait longtemps résisté aux avances que lui avaient faites de
+jeunes mormons, mariés ou encore célibataires, et si elle s'était
+décidée en faveur de Lubel Perciman, c'est que ses épouses étaient
+jeunes, agréables à voir, qu'elles étaient venues la visiter dans la
+demeure de Brigham Young où la Française avait reçu l'hospitalité.
+
+«Je reconnais bien là ma grand'mère, dit Elvire. Elle aimait les femmes
+et, pour ma part, je n'en ai jamais rencontré de mal.»
+
+«Lubel Perciman, reprit le vieux Mahner, était Anglais de Londres; il
+avait été attiré au Grand Lac Salé par la polygamie. La pensée qu'il
+aurait un harem comme le Grand Turc l'avait décidé à se fixer parmi les
+mormons et il avait fait partie de la première troupe d'émigrants amenés
+d'Angleterre par Brigham Young. Il avait embrassé les doctrines des
+Saints, mais au demeurant c'était un homme d'une indifférence complète
+en matière de religion.
+
+«Les sceptiques sont, en Angleterre, moins rares qu'on ne croit. Lubel
+Perciman ne croyait à rien qu'il n'eût pu se rendre compte de sa
+réalité. Il aimait singulièrement les femmes et avait un grand souci de
+sa respectabilité.
+
+«C'est à cause de ces tendances de son caractère qu'il s'était fixé
+parmi les sectaires de l'Utah. Tandis qu'à Londres, en se laissant aller
+à son penchant, il eût passé pour un débauché, au Lac Salé, le respect
+qui l'entourait à cause de sa fortune et de sa ponctualité à observer
+les préceptes et les rites du mormonisme, croissait avec le nombre de
+ses femmes. Sa fortune, qui consistait en terres, en fermes, était
+importante et, si les premières années de son séjour en Amérique il
+avait vécu des revenus qu'il recevait d'Angleterre, il avait en peu
+d'années fondé une fortune mormonne en s'intéressant aux entreprises de
+Brigham Young qui était un homme fort entendu aux affaires. C'est lui
+qui fonda le premier ces énormes magasins comme on en voit aujourd'hui
+dans toutes les grandes villes et où l'on vend de tout.
+
+«Lubel Perciman avait pris d'abord trois femmes avec lesquelles il
+s'était lié sur le vaisseau qui les amenait d'Europe et scellé dès leur
+arrivée. Ils avaient vécu tous les quatre dans le meilleur hôtel du Lac
+Salé, en attendant que le nouveau saint eût fait bâtir sa maison.
+
+«Par l'extérieur, elle ressemblait à une ferme anglaise et l'intérieur
+en était meublé avec une recherche, un goût, une richesse rares chez les
+mormons, à cette époque. A peine installé, Lubel Perciman avait demandé
+la main de deux jeunes mormonnes, filles de personnages importants dans
+la République et le Prophète, à qui tant de zèle pour la polygamie
+plaisait fort, avait scellé ces unions.
+
+«Ensuite, on avait vu, à chaque arrivée d'émigrantes, Lubel Perciman
+prendre une nouvelle épouse. Elles vivaient dans le luxe, ayant chacune
+leur chambre, et l'on disait à Salt Lake City que leur mari avait fait
+bâtir une maison assez grande pour qu'il y pût loger soixante-dix
+femmes; mais l'on exagérait, il n'y aurait eu de place que pour
+vingt-huit épouses.
+
+«Lubel Perciman en avait quatorze; toutes étaient jeunes et gracieuses.
+Elles formaient un parterre où se mêlaient les fleurs de plusieurs
+climats. Cinq étaient Anglaises, deux étaient nées dans l'Illinois, une
+en Pensylvanie, une autre dans le Massachussets, il y avait deux
+Danoises, une Irlandaise, une Russe, une Allemande et une Hollandaise.
+
+«Elles étaient toujours vêtues avec luxe, et, autant qu'il était
+possible, à la mode de Paris. Chaque courrier apportait des journaux de
+modes, des robes, des chapeaux, des rubans, des pièces d'étoffe, des
+broderies, de la musique, destinés aux épouses Perciman. Ce n'étaient
+pour elles que divertissements, collations, promenades en voiture,
+séances de musique; elles ne manquaient pas une séance théâtrale et,
+entre-temps, elles donnaient des soirées, où l'on parlait de
+littérature, de religion et des affaires du temps, des bals où l'on
+voyait la société la plus choisie de Salt Lake City. Trois d'entre elles
+étaient musiciennes. Il y avait parmi ces femmes une poétesse dont les
+productions paraissaient dans le _Deseret Review_. Elles avaient chacune
+leur femme de chambre, tandis que deux cuisiniers chinois et quatre
+valets nègres complétaient la maison.
+
+«Lorsqu'était arrivée la dernière caravane européenne, Lubel Perciman,
+qui était venu examiner les émigrantes, avait jeté un regard de désir
+sur cette Française, Paméla Monsenergues, vêtue en matelot et qui
+regardait avec crânerie ceux qui venaient l'examiner. Il lui avait
+brutalement proposé de l'épouser, mais elle avait dit non, en riant,
+disant qu'elle voulait réfléchir.
+
+«Puis, dans la demeure du Prophète où il l'avait recueillie, ç'avait été
+une crise de larmes et de désespoir. Elle criait qu'elle voulait
+retourner à Paris, qu'elle ne savait pas ce qu'elle était venue faire
+dans ce pays. Et le prophète avait commis le soin de la consoler à
+quelques-unes de ses femmes, les épouses nº 8, nº 11, nº 19 et nº 20, et
+elle leur parlait avec un accent détestable, en se servant du peu
+d'anglais qu'elle avait appris sur le vaisseau, disant qu'elle ne
+pourrait jamais vivre avec d'autres femmes, qu'elle croyait à la Vierge
+et au bon Dieu, mais qu'ici elle voyait bien qu'elle se trouvait au
+milieu de païens; qu'en quittant Paris, elle ne pensait pas aller dans
+un pays sauvage, perdu au fin fond des déserts, qu'elle s'était laissée
+persuader par M. Taylor qui n'était qu'un hypocrite avec sa mine de
+saint homme et faisant un joli métier, à chercher des femmes pour les
+Américains; et elle en disait de toutes les couleurs à l'adresse du
+Droit du Seigneur, le traitant de mangeur de blancs et traduisant
+littéralement le terme d'argot en anglais de telle façon que cela ne
+voulait plus rien dire et l'épouse nº 19 riait à se tordre en écoutant
+ces expressions saugrenues, ces barbarismes, ces plaintes, ces
+invectives, tandis que mesdames nº 8, nº 11 et nº 20 avaient l'air
+consterné. Puis, Paméla Monsenergues parla de ses amants et du dernier,
+Adolphe, qui avait une douillette doublée de satin crème et qui l'avait
+quittée pour se mettre avec une actrice, une femme qui n'était plus
+jeune. Pour elle, Paméla, elle ne l'avait jamais aimé, cet Adolphe, mais
+il était blagueur et l'amusait et elle s'ennuyait un peu de lui, lorsque
+Taylor l'avait rencontrée sur les boulevards, le 4 décembre, et elle
+avait fait la plus grosse bêtise de sa vie: aller en Amérique. Elle la
+devait aussi à son père qui voyait toujours en bien ce qui se passait
+hors de France.
+
+«Ah! non! plus de déserts, de campements, d'Indiens, plus de Dieux, plus
+d'Esprits, plus de harems! Comment faites-vous donc pour vous entendre
+toutes? Non, l'Europe, la France, Paris, le boulevard, Romainville, la
+Porte Maillot.
+
+«Et elle pleurait, s'essuyant les yeux d'une main et de l'autre
+caressant un mouton des montagnes, semblable à un petit daim qui, privé,
+lui léchait gentiment le bras. Et les épouses nº 8, nº 11 et nº 20
+laissant madame nº 19 rire à son aise, s'efforcèrent de détruire les
+mauvaises dispositions de la Française. Elles la flattaient, lui faisant
+des compliments sur sa robe, sur son corsage et ses manches à la pagode,
+lui disant qu'elle était jolie et que les larmes l'enlaidissaient, lui
+vantant la vie de famille dans l'Utah, mettant en valeur le luxe dont
+elles disposaient et ajoutant qu'elle jouirait d'un luxe semblable si
+elle se décidait à écouter les propositions de Lubel Perciman à qui le
+Prophète l'avait destinée.
+
+«--Et quel bonheur, ajoutaient-elles, de n'avoir plus de sujet de
+jalousie. Chez les mormons, une femme ne craint plus que son époux la
+trompe hors de chez soi. Il a à la maison une félicité variée qui
+garantit contre la satiété. Et s'il cesse de l'aimer, qu'importe,
+l'amour charnel n'est pas immortel, tandis que l'amour conjugal est
+éternel. Elle demeure au foyer, respectée, aimée, sinon adorée, et son
+autorité domestique s'accroît, tandis que les plaisirs de la chair sont
+le lot des nouvelles épouses que l'époux amène à son foyer.
+
+«Et elles se disaient plus heureuses que les autres femmes qui ne
+peuvent se laisser aller au cours de leur vie naturelle, ne peuvent
+penser qu'à la coquetterie pour retenir un époux, un amant et souvent y
+sont impuissantes, tandis que chez les mormons, si une femme ne peut
+retenir le mari, une autre épouse est là qui l'attire et le retient au
+foyer conjugal et c'est aussi un va et vient de tendresse quand, ce qui
+se produit toujours, la délaissée redevient la favorite. Tous les jeux
+de l'Amour divertissent le foyer mormon et l'on n'a que rarement à y
+déplorer comme ailleurs que la fougue virile, dépassant les bornes
+permises, aille s'ébrouer dans un domaine dont l'accès est interdit.
+
+«Pareillement la pluralité des épouses les maintient dans la réserve
+nécessaire au beau sexe, chacune d'elles ne se souciant point de se
+déconsidérer aux yeux des femmes qui les entourent et qui, ne la
+quittant guère, ne lui donnent pas d'occasion (pas plus qu'elles n'en
+trouvent elles-mêmes) de rompre la foi conjugale.
+
+«Et peu à peu ces discours firent de l'impression sur l'esprit de
+Paméla. Elle se laissa aller à ces raisonnements sans cependant les
+prendre au pied de la lettre. L'épouse nº 19 lui souriait en dessous,
+haussait les épaules, mais ne se mêlait point de catéchiser et, pendant
+que les autres parlaient, elle se mettait à la fenêtre et son visage
+s'attristait comme si elle avait attendu quelqu'un qui ne venait jamais.
+Puis, quand elle se retournait, elle souriait encore, comme pour se
+moquer de ce qu'on disait et proposait qu'on prît du thé avec de la
+crème et des crêpes soufflées.
+
+«Et parfois le prophète traversait la salle, majestueux et silencieux.
+
+«Pendant ce temps, Lubel Perciman n'arrêtait point ses démarches, et
+chaque matin Paméla recevait un bouquet de fleurs rares qu'il lui
+envoyait. Une fois il lui fit venir des mocassins précieux ornés de
+petits rubis, de plumes bleues et de coquillages. Un autre jour, les
+épouses de Lubel Perciman vinrent en troupe prendre le thé et toutes ces
+femmes, de différentes nationalités, vantèrent la vie qu'elles menaient,
+la galanterie de leur époux, sa force, son intelligence, sa nature
+aimante et ses richesses, au point que Paméla fut charmée de les
+entendre et quand Lubel Perciman arriva le lendemain, élégamment vêtu,
+avec une cravate blanche faisant trente-six tours, elle agréa sa
+demande, pensant:
+
+«--Après tout, un riche mariage est une occasion qu'il faut saisir quand
+elle se présente et je n'en trouverai pas autant à Paris; ces gens ont
+peut-être raison.»
+
+«Elle exigea cependant que le mariage serait scellé après qu'elle aurait
+eu le temps de se procurer une robe blanche qu'elle coupa et cousit
+elle-même avec l'aide des épouses du Prophète. Elle n'osa pas demander
+de fleur d'oranger parce qu'elle n'y avait plus droit, pensait-elle,
+mais, le jour de la cérémonie, elle se fit couronner de roses blanches
+et se para d'un collier que son fiancé lui donna et qui était composé de
+perles énormes, comme celles que les Romaines appelèrent unions à partir
+de la guerre de Jugurtha.
+
+«Et pendant la cérémonie du scellement son coeur était triste jusqu'à la
+mort, de nostalgie et d'anxiété; elle se comparait involontairement à
+ces rivières qu'elle avait vues pendant son voyage dans la Californie et
+dans l'Utah, au fond desquelles grouillent des milliers de serpents.
+Elle ressentait mille tristesses au fond d'elle-même et les cérémonies
+insolites qui ne la touchaient point aggravaient sa peine.
+
+«Une voiture devait amener les époux au logis et il se trouva qu'au
+moment où Lubel Perciman aidait Paméla à franchir le marchepied, un
+cavalier passa près d'eux, au pas d'une jument noire qu'il montait, et
+lui-même était vêtu d'une longue tunique blanche, et sur son visage
+masqué, elle reconnut le loup vert et les larmes d'or des Danites. Sa
+tiare immaculée lui donnait un aspect imposant. Et le coeur de Paméla
+battit plus fort, elle pensa: «Voilà celui que j'aurais dû épouser. Il
+est beau et mystérieux, tandis que mon Lubel a l'air d'un négociant
+parvenu avec sa barbe en collier.» Et des idées d'adultère, de fuite lui
+traversèrent l'esprit. Elle souhaita que le Danite la prît en croupe et
+l'emportât dans un autre pays, puis elle pensa à la réputation terrible
+des Danites et, frissonnante, elle se serra contre son mari qui la
+regardait à peine et ne disait pas un mot. Et quand elle fut à sa
+nouvelle demeure, en pénétrant dans le salon, elle vit les quatorze
+femmes debout pour la recevoir et, comme elles étaient rangées de front
+au centre de la pièce, elle éclata de rire, pensant:
+
+«Il n'y a pas à dire, mon foyer conjugal a un drôle d'air, il ne manque
+que la négresse.»
+
+«Le fait est, dit Elvire, tandis que M. Mahner humait une prise, le fait
+est que ce n'était pas ordinaire. J'ai vu des choses bien singulières en
+Russie, et mon premier amant, Georges, m'en a fait voir ici de toutes
+les couleurs, mais je n'ai jamais vu un harem. Ça ne doit pas être
+ordinaire! Peut-être qu'après tout ce n'est pas embêtant de vivre dans
+un harem lorsque comme moi on ne déteste pas les femmes.»
+
+«Vous goûterez peut-être à cette vie après la guerre, dit le factice
+Ovide du Pont-Euxin; mais, j'y pense, si le récit de mon grand-oncle
+pose le problème, nos institutions et nos moeurs européennes lui donnent
+d'avance une solution négative.»
+
+
+
+
+VI
+
+
+«O gens d'un pays où rien ne change, dit sentencieusement Otto Mahner,
+que celui qui n'est pas polygame en Europe jette la première pierre aux
+mormons!»
+
+Et, après avoir reniflé une nouvelle prise, il reprit le cours de son
+récit:
+
+«Avec ce son de parchemin remué qui signale l'approche des serpents à
+sonnettes, les quinze femmes de l'elder Lubel Perciman, décolletées,
+vêtues en robes de moire à volants, sortirent de leur jardin, se
+concertèrent un instant au carrefour où était située leur demeure, près
+de la maison d'Orson Spencer, à l'angle Nord-Ouest où se croisent la rue
+de la Maison du Concile et la rue de l'Emigration.
+
+«Parmi les quinze épouses, on distinguait facilement les quatre
+Américaines à leurs chevelures énormes où se combinaient avec de faux
+cheveux en quantité étonnante, les leurs qu'elles avaient fort beaux et
+elles se poudraient immodérément le visage, le cou, la poitrine, les
+bras, avec de la poudre d'amidon. Les cinq épouses anglaises portaient
+royalement les diadèmes de leurs chevelures d'or rose dont les teintes
+d'aurore à peine différentes l'une de l'autre faisaient ressembler ces
+femmes, parfaitement blanches, à cinq cierges allumés.
+
+«Les deux épouses danoises, la Russe et la Hollandaise se faisaient
+d'épais chignons avec les lourdes nattes de leurs cheveux, tandis que
+les cheveux noirs de l'Irlandaise en molles torsades faisaient ressortir
+la blancheur animée de son visage. Et la Française Paméla avait seule
+des cheveux châtains comme le pelage d'une loutre.
+
+«Elles s'en allaient ainsi toutes quinze par les rues de la nouvelle
+cité où les boutiques étaient fermées parce que ce 29 septembre 1852
+était un jour de grande fête, celle où Brigham le Prophète proclamait au
+peuple mormon la révélation sur la polygamie. Les portes étaient closes,
+mais les vitrines laissaient voir des étalages disposés avec soin et
+avec un goût barbare pour la décoration.
+
+«Le photographe Marsenne Cannon avait exposé des daguerréotypes des
+principaux personnages du mormonisme et de leurs épouses.
+
+«William Hennefer le barbier, qui tenait en même temps un restaurant,
+avait construit avec des bouteilles de vin américain, de Catawba et
+d'Isabella et aussi de Champagne et de Porto, en pains de savons blancs,
+roses et verts, en flacons d'eau de Cologne, en boîtes de conserves, un
+bizarre édifice qui représentait le temple bâti par les mormons à
+Nauvoo. Dans la boutique de William Nixon, c'était d'énormes amas de
+grains de froment ou de maïs, de pommes de terre, de melons qui
+étonnaient dans cette ville élevée dans un désert aride.
+
+«Chez John and Enoch Roese, épiciers, c'étaient des pyramides en boîtes
+de conserves d'huîtres, en pots de confitures entre lesquels s'étalaient
+des vêtements de cuir de daim, des cordages, des armes et des munitions,
+des boucauts de sucre, des caisses de tabac, des barils de porc, de
+farine, des sacs de café. C'étaient des boutiques de modes avec la
+mention _Modes de Paris et du Déseret_. C'étaient encore dans Main
+Street des libraires, des crémiers, le grand hôtel de l'Utah tenu par un
+Piémontais qui était aussi dentiste, épicier et maquignon et devant sa
+maison il avait attaché à des piquets toutes ses mules. Elles se
+tenaient toutes là, bêtes précieuses pour ceux qui voyagent à travers
+les monts et les déserts, les unes noires, les yeux limpides et
+expressifs, hautes comme des juments, d'autres petites, vives,
+gracieuses et que l'on comparait si volontairement à de grandes souris.
+On les avait coiffées de petites ruches, ce qui est un des symboles du
+mormonisme et, chaque fois qu'un cheval passait dans la rue ou dans les
+rues voisines, ces mules s'efforçaient de rompre la longe pour le suivre
+et elles étaient si nombreuses que l'on n'avait pu les faire tenir
+toutes devant l'hôtel et qu'il y en avait jusque devant les boutiques de
+James Needham, de Georges P. Bourne, de John Chillett, le fourreur qui,
+taillant du bois, causait sur le pas de sa porte avec un chasseur qui
+parlait des pays qu'il avait parcourus, des régions de la rivière Rouge,
+le Tennesse et l'Arkansas. Et partout sur les boutiques, sur les
+maisons, sur le Museum, sur le Tabernacle, sur la maison d'Eudore, sur
+la maison du lion avec son portique, c'étaient, gravés ou peints, la
+ruche symbolique ou encore le nom révélé de Déseret et toujours
+l'«oeil qui voit tout», entouré de rayons, emblème sacré des
+Saints-du-dernier-jour.
+
+«Et les quinze femmes de l'Elder Lubel Perciman arrivèrent ainsi devant
+le Tabernacle de la théocratie mormonne où venait de s'achever la
+cérémonie pendant laquelle le Prophète avait proclamé aux Saints et à
+l'univers entier le dogme de la polygynie. Et pour donner plus de
+majesté encore à cette consécration de la puissance virile, une
+procession rituelle sortait du Tabernacle pour faire le tour de la cité.
+
+«En tête marchaient, portant la truelle et l'équerre, les pontifes qui
+avaient jeté des arcs sur le Jourdain de la Terre Promise américaine et
+derrière, portant les mêmes insignes emblématiques, venaient les
+sculpteurs, les architectes et les maçons, occupés à édifier le temple.
+
+«Puis, traîné par des boeufs que menaient cinq jeunes squaws aux longs
+cils, aux cheveux noirs plats et luisants qui leur cachaient à demi le
+visage, drapées dans un manteau à liseré jaune, ornées de colliers où se
+mêlaient des griffes, des turqueries, des coquillages marins, des
+pendants de poterie et un sac de médecine brodé de perles, venait un
+chariot sur lequel était une cage énorme où treize aigles noirs,
+figurant les treize états originaires, battaient des ailes, tandis que
+les Indiennes, avec des voix dont les intonations étaient exquises,
+chantaient en leur langage.
+
+«Derrière ce char, exécutant leurs sonneries martiales, marchaient les
+trompettes de la milice que précédait le porte-étendard et que suivaient
+une bande de musiciens vêtus à la mexicaine et coiffés de larges
+chapeaux pointus; ils jouaient du fifre, de la clarinette et du hautbois
+et leur musique alternait avec le son des trompettes, les cuivres de la
+fanfare du Sicilien Ballo et les voix des chanteurs qui venaient
+ensuite, vêtus en pionniers et portant des sachets indiens.
+
+«Puis, en bon ordre, commandé par le capitaine Pettigrew, marchait un
+détachement de miliciens mormons, entourant quatre esclaves noirs qui
+portaient une grande ruche symbolisant le territoire d'Utah et rappelant
+le nom révélé de Déseret ou pays de la petite abeille.
+
+«A ce moment un nègre missourien, arrivé le matin même, poussant une
+brouette, accompagné d'un trappeur du Michigan venu pour tendre des
+pièges sur la rivière du Jourdain et aux bords du lac Utah, bouscula les
+quinze épouses de l'Elder Lubel Perciman. Ce nègre à chemise bleue, à
+l'oeil calme, trompetait sa marchandise à travers la ville et s'arrêtait
+parfois pour danser la gigue devant les demeures qui lui paraissaient
+opulentes, repoussait avec violence ces femmes en vêtements de soirée
+qui se trouvaient sur son passage et, tandis que toutes se garaient, les
+Américaines poussaient des cris de courroux et, vite revenues de leur
+premier mouvement de crainte, tombèrent sur l'importun à coups
+d'éventails. Et lui qui voulait parler au Prophète qui arrivait à son
+rang dans le cortège auprès du patriarche et parmi les Apôtres, fit un
+faux pas et tomba devant la troupe auguste.
+
+«Le président s'arrêta et avec lui le cortège tout entier et, tandis que
+se prolongeaient les sonneries de trompettes, le nègre criait:
+
+«--J'ai vu d'un ciel orange Christ-Adam descendre avec ses femmes et des
+dieux à l'infini traversaient les espaces pour annoncer la rédemption
+des noirs.»
+
+«Mais Brigham Young demanda à son voisin Kimball qui riait bruyamment:
+
+«--Quel esprit maudit et menteur habite pour ses péchés au tabernacle de
+ce nègre?»
+
+«Et de la troupe des Septante qui venait ensuite sortirent quatre hommes
+qui prirent à la Française Paméla, sans la demander, l'écharpe qu'elle
+avait posée sur son bras; ils tordirent cette bande de soie comme un
+cordage, firent un noeud coulant qu'ils lancèrent par-dessus une grosse
+branche de mûrier qui bordait la rue et, saisissant le nègre qui se
+débattait et criait désespérément:
+
+«--C'est moi Esu Caudland, un fils du Missouri»
+
+ou encore:
+
+«--Je suis un Yankee!»
+
+«Ils le pendirent aux applaudissements de tous ceux qui assistaient à ce
+spectacle et aux rires en cascades des Américaines dont les yeux
+brillaient de la joie qu'elles éprouvaient à avoir été promptement
+vengées.
+
+«Le pendu se débattait encore, ses pieds dansant la gigue avec l'agilité
+à laquelle il les avait accoutumés et dans son visage sombre il semblait
+qu'il y eût à la place des yeux deux grands scorpions blancs qui
+marchaient l'un contre l'autre et la joie fut à son comble lorsque de la
+bouche du pendu un jet de salive étant sorti, un des musiciens de
+l'orchestre de Nauvoo, qui avait été baleinier, cria:
+
+«--Elle souffle là!»
+
+«comme fait, lorsqu'il aperçoit la baleine, le matelot qui interroge la
+mer du haut du mât.
+
+«Puis, après les derniers soubresauts du nègre missourien, le cortège
+reprit sa marche devant le regard fixe du mort, rigide comme un mangeur
+d'opium.
+
+«Avant tout passa un grand mannequin représentant une femme assise et
+couronnée d'étoiles et d'invisibles roues, dissimulées dans le socle,
+étaient poussées par deux hommes que l'on ne pouvait voir, tandis qu'un
+troisième faisait tourner la tête comme si elle avait appartenu à une
+femme vivante et, de temps en temps, le prodigieux simulacre parlait et
+c'était ces hommes qui criaient à l'intérieur de la machine:
+
+«_Je suis la Démocratie de l'Amérique, terre des femmes grandes et des
+hommes turbulents qui procréeront des géants plus grands que les énormes
+séquoises!_»
+
+«Puis ce furent le conseil des évêques et les collèges des prêtres
+inférieurs suivis de quelques Chamanes de race ute que suivait le char
+des Ecritures de la Presse où l'on avait entassé les papyrus d'Abraham,
+les manuscrits de la traduction du livre de Mormon par Joseph Smith, les
+premiers livres et les premiers journaux imprimés par les mormons,
+tandis que, menant les boeufs qui traînaient le char et l'entourant,
+marchaient les restes de la famille de Joseph Smith; sur le char, le
+patriarche, jeune homme qui s'y tenait les yeux fermés, portait dans un
+coffret d'argent l'urim et thummin, instrument divin de la clairvoyance.
+
+«Une multitude de jeunes filles, vêtues de mousseline blanche, portaient
+des bannières aux couleurs des différentes nations du globe et, les
+suivant à dix mètres environ, M. Phelps marchait seul, les yeux baissés,
+et on le regardait avec terreur car le bruit courait que c'est lui qui
+figurait le diable aux cérémonies de l'endowment, il est de la dotation,
+et derrière venait une longue troupe d'enfants qui portaient des
+écriteaux avec des suscriptions en caractères de Mormons et ces enfants
+chantaient sur un ton qui rappelait parfois le rire de l'oie wa-wa et
+parfois encore, s'enflant soudain comme le son d'une trompette, leurs
+voix juvéniles évoquaient le cri du grand cygne du nord.
+
+«Puis, en rangs pressés, précédant la foule des fidèles, s'avançaient,
+causant entre eux, les notables mormons. Lubel Perciman quitta les rangs
+et vint saluer ses épouses avec lesquelles il devait dîner chez Kimball
+où l'on devait donner la comédie, après quoi on danserait. Il s'approcha
+de Paméla, lui demanda si elle s'accoutumerait à la vie des mormons et
+il ajouta:
+
+«--Vous savez, Paméla, que mes désirs ne sont pas encore accomplis. Je
+suis votre mari, mais n'ai point encore exercé les droits d'un époux.
+Respectant les scrupules que vous pouviez avoir, j'attendais que le
+Prophète eût proclamé la révélation touchant la polygynie. Désormais, la
+pluralité des épouses devient un de nos dogmes et c'est en toute
+sainteté que ce soir je m'unirai à vous.»
+
+«Mais Paméla ne l'écoutait guère au moment où passaient, au pas de leurs
+chevaux, les Danites éblouissants de blancheur et ses yeux ne quittaient
+point celui qui marchait à leur tête et dont le masque un instant se
+tourna vers elle. Et, dans la foule qui regardait la procession
+s'écouler, il y avait quelques officiers fédéraux qui souriaient lorsque
+leurs yeux rencontraient les yeux de telle ou telle mormonne et Paméla
+vit que l'un d'eux se tournait constamment d'un côte où se tenait la
+troupe des épouses du Prophète. L'épouse nº 19 se tournait souvent vers
+l'officier et leurs yeux avaient la couleur du myrte mouillé. Ils
+étaient séparés par un groupe où se tenait un juif nommé Chéri de
+Mendoza, qui s'était incliné au moment où avaient passé, pompeusement
+disposés sur le char, les papyrus autographes d'Abraham. Il avait
+ensuite repris une vive discussion avec le chef ute Milopitz qui se
+tenait près de lui et qui lui répondait brièvement en un anglais
+guttural, sans f. à cause de l'impossibilité où sont les gens de sa race
+à prononcer cette consonne. L'Ute avait abordé Chéri de Mendoza en
+l'appelant mon frère et le juif, qui ne le connaissait pas, lui avait
+demandé la raison de cette familiarité.
+
+«--Ne savez-vous pas, avait répondu l'Indien, qu'au témoignage des
+mormons, nous sommes de la même race.»
+
+«Et Chéri de Mendoza avait réfléchi tête baissée pendant le passage des
+reliques d'Abraham.
+
+«--Je vous crois, dit-il en relevant la tête. Il y a bien des analogies
+entre les coutumes rituelles de nos deux nations. D'autre part, le nom
+d'Ute, qui se prononce à peu près comme le mot qui désigne les Juifs en
+allemand, pourrait désigner une origine judaïque. Cependant, avouez que
+nos esprits ne se ressemblent guère, car s'il est vrai que l'esprit de
+la race, celui de la famille, l'esprit en un mot, des traditions nous
+anime, les malheurs qui ont atteint notre position parmi des races très
+différentes de la nôtre, nous ont donné une réelle facilité à
+comprendre, à utiliser toutes les nouveautés. Nous avons l'esprit
+pratique, non seulement pour les choses matérielles, mais aussi pour
+tout ce qui est du domaine de l'intelligence et de l'âme. Vous, au
+contraire, si vous êtes attachés à des traditions, vous ne savez pas les
+conserver pures, c'est-à-dire vivantes et modernes. Vous êtes la plèbe
+des dix tribus, nous sommes les princes de la tribu royale de Jude.
+Cette différence explique l'abaissement où l'on vous voit, explique
+aussi notre génie qui est de dominer en accaparant les richesses et en
+judaïsant les rites et il s'en faut de peu que la judaïsation de tout le
+bassin de la Méditerranée ne soit un fait accompli. D'autre part,
+monsieur l'Ute, vous savez que j'ai ouvert dans Main Street une boutique
+de curiosités, d'antiquités, n'oubliez pas que je vous paierai un bon
+prix tout ce qu'il vous plaira de me vendre, car j'ai le placement de
+tous objets curieux ou archéologiques tels qu'armes, étoffes, cuirs,
+travaux en plumes, pierres gravées, sculptures, poteries, aussi bien
+chez les particuliers de l'Est que dans les musées d'Europe.»
+
+«Et Chéri de Mendoza, qui était un bel exemple de la judaïsation, qu'il
+annonçait, attestait par toute sa personne qu'au sang israélite se
+mêlait en lui le sang nègre et le sang chinois.
+
+«Le chef ute Milopitz regardait gravement et non sans mépris cet homme
+qui était peut-être de sa race et qui lui proposait de vendre les
+témoignages honorables d'un passé glorieux. Il hocha la tête et se
+tourna vers l'épouse qui, portant un lourd ballot sur son dos, se tenait
+à ses côtés humble et courbée. Ils étaient l'un et l'autre l'ignorance,
+la superstition, la sottise et la lubricité, quelque chose de plus bas
+que la plèbe et, cependant, sans qu'ils le sussent, c'était sur eux que
+se modelait l'Etat, les moeurs et les croyances, car, ainsi que l'homme
+a été fait du limon de la terre, les nations sont tirées de la plèbe.»
+
+
+
+
+VII
+
+
+«J'avoue, dit Elvire, que j'ai pour ma grand'mère une très grande
+admiration. Elle pouvait résister aux hommes, tandis qu'aujourd'hui, si
+les femmes ont plus de droits qu'autrefois, il leur est beaucoup plus
+difficile de résister aux désirs virils même lorsque, comme moi et comme
+ma grand'mère à ce que j'ai cru deviner, enclines à aimer les femmes en
+général et sujettes à des béguins pour quelques hommes en très petit
+nombre. Dès ce soir, je ferai le portrait d'un Danite. C'est drôle, il
+me semble qu'il a les traits de Pablo Canouris.»
+
+«Ma foi, dit M. Mahner, je crois bien n'avoir jamais vu de Danites sans
+leur masque vert.
+
+«Mais il se fait tard, je me suis laissé entraîner par mes souvenirs, je
+vais essayer d'abréger le reste de mon récit.
+
+«La table avait été dressée dans la salle du Social Hall. Il y avait là
+Kimball qui donnait la fête, entouré de ses épouses, Brigham Young et
+toute sa famille, Lubel Perciman et son harem, d'autres mormons et leurs
+femmes. Les familles n'étaient point groupées, mais on avait alterné les
+sexes et Paméla était placée entre Chéri de Mendoza et James Ferguson,
+officier de la milice de l'Utah et qui était aussi avocat, orateur et
+acteur. C'était un homme d'une trentaine d'années, fort, énergique et
+spirituel; ses talents de société le faisaient rechercher dans toutes
+les fêtes; bien que célibataire, il eut la réputation d'un adultère et,
+tout en reconnaissant ses mérites, les mormons le craignaient. En face
+de Paméla se trouvait l'officier fédéral ayant à sa gauche l'épouse nº
+19 et à sa droite l'actrice blonde qui était en tournée à Salt Lake
+City.
+
+«Des nègres faisaient le service et sur la table il y avait des
+flambeaux allumés et, dans des vases de céramique locale, des fleurs
+artificielles en cire de formes étranges, un des travaux où excellent
+les mormonnes.
+
+«On servit d'abord comme hors-d'oeuvre des sauterelles, des racines de
+camisch, des oignons qui servent de nourriture aux Indiens et du vin de
+Catawba, qui est le produit des vignes du bord de l'Ohio.
+
+«On écouta avec attention Chéri de Mendoza qui vantait la saveur des
+sauterelles rôties:
+
+«--C'est un mets antique, disait-il, et cependant c'est aussi pour les
+Européens un aliment nouveau et qui rebuterait plus d'un blanc, même
+parmi ceux qui se croient sans préjugés. Les nouveautés, loin de nuire
+aux coutumes et aux saines traditions, les enrichissent, les vivifient,
+les fécondent. C'est ainsi que les sages polygames de l'Utah, loin de
+nuire à l'institution de la famille, lui donnent plus de grandeur et
+plus de force en l'étendant.»
+
+«Et Brigham Young qui l'entendit, se tourna vers lui, disant:
+
+«--Les mormons sont un peuple d'élus, placés ici-bas dans une sphère
+spirituelle particulière, ce qui leur permet de ne tenir compte ni des
+lois humaines, ni des richesses superflues du monde.»
+
+«Et le Prophète s'étant versé du Catawba, leva son verre dans la
+direction de Chéri de Mendoza qui but d'abord aux dames et ensuite au
+Prophète.
+
+«Les nègres se hâtaient pour changer les assiettes et les couverts, puis
+l'on servit des truites saumonées du lac Utah et le rideau de la scène
+qui se trouvait au bout de la salle se leva.
+
+«Le décor était fait d'une tenture jaune au milieu de laquelle se
+détachait l'OEil-Qui-Voit-Tout et un jeune homme qui figurait l'Europe
+et une jeune demoiselle qui représentait l'Amérique, venant, l'une du
+côté cour et l'autre du côté jardin, s'abordèrent en souriant et il
+s'ensuivit un dialogue dont je me souviens presqu'entièrement, parce que
+l'année suivante on nous le fit apprendre par coeur à l'école.
+
+
+L'EUROPE
+
+ «Nations, je vous offre et l'ordre et la beauté
+ Des ruines qui ont la grâce des jeunes filles
+ Et mes fleuves semblables aux vers des grands poètes
+ Et tous mes esclavages, toutes mes royautés,
+ Tous mes dieux charmants qui sont ma foi, qui sont mon art,
+ Tous ces peuples querelleurs et des fleurs odorantes.
+ O vieilles maisons, nourrices du progrès,
+ Carrefours où les âges choisirent leur route et s'en allèrent,
+ Patries, Patries, Patries dont les drapeaux me vêtent,
+ Fantômes, ô forêt du génie où chaque arbre est un nom d'homme,
+ O Forêt qui marches à reculons sans que tu t'éloignes
+ Je suis tous les fantômes, tous les ombrages,
+ Les patries, les villes, les champs de bataille
+ Amérique, ô ma fille et celle de Colomb.»
+
+
+L'AMÉRIQUE
+
+ «Hommes qui souffrez, ô femmes qui aimez, et vous, enfants, venez
+ Puiser l'eau du second baptême
+ Dans le petit lac bleu où le Mississipi puise son onde
+ Je suis l'espoir aux grands espaces et l'avenir sans souvenirs.
+ Parmi les troupes de chevaux sauvages issus des chevaux d'Europe,
+ Gambadent les troupeaux de jeunes pensées issues de pensées d'Europe
+ Et de nouvelles vérités sont révélées ici à ceux qui sont las des
+ anciennes.
+ Elles chantent ou pleurent, ou prient ou éclatent de rire
+ Et préparent de nouveaux travaux.
+ Un dieu nouveau se dresse dans le canot d'écorce
+ Une déesse se peigne en chantant dans les prairies où mûrit le riz
+ sauvage
+ Et d'autres dieux réclament des héros.
+ C'est aussi l'arrivée d'un vaisseau
+ Ecoutez danser là-bas des voyageurs équivoques dans un bal de
+ quarteronnes,
+ Ecoutez aussi au loin, derrière les horizons, la plainte,
+ La plainte de ceux qui meurent en Europe en se rappelant
+ Des prairies où le riz sauvage mûrit au bord du Mississipi
+ Et les noires cyprières drapées dans la tillandzia argentée!»
+
+«L'Europe et l'Amérique se prirent par la main et, en choeur, elles
+chantèrent:
+
+ «La mer sépare les deux époux
+ Ce sont les noces énormes de deux continents.
+ De l'un jaillit un vaisseau à travers l'océan,
+ L'Europe féconde l'Amérique,
+ L'Europe, nom viril dans le langage diplomatique,
+ C'est-à-dire international qui est le français,
+ Et l'on entend distinctement l'article masculin,
+ Tandis que l'article féminin marque bien
+ Dans la langue des Nations ou langue française,
+ Le sexe de l'Amérique.
+ L'Europe étend frénétiquement la rigide péninsule d'Armor
+ Et l'Amérique s'étale, largement ouverte,
+ Où l'isthme humide tressaille aux tropiques.
+ Amour sublime! des nations naissent du couple démesuré
+ Dont les éléments favorisent les épousailles.
+ Le vaisseau poursuit son voyage fécondateur,
+ Les vents gonflent les voiles, ils gémissent,
+ Crient la volupté des géants qui s'entraiment.»
+
+«Et à ce moment des petits garçons habillés en Indiens mêlés à de
+petites filles vêtues en vieilles dames vinrent danser autour de
+l'Europe et de l'Amérique qui s'embrassèrent aux applaudissements des
+convives. Puis on laissa entrer quelques amateurs de théâtre qui
+venaient pour assister à la représentation de _Jedediah le Grand_. Ils
+avaient payé leurs billets en nature: en melons, en poteries, etc.
+
+«Des Chinois vinrent enlever les tables et, pendant ce temps, les nègres
+firent de la musique au son de laquelle on se mit à danser à la mode des
+mormons, c'est-à-dire un homme et deux femmes. Pendant ce temps, on
+disposait des chaises, des bancs, puis la rampe s'éclaira, on éteignit
+les lumières de la salle, et comme l'on continuait de danser en
+attendant les trois coups qui annonceraient le spectacle, les portes
+s'ouvrirent tout à coup et quelques officiers fédéraux entrèrent dans la
+salle. Des soldats les éclairaient avec des torches.
+
+«Tout ce monde s'arrêta de danser et Kimball se dirigea vers les
+nouveaux venus pour protester contre leur intrusion, mais cinq officiers
+se précipitèrent sur les mormonnes et les saisirent à bras le corps, les
+entraînèrent vers la sortie, avant que les mormons eussent songé à les
+en empêcher. L'officier fédéral qui avait assisté au repas et qui
+dansait avec Paméla et l'épouse nº 19 les poussa vers ses camarades; ils
+se trouvèrent dehors avant que l'officier de la milice Ferguson, qui
+remplissant un petit rôle dans la pièce de _Jedediah le Grand_ se
+fardait dans les coulisses, sortit.
+
+«Des chevaux attendaient les ravisseurs qui hissèrent leurs précieux
+fardeaux presque évanouis sur les montures, s'enchevalèrent et
+galopèrent hors de la ville.
+
+«Ce fut une course effrénée durant laquelle Paméla, plus morte que vive,
+se laissait aller, résignée à tout. Au bout d'une demi-heure, il lui
+sembla que derrière eux d'autres chevaux arrivaient. Les ravisseurs
+activèrent la course, mais les poursuivants gagnaient du terrain, ils
+s'approchaient. Bientôt il y eut des coups de feu; le cheval sur lequel
+était Paméla s'abattit, elle s'évanouit et, quand elle revint à soi,
+elle ne vit que le visage masqué du Danite aux larmes d'or qui la
+contemplait.
+
+«Elle lui dit:
+
+«--Merci de m'avoir sauvée.»
+
+«Il dit:
+
+«--Je regrette de n'avoir pu sauver que vous seule, les autres ont été
+enlevées par les gentils.»
+
+«Paméla pensa aussitôt à l'épouse nº 19, se disant:
+
+«--Elle s'est sauvée, c'est ce qu'elle désirait.»
+
+«A ce moment arrivèrent d'autres Danites qui avaient été chercher une
+mule pour Paméla et elle revint à Salt Lake City assise sur sa mule que
+conduisait par la bride le Danite éblouissant qui l'avait reprise à ses
+ravisseurs.
+
+«Lubel Perciman l'attendait et lui fit fête. Toutefois on ne vit point
+paraître ce jour-là, ni durant la semaine qui suivit Brigham Young dont
+l'épouse préférée avait pris la fuite d'une façon définitive.
+
+«Quand la nuit fut devenue silencieuse, tandis que la lune versait une
+lueur froide et vive, l'elder Lubel Perciman, bien rasé, vêtu d'un
+pantalon de toile bleue, les pieds nus dans des mocassins ornés de
+verroteries versicolores, voulut connaître dans toute son étendue le
+bonheur conjugal et pénétra dans la chambre de Paméla. Il souriait,
+sachant qu'au dehors les Danites veillaient sur la félicité des mormons.
+Les pâles étoiles supportaient à l'infini les dieux de toute puissance
+et, plus loin que ces dieux, d'autres dieux plus puissants encore
+emplissaient la plénitude du monde d'une énergie incréée et sans
+limites.
+
+«Avant tout, l'elder Lubel Perciman, soulevant le flambeau qu'il tenait
+à la main, se regarda dans le miroir. Il se trouva bien coiffé et son
+visage maigre lui plut et il lui sembla que sa chevelure jaune était
+comme un foyer lumineux où s'alimentait la lune de cette nuit
+d'Amérique. Ensuite il jeta un coup d'oeil sur le lit bas où devait
+dormir votre grand'mère, semblable alors à une déité exilée et rompue de
+fatigue. Mais le flambeau pensa tomber des mains de l'elder Lubel
+Perciman, car le lit était vide. Paméla s'était enfuie sitôt revenue et
+mon récit touchant votre grand'mère doit s'arrêter ici puisqu'elle ne
+reparut plus au milieu des Mormons et que l'on n'en entendit plus
+parler, pas plus que du Danite, d'ailleurs. Et l'on supposa qu'elle
+s'était enfuie avec lui, mais on fit le silence sur ce qui la concernait
+car on craignait la colère de l'elder Lubel Perciman qui n'en parla plus
+jamais. Pour mon compte, je n'en ai plus entendu souffler mot jusqu'à ce
+matin où mon diable de neveu est venu de votre part me rappeler cette
+jolie fille mutine, aux cheveux ébouriffés qui, lorsque vêtue en
+matelot, elle parut sur la place de l'Union, fit tant d'impression sur
+les Saints-du-dernier-jour. J'oubliais d'ajouter que le bruit se
+répandit peu à peu que le Danite qui avait disparu en même temps que
+votre grand'mère n'était autre que l'ange Moroni.»
+
+«--Un ange, s'écria Elvire, mais il me semble à moi qui suis la petite
+fille de celle dont vous m'avez raconté l'histoire, que des ailes me
+poussent et ma foi je fais tout ce que je peux pour les retenir, car je
+tiens à rester une femme et je n'ai, je crois, aucune vocation pour
+l'aviation.»
+
+«Enfin, ajouta l'Ovide de fantaisie, votre grand'mère ne manquait ni de
+bon sens ni d'honnêteté puisqu'elle est revenue se marier dans son pays
+et y faire souche. Et n'est-ce pas suffisant pour juger de la valeur
+morale de la polygamie légale. Les Français ne deviendront pas plus
+mormons que Turcs. Et allez! on repeuplera tout de même. La
+repopulation, à tout prendre, c'est avant tout une question de
+propagande.»
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Lorsqu'il fut dans le train qui l'emmenait à Marseille, Anatole de
+Saintariste, l'officier permissionnaire dont il est question, s'endormit
+profondément. Il y avait plusieurs mois qu'il couchait sur le sol, et la
+douceur des banquettes du wagon de première où il voyageait le faisait
+dormir, en quelque sorte, de tendresse... C'était sa première permission
+depuis le commencement de la guerre...
+
+L'arrivée dans la Capitale eut lieu par un beau soleil et, le soir,
+quand le Permissionnaire reprit le rapide, il emportait de Paris une
+excellente impression que gâtaient seulement quelques embuscades
+surprises çà et là...
+
+A Marseille, il attendit le bateau qui devait le transporter en Algérie.
+Il profita de cette attente forcée pour visiter les camps anglais.
+
+La rencontre d'un de ses amis, devenu interprète auprès de l'armée
+anglaise, lui facilita ses excursions. Son cicerone savait porter
+l'uniforme kaki orné des têtes de sphinx, c'est pourquoi il jouissait
+d'une certaine popularité parmi les officiers britanniques et le
+Permissionnaire fut bien reçu sous leurs tentes, et ceux qui, parmi les
+officiers anglais, entendaient le français, fredonnèrent une
+chansonnette dont les Interprètes sont les héros:
+
+ Non seul'ment faut savoir l'français,
+ Faut même connaître un peu d'anglais,
+ Ça peut servir, on sait jamais,
+ Aux Interprètes.
+
+Le Permissionnaire vit les Hindous faire leur cuisine et les Tommies
+s'exercer au maniement d'armes.
+
+Au demeurant, la ville était pleine d'Anglais, d'Hindous, de Serbes,
+d'Annamites. Ces derniers étaient vêtus en artilleurs et destinés,
+disait-on, à l'aviation; il y avait encore quelques officiers russes et
+des officiers italiens en petit nombre...
+
+Le second jour, le Permissionnaire s'en fut visiter Aix où il eut la
+surprise d'être conduit par un cocher qui avait été le propre cocher de
+Cézanne. Ce brave homme, nommé Baptiste Curnier, se souvenait bien de
+son maître: «Il fallait dire comme lui, mais il ne fallait pas le
+flatter.»
+
+On alla ainsi jusqu'au Jas de Bouffan où peignit Cézanne... Après quoi,
+rentré à Marseille, le Permissionnaire put enfin, le surlendemain,
+prendre le bateau qui, tous feux éteints, le porta jusqu'à O..., où il
+passa le temps de sa permission.
+
+Il y entendit raconter plusieurs histoires dont voici un échantillon:
+
+Ancien professeur au lycée des garçons, puis avocat, X... était encore
+capitaine des pompiers et vénérable de la loge d'O...
+
+A la déclaration de guerre, il laisse sa femme et ses cinq enfants,
+s'engage et part comme capitaine.
+
+Un jour, sa mort est annoncée officiellement. Et des soldats de son
+régiment, ses concitoyens, écrivent à sa veuve des détails précis. Le
+capitaine X... a été tué alors qu'il montait à l'assaut en tête de sa
+compagnie et son corps, resté suspendu aux fils de fer et très visible,
+a fait l'objet de maints combats, mais en vain, car on n'a pu le
+reprendre. (Notons qu'en Champagne l'on a aussi montré ce corps habité
+par les rats et garnissant un cheval de frise sur le billard
+(c'est-à-dire l'espace entre les premières lignes adverses) ou du moins
+un corps qui passe pour être celui du capitaine X... au
+permissionnaire...)
+
+A quelque temps de là, la veuve reçoit d'Allemagne une lettre venue par
+des voies neutres... Il est dit dans la lettre qui venait du vénérable
+d'une loge allemande:
+
+«Votre mari n'est pas mort, mais seulement blessé. Il est en ce moment
+bien soigné... Surtout ne parlez de cette lettre à âme qui vive, sans
+quoi vous ne reverriez jamais votre mari.»
+
+Le Permissionnaire entendit aussi raconter l'histoire d'une dame de la
+société d'O... qui, déguisée en Mauresque, parcourt les cafés pour dire
+leur fait aux embusqués et leur intimer l'ordre de partir sur le Front.
+
+Le Permissionnaire assista à des couchers de soleil merveilleux où le
+ciel s'emplissait de roses ardentes, de lilas flamboyants et de
+violettes phosphorescentes.
+
+Il s'arrêta parfois dans les faubourgs pour écouter les petites
+fillettes des écoles, petites Françaises, petites Espagnoles et petites
+Mauresques qui chantaient des rondes nouvelles en sautant à la corde:
+
+ A. B. C. D.
+ Les Français ont gagné,
+ Les All'mands ont perdu,
+ Le Kaiser sera pendu.
+
+Ou cette ronde-ci qui a deux couplets:
+
+ Ah! mon Dieu! quell' triste année!
+ Tout le mond' mobilisé.
+ Ya des morts et des blessés,
+ Il y a mêm' des prisonniers.
+
+ Viv' la classe de vingt ans!
+ C'est des homm's, plus des enfants,
+ S'ils s'en vont aux Dardanelles,
+ Qu'ils n'oublient pas leurs petit's demoiselles.
+
+Le Permissionnaire visita la mosquée d'O..., mais il fut aussi à la
+cathédrale où il entendit un prédicateur démontrer fort ingénieusement
+l'existence du Dieu unique:
+
+«Il n'y a qu'un Dieu, il ne pourrait y en avoir d'autre. En effet,
+puisque Dieu est partout, où se mettrait l'autre?...»
+
+Enfin, dans une famille amie, s'étant approché d'une petite fille qui
+étudiait ses leçons et, ayant parcouru le cahier de dictées, il vit que
+les auteurs à qui les professeurs du lycée de jeunes filles d'O...
+empruntaient le plus souvent leurs textes étaient M. Pierre Mille et M.
+Ernest Gaubert, sous-préfet.
+
+Puis, sa permission expirée, l'officier permissionnaire reprit le bateau
+et quitta le port d'O... par une belle nuit où la mer était
+phosphorescente. Le navire fendait l'or vert et liquide. Des tirailleurs
+sur le pont sombre comme celui du Vaisseau-Fantôme chantonnaient _Amela
+Djiriwel ya la la..._ Et quand le jour revint, la côte d'Afrique avait
+disparu...
+
+En repassant par Paris, le Permissionnaire entendit raconter l'histoire
+d'une dame qui sait quand la guerre doit finir. Cette dame se rendait au
+Sacré-Coeur, à Montmartre. Le fiacre qui la conduisait avançait
+cahin-caha, car la montée est rude.
+
+Une pauvresse suivait péniblement le même chemin. La dame lui offre
+charitablement une place dans sa voiture. La vieille accepte et la
+conversation s'engage.
+
+Le sujet, tout le monde le devine.
+
+«Rassurez-vous, ma petite dame, la guerre sera finie au mois de...
+
+--En..., vous plaisantez?
+
+--La guerre sera finie en..., aussi vrai que le cocher qui nous conduit
+sera mort dans une heure.» Ce n'est pas la seule prophétie que je
+connaisse concernant la guerre et, à Nîmes, on m'a montré le manuscrit
+d'un prophète-poète, émule de Nostradame de Salon. Le prophète se
+nommait Paillet et vivait vers 1880.
+
+Ces prophéties inédites m'ont paru se rapporter à la guerre actuelle. Je
+les donne ici sans les commenter:
+
+La première a trait à Anvers:
+
+ Anvers, on bâtit une tour.
+ Ville sauvée, un prince arrive.
+ Toutes tes mains à la dérive
+ Maigres comme un cou de vautour.
+
+La seconde est plus claire:
+
+ Reims à l'honneur de peine en peine
+ Les Marniats ont délivré,
+ Pour qu'il brille, ton nom sacré:
+ Regard de roi, regard de reine.
+
+La troisième est sybilline:
+
+ O ma douleur de Baccarat.
+ Le petit loup qui s'y dérobe.
+ Eclairs, éclairs au ciel pour robe
+ Quand Franc victoire y trouvera.
+
+Dans la quatrième de ces prophéties, je tiens toutefois à faire
+remarquer l'expression énigmatique Foudunbras, fou d'un bras, qui
+s'applique à merveille au Kaiser, manchot d'Allemagne. Coulogne est
+évidemment ici pour Cologne:
+
+ La marchandise de Coulogne
+ Preux et preuses saccageront,
+ Le Foudunbras s'ouvre le front
+ A Strasbourg où va la cigogne.
+
+Elles arrivent, se séparent et chacune va faire ses dévotions. En
+sortant, la dame aperçoit sa voiture, le siège était vide.
+
+Elle cherche son cocher: on venait, lui dit-on, de le transporter dans
+une pharmacie voisine, mort d'une congestion.
+
+Voilà un conte à dormir debout; le plus extraordinaire c'est que,
+paraît-il, il est véridique...
+
+Puis, de retour sur le front, en Champagne, l'officier permissionnaire
+retrouva:
+
+ La tranchée en première ligne,
+ Les éléphants des pare-éclats,
+ Une girouette maligne
+ Et le regard des guetteurs las
+ Qui veillent le silence insigne.
+
+Et, quelques jours après, il rencontra quelqu'un de sa connaissance, un
+caporal d'un régiment voisin. Ce gradé, chargé d'un énorme barda,
+conduisait un petit détachement et, un monocle suspendu à un cordonnet
+de soie, se balançait élégamment devant lui. C'était le caporal Gabriel
+Boissy et, durant quelques minutes, ils parlèrent sans aigreur, avec
+commisération même, des embusqués de leur connaissance.
+
+Il reprit la dure et périlleuse vie du sous-lieutenant, chef de section
+dans les tranchées tragiques de la Champagne pouilleuse, où moi-même
+j'ai entendu un jour, près de l'Arbre de la côte 193, cette réponse
+héroïque:
+
+«Mais, nom de d'là, tu es blessé et tu ne le dis pas. Fallait crier, mon
+vieux!»
+
+«Crier! T'es pas fou! ce mort qu'est là s'plaint pas, crie pas; je
+m'serais fait honte de crier en n'étant que blessé.»
+
+Au demeurant, voici quelques remarques touchant le fantassin du front:
+
+Tous les fantassins méritent la croix de guerre et tous ne l'ont point.
+
+Ce qui domine dans un combat, c'est le tac tac tac de la mitrailleuse.
+
+Le langage du fantassin est riche en synonymes, par exemple, le même
+engin de tranchées, l'horrible bombe qui naguère venait en se lamentant
+et que les Boches ont réussi à rendre muette, se nomme, selon les
+secteurs, youyou, fléchette ou queue de rat.
+
+A l'abri-caverne collectif par escouade ou demi-section, le fantassin
+préfère, bien que ce soit défendu, se creuser un abri individuel dans le
+flanc de la tranchée.
+
+Celui qui n'a pas vécu en hiver dans une tranchée où ça barde ne sait
+pas combien la vie peut être une chose simple.
+
+La vermine est chargée de faire la toilette des fantassins, officiers,
+sous-officiers et soldats.
+
+Celui qui n'a pas vu des musettes suspendues à un pied de cadavre
+pourrissant sur le parapet de la tranchée ne sait pas combien la mort
+est une chose simple.
+
+L'héroïsme du fantassin, durant la guerre qui commença en 1914, surpasse
+tout ce qu'on connaissait jusqu'alors en fait d'héroïsme.
+
+Ceux qui n'ont pas vécu dans la craie de la Champagne pouilleuse ne
+savent pas combien le blanc peut être sale.
+
+Au reste ceux qui ont fait la guerre en Champagne et qui survivront
+reviendront sans doute visiter avec une atroce curiosité cette région
+infernale qui va de la butte de Souain à Massiges.
+
+Au dire de ceux qui connaissent les autres parties du front, c'est
+peut-être là que le drame est le plus poignant, et cela d'une façon
+définitive, depuis le début de la guerre.
+
+Aucune désolation n'égale l'épouvantable aspect de ces ondulations de
+terrain zébrées de boyaux et de profondes tranchées blanches. Rien
+n'évoque plus fortement l'enfer comme ces grands entonnoirs crayeux qui
+furent le théâtre de corps à corps effroyables d'hommes à hommes,
+d'hommes à engin effroyable. Côte 193, côte 196, butte de Souain, butte
+de Tahure et vous, mystérieuse butte de Mesnil, Main de Massiges, ces
+deux mamelles de sol stérile, abreuvé de sang et de sacrifices sans
+nombre! Croix des cimetières, croix françaises, croix ennemies et vous,
+simple croix qui abritez, dit-on, les cadavres de deux jeunes femmes,
+dont on ignore le nom et la nationalité, que l'on trouva expirantes dans
+une cagnat d'officier boche, auprès de laquelle j'ai demeuré quelques
+semaines durant les derniers temps de ma vie d'artilleur. La cagnat
+boche que j'habitais s'appelait «Café Sprind» et les fondateurs de ce
+singulier café avaient ajouté sur la porte l'avis suivant:
+
+_Dieser Unterstand ist von der Gruppe Malinowski ausgebaut und wird auch
+von ihr bewohnt._ Autour se trouvaient des cagnats nommées Lustige
+Mühle, villa Beaulieu, villa Schweizertal, villa Hiddekk, mot acrostiche
+fait avec les premières lettres de l'épiphonème boche que voici:
+_Haupsache ist dass das England Klage kriegt._ Le principal, c'est que
+l'Angleterre soit battue.
+
+Dans le voisinage, les deux cimetières du Trou-Bricot étalaient leur
+macabre décoration où se mêlait la funèbre craie sculptée, le pin, le
+bouleau et les inscriptions funéraires: _Sei getreu bis in dem Tod;
+Liewer düd as Slaw; Kein Schönr'er Tod ist auf der Welt als wer vor'm
+Feind erschlagen,_ etc.
+
+O souvenirs de la Champagne pouilleuse!
+
+Qui a jamais connu un spectacle plus tragique que celui de la côte 196,
+vue du Balcon?
+
+Et ce petit coin de Beauséjour, qui devait être un si charmant séjour
+avant la guerre!
+
+Celui qui parcourra plus tard la Champagne pouilleuse cherchera avec
+intérêt la petite tombe qui abrite les cadavres du fermier de Beauséjour
+et de sa fille.
+
+Région où la vie est dure, mais le courage, l'esprit de sacrifice,
+l'entrain y sont d'autant plus grands.
+
+Qui regardera, après la guerre, sans émotion, pointer le bouton rose de
+l'euphorbe verruquée ou s'étaler les spatules de la pimprenelle à saveur
+de concombre?
+
+Et le berger qui mènera plus tard paître ses moutons sur ces crêtes qui
+furent les volcans de cette guerre se baissera parfois pour ramasser
+quelque débris d'obus ou quelque fragment de cuir de ce qui fut un
+casque boche et regardera curieusement ce débris informe de notre
+époque. Mais des mains pieuses entretiendront les cimetières où, chaque
+fois qu'il en avait l'occasion, Louis Derôme allait errer, redressant
+les croix, méditant sur cette activité étrange qui a poussé et poussera
+toujours les hommes à s'entretuer quand un peu de charité et moins
+d'avidité suffiraient à assurer la paix éternelle.
+
+Le 27 juillet 1915, jour de Saint Pantaléon, fête patronale de
+Mesnil-les-Hurlus, où se trouvaient nos positions, les canonniers de ma
+batterie restaurèrent une tradition qui s'était perdue, je crois, depuis
+1875. C'est le jeu de la roue, tradition de l'endroit. Louis Derôme,
+dont le bataillon était au demi-repos de ce côté, assista à la fête et
+nous nous promenâmes ensemble dans ce village dont il ne reste d'intact
+dans les décombres de l'église que la cloche chue du clocher, mais
+demeurée entière; plus de maisons, partant plus d'habitants.
+
+Mais la roue (non une roue de charron toutefois, mais un dévidoir à fil
+téléphonique) descendit et remonta maintes fois la pente de la colline
+et les artiflots s'amusèrent comme des gosses et je crois bien que vers
+la fin des grivetons de la biffe se mêlèrent à ce jeu qui avait
+autrefois un but matrimonial.
+
+Grièvement blessé enfin, transporté d'ambulance en Hôpital auxiliaire,
+Louis Derôme arriva un matin au Val-de-Grâce et, dès ses premières
+sorties, il constata que Paris ne l'étonnait plus comme lors de sa
+permission; il rencontra Corail qu'il avait aperçue une fois avant la
+guerre, car elle était, depuis le mois de décembre 1913, l'amie d'un de
+ses amis qui avait été tué à la guerre. C'est pourquoi ils se lièrent et
+elle ne le quittait point tandis que, convalescent, il reprenait pour
+ainsi dire sa vie d'avant la guerre.
+
+Dans le milieu de poètes et de peintres qu'ils fréquentaient, milieu où
+l'on n'est pas toujours enclin à la bonté, mais où l'on est toujours
+sensible, une anecdote émouvante remuait alors les coeurs, c'est une
+anecdote de guerre et cependant ce n'est pas une anecdote militaire.
+Elle m'a été racontée par le héros lui-même. Il m'a prié de taire son
+nom et de changer légèrement quelques circonstances. Je m'incline devant
+son désir, tout en regrettant de ne pouvoir donner ce cachet
+d'authenticité, ou plutôt cette précision à un si beau trait de la vie
+contemporaine.
+
+Pour ma part je ne connais rien de plus noble que cette vision d'un
+village en ruines qui se dresse superbement intact sur le Thabor
+transfigurateur de l'Art.
+
+Le peintre A... D... avait obtenu d'aller peindre dans la zone des
+armées les vues pittoresques des ruines de la guerre.
+
+Il parcourait le front depuis les confins de la Suisse et maintenant
+qu'il approchait du village où il était né, son coeur battait très fort.
+
+Il avait vu un grand nombre de villages que l'artillerie et l'incendie
+ont ruinés. Les uns sont réduits à l'état de squelettes; il ne reste que
+quelques murs. Quelquefois l'église est presque intacte. Le plus souvent
+le clocher a été abattu. Mais tous ces décombres ont déjà l'aspect
+grandiose des ruines antiques. Malgré l'horreur qu'elles représentent,
+on est forcé d'en admirer la beauté, que dis-je? la pureté.
+
+Dans les villes du front, la guerre n'a causé que des dégâts dont
+l'apparence sinistre ne peut que serrer le coeur. Il n'y a que des
+démolitions. Dans les villages, au contraire, la ruine est pour ainsi
+dire achevée et forme un ensemble empreint le plus souvent d'une
+grandeur touchante, d'une délicatesse à pleurer.
+
+A... D... avait reproduit ce caractère dans ses études, car il était
+sensible et chacune des ruines qu'il avait vues avait éveillé en lui un
+sentiment où se mêlait à la haine contre la barbarie destructrice un
+profond respect artistique.
+
+Voyageant à pied, comme les paysagistes d'autrefois, il goûtait
+pleinement, en même temps que la fraîcheur de la belle matinée
+d'automne, le charme d'un paysage qu'il s'étonnait de ne plus
+reconnaître.
+
+En effet, il approchait du village natal. Cette région qu'il parcourait
+et où son enfance s'était écoulée tout entière, lui était familière
+entre toutes et cependant il la reconnaissait à peine.
+
+Partout s'enchevêtraient des routes nouvelles, soigneusement
+entretenues. C'étaient encore des chemins de fer à voie étroite et de-ci
+de-là, le long de ces artères, de ces veines du corps sublime des armées
+combattantes, se dressaient des baraquements, des hangars. Villages
+inattendus, les cantonnements groupaient leurs huttes sous les arbres
+des boqueteaux.
+
+Et A... D... admirait cette vie nouvelle née de la guerre. Car si les
+ruines ont été accumulées, les voies de communications ont été
+multipliées et elles concourent si grandement à la richesse d'une
+contrée, qu'on peut se demander si, pour un grand nombre de ces
+villages, le perfectionnement des moyens de communication ne compense
+pas dans une large mesure la perte des maisons, abstraction faite
+toutefois de ce que ces ruines pouvaient représenter comme valeur
+artistique.
+
+Elle était souvent très grande, mais, en l'état des réflexions du
+peintre A... D..., restait entièrement hors de la question.
+
+C'est un Champenois qui par tempérament examine les choses et les idées
+sous tous les aspects que lui présente son esprit mobile et pénétrant.
+
+La raison l'incitait à moraliser et, sans que l'esthétique y perdît ses
+droits, il s'attachait à deviner les conséquences de ce qu'il voyait.
+
+Un Provençal, un Breton eussent tenu d'autres raisonnements selon une
+autre logique, et cette variété de tempéraments qui se rejoignent dans
+la haute civilisation française explique comment la France peut si bien
+remplir son admirable mission. C'est elle qui, depuis la ruine de
+l'antiquité, joue vis-à-vis de l'humanité le rôle qu'ont joué avant elle
+la Grèce et puis Rome.
+
+Voilà donc A... D... s'approchant de son village natal par des routes
+inconnues. Tout est propre et bien entretenu. Des cavaliers passent à
+travers champs. Il croise une théorie de lourds camions de
+ravitaillement. Les trous d'obus ici et là sont bien faits, bien ronds
+et pleins de fleurs qui tranchent dans la campagne comme des corbeilles
+dans un jardin. Au loin, des coups de canon éclatent pompeusement. Des
+avions, sentinelles aériennes, semblent des abeilles qui butinent sur
+les fleurs subites des éclatements le miel si doux de la victoire. A...
+D... sent alors tout le charme de cette fraîche matinée d'automne et,
+tout à coup, au tournant d'un coteau, apparaît le village natal.
+
+Est-ce lui? Rien n'est demeuré de ce qui pouvait le faire reconnaître.
+Où est le fin clocher? Où sont les vergers qui l'entouraient jadis et
+qui, au printemps, le ceignaient d'une guirlande fleurie? Où est le
+petit château, cette merveille de grâce qui depuis la Renaissance se
+mirait dans l'étang? Où est l'usine dont la haute cheminée était ce que
+le XIXe siècle avait apporté dans le pays de plus caractéristique en
+fait d'architecture? Pas de doute cependant, voici l'étang et quelques
+pans de murs, restes du château; voici le cimetière qui paraît s'être
+agrandi; voici les ruines de l'église; voici la maison natale d'A...
+D... La voici entre d'autres maisons semblables; de chacune d'elles, il
+reste deux murs nettement silhouettés qui se terminent en forme de
+brisques, attestant ainsi la durée de la guerre et des blessures...
+
+Mais, Dieu! que ces ruines sont vivantes! Les décombres ont été
+déblayés. Partout on a fait place nette et, au flanc du coteau, un
+bivouac s'est établi, dans des gourbis, et sur l'un d'eux, A... D...
+reconnaît, avec un plaisir ému, la porte, la jolie porte de sa maison
+natale.
+
+Et le voilà installé, il ouvre son carnet et dessine fiévreusement, avec
+joie. L'inspiration l'anime, jamais aucune ruine ne l'a transporté à ce
+point. Il ne se borne point à tracer un croquis. Il achève son dessin.
+Il n'a de cesse qu'il soit complet. Tout y est. Voici à droite le
+cimetière grand comme celui d'une petite ville. A gauche ce sont les
+baraquements qui paraissent continuer le village qui ainsi se développe
+à l'ouest, ce qui est une loi urbaine bien reconnue. Voici encore le
+bivouac à flanc de coteau et plusieurs larges routes qui se croisent sur
+la grande place où n'aboutissaient autrefois que des chemins mal
+entretenus et des sentiers bordés de murs et de haies vives.
+
+Et, le dessin achevé, A... D... contemple son ouvrage avec étonnement.
+
+Est-ce bien son village ruiné qu'il a dessiné?
+
+Oui, pas de doute. Tout est rendu avec exactitude et cependant voici que
+sur le papier, malgré cette exactitude minutieuse, le village s'est
+transfiguré; il est plus grand, plus beau qu'auparavant, qu'au temps de
+son enfance. Les perspectives des ruines ont pris l'aspect de maisons
+bien alignées. Un rideau de peupliers dissimule les ruines du château,
+de la haute cheminée et du clocher, tandis qu'il n'apparaît de l'église
+qu'une partie de la nef encore intacte.
+
+Le village d'A... D... c'est maintenant une petite ville desservie par
+de larges et nombreuses voies de communications. Un petit chemin de fer
+passe au milieu de ces vastes baraquements qui, sur le dessin, ont pris
+l'importance d'un quartier nouveau. Et ce dessin si exact apporte aussi
+une vision de ce que deviendra après la guerre ce village maintenant en
+ruines.
+
+A... D... m'a raconté qu'il regarda longtemps avec un attendrissement
+sans tristesse son dessin précis et prophétique, puis, ayant serré son
+cahier et ses crayons, il se mit en route et s'éloigna de son village
+natal où il n'était point entré. Il marcha et, lorsqu'il eut gravi la
+petite côte qui se dirige vers l'ouest, il s'arrêta, se tourna et
+contempla les ruines qui lui avaient paru si prospères. Il en aperçut
+toute la tristesse, toute l'horreur. Il ne vit plus les routes neuves,
+ni les baraquements, ni le petit chemin de fer. L'église était sans toit
+et sans clocher, l'usine sans cheminée; du château et des maisons, il ne
+restait que des pans de murs. Il regarda tout cela longtemps, son coeur
+se serra et il se mit à pleurer.
+
+Voilà le tableau tel qu'il m'a été décrit par A... D...; mais je ne peux
+rendre l'accent extraordinairement passionné avec lequel il me parla de
+cette transfiguration merveilleuse.
+
+J'ai vu le dessin miraculeux, il est d'une beauté touchante, mais il
+faudrait que tout le monde eût en France la vision nette de l'avenir,
+comme l'eut le peintre A... D... devant les ruines de son village natal.
+Il faudrait que dans tous les esprits s'accomplit le miracle patriotique
+de la double vue.
+
+Partout en France, la guerre peut amener des changements magnifiques: il
+faut les apercevoir dès aujourd'hui afin de pouvoir les réaliser.
+
+C'est devant ce dessin, exposé rue de Penthièvre, dans «les salons de
+Couture» (c'est bien l'expression qui convient) de Mme Bougard, que
+Pablo Canouris, Elvire, Moïse Deléchelle, le fantaisiste sergent du
+Pont-Euxin, la jolie rousse Corail, écoutaient Anatole de Saintariste
+leur dire les réflexions qui lui venaient en contemplant ce
+chef-d'oeuvre.
+
+«J'en suis touché à l'extrême, disait-il, car rien ne m'émeut comme de
+découvrir les traces de ce qui se prépare de grand dans les âmes de mes
+compatriotes.
+
+«Il faut faire place nette pour une nouvelle France à la fois jalouse de
+ses traditions et extrêmement audacieuse dans ce qui concerne le
+progrès. C'est pourquoi les ruines m'émeuvent à la façon dont elles
+peuvent émouvoir dans ce dessin: j'aperçois déjà ce qui les remplacera.
+Et les morts, pour émouvantes qu'elles soient, évoquent pour moi le
+prochain repeuplement de la France. Il faut que dans cinquante ans elle
+soit devenue une nation de cent millions d'habitants.
+
+«Instituez le mormonisme, réplique l'Ovide d'imitation, et que chaque
+homme fasse des enfants à plusieurs femmes.»
+
+Et Pablo Canouris disait à Elvire:
+
+«Du moment que Nicolas est parti et que tu es ma maîtresse, il n'y a
+plus de raison que tu restes chez lui. Viens chez moi.»
+
+Mais Elvire, dont les yeux pétillaient de malice, pensait que son amie
+Mavise l'attendait chez elle et, tout en serrant le bras de Pablo
+Canouris, elle pensait à des caresses d'une douceur infinie, non celles
+qu'elle aurait pu recevoir, mais bien les caresses qu'elle savait donner
+et qui ne pouvaient toucher qu'un coeur de femme.
+
+On revint à pied vers Montparnasse en chantant:
+
+ C'est la fille à la Fatma,
+ Qui habite à la Casbah
+ Au fond de l'Algérie
+ Elle n'est pas jolie, jolie,
+ Mais dans tout le pays
+ Tous les sidis l'envient.
+
+Et l'on ne s'arrêta qu'un instant devant une de ces anciennes
+constructions de bois qui depuis si longtemps déjà marquent
+l'emplacement d'un chantier du Métro ou du Nord-Sud pour écouter cette
+histoire que raconta Moïse Deléchelle, après avoir caressé tendrement le
+cou de l'Ovide de contrefaçon:
+
+«On pense généralement, dit Moïse, en imitant à ravir le ton prétentieux
+des professeurs mondains, leur mine et leurs gestes, on pense
+généralement que les Anglais sont les gens les plus flegmatiques du
+monde. C'est une erreur et l'histoire authentique suivante, dont on n'a
+point parlé, bien qu'elle soit extraordinaire, montre assez que certains
+Français et même des Parisiens rendraient des points aux insulaires les
+plus froids.
+
+«Le 1er janvier 1907, à dix heures du matin, M. Ludovic Pandevin, mon
+oncle, puisqu'il a épousé la soeur de ma mère, mais qui est aussi un
+riche négociant du Sentier, étant sorti de son opulente demeure située
+avenue du Bois de Boulogne, prenait un fiacre, près de l'Etoile.
+
+«--A la gare Saint-Lazare, grandes lignes, dit-il au cocher, et un peu
+vite, je dois prendre le train du Havre.
+
+«M. Pandevin allait à New-York pour affaires et n'emportait qu'une
+petite valise. L'heure pressait et le fiacre arriva à la gare quelques
+minutes à peine avant le temps indiqué sur l'horaire pour le départ du
+train.
+
+«M. Pandevin tendit au cocher un billet de mille francs, mais
+l'automédon n'avait pas de monnaie.
+
+«--Attendez-moi, dit le négociant, donnez-moi votre numéro, je vais
+revenir.»
+
+«Il laissa sa valise dans la voiture et alla prendre son billet. Mais
+voyant alors qu'il s'en fallait d'une minute que le temps indiqué sur
+l'horaire pour le départ du train fût accompli, M. Pandevin pensa:
+
+«--Ce cocher a ma valise et des papiers qui après tout ne me sont pas
+indispensables. Il attendra, trouvera mon adresse sur la valise et se
+fera payer chez moi.»
+
+«Et il s'en fut prendre son train qui ne partit que deux heures plus
+tard, car il y a belle lurette que les horaires ne sont plus respectés.
+Au Havre, il prit le bateau pour l'Amérique et ne pensa plus au cocher.
+
+«Celui-ci attendit patiemment son client et se dit au bout de vingt
+minutes: «Ce n'est plus à la course, c'est à l'heure.»
+
+«Puis il se remit à attendre philosophiquement.
+
+«A midi, il se fit apporter à déjeuner par un camelot, descendit pour
+manger et, de crainte que l'on emportât sa valise, la serra dans son
+coffre sous le siège. Le soir il dîna comme il avait déjeuné, donna le
+picotin à son cheval et continua d'attendre jusqu'au dernier train,
+après minuit.
+
+«Alors il secoua les rênes sur cocotte et sortit de la cour du Havre
+sans témoigner d'humeur ni d'impatience.
+
+«Il s'arrêta devant le chantier du Nord-Sud qui s'élevait à cette époque
+devant la gare Saint-Lazare, descendit de son siège et ouvrit la porte
+de cette singulière construction de bois que les Parisiens ont admirée
+pendant de longues années et dont les nombreuses répliques ornent encore
+certains points privilégiés de la capitale. Prenant son cheval par la
+bride, le cocher dont je parle et duquel il est juste que la postérité
+connaisse le nom, Evariste Roudiol, propriétaire d'un hongre et de la
+voiture de place nº 20364, remisa le tout dans le chantier couvert qui,
+somme toute, constituait une demeure assez confortable et située en
+plein centre de Paris. Il y avait là de la paille dont il fit litière
+pour son cheval qu'il détela et lui-même dormit commodément dans la
+voiture, bien enveloppé de couvertures, quoique la nuit, malgré la
+saison, ne fut pas trop froide.
+
+«A cinq heures il fut sur pied, battit la semelle, agita ses bras
+horizontalement et vigoureusement pour se réchauffer, attela, et laissa
+l'équipage dans le chantier couvert, car un fiacre ne peut entrer dans
+la cour du Havre s'il n'a point de voyageurs.
+
+«Et le cocher Evariste Roudiol fut se poster à l'entrée de la gare, à
+l'endroit même où son client l'avait quitté la veille. Vers sept heures,
+il alla prendre un café au bistrot qui se trouve dans la cour du Havre,
+il écrivit à sa femme un bleu qu'il fit porter à la poste par un garçon
+et fut se remettre en observation.
+
+«Vers midi, Mme Roudiol fit apporter à son mari un ameublement sommaire,
+avec de la paille, du foin et de l'avoine pour le cheval qui semblait
+fort heureux de ses nouveaux loisirs. Il est vrai que ces allées et
+venues parurent insolites aux passants. Ils n'avaient jamais vu aucun
+ouvrier dans le chantier. La police cependant trouva que le tout était
+naturel et que, sans doute, on avait installé là un gardien pour
+empêcher les sabotages d'une part et, de l'autre, tout travail
+intempestif aussi bien qu'inusité.
+
+«Et une vie délicieuse commença pour l'homme et pour le cheval qui
+prenait de l'embonpoint, tandis que Roudiol fumait la pipe tout le jour
+en surveillant l'arrivée des voyageurs.
+
+«Puis, ce furent les beaux jours. Mme Roudiol vint tenir compagnie à son
+mari qu'elle quitta vers le milieu de l'automne quand la bise fut
+venue...
+
+«Des années passèrent sans que rien interrompît la vie paisible que
+menaient l'homme et la bête, singuliers Robinsons d'un des quartiers les
+plus animés de Paris.
+
+«De temps à autre, pour donner un peu d'exercice à Cocotte, le cocher
+priait un passant de monter dans la voiture afin de pénétrer dans la
+cour du Havre. Là, le hongre trottait un peu, sans que Roudiol perdît de
+vue la sortie de la gare. Et, avant de se coucher, de sa grosse écriture
+appliquée, il inscrivait chaque soir quelques chiffres sur un vieux
+carnet crasseux et gauchi.
+
+«Le 1er janvier 1910, Roudiol, debout à quatre heures du matin, pansa
+son cheval, l'attela, et, vers huit heures, voyant que le temps était
+beau, se dit qu'il fallait en profiter.
+
+«Il fit monter un camelot dans la voiture et entra dans la cour du Havre
+où, après quelques évolutions, il alla se placer près de la sortie des
+grandes lignes...
+
+«A neuf heures, un monsieur parut et s'arrêta comme pour chercher
+quelqu'un. Mais le cocher avait reconnu son client:
+
+«--Voilà, bourgeois! lui cria-t-il en sautant à bas de son siège.
+
+«--C'est vous? dit M. Pandevin, attendez! Et il tira son portefeuille où
+il prit un bulletin.
+
+«--C'est bien cela, dit-il, 20364. Combien vous dois-je?
+
+«--Cinquante-six mille trois cent vingt-deux francs, répondit le cocher,
+et vingt-cinq centimes pour le colis.
+
+«M. Pandevin vérifia le calcul: trois ans moins une heure à deux francs
+l'heure, tarif de jour, et deux francs cinquante l'heure, tarif de nuit,
+en modifiant les totaux quotidiens selon les horaires d'hiver ou d'été
+et sans oublier d'ajouter une journée pour l'année bissextile 1908.
+
+«--C'est juste, observa M. Pandevin, voilà votre dû.» Et il lui donna
+56.322 fr. 50, car il comptait vingt-cinq centimes pour le pourboire.
+
+«Roudiol serra le tout dans son grand porte-monnaie.
+
+«--Maintenant, chez moi!» dit M. Pandevin qui, après avoir donné son
+adresse, monta dans la voiture.
+
+«Et, quand ils furent arrivés à destination, il donna au cocher un franc
+soixante-quinze pour la course.»
+
+«Cette merveilleuse patience, qui est aussi bien française que
+britannique, et avec laquelle les Allemands n'avaient pas compté, a
+permis à cette guerre invétérée de durer. Mais le beau de l'histoire,
+c'est qu'aujourd'hui ni mon oncle Pandevin, ni l'ancien cocher Roudiol
+ne sont au front; ils fabriquent des munitions. C'est Roudiol qui est
+allé proposer l'affaire à son ancien client.
+
+«Je vous promets qu'ils ne s'embêtent pas et que, la guerre finie, ils
+pourront affronter la vie chère.»
+
+Après quoi, à Montparnasse, chacun s'en alla avec sa chacune et en
+route.
+
+Anatole demanda à Corail:
+
+«--Tu n'avais jamais trompé Hyacinthe avant moi, c'est-à-dire avant sa
+mort?
+
+«--Mais si, répondit Corail.
+
+«--Il l'a su? demanda Anatole avec une souffrance indicible.
+
+«--Il s'en est bien douté, répondit Corail, et il en était navré.
+
+«--Avec qui, dit Anatole, tandis que des larmes venaient au bord de ses
+paupières.
+
+«--Avec un juif, répondit Corail, il était du ...e d'artillerie, mais il
+s'est arrangé pour ne jamais partir au front. Il ne couchait même pas à
+la caserne à Nanterre et avait loué une petite villa.
+
+«Durant les huit premiers mois de la guerre, je n'avais jamais trompé
+Hyacinthe. J'avais une petite amie, Geneviève, avec qui je sortais et
+allais souvent à Nanterre où était son ami. René, c'est le juif, me vit
+et me suivit jusque dans le train qui nous ramenait à Paris. Dans le
+wagon il nous fit tellement rire que nous ne pûmes faire autrement que
+de lier conversation avec lui. Cela se fit vite. Je ne l'aimais pas,
+mais il était si amusant et je m'ennuyais tellement. Plus tard, un jour
+que je me disputais avec lui, je lui tordis si fort la main que je lui
+cassai le petit doigt. Il parvint à faire croire qu'il se l'était cassé
+en service commandé et réussit à se faire réformer.
+
+«Quand Hyacinthe vint en permission, il se doutait de quelque chose, car
+un grand nombre des lettres quotidiennes que je lui adressais venaient
+de Nanterre. Je lui avouai tout. Et il n'eut pas le courage de me faire
+des reproches, mais je le sentis si profondément désolé que je sus
+aussitôt qu'il serait tué. Et, depuis, je pris le juif en haine et
+j'aurais voulu mourir.»
+
+Anatole de Saintariste ne répondit rien, mais il eut aussitôt la vision
+de la mort héroïque et désolée du pauvre brancardier Hyacinthe à
+l'affaire du bois des Buttes, dans l'Aisne, devant Pontavert, en face la
+Ville-au-Bois.
+
+Tandis que les Français allaient à l'assaut, le bois s'emplit de rumeurs
+d'un autre temps: bruits d'armes, de lances et de boucliers. Des troupes
+silencieuses s'avançaient et se rangeaient sous les arbres.
+
+Anatole, dont l'imagination évoquait ce merveilleux spectacle, vit
+l'«Ennéade» de ceux qui savent toute bravoure. Ce sont les abeilles des
+batailles de tous les temps. Mais ce n'est pas que tous soient des
+vainqueurs.
+
+
+CRI DES NEUF DE LA RENOMMÉE
+
+Nous passerons tour à tour jusqu'à ce que l'Ennéade soit complète. Ne
+vous étonnez pas, il n'y a point de femmes parmi nous, car elles
+n'aiment pas la guerre et pas toujours même le guerrier. Les amazones
+elles-mêmes, qu'en penser? puisqu'elles n'avaient qu'un seul têton.
+
+Un mirage de Judée s'étala, des montagnes, des torrents, des blocs de
+jaspe vert, çà et là, des arbrisseaux épineux, des troncs écimés. Le
+premier de la renommée passa précédé des sonneurs de trompe.
+
+
+JOSUÉ
+
+L'important n'est pas de nourrir son peuple. Il faut lui donner la terre
+promise qui produit les raisins miraculeux et les fontaines de lait.
+L'important n'est pas de briser les veaux d'or, prétextes de rondes et
+de chansons. Il faut être assez ignorant des lois de la nature pour
+arrêter le soleil d'or afin que sa lumière soit un prétexte de victoire.
+Car, il ne faut pas le bonheur de tout homme, mais que tout homme ait ce
+qui lui a été promis. De même pour les peuples. Ils espèrent des
+victoires et la destruction des autres peuples. Le geste de ma main vers
+le soleil est le plus beau monument de l'ignorance et de la puissance
+humaine, surhumaine. O ma mémoire! Le soleil s'arrêta, froidit, et
+pendant la nuit solaire les ennemis, las de soleil, s'enfuyaient.
+
+Dans le même décor de Judée, passa le second de la renommée.
+
+
+DAVID
+
+Les batailles? des batailles pour vos amours. Hélas! Hélas! nul
+n'espérera ton retour. Ceux qui partent seront oubliés et leurs peuples
+n'en auront pas de regret et leurs femmes n'en auront pas de souvenir.
+Combats singuliers. C'est là le meilleur. Ils n'impliquent ni départ, ni
+déroute, ni retour. Ah! chaque guerre est un péché d'amour. Moi,
+qu'ai-je fait? Sinon cette guerre pour l'adultère. Bethsalie qui
+baignais tes pieds dans un bassin sous mes terrasses, au jardin de
+cèdres et de cyprès. Les femmes n'aiment ni la guerre ni les guerriers,
+mais les jardins de cèdres et de cyprès, les palais à terrasses et les
+rois qui tergiversent. Vieux rois, qui ne partez pas en guerre,
+souvenez-vous de Moïse qui fabriqua un anneau d'oubli pour amortir les
+voeux impudiques que Thaïba nourrissait pour lui. Rois puissants, rois
+barbus qui partez pour la guerre, souvenez-vous de Moïse qui fabriqua un
+anneau de mémoire pour Séphora, sa femme, lorsqu'il se sépara d'elle
+pour aller à la cour de Pharaon.
+
+Dans le même décor de Judée, écrasé par l'éléphant, entouré de morts et
+de mourants, le troisième de la renommée râla:
+
+
+JUDAS MACCHABÉE
+
+Les ennemis de vos peuples sont les bêtes. Il faut les tuer jusqu'à en
+mourir. Les batailles doivent être les chasses. Tuez la brute avant
+l'homme, mais mourez sous la brute si vous espérez qu'elle meure sur
+vous. Pour chaque râle d'homme, une hécatombe n'est pas suffisante. Et,
+chaque jour, ô vertueux, donnez des bêtes à sacrifier. Et, chaque jour,
+ô braves, surmontez les répugnances et soyez boucher devant les prêtres
+prêts à interpréter l'état des entrailles des victimes sur des autels
+dédiés par un grand peuple à son vrai Dieu.
+
+Un mirage d'Asie Mineure, paysage marécageux de Troade, cours du Simoïs
+et du Scamandre. Un héros sanglant, qui était le quatrième de la
+renommée, s'écria:
+
+
+HECTOR
+
+Défendez-vous, peuples. Défiez-vous des étrangères, gardez vos dieux,
+vos vrais dieux, ne croyez pas à la vertu des simulacres sauveurs. Et si
+vous ne répugnez pas à une guerre de dix années, il viendra le jour où,
+héros, vous aurez une mort héroïque. Car pour les peuples et les hommes,
+malgré leurs dieux, leurs vrais dieux, il vient toujours le jour où l'on
+entend chanter la femelle de l'alcyon et elle est proche en ce cas; la
+mort qui vient en dansant, bataillant, souvent femme, parfois homme et
+alors rien n'y fait, ni la valeur, ni l'invulnérabilité. On tombe, homme
+ou peuple, sur le champ de bataille et malheur aux vivants, hommes ou
+peuples, ils tombent en esclavage. Mais la défaite, honte des hommes et
+des peuples, est le bonheur des femmes et des nations qui pleurent et
+politiquent, chantent et se mutinent, se prostituent et s'acclimatent
+sous d'autres hommes, aux pieds d'autres dieux.
+
+Un mirage de Grèce s'étala, paysage de midi, silence panique, rocs
+stériles, temples blancs, pins et la mer avec des îles.
+
+
+ALEXANDRE
+
+Les plus doctes leçons ne nous enseignent pas la modération dans la soif
+des conquêtes et la soif physique. Quel homme plus altéré qu'un guerrier
+après une journée de combat. Quel conquérant peut être magnanime s'il
+n'a jamais connu la défaite. Pour bravoure, je ne connais que celle des
+Argyraspides, un courage pompeux, calme et anonyme qui permet de
+supprimer l'illusion des récompenses. Rois, si vous n'êtes pas fils d'un
+dieu, renoncez aux conquêtes, car les empires sont de trop courte durée
+si les peuples conquis ne peuvent pas vous élire pour leur dieu, pendant
+la paix politique qui doit suivre les guerres victorieuses. Mais quels
+souvenirs, ceux des batailles! ton char royal désigné à l'attention des
+tiens et des ennemis par des banderolles où s'inscrit ton nom, fend,
+rapide, les troupes pressées dont les lances sont aussi nombreuses à
+perte de vue que les soies d'un sanglier. Tu te saoules des clameurs, ta
+vue ranime tes soldats défaillants et ton audace décide une victoire qui
+vaudra la perte de l'indépendance à quelque peuple policé ou sauvage que
+tu feras selon ta volonté un peuple d'esclaves. A moins toutefois que
+les vaincus n'aient l'audace de vouloir n'être qu'un peuple de martyrs.
+
+Paysage latin des villas, des plaines cultivées. Le sixième de la
+renommée.
+
+
+CÉSAR
+
+Ce que l'on fait est bien fait. Le doute est une erreur. Y a-t-il des
+conquêtes possibles, fais-les. Quel étrange sentiment est-ce que celui
+qui ne procède pas du désir de gloire. On conquiert les femmes et les
+peuples. Les premières conquêtes nous rendent chauves, les autres nous
+font perdre l'estime des hommes. Mais, en toutes choses, il ne faut pas
+se préoccuper de la fin. Qu'importe les livres sybillins, les sybilles
+et le vol des oiseaux. Que chacun fasse selon la liberté qu'il se croit
+dévolue et il n'y a pas de crime au monde, ni pour les conquérants, ni
+pour les adultères. Si tu es roi, agis en roi. Si tu es peuple, agis en
+peuple roi.
+
+Et César s'en étant allé, les arbres du bois des Buttes crièrent:
+«Soldats, soldats français!
+
+«Tous ceux de la renommée ne sont pas morts et certains d'entre eux sont
+encore à naître. Celui qui vient n'est mort que pour renaître et être
+roi comme il le fut, c'est Arthur, le septième de la renommée.»
+
+
+ARTHUR
+
+Soldats, il faut vous apprêter à mourir pour renaître ainsi que je
+ferai. Qu'importe la mort et la table ronde si je dois revenir pour
+régner encore après la mort de ceux qui me sont égaux. Il est un château
+avec cinq tours. Une au milieu et quatre autour. Les quatre sont
+blanches et belles. Mais celle du milieu est vermeille. Les blanches
+tours on les prendra. Celle au milieu résistera. O ma Bretagne, ô douce
+France, devinez-moi!
+
+Le vieil empereur Charlemagne passa tandis que parfois au loin mourait
+l'ancien son du cor que ne parvenait pas à dominer le crépitement de la
+mitrailleuse, le froissement de soie des obus de passage et le tonnerre
+des départs et le fracas des arrivées.
+
+
+CHARLEMAGNE
+
+La vérité de la guerre est dans l'immobilité des forêts savantes.
+Entends les futaies chanter sauvagement et que l'avenir soit ta guerre
+et ta tristesse au milieu de ta gloire paisible.
+
+Alors parut de nouveau un paysage ardent et maigre dans la Judée.
+
+
+GODEFROY DE BOUILLON
+
+A genoux plutôt que debout et guerroie loin de ton pays natal. Les mains
+des barons sont les servantes de la terre. Les bras des laboureurs sont
+les amants du sol qu'ils fécondent. Les filles ne doivent pas faire les
+servantes dans leur propre famille. Il faut que le guerrier vive loin de
+son pays natal, il faut qu'il vive en exil et dans l'inquiétude. Et la
+mort est belle quand on lutte pour une grande et sainte cause. Arrive, ô
+nuit, ô nuit plus belle que le jour! Et, tandis que sa gloire éternelle
+grandissait au loin, l'Ennéade avait disparu. Il ne resta que l'atroce
+tristesse de la bataille; le petit brancardier agenouillé ne songeait ni
+à l'Ennéade de bravoure ni au danger où il était. Il pensait à Corail,
+cette petite fille qu'il aimait et qui l'aimait, mais sans avoir la
+constance de lui rester fidèle en l'attendant. Il était triste, si
+triste qu'il sentit qu'il allait mourir et, voyant un de ses camarades
+blessé qui criait: «à l'aide», il s'élança pour le secourir et c'est
+alors qu'une balle de mitrailleuse l'atteignait en pleine poitrine et il
+tombait mort, sans souffrance, tandis que le nom adoré de Corail
+expirait sur ses lèvres.
+
+A ce moment, Anatole et Corail croisèrent Elvire et Pablo Canouris qui
+s'embrassaient près du cimetière Montparnasse.
+
+Anatole dit à Corail: «Ne les regarde pas», et Canouris dit à Elvire:
+«Maintenant que Saintariste et Corail nous ont vu nous embrasser, tout
+le monde saura bien que tu es ma maîtresse et tu n'as plus de raison de
+ne pas venir chez moi.»
+
+«Voyons, Pablo, dit Elvire, tu n'y songes pas. Nicolas revient demain de
+la guerre. Le médecin chef de l'hôpital du gouvernement de Ruritanie l'a
+fait réclamer comme indispensable. C'est fini entre nous.»
+
+«Eh bien! dit Canouris, si tu m'abandonnes, j'irai trouver la soeur de
+Nicolas et je lui raconterai tout.»
+
+«Ah! comme tu me dégoûtes, dit Elvire. Si j'avais su je ne t'aurais
+jamais aimé. Je te hais, laisse-moi tranquille.»
+
+Et elle se mit à courir dans la direction de sa demeure. Mais Pablo
+Canouris courut après elle. Il la rattrapa au moment où elle sonnait.
+Ils se battirent passionnément et Elvire aurait fini par céder si Pablo
+n'avait pas glissé sur le pavé. Il tomba à genoux, elle en profita pour
+entrer et fermer la porte que le concierge avait ouverte depuis un bon
+moment.
+
+Et tout le reste de la nuit elle entendit Pablo Canouris tambouriner aux
+volets du rez-de-chaussée en criant: «Elbirre, écoute-moi, oubrre-moi,
+jé te aime, jé te adore et si tu né m'obéis pas, je té touerrai avec mon
+rébolber. Elbirre, jé té jourre qué jé raconté tout à Nicolas et à sa
+soeur. Oubrré-moi, Elbirre: L'amourr c'est moi; l'amourr c'est la paix,
+et je souis l'amourr puisque je souis neuttrre, et lui c'est la guerre.
+La guerre c'est pas l'amourr, c'est la haine. Donque tou lé détestes et
+tou me aimes, ma petite Elbirre, oubrre-moi, oubrre à ton Pablo qui té
+adorres.»
+
+
+
+
+IX
+
+
+«Vers la fin du premier semestre de 1915, tandis que les Austro-Hongrois
+attaquaient G..., il advint un fait singulier digne de demeurer dans les
+annales de l'Amour.
+
+«De race polonaise, le commandant de l'artillerie qui attaquait le
+secteur était le comte Pr..., propre cousin du commandant de
+l'artillerie russe, le comte Cs... La guerre a créé de ces pénibles
+situations dans les familles éparpillées de la Pologne déchirée.
+
+«Très riche, bien qu'il fût «au service de l'Autriche», le comte Pr...,
+qui possédait d'immenses domaines dans la région, y avait longtemps vécu
+avant la guerre et même s'était vu contraint d'y laisser son amie, une
+marchande au long corps potelé, au regard voluptueux et musicienne
+accomplie, laquelle, depuis peu de temps, était du dernier bien avec le
+comte Cs..., commandant de l'artillerie russe. De son côté, celui-ci
+laissait derrière les lignes sa maîtresse qu'il aimait tendrement. Cette
+jeune patricienne, veuve depuis un an à peine, et qui connaissait pour
+la première fois le plaisir d'aimer, se désolait d'être séparée de son
+amant, et le comte Pr..., qui avait eu l'occasion de lui être présenté
+avant qu'il devînt l'ennemi, l'envahisseur, lui faisait en vain une cour
+très assidue. Il n'avait pas oublié toutefois sa musicienne, la
+marchande de G... et, musicien lui-même, compositeur de talent, pour se
+rappeler au souvenir de sa maîtresse, il eut l'idée de lui donner un
+concert, tour à tour aubade et sérénade, tel qu'aucun amant n'avait
+encore tenté d'en flatter l'ouïe de sa maîtresse. Après avoir mesuré le
+son des canons de façon à connaître le timbre et la hauteur de la note
+qui sortait de leur âme, il composa une épouvantable symphonie qu'il fit
+exécuter à ses batteries; et son rival, le commandant de l'artillerie
+russe, non moins musicien que lui, le comprit si bien qu'à ce terrible
+concert il mêla les accents aussi sauvages, mais malheureusement moins
+puissants, de ses canons, complétant ainsi l'horrible symphonie de son
+ennemi. Ce n'était rien moins que de la musique de chambre. Et ce
+concert, qui portait la mort, dura ainsi deux jours et deux nuits,
+terrifiant ceux qui l'écoutaient et auraient bien voulu ne pas
+l'entendre, mais ne pouvaient s'empêcher d'en admirer l'effrayante et
+magnifique harmonie.
+
+«Durant la deuxième nuit, le comte Pr... fit lancer sur la ville de G...
+des obus à gaz suffocant où, s'étant souvenu des alcancies des Mores de
+Grenade, il avait fait mêler des parfums très subtils qui embaumèrent la
+ville assiégée et les odeurs les plus variées et les plus violentes s'y
+succédèrent jusqu'à l'aube, tandis que le front des tranchées
+s'éclairait d'une merveilleuse pyrotechnie de fusées de toutes les
+couleurs qui montaient sans cesse et mouraient doucement. La garnison
+russe et la presque totalité de la population de G... périrent de ce
+concert avec la maîtresse du comte Pr... qu'il retrouva morte sur le
+cadavre de son amant. Quant à la maîtresse de celui-ci, qui avait
+résisté jusque-là au désir du vainqueur, il fallut qu'elle cédât à sa
+violence, mais le soir même elle poignarda le comte Pr... qui s'était
+endormi gorgé de viande, ivre d'hydromel et de tokay centenaires, après
+quoi une dernière rafale tirée de loin sur les batteries russes laissa
+tomber un obus sur le petit castel où vivait la jeune veuve et la tua de
+telle façon qu'à l'accord final du concert sanglant, il ne demeura aucun
+des quatre amants polonais.»
+
+Et la princesse Nathalie Teleschkine ajouta:
+
+«Cette histoire m'est parvenue dans une lettre de Russie. Qu'y a-t-il de
+plus précaire que l'amour en tous les temps? Ne vous étonnez pas, mon
+cher Pablo, qu'il le soit davantage en temps de guerre.»
+
+Et elle reprenait une à une les lettres qu'Elvire avait écrites à Pablo.
+Depuis le retour de son amant Nicolas, Elvire, après avoir rompu avec
+Pablo, l'avait revu et la vie s'écoulait sans heurts. Nicolas
+s'intéressait de moins en moins à Elvire et courait de son côté avec les
+petites actrices qui venaient donner des séances à l'hôpital ruritanien.
+Elvire en était profondément froissée et bien plus jalouse qu'elle ne
+disait, car elle voyait le manège de son Nicolas, tandis que celui-ci ne
+s'était pas aperçu des intrigues d'Elvire.
+
+Elles lui furent révélées par la marraine de guerre d'un des officiers
+soignés à l'hôpital. Elle lui avait fait des avances auxquelles il avait
+fait un accueil incertain, car il était sorti avec elle et l'avait menée
+quelquefois prendre le thé rue de Rivoli. Il l'avait même présentée à
+Elvire qui passait maintenant la moitié de son temps à la Coupole avec
+son Pablo aux mains d'azur et ses amis. Mais Nicolas ne s'était jamais
+décidé à faire sérieusement la cour à la marraine du lieutenant Emmanuel
+Verde-Croya, la jolie Nicole, qui, dépitée et pour brusquer la rupture
+qu'elle souhaitait entre Elvire et Nicolas, lui déclara un jour qu'elle
+était venue voir son filleul à l'hôpital: «Mon cher, vous êtes cocu.» Et
+elle eut une crise de nerfs au moment où, rouge de honte, il répondait:
+«Je ne crois pas.» Et tandis que le lieutenant Verde-Croyes sortait de
+la chambre en boitillant et en chantonnant la chanson de Chérubin
+
+ J'avais une marraine
+ Que mon coeur, que mon coeur a de peine
+
+Nicolas, qui n'y croyait pas, fit cependant à ce propos, dès le soir
+même, une scène à Elvire et tout Montparnasse qui était au courant se
+mêla de les séparer. Seule, Elvire se mit dans la tête qu'il fallait
+qu'elle restât avec son Nicolas, nia si bien, qu'elle nia tout ce qu'on
+lui reprochait, cessa d'aller à la Coupole et de voir Canouris qui lui
+écrivit et elle lui répondit d'un ton courroucé que leur camaraderie
+était finie et, moitié pour ravoir Elvire, moitié pour que Nicolas, dont
+il était l'ami, fut au courant du caractère de sa maîtresse, Pablo, qui
+avec les femmes ne connaissait que la violence et qui les méprisait,
+prit la résolution de prévenir la soeur de Nicolas, afin que l'étendue
+du scandale empêchât toute réconciliation.
+
+Il alla chez la princesse Teleschkine, lui dit qu'il aimait Nicolas
+comme un frère, qu'il était navré de le savoir acoquiné avec une fille
+comme Elvire, la présenta comme une dangereuse Sirène dont il avait été
+lui-même la victime, la montra s'amusant avant lui avec des aviateurs
+anglais, des journalistes américains et un auxiliaire du service de
+santé.
+
+Nathalie Teleschkine l'écouta avec une joie épouvantablement douloureuse
+car depuis longtemps elle souhaitait que son frère rompît avec Elvire
+et, d'autre part, elle craignait qu'il ne supportât pas sans beaucoup en
+souffrir cette inévitable rupture.
+
+Pablo Canouris lui montra les lettres qu'Elvire lui avait écrites, mais
+elles ne pouvaient servir qu'à renforcer une conviction morale car elles
+n'étaient pas, en elles-mêmes, compromettantes. Elles étaient amicales,
+c'est tout. Finalement il montra des croquis qu'il avait faits d'après
+Elvire nue et une photo où elle était représentée nue aussi.
+
+La princesse Teleschkine n'en avait pas besoin de tant pour asseoir sa
+conviction, elle remercia Pablo de la preuve d'amitié qu'il venait de
+donner à l'endroit de Nicolas et sa colère à l'égard d'Elvire était si
+grande que, si elle l'avait tenue, elle l'eût étranglée sur l'heure,
+mais elle ne put se venger que sur un bouquet que la maîtresse de son
+frère avait peint et qui représentait des pivoines d'un rose éclatant
+sur un fond azuré. Elle le lacéra. Et Pablo, que le talent d'Elvire
+séduisait, ne vit pas sans peine s'accomplir sous ses yeux cet acte
+inutile de vandalisme.
+
+Quand Nicolas vint à l'heure du thé chez sa soeur, elle le mit au
+courant avec des accents tragiques et celui-ci, plus pâle qu'un mort,
+revint aussitôt à son atelier et pria Elvire de s'en aller car il était
+au courant de tous ses déportements, il lui dit qu'il était inutile
+désormais de les nier, que Pablo lui-même avait tout raconté, puis il
+sortit pour permettre à Elvire de faire ses bagages et de partir.
+
+Mais, lorsqu'il revint, il ne put rentrer chez lui, car la clef avait
+été laissée dans la serrure, à l'intérieur, et une forte odeur de gaz
+émanait des jointures de la porte. Il donna l'alarme et, avec le
+concierge, enfonça la porte, et l'on trouva Elvire asphyxiée sur le
+fourneau à gaz. Le médecin, qui arriva sur ces entrefaites, eut bien du
+mal à la faire revenir à elle, et Nicolas lui pardonna tout, ajoutant
+foi à ses dénégations et comme, en effet, rien ne prouvait que Pablo eût
+dit la vérité, Nicolas mit ses dénonciations sur le compte du dépit
+qu'il avait eu de ne point réussir à enlever Elvire.
+
+Les croquis ne prouvaient rien non plus, car Pablo pouvait fort bien les
+avoir faits de chic et la photo, au dire d'Elvire, avait été prise à
+Pétrograd; l'épreuve que détenait Pablo, Elvire l'avait perdue ou
+peut-être même Pablo l'avait-il dérobée un jour qu'il était venu visiter
+ses amis.
+
+Si bien qu'il ne restât rien de cette histoire que huit jours de lit
+durant lesquels le faux Ovide du Pont-Euxin vint en visite à l'atelier
+de la rue Maison-Dieu en compagnie du vieil Otto Mahner qui, voyant de
+quoi il s'agissait dans cette maison, l'Eros luttant sauvagement avec
+l'Anteros, ne parla que de la guerre et mentionna une petite brochure
+qu'il gardait précieusement et relisait chaque année avec un étonnement
+toujours croissant:
+
+«C'est sans doute, dit-il, aux frais du prophète anonyme qu'on a imprimé
+et distribué une singulière prophétie concernant les événements à venir
+avant le 9 avril 1931.
+
+«L'exemplaire que je possède, et qui a paru en 1903, m'a été donné dans
+la rue, à Paris, la même année.
+
+«Certaines prédictions, notamment celles concernant le Maroc et Tripoli,
+et qui se trouvent réalisées, donnent un intérêt à la brochure du
+Nostradame inconnu.
+
+«La brochure est un in-12 de 42 pages, en comptant la couverture.
+
+«Voici le titre complet:
+
+«Vingt événements à venir--Selon le Prophète Daniel et
+l'Apocalypse--Entre 1906 et la fin de cette Ere en
+1929-1931--Révolutions et Guerres dans le cours de 1906 à
+1919.--Confédération de dix Royaumes vers 1919: la France, la Grande
+Bretagne, l'Espagne, l'Italie, l'Autriche, la Grèce, l'Egypte, la Syrie,
+la Turquie, les Etats des Balkans.--Venue d'un Napoléon comme roi d'un
+des Etats grecs vers 1920-21 et comme roi de Syrie vers 1922-23 et le
+Président de la Confédération de 1925-27 à 1929-31.--Ascension de
+144.000 chrétiens au ciel, sans qu'ils aient vu la mort, le 26 février
+1924 ou 1926.--Alors d'étonnants phénomènes.--Guerre universelle de
+janvier à août 1925 ou 1927.--Grande tribulation et persécution pour 3
+ans 1/2, de août 1925 ou 1927.--Descente de Jésus-Christ à Jérusalem le
+2 mai 1929 ou 9 avril 1931, pour détruire les méchants et régner sur les
+nations 1000 ans.--Aussi le livre du Prophète Daniel.--Librairie
+Charles, 8, rue Monsieur-le-Prince, boulevard Saint-Germain, Paris.
+
+«Il faut noter que le Napoléon venu de Syrie est appelé tantôt Empereur
+des Dix Royaumes et tantôt Président de la Confédération.
+
+«Une image en couleurs représentant quatre personnages à cheval,
+symboles des événements prédits, illustre ce titre, dont j'ai respecté
+les bizarreries.
+
+«Les pages 2, 3 et 4 de la couverture sont occupées par des images en
+couleurs, celle de la page 4 est la plus surprenante. Elle représente la
+bataille d'Armageddon à Jérusalem, à la fin de cette ère, le 2 mai 1929
+ou 9 avril 1931.
+
+«Au bas de la 4e page de la couverture, on lit: Imprimerie Tom Browne et
+Compagnie, Hyson Green, Nottingham.
+
+«A en croire certains renseignements contenus dans la brochure, la
+première édition en aurait été publiée à la librairie Martien, en 1863,
+à Philadelphie. Une autre édition, augmentée, aurait paru en 1893.
+
+«L'édition de 1903 serait la plus intéressante, car les dates précises
+des vingt événements à venir s'y trouvent pour la première fois. Il est
+possible que les premières éditions aient été publiées en anglais, mais
+l'auteur n'en dit rien.
+
+«Les premières pages de la prophétie peuvent la faire prendre pour un
+ouvrage de propagande bonapartiste. Cependant le Napoléon annoncé finit
+par tomber dans de telles impiétés, de si grandes cruautés que si la
+brochure n'était qu'un pamphlet de propagande politique, elle irait à
+l'encontre de son but.
+
+«L'auteur connaît, pour les avoir parcourus, les Etats-Unis, l'Europe,
+la Palestine.
+
+«D'autre part, on se trouve en présence d'un historien éclairé, sinon
+érudit. Aucun des problèmes de la politique contemporaine ne lui est
+inconnu. Il n'affecte pas des prétentions prophétiques: ses prédictions
+ne sont que des gloses sur des textes sacrés.
+
+«--Des révolutions et des guerres dans le cours de 1906 à 1919, dit le
+prophète inconnu, amèneront la séparation de la Macédoine, l'Albanie et
+la Syrie de la Turquie, et l'extension de la France jusqu'au Rhin, et
+transformeront, pas plus tard que 1919, les 22 royaumes ou Etats qui
+occupent maintenant le territoire de l'ancien Empire romain de César en
+dix royaumes gouvernés par dix souverains, comme le représentent les dix
+cornes de la bête de Daniel, ainsi que les dix orteils de la statue de
+Daniel. II, 33; VII, 24. Les 22 Royaumes ou Etats sont: (1) la France;
+(2) la Grande Bretagne; (3) la Belgique; (4) le Luxembourg; (5) la
+Suisse; (6) la Bavière; (7) Bade; (8) Wurtemberg; (9) provinces du Rhin;
+(10) l'Espagne; (11) le Portugal; (12) le Maroc qui sera ajouté à la
+France ou à l'Espagne; (13) Tripoli, qui sera ajouté à la France ou à
+l'Italie; (14) l'Autriche; (15) l'Italie; (16) la Grèce; (17) l'Egypte;
+(18) la Turquie; (19) la Bulgarie; (20) la Serbie; (21) la Roumanie;
+(22) le Monténégro.
+
+«Dans le cours de 1906 à 1931, il y aura des révolutions et des guerres
+dans toutes les parties du monde, ainsi que des grèves et des luttes
+entre patrons et ouvriers, de grands tremblements de terre, des
+troubles, des commotions, des famines et des pestes; des signes dans le
+soleil, dans la lune et les étoiles.»
+
+«Un second passage mentionne ces faits qui doivent se produire avant
+1919.
+
+«Formation de ces dix royaumes en une Confédération ou Alliance de dix
+royaumes (remplaçant la triple alliance actuelle de l'Allemagne, de
+l'Autriche et de l'Italie, ainsi que la double alliance de la France et
+de la Russie). Les dix royaumes confédérés se composeront de: (1) la
+France, s'annexant plusieurs petits états ou royaumes, et ainsi agrandie
+jusqu'au fleuve du Rhin et le mur romain de Bingen à Ratisbonne, parce
+qu'autrefois ce fleuve et ce mur formaient la frontière de l'Empire
+Romain entre la France et l'Allemagne; (2) la Grande Bretagne séparée
+(du moins tant que ces pays auront des parlements à eux) de l'Irlande et
+de l'Inde, ainsi que ses autres colonies qui n'ont jamais fait partie de
+l'Empire Romain de César; (3) l'Espagne avec le Portugal et toute cette
+partie du Maroc qui ne sera pas ajoutée à la France; (4) l'Italie
+probablement avec Tripoli; (5) l'Autriche, au moins les provinces
+situées au nord du Danube, c'est-à-dire moins presque toute la Hongrie
+et la Bohême, la Moravie et la Galicie; (6) la Grèce avec la Thessalie,
+l'Epire, la Macédoine et l'Albanie comme il fut autrefois; (7) l'Egypte;
+(8) la Syrie, séparée de la Turquie; (9) la Turquie qui ne comprendra
+plus que l'ancienne Grèce et la Bithynie; (10) les Etats des Balkans ou
+Etats slaves, c'est-à-dire la Bulgarie et la Roumanie et une partie de
+la Serbie et de la Hongrie.
+
+«Il y aura donc ainsi cinq royaumes d'Orient et cinq d'Occident, espèce
+d'Etats-Unis.
+
+«Chacun de ces dix royaumes aura un gouvernement constitutionnel,
+c'est-à-dire démocratique, monarchique. Conséquemment l'Egypte, la Syrie
+et la Turquie auraient avant 1919 des parlements et des députés élus par
+les peuples.
+
+«Un chef remarquable (semblable à Napoléon Ier de 1798 à 1806)
+apparaîtra en France dans les guerres qui auront lieu à quelque période
+entre 1906 et 1919 et il élèvera cette confédération de dix Royaumes,
+semblable à un Eiffel politique, et ainsi, inconsciemment, il préparera
+le chemin pour le Napoléon qui deviendra la petite corne vers 1920-21,
+et Roi de Syrie vers 1922 et l'Empereur de dix Royaumes vers 1926,
+sommet de la pyramide politique, pour trois ans et demi.»
+
+Nicolas Varinoff, qui s'intéressait passionnément à la guerre, observa:
+
+«--Il n'est pas souvent question de l'Allemagne, ni de la Russie dans
+cette singulière prophétie.»
+
+«--Pas plus que de l'Amérique et du Japon, ajouta Mahner, mais c'est le
+propre des prophéties d'être singulières.»
+
+«--Le plus singulier, dit Nicolas, c'est qu'il commence à être
+sérieusement question d'une confédération latine et des historiens comme
+Ferrero et Luchaire s'occupent, par des enquêtes, d'y préparer l'opinion
+publique.»
+
+«--Mais, dites-moi donc, s'écria Elvire, qui commençait à s'intéresser à
+la question, quel âge peut avoir aujourd'hui le Napoléon dont il
+s'agit?»
+
+«--Je l'ignore, mon enfant, dit Mahner, et peut-être n'est-il appelé ici
+Napoléon que par manière de parler et symbolise-t-il tout simplement le
+nouvel astre impérial qui se prépare à rayonner sur le monde,
+l'Impérialisme civilisateur né de l'adroite solution des problèmes qui
+se posent encore aujourd'hui dans la Méditerranée orientale.»
+
+
+
+
+X
+
+
+Le long stationnement que la guerre a imposé aux soldats a fait éclore
+sur le front un certain nombre de superstitions et tout un folklore
+mystique ou profane qui mérite qu'on l'étudie passionnément.
+
+La superstition relative à l'allumette unique donnant du feu à trois
+cigarettes nous vient d'Angleterre.
+
+«Le régiment a longtemps combattu auprès des Anglais, me dit le
+lieutenant D..., qui le premier me parla de cette superstition, et ce
+sont ceux qui nous ont enseigné cette chose si tragique et d'apparence
+un peu ridicule.
+
+«Je ne suis pas plus superstitieux qu'un autre. Je ne vous dirai point
+que j'y crois fermement ou que je n'y crois pas. On expliquera la chose
+comme on voudra, mais je ne puis nier des faits dont j'ai été témoin.
+Chaque fois qu'on a allumé devant moi trois cigarettes avec la même
+allumette, il s'en est suivi, dans un délai très bref, la mort d'un des
+trois fumeurs.
+
+«Les Anglais nous ont appris, au demeurant, que cette superstition
+n'était pas neuve, mais qu'en temps de paix les dommages qui en
+résultaient n'étaient pas si graves qu'à la guerre, où, ce qui peut
+arriver de plus simple et de plus naturel, c'est de perdre la vie.
+
+En ce qui me concerne, comme le lieutenant D..., je ne dirai pas: «J'y
+crois» ou: «Je n'y crois pas». Mais blasé sur la mort et le sang comme
+peuvent l'être ceux qui ont longtemps pratiqué la zone de feu, où je fus
+artilleur d'abord, fantassin ensuite, je ne me souviens jamais sans
+émotion de la mort du sous-lieutenant d'artillerie François V..., qui
+était attaché à l'Etat-Major d'un corps d'armée.
+
+Il m'avait invité un jour à sa popote et quelqu'un ayant parlé de cette
+superstition des trois cigarettes, tout le monde en rit, sauf moi-même
+et mon ami François V..., qui la déclara fort intéressante et ajouta
+qu'il était urgent de noter tout ce qui se rapportait au folklore de la
+guerre.
+
+Mais, au même moment, ayant allumé une cigarette, j'avais passé
+l'allumette enflammée au voisin du jeune officier d'artillerie qui, se
+penchant vers elle, alluma, lui troisième, sa cigarette.
+
+Je ne puis exprimer combien ce geste fit d'impression sur moi... Le
+lieutenant François V... fut tué le lendemain matin en accomplissant une
+mission, tué bêtement à sept ou huit kilomètres des lignes par un de ces
+obus que les Allemands tirent au hasard.
+
+Je note cette histoire entre mille où j'ai joué un rôle ou que j'ai
+entendue raconter par des témoins dignes de foi.
+
+Au reste, le témoignage a ici peu d'intérêt, et ce qu'il importe de
+noter c'est la superstition ou croyance (comme on voudra) qui est cause
+que souvent, quand trois poilus veulent allumer leur cigarette à la même
+allumette, l'exclamation suivante fait jeter le tison enflammé: «Jamais
+trois cigarettes!»
+
+Et le capitaine T..., d'un régiment mixte, tirailleurs et zouaves, qui
+en parlait un jour devant moi, ajoutait:
+
+«On ne s'en méfie pas tant à cause de la mort qui s'ensuit. La mort, en
+effet, ne fait plus peur à personne. Mais surtout parce qu'on a remarqué
+que c'est toujours une mort bête qui survient. Cette mort par éclat
+d'obus dans la tranchée ou au repos à l'arrière, qui n'aurait rien
+d'héroïque s'il y avait quelque chose dans cette guerre qui ne fût pas
+héroïque.»
+
+Parmi les petites superstitions du front, il en est une que j'ai eu
+l'occasion de noter dans quatre régiments différents.
+
+Je veux parler de l'autobus de rêve.
+
+J'en ai entendu parler la première fois par les poilus d'une batterie
+composée de gens du Nord. Ils m'affirmèrent que ceux qui avaient été
+tués à la bataille (un très petit nombre, d'ailleurs, cinq ou six)
+avaient, la veille ou l'avant-veille, rêvé d'un autobus.
+
+J'essayai d'abord de m'expliquer cette croyance en la rapportant aux
+autobus parisiens qui ont rendu tant de services sur le front. Mais,
+somme toute, mon explication était fort incomplète.
+
+Un sapeur du Midi me raconta la même chose, en termes à peu près
+identiques.
+
+Mais ce qui me frappa surtout, ce fut plus tard d'entendre un caporal
+d'infanterie de la région de Paris me dire avec assurance qu'il ne
+tarderait pas à être tué, qu'il le savait bien, ayant rêvé d'un autobus,
+et il me détailla les circonstances de son rêve.
+
+«Il était minuit, me dit-il, un autobus s'en allait lourdement et vite
+sur une route. Il était complet et les voyageurs qui se trouvaient
+serrés les uns contre les autres me regardaient avec des yeux ternes qui
+me faisaient frissonner...
+
+«J'étais moi-même dans un boyau où tout le régiment défilait et je
+pliais sous le poids d'un barda plus lourd qu'un piano à queue. Je
+trébuchais, m'étalais, remontais sur mes pattes pour retomber dans un
+trou où je m'enlisais jusqu'aux cartouchières.
+
+«Et cette marche dans le boyau était coupée par le «Faites passer que ça
+ne suit pas». Puis, tandis que l'on attendait, appuyé contre les parois
+suintantes, que les égarés eussent rejoint, je faisais signe à l'autobus
+de s'arrêter pour me prendre; mais lui, lourdement, allait toujours plus
+vite, sans dépasser la colonne des biffins arrêtés sous terre et le
+regard des voyageurs devenait plus morne, tandis que dans le boyau une
+corvée de soupe ayant passé avant nous et un faux pas ayant fait se
+renverser des marmites de campement, les macaronis présentaient les
+armes sur un tas de glaise.»
+
+En effet, trois jours après, ce caporal mourut très bravement en allant
+couper des fils de fer. Il fut tué par une torpille qui éclata avec un
+bruit d'engloutissement.
+
+Un autre soldat ayant un jour rêvé d'un autobus, un sergent, né malin,
+s'efforça de changer le caractère de ce songe. Il y réussit et le soldat
+vient de passer caporal. L'anecdote est d'autant plus intéressante
+qu'elle se double d'une sorte de prophétie qui vient de se réaliser sur
+le front anglais grâce aux exploits des tanks.
+
+«T'as rêvé d'un autobus, toi? dit le sergent. Comment que t'aurais fait,
+vu que t'as jamais été à Paris?»
+
+Et le soldat lui décrivit la machine.
+
+«Ça, un autobus! dit le sergent, une mécanique qui marche comme si
+qu'elle avait le vertige, tandis qu'elle lessive son foîron dans la
+terre des tranchées qu'elle éventre! Y a pas plus d'autobus que de
+beurre au ... Ce que t'as vu c'est sûrement une nouvelle machine qui va
+rentrer dans le chou aux Boches. Sois tranquille, tu verras ça et moi
+aussi.»
+
+Il m'a été rapporté que dans un régiment du midi, la croyance à
+l'autobus de rêve existait, mais modifiée, car c'est d'un camion
+automobile qu'il s'agissait, et qu'on avait eu plusieurs exemples de la
+véracité de ce songe bizarre, qui n'est pas la moins curieuse des
+superstitions qu'a fait naître la longue station dans les tranchées.
+
+Je laisse de côté les pratiques religieuses dont le caractère sacré est
+au-dessus du but que je me suis proposé ici et qui, méritant un respect
+particulier, ne doivent pas être confondues avec les petites
+superstitions qui sont nées de la guerre, comme celles qui s'attachent à
+l'or monnayé.
+
+Le front a donné pas mal d'or au gouvernement, mais je crois qu'il en
+possède encore beaucoup. Cela vient de la croyance superstitieuse que
+les Allemands soignent mieux les prisonniers blessés quand ils ont des
+pièces de vingt ou de dix francs. En quoi l'on se trompe, car les Boches
+font sans doute main basse sur l'or que peuvent posséder les prisonniers
+français; mais pour ce qui est de les mieux traiter que les autres,
+c'est sans doute absolument faux.
+
+D'autre part, c'est une croyance très répandue parmi les canonniers
+(aussi bien les servants que les conducteurs) que les Boches châtrent
+les artilleurs qui n'ont pas au moins une pièce d'or pour se racheter.
+
+L'or monnayé a ainsi pris peu à peu le caractère d'un talisman destiné à
+éviter une mutilation à ceux qui ont le malheur d'être faits
+prisonniers, blessés ou non.
+
+J'ai connu une batterie où, au mois de mai 1915, grâce à la fabrication
+et au commerce (interdit depuis) des bagues, des ronds de serviettes,
+coupe-papiers, etc., parmi les hommes de troupe seuls, il n'y avait pas
+moins de cinq mille francs d'or, recueilli principalement chez les
+fantassins qui étaient les meilleurs clients des bijoutiers de
+l'artillerie.
+
+Les appels réitérés du Gouvernement conseillant aux soldats de se
+débarrasser de leur or, afin de ne pas alimenter le trésor allemand au
+cas où ils tomberaient aux mains des ennemis, ont été transmis avec tant
+de discrétion qu'ils n'ont pas toujours été suivis d'effet. Et je crois
+bien que, dans ce cas particulier, l'infanterie a mieux compris que
+l'artillerie l'intérêt patriotique qu'il y avait à ne point conserver de
+l'or monnayé.
+
+Cette manie de l'or a pris, la guerre durant, une apparence
+superstitieuse qui fait qu'elle relève maintenant du folklore; mais
+c'est avant tout une superstition d'ordre pratique, dont il n'est pas
+toujours facile de démontrer le mal-fondé dans un pays où, l'or ayant
+toujours abondé, tout le monde est bien fixé sur sa valeur d'échange.
+
+Beaucoup de ceux qui gardent de l'or monnayé le placent sur le côté
+gauche, les pièces champ contre champ, de façon à blinder le coeur et le
+protéger des balles.
+
+J'ai encore entendu raconter que l'or aurait la vertu d'attirer les
+Boches et qu'un sergent qui possédait une pièce de vingt francs avait,
+en la faisant miroiter au soleil, charmé une trentaine de Feldgrau qui
+l'avaient suivi jusque dans la tranchée française où ils avaient été
+facilement capturés, tout cela grâce à la vertu de l'or.
+
+Un soldat, cultivateur de la région lyonnaise, a émis un jour, devant
+moi, l'opinion que chaque homme a son étoile qu'il lui importe de
+connaître. Jusqu'ici, rien que de commun et il n'y a là qu'une
+application du dicton: avoir foi dans son étoile. Mais le poilu ajoutait
+qu'il fallait être en communication avec cette étoile, afin que sa vertu
+protectrice pût s'exercer et que l'or monnayé seul pouvait vous mettre
+en communication avec l'étoile.
+
+Il possédait lui-même sa pièce d'or et, comme il avait foi en son
+étoile, aucun acte de bravoure ne lui paraissait dangereux à accomplir.
+
+«Je suis tranquille, disait-il, je ne serai jamais touché.»
+
+Il ne fut pas tué, mais grièvement blessé. Je ne crois pas qu'il ait
+conservé cette foi aveugle dans les vertus de l'or.
+
+La dernière que j'aie entendue vanter, c'est le pouvoir qu'il aurait
+d'empêcher la putréfaction, si bien qu'après la guerre, le cadavre étant
+reconnaissable, pourrait être transporté dans la tombe familiale, au
+petit cimetière du village natal.
+
+Celui qui exprimait cet avis était un petit Breton ingénu et très brave.
+Sa mère lui avait dit ce qu'il répétait touchant l'or.
+
+Au reste, il n'en possédait pas.
+
+Mais il ne faut pas rire de ces petites superstitions. Elles montrent la
+fraîcheur d'imagination d'une race et il n'en résulte que de l'héroïsme.
+
+Voici, d'autre part, une légende née sur le front. Je l'ai recueillie de
+la bouche d'un conducteur d'artillerie, avant la guerre «monteur» à
+Saint-Quentin et qui avait été versé, avec un certain nombre de ses
+camarades des régions envahies, dans un régiment du midi.
+
+Cette légende de la Branche de laurier, que je m'excuse de rapporter en
+termes qui traduisent mal le mouvement du récit tel qu'il me fut fait, a
+l'avantage de montrer la superbe confiance des soldats français dans
+leurs chefs.
+
+La voici; elle est née de la méditation et de la collaboration d'un
+grand nombre de conducteurs, tandis qu'un hiver durant ils chantaient le
+Pont de Minaucourt, le soir, avant de s'endormir à l'échelon:
+
+La propriété des Charbatzky, aux environs de Moscou, a une histoire.
+Napoléon s'y est arrêté un jour et une nuit avant d'arriver dans la
+ville sainte.
+
+On y a toujours cultivé avec soin un laurier qu'il y planta de sa main.
+
+Il se trouve au bord d'une grande pelouse, dont le centre est occupé par
+un petit bois de trembles.
+
+Près du laurier est un banc, et c'est là que, chaque matin, la jeune et
+jolie princesse Lydie Charbatzky, vient lire ou songer.
+
+Son père et ses trois frères sont soldats. C'est à eux qu'elle songe et
+aussi à toutes les femmes qui ont des êtres chers à la guerre.
+
+C'est ainsi qu'un matin, pensant à tout cela, elle tendit machinalement
+la main vers le beau laurier et en cueillit une branche qu'elle porta à
+ses lèvres. Et, l'ayant baisée, elle la jeta au vent en disant:
+
+«Petite branche de laurier, je te dédie à celui qui ramènera ceux que
+nous aimons, au grand soldat tacite qui modestement prépare la
+victoire!»
+
+Et la jolie princesse Lydie jeta la branche de laurier au vent qui
+soufflait vers l'ouest.
+
+Et le vent emporta la branche aromatique sur une route où passait un
+officier blessé qui, après guérison, se rendait à une gare pour regagner
+le front.
+
+Il vit tomber la branche à ses pieds:
+
+«Une branche de laurier, se dit-il, c'est de bon augure.»
+
+Il la ramassa aussitôt et la piqua allègrement à sa casquette.
+
+Le laurier était en effet un excellent présage car, dès son arrivée au
+front, l'officier eut à mener ses hommes à l'assaut d'un retranchement,
+d'où il ramena un grand nombre de prisonniers et du matériel de guerre,
+ce qui lui valut d'être décoré et promu à un grade supérieur.
+
+Mais pendant l'assaut, le vent qui soufflait fort avait emporté la
+branche de laurier au delà des lignes allemandes et, comme un oiseau
+blessé, elle s'abattit sur les genoux d'un journaliste américain qui,
+assis sur une borne, écrivait sur un bloc-notes un article destiné au
+grand journal de New-York dont il était le correspondant:
+
+«Une branche de laurier, se dit celui-ci, voilà un noble souvenir de la
+guerre, je l'emporterai en Amérique.»
+
+Et il en empanacha son feutre.
+
+A quelque temps de là, le journaliste américain, ayant suffisamment
+visité le front oriental, s'en alla sur celui d'occident. Mais, en
+passant par Lille, il rencontra un convoi de jeunes filles et de femmes
+françaises que les Allemands arrachaient à leur foyer pour les mener
+travailler loin de chez elles. Et il fut si touché de ce spectacle qu'il
+tendit à l'une d'elles la branche de laurier qu'il détacha de son
+chapeau.
+
+La jeune fille le remercia. Mais, lorsqu'il eut tourné le dos,
+l'officier allemand qui conduisait le cortège se précipita sur la jeune
+fille et lui arracha la branche de laurier. Cependant il lui en resta
+une feuille qu'elle mit sur son coeur.
+
+A ce moment passa un aviateur allemand que connaissait l'officier:
+
+«Tiens, Fritz, dit celui-ci, voici une branche de laurier. Tu la
+mérites, garde-la. Mais examine bien la tige pour voir si elle ne
+contient aucun billet. C'est un journaliste neutre qui a donné cette
+branche de laurier à une de mes prisonnières et avec les neutres on ne
+sait jamais; ils finissent toujours par sortir de leur neutralité.»
+
+Fritz prit la branche de laurier, l'examina, s'assura si elle ne
+contenait rien de suspect et enfin l'arbora fièrement à son béret.
+
+A sa première sortie, quelques jours plus tard, il s'en fut survoler les
+lignes françaises et les dépassa, s'efforçant de recueillir le plus de
+renseignements possible.
+
+Tout à coup parut un appareil français qui lui donna la chasse, le
+rejoignit et, modernes chevaliers, ils se mesurèrent en combat
+singulier, entre ciel et terre, à coups de mitrailleuses.
+
+L'Allemand eut le dessous; son appareil en flammes tomba comme une
+loque; de l'aviateur, il ne resta qu'une masse informe et sanglante.
+Mais la branche de laurier qu'il avait mise à son casque descendit en
+tournoyant, puis le vent l'entraîna au-dessus de Verdun et elle
+s'envolait glorieuse parmi les obus de gros calibre qui passaient à côté
+d'elle, avec un bruit strident. Soudain, le vent changeant de direction,
+elle alla s'abattre plus à l'ouest et près des lignes, au milieu d'une
+batterie composée de gens du midi:
+
+«Du laurier! dit le cuistot de la 4e pièce qui vit tomber la petite
+branche. Du laurier, on va le mettre dans la soupe!»
+
+Mais telle n'était point la destinée de cette branche de laurier
+impérial. Avant que le brave cuistot l'eut ramassée, le vent la reprit
+et l'emporta sur la route où, à ce moment, passait une automobile. La
+vitre de la portière était ouverte et la petite branche de laurier s'y
+engouffra et se posa délicatement sur le képi du généralissime qui
+faisait sa tournée le long du front.
+
+Et c'est ainsi que la petite branche du laurier impérial des environs de
+Moscou accomplit la mission que lui avait confiée la jeune et jolie
+princesse Lydie Charbatzky en disant:
+
+«Petite branche de laurier, je te dédie à celui qui ramènera ceux que
+nous aimons, au grand soldat tacite qui modestement prépare la
+victoire.»
+
+On pourrait étendre à l'infini cette petite contribution à l'étude des
+superstitions et du folklore du front. Nul doute par exemple que l'armée
+d'Orient ne fournisse un merveilleux appoint à ces investigations
+passionnantes.
+
+Les débuts incertains de la campagne d'Orient eux-mêmes ont fait
+merveilleusement renaître la fable antique.
+
+Dardanelle est Dardanie ou l'antique Ilion. Le premier boulet des
+Britanis est tombé non loin du tombeau d'Achille, le second près de
+celui de Protésilas, mort devant Troie avant tout autre.
+
+Je crois que le tombeau de Léandre est sur une rive de l'Hellespont et
+qu'un fanal marin surmonte sa colonne mutilée. Un aussi bon nageur que
+lord Byron pourrait traverser le détroit par une belle nuit nacrée.
+L'antique maîtresse du grec est sur le rivage. Elle enlace le baigneur
+téméraire en qui elle croit reconnaître son amant. Elle est folle; et
+les Dieux l'ont punie d'avoir jadis attenté à ses jours. Ainsi la
+prêtresse de Vénus est-elle condamnée à courir sur la rive jusqu'à la
+fin des siècles. Elle a le goût de coquillage quand on la «mange».
+C'était un conte de l'ancienne marine au temps où les enseignes
+connaissaient la fable et citaient le vers «solitaire» de Lemierre:
+
+ Le trident de Neptune est le sceptre du monde.
+
+Un canonnier de la batterie à laquelle j'ai appartenu reçut un jour de
+son frère, marin qui mourut plus tard à Athènes, ces nouvelles qui, à
+l'époque, m'enchantèrent.
+
+Quand le navire amiral fut en vue du Détroit, une barque, gouvernée par
+un vieux marinier qui ressemblait à Poseidon, fit signe qu'elle désirait
+accoster. On laissa venir et une vieillarde brandissant un feuillard de
+laurier escalada la coupée et réclama les honneurs.
+
+Elle dit ensuite au matelot de Ploërmel qui lui taillait une basane pour
+réponse, qu'elle voulait parler au Chef, qu'elle se nommait [Grec:
+melnorêra] ou Tête Noire, encore qu'elle fût blanche; qu'elle avait
+voyagé à Claros, Samos, Délos et Delphes, et qu'elle connaissait la
+passe de Troie. A la seconde basane, elle remit une enveloppe et
+redescendit avec dignité. Le matelot porta le pli à l'Amiral qui en tira
+une feuille de laurier sur laquelle étaient tracés ces alexandrins
+énigmatiques:
+
+ Fils d'Ulysse, ô nocher Boué de Lapeyrière,
+ Si le Turc est vaincu, le Grec sera derrière.
+
+Le premier mouvement de l'Amiral fut de jeter cette feuille de laurier,
+dont l'inscription lui parut futile, et de punir l'importun tailleur de
+basanes, ce qui lui donna le temps de la réflexion. Le second mouvement
+fut donc de regarder l'enveloppe, laquelle portait à gauche en lettres
+rouges: _Trou de la Sybille_. C'était l'Hellespontienne.
+
+Et la flotte a retenu les deux vers sybillins qui présagent la Victoire
+en dépit de Constantin et de son épouse, les matelots se les renvoient
+d'un bord à l'autre, comme les compagnies de débarquement les chantaient
+pendant la charge.
+
+Bref, il y eut la marche d'Austerlitz: on va leur percer le flanc,
+rantanplan tire lire; celle d'Iéna: j'aime l'oignon frit à l'huile,
+j'aime l'oignon quand il est bon; celle des combats au Maroc: Ah! qu'ils
+sont bons quand ils sont cuits, les macaronis, les macaronis.
+
+Il y a déjà la marche de Tsarigrade: Si le Turc est vaincu, le Grec sera
+derrière, qui fera pendant aux vers célèbres trouvés dans ma mémoire,
+mais avec une prosodie incertaine et dont l'auteur m'échappe:
+
+ Illacrymabuntur Constantinopolitani
+ Innumerabilibus Sollicitudinibus
+
+Il n'y a pas de raison, au demeurant, pour que cette étude ne s'étende
+pas aux superstitions nées à l'arrière ou qui se sont fortifiées depuis
+la guerre.
+
+Elvire était superstitieuse et, depuis la guerre, ses croyances ne
+s'étaient point assurées, mais sa superstition avait grandi.
+
+Elle travaillait maintenant tous les jours, faisant des progrès dans son
+art.
+
+Depuis quelques jours elle revoyait Pablo Canouris qui lui donnait des
+conseils pour peindre, mais elle ne le disait pas à Nicolas Varinoff qui
+vivait, à son propos, dans une incertitude qui le faisait jaunir.
+
+Pablo l'engageait aussi à venir avec lui. Et elle commençait à l'écouter
+de nouveau avec complaisance.
+
+Un jour, la jolie Corail qui était venue la voir, lui parla avec éloges
+d'une voyante qui était aussi cartomancienne et avait un grand nombre de
+façons de consulter l'avenir.
+
+Elles y allèrent le lendemain. Mme Adonysia habitait aux Batignolles,
+rue Nollet.
+
+Elle prédisait l'avenir depuis la guerre, étant la veuve d'un professeur
+de mathématiques qui l'avait laissée sans ressources.
+
+Pour se distinguer des autres extra-lucides, elle avait inventé
+d'interroger le Bienheureux Jean-Baptiste Vianney, curé d'Ars, ou encore
+le mage Papus, de son vrai nom le docteur Eucansse qui venait de mourir.
+Ces oracles lui répondaient de façon satisfaisante, au dire de sa
+clientèle.
+
+Il ne venait pas d'hommes chez elle où les femmes seules étaient
+admises. Elle ne faisait aucune réclame dans les journaux et ne
+recrutait ses clientes que par relations.
+
+Le taux de la consultation était de cinq francs, payables d'avance, et
+celles que, parmi ses clientes, elle jugeait le plus discrètes,
+pouvaient, moyennant vingt francs, recourir à ce qu'elle appelait «la
+grande interrogation de guerre», qui consistait à répandre sur une
+assiette la poudre contenue dans une douille de cartouche Lebel et à
+interpréter la façon dont la poudre s'était ainsi répandue.
+
+Comme Mme Adonysia connaissait Corail pour une personne raisonnable et
+pleine de discrétion, elle voulut bien, par considération pour elle, se
+livrer, en faveur d'Elvire, à «la grande interrogation de guerre».
+
+La poudre répondit qu'Elvire quitterait son amant actuel pour aller avec
+celui qui lui faisait la cour.
+
+Elle revint fort impressionnée de cette visite.
+
+Le lendemain matin, elle s'éveilla de bonne heure et, entendant un chien
+hurler dans la rue, elle secoua Nicolas Varinoff qui, bâillant, lui
+demanda de quoi il s'agissait.
+
+«Entends-tu le chien hurler, lui dit-elle, cela signifie séparation». Il
+n'y prit pas garde et se rendormit; mais dans la journée, tandis que
+Nicolas était chez sa soeur, Elvire courut chez Pablo et lui dit qu'elle
+était prête à rester avec lui. Et il marqua de cette décision une
+satisfaction si grande que, ainsi qu'il faisait quand il avait une
+nouvelle maîtresse, il l'emmena dans un grand magasin où il lui acheta
+un imperméable avec lequel elle vint le soir même à la Coupole, en
+compagnie de son nouvel amant.
+
+Le lendemain, elle reçut, par les soins de Nicolas Varinoff, toutes ses
+affaires, son linge, ses robes, ses fourrures, ses souvenirs de Russie,
+son attirail de peintre et ses tableaux.
+
+Mais, dès le second jour, elle était lasse de Pablo. Son amour pour
+Nicolas lui regonflait le coeur; elle lui écrivit et il lui répondit de
+revenir et, dès le huitième jour de son installation chez Pablo
+Canouris, tandis que celui-ci était allé se promener à Montmartre, elle
+se fit aider de Corail et quitta l'atelier du peintre aux mains bleu
+céleste qui, en l'accueillant chez lui, n'avait pas eu la présence
+d'esprit de lui dire qu'elle était chez elle et de lui confier les
+clefs.
+
+Car les femmes ont aujourd'hui le sentiment de leur importance unique
+comme gardienne d'une race dont les représentants mâles font leur
+possible pour s'anéantir. Dans ou hors le mariage, elles ne supportent
+plus qu'impatiemment le joug viril, veulent être maîtresses des
+destinées de l'homme et ont désormais le goût de la liberté, car, pour
+sauver la race humaine, il faut bien que la femme ait les mains libres.
+
+C'est pourquoi, de retour chez Nicolas Varinoff, qui n'avait pas jugé à
+propos de conserver son empire sur elle et, partant pour la guerre, lui
+avait donné l'occasion de savourer la liberté, elle médita sur le cas de
+sa grand'mère Paméla Monsenergues, la mormonne, et jugea, d'après cette
+expérience, que la poligynie n'était pas ce qui s'imposait en temps de
+guerre. Elle décida que les femmes, par leur nombre, et grâce à la
+liberté dont elles jouissaient vis-à-vis de l'Etat, détenaient désormais
+une puissance qui dépassait celle qui autrefois paraissait dévolue à
+l'homme, devenu l'esclave de la nation.
+
+Elle pensa que cette puissance de la femme s'exercerait fort bien et
+avec profit pour l'humanité si la femme s'adonnait désormais ouvertement
+à la polyandrie et elle prit cinq amants, ce qui, en comptant Nicolas
+Varinoff, lui en faisait six, qu'elle considérait presque comme des
+esclaves. Elle élut un clown piémontais dont la robe multicolore et le
+maquillage l'enchantaient, un étudiant en médecine qui se destinait aux
+lettres, un mutilé des deux bras qui lui parlait brutalement et
+l'adorait, un aviateur de l'arrière nommé Pentelemon. Il appartenait au
+contingent de Ruritanie. Elle l'avait choisi à cause de son nom qui lui
+rappelait celui de la Pentelemonskaia, la rue où Elvire avait habité à
+Pétrograde, un tourneur d'obus, qui était un gas de ch'Nord et savait de
+belles chansons.
+
+Elle travailla avec une ardeur inimaginable ayant à coeur de ne pas être
+à charge à un homme et, le succès aidant, elle gagna bien sa vie.
+
+Elle jouait en reine de la puissance que la guerre lui avait donnée.
+Mais aucun de ses amants désormais n'occupait son coeur qu'elle
+partageait entre Mavise Baudarelle et Corail, la jolie rousse aux yeux
+noisette, dont l'aspect évoquait si bien une goutte de sang sur une
+épée.
+
+Un jour que je vis Elvire dans son atelier, siégeant devant son
+chevalet, je pensai involontairement à la «Femme Assise», cette pièce
+helvétique que, dans mon enfance, il fallait prendre garde de ne pas
+accepter.
+
+Elvire (elle existera toujours) est, à un haut degré, ce que sont toutes
+les femmes qui, ainsi que l'écu suisse, sont fausses et ne passent pas.
+
+
+FIN
+
+
+ACHEVÉ D'IMPRIMER PAR FRÉDÉRIC PAILLART LE 14 AVRIL 1920 A ABBEVILLE
+(SOMME)
+
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's La femme assise, by Guillaume Apollinaire
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 58154 ***
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-The Project Gutenberg EBook of La femme assise, by Guillaume Apollinaire
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-
-Title: La femme assise
-
-Author: Guillaume Apollinaire
-
-Release Date: October 23, 2018 [EBook #58154]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FEMME ASSISE ***
-
-
-
-
-Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the
-Distributed Proofreading team at DP-test Italia (This file
-was produced from images generously made available by The
-Internet Archive/Canadian Libraries)
-
-
-
-
-
-
-
-
-
- GUILLAUME APOLLINAIRE
-
- LA FEMME
- ASSISE
-
- CINQUIÈME ÉDITION
-
- nrf
-
- PARIS
- ÉDITIONS DE LA
- NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
- 35 ET 37, RUE MADAME. 1920
-
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-
-_OEUVRES DE GUILLAUME APOLLINAIRE_
-
-
- L'ENCHANTEUR POURRISSANT, bois gravés par André Derain 1909.
- L'HÉRÉSIARQUE ET Cie 1910.
- LE BESTIAIRE DU CORTÈGE D'ORPHÉE, bois gravés par Raoul Dufy 1911.
- LES PEINTRES CUBISTES 1912.
- ALCOOLS--poèmes 1913.
- CASE D'ARMONS 1915.
- LE POÈTE ASSASSINÉ, portrait de l'auteur, par André Rouveyre 1916.
- VITAM IMPENDERE AMORI, dessins d'André Rouveyre 1917.
- LES MAMELLES DE TIRESIAS, musique de Germaine-Albert-Birot et
- dessins de Serge Ferrat 1918.
- CALLIGRAMMES, portrait de l'auteur par Pablo Picasso 1918.
-
-
-
-
-IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE APRÈS IMPOSITIONS SPÉCIALES CENT VINGT-HUIT
-EXEMPLAIRES IN-QUARTO TELLIÈRE SUR PAPIER VERGÉ LAFUMA NAVARRE DE VOIRON
-AU FILIGRANE DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE, DONT HUIT EXEMPLAIRES HORS
-COMMERCE MARQUÉS DE A A H, CENT EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX BIBLIOPHILES DE
-LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE NUMÉROTÉS DE I A C, VINGT EXEMPLAIRES
-NUMÉROTÉS DE CI A CXX ET MILLE QUARANTE EXEMPLAIRES IN-SEIZE
-DOUBLE-COURONNE SUR PAPIER VELIN LAFUMA DE VOIRON, DONT DIX EXEMPLAIRES
-HORS COMMERCE MARQUÉS DE a A j, HUIT CENTS EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX AMIS
-DE L'ÉDITION ORIGINALE NUMÉROTÉS DE 1 A 800, TRENTE EXEMPLAIRES D'AUTEUR
-HORS COMMERCE NUMÉROTÉS DE 801 A 830 ET DEUX CENTS EXEMPLAIRES NUMÉROTES
-DE 831 A 1030, CE TIRAGE CONSTITUANT PROPREMENT ET AUTHENTIQUEMENT
-L'ÉDITION ORIGINALE
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-TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION RÉSERVÉS POUR TOUS LES
-PAYS, Y COMPRIS LA RUSSIE. COPYRIGHT BY LIBRAIRIE GALLIMARD 1920.
-
-
-
-
-LA FEMME ASSISE
-
-
-
-
-I
-
-
-Elvire Goulot est née à Maisons-Laffitte. Elle a tiré de cette origine
-un goût déterminé pour les chevaux qu'elle peint d'une façon remarquable
-et pour l'équitation bien qu'elle n'ait plus désormais l'occasion de s'y
-livrer. Mais elle y songe souvent et surtout lorsqu'elle a des
-embêtements.
-
-Elle a vu de merveilleux chevaux dans les écuries fameuses de sa ville
-natale et cependant ceux dont elle se souvient avec le plus de plaisir,
-ce sont les trois chevaux blancs attelés à la troïka de son amant, le
-grand-duc André Pétrovitch:
-
-«J'avais à ma disposition la troïka de mon amant à laquelle étaient
-attelés les trois plus beaux chevaux de toute la Russie. Ils étaient
-aussi blancs que la neige et on les estimait un million pièce. Leurs
-queues traînaient presque jusqu'à terre. Ils allaient comme le vent et
-le cocher qui les guidait était le plus gros que l'on sût voir.»
-
-Dès l'enfance, Elvire eut un esprit délié et une mémoire remarquable.
-Elle n'a jamais été croyante, mais n'a jamais cessé d'être
-superstitieuse. Ses rêves ont toujours été tournés vers les choses de
-l'amour. C'est ainsi qu'enfant, elle rêvait d'épingles, de pieux ou de
-barrières, ce qui, au témoignage d'une certaine école, indique des
-destinées charnelles nettement accusées.
-
-Son premier amant fut un médecin, homme marié, à la fois très gentil et
-très débauché. Il la prit alors qu'elle avait quinze ans. Il en avait
-trente-six. Elle était légèrement malade et il était venu pour lui
-donner des soins. C'était un de ces hommes maigres qui connaissant tous
-les raffinements de l'amour, corrompent l'esprit des femmes sans savoir
-s'en faire aimer sincèrement. Leur liaison débuta par un scandale, car
-la mère d'Elvire découvrit le pot aux roses et le suborneur fut
-poursuivi et ne s'en tira que grâce à la déposition d'Elvire qui affirma
-devant les juges que l'accusé ne l'avait pas eue vierge. Il fut acquitté
-et lui en garda une vive reconnaissance.
-
-Le premier pas étant fait, voilà Elvire livrée à l'éducation dépravée de
-ce Georges, le médecin. Il lui inculque le goût des femmes et elle est
-devenue une tribade avérée.
-
-Pendant l'hiver de 1913, il l'emmena à Monte-Carlo où il la laissa
-seule, ayant dû revenir précipitamment à Paris. C'est au Casino que le
-vieux Replanoff, le premier avocat de Pétrograde, qui était alors
-Saint-Pétersbourg, la remarqua et lui conseilla de le suivre en Russie.
-
-«Vous serez heureuse, lui disait-il. Vous remplacerez ma fille qui est
-morte et à qui vous ressemblez. Venez, vous n'aurez rien à désirer. Vous
-serez comme une reine. Je vous traiterai comme ma fille.»
-
-Et respectueusement mais passionnément, il lui baisait le bout des
-doigts.
-
-Replanoff partit le premier, et comme Georges tardait à revenir, Elvire
-se décida à partir pour la Russie. Elle alla prendre son billet à la
-Compagnie des Wagons-Lits; mais elle était et paraissait si jeune
-qu'elle dut obtenir le consentement préalable de son père auquel le
-vieux Replanoff écrivit une lettre qui est un monument d'hypocrisie car,
-aussitôt qu'Elvire fut à Pétrograde, il la vendit à une compagnie de
-débauchés dont il faisait partie et elle devint la maîtresse du
-grand-duc André Pétrovitch. Elle passa sept mois en Russie et, de ce
-séjour chez les Moscovites, elle me parla une fois de la façon suivante:
-
-«Le grand-duc, mon amant, avait vingt-six ans. Il était très beau. Je
-n'ai jamais vu d'homme aussi beau ni aussi brutal. Il aimait les femmes
-et les garçons. Il était plus dépravé que Georges en ce sens que la
-cruauté dominait tous ses scrupules et l'orgueil le faisait presque
-délirer. Les femmes, Françaises pour la plupart, qui étaient les
-maîtresses des autres débauchés, n'étaient ni jeunes, ni séduisantes.
-C'étaient uniquement, d'après ce qui me parut, des femmes d'affaires qui
-se prêtaient à tout ce qu'une imagination dépravée à l'extrême pouvait
-suggérer à leurs amants. La plus jolie était une Russe. C'était aussi la
-plus lascive et ses goûts s'accordaient avec ceux des hommes qui nous
-entouraient. Elle avait une capacité d'estomac inimaginable, aussi bien
-pour la nourriture que pour la boisson et je n'ai jamais vu de femme
-pouvant boire autant de Champagne qu'elle.
-
-«Je me souviens d'une orgie chez le général Breziansko; il y avait là
-une cinquantaine de convives, parmi lesquels deux grands-ducs et,
-lorsqu'on eut fait se retirer les domestiques, cette jeune Russe, après
-s'être mise en l'état de pure nature et semblable à une bacchante
-échevelée et frénétique, passa sous la table et donna à ceux qui lui
-plaisaient, hommes ou femmes, l'occasion de manifester la vivacité de
-leurs sensations, de façon à déchaîner la joie de l'assistance.
-
-«Mais j'avais horreur de cette vie où le repos, la tendresse et la
-douceur ne tenaient aucune place. Sans une amie que je m'étais faite,
-une danseuse de restaurant, Française de vingt-huit ans, je n'aurais pu
-rester un mois en Russie. Elle était en secret la maîtresse du vieux
-général Breziansko qui, devenu gâteux, et donnant dans une dévotion à la
-fois démesurée et incertaine, confondait à son propre usage ce que
-disent les Evangiles à propos de la résurrection de la chair et ce
-qu'ils racontent touchant la Flagellation.»
-
-La brune Georgette, si tendre avec Elvire qui était la vrille, devenait
-un vrai démon quand il s'agissait de cingler la vieille peau du général
-Breziansko et elle mettait à bien remplir cet office un soin d'autant
-plus minutieux que chaque fois que la réussite couronnait ses efforts,
-elle touchait une somme équivalente à vingt-cinq mille francs de notre
-monnaie; mais l'événement était rare, nonobstant quoi ce vieux tambour
-de Breziansko n'en était pas moins généreux et Georgette se trouvait
-satisfaite de sa condition.
-
-Il n'en était pas de même d'Elvire qui maigrissait et souffrait
-impatiemment les atteintes que son amant et ses amis portaient à son
-orgueil. Ce qui l'irritait davantage encore, c'est qu'aucun dîner au
-restaurant ne se terminait sans quelque épouvantable dispute, où
-gérants, maîtres d'hôtels, Français pour la plupart, étaient traités
-d'une manière à révolter Elvire qui essayait de se consoler grâce à
-l'amour de Georgette et aussi en dessinant des fleurs, de petits
-cochons, des chevaux qu'elle enluminait ensuite et qui lui servaient de
-papier à lettres, ce qui faisait l'admiration du vieux Replanoff qui
-venait la voir quelquefois et s'écriait:
-
-«Elle peint comme ma fille. Je te l'ai dit, Elvire, tu lui ressembles
-d'une façon miraculeuse. C'est pourquoi je veille sur toi comme un père
-et t'ai introduite dans la meilleure société de la Russie.»
-
-Elvire s'échappe un jour, le coeur un peu gros de quitter son bel
-appartement de la Pentelemongkasa. Mais elle n'en pouvait plus et elle
-avait beaucoup maigri. Georgette seule était au courant de la fuite. A
-la frontière, nouvelle histoire. On ne voulait pas la laisser passer,
-son passeport n'étant pas en règle. Par fortune, elle aperçut sur le
-quai un officier qu'elle avait rencontré à Pétrograde. Celui-ci aplanit
-toutes les difficultés et, en débarquant à la gare du Nord, Elvire ne
-regrettait plus que des chants étranges et nostalgiques entendus, elle
-ne savait plus où en Russie, dans un restaurant, ou bien à la campagne
-et les trois chevaux blancs de neige, rapides comme le vent, et que le
-plus gros cocher de toute la Russie menait à bras toujours tendus.
-
-Georges la reçut comme fut accueilli l'enfant prodigue et, par
-l'entremise d'un de ses amis, la fit débuter dans un music-hall où elle
-prit l'habitude de porter monocle. Elle y rencontra une petite
-figurante, Mavise Baudarelle, dont les parents étaient marchands de
-vins, boulevard Montparnasse[1], où elle prit pension, et Mavise
-Baudarelle fit son bonheur jusqu'au jour où un jeune peintre russe de
-bonne famille, Nicolas Varinoff, l'enleva à la famille Baudarelle.
-Nicolas Varinoff partageait son temps entre sa soeur, la princesse
-Teleschkine, et sa maîtresse Elvire, avec laquelle il s'installa dans un
-atelier de la rue Maison-Dieu. Quand Nicolas était chez sa soeur, Elvire
-peignait avec une fantaisie délicate et non sans force, des bouquets
-éclatants où paraissaient des marguerites aux pétales noires et cette
-vie qu'animaient l'art, l'amour, la danse à Bullier et le cinéma,
-continua jusqu'au moment de la déclaration de guerre.
-
- [1] L'appellation édilitaire est boulevard du Montparnasse.
-
-Au reste, l'année 1914 commença par une gaîté folle. Comme au temps de
-Gavarni, l'époque fut dominée par le Carnaval. La danse était à la mode,
-on dansait partout, partout avaient lieu des bals masqués. La mode
-féminine se prêtait si bien au travesti que les femmes déguisaient leurs
-cheveux sous des couleurs éclatantes et délicates qui rappelaient celles
-des fontaines lumineuses qui m'étonnèrent, quand j'étais enfant, à
-l'exposition de 1889. On aurait dit encore des lueurs stellaires et les
-Parisiennes à la mode avaient droit, cette année, qu'on les appelât des
-_Bérénices_, puisque leurs chevelures méritaient d'être mises au rang
-des constellations.
-
-Tout naturellement les bals de l'Opéra avaient ressuscité. Et la
-plaisanterie grivoise du premier de ces nouveaux bals de l'Opéra où
-chaque femme recevait une boîte fermée à clef, tandis que chaque homme
-recevait une clef, à charge pour lui de trouver la serrure de sa clef,
-paraissait d'excellent augure pour la gaîté générale. La vie semblait
-devenir légère et peut-être plus tard, quand avec le tango, la maxixe,
-la furlana, la guerre et ses «bombes funèbres» seront oubliées,
-dira-t-on de l'époque pacifique de l'an 1914, comme dans la célèbre
-lithographie de Gavarni: «Il lui sera beaucoup pardonné parce qu'elle a
-beaucoup dansé.»
-
-D'ailleurs, il manquait aux travestissements de 1914 un artiste comme
-Gavarni, qui en dessina tant, les inventant, sans rien emprunter à
-personne.
-
-Il n'existait, en 1914, aucun type particulier à notre temps comme les
-Débardeurs, les Dominos, les Pierrots, les Pierrettes, les Postillons,
-les Bayadères, les Chicards, dont un poète ferait vite des personnages
-comparables aux masques de la Comédie italienne et qui méritent qu'on ne
-les abandonne point.
-
-Pour créer de nouveaux masques, il aurait fallu un nouveau Gavarni.
-
-Son chef-d'oeuvre fut le Débardeur, qui est surtout un travesti féminin
-délicieusement équivoque et dont il a suffisamment souligné le caractère
-dans cette légende à propos d'un débardeur femme lutinant Pierrette, qui
-lui crie: «Va donc... singulier masculin!», en quoi se résume peut-être
-la fantaisie insolente de tout le XIXe siècle.
-
-Il aurait fallu aussi, pour la nouvelle joie de l'époque, inventer un
-nouveau cancan, l'ancien ayant été amené par la Goulue, Rayon d'Or,
-Grille d'Egout, Valentin le Désossé et par la dévotion de grands
-peintres comme Toulouse-Lautrec et Seurat au rang des danses
-hiératiques.
-
-Il aurait fallu quelque chose qui répondît au cancan du temps de
-Gavarni, à ce jeune cancan dont les différences avec le cancan du Moulin
-Rouge sont bien marquées si on compare par exemple le tableau de Seurat,
-_le Chahut_, au monologue beaucoup plus ancien, intitulé:
-
-_Mémoires de Mlle Fifine, ex-blanchisseuse_ (paroles de J. Choux,
-musique de Javelot):
-
- La chahutte et la cancanska,
- Dont j'connais les poses intimes,
- Avec redowe et mazurka
- M'font faire bien des victimes (_bis_).
-
-«Oh! la mazurka!... danse pleine d'abandon et qui montre une femme telle
-qu'elle est... gracieuse toujours, balançant la basque sur la hanche et
-se cambrant comme une Andalouse de Mossieu Monpou (elle chante):
-«Avez-vous vu dans Barcelone une Andalou...» La polka a bien aussi son
-charme; mais parlez-moi du cancan, de la cancanska, vulgairement appelée
-quadrille. C'est là que je suis à mon aise (criant): En avant deux!
-(Musique, elle figure quelques pas de cancan). Y a-t-il rien de plus
-échevelé, de plus séduisant? Il n'y a jamais trop de place pour moi
-(elle figure ce qui suit): je passe, repasse, balance et tourne sur
-pivot, ne levant toujours la jambe qu'à une hauteur raisonnable... pour
-ne pas tomber. Si l'on rit, je recommence de plus belle et finis
-toujours par me rattraper... (criant) à la queue du chat!
-
-«Et puisque la danse est le pas de charge de l'amour, elle doit aussi
-conduire au mariage. Dansons donc en attendant mieux (au refrain).»
-
-S'il manquait en 1914 l'imagination de Gavarni pour inventer de nouveaux
-travestissements, il manquait aussi le don d'observation de Gavarni pour
-noter en légendes point trop courtes les mille réflexions de ceux qui
-s'amusaient. En 1914, comme aujourd'hui du reste, on ne goûte que les
-légendes brèves ou plutôt personne ne sait plus en faire de longues.
-
-J'ai noté dans les lithos de Gavarni quelques légendes qui se rapportent
-à ce monde des bals, à ces balochards, à ces débardeurs, ces chicards
-qu'il avait inventés et qui ont aussi le mérite d'évoquer un peu pour
-moi ces bals de 1914 qu'aucun artiste observateur n'a fixés:
-
-Un chicard à un débardeur:
-
-«Lilie! Lilie!... rien ne te dit donc que c'est moi, Lilie?»
-
-Un patron de lavoir à un débardeur:
-
-«Dachu! Dachu! tu m'ennuies!
-
---Non, Norinne, c'est toi qui t'ennuies.»
-
-La mère du débardeur:
-
-«Malheureuse enfant! qu'as-tu fait de ton sexe?»
-
-Deux débardeurs:
-
-«Y en a-t-i des femmes, y en a-t-i!... et quand je pense que tout ça
-mange tous les jours que Dieu fait; c'est ça qui donne une crâne idée de
-l'homme!»
-
-Le mari:
-
-«Monter à cheval sur le cou d'un homme qu'on ne connaît pas, t'appelle
-ça plaisanter, toi!»
-
-Mari-pierrot à sa femme débardeur:
-
-«Qui est plus à plaindre au monde qu'un homme uni à un débardeur?
-
---C'est une femme en puissance de Pierrot.»
-
- * * * * *
-
-Domino à un jeune homme qui courtise une femme masquée:
-
-«C'est vieux et laid, mon cher; tu es floué comme dans un bois.»
-
- * * * * *
-
-Deux dominos à un chiffonnier:
-
-«Qu'est-ce que tu peux venir chercher par ici, philosophe?
-
---Je ramasse toutes vos vieilles blagues d'amour, mes colombes: on en
-refait du neuf.»
-
-Le débardeur homme.--Ne me parlez pas des hommes en carnaval pour
-s'amuser: heureusement, moi, la mienne est mariée: on me la tient.
-
-Le postillon.--Moi, la mienne est mariée aussi, mais avec moi... ça fait
-que je la tiens moi-même.
-
-Un domino qui passe.--Je les tiens tous les deux... Ils vont me le
-payer.
-
- * * * * *
-
-«Eh bien! on dit que certain colonel se marie... te voilà veuve, ma
-pauvre bayadère.
-
---Hélas, oui, mon pauvre baron, et ta femme aussi.»
-
- * * * * *
-
-Deux débardeurs, homme et femme:
-
-«Agathe et toi, mon vieux Ferdinand, ça ne sera pas long; cette
-petite-là est trop rouée pour toi parce que t'es plus roué qu'elle... et
-pour que ça dure faut toujours qu'un des deux pose d'abord.»
-
- * * * * *
-
-Deux débardeurs, homme et femme:
-
-«Voyons si tu te souviens! numéro?
-
---Dix-sept.
-
---Rue?
-
---Christine.
-
---Madame?
-
---Bienveillant... et il y a un bilboquet à la sonnette.»
-
- * * * * *
-
-Débardeur au pierrot:
-
-«Eh! bien non, Monsieur, non! ces manières-là ne peuvent pas me
-convenir! vous menez une conduite beaucoup trop dissipée!»
-
- * * * * *
-
-Deux débardeurs, homme et femme:
-
-«J'ai cancanné que j'en ai pus de jambes, j'ai mal au cou d'avoir
-crié... et bu que le palais m'en ratisse...
-
---Tu n'es donc pas un homme?»
-
- * * * * *
-
-Deux débardeurs, homme et femme:
-
-«On va pincer son petit cancan, mais bien en douceur... faut pas
-désobliger le gouvernement.»
-
- * * * * *
-
-Eunuque à une canotière:
-
-«Tel que tu me vois, Chaloupe, c'est moi qui soigne les chameaux du
-Grand Turc.
-
---Et tu gagnes à ça?
-
---Quelques sequins, Chaloupe, et les satisfactions d'un coeur pur.
-
---Et nourri.»
-
- * * * * *
-
-Débardeur homme à un jeune homme en redingote:
-
-«On rit avec vous et tu te fâches... en voilà un drôle de pistolet!»
-
- * * * * *
-
-Mousquetaire à une jeune femme que l'on coiffe:
-
-«C'est comme ça que t'es prête, toi?
-
---Ne m'en parle pas! C'est ce nom de nom de merlan-là qui n'en finit
-jamais.»
-
- * * * * *
-
-Débardeur-femme à un petit jeune homme en redingote:
-
-«Va dire à ta mère qu'a te mouche.»
-
- * * * * *
-
-Quand Gavarni se rendait à l'Opéra, il disait: «Je vais à ma
-bibliothèque», et, à force de voir danser, il en était venu à considérer
-l'amour même comme une danse, et le mot que nous a conservé Goncourt et
-par lequel Gavarni voulait exprimer le sens d'aimer avec la tête, avec
-l'imagination, ce mot si expressif de ginginer, qui mériterait qu'on le
-conservât, ne ressemble-t-il pas au terme argotique guincher, qui
-signifie danser?
-
-Il manquait donc un Gavarni en 1914, mais les danseurs et les danseuses
-ne manquent pas.
-
-Dans un petit théâtre, quelques mois avant la guerre, j'ai vu danser la
-furlana (prononcer fourlana), que les danseurs, avant de la danser,
-qualifièrent de danse du pape; c'étaient des pas si lascifs que le pape
-serait bien étonné d'être mentionné à ce propos. Et tandis que la
-danseuse presque nue, plus que nue, atrocement nue, car le cache-sexe de
-cette jolie fille la faisait ressembler aux Vénus orthopédiques, ballait
-avec son cavalier, je pensais à cette scène gracieuse des Mémoires où
-Casanova dansait la forlane à Constantinople. Et cette jolie page dont
-je me souvenais, mieux que les histrions que j'avais sous les yeux, me
-montrait la danse vénitienne sinon recommandée, du moins évoquée par le
-pape Pie X comme un sûr remède au tango: cette danse vénérieuse et
-merveilleuse, qui semble née sur un transatlantique et qui pour moi
-évoque cette devise que j'avais choisie au début de ma vie d'écrivain
-_tango non tangor_, j'ai eu depuis des raisons pour y renoncer, adoptant
-une devise plus éclatante: «J'émerveille». Mais revenons à la jolie page
-casanovienne sur la forlane:
-
-«Peu de jours après, je trouvai chez le bacha Osman mon Ismaïl-effendi à
-dîner. Il me donna de grandes marques d'amitié, et j'y répondis,
-glissant sur les reproches qu'il me fit de ne pas être allé déjeuner
-avec lui depuis tant de temps. Je ne pus me dispenser d'aller dîner chez
-lui avec Bonneval, et il me fit jouir d'un spectacle charmant: des
-esclaves napolitains des deux sexes représentèrent une pantomime et
-dansèrent des calabraises. M. de Bonneval ayant parlé de la danse
-vénitienne appelée forlana, et Ismaïl m'ayant témoigné un vif désir de
-la connaître, je lui dis qu'il m'était impossible de le satisfaire sans
-une danseuse de mon pays et sans un violon qui en sût l'air. Sur cela,
-prenant un violon, j'exécutai l'air de la danse; mais, quand même la
-danseuse aurait été trouvée, je ne pouvais point jouer et danser tout à
-la fois.
-
-Ismaïl, se levant, parla à l'écart à un de ses eunuques, qui sortit et
-revint peu de minutes après lui parler à l'oreille. Alors l'effendi me
-dit que la danseuse était trouvée; je lui répondis que le violon le
-serait aussi bientôt, s'il voulait envoyer un billet à l'hôtel de
-Venise, ce qui fut fait à l'instant. Le baïle Dona m'envoya un de ses
-gens, très bon violon pour le genre. Dès que le musicien fut prêt, une
-porte s'ouvre et voilà une belle femme qui en sort, la figure couverte
-d'un masque de velours noir, tel que ceux qu'à Venise on appelle
-Moretta. L'apparition de ce beau masque surprit et enchanta l'assemblée,
-car il est impossible de se figurer un objet plus intéressant, tant pour
-la beauté de ce qu'on pouvait voir de sa figure que pour l'élégance des
-formes, l'agrément de sa taille, la suavité voluptueuse des contours et
-le goût exquis qui se voyait dans sa parure. La nymphe se place et nous
-dansons ensemble six forlanes de suite.
-
-J'étais brûlant et hors d'haleine; car il n'y a point de danse nationale
-plus violente; mais la belle se tenait debout, et, sans donner le
-moindre signe de lassitude, elle paraissait me défier; à la ronde du
-ballet, ce qui est le plus difficile, elle semblait planer. L'étonnement
-me tenait hors de moi, car je ne me souvenais pas d'avoir jamais vu si
-bien danser ce ballet, même à Venise.
-
-Après quelques minutes de repos, un peu honteux de la lassitude que
-j'éprouvais, je m'approche d'elle et lui dis: _Ancora sei, e poi basta,
-se non volete vedermi morire._ Elle m'aurait répondu si elle avait pu,
-mais elle avait un de ces masques barbares qui empêchent de prononcer un
-seul mot. A défaut de la parole, un serrement de main que personne ne
-pouvait voir me fit tout deviner. Dès que les six secondes forlanes
-furent achevées, un eunuque ouvrit la porte et ma belle partenaire
-disparut.»
-
-Nous avions donc les danses en 1914, mais il manquait, avec le Gavarni,
-les Lévêques, les Seymour, les la Batut.
-
-Toutefois, il faut ajouter que le bal de l'Opéra de 1914 a grandement
-attiré l'attention des peintres et beaucoup de ceux que je connais y
-allèrent.
-
-Epoque de bals et de mascarades! l'époque était légère; on ne danse
-jamais plus que dans le temps des révolutions et des guerres et quel
-singulier poète a donc inventé ce lieu commun véritablement prophétique:
-_danser_ comme sur un volcan?
-
-Le type le plus caractéristique de cette époque de bals et de ballets
-russes, ce fut incontestablement Elvire que je revois à Bullier, avec
-ses cheveux lilas, ses fourrures blanches et son monocle; on l'appelait
-la vrille et nul doute que cet accoutrement, chevelure lilas, monocle et
-fourrure blanche, ne se fût généralisé l'an suivant, si la guerre
-n'était venue. Un Gavarni eût peut-être surgi et nous aurions eu au bal
-de l'Opéra de délicieuses Vrilles comme au temps de Gavarni il y avait
-de charmants débardeurs.
-
-Je la revois encore danser à Bullier, le jeudi et le dimanche, tandis
-que le Dr Mardrus admirait la fête en savourant une glace et que M. et
-Mme Robert Delaunay, peintres, opéraient la réforme du costume.
-
-L'orphisme simultané produisait à Bullier des nouveautés vestimentaires
-qui n'étaient pas à dédaigner. Elles eussent fourni à Carlyle un curieux
-chapitre du Sartor Resartus.
-
-M. et Mme Delaunay étaient des novateurs. Ils ne s'embarrassaient pas de
-l'imitation des modes anciennes et, comme ils voulaient être de leur
-temps, ils ne cherchaient point à innover dans la forme de la coupe des
-vêtements, suivant en cela la mode du jour; mais ils cherchaient à
-influencer en utilisant des matières nouvelles infiniment variées de
-couleurs.
-
-Voici, par exemple, un costume de M. Robert Delaunay: veston violet,
-gilet beige, pantalon nègre. En voici un autre: manteau rouge à col
-bleu, chaussettes rouges, chaussures jaune et noir, pantalon noir,
-veston vert, gilet bleu de ciel, minuscule cravate rouge.
-
-Voici la description d'une robe simultanée de Mme Sonia Delaunay Terck:
-tailleur violet, longue ceinture violette et verte et, sous la jaquette,
-un corsage divisé en zones de couleurs vives, tendres ou passées, où se
-mêlent le vieux rose, la couleur tango, le bleu nattier, l'écarlate,
-etc., apparaissant sur différentes matières, telles que drap, taffetas,
-tulle, pilou, moire et poult de soie juxtaposés.
-
-Tant de variété méritait de n'avoir point passé inaperçue. Elle mettait
-de la fantaisie dans l'élégance.
-
-Et si, en se rendant à Bullier, on ne les voyait pas aussitôt, on savait
-que les réformateurs du costume se tenaient généralement au pied de
-l'orchestre, d'où ils contemplaient non sans mépris les vêtements
-monotones des danseurs et des danseuses.
-
-Elvire les intriguait à cause de son monocle et de ses cheveux aux
-couleurs changeantes, mais elle refusa toujours de se lier avec eux,
-préférant passer son temps à danser avec Mavise.
-
-Nicolas Varinoff les menait aussi parfois dans les bals-musettes; celui
-des Gravilliers, où les musiciens se tenaient sur un petit balcon; le
-Bal de la Jeunesse, rue Saint-Martin, dont le patron avait une si belle
-collection de lingues qu'il donnait en prime à ses clients; celui
-d'Octobre, rue Sainte-Geneviève, et qui appartenait en 1914 à M.
-Vachier; le Petit Balcon, qui s'ouvrait dans une impasse près de la
-Bastille; le bal de la rue des Carmes; la Fauvette, rue de Vanves, et le
-Boulodrome de Montmartre, endroit charmant où la musique était, à mon
-gré, plus plaisante que celle de M. Strauss.
-
-La guerre assassina tous ces «rendez-vous de noble compagnie» auxquels
-aujourd'hui Elvire ne pense jamais sans éprouver une tendre mélancolie.
-
-La guerre éclata donc, brisant comme verre cette vie adorable et légère.
-
-Nicolas Varinoff fut extrêmement frappé par l'événement imprévu et, peu
-de jours après la Marne, il déclarait à Elvire, qui se pressait contre
-lui caressante comme une chatte, que le temps de l'amour était
-interrompu et que les occupations qui l'entraînaient particulièrement
-durant la nuit ne seraient reprises, en ce qui le concernait, qu'à la
-fin des hostilités. Mais comme Elvire n'accordait à la guerre qu'un
-intérêt médiocre, cette décision lui parut incohérente et, au firmament
-de leur liaison, le dédain se prit à monter comme une lune rousse.
-
-
-
-
-II
-
-
-Douce poésie! le plus beau des arts! Toi qui, suscitant en nous le
-pouvoir créateur, nous met tout proche de la divinité, les déceptions
-n'ont pas abattu l'amour que je te portais dès ma tendre enfance! La
-guerre même a augmenté le pouvoir que la poésie exerce sur moi et c'est
-grâce à l'une et à l'autre que le ciel désormais se confond avec ma tête
-étoilée. Douce poésie! je regrette que l'incertitude des temps ne me
-permette pas de me livrer à tes inspirations touchant la matière de ce
-livre, mais je suis pressé. La guerre continue. Il s'agit avant d'y
-retourner, d'achever le roman et la prose est ce qui convient le mieux à
-ma hâte.
-
-Mais pourquoi, parce que nous sommes en guerre, représenter toujours la
-guerre et les misères du soldat ou ses loisirs, ou bien le miraculeux
-tableau des Races mobilisées de tous les coins de l'univers sur notre
-Front, ou encore le triste cheminement à travers les tranchées?
-
-Il faut bien cependant se souvenir de cette guerre invétérée. Il n'y a
-pas moyen de s'en défendre. Chaque fois que je crois avoir échappé à
-cette hantise, elle me reprend avec une douceur toujours croissante. Je
-me souviens avant tout de l'instabilité de la vie du soldat. Il est un
-jour ici; la nuit peut-être partira-t-il en toute hâte. Cette
-incertitude est surtout le lot du fantassin. J'ai connu la vie de
-l'artilleur et celle du fantassin ensuite. L'instabilité de la seconde
-est plus surprenante. J'ai entendu appeler le fantassin, le Méfiant. Les
-plus courageux même se méfient, car le moins qu'on puisse leur demander,
-c'est le sacrifice de la vie. Mais j'ai gardé la nostalgie de cette vie
-vagabonde et bien réglée. Je me souviens des villages parcourus au pas
-cadencé et de trois filles sur la porte d'une ferme, au toit défoncé,
-transformée en épicerie.
-
-Aujourd'hui Paris me sollicite. Voici le Montparnasse qui est devenu
-pour les peintres et les poètes ce que Montmartre était, il y a quinze
-ans, l'asile de leur simplicité.
-
-Le quartier Montparnasse, du témoignage de l'habitant des quartiers
-environnants, est un quartier de louftingues. La vérité est que
-Montparnasse remplace Montmartre, le Montmartre d'autrefois, celui des
-artistes, des chansonniers, des moulins, des cabarets, voire même des
-haschischophages, des premiers opiomanes, des sempiternels éthéromanes
-et des cocaïnomanes ou visionnaires, comme on les appelle aujourd'hui où
-la «coco» sévit encore; tous ceux (parmi les Montmartrois du grand art)
-qui vivaient encore et que la noce expulsait du vieux Montmartre détruit
-par les propriétaires et les architectes, conspué par les futuristes
-parisiens, ou, d'ailleurs, tous ceux-là ont émigré sous forme de
-cubistes, de Peaux-Rouges, de poètes orphiques. Ils ont troublé des
-éclats de leur voix les échos du carrefour de la Grande Chaumière.
-Devant un café établi dans une maison de licencieuse mémoire, ils
-avaient dressé, dès avant la guerre, un concurrent redoutable, le café
-de la Rotonde. En face, se tenaient les Boches. Ici, allaient toujours
-les Slaves. Les Juifs continuent à aller indifféremment dans l'un ou
-dans l'autre.
-
-Les marchands de couleurs dans toutes les rues avoisinantes offrent leur
-multicolore tentation à tous ceux qu'un rapide coup d'oeil dans les
-expositions d'avant-garde a fait s'écrier: _Anch'io son pittore_.
-
-Esquissons avant tout la physionomie du Carrefour. Vraisemblablement,
-elle changera avant peu. A l'un des coins du boulevard du Montparnasse,
-un grand épicier étale aux yeux de tout un peuple d'artistes
-internationaux son nom énigmatique: Hazard. Sa marchandise est des plus
-variées et ses chalands sont de toutes sortes. L'Américain y trouvait
-avant la guerre les grapes-fruits qui sont au citron ce que le melon
-d'eau est au cantaloup; le Russe y retrouvait ses pommes de paradis
-semblables à des bigarreaux; le Hongrois sa charcuterie poivrée de
-rouge, etc. Voici, à l'autre angle, la Rotonde; un Indien en grand
-costume de cuir et de plumes... peintre et modèle, attirait les regards
-en 1914. Quelquefois même la longue silhouette de Charles Morice se
-profilait longtemps à l'intérieur contre la muraille.
-
-A l'angle du boulevard du Montparnasse et de la rue Delambre, c'est le
-Dôme: avant la guerre, il avait une clientèle d'habitués, gens riches,
-esthéticiens du Massachussets ou des bords de la Sprée, c'est encore
-Pascin ou le Clinchtel contemporain; c'est ici que se décidait
-l'admiration que l'on professait en Allemagne pour tel ou tel peintre
-français. Les gloires de Géricault, de Courbet, de Seurat, du Douanier
-n'ont pas eu à souffrir des entretiens esthétiques entre les Boches
-millionnaires du Dôme.
-
-Un autre angle: c'est Baty ou le dernier marchand de vin. Quand il se
-sera retiré, ce métier aura pratiquement disparu de Paris, à moins que
-la guerre et la vie chère ne redonnent un regain de vogue à cet état. Il
-restera «la petite boîte», comme on dit aujourd'hui, mais le chand'de
-vin aura vécu. En attendant, ceux que les maladies ou plutôt les
-médecins n'ont pas fait renoncer entièrement aux vins de France fêtent
-encore à l'envi cette cave bien soignée.
-
-Plus loin, à droite, sur le boulevard Raspail, le petit café des
-Vigourelles abritait en 1914, les jours où l'on ne dansait pas à
-Bullier, une jeunesse pétulante; un homme au visage sévère s'y tenait
-souvent. Il déclarait avec simplicité à qui voulait l'entendre: «Je suis
-l'homme le plus emm...dant du quartier, j'emm...de même les conseillers
-municipaux.» On l'appelait le lion. Il avait tellement emm...rdé de
-monde qu'il en avait tiré des rentes. En effet, la plupart des cafés,
-des bistrots du quartier préféraient lui donner de l'argent plutôt que
-de le servir. Il n'avait qu'à se présenter dans ces endroits, pour
-qu'aussitôt on lui donnât, selon l'importance de la maison, un franc,
-deux francs et même trois francs cinquante. Chaque matin, cet homme de
-génie faisait sa petite tournée dans le quartier et cela lui suffisait
-pour vivre, il e...rdait tout le monde et ne devait rien à personne.
-Dans ce petit café provincial des Vigourelles venaient quelquefois MM.
-de Segonzac, Luc-Albert Moreau, André Derain, Edouard Férat, René Dalize
-et un personnage énigmatique que l'on appelait le Finlandais, mais qui,
-je crois, était en réalité un limousin, de Limoges. Le distingué
-propriétaire de la maison s'était fait une popularité d'excellent aloi
-dans son arrondissement en déclarant publiquement, dans un beau
-mouvement d'éloquence: «Messieurs, tout en étant bistrot, j'aime
-beaucoup les arts; le dimanche, quand je ne vais pas au cinéma, je vais
-au Louvre.» Presque en face se trouvait la boutique de M. Cocula, qui,
-par un singulier phénomène de mimétisme onomastique, en est venu, comme
-son quasi-homonyme anglais, M. Cook, à s'occuper de voyages; les Anglais
-ont l'agence Cook et les Français ont le train Cocula.
-
-Dans les rues qui entourent le cimetière du Montparnasse, et où le buste
-de M. de Max garde le tombeau de Baudelaire, se trouvaient encore en
-1916 les demeures d'anciens habitants célèbres de Montmartre; beaucoup
-d'entre eux même, comme Picasso, habitèrent la célèbre maison du 13 de
-la rue de Ravignan, aujourd'hui 13, place Emile-Goudeau.
-
-Redescendons rue de la Grande-Chaumière, rue des Académies, où, naguère
-encore, l'unique Patagon de Paris, l'Araucanien Ortiz de Zarate, se
-promenait en proclamant qu'il avait découvert la vérité. Ici se tenait
-encore un fameux petit restaurant de modèles, fermé depuis la guerre,
-Chez Papa; il était tenu par un ancien Garibaldien qui assaisonnait les
-pâtes aussi bien que dans les _osterie_ romaines. C'était un lieu
-charmant où M. Anatole France, s'il l'avait connu, serait souvent venu.
-On y rencontrait d'aimables gens, parmi lesquels MM. Paul Morisse, André
-Billy et Paul Léautaud.
-
-S'il a une couleur différente du Montmartre d'autrefois, le Montparnasse
-contemporain, et même en temps de guerre, n'a pas moins de gaieté, de
-simplicité et de laisser-aller. Les costumes à l'américaine des artistes
-d'aujourd'hui ne sont ni moins larges ni d'un autre velours que celui
-des rapins d'autrefois; ils sont larges d'une autre façon, voilà tout,
-et la sandale, après tout, n'est pas moins germanique que l'affreuse
-bottine à élastique de jadis. Bientôt, c'est-à-dire après la guerre, je
-gage, sans le souhaiter, Montparnasse aura ses boîtes de nuit, ses
-chansonniers, comme il a ses peintres et ses poètes. Le jour où un
-Bruant aura chanté les divers coins de ce quartier plein de fantaisie,
-les crèmeries, la caserne-atelier de la rue Campagne-Première,
-l'extraordinaire Crèmerie-Grill-Room du boulevard du Montparnasse, le
-restaurant Chinois, qui vient de mourir, les mardis de la Closerie des
-Lilas, morts depuis la guerre, ce jour-là Montparnasse aura vécu.
-L'Agence Cook y amènera ses caravanes, et le train Cocula émigrera en
-quelque autre quartier, emportant les peintres, les Chinois, les
-Patagons, les Indiens Comanches, les Limousins-Finlandais, les
-Vigourelles et peut-être même l'homme le plus emm...dant du quartier,
-vers une autre destination, vers un autre arrondissement, vers une autre
-butte, vers un autre mont, sans doute les Buttes-Chaumont.
-
-En temps de guerre, Montparnasse a donné naissance à une idée exquise et
-touchante, la poupée-portrait, qui mérite le succès qu'elle remporte.
-
-Une de mes premières impressions de Paris, lorsque j'y revins, blessé,
-fut de surprendre, au téléphone de l'hôpital où l'on me pansait, cette
-bribe de phrase: «... l'industrie admirable des poupées.»
-
-Qui parlait? je ne sais et peu importe: «C'est tout de même un peu fort,
-pensai-je, de s'occuper de poupées en ce moment.»
-
-Depuis, mon opinion s'est bien modifiée à cet égard.
-
-La poupée de Paris qui montrait la mode à toute l'Europe ne faisait-elle
-pas beaucoup pour le prestige de la France?
-
-Des artistes de Montparnasse, des femmes naturellement, ont eu l'idée de
-faire des poupées portraits, idée charmante qui a déjà produit
-d'agréables ouvrages comme ceux que Mlle Vassilieff a exposés un peu
-partout et même sur les grands Boulevards.
-
-Si cette mode s'installe, nos petites-nièces possèderont de très
-curieuses galeries d'ancêtres.
-
-On jouera _Hernani_ dans la chambre aux jouets.
-
-Ne voilà-t-il pas la grand'mère dans son costume de la Croix Rouge!
-telle qu'elle était, toute jeune, en 1916! Elle voisine avec le grand
-oncle en lieutenant de chasseurs, avec la croix de guerre... Il ne faut
-pas que les enfants d'aujourd'hui puissent oublier ainsi qu'avaient
-oublié ceux d'après 70. Il convient donc de multiplier les souvenirs et
-les poupées portraits, ce sont des souvenirs quasi-vivants.
-
-Mais laissons les souvenirs. Leur temps viendra. La guerre continue.
-Nicolas Varinoff est devenu sombre et préoccupé. Il va partir à la
-guerre comme volontaire dans une ambulance ruthène. Son costume
-mi-militaire, mi-sportman est enfin prêt.
-
-Quand il l'eut endossé pour la première fois, il se rendit avec Elvire à
-la Coupole, boulevard Raspail, rendez-vous des peintres, des modèles et
-des littérateurs. A la terrasse se tenait Egon d'Almanfeiner, fils d'un
-fameux romancier autrichien qui inventa le vice singulier de se sentir
-toujours sous le coup de poursuites judiciaires. Son histoire ressortit
-à la psychopathie sexuelle et je ne m'étendrai pas davantage sur son
-cas, ni sur celui de son fils qui doit, paraît-il, son permis de séjour
-aux bontés que sa mère eut, il y a quelque vingt ans, pour le chef d'un
-des partis d'opposition.
-
-J'aime mieux faire le portrait de Moïse Deléchelle qui, en compagnie de
-Pablo Canouris, le peintre aux mains bleu céleste, tirait les cartes à
-deux jeunes Roumaines, élèves assidus d'une Académie de croquis du
-quartier. Moïse Deléchelle est un homme couleur de cendre dont le corps,
-en toutes ses parties, est musical. Il se tape sur le ventre pour imiter
-les sons profonds du violoncelle; de ses pieds il tire les résonnances
-rauques de la crécelle; la peau tendue de ses joues est un cymbalon
-aussi sonore que ceux des tziganes de restaurant et ses dents, sur
-lesquelles il frappe au moyen d'un porte-plume, rendent les sons
-cristallins des orchestres de bouteilles dont jouent certains artistes
-de music-hall, ou qui font le chic de certaines grandes orgues
-mécaniques dans les carrousels des foires.
-
-Elvire et Nicolas s'assirent à leur table et Moïse Deléchelle brouilla
-les cartes. Au bout de quelques instants, les Roumaines s'en allèrent à
-leur Académie et, avant qu'elles se fussent éloignées, leur place fut
-prise par Anatole de Saintariste, poète et officier, blessé au bras et
-qui, pour la première fois depuis la guerre, venait à la Coupole, en
-compagnie de sa nouvelle amie, la jolie Corail, rousse aux yeux
-noisettes, qui donnait dans son ensemble l'aspect d'une goutte de sang
-sur une épée.
-
-Au bout de peu de temps, la conversation avait pris un tour assez vif et
-l'on en vint à parler de polygamie.
-
-«Il paraît que les Boches vont l'autoriser, dit Pablo Canouris, et nous
-serons sans doute amenés à en faire autant.»
-
-Et Pablo Canouris dit en rallumant sa pipe: «Pour aboir braiment une
-femme, il faut l'aboir enlébée, l'enfermer à clef et l'occouper tout lé
-temps. C'est déjà difficile d'occouper oune femme, tu parles, si on en a
-plousieurs. La polygamie c'est oune théorie bonne pour les pipes, mais
-pas pour les femmes.»
-
-Pablo Canouris, le peintre aux mains bleues, a des yeux d'oiseau.
-D'origine albanaise, il est né en Espagne, à Malaga, mais son art et son
-cerveau, qui comportent la force réaliste qui caractérise les
-productions et l'esprit de la péninsule ibérique, ont gardé cette pureté
-et cette vérité helléniques qui lui vient de ses ancêtres, car au
-témoignage de tous ceux qui ont traité la question des historiens
-byzantins depuis Commènes jusqu'à Thomas de Quincey pour ne citer aucun
-écrivain contemporain, les prétendus Hellènes sont des Albanais et en
-Pablo Canouris, le miracle pittoresque de Tolède, Le Greco même
-renaissait dans le peintre aux mains bleu céleste, non que Canouris
-imitât Le Greco, mais le côté mystérieux de son génie touchait avec
-cette violence angélique qui angoisse délicieusement les amateurs de
-Theocopouli.
-
-Aucune école depuis le Romantisme n'a autant remué le monde que la
-nouvelle école de peinture où seuls ont joué un rôle des artistes
-ressortissant à la civilisation méditerranéenne, des artistes
-appartenant à une race latine. Ce succès est cause de la résistance que
-l'on oppose de toutes parts à l'art d'un Canouris, de Picasso, de
-Braque, de Derain, de Picabia, de Gleizes, de Metzinger, de Juan Gris,
-de Survage, et qui va devenir plus violente encore qu'elle ne le fut
-jamais. Les philosophes ont rempli, paraît-il, en vue de combattre l'art
-moderne, tout «un arsenal de sophismes», comme disait mon ancien ami
-Delormel. Mais que peuvent les philosophes contre les formes et la
-matière qui sont les objets et les sujets des meilleurs d'entre les
-peintres d'aujourd'hui? Que la peinture nouvelle soit différente de
-celle d'hier, c'est évident; qu'elle ne s'accorde pas avec la tradition
-du grand art, c'est une chose que je défie à quiconque de démontrer. Et
-que cela fasse courir à l'art le moindre danger, je n'en crois rien. Les
-études éclatantes, surprenantes et sévères des nouveaux peintres sont
-profondément réalistes. Cet art n'éloigne pas de l'étude de la nature
-ceux qui s'y livrent si préoccupés de fixer, de combiner toutes les
-possibilités esthétiques.
-
-Excès de nouveauté? Qui sait? Je le répète, elle n'est pas dangereuse
-pour l'art, mais seulement pour les artistes médiocres. Et ceux-là, quoi
-qu'ils fassent, resteront médiocres; qu'importe, après tout, qu'en outre
-ils soient absurdes.
-
-Dans le caractère de Canouris se mêlaient donc l'Espagne et l'Albanie.
-Et d'apparence il était comme sont les Albanais parmi lesquels il y a de
-beaux hommes, nobles, courageux, mais ayant une propension au suicide
-qui ferait frémir pour leur race si leurs qualités génésiques ne
-balançaient leur ennui de vivre. Ce qu'il y avait d'Espagnol en Canouris
-n'avait pas écarté le goût pour la mort volontaire et il conservait pour
-les femmes un goût espagnol fortement albanisé.
-
-J'appris à connaître Canouris pendant un séjour à Bruxelles qui m'a
-laissé d'inoubliables et de précises impressions sur le sang qui, avec
-l'Ecossais, peut-être, est le plus ancien de l'Europe.
-
-Pablo Canouris, qui y vécut, venant tout droit de Malaga et avant de
-connaître Paris, y avait pour amie une Anglaise qui le faisait souffrir
-comme peuvent pâtir d'amour ceux-là seuls qui appartiennent à l'élite de
-l'humanité.
-
-Cette fille, dont la beauté était insolente à un point qu'il n'y a point
-d'homme qui ne l'eût aimée à la folie, trompait mon ami avec ceux qui le
-voulaient bien, et moi-même, qu'on me le pardonne, je délibérai
-longtemps entre l'amitié et le désir.
-
-Impudique, d'une façon que ne peuvent manquer d'admirer ceux que la vie
-a assez malmenés pour qu'ils soient devenus bigles de l'âme et borgnes
-du coeur, Maud passait sa vie, dévêtue, dans l'appartement de mon ami.
-Et quand il était sorti, la débauche entrait dans sa demeure.
-
-Et cette fille, cette Maud, faisait-elle partie de l'humanité?
-
-Elle n'en parlait aucun langage, mais un dialecte hybride, un mélange
-d'anglais, de français, de tournures belges et germaniques.
-
-Un philologue l'eût adorée, un grammairien n'eût pu que la détester
-malgré sa beauté.
-
-Anglaise, elle l'était par son père, officier cruel, condamné à mort
-dans l'Inde pour sévices contre les indigènes. Mais sa mère était
-Maltaise.
-
-Un jour, mon ami me dit:
-
---Il faut que je me délivre. Je me tuerai demain.
-
-Je connaissais assez le caractère albanais de Pablo Canouris pour savoir
-qu'il ne s'agissait point là de vaines paroles.
-
-Il se tuerait puisqu'il l'avait dit.
-
-Je ne le quittai plus, et le lendemain, grâce à ma présence, à mon
-amitié, Pablo Canouris ne se tua pas.
-
-Il trouva lui-même un remède à son mal.
-
---Cette femme, me dit-il, n'est point ma femme. Je l'aime, c'est vrai,
-mais d'un amour qu'une épouse détruirait en moi.
-
---Je ne comprends pas, m'écriai-je, expliquez-vous?
-
-Il sourit et continua:
-
---Les races des Balkans et des monts qui sont aux bords de l'Adriatique
-pratiquaient autréfois le rapt, et cette coutoume sourvit dans diverses
-localités.
-
-«Ne nous appartient réellement que la femme que l'on a prise, celle que
-l'on a domptée.
-
-«Sans rapt, point de mariage heureux.
-
-«J'ai fait la cour à Maud. C'est elle qui m'a pris.
-
-«Elle est libre et je veux reconquérir ma liberté.»
-
---Et comment cela? lui demandai-je, étonné.
-
---Le rapt! dit-il, avec un calme et une noblesse qui m'en imposèrent.
-
-Les jours suivants, nous voyageâmes, Pablo Canouris et moi.
-
-Il m'emmena en Allemagne et, pendant quelques jours, parut soucieux.
-
-Je respectais sa douleur et sans plus songer au rapt le louais
-silencieusement d'essayer par l'absence d'oublier cette Maud qui
-l'enfiévrait jusqu'au désir de la mort.
-
-Un matin, dans Cologne, au milieu de la Hohenstrasse, Canouris me montra
-une jeune fille qui, un rouleau de musique à la main, marchait à côté de
-sa gouvernante.
-
-Un laquais, vêtu d'une livrée de bon goût, marchait à dix pas derrière
-les deux femmes.
-
-La jeune fille pouvait avoir dix-sept ans. Deux nattes lui tombaient
-dans le dos.
-
-Fille de patriciens colonais, elle semblait gaie comme on ne l'est en
-Prusse que dans la ville des rois Mages.
-
---Suivez-moi, me dit tout à coup l'Albanais.
-
-Il se mit à courir, dépassa le laquais et, arrivé près de la jeune
-fille, lui jeta un bras autour de la taille et la souleva en courant
-plus fort.
-
-Je courais plein d'inquiétude sur les traces de mon ami.
-
-Je ne regardais point derrière moi, mais certainement le laquais et la
-gouvernante, interdits, avaient perdu la tête, car ils ne criaient même
-pas à la garde!
-
-Nous passâmes devant le Dôme, gagnâmes la gare.
-
-La jeune fille, fascinée par la prestance mâle de son ravisseur,
-souriait, ravie dans tous les sens du terme et, quand nous fûmes dans le
-wagon d'un train en marche vers Erbestal, vers la frontière, Pablo
-Canouris, le peintre aux mains azurées, embrassait à en perdre l'âme la
-plus soumise des fiancées.
-
-Elle mourut au bout de deux mois. Et je crus que cette fois je ne
-pourrais pas écarter le suicide de mon ami.
-
-Mais je parvins à l'amener à Paris où il s'établit et le détail de ses
-amours dans la capitale serait trop long. Qu'il suffise de dire que le
-jour dont il s'agit, il était seul depuis une quinzaine de jours.
-
-«Je partirai demain pour la Guerre, dit Nicolas Varinoff à Pablo
-Canouris, je te prie d'amener ce soir Elvire au cinéma; c'est vendredi,
-on change de spectacle. Elle ne se consolerait pas d'en avoir manqué un
-seul. J'ai, pour mon compte, pas mal de courses à faire et je dînerai en
-famille chez ma soeur.»
-
-Au bout de quelques instants, il se leva, l'air soucieux, songeant à la
-guerre et il dit au revoir à Elvire en pensant à autre chose et son
-coeur se serra en voyant son amant s'éloigner sans se retourner une
-seule fois.
-
-A ce moment, un sergent, Allemand nommé Waxheimer et qui avait réussi à
-se faire prendre dans la légion étrangère, où il s'était engagé sous le
-nom d'Ovide du Pont-Euxin, s'approcha. Il était en convalescence après
-sa cinquième blessure.
-
-Et apercevant Elvire il lui cria: «Est-ce que vous ne m'avez pas raconté
-un jour que votre grand'mère avait été mormonne.»
-
-«Oui, répondit Elvire, et c'est ce qui fait sans doute que je ne suis
-pas jalouse. Mon amant peut avoir autant de maîtresses que cela lui
-plaît, je ne serais pas plus jalouse que ne le serait de ses copines une
-femme mormonne. On m'a toujours raconté chez moi l'escapade de ma
-grand'mère Paméla. Mais celui qui m'a éclairé sur son compte est une
-espèce de rat de bibliothèque, un Boche qui avait été le secrétaire de
-Dreckeim, autre Boche qui a écrit une histoire du Mormonisme. Dreckeim
-avait été dans la capitale des Mormons en 1895; en 1908, il y envoya ce
-vieux Filnitz qui était amoureux de moi à Pétrograde où il servait
-vaguement de secrétaire à Replanoff. Comme il parlait toujours des
-Mormons, je lui ai sorti ma grand'mère. Il a été épaté et a retrouvé
-dans ses papiers une copie faite par lui à Salt Lake City de la lettre
-d'un mormon célèbre. C'est justement le type qui avait converti ma
-grand'mère au mormonisme et il parle d'elle.»
-
-«Eh bien! dit le pseudo Ovide du Pont-Euxin, j'ai retrouvé depuis la
-guerre un de mes grands-oncles, Hessois venu en France en 66 et qui,
-comme tel, a le droit d'y demeurer. Je savais bien qu'il existait avant
-la guerre, mais je n'allais jamais le voir. Depuis la guerre, il a été
-très gentil pour moi et c'est chez lui que je suis en permission. Il a
-été tout jeune dans l'Utah avec sa mère qui était veuve et s'était
-laissée emmener là-bas dans un des premiers convois qui amenèrent
-d'Europe de nouveaux fidèles. Mon grand-oncle, Otto Mahner, a passé
-là-bas son enfance et n'est rentré dans son pays natal qu'à l'âge de
-vingt-cinq ans, pour se marier à la façon européenne, mais il ne cesse
-de me parler du mormonisme, depuis que je le revois. Il y revient
-toujours en parlant comme d'un moyen de redonner à la France la
-population dont elle a besoin pour rester une grande nation.»
-
-«Mais, dit Elvire, croyez-vous que ce soit utile qu'il y ait beaucoup
-d'enfants?»
-
-«Fichtre! dit Ovide. Si c'est utile; mais dans cinquante ans il y aura
-cent millions de Boches, soixante millions d'Italiens; je vous fais
-grâce des Espagnols et autres nations qui confinent à la France et, du
-train où l'on va, elle n'aura pas atteint à cette époque son quarantième
-million.»
-
-«Ce serait rigolo, dit Elvire, que votre grand-oncle ait connu ma
-grand'mère.»
-
-«Justement, dit Ovide, je lui ai promis que vous iriez le voir; c'est
-près d'ici, rue Delambre, je vous donnerai l'adresse.»
-
-«Entendu, dit Elvire, comptez sur moi vers trois heures de l'après-midi.
-J'apporterai la lettre. Elle est de 1851.»
-
-«Merveilleux! s'écria Ovide, je crois bien que mon grand-oncle Otto y
-était. Enfin, à demain!»
-
-Et, comme c'était l'heure du dîner, Pablo Canouris l'emmena dans la
-petite boîte en vogue du quartier.
-
-Dans le monde des artistes, on ne dit plus le bistrot; il y a belle
-lurette que mastroquet n'existe plus, ce mot mourut au temps du
-symbolisme et le dernier à qui je l'ai entendu dire est Rémy de
-Gourmont. On dit maintenant: «Allons chez un tel, c'est une petite boîte
-où on bouffe bien.»
-
-Et bistrot sera relégué dans le débarras des mots d'époque destinés à
-devenir poétiques, tels paletot, cocotte, fiacre, victoria, teuf-teuf,
-ohé! ohé!! dont les poètes qui voudront, dans cent ans, évoquer notre
-temps farciront leurs poèmes, comme Verlaine qui mit dans ses fêtes
-galantes les mots qui lui paraissaient les plus poétiquement évocateurs
-du XVIIIe siècle.
-
-Et, après dîner, pendant la représentation cinématographique, Pablo
-Canouris, qui regardait ce spectacle sans songer à mal, sentit tout à
-coup une petite main se poser dans ses mains. Il en fut tout secoué
-d'une sorte de volupté mêlée d'horreur. Et, peu à peu, sa main serra
-celle d'Elvire.
-
-
-
-
-III
-
-
-Nicolas Varinoff était parti après avoir embrassé Elvire d'une façon
-distraite et elle avait rendu son baiser d'une façon plus distraite
-encore. Il pensait au communiqué, elle pensait au cinéma.
-
-Quelle chose bizarre, qu'une fille de la sorte d'Elvire, qui aimait les
-femmes à la façon d'un homme, eût eu pour Nicolas Varinoff un béguin fou
-qui n'était nullement aboli, mais qui s'assoupissait, étant donné toutes
-les incertitudes qui avaient surgi depuis la guerre et aussi le fait
-qu'il ne paraissait plus songer du tout à l'Amour. Pablo Canouris lui
-plaisait et, comme il était d'un pays neutre, son sort paraissait moins
-incertain que celui de Nicolas. Et sa renommée faisait de son amitié une
-garantie de succès pour un peintre qui ne serait pas sans talent et
-serait de ses amis. Elvire était peintre plus qu'elle ne le savait
-elle-même. Mais elle ne songeait pas à Pablo Canouris ni à l'étreinte de
-leurs mains. Elle se rappelait certaines scènes de cinéma qui l'avaient
-enchantée et n'oubliait pas la conversation qu'elle avait eue avec le
-faux Ovide touchant le mormonisme.
-
-En s'apprêtant pour aller rue Delambre et en cherchant la copie de la
-lettre où il était question de sa grand'mère, elle se disait:
-
-«Je ne sais pas pourquoi, après tout, il n'y aurait pas un mormonisme
-féministe, des femmes ayant plusieurs maris. Ce serait rigolo. Et
-d'abord ça existe, pas pour les maris, mais pour les amants. Il faudra
-que je fasse un portrait d'Anatole de Saintariste en lieutenant, à côté
-de sa poule Corail. Elle est difficile à dessiner cette petite.»
-
-Puis, elle alla au rendez-vous, rue Delambre. Le vieil Hessois, qui
-avait vécu chez les Mormons, était un beau vieillard, à l'intelligence
-ouverte et claire. Il reçut Elvire en disant: «Sûrement j'ai connu votre
-grand'mère en 1851. J'avais huit ans et je suis arrivé à Great Salt Lake
-City en août 1851. Lisez-moi la lettre vous-même, car je ne peux plus
-lire les écritures, même avec des lunettes.»
-
-Et, tandis que le pseudo Ovide du Pont-Euxin s'arrachait les petites
-peaux près des ongles et que le vieil Otto Mahner ouvrait la bouche pour
-mieux écouter et la fermait parfois en reniflant une prise, Elvire
-déplia la copie de la lettre que lui avait donnée à Pétrograd le vieux
-Filnitz, et la lut avec une lenteur digne d'une jeune femme qui avait
-été commère aux Folies-Bergères.
-
-
-A frère Brigham Young, président de l'Eglise des Saints-du-dernier-jour,
-gouverneur du territoire d'Utah.
-
-Great Salt Lake City (Etats-Unis d'Amérique).
-
-Paris, le 20 décembre 1851.
-
-Je pense être le premier, frère Brigham Young, à vous renseigner sur les
-événements tragiques qui ont mis à feu et à sang la malheureuse capitale
-de la France. Toutefois, au cas où la nouvelle aurait devancé ma lettre,
-celle-ci vous rassurera sur mon sort et celui de la mission.
-
-Lorsqu'obéissant aux volontés du conseil de l'Eglise, je pris congé de
-mes épouses et quittai Salt Lake City, pour diriger les missionnaires
-chargés d'aller évangéliser la vieille Europe, je n'éprouvai nulle part
-l'étonnement fait d'admiration et d'horreur qui me surprit dans la cité
-géante qui a remplacé Rome à la tête du monde.
-
-On trouve à Paris un singulier mélange de grandeur et de misère bien
-fait pour frapper les yeux d'un citoyen des Etats-Unis, accoutumé à
-l'agréable simplicité de nos villes naissantes dans lesquelles, s'il y
-manque l'architecture sublime des palais, des monuments et des édifices
-religieux, l'ordonnance grandiose des places et des jardins, les
-perspectives ménagées avec un goût délicat et audacieux des promenades
-publiques, on ne trouverait pas non plus l'affreuse saleté des faubourgs
-parisiens, ces maisons épouvantables où vivent dans une promiscuité
-écoeurante et parmi la vermine nauséabonde les ouvriers et les petits
-bourgeois.
-
-Dans ces rues étroites et tortueuses, l'odeur de la pourriture essaie de
-vaincre la fétidité de l'urine qui, souillant Paris tout entier, stagne
-en flaques, écume dans les ruisseaux, et s'allie à la puanteur des
-excréments d'hommes et de bêtes qui l'accompagnent.
-
-Nulle part en Europe je n'ai regretté comme à Paris ce que l'on y
-appellerait la franche sauvagerie de nos contrées.
-
-Les façades lépreuses, témoins d'un grand nombre de révolutions, ont
-l'air de vieilles femmes, de squaws usées par la vie et par les durs
-traitements que les Peaux-Rouges, ces restes malheureux du malheureux
-peuple des Lamanites, font subir à leurs femmes.
-
-D'autre part, la nature est ici, comme partout en Europe, plus mesquine
-que dans notre patrie, et, en particulier, les fleuves y sont de
-misérables ruisseaux au regard de notre Missouri, le Père des Eaux, ou
-des autres fleuves américains.
-
-Je suis arrivé à Paris en avril, de Copenhague où j'ai eu le bonheur de
-faire un grand nombre de prosélytes danois que vous avez eu sans doute
-la joie d'accueillir dans notre sainte ville.
-
-Ayant visité Paris à diverses reprises, je connaissais la dure vie qu'y
-menait frère Curtis Bolton, spécialement chargé de l'entreprise
-difficile de convertir les Parisiens. Malgré mille obstacles, il a pu
-mener à bien quatre cents conversions et je dois dire qu'il a été
-médiocrement aidé par les circonstances.
-
-Il a vécu durant sept ans dans une mansarde de la rue de Tournon[2] et,
-malgré ses efforts, n'a sûrement gagné plus de dix francs par mois, ce
-qui le forçait à vivre de pain sec et d'eau fraîche.
-
- [2] L'Amérique ne connaissait pas encore les gratte-ciel et de nos
- jours M. Taylor se serait récrié sur le petit nombre d'étages qu'ont
- les maisons à Paris. Pour la rue de Tournon, je la connais, elle est
- fort bien située et habitée par une population honorable. (Note
- récente et anonyme d'un lecteur de la Bibliothèque de Salt Lake City
- et peut-être du conservateur même des manuscrits.)
-
-J'ai pensé qu'il était temps qu'il se reposât et, dès mon arrivée, je me
-suis chargé--connaissant suffisamment le français--de mettre au point sa
-traduction du _Livre de Mormon_.
-
-Cet ouvrage paraîtra vraisemblablement dans le courant de l'année
-prochaine.
-
-J'ai envoyé frère Curtis Bolton en Angleterre, parmi les gens de sa
-race, qui l'ont bien accueilli et les lettres enthousiastes qu'il
-m'adresse me font connaître que son apostolat provoque des bals et vous
-savez combien ils sont agréables aux dieux, des concerts, des
-excursions, des garden-partys et les jeux les plus aimables.
-
-N'a-t-il pas été à Jersey avec une troupe de demoiselles prêtes à
-devenir nos soeurs et avec quelques Saints! et pendant ce voyage
-d'agrément, ce ne furent que prédications, que cantiques et
-qu'accomplissements des désirs de la chair selon la loi humaine et
-divine qui exige la polygynie d'après l'exemple des patriarches et celui
-de Christ qui eut trois épouses, comme on peut voir aux évangiles.
-
-Les vacances de frère Curtis Bolton sont maintenant achevées et, plein
-de zèle, il se prépare à rentrer à Paris.
-
-L'apôtre étant de retour, je quitterai la France pour aller visiter nos
-missions d'Italie.
-
-Mais voici quelques détails sur mon séjour ici:
-
-Arrivé à Paris, je me suis logé au 37 de la rue Paradis-Poissonnière,
-populeuse et triste à la fois, et qui, par l'accoutumance, en est venue
-à me plaire, bien que je sois toujours incommodé par l'air méphitique de
-ma chambre, très basse, comme dans un très grand nombre de maisons
-parisiennes.
-
-Quelle pitié n'éprouverait le coeur le plus endurci à l'aspect des
-malheurs qu'a supportés la population de cette Capitale? La succession
-rapide des révolutions et des émeutes ne donne pas à ce malheureux
-peuple le temps de se remettre des guerres et des tueries.
-
-Les Dieux savent que nous autres, Saints-du-dernier-jour, nous sommes
-accoutumés aux émeutes. L'une d'elles coûta la vie à notre prophète
-Joseph Smith et au patriarche Hyrum son frère, dans la prison de
-Carthage. J'y fus moi-même grièvement blessé. Nauvoo, la Cité Belle, que
-nous édifiâmes de nos propres mains, nous fut ravie par les Gentils,
-bien des nôtres y subirent le martyre et le Temple y tombe en ruines.
-Mais rien ne peut donner l'idée de l'aspect désolé où je trouvai Paris
-lorsque j'y arrivai cet avril. Des restes de barricades, des ruines
-causées par l'incendie, les souvenirs des révolutions et des guerres,
-les éclopés des uns et des autres, tout cela me fit penser que nos
-plaies et nos tribulations à la recherche de ce pays de Déseret que vous
-nous aviez promis, que nous trouvâmes et que vous nommâtes, en souvenir
-d'une petite abeille surnaturelle et selon le mot qui vous fut révélé,
-n'étaient que de douces récréations et de pieuses bénédictions, aux prix
-des malheurs de toute sorte que la rage politique et l'amour mal compris
-de la moins démocratique des libertés ont attirés en peu d'années sur
-les Français et tout particulièrement sur les Parisiens.
-
-Je pensais que ces désolations touchaient à leur terme et entreprenant
-vigoureusement mon apostolat d'après l'état où frère Curtis Bolton avait
-laissé le sien, je pus baptiser quelques Français au nº 282 de la rue
-Saint-Honoré. Pour soutenir ma prédication, je fondai un journal, selon
-l'exemple du Prophète Joseph Smith et de vous-même, qui êtes notre
-nouveau Prophète. Cette feuille paraît mensuellement depuis le mois de
-mai: c'est l'_Etoile du Déseret_ et vous approuverez certainement ce
-titre.
-
-La police n'ayant pas laissé de me tracasser comme elle a tracassé ou
-plutôt persécuté notre pauvre frère Curtis Bolton, j'ai résolu de ne
-rien traiter dans ce journal qui eût rapport avec la politique. Un des
-nouveaux saints, frère Dupont, qui a été témoin d'un de mes miracles,
-s'est trouvé être un poète fort médiocre à la vérité, mais les quelques
-cantiques français qu'il a composés peuvent servir en attendant mieux.
-Il a aidé frère Bolton dans sa traduction du _Livre de Mormon_ et me
-rend service en corrigeant les épreuves typographiques.
-
-Dois-je ajouter que je ne révèle pas ce point de notre doctrine qui la
-rend si séduisante pour les jeunes hommes? Je veux parler de la
-polygamie.
-
-Le caractère léger et moqueur des Français m'a fait craindre que, dès le
-début de mon apostolat, ils ne tournassent notre Eglise en dérision,
-s'ils avaient eu connaissance de la condition rituellement patriarcale
-de nos familles.
-
-Un des auteurs réputés classiques dans ce pays, M. Molière, qui a
-composé, il y a deux siècles, d'impayables bouffonneries, a écrit dans
-une pièce que j'ai entendue ces jours-ci au _Théâtre Français_ des vers
-qui m'ont indigné, bien qu'ils semblent extrêmement drôles et
-parfaitement sensés aux spectateurs parisiens qu'ils incitent à rire
-immodérément et qui paraîtraient comme l'expression d'une sentence
-légale (ou illégale _ad libitum_ pour ne pas oublier notre juge Lynch,
-qui est une des manifestations de l'injustice même) à nos Gentils de
-l'Illinois, à ceux du Congrès de Washington et de l'armée des
-Etats-Unis.
-
-Voici ces vers de M. Molière, d'une sauvagerie digne de celle des
-batteurs d'estrade, des aventuriers, des éleveurs les plus grossiers de
-notre sauvage Far-West:
-
- La polygamie
- Est un cas pendable.
-
-Vers cruels, inhumains, qui semblent composés en Amérique, exprès à
-notre endroit, mais dont la réminiscence eût suffi à nous perdre pour
-toujours dans l'esprit des Français qui nous eussent alors traités comme
-des débauchés qu'ils sont eux-mêmes.
-
-D'autre part, la polygamie existe ici en fait et ainsi que je viens de
-l'insinuer, sous la forme de débauche.
-
-Le mariage, s'il demeure en France une monogamie légale, devient souvent
-et pour ainsi dire ouvertement une polygamie véritable, et pour le mari
-et pour l'épouse, par l'adultère, qui est dans cette contrée un acte à
-la fois grave et risible et il n'est point rare que le ridicule qu'il
-entraîne y devienne mortel.
-
-Au demeurant, si la polygamie n'est plus dans ce pays _un cas pendable_
-au gré de la justice, si les vers cités plus haut sont profondément
-bouffons plutôt que véritablement patibulaires, la loi française n'en
-réprime pas moins la polygamie lorsqu'elle est sanctionnée par un acte
-rituel ou légal; et mon désir d'éviter de graves différends avec la
-police de ce pays est conforme à celui qui m'anime pour le triomphe de
-l'Eglise des Saints-du-dernier-jour puisque l'expulsion des apôtres
-ruinerait certainement le petit noyau de croyants qu'a pu réunir le zèle
-déjà constaté de frère Curtis Bolton[3].
-
- [3] Feu M. Dreckeim, le savant berlinois, qui vécut cinq ans à Salt
- Lake City, où il dépouilla à la Bibliothèque les papiers laissés par
- le regretté président Brigham Young, se permit d'aller demander à M.
- Taylor, qui vivait encore, pourquoi, puisqu'il craignait que la
- police n'ouvrît sa lettre, il y parlait si longuement de la
- polygamie. A quoi M. Taylor répondit qu'il en parlait à dessein afin
- que la police crût que de même qu'il n'était point traité de la
- pluralité des femmes dans l'_Etoile du Déseret_, on n'en soufflait
- mot dans les prédications; mais qu'au demeurant les gens instruits
- et les fonctionnaires de la police n'ignoraient point que dans
- l'Utah, les Mormons étaient polygames. (_Noté au crayon en marge de
- la lettre._)
-
- C'est plus loin que M. Taylor manifeste sa crainte de ce fameux
- cabinet noir où l'on devait avoir fort à faire, s'il est vrai qu'on
- y ouvrait toutes les lettres. (_Noté à l'encre sous la note
- précédente et d'une écriture de femme._)
-
-Ces choses dites, venons-en aux événements de ces derniers jours et le
-grand nombre de gens qui y ont perdu la vie m'assure que la mienne a été
-à deux doigts de sa perte.
-
-Ma volonté de ne pas me mêler de politique et de ne pas donner
-d'appréciations qui pourraient être mal interprétées au cas où l'on
-ouvrirait ma lettre, ainsi qu'avec raison la police le pratique,
-paraît-il, couramment, m'interdit de vous faire connaître mes idées sur
-la cause de ces événements, mais je veux vous la dire sans porter aucun
-jugement. Les émeutes et les révolutions dont j'avais trouvé Paris
-encore tout bouleversé au mois d'avril, se sont renouvelées à l'occasion
-d'une certaine opération gouvernementale qu'on a appelée le Coup d'Etat.
-Qu'il me suffise d'ajouter comme explication que le président de la
-République française, qui est un membre de la famille des Bonaparte,
-médite le rétablissement à son profit de la dignité impériale. Il a
-commencé par une manifestation d'absolutisme qui a déplu à un certain
-nombre de personnes de toutes les classes et particulièrement parmi les
-ouvriers.
-
-Selon les conseils que l'on m'a donnés, je ne suis pas sorti le 2
-décembre ni le 3. Le 4 cependant, il fallut que j'allasse à notre
-imprimerie située rue Saint-Benoît, sur la rive gauche de la Seine, et,
-bien qu'aguerri, je ne laissai point d'être surpris par la brutalité des
-soldats. Un détour m'amena rue de la Paix où je vis des lanciers,
-soldats de la cavalerie, qui chargeaient une foule paisible, composée de
-gens fort bien mis, de bonnes et d'enfants de la classe aisée.
-
-Je pus me garer cependant et éviter d'être foulé aux pieds des chevaux,
-mais, en revenant de la rue Saint-Benoît, j'eus le tort de prendre un
-chemin qui me parut plus court que celui que j'avais suivi précédemment.
-J'errai ainsi de barricades en barricades et il me serait difficile de
-reconstituer présentement mon itinéraire dans un dédale de rues
-transformées par les barricades en citadelles improvisées.
-
-La constitution morale des nations européennes est si différente de
-celle qui régit les Américains que je ne sais si vous comprendrez les
-motifs des luttes intestines qui divisent les Français. Ici, rien n'est
-véritablement démocratique; l'Egalité qui est inscrite sur les façades
-des édifices publics n'est souhaitée par aucune classe de la
-population[4].
-
- [4] Ce missionnaire, qui était observateur, ne connaissait pas bien
- l'humanité, puisqu'on ne souhaite l'égalité dans aucune classe
- d'aucune nation. La terminologie des législateurs et des politiques
- est souvent en contradiction avec les passions humaines et la nature
- qui exigent l'ordre suivant: à chacun selon sa force son droit, ses
- oeuvres. (_Cette remarque crayonnée en marge de la lettre y aurait
- été inscrite par l'empereur du Brésil, don Pédro, lors de la visite
- qu'il fit à Salt Lake City_.)
-
-Chez nous, tout est issu du populaire: la religion, les arts, le pouvoir
-et la richesse. La nation américaine est une échelle dont les degrés
-égaux entre eux n'offrent à l'observateur qu'une différence d'élévation.
-Et cette parabole demeure aussi véritable dans le monde mental que dans
-le monde matériel. De temps à autre on retourne l'échelle et rien n'est
-changé.
-
-En France, au lieu d'une seule échelle, on en trouverait plusieurs
-destinées à gravir la même cime. Chaque classe de la population, pour
-m'exprimer d'une manière plus directe, forme ici un état dans la nation,
-un état avec son aristocratie, sa bourgeoisie et sa plèbe. Les arts sont
-organisés en cette guise et ne connaissent pas cette unité démocratique
-que l'on admire chez nous. Les sciences et les métiers sont divisés
-selon ce système. L'art de la guerre n'est pas compris autrement. La
-science des fortifications même a trouvé, chose invraisemblable, une
-application plébéienne dans la barricade, et, tandis que les guerriers
-savants, portant très haut l'enseignement qu'ils tiennent des ingénieurs
-italiens du XVe et du XVIe siècle, continuent d'appliquer leurs
-connaissances au perfectionnement des fortifications, le peuple a
-inventé la barricade, forteresse improvisée et imprévue, faite de pavés,
-de poutres, de tonneaux, d'omnibus renversés, de paniers et de matelas.
-Ces remparts montent parfois jusqu'à la hauteur d'un deuxième étage et
-il est arrivé que les défenseurs de ces informes amas de débris et de
-matériaux disparates aient eu raison des troupes régulières et de
-l'artillerie.
-
-Chez nous, le peuple s'appelle tout-le-monde: millionnaires,
-cultivateurs, journalistes, aventuriers et marchands de bétail; on
-n'excepterait guère que les gardiens de troupeaux de moutons, les nègres
-et les Indiens, les derniers sont des ennemis bénis que nous supplantons
-sur leur propre sol, tandis que les premiers ne font pas partie de
-l'humanité.
-
-Ici, le peuple n'est formé que par les criminels, les pauvres gens, les
-ouvriers, les étudiants, les représentants, les artistes et les gens de
-lettres. Et il a parfois de terribles colères ce monstre vigoureux! Le
-gouvernement en a eu facilement raison, en l'occurrence, mais le sang a
-coulé abondamment.
-
-Je ne vous donnerai point le détail des barricades qu'il m'a fallu
-visiter le 4 de ce mois en tentant de revenir à mon logis. La
-topographie de Paris ne vous est pas familière et ces explications vous
-seraient inutiles. Qu'il me suffise de vous dire que dans une seule voie
-nommée rue Rambuteau, que j'ai dû suivre, bien qu'elle m'éloignât de
-chez moi, j'ai compté jusqu'à douze barricades.
-
-Ailleurs, devant une grande barricade barrant la rue Saint-Denis, à la
-hauteur de la rue Guérin-Boisseau, j'ai été pris pour un homme de la
-police, un mouchard[5], selon le mot populaire. Je n'étais pas fort
-rassuré et, malgré ma qualité d'Américain que je tentais en vain de
-faire constater, les émeutiers m'auraient fusillé si un représentant,
-illustre comme poète, M. Victor Hugo, n'était intervenu. Il m'interrogea
-et, après s'être enquis longuement des chutes du Niagara, des pilotis de
-Mexico, des coutumes, des usages et du cours de l'Orénoque, il me fit
-relâcher. Et devant les émeutiers qui l'écoutaient avec respect, il me
-dit textuellement: «Sage citoyen des Etats-Unis d'Amérique, vous
-témoignerez dans votre libre République des efforts que les Parisiens,
-ce peuple de Titans, accomplissent ici pour cimenter la proche
-fraternité des Etats-Unis d'Europe.»
-
- [5] En français dans le texte.
-
-Là-dessus, il me quitta après m'avoir serré les deux mains, et l'on
-m'enferma dans une pharmacie que les émeutiers avaient transformée en
-fabrique de poudre.
-
-D'après ce que m'a dit le président de la République vénitienne, M.
-Manin, lors de la visite qu'il me fit, il y a environ trois mois, et où
-il se montra curieux des choses du mormonisme, ce M. Victor Hugo
-vivrait, autant que faire se peut, à Paris et sans entraîner le
-scandale, d'après les principes admis par notre Eglise et notamment en
-ce qui concerne la polygynie.
-
-Après quelques instants qui me parurent interminables, on me permit de
-m'éloigner. De barricade en barricade, parmi les morts et les blessés,
-malgré les soldats dont j'évitai les baïonnettes et les projectiles, je
-me retrouvai, je ne sais comment, sur le boulevart[6] où la boucherie
-était horrible.
-
- [6] En français dans le texte et avec cette orthographe surannée.
-
-Les soldats massacraient tous ceux qu'ils rencontraient et les cris
-d'assassins, d'à bas Bonaparte, de vive la République, les commandements
-des officiers, les lamentations des mourants, le crépitement de la
-fusillade, le tonnerre du canon se mêlaient, formant une musique
-effrayante. Je pensai qu'il se pouvait très bien que ma dernière heure
-approchât et je songeai d'abord à me réfugier dans une boutique, mais la
-plupart étaient fermées et, voyant dans celles qui étaient restées
-ouvertes des cadavres de commerçants, je connus par là qu'il n'y avait
-pas de refuge que les soldats respectassent. Je n'osai pas m'enfoncer
-dans les rues étroites qui conduisaient chez moi. Je craignais de tomber
-encore une fois auprès de quelque barricade; cela me paraissait aussi
-dangereux que d'être exposé à la brutalité des soldats.
-
-Là-dessus, il se mit à pleuvoir et la boue qui se forma rapidement était
-rouge de sang par endroits. Quelques passants, émeutiers voulant gagner
-leur barricade, se hâtaient, parfois courbés pour échapper aux
-projectiles ou fiers et défiant par des cris pleins d'insolence la force
-armée. Toutefois ils ne s'arrêtaient point, désireux d'éviter l'arrivée
-des soldats dont deux troupes venaient en sens contraire. Pour ma part,
-certain de ne pas leur échapper, je me préparai à mourir. A ce moment,
-une troupe de jeunes gens et de jeunes femmes, mis avec élégance, passa
-près de moi en riant. J'eus l'idée de les suivre, car ils me semblaient
-peu se soucier de l'émeute et même se croire à l'abri des dangers; mais
-tout en riant et en plaisantant, ces débauchés,--car ils n'étaient pas
-autre chose,--se retournèrent et m'écartèrent à coups de canne, disant:
-
-«Passe ton chemin, bonhomme, nous ne sommes pas de ton bord.»
-
-Et l'une des jeunes femmes qui s'était aussi retournée, ramassa une
-bouteille vide qui se trouvait à ses pieds, près d'un shako et d'un
-soldat mort, et me la jeta avec violence en criant:
-
-«Dépêche-toi donc, Paméla, et prends garde à ce socialiste.»
-
-En même temps, la bouteille m'atteignit au front, m'étourdissant et me
-blessant au-dessus du sourcil droit. Aussitôt, j'entendis une voix douce
-qui me disait:
-
-«Pauvre homme, votre sang coule.»
-
-Et voici près de moi un remuement de soie tandis qu'une main délicate
-étanchait avec un mouchoir parfumé le sang de ma blessure.
-
-Je crus d'abord que c'était l'ange Moroni qui se manifestait sur le
-champ de bataille et venait pour sauver un des fidèles de Joseph. Mais
-les débauchés sans pitié qui dans ce jour de deuil se hâtaient vers
-quelque cabaret, Rocher de Cancale ou autre, pour festoyer et se réjouir
-des malheurs populaires, criaient encore en s'éloignant: «Paméla,
-rejoins-nous vite, les soldats arrivent,» me firent comprendre qu'il n'y
-avait point près de moi d'ange Moroni, mais seulement cette Paméla
-retardataire que ses compagnons appelaient tout en ne se risquant plus,
-malgré leur insouciance, à venir la rechercher dans le lieu dangereux où
-elle se tenait volontairement afin de me secourir. Les bataillons
-arrivaient en courant, rythmant leurs pas et le bruit cadencé que
-faisaient leurs pieds s'approchait sinistre comme une danse macabre.
-
-L'ange Paméla ne s'en souciait pas et je pensai que j'allais mourir avec
-elle. Cette fin romanesque m'enthousiasma un moment et je songeai à
-crier, lorsque les baïonnettes m'atteindraient, un «Vive la République!»
-qui, destiné dans ma bouche à glorifier légitimement nos Etats-Unis,
-devait paraître (et c'était là une plaisanterie mortuaire que je trouvai
-excellente) aux soldats qui allaient devenir mes bourreaux, une apologie
-_in extremis_ du régime populaire contre lequel ils combattaient.
-
-Mais la main qui avait essuyé ma face me prit le poignet et m'entraîna,
-je distinguai confusément les uniformes des militaires et la silhouette
-angélique de la femme qui m'entraînait; elle tenait maintenant de la
-main gauche le mouchoir taché de mon sang et ce linge me fit songer au
-Christ et à la Sainte Véronique. Cette édifiante pensée m'occupa le
-temps que nous mîmes à traverser le boulevart[7] et à gagner juste à
-temps pour n'être pas la proie des soldats, une rue adjacente.
-
- [7] En français dans le texte.
-
-Vous venez de lire, frère Brigham, comment j'échappai pour ainsi dire
-miraculeusement à la fureur disciplinée des militaires et je vous prie
-d'excuser la digression qui suit à propos des femmes françaises.
-
-On pourrait dire d'elles ce que je vous écrivais naguère au sujet des
-prêtres catholiques. Ils valent mieux que ceux de n'importe quelle
-religion et nulle part, sauf dans notre Eglise, on ne rencontre autant
-de Saints. Rien d'étonnant puisque le catholicisme est la vraie religion
-qui a succédé au mosaïsme et qui a détenu la vérité jusqu'à l'apparition
-de l'ange Moroni à Joseph Smith. Et j'ai été bien souvent charmé par les
-vérités que les prêtres catholiques s'efforcent de propager avec un
-courage et une bonne foi inexprimables.
-
-De même les femmes: elles sont ici excellentes comme santé, travail,
-courage, grâce, goût, bon sens et bonne humeur et celles qui s'écartent
-de cette retenue qui convient au beau sexe y sont plutôt amenées par les
-vices des institutions que par leurs propres penchants.
-
-Nulle part la polygamie ne serait peut-être aussi utile qu'ici où l'on a
-complètement perdu la notion du mariage. La liberté dans l'amour
-apparaît comme un droit incontestable à beaucoup de socialistes et la
-polyandrie est admise par Fourier même et dans le mariage et aussi dans
-le célibat, par l'institution éminemment immorale du bayadérisme.
-
-La polygynie est la santé pour l'homme et pour la femme, elle supprime
-la prostitution, les malheurs et les maladies qu'elle entraîne; elle
-augmente la majesté de l'homme, en satisfaisant son goût inné pour la
-domination. Cette constitution patriarcale conviendrait parfaitement à
-ce pays qu'elle régénérerait en y résolvant peut-être la question
-sociale, supprimant ces luttes intestines, ces idéologies malsaines qui
-appauvrissent les corps et les esprits. Au lieu de cela, l'adultère en
-créant une polygamie clandestine, la prostitution en faisant de l'acte
-de chair une chose honteuse, détruisent le bonheur que l'homme éprouve à
-procréer, entraînent les hommes à des folies, jettent sur la terre de
-misérables enfants sans famille, sans destinée et voués au mépris pour
-leur illégitimité.
-
-La femme qui m'avait entraîné me fit courir longtemps. Nous nous
-trouvâmes enfin devant une maison et, prié de monter, je suivis mon
-sauveur dans un appartement élégant et celle qui m'y avait gracieusement
-introduit me dit:
-
-«Mon père et mon frère sont des ouvriers. Ils se battent contre la
-tyrannie. C'est pourquoi mon coeur a été ému en vous voyant blessé par
-cette grande lâche de Berthe. Je résolus aussitôt de vous sauver.
-N'êtes-vous pas représentant?»
-
-Je fis connaître à cette personne ma qualité d'Américain et de
-missionnaire mormon et elle parut vivement intéressée, me disant:
-
-«J'ai été enfant de Marie... c'était le bon temps.»
-
-Et je compris que cette jeune femme vivait dans la perdition et qu'elle
-songeait avec regret à ses années d'innocence. Je pensai aussitôt
-qu'elle serait une excellente mormonne et que les françaises étant rares
-parmi les Saints, vous ne seriez pas fâché d'avoir parmi vous un
-spécimen féminin de l'ingénieuse race des Français auxquels la
-civilisation doit tant et dans tous les domaines. J'endoctrinai cette
-lorette et je revins chaque jour dans ce quartier Bréda où elle loge. Je
-lui montrai que le bonheur l'attendait à Great Salt Lake City, que nous
-possédions la vraie doctrine, qu'elle aurait un mari aimable, que les
-mormonnes étaient instruites et bien élevées, que nous aimions les bals,
-la musique et les représentations théâtrales, que l'on s'efforçait à
-Salt Lake City de suivre la mode de Paris et que, parisienne, son goût
-la ferait sur ce point dominer toutes nos soeurs. Enfin, soit le
-mariage, soit les détails de notre luxe, Mme Paméla m'écouta, jouant
-avec ses repentirs et réfléchissant. Je sus qu'elle avait demandé
-conseil à sa portière et que celle-ci s'était vivement opposée à mon
-projet. Des amies de Paméla la dissuadèrent de m'écouter, mais elle eut
-le bon sens de demander l'avis de son père, ouvrier fort écouté dans les
-faubourgs et moins connu sous son nom de Monsenergues que sous le surnom
-de Parisien dit la Couronne des Amours. Ce digne homme s'étant rendu
-chez sa fille l'exhorta à la vertu. Il déplorait la faiblesse qu'il
-avait montrée en n'immolant pas son enfant le jour où, entraînée par
-l'amour du plaisir et du luxe, elle avait échappé à l'autorité
-paternelle pour vivre dans la perdition.
-
-J'écoutai, les larmes aux yeux, cet homme rude et sensible dont les
-mains calleuses avaient des gestes caressants.
-
-Ayant su ce que je conseillais, il s'exalta, me parla avec éloge de
-l'Amérique d'après ce qu'il en savait, du Champ d'Asile, des généraux à
-la Cincinnatus. Il engagea sa fille à suivre mes conseils. Ayant déploré
-les événements politiques qui venaient d'avoir lieu et auxquels il avait
-été mêlé, il m'exprima son indignation parce que la tyrannie avait
-proscrit un homme qu'il tenait en haute estime, nommé Agricol
-Perdignies, dit Avignonnais la Vertu.
-
-Cette entrevue décida Paméla Monsenergues à faire ses bagages, à vendre
-ou distribuer tout ce qui aurait été un embarras en voyage et dans notre
-pays, et j'ai le plaisir de vous annoncer que cette demoiselle a décidé
-de se joindre à une troupe de saintes qui partira avant peu pour
-l'Amérique, sous la conduite de frère Lorenzo Snow. Il s'y trouvera
-quelques Anglaises, des Danoises, des Norvégiennes, une Française et une
-famille suisse tout entière. Frère Lorenzo Snow, qui ramène une nouvelle
-épouse dans son foyer de Salt Lake City, a décidé d'accompagner la
-caravane.
-
-Je regrette de ne pouvoir vous envoyer plus de Françaises. Mais vous
-vous contenterez du troupeau de génisses que j'achemine vers vous et les
-puissants troupeaux de nos étables sacrées les féconderont avec délices
-pour que s'agrandisse, dans la paix et le bonheur, le précieux domaine
-que les dieux ont commis à la garde de frère Brigham, notre prophète.
-
-Pour terminer cette lettre, je dois vous annoncer qu'un pasteur anglican
-vient de faire paraître un livre où implicitement il s'efforce de donner
-un démenti aux vérités ethniques qui forment le fond de notre religion
-et qui, avant ce siècle, ont été proclamées par les écrivains
-catholiques, détenteurs de toute la vérité, jusqu'à l'apparition de
-l'ange Moroni à Joseph. Ce pasteur, dans son voyage d'Asie, s'étant
-trouvé chez les Nestoriens, prétend avoir reconnu en eux les
-représentants de dix tribus d'Israël dont on avait perdu les traces
-historiques jusqu'au jour où le livre de Mormon a prouvé qu'ayant émigré
-en Amérique, il ne restait aujourd'hui qu'une faible partie d'une des
-nations issues d'elles et la plus mauvaise, celle des Lamanites, juifs
-punis de Dieu, mais qui n'en sont pas moins les derniers représentants
-de son peuple, c'est-à-dire la race Rouge que nous respectons. Cet
-ouvrage, plein de mauvaise foi, ne fait même pas allusion à nos vérités
-et sa publication a été pour moi une nouvelle occasion de reconnaître
-l'infernale ignorance et l'outrecuidante méchanceté de ces sectes que
-l'iniquité a suscitées sur la terre. Au contraire, les prêtres
-catholiques ont connu la vérité par révélation avant la révélation
-complète des plaques à Joseph Smith qui estimait grandement le
-catholicisme. Ils vivent avec dignité, avec désintéressement et sont
-pleins de sanctification. Ils étaient les gardiens de la vérité et notre
-Eglise n'est au catholicisme que sa continuation moderne et adaptée aux
-nouvelles révélations.
-
-J'appelle votre sollicitude sur mon foyer et vous prie, selon une
-révélation, de ne point hésiter à me substituer un remplaçant auprès de
-mes épouses si cela était nécessaire pendant mon absence.
-
-Pénétré de respect, je suis vôtre
-
-Frère John TAYLOR, le martyr.
-
-
-Elvire s'arrêta et ses yeux interrogeaient ce soi-disant Pont-Euxin qui
-se faisait saigner les doigts en s'arrachant les peaux autour des ongles
-et le vieux Manher qui lui dit: «Je me souviens parfaitement du martyr
-John Taylor, de Lorenzo Snow et de votre grand'mère Malvina. Si vous
-avez le temps, je vais évoquer devant vous son histoire. Nul autre que
-moi ne pourrait vous la raconter.
-
-«J'étais enfant alors, mais les enfants vivaient dans une promiscuité
-pleine de liberté. Nous étions observateurs, mais n'étions pas
-innocents. Ma mère qui mourut là-bas, était une des onze femmes de Robin
-Furmesneare; mais ce n'est pas l'histoire de ma mère que vous attendez
-de moi, c'est celle de votre grand'mère. Ecoutez-moi. Si je vous
-fatigue, dites-le moi, car je ne serai pas bref, heureux de m'étendre
-sur un sujet si singulier et dont j'ai rarement l'occasion de parler.»
-
-«C'est entendu, dit Elvire, dites-moi tout ce que vous savez touchant ma
-grand'mère. Je crois qu'elle devait me ressembler.»
-
-«C'est vrai, répliqua le vieil Otto après l'avoir attentivement
-regardée, mais elle avait l'air boudeur et insolent à la fois, tandis
-que vous avez surtout l'air renfermé.»
-
-«Comme je l'aime, s'écria Elvire, et comme elle était heureuse de vivre
-en une époque aussi pleine d'imprévu.»
-
-«Ne vous plaignez pas! dit doucement le sergent qui avait pris le nom
-d'Ovide. Ne vous plaignez pas! En fait d'imprévu, vous me semblez bien
-servie, la Russie, les grands ducs, la peinture et la guerre! que vous
-faut-il de plus?»
-
-«Ce n'est pas la même chose, observa Elvire. Pour étonnante qu'elle
-paraisse, ma vie n'en est pas moins terre à terre.»
-
-«Vous êtes bien difficile! conclut le Pont-Euxin, et vous ne savez pas
-goûter l'existence.»
-
-Et il se tourna vers le vieillard pour l'inviter à commencer son récit.
-
-
-
-
-IV
-
-
-«C'était dans l'Utah, dit le vieil Otto Mahner, sur la place qui occupe
-le centre de la grande ville du Lac Salé, vers trois heures de
-l'après-midi. La caravane avait apparu d'abord comme les petites fumées
-d'une fusillade. Elles se condensèrent en de mouvants points noirs. Né à
-l'horizon, d'où il serpentait comme une procession de fourmis, le
-cortège avait vite grandi; près des fourgons recouverts de toile, des
-charrettes, des piétons, hommes et femmes, chargés de fardeaux,
-s'étaient montrées les silhouettes des cavaliers armés, et l'on avait
-entendu les clameurs des gens, le grincement des roues, le hennissement
-des chevaux.
-
-«Puis, par groupes, se succédant sans ordre, à intervalles, les piétons,
-les cavaliers, les attelages étaient entrés dans la capitale des
-Saints-du-dernier-jour.
-
-«Après une traversée de cinq mois, sans la vue d'aucune terre que le
-sombre roc du cap Horn, une troupe d'émigrants avait débarqué en
-Californie pour se joindre aux sectaires polygames de l'Amérique. Il
-avait fallu voyager péniblement à travers le grand désert du sel et
-tous: hommes et femmes, descendus des chevaux, sortis des fourgons,
-regardaient, assis sur le sol, la cité bâtie en amphithéâtre contre les
-monts Wasatch dont les neiges éternelles se coloraient délicatement de
-rose tendre et de vert pâle. Ces voyageurs poudreux, ces jeunes filles
-inquiètes et amaigries attendaient avec impatience le retour de
-l'apôtre, Lorenzo Snow, qui s'était rendu chez le Prophète, et la
-fatigue leur imposait le silence.
-
-«De larges rues sortaient de la place et, régulièrement espacées, des
-maisons de bois se carraient dans des vergers pleins d'abricotiers et de
-pêchers couverts de fruits.
-
-«Autour de la place, d'élégantes boutiques de modistes, de luthiers, de
-grainetiers, de marchands de tabac, de spiritueux, de produits
-comestibles, d'instruments aratoires, annonçaient leurs marchandises sur
-des enseignes multicolores et la plupart d'entre elles, pour marquer que
-le commerçant était mormon, portaient la figure d'un oeil peint en bleu.
-
-«Il y avait aussi des comptoirs de changeurs et dans des pots violets,
-devant un hôtel, de petits orangers arrondissaient leurs mappemondes de
-feuillage.
-
-«Bientôt, pour examiner les émigrants, tous les boutiquiers vinrent sur
-le pas de leur porte. Les uns fumaient la pipe, d'autres chiquaient et
-lançaient parfois sur le sol un long jet de salive mordorée;
-quelques-uns enfin, un canif dans la main droite, taillaient à petits
-coups un morceau de bois qu'ils tenaient dans la main gauche.
-
-«Des enfants peu à peu entouraient les nouveaux venus et minces, l'air
-vicieux, les petits garçons donnaient la main aux fillettes, leur
-prenaient la taille, les embrassaient effrontément en bavardant, en
-riant, en faisant des grimaces à l'adresse des voyageurs.
-
-«Une de ces petites filles fumait la cigarette, l'écartant après chaque
-bouffée qu'elle expirait les yeux fermés. C'étaient les premiers nés de
-la ville naissante.
-
-«Cités! vous êtes les monuments les plus sublimes de l'Art humain. Le
-mouvement indéfini de la marche humaine s'élève vers l'immobilité
-infinie. La lassitude fait souhaiter au monde le repos plein d'activité
-de la vie végétative. Des vagabonds s'arrêtent et, se tenant les uns
-près des autres comme les arbres dans la forêt, ils plantent des racines
-artificielles, leurs maisons se dressent, la ville projette ses ombres.
-Et l'unité merveilleuse du nouvel établissement, avec ses tours et ses
-demeures, ses aqueducs et ses cloaques, ses architectes et ses pontifes,
-apparaît tout entière dans le nom de la cité.
-
-«Ces enfants jouaient au soleil et on ne leur avait pas enseigné la
-pudeur. Ils vivaient dans une société où la religion prescrit et honore
-l'oeuvre de chair et les sérails paternels exaltaient leur
-concupiscence.
-
-«Trois Indiens sortirent fièrement d'un débit de boissons. C'étaient des
-Utes, vêtus de vieux pantalons, coiffés de bonnets en fourrure de vison
-et chaussés de mocassins précieux qu'ornaient des perles en verroterie
-blanche et verte et un mouchoir rouge était noué à leur cou nu. Ces
-Peaux-Rouges marchaient avec dignité, sachant qu'on les regardait comme
-le reste des Lamanites, dernière nation issue des dix tribus d'Israël
-qui furent perdues après la captivité de Babylone et dont le livre de
-Mormon renferme l'histoire, la grandeur et les malheurs sur le continent
-américain.
-
-«Ils formaient la noblesse de la nouvelle cité où, en faveur de leur
-origine, on les laissait vivre pouilleux, débauchés et misérables. Et
-les traditions qu'ils observaient encore, malgré leur décadence morale,
-avaient servi de modèle aux réformateurs mormons.
-
-«Soudain la place s'anima avec violence. Les gens de la caravane se
-levèrent et le peu d'hommes qui en faisaient partie s'en écarta pour se
-mêler à la foule qui de toutes parts envahissait la place. Il ne resta
-près des chariots que des femmes qui parlaient entre elles, se
-brossaient l'une l'autre, se recoiffaient avec coquetterie pour se
-montrer avec tous leurs avantages. C'étaient des Anglaises bien prises
-dans des pantalons mexicains très larges par le bas et ornés sur la
-couture par une bande de cuir frangé. C'étaient encore des Danoises, des
-Norvégiennes qui, par pudeur, n'avaient pas osé mettre de vêtements
-d'hommes. Elles paraissaient prétentieuses et misérables avec leurs
-jupes tapageuses, maintenant défraîchies par le voyage, les volants qui
-s'étaient déchirés, les cerceaux de crinoline qui s'étaient rompus. Une
-jeune Suissesse était plus ridicule encore, en atours démodés qui
-dataient d'avant 48, et sur la tête elle portait un bibi microscopique.
-Une de ces femmes enfin, celle-là même qui vous intéresse, votre
-grand'mère, Elvire, vêtue en matelot, le béret posé sur ses cheveux
-dépeignés, ne semblait pas se soucier de sa mise et, les mains dans les
-poches, regardait hardiment le peuple qui grouillait sur la place et
-paraissait se grouper en deux assemblées qui ne voulaient point se
-mêler, bien que la turbulence des enfants les parcourut l'une et
-l'autre.
-
-«Les Indiens s'étaient assis au milieu de la place et, dédaignant le
-tabac, ils fumaient leur kinikinik dans de précieuses pipes en terre
-rouge.
-
-«Près d'eux vinrent se ranger des personnages vêtus de longues robes
-blanches; ils étaient coiffés de tiares, également blanches à cimes
-rondes et renflées. C'était la troupe vengeresse des Danites.
-
-«Ils défilèrent sur la place de l'Union avec des fusils à crosse plaquée
-d'argent niellé. Sur le visage ils portaient un loup de soie verte et
-sous les trous, ménagés à l'endroit des yeux, tremblaient des larmes
-d'or. Leurs gants d'antilope étaient enrichis aux poignets de petits
-morceaux d'or natif, de coquillages minuscules et leurs mocassins
-étaient entièrement recouverts de plumes multicolores qui formaient des
-motifs décoratifs dont les teintes contrastaient délicatement et
-derrière les Indiens qui fumaient assis sur le sol, les Danites
-merveilleux se tinrent immobiles et les cortèges d'épouses traversèrent
-la place en tous sens et il en montait des paroles passionnées où l'on
-aurait pu distinguer les mots d'Exterminateurs, d'Anges, d'Amour,
-d'Eternité, de Musique, de Mort, de Vengeance, de baisers et
-d'Esclavage.
-
-«Alors arrivèrent des gens de toutes races: c'étaient des Scandinaves en
-culottes avec des bas à raies blanches et bleues et à l'oreille droite
-ils avaient tous un anneau d'or. C'étaient des Russes en blouse rouge,
-cheveux longs, coiffés de casquettes vertes à longue visière descendant
-à angle très aigu sur les yeux. C'étaient des Anglais étalant leur barbe
-en collier et moustaches rasées, c'étaient des Américains au visage
-glabre, une patte de cheveux leur descendait jusqu'à la hauteur du lobe
-de l'oreille, c'étaient quelques juifs vêtus de longues houppelandes et
-très barbus. C'étaient des Allemands à casquette de drap et dont
-beaucoup avaient des lunettes. Tous étaient mormons et leur cortège se
-rangeait autour des Danites et des Indiens accroupis. Il se mêla aussi à
-eux une femme Ute, hideuse à voir tant elle était ridée et, sur ses
-épaules nues, sur son visage, sur sa tête, des plaies pustuleuses
-étaient couvertes de mouches qui en suçaient la sanie sanguinolente. Et
-puis ce furent encore des Mormons de toutes races, les uns engoncés dans
-leurs cols évasés avec des cravates élégamment nouées et des redingotes
-bien coupées et d'autres pauvrement mais proprement vêtus. Il vint
-aussi, conduit par deux petits enfants, un aveugle tremblant aux pieds
-nus; il n'était vêtu que d'un pantalon et d'une chemise et à ses
-poignets il portait des bracelets de cordes que l'on avait enfilées dans
-des pépites d'or percées. A son cou, il portait un collier de la même
-sorte et une ceinture pareille lui entourait la taille. Et cet aveugle
-était l'homme qui, en 1840, avait découvert l'or en Californie. On
-disait que depuis ce jour il s'était mis à trembler de fièvre et cette
-fièvre de l'or, il l'avait communiquée au monde entier. On disait encore
-qu'il avait été aveuglé par l'éclat de l'or et, riche, pourvu de femmes
-et d'enfants, il venait chaque jour sur la place de l'Union raconter son
-histoire:
-
-«Je revenais de la guerre du Mexique pour rejoindre les Saints. Je
-traversais à pied la Californie, travaillant un jour ici, marchant le
-lendemain et m'embauchant chaque fois que mes ressources étaient
-épuisées... Un jour, je travaillais pour le compte de l'ancien capitaine
-des suisses du roi de France Charles X, je pensais à mes frères, à mes
-femmes et je me penchai pour me laver dans le ruisseau qui faisait
-tourner le moulin et je trouvai une pépite. Je ne m'y trompai pas. J'en
-avais vu chez un changeur de Frisco. J'ai caché ma découverte pendant
-plusieurs semaines, puis tout s'est su, mais je m'étais enrichi pendant
-ce temps et c'est moi qui sauvai de la banqueroute notre nation et je
-fus l'instrument que les dieux avaient choisi pour que soit accomplie la
-prophétie de Joseph Smith, quand il prédit que les billets qu'il avait
-émis et dont on ne voulait pas, vaudraient un jour autant que de l'or.
-C'est moi qui ai trouvé tout l'or de notre monnaie, la plus précieuse
-qui soit, puisqu'elle est en or pur. Et aucun mormon n'a plus droit
-aujourd'hui d'être chercheur d'or.» Et les pépites sacrées qu'il portait
-sur soi lui donnaient un aspect sauvage.
-
-Dans l'autre assemblée se mêlaient des gentils qui habitaient la ville
-mormonne. On y voyait, comme parmi les mormons, des gens de toutes les
-races: des Américains, des Hollandais, des Italiens, des Mexicains. Il y
-avait en outre des nègres, beaucoup de Chinois, quelques Hawaïens et des
-Japonais. C'étaient des familles entières de monogames, des trappeurs,
-des batteurs d'estrade, des despérados de la frontière mexicaine, des
-missionnaires catholiques et de diverses sectes, des déserteurs de
-diverses marines européennes, échappés pendant une escale en Californie,
-attirés par la prospérité de la nouvelle ville. Hommes et femmes
-regardaient avec une sorte de mépris l'assemblée des mormons et le
-campement des femmes nouvelles venues et au milieu des gentils se
-promenaient en riant, en parlant fort, avec des mines pleines
-d'affectation, avec des gestes maniérés, avec de grands airs, une
-démarche noble et aisée, une troupe d'histrions qui devait jouer le soir
-au théâtre. Et cette actrice si mince, si blonde, si majestueuse, qui
-marchait en tête, avait une robe à traîne que portait derrière elle le
-directeur de la troupe, petit bossu en frac noir et chapeau haut de
-forme. Elle souriait aux jeunes filles et, à coups d'éventails, écartait
-les hommes qui ne se rangeaient pas assez vite sur son passage. Et elle
-s'arrêta lorsque ses camarades, acteurs et actrices, à l'aide de grands
-cris et de longues déclamations, l'eurent détournée d'aller s'égarer
-devant les assemblées parmi les cortèges d'épouses qui ne cessaient
-d'arriver.
-
-«C'étaient les femmes de l'Elder Lubel Perciman. Elles étaient au nombre
-de quatorze, toutes vêtues de robes en faille noire avec des volants de
-dentelle couleur feu. Elles portaient toutes le nom de leur mari et se
-distinguaient par leur prénom, c'étaient encore les épouses du Lion du
-Seigneur, le prophète Brigham Young. Il y en avait vingt-quatre, dont la
-plus jeune avait treize ans, tandis que deux avaient dépassé la
-trentaine, ayant l'une trente-huit ans et l'autre cinquante-quatre ans.
-On les distinguait par des numéros d'ordre et l'épouse nº 19, qui avait
-vingt-quatre ans, ne cessait de se tourner passionnément du côté des
-Danites. Elles étaient toutes très élégantes et portaient des bijoux de
-prix. C'était aussi la troupe sévèrement habillée des vingt-deux femmes
-du Cep de Chanaan Walter Ruffins. Leurs robes grises traînaient dans la
-poussière, elles étaient coiffées de grands chapeaux de feutre noir sans
-ornement et dont la calotte affectait la forme de gibus très bas tandis
-que, très larges et recourbées devant et derrière, les ailes
-s'étrécissaient sur les côtés. Il y avait le cortège des onze femmes du
-Soleil de Perfection, Robin Farmesneare. L'une portait un vêtement de
-laine rouge, c'était une mère, deux avaient des robes de soie puce, deux
-autres avaient des jupes de toile blanche empesée avec des canezous
-jaunes à bretelles roses, quatre avaient des jupes courtes, qui bleue,
-qui verte, avec un grand noeud écossais à rayures jaunes, noires et
-rouges sur le derrière, la dernière enfin avait une robe en soie de
-couleurs changeantes, à taille courte; leurs cheveux étaient épars et
-elles portaient sur la tête de petits diadèmes indiens en plumes
-blanches et rouges. Elles portaient le nom de leur mari précédé de leur
-nom paternel. Toutes onze étaient enceintes et leur grossesse à toutes
-paraissait avancée; leurs ventres énormes se balançaient devant elles et
-leur donnaient une noble apparence.
-
-«D'autres troupes de femmes se pressaient derrière elles. Comme des
-rivières houleuses, elles coulaient de toutes les rues et maintenant
-partout où les regards des émigrantes pouvaient se porter on ne voyait
-plus que des femmes et presque toutes étaient enceintes. Elles étaient
-si nombreuses que l'on n'apercevait plus derrière elles ni l'assemblée
-des mormons, ni celle des gentils. Et, peu à peu, il y eut tellement de
-ces femmes enceintes qu'il parût n'y avoir sur la place de l'Union que
-leurs ventres énormes qui remuaient comme les petites vagues d'un lac
-sur lequel flottaient comme des bouchons de petites têtes aux visages
-enlaidis par la grossesse.
-
-«Et les émigrantes s'étonnaient que tant de fécondité se manifestât
-après la stérilité du désert de sel. La religion qu'elles avaient
-embrassée en Europe peu de mois auparavant, était celle de la fécondité.
-Puis, se mêlant à la troupe des femmes étrangères, les fécondes matrones
-vantaient leur bonheur, décrivaient les joies de leur foyer, louaient la
-force et l'intelligence de leur époux:
-
-«--Venez avec moi, jeune fille, nous sommes déjà quatre épouses et nous
-vivons en commun auprès de notre époux. Venez partager nos tendresses
-communes. Nos enfants sont encore petits, ils ne sauront jamais laquelle
-d'entre nous est leur mère et leur piété filiale nous entourera toutes
-cinq.
-
-«--Venez avec moi, ô jeune fille, cinq épouses vivent à la maison et
-notre mari a trois femmes encore, deux qui ont vécu jadis et une qui
-naîtra dans trois siècles.
-
-«--Venez avec moi, ô jeune fille, vous serez féconde dans la nation de
-la fécondité. Notre nation couvrira le monde et ce sera le temps, alors,
-de la félicité.
-
-«--Venez avec moi, ô jeune fille, mon mari a quinze femmes et vous serez
-la plus choyée étant la plus belle.
-
-«--Venez avec moi, ô jeune fille. Nous sommes vingt épouses et chacune a
-son foyer dans un verger plein de fruits et notre mari nous visite à
-tour de rôle.
-
-«--Venez avec moi, ô jeune fille, je suis venue aussi d'Europe, un jour.
-J'avais perdu mon seul amour. Et c'est ici la ville sans amour. Et quel
-bonheur est semblable à celui de la chair satisfaite quand l'esprit ne
-peut plus connaître la jalousie?
-
-«Et ces épouses enceintes voulaient séduire les Européennes pour amener
-à leur mari de nouvelles mariées. Elles parlaient avec enthousiasme de
-leur bonheur sans amour, sans jalousie. Et toutes avaient oublié
-d'anciens souhaits de tendresse entre deux êtres.
-
-«Les ventres de ces femmes prophétisaient la grandeur de la nation. Leur
-descendance pullulerait par le monde.
-
-«Plusieurs épouses à chaque foyer s'encourageaient l'une l'autre,
-s'aidaient, se soignaient mutuellement, s'entendaient pour que l'époux,
-libéré des inquiétudes de la chair par la variété des satisfactions, pût
-se consacrer à ses entreprises de richesse, tandis que la fécondité de
-ses femmes augmentait l'activité de l'homme au fur et à mesure que
-grandissaient les besoins du ménage.
-
-«Sur la place de l'Union, il y avait maintenant trois assemblées: celle
-des gentils à laquelle étaient mêlés les hommes inférieurs, les nègres,
-les jaunes et toute la population farouche des aventuriers; l'assemblée
-des mormons avec les lamanites qui avaient oublié qu'après sa
-résurrection Christ vint prêcher sur la terre américaine et enfin
-l'assemblée des femmes où la fécondité des mormonnes étalait son faste
-et ses promesses d'avenir aux yeux des Européennes.
-
-«A ce moment, la place entière s'agita, les têtes se tournèrent vers une
-large avenue où une petite troupe d'hommes s'avançaient majestueusement.
-Ils étaient vêtus de noir et coiffés de chapeaux haut de forme. C'était
-le Conseil des douze: Weber C. Kimball, le Héraut de la Grâce; Perley P.
-Pratt, l'Archer du paradis; Orson Hyde, la Branche d'Olivier d'Israël;
-Willard Richards, le Gardien des Archives; William Smith, la Crosse
-patriarcale de Jacob; Wilfred Woodruff, la Bannière de l'Evangile;
-George A. Smith, l'Entablement de la vérité; Orson Pratt, la Jauge de la
-philosophie; John Page, le Cadran solaire; Liman Wight, le Bélier
-sauvage des montagnes. Il manquait le Champion du droit, John Taylor,
-qui voyageait en Europe. Et, fermant la marche, venait le Lion du
-Seigneur, Brigham Young lui-même, que l'on comparait à Saint-Pierre;
-c'était le second prophète du mormonisme, le fondateur de la
-nation nouvelle et qui portait le titre de Président des
-Saints-du-dernier-jour. Il causait familièrement avec Lorenzo Snow,
-l'elder qui était venu d'Europe pour accompagner les néophytes.
-
-«A l'aspect des illustres personnages, les mormonnes se remirent en
-troupes et, laissant là les émigrantes, elles allèrent grossir la foule
-de l'assemblée des Saints. Lorenzo Snow présenta au Prophète les soeurs
-nouvelles et les émigrants qui avaient été se mêler aux gentils
-revinrent et on les présenta aussi et plusieurs unions furent scellées
-entre des émigrantes et des mormons qui vinrent les demander; on scella
-aussi deux unions entre un émigrant et deux de ses compagnes de voyage.
-Le Prophète lui-même augmenta son harem d'une Norvégienne qui ne cessait
-de rire et de rougir, d'une Anglaise hardie dont les formes enflaient
-bien le vêtement mexicain et d'une Hongroise aux yeux gris qui n'avait
-pu apprendre un mot d'anglais pendant le voyage, tandis que ses
-compagnes norvégiennes, allemandes, danoises, italiennes, suisses et
-même cette Française unique que l'on avait pu emmener, s'y étaient vite
-mises.
-
-«Ces émigrants et ces émigrantes étaient mariés maintenant. Il ne
-restait plus que cette Française, vêtue en matelot. Elle avait refusé,
-les uns après les autres, tous les mormons qui lui demandaient sa main;
-le Prophète lui-même lui avait demandé d'entrer dans son harem, elle
-l'avait repoussé comme les autres. Brigham Young l'avait regardée un
-moment avec attention, puis il l'invita à venir dans sa demeure jusqu'au
-jour où elle voudrait se marier. Les émigrants et les émigrantes
-allèrent tous se ranger dans l'assemblée mormonne; les anciennes épouses
-accueillirent avec joie leurs soeurs nouvelles; les dignitaires du
-conseil des douze allèrent se ranger aux côtés de leurs femmes et il n'y
-eut plus alors que deux assemblées, celle des gentils et celle des
-mormons et Brigham Young était devant elles, ayant près de lui,
-accroupie, cette Française capricieuse, qui regrettait maintenant trois
-chambres sombres, remplies de fanfreluches et de bibelots, dans une rue
-montante à Paris et les quadrilles du bal de la Grande Chartreuse où,
-trois ans auparavant, elle avait débuté en bonnet, sous l'immense tente
-qu'à cause de la victoire d'Isly on appelait la tente marocaine.
-Lointains regrets! Elle faisait vis-à-vis à un ouvrier _fashionable_!
-Lointains regrets! Elle était une grisette parmi les soldats en bordée,
-quelques étudiants bohêmes et les rapins. Lointains regrets! au quartier
-Bréda, elle était devenue Lorette. Elle chantonnait:
-
- C'est la Lorette,
- Brune fauvette,
- Qui toujours gazouille tout bas
- Aimez, Monsieur, n'étudiez pas.
-
-«Sur la place de l'Union, Brigham Young avait levé les mains et tous les
-hommes, Mormons et Gentils, s'étaient découverts. Alors le prophète se
-mit à parler. Il vanta la noblesse de la religion nouvelle, disant
-qu'elle était ouverte à toutes les vérités au fur et à mesure qu'elles
-apparaissaient. Il se réjouit que les Dieux eussent envoyé des Anges
-parmi la nation sacrée. Il ordonna aux riches de distribuer leur
-superflu aux pauvres. Il exalta la polygamie, faisant l'éloge de
-l'oeuvre de chair.
-
-«--C'est la joie immense de l'homme de pouvoir procréer comme la
-divinité. Et l'on voudrait limiter le pouvoir créateur de l'homme au
-ventre d'une seule femme! N'est-ce pas insulter la génération? Ce
-pouvoir créateur de l'homme cesse-t-il pendant la grossesse de son
-épouse? Et pourquoi, pendant qu'elle dure, interdire à l'époux de
-procréer? Croissez et multipliez, enfants des Dieux! La volupté nous
-divinise, nous montons au paradis quand nous la ressentons. Naissez,
-naissez, fils et filles des Saints, croissez et multipliez au nom de
-Merer, par Odiroth, Merevoss, Marinikambinissim...»
-
-«Et il continua à parler ainsi dans une langue révélée et l'émotion du
-peuple entier des Mormons et des Gentils fut à son comble et tous les
-yeux brillaient comme des gemmes ignées. Puis, des cris perçants
-sortirent de la foule, pendant que le Prophète parlait. Les bras
-s'agitèrent, des femmes enceintes riaient si fort que, ne pouvant plus
-supporter le poids de leur ventre secoué, elles tombaient sur le sol. On
-entendait des chants extravagants et les Indiens poussaient des
-exclamations gutturales qui avaient un son de glas, puis ce furent des
-cris déchirants de femmes du côté des gentils et quelques hommes,
-frappés de terreur, tremblaient en sanglotant. Puis les cris rauques des
-Mormonnes devinrent des hurlements et un certain nombre de personnes
-s'évanouirent en poussant un cri perçant qui retentissait comme le
-sinistre appel d'un oiseau de mauvais augure. Alors une frénésie
-insensée secoua toute la foule. Le bark gagna le peuple tout entier et
-tous ceux qui n'étaient pas évanouis se jetèrent à quatre pattes et,
-levant la tête, regardant Brigham Young en face, ils aboyaient comme des
-chiens furieux. Le prêche continuait et la voix du Prophète dominait en
-paroles révélées les glapissements des hommes et des femmes. Il criait
-de toutes ses forces, les yeux levés au ciel, son chapeau haut de forme
-en arrière, le cou gonflé, et ses efforts firent craquer la boutonnière
-de son col évasé, la cravate remonta sur le cou, la chemise s'ouvrit et
-le goître du prophète s'étala sur sa poitrine comme un pis de vache. Il
-parlait avec une voix tonnante et se penchait maintenant pour regarder
-dans les yeux ces aboyeurs qui s'approchaient de lui, à quatre pattes,
-qui grognaient, qui montraient les dents.
-
-«Alors il ôta sa redingote et l'agita au-dessus de sa tête en poussant
-des cris inarticulés et tous ces chiens de folie se relevèrent et la
-place soudain devint immobile et le Prophète reprit son prêche en langue
-révélée.
-
-«Bientôt des convulsions saisirent ce peuple frénétique; les femmes
-grosses avaient des spasmes violents comme si elles allaient accoucher;
-des hommes se contorsionnaient comme un linge que l'on tord et une
-troupe de femmes courait à reculons autour de la place et leurs têtes se
-désarticulaient par enthousiasme au point que la face se trouvait
-maintenant du côté du dos. Les yeux des Indiens étaient sortis des
-orbites et pendaient sur le visage comme des araignées accrochées à leur
-toile. Le jerk convulsait tout, les habitants, la cité. Leurs visages
-transformés étaient méconnaissables et leur physionomie changeait d'un
-instant à l'autre.
-
-«Puis l'enthousiasme grandissant sous les cris du prophète, tous
-s'accroupirent et se mirent à sauter comme des crapauds en agitant les
-bras, en se contorsionnant comme des reptiles inconnus, grotesques et
-épouvantables. La voix du prophète s'adoucit, il parlait maintenant
-d'une façon caressante et les contorsions cessèrent. Le peuple tout
-entier se jeta sur le sol et se roula de côté et d'autre comme si on
-l'avait bercé. Le mouvement des corps s'accéléra et il y en avait qui,
-rigides, roulaient à travers toute la place et revenaient en se cognant,
-en se surmontant, en se mêlant, en se blessant.
-
-«Et Brigham Young se mit à chanter d'une voix perçante et très aiguë en
-agitant toujours sa redingote et ces modulations stridentes secouèrent
-tous ces corps qui se relevèrent d'un coup et puis se courbèrent en
-cercle, la tête touchant les pieds, et se mirent à rouler ainsi à
-travers la place comme des cerceaux imparfaitement circulaires.
-
-Ils roulaient par milliers et le prophète chantait toujours, jusqu'au
-moment où le soleil étant à son déclin, faisant de sa redingote un
-fouet, il les en cinglait ces cerceaux humains pour les chasser dans les
-rues avoisinantes où ils se détendaient en poussant un cri terrible et
-restaient immobiles, tout couverts de poussière et de bave
-sanguinolente.»
-
-
-
-
-V
-
-
-«C'est effrayant, dit Elvire, après un instant de silence et, tandis que
-le vieux Mahner reprenait ses esprits. C'est effrayant. Et moi qui
-croyais que c'était si amusant d'être mormonne.»
-
-«La polygamie n'est pas une sinécure, à ce que j'entends, fit remarquer
-l'Ovide postiche, dont la bravoure était attestée par une palme, deux
-étoiles d'argent et une d'or. Je m'en étais toujours douté. Et le danger
-d'être un fanatique est aussi grand que celui que l'on affronte en
-allant à l'assaut d'une tranchée pourvue de mitrailleuses.»
-
-«Ces scènes de fanatisme extrêmement fréquentes en Amérique quelque
-trente ans auparavant, dit le vieux Mahner, étaient devenues rares à
-l'époque dont je vous parle.
-
-«Je reprends mon récit!
-
-«Un soir, à l'heure du souper, l'elder Lubel Perciman revint chez lui
-avec une épouse nouvelle, à laquelle le Prophète venait de le sceller,
-c'était cette Française nommée Paméla Monsenergues, qui porterait
-désormais le nom de Paméla Perciman.
-
-«Elle avait longtemps résisté aux avances que lui avaient faites de
-jeunes mormons, mariés ou encore célibataires, et si elle s'était
-décidée en faveur de Lubel Perciman, c'est que ses épouses étaient
-jeunes, agréables à voir, qu'elles étaient venues la visiter dans la
-demeure de Brigham Young où la Française avait reçu l'hospitalité.
-
-«Je reconnais bien là ma grand'mère, dit Elvire. Elle aimait les femmes
-et, pour ma part, je n'en ai jamais rencontré de mal.»
-
-«Lubel Perciman, reprit le vieux Mahner, était Anglais de Londres; il
-avait été attiré au Grand Lac Salé par la polygamie. La pensée qu'il
-aurait un harem comme le Grand Turc l'avait décidé à se fixer parmi les
-mormons et il avait fait partie de la première troupe d'émigrants amenés
-d'Angleterre par Brigham Young. Il avait embrassé les doctrines des
-Saints, mais au demeurant c'était un homme d'une indifférence complète
-en matière de religion.
-
-«Les sceptiques sont, en Angleterre, moins rares qu'on ne croit. Lubel
-Perciman ne croyait à rien qu'il n'eût pu se rendre compte de sa
-réalité. Il aimait singulièrement les femmes et avait un grand souci de
-sa respectabilité.
-
-«C'est à cause de ces tendances de son caractère qu'il s'était fixé
-parmi les sectaires de l'Utah. Tandis qu'à Londres, en se laissant aller
-à son penchant, il eût passé pour un débauché, au Lac Salé, le respect
-qui l'entourait à cause de sa fortune et de sa ponctualité à observer
-les préceptes et les rites du mormonisme, croissait avec le nombre de
-ses femmes. Sa fortune, qui consistait en terres, en fermes, était
-importante et, si les premières années de son séjour en Amérique il
-avait vécu des revenus qu'il recevait d'Angleterre, il avait en peu
-d'années fondé une fortune mormonne en s'intéressant aux entreprises de
-Brigham Young qui était un homme fort entendu aux affaires. C'est lui
-qui fonda le premier ces énormes magasins comme on en voit aujourd'hui
-dans toutes les grandes villes et où l'on vend de tout.
-
-«Lubel Perciman avait pris d'abord trois femmes avec lesquelles il
-s'était lié sur le vaisseau qui les amenait d'Europe et scellé dès leur
-arrivée. Ils avaient vécu tous les quatre dans le meilleur hôtel du Lac
-Salé, en attendant que le nouveau saint eût fait bâtir sa maison.
-
-«Par l'extérieur, elle ressemblait à une ferme anglaise et l'intérieur
-en était meublé avec une recherche, un goût, une richesse rares chez les
-mormons, à cette époque. A peine installé, Lubel Perciman avait demandé
-la main de deux jeunes mormonnes, filles de personnages importants dans
-la République et le Prophète, à qui tant de zèle pour la polygamie
-plaisait fort, avait scellé ces unions.
-
-«Ensuite, on avait vu, à chaque arrivée d'émigrantes, Lubel Perciman
-prendre une nouvelle épouse. Elles vivaient dans le luxe, ayant chacune
-leur chambre, et l'on disait à Salt Lake City que leur mari avait fait
-bâtir une maison assez grande pour qu'il y pût loger soixante-dix
-femmes; mais l'on exagérait, il n'y aurait eu de place que pour
-vingt-huit épouses.
-
-«Lubel Perciman en avait quatorze; toutes étaient jeunes et gracieuses.
-Elles formaient un parterre où se mêlaient les fleurs de plusieurs
-climats. Cinq étaient Anglaises, deux étaient nées dans l'Illinois, une
-en Pensylvanie, une autre dans le Massachussets, il y avait deux
-Danoises, une Irlandaise, une Russe, une Allemande et une Hollandaise.
-
-«Elles étaient toujours vêtues avec luxe, et, autant qu'il était
-possible, à la mode de Paris. Chaque courrier apportait des journaux de
-modes, des robes, des chapeaux, des rubans, des pièces d'étoffe, des
-broderies, de la musique, destinés aux épouses Perciman. Ce n'étaient
-pour elles que divertissements, collations, promenades en voiture,
-séances de musique; elles ne manquaient pas une séance théâtrale et,
-entre-temps, elles donnaient des soirées, où l'on parlait de
-littérature, de religion et des affaires du temps, des bals où l'on
-voyait la société la plus choisie de Salt Lake City. Trois d'entre elles
-étaient musiciennes. Il y avait parmi ces femmes une poétesse dont les
-productions paraissaient dans le _Deseret Review_. Elles avaient chacune
-leur femme de chambre, tandis que deux cuisiniers chinois et quatre
-valets nègres complétaient la maison.
-
-«Lorsqu'était arrivée la dernière caravane européenne, Lubel Perciman,
-qui était venu examiner les émigrantes, avait jeté un regard de désir
-sur cette Française, Paméla Monsenergues, vêtue en matelot et qui
-regardait avec crânerie ceux qui venaient l'examiner. Il lui avait
-brutalement proposé de l'épouser, mais elle avait dit non, en riant,
-disant qu'elle voulait réfléchir.
-
-«Puis, dans la demeure du Prophète où il l'avait recueillie, ç'avait été
-une crise de larmes et de désespoir. Elle criait qu'elle voulait
-retourner à Paris, qu'elle ne savait pas ce qu'elle était venue faire
-dans ce pays. Et le prophète avait commis le soin de la consoler à
-quelques-unes de ses femmes, les épouses nº 8, nº 11, nº 19 et nº 20, et
-elle leur parlait avec un accent détestable, en se servant du peu
-d'anglais qu'elle avait appris sur le vaisseau, disant qu'elle ne
-pourrait jamais vivre avec d'autres femmes, qu'elle croyait à la Vierge
-et au bon Dieu, mais qu'ici elle voyait bien qu'elle se trouvait au
-milieu de païens; qu'en quittant Paris, elle ne pensait pas aller dans
-un pays sauvage, perdu au fin fond des déserts, qu'elle s'était laissée
-persuader par M. Taylor qui n'était qu'un hypocrite avec sa mine de
-saint homme et faisant un joli métier, à chercher des femmes pour les
-Américains; et elle en disait de toutes les couleurs à l'adresse du
-Droit du Seigneur, le traitant de mangeur de blancs et traduisant
-littéralement le terme d'argot en anglais de telle façon que cela ne
-voulait plus rien dire et l'épouse nº 19 riait à se tordre en écoutant
-ces expressions saugrenues, ces barbarismes, ces plaintes, ces
-invectives, tandis que mesdames nº 8, nº 11 et nº 20 avaient l'air
-consterné. Puis, Paméla Monsenergues parla de ses amants et du dernier,
-Adolphe, qui avait une douillette doublée de satin crème et qui l'avait
-quittée pour se mettre avec une actrice, une femme qui n'était plus
-jeune. Pour elle, Paméla, elle ne l'avait jamais aimé, cet Adolphe, mais
-il était blagueur et l'amusait et elle s'ennuyait un peu de lui, lorsque
-Taylor l'avait rencontrée sur les boulevards, le 4 décembre, et elle
-avait fait la plus grosse bêtise de sa vie: aller en Amérique. Elle la
-devait aussi à son père qui voyait toujours en bien ce qui se passait
-hors de France.
-
-«Ah! non! plus de déserts, de campements, d'Indiens, plus de Dieux, plus
-d'Esprits, plus de harems! Comment faites-vous donc pour vous entendre
-toutes? Non, l'Europe, la France, Paris, le boulevard, Romainville, la
-Porte Maillot.
-
-«Et elle pleurait, s'essuyant les yeux d'une main et de l'autre
-caressant un mouton des montagnes, semblable à un petit daim qui, privé,
-lui léchait gentiment le bras. Et les épouses nº 8, nº 11 et nº 20
-laissant madame nº 19 rire à son aise, s'efforcèrent de détruire les
-mauvaises dispositions de la Française. Elles la flattaient, lui faisant
-des compliments sur sa robe, sur son corsage et ses manches à la pagode,
-lui disant qu'elle était jolie et que les larmes l'enlaidissaient, lui
-vantant la vie de famille dans l'Utah, mettant en valeur le luxe dont
-elles disposaient et ajoutant qu'elle jouirait d'un luxe semblable si
-elle se décidait à écouter les propositions de Lubel Perciman à qui le
-Prophète l'avait destinée.
-
-«--Et quel bonheur, ajoutaient-elles, de n'avoir plus de sujet de
-jalousie. Chez les mormons, une femme ne craint plus que son époux la
-trompe hors de chez soi. Il a à la maison une félicité variée qui
-garantit contre la satiété. Et s'il cesse de l'aimer, qu'importe,
-l'amour charnel n'est pas immortel, tandis que l'amour conjugal est
-éternel. Elle demeure au foyer, respectée, aimée, sinon adorée, et son
-autorité domestique s'accroît, tandis que les plaisirs de la chair sont
-le lot des nouvelles épouses que l'époux amène à son foyer.
-
-«Et elles se disaient plus heureuses que les autres femmes qui ne
-peuvent se laisser aller au cours de leur vie naturelle, ne peuvent
-penser qu'à la coquetterie pour retenir un époux, un amant et souvent y
-sont impuissantes, tandis que chez les mormons, si une femme ne peut
-retenir le mari, une autre épouse est là qui l'attire et le retient au
-foyer conjugal et c'est aussi un va et vient de tendresse quand, ce qui
-se produit toujours, la délaissée redevient la favorite. Tous les jeux
-de l'Amour divertissent le foyer mormon et l'on n'a que rarement à y
-déplorer comme ailleurs que la fougue virile, dépassant les bornes
-permises, aille s'ébrouer dans un domaine dont l'accès est interdit.
-
-«Pareillement la pluralité des épouses les maintient dans la réserve
-nécessaire au beau sexe, chacune d'elles ne se souciant point de se
-déconsidérer aux yeux des femmes qui les entourent et qui, ne la
-quittant guère, ne lui donnent pas d'occasion (pas plus qu'elles n'en
-trouvent elles-mêmes) de rompre la foi conjugale.
-
-«Et peu à peu ces discours firent de l'impression sur l'esprit de
-Paméla. Elle se laissa aller à ces raisonnements sans cependant les
-prendre au pied de la lettre. L'épouse nº 19 lui souriait en dessous,
-haussait les épaules, mais ne se mêlait point de catéchiser et, pendant
-que les autres parlaient, elle se mettait à la fenêtre et son visage
-s'attristait comme si elle avait attendu quelqu'un qui ne venait jamais.
-Puis, quand elle se retournait, elle souriait encore, comme pour se
-moquer de ce qu'on disait et proposait qu'on prît du thé avec de la
-crème et des crêpes soufflées.
-
-«Et parfois le prophète traversait la salle, majestueux et silencieux.
-
-«Pendant ce temps, Lubel Perciman n'arrêtait point ses démarches, et
-chaque matin Paméla recevait un bouquet de fleurs rares qu'il lui
-envoyait. Une fois il lui fit venir des mocassins précieux ornés de
-petits rubis, de plumes bleues et de coquillages. Un autre jour, les
-épouses de Lubel Perciman vinrent en troupe prendre le thé et toutes ces
-femmes, de différentes nationalités, vantèrent la vie qu'elles menaient,
-la galanterie de leur époux, sa force, son intelligence, sa nature
-aimante et ses richesses, au point que Paméla fut charmée de les
-entendre et quand Lubel Perciman arriva le lendemain, élégamment vêtu,
-avec une cravate blanche faisant trente-six tours, elle agréa sa
-demande, pensant:
-
-«--Après tout, un riche mariage est une occasion qu'il faut saisir quand
-elle se présente et je n'en trouverai pas autant à Paris; ces gens ont
-peut-être raison.»
-
-«Elle exigea cependant que le mariage serait scellé après qu'elle aurait
-eu le temps de se procurer une robe blanche qu'elle coupa et cousit
-elle-même avec l'aide des épouses du Prophète. Elle n'osa pas demander
-de fleur d'oranger parce qu'elle n'y avait plus droit, pensait-elle,
-mais, le jour de la cérémonie, elle se fit couronner de roses blanches
-et se para d'un collier que son fiancé lui donna et qui était composé de
-perles énormes, comme celles que les Romaines appelèrent unions à partir
-de la guerre de Jugurtha.
-
-«Et pendant la cérémonie du scellement son coeur était triste jusqu'à la
-mort, de nostalgie et d'anxiété; elle se comparait involontairement à
-ces rivières qu'elle avait vues pendant son voyage dans la Californie et
-dans l'Utah, au fond desquelles grouillent des milliers de serpents.
-Elle ressentait mille tristesses au fond d'elle-même et les cérémonies
-insolites qui ne la touchaient point aggravaient sa peine.
-
-«Une voiture devait amener les époux au logis et il se trouva qu'au
-moment où Lubel Perciman aidait Paméla à franchir le marchepied, un
-cavalier passa près d'eux, au pas d'une jument noire qu'il montait, et
-lui-même était vêtu d'une longue tunique blanche, et sur son visage
-masqué, elle reconnut le loup vert et les larmes d'or des Danites. Sa
-tiare immaculée lui donnait un aspect imposant. Et le coeur de Paméla
-battit plus fort, elle pensa: «Voilà celui que j'aurais dû épouser. Il
-est beau et mystérieux, tandis que mon Lubel a l'air d'un négociant
-parvenu avec sa barbe en collier.» Et des idées d'adultère, de fuite lui
-traversèrent l'esprit. Elle souhaita que le Danite la prît en croupe et
-l'emportât dans un autre pays, puis elle pensa à la réputation terrible
-des Danites et, frissonnante, elle se serra contre son mari qui la
-regardait à peine et ne disait pas un mot. Et quand elle fut à sa
-nouvelle demeure, en pénétrant dans le salon, elle vit les quatorze
-femmes debout pour la recevoir et, comme elles étaient rangées de front
-au centre de la pièce, elle éclata de rire, pensant:
-
-«Il n'y a pas à dire, mon foyer conjugal a un drôle d'air, il ne manque
-que la négresse.»
-
-«Le fait est, dit Elvire, tandis que M. Mahner humait une prise, le fait
-est que ce n'était pas ordinaire. J'ai vu des choses bien singulières en
-Russie, et mon premier amant, Georges, m'en a fait voir ici de toutes
-les couleurs, mais je n'ai jamais vu un harem. Ça ne doit pas être
-ordinaire! Peut-être qu'après tout ce n'est pas embêtant de vivre dans
-un harem lorsque comme moi on ne déteste pas les femmes.»
-
-«Vous goûterez peut-être à cette vie après la guerre, dit le factice
-Ovide du Pont-Euxin; mais, j'y pense, si le récit de mon grand-oncle
-pose le problème, nos institutions et nos moeurs européennes lui donnent
-d'avance une solution négative.»
-
-
-
-
-VI
-
-
-«O gens d'un pays où rien ne change, dit sentencieusement Otto Mahner,
-que celui qui n'est pas polygame en Europe jette la première pierre aux
-mormons!»
-
-Et, après avoir reniflé une nouvelle prise, il reprit le cours de son
-récit:
-
-«Avec ce son de parchemin remué qui signale l'approche des serpents à
-sonnettes, les quinze femmes de l'elder Lubel Perciman, décolletées,
-vêtues en robes de moire à volants, sortirent de leur jardin, se
-concertèrent un instant au carrefour où était située leur demeure, près
-de la maison d'Orson Spencer, à l'angle Nord-Ouest où se croisent la rue
-de la Maison du Concile et la rue de l'Emigration.
-
-«Parmi les quinze épouses, on distinguait facilement les quatre
-Américaines à leurs chevelures énormes où se combinaient avec de faux
-cheveux en quantité étonnante, les leurs qu'elles avaient fort beaux et
-elles se poudraient immodérément le visage, le cou, la poitrine, les
-bras, avec de la poudre d'amidon. Les cinq épouses anglaises portaient
-royalement les diadèmes de leurs chevelures d'or rose dont les teintes
-d'aurore à peine différentes l'une de l'autre faisaient ressembler ces
-femmes, parfaitement blanches, à cinq cierges allumés.
-
-«Les deux épouses danoises, la Russe et la Hollandaise se faisaient
-d'épais chignons avec les lourdes nattes de leurs cheveux, tandis que
-les cheveux noirs de l'Irlandaise en molles torsades faisaient ressortir
-la blancheur animée de son visage. Et la Française Paméla avait seule
-des cheveux châtains comme le pelage d'une loutre.
-
-«Elles s'en allaient ainsi toutes quinze par les rues de la nouvelle
-cité où les boutiques étaient fermées parce que ce 29 septembre 1852
-était un jour de grande fête, celle où Brigham le Prophète proclamait au
-peuple mormon la révélation sur la polygamie. Les portes étaient closes,
-mais les vitrines laissaient voir des étalages disposés avec soin et
-avec un goût barbare pour la décoration.
-
-«Le photographe Marsenne Cannon avait exposé des daguerréotypes des
-principaux personnages du mormonisme et de leurs épouses.
-
-«William Hennefer le barbier, qui tenait en même temps un restaurant,
-avait construit avec des bouteilles de vin américain, de Catawba et
-d'Isabella et aussi de Champagne et de Porto, en pains de savons blancs,
-roses et verts, en flacons d'eau de Cologne, en boîtes de conserves, un
-bizarre édifice qui représentait le temple bâti par les mormons à
-Nauvoo. Dans la boutique de William Nixon, c'était d'énormes amas de
-grains de froment ou de maïs, de pommes de terre, de melons qui
-étonnaient dans cette ville élevée dans un désert aride.
-
-«Chez John and Enoch Roese, épiciers, c'étaient des pyramides en boîtes
-de conserves d'huîtres, en pots de confitures entre lesquels s'étalaient
-des vêtements de cuir de daim, des cordages, des armes et des munitions,
-des boucauts de sucre, des caisses de tabac, des barils de porc, de
-farine, des sacs de café. C'étaient des boutiques de modes avec la
-mention _Modes de Paris et du Déseret_. C'étaient encore dans Main
-Street des libraires, des crémiers, le grand hôtel de l'Utah tenu par un
-Piémontais qui était aussi dentiste, épicier et maquignon et devant sa
-maison il avait attaché à des piquets toutes ses mules. Elles se
-tenaient toutes là, bêtes précieuses pour ceux qui voyagent à travers
-les monts et les déserts, les unes noires, les yeux limpides et
-expressifs, hautes comme des juments, d'autres petites, vives,
-gracieuses et que l'on comparait si volontairement à de grandes souris.
-On les avait coiffées de petites ruches, ce qui est un des symboles du
-mormonisme et, chaque fois qu'un cheval passait dans la rue ou dans les
-rues voisines, ces mules s'efforçaient de rompre la longe pour le suivre
-et elles étaient si nombreuses que l'on n'avait pu les faire tenir
-toutes devant l'hôtel et qu'il y en avait jusque devant les boutiques de
-James Needham, de Georges P. Bourne, de John Chillett, le fourreur qui,
-taillant du bois, causait sur le pas de sa porte avec un chasseur qui
-parlait des pays qu'il avait parcourus, des régions de la rivière Rouge,
-le Tennesse et l'Arkansas. Et partout sur les boutiques, sur les
-maisons, sur le Museum, sur le Tabernacle, sur la maison d'Eudore, sur
-la maison du lion avec son portique, c'étaient, gravés ou peints, la
-ruche symbolique ou encore le nom révélé de Déseret et toujours
-l'«oeil qui voit tout», entouré de rayons, emblème sacré des
-Saints-du-dernier-jour.
-
-«Et les quinze femmes de l'Elder Lubel Perciman arrivèrent ainsi devant
-le Tabernacle de la théocratie mormonne où venait de s'achever la
-cérémonie pendant laquelle le Prophète avait proclamé aux Saints et à
-l'univers entier le dogme de la polygynie. Et pour donner plus de
-majesté encore à cette consécration de la puissance virile, une
-procession rituelle sortait du Tabernacle pour faire le tour de la cité.
-
-«En tête marchaient, portant la truelle et l'équerre, les pontifes qui
-avaient jeté des arcs sur le Jourdain de la Terre Promise américaine et
-derrière, portant les mêmes insignes emblématiques, venaient les
-sculpteurs, les architectes et les maçons, occupés à édifier le temple.
-
-«Puis, traîné par des boeufs que menaient cinq jeunes squaws aux longs
-cils, aux cheveux noirs plats et luisants qui leur cachaient à demi le
-visage, drapées dans un manteau à liseré jaune, ornées de colliers où se
-mêlaient des griffes, des turqueries, des coquillages marins, des
-pendants de poterie et un sac de médecine brodé de perles, venait un
-chariot sur lequel était une cage énorme où treize aigles noirs,
-figurant les treize états originaires, battaient des ailes, tandis que
-les Indiennes, avec des voix dont les intonations étaient exquises,
-chantaient en leur langage.
-
-«Derrière ce char, exécutant leurs sonneries martiales, marchaient les
-trompettes de la milice que précédait le porte-étendard et que suivaient
-une bande de musiciens vêtus à la mexicaine et coiffés de larges
-chapeaux pointus; ils jouaient du fifre, de la clarinette et du hautbois
-et leur musique alternait avec le son des trompettes, les cuivres de la
-fanfare du Sicilien Ballo et les voix des chanteurs qui venaient
-ensuite, vêtus en pionniers et portant des sachets indiens.
-
-«Puis, en bon ordre, commandé par le capitaine Pettigrew, marchait un
-détachement de miliciens mormons, entourant quatre esclaves noirs qui
-portaient une grande ruche symbolisant le territoire d'Utah et rappelant
-le nom révélé de Déseret ou pays de la petite abeille.
-
-«A ce moment un nègre missourien, arrivé le matin même, poussant une
-brouette, accompagné d'un trappeur du Michigan venu pour tendre des
-pièges sur la rivière du Jourdain et aux bords du lac Utah, bouscula les
-quinze épouses de l'Elder Lubel Perciman. Ce nègre à chemise bleue, à
-l'oeil calme, trompetait sa marchandise à travers la ville et s'arrêtait
-parfois pour danser la gigue devant les demeures qui lui paraissaient
-opulentes, repoussait avec violence ces femmes en vêtements de soirée
-qui se trouvaient sur son passage et, tandis que toutes se garaient, les
-Américaines poussaient des cris de courroux et, vite revenues de leur
-premier mouvement de crainte, tombèrent sur l'importun à coups
-d'éventails. Et lui qui voulait parler au Prophète qui arrivait à son
-rang dans le cortège auprès du patriarche et parmi les Apôtres, fit un
-faux pas et tomba devant la troupe auguste.
-
-«Le président s'arrêta et avec lui le cortège tout entier et, tandis que
-se prolongeaient les sonneries de trompettes, le nègre criait:
-
-«--J'ai vu d'un ciel orange Christ-Adam descendre avec ses femmes et des
-dieux à l'infini traversaient les espaces pour annoncer la rédemption
-des noirs.»
-
-«Mais Brigham Young demanda à son voisin Kimball qui riait bruyamment:
-
-«--Quel esprit maudit et menteur habite pour ses péchés au tabernacle de
-ce nègre?»
-
-«Et de la troupe des Septante qui venait ensuite sortirent quatre hommes
-qui prirent à la Française Paméla, sans la demander, l'écharpe qu'elle
-avait posée sur son bras; ils tordirent cette bande de soie comme un
-cordage, firent un noeud coulant qu'ils lancèrent par-dessus une grosse
-branche de mûrier qui bordait la rue et, saisissant le nègre qui se
-débattait et criait désespérément:
-
-«--C'est moi Esu Caudland, un fils du Missouri»
-
-ou encore:
-
-«--Je suis un Yankee!»
-
-«Ils le pendirent aux applaudissements de tous ceux qui assistaient à ce
-spectacle et aux rires en cascades des Américaines dont les yeux
-brillaient de la joie qu'elles éprouvaient à avoir été promptement
-vengées.
-
-«Le pendu se débattait encore, ses pieds dansant la gigue avec l'agilité
-à laquelle il les avait accoutumés et dans son visage sombre il semblait
-qu'il y eût à la place des yeux deux grands scorpions blancs qui
-marchaient l'un contre l'autre et la joie fut à son comble lorsque de la
-bouche du pendu un jet de salive étant sorti, un des musiciens de
-l'orchestre de Nauvoo, qui avait été baleinier, cria:
-
-«--Elle souffle là!»
-
-«comme fait, lorsqu'il aperçoit la baleine, le matelot qui interroge la
-mer du haut du mât.
-
-«Puis, après les derniers soubresauts du nègre missourien, le cortège
-reprit sa marche devant le regard fixe du mort, rigide comme un mangeur
-d'opium.
-
-«Avant tout passa un grand mannequin représentant une femme assise et
-couronnée d'étoiles et d'invisibles roues, dissimulées dans le socle,
-étaient poussées par deux hommes que l'on ne pouvait voir, tandis qu'un
-troisième faisait tourner la tête comme si elle avait appartenu à une
-femme vivante et, de temps en temps, le prodigieux simulacre parlait et
-c'était ces hommes qui criaient à l'intérieur de la machine:
-
-«_Je suis la Démocratie de l'Amérique, terre des femmes grandes et des
-hommes turbulents qui procréeront des géants plus grands que les énormes
-séquoises!_»
-
-«Puis ce furent le conseil des évêques et les collèges des prêtres
-inférieurs suivis de quelques Chamanes de race ute que suivait le char
-des Ecritures de la Presse où l'on avait entassé les papyrus d'Abraham,
-les manuscrits de la traduction du livre de Mormon par Joseph Smith, les
-premiers livres et les premiers journaux imprimés par les mormons,
-tandis que, menant les boeufs qui traînaient le char et l'entourant,
-marchaient les restes de la famille de Joseph Smith; sur le char, le
-patriarche, jeune homme qui s'y tenait les yeux fermés, portait dans un
-coffret d'argent l'urim et thummin, instrument divin de la clairvoyance.
-
-«Une multitude de jeunes filles, vêtues de mousseline blanche, portaient
-des bannières aux couleurs des différentes nations du globe et, les
-suivant à dix mètres environ, M. Phelps marchait seul, les yeux baissés,
-et on le regardait avec terreur car le bruit courait que c'est lui qui
-figurait le diable aux cérémonies de l'endowment, il est de la dotation,
-et derrière venait une longue troupe d'enfants qui portaient des
-écriteaux avec des suscriptions en caractères de Mormons et ces enfants
-chantaient sur un ton qui rappelait parfois le rire de l'oie wa-wa et
-parfois encore, s'enflant soudain comme le son d'une trompette, leurs
-voix juvéniles évoquaient le cri du grand cygne du nord.
-
-«Puis, en rangs pressés, précédant la foule des fidèles, s'avançaient,
-causant entre eux, les notables mormons. Lubel Perciman quitta les rangs
-et vint saluer ses épouses avec lesquelles il devait dîner chez Kimball
-où l'on devait donner la comédie, après quoi on danserait. Il s'approcha
-de Paméla, lui demanda si elle s'accoutumerait à la vie des mormons et
-il ajouta:
-
-«--Vous savez, Paméla, que mes désirs ne sont pas encore accomplis. Je
-suis votre mari, mais n'ai point encore exercé les droits d'un époux.
-Respectant les scrupules que vous pouviez avoir, j'attendais que le
-Prophète eût proclamé la révélation touchant la polygynie. Désormais, la
-pluralité des épouses devient un de nos dogmes et c'est en toute
-sainteté que ce soir je m'unirai à vous.»
-
-«Mais Paméla ne l'écoutait guère au moment où passaient, au pas de leurs
-chevaux, les Danites éblouissants de blancheur et ses yeux ne quittaient
-point celui qui marchait à leur tête et dont le masque un instant se
-tourna vers elle. Et, dans la foule qui regardait la procession
-s'écouler, il y avait quelques officiers fédéraux qui souriaient lorsque
-leurs yeux rencontraient les yeux de telle ou telle mormonne et Paméla
-vit que l'un d'eux se tournait constamment d'un côte où se tenait la
-troupe des épouses du Prophète. L'épouse nº 19 se tournait souvent vers
-l'officier et leurs yeux avaient la couleur du myrte mouillé. Ils
-étaient séparés par un groupe où se tenait un juif nommé Chéri de
-Mendoza, qui s'était incliné au moment où avaient passé, pompeusement
-disposés sur le char, les papyrus autographes d'Abraham. Il avait
-ensuite repris une vive discussion avec le chef ute Milopitz qui se
-tenait près de lui et qui lui répondait brièvement en un anglais
-guttural, sans f. à cause de l'impossibilité où sont les gens de sa race
-à prononcer cette consonne. L'Ute avait abordé Chéri de Mendoza en
-l'appelant mon frère et le juif, qui ne le connaissait pas, lui avait
-demandé la raison de cette familiarité.
-
-«--Ne savez-vous pas, avait répondu l'Indien, qu'au témoignage des
-mormons, nous sommes de la même race.»
-
-«Et Chéri de Mendoza avait réfléchi tête baissée pendant le passage des
-reliques d'Abraham.
-
-«--Je vous crois, dit-il en relevant la tête. Il y a bien des analogies
-entre les coutumes rituelles de nos deux nations. D'autre part, le nom
-d'Ute, qui se prononce à peu près comme le mot qui désigne les Juifs en
-allemand, pourrait désigner une origine judaïque. Cependant, avouez que
-nos esprits ne se ressemblent guère, car s'il est vrai que l'esprit de
-la race, celui de la famille, l'esprit en un mot, des traditions nous
-anime, les malheurs qui ont atteint notre position parmi des races très
-différentes de la nôtre, nous ont donné une réelle facilité à
-comprendre, à utiliser toutes les nouveautés. Nous avons l'esprit
-pratique, non seulement pour les choses matérielles, mais aussi pour
-tout ce qui est du domaine de l'intelligence et de l'âme. Vous, au
-contraire, si vous êtes attachés à des traditions, vous ne savez pas les
-conserver pures, c'est-à-dire vivantes et modernes. Vous êtes la plèbe
-des dix tribus, nous sommes les princes de la tribu royale de Jude.
-Cette différence explique l'abaissement où l'on vous voit, explique
-aussi notre génie qui est de dominer en accaparant les richesses et en
-judaïsant les rites et il s'en faut de peu que la judaïsation de tout le
-bassin de la Méditerranée ne soit un fait accompli. D'autre part,
-monsieur l'Ute, vous savez que j'ai ouvert dans Main Street une boutique
-de curiosités, d'antiquités, n'oubliez pas que je vous paierai un bon
-prix tout ce qu'il vous plaira de me vendre, car j'ai le placement de
-tous objets curieux ou archéologiques tels qu'armes, étoffes, cuirs,
-travaux en plumes, pierres gravées, sculptures, poteries, aussi bien
-chez les particuliers de l'Est que dans les musées d'Europe.»
-
-«Et Chéri de Mendoza, qui était un bel exemple de la judaïsation, qu'il
-annonçait, attestait par toute sa personne qu'au sang israélite se
-mêlait en lui le sang nègre et le sang chinois.
-
-«Le chef ute Milopitz regardait gravement et non sans mépris cet homme
-qui était peut-être de sa race et qui lui proposait de vendre les
-témoignages honorables d'un passé glorieux. Il hocha la tête et se
-tourna vers l'épouse qui, portant un lourd ballot sur son dos, se tenait
-à ses côtés humble et courbée. Ils étaient l'un et l'autre l'ignorance,
-la superstition, la sottise et la lubricité, quelque chose de plus bas
-que la plèbe et, cependant, sans qu'ils le sussent, c'était sur eux que
-se modelait l'Etat, les moeurs et les croyances, car, ainsi que l'homme
-a été fait du limon de la terre, les nations sont tirées de la plèbe.»
-
-
-
-
-VII
-
-
-«J'avoue, dit Elvire, que j'ai pour ma grand'mère une très grande
-admiration. Elle pouvait résister aux hommes, tandis qu'aujourd'hui, si
-les femmes ont plus de droits qu'autrefois, il leur est beaucoup plus
-difficile de résister aux désirs virils même lorsque, comme moi et comme
-ma grand'mère à ce que j'ai cru deviner, enclines à aimer les femmes en
-général et sujettes à des béguins pour quelques hommes en très petit
-nombre. Dès ce soir, je ferai le portrait d'un Danite. C'est drôle, il
-me semble qu'il a les traits de Pablo Canouris.»
-
-«Ma foi, dit M. Mahner, je crois bien n'avoir jamais vu de Danites sans
-leur masque vert.
-
-«Mais il se fait tard, je me suis laissé entraîner par mes souvenirs, je
-vais essayer d'abréger le reste de mon récit.
-
-«La table avait été dressée dans la salle du Social Hall. Il y avait là
-Kimball qui donnait la fête, entouré de ses épouses, Brigham Young et
-toute sa famille, Lubel Perciman et son harem, d'autres mormons et leurs
-femmes. Les familles n'étaient point groupées, mais on avait alterné les
-sexes et Paméla était placée entre Chéri de Mendoza et James Ferguson,
-officier de la milice de l'Utah et qui était aussi avocat, orateur et
-acteur. C'était un homme d'une trentaine d'années, fort, énergique et
-spirituel; ses talents de société le faisaient rechercher dans toutes
-les fêtes; bien que célibataire, il eut la réputation d'un adultère et,
-tout en reconnaissant ses mérites, les mormons le craignaient. En face
-de Paméla se trouvait l'officier fédéral ayant à sa gauche l'épouse nº
-19 et à sa droite l'actrice blonde qui était en tournée à Salt Lake
-City.
-
-«Des nègres faisaient le service et sur la table il y avait des
-flambeaux allumés et, dans des vases de céramique locale, des fleurs
-artificielles en cire de formes étranges, un des travaux où excellent
-les mormonnes.
-
-«On servit d'abord comme hors-d'oeuvre des sauterelles, des racines de
-camisch, des oignons qui servent de nourriture aux Indiens et du vin de
-Catawba, qui est le produit des vignes du bord de l'Ohio.
-
-«On écouta avec attention Chéri de Mendoza qui vantait la saveur des
-sauterelles rôties:
-
-«--C'est un mets antique, disait-il, et cependant c'est aussi pour les
-Européens un aliment nouveau et qui rebuterait plus d'un blanc, même
-parmi ceux qui se croient sans préjugés. Les nouveautés, loin de nuire
-aux coutumes et aux saines traditions, les enrichissent, les vivifient,
-les fécondent. C'est ainsi que les sages polygames de l'Utah, loin de
-nuire à l'institution de la famille, lui donnent plus de grandeur et
-plus de force en l'étendant.»
-
-«Et Brigham Young qui l'entendit, se tourna vers lui, disant:
-
-«--Les mormons sont un peuple d'élus, placés ici-bas dans une sphère
-spirituelle particulière, ce qui leur permet de ne tenir compte ni des
-lois humaines, ni des richesses superflues du monde.»
-
-«Et le Prophète s'étant versé du Catawba, leva son verre dans la
-direction de Chéri de Mendoza qui but d'abord aux dames et ensuite au
-Prophète.
-
-«Les nègres se hâtaient pour changer les assiettes et les couverts, puis
-l'on servit des truites saumonées du lac Utah et le rideau de la scène
-qui se trouvait au bout de la salle se leva.
-
-«Le décor était fait d'une tenture jaune au milieu de laquelle se
-détachait l'OEil-Qui-Voit-Tout et un jeune homme qui figurait l'Europe
-et une jeune demoiselle qui représentait l'Amérique, venant, l'une du
-côté cour et l'autre du côté jardin, s'abordèrent en souriant et il
-s'ensuivit un dialogue dont je me souviens presqu'entièrement, parce que
-l'année suivante on nous le fit apprendre par coeur à l'école.
-
-
-L'EUROPE
-
- «Nations, je vous offre et l'ordre et la beauté
- Des ruines qui ont la grâce des jeunes filles
- Et mes fleuves semblables aux vers des grands poètes
- Et tous mes esclavages, toutes mes royautés,
- Tous mes dieux charmants qui sont ma foi, qui sont mon art,
- Tous ces peuples querelleurs et des fleurs odorantes.
- O vieilles maisons, nourrices du progrès,
- Carrefours où les âges choisirent leur route et s'en allèrent,
- Patries, Patries, Patries dont les drapeaux me vêtent,
- Fantômes, ô forêt du génie où chaque arbre est un nom d'homme,
- O Forêt qui marches à reculons sans que tu t'éloignes
- Je suis tous les fantômes, tous les ombrages,
- Les patries, les villes, les champs de bataille
- Amérique, ô ma fille et celle de Colomb.»
-
-
-L'AMÉRIQUE
-
- «Hommes qui souffrez, ô femmes qui aimez, et vous, enfants, venez
- Puiser l'eau du second baptême
- Dans le petit lac bleu où le Mississipi puise son onde
- Je suis l'espoir aux grands espaces et l'avenir sans souvenirs.
- Parmi les troupes de chevaux sauvages issus des chevaux d'Europe,
- Gambadent les troupeaux de jeunes pensées issues de pensées d'Europe
- Et de nouvelles vérités sont révélées ici à ceux qui sont las des
- anciennes.
- Elles chantent ou pleurent, ou prient ou éclatent de rire
- Et préparent de nouveaux travaux.
- Un dieu nouveau se dresse dans le canot d'écorce
- Une déesse se peigne en chantant dans les prairies où mûrit le riz
- sauvage
- Et d'autres dieux réclament des héros.
- C'est aussi l'arrivée d'un vaisseau
- Ecoutez danser là-bas des voyageurs équivoques dans un bal de
- quarteronnes,
- Ecoutez aussi au loin, derrière les horizons, la plainte,
- La plainte de ceux qui meurent en Europe en se rappelant
- Des prairies où le riz sauvage mûrit au bord du Mississipi
- Et les noires cyprières drapées dans la tillandzia argentée!»
-
-«L'Europe et l'Amérique se prirent par la main et, en choeur, elles
-chantèrent:
-
- «La mer sépare les deux époux
- Ce sont les noces énormes de deux continents.
- De l'un jaillit un vaisseau à travers l'océan,
- L'Europe féconde l'Amérique,
- L'Europe, nom viril dans le langage diplomatique,
- C'est-à-dire international qui est le français,
- Et l'on entend distinctement l'article masculin,
- Tandis que l'article féminin marque bien
- Dans la langue des Nations ou langue française,
- Le sexe de l'Amérique.
- L'Europe étend frénétiquement la rigide péninsule d'Armor
- Et l'Amérique s'étale, largement ouverte,
- Où l'isthme humide tressaille aux tropiques.
- Amour sublime! des nations naissent du couple démesuré
- Dont les éléments favorisent les épousailles.
- Le vaisseau poursuit son voyage fécondateur,
- Les vents gonflent les voiles, ils gémissent,
- Crient la volupté des géants qui s'entraiment.»
-
-«Et à ce moment des petits garçons habillés en Indiens mêlés à de
-petites filles vêtues en vieilles dames vinrent danser autour de
-l'Europe et de l'Amérique qui s'embrassèrent aux applaudissements des
-convives. Puis on laissa entrer quelques amateurs de théâtre qui
-venaient pour assister à la représentation de _Jedediah le Grand_. Ils
-avaient payé leurs billets en nature: en melons, en poteries, etc.
-
-«Des Chinois vinrent enlever les tables et, pendant ce temps, les nègres
-firent de la musique au son de laquelle on se mit à danser à la mode des
-mormons, c'est-à-dire un homme et deux femmes. Pendant ce temps, on
-disposait des chaises, des bancs, puis la rampe s'éclaira, on éteignit
-les lumières de la salle, et comme l'on continuait de danser en
-attendant les trois coups qui annonceraient le spectacle, les portes
-s'ouvrirent tout à coup et quelques officiers fédéraux entrèrent dans la
-salle. Des soldats les éclairaient avec des torches.
-
-«Tout ce monde s'arrêta de danser et Kimball se dirigea vers les
-nouveaux venus pour protester contre leur intrusion, mais cinq officiers
-se précipitèrent sur les mormonnes et les saisirent à bras le corps, les
-entraînèrent vers la sortie, avant que les mormons eussent songé à les
-en empêcher. L'officier fédéral qui avait assisté au repas et qui
-dansait avec Paméla et l'épouse nº 19 les poussa vers ses camarades; ils
-se trouvèrent dehors avant que l'officier de la milice Ferguson, qui
-remplissant un petit rôle dans la pièce de _Jedediah le Grand_ se
-fardait dans les coulisses, sortit.
-
-«Des chevaux attendaient les ravisseurs qui hissèrent leurs précieux
-fardeaux presque évanouis sur les montures, s'enchevalèrent et
-galopèrent hors de la ville.
-
-«Ce fut une course effrénée durant laquelle Paméla, plus morte que vive,
-se laissait aller, résignée à tout. Au bout d'une demi-heure, il lui
-sembla que derrière eux d'autres chevaux arrivaient. Les ravisseurs
-activèrent la course, mais les poursuivants gagnaient du terrain, ils
-s'approchaient. Bientôt il y eut des coups de feu; le cheval sur lequel
-était Paméla s'abattit, elle s'évanouit et, quand elle revint à soi,
-elle ne vit que le visage masqué du Danite aux larmes d'or qui la
-contemplait.
-
-«Elle lui dit:
-
-«--Merci de m'avoir sauvée.»
-
-«Il dit:
-
-«--Je regrette de n'avoir pu sauver que vous seule, les autres ont été
-enlevées par les gentils.»
-
-«Paméla pensa aussitôt à l'épouse nº 19, se disant:
-
-«--Elle s'est sauvée, c'est ce qu'elle désirait.»
-
-«A ce moment arrivèrent d'autres Danites qui avaient été chercher une
-mule pour Paméla et elle revint à Salt Lake City assise sur sa mule que
-conduisait par la bride le Danite éblouissant qui l'avait reprise à ses
-ravisseurs.
-
-«Lubel Perciman l'attendait et lui fit fête. Toutefois on ne vit point
-paraître ce jour-là, ni durant la semaine qui suivit Brigham Young dont
-l'épouse préférée avait pris la fuite d'une façon définitive.
-
-«Quand la nuit fut devenue silencieuse, tandis que la lune versait une
-lueur froide et vive, l'elder Lubel Perciman, bien rasé, vêtu d'un
-pantalon de toile bleue, les pieds nus dans des mocassins ornés de
-verroteries versicolores, voulut connaître dans toute son étendue le
-bonheur conjugal et pénétra dans la chambre de Paméla. Il souriait,
-sachant qu'au dehors les Danites veillaient sur la félicité des mormons.
-Les pâles étoiles supportaient à l'infini les dieux de toute puissance
-et, plus loin que ces dieux, d'autres dieux plus puissants encore
-emplissaient la plénitude du monde d'une énergie incréée et sans
-limites.
-
-«Avant tout, l'elder Lubel Perciman, soulevant le flambeau qu'il tenait
-à la main, se regarda dans le miroir. Il se trouva bien coiffé et son
-visage maigre lui plut et il lui sembla que sa chevelure jaune était
-comme un foyer lumineux où s'alimentait la lune de cette nuit
-d'Amérique. Ensuite il jeta un coup d'oeil sur le lit bas où devait
-dormir votre grand'mère, semblable alors à une déité exilée et rompue de
-fatigue. Mais le flambeau pensa tomber des mains de l'elder Lubel
-Perciman, car le lit était vide. Paméla s'était enfuie sitôt revenue et
-mon récit touchant votre grand'mère doit s'arrêter ici puisqu'elle ne
-reparut plus au milieu des Mormons et que l'on n'en entendit plus
-parler, pas plus que du Danite, d'ailleurs. Et l'on supposa qu'elle
-s'était enfuie avec lui, mais on fit le silence sur ce qui la concernait
-car on craignait la colère de l'elder Lubel Perciman qui n'en parla plus
-jamais. Pour mon compte, je n'en ai plus entendu souffler mot jusqu'à ce
-matin où mon diable de neveu est venu de votre part me rappeler cette
-jolie fille mutine, aux cheveux ébouriffés qui, lorsque vêtue en
-matelot, elle parut sur la place de l'Union, fit tant d'impression sur
-les Saints-du-dernier-jour. J'oubliais d'ajouter que le bruit se
-répandit peu à peu que le Danite qui avait disparu en même temps que
-votre grand'mère n'était autre que l'ange Moroni.»
-
-«--Un ange, s'écria Elvire, mais il me semble à moi qui suis la petite
-fille de celle dont vous m'avez raconté l'histoire, que des ailes me
-poussent et ma foi je fais tout ce que je peux pour les retenir, car je
-tiens à rester une femme et je n'ai, je crois, aucune vocation pour
-l'aviation.»
-
-«Enfin, ajouta l'Ovide de fantaisie, votre grand'mère ne manquait ni de
-bon sens ni d'honnêteté puisqu'elle est revenue se marier dans son pays
-et y faire souche. Et n'est-ce pas suffisant pour juger de la valeur
-morale de la polygamie légale. Les Français ne deviendront pas plus
-mormons que Turcs. Et allez! on repeuplera tout de même. La
-repopulation, à tout prendre, c'est avant tout une question de
-propagande.»
-
-
-
-
-VIII
-
-
-Lorsqu'il fut dans le train qui l'emmenait à Marseille, Anatole de
-Saintariste, l'officier permissionnaire dont il est question, s'endormit
-profondément. Il y avait plusieurs mois qu'il couchait sur le sol, et la
-douceur des banquettes du wagon de première où il voyageait le faisait
-dormir, en quelque sorte, de tendresse... C'était sa première permission
-depuis le commencement de la guerre...
-
-L'arrivée dans la Capitale eut lieu par un beau soleil et, le soir,
-quand le Permissionnaire reprit le rapide, il emportait de Paris une
-excellente impression que gâtaient seulement quelques embuscades
-surprises çà et là...
-
-A Marseille, il attendit le bateau qui devait le transporter en Algérie.
-Il profita de cette attente forcée pour visiter les camps anglais.
-
-La rencontre d'un de ses amis, devenu interprète auprès de l'armée
-anglaise, lui facilita ses excursions. Son cicerone savait porter
-l'uniforme kaki orné des têtes de sphinx, c'est pourquoi il jouissait
-d'une certaine popularité parmi les officiers britanniques et le
-Permissionnaire fut bien reçu sous leurs tentes, et ceux qui, parmi les
-officiers anglais, entendaient le français, fredonnèrent une
-chansonnette dont les Interprètes sont les héros:
-
- Non seul'ment faut savoir l'français,
- Faut même connaître un peu d'anglais,
- Ça peut servir, on sait jamais,
- Aux Interprètes.
-
-Le Permissionnaire vit les Hindous faire leur cuisine et les Tommies
-s'exercer au maniement d'armes.
-
-Au demeurant, la ville était pleine d'Anglais, d'Hindous, de Serbes,
-d'Annamites. Ces derniers étaient vêtus en artilleurs et destinés,
-disait-on, à l'aviation; il y avait encore quelques officiers russes et
-des officiers italiens en petit nombre...
-
-Le second jour, le Permissionnaire s'en fut visiter Aix où il eut la
-surprise d'être conduit par un cocher qui avait été le propre cocher de
-Cézanne. Ce brave homme, nommé Baptiste Curnier, se souvenait bien de
-son maître: «Il fallait dire comme lui, mais il ne fallait pas le
-flatter.»
-
-On alla ainsi jusqu'au Jas de Bouffan où peignit Cézanne... Après quoi,
-rentré à Marseille, le Permissionnaire put enfin, le surlendemain,
-prendre le bateau qui, tous feux éteints, le porta jusqu'à O..., où il
-passa le temps de sa permission.
-
-Il y entendit raconter plusieurs histoires dont voici un échantillon:
-
-Ancien professeur au lycée des garçons, puis avocat, X... était encore
-capitaine des pompiers et vénérable de la loge d'O...
-
-A la déclaration de guerre, il laisse sa femme et ses cinq enfants,
-s'engage et part comme capitaine.
-
-Un jour, sa mort est annoncée officiellement. Et des soldats de son
-régiment, ses concitoyens, écrivent à sa veuve des détails précis. Le
-capitaine X... a été tué alors qu'il montait à l'assaut en tête de sa
-compagnie et son corps, resté suspendu aux fils de fer et très visible,
-a fait l'objet de maints combats, mais en vain, car on n'a pu le
-reprendre. (Notons qu'en Champagne l'on a aussi montré ce corps habité
-par les rats et garnissant un cheval de frise sur le billard
-(c'est-à-dire l'espace entre les premières lignes adverses) ou du moins
-un corps qui passe pour être celui du capitaine X... au
-permissionnaire...)
-
-A quelque temps de là, la veuve reçoit d'Allemagne une lettre venue par
-des voies neutres... Il est dit dans la lettre qui venait du vénérable
-d'une loge allemande:
-
-«Votre mari n'est pas mort, mais seulement blessé. Il est en ce moment
-bien soigné... Surtout ne parlez de cette lettre à âme qui vive, sans
-quoi vous ne reverriez jamais votre mari.»
-
-Le Permissionnaire entendit aussi raconter l'histoire d'une dame de la
-société d'O... qui, déguisée en Mauresque, parcourt les cafés pour dire
-leur fait aux embusqués et leur intimer l'ordre de partir sur le Front.
-
-Le Permissionnaire assista à des couchers de soleil merveilleux où le
-ciel s'emplissait de roses ardentes, de lilas flamboyants et de
-violettes phosphorescentes.
-
-Il s'arrêta parfois dans les faubourgs pour écouter les petites
-fillettes des écoles, petites Françaises, petites Espagnoles et petites
-Mauresques qui chantaient des rondes nouvelles en sautant à la corde:
-
- A. B. C. D.
- Les Français ont gagné,
- Les All'mands ont perdu,
- Le Kaiser sera pendu.
-
-Ou cette ronde-ci qui a deux couplets:
-
- Ah! mon Dieu! quell' triste année!
- Tout le mond' mobilisé.
- Ya des morts et des blessés,
- Il y a mêm' des prisonniers.
-
- Viv' la classe de vingt ans!
- C'est des homm's, plus des enfants,
- S'ils s'en vont aux Dardanelles,
- Qu'ils n'oublient pas leurs petit's demoiselles.
-
-Le Permissionnaire visita la mosquée d'O..., mais il fut aussi à la
-cathédrale où il entendit un prédicateur démontrer fort ingénieusement
-l'existence du Dieu unique:
-
-«Il n'y a qu'un Dieu, il ne pourrait y en avoir d'autre. En effet,
-puisque Dieu est partout, où se mettrait l'autre?...»
-
-Enfin, dans une famille amie, s'étant approché d'une petite fille qui
-étudiait ses leçons et, ayant parcouru le cahier de dictées, il vit que
-les auteurs à qui les professeurs du lycée de jeunes filles d'O...
-empruntaient le plus souvent leurs textes étaient M. Pierre Mille et M.
-Ernest Gaubert, sous-préfet.
-
-Puis, sa permission expirée, l'officier permissionnaire reprit le bateau
-et quitta le port d'O... par une belle nuit où la mer était
-phosphorescente. Le navire fendait l'or vert et liquide. Des tirailleurs
-sur le pont sombre comme celui du Vaisseau-Fantôme chantonnaient _Amela
-Djiriwel ya la la..._ Et quand le jour revint, la côte d'Afrique avait
-disparu...
-
-En repassant par Paris, le Permissionnaire entendit raconter l'histoire
-d'une dame qui sait quand la guerre doit finir. Cette dame se rendait au
-Sacré-Coeur, à Montmartre. Le fiacre qui la conduisait avançait
-cahin-caha, car la montée est rude.
-
-Une pauvresse suivait péniblement le même chemin. La dame lui offre
-charitablement une place dans sa voiture. La vieille accepte et la
-conversation s'engage.
-
-Le sujet, tout le monde le devine.
-
-«Rassurez-vous, ma petite dame, la guerre sera finie au mois de...
-
---En..., vous plaisantez?
-
---La guerre sera finie en..., aussi vrai que le cocher qui nous conduit
-sera mort dans une heure.» Ce n'est pas la seule prophétie que je
-connaisse concernant la guerre et, à Nîmes, on m'a montré le manuscrit
-d'un prophète-poète, émule de Nostradame de Salon. Le prophète se
-nommait Paillet et vivait vers 1880.
-
-Ces prophéties inédites m'ont paru se rapporter à la guerre actuelle. Je
-les donne ici sans les commenter:
-
-La première a trait à Anvers:
-
- Anvers, on bâtit une tour.
- Ville sauvée, un prince arrive.
- Toutes tes mains à la dérive
- Maigres comme un cou de vautour.
-
-La seconde est plus claire:
-
- Reims à l'honneur de peine en peine
- Les Marniats ont délivré,
- Pour qu'il brille, ton nom sacré:
- Regard de roi, regard de reine.
-
-La troisième est sybilline:
-
- O ma douleur de Baccarat.
- Le petit loup qui s'y dérobe.
- Eclairs, éclairs au ciel pour robe
- Quand Franc victoire y trouvera.
-
-Dans la quatrième de ces prophéties, je tiens toutefois à faire
-remarquer l'expression énigmatique Foudunbras, fou d'un bras, qui
-s'applique à merveille au Kaiser, manchot d'Allemagne. Coulogne est
-évidemment ici pour Cologne:
-
- La marchandise de Coulogne
- Preux et preuses saccageront,
- Le Foudunbras s'ouvre le front
- A Strasbourg où va la cigogne.
-
-Elles arrivent, se séparent et chacune va faire ses dévotions. En
-sortant, la dame aperçoit sa voiture, le siège était vide.
-
-Elle cherche son cocher: on venait, lui dit-on, de le transporter dans
-une pharmacie voisine, mort d'une congestion.
-
-Voilà un conte à dormir debout; le plus extraordinaire c'est que,
-paraît-il, il est véridique...
-
-Puis, de retour sur le front, en Champagne, l'officier permissionnaire
-retrouva:
-
- La tranchée en première ligne,
- Les éléphants des pare-éclats,
- Une girouette maligne
- Et le regard des guetteurs las
- Qui veillent le silence insigne.
-
-Et, quelques jours après, il rencontra quelqu'un de sa connaissance, un
-caporal d'un régiment voisin. Ce gradé, chargé d'un énorme barda,
-conduisait un petit détachement et, un monocle suspendu à un cordonnet
-de soie, se balançait élégamment devant lui. C'était le caporal Gabriel
-Boissy et, durant quelques minutes, ils parlèrent sans aigreur, avec
-commisération même, des embusqués de leur connaissance.
-
-Il reprit la dure et périlleuse vie du sous-lieutenant, chef de section
-dans les tranchées tragiques de la Champagne pouilleuse, où moi-même
-j'ai entendu un jour, près de l'Arbre de la côte 193, cette réponse
-héroïque:
-
-«Mais, nom de d'là, tu es blessé et tu ne le dis pas. Fallait crier, mon
-vieux!»
-
-«Crier! T'es pas fou! ce mort qu'est là s'plaint pas, crie pas; je
-m'serais fait honte de crier en n'étant que blessé.»
-
-Au demeurant, voici quelques remarques touchant le fantassin du front:
-
-Tous les fantassins méritent la croix de guerre et tous ne l'ont point.
-
-Ce qui domine dans un combat, c'est le tac tac tac de la mitrailleuse.
-
-Le langage du fantassin est riche en synonymes, par exemple, le même
-engin de tranchées, l'horrible bombe qui naguère venait en se lamentant
-et que les Boches ont réussi à rendre muette, se nomme, selon les
-secteurs, youyou, fléchette ou queue de rat.
-
-A l'abri-caverne collectif par escouade ou demi-section, le fantassin
-préfère, bien que ce soit défendu, se creuser un abri individuel dans le
-flanc de la tranchée.
-
-Celui qui n'a pas vécu en hiver dans une tranchée où ça barde ne sait
-pas combien la vie peut être une chose simple.
-
-La vermine est chargée de faire la toilette des fantassins, officiers,
-sous-officiers et soldats.
-
-Celui qui n'a pas vu des musettes suspendues à un pied de cadavre
-pourrissant sur le parapet de la tranchée ne sait pas combien la mort
-est une chose simple.
-
-L'héroïsme du fantassin, durant la guerre qui commença en 1914, surpasse
-tout ce qu'on connaissait jusqu'alors en fait d'héroïsme.
-
-Ceux qui n'ont pas vécu dans la craie de la Champagne pouilleuse ne
-savent pas combien le blanc peut être sale.
-
-Au reste ceux qui ont fait la guerre en Champagne et qui survivront
-reviendront sans doute visiter avec une atroce curiosité cette région
-infernale qui va de la butte de Souain à Massiges.
-
-Au dire de ceux qui connaissent les autres parties du front, c'est
-peut-être là que le drame est le plus poignant, et cela d'une façon
-définitive, depuis le début de la guerre.
-
-Aucune désolation n'égale l'épouvantable aspect de ces ondulations de
-terrain zébrées de boyaux et de profondes tranchées blanches. Rien
-n'évoque plus fortement l'enfer comme ces grands entonnoirs crayeux qui
-furent le théâtre de corps à corps effroyables d'hommes à hommes,
-d'hommes à engin effroyable. Côte 193, côte 196, butte de Souain, butte
-de Tahure et vous, mystérieuse butte de Mesnil, Main de Massiges, ces
-deux mamelles de sol stérile, abreuvé de sang et de sacrifices sans
-nombre! Croix des cimetières, croix françaises, croix ennemies et vous,
-simple croix qui abritez, dit-on, les cadavres de deux jeunes femmes,
-dont on ignore le nom et la nationalité, que l'on trouva expirantes dans
-une cagnat d'officier boche, auprès de laquelle j'ai demeuré quelques
-semaines durant les derniers temps de ma vie d'artilleur. La cagnat
-boche que j'habitais s'appelait «Café Sprind» et les fondateurs de ce
-singulier café avaient ajouté sur la porte l'avis suivant:
-
-_Dieser Unterstand ist von der Gruppe Malinowski ausgebaut und wird auch
-von ihr bewohnt._ Autour se trouvaient des cagnats nommées Lustige
-Mühle, villa Beaulieu, villa Schweizertal, villa Hiddekk, mot acrostiche
-fait avec les premières lettres de l'épiphonème boche que voici:
-_Haupsache ist dass das England Klage kriegt._ Le principal, c'est que
-l'Angleterre soit battue.
-
-Dans le voisinage, les deux cimetières du Trou-Bricot étalaient leur
-macabre décoration où se mêlait la funèbre craie sculptée, le pin, le
-bouleau et les inscriptions funéraires: _Sei getreu bis in dem Tod;
-Liewer düd as Slaw; Kein Schönr'er Tod ist auf der Welt als wer vor'm
-Feind erschlagen,_ etc.
-
-O souvenirs de la Champagne pouilleuse!
-
-Qui a jamais connu un spectacle plus tragique que celui de la côte 196,
-vue du Balcon?
-
-Et ce petit coin de Beauséjour, qui devait être un si charmant séjour
-avant la guerre!
-
-Celui qui parcourra plus tard la Champagne pouilleuse cherchera avec
-intérêt la petite tombe qui abrite les cadavres du fermier de Beauséjour
-et de sa fille.
-
-Région où la vie est dure, mais le courage, l'esprit de sacrifice,
-l'entrain y sont d'autant plus grands.
-
-Qui regardera, après la guerre, sans émotion, pointer le bouton rose de
-l'euphorbe verruquée ou s'étaler les spatules de la pimprenelle à saveur
-de concombre?
-
-Et le berger qui mènera plus tard paître ses moutons sur ces crêtes qui
-furent les volcans de cette guerre se baissera parfois pour ramasser
-quelque débris d'obus ou quelque fragment de cuir de ce qui fut un
-casque boche et regardera curieusement ce débris informe de notre
-époque. Mais des mains pieuses entretiendront les cimetières où, chaque
-fois qu'il en avait l'occasion, Louis Derôme allait errer, redressant
-les croix, méditant sur cette activité étrange qui a poussé et poussera
-toujours les hommes à s'entretuer quand un peu de charité et moins
-d'avidité suffiraient à assurer la paix éternelle.
-
-Le 27 juillet 1915, jour de Saint Pantaléon, fête patronale de
-Mesnil-les-Hurlus, où se trouvaient nos positions, les canonniers de ma
-batterie restaurèrent une tradition qui s'était perdue, je crois, depuis
-1875. C'est le jeu de la roue, tradition de l'endroit. Louis Derôme,
-dont le bataillon était au demi-repos de ce côté, assista à la fête et
-nous nous promenâmes ensemble dans ce village dont il ne reste d'intact
-dans les décombres de l'église que la cloche chue du clocher, mais
-demeurée entière; plus de maisons, partant plus d'habitants.
-
-Mais la roue (non une roue de charron toutefois, mais un dévidoir à fil
-téléphonique) descendit et remonta maintes fois la pente de la colline
-et les artiflots s'amusèrent comme des gosses et je crois bien que vers
-la fin des grivetons de la biffe se mêlèrent à ce jeu qui avait
-autrefois un but matrimonial.
-
-Grièvement blessé enfin, transporté d'ambulance en Hôpital auxiliaire,
-Louis Derôme arriva un matin au Val-de-Grâce et, dès ses premières
-sorties, il constata que Paris ne l'étonnait plus comme lors de sa
-permission; il rencontra Corail qu'il avait aperçue une fois avant la
-guerre, car elle était, depuis le mois de décembre 1913, l'amie d'un de
-ses amis qui avait été tué à la guerre. C'est pourquoi ils se lièrent et
-elle ne le quittait point tandis que, convalescent, il reprenait pour
-ainsi dire sa vie d'avant la guerre.
-
-Dans le milieu de poètes et de peintres qu'ils fréquentaient, milieu où
-l'on n'est pas toujours enclin à la bonté, mais où l'on est toujours
-sensible, une anecdote émouvante remuait alors les coeurs, c'est une
-anecdote de guerre et cependant ce n'est pas une anecdote militaire.
-Elle m'a été racontée par le héros lui-même. Il m'a prié de taire son
-nom et de changer légèrement quelques circonstances. Je m'incline devant
-son désir, tout en regrettant de ne pouvoir donner ce cachet
-d'authenticité, ou plutôt cette précision à un si beau trait de la vie
-contemporaine.
-
-Pour ma part je ne connais rien de plus noble que cette vision d'un
-village en ruines qui se dresse superbement intact sur le Thabor
-transfigurateur de l'Art.
-
-Le peintre A... D... avait obtenu d'aller peindre dans la zone des
-armées les vues pittoresques des ruines de la guerre.
-
-Il parcourait le front depuis les confins de la Suisse et maintenant
-qu'il approchait du village où il était né, son coeur battait très fort.
-
-Il avait vu un grand nombre de villages que l'artillerie et l'incendie
-ont ruinés. Les uns sont réduits à l'état de squelettes; il ne reste que
-quelques murs. Quelquefois l'église est presque intacte. Le plus souvent
-le clocher a été abattu. Mais tous ces décombres ont déjà l'aspect
-grandiose des ruines antiques. Malgré l'horreur qu'elles représentent,
-on est forcé d'en admirer la beauté, que dis-je? la pureté.
-
-Dans les villes du front, la guerre n'a causé que des dégâts dont
-l'apparence sinistre ne peut que serrer le coeur. Il n'y a que des
-démolitions. Dans les villages, au contraire, la ruine est pour ainsi
-dire achevée et forme un ensemble empreint le plus souvent d'une
-grandeur touchante, d'une délicatesse à pleurer.
-
-A... D... avait reproduit ce caractère dans ses études, car il était
-sensible et chacune des ruines qu'il avait vues avait éveillé en lui un
-sentiment où se mêlait à la haine contre la barbarie destructrice un
-profond respect artistique.
-
-Voyageant à pied, comme les paysagistes d'autrefois, il goûtait
-pleinement, en même temps que la fraîcheur de la belle matinée
-d'automne, le charme d'un paysage qu'il s'étonnait de ne plus
-reconnaître.
-
-En effet, il approchait du village natal. Cette région qu'il parcourait
-et où son enfance s'était écoulée tout entière, lui était familière
-entre toutes et cependant il la reconnaissait à peine.
-
-Partout s'enchevêtraient des routes nouvelles, soigneusement
-entretenues. C'étaient encore des chemins de fer à voie étroite et de-ci
-de-là, le long de ces artères, de ces veines du corps sublime des armées
-combattantes, se dressaient des baraquements, des hangars. Villages
-inattendus, les cantonnements groupaient leurs huttes sous les arbres
-des boqueteaux.
-
-Et A... D... admirait cette vie nouvelle née de la guerre. Car si les
-ruines ont été accumulées, les voies de communications ont été
-multipliées et elles concourent si grandement à la richesse d'une
-contrée, qu'on peut se demander si, pour un grand nombre de ces
-villages, le perfectionnement des moyens de communication ne compense
-pas dans une large mesure la perte des maisons, abstraction faite
-toutefois de ce que ces ruines pouvaient représenter comme valeur
-artistique.
-
-Elle était souvent très grande, mais, en l'état des réflexions du
-peintre A... D..., restait entièrement hors de la question.
-
-C'est un Champenois qui par tempérament examine les choses et les idées
-sous tous les aspects que lui présente son esprit mobile et pénétrant.
-
-La raison l'incitait à moraliser et, sans que l'esthétique y perdît ses
-droits, il s'attachait à deviner les conséquences de ce qu'il voyait.
-
-Un Provençal, un Breton eussent tenu d'autres raisonnements selon une
-autre logique, et cette variété de tempéraments qui se rejoignent dans
-la haute civilisation française explique comment la France peut si bien
-remplir son admirable mission. C'est elle qui, depuis la ruine de
-l'antiquité, joue vis-à-vis de l'humanité le rôle qu'ont joué avant elle
-la Grèce et puis Rome.
-
-Voilà donc A... D... s'approchant de son village natal par des routes
-inconnues. Tout est propre et bien entretenu. Des cavaliers passent à
-travers champs. Il croise une théorie de lourds camions de
-ravitaillement. Les trous d'obus ici et là sont bien faits, bien ronds
-et pleins de fleurs qui tranchent dans la campagne comme des corbeilles
-dans un jardin. Au loin, des coups de canon éclatent pompeusement. Des
-avions, sentinelles aériennes, semblent des abeilles qui butinent sur
-les fleurs subites des éclatements le miel si doux de la victoire. A...
-D... sent alors tout le charme de cette fraîche matinée d'automne et,
-tout à coup, au tournant d'un coteau, apparaît le village natal.
-
-Est-ce lui? Rien n'est demeuré de ce qui pouvait le faire reconnaître.
-Où est le fin clocher? Où sont les vergers qui l'entouraient jadis et
-qui, au printemps, le ceignaient d'une guirlande fleurie? Où est le
-petit château, cette merveille de grâce qui depuis la Renaissance se
-mirait dans l'étang? Où est l'usine dont la haute cheminée était ce que
-le XIXe siècle avait apporté dans le pays de plus caractéristique en
-fait d'architecture? Pas de doute cependant, voici l'étang et quelques
-pans de murs, restes du château; voici le cimetière qui paraît s'être
-agrandi; voici les ruines de l'église; voici la maison natale d'A...
-D... La voici entre d'autres maisons semblables; de chacune d'elles, il
-reste deux murs nettement silhouettés qui se terminent en forme de
-brisques, attestant ainsi la durée de la guerre et des blessures...
-
-Mais, Dieu! que ces ruines sont vivantes! Les décombres ont été
-déblayés. Partout on a fait place nette et, au flanc du coteau, un
-bivouac s'est établi, dans des gourbis, et sur l'un d'eux, A... D...
-reconnaît, avec un plaisir ému, la porte, la jolie porte de sa maison
-natale.
-
-Et le voilà installé, il ouvre son carnet et dessine fiévreusement, avec
-joie. L'inspiration l'anime, jamais aucune ruine ne l'a transporté à ce
-point. Il ne se borne point à tracer un croquis. Il achève son dessin.
-Il n'a de cesse qu'il soit complet. Tout y est. Voici à droite le
-cimetière grand comme celui d'une petite ville. A gauche ce sont les
-baraquements qui paraissent continuer le village qui ainsi se développe
-à l'ouest, ce qui est une loi urbaine bien reconnue. Voici encore le
-bivouac à flanc de coteau et plusieurs larges routes qui se croisent sur
-la grande place où n'aboutissaient autrefois que des chemins mal
-entretenus et des sentiers bordés de murs et de haies vives.
-
-Et, le dessin achevé, A... D... contemple son ouvrage avec étonnement.
-
-Est-ce bien son village ruiné qu'il a dessiné?
-
-Oui, pas de doute. Tout est rendu avec exactitude et cependant voici que
-sur le papier, malgré cette exactitude minutieuse, le village s'est
-transfiguré; il est plus grand, plus beau qu'auparavant, qu'au temps de
-son enfance. Les perspectives des ruines ont pris l'aspect de maisons
-bien alignées. Un rideau de peupliers dissimule les ruines du château,
-de la haute cheminée et du clocher, tandis qu'il n'apparaît de l'église
-qu'une partie de la nef encore intacte.
-
-Le village d'A... D... c'est maintenant une petite ville desservie par
-de larges et nombreuses voies de communications. Un petit chemin de fer
-passe au milieu de ces vastes baraquements qui, sur le dessin, ont pris
-l'importance d'un quartier nouveau. Et ce dessin si exact apporte aussi
-une vision de ce que deviendra après la guerre ce village maintenant en
-ruines.
-
-A... D... m'a raconté qu'il regarda longtemps avec un attendrissement
-sans tristesse son dessin précis et prophétique, puis, ayant serré son
-cahier et ses crayons, il se mit en route et s'éloigna de son village
-natal où il n'était point entré. Il marcha et, lorsqu'il eut gravi la
-petite côte qui se dirige vers l'ouest, il s'arrêta, se tourna et
-contempla les ruines qui lui avaient paru si prospères. Il en aperçut
-toute la tristesse, toute l'horreur. Il ne vit plus les routes neuves,
-ni les baraquements, ni le petit chemin de fer. L'église était sans toit
-et sans clocher, l'usine sans cheminée; du château et des maisons, il ne
-restait que des pans de murs. Il regarda tout cela longtemps, son coeur
-se serra et il se mit à pleurer.
-
-Voilà le tableau tel qu'il m'a été décrit par A... D...; mais je ne peux
-rendre l'accent extraordinairement passionné avec lequel il me parla de
-cette transfiguration merveilleuse.
-
-J'ai vu le dessin miraculeux, il est d'une beauté touchante, mais il
-faudrait que tout le monde eût en France la vision nette de l'avenir,
-comme l'eut le peintre A... D... devant les ruines de son village natal.
-Il faudrait que dans tous les esprits s'accomplit le miracle patriotique
-de la double vue.
-
-Partout en France, la guerre peut amener des changements magnifiques: il
-faut les apercevoir dès aujourd'hui afin de pouvoir les réaliser.
-
-C'est devant ce dessin, exposé rue de Penthièvre, dans «les salons de
-Couture» (c'est bien l'expression qui convient) de Mme Bougard, que
-Pablo Canouris, Elvire, Moïse Deléchelle, le fantaisiste sergent du
-Pont-Euxin, la jolie rousse Corail, écoutaient Anatole de Saintariste
-leur dire les réflexions qui lui venaient en contemplant ce
-chef-d'oeuvre.
-
-«J'en suis touché à l'extrême, disait-il, car rien ne m'émeut comme de
-découvrir les traces de ce qui se prépare de grand dans les âmes de mes
-compatriotes.
-
-«Il faut faire place nette pour une nouvelle France à la fois jalouse de
-ses traditions et extrêmement audacieuse dans ce qui concerne le
-progrès. C'est pourquoi les ruines m'émeuvent à la façon dont elles
-peuvent émouvoir dans ce dessin: j'aperçois déjà ce qui les remplacera.
-Et les morts, pour émouvantes qu'elles soient, évoquent pour moi le
-prochain repeuplement de la France. Il faut que dans cinquante ans elle
-soit devenue une nation de cent millions d'habitants.
-
-«Instituez le mormonisme, réplique l'Ovide d'imitation, et que chaque
-homme fasse des enfants à plusieurs femmes.»
-
-Et Pablo Canouris disait à Elvire:
-
-«Du moment que Nicolas est parti et que tu es ma maîtresse, il n'y a
-plus de raison que tu restes chez lui. Viens chez moi.»
-
-Mais Elvire, dont les yeux pétillaient de malice, pensait que son amie
-Mavise l'attendait chez elle et, tout en serrant le bras de Pablo
-Canouris, elle pensait à des caresses d'une douceur infinie, non celles
-qu'elle aurait pu recevoir, mais bien les caresses qu'elle savait donner
-et qui ne pouvaient toucher qu'un coeur de femme.
-
-On revint à pied vers Montparnasse en chantant:
-
- C'est la fille à la Fatma,
- Qui habite à la Casbah
- Au fond de l'Algérie
- Elle n'est pas jolie, jolie,
- Mais dans tout le pays
- Tous les sidis l'envient.
-
-Et l'on ne s'arrêta qu'un instant devant une de ces anciennes
-constructions de bois qui depuis si longtemps déjà marquent
-l'emplacement d'un chantier du Métro ou du Nord-Sud pour écouter cette
-histoire que raconta Moïse Deléchelle, après avoir caressé tendrement le
-cou de l'Ovide de contrefaçon:
-
-«On pense généralement, dit Moïse, en imitant à ravir le ton prétentieux
-des professeurs mondains, leur mine et leurs gestes, on pense
-généralement que les Anglais sont les gens les plus flegmatiques du
-monde. C'est une erreur et l'histoire authentique suivante, dont on n'a
-point parlé, bien qu'elle soit extraordinaire, montre assez que certains
-Français et même des Parisiens rendraient des points aux insulaires les
-plus froids.
-
-«Le 1er janvier 1907, à dix heures du matin, M. Ludovic Pandevin, mon
-oncle, puisqu'il a épousé la soeur de ma mère, mais qui est aussi un
-riche négociant du Sentier, étant sorti de son opulente demeure située
-avenue du Bois de Boulogne, prenait un fiacre, près de l'Etoile.
-
-«--A la gare Saint-Lazare, grandes lignes, dit-il au cocher, et un peu
-vite, je dois prendre le train du Havre.
-
-«M. Pandevin allait à New-York pour affaires et n'emportait qu'une
-petite valise. L'heure pressait et le fiacre arriva à la gare quelques
-minutes à peine avant le temps indiqué sur l'horaire pour le départ du
-train.
-
-«M. Pandevin tendit au cocher un billet de mille francs, mais
-l'automédon n'avait pas de monnaie.
-
-«--Attendez-moi, dit le négociant, donnez-moi votre numéro, je vais
-revenir.»
-
-«Il laissa sa valise dans la voiture et alla prendre son billet. Mais
-voyant alors qu'il s'en fallait d'une minute que le temps indiqué sur
-l'horaire pour le départ du train fût accompli, M. Pandevin pensa:
-
-«--Ce cocher a ma valise et des papiers qui après tout ne me sont pas
-indispensables. Il attendra, trouvera mon adresse sur la valise et se
-fera payer chez moi.»
-
-«Et il s'en fut prendre son train qui ne partit que deux heures plus
-tard, car il y a belle lurette que les horaires ne sont plus respectés.
-Au Havre, il prit le bateau pour l'Amérique et ne pensa plus au cocher.
-
-«Celui-ci attendit patiemment son client et se dit au bout de vingt
-minutes: «Ce n'est plus à la course, c'est à l'heure.»
-
-«Puis il se remit à attendre philosophiquement.
-
-«A midi, il se fit apporter à déjeuner par un camelot, descendit pour
-manger et, de crainte que l'on emportât sa valise, la serra dans son
-coffre sous le siège. Le soir il dîna comme il avait déjeuné, donna le
-picotin à son cheval et continua d'attendre jusqu'au dernier train,
-après minuit.
-
-«Alors il secoua les rênes sur cocotte et sortit de la cour du Havre
-sans témoigner d'humeur ni d'impatience.
-
-«Il s'arrêta devant le chantier du Nord-Sud qui s'élevait à cette époque
-devant la gare Saint-Lazare, descendit de son siège et ouvrit la porte
-de cette singulière construction de bois que les Parisiens ont admirée
-pendant de longues années et dont les nombreuses répliques ornent encore
-certains points privilégiés de la capitale. Prenant son cheval par la
-bride, le cocher dont je parle et duquel il est juste que la postérité
-connaisse le nom, Evariste Roudiol, propriétaire d'un hongre et de la
-voiture de place nº 20364, remisa le tout dans le chantier couvert qui,
-somme toute, constituait une demeure assez confortable et située en
-plein centre de Paris. Il y avait là de la paille dont il fit litière
-pour son cheval qu'il détela et lui-même dormit commodément dans la
-voiture, bien enveloppé de couvertures, quoique la nuit, malgré la
-saison, ne fut pas trop froide.
-
-«A cinq heures il fut sur pied, battit la semelle, agita ses bras
-horizontalement et vigoureusement pour se réchauffer, attela, et laissa
-l'équipage dans le chantier couvert, car un fiacre ne peut entrer dans
-la cour du Havre s'il n'a point de voyageurs.
-
-«Et le cocher Evariste Roudiol fut se poster à l'entrée de la gare, à
-l'endroit même où son client l'avait quitté la veille. Vers sept heures,
-il alla prendre un café au bistrot qui se trouve dans la cour du Havre,
-il écrivit à sa femme un bleu qu'il fit porter à la poste par un garçon
-et fut se remettre en observation.
-
-«Vers midi, Mme Roudiol fit apporter à son mari un ameublement sommaire,
-avec de la paille, du foin et de l'avoine pour le cheval qui semblait
-fort heureux de ses nouveaux loisirs. Il est vrai que ces allées et
-venues parurent insolites aux passants. Ils n'avaient jamais vu aucun
-ouvrier dans le chantier. La police cependant trouva que le tout était
-naturel et que, sans doute, on avait installé là un gardien pour
-empêcher les sabotages d'une part et, de l'autre, tout travail
-intempestif aussi bien qu'inusité.
-
-«Et une vie délicieuse commença pour l'homme et pour le cheval qui
-prenait de l'embonpoint, tandis que Roudiol fumait la pipe tout le jour
-en surveillant l'arrivée des voyageurs.
-
-«Puis, ce furent les beaux jours. Mme Roudiol vint tenir compagnie à son
-mari qu'elle quitta vers le milieu de l'automne quand la bise fut
-venue...
-
-«Des années passèrent sans que rien interrompît la vie paisible que
-menaient l'homme et la bête, singuliers Robinsons d'un des quartiers les
-plus animés de Paris.
-
-«De temps à autre, pour donner un peu d'exercice à Cocotte, le cocher
-priait un passant de monter dans la voiture afin de pénétrer dans la
-cour du Havre. Là, le hongre trottait un peu, sans que Roudiol perdît de
-vue la sortie de la gare. Et, avant de se coucher, de sa grosse écriture
-appliquée, il inscrivait chaque soir quelques chiffres sur un vieux
-carnet crasseux et gauchi.
-
-«Le 1er janvier 1910, Roudiol, debout à quatre heures du matin, pansa
-son cheval, l'attela, et, vers huit heures, voyant que le temps était
-beau, se dit qu'il fallait en profiter.
-
-«Il fit monter un camelot dans la voiture et entra dans la cour du Havre
-où, après quelques évolutions, il alla se placer près de la sortie des
-grandes lignes...
-
-«A neuf heures, un monsieur parut et s'arrêta comme pour chercher
-quelqu'un. Mais le cocher avait reconnu son client:
-
-«--Voilà, bourgeois! lui cria-t-il en sautant à bas de son siège.
-
-«--C'est vous? dit M. Pandevin, attendez! Et il tira son portefeuille où
-il prit un bulletin.
-
-«--C'est bien cela, dit-il, 20364. Combien vous dois-je?
-
-«--Cinquante-six mille trois cent vingt-deux francs, répondit le cocher,
-et vingt-cinq centimes pour le colis.
-
-«M. Pandevin vérifia le calcul: trois ans moins une heure à deux francs
-l'heure, tarif de jour, et deux francs cinquante l'heure, tarif de nuit,
-en modifiant les totaux quotidiens selon les horaires d'hiver ou d'été
-et sans oublier d'ajouter une journée pour l'année bissextile 1908.
-
-«--C'est juste, observa M. Pandevin, voilà votre dû.» Et il lui donna
-56.322 fr. 50, car il comptait vingt-cinq centimes pour le pourboire.
-
-«Roudiol serra le tout dans son grand porte-monnaie.
-
-«--Maintenant, chez moi!» dit M. Pandevin qui, après avoir donné son
-adresse, monta dans la voiture.
-
-«Et, quand ils furent arrivés à destination, il donna au cocher un franc
-soixante-quinze pour la course.»
-
-«Cette merveilleuse patience, qui est aussi bien française que
-britannique, et avec laquelle les Allemands n'avaient pas compté, a
-permis à cette guerre invétérée de durer. Mais le beau de l'histoire,
-c'est qu'aujourd'hui ni mon oncle Pandevin, ni l'ancien cocher Roudiol
-ne sont au front; ils fabriquent des munitions. C'est Roudiol qui est
-allé proposer l'affaire à son ancien client.
-
-«Je vous promets qu'ils ne s'embêtent pas et que, la guerre finie, ils
-pourront affronter la vie chère.»
-
-Après quoi, à Montparnasse, chacun s'en alla avec sa chacune et en
-route.
-
-Anatole demanda à Corail:
-
-«--Tu n'avais jamais trompé Hyacinthe avant moi, c'est-à-dire avant sa
-mort?
-
-«--Mais si, répondit Corail.
-
-«--Il l'a su? demanda Anatole avec une souffrance indicible.
-
-«--Il s'en est bien douté, répondit Corail, et il en était navré.
-
-«--Avec qui, dit Anatole, tandis que des larmes venaient au bord de ses
-paupières.
-
-«--Avec un juif, répondit Corail, il était du ...e d'artillerie, mais il
-s'est arrangé pour ne jamais partir au front. Il ne couchait même pas à
-la caserne à Nanterre et avait loué une petite villa.
-
-«Durant les huit premiers mois de la guerre, je n'avais jamais trompé
-Hyacinthe. J'avais une petite amie, Geneviève, avec qui je sortais et
-allais souvent à Nanterre où était son ami. René, c'est le juif, me vit
-et me suivit jusque dans le train qui nous ramenait à Paris. Dans le
-wagon il nous fit tellement rire que nous ne pûmes faire autrement que
-de lier conversation avec lui. Cela se fit vite. Je ne l'aimais pas,
-mais il était si amusant et je m'ennuyais tellement. Plus tard, un jour
-que je me disputais avec lui, je lui tordis si fort la main que je lui
-cassai le petit doigt. Il parvint à faire croire qu'il se l'était cassé
-en service commandé et réussit à se faire réformer.
-
-«Quand Hyacinthe vint en permission, il se doutait de quelque chose, car
-un grand nombre des lettres quotidiennes que je lui adressais venaient
-de Nanterre. Je lui avouai tout. Et il n'eut pas le courage de me faire
-des reproches, mais je le sentis si profondément désolé que je sus
-aussitôt qu'il serait tué. Et, depuis, je pris le juif en haine et
-j'aurais voulu mourir.»
-
-Anatole de Saintariste ne répondit rien, mais il eut aussitôt la vision
-de la mort héroïque et désolée du pauvre brancardier Hyacinthe à
-l'affaire du bois des Buttes, dans l'Aisne, devant Pontavert, en face la
-Ville-au-Bois.
-
-Tandis que les Français allaient à l'assaut, le bois s'emplit de rumeurs
-d'un autre temps: bruits d'armes, de lances et de boucliers. Des troupes
-silencieuses s'avançaient et se rangeaient sous les arbres.
-
-Anatole, dont l'imagination évoquait ce merveilleux spectacle, vit
-l'«Ennéade» de ceux qui savent toute bravoure. Ce sont les abeilles des
-batailles de tous les temps. Mais ce n'est pas que tous soient des
-vainqueurs.
-
-
-CRI DES NEUF DE LA RENOMMÉE
-
-Nous passerons tour à tour jusqu'à ce que l'Ennéade soit complète. Ne
-vous étonnez pas, il n'y a point de femmes parmi nous, car elles
-n'aiment pas la guerre et pas toujours même le guerrier. Les amazones
-elles-mêmes, qu'en penser? puisqu'elles n'avaient qu'un seul têton.
-
-Un mirage de Judée s'étala, des montagnes, des torrents, des blocs de
-jaspe vert, çà et là, des arbrisseaux épineux, des troncs écimés. Le
-premier de la renommée passa précédé des sonneurs de trompe.
-
-
-JOSUÉ
-
-L'important n'est pas de nourrir son peuple. Il faut lui donner la terre
-promise qui produit les raisins miraculeux et les fontaines de lait.
-L'important n'est pas de briser les veaux d'or, prétextes de rondes et
-de chansons. Il faut être assez ignorant des lois de la nature pour
-arrêter le soleil d'or afin que sa lumière soit un prétexte de victoire.
-Car, il ne faut pas le bonheur de tout homme, mais que tout homme ait ce
-qui lui a été promis. De même pour les peuples. Ils espèrent des
-victoires et la destruction des autres peuples. Le geste de ma main vers
-le soleil est le plus beau monument de l'ignorance et de la puissance
-humaine, surhumaine. O ma mémoire! Le soleil s'arrêta, froidit, et
-pendant la nuit solaire les ennemis, las de soleil, s'enfuyaient.
-
-Dans le même décor de Judée, passa le second de la renommée.
-
-
-DAVID
-
-Les batailles? des batailles pour vos amours. Hélas! Hélas! nul
-n'espérera ton retour. Ceux qui partent seront oubliés et leurs peuples
-n'en auront pas de regret et leurs femmes n'en auront pas de souvenir.
-Combats singuliers. C'est là le meilleur. Ils n'impliquent ni départ, ni
-déroute, ni retour. Ah! chaque guerre est un péché d'amour. Moi,
-qu'ai-je fait? Sinon cette guerre pour l'adultère. Bethsalie qui
-baignais tes pieds dans un bassin sous mes terrasses, au jardin de
-cèdres et de cyprès. Les femmes n'aiment ni la guerre ni les guerriers,
-mais les jardins de cèdres et de cyprès, les palais à terrasses et les
-rois qui tergiversent. Vieux rois, qui ne partez pas en guerre,
-souvenez-vous de Moïse qui fabriqua un anneau d'oubli pour amortir les
-voeux impudiques que Thaïba nourrissait pour lui. Rois puissants, rois
-barbus qui partez pour la guerre, souvenez-vous de Moïse qui fabriqua un
-anneau de mémoire pour Séphora, sa femme, lorsqu'il se sépara d'elle
-pour aller à la cour de Pharaon.
-
-Dans le même décor de Judée, écrasé par l'éléphant, entouré de morts et
-de mourants, le troisième de la renommée râla:
-
-
-JUDAS MACCHABÉE
-
-Les ennemis de vos peuples sont les bêtes. Il faut les tuer jusqu'à en
-mourir. Les batailles doivent être les chasses. Tuez la brute avant
-l'homme, mais mourez sous la brute si vous espérez qu'elle meure sur
-vous. Pour chaque râle d'homme, une hécatombe n'est pas suffisante. Et,
-chaque jour, ô vertueux, donnez des bêtes à sacrifier. Et, chaque jour,
-ô braves, surmontez les répugnances et soyez boucher devant les prêtres
-prêts à interpréter l'état des entrailles des victimes sur des autels
-dédiés par un grand peuple à son vrai Dieu.
-
-Un mirage d'Asie Mineure, paysage marécageux de Troade, cours du Simoïs
-et du Scamandre. Un héros sanglant, qui était le quatrième de la
-renommée, s'écria:
-
-
-HECTOR
-
-Défendez-vous, peuples. Défiez-vous des étrangères, gardez vos dieux,
-vos vrais dieux, ne croyez pas à la vertu des simulacres sauveurs. Et si
-vous ne répugnez pas à une guerre de dix années, il viendra le jour où,
-héros, vous aurez une mort héroïque. Car pour les peuples et les hommes,
-malgré leurs dieux, leurs vrais dieux, il vient toujours le jour où l'on
-entend chanter la femelle de l'alcyon et elle est proche en ce cas; la
-mort qui vient en dansant, bataillant, souvent femme, parfois homme et
-alors rien n'y fait, ni la valeur, ni l'invulnérabilité. On tombe, homme
-ou peuple, sur le champ de bataille et malheur aux vivants, hommes ou
-peuples, ils tombent en esclavage. Mais la défaite, honte des hommes et
-des peuples, est le bonheur des femmes et des nations qui pleurent et
-politiquent, chantent et se mutinent, se prostituent et s'acclimatent
-sous d'autres hommes, aux pieds d'autres dieux.
-
-Un mirage de Grèce s'étala, paysage de midi, silence panique, rocs
-stériles, temples blancs, pins et la mer avec des îles.
-
-
-ALEXANDRE
-
-Les plus doctes leçons ne nous enseignent pas la modération dans la soif
-des conquêtes et la soif physique. Quel homme plus altéré qu'un guerrier
-après une journée de combat. Quel conquérant peut être magnanime s'il
-n'a jamais connu la défaite. Pour bravoure, je ne connais que celle des
-Argyraspides, un courage pompeux, calme et anonyme qui permet de
-supprimer l'illusion des récompenses. Rois, si vous n'êtes pas fils d'un
-dieu, renoncez aux conquêtes, car les empires sont de trop courte durée
-si les peuples conquis ne peuvent pas vous élire pour leur dieu, pendant
-la paix politique qui doit suivre les guerres victorieuses. Mais quels
-souvenirs, ceux des batailles! ton char royal désigné à l'attention des
-tiens et des ennemis par des banderolles où s'inscrit ton nom, fend,
-rapide, les troupes pressées dont les lances sont aussi nombreuses à
-perte de vue que les soies d'un sanglier. Tu te saoules des clameurs, ta
-vue ranime tes soldats défaillants et ton audace décide une victoire qui
-vaudra la perte de l'indépendance à quelque peuple policé ou sauvage que
-tu feras selon ta volonté un peuple d'esclaves. A moins toutefois que
-les vaincus n'aient l'audace de vouloir n'être qu'un peuple de martyrs.
-
-Paysage latin des villas, des plaines cultivées. Le sixième de la
-renommée.
-
-
-CÉSAR
-
-Ce que l'on fait est bien fait. Le doute est une erreur. Y a-t-il des
-conquêtes possibles, fais-les. Quel étrange sentiment est-ce que celui
-qui ne procède pas du désir de gloire. On conquiert les femmes et les
-peuples. Les premières conquêtes nous rendent chauves, les autres nous
-font perdre l'estime des hommes. Mais, en toutes choses, il ne faut pas
-se préoccuper de la fin. Qu'importe les livres sybillins, les sybilles
-et le vol des oiseaux. Que chacun fasse selon la liberté qu'il se croit
-dévolue et il n'y a pas de crime au monde, ni pour les conquérants, ni
-pour les adultères. Si tu es roi, agis en roi. Si tu es peuple, agis en
-peuple roi.
-
-Et César s'en étant allé, les arbres du bois des Buttes crièrent:
-«Soldats, soldats français!
-
-«Tous ceux de la renommée ne sont pas morts et certains d'entre eux sont
-encore à naître. Celui qui vient n'est mort que pour renaître et être
-roi comme il le fut, c'est Arthur, le septième de la renommée.»
-
-
-ARTHUR
-
-Soldats, il faut vous apprêter à mourir pour renaître ainsi que je
-ferai. Qu'importe la mort et la table ronde si je dois revenir pour
-régner encore après la mort de ceux qui me sont égaux. Il est un château
-avec cinq tours. Une au milieu et quatre autour. Les quatre sont
-blanches et belles. Mais celle du milieu est vermeille. Les blanches
-tours on les prendra. Celle au milieu résistera. O ma Bretagne, ô douce
-France, devinez-moi!
-
-Le vieil empereur Charlemagne passa tandis que parfois au loin mourait
-l'ancien son du cor que ne parvenait pas à dominer le crépitement de la
-mitrailleuse, le froissement de soie des obus de passage et le tonnerre
-des départs et le fracas des arrivées.
-
-
-CHARLEMAGNE
-
-La vérité de la guerre est dans l'immobilité des forêts savantes.
-Entends les futaies chanter sauvagement et que l'avenir soit ta guerre
-et ta tristesse au milieu de ta gloire paisible.
-
-Alors parut de nouveau un paysage ardent et maigre dans la Judée.
-
-
-GODEFROY DE BOUILLON
-
-A genoux plutôt que debout et guerroie loin de ton pays natal. Les mains
-des barons sont les servantes de la terre. Les bras des laboureurs sont
-les amants du sol qu'ils fécondent. Les filles ne doivent pas faire les
-servantes dans leur propre famille. Il faut que le guerrier vive loin de
-son pays natal, il faut qu'il vive en exil et dans l'inquiétude. Et la
-mort est belle quand on lutte pour une grande et sainte cause. Arrive, ô
-nuit, ô nuit plus belle que le jour! Et, tandis que sa gloire éternelle
-grandissait au loin, l'Ennéade avait disparu. Il ne resta que l'atroce
-tristesse de la bataille; le petit brancardier agenouillé ne songeait ni
-à l'Ennéade de bravoure ni au danger où il était. Il pensait à Corail,
-cette petite fille qu'il aimait et qui l'aimait, mais sans avoir la
-constance de lui rester fidèle en l'attendant. Il était triste, si
-triste qu'il sentit qu'il allait mourir et, voyant un de ses camarades
-blessé qui criait: «à l'aide», il s'élança pour le secourir et c'est
-alors qu'une balle de mitrailleuse l'atteignait en pleine poitrine et il
-tombait mort, sans souffrance, tandis que le nom adoré de Corail
-expirait sur ses lèvres.
-
-A ce moment, Anatole et Corail croisèrent Elvire et Pablo Canouris qui
-s'embrassaient près du cimetière Montparnasse.
-
-Anatole dit à Corail: «Ne les regarde pas», et Canouris dit à Elvire:
-«Maintenant que Saintariste et Corail nous ont vu nous embrasser, tout
-le monde saura bien que tu es ma maîtresse et tu n'as plus de raison de
-ne pas venir chez moi.»
-
-«Voyons, Pablo, dit Elvire, tu n'y songes pas. Nicolas revient demain de
-la guerre. Le médecin chef de l'hôpital du gouvernement de Ruritanie l'a
-fait réclamer comme indispensable. C'est fini entre nous.»
-
-«Eh bien! dit Canouris, si tu m'abandonnes, j'irai trouver la soeur de
-Nicolas et je lui raconterai tout.»
-
-«Ah! comme tu me dégoûtes, dit Elvire. Si j'avais su je ne t'aurais
-jamais aimé. Je te hais, laisse-moi tranquille.»
-
-Et elle se mit à courir dans la direction de sa demeure. Mais Pablo
-Canouris courut après elle. Il la rattrapa au moment où elle sonnait.
-Ils se battirent passionnément et Elvire aurait fini par céder si Pablo
-n'avait pas glissé sur le pavé. Il tomba à genoux, elle en profita pour
-entrer et fermer la porte que le concierge avait ouverte depuis un bon
-moment.
-
-Et tout le reste de la nuit elle entendit Pablo Canouris tambouriner aux
-volets du rez-de-chaussée en criant: «Elbirre, écoute-moi, oubrre-moi,
-jé te aime, jé te adore et si tu né m'obéis pas, je té touerrai avec mon
-rébolber. Elbirre, jé té jourre qué jé raconté tout à Nicolas et à sa
-soeur. Oubrré-moi, Elbirre: L'amourr c'est moi; l'amourr c'est la paix,
-et je souis l'amourr puisque je souis neuttrre, et lui c'est la guerre.
-La guerre c'est pas l'amourr, c'est la haine. Donque tou lé détestes et
-tou me aimes, ma petite Elbirre, oubrre-moi, oubrre à ton Pablo qui té
-adorres.»
-
-
-
-
-IX
-
-
-«Vers la fin du premier semestre de 1915, tandis que les Austro-Hongrois
-attaquaient G..., il advint un fait singulier digne de demeurer dans les
-annales de l'Amour.
-
-«De race polonaise, le commandant de l'artillerie qui attaquait le
-secteur était le comte Pr..., propre cousin du commandant de
-l'artillerie russe, le comte Cs... La guerre a créé de ces pénibles
-situations dans les familles éparpillées de la Pologne déchirée.
-
-«Très riche, bien qu'il fût «au service de l'Autriche», le comte Pr...,
-qui possédait d'immenses domaines dans la région, y avait longtemps vécu
-avant la guerre et même s'était vu contraint d'y laisser son amie, une
-marchande au long corps potelé, au regard voluptueux et musicienne
-accomplie, laquelle, depuis peu de temps, était du dernier bien avec le
-comte Cs..., commandant de l'artillerie russe. De son côté, celui-ci
-laissait derrière les lignes sa maîtresse qu'il aimait tendrement. Cette
-jeune patricienne, veuve depuis un an à peine, et qui connaissait pour
-la première fois le plaisir d'aimer, se désolait d'être séparée de son
-amant, et le comte Pr..., qui avait eu l'occasion de lui être présenté
-avant qu'il devînt l'ennemi, l'envahisseur, lui faisait en vain une cour
-très assidue. Il n'avait pas oublié toutefois sa musicienne, la
-marchande de G... et, musicien lui-même, compositeur de talent, pour se
-rappeler au souvenir de sa maîtresse, il eut l'idée de lui donner un
-concert, tour à tour aubade et sérénade, tel qu'aucun amant n'avait
-encore tenté d'en flatter l'ouïe de sa maîtresse. Après avoir mesuré le
-son des canons de façon à connaître le timbre et la hauteur de la note
-qui sortait de leur âme, il composa une épouvantable symphonie qu'il fit
-exécuter à ses batteries; et son rival, le commandant de l'artillerie
-russe, non moins musicien que lui, le comprit si bien qu'à ce terrible
-concert il mêla les accents aussi sauvages, mais malheureusement moins
-puissants, de ses canons, complétant ainsi l'horrible symphonie de son
-ennemi. Ce n'était rien moins que de la musique de chambre. Et ce
-concert, qui portait la mort, dura ainsi deux jours et deux nuits,
-terrifiant ceux qui l'écoutaient et auraient bien voulu ne pas
-l'entendre, mais ne pouvaient s'empêcher d'en admirer l'effrayante et
-magnifique harmonie.
-
-«Durant la deuxième nuit, le comte Pr... fit lancer sur la ville de G...
-des obus à gaz suffocant où, s'étant souvenu des alcancies des Mores de
-Grenade, il avait fait mêler des parfums très subtils qui embaumèrent la
-ville assiégée et les odeurs les plus variées et les plus violentes s'y
-succédèrent jusqu'à l'aube, tandis que le front des tranchées
-s'éclairait d'une merveilleuse pyrotechnie de fusées de toutes les
-couleurs qui montaient sans cesse et mouraient doucement. La garnison
-russe et la presque totalité de la population de G... périrent de ce
-concert avec la maîtresse du comte Pr... qu'il retrouva morte sur le
-cadavre de son amant. Quant à la maîtresse de celui-ci, qui avait
-résisté jusque-là au désir du vainqueur, il fallut qu'elle cédât à sa
-violence, mais le soir même elle poignarda le comte Pr... qui s'était
-endormi gorgé de viande, ivre d'hydromel et de tokay centenaires, après
-quoi une dernière rafale tirée de loin sur les batteries russes laissa
-tomber un obus sur le petit castel où vivait la jeune veuve et la tua de
-telle façon qu'à l'accord final du concert sanglant, il ne demeura aucun
-des quatre amants polonais.»
-
-Et la princesse Nathalie Teleschkine ajouta:
-
-«Cette histoire m'est parvenue dans une lettre de Russie. Qu'y a-t-il de
-plus précaire que l'amour en tous les temps? Ne vous étonnez pas, mon
-cher Pablo, qu'il le soit davantage en temps de guerre.»
-
-Et elle reprenait une à une les lettres qu'Elvire avait écrites à Pablo.
-Depuis le retour de son amant Nicolas, Elvire, après avoir rompu avec
-Pablo, l'avait revu et la vie s'écoulait sans heurts. Nicolas
-s'intéressait de moins en moins à Elvire et courait de son côté avec les
-petites actrices qui venaient donner des séances à l'hôpital ruritanien.
-Elvire en était profondément froissée et bien plus jalouse qu'elle ne
-disait, car elle voyait le manège de son Nicolas, tandis que celui-ci ne
-s'était pas aperçu des intrigues d'Elvire.
-
-Elles lui furent révélées par la marraine de guerre d'un des officiers
-soignés à l'hôpital. Elle lui avait fait des avances auxquelles il avait
-fait un accueil incertain, car il était sorti avec elle et l'avait menée
-quelquefois prendre le thé rue de Rivoli. Il l'avait même présentée à
-Elvire qui passait maintenant la moitié de son temps à la Coupole avec
-son Pablo aux mains d'azur et ses amis. Mais Nicolas ne s'était jamais
-décidé à faire sérieusement la cour à la marraine du lieutenant Emmanuel
-Verde-Croya, la jolie Nicole, qui, dépitée et pour brusquer la rupture
-qu'elle souhaitait entre Elvire et Nicolas, lui déclara un jour qu'elle
-était venue voir son filleul à l'hôpital: «Mon cher, vous êtes cocu.» Et
-elle eut une crise de nerfs au moment où, rouge de honte, il répondait:
-«Je ne crois pas.» Et tandis que le lieutenant Verde-Croyes sortait de
-la chambre en boitillant et en chantonnant la chanson de Chérubin
-
- J'avais une marraine
- Que mon coeur, que mon coeur a de peine
-
-Nicolas, qui n'y croyait pas, fit cependant à ce propos, dès le soir
-même, une scène à Elvire et tout Montparnasse qui était au courant se
-mêla de les séparer. Seule, Elvire se mit dans la tête qu'il fallait
-qu'elle restât avec son Nicolas, nia si bien, qu'elle nia tout ce qu'on
-lui reprochait, cessa d'aller à la Coupole et de voir Canouris qui lui
-écrivit et elle lui répondit d'un ton courroucé que leur camaraderie
-était finie et, moitié pour ravoir Elvire, moitié pour que Nicolas, dont
-il était l'ami, fut au courant du caractère de sa maîtresse, Pablo, qui
-avec les femmes ne connaissait que la violence et qui les méprisait,
-prit la résolution de prévenir la soeur de Nicolas, afin que l'étendue
-du scandale empêchât toute réconciliation.
-
-Il alla chez la princesse Teleschkine, lui dit qu'il aimait Nicolas
-comme un frère, qu'il était navré de le savoir acoquiné avec une fille
-comme Elvire, la présenta comme une dangereuse Sirène dont il avait été
-lui-même la victime, la montra s'amusant avant lui avec des aviateurs
-anglais, des journalistes américains et un auxiliaire du service de
-santé.
-
-Nathalie Teleschkine l'écouta avec une joie épouvantablement douloureuse
-car depuis longtemps elle souhaitait que son frère rompît avec Elvire
-et, d'autre part, elle craignait qu'il ne supportât pas sans beaucoup en
-souffrir cette inévitable rupture.
-
-Pablo Canouris lui montra les lettres qu'Elvire lui avait écrites, mais
-elles ne pouvaient servir qu'à renforcer une conviction morale car elles
-n'étaient pas, en elles-mêmes, compromettantes. Elles étaient amicales,
-c'est tout. Finalement il montra des croquis qu'il avait faits d'après
-Elvire nue et une photo où elle était représentée nue aussi.
-
-La princesse Teleschkine n'en avait pas besoin de tant pour asseoir sa
-conviction, elle remercia Pablo de la preuve d'amitié qu'il venait de
-donner à l'endroit de Nicolas et sa colère à l'égard d'Elvire était si
-grande que, si elle l'avait tenue, elle l'eût étranglée sur l'heure,
-mais elle ne put se venger que sur un bouquet que la maîtresse de son
-frère avait peint et qui représentait des pivoines d'un rose éclatant
-sur un fond azuré. Elle le lacéra. Et Pablo, que le talent d'Elvire
-séduisait, ne vit pas sans peine s'accomplir sous ses yeux cet acte
-inutile de vandalisme.
-
-Quand Nicolas vint à l'heure du thé chez sa soeur, elle le mit au
-courant avec des accents tragiques et celui-ci, plus pâle qu'un mort,
-revint aussitôt à son atelier et pria Elvire de s'en aller car il était
-au courant de tous ses déportements, il lui dit qu'il était inutile
-désormais de les nier, que Pablo lui-même avait tout raconté, puis il
-sortit pour permettre à Elvire de faire ses bagages et de partir.
-
-Mais, lorsqu'il revint, il ne put rentrer chez lui, car la clef avait
-été laissée dans la serrure, à l'intérieur, et une forte odeur de gaz
-émanait des jointures de la porte. Il donna l'alarme et, avec le
-concierge, enfonça la porte, et l'on trouva Elvire asphyxiée sur le
-fourneau à gaz. Le médecin, qui arriva sur ces entrefaites, eut bien du
-mal à la faire revenir à elle, et Nicolas lui pardonna tout, ajoutant
-foi à ses dénégations et comme, en effet, rien ne prouvait que Pablo eût
-dit la vérité, Nicolas mit ses dénonciations sur le compte du dépit
-qu'il avait eu de ne point réussir à enlever Elvire.
-
-Les croquis ne prouvaient rien non plus, car Pablo pouvait fort bien les
-avoir faits de chic et la photo, au dire d'Elvire, avait été prise à
-Pétrograd; l'épreuve que détenait Pablo, Elvire l'avait perdue ou
-peut-être même Pablo l'avait-il dérobée un jour qu'il était venu visiter
-ses amis.
-
-Si bien qu'il ne restât rien de cette histoire que huit jours de lit
-durant lesquels le faux Ovide du Pont-Euxin vint en visite à l'atelier
-de la rue Maison-Dieu en compagnie du vieil Otto Mahner qui, voyant de
-quoi il s'agissait dans cette maison, l'Eros luttant sauvagement avec
-l'Anteros, ne parla que de la guerre et mentionna une petite brochure
-qu'il gardait précieusement et relisait chaque année avec un étonnement
-toujours croissant:
-
-«C'est sans doute, dit-il, aux frais du prophète anonyme qu'on a imprimé
-et distribué une singulière prophétie concernant les événements à venir
-avant le 9 avril 1931.
-
-«L'exemplaire que je possède, et qui a paru en 1903, m'a été donné dans
-la rue, à Paris, la même année.
-
-«Certaines prédictions, notamment celles concernant le Maroc et Tripoli,
-et qui se trouvent réalisées, donnent un intérêt à la brochure du
-Nostradame inconnu.
-
-«La brochure est un in-12 de 42 pages, en comptant la couverture.
-
-«Voici le titre complet:
-
-«Vingt événements à venir--Selon le Prophète Daniel et
-l'Apocalypse--Entre 1906 et la fin de cette Ere en
-1929-1931--Révolutions et Guerres dans le cours de 1906 à
-1919.--Confédération de dix Royaumes vers 1919: la France, la Grande
-Bretagne, l'Espagne, l'Italie, l'Autriche, la Grèce, l'Egypte, la Syrie,
-la Turquie, les Etats des Balkans.--Venue d'un Napoléon comme roi d'un
-des Etats grecs vers 1920-21 et comme roi de Syrie vers 1922-23 et le
-Président de la Confédération de 1925-27 à 1929-31.--Ascension de
-144.000 chrétiens au ciel, sans qu'ils aient vu la mort, le 26 février
-1924 ou 1926.--Alors d'étonnants phénomènes.--Guerre universelle de
-janvier à août 1925 ou 1927.--Grande tribulation et persécution pour 3
-ans 1/2, de août 1925 ou 1927.--Descente de Jésus-Christ à Jérusalem le
-2 mai 1929 ou 9 avril 1931, pour détruire les méchants et régner sur les
-nations 1000 ans.--Aussi le livre du Prophète Daniel.--Librairie
-Charles, 8, rue Monsieur-le-Prince, boulevard Saint-Germain, Paris.
-
-«Il faut noter que le Napoléon venu de Syrie est appelé tantôt Empereur
-des Dix Royaumes et tantôt Président de la Confédération.
-
-«Une image en couleurs représentant quatre personnages à cheval,
-symboles des événements prédits, illustre ce titre, dont j'ai respecté
-les bizarreries.
-
-«Les pages 2, 3 et 4 de la couverture sont occupées par des images en
-couleurs, celle de la page 4 est la plus surprenante. Elle représente la
-bataille d'Armageddon à Jérusalem, à la fin de cette ère, le 2 mai 1929
-ou 9 avril 1931.
-
-«Au bas de la 4e page de la couverture, on lit: Imprimerie Tom Browne et
-Compagnie, Hyson Green, Nottingham.
-
-«A en croire certains renseignements contenus dans la brochure, la
-première édition en aurait été publiée à la librairie Martien, en 1863,
-à Philadelphie. Une autre édition, augmentée, aurait paru en 1893.
-
-«L'édition de 1903 serait la plus intéressante, car les dates précises
-des vingt événements à venir s'y trouvent pour la première fois. Il est
-possible que les premières éditions aient été publiées en anglais, mais
-l'auteur n'en dit rien.
-
-«Les premières pages de la prophétie peuvent la faire prendre pour un
-ouvrage de propagande bonapartiste. Cependant le Napoléon annoncé finit
-par tomber dans de telles impiétés, de si grandes cruautés que si la
-brochure n'était qu'un pamphlet de propagande politique, elle irait à
-l'encontre de son but.
-
-«L'auteur connaît, pour les avoir parcourus, les Etats-Unis, l'Europe,
-la Palestine.
-
-«D'autre part, on se trouve en présence d'un historien éclairé, sinon
-érudit. Aucun des problèmes de la politique contemporaine ne lui est
-inconnu. Il n'affecte pas des prétentions prophétiques: ses prédictions
-ne sont que des gloses sur des textes sacrés.
-
-«--Des révolutions et des guerres dans le cours de 1906 à 1919, dit le
-prophète inconnu, amèneront la séparation de la Macédoine, l'Albanie et
-la Syrie de la Turquie, et l'extension de la France jusqu'au Rhin, et
-transformeront, pas plus tard que 1919, les 22 royaumes ou Etats qui
-occupent maintenant le territoire de l'ancien Empire romain de César en
-dix royaumes gouvernés par dix souverains, comme le représentent les dix
-cornes de la bête de Daniel, ainsi que les dix orteils de la statue de
-Daniel. II, 33; VII, 24. Les 22 Royaumes ou Etats sont: (1) la France;
-(2) la Grande Bretagne; (3) la Belgique; (4) le Luxembourg; (5) la
-Suisse; (6) la Bavière; (7) Bade; (8) Wurtemberg; (9) provinces du Rhin;
-(10) l'Espagne; (11) le Portugal; (12) le Maroc qui sera ajouté à la
-France ou à l'Espagne; (13) Tripoli, qui sera ajouté à la France ou à
-l'Italie; (14) l'Autriche; (15) l'Italie; (16) la Grèce; (17) l'Egypte;
-(18) la Turquie; (19) la Bulgarie; (20) la Serbie; (21) la Roumanie;
-(22) le Monténégro.
-
-«Dans le cours de 1906 à 1931, il y aura des révolutions et des guerres
-dans toutes les parties du monde, ainsi que des grèves et des luttes
-entre patrons et ouvriers, de grands tremblements de terre, des
-troubles, des commotions, des famines et des pestes; des signes dans le
-soleil, dans la lune et les étoiles.»
-
-«Un second passage mentionne ces faits qui doivent se produire avant
-1919.
-
-«Formation de ces dix royaumes en une Confédération ou Alliance de dix
-royaumes (remplaçant la triple alliance actuelle de l'Allemagne, de
-l'Autriche et de l'Italie, ainsi que la double alliance de la France et
-de la Russie). Les dix royaumes confédérés se composeront de: (1) la
-France, s'annexant plusieurs petits états ou royaumes, et ainsi agrandie
-jusqu'au fleuve du Rhin et le mur romain de Bingen à Ratisbonne, parce
-qu'autrefois ce fleuve et ce mur formaient la frontière de l'Empire
-Romain entre la France et l'Allemagne; (2) la Grande Bretagne séparée
-(du moins tant que ces pays auront des parlements à eux) de l'Irlande et
-de l'Inde, ainsi que ses autres colonies qui n'ont jamais fait partie de
-l'Empire Romain de César; (3) l'Espagne avec le Portugal et toute cette
-partie du Maroc qui ne sera pas ajoutée à la France; (4) l'Italie
-probablement avec Tripoli; (5) l'Autriche, au moins les provinces
-situées au nord du Danube, c'est-à-dire moins presque toute la Hongrie
-et la Bohême, la Moravie et la Galicie; (6) la Grèce avec la Thessalie,
-l'Epire, la Macédoine et l'Albanie comme il fut autrefois; (7) l'Egypte;
-(8) la Syrie, séparée de la Turquie; (9) la Turquie qui ne comprendra
-plus que l'ancienne Grèce et la Bithynie; (10) les Etats des Balkans ou
-Etats slaves, c'est-à-dire la Bulgarie et la Roumanie et une partie de
-la Serbie et de la Hongrie.
-
-«Il y aura donc ainsi cinq royaumes d'Orient et cinq d'Occident, espèce
-d'Etats-Unis.
-
-«Chacun de ces dix royaumes aura un gouvernement constitutionnel,
-c'est-à-dire démocratique, monarchique. Conséquemment l'Egypte, la Syrie
-et la Turquie auraient avant 1919 des parlements et des députés élus par
-les peuples.
-
-«Un chef remarquable (semblable à Napoléon Ier de 1798 à 1806)
-apparaîtra en France dans les guerres qui auront lieu à quelque période
-entre 1906 et 1919 et il élèvera cette confédération de dix Royaumes,
-semblable à un Eiffel politique, et ainsi, inconsciemment, il préparera
-le chemin pour le Napoléon qui deviendra la petite corne vers 1920-21,
-et Roi de Syrie vers 1922 et l'Empereur de dix Royaumes vers 1926,
-sommet de la pyramide politique, pour trois ans et demi.»
-
-Nicolas Varinoff, qui s'intéressait passionnément à la guerre, observa:
-
-«--Il n'est pas souvent question de l'Allemagne, ni de la Russie dans
-cette singulière prophétie.»
-
-«--Pas plus que de l'Amérique et du Japon, ajouta Mahner, mais c'est le
-propre des prophéties d'être singulières.»
-
-«--Le plus singulier, dit Nicolas, c'est qu'il commence à être
-sérieusement question d'une confédération latine et des historiens comme
-Ferrero et Luchaire s'occupent, par des enquêtes, d'y préparer l'opinion
-publique.»
-
-«--Mais, dites-moi donc, s'écria Elvire, qui commençait à s'intéresser à
-la question, quel âge peut avoir aujourd'hui le Napoléon dont il
-s'agit?»
-
-«--Je l'ignore, mon enfant, dit Mahner, et peut-être n'est-il appelé ici
-Napoléon que par manière de parler et symbolise-t-il tout simplement le
-nouvel astre impérial qui se prépare à rayonner sur le monde,
-l'Impérialisme civilisateur né de l'adroite solution des problèmes qui
-se posent encore aujourd'hui dans la Méditerranée orientale.»
-
-
-
-
-X
-
-
-Le long stationnement que la guerre a imposé aux soldats a fait éclore
-sur le front un certain nombre de superstitions et tout un folklore
-mystique ou profane qui mérite qu'on l'étudie passionnément.
-
-La superstition relative à l'allumette unique donnant du feu à trois
-cigarettes nous vient d'Angleterre.
-
-«Le régiment a longtemps combattu auprès des Anglais, me dit le
-lieutenant D..., qui le premier me parla de cette superstition, et ce
-sont ceux qui nous ont enseigné cette chose si tragique et d'apparence
-un peu ridicule.
-
-«Je ne suis pas plus superstitieux qu'un autre. Je ne vous dirai point
-que j'y crois fermement ou que je n'y crois pas. On expliquera la chose
-comme on voudra, mais je ne puis nier des faits dont j'ai été témoin.
-Chaque fois qu'on a allumé devant moi trois cigarettes avec la même
-allumette, il s'en est suivi, dans un délai très bref, la mort d'un des
-trois fumeurs.
-
-«Les Anglais nous ont appris, au demeurant, que cette superstition
-n'était pas neuve, mais qu'en temps de paix les dommages qui en
-résultaient n'étaient pas si graves qu'à la guerre, où, ce qui peut
-arriver de plus simple et de plus naturel, c'est de perdre la vie.
-
-En ce qui me concerne, comme le lieutenant D..., je ne dirai pas: «J'y
-crois» ou: «Je n'y crois pas». Mais blasé sur la mort et le sang comme
-peuvent l'être ceux qui ont longtemps pratiqué la zone de feu, où je fus
-artilleur d'abord, fantassin ensuite, je ne me souviens jamais sans
-émotion de la mort du sous-lieutenant d'artillerie François V..., qui
-était attaché à l'Etat-Major d'un corps d'armée.
-
-Il m'avait invité un jour à sa popote et quelqu'un ayant parlé de cette
-superstition des trois cigarettes, tout le monde en rit, sauf moi-même
-et mon ami François V..., qui la déclara fort intéressante et ajouta
-qu'il était urgent de noter tout ce qui se rapportait au folklore de la
-guerre.
-
-Mais, au même moment, ayant allumé une cigarette, j'avais passé
-l'allumette enflammée au voisin du jeune officier d'artillerie qui, se
-penchant vers elle, alluma, lui troisième, sa cigarette.
-
-Je ne puis exprimer combien ce geste fit d'impression sur moi... Le
-lieutenant François V... fut tué le lendemain matin en accomplissant une
-mission, tué bêtement à sept ou huit kilomètres des lignes par un de ces
-obus que les Allemands tirent au hasard.
-
-Je note cette histoire entre mille où j'ai joué un rôle ou que j'ai
-entendue raconter par des témoins dignes de foi.
-
-Au reste, le témoignage a ici peu d'intérêt, et ce qu'il importe de
-noter c'est la superstition ou croyance (comme on voudra) qui est cause
-que souvent, quand trois poilus veulent allumer leur cigarette à la même
-allumette, l'exclamation suivante fait jeter le tison enflammé: «Jamais
-trois cigarettes!»
-
-Et le capitaine T..., d'un régiment mixte, tirailleurs et zouaves, qui
-en parlait un jour devant moi, ajoutait:
-
-«On ne s'en méfie pas tant à cause de la mort qui s'ensuit. La mort, en
-effet, ne fait plus peur à personne. Mais surtout parce qu'on a remarqué
-que c'est toujours une mort bête qui survient. Cette mort par éclat
-d'obus dans la tranchée ou au repos à l'arrière, qui n'aurait rien
-d'héroïque s'il y avait quelque chose dans cette guerre qui ne fût pas
-héroïque.»
-
-Parmi les petites superstitions du front, il en est une que j'ai eu
-l'occasion de noter dans quatre régiments différents.
-
-Je veux parler de l'autobus de rêve.
-
-J'en ai entendu parler la première fois par les poilus d'une batterie
-composée de gens du Nord. Ils m'affirmèrent que ceux qui avaient été
-tués à la bataille (un très petit nombre, d'ailleurs, cinq ou six)
-avaient, la veille ou l'avant-veille, rêvé d'un autobus.
-
-J'essayai d'abord de m'expliquer cette croyance en la rapportant aux
-autobus parisiens qui ont rendu tant de services sur le front. Mais,
-somme toute, mon explication était fort incomplète.
-
-Un sapeur du Midi me raconta la même chose, en termes à peu près
-identiques.
-
-Mais ce qui me frappa surtout, ce fut plus tard d'entendre un caporal
-d'infanterie de la région de Paris me dire avec assurance qu'il ne
-tarderait pas à être tué, qu'il le savait bien, ayant rêvé d'un autobus,
-et il me détailla les circonstances de son rêve.
-
-«Il était minuit, me dit-il, un autobus s'en allait lourdement et vite
-sur une route. Il était complet et les voyageurs qui se trouvaient
-serrés les uns contre les autres me regardaient avec des yeux ternes qui
-me faisaient frissonner...
-
-«J'étais moi-même dans un boyau où tout le régiment défilait et je
-pliais sous le poids d'un barda plus lourd qu'un piano à queue. Je
-trébuchais, m'étalais, remontais sur mes pattes pour retomber dans un
-trou où je m'enlisais jusqu'aux cartouchières.
-
-«Et cette marche dans le boyau était coupée par le «Faites passer que ça
-ne suit pas». Puis, tandis que l'on attendait, appuyé contre les parois
-suintantes, que les égarés eussent rejoint, je faisais signe à l'autobus
-de s'arrêter pour me prendre; mais lui, lourdement, allait toujours plus
-vite, sans dépasser la colonne des biffins arrêtés sous terre et le
-regard des voyageurs devenait plus morne, tandis que dans le boyau une
-corvée de soupe ayant passé avant nous et un faux pas ayant fait se
-renverser des marmites de campement, les macaronis présentaient les
-armes sur un tas de glaise.»
-
-En effet, trois jours après, ce caporal mourut très bravement en allant
-couper des fils de fer. Il fut tué par une torpille qui éclata avec un
-bruit d'engloutissement.
-
-Un autre soldat ayant un jour rêvé d'un autobus, un sergent, né malin,
-s'efforça de changer le caractère de ce songe. Il y réussit et le soldat
-vient de passer caporal. L'anecdote est d'autant plus intéressante
-qu'elle se double d'une sorte de prophétie qui vient de se réaliser sur
-le front anglais grâce aux exploits des tanks.
-
-«T'as rêvé d'un autobus, toi? dit le sergent. Comment que t'aurais fait,
-vu que t'as jamais été à Paris?»
-
-Et le soldat lui décrivit la machine.
-
-«Ça, un autobus! dit le sergent, une mécanique qui marche comme si
-qu'elle avait le vertige, tandis qu'elle lessive son foîron dans la
-terre des tranchées qu'elle éventre! Y a pas plus d'autobus que de
-beurre au ... Ce que t'as vu c'est sûrement une nouvelle machine qui va
-rentrer dans le chou aux Boches. Sois tranquille, tu verras ça et moi
-aussi.»
-
-Il m'a été rapporté que dans un régiment du midi, la croyance à
-l'autobus de rêve existait, mais modifiée, car c'est d'un camion
-automobile qu'il s'agissait, et qu'on avait eu plusieurs exemples de la
-véracité de ce songe bizarre, qui n'est pas la moins curieuse des
-superstitions qu'a fait naître la longue station dans les tranchées.
-
-Je laisse de côté les pratiques religieuses dont le caractère sacré est
-au-dessus du but que je me suis proposé ici et qui, méritant un respect
-particulier, ne doivent pas être confondues avec les petites
-superstitions qui sont nées de la guerre, comme celles qui s'attachent à
-l'or monnayé.
-
-Le front a donné pas mal d'or au gouvernement, mais je crois qu'il en
-possède encore beaucoup. Cela vient de la croyance superstitieuse que
-les Allemands soignent mieux les prisonniers blessés quand ils ont des
-pièces de vingt ou de dix francs. En quoi l'on se trompe, car les Boches
-font sans doute main basse sur l'or que peuvent posséder les prisonniers
-français; mais pour ce qui est de les mieux traiter que les autres,
-c'est sans doute absolument faux.
-
-D'autre part, c'est une croyance très répandue parmi les canonniers
-(aussi bien les servants que les conducteurs) que les Boches châtrent
-les artilleurs qui n'ont pas au moins une pièce d'or pour se racheter.
-
-L'or monnayé a ainsi pris peu à peu le caractère d'un talisman destiné à
-éviter une mutilation à ceux qui ont le malheur d'être faits
-prisonniers, blessés ou non.
-
-J'ai connu une batterie où, au mois de mai 1915, grâce à la fabrication
-et au commerce (interdit depuis) des bagues, des ronds de serviettes,
-coupe-papiers, etc., parmi les hommes de troupe seuls, il n'y avait pas
-moins de cinq mille francs d'or, recueilli principalement chez les
-fantassins qui étaient les meilleurs clients des bijoutiers de
-l'artillerie.
-
-Les appels réitérés du Gouvernement conseillant aux soldats de se
-débarrasser de leur or, afin de ne pas alimenter le trésor allemand au
-cas où ils tomberaient aux mains des ennemis, ont été transmis avec tant
-de discrétion qu'ils n'ont pas toujours été suivis d'effet. Et je crois
-bien que, dans ce cas particulier, l'infanterie a mieux compris que
-l'artillerie l'intérêt patriotique qu'il y avait à ne point conserver de
-l'or monnayé.
-
-Cette manie de l'or a pris, la guerre durant, une apparence
-superstitieuse qui fait qu'elle relève maintenant du folklore; mais
-c'est avant tout une superstition d'ordre pratique, dont il n'est pas
-toujours facile de démontrer le mal-fondé dans un pays où, l'or ayant
-toujours abondé, tout le monde est bien fixé sur sa valeur d'échange.
-
-Beaucoup de ceux qui gardent de l'or monnayé le placent sur le côté
-gauche, les pièces champ contre champ, de façon à blinder le coeur et le
-protéger des balles.
-
-J'ai encore entendu raconter que l'or aurait la vertu d'attirer les
-Boches et qu'un sergent qui possédait une pièce de vingt francs avait,
-en la faisant miroiter au soleil, charmé une trentaine de Feldgrau qui
-l'avaient suivi jusque dans la tranchée française où ils avaient été
-facilement capturés, tout cela grâce à la vertu de l'or.
-
-Un soldat, cultivateur de la région lyonnaise, a émis un jour, devant
-moi, l'opinion que chaque homme a son étoile qu'il lui importe de
-connaître. Jusqu'ici, rien que de commun et il n'y a là qu'une
-application du dicton: avoir foi dans son étoile. Mais le poilu ajoutait
-qu'il fallait être en communication avec cette étoile, afin que sa vertu
-protectrice pût s'exercer et que l'or monnayé seul pouvait vous mettre
-en communication avec l'étoile.
-
-Il possédait lui-même sa pièce d'or et, comme il avait foi en son
-étoile, aucun acte de bravoure ne lui paraissait dangereux à accomplir.
-
-«Je suis tranquille, disait-il, je ne serai jamais touché.»
-
-Il ne fut pas tué, mais grièvement blessé. Je ne crois pas qu'il ait
-conservé cette foi aveugle dans les vertus de l'or.
-
-La dernière que j'aie entendue vanter, c'est le pouvoir qu'il aurait
-d'empêcher la putréfaction, si bien qu'après la guerre, le cadavre étant
-reconnaissable, pourrait être transporté dans la tombe familiale, au
-petit cimetière du village natal.
-
-Celui qui exprimait cet avis était un petit Breton ingénu et très brave.
-Sa mère lui avait dit ce qu'il répétait touchant l'or.
-
-Au reste, il n'en possédait pas.
-
-Mais il ne faut pas rire de ces petites superstitions. Elles montrent la
-fraîcheur d'imagination d'une race et il n'en résulte que de l'héroïsme.
-
-Voici, d'autre part, une légende née sur le front. Je l'ai recueillie de
-la bouche d'un conducteur d'artillerie, avant la guerre «monteur» à
-Saint-Quentin et qui avait été versé, avec un certain nombre de ses
-camarades des régions envahies, dans un régiment du midi.
-
-Cette légende de la Branche de laurier, que je m'excuse de rapporter en
-termes qui traduisent mal le mouvement du récit tel qu'il me fut fait, a
-l'avantage de montrer la superbe confiance des soldats français dans
-leurs chefs.
-
-La voici; elle est née de la méditation et de la collaboration d'un
-grand nombre de conducteurs, tandis qu'un hiver durant ils chantaient le
-Pont de Minaucourt, le soir, avant de s'endormir à l'échelon:
-
-La propriété des Charbatzky, aux environs de Moscou, a une histoire.
-Napoléon s'y est arrêté un jour et une nuit avant d'arriver dans la
-ville sainte.
-
-On y a toujours cultivé avec soin un laurier qu'il y planta de sa main.
-
-Il se trouve au bord d'une grande pelouse, dont le centre est occupé par
-un petit bois de trembles.
-
-Près du laurier est un banc, et c'est là que, chaque matin, la jeune et
-jolie princesse Lydie Charbatzky, vient lire ou songer.
-
-Son père et ses trois frères sont soldats. C'est à eux qu'elle songe et
-aussi à toutes les femmes qui ont des êtres chers à la guerre.
-
-C'est ainsi qu'un matin, pensant à tout cela, elle tendit machinalement
-la main vers le beau laurier et en cueillit une branche qu'elle porta à
-ses lèvres. Et, l'ayant baisée, elle la jeta au vent en disant:
-
-«Petite branche de laurier, je te dédie à celui qui ramènera ceux que
-nous aimons, au grand soldat tacite qui modestement prépare la
-victoire!»
-
-Et la jolie princesse Lydie jeta la branche de laurier au vent qui
-soufflait vers l'ouest.
-
-Et le vent emporta la branche aromatique sur une route où passait un
-officier blessé qui, après guérison, se rendait à une gare pour regagner
-le front.
-
-Il vit tomber la branche à ses pieds:
-
-«Une branche de laurier, se dit-il, c'est de bon augure.»
-
-Il la ramassa aussitôt et la piqua allègrement à sa casquette.
-
-Le laurier était en effet un excellent présage car, dès son arrivée au
-front, l'officier eut à mener ses hommes à l'assaut d'un retranchement,
-d'où il ramena un grand nombre de prisonniers et du matériel de guerre,
-ce qui lui valut d'être décoré et promu à un grade supérieur.
-
-Mais pendant l'assaut, le vent qui soufflait fort avait emporté la
-branche de laurier au delà des lignes allemandes et, comme un oiseau
-blessé, elle s'abattit sur les genoux d'un journaliste américain qui,
-assis sur une borne, écrivait sur un bloc-notes un article destiné au
-grand journal de New-York dont il était le correspondant:
-
-«Une branche de laurier, se dit celui-ci, voilà un noble souvenir de la
-guerre, je l'emporterai en Amérique.»
-
-Et il en empanacha son feutre.
-
-A quelque temps de là, le journaliste américain, ayant suffisamment
-visité le front oriental, s'en alla sur celui d'occident. Mais, en
-passant par Lille, il rencontra un convoi de jeunes filles et de femmes
-françaises que les Allemands arrachaient à leur foyer pour les mener
-travailler loin de chez elles. Et il fut si touché de ce spectacle qu'il
-tendit à l'une d'elles la branche de laurier qu'il détacha de son
-chapeau.
-
-La jeune fille le remercia. Mais, lorsqu'il eut tourné le dos,
-l'officier allemand qui conduisait le cortège se précipita sur la jeune
-fille et lui arracha la branche de laurier. Cependant il lui en resta
-une feuille qu'elle mit sur son coeur.
-
-A ce moment passa un aviateur allemand que connaissait l'officier:
-
-«Tiens, Fritz, dit celui-ci, voici une branche de laurier. Tu la
-mérites, garde-la. Mais examine bien la tige pour voir si elle ne
-contient aucun billet. C'est un journaliste neutre qui a donné cette
-branche de laurier à une de mes prisonnières et avec les neutres on ne
-sait jamais; ils finissent toujours par sortir de leur neutralité.»
-
-Fritz prit la branche de laurier, l'examina, s'assura si elle ne
-contenait rien de suspect et enfin l'arbora fièrement à son béret.
-
-A sa première sortie, quelques jours plus tard, il s'en fut survoler les
-lignes françaises et les dépassa, s'efforçant de recueillir le plus de
-renseignements possible.
-
-Tout à coup parut un appareil français qui lui donna la chasse, le
-rejoignit et, modernes chevaliers, ils se mesurèrent en combat
-singulier, entre ciel et terre, à coups de mitrailleuses.
-
-L'Allemand eut le dessous; son appareil en flammes tomba comme une
-loque; de l'aviateur, il ne resta qu'une masse informe et sanglante.
-Mais la branche de laurier qu'il avait mise à son casque descendit en
-tournoyant, puis le vent l'entraîna au-dessus de Verdun et elle
-s'envolait glorieuse parmi les obus de gros calibre qui passaient à côté
-d'elle, avec un bruit strident. Soudain, le vent changeant de direction,
-elle alla s'abattre plus à l'ouest et près des lignes, au milieu d'une
-batterie composée de gens du midi:
-
-«Du laurier! dit le cuistot de la 4e pièce qui vit tomber la petite
-branche. Du laurier, on va le mettre dans la soupe!»
-
-Mais telle n'était point la destinée de cette branche de laurier
-impérial. Avant que le brave cuistot l'eut ramassée, le vent la reprit
-et l'emporta sur la route où, à ce moment, passait une automobile. La
-vitre de la portière était ouverte et la petite branche de laurier s'y
-engouffra et se posa délicatement sur le képi du généralissime qui
-faisait sa tournée le long du front.
-
-Et c'est ainsi que la petite branche du laurier impérial des environs de
-Moscou accomplit la mission que lui avait confiée la jeune et jolie
-princesse Lydie Charbatzky en disant:
-
-«Petite branche de laurier, je te dédie à celui qui ramènera ceux que
-nous aimons, au grand soldat tacite qui modestement prépare la
-victoire.»
-
-On pourrait étendre à l'infini cette petite contribution à l'étude des
-superstitions et du folklore du front. Nul doute par exemple que l'armée
-d'Orient ne fournisse un merveilleux appoint à ces investigations
-passionnantes.
-
-Les débuts incertains de la campagne d'Orient eux-mêmes ont fait
-merveilleusement renaître la fable antique.
-
-Dardanelle est Dardanie ou l'antique Ilion. Le premier boulet des
-Britanis est tombé non loin du tombeau d'Achille, le second près de
-celui de Protésilas, mort devant Troie avant tout autre.
-
-Je crois que le tombeau de Léandre est sur une rive de l'Hellespont et
-qu'un fanal marin surmonte sa colonne mutilée. Un aussi bon nageur que
-lord Byron pourrait traverser le détroit par une belle nuit nacrée.
-L'antique maîtresse du grec est sur le rivage. Elle enlace le baigneur
-téméraire en qui elle croit reconnaître son amant. Elle est folle; et
-les Dieux l'ont punie d'avoir jadis attenté à ses jours. Ainsi la
-prêtresse de Vénus est-elle condamnée à courir sur la rive jusqu'à la
-fin des siècles. Elle a le goût de coquillage quand on la «mange».
-C'était un conte de l'ancienne marine au temps où les enseignes
-connaissaient la fable et citaient le vers «solitaire» de Lemierre:
-
- Le trident de Neptune est le sceptre du monde.
-
-Un canonnier de la batterie à laquelle j'ai appartenu reçut un jour de
-son frère, marin qui mourut plus tard à Athènes, ces nouvelles qui, à
-l'époque, m'enchantèrent.
-
-Quand le navire amiral fut en vue du Détroit, une barque, gouvernée par
-un vieux marinier qui ressemblait à Poseidon, fit signe qu'elle désirait
-accoster. On laissa venir et une vieillarde brandissant un feuillard de
-laurier escalada la coupée et réclama les honneurs.
-
-Elle dit ensuite au matelot de Ploërmel qui lui taillait une basane pour
-réponse, qu'elle voulait parler au Chef, qu'elle se nommait [Grec:
-melnorêra] ou Tête Noire, encore qu'elle fût blanche; qu'elle avait
-voyagé à Claros, Samos, Délos et Delphes, et qu'elle connaissait la
-passe de Troie. A la seconde basane, elle remit une enveloppe et
-redescendit avec dignité. Le matelot porta le pli à l'Amiral qui en tira
-une feuille de laurier sur laquelle étaient tracés ces alexandrins
-énigmatiques:
-
- Fils d'Ulysse, ô nocher Boué de Lapeyrière,
- Si le Turc est vaincu, le Grec sera derrière.
-
-Le premier mouvement de l'Amiral fut de jeter cette feuille de laurier,
-dont l'inscription lui parut futile, et de punir l'importun tailleur de
-basanes, ce qui lui donna le temps de la réflexion. Le second mouvement
-fut donc de regarder l'enveloppe, laquelle portait à gauche en lettres
-rouges: _Trou de la Sybille_. C'était l'Hellespontienne.
-
-Et la flotte a retenu les deux vers sybillins qui présagent la Victoire
-en dépit de Constantin et de son épouse, les matelots se les renvoient
-d'un bord à l'autre, comme les compagnies de débarquement les chantaient
-pendant la charge.
-
-Bref, il y eut la marche d'Austerlitz: on va leur percer le flanc,
-rantanplan tire lire; celle d'Iéna: j'aime l'oignon frit à l'huile,
-j'aime l'oignon quand il est bon; celle des combats au Maroc: Ah! qu'ils
-sont bons quand ils sont cuits, les macaronis, les macaronis.
-
-Il y a déjà la marche de Tsarigrade: Si le Turc est vaincu, le Grec sera
-derrière, qui fera pendant aux vers célèbres trouvés dans ma mémoire,
-mais avec une prosodie incertaine et dont l'auteur m'échappe:
-
- Illacrymabuntur Constantinopolitani
- Innumerabilibus Sollicitudinibus
-
-Il n'y a pas de raison, au demeurant, pour que cette étude ne s'étende
-pas aux superstitions nées à l'arrière ou qui se sont fortifiées depuis
-la guerre.
-
-Elvire était superstitieuse et, depuis la guerre, ses croyances ne
-s'étaient point assurées, mais sa superstition avait grandi.
-
-Elle travaillait maintenant tous les jours, faisant des progrès dans son
-art.
-
-Depuis quelques jours elle revoyait Pablo Canouris qui lui donnait des
-conseils pour peindre, mais elle ne le disait pas à Nicolas Varinoff qui
-vivait, à son propos, dans une incertitude qui le faisait jaunir.
-
-Pablo l'engageait aussi à venir avec lui. Et elle commençait à l'écouter
-de nouveau avec complaisance.
-
-Un jour, la jolie Corail qui était venue la voir, lui parla avec éloges
-d'une voyante qui était aussi cartomancienne et avait un grand nombre de
-façons de consulter l'avenir.
-
-Elles y allèrent le lendemain. Mme Adonysia habitait aux Batignolles,
-rue Nollet.
-
-Elle prédisait l'avenir depuis la guerre, étant la veuve d'un professeur
-de mathématiques qui l'avait laissée sans ressources.
-
-Pour se distinguer des autres extra-lucides, elle avait inventé
-d'interroger le Bienheureux Jean-Baptiste Vianney, curé d'Ars, ou encore
-le mage Papus, de son vrai nom le docteur Eucansse qui venait de mourir.
-Ces oracles lui répondaient de façon satisfaisante, au dire de sa
-clientèle.
-
-Il ne venait pas d'hommes chez elle où les femmes seules étaient
-admises. Elle ne faisait aucune réclame dans les journaux et ne
-recrutait ses clientes que par relations.
-
-Le taux de la consultation était de cinq francs, payables d'avance, et
-celles que, parmi ses clientes, elle jugeait le plus discrètes,
-pouvaient, moyennant vingt francs, recourir à ce qu'elle appelait «la
-grande interrogation de guerre», qui consistait à répandre sur une
-assiette la poudre contenue dans une douille de cartouche Lebel et à
-interpréter la façon dont la poudre s'était ainsi répandue.
-
-Comme Mme Adonysia connaissait Corail pour une personne raisonnable et
-pleine de discrétion, elle voulut bien, par considération pour elle, se
-livrer, en faveur d'Elvire, à «la grande interrogation de guerre».
-
-La poudre répondit qu'Elvire quitterait son amant actuel pour aller avec
-celui qui lui faisait la cour.
-
-Elle revint fort impressionnée de cette visite.
-
-Le lendemain matin, elle s'éveilla de bonne heure et, entendant un chien
-hurler dans la rue, elle secoua Nicolas Varinoff qui, bâillant, lui
-demanda de quoi il s'agissait.
-
-«Entends-tu le chien hurler, lui dit-elle, cela signifie séparation». Il
-n'y prit pas garde et se rendormit; mais dans la journée, tandis que
-Nicolas était chez sa soeur, Elvire courut chez Pablo et lui dit qu'elle
-était prête à rester avec lui. Et il marqua de cette décision une
-satisfaction si grande que, ainsi qu'il faisait quand il avait une
-nouvelle maîtresse, il l'emmena dans un grand magasin où il lui acheta
-un imperméable avec lequel elle vint le soir même à la Coupole, en
-compagnie de son nouvel amant.
-
-Le lendemain, elle reçut, par les soins de Nicolas Varinoff, toutes ses
-affaires, son linge, ses robes, ses fourrures, ses souvenirs de Russie,
-son attirail de peintre et ses tableaux.
-
-Mais, dès le second jour, elle était lasse de Pablo. Son amour pour
-Nicolas lui regonflait le coeur; elle lui écrivit et il lui répondit de
-revenir et, dès le huitième jour de son installation chez Pablo
-Canouris, tandis que celui-ci était allé se promener à Montmartre, elle
-se fit aider de Corail et quitta l'atelier du peintre aux mains bleu
-céleste qui, en l'accueillant chez lui, n'avait pas eu la présence
-d'esprit de lui dire qu'elle était chez elle et de lui confier les
-clefs.
-
-Car les femmes ont aujourd'hui le sentiment de leur importance unique
-comme gardienne d'une race dont les représentants mâles font leur
-possible pour s'anéantir. Dans ou hors le mariage, elles ne supportent
-plus qu'impatiemment le joug viril, veulent être maîtresses des
-destinées de l'homme et ont désormais le goût de la liberté, car, pour
-sauver la race humaine, il faut bien que la femme ait les mains libres.
-
-C'est pourquoi, de retour chez Nicolas Varinoff, qui n'avait pas jugé à
-propos de conserver son empire sur elle et, partant pour la guerre, lui
-avait donné l'occasion de savourer la liberté, elle médita sur le cas de
-sa grand'mère Paméla Monsenergues, la mormonne, et jugea, d'après cette
-expérience, que la poligynie n'était pas ce qui s'imposait en temps de
-guerre. Elle décida que les femmes, par leur nombre, et grâce à la
-liberté dont elles jouissaient vis-à-vis de l'Etat, détenaient désormais
-une puissance qui dépassait celle qui autrefois paraissait dévolue à
-l'homme, devenu l'esclave de la nation.
-
-Elle pensa que cette puissance de la femme s'exercerait fort bien et
-avec profit pour l'humanité si la femme s'adonnait désormais ouvertement
-à la polyandrie et elle prit cinq amants, ce qui, en comptant Nicolas
-Varinoff, lui en faisait six, qu'elle considérait presque comme des
-esclaves. Elle élut un clown piémontais dont la robe multicolore et le
-maquillage l'enchantaient, un étudiant en médecine qui se destinait aux
-lettres, un mutilé des deux bras qui lui parlait brutalement et
-l'adorait, un aviateur de l'arrière nommé Pentelemon. Il appartenait au
-contingent de Ruritanie. Elle l'avait choisi à cause de son nom qui lui
-rappelait celui de la Pentelemonskaia, la rue où Elvire avait habité à
-Pétrograde, un tourneur d'obus, qui était un gas de ch'Nord et savait de
-belles chansons.
-
-Elle travailla avec une ardeur inimaginable ayant à coeur de ne pas être
-à charge à un homme et, le succès aidant, elle gagna bien sa vie.
-
-Elle jouait en reine de la puissance que la guerre lui avait donnée.
-Mais aucun de ses amants désormais n'occupait son coeur qu'elle
-partageait entre Mavise Baudarelle et Corail, la jolie rousse aux yeux
-noisette, dont l'aspect évoquait si bien une goutte de sang sur une
-épée.
-
-Un jour que je vis Elvire dans son atelier, siégeant devant son
-chevalet, je pensai involontairement à la «Femme Assise», cette pièce
-helvétique que, dans mon enfance, il fallait prendre garde de ne pas
-accepter.
-
-Elvire (elle existera toujours) est, à un haut degré, ce que sont toutes
-les femmes qui, ainsi que l'écu suisse, sont fausses et ne passent pas.
-
-
-FIN
-
-
-ACHEVÉ D'IMPRIMER PAR FRÉDÉRIC PAILLART LE 14 AVRIL 1920 A ABBEVILLE
-(SOMME)
-
-
-
-
-
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-End of Project Gutenberg's La femme assise, by Guillaume Apollinaire
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-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FEMME ASSISE ***
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<body>
-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of La femme assise, by Guillaume Apollinaire
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
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-
-Title: La femme assise
-
-Author: Guillaume Apollinaire
-
-Release Date: October 23, 2018 [EBook #58154]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FEMME ASSISE ***
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-Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the
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-
-
-
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-
-
-</pre>
+<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 58154 ***</div>
<p class="c large">GUILLAUME APOLLINAIRE</p>
@@ -7303,381 +7267,7 @@ A ABBEVILLE (SOMME)</p>
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's La femme assise, by Guillaume Apollinaire
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-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FEMME ASSISE ***
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-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
-www.gutenberg.org
-
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
-mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
-volunteers and employees are scattered throughout numerous
-locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
-Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
-date contact information can be found at the Foundation's web site and
-official page at www.gutenberg.org/contact
-
-For additional contact information:
-
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
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-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
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-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
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-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
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-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.
-
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
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-Most people start at our Web site which has the main PG search
-facility: www.gutenberg.org
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-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
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+<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 58154 ***</div>
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