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-The Project Gutenberg EBook of Le forçat honoraire, by Ernest La Jeunesse
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Le forçat honoraire
- roman immoral
-
-Author: Ernest La Jeunesse
-
-Release Date: September 8, 2018 [EBook #57866]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FORÇAT HONORAIRE ***
-
-
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-
-Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries)
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-_Le Forçat honoraire_
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-_DU MÊME AUTEUR_
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- Les Nuits, les Ennuis et les Ames de nos plus notoires Contemporains.
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- L'Imitation de notre Maître Napoléon.
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- L'Holocauste, roman.
-
- L'Inimitable, roman.
-
- Demi-Volupté, roman.
-
- Sérénissime, roman.
-
- L'Huis-clos malgré lui, un acte.
-
- Cinq ans chez les Sauvages.
-
- Le Boulevard, roman.
-
-
-_Pour paraître prochainement_:
-
- Le Fossé de Bethléem.
-
- Les Ruines, quatre actes.
-
- L'Épée au fourreau, roman militaire.
-
- La Dynastie, quatre actes.
-
- Le Misanthrope à la terrasse, trois actes en vers.
-
- Oraisons funèbres et autres, sonnets.
-
- Servedieu, roman.
-
- Rocaroc, homme politique, roman.
-
- Mémoires du comte X...
-
- Napoléon intégral.
-
-
-_Published 24 Aug. 1907._
-
-_Privilege of copyright in the United States reserved under the
-Act approved Aug. 1907, by Ernest La Jeunesse._
-
-
-
-
- ERNEST LA JEUNESSE
-
- _Le Forçat
- honoraire_
-
- ROMAN IMMORAL
-
- PARIS
-
- J. BOSC ET Cie, ÉDITEURS
-
- 38, CHAUSSÉE D'ANTIN, 38
-
- 1907
-
- _Tous droits réservés_
-
-
-
-
-IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE DOUZE EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE, TOUS
-NUMÉROTÉS
-
-
-
-
-DÉDICACE
-
-
-_En vous offrant, mon cher Henri Prost, ce_ roman immoral, _je
-crois faire mieux que remplir un devoir de cœur et consacrer une
-fraternité de pensée, d'aspiration et d'espoir: je crois accomplir
-un devoir--sans plus. Je ne prétends point vous prémunir contre
-les aigrefins, meurtriers ou escrocs: vous les connaissez mieux
-que moi, quelle que soit ma science expérimentée. Et vous êtes si
-loin...!_
-
-_Mais vous représentez la_ Société, _en mieux, avec de la culture,
-de la bonté et de la délicatesse_.
-
-_Cette_ Société, _depuis quelques années, se donne du bon temps.
-Après s'être passionnée pour le_ monde,--son _monde_!--_traduit
-par Paul Bourget, en jargon, et par Georges Ohnet à la barre de
-la petite bourgeoisie, elle s'était laissé mener un instant, en
-barque, au soleil de minuit par MM. Ibsen et Björnson, avait suivi
-M. d'Annunzio dans des carrières d'étoiles et des ciels de marbre,
-et mordu un tantinet au bois de la vraie croix, trempé par M.
-Sienkiewicz dans les glaces et le sang de la défunte Pologne. Puis
-elle revint--ladite Société--à son vomissement, à son ambition:
-j'ai nommé le crime, dol, viol, vol, à ces histoires de brigands
-qui berçaient de cauchemars pittoresques son lit infini d'enfance.
-... Toutefois, dame! elle avait grandi et vieilli, la Société!_
-
-_Quand on est petit, on tire au sort: ceux qui sortent les
-premiers, dans la_ botte, _comme on dit à l'École polytechnique,
-ne veulent pas de la botte (défunte, hélas!) du gendarme. On
-joue_ au voleur: _il s'agit d'être voleur--au choix. Les perdants
-sont agents de la Force et du Droit: d'ailleurs n'est-ce pas
-logique? M. de La Palisse, qui fut précoce, l'aurait déclaré dès
-ses plus jeunes ans: «Les voleurs ont le pas sur les sergents de
-ville puisque ceux-là sont sur les talons de ceux-ci--quand ils y
-sont._»
-
-_Quand ils y sont! Parole grande et sage! Quand ils y sont!_
-
-_Mais tu as engraissé, vieille Société: tu ne veux plus courir
-et, tout de même, tu as un vague reflet, un trouble relent de
-ta canaillerie native et de la soif d'aventures de tes dix ans:
-tu veux, pour bien te réjouir et te frapper, de beaux récits
-bien sanglants, bien mystérieux, te repaître de la chair et de
-l'esprit des scélérats les plus terribles, pénétrer dans les
-cavernes et les laboratoires d'enfer--à la condition de savoir
-un policier--pardon! un détective!--plus fort que les plus
-forts assassins, toujours invisible, toujours armé, nourri de
-Taine et de Gaboriau et venant à son heure (l'heure du crime a
-changé depuis M. de Florian) mettre la main au collet du coquin
-triomphant ou plutôt le faire crever, tué par ses machinations
-mêmes!_
-
-_Ouf! tu respires, Société! Et dire que tu as été sur le
-point de tourner mal, toi aussi, à la lecture, et de verser
-dans le forfait--histoire de faire fortune et d'avoir du
-génie. Heureusement, les canailles sont démasquées et punies!
-Heureusement, tu as dans ton camp_--«le Camp des bourgeois»--_des
-auxiliaires de premier plan, des âmes tapies dans des ombres
-agissantes, des détectives demi-dieux_.
-
-_Où sont-ils?_
-
-_Oui, oui, estimable Société, les méchants finissent toujours
-mal. Stendhal, pleurnichant et souriant à la fois, a fait, par
-blague, guillotiner Julien Sorel; Eugène Sue a empoisonné Rodin;
-le vicomte Ponson du Terrail a tué, ressuscité et retué Rocambole,
-en sanglotant; Raffles meurt en héros pour sa patrie anglaise,
-au Transvaal; Arsène Lupin... Mais je dois avouer, à ma honte et
-à mon ami Maurice Leblanc que je ne connais pas Arsène Lupin: je
-n'ai pas reçu le volume._
-
-_Mais tout cela, Société, c'est de la littérature. Je reviens à
-ma question, à la question: où sont tes mouchards--grâce! tes
-détectives!--surhommes et si humains, devins et farce, commis
-voyageurs en filatures, tes soutiens, enfin, les colonnes de ton
-temple? Où sont-ils? Nomme-les!_
-
-_Permets-moi de te répondre. Ce sont des troupes, des élites,
-des_ crackes _«sur le papier», ce sont des bonshommes en papier,
-ce sont des «chiures d'encre». Interroge ta mémoire: cherche le
-nom d'un_ limier _de vitrail! Tu trouveras de braves et héroïques
-sous-brigadiers assassinés, des victimes du devoir authentiques,
-des inspecteurs principaux qui, deci delà, ont su arracher
-prestement les boutons de culotte d'un prisonnier difficile à
-garder, des commissaires-adjoints qui eurent une chance sur cent,
-des chefs de la Sûreté qui ont signé des Mémoires. Il y a ce
-forçat traître, vantard, escroc, sous-maître chanteur de Vidocq.
-Il y a ce Joseph Prudhomme de Canler qui, accompagnant au pied de
-l'échafaud un brave jeune homme jaloux qui aurait été acquitté
-aujourd'hui avec des larmes, (il n'avait tué que sa maîtresse)
-dit à ce brave jeune homme qui lui demande de l'embrasser (c'est
-Canler qui l'a fait avouer)_:
-
---_Pas ici, malheureux!_
-
-_et qui lui fait serment de l'embrasser, sans tête, dans un monde
-meilleur!_
-
-_C'est l'inépuisable M. Claude qui dépèce Troppmann en dix tomes,
-c'est M. Macé qui... qui... Mais je ne veux pas prolonger une
-énumération sans gloire._
-
-_Société, je ne veux pas te rassurer, je veux t'éclairer. Tu n'es
-pas défendue et tu ne te défends pas. Tu t'endors sur des contes
-bourgeoisants et subtils,--et c'est si doux de dormir!_
-
- Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,
-
-_mais la fraude emplit tous les journaux,--et ce n'est qu'une
-fraude bien déterminée. Je ne prétends pas, Société, à l'honneur
-de t'avoir mis en garde; je ne te dois rien. Je tiens seulement à
-faire pour toi ce que fit pour son siècle cet ivrogne de Nicolas
-Machiavel lorsqu'il lui donna son_ Prince. _Les époques n'ont que
-les_ Prince _et les Machiavel qu'elles méritent. Ce n'est pas
-ma faute si j'ai publié, il y a dix ans passés, l'_Imitation de
-Notre Maître Napoléon _et si, aujourd'hui, je passe la plume à
-un forçat, un authentique forçat assassin et pis, qui, au reste,
-n'est pas des plus intelligents: tu n'avais qu'à m'écouter et à
-me suivre, Société, quand je te prêchais l'héroïsme et la beauté.
-Je déclare, d'ailleurs, que je décline toute complicité dans les
-forfaits qui suivent et leur narration enjouée et cynique. «Je
-rends au public ce qu'il m'a prêté» sol à sol, déchet par déchet._
-
-_J'ai conscience d'avoir écrit un livre vrai, qui n'est pas de
-moi;_
-
-_mais de toi--et à toi, Société._
-
-_Si, d'aventure, tu es trop effrayée, va chercher--chez les
-libraires--tes flics et tes gendarmes de cabinet. Ou dis-toi que
-moi, aussi, je fais de la littérature._
-
-_Et maintenant, mon cher Henri Prost, revenons aux doux émules des
-héros de Plutarque, ces hommes du tribunal révolutionnaire qui
-avaient le courage de couper le cou de Lavoisier parce que cet
-homme de génie s'était bassement permis d'être fermier-général--et
-cette bonne bête de Fouquier-Tinville qui, dans son rêve d'assurer
-le bien-être à tous, avait fauché des têtes comme des épis, et
-qui, sur l'échafaud, voulait encore donner du pain au pauvre
-monde..._
-
- 4 Août 1907.
-
-
-
-
-_Le Forçat honoraire_
-
-
-
-
-CHAPITRE PREMIER
-
-UN LIVRE QUI COMMENCE BIEN.
-
-
- _Cayenne, le 24 octobre 190..._
-
-Ce pauvre Chéry n'a vraiment pas de chance. On l'a guillotiné ce
-matin.
-
-Mes malheurs ne me permettent point de me poser en adversaire
-irréductible de la peine de mort: je l'ai encourue, sinon méritée,
-et je connais, par expérience, le vent frais du couperet dans la
-torride horreur d'un cauchemar cloîtré.
-
-D'autre part, au bagne, nous manquons de distractions: une
-exécution capitale, même et surtout dans la posture où nous y
-assistons, genou en terre et sous la menace du feu de la chiourme,
-c'est un spectacle et une émotion.
-
-On sent profondément ce que vaut la vie--et c'est quelque chose.
-
-Pourtant je n'ai pu me défendre d'un frisson et d'un gros regret
-qui ressemblait à du chagrin.
-
-C'est que le nº 67486 (Paul-Irénée-Amable Chéry) était, en toute
-conscience, un _numéro_. Je ne l'ai pas connu en liberté et
-j'imagine mal son personnage en barbe, cheveux, splendeur et
-habits bourgeois. Lorsqu'il fut reçu à notre cercle, la faux
-pénitentiaire--_vulgô_ tondeuse et rasoir--la faux pénitentiaire,
-donc, avait fait son œuvre et, sous une livrée d'emprunt qu'on
-ne songeait pas à lui réclamer, trop à son aise dans des sabots
-criards, il avait cet air un peu hébété de se voir là (et on
-ne se voit qu'au miroir de son âme) qu'on prend au vestiaire
-des pénitenciers. Sa seule élégance tenait à une chaîne un peu
-bruyante et à un bracelet large,--à son pied. Cet ex-citoyen
-avait eu des affaires d'honneur avec ses gardiens et, d'emblée,
-montait aux cellules. C'est ainsi que nous pûmes causer. Je ne
-veux pas me rappeler la peccadille qui me livrait aux rigueurs
-disciplinaires: je suis un condamné sérieux, important, si j'ose
-dire, et je rougis d'avoir pu occasionner quelque scandale sur
-ce qu'on est convenu d'appeler un chantier. Mettons tout sur le
-compte de l'ivresse. Quoi qu'il en soit, j'étais là, j'étais en
-train d'être paré _pour le bal_ ou, si vous le préférez, d'être
-ferré lorsque, plutôt poussé que guidé, imperturbable cependant
-et dédaigneusement hilare, Chéry s'offrit, de trois quarts, à nos
-yeux. Du coup, nous nous reconnûmes. Nous ne nous étions jamais
-vus, mais nous étions du même monde, de la même espèce et nous
-eussions fait deux copains, pour employer l'horrible argot de la
-Capitale, si la fatalité n'avait pas voulu nous réduire à l'état
-de frères. Le règlement obligeait le nº 67486 à rendre les chaînes
-dont il était dépositaire au département de la Marine, moyennant
-quoi l'administration pénitentiaire consentait à lui offrir
-d'autres chaînes, identiques (à la vérité) mais dûment matriculées
-à ses armes, chiffre et marques particulières. La méticulosité
-de nos bourreaux nous permit de nous observer et même d'échanger
-des clignements de paupières qui répondaient, non sans éloquence
-et avec quelque distinction, à des interrogations tacites. Nous
-nous lisions sur la face l'un de l'autre et, dans nos rides et
-ravines précoces, nous retrouvions des souvenirs communs et rares:
-diplômes, voluptés, dégoûts et tentations; nous déchiffrions, aux
-plis de nos lèvres et aux brides de nos yeux les étapes de nos
-chutes, de nos cynismes, la valeur de notre résignation et de
-notre repentir, cependant que la rapide et courte flamme de notre
-regard nous rassurait l'un l'autre sur notre intelligence et notre
-énergie...
-
-Pourquoi faut-il que tout cela soit du passé et la matière d'un
-éloge funèbre? Allons! on ne sait pas ce qu'on peut devenir et se
-rappeler, c'est rêver, en mieux! Rêvons... Rappelons-nous...
-
-Je me retrouve dans mon cachot, déjà attendri, amolli par la
-température suffocante. Je songe aux _in-pace_ de jadis, sous
-terre, très loin... Il devait y faire frais... Une cellule, au
-cinquième étage, sans air, sans lumière, ça ressemble à une
-chambre de bonne. Heureusement pour le pittoresque, il y a la
-chaîne, mais on ne la voit pas: on la sent qui pèse, qui gratte,
-qui grelotte dans la chaleur. Cette obscurité absolue... admettons
-qu'elle nous apporte la bonne nuit. Imaginons que nous dormons
-simplement, franchement, mais quoi? on ne peut être seul nulle
-part, même ici! Des coups, méthodiquement espacés, se font
-percevoir à la cloison. C'est,--on ne l'ignore pas,--la manière
-de converser en prison, la seule ou à peu près. Encore une brute,
-une crapule qui a besoin de faire la causette! Ne comptez pas sur
-moi mon cher! Écoutons, après tout, puisqu'il n'y a pas moyen de
-faire autrement. Un, deux, trois... onze, douze... vingt-trois...
-Tiens! tiens! c'est plus intéressant: je ne méritais pas cette
-aubaine. Mon voisin d'appartement se fait connaître, reconnaître,
-se nomme. Nous avons été ensemble, il y a un instant, à la peine,
-à l'honneur. Il me gourmande de ne l'avoir pas entendu monter et
-_boucler_ derrière moi. Serais-je égoïste ou seulement de ces gens
-légers et impulsifs qui appartiennent tout entiers à leurs propres
-petits déboires?
-
-Il continue son discours, son monologue. Décidément, il sait
-fort bien parler, du bout des doigts--et il a les doigts très
-robustes. On croirait qu'ils entrent dans la pierre et je défie
-les gardiens d'entendre: c'est du beau travail.
-
-Résumons ses confidences, en en supprimant, faute de place, nombre
-de détails d'humour, d'ironie et de charme mélancolique (j'ai peu
-de papier à moi, dans ce bureau de la chiourme).
-
-Fils d'un conseiller référendaire à la Cour des Comptes, Paul
-Chéry avait puisé dès le berceau, dans l'exemple, les propos
-et la contemplation de M. Sosthène-Napoléon-Ludovic Chéry (du
-Petit-Quevilly), son père, le goût ardent de la fainéantise et
-le pire dédain de l'humanité. Sous-admissible à Saint-Cyr, il
-négligea de se présenter aux examens oraux du premier degré
-parce que, avant d'arriver au manège de l'École militaire où
-l'attendaient ses examinateurs, il fit la découverte d'un nid de
-maisons hospitalières, dans un passage de l'avenue La Bourdonnais,
-et que, soit terreur de la colère familiale, soit insouciance et
-recherche du plaisir facile, il ne sortit d'une de ces maisons
-que pour entrer dans une autre et ainsi, si j'ose dire, de suite,
-un peu client qui ne paie point, un peu garçon qui ne se fait
-pas payer, partout nourri, partout content et méritant, d'un
-suffrage unanime, chaleureux et jaloux, le nom qu'il tient de ses
-parents assez respectueux d'eux-mêmes pour oublier de cueillir
-les mêmes justifications d'armoiries--et ces tristes lauriers!
-Ces parents, d'ailleurs, perdent la trace de Paul-Amable. Il ne
-la vont point chercher dans les établissements louches, bars
-de nuit et autres bouchons de Grenelle, Javel, Montrouge et
-Montparnasse. Ils n'auront jamais l'orgueil d'apprendre qu'il a
-illustré leur patronyme sous la forme de _Le Chéri de Gambetta_
-pour huit coups de couteau qu'il a échangés dans l'avenue de
-ce nom contre trois coups mortels de revolver. Mais, un jour,
-mon malheureux ami, désœuvré et attendant trop longuement une
-délicieuse maîtresse vendue et emballée, notre malheureux ami,
-donc, a l'idée d'ouvrir le journal _Le Journal_. Un mot jaillit
-des lèvres de Chéry, mot dont je laisse, avec l'histoire, la
-responsabilité au maréchal de camp vicomte Cambronne. Chéry vient
-de lire le récit de l'exécution, à Laghouat, de son frère aîné
-Camille-Antonin-Louis-Silvère Chéry, fusilier à la 11e compagnie
-de discipline.
-
-Mais ici je laisse la parole à Paul Chéry.
-
-Quand je dis la parole, j'exagère et je crains que son récit ne
-paraisse froid et banal.
-
-Qu'on se rappelle qu'il fut non tambouriné mais creusé lettre à
-lettre--et combien d'efforts pour chaque lettre!--dans un mur
-de cachot, que je le compris péniblement, atrocement, scandé
-d'un double frisson de nos chaînes de fer et qu'il se grava
-profondément en moi, à la manière noire.
-
-La dernière fois que j'avais vu mon frère, il était maréchal des
-logis aux houzards, très vain de son galon, de son uniforme, de
-sa moustache de vingt ans et demi, de tout, quoi! Il se destinait,
-d'office, aux plus hauts emplois militaires, galopait, en pensée,
-à travers les écoles, les exploits et les grades, s'accordait,
-d'avance, des blessures avantageuses, au choix et des citations
-à l'ordre de l'armée--comme s'il en pleuvait des canons!--Et,
-immédiatement, le mot que j'avais étouffé en apprenant sa fin,
-me remonta, si j'ose dire, aux lèvres,--pieusement. C'est que
-c'était son _mot_, à lui, ce qu'on eût appelé son _cri_, aux temps
-lointains de l'héraldique. Il le prononçait à tout bout de champ,
-avec une mâle, juvénile et martiale fierté qui me frappa fortement
-mais qui m'expliqua sans retard son malheur et sa chute. Il avait
-employé ce mot à contre-sens. De fait, une enquête rapide--nous
-autres, dans la pègre, on a vite tous les éléments d'information
-sous la main, car le monde est petit et il y a peu d'_hommes_--me
-convainquit de ma douloureuse perspicacité. Une première
-explosion à l'adresse d'un gradé sans importance, une autre, plus
-rebondissante, une troisième, en jet et en cataracte, avaient
-mené mon malheureux frère de la prison à Biribi, en passant par
-la cassation. Il avait emporté en Afrique son mot avec lui, et,
-de silo en crapaudine, de tombeau en tourniquet, savamment agacé
-et conduit à illustrer l'interjection de coups de poing et d'un
-«coup-lancé» de fusil à baïonnette, il venait de compliquer son
-cas, déjà désespéré, en inondant de cet inépuisable mot les
-membres du conseil de guerre et jusques à son avocat qui plaidait
-la monomanie et l'irresponsabilité... Je fus irrité, non de son
-trépas qui avait été héroïque et décent, (à part l'affectation
-de répéter son mot à tout venant et de le remâcher jusqu'au coup
-de grâce), mais de l'attitude un peu trop romaine que mon père
-s'était permise à cette occasion.
-
-Le bon vieillard avait insisté pour faire fusiller son fils!
-On lui tressa, dans une certaine presse, des couronnes à peine
-mortuaires. On reproduisait sa lettre au Président de la
-République: «_En vous suppliant, Monsieur le Président, de laisser
-la justice suivre son cours régulier, je crois faire mon devoir
-de père et de magistrat. La trop juste condamnation qui frappe un
-fils dégénéré ne saurait m'atteindre: la honte ne remonte pas.
-J'ai la dernière satisfaction de savoir que celui qui porte encore
-mon nom n'attend pas le châtiment d'une faute contre l'honneur.
-Mais le crime contre la discipline est inexpiable et tout le sang
-des miens ne le laverait point. Je regrette que ma femme soit
-morte: elle se joindrait à moi, dans cette démarche raisonnée,
-pour réclamer un supplice qui nous vengera de l'injure faite à
-notre caractère et à notre exemple._»
-
-Tu dois être étonné de m'entendre me souvenir de ce fatras: j'ai
-mes raisons pour ça. _Primo_, je ne pus le digérer, ensuite, tu
-vas voir...
-
-... Si ces mots que j'écris sous l'empire de la plus vive horreur
-et du pire chagrin avaient des prétentions à la publicité, je me
-permettrais ici, soit digression, soit parenthèse, une longue
-pause, pour indiquer que ce jour-là, notre entretien n'alla point
-plus en avant.
-
-On se fait[1], de l'autre côté de la geôle, des idées fausses
-sur le silence du bagne. Il est aussi rigoureux que son nom
-l'indique,--au moins de nuit. Rien, dans l'opaque ténèbre du
-cachot, ne nous avertit de la tombée du soir que le bruit plus
-lourd et plus angoissant des mots cognés lettre à lettre--et à
-combien de coups par lettre!--contre les parois de nos niches.
-On entend crier les verrous. On a peur des gardiens qui n'aiment
-pas à se déranger pour rien. L'insomnie déroule ses cauchemars.
-Le passé, le présent, l'impossible avenir prennent des figures
-de bêtes monstrueuses et enchaînées--comme nous. Nos estomacs
-ressemblent à nos consciences, en admettant que ça existe. Tout
-ce qui est bas et mauvais grouille autour de notre accablement
-et nous n'avons même pas le courage de lever nos fers contre les
-spectres intimes. C'est en cellule, vraiment, que j'ai pesé la
-vanité du crime et que j'ai senti, quoique nous en ayons, que nous
-ne valions pas mieux que les saints et les martyrs vertueux,--en
-fait de force de résistance, bien entendu. On a, sur le mauvais
-pavé qui nous sert de couche, des endolorissements d'enfant, la
-persuasion qu'on est ferré à tout jamais, que l'évasion est un
-rêve--et l'on ne peut pas rêver--et que la dernière étoile du ciel
-absent s'est étalée, pour n'en plus bouger, sur l'uniforme de la
-chiourme...
-
-[Note 1: _On_, c'est M. Jacques Dhur (1907).]
-
-Je laissai donc dormir, jusqu'à l'aube lointaine, les rouges
-confidences de l'infortuné Chéry. Je ne suis pas d'humeur à
-rechercher, maintenant qu'il dort son dernier sommeil, si mon
-nouveau compagnon me donna des nouvelles de sa nuit et de son
-repos. Nous nous occupons peu, à vrai dire, du temps qui fuit et
-qui fuit si lentement! Nos souvenirs sont plus agréables, plus
-riches. Ça meuble.
-
---Tu comprends, continua le nº 67486, que l'attitude de mon père
-lui concilia les faveurs des pouvoirs publics et les fleurs les
-plus rares de la publicité. On burina ses traits sur le zinc des
-journaux quotidiens, cependant que son ministre l'élevait au
-grade de commandeur de l'ordre national de la Légion d'honneur.
-De l'instant où j'appris ce dernier outrage à la mémoire de
-mon frère, je pris la résolution formelle d'étrangler l'auteur
-démissionnaire de nos jours à l'aide de sa cravate neuve. «La
-honte ne remonte pas!» Rien qu'à me rappeler cette phrase!......
-
-«Mais, pardon, interrompit-il, je ne vous connais pas: je vous
-étonne et vous scandalise peut-être. Pour quelle cause êtes-vous
-ici?
-
---Tentative d'assassinat avec préméditation et guet-apens,
-répondis-je doucement, faux et usage de faux en écriture de
-commerce, mais c'est un malheureux concours de circonstances...
-
---Bien! poursuivit Chéry: je puis te raconter la chose. Tu ne te
-révolteras pas. Ma sentence était entachée de colère. Si j'avais
-raisonné largement, je n'aurais pas condamné un magistrat,
-ambitieux et vieilli, avec toute la rigueur et toute la morale
-naturelle et logique du réfractaire que j'étais. Je me serais
-repris peut-être si une futile coïncidence n'avait précipité
-notre destinée. D'un cambriolage dans la banlieue, des amis à
-moi avaient rapporté, entre autres objets, une vieille croix
-de commandeur avec son ruban et son agrafe. Ils me l'avaient
-donnée, sans cérémonie, un peu parce que le bibelot m'amusait,
-un peu parce qu'il était de mauvaise défaite. Cette cravate
-s'associa naturellement dans mon esprit au souvenir pressant
-du col paternel. Je m'en amusai les doigts toute la journée, en
-regrettant de n'avoir pas autre chose sous la main. Je ressassais
-mes anciennes années et les instants, un à un, qui piquaient droit
-dans ma mémoire. C'était une chanson monotone et précise qui me
-criait la sécheresse de cœur, l'étroitesse d'esprit, l'égoïsme
-hypocrite et poli du juge dont, à son insu, j'examinais le
-pourvoi. Peu à peu, je discernai des scélératesses éclatantes dont
-je n'avais pas pris souci et je ne fus plus capable d'imaginer
-la société dans son horreur foncière qu'à travers l'image
-représentative de M. Chéry du Petit-Quevilly. Celui-là, je le
-tenais. J'avais charge d'âme.
-
-... Et, au seuil de la nuit, lorsque je me dirigeai vers une
-maison--que je connaissais bien--de la rue de l'Université,
-j'avais la conviction d'aller faire--simplement--un pâle exemple
-et une timide manifestation.
-
-Il y avait de la lumière.
-
-Je fus ravi, par avance, de ne pas trop effrayer le bon vieillard
-et de lui épargner un réveil en musique. Mon nom, jeté au
-concierge, le laissa dans son lit. Je montai, sans ascenseur,
-longtemps, parce que le conseiller se contentait, austèrement,
-d'un luxueux cinquième étage, comme un saint. Une pauvre petite
-fausse clef ouvrit miraculeusement la porte de l'appartement.
-
-Une minute après, j'étais en face de mon client. J'avais
-traversé l'antichambre à pas étouffés, par habitude et,
-professionnellement, tourné le bouton _en douce_. J'arrivai
-donc en gentil mystère et ne m'étonnai qu'à moitié de l'effroi
-surhumain qui se peignit, se grava, se convulsionna sur et dans
-le visage de l'individu en question lorsqu'il m'aperçut, pâle et
-grave.
-
---Toi! toi! râla-t-il!--et quand je dis _râler_!...
-
-C'était un beuglement sourd et blanc, un hurlement vide, un
-sifflement de serpent-fantôme, une sueur crachée et crissante...
-
---Toi! toi! reprit-il. Encore toi! Mais, ce soir, tu n'es pas en
-tenue!
-
-Je suis d'attaque, mais je te jure que je n'y coupai point
-d'un léger frisson. Je comprenais! Monsieur était sujet à des
-hallucinations, à des cauchemars! Mon frère mort _revenait_! Je ne
-crois ni aux apparitions, ni aux remords, mais ce n'est pas une
-raison pour en dégoûter les autres, et cette hantise me vengeait
-un peu de la lettre du personnage! D'autre part, il y avait
-toujours eu une extrême ressemblance entre mon frère et moi, côté
-de notre mère (heureusement), et, depuis le temps que le citoyen
-ne nous avait vus, l'un et l'autre, il avait pu brouiller dans
-son indifférence, d'abord, dans sa haine et sa terreur, ensuite,
-les traits soi-disant adorés de sa triste progéniture. Je sentis
-un indéfinissable dépit en me demandant--si vite!--pourquoi
-le fusillé ne m'apparaissait pas à moi qui l'avais aimé et ne
-sortait du ciel ou du néant que pour troubler de sa présence
-les nuits d'un peu intéressant _gentleman_. J'eus même--et j'en
-rougis--la tentation d'abandonner mon père à sa torture méritée
-et perpétuelle, plus aigre que la mort. Mais la plainte de cet
-étrange veilleur me fatigua. Il répétait:
-
---Toi! toi! Encore toi!
-
-Comme s'il n'avait jamais eu autre chose à dire et m'infligeait
-le dégoût de l'oiseau de proie et l'ennui du perroquet. Enfin, il
-abolit ma patience en présentant les signes les plus évidents de
-l'aliénation mentale.
-
---Toi! reprit-il encore! On ne sait donc plus arquebuser en
-France! En Algérie, même! Je vais écrire au ministre de la Guerre!
-
-Je fus humilié, pour l'honneur de la famille, de cette aberration
-et de cette déchéance.
-
---Monsieur, prononçai-je aimablement, non sans travestir un peu le
-timbre de ma voix, je ne suis pas ce que vous croyez. Je fais la
-part du surmenage, mais la vérité...
-
---Ce n'est pas toi! ce n'est pas toi! hoqueta la loque, mais alors
-pourquoi lui ressembles-tu? Et qui es-tu? Qui es-tu?...
-
-J'observai que, dans son délire, il commençait à recouvrer
-vaguement de la raison et je ne sais quel ironique espoir.
-
---Pourquoi me tutoyez-vous? fis-je. Il me semble--et j'étais
-sincère--que je ne vous suis de rien, Monsieur! Vous lisiez, à
-cette heure! Permettez que je voie! Oh! oh! les _Vies parallèles_
-de Plutarque. Eh! eh! vous êtes sur le vieux Brutus! Vous dérogez,
-Monsieur le conseiller! Plutarque, un juge de paix! Brutus! un
-consul! Mais vous n'avez encore condamné qu'un seul de vos fils,
-citoyen! Ne vous en reste-t-il pas un autre? Sacrifiez-le, que
-diable! avant de continuer!
-
-Il me regarda anxieusement, réfléchit, s'essuya le front et dit:
-
---Monsieur, puisque Monsieur il y a, comment êtes-vous entré ici?
-
-Il s'arrêta, puis, d'un ton chantant et oriental:
-
---Ah! tu lui ressembles trop! Tu te moques! Tu es lui! Tu es
-_eux_! Lui! tous les deux! Ne ris pas comme ça! Misérable! Ton
-père!...
-
-Il fallait brusquer le dénouement. Le vieux commençait à devenir
-affreusement fou! Dieu me pardonne: il voyait clair! Je le
-considérai encore un instant: sa face congestionnée me lança, pour
-ainsi parler, au cœur une quantité de petits points sanguinolents
-que je reconnus: c'étaient les mille traces des petits et des gros
-baisers d'enfants que nous lui avions imprimées, mon frère et
-moi--on est si bête quand on est jeune!--des morsures de papillons
-de tendresse, de reconnaissance, d'affection!...
-
-Le monstre! C'est de lui que nous étions nés! Ou plutôt, il nous
-avait vomis--comme il venait de nous vomir encore!
-
---Monsieur, grinçai-je, je viens de la part de celui dont vous
-parlez si légèrement, M. le ministre de la Guerre lui-même.
-
---Que me veut-il? gémit mon père. Je ne le connais pas, lui!
-
---Vous en parliez, respectable vieillard. Il vous envoie un
-souvenir, un de ces souvenirs qu'on n'oublie pas, monsieur!
-
-Devina-t-il? C'était le moment, à en croire la légende, où l'on
-prévoit, pour pas longtemps... Il se dressa, se recula, blémit,
-hurla:
-
---Non! non! je ne puis pas! Je ne veux pas! je ne veux pas!...
-
---Il faut vouloir! dis-je doucement. Ce n'est rien, d'ailleurs.
-Une toute petite attention: le prix du sang, couleur de sang: la
-cravate de commandeur de l'ordre national de la Légion d'honneur!
-
-Le cri du type fut épatant!
-
-Il fallait qu'il eût rêvé, qu'il eût vu, en songe, la scène qui
-se passait. Je ne pouvais plus hésiter: on ne ment pas à un
-cauchemar, au cauchemar d'un autre, si proche, hélas! Je dois
-avouer, au reste, qu'une force inconnue me jeta sur mes pieds, en
-avant--sur l'homme.
-
---Permettez-moi, hoquetai-je, de vous passer au cou, au cou...
-
-Je ne continuai pas. Il se débattait, griffait dans le vide, au
-risque de m'atteindre, sans me chercher. J'attachai la boucle par
-derrière, puis, le maintenant d'une main, de l'autre, je pris le
-couteau à papier sur la table... Le temps de le faire glisser dans
-le ruban, de le tourner dedans, vertigineusement...
-
-... Je ne saurai jamais comment la fenêtre fut ouverte, comment
-j'ouvris la boucle de la cravate, comment je lâchai le paquet,
-suffoqué. Je me rappelle seulement avoir hurlé--et encore, ce
-n'était pas ma voix, à moi:
-
---Ah! ah! la honte ne remonte pas! Descends, alors! Descends!...
-
-... Lorsque je fus dehors, moi-même, le petit tas d'esquilles,
-de fractures et de sang que j'avais fait de mon père était assez
-entouré: le hasard avait rassemblé deux agents, trois valets de
-chambre en vadrouille et des passants de hasard. Si je n'avais
-pas ricané, j'aurais pu jouir honnêtement de l'ultime agonie de
-mon inexcusable victime. Mais un morceau de doigt se dressa vers
-moi, une ombre de soupir égrena le «Toi! toi!» que je connaissais
-déjà. On m'arrêta, au petit bonheur. Mes liens de parenté avec
-le défunt, la cravate rouge qu'on retrouva sur moi et dont on
-découvrit des traces et une érosion sur le cadavre, mon récent
-passé--il paraît que j'étais le monsieur le plus recherché de
-Paris, côté police--me firent maintenir sous mandat de dépôt. Je
-ne cherchai pas à nier. Je racontai ce qu'on appela mon crime,
-dans tous ses détails.
-
-On m'accusa d'outrance. Je réclamai la mort de si bon cœur qu'on
-ne me l'accorda pas.
-
-J'étais, après tout, un parricide de bonne famille et, soit que le
-jury s'apitoyât sur mon frère, soit qu'il se révoltât du stoïcisme
-payé du papa, la justice de mon pays ne m'octroya que vingt ans de
-travaux forcés.
-
---Tu sais, lui dis-je, que c'est le même prix. A partir de huit
-ans, on ne revient plus, mon pauvre vieux.
-
-Les coups frappés par Chéry devinrent, pour ainsi dire, aériens:
-
---Revenir? Où ça? Et d'où? D'ici, peut-être?
-
---Dame! fis-je. Avec ton caractère, tu ne t'amuseras pas ici.
-
---Mon vieux, grava-t-il, j'ai une fiancée, la Mort. Je l'ai déjà
-prêtée à un autre, après qu'elle se fût donnée à mon frère. Il
-faut que je la retrouve, à tout prix, et pour de bon. Je n'ai pas
-la prétention de la confisquer: sois tranquille! Tu l'auras, toi
-aussi, à ton tour! Mais moi, j'ai droit à un joli choix. Elle fait
-la coquette avec moi. Si elle veut que j'y mette le prix, elle ne
-sera pas volée. On guillotine toujours en cet endroit, j'espère?
-
-L'ironie des mots frappés est plus profonde que celle des mots
-entendus: il faut la deviner, deviner les intentions, tout deviner
-dans ce langage secret, muet, monotone, lent et grave comme les
-siècles,--les siècles qu'il dure.
-
---On guillotine rarement. Il n'y a pas presse. Pas de bourreau
-titulaire. Si tu viens pour ça, tu n'as pas de chance!
-
-J'essayais de plaisanter, de mauvais cœur. Je bafouillais, je veux
-dire que mon doigt tremblait un peu et se blessait au mur.
-
---Pourquoi blagues-tu, me gronda Chéry, d'un poing dur. As-tu peur
-pour moi? Tiens! je ne te parlerai plus: tu es un lâche!
-
-On a son honneur, même au bagne et, surtout, en cellule de
-correction. N'est-ce pas un souci, un besoin, une façon de se
-rattacher au monde et à la vie?
-
-Je n'adressai plus le moindre mot, par gestes, à mon altier
-compagnon et tâchai à dormir le sommeil du juste ou du justicié.
-Je ne me flatterai pas d'y avoir réussi. On a peur du chaud qui
-est atroce, du feu qui est possible, de tous les assassinats qu'on
-a commis soi-même ou qui ont été commis autour de vous. Je passai
-des heures à me chanter en moi-même et pour moi seul des _scies_
-grotesques qui me dégoûtaient à Paris et qui, là, m'apportaient je
-ne sais quel parfum du boulevard et ce brave goût de la boue et de
-pis qu'on subit autour de l'Opéra et qui garde de l'émotion, de
-la distinction et de la peine. Je me pelotonnai, je m'accroupis
-sur mes souvenirs de femmes, en tas. De temps en temps, dans
-mes contractions, un bruit de fers troublés me rappelait que je
-n'avais plus ni compagne, ni lit, ni même de nom--et que ce
-n'était pas fini. L'éternité des peines n'est sensible qu'au cours
-des condamnations à perpétuité. L'inhumanité des hommes prépare à
-la cruauté de Dieu--s'il en reste. Bref, je m'ennuyai.
-
-Je ne revis et n'entendis le nommé Chéry que lorsque tous deux,
-pour parler le style noble, nous laissâmes tomber nos chaînes.
-Tandis qu'on rasait, pour le châtiment de nos erreurs, ce que
-la captivité avait laissé pousser de poil sur nos lèvres, nos
-crânes et nos joues, il me considéra, de biais, avec un intérêt
-sans horreur. Le mélancolique hasard de notre punition-sœur
-l'avait induit à me choisir comme ami dans cette foule où rien
-ne l'attachait que ses liens. Il murmura, sous la couche maigre
-de savon gris qui ne moussait point: «Au fond, tu n'es peut-être
-pas lâche. Ta gueule ne me répugne pas trop. Topons là. Comment
-t'appelles-tu?
-
---Louis-Symphorien-Laurent Bicorne de La Cellambrie.
-
-Je m'attendais à l'effet que mon nom patronymique de Bicorne ne
-manqua jamais d'obtenir sur les mauvais plaisants, juges et jurés
-qui l'entendirent, en des circonstances assez graves pour moi.
-Chéry ne sourcilla pas. Peut-être était-il un peu tenu de près par
-le rasoir qui, à en juger par celui qui me mordait, ne devait pas
-valoir grand'chose. Après un silence, mon camarade profita d'un
-bâillement du gardien:
-
---Ce n'est pas un nom, chuchota-t-il, c'est un prospectus
-héraldique. Mais je m'en fous. Je te présente mes excuses pour mes
-paroles de l'autre soir. Tu sais, je suis toujours énervé quand je
-pense à ma crapule de père.
-
---Il n'y a pas d'offense, mon vieux. On sera amis. Voilà.
-
-Les forçats officieux qui nous faisaient la barbe nous laissèrent
-un peu converser. Nous fûmes gênés de cette complaisance qui
-reposait sur des suppositions aussi inacceptées qu'inavouables.
-La promiscuité des lieux de répression m'a toujours soulevé le
-cœur, sans plus, et le sourire tendre de nos merlans en bonnet
-me rendait amères les paroles d'un gentleman de ma caste, de mon
-éducation et de ma mentalité qui me venait, en frère, par le plus
-long. J'essayai sans résultat de détourner Chéry de ses idées de
-suicide. Ces idées étaient sanglantes: il voulait s'en aller à
-deux. Il me demandait même ce qu'il pourrait tuer, de préférence.
-
---Je ne sais pas, répondis-je vivement, je ne connais personne ici.
-
---Tu n'es pas un homme pratique, gouailla-t-il. Tu rêves, sans
-doute, Symphorien? Il faut toujours savoir où on est, qui vous
-garde et même qui vous gêne, mon enfant. Moi, je suis Normand--et
-j'ai l'œil.
-
-Cette volonté implacable pesait sur moi et me fascinait. De
-l'instant où nous fûmes bouclés dans la même équipe, je ne
-consentis plus à vivre.
-
-C'était le temps où le soleil, tout droit et se consumant
-lui-même, ne laisse que son ombre d'or et sa fumée rouge à
-la terre, aux arbres, aux lianes et à la brousse. Un respect
-superstitieux pour la nature, la matière et le mystère de la
-création, ensemble, vous courbe mieux que le bâton de la chiourme,
-et vous rive à votre labeur pour ne rien regarder, pour ne pas
-penser, pour n'être rien que de la sueur dans de la lumière. On ne
-sait pas ce que l'on fait. On défriche. De ci, de là, un serpent
-est coupé, avec des brindilles, sans qu'on bronche. Le bras,
-le sabre d'abatis se lèvent, retombent. On ne fume pas. On est
-fatigué.
-
-Il y a là, pour cinquante condamnés armés, quatre gardiens, à peu
-près, sans armes, la pipe au bec, et qui ne nous regardent même
-pas, qui sourient aux oiseaux invisibles, aux guenons--ou à leurs
-maîtresses. On ne songe pas à massacrer ces brutes. On continue.
-On défriche.
-
-On ne sent pas les appels de liberté qui sifflent dans le
-feuillage, on a les paupières figées et mortes, et, quand on est
-trop las, au cœur d'un paysage de féerie, on convoite le cachot
-puant où l'on sera enterré le soir.
-
-Chéry se signala tout de suite, par son intelligente activité.
-Il était dans la forêt comme chez lui. Prévenant pour les
-surveillants, déférent pour les détenus contre-maîtres, obséquieux
-envers les mouchards de la troupe, il ne tarda pas à passer pour
-un _mouton_ ou une _bourrique_ aux yeux des moins prévenus.
-Lorsque la malveillance susurra ces mots aux oreilles nonchalantes
-de mon ami, il eut un bon rire:
-
---Que c'est drôle! ce qui est une _vache_ à Paris devient ici
-_bourrique_, _mouton_, quoi encore? Question de latitude! Tout de
-même, mon cher Symphorien, c'est humiliant.
-
---Que médites-tu? Tu es trop calme, trop gentil, j'ai peur.
-
---Mon maître, René Descartes, n'a-t-il pas conseillé dans
-sa _morale provisoire_--et n'est-ce pas? avait-il raison!
-morale provisoire! qu'y a-t-il de plus provisoire que la
-morale?--n'avait-il pas ordonné de se plier aux mœurs et habitudes
-des peuples où l'on est, pour le moment, appelé à vivre ou à
-crever? Je ne cite pas le texte exact. Je n'ai pas le livre sous
-la main. Je me forge une âme de forçat pour m'amuser. Ça durera ce
-que ça durera. Et puis, j'ai mon idée.
-
---Je la connais, trop ton idée! J'en ai soupé!
-
---Mange! répondit Chéry tout doucement. Et il ajouta:
-
---Est-ce que tu t'amuses? Ça vaut-il la peine--c'est bien à nous
-d'en parler--de traîner la jambe n'importe où? Tiens! nous avons
-pour voisins des gens qui ont accompli, soi-disant, des actes
-extraordinaires pour la société. Ils n'en sont ni plus fiers ni
-plus drôles. Une bande de coquins pourrait divertir ou toucher.
-Nous sommes à pleurer. Les gardiens ne sont pas assez méchants.
-Tout me dégoûte.
-
-Le zèle du sympathique parricide trouva sa prompte récompense.
-Lorsque j'écris ce mot «récompense», je ne l'écris que pour
-l'Europe. Je note, tout de suite, qu'il fut désigné pour occuper
-dans les bureaux un emploi de son grade. Ces places sont fort
-peu recherchées. L'avantage d'être assis dans un fauteuil ou,
-au pis aller, sur une chaise paillée, le droit à une ration
-supplémentaire et à quelque vinasse, la tolérance de la cigarette,
-voire de la pipe, une liberté plus que relative, la possibilité
-même de faire du bien autour de soi, rien ne prévaut sur une
-sourde et atroce répugnance à tenir la plume, la règle et le
-grattoir. Cette horreur physique est compréhensible pour les
-anciens notaires, instituteurs, avoués, caissiers, huissiers et
-graveurs, que des inculpations de faux et détournements (par
-salariés) incorporent dans nos glabres rangs. Le souvenir de leur
-splendeur, ou, simplement, de leur besogne, leur fait détester
-les instruments qui auraient pu être ceux (_sic_) de leur gloire
-ou de leur opulence: le désir de se réhabiliter pour eux-mêmes,
-pour eux tout seuls, leur fait très naturellement préférer le
-pic, la pioche, la truelle et le sabre d'abatis. Leur existence
-antérieure est abolie; on leur fait faire l'apprentissage, sous
-d'autres cieux, d'un autre métier; terrassiers ou mineurs,
-ils sont tout neufs: c'est une façon d'être innocents. En
-outre, l'administration elle-même n'aime pas s'encombrer de
-professionnels trop avisés.
-
-Mais qu'un homme instruit refuse un labeur presque intellectuel
-et de caractère moins avilissant, en apparence, qu'une tâche
-d'esclave et d'esclave battu, c'en est assez--ou je me trompe
-fort--pour étonner un individu sans casier judiciaire. C'est
-qu'il n'a pas épuisé la coupe des vanités. Aligner des chiffres
-et des noms quand on n'a plus de nom, et que, pour soi, les
-chiffres, tous les chiffres, sont un numéro--et son numéro à
-soi--, enregistrer des signalements qui vous ressemblent tous, des
-arrêts et des condamnations qui vous retombent à chaque fois sur
-les épaules et multiplient à l'infini les années sans fin de votre
-infamie et de votre géhenne, retrouver sous sa mauvaise plume des
-lettres et des mots qu'on a tracés dans des minutes d'exaltation,
-de fièvre et de désir, compter le prix de ce qu'on avale,--je ne
-dis pas ce qu'on mange--savoir qu'on coûte moins cher qu'un rat
-et que les économies sont nécessaires et qu'on sera plus mal
-nourri, numéroter les matraques et les rotins, les revolvers, les
-bois de justice, les barres de justice, les serrures en double,
-les doubles boucles, les verrous et les judas de rechange, copier
-les actes de décès et calligraphier, pour les autorités, «En
-réponse à votre honorée», quand on n'a plus d'honneur, c'est à
-avaler le contenu de nos encriers s'ils n'étaient pas rivés aux
-tables--comme nous.
-
-J'avais partagé le sort de Chéry. On nous amenait tous les matins
-à cinq heures, dans une pièce rectangulaire et mal éclairée, où
-nous travaillions sous les ordres d'un artilleur colonial de
-deuxième classe et d'un élève-gendarme en pied. Je dois avouer que
-ces deux militaires nous obéissaient aveuglément, séduits, comme
-tout le monde, par l'autorité sans phrases de mon fatal compagnon.
-Le calcul de Chéry était, au reste, de s'affirmer indispensable.
-Excellent comptable dès le premier jour, il fut, quarante-huit
-heures plus tard, la comptabilité même. Il balaya, lava, frotta
-le bureau avec rage et non sans triomphe: cet humble labeur qui,
-pour tous les transportés condamnés aux écritures, ressemble à
-un repos et une récréation, empruntait chez lui les couleurs
-de la frénésie, et j'étais seul à frémir de sa vigueur, de sa
-force, de l'admirable et conscient emportement dont il brûlait et
-entretenait sa patience.
-
-Un mercredi, le directeur du pénitencier se risqua dans nos murs.
-Il entra, sans trop d'escorte, et fut très poli:
-
---Messieurs! dit-il, et il salua, à la ronde.
-
-Jamais Chéry n'avait été plus ployé sur ses chiffres.
-
---Vous pourriez répondre, dit le directeur, lorsqu'on vous dit
-bonjour.
-
-Très lentement, mon ami leva la tête, et, sans saluer:
-
---D'abord, dit-il, vous ne m'avez pas dit bonjour. Vous avez dit:
-Messieurs. Il n'y a pas de Messieurs. Il y a deux hommes, dont un
-apprenti-gendarme et deux numéros. Est-ce que le 67486 peut vous
-présenter ses devoirs?
-
-Déjà les deux soldats se précipitaient sur l'insolent. Le
-directeur les arrêta du geste, et, souriant à peine, prononça:
-
---Monsieur Paul Chéry, j'ai beaucoup connu votre famille. Vous
-êtes aigri: ça se comprend. Je n'irai pas jusqu'à prétendre que
-je remplacerai pour vous feu Monsieur votre père: je déplore
-vos procédés. Mais je ne vous en veux pas de votre sortie: vous
-conservez du caractère ici: c'est rare. Continuez à travailler, je
-ne vous demande rien de plus. Restez assis.
-
---Ah! vous avez connu ma famille! rugit l'autre. Eh bien! ça
-m'étonne de vous voir ici, de l'autre côté! Vous deviez être à ma
-place! Un ami de ma famille, c'est un bandit!
-
-Le fonctionnaire jeta sur son interlocuteur un regard très tendre
-et très triste. Il découvrit son front chauve d'un casque voilé de
-crêpe, tira nerveusement sa moustache noire et sa barbiche grise,
-puis il ferma les yeux un long instant et ne les rouvrit qu'après
-les avoir couverts d'une main rêveuse. Enfin, il parla:
-
---Chéry, je ne vous punis pas aujourd'hui. Venez demain chez moi.
-On vous amènera à deux heures. Nous causerons.
-
---Je ne viendrai, hurla mon camarade, qu'avec celui-là (il me
-désignait d'un doigt épileptique). Nous serons deux!
-
---Nous serons même trois, corrigea le directeur: vous me
-permettrez bien d'être là, puisque j'ai à parler, moi aussi...
-
---Ce cochon-là, hurla Chéry lorsque le directeur eut disparu
-discrètement, ce cochon-là a dû être l'amant de ma mère!
-
-Les militaires, frappés des égards qui nous avaient été prodigués,
-ne troublaient pas notre dramatique entretien.
-
---L'amant de ta mère! l'amant de ta mère! Tu vas loin!
-
---Et toi? ta mère n'a pas eu d'amants? Pas un seul? Alors,
-comment, pourquoi es-tu au bagne? Le vice, le crime, ça ne
-s'improvise pas! Il y a une suite!
-
---Ma mère est morte en couches, de moi, dis-je d'une voix
-sottement altérée.
-
---Ça ne m'étonne pas! triompha l'énergumène. Maintenant écoute!
-
-Il s'arrêta un instant, et s'adressa aux deux soldats:
-
---Mes enfants, vous ne nous gênez pas mais vous pouvez disposer.
-Je ne connais pas ce patelin-ci, mais les troubades, ça aime à
-se balader n'importe où. Amusez-vous. Si vous rencontrez des
-chiourmes, envoyez-les nous pour nous rentrer. Nous ne nous
-sauverons pas d'ici-là!
-
-Les scribes en uniforme ne demandèrent pas leur reste. Chéry avait
-véritablement sur tous une diabolique autorité.
-
---Il y a au moins cinq minutes que je t'ai dit d'écouter,
-reprit-il, et tu écoutes encore. C'est bien. On fera quelque chose
-de toi! Voici. Depuis que j'ai vu ce directeur de malheur, je ne
-suis plus tranquille. Je me le rappelle. C'était un sale avocat
-d'affaires, un nommé Capucino. Il ne sortait pas de chez nous.
-Alors, tu comprends, si c'était mon père à moi et le père de mon
-pauvre frère, j'aurais tué l'autre pour rien, pour sa lettre et,
-nom de Dieu de nom de Dieu! ça ne vaudrait pas le coup!
-
---Mais si! mais si! Cette lettre, c'est un crime, mon ami!
-
---Un crime, Symphorien, à condition que le sieur Chéry du
-Petit-Quevilly fût notre père. Autrement, c'est une vengeance--et
-une vengeance est toujours légitime. J'aurai la peau du Directeur.
-Il m'a fait assassiner un autre à sa place, il mérite deux fois la
-mort. C'est pour cela qu'il faut le tuer deux fois au moins. Donc
-tu m'aideras.
-
---Moi? Tu as compté sur moi pour...? Ah! mon vieux!
-
---Ne fais pas l'enfant. Je n'ai pas compté sur toi. Tu ne comptes
-pas. Je t'embauche parce que tu es là. Tu as versé le sang jadis,
-un peu, très peu. Ça ne fait rien. Tu dois le tien. Tu aimes mieux
-le bagne? Non, n'est-ce pas? je te mépriserais trop. Nous avons la
-guillotine sur nous. Tu n'as pas peur? Tu ne peux pas avoir peur!
-Il y a un bonhomme de la Révolution qui a affirmé que c'était une
-chiquenaude sur le cou! Pas même! Je la sens. Ne crie pas. C'est,
-tu sais, _le casque_, ce qu'on éprouve quand on a la gueule de
-bois; on est un peu étourdi, un peu étranglé, on ne bouge plus.
-Ici, on bouge encore moins et l'on est débarrassé de la tête. Que
-te faut-il de plus?
-
-Cette façon de présenter les choses était captieuse et forte.
-Pour un camarade à peu près possible--et impossible--combien
-d'abjects néants, de brutes dégénérées, sans compter les gardiens,
-les humiliations et la ronde dévorante des souvenirs et autres
-appétits! Des garçons de ferme âpres, incendiaires et voleurs, des
-mendiants d'escalade et d'effraction, des souteneurs à virole,
-des scribes de grattage et de virements, des imbéciles encore
-hébétés d'avoir tué sans savoir pourquoi et des sentimentaux qui
-ne sont là que pour n'avoir même pas eu le talent d'exprimer leur
-sentiment, c'est une boue noire et rouge qui grisonne comme tout
-le monde, sans blanchir. Le vrai châtiment, c'est le dégoût sans
-fièvre, la honte qui s'ennuie. En écoutant Chéry, j'éprouvai une
-sorte de spleen, si j'ose dire, un spleen de cul de basse-fosse,
-ignoble et mou.
-
---Répondras-tu? reprit le forcené. Ou plutôt, tiens! regarde!
-
-Un bruit sec... Un éclair... Une flamme livide, pointue... Un
-couteau!
-
-Du coup, je fus debout, la bouche ouverte. Je n'étais qu'un
-cri--étouffé.
-
-Ce couteau!...
-
-Un couteau vous fait autant de bien à voir au bagne qu'une belle
-bouée de sauvetage en pleine mer, dans l'eau. C'est le fruit
-défendu, c'est l'outil, c'est la liberté, c'est l'âme même. On se
-sent vivre puisqu'on peut tuer et se tuer. Mais ce couteau-là! Je
-ne le reconnaissais pas, je lui appartenais. C'était mon couteau,
-à moi, mon crime, ma peine, mon existence! Il ne brillait pas, il
-me brûlait.
-
---Oh! fis-je d'un ton de reproche puéril, on l'a nettoyé! Il est
-lavé!
-
-Relation de cause à effet! Retrouver, comme au premier jour un
-_lingue_ catalan, Ruben Matteño, Barcelona, tout frais, repassé,
-pis que neuf, sans tache quand, la dernière fois qu'on l'a vu, il
-était mangé de sang, de sale sang mauvaisement et mal conservé,
-pour vous nuire, sur la table des pièces à conviction, être trop
-sûr qu'on doit tous ses malheurs à cette tache de sang--qui
-n'existe plus--et qu'on existe encore, aboli, retranché du nombre
-des vivants, ne soufflant plus que pour soupirer et que l'arme est
-là, pure, innocente, blanche comme une fiancée, argentée comme une
-vraie pièce de cent sous, ça donne envie de recommencer, rien que
-pour croire qu'on n'est pas forçat et qu'on a beaucoup à faire
-pour le devenir. C'est un joujou qui vient de France. Et comment
-peut-il en arriver?
-
---Ce couteau, ce couteau... d'où le tiens-tu?
-
---C'est une bien sale arme, en effet. Trop d'arête, trop de
-pointe. Trop lourd. Et ces clous en étoiles jaunes sur le fond
-rouge! C'est d'un bourgeois! Enfin, il faut se servir d'une arme!
-
-Il ajouta:
-
---Je parle pour toi, bien entendu. Parce que moi, tu sais, j'ai
-mes mains.
-
-Et il rit, d'un rire trop gros.
-
---Ne compte pas sur moi, dis-je. Je ne veux pas de ce couteau.
-
---Tiens! tu as la voix rauque. Je ne t'ai pourtant pas encore
-étranglé, toi. Mais vois-tu, si tu veux trahir!...
-
---Je ne veux pas te vendre. J'irai avec toi. Au besoin,
-j'étranglerai, moi aussi. Je me moque d'être guillotiné. Mais
-c'est physique. Ce n'est pas du remords. Ce couteau, c'est mon
-couteau à moi, le couteau qui..., le couteau que...
-
---Zut! éclata Chéry (j'atténue), vraiment elle est bonne!
-Plains-toi donc! On a fait suivre l'instrument de travail de
-Monsieur! Et ta victime, ce pauvre garçon de recettes?
-
-J'éprouvai à ce moment un des plus singuliers sentiments du monde.
-J'étais à la veille du crime, du dernier crime, celui dont on ne
-peut pas revenir, inutile, imbécile, odieux, inique, la perle du
-suicide et du suicide involontaire. Eh bien! j'eus l'impression
-profonde, animale que je _n'y passerais pas_, que non seulement
-ma tête ne tomberait pas, de ce coup-là, mais que mon existence
-recommencerait, libre et large...
-
-Libre? oui! Je ne cherche pas à mentir. J'ai su mentir, j'ai dû
-mentir. J'ai donné des preuves de cynisme, j'ai même _bluffé_
-plus d'une fois, en dehors du jeu. Mais je jure sur ma vie qui ne
-m'est un peu précieuse que parce que, tant de fois! elle ne tint à
-rien, pas même à un fil de corde, de filin ou de cordelette, que
-j'eus alors l'intuition que c'est au crime du lendemain que je
-devrais mon avenir--et un véritable avenir. Chéry, en me jetant
-à la tête ma condamnation et son objet, ce garçon de recette
-falot, me donnait du même mot mes lettres de grâce, d'absolution,
-d'abolition.
-
-C'était l'amnistie. Parler, au bagne, d'un crime, c'est l'effacer,
-c'est remettre son auteur en possession de son état civil et
-moral, à l'orée de son infamie ou du prétexte de son infamie.
-
---Je marcherai, dis-je. Ne me rappelle pas cet imbécile. J'ai
-toutes les raisons de l'oublier et de croire que je suis ici par
-hasard.
-
---C'est une opinion, remarqua Chéry. Moi, tu sais, tant qu'on ne
-parlera pas d'erreur, même d'erreur judiciaire...
-
-Passons sur la nuit qui suivit cette conversation et ces
-préparatifs. Les pires cauchemars... Mais pourquoi déranger les
-cauchemars? Le pire cauchemar, c'est dormir quand il _faudrait_
-avoir des cauchemars, dormir effroyablement, lourdement,
-sourdement, simplement, pour avoir à se réveiller, éberlué, à se
-demander: «Où suis-je? Qu'ai-je à faire aujourd'hui?» et à se
-rappeler qu'on est au bagne et qu'on a à tuer ou à laisser tuer le
-directeur du bagne.
-
-La matinée fut admirable. M. Capucino nous avait désignés pour
-être portés malades, d'office. Je l'étais. Nos frais de toilette
-n'étaient pas grands. On se passe de l'eau sur la figure, avec
-les mains, des mains toujours sales, par devoir. On est rasé
-complètement, par mesure de rigueur, mais peu ou prou, avec des
-poils durs qui vous entrent dans la paume des mains. Bref, on ne
-serait pas reçu dans le moindre bureau de placement. Mais c'est
-bien bon pour un directeur qui, en outre, est habitué à ces sortes
-de figures, son œuvre, par ailleurs, sa raison d'être et son
-gagne-pain.
-
-Je n'aime pas le meurtre pour lui-même. Il a sa beauté. C'est
-une façon pour l'homme de ressembler à Dieu, s'il y croit, ou à
-la Fatalité s'il y songe. L'autre est de créer. Mais c'est plus
-facile. Cependant tuer pour tuer, vivre pour être tué soi-même,
-après, c'est niais. Je fus assez dur pour mon terrible complice.
-Il ne put lire ma résolution, ma résignation dans mes yeux. Il
-blagua:
-
---Tu vas à la noce, ma parole, comme un chien qu'on fouette!
-
---S'il ne s'agissait que d'être fouetté ou même de fouetter! Et
-pourquoi?
-
---Tiens! fit-il, tu ne seras, tu n'auras jamais été qu'un homme
-pratique. Pour ce que ça t'aura rapporté!
-
-Et il éclata de rire...
-
-... La réception de M. Capucino fut, à vrai dire, non une leçon
-mais un enseignement. Elle m'apprit l'art, la science des nuances.
-Je connaissais le mot, non--je n'écrirai pas la chose, elle
-n'existe pas--mais le rien--ou le tout,--le souffle de ciel à quoi
-ce ressemble. Il nous fit asseoir sans nous en prier, nous fit
-fumer des cigares sans nous les offrir, nous mit à l'aise sans
-paraître trop à son aise. Pas un reproche, pas un encouragement.
-Il nous appela: «_Messieurs_» sans appuyer et sans y prendre
-garde, nous fit grâce de toute espèce de morale sans nous la
-cacher par sous-entendus et prétéritions: bref il nous consola
-et, sans nous humilier, nous charma. Il ne fit pas miroiter à
-nos yeux les arêtes du droit chemin et ne nous englua pas des
-grâces melliflues du repentir. Il nous traita comme un homme du
-monde qui n'est pas très heureux peut traiter des _gentlemen_ en
-mauvais état et qui met à leur disposition le peu dont il dispose.
-Il n'attaqua pas de front la vertu; il la loua de haut, en des
-termes mesurés et qui ne nous blessaient point; bref, s'il ne nous
-offrit aucun espoir de libération, même conditionnelle, il ne
-nous interdit point de nous enfuir, à nos risques et périls, en
-laissant entendre que ces risques étaient--à peine--éventuels et
-que les périls seraient réduits à leur plus bénigne expression.
-
-C'est à cet instant que je compris le néant de l'intelligence
-humaine, voire de toute humanité.
-
-J'étais pénétré d'admiration et de reconnaissance--d'une
-reconnaissance toute blanche--envers M. Capucino, je me sentais
-prêt, sans phrases, à me faire tuer pour lui et il me suffit
-d'entendre un
-
---En voilà assez! Allons-y!
-
-de mon forcené camarade pour me lever comme lui, pour me
-précipiter le couteau au poing.
-
-Car, d'un mouvement machinal j'avais retrouvé dans ma poche mon
-couteau, mon fatidique et éternel couteau dont je ne voulais pas,
-et que Chéry m'avait glissé d'office, car je l'avais ouvert,
-brandi, tendu, presque jeté, à la catalane, sur le directeur qui
-s'offrait de biais. Un double cri de rage suivit: la victime
-avait fait un à-gauche instinctif et parfait, la lame émoussée,
-honteuse, inutile, froissée, mise hors de combat par notre
-frénésie même, restait dans le mur, bourdonnant comme une longue
-antenne de papillon capturé et agonisant sans fuir.
-
-Paul Chéry, désarmé, avançait ses mains d'étrangleur, la face
-convulsée d'un rire sans nom, mais, sans effort, comme en se
-jouant, sans se servir de ses poings, de ses pieds, M. Capucino
-s'était dégagé, éloigné, mis hors de danger, avec l'intention
-évidente de ne pas nous faire du mal. On avait entendu du bruit.
-On se précipitait. Les deux soldats accouraient, un peu tard, se
-précipitaient sur mon compagnon, criaient au secours sous les
-coups soudains dont il les accablait avant de prendre le large.
-
---Je reviendrai! criait-il.
-
-Puis tandis que Chéry se perdait dans un brouhaha, ces gardes
-infortunés, un peu remis, me remarquaient à mon tour de bête. Le
-temps de calculer sur moi un élan jumeau plus averti et de se ruer
-en trombe, je les sentais. Je tendais déjà des poignets, meurtris
-d'avance, quand M. Silvestre Capucino prononça:
-
---Laissez-le. Ce transporté vient de me sauver la vie!
-
-Les sbires s'arrêtèrent court. Mon regard stupide se rencontra
-avec le regard du directeur.
-
-L'ironie est un si effroyable poison qu'il prime la terreur. On
-peut braver, on peut nier, on ne peut rien contre le sarcasme.
-
-Dans mon état de criminelle infériorité, j'avais un œil si pauvre
-que M. Silvestre eut la force surhumaine de sourire et de se
-moquer, héroïquement:
-
---N'ayez pas de fausse modestie, condamné! Vous êtes un brave.
-
-Je me sentis défaillir.
-
-Le bruit grondait, au dehors, plus menaçant et plus direct, à
-mesure qu'il s'éloignait.
-
-D'un geste sans exemple, Capucino me serra la main, à plein,
-théâtralement, pour me soutenir, pour m'asseoir dans son fauteuil.
-
---Laissez-le, répéta-t-il. Laissez-nous. Et ne bougez pas. J'ai
-besoin de vous, ici. Il y a à faire. Il y a de la besogne en
-retard.
-
-... Nous demeurâmes quelques instants sans nous parler, sans nous
-voir.
-
---Pardon! pardon! Monsieur le Directeur! murmurai-je machinalement.
-
---Pardon? de quoi? répondit le quidam, avec simplicité.
-
-Puis, plus durement:
-
---Voici, n'est-ce pas? une fois pour toutes. Vous entriez derrière
-votre... votre camarade... un instant... un long instant après...
-vous l'avez vu m'attaquer, vous n'avez pas hésité, vous vous êtes
-lancé, il vous a repoussé, vous avez redoublé d'efforts, m'avez
-protégé de votre corps... il vous a blessé...
-
---Blessé?... fis-je, ahuri.
-
-Le fonctionnaire ne me permit pas le temps de réfléchir: d'un
-mouvement corse, il avait repris au mur un des poignards, il m'en
-marquait le front: un peu de sang vint mourir dans ma sueur.
-
---Nous sommes quittes, continua l'autre. Non! pas encore! mais
-ça vous fait du bien. Enchaînons. Vous n'avez pu l'empêcher de
-s'échapper. Il ne me reste qu'à payer votre dévoûment.
-
-A bout d'énergie, il tomba sur une petite chaise.
-
---Pourvu, dit-il, pourvu que ce malheureux puisse être sauvé!
-
-Des larmes emplirent ses yeux las et un tremblement le saisit.
-
---Au moins, reprit-il, que j'en puisse sauver un des deux!
-
-Je considérais, d'un regard plus ferme, cette puissance magnanime
-et écroulée. L'insignifiante égratignure qu'il avait dessinée sur
-moi nous faisait un peu parents. Je songeai cependant à la plaie
-que je lui destinais et à une autre parenté plus farouche avec
-quelqu'un que je savais bien.
-
-J'avais encore le goût du meurtre dans la bouche, ravivé de la
-fraîcheur qui m'entr'ouvrait la peau et du grand dégoût que
-j'avais de mon ingrate sauvagerie et de ma lâcheté. Le couteau
-était toujours là, le mien, un peu rouge.
-
-M. Capucino me l'offrit.
-
---Gardez ça, dit-il, c'est un alibi glorieux, un certificat
-d'origine. Il est doublement à vous.
-
-Et surtout ne lavez pas le sang: c'est le vôtre.
-
-Cet homme-là aurait enchaîné des tigres enragés. Plus
-douloureusement que ma rage, ma honte tomba.
-
---Ma vie, Monsieur le Directeur!...
-
---Je la prends, dit-il très doucement. Je vous attache à ma
-personne: vous m'avez donné de si grandes preuves, une si étrange
-preuve de dévouement!... Vous serez mon valet de chambre, si vous
-n'y voyez pas d'empêchement.
-
-C'est un honneur inouï, au bagne. J'avais hâte de me retirer. Le
-souvenir, l'angoisse, une reconnaissance trouble et hébétée, tout
-me donnait l'envie du repos à cauchemar, de tout ce qui n'était
-pas la réalité...
-
-Le Directeur m'arrêta, du geste:
-
---Vous coucherez ici, dit-il. Vous ne serez plus en odeur de
-sainteté auprès de vos camarades. Et puis! qui sait? _il_ n'aurait
-qu'à revenir!
-
-Il avait prononcé ces paroles d'un ton de pitié et de tendresse
-intraduisible: un remords ancien et très doux lui dictait le
-sacrifice, dans un nimbe. En plein bagne, il buvait le ciel des
-martyrs. Il épuisa longuement son malaise et ne rouvrit les yeux
-que sous un coup de lune. Il me redécouvrit et me donna congé.
-
-Je dormis.
-
-Le matin nous apporta les plus tristes et les meilleures nouvelles
-de Paul Chéry. Il avait disparu, non sans laisser de traces. En
-sortant du bureau, il avait renversé une dizaine d'auxiliaires,
-foncé sur cinq ou six bourriques, démoli quatre ou cinq
-contremaîtres, botté une vingtaine de mouchards nègres ou jaunes
-et salué, en échappant à leurs coups, une centaine de dames et
-demoiselles qui s'acharnaient à la gloire falote de le capturer.
-Par malheur, aux portes de la ville, il s'était rencontré avec
-un des chiourmes les plus haïs du cadre, Népomucène-Mathias
-Schetzler, dit Aloïsius. Ce gardien n'avait, du reste, jamais puni
-ou battu, à tort ou à raison, Paul Chéry, pour cette raison que ce
-dernier n'était ni de son convoi ni de sa batterie. Mais une telle
-fièvre de justice brûlait dans les veines de l'évadé malgré lui
-que les images inconnues des camarades martyrisés se levèrent, en
-pleine brousse, toutes droites, toutes couchées, toutes rossées,
-toutes trouées...
-
---Tue! tue! cria au cœur du parricide une voix qu'il connaissait,
-une voix irritée qu'il n'avait pas satisfaite tout à l'heure, et
-un appétit de vengeance désintéressée monta à ses lèvres qui
-n'avaient pas mangé et qui n'avaient faim que de néant--ou d'idéal.
-
-Il tua, à coups de menton, bête féroce lâchée contre une bête
-féroce.
-
-Puis il prit au mort sa pipe, son tabac, son revolver dans sa
-gaîne, quitta ce qu'il avait conservé de la livrée du bagne, et
-tout nu, armé, coiffé, alla faire un tour chez d'autres fauves...
-
-Le directeur modérait le zèle des recherches.
-
---Le fou est mort! Le fou est mort! N'ébruitez rien! Il y va de
-votre situation!
-
-L'enthousiasme des forçats se calmait déjà, la veuve qui n'était
-plus étrillée que par ses amants, se faisait toute petite, le
-service pénitentiaire, penaud, respirait un peu mieux lorsqu'un
-scandale affreux remplit la ville et les faubourgs.
-
-Ce Parisien-Normand de Chéry ne s'accoutumait ni aux forêts trop
-vierges, ni aux guenons, ni aux serpents, ni au ciel trop pur--et
-caché, d'ailleurs, par des arbres jaloux.
-
-Un beau matin, les ménagères et dames notoires avaient vu
-déambuler gravement à travers les rues les plus sévères un jeune
-homme terriblement nu, la bouffarde au bec et le chef recouvert
-d'un képi bahuté de surveillant-chef. Ce spectacle n'est pas
-unique: la fièvre est là, pour un coup! Moi-même, je me souviens
-d'un général de brigade qui charma une aube de mes jeunes ans,
-dans le Midi, en se promenant à cheval, majestueux, orné seulement
-de son chapeau doré à plumes noires et de son épée à dragonne
-étoilée et à ceinturon bleu et or.
-
-On se résigna à l'enfermer.
-
-A la rigueur, le péripatéticien sans linge eût pu passer pour un
-fonctionnaire en goguette si sa barbe et ses cheveux trop courts,
-sa distinction, son regard de fièvre et de défi ne l'eussent pas
-trahi.
-
-Il se laissa dévisager, cerner, arrêter, d'un cœur léger, répondit
-«oui» à toutes les questions aggravantes, en allongeant souvent
-cette affirmation du mot bref et lourd qui avait tué son frère, et
-n'eut d'humeur que lorsque M. Capucino, dûment malade, ne comparut
-pas.
-
---Dommage! je l'aurais crevé!
-
-Chez nous, on instruit, on traduit, on juge, en cinq sec.
-
-Chéry fut condamné à mort, à _l'unam._, comme une reine.
-
---Ça, fit-il, ça va, si c'est du vrai--et c'est du vrai!
-
-Mais ici le drame commence. Sous prétexte qu'on avait mal passé
-à l'agonisant légal les courroies et les sangles de la camisole
-de force, la porte de la cellule était mi-ouverte et, en cas
-de la moindre velléité, les gardiens avaient l'ordre tacite de
-bouter dehors le patient, avec les pires violences. Ensuite, quand
-on s'aperçut que le futur décapité n'avait pas de passion pour
-la liberté, on lui présenta des narcotiques qu'il rejeta, des
-poisons qu'il devina, des stupéfiants qu'il rejeta.
-
-De menues faveurs et quelques immunités assurent à la loi des
-exécuteurs, parmi ceux-là mêmes que son glaive eût dû châtier les
-premiers. Jouissant du mépris général, comme les cochons d'un
-rare engrais sanglant, ils essuient leurs bouches, gourmandes
-de conserves avariées, sur des mains veuves comme à regrets des
-fers et des cadenas. On ne les voit qu'aux grands instants. Ils
-ont cette odeur de sang qu'ont les punaises mûres avant d'être
-écrasées, et sont gras, on ne sait comment ni pourquoi, des
-vies qu'ils étouffent sans savoir, parce que c'est le labeur
-inaccoutumé et la rançon de leur loisir.
-
-Eh bien! ces gens-là, qu'on ne cherche pas, on ne les trouvait
-plus. Trop gras, peut-être, ils avaient fondu au soleil. Il y en
-avait qui, de tout leur poids, s'étaient laissé retomber à la
-troisième catégorie (incorrigibles), il y en avait qui étaient
-morts, il y en avait d'évadés (chose sans précédent), il y en
-avait un qui, volontairement, était devenu authentiquement fou.
-
-Chéry se désespérait. Enfin, un très timide garçon, ancien élève
-pharmacien qui s'était dévoué, un jour de spleen, demeura trop
-saoul une nuit pour se faire porter malade. On l'entraîna à
-demi-mort. On monta la machine sous son nez pour lui rendre un peu
-de sang-froid, voire de courage...
-
-Et Paul a été guillotiné ce matin...
-
-Il a eu une mort déplorable. Quand on entra dans sa cellule, on
-recula. Il était debout, tout nu, délivré--par un trop clair
-miracle--des fers, des boucles et des cuirs par lesquels on garde
-à la Mort sa proie toute fraîche.
-
---Je ne m'excuse pas, fit-il, la chaleur... Monsieur le Procureur,
-ajouta-t-il, vous êtes floué. Vous ne pouvez pas proférer le
-fatidique: «Ayez du courage!» Vous ne le pourriez plus, en outre.
-Essayez! Allons! du courage! Tournez-vous vers mon lit, comme
-si j'y étais--on dort si mal--et articulez, oui, articulez: «Du
-courage, Chéry, votre pourvoi...»
-
-Les types étaient plus que glacés; le patient poursuivit:
-
---Mais j'oubliais, ici, nib de pourvoi!
-
-Et il éclata de rire.
-
-Au mitan de son hilarité, il avisa le bourreau improvisé qui
-faisait une drôle de bobine.
-
---C'est toi, monsieur de Cayenne? fit-il. T'as une foutue
-manière de te présenter. Tu ne salues plus? Messieurs, alla-t-il
-gravement, excusez-moi, mais cette question est de première
-importance; dois-je, moi, condamné, le salut à un exécuteur _ad
-latus_ et même en pied, ou me doit-il le salut à moi, condamné? On
-me saluera tout à l'heure, quand je n'aurai plus de tête. N'ai-je
-point la survivance rétrospective, maintenant, si j'ose?
-
-Ces subtilités juridiques et d'étiquette n'amusaient point les
-assistants. Mais leur hâte d'en finir s'alanguissait d'une sorte
-d'espoir impossible. Il y avait tant de vie dans ces yeux qui,
-légalement, se devaient clore, tant de vie dans cette bouche qui
-crachait le sarcasme et mâchait la cartouche d'ironie, tant de vie
-dans ce corps décidé, surtout dans ce cou nu et offert...
-
---Lorsque M. de Saint-Preuil, poursuivait le forçat, fut condamné
-à mort, il vit entrer dans sa chambre un brave jeune homme, un peu
-gauche et très poli, comme toi, camarade. Interrogé, le jouvenceau
-confessa au général qu'il était le bourreau, pour le servir.
-Il ajouta qu'il venait pour le lier puis, sur un regard de son
-client, il ajouta qu'il avait tout le temps. Mais il le supplia,
-à l'instant dit fatal, de rentrer un peu la tête pour ne la point
-faire choir dans la boue, ce qui l'eût fait gronder, lui, bourreau
-débutant. Toi, mon vieux, tu as un panier pour ma tête. Je te
-permets de me lier tout de suite. Lie, mon vieux, lie! Allons,
-petit (il lui tapotait l'épaule), je ne suis pas méchant, je te
-pardonne, quoi que tu ne me le demandes pas, je te bénis, même!
-Allons-y! on n'attend que toi!
-
-Le Procureur de la République eut alors le mot de la situation:
-
---Chéry, vous n'allez pas mourir comme ça! Dans cette tenue!
-
---Je dois subir le châtiment suprême, Monsieur le Procureur, dans
-le costume que je portais au moment de mon arrestation. Il me
-manque quelque chose, c'est vrai: qu'on m'apporte un képi et une
-pipe! Tenez! je deviens conciliant. Je consens à m'envelopper
-dans une couverture. J'aurais l'air d'un Arabe. Ce ne sera pas le
-premier que vous aurez guillotiné ici, pas?
-
-L'Arabe lui rappela son frère. Une ombre de mélancolie voila son
-œil moribond qui se raviva d'une malice:
-
---Y a-t-il un médecin parmi vous, Messieurs?
-
-Un grand gaillard, très pâle et très blond, bégaya un nom.
-
---Eh bien! toubib, prends ma tête tout à l'heure: j'aurai quelque
-chose à te dire: oh! presque rien--pour la science!
-
-... Et c'est fini: la tête est tombée, très, très pesante, avec un
-contre-coup dans ma poitrine: elle a semblé emporter mon cœur, ma
-conscience, mon âme, dans un jet noir...
-
-La tête, coupée, a reparu aux mains d'un major à deux galons à qui
-elle a craché le mot, le mot du frère, son mot à elle,--et il me
-semble que, sur la terre, ici, là-bas et au ciel, il n'y a plus
-que cela...
-
-
-
-
-CHAPITRE II
-
-UNE PROPOSITION MOINS INACCEPTABLE QU'INATTENDUE
-
-
-«Oh! un ami!» L'irréprochable et souple honnête homme que fut M.
-de Montaigne, ancien maire de Bordeaux, m'excusera-t-il d'avoir
-eu, au bagne, le même regret que lui, le même soupir, la même
-amertume aux lèvres, nostalgique, criante, en prière? Ce magistrat
-a eu des amis, des disciples et de simples admirateurs en fort
-méchant état: je ne dépare la collection qu'à peine. Et j'ai tant
-besoin d'une phrase qui n'est pas une phrase, d'une citation qui
-se détache, non d'un livre, mais du cœur!
-
-«Un ami!» J'ai passé en revue, de loin, de haut,--parce que tout
-en bas--les camarades, les compagnons que j'ai pu compter, du
-collège au bagne. C'est petit, c'est pâle, ça grouille à blanc.
-Les amies... c'est ou ç'a été l'ennemi. Les jupes, les chemises
-ont tissé ma casaque, et l'or des bracelets, les perles aussi, ont
-forgé mes fers. Mauvaise littérature? Tâtez du bagne, Messieurs
-de la critique, et vous me jugerez après, après les juges...
-Rien n'est plus triste que de pleurer un ami fauché, en pleine
-fleur,--en deux. Quand on l'a peu connu, on a pu faire sur lui
-un tel fonds d'avenir et de consolation, s'être promis une telle
-réserve de confidences, de souvenirs, de rédemption et d'espoir!...
-
-... Décapité! On ne peut le pleurer tout entier. La tête entre
-les jambes! C'est massacrer le deuil et jeter du grotesque sur
-l'horreur magnifique du regret et du rêve, c'est vous forcer à
-prêter la faculté et le besoin de souffrir à des restes inanimés
-et disjoints, c'est laid et c'est atroce...
-
-Je puisais dans l'excès de ma mélancolie une fièvre de travail, du
-zèle, un goût maladif pour mes humbles fonctions, pour mon service.
-
-J'astiquais avec une rage tendre des meubles ignobles de la rue
-de Rivoli... La rue de Rivoli, la rue Saint-Antoine! qui dira
-la poésie de ces voies toutes droites et toutes sèches, dans la
-poésie des tropiques, le désir de la pierre dans les arbres, dans
-les plantes luxuriantes, tout le souvenir des sales stations
-de voitures, des lèpres de monuments, palais et églises et les
-arcades qui, de là-bas, ressemblent à l'arche de Noé dans un
-déluge de lumière et de soleil!... Ah! ma joie à lire, sous le col
-des uniformes et des vestons que j'avais à battre, le nom de telle
-maison du coin du quai!... Le quai!... La Seine opaque, moirée et
-cahotante sous des bateaux paresseux et boursouflés, les ponts
-jouant à saute-mouton dessus, Notre-Dame dressant ses cornes
-d'escargot carré, la Morgue même, toute plate, toute couchée,
-entre deux eaux, qui m'appelait, amicale et familière! Je me
-rappelais jusqu'au pavillon des fiévreux, en face de l'Hôtel-Dieu,
-à gauche, annexe grise comme la livrée de ses malades, avec
-les yeux qu'on aperçoit parfois, sans vouloir les regarder, à
-travers les fenêtres grillées! Sur les murs gris, on placarde
-les extraits des arrêts portant les condamnations afflictives et
-infamantes. Je n'avais pu lire--et pour cause--mon arrêt à moi,
-et, par un cauchemar lucide, je lisais mon nom, mon signalement,
-mon crime, ma peine, je sentais des yeux, dessus, plus haut, au
-rez-de-chaussée surélevé, aux autres étages des yeux luisant
-fort, sous des bonnets de coton, des yeux ne pouvant lire mais me
-fixant, moi--où?--sévères et goguenards et je m'évanouissais de
-honte lorsque je m'entendis appeler par une voix familière--que
-je ne reconnus pas.
-
---Bicorne de la Cellambrie, vous vous ennuyez, n'est-ce pas?
-
-La sueur me troua le front. Je ne me souvenais plus de mon nom.
-Confusément, j'aperçus mon maître, M. Capucino. Mais pourquoi ne
-m'appelait-il plus Joseph, comme de juste?
-
---Monsieur le Directeur, dis-je, comment pourrais-je m'ennuyer?
-
---Je ne vous demande ni comment ni pourquoi. Vous vous ennuyez.
-Voilà. Je m'ennuie bien aussi, moi--au moins!
-
---Monsieur le Directeur n'est donc pas content de moi?
-
---Trop, monsieur! Trop! Un domestique qui fait trop bien son
-service s'ennuie. Un domestique doit être si peiné d'avoir à
-peiner qu'il négligera nécessairement ceci ou cela. Vous, vous
-avez l'œil et la main à tout. Vous cherchez dans le labeur un
-dérivatif, une consolation. Vous vous donnez tout entier, en
-mieux. C'est que vous vous ennuyez. Voilà.
-
---Monsieur le Directeur ne va pas me renvoyer? balbutiai-je.
-
-Je n'ai pas redouté--outre mesure,--la promiscuité et même la
-solitude du bagne, mais l'idée de n'avoir plus de compagnon et
-d'être dominé par la hantise de ce compagnon disparu dans les
-mille et mornes tortures du châtiment me terrassait.
-
---Si! proféra M. Capucino, je vais vous renvoyer ou plutôt, tenez,
-Bicorne, je vais vous faire mourir.
-
-J'eus un sourire. Je comprenais--enfin! Cet homme avait voulu
-m'éprouver pour me tenailler à loisir. Tenant ma vie entre ses
-mains lors de ma complicité passive, il avait savouré son plaisir
-de me voir courbé sous lui, non sans affres, pour livrer son
-esclave à son jour, à lui. Comme c'était chiourme! Comme c'était
-corse! La vendetta en tablier! Mais la vie, la mort, zut!
-
---Comprenez-moi, poursuivit M. Capucino. Vous êtes retranché
-de la société, mort au monde. Par une cruauté extra-juridique,
-que je n'ai pas à apprécier, les condamnés à moins de huit ans
-_redoublent_ ici, comme les mauvais élèves des écoles. Mais les
-examens de sortie sont plus durs. Cinq ans de travaux forcés, ça
-en fait dix; sept, quatorze; huit, seize. Après, c'est perpète.
-Or, mon cher, vous avez eu vingt ans pour avoir assassiné, avec
-préméditation et sous couleur de le dévaliser, un brave garçon
-de recettes dont j'ai les meilleures nouvelles. Le dommage que
-vous avez causé à la banque de ce garçon est nul ou annulé. Je me
-demande donc pourquoi l'on vous garde ici.
-
-Il fit une pause et continua:
-
---Je ne me demande pas pourquoi. Moi, j'ai à vous garder. Je
-suis payé pour ça. Pas cher. Mais payé. Fonctionnaire, je ne
-puis rien. Homme, je vous tiens quitte. Je n'ai pas le droit de
-vous relaxer. Mais je puis vous tuer--sans douleur... A cause,
-continua-t-il, égaré, à cause de notre pauvre Paul... Celui-là,
-je n'ai pas pu le sauver: il ne voulait pas. Mais vous... vous...
-à sa place... vous voulez bien, n'est-ce pas... oui, oui?... Vous
-l'aimiez... Vous avez failli redevenir, devenir criminel, pour lui
-faire plaisir. Et maintenant, il dort... s'il dort...
-
-Je crus que M. Capucino allait défaillir. Mais ce diable d'homme
-se reprit, sourit et, d'un ton presque naturel, commença un récit:
-
---Mon cher, vous n'attachez pas assez d'importance à la politique
-de la métropole. Vous ne lisez pas les journaux que vous
-m'apportez. J'ai beau laisser traîner les dépêches, ouvertes: vous
-ne les regardez pas. Vous voyez que vous n'étiez pas né pour être
-ou devenir domestique. Vous ne savez même pas que vous avez un
-cousin au pouvoir. Ministre, mon ami! ministre!
-
---Je suis sûr, interrompis-je, que c'est cette canaille de Charles!
-
---Très exact. C'est bien Charles! Canaille? je ne sais pas. Mais
-je le croirais, à l'indifférence dont il fait preuve envers vous!
-
---Ah! Monsieur le Directeur ne le connaît pas! Je parierais que
-mon cousin ne sait pas que je suis au bagne. Il ne prend garde
-qu'à ses affaires, qu'à son affaire. Rien n'existe pour lui que
-lui. C'est pour cela qu'il est socialiste. Et le voilà ministre!
-
---Il est plus socialiste que jamais. Mais le vent a tourné, en
-France. Ça lui fera plaisir de vous revoir. Un parent pauvre chez
-un socialiste, c'est un rayon de soleil!
-
---Monsieur plaisante! En France, moi! chez un ministre!
-
---Écoutez, Bicorne. Je suis égoïste. Je vous demande votre
-protection.
-
---Ah! monsieur, monsieur! Votre générosité prend des
-déguisements!...
-
---Voici. Je vous tue. Vous me faites nommer officier de la Légion
-d'honneur et n'importe quoi, en France. Je ne puis plus rester
-ici. Je suis trop vieux--et pas encore assez vieux pour crever.
-Vous, vous en avez assez. Ne dites pas non. Il se trouve que,
-par une incurie administrative qui ne vous surprendra pas, j'ai
-toutes les pièces d'identité d'un brave colon qui est mort, il
-y a quinze jours. Il ne manque que son acte de décès. Ce papier
-essentiel n'a pas été dressé par suite d'un accès de fièvre chaude
-d'un scribe. L'individu est strictement de votre âge. Il n'a pas
-un aussi beau nom que vous mais son nom est assez pittoresque:
-Rocaroc (Edme-Emmanuel-Augustin-Properce-Sulpice). Vous choisirez
-votre prénom dans le tas. Vous, voici. Vous allez mourir dans les
-flammes, en me sauvant pour la seconde fois. Car vous m'avez
-déjà sauvé une fois, mon vieux: ne l'oubliez pas: il ne restera
-rien de vous, qu'un bel ordre du jour vous donnant en exemple à
-vos compagnons d'infortune. C'est même tout ce qu'il y aura de
-moral dans cette aventure. Et--qui sait?--les forçats prendront
-peut-être goût à l'héroïsme et au dévouement: le crime que je vais
-commettre d'incendie volontaire sur des effets hors d'usage fera
-peut-être sourdre une infinité de belles actions. C'est la vie,
-mon vieux, c'est la vie! Qu'en pensez-vous?
-
---Monsieur le Directeur, monsieur le Directeur, c'est bête: je
-pleure!
-
---Gardez vos larmes pour éteindre l'incendie: ça suffira. Un
-mot, encore. Je ne vous fais pas prêter de serment. Je ne vous
-demande pas d'être un honnête homme et un bon citoyen. Je sais que
-c'est difficile. Je vous demande seulement de ne pas commettre
-d'atrocités pour le plaisir. Faites pour le mieux. Nous nous
-reverrons à Paris. Souvenez-vous un peu de ceux que vous allez
-laisser ici. Il ne leur a manqué, à chacun, que le hasard d'une
-amitié, la chance d'un attentat. Et tâchez à ne pas les rejoindre.
-Je ne serais plus là pour vous sauver. Bonsoir. Joseph!...
-
- * * * * *
-
-On lit dans le _Moniteur officiel des colonies de transportation_:
-
-«_Quelle que soit la légitime sévérité de notre opinion
-traditionnelle sur la population pénale qui désole, en
-l'emplissant, notre ville et ses dépendances, il est juste
-de saluer avec les palmes du pardon les forçats trop rares,
-hélas! qui se réhabilitent par une mort--nous ne dirons pas
-honorable--mais sublime et qui mériteraient de demeurer
-éternellement dans la mémoire des hommes si, précisément, leur
-noble disparition ne devait pas leur assurer la suprême récompense
-du crime effacé: nous voulons parler de l'oubli. L'être--que
-notre estimable clientèle de lecteurs blancs et de couleur nous
-permettra de pleurer avec elle--s'appelait B. de la C... C'est
-assez indiquer qu'il était de bonne noblesse, d'une noblesse de
-robe qui, malgré son origine, donna néanmoins à la mère-patrie un
-lieutenant-général, deux maréchaux de camp, un cordon rouge et
-un membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Une
-folie de jeunesse le mit sous la main de la loi. Son repentir,
-dès son arrivée sur nos chantiers, fut l'objet de toutes les
-conversations des gardiens si dévoués et autres fonctionnaires.
-Des circonstances encore mystérieuses, bien que providentielles,
-lui permirent de sauver l'existence de l'éminent directeur du
-pénitentier, M. Sylvestre Capucino, menacée par la folie homicide
-de ce Paul Chéry qui paya de sa tête, récemment, son forfait
-heureusement avorté, agrémenté de l'assassinat trop réel d'un
-humble gardien dont nous n'imprimons pas le nom ici, pour ne pas
-rouvrir une blessure éternellement saignante au cœur de son épouse
-établie blanchisseuse, rue X... nº 4 bis. Touché par le dévoûment
-du détenu, M. le directeur l'avait attaché à sa personne. Sans
-se soucier de ses origines patriciennes, heureux de reconquérir
-quelque dignité dans le travail le plus dédaigné, B. de La C... se
-révéla bientôt le plus actif et le plus obéissant des valets de
-chambre. Le plumeau n'avait pas de secrets pour lui et c'est avec
-une dévotion presque électrique, qu'il s'acquittait de la fonction
-de rendre la vaisselle à sa première blancheur, l'argenterie à
-son suprême éclat. Hélas! la digne et spartiate économie de M.
-le directeur devait conduire à sa perte l'ex-criminel régénéré!
-C'est en nettoyant, à l'essence, auprès d'un bidon de pétrole, les
-gants de M. le directeur que B. de La C... ressentit les premières
-atteintes du mal qui devait l'emporter! Environné de flammes,
-aussitôt secouru par M. le directeur qui se précipite, l'infortuné
-serviteur a à peine le temps de l'écarter, de s'écrier: «Pas vous!
-Pas vous! Que Monsieur s'écarte! Vite! Vite!» et déjà, il n'est
-plus qu'un brasier qui diminue à vue d'œil, qui, noircissant
-affreusement, se ratatine, (si nous osons employer un tel mot
-en de semblables occurrences), qui cesse bientôt de pousser des
-cris stoïquement étouffés, et qui, enfin, jonche, d'un débris
-insignifiant et calciné, l'office aux trois quarts détruit du
-palais de la direction!_
-
-_L'incendie a été assez rapidement circonscrit et arrêté. Les
-dégâts seraient purement matériels si, comme nous l'avons relaté
-avec quelques détails, on n'avait à déplorer le tragique trépas du
-condamné repentant B. de La C... Ses restes inexistants n'auront
-même pas la consolation d'une sépulture! Ils ont été emportés
-pêle-mêle avec les autres décombres. Mais un honneur autrement
-rare est dévolu à ce spectre évaporé: ses co-détenus, pour l'amour
-de lui, sont gratifiés d'un quart de vin par M. Capucino. L'état
-de M. le directeur est, malgré son chagrin, des meilleurs._»
-
- * * * * *
-
-A quelques jours de là, M. Rocaroc, ingénieur civil, s'embarquait
-à Papaëte sur l'_Astrolabe_ des Chargeurs-Maritimes, à destination
-de Bordeaux. Un mal de dents opiniâtre l'avait empêché de montrer
-sa figure et même de parler, des environs de Cayenne à Tahiti.
-Mais dès qu'il se trouva sur la route azurée de la France, avec
-des compagnons inconnus, sa face désenfla et quitta ses linges,
-un sourire revint à ses lèvres rasées et l'avenir lui-même mit du
-bleu à ses yeux noirs.
-
-
-
-
-CHAPITRE III
-
-PARIS!
-
-
- _M. Rocaroc à M. Capucino, directeur, Cayenne._
-
- Mon cher Directeur,
-
-Tout d'abord, et très simplement, permettez-moi d'inclure
-dans l'enveloppe préparée à votre adresse, la somme de deux
-mille francs que j'ai l'honneur et le plaisir de vous devoir.
-L'argent est si capricieux qu'il aurait peut-être la tentation
-de s'évader d'ici tout à l'heure et je veux être, au moins
-vis-à-vis de vous, un honnête homme de forçat. Je vous assure,
-sans y insister et pour n'y plus revenir, que ces deux billets
-bleus sont légitimement acquis: ils sont prélevés sur les fonds
-secrets. J'espère que, sur ce dont je ne vous suis pas strictement
-redevable, il restera assez pour payer une tournée à mes anciens
-camarades, pour fêter tacitement, et sans le savoir, mon
-extra-légale résurrection. Vous trouverez un prétexte plus digne.
-Merci encore.
-
-Mon arrivée à Paris a été, comme il convenait, discrète et
-morne. Descendu à la gare d'Austerlitz, j'ai étouffé mon émotion
-en remarquant combien Paris voulait dégoûter, à l'avance, les
-enthousiastes pèlerins qui débarquent dans ses murs, en leur
-montrant les murs les plus gris, les plus sales, les quais les
-plus salement moussus et les plus couperosés que je sache.
-Ces vieilles garces de gares ne lâchent leurs voyageurs qu'à
-regret. Les employés ont un air de glapir: «Paris-Austerlitz...
-Descend...» tel, qu'on croit descendre tant qu'on tombe et qu'on a
-besoin de remonter en wagon pour fuir n'importe où, même au quai
-d'Orsay. Les guimbardes à galerie, attelées de chevaux-fantômes,
-ont la mine--je ne sais si vous sentez comme moi--de vous mener à
-Mazas--démoli--ou à la Morgue, pour une confrontation.
-
-Dehors, des avenues chauves, des rues lépreuses, un décor de
-cinquième acte de mélo!
-
-Il était très tôt, pour Paris, quand je donnai mon ticket. Je
-fis un détour. J'arrivai bientôt--tout droit--devant la caserne
-des Célestins. Des gardes, des gendarmes...: j'étais en pays de
-connaissance. J'aurais dû avoir peur. Je ne pus que rire. C'est
-que, à travers la porte, les portes, larges ouvertes, j'assistai
-aux exercices d'équitation de ces Messieurs. Rien n'est plus
-comique. Le cadre, c'est vraiment _le cadre_: des officiers qui,
-gravement, deux à deux, vont au pas, en devisant avec une sérénité
-affectée, faisant le sacrifice de leur existence, comme en pleine
-émeute. Leurs chevaux tendent le cou pour entendre, sans y
-faire attention, les menaces et les vociférations des insurgés,
-terribles et absents. Les officiers bombent le torse, ainsi que
-sous les pavés, les balles et les bombes; ils ne fument pas:
-ils sont en service commandé. C'est l'école du stoïcisme et de
-l'héroïsme. Pas un pas plus long, pas un geste plus saccadé: tout
-est mathématique, sublime et géométrique. Le malheur, c'est que
-l'exemple soit donné à vide: la répétition des couturières.
-
-Pour les hommes, c'est plus amusant: la garde se recrute dans
-le militaire. Des tringlots, des chasseurs d'Afrique, un vague
-spahi très seul et très gêné, des dragons et des artilleurs,
-trois cuirassiers et un cavalier de remonte,--tout ça plus ou
-moins gradé,--tournent en rond dans le quadrilatère, au pas,
-au trot allongé, au petit trot, au galop de charge, à la papa,
-gaillardement, férocement, comme sur les pieds des badauds, pour
-les aligner, et contre les sauvages attroupements, pour les
-disperser et les réduire. Ces éléments disparates n'ont qu'un
-signe commun, quoique d'élite, le blanc de la buffletterie[2], en
-attendant le fourniment complet.
-
-[Note 2: Pas l'été.]
-
-Mais, dans leurs rangs, il y a les vieux soldats et, ceux-là,
-c'est inénarrable. En képi, en bonnet de police, en veste, en
-bourgeron, ils vont et s'en foutent, s'en foutent, s'en foutent!
-
-Ceux qui m'ont le plus réjoui trottaient, galopaient en chemise et
-en tablier bleu, oui, en tablier bleu à peine relevé sur la selle,
-la bavette bien en place et les manches retroussées. Le tablier,
-à cheval! Je vous jure, mon cher directeur, que ce n'était ni
-le tablier des sapeurs de dragons, ni celui des timbaliers de
-mameluks, c'était le mien, celui que j'ai eu le plaisir et
-l'honneur de porter à votre service et qui, d'ailleurs, m'a été
-plus favorable et plus prestigieux, grâce à vous, que le voile de
-Tânit. Je me pris donc à rigoler--et je réfléchis, ensuite. Il me
-sembla qu'un de ces hommes à cheval, c'était moi, mais mon cheval
-était moins lourd, moins serf, plus leste, qu'il m'emportait
-en vitesse vers des destinées merveilleuses, que le tablier se
-déroulait, s'envolait et qu'il nous faisait, au cheval et à moi,
-une paire d'ailes en hauteur, à peine bleues, azurées et que je
-montais... montais...
-
-Excusez-moi. C'est une manière comme une autre de ressusciter...
-
-... Une demi-heure après, j'étais chez mon cousin le ministre.
-J'avais forcé sa porte--il ne couche pas au ministère,--bousculé
-son valet de chambre, qui me connaît, et trouvé mon brave parent
-plongé dans son encrier.
-
---Ne vous dérangez pas, Charles. Ce n'est que moi.
-
---Qui, toi?
-
---Ah! la voix du sang devient blanche chez vous. Vous me tutoyez.
-Attention! Vous ne vous rappelez pas que vous tutoyez tout le
-monde, tout le monde, excepté vos parents?
-
-Il se retourna. Les grandeurs n'avaient pas affaibli son orgueil
-ou diminué son dédain de l'univers. Sa figure, tout en grimaces,
-pour mieux cacher son âme hautaine et tendue, ses yeux de braise
-rousse, tout avait peu changé. La barbe plus courte, pourtant
-et plus blanche... Et un chevron d'ancienneté, placé en plein
-front, entre les deux sourcils à la Bismarck. Je me défendais mal
-de quelque inquiétude. Comment croire, comment espérer que mon
-cousin pût ignorer mon diable de passé? J'avais, somme toute, été
-«une cause parisienne» et ma disparition même, en omettant la
-chronique, judiciaire ou scandaleuse, écrite ou «parlée», devait
-avoir frappé, sans nulle vanité, l'actuel potentat. Il y a dans
-tout parent riche l'étoffe de plusieurs Brutus père. Pouvoir
-jouer au justicier, au mieux de ses intérêts, quel rêve pour un
-allié qui est ou sera gêné des évolutions, de l'existence, de la
-proximité d'un obscur consanguin! D'autant qu'il y a l'opinion
-publique, les ennemis, les journaux!
-
---Tiens! c'est vous! dit Charles. D'où sortez-vous, Monsieur? Je
-vous croyais mort, fou, j'entends fou enfermé--ou au bagne.
-
---Pas encore! balbutiai-je, pas encore! (Je ne mentais pas. En
-admettant que j'y pusse retourner, je n'y étais pas. Pourquoi
-faire à mon cousin des confidences humiliantes et inutiles?)
-
---Allons! vous n'êtes pas si bête que ça. Pourquoi ne vous a-t-on
-pas vu depuis si longtemps? Vos opinions politiques?
-
---La timidité, mon cousin. Le respect de votre conscience et de
-votre travail. Des caprices, des passions, des voyages!...
-
---Toujours le même! Et l'on finit par capituler. On débarque chez
-le monstre. La nécessité, hein? On a quelque chose à demander.
-Vous n'avez qu'à faire demi-tour: pas de préfecture, pas de
-sous-préfecture. Bibi ne fait pas de népotisme!
-
---Mon cousin, affirmai-je avec dignité, vous ne me connaissez
-pas. J'ai renoncé à mon nom, dès je vous ai su au pouvoir. Il
-n'y a plus de Bicorne de la Cellambrie. Je m'appelle Emmanuel
-Rocaroc--pour vous servir.
-
---Ça, c'est bien! c'est très bien. Vous n'êtes plus mon parent.
-J'ai le droit de m'occuper de vous et de te tutoyer. Je parie que
-tu as besoin d'argent. J'ai gagné, pas?
-
---Oui, monsieur le ministre, tu as gagné. Moi aussi. J'ai besoin
-d'argent pour rembourser un brave homme qui m'a obligé. Une
-misère: trois mille francs...
-
---Trois mille francs! Tu nous crois donc millionnaires?
-
---Qui, nous?
-
---L'État, imbécile! L'État que je suis, quoique indigne!...
-
---Millionnaire ou non, il me faut trois mille francs.
-
---Tu me fais trembler. Tu les dois à l'Allemagne? Non? Alors à
-qui?...
-
---Un brave homme, Charles, un très brave homme. Il a fait un
-effort surhumain. Il n'a que son traitement pour vivre!...
-
---Un fonctionnaire! Bien! Son nom? Je le révoque!
-
---Il ne dépend pas de toi. Je l'ai rencontré sur le bateau.
-
---Pas sa place. Un gouverneur des colonies, n'est-ce pas?
-
---Non. Directeur d'établissements pénitentiaires. Mais il n'est
-tout de même pas à sa place. Tu devrais lui faire obtenir un
-avancement, en France,--et la rosette.
-
---Et trois mille francs! Tu n'es pas cher à acheter.
-
---C'est entendu, oui? Il s'appelle M. Sylvestre Capucino.
-
---Capucino! tu te mets bien! Une retraite pour tes vieux jours...
-Non, au fait, puisque tu le rapatries... Je le connais. Je lui
-dois de l'argent, moi,--oh! c'est vieux!--pour un journal bien
-mort. C'est bien pour toi que...
-
---Merci, pour lui. Si tu savais à la suite de quelles
-circonstances j'ai rencontré ce citoyen... C'est tout un roman.
-
---Je n'aime pas les romans...
-
---Depuis que tu n'en fais plus. Merci tout de même.
-
---N'en jette plus. Je t'emmène à la boîte, pas?
-
-J'eus un petit frisson, entre mon épingle et ma cravate. La
-boîte... J'eus peur que Charles fût plus Brutus l'Ancien que
-nature... La boîte... Pour un repris de justice, ça a un sens.
-
---Je t'emmène à la boîte, continua Charles, pour te donner ton
-sale argent. Par contre, tu me mettras par écrit ce que tu veux,
-en articles non monnayés, pour ton protégé. Allons! Ouste! La
-cocarde et le grelot sont en bas!
-
-Mon cher Directeur, je ne grossirai pas cette lettre trop longue
-de toutes les plaisanteries et autres observations dont mon cousin
-Charles meubla les coussins d'une voiture officielle: vous l'avez
-connu, Charles, au temps de ses luttes et de ses glorieux revers:
-c'est Robespierre et c'est Vautrin, c'est Gaudissart et Richelieu,
-c'est Marat dandy et peigné, c'est Fouquet et Napoléon. Il me
-parla fort peu de vous.
-
---Rocaroc, clamait-il, Rocaroc! Tu aurais dû me laisser ce
-pseudonyme, à moi! Ce n'est pas un nom, c'est une déclaration
-ministérielle, c'est une proclamation, un défi, une menace!
-Rocaroc! Tiens! je ne t'ai jamais tant aimé! Tu vois ces
-jardins, ces murs, ces hôtels, ces perrons, ces portes qui ont
-une défiance à triples gonds, à verrous de sûreté? Je dirais:
-«C'est le ministre», on n'ouvrirait pas.--Rocaroc!» ça ne s'ouvre
-pas, ça bée, ça s'offre, ça se donne! Ah! poète! frappe à ces
-portes, de ton nom, de ton nom tout seul, à la volée, et tu auras
-l'argenterie, les filles, les femmes, les tableaux de famille et
-les enfants à la mamelle! Rocaroc! Paris serait à toi si... si
-toi, c'était moi.
-
---Si tu veux mon nouveau nom? je te le donne.
-
---Et moi, je te donne mon portefeuille, pas? Je suis trop connu:
-on s'apercevrait de la substitution! Hélas! N'en parlons plus. Du
-reste, tel quel, je fais de la besogne!
-
-Nous étions arrivés. Charles entrait dans l'antre du silence.
-Il passa comme dans une ville prise et déjà passée au fil de
-l'épée. Une seconde après, le chef-adjoint du cabinet, M. Lemuet,
-m'apportait mes trois mille francs, sans un mot. Le ministre
-avait déjà oublié ma présence. Il avait foncé comme un sanglier
-dans ses paperasses et signait, sabrait, surchargeait, à coups
-de boutoir. Nous déjeunons ensemble la semaine prochaine. Et
-Charles, _in fine_, me charge tout de même pour vous de ses plus
-amicaux souvenirs. C'est peut-être lourd: je m'en débarrasse tout
-de suite. Il ne me reste qu'à vous exprimer une fois de plus, en
-attendant mieux, ma reconnaissance vivante et active. Je vous
-récrirai avant d'avoir de vos nouvelles. J'ai hâte de clore cette
-lettre pour avoir la satisfaction de me dire, avec émotion, votre
-très sincère et très indigne serviteur.
-
- Feu B. de La C.»
-
-Le diable soit des bureaux de poste et des employés qui y
-sévissent! En recommandant mon envoi, je n'avais oublié que mon
-nom. Heureusement, il me revint à temps. Il ne me manquait plus
-que l'adresse. Au fait, j'étais sans domicile! Les rigueurs
-administratives veulent vous dégoûter d'être honnête homme et
-de prendre à cœur de payer ses dettes avant même d'avoir pris
-un lit dans un hôtel et de s'être débarbouillé. J'élus domicile
-au ministère de mon cousin, tout simplement. On peut aussi
-bien être chez soi dans un ministère que chez un notaire ou un
-huissier. Et cette vexation me fit sourire un peu plus, après. Ça
-complétait le paysage. Paris, Paris, tu es le propre de l'homme,
-le rire!--l'univers aussi, d'ailleurs!...
-
-Rien n'est tel, en vérité, que de revenir d'un long voyage pour
-avoir les plus grandes surprises, en moins, à contre-coup, le choc
-en retour, quoi! Ah! Ah! les belles pudeurs de mon adolescence,
-ah! ah! mes belles terreurs, ah! ah! mes respects! Que c'est loin!
-que c'est loin! Tout ça est à prendre, Paris et le reste du monde!
-Mon brave cousin Charles, tu m'as fait sourire toi-même. Je n'ai
-pas besoin d'être ministre, moi, pour être sûr de mon pouvoir...
-Les rues me semblent maintenant plus larges et plus à moi. Je suis
-empereur et roi! j'existe. Il me suffit d'un tout petit faux, qui
-sera à jamais ignoré, pour redevenir citoyen, électeur, éligible!
-Je ne daigne. J'ai sur moi plus de douze cents francs, dont neuf
-cent quatre-vingt-sept d'argent bien français... Vive la France!
-Vive Paris! Et maintenant, à nous deux!»
-
- B. R.
-
-... Il était un peu plus de onze heures. Le boulevard, tout
-bleu, tout blême, tout roux et tout roide, flambait, étendard
-en longueur, sous un soleil endormi par sa propre chaleur. Un
-monsieur, assez jeune, assez anglais, s'assit à une table du café
-du Coadjuteur et demanda une absinthe pure. La terrasse était dans
-toute sa gloire. Les éclats de voix de quelques littérateurs et
-artistes faisaient un paravent de paradoxes de tout repos et de
-rosseries innocentes aux chuchotements d'affaires, aux injures
-atroces et aphones, aux menaces entre haut et bas des marchands
-d'espoirs monnayés, de leurs agents et de leurs peu intéressantes
-victimes. De-ci, de-là, des étrangers qui se ressemblaient, d'un
-continent, à l'autre, gobaient leur interminable chocolat ou leur
-café-crème éternel. Les garçons, inutilement hélés, fiévreusement
-sourds et impassibles, promenaient, en bâillant de dégoût,
-leurs ventres de notaires sans tache, leurs tabliers souillés
-de sacrificateurs et leurs mufles de consuls de la décadence,
-un peu trop gavés de murènes. Les soucoupes jonglaient avec des
-sous, des plateaux et des pièces décimales. Les carafes frappées
-changeaient de table, avarement, et des mendiants, les pattes et
-la voix cassées, alternaient, sur le devant du théâtre, un peu en
-dehors, avec des camelots insinuants qui offraient des merveilles,
-cependant que, en bordure, à toute gueule, à toutes jambes, les
-vendeurs de journaux faisaient prendre un galop d'essai à des
-nouvelles trop stridentes et aux scandales les plus désordonnés.
-De la prose, en bâton, se roulait, se déroulait, entre les mains
-tremblantes des clients. On lisait, on se cachait, on s'éventait.
-
-Tout-à-coup, l'un des plus notables commerçants en promesses
-donna--une seconde--les signes de la plus noire agitation. Il se
-pencha vers son vieux complice Laurageay et murmura:
-
---Là! là! tu ne vois pas? Non! pas la petite blonde! celui-là!
-
---Qui donc, mon petit Bihyédout, cet English? Un pigeon?
-
---Heu! heu! peut-être! reprit Bihyédout qui s'était ressaisi. Tu
-m'excuses une minute, vieux? J'ai à parler au type!
-
-Il s'avança, se coula entre les guéridons ou son ventre laissait
-à chaque fois, non sans la reprendre, une coulée de graisse et
-aborda:
-
---Bonjour, monsieur... Je ne me trompe pas, n'est-ce pas?
-
---Pardon, vous vous trompez, monsieur. Mais asseyez-vous!
-
---Voyons! pas de blague, c'est bien moi! mais c'est bien toi?...
-
---C'est moi, Emmanuel Rocaroc, ingénieur civil. Et toi?
-
---Pascal Bihyédout, usurier. Tu as besoin de fonds, pas?
-
---Merci. Nous en reparlerons. Content de te revoir, en attendant.
-
---Moi aussi. Mais si, si! content! Ce que je t'ai pleuré, vieux!
-
---Moi pas. Tu n'as jamais été très sympathique, là-bas!
-
---Là-bas! Chut, malheureux! Tu veux nous perdre. Là-bas!...
-
---Eh bien! quoi? là-bas, c'est vague, c'est vague, c'est
-partout--et ailleurs!
-
---Non! vois-tu, mon cher, ici, dans ce coin-ci, la plupart des
-gens peuvent sortir sans leurs bonnes, mais, de temps en temps
-aussi, ils peuvent sortir--et rentrer--avec deux sergents de ville
-ou deux gendarmes. Alors, là-bas!... C'est terriblement précis.
-
---Ça n'empêche pas que tu n'étais pas très aimé. Que prends-tu?
-
---Je suis servi. Tiens! à cette table! Veux-tu que je te présente?
-
---Je ne veux pas augmenter le cercle de mes relations. Merci.
-
---A propos de cercle, tu déjeunes avec moi, au moins? Au cercle?
-C'est là, à côté. Nous serons en tête à tête. On causera gentiment.
-
---J'y consens avec bienveillance. Histoire de me laver les mains.
-
---Tu as de nouvelles taches de sang?
-
---Farceur! Je ne fais que descendre du train et du ministère.
-
---Faire viser ta résidence, ou poser ta candidature?
-
---Toucher de l'argent, mon ami.
-
---Tu n'es pas si bête!
-
---Mais je l'ai déjà expédié.
-
---Idiot! Triple idiot! Envoyer de l'argent!
-
---Tiens! Mais toi? Je croyais que tu en vendais.
-
---Moi? je vends de l'argent, à crédit. C'est un sujet de
-conversation, une attitude, une couverture, une contenance.
-Usurier? je ne sais même pas ce que c'est. Mais je m'abrite
-derrière un délit caractérisé pour n'être pas soupçonné d'autres
-crimes et délits, je me calfeutre dans le mépris public. Un
-usurier! On passe. On ne s'arrête pas. C'est une bête, une sale
-bête, cataloguée. Quand on en a besoin, on échange des chiffres
-à bout portant. Quand on n'en a pas besoin, on ne salue pas. Ça
-ménage les chapeaux. La police ne s'occupe pas de vous. Le parquet
-attend des plaintes pour agir--ou ne pas agir. Les meilleurs
-déguisements sont les plus bas. Connais-tu l'histoire de
-Fiérabras de Saintorgueil?
-
---Fiérabras de Saintorgueil? J'ignore assez généralement...
-
---C'était un général, en effet. Le général Fiérabras était,
-comme son nom l'indique, dévoré de la maladie de l'énergie et
-de la domination. Il fit un _pronunciamento_, comme tout le
-monde,--et le fit mal. Quand des centaines de ses partisans
-eurent payé de leur tête--lisez de douze balles à travers le
-corps, par personne--l'honneur d'avoir été sous ses ordres,
-il se sentit mordu du désir de les venger et de prendre sa
-revanche lui-même. Ça le conduisit à tenir à sa peau. Il maudit
-sa popularité traîtresse et sa vanité qui remplissait l'univers
-de ses portraits à pied, à cheval, en auto, en uniforme, en
-civil, couronne en tête, etc., etc. Mais c'était un conspirateur
-et un homme d'action, _un homme_. Toutes ses retraites étaient
-éventées. Il songea au seul refuge sûr de cette époque: ce n'est
-plus l'église, c'est la prison. Mais la prison, on en sort,
-malheureusement. Et après... Fiévreusement, il mit la hausse à
-son génie, et sourit. Une heure après, il était sous les verrous.
-Mais comment! Un pauvre diable minable venait de se faire coffrer
-sous la ridicule inculpation de grivèlerie. Filouterie d'aliments,
-rue de l'Homme-Armé. Un litre à douze, une douzaine de petits
-gris, la soupe et le bœuf, un livarot, un verre de jus et un
-petit de raide, il n'y en avait pas pour quarante sous,--ou tout
-juste. L'homme avoua qu'il se nommait Léopold Vanpeerogyn, né
-à Anvers, déjà condamné. On le mensura par dessous la jambe,
-on le photographia à la flan: il ne valait pas le collodion de
-l'anthropométrie. On lui octroya deux mois de cellule qu'il
-purgea, allègrement. Après quoi, comme il était étranger et que
-notre belle patrie n'est pas assez riche pour nourrir à l'œil
-les plus timides des escrocs cosmopolites, on prit contre lui,
-dans le tas, un arrêté d'expulsion, on le ficela et on le mit
-à la frontière, à une de ces frontières où les plus ardents de
-ses adversaires étaient dévisagés, poil par poil, pour que le
-formidable Fiérabras n'échappât point à son supplice et ne menaçât
-plus les institutions, leur jeu et leur gloire. Les gendarmes
-chargés de l'arrêter éventuellement, coûte que coûte, saluèrent
-d'un petit air supérieur ceux qui l'expédiaient dare dare: c'est
-une bien piètre corvée que de jeter dehors d'humbles condamnés
-correctionnels,--presque des contrevenants--pour des hussards de
-la guillotine, armés de pied en cap, et cirés à l'œuf, commandés
-de service pour un général de division, un prétendant, un
-dictateur en disponibilité. Ces derniers, l'élite des serviteurs
-de la loi, les protecteurs à aiguillettes du régime avaient besoin
-de tous leurs yeux; pourquoi les user en détail sur des imbéciles
-inoffensifs et d'ailleurs enchaînés. «Foutez le camp, dit le
-brigadier d'escorte à son prisonnier et à ses compagnons et qu'on
-ne vous revoie plus! Si l'on vous repince de ce côté-ci du poteau,
-vous n'y coupez pas de vos six mois!» M. de Saintorgueil songeait
-à un autre poteau. On ne le repinça pas. Il n'est pas encore
-empereur, mais...
-
---Pardon, Bihyédout--puisque Bihyédout il y a--est-ce que tu
-ferais de la politique? tu crois à ton Fiérabras?
-
---Même pas. C'est une image que j'ai développée pour t'amuser.
-Je crains même qu'il n'ait pas existé, ce conspirateur, mais il
-me plaît. Je dirai mieux: il me sert à te prouver qu'il faut
-abriter les plus grands desseins derrière les plus petits méfaits,
-les grosses canailleries derrière les plus médiocres, les plus
-sinistres intelligences derrière les plus crapuleuses stupidités.
-C'est de la morale en action.
-
---En actions? Tu fais de la banque?
-
---Pas encore! je t'attendais!
-
---Tu m'attendais? Moi?
-
---Toi... ou un autre. Je suis très seul dans ma patrie...
-
-A cet instant, graillonneuse, pisseuse et pis, les cheveux
-vert-de-grisés, l'œil tombant en une larme habilement éternisée,
-la lèvre hérissée de lèpre et pleurarde, une mendiante
-archi-centenaire éclaboussait de sa prière torve, de son moignon,
-de sa puanteur agile la terrasse et l'intérieur du café.
-
---Tiens! dit Bihyédout, voici ma marchandise et ma clientèle!
-
---Tu _fais_ des mendiants? s'étonna Rocaroc.
-
---Je ne suis pas assez romantique. Je les _refais_: c'est tout.
-
---C'est un prêté pour un rendu. Tu m'expliqueras ça tout à
-l'heure. Ça m'a donné faim de voir demander l'aumône.
-
-Midi commençait à souffler sa férocité sur la ville.
-
-Les filles avaient les hanches plus provocantes, rapport au
-ventre. Les pures, parfaites et idéales jeunes filles que
-mesdemoiselles et mesdames leurs mères tenaient au bras, comme
-enchaînées, histoire de montrer qu'elles deviendraient tôt aussi
-flapies et aussi hideuses que leurs personnes mêmes, crispaient
-mal, au coin de leur lèvre, leur bâillement en cul-de-poule.
-Les vociférations des camelots suaient l'agonie, les aveugles,
-manchots, sourds-muets et culs-de-jatte avaient de l'ironie dans
-tout ce qui leur restait de corps en signifiant: «Moi, j'ai de
-quoi briffer. Et toi, mon vieux?» Les employés drapaient dans une
-dignité effrangée et luisante un appétit qui sait se cantonner aux
-hors-d'œuvre, se contenir aux entrées, s'apaiser aux entremets et
-mourir, en fanfare, au café sans dessert d'un balthazar à un franc
-dix, cependant que, savourant insolemment leur quart de brie sous
-l'innocent baiser du soleil, des tiers de midinettes faisaient
-valoir qu'elles valaient mieux que ça, tout de même, et qu'elles
-avaient des dents.
-
-La terrasse du café ne s'était pas encore vidée. Les usuriers
-retenaient leurs pâles ou rouges clients,--et inversement.
-L'espoir et la cupidité, le désir de tromper, la joie de torturer,
-c'est le meilleur apéritif. Avec des rires gras et des gestes
-secs, les conversations s'éternisaient. Des plaisanteries de
-commis-voyageurs en cartes transparentes répondaient aux chiffres
-des notaires complaisants, histoire de n'être pas trop sérieux,
-de n'être pas dupes et de n'être pas trop durs: on réfléchit, à
-intérêts composés, entre deux hoquets. Des camarades jouaient,
-sans enjeu et sans jeu, à qui ne paierait pas le premier. Des
-capitalistes honteux, crevant de faim, commandaient un nouveau
-verre pour avoir l'air affamés--et pour cause. Les garçons, gavés
-depuis deux heures, s'ennuyaient seulement d'avoir sous les yeux
-les mêmes figures--sans tête.
-
-Bihyédout se décida:
-
---Paie! dit-il et foutons le camp! c'est à deux pas.
-
-Rocaroc eut un sourire:
-
---Ce n'est pas pour l'argent. Mais tes amis? Tu ne prends pas
-congé?
-
---Pas si bête! Tu es avec moi. J'ai l'air d'avoir mis la main sur
-une poire. J'ai droit à une gratification. Elle suffira pour notre
-déjeuner, nos cigares--et le reste.
-
---Tu as l'œil à tout!
-
---Ça console de n'avoir pas l'_œil_ partout!
-
---Ou le _quart-d'œil_ quelque part...
-
-
-
-
-CHAPITRE IV
-
-LE DERNIER ENDROIT OÙ L'ON CAUSE.
-
-
---Ça te fait de l'effet de voir des femmes ici?
-
---Ça me fait de l'effet d'en voir n'importe où. Je ne sais par
-où commencer. Mon Dieu, les femelles, les filles, ça va encore!
-Outre! boutre! foutre! Mais les dames, voire les demoiselles! Du
-linge et des égards, c'est trop!
-
---On te fait grâce des égards. D'ailleurs, en cet endroit, les
-femmes ne sont plus des femmes. Ne mâchonne pas ton cigare comme
-ça. On n'aime pas ici, on joue. La revanche!
-
---Tu ne m'avais pas dit qu'on tolérait les femmes au cercle.
-
---Tolérer? Tu es grossier. On les reçoit et elles te reçoivent,
-toi, veule invité! Elles sont membres du cercle. Nous sommes un
-cercle mixte. Plus d'écoles mixtes, mais des académies! Et, au
-fond, si j'ose dire, le législateur de passage a eu raison: il
-n'y a plus de sexe en face d'un tapis vert, il n'y a plus que des
-yeux, des gorges qui se ressemblent à force d'être sèches et des
-doigts, des doigts, des doigts!...
-
---Tu ne joues pas, toi?
-
---Non, je jouis. J'ai à moi le salon de lecture, j'y suis maître
-et seigneur comme un chef de gare dans une salle d'attente à
-jamais vide, comme le directeur de la Bibliothèque d'Alexandrie,
-comme le concierge supérieur du château de la Belle au Bois
-dormant. J'ai les journaux, les livres, les revues. Je n'ai pas
-besoin de les ouvrir et de les feuilleter: ils me racontent
-toutes leurs histoires et tous leurs secrets. Mais si tu veux des
-femmes, tu en trouveras dans trois quarts d'heure. On a le temps
-de causer. Tu as bien déjeûné?
-
---Pas trop mal. Un peu trop. Mais pourquoi m'as-tu présenté?
-
---A qui? Deux vieux camarades! Ils n'avaient pas de place, nous
-leur offrons un coin, à notre petite table, et tu le regrettes!
-
---Je ne le regrette pas. Mais songe! un général! un préfet!
-
---Un préfet! un général! Ne me fais pas mourir de rire! Voyons!
-Es-tu ingénieur civil? Suis-je usurier?
-
---Mais...
-
---Lorsque je ne dis pas, au secrétariat: «Le Défrisé des Panoyaux
-avec le Pépin des Épinettes», quand je dis, sans me nommer:
-«Monsieur est mon invité», pourquoi veux-tu que de braves gens ne
-prennent pas des titres et des dignités au vestiaire infini de la
-fantaisie personnelle et de la sottise sans nombre? Est-ce qu'on
-t'a demandé ton casier judiciaire?
-
---On aurait pu me le demander. Il est vierge!
-
---Vierge! Compliments! Et ta sœur?
-
---Cette saillie ne te rajeunit pas. Enfin, ce préfet?
-
---C'est un vrai. Ancien sous-préfet provisoire de Gambetta en 1870.
-
---Ça ne le rajeunit pas non plus!
-
---Il n'avait pas l'âge. Ça l'a empêché d'être révoqué, pour des
-faits que je n'ai pas à qualifier. Tu devines? Depuis, il n'est
-plus sorti de Paris. Il cherche un poste, dans les cercles.
-
---Tu me fais trembler. Alors, le général, c'est un général de la
-Commune?
-
---Malheureux! Un général de la Commune? Mais alors, il serait
-authentique, archi-décoré, retraité avec rappel de solde! On en
-désirerait, au poids du diamant rouge, des généraux de la Commune!
-Celui-là est général parce qu'il le veut bien, dans les journaux:
-c'est l'ancien trompette-major du 31e chasseurs. Mais il a du
-talent, de l'entregent et une rosette de Bulgarie. Maintenant,
-laissons les comparses et parlons de nous, veux-tu?
-
---Qu'entends-tu par _nous_?
-
---Eh bien! nous deux, toi-z-et moi, moi et toi!
-
---C'est que j'aimerais fort à ne rien savoir, à être tranquille, à
-ne pas en f... un coup.
-
---Tranchons le mot: tu _flanches_.
-
---Mon Dieu! j'ai la veine de revenir à Pantruche, en peinard, ne
-devant rien à personne, ne comptant pas pour la préfecture de
-police, libre comme l'air, frais comme l'œil. Je n'ai plus soif de
-rien, pas même d'aventures.
-
---Tu as des revenus? un métier dans les mains?
-
---Non! mais j'ai de la famille!
-
---Laquelle? l'ancienne? la nouvelle? Bicorne ou Rocaroc?
-
---Monsieur le Défrisé des Panoyaux, je crois que vous êtes évadé...
-
---Et vous, monsieur le Pépin de la Cellambrie?
-
---Ce n'est pas la même chose. Mais n'auriez-vous point intérêt
-à faire le mort? Moi, je suis mort, bien mort! Vous, vous avez
-toujours le souvenir vivant de vos expéditions diurnes et
-nocturnes, de vos déguisements, tantôt capitaine de gendarmerie,
-tantôt procureur de la République, commissaire de police et
-inspecteur de la brigade des jeux...
-
---C'est pour ça que je suis ici... L'habitude!
-
---Ne crâne pas! Tu es très connu, célèbre, fameux, légendaire. Tu
-as la chance d'avoir engraissé au bagne. On ne te reconnaît pas.
-Profites-en, mon cher! Du calme!
-
---Tu ne comprends rien à notre époque, celle-ci! J'ai eu du
-génie et de l'audace, pas? Fini! rayé! oublié! aboli! L'amnistie
-de l'incompréhension et de l'ignorance! On n'ose plus se
-rappeler. Il ne faut plus que du talent, de l'ingéniosité, de
-la roublardise, de la rouerie. Tu hésites? Regarde autour de
-toi, sous toi. Lis ces journaux: tu en verras de belles! De
-braves escroqueries de collégiens,--de collégiens de maisons de
-correction--tiennent des colonnes et des _à suivre_, des faux de
-pensionnaires des Quinze-Vingts qui mettent les experts sur les
-dents, des crimes! ici, mon vieux, je l'avoue, je ne comprends
-plus! Tu sais ce qu'était le crime pour nous: une chose presque
-sacrée. Quand, par hasard, un assassinat ou un simple meurtre
-n'avait d'autre excuse que l'occasion ou l'ivresse, le coupable
-était déshonoré. Eh bien! aujourd'hui, on tue pour rien, pas
-même pour le plaisir. C'est machinal, automatique, un réflexe,
-un caprice, une envie de _fille_ stérile et, d'ailleurs,
-ordinairement, du sexe prétendu mâle! Et là-dessus, de la copie,
-de la copie, des photographies du service anthropométrique, des
-vers attribués aux prévenus et inculpés, de l'argot de concierges,
-des couplets d'apprentis-camelots et des chroniques de tête--de
-tête!--des contes et nouvelles inspirés par les faits-divers; les
-faits-divers maîtres souverains des romanciers et des philosophes,
-de l'élite et des foules, les faits-divers qui tiennent lieu
-d'idées générales, de catéchisme et de dogme, les faits-divers
-rédigés pour des gens de peu par des hommes de rien!
-
---Tu vas un peu loin. Les journalistes ne t'appartiennent pas!
-
---Qu'est-ce qui m'appartient, alors? Tu veux soustraire les
-honnêtes gens à mon appréciation, à mon contrôle? Soit!
-Trouve-les! Toi-même, pauvre enfant, tu n'as pas été sérieux.
-Ton acte est un des premiers crimes ridicules. N'avais-tu pas
-mieux à faire avant d'en venir à l'assassinat avec préméditation
-et guet-apens d'un garçon de recettes? Tu viens de m'avouer que
-tu avais--encore--de la famille. Tu en avais plus, sûrement, à ce
-moment. Alors?
-
---Alors, tu as tort de me parler de cette affaire. Sais-tu qui
-j'ai reconnu tout à l'heure parmi tes femelles?
-
---Non. Mais je comprends. Cherchez la femme...
-
---Et vous retrouvez le veau. C'est plus neuf. Elle était là!
-
---Mon cher, j'ai lu ton procès, crois-moi, dès mon retour, avec la
-plus vive et la plus scrupuleuse attention. Tu as été très chic.
-Tu n'as jamais prononcé de nom. Je ne sais rien.
-
---Tu n'en sauras pas davantage. Qu'il te suffise d'apprendre que
-je viens de rencontrer, sans m'y attendre, mon ancienne, très
-ancienne maîtresse,--cause efficiente de mon acte et de mon
-voyage, assez involontaire, aux colonies,--et qui, depuis cet
-accident, n'a pas jugé à propos de me donner de ses nouvelles.
-Elle déjeunait presque en face de nous, avec un appétit qui
-n'avait rien d'affecté ni d'exagéré, m'a dévisagé sans avoir l'air
-de me «remettre» et a redemandé du canard au sang sans la moindre
-intention. Du canard au sang! J'en ai eu la chair de poule. Ne
-plus même se souvenir, en face de moi, revenant et revenant de
-mauvais aloi, du sang que j'avais répandu en son honneur et pas au
-mien! Du canard au sang! Et l'on parle de la voix du même nom!
-
---Tu parles de la voix du sang! _Elle_ n'était pas ta parente.
-
---La mère éventuelle de mes enfants!
-
---Tu blagues! vieux. On couche, on dort. Accoucher, c'est un peu
-plus dur, tout de même. Et qu'est-ce que ça prouve?
-
---Tu veux me citer le mot de Montaigne: «Qu'y a-t-il de commun
-entre mon frère et moi, sinon d'être sortis du même trou?» Et je
-ne garantis pas le texte.
-
---Je ne veux rien citer du tout. J'ai été trop cité--où tu
-sais!--pour citer. Je suis un ignorant,--et je m'en vante. C'est
-un titre, aujourd'hui. Mais avoir fait des bêtises pour une femme,
-ce n'est pas une raison pour qu'elle soit bête. Elle a eu des
-amants avant toi, pour sûr, après toi, certainement. Tu lui dois
-des moments pénibles. Pour elle, elle ne te doit rien. Elle a fait
-son métier de fille, si c'est une fille, rempli sa fonction de
-femme, dans tous les cas. Passes! passades! passons! Accomplissons
-notre tâche d'hommes.
-
-M. Bihyédout se tut un instant et tira sur son cigare.
-
---Il y a peu d'hommes, continua-t-il, il n'y a plus que des
-citoyens. On prend des titres: homme de lettres, homme d'honneur,
-homme de peine, homme de cœur, homme d'esprit. C'est un mot qui
-est démodé, archaïque, prétentieux ou avilissant. Je le reprends,
-nous le reprenons: c'est de la reprise individuelle. Je ne sais
-pas si tu as remarqué que les anarchistes eux-mêmes n'agissaient
-plus, pour parler, pour bien parler. Ceux que nous avons connus
-là-bas sont ici, tranquilles et éloquents à souhait, honnêtes à
-désespérer les prix de vertu les plus honorables, petits saints
-laïques et constitutionnels à mériter les palmes académiques. Les
-criminels sont des fainéants, des gens sans métier, de petits
-jeunes gens, des enfants qui font ça comme ils feraient autre
-chose, qui ne savent même pas qu'ils sont assassins, qui n'ont pas
-su qu'ils étaient souteneurs, qu'ils étaient filles--et pis--et
-moins,--qui n'ont pas lu les traités de Cicéron et autres sur le
-commencement et la fin du bien et du mal, qui ne savent rien et ne
-veulent rien savoir, qui n'ont que leur instinct et un instinct
-perverti, leurs appétits et leurs appétits pervertis, leur courage
-et leur courage perverti, leurs sens et leurs sens invertis pour
-mener la guerre contre la ville et l'humanité. Ecoute-moi, mon
-ami: je veux moraliser Paris. Je veux purger la cité de ses taches
-et de ses macules. Je n'ai pas d'ambition; je ne suis pas citoyen,
-pas électeur, pas éligible. Je ne suis pas médecin et je veux
-faire de la médecine en gros et en détail: mais je ne soigne que
-les villes, que les capitales; une capitale est un chef-d'œuvre:
-je suis restaurateur, épurateur, créateur: je commettrai des
-crimes sacrés, pas de délit: je ne serai ni un assassin ni un
-voleur, un esthète, un esthète pur, le dernier esthète!
-
-Rocaroc considéra Bihyédout avec un rien d'inquiétude.
-
-Le ci-devant _Défrisé des Panoyaux_ eut un rire d'orgueil.
-
---Tu me regardes! dit-il. Je suis gros et j'ai l'air commun. Si
-j'étais seulement sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts, tu n'y
-ferais pas attention. En outre, je suis un criminel. Et Néron?
-n'était-il pas gros? N'était-il pas criminel? d'après l'opinion,
-d'ailleurs, des gens qui lui ont pris sa bonne renommée, son trône
-et son existence? La goût de la beauté est incompatible avec la
-beauté physique--ou c'est du plus bestial égoïsme,--avec la grâce
-personnelle--ou c'est d'une prétention écœurante,--avec l'amour
-plastique même--ou c'est de la passion la plus intéressée. Jusqu'à
-ces derniers temps, n'est-ce pas? on aimait une femme parce qu'on
-était un homme. Eh bien! il faut aimer la beauté en supposant, en
-présupposant que vous êtes laid. Et si j'adore Paris, c'est que
-je ne suis pas Parisien et que j'ai ou aurais toutes les raisons
-d'être ailleurs.
-
-Mais excuse-moi. On m'appelle.
-
-Deux _gentlemen_ faisaient ce qu'on est convenu de nommer, en
-matière de cirque, la plus tragiques des _entrées_. La pâleur du
-premier, mate, plissée et orageuse donnait de l'expression à la
-pourpre terne et figée de son acolyte.
-
---Encore _fauchés_? demanda Bihyédout.
-
-D'une claque savante, le monsieur pâle assura sur ses cheveux
-plaqués un chapeau absent. Puis, simple:
-
---Quand je reficherai les pieds dans cette boîte! fit-il.
-
-L'individu apoplectique ne poussa qu'un hurlement:
-
---Rrroubrouhihihaha!
-
---Toujours les mêmes! remarqua gentiment Bihyédout. Toujours les
-mêmes! Perdu combien? Quelle habitude!
-
---Perdu! Pas perdu! C'est nous qui sommes perdus! Ratiboisés!
-Scalpés, vivisectés, incinérés, déterrés, vampirés, foutus, quoi!
-
---Rrrangrougroupfft! pfft! uuit!
-
---Combien? demanda Bihyédout, sans émotion.
-
---Des mille! des millions de milliasses de millions!
-
---Voulez-vous cent sous... à vous deux?
-
---Caramba! vous gâtez le métier! Mort de ma vie!
-
---Quel métier? le métier d'usurier ou celui d'emprunteur?
-
---Vous aurez toujours le mot pour rire! Voyons! ne faites pas le
-méchant! Marchez, au moins, du louis tout rond?
-
---A combien de jours?
-
---_A perpète!_
-
-Du coup, en affectant de sourire, l'ex-Défrisé des Panoyaux lâcha
-un billet de cinquante francs.
-
---Chouette, papa! dirent les pontes, en disparaissant.
-
---Vois-tu, continuait un instant plus tard M. Bihyédout, ça n'a
-l'air de rien, cet _A perpète!_ et c'est plus fort que moi! ça
-me ferait faire n'importe quoi! ça me ferait croire que je me
-souviens et que j'ai peur. Et toi?
-
---Oh! moi, pfft! Je suis paré! Mais que sont ces gens?
-
---Ces gens-là? Tu me fais rigoler et j'en avais besoin! Ces
-gens-là, c'est Le Reste!
-
---Tous les deux?
-
---Eh oui, bêta, Le Reste à mille têtes! As-tu oublié _Cinna_:
-
- Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé!
-
-Tu en as vu un morceau, une élite! Il ne se présente pas; il
-s'impose; il ne supplie pas: il réclame; il ne mendie pas, ne
-menace même pas: il se fout de vous!
-
---J'ai vu, continuait Rocaroc.
-
---Alors, ça ne te dégoûte pas? Tu trouves ça bien? Tu n'éprouves
-pas le désir, le besoin de supprimer ces gens-là?
-
---Non! je n'ai pas, je n'ai jamais eu d'ambition.
-
---Ambitieux! Tu ne veux pas être comme tout le monde! Mais c'est
-la seule chose qu'on possède pour rien, l'ambition! Enfin voici:
-tu as beau avoir fait peau neuve, tu as besoin de songer à ta
-peau et de nourrir ton homme. As-tu un métier dans les mains?
-As-tu des revenus? Tu as des parents insouciants qui deviendront
-méfiants et qui te renverront là-bas... tu sais. J'exagère? Oui
-j'ai un optimisme exagéré: ils ne te rendront pas au bagne, ils te
-feront crever de faim,--s'ils ne te font pas assassiner. Alors?
-tu ne réponds pas? Alors, je parle pour toi: il faut assassiner
-toi-même--ou plutôt faire assassiner!
-
---Assassiner, répétait Rocaroc! Assassiner! Encore! Toujours!
-Assa...
-
---As-tu pesé la ressemblance qu'il y a entre ces deux mots:
-assassiner et assainir? Tu me comprends maintenant: tu frémis!
-Oui, je veux assainir Paris. La médiocrité et le néant se sont
-associés pour fonder des mutualités, la Mutualité! Je fonde, avec
-toi, l'_Anti-mutualité individuelle_, l'A. M. I., l'Ami, quoi! Les
-mendiants, les parasites, les _tapeurs_ déshonorent et encombrent
-la Cité, les boulevards, la ville et la vie: je fonde, avec toi,
-la _Ligue pour l'extinction pratique du paupérisme professionnel_!
-Nous tuerons les gouapes et les faux aveugles,--les vrais aussi.
-Pas de risques. Le suicide est évident dans tous les cas: ou
-bien ces êtres ont de l'argent, nous le râflons: la misère entre
-avec nous, s'avère éternelle, criminelle et fatale, ou bien elle
-était là avant nous et nous n'avons fait que suppléer au courage
-de malheureux, condamnés tôt ou tard à une destruction prétendue
-volontaire.
-
---Permets-moi de te dire que tu parles fort mal.
-
---Agissons. Tu t'en prends à la forme: c'est que tu n'as rien
-à reprendre au fond. Autre chose. Nous nageons, nous sombrons
-en plein socialisme anarchique. Nous, c'est--ou ce sont--les
-autres. Crois-tu que ça fasse plaisir à tout ça, les autres? Donc
-nous,--cette fois-ci, nous, c'est nous, nous deux,--nous fondons
-une _Banque de protection sociale et d'action anti-collectiviste_,
-B. P. S. A. A. C.
-
---Et les fonds? Et les obligations? Et les actions?
-
---Les actions? Elles sont dans le titre, au singulier. Les
-obligations? Nous obligerons. Les fonds? Fondons?
-
---Mais pourquoi t'adresser à moi? Ne jouons-nous pas à un jeu déjà
-ancien, celui des Cent et un Robert Macaire?
-
---C'est toi Bertrand, alors? Rassure-toi: il y en a encore
-beaucoup, il y en a trop. En fait de Macaire, il n'y a plus que
-des pommes Macaire. Et il nous faut des _poires_.
-
---Comme tu es vulgaire, mon pauvre ami!
-
---Tu viens de dire le mot de la situation. C'est parce que je suis
-vulgaire--et je m'en vante--que je ne puis me mettre à la tête
-des immenses entreprises que tu sais. Il faut un homme distingué.
-Je suis, en outre, un gros garçon frivole qui s'amuse de tout,
-même de ses projets et qui a besoin d'être gai parce qu'il ne l'a
-pas toujours été. Toi, je t'ai auné et jaugé; tu as de l'étoffe.
-Ne m'empêche pas d'exercer mon métier pour la première fois, mon
-métier d'usurier: je te prête des idées.
-
---Je réfléchirai, murmura plaintivement Rocaroc.
-
---C'est tout réfléchi: tu acceptes! éclata gaîment Bihyédout.
-
-A ce moment, une entrée en bourrasque fit voler les journaux, les
-revues, les buvards, les encriers: une trombe d'hommes bourrus et
-noueux, les poings en avant...
-
---La police! murmura le Défrisé, un peu pâle.
-
-Les intrus allaient plus avant, gardant les issues de la salle des
-jeux; de nouveaux venus, de mains fébriles et inexpertes ouvraient
-des brochures... Un monsieur s'avança, avec une nuance de dignité,
-se déboutonnant pour donner de l'air à une écharpe microscopique.
-Bihyédout s'était levé.
-
---Le commissaire de police! jeta-t-il comme une présentation.
-
-Le magistrat se tourna vers l'ancien forçat, souriant:
-
---Soyez tranquille, messieurs, vous ne jouez pas ou vous ne jouez
-plus. Je ne suis ici que pour la _Faucheuse_!
-
---La Faucheuse? répéta, très ému, Rocaroc.
-
---Tiens! dit le commissaire, vous ne savez pas? Vous êtes membre
-du cercle?
-
---Monsieur, répondit majestueusement Bihyédout, m'a fait l'honneur
-d'accepter à déjeuner.
-
-Et, congédiant le fonctionnaire, il ajouta, sincèrement:
-
---Monsieur est avec moi!
-
-
-
-
-CHAPITRE V
-
-UNE CRÉMAILLÈRE DE PENDABLES ET DE PENDUS
-
-
-La plupart des propriétaires, concierges ou gérants des immeubles
-du _boulevard_ ont été pris, depuis quelques années, d'une manie
-singulière: le besoin de changer de figures. Le mot _manie_ a
-ici tout son sens, antique et complet: je veux parler de folie
-furieuse. Aux estimables et prudents commerçants qu'ils avaient le
-lucratif honneur de posséder comme locataires, les personnages de
-rangs divers que je viens de citer substituèrent des mannequins
-habillés de vitrines, des effigies photographiques sous verre,
-des cinématographes pour aveugles, des phonographes à crever le
-tympan des sourds, des bars à deux sous et des tripots à sous-sol.
-
-C'est dans un de ces _logements_ que nous retrouverons nos héros
-ou, du moins, deux de nos héros: Rocaroc et Bihyédout,--puisque,
-d'ores en avant, il nous faut leur prêter ces noms.
-
-Ils ne sont pas seuls. Un sourire de bienvenue crispe leurs lèvres
-à l'arrivée de leurs invités des deux sexes. On inaugure la
-_Banque anti-collectiviste_.
-
---La première banque, a dit Rocaroc, où il n'y aura pas que les
-écus qui dansent.
-
---Vous n'êtes poli ni pour vos actionnaires, ni pour vos
-dépositaires, ni pour vos invités, ont répondu la plupart de ses
-interlocuteurs, dans les cafés, brasseries et autres cercles...
-
---Je vous invite, a répondu simplement notre héros.
-
-Et c'est ainsi qu'il a une aussi compacte assistance--d'élite.
-On a mangé. On a bu. On a fumé. On a bu à nouveau. De cigares en
-cigares, de verres en verres, on est arrivé aux cithares et aux
-tziganes, aux lautars et aux czardas. Avec des mines rougissantes
-de communiantes apoplectiques, des demoiselles quadragénaires
-acceptent les ailerons de gigolos de cent ans et de quelques
-pigeons, dont la fatalité a fait, hélas! avec l'âge, autant
-de vautours à la petite semaine et de gypaètes dévorants,--à
-l'occasion.
-
---Le général Tabarol!
-
---Son Excellence le ministre de l'...
-
---Je te demande pardon, interrompt le citoyen Bicorne, en se
-précipitant au-devant de son ex-cousin. Et, désignant une suite
-aussi imposante que distinguée, il ajoute, avec ce sourire plissé
-et terrible qui est tout lui:
-
---Pas de présentations, hein? Ces Messieurs sont avec moi. Je puis
-te le dire à toi qui es un bon fieu: c'est du secrétaire d'État,
-du sous-secrétaire, du président, du vice-président, du questeur,
-du comité, de la sous-commission, du législateur en chef et du
-budgétivore en grand. C'est, en plus, de l'incognito majeur et de
-la rigolade. On boit, ici?
-
---A la disposition de vos...
-
---Te tairas-tu? Mais fichtre! Comme c'est chic! Des lustres, des
-meubles, des objets d'art! Du métal! Des capitaux!
-
---Nous sommes polis. Nous les attendons.
-
---C'est imprudent--et superbe. Tu ressembles au gouvernement.
-
---Ça tient de famille. Mais j'ai compté sur toi.
-
---Merci. Merci non! Tes invités sont magnifiques. Je n'ai amené
-avec moi ni le préfet de police, ni le chef de la Sûreté. Tu les
-excuseras... Tes invités aussi...
-
---On a le temps de se revoir. Du champagne?
-
---Moi, je ne prends jamais rien. Mais ces messieurs...
-
---Mon cher Bihyédout, occupe-toi donc de ces messieurs.
-
---Bihyédout? Un joli nom de poète? Ton associé?
-
---Mon ami. C'est un amoureux: il aime les chiffres.
-
---Mais il n'aime pas les nombres ou le nombre. Toi non plus, à
-en croire ton étiquette: _La Banque anti-collectiviste!_ En ce
-moment! C'est du délire! C'est immense!
-
---N'est-ce pas? Au fond, tu n'es pas partisan non plus...
-
---Partisan, moi? J'ai toujours été partisan. C'est pour cela que
-je n'aime pas beaucoup ces mots: lutte de classes (ç'a l'air
-d'un nom noble, et j'ai horreur de la particule) ou _Révolution
-sociale_: ç'a l'air d'un nom de compagnie d'assurances,--une
-compagnie qui assurerait le néant. Prolétariat, confédération,
-syndicat, sous-agent, cessation du travail, c'est barbare, pédant,
-classique et bas: fi! pfft!
-
---Tu ne dirais pas cela à la tribune?
-
---Ni ailleurs. Je te dis ça, à toi. Ce n'est rien. Toi non plus.
-
---Bien! A propos, as-tu songé à mon ami Capucino?
-
---Capucino?... Capucino?... Attends un peu: j'ai de la mémoire...
-Ah! oui! Capucino, gouverneur des colonies, ou à peu près...
-Directeur d'un pénitencier... Il veut la rosette... Oui... oui...
-Il t'a rendu service... Ce sera fait... Et je te fiche mon billet
-que c'est bien pour toi... A propos, ne m'as-tu pas laissé
-entendre qu'un peu de galette...
-
---Excellence!... Excellence!...
-
---Oh! entre nous! Au reste, j'ai un service à te demander.
-
---Tu es bien bon!
-
---Attends! Tu m'as, peu ou prou, parlé de bagne. Si! Si! Au sujet
-de ce Cabocino, Caputimo, Capucino! Eh bien! Si tu faisais un
-journal, un journal politique, littéraire, financier, économique
-et commercial. J'ai le titre: _Le Forçat honoraire!_ Ça ne t'amuse
-pas? ce n'est pas farce?
-
-Rocaroc n'avait, en cet instant, aucun goût pour la farce. Il
-restait figé. Le ministre poursuivait:
-
---Comprends-moi. Ce n'est pas un journal: c'est un brûlot: ça me
-connaît. J'ai des ennemis, des tas d'ennemis, des monceaux, des
-galères pleines. Je te demande d'en prendre un, entre autres, par
-semaine, de le mettre au pilori, en costume, bonnet et chaîne, en
-toute lumière d'ignominie, de l'attacher, de le fustiger, d'en
-faire un homme perdu, déshonoré, fini, anéanti, tranchons le mot,
-un grotesque. Au reste, je me charge de l'article--et du dessin:
-tu n'auras qu'à signer--ou à faire signer!...
-
---Tu m'offenses: je suis littérateur, moi aussi, et homme
-d'État--à mes heures[3].
-
-[Note 3: On lira, je l'espère, dans quelques mois, un
-_Rocaroc, homme politique_, qui... Mais ne nous faisons pas de
-réclame.]
-
---Tiens! tiens! Enfin, c'est dit, c'est entendu?
-
---Tu vas un peu vite. Sais-tu ce que c'est que ma banque?
-
-La langueur ululée, savante et sauvage, les crissements pâmés et
-les cris allongés des tziganes, toute la volupté en poudre--en
-poudre noire, en feu qui couve et qui jaillit--de ce qu'on appelle
-valse lente, cette musique pour chattes et pour chats, féline,
-câline, hypocrite, meurtrière, cette harmonie ensommeillée et à
-griffes, ces croppetons de mélodie, de difficultés jouées, de
-facilité énervante, tout ce hérissement d'appels, de caresses
-et de plaintes, tout cet appareil d'or, d'argent et de velours
-enserrait les assistants, bandait leurs blessures diverses et
-faisait glisser sur leur carapace de besoin, de dégoût et de
-crapule une résille de joie, d'ardeur et de délice. Leur cœur,
-entre ses autres lésions, leur cœur, si j'ose dire, s'ouvrait
-d'une chère plaie de douceur, de volupté et d'une fraîcheur qui
-pouvait ressembler à de la pureté, dans cette atmosphère de fumée
-et d'électricité dansante. Quant à leur âme, ah! leur âme! elle
-naissait, pour s'éteindre avec le bruit, comme un feu follet
-d'enfer. Il y avait là des députés périmés, des hommes de lettres
-en retrait d'emploi, des croupiers subitement élevés en grade et
-tombés plus bas que leur ancienne fonction, d'ex-fils de famille
-devenus courtiers-fantômes, des sous-agents de publicité, des
-assureurs sur la vie de cadavres, d'anciens, si anciens magistrats
-qu'ils ne pouvaient se rappeler que leurs condamnations à eux, des
-mouchards particuliers, des officiers sans patrie qui, à force
-d'avoir connu des drapeaux pour lesquels ils s'étaient fait
-tuer, successivement et en détail, ne se souvenaient plus que des
-petits drapeaux sans gloire qu'ils avaient plantés au hasard,
-chez des logeurs et des bistros, des marchands de décorations
-sans clientèle, des diplomates privés de l'_exequatur_ et cette
-cinquantaine d'imbéciles fort honorables chamarrés d'ordres et de
-respect qui ont l'air de se faire payer pour servir de paravent à
-toutes les boues et qui ne savent pas pourquoi l'on sourit, en se
-détournant un peu, lorsqu'ils passent devant celui-ci ou derrière
-celui-là!... Eh bien! tout cela, tout ça, ne fut que sens, désir,
-innocence troublée de vierge, tout ça frémit, vibra, et resta
-la bouche ouverte comme un crocodile géant en hypnose, comme
-un grouillis de grenouilles, en admiration!... La musique! Les
-tziganes! La fée Harmonie avait passé par là! L'archet avait râclé
-des cordes de pendus, des boyaux de caïmans, des peaux de taupes!
-La flamme! La fleur bleue!
-
-Je ne parle pas des filles: toute femme est une extase--née. Elle
-ne vit--et ne meurt que pour la pâmoison. L'exaltation la plus
-sainte est sujette aux pires évanouissements, et les sentiments
-les plus purs, les idées extra-terrestres, les visions et les
-révélations inouïes se traduisent par des roulements d'yeux, des
-claquements de dents, des convulsions, des soupirs, des râles et
-des silences hystériques...
-
-Toute l'assemblée se trouvait donc en état d'hypnose et de grâce.
-
---Mon cher cousin, disait le ministre à Rocaroc, je te remercie
-de ta franchise. Il est parfaitement honorable--quoique
-dangereux--d'avouer qu'on est un assassin, un forçat évadé,
-un mort vivant, faussaire en exercice et chef de brigands en
-préparation. Je le savais. Ce ne serait pas la peine d'être
-secrétaire d'État si, de temps en temps, on ne se consolait des
-affaires publiques par la lecture et l'étude de romans fictifs
-ou réels, par l'effeuillement furtif de dossiers choisis, que
-sais-je? Et ton secret n'était pas très secret. L'affichage de tes
-nom, prénoms, âge, signalement, profession, crime et condamnation,
-ordonné par le code criminel et exécuté pour la satisfaction et
-l'éducation des assassins, nés et à naître, c'est un document
-public, mon bon, un peu aride, un peu technique, mais enfin, ça
-reste!
-
---Un acte de décès aussi! monsieur le ministre.
-
---Ne nous fâchons pas! Je te répète que je t'admire, que je ferme
-extatiquement les yeux sur ton projet et, même, sur ta maison.
-Purger Paris! fichtre! il y faut de la drogue! Assainissement
-gigantesque! Plus de tapeurs, de mendiants, d'horreur, de bavards
-et autres rêveurs taciturnes, c'est un rêve, un rêve! Tu ne
-pourrais pas, du même coup, supprimer les cochers, les chiens,
-les cyclistes, les ivrognes et les autos?
-
---Laisse-moi faire. Mais laisse-moi souffler. Tu verras.
-
-A force de mourir et de faire défaillir, les accents tziganes
-renaissaient, reprenaient du souffle, du rythme et une caresse
-infinie en cadence, lançaient un rappel strident aux inconvenantes
-convenances, aux valses, aux mazurkas et aux lanciers désuets, un
-je ne sais quoi de nostalgique à «l'Ici l'on danse!» sans décor,
-sans fers brisés, sans histoire à venir... Le ministre écouta un
-peu ronfler l'invite et l'ouverture.
-
---Au revoir, dit-il à Rocaroc. Je ne me retiens point, n'est-ce
-pas?
-
-
-
-
-CHAPITRE VI
-
-UNE CIRCULAIRE
-
-
-_Monsieur et--nous l'écrivons d'avance, à coup sûr--cher client,
-nous avons l'honneur d'appeler sur notre maison l'attention de vos
-intérêts et autres capitaux. La banque que nous avons fondée n'a
-rien de commun avec les établissements apparemment similaires,
-même les plus solides._
-
-_Il vous semblera, au premier abord, que nous faisons de la
-fantaisie et du paradoxe, que nous rompons en visière avec le
-sens pratique et la marche raisonnée des affaires, que nous
-nous aliénons le pouvoir législatif et exécutif, les concours
-politiques intérieurs (qui sont nécessaires) et jusqu'à la
-conscience publique._
-
-_Nous sommes, en effet, les ennemis irréductibles_:
-
-_1º du socialisme, unifié, indépendant ou anti-collectiviste_;
-
-_2º de la mutualité, forme hypocrite du socialisme_;
-
-_3º du suffrage universel et de ses succédanés et résultats._
-
-_Enfin, nous sommes pour l'individualité active et les efforts
-individuels. Adversaires résolus de tous les obstacles, humains
-ou inanimés, qui peuvent se dresser sur la route d'un homme comme
-vous, monsieur et cher client, nous voulons combattre et détruire
-toutes les bêtes féroces, chiens dévorants, camarades trop
-collants, cirons et frelons encombrants qui peuvent vous obscurcir
-l'horizon de la gloire, de la fortune ou même de la simple et
-adorable sérénité._
-
-_Nous affirmons, de source à peu près certaine, que nous portons,
-en compte-courant, la Providence représentée par tels ou tels
-agents et sous-agents (auxquels nous avons permis l'anonymat), en
-pleine activité._
-
-_A titre d'échantillon, nous nous ferons un plaisir de donner une
-preuve de notre savoir-faire (non sans quelques garanties, et à
-forfait, bien entendu)._
-
-_En ajoutant que nous nous interdisons toute opération de Bourse,
-surtout sur fonds d'État et valeurs de tout repos, nous prouverons
-assez à nos actionnaires éventuels que nous leur verserons un
-dividende sérieux et que nous ne serons, en aucun cas, les
-bénéficiaires ou plutôt, les tributaires, du hasard._
-
-_Personnellement, nous émettons des obligations minières, avec
-parts de fondateurs et coupures privilégiées, sans primes. Nous
-comptons exploiter les mines d'or de Paris. A la différence des
-caveaux ordinaires de métaux et de minerais, ces mines se situent
-parfois dans des maisons particulières et à des étages élevés ou
-surélevés. Nous n'avons pas de bureau de renseignements et gardons
-sur nos opérations le secret le plus strict que, par contre, nous
-garantissons hermétiquement, à nos clients, sur leurs ordres._
-
-_Cette circulaire étant confidentielle et tirée à quelques
-exemplaires à peine, nous pouvons, cher ami (n'est-ce pas?) vous
-donner quelques éclaircissements. Si nous n'avons pas pris pour
-raison sociale le titre de_ «Banque nietzschéenne», _c'est pour ne
-pas vous effrayer. Vous nous auriez soupçonnés d'être de vagues
-littérateurs, nous, des hommes d'action! Nous avons mis le sillon
-avant la charrue, la charrue avant les bœufs,--mais c'était une
-charrue automobile!_
-
-_Entendez-nous bien: nous savons trop quel besoin immédiat,
-primordial et national est la moindre personnalité que ce soit
-et la plus menue individualité, les dangers de tout ordre qui
-s'opposent à son développement et à sa mise en œuvre, les mille
-empêchements, plus ou moins conscients ou suscités, qui nuisent à
-sa marche, l'obscure hostilité de l'ambiance, des événements et de
-l'atmosphère._
-
-_Pour un prix modéré et à débattre, vous obtiendrez, grâce à nous,
-toute votre liberté et toute votre intensité: la morale supérieure
-de notre entreprise ne vous échappe plus._
-
-_Venons-en aux statuts de notre Société._
-
-_Pour des raisons que vous comprenez, nous n'acceptons ni conseil
-de surveillance ni commission de contrôle. Nous assumons la charge
-gratuite de nous servir à nous-mêmes de moniteur financier et
-d'avertisseur judiciaire. Nous prenons l'engagement de ne jamais
-présenter, de ne jamais nommer l'un de nos amis à un autre, ce qui
-est le seul moyen d'empêcher une coalition de porteurs de titres
-soit contre l'un d'entre eux, soit contre l'un de nous. D'autre
-part, les titres n'existent pas--seconde précaution. Ils seront
-nominatifs et sur parole--notre parole à nous. Nous répondons de
-l'avenir--absolument, exclusivement._
-
-_Et c'est, Monsieur, en toute confiance que nous nous avouons des
-aventuriers, que nous proclamons que notre domicile est provisoire
-et que nous ne donnerons pas aux déposants le chiffre de leur
-coffre-fort, voire le lieu de leur dépôt._
-
-_En attendant le plaisir d'exécuter vos ordres, sachez-nous,
-monsieur et cher client, vos dévoués._
-
- ROCAROC,
- _ingénieur civil_,
- _Directeur de l'A. M. I._
-
- BIHYÉDOUT,
- _sans profession_,
- _Administrateur délégué_.
-
-
-
-
-CHAPITRE VII
-
-AU RAPPORT
-
-
---M. le Directeur fait appeler M. Sosthène de la Galandure.
-
---Voilà! dit un petit homme trapu à face camuse et noire.
-
---C'est toi, Choléra? fit Rocaroc. Quoi de nouveau?
-
---Moins que rien, patron! murmura l'autre qui s'était affalé sur
-un admirable fauteuil, dès son entrée.
-
---Pauvre ami! Raconte!
-
---Pardon, patron! mais je suis encore tout remué. Quand on file
-un type, n'est-ce pas? depuis sept, huit jours, histoire de le
-refroidir, sous couleur qu'il fait trop peu d'auber en pilonnant
-et que c'est pas naturel, quand on a tout prêts le rigolo, le
-lingue et la corde, on s'attend à tomber sur un Pactole plombé,
-largué, qu'on peut sentir avant de le reluquer et de le palper!...
-
---Au fait! monsieur de la Galandure, au fait!
-
---Donc, hier, j'monte derrière le soi-disant pante, en douce.
-L'hôtel, c'était une clair'voie, on n'est r'marqué qu'à la sortie.
-Donc, je monte. C'que j'monte, j'ne sais plus c'que j'monte: la
-Tour Eiffel, rue Beautreillis, quoi! Donc, je monte. Le type,
-plus haut que l'grenier, y pousse une porte: pas d'serrure, pas
-d'loquet, pas moyen d'gratter ni d'pousser. Je l'laisse entrer, je
-l'laisse souffler: on souffle pas. Je me marre: nib! j'fais mêm'
-celui qui march' sur ses arpions: nib! Enfin j'éclate et j'gueule:
-
---Y a donc personne ici?
-
-J'voyais bien qu'y avait du monde, trois personnes, si on peut
-dire, trois grouillis, trois ruines, tout ce qu'y faut pour faire
-une fosse commune, dans la chaux, tout' d'suite, pour n'y pus
-penser. Mais un'fois qu'on a commencé une conversation... Un des
-paquets remue un peu, à peine: c'était couché, comme charognes,
-d'un blanc sale à salir le plâtre, et jaune et vert, avec des
-plaques roses piquées à la peau comme des fleurs en papier mâché,
-un grouillis dolent et geignant, un tas dispersé d'immondices
-humaines en quête de tendresse et d'étreinte...
-
---Y a rien à faire! gémit une voix.
-
-Y a rien à faire! j'en demeurai pendant comme un sanglot. Y a
-rien à faire! Vous me connaissez, patron, j'suis pas marchand
-d'sentiment et j'fais d'l'Ambigu à domicile et sans douleur--pour
-moi, comm' de juste. J'fusillerais dans l'dos mon frère, mêm's'y
-s'traînait à mes genoux, à condition qu'y soye millionnaire et
-qu'y fasse un mauvais usage de sa fortune, en ce qui me regarde,
-sauf respect. Eh ben! j'étais déjà pas mal retourné, mais ce «y
-a rien à faire!» me retourna en plein, me foutit sur l'flanc,
-moralement s'entend, plus bas que ceux qu'étaient là à poireauter
-en attendant l'express ou l'omnibus de la Camarde. J'tâchai à voir
-c'qu'y avait là, comme détail de pourriture. D'abord le pante à la
-manque, au centre, le Christ en croix, quoi. A droite, une vieille
-rombière aux tiffes gris-vert, avec une espèce de peau qu'était
-pus rien du tout, une bouche ouverte jusque-là, qu'avait l'air
-d'avoir avalé ses dents pour manger quéqu'chose et qui, depuis, ne
-s'était pas refermée, histoire d'attendre à briffer la manne du
-ciel ou n'importe quoi, en fait d'briques, et des yeux, patron,
-des yeux qu'étaient pas noirs, pas gris, pas bleus, qu'étaient
-tout ça, de la cendre et du feu avec, qui crevaient le plafond et
-qu'avaient l'air d'être redescendus du ciel, après une prière,
-avec perte et fracas, et qui disaient, sans pleurer, sans parler,
-sans ciller: «Rien à faire!» J'parle pas des mains, non, des
-squelettes de pattes de faucheux; j'parle pas du corps: c'était
-une croûte sur de la crasse avec des chiffons qui se détachaient,
-en craquant... L'autre corps, à gauche, c'était un peu plus une
-femme, rapport à ce que c'était, tout de même, pus jeune et, tout
-de même, y en avait un peu plus. Elles avaient des râles pareils,
-un air de famille, même, avec le type, et un air de souffrance.
-Au bout d'une seconde, j'les avais identifiés, comme on dit:
-c'était mère et fils, frangin et frangine... Y avait pas seulement
-ressemblance de traits, y avait aussi ressemblance de maladie:
-tout ça, c'était ph'tisique au dernier période,--et bientôt, j'vis
-qu'y avait une aut'ressemblance, la pire: ressemblance de lit.
-Les deux femmes, patron, sauf respect, ç'avait l'ballon enflé--si
-l'on peut appeler ballon une espèce de poche--la seule--en pain
-de sucre,--le seul pain que ces créatures avaient sur leur ancien
-ventre,--comme de la faim et de la misère qui auraient poussé en
-dehors.
-
-C'que j'racont'là, patron, c'est long, j'm'en rends compte, mais
-ç'avait pas duré longtemps, rapport à l'œil, qu'est vite, quand la
-parole, c'est un déménagement.
-
-Vite aussi que s'passa un sentiment qui m'taquinait, enfumer toute
-cette tanièr'là, d'une seule boîte d'allumettes, histoire que
-ça prenne feu tout de suite--et solidement.--C'est p'têtre que
-ça puait tellement qu'ça vous empestait l'cœur et l'âme avec le
-reste et qu'on descendait plus bas qu'l'enfer, dans d'l'horreur,
-dans tant d'horreur qu'ça f'sait de vous de la pitié et rien que
-de la pitié... Je n'sais pas patron, j'suis pas éduqué, bref,
-j'm'entendis dire:
-
---Ben quoi! j'viens d'la part de l'Assistance...
-
-J'me rappell' même pus si j'ai dit ça. Vous m'grond'rez si vous
-voulez, patron, mais ces gueules ouvertes, ça n'pouvait ni crier
-ni hurler, ça n'pouvait qu'briffer--et ça n'le pouvait pas!
-
---Je r'viens! que j'fis et j'cavalai...
-
-Rocaroc, avait, contre sa coutume, écouté ce long discours
-sans l'interrompre, sans même donner signe d'intérêt ou de
-désapprobation. Aux derniers mots de La Galandure, il ne put se
-défendre d'un mouvement et proféra, très vite:
-
---J'ose espérer, Choléra, que vous ne revîntes point.
-
---Je r'vins, patron, je r'vins--_lof pour lof_--et je n'revins pas
-seul. J'rapportais des provisions et du rhum et du champagne et
-des vins et des machins azotés, tout, quoi!
-
---Vous aviez donc de l'argent? dit Rocaroc, au hasard.
-
---Mariette-la-Pie-Grièche m'avait r'filé un _sigue_.
-
---Pourquoi m'avouer ça, Monsieur de la Galandure?
-
---On a son honneur d'homme, patron! et pour l'usage que j'en fis...
-
---Choléra, reprenait durement le Directeur, redevenu sincère,
-quand on appartient à la _Ligue pour l'extinction pratique du
-paupérisme professionnel_, on a accepté des devoirs qui...
-
---Pardon, je suis professionnel mais pas du paupérisme. Et
-puis, les devoirs, entre nous! Quant à l'extinction, dans le
-cas présent!... Pas la peine d'empiéter sur le temps!... J'irai
-plus loin: fait's pas l'méchant! R'gardez-vous dans la glac'
-de votre cœur: vous êtes plus remué qu'moi. Ousque j'y ai été
-d'un sigu', vous auriez marché d'un talbin. Mais voilà: Monsieur
-trône! Monsieur est dans son fauteuil! Monsieur nage dans un' si
-bonne odeur qu'y a pas d'odeur du tout, le fin du fin, le rêve!
-Que monsieur s'transporte, en pensée, dans une soupente où que
-ça fouette tellement qu'on n'songe même pas--tell'ment que ça
-fouette--à s'sauver soi-même mais à sauver tout c'qu'y peut y
-avoir là-d'dans. Quand t'étais p'tit, Rocaroc, t'aurais t'y pas
-sauvé l'chien d'la grott' ed' Fingall, tu sais, c'cabot qu'on
-fait s'baisser, s'baisser, s'rabougrir et s'tasser jusqu'à c'
-qu'y ait pus rien, rapport aux gaz méphitiques qu'y-z'appellent
-et qui peuvent monter dans cett' cassin' là qu'à une certaine
-hauteur, comme si la puanteur et la mort pouvaient pas monter
-haut, très haut, par-dessus les cieux--et au travers? Eh ben!
-nous tous, nous n'demandions qu'à l'sauver, l'chien de Fingall:
-on aurait tué son salaud d'guide, les cochons de touristes--ça
-d'vait être d'l'Anglais--qui laissaient agoniser c'brave animal:
-on aurait pris leur pognon pour pouvoir nourrir le chien jusqu'à
-perpète--et ça f'sait la rue Michel, vieux! Excusez, patron,
-j'vous ai tuteyé! L'habitude! Eh ben! qu'est ce qu'vous en auriez
-eu en plus, d'l'estourbiss'ment d'mes paroissiens? Ça n'vous
-aurait rien rapporté--et d'un; ça n'vous coût' rien, vu qu' si
-quéqu'un en est d'sa poche, c'est la Mariette et mézigot--et
-d'deux! Quant à ce qui est d'salir l'pavé d'Paris, pas à en
-jacter! vu qu'ces gas-là pourrissent sur place, à mes frais et
-dépens et qu'y n'encombrent plus vos territoir's, mon prince!
-
---Achevez votre anecdote! proféra l'autre, d'une voix lointaine.
-
---J'y mets l'cadenas à mon _anecdoque_--et c'est pas long. Mes
-clients, donc, boivent et mangent, pas en gloutons dévorants, mais
-tout doux, tout doux--comme en prière, qu' c'en était pour moi,
-sauf respect, un' bénédiction--la première. Ils n'mâchaient pas, y
-r'merciaient--en dedans. Quand j'vis qu'un pauvre petit torchis
-d'couleur rev'nait à leurs fantôm's de joues et qu'y avait pas
-moyen qu'ces gens-là crèvent tout d'suite d'une biture inespérée,
-j'allai chercher aut' chose, quéqu' chose de fin, des digestifs,
-des délicatesses, des riens qui font plaisir et qui vous font
-passer d'l'escalier d' service d' l'existence et d' l'office, au
-salon et au fumoir, après la salle à manger--bien entendu,--parc'
-que, monsieur, on a du monde... J' fus récompensé selon mes
-mérites: ça put, à peu près, se tenir sur son séant et avoir, au
-bec, un je ne sais quoi qui peut ressembler à un sourire, dans
-un faux jour. Tant et si bien qu'y s' mirent à parler, même à
-blaguer. Quand on a t'nu longtemps sa langue, histoire qu'elle
-n' demand' pas à lécher et à tâter d'la briffe, on a besoin d'la
-lâcher à tort et à travers. Vous, vous app'lez ça d'la cordialité.
-Nous, nous sentons qu'c'est une armature de bouche et des lèvres
-qu'ont besoin de vous embrasser, de vous mordre d'amour et d'
-gratitude et qui osent pas... Pour vous fair' toucher d'la main
-la gentillesse de nos r'lations au bout d'un moment, j'vous dirai
-seul'ment que j'sentais plus rien et que j'demandais aux deux
-gonzesses, en leur montrant leurs deux pauv's œufs d'Pâqu' comm'
-on d'mand' du feu:
-
---Qui c'est-y qui vous a fait ça, quand c'était pas à faire?
-
---C'lui-ci! qu'ell's lâchent en chœur en montrant l'type.
-
-Rocaroc ne se possédait plus. Une sueur froide au front, il jeta:
-
---Je rêve, Choléra! Qui, lui? Le fils? Le frère?
-
---C'est bien la réflexion que j'me fis, répondit doucement M. de
-La Galandure.
-
-Oui, ce fut bien ma réflexion. Mais je n'en étais plus aux
-récriminations morales. Je proférai:
-
---Lui! Mais, malheureuses!
-
-Et elles eurent le mot--le seul:
-
---Oui, lui. Il rapportait tout c'qu'y gagnait à la maison,
-monsieur. Tout, tout! Fallait bien qu'il ait le plaisir!
-
-Blême et vert, se mordant au sang, Rocaroc articula:
-
---Choléra, donnez-moi la main. Vous êtes un grand philosophe.
-
---Je ne suis pas philosophe, hurla l'individu. J'veux pas savoir
-c' que c'est. J'veux avoir du cœur quand j'ai du cœur, qu'ça soye
-dimanche quand j'veux qu'ça soye dimanche--et fête nationale
-aussi! J'veux ni loi morale comme on dit, ni loi immorale, comm'
-ça est. J'ai mon anarchisme à moi, mon immoralité à moi, ma morale
-à moi, mes entrailles à moi. Et si j'veux pas rigoler tout's les
-fois qu'je peux, j'veux chiâler à ma fantaisie. Qu'ça vous plaise
-ou qu' ça vous plais'pas, ces gens qu'j'viens d'vous dire, j'en
-fais mon affaire. J'les nourrirai, j'les enterr'rai, gosses à
-venir compris. Et puis!...
-
---Choléra, prononça Bicorne, noblement, serrez-moi la main sans
-arrière-pensée. Vos projets sont les miens, les nôtres... Je... La
-Banque adopte vos futurs protégés. Dans ce cas-là, nous n'avons
-pu étrangler les vrais coupables: ils sont trop: la société,
-l'hérédité, les tares du travail et du chômage forcé!... Ne
-froncez pas les sourcils: je ne vous ferai plus de phrases: ta
-main, vieux frère.
-
---J'y consens: mais y a quéqu' chose dans vot' main. Mince! trois
-fafiots de cent! T'es-t'y louf? Pour eux, pas?
-
---Tu l'as dit, frangin. Et y aura du pied!
-
---Adieu, monsieur, j'y vais. Et ça s'retrouvera, sûr!
-
-Rocaroc demeurait seul sans avoir le courage d'appuyer sur le
-bouton d'appel. Une moue presque superbe arquait sa bouche. Et du
-rêve bleu envahissait ses yeux, sous le cerne.
-
-Cet état, si contraire à sa nature et à sa destinée, persista plus
-que de raison.
-
-Le banquier se permit même de parler, à vide:
-
-«Qu'est-ce donc la volonté, articula-t'il? Qu'est-ce qu'un projet
-immense et bas? Qu'est-ce qu'une philosophie parfaite, codifiée,
-difficile et toute puissante? Est-ce la bassesse de cette aventure
-et son atroce ignominie qui me touchent et m'ébranlent? Est-ce
-seulement la misère? Serais-je un justicier au lieu d'être un
-bourreau aveugle? Est-ce l'horreur surhumaine? Ou serais-je homme?»
-
-Il essuya son visage et voulut se remettre à des comptes.
-
-Plus forte que ses angoisses, plus subtile que ses calculs, une
-douceur--comme il n'en avait pas goûtées depuis des années et des
-années,--se glissait dans ses veines et ses artères et prêtait à
-son sang une alacrité, une jeunesse salace et comme une joie grave
-et tendre.
-
-Tout à coup, sans préparation, un vers jaillit entre ses dents:
-
- J'ai fait un peu de bien: c'est mon meilleur ouvrage!
-
---Pauvre Voltaire! songea Rocaroc, tandis que le masque entrevu
-de l'usurier de Ferney cessait de grimacer en son cerveau pour
-laisser le passage à des rêves, dans du sommeil: le bien, ce n'est
-pas de l'ouvrage: c'est du repos!...
-
-
-
-
-CHAPITRE VIII
-
-CHEZ MACHIN'S ET AILLEURS
-
-
---Tu dois être satisfait: je me sens complètement saoul!
-
---Je ne suis pas mécontent, mon ami: ça te manquait!
-
---Vous êtes dur, monsieur Bihyédout!
-
---Vous êtes raide, monsieur Rocaroc et cher directeur, mais
-faisons semblant de causer, de sang-froid. Qu'est-ce que c'est,
-s'il vous plaît, qu'une sorte de banquier qui joue le trappiste
-et le bénédictin, qui ne sort d'un compte-courant que pour entrer
-dans une liquidation, qui se jette d'un fonds d'État sur une
-valeur industrielle, qui n'est que science, conscience, travail,
-calcul différentiel et probabilité raisonnée? Cet homme-là,
-monsieur, frise, à cent cinquante mille pas, la faillite, la
-banqueroute,--et la banqueroute frauduleuse, la fuite, et même
-le suicide, si j'ose m'exprimer ainsi! On se dit: «S'il ne fait
-pas la noce, c'est qu'il n'a ni les moyens ni les loisirs de la
-faire, pas la moindre liberté d'esprit--et les pires difficultés.
-D'autant que rien ne le rattache à la vie--à la vie d'ici. Il sera
-aussi heureux en Grèce, ou dans l'au-delà. Des spéculations, soit!
-Mais des spéculations métaphysiques, fi! Que l'on nous donne un
-jouisseur!» Car, ne t'y trompe pas, tes actionnaires...
-
---Nos actionnaires...
-
---Et les obligataires, Bihyédout, et les obligataires?
-
---Les obligataires sont obligeants, mais tais-toi, tu es vraiment
-saoul! Tes actionnaires, donc, veulent en avoir pour leur argent.
-Si tu t'affiches avec une maîtresse très chère, c'est pour eux
-une valeur représentative, un goûter de dividende et de dividende
-non fictif, c'est une participation cérébrale--la meilleure--aux
-bénéfices les plus palpables,--et ils en ont, sauf respect, plein
-les mains...
-
-De petites lumières, sur les tables, se donnaient des airs de
-mourir sans fin, et des fleurs fardées pourrissaient, impassibles.
-Des cordons de femmes se nouaient aux dos des buveurs comme à
-Monte-Carlo, derrière les pontes et les ors. Mais ici, la partie
-était plus risquée,--et plus tentante. Que représentait celui-ci
-ou celui-là?
-
-De l'éther et de la morphine luttaient mal contre des parfums
-incertains. Des robes de cent louis cherchaient cinquante francs,
-pour l'huissier, ou trente, pour la nourrice. Un bouquet de
-tendresse épicée et lourdement mystique, une lie de rosserie
-besoigneuse enserraient un néant bruyant, d'une prétentieuse
-et outrancière vulgarité, d'un érotisme de surface, en cris, en
-rires, en gestes fous; tout était éclatant, pétillant, fusant,
-crachant, embouteillé.
-
-L'excitation et l'assoupissement, ensemble, prenaient toutes les
-formes des rêves: ici, d'inoffensifs _clubmen_ replaçaient sur
-leur trône, au hasard des tournées, le Roy légitime et l'Empereur
-héréditaire, non sans insister sur la parfaite ordonnance de leur
-éternelle conspiration: ils donnaient, à haute voix, les noms des
-officiers généraux en activité de service, des dignitaires et
-employés supérieurs qui étaient dans leurs vues et à leurs gages.
-
-Comme le plan et les noms n'avaient pas changé depuis douze ans,
-la plupart des serviteurs d'élite ainsi nommés étaient morts, en
-retraite, révoqués ou réclusionnaires, mais, parmi les ululements
-des lautars roumains, cette fanfare d'ambition et d'aventure
-frappait fortement les filles en plein songe.
-
-C'était comme un rien de la terre, sa couronne et son auréole, en
-fumée, qui les venait caresser dans leur idéal et leur huitième
-ciel. Elles goûtaient leur plus pur, leur unique délice, promenade
-de soleil factice dans le préau clair et musical de leur prison de
-joie inexorable et de volupté à perpétuité, oasis d'oubli et de
-puérilité pâmée, nirvâna de silence relatif et profond pour leur
-âme lointaine, au bord d'un verre à paille et à glace pilée.
-
-Des morphinomanes s'abandonnaient tout à fait, prêtaient
-généreusement aux gens des «gueules» d'anges et de dieux païens,
-ouvraient des bars de petites filles visionnaires, parlaient comme
-on prie, ouvraient ces yeux immenses qui ne voient plus rien,
-ouvraient ces pauvres ailes de la débauche démente qui battent
-la campagne pour faire rire ceux qui ne savent pas, pour faire
-pleurer les séraphins tombés, s'il en reste...
-
-Les courtisanes de carrière et de vocation, en brique pâle et
-en bois dur, reposaient à peine leurs regards de femmes sur les
-tachettes rouges à toques noires et jugulaires d'or des grooms
-indifférents et las pour se remettre, muettes et dédaigneuses, à
-la disposition sans rigueur de cette inconnue algébrique, M. Miché.
-
-Les inévitables et illustres plaisantins usaient leur ventre
-pour faire couler de table à table et de salle en salle, un
-rire liquide, de la limonade, telle _fine_--ou quel champagne!
-Petite-fille d'une bouquetière historique, une vieille sorcière
-colportait des boutonnières et des fantômes de roses. Le patron
-hoquetait de client en client, par politesse et pour ne pas faire
-honte à son ami le prince X... ou le comte romain Y..., en bon
-copain très rond, très sûr, à peine sec--sur les prix.
-
---Sais-tu, dit Rocaroc, la différence entre les lautars et les
-tziganes? Les lautars, c'est le coup de couteau, les tziganes,
-c'est l'empoisonnement. La valse lente, c'est le chloroforme.
-
---Tiens! murmura lentement Bihyédout, tu es moins saoul!
-
---La musique, mon ami, la musique. L'odeur, le dégoût!
-
---Décidément, tu n'es plus saoul du tout! Dommage!
-
---Dommage! Tu es gentil! Voulais-tu m'entôler?
-
---Pas moi! Mais ça ne te ferait pas de mal. Ni à nous! Il n'y a
-rien de meilleur pour un voleur--tu permets?--que d'être entôlé.
-C'est un brevet de bêtise, partant, d'honorabilité.
-
---Nous n'en sommes pas là, Bihyédout!
-
---Parole! Tu n'as jamais été plus lucide! Mais pas fin! Nous
-nageons dans le succès. Conjurons le sort. Ayons l'air de ne
-pas faire exprès de réussir. Nos opérations sont sans risques.
-Pourquoi? Parce qu'elles sont illicites et criminelles.
-Pouvons-nous le proclamer à la face de l'Univers? Si nous avons
-une bonne et brave gaffe, bien stupide, bien humaine, nous sommes
-sauvés. Il ne faut jamais avoir la figure de posséder la pierre
-philosophale. Un sorcier? horreur! Un inventeur malchanceux? ah!
-le brave homme! un financier infortuné! un être génial! il prendra
-sa revanche! Et chacun de courir à sa réserve! le porte-monnaie
-n'a plus de fond!
-
---Un simple mot, Bihyédout! ne puis-je pas m'entôler moi-même?
-
---Tu te surpasses! Nous sommes deux, vieux! nous sommes deux!...
-
-... Les violons râclaient plus bas: contractions de gorges et
-extases d'entrailles... Un rut contenu, maintenu, puis crissant
-et jaillissant, aigu, douloureux et bref, pleurait en communion
-de caresses inconscientes et larvées, en un ramas de simagrées
-mélodiques et sensuelles qui semblaient mimées par les notes
-et les gestes même des exécutants... Pas la moindre illusion,
-d'ailleurs... La gaze qui filtre, dans certains théâtres, le
-délice et la fatalité des morceaux de musique et des musiciens, le
-tamis nécessaire entre la moustache des exécutants et l'extase de
-l'assistance, la moustiquaire d'idéal, pour tout dire, n'existe
-pas chez Machin's. Les lautars sont comme chez eux, sont chez
-eux. Leur coup d'archet n'interprète pas: il commande, donne des
-indications précises et personnelles: c'est un _espéranto_ rauque,
-sensuel et brutal. Ils ne sont que des rastas en tenue parmi des
-rastas plus ou moins en civil, gigolos d'ordonnance à torsades
-et brandebourgs, qui aguichent et qui récoltent, qui surveillent
-et qui contrôlent. Les buveuses ne les regardaient pas: elles
-sentaient leurs yeux--sur elles--et en elles.
-
---Ne crois-tu pas, murmura Rocaroc, qu'il faudrait tuer ça aussi,
-tout ça, tout ça?
-
---Quoi, ça? _Ça_ mâle, _ça_ femelle?
-
---Femelle!
-
---Tu en as de bonnes! Autant nous enlever le pain de la bouche!
-C'est ça qui fait les mendiants, qui fait les tapeurs, qui fait
-les avares, notre clientèle entière, quoi! C'est ça qui fait
-pousser, germer, mûrir, éclater de dégoût, la honte, la peur
-de vivre, c'est ça, le ferment anti-social! Assassiner les
-prostituées! Sacrilège! Tu n'en as pas l'étrenne! On a essayé.
-Il y a eu cet imbécile de Jack l'Éventreur (qui était légion).
-Ils ont éventré de braves Irlandaises qui tout de même, dans
-Whitechapel, en donnaient bien pour leurs pence aux matelots
-ivres et aux policemen. Il y a eu une petite équipe, ici, qui
-a travaillé peu ou prou; résultat: on a guillotiné un Pranzini
-et un Prado, innocents comme l'enfant qui vient de naître (et
-tout le monde le sait aujourd'hui, même ces brutes de jurés qui
-acquittent depuis, à tour de bras, en présence même de l'évidence,
-histoire de présenter leurs excuses aux têtes inapaisées, dolentes
-et sanglantes du Levantin Pranzini et de M. Frédéric Linska de
-Castillon!) Au reste, la fille, ça repousse--et ça dure. C'est une
-maladie de langueur.
-
---Allons-nous-en, dit Rocaroc. Ça ne me met pas en train.
-
-... Les Champs-Elysées avaient l'air de retenir leur souffle et
-de fuir, en deux bandes serrées d'arbres et de verdure, devant
-l'invasion incessante et crissante des autos et autres voitures
-galopant vers le Bois. A distance, l'Arc de Triomphe de l'Etoile,
-tout petit, paraissait s'ouvrir de lui-même, tout exprès pour
-laisser le passage à ces monstres de fer teint, gantés et chaussés
-de caoutchouc. Penchés l'un sur l'autre, les monuments et les
-bassins mouraient, en clair-obscur.
-
---Comme c'est triste! dit Bihyédout. Il faut sortir du bagne pour
-s'attacher à la grandeur, à la tendresse, à l'infini de ce paysage
-engeôlé! Et encore, toi, tu dois n'y rien comprendre: tu ne t'es
-pas évadé! Mais pour moi, ce sont les lacs, les entrelacs et les
-lacis de toutes les Guyanes avec les routes pour gardes-chiourmes
-français et indiens et les baraques, à droite et à gauche, où
-dorment, d'un œil, les guet-apens, les fers et les boucles!...
-C'est délicieux, tout de même. Il y a ce ciel en fil de Suède, ces
-coulées de vert-de-gris, de rouille et de terre de Sienne jouant
-avec du vert clair et du vert mélancolique, il y a ces désespoirs
-d'arbres et cette sérénité atroce; il y a ce paysage ancien captif
-dans une ville changée entièrement, possédée par les démons
-modernes et qui ne pense même plus à ses vieux otages, qui leur
-passe à travers le corps, à travers l'âme, en embardée, et qui ne
-leur envoie que ses enfants et ses vieillards comme en un autre
-préau d'asile ou d'hôpital. Mais, au fond je crois que ces petits
-lacs et ces vieux troncs à feuillages ne se soucient plus de Paris
-et qu'ils ont oublié la ville comme la ville les a oubliés. Ce
-sont des exilés qui causent à voix basse et qui font un bruit de
-limbes en se saluant.
-
- --_Super flumina Babylonis_,
-
-ne put s'empêcher de fredonner Rocaroc. Tu n'es pas gai ce soir,
-Bihyédout.
-
---Ni gai ni triste. Mais ta citation est fausse. Les hommes, ça se
-fait à tout: ça peut mourir quand ça veut--ou à peu près! Et puis,
-si enchaîné que ce soit, ça n'a-t-il pas le plaisir de traîner ses
-fers et ses pieds, d'avoir, au son même que chantent ses entraves,
-je ne sais quelle ombre de mélodie, je ne sais quelle âpreté de
-souffrance vivifiante et je sais trop--et toi aussi!--quelle
-révolte de vie, de vie ancrée, oxydée, latente et gonflant son
-sang, de vie plus forte que sa destinée, de vie-espoir, de
-vie-volonté qui vous fait respirer du passé et de l'avenir, de
-l'avenir surtout, à pleins poumons, à poumons ivres, à poumons
-libres! _Super flumina Babylonis!_ Nous avons connu mieux et
-pis... De quelle sueur--pour ne pas parler de cœur--abattions-nous
-là-bas, près du Maroni, les arbres et les broussailles dorées?
-Nous imaginions, peut-être,--confusément,--que, ces bois fauchés
-et massacrés,--l'habitude!--nous apercevrions, de moins loin,
-dans nos rêves, les arbres familiers, nos arbres à nous, ceux de
-nos cimetières et de la route de notre clocher! Eh bien! vieux,
-c'est en m'évadant que j'ai découvert que les arbres n'ont pas de
-patrie et que, partout, ils sont amis à qui leur est ami, à qui a
-besoin d'eux. Ils avaient un signe--lequel? je ne le reconnaîtrais
-pas: je ne suis ni sorcier ni poète--pour m'indiquer, de proche
-en proche, un semblant de chemin dans ces horreurs de forêts
-vierges qui couchent les nègres et forçats marrons à la nuit
-et les fauves, singes féroces, serpents voraces et gypaètes--à
-perpétuité!... Ils se prêtaient même, ces braves arbres, à des
-escalades impossibles et à des retraites de repos, devant les
-dangers d'acier, de plomb, de griffes et de dents. Ils vous
-portaient et vous berçaient, comme des nourrices gigantesques aux
-mille bras, aux mille boucles, aux mille rubans de feuilles et de
-fleurs!... Ils ne pouvaient qu'être bons et divins, aspirant le
-feu et l'âme de la terre par leurs racines recluses et disant,
-quand le vent le leur permettait, bonjour aux étoiles, leurs
-sœurs, emprisonnées dans un ciel lourd derrière une grille de
-nuages... Ils consument une vigueur inutile qu'ils veulent nous
-transfuser, en prenant, de leurs aspérités providentielles, une
-goutte de notre pauvre sang et ils restent debout, comme s'ils
-étaient tous des grenadiers, en ne dansant pas assez, en ne
-perdant pas assez de leur frondaison parce que, mon cher, les
-arbres ne sont pas plus malins que nous: tout ce qu'ils espèrent,
-c'est d'être couchés un jour, pour de vrai!
-
---C'est toi qui es saoul, pauvre vieux: tu es lyrique!
-
---Lyrique! Je les entends, je te le jure, les salamalecs et les
-caresses du vent; il n'y en a pas beaucoup: c'est de choix. Les
-arbres de la Guyane conversent avec ceux d'ici et communient, en
-nostalgie. On ne leur demande plus rien, ni aide, ni ombre; on
-ne les connaît plus, on ne s'évade plus, on n'a même plus l'idée
-de lever leurs yeux vers leurs branches pitoyables pour entendre
-mieux pépier les petits oiseaux! Ah! je reconnais le souffle de
-mes arbres, des arbres du Maroni! Je ne suis l'ennemi des hommes
-que parce que je suis l'ami des arbres. On blague les singes qui
-passent au travers et par-dessus. Eh bien, moi! je voudrais être
-un je ne sais quoi d'arbre, une sous-racine, très bas, très bas,
-comme je le suis moralement, pour rendre à un arbre ce que je leur
-dois à tous! Et... et... Qu'est-ce qu'ils ont donc, les arbres à
-me dire de m'évader encore... M'évader?... D'où?...
-
- * * * * *
-
-... Un coup de feu tiré d'un massif ne permit pas à Rocaroc de
-répondre à un Bihyédout vivant...
-
-Le promeneur était tombé le nez contre terre et déjà une nuée
-d'agents cyclistes s'abattait autour du cadavre et du survivant.
-Une seconde après, deux autres policiers en bourgeois accouraient,
-dramatiques, en hurlant:
-
---Nous ne l'avons pas! nous ne l'avons pas! On est après!
-
---Ça n'est donc pas monsieur? demanda l'un des premiers arrivés,
-en désignant, avec un respect subit, le Rocaroc stupide.
-
---Monsieur?... l'assassin?... Ah! des fois, non! rigola un des
-civils.
-
-Et le second, secouant affectueusement le banquier, lui glissa:
-
---Faut pas faire cette gueule-là, patron! On est un homme, pas?
-
-... Une demi-heure après, le commissaire du quartier, mandé en
-hâte à son bureau, s'usait à réconforter le survivant:
-
---C'est entendu, monsieur, les Champs-Elysées ne sont pas sûrs,
-mais à qui la faute?... A des gens comme votre macchabée, pardon,
-votre ami, pardon, monsieur le directeur, votre secrétaire
-général. Je me demande s'il faut vous l'avouer--oui, oui, il
-le faut..., pour diminuer votre douleur..., pardon, votre
-chagrin..., pardon..., votre saisissement..., bref, c'était un pas
-grand'chose. Vous ne comprenez pas? tant mieux!... C'était un bon
-employé?... Mieux?... un excellent collaborateur? Mieux encore?
-un associé? Plus? Une cheville ouvrière? Diable! Mais ça se
-remplace! Dans une grande entreprise comme la vôtre... Abordons,
-monsieur, un point plus délicat. Pardon, une fois de plus,
-mais Bihyédout, feu M. Bihyédout--ou soi-disant tel--ne m'était
-pas inconnu... Usurier, mais oui, monsieur, usurier, courtier
-d'usurier, faux courtier d'usurier... Oui, nous savons tout!
-Hélas! Et des mœurs!... Vous voyez là--et dans le lieu même de sa
-mort--la cause de sa fin! jetons un voile, oui, oui, pardon!...
-Je ne suis pas prude... Magistrat... parisien... lettré... le
-quartier... On comprend encore ça au bagne, mais ici, quand il
-y a tant d'occasions!... Comment? vous ignoriez? Ah! mon pauvre
-monsieur, comme je vous félicite! vous ne saviez pas que votre
-secrétaire-général était un forçat évadé, un certain _Défrisé des
-Panoyaux_? Elle est bonne! Nous le savions, nous: il était de
-la boîte! Sans ça!... Et je me permets de vous rendre hommage:
-le défunt qui nous a dénoncé tout l'univers n'a jamais écrit un
-mot sur vous, pas ça, pas ça, pas la moindre fiche anonyme, la
-peau, quoi!... Mais croyez-moi, il aurait pu devenir dangereux:
-il était beaucoup trop intelligent. Il nous faisait beaucoup de
-tort à nous, personnages officiels: il devinait, monsieur! C'est
-affreux! Vous, il vous aurait mangé aussi! C'était plus fort
-que lui: il fallait qu'il mît tout dans sa poche, les choses,
-les gens. Croyez-moi, monsieur, n'ébruitez pas cette affaire...
-Histoire de mœurs... Il était ivre, n'est-ce pas? ivre-mort?...
-Non?... Si... si!... Ivre-mort ou, du moins, au moment précis de
-la congestion... Non?... Accordez-moi qu'il titube... Vous êtes
-obligés de le quitter... Rendez-vous... rendez-vous d'affaires!
-Et alors arrive une de ces sales autos, qui fiche le camp, après,
-très vite... Allez vous coucher, monsieur, au plaisir!... La voilà
-justement, l'auto!...
-
-
-
-
-CHAPITRE IX
-
-LA SÉANCE CONTINUE.
-
-
- _M. Rocaroc à M. Capucino, Cayenne_
-
- Mon cher Directeur,
-
-Vous m'avez vu, si vous m'avez regardé, pleurer un ami qui vous
-toucha, hélas! de trop près.
-
-Un même deuil m'étreint aujourd'hui.
-
-Vos fonctions vous ont permis de peu fréquenter le nº 14713, dit
-le _Défrisé des Panoyaux_: c'est l'objet de mes regrets et de ma
-douleur.
-
-Au bagne, j'avais peu remarqué l'individu: il n'était pas de mon
-équipe--et j'avais autre chose à faire.
-
-Mais, dès mon arrivée à Paris, il s'imposa à moi par une
-ingéniosité, une énergie, une éloquence, un esprit d'initiative
-et une bonhomie insensés. Je lui devrai la fortune. Inventeur,
-créateur de notre banque, il ne s'en occupait que de loin, et de
-haut, et se contentait de ses appointements de secrétaire général,
-qui étaient fort élevés, et de sa participation aux bénéfices,
-assez peu négligeable.
-
-Comme tous les hommes de génie, il s'en tenait à ses idées qui
-changeaient souvent et se multipliaient, au pas de charge, se
-souciant peu de leur application.
-
-Paul Chéry, pour le nommer, était une brute qui avait soif de
-néant et de ciel. Bihyédout (nom, pour Paris, du 14713) était un
-esprit qui--je l'ai su trop tard--n'avait soif que de l'ordure.
-Mais il ne m'a jamais fait que du bien. Passons. Moi, vous me
-connaissez, monsieur le Directeur: je ne suis ni bon, ni mauvais,
-je suis au _mitan_.
-
-Je vous vois sourire et murmurer: _in medio stat virtus_.
-
-Je ne suis, certes, ni vertueux, ni la Vertu (avec un grand V) ni
-même _une vertu_. J'ai pris ma part des péchés des hommes, mais
-tout est relatif, tout est _actuel_.
-
-Assassin et voleur, je prétends valoir n'importe qui et n'être pas
-méchant. Je me suis défendu, et me défends, _d'avance_, voilà tout.
-
-Vous avez, dans une de vos dernières lettres, blâmé la profession
-que je me trouve avoir embrassée. Je n'ai pas été désapprouvé
-par un de vos supérieurs les plus hiérarchiques et j'ai même eu
-la joie respectueuse et un peu amusée de vous faire décerner un
-honneur qui, au reste, vous était dû. J'éprouve la joie plus
-grande, plus humaine, plus qu'humaine et très pure d'avoir rendu
-service à ceux des hommes qui sont dignes de ce nom, qui veulent
-travailler, avoir des jours pleins et des nuits sereines.
-
-Oui, mon cher maître, la suppression des empêcheurs de goûter et
-de déguster en rond n'a pas une mauvaise presse. J'incarne la
-Fatalité ou plutôt nous l'incarnions, ce pauvre Bihyédout et moi,
-avec désinvolture.
-
-Mais mon triste associé devenait terriblement chimérique. Son
-idéologie tournait au lyrisme et à l'extase et, si j'ose l'avouer,
-un discours qu'il me débita à l'instant de sa mort m'épouvanta
-plus que sa fin même.
-
-Il n'est que le camouflage de son trépas pour m'avoir terrorisé
-plus encore. Imaginez que le commissaire n'a pas voulu encaisser
-et endosser le guet-apens et le meurtre. Il paraît qu'il y avait
-des à-coups et des dessous. J'ai compris les capitaines de
-gendarmerie qui utilisent des balles de Lebel dans des cadavres de
-bandits à primes et avancements, mais faire passer une auto sur
-la trace d'un revolver, c'est une opération judiciaire que je ne
-connaissais point.
-
-J'ai rendu quelque estime à ces voitures calomniées et, comme
-on ne sait pas ce qui peut arriver et que la disparition de
-mon associé me laissait des fonds disponibles, j'ai acheté une
-soixante-chevaux. A votre service, mon cher directeur!
-
-Mon malheureux ami était très parisien, très répandu,
-universellement méprisé et honni, c'est dire qu'on en parlait à
-tout bout de champ. Personne ne s'est inquiété des conjonctures où
-il avait perdu l'existence. Au fond, c'est un suicide comme celui
-de Paul Chéry, mais ici, c'est la Loi qui, éclatante et en grand
-apparat, rend, sans tête, un fou à sa chimère, là (c'est ici),
-la Loi fait écrabouiller un sage voluptueux pour l'enfouir sans
-bruit. Ah! la vie! mon cher directeur! la vie! c'est au dessous de
-la bêtise, de l'idiotie et du néant!
-
-C'est tellement sot que ça vous enlève tout sentiment et que ça ne
-vous laisse qu'une sorte d'égoïsme vaniteux et sentimental (ce
-qui n'est pas un sentiment).
-
-Au fond, je suis satisfait; bassement, ignoblement, d'être
-débarrassé de mes deux amis, Chéry et Bihyédout, heureux de les
-regretter--à en crever--et d'avoir à les regretter.
-
-Je me sens libre.
-
-Je ne me sens libre que maintenant.
-
-Libre parce que les affaires ne vont pas mal du tout.
-
-Libre parce que je n'ai plus ni hypnotiseur, ni conseiller cynique
-et bonasse, libre parce que je n'ai plus besoin de mon terrible
-cousin de ministre (j'espère que vous l'avez remercié pour votre
-rosette), libre envers mes victimes et mes employés.
-
-Car je continue à exercer mon industrie.
-
-J'ai charge d'âmes, d'âmes à délivrer--s'il en reste,--d'âmes à
-nourrir, avec le corps. J'ai hésité, j'ai interrogé ma conscience
-(mais oui!) et mon cœur (parfaitement!) Et nous avons eu, hier
-soir, notre mendiant quotidien (deux ou trois au nombre) et un
-type qui n'est pas pour me faire changer de main (vous verrez
-ci-après le gabarit du coco).
-
-Je vous avouerai, en outre, que j'ai besoin d'occupation et de
-distraction, que la méditation m'est lourde et insupportable et
-que j'ai trop de souvenirs pour un seul homme.
-
-Je fonderai, à l'automne, un journal gouvernemental, mais nous
-nageons encore en plein été et je tiens à posséder personnellement
-la moitié plus une des actions, argent comptant: j'ai peur de
-me soupçonner et convaincre d'ambitions politiques. La famille,
-voyez-vous!
-
-J'ai un cousin ministre. Pourquoi ne serais-je pas député?
-
-Vous m'avez rendu l'honneur--l'honneur d'un autre--et prêté une
-nouvelle vie--la vie d'un autre. Je suis un citoyen tout neuf,
-tout battant neuf, un électeur qui n'a pas encore servi, un
-éligible à la disposition des scrutins. Je vous dois tout--et la
-liberté qui est plus que tout.
-
-Vous êtes mieux que mon père. Passons.
-
-Ou plutôt, puisque nous n'avons pas encore quitté ce terrain, vous
-me laissez deviner que vous êtes, non fatigué, Dieu merci! mais
-las! et, si j'ose employer ce mot, un peu écœuré!
-
-Vous n'avez jamais profité de vos congés, vous les avez
-capitalisés: ça fait un assez joli tas de campagnes et
-d'annuités. Bref, vous avez droit à votre retraite: pourquoi n'en
-jouiriez-vous point? Et vous me permettrez de donner à ce terme:
-_jouir_ tout son sens, tous ses sens.
-
-Je connais votre tristesse et quelques-uns de vos chagrins.
-C'est une raison de vous secouer. La terre de Guyane vous
-est, depuis plus d'une année, aussi disgracieuse et dolente
-que le pavé de Paris. Vous n'avez plus aucune illusion sur la
-moralisation possible des forçats, des gardiens, du personnel
-administratif, de la colonie entière, voire de vos égaux et
-supérieurs hiérarchiques de Cayenne et de la mère-patrie. D'autre
-part, monsieur le Directeur, vous êtes jeune encore et plein de ce
-feu sombre qui veille et se conserve sous la cendre et qui doit
-se jeter sur l'existence pour ne pas se consumer soi-même et se
-détruire vainement, plein d'une énergie inemployée qui doit s'user
-en volupté et en action nouvelle, d'une bonté, enfin, à laquelle
-il faut un aliment et des objets inédits.
-
-Interrogez-vous bien, n'avez-vous pas envie de Paris, du
-boulevard, des cafés, des théâtres, de tout ce qui vous peut être
-oubli, distraction, rêve dans un passé très lointain?
-
-Et moi, et moi... car il faut parler de moi...
-
-Vous souvenez-vous du _Journal intime_ que vous voulûtes bien
-parcourir, à mon insu, quand j'étais à votre service. Vous m'avez
-serré la main, violemment, pour avoir lu, en tête d'un de mes
-cahiers, le cri de bête: «Oh! un ami!» Ce cri-là, actuellement,
-c'est tout moi! Je n'aurais plus le courage d'y ajouter des
-mots! Je ne pleure même plus. Il me semble que ce cri, c'est mon
-odeur--une odeur de mort, une envie, tout ce qui me reste de
-besoin d'existence, de besoin d'âme, de besoin!
-
-Eh bien! venez, mon cher Directeur, venez! ne vous en tenez pas à
-un préjugé grotesque: acceptez d'être secrétaire général de mon
-entreprise, mon directeur de conscience, oui, de conscience, mon
-compagnon de pensée, mon père, enfin, puisque vous êtes mieux que
-mon père. Toute la somme d'affection, de tendresse, d'estime,
-d'admiration et de respect que je n'ai pas eue à dépenser, hélas!
-tous mes bons sentiments, tout mon sentiment, je les situe en
-vous: je ne vous donne sans doute pas beaucoup, mais on ne donne
-que ce qu'on a.
-
-Dieu est trop haut pour moi: je m'arrête à l'homme que vous êtes,
-si homme et si âme. En outre, j'ai un aveu à vous confier: je
-suis résolu à faire le bien, à payer la rançon très large de mes
-opérations, à créer, autant que je le pourrai, un office personnel
-et privé de l'aumône éclairée et supérieure, de la fraternité
-réfléchie, un ministère du sourire et de la prière exaucée. Je
-veux reprendre sur les faux pauvres pour les vrais pauvres,
-sur les inutiles dangereux pour les inutilisés nécessaires ou
-simplement utilisables, sur les incurables pour ceux qu'on peut
-guérir, sur la plaie purulente pour la blessure touchante et
-noble, mais, n'est-ce pas? ne m'obligez point à devenir pompier:
-vous m'avez compris, vous acceptez?
-
-C'est le discours _in extremis_ de Bihyédout qui a triomphé de
-mes derniers doutes: ce bougre-là m'avait refoulé dans le vice et
-dans le crime, qui me faisait laver le sang dans de l'_extra-dry_
-et du _whisky_ sans _soda_, qui me faisait oublier les vieillards
-assassinés dans de jeunes drôlesses terriblement vivaces! Et ce
-Méphisto à bedaine m'écrase de poésie avant de s'enliser dans
-l'authentique infini! Son lyrisme s'est, dans mes veines, transmué
-en pitié: c'est la seule poésie humaine...
-
-Mais je suis véritablement ému: je m'étends, je m'étends...
-
-Puisque vous acceptez mon humble proposition (ne dites pas non!)
-je veux vous faire un tableau de ma compagnie, je ne veux pas
-écrire ma bande.
-
-Je suis à la tête d'une centaine de bandits qui ont été très
-affectés--jusques et y compris les larmes--de la mort du _Défrisé
-des Panoyaux_. Il en est qui _ne voulaient plus vivre_ et qui,
-petit à petit, m'amenaient des recrues d'élite (lesquelles,
-pour rien au monde, n'auraient voulu coopérer aux agissements
-de Bihyédout et ne sont peut-être pas étrangères à son trépas
-obscur). Anciens et nouveaux se sont réconciliés sur le cadavre en
-me déclarant qu'après tout, j'étais «un autre costeau que le type,
-moins poseur, moins râlant, moins rechignant, plus distingué--et
-d'attaque». Ç'a été, pour la pègre, une délivrance, et pour
-moi, un nouvel escadron. J'ai deux cent cinquante exécutants
-(ou exécuteurs) sans mettre en ligne de compte les indicateurs,
-amateurs et le casuel.
-
-Une des branches les plus florissantes de mon industrie, est le
-duel, j'entends le duel entre duellistes d'une certaine espèce
-et qui représentent les spadassins d'antan, à cette différence
-près qu'ils sont, non employés à gages, mais sans gages et que
-leurs patrons intérimaires s'en défendent plus que de raison. En
-occupant ces gars entre eux, quelques-uns de mes clients ménagent
-leur légitime et je ne désespère pas d'arriver, de proche en
-proche, à réaliser cette admirable page de _Salammbô_ où les
-mercenaires se détruisent, malgré eux et en s'embrassant, jusqu'à
-la plus fugitive des ombres de leur ombre. Mais il faut encore un
-gros ordinaire de combats singuliers pour en gorger le public,
-nausée incluse, et le préparer à une hécatombe en règle où tout
-disparaîtra, avec les procès-verbaux de rencontre, témoins contre
-témoins, médecins contre médecins, armuriers contre reporters et
-marchands contre gendarmes.
-
-Ma clientèle est contente: ça continuera.
-
-Il faudra bien encore, un jour, après épuration, bien entendu
-(mais ça vous regarde, mon cher Directeur), mettre le feu aux
-asiles de nuit, bancs de nuit, hôtels à la corde, maisons
-d'aliénés, hôpitaux, voire, hélas! aux prisons, dépôts de
-mendicité, salles soi-disant de travail, refuges et ouvroirs.
-Il faudra, après examen préalable (c'est encore votre affaire)
-tirer des feux de salve sur les moignons d'humanité qui viennent
-aux casernes quêter les eaux grasses et les os jetés... Mais ne
-songeons qu'au bien.
-
-Je ne suis pas digne de m'y frotter. Déjà j'ai, en propre, des
-disponibilités monnayées très suffisantes, non pour récompenser
-le vrai mérite qui n'est rien, mais la pénurie méritante, qui est
-tout.
-
-Si vous vous refusez à ma demande, je suivrai les errements de
-Bihyédout, je me livrerai à un massacre à la Saint-Dominique ou à
-la Hérode et je n'aurai pas de fine douceur dans un remords opaque
-et sourd. Je réclame de vous un sacrifice immense et, quoique
-indigne, je vous offre un sacerdoce, le plus rare et le plus
-consolant qui soit.
-
-A bientôt, n'est-ce pas? mon cher maître et collaborateur, et
-sachez moi, d'un cœur régénéré et rasséréné par la gratitude
-agissante,
-
- Votre
-
- Feu B. de La C.
-
-
-
-
-CHAPITRE IX (_annexe_)
-
-LOUIS-NAPOLÉON SOLSEQUIN
-
-
-«Lorsque, sur le coup de sa quarante-deuxième année, M.
-Agénor-Constant-Eudoxe Solsequin connut la gloire d'être père,
-il n'en conçut (pour ainsi parler) qu'une fort spéciale vanité.
-Après un conciliabule anxieux avec deux de ses amis, militaires
-à la retraite et mécontents, il se rendit en cabriolet, en leur
-compagnie, à la mairie de Strasbourg, et déclara ne consentir à
-donner à son enfant légitime et du sexe affirmé masculin, que les
-prénoms de Louis-Napoléon-Bonaparte.
-
-Le scribe, affolé, sans en entendre plus long, alla trouver
-le secrétaire. C'était au temps où un prince, encore jeune,
-attendait dans la citadelle de la ville une mise en liberté
-triomphale et secrète. Le fonctionnaire, dûment appelé, prit le
-nouveau père par un bouton changeant de son carrick de cérémonie,
-l'adjura, le supplia.
-
---Ennemi de la tyrannie bourgeoise.--(Tais-toi, tais-toi!)
-serviteur fervent des gloires de ma patrie, je veux que ma
-progéniture...
-
---Notre progéniture! intervinrent les deux officiers. Le chevalier
-que voilà, le chevalier que me voici, nous insistons, monsieur!...
-
-Le folliculaire usa des grands moyens: il mena le maigre
-cortège de cafés en brasseries, usa des sobriquets, appelant
-celui-ci Kikele, cet autre Feiffel, ce troisième Kartoffle;
-sa triste victoire raya le vocable Bonaparte, sous le
-prétexte--soutenable--que c'était un nom de famille (il fallut
-saluer) et non un prénom.
-
---Tu comprends, avait conclu Agénor-Constant-Eudoxe, je n'ai pas
-eu le bonheur de mourir pour Sa Majesté l'Empereur et Roi (ici,
-les deux ex-demi-solde avaient pris la position), je vieillis en
-péquin de quatrième classe, je veux que mon moutard recueille,
-avec le fruit de mon inaction, la fleur de mon désir de gloire! A
-la vôtre!
-
-Ce vœu, comme les autres, ne se réalisa point.
-
-Le jeune Louis-Napoléon téta dans l'insignifiance, se sevra
-indifféremment, marcha cahin-caha, moucha là et ci, prit ses
-lettres où ça lui chanta, bêtifia, ânonna, bâtonna, truffa de
-pâtés sa ronde et sa bâtarde, chanta à faux ses racines grecques
-et son histoire sainte, lemme par lemme sa géométrie, équation par
-équation son algèbre.
-
-Son bachot lui fit l'effet d'une longue médecine.
-
-Pour fuir le collège et la Faculté toute proche, il s'engagea,
-histoire de guerroyer en Crimée, et ne fut pas trop fâché d'être
-laissé dans une compagnie de dépôt, à Pontarlier.
-
-Il emporta, du régiment, un galon de premier conducteur, un
-certificat de bonne conduite, un congé de semestre renouvelable et
-un grand dégoût des responsabilités.
-
-Il entra donc au ministère de la Maison de l'Empereur avec le
-grade immérité de rédacteur et fit tellement remarquer son silence
-appliqué, son insignifiance laborieuse, son infatigable néant,
-qu'il connut, sans s'en étonner, les plus rares avancements.
-
-Certains de ses collègues et de ses supérieurs le craignaient
-comme mouchard avéré, d'autres comme révolutionnaire puissant.
-Grognard à l'envers, il ne murmurait jamais, marchait à pas très
-courts, ne faisait pas de zèle, était juste assez poli pour se
-faire redouter de tous.
-
-Les évènements de 1870-71 ne lui offrirent ni occasion d'héroïsme
-ni excuse de lâcheté. Lieutenant aux compagnies de marche de la
-garde nationale, il commanda, sans morgue, sortit--et rentra.
-
-Après la Commune, qui le respecta, il reprit ses fonctions au
-ministère des finances, poursuivit une carrière plane et heureuse
-et ne se réveilla de son calme labeur que lorsque la nécessité de
-caser un sous-chef adjoint de cabinet lui fendit l'oreille, à lui,
-Solsequin, à la soixantième année de son âge, l'an 1896 de l'ère
-vulgaire.
-
-Chef de bureau, chevalier de la Légion d'honneur, officier de
-l'Instruction publique et du Mérite agricole, chevalier de
-l'ordre de Léopold et de la Couronne d'Italie, titulaire de
-la médaille d'or de l'Encouragement au Bien, chef de division
-honoraire et membre associé de l'Académie des Beaux-Arts du
-Yucatan, Louis-Napoléon sentit, du soir au lendemain matin (très
-tôt) que ses titres et dignités ne valaient que sur un billet de
-faire-part et qu'il n'était pas encore du bois dont on fait un
-cercueil et un mort.
-
-Malgré le besoin de travail qui lui remuait la main droite,
-il eut assez de dignité professionnelle pour ne pas louer à
-des particuliers le reste des services qui étaient reconnus et
-pensionnés par l'État.
-
-Il frémit à compter ses revenus et capitaux dont jamais il n'avait
-eu cure, et, résigné à vieillir, étant vieux, à croupir dans sa
-retraite, étant retraité, il prit la canne de ville--bâton du
-pèlerin moderne,--quitta ses lunettes de fonctionnaire, et, pour
-la première fois, ouvrit ses yeux libres sur un bref univers.
-
-Tout de suite, il fut ébloui.
-
-Ses voyages, ses voyages d'agrément, étaient demeurés
-administratifs. Il s'en était remis à des guides, à des
-Compagnies, à des maîtres à admirer (en petit texte). A peine si,
-par habitude, il avait à chercher à établir si une proportion
-était juste ou une impression exacte, à un mètre ou un point
-d'exclamation près.
-
-De ses traversées de Paris, il ne gardait que l'impérieux et
-éternel dessein de trouver ce plus court chemin d'un point à un
-autre qui, en style noble et chimérique, se nomme la ligne droite.
-
-Il avait toujours maudit, sans phrases, les architectes et
-archéologues qui obstruent les routes naturelles de maisons,
-palais, monuments et autres obstacles.
-
-Il avait toujours eu un but: son devoir; un départ: son
-appartement; une halte: son restaurant.
-
-Rien ne lui appartenait plus, pas même ses sujets de conversation,
-si étroitement liés à ses fonctions et à ses collègues; il n'avait
-plus la ressource, possible et chère au temps d'Henri Monnier et
-de ce Balzac, de rôder en revenant,--en revenant--bon,--autour de
-son bureau et de son pupitre, histoire de mettre au courant un
-successeur inhabile à jamais.
-
-Les règlements vous fendent, aujourd'hui, l'oreille pour de bon.
-
-Puisqu'on s'est donné la figure de travailler, on travaille, de
-naissance, sans méthode, sans finesse, sans tradition! Pouah!
-
-La mort dans l'âme, M. Solsequin s'avoua son ravissement de
-découvrir la Nature, le soleil, l'ombre et Paris, et prolongea son
-délice.
-
-Des comparaisons se nouèrent en son esprit entre ces paysages
-ressuscités et d'autres sites qu'il avait honorés de sa présence,
-sans y attacher d'autre prix. De fil en aiguille, il reporta toute
-son admiration affectueuse et passionnée sur l'air de la ville et
-sur son ciel qu'il huma, d'un trait, les yeux fermés.
-
-Le soleil, très doux, lui était fraternel et câlin, le ciel, en
-fumée de nuages, se glissait sous ses paupières closes; un parfum
-d'antiquité humble, familiale et fine le pénétrait, sous ses
-vêtements bourgeois, une senteur marine l'enserrait, et, de biais,
-une immense onde de lumière, de science, de sourire, de besoin
-et de satiété bruissait autour de ses oreilles et de son chapeau
-haut-de-forme.
-
-Il cilla, pour s'orienter.
-
-Il se repéra au goulot de la rue St-Martin, jouxte la Seine. Une
-grosse et grise église minable le menaçait de sa proche ruine,
-au flanc de laquelle s'accrochaient un échoppe de bijoutier en
-vieux, faux, et une boutique de bistro-savetier, une église où,
-pour entrer, il fallait avoir bougrement besoin de prier! Cette
-masure sacrée se passait d'ornements extérieurs: elle avait les
-plus beaux saints du monde. Une double voûte de mendiants des deux
-sexes montait autour des escaliers, accotés, vénérables, sans
-niches et bienheureux, nimbés d'un clair soleil et d'une ombre
-sublime, tout en argent doré sous une patine d'un vert-de-gris
-qui ne s'obtient qu'en mille et quelques années, au fond de la
-mer. Les barbes sales, les yeux absents ou chassieux, les cheveux,
-les crânes, les loques, les moignons, tout était auguste, tant la
-sérénité de cette détresse était drue, d'ensemble et bien encadrée.
-
-Le chef de bureau resta béant. Il n'avait jamais connu l'envie.
-Les ministres, les gouvernements, même, s'étaient succédés
-au-dessus de sa tête sans qu'il y prît garde. L'admiration et
-la rancune n'avaient pas trouvé place en son âme. L'amour!...
-L'amour, ç'avait été une déception incessante et cette lèpre de
-mépris doux, de dégoût tendre qu'on remet sur sa chair après une
-expérience de plus, en attendant une nouvelle preuve et un autre
-vomissement...
-
-Cette fois, M. Solsequin maudit les hommes et les Dieux. A
-soixante et un ans, il découvrait le secret de la vie! Il se
-rappela confusément la fable persane de la chemise de l'homme
-heureux, lequel, comme chacun sait, n'a pas de chemise. Il
-considérait cette grappe argentée, empourprée, ensoleillée,
-incrustée et sacrée d'êtres sans feu ni lieu qui avaient tout
-le feu de Dieu, tout le lieu de Dieu. (En fait, qui pouvait
-fréquenter cette église?) Les pauvres ne tendaient pas la main,
-ne marmonnaient ni patenôtres ni suppliques, semblaient seulement
-éternels et béats...
-
-Louis-Napoléon rentra dans son confortable entresol de la rue du
-29-Juillet, l'esprit en berne--et le cœur vibrant.
-
-Il s'affaissa en pleine méditation. Il aurait été sauvé si les
-misérables lui avaient pu inspirer quelque commisération. Il eût
-donné toute sa fortune pour n'avoir que pitié, pour avoir pitié.
-Non: c'était l'envie qui le tenait sous son talon nu, l'envie et
-sa saveur empoisonnée, l'envie de la boue, l'envie de la crasse,
-avec des fossettes de rire et des trous de soleil.
-
-Huit jours après, l'appartement de M. Solsequin avait un
-autre titulaire ou sous-locataire; les meubles, objets d'art
-et d'utilité s'étaient envolés, contre des prix modiques, et
-Louis-Napoléon connaissait les joies du vagabondage sédentaire,
-éprouvait la volupté amère des refus bourgeois, des bourrades,
-anathèmes, blessures confraternelles de ses compagnons
-d'infortune: il possédait enfin la rue, la ville, la nature
-gentille ou irritée et même l'état de nature, au plus profond,
-au plus inespéré... Il n'avait pas encore soixante-deux ans
-mais, heureusement, ses mornes traits en marquaient près de
-soixante-quinze. La sagesse de son régime accusait les privations.
-L'éclat de son regard amusé et curieux attestait la fièvre de
-faim. Le tremblement de la main, inaccoutumée à toujours être
-tendue et creuse, témoignait de la honte la plus honorable, la
-plus sincère, la moins voulue.
-
-Sa place au soleil--et à la pluie--une fois conquise, le nouveau
-mendiant amateur se tint pour le plus heureux des hommes. Il
-riait en songeant aux fakirs de l'Inde, aux stylites d'Egypte,
-aux lazzaroni mêmes et aux ermites. En plein Paris, le rêve et le
-couvert! En plein Paris, la psychologie peu ou prou désintéressée
-de la foule et de l'élite, le défi au baromètre et aux conventions
-sociales, l'ironie incessante, l'espoir sans fin, la déception
-espérée, le dédain, le dégoût, la pitié de l'apitoyé, tout le jeu
-des prévisions et des enquêtes brèves, la connaissance approfondie
-de l'inconnu journalier, la perception de fautes meurtrières et
-de crimes secrets, une sorte d'apostolat qui absout à la muette,
-une sorte d'inquisition policière qui se tait; le chef de division
-honoraire démissionnaire eut toutes les lueurs sans reflet et
-toute la science humaine.
-
-Jamais il n'éprouva le désir d'intervenir, de dépouiller sa
-défroque d'invalide, de rendre service, au centuple, de devenir
-Providence en gros, après avoir joué au mauvais pauvre, en détail.
-
-Des conversations--il faut bien se lier--avec des voisins mâles
-et femelles, lui révélèrent les dessous des abîmes, les trappes
-de la déchéance, les oubliettes des culs-de sac. Sa bonhomie
-grave, prud'hommesque et distinguée, un reste obstiné d'éducation,
-une instruction juridique, fort appréciable en ce milieu, lui
-attirèrent vite, malgré lui, une vénération très consultée,
-des propositions de toutes sortes--et comme une autorité. Il
-redevenait chef de bureau--en plein vent--et de quel bureau!
-roi constitutionnel d'une cour des Miracles laïque, empereur de
-Truands truqueurs sans malice, sans maléfices, sans tradition,
-pape de fous trop sages et mieux que sages, sur l'œil, quand il
-leur en restait, aux aguets quand ils avaient des oreilles et des
-jambes, très sots et très abandonnés, pour dire le vrai. De-ci,
-de-là, on voyait passer de loin les riches, les puissants, les
-farauds de la corporation. C'étaient ces automobilistes feignants
-de culs-de-jante, gantés de fer, en aristos, et redressant leurs
-torses impeccables au-dessus de leur char de victoire (qui leur
-sert aussi de coffre-fort). Fous, gars romanesques et romantiques
-à passé glorieux ou simplement passionnel qui laissèrent leur
-jambe à un boulet de tel calibre et à la bataille de tel jour, à
-cette mine que vous savez bien ou à la cuve d'acide sulfurique du
-mari jaloux et traître d'une beauté--qui en mourut d'ailleurs...
-
-C'étaient ces merveilleux orientaux, cuits dans mille aurores
-et cent mille canicules, qui font chatoyer leur peau et leurs
-oripeaux comme une écumoire exotique et qui ont une armée de dents
-pour mieux prouver, en un sourire d'enfer coloré, qu'ils n'ont
-pas mangé et qu'il leur faut manger: Arméniens qui mêlent le
-patriotisme au besoin et qui font redouter le couteau, Hindous
-qui ont bien soin de ne point se faire comprendre ou entendre et
-qui portent, dans les plis de leur turban, le choléra, la peste
-et la malédiction bouddhique, Chinois échappés à leurs supplices
-pour les réserver aux tièdes bienfaiteurs européens, Japonais
-naturellement espions, sûrement généraux et qui imposent, du fait
-seul de leur nationalité... Des aveugles errants avaient un coup
-de leur bâton ferré plus profond, plus majestueux que de coutume,
-pour humilier leurs confrères au repos qui s'embusquaient au
-lieu de prendre la route de Dieu, de se confier aux secrets des
-chaussées et des carrefours et de demander pour une traversée
-difficile, et connue par cœur, le bras d'un brave homme qui vous
-laisse un sou dans la main. Des Polaques bleus ou filasses se
-hâtaient en ricanant: ils n'aimaient pas les églises où on les
-battait jadis, pour le moins, et ne tenaient en estime que la
-mendicité à domicile, les braves escaliers d'anxiété, de rêve et
-de surprise, en mettant dans la réserve les donateurs habituels
-et les patronages confessionnels dont on peut tout exiger, en les
-assiégeant--à cause des journaux.
-
-Mais ceux que préférait Solsequin, c'étaient les pauvres honteux.
-Ah! que ces braves gens se donnaient de peine pour avoir l'air
-pauvres, honteux, fiers et dans la peine! Rasés à faux, blanchis
-aux deux-tiers, un œil fermé et l'autre hagard, mi-hérissés,
-moitié bien propres, ils exhalaient l'odeur de l'absinthe qu'on
-avale, pour n'avoir pas à manger, et de la peau sèche, pour ne
-s'être pas lavés exprès, histoire d'avoir eu à boire toute son eau!
-
---Allez, allez, mes petits agneaux! songeait le neuf indigent. Si
-je vous avais connus plus tôt!
-
-Et il nourrissait de la haine contre les habits bourgeois et le
-ruban rouge qu'il conservait, bien dissimulés, pour le jour où
-toucher son trimestre de pension.
-
-Les filles avaient des airs à la fois familiers, respectueux,
-consolants et superbes parce que, n'est-ce pas, ces types-là, ç'a
-pu être des clients, c'est p't' êtr' soi qui les a foutus là, et
-que tout d'même, soi, on n'en est pas là, et qu' si on en était
-là, y a la Seine qu'est pas très loin!... Mais comme il suffit
-d'être mendiant d'église pour être vieux, centenaire _in-partibus_
-et jeteux de mauvais sorts, ces demoiselles se signaient et
-avaient des générosités diverses.
-
-Les souteneurs--dont on médit--étaient là pour offrir un verre:
-
---On ne sait pas c'qu'on d'viendra et on est pas tous aveugles,
-pas? On peut encor' s'r'filer celle-là et celle-ci? C'est pas
-sérieux, ça fait des magnes! Et puis un homme d'église!
-
-Il y avait même des agents qui étaient charitables, et des
-domestiques qui avaient une bonté rare, ouatée de déférence.
-
-... Solsequin passait cependant, tout doucement, de la conception
-de l'ordre à l'anarchie, du type de Joseph Prudhomme à celui de
-Thomas Vireloque (il restait dans sa littérature et son temps)
-lorsqu'un affreux évènement changea la courbe de ses desseins
-et de sa destinée. Ce ne fut pas un de ces cas foudroyants qui
-se suffisent à eux-mêmes et qui, en couchant leur victime, une
-fois pour toutes, ne laissent pas demander d'explications. Ça
-commença par un sourire, un sourire que le mendiant lâcha sur
-sa main et sur le décime vert-de-grisé que cette main venait de
-recevoir--dévotement. Le Monstre-Avarice venait de pénétrer au
-tréfond le plus secret de l'ex-fonctionnaire.
-
-Notre ami s'amusa d'abord, devint sérieux--et très sérieux,
-se passionna, s'affola. Il quémanda avec détachement, avec
-insistance, avec l'affaissement le plus impérieux, avec
-l'impatience la plus obsédante... Il ne fut bientôt plus que de
-la soif, la soif de l'or--et de moins. Il s'était mis, en un soir
-de lucidité, à épeler son nom comme on décompte le numéraire:
-Louis, Napoléon, Sol, Sequin: tout ça, sa personnalité, son être,
-son âme, c'était monnayé, c'était de la monnaie précieuse, de
-l'appoint, du billon, du change.
-
---Voilà donc pourquoi, songea-t-il, je ne me suis jamais intéressé
-à rien! Je n'étais pas un homme, j'étais du métal anonyme et
-roulant. J'ai pris une des effigies, malgré moi, où j'étais coulé
-et voilà! Ça fait une créature! Heureusement, on se venge, on se
-recrée. Mais ne suis-je pas trop vieux? Bah! les plus vieilles
-pièces sont les meilleures!
-
-Il négligea, dès lors, ses clients gratuits, sa popularité et sa
-gloire. Il fut le «malheureux» pourchasseur, aux larmes toutes
-trouvées et qui, à tout instant, n'a pas mangé de trois jours.
-Il exagérait--en mieux: il n'avait pas mangé de la semaine. Et
-comme il ne sentait pas la boisson, il touchait par une sincérité
-apparente. Il buvait cependant, par nécessité. De-ci, de-là, il
-lui fallait écouler son cuivre--contre des ors. Cette opération
-se passait dans les _bouchons_ proches de l'Hôtel de Ville, du
-Châtelet et de la Bastille où les conducteurs d'omnibus, autobus
-et autres tramways viennent, eux aussi, troquer leur recette--en
-trinquant.
-
---C'est encore vous, père la Fripe! disait-on au chef de division
-honoraire, qui souriait avec déférence et serrait sa pièce rare
-comme s'il l'eût volée.
-
-Car, avant tout, il voulait des Louis XVIII à collet, des
-Premiers-Consuls, des doubles louis, des Victor-Emmanuel à queue,
-voire des Ferdinand VII, des Charles IV d'Espagne, des Charles
-III qu'il acceptait avec reconnaissance en dépit du tableau
-des effigies à refuser, même des Louis XVI, des Louis XV, des
-autrichiennes, des napolitaines, des persanes, tout, tout!... Il
-avait converti sa fortune en numéraire hors de cours, acheté,
-lentement, à bon compte,--et son désir maniaque, son extérieur
-minable, avaient décidé les caisses publiques à lui conserver et
-réserver les rossignols, pour sa pension.
-
-Il connut des nuits d'ivresse infinie. Dans son taudis de la rue
-Cloche-Perce, il couchait avec son or, sans le compter, en s'y
-vautrant.
-
-Il s'y perdait, écorché, béant, écrasé, presque sans souffle.
-
---Il me retrouve, râlait-il, je ne suis pas encore au complet mais
-je revis, je commence à vivre! Ah! ah! _ils_ m'avaient volé les
-neuf dixièmes de mon individu, mais ça revient, ça revient!...
-Quand donc n'y aura-t-il plus rien de ça, de ça, de ça (il se
-martyrisait le corps, la face, les membres), de cette sale chair,
-de ces sales poils, de ces sales yeux, de cette sale peau, quand
-donc n'y aura-t-il plus rien de ce sale cœur! quand donc ne
-serai-je plus que de l'or, tout en or, rien que de l'or, de l'or
-comprimé, de l'or solide, de l'or glauque, stupide, tout l'or,
-quoi!
-
-Plus affaissé au petit jour, l'œil morne, du reflet de son rêve,
-il reprenait sa faction, en attendant, la main plus emplie,
-l'estomac plus vide, de se livrer au songe incessant.
-
-Mais les dieux veillaient, les dieux vengeurs! Un matin, les
-jambes dédaignées se refusèrent au travail, la main ne voulut
-plus se tendre, le grabat retint le corps évanoui. Louis-Napoléon
-eut un sourire, leva les yeux sur sa pauvre chair et retomba sur
-sa couche, satisfait et enthousiaste Ça disparaissait! Encore
-un petit effort, dans le néant, et il n'aurait plus d'apparence
-humaine! Il s'enfouit plus profondément dans son or, en gigotant
-et prit l'esprit de son lourd linceul.
-
-De menus soubresauts remuaient les pistoles.
-
---Ah! pensait-il, je commence à sonner! Comme c'est plus joli,
-plus fin que la parole, le chant et la musique des orgues!
-Encore! encore! C'est comme si j'étais les cloches de mon
-enterrement et de mon service alors que j'étais homme, des cloches
-en or, une cloche immense et intime en vieil or, en or ému, en or
-câlin!...
-
-Il souffrait cependant, épouvantablement. Il entendait des bruits
-de pas, et même ce bruit de pas qui s'étouffe avant de s'arrêter,
-suivi intelligiblement d'un bruit, si j'ose dire, d'oreilles
-espionnes ou charitables qui veillent, qui aspirent, de l'autre
-côté d'une mauvaise porte. Il pouvait encore crier, appeler. On
-l'entendait seulement parler, se parler à soi, rien qu'à soi. Il
-disait:
-
---Oui, on pourrait me sauver. On le devrait. Je me le devrais. Je
-n'ai que soixante-dix ans et je n'ai que de l'épuisement. Mais
-sauver quoi? Ma carapace de vieillard, ma carapace répudiée? Mais
-qu'ai-je de commun avec l'espèce humaine? On ne me comprend pas.
-On ne comprendrait rien à mon cas. Ils ne comprendraient rien à
-mon être en or, à ma statue vivante et bruissante! Ces êtres-là,
-ça répand l'or au lieu de se l'amalgamer, ça le dépense, ça en
-attend des remèdes, des joies au tas, du pain, fi!...
-
-... Et c'est ainsi, monsieur Rocaroc, que votre agent n'a pu
-poignarder qu'un cadavre déjà froid et ne vous apporter qu'un or
-sans défense qui n'avait pas encore fait corps avec la pourriture
-abandonnée. Ne niez pas: c'est moi qui avais écouté et deviné,--et
-c'est moi qui ai entendu et qui ai suivi, épié, retrouvé votre
-émissaire. J'ai même eu le loisir, puisque le défunt or-vivant
-était redevenu M. Solsequin, chevalier de la Légion et chef de
-bureau en retraite, de lui faire les obsèques décentes et rendre
-les honneurs civils et militaires auxquels il avait droit, avant
-son long caprice. Vous ne me remerciez pas? Tant pis. J'aurai
-le plaisir de solliciter de vous une entrevue après demain, à
-trois heures et vous ne ferez pas attendre une femme, une jeune
-fille. J'ai une interview à vous demander et quelque argent à vous
-reprendre, celui de mon malheureux voisin de la rue Cloche-Perce,
-en particulier, pas pour moi--pour des amis inconnus qui en ont
-plus besoin que vous et moi. Nous causerons en camarades. En
-attendant, croyez à mes sentiments les plus distingués,
-
- JULIETTE-ELISABETH BÉLIER.
-
-Rocaroc, le papier lu, demeurait stupéfait et haletant.
-
---Heureusement, insinua-t-il, que j'ai déchiffré le gabarit avant
-de l'avoir envoyé à Capucino! ç'aurait été du propre!
-
-
-
-
-CHAPITRE X
-
-PENTHÉSILÉE
-
-
-Le directeur unifié de la Banque anti-collectiviste considérait
-avec une ironie battante et une hauteur effrayée sa blonde
-interlocutrice.
-
---Oui, c'est moi, disait-elle. On peut s'asseoir, pas? Pas vous,
-vous êtes _assis_,--d'avance. Je ne vous ai pas laissé le temps de
-vous ressaisir? Excusez-moi: vous n'aviez qu'à me lire plus tôt.
-Et c'est ce que je voulais: vous avouez! Ah! les hommes forts!
-
-Rocaroc ne trouvait ni mot ni salive. Des réminiscences
-littéraires lui venaient en même temps que les pires fureurs.
-«Non, non, disait-il, intérieurement, à un bien proche fantôme,
-tu n'es pas mon mauvais génie, celui qui apparaît à Brutus dans
-_Jules César_, tu n'es pas ma conscience habillée en juif, comme
-ce qu'est obligé de tuer Fabiano Fabiani dans _Marie Tudor_. Qui
-es-tu, pour parler?»
-
-Puis, tout à coup, une illumination facile: une femme, c'était une
-femme, rien de plus! Si! c'était _la femme_! La Femme! Il n'en
-bougeait plus. Ah! elle pouvait dévider son écheveau, conter ses
-histoires de revenants et ses histoires de mort, railler, gronder,
-menacer, elle pouvait affirmer qu'elle tenait sa tête à lui,
-Rocaroc, entre les mains, jouer avec cette tête et s'en jouer!
-Rocaroc ne savait plus rien que ceci: il y avait là une femme--et
-lui.
-
-D'un regard sanglant et d'ensemble, il avait répété et détaillé
-la visiteuse, des frisons blond-roux, sous le chapeau rose,
-aux talons mordorés et usés, arqués sous la jupe tailleur
-feuille-morte, les yeux étrangement clairs, le nez tout juste
-assez long pour flairer, la bouche fine et lasse, le menton de
-volonté meurtrie, les oreilles de patience et de divination, le
-cou de Madone et de guillotine!... Mais le corps! nom de Dieu!
-le corps! il le connaissait si bien qu'il lui fallait faire la
-preuve, pour soi, qu'il ne s'était pas trompé! Dans les gestes
-de la discoureuse, il découpait les mains, fermes et sages; il
-cueillait les cils aux regards et, des reproches, ne gardait que
-les dents. Il se sentait affreusement, voluptueusement sourd...
-
---Je suis Juliette-Elisabeth Bélier, disait la jeune fille. Ça
-n'est pas un nom très illustre? Ça viendra. Comment j'ai découvert
-l'existence et la mort du père Solsequin? C'est simple! Nous
-habitions la même maison. J'ai toujours eu l'esprit expérimental.
-Tenez! quand j'étais toute petite, ma grand-mère s'est éteinte,
-la pauvre sainte femme! J'ai demandé après elle. On n'osait rien
-m'avouer: j'étais une gosse si sensible! Un jour, enfin, quelqu'un
-m'a marmonné: Ta grand'maman, Lili..., elle est au ciel!
-
---Au ciel? bonne-maman? fis-je, je vais voir!
-
-Et je montai sur une chaise pour regarder dans le ciel si je la
-retrouvais, bonne-maman!... Dame, n'est-ce pas?, puisque l'eau
-est transparente, pourquoi le ciel, qui se laisse prétendre plus
-limpide et plus pur que l'eau... Passons. Mais n'est-ce pas le
-génie de l'investigation scientifique inné? Génie ou démon, peu
-m'importe... J'étais si curieuse qu'on m'a crue appelée à devenir
-savante. Toute l'instruction qu'on m'a infligée... ah! cette
-instruction trop complète, trop jolie, trop attisée, trop peignée,
-j'en suis encore malade. Je me doutais déjà de l'inutilité de tout
-ça quand j'étais en carafe, dedans. Mes pauvres parents qui se
-tuaient ou se faisaient tuer...
-
---... Se faisaient tuer? interrompit Rocaroc, qui se sentait mieux.
-
---Passons! continua Elisabeth, Mes pauvres parents, donc, se
-saignèrent aux trois veines qui leur restaient. Résultat: mes
-brevets me servirent à m'engager en qualité de cible vivante au
-service d'un manager américain de troisième ordre.
-
---Cible vivante? répéta machinalement l'autre. Cible vivante!
-
---Oui, vous ne connaissez pas? C'est le rôle du jeune Tell en
-travesti mais plus dur. Il s'agit de se faire encadrer, les bras
-tendus, le corps raidi, la tête haute, les talons réunis, d'un tas
-de flèches, poignards, haches d'abordage, sagaies empoisonnées,
-harpons, alènes de cordonnier, aiguilles à tatouer et éperons
-de cow-boys! Il n'y a pas d'apprentissage parce qu'il pourrait
-y avoir des responsabilités: l'acier, n'est-ce pas? c'est fait
-pour entrer dans les chairs, surtout quand c'est lancé de loin,
-à la volée!... Donc, on recrute au petit bonheur, des filles de
-sang-froid et de bonne volonté qui se cuirassent, moralement, bien
-entendu, qui se préparent à la mort en se jurant bien de vivre et
-alors...
-
---Alors, vous n'en êtes pas morte, dit glacialement Rocaroc,
-heureux d'être à la conversation et de pouvoir redevenir glacial.
-
---Je n'en suis pas morte et je n'en ai même pas vécu. Car, dès mon
-arrivée à New-York, je fus gardée au lazaret et rembarquée avec
-les _individus immoraux_: je n'avais pas assez d'argent sur moi
-et mon contrat de travail me condamnait. Je ne me plains pas. Il
-est dur d'être chassé d'une terre où l'on a consenti à traîner
-une existence d'esclave, il est atroce d'être mêlé à un troupeau
-dolent de malfaiteurs et de prostituées quand on est honnête, ivre
-de labeur--et vierge...
-
---Vierge! clama le directeur Vous l'êtes encore!
-
---Mais oui! dit Lili Bélier. Ne raillez pas! Ce n'est pas la
-question.
-
-Son accent était si sincère et si péremptoire que l'interlocuteur
-resta tout bête et c'est le mot. Il se tut, pour prendre son élan.
-
---Certes, poursuivait Juliette-Elisabeth, j'ai d'abord beaucoup
-pleuré. Ensuite, je fus infiniment heureuse. J'étais initiée,
-d'un coup, à la grande pitié. Brebis galeuse d'adoption, je
-m'assimilais l'âme torve et puérile des pauvres gens désemparés
-qui s'en revenaient avec moi dans une patrie hostile et qui
-étaient comme des relégués de partout, des relégués chez eux, des
-interdits de séjour universels, des repris de justice par fatalité
-et des criminels de droit commun par raison d'État. Il n'y a pas
-de quoi rire.
-
---Je ne ris pas. La petite sœur des pègres, fichtre! C'est toute
-une carrière. J'espère que vous avez continué à Paris.
-
---Si j'avais continué, je ne serais pas ici, comme j'y suis, en
-justicière. Pitié n'est pas complicité. Celui qui vit continûment
-dans le crime a une patrie, le crime; une nature, le crime. Il ne
-cherche jamais à s'évader, même s'il s'est évadé d'ailleurs: il
-n'en a pas besoin; il est partout dans ses meubles!
-
-Elisabeth-Juliette, venait de se révéler étrangement institutrice.
-A peine si quelque saveur peuple avait égayé sa morale: feu B.
-de La C. n'écoutait pas: il parlait pour se donner l'illusion de
-n'être pas tout entier et tout de suite la brute déchaînée, pour
-ne pas rugir, pour se donner le temps de se précipiter: il avait
-peur du ridicule et voulait, montre en main, avoir eu au moins le
-temps de faire sa cour.
-
---Tenez, poursuivait l'apprentie-violée, ce que je vous reproche
-surtout, c'est Solsequin. Je ne sais rien de vos autres méfaits
-mais je les pressens: c'est à un enchaînement de terribles
-desseins et d'actions effroyables que l'on doit des choses comme...
-
---Prenez garde, je n'aime pas beaucoup les réquisitoires.
-
---Réquisitoire sans la moindre sanction pénale. Je ne dénonce pas.
-Je vous dirai plus: je déteste les lois, la loi. C'est injuste,
-c'est inique, c'est d'une partialité équivoque, c'est sale...
-
---Et ça _sale_! plaisanta l'ancien forçat, inimaginablement fier
-d'un calembour ignoble qui lui prêtait du sang-froid.
-
---La loi, allait Mlle Bélier, c'est le tablier des valets de
-la société; on cache ses taches derrière, on s'essuie dessus,
-c'est paravent, torchon, masque, étouffoir, bâillon, étrangloir,
-mouchoir--et pis! D'ailleurs, il n'y a que des lois; la _Loi_
-n'existe pas. Je connais quelqu'un qui, si on l'arrêtait au nom de
-la Loi, demanderait simplement--Laquelle?
-
---Et on lui mettrait les menottes, répondit Rocaroc, par habitude.
-
---A qui? à la Loi? éclata Élisabeth. Il peut remarquez-le, se
-trouver une Déesse-Loi, comme il fut une Déesse-Raison!
-
-Rocaroc, qui avait su longtemps, à son grand dam, ce qu'était
-la Loi, se souciait fort peu de la Raison. Possédé d'une force
-singulière, il avait l'impression que les sons qu'il émettait lui
-venaient du dehors, qu'ils se collaient à ses lèvres et qu'il
-ne les avait pas mâchés! Il se sentait tout grondement, tout
-tonnerre, tout orage. Cependant il parlait:
-
---Alors, si vous méprisez la loi, que me voulez-vous? Comment
-êtes-vous venue me trouver? De qui êtes-vous détective? Je dois
-avoir des concurrents! Mon secrétaire général est mort de la main
-d'un ennemi inconnu. Le représentez-vous, l'ennemi?
-
---Connais pas. Je ne vous connais pas vous-même. Mais j'ai suivi
-l'homme qui était entré chez Solsequin. Je l'ai vu entrer ici.
-Il était sorti de la rue Cloche-Perce très chargé de butin. Il
-est sorti d'ici, les mains nettes. Un homme mal mis qui a fait un
-mauvais coup, qui vient dans une grande banque, ensuite, par une
-porte secrète--je suis renseignée--qui s'en va, léger et souriant,
-prête le flanc à deux hypothèses: ou bien il a effectué un dépôt,
-ou bien il a rendu des comptes, après avoir agi par ordre. Ou bien
-la banque qui a accepté une somme très considérable, en or, d'un
-monsieur en loques, sur laquelle elle n'avait aucun renseignement,
-est une banque véreuse et malpropre--ou bien le voleur en question
-n'a pas fait de dépôt, a été, par un couloir dérobé, trouver le
-Directeur, lui a rendu compte d'une mission, lui a remis les fonds
-dont il était porteur--et ce directeur est un chef de bande et de
-bandits. Comme je vous l'ai dit, je ne déteste pas les bandits:
-la société est si mal construite, les femmes si malheureuses...
-(Et j'ai toujours entendu conter que les bandits n'étaient pas
-méchants envers les femmes). Mais encore faut-il que ces bandits
-se piquent de justice, de générosité, de reprise individuelle et
-sociale et fassent le bien, à foison!
-
-Rocaroc n'avait perçu, dans son délire, de tout ce morceau, que le
-mot _femmes_. Pourtant son autre moi se crut obligé de jouer le
-galant et d'habiller un peu son instinct, son besoin.
-
---Tenez! dit-il, théâtralement.
-
-Il tendait la lettre laissée sur la table, à côté de la relation
-de vie et de mort de Louis-Napoléon Solsequin. Un sourire le
-crispa au toucher de la prose de Mlle Bélier qui chevauchait et
-jonchait la sienne. Et tandis que la jeune fille, après un:
-
---Il n'y a pas d'indiscrétion au moins? se plongeait dans sa
-trouble philanthropie, l'ancien forçat rivait ses yeux aux yeux
-baissés, à la bouche attentive, au nez frémissant de la visiteuse:
-déjà, elle était à lui. Quand elle eut achevé les lignes
-providentielles, elle demeura un long instant à s'interroger et à
-peser sa pensée, puis:
-
---Je vous fais amende honorable. Mais je vous comprends encore
-moins. Pourquoi avez-vous fait dépouiller ce triste Solsequin?
-
---Pourquoi? Mais pour les autres, pour les vrais pauvres.
-Pourquoi, lui, voulait-il être tout en or, être de l'or! Il
-n'avait pas le droit.
-
---Il en avait le droit, puisqu'il en avait le désir.
-
---Alors, le désir est un droit!
-
-... C'était le vrai B. de La C. qui avait jeté le cri. Il se jeta
-lui-même.
-
-Un être dans l'état du prétendu Rocaroc n'a plus ni bras, ni
-jambes, ni cerveau. De sa face, il n'a gardé que la bouche et
-quant au reste du corps, mieux vaut n'en pas parler: tout, en
-lui, est devenu valet de bourreau, valet de la brute innommable,
-tout est sous-instrument, tout est violence atroce puisque c'est
-sous-viol. La victime s'effraie, se débat: les valets de bourreau
-s'affolent, outrent leur bestialité sans joie, les veines, les
-artères: les os se coagulent, bourdonnent, font rage pour amuser
-le despote ivre, le despote furieux; les yeux sentent sourdre en
-eux un trop-plein de sève qui les aveugle; les oreilles éclatent
-des soupirs et des rages de tout à l'heure; les dents prennent une
-teinte animale et abjecte: tout l'effort, toute l'attaque, tout le
-crime est couleur de stupre.
-
-La pauvre ne résistait pas. Grotesque, roulée en boule, elle
-était, par génie d'inertie, une forteresse imprenable. Rocaroc
-ne trouvait pas l'étreinte, ne pouvait ni envelopper, ni écarter
-des bras idiots, des bras stupides, aussi bêtes que des épées
-inexpertes qui trouent, sur le terrain, sans savoir comment.
-Elisabeth-Juliette s'attendait à tout, sauf à cette agression.
-Pantelante et hérissée, elle aspirait à la mort, tout de suite,
-à la mort foudroyante, à la mort qui l'aurait enlevée très loin,
-très loin de ce guet-apens dont elle était elle, Bélier, l'auteur
-responsable et la victime, non, non, pas la victime, jamais,
-jamais!...
-
-... Pourquoi jamais? Parce qu'elle n'avait pas prévu, pas autre
-chose!...
-
-Les ongles, de plus en plus inexperts du banquier, ses cris
-étouffés, de plus en plus courts, les gestes de ses mains à
-la fois engourdies et épileptiques, tout allait aboutir à
-l'étranglement fatal et préalable, à l'étranglement après lequel
-on a assez de sang à soi pour en prêter au cadavre, assez de
-soif de volupté pour obliger le cadavre à revivre et à revivre
-en volupté et en caresse pour soi tout seul lorsque, malgré lui,
-d'une dernière et inconsciente poussée de sang-froid, il jeta
-la jeune fille ahurie dans un cabinet secret, à côté: on avait
-heurté, à plusieurs reprises, à sa porte: on l'enfonçait,--ou à
-peu près: un vieillard en larmes, hébété, entrait avec des gens et
-deux agents de police en tenue.
-
-
-
-
-CHAPITRE XI
-
-JUSTICE IMMANENTE.
-
-
-L'appareil de la justice qui fait rentrer l'innocent le plus
-endurci dans ses petits souliers, qui lui arrache les aveux les
-plus faux et les plus éloquents, n'a aucun effet sur le malfaiteur
-digne de ce nom. La justice est pour lui une vieille maîtresse,
-(assez dure, comme celles qui s'offrent à la sixième page des
-journaux,)--et ses serviteurs sont de vieux poteaux, y compris le
-poteau d'exécution. Il y a, de coupable à mouchard, magistrat et
-exécuteur des hautes œuvres, une familiarité, fort excusable en
-somme, car la chose se passe côté cour: la majesté de la justice,
-comme toutes les majestés, ne peut exister que pour l'extérieur.
-
-En apercevant les uniformes sombres des gardiens de la paix,
-Rocaroc se dit (comme tous ses pareils en présence des képis aux
-armes de la ville).
-
---Je suis _fait_.
-
-Il ajouta:
-
---Heureusement que ce n'est pas consommé. Bah! Ça n'en vaut ni
-plus ni moins. L'affaire est dans le sac. Et moi, dans le siau. Et
-pourvu qu'il n'y ait que ça!
-
-Il dévisagea le vieil affolé:
-
---Il lui manque un rien, du sang!
-
-Sa pire humiliation était de se sentir le rouge au front, aux
-yeux, une face couleur brique pilée et marbrée.
-
---Il n'y a pas! Je ne finis pas en beauté! C'est embêtant.
-
---Ah! disait quelqu'un! vous savez déjà! vous savez! Monsieur le
-Directeur!
-
---Oui, je sais! je sais! Si je sais! essaya-t-il de persifler.
-Pour sûr! Sa voix tremblait, trop haute.
-
-C'était encore du rut désappointé.
-
-Pourtant feu B. de la C. s'étonnait de n'être pas encore empoigné
-et d'être appelé _Monsieur le Directeur_.
-
-Mais la _rousse_ est si rosse!
-
---Monsieur le Directeur, je suis innocent! pleura le vieux.
-
-Un
-
---Moi aussi!
-
-professionnel tintait aux oreilles du directeur, mais ça n'alla
-pas à ses lèvres gercées. Il attendit le choc.
-
---Ah! si vous savez! continuait un important personnage, je
-comprends, nous comprenons trop votre émotion. Mais remettez-vous!
-ce n'est rien, n'est-ce pas? Monsieur le Directeur! rien!... pour
-vous!
-
-Rocaroc tomba sur un fauteuil. Le mieux était d'arguer sa fatigue
-et de parer son calme las d'une résignation à toute épreuve.
-
---Je suis innocent! repleurait le vieux, innocent! innocent!
-
-Feu B. de La C. tomba d'accord avec lui-même qu'il ne s'agissait
-pas de la même affaire et considéra l'homme de plus près.
-
-Il fut repris d'un nouveau frisson.
-
-Le vieillard avait la figure de la jeune fille qu'il venait de
-violenter--ou presque et, en même temps, ce visage de vieillard
-se relevait, se redressait, se déridait, dans son souvenir, et
-ressuscitait une autre face plus pâle, si possible, aux poils plus
-noirs, sans larmes et plus ensanglantée...
-
---Nom de Dieu! jura-t-il, intérieurement.
-
-Ça ne le soulagea pas. L'œil convulsé, il cria, pour tout le monde:
-
---Sacré nom de Dieu de nom de Dieu de bon Dieu!
-
-Le tonnerre n'eût pas fait plus d'impression sur le malheureux
-être qui sanglotait.
-
-Il fit un pas.
-
-On le retint.
-
-Il clama:
-
---Je suis innocent. J'ai été volé. J'ai été entôlé--en plein
-air... Endormi, avec je ne sais quoi! J'ai été retrouvé avec ma
-sacoche vidée, mon bicorne emporté, ma cravate arrachée, mais je
-suis un honnête homme, peut-être! Ce n'est pas la première fois
-que j'ai été assassiné! Ancien gendarme, médaillé militaire!
-La victime de la rue Le Regrattier, il y a douze ans! Célèbre!
-Victime encore! Et c'est moi qu'on arrête! Ah! ah! Dites, vous,
-Monsieur le Directeur, que je suis innocent, dites-le, foutre!
-
-Les assistants avaient laissé aller le discours, en n'imaginant
-point qu'ils en ouïraient la fin. Chacun attendait, du voisin,
-un coup de sagesse et d'autorité qui eût cloué cette canaille de
-radoteur.
-
-Le radoteur frappa par la rudesse de son chagrin, par la naïveté
-de sa conviction, par la fatalité simple et sans phrases,
-rugueuse--et triste comme lui--qui jaillissait de ses sanglots.
-
-Une sorte d'émotion paralysa la meute.
-
-Rocaroc eut le mot:
-
---Combien?
-
---Quarante mille en or, Monsieur le Directeur, l'encaisse, au
-complet! Nous sommes jour d'échéance! et le soir!
-
-Feu B. de La C. eut un sourire sur les papiers de son bureau: sous
-sa lettre à Capucino, le rapport de Lili Bélier s'endormait:
-
---Monsieur le caissier principal, il y a ici sept cent mille
-francs, encaisse or. A votre disposition, dès demain. Mais il est
-l'heure de la fermeture des bureaux. Bonsoir, Messieurs. Vous
-excuserez un peu d'émotion et de fatigue. Messieurs les gardiens
-de la paix, je ne vous requiers pas. Laissez-moi avec ce brave
-homme. Et asseyez-vous, mon ami: vous n'avez plus de jambes!
-
-... Les gens s'étaient retirés, lentement, en proie à une
-admiration mêlée de regret. Une disparition d'argent sans
-arrestation, c'est comme de l'argent perdu, personnellement, pour
-toujours: ça chiffonne; on aurait mieux ainsi avoir laissé cet
-argent-là quelque part!
-
-Feu B. de La C. demeurait en tête à tête avec le garçon de
-recettes.
-
---N'est-ce pas? répétait celui-ci, n'est-ce pas? je suis innocent!
-
---Et moi? dit alors d'un ton sépulcral Rocaroc, suis-je innocent?
-
-Pesamment, effroyablement, le regard du vieux se leva du parquet,
-grimpa le long des traits du banquier, s'agriffa aux yeux durs,
-puis ce fut un corps usé qui se dressa électriquement et qui pensa
-s'abîmer dans la porte...
-
---Vous! vous! hoquetait le rescapé! Encore vous!
-
---J'ai déjà entendu ce mot, songeait l'ancien forçat. Où donc? Eh!
-parbleu! c'était le récit de la mort du conseiller Chéry...
-
---Vous! répétait l'autre! Vous! l'homme de la rue Le Regrattier!
-
---Cette fois, reprit Rocaroc, très calme, vous direz encore que
-c'est moi!
-
-Il vivait la minute la plus tragique et la plus pleine de son
-existence. Il pardonnait à son ennemi! L'ennemi qui l'avait
-déshonoré! L'ennemi qu'il avait assassiné! L'ennemi qui l'avait
-ridiculisé! Il ne voyait plus le domestique âgé et minable,
-apeuré, qui rentrait dans le mur: il retombait au plus bas de la
-Cité, dans ce cabinet de la rue Le Regrattier qu'il avait voué au
-crime et qui lui avait semblé le lieu géométrique de l'assassinat.
-Il se retrouvait, acculé par des dettes de jeu, et des dettes plus
-sales, au plus sale guet-apens, attendant, sans argent et armé,
-ce même homme qui était là, et qui devait, en ces temps reculés,
-passer très tard, à la fin de sa tournée...
-
-Et ce vieillard en pleurs aujourd'hui s'était défendu, l'avait
-étourdi, n'étant qu'à moitié mort et pas évanoui du tout lui-même,
-avait crié, ameuté...
-
-Et c'était cette souricière de rue sinistre, sans murs, sans
-allée, avec un petit parapet de chaque côté, une Seine effroyable
-et menue de décembre, et le Dépôt, à deux pas... Il n'y avait qu'à
-traverser!...
-
---Vous direz encore que c'est moi, Bélier! répéta-t-il, plus dur.
-
-L'autre, dans son coin, ne bronchait pas, ne comprenait pas: il
-tremblait...
-
-Alors, une seconde, Rocaroc trembla, lui aussi. Le nom de
-l'homme lui était remonté comme ça, automatiquement, de ce sacré
-acte d'accusation qu'on a chevillé à son corps de condamné,
-des dépositions qui se phonographient à votre cerveau et à
-votre cœur, pour les varier, du réquisitoire et de toutes les
-ignobles machines préalables d'instruction, confrontations,
-procès-verbaux...
-
---Bélier! Bélier! hurlait le directeur, intérieurement. On ne sait
-pas le nom de famille de ses garçons de bureau, de ses garçons de
-recette, de ses filles et de ses garçons, à soi! On ne voit jamais
-ses encaisseurs. Et l'on a chez soi du Shakespeare ou du D'Ennery
-sans le savoir! Mais je ne suis pas en train de blaguer.
-
---Vous direz encore que c'est moi! proféra-t-il plus bas. Mais
-je vous pardonne, ajouta-t-il très vite, un peu honteux, et au
-hasard, il conclut, fiévreux: Vous avez une fille.
-
---Je ne dis rien, murmura le pauvre homme, rien du tout. Je
-ne vous connais pas. J'ai eu mal dans le temps, j'ai très mal
-aujourd'hui, plus mal, j'ai mal deux fois. Et j'ai une fille, oui.
-Sans ça, je serais mort.
-
---Vous avez une fille, bredouilla Rocaroc. Elle a su votre...
-accident, la première... La voix du sang... Elle m'a convaincu.
-
---Ma fille! ma fille! où est ma fille? criait le garçon de
-recettes.
-
---La voici! dit le banquier, en ouvrant la petite porte, l'œil
-absent.
-
-... Quand, dans une occurrence pathétique, deux êtres chers
-s'accrochent au cou l'un de l'autre, on a le temps de se
-retourner. Cependant ce baiser donné au plus tendre des pères
-surprit et peina le directeur de l'A. M. I.
-
---Pourquoi lui et pas moi? se demanda-t-il, en dehors de toute loi
-familiale et morale...
-
-Il ne se sentait même pas de trop, en ce tableau intime. Pour un
-peu, il aurait proféré un--Ne vous gênez pas!
-
-Il laissa à la sensibilité la durée qu'il jugeait suffisante et,
-le plus simplement du monde:
-
---Et moi, vous m'oubliez! fit-il.
-
-Le regard de la jeune fille fut une conjonction d'éclairs: toutes
-les horreurs s'y peignaient, si clairement!--pour éclater et
-jaillir en reproche, en mépris, en orgueil douloureux que, pour
-la première fois peut-être, Rocaroc connut à plein et en relief
-intérieur, le dégoût de soi, la honte, le remords...
-
-Sa peine lui creusa les traits et lui mit, même, je ne sais quelle
-buée devant les yeux. Il comprenait! Il se rappelait!
-
---Vous! vous! lui! reprenait M. Bélier, de sa voix de joujou brisé.
-
-Juliette-Elisabeth, entre ses effusions, regarda un instant la
-face décomposée de son ci-devant agresseur et, d'une moue:
-
---Ne l'accable point, papa: ce n'est pas un méchant garçon!
-
-La foudre, tombant aux pieds de l'ancien forçat, et se changeant
-en gouttes de rosée, n'eût pas eu plus d'effet sur son âme
-lointaine.
-
---Ce n'est pas un méchant garçon!
-
-Cette phrase insignifiante chantait dans son cœur, en mineur et
-à la volée cependant que, sur un geste du vieux Bélier, elle
-refleurissait sur les lèvres de la fille aux yeux baissés et
-mi-clos:
-
---Ce n'est pas un méchant garçon!
-
-Le visage de Juliette-Elisabeth, son visage fermé et mort
-reflétait une complicité résignée et aimante à la fois, une
-servitude consentie, la moitié du martyre, la moitié de l'extase,
-un mysticisme d'esclavage, une communion dans la douleur née--ou à
-naître.
-
-Stupide de la sérénité subite, feu B. de La C. nouait des phrases
-peu écoutées:
-
---Oui, oui, on a reconnu mon innocence... La preuve, c'est que je
-suis ici, c'est qu'on m'a donné une grosse indemnité, que, pour
-éviter un tas d'ennuis au gouvernement, on m'a autorisé à changer
-de nom, provisoirement et pour toujours, si je veux...
-
---C'est dommage! dit doucement la jeune fille: j'aurais voulu que
-nos enfants s'appelassent Bicorne de la Cellambrie.
-
-Les yeux se rencontrèrent: ce n'était que détresse, consentement,
-délice funeste, fatalité sans épouvante.
-
-Chacun de ces êtres avait toute sa misère au corps, aux mains, en
-sueur, au front, jusque dans son souffle.
-
-Lentement, très lentement, le garçon de recettes se tourna vers
-son patron, fit mine de lever les paupières et parla:
-
---Monsieur, je ne vous reconnais pas, je ne vous connais pas. Je
-suis innocent. Ça, je le sais, c'est tout ce que je sais... La
-petite...
-
---C'est mon désir, clama violemment Rocaroc--violemment mais entre
-haut et bas,--c'est mon désir qu'elle a exprimé et je...
-
---Par grâce, patron! reprit le vieillard! par grâce! pas un mot!...
-
-Le soir tombait, un de ces soirs d'été, gras, courts et paresseux,
-qui savent ne pouvoir pas durer et qui s'en donnent leur saoul,
-bourrés de chaleur et de fatigue. De ces trois personnages, pas un
-ne songeait à faire de la lumière: tous voulaient rester dans leur
-nuit à eux, dans sa nuit à soi, quitte à avoir une aube commune
-et claire d'espoirs inconnus. Leur angoisse, leur souvenir,
-l'obscurité, tout tourna à une tendresse sourde, aveugle, et
-lourde, à une fraternité au cœur secret de l'existence affreuse,
-de ses luttes, de sa déchéance sans fond. Ces adversaires
-irréductibles ne se mesuraient plus; ne se menaçaient plus: ils
-se fondaient dans une ténèbre grise, dans une paix prometteuse de
-néant.
-
-Tout à coup, un petit bruit fendit à peine le silence: la jeune
-fille fondait en larmes.
-
-Alors les trois spectres se collèrent un peu plus l'un à l'autre:
-les deux hommes pleuraient, pleuraient, pleuraient--comme des
-hommes...
-
-
-
-
-CHAPITRE XII
-
-UN LIVRE QUI FINIT BIEN
-
-
- _Rocaroc à Capucino._
-
- Mon cher Directeur,
-
-Comme c'est bête! Je retrouve, sur ma table, la lettre que je
-devais vous envoyer, il y a huit jours, et un gabarit que je ne
-vous enverrai pas, parce qu'il n'a plus aucun intérêt. Les lignes
-qui suivent n'en ont guère plus mais c'est un _post-scriptum_
-aimable et qui vous manquerait.
-
-Car je crois qu'il lèvera vos derniers scrupules et qu'il vous
-ramènera près de nous.
-
-Je dis _nous_ car je me range, je me marie. J'épouse... mais
-vous l'avez deviné, n'est-ce pas? j'épouse la fille de la
-pseudo-victime d'un certain B. de La C. que nous avons connu et
-qui, je le sais de fraîche date, était absolument innocent--et
-l'est encore, au reste. Mariage d'amour. C'est, matériellement,
-quelque chose dans le goût du _Cid_ et si vous avez, parmi vos
-pensionnaires, une sorte de Corneille... Mais nous ne vous
-demandons que de nous joindre au plus tôt. Ma fiancée est
-charmante, intelligente, résolue, d'une sensibilité ardente et
-réfléchie, guerrière--et sœur de charité. J'espère cependant
-qu'elle me donnera des enfants--pas trop--dont vous serez le
-parrain, en partie. Le premier est retenu--vous m'excuserez--par
-mon cousin, mon ex-cousin, le ministre. Vous m'excuserez d'autant
-plus qu'il l'adoptera, cet enfant, pour qu'il y ait encore
-d'authentiques Bicorne de La Cellambrie. Orgueil de famille. Mais
-il y en aura encore: orgueil d'homme jeune encore.
-
-Je ne vous ferai pas le détail des émotions qui m'ont assailli ces
-jours-ci: vous êtes encore fonctionnaire: on peut décacheter vos
-lettres. Mais on va se revoir bientôt et ne plus se quitter: vous
-en entendrez de drôles et de pires--à en crever.
-
-J'aurais peut-être dû attendre votre retour: vous étiez mon
-témoin-né. Mais la nature ne me permet pas de patience. Lorsque,
-à trente-quatre ans, on a laissé parler la nature plus que le
-sentiment... je n'insiste pas... depuis douze ans... Passons!
-
-Ajouterai-je que les commentaires les plus flatteurs ont entouré
-mon portrait, en médaillon, dans tous les journaux de Paris, de
-la province et de l'étranger? On m'a prêté de l'héroïsme, de la
-grandeur d'âme, du tolstoïsme parce que j'épousais la fille d'un
-de mes garçons de recettes qui s'était laissé entôler!
-
-Il est vrai que j'ai été bon avec ce nouveau parent et cet ancien
-serviteur mais, hélas! je ne pourrai le garder auprès de moi,
-auprès de nous: il a l'esprit qui travaille, qui travaille mal.
-
-Il battra la campagne aux champs: je viens de lui acheter une
-brave petite propriété dans l'Ardèche, avec deux domestiques sûrs,
-anciens gardiens de Charenton: il sera très très heureux.
-
-J'oubliais de vous dire que, en raison des nouvelles charges qui
-m'incombent, du fait de mon mariage, je vais m'occuper du meurtre
-des usuriers par les fils de famille, agents, rabatteurs--et
-inversement: c'est modeste mais, je l'espère, assez rémunérateur.
-
-Mais ne parlons plus affaires.
-
-Ce matin, très tôt, pour chasser certaines vapeurs, je me suis
-fait mener dans des quartiers perdus. J'ai quitté mon auto devant
-le monument de Barye. J'ai pris, à pied, la rue Saint-Louis
-en l'Ile, j'ai à peine regardé la rue Le Regrattier, j'ai vu
-avec peine que c'était mal tenu et j'ai continué ma route de
-bourgeois. Le soleil commençait à peine à vouloir se faire
-méchant. Des bateaux paresseux s'étendaient sur une Seine à
-griselis alanguis. J'allais toujours. Je passai sur une placette
-où, pour faire oublier l'Hôtel-Dieu tout proche, on vendait des
-fleurs; en pots, en gerbes, en terreau, à vous éblouir, à vous
-empoisonner. Je me courbai sous une espèce de souricière en
-bois--et, soudain, je me trouvai devant la Conciergerie, oui la
-Conciergerie! les Tours pointues (car elles sont trois). Je fermai
-les yeux et les rouvris. Je regardai. Les grilles des fenêtres
-ne gardaient que des lettres égayées de timbres clairs; un chat
-noir et blanc se lissait entre deux barreaux: il n'y avait ni
-gardes ni prisonniers: de la paix, du sommeil. Je jurai, du fond
-de mon âme, (mais d'une âme riante), que ce local ne me reverrait
-pas et je regardai en face: j'eus un cri de joie. En raison des
-travaux du Métro, le pont, la chaussée, le trottoir même de la
-prison n'étaient que roses, anémones, œillets, pivoines, une flore
-inouïe, discrètement odorante, d'un éclat, d'une douceur, d'une
-sérénité à mourir de douceur: je n'hésitai pas, j'achetai tout,
-tout: c'était la rançon de mes cachots, de mes ténèbres de cœur
-et d'âme, c'était l'avenir en bourgeons, en fleurs, c'était de la
-béatitude laborieuse et parfumée, c'était du soleil pris au jeune
-soleil qui se mirait dans ces feuilles et ces corolles et qui se
-faisait beau pour elles...
-
-Et, quand, dans ma hâte de mettre le soleil, les fleurs, l'avenir
-et mon âme apaisée aux pieds de ma grave fiancée, je regagnai le
-Paris des honnêtes gens, par le Pont-Neuf, je m'aperçus, à une
-nuance de son geste d'accueil et de son sourire, que le bon roi
-Henri et moi, nous étions une paire d'amis.
-
- _31 juillet._
-
- ROCAROC.
-
-
-THE END
-
-
-
-
-TABLE
-
-
- DÉDICACE.
-
- I. Un livre qui commence bien 9
-
- II. Une proposition moins inacceptable qu'inattendue 79
-
- III. Paris! 95
-
- IV. Le dernier endroit où l'on cause 125
-
- V. Une crémaillère de pendables et de pendus 147
-
- VI. Une circulaire 161
-
- VII. Au rapport 167
-
- VIII. Chez Machin's et ailleurs 183
-
- IX. La séance continue 203
-
- IX. (_Annexe._) Louis-Napoléon Solsequin 219
-
- X. Penthésilée 245
-
- XI. Justice immanente 261
-
- XII. Un livre qui finit bien 277
-
-
-1641.--Imp. KAPP, 20, rue de Condé, Paris.
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's Le forçat honoraire, by Ernest La Jeunesse
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FORÇAT HONORAIRE ***
-
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-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
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-and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
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-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
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+The Project Gutenberg EBook of Le forçat honoraire, by Ernest La Jeunesse
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+with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
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+Title: Le forçat honoraire
+ roman immoral
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+Author: Ernest La Jeunesse
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+Release Date: September 8, 2018 [EBook #57866]
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+Language: French
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+Character set encoding: UTF-8
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+Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online
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+_Le Forçat honoraire_
+
+
+
+
+_DU MÊME AUTEUR_
+
+
+ Les Nuits, les Ennuis et les Ames de nos plus notoires Contemporains.
+
+ L'Imitation de notre Maître Napoléon.
+
+ L'Holocauste, roman.
+
+ L'Inimitable, roman.
+
+ Demi-Volupté, roman.
+
+ Sérénissime, roman.
+
+ L'Huis-clos malgré lui, un acte.
+
+ Cinq ans chez les Sauvages.
+
+ Le Boulevard, roman.
+
+
+_Pour paraître prochainement_:
+
+ Le Fossé de Bethléem.
+
+ Les Ruines, quatre actes.
+
+ L'Épée au fourreau, roman militaire.
+
+ La Dynastie, quatre actes.
+
+ Le Misanthrope à la terrasse, trois actes en vers.
+
+ Oraisons funèbres et autres, sonnets.
+
+ Servedieu, roman.
+
+ Rocaroc, homme politique, roman.
+
+ Mémoires du comte X...
+
+ Napoléon intégral.
+
+
+_Published 24 Aug. 1907._
+
+_Privilege of copyright in the United States reserved under the
+Act approved Aug. 1907, by Ernest La Jeunesse._
+
+
+
+
+ ERNEST LA JEUNESSE
+
+ _Le Forçat
+ honoraire_
+
+ ROMAN IMMORAL
+
+ PARIS
+
+ J. BOSC ET Cie, ÉDITEURS
+
+ 38, CHAUSSÉE D'ANTIN, 38
+
+ 1907
+
+ _Tous droits réservés_
+
+
+
+
+IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE DOUZE EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE, TOUS
+NUMÉROTÉS
+
+
+
+
+DÉDICACE
+
+
+_En vous offrant, mon cher Henri Prost, ce_ roman immoral, _je
+crois faire mieux que remplir un devoir de cœur et consacrer une
+fraternité de pensée, d'aspiration et d'espoir: je crois accomplir
+un devoir--sans plus. Je ne prétends point vous prémunir contre
+les aigrefins, meurtriers ou escrocs: vous les connaissez mieux
+que moi, quelle que soit ma science expérimentée. Et vous êtes si
+loin...!_
+
+_Mais vous représentez la_ Société, _en mieux, avec de la culture,
+de la bonté et de la délicatesse_.
+
+_Cette_ Société, _depuis quelques années, se donne du bon temps.
+Après s'être passionnée pour le_ monde,--son _monde_!--_traduit
+par Paul Bourget, en jargon, et par Georges Ohnet à la barre de
+la petite bourgeoisie, elle s'était laissé mener un instant, en
+barque, au soleil de minuit par MM. Ibsen et Björnson, avait suivi
+M. d'Annunzio dans des carrières d'étoiles et des ciels de marbre,
+et mordu un tantinet au bois de la vraie croix, trempé par M.
+Sienkiewicz dans les glaces et le sang de la défunte Pologne. Puis
+elle revint--ladite Société--à son vomissement, à son ambition:
+j'ai nommé le crime, dol, viol, vol, à ces histoires de brigands
+qui berçaient de cauchemars pittoresques son lit infini d'enfance.
+... Toutefois, dame! elle avait grandi et vieilli, la Société!_
+
+_Quand on est petit, on tire au sort: ceux qui sortent les
+premiers, dans la_ botte, _comme on dit à l'École polytechnique,
+ne veulent pas de la botte (défunte, hélas!) du gendarme. On
+joue_ au voleur: _il s'agit d'être voleur--au choix. Les perdants
+sont agents de la Force et du Droit: d'ailleurs n'est-ce pas
+logique? M. de La Palisse, qui fut précoce, l'aurait déclaré dès
+ses plus jeunes ans: «Les voleurs ont le pas sur les sergents de
+ville puisque ceux-là sont sur les talons de ceux-ci--quand ils y
+sont._»
+
+_Quand ils y sont! Parole grande et sage! Quand ils y sont!_
+
+_Mais tu as engraissé, vieille Société: tu ne veux plus courir
+et, tout de même, tu as un vague reflet, un trouble relent de
+ta canaillerie native et de la soif d'aventures de tes dix ans:
+tu veux, pour bien te réjouir et te frapper, de beaux récits
+bien sanglants, bien mystérieux, te repaître de la chair et de
+l'esprit des scélérats les plus terribles, pénétrer dans les
+cavernes et les laboratoires d'enfer--à la condition de savoir
+un policier--pardon! un détective!--plus fort que les plus
+forts assassins, toujours invisible, toujours armé, nourri de
+Taine et de Gaboriau et venant à son heure (l'heure du crime a
+changé depuis M. de Florian) mettre la main au collet du coquin
+triomphant ou plutôt le faire crever, tué par ses machinations
+mêmes!_
+
+_Ouf! tu respires, Société! Et dire que tu as été sur le
+point de tourner mal, toi aussi, à la lecture, et de verser
+dans le forfait--histoire de faire fortune et d'avoir du
+génie. Heureusement, les canailles sont démasquées et punies!
+Heureusement, tu as dans ton camp_--«le Camp des bourgeois»--_des
+auxiliaires de premier plan, des âmes tapies dans des ombres
+agissantes, des détectives demi-dieux_.
+
+_Où sont-ils?_
+
+_Oui, oui, estimable Société, les méchants finissent toujours
+mal. Stendhal, pleurnichant et souriant à la fois, a fait, par
+blague, guillotiner Julien Sorel; Eugène Sue a empoisonné Rodin;
+le vicomte Ponson du Terrail a tué, ressuscité et retué Rocambole,
+en sanglotant; Raffles meurt en héros pour sa patrie anglaise,
+au Transvaal; Arsène Lupin... Mais je dois avouer, à ma honte et
+à mon ami Maurice Leblanc que je ne connais pas Arsène Lupin: je
+n'ai pas reçu le volume._
+
+_Mais tout cela, Société, c'est de la littérature. Je reviens à
+ma question, à la question: où sont tes mouchards--grâce! tes
+détectives!--surhommes et si humains, devins et farce, commis
+voyageurs en filatures, tes soutiens, enfin, les colonnes de ton
+temple? Où sont-ils? Nomme-les!_
+
+_Permets-moi de te répondre. Ce sont des troupes, des élites,
+des_ crackes _«sur le papier», ce sont des bonshommes en papier,
+ce sont des «chiures d'encre». Interroge ta mémoire: cherche le
+nom d'un_ limier _de vitrail! Tu trouveras de braves et héroïques
+sous-brigadiers assassinés, des victimes du devoir authentiques,
+des inspecteurs principaux qui, deci delà, ont su arracher
+prestement les boutons de culotte d'un prisonnier difficile à
+garder, des commissaires-adjoints qui eurent une chance sur cent,
+des chefs de la Sûreté qui ont signé des Mémoires. Il y a ce
+forçat traître, vantard, escroc, sous-maître chanteur de Vidocq.
+Il y a ce Joseph Prudhomme de Canler qui, accompagnant au pied de
+l'échafaud un brave jeune homme jaloux qui aurait été acquitté
+aujourd'hui avec des larmes, (il n'avait tué que sa maîtresse)
+dit à ce brave jeune homme qui lui demande de l'embrasser (c'est
+Canler qui l'a fait avouer)_:
+
+--_Pas ici, malheureux!_
+
+_et qui lui fait serment de l'embrasser, sans tête, dans un monde
+meilleur!_
+
+_C'est l'inépuisable M. Claude qui dépèce Troppmann en dix tomes,
+c'est M. Macé qui... qui... Mais je ne veux pas prolonger une
+énumération sans gloire._
+
+_Société, je ne veux pas te rassurer, je veux t'éclairer. Tu n'es
+pas défendue et tu ne te défends pas. Tu t'endors sur des contes
+bourgeoisants et subtils,--et c'est si doux de dormir!_
+
+ Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,
+
+_mais la fraude emplit tous les journaux,--et ce n'est qu'une
+fraude bien déterminée. Je ne prétends pas, Société, à l'honneur
+de t'avoir mis en garde; je ne te dois rien. Je tiens seulement à
+faire pour toi ce que fit pour son siècle cet ivrogne de Nicolas
+Machiavel lorsqu'il lui donna son_ Prince. _Les époques n'ont que
+les_ Prince _et les Machiavel qu'elles méritent. Ce n'est pas
+ma faute si j'ai publié, il y a dix ans passés, l'_Imitation de
+Notre Maître Napoléon _et si, aujourd'hui, je passe la plume à
+un forçat, un authentique forçat assassin et pis, qui, au reste,
+n'est pas des plus intelligents: tu n'avais qu'à m'écouter et à
+me suivre, Société, quand je te prêchais l'héroïsme et la beauté.
+Je déclare, d'ailleurs, que je décline toute complicité dans les
+forfaits qui suivent et leur narration enjouée et cynique. «Je
+rends au public ce qu'il m'a prêté» sol à sol, déchet par déchet._
+
+_J'ai conscience d'avoir écrit un livre vrai, qui n'est pas de
+moi;_
+
+_mais de toi--et à toi, Société._
+
+_Si, d'aventure, tu es trop effrayée, va chercher--chez les
+libraires--tes flics et tes gendarmes de cabinet. Ou dis-toi que
+moi, aussi, je fais de la littérature._
+
+_Et maintenant, mon cher Henri Prost, revenons aux doux émules des
+héros de Plutarque, ces hommes du tribunal révolutionnaire qui
+avaient le courage de couper le cou de Lavoisier parce que cet
+homme de génie s'était bassement permis d'être fermier-général--et
+cette bonne bête de Fouquier-Tinville qui, dans son rêve d'assurer
+le bien-être à tous, avait fauché des têtes comme des épis, et
+qui, sur l'échafaud, voulait encore donner du pain au pauvre
+monde..._
+
+ 4 Août 1907.
+
+
+
+
+_Le Forçat honoraire_
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+UN LIVRE QUI COMMENCE BIEN.
+
+
+ _Cayenne, le 24 octobre 190..._
+
+Ce pauvre Chéry n'a vraiment pas de chance. On l'a guillotiné ce
+matin.
+
+Mes malheurs ne me permettent point de me poser en adversaire
+irréductible de la peine de mort: je l'ai encourue, sinon méritée,
+et je connais, par expérience, le vent frais du couperet dans la
+torride horreur d'un cauchemar cloîtré.
+
+D'autre part, au bagne, nous manquons de distractions: une
+exécution capitale, même et surtout dans la posture où nous y
+assistons, genou en terre et sous la menace du feu de la chiourme,
+c'est un spectacle et une émotion.
+
+On sent profondément ce que vaut la vie--et c'est quelque chose.
+
+Pourtant je n'ai pu me défendre d'un frisson et d'un gros regret
+qui ressemblait à du chagrin.
+
+C'est que le nº 67486 (Paul-Irénée-Amable Chéry) était, en toute
+conscience, un _numéro_. Je ne l'ai pas connu en liberté et
+j'imagine mal son personnage en barbe, cheveux, splendeur et
+habits bourgeois. Lorsqu'il fut reçu à notre cercle, la faux
+pénitentiaire--_vulgô_ tondeuse et rasoir--la faux pénitentiaire,
+donc, avait fait son œuvre et, sous une livrée d'emprunt qu'on
+ne songeait pas à lui réclamer, trop à son aise dans des sabots
+criards, il avait cet air un peu hébété de se voir là (et on
+ne se voit qu'au miroir de son âme) qu'on prend au vestiaire
+des pénitenciers. Sa seule élégance tenait à une chaîne un peu
+bruyante et à un bracelet large,--à son pied. Cet ex-citoyen
+avait eu des affaires d'honneur avec ses gardiens et, d'emblée,
+montait aux cellules. C'est ainsi que nous pûmes causer. Je ne
+veux pas me rappeler la peccadille qui me livrait aux rigueurs
+disciplinaires: je suis un condamné sérieux, important, si j'ose
+dire, et je rougis d'avoir pu occasionner quelque scandale sur
+ce qu'on est convenu d'appeler un chantier. Mettons tout sur le
+compte de l'ivresse. Quoi qu'il en soit, j'étais là, j'étais en
+train d'être paré _pour le bal_ ou, si vous le préférez, d'être
+ferré lorsque, plutôt poussé que guidé, imperturbable cependant
+et dédaigneusement hilare, Chéry s'offrit, de trois quarts, à nos
+yeux. Du coup, nous nous reconnûmes. Nous ne nous étions jamais
+vus, mais nous étions du même monde, de la même espèce et nous
+eussions fait deux copains, pour employer l'horrible argot de la
+Capitale, si la fatalité n'avait pas voulu nous réduire à l'état
+de frères. Le règlement obligeait le nº 67486 à rendre les chaînes
+dont il était dépositaire au département de la Marine, moyennant
+quoi l'administration pénitentiaire consentait à lui offrir
+d'autres chaînes, identiques (à la vérité) mais dûment matriculées
+à ses armes, chiffre et marques particulières. La méticulosité
+de nos bourreaux nous permit de nous observer et même d'échanger
+des clignements de paupières qui répondaient, non sans éloquence
+et avec quelque distinction, à des interrogations tacites. Nous
+nous lisions sur la face l'un de l'autre et, dans nos rides et
+ravines précoces, nous retrouvions des souvenirs communs et rares:
+diplômes, voluptés, dégoûts et tentations; nous déchiffrions, aux
+plis de nos lèvres et aux brides de nos yeux les étapes de nos
+chutes, de nos cynismes, la valeur de notre résignation et de
+notre repentir, cependant que la rapide et courte flamme de notre
+regard nous rassurait l'un l'autre sur notre intelligence et notre
+énergie...
+
+Pourquoi faut-il que tout cela soit du passé et la matière d'un
+éloge funèbre? Allons! on ne sait pas ce qu'on peut devenir et se
+rappeler, c'est rêver, en mieux! Rêvons... Rappelons-nous...
+
+Je me retrouve dans mon cachot, déjà attendri, amolli par la
+température suffocante. Je songe aux _in-pace_ de jadis, sous
+terre, très loin... Il devait y faire frais... Une cellule, au
+cinquième étage, sans air, sans lumière, ça ressemble à une
+chambre de bonne. Heureusement pour le pittoresque, il y a la
+chaîne, mais on ne la voit pas: on la sent qui pèse, qui gratte,
+qui grelotte dans la chaleur. Cette obscurité absolue... admettons
+qu'elle nous apporte la bonne nuit. Imaginons que nous dormons
+simplement, franchement, mais quoi? on ne peut être seul nulle
+part, même ici! Des coups, méthodiquement espacés, se font
+percevoir à la cloison. C'est,--on ne l'ignore pas,--la manière
+de converser en prison, la seule ou à peu près. Encore une brute,
+une crapule qui a besoin de faire la causette! Ne comptez pas sur
+moi mon cher! Écoutons, après tout, puisqu'il n'y a pas moyen de
+faire autrement. Un, deux, trois... onze, douze... vingt-trois...
+Tiens! tiens! c'est plus intéressant: je ne méritais pas cette
+aubaine. Mon voisin d'appartement se fait connaître, reconnaître,
+se nomme. Nous avons été ensemble, il y a un instant, à la peine,
+à l'honneur. Il me gourmande de ne l'avoir pas entendu monter et
+_boucler_ derrière moi. Serais-je égoïste ou seulement de ces gens
+légers et impulsifs qui appartiennent tout entiers à leurs propres
+petits déboires?
+
+Il continue son discours, son monologue. Décidément, il sait
+fort bien parler, du bout des doigts--et il a les doigts très
+robustes. On croirait qu'ils entrent dans la pierre et je défie
+les gardiens d'entendre: c'est du beau travail.
+
+Résumons ses confidences, en en supprimant, faute de place, nombre
+de détails d'humour, d'ironie et de charme mélancolique (j'ai peu
+de papier à moi, dans ce bureau de la chiourme).
+
+Fils d'un conseiller référendaire à la Cour des Comptes, Paul
+Chéry avait puisé dès le berceau, dans l'exemple, les propos
+et la contemplation de M. Sosthène-Napoléon-Ludovic Chéry (du
+Petit-Quevilly), son père, le goût ardent de la fainéantise et
+le pire dédain de l'humanité. Sous-admissible à Saint-Cyr, il
+négligea de se présenter aux examens oraux du premier degré
+parce que, avant d'arriver au manège de l'École militaire où
+l'attendaient ses examinateurs, il fit la découverte d'un nid de
+maisons hospitalières, dans un passage de l'avenue La Bourdonnais,
+et que, soit terreur de la colère familiale, soit insouciance et
+recherche du plaisir facile, il ne sortit d'une de ces maisons
+que pour entrer dans une autre et ainsi, si j'ose dire, de suite,
+un peu client qui ne paie point, un peu garçon qui ne se fait
+pas payer, partout nourri, partout content et méritant, d'un
+suffrage unanime, chaleureux et jaloux, le nom qu'il tient de ses
+parents assez respectueux d'eux-mêmes pour oublier de cueillir
+les mêmes justifications d'armoiries--et ces tristes lauriers!
+Ces parents, d'ailleurs, perdent la trace de Paul-Amable. Il ne
+la vont point chercher dans les établissements louches, bars
+de nuit et autres bouchons de Grenelle, Javel, Montrouge et
+Montparnasse. Ils n'auront jamais l'orgueil d'apprendre qu'il a
+illustré leur patronyme sous la forme de _Le Chéri de Gambetta_
+pour huit coups de couteau qu'il a échangés dans l'avenue de
+ce nom contre trois coups mortels de revolver. Mais, un jour,
+mon malheureux ami, désœuvré et attendant trop longuement une
+délicieuse maîtresse vendue et emballée, notre malheureux ami,
+donc, a l'idée d'ouvrir le journal _Le Journal_. Un mot jaillit
+des lèvres de Chéry, mot dont je laisse, avec l'histoire, la
+responsabilité au maréchal de camp vicomte Cambronne. Chéry vient
+de lire le récit de l'exécution, à Laghouat, de son frère aîné
+Camille-Antonin-Louis-Silvère Chéry, fusilier à la 11e compagnie
+de discipline.
+
+Mais ici je laisse la parole à Paul Chéry.
+
+Quand je dis la parole, j'exagère et je crains que son récit ne
+paraisse froid et banal.
+
+Qu'on se rappelle qu'il fut non tambouriné mais creusé lettre à
+lettre--et combien d'efforts pour chaque lettre!--dans un mur
+de cachot, que je le compris péniblement, atrocement, scandé
+d'un double frisson de nos chaînes de fer et qu'il se grava
+profondément en moi, à la manière noire.
+
+La dernière fois que j'avais vu mon frère, il était maréchal des
+logis aux houzards, très vain de son galon, de son uniforme, de
+sa moustache de vingt ans et demi, de tout, quoi! Il se destinait,
+d'office, aux plus hauts emplois militaires, galopait, en pensée,
+à travers les écoles, les exploits et les grades, s'accordait,
+d'avance, des blessures avantageuses, au choix et des citations
+à l'ordre de l'armée--comme s'il en pleuvait des canons!--Et,
+immédiatement, le mot que j'avais étouffé en apprenant sa fin,
+me remonta, si j'ose dire, aux lèvres,--pieusement. C'est que
+c'était son _mot_, à lui, ce qu'on eût appelé son _cri_, aux temps
+lointains de l'héraldique. Il le prononçait à tout bout de champ,
+avec une mâle, juvénile et martiale fierté qui me frappa fortement
+mais qui m'expliqua sans retard son malheur et sa chute. Il avait
+employé ce mot à contre-sens. De fait, une enquête rapide--nous
+autres, dans la pègre, on a vite tous les éléments d'information
+sous la main, car le monde est petit et il y a peu d'_hommes_--me
+convainquit de ma douloureuse perspicacité. Une première
+explosion à l'adresse d'un gradé sans importance, une autre, plus
+rebondissante, une troisième, en jet et en cataracte, avaient
+mené mon malheureux frère de la prison à Biribi, en passant par
+la cassation. Il avait emporté en Afrique son mot avec lui, et,
+de silo en crapaudine, de tombeau en tourniquet, savamment agacé
+et conduit à illustrer l'interjection de coups de poing et d'un
+«coup-lancé» de fusil à baïonnette, il venait de compliquer son
+cas, déjà désespéré, en inondant de cet inépuisable mot les
+membres du conseil de guerre et jusques à son avocat qui plaidait
+la monomanie et l'irresponsabilité... Je fus irrité, non de son
+trépas qui avait été héroïque et décent, (à part l'affectation
+de répéter son mot à tout venant et de le remâcher jusqu'au coup
+de grâce), mais de l'attitude un peu trop romaine que mon père
+s'était permise à cette occasion.
+
+Le bon vieillard avait insisté pour faire fusiller son fils!
+On lui tressa, dans une certaine presse, des couronnes à peine
+mortuaires. On reproduisait sa lettre au Président de la
+République: «_En vous suppliant, Monsieur le Président, de laisser
+la justice suivre son cours régulier, je crois faire mon devoir
+de père et de magistrat. La trop juste condamnation qui frappe un
+fils dégénéré ne saurait m'atteindre: la honte ne remonte pas.
+J'ai la dernière satisfaction de savoir que celui qui porte encore
+mon nom n'attend pas le châtiment d'une faute contre l'honneur.
+Mais le crime contre la discipline est inexpiable et tout le sang
+des miens ne le laverait point. Je regrette que ma femme soit
+morte: elle se joindrait à moi, dans cette démarche raisonnée,
+pour réclamer un supplice qui nous vengera de l'injure faite à
+notre caractère et à notre exemple._»
+
+Tu dois être étonné de m'entendre me souvenir de ce fatras: j'ai
+mes raisons pour ça. _Primo_, je ne pus le digérer, ensuite, tu
+vas voir...
+
+... Si ces mots que j'écris sous l'empire de la plus vive horreur
+et du pire chagrin avaient des prétentions à la publicité, je me
+permettrais ici, soit digression, soit parenthèse, une longue
+pause, pour indiquer que ce jour-là, notre entretien n'alla point
+plus en avant.
+
+On se fait[1], de l'autre côté de la geôle, des idées fausses
+sur le silence du bagne. Il est aussi rigoureux que son nom
+l'indique,--au moins de nuit. Rien, dans l'opaque ténèbre du
+cachot, ne nous avertit de la tombée du soir que le bruit plus
+lourd et plus angoissant des mots cognés lettre à lettre--et à
+combien de coups par lettre!--contre les parois de nos niches.
+On entend crier les verrous. On a peur des gardiens qui n'aiment
+pas à se déranger pour rien. L'insomnie déroule ses cauchemars.
+Le passé, le présent, l'impossible avenir prennent des figures
+de bêtes monstrueuses et enchaînées--comme nous. Nos estomacs
+ressemblent à nos consciences, en admettant que ça existe. Tout
+ce qui est bas et mauvais grouille autour de notre accablement
+et nous n'avons même pas le courage de lever nos fers contre les
+spectres intimes. C'est en cellule, vraiment, que j'ai pesé la
+vanité du crime et que j'ai senti, quoique nous en ayons, que nous
+ne valions pas mieux que les saints et les martyrs vertueux,--en
+fait de force de résistance, bien entendu. On a, sur le mauvais
+pavé qui nous sert de couche, des endolorissements d'enfant, la
+persuasion qu'on est ferré à tout jamais, que l'évasion est un
+rêve--et l'on ne peut pas rêver--et que la dernière étoile du ciel
+absent s'est étalée, pour n'en plus bouger, sur l'uniforme de la
+chiourme...
+
+[Note 1: _On_, c'est M. Jacques Dhur (1907).]
+
+Je laissai donc dormir, jusqu'à l'aube lointaine, les rouges
+confidences de l'infortuné Chéry. Je ne suis pas d'humeur à
+rechercher, maintenant qu'il dort son dernier sommeil, si mon
+nouveau compagnon me donna des nouvelles de sa nuit et de son
+repos. Nous nous occupons peu, à vrai dire, du temps qui fuit et
+qui fuit si lentement! Nos souvenirs sont plus agréables, plus
+riches. Ça meuble.
+
+--Tu comprends, continua le nº 67486, que l'attitude de mon père
+lui concilia les faveurs des pouvoirs publics et les fleurs les
+plus rares de la publicité. On burina ses traits sur le zinc des
+journaux quotidiens, cependant que son ministre l'élevait au
+grade de commandeur de l'ordre national de la Légion d'honneur.
+De l'instant où j'appris ce dernier outrage à la mémoire de
+mon frère, je pris la résolution formelle d'étrangler l'auteur
+démissionnaire de nos jours à l'aide de sa cravate neuve. «La
+honte ne remonte pas!» Rien qu'à me rappeler cette phrase!......
+
+«Mais, pardon, interrompit-il, je ne vous connais pas: je vous
+étonne et vous scandalise peut-être. Pour quelle cause êtes-vous
+ici?
+
+--Tentative d'assassinat avec préméditation et guet-apens,
+répondis-je doucement, faux et usage de faux en écriture de
+commerce, mais c'est un malheureux concours de circonstances...
+
+--Bien! poursuivit Chéry: je puis te raconter la chose. Tu ne te
+révolteras pas. Ma sentence était entachée de colère. Si j'avais
+raisonné largement, je n'aurais pas condamné un magistrat,
+ambitieux et vieilli, avec toute la rigueur et toute la morale
+naturelle et logique du réfractaire que j'étais. Je me serais
+repris peut-être si une futile coïncidence n'avait précipité
+notre destinée. D'un cambriolage dans la banlieue, des amis à
+moi avaient rapporté, entre autres objets, une vieille croix
+de commandeur avec son ruban et son agrafe. Ils me l'avaient
+donnée, sans cérémonie, un peu parce que le bibelot m'amusait,
+un peu parce qu'il était de mauvaise défaite. Cette cravate
+s'associa naturellement dans mon esprit au souvenir pressant
+du col paternel. Je m'en amusai les doigts toute la journée, en
+regrettant de n'avoir pas autre chose sous la main. Je ressassais
+mes anciennes années et les instants, un à un, qui piquaient droit
+dans ma mémoire. C'était une chanson monotone et précise qui me
+criait la sécheresse de cœur, l'étroitesse d'esprit, l'égoïsme
+hypocrite et poli du juge dont, à son insu, j'examinais le
+pourvoi. Peu à peu, je discernai des scélératesses éclatantes dont
+je n'avais pas pris souci et je ne fus plus capable d'imaginer
+la société dans son horreur foncière qu'à travers l'image
+représentative de M. Chéry du Petit-Quevilly. Celui-là, je le
+tenais. J'avais charge d'âme.
+
+... Et, au seuil de la nuit, lorsque je me dirigeai vers une
+maison--que je connaissais bien--de la rue de l'Université,
+j'avais la conviction d'aller faire--simplement--un pâle exemple
+et une timide manifestation.
+
+Il y avait de la lumière.
+
+Je fus ravi, par avance, de ne pas trop effrayer le bon vieillard
+et de lui épargner un réveil en musique. Mon nom, jeté au
+concierge, le laissa dans son lit. Je montai, sans ascenseur,
+longtemps, parce que le conseiller se contentait, austèrement,
+d'un luxueux cinquième étage, comme un saint. Une pauvre petite
+fausse clef ouvrit miraculeusement la porte de l'appartement.
+
+Une minute après, j'étais en face de mon client. J'avais
+traversé l'antichambre à pas étouffés, par habitude et,
+professionnellement, tourné le bouton _en douce_. J'arrivai
+donc en gentil mystère et ne m'étonnai qu'à moitié de l'effroi
+surhumain qui se peignit, se grava, se convulsionna sur et dans
+le visage de l'individu en question lorsqu'il m'aperçut, pâle et
+grave.
+
+--Toi! toi! râla-t-il!--et quand je dis _râler_!...
+
+C'était un beuglement sourd et blanc, un hurlement vide, un
+sifflement de serpent-fantôme, une sueur crachée et crissante...
+
+--Toi! toi! reprit-il. Encore toi! Mais, ce soir, tu n'es pas en
+tenue!
+
+Je suis d'attaque, mais je te jure que je n'y coupai point
+d'un léger frisson. Je comprenais! Monsieur était sujet à des
+hallucinations, à des cauchemars! Mon frère mort _revenait_! Je ne
+crois ni aux apparitions, ni aux remords, mais ce n'est pas une
+raison pour en dégoûter les autres, et cette hantise me vengeait
+un peu de la lettre du personnage! D'autre part, il y avait
+toujours eu une extrême ressemblance entre mon frère et moi, côté
+de notre mère (heureusement), et, depuis le temps que le citoyen
+ne nous avait vus, l'un et l'autre, il avait pu brouiller dans
+son indifférence, d'abord, dans sa haine et sa terreur, ensuite,
+les traits soi-disant adorés de sa triste progéniture. Je sentis
+un indéfinissable dépit en me demandant--si vite!--pourquoi
+le fusillé ne m'apparaissait pas à moi qui l'avais aimé et ne
+sortait du ciel ou du néant que pour troubler de sa présence
+les nuits d'un peu intéressant _gentleman_. J'eus même--et j'en
+rougis--la tentation d'abandonner mon père à sa torture méritée
+et perpétuelle, plus aigre que la mort. Mais la plainte de cet
+étrange veilleur me fatigua. Il répétait:
+
+--Toi! toi! Encore toi!
+
+Comme s'il n'avait jamais eu autre chose à dire et m'infligeait
+le dégoût de l'oiseau de proie et l'ennui du perroquet. Enfin, il
+abolit ma patience en présentant les signes les plus évidents de
+l'aliénation mentale.
+
+--Toi! reprit-il encore! On ne sait donc plus arquebuser en
+France! En Algérie, même! Je vais écrire au ministre de la Guerre!
+
+Je fus humilié, pour l'honneur de la famille, de cette aberration
+et de cette déchéance.
+
+--Monsieur, prononçai-je aimablement, non sans travestir un peu le
+timbre de ma voix, je ne suis pas ce que vous croyez. Je fais la
+part du surmenage, mais la vérité...
+
+--Ce n'est pas toi! ce n'est pas toi! hoqueta la loque, mais alors
+pourquoi lui ressembles-tu? Et qui es-tu? Qui es-tu?...
+
+J'observai que, dans son délire, il commençait à recouvrer
+vaguement de la raison et je ne sais quel ironique espoir.
+
+--Pourquoi me tutoyez-vous? fis-je. Il me semble--et j'étais
+sincère--que je ne vous suis de rien, Monsieur! Vous lisiez, à
+cette heure! Permettez que je voie! Oh! oh! les _Vies parallèles_
+de Plutarque. Eh! eh! vous êtes sur le vieux Brutus! Vous dérogez,
+Monsieur le conseiller! Plutarque, un juge de paix! Brutus! un
+consul! Mais vous n'avez encore condamné qu'un seul de vos fils,
+citoyen! Ne vous en reste-t-il pas un autre? Sacrifiez-le, que
+diable! avant de continuer!
+
+Il me regarda anxieusement, réfléchit, s'essuya le front et dit:
+
+--Monsieur, puisque Monsieur il y a, comment êtes-vous entré ici?
+
+Il s'arrêta, puis, d'un ton chantant et oriental:
+
+--Ah! tu lui ressembles trop! Tu te moques! Tu es lui! Tu es
+_eux_! Lui! tous les deux! Ne ris pas comme ça! Misérable! Ton
+père!...
+
+Il fallait brusquer le dénouement. Le vieux commençait à devenir
+affreusement fou! Dieu me pardonne: il voyait clair! Je le
+considérai encore un instant: sa face congestionnée me lança, pour
+ainsi parler, au cœur une quantité de petits points sanguinolents
+que je reconnus: c'étaient les mille traces des petits et des gros
+baisers d'enfants que nous lui avions imprimées, mon frère et
+moi--on est si bête quand on est jeune!--des morsures de papillons
+de tendresse, de reconnaissance, d'affection!...
+
+Le monstre! C'est de lui que nous étions nés! Ou plutôt, il nous
+avait vomis--comme il venait de nous vomir encore!
+
+--Monsieur, grinçai-je, je viens de la part de celui dont vous
+parlez si légèrement, M. le ministre de la Guerre lui-même.
+
+--Que me veut-il? gémit mon père. Je ne le connais pas, lui!
+
+--Vous en parliez, respectable vieillard. Il vous envoie un
+souvenir, un de ces souvenirs qu'on n'oublie pas, monsieur!
+
+Devina-t-il? C'était le moment, à en croire la légende, où l'on
+prévoit, pour pas longtemps... Il se dressa, se recula, blémit,
+hurla:
+
+--Non! non! je ne puis pas! Je ne veux pas! je ne veux pas!...
+
+--Il faut vouloir! dis-je doucement. Ce n'est rien, d'ailleurs.
+Une toute petite attention: le prix du sang, couleur de sang: la
+cravate de commandeur de l'ordre national de la Légion d'honneur!
+
+Le cri du type fut épatant!
+
+Il fallait qu'il eût rêvé, qu'il eût vu, en songe, la scène qui
+se passait. Je ne pouvais plus hésiter: on ne ment pas à un
+cauchemar, au cauchemar d'un autre, si proche, hélas! Je dois
+avouer, au reste, qu'une force inconnue me jeta sur mes pieds, en
+avant--sur l'homme.
+
+--Permettez-moi, hoquetai-je, de vous passer au cou, au cou...
+
+Je ne continuai pas. Il se débattait, griffait dans le vide, au
+risque de m'atteindre, sans me chercher. J'attachai la boucle par
+derrière, puis, le maintenant d'une main, de l'autre, je pris le
+couteau à papier sur la table... Le temps de le faire glisser dans
+le ruban, de le tourner dedans, vertigineusement...
+
+... Je ne saurai jamais comment la fenêtre fut ouverte, comment
+j'ouvris la boucle de la cravate, comment je lâchai le paquet,
+suffoqué. Je me rappelle seulement avoir hurlé--et encore, ce
+n'était pas ma voix, à moi:
+
+--Ah! ah! la honte ne remonte pas! Descends, alors! Descends!...
+
+... Lorsque je fus dehors, moi-même, le petit tas d'esquilles,
+de fractures et de sang que j'avais fait de mon père était assez
+entouré: le hasard avait rassemblé deux agents, trois valets de
+chambre en vadrouille et des passants de hasard. Si je n'avais
+pas ricané, j'aurais pu jouir honnêtement de l'ultime agonie de
+mon inexcusable victime. Mais un morceau de doigt se dressa vers
+moi, une ombre de soupir égrena le «Toi! toi!» que je connaissais
+déjà. On m'arrêta, au petit bonheur. Mes liens de parenté avec
+le défunt, la cravate rouge qu'on retrouva sur moi et dont on
+découvrit des traces et une érosion sur le cadavre, mon récent
+passé--il paraît que j'étais le monsieur le plus recherché de
+Paris, côté police--me firent maintenir sous mandat de dépôt. Je
+ne cherchai pas à nier. Je racontai ce qu'on appela mon crime,
+dans tous ses détails.
+
+On m'accusa d'outrance. Je réclamai la mort de si bon cœur qu'on
+ne me l'accorda pas.
+
+J'étais, après tout, un parricide de bonne famille et, soit que le
+jury s'apitoyât sur mon frère, soit qu'il se révoltât du stoïcisme
+payé du papa, la justice de mon pays ne m'octroya que vingt ans de
+travaux forcés.
+
+--Tu sais, lui dis-je, que c'est le même prix. A partir de huit
+ans, on ne revient plus, mon pauvre vieux.
+
+Les coups frappés par Chéry devinrent, pour ainsi dire, aériens:
+
+--Revenir? Où ça? Et d'où? D'ici, peut-être?
+
+--Dame! fis-je. Avec ton caractère, tu ne t'amuseras pas ici.
+
+--Mon vieux, grava-t-il, j'ai une fiancée, la Mort. Je l'ai déjà
+prêtée à un autre, après qu'elle se fût donnée à mon frère. Il
+faut que je la retrouve, à tout prix, et pour de bon. Je n'ai pas
+la prétention de la confisquer: sois tranquille! Tu l'auras, toi
+aussi, à ton tour! Mais moi, j'ai droit à un joli choix. Elle fait
+la coquette avec moi. Si elle veut que j'y mette le prix, elle ne
+sera pas volée. On guillotine toujours en cet endroit, j'espère?
+
+L'ironie des mots frappés est plus profonde que celle des mots
+entendus: il faut la deviner, deviner les intentions, tout deviner
+dans ce langage secret, muet, monotone, lent et grave comme les
+siècles,--les siècles qu'il dure.
+
+--On guillotine rarement. Il n'y a pas presse. Pas de bourreau
+titulaire. Si tu viens pour ça, tu n'as pas de chance!
+
+J'essayais de plaisanter, de mauvais cœur. Je bafouillais, je veux
+dire que mon doigt tremblait un peu et se blessait au mur.
+
+--Pourquoi blagues-tu, me gronda Chéry, d'un poing dur. As-tu peur
+pour moi? Tiens! je ne te parlerai plus: tu es un lâche!
+
+On a son honneur, même au bagne et, surtout, en cellule de
+correction. N'est-ce pas un souci, un besoin, une façon de se
+rattacher au monde et à la vie?
+
+Je n'adressai plus le moindre mot, par gestes, à mon altier
+compagnon et tâchai à dormir le sommeil du juste ou du justicié.
+Je ne me flatterai pas d'y avoir réussi. On a peur du chaud qui
+est atroce, du feu qui est possible, de tous les assassinats qu'on
+a commis soi-même ou qui ont été commis autour de vous. Je passai
+des heures à me chanter en moi-même et pour moi seul des _scies_
+grotesques qui me dégoûtaient à Paris et qui, là, m'apportaient je
+ne sais quel parfum du boulevard et ce brave goût de la boue et de
+pis qu'on subit autour de l'Opéra et qui garde de l'émotion, de
+la distinction et de la peine. Je me pelotonnai, je m'accroupis
+sur mes souvenirs de femmes, en tas. De temps en temps, dans
+mes contractions, un bruit de fers troublés me rappelait que je
+n'avais plus ni compagne, ni lit, ni même de nom--et que ce
+n'était pas fini. L'éternité des peines n'est sensible qu'au cours
+des condamnations à perpétuité. L'inhumanité des hommes prépare à
+la cruauté de Dieu--s'il en reste. Bref, je m'ennuyai.
+
+Je ne revis et n'entendis le nommé Chéry que lorsque tous deux,
+pour parler le style noble, nous laissâmes tomber nos chaînes.
+Tandis qu'on rasait, pour le châtiment de nos erreurs, ce que
+la captivité avait laissé pousser de poil sur nos lèvres, nos
+crânes et nos joues, il me considéra, de biais, avec un intérêt
+sans horreur. Le mélancolique hasard de notre punition-sœur
+l'avait induit à me choisir comme ami dans cette foule où rien
+ne l'attachait que ses liens. Il murmura, sous la couche maigre
+de savon gris qui ne moussait point: «Au fond, tu n'es peut-être
+pas lâche. Ta gueule ne me répugne pas trop. Topons là. Comment
+t'appelles-tu?
+
+--Louis-Symphorien-Laurent Bicorne de La Cellambrie.
+
+Je m'attendais à l'effet que mon nom patronymique de Bicorne ne
+manqua jamais d'obtenir sur les mauvais plaisants, juges et jurés
+qui l'entendirent, en des circonstances assez graves pour moi.
+Chéry ne sourcilla pas. Peut-être était-il un peu tenu de près par
+le rasoir qui, à en juger par celui qui me mordait, ne devait pas
+valoir grand'chose. Après un silence, mon camarade profita d'un
+bâillement du gardien:
+
+--Ce n'est pas un nom, chuchota-t-il, c'est un prospectus
+héraldique. Mais je m'en fous. Je te présente mes excuses pour mes
+paroles de l'autre soir. Tu sais, je suis toujours énervé quand je
+pense à ma crapule de père.
+
+--Il n'y a pas d'offense, mon vieux. On sera amis. Voilà.
+
+Les forçats officieux qui nous faisaient la barbe nous laissèrent
+un peu converser. Nous fûmes gênés de cette complaisance qui
+reposait sur des suppositions aussi inacceptées qu'inavouables.
+La promiscuité des lieux de répression m'a toujours soulevé le
+cœur, sans plus, et le sourire tendre de nos merlans en bonnet
+me rendait amères les paroles d'un gentleman de ma caste, de mon
+éducation et de ma mentalité qui me venait, en frère, par le plus
+long. J'essayai sans résultat de détourner Chéry de ses idées de
+suicide. Ces idées étaient sanglantes: il voulait s'en aller à
+deux. Il me demandait même ce qu'il pourrait tuer, de préférence.
+
+--Je ne sais pas, répondis-je vivement, je ne connais personne ici.
+
+--Tu n'es pas un homme pratique, gouailla-t-il. Tu rêves, sans
+doute, Symphorien? Il faut toujours savoir où on est, qui vous
+garde et même qui vous gêne, mon enfant. Moi, je suis Normand--et
+j'ai l'œil.
+
+Cette volonté implacable pesait sur moi et me fascinait. De
+l'instant où nous fûmes bouclés dans la même équipe, je ne
+consentis plus à vivre.
+
+C'était le temps où le soleil, tout droit et se consumant
+lui-même, ne laisse que son ombre d'or et sa fumée rouge à
+la terre, aux arbres, aux lianes et à la brousse. Un respect
+superstitieux pour la nature, la matière et le mystère de la
+création, ensemble, vous courbe mieux que le bâton de la chiourme,
+et vous rive à votre labeur pour ne rien regarder, pour ne pas
+penser, pour n'être rien que de la sueur dans de la lumière. On ne
+sait pas ce que l'on fait. On défriche. De ci, de là, un serpent
+est coupé, avec des brindilles, sans qu'on bronche. Le bras,
+le sabre d'abatis se lèvent, retombent. On ne fume pas. On est
+fatigué.
+
+Il y a là, pour cinquante condamnés armés, quatre gardiens, à peu
+près, sans armes, la pipe au bec, et qui ne nous regardent même
+pas, qui sourient aux oiseaux invisibles, aux guenons--ou à leurs
+maîtresses. On ne songe pas à massacrer ces brutes. On continue.
+On défriche.
+
+On ne sent pas les appels de liberté qui sifflent dans le
+feuillage, on a les paupières figées et mortes, et, quand on est
+trop las, au cœur d'un paysage de féerie, on convoite le cachot
+puant où l'on sera enterré le soir.
+
+Chéry se signala tout de suite, par son intelligente activité.
+Il était dans la forêt comme chez lui. Prévenant pour les
+surveillants, déférent pour les détenus contre-maîtres, obséquieux
+envers les mouchards de la troupe, il ne tarda pas à passer pour
+un _mouton_ ou une _bourrique_ aux yeux des moins prévenus.
+Lorsque la malveillance susurra ces mots aux oreilles nonchalantes
+de mon ami, il eut un bon rire:
+
+--Que c'est drôle! ce qui est une _vache_ à Paris devient ici
+_bourrique_, _mouton_, quoi encore? Question de latitude! Tout de
+même, mon cher Symphorien, c'est humiliant.
+
+--Que médites-tu? Tu es trop calme, trop gentil, j'ai peur.
+
+--Mon maître, René Descartes, n'a-t-il pas conseillé dans
+sa _morale provisoire_--et n'est-ce pas? avait-il raison!
+morale provisoire! qu'y a-t-il de plus provisoire que la
+morale?--n'avait-il pas ordonné de se plier aux mœurs et habitudes
+des peuples où l'on est, pour le moment, appelé à vivre ou à
+crever? Je ne cite pas le texte exact. Je n'ai pas le livre sous
+la main. Je me forge une âme de forçat pour m'amuser. Ça durera ce
+que ça durera. Et puis, j'ai mon idée.
+
+--Je la connais, trop ton idée! J'en ai soupé!
+
+--Mange! répondit Chéry tout doucement. Et il ajouta:
+
+--Est-ce que tu t'amuses? Ça vaut-il la peine--c'est bien à nous
+d'en parler--de traîner la jambe n'importe où? Tiens! nous avons
+pour voisins des gens qui ont accompli, soi-disant, des actes
+extraordinaires pour la société. Ils n'en sont ni plus fiers ni
+plus drôles. Une bande de coquins pourrait divertir ou toucher.
+Nous sommes à pleurer. Les gardiens ne sont pas assez méchants.
+Tout me dégoûte.
+
+Le zèle du sympathique parricide trouva sa prompte récompense.
+Lorsque j'écris ce mot «récompense», je ne l'écris que pour
+l'Europe. Je note, tout de suite, qu'il fut désigné pour occuper
+dans les bureaux un emploi de son grade. Ces places sont fort
+peu recherchées. L'avantage d'être assis dans un fauteuil ou,
+au pis aller, sur une chaise paillée, le droit à une ration
+supplémentaire et à quelque vinasse, la tolérance de la cigarette,
+voire de la pipe, une liberté plus que relative, la possibilité
+même de faire du bien autour de soi, rien ne prévaut sur une
+sourde et atroce répugnance à tenir la plume, la règle et le
+grattoir. Cette horreur physique est compréhensible pour les
+anciens notaires, instituteurs, avoués, caissiers, huissiers et
+graveurs, que des inculpations de faux et détournements (par
+salariés) incorporent dans nos glabres rangs. Le souvenir de leur
+splendeur, ou, simplement, de leur besogne, leur fait détester
+les instruments qui auraient pu être ceux (_sic_) de leur gloire
+ou de leur opulence: le désir de se réhabiliter pour eux-mêmes,
+pour eux tout seuls, leur fait très naturellement préférer le
+pic, la pioche, la truelle et le sabre d'abatis. Leur existence
+antérieure est abolie; on leur fait faire l'apprentissage, sous
+d'autres cieux, d'un autre métier; terrassiers ou mineurs,
+ils sont tout neufs: c'est une façon d'être innocents. En
+outre, l'administration elle-même n'aime pas s'encombrer de
+professionnels trop avisés.
+
+Mais qu'un homme instruit refuse un labeur presque intellectuel
+et de caractère moins avilissant, en apparence, qu'une tâche
+d'esclave et d'esclave battu, c'en est assez--ou je me trompe
+fort--pour étonner un individu sans casier judiciaire. C'est
+qu'il n'a pas épuisé la coupe des vanités. Aligner des chiffres
+et des noms quand on n'a plus de nom, et que, pour soi, les
+chiffres, tous les chiffres, sont un numéro--et son numéro à
+soi--, enregistrer des signalements qui vous ressemblent tous, des
+arrêts et des condamnations qui vous retombent à chaque fois sur
+les épaules et multiplient à l'infini les années sans fin de votre
+infamie et de votre géhenne, retrouver sous sa mauvaise plume des
+lettres et des mots qu'on a tracés dans des minutes d'exaltation,
+de fièvre et de désir, compter le prix de ce qu'on avale,--je ne
+dis pas ce qu'on mange--savoir qu'on coûte moins cher qu'un rat
+et que les économies sont nécessaires et qu'on sera plus mal
+nourri, numéroter les matraques et les rotins, les revolvers, les
+bois de justice, les barres de justice, les serrures en double,
+les doubles boucles, les verrous et les judas de rechange, copier
+les actes de décès et calligraphier, pour les autorités, «En
+réponse à votre honorée», quand on n'a plus d'honneur, c'est à
+avaler le contenu de nos encriers s'ils n'étaient pas rivés aux
+tables--comme nous.
+
+J'avais partagé le sort de Chéry. On nous amenait tous les matins
+à cinq heures, dans une pièce rectangulaire et mal éclairée, où
+nous travaillions sous les ordres d'un artilleur colonial de
+deuxième classe et d'un élève-gendarme en pied. Je dois avouer que
+ces deux militaires nous obéissaient aveuglément, séduits, comme
+tout le monde, par l'autorité sans phrases de mon fatal compagnon.
+Le calcul de Chéry était, au reste, de s'affirmer indispensable.
+Excellent comptable dès le premier jour, il fut, quarante-huit
+heures plus tard, la comptabilité même. Il balaya, lava, frotta
+le bureau avec rage et non sans triomphe: cet humble labeur qui,
+pour tous les transportés condamnés aux écritures, ressemble à
+un repos et une récréation, empruntait chez lui les couleurs
+de la frénésie, et j'étais seul à frémir de sa vigueur, de sa
+force, de l'admirable et conscient emportement dont il brûlait et
+entretenait sa patience.
+
+Un mercredi, le directeur du pénitencier se risqua dans nos murs.
+Il entra, sans trop d'escorte, et fut très poli:
+
+--Messieurs! dit-il, et il salua, à la ronde.
+
+Jamais Chéry n'avait été plus ployé sur ses chiffres.
+
+--Vous pourriez répondre, dit le directeur, lorsqu'on vous dit
+bonjour.
+
+Très lentement, mon ami leva la tête, et, sans saluer:
+
+--D'abord, dit-il, vous ne m'avez pas dit bonjour. Vous avez dit:
+Messieurs. Il n'y a pas de Messieurs. Il y a deux hommes, dont un
+apprenti-gendarme et deux numéros. Est-ce que le 67486 peut vous
+présenter ses devoirs?
+
+Déjà les deux soldats se précipitaient sur l'insolent. Le
+directeur les arrêta du geste, et, souriant à peine, prononça:
+
+--Monsieur Paul Chéry, j'ai beaucoup connu votre famille. Vous
+êtes aigri: ça se comprend. Je n'irai pas jusqu'à prétendre que
+je remplacerai pour vous feu Monsieur votre père: je déplore
+vos procédés. Mais je ne vous en veux pas de votre sortie: vous
+conservez du caractère ici: c'est rare. Continuez à travailler, je
+ne vous demande rien de plus. Restez assis.
+
+--Ah! vous avez connu ma famille! rugit l'autre. Eh bien! ça
+m'étonne de vous voir ici, de l'autre côté! Vous deviez être à ma
+place! Un ami de ma famille, c'est un bandit!
+
+Le fonctionnaire jeta sur son interlocuteur un regard très tendre
+et très triste. Il découvrit son front chauve d'un casque voilé de
+crêpe, tira nerveusement sa moustache noire et sa barbiche grise,
+puis il ferma les yeux un long instant et ne les rouvrit qu'après
+les avoir couverts d'une main rêveuse. Enfin, il parla:
+
+--Chéry, je ne vous punis pas aujourd'hui. Venez demain chez moi.
+On vous amènera à deux heures. Nous causerons.
+
+--Je ne viendrai, hurla mon camarade, qu'avec celui-là (il me
+désignait d'un doigt épileptique). Nous serons deux!
+
+--Nous serons même trois, corrigea le directeur: vous me
+permettrez bien d'être là, puisque j'ai à parler, moi aussi...
+
+--Ce cochon-là, hurla Chéry lorsque le directeur eut disparu
+discrètement, ce cochon-là a dû être l'amant de ma mère!
+
+Les militaires, frappés des égards qui nous avaient été prodigués,
+ne troublaient pas notre dramatique entretien.
+
+--L'amant de ta mère! l'amant de ta mère! Tu vas loin!
+
+--Et toi? ta mère n'a pas eu d'amants? Pas un seul? Alors,
+comment, pourquoi es-tu au bagne? Le vice, le crime, ça ne
+s'improvise pas! Il y a une suite!
+
+--Ma mère est morte en couches, de moi, dis-je d'une voix
+sottement altérée.
+
+--Ça ne m'étonne pas! triompha l'énergumène. Maintenant écoute!
+
+Il s'arrêta un instant, et s'adressa aux deux soldats:
+
+--Mes enfants, vous ne nous gênez pas mais vous pouvez disposer.
+Je ne connais pas ce patelin-ci, mais les troubades, ça aime à
+se balader n'importe où. Amusez-vous. Si vous rencontrez des
+chiourmes, envoyez-les nous pour nous rentrer. Nous ne nous
+sauverons pas d'ici-là!
+
+Les scribes en uniforme ne demandèrent pas leur reste. Chéry avait
+véritablement sur tous une diabolique autorité.
+
+--Il y a au moins cinq minutes que je t'ai dit d'écouter,
+reprit-il, et tu écoutes encore. C'est bien. On fera quelque chose
+de toi! Voici. Depuis que j'ai vu ce directeur de malheur, je ne
+suis plus tranquille. Je me le rappelle. C'était un sale avocat
+d'affaires, un nommé Capucino. Il ne sortait pas de chez nous.
+Alors, tu comprends, si c'était mon père à moi et le père de mon
+pauvre frère, j'aurais tué l'autre pour rien, pour sa lettre et,
+nom de Dieu de nom de Dieu! ça ne vaudrait pas le coup!
+
+--Mais si! mais si! Cette lettre, c'est un crime, mon ami!
+
+--Un crime, Symphorien, à condition que le sieur Chéry du
+Petit-Quevilly fût notre père. Autrement, c'est une vengeance--et
+une vengeance est toujours légitime. J'aurai la peau du Directeur.
+Il m'a fait assassiner un autre à sa place, il mérite deux fois la
+mort. C'est pour cela qu'il faut le tuer deux fois au moins. Donc
+tu m'aideras.
+
+--Moi? Tu as compté sur moi pour...? Ah! mon vieux!
+
+--Ne fais pas l'enfant. Je n'ai pas compté sur toi. Tu ne comptes
+pas. Je t'embauche parce que tu es là. Tu as versé le sang jadis,
+un peu, très peu. Ça ne fait rien. Tu dois le tien. Tu aimes mieux
+le bagne? Non, n'est-ce pas? je te mépriserais trop. Nous avons la
+guillotine sur nous. Tu n'as pas peur? Tu ne peux pas avoir peur!
+Il y a un bonhomme de la Révolution qui a affirmé que c'était une
+chiquenaude sur le cou! Pas même! Je la sens. Ne crie pas. C'est,
+tu sais, _le casque_, ce qu'on éprouve quand on a la gueule de
+bois; on est un peu étourdi, un peu étranglé, on ne bouge plus.
+Ici, on bouge encore moins et l'on est débarrassé de la tête. Que
+te faut-il de plus?
+
+Cette façon de présenter les choses était captieuse et forte.
+Pour un camarade à peu près possible--et impossible--combien
+d'abjects néants, de brutes dégénérées, sans compter les gardiens,
+les humiliations et la ronde dévorante des souvenirs et autres
+appétits! Des garçons de ferme âpres, incendiaires et voleurs, des
+mendiants d'escalade et d'effraction, des souteneurs à virole,
+des scribes de grattage et de virements, des imbéciles encore
+hébétés d'avoir tué sans savoir pourquoi et des sentimentaux qui
+ne sont là que pour n'avoir même pas eu le talent d'exprimer leur
+sentiment, c'est une boue noire et rouge qui grisonne comme tout
+le monde, sans blanchir. Le vrai châtiment, c'est le dégoût sans
+fièvre, la honte qui s'ennuie. En écoutant Chéry, j'éprouvai une
+sorte de spleen, si j'ose dire, un spleen de cul de basse-fosse,
+ignoble et mou.
+
+--Répondras-tu? reprit le forcené. Ou plutôt, tiens! regarde!
+
+Un bruit sec... Un éclair... Une flamme livide, pointue... Un
+couteau!
+
+Du coup, je fus debout, la bouche ouverte. Je n'étais qu'un
+cri--étouffé.
+
+Ce couteau!...
+
+Un couteau vous fait autant de bien à voir au bagne qu'une belle
+bouée de sauvetage en pleine mer, dans l'eau. C'est le fruit
+défendu, c'est l'outil, c'est la liberté, c'est l'âme même. On se
+sent vivre puisqu'on peut tuer et se tuer. Mais ce couteau-là! Je
+ne le reconnaissais pas, je lui appartenais. C'était mon couteau,
+à moi, mon crime, ma peine, mon existence! Il ne brillait pas, il
+me brûlait.
+
+--Oh! fis-je d'un ton de reproche puéril, on l'a nettoyé! Il est
+lavé!
+
+Relation de cause à effet! Retrouver, comme au premier jour un
+_lingue_ catalan, Ruben Matteño, Barcelona, tout frais, repassé,
+pis que neuf, sans tache quand, la dernière fois qu'on l'a vu, il
+était mangé de sang, de sale sang mauvaisement et mal conservé,
+pour vous nuire, sur la table des pièces à conviction, être trop
+sûr qu'on doit tous ses malheurs à cette tache de sang--qui
+n'existe plus--et qu'on existe encore, aboli, retranché du nombre
+des vivants, ne soufflant plus que pour soupirer et que l'arme est
+là, pure, innocente, blanche comme une fiancée, argentée comme une
+vraie pièce de cent sous, ça donne envie de recommencer, rien que
+pour croire qu'on n'est pas forçat et qu'on a beaucoup à faire
+pour le devenir. C'est un joujou qui vient de France. Et comment
+peut-il en arriver?
+
+--Ce couteau, ce couteau... d'où le tiens-tu?
+
+--C'est une bien sale arme, en effet. Trop d'arête, trop de
+pointe. Trop lourd. Et ces clous en étoiles jaunes sur le fond
+rouge! C'est d'un bourgeois! Enfin, il faut se servir d'une arme!
+
+Il ajouta:
+
+--Je parle pour toi, bien entendu. Parce que moi, tu sais, j'ai
+mes mains.
+
+Et il rit, d'un rire trop gros.
+
+--Ne compte pas sur moi, dis-je. Je ne veux pas de ce couteau.
+
+--Tiens! tu as la voix rauque. Je ne t'ai pourtant pas encore
+étranglé, toi. Mais vois-tu, si tu veux trahir!...
+
+--Je ne veux pas te vendre. J'irai avec toi. Au besoin,
+j'étranglerai, moi aussi. Je me moque d'être guillotiné. Mais
+c'est physique. Ce n'est pas du remords. Ce couteau, c'est mon
+couteau à moi, le couteau qui..., le couteau que...
+
+--Zut! éclata Chéry (j'atténue), vraiment elle est bonne!
+Plains-toi donc! On a fait suivre l'instrument de travail de
+Monsieur! Et ta victime, ce pauvre garçon de recettes?
+
+J'éprouvai à ce moment un des plus singuliers sentiments du monde.
+J'étais à la veille du crime, du dernier crime, celui dont on ne
+peut pas revenir, inutile, imbécile, odieux, inique, la perle du
+suicide et du suicide involontaire. Eh bien! j'eus l'impression
+profonde, animale que je _n'y passerais pas_, que non seulement
+ma tête ne tomberait pas, de ce coup-là, mais que mon existence
+recommencerait, libre et large...
+
+Libre? oui! Je ne cherche pas à mentir. J'ai su mentir, j'ai dû
+mentir. J'ai donné des preuves de cynisme, j'ai même _bluffé_
+plus d'une fois, en dehors du jeu. Mais je jure sur ma vie qui ne
+m'est un peu précieuse que parce que, tant de fois! elle ne tint à
+rien, pas même à un fil de corde, de filin ou de cordelette, que
+j'eus alors l'intuition que c'est au crime du lendemain que je
+devrais mon avenir--et un véritable avenir. Chéry, en me jetant
+à la tête ma condamnation et son objet, ce garçon de recette
+falot, me donnait du même mot mes lettres de grâce, d'absolution,
+d'abolition.
+
+C'était l'amnistie. Parler, au bagne, d'un crime, c'est l'effacer,
+c'est remettre son auteur en possession de son état civil et
+moral, à l'orée de son infamie ou du prétexte de son infamie.
+
+--Je marcherai, dis-je. Ne me rappelle pas cet imbécile. J'ai
+toutes les raisons de l'oublier et de croire que je suis ici par
+hasard.
+
+--C'est une opinion, remarqua Chéry. Moi, tu sais, tant qu'on ne
+parlera pas d'erreur, même d'erreur judiciaire...
+
+Passons sur la nuit qui suivit cette conversation et ces
+préparatifs. Les pires cauchemars... Mais pourquoi déranger les
+cauchemars? Le pire cauchemar, c'est dormir quand il _faudrait_
+avoir des cauchemars, dormir effroyablement, lourdement,
+sourdement, simplement, pour avoir à se réveiller, éberlué, à se
+demander: «Où suis-je? Qu'ai-je à faire aujourd'hui?» et à se
+rappeler qu'on est au bagne et qu'on a à tuer ou à laisser tuer le
+directeur du bagne.
+
+La matinée fut admirable. M. Capucino nous avait désignés pour
+être portés malades, d'office. Je l'étais. Nos frais de toilette
+n'étaient pas grands. On se passe de l'eau sur la figure, avec
+les mains, des mains toujours sales, par devoir. On est rasé
+complètement, par mesure de rigueur, mais peu ou prou, avec des
+poils durs qui vous entrent dans la paume des mains. Bref, on ne
+serait pas reçu dans le moindre bureau de placement. Mais c'est
+bien bon pour un directeur qui, en outre, est habitué à ces sortes
+de figures, son œuvre, par ailleurs, sa raison d'être et son
+gagne-pain.
+
+Je n'aime pas le meurtre pour lui-même. Il a sa beauté. C'est
+une façon pour l'homme de ressembler à Dieu, s'il y croit, ou à
+la Fatalité s'il y songe. L'autre est de créer. Mais c'est plus
+facile. Cependant tuer pour tuer, vivre pour être tué soi-même,
+après, c'est niais. Je fus assez dur pour mon terrible complice.
+Il ne put lire ma résolution, ma résignation dans mes yeux. Il
+blagua:
+
+--Tu vas à la noce, ma parole, comme un chien qu'on fouette!
+
+--S'il ne s'agissait que d'être fouetté ou même de fouetter! Et
+pourquoi?
+
+--Tiens! fit-il, tu ne seras, tu n'auras jamais été qu'un homme
+pratique. Pour ce que ça t'aura rapporté!
+
+Et il éclata de rire...
+
+... La réception de M. Capucino fut, à vrai dire, non une leçon
+mais un enseignement. Elle m'apprit l'art, la science des nuances.
+Je connaissais le mot, non--je n'écrirai pas la chose, elle
+n'existe pas--mais le rien--ou le tout,--le souffle de ciel à quoi
+ce ressemble. Il nous fit asseoir sans nous en prier, nous fit
+fumer des cigares sans nous les offrir, nous mit à l'aise sans
+paraître trop à son aise. Pas un reproche, pas un encouragement.
+Il nous appela: «_Messieurs_» sans appuyer et sans y prendre
+garde, nous fit grâce de toute espèce de morale sans nous la
+cacher par sous-entendus et prétéritions: bref il nous consola
+et, sans nous humilier, nous charma. Il ne fit pas miroiter à
+nos yeux les arêtes du droit chemin et ne nous englua pas des
+grâces melliflues du repentir. Il nous traita comme un homme du
+monde qui n'est pas très heureux peut traiter des _gentlemen_ en
+mauvais état et qui met à leur disposition le peu dont il dispose.
+Il n'attaqua pas de front la vertu; il la loua de haut, en des
+termes mesurés et qui ne nous blessaient point; bref, s'il ne nous
+offrit aucun espoir de libération, même conditionnelle, il ne
+nous interdit point de nous enfuir, à nos risques et périls, en
+laissant entendre que ces risques étaient--à peine--éventuels et
+que les périls seraient réduits à leur plus bénigne expression.
+
+C'est à cet instant que je compris le néant de l'intelligence
+humaine, voire de toute humanité.
+
+J'étais pénétré d'admiration et de reconnaissance--d'une
+reconnaissance toute blanche--envers M. Capucino, je me sentais
+prêt, sans phrases, à me faire tuer pour lui et il me suffit
+d'entendre un
+
+--En voilà assez! Allons-y!
+
+de mon forcené camarade pour me lever comme lui, pour me
+précipiter le couteau au poing.
+
+Car, d'un mouvement machinal j'avais retrouvé dans ma poche mon
+couteau, mon fatidique et éternel couteau dont je ne voulais pas,
+et que Chéry m'avait glissé d'office, car je l'avais ouvert,
+brandi, tendu, presque jeté, à la catalane, sur le directeur qui
+s'offrait de biais. Un double cri de rage suivit: la victime
+avait fait un à-gauche instinctif et parfait, la lame émoussée,
+honteuse, inutile, froissée, mise hors de combat par notre
+frénésie même, restait dans le mur, bourdonnant comme une longue
+antenne de papillon capturé et agonisant sans fuir.
+
+Paul Chéry, désarmé, avançait ses mains d'étrangleur, la face
+convulsée d'un rire sans nom, mais, sans effort, comme en se
+jouant, sans se servir de ses poings, de ses pieds, M. Capucino
+s'était dégagé, éloigné, mis hors de danger, avec l'intention
+évidente de ne pas nous faire du mal. On avait entendu du bruit.
+On se précipitait. Les deux soldats accouraient, un peu tard, se
+précipitaient sur mon compagnon, criaient au secours sous les
+coups soudains dont il les accablait avant de prendre le large.
+
+--Je reviendrai! criait-il.
+
+Puis tandis que Chéry se perdait dans un brouhaha, ces gardes
+infortunés, un peu remis, me remarquaient à mon tour de bête. Le
+temps de calculer sur moi un élan jumeau plus averti et de se ruer
+en trombe, je les sentais. Je tendais déjà des poignets, meurtris
+d'avance, quand M. Silvestre Capucino prononça:
+
+--Laissez-le. Ce transporté vient de me sauver la vie!
+
+Les sbires s'arrêtèrent court. Mon regard stupide se rencontra
+avec le regard du directeur.
+
+L'ironie est un si effroyable poison qu'il prime la terreur. On
+peut braver, on peut nier, on ne peut rien contre le sarcasme.
+
+Dans mon état de criminelle infériorité, j'avais un œil si pauvre
+que M. Silvestre eut la force surhumaine de sourire et de se
+moquer, héroïquement:
+
+--N'ayez pas de fausse modestie, condamné! Vous êtes un brave.
+
+Je me sentis défaillir.
+
+Le bruit grondait, au dehors, plus menaçant et plus direct, à
+mesure qu'il s'éloignait.
+
+D'un geste sans exemple, Capucino me serra la main, à plein,
+théâtralement, pour me soutenir, pour m'asseoir dans son fauteuil.
+
+--Laissez-le, répéta-t-il. Laissez-nous. Et ne bougez pas. J'ai
+besoin de vous, ici. Il y a à faire. Il y a de la besogne en
+retard.
+
+... Nous demeurâmes quelques instants sans nous parler, sans nous
+voir.
+
+--Pardon! pardon! Monsieur le Directeur! murmurai-je machinalement.
+
+--Pardon? de quoi? répondit le quidam, avec simplicité.
+
+Puis, plus durement:
+
+--Voici, n'est-ce pas? une fois pour toutes. Vous entriez derrière
+votre... votre camarade... un instant... un long instant après...
+vous l'avez vu m'attaquer, vous n'avez pas hésité, vous vous êtes
+lancé, il vous a repoussé, vous avez redoublé d'efforts, m'avez
+protégé de votre corps... il vous a blessé...
+
+--Blessé?... fis-je, ahuri.
+
+Le fonctionnaire ne me permit pas le temps de réfléchir: d'un
+mouvement corse, il avait repris au mur un des poignards, il m'en
+marquait le front: un peu de sang vint mourir dans ma sueur.
+
+--Nous sommes quittes, continua l'autre. Non! pas encore! mais
+ça vous fait du bien. Enchaînons. Vous n'avez pu l'empêcher de
+s'échapper. Il ne me reste qu'à payer votre dévoûment.
+
+A bout d'énergie, il tomba sur une petite chaise.
+
+--Pourvu, dit-il, pourvu que ce malheureux puisse être sauvé!
+
+Des larmes emplirent ses yeux las et un tremblement le saisit.
+
+--Au moins, reprit-il, que j'en puisse sauver un des deux!
+
+Je considérais, d'un regard plus ferme, cette puissance magnanime
+et écroulée. L'insignifiante égratignure qu'il avait dessinée sur
+moi nous faisait un peu parents. Je songeai cependant à la plaie
+que je lui destinais et à une autre parenté plus farouche avec
+quelqu'un que je savais bien.
+
+J'avais encore le goût du meurtre dans la bouche, ravivé de la
+fraîcheur qui m'entr'ouvrait la peau et du grand dégoût que
+j'avais de mon ingrate sauvagerie et de ma lâcheté. Le couteau
+était toujours là, le mien, un peu rouge.
+
+M. Capucino me l'offrit.
+
+--Gardez ça, dit-il, c'est un alibi glorieux, un certificat
+d'origine. Il est doublement à vous.
+
+Et surtout ne lavez pas le sang: c'est le vôtre.
+
+Cet homme-là aurait enchaîné des tigres enragés. Plus
+douloureusement que ma rage, ma honte tomba.
+
+--Ma vie, Monsieur le Directeur!...
+
+--Je la prends, dit-il très doucement. Je vous attache à ma
+personne: vous m'avez donné de si grandes preuves, une si étrange
+preuve de dévouement!... Vous serez mon valet de chambre, si vous
+n'y voyez pas d'empêchement.
+
+C'est un honneur inouï, au bagne. J'avais hâte de me retirer. Le
+souvenir, l'angoisse, une reconnaissance trouble et hébétée, tout
+me donnait l'envie du repos à cauchemar, de tout ce qui n'était
+pas la réalité...
+
+Le Directeur m'arrêta, du geste:
+
+--Vous coucherez ici, dit-il. Vous ne serez plus en odeur de
+sainteté auprès de vos camarades. Et puis! qui sait? _il_ n'aurait
+qu'à revenir!
+
+Il avait prononcé ces paroles d'un ton de pitié et de tendresse
+intraduisible: un remords ancien et très doux lui dictait le
+sacrifice, dans un nimbe. En plein bagne, il buvait le ciel des
+martyrs. Il épuisa longuement son malaise et ne rouvrit les yeux
+que sous un coup de lune. Il me redécouvrit et me donna congé.
+
+Je dormis.
+
+Le matin nous apporta les plus tristes et les meilleures nouvelles
+de Paul Chéry. Il avait disparu, non sans laisser de traces. En
+sortant du bureau, il avait renversé une dizaine d'auxiliaires,
+foncé sur cinq ou six bourriques, démoli quatre ou cinq
+contremaîtres, botté une vingtaine de mouchards nègres ou jaunes
+et salué, en échappant à leurs coups, une centaine de dames et
+demoiselles qui s'acharnaient à la gloire falote de le capturer.
+Par malheur, aux portes de la ville, il s'était rencontré avec
+un des chiourmes les plus haïs du cadre, Népomucène-Mathias
+Schetzler, dit Aloïsius. Ce gardien n'avait, du reste, jamais puni
+ou battu, à tort ou à raison, Paul Chéry, pour cette raison que ce
+dernier n'était ni de son convoi ni de sa batterie. Mais une telle
+fièvre de justice brûlait dans les veines de l'évadé malgré lui
+que les images inconnues des camarades martyrisés se levèrent, en
+pleine brousse, toutes droites, toutes couchées, toutes rossées,
+toutes trouées...
+
+--Tue! tue! cria au cœur du parricide une voix qu'il connaissait,
+une voix irritée qu'il n'avait pas satisfaite tout à l'heure, et
+un appétit de vengeance désintéressée monta à ses lèvres qui
+n'avaient pas mangé et qui n'avaient faim que de néant--ou d'idéal.
+
+Il tua, à coups de menton, bête féroce lâchée contre une bête
+féroce.
+
+Puis il prit au mort sa pipe, son tabac, son revolver dans sa
+gaîne, quitta ce qu'il avait conservé de la livrée du bagne, et
+tout nu, armé, coiffé, alla faire un tour chez d'autres fauves...
+
+Le directeur modérait le zèle des recherches.
+
+--Le fou est mort! Le fou est mort! N'ébruitez rien! Il y va de
+votre situation!
+
+L'enthousiasme des forçats se calmait déjà, la veuve qui n'était
+plus étrillée que par ses amants, se faisait toute petite, le
+service pénitentiaire, penaud, respirait un peu mieux lorsqu'un
+scandale affreux remplit la ville et les faubourgs.
+
+Ce Parisien-Normand de Chéry ne s'accoutumait ni aux forêts trop
+vierges, ni aux guenons, ni aux serpents, ni au ciel trop pur--et
+caché, d'ailleurs, par des arbres jaloux.
+
+Un beau matin, les ménagères et dames notoires avaient vu
+déambuler gravement à travers les rues les plus sévères un jeune
+homme terriblement nu, la bouffarde au bec et le chef recouvert
+d'un képi bahuté de surveillant-chef. Ce spectacle n'est pas
+unique: la fièvre est là, pour un coup! Moi-même, je me souviens
+d'un général de brigade qui charma une aube de mes jeunes ans,
+dans le Midi, en se promenant à cheval, majestueux, orné seulement
+de son chapeau doré à plumes noires et de son épée à dragonne
+étoilée et à ceinturon bleu et or.
+
+On se résigna à l'enfermer.
+
+A la rigueur, le péripatéticien sans linge eût pu passer pour un
+fonctionnaire en goguette si sa barbe et ses cheveux trop courts,
+sa distinction, son regard de fièvre et de défi ne l'eussent pas
+trahi.
+
+Il se laissa dévisager, cerner, arrêter, d'un cœur léger, répondit
+«oui» à toutes les questions aggravantes, en allongeant souvent
+cette affirmation du mot bref et lourd qui avait tué son frère, et
+n'eut d'humeur que lorsque M. Capucino, dûment malade, ne comparut
+pas.
+
+--Dommage! je l'aurais crevé!
+
+Chez nous, on instruit, on traduit, on juge, en cinq sec.
+
+Chéry fut condamné à mort, à _l'unam._, comme une reine.
+
+--Ça, fit-il, ça va, si c'est du vrai--et c'est du vrai!
+
+Mais ici le drame commence. Sous prétexte qu'on avait mal passé
+à l'agonisant légal les courroies et les sangles de la camisole
+de force, la porte de la cellule était mi-ouverte et, en cas
+de la moindre velléité, les gardiens avaient l'ordre tacite de
+bouter dehors le patient, avec les pires violences. Ensuite, quand
+on s'aperçut que le futur décapité n'avait pas de passion pour
+la liberté, on lui présenta des narcotiques qu'il rejeta, des
+poisons qu'il devina, des stupéfiants qu'il rejeta.
+
+De menues faveurs et quelques immunités assurent à la loi des
+exécuteurs, parmi ceux-là mêmes que son glaive eût dû châtier les
+premiers. Jouissant du mépris général, comme les cochons d'un
+rare engrais sanglant, ils essuient leurs bouches, gourmandes
+de conserves avariées, sur des mains veuves comme à regrets des
+fers et des cadenas. On ne les voit qu'aux grands instants. Ils
+ont cette odeur de sang qu'ont les punaises mûres avant d'être
+écrasées, et sont gras, on ne sait comment ni pourquoi, des
+vies qu'ils étouffent sans savoir, parce que c'est le labeur
+inaccoutumé et la rançon de leur loisir.
+
+Eh bien! ces gens-là, qu'on ne cherche pas, on ne les trouvait
+plus. Trop gras, peut-être, ils avaient fondu au soleil. Il y en
+avait qui, de tout leur poids, s'étaient laissé retomber à la
+troisième catégorie (incorrigibles), il y en avait qui étaient
+morts, il y en avait d'évadés (chose sans précédent), il y en
+avait un qui, volontairement, était devenu authentiquement fou.
+
+Chéry se désespérait. Enfin, un très timide garçon, ancien élève
+pharmacien qui s'était dévoué, un jour de spleen, demeura trop
+saoul une nuit pour se faire porter malade. On l'entraîna à
+demi-mort. On monta la machine sous son nez pour lui rendre un peu
+de sang-froid, voire de courage...
+
+Et Paul a été guillotiné ce matin...
+
+Il a eu une mort déplorable. Quand on entra dans sa cellule, on
+recula. Il était debout, tout nu, délivré--par un trop clair
+miracle--des fers, des boucles et des cuirs par lesquels on garde
+à la Mort sa proie toute fraîche.
+
+--Je ne m'excuse pas, fit-il, la chaleur... Monsieur le Procureur,
+ajouta-t-il, vous êtes floué. Vous ne pouvez pas proférer le
+fatidique: «Ayez du courage!» Vous ne le pourriez plus, en outre.
+Essayez! Allons! du courage! Tournez-vous vers mon lit, comme
+si j'y étais--on dort si mal--et articulez, oui, articulez: «Du
+courage, Chéry, votre pourvoi...»
+
+Les types étaient plus que glacés; le patient poursuivit:
+
+--Mais j'oubliais, ici, nib de pourvoi!
+
+Et il éclata de rire.
+
+Au mitan de son hilarité, il avisa le bourreau improvisé qui
+faisait une drôle de bobine.
+
+--C'est toi, monsieur de Cayenne? fit-il. T'as une foutue
+manière de te présenter. Tu ne salues plus? Messieurs, alla-t-il
+gravement, excusez-moi, mais cette question est de première
+importance; dois-je, moi, condamné, le salut à un exécuteur _ad
+latus_ et même en pied, ou me doit-il le salut à moi, condamné? On
+me saluera tout à l'heure, quand je n'aurai plus de tête. N'ai-je
+point la survivance rétrospective, maintenant, si j'ose?
+
+Ces subtilités juridiques et d'étiquette n'amusaient point les
+assistants. Mais leur hâte d'en finir s'alanguissait d'une sorte
+d'espoir impossible. Il y avait tant de vie dans ces yeux qui,
+légalement, se devaient clore, tant de vie dans cette bouche qui
+crachait le sarcasme et mâchait la cartouche d'ironie, tant de vie
+dans ce corps décidé, surtout dans ce cou nu et offert...
+
+--Lorsque M. de Saint-Preuil, poursuivait le forçat, fut condamné
+à mort, il vit entrer dans sa chambre un brave jeune homme, un peu
+gauche et très poli, comme toi, camarade. Interrogé, le jouvenceau
+confessa au général qu'il était le bourreau, pour le servir.
+Il ajouta qu'il venait pour le lier puis, sur un regard de son
+client, il ajouta qu'il avait tout le temps. Mais il le supplia,
+à l'instant dit fatal, de rentrer un peu la tête pour ne la point
+faire choir dans la boue, ce qui l'eût fait gronder, lui, bourreau
+débutant. Toi, mon vieux, tu as un panier pour ma tête. Je te
+permets de me lier tout de suite. Lie, mon vieux, lie! Allons,
+petit (il lui tapotait l'épaule), je ne suis pas méchant, je te
+pardonne, quoi que tu ne me le demandes pas, je te bénis, même!
+Allons-y! on n'attend que toi!
+
+Le Procureur de la République eut alors le mot de la situation:
+
+--Chéry, vous n'allez pas mourir comme ça! Dans cette tenue!
+
+--Je dois subir le châtiment suprême, Monsieur le Procureur, dans
+le costume que je portais au moment de mon arrestation. Il me
+manque quelque chose, c'est vrai: qu'on m'apporte un képi et une
+pipe! Tenez! je deviens conciliant. Je consens à m'envelopper
+dans une couverture. J'aurais l'air d'un Arabe. Ce ne sera pas le
+premier que vous aurez guillotiné ici, pas?
+
+L'Arabe lui rappela son frère. Une ombre de mélancolie voila son
+œil moribond qui se raviva d'une malice:
+
+--Y a-t-il un médecin parmi vous, Messieurs?
+
+Un grand gaillard, très pâle et très blond, bégaya un nom.
+
+--Eh bien! toubib, prends ma tête tout à l'heure: j'aurai quelque
+chose à te dire: oh! presque rien--pour la science!
+
+... Et c'est fini: la tête est tombée, très, très pesante, avec un
+contre-coup dans ma poitrine: elle a semblé emporter mon cœur, ma
+conscience, mon âme, dans un jet noir...
+
+La tête, coupée, a reparu aux mains d'un major à deux galons à qui
+elle a craché le mot, le mot du frère, son mot à elle,--et il me
+semble que, sur la terre, ici, là-bas et au ciel, il n'y a plus
+que cela...
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+UNE PROPOSITION MOINS INACCEPTABLE QU'INATTENDUE
+
+
+«Oh! un ami!» L'irréprochable et souple honnête homme que fut M.
+de Montaigne, ancien maire de Bordeaux, m'excusera-t-il d'avoir
+eu, au bagne, le même regret que lui, le même soupir, la même
+amertume aux lèvres, nostalgique, criante, en prière? Ce magistrat
+a eu des amis, des disciples et de simples admirateurs en fort
+méchant état: je ne dépare la collection qu'à peine. Et j'ai tant
+besoin d'une phrase qui n'est pas une phrase, d'une citation qui
+se détache, non d'un livre, mais du cœur!
+
+«Un ami!» J'ai passé en revue, de loin, de haut,--parce que tout
+en bas--les camarades, les compagnons que j'ai pu compter, du
+collège au bagne. C'est petit, c'est pâle, ça grouille à blanc.
+Les amies... c'est ou ç'a été l'ennemi. Les jupes, les chemises
+ont tissé ma casaque, et l'or des bracelets, les perles aussi, ont
+forgé mes fers. Mauvaise littérature? Tâtez du bagne, Messieurs
+de la critique, et vous me jugerez après, après les juges...
+Rien n'est plus triste que de pleurer un ami fauché, en pleine
+fleur,--en deux. Quand on l'a peu connu, on a pu faire sur lui
+un tel fonds d'avenir et de consolation, s'être promis une telle
+réserve de confidences, de souvenirs, de rédemption et d'espoir!...
+
+... Décapité! On ne peut le pleurer tout entier. La tête entre
+les jambes! C'est massacrer le deuil et jeter du grotesque sur
+l'horreur magnifique du regret et du rêve, c'est vous forcer à
+prêter la faculté et le besoin de souffrir à des restes inanimés
+et disjoints, c'est laid et c'est atroce...
+
+Je puisais dans l'excès de ma mélancolie une fièvre de travail, du
+zèle, un goût maladif pour mes humbles fonctions, pour mon service.
+
+J'astiquais avec une rage tendre des meubles ignobles de la rue
+de Rivoli... La rue de Rivoli, la rue Saint-Antoine! qui dira
+la poésie de ces voies toutes droites et toutes sèches, dans la
+poésie des tropiques, le désir de la pierre dans les arbres, dans
+les plantes luxuriantes, tout le souvenir des sales stations
+de voitures, des lèpres de monuments, palais et églises et les
+arcades qui, de là-bas, ressemblent à l'arche de Noé dans un
+déluge de lumière et de soleil!... Ah! ma joie à lire, sous le col
+des uniformes et des vestons que j'avais à battre, le nom de telle
+maison du coin du quai!... Le quai!... La Seine opaque, moirée et
+cahotante sous des bateaux paresseux et boursouflés, les ponts
+jouant à saute-mouton dessus, Notre-Dame dressant ses cornes
+d'escargot carré, la Morgue même, toute plate, toute couchée,
+entre deux eaux, qui m'appelait, amicale et familière! Je me
+rappelais jusqu'au pavillon des fiévreux, en face de l'Hôtel-Dieu,
+à gauche, annexe grise comme la livrée de ses malades, avec
+les yeux qu'on aperçoit parfois, sans vouloir les regarder, à
+travers les fenêtres grillées! Sur les murs gris, on placarde
+les extraits des arrêts portant les condamnations afflictives et
+infamantes. Je n'avais pu lire--et pour cause--mon arrêt à moi,
+et, par un cauchemar lucide, je lisais mon nom, mon signalement,
+mon crime, ma peine, je sentais des yeux, dessus, plus haut, au
+rez-de-chaussée surélevé, aux autres étages des yeux luisant
+fort, sous des bonnets de coton, des yeux ne pouvant lire mais me
+fixant, moi--où?--sévères et goguenards et je m'évanouissais de
+honte lorsque je m'entendis appeler par une voix familière--que
+je ne reconnus pas.
+
+--Bicorne de la Cellambrie, vous vous ennuyez, n'est-ce pas?
+
+La sueur me troua le front. Je ne me souvenais plus de mon nom.
+Confusément, j'aperçus mon maître, M. Capucino. Mais pourquoi ne
+m'appelait-il plus Joseph, comme de juste?
+
+--Monsieur le Directeur, dis-je, comment pourrais-je m'ennuyer?
+
+--Je ne vous demande ni comment ni pourquoi. Vous vous ennuyez.
+Voilà. Je m'ennuie bien aussi, moi--au moins!
+
+--Monsieur le Directeur n'est donc pas content de moi?
+
+--Trop, monsieur! Trop! Un domestique qui fait trop bien son
+service s'ennuie. Un domestique doit être si peiné d'avoir à
+peiner qu'il négligera nécessairement ceci ou cela. Vous, vous
+avez l'œil et la main à tout. Vous cherchez dans le labeur un
+dérivatif, une consolation. Vous vous donnez tout entier, en
+mieux. C'est que vous vous ennuyez. Voilà.
+
+--Monsieur le Directeur ne va pas me renvoyer? balbutiai-je.
+
+Je n'ai pas redouté--outre mesure,--la promiscuité et même la
+solitude du bagne, mais l'idée de n'avoir plus de compagnon et
+d'être dominé par la hantise de ce compagnon disparu dans les
+mille et mornes tortures du châtiment me terrassait.
+
+--Si! proféra M. Capucino, je vais vous renvoyer ou plutôt, tenez,
+Bicorne, je vais vous faire mourir.
+
+J'eus un sourire. Je comprenais--enfin! Cet homme avait voulu
+m'éprouver pour me tenailler à loisir. Tenant ma vie entre ses
+mains lors de ma complicité passive, il avait savouré son plaisir
+de me voir courbé sous lui, non sans affres, pour livrer son
+esclave à son jour, à lui. Comme c'était chiourme! Comme c'était
+corse! La vendetta en tablier! Mais la vie, la mort, zut!
+
+--Comprenez-moi, poursuivit M. Capucino. Vous êtes retranché
+de la société, mort au monde. Par une cruauté extra-juridique,
+que je n'ai pas à apprécier, les condamnés à moins de huit ans
+_redoublent_ ici, comme les mauvais élèves des écoles. Mais les
+examens de sortie sont plus durs. Cinq ans de travaux forcés, ça
+en fait dix; sept, quatorze; huit, seize. Après, c'est perpète.
+Or, mon cher, vous avez eu vingt ans pour avoir assassiné, avec
+préméditation et sous couleur de le dévaliser, un brave garçon
+de recettes dont j'ai les meilleures nouvelles. Le dommage que
+vous avez causé à la banque de ce garçon est nul ou annulé. Je me
+demande donc pourquoi l'on vous garde ici.
+
+Il fit une pause et continua:
+
+--Je ne me demande pas pourquoi. Moi, j'ai à vous garder. Je
+suis payé pour ça. Pas cher. Mais payé. Fonctionnaire, je ne
+puis rien. Homme, je vous tiens quitte. Je n'ai pas le droit de
+vous relaxer. Mais je puis vous tuer--sans douleur... A cause,
+continua-t-il, égaré, à cause de notre pauvre Paul... Celui-là,
+je n'ai pas pu le sauver: il ne voulait pas. Mais vous... vous...
+à sa place... vous voulez bien, n'est-ce pas... oui, oui?... Vous
+l'aimiez... Vous avez failli redevenir, devenir criminel, pour lui
+faire plaisir. Et maintenant, il dort... s'il dort...
+
+Je crus que M. Capucino allait défaillir. Mais ce diable d'homme
+se reprit, sourit et, d'un ton presque naturel, commença un récit:
+
+--Mon cher, vous n'attachez pas assez d'importance à la politique
+de la métropole. Vous ne lisez pas les journaux que vous
+m'apportez. J'ai beau laisser traîner les dépêches, ouvertes: vous
+ne les regardez pas. Vous voyez que vous n'étiez pas né pour être
+ou devenir domestique. Vous ne savez même pas que vous avez un
+cousin au pouvoir. Ministre, mon ami! ministre!
+
+--Je suis sûr, interrompis-je, que c'est cette canaille de Charles!
+
+--Très exact. C'est bien Charles! Canaille? je ne sais pas. Mais
+je le croirais, à l'indifférence dont il fait preuve envers vous!
+
+--Ah! Monsieur le Directeur ne le connaît pas! Je parierais que
+mon cousin ne sait pas que je suis au bagne. Il ne prend garde
+qu'à ses affaires, qu'à son affaire. Rien n'existe pour lui que
+lui. C'est pour cela qu'il est socialiste. Et le voilà ministre!
+
+--Il est plus socialiste que jamais. Mais le vent a tourné, en
+France. Ça lui fera plaisir de vous revoir. Un parent pauvre chez
+un socialiste, c'est un rayon de soleil!
+
+--Monsieur plaisante! En France, moi! chez un ministre!
+
+--Écoutez, Bicorne. Je suis égoïste. Je vous demande votre
+protection.
+
+--Ah! monsieur, monsieur! Votre générosité prend des
+déguisements!...
+
+--Voici. Je vous tue. Vous me faites nommer officier de la Légion
+d'honneur et n'importe quoi, en France. Je ne puis plus rester
+ici. Je suis trop vieux--et pas encore assez vieux pour crever.
+Vous, vous en avez assez. Ne dites pas non. Il se trouve que,
+par une incurie administrative qui ne vous surprendra pas, j'ai
+toutes les pièces d'identité d'un brave colon qui est mort, il
+y a quinze jours. Il ne manque que son acte de décès. Ce papier
+essentiel n'a pas été dressé par suite d'un accès de fièvre chaude
+d'un scribe. L'individu est strictement de votre âge. Il n'a pas
+un aussi beau nom que vous mais son nom est assez pittoresque:
+Rocaroc (Edme-Emmanuel-Augustin-Properce-Sulpice). Vous choisirez
+votre prénom dans le tas. Vous, voici. Vous allez mourir dans les
+flammes, en me sauvant pour la seconde fois. Car vous m'avez
+déjà sauvé une fois, mon vieux: ne l'oubliez pas: il ne restera
+rien de vous, qu'un bel ordre du jour vous donnant en exemple à
+vos compagnons d'infortune. C'est même tout ce qu'il y aura de
+moral dans cette aventure. Et--qui sait?--les forçats prendront
+peut-être goût à l'héroïsme et au dévouement: le crime que je vais
+commettre d'incendie volontaire sur des effets hors d'usage fera
+peut-être sourdre une infinité de belles actions. C'est la vie,
+mon vieux, c'est la vie! Qu'en pensez-vous?
+
+--Monsieur le Directeur, monsieur le Directeur, c'est bête: je
+pleure!
+
+--Gardez vos larmes pour éteindre l'incendie: ça suffira. Un
+mot, encore. Je ne vous fais pas prêter de serment. Je ne vous
+demande pas d'être un honnête homme et un bon citoyen. Je sais que
+c'est difficile. Je vous demande seulement de ne pas commettre
+d'atrocités pour le plaisir. Faites pour le mieux. Nous nous
+reverrons à Paris. Souvenez-vous un peu de ceux que vous allez
+laisser ici. Il ne leur a manqué, à chacun, que le hasard d'une
+amitié, la chance d'un attentat. Et tâchez à ne pas les rejoindre.
+Je ne serais plus là pour vous sauver. Bonsoir. Joseph!...
+
+ * * * * *
+
+On lit dans le _Moniteur officiel des colonies de transportation_:
+
+«_Quelle que soit la légitime sévérité de notre opinion
+traditionnelle sur la population pénale qui désole, en
+l'emplissant, notre ville et ses dépendances, il est juste
+de saluer avec les palmes du pardon les forçats trop rares,
+hélas! qui se réhabilitent par une mort--nous ne dirons pas
+honorable--mais sublime et qui mériteraient de demeurer
+éternellement dans la mémoire des hommes si, précisément, leur
+noble disparition ne devait pas leur assurer la suprême récompense
+du crime effacé: nous voulons parler de l'oubli. L'être--que
+notre estimable clientèle de lecteurs blancs et de couleur nous
+permettra de pleurer avec elle--s'appelait B. de la C... C'est
+assez indiquer qu'il était de bonne noblesse, d'une noblesse de
+robe qui, malgré son origine, donna néanmoins à la mère-patrie un
+lieutenant-général, deux maréchaux de camp, un cordon rouge et
+un membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Une
+folie de jeunesse le mit sous la main de la loi. Son repentir,
+dès son arrivée sur nos chantiers, fut l'objet de toutes les
+conversations des gardiens si dévoués et autres fonctionnaires.
+Des circonstances encore mystérieuses, bien que providentielles,
+lui permirent de sauver l'existence de l'éminent directeur du
+pénitentier, M. Sylvestre Capucino, menacée par la folie homicide
+de ce Paul Chéry qui paya de sa tête, récemment, son forfait
+heureusement avorté, agrémenté de l'assassinat trop réel d'un
+humble gardien dont nous n'imprimons pas le nom ici, pour ne pas
+rouvrir une blessure éternellement saignante au cœur de son épouse
+établie blanchisseuse, rue X... nº 4 bis. Touché par le dévoûment
+du détenu, M. le directeur l'avait attaché à sa personne. Sans
+se soucier de ses origines patriciennes, heureux de reconquérir
+quelque dignité dans le travail le plus dédaigné, B. de La C... se
+révéla bientôt le plus actif et le plus obéissant des valets de
+chambre. Le plumeau n'avait pas de secrets pour lui et c'est avec
+une dévotion presque électrique, qu'il s'acquittait de la fonction
+de rendre la vaisselle à sa première blancheur, l'argenterie à
+son suprême éclat. Hélas! la digne et spartiate économie de M.
+le directeur devait conduire à sa perte l'ex-criminel régénéré!
+C'est en nettoyant, à l'essence, auprès d'un bidon de pétrole, les
+gants de M. le directeur que B. de La C... ressentit les premières
+atteintes du mal qui devait l'emporter! Environné de flammes,
+aussitôt secouru par M. le directeur qui se précipite, l'infortuné
+serviteur a à peine le temps de l'écarter, de s'écrier: «Pas vous!
+Pas vous! Que Monsieur s'écarte! Vite! Vite!» et déjà, il n'est
+plus qu'un brasier qui diminue à vue d'œil, qui, noircissant
+affreusement, se ratatine, (si nous osons employer un tel mot
+en de semblables occurrences), qui cesse bientôt de pousser des
+cris stoïquement étouffés, et qui, enfin, jonche, d'un débris
+insignifiant et calciné, l'office aux trois quarts détruit du
+palais de la direction!_
+
+_L'incendie a été assez rapidement circonscrit et arrêté. Les
+dégâts seraient purement matériels si, comme nous l'avons relaté
+avec quelques détails, on n'avait à déplorer le tragique trépas du
+condamné repentant B. de La C... Ses restes inexistants n'auront
+même pas la consolation d'une sépulture! Ils ont été emportés
+pêle-mêle avec les autres décombres. Mais un honneur autrement
+rare est dévolu à ce spectre évaporé: ses co-détenus, pour l'amour
+de lui, sont gratifiés d'un quart de vin par M. Capucino. L'état
+de M. le directeur est, malgré son chagrin, des meilleurs._»
+
+ * * * * *
+
+A quelques jours de là, M. Rocaroc, ingénieur civil, s'embarquait
+à Papaëte sur l'_Astrolabe_ des Chargeurs-Maritimes, à destination
+de Bordeaux. Un mal de dents opiniâtre l'avait empêché de montrer
+sa figure et même de parler, des environs de Cayenne à Tahiti.
+Mais dès qu'il se trouva sur la route azurée de la France, avec
+des compagnons inconnus, sa face désenfla et quitta ses linges,
+un sourire revint à ses lèvres rasées et l'avenir lui-même mit du
+bleu à ses yeux noirs.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+PARIS!
+
+
+ _M. Rocaroc à M. Capucino, directeur, Cayenne._
+
+ Mon cher Directeur,
+
+Tout d'abord, et très simplement, permettez-moi d'inclure
+dans l'enveloppe préparée à votre adresse, la somme de deux
+mille francs que j'ai l'honneur et le plaisir de vous devoir.
+L'argent est si capricieux qu'il aurait peut-être la tentation
+de s'évader d'ici tout à l'heure et je veux être, au moins
+vis-à-vis de vous, un honnête homme de forçat. Je vous assure,
+sans y insister et pour n'y plus revenir, que ces deux billets
+bleus sont légitimement acquis: ils sont prélevés sur les fonds
+secrets. J'espère que, sur ce dont je ne vous suis pas strictement
+redevable, il restera assez pour payer une tournée à mes anciens
+camarades, pour fêter tacitement, et sans le savoir, mon
+extra-légale résurrection. Vous trouverez un prétexte plus digne.
+Merci encore.
+
+Mon arrivée à Paris a été, comme il convenait, discrète et
+morne. Descendu à la gare d'Austerlitz, j'ai étouffé mon émotion
+en remarquant combien Paris voulait dégoûter, à l'avance, les
+enthousiastes pèlerins qui débarquent dans ses murs, en leur
+montrant les murs les plus gris, les plus sales, les quais les
+plus salement moussus et les plus couperosés que je sache.
+Ces vieilles garces de gares ne lâchent leurs voyageurs qu'à
+regret. Les employés ont un air de glapir: «Paris-Austerlitz...
+Descend...» tel, qu'on croit descendre tant qu'on tombe et qu'on a
+besoin de remonter en wagon pour fuir n'importe où, même au quai
+d'Orsay. Les guimbardes à galerie, attelées de chevaux-fantômes,
+ont la mine--je ne sais si vous sentez comme moi--de vous mener à
+Mazas--démoli--ou à la Morgue, pour une confrontation.
+
+Dehors, des avenues chauves, des rues lépreuses, un décor de
+cinquième acte de mélo!
+
+Il était très tôt, pour Paris, quand je donnai mon ticket. Je
+fis un détour. J'arrivai bientôt--tout droit--devant la caserne
+des Célestins. Des gardes, des gendarmes...: j'étais en pays de
+connaissance. J'aurais dû avoir peur. Je ne pus que rire. C'est
+que, à travers la porte, les portes, larges ouvertes, j'assistai
+aux exercices d'équitation de ces Messieurs. Rien n'est plus
+comique. Le cadre, c'est vraiment _le cadre_: des officiers qui,
+gravement, deux à deux, vont au pas, en devisant avec une sérénité
+affectée, faisant le sacrifice de leur existence, comme en pleine
+émeute. Leurs chevaux tendent le cou pour entendre, sans y
+faire attention, les menaces et les vociférations des insurgés,
+terribles et absents. Les officiers bombent le torse, ainsi que
+sous les pavés, les balles et les bombes; ils ne fument pas:
+ils sont en service commandé. C'est l'école du stoïcisme et de
+l'héroïsme. Pas un pas plus long, pas un geste plus saccadé: tout
+est mathématique, sublime et géométrique. Le malheur, c'est que
+l'exemple soit donné à vide: la répétition des couturières.
+
+Pour les hommes, c'est plus amusant: la garde se recrute dans
+le militaire. Des tringlots, des chasseurs d'Afrique, un vague
+spahi très seul et très gêné, des dragons et des artilleurs,
+trois cuirassiers et un cavalier de remonte,--tout ça plus ou
+moins gradé,--tournent en rond dans le quadrilatère, au pas,
+au trot allongé, au petit trot, au galop de charge, à la papa,
+gaillardement, férocement, comme sur les pieds des badauds, pour
+les aligner, et contre les sauvages attroupements, pour les
+disperser et les réduire. Ces éléments disparates n'ont qu'un
+signe commun, quoique d'élite, le blanc de la buffletterie[2], en
+attendant le fourniment complet.
+
+[Note 2: Pas l'été.]
+
+Mais, dans leurs rangs, il y a les vieux soldats et, ceux-là,
+c'est inénarrable. En képi, en bonnet de police, en veste, en
+bourgeron, ils vont et s'en foutent, s'en foutent, s'en foutent!
+
+Ceux qui m'ont le plus réjoui trottaient, galopaient en chemise et
+en tablier bleu, oui, en tablier bleu à peine relevé sur la selle,
+la bavette bien en place et les manches retroussées. Le tablier,
+à cheval! Je vous jure, mon cher directeur, que ce n'était ni
+le tablier des sapeurs de dragons, ni celui des timbaliers de
+mameluks, c'était le mien, celui que j'ai eu le plaisir et
+l'honneur de porter à votre service et qui, d'ailleurs, m'a été
+plus favorable et plus prestigieux, grâce à vous, que le voile de
+Tânit. Je me pris donc à rigoler--et je réfléchis, ensuite. Il me
+sembla qu'un de ces hommes à cheval, c'était moi, mais mon cheval
+était moins lourd, moins serf, plus leste, qu'il m'emportait
+en vitesse vers des destinées merveilleuses, que le tablier se
+déroulait, s'envolait et qu'il nous faisait, au cheval et à moi,
+une paire d'ailes en hauteur, à peine bleues, azurées et que je
+montais... montais...
+
+Excusez-moi. C'est une manière comme une autre de ressusciter...
+
+... Une demi-heure après, j'étais chez mon cousin le ministre.
+J'avais forcé sa porte--il ne couche pas au ministère,--bousculé
+son valet de chambre, qui me connaît, et trouvé mon brave parent
+plongé dans son encrier.
+
+--Ne vous dérangez pas, Charles. Ce n'est que moi.
+
+--Qui, toi?
+
+--Ah! la voix du sang devient blanche chez vous. Vous me tutoyez.
+Attention! Vous ne vous rappelez pas que vous tutoyez tout le
+monde, tout le monde, excepté vos parents?
+
+Il se retourna. Les grandeurs n'avaient pas affaibli son orgueil
+ou diminué son dédain de l'univers. Sa figure, tout en grimaces,
+pour mieux cacher son âme hautaine et tendue, ses yeux de braise
+rousse, tout avait peu changé. La barbe plus courte, pourtant
+et plus blanche... Et un chevron d'ancienneté, placé en plein
+front, entre les deux sourcils à la Bismarck. Je me défendais mal
+de quelque inquiétude. Comment croire, comment espérer que mon
+cousin pût ignorer mon diable de passé? J'avais, somme toute, été
+«une cause parisienne» et ma disparition même, en omettant la
+chronique, judiciaire ou scandaleuse, écrite ou «parlée», devait
+avoir frappé, sans nulle vanité, l'actuel potentat. Il y a dans
+tout parent riche l'étoffe de plusieurs Brutus père. Pouvoir
+jouer au justicier, au mieux de ses intérêts, quel rêve pour un
+allié qui est ou sera gêné des évolutions, de l'existence, de la
+proximité d'un obscur consanguin! D'autant qu'il y a l'opinion
+publique, les ennemis, les journaux!
+
+--Tiens! c'est vous! dit Charles. D'où sortez-vous, Monsieur? Je
+vous croyais mort, fou, j'entends fou enfermé--ou au bagne.
+
+--Pas encore! balbutiai-je, pas encore! (Je ne mentais pas. En
+admettant que j'y pusse retourner, je n'y étais pas. Pourquoi
+faire à mon cousin des confidences humiliantes et inutiles?)
+
+--Allons! vous n'êtes pas si bête que ça. Pourquoi ne vous a-t-on
+pas vu depuis si longtemps? Vos opinions politiques?
+
+--La timidité, mon cousin. Le respect de votre conscience et de
+votre travail. Des caprices, des passions, des voyages!...
+
+--Toujours le même! Et l'on finit par capituler. On débarque chez
+le monstre. La nécessité, hein? On a quelque chose à demander.
+Vous n'avez qu'à faire demi-tour: pas de préfecture, pas de
+sous-préfecture. Bibi ne fait pas de népotisme!
+
+--Mon cousin, affirmai-je avec dignité, vous ne me connaissez
+pas. J'ai renoncé à mon nom, dès je vous ai su au pouvoir. Il
+n'y a plus de Bicorne de la Cellambrie. Je m'appelle Emmanuel
+Rocaroc--pour vous servir.
+
+--Ça, c'est bien! c'est très bien. Vous n'êtes plus mon parent.
+J'ai le droit de m'occuper de vous et de te tutoyer. Je parie que
+tu as besoin d'argent. J'ai gagné, pas?
+
+--Oui, monsieur le ministre, tu as gagné. Moi aussi. J'ai besoin
+d'argent pour rembourser un brave homme qui m'a obligé. Une
+misère: trois mille francs...
+
+--Trois mille francs! Tu nous crois donc millionnaires?
+
+--Qui, nous?
+
+--L'État, imbécile! L'État que je suis, quoique indigne!...
+
+--Millionnaire ou non, il me faut trois mille francs.
+
+--Tu me fais trembler. Tu les dois à l'Allemagne? Non? Alors à
+qui?...
+
+--Un brave homme, Charles, un très brave homme. Il a fait un
+effort surhumain. Il n'a que son traitement pour vivre!...
+
+--Un fonctionnaire! Bien! Son nom? Je le révoque!
+
+--Il ne dépend pas de toi. Je l'ai rencontré sur le bateau.
+
+--Pas sa place. Un gouverneur des colonies, n'est-ce pas?
+
+--Non. Directeur d'établissements pénitentiaires. Mais il n'est
+tout de même pas à sa place. Tu devrais lui faire obtenir un
+avancement, en France,--et la rosette.
+
+--Et trois mille francs! Tu n'es pas cher à acheter.
+
+--C'est entendu, oui? Il s'appelle M. Sylvestre Capucino.
+
+--Capucino! tu te mets bien! Une retraite pour tes vieux jours...
+Non, au fait, puisque tu le rapatries... Je le connais. Je lui
+dois de l'argent, moi,--oh! c'est vieux!--pour un journal bien
+mort. C'est bien pour toi que...
+
+--Merci, pour lui. Si tu savais à la suite de quelles
+circonstances j'ai rencontré ce citoyen... C'est tout un roman.
+
+--Je n'aime pas les romans...
+
+--Depuis que tu n'en fais plus. Merci tout de même.
+
+--N'en jette plus. Je t'emmène à la boîte, pas?
+
+J'eus un petit frisson, entre mon épingle et ma cravate. La
+boîte... J'eus peur que Charles fût plus Brutus l'Ancien que
+nature... La boîte... Pour un repris de justice, ça a un sens.
+
+--Je t'emmène à la boîte, continua Charles, pour te donner ton
+sale argent. Par contre, tu me mettras par écrit ce que tu veux,
+en articles non monnayés, pour ton protégé. Allons! Ouste! La
+cocarde et le grelot sont en bas!
+
+Mon cher Directeur, je ne grossirai pas cette lettre trop longue
+de toutes les plaisanteries et autres observations dont mon cousin
+Charles meubla les coussins d'une voiture officielle: vous l'avez
+connu, Charles, au temps de ses luttes et de ses glorieux revers:
+c'est Robespierre et c'est Vautrin, c'est Gaudissart et Richelieu,
+c'est Marat dandy et peigné, c'est Fouquet et Napoléon. Il me
+parla fort peu de vous.
+
+--Rocaroc, clamait-il, Rocaroc! Tu aurais dû me laisser ce
+pseudonyme, à moi! Ce n'est pas un nom, c'est une déclaration
+ministérielle, c'est une proclamation, un défi, une menace!
+Rocaroc! Tiens! je ne t'ai jamais tant aimé! Tu vois ces
+jardins, ces murs, ces hôtels, ces perrons, ces portes qui ont
+une défiance à triples gonds, à verrous de sûreté? Je dirais:
+«C'est le ministre», on n'ouvrirait pas.--Rocaroc!» ça ne s'ouvre
+pas, ça bée, ça s'offre, ça se donne! Ah! poète! frappe à ces
+portes, de ton nom, de ton nom tout seul, à la volée, et tu auras
+l'argenterie, les filles, les femmes, les tableaux de famille et
+les enfants à la mamelle! Rocaroc! Paris serait à toi si... si
+toi, c'était moi.
+
+--Si tu veux mon nouveau nom? je te le donne.
+
+--Et moi, je te donne mon portefeuille, pas? Je suis trop connu:
+on s'apercevrait de la substitution! Hélas! N'en parlons plus. Du
+reste, tel quel, je fais de la besogne!
+
+Nous étions arrivés. Charles entrait dans l'antre du silence.
+Il passa comme dans une ville prise et déjà passée au fil de
+l'épée. Une seconde après, le chef-adjoint du cabinet, M. Lemuet,
+m'apportait mes trois mille francs, sans un mot. Le ministre
+avait déjà oublié ma présence. Il avait foncé comme un sanglier
+dans ses paperasses et signait, sabrait, surchargeait, à coups
+de boutoir. Nous déjeunons ensemble la semaine prochaine. Et
+Charles, _in fine_, me charge tout de même pour vous de ses plus
+amicaux souvenirs. C'est peut-être lourd: je m'en débarrasse tout
+de suite. Il ne me reste qu'à vous exprimer une fois de plus, en
+attendant mieux, ma reconnaissance vivante et active. Je vous
+récrirai avant d'avoir de vos nouvelles. J'ai hâte de clore cette
+lettre pour avoir la satisfaction de me dire, avec émotion, votre
+très sincère et très indigne serviteur.
+
+ Feu B. de La C.»
+
+Le diable soit des bureaux de poste et des employés qui y
+sévissent! En recommandant mon envoi, je n'avais oublié que mon
+nom. Heureusement, il me revint à temps. Il ne me manquait plus
+que l'adresse. Au fait, j'étais sans domicile! Les rigueurs
+administratives veulent vous dégoûter d'être honnête homme et
+de prendre à cœur de payer ses dettes avant même d'avoir pris
+un lit dans un hôtel et de s'être débarbouillé. J'élus domicile
+au ministère de mon cousin, tout simplement. On peut aussi
+bien être chez soi dans un ministère que chez un notaire ou un
+huissier. Et cette vexation me fit sourire un peu plus, après. Ça
+complétait le paysage. Paris, Paris, tu es le propre de l'homme,
+le rire!--l'univers aussi, d'ailleurs!...
+
+Rien n'est tel, en vérité, que de revenir d'un long voyage pour
+avoir les plus grandes surprises, en moins, à contre-coup, le choc
+en retour, quoi! Ah! Ah! les belles pudeurs de mon adolescence,
+ah! ah! mes belles terreurs, ah! ah! mes respects! Que c'est loin!
+que c'est loin! Tout ça est à prendre, Paris et le reste du monde!
+Mon brave cousin Charles, tu m'as fait sourire toi-même. Je n'ai
+pas besoin d'être ministre, moi, pour être sûr de mon pouvoir...
+Les rues me semblent maintenant plus larges et plus à moi. Je suis
+empereur et roi! j'existe. Il me suffit d'un tout petit faux, qui
+sera à jamais ignoré, pour redevenir citoyen, électeur, éligible!
+Je ne daigne. J'ai sur moi plus de douze cents francs, dont neuf
+cent quatre-vingt-sept d'argent bien français... Vive la France!
+Vive Paris! Et maintenant, à nous deux!»
+
+ B. R.
+
+... Il était un peu plus de onze heures. Le boulevard, tout
+bleu, tout blême, tout roux et tout roide, flambait, étendard
+en longueur, sous un soleil endormi par sa propre chaleur. Un
+monsieur, assez jeune, assez anglais, s'assit à une table du café
+du Coadjuteur et demanda une absinthe pure. La terrasse était dans
+toute sa gloire. Les éclats de voix de quelques littérateurs et
+artistes faisaient un paravent de paradoxes de tout repos et de
+rosseries innocentes aux chuchotements d'affaires, aux injures
+atroces et aphones, aux menaces entre haut et bas des marchands
+d'espoirs monnayés, de leurs agents et de leurs peu intéressantes
+victimes. De-ci, de-là, des étrangers qui se ressemblaient, d'un
+continent, à l'autre, gobaient leur interminable chocolat ou leur
+café-crème éternel. Les garçons, inutilement hélés, fiévreusement
+sourds et impassibles, promenaient, en bâillant de dégoût,
+leurs ventres de notaires sans tache, leurs tabliers souillés
+de sacrificateurs et leurs mufles de consuls de la décadence,
+un peu trop gavés de murènes. Les soucoupes jonglaient avec des
+sous, des plateaux et des pièces décimales. Les carafes frappées
+changeaient de table, avarement, et des mendiants, les pattes et
+la voix cassées, alternaient, sur le devant du théâtre, un peu en
+dehors, avec des camelots insinuants qui offraient des merveilles,
+cependant que, en bordure, à toute gueule, à toutes jambes, les
+vendeurs de journaux faisaient prendre un galop d'essai à des
+nouvelles trop stridentes et aux scandales les plus désordonnés.
+De la prose, en bâton, se roulait, se déroulait, entre les mains
+tremblantes des clients. On lisait, on se cachait, on s'éventait.
+
+Tout-à-coup, l'un des plus notables commerçants en promesses
+donna--une seconde--les signes de la plus noire agitation. Il se
+pencha vers son vieux complice Laurageay et murmura:
+
+--Là! là! tu ne vois pas? Non! pas la petite blonde! celui-là!
+
+--Qui donc, mon petit Bihyédout, cet English? Un pigeon?
+
+--Heu! heu! peut-être! reprit Bihyédout qui s'était ressaisi. Tu
+m'excuses une minute, vieux? J'ai à parler au type!
+
+Il s'avança, se coula entre les guéridons ou son ventre laissait
+à chaque fois, non sans la reprendre, une coulée de graisse et
+aborda:
+
+--Bonjour, monsieur... Je ne me trompe pas, n'est-ce pas?
+
+--Pardon, vous vous trompez, monsieur. Mais asseyez-vous!
+
+--Voyons! pas de blague, c'est bien moi! mais c'est bien toi?...
+
+--C'est moi, Emmanuel Rocaroc, ingénieur civil. Et toi?
+
+--Pascal Bihyédout, usurier. Tu as besoin de fonds, pas?
+
+--Merci. Nous en reparlerons. Content de te revoir, en attendant.
+
+--Moi aussi. Mais si, si! content! Ce que je t'ai pleuré, vieux!
+
+--Moi pas. Tu n'as jamais été très sympathique, là-bas!
+
+--Là-bas! Chut, malheureux! Tu veux nous perdre. Là-bas!...
+
+--Eh bien! quoi? là-bas, c'est vague, c'est vague, c'est
+partout--et ailleurs!
+
+--Non! vois-tu, mon cher, ici, dans ce coin-ci, la plupart des
+gens peuvent sortir sans leurs bonnes, mais, de temps en temps
+aussi, ils peuvent sortir--et rentrer--avec deux sergents de ville
+ou deux gendarmes. Alors, là-bas!... C'est terriblement précis.
+
+--Ça n'empêche pas que tu n'étais pas très aimé. Que prends-tu?
+
+--Je suis servi. Tiens! à cette table! Veux-tu que je te présente?
+
+--Je ne veux pas augmenter le cercle de mes relations. Merci.
+
+--A propos de cercle, tu déjeunes avec moi, au moins? Au cercle?
+C'est là, à côté. Nous serons en tête à tête. On causera gentiment.
+
+--J'y consens avec bienveillance. Histoire de me laver les mains.
+
+--Tu as de nouvelles taches de sang?
+
+--Farceur! Je ne fais que descendre du train et du ministère.
+
+--Faire viser ta résidence, ou poser ta candidature?
+
+--Toucher de l'argent, mon ami.
+
+--Tu n'es pas si bête!
+
+--Mais je l'ai déjà expédié.
+
+--Idiot! Triple idiot! Envoyer de l'argent!
+
+--Tiens! Mais toi? Je croyais que tu en vendais.
+
+--Moi? je vends de l'argent, à crédit. C'est un sujet de
+conversation, une attitude, une couverture, une contenance.
+Usurier? je ne sais même pas ce que c'est. Mais je m'abrite
+derrière un délit caractérisé pour n'être pas soupçonné d'autres
+crimes et délits, je me calfeutre dans le mépris public. Un
+usurier! On passe. On ne s'arrête pas. C'est une bête, une sale
+bête, cataloguée. Quand on en a besoin, on échange des chiffres
+à bout portant. Quand on n'en a pas besoin, on ne salue pas. Ça
+ménage les chapeaux. La police ne s'occupe pas de vous. Le parquet
+attend des plaintes pour agir--ou ne pas agir. Les meilleurs
+déguisements sont les plus bas. Connais-tu l'histoire de
+Fiérabras de Saintorgueil?
+
+--Fiérabras de Saintorgueil? J'ignore assez généralement...
+
+--C'était un général, en effet. Le général Fiérabras était,
+comme son nom l'indique, dévoré de la maladie de l'énergie et
+de la domination. Il fit un _pronunciamento_, comme tout le
+monde,--et le fit mal. Quand des centaines de ses partisans
+eurent payé de leur tête--lisez de douze balles à travers le
+corps, par personne--l'honneur d'avoir été sous ses ordres,
+il se sentit mordu du désir de les venger et de prendre sa
+revanche lui-même. Ça le conduisit à tenir à sa peau. Il maudit
+sa popularité traîtresse et sa vanité qui remplissait l'univers
+de ses portraits à pied, à cheval, en auto, en uniforme, en
+civil, couronne en tête, etc., etc. Mais c'était un conspirateur
+et un homme d'action, _un homme_. Toutes ses retraites étaient
+éventées. Il songea au seul refuge sûr de cette époque: ce n'est
+plus l'église, c'est la prison. Mais la prison, on en sort,
+malheureusement. Et après... Fiévreusement, il mit la hausse à
+son génie, et sourit. Une heure après, il était sous les verrous.
+Mais comment! Un pauvre diable minable venait de se faire coffrer
+sous la ridicule inculpation de grivèlerie. Filouterie d'aliments,
+rue de l'Homme-Armé. Un litre à douze, une douzaine de petits
+gris, la soupe et le bœuf, un livarot, un verre de jus et un
+petit de raide, il n'y en avait pas pour quarante sous,--ou tout
+juste. L'homme avoua qu'il se nommait Léopold Vanpeerogyn, né
+à Anvers, déjà condamné. On le mensura par dessous la jambe,
+on le photographia à la flan: il ne valait pas le collodion de
+l'anthropométrie. On lui octroya deux mois de cellule qu'il
+purgea, allègrement. Après quoi, comme il était étranger et que
+notre belle patrie n'est pas assez riche pour nourrir à l'œil
+les plus timides des escrocs cosmopolites, on prit contre lui,
+dans le tas, un arrêté d'expulsion, on le ficela et on le mit
+à la frontière, à une de ces frontières où les plus ardents de
+ses adversaires étaient dévisagés, poil par poil, pour que le
+formidable Fiérabras n'échappât point à son supplice et ne menaçât
+plus les institutions, leur jeu et leur gloire. Les gendarmes
+chargés de l'arrêter éventuellement, coûte que coûte, saluèrent
+d'un petit air supérieur ceux qui l'expédiaient dare dare: c'est
+une bien piètre corvée que de jeter dehors d'humbles condamnés
+correctionnels,--presque des contrevenants--pour des hussards de
+la guillotine, armés de pied en cap, et cirés à l'œuf, commandés
+de service pour un général de division, un prétendant, un
+dictateur en disponibilité. Ces derniers, l'élite des serviteurs
+de la loi, les protecteurs à aiguillettes du régime avaient besoin
+de tous leurs yeux; pourquoi les user en détail sur des imbéciles
+inoffensifs et d'ailleurs enchaînés. «Foutez le camp, dit le
+brigadier d'escorte à son prisonnier et à ses compagnons et qu'on
+ne vous revoie plus! Si l'on vous repince de ce côté-ci du poteau,
+vous n'y coupez pas de vos six mois!» M. de Saintorgueil songeait
+à un autre poteau. On ne le repinça pas. Il n'est pas encore
+empereur, mais...
+
+--Pardon, Bihyédout--puisque Bihyédout il y a--est-ce que tu
+ferais de la politique? tu crois à ton Fiérabras?
+
+--Même pas. C'est une image que j'ai développée pour t'amuser.
+Je crains même qu'il n'ait pas existé, ce conspirateur, mais il
+me plaît. Je dirai mieux: il me sert à te prouver qu'il faut
+abriter les plus grands desseins derrière les plus petits méfaits,
+les grosses canailleries derrière les plus médiocres, les plus
+sinistres intelligences derrière les plus crapuleuses stupidités.
+C'est de la morale en action.
+
+--En actions? Tu fais de la banque?
+
+--Pas encore! je t'attendais!
+
+--Tu m'attendais? Moi?
+
+--Toi... ou un autre. Je suis très seul dans ma patrie...
+
+A cet instant, graillonneuse, pisseuse et pis, les cheveux
+vert-de-grisés, l'œil tombant en une larme habilement éternisée,
+la lèvre hérissée de lèpre et pleurarde, une mendiante
+archi-centenaire éclaboussait de sa prière torve, de son moignon,
+de sa puanteur agile la terrasse et l'intérieur du café.
+
+--Tiens! dit Bihyédout, voici ma marchandise et ma clientèle!
+
+--Tu _fais_ des mendiants? s'étonna Rocaroc.
+
+--Je ne suis pas assez romantique. Je les _refais_: c'est tout.
+
+--C'est un prêté pour un rendu. Tu m'expliqueras ça tout à
+l'heure. Ça m'a donné faim de voir demander l'aumône.
+
+Midi commençait à souffler sa férocité sur la ville.
+
+Les filles avaient les hanches plus provocantes, rapport au
+ventre. Les pures, parfaites et idéales jeunes filles que
+mesdemoiselles et mesdames leurs mères tenaient au bras, comme
+enchaînées, histoire de montrer qu'elles deviendraient tôt aussi
+flapies et aussi hideuses que leurs personnes mêmes, crispaient
+mal, au coin de leur lèvre, leur bâillement en cul-de-poule.
+Les vociférations des camelots suaient l'agonie, les aveugles,
+manchots, sourds-muets et culs-de-jatte avaient de l'ironie dans
+tout ce qui leur restait de corps en signifiant: «Moi, j'ai de
+quoi briffer. Et toi, mon vieux?» Les employés drapaient dans une
+dignité effrangée et luisante un appétit qui sait se cantonner aux
+hors-d'œuvre, se contenir aux entrées, s'apaiser aux entremets et
+mourir, en fanfare, au café sans dessert d'un balthazar à un franc
+dix, cependant que, savourant insolemment leur quart de brie sous
+l'innocent baiser du soleil, des tiers de midinettes faisaient
+valoir qu'elles valaient mieux que ça, tout de même, et qu'elles
+avaient des dents.
+
+La terrasse du café ne s'était pas encore vidée. Les usuriers
+retenaient leurs pâles ou rouges clients,--et inversement.
+L'espoir et la cupidité, le désir de tromper, la joie de torturer,
+c'est le meilleur apéritif. Avec des rires gras et des gestes
+secs, les conversations s'éternisaient. Des plaisanteries de
+commis-voyageurs en cartes transparentes répondaient aux chiffres
+des notaires complaisants, histoire de n'être pas trop sérieux,
+de n'être pas dupes et de n'être pas trop durs: on réfléchit, à
+intérêts composés, entre deux hoquets. Des camarades jouaient,
+sans enjeu et sans jeu, à qui ne paierait pas le premier. Des
+capitalistes honteux, crevant de faim, commandaient un nouveau
+verre pour avoir l'air affamés--et pour cause. Les garçons, gavés
+depuis deux heures, s'ennuyaient seulement d'avoir sous les yeux
+les mêmes figures--sans tête.
+
+Bihyédout se décida:
+
+--Paie! dit-il et foutons le camp! c'est à deux pas.
+
+Rocaroc eut un sourire:
+
+--Ce n'est pas pour l'argent. Mais tes amis? Tu ne prends pas
+congé?
+
+--Pas si bête! Tu es avec moi. J'ai l'air d'avoir mis la main sur
+une poire. J'ai droit à une gratification. Elle suffira pour notre
+déjeuner, nos cigares--et le reste.
+
+--Tu as l'œil à tout!
+
+--Ça console de n'avoir pas l'_œil_ partout!
+
+--Ou le _quart-d'œil_ quelque part...
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+LE DERNIER ENDROIT OÙ L'ON CAUSE.
+
+
+--Ça te fait de l'effet de voir des femmes ici?
+
+--Ça me fait de l'effet d'en voir n'importe où. Je ne sais par
+où commencer. Mon Dieu, les femelles, les filles, ça va encore!
+Outre! boutre! foutre! Mais les dames, voire les demoiselles! Du
+linge et des égards, c'est trop!
+
+--On te fait grâce des égards. D'ailleurs, en cet endroit, les
+femmes ne sont plus des femmes. Ne mâchonne pas ton cigare comme
+ça. On n'aime pas ici, on joue. La revanche!
+
+--Tu ne m'avais pas dit qu'on tolérait les femmes au cercle.
+
+--Tolérer? Tu es grossier. On les reçoit et elles te reçoivent,
+toi, veule invité! Elles sont membres du cercle. Nous sommes un
+cercle mixte. Plus d'écoles mixtes, mais des académies! Et, au
+fond, si j'ose dire, le législateur de passage a eu raison: il
+n'y a plus de sexe en face d'un tapis vert, il n'y a plus que des
+yeux, des gorges qui se ressemblent à force d'être sèches et des
+doigts, des doigts, des doigts!...
+
+--Tu ne joues pas, toi?
+
+--Non, je jouis. J'ai à moi le salon de lecture, j'y suis maître
+et seigneur comme un chef de gare dans une salle d'attente à
+jamais vide, comme le directeur de la Bibliothèque d'Alexandrie,
+comme le concierge supérieur du château de la Belle au Bois
+dormant. J'ai les journaux, les livres, les revues. Je n'ai pas
+besoin de les ouvrir et de les feuilleter: ils me racontent
+toutes leurs histoires et tous leurs secrets. Mais si tu veux des
+femmes, tu en trouveras dans trois quarts d'heure. On a le temps
+de causer. Tu as bien déjeûné?
+
+--Pas trop mal. Un peu trop. Mais pourquoi m'as-tu présenté?
+
+--A qui? Deux vieux camarades! Ils n'avaient pas de place, nous
+leur offrons un coin, à notre petite table, et tu le regrettes!
+
+--Je ne le regrette pas. Mais songe! un général! un préfet!
+
+--Un préfet! un général! Ne me fais pas mourir de rire! Voyons!
+Es-tu ingénieur civil? Suis-je usurier?
+
+--Mais...
+
+--Lorsque je ne dis pas, au secrétariat: «Le Défrisé des Panoyaux
+avec le Pépin des Épinettes», quand je dis, sans me nommer:
+«Monsieur est mon invité», pourquoi veux-tu que de braves gens ne
+prennent pas des titres et des dignités au vestiaire infini de la
+fantaisie personnelle et de la sottise sans nombre? Est-ce qu'on
+t'a demandé ton casier judiciaire?
+
+--On aurait pu me le demander. Il est vierge!
+
+--Vierge! Compliments! Et ta sœur?
+
+--Cette saillie ne te rajeunit pas. Enfin, ce préfet?
+
+--C'est un vrai. Ancien sous-préfet provisoire de Gambetta en 1870.
+
+--Ça ne le rajeunit pas non plus!
+
+--Il n'avait pas l'âge. Ça l'a empêché d'être révoqué, pour des
+faits que je n'ai pas à qualifier. Tu devines? Depuis, il n'est
+plus sorti de Paris. Il cherche un poste, dans les cercles.
+
+--Tu me fais trembler. Alors, le général, c'est un général de la
+Commune?
+
+--Malheureux! Un général de la Commune? Mais alors, il serait
+authentique, archi-décoré, retraité avec rappel de solde! On en
+désirerait, au poids du diamant rouge, des généraux de la Commune!
+Celui-là est général parce qu'il le veut bien, dans les journaux:
+c'est l'ancien trompette-major du 31e chasseurs. Mais il a du
+talent, de l'entregent et une rosette de Bulgarie. Maintenant,
+laissons les comparses et parlons de nous, veux-tu?
+
+--Qu'entends-tu par _nous_?
+
+--Eh bien! nous deux, toi-z-et moi, moi et toi!
+
+--C'est que j'aimerais fort à ne rien savoir, à être tranquille, à
+ne pas en f... un coup.
+
+--Tranchons le mot: tu _flanches_.
+
+--Mon Dieu! j'ai la veine de revenir à Pantruche, en peinard, ne
+devant rien à personne, ne comptant pas pour la préfecture de
+police, libre comme l'air, frais comme l'œil. Je n'ai plus soif de
+rien, pas même d'aventures.
+
+--Tu as des revenus? un métier dans les mains?
+
+--Non! mais j'ai de la famille!
+
+--Laquelle? l'ancienne? la nouvelle? Bicorne ou Rocaroc?
+
+--Monsieur le Défrisé des Panoyaux, je crois que vous êtes évadé...
+
+--Et vous, monsieur le Pépin de la Cellambrie?
+
+--Ce n'est pas la même chose. Mais n'auriez-vous point intérêt
+à faire le mort? Moi, je suis mort, bien mort! Vous, vous avez
+toujours le souvenir vivant de vos expéditions diurnes et
+nocturnes, de vos déguisements, tantôt capitaine de gendarmerie,
+tantôt procureur de la République, commissaire de police et
+inspecteur de la brigade des jeux...
+
+--C'est pour ça que je suis ici... L'habitude!
+
+--Ne crâne pas! Tu es très connu, célèbre, fameux, légendaire. Tu
+as la chance d'avoir engraissé au bagne. On ne te reconnaît pas.
+Profites-en, mon cher! Du calme!
+
+--Tu ne comprends rien à notre époque, celle-ci! J'ai eu du
+génie et de l'audace, pas? Fini! rayé! oublié! aboli! L'amnistie
+de l'incompréhension et de l'ignorance! On n'ose plus se
+rappeler. Il ne faut plus que du talent, de l'ingéniosité, de
+la roublardise, de la rouerie. Tu hésites? Regarde autour de
+toi, sous toi. Lis ces journaux: tu en verras de belles! De
+braves escroqueries de collégiens,--de collégiens de maisons de
+correction--tiennent des colonnes et des _à suivre_, des faux de
+pensionnaires des Quinze-Vingts qui mettent les experts sur les
+dents, des crimes! ici, mon vieux, je l'avoue, je ne comprends
+plus! Tu sais ce qu'était le crime pour nous: une chose presque
+sacrée. Quand, par hasard, un assassinat ou un simple meurtre
+n'avait d'autre excuse que l'occasion ou l'ivresse, le coupable
+était déshonoré. Eh bien! aujourd'hui, on tue pour rien, pas
+même pour le plaisir. C'est machinal, automatique, un réflexe,
+un caprice, une envie de _fille_ stérile et, d'ailleurs,
+ordinairement, du sexe prétendu mâle! Et là-dessus, de la copie,
+de la copie, des photographies du service anthropométrique, des
+vers attribués aux prévenus et inculpés, de l'argot de concierges,
+des couplets d'apprentis-camelots et des chroniques de tête--de
+tête!--des contes et nouvelles inspirés par les faits-divers; les
+faits-divers maîtres souverains des romanciers et des philosophes,
+de l'élite et des foules, les faits-divers qui tiennent lieu
+d'idées générales, de catéchisme et de dogme, les faits-divers
+rédigés pour des gens de peu par des hommes de rien!
+
+--Tu vas un peu loin. Les journalistes ne t'appartiennent pas!
+
+--Qu'est-ce qui m'appartient, alors? Tu veux soustraire les
+honnêtes gens à mon appréciation, à mon contrôle? Soit!
+Trouve-les! Toi-même, pauvre enfant, tu n'as pas été sérieux.
+Ton acte est un des premiers crimes ridicules. N'avais-tu pas
+mieux à faire avant d'en venir à l'assassinat avec préméditation
+et guet-apens d'un garçon de recettes? Tu viens de m'avouer que
+tu avais--encore--de la famille. Tu en avais plus, sûrement, à ce
+moment. Alors?
+
+--Alors, tu as tort de me parler de cette affaire. Sais-tu qui
+j'ai reconnu tout à l'heure parmi tes femelles?
+
+--Non. Mais je comprends. Cherchez la femme...
+
+--Et vous retrouvez le veau. C'est plus neuf. Elle était là!
+
+--Mon cher, j'ai lu ton procès, crois-moi, dès mon retour, avec la
+plus vive et la plus scrupuleuse attention. Tu as été très chic.
+Tu n'as jamais prononcé de nom. Je ne sais rien.
+
+--Tu n'en sauras pas davantage. Qu'il te suffise d'apprendre que
+je viens de rencontrer, sans m'y attendre, mon ancienne, très
+ancienne maîtresse,--cause efficiente de mon acte et de mon
+voyage, assez involontaire, aux colonies,--et qui, depuis cet
+accident, n'a pas jugé à propos de me donner de ses nouvelles.
+Elle déjeunait presque en face de nous, avec un appétit qui
+n'avait rien d'affecté ni d'exagéré, m'a dévisagé sans avoir l'air
+de me «remettre» et a redemandé du canard au sang sans la moindre
+intention. Du canard au sang! J'en ai eu la chair de poule. Ne
+plus même se souvenir, en face de moi, revenant et revenant de
+mauvais aloi, du sang que j'avais répandu en son honneur et pas au
+mien! Du canard au sang! Et l'on parle de la voix du même nom!
+
+--Tu parles de la voix du sang! _Elle_ n'était pas ta parente.
+
+--La mère éventuelle de mes enfants!
+
+--Tu blagues! vieux. On couche, on dort. Accoucher, c'est un peu
+plus dur, tout de même. Et qu'est-ce que ça prouve?
+
+--Tu veux me citer le mot de Montaigne: «Qu'y a-t-il de commun
+entre mon frère et moi, sinon d'être sortis du même trou?» Et je
+ne garantis pas le texte.
+
+--Je ne veux rien citer du tout. J'ai été trop cité--où tu
+sais!--pour citer. Je suis un ignorant,--et je m'en vante. C'est
+un titre, aujourd'hui. Mais avoir fait des bêtises pour une femme,
+ce n'est pas une raison pour qu'elle soit bête. Elle a eu des
+amants avant toi, pour sûr, après toi, certainement. Tu lui dois
+des moments pénibles. Pour elle, elle ne te doit rien. Elle a fait
+son métier de fille, si c'est une fille, rempli sa fonction de
+femme, dans tous les cas. Passes! passades! passons! Accomplissons
+notre tâche d'hommes.
+
+M. Bihyédout se tut un instant et tira sur son cigare.
+
+--Il y a peu d'hommes, continua-t-il, il n'y a plus que des
+citoyens. On prend des titres: homme de lettres, homme d'honneur,
+homme de peine, homme de cœur, homme d'esprit. C'est un mot qui
+est démodé, archaïque, prétentieux ou avilissant. Je le reprends,
+nous le reprenons: c'est de la reprise individuelle. Je ne sais
+pas si tu as remarqué que les anarchistes eux-mêmes n'agissaient
+plus, pour parler, pour bien parler. Ceux que nous avons connus
+là-bas sont ici, tranquilles et éloquents à souhait, honnêtes à
+désespérer les prix de vertu les plus honorables, petits saints
+laïques et constitutionnels à mériter les palmes académiques. Les
+criminels sont des fainéants, des gens sans métier, de petits
+jeunes gens, des enfants qui font ça comme ils feraient autre
+chose, qui ne savent même pas qu'ils sont assassins, qui n'ont pas
+su qu'ils étaient souteneurs, qu'ils étaient filles--et pis--et
+moins,--qui n'ont pas lu les traités de Cicéron et autres sur le
+commencement et la fin du bien et du mal, qui ne savent rien et ne
+veulent rien savoir, qui n'ont que leur instinct et un instinct
+perverti, leurs appétits et leurs appétits pervertis, leur courage
+et leur courage perverti, leurs sens et leurs sens invertis pour
+mener la guerre contre la ville et l'humanité. Ecoute-moi, mon
+ami: je veux moraliser Paris. Je veux purger la cité de ses taches
+et de ses macules. Je n'ai pas d'ambition; je ne suis pas citoyen,
+pas électeur, pas éligible. Je ne suis pas médecin et je veux
+faire de la médecine en gros et en détail: mais je ne soigne que
+les villes, que les capitales; une capitale est un chef-d'œuvre:
+je suis restaurateur, épurateur, créateur: je commettrai des
+crimes sacrés, pas de délit: je ne serai ni un assassin ni un
+voleur, un esthète, un esthète pur, le dernier esthète!
+
+Rocaroc considéra Bihyédout avec un rien d'inquiétude.
+
+Le ci-devant _Défrisé des Panoyaux_ eut un rire d'orgueil.
+
+--Tu me regardes! dit-il. Je suis gros et j'ai l'air commun. Si
+j'étais seulement sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts, tu n'y
+ferais pas attention. En outre, je suis un criminel. Et Néron?
+n'était-il pas gros? N'était-il pas criminel? d'après l'opinion,
+d'ailleurs, des gens qui lui ont pris sa bonne renommée, son trône
+et son existence? La goût de la beauté est incompatible avec la
+beauté physique--ou c'est du plus bestial égoïsme,--avec la grâce
+personnelle--ou c'est d'une prétention écœurante,--avec l'amour
+plastique même--ou c'est de la passion la plus intéressée. Jusqu'à
+ces derniers temps, n'est-ce pas? on aimait une femme parce qu'on
+était un homme. Eh bien! il faut aimer la beauté en supposant, en
+présupposant que vous êtes laid. Et si j'adore Paris, c'est que
+je ne suis pas Parisien et que j'ai ou aurais toutes les raisons
+d'être ailleurs.
+
+Mais excuse-moi. On m'appelle.
+
+Deux _gentlemen_ faisaient ce qu'on est convenu de nommer, en
+matière de cirque, la plus tragiques des _entrées_. La pâleur du
+premier, mate, plissée et orageuse donnait de l'expression à la
+pourpre terne et figée de son acolyte.
+
+--Encore _fauchés_? demanda Bihyédout.
+
+D'une claque savante, le monsieur pâle assura sur ses cheveux
+plaqués un chapeau absent. Puis, simple:
+
+--Quand je reficherai les pieds dans cette boîte! fit-il.
+
+L'individu apoplectique ne poussa qu'un hurlement:
+
+--Rrroubrouhihihaha!
+
+--Toujours les mêmes! remarqua gentiment Bihyédout. Toujours les
+mêmes! Perdu combien? Quelle habitude!
+
+--Perdu! Pas perdu! C'est nous qui sommes perdus! Ratiboisés!
+Scalpés, vivisectés, incinérés, déterrés, vampirés, foutus, quoi!
+
+--Rrrangrougroupfft! pfft! uuit!
+
+--Combien? demanda Bihyédout, sans émotion.
+
+--Des mille! des millions de milliasses de millions!
+
+--Voulez-vous cent sous... à vous deux?
+
+--Caramba! vous gâtez le métier! Mort de ma vie!
+
+--Quel métier? le métier d'usurier ou celui d'emprunteur?
+
+--Vous aurez toujours le mot pour rire! Voyons! ne faites pas le
+méchant! Marchez, au moins, du louis tout rond?
+
+--A combien de jours?
+
+--_A perpète!_
+
+Du coup, en affectant de sourire, l'ex-Défrisé des Panoyaux lâcha
+un billet de cinquante francs.
+
+--Chouette, papa! dirent les pontes, en disparaissant.
+
+--Vois-tu, continuait un instant plus tard M. Bihyédout, ça n'a
+l'air de rien, cet _A perpète!_ et c'est plus fort que moi! ça
+me ferait faire n'importe quoi! ça me ferait croire que je me
+souviens et que j'ai peur. Et toi?
+
+--Oh! moi, pfft! Je suis paré! Mais que sont ces gens?
+
+--Ces gens-là? Tu me fais rigoler et j'en avais besoin! Ces
+gens-là, c'est Le Reste!
+
+--Tous les deux?
+
+--Eh oui, bêta, Le Reste à mille têtes! As-tu oublié _Cinna_:
+
+ Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé!
+
+Tu en as vu un morceau, une élite! Il ne se présente pas; il
+s'impose; il ne supplie pas: il réclame; il ne mendie pas, ne
+menace même pas: il se fout de vous!
+
+--J'ai vu, continuait Rocaroc.
+
+--Alors, ça ne te dégoûte pas? Tu trouves ça bien? Tu n'éprouves
+pas le désir, le besoin de supprimer ces gens-là?
+
+--Non! je n'ai pas, je n'ai jamais eu d'ambition.
+
+--Ambitieux! Tu ne veux pas être comme tout le monde! Mais c'est
+la seule chose qu'on possède pour rien, l'ambition! Enfin voici:
+tu as beau avoir fait peau neuve, tu as besoin de songer à ta
+peau et de nourrir ton homme. As-tu un métier dans les mains?
+As-tu des revenus? Tu as des parents insouciants qui deviendront
+méfiants et qui te renverront là-bas... tu sais. J'exagère? Oui
+j'ai un optimisme exagéré: ils ne te rendront pas au bagne, ils te
+feront crever de faim,--s'ils ne te font pas assassiner. Alors?
+tu ne réponds pas? Alors, je parle pour toi: il faut assassiner
+toi-même--ou plutôt faire assassiner!
+
+--Assassiner, répétait Rocaroc! Assassiner! Encore! Toujours!
+Assa...
+
+--As-tu pesé la ressemblance qu'il y a entre ces deux mots:
+assassiner et assainir? Tu me comprends maintenant: tu frémis!
+Oui, je veux assainir Paris. La médiocrité et le néant se sont
+associés pour fonder des mutualités, la Mutualité! Je fonde, avec
+toi, l'_Anti-mutualité individuelle_, l'A. M. I., l'Ami, quoi! Les
+mendiants, les parasites, les _tapeurs_ déshonorent et encombrent
+la Cité, les boulevards, la ville et la vie: je fonde, avec toi,
+la _Ligue pour l'extinction pratique du paupérisme professionnel_!
+Nous tuerons les gouapes et les faux aveugles,--les vrais aussi.
+Pas de risques. Le suicide est évident dans tous les cas: ou
+bien ces êtres ont de l'argent, nous le râflons: la misère entre
+avec nous, s'avère éternelle, criminelle et fatale, ou bien elle
+était là avant nous et nous n'avons fait que suppléer au courage
+de malheureux, condamnés tôt ou tard à une destruction prétendue
+volontaire.
+
+--Permets-moi de te dire que tu parles fort mal.
+
+--Agissons. Tu t'en prends à la forme: c'est que tu n'as rien
+à reprendre au fond. Autre chose. Nous nageons, nous sombrons
+en plein socialisme anarchique. Nous, c'est--ou ce sont--les
+autres. Crois-tu que ça fasse plaisir à tout ça, les autres? Donc
+nous,--cette fois-ci, nous, c'est nous, nous deux,--nous fondons
+une _Banque de protection sociale et d'action anti-collectiviste_,
+B. P. S. A. A. C.
+
+--Et les fonds? Et les obligations? Et les actions?
+
+--Les actions? Elles sont dans le titre, au singulier. Les
+obligations? Nous obligerons. Les fonds? Fondons?
+
+--Mais pourquoi t'adresser à moi? Ne jouons-nous pas à un jeu déjà
+ancien, celui des Cent et un Robert Macaire?
+
+--C'est toi Bertrand, alors? Rassure-toi: il y en a encore
+beaucoup, il y en a trop. En fait de Macaire, il n'y a plus que
+des pommes Macaire. Et il nous faut des _poires_.
+
+--Comme tu es vulgaire, mon pauvre ami!
+
+--Tu viens de dire le mot de la situation. C'est parce que je suis
+vulgaire--et je m'en vante--que je ne puis me mettre à la tête
+des immenses entreprises que tu sais. Il faut un homme distingué.
+Je suis, en outre, un gros garçon frivole qui s'amuse de tout,
+même de ses projets et qui a besoin d'être gai parce qu'il ne l'a
+pas toujours été. Toi, je t'ai auné et jaugé; tu as de l'étoffe.
+Ne m'empêche pas d'exercer mon métier pour la première fois, mon
+métier d'usurier: je te prête des idées.
+
+--Je réfléchirai, murmura plaintivement Rocaroc.
+
+--C'est tout réfléchi: tu acceptes! éclata gaîment Bihyédout.
+
+A ce moment, une entrée en bourrasque fit voler les journaux, les
+revues, les buvards, les encriers: une trombe d'hommes bourrus et
+noueux, les poings en avant...
+
+--La police! murmura le Défrisé, un peu pâle.
+
+Les intrus allaient plus avant, gardant les issues de la salle des
+jeux; de nouveaux venus, de mains fébriles et inexpertes ouvraient
+des brochures... Un monsieur s'avança, avec une nuance de dignité,
+se déboutonnant pour donner de l'air à une écharpe microscopique.
+Bihyédout s'était levé.
+
+--Le commissaire de police! jeta-t-il comme une présentation.
+
+Le magistrat se tourna vers l'ancien forçat, souriant:
+
+--Soyez tranquille, messieurs, vous ne jouez pas ou vous ne jouez
+plus. Je ne suis ici que pour la _Faucheuse_!
+
+--La Faucheuse? répéta, très ému, Rocaroc.
+
+--Tiens! dit le commissaire, vous ne savez pas? Vous êtes membre
+du cercle?
+
+--Monsieur, répondit majestueusement Bihyédout, m'a fait l'honneur
+d'accepter à déjeuner.
+
+Et, congédiant le fonctionnaire, il ajouta, sincèrement:
+
+--Monsieur est avec moi!
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+UNE CRÉMAILLÈRE DE PENDABLES ET DE PENDUS
+
+
+La plupart des propriétaires, concierges ou gérants des immeubles
+du _boulevard_ ont été pris, depuis quelques années, d'une manie
+singulière: le besoin de changer de figures. Le mot _manie_ a
+ici tout son sens, antique et complet: je veux parler de folie
+furieuse. Aux estimables et prudents commerçants qu'ils avaient le
+lucratif honneur de posséder comme locataires, les personnages de
+rangs divers que je viens de citer substituèrent des mannequins
+habillés de vitrines, des effigies photographiques sous verre,
+des cinématographes pour aveugles, des phonographes à crever le
+tympan des sourds, des bars à deux sous et des tripots à sous-sol.
+
+C'est dans un de ces _logements_ que nous retrouverons nos héros
+ou, du moins, deux de nos héros: Rocaroc et Bihyédout,--puisque,
+d'ores en avant, il nous faut leur prêter ces noms.
+
+Ils ne sont pas seuls. Un sourire de bienvenue crispe leurs lèvres
+à l'arrivée de leurs invités des deux sexes. On inaugure la
+_Banque anti-collectiviste_.
+
+--La première banque, a dit Rocaroc, où il n'y aura pas que les
+écus qui dansent.
+
+--Vous n'êtes poli ni pour vos actionnaires, ni pour vos
+dépositaires, ni pour vos invités, ont répondu la plupart de ses
+interlocuteurs, dans les cafés, brasseries et autres cercles...
+
+--Je vous invite, a répondu simplement notre héros.
+
+Et c'est ainsi qu'il a une aussi compacte assistance--d'élite.
+On a mangé. On a bu. On a fumé. On a bu à nouveau. De cigares en
+cigares, de verres en verres, on est arrivé aux cithares et aux
+tziganes, aux lautars et aux czardas. Avec des mines rougissantes
+de communiantes apoplectiques, des demoiselles quadragénaires
+acceptent les ailerons de gigolos de cent ans et de quelques
+pigeons, dont la fatalité a fait, hélas! avec l'âge, autant
+de vautours à la petite semaine et de gypaètes dévorants,--à
+l'occasion.
+
+--Le général Tabarol!
+
+--Son Excellence le ministre de l'...
+
+--Je te demande pardon, interrompt le citoyen Bicorne, en se
+précipitant au-devant de son ex-cousin. Et, désignant une suite
+aussi imposante que distinguée, il ajoute, avec ce sourire plissé
+et terrible qui est tout lui:
+
+--Pas de présentations, hein? Ces Messieurs sont avec moi. Je puis
+te le dire à toi qui es un bon fieu: c'est du secrétaire d'État,
+du sous-secrétaire, du président, du vice-président, du questeur,
+du comité, de la sous-commission, du législateur en chef et du
+budgétivore en grand. C'est, en plus, de l'incognito majeur et de
+la rigolade. On boit, ici?
+
+--A la disposition de vos...
+
+--Te tairas-tu? Mais fichtre! Comme c'est chic! Des lustres, des
+meubles, des objets d'art! Du métal! Des capitaux!
+
+--Nous sommes polis. Nous les attendons.
+
+--C'est imprudent--et superbe. Tu ressembles au gouvernement.
+
+--Ça tient de famille. Mais j'ai compté sur toi.
+
+--Merci. Merci non! Tes invités sont magnifiques. Je n'ai amené
+avec moi ni le préfet de police, ni le chef de la Sûreté. Tu les
+excuseras... Tes invités aussi...
+
+--On a le temps de se revoir. Du champagne?
+
+--Moi, je ne prends jamais rien. Mais ces messieurs...
+
+--Mon cher Bihyédout, occupe-toi donc de ces messieurs.
+
+--Bihyédout? Un joli nom de poète? Ton associé?
+
+--Mon ami. C'est un amoureux: il aime les chiffres.
+
+--Mais il n'aime pas les nombres ou le nombre. Toi non plus, à
+en croire ton étiquette: _La Banque anti-collectiviste!_ En ce
+moment! C'est du délire! C'est immense!
+
+--N'est-ce pas? Au fond, tu n'es pas partisan non plus...
+
+--Partisan, moi? J'ai toujours été partisan. C'est pour cela que
+je n'aime pas beaucoup ces mots: lutte de classes (ç'a l'air
+d'un nom noble, et j'ai horreur de la particule) ou _Révolution
+sociale_: ç'a l'air d'un nom de compagnie d'assurances,--une
+compagnie qui assurerait le néant. Prolétariat, confédération,
+syndicat, sous-agent, cessation du travail, c'est barbare, pédant,
+classique et bas: fi! pfft!
+
+--Tu ne dirais pas cela à la tribune?
+
+--Ni ailleurs. Je te dis ça, à toi. Ce n'est rien. Toi non plus.
+
+--Bien! A propos, as-tu songé à mon ami Capucino?
+
+--Capucino?... Capucino?... Attends un peu: j'ai de la mémoire...
+Ah! oui! Capucino, gouverneur des colonies, ou à peu près...
+Directeur d'un pénitencier... Il veut la rosette... Oui... oui...
+Il t'a rendu service... Ce sera fait... Et je te fiche mon billet
+que c'est bien pour toi... A propos, ne m'as-tu pas laissé
+entendre qu'un peu de galette...
+
+--Excellence!... Excellence!...
+
+--Oh! entre nous! Au reste, j'ai un service à te demander.
+
+--Tu es bien bon!
+
+--Attends! Tu m'as, peu ou prou, parlé de bagne. Si! Si! Au sujet
+de ce Cabocino, Caputimo, Capucino! Eh bien! Si tu faisais un
+journal, un journal politique, littéraire, financier, économique
+et commercial. J'ai le titre: _Le Forçat honoraire!_ Ça ne t'amuse
+pas? ce n'est pas farce?
+
+Rocaroc n'avait, en cet instant, aucun goût pour la farce. Il
+restait figé. Le ministre poursuivait:
+
+--Comprends-moi. Ce n'est pas un journal: c'est un brûlot: ça me
+connaît. J'ai des ennemis, des tas d'ennemis, des monceaux, des
+galères pleines. Je te demande d'en prendre un, entre autres, par
+semaine, de le mettre au pilori, en costume, bonnet et chaîne, en
+toute lumière d'ignominie, de l'attacher, de le fustiger, d'en
+faire un homme perdu, déshonoré, fini, anéanti, tranchons le mot,
+un grotesque. Au reste, je me charge de l'article--et du dessin:
+tu n'auras qu'à signer--ou à faire signer!...
+
+--Tu m'offenses: je suis littérateur, moi aussi, et homme
+d'État--à mes heures[3].
+
+[Note 3: On lira, je l'espère, dans quelques mois, un
+_Rocaroc, homme politique_, qui... Mais ne nous faisons pas de
+réclame.]
+
+--Tiens! tiens! Enfin, c'est dit, c'est entendu?
+
+--Tu vas un peu vite. Sais-tu ce que c'est que ma banque?
+
+La langueur ululée, savante et sauvage, les crissements pâmés et
+les cris allongés des tziganes, toute la volupté en poudre--en
+poudre noire, en feu qui couve et qui jaillit--de ce qu'on appelle
+valse lente, cette musique pour chattes et pour chats, féline,
+câline, hypocrite, meurtrière, cette harmonie ensommeillée et à
+griffes, ces croppetons de mélodie, de difficultés jouées, de
+facilité énervante, tout ce hérissement d'appels, de caresses
+et de plaintes, tout cet appareil d'or, d'argent et de velours
+enserrait les assistants, bandait leurs blessures diverses et
+faisait glisser sur leur carapace de besoin, de dégoût et de
+crapule une résille de joie, d'ardeur et de délice. Leur cœur,
+entre ses autres lésions, leur cœur, si j'ose dire, s'ouvrait
+d'une chère plaie de douceur, de volupté et d'une fraîcheur qui
+pouvait ressembler à de la pureté, dans cette atmosphère de fumée
+et d'électricité dansante. Quant à leur âme, ah! leur âme! elle
+naissait, pour s'éteindre avec le bruit, comme un feu follet
+d'enfer. Il y avait là des députés périmés, des hommes de lettres
+en retrait d'emploi, des croupiers subitement élevés en grade et
+tombés plus bas que leur ancienne fonction, d'ex-fils de famille
+devenus courtiers-fantômes, des sous-agents de publicité, des
+assureurs sur la vie de cadavres, d'anciens, si anciens magistrats
+qu'ils ne pouvaient se rappeler que leurs condamnations à eux, des
+mouchards particuliers, des officiers sans patrie qui, à force
+d'avoir connu des drapeaux pour lesquels ils s'étaient fait
+tuer, successivement et en détail, ne se souvenaient plus que des
+petits drapeaux sans gloire qu'ils avaient plantés au hasard,
+chez des logeurs et des bistros, des marchands de décorations
+sans clientèle, des diplomates privés de l'_exequatur_ et cette
+cinquantaine d'imbéciles fort honorables chamarrés d'ordres et de
+respect qui ont l'air de se faire payer pour servir de paravent à
+toutes les boues et qui ne savent pas pourquoi l'on sourit, en se
+détournant un peu, lorsqu'ils passent devant celui-ci ou derrière
+celui-là!... Eh bien! tout cela, tout ça, ne fut que sens, désir,
+innocence troublée de vierge, tout ça frémit, vibra, et resta
+la bouche ouverte comme un crocodile géant en hypnose, comme
+un grouillis de grenouilles, en admiration!... La musique! Les
+tziganes! La fée Harmonie avait passé par là! L'archet avait râclé
+des cordes de pendus, des boyaux de caïmans, des peaux de taupes!
+La flamme! La fleur bleue!
+
+Je ne parle pas des filles: toute femme est une extase--née. Elle
+ne vit--et ne meurt que pour la pâmoison. L'exaltation la plus
+sainte est sujette aux pires évanouissements, et les sentiments
+les plus purs, les idées extra-terrestres, les visions et les
+révélations inouïes se traduisent par des roulements d'yeux, des
+claquements de dents, des convulsions, des soupirs, des râles et
+des silences hystériques...
+
+Toute l'assemblée se trouvait donc en état d'hypnose et de grâce.
+
+--Mon cher cousin, disait le ministre à Rocaroc, je te remercie
+de ta franchise. Il est parfaitement honorable--quoique
+dangereux--d'avouer qu'on est un assassin, un forçat évadé,
+un mort vivant, faussaire en exercice et chef de brigands en
+préparation. Je le savais. Ce ne serait pas la peine d'être
+secrétaire d'État si, de temps en temps, on ne se consolait des
+affaires publiques par la lecture et l'étude de romans fictifs
+ou réels, par l'effeuillement furtif de dossiers choisis, que
+sais-je? Et ton secret n'était pas très secret. L'affichage de tes
+nom, prénoms, âge, signalement, profession, crime et condamnation,
+ordonné par le code criminel et exécuté pour la satisfaction et
+l'éducation des assassins, nés et à naître, c'est un document
+public, mon bon, un peu aride, un peu technique, mais enfin, ça
+reste!
+
+--Un acte de décès aussi! monsieur le ministre.
+
+--Ne nous fâchons pas! Je te répète que je t'admire, que je ferme
+extatiquement les yeux sur ton projet et, même, sur ta maison.
+Purger Paris! fichtre! il y faut de la drogue! Assainissement
+gigantesque! Plus de tapeurs, de mendiants, d'horreur, de bavards
+et autres rêveurs taciturnes, c'est un rêve, un rêve! Tu ne
+pourrais pas, du même coup, supprimer les cochers, les chiens,
+les cyclistes, les ivrognes et les autos?
+
+--Laisse-moi faire. Mais laisse-moi souffler. Tu verras.
+
+A force de mourir et de faire défaillir, les accents tziganes
+renaissaient, reprenaient du souffle, du rythme et une caresse
+infinie en cadence, lançaient un rappel strident aux inconvenantes
+convenances, aux valses, aux mazurkas et aux lanciers désuets, un
+je ne sais quoi de nostalgique à «l'Ici l'on danse!» sans décor,
+sans fers brisés, sans histoire à venir... Le ministre écouta un
+peu ronfler l'invite et l'ouverture.
+
+--Au revoir, dit-il à Rocaroc. Je ne me retiens point, n'est-ce
+pas?
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+UNE CIRCULAIRE
+
+
+_Monsieur et--nous l'écrivons d'avance, à coup sûr--cher client,
+nous avons l'honneur d'appeler sur notre maison l'attention de vos
+intérêts et autres capitaux. La banque que nous avons fondée n'a
+rien de commun avec les établissements apparemment similaires,
+même les plus solides._
+
+_Il vous semblera, au premier abord, que nous faisons de la
+fantaisie et du paradoxe, que nous rompons en visière avec le
+sens pratique et la marche raisonnée des affaires, que nous
+nous aliénons le pouvoir législatif et exécutif, les concours
+politiques intérieurs (qui sont nécessaires) et jusqu'à la
+conscience publique._
+
+_Nous sommes, en effet, les ennemis irréductibles_:
+
+_1º du socialisme, unifié, indépendant ou anti-collectiviste_;
+
+_2º de la mutualité, forme hypocrite du socialisme_;
+
+_3º du suffrage universel et de ses succédanés et résultats._
+
+_Enfin, nous sommes pour l'individualité active et les efforts
+individuels. Adversaires résolus de tous les obstacles, humains
+ou inanimés, qui peuvent se dresser sur la route d'un homme comme
+vous, monsieur et cher client, nous voulons combattre et détruire
+toutes les bêtes féroces, chiens dévorants, camarades trop
+collants, cirons et frelons encombrants qui peuvent vous obscurcir
+l'horizon de la gloire, de la fortune ou même de la simple et
+adorable sérénité._
+
+_Nous affirmons, de source à peu près certaine, que nous portons,
+en compte-courant, la Providence représentée par tels ou tels
+agents et sous-agents (auxquels nous avons permis l'anonymat), en
+pleine activité._
+
+_A titre d'échantillon, nous nous ferons un plaisir de donner une
+preuve de notre savoir-faire (non sans quelques garanties, et à
+forfait, bien entendu)._
+
+_En ajoutant que nous nous interdisons toute opération de Bourse,
+surtout sur fonds d'État et valeurs de tout repos, nous prouverons
+assez à nos actionnaires éventuels que nous leur verserons un
+dividende sérieux et que nous ne serons, en aucun cas, les
+bénéficiaires ou plutôt, les tributaires, du hasard._
+
+_Personnellement, nous émettons des obligations minières, avec
+parts de fondateurs et coupures privilégiées, sans primes. Nous
+comptons exploiter les mines d'or de Paris. A la différence des
+caveaux ordinaires de métaux et de minerais, ces mines se situent
+parfois dans des maisons particulières et à des étages élevés ou
+surélevés. Nous n'avons pas de bureau de renseignements et gardons
+sur nos opérations le secret le plus strict que, par contre, nous
+garantissons hermétiquement, à nos clients, sur leurs ordres._
+
+_Cette circulaire étant confidentielle et tirée à quelques
+exemplaires à peine, nous pouvons, cher ami (n'est-ce pas?) vous
+donner quelques éclaircissements. Si nous n'avons pas pris pour
+raison sociale le titre de_ «Banque nietzschéenne», _c'est pour ne
+pas vous effrayer. Vous nous auriez soupçonnés d'être de vagues
+littérateurs, nous, des hommes d'action! Nous avons mis le sillon
+avant la charrue, la charrue avant les bœufs,--mais c'était une
+charrue automobile!_
+
+_Entendez-nous bien: nous savons trop quel besoin immédiat,
+primordial et national est la moindre personnalité que ce soit
+et la plus menue individualité, les dangers de tout ordre qui
+s'opposent à son développement et à sa mise en œuvre, les mille
+empêchements, plus ou moins conscients ou suscités, qui nuisent à
+sa marche, l'obscure hostilité de l'ambiance, des événements et de
+l'atmosphère._
+
+_Pour un prix modéré et à débattre, vous obtiendrez, grâce à nous,
+toute votre liberté et toute votre intensité: la morale supérieure
+de notre entreprise ne vous échappe plus._
+
+_Venons-en aux statuts de notre Société._
+
+_Pour des raisons que vous comprenez, nous n'acceptons ni conseil
+de surveillance ni commission de contrôle. Nous assumons la charge
+gratuite de nous servir à nous-mêmes de moniteur financier et
+d'avertisseur judiciaire. Nous prenons l'engagement de ne jamais
+présenter, de ne jamais nommer l'un de nos amis à un autre, ce qui
+est le seul moyen d'empêcher une coalition de porteurs de titres
+soit contre l'un d'entre eux, soit contre l'un de nous. D'autre
+part, les titres n'existent pas--seconde précaution. Ils seront
+nominatifs et sur parole--notre parole à nous. Nous répondons de
+l'avenir--absolument, exclusivement._
+
+_Et c'est, Monsieur, en toute confiance que nous nous avouons des
+aventuriers, que nous proclamons que notre domicile est provisoire
+et que nous ne donnerons pas aux déposants le chiffre de leur
+coffre-fort, voire le lieu de leur dépôt._
+
+_En attendant le plaisir d'exécuter vos ordres, sachez-nous,
+monsieur et cher client, vos dévoués._
+
+ ROCAROC,
+ _ingénieur civil_,
+ _Directeur de l'A. M. I._
+
+ BIHYÉDOUT,
+ _sans profession_,
+ _Administrateur délégué_.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+AU RAPPORT
+
+
+--M. le Directeur fait appeler M. Sosthène de la Galandure.
+
+--Voilà! dit un petit homme trapu à face camuse et noire.
+
+--C'est toi, Choléra? fit Rocaroc. Quoi de nouveau?
+
+--Moins que rien, patron! murmura l'autre qui s'était affalé sur
+un admirable fauteuil, dès son entrée.
+
+--Pauvre ami! Raconte!
+
+--Pardon, patron! mais je suis encore tout remué. Quand on file
+un type, n'est-ce pas? depuis sept, huit jours, histoire de le
+refroidir, sous couleur qu'il fait trop peu d'auber en pilonnant
+et que c'est pas naturel, quand on a tout prêts le rigolo, le
+lingue et la corde, on s'attend à tomber sur un Pactole plombé,
+largué, qu'on peut sentir avant de le reluquer et de le palper!...
+
+--Au fait! monsieur de la Galandure, au fait!
+
+--Donc, hier, j'monte derrière le soi-disant pante, en douce.
+L'hôtel, c'était une clair'voie, on n'est r'marqué qu'à la sortie.
+Donc, je monte. C'que j'monte, j'ne sais plus c'que j'monte: la
+Tour Eiffel, rue Beautreillis, quoi! Donc, je monte. Le type,
+plus haut que l'grenier, y pousse une porte: pas d'serrure, pas
+d'loquet, pas moyen d'gratter ni d'pousser. Je l'laisse entrer, je
+l'laisse souffler: on souffle pas. Je me marre: nib! j'fais mêm'
+celui qui march' sur ses arpions: nib! Enfin j'éclate et j'gueule:
+
+--Y a donc personne ici?
+
+J'voyais bien qu'y avait du monde, trois personnes, si on peut
+dire, trois grouillis, trois ruines, tout ce qu'y faut pour faire
+une fosse commune, dans la chaux, tout' d'suite, pour n'y pus
+penser. Mais un'fois qu'on a commencé une conversation... Un des
+paquets remue un peu, à peine: c'était couché, comme charognes,
+d'un blanc sale à salir le plâtre, et jaune et vert, avec des
+plaques roses piquées à la peau comme des fleurs en papier mâché,
+un grouillis dolent et geignant, un tas dispersé d'immondices
+humaines en quête de tendresse et d'étreinte...
+
+--Y a rien à faire! gémit une voix.
+
+Y a rien à faire! j'en demeurai pendant comme un sanglot. Y a
+rien à faire! Vous me connaissez, patron, j'suis pas marchand
+d'sentiment et j'fais d'l'Ambigu à domicile et sans douleur--pour
+moi, comm' de juste. J'fusillerais dans l'dos mon frère, mêm's'y
+s'traînait à mes genoux, à condition qu'y soye millionnaire et
+qu'y fasse un mauvais usage de sa fortune, en ce qui me regarde,
+sauf respect. Eh ben! j'étais déjà pas mal retourné, mais ce «y
+a rien à faire!» me retourna en plein, me foutit sur l'flanc,
+moralement s'entend, plus bas que ceux qu'étaient là à poireauter
+en attendant l'express ou l'omnibus de la Camarde. J'tâchai à voir
+c'qu'y avait là, comme détail de pourriture. D'abord le pante à la
+manque, au centre, le Christ en croix, quoi. A droite, une vieille
+rombière aux tiffes gris-vert, avec une espèce de peau qu'était
+pus rien du tout, une bouche ouverte jusque-là, qu'avait l'air
+d'avoir avalé ses dents pour manger quéqu'chose et qui, depuis, ne
+s'était pas refermée, histoire d'attendre à briffer la manne du
+ciel ou n'importe quoi, en fait d'briques, et des yeux, patron,
+des yeux qu'étaient pas noirs, pas gris, pas bleus, qu'étaient
+tout ça, de la cendre et du feu avec, qui crevaient le plafond et
+qu'avaient l'air d'être redescendus du ciel, après une prière,
+avec perte et fracas, et qui disaient, sans pleurer, sans parler,
+sans ciller: «Rien à faire!» J'parle pas des mains, non, des
+squelettes de pattes de faucheux; j'parle pas du corps: c'était
+une croûte sur de la crasse avec des chiffons qui se détachaient,
+en craquant... L'autre corps, à gauche, c'était un peu plus une
+femme, rapport à ce que c'était, tout de même, pus jeune et, tout
+de même, y en avait un peu plus. Elles avaient des râles pareils,
+un air de famille, même, avec le type, et un air de souffrance.
+Au bout d'une seconde, j'les avais identifiés, comme on dit:
+c'était mère et fils, frangin et frangine... Y avait pas seulement
+ressemblance de traits, y avait aussi ressemblance de maladie:
+tout ça, c'était ph'tisique au dernier période,--et bientôt, j'vis
+qu'y avait une aut'ressemblance, la pire: ressemblance de lit.
+Les deux femmes, patron, sauf respect, ç'avait l'ballon enflé--si
+l'on peut appeler ballon une espèce de poche--la seule--en pain
+de sucre,--le seul pain que ces créatures avaient sur leur ancien
+ventre,--comme de la faim et de la misère qui auraient poussé en
+dehors.
+
+C'que j'racont'là, patron, c'est long, j'm'en rends compte, mais
+ç'avait pas duré longtemps, rapport à l'œil, qu'est vite, quand la
+parole, c'est un déménagement.
+
+Vite aussi que s'passa un sentiment qui m'taquinait, enfumer toute
+cette tanièr'là, d'une seule boîte d'allumettes, histoire que
+ça prenne feu tout de suite--et solidement.--C'est p'têtre que
+ça puait tellement qu'ça vous empestait l'cœur et l'âme avec le
+reste et qu'on descendait plus bas qu'l'enfer, dans d'l'horreur,
+dans tant d'horreur qu'ça f'sait de vous de la pitié et rien que
+de la pitié... Je n'sais pas patron, j'suis pas éduqué, bref,
+j'm'entendis dire:
+
+--Ben quoi! j'viens d'la part de l'Assistance...
+
+J'me rappell' même pus si j'ai dit ça. Vous m'grond'rez si vous
+voulez, patron, mais ces gueules ouvertes, ça n'pouvait ni crier
+ni hurler, ça n'pouvait qu'briffer--et ça n'le pouvait pas!
+
+--Je r'viens! que j'fis et j'cavalai...
+
+Rocaroc, avait, contre sa coutume, écouté ce long discours
+sans l'interrompre, sans même donner signe d'intérêt ou de
+désapprobation. Aux derniers mots de La Galandure, il ne put se
+défendre d'un mouvement et proféra, très vite:
+
+--J'ose espérer, Choléra, que vous ne revîntes point.
+
+--Je r'vins, patron, je r'vins--_lof pour lof_--et je n'revins pas
+seul. J'rapportais des provisions et du rhum et du champagne et
+des vins et des machins azotés, tout, quoi!
+
+--Vous aviez donc de l'argent? dit Rocaroc, au hasard.
+
+--Mariette-la-Pie-Grièche m'avait r'filé un _sigue_.
+
+--Pourquoi m'avouer ça, Monsieur de la Galandure?
+
+--On a son honneur d'homme, patron! et pour l'usage que j'en fis...
+
+--Choléra, reprenait durement le Directeur, redevenu sincère,
+quand on appartient à la _Ligue pour l'extinction pratique du
+paupérisme professionnel_, on a accepté des devoirs qui...
+
+--Pardon, je suis professionnel mais pas du paupérisme. Et
+puis, les devoirs, entre nous! Quant à l'extinction, dans le
+cas présent!... Pas la peine d'empiéter sur le temps!... J'irai
+plus loin: fait's pas l'méchant! R'gardez-vous dans la glac'
+de votre cœur: vous êtes plus remué qu'moi. Ousque j'y ai été
+d'un sigu', vous auriez marché d'un talbin. Mais voilà: Monsieur
+trône! Monsieur est dans son fauteuil! Monsieur nage dans un' si
+bonne odeur qu'y a pas d'odeur du tout, le fin du fin, le rêve!
+Que monsieur s'transporte, en pensée, dans une soupente où que
+ça fouette tellement qu'on n'songe même pas--tell'ment que ça
+fouette--à s'sauver soi-même mais à sauver tout c'qu'y peut y
+avoir là-d'dans. Quand t'étais p'tit, Rocaroc, t'aurais t'y pas
+sauvé l'chien d'la grott' ed' Fingall, tu sais, c'cabot qu'on
+fait s'baisser, s'baisser, s'rabougrir et s'tasser jusqu'à c'
+qu'y ait pus rien, rapport aux gaz méphitiques qu'y-z'appellent
+et qui peuvent monter dans cett' cassin' là qu'à une certaine
+hauteur, comme si la puanteur et la mort pouvaient pas monter
+haut, très haut, par-dessus les cieux--et au travers? Eh ben!
+nous tous, nous n'demandions qu'à l'sauver, l'chien de Fingall:
+on aurait tué son salaud d'guide, les cochons de touristes--ça
+d'vait être d'l'Anglais--qui laissaient agoniser c'brave animal:
+on aurait pris leur pognon pour pouvoir nourrir le chien jusqu'à
+perpète--et ça f'sait la rue Michel, vieux! Excusez, patron,
+j'vous ai tuteyé! L'habitude! Eh ben! qu'est ce qu'vous en auriez
+eu en plus, d'l'estourbiss'ment d'mes paroissiens? Ça n'vous
+aurait rien rapporté--et d'un; ça n'vous coût' rien, vu qu' si
+quéqu'un en est d'sa poche, c'est la Mariette et mézigot--et
+d'deux! Quant à ce qui est d'salir l'pavé d'Paris, pas à en
+jacter! vu qu'ces gas-là pourrissent sur place, à mes frais et
+dépens et qu'y n'encombrent plus vos territoir's, mon prince!
+
+--Achevez votre anecdote! proféra l'autre, d'une voix lointaine.
+
+--J'y mets l'cadenas à mon _anecdoque_--et c'est pas long. Mes
+clients, donc, boivent et mangent, pas en gloutons dévorants, mais
+tout doux, tout doux--comme en prière, qu' c'en était pour moi,
+sauf respect, un' bénédiction--la première. Ils n'mâchaient pas, y
+r'merciaient--en dedans. Quand j'vis qu'un pauvre petit torchis
+d'couleur rev'nait à leurs fantôm's de joues et qu'y avait pas
+moyen qu'ces gens-là crèvent tout d'suite d'une biture inespérée,
+j'allai chercher aut' chose, quéqu' chose de fin, des digestifs,
+des délicatesses, des riens qui font plaisir et qui vous font
+passer d'l'escalier d' service d' l'existence et d' l'office, au
+salon et au fumoir, après la salle à manger--bien entendu,--parc'
+que, monsieur, on a du monde... J' fus récompensé selon mes
+mérites: ça put, à peu près, se tenir sur son séant et avoir, au
+bec, un je ne sais quoi qui peut ressembler à un sourire, dans
+un faux jour. Tant et si bien qu'y s' mirent à parler, même à
+blaguer. Quand on a t'nu longtemps sa langue, histoire qu'elle
+n' demand' pas à lécher et à tâter d'la briffe, on a besoin d'la
+lâcher à tort et à travers. Vous, vous app'lez ça d'la cordialité.
+Nous, nous sentons qu'c'est une armature de bouche et des lèvres
+qu'ont besoin de vous embrasser, de vous mordre d'amour et d'
+gratitude et qui osent pas... Pour vous fair' toucher d'la main
+la gentillesse de nos r'lations au bout d'un moment, j'vous dirai
+seul'ment que j'sentais plus rien et que j'demandais aux deux
+gonzesses, en leur montrant leurs deux pauv's œufs d'Pâqu' comm'
+on d'mand' du feu:
+
+--Qui c'est-y qui vous a fait ça, quand c'était pas à faire?
+
+--C'lui-ci! qu'ell's lâchent en chœur en montrant l'type.
+
+Rocaroc ne se possédait plus. Une sueur froide au front, il jeta:
+
+--Je rêve, Choléra! Qui, lui? Le fils? Le frère?
+
+--C'est bien la réflexion que j'me fis, répondit doucement M. de
+La Galandure.
+
+Oui, ce fut bien ma réflexion. Mais je n'en étais plus aux
+récriminations morales. Je proférai:
+
+--Lui! Mais, malheureuses!
+
+Et elles eurent le mot--le seul:
+
+--Oui, lui. Il rapportait tout c'qu'y gagnait à la maison,
+monsieur. Tout, tout! Fallait bien qu'il ait le plaisir!
+
+Blême et vert, se mordant au sang, Rocaroc articula:
+
+--Choléra, donnez-moi la main. Vous êtes un grand philosophe.
+
+--Je ne suis pas philosophe, hurla l'individu. J'veux pas savoir
+c' que c'est. J'veux avoir du cœur quand j'ai du cœur, qu'ça soye
+dimanche quand j'veux qu'ça soye dimanche--et fête nationale
+aussi! J'veux ni loi morale comme on dit, ni loi immorale, comm'
+ça est. J'ai mon anarchisme à moi, mon immoralité à moi, ma morale
+à moi, mes entrailles à moi. Et si j'veux pas rigoler tout's les
+fois qu'je peux, j'veux chiâler à ma fantaisie. Qu'ça vous plaise
+ou qu' ça vous plais'pas, ces gens qu'j'viens d'vous dire, j'en
+fais mon affaire. J'les nourrirai, j'les enterr'rai, gosses à
+venir compris. Et puis!...
+
+--Choléra, prononça Bicorne, noblement, serrez-moi la main sans
+arrière-pensée. Vos projets sont les miens, les nôtres... Je... La
+Banque adopte vos futurs protégés. Dans ce cas-là, nous n'avons
+pu étrangler les vrais coupables: ils sont trop: la société,
+l'hérédité, les tares du travail et du chômage forcé!... Ne
+froncez pas les sourcils: je ne vous ferai plus de phrases: ta
+main, vieux frère.
+
+--J'y consens: mais y a quéqu' chose dans vot' main. Mince! trois
+fafiots de cent! T'es-t'y louf? Pour eux, pas?
+
+--Tu l'as dit, frangin. Et y aura du pied!
+
+--Adieu, monsieur, j'y vais. Et ça s'retrouvera, sûr!
+
+Rocaroc demeurait seul sans avoir le courage d'appuyer sur le
+bouton d'appel. Une moue presque superbe arquait sa bouche. Et du
+rêve bleu envahissait ses yeux, sous le cerne.
+
+Cet état, si contraire à sa nature et à sa destinée, persista plus
+que de raison.
+
+Le banquier se permit même de parler, à vide:
+
+«Qu'est-ce donc la volonté, articula-t'il? Qu'est-ce qu'un projet
+immense et bas? Qu'est-ce qu'une philosophie parfaite, codifiée,
+difficile et toute puissante? Est-ce la bassesse de cette aventure
+et son atroce ignominie qui me touchent et m'ébranlent? Est-ce
+seulement la misère? Serais-je un justicier au lieu d'être un
+bourreau aveugle? Est-ce l'horreur surhumaine? Ou serais-je homme?»
+
+Il essuya son visage et voulut se remettre à des comptes.
+
+Plus forte que ses angoisses, plus subtile que ses calculs, une
+douceur--comme il n'en avait pas goûtées depuis des années et des
+années,--se glissait dans ses veines et ses artères et prêtait à
+son sang une alacrité, une jeunesse salace et comme une joie grave
+et tendre.
+
+Tout à coup, sans préparation, un vers jaillit entre ses dents:
+
+ J'ai fait un peu de bien: c'est mon meilleur ouvrage!
+
+--Pauvre Voltaire! songea Rocaroc, tandis que le masque entrevu
+de l'usurier de Ferney cessait de grimacer en son cerveau pour
+laisser le passage à des rêves, dans du sommeil: le bien, ce n'est
+pas de l'ouvrage: c'est du repos!...
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+CHEZ MACHIN'S ET AILLEURS
+
+
+--Tu dois être satisfait: je me sens complètement saoul!
+
+--Je ne suis pas mécontent, mon ami: ça te manquait!
+
+--Vous êtes dur, monsieur Bihyédout!
+
+--Vous êtes raide, monsieur Rocaroc et cher directeur, mais
+faisons semblant de causer, de sang-froid. Qu'est-ce que c'est,
+s'il vous plaît, qu'une sorte de banquier qui joue le trappiste
+et le bénédictin, qui ne sort d'un compte-courant que pour entrer
+dans une liquidation, qui se jette d'un fonds d'État sur une
+valeur industrielle, qui n'est que science, conscience, travail,
+calcul différentiel et probabilité raisonnée? Cet homme-là,
+monsieur, frise, à cent cinquante mille pas, la faillite, la
+banqueroute,--et la banqueroute frauduleuse, la fuite, et même
+le suicide, si j'ose m'exprimer ainsi! On se dit: «S'il ne fait
+pas la noce, c'est qu'il n'a ni les moyens ni les loisirs de la
+faire, pas la moindre liberté d'esprit--et les pires difficultés.
+D'autant que rien ne le rattache à la vie--à la vie d'ici. Il sera
+aussi heureux en Grèce, ou dans l'au-delà. Des spéculations, soit!
+Mais des spéculations métaphysiques, fi! Que l'on nous donne un
+jouisseur!» Car, ne t'y trompe pas, tes actionnaires...
+
+--Nos actionnaires...
+
+--Et les obligataires, Bihyédout, et les obligataires?
+
+--Les obligataires sont obligeants, mais tais-toi, tu es vraiment
+saoul! Tes actionnaires, donc, veulent en avoir pour leur argent.
+Si tu t'affiches avec une maîtresse très chère, c'est pour eux
+une valeur représentative, un goûter de dividende et de dividende
+non fictif, c'est une participation cérébrale--la meilleure--aux
+bénéfices les plus palpables,--et ils en ont, sauf respect, plein
+les mains...
+
+De petites lumières, sur les tables, se donnaient des airs de
+mourir sans fin, et des fleurs fardées pourrissaient, impassibles.
+Des cordons de femmes se nouaient aux dos des buveurs comme à
+Monte-Carlo, derrière les pontes et les ors. Mais ici, la partie
+était plus risquée,--et plus tentante. Que représentait celui-ci
+ou celui-là?
+
+De l'éther et de la morphine luttaient mal contre des parfums
+incertains. Des robes de cent louis cherchaient cinquante francs,
+pour l'huissier, ou trente, pour la nourrice. Un bouquet de
+tendresse épicée et lourdement mystique, une lie de rosserie
+besoigneuse enserraient un néant bruyant, d'une prétentieuse
+et outrancière vulgarité, d'un érotisme de surface, en cris, en
+rires, en gestes fous; tout était éclatant, pétillant, fusant,
+crachant, embouteillé.
+
+L'excitation et l'assoupissement, ensemble, prenaient toutes les
+formes des rêves: ici, d'inoffensifs _clubmen_ replaçaient sur
+leur trône, au hasard des tournées, le Roy légitime et l'Empereur
+héréditaire, non sans insister sur la parfaite ordonnance de leur
+éternelle conspiration: ils donnaient, à haute voix, les noms des
+officiers généraux en activité de service, des dignitaires et
+employés supérieurs qui étaient dans leurs vues et à leurs gages.
+
+Comme le plan et les noms n'avaient pas changé depuis douze ans,
+la plupart des serviteurs d'élite ainsi nommés étaient morts, en
+retraite, révoqués ou réclusionnaires, mais, parmi les ululements
+des lautars roumains, cette fanfare d'ambition et d'aventure
+frappait fortement les filles en plein songe.
+
+C'était comme un rien de la terre, sa couronne et son auréole, en
+fumée, qui les venait caresser dans leur idéal et leur huitième
+ciel. Elles goûtaient leur plus pur, leur unique délice, promenade
+de soleil factice dans le préau clair et musical de leur prison de
+joie inexorable et de volupté à perpétuité, oasis d'oubli et de
+puérilité pâmée, nirvâna de silence relatif et profond pour leur
+âme lointaine, au bord d'un verre à paille et à glace pilée.
+
+Des morphinomanes s'abandonnaient tout à fait, prêtaient
+généreusement aux gens des «gueules» d'anges et de dieux païens,
+ouvraient des bars de petites filles visionnaires, parlaient comme
+on prie, ouvraient ces yeux immenses qui ne voient plus rien,
+ouvraient ces pauvres ailes de la débauche démente qui battent
+la campagne pour faire rire ceux qui ne savent pas, pour faire
+pleurer les séraphins tombés, s'il en reste...
+
+Les courtisanes de carrière et de vocation, en brique pâle et
+en bois dur, reposaient à peine leurs regards de femmes sur les
+tachettes rouges à toques noires et jugulaires d'or des grooms
+indifférents et las pour se remettre, muettes et dédaigneuses, à
+la disposition sans rigueur de cette inconnue algébrique, M. Miché.
+
+Les inévitables et illustres plaisantins usaient leur ventre
+pour faire couler de table à table et de salle en salle, un
+rire liquide, de la limonade, telle _fine_--ou quel champagne!
+Petite-fille d'une bouquetière historique, une vieille sorcière
+colportait des boutonnières et des fantômes de roses. Le patron
+hoquetait de client en client, par politesse et pour ne pas faire
+honte à son ami le prince X... ou le comte romain Y..., en bon
+copain très rond, très sûr, à peine sec--sur les prix.
+
+--Sais-tu, dit Rocaroc, la différence entre les lautars et les
+tziganes? Les lautars, c'est le coup de couteau, les tziganes,
+c'est l'empoisonnement. La valse lente, c'est le chloroforme.
+
+--Tiens! murmura lentement Bihyédout, tu es moins saoul!
+
+--La musique, mon ami, la musique. L'odeur, le dégoût!
+
+--Décidément, tu n'es plus saoul du tout! Dommage!
+
+--Dommage! Tu es gentil! Voulais-tu m'entôler?
+
+--Pas moi! Mais ça ne te ferait pas de mal. Ni à nous! Il n'y a
+rien de meilleur pour un voleur--tu permets?--que d'être entôlé.
+C'est un brevet de bêtise, partant, d'honorabilité.
+
+--Nous n'en sommes pas là, Bihyédout!
+
+--Parole! Tu n'as jamais été plus lucide! Mais pas fin! Nous
+nageons dans le succès. Conjurons le sort. Ayons l'air de ne
+pas faire exprès de réussir. Nos opérations sont sans risques.
+Pourquoi? Parce qu'elles sont illicites et criminelles.
+Pouvons-nous le proclamer à la face de l'Univers? Si nous avons
+une bonne et brave gaffe, bien stupide, bien humaine, nous sommes
+sauvés. Il ne faut jamais avoir la figure de posséder la pierre
+philosophale. Un sorcier? horreur! Un inventeur malchanceux? ah!
+le brave homme! un financier infortuné! un être génial! il prendra
+sa revanche! Et chacun de courir à sa réserve! le porte-monnaie
+n'a plus de fond!
+
+--Un simple mot, Bihyédout! ne puis-je pas m'entôler moi-même?
+
+--Tu te surpasses! Nous sommes deux, vieux! nous sommes deux!...
+
+... Les violons râclaient plus bas: contractions de gorges et
+extases d'entrailles... Un rut contenu, maintenu, puis crissant
+et jaillissant, aigu, douloureux et bref, pleurait en communion
+de caresses inconscientes et larvées, en un ramas de simagrées
+mélodiques et sensuelles qui semblaient mimées par les notes
+et les gestes même des exécutants... Pas la moindre illusion,
+d'ailleurs... La gaze qui filtre, dans certains théâtres, le
+délice et la fatalité des morceaux de musique et des musiciens, le
+tamis nécessaire entre la moustache des exécutants et l'extase de
+l'assistance, la moustiquaire d'idéal, pour tout dire, n'existe
+pas chez Machin's. Les lautars sont comme chez eux, sont chez
+eux. Leur coup d'archet n'interprète pas: il commande, donne des
+indications précises et personnelles: c'est un _espéranto_ rauque,
+sensuel et brutal. Ils ne sont que des rastas en tenue parmi des
+rastas plus ou moins en civil, gigolos d'ordonnance à torsades
+et brandebourgs, qui aguichent et qui récoltent, qui surveillent
+et qui contrôlent. Les buveuses ne les regardaient pas: elles
+sentaient leurs yeux--sur elles--et en elles.
+
+--Ne crois-tu pas, murmura Rocaroc, qu'il faudrait tuer ça aussi,
+tout ça, tout ça?
+
+--Quoi, ça? _Ça_ mâle, _ça_ femelle?
+
+--Femelle!
+
+--Tu en as de bonnes! Autant nous enlever le pain de la bouche!
+C'est ça qui fait les mendiants, qui fait les tapeurs, qui fait
+les avares, notre clientèle entière, quoi! C'est ça qui fait
+pousser, germer, mûrir, éclater de dégoût, la honte, la peur
+de vivre, c'est ça, le ferment anti-social! Assassiner les
+prostituées! Sacrilège! Tu n'en as pas l'étrenne! On a essayé.
+Il y a eu cet imbécile de Jack l'Éventreur (qui était légion).
+Ils ont éventré de braves Irlandaises qui tout de même, dans
+Whitechapel, en donnaient bien pour leurs pence aux matelots
+ivres et aux policemen. Il y a eu une petite équipe, ici, qui
+a travaillé peu ou prou; résultat: on a guillotiné un Pranzini
+et un Prado, innocents comme l'enfant qui vient de naître (et
+tout le monde le sait aujourd'hui, même ces brutes de jurés qui
+acquittent depuis, à tour de bras, en présence même de l'évidence,
+histoire de présenter leurs excuses aux têtes inapaisées, dolentes
+et sanglantes du Levantin Pranzini et de M. Frédéric Linska de
+Castillon!) Au reste, la fille, ça repousse--et ça dure. C'est une
+maladie de langueur.
+
+--Allons-nous-en, dit Rocaroc. Ça ne me met pas en train.
+
+... Les Champs-Elysées avaient l'air de retenir leur souffle et
+de fuir, en deux bandes serrées d'arbres et de verdure, devant
+l'invasion incessante et crissante des autos et autres voitures
+galopant vers le Bois. A distance, l'Arc de Triomphe de l'Etoile,
+tout petit, paraissait s'ouvrir de lui-même, tout exprès pour
+laisser le passage à ces monstres de fer teint, gantés et chaussés
+de caoutchouc. Penchés l'un sur l'autre, les monuments et les
+bassins mouraient, en clair-obscur.
+
+--Comme c'est triste! dit Bihyédout. Il faut sortir du bagne pour
+s'attacher à la grandeur, à la tendresse, à l'infini de ce paysage
+engeôlé! Et encore, toi, tu dois n'y rien comprendre: tu ne t'es
+pas évadé! Mais pour moi, ce sont les lacs, les entrelacs et les
+lacis de toutes les Guyanes avec les routes pour gardes-chiourmes
+français et indiens et les baraques, à droite et à gauche, où
+dorment, d'un œil, les guet-apens, les fers et les boucles!...
+C'est délicieux, tout de même. Il y a ce ciel en fil de Suède, ces
+coulées de vert-de-gris, de rouille et de terre de Sienne jouant
+avec du vert clair et du vert mélancolique, il y a ces désespoirs
+d'arbres et cette sérénité atroce; il y a ce paysage ancien captif
+dans une ville changée entièrement, possédée par les démons
+modernes et qui ne pense même plus à ses vieux otages, qui leur
+passe à travers le corps, à travers l'âme, en embardée, et qui ne
+leur envoie que ses enfants et ses vieillards comme en un autre
+préau d'asile ou d'hôpital. Mais, au fond je crois que ces petits
+lacs et ces vieux troncs à feuillages ne se soucient plus de Paris
+et qu'ils ont oublié la ville comme la ville les a oubliés. Ce
+sont des exilés qui causent à voix basse et qui font un bruit de
+limbes en se saluant.
+
+ --_Super flumina Babylonis_,
+
+ne put s'empêcher de fredonner Rocaroc. Tu n'es pas gai ce soir,
+Bihyédout.
+
+--Ni gai ni triste. Mais ta citation est fausse. Les hommes, ça se
+fait à tout: ça peut mourir quand ça veut--ou à peu près! Et puis,
+si enchaîné que ce soit, ça n'a-t-il pas le plaisir de traîner ses
+fers et ses pieds, d'avoir, au son même que chantent ses entraves,
+je ne sais quelle ombre de mélodie, je ne sais quelle âpreté de
+souffrance vivifiante et je sais trop--et toi aussi!--quelle
+révolte de vie, de vie ancrée, oxydée, latente et gonflant son
+sang, de vie plus forte que sa destinée, de vie-espoir, de
+vie-volonté qui vous fait respirer du passé et de l'avenir, de
+l'avenir surtout, à pleins poumons, à poumons ivres, à poumons
+libres! _Super flumina Babylonis!_ Nous avons connu mieux et
+pis... De quelle sueur--pour ne pas parler de cœur--abattions-nous
+là-bas, près du Maroni, les arbres et les broussailles dorées?
+Nous imaginions, peut-être,--confusément,--que, ces bois fauchés
+et massacrés,--l'habitude!--nous apercevrions, de moins loin,
+dans nos rêves, les arbres familiers, nos arbres à nous, ceux de
+nos cimetières et de la route de notre clocher! Eh bien! vieux,
+c'est en m'évadant que j'ai découvert que les arbres n'ont pas de
+patrie et que, partout, ils sont amis à qui leur est ami, à qui a
+besoin d'eux. Ils avaient un signe--lequel? je ne le reconnaîtrais
+pas: je ne suis ni sorcier ni poète--pour m'indiquer, de proche
+en proche, un semblant de chemin dans ces horreurs de forêts
+vierges qui couchent les nègres et forçats marrons à la nuit
+et les fauves, singes féroces, serpents voraces et gypaètes--à
+perpétuité!... Ils se prêtaient même, ces braves arbres, à des
+escalades impossibles et à des retraites de repos, devant les
+dangers d'acier, de plomb, de griffes et de dents. Ils vous
+portaient et vous berçaient, comme des nourrices gigantesques aux
+mille bras, aux mille boucles, aux mille rubans de feuilles et de
+fleurs!... Ils ne pouvaient qu'être bons et divins, aspirant le
+feu et l'âme de la terre par leurs racines recluses et disant,
+quand le vent le leur permettait, bonjour aux étoiles, leurs
+sœurs, emprisonnées dans un ciel lourd derrière une grille de
+nuages... Ils consument une vigueur inutile qu'ils veulent nous
+transfuser, en prenant, de leurs aspérités providentielles, une
+goutte de notre pauvre sang et ils restent debout, comme s'ils
+étaient tous des grenadiers, en ne dansant pas assez, en ne
+perdant pas assez de leur frondaison parce que, mon cher, les
+arbres ne sont pas plus malins que nous: tout ce qu'ils espèrent,
+c'est d'être couchés un jour, pour de vrai!
+
+--C'est toi qui es saoul, pauvre vieux: tu es lyrique!
+
+--Lyrique! Je les entends, je te le jure, les salamalecs et les
+caresses du vent; il n'y en a pas beaucoup: c'est de choix. Les
+arbres de la Guyane conversent avec ceux d'ici et communient, en
+nostalgie. On ne leur demande plus rien, ni aide, ni ombre; on
+ne les connaît plus, on ne s'évade plus, on n'a même plus l'idée
+de lever leurs yeux vers leurs branches pitoyables pour entendre
+mieux pépier les petits oiseaux! Ah! je reconnais le souffle de
+mes arbres, des arbres du Maroni! Je ne suis l'ennemi des hommes
+que parce que je suis l'ami des arbres. On blague les singes qui
+passent au travers et par-dessus. Eh bien, moi! je voudrais être
+un je ne sais quoi d'arbre, une sous-racine, très bas, très bas,
+comme je le suis moralement, pour rendre à un arbre ce que je leur
+dois à tous! Et... et... Qu'est-ce qu'ils ont donc, les arbres à
+me dire de m'évader encore... M'évader?... D'où?...
+
+ * * * * *
+
+... Un coup de feu tiré d'un massif ne permit pas à Rocaroc de
+répondre à un Bihyédout vivant...
+
+Le promeneur était tombé le nez contre terre et déjà une nuée
+d'agents cyclistes s'abattait autour du cadavre et du survivant.
+Une seconde après, deux autres policiers en bourgeois accouraient,
+dramatiques, en hurlant:
+
+--Nous ne l'avons pas! nous ne l'avons pas! On est après!
+
+--Ça n'est donc pas monsieur? demanda l'un des premiers arrivés,
+en désignant, avec un respect subit, le Rocaroc stupide.
+
+--Monsieur?... l'assassin?... Ah! des fois, non! rigola un des
+civils.
+
+Et le second, secouant affectueusement le banquier, lui glissa:
+
+--Faut pas faire cette gueule-là, patron! On est un homme, pas?
+
+... Une demi-heure après, le commissaire du quartier, mandé en
+hâte à son bureau, s'usait à réconforter le survivant:
+
+--C'est entendu, monsieur, les Champs-Elysées ne sont pas sûrs,
+mais à qui la faute?... A des gens comme votre macchabée, pardon,
+votre ami, pardon, monsieur le directeur, votre secrétaire
+général. Je me demande s'il faut vous l'avouer--oui, oui, il
+le faut..., pour diminuer votre douleur..., pardon, votre
+chagrin..., pardon..., votre saisissement..., bref, c'était un pas
+grand'chose. Vous ne comprenez pas? tant mieux!... C'était un bon
+employé?... Mieux?... un excellent collaborateur? Mieux encore?
+un associé? Plus? Une cheville ouvrière? Diable! Mais ça se
+remplace! Dans une grande entreprise comme la vôtre... Abordons,
+monsieur, un point plus délicat. Pardon, une fois de plus,
+mais Bihyédout, feu M. Bihyédout--ou soi-disant tel--ne m'était
+pas inconnu... Usurier, mais oui, monsieur, usurier, courtier
+d'usurier, faux courtier d'usurier... Oui, nous savons tout!
+Hélas! Et des mœurs!... Vous voyez là--et dans le lieu même de sa
+mort--la cause de sa fin! jetons un voile, oui, oui, pardon!...
+Je ne suis pas prude... Magistrat... parisien... lettré... le
+quartier... On comprend encore ça au bagne, mais ici, quand il
+y a tant d'occasions!... Comment? vous ignoriez? Ah! mon pauvre
+monsieur, comme je vous félicite! vous ne saviez pas que votre
+secrétaire-général était un forçat évadé, un certain _Défrisé des
+Panoyaux_? Elle est bonne! Nous le savions, nous: il était de
+la boîte! Sans ça!... Et je me permets de vous rendre hommage:
+le défunt qui nous a dénoncé tout l'univers n'a jamais écrit un
+mot sur vous, pas ça, pas ça, pas la moindre fiche anonyme, la
+peau, quoi!... Mais croyez-moi, il aurait pu devenir dangereux:
+il était beaucoup trop intelligent. Il nous faisait beaucoup de
+tort à nous, personnages officiels: il devinait, monsieur! C'est
+affreux! Vous, il vous aurait mangé aussi! C'était plus fort
+que lui: il fallait qu'il mît tout dans sa poche, les choses,
+les gens. Croyez-moi, monsieur, n'ébruitez pas cette affaire...
+Histoire de mœurs... Il était ivre, n'est-ce pas? ivre-mort?...
+Non?... Si... si!... Ivre-mort ou, du moins, au moment précis de
+la congestion... Non?... Accordez-moi qu'il titube... Vous êtes
+obligés de le quitter... Rendez-vous... rendez-vous d'affaires!
+Et alors arrive une de ces sales autos, qui fiche le camp, après,
+très vite... Allez vous coucher, monsieur, au plaisir!... La voilà
+justement, l'auto!...
+
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+LA SÉANCE CONTINUE.
+
+
+ _M. Rocaroc à M. Capucino, Cayenne_
+
+ Mon cher Directeur,
+
+Vous m'avez vu, si vous m'avez regardé, pleurer un ami qui vous
+toucha, hélas! de trop près.
+
+Un même deuil m'étreint aujourd'hui.
+
+Vos fonctions vous ont permis de peu fréquenter le nº 14713, dit
+le _Défrisé des Panoyaux_: c'est l'objet de mes regrets et de ma
+douleur.
+
+Au bagne, j'avais peu remarqué l'individu: il n'était pas de mon
+équipe--et j'avais autre chose à faire.
+
+Mais, dès mon arrivée à Paris, il s'imposa à moi par une
+ingéniosité, une énergie, une éloquence, un esprit d'initiative
+et une bonhomie insensés. Je lui devrai la fortune. Inventeur,
+créateur de notre banque, il ne s'en occupait que de loin, et de
+haut, et se contentait de ses appointements de secrétaire général,
+qui étaient fort élevés, et de sa participation aux bénéfices,
+assez peu négligeable.
+
+Comme tous les hommes de génie, il s'en tenait à ses idées qui
+changeaient souvent et se multipliaient, au pas de charge, se
+souciant peu de leur application.
+
+Paul Chéry, pour le nommer, était une brute qui avait soif de
+néant et de ciel. Bihyédout (nom, pour Paris, du 14713) était un
+esprit qui--je l'ai su trop tard--n'avait soif que de l'ordure.
+Mais il ne m'a jamais fait que du bien. Passons. Moi, vous me
+connaissez, monsieur le Directeur: je ne suis ni bon, ni mauvais,
+je suis au _mitan_.
+
+Je vous vois sourire et murmurer: _in medio stat virtus_.
+
+Je ne suis, certes, ni vertueux, ni la Vertu (avec un grand V) ni
+même _une vertu_. J'ai pris ma part des péchés des hommes, mais
+tout est relatif, tout est _actuel_.
+
+Assassin et voleur, je prétends valoir n'importe qui et n'être pas
+méchant. Je me suis défendu, et me défends, _d'avance_, voilà tout.
+
+Vous avez, dans une de vos dernières lettres, blâmé la profession
+que je me trouve avoir embrassée. Je n'ai pas été désapprouvé
+par un de vos supérieurs les plus hiérarchiques et j'ai même eu
+la joie respectueuse et un peu amusée de vous faire décerner un
+honneur qui, au reste, vous était dû. J'éprouve la joie plus
+grande, plus humaine, plus qu'humaine et très pure d'avoir rendu
+service à ceux des hommes qui sont dignes de ce nom, qui veulent
+travailler, avoir des jours pleins et des nuits sereines.
+
+Oui, mon cher maître, la suppression des empêcheurs de goûter et
+de déguster en rond n'a pas une mauvaise presse. J'incarne la
+Fatalité ou plutôt nous l'incarnions, ce pauvre Bihyédout et moi,
+avec désinvolture.
+
+Mais mon triste associé devenait terriblement chimérique. Son
+idéologie tournait au lyrisme et à l'extase et, si j'ose l'avouer,
+un discours qu'il me débita à l'instant de sa mort m'épouvanta
+plus que sa fin même.
+
+Il n'est que le camouflage de son trépas pour m'avoir terrorisé
+plus encore. Imaginez que le commissaire n'a pas voulu encaisser
+et endosser le guet-apens et le meurtre. Il paraît qu'il y avait
+des à-coups et des dessous. J'ai compris les capitaines de
+gendarmerie qui utilisent des balles de Lebel dans des cadavres de
+bandits à primes et avancements, mais faire passer une auto sur
+la trace d'un revolver, c'est une opération judiciaire que je ne
+connaissais point.
+
+J'ai rendu quelque estime à ces voitures calomniées et, comme
+on ne sait pas ce qui peut arriver et que la disparition de
+mon associé me laissait des fonds disponibles, j'ai acheté une
+soixante-chevaux. A votre service, mon cher directeur!
+
+Mon malheureux ami était très parisien, très répandu,
+universellement méprisé et honni, c'est dire qu'on en parlait à
+tout bout de champ. Personne ne s'est inquiété des conjonctures où
+il avait perdu l'existence. Au fond, c'est un suicide comme celui
+de Paul Chéry, mais ici, c'est la Loi qui, éclatante et en grand
+apparat, rend, sans tête, un fou à sa chimère, là (c'est ici),
+la Loi fait écrabouiller un sage voluptueux pour l'enfouir sans
+bruit. Ah! la vie! mon cher directeur! la vie! c'est au dessous de
+la bêtise, de l'idiotie et du néant!
+
+C'est tellement sot que ça vous enlève tout sentiment et que ça ne
+vous laisse qu'une sorte d'égoïsme vaniteux et sentimental (ce
+qui n'est pas un sentiment).
+
+Au fond, je suis satisfait; bassement, ignoblement, d'être
+débarrassé de mes deux amis, Chéry et Bihyédout, heureux de les
+regretter--à en crever--et d'avoir à les regretter.
+
+Je me sens libre.
+
+Je ne me sens libre que maintenant.
+
+Libre parce que les affaires ne vont pas mal du tout.
+
+Libre parce que je n'ai plus ni hypnotiseur, ni conseiller cynique
+et bonasse, libre parce que je n'ai plus besoin de mon terrible
+cousin de ministre (j'espère que vous l'avez remercié pour votre
+rosette), libre envers mes victimes et mes employés.
+
+Car je continue à exercer mon industrie.
+
+J'ai charge d'âmes, d'âmes à délivrer--s'il en reste,--d'âmes à
+nourrir, avec le corps. J'ai hésité, j'ai interrogé ma conscience
+(mais oui!) et mon cœur (parfaitement!) Et nous avons eu, hier
+soir, notre mendiant quotidien (deux ou trois au nombre) et un
+type qui n'est pas pour me faire changer de main (vous verrez
+ci-après le gabarit du coco).
+
+Je vous avouerai, en outre, que j'ai besoin d'occupation et de
+distraction, que la méditation m'est lourde et insupportable et
+que j'ai trop de souvenirs pour un seul homme.
+
+Je fonderai, à l'automne, un journal gouvernemental, mais nous
+nageons encore en plein été et je tiens à posséder personnellement
+la moitié plus une des actions, argent comptant: j'ai peur de
+me soupçonner et convaincre d'ambitions politiques. La famille,
+voyez-vous!
+
+J'ai un cousin ministre. Pourquoi ne serais-je pas député?
+
+Vous m'avez rendu l'honneur--l'honneur d'un autre--et prêté une
+nouvelle vie--la vie d'un autre. Je suis un citoyen tout neuf,
+tout battant neuf, un électeur qui n'a pas encore servi, un
+éligible à la disposition des scrutins. Je vous dois tout--et la
+liberté qui est plus que tout.
+
+Vous êtes mieux que mon père. Passons.
+
+Ou plutôt, puisque nous n'avons pas encore quitté ce terrain, vous
+me laissez deviner que vous êtes, non fatigué, Dieu merci! mais
+las! et, si j'ose employer ce mot, un peu écœuré!
+
+Vous n'avez jamais profité de vos congés, vous les avez
+capitalisés: ça fait un assez joli tas de campagnes et
+d'annuités. Bref, vous avez droit à votre retraite: pourquoi n'en
+jouiriez-vous point? Et vous me permettrez de donner à ce terme:
+_jouir_ tout son sens, tous ses sens.
+
+Je connais votre tristesse et quelques-uns de vos chagrins.
+C'est une raison de vous secouer. La terre de Guyane vous
+est, depuis plus d'une année, aussi disgracieuse et dolente
+que le pavé de Paris. Vous n'avez plus aucune illusion sur la
+moralisation possible des forçats, des gardiens, du personnel
+administratif, de la colonie entière, voire de vos égaux et
+supérieurs hiérarchiques de Cayenne et de la mère-patrie. D'autre
+part, monsieur le Directeur, vous êtes jeune encore et plein de ce
+feu sombre qui veille et se conserve sous la cendre et qui doit
+se jeter sur l'existence pour ne pas se consumer soi-même et se
+détruire vainement, plein d'une énergie inemployée qui doit s'user
+en volupté et en action nouvelle, d'une bonté, enfin, à laquelle
+il faut un aliment et des objets inédits.
+
+Interrogez-vous bien, n'avez-vous pas envie de Paris, du
+boulevard, des cafés, des théâtres, de tout ce qui vous peut être
+oubli, distraction, rêve dans un passé très lointain?
+
+Et moi, et moi... car il faut parler de moi...
+
+Vous souvenez-vous du _Journal intime_ que vous voulûtes bien
+parcourir, à mon insu, quand j'étais à votre service. Vous m'avez
+serré la main, violemment, pour avoir lu, en tête d'un de mes
+cahiers, le cri de bête: «Oh! un ami!» Ce cri-là, actuellement,
+c'est tout moi! Je n'aurais plus le courage d'y ajouter des
+mots! Je ne pleure même plus. Il me semble que ce cri, c'est mon
+odeur--une odeur de mort, une envie, tout ce qui me reste de
+besoin d'existence, de besoin d'âme, de besoin!
+
+Eh bien! venez, mon cher Directeur, venez! ne vous en tenez pas à
+un préjugé grotesque: acceptez d'être secrétaire général de mon
+entreprise, mon directeur de conscience, oui, de conscience, mon
+compagnon de pensée, mon père, enfin, puisque vous êtes mieux que
+mon père. Toute la somme d'affection, de tendresse, d'estime,
+d'admiration et de respect que je n'ai pas eue à dépenser, hélas!
+tous mes bons sentiments, tout mon sentiment, je les situe en
+vous: je ne vous donne sans doute pas beaucoup, mais on ne donne
+que ce qu'on a.
+
+Dieu est trop haut pour moi: je m'arrête à l'homme que vous êtes,
+si homme et si âme. En outre, j'ai un aveu à vous confier: je
+suis résolu à faire le bien, à payer la rançon très large de mes
+opérations, à créer, autant que je le pourrai, un office personnel
+et privé de l'aumône éclairée et supérieure, de la fraternité
+réfléchie, un ministère du sourire et de la prière exaucée. Je
+veux reprendre sur les faux pauvres pour les vrais pauvres,
+sur les inutiles dangereux pour les inutilisés nécessaires ou
+simplement utilisables, sur les incurables pour ceux qu'on peut
+guérir, sur la plaie purulente pour la blessure touchante et
+noble, mais, n'est-ce pas? ne m'obligez point à devenir pompier:
+vous m'avez compris, vous acceptez?
+
+C'est le discours _in extremis_ de Bihyédout qui a triomphé de
+mes derniers doutes: ce bougre-là m'avait refoulé dans le vice et
+dans le crime, qui me faisait laver le sang dans de l'_extra-dry_
+et du _whisky_ sans _soda_, qui me faisait oublier les vieillards
+assassinés dans de jeunes drôlesses terriblement vivaces! Et ce
+Méphisto à bedaine m'écrase de poésie avant de s'enliser dans
+l'authentique infini! Son lyrisme s'est, dans mes veines, transmué
+en pitié: c'est la seule poésie humaine...
+
+Mais je suis véritablement ému: je m'étends, je m'étends...
+
+Puisque vous acceptez mon humble proposition (ne dites pas non!)
+je veux vous faire un tableau de ma compagnie, je ne veux pas
+écrire ma bande.
+
+Je suis à la tête d'une centaine de bandits qui ont été très
+affectés--jusques et y compris les larmes--de la mort du _Défrisé
+des Panoyaux_. Il en est qui _ne voulaient plus vivre_ et qui,
+petit à petit, m'amenaient des recrues d'élite (lesquelles,
+pour rien au monde, n'auraient voulu coopérer aux agissements
+de Bihyédout et ne sont peut-être pas étrangères à son trépas
+obscur). Anciens et nouveaux se sont réconciliés sur le cadavre en
+me déclarant qu'après tout, j'étais «un autre costeau que le type,
+moins poseur, moins râlant, moins rechignant, plus distingué--et
+d'attaque». Ç'a été, pour la pègre, une délivrance, et pour
+moi, un nouvel escadron. J'ai deux cent cinquante exécutants
+(ou exécuteurs) sans mettre en ligne de compte les indicateurs,
+amateurs et le casuel.
+
+Une des branches les plus florissantes de mon industrie, est le
+duel, j'entends le duel entre duellistes d'une certaine espèce
+et qui représentent les spadassins d'antan, à cette différence
+près qu'ils sont, non employés à gages, mais sans gages et que
+leurs patrons intérimaires s'en défendent plus que de raison. En
+occupant ces gars entre eux, quelques-uns de mes clients ménagent
+leur légitime et je ne désespère pas d'arriver, de proche en
+proche, à réaliser cette admirable page de _Salammbô_ où les
+mercenaires se détruisent, malgré eux et en s'embrassant, jusqu'à
+la plus fugitive des ombres de leur ombre. Mais il faut encore un
+gros ordinaire de combats singuliers pour en gorger le public,
+nausée incluse, et le préparer à une hécatombe en règle où tout
+disparaîtra, avec les procès-verbaux de rencontre, témoins contre
+témoins, médecins contre médecins, armuriers contre reporters et
+marchands contre gendarmes.
+
+Ma clientèle est contente: ça continuera.
+
+Il faudra bien encore, un jour, après épuration, bien entendu
+(mais ça vous regarde, mon cher Directeur), mettre le feu aux
+asiles de nuit, bancs de nuit, hôtels à la corde, maisons
+d'aliénés, hôpitaux, voire, hélas! aux prisons, dépôts de
+mendicité, salles soi-disant de travail, refuges et ouvroirs.
+Il faudra, après examen préalable (c'est encore votre affaire)
+tirer des feux de salve sur les moignons d'humanité qui viennent
+aux casernes quêter les eaux grasses et les os jetés... Mais ne
+songeons qu'au bien.
+
+Je ne suis pas digne de m'y frotter. Déjà j'ai, en propre, des
+disponibilités monnayées très suffisantes, non pour récompenser
+le vrai mérite qui n'est rien, mais la pénurie méritante, qui est
+tout.
+
+Si vous vous refusez à ma demande, je suivrai les errements de
+Bihyédout, je me livrerai à un massacre à la Saint-Dominique ou à
+la Hérode et je n'aurai pas de fine douceur dans un remords opaque
+et sourd. Je réclame de vous un sacrifice immense et, quoique
+indigne, je vous offre un sacerdoce, le plus rare et le plus
+consolant qui soit.
+
+A bientôt, n'est-ce pas? mon cher maître et collaborateur, et
+sachez moi, d'un cœur régénéré et rasséréné par la gratitude
+agissante,
+
+ Votre
+
+ Feu B. de La C.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX (_annexe_)
+
+LOUIS-NAPOLÉON SOLSEQUIN
+
+
+«Lorsque, sur le coup de sa quarante-deuxième année, M.
+Agénor-Constant-Eudoxe Solsequin connut la gloire d'être père,
+il n'en conçut (pour ainsi parler) qu'une fort spéciale vanité.
+Après un conciliabule anxieux avec deux de ses amis, militaires
+à la retraite et mécontents, il se rendit en cabriolet, en leur
+compagnie, à la mairie de Strasbourg, et déclara ne consentir à
+donner à son enfant légitime et du sexe affirmé masculin, que les
+prénoms de Louis-Napoléon-Bonaparte.
+
+Le scribe, affolé, sans en entendre plus long, alla trouver
+le secrétaire. C'était au temps où un prince, encore jeune,
+attendait dans la citadelle de la ville une mise en liberté
+triomphale et secrète. Le fonctionnaire, dûment appelé, prit le
+nouveau père par un bouton changeant de son carrick de cérémonie,
+l'adjura, le supplia.
+
+--Ennemi de la tyrannie bourgeoise.--(Tais-toi, tais-toi!)
+serviteur fervent des gloires de ma patrie, je veux que ma
+progéniture...
+
+--Notre progéniture! intervinrent les deux officiers. Le chevalier
+que voilà, le chevalier que me voici, nous insistons, monsieur!...
+
+Le folliculaire usa des grands moyens: il mena le maigre
+cortège de cafés en brasseries, usa des sobriquets, appelant
+celui-ci Kikele, cet autre Feiffel, ce troisième Kartoffle;
+sa triste victoire raya le vocable Bonaparte, sous le
+prétexte--soutenable--que c'était un nom de famille (il fallut
+saluer) et non un prénom.
+
+--Tu comprends, avait conclu Agénor-Constant-Eudoxe, je n'ai pas
+eu le bonheur de mourir pour Sa Majesté l'Empereur et Roi (ici,
+les deux ex-demi-solde avaient pris la position), je vieillis en
+péquin de quatrième classe, je veux que mon moutard recueille,
+avec le fruit de mon inaction, la fleur de mon désir de gloire! A
+la vôtre!
+
+Ce vœu, comme les autres, ne se réalisa point.
+
+Le jeune Louis-Napoléon téta dans l'insignifiance, se sevra
+indifféremment, marcha cahin-caha, moucha là et ci, prit ses
+lettres où ça lui chanta, bêtifia, ânonna, bâtonna, truffa de
+pâtés sa ronde et sa bâtarde, chanta à faux ses racines grecques
+et son histoire sainte, lemme par lemme sa géométrie, équation par
+équation son algèbre.
+
+Son bachot lui fit l'effet d'une longue médecine.
+
+Pour fuir le collège et la Faculté toute proche, il s'engagea,
+histoire de guerroyer en Crimée, et ne fut pas trop fâché d'être
+laissé dans une compagnie de dépôt, à Pontarlier.
+
+Il emporta, du régiment, un galon de premier conducteur, un
+certificat de bonne conduite, un congé de semestre renouvelable et
+un grand dégoût des responsabilités.
+
+Il entra donc au ministère de la Maison de l'Empereur avec le
+grade immérité de rédacteur et fit tellement remarquer son silence
+appliqué, son insignifiance laborieuse, son infatigable néant,
+qu'il connut, sans s'en étonner, les plus rares avancements.
+
+Certains de ses collègues et de ses supérieurs le craignaient
+comme mouchard avéré, d'autres comme révolutionnaire puissant.
+Grognard à l'envers, il ne murmurait jamais, marchait à pas très
+courts, ne faisait pas de zèle, était juste assez poli pour se
+faire redouter de tous.
+
+Les évènements de 1870-71 ne lui offrirent ni occasion d'héroïsme
+ni excuse de lâcheté. Lieutenant aux compagnies de marche de la
+garde nationale, il commanda, sans morgue, sortit--et rentra.
+
+Après la Commune, qui le respecta, il reprit ses fonctions au
+ministère des finances, poursuivit une carrière plane et heureuse
+et ne se réveilla de son calme labeur que lorsque la nécessité de
+caser un sous-chef adjoint de cabinet lui fendit l'oreille, à lui,
+Solsequin, à la soixantième année de son âge, l'an 1896 de l'ère
+vulgaire.
+
+Chef de bureau, chevalier de la Légion d'honneur, officier de
+l'Instruction publique et du Mérite agricole, chevalier de
+l'ordre de Léopold et de la Couronne d'Italie, titulaire de
+la médaille d'or de l'Encouragement au Bien, chef de division
+honoraire et membre associé de l'Académie des Beaux-Arts du
+Yucatan, Louis-Napoléon sentit, du soir au lendemain matin (très
+tôt) que ses titres et dignités ne valaient que sur un billet de
+faire-part et qu'il n'était pas encore du bois dont on fait un
+cercueil et un mort.
+
+Malgré le besoin de travail qui lui remuait la main droite,
+il eut assez de dignité professionnelle pour ne pas louer à
+des particuliers le reste des services qui étaient reconnus et
+pensionnés par l'État.
+
+Il frémit à compter ses revenus et capitaux dont jamais il n'avait
+eu cure, et, résigné à vieillir, étant vieux, à croupir dans sa
+retraite, étant retraité, il prit la canne de ville--bâton du
+pèlerin moderne,--quitta ses lunettes de fonctionnaire, et, pour
+la première fois, ouvrit ses yeux libres sur un bref univers.
+
+Tout de suite, il fut ébloui.
+
+Ses voyages, ses voyages d'agrément, étaient demeurés
+administratifs. Il s'en était remis à des guides, à des
+Compagnies, à des maîtres à admirer (en petit texte). A peine si,
+par habitude, il avait à chercher à établir si une proportion
+était juste ou une impression exacte, à un mètre ou un point
+d'exclamation près.
+
+De ses traversées de Paris, il ne gardait que l'impérieux et
+éternel dessein de trouver ce plus court chemin d'un point à un
+autre qui, en style noble et chimérique, se nomme la ligne droite.
+
+Il avait toujours maudit, sans phrases, les architectes et
+archéologues qui obstruent les routes naturelles de maisons,
+palais, monuments et autres obstacles.
+
+Il avait toujours eu un but: son devoir; un départ: son
+appartement; une halte: son restaurant.
+
+Rien ne lui appartenait plus, pas même ses sujets de conversation,
+si étroitement liés à ses fonctions et à ses collègues; il n'avait
+plus la ressource, possible et chère au temps d'Henri Monnier et
+de ce Balzac, de rôder en revenant,--en revenant--bon,--autour de
+son bureau et de son pupitre, histoire de mettre au courant un
+successeur inhabile à jamais.
+
+Les règlements vous fendent, aujourd'hui, l'oreille pour de bon.
+
+Puisqu'on s'est donné la figure de travailler, on travaille, de
+naissance, sans méthode, sans finesse, sans tradition! Pouah!
+
+La mort dans l'âme, M. Solsequin s'avoua son ravissement de
+découvrir la Nature, le soleil, l'ombre et Paris, et prolongea son
+délice.
+
+Des comparaisons se nouèrent en son esprit entre ces paysages
+ressuscités et d'autres sites qu'il avait honorés de sa présence,
+sans y attacher d'autre prix. De fil en aiguille, il reporta toute
+son admiration affectueuse et passionnée sur l'air de la ville et
+sur son ciel qu'il huma, d'un trait, les yeux fermés.
+
+Le soleil, très doux, lui était fraternel et câlin, le ciel, en
+fumée de nuages, se glissait sous ses paupières closes; un parfum
+d'antiquité humble, familiale et fine le pénétrait, sous ses
+vêtements bourgeois, une senteur marine l'enserrait, et, de biais,
+une immense onde de lumière, de science, de sourire, de besoin
+et de satiété bruissait autour de ses oreilles et de son chapeau
+haut-de-forme.
+
+Il cilla, pour s'orienter.
+
+Il se repéra au goulot de la rue St-Martin, jouxte la Seine. Une
+grosse et grise église minable le menaçait de sa proche ruine,
+au flanc de laquelle s'accrochaient un échoppe de bijoutier en
+vieux, faux, et une boutique de bistro-savetier, une église où,
+pour entrer, il fallait avoir bougrement besoin de prier! Cette
+masure sacrée se passait d'ornements extérieurs: elle avait les
+plus beaux saints du monde. Une double voûte de mendiants des deux
+sexes montait autour des escaliers, accotés, vénérables, sans
+niches et bienheureux, nimbés d'un clair soleil et d'une ombre
+sublime, tout en argent doré sous une patine d'un vert-de-gris
+qui ne s'obtient qu'en mille et quelques années, au fond de la
+mer. Les barbes sales, les yeux absents ou chassieux, les cheveux,
+les crânes, les loques, les moignons, tout était auguste, tant la
+sérénité de cette détresse était drue, d'ensemble et bien encadrée.
+
+Le chef de bureau resta béant. Il n'avait jamais connu l'envie.
+Les ministres, les gouvernements, même, s'étaient succédés
+au-dessus de sa tête sans qu'il y prît garde. L'admiration et
+la rancune n'avaient pas trouvé place en son âme. L'amour!...
+L'amour, ç'avait été une déception incessante et cette lèpre de
+mépris doux, de dégoût tendre qu'on remet sur sa chair après une
+expérience de plus, en attendant une nouvelle preuve et un autre
+vomissement...
+
+Cette fois, M. Solsequin maudit les hommes et les Dieux. A
+soixante et un ans, il découvrait le secret de la vie! Il se
+rappela confusément la fable persane de la chemise de l'homme
+heureux, lequel, comme chacun sait, n'a pas de chemise. Il
+considérait cette grappe argentée, empourprée, ensoleillée,
+incrustée et sacrée d'êtres sans feu ni lieu qui avaient tout
+le feu de Dieu, tout le lieu de Dieu. (En fait, qui pouvait
+fréquenter cette église?) Les pauvres ne tendaient pas la main,
+ne marmonnaient ni patenôtres ni suppliques, semblaient seulement
+éternels et béats...
+
+Louis-Napoléon rentra dans son confortable entresol de la rue du
+29-Juillet, l'esprit en berne--et le cœur vibrant.
+
+Il s'affaissa en pleine méditation. Il aurait été sauvé si les
+misérables lui avaient pu inspirer quelque commisération. Il eût
+donné toute sa fortune pour n'avoir que pitié, pour avoir pitié.
+Non: c'était l'envie qui le tenait sous son talon nu, l'envie et
+sa saveur empoisonnée, l'envie de la boue, l'envie de la crasse,
+avec des fossettes de rire et des trous de soleil.
+
+Huit jours après, l'appartement de M. Solsequin avait un
+autre titulaire ou sous-locataire; les meubles, objets d'art
+et d'utilité s'étaient envolés, contre des prix modiques, et
+Louis-Napoléon connaissait les joies du vagabondage sédentaire,
+éprouvait la volupté amère des refus bourgeois, des bourrades,
+anathèmes, blessures confraternelles de ses compagnons
+d'infortune: il possédait enfin la rue, la ville, la nature
+gentille ou irritée et même l'état de nature, au plus profond,
+au plus inespéré... Il n'avait pas encore soixante-deux ans
+mais, heureusement, ses mornes traits en marquaient près de
+soixante-quinze. La sagesse de son régime accusait les privations.
+L'éclat de son regard amusé et curieux attestait la fièvre de
+faim. Le tremblement de la main, inaccoutumée à toujours être
+tendue et creuse, témoignait de la honte la plus honorable, la
+plus sincère, la moins voulue.
+
+Sa place au soleil--et à la pluie--une fois conquise, le nouveau
+mendiant amateur se tint pour le plus heureux des hommes. Il
+riait en songeant aux fakirs de l'Inde, aux stylites d'Egypte,
+aux lazzaroni mêmes et aux ermites. En plein Paris, le rêve et le
+couvert! En plein Paris, la psychologie peu ou prou désintéressée
+de la foule et de l'élite, le défi au baromètre et aux conventions
+sociales, l'ironie incessante, l'espoir sans fin, la déception
+espérée, le dédain, le dégoût, la pitié de l'apitoyé, tout le jeu
+des prévisions et des enquêtes brèves, la connaissance approfondie
+de l'inconnu journalier, la perception de fautes meurtrières et
+de crimes secrets, une sorte d'apostolat qui absout à la muette,
+une sorte d'inquisition policière qui se tait; le chef de division
+honoraire démissionnaire eut toutes les lueurs sans reflet et
+toute la science humaine.
+
+Jamais il n'éprouva le désir d'intervenir, de dépouiller sa
+défroque d'invalide, de rendre service, au centuple, de devenir
+Providence en gros, après avoir joué au mauvais pauvre, en détail.
+
+Des conversations--il faut bien se lier--avec des voisins mâles
+et femelles, lui révélèrent les dessous des abîmes, les trappes
+de la déchéance, les oubliettes des culs-de sac. Sa bonhomie
+grave, prud'hommesque et distinguée, un reste obstiné d'éducation,
+une instruction juridique, fort appréciable en ce milieu, lui
+attirèrent vite, malgré lui, une vénération très consultée,
+des propositions de toutes sortes--et comme une autorité. Il
+redevenait chef de bureau--en plein vent--et de quel bureau!
+roi constitutionnel d'une cour des Miracles laïque, empereur de
+Truands truqueurs sans malice, sans maléfices, sans tradition,
+pape de fous trop sages et mieux que sages, sur l'œil, quand il
+leur en restait, aux aguets quand ils avaient des oreilles et des
+jambes, très sots et très abandonnés, pour dire le vrai. De-ci,
+de-là, on voyait passer de loin les riches, les puissants, les
+farauds de la corporation. C'étaient ces automobilistes feignants
+de culs-de-jante, gantés de fer, en aristos, et redressant leurs
+torses impeccables au-dessus de leur char de victoire (qui leur
+sert aussi de coffre-fort). Fous, gars romanesques et romantiques
+à passé glorieux ou simplement passionnel qui laissèrent leur
+jambe à un boulet de tel calibre et à la bataille de tel jour, à
+cette mine que vous savez bien ou à la cuve d'acide sulfurique du
+mari jaloux et traître d'une beauté--qui en mourut d'ailleurs...
+
+C'étaient ces merveilleux orientaux, cuits dans mille aurores
+et cent mille canicules, qui font chatoyer leur peau et leurs
+oripeaux comme une écumoire exotique et qui ont une armée de dents
+pour mieux prouver, en un sourire d'enfer coloré, qu'ils n'ont
+pas mangé et qu'il leur faut manger: Arméniens qui mêlent le
+patriotisme au besoin et qui font redouter le couteau, Hindous
+qui ont bien soin de ne point se faire comprendre ou entendre et
+qui portent, dans les plis de leur turban, le choléra, la peste
+et la malédiction bouddhique, Chinois échappés à leurs supplices
+pour les réserver aux tièdes bienfaiteurs européens, Japonais
+naturellement espions, sûrement généraux et qui imposent, du fait
+seul de leur nationalité... Des aveugles errants avaient un coup
+de leur bâton ferré plus profond, plus majestueux que de coutume,
+pour humilier leurs confrères au repos qui s'embusquaient au
+lieu de prendre la route de Dieu, de se confier aux secrets des
+chaussées et des carrefours et de demander pour une traversée
+difficile, et connue par cœur, le bras d'un brave homme qui vous
+laisse un sou dans la main. Des Polaques bleus ou filasses se
+hâtaient en ricanant: ils n'aimaient pas les églises où on les
+battait jadis, pour le moins, et ne tenaient en estime que la
+mendicité à domicile, les braves escaliers d'anxiété, de rêve et
+de surprise, en mettant dans la réserve les donateurs habituels
+et les patronages confessionnels dont on peut tout exiger, en les
+assiégeant--à cause des journaux.
+
+Mais ceux que préférait Solsequin, c'étaient les pauvres honteux.
+Ah! que ces braves gens se donnaient de peine pour avoir l'air
+pauvres, honteux, fiers et dans la peine! Rasés à faux, blanchis
+aux deux-tiers, un œil fermé et l'autre hagard, mi-hérissés,
+moitié bien propres, ils exhalaient l'odeur de l'absinthe qu'on
+avale, pour n'avoir pas à manger, et de la peau sèche, pour ne
+s'être pas lavés exprès, histoire d'avoir eu à boire toute son eau!
+
+--Allez, allez, mes petits agneaux! songeait le neuf indigent. Si
+je vous avais connus plus tôt!
+
+Et il nourrissait de la haine contre les habits bourgeois et le
+ruban rouge qu'il conservait, bien dissimulés, pour le jour où
+toucher son trimestre de pension.
+
+Les filles avaient des airs à la fois familiers, respectueux,
+consolants et superbes parce que, n'est-ce pas, ces types-là, ç'a
+pu être des clients, c'est p't' êtr' soi qui les a foutus là, et
+que tout d'même, soi, on n'en est pas là, et qu' si on en était
+là, y a la Seine qu'est pas très loin!... Mais comme il suffit
+d'être mendiant d'église pour être vieux, centenaire _in-partibus_
+et jeteux de mauvais sorts, ces demoiselles se signaient et
+avaient des générosités diverses.
+
+Les souteneurs--dont on médit--étaient là pour offrir un verre:
+
+--On ne sait pas c'qu'on d'viendra et on est pas tous aveugles,
+pas? On peut encor' s'r'filer celle-là et celle-ci? C'est pas
+sérieux, ça fait des magnes! Et puis un homme d'église!
+
+Il y avait même des agents qui étaient charitables, et des
+domestiques qui avaient une bonté rare, ouatée de déférence.
+
+... Solsequin passait cependant, tout doucement, de la conception
+de l'ordre à l'anarchie, du type de Joseph Prudhomme à celui de
+Thomas Vireloque (il restait dans sa littérature et son temps)
+lorsqu'un affreux évènement changea la courbe de ses desseins
+et de sa destinée. Ce ne fut pas un de ces cas foudroyants qui
+se suffisent à eux-mêmes et qui, en couchant leur victime, une
+fois pour toutes, ne laissent pas demander d'explications. Ça
+commença par un sourire, un sourire que le mendiant lâcha sur
+sa main et sur le décime vert-de-grisé que cette main venait de
+recevoir--dévotement. Le Monstre-Avarice venait de pénétrer au
+tréfond le plus secret de l'ex-fonctionnaire.
+
+Notre ami s'amusa d'abord, devint sérieux--et très sérieux,
+se passionna, s'affola. Il quémanda avec détachement, avec
+insistance, avec l'affaissement le plus impérieux, avec
+l'impatience la plus obsédante... Il ne fut bientôt plus que de
+la soif, la soif de l'or--et de moins. Il s'était mis, en un soir
+de lucidité, à épeler son nom comme on décompte le numéraire:
+Louis, Napoléon, Sol, Sequin: tout ça, sa personnalité, son être,
+son âme, c'était monnayé, c'était de la monnaie précieuse, de
+l'appoint, du billon, du change.
+
+--Voilà donc pourquoi, songea-t-il, je ne me suis jamais intéressé
+à rien! Je n'étais pas un homme, j'étais du métal anonyme et
+roulant. J'ai pris une des effigies, malgré moi, où j'étais coulé
+et voilà! Ça fait une créature! Heureusement, on se venge, on se
+recrée. Mais ne suis-je pas trop vieux? Bah! les plus vieilles
+pièces sont les meilleures!
+
+Il négligea, dès lors, ses clients gratuits, sa popularité et sa
+gloire. Il fut le «malheureux» pourchasseur, aux larmes toutes
+trouvées et qui, à tout instant, n'a pas mangé de trois jours.
+Il exagérait--en mieux: il n'avait pas mangé de la semaine. Et
+comme il ne sentait pas la boisson, il touchait par une sincérité
+apparente. Il buvait cependant, par nécessité. De-ci, de-là, il
+lui fallait écouler son cuivre--contre des ors. Cette opération
+se passait dans les _bouchons_ proches de l'Hôtel de Ville, du
+Châtelet et de la Bastille où les conducteurs d'omnibus, autobus
+et autres tramways viennent, eux aussi, troquer leur recette--en
+trinquant.
+
+--C'est encore vous, père la Fripe! disait-on au chef de division
+honoraire, qui souriait avec déférence et serrait sa pièce rare
+comme s'il l'eût volée.
+
+Car, avant tout, il voulait des Louis XVIII à collet, des
+Premiers-Consuls, des doubles louis, des Victor-Emmanuel à queue,
+voire des Ferdinand VII, des Charles IV d'Espagne, des Charles
+III qu'il acceptait avec reconnaissance en dépit du tableau
+des effigies à refuser, même des Louis XVI, des Louis XV, des
+autrichiennes, des napolitaines, des persanes, tout, tout!... Il
+avait converti sa fortune en numéraire hors de cours, acheté,
+lentement, à bon compte,--et son désir maniaque, son extérieur
+minable, avaient décidé les caisses publiques à lui conserver et
+réserver les rossignols, pour sa pension.
+
+Il connut des nuits d'ivresse infinie. Dans son taudis de la rue
+Cloche-Perce, il couchait avec son or, sans le compter, en s'y
+vautrant.
+
+Il s'y perdait, écorché, béant, écrasé, presque sans souffle.
+
+--Il me retrouve, râlait-il, je ne suis pas encore au complet mais
+je revis, je commence à vivre! Ah! ah! _ils_ m'avaient volé les
+neuf dixièmes de mon individu, mais ça revient, ça revient!...
+Quand donc n'y aura-t-il plus rien de ça, de ça, de ça (il se
+martyrisait le corps, la face, les membres), de cette sale chair,
+de ces sales poils, de ces sales yeux, de cette sale peau, quand
+donc n'y aura-t-il plus rien de ce sale cœur! quand donc ne
+serai-je plus que de l'or, tout en or, rien que de l'or, de l'or
+comprimé, de l'or solide, de l'or glauque, stupide, tout l'or,
+quoi!
+
+Plus affaissé au petit jour, l'œil morne, du reflet de son rêve,
+il reprenait sa faction, en attendant, la main plus emplie,
+l'estomac plus vide, de se livrer au songe incessant.
+
+Mais les dieux veillaient, les dieux vengeurs! Un matin, les
+jambes dédaignées se refusèrent au travail, la main ne voulut
+plus se tendre, le grabat retint le corps évanoui. Louis-Napoléon
+eut un sourire, leva les yeux sur sa pauvre chair et retomba sur
+sa couche, satisfait et enthousiaste Ça disparaissait! Encore
+un petit effort, dans le néant, et il n'aurait plus d'apparence
+humaine! Il s'enfouit plus profondément dans son or, en gigotant
+et prit l'esprit de son lourd linceul.
+
+De menus soubresauts remuaient les pistoles.
+
+--Ah! pensait-il, je commence à sonner! Comme c'est plus joli,
+plus fin que la parole, le chant et la musique des orgues!
+Encore! encore! C'est comme si j'étais les cloches de mon
+enterrement et de mon service alors que j'étais homme, des cloches
+en or, une cloche immense et intime en vieil or, en or ému, en or
+câlin!...
+
+Il souffrait cependant, épouvantablement. Il entendait des bruits
+de pas, et même ce bruit de pas qui s'étouffe avant de s'arrêter,
+suivi intelligiblement d'un bruit, si j'ose dire, d'oreilles
+espionnes ou charitables qui veillent, qui aspirent, de l'autre
+côté d'une mauvaise porte. Il pouvait encore crier, appeler. On
+l'entendait seulement parler, se parler à soi, rien qu'à soi. Il
+disait:
+
+--Oui, on pourrait me sauver. On le devrait. Je me le devrais. Je
+n'ai que soixante-dix ans et je n'ai que de l'épuisement. Mais
+sauver quoi? Ma carapace de vieillard, ma carapace répudiée? Mais
+qu'ai-je de commun avec l'espèce humaine? On ne me comprend pas.
+On ne comprendrait rien à mon cas. Ils ne comprendraient rien à
+mon être en or, à ma statue vivante et bruissante! Ces êtres-là,
+ça répand l'or au lieu de se l'amalgamer, ça le dépense, ça en
+attend des remèdes, des joies au tas, du pain, fi!...
+
+... Et c'est ainsi, monsieur Rocaroc, que votre agent n'a pu
+poignarder qu'un cadavre déjà froid et ne vous apporter qu'un or
+sans défense qui n'avait pas encore fait corps avec la pourriture
+abandonnée. Ne niez pas: c'est moi qui avais écouté et deviné,--et
+c'est moi qui ai entendu et qui ai suivi, épié, retrouvé votre
+émissaire. J'ai même eu le loisir, puisque le défunt or-vivant
+était redevenu M. Solsequin, chevalier de la Légion et chef de
+bureau en retraite, de lui faire les obsèques décentes et rendre
+les honneurs civils et militaires auxquels il avait droit, avant
+son long caprice. Vous ne me remerciez pas? Tant pis. J'aurai
+le plaisir de solliciter de vous une entrevue après demain, à
+trois heures et vous ne ferez pas attendre une femme, une jeune
+fille. J'ai une interview à vous demander et quelque argent à vous
+reprendre, celui de mon malheureux voisin de la rue Cloche-Perce,
+en particulier, pas pour moi--pour des amis inconnus qui en ont
+plus besoin que vous et moi. Nous causerons en camarades. En
+attendant, croyez à mes sentiments les plus distingués,
+
+ JULIETTE-ELISABETH BÉLIER.
+
+Rocaroc, le papier lu, demeurait stupéfait et haletant.
+
+--Heureusement, insinua-t-il, que j'ai déchiffré le gabarit avant
+de l'avoir envoyé à Capucino! ç'aurait été du propre!
+
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+PENTHÉSILÉE
+
+
+Le directeur unifié de la Banque anti-collectiviste considérait
+avec une ironie battante et une hauteur effrayée sa blonde
+interlocutrice.
+
+--Oui, c'est moi, disait-elle. On peut s'asseoir, pas? Pas vous,
+vous êtes _assis_,--d'avance. Je ne vous ai pas laissé le temps de
+vous ressaisir? Excusez-moi: vous n'aviez qu'à me lire plus tôt.
+Et c'est ce que je voulais: vous avouez! Ah! les hommes forts!
+
+Rocaroc ne trouvait ni mot ni salive. Des réminiscences
+littéraires lui venaient en même temps que les pires fureurs.
+«Non, non, disait-il, intérieurement, à un bien proche fantôme,
+tu n'es pas mon mauvais génie, celui qui apparaît à Brutus dans
+_Jules César_, tu n'es pas ma conscience habillée en juif, comme
+ce qu'est obligé de tuer Fabiano Fabiani dans _Marie Tudor_. Qui
+es-tu, pour parler?»
+
+Puis, tout à coup, une illumination facile: une femme, c'était une
+femme, rien de plus! Si! c'était _la femme_! La Femme! Il n'en
+bougeait plus. Ah! elle pouvait dévider son écheveau, conter ses
+histoires de revenants et ses histoires de mort, railler, gronder,
+menacer, elle pouvait affirmer qu'elle tenait sa tête à lui,
+Rocaroc, entre les mains, jouer avec cette tête et s'en jouer!
+Rocaroc ne savait plus rien que ceci: il y avait là une femme--et
+lui.
+
+D'un regard sanglant et d'ensemble, il avait répété et détaillé
+la visiteuse, des frisons blond-roux, sous le chapeau rose,
+aux talons mordorés et usés, arqués sous la jupe tailleur
+feuille-morte, les yeux étrangement clairs, le nez tout juste
+assez long pour flairer, la bouche fine et lasse, le menton de
+volonté meurtrie, les oreilles de patience et de divination, le
+cou de Madone et de guillotine!... Mais le corps! nom de Dieu!
+le corps! il le connaissait si bien qu'il lui fallait faire la
+preuve, pour soi, qu'il ne s'était pas trompé! Dans les gestes
+de la discoureuse, il découpait les mains, fermes et sages; il
+cueillait les cils aux regards et, des reproches, ne gardait que
+les dents. Il se sentait affreusement, voluptueusement sourd...
+
+--Je suis Juliette-Elisabeth Bélier, disait la jeune fille. Ça
+n'est pas un nom très illustre? Ça viendra. Comment j'ai découvert
+l'existence et la mort du père Solsequin? C'est simple! Nous
+habitions la même maison. J'ai toujours eu l'esprit expérimental.
+Tenez! quand j'étais toute petite, ma grand-mère s'est éteinte,
+la pauvre sainte femme! J'ai demandé après elle. On n'osait rien
+m'avouer: j'étais une gosse si sensible! Un jour, enfin, quelqu'un
+m'a marmonné: Ta grand'maman, Lili..., elle est au ciel!
+
+--Au ciel? bonne-maman? fis-je, je vais voir!
+
+Et je montai sur une chaise pour regarder dans le ciel si je la
+retrouvais, bonne-maman!... Dame, n'est-ce pas?, puisque l'eau
+est transparente, pourquoi le ciel, qui se laisse prétendre plus
+limpide et plus pur que l'eau... Passons. Mais n'est-ce pas le
+génie de l'investigation scientifique inné? Génie ou démon, peu
+m'importe... J'étais si curieuse qu'on m'a crue appelée à devenir
+savante. Toute l'instruction qu'on m'a infligée... ah! cette
+instruction trop complète, trop jolie, trop attisée, trop peignée,
+j'en suis encore malade. Je me doutais déjà de l'inutilité de tout
+ça quand j'étais en carafe, dedans. Mes pauvres parents qui se
+tuaient ou se faisaient tuer...
+
+--... Se faisaient tuer? interrompit Rocaroc, qui se sentait mieux.
+
+--Passons! continua Elisabeth, Mes pauvres parents, donc, se
+saignèrent aux trois veines qui leur restaient. Résultat: mes
+brevets me servirent à m'engager en qualité de cible vivante au
+service d'un manager américain de troisième ordre.
+
+--Cible vivante? répéta machinalement l'autre. Cible vivante!
+
+--Oui, vous ne connaissez pas? C'est le rôle du jeune Tell en
+travesti mais plus dur. Il s'agit de se faire encadrer, les bras
+tendus, le corps raidi, la tête haute, les talons réunis, d'un tas
+de flèches, poignards, haches d'abordage, sagaies empoisonnées,
+harpons, alènes de cordonnier, aiguilles à tatouer et éperons
+de cow-boys! Il n'y a pas d'apprentissage parce qu'il pourrait
+y avoir des responsabilités: l'acier, n'est-ce pas? c'est fait
+pour entrer dans les chairs, surtout quand c'est lancé de loin,
+à la volée!... Donc, on recrute au petit bonheur, des filles de
+sang-froid et de bonne volonté qui se cuirassent, moralement, bien
+entendu, qui se préparent à la mort en se jurant bien de vivre et
+alors...
+
+--Alors, vous n'en êtes pas morte, dit glacialement Rocaroc,
+heureux d'être à la conversation et de pouvoir redevenir glacial.
+
+--Je n'en suis pas morte et je n'en ai même pas vécu. Car, dès mon
+arrivée à New-York, je fus gardée au lazaret et rembarquée avec
+les _individus immoraux_: je n'avais pas assez d'argent sur moi
+et mon contrat de travail me condamnait. Je ne me plains pas. Il
+est dur d'être chassé d'une terre où l'on a consenti à traîner
+une existence d'esclave, il est atroce d'être mêlé à un troupeau
+dolent de malfaiteurs et de prostituées quand on est honnête, ivre
+de labeur--et vierge...
+
+--Vierge! clama le directeur Vous l'êtes encore!
+
+--Mais oui! dit Lili Bélier. Ne raillez pas! Ce n'est pas la
+question.
+
+Son accent était si sincère et si péremptoire que l'interlocuteur
+resta tout bête et c'est le mot. Il se tut, pour prendre son élan.
+
+--Certes, poursuivait Juliette-Elisabeth, j'ai d'abord beaucoup
+pleuré. Ensuite, je fus infiniment heureuse. J'étais initiée,
+d'un coup, à la grande pitié. Brebis galeuse d'adoption, je
+m'assimilais l'âme torve et puérile des pauvres gens désemparés
+qui s'en revenaient avec moi dans une patrie hostile et qui
+étaient comme des relégués de partout, des relégués chez eux, des
+interdits de séjour universels, des repris de justice par fatalité
+et des criminels de droit commun par raison d'État. Il n'y a pas
+de quoi rire.
+
+--Je ne ris pas. La petite sœur des pègres, fichtre! C'est toute
+une carrière. J'espère que vous avez continué à Paris.
+
+--Si j'avais continué, je ne serais pas ici, comme j'y suis, en
+justicière. Pitié n'est pas complicité. Celui qui vit continûment
+dans le crime a une patrie, le crime; une nature, le crime. Il ne
+cherche jamais à s'évader, même s'il s'est évadé d'ailleurs: il
+n'en a pas besoin; il est partout dans ses meubles!
+
+Elisabeth-Juliette, venait de se révéler étrangement institutrice.
+A peine si quelque saveur peuple avait égayé sa morale: feu B.
+de La C. n'écoutait pas: il parlait pour se donner l'illusion de
+n'être pas tout entier et tout de suite la brute déchaînée, pour
+ne pas rugir, pour se donner le temps de se précipiter: il avait
+peur du ridicule et voulait, montre en main, avoir eu au moins le
+temps de faire sa cour.
+
+--Tenez, poursuivait l'apprentie-violée, ce que je vous reproche
+surtout, c'est Solsequin. Je ne sais rien de vos autres méfaits
+mais je les pressens: c'est à un enchaînement de terribles
+desseins et d'actions effroyables que l'on doit des choses comme...
+
+--Prenez garde, je n'aime pas beaucoup les réquisitoires.
+
+--Réquisitoire sans la moindre sanction pénale. Je ne dénonce pas.
+Je vous dirai plus: je déteste les lois, la loi. C'est injuste,
+c'est inique, c'est d'une partialité équivoque, c'est sale...
+
+--Et ça _sale_! plaisanta l'ancien forçat, inimaginablement fier
+d'un calembour ignoble qui lui prêtait du sang-froid.
+
+--La loi, allait Mlle Bélier, c'est le tablier des valets de
+la société; on cache ses taches derrière, on s'essuie dessus,
+c'est paravent, torchon, masque, étouffoir, bâillon, étrangloir,
+mouchoir--et pis! D'ailleurs, il n'y a que des lois; la _Loi_
+n'existe pas. Je connais quelqu'un qui, si on l'arrêtait au nom de
+la Loi, demanderait simplement--Laquelle?
+
+--Et on lui mettrait les menottes, répondit Rocaroc, par habitude.
+
+--A qui? à la Loi? éclata Élisabeth. Il peut remarquez-le, se
+trouver une Déesse-Loi, comme il fut une Déesse-Raison!
+
+Rocaroc, qui avait su longtemps, à son grand dam, ce qu'était
+la Loi, se souciait fort peu de la Raison. Possédé d'une force
+singulière, il avait l'impression que les sons qu'il émettait lui
+venaient du dehors, qu'ils se collaient à ses lèvres et qu'il
+ne les avait pas mâchés! Il se sentait tout grondement, tout
+tonnerre, tout orage. Cependant il parlait:
+
+--Alors, si vous méprisez la loi, que me voulez-vous? Comment
+êtes-vous venue me trouver? De qui êtes-vous détective? Je dois
+avoir des concurrents! Mon secrétaire général est mort de la main
+d'un ennemi inconnu. Le représentez-vous, l'ennemi?
+
+--Connais pas. Je ne vous connais pas vous-même. Mais j'ai suivi
+l'homme qui était entré chez Solsequin. Je l'ai vu entrer ici.
+Il était sorti de la rue Cloche-Perce très chargé de butin. Il
+est sorti d'ici, les mains nettes. Un homme mal mis qui a fait un
+mauvais coup, qui vient dans une grande banque, ensuite, par une
+porte secrète--je suis renseignée--qui s'en va, léger et souriant,
+prête le flanc à deux hypothèses: ou bien il a effectué un dépôt,
+ou bien il a rendu des comptes, après avoir agi par ordre. Ou bien
+la banque qui a accepté une somme très considérable, en or, d'un
+monsieur en loques, sur laquelle elle n'avait aucun renseignement,
+est une banque véreuse et malpropre--ou bien le voleur en question
+n'a pas fait de dépôt, a été, par un couloir dérobé, trouver le
+Directeur, lui a rendu compte d'une mission, lui a remis les fonds
+dont il était porteur--et ce directeur est un chef de bande et de
+bandits. Comme je vous l'ai dit, je ne déteste pas les bandits:
+la société est si mal construite, les femmes si malheureuses...
+(Et j'ai toujours entendu conter que les bandits n'étaient pas
+méchants envers les femmes). Mais encore faut-il que ces bandits
+se piquent de justice, de générosité, de reprise individuelle et
+sociale et fassent le bien, à foison!
+
+Rocaroc n'avait perçu, dans son délire, de tout ce morceau, que le
+mot _femmes_. Pourtant son autre moi se crut obligé de jouer le
+galant et d'habiller un peu son instinct, son besoin.
+
+--Tenez! dit-il, théâtralement.
+
+Il tendait la lettre laissée sur la table, à côté de la relation
+de vie et de mort de Louis-Napoléon Solsequin. Un sourire le
+crispa au toucher de la prose de Mlle Bélier qui chevauchait et
+jonchait la sienne. Et tandis que la jeune fille, après un:
+
+--Il n'y a pas d'indiscrétion au moins? se plongeait dans sa
+trouble philanthropie, l'ancien forçat rivait ses yeux aux yeux
+baissés, à la bouche attentive, au nez frémissant de la visiteuse:
+déjà, elle était à lui. Quand elle eut achevé les lignes
+providentielles, elle demeura un long instant à s'interroger et à
+peser sa pensée, puis:
+
+--Je vous fais amende honorable. Mais je vous comprends encore
+moins. Pourquoi avez-vous fait dépouiller ce triste Solsequin?
+
+--Pourquoi? Mais pour les autres, pour les vrais pauvres.
+Pourquoi, lui, voulait-il être tout en or, être de l'or! Il
+n'avait pas le droit.
+
+--Il en avait le droit, puisqu'il en avait le désir.
+
+--Alors, le désir est un droit!
+
+... C'était le vrai B. de La C. qui avait jeté le cri. Il se jeta
+lui-même.
+
+Un être dans l'état du prétendu Rocaroc n'a plus ni bras, ni
+jambes, ni cerveau. De sa face, il n'a gardé que la bouche et
+quant au reste du corps, mieux vaut n'en pas parler: tout, en
+lui, est devenu valet de bourreau, valet de la brute innommable,
+tout est sous-instrument, tout est violence atroce puisque c'est
+sous-viol. La victime s'effraie, se débat: les valets de bourreau
+s'affolent, outrent leur bestialité sans joie, les veines, les
+artères: les os se coagulent, bourdonnent, font rage pour amuser
+le despote ivre, le despote furieux; les yeux sentent sourdre en
+eux un trop-plein de sève qui les aveugle; les oreilles éclatent
+des soupirs et des rages de tout à l'heure; les dents prennent une
+teinte animale et abjecte: tout l'effort, toute l'attaque, tout le
+crime est couleur de stupre.
+
+La pauvre ne résistait pas. Grotesque, roulée en boule, elle
+était, par génie d'inertie, une forteresse imprenable. Rocaroc
+ne trouvait pas l'étreinte, ne pouvait ni envelopper, ni écarter
+des bras idiots, des bras stupides, aussi bêtes que des épées
+inexpertes qui trouent, sur le terrain, sans savoir comment.
+Elisabeth-Juliette s'attendait à tout, sauf à cette agression.
+Pantelante et hérissée, elle aspirait à la mort, tout de suite,
+à la mort foudroyante, à la mort qui l'aurait enlevée très loin,
+très loin de ce guet-apens dont elle était elle, Bélier, l'auteur
+responsable et la victime, non, non, pas la victime, jamais,
+jamais!...
+
+... Pourquoi jamais? Parce qu'elle n'avait pas prévu, pas autre
+chose!...
+
+Les ongles, de plus en plus inexperts du banquier, ses cris
+étouffés, de plus en plus courts, les gestes de ses mains à
+la fois engourdies et épileptiques, tout allait aboutir à
+l'étranglement fatal et préalable, à l'étranglement après lequel
+on a assez de sang à soi pour en prêter au cadavre, assez de
+soif de volupté pour obliger le cadavre à revivre et à revivre
+en volupté et en caresse pour soi tout seul lorsque, malgré lui,
+d'une dernière et inconsciente poussée de sang-froid, il jeta
+la jeune fille ahurie dans un cabinet secret, à côté: on avait
+heurté, à plusieurs reprises, à sa porte: on l'enfonçait,--ou à
+peu près: un vieillard en larmes, hébété, entrait avec des gens et
+deux agents de police en tenue.
+
+
+
+
+CHAPITRE XI
+
+JUSTICE IMMANENTE.
+
+
+L'appareil de la justice qui fait rentrer l'innocent le plus
+endurci dans ses petits souliers, qui lui arrache les aveux les
+plus faux et les plus éloquents, n'a aucun effet sur le malfaiteur
+digne de ce nom. La justice est pour lui une vieille maîtresse,
+(assez dure, comme celles qui s'offrent à la sixième page des
+journaux,)--et ses serviteurs sont de vieux poteaux, y compris le
+poteau d'exécution. Il y a, de coupable à mouchard, magistrat et
+exécuteur des hautes œuvres, une familiarité, fort excusable en
+somme, car la chose se passe côté cour: la majesté de la justice,
+comme toutes les majestés, ne peut exister que pour l'extérieur.
+
+En apercevant les uniformes sombres des gardiens de la paix,
+Rocaroc se dit (comme tous ses pareils en présence des képis aux
+armes de la ville).
+
+--Je suis _fait_.
+
+Il ajouta:
+
+--Heureusement que ce n'est pas consommé. Bah! Ça n'en vaut ni
+plus ni moins. L'affaire est dans le sac. Et moi, dans le siau. Et
+pourvu qu'il n'y ait que ça!
+
+Il dévisagea le vieil affolé:
+
+--Il lui manque un rien, du sang!
+
+Sa pire humiliation était de se sentir le rouge au front, aux
+yeux, une face couleur brique pilée et marbrée.
+
+--Il n'y a pas! Je ne finis pas en beauté! C'est embêtant.
+
+--Ah! disait quelqu'un! vous savez déjà! vous savez! Monsieur le
+Directeur!
+
+--Oui, je sais! je sais! Si je sais! essaya-t-il de persifler.
+Pour sûr! Sa voix tremblait, trop haute.
+
+C'était encore du rut désappointé.
+
+Pourtant feu B. de la C. s'étonnait de n'être pas encore empoigné
+et d'être appelé _Monsieur le Directeur_.
+
+Mais la _rousse_ est si rosse!
+
+--Monsieur le Directeur, je suis innocent! pleura le vieux.
+
+Un
+
+--Moi aussi!
+
+professionnel tintait aux oreilles du directeur, mais ça n'alla
+pas à ses lèvres gercées. Il attendit le choc.
+
+--Ah! si vous savez! continuait un important personnage, je
+comprends, nous comprenons trop votre émotion. Mais remettez-vous!
+ce n'est rien, n'est-ce pas? Monsieur le Directeur! rien!... pour
+vous!
+
+Rocaroc tomba sur un fauteuil. Le mieux était d'arguer sa fatigue
+et de parer son calme las d'une résignation à toute épreuve.
+
+--Je suis innocent! repleurait le vieux, innocent! innocent!
+
+Feu B. de La C. tomba d'accord avec lui-même qu'il ne s'agissait
+pas de la même affaire et considéra l'homme de plus près.
+
+Il fut repris d'un nouveau frisson.
+
+Le vieillard avait la figure de la jeune fille qu'il venait de
+violenter--ou presque et, en même temps, ce visage de vieillard
+se relevait, se redressait, se déridait, dans son souvenir, et
+ressuscitait une autre face plus pâle, si possible, aux poils plus
+noirs, sans larmes et plus ensanglantée...
+
+--Nom de Dieu! jura-t-il, intérieurement.
+
+Ça ne le soulagea pas. L'œil convulsé, il cria, pour tout le monde:
+
+--Sacré nom de Dieu de nom de Dieu de bon Dieu!
+
+Le tonnerre n'eût pas fait plus d'impression sur le malheureux
+être qui sanglotait.
+
+Il fit un pas.
+
+On le retint.
+
+Il clama:
+
+--Je suis innocent. J'ai été volé. J'ai été entôlé--en plein
+air... Endormi, avec je ne sais quoi! J'ai été retrouvé avec ma
+sacoche vidée, mon bicorne emporté, ma cravate arrachée, mais je
+suis un honnête homme, peut-être! Ce n'est pas la première fois
+que j'ai été assassiné! Ancien gendarme, médaillé militaire!
+La victime de la rue Le Regrattier, il y a douze ans! Célèbre!
+Victime encore! Et c'est moi qu'on arrête! Ah! ah! Dites, vous,
+Monsieur le Directeur, que je suis innocent, dites-le, foutre!
+
+Les assistants avaient laissé aller le discours, en n'imaginant
+point qu'ils en ouïraient la fin. Chacun attendait, du voisin,
+un coup de sagesse et d'autorité qui eût cloué cette canaille de
+radoteur.
+
+Le radoteur frappa par la rudesse de son chagrin, par la naïveté
+de sa conviction, par la fatalité simple et sans phrases,
+rugueuse--et triste comme lui--qui jaillissait de ses sanglots.
+
+Une sorte d'émotion paralysa la meute.
+
+Rocaroc eut le mot:
+
+--Combien?
+
+--Quarante mille en or, Monsieur le Directeur, l'encaisse, au
+complet! Nous sommes jour d'échéance! et le soir!
+
+Feu B. de La C. eut un sourire sur les papiers de son bureau: sous
+sa lettre à Capucino, le rapport de Lili Bélier s'endormait:
+
+--Monsieur le caissier principal, il y a ici sept cent mille
+francs, encaisse or. A votre disposition, dès demain. Mais il est
+l'heure de la fermeture des bureaux. Bonsoir, Messieurs. Vous
+excuserez un peu d'émotion et de fatigue. Messieurs les gardiens
+de la paix, je ne vous requiers pas. Laissez-moi avec ce brave
+homme. Et asseyez-vous, mon ami: vous n'avez plus de jambes!
+
+... Les gens s'étaient retirés, lentement, en proie à une
+admiration mêlée de regret. Une disparition d'argent sans
+arrestation, c'est comme de l'argent perdu, personnellement, pour
+toujours: ça chiffonne; on aurait mieux ainsi avoir laissé cet
+argent-là quelque part!
+
+Feu B. de La C. demeurait en tête à tête avec le garçon de
+recettes.
+
+--N'est-ce pas? répétait celui-ci, n'est-ce pas? je suis innocent!
+
+--Et moi? dit alors d'un ton sépulcral Rocaroc, suis-je innocent?
+
+Pesamment, effroyablement, le regard du vieux se leva du parquet,
+grimpa le long des traits du banquier, s'agriffa aux yeux durs,
+puis ce fut un corps usé qui se dressa électriquement et qui pensa
+s'abîmer dans la porte...
+
+--Vous! vous! hoquetait le rescapé! Encore vous!
+
+--J'ai déjà entendu ce mot, songeait l'ancien forçat. Où donc? Eh!
+parbleu! c'était le récit de la mort du conseiller Chéry...
+
+--Vous! répétait l'autre! Vous! l'homme de la rue Le Regrattier!
+
+--Cette fois, reprit Rocaroc, très calme, vous direz encore que
+c'est moi!
+
+Il vivait la minute la plus tragique et la plus pleine de son
+existence. Il pardonnait à son ennemi! L'ennemi qui l'avait
+déshonoré! L'ennemi qu'il avait assassiné! L'ennemi qui l'avait
+ridiculisé! Il ne voyait plus le domestique âgé et minable,
+apeuré, qui rentrait dans le mur: il retombait au plus bas de la
+Cité, dans ce cabinet de la rue Le Regrattier qu'il avait voué au
+crime et qui lui avait semblé le lieu géométrique de l'assassinat.
+Il se retrouvait, acculé par des dettes de jeu, et des dettes plus
+sales, au plus sale guet-apens, attendant, sans argent et armé,
+ce même homme qui était là, et qui devait, en ces temps reculés,
+passer très tard, à la fin de sa tournée...
+
+Et ce vieillard en pleurs aujourd'hui s'était défendu, l'avait
+étourdi, n'étant qu'à moitié mort et pas évanoui du tout lui-même,
+avait crié, ameuté...
+
+Et c'était cette souricière de rue sinistre, sans murs, sans
+allée, avec un petit parapet de chaque côté, une Seine effroyable
+et menue de décembre, et le Dépôt, à deux pas... Il n'y avait qu'à
+traverser!...
+
+--Vous direz encore que c'est moi, Bélier! répéta-t-il, plus dur.
+
+L'autre, dans son coin, ne bronchait pas, ne comprenait pas: il
+tremblait...
+
+Alors, une seconde, Rocaroc trembla, lui aussi. Le nom de
+l'homme lui était remonté comme ça, automatiquement, de ce sacré
+acte d'accusation qu'on a chevillé à son corps de condamné,
+des dépositions qui se phonographient à votre cerveau et à
+votre cœur, pour les varier, du réquisitoire et de toutes les
+ignobles machines préalables d'instruction, confrontations,
+procès-verbaux...
+
+--Bélier! Bélier! hurlait le directeur, intérieurement. On ne sait
+pas le nom de famille de ses garçons de bureau, de ses garçons de
+recette, de ses filles et de ses garçons, à soi! On ne voit jamais
+ses encaisseurs. Et l'on a chez soi du Shakespeare ou du D'Ennery
+sans le savoir! Mais je ne suis pas en train de blaguer.
+
+--Vous direz encore que c'est moi! proféra-t-il plus bas. Mais
+je vous pardonne, ajouta-t-il très vite, un peu honteux, et au
+hasard, il conclut, fiévreux: Vous avez une fille.
+
+--Je ne dis rien, murmura le pauvre homme, rien du tout. Je
+ne vous connais pas. J'ai eu mal dans le temps, j'ai très mal
+aujourd'hui, plus mal, j'ai mal deux fois. Et j'ai une fille, oui.
+Sans ça, je serais mort.
+
+--Vous avez une fille, bredouilla Rocaroc. Elle a su votre...
+accident, la première... La voix du sang... Elle m'a convaincu.
+
+--Ma fille! ma fille! où est ma fille? criait le garçon de
+recettes.
+
+--La voici! dit le banquier, en ouvrant la petite porte, l'œil
+absent.
+
+... Quand, dans une occurrence pathétique, deux êtres chers
+s'accrochent au cou l'un de l'autre, on a le temps de se
+retourner. Cependant ce baiser donné au plus tendre des pères
+surprit et peina le directeur de l'A. M. I.
+
+--Pourquoi lui et pas moi? se demanda-t-il, en dehors de toute loi
+familiale et morale...
+
+Il ne se sentait même pas de trop, en ce tableau intime. Pour un
+peu, il aurait proféré un--Ne vous gênez pas!
+
+Il laissa à la sensibilité la durée qu'il jugeait suffisante et,
+le plus simplement du monde:
+
+--Et moi, vous m'oubliez! fit-il.
+
+Le regard de la jeune fille fut une conjonction d'éclairs: toutes
+les horreurs s'y peignaient, si clairement!--pour éclater et
+jaillir en reproche, en mépris, en orgueil douloureux que, pour
+la première fois peut-être, Rocaroc connut à plein et en relief
+intérieur, le dégoût de soi, la honte, le remords...
+
+Sa peine lui creusa les traits et lui mit, même, je ne sais quelle
+buée devant les yeux. Il comprenait! Il se rappelait!
+
+--Vous! vous! lui! reprenait M. Bélier, de sa voix de joujou brisé.
+
+Juliette-Elisabeth, entre ses effusions, regarda un instant la
+face décomposée de son ci-devant agresseur et, d'une moue:
+
+--Ne l'accable point, papa: ce n'est pas un méchant garçon!
+
+La foudre, tombant aux pieds de l'ancien forçat, et se changeant
+en gouttes de rosée, n'eût pas eu plus d'effet sur son âme
+lointaine.
+
+--Ce n'est pas un méchant garçon!
+
+Cette phrase insignifiante chantait dans son cœur, en mineur et
+à la volée cependant que, sur un geste du vieux Bélier, elle
+refleurissait sur les lèvres de la fille aux yeux baissés et
+mi-clos:
+
+--Ce n'est pas un méchant garçon!
+
+Le visage de Juliette-Elisabeth, son visage fermé et mort
+reflétait une complicité résignée et aimante à la fois, une
+servitude consentie, la moitié du martyre, la moitié de l'extase,
+un mysticisme d'esclavage, une communion dans la douleur née--ou à
+naître.
+
+Stupide de la sérénité subite, feu B. de La C. nouait des phrases
+peu écoutées:
+
+--Oui, oui, on a reconnu mon innocence... La preuve, c'est que je
+suis ici, c'est qu'on m'a donné une grosse indemnité, que, pour
+éviter un tas d'ennuis au gouvernement, on m'a autorisé à changer
+de nom, provisoirement et pour toujours, si je veux...
+
+--C'est dommage! dit doucement la jeune fille: j'aurais voulu que
+nos enfants s'appelassent Bicorne de la Cellambrie.
+
+Les yeux se rencontrèrent: ce n'était que détresse, consentement,
+délice funeste, fatalité sans épouvante.
+
+Chacun de ces êtres avait toute sa misère au corps, aux mains, en
+sueur, au front, jusque dans son souffle.
+
+Lentement, très lentement, le garçon de recettes se tourna vers
+son patron, fit mine de lever les paupières et parla:
+
+--Monsieur, je ne vous reconnais pas, je ne vous connais pas. Je
+suis innocent. Ça, je le sais, c'est tout ce que je sais... La
+petite...
+
+--C'est mon désir, clama violemment Rocaroc--violemment mais entre
+haut et bas,--c'est mon désir qu'elle a exprimé et je...
+
+--Par grâce, patron! reprit le vieillard! par grâce! pas un mot!...
+
+Le soir tombait, un de ces soirs d'été, gras, courts et paresseux,
+qui savent ne pouvoir pas durer et qui s'en donnent leur saoul,
+bourrés de chaleur et de fatigue. De ces trois personnages, pas un
+ne songeait à faire de la lumière: tous voulaient rester dans leur
+nuit à eux, dans sa nuit à soi, quitte à avoir une aube commune
+et claire d'espoirs inconnus. Leur angoisse, leur souvenir,
+l'obscurité, tout tourna à une tendresse sourde, aveugle, et
+lourde, à une fraternité au cœur secret de l'existence affreuse,
+de ses luttes, de sa déchéance sans fond. Ces adversaires
+irréductibles ne se mesuraient plus; ne se menaçaient plus: ils
+se fondaient dans une ténèbre grise, dans une paix prometteuse de
+néant.
+
+Tout à coup, un petit bruit fendit à peine le silence: la jeune
+fille fondait en larmes.
+
+Alors les trois spectres se collèrent un peu plus l'un à l'autre:
+les deux hommes pleuraient, pleuraient, pleuraient--comme des
+hommes...
+
+
+
+
+CHAPITRE XII
+
+UN LIVRE QUI FINIT BIEN
+
+
+ _Rocaroc à Capucino._
+
+ Mon cher Directeur,
+
+Comme c'est bête! Je retrouve, sur ma table, la lettre que je
+devais vous envoyer, il y a huit jours, et un gabarit que je ne
+vous enverrai pas, parce qu'il n'a plus aucun intérêt. Les lignes
+qui suivent n'en ont guère plus mais c'est un _post-scriptum_
+aimable et qui vous manquerait.
+
+Car je crois qu'il lèvera vos derniers scrupules et qu'il vous
+ramènera près de nous.
+
+Je dis _nous_ car je me range, je me marie. J'épouse... mais
+vous l'avez deviné, n'est-ce pas? j'épouse la fille de la
+pseudo-victime d'un certain B. de La C. que nous avons connu et
+qui, je le sais de fraîche date, était absolument innocent--et
+l'est encore, au reste. Mariage d'amour. C'est, matériellement,
+quelque chose dans le goût du _Cid_ et si vous avez, parmi vos
+pensionnaires, une sorte de Corneille... Mais nous ne vous
+demandons que de nous joindre au plus tôt. Ma fiancée est
+charmante, intelligente, résolue, d'une sensibilité ardente et
+réfléchie, guerrière--et sœur de charité. J'espère cependant
+qu'elle me donnera des enfants--pas trop--dont vous serez le
+parrain, en partie. Le premier est retenu--vous m'excuserez--par
+mon cousin, mon ex-cousin, le ministre. Vous m'excuserez d'autant
+plus qu'il l'adoptera, cet enfant, pour qu'il y ait encore
+d'authentiques Bicorne de La Cellambrie. Orgueil de famille. Mais
+il y en aura encore: orgueil d'homme jeune encore.
+
+Je ne vous ferai pas le détail des émotions qui m'ont assailli ces
+jours-ci: vous êtes encore fonctionnaire: on peut décacheter vos
+lettres. Mais on va se revoir bientôt et ne plus se quitter: vous
+en entendrez de drôles et de pires--à en crever.
+
+J'aurais peut-être dû attendre votre retour: vous étiez mon
+témoin-né. Mais la nature ne me permet pas de patience. Lorsque,
+à trente-quatre ans, on a laissé parler la nature plus que le
+sentiment... je n'insiste pas... depuis douze ans... Passons!
+
+Ajouterai-je que les commentaires les plus flatteurs ont entouré
+mon portrait, en médaillon, dans tous les journaux de Paris, de
+la province et de l'étranger? On m'a prêté de l'héroïsme, de la
+grandeur d'âme, du tolstoïsme parce que j'épousais la fille d'un
+de mes garçons de recettes qui s'était laissé entôler!
+
+Il est vrai que j'ai été bon avec ce nouveau parent et cet ancien
+serviteur mais, hélas! je ne pourrai le garder auprès de moi,
+auprès de nous: il a l'esprit qui travaille, qui travaille mal.
+
+Il battra la campagne aux champs: je viens de lui acheter une
+brave petite propriété dans l'Ardèche, avec deux domestiques sûrs,
+anciens gardiens de Charenton: il sera très très heureux.
+
+J'oubliais de vous dire que, en raison des nouvelles charges qui
+m'incombent, du fait de mon mariage, je vais m'occuper du meurtre
+des usuriers par les fils de famille, agents, rabatteurs--et
+inversement: c'est modeste mais, je l'espère, assez rémunérateur.
+
+Mais ne parlons plus affaires.
+
+Ce matin, très tôt, pour chasser certaines vapeurs, je me suis
+fait mener dans des quartiers perdus. J'ai quitté mon auto devant
+le monument de Barye. J'ai pris, à pied, la rue Saint-Louis
+en l'Ile, j'ai à peine regardé la rue Le Regrattier, j'ai vu
+avec peine que c'était mal tenu et j'ai continué ma route de
+bourgeois. Le soleil commençait à peine à vouloir se faire
+méchant. Des bateaux paresseux s'étendaient sur une Seine à
+griselis alanguis. J'allais toujours. Je passai sur une placette
+où, pour faire oublier l'Hôtel-Dieu tout proche, on vendait des
+fleurs; en pots, en gerbes, en terreau, à vous éblouir, à vous
+empoisonner. Je me courbai sous une espèce de souricière en
+bois--et, soudain, je me trouvai devant la Conciergerie, oui la
+Conciergerie! les Tours pointues (car elles sont trois). Je fermai
+les yeux et les rouvris. Je regardai. Les grilles des fenêtres
+ne gardaient que des lettres égayées de timbres clairs; un chat
+noir et blanc se lissait entre deux barreaux: il n'y avait ni
+gardes ni prisonniers: de la paix, du sommeil. Je jurai, du fond
+de mon âme, (mais d'une âme riante), que ce local ne me reverrait
+pas et je regardai en face: j'eus un cri de joie. En raison des
+travaux du Métro, le pont, la chaussée, le trottoir même de la
+prison n'étaient que roses, anémones, œillets, pivoines, une flore
+inouïe, discrètement odorante, d'un éclat, d'une douceur, d'une
+sérénité à mourir de douceur: je n'hésitai pas, j'achetai tout,
+tout: c'était la rançon de mes cachots, de mes ténèbres de cœur
+et d'âme, c'était l'avenir en bourgeons, en fleurs, c'était de la
+béatitude laborieuse et parfumée, c'était du soleil pris au jeune
+soleil qui se mirait dans ces feuilles et ces corolles et qui se
+faisait beau pour elles...
+
+Et, quand, dans ma hâte de mettre le soleil, les fleurs, l'avenir
+et mon âme apaisée aux pieds de ma grave fiancée, je regagnai le
+Paris des honnêtes gens, par le Pont-Neuf, je m'aperçus, à une
+nuance de son geste d'accueil et de son sourire, que le bon roi
+Henri et moi, nous étions une paire d'amis.
+
+ _31 juillet._
+
+ ROCAROC.
+
+
+THE END
+
+
+
+
+TABLE
+
+
+ DÉDICACE.
+
+ I. Un livre qui commence bien 9
+
+ II. Une proposition moins inacceptable qu'inattendue 79
+
+ III. Paris! 95
+
+ IV. Le dernier endroit où l'on cause 125
+
+ V. Une crémaillère de pendables et de pendus 147
+
+ VI. Une circulaire 161
+
+ VII. Au rapport 167
+
+ VIII. Chez Machin's et ailleurs 183
+
+ IX. La séance continue 203
+
+ IX. (_Annexe._) Louis-Napoléon Solsequin 219
+
+ X. Penthésilée 245
+
+ XI. Justice immanente 261
+
+ XII. Un livre qui finit bien 277
+
+
+1641.--Imp. KAPP, 20, rue de Condé, Paris.
+
+
+
+
+
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+
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+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
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- The Project Gutenberg eBook of Le Forçat Honoraire, by Ernest La Jeunesse.
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-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of Le forçat honoraire, by Ernest La Jeunesse
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Le forçat honoraire
- roman immoral
-
-Author: Ernest La Jeunesse
-
-Release Date: September 8, 2018 [EBook #57866]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FORÇAT HONORAIRE ***
-
-
-
-
-Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-
-<h3><i>Le Forçat honoraire</i></h3>
-
-
-
-
-<h2><a name="DU_MEME_AUTEUR" id="DU_MEME_AUTEUR"><i>DU MÊME AUTEUR</i></a></h2>
-
-
-<p>
-Les Nuits, les Ennuis et les Ames de nos plus
-notoires Contemporains.<br />
-L'Imitation de notre Maître Napoléon.<br />
-L'Holocauste, roman.<br />
-L'Inimitable, roman.<br />
-Demi-Volupté, roman.<br />
-Sérénissime, roman.<br />
-L'Huis-clos malgré lui, un acte.<br />
-Cinq ans chez les Sauvages.<br />
-Le Boulevard, roman.<br /><br />
-</p>
-
-
-<p><i>Pour paraître prochainement</i>:</p>
-
-<p>
-Le Fossé de Bethléem.<br />
-Les Ruines, quatre actes.<br />
-L'Épée au fourreau, roman militaire.<br />
-La Dynastie, quatre actes.<br />
-Le Misanthrope à la terrasse, trois actes en vers.<br />
-Oraisons funèbres et autres, sonnets.<br />
-Servedieu, roman.<br />
-Rocaroc, homme politique, roman.<br />
-Mémoires du comte X...<br />
-Napoléon intégral.<br />
-</p>
-
-
-<p><i>Published 24 Aug. 1907.</i></p>
-
-<p><i>Privilege of copyright in the United States reserved under
-the Act approved Aug. 1907, by Ernest La Jeunesse.</i></p>
-
-
-
-<hr class="chap" />
-
-
-<h2>
-ERNEST LA JEUNESSE</h2>
-<h1>Le Forçat
-honoraire</h1>
-<h3>
-ROMAN IMMORAL</h3>
-
-<h4>PARIS</h4>
-
-<h4>J. BOSC ET C<sup>ie</sup>, ÉDITEURS</h4>
-
-<h4>38, CHAUSSÉE D'ANTIN, 38</h4>
-
-<h4>1907</h4>
-
-<h4><i>Tous droits réservés</i></h4>
-
-
-
-<hr class="chap" />
-
-<p>
-IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE DOUZE EXEMPLAIRES
-SUR HOLLANDE, TOUS NUMÉROTÉS</p>
-<hr class="chap" />
-
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_1" id="Page_1">[Pg 1]</a></span></p>
-<h2><a name="DEDICACE" id="DEDICACE">DÉDICACE</a></h2>
-
-
-<p><i>En vous offrant, mon cher Henri Prost, ce</i>
-roman immoral, <i>je crois faire mieux que
-remplir un devoir de cœur et consacrer une
-fraternité de pensée, d'aspiration et d'espoir: je
-crois accomplir un devoir&mdash;sans plus. Je ne
-prétends point vous prémunir contre les aigrefins,
-meurtriers ou escrocs: vous les connaissez
-mieux que moi, quelle que soit ma science expérimentée.
-Et vous êtes si loin...!</i></p>
-
-<p><i>Mais vous représentez la</i> Société, <i>en mieux,
-avec de la culture, de la bonté et de la délicatesse</i>.</p>
-
-<p><i>Cette</i> Société, <i>depuis quelques années, se
-donne du bon temps. Après s'être passionnée
-pour le</i> monde,&mdash;son <i>monde</i>!&mdash;<i>traduit par Paul
-Bourget, en jargon, et par Georges Ohnet à la<span class="pagenum"><a name="Page_2" id="Page_2">[Pg 2]</a></span>
-barre de la petite bourgeoisie, elle s'était laissé
-mener un instant, en barque, au soleil de minuit
-par MM. Ibsen et Björnson, avait suivi
-M. d'Annunzio dans des carrières d'étoiles et
-des ciels de marbre, et mordu un tantinet au
-bois de la vraie croix, trempé par M. Sienkiewicz
-dans les glaces et le sang de la défunte
-Pologne. Puis elle revint&mdash;ladite Société&mdash;à
-son vomissement, à son ambition: j'ai nommé
-le crime, dol, viol, vol, à ces histoires de brigands
-qui berçaient de cauchemars pittoresques
-son lit infini d'enfance. ... Toutefois, dame! elle
-avait grandi et vieilli, la Société!</i></p>
-
-<p><i>Quand on est petit, on tire au sort: ceux qui
-sortent les premiers, dans la</i> botte, <i>comme on
-dit à l'École polytechnique, ne veulent pas de la
-botte (défunte, hélas!) du gendarme. On joue</i> au
-voleur: <i>il s'agit d'être voleur&mdash;au choix. Les
-perdants sont agents de la Force et du Droit:
-d'ailleurs n'est-ce pas logique? M. de La Palisse,
-qui fut précoce, l'aurait déclaré dès ses
-plus jeunes ans: «Les voleurs ont le pas sur
-les sergents de ville puisque ceux-là sont sur
-les talons de ceux-ci&mdash;quand ils y sont.</i>»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_3" id="Page_3">[Pg 3]</a></span></p>
-
-<p><i>Quand ils y sont! Parole grande et sage!
-Quand ils y sont!</i></p>
-
-<p><i>Mais tu as engraissé, vieille Société: tu ne
-veux plus courir et, tout de même, tu as un
-vague reflet, un trouble relent de ta canaillerie
-native et de la soif d'aventures de tes dix ans:
-tu veux, pour bien te réjouir et te frapper, de
-beaux récits bien sanglants, bien mystérieux, te
-repaître de la chair et de l'esprit des scélérats
-les plus terribles, pénétrer dans les cavernes et
-les laboratoires d'enfer&mdash;à la condition de savoir
-un policier&mdash;pardon! un détective!&mdash;plus fort
-que les plus forts assassins, toujours invisible,
-toujours armé, nourri de Taine et de Gaboriau
-et venant à son heure (l'heure du crime a changé
-depuis M. de Florian) mettre la main au collet
-du coquin triomphant ou plutôt le faire crever,
-tué par ses machinations mêmes!</i></p>
-
-<p><i>Ouf! tu respires, Société! Et dire que tu as
-été sur le point de tourner mal, toi aussi, à la
-lecture, et de verser dans le forfait&mdash;histoire de
-faire fortune et d'avoir du génie. Heureusement,
-les canailles sont démasquées et punies! Heureusement,
-tu as dans ton camp</i>&mdash;«le Camp<span class="pagenum"><a name="Page_4" id="Page_4">[Pg 4]</a></span>
-des bourgeois»&mdash;<i>des auxiliaires de premier
-plan, des âmes tapies dans des ombres agissantes,
-des détectives demi-dieux</i>.</p>
-
-<p><i>Où sont-ils?</i></p>
-
-<p><i>Oui, oui, estimable Société, les méchants finissent
-toujours mal. Stendhal, pleurnichant et
-souriant à la fois, a fait, par blague, guillotiner
-Julien Sorel; Eugène Sue a empoisonné Rodin;
-le vicomte Ponson du Terrail a tué, ressuscité
-et retué Rocambole, en sanglotant; Raffles meurt
-en héros pour sa patrie anglaise, au Transvaal;
-Arsène Lupin... Mais je dois avouer, à ma honte
-et à mon ami Maurice Leblanc que je ne connais
-pas Arsène Lupin: je n'ai pas reçu le volume.</i></p>
-
-<p><i>Mais tout cela, Société, c'est de la littérature.
-Je reviens à ma question, à la question: où sont
-tes mouchards&mdash;grâce! tes détectives!&mdash;surhommes
-et si humains, devins et farce,
-commis voyageurs en filatures, tes soutiens,
-enfin, les colonnes de ton temple? Où sont-ils?
-Nomme-les!</i></p>
-
-<p><i>Permets-moi de te répondre. Ce sont des
-troupes, des élites, des</i> crackes <i>«sur le papier»,
-ce sont des bonshommes en papier, ce sont des<span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">[Pg 5]</a></span>
-«chiures d'encre». Interroge ta mémoire: cherche
-le nom d'un</i> limier <i>de vitrail! Tu trouveras
-de braves et héroïques sous-brigadiers assassinés,
-des victimes du devoir authentiques, des inspecteurs
-principaux qui, deci delà, ont su arracher
-prestement les boutons de culotte d'un prisonnier
-difficile à garder, des commissaires-adjoints
-qui eurent une chance sur cent, des chefs de la
-Sûreté qui ont signé des Mémoires. Il y a ce forçat
-traître, vantard, escroc, sous-maître chanteur
-de Vidocq. Il y a ce Joseph Prudhomme de
-Canler qui, accompagnant au pied de l'échafaud
-un brave jeune homme jaloux qui aurait été acquitté
-aujourd'hui avec des larmes, (il n'avait tué
-que sa maîtresse) dit à ce brave jeune homme qui
-lui demande de l'embrasser (c'est Canler qui l'a
-fait avouer)</i>:</p>
-
-<p>&mdash;<i>Pas ici, malheureux!</i></p>
-
-<p><i>et qui lui fait serment de l'embrasser, sans
-tête, dans un monde meilleur!</i></p>
-
-<p><i>C'est l'inépuisable M. Claude qui dépèce Troppmann
-en dix tomes, c'est M. Macé qui... qui...
-Mais je ne veux pas prolonger une énumération
-sans gloire.</i></p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">[Pg 6]</a></span></p>
-
-<p><i>Société, je ne veux pas te rassurer, je veux
-t'éclairer. Tu n'es pas défendue et tu ne te défends
-pas. Tu t'endors sur des contes bourgeoisants
-et subtils,&mdash;et c'est si doux de dormir!</i></p>
-
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,<br /></span>
-</div></div>
-
-<p><i>mais la fraude emplit tous les journaux,&mdash;et
-ce n'est qu'une fraude bien déterminée. Je ne
-prétends pas, Société, à l'honneur de t'avoir mis
-en garde; je ne te dois rien. Je tiens seulement
-à faire pour toi ce que fit pour son siècle cet
-ivrogne de Nicolas Machiavel lorsqu'il lui donna
-son</i> Prince. <i>Les époques n'ont que les</i> Prince <i>et
-les Machiavel qu'elles méritent. Ce n'est pas ma
-faute si j'ai publié, il y a dix ans passés, l'</i>Imitation
-de Notre Maître Napoléon <i>et si, aujourd'hui,
-je passe la plume à un forçat, un authentique
-forçat assassin et pis, qui, au reste, n'est
-pas des plus intelligents: tu n'avais qu'à m'écouter
-et à me suivre, Société, quand je te prêchais
-l'héroïsme et la beauté. Je déclare, d'ailleurs,
-que je décline toute complicité dans les forfaits
-qui suivent et leur narration enjouée et cynique.
-«Je rends au public ce qu'il m'a prêté» sol à
-sol, déchet par déchet.</i></p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">[Pg 7]</a></span></p>
-
-<p><i>J'ai conscience d'avoir écrit un livre vrai, qui
-n'est pas de moi;</i></p>
-
-<p><i>mais de toi&mdash;et à toi, Société.</i></p>
-
-<p><i>Si, d'aventure, tu es trop effrayée, va chercher&mdash;chez
-les libraires&mdash;tes flics et tes gendarmes
-de cabinet. Ou dis-toi que moi, aussi,
-je fais de la littérature.</i></p>
-
-<p><i>Et maintenant, mon cher Henri Prost, revenons
-aux doux émules des héros de Plutarque,
-ces hommes du tribunal révolutionnaire qui
-avaient le courage de couper le cou de Lavoisier
-parce que cet homme de génie s'était bassement
-permis d'être fermier-général&mdash;et cette
-bonne bête de Fouquier-Tinville qui, dans son
-rêve d'assurer le bien-être à tous, avait fauché
-des têtes comme des épis, et qui, sur l'échafaud,
-voulait encore donner du pain au pauvre
-monde...</i></p>
-
-<p>
-4 Août 1907.<br />
-</p>
-
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">[Pg 9]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="Le_Forcat_honoraire" id="Le_Forcat_honoraire"><i>Le Forçat honoraire</i></a></h2>
-
-
-
-<hr class="chap" />
-<h2><a name="CHAPITRE_PREMIER" id="CHAPITRE_PREMIER">CHAPITRE PREMIER</a></h2>
-
-<h3>UN LIVRE QUI COMMENCE BIEN.</h3>
-
-
-<p>
-<i>Cayenne, le 24 octobre 190...</i><br />
-</p>
-
-<p>Ce pauvre Chéry n'a vraiment pas de chance.
-On l'a guillotiné ce matin.</p>
-
-<p>Mes malheurs ne me permettent point de me
-poser en adversaire irréductible de la peine de
-mort: je l'ai encourue, sinon méritée, et je
-connais, par expérience, le vent frais du couperet
-dans la torride horreur d'un cauchemar
-cloîtré.</p>
-
-<p>D'autre part, au bagne, nous manquons de
-distractions: une exécution capitale, même<span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">[Pg 10]</a></span>
-et surtout dans la posture où nous y assistons,
-genou en terre et sous la menace du feu de la
-chiourme, c'est un spectacle et une émotion.</p>
-
-<p>On sent profondément ce que vaut la vie&mdash;et
-c'est quelque chose.</p>
-
-<p>Pourtant je n'ai pu me défendre d'un frisson
-et d'un gros regret qui ressemblait à du chagrin.</p>
-
-<p>C'est que le nº 67486 (Paul-Irénée-Amable
-Chéry) était, en toute conscience, un <i>numéro</i>.
-Je ne l'ai pas connu en liberté et j'imagine mal
-son personnage en barbe, cheveux, splendeur
-et habits bourgeois. Lorsqu'il fut reçu à
-notre cercle, la faux pénitentiaire&mdash;<i>vulgô</i>
-tondeuse et rasoir&mdash;la faux pénitentiaire, donc,
-avait fait son œuvre et, sous une livrée d'emprunt
-qu'on ne songeait pas à lui réclamer,
-trop à son aise dans des sabots criards, il
-avait cet air un peu hébété de se voir là (et
-on ne se voit qu'au miroir de son âme) qu'on
-prend au vestiaire des pénitenciers. Sa seule<span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">[Pg 11]</a></span>
-élégance tenait à une chaîne un peu bruyante
-et à un bracelet large,&mdash;à son pied. Cet ex-citoyen
-avait eu des affaires d'honneur avec
-ses gardiens et, d'emblée, montait aux cellules.
-C'est ainsi que nous pûmes causer. Je ne
-veux pas me rappeler la peccadille qui me
-livrait aux rigueurs disciplinaires: je suis un
-condamné sérieux, important, si j'ose dire, et
-je rougis d'avoir pu occasionner quelque
-scandale sur ce qu'on est convenu d'appeler
-un chantier. Mettons tout sur le compte de
-l'ivresse. Quoi qu'il en soit, j'étais là, j'étais
-en train d'être paré <i>pour le bal</i> ou, si vous le
-préférez, d'être ferré lorsque, plutôt poussé
-que guidé, imperturbable cependant et dédaigneusement
-hilare, Chéry s'offrit, de trois
-quarts, à nos yeux. Du coup, nous nous
-reconnûmes. Nous ne nous étions jamais vus,
-mais nous étions du même monde, de la
-même espèce et nous eussions fait deux
-copains, pour employer l'horrible argot de la<span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">[Pg 12]</a></span>
-Capitale, si la fatalité n'avait pas voulu nous
-réduire à l'état de frères. Le règlement obligeait
-le nº 67486 à rendre les chaînes dont il
-était dépositaire au département de la Marine,
-moyennant quoi l'administration pénitentiaire
-consentait à lui offrir d'autres chaînes, identiques
-(à la vérité) mais dûment matriculées à
-ses armes, chiffre et marques particulières.
-La méticulosité de nos bourreaux nous permit
-de nous observer et même d'échanger des
-clignements de paupières qui répondaient,
-non sans éloquence et avec quelque distinction,
-à des interrogations tacites. Nous nous
-lisions sur la face l'un de l'autre et, dans nos
-rides et ravines précoces, nous retrouvions
-des souvenirs communs et rares: diplômes,
-voluptés, dégoûts et tentations; nous déchiffrions,
-aux plis de nos lèvres et aux brides
-de nos yeux les étapes de nos chutes, de
-nos cynismes, la valeur de notre résignation
-et de notre repentir, cependant que la rapide<span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">[Pg 13]</a></span>
-et courte flamme de notre regard nous rassurait
-l'un l'autre sur notre intelligence et notre
-énergie...</p>
-
-<p>Pourquoi faut-il que tout cela soit du
-passé et la matière d'un éloge funèbre? Allons!
-on ne sait pas ce qu'on peut devenir et
-se rappeler, c'est rêver, en mieux! Rêvons...
-Rappelons-nous...</p>
-
-<p>Je me retrouve dans mon cachot, déjà
-attendri, amolli par la température suffocante.
-Je songe aux <i>in-pace</i> de jadis, sous
-terre, très loin... Il devait y faire frais... Une
-cellule, au cinquième étage, sans air, sans
-lumière, ça ressemble à une chambre de
-bonne. Heureusement pour le pittoresque, il
-y a la chaîne, mais on ne la voit pas: on
-la sent qui pèse, qui gratte, qui grelotte dans
-la chaleur. Cette obscurité absolue... admettons
-qu'elle nous apporte la bonne nuit.
-Imaginons que nous dormons simplement,
-franchement, mais quoi? on ne peut être seul<span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">[Pg 14]</a></span>
-nulle part, même ici! Des coups, méthodiquement
-espacés, se font percevoir à la cloison.
-C'est,&mdash;on ne l'ignore pas,&mdash;la manière
-de converser en prison, la seule ou à peu près.
-Encore une brute, une crapule qui a besoin
-de faire la causette! Ne comptez pas sur moi
-mon cher! Écoutons, après tout, puisqu'il n'y
-a pas moyen de faire autrement. Un, deux,
-trois... onze, douze... vingt-trois... Tiens!
-tiens! c'est plus intéressant: je ne méritais
-pas cette aubaine. Mon voisin d'appartement
-se fait connaître, reconnaître, se nomme.
-Nous avons été ensemble, il y a un instant, à
-la peine, à l'honneur. Il me gourmande de ne
-l'avoir pas entendu monter et <i>boucler</i> derrière
-moi. Serais-je égoïste ou seulement de ces
-gens légers et impulsifs qui appartiennent
-tout entiers à leurs propres petits déboires?</p>
-
-<p>Il continue son discours, son monologue.
-Décidément, il sait fort bien parler, du bout
-des doigts&mdash;et il a les doigts très robustes. On<span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">[Pg 15]</a></span>
-croirait qu'ils entrent dans la pierre et je
-défie les gardiens d'entendre: c'est du beau
-travail.</p>
-
-<p>Résumons ses confidences, en en supprimant,
-faute de place, nombre de détails
-d'humour, d'ironie et de charme mélancolique
-(j'ai peu de papier à moi, dans ce bureau
-de la chiourme).</p>
-
-<p>Fils d'un conseiller référendaire à la Cour des
-Comptes, Paul Chéry avait puisé dès le berceau,
-dans l'exemple, les propos et la contemplation
-de M. Sosthène-Napoléon-Ludovic Chéry
-(du Petit-Quevilly), son père, le goût ardent de
-la fainéantise et le pire dédain de l'humanité.
-Sous-admissible à Saint-Cyr, il négligea de se
-présenter aux examens oraux du premier degré
-parce que, avant d'arriver au manège de l'École
-militaire où l'attendaient ses examinateurs, il
-fit la découverte d'un nid de maisons hospitalières,
-dans un passage de l'avenue La Bourdonnais,
-et que, soit terreur de la colère familiale,<span class="pagenum"><a name="Page_16" id="Page_16">[Pg 16]</a></span>
-soit insouciance et recherche du plaisir facile, il
-ne sortit d'une de ces maisons que pour entrer
-dans une autre et ainsi, si j'ose dire, de suite,
-un peu client qui ne paie point, un peu garçon
-qui ne se fait pas payer, partout nourri,
-partout content et méritant, d'un suffrage
-unanime, chaleureux et jaloux, le nom qu'il
-tient de ses parents assez respectueux d'eux-mêmes
-pour oublier de cueillir les mêmes justifications
-d'armoiries&mdash;et ces tristes lauriers!
-Ces parents, d'ailleurs, perdent la trace de
-Paul-Amable. Il ne la vont point chercher
-dans les établissements louches, bars de nuit
-et autres bouchons de Grenelle, Javel, Montrouge
-et Montparnasse. Ils n'auront jamais
-l'orgueil d'apprendre qu'il a illustré leur
-patronyme sous la forme de <i>Le Chéri de Gambetta</i>
-pour huit coups de couteau qu'il a
-échangés dans l'avenue de ce nom contre trois
-coups mortels de revolver. Mais, un jour,
-mon malheureux ami, désœuvré et attendant<span class="pagenum"><a name="Page_17" id="Page_17">[Pg 17]</a></span>
-trop longuement une délicieuse maîtresse
-vendue et emballée, notre malheureux ami,
-donc, a l'idée d'ouvrir le journal <i>Le Journal</i>.
-Un mot jaillit des lèvres de Chéry, mot dont
-je laisse, avec l'histoire, la responsabilité au
-maréchal de camp vicomte Cambronne. Chéry
-vient de lire le récit de l'exécution, à Laghouat,
-de son frère aîné Camille-Antonin-Louis-Silvère
-Chéry, fusilier à la 11<sup>e</sup> compagnie de discipline.</p>
-
-<p>Mais ici je laisse la parole à Paul Chéry.</p>
-
-<p>Quand je dis la parole, j'exagère et je crains
-que son récit ne paraisse froid et banal.</p>
-
-<p>Qu'on se rappelle qu'il fut non tambouriné
-mais creusé lettre à lettre&mdash;et combien d'efforts
-pour chaque lettre!&mdash;dans un mur de cachot,
-que je le compris péniblement, atrocement,
-scandé d'un double frisson de nos chaînes de
-fer et qu'il se grava profondément en moi, à
-la manière noire.</p>
-
-<p>La dernière fois que j'avais vu mon frère, il
-était maréchal des logis aux houzards, très vain<span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">[Pg 18]</a></span>
-de son galon, de son uniforme, de sa moustache
-de vingt ans et demi, de tout, quoi! Il se destinait,
-d'office, aux plus hauts emplois militaires,
-galopait, en pensée, à travers les écoles, les exploits
-et les grades, s'accordait, d'avance, des
-blessures avantageuses, au choix et des citations
-à l'ordre de l'armée&mdash;comme s'il en pleuvait des
-canons!&mdash;Et, immédiatement, le mot que j'avais
-étouffé en apprenant sa fin, me remonta, si
-j'ose dire, aux lèvres,&mdash;pieusement. C'est que
-c'était son <i>mot</i>, à lui, ce qu'on eût appelé son
-<i>cri</i>, aux temps lointains de l'héraldique. Il le
-prononçait à tout bout de champ, avec une
-mâle, juvénile et martiale fierté qui me frappa
-fortement mais qui m'expliqua sans retard son
-malheur et sa chute. Il avait employé ce mot
-à contre-sens. De fait, une enquête rapide&mdash;nous
-autres, dans la pègre, on a vite tous
-les éléments d'information sous la main, car
-le monde est petit et il y a peu d'<i>hommes</i>&mdash;me
-convainquit de ma douloureuse perspicacité.<span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">[Pg 19]</a></span>
-Une première explosion à l'adresse d'un
-gradé sans importance, une autre, plus rebondissante,
-une troisième, en jet et en cataracte,
-avaient mené mon malheureux frère de la
-prison à Biribi, en passant par la cassation.
-Il avait emporté en Afrique son mot avec lui,
-et, de silo en crapaudine, de tombeau en tourniquet,
-savamment agacé et conduit à illustrer
-l'interjection de coups de poing et d'un
-«coup-lancé» de fusil à baïonnette, il venait
-de compliquer son cas, déjà désespéré, en inondant
-de cet inépuisable mot les membres du
-conseil de guerre et jusques à son avocat qui
-plaidait la monomanie et l'irresponsabilité...
-Je fus irrité, non de son trépas qui avait été
-héroïque et décent, (à part l'affectation de
-répéter son mot à tout venant et de le remâcher
-jusqu'au coup de grâce), mais de l'attitude
-un peu trop romaine que mon père s'était
-permise à cette occasion.</p>
-
-<p>Le bon vieillard avait insisté pour faire fusiller<span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">[Pg 20]</a></span>
-son fils! On lui tressa, dans une certaine
-presse, des couronnes à peine mortuaires. On
-reproduisait sa lettre au Président de la République:
-«<i>En vous suppliant, Monsieur le Président,
-de laisser la justice suivre son cours régulier, je
-crois faire mon devoir de père et de magistrat. La
-trop juste condamnation qui frappe un fils dégénéré
-ne saurait m'atteindre: la honte ne remonte
-pas. J'ai la dernière satisfaction de savoir que
-celui qui porte encore mon nom n'attend pas le
-châtiment d'une faute contre l'honneur. Mais le
-crime contre la discipline est inexpiable et tout le
-sang des miens ne le laverait point. Je regrette que
-ma femme soit morte: elle se joindrait à moi,
-dans cette démarche raisonnée, pour réclamer
-un supplice qui nous vengera de l'injure faite
-à notre caractère et à notre exemple.</i>»</p>
-
-<p>Tu dois être étonné de m'entendre me souvenir
-de ce fatras: j'ai mes raisons pour ça.
-<i>Primo</i>, je ne pus le digérer, ensuite, tu vas
-voir...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">[Pg 21]</a></span></p>
-
-<p>... Si ces mots que j'écris sous l'empire de la
-plus vive horreur et du pire chagrin avaient
-des prétentions à la publicité, je me permettrais
-ici, soit digression, soit parenthèse, une
-longue pause, pour indiquer que ce jour-là,
-notre entretien n'alla point plus en avant.</p>
-
-<p>On se fait<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>, de l'autre côté de la geôle, des
-idées fausses sur le silence du bagne. Il est aussi
-rigoureux que son nom l'indique,&mdash;au moins
-de nuit. Rien, dans l'opaque ténèbre du cachot,
-ne nous avertit de la tombée du soir que
-le bruit plus lourd et plus angoissant des
-mots cognés lettre à lettre&mdash;et à combien de
-coups par lettre!&mdash;contre les parois de nos
-niches. On entend crier les verrous. On a
-peur des gardiens qui n'aiment pas à se déranger
-pour rien. L'insomnie déroule ses
-cauchemars. Le passé, le présent, l'impossible
-avenir prennent des figures de bêtes
-monstrueuses et enchaînées&mdash;comme nous.<span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">[Pg 22]</a></span>
-Nos estomacs ressemblent à nos consciences,
-en admettant que ça existe. Tout ce qui est
-bas et mauvais grouille autour de notre accablement
-et nous n'avons même pas le courage
-de lever nos fers contre les spectres
-intimes. C'est en cellule, vraiment, que j'ai
-pesé la vanité du crime et que j'ai senti, quoique
-nous en ayons, que nous ne valions pas
-mieux que les saints et les martyrs vertueux,&mdash;en
-fait de force de résistance, bien entendu.
-On a, sur le mauvais pavé qui nous sert de
-couche, des endolorissements d'enfant, la
-persuasion qu'on est ferré à tout jamais, que
-l'évasion est un rêve&mdash;et l'on ne peut pas
-rêver&mdash;et que la dernière étoile du ciel absent
-s'est étalée, pour n'en plus bouger, sur
-l'uniforme de la chiourme...</p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> <i>On</i>, c'est M. Jacques Dhur (1907).</p></div>
-
-<p>Je laissai donc dormir, jusqu'à l'aube lointaine,
-les rouges confidences de l'infortuné
-Chéry. Je ne suis pas d'humeur à rechercher,
-maintenant qu'il dort son dernier sommeil,<span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">[Pg 23]</a></span>
-si mon nouveau compagnon me donna des
-nouvelles de sa nuit et de son repos. Nous
-nous occupons peu, à vrai dire, du temps qui
-fuit et qui fuit si lentement! Nos souvenirs
-sont plus agréables, plus riches. Ça meuble.</p>
-
-<p>&mdash;Tu comprends, continua le nº 67486, que
-l'attitude de mon père lui concilia les faveurs
-des pouvoirs publics et les fleurs les plus
-rares de la publicité. On burina ses traits sur
-le zinc des journaux quotidiens, cependant
-que son ministre l'élevait au grade de commandeur
-de l'ordre national de la Légion
-d'honneur. De l'instant où j'appris ce dernier
-outrage à la mémoire de mon frère, je pris la
-résolution formelle d'étrangler l'auteur démissionnaire
-de nos jours à l'aide de sa cravate
-neuve. «La honte ne remonte pas!» Rien
-qu'à me rappeler cette phrase!......</p>
-
-<p>«Mais, pardon, interrompit-il, je ne vous
-connais pas: je vous étonne et vous scandalise
-peut-être. Pour quelle cause êtes-vous ici?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">[Pg 24]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Tentative d'assassinat avec préméditation
-et guet-apens, répondis-je doucement, faux et
-usage de faux en écriture de commerce, mais
-c'est un malheureux concours de circonstances...</p>
-
-<p>&mdash;Bien! poursuivit Chéry: je puis te raconter
-la chose. Tu ne te révolteras pas. Ma
-sentence était entachée de colère. Si j'avais
-raisonné largement, je n'aurais pas condamné
-un magistrat, ambitieux et vieilli, avec toute la
-rigueur et toute la morale naturelle et logique
-du réfractaire que j'étais. Je me serais
-repris peut-être si une futile coïncidence
-n'avait précipité notre destinée. D'un cambriolage
-dans la banlieue, des amis à moi avaient
-rapporté, entre autres objets, une vieille croix
-de commandeur avec son ruban et son agrafe.
-Ils me l'avaient donnée, sans cérémonie, un
-peu parce que le bibelot m'amusait, un peu
-parce qu'il était de mauvaise défaite. Cette
-cravate s'associa naturellement dans mon<span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">[Pg 25]</a></span>
-esprit au souvenir pressant du col paternel.
-Je m'en amusai les doigts toute la journée,
-en regrettant de n'avoir pas autre chose
-sous la main. Je ressassais mes anciennes
-années et les instants, un à un, qui piquaient
-droit dans ma mémoire. C'était une chanson
-monotone et précise qui me criait la sécheresse
-de cœur, l'étroitesse d'esprit, l'égoïsme
-hypocrite et poli du juge dont, à son insu,
-j'examinais le pourvoi. Peu à peu, je discernai
-des scélératesses éclatantes dont je n'avais
-pas pris souci et je ne fus plus capable d'imaginer
-la société dans son horreur foncière
-qu'à travers l'image représentative de M. Chéry
-du Petit-Quevilly. Celui-là, je le tenais.
-J'avais charge d'âme.</p>
-
-<p>... Et, au seuil de la nuit, lorsque je me dirigeai
-vers une maison&mdash;que je connaissais
-bien&mdash;de la rue de l'Université, j'avais la
-conviction d'aller faire&mdash;simplement&mdash;un
-pâle exemple et une timide manifestation.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">[Pg 26]</a></span></p>
-
-<p>Il y avait de la lumière.</p>
-
-<p>Je fus ravi, par avance, de ne pas trop
-effrayer le bon vieillard et de lui épargner
-un réveil en musique. Mon nom, jeté au
-concierge, le laissa dans son lit. Je montai,
-sans ascenseur, longtemps, parce que le
-conseiller se contentait, austèrement, d'un
-luxueux cinquième étage, comme un saint.
-Une pauvre petite fausse clef ouvrit miraculeusement
-la porte de l'appartement.</p>
-
-<p>Une minute après, j'étais en face de mon
-client. J'avais traversé l'antichambre à pas
-étouffés, par habitude et, professionnellement,
-tourné le bouton <i>en douce</i>. J'arrivai donc en
-gentil mystère et ne m'étonnai qu'à moitié
-de l'effroi surhumain qui se peignit, se grava,
-se convulsionna sur et dans le visage de l'individu
-en question lorsqu'il m'aperçut, pâle
-et grave.</p>
-
-<p>&mdash;Toi! toi! râla-t-il!&mdash;et quand je dis <i>râler</i>!...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">[Pg 27]</a></span></p>
-
-<p>C'était un beuglement sourd et blanc, un
-hurlement vide, un sifflement de serpent-fantôme,
-une sueur crachée et crissante...</p>
-
-<p>&mdash;Toi! toi! reprit-il. Encore toi! Mais, ce
-soir, tu n'es pas en tenue!</p>
-
-<p>Je suis d'attaque, mais je te jure que je n'y
-coupai point d'un léger frisson. Je comprenais!
-Monsieur était sujet à des hallucinations,
-à des cauchemars! Mon frère mort
-<i>revenait</i>! Je ne crois ni aux apparitions, ni
-aux remords, mais ce n'est pas une raison
-pour en dégoûter les autres, et cette hantise
-me vengeait un peu de la lettre du personnage!
-D'autre part, il y avait toujours eu une
-extrême ressemblance entre mon frère et moi,
-côté de notre mère (heureusement), et, depuis
-le temps que le citoyen ne nous avait vus,
-l'un et l'autre, il avait pu brouiller dans son
-indifférence, d'abord, dans sa haine et sa terreur,
-ensuite, les traits soi-disant adorés de sa
-triste progéniture. Je sentis un indéfinissable<span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">[Pg 28]</a></span>
-dépit en me demandant&mdash;si vite!&mdash;pourquoi
-le fusillé ne m'apparaissait pas à moi
-qui l'avais aimé et ne sortait du ciel ou du
-néant que pour troubler de sa présence les
-nuits d'un peu intéressant <i>gentleman</i>. J'eus
-même&mdash;et j'en rougis&mdash;la tentation d'abandonner
-mon père à sa torture méritée et perpétuelle,
-plus aigre que la mort. Mais la plainte
-de cet étrange veilleur me fatigua. Il répétait:</p>
-
-<p>&mdash;Toi! toi! Encore toi!</p>
-
-<p>Comme s'il n'avait jamais eu autre chose à
-dire et m'infligeait le dégoût de l'oiseau de
-proie et l'ennui du perroquet. Enfin, il abolit
-ma patience en présentant les signes les plus
-évidents de l'aliénation mentale.</p>
-
-<p>&mdash;Toi! reprit-il encore! On ne sait donc plus
-arquebuser en France! En Algérie, même!
-Je vais écrire au ministre de la Guerre!</p>
-
-<p>Je fus humilié, pour l'honneur de la famille,
-de cette aberration et de cette déchéance.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">[Pg 29]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Monsieur, prononçai-je aimablement, non
-sans travestir un peu le timbre de ma voix,
-je ne suis pas ce que vous croyez. Je fais la part
-du surmenage, mais la vérité...</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est pas toi! ce n'est pas toi! hoqueta
-la loque, mais alors pourquoi lui ressembles-tu?
-Et qui es-tu? Qui es-tu?...</p>
-
-<p>J'observai que, dans son délire, il commençait
-à recouvrer vaguement de la raison et je
-ne sais quel ironique espoir.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi me tutoyez-vous? fis-je. Il me
-semble&mdash;et j'étais sincère&mdash;que je ne vous
-suis de rien, Monsieur! Vous lisiez, à cette
-heure! Permettez que je voie! Oh! oh! les
-<i>Vies parallèles</i> de Plutarque. Eh! eh! vous êtes
-sur le vieux Brutus! Vous dérogez, Monsieur
-le conseiller! Plutarque, un juge de paix!
-Brutus! un consul! Mais vous n'avez encore
-condamné qu'un seul de vos fils, citoyen! Ne
-vous en reste-t-il pas un autre? Sacrifiez-le, que
-diable! avant de continuer!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">[Pg 30]</a></span></p>
-
-<p>Il me regarda anxieusement, réfléchit, s'essuya
-le front et dit:</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur, puisque Monsieur il y a, comment
-êtes-vous entré ici?</p>
-
-<p>Il s'arrêta, puis, d'un ton chantant et oriental:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! tu lui ressembles trop! Tu te moques!
-Tu es lui! Tu es <i>eux</i>! Lui! tous les deux! Ne
-ris pas comme ça! Misérable! Ton père!...</p>
-
-<p>Il fallait brusquer le dénouement. Le vieux
-commençait à devenir affreusement fou! Dieu
-me pardonne: il voyait clair! Je le considérai
-encore un instant: sa face congestionnée me
-lança, pour ainsi parler, au cœur une quantité
-de petits points sanguinolents que je reconnus:
-c'étaient les mille traces des petits et
-des gros baisers d'enfants que nous lui avions
-imprimées, mon frère et moi&mdash;on est si bête
-quand on est jeune!&mdash;des morsures de papillons
-de tendresse, de reconnaissance, d'affection!...</p>
-
-<p>Le monstre! C'est de lui que nous étions<span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">[Pg 31]</a></span>
-nés! Ou plutôt, il nous avait vomis&mdash;comme
-il venait de nous vomir encore!</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur, grinçai-je, je viens de la part
-de celui dont vous parlez si légèrement, M. le
-ministre de la Guerre lui-même.</p>
-
-<p>&mdash;Que me veut-il? gémit mon père. Je ne
-le connais pas, lui!</p>
-
-<p>&mdash;Vous en parliez, respectable vieillard.
-Il vous envoie un souvenir, un de ces souvenirs
-qu'on n'oublie pas, monsieur!</p>
-
-<p>Devina-t-il? C'était le moment, à en croire la
-légende, où l'on prévoit, pour pas longtemps...
-Il se dressa, se recula, blémit, hurla:</p>
-
-<p>&mdash;Non! non! je ne puis pas! Je ne veux
-pas! je ne veux pas!...</p>
-
-<p>&mdash;Il faut vouloir! dis-je doucement. Ce
-n'est rien, d'ailleurs. Une toute petite attention:
-le prix du sang, couleur de sang: la
-cravate de commandeur de l'ordre national de
-la Légion d'honneur!</p>
-
-<p>Le cri du type fut épatant!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">[Pg 32]</a></span></p>
-
-<p>Il fallait qu'il eût rêvé, qu'il eût vu, en songe,
-la scène qui se passait. Je ne pouvais plus hésiter:
-on ne ment pas à un cauchemar, au cauchemar
-d'un autre, si proche, hélas! Je
-dois avouer, au reste, qu'une force inconnue
-me jeta sur mes pieds, en avant&mdash;sur
-l'homme.</p>
-
-<p>&mdash;Permettez-moi, hoquetai-je, de vous
-passer au cou, au cou...</p>
-
-<p>Je ne continuai pas. Il se débattait, griffait
-dans le vide, au risque de m'atteindre, sans
-me chercher. J'attachai la boucle par derrière,
-puis, le maintenant d'une main, de l'autre, je
-pris le couteau à papier sur la table... Le temps
-de le faire glisser dans le ruban, de le tourner
-dedans, vertigineusement...</p>
-
-<p>... Je ne saurai jamais comment la fenêtre
-fut ouverte, comment j'ouvris la boucle de
-la cravate, comment je lâchai le paquet,
-suffoqué. Je me rappelle seulement avoir hurlé&mdash;et
-encore, ce n'était pas ma voix, à moi:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">[Pg 33]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Ah! ah! la honte ne remonte pas!
-Descends, alors! Descends!...</p>
-
-<p>... Lorsque je fus dehors, moi-même, le petit
-tas d'esquilles, de fractures et de sang que
-j'avais fait de mon père était assez entouré:
-le hasard avait rassemblé deux agents, trois
-valets de chambre en vadrouille et des passants
-de hasard. Si je n'avais pas ricané, j'aurais
-pu jouir honnêtement de l'ultime agonie
-de mon inexcusable victime. Mais un morceau
-de doigt se dressa vers moi, une ombre de soupir
-égrena le «Toi! toi!» que je connaissais
-déjà. On m'arrêta, au petit bonheur. Mes liens
-de parenté avec le défunt, la cravate rouge qu'on
-retrouva sur moi et dont on découvrit des
-traces et une érosion sur le cadavre, mon
-récent passé&mdash;il paraît que j'étais le monsieur
-le plus recherché de Paris, côté police&mdash;me
-firent maintenir sous mandat de dépôt.
-Je ne cherchai pas à nier. Je racontai ce qu'on
-appela mon crime, dans tous ses détails.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">[Pg 34]</a></span></p>
-
-<p>On m'accusa d'outrance. Je réclamai la
-mort de si bon cœur qu'on ne me l'accorda
-pas.</p>
-
-<p>J'étais, après tout, un parricide de bonne
-famille et, soit que le jury s'apitoyât sur mon
-frère, soit qu'il se révoltât du stoïcisme payé
-du papa, la justice de mon pays ne m'octroya
-que vingt ans de travaux forcés.</p>
-
-<p>&mdash;Tu sais, lui dis-je, que c'est le même
-prix. A partir de huit ans, on ne revient plus,
-mon pauvre vieux.</p>
-
-<p>Les coups frappés par Chéry devinrent,
-pour ainsi dire, aériens:</p>
-
-<p>&mdash;Revenir? Où ça? Et d'où? D'ici, peut-être?</p>
-
-<p>&mdash;Dame! fis-je. Avec ton caractère, tu ne
-t'amuseras pas ici.</p>
-
-<p>&mdash;Mon vieux, grava-t-il, j'ai une fiancée,
-la Mort. Je l'ai déjà prêtée à un autre, après
-qu'elle se fût donnée à mon frère. Il faut que
-je la retrouve, à tout prix, et pour de bon. Je
-n'ai pas la prétention de la confisquer: sois<span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">[Pg 35]</a></span>
-tranquille! Tu l'auras, toi aussi, à ton tour!
-Mais moi, j'ai droit à un joli choix. Elle fait
-la coquette avec moi. Si elle veut que j'y
-mette le prix, elle ne sera pas volée. On guillotine
-toujours en cet endroit, j'espère?</p>
-
-<p>L'ironie des mots frappés est plus profonde
-que celle des mots entendus: il faut la deviner,
-deviner les intentions, tout deviner dans
-ce langage secret, muet, monotone, lent et
-grave comme les siècles,&mdash;les siècles qu'il
-dure.</p>
-
-<p>&mdash;On guillotine rarement. Il n'y a pas
-presse. Pas de bourreau titulaire. Si tu viens
-pour ça, tu n'as pas de chance!</p>
-
-<p>J'essayais de plaisanter, de mauvais cœur.
-Je bafouillais, je veux dire que mon doigt
-tremblait un peu et se blessait au mur.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi blagues-tu, me gronda Chéry,
-d'un poing dur. As-tu peur pour moi? Tiens!
-je ne te parlerai plus: tu es un lâche!</p>
-
-<p>On a son honneur, même au bagne et,<span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">[Pg 36]</a></span>
-surtout, en cellule de correction. N'est-ce
-pas un souci, un besoin, une façon de se
-rattacher au monde et à la vie?</p>
-
-<p>Je n'adressai plus le moindre mot, par gestes,
-à mon altier compagnon et tâchai à dormir
-le sommeil du juste ou du justicié. Je ne
-me flatterai pas d'y avoir réussi. On a peur
-du chaud qui est atroce, du feu qui est possible,
-de tous les assassinats qu'on a commis
-soi-même ou qui ont été commis autour de
-vous. Je passai des heures à me chanter en
-moi-même et pour moi seul des <i>scies</i> grotesques
-qui me dégoûtaient à Paris et qui, là,
-m'apportaient je ne sais quel parfum du boulevard
-et ce brave goût de la boue et de pis
-qu'on subit autour de l'Opéra et qui garde de
-l'émotion, de la distinction et de la peine. Je
-me pelotonnai, je m'accroupis sur mes souvenirs
-de femmes, en tas. De temps en temps,
-dans mes contractions, un bruit de fers troublés
-me rappelait que je n'avais plus ni compagne,<span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">[Pg 37]</a></span>
-ni lit, ni même de nom&mdash;et que ce
-n'était pas fini. L'éternité des peines n'est
-sensible qu'au cours des condamnations à
-perpétuité. L'inhumanité des hommes prépare
-à la cruauté de Dieu&mdash;s'il en reste. Bref, je
-m'ennuyai.</p>
-
-<p>Je ne revis et n'entendis le nommé Chéry
-que lorsque tous deux, pour parler le style
-noble, nous laissâmes tomber nos chaînes.
-Tandis qu'on rasait, pour le châtiment de nos
-erreurs, ce que la captivité avait laissé pousser
-de poil sur nos lèvres, nos crânes et nos
-joues, il me considéra, de biais, avec un intérêt
-sans horreur. Le mélancolique hasard de
-notre punition-sœur l'avait induit à me choisir
-comme ami dans cette foule où rien ne
-l'attachait que ses liens. Il murmura, sous la
-couche maigre de savon gris qui ne moussait
-point: «Au fond, tu n'es peut-être pas lâche.
-Ta gueule ne me répugne pas trop. Topons
-là. Comment t'appelles-tu?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">[Pg 38]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Louis-Symphorien-Laurent Bicorne de La
-Cellambrie.</p>
-
-<p>Je m'attendais à l'effet que mon nom patronymique
-de Bicorne ne manqua jamais
-d'obtenir sur les mauvais plaisants, juges et
-jurés qui l'entendirent, en des circonstances
-assez graves pour moi. Chéry ne sourcilla
-pas. Peut-être était-il un peu tenu de près
-par le rasoir qui, à en juger par celui qui me
-mordait, ne devait pas valoir grand'chose.
-Après un silence, mon camarade profita d'un
-bâillement du gardien:</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est pas un nom, chuchota-t-il, c'est
-un prospectus héraldique. Mais je m'en fous.
-Je te présente mes excuses pour mes paroles
-de l'autre soir. Tu sais, je suis toujours énervé
-quand je pense à ma crapule de père.</p>
-
-<p>&mdash;Il n'y a pas d'offense, mon vieux. On
-sera amis. Voilà.</p>
-
-<p>Les forçats officieux qui nous faisaient la
-barbe nous laissèrent un peu converser. Nous<span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">[Pg 39]</a></span>
-fûmes gênés de cette complaisance qui reposait
-sur des suppositions aussi inacceptées
-qu'inavouables. La promiscuité des lieux de
-répression m'a toujours soulevé le cœur, sans
-plus, et le sourire tendre de nos merlans en
-bonnet me rendait amères les paroles d'un
-gentleman de ma caste, de mon éducation et
-de ma mentalité qui me venait, en frère, par
-le plus long. J'essayai sans résultat de détourner
-Chéry de ses idées de suicide. Ces
-idées étaient sanglantes: il voulait s'en aller
-à deux. Il me demandait même ce qu'il pourrait
-tuer, de préférence.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais pas, répondis-je vivement, je
-ne connais personne ici.</p>
-
-<p>&mdash;Tu n'es pas un homme pratique, gouailla-t-il.
-Tu rêves, sans doute, Symphorien? Il
-faut toujours savoir où on est, qui vous garde
-et même qui vous gêne, mon enfant. Moi, je
-suis Normand&mdash;et j'ai l'œil.</p>
-
-<p>Cette volonté implacable pesait sur moi et<span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">[Pg 40]</a></span>
-me fascinait. De l'instant où nous fûmes bouclés
-dans la même équipe, je ne consentis
-plus à vivre.</p>
-
-<p>C'était le temps où le soleil, tout droit et se
-consumant lui-même, ne laisse que son ombre
-d'or et sa fumée rouge à la terre, aux arbres,
-aux lianes et à la brousse. Un respect superstitieux
-pour la nature, la matière et le mystère
-de la création, ensemble, vous courbe
-mieux que le bâton de la chiourme, et vous
-rive à votre labeur pour ne rien regarder,
-pour ne pas penser, pour n'être rien que de la
-sueur dans de la lumière. On ne sait pas ce
-que l'on fait. On défriche. De ci, de là, un
-serpent est coupé, avec des brindilles, sans
-qu'on bronche. Le bras, le sabre d'abatis se
-lèvent, retombent. On ne fume pas. On est
-fatigué.</p>
-
-<p>Il y a là, pour cinquante condamnés armés,
-quatre gardiens, à peu près, sans armes, la
-pipe au bec, et qui ne nous regardent même<span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">[Pg 41]</a></span>
-pas, qui sourient aux oiseaux invisibles, aux
-guenons&mdash;ou à leurs maîtresses. On ne songe
-pas à massacrer ces brutes. On continue. On
-défriche.</p>
-
-<p>On ne sent pas les appels de liberté
-qui sifflent dans le feuillage, on a les paupières
-figées et mortes, et, quand on est trop
-las, au cœur d'un paysage de féerie, on convoite
-le cachot puant où l'on sera enterré le
-soir.</p>
-
-<p>Chéry se signala tout de suite, par son intelligente
-activité. Il était dans la forêt comme
-chez lui. Prévenant pour les surveillants, déférent
-pour les détenus contre-maîtres, obséquieux
-envers les mouchards de la troupe, il
-ne tarda pas à passer pour un <i>mouton</i> ou une
-<i>bourrique</i> aux yeux des moins prévenus.
-Lorsque la malveillance susurra ces mots aux
-oreilles nonchalantes de mon ami, il eut un
-bon rire:</p>
-
-<p>&mdash;Que c'est drôle! ce qui est une <i>vache</i> à<span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">[Pg 42]</a></span>
-Paris devient ici <i>bourrique</i>, <i>mouton</i>, quoi encore?
-Question de latitude! Tout de même,
-mon cher Symphorien, c'est humiliant.</p>
-
-<p>&mdash;Que médites-tu? Tu es trop calme, trop
-gentil, j'ai peur.</p>
-
-<p>&mdash;Mon maître, René Descartes, n'a-t-il pas
-conseillé dans sa <i>morale provisoire</i>&mdash;et
-n'est-ce pas? avait-il raison! morale provisoire!
-qu'y a-t-il de plus provisoire que la
-morale?&mdash;n'avait-il pas ordonné de se plier
-aux mœurs et habitudes des peuples où l'on
-est, pour le moment, appelé à vivre ou à
-crever? Je ne cite pas le texte exact. Je n'ai
-pas le livre sous la main. Je me forge une âme
-de forçat pour m'amuser. Ça durera ce que
-ça durera. Et puis, j'ai mon idée.</p>
-
-<p>&mdash;Je la connais, trop ton idée! J'en ai
-soupé!</p>
-
-<p>&mdash;Mange! répondit Chéry tout doucement.
-Et il ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce que tu t'amuses? Ça vaut-il la<span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">[Pg 43]</a></span>
-peine&mdash;c'est bien à nous d'en parler&mdash;de traîner
-la jambe n'importe où? Tiens! nous avons
-pour voisins des gens qui ont accompli, soi-disant,
-des actes extraordinaires pour la société.
-Ils n'en sont ni plus fiers ni plus
-drôles. Une bande de coquins pourrait divertir
-ou toucher. Nous sommes à pleurer.
-Les gardiens ne sont pas assez méchants. Tout
-me dégoûte.</p>
-
-<p>Le zèle du sympathique parricide trouva sa
-prompte récompense. Lorsque j'écris ce mot
-«récompense», je ne l'écris que pour l'Europe.
-Je note, tout de suite, qu'il fut désigné
-pour occuper dans les bureaux un emploi de
-son grade. Ces places sont fort peu recherchées.
-L'avantage d'être assis dans un fauteuil
-ou, au pis aller, sur une chaise paillée, le
-droit à une ration supplémentaire et à quelque
-vinasse, la tolérance de la cigarette, voire
-de la pipe, une liberté plus que relative, la
-possibilité même de faire du bien autour de<span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">[Pg 44]</a></span>
-soi, rien ne prévaut sur une sourde et atroce
-répugnance à tenir la plume, la règle et le
-grattoir. Cette horreur physique est compréhensible
-pour les anciens notaires, instituteurs,
-avoués, caissiers, huissiers et graveurs, que
-des inculpations de faux et détournements
-(par salariés) incorporent dans nos glabres
-rangs. Le souvenir de leur splendeur, ou,
-simplement, de leur besogne, leur fait détester
-les instruments qui auraient pu être ceux
-(<i>sic</i>) de leur gloire ou de leur opulence: le
-désir de se réhabiliter pour eux-mêmes, pour
-eux tout seuls, leur fait très naturellement
-préférer le pic, la pioche, la truelle et le
-sabre d'abatis. Leur existence antérieure est
-abolie; on leur fait faire l'apprentissage, sous
-d'autres cieux, d'un autre métier; terrassiers
-ou mineurs, ils sont tout neufs: c'est une façon
-d'être innocents. En outre, l'administration
-elle-même n'aime pas s'encombrer de
-professionnels trop avisés.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">[Pg 45]</a></span></p>
-
-<p>Mais qu'un homme instruit refuse un labeur
-presque intellectuel et de caractère moins
-avilissant, en apparence, qu'une tâche d'esclave
-et d'esclave battu, c'en est assez&mdash;ou
-je me trompe fort&mdash;pour étonner un individu
-sans casier judiciaire. C'est qu'il n'a pas
-épuisé la coupe des vanités. Aligner des
-chiffres et des noms quand on n'a plus de
-nom, et que, pour soi, les chiffres, tous les
-chiffres, sont un numéro&mdash;et son numéro à
-soi&mdash;, enregistrer des signalements qui vous ressemblent
-tous, des arrêts et des condamnations
-qui vous retombent à chaque fois sur
-les épaules et multiplient à l'infini les années
-sans fin de votre infamie et de votre géhenne,
-retrouver sous sa mauvaise plume des lettres
-et des mots qu'on a tracés dans des minutes
-d'exaltation, de fièvre et de désir, compter le
-prix de ce qu'on avale,&mdash;je ne dis pas ce
-qu'on mange&mdash;savoir qu'on coûte moins
-cher qu'un rat et que les économies sont nécessaires<span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">[Pg 46]</a></span>
-et qu'on sera plus mal nourri, numéroter
-les matraques et les rotins, les revolvers,
-les bois de justice, les barres de justice,
-les serrures en double, les doubles boucles,
-les verrous et les judas de rechange, copier
-les actes de décès et calligraphier, pour les
-autorités, «En réponse à votre honorée»,
-quand on n'a plus d'honneur, c'est à avaler
-le contenu de nos encriers s'ils n'étaient pas
-rivés aux tables&mdash;comme nous.</p>
-
-<p>J'avais partagé le sort de Chéry. On nous
-amenait tous les matins à cinq heures, dans
-une pièce rectangulaire et mal éclairée, où
-nous travaillions sous les ordres d'un artilleur
-colonial de deuxième classe et d'un
-élève-gendarme en pied. Je dois avouer que
-ces deux militaires nous obéissaient aveuglément,
-séduits, comme tout le monde, par
-l'autorité sans phrases de mon fatal compagnon.
-Le calcul de Chéry était, au reste,
-de s'affirmer indispensable. Excellent comptable<span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">[Pg 47]</a></span>
-dès le premier jour, il fut, quarante-huit
-heures plus tard, la comptabilité même. Il balaya,
-lava, frotta le bureau avec rage et non sans
-triomphe: cet humble labeur qui, pour tous
-les transportés condamnés aux écritures, ressemble
-à un repos et une récréation, empruntait
-chez lui les couleurs de la frénésie, et
-j'étais seul à frémir de sa vigueur, de sa force,
-de l'admirable et conscient emportement dont
-il brûlait et entretenait sa patience.</p>
-
-<p>Un mercredi, le directeur du pénitencier se
-risqua dans nos murs. Il entra, sans trop
-d'escorte, et fut très poli:</p>
-
-<p>&mdash;Messieurs! dit-il, et il salua, à la ronde.</p>
-
-<p>Jamais Chéry n'avait été plus ployé sur ses
-chiffres.</p>
-
-<p>&mdash;Vous pourriez répondre, dit le directeur,
-lorsqu'on vous dit bonjour.</p>
-
-<p>Très lentement, mon ami leva la tête, et,
-sans saluer:</p>
-
-<p>&mdash;D'abord, dit-il, vous ne m'avez pas dit<span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">[Pg 48]</a></span>
-bonjour. Vous avez dit: Messieurs. Il n'y a pas
-de Messieurs. Il y a deux hommes, dont un
-apprenti-gendarme et deux numéros. Est-ce
-que le 67486 peut vous présenter ses devoirs?</p>
-
-<p>Déjà les deux soldats se précipitaient sur
-l'insolent. Le directeur les arrêta du geste,
-et, souriant à peine, prononça:</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur Paul Chéry, j'ai beaucoup
-connu votre famille. Vous êtes aigri: ça se
-comprend. Je n'irai pas jusqu'à prétendre
-que je remplacerai pour vous feu Monsieur
-votre père: je déplore vos procédés. Mais je
-ne vous en veux pas de votre sortie: vous
-conservez du caractère ici: c'est rare. Continuez
-à travailler, je ne vous demande rien de
-plus. Restez assis.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! vous avez connu ma famille! rugit
-l'autre. Eh bien! ça m'étonne de vous voir
-ici, de l'autre côté! Vous deviez être à ma
-place! Un ami de ma famille, c'est un bandit!</p>
-
-<p>Le fonctionnaire jeta sur son interlocuteur<span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">[Pg 49]</a></span>
-un regard très tendre et très triste. Il découvrit
-son front chauve d'un casque voilé de
-crêpe, tira nerveusement sa moustache noire
-et sa barbiche grise, puis il ferma les yeux un
-long instant et ne les rouvrit qu'après les avoir
-couverts d'une main rêveuse. Enfin, il parla:</p>
-
-<p>&mdash;Chéry, je ne vous punis pas aujourd'hui.
-Venez demain chez moi. On vous amènera à
-deux heures. Nous causerons.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne viendrai, hurla mon camarade,
-qu'avec celui-là (il me désignait d'un doigt
-épileptique). Nous serons deux!</p>
-
-<p>&mdash;Nous serons même trois, corrigea le
-directeur: vous me permettrez bien d'être là,
-puisque j'ai à parler, moi aussi...</p>
-
-<p>&mdash;Ce cochon-là, hurla Chéry lorsque le directeur
-eut disparu discrètement, ce cochon-là
-a dû être l'amant de ma mère!</p>
-
-<p>Les militaires, frappés des égards qui nous
-avaient été prodigués, ne troublaient pas
-notre dramatique entretien.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">[Pg 50]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;L'amant de ta mère! l'amant de ta mère!
-Tu vas loin!</p>
-
-<p>&mdash;Et toi? ta mère n'a pas eu d'amants?
-Pas un seul? Alors, comment, pourquoi es-tu
-au bagne? Le vice, le crime, ça ne s'improvise
-pas! Il y a une suite!</p>
-
-<p>&mdash;Ma mère est morte en couches, de moi,
-dis-je d'une voix sottement altérée.</p>
-
-<p>&mdash;Ça ne m'étonne pas! triompha l'énergumène.
-Maintenant écoute!</p>
-
-<p>Il s'arrêta un instant, et s'adressa aux deux
-soldats:</p>
-
-<p>&mdash;Mes enfants, vous ne nous gênez pas
-mais vous pouvez disposer. Je ne connais pas
-ce patelin-ci, mais les troubades, ça aime à
-se balader n'importe où. Amusez-vous. Si
-vous rencontrez des chiourmes, envoyez-les
-nous pour nous rentrer. Nous ne nous sauverons
-pas d'ici-là!</p>
-
-<p>Les scribes en uniforme ne demandèrent
-pas leur reste. Chéry avait véritablement<span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">[Pg 51]</a></span>
-sur tous une diabolique autorité.</p>
-
-<p>&mdash;Il y a au moins cinq minutes que je t'ai
-dit d'écouter, reprit-il, et tu écoutes encore.
-C'est bien. On fera quelque chose de toi!
-Voici. Depuis que j'ai vu ce directeur de malheur,
-je ne suis plus tranquille. Je me le rappelle.
-C'était un sale avocat d'affaires, un
-nommé Capucino. Il ne sortait pas de chez
-nous. Alors, tu comprends, si c'était mon
-père à moi et le père de mon pauvre frère,
-j'aurais tué l'autre pour rien, pour sa lettre
-et, nom de Dieu de nom de Dieu! ça ne vaudrait
-pas le coup!</p>
-
-<p>&mdash;Mais si! mais si! Cette lettre, c'est un
-crime, mon ami!</p>
-
-<p>&mdash;Un crime, Symphorien, à condition que
-le sieur Chéry du Petit-Quevilly fût notre
-père. Autrement, c'est une vengeance&mdash;et
-une vengeance est toujours légitime. J'aurai
-la peau du Directeur. Il m'a fait assassiner un
-autre à sa place, il mérite deux fois la mort.<span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">[Pg 52]</a></span>
-C'est pour cela qu'il faut le tuer deux fois au
-moins. Donc tu m'aideras.</p>
-
-<p>&mdash;Moi? Tu as compté sur moi pour...? Ah!
-mon vieux!</p>
-
-<p>&mdash;Ne fais pas l'enfant. Je n'ai pas compté
-sur toi. Tu ne comptes pas. Je t'embauche
-parce que tu es là. Tu as versé le sang jadis,
-un peu, très peu. Ça ne fait rien. Tu dois le
-tien. Tu aimes mieux le bagne? Non, n'est-ce
-pas? je te mépriserais trop. Nous avons la
-guillotine sur nous. Tu n'as pas peur? Tu ne
-peux pas avoir peur! Il y a un bonhomme
-de la Révolution qui a affirmé que c'était une
-chiquenaude sur le cou! Pas même! Je la
-sens. Ne crie pas. C'est, tu sais, <i>le casque</i>, ce
-qu'on éprouve quand on a la gueule de bois;
-on est un peu étourdi, un peu étranglé, on ne
-bouge plus. Ici, on bouge encore moins et l'on
-est débarrassé de la tête. Que te faut-il de
-plus?</p>
-
-<p>Cette façon de présenter les choses était<span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">[Pg 53]</a></span>
-captieuse et forte. Pour un camarade à peu
-près possible&mdash;et impossible&mdash;combien
-d'abjects néants, de brutes dégénérées, sans
-compter les gardiens, les humiliations et la
-ronde dévorante des souvenirs et autres appétits!
-Des garçons de ferme âpres, incendiaires
-et voleurs, des mendiants d'escalade et
-d'effraction, des souteneurs à virole, des
-scribes de grattage et de virements, des imbéciles
-encore hébétés d'avoir tué sans savoir
-pourquoi et des sentimentaux qui ne sont là
-que pour n'avoir même pas eu le talent d'exprimer
-leur sentiment, c'est une boue noire
-et rouge qui grisonne comme tout le monde,
-sans blanchir. Le vrai châtiment, c'est le
-dégoût sans fièvre, la honte qui s'ennuie. En
-écoutant Chéry, j'éprouvai une sorte de spleen,
-si j'ose dire, un spleen de cul de basse-fosse,
-ignoble et mou.</p>
-
-<p>&mdash;Répondras-tu? reprit le forcené. Ou plutôt,
-tiens! regarde!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">[Pg 54]</a></span></p>
-
-<p>Un bruit sec... Un éclair... Une flamme
-livide, pointue... Un couteau!</p>
-
-<p>Du coup, je fus debout, la bouche ouverte.
-Je n'étais qu'un cri&mdash;étouffé.</p>
-
-<p>Ce couteau!...</p>
-
-<p>Un couteau vous fait autant de bien à voir
-au bagne qu'une belle bouée de sauvetage en
-pleine mer, dans l'eau. C'est le fruit défendu,
-c'est l'outil, c'est la liberté, c'est l'âme même.
-On se sent vivre puisqu'on peut tuer et se
-tuer. Mais ce couteau-là! Je ne le reconnaissais
-pas, je lui appartenais. C'était mon couteau, à
-moi, mon crime, ma peine, mon existence! Il
-ne brillait pas, il me brûlait.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! fis-je d'un ton de reproche puéril,
-on l'a nettoyé! Il est lavé!</p>
-
-<p>Relation de cause à effet! Retrouver, comme
-au premier jour un <i>lingue</i> catalan, Ruben
-Matteño, Barcelona, tout frais, repassé, pis que
-neuf, sans tache quand, la dernière fois qu'on
-l'a vu, il était mangé de sang, de sale sang<span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">[Pg 55]</a></span>
-mauvaisement et mal conservé, pour vous
-nuire, sur la table des pièces à conviction,
-être trop sûr qu'on doit tous ses malheurs à
-cette tache de sang&mdash;qui n'existe plus&mdash;et qu'on
-existe encore, aboli, retranché du nombre des
-vivants, ne soufflant plus que pour soupirer
-et que l'arme est là, pure, innocente, blanche
-comme une fiancée, argentée comme une
-vraie pièce de cent sous, ça donne envie de
-recommencer, rien que pour croire qu'on n'est
-pas forçat et qu'on a beaucoup à faire pour le
-devenir. C'est un joujou qui vient de France.
-Et comment peut-il en arriver?</p>
-
-<p>&mdash;Ce couteau, ce couteau... d'où le
-tiens-tu?</p>
-
-<p>&mdash;C'est une bien sale arme, en effet. Trop
-d'arête, trop de pointe. Trop lourd. Et ces
-clous en étoiles jaunes sur le fond rouge!
-C'est d'un bourgeois! Enfin, il faut se servir
-d'une arme!</p>
-
-<p>Il ajouta:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">[Pg 56]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Je parle pour toi, bien entendu. Parce
-que moi, tu sais, j'ai mes mains.</p>
-
-<p>Et il rit, d'un rire trop gros.</p>
-
-<p>&mdash;Ne compte pas sur moi, dis-je. Je ne
-veux pas de ce couteau.</p>
-
-<p>&mdash;Tiens! tu as la voix rauque. Je ne t'ai
-pourtant pas encore étranglé, toi. Mais vois-tu,
-si tu veux trahir!...</p>
-
-<p>&mdash;Je ne veux pas te vendre. J'irai avec toi.
-Au besoin, j'étranglerai, moi aussi. Je me
-moque d'être guillotiné. Mais c'est physique.
-Ce n'est pas du remords. Ce couteau, c'est
-mon couteau à moi, le couteau qui..., le
-couteau que...</p>
-
-<p>&mdash;Zut! éclata Chéry (j'atténue), vraiment
-elle est bonne! Plains-toi donc! On a fait
-suivre l'instrument de travail de Monsieur!
-Et ta victime, ce pauvre garçon de recettes?</p>
-
-<p>J'éprouvai à ce moment un des plus singuliers
-sentiments du monde. J'étais à la veille
-du crime, du dernier crime, celui dont on ne<span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">[Pg 57]</a></span>
-peut pas revenir, inutile, imbécile, odieux,
-inique, la perle du suicide et du suicide involontaire.
-Eh bien! j'eus l'impression profonde,
-animale que je <i>n'y passerais pas</i>, que non
-seulement ma tête ne tomberait pas, de ce
-coup-là, mais que mon existence recommencerait,
-libre et large...</p>
-
-<p>Libre? oui! Je ne cherche pas à mentir.
-J'ai su mentir, j'ai dû mentir. J'ai donné des
-preuves de cynisme, j'ai même <i>bluffé</i> plus
-d'une fois, en dehors du jeu. Mais je jure sur
-ma vie qui ne m'est un peu précieuse que
-parce que, tant de fois! elle ne tint à rien,
-pas même à un fil de corde, de filin ou de
-cordelette, que j'eus alors l'intuition que c'est
-au crime du lendemain que je devrais mon
-avenir&mdash;et un véritable avenir. Chéry, en me
-jetant à la tête ma condamnation et son objet,
-ce garçon de recette falot, me donnait du
-même mot mes lettres de grâce, d'absolution,
-d'abolition.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">[Pg 58]</a></span></p>
-
-<p>C'était l'amnistie. Parler, au bagne, d'un
-crime, c'est l'effacer, c'est remettre son auteur
-en possession de son état civil et moral, à
-l'orée de son infamie ou du prétexte de son
-infamie.</p>
-
-<p>&mdash;Je marcherai, dis-je. Ne me rappelle pas
-cet imbécile. J'ai toutes les raisons de l'oublier
-et de croire que je suis ici par hasard.</p>
-
-<p>&mdash;C'est une opinion, remarqua Chéry. Moi,
-tu sais, tant qu'on ne parlera pas d'erreur,
-même d'erreur judiciaire...</p>
-
-<p>Passons sur la nuit qui suivit cette conversation
-et ces préparatifs. Les pires cauchemars...
-Mais pourquoi déranger les cauchemars? Le
-pire cauchemar, c'est dormir quand il <i>faudrait</i>
-avoir des cauchemars, dormir effroyablement,
-lourdement, sourdement, simplement, pour
-avoir à se réveiller, éberlué, à se demander:
-«Où suis-je? Qu'ai-je à faire aujourd'hui?» et
-à se rappeler qu'on est au bagne et qu'on a à
-tuer ou à laisser tuer le directeur du bagne.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">[Pg 59]</a></span></p>
-
-<p>La matinée fut admirable. M. Capucino nous
-avait désignés pour être portés malades,
-d'office. Je l'étais. Nos frais de toilette n'étaient
-pas grands. On se passe de l'eau sur la figure,
-avec les mains, des mains toujours sales, par
-devoir. On est rasé complètement, par mesure
-de rigueur, mais peu ou prou, avec des poils
-durs qui vous entrent dans la paume des
-mains. Bref, on ne serait pas reçu dans le
-moindre bureau de placement. Mais c'est bien
-bon pour un directeur qui, en outre, est
-habitué à ces sortes de figures, son œuvre,
-par ailleurs, sa raison d'être et son gagne-pain.</p>
-
-<p>Je n'aime pas le meurtre pour lui-même.
-Il a sa beauté. C'est une façon pour l'homme
-de ressembler à Dieu, s'il y croit, ou à la
-Fatalité s'il y songe. L'autre est de créer. Mais
-c'est plus facile. Cependant tuer pour tuer,
-vivre pour être tué soi-même, après, c'est
-niais. Je fus assez dur pour mon terrible complice.
-Il ne put lire ma résolution, ma résignation<span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">[Pg 60]</a></span>
-dans mes yeux. Il blagua:</p>
-
-<p>&mdash;Tu vas à la noce, ma parole, comme un
-chien qu'on fouette!</p>
-
-<p>&mdash;S'il ne s'agissait que d'être fouetté ou
-même de fouetter! Et pourquoi?</p>
-
-<p>&mdash;Tiens! fit-il, tu ne seras, tu n'auras
-jamais été qu'un homme pratique. Pour ce que
-ça t'aura rapporté!</p>
-
-<p>Et il éclata de rire...</p>
-
-<p>... La réception de M. Capucino fut, à vrai
-dire, non une leçon mais un enseignement.
-Elle m'apprit l'art, la science des nuances. Je
-connaissais le mot, non&mdash;je n'écrirai pas la
-chose, elle n'existe pas&mdash;mais le rien&mdash;ou
-le tout,&mdash;le souffle de ciel à quoi ce ressemble.
-Il nous fit asseoir sans nous en prier,
-nous fit fumer des cigares sans nous les offrir,
-nous mit à l'aise sans paraître trop à son
-aise. Pas un reproche, pas un encouragement.
-Il nous appela: «<i>Messieurs</i>» sans appuyer et
-sans y prendre garde, nous fit grâce de toute<span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">[Pg 61]</a></span>
-espèce de morale sans nous la cacher par
-sous-entendus et prétéritions: bref il nous
-consola et, sans nous humilier, nous charma.
-Il ne fit pas miroiter à nos yeux les arêtes du
-droit chemin et ne nous englua pas des grâces
-melliflues du repentir. Il nous traita
-comme un homme du monde qui n'est pas
-très heureux peut traiter des <i>gentlemen</i> en
-mauvais état et qui met à leur disposition le
-peu dont il dispose. Il n'attaqua pas de front
-la vertu; il la loua de haut, en des termes
-mesurés et qui ne nous blessaient point; bref,
-s'il ne nous offrit aucun espoir de libération,
-même conditionnelle, il ne nous interdit
-point de nous enfuir, à nos risques et périls,
-en laissant entendre que ces risques étaient&mdash;à
-peine&mdash;éventuels et que les périls seraient
-réduits à leur plus bénigne expression.</p>
-
-<p>C'est à cet instant que je compris le néant
-de l'intelligence humaine, voire de toute
-humanité.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">[Pg 62]</a></span></p>
-
-<p>J'étais pénétré d'admiration et de reconnaissance&mdash;d'une
-reconnaissance toute blanche&mdash;envers
-M. Capucino, je me sentais
-prêt, sans phrases, à me faire tuer pour lui et
-il me suffit d'entendre un</p>
-
-<p>&mdash;En voilà assez! Allons-y!</p>
-
-<p>de mon forcené camarade pour me lever comme
-lui, pour me précipiter le couteau au poing.</p>
-
-<p>Car, d'un mouvement machinal j'avais
-retrouvé dans ma poche mon couteau, mon
-fatidique et éternel couteau dont je ne voulais
-pas, et que Chéry m'avait glissé d'office, car
-je l'avais ouvert, brandi, tendu, presque jeté,
-à la catalane, sur le directeur qui s'offrait de
-biais. Un double cri de rage suivit: la victime
-avait fait un à-gauche instinctif et parfait, la
-lame émoussée, honteuse, inutile, froissée,
-mise hors de combat par notre frénésie même,
-restait dans le mur, bourdonnant comme
-une longue antenne de papillon capturé et
-agonisant sans fuir.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">[Pg 63]</a></span></p>
-
-<p>Paul Chéry, désarmé, avançait ses mains
-d'étrangleur, la face convulsée d'un rire sans
-nom, mais, sans effort, comme en se jouant,
-sans se servir de ses poings, de ses pieds,
-M. Capucino s'était dégagé, éloigné, mis hors
-de danger, avec l'intention évidente de ne pas
-nous faire du mal. On avait entendu du bruit.
-On se précipitait. Les deux soldats accouraient,
-un peu tard, se précipitaient sur mon compagnon,
-criaient au secours sous les coups soudains
-dont il les accablait avant de prendre le large.</p>
-
-<p>&mdash;Je reviendrai! criait-il.</p>
-
-<p>Puis tandis que Chéry se perdait dans un
-brouhaha, ces gardes infortunés, un peu remis,
-me remarquaient à mon tour de bête. Le temps
-de calculer sur moi un élan jumeau plus
-averti et de se ruer en trombe, je les sentais.
-Je tendais déjà des poignets, meurtris d'avance,
-quand M. Silvestre Capucino prononça:</p>
-
-<p>&mdash;Laissez-le. Ce transporté vient de me
-sauver la vie!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">[Pg 64]</a></span></p>
-
-<p>Les sbires s'arrêtèrent court. Mon regard
-stupide se rencontra avec le regard du directeur.</p>
-
-<p>L'ironie est un si effroyable poison qu'il
-prime la terreur. On peut braver, on peut nier,
-on ne peut rien contre le sarcasme.</p>
-
-<p>Dans mon état de criminelle infériorité,
-j'avais un œil si pauvre que M. Silvestre eut
-la force surhumaine de sourire et de se moquer,
-héroïquement:</p>
-
-<p>&mdash;N'ayez pas de fausse modestie, condamné!
-Vous êtes un brave.</p>
-
-<p>Je me sentis défaillir.</p>
-
-<p>Le bruit grondait, au dehors, plus menaçant
-et plus direct, à mesure qu'il s'éloignait.</p>
-
-<p>D'un geste sans exemple, Capucino me serra
-la main, à plein, théâtralement, pour me soutenir,
-pour m'asseoir dans son fauteuil.</p>
-
-<p>&mdash;Laissez-le, répéta-t-il. Laissez-nous. Et ne
-bougez pas. J'ai besoin de vous, ici. Il y a à
-faire. Il y a de la besogne en retard.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">[Pg 65]</a></span></p>
-
-<p>... Nous demeurâmes quelques instants sans
-nous parler, sans nous voir.</p>
-
-<p>&mdash;Pardon! pardon! Monsieur le Directeur!
-murmurai-je machinalement.</p>
-
-<p>&mdash;Pardon? de quoi? répondit le quidam,
-avec simplicité.</p>
-
-<p>Puis, plus durement:</p>
-
-<p>&mdash;Voici, n'est-ce pas? une fois pour toutes.
-Vous entriez derrière votre... votre camarade...
-un instant... un long instant après... vous l'avez
-vu m'attaquer, vous n'avez pas hésité, vous
-vous êtes lancé, il vous a repoussé, vous avez
-redoublé d'efforts, m'avez protégé de votre
-corps... il vous a blessé...</p>
-
-<p>&mdash;Blessé?... fis-je, ahuri.</p>
-
-<p>Le fonctionnaire ne me permit pas le temps
-de réfléchir: d'un mouvement corse, il avait
-repris au mur un des poignards, il m'en marquait
-le front: un peu de sang vint mourir
-dans ma sueur.</p>
-
-<p>&mdash;Nous sommes quittes, continua l'autre.<span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">[Pg 66]</a></span>
-Non! pas encore! mais ça vous fait du bien.
-Enchaînons. Vous n'avez pu l'empêcher de
-s'échapper. Il ne me reste qu'à payer votre
-dévoûment.</p>
-
-<p>A bout d'énergie, il tomba sur une petite
-chaise.</p>
-
-<p>&mdash;Pourvu, dit-il, pourvu que ce malheureux
-puisse être sauvé!</p>
-
-<p>Des larmes emplirent ses yeux las et un
-tremblement le saisit.</p>
-
-<p>&mdash;Au moins, reprit-il, que j'en puisse sauver
-un des deux!</p>
-
-<p>Je considérais, d'un regard plus ferme,
-cette puissance magnanime et écroulée. L'insignifiante
-égratignure qu'il avait dessinée sur
-moi nous faisait un peu parents. Je songeai
-cependant à la plaie que je lui destinais et à
-une autre parenté plus farouche avec quelqu'un
-que je savais bien.</p>
-
-<p>J'avais encore le goût du meurtre dans la bouche,
-ravivé de la fraîcheur qui m'entr'ouvrait<span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">[Pg 67]</a></span>
-la peau et du grand dégoût que j'avais de mon
-ingrate sauvagerie et de ma lâcheté. Le couteau
-était toujours là, le mien, un peu rouge.</p>
-
-<p>M. Capucino me l'offrit.</p>
-
-<p>&mdash;Gardez ça, dit-il, c'est un alibi glorieux,
-un certificat d'origine. Il est doublement à
-vous.</p>
-
-<p>Et surtout ne lavez pas le sang: c'est le vôtre.</p>
-
-<p>Cet homme-là aurait enchaîné des tigres
-enragés. Plus douloureusement que ma rage,
-ma honte tomba.</p>
-
-<p>&mdash;Ma vie, Monsieur le Directeur!...</p>
-
-<p>&mdash;Je la prends, dit-il très doucement. Je
-vous attache à ma personne: vous m'avez
-donné de si grandes preuves, une si étrange
-preuve de dévouement!... Vous serez mon
-valet de chambre, si vous n'y voyez pas d'empêchement.</p>
-
-<p>C'est un honneur inouï, au bagne. J'avais
-hâte de me retirer. Le souvenir, l'angoisse,
-une reconnaissance trouble et hébétée, tout<span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">[Pg 68]</a></span>
-me donnait l'envie du repos à cauchemar, de
-tout ce qui n'était pas la réalité...</p>
-
-<p>Le Directeur m'arrêta, du geste:</p>
-
-<p>&mdash;Vous coucherez ici, dit-il. Vous ne serez
-plus en odeur de sainteté auprès de vos camarades.
-Et puis! qui sait? <i>il</i> n'aurait qu'à
-revenir!</p>
-
-<p>Il avait prononcé ces paroles d'un ton de
-pitié et de tendresse intraduisible: un remords
-ancien et très doux lui dictait le sacrifice, dans
-un nimbe. En plein bagne, il buvait le ciel
-des martyrs. Il épuisa longuement son malaise
-et ne rouvrit les yeux que sous un coup
-de lune. Il me redécouvrit et me donna congé.</p>
-
-<p>Je dormis.</p>
-
-<p>Le matin nous apporta les plus tristes et
-les meilleures nouvelles de Paul Chéry. Il
-avait disparu, non sans laisser de traces. En
-sortant du bureau, il avait renversé une
-dizaine d'auxiliaires, foncé sur cinq ou six
-bourriques, démoli quatre ou cinq contremaîtres,<span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">[Pg 69]</a></span>
-botté une vingtaine de mouchards
-nègres ou jaunes et salué, en échappant à
-leurs coups, une centaine de dames et demoiselles
-qui s'acharnaient à la gloire falote de
-le capturer. Par malheur, aux portes de la
-ville, il s'était rencontré avec un des chiourmes
-les plus haïs du cadre, Népomucène-Mathias
-Schetzler, dit Aloïsius. Ce gardien
-n'avait, du reste, jamais puni ou battu, à tort
-ou à raison, Paul Chéry, pour cette raison
-que ce dernier n'était ni de son convoi ni de
-sa batterie. Mais une telle fièvre de justice
-brûlait dans les veines de l'évadé malgré lui
-que les images inconnues des camarades martyrisés
-se levèrent, en pleine brousse, toutes
-droites, toutes couchées, toutes rossées, toutes
-trouées...</p>
-
-<p>&mdash;Tue! tue! cria au cœur du parricide une
-voix qu'il connaissait, une voix irritée qu'il
-n'avait pas satisfaite tout à l'heure, et un appétit
-de vengeance désintéressée monta à ses<span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">[Pg 70]</a></span>
-lèvres qui n'avaient pas mangé et qui n'avaient
-faim que de néant&mdash;ou d'idéal.</p>
-
-<p>Il tua, à coups de menton, bête féroce
-lâchée contre une bête féroce.</p>
-
-<p>Puis il prit au mort sa pipe, son tabac, son
-revolver dans sa gaîne, quitta ce qu'il avait
-conservé de la livrée du bagne, et tout nu, armé,
-coiffé, alla faire un tour chez d'autres fauves...</p>
-
-<p>Le directeur modérait le zèle des recherches.</p>
-
-<p>&mdash;Le fou est mort! Le fou est mort! N'ébruitez
-rien! Il y va de votre situation!</p>
-
-<p>L'enthousiasme des forçats se calmait déjà,
-la veuve qui n'était plus étrillée que par ses
-amants, se faisait toute petite, le service pénitentiaire,
-penaud, respirait un peu mieux
-lorsqu'un scandale affreux remplit la ville et
-les faubourgs.</p>
-
-<p>Ce Parisien-Normand de Chéry ne s'accoutumait
-ni aux forêts trop vierges, ni aux guenons,
-ni aux serpents, ni au ciel trop pur&mdash;et
-caché, d'ailleurs, par des arbres jaloux.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">[Pg 71]</a></span></p>
-
-<p>Un beau matin, les ménagères et dames notoires
-avaient vu déambuler gravement à travers
-les rues les plus sévères un jeune homme
-terriblement nu, la bouffarde au bec et le chef
-recouvert d'un képi bahuté de surveillant-chef.
-Ce spectacle n'est pas unique: la fièvre
-est là, pour un coup! Moi-même, je me souviens
-d'un général de brigade qui charma une
-aube de mes jeunes ans, dans le Midi, en se
-promenant à cheval, majestueux, orné seulement
-de son chapeau doré à plumes noires et
-de son épée à dragonne étoilée et à ceinturon
-bleu et or.</p>
-
-<p>On se résigna à l'enfermer.</p>
-
-<p>A la rigueur, le péripatéticien sans linge
-eût pu passer pour un fonctionnaire en goguette
-si sa barbe et ses cheveux trop courts,
-sa distinction, son regard de fièvre et de défi
-ne l'eussent pas trahi.</p>
-
-<p>Il se laissa dévisager, cerner, arrêter, d'un
-cœur léger, répondit «oui» à toutes les questions<span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">[Pg 72]</a></span>
-aggravantes, en allongeant souvent cette
-affirmation du mot bref et lourd qui avait tué
-son frère, et n'eut d'humeur que lorsque
-M. Capucino, dûment malade, ne comparut
-pas.</p>
-
-<p>&mdash;Dommage! je l'aurais crevé!</p>
-
-<p>Chez nous, on instruit, on traduit, on juge,
-en cinq sec.</p>
-
-<p>Chéry fut condamné à mort, à <i>l'unam.</i>,
-comme une reine.</p>
-
-<p>&mdash;Ça, fit-il, ça va, si c'est du vrai&mdash;et
-c'est du vrai!</p>
-
-<p>Mais ici le drame commence. Sous prétexte
-qu'on avait mal passé à l'agonisant légal les
-courroies et les sangles de la camisole de
-force, la porte de la cellule était mi-ouverte et,
-en cas de la moindre velléité, les gardiens
-avaient l'ordre tacite de bouter dehors le patient,
-avec les pires violences. Ensuite, quand
-on s'aperçut que le futur décapité n'avait pas de
-passion pour la liberté, on lui présenta des<span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">[Pg 73]</a></span>
-narcotiques qu'il rejeta, des poisons qu'il devina,
-des stupéfiants qu'il rejeta.</p>
-
-<p>De menues faveurs et quelques immunités
-assurent à la loi des exécuteurs, parmi ceux-là
-mêmes que son glaive eût dû châtier les premiers.
-Jouissant du mépris général, comme les
-cochons d'un rare engrais sanglant, ils essuient
-leurs bouches, gourmandes de conserves
-avariées, sur des mains veuves comme à regrets
-des fers et des cadenas. On ne les voit qu'aux
-grands instants. Ils ont cette odeur de sang
-qu'ont les punaises mûres avant d'être écrasées,
-et sont gras, on ne sait comment ni
-pourquoi, des vies qu'ils étouffent sans savoir,
-parce que c'est le labeur inaccoutumé et la
-rançon de leur loisir.</p>
-
-<p>Eh bien! ces gens-là, qu'on ne cherche pas,
-on ne les trouvait plus. Trop gras, peut-être,
-ils avaient fondu au soleil. Il y en avait qui,
-de tout leur poids, s'étaient laissé retomber à
-la troisième catégorie (incorrigibles), il y en<span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">[Pg 74]</a></span>
-avait qui étaient morts, il y en avait d'évadés
-(chose sans précédent), il y en avait un qui,
-volontairement, était devenu authentiquement
-fou.</p>
-
-<p>Chéry se désespérait. Enfin, un très timide
-garçon, ancien élève pharmacien qui s'était
-dévoué, un jour de spleen, demeura trop saoul
-une nuit pour se faire porter malade. On l'entraîna
-à demi-mort. On monta la machine
-sous son nez pour lui rendre un peu de sang-froid,
-voire de courage...</p>
-
-<p>Et Paul a été guillotiné ce matin...</p>
-
-<p>Il a eu une mort déplorable. Quand on entra
-dans sa cellule, on recula. Il était debout,
-tout nu, délivré&mdash;par un trop clair miracle&mdash;des
-fers, des boucles et des cuirs par lesquels
-on garde à la Mort sa proie toute fraîche.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne m'excuse pas, fit-il, la chaleur...
-Monsieur le Procureur, ajouta-t-il, vous êtes
-floué. Vous ne pouvez pas proférer le fatidique:
-«Ayez du courage!» Vous ne le pourriez<span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">[Pg 75]</a></span>
-plus, en outre. Essayez! Allons! du courage!
-Tournez-vous vers mon lit, comme si j'y étais&mdash;on
-dort si mal&mdash;et articulez, oui, articulez:
-«Du courage, Chéry, votre pourvoi...»</p>
-
-<p>Les types étaient plus que glacés; le patient
-poursuivit:</p>
-
-<p>&mdash;Mais j'oubliais, ici, nib de pourvoi!</p>
-
-<p>Et il éclata de rire.</p>
-
-<p>Au mitan de son hilarité, il avisa le bourreau
-improvisé qui faisait une drôle de bobine.</p>
-
-<p>&mdash;C'est toi, monsieur de Cayenne? fit-il. T'as
-une foutue manière de te présenter. Tu ne salues
-plus? Messieurs, alla-t-il gravement, excusez-moi,
-mais cette question est de première importance;
-dois-je, moi, condamné, le salut à
-un exécuteur <i>ad latus</i> et même en pied, ou me
-doit-il le salut à moi, condamné? On me saluera
-tout à l'heure, quand je n'aurai plus de
-tête. N'ai-je point la survivance rétrospective,
-maintenant, si j'ose?</p>
-
-<p>Ces subtilités juridiques et d'étiquette<span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">[Pg 76]</a></span>
-n'amusaient point les assistants. Mais leur
-hâte d'en finir s'alanguissait d'une sorte d'espoir
-impossible. Il y avait tant de vie dans
-ces yeux qui, légalement, se devaient clore,
-tant de vie dans cette bouche qui crachait le
-sarcasme et mâchait la cartouche d'ironie,
-tant de vie dans ce corps décidé, surtout dans
-ce cou nu et offert...</p>
-
-<p>&mdash;Lorsque M. de Saint-Preuil, poursuivait
-le forçat, fut condamné à mort, il vit entrer
-dans sa chambre un brave jeune homme, un
-peu gauche et très poli, comme toi, camarade.
-Interrogé, le jouvenceau confessa au général
-qu'il était le bourreau, pour le servir. Il
-ajouta qu'il venait pour le lier puis, sur un
-regard de son client, il ajouta qu'il avait tout
-le temps. Mais il le supplia, à l'instant dit fatal,
-de rentrer un peu la tête pour ne la point
-faire choir dans la boue, ce qui l'eût fait gronder,
-lui, bourreau débutant. Toi, mon vieux,
-tu as un panier pour ma tête. Je te permets<span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">[Pg 77]</a></span>
-de me lier tout de suite. Lie, mon vieux, lie!
-Allons, petit (il lui tapotait l'épaule), je ne
-suis pas méchant, je te pardonne, quoi que tu
-ne me le demandes pas, je te bénis, même!
-Allons-y! on n'attend que toi!</p>
-
-<p>Le Procureur de la République eut alors le
-mot de la situation:</p>
-
-<p>&mdash;Chéry, vous n'allez pas mourir comme
-ça! Dans cette tenue!</p>
-
-<p>&mdash;Je dois subir le châtiment suprême,
-Monsieur le Procureur, dans le costume que
-je portais au moment de mon arrestation. Il
-me manque quelque chose, c'est vrai: qu'on
-m'apporte un képi et une pipe! Tenez! je deviens
-conciliant. Je consens à m'envelopper
-dans une couverture. J'aurais l'air d'un Arabe.
-Ce ne sera pas le premier que vous aurez
-guillotiné ici, pas?</p>
-
-<p>L'Arabe lui rappela son frère. Une ombre
-de mélancolie voila son œil moribond qui se
-raviva d'une malice:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">[Pg 78]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Y a-t-il un médecin parmi vous, Messieurs?</p>
-
-<p>Un grand gaillard, très pâle et très blond,
-bégaya un nom.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! toubib, prends ma tête tout à
-l'heure: j'aurai quelque chose à te dire: oh!
-presque rien&mdash;pour la science!</p>
-
-<p>... Et c'est fini: la tête est tombée, très,
-très pesante, avec un contre-coup dans ma
-poitrine: elle a semblé emporter mon cœur,
-ma conscience, mon âme, dans un jet noir...</p>
-
-<p>La tête, coupée, a reparu aux mains d'un
-major à deux galons à qui elle a craché le
-mot, le mot du frère, son mot à elle,&mdash;et il me
-semble que, sur la terre, ici, là-bas et au ciel,
-il n'y a plus que cela...</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">[Pg 79]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="CHAPITRE_II" id="CHAPITRE_II">CHAPITRE II</a></h2>
-
-<h3>UNE PROPOSITION MOINS INACCEPTABLE
-QU'INATTENDUE</h3>
-
-
-<p>«Oh! un ami!» L'irréprochable et souple
-honnête homme que fut M. de Montaigne,
-ancien maire de Bordeaux, m'excusera-t-il
-d'avoir eu, au bagne, le même regret que lui,
-le même soupir, la même amertume aux lèvres,
-nostalgique, criante, en prière? Ce magistrat
-a eu des amis, des disciples et de simples
-admirateurs en fort méchant état: je ne dépare
-la collection qu'à peine. Et j'ai tant besoin
-d'une phrase qui n'est pas une phrase, d'une
-citation qui se détache, non d'un livre, mais
-du cœur!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">[Pg 80]</a></span></p>
-
-<p>«Un ami!» J'ai passé en revue, de loin, de
-haut,&mdash;parce que tout en bas&mdash;les camarades,
-les compagnons que j'ai pu compter,
-du collège au bagne. C'est petit, c'est pâle, ça
-grouille à blanc. Les amies... c'est ou ç'a été
-l'ennemi. Les jupes, les chemises ont tissé ma
-casaque, et l'or des bracelets, les perles aussi,
-ont forgé mes fers. Mauvaise littérature? Tâtez
-du bagne, Messieurs de la critique, et vous me
-jugerez après, après les juges... Rien n'est
-plus triste que de pleurer un ami fauché, en
-pleine fleur,&mdash;en deux. Quand on l'a peu connu,
-on a pu faire sur lui un tel fonds d'avenir et
-de consolation, s'être promis une telle réserve
-de confidences, de souvenirs, de rédemption
-et d'espoir!...</p>
-
-<p>... Décapité! On ne peut le pleurer tout
-entier. La tête entre les jambes! C'est massacrer
-le deuil et jeter du grotesque sur l'horreur
-magnifique du regret et du rêve, c'est vous
-forcer à prêter la faculté et le besoin de souffrir<span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">[Pg 81]</a></span>
-à des restes inanimés et disjoints, c'est
-laid et c'est atroce...</p>
-
-<p>Je puisais dans l'excès de ma mélancolie
-une fièvre de travail, du zèle, un goût maladif
-pour mes humbles fonctions, pour mon service.</p>
-
-<p>J'astiquais avec une rage tendre des meubles
-ignobles de la rue de Rivoli... La rue
-de Rivoli, la rue Saint-Antoine! qui dira la
-poésie de ces voies toutes droites et toutes
-sèches, dans la poésie des tropiques, le désir
-de la pierre dans les arbres, dans les plantes
-luxuriantes, tout le souvenir des sales stations
-de voitures, des lèpres de monuments, palais
-et églises et les arcades qui, de là-bas, ressemblent
-à l'arche de Noé dans un déluge de
-lumière et de soleil!... Ah! ma joie à lire, sous
-le col des uniformes et des vestons que j'avais
-à battre, le nom de telle maison du coin du
-quai!... Le quai!... La Seine opaque, moirée et
-cahotante sous des bateaux paresseux et boursouflés,<span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">[Pg 82]</a></span>
-les ponts jouant à saute-mouton dessus,
-Notre-Dame dressant ses cornes d'escargot
-carré, la Morgue même, toute plate, toute
-couchée, entre deux eaux, qui m'appelait,
-amicale et familière! Je me rappelais jusqu'au
-pavillon des fiévreux, en face de l'Hôtel-Dieu,
-à gauche, annexe grise comme la livrée de
-ses malades, avec les yeux qu'on aperçoit parfois,
-sans vouloir les regarder, à travers les
-fenêtres grillées! Sur les murs gris, on placarde
-les extraits des arrêts portant les condamnations
-afflictives et infamantes. Je n'avais
-pu lire&mdash;et pour cause&mdash;mon arrêt à moi,
-et, par un cauchemar lucide, je lisais mon
-nom, mon signalement, mon crime, ma
-peine, je sentais des yeux, dessus, plus haut,
-au rez-de-chaussée surélevé, aux autres étages
-des yeux luisant fort, sous des bonnets de
-coton, des yeux ne pouvant lire mais me
-fixant, moi&mdash;où?&mdash;sévères et goguenards
-et je m'évanouissais de honte lorsque je m'entendis<span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">[Pg 83]</a></span>
-appeler par une voix familière&mdash;que
-je ne reconnus pas.</p>
-
-<p>&mdash;Bicorne de la Cellambrie, vous vous
-ennuyez, n'est-ce pas?</p>
-
-<p>La sueur me troua le front. Je ne me souvenais
-plus de mon nom. Confusément, j'aperçus
-mon maître, M. Capucino. Mais pourquoi
-ne m'appelait-il plus Joseph, comme de juste?</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur le Directeur, dis-je, comment
-pourrais-je m'ennuyer?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne vous demande ni comment ni
-pourquoi. Vous vous ennuyez. Voilà. Je m'ennuie
-bien aussi, moi&mdash;au moins!</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur le Directeur n'est donc pas
-content de moi?</p>
-
-<p>&mdash;Trop, monsieur! Trop! Un domestique
-qui fait trop bien son service s'ennuie. Un
-domestique doit être si peiné d'avoir à peiner
-qu'il négligera nécessairement ceci ou cela.
-Vous, vous avez l'œil et la main à tout.
-Vous cherchez dans le labeur un dérivatif,<span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">[Pg 84]</a></span>
-une consolation. Vous vous donnez tout entier,
-en mieux. C'est que vous vous ennuyez.
-Voilà.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur le Directeur ne va pas me renvoyer?
-balbutiai-je.</p>
-
-<p>Je n'ai pas redouté&mdash;outre mesure,&mdash;la promiscuité
-et même la solitude du bagne, mais
-l'idée de n'avoir plus de compagnon et d'être
-dominé par la hantise de ce compagnon disparu
-dans les mille et mornes tortures du châtiment
-me terrassait.</p>
-
-<p>&mdash;Si! proféra M. Capucino, je vais vous
-renvoyer ou plutôt, tenez, Bicorne, je vais vous
-faire mourir.</p>
-
-<p>J'eus un sourire. Je comprenais&mdash;enfin!
-Cet homme avait voulu m'éprouver pour me
-tenailler à loisir. Tenant ma vie entre ses
-mains lors de ma complicité passive, il avait
-savouré son plaisir de me voir courbé sous
-lui, non sans affres, pour livrer son esclave à son
-jour, à lui. Comme c'était chiourme! Comme<span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">[Pg 85]</a></span>
-c'était corse! La vendetta en tablier! Mais la
-vie, la mort, zut!</p>
-
-<p>&mdash;Comprenez-moi, poursuivit M. Capucino.
-Vous êtes retranché de la société, mort au
-monde. Par une cruauté extra-juridique, que
-je n'ai pas à apprécier, les condamnés à moins
-de huit ans <i>redoublent</i> ici, comme les mauvais
-élèves des écoles. Mais les examens de sortie
-sont plus durs. Cinq ans de travaux forcés,
-ça en fait dix; sept, quatorze; huit, seize.
-Après, c'est perpète. Or, mon cher, vous avez
-eu vingt ans pour avoir assassiné, avec préméditation
-et sous couleur de le dévaliser, un
-brave garçon de recettes dont j'ai les meilleures
-nouvelles. Le dommage que vous avez
-causé à la banque de ce garçon est nul ou
-annulé. Je me demande donc pourquoi l'on
-vous garde ici.</p>
-
-<p>Il fit une pause et continua:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne me demande pas pourquoi. Moi,
-j'ai à vous garder. Je suis payé pour ça. Pas<span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">[Pg 86]</a></span>
-cher. Mais payé. Fonctionnaire, je ne puis
-rien. Homme, je vous tiens quitte. Je n'ai
-pas le droit de vous relaxer. Mais je puis vous
-tuer&mdash;sans douleur... A cause, continua-t-il,
-égaré, à cause de notre pauvre Paul... Celui-là,
-je n'ai pas pu le sauver: il ne voulait pas.
-Mais vous... vous... à sa place... vous voulez
-bien, n'est-ce pas... oui, oui?... Vous l'aimiez...
-Vous avez failli redevenir, devenir criminel,
-pour lui faire plaisir. Et maintenant, il dort...
-s'il dort...</p>
-
-<p>Je crus que M. Capucino allait défaillir.
-Mais ce diable d'homme se reprit, sourit et,
-d'un ton presque naturel, commença un récit:</p>
-
-<p>&mdash;Mon cher, vous n'attachez pas assez
-d'importance à la politique de la métropole.
-Vous ne lisez pas les journaux que vous m'apportez.
-J'ai beau laisser traîner les dépêches,
-ouvertes: vous ne les regardez pas. Vous
-voyez que vous n'étiez pas né pour être ou
-devenir domestique. Vous ne savez même<span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">[Pg 87]</a></span>
-pas que vous avez un cousin au pouvoir.
-Ministre, mon ami! ministre!</p>
-
-<p>&mdash;Je suis sûr, interrompis-je, que c'est
-cette canaille de Charles!</p>
-
-<p>&mdash;Très exact. C'est bien Charles! Canaille?
-je ne sais pas. Mais je le croirais, à l'indifférence
-dont il fait preuve envers vous!</p>
-
-<p>&mdash;Ah! Monsieur le Directeur ne le connaît
-pas! Je parierais que mon cousin ne sait
-pas que je suis au bagne. Il ne prend garde
-qu'à ses affaires, qu'à son affaire. Rien n'existe
-pour lui que lui. C'est pour cela qu'il est
-socialiste. Et le voilà ministre!</p>
-
-<p>&mdash;Il est plus socialiste que jamais. Mais le
-vent a tourné, en France. Ça lui fera plaisir
-de vous revoir. Un parent pauvre chez un
-socialiste, c'est un rayon de soleil!</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur plaisante! En France, moi!
-chez un ministre!</p>
-
-<p>&mdash;Écoutez, Bicorne. Je suis égoïste. Je
-vous demande votre protection.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">[Pg 88]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Ah! monsieur, monsieur! Votre générosité
-prend des déguisements!...</p>
-
-<p>&mdash;Voici. Je vous tue. Vous me faites nommer
-officier de la Légion d'honneur et n'importe
-quoi, en France. Je ne puis plus rester
-ici. Je suis trop vieux&mdash;et pas encore assez
-vieux pour crever. Vous, vous en avez assez.
-Ne dites pas non. Il se trouve que, par une
-incurie administrative qui ne vous surprendra
-pas, j'ai toutes les pièces d'identité d'un
-brave colon qui est mort, il y a quinze jours.
-Il ne manque que son acte de décès. Ce papier
-essentiel n'a pas été dressé par suite d'un
-accès de fièvre chaude d'un scribe. L'individu
-est strictement de votre âge. Il n'a pas un
-aussi beau nom que vous mais son nom est
-assez pittoresque: Rocaroc (Edme-Emmanuel-Augustin-Properce-Sulpice).
-Vous choisirez
-votre prénom dans le tas. Vous, voici. Vous
-allez mourir dans les flammes, en me sauvant
-pour la seconde fois. Car vous m'avez<span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">[Pg 89]</a></span>
-déjà sauvé une fois, mon vieux: ne l'oubliez
-pas: il ne restera rien de vous, qu'un bel
-ordre du jour vous donnant en exemple à
-vos compagnons d'infortune. C'est même
-tout ce qu'il y aura de moral dans cette aventure.
-Et&mdash;qui sait?&mdash;les forçats prendront
-peut-être goût à l'héroïsme et au dévouement:
-le crime que je vais commettre d'incendie
-volontaire sur des effets hors d'usage fera
-peut-être sourdre une infinité de belles actions.
-C'est la vie, mon vieux, c'est la vie! Qu'en
-pensez-vous?</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur le Directeur, monsieur le Directeur,
-c'est bête: je pleure!</p>
-
-<p>&mdash;Gardez vos larmes pour éteindre l'incendie:
-ça suffira. Un mot, encore. Je ne vous
-fais pas prêter de serment. Je ne vous demande
-pas d'être un honnête homme et un bon
-citoyen. Je sais que c'est difficile. Je vous
-demande seulement de ne pas commettre
-d'atrocités pour le plaisir. Faites pour le<span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">[Pg 90]</a></span>
-mieux. Nous nous reverrons à Paris. Souvenez-vous
-un peu de ceux que vous allez
-laisser ici. Il ne leur a manqué, à chacun,
-que le hasard d'une amitié, la chance d'un attentat.
-Et tâchez à ne pas les rejoindre. Je ne serais
-plus là pour vous sauver. Bonsoir. Joseph!...</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>On lit dans le <i>Moniteur officiel des colonies de
-transportation</i>:</p>
-
-<p>«<i>Quelle que soit la légitime sévérité de
-notre opinion traditionnelle sur la population
-pénale qui désole, en l'emplissant, notre ville
-et ses dépendances, il est juste de saluer avec
-les palmes du pardon les forçats trop rares, hélas!
-qui se réhabilitent par une mort&mdash;nous ne dirons
-pas honorable&mdash;mais sublime et qui mériteraient
-de demeurer éternellement dans la mémoire
-des hommes si, précisément, leur noble disparition
-ne devait pas leur assurer la suprême
-récompense du crime effacé: nous voulons parler
-de l'oubli. L'être&mdash;que notre estimable clientèle<span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">[Pg 91]</a></span>
-de lecteurs blancs et de couleur nous permettra
-de pleurer avec elle&mdash;s'appelait B. de la C...
-C'est assez indiquer qu'il était de bonne noblesse,
-d'une noblesse de robe qui, malgré son origine,
-donna néanmoins à la mère-patrie un lieutenant-général,
-deux maréchaux de camp, un cordon
-rouge et un membre de l'Académie des inscriptions
-et belles-lettres. Une folie de jeunesse le mit
-sous la main de la loi. Son repentir, dès son
-arrivée sur nos chantiers, fut l'objet de toutes
-les conversations des gardiens si dévoués et autres
-fonctionnaires. Des circonstances encore
-mystérieuses, bien que providentielles, lui permirent
-de sauver l'existence de l'éminent directeur
-du pénitentier, M. Sylvestre Capucino, menacée
-par la folie homicide de ce Paul Chéry qui paya
-de sa tête, récemment, son forfait heureusement
-avorté, agrémenté de l'assassinat trop réel d'un
-humble gardien dont nous n'imprimons pas le
-nom ici, pour ne pas rouvrir une blessure éternellement
-saignante au cœur de son épouse établie<span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">[Pg 92]</a></span>
-blanchisseuse, rue X... nº 4 bis. Touché par
-le dévoûment du détenu, M. le directeur l'avait
-attaché à sa personne. Sans se soucier de ses
-origines patriciennes, heureux de reconquérir
-quelque dignité dans le travail le plus dédaigné,
-B. de La C... se révéla bientôt le plus actif et le
-plus obéissant des valets de chambre. Le plumeau
-n'avait pas de secrets pour lui et c'est avec
-une dévotion presque électrique, qu'il s'acquittait
-de la fonction de rendre la vaisselle à sa première
-blancheur, l'argenterie à son suprême éclat.
-Hélas! la digne et spartiate économie de M. le
-directeur devait conduire à sa perte l'ex-criminel
-régénéré! C'est en nettoyant, à l'essence,
-auprès d'un bidon de pétrole, les gants de M. le
-directeur que B. de La C... ressentit les premières
-atteintes du mal qui devait l'emporter!
-Environné de flammes, aussitôt secouru par M. le
-directeur qui se précipite, l'infortuné serviteur a
-à peine le temps de l'écarter, de s'écrier: «Pas
-vous! Pas vous! Que Monsieur s'écarte! Vite!<span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">[Pg 93]</a></span>
-Vite!» et déjà, il n'est plus qu'un brasier qui
-diminue à vue d'œil, qui, noircissant affreusement,
-se ratatine, (si nous osons employer un
-tel mot en de semblables occurrences), qui cesse
-bientôt de pousser des cris stoïquement étouffés,
-et qui, enfin, jonche, d'un débris insignifiant et
-calciné, l'office aux trois quarts détruit du palais
-de la direction!</i></p>
-
-<p><i>L'incendie a été assez rapidement circonscrit et
-arrêté. Les dégâts seraient purement matériels si,
-comme nous l'avons relaté avec quelques détails, on
-n'avait à déplorer le tragique trépas du condamné
-repentant B. de La C... Ses restes inexistants n'auront
-même pas la consolation d'une sépulture! Ils
-ont été emportés pêle-mêle avec les autres décombres.
-Mais un honneur autrement rare est dévolu
-à ce spectre évaporé: ses co-détenus, pour
-l'amour de lui, sont gratifiés d'un quart de vin
-par M. Capucino. L'état de M. le directeur est,
-malgré son chagrin, des meilleurs.</i>»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">[Pg 94]</a></span></p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>A quelques jours de là, M. Rocaroc, ingénieur
-civil, s'embarquait à Papaëte sur l'<i>Astrolabe</i>
-des Chargeurs-Maritimes, à destination
-de Bordeaux. Un mal de dents opiniâtre l'avait
-empêché de montrer sa figure et même de
-parler, des environs de Cayenne à Tahiti. Mais
-dès qu'il se trouva sur la route azurée de la
-France, avec des compagnons inconnus, sa
-face désenfla et quitta ses linges, un sourire
-revint à ses lèvres rasées et l'avenir lui-même
-mit du bleu à ses yeux noirs.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">[Pg 95]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="CHAPITRE_III" id="CHAPITRE_III">CHAPITRE III</a></h2>
-
-<h3><span class="smcap">Paris!</span></h3>
-
-
-<p>
-<i>M. Rocaroc à M. Capucino, directeur, Cayenne.</i><br />
-<br />
-Mon cher Directeur,<br />
-</p>
-
-<p>Tout d'abord, et très simplement, permettez-moi
-d'inclure dans l'enveloppe préparée à
-votre adresse, la somme de deux mille francs
-que j'ai l'honneur et le plaisir de vous devoir.
-L'argent est si capricieux qu'il aurait peut-être
-la tentation de s'évader d'ici tout à l'heure et
-je veux être, au moins vis-à-vis de vous, un
-honnête homme de forçat. Je vous assure,
-sans y insister et pour n'y plus revenir, que
-ces deux billets bleus sont légitimement acquis:<span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">[Pg 96]</a></span>
-ils sont prélevés sur les fonds secrets.
-J'espère que, sur ce dont je ne vous suis pas
-strictement redevable, il restera assez pour
-payer une tournée à mes anciens camarades,
-pour fêter tacitement, et sans le savoir, mon
-extra-légale résurrection. Vous trouverez un
-prétexte plus digne. Merci encore.</p>
-
-<p>Mon arrivée à Paris a été, comme il convenait,
-discrète et morne. Descendu à la gare
-d'Austerlitz, j'ai étouffé mon émotion en
-remarquant combien Paris voulait dégoûter, à
-l'avance, les enthousiastes pèlerins qui débarquent
-dans ses murs, en leur montrant les
-murs les plus gris, les plus sales, les quais
-les plus salement moussus et les plus couperosés
-que je sache. Ces vieilles garces de
-gares ne lâchent leurs voyageurs qu'à regret.
-Les employés ont un air de glapir: «Paris-Austerlitz...
-Descend...» tel, qu'on croit descendre
-tant qu'on tombe et qu'on a besoin de
-remonter en wagon pour fuir n'importe où,<span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">[Pg 97]</a></span>
-même au quai d'Orsay. Les guimbardes à
-galerie, attelées de chevaux-fantômes, ont la
-mine&mdash;je ne sais si vous sentez comme
-moi&mdash;de vous mener à Mazas&mdash;démoli&mdash;ou
-à la Morgue, pour une confrontation.</p>
-
-<p>Dehors, des avenues chauves, des rues
-lépreuses, un décor de cinquième acte de
-mélo!</p>
-
-<p>Il était très tôt, pour Paris, quand je donnai
-mon ticket. Je fis un détour. J'arrivai bientôt&mdash;tout
-droit&mdash;devant la caserne des Célestins.
-Des gardes, des gendarmes...: j'étais en
-pays de connaissance. J'aurais dû avoir peur.
-Je ne pus que rire. C'est que, à travers la
-porte, les portes, larges ouvertes, j'assistai aux
-exercices d'équitation de ces Messieurs. Rien
-n'est plus comique. Le cadre, c'est vraiment
-<i>le cadre</i>: des officiers qui, gravement, deux à
-deux, vont au pas, en devisant avec une sérénité
-affectée, faisant le sacrifice de leur existence,
-comme en pleine émeute. Leurs chevaux<span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">[Pg 98]</a></span>
-tendent le cou pour entendre, sans y
-faire attention, les menaces et les vociférations
-des insurgés, terribles et absents. Les officiers
-bombent le torse, ainsi que sous les pavés,
-les balles et les bombes; ils ne fument pas:
-ils sont en service commandé. C'est l'école du
-stoïcisme et de l'héroïsme. Pas un pas plus
-long, pas un geste plus saccadé: tout est
-mathématique, sublime et géométrique. Le
-malheur, c'est que l'exemple soit donné à
-vide: la répétition des couturières.</p>
-
-<p>Pour les hommes, c'est plus amusant: la
-garde se recrute dans le militaire. Des tringlots,
-des chasseurs d'Afrique, un vague spahi très
-seul et très gêné, des dragons et des artilleurs,
-trois cuirassiers et un cavalier de remonte,&mdash;tout
-ça plus ou moins gradé,&mdash;tournent
-en rond dans le quadrilatère, au pas,
-au trot allongé, au petit trot, au galop de
-charge, à la papa, gaillardement, férocement,
-comme sur les pieds des badauds, pour les<span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">[Pg 99]</a></span>
-aligner, et contre les sauvages attroupements,
-pour les disperser et les réduire. Ces éléments
-disparates n'ont qu'un signe commun, quoique
-d'élite, le blanc de la buffletterie<a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a>, en
-attendant le fourniment complet.</p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> Pas l'été.</p></div>
-
-<p>Mais, dans leurs rangs, il y a les vieux soldats
-et, ceux-là, c'est inénarrable. En képi, en
-bonnet de police, en veste, en bourgeron, ils
-vont et s'en foutent, s'en foutent, s'en foutent!</p>
-
-<p>Ceux qui m'ont le plus réjoui trottaient, galopaient
-en chemise et en tablier bleu, oui, en
-tablier bleu à peine relevé sur la selle, la bavette
-bien en place et les manches retroussées.
-Le tablier, à cheval! Je vous jure, mon cher
-directeur, que ce n'était ni le tablier des
-sapeurs de dragons, ni celui des timbaliers
-de mameluks, c'était le mien, celui que j'ai eu
-le plaisir et l'honneur de porter à votre service
-et qui, d'ailleurs, m'a été plus favorable
-et plus prestigieux, grâce à vous, que le voile<span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">[Pg 100]</a></span>
-de Tânit. Je me pris donc à rigoler&mdash;et je
-réfléchis, ensuite. Il me sembla qu'un de ces
-hommes à cheval, c'était moi, mais mon
-cheval était moins lourd, moins serf, plus
-leste, qu'il m'emportait en vitesse vers des
-destinées merveilleuses, que le tablier se
-déroulait, s'envolait et qu'il nous faisait, au
-cheval et à moi, une paire d'ailes en hauteur,
-à peine bleues, azurées et que je montais...
-montais...</p>
-
-<p>Excusez-moi. C'est une manière comme une
-autre de ressusciter...</p>
-
-<p>... Une demi-heure après, j'étais chez mon
-cousin le ministre. J'avais forcé sa porte&mdash;il
-ne couche pas au ministère,&mdash;bousculé son
-valet de chambre, qui me connaît, et trouvé
-mon brave parent plongé dans son encrier.</p>
-
-<p>&mdash;Ne vous dérangez pas, Charles. Ce n'est
-que moi.</p>
-
-<p>&mdash;Qui, toi?</p>
-
-<p>&mdash;Ah! la voix du sang devient blanche<span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">[Pg 101]</a></span>
-chez vous. Vous me tutoyez. Attention! Vous
-ne vous rappelez pas que vous tutoyez tout le
-monde, tout le monde, excepté vos parents?</p>
-
-<p>Il se retourna. Les grandeurs n'avaient pas
-affaibli son orgueil ou diminué son dédain de
-l'univers. Sa figure, tout en grimaces, pour
-mieux cacher son âme hautaine et tendue, ses
-yeux de braise rousse, tout avait peu changé.
-La barbe plus courte, pourtant et plus blanche...
-Et un chevron d'ancienneté, placé en plein
-front, entre les deux sourcils à la Bismarck.
-Je me défendais mal de quelque inquiétude.
-Comment croire, comment espérer que mon
-cousin pût ignorer mon diable de passé? J'avais,
-somme toute, été «une cause parisienne» et ma
-disparition même, en omettant la chronique,
-judiciaire ou scandaleuse, écrite ou «parlée»,
-devait avoir frappé, sans nulle vanité, l'actuel
-potentat. Il y a dans tout parent riche l'étoffe
-de plusieurs Brutus père. Pouvoir jouer au
-justicier, au mieux de ses intérêts, quel rêve<span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">[Pg 102]</a></span>
-pour un allié qui est ou sera gêné des évolutions,
-de l'existence, de la proximité d'un
-obscur consanguin! D'autant qu'il y a l'opinion
-publique, les ennemis, les journaux!</p>
-
-<p>&mdash;Tiens! c'est vous! dit Charles. D'où
-sortez-vous, Monsieur? Je vous croyais mort,
-fou, j'entends fou enfermé&mdash;ou au bagne.</p>
-
-<p>&mdash;Pas encore! balbutiai-je, pas encore!
-(Je ne mentais pas. En admettant que j'y
-pusse retourner, je n'y étais pas. Pourquoi
-faire à mon cousin des confidences humiliantes
-et inutiles?)</p>
-
-<p>&mdash;Allons! vous n'êtes pas si bête que ça.
-Pourquoi ne vous a-t-on pas vu depuis si
-longtemps? Vos opinions politiques?</p>
-
-<p>&mdash;La timidité, mon cousin. Le respect de
-votre conscience et de votre travail. Des caprices,
-des passions, des voyages!...</p>
-
-<p>&mdash;Toujours le même! Et l'on finit par
-capituler. On débarque chez le monstre. La
-nécessité, hein? On a quelque chose à demander.<span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">[Pg 103]</a></span>
-Vous n'avez qu'à faire demi-tour: pas de
-préfecture, pas de sous-préfecture. Bibi ne fait
-pas de népotisme!</p>
-
-<p>&mdash;Mon cousin, affirmai-je avec dignité,
-vous ne me connaissez pas. J'ai renoncé à
-mon nom, dès je vous ai su au pouvoir. Il n'y
-a plus de Bicorne de la Cellambrie. Je m'appelle
-Emmanuel Rocaroc&mdash;pour vous servir.</p>
-
-<p>&mdash;Ça, c'est bien! c'est très bien. Vous
-n'êtes plus mon parent. J'ai le droit de m'occuper
-de vous et de te tutoyer. Je parie que tu
-as besoin d'argent. J'ai gagné, pas?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, monsieur le ministre, tu as gagné.
-Moi aussi. J'ai besoin d'argent pour rembourser
-un brave homme qui m'a obligé.
-Une misère: trois mille francs...</p>
-
-<p>&mdash;Trois mille francs! Tu nous crois donc
-millionnaires?</p>
-
-<p>&mdash;Qui, nous?</p>
-
-<p>&mdash;L'État, imbécile! L'État que je suis,
-quoique indigne!...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">[Pg 104]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Millionnaire ou non, il me faut trois
-mille francs.</p>
-
-<p>&mdash;Tu me fais trembler. Tu les dois à l'Allemagne?
-Non? Alors à qui?...</p>
-
-<p>&mdash;Un brave homme, Charles, un très brave
-homme. Il a fait un effort surhumain. Il n'a
-que son traitement pour vivre!...</p>
-
-<p>&mdash;Un fonctionnaire! Bien! Son nom? Je le
-révoque!</p>
-
-<p>&mdash;Il ne dépend pas de toi. Je l'ai rencontré
-sur le bateau.</p>
-
-<p>&mdash;Pas sa place. Un gouverneur des colonies,
-n'est-ce pas?</p>
-
-<p>&mdash;Non. Directeur d'établissements pénitentiaires.
-Mais il n'est tout de même pas à sa
-place. Tu devrais lui faire obtenir un avancement,
-en France,&mdash;et la rosette.</p>
-
-<p>&mdash;Et trois mille francs! Tu n'es pas cher
-à acheter.</p>
-
-<p>&mdash;C'est entendu, oui? Il s'appelle M. Sylvestre
-Capucino.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">[Pg 105]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Capucino! tu te mets bien! Une retraite
-pour tes vieux jours... Non, au fait, puisque
-tu le rapatries... Je le connais. Je lui dois de
-l'argent, moi,&mdash;oh! c'est vieux!&mdash;pour un
-journal bien mort. C'est bien pour toi que...</p>
-
-<p>&mdash;Merci, pour lui. Si tu savais à la suite de
-quelles circonstances j'ai rencontré ce citoyen...
-C'est tout un roman.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'aime pas les romans...</p>
-
-<p>&mdash;Depuis que tu n'en fais plus. Merci tout
-de même.</p>
-
-<p>&mdash;N'en jette plus. Je t'emmène à la boîte,
-pas?</p>
-
-<p>J'eus un petit frisson, entre mon épingle et
-ma cravate. La boîte... J'eus peur que Charles
-fût plus Brutus l'Ancien que nature... La
-boîte... Pour un repris de justice, ça a un
-sens.</p>
-
-<p>&mdash;Je t'emmène à la boîte, continua Charles,
-pour te donner ton sale argent. Par contre,
-tu me mettras par écrit ce que tu veux,<span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">[Pg 106]</a></span>
-en articles non monnayés, pour ton protégé.
-Allons! Ouste! La cocarde et le grelot sont en
-bas!</p>
-
-<p>Mon cher Directeur, je ne grossirai pas
-cette lettre trop longue de toutes les plaisanteries
-et autres observations dont mon
-cousin Charles meubla les coussins d'une
-voiture officielle: vous l'avez connu, Charles,
-au temps de ses luttes et de ses glorieux revers:
-c'est Robespierre et c'est Vautrin, c'est
-Gaudissart et Richelieu, c'est Marat dandy et
-peigné, c'est Fouquet et Napoléon. Il me parla
-fort peu de vous.</p>
-
-<p>&mdash;Rocaroc, clamait-il, Rocaroc! Tu aurais
-dû me laisser ce pseudonyme, à moi! Ce
-n'est pas un nom, c'est une déclaration ministérielle,
-c'est une proclamation, un défi,
-une menace! Rocaroc! Tiens! je ne t'ai jamais
-tant aimé! Tu vois ces jardins, ces murs, ces
-hôtels, ces perrons, ces portes qui ont une
-défiance à triples gonds, à verrous de sûreté?<span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">[Pg 107]</a></span>
-Je dirais: «C'est le ministre», on n'ouvrirait
-pas.&mdash;Rocaroc!» ça ne s'ouvre pas, ça
-bée, ça s'offre, ça se donne! Ah! poète! frappe
-à ces portes, de ton nom, de ton nom tout
-seul, à la volée, et tu auras l'argenterie, les
-filles, les femmes, les tableaux de famille et
-les enfants à la mamelle! Rocaroc! Paris serait
-à toi si... si toi, c'était moi.</p>
-
-<p>&mdash;Si tu veux mon nouveau nom? je te le
-donne.</p>
-
-<p>&mdash;Et moi, je te donne mon portefeuille,
-pas? Je suis trop connu: on s'apercevrait de
-la substitution! Hélas! N'en parlons plus. Du
-reste, tel quel, je fais de la besogne!</p>
-
-<p>Nous étions arrivés. Charles entrait dans
-l'antre du silence. Il passa comme dans une
-ville prise et déjà passée au fil de l'épée. Une
-seconde après, le chef-adjoint du cabinet,
-M. Lemuet, m'apportait mes trois mille francs,
-sans un mot. Le ministre avait déjà oublié
-ma présence. Il avait foncé comme un sanglier<span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">[Pg 108]</a></span>
-dans ses paperasses et signait, sabrait,
-surchargeait, à coups de boutoir. Nous déjeunons
-ensemble la semaine prochaine. Et
-Charles, <i>in fine</i>, me charge tout de même
-pour vous de ses plus amicaux souvenirs.
-C'est peut-être lourd: je m'en débarrasse tout
-de suite. Il ne me reste qu'à vous exprimer
-une fois de plus, en attendant mieux, ma reconnaissance
-vivante et active. Je vous récrirai
-avant d'avoir de vos nouvelles. J'ai hâte
-de clore cette lettre pour avoir la satisfaction
-de me dire, avec émotion, votre très sincère
-et très indigne serviteur.</p>
-
-<p>
-Feu B. de La C.»<br />
-</p>
-
-<p>Le diable soit des bureaux de poste et des
-employés qui y sévissent! En recommandant
-mon envoi, je n'avais oublié que mon nom.
-Heureusement, il me revint à temps. Il ne me
-manquait plus que l'adresse. Au fait, j'étais
-sans domicile! Les rigueurs administratives<span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">[Pg 109]</a></span>
-veulent vous dégoûter d'être honnête homme
-et de prendre à cœur de payer ses dettes avant
-même d'avoir pris un lit dans un hôtel et de
-s'être débarbouillé. J'élus domicile au ministère
-de mon cousin, tout simplement. On
-peut aussi bien être chez soi dans un ministère
-que chez un notaire ou un huissier. Et
-cette vexation me fit sourire un peu plus,
-après. Ça complétait le paysage. Paris, Paris,
-tu es le propre de l'homme, le rire!&mdash;l'univers
-aussi, d'ailleurs!...</p>
-
-<p>Rien n'est tel, en vérité, que de revenir
-d'un long voyage pour avoir les plus grandes
-surprises, en moins, à contre-coup, le choc
-en retour, quoi! Ah! Ah! les belles pudeurs
-de mon adolescence, ah! ah! mes belles terreurs,
-ah! ah! mes respects! Que c'est loin!
-que c'est loin! Tout ça est à prendre, Paris et
-le reste du monde! Mon brave cousin Charles,
-tu m'as fait sourire toi-même. Je n'ai pas
-besoin d'être ministre, moi, pour être sûr de<span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">[Pg 110]</a></span>
-mon pouvoir... Les rues me semblent maintenant
-plus larges et plus à moi. Je suis empereur
-et roi! j'existe. Il me suffit d'un tout
-petit faux, qui sera à jamais ignoré, pour redevenir
-citoyen, électeur, éligible! Je ne daigne.
-J'ai sur moi plus de douze cents francs, dont
-neuf cent quatre-vingt-sept d'argent bien
-français... Vive la France! Vive Paris! Et
-maintenant, à nous deux!»</p>
-
-<p>
-B. R.<br />
-</p>
-
-<p>... Il était un peu plus de onze heures. Le
-boulevard, tout bleu, tout blême, tout roux et
-tout roide, flambait, étendard en longueur,
-sous un soleil endormi par sa propre chaleur.
-Un monsieur, assez jeune, assez anglais, s'assit
-à une table du café du Coadjuteur et demanda
-une absinthe pure. La terrasse était dans toute
-sa gloire. Les éclats de voix de quelques littérateurs
-et artistes faisaient un paravent de paradoxes
-de tout repos et de rosseries innocentes
-aux chuchotements d'affaires, aux injures<span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">[Pg 111]</a></span>
-atroces et aphones, aux menaces entre haut et
-bas des marchands d'espoirs monnayés, de
-leurs agents et de leurs peu intéressantes victimes.
-De-ci, de-là, des étrangers qui se ressemblaient,
-d'un continent, à l'autre, gobaient
-leur interminable chocolat ou leur café-crème
-éternel. Les garçons, inutilement hélés, fiévreusement
-sourds et impassibles, promenaient,
-en bâillant de dégoût, leurs ventres de
-notaires sans tache, leurs tabliers souillés de
-sacrificateurs et leurs mufles de consuls de la
-décadence, un peu trop gavés de murènes.
-Les soucoupes jonglaient avec des sous, des
-plateaux et des pièces décimales. Les carafes
-frappées changeaient de table, avarement, et
-des mendiants, les pattes et la voix cassées,
-alternaient, sur le devant du théâtre, un peu
-en dehors, avec des camelots insinuants qui
-offraient des merveilles, cependant que, en bordure,
-à toute gueule, à toutes jambes, les vendeurs
-de journaux faisaient prendre un galop<span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">[Pg 112]</a></span>
-d'essai à des nouvelles trop stridentes et aux
-scandales les plus désordonnés. De la prose,
-en bâton, se roulait, se déroulait, entre les
-mains tremblantes des clients. On lisait, on se
-cachait, on s'éventait.</p>
-
-<p>Tout-à-coup, l'un des plus notables commerçants
-en promesses donna&mdash;une seconde&mdash;les
-signes de la plus noire agitation. Il se
-pencha vers son vieux complice Laurageay et
-murmura:</p>
-
-<p>&mdash;Là! là! tu ne vois pas? Non! pas la petite
-blonde! celui-là!</p>
-
-<p>&mdash;Qui donc, mon petit Bihyédout, cet
-English? Un pigeon?</p>
-
-<p>&mdash;Heu! heu! peut-être! reprit Bihyédout
-qui s'était ressaisi. Tu m'excuses une minute,
-vieux? J'ai à parler au type!</p>
-
-<p>Il s'avança, se coula entre les guéridons
-ou son ventre laissait à chaque fois, non
-sans la reprendre, une coulée de graisse et
-aborda:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">[Pg 113]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Bonjour, monsieur... Je ne me trompe
-pas, n'est-ce pas?</p>
-
-<p>&mdash;Pardon, vous vous trompez, monsieur.
-Mais asseyez-vous!</p>
-
-<p>&mdash;Voyons! pas de blague, c'est bien moi!
-mais c'est bien toi?...</p>
-
-<p>&mdash;C'est moi, Emmanuel Rocaroc, ingénieur
-civil. Et toi?</p>
-
-<p>&mdash;Pascal Bihyédout, usurier. Tu as besoin
-de fonds, pas?</p>
-
-<p>&mdash;Merci. Nous en reparlerons. Content de
-te revoir, en attendant.</p>
-
-<p>&mdash;Moi aussi. Mais si, si! content! Ce que je
-t'ai pleuré, vieux!</p>
-
-<p>&mdash;Moi pas. Tu n'as jamais été très sympathique,
-là-bas!</p>
-
-<p>&mdash;Là-bas! Chut, malheureux! Tu veux
-nous perdre. Là-bas!...</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! quoi? là-bas, c'est vague, c'est
-vague, c'est partout&mdash;et ailleurs!</p>
-
-<p>&mdash;Non! vois-tu, mon cher, ici, dans ce<span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">[Pg 114]</a></span>
-coin-ci, la plupart des gens peuvent sortir
-sans leurs bonnes, mais, de temps en temps
-aussi, ils peuvent sortir&mdash;et rentrer&mdash;avec
-deux sergents de ville ou deux gendarmes.
-Alors, là-bas!... C'est terriblement précis.</p>
-
-<p>&mdash;Ça n'empêche pas que tu n'étais pas
-très aimé. Que prends-tu?</p>
-
-<p>&mdash;Je suis servi. Tiens! à cette table! Veux-tu
-que je te présente?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne veux pas augmenter le cercle de
-mes relations. Merci.</p>
-
-<p>&mdash;A propos de cercle, tu déjeunes avec moi,
-au moins? Au cercle? C'est là, à côté. Nous
-serons en tête à tête. On causera gentiment.</p>
-
-<p>&mdash;J'y consens avec bienveillance. Histoire
-de me laver les mains.</p>
-
-<p>&mdash;Tu as de nouvelles taches de sang?</p>
-
-<p>&mdash;Farceur! Je ne fais que descendre du
-train et du ministère.</p>
-
-<p>&mdash;Faire viser ta résidence, ou poser ta
-candidature?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">[Pg 115]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Toucher de l'argent, mon ami.</p>
-
-<p>&mdash;Tu n'es pas si bête!</p>
-
-<p>&mdash;Mais je l'ai déjà expédié.</p>
-
-<p>&mdash;Idiot! Triple idiot! Envoyer de l'argent!</p>
-
-<p>&mdash;Tiens! Mais toi? Je croyais que tu en
-vendais.</p>
-
-<p>&mdash;Moi? je vends de l'argent, à crédit.
-C'est un sujet de conversation, une attitude,
-une couverture, une contenance. Usurier? je
-ne sais même pas ce que c'est. Mais je
-m'abrite derrière un délit caractérisé pour
-n'être pas soupçonné d'autres crimes et délits,
-je me calfeutre dans le mépris public. Un usurier!
-On passe. On ne s'arrête pas. C'est une
-bête, une sale bête, cataloguée. Quand on en
-a besoin, on échange des chiffres à bout
-portant. Quand on n'en a pas besoin, on ne
-salue pas. Ça ménage les chapeaux. La police
-ne s'occupe pas de vous. Le parquet attend
-des plaintes pour agir&mdash;ou ne pas agir. Les
-meilleurs déguisements sont les plus bas.<span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">[Pg 116]</a></span>
-Connais-tu l'histoire de Fiérabras de Saintorgueil?</p>
-
-<p>&mdash;Fiérabras de Saintorgueil? J'ignore assez
-généralement...</p>
-
-<p>&mdash;C'était un général, en effet. Le général
-Fiérabras était, comme son nom l'indique,
-dévoré de la maladie de l'énergie et de la domination.
-Il fit un <i>pronunciamento</i>, comme
-tout le monde,&mdash;et le fit mal. Quand des centaines
-de ses partisans eurent payé de leur
-tête&mdash;lisez de douze balles à travers le corps,
-par personne&mdash;l'honneur d'avoir été sous
-ses ordres, il se sentit mordu du désir de les
-venger et de prendre sa revanche lui-même.
-Ça le conduisit à tenir à sa peau. Il maudit
-sa popularité traîtresse et sa vanité qui remplissait
-l'univers de ses portraits à pied, à
-cheval, en auto, en uniforme, en civil, couronne
-en tête, etc., etc. Mais c'était un conspirateur
-et un homme d'action, <i>un homme</i>.
-Toutes ses retraites étaient éventées. Il songea<span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">[Pg 117]</a></span>
-au seul refuge sûr de cette époque: ce n'est
-plus l'église, c'est la prison. Mais la prison,
-on en sort, malheureusement. Et après...
-Fiévreusement, il mit la hausse à son génie,
-et sourit. Une heure après, il était sous les
-verrous. Mais comment! Un pauvre diable
-minable venait de se faire coffrer sous la ridicule
-inculpation de grivèlerie. Filouterie d'aliments,
-rue de l'Homme-Armé. Un litre à
-douze, une douzaine de petits gris, la soupe
-et le bœuf, un livarot, un verre de jus et un
-petit de raide, il n'y en avait pas pour quarante
-sous,&mdash;ou tout juste. L'homme avoua
-qu'il se nommait Léopold Vanpeerogyn, né à
-Anvers, déjà condamné. On le mensura par
-dessous la jambe, on le photographia à la
-flan: il ne valait pas le collodion de l'anthropométrie.
-On lui octroya deux mois de cellule
-qu'il purgea, allègrement. Après quoi, comme
-il était étranger et que notre belle patrie n'est
-pas assez riche pour nourrir à l'œil les plus<span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">[Pg 118]</a></span>
-timides des escrocs cosmopolites, on prit
-contre lui, dans le tas, un arrêté d'expulsion,
-on le ficela et on le mit à la frontière, à une
-de ces frontières où les plus ardents de ses
-adversaires étaient dévisagés, poil par poil,
-pour que le formidable Fiérabras n'échappât
-point à son supplice et ne menaçât plus les
-institutions, leur jeu et leur gloire. Les gendarmes
-chargés de l'arrêter éventuellement,
-coûte que coûte, saluèrent d'un petit air supérieur
-ceux qui l'expédiaient dare dare: c'est
-une bien piètre corvée que de jeter dehors
-d'humbles condamnés correctionnels,&mdash;presque
-des contrevenants&mdash;pour des hussards
-de la guillotine, armés de pied en cap, et
-cirés à l'œuf, commandés de service pour un
-général de division, un prétendant, un dictateur
-en disponibilité. Ces derniers, l'élite des
-serviteurs de la loi, les protecteurs à aiguillettes
-du régime avaient besoin de tous leurs
-yeux; pourquoi les user en détail sur des<span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">[Pg 119]</a></span>
-imbéciles inoffensifs et d'ailleurs enchaînés.
-«Foutez le camp, dit le brigadier d'escorte à
-son prisonnier et à ses compagnons et qu'on
-ne vous revoie plus! Si l'on vous repince de
-ce côté-ci du poteau, vous n'y coupez pas de
-vos six mois!» M. de Saintorgueil songeait
-à un autre poteau. On ne le repinça pas. Il
-n'est pas encore empereur, mais...</p>
-
-<p>&mdash;Pardon, Bihyédout&mdash;puisque Bihyédout
-il y a&mdash;est-ce que tu ferais de la politique?
-tu crois à ton Fiérabras?</p>
-
-<p>&mdash;Même pas. C'est une image que j'ai
-développée pour t'amuser. Je crains même
-qu'il n'ait pas existé, ce conspirateur, mais il
-me plaît. Je dirai mieux: il me sert à te prouver
-qu'il faut abriter les plus grands desseins
-derrière les plus petits méfaits, les grosses
-canailleries derrière les plus médiocres, les plus
-sinistres intelligences derrière les plus crapuleuses
-stupidités. C'est de la morale en action.</p>
-
-<p>&mdash;En actions? Tu fais de la banque?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">[Pg 120]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Pas encore! je t'attendais!</p>
-
-<p>&mdash;Tu m'attendais? Moi?</p>
-
-<p>&mdash;Toi... ou un autre. Je suis très seul dans
-ma patrie...</p>
-
-<p>A cet instant, graillonneuse, pisseuse et pis,
-les cheveux vert-de-grisés, l'œil tombant en
-une larme habilement éternisée, la lèvre hérissée
-de lèpre et pleurarde, une mendiante
-archi-centenaire éclaboussait de sa prière
-torve, de son moignon, de sa puanteur agile
-la terrasse et l'intérieur du café.</p>
-
-<p>&mdash;Tiens! dit Bihyédout, voici ma marchandise
-et ma clientèle!</p>
-
-<p>&mdash;Tu <i>fais</i> des mendiants? s'étonna Rocaroc.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne suis pas assez romantique. Je les
-<i>refais</i>: c'est tout.</p>
-
-<p>&mdash;C'est un prêté pour un rendu. Tu m'expliqueras
-ça tout à l'heure. Ça m'a donné faim
-de voir demander l'aumône.</p>
-
-<p>Midi commençait à souffler sa férocité sur
-la ville.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">[Pg 121]</a></span></p>
-
-<p>Les filles avaient les hanches plus provocantes,
-rapport au ventre. Les pures,
-parfaites et idéales jeunes filles que mesdemoiselles
-et mesdames leurs mères tenaient
-au bras, comme enchaînées, histoire de
-montrer qu'elles deviendraient tôt aussi flapies
-et aussi hideuses que leurs personnes mêmes,
-crispaient mal, au coin de leur lèvre, leur bâillement
-en cul-de-poule. Les vociférations des
-camelots suaient l'agonie, les aveugles, manchots,
-sourds-muets et culs-de-jatte avaient de
-l'ironie dans tout ce qui leur restait de corps
-en signifiant: «Moi, j'ai de quoi briffer. Et
-toi, mon vieux?» Les employés drapaient dans
-une dignité effrangée et luisante un appétit
-qui sait se cantonner aux hors-d'œuvre, se
-contenir aux entrées, s'apaiser aux entremets
-et mourir, en fanfare, au café sans dessert
-d'un balthazar à un franc dix, cependant que,
-savourant insolemment leur quart de brie sous
-l'innocent baiser du soleil, des tiers de midinettes<span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">[Pg 122]</a></span>
-faisaient valoir qu'elles valaient mieux que
-ça, tout de même, et qu'elles avaient des dents.</p>
-
-<p>La terrasse du café ne s'était pas encore
-vidée. Les usuriers retenaient leurs pâles ou
-rouges clients,&mdash;et inversement. L'espoir et la
-cupidité, le désir de tromper, la joie de torturer,
-c'est le meilleur apéritif. Avec des rires
-gras et des gestes secs, les conversations s'éternisaient.
-Des plaisanteries de commis-voyageurs
-en cartes transparentes répondaient aux
-chiffres des notaires complaisants, histoire de
-n'être pas trop sérieux, de n'être pas dupes et
-de n'être pas trop durs: on réfléchit, à intérêts
-composés, entre deux hoquets. Des camarades
-jouaient, sans enjeu et sans jeu, à qui
-ne paierait pas le premier. Des capitalistes
-honteux, crevant de faim, commandaient un
-nouveau verre pour avoir l'air affamés&mdash;et
-pour cause. Les garçons, gavés depuis deux
-heures, s'ennuyaient seulement d'avoir sous
-les yeux les mêmes figures&mdash;sans tête.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">[Pg 123]</a></span></p>
-
-<p>Bihyédout se décida:</p>
-
-<p>&mdash;Paie! dit-il et foutons le camp! c'est à
-deux pas.</p>
-
-<p>Rocaroc eut un sourire:</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est pas pour l'argent. Mais tes amis?
-Tu ne prends pas congé?</p>
-
-<p>&mdash;Pas si bête! Tu es avec moi. J'ai l'air
-d'avoir mis la main sur une poire. J'ai droit à
-une gratification. Elle suffira pour notre déjeuner,
-nos cigares&mdash;et le reste.</p>
-
-<p>&mdash;Tu as l'œil à tout!</p>
-
-<p>&mdash;Ça console de n'avoir pas l'<i>œil</i> partout!</p>
-
-<p>&mdash;Ou le <i>quart-d'œil</i> quelque part...</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">[Pg 125]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="CHAPITRE_IV" id="CHAPITRE_IV">CHAPITRE IV</a></h2>
-
-<h3>LE DERNIER ENDROIT OÙ L'ON CAUSE.</h3>
-
-
-<p>&mdash;Ça te fait de l'effet de voir des femmes
-ici?</p>
-
-<p>&mdash;Ça me fait de l'effet d'en voir n'importe
-où. Je ne sais par où commencer. Mon Dieu,
-les femelles, les filles, ça va encore! Outre!
-boutre! foutre! Mais les dames, voire les
-demoiselles! Du linge et des égards, c'est
-trop!</p>
-
-<p>&mdash;On te fait grâce des égards. D'ailleurs,
-en cet endroit, les femmes ne sont plus des
-femmes. Ne mâchonne pas ton cigare comme
-ça. On n'aime pas ici, on joue. La revanche!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">[Pg 126]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Tu ne m'avais pas dit qu'on tolérait les
-femmes au cercle.</p>
-
-<p>&mdash;Tolérer? Tu es grossier. On les reçoit et
-elles te reçoivent, toi, veule invité! Elles sont
-membres du cercle. Nous sommes un cercle
-mixte. Plus d'écoles mixtes, mais des académies!
-Et, au fond, si j'ose dire, le législateur
-de passage a eu raison: il n'y a plus de sexe
-en face d'un tapis vert, il n'y a plus que des
-yeux, des gorges qui se ressemblent à force
-d'être sèches et des doigts, des doigts, des
-doigts!...</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne joues pas, toi?</p>
-
-<p>&mdash;Non, je jouis. J'ai à moi le salon de
-lecture, j'y suis maître et seigneur comme un
-chef de gare dans une salle d'attente à jamais
-vide, comme le directeur de la Bibliothèque
-d'Alexandrie, comme le concierge supérieur
-du château de la Belle au Bois dormant. J'ai
-les journaux, les livres, les revues. Je n'ai
-pas besoin de les ouvrir et de les feuilleter:<span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">[Pg 127]</a></span>
-ils me racontent toutes leurs histoires et tous
-leurs secrets. Mais si tu veux des femmes, tu
-en trouveras dans trois quarts d'heure. On a
-le temps de causer. Tu as bien déjeûné?</p>
-
-<p>&mdash;Pas trop mal. Un peu trop. Mais pourquoi
-m'as-tu présenté?</p>
-
-<p>&mdash;A qui? Deux vieux camarades! Ils n'avaient
-pas de place, nous leur offrons un
-coin, à notre petite table, et tu le regrettes!</p>
-
-<p>&mdash;Je ne le regrette pas. Mais songe! un
-général! un préfet!</p>
-
-<p>&mdash;Un préfet! un général! Ne me fais pas
-mourir de rire! Voyons! Es-tu ingénieur
-civil? Suis-je usurier?</p>
-
-<p>&mdash;Mais...</p>
-
-<p>&mdash;Lorsque je ne dis pas, au secrétariat:
-«Le Défrisé des Panoyaux avec le Pépin
-des Épinettes», quand je dis, sans me nommer:
-«Monsieur est mon invité», pourquoi veux-tu
-que de braves gens ne prennent pas des
-titres et des dignités au vestiaire infini de la<span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">[Pg 128]</a></span>
-fantaisie personnelle et de la sottise sans
-nombre? Est-ce qu'on t'a demandé ton casier
-judiciaire?</p>
-
-<p>&mdash;On aurait pu me le demander. Il est
-vierge!</p>
-
-<p>&mdash;Vierge! Compliments! Et ta sœur?</p>
-
-<p>&mdash;Cette saillie ne te rajeunit pas. Enfin, ce
-préfet?</p>
-
-<p>&mdash;C'est un vrai. Ancien sous-préfet provisoire
-de Gambetta en 1870.</p>
-
-<p>&mdash;Ça ne le rajeunit pas non plus!</p>
-
-<p>&mdash;Il n'avait pas l'âge. Ça l'a empêché
-d'être révoqué, pour des faits que je n'ai pas
-à qualifier. Tu devines? Depuis, il n'est plus
-sorti de Paris. Il cherche un poste, dans les
-cercles.</p>
-
-<p>&mdash;Tu me fais trembler. Alors, le général,
-c'est un général de la Commune?</p>
-
-<p>&mdash;Malheureux! Un général de la Commune?
-Mais alors, il serait authentique, archi-décoré,
-retraité avec rappel de solde! On en<span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">[Pg 129]</a></span>
-désirerait, au poids du diamant rouge, des
-généraux de la Commune! Celui-là est général
-parce qu'il le veut bien, dans les journaux:
-c'est l'ancien trompette-major du
-31<sup>e</sup> chasseurs. Mais il a du talent, de l'entregent
-et une rosette de Bulgarie. Maintenant,
-laissons les comparses et parlons de nous,
-veux-tu?</p>
-
-<p>&mdash;Qu'entends-tu par <i>nous</i>?</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! nous deux, toi-z-et moi, moi et toi!</p>
-
-<p>&mdash;C'est que j'aimerais fort à ne rien savoir,
-à être tranquille, à ne pas en f... un coup.</p>
-
-<p>&mdash;Tranchons le mot: tu <i>flanches</i>.</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu! j'ai la veine de revenir à
-Pantruche, en peinard, ne devant rien à personne,
-ne comptant pas pour la préfecture
-de police, libre comme l'air, frais comme
-l'œil. Je n'ai plus soif de rien, pas même d'aventures.</p>
-
-<p>&mdash;Tu as des revenus? un métier dans les
-mains?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">[Pg 130]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Non! mais j'ai de la famille!</p>
-
-<p>&mdash;Laquelle? l'ancienne? la nouvelle? Bicorne
-ou Rocaroc?</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur le Défrisé des Panoyaux, je
-crois que vous êtes évadé...</p>
-
-<p>&mdash;Et vous, monsieur le Pépin de la Cellambrie?</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est pas la même chose. Mais n'auriez-vous
-point intérêt à faire le mort? Moi,
-je suis mort, bien mort! Vous, vous avez
-toujours le souvenir vivant de vos expéditions
-diurnes et nocturnes, de vos déguisements,
-tantôt capitaine de gendarmerie, tantôt procureur
-de la République, commissaire de
-police et inspecteur de la brigade des jeux...</p>
-
-<p>&mdash;C'est pour ça que je suis ici... L'habitude!</p>
-
-<p>&mdash;Ne crâne pas! Tu es très connu, célèbre,
-fameux, légendaire. Tu as la chance d'avoir
-engraissé au bagne. On ne te reconnaît pas.
-Profites-en, mon cher! Du calme!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">[Pg 131]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Tu ne comprends rien à notre époque,
-celle-ci! J'ai eu du génie et de l'audace, pas?
-Fini! rayé! oublié! aboli! L'amnistie de l'incompréhension
-et de l'ignorance! On n'ose
-plus se rappeler. Il ne faut plus que du
-talent, de l'ingéniosité, de la roublardise, de
-la rouerie. Tu hésites? Regarde autour de toi,
-sous toi. Lis ces journaux: tu en verras de
-belles! De braves escroqueries de collégiens,&mdash;de
-collégiens de maisons de correction&mdash;tiennent
-des colonnes et des <i>à suivre</i>, des faux
-de pensionnaires des Quinze-Vingts qui mettent
-les experts sur les dents, des crimes!
-ici, mon vieux, je l'avoue, je ne comprends
-plus! Tu sais ce qu'était le crime pour nous:
-une chose presque sacrée. Quand, par hasard,
-un assassinat ou un simple meurtre n'avait
-d'autre excuse que l'occasion ou l'ivresse, le
-coupable était déshonoré. Eh bien! aujourd'hui,
-on tue pour rien, pas même pour le
-plaisir. C'est machinal, automatique, un<span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">[Pg 132]</a></span>
-réflexe, un caprice, une envie de <i>fille</i> stérile
-et, d'ailleurs, ordinairement, du sexe prétendu
-mâle! Et là-dessus, de la copie, de la copie,
-des photographies du service anthropométrique,
-des vers attribués aux prévenus et
-inculpés, de l'argot de concierges, des couplets
-d'apprentis-camelots et des chroniques
-de tête&mdash;de tête!&mdash;des contes et nouvelles
-inspirés par les faits-divers; les faits-divers
-maîtres souverains des romanciers et des philosophes,
-de l'élite et des foules, les faits-divers
-qui tiennent lieu d'idées générales, de
-catéchisme et de dogme, les faits-divers rédigés
-pour des gens de peu par des hommes de
-rien!</p>
-
-<p>&mdash;Tu vas un peu loin. Les journalistes ne
-t'appartiennent pas!</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce qui m'appartient, alors? Tu
-veux soustraire les honnêtes gens à mon
-appréciation, à mon contrôle? Soit! Trouve-les!
-Toi-même, pauvre enfant, tu n'as pas été<span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">[Pg 133]</a></span>
-sérieux. Ton acte est un des premiers crimes
-ridicules. N'avais-tu pas mieux à faire avant
-d'en venir à l'assassinat avec préméditation et
-guet-apens d'un garçon de recettes? Tu viens
-de m'avouer que tu avais&mdash;encore&mdash;de la
-famille. Tu en avais plus, sûrement, à ce
-moment. Alors?</p>
-
-<p>&mdash;Alors, tu as tort de me parler de cette
-affaire. Sais-tu qui j'ai reconnu tout à l'heure
-parmi tes femelles?</p>
-
-<p>&mdash;Non. Mais je comprends. Cherchez la
-femme...</p>
-
-<p>&mdash;Et vous retrouvez le veau. C'est plus
-neuf. Elle était là!</p>
-
-<p>&mdash;Mon cher, j'ai lu ton procès, crois-moi,
-dès mon retour, avec la plus vive et la plus
-scrupuleuse attention. Tu as été très chic. Tu
-n'as jamais prononcé de nom. Je ne sais rien.</p>
-
-<p>&mdash;Tu n'en sauras pas davantage. Qu'il te
-suffise d'apprendre que je viens de rencontrer,
-sans m'y attendre, mon ancienne, très ancienne<span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">[Pg 134]</a></span>
-maîtresse,&mdash;cause efficiente de mon
-acte et de mon voyage, assez involontaire, aux
-colonies,&mdash;et qui, depuis cet accident, n'a pas
-jugé à propos de me donner de ses nouvelles.
-Elle déjeunait presque en face de nous, avec
-un appétit qui n'avait rien d'affecté ni d'exagéré,
-m'a dévisagé sans avoir l'air de me «remettre»
-et a redemandé du canard au sang
-sans la moindre intention. Du canard au
-sang! J'en ai eu la chair de poule. Ne plus
-même se souvenir, en face de moi, revenant et
-revenant de mauvais aloi, du sang que j'avais
-répandu en son honneur et pas au mien! Du
-canard au sang! Et l'on parle de la voix du
-même nom!</p>
-
-<p>&mdash;Tu parles de la voix du sang! <i>Elle</i> n'était
-pas ta parente.</p>
-
-<p>&mdash;La mère éventuelle de mes enfants!</p>
-
-<p>&mdash;Tu blagues! vieux. On couche, on dort.
-Accoucher, c'est un peu plus dur, tout de
-même. Et qu'est-ce que ça prouve?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">[Pg 135]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Tu veux me citer le mot de Montaigne:
-«Qu'y a-t-il de commun entre mon frère et
-moi, sinon d'être sortis du même trou?» Et
-je ne garantis pas le texte.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne veux rien citer du tout. J'ai été
-trop cité&mdash;où tu sais!&mdash;pour citer. Je suis
-un ignorant,&mdash;et je m'en vante. C'est un titre,
-aujourd'hui. Mais avoir fait des bêtises pour
-une femme, ce n'est pas une raison pour
-qu'elle soit bête. Elle a eu des amants avant
-toi, pour sûr, après toi, certainement. Tu lui
-dois des moments pénibles. Pour elle, elle ne
-te doit rien. Elle a fait son métier de fille, si
-c'est une fille, rempli sa fonction de femme,
-dans tous les cas. Passes! passades! passons!
-Accomplissons notre tâche d'hommes.</p>
-
-<p>M. Bihyédout se tut un instant et tira sur
-son cigare.</p>
-
-<p>&mdash;Il y a peu d'hommes, continua-t-il, il n'y
-a plus que des citoyens. On prend des titres:
-homme de lettres, homme d'honneur, homme<span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">[Pg 136]</a></span>
-de peine, homme de cœur, homme d'esprit.
-C'est un mot qui est démodé, archaïque, prétentieux
-ou avilissant. Je le reprends, nous le
-reprenons: c'est de la reprise individuelle. Je
-ne sais pas si tu as remarqué que les anarchistes
-eux-mêmes n'agissaient plus, pour
-parler, pour bien parler. Ceux que nous
-avons connus là-bas sont ici, tranquilles et
-éloquents à souhait, honnêtes à désespérer les
-prix de vertu les plus honorables, petits saints
-laïques et constitutionnels à mériter les palmes
-académiques. Les criminels sont des fainéants,
-des gens sans métier, de petits jeunes gens,
-des enfants qui font ça comme ils feraient
-autre chose, qui ne savent même pas qu'ils
-sont assassins, qui n'ont pas su qu'ils étaient
-souteneurs, qu'ils étaient filles&mdash;et pis&mdash;et
-moins,&mdash;qui n'ont pas lu les traités de Cicéron
-et autres sur le commencement et la fin du
-bien et du mal, qui ne savent rien et ne
-veulent rien savoir, qui n'ont que leur instinct<span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">[Pg 137]</a></span>
-et un instinct perverti, leurs appétits et leurs
-appétits pervertis, leur courage et leur courage
-perverti, leurs sens et leurs sens invertis pour
-mener la guerre contre la ville et l'humanité.
-Ecoute-moi, mon ami: je veux moraliser
-Paris. Je veux purger la cité de ses taches et
-de ses macules. Je n'ai pas d'ambition; je ne
-suis pas citoyen, pas électeur, pas éligible. Je
-ne suis pas médecin et je veux faire de la médecine
-en gros et en détail: mais je ne soigne
-que les villes, que les capitales; une capitale
-est un chef-d'œuvre: je suis restaurateur, épurateur,
-créateur: je commettrai des crimes
-sacrés, pas de délit: je ne serai ni un assassin
-ni un voleur, un esthète, un esthète pur, le
-dernier esthète!</p>
-
-<p>Rocaroc considéra Bihyédout avec un rien
-d'inquiétude.</p>
-
-<p>Le ci-devant <i>Défrisé des Panoyaux</i> eut un
-rire d'orgueil.</p>
-
-<p>&mdash;Tu me regardes! dit-il. Je suis gros et<span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">[Pg 138]</a></span>
-j'ai l'air commun. Si j'étais seulement sous-secrétaire
-d'État aux Beaux-Arts, tu n'y ferais
-pas attention. En outre, je suis un criminel. Et
-Néron? n'était-il pas gros? N'était-il pas criminel?
-d'après l'opinion, d'ailleurs, des gens
-qui lui ont pris sa bonne renommée, son trône
-et son existence? La goût de la beauté est incompatible
-avec la beauté physique&mdash;ou c'est
-du plus bestial égoïsme,&mdash;avec la grâce personnelle&mdash;ou
-c'est d'une prétention écœurante,&mdash;avec
-l'amour plastique même&mdash;ou
-c'est de la passion la plus intéressée. Jusqu'à ces
-derniers temps, n'est-ce pas? on aimait une
-femme parce qu'on était un homme. Eh bien!
-il faut aimer la beauté en supposant, en présupposant
-que vous êtes laid. Et si j'adore
-Paris, c'est que je ne suis pas Parisien et que
-j'ai ou aurais toutes les raisons d'être ailleurs.</p>
-
-<p>Mais excuse-moi. On m'appelle.</p>
-
-<p>Deux <i>gentlemen</i> faisaient ce qu'on est convenu
-de nommer, en matière de cirque, la plus<span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">[Pg 139]</a></span>
-tragiques des <i>entrées</i>. La pâleur du premier,
-mate, plissée et orageuse donnait de l'expression
-à la pourpre terne et figée de son acolyte.</p>
-
-<p>&mdash;Encore <i>fauchés</i>? demanda Bihyédout.</p>
-
-<p>D'une claque savante, le monsieur pâle
-assura sur ses cheveux plaqués un chapeau
-absent. Puis, simple:</p>
-
-<p>&mdash;Quand je reficherai les pieds dans cette
-boîte! fit-il.</p>
-
-<p>L'individu apoplectique ne poussa qu'un
-hurlement:</p>
-
-<p>&mdash;Rrroubrouhihihaha!</p>
-
-<p>&mdash;Toujours les mêmes! remarqua gentiment
-Bihyédout. Toujours les mêmes! Perdu
-combien? Quelle habitude!</p>
-
-<p>&mdash;Perdu! Pas perdu! C'est nous qui sommes
-perdus! Ratiboisés! Scalpés, vivisectés, incinérés,
-déterrés, vampirés, foutus, quoi!</p>
-
-<p>&mdash;Rrrangrougroupfft! pfft! uuit!</p>
-
-<p>&mdash;Combien? demanda Bihyédout, sans
-émotion.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">[Pg 140]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Des mille! des millions de milliasses de
-millions!</p>
-
-<p>&mdash;Voulez-vous cent sous... à vous deux?</p>
-
-<p>&mdash;Caramba! vous gâtez le métier! Mort de
-ma vie!</p>
-
-<p>&mdash;Quel métier? le métier d'usurier ou celui
-d'emprunteur?</p>
-
-<p>&mdash;Vous aurez toujours le mot pour rire!
-Voyons! ne faites pas le méchant! Marchez, au
-moins, du louis tout rond?</p>
-
-<p>&mdash;A combien de jours?</p>
-
-<p>&mdash;<i>A perpète!</i></p>
-
-<p>Du coup, en affectant de sourire, l'ex-Défrisé
-des Panoyaux lâcha un billet de cinquante francs.</p>
-
-<p>&mdash;Chouette, papa! dirent les pontes, en
-disparaissant.</p>
-
-<p>&mdash;Vois-tu, continuait un instant plus tard
-M. Bihyédout, ça n'a l'air de rien, cet <i>A perpète!</i>
-et c'est plus fort que moi! ça me ferait faire
-n'importe quoi! ça me ferait croire que je me
-souviens et que j'ai peur. Et toi?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">[Pg 141]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Oh! moi, pfft! Je suis paré! Mais que
-sont ces gens?</p>
-
-<p>&mdash;Ces gens-là? Tu me fais rigoler et j'en
-avais besoin! Ces gens-là, c'est Le Reste!</p>
-
-<p>&mdash;Tous les deux?</p>
-
-<p>&mdash;Eh oui, bêta, Le Reste à mille têtes! As-tu
-oublié <i>Cinna</i>:</p>
-
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé!<br /></span>
-</div></div>
-
-<p>Tu en as vu un morceau, une élite! Il ne
-se présente pas; il s'impose; il ne supplie
-pas: il réclame; il ne mendie pas, ne menace
-même pas: il se fout de vous!</p>
-
-<p>&mdash;J'ai vu, continuait Rocaroc.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, ça ne te dégoûte pas? Tu trouves
-ça bien? Tu n'éprouves pas le désir, le besoin
-de supprimer ces gens-là?</p>
-
-<p>&mdash;Non! je n'ai pas, je n'ai jamais eu d'ambition.</p>
-
-<p>&mdash;Ambitieux! Tu ne veux pas être comme
-tout le monde! Mais c'est la seule chose qu'on
-possède pour rien, l'ambition! Enfin voici: tu<span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">[Pg 142]</a></span>
-as beau avoir fait peau neuve, tu as besoin de
-songer à ta peau et de nourrir ton homme.
-As-tu un métier dans les mains? As-tu des
-revenus? Tu as des parents insouciants qui
-deviendront méfiants et qui te renverront là-bas...
-tu sais. J'exagère? Oui j'ai un optimisme
-exagéré: ils ne te rendront pas au bagne,
-ils te feront crever de faim,&mdash;s'ils ne te font pas
-assassiner. Alors? tu ne réponds pas? Alors,
-je parle pour toi: il faut assassiner toi-même&mdash;ou
-plutôt faire assassiner!</p>
-
-<p>&mdash;Assassiner, répétait Rocaroc! Assassiner!
-Encore! Toujours! Assa...</p>
-
-<p>&mdash;As-tu pesé la ressemblance qu'il y a entre
-ces deux mots: assassiner et assainir? Tu
-me comprends maintenant: tu frémis! Oui,
-je veux assainir Paris. La médiocrité et le
-néant se sont associés pour fonder des mutualités,
-la Mutualité! Je fonde, avec toi, l'<i>Anti-mutualité
-individuelle</i>, l'A. M. I., l'Ami, quoi!
-Les mendiants, les parasites, les <i>tapeurs</i><span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">[Pg 143]</a></span>
-déshonorent et encombrent la Cité, les boulevards,
-la ville et la vie: je fonde, avec toi, la
-<i>Ligue pour l'extinction pratique du paupérisme
-professionnel</i>! Nous tuerons les gouapes et les
-faux aveugles,&mdash;les vrais aussi. Pas de risques.
-Le suicide est évident dans tous les cas: ou
-bien ces êtres ont de l'argent, nous le râflons:
-la misère entre avec nous, s'avère éternelle,
-criminelle et fatale, ou bien elle était là avant
-nous et nous n'avons fait que suppléer au
-courage de malheureux, condamnés tôt ou
-tard à une destruction prétendue volontaire.</p>
-
-<p>&mdash;Permets-moi de te dire que tu parles fort
-mal.</p>
-
-<p>&mdash;Agissons. Tu t'en prends à la forme:
-c'est que tu n'as rien à reprendre au fond.
-Autre chose. Nous nageons, nous sombrons
-en plein socialisme anarchique. Nous, c'est&mdash;ou
-ce sont&mdash;les autres. Crois-tu que ça fasse
-plaisir à tout ça, les autres? Donc nous,&mdash;cette
-fois-ci, nous, c'est nous, nous deux,&mdash;nous<span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">[Pg 144]</a></span>
-fondons une <i>Banque de protection sociale
-et d'action anti-collectiviste</i>, B. P. S. A. A. C.</p>
-
-<p>&mdash;Et les fonds? Et les obligations? Et les
-actions?</p>
-
-<p>&mdash;Les actions? Elles sont dans le titre, au
-singulier. Les obligations? Nous obligerons.
-Les fonds? Fondons?</p>
-
-<p>&mdash;Mais pourquoi t'adresser à moi? Ne
-jouons-nous pas à un jeu déjà ancien, celui
-des Cent et un Robert Macaire?</p>
-
-<p>&mdash;C'est toi Bertrand, alors? Rassure-toi:
-il y en a encore beaucoup, il y en a trop. En
-fait de Macaire, il n'y a plus que des pommes
-Macaire. Et il nous faut des <i>poires</i>.</p>
-
-<p>&mdash;Comme tu es vulgaire, mon pauvre ami!</p>
-
-<p>&mdash;Tu viens de dire le mot de la situation.
-C'est parce que je suis vulgaire&mdash;et je m'en
-vante&mdash;que je ne puis me mettre à la tête
-des immenses entreprises que tu sais. Il faut
-un homme distingué. Je suis, en outre, un
-gros garçon frivole qui s'amuse de tout, même<span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">[Pg 145]</a></span>
-de ses projets et qui a besoin d'être gai parce
-qu'il ne l'a pas toujours été. Toi, je t'ai auné
-et jaugé; tu as de l'étoffe. Ne m'empêche pas
-d'exercer mon métier pour la première fois,
-mon métier d'usurier: je te prête des idées.</p>
-
-<p>&mdash;Je réfléchirai, murmura plaintivement
-Rocaroc.</p>
-
-<p>&mdash;C'est tout réfléchi: tu acceptes! éclata
-gaîment Bihyédout.</p>
-
-<p>A ce moment, une entrée en bourrasque fit
-voler les journaux, les revues, les buvards,
-les encriers: une trombe d'hommes bourrus
-et noueux, les poings en avant...</p>
-
-<p>&mdash;La police! murmura le Défrisé, un peu pâle.</p>
-
-<p>Les intrus allaient plus avant, gardant les
-issues de la salle des jeux; de nouveaux venus,
-de mains fébriles et inexpertes ouvraient
-des brochures... Un monsieur s'avança, avec
-une nuance de dignité, se déboutonnant pour
-donner de l'air à une écharpe microscopique.
-Bihyédout s'était levé.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">[Pg 146]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Le commissaire de police! jeta-t-il comme
-une présentation.</p>
-
-<p>Le magistrat se tourna vers l'ancien forçat,
-souriant:</p>
-
-<p>&mdash;Soyez tranquille, messieurs, vous ne
-jouez pas ou vous ne jouez plus. Je ne suis ici
-que pour la <i>Faucheuse</i>!</p>
-
-<p>&mdash;La Faucheuse? répéta, très ému, Rocaroc.</p>
-
-<p>&mdash;Tiens! dit le commissaire, vous ne savez
-pas? Vous êtes membre du cercle?</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur, répondit majestueusement
-Bihyédout, m'a fait l'honneur d'accepter à déjeuner.</p>
-
-<p>Et, congédiant le fonctionnaire, il ajouta,
-sincèrement:</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur est avec moi!</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">[Pg 147]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="CHAPITRE_V" id="CHAPITRE_V">CHAPITRE V</a></h2>
-
-<h3>UNE CRÉMAILLÈRE DE PENDABLES ET DE PENDUS</h3>
-
-
-<p>La plupart des propriétaires, concierges ou
-gérants des immeubles du <i>boulevard</i> ont été
-pris, depuis quelques années, d'une manie
-singulière: le besoin de changer de figures.
-Le mot <i>manie</i> a ici tout son sens, antique et
-complet: je veux parler de folie furieuse. Aux
-estimables et prudents commerçants qu'ils
-avaient le lucratif honneur de posséder comme
-locataires, les personnages de rangs divers
-que je viens de citer substituèrent des mannequins
-habillés de vitrines, des effigies photographiques
-sous verre, des cinématographes
-pour aveugles, des phonographes à crever le<span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">[Pg 148]</a></span>
-tympan des sourds, des bars à deux sous et
-des tripots à sous-sol.</p>
-
-<p>C'est dans un de ces <i>logements</i> que nous retrouverons
-nos héros ou, du moins, deux de
-nos héros: Rocaroc et Bihyédout,&mdash;puisque,
-d'ores en avant, il nous faut leur prêter ces
-noms.</p>
-
-<p>Ils ne sont pas seuls. Un sourire de bienvenue
-crispe leurs lèvres à l'arrivée de leurs
-invités des deux sexes. On inaugure la <i>Banque
-anti-collectiviste</i>.</p>
-
-<p>&mdash;La première banque, a dit Rocaroc, où
-il n'y aura pas que les écus qui dansent.</p>
-
-<p>&mdash;Vous n'êtes poli ni pour vos actionnaires,
-ni pour vos dépositaires, ni pour vos
-invités, ont répondu la plupart de ses interlocuteurs,
-dans les cafés, brasseries et autres
-cercles...</p>
-
-<p>&mdash;Je vous invite, a répondu simplement
-notre héros.</p>
-
-<p>Et c'est ainsi qu'il a une aussi compacte<span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">[Pg 149]</a></span>
-assistance&mdash;d'élite. On a mangé. On a bu. On
-a fumé. On a bu à nouveau. De cigares en cigares,
-de verres en verres, on est arrivé aux
-cithares et aux tziganes, aux lautars et aux
-czardas. Avec des mines rougissantes de
-communiantes apoplectiques, des demoiselles
-quadragénaires acceptent les ailerons de gigolos
-de cent ans et de quelques pigeons, dont
-la fatalité a fait, hélas! avec l'âge, autant de
-vautours à la petite semaine et de gypaètes
-dévorants,&mdash;à l'occasion.</p>
-
-<p>&mdash;Le général Tabarol!</p>
-
-<p>&mdash;Son Excellence le ministre de l'...</p>
-
-<p>&mdash;Je te demande pardon, interrompt le
-citoyen Bicorne, en se précipitant au-devant
-de son ex-cousin. Et, désignant une suite aussi
-imposante que distinguée, il ajoute, avec ce
-sourire plissé et terrible qui est tout lui:</p>
-
-<p>&mdash;Pas de présentations, hein? Ces Messieurs
-sont avec moi. Je puis te le dire à toi
-qui es un bon fieu: c'est du secrétaire d'État,<span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">[Pg 150]</a></span>
-du sous-secrétaire, du président, du vice-président,
-du questeur, du comité, de la sous-commission,
-du législateur en chef et du budgétivore
-en grand. C'est, en plus, de l'incognito
-majeur et de la rigolade. On boit,
-ici?</p>
-
-<p>&mdash;A la disposition de vos...</p>
-
-<p>&mdash;Te tairas-tu? Mais fichtre! Comme c'est
-chic! Des lustres, des meubles, des objets
-d'art! Du métal! Des capitaux!</p>
-
-<p>&mdash;Nous sommes polis. Nous les attendons.</p>
-
-<p>&mdash;C'est imprudent&mdash;et superbe. Tu ressembles
-au gouvernement.</p>
-
-<p>&mdash;Ça tient de famille. Mais j'ai compté sur
-toi.</p>
-
-<p>&mdash;Merci. Merci non! Tes invités sont magnifiques.
-Je n'ai amené avec moi ni le préfet
-de police, ni le chef de la Sûreté. Tu les
-excuseras... Tes invités aussi...</p>
-
-<p>&mdash;On a le temps de se revoir. Du champagne?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">[Pg 151]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Moi, je ne prends jamais rien. Mais ces
-messieurs...</p>
-
-<p>&mdash;Mon cher Bihyédout, occupe-toi donc
-de ces messieurs.</p>
-
-<p>&mdash;Bihyédout? Un joli nom de poète? Ton
-associé?</p>
-
-<p>&mdash;Mon ami. C'est un amoureux: il aime
-les chiffres.</p>
-
-<p>&mdash;Mais il n'aime pas les nombres ou le
-nombre. Toi non plus, à en croire ton étiquette:
-<i>La Banque anti-collectiviste!</i> En ce moment!
-C'est du délire! C'est immense!</p>
-
-<p>&mdash;N'est-ce pas? Au fond, tu n'es pas partisan
-non plus...</p>
-
-<p>&mdash;Partisan, moi? J'ai toujours été partisan.
-C'est pour cela que je n'aime pas beaucoup
-ces mots: lutte de classes (ç'a l'air d'un nom
-noble, et j'ai horreur de la particule) ou <i>Révolution
-sociale</i>: ç'a l'air d'un nom de compagnie
-d'assurances,&mdash;une compagnie qui
-assurerait le néant. Prolétariat, confédération,<span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">[Pg 152]</a></span>
-syndicat, sous-agent, cessation du travail,
-c'est barbare, pédant, classique et bas:
-fi! pfft!</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne dirais pas cela à la tribune?</p>
-
-<p>&mdash;Ni ailleurs. Je te dis ça, à toi. Ce n'est
-rien. Toi non plus.</p>
-
-<p>&mdash;Bien! A propos, as-tu songé à mon ami
-Capucino?</p>
-
-<p>&mdash;Capucino?... Capucino?... Attends un peu:
-j'ai de la mémoire... Ah! oui! Capucino, gouverneur
-des colonies, ou à peu près... Directeur
-d'un pénitencier... Il veut la rosette...
-Oui... oui... Il t'a rendu service... Ce sera
-fait... Et je te fiche mon billet que c'est bien
-pour toi... A propos, ne m'as-tu pas laissé
-entendre qu'un peu de galette...</p>
-
-<p>&mdash;Excellence!... Excellence!...</p>
-
-<p>&mdash;Oh! entre nous! Au reste, j'ai un service
-à te demander.</p>
-
-<p>&mdash;Tu es bien bon!</p>
-
-<p>&mdash;Attends! Tu m'as, peu ou prou, parlé<span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">[Pg 153]</a></span>
-de bagne. Si! Si! Au sujet de ce Cabocino,
-Caputimo, Capucino! Eh bien! Si tu faisais
-un journal, un journal politique, littéraire,
-financier, économique et commercial. J'ai le
-titre: <i>Le Forçat honoraire!</i> Ça ne t'amuse pas?
-ce n'est pas farce?</p>
-
-<p>Rocaroc n'avait, en cet instant, aucun goût
-pour la farce. Il restait figé. Le ministre poursuivait:</p>
-
-<p>&mdash;Comprends-moi. Ce n'est pas un journal:
-c'est un brûlot: ça me connaît. J'ai des ennemis,
-des tas d'ennemis, des monceaux, des
-galères pleines. Je te demande d'en prendre
-un, entre autres, par semaine, de le mettre
-au pilori, en costume, bonnet et chaîne, en
-toute lumière d'ignominie, de l'attacher, de
-le fustiger, d'en faire un homme perdu, déshonoré,
-fini, anéanti, tranchons le mot, un
-grotesque. Au reste, je me charge de l'article&mdash;et
-du dessin: tu n'auras qu'à signer&mdash;ou
-à faire signer!...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">[Pg 154]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Tu m'offenses: je suis littérateur, moi
-aussi, et homme d'État&mdash;à mes heures<a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a>.</p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a> On lira, je l'espère, dans quelques mois, un <i>Rocaroc,
-homme politique</i>, qui... Mais ne nous faisons pas
-de réclame.</p></div>
-
-<p>&mdash;Tiens! tiens! Enfin, c'est dit, c'est entendu?</p>
-
-<p>&mdash;Tu vas un peu vite. Sais-tu ce que c'est
-que ma banque?</p>
-
-<p>La langueur ululée, savante et sauvage, les
-crissements pâmés et les cris allongés des
-tziganes, toute la volupté en poudre&mdash;en
-poudre noire, en feu qui couve et qui jaillit&mdash;de
-ce qu'on appelle valse lente, cette musique
-pour chattes et pour chats, féline, câline,
-hypocrite, meurtrière, cette harmonie
-ensommeillée et à griffes, ces croppetons de
-mélodie, de difficultés jouées, de facilité
-énervante, tout ce hérissement d'appels, de
-caresses et de plaintes, tout cet appareil d'or,
-d'argent et de velours enserrait les assistants,<span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">[Pg 155]</a></span>
-bandait leurs blessures diverses et faisait
-glisser sur leur carapace de besoin, de dégoût
-et de crapule une résille de joie, d'ardeur et
-de délice. Leur cœur, entre ses autres lésions,
-leur cœur, si j'ose dire, s'ouvrait d'une chère
-plaie de douceur, de volupté et d'une fraîcheur
-qui pouvait ressembler à de la pureté, dans
-cette atmosphère de fumée et d'électricité
-dansante. Quant à leur âme, ah! leur âme!
-elle naissait, pour s'éteindre avec le bruit,
-comme un feu follet d'enfer. Il y avait là des
-députés périmés, des hommes de lettres en
-retrait d'emploi, des croupiers subitement
-élevés en grade et tombés plus bas que leur
-ancienne fonction, d'ex-fils de famille devenus
-courtiers-fantômes, des sous-agents de publicité,
-des assureurs sur la vie de cadavres,
-d'anciens, si anciens magistrats qu'ils ne pouvaient
-se rappeler que leurs condamnations
-à eux, des mouchards particuliers, des officiers
-sans patrie qui, à force d'avoir connu<span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">[Pg 156]</a></span>
-des drapeaux pour lesquels ils s'étaient fait
-tuer, successivement et en détail, ne se souvenaient
-plus que des petits drapeaux sans
-gloire qu'ils avaient plantés au hasard, chez
-des logeurs et des bistros, des marchands de
-décorations sans clientèle, des diplomates
-privés de l'<i>exequatur</i> et cette cinquantaine
-d'imbéciles fort honorables chamarrés d'ordres
-et de respect qui ont l'air de se faire
-payer pour servir de paravent à toutes les
-boues et qui ne savent pas pourquoi l'on sourit,
-en se détournant un peu, lorsqu'ils passent
-devant celui-ci ou derrière celui-là!... Eh
-bien! tout cela, tout ça, ne fut que sens,
-désir, innocence troublée de vierge, tout ça
-frémit, vibra, et resta la bouche ouverte comme
-un crocodile géant en hypnose, comme un
-grouillis de grenouilles, en admiration!... La
-musique! Les tziganes! La fée Harmonie
-avait passé par là! L'archet avait râclé des
-cordes de pendus, des boyaux de caïmans,<span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">[Pg 157]</a></span>
-des peaux de taupes! La flamme! La fleur
-bleue!</p>
-
-<p>Je ne parle pas des filles: toute femme est une
-extase&mdash;née. Elle ne vit&mdash;et ne meurt que
-pour la pâmoison. L'exaltation la plus sainte est
-sujette aux pires évanouissements, et les sentiments
-les plus purs, les idées extra-terrestres,
-les visions et les révélations inouïes se
-traduisent par des roulements d'yeux, des
-claquements de dents, des convulsions, des
-soupirs, des râles et des silences hystériques...</p>
-
-<p>Toute l'assemblée se trouvait donc en état
-d'hypnose et de grâce.</p>
-
-<p>&mdash;Mon cher cousin, disait le ministre à
-Rocaroc, je te remercie de ta franchise. Il est
-parfaitement honorable&mdash;quoique dangereux&mdash;d'avouer
-qu'on est un assassin, un forçat
-évadé, un mort vivant, faussaire en exercice
-et chef de brigands en préparation. Je le
-savais. Ce ne serait pas la peine d'être secrétaire
-d'État si, de temps en temps, on ne se consolait<span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">[Pg 158]</a></span>
-des affaires publiques par la lecture et
-l'étude de romans fictifs ou réels, par l'effeuillement
-furtif de dossiers choisis, que sais-je?
-Et ton secret n'était pas très secret. L'affichage
-de tes nom, prénoms, âge, signalement,
-profession, crime et condamnation, ordonné
-par le code criminel et exécuté pour la satisfaction
-et l'éducation des assassins, nés et à
-naître, c'est un document public, mon bon,
-un peu aride, un peu technique, mais enfin,
-ça reste!</p>
-
-<p>&mdash;Un acte de décès aussi! monsieur le
-ministre.</p>
-
-<p>&mdash;Ne nous fâchons pas! Je te répète que
-je t'admire, que je ferme extatiquement les
-yeux sur ton projet et, même, sur ta maison.
-Purger Paris! fichtre! il y faut de la drogue!
-Assainissement gigantesque! Plus de tapeurs,
-de mendiants, d'horreur, de bavards et autres
-rêveurs taciturnes, c'est un rêve, un rêve! Tu
-ne pourrais pas, du même coup, supprimer<span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">[Pg 159]</a></span>
-les cochers, les chiens, les cyclistes, les ivrognes
-et les autos?</p>
-
-<p>&mdash;Laisse-moi faire. Mais laisse-moi souffler.
-Tu verras.</p>
-
-<p>A force de mourir et de faire défaillir, les
-accents tziganes renaissaient, reprenaient du
-souffle, du rythme et une caresse infinie en
-cadence, lançaient un rappel strident aux
-inconvenantes convenances, aux valses, aux
-mazurkas et aux lanciers désuets, un je ne
-sais quoi de nostalgique à «l'Ici l'on danse!»
-sans décor, sans fers brisés, sans histoire à
-venir... Le ministre écouta un peu ronfler
-l'invite et l'ouverture.</p>
-
-<p>&mdash;Au revoir, dit-il à Rocaroc. Je ne me
-retiens point, n'est-ce pas?</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">[Pg 161]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="CHAPITRE_VI" id="CHAPITRE_VI">CHAPITRE VI</a></h2>
-
-<h3>UNE CIRCULAIRE</h3>
-
-
-<p><i>Monsieur et&mdash;nous l'écrivons d'avance, à
-coup sûr&mdash;cher client, nous avons l'honneur
-d'appeler sur notre maison l'attention de vos
-intérêts et autres capitaux. La banque que nous
-avons fondée n'a rien de commun avec les établissements
-apparemment similaires, même les
-plus solides.</i></p>
-
-<p><i>Il vous semblera, au premier abord, que
-nous faisons de la fantaisie et du paradoxe,
-que nous rompons en visière avec le sens pratique
-et la marche raisonnée des affaires, que
-nous nous aliénons le pouvoir législatif et exécutif,
-les concours politiques intérieurs (qui<span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">[Pg 162]</a></span>
-sont nécessaires) et jusqu'à la conscience publique.</i></p>
-
-<p><i>Nous sommes, en effet, les ennemis irréductibles</i>:</p>
-
-<p><i>1º du socialisme, unifié, indépendant ou anti-collectiviste</i>;</p>
-
-<p><i>2º de la mutualité, forme hypocrite du socialisme</i>;</p>
-
-<p><i>3º du suffrage universel et de ses succédanés
-et résultats.</i></p>
-
-<p><i>Enfin, nous sommes pour l'individualité active
-et les efforts individuels. Adversaires résolus
-de tous les obstacles, humains ou inanimés,
-qui peuvent se dresser sur la route d'un
-homme comme vous, monsieur et cher client,
-nous voulons combattre et détruire toutes les
-bêtes féroces, chiens dévorants, camarades trop
-collants, cirons et frelons encombrants qui peuvent
-vous obscurcir l'horizon de la gloire, de
-la fortune ou même de la simple et adorable
-sérénité.</i></p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">[Pg 163]</a></span></p>
-
-<p><i>Nous affirmons, de source à peu près certaine,
-que nous portons, en compte-courant, la
-Providence représentée par tels ou tels agents
-et sous-agents (auxquels nous avons permis
-l'anonymat), en pleine activité.</i></p>
-
-<p><i>A titre d'échantillon, nous nous ferons un
-plaisir de donner une preuve de notre savoir-faire
-(non sans quelques garanties, et à forfait,
-bien entendu).</i></p>
-
-<p><i>En ajoutant que nous nous interdisons toute
-opération de Bourse, surtout sur fonds d'État
-et valeurs de tout repos, nous prouverons assez
-à nos actionnaires éventuels que nous leur
-verserons un dividende sérieux et que nous ne
-serons, en aucun cas, les bénéficiaires ou plutôt,
-les tributaires, du hasard.</i></p>
-
-<p><i>Personnellement, nous émettons des obligations
-minières, avec parts de fondateurs et
-coupures privilégiées, sans primes. Nous comptons
-exploiter les mines d'or de Paris. A la
-différence des caveaux ordinaires de métaux et<span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">[Pg 164]</a></span>
-de minerais, ces mines se situent parfois dans
-des maisons particulières et à des étages élevés
-ou surélevés. Nous n'avons pas de bureau
-de renseignements et gardons sur nos opérations
-le secret le plus strict que, par contre,
-nous garantissons hermétiquement, à nos
-clients, sur leurs ordres.</i></p>
-
-<p><i>Cette circulaire étant confidentielle et tirée à
-quelques exemplaires à peine, nous pouvons,
-cher ami (n'est-ce pas?) vous donner quelques
-éclaircissements. Si nous n'avons pas pris
-pour raison sociale le titre de</i> «Banque
-nietzschéenne», <i>c'est pour ne pas vous
-effrayer. Vous nous auriez soupçonnés d'être de
-vagues littérateurs, nous, des hommes d'action!
-Nous avons mis le sillon avant la charrue, la
-charrue avant les bœufs,&mdash;mais c'était une
-charrue automobile!</i></p>
-
-<p><i>Entendez-nous bien: nous savons trop quel
-besoin immédiat, primordial et national est la
-moindre personnalité que ce soit et la plus<span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">[Pg 165]</a></span>
-menue individualité, les dangers de tout ordre
-qui s'opposent à son développement et à sa
-mise en œuvre, les mille empêchements, plus
-ou moins conscients ou suscités, qui nuisent à
-sa marche, l'obscure hostilité de l'ambiance,
-des événements et de l'atmosphère.</i></p>
-
-<p><i>Pour un prix modéré et à débattre, vous
-obtiendrez, grâce à nous, toute votre liberté et
-toute votre intensité: la morale supérieure de
-notre entreprise ne vous échappe plus.</i></p>
-
-<p><i>Venons-en aux statuts de notre Société.</i></p>
-
-<p><i>Pour des raisons que vous comprenez, nous
-n'acceptons ni conseil de surveillance ni
-commission de contrôle. Nous assumons la
-charge gratuite de nous servir à nous-mêmes
-de moniteur financier et d'avertisseur judiciaire.
-Nous prenons l'engagement de ne jamais
-présenter, de ne jamais nommer l'un de
-nos amis à un autre, ce qui est le seul moyen
-d'empêcher une coalition de porteurs de titres
-soit contre l'un d'entre eux, soit contre l'un<span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">[Pg 166]</a></span>
-de nous. D'autre part, les titres n'existent pas&mdash;seconde
-précaution. Ils seront nominatifs et
-sur parole&mdash;notre parole à nous. Nous répondons
-de l'avenir&mdash;absolument, exclusivement.</i></p>
-
-<p><i>Et c'est, Monsieur, en toute confiance que
-nous nous avouons des aventuriers, que nous
-proclamons que notre domicile est provisoire
-et que nous ne donnerons pas aux déposants
-le chiffre de leur coffre-fort, voire le lieu de
-leur dépôt.</i></p>
-
-<p><i>En attendant le plaisir d'exécuter vos ordres,
-sachez-nous, monsieur et cher client, vos dévoués.</i></p>
-
-<p>
-ROCAROC,<br />
-<i>ingénieur civil</i>,<br />
-<i>Directeur de l'A. M. I.</i><br />
-<br />
-BIHYÉDOUT,<br />
-<i>sans profession</i>,<br />
-<i>Administrateur délégué</i>.<br />
-</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">[Pg 167]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="CHAPITRE_VII" id="CHAPITRE_VII">CHAPITRE VII</a></h2>
-
-<h3>AU RAPPORT</h3>
-
-
-<p>&mdash;M. le Directeur fait appeler M. Sosthène
-de la Galandure.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà! dit un petit homme trapu à face
-camuse et noire.</p>
-
-<p>&mdash;C'est toi, Choléra? fit Rocaroc. Quoi de
-nouveau?</p>
-
-<p>&mdash;Moins que rien, patron! murmura l'autre
-qui s'était affalé sur un admirable fauteuil,
-dès son entrée.</p>
-
-<p>&mdash;Pauvre ami! Raconte!</p>
-
-<p>&mdash;Pardon, patron! mais je suis encore tout
-remué. Quand on file un type, n'est-ce pas?
-depuis sept, huit jours, histoire de le refroidir,<span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">[Pg 168]</a></span>
-sous couleur qu'il fait trop peu d'auber
-en pilonnant et que c'est pas naturel, quand
-on a tout prêts le rigolo, le lingue et la corde,
-on s'attend à tomber sur un Pactole plombé,
-largué, qu'on peut sentir avant de le reluquer
-et de le palper!...</p>
-
-<p>&mdash;Au fait! monsieur de la Galandure, au
-fait!</p>
-
-<p>&mdash;Donc, hier, j'monte derrière le soi-disant
-pante, en douce. L'hôtel, c'était une clair'voie,
-on n'est r'marqué qu'à la sortie. Donc, je
-monte. C'que j'monte, j'ne sais plus c'que
-j'monte: la Tour Eiffel, rue Beautreillis, quoi!
-Donc, je monte. Le type, plus haut que l'grenier,
-y pousse une porte: pas d'serrure, pas
-d'loquet, pas moyen d'gratter ni d'pousser.
-Je l'laisse entrer, je l'laisse souffler: on souffle
-pas. Je me marre: nib! j'fais mêm' celui
-qui march' sur ses arpions: nib! Enfin
-j'éclate et j'gueule:</p>
-
-<p>&mdash;Y a donc personne ici?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">[Pg 169]</a></span></p>
-
-<p>J'voyais bien qu'y avait du monde, trois
-personnes, si on peut dire, trois grouillis,
-trois ruines, tout ce qu'y faut pour faire une
-fosse commune, dans la chaux, tout' d'suite,
-pour n'y pus penser. Mais un'fois qu'on a
-commencé une conversation... Un des paquets
-remue un peu, à peine: c'était couché,
-comme charognes, d'un blanc sale à salir le
-plâtre, et jaune et vert, avec des plaques
-roses piquées à la peau comme des fleurs en
-papier mâché, un grouillis dolent et geignant,
-un tas dispersé d'immondices humaines
-en quête de tendresse et d'étreinte...</p>
-
-<p>&mdash;Y a rien à faire! gémit une voix.</p>
-
-<p>Y a rien à faire! j'en demeurai pendant
-comme un sanglot. Y a rien à faire! Vous me
-connaissez, patron, j'suis pas marchand d'sentiment
-et j'fais d'l'Ambigu à domicile et sans
-douleur&mdash;pour moi, comm' de juste. J'fusillerais
-dans l'dos mon frère, mêm's'y s'traînait
-à mes genoux, à condition qu'y soye millionnaire<span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">[Pg 170]</a></span>
-et qu'y fasse un mauvais usage de sa
-fortune, en ce qui me regarde, sauf respect.
-Eh ben! j'étais déjà pas mal retourné, mais
-ce «y a rien à faire!» me retourna en plein,
-me foutit sur l'flanc, moralement s'entend,
-plus bas que ceux qu'étaient là à poireauter
-en attendant l'express ou l'omnibus de la Camarde.
-J'tâchai à voir c'qu'y avait là, comme
-détail de pourriture. D'abord le pante à la
-manque, au centre, le Christ en croix, quoi.
-A droite, une vieille rombière aux tiffes gris-vert,
-avec une espèce de peau qu'était pus
-rien du tout, une bouche ouverte jusque-là,
-qu'avait l'air d'avoir avalé ses dents pour manger
-quéqu'chose et qui, depuis, ne s'était pas
-refermée, histoire d'attendre à briffer la manne
-du ciel ou n'importe quoi, en fait d'briques,
-et des yeux, patron, des yeux qu'étaient pas
-noirs, pas gris, pas bleus, qu'étaient tout ça,
-de la cendre et du feu avec, qui crevaient le
-plafond et qu'avaient l'air d'être redescendus<span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">[Pg 171]</a></span>
-du ciel, après une prière, avec perte et fracas,
-et qui disaient, sans pleurer, sans parler, sans
-ciller: «Rien à faire!» J'parle pas des mains,
-non, des squelettes de pattes de faucheux;
-j'parle pas du corps: c'était une croûte sur de
-la crasse avec des chiffons qui se détachaient,
-en craquant... L'autre corps, à gauche, c'était
-un peu plus une femme, rapport à ce que
-c'était, tout de même, pus jeune et, tout de
-même, y en avait un peu plus. Elles avaient
-des râles pareils, un air de famille, même,
-avec le type, et un air de souffrance. Au bout
-d'une seconde, j'les avais identifiés, comme
-on dit: c'était mère et fils, frangin et frangine...
-Y avait pas seulement ressemblance de
-traits, y avait aussi ressemblance de maladie:
-tout ça, c'était ph'tisique au dernier période,&mdash;et
-bientôt, j'vis qu'y avait une aut'ressemblance,
-la pire: ressemblance de lit. Les deux
-femmes, patron, sauf respect, ç'avait l'ballon
-enflé&mdash;si l'on peut appeler ballon une espèce<span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">[Pg 172]</a></span>
-de poche&mdash;la seule&mdash;en pain de sucre,&mdash;le
-seul pain que ces créatures avaient sur
-leur ancien ventre,&mdash;comme de la faim et
-de la misère qui auraient poussé en dehors.</p>
-
-<p>C'que j'racont'là, patron, c'est long, j'm'en
-rends compte, mais ç'avait pas duré longtemps,
-rapport à l'œil, qu'est vite, quand la
-parole, c'est un déménagement.</p>
-
-<p>Vite aussi que s'passa un sentiment qui
-m'taquinait, enfumer toute cette tanièr'là,
-d'une seule boîte d'allumettes, histoire que ça
-prenne feu tout de suite&mdash;et solidement.&mdash;C'est
-p'têtre que ça puait tellement qu'ça vous
-empestait l'cœur et l'âme avec le reste et qu'on
-descendait plus bas qu'l'enfer, dans d'l'horreur,
-dans tant d'horreur qu'ça f'sait de vous
-de la pitié et rien que de la pitié... Je n'sais
-pas patron, j'suis pas éduqué, bref, j'm'entendis
-dire:</p>
-
-<p>&mdash;Ben quoi! j'viens d'la part de l'Assistance...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">[Pg 173]</a></span></p>
-
-<p>J'me rappell' même pus si j'ai dit ça.
-Vous m'grond'rez si vous voulez, patron,
-mais ces gueules ouvertes, ça n'pouvait ni
-crier ni hurler, ça n'pouvait qu'briffer&mdash;et
-ça n'le pouvait pas!</p>
-
-<p>&mdash;Je r'viens! que j'fis et j'cavalai...</p>
-
-<p>Rocaroc, avait, contre sa coutume, écouté
-ce long discours sans l'interrompre, sans
-même donner signe d'intérêt ou de désapprobation.
-Aux derniers mots de La Galandure,
-il ne put se défendre d'un mouvement et proféra,
-très vite:</p>
-
-<p>&mdash;J'ose espérer, Choléra, que vous ne
-revîntes point.</p>
-
-<p>&mdash;Je r'vins, patron, je r'vins&mdash;<i>lof pour
-lof</i>&mdash;et je n'revins pas seul. J'rapportais
-des provisions et du rhum et du champagne
-et des vins et des machins azotés, tout,
-quoi!</p>
-
-<p>&mdash;Vous aviez donc de l'argent? dit Rocaroc,
-au hasard.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">[Pg 174]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Mariette-la-Pie-Grièche m'avait r'filé un
-<i>sigue</i>.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi m'avouer ça, Monsieur de la
-Galandure?</p>
-
-<p>&mdash;On a son honneur d'homme, patron! et
-pour l'usage que j'en fis...</p>
-
-<p>&mdash;Choléra, reprenait durement le Directeur,
-redevenu sincère, quand on appartient à la
-<i>Ligue pour l'extinction pratique du paupérisme
-professionnel</i>, on a accepté des devoirs
-qui...</p>
-
-<p>&mdash;Pardon, je suis professionnel mais pas
-du paupérisme. Et puis, les devoirs, entre
-nous! Quant à l'extinction, dans le cas présent!...
-Pas la peine d'empiéter sur le temps!...
-J'irai plus loin: fait's pas l'méchant! R'gardez-vous
-dans la glac' de votre cœur: vous êtes
-plus remué qu'moi. Ousque j'y ai été d'un sigu',
-vous auriez marché d'un talbin. Mais voilà:
-Monsieur trône! Monsieur est dans son fauteuil!
-Monsieur nage dans un' si bonne odeur<span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">[Pg 175]</a></span>
-qu'y a pas d'odeur du tout, le fin du fin, le
-rêve! Que monsieur s'transporte, en pensée,
-dans une soupente où que ça fouette tellement
-qu'on n'songe même pas&mdash;tell'ment que ça
-fouette&mdash;à s'sauver soi-même mais à sauver
-tout c'qu'y peut y avoir là-d'dans. Quand
-t'étais p'tit, Rocaroc, t'aurais t'y pas sauvé
-l'chien d'la grott' ed' Fingall, tu sais, c'cabot
-qu'on fait s'baisser, s'baisser, s'rabougrir et
-s'tasser jusqu'à c' qu'y ait pus rien, rapport
-aux gaz méphitiques qu'y-z'appellent et qui
-peuvent monter dans cett' cassin' là qu'à une
-certaine hauteur, comme si la puanteur et
-la mort pouvaient pas monter haut, très
-haut, par-dessus les cieux&mdash;et au travers?
-Eh ben! nous tous, nous n'demandions qu'à
-l'sauver, l'chien de Fingall: on aurait tué
-son salaud d'guide, les cochons de touristes&mdash;ça
-d'vait être d'l'Anglais&mdash;qui laissaient
-agoniser c'brave animal: on aurait pris leur
-pognon pour pouvoir nourrir le chien jusqu'à<span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">[Pg 176]</a></span>
-perpète&mdash;et ça f'sait la rue Michel,
-vieux! Excusez, patron, j'vous ai tuteyé!
-L'habitude! Eh ben! qu'est ce qu'vous en auriez
-eu en plus, d'l'estourbiss'ment d'mes paroissiens?
-Ça n'vous aurait rien rapporté&mdash;et
-d'un; ça n'vous coût' rien, vu qu' si quéqu'un
-en est d'sa poche, c'est la Mariette et
-mézigot&mdash;et d'deux! Quant à ce qui est
-d'salir l'pavé d'Paris, pas à en jacter! vu
-qu'ces gas-là pourrissent sur place, à mes
-frais et dépens et qu'y n'encombrent plus vos
-territoir's, mon prince!</p>
-
-<p>&mdash;Achevez votre anecdote! proféra l'autre,
-d'une voix lointaine.</p>
-
-<p>&mdash;J'y mets l'cadenas à mon <i>anecdoque</i>&mdash;et
-c'est pas long. Mes clients, donc, boivent
-et mangent, pas en gloutons dévorants, mais
-tout doux, tout doux&mdash;comme en prière,
-qu' c'en était pour moi, sauf respect, un' bénédiction&mdash;la
-première. Ils n'mâchaient pas,
-y r'merciaient&mdash;en dedans. Quand j'vis<span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">[Pg 177]</a></span>
-qu'un pauvre petit torchis d'couleur rev'nait
-à leurs fantôm's de joues et qu'y avait pas
-moyen qu'ces gens-là crèvent tout d'suite
-d'une biture inespérée, j'allai chercher aut'
-chose, quéqu' chose de fin, des digestifs, des
-délicatesses, des riens qui font plaisir et qui
-vous font passer d'l'escalier d' service d' l'existence
-et d' l'office, au salon et au fumoir,
-après la salle à manger&mdash;bien entendu,&mdash;parc'
-que, monsieur, on a du monde... J' fus
-récompensé selon mes mérites: ça put, à
-peu près, se tenir sur son séant et avoir, au
-bec, un je ne sais quoi qui peut ressembler
-à un sourire, dans un faux jour. Tant et si
-bien qu'y s' mirent à parler, même à blaguer.
-Quand on a t'nu longtemps sa langue,
-histoire qu'elle n' demand' pas à lécher et à
-tâter d'la briffe, on a besoin d'la lâcher à tort
-et à travers. Vous, vous app'lez ça d'la cordialité.
-Nous, nous sentons qu'c'est une armature
-de bouche et des lèvres qu'ont besoin<span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">[Pg 178]</a></span>
-de vous embrasser, de vous mordre d'amour
-et d' gratitude et qui osent pas... Pour vous
-fair' toucher d'la main la gentillesse de nos
-r'lations au bout d'un moment, j'vous dirai
-seul'ment que j'sentais plus rien et que j'demandais
-aux deux gonzesses, en leur montrant
-leurs deux pauv's œufs d'Pâqu' comm'
-on d'mand' du feu:</p>
-
-<p>&mdash;Qui c'est-y qui vous a fait ça, quand
-c'était pas à faire?</p>
-
-<p>&mdash;C'lui-ci! qu'ell's lâchent en chœur en
-montrant l'type.</p>
-
-<p>Rocaroc ne se possédait plus. Une sueur
-froide au front, il jeta:</p>
-
-<p>&mdash;Je rêve, Choléra! Qui, lui? Le fils? Le
-frère?</p>
-
-<p>&mdash;C'est bien la réflexion que j'me fis, répondit
-doucement M. de La Galandure.</p>
-
-<p>Oui, ce fut bien ma réflexion. Mais je n'en
-étais plus aux récriminations morales. Je
-proférai:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">[Pg 179]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Lui! Mais, malheureuses!</p>
-
-<p>Et elles eurent le mot&mdash;le seul:</p>
-
-<p>&mdash;Oui, lui. Il rapportait tout c'qu'y gagnait
-à la maison, monsieur. Tout, tout! Fallait bien
-qu'il ait le plaisir!</p>
-
-<p>Blême et vert, se mordant au sang, Rocaroc
-articula:</p>
-
-<p>&mdash;Choléra, donnez-moi la main. Vous êtes
-un grand philosophe.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne suis pas philosophe, hurla l'individu.
-J'veux pas savoir c' que c'est. J'veux
-avoir du cœur quand j'ai du cœur, qu'ça soye
-dimanche quand j'veux qu'ça soye dimanche&mdash;et
-fête nationale aussi! J'veux ni loi morale
-comme on dit, ni loi immorale, comm' ça est.
-J'ai mon anarchisme à moi, mon immoralité
-à moi, ma morale à moi, mes entrailles à moi.
-Et si j'veux pas rigoler tout's les fois qu'je
-peux, j'veux chiâler à ma fantaisie. Qu'ça
-vous plaise ou qu' ça vous plais'pas, ces gens
-qu'j'viens d'vous dire, j'en fais mon affaire.<span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">[Pg 180]</a></span>
-J'les nourrirai, j'les enterr'rai, gosses à venir
-compris. Et puis!...</p>
-
-<p>&mdash;Choléra, prononça Bicorne, noblement,
-serrez-moi la main sans arrière-pensée. Vos
-projets sont les miens, les nôtres... Je... La
-Banque adopte vos futurs protégés. Dans ce
-cas-là, nous n'avons pu étrangler les vrais
-coupables: ils sont trop: la société, l'hérédité,
-les tares du travail et du chômage forcé!... Ne
-froncez pas les sourcils: je ne vous ferai plus
-de phrases: ta main, vieux frère.</p>
-
-<p>&mdash;J'y consens: mais y a quéqu' chose dans
-vot' main. Mince! trois fafiots de cent! T'es-t'y
-louf? Pour eux, pas?</p>
-
-<p>&mdash;Tu l'as dit, frangin. Et y aura du
-pied!</p>
-
-<p>&mdash;Adieu, monsieur, j'y vais. Et ça s'retrouvera,
-sûr!</p>
-
-<p>Rocaroc demeurait seul sans avoir le courage
-d'appuyer sur le bouton d'appel. Une
-moue presque superbe arquait sa bouche. Et<span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">[Pg 181]</a></span>
-du rêve bleu envahissait ses yeux, sous le
-cerne.</p>
-
-<p>Cet état, si contraire à sa nature et à sa destinée,
-persista plus que de raison.</p>
-
-<p>Le banquier se permit même de parler, à
-vide:</p>
-
-<p>«Qu'est-ce donc la volonté, articula-t'il?
-Qu'est-ce qu'un projet immense et bas? Qu'est-ce
-qu'une philosophie parfaite, codifiée, difficile
-et toute puissante? Est-ce la bassesse de
-cette aventure et son atroce ignominie qui
-me touchent et m'ébranlent? Est-ce seulement
-la misère? Serais-je un justicier au lieu d'être
-un bourreau aveugle? Est-ce l'horreur surhumaine?
-Ou serais-je homme?»</p>
-
-<p>Il essuya son visage et voulut se remettre à
-des comptes.</p>
-
-<p>Plus forte que ses angoisses, plus subtile que
-ses calculs, une douceur&mdash;comme il n'en
-avait pas goûtées depuis des années et des
-années,&mdash;se glissait dans ses veines et ses artères<span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">[Pg 182]</a></span>
-et prêtait à son sang une alacrité, une
-jeunesse salace et comme une joie grave et
-tendre.</p>
-
-<p>Tout à coup, sans préparation, un vers jaillit
-entre ses dents:</p>
-
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">J'ai fait un peu de bien: c'est mon meilleur ouvrage!<br /></span>
-</div></div>
-
-<p>&mdash;Pauvre Voltaire! songea Rocaroc, tandis
-que le masque entrevu de l'usurier de
-Ferney cessait de grimacer en son cerveau pour
-laisser le passage à des rêves, dans du sommeil:
-le bien, ce n'est pas de l'ouvrage: c'est du
-repos!...</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">[Pg 183]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="CHAPITRE_VIII" id="CHAPITRE_VIII">CHAPITRE VIII</a></h2>
-
-<h3>CHEZ MACHIN'S ET AILLEURS</h3>
-
-
-<p>&mdash;Tu dois être satisfait: je me sens complètement
-saoul!</p>
-
-<p>&mdash;Je ne suis pas mécontent, mon ami: ça
-te manquait!</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes dur, monsieur Bihyédout!</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes raide, monsieur Rocaroc et
-cher directeur, mais faisons semblant de causer,
-de sang-froid. Qu'est-ce que c'est, s'il vous
-plaît, qu'une sorte de banquier qui joue le
-trappiste et le bénédictin, qui ne sort d'un
-compte-courant que pour entrer dans une liquidation,
-qui se jette d'un fonds d'État sur
-une valeur industrielle, qui n'est que science,<span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">[Pg 184]</a></span>
-conscience, travail, calcul différentiel et probabilité
-raisonnée? Cet homme-là, monsieur,
-frise, à cent cinquante mille pas, la faillite, la
-banqueroute,&mdash;et la banqueroute frauduleuse,
-la fuite, et même le suicide, si j'ose m'exprimer
-ainsi! On se dit: «S'il ne fait pas la
-noce, c'est qu'il n'a ni les moyens ni les loisirs
-de la faire, pas la moindre liberté d'esprit&mdash;et
-les pires difficultés. D'autant que rien
-ne le rattache à la vie&mdash;à la vie d'ici. Il sera
-aussi heureux en Grèce, ou dans l'au-delà.
-Des spéculations, soit! Mais des spéculations
-métaphysiques, fi! Que l'on nous donne un
-jouisseur!» Car, ne t'y trompe pas, tes actionnaires...</p>
-
-<p>&mdash;Nos actionnaires...</p>
-
-<p>&mdash;Et les obligataires, Bihyédout, et les obligataires?</p>
-
-<p>&mdash;Les obligataires sont obligeants, mais
-tais-toi, tu es vraiment saoul! Tes actionnaires,
-donc, veulent en avoir pour leur argent.<span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">[Pg 185]</a></span>
-Si tu t'affiches avec une maîtresse très
-chère, c'est pour eux une valeur représentative,
-un goûter de dividende et de dividende
-non fictif, c'est une participation cérébrale&mdash;la
-meilleure&mdash;aux bénéfices les plus palpables,&mdash;et
-ils en ont, sauf respect, plein les
-mains...</p>
-
-<p>De petites lumières, sur les tables, se donnaient
-des airs de mourir sans fin, et des
-fleurs fardées pourrissaient, impassibles. Des
-cordons de femmes se nouaient aux dos des
-buveurs comme à Monte-Carlo, derrière les
-pontes et les ors. Mais ici, la partie était plus
-risquée,&mdash;et plus tentante. Que représentait
-celui-ci ou celui-là?</p>
-
-<p>De l'éther et de la morphine luttaient mal
-contre des parfums incertains. Des robes de
-cent louis cherchaient cinquante francs, pour
-l'huissier, ou trente, pour la nourrice. Un
-bouquet de tendresse épicée et lourdement
-mystique, une lie de rosserie besoigneuse<span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">[Pg 186]</a></span>
-enserraient un néant bruyant, d'une prétentieuse
-et outrancière vulgarité, d'un érotisme
-de surface, en cris, en rires, en gestes fous;
-tout était éclatant, pétillant, fusant, crachant,
-embouteillé.</p>
-
-<p>L'excitation et l'assoupissement, ensemble,
-prenaient toutes les formes des rêves: ici,
-d'inoffensifs <i>clubmen</i> replaçaient sur leur
-trône, au hasard des tournées, le Roy légitime
-et l'Empereur héréditaire, non sans insister
-sur la parfaite ordonnance de leur
-éternelle conspiration: ils donnaient, à haute
-voix, les noms des officiers généraux en activité
-de service, des dignitaires et employés
-supérieurs qui étaient dans leurs vues et à
-leurs gages.</p>
-
-<p>Comme le plan et les noms n'avaient pas
-changé depuis douze ans, la plupart des serviteurs
-d'élite ainsi nommés étaient morts,
-en retraite, révoqués ou réclusionnaires, mais,
-parmi les ululements des lautars roumains,<span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">[Pg 187]</a></span>
-cette fanfare d'ambition et d'aventure frappait
-fortement les filles en plein songe.</p>
-
-<p>C'était comme un rien de la terre, sa couronne
-et son auréole, en fumée, qui les venait
-caresser dans leur idéal et leur huitième
-ciel. Elles goûtaient leur plus pur, leur unique
-délice, promenade de soleil factice dans le
-préau clair et musical de leur prison de joie
-inexorable et de volupté à perpétuité, oasis
-d'oubli et de puérilité pâmée, nirvâna de silence
-relatif et profond pour leur âme lointaine,
-au bord d'un verre à paille et à glace
-pilée.</p>
-
-<p>Des morphinomanes s'abandonnaient tout
-à fait, prêtaient généreusement aux gens des
-«gueules» d'anges et de dieux païens, ouvraient
-des bars de petites filles visionnaires,
-parlaient comme on prie, ouvraient ces yeux
-immenses qui ne voient plus rien, ouvraient
-ces pauvres ailes de la débauche démente qui
-battent la campagne pour faire rire ceux qui<span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">[Pg 188]</a></span>
-ne savent pas, pour faire pleurer les séraphins
-tombés, s'il en reste...</p>
-
-<p>Les courtisanes de carrière et de vocation,
-en brique pâle et en bois dur, reposaient à
-peine leurs regards de femmes sur les tachettes
-rouges à toques noires et jugulaires d'or des
-grooms indifférents et las pour se remettre,
-muettes et dédaigneuses, à la disposition sans
-rigueur de cette inconnue algébrique, M. Miché.</p>
-
-<p>Les inévitables et illustres plaisantins
-usaient leur ventre pour faire couler de table
-à table et de salle en salle, un rire liquide, de
-la limonade, telle <i>fine</i>&mdash;ou quel champagne!
-Petite-fille d'une bouquetière historique, une
-vieille sorcière colportait des boutonnières et
-des fantômes de roses. Le patron hoquetait
-de client en client, par politesse et pour ne pas
-faire honte à son ami le prince X... ou le comte
-romain Y..., en bon copain très rond, très sûr,
-à peine sec&mdash;sur les prix.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">[Pg 189]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Sais-tu, dit Rocaroc, la différence entre
-les lautars et les tziganes? Les lautars, c'est
-le coup de couteau, les tziganes, c'est l'empoisonnement.
-La valse lente, c'est le chloroforme.</p>
-
-<p>&mdash;Tiens! murmura lentement Bihyédout,
-tu es moins saoul!</p>
-
-<p>&mdash;La musique, mon ami, la musique.
-L'odeur, le dégoût!</p>
-
-<p>&mdash;Décidément, tu n'es plus saoul du tout!
-Dommage!</p>
-
-<p>&mdash;Dommage! Tu es gentil! Voulais-tu
-m'entôler?</p>
-
-<p>&mdash;Pas moi! Mais ça ne te ferait pas de
-mal. Ni à nous! Il n'y a rien de meilleur pour
-un voleur&mdash;tu permets?&mdash;que d'être entôlé.
-C'est un brevet de bêtise, partant, d'honorabilité.</p>
-
-<p>&mdash;Nous n'en sommes pas là, Bihyédout!</p>
-
-<p>&mdash;Parole! Tu n'as jamais été plus lucide!
-Mais pas fin! Nous nageons dans le succès.<span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">[Pg 190]</a></span>
-Conjurons le sort. Ayons l'air de ne pas faire
-exprès de réussir. Nos opérations sont sans
-risques. Pourquoi? Parce qu'elles sont illicites
-et criminelles. Pouvons-nous le proclamer
-à la face de l'Univers? Si nous avons une
-bonne et brave gaffe, bien stupide, bien humaine,
-nous sommes sauvés. Il ne faut jamais
-avoir la figure de posséder la pierre philosophale.
-Un sorcier? horreur! Un inventeur
-malchanceux? ah! le brave homme! un financier
-infortuné! un être génial! il prendra sa
-revanche! Et chacun de courir à sa réserve!
-le porte-monnaie n'a plus de fond!</p>
-
-<p>&mdash;Un simple mot, Bihyédout! ne puis-je
-pas m'entôler moi-même?</p>
-
-<p>&mdash;Tu te surpasses! Nous sommes deux,
-vieux! nous sommes deux!...</p>
-
-<p>... Les violons râclaient plus bas: contractions
-de gorges et extases d'entrailles... Un rut
-contenu, maintenu, puis crissant et jaillissant,
-aigu, douloureux et bref, pleurait en communion<span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">[Pg 191]</a></span>
-de caresses inconscientes et larvées, en
-un ramas de simagrées mélodiques et sensuelles
-qui semblaient mimées par les notes et
-les gestes même des exécutants... Pas la moindre
-illusion, d'ailleurs... La gaze qui filtre, dans
-certains théâtres, le délice et la fatalité des
-morceaux de musique et des musiciens, le tamis
-nécessaire entre la moustache des exécutants
-et l'extase de l'assistance, la moustiquaire
-d'idéal, pour tout dire, n'existe pas
-chez Machin's. Les lautars sont comme chez
-eux, sont chez eux. Leur coup d'archet n'interprète
-pas: il commande, donne des indications
-précises et personnelles: c'est un <i>espéranto</i>
-rauque, sensuel et brutal. Ils ne sont
-que des rastas en tenue parmi des rastas plus
-ou moins en civil, gigolos d'ordonnance à
-torsades et brandebourgs, qui aguichent et qui
-récoltent, qui surveillent et qui contrôlent.
-Les buveuses ne les regardaient pas: elles
-sentaient leurs yeux&mdash;sur elles&mdash;et en elles.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">[Pg 192]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Ne crois-tu pas, murmura Rocaroc, qu'il
-faudrait tuer ça aussi, tout ça, tout ça?</p>
-
-<p>&mdash;Quoi, ça? <i>Ça</i> mâle, <i>ça</i> femelle?</p>
-
-<p>&mdash;Femelle!</p>
-
-<p>&mdash;Tu en as de bonnes! Autant nous enlever
-le pain de la bouche! C'est ça qui fait les
-mendiants, qui fait les tapeurs, qui fait les
-avares, notre clientèle entière, quoi! C'est ça
-qui fait pousser, germer, mûrir, éclater de
-dégoût, la honte, la peur de vivre, c'est ça, le
-ferment anti-social! Assassiner les prostituées!
-Sacrilège! Tu n'en as pas l'étrenne! On a essayé.
-Il y a eu cet imbécile de Jack l'Éventreur
-(qui était légion). Ils ont éventré de
-braves Irlandaises qui tout de même, dans
-Whitechapel, en donnaient bien pour leurs
-pence aux matelots ivres et aux policemen.
-Il y a eu une petite équipe, ici, qui a travaillé
-peu ou prou; résultat: on a guillotiné
-un Pranzini et un Prado, innocents comme
-l'enfant qui vient de naître (et tout le monde<span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">[Pg 193]</a></span>
-le sait aujourd'hui, même ces brutes de jurés
-qui acquittent depuis, à tour de bras, en présence
-même de l'évidence, histoire de présenter
-leurs excuses aux têtes inapaisées, dolentes
-et sanglantes du Levantin Pranzini et
-de M. Frédéric Linska de Castillon!) Au reste,
-la fille, ça repousse&mdash;et ça dure. C'est une
-maladie de langueur.</p>
-
-<p>&mdash;Allons-nous-en, dit Rocaroc. Ça ne me
-met pas en train.</p>
-
-<p>... Les Champs-Elysées avaient l'air de retenir
-leur souffle et de fuir, en deux bandes
-serrées d'arbres et de verdure, devant l'invasion
-incessante et crissante des autos et autres
-voitures galopant vers le Bois. A distance,
-l'Arc de Triomphe de l'Etoile, tout petit, paraissait
-s'ouvrir de lui-même, tout exprès pour
-laisser le passage à ces monstres de fer teint,
-gantés et chaussés de caoutchouc. Penchés
-l'un sur l'autre, les monuments et les bassins
-mouraient, en clair-obscur.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">[Pg 194]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Comme c'est triste! dit Bihyédout. Il
-faut sortir du bagne pour s'attacher à la grandeur,
-à la tendresse, à l'infini de ce paysage
-engeôlé! Et encore, toi, tu dois n'y rien comprendre:
-tu ne t'es pas évadé! Mais pour moi,
-ce sont les lacs, les entrelacs et les lacis de
-toutes les Guyanes avec les routes pour gardes-chiourmes
-français et indiens et les baraques,
-à droite et à gauche, où dorment, d'un œil, les
-guet-apens, les fers et les boucles!... C'est délicieux,
-tout de même. Il y a ce ciel en fil de
-Suède, ces coulées de vert-de-gris, de rouille
-et de terre de Sienne jouant avec du vert clair
-et du vert mélancolique, il y a ces désespoirs
-d'arbres et cette sérénité atroce; il y a ce
-paysage ancien captif dans une ville changée
-entièrement, possédée par les démons modernes
-et qui ne pense même plus à ses vieux
-otages, qui leur passe à travers le corps, à travers
-l'âme, en embardée, et qui ne leur envoie
-que ses enfants et ses vieillards comme<span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">[Pg 195]</a></span>
-en un autre préau d'asile ou d'hôpital. Mais,
-au fond je crois que ces petits lacs et ces
-vieux troncs à feuillages ne se soucient plus
-de Paris et qu'ils ont oublié la ville comme
-la ville les a oubliés. Ce sont des exilés qui
-causent à voix basse et qui font un bruit de
-limbes en se saluant.</p>
-
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">&mdash;<i>Super flumina Babylonis</i>,<br /></span>
-</div></div>
-
-<p>ne put s'empêcher de fredonner Rocaroc.
-Tu n'es pas gai ce soir, Bihyédout.</p>
-
-<p>&mdash;Ni gai ni triste. Mais ta citation est
-fausse. Les hommes, ça se fait à tout: ça
-peut mourir quand ça veut&mdash;ou à peu près!
-Et puis, si enchaîné que ce soit, ça n'a-t-il pas le
-plaisir de traîner ses fers et ses pieds, d'avoir,
-au son même que chantent ses entraves, je ne
-sais quelle ombre de mélodie, je ne sais quelle
-âpreté de souffrance vivifiante et je sais trop&mdash;et
-toi aussi!&mdash;quelle révolte de vie, de vie
-ancrée, oxydée, latente et gonflant son sang,
-de vie plus forte que sa destinée, de vie-espoir,<span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">[Pg 196]</a></span>
-de vie-volonté qui vous fait respirer du
-passé et de l'avenir, de l'avenir surtout, à
-pleins poumons, à poumons ivres, à poumons
-libres! <i>Super flumina Babylonis!</i> Nous
-avons connu mieux et pis... De quelle sueur&mdash;pour
-ne pas parler de cœur&mdash;abattions-nous
-là-bas, près du Maroni, les arbres et les
-broussailles dorées? Nous imaginions, peut-être,&mdash;confusément,&mdash;que,
-ces bois fauchés
-et massacrés,&mdash;l'habitude!&mdash;nous
-apercevrions, de moins loin, dans nos rêves,
-les arbres familiers, nos arbres à nous, ceux
-de nos cimetières et de la route de notre
-clocher! Eh bien! vieux, c'est en m'évadant
-que j'ai découvert que les arbres n'ont pas
-de patrie et que, partout, ils sont amis à qui
-leur est ami, à qui a besoin d'eux. Ils avaient
-un signe&mdash;lequel? je ne le reconnaîtrais
-pas: je ne suis ni sorcier ni poète&mdash;pour
-m'indiquer, de proche en proche, un semblant
-de chemin dans ces horreurs de forêts<span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">[Pg 197]</a></span>
-vierges qui couchent les nègres et forçats
-marrons à la nuit et les fauves, singes féroces,
-serpents voraces et gypaètes&mdash;à perpétuité!...
-Ils se prêtaient même, ces braves arbres, à
-des escalades impossibles et à des retraites de
-repos, devant les dangers d'acier, de plomb,
-de griffes et de dents. Ils vous portaient et
-vous berçaient, comme des nourrices gigantesques
-aux mille bras, aux mille boucles, aux
-mille rubans de feuilles et de fleurs!... Ils ne
-pouvaient qu'être bons et divins, aspirant le
-feu et l'âme de la terre par leurs racines recluses
-et disant, quand le vent le leur permettait,
-bonjour aux étoiles, leurs sœurs, emprisonnées
-dans un ciel lourd derrière une
-grille de nuages... Ils consument une vigueur
-inutile qu'ils veulent nous transfuser, en prenant,
-de leurs aspérités providentielles, une
-goutte de notre pauvre sang et ils restent debout,
-comme s'ils étaient tous des grenadiers,
-en ne dansant pas assez, en ne perdant pas<span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">[Pg 198]</a></span>
-assez de leur frondaison parce que, mon cher,
-les arbres ne sont pas plus malins que nous:
-tout ce qu'ils espèrent, c'est d'être couchés un
-jour, pour de vrai!</p>
-
-<p>&mdash;C'est toi qui es saoul, pauvre vieux: tu
-es lyrique!</p>
-
-<p>&mdash;Lyrique! Je les entends, je te le jure, les
-salamalecs et les caresses du vent; il n'y en
-a pas beaucoup: c'est de choix. Les arbres
-de la Guyane conversent avec ceux d'ici et
-communient, en nostalgie. On ne leur demande
-plus rien, ni aide, ni ombre; on ne les connaît
-plus, on ne s'évade plus, on n'a même plus
-l'idée de lever leurs yeux vers leurs branches
-pitoyables pour entendre mieux pépier les petits
-oiseaux! Ah! je reconnais le souffle de mes arbres,
-des arbres du Maroni! Je ne suis l'ennemi
-des hommes que parce que je suis l'ami des arbres.
-On blague les singes qui passent au travers
-et par-dessus. Eh bien, moi! je voudrais être un
-je ne sais quoi d'arbre, une sous-racine, très<span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">[Pg 199]</a></span>
-bas, très bas, comme je le suis moralement,
-pour rendre à un arbre ce que je leur dois à
-tous! Et... et... Qu'est-ce qu'ils ont donc, les
-arbres à me dire de m'évader encore... M'évader?...
-D'où?...</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>... Un coup de feu tiré d'un massif ne permit
-pas à Rocaroc de répondre à un Bihyédout
-vivant...</p>
-
-<p>Le promeneur était tombé le nez contre
-terre et déjà une nuée d'agents cyclistes s'abattait
-autour du cadavre et du survivant. Une
-seconde après, deux autres policiers en bourgeois
-accouraient, dramatiques, en hurlant:</p>
-
-<p>&mdash;Nous ne l'avons pas! nous ne l'avons
-pas! On est après!</p>
-
-<p>&mdash;Ça n'est donc pas monsieur? demanda
-l'un des premiers arrivés, en désignant, avec
-un respect subit, le Rocaroc stupide.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur?... l'assassin?... Ah! des fois,
-non! rigola un des civils.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">[Pg 200]</a></span></p>
-
-<p>Et le second, secouant affectueusement le
-banquier, lui glissa:</p>
-
-<p>&mdash;Faut pas faire cette gueule-là, patron!
-On est un homme, pas?</p>
-
-<p>... Une demi-heure après, le commissaire
-du quartier, mandé en hâte à son bureau,
-s'usait à réconforter le survivant:</p>
-
-<p>&mdash;C'est entendu, monsieur, les Champs-Elysées
-ne sont pas sûrs, mais à qui la faute?...
-A des gens comme votre macchabée, pardon,
-votre ami, pardon, monsieur le directeur, votre
-secrétaire général. Je me demande s'il faut
-vous l'avouer&mdash;oui, oui, il le faut..., pour diminuer
-votre douleur..., pardon, votre chagrin...,
-pardon..., votre saisissement..., bref, c'était un
-pas grand'chose. Vous ne comprenez pas? tant
-mieux!... C'était un bon employé?... Mieux?...
-un excellent collaborateur? Mieux encore?
-un associé? Plus? Une cheville ouvrière?
-Diable! Mais ça se remplace! Dans une grande
-entreprise comme la vôtre... Abordons, monsieur,<span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">[Pg 201]</a></span>
-un point plus délicat. Pardon, une
-fois de plus, mais Bihyédout, feu M. Bihyédout&mdash;ou
-soi-disant tel&mdash;ne m'était pas inconnu...
-Usurier, mais oui, monsieur, usurier, courtier
-d'usurier, faux courtier d'usurier... Oui,
-nous savons tout! Hélas! Et des mœurs!... Vous
-voyez là&mdash;et dans le lieu même de sa mort&mdash;la
-cause de sa fin! jetons un voile, oui, oui,
-pardon!... Je ne suis pas prude... Magistrat...
-parisien... lettré... le quartier... On comprend
-encore ça au bagne, mais ici, quand il y a tant
-d'occasions!... Comment? vous ignoriez? Ah!
-mon pauvre monsieur, comme je vous félicite!
-vous ne saviez pas que votre secrétaire-général
-était un forçat évadé, un certain <i>Défrisé des Panoyaux</i>?
-Elle est bonne! Nous le savions, nous:
-il était de la boîte! Sans ça!... Et je me permets
-de vous rendre hommage: le défunt qui
-nous a dénoncé tout l'univers n'a jamais écrit
-un mot sur vous, pas ça, pas ça, pas la moindre
-fiche anonyme, la peau, quoi!... Mais croyez-moi,<span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">[Pg 202]</a></span>
-il aurait pu devenir dangereux: il était
-beaucoup trop intelligent. Il nous faisait beaucoup
-de tort à nous, personnages officiels:
-il devinait, monsieur! C'est affreux! Vous, il
-vous aurait mangé aussi! C'était plus fort que
-lui: il fallait qu'il mît tout dans sa poche,
-les choses, les gens. Croyez-moi, monsieur,
-n'ébruitez pas cette affaire... Histoire de
-mœurs... Il était ivre, n'est-ce pas? ivre-mort?...
-Non?... Si... si!... Ivre-mort ou, du
-moins, au moment précis de la congestion...
-Non?... Accordez-moi qu'il titube... Vous êtes
-obligés de le quitter... Rendez-vous... rendez-vous
-d'affaires! Et alors arrive une de ces sales
-autos, qui fiche le camp, après, très vite...
-Allez vous coucher, monsieur, au plaisir!...
-La voilà justement, l'auto!...</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">[Pg 203]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="CHAPITRE_IX" id="CHAPITRE_IX">CHAPITRE IX</a></h2>
-
-<h3>LA SÉANCE CONTINUE.</h3>
-
-
-<p>
-<i>M. Rocaroc à M. Capucino, Cayenne</i><br />
-<br />
-Mon cher Directeur,<br />
-</p>
-
-<p>Vous m'avez vu, si vous m'avez regardé,
-pleurer un ami qui vous toucha, hélas! de
-trop près.</p>
-
-<p>Un même deuil m'étreint aujourd'hui.</p>
-
-<p>Vos fonctions vous ont permis de peu
-fréquenter le nº 14713, dit le <i>Défrisé des
-Panoyaux</i>: c'est l'objet de mes regrets et de
-ma douleur.</p>
-
-<p>Au bagne, j'avais peu remarqué l'individu:
-il n'était pas de mon équipe&mdash;et j'avais
-autre chose à faire.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">[Pg 204]</a></span></p>
-
-<p>Mais, dès mon arrivée à Paris, il s'imposa
-à moi par une ingéniosité, une énergie, une
-éloquence, un esprit d'initiative et une bonhomie
-insensés. Je lui devrai la fortune.
-Inventeur, créateur de notre banque, il ne
-s'en occupait que de loin, et de haut, et se
-contentait de ses appointements de secrétaire
-général, qui étaient fort élevés, et de sa participation
-aux bénéfices, assez peu négligeable.</p>
-
-<p>Comme tous les hommes de génie, il s'en
-tenait à ses idées qui changeaient souvent et
-se multipliaient, au pas de charge, se souciant
-peu de leur application.</p>
-
-<p>Paul Chéry, pour le nommer, était une
-brute qui avait soif de néant et de ciel. Bihyédout
-(nom, pour Paris, du 14713) était un
-esprit qui&mdash;je l'ai su trop tard&mdash;n'avait
-soif que de l'ordure. Mais il ne m'a jamais fait
-que du bien. Passons. Moi, vous me connaissez,
-monsieur le Directeur: je ne suis ni bon,
-ni mauvais, je suis au <i>mitan</i>.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">[Pg 205]</a></span></p>
-
-<p>Je vous vois sourire et murmurer: <i>in
-medio stat virtus</i>.</p>
-
-<p>Je ne suis, certes, ni vertueux, ni la Vertu
-(avec un grand V) ni même <i>une vertu</i>. J'ai
-pris ma part des péchés des hommes, mais
-tout est relatif, tout est <i>actuel</i>.</p>
-
-<p>Assassin et voleur, je prétends valoir n'importe
-qui et n'être pas méchant. Je me suis
-défendu, et me défends, <i>d'avance</i>, voilà tout.</p>
-
-<p>Vous avez, dans une de vos dernières lettres,
-blâmé la profession que je me trouve avoir
-embrassée. Je n'ai pas été désapprouvé par un
-de vos supérieurs les plus hiérarchiques et
-j'ai même eu la joie respectueuse et un peu
-amusée de vous faire décerner un honneur
-qui, au reste, vous était dû. J'éprouve la joie
-plus grande, plus humaine, plus qu'humaine
-et très pure d'avoir rendu service à ceux des
-hommes qui sont dignes de ce nom, qui
-veulent travailler, avoir des jours pleins et
-des nuits sereines.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">[Pg 206]</a></span></p>
-
-<p>Oui, mon cher maître, la suppression des
-empêcheurs de goûter et de déguster en rond
-n'a pas une mauvaise presse. J'incarne la
-Fatalité ou plutôt nous l'incarnions, ce pauvre
-Bihyédout et moi, avec désinvolture.</p>
-
-<p>Mais mon triste associé devenait terriblement
-chimérique. Son idéologie tournait au
-lyrisme et à l'extase et, si j'ose l'avouer, un
-discours qu'il me débita à l'instant de sa mort
-m'épouvanta plus que sa fin même.</p>
-
-<p>Il n'est que le camouflage de son trépas
-pour m'avoir terrorisé plus encore. Imaginez
-que le commissaire n'a pas voulu encaisser et
-endosser le guet-apens et le meurtre. Il paraît
-qu'il y avait des à-coups et des dessous. J'ai
-compris les capitaines de gendarmerie qui
-utilisent des balles de Lebel dans des cadavres
-de bandits à primes et avancements, mais
-faire passer une auto sur la trace d'un revolver,
-c'est une opération judiciaire que je ne
-connaissais point.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">[Pg 207]</a></span></p>
-
-<p>J'ai rendu quelque estime à ces voitures
-calomniées et, comme on ne sait pas ce qui
-peut arriver et que la disparition de mon
-associé me laissait des fonds disponibles, j'ai
-acheté une soixante-chevaux. A votre service,
-mon cher directeur!</p>
-
-<p>Mon malheureux ami était très parisien,
-très répandu, universellement méprisé et
-honni, c'est dire qu'on en parlait à tout bout
-de champ. Personne ne s'est inquiété des
-conjonctures où il avait perdu l'existence. Au
-fond, c'est un suicide comme celui de Paul
-Chéry, mais ici, c'est la Loi qui, éclatante et
-en grand apparat, rend, sans tête, un fou à sa
-chimère, là (c'est ici), la Loi fait écrabouiller
-un sage voluptueux pour l'enfouir sans bruit.
-Ah! la vie! mon cher directeur! la vie! c'est
-au dessous de la bêtise, de l'idiotie et du
-néant!</p>
-
-<p>C'est tellement sot que ça vous enlève
-tout sentiment et que ça ne vous laisse qu'une<span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">[Pg 208]</a></span>
-sorte d'égoïsme vaniteux et sentimental (ce
-qui n'est pas un sentiment).</p>
-
-<p>Au fond, je suis satisfait; bassement, ignoblement,
-d'être débarrassé de mes deux amis,
-Chéry et Bihyédout, heureux de les regretter&mdash;à
-en crever&mdash;et d'avoir à les regretter.</p>
-
-<p>Je me sens libre.</p>
-
-<p>Je ne me sens libre que maintenant.</p>
-
-<p>Libre parce que les affaires ne vont pas
-mal du tout.</p>
-
-<p>Libre parce que je n'ai plus ni hypnotiseur,
-ni conseiller cynique et bonasse, libre
-parce que je n'ai plus besoin de mon terrible
-cousin de ministre (j'espère que vous l'avez
-remercié pour votre rosette), libre envers mes
-victimes et mes employés.</p>
-
-<p>Car je continue à exercer mon industrie.</p>
-
-<p>J'ai charge d'âmes, d'âmes à délivrer&mdash;s'il
-en reste,&mdash;d'âmes à nourrir, avec le corps.
-J'ai hésité, j'ai interrogé ma conscience
-(mais oui!) et mon cœur (parfaitement!) Et<span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">[Pg 209]</a></span>
-nous avons eu, hier soir, notre mendiant
-quotidien (deux ou trois au nombre) et un
-type qui n'est pas pour me faire changer de
-main (vous verrez ci-après le gabarit du coco).</p>
-
-<p>Je vous avouerai, en outre, que j'ai besoin
-d'occupation et de distraction, que la méditation
-m'est lourde et insupportable et que j'ai
-trop de souvenirs pour un seul homme.</p>
-
-<p>Je fonderai, à l'automne, un journal gouvernemental,
-mais nous nageons encore en
-plein été et je tiens à posséder personnellement
-la moitié plus une des actions, argent
-comptant: j'ai peur de me soupçonner et
-convaincre d'ambitions politiques. La famille,
-voyez-vous!</p>
-
-<p>J'ai un cousin ministre. Pourquoi ne serais-je
-pas député?</p>
-
-<p>Vous m'avez rendu l'honneur&mdash;l'honneur
-d'un autre&mdash;et prêté une nouvelle vie&mdash;la
-vie d'un autre. Je suis un citoyen tout neuf,
-tout battant neuf, un électeur qui n'a pas<span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">[Pg 210]</a></span>
-encore servi, un éligible à la disposition des
-scrutins. Je vous dois tout&mdash;et la liberté qui
-est plus que tout.</p>
-
-<p>Vous êtes mieux que mon père. Passons.</p>
-
-<p>Ou plutôt, puisque nous n'avons pas encore
-quitté ce terrain, vous me laissez deviner que
-vous êtes, non fatigué, Dieu merci! mais las!
-et, si j'ose employer ce mot, un peu écœuré!</p>
-
-<p>Vous n'avez jamais profité de vos congés,
-vous les avez capitalisés: ça fait un assez joli
-tas de campagnes et d'annuités. Bref, vous
-avez droit à votre retraite: pourquoi n'en
-jouiriez-vous point? Et vous me permettrez de
-donner à ce terme: <i>jouir</i> tout son sens, tous
-ses sens.</p>
-
-<p>Je connais votre tristesse et quelques-uns
-de vos chagrins. C'est une raison de vous
-secouer. La terre de Guyane vous est, depuis
-plus d'une année, aussi disgracieuse et dolente
-que le pavé de Paris. Vous n'avez plus aucune
-illusion sur la moralisation possible des forçats,<span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">[Pg 211]</a></span>
-des gardiens, du personnel administratif,
-de la colonie entière, voire de vos égaux et
-supérieurs hiérarchiques de Cayenne et de la
-mère-patrie. D'autre part, monsieur le Directeur,
-vous êtes jeune encore et plein de ce feu
-sombre qui veille et se conserve sous la cendre
-et qui doit se jeter sur l'existence pour ne pas
-se consumer soi-même et se détruire vainement,
-plein d'une énergie inemployée qui doit
-s'user en volupté et en action nouvelle, d'une
-bonté, enfin, à laquelle il faut un aliment et
-des objets inédits.</p>
-
-<p>Interrogez-vous bien, n'avez-vous pas envie
-de Paris, du boulevard, des cafés, des théâtres,
-de tout ce qui vous peut être oubli,
-distraction, rêve dans un passé très lointain?</p>
-
-<p>Et moi, et moi... car il faut parler de moi...</p>
-
-<p>Vous souvenez-vous du <i>Journal intime</i> que
-vous voulûtes bien parcourir, à mon insu,
-quand j'étais à votre service. Vous m'avez
-serré la main, violemment, pour avoir lu, en<span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">[Pg 212]</a></span>
-tête d'un de mes cahiers, le cri de bête:
-«Oh! un ami!» Ce cri-là, actuellement, c'est
-tout moi! Je n'aurais plus le courage d'y
-ajouter des mots! Je ne pleure même plus. Il
-me semble que ce cri, c'est mon odeur&mdash;une
-odeur de mort, une envie, tout ce qui me
-reste de besoin d'existence, de besoin d'âme,
-de besoin!</p>
-
-<p>Eh bien! venez, mon cher Directeur, venez!
-ne vous en tenez pas à un préjugé grotesque:
-acceptez d'être secrétaire général de mon
-entreprise, mon directeur de conscience, oui,
-de conscience, mon compagnon de pensée,
-mon père, enfin, puisque vous êtes mieux que
-mon père. Toute la somme d'affection, de
-tendresse, d'estime, d'admiration et de respect
-que je n'ai pas eue à dépenser, hélas!
-tous mes bons sentiments, tout mon sentiment,
-je les situe en vous: je ne vous donne
-sans doute pas beaucoup, mais on ne donne
-que ce qu'on a.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">[Pg 213]</a></span></p>
-
-<p>Dieu est trop haut pour moi: je m'arrête à
-l'homme que vous êtes, si homme et si âme.
-En outre, j'ai un aveu à vous confier: je suis
-résolu à faire le bien, à payer la rançon très
-large de mes opérations, à créer, autant que
-je le pourrai, un office personnel et privé de
-l'aumône éclairée et supérieure, de la fraternité
-réfléchie, un ministère du sourire et de
-la prière exaucée. Je veux reprendre sur les
-faux pauvres pour les vrais pauvres, sur les
-inutiles dangereux pour les inutilisés nécessaires
-ou simplement utilisables, sur les incurables
-pour ceux qu'on peut guérir, sur la
-plaie purulente pour la blessure touchante et
-noble, mais, n'est-ce pas? ne m'obligez point
-à devenir pompier: vous m'avez compris,
-vous acceptez?</p>
-
-<p>C'est le discours <i>in extremis</i> de Bihyédout qui
-a triomphé de mes derniers doutes: ce bougre-là
-m'avait refoulé dans le vice et dans le
-crime, qui me faisait laver le sang dans de<span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">[Pg 214]</a></span>
-l'<i>extra-dry</i> et du <i>whisky</i> sans <i>soda</i>, qui me faisait
-oublier les vieillards assassinés dans de
-jeunes drôlesses terriblement vivaces! Et ce
-Méphisto à bedaine m'écrase de poésie avant
-de s'enliser dans l'authentique infini! Son
-lyrisme s'est, dans mes veines, transmué en
-pitié: c'est la seule poésie humaine...</p>
-
-<p>Mais je suis véritablement ému: je m'étends,
-je m'étends...</p>
-
-<p>Puisque vous acceptez mon humble proposition
-(ne dites pas non!) je veux vous
-faire un tableau de ma compagnie, je ne veux
-pas écrire ma bande.</p>
-
-<p>Je suis à la tête d'une centaine de bandits
-qui ont été très affectés&mdash;jusques et y compris
-les larmes&mdash;de la mort du <i>Défrisé des
-Panoyaux</i>. Il en est qui <i>ne voulaient plus vivre</i>
-et qui, petit à petit, m'amenaient des recrues
-d'élite (lesquelles, pour rien au monde, n'auraient
-voulu coopérer aux agissements de
-Bihyédout et ne sont peut-être pas étrangères<span class="pagenum"><a name="Page_215" id="Page_215">[Pg 215]</a></span>
-à son trépas obscur). Anciens et nouveaux se
-sont réconciliés sur le cadavre en me déclarant
-qu'après tout, j'étais «un autre costeau
-que le type, moins poseur, moins râlant,
-moins rechignant, plus distingué&mdash;et d'attaque».
-Ç'a été, pour la pègre, une délivrance,
-et pour moi, un nouvel escadron. J'ai deux
-cent cinquante exécutants (ou exécuteurs)
-sans mettre en ligne de compte les indicateurs,
-amateurs et le casuel.</p>
-
-<p>Une des branches les plus florissantes de mon
-industrie, est le duel, j'entends le duel entre
-duellistes d'une certaine espèce et qui représentent
-les spadassins d'antan, à cette différence
-près qu'ils sont, non employés à gages,
-mais sans gages et que leurs patrons intérimaires
-s'en défendent plus que de raison. En
-occupant ces gars entre eux, quelques-uns de
-mes clients ménagent leur légitime et je ne
-désespère pas d'arriver, de proche en proche,
-à réaliser cette admirable page de <i>Salammbô</i><span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">[Pg 216]</a></span>
-où les mercenaires se détruisent, malgré eux
-et en s'embrassant, jusqu'à la plus fugitive
-des ombres de leur ombre. Mais il faut encore
-un gros ordinaire de combats singuliers pour
-en gorger le public, nausée incluse, et le préparer
-à une hécatombe en règle où tout disparaîtra,
-avec les procès-verbaux de rencontre,
-témoins contre témoins, médecins contre
-médecins, armuriers contre reporters et marchands
-contre gendarmes.</p>
-
-<p>Ma clientèle est contente: ça continuera.</p>
-
-<p>Il faudra bien encore, un jour, après épuration,
-bien entendu (mais ça vous regarde,
-mon cher Directeur), mettre le feu aux asiles
-de nuit, bancs de nuit, hôtels à la corde,
-maisons d'aliénés, hôpitaux, voire, hélas! aux
-prisons, dépôts de mendicité, salles soi-disant
-de travail, refuges et ouvroirs. Il faudra, après
-examen préalable (c'est encore votre affaire)
-tirer des feux de salve sur les moignons d'humanité
-qui viennent aux casernes quêter<span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">[Pg 217]</a></span>
-les eaux grasses et les os jetés... Mais ne songeons
-qu'au bien.</p>
-
-<p>Je ne suis pas digne de m'y frotter. Déjà
-j'ai, en propre, des disponibilités monnayées
-très suffisantes, non pour récompenser le vrai
-mérite qui n'est rien, mais la pénurie méritante,
-qui est tout.</p>
-
-<p>Si vous vous refusez à ma demande, je
-suivrai les errements de Bihyédout, je me
-livrerai à un massacre à la Saint-Dominique
-ou à la Hérode et je n'aurai pas de fine douceur
-dans un remords opaque et sourd. Je
-réclame de vous un sacrifice immense et,
-quoique indigne, je vous offre un sacerdoce,
-le plus rare et le plus consolant qui soit.</p>
-
-<p>A bientôt, n'est-ce pas? mon cher maître
-et collaborateur, et sachez moi, d'un cœur
-régénéré et rasséréné par la gratitude agissante,</p>
-
-<p>
-Votre<br />
-<br />
-Feu B. de La C.<br />
-</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">[Pg 219]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="CHAPITRE_IX_annexe" id="CHAPITRE_IX_annexe">CHAPITRE IX (<i>annexe</i>)</a></h2>
-
-<h3>LOUIS-NAPOLÉON SOLSEQUIN</h3>
-
-
-<p>«Lorsque, sur le coup de sa quarante-deuxième
-année, M. Agénor-Constant-Eudoxe
-Solsequin connut la gloire d'être père, il n'en
-conçut (pour ainsi parler) qu'une fort spéciale
-vanité. Après un conciliabule anxieux avec
-deux de ses amis, militaires à la retraite et
-mécontents, il se rendit en cabriolet, en leur
-compagnie, à la mairie de Strasbourg, et déclara
-ne consentir à donner à son enfant légitime
-et du sexe affirmé masculin, que les prénoms
-de Louis-Napoléon-Bonaparte.</p>
-
-<p>Le scribe, affolé, sans en entendre plus
-long, alla trouver le secrétaire. C'était au<span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">[Pg 220]</a></span>
-temps où un prince, encore jeune, attendait
-dans la citadelle de la ville une mise en liberté
-triomphale et secrète. Le fonctionnaire,
-dûment appelé, prit le nouveau père par un
-bouton changeant de son carrick de cérémonie,
-l'adjura, le supplia.</p>
-
-<p>&mdash;Ennemi de la tyrannie bourgeoise.&mdash;(Tais-toi,
-tais-toi!) serviteur fervent des gloires de
-ma patrie, je veux que ma progéniture...</p>
-
-<p>&mdash;Notre progéniture! intervinrent les deux
-officiers. Le chevalier que voilà, le chevalier
-que me voici, nous insistons, monsieur!...</p>
-
-<p>Le folliculaire usa des grands moyens: il
-mena le maigre cortège de cafés en brasseries,
-usa des sobriquets, appelant celui-ci Kikele,
-cet autre Feiffel, ce troisième Kartoffle; sa
-triste victoire raya le vocable Bonaparte, sous
-le prétexte&mdash;soutenable&mdash;que c'était un nom
-de famille (il fallut saluer) et non un prénom.</p>
-
-<p>&mdash;Tu comprends, avait conclu Agénor-Constant-Eudoxe,
-je n'ai pas eu le bonheur de<span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">[Pg 221]</a></span>
-mourir pour Sa Majesté l'Empereur et Roi
-(ici, les deux ex-demi-solde avaient pris la position),
-je vieillis en péquin de quatrième
-classe, je veux que mon moutard recueille,
-avec le fruit de mon inaction, la fleur de mon
-désir de gloire! A la vôtre!</p>
-
-<p>Ce vœu, comme les autres, ne se réalisa
-point.</p>
-
-<p>Le jeune Louis-Napoléon téta dans l'insignifiance,
-se sevra indifféremment, marcha
-cahin-caha, moucha là et ci, prit ses lettres où
-ça lui chanta, bêtifia, ânonna, bâtonna, truffa
-de pâtés sa ronde et sa bâtarde, chanta à faux
-ses racines grecques et son histoire sainte,
-lemme par lemme sa géométrie, équation par
-équation son algèbre.</p>
-
-<p>Son bachot lui fit l'effet d'une longue médecine.</p>
-
-<p>Pour fuir le collège et la Faculté toute
-proche, il s'engagea, histoire de guerroyer en
-Crimée, et ne fut pas trop fâché d'être<span class="pagenum"><a name="Page_222" id="Page_222">[Pg 222]</a></span>
-laissé dans une compagnie de dépôt, à Pontarlier.</p>
-
-<p>Il emporta, du régiment, un galon de premier
-conducteur, un certificat de bonne conduite,
-un congé de semestre renouvelable et
-un grand dégoût des responsabilités.</p>
-
-<p>Il entra donc au ministère de la Maison de
-l'Empereur avec le grade immérité de rédacteur
-et fit tellement remarquer son silence appliqué,
-son insignifiance laborieuse, son infatigable
-néant, qu'il connut, sans s'en étonner,
-les plus rares avancements.</p>
-
-<p>Certains de ses collègues et de ses supérieurs
-le craignaient comme mouchard avéré,
-d'autres comme révolutionnaire puissant.
-Grognard à l'envers, il ne murmurait jamais,
-marchait à pas très courts, ne faisait pas de
-zèle, était juste assez poli pour se faire redouter
-de tous.</p>
-
-<p>Les évènements de 1870-71 ne lui offrirent
-ni occasion d'héroïsme ni excuse de lâcheté.<span class="pagenum"><a name="Page_223" id="Page_223">[Pg 223]</a></span>
-Lieutenant aux compagnies de marche de la
-garde nationale, il commanda, sans morgue,
-sortit&mdash;et rentra.</p>
-
-<p>Après la Commune, qui le respecta,
-il reprit ses fonctions au ministère des
-finances, poursuivit une carrière plane et
-heureuse et ne se réveilla de son calme labeur
-que lorsque la nécessité de caser un sous-chef
-adjoint de cabinet lui fendit l'oreille, à lui,
-Solsequin, à la soixantième année de son âge,
-l'an 1896 de l'ère vulgaire.</p>
-
-<p>Chef de bureau, chevalier de la Légion
-d'honneur, officier de l'Instruction publique
-et du Mérite agricole, chevalier de l'ordre de
-Léopold et de la Couronne d'Italie, titulaire
-de la médaille d'or de l'Encouragement au
-Bien, chef de division honoraire et membre
-associé de l'Académie des Beaux-Arts du Yucatan,
-Louis-Napoléon sentit, du soir au lendemain
-matin (très tôt) que ses titres et dignités
-ne valaient que sur un billet de faire-part<span class="pagenum"><a name="Page_224" id="Page_224">[Pg 224]</a></span>
-et qu'il n'était pas encore du bois dont on fait
-un cercueil et un mort.</p>
-
-<p>Malgré le besoin de travail qui lui remuait
-la main droite, il eut assez de dignité professionnelle
-pour ne pas louer à des particuliers
-le reste des services qui étaient reconnus et
-pensionnés par l'État.</p>
-
-<p>Il frémit à compter ses revenus et capitaux
-dont jamais il n'avait eu cure, et, résigné
-à vieillir, étant vieux, à croupir dans sa retraite,
-étant retraité, il prit la canne de ville&mdash;bâton
-du pèlerin moderne,&mdash;quitta ses lunettes
-de fonctionnaire, et, pour la première fois,
-ouvrit ses yeux libres sur un bref univers.</p>
-
-<p>Tout de suite, il fut ébloui.</p>
-
-<p>Ses voyages, ses voyages d'agrément, étaient
-demeurés administratifs. Il s'en était remis à
-des guides, à des Compagnies, à des maîtres
-à admirer (en petit texte). A peine si, par habitude,
-il avait à chercher à établir si une
-proportion était juste ou une impression<span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">[Pg 225]</a></span>
-exacte, à un mètre ou un point d'exclamation
-près.</p>
-
-<p>De ses traversées de Paris, il ne gardait
-que l'impérieux et éternel dessein de trouver
-ce plus court chemin d'un point à un autre
-qui, en style noble et chimérique, se nomme
-la ligne droite.</p>
-
-<p>Il avait toujours maudit, sans phrases, les
-architectes et archéologues qui obstruent les
-routes naturelles de maisons, palais, monuments
-et autres obstacles.</p>
-
-<p>Il avait toujours eu un but: son devoir;
-un départ: son appartement; une halte:
-son restaurant.</p>
-
-<p>Rien ne lui appartenait plus, pas même ses
-sujets de conversation, si étroitement liés à
-ses fonctions et à ses collègues; il n'avait
-plus la ressource, possible et chère au temps
-d'Henri Monnier et de ce Balzac, de rôder en
-revenant,&mdash;en revenant&mdash;bon,&mdash;autour de
-son bureau et de son pupitre, histoire de<span class="pagenum"><a name="Page_226" id="Page_226">[Pg 226]</a></span>
-mettre au courant un successeur inhabile à
-jamais.</p>
-
-<p>Les règlements vous fendent, aujourd'hui,
-l'oreille pour de bon.</p>
-
-<p>Puisqu'on s'est donné la figure de travailler,
-on travaille, de naissance, sans méthode,
-sans finesse, sans tradition! Pouah!</p>
-
-<p>La mort dans l'âme, M. Solsequin s'avoua
-son ravissement de découvrir la Nature, le soleil,
-l'ombre et Paris, et prolongea son délice.</p>
-
-<p>Des comparaisons se nouèrent en son esprit
-entre ces paysages ressuscités et d'autres
-sites qu'il avait honorés de sa présence, sans
-y attacher d'autre prix. De fil en aiguille, il
-reporta toute son admiration affectueuse et
-passionnée sur l'air de la ville et sur son ciel
-qu'il huma, d'un trait, les yeux fermés.</p>
-
-<p>Le soleil, très doux, lui était fraternel et
-câlin, le ciel, en fumée de nuages, se glissait
-sous ses paupières closes; un parfum d'antiquité<span class="pagenum"><a name="Page_227" id="Page_227">[Pg 227]</a></span>
-humble, familiale et fine le pénétrait,
-sous ses vêtements bourgeois, une senteur
-marine l'enserrait, et, de biais, une immense
-onde de lumière, de science, de sourire, de
-besoin et de satiété bruissait autour de ses
-oreilles et de son chapeau haut-de-forme.</p>
-
-<p>Il cilla, pour s'orienter.</p>
-
-<p>Il se repéra au goulot de la rue St-Martin,
-jouxte la Seine. Une grosse et grise église minable
-le menaçait de sa proche ruine, au flanc
-de laquelle s'accrochaient un échoppe de bijoutier
-en vieux, faux, et une boutique de bistro-savetier,
-une église où, pour entrer, il fallait
-avoir bougrement besoin de prier! Cette masure
-sacrée se passait d'ornements extérieurs: elle
-avait les plus beaux saints du monde. Une
-double voûte de mendiants des deux sexes montait
-autour des escaliers, accotés, vénérables,
-sans niches et bienheureux, nimbés d'un clair
-soleil et d'une ombre sublime, tout en argent
-doré sous une patine d'un vert-de-gris qui ne<span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">[Pg 228]</a></span>
-s'obtient qu'en mille et quelques années, au
-fond de la mer. Les barbes sales, les yeux
-absents ou chassieux, les cheveux, les crânes,
-les loques, les moignons, tout était auguste,
-tant la sérénité de cette détresse était drue,
-d'ensemble et bien encadrée.</p>
-
-<p>Le chef de bureau resta béant. Il n'avait jamais
-connu l'envie. Les ministres, les gouvernements,
-même, s'étaient succédés au-dessus
-de sa tête sans qu'il y prît garde. L'admiration
-et la rancune n'avaient pas trouvé place
-en son âme. L'amour!... L'amour, ç'avait été
-une déception incessante et cette lèpre de mépris
-doux, de dégoût tendre qu'on remet sur
-sa chair après une expérience de plus, en attendant
-une nouvelle preuve et un autre vomissement...</p>
-
-<p>Cette fois, M. Solsequin maudit les hommes
-et les Dieux. A soixante et un ans, il découvrait
-le secret de la vie! Il se rappela confusément
-la fable persane de la chemise de l'homme<span class="pagenum"><a name="Page_229" id="Page_229">[Pg 229]</a></span>
-heureux, lequel, comme chacun sait, n'a pas
-de chemise. Il considérait cette grappe argentée,
-empourprée, ensoleillée, incrustée et
-sacrée d'êtres sans feu ni lieu qui avaient
-tout le feu de Dieu, tout le lieu de Dieu. (En
-fait, qui pouvait fréquenter cette église?) Les
-pauvres ne tendaient pas la main, ne marmonnaient
-ni patenôtres ni suppliques, semblaient
-seulement éternels et béats...</p>
-
-<p>Louis-Napoléon rentra dans son confortable
-entresol de la rue du 29-Juillet, l'esprit en
-berne&mdash;et le cœur vibrant.</p>
-
-<p>Il s'affaissa en pleine méditation. Il aurait
-été sauvé si les misérables lui avaient pu
-inspirer quelque commisération. Il eût donné
-toute sa fortune pour n'avoir que pitié, pour
-avoir pitié. Non: c'était l'envie qui le tenait
-sous son talon nu, l'envie et sa saveur empoisonnée,
-l'envie de la boue, l'envie de la
-crasse, avec des fossettes de rire et des trous
-de soleil.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_230" id="Page_230">[Pg 230]</a></span></p>
-
-<p>Huit jours après, l'appartement de M. Solsequin
-avait un autre titulaire ou sous-locataire;
-les meubles, objets d'art et d'utilité s'étaient
-envolés, contre des prix modiques, et Louis-Napoléon
-connaissait les joies du vagabondage
-sédentaire, éprouvait la volupté amère des
-refus bourgeois, des bourrades, anathèmes,
-blessures confraternelles de ses compagnons
-d'infortune: il possédait enfin la rue, la ville,
-la nature gentille ou irritée et même l'état de
-nature, au plus profond, au plus inespéré...
-Il n'avait pas encore soixante-deux ans mais,
-heureusement, ses mornes traits en marquaient
-près de soixante-quinze. La sagesse
-de son régime accusait les privations. L'éclat de
-son regard amusé et curieux attestait la fièvre
-de faim. Le tremblement de la main, inaccoutumée
-à toujours être tendue et creuse, témoignait
-de la honte la plus honorable, la plus
-sincère, la moins voulue.</p>
-
-<p>Sa place au soleil&mdash;et à la pluie&mdash;une<span class="pagenum"><a name="Page_231" id="Page_231">[Pg 231]</a></span>
-fois conquise, le nouveau mendiant amateur
-se tint pour le plus heureux des hommes. Il
-riait en songeant aux fakirs de l'Inde, aux
-stylites d'Egypte, aux lazzaroni mêmes et aux
-ermites. En plein Paris, le rêve et le couvert!
-En plein Paris, la psychologie peu ou prou
-désintéressée de la foule et de l'élite, le défi au
-baromètre et aux conventions sociales, l'ironie
-incessante, l'espoir sans fin, la déception
-espérée, le dédain, le dégoût, la pitié de l'apitoyé,
-tout le jeu des prévisions et des enquêtes
-brèves, la connaissance approfondie de l'inconnu
-journalier, la perception de fautes meurtrières
-et de crimes secrets, une sorte d'apostolat
-qui absout à la muette, une sorte d'inquisition
-policière qui se tait; le chef de
-division honoraire démissionnaire eut toutes
-les lueurs sans reflet et toute la science humaine.</p>
-
-<p>Jamais il n'éprouva le désir d'intervenir, de
-dépouiller sa défroque d'invalide, de rendre<span class="pagenum"><a name="Page_232" id="Page_232">[Pg 232]</a></span>
-service, au centuple, de devenir Providence
-en gros, après avoir joué au mauvais pauvre,
-en détail.</p>
-
-<p>Des conversations&mdash;il faut bien se lier&mdash;avec
-des voisins mâles et femelles, lui révélèrent
-les dessous des abîmes, les trappes de la déchéance,
-les oubliettes des culs-de sac. Sa
-bonhomie grave, prud'hommesque et distinguée,
-un reste obstiné d'éducation, une
-instruction juridique, fort appréciable en ce
-milieu, lui attirèrent vite, malgré lui, une vénération
-très consultée, des propositions de
-toutes sortes&mdash;et comme une autorité. Il redevenait
-chef de bureau&mdash;en plein vent&mdash;et
-de quel bureau! roi constitutionnel d'une cour
-des Miracles laïque, empereur de Truands truqueurs
-sans malice, sans maléfices, sans tradition,
-pape de fous trop sages et mieux que
-sages, sur l'œil, quand il leur en restait, aux
-aguets quand ils avaient des oreilles et des
-jambes, très sots et très abandonnés, pour dire<span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">[Pg 233]</a></span>
-le vrai. De-ci, de-là, on voyait passer de loin
-les riches, les puissants, les farauds de la corporation.
-C'étaient ces automobilistes feignants
-de culs-de-jante, gantés de fer, en aristos, et
-redressant leurs torses impeccables au-dessus
-de leur char de victoire (qui leur sert aussi de
-coffre-fort). Fous, gars romanesques et romantiques
-à passé glorieux ou simplement passionnel
-qui laissèrent leur jambe à un boulet
-de tel calibre et à la bataille de tel jour, à cette
-mine que vous savez bien ou à la cuve d'acide
-sulfurique du mari jaloux et traître d'une
-beauté&mdash;qui en mourut d'ailleurs...</p>
-
-<p>C'étaient ces merveilleux orientaux, cuits
-dans mille aurores et cent mille canicules, qui
-font chatoyer leur peau et leurs oripeaux
-comme une écumoire exotique et qui ont une
-armée de dents pour mieux prouver, en un
-sourire d'enfer coloré, qu'ils n'ont pas mangé
-et qu'il leur faut manger: Arméniens qui
-mêlent le patriotisme au besoin et qui font redouter<span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">[Pg 234]</a></span>
-le couteau, Hindous qui ont bien soin
-de ne point se faire comprendre ou entendre et
-qui portent, dans les plis de leur turban, le
-choléra, la peste et la malédiction bouddhique,
-Chinois échappés à leurs supplices pour les
-réserver aux tièdes bienfaiteurs européens, Japonais
-naturellement espions, sûrement généraux
-et qui imposent, du fait seul de leur nationalité...
-Des aveugles errants avaient un
-coup de leur bâton ferré plus profond, plus
-majestueux que de coutume, pour humilier
-leurs confrères au repos qui s'embusquaient
-au lieu de prendre la route de Dieu, de se
-confier aux secrets des chaussées et des carrefours
-et de demander pour une traversée difficile,
-et connue par cœur, le bras d'un brave
-homme qui vous laisse un sou dans la main.
-Des Polaques bleus ou filasses se hâtaient en
-ricanant: ils n'aimaient pas les églises où on
-les battait jadis, pour le moins, et ne tenaient
-en estime que la mendicité à domicile, les<span class="pagenum"><a name="Page_235" id="Page_235">[Pg 235]</a></span>
-braves escaliers d'anxiété, de rêve et de surprise,
-en mettant dans la réserve les donateurs
-habituels et les patronages confessionnels dont
-on peut tout exiger, en les assiégeant&mdash;à cause
-des journaux.</p>
-
-<p>Mais ceux que préférait Solsequin, c'étaient
-les pauvres honteux. Ah! que ces braves gens
-se donnaient de peine pour avoir l'air pauvres,
-honteux, fiers et dans la peine! Rasés à faux,
-blanchis aux deux-tiers, un œil fermé et l'autre
-hagard, mi-hérissés, moitié bien propres, ils
-exhalaient l'odeur de l'absinthe qu'on avale,
-pour n'avoir pas à manger, et de la peau sèche,
-pour ne s'être pas lavés exprès, histoire d'avoir
-eu à boire toute son eau!</p>
-
-<p>&mdash;Allez, allez, mes petits agneaux! songeait
-le neuf indigent. Si je vous avais connus plus tôt!</p>
-
-<p>Et il nourrissait de la haine contre les
-habits bourgeois et le ruban rouge qu'il conservait,
-bien dissimulés, pour le jour où toucher
-son trimestre de pension.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_236" id="Page_236">[Pg 236]</a></span></p>
-
-<p>Les filles avaient des airs à la fois familiers,
-respectueux, consolants et superbes parce que,
-n'est-ce pas, ces types-là, ç'a pu être des
-clients, c'est p't' êtr' soi qui les a foutus là,
-et que tout d'même, soi, on n'en est pas là,
-et qu' si on en était là, y a la Seine qu'est pas
-très loin!... Mais comme il suffit d'être mendiant
-d'église pour être vieux, centenaire <i>in-partibus</i>
-et jeteux de mauvais sorts, ces demoiselles
-se signaient et avaient des générosités
-diverses.</p>
-
-<p>Les souteneurs&mdash;dont on médit&mdash;étaient
-là pour offrir un verre:</p>
-
-<p>&mdash;On ne sait pas c'qu'on d'viendra et on
-est pas tous aveugles, pas? On peut encor'
-s'r'filer celle-là et celle-ci? C'est pas sérieux, ça
-fait des magnes! Et puis un homme d'église!</p>
-
-<p>Il y avait même des agents qui étaient charitables,
-et des domestiques qui avaient une
-bonté rare, ouatée de déférence.</p>
-
-<p>... Solsequin passait cependant, tout doucement,<span class="pagenum"><a name="Page_237" id="Page_237">[Pg 237]</a></span>
-de la conception de l'ordre à l'anarchie,
-du type de Joseph Prudhomme à celui de Thomas
-Vireloque (il restait dans sa littérature et
-son temps) lorsqu'un affreux évènement changea
-la courbe de ses desseins et de sa destinée.
-Ce ne fut pas un de ces cas foudroyants qui
-se suffisent à eux-mêmes et qui, en couchant
-leur victime, une fois pour toutes, ne laissent
-pas demander d'explications. Ça commença
-par un sourire, un sourire que le mendiant
-lâcha sur sa main et sur le décime vert-de-grisé
-que cette main venait de recevoir&mdash;dévotement.
-Le Monstre-Avarice venait de pénétrer
-au tréfond le plus secret de l'ex-fonctionnaire.</p>
-
-<p>Notre ami s'amusa d'abord, devint sérieux&mdash;et
-très sérieux, se passionna, s'affola. Il quémanda
-avec détachement, avec insistance,
-avec l'affaissement le plus impérieux, avec
-l'impatience la plus obsédante... Il ne fut bientôt
-plus que de la soif, la soif de l'or&mdash;et
-de moins. Il s'était mis, en un soir de lucidité,<span class="pagenum"><a name="Page_238" id="Page_238">[Pg 238]</a></span>
-à épeler son nom comme on décompte
-le numéraire: Louis, Napoléon, Sol, Sequin:
-tout ça, sa personnalité, son être, son âme,
-c'était monnayé, c'était de la monnaie précieuse,
-de l'appoint, du billon, du change.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà donc pourquoi, songea-t-il, je ne
-me suis jamais intéressé à rien! Je n'étais pas
-un homme, j'étais du métal anonyme et roulant.
-J'ai pris une des effigies, malgré moi,
-où j'étais coulé et voilà! Ça fait une créature!
-Heureusement, on se venge, on se recrée.
-Mais ne suis-je pas trop vieux? Bah! les plus
-vieilles pièces sont les meilleures!</p>
-
-<p>Il négligea, dès lors, ses clients gratuits,
-sa popularité et sa gloire. Il fut le «malheureux»
-pourchasseur, aux larmes toutes trouvées
-et qui, à tout instant, n'a pas mangé de
-trois jours. Il exagérait&mdash;en mieux: il n'avait
-pas mangé de la semaine. Et comme il ne
-sentait pas la boisson, il touchait par une
-sincérité apparente. Il buvait cependant, par<span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">[Pg 239]</a></span>
-nécessité. De-ci, de-là, il lui fallait écouler son
-cuivre&mdash;contre des ors. Cette opération se
-passait dans les <i>bouchons</i> proches de l'Hôtel
-de Ville, du Châtelet et de la Bastille où les
-conducteurs d'omnibus, autobus et autres
-tramways viennent, eux aussi, troquer leur
-recette&mdash;en trinquant.</p>
-
-<p>&mdash;C'est encore vous, père la Fripe! disait-on
-au chef de division honoraire, qui souriait
-avec déférence et serrait sa pièce rare
-comme s'il l'eût volée.</p>
-
-<p>Car, avant tout, il voulait des Louis XVIII
-à collet, des Premiers-Consuls, des doubles
-louis, des Victor-Emmanuel à queue, voire
-des Ferdinand VII, des Charles IV d'Espagne,
-des Charles III qu'il acceptait avec reconnaissance
-en dépit du tableau des effigies à refuser,
-même des Louis XVI, des Louis XV,
-des autrichiennes, des napolitaines, des persanes,
-tout, tout!... Il avait converti sa fortune
-en numéraire hors de cours, acheté,<span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">[Pg 240]</a></span>
-lentement, à bon compte,&mdash;et son désir maniaque,
-son extérieur minable, avaient décidé
-les caisses publiques à lui conserver et réserver
-les rossignols, pour sa pension.</p>
-
-<p>Il connut des nuits d'ivresse infinie. Dans
-son taudis de la rue Cloche-Perce, il couchait
-avec son or, sans le compter, en s'y vautrant.</p>
-
-<p>Il s'y perdait, écorché, béant, écrasé, presque
-sans souffle.</p>
-
-<p>&mdash;Il me retrouve, râlait-il, je ne suis pas
-encore au complet mais je revis, je commence
-à vivre! Ah! ah! <i>ils</i> m'avaient volé les neuf
-dixièmes de mon individu, mais ça revient,
-ça revient!... Quand donc n'y aura-t-il plus rien
-de ça, de ça, de ça (il se martyrisait le corps,
-la face, les membres), de cette sale chair, de
-ces sales poils, de ces sales yeux, de cette
-sale peau, quand donc n'y aura-t-il plus rien
-de ce sale cœur! quand donc ne serai-je plus
-que de l'or, tout en or, rien que de l'or, de<span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">[Pg 241]</a></span>
-l'or comprimé, de l'or solide, de l'or glauque,
-stupide, tout l'or, quoi!</p>
-
-<p>Plus affaissé au petit jour, l'œil morne, du
-reflet de son rêve, il reprenait sa faction, en
-attendant, la main plus emplie, l'estomac
-plus vide, de se livrer au songe incessant.</p>
-
-<p>Mais les dieux veillaient, les dieux vengeurs!
-Un matin, les jambes dédaignées se refusèrent
-au travail, la main ne voulut plus se tendre,
-le grabat retint le corps évanoui. Louis-Napoléon
-eut un sourire, leva les yeux sur sa
-pauvre chair et retomba sur sa couche, satisfait
-et enthousiaste Ça disparaissait! Encore
-un petit effort, dans le néant, et il n'aurait
-plus d'apparence humaine! Il s'enfouit plus
-profondément dans son or, en gigotant et prit
-l'esprit de son lourd linceul.</p>
-
-<p>De menus soubresauts remuaient les pistoles.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! pensait-il, je commence à sonner!
-Comme c'est plus joli, plus fin que la parole,<span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">[Pg 242]</a></span>
-le chant et la musique des orgues! Encore!
-encore! C'est comme si j'étais les cloches de
-mon enterrement et de mon service alors que
-j'étais homme, des cloches en or, une cloche
-immense et intime en vieil or, en or ému, en
-or câlin!...</p>
-
-<p>Il souffrait cependant, épouvantablement.
-Il entendait des bruits de pas, et même ce
-bruit de pas qui s'étouffe avant de s'arrêter,
-suivi intelligiblement d'un bruit, si j'ose dire,
-d'oreilles espionnes ou charitables qui veillent,
-qui aspirent, de l'autre côté d'une mauvaise
-porte. Il pouvait encore crier, appeler.
-On l'entendait seulement parler, se parler à
-soi, rien qu'à soi. Il disait:</p>
-
-<p>&mdash;Oui, on pourrait me sauver. On le devrait.
-Je me le devrais. Je n'ai que soixante-dix ans
-et je n'ai que de l'épuisement. Mais sauver
-quoi? Ma carapace de vieillard, ma carapace
-répudiée? Mais qu'ai-je de commun avec l'espèce
-humaine? On ne me comprend pas. On<span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">[Pg 243]</a></span>
-ne comprendrait rien à mon cas. Ils ne comprendraient
-rien à mon être en or, à ma statue
-vivante et bruissante! Ces êtres-là, ça répand
-l'or au lieu de se l'amalgamer, ça le dépense,
-ça en attend des remèdes, des joies au tas, du
-pain, fi!...</p>
-
-<p>... Et c'est ainsi, monsieur Rocaroc, que
-votre agent n'a pu poignarder qu'un cadavre
-déjà froid et ne vous apporter qu'un or sans
-défense qui n'avait pas encore fait corps avec
-la pourriture abandonnée. Ne niez pas: c'est moi
-qui avais écouté et deviné,&mdash;et c'est moi qui ai
-entendu et qui ai suivi, épié, retrouvé votre émissaire.
-J'ai même eu le loisir, puisque le défunt
-or-vivant était redevenu M. Solsequin, chevalier
-de la Légion et chef de bureau en retraite, de
-lui faire les obsèques décentes et rendre les
-honneurs civils et militaires auxquels il avait
-droit, avant son long caprice. Vous ne me
-remerciez pas? Tant pis. J'aurai le plaisir de
-solliciter de vous une entrevue après demain,<span class="pagenum"><a name="Page_244" id="Page_244">[Pg 244]</a></span>
-à trois heures et vous ne ferez pas attendre
-une femme, une jeune fille. J'ai une interview
-à vous demander et quelque argent à vous
-reprendre, celui de mon malheureux voisin
-de la rue Cloche-Perce, en particulier, pas
-pour moi&mdash;pour des amis inconnus qui en
-ont plus besoin que vous et moi. Nous causerons
-en camarades. En attendant, croyez à mes
-sentiments les plus distingués,</p>
-
-<p>
-<span class="smcap">Juliette-Elisabeth Bélier</span>.<br />
-</p>
-
-<p>Rocaroc, le papier lu, demeurait stupéfait
-et haletant.</p>
-
-<p>&mdash;Heureusement, insinua-t-il, que j'ai
-déchiffré le gabarit avant de l'avoir envoyé à
-Capucino! ç'aurait été du propre!</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_245" id="Page_245">[Pg 245]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="CHAPITRE_X" id="CHAPITRE_X">CHAPITRE X</a></h2>
-
-<h3>PENTHÉSILÉE</h3>
-
-
-<p>Le directeur unifié de la Banque anti-collectiviste
-considérait avec une ironie battante et
-une hauteur effrayée sa blonde interlocutrice.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, c'est moi, disait-elle. On peut s'asseoir,
-pas? Pas vous, vous êtes <i>assis</i>,&mdash;d'avance.
-Je ne vous ai pas laissé le temps de vous ressaisir?
-Excusez-moi: vous n'aviez qu'à me
-lire plus tôt. Et c'est ce que je voulais: vous
-avouez! Ah! les hommes forts!</p>
-
-<p>Rocaroc ne trouvait ni mot ni salive. Des
-réminiscences littéraires lui venaient en même
-temps que les pires fureurs. «Non, non,
-disait-il, intérieurement, à un bien proche<span class="pagenum"><a name="Page_246" id="Page_246">[Pg 246]</a></span>
-fantôme, tu n'es pas mon mauvais génie,
-celui qui apparaît à Brutus dans <i>Jules César</i>,
-tu n'es pas ma conscience habillée en juif,
-comme ce qu'est obligé de tuer Fabiano Fabiani
-dans <i>Marie Tudor</i>. Qui es-tu, pour parler?»</p>
-
-<p>Puis, tout à coup, une illumination facile:
-une femme, c'était une femme, rien de plus!
-Si! c'était <i>la femme</i>! La Femme! Il n'en bougeait
-plus. Ah! elle pouvait dévider son écheveau,
-conter ses histoires de revenants et ses
-histoires de mort, railler, gronder, menacer,
-elle pouvait affirmer qu'elle tenait sa tête à
-lui, Rocaroc, entre les mains, jouer avec cette
-tête et s'en jouer! Rocaroc ne savait plus
-rien que ceci: il y avait là une femme&mdash;et
-lui.</p>
-
-<p>D'un regard sanglant et d'ensemble, il avait
-répété et détaillé la visiteuse, des frisons
-blond-roux, sous le chapeau rose, aux talons
-mordorés et usés, arqués sous la jupe tailleur<span class="pagenum"><a name="Page_247" id="Page_247">[Pg 247]</a></span>
-feuille-morte, les yeux étrangement clairs, le
-nez tout juste assez long pour flairer, la bouche
-fine et lasse, le menton de volonté meurtrie,
-les oreilles de patience et de divination,
-le cou de Madone et de guillotine!... Mais le
-corps! nom de Dieu! le corps! il le connaissait
-si bien qu'il lui fallait faire la preuve,
-pour soi, qu'il ne s'était pas trompé! Dans les
-gestes de la discoureuse, il découpait les
-mains, fermes et sages; il cueillait les cils aux
-regards et, des reproches, ne gardait que les
-dents. Il se sentait affreusement, voluptueusement
-sourd...</p>
-
-<p>&mdash;Je suis Juliette-Elisabeth Bélier, disait la
-jeune fille. Ça n'est pas un nom très illustre?
-Ça viendra. Comment j'ai découvert l'existence
-et la mort du père Solsequin? C'est simple!
-Nous habitions la même maison. J'ai
-toujours eu l'esprit expérimental. Tenez!
-quand j'étais toute petite, ma grand-mère
-s'est éteinte, la pauvre sainte femme! J'ai demandé<span class="pagenum"><a name="Page_248" id="Page_248">[Pg 248]</a></span>
-après elle. On n'osait rien m'avouer:
-j'étais une gosse si sensible! Un jour, enfin,
-quelqu'un m'a marmonné: Ta grand'maman,
-Lili..., elle est au ciel!</p>
-
-<p>&mdash;Au ciel? bonne-maman? fis-je, je vais
-voir!</p>
-
-<p>Et je montai sur une chaise pour regarder
-dans le ciel si je la retrouvais, bonne-maman!...
-Dame, n'est-ce pas?, puisque l'eau est
-transparente, pourquoi le ciel, qui se laisse
-prétendre plus limpide et plus pur que l'eau...
-Passons. Mais n'est-ce pas le génie de l'investigation
-scientifique inné? Génie ou démon,
-peu m'importe... J'étais si curieuse qu'on m'a
-crue appelée à devenir savante. Toute l'instruction
-qu'on m'a infligée... ah! cette instruction
-trop complète, trop jolie, trop attisée,
-trop peignée, j'en suis encore malade. Je me
-doutais déjà de l'inutilité de tout ça quand
-j'étais en carafe, dedans. Mes pauvres parents
-qui se tuaient ou se faisaient tuer...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_249" id="Page_249">[Pg 249]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;... Se faisaient tuer? interrompit Rocaroc,
-qui se sentait mieux.</p>
-
-<p>&mdash;Passons! continua Elisabeth, Mes pauvres
-parents, donc, se saignèrent aux trois
-veines qui leur restaient. Résultat: mes brevets
-me servirent à m'engager en qualité de
-cible vivante au service d'un manager américain
-de troisième ordre.</p>
-
-<p>&mdash;Cible vivante? répéta machinalement
-l'autre. Cible vivante!</p>
-
-<p>&mdash;Oui, vous ne connaissez pas? C'est le
-rôle du jeune Tell en travesti mais plus dur.
-Il s'agit de se faire encadrer, les bras tendus,
-le corps raidi, la tête haute, les talons réunis,
-d'un tas de flèches, poignards, haches d'abordage,
-sagaies empoisonnées, harpons, alènes
-de cordonnier, aiguilles à tatouer et éperons
-de cow-boys! Il n'y a pas d'apprentissage
-parce qu'il pourrait y avoir des responsabilités:
-l'acier, n'est-ce pas? c'est fait pour entrer
-dans les chairs, surtout quand c'est lancé de<span class="pagenum"><a name="Page_250" id="Page_250">[Pg 250]</a></span>
-loin, à la volée!... Donc, on recrute au petit
-bonheur, des filles de sang-froid et de
-bonne volonté qui se cuirassent, moralement,
-bien entendu, qui se préparent à la mort en
-se jurant bien de vivre et alors...</p>
-
-<p>&mdash;Alors, vous n'en êtes pas morte, dit glacialement
-Rocaroc, heureux d'être à la conversation
-et de pouvoir redevenir glacial.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'en suis pas morte et je n'en ai même
-pas vécu. Car, dès mon arrivée à New-York,
-je fus gardée au lazaret et rembarquée
-avec les <i>individus immoraux</i>: je n'avais pas assez
-d'argent sur moi et mon contrat de travail
-me condamnait. Je ne me plains pas. Il est
-dur d'être chassé d'une terre où l'on a consenti
-à traîner une existence d'esclave, il est
-atroce d'être mêlé à un troupeau dolent de
-malfaiteurs et de prostituées quand on est
-honnête, ivre de labeur&mdash;et vierge...</p>
-
-<p>&mdash;Vierge! clama le directeur Vous l'êtes
-encore!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_251" id="Page_251">[Pg 251]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Mais oui! dit Lili Bélier. Ne raillez pas!
-Ce n'est pas la question.</p>
-
-<p>Son accent était si sincère et si péremptoire
-que l'interlocuteur resta tout bête et
-c'est le mot. Il se tut, pour prendre son élan.</p>
-
-<p>&mdash;Certes, poursuivait Juliette-Elisabeth,
-j'ai d'abord beaucoup pleuré. Ensuite, je fus
-infiniment heureuse. J'étais initiée, d'un
-coup, à la grande pitié. Brebis galeuse d'adoption,
-je m'assimilais l'âme torve et puérile
-des pauvres gens désemparés qui s'en revenaient
-avec moi dans une patrie hostile et
-qui étaient comme des relégués de partout,
-des relégués chez eux, des interdits de séjour
-universels, des repris de justice par
-fatalité et des criminels de droit commun
-par raison d'État. Il n'y a pas de quoi
-rire.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne ris pas. La petite sœur des pègres,
-fichtre! C'est toute une carrière. J'espère que
-vous avez continué à Paris.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_252" id="Page_252">[Pg 252]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Si j'avais continué, je ne serais pas ici,
-comme j'y suis, en justicière. Pitié n'est pas
-complicité. Celui qui vit continûment dans
-le crime a une patrie, le crime; une nature, le
-crime. Il ne cherche jamais à s'évader, même
-s'il s'est évadé d'ailleurs: il n'en a pas besoin;
-il est partout dans ses meubles!</p>
-
-<p>Elisabeth-Juliette, venait de se révéler étrangement
-institutrice. A peine si quelque saveur
-peuple avait égayé sa morale: feu B. de La C.
-n'écoutait pas: il parlait pour se donner l'illusion
-de n'être pas tout entier et tout de
-suite la brute déchaînée, pour ne pas rugir,
-pour se donner le temps de se précipiter: il
-avait peur du ridicule et voulait, montre en
-main, avoir eu au moins le temps de faire sa
-cour.</p>
-
-<p>&mdash;Tenez, poursuivait l'apprentie-violée, ce
-que je vous reproche surtout, c'est Solsequin.
-Je ne sais rien de vos autres méfaits mais je
-les pressens: c'est à un enchaînement de terribles<span class="pagenum"><a name="Page_253" id="Page_253">[Pg 253]</a></span>
-desseins et d'actions effroyables que
-l'on doit des choses comme...</p>
-
-<p>&mdash;Prenez garde, je n'aime pas beaucoup
-les réquisitoires.</p>
-
-<p>&mdash;Réquisitoire sans la moindre sanction
-pénale. Je ne dénonce pas. Je vous dirai plus:
-je déteste les lois, la loi. C'est injuste, c'est inique,
-c'est d'une partialité équivoque, c'est sale...</p>
-
-<p>&mdash;Et ça <i>sale</i>! plaisanta l'ancien forçat, inimaginablement
-fier d'un calembour ignoble
-qui lui prêtait du sang-froid.</p>
-
-<p>&mdash;La loi, allait M<sup>lle</sup> Bélier, c'est le tablier
-des valets de la société; on cache ses taches
-derrière, on s'essuie dessus, c'est paravent,
-torchon, masque, étouffoir, bâillon, étrangloir,
-mouchoir&mdash;et pis! D'ailleurs, il n'y a que
-des lois; la <i>Loi</i> n'existe pas. Je connais quelqu'un
-qui, si on l'arrêtait au nom de la Loi,
-demanderait simplement&mdash;Laquelle?</p>
-
-<p>&mdash;Et on lui mettrait les menottes, répondit
-Rocaroc, par habitude.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_254" id="Page_254">[Pg 254]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;A qui? à la Loi? éclata Élisabeth. Il peut
-remarquez-le, se trouver une Déesse-Loi,
-comme il fut une Déesse-Raison!</p>
-
-<p>Rocaroc, qui avait su longtemps, à son
-grand dam, ce qu'était la Loi, se souciait fort
-peu de la Raison. Possédé d'une force singulière,
-il avait l'impression que les sons qu'il
-émettait lui venaient du dehors, qu'ils se collaient
-à ses lèvres et qu'il ne les avait pas
-mâchés! Il se sentait tout grondement, tout
-tonnerre, tout orage. Cependant il parlait:</p>
-
-<p>&mdash;Alors, si vous méprisez la loi, que me
-voulez-vous? Comment êtes-vous venue me
-trouver? De qui êtes-vous détective? Je dois
-avoir des concurrents! Mon secrétaire général
-est mort de la main d'un ennemi inconnu.
-Le représentez-vous, l'ennemi?</p>
-
-<p>&mdash;Connais pas. Je ne vous connais pas
-vous-même. Mais j'ai suivi l'homme qui était
-entré chez Solsequin. Je l'ai vu entrer ici. Il
-était sorti de la rue Cloche-Perce très chargé<span class="pagenum"><a name="Page_255" id="Page_255">[Pg 255]</a></span>
-de butin. Il est sorti d'ici, les mains nettes.
-Un homme mal mis qui a fait un mauvais
-coup, qui vient dans une grande banque,
-ensuite, par une porte secrète&mdash;je suis renseignée&mdash;qui
-s'en va, léger et souriant, prête
-le flanc à deux hypothèses: ou bien il a effectué
-un dépôt, ou bien il a rendu des comptes,
-après avoir agi par ordre. Ou bien la banque
-qui a accepté une somme très considérable,
-en or, d'un monsieur en loques, sur laquelle
-elle n'avait aucun renseignement, est une
-banque véreuse et malpropre&mdash;ou bien le
-voleur en question n'a pas fait de dépôt, a été,
-par un couloir dérobé, trouver le Directeur,
-lui a rendu compte d'une mission, lui a
-remis les fonds dont il était porteur&mdash;et ce
-directeur est un chef de bande et de bandits.
-Comme je vous l'ai dit, je ne déteste pas les
-bandits: la société est si mal construite, les
-femmes si malheureuses... (Et j'ai toujours
-entendu conter que les bandits n'étaient pas<span class="pagenum"><a name="Page_256" id="Page_256">[Pg 256]</a></span>
-méchants envers les femmes). Mais encore faut-il
-que ces bandits se piquent de justice, de
-générosité, de reprise individuelle et sociale
-et fassent le bien, à foison!</p>
-
-<p>Rocaroc n'avait perçu, dans son délire, de
-tout ce morceau, que le mot <i>femmes</i>. Pourtant
-son autre moi se crut obligé de jouer le
-galant et d'habiller un peu son instinct, son
-besoin.</p>
-
-<p>&mdash;Tenez! dit-il, théâtralement.</p>
-
-<p>Il tendait la lettre laissée sur la table, à
-côté de la relation de vie et de mort de Louis-Napoléon
-Solsequin. Un sourire le crispa au
-toucher de la prose de M<sup>lle</sup> Bélier qui chevauchait
-et jonchait la sienne. Et tandis que la
-jeune fille, après un:</p>
-
-<p>&mdash;Il n'y a pas d'indiscrétion au moins?
-se plongeait dans sa trouble philanthropie,
-l'ancien forçat rivait ses yeux aux yeux baissés,
-à la bouche attentive, au nez frémissant
-de la visiteuse: déjà, elle était à lui. Quand<span class="pagenum"><a name="Page_257" id="Page_257">[Pg 257]</a></span>
-elle eut achevé les lignes providentielles, elle
-demeura un long instant à s'interroger et à
-peser sa pensée, puis:</p>
-
-<p>&mdash;Je vous fais amende honorable. Mais je
-vous comprends encore moins. Pourquoi
-avez-vous fait dépouiller ce triste Solsequin?</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi? Mais pour les autres, pour les
-vrais pauvres. Pourquoi, lui, voulait-il être
-tout en or, être de l'or! Il n'avait pas le
-droit.</p>
-
-<p>&mdash;Il en avait le droit, puisqu'il en avait
-le désir.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, le désir est un droit!</p>
-
-<p>... C'était le vrai B. de La C. qui avait jeté
-le cri. Il se jeta lui-même.</p>
-
-<p>Un être dans l'état du prétendu Rocaroc
-n'a plus ni bras, ni jambes, ni cerveau. De
-sa face, il n'a gardé que la bouche et quant
-au reste du corps, mieux vaut n'en pas parler:
-tout, en lui, est devenu valet de bourreau,
-valet de la brute innommable, tout est<span class="pagenum"><a name="Page_258" id="Page_258">[Pg 258]</a></span>
-sous-instrument, tout est violence atroce puisque
-c'est sous-viol. La victime s'effraie, se
-débat: les valets de bourreau s'affolent, outrent
-leur bestialité sans joie, les veines, les
-artères: les os se coagulent, bourdonnent,
-font rage pour amuser le despote ivre, le despote
-furieux; les yeux sentent sourdre en
-eux un trop-plein de sève qui les aveugle; les
-oreilles éclatent des soupirs et des rages de
-tout à l'heure; les dents prennent une teinte
-animale et abjecte: tout l'effort, toute l'attaque,
-tout le crime est couleur de stupre.</p>
-
-<p>La pauvre ne résistait pas. Grotesque, roulée
-en boule, elle était, par génie d'inertie,
-une forteresse imprenable. Rocaroc ne trouvait
-pas l'étreinte, ne pouvait ni envelopper,
-ni écarter des bras idiots, des bras stupides,
-aussi bêtes que des épées inexpertes qui
-trouent, sur le terrain, sans savoir comment.
-Elisabeth-Juliette s'attendait à tout, sauf à
-cette agression. Pantelante et hérissée, elle<span class="pagenum"><a name="Page_259" id="Page_259">[Pg 259]</a></span>
-aspirait à la mort, tout de suite, à la mort
-foudroyante, à la mort qui l'aurait enlevée
-très loin, très loin de ce guet-apens dont
-elle était elle, Bélier, l'auteur responsable et
-la victime, non, non, pas la victime, jamais,
-jamais!...</p>
-
-<p>... Pourquoi jamais? Parce qu'elle n'avait
-pas prévu, pas autre chose!...</p>
-
-<p>Les ongles, de plus en plus inexperts du
-banquier, ses cris étouffés, de plus en plus
-courts, les gestes de ses mains à la fois engourdies
-et épileptiques, tout allait aboutir à
-l'étranglement fatal et préalable, à l'étranglement
-après lequel on a assez de sang à soi
-pour en prêter au cadavre, assez de soif de
-volupté pour obliger le cadavre à revivre et à
-revivre en volupté et en caresse pour soi tout
-seul lorsque, malgré lui, d'une dernière et
-inconsciente poussée de sang-froid, il jeta la
-jeune fille ahurie dans un cabinet secret, à
-côté: on avait heurté, à plusieurs reprises,<span class="pagenum"><a name="Page_260" id="Page_260">[Pg 260]</a></span>
-à sa porte: on l'enfonçait,&mdash;ou à peu
-près: un vieillard en larmes, hébété, entrait
-avec des gens et deux agents de police en
-tenue.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_261" id="Page_261">[Pg 261]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="CHAPITRE_XI" id="CHAPITRE_XI">CHAPITRE XI</a></h2>
-
-<h3>JUSTICE IMMANENTE.</h3>
-
-
-<p>L'appareil de la justice qui fait rentrer l'innocent
-le plus endurci dans ses petits souliers,
-qui lui arrache les aveux les plus faux et les
-plus éloquents, n'a aucun effet sur le malfaiteur
-digne de ce nom. La justice est pour lui
-une vieille maîtresse, (assez dure, comme celles
-qui s'offrent à la sixième page des journaux,)&mdash;et
-ses serviteurs sont de vieux poteaux, y
-compris le poteau d'exécution. Il y a, de
-coupable à mouchard, magistrat et exécuteur
-des hautes œuvres, une familiarité, fort excusable
-en somme, car la chose se passe côté
-cour: la majesté de la justice, comme toutes<span class="pagenum"><a name="Page_262" id="Page_262">[Pg 262]</a></span>
-les majestés, ne peut exister que pour l'extérieur.</p>
-
-<p>En apercevant les uniformes sombres des
-gardiens de la paix, Rocaroc se dit (comme
-tous ses pareils en présence des képis aux
-armes de la ville).</p>
-
-<p>&mdash;Je suis <i>fait</i>.</p>
-
-<p>Il ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Heureusement que ce n'est pas consommé.
-Bah! Ça n'en vaut ni plus ni moins.
-L'affaire est dans le sac. Et moi, dans le siau.
-Et pourvu qu'il n'y ait que ça!</p>
-
-<p>Il dévisagea le vieil affolé:</p>
-
-<p>&mdash;Il lui manque un rien, du sang!</p>
-
-<p>Sa pire humiliation était de se sentir le
-rouge au front, aux yeux, une face couleur
-brique pilée et marbrée.</p>
-
-<p>&mdash;Il n'y a pas! Je ne finis pas en beauté!
-C'est embêtant.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! disait quelqu'un! vous savez déjà!
-vous savez! Monsieur le Directeur!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_263" id="Page_263">[Pg 263]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Oui, je sais! je sais! Si je sais! essaya-t-il
-de persifler. Pour sûr! Sa voix tremblait,
-trop haute.</p>
-
-<p>C'était encore du rut désappointé.</p>
-
-<p>Pourtant feu B. de la C. s'étonnait de n'être
-pas encore empoigné et d'être appelé <i>Monsieur
-le Directeur</i>.</p>
-
-<p>Mais la <i>rousse</i> est si rosse!</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur le Directeur, je suis innocent!
-pleura le vieux.</p>
-
-<p>Un</p>
-
-<p>&mdash;Moi aussi!</p>
-
-<p>professionnel tintait aux oreilles du directeur,
-mais ça n'alla pas à ses lèvres gercées.
-Il attendit le choc.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! si vous savez! continuait un important
-personnage, je comprends, nous comprenons
-trop votre émotion. Mais remettez-vous!
-ce n'est rien, n'est-ce pas? Monsieur le Directeur!
-rien!... pour vous!</p>
-
-<p>Rocaroc tomba sur un fauteuil. Le mieux<span class="pagenum"><a name="Page_264" id="Page_264">[Pg 264]</a></span>
-était d'arguer sa fatigue et de parer son calme
-las d'une résignation à toute épreuve.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis innocent! repleurait le vieux,
-innocent! innocent!</p>
-
-<p>Feu B. de La C. tomba d'accord avec lui-même
-qu'il ne s'agissait pas de la même affaire
-et considéra l'homme de plus près.</p>
-
-<p>Il fut repris d'un nouveau frisson.</p>
-
-<p>Le vieillard avait la figure de la jeune fille
-qu'il venait de violenter&mdash;ou presque et, en
-même temps, ce visage de vieillard se relevait,
-se redressait, se déridait, dans son souvenir, et
-ressuscitait une autre face plus pâle, si possible,
-aux poils plus noirs, sans larmes et
-plus ensanglantée...</p>
-
-<p>&mdash;Nom de Dieu! jura-t-il, intérieurement.</p>
-
-<p>Ça ne le soulagea pas. L'œil convulsé, il
-cria, pour tout le monde:</p>
-
-<p>&mdash;Sacré nom de Dieu de nom de Dieu de
-bon Dieu!</p>
-
-<p>Le tonnerre n'eût pas fait plus d'impression<span class="pagenum"><a name="Page_265" id="Page_265">[Pg 265]</a></span>
-sur le malheureux être qui sanglotait.</p>
-
-<p>Il fit un pas.</p>
-
-<p>On le retint.</p>
-
-<p>Il clama:</p>
-
-<p>&mdash;Je suis innocent. J'ai été volé. J'ai été
-entôlé&mdash;en plein air... Endormi, avec je ne
-sais quoi! J'ai été retrouvé avec ma sacoche
-vidée, mon bicorne emporté, ma cravate arrachée,
-mais je suis un honnête homme, peut-être!
-Ce n'est pas la première fois que j'ai été
-assassiné! Ancien gendarme, médaillé militaire!
-La victime de la rue Le Regrattier, il y
-a douze ans! Célèbre! Victime encore! Et c'est
-moi qu'on arrête! Ah! ah! Dites, vous, Monsieur
-le Directeur, que je suis innocent, dites-le,
-foutre!</p>
-
-<p>Les assistants avaient laissé aller le discours,
-en n'imaginant point qu'ils en ouïraient
-la fin. Chacun attendait, du voisin,
-un coup de sagesse et d'autorité qui eût
-cloué cette canaille de radoteur.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_266" id="Page_266">[Pg 266]</a></span></p>
-
-<p>Le radoteur frappa par la rudesse de son
-chagrin, par la naïveté de sa conviction,
-par la fatalité simple et sans phrases, rugueuse&mdash;et
-triste comme lui&mdash;qui jaillissait
-de ses sanglots.</p>
-
-<p>Une sorte d'émotion paralysa la meute.</p>
-
-<p>Rocaroc eut le mot:</p>
-
-<p>&mdash;Combien?</p>
-
-<p>&mdash;Quarante mille en or, Monsieur le Directeur,
-l'encaisse, au complet! Nous sommes
-jour d'échéance! et le soir!</p>
-
-<p>Feu B. de La C. eut un sourire sur les
-papiers de son bureau: sous sa lettre à Capucino,
-le rapport de Lili Bélier s'endormait:</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur le caissier principal, il y a ici
-sept cent mille francs, encaisse or. A votre
-disposition, dès demain. Mais il est l'heure de
-la fermeture des bureaux. Bonsoir, Messieurs.
-Vous excuserez un peu d'émotion et de fatigue.
-Messieurs les gardiens de la paix, je ne<span class="pagenum"><a name="Page_267" id="Page_267">[Pg 267]</a></span>
-vous requiers pas. Laissez-moi avec ce brave
-homme. Et asseyez-vous, mon ami: vous
-n'avez plus de jambes!</p>
-
-<p>... Les gens s'étaient retirés, lentement, en
-proie à une admiration mêlée de regret. Une
-disparition d'argent sans arrestation, c'est
-comme de l'argent perdu, personnellement,
-pour toujours: ça chiffonne; on aurait
-mieux ainsi avoir laissé cet argent-là quelque
-part!</p>
-
-<p>Feu B. de La C. demeurait en tête à tête
-avec le garçon de recettes.</p>
-
-<p>&mdash;N'est-ce pas? répétait celui-ci, n'est-ce
-pas? je suis innocent!</p>
-
-<p>&mdash;Et moi? dit alors d'un ton sépulcral Rocaroc,
-suis-je innocent?</p>
-
-<p>Pesamment, effroyablement, le regard du
-vieux se leva du parquet, grimpa le long des
-traits du banquier, s'agriffa aux yeux durs,
-puis ce fut un corps usé qui se dressa électriquement
-et qui pensa s'abîmer dans la porte...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_268" id="Page_268">[Pg 268]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Vous! vous! hoquetait le rescapé! Encore
-vous!</p>
-
-<p>&mdash;J'ai déjà entendu ce mot, songeait l'ancien
-forçat. Où donc? Eh! parbleu! c'était le
-récit de la mort du conseiller Chéry...</p>
-
-<p>&mdash;Vous! répétait l'autre! Vous! l'homme
-de la rue Le Regrattier!</p>
-
-<p>&mdash;Cette fois, reprit Rocaroc, très calme,
-vous direz encore que c'est moi!</p>
-
-<p>Il vivait la minute la plus tragique et la plus
-pleine de son existence. Il pardonnait à son
-ennemi! L'ennemi qui l'avait déshonoré!
-L'ennemi qu'il avait assassiné! L'ennemi qui
-l'avait ridiculisé! Il ne voyait plus le domestique
-âgé et minable, apeuré, qui rentrait dans
-le mur: il retombait au plus bas de la Cité,
-dans ce cabinet de la rue Le Regrattier qu'il
-avait voué au crime et qui lui avait semblé le
-lieu géométrique de l'assassinat. Il se retrouvait,
-acculé par des dettes de jeu, et des dettes
-plus sales, au plus sale guet-apens, attendant,<span class="pagenum"><a name="Page_269" id="Page_269">[Pg 269]</a></span>
-sans argent et armé, ce même homme qui
-était là, et qui devait, en ces temps reculés,
-passer très tard, à la fin de sa tournée...</p>
-
-<p>Et ce vieillard en pleurs aujourd'hui s'était
-défendu, l'avait étourdi, n'étant qu'à moitié
-mort et pas évanoui du tout lui-même, avait
-crié, ameuté...</p>
-
-<p>Et c'était cette souricière de rue sinistre,
-sans murs, sans allée, avec un petit parapet
-de chaque côté, une Seine effroyable et
-menue de décembre, et le Dépôt, à deux pas...
-Il n'y avait qu'à traverser!...</p>
-
-<p>&mdash;Vous direz encore que c'est moi, Bélier!
-répéta-t-il, plus dur.</p>
-
-<p>L'autre, dans son coin, ne bronchait pas, ne
-comprenait pas: il tremblait...</p>
-
-<p>Alors, une seconde, Rocaroc trembla, lui
-aussi. Le nom de l'homme lui était remonté
-comme ça, automatiquement, de ce sacré acte
-d'accusation qu'on a chevillé à son corps de
-condamné, des dépositions qui se phonographient<span class="pagenum"><a name="Page_270" id="Page_270">[Pg 270]</a></span>
-à votre cerveau et à votre cœur, pour
-les varier, du réquisitoire et de toutes les
-ignobles machines préalables d'instruction,
-confrontations, procès-verbaux...</p>
-
-<p>&mdash;Bélier! Bélier! hurlait le directeur, intérieurement.
-On ne sait pas le nom de famille
-de ses garçons de bureau, de ses garçons de
-recette, de ses filles et de ses garçons, à soi!
-On ne voit jamais ses encaisseurs. Et l'on a
-chez soi du Shakespeare ou du D'Ennery sans
-le savoir! Mais je ne suis pas en train de blaguer.</p>
-
-<p>&mdash;Vous direz encore que c'est moi! proféra-t-il
-plus bas. Mais je vous pardonne, ajouta-t-il
-très vite, un peu honteux, et au hasard, il
-conclut, fiévreux: Vous avez une fille.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne dis rien, murmura le pauvre
-homme, rien du tout. Je ne vous connais pas.
-J'ai eu mal dans le temps, j'ai très mal aujourd'hui,
-plus mal, j'ai mal deux fois. Et j'ai
-une fille, oui. Sans ça, je serais mort.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_271" id="Page_271">[Pg 271]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Vous avez une fille, bredouilla Rocaroc.
-Elle a su votre... accident, la première... La
-voix du sang... Elle m'a convaincu.</p>
-
-<p>&mdash;Ma fille! ma fille! où est ma fille? criait
-le garçon de recettes.</p>
-
-<p>&mdash;La voici! dit le banquier, en ouvrant
-la petite porte, l'œil absent.</p>
-
-<p>... Quand, dans une occurrence pathétique,
-deux êtres chers s'accrochent au cou l'un de
-l'autre, on a le temps de se retourner. Cependant
-ce baiser donné au plus tendre des
-pères surprit et peina le directeur de l'A.
-M. I.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi lui et pas moi? se demanda-t-il,
-en dehors de toute loi familiale et morale...</p>
-
-<p>Il ne se sentait même pas de trop, en
-ce tableau intime. Pour un peu, il aurait proféré
-un&mdash;Ne vous gênez pas!</p>
-
-<p>Il laissa à la sensibilité la durée qu'il jugeait
-suffisante et, le plus simplement du monde:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_272" id="Page_272">[Pg 272]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Et moi, vous m'oubliez! fit-il.</p>
-
-<p>Le regard de la jeune fille fut une conjonction
-d'éclairs: toutes les horreurs s'y peignaient,
-si clairement!&mdash;pour éclater et jaillir
-en reproche, en mépris, en orgueil douloureux
-que, pour la première fois peut-être,
-Rocaroc connut à plein et en relief intérieur,
-le dégoût de soi, la honte, le remords...</p>
-
-<p>Sa peine lui creusa les traits et lui mit,
-même, je ne sais quelle buée devant les yeux.
-Il comprenait! Il se rappelait!</p>
-
-<p>&mdash;Vous! vous! lui! reprenait M. Bélier, de
-sa voix de joujou brisé.</p>
-
-<p>Juliette-Elisabeth, entre ses effusions, regarda
-un instant la face décomposée de son
-ci-devant agresseur et, d'une moue:</p>
-
-<p>&mdash;Ne l'accable point, papa: ce n'est pas
-un méchant garçon!</p>
-
-<p>La foudre, tombant aux pieds de l'ancien
-forçat, et se changeant en gouttes de rosée,<span class="pagenum"><a name="Page_273" id="Page_273">[Pg 273]</a></span>
-n'eût pas eu plus d'effet sur son âme lointaine.</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est pas un méchant garçon!</p>
-
-<p>Cette phrase insignifiante chantait dans
-son cœur, en mineur et à la volée cependant
-que, sur un geste du vieux Bélier, elle refleurissait
-sur les lèvres de la fille aux yeux baissés
-et mi-clos:</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est pas un méchant garçon!</p>
-
-<p>Le visage de Juliette-Elisabeth, son visage
-fermé et mort reflétait une complicité résignée
-et aimante à la fois, une servitude consentie,
-la moitié du martyre, la moitié de l'extase,
-un mysticisme d'esclavage, une communion
-dans la douleur née&mdash;ou à naître.</p>
-
-<p>Stupide de la sérénité subite, feu B. de La C.
-nouait des phrases peu écoutées:</p>
-
-<p>&mdash;Oui, oui, on a reconnu mon innocence...
-La preuve, c'est que je suis ici, c'est qu'on
-m'a donné une grosse indemnité, que, pour
-éviter un tas d'ennuis au gouvernement, on<span class="pagenum"><a name="Page_274" id="Page_274">[Pg 274]</a></span>
-m'a autorisé à changer de nom, provisoirement
-et pour toujours, si je veux...</p>
-
-<p>&mdash;C'est dommage! dit doucement la jeune
-fille: j'aurais voulu que nos enfants s'appelassent
-Bicorne de la Cellambrie.</p>
-
-<p>Les yeux se rencontrèrent: ce n'était que
-détresse, consentement, délice funeste, fatalité
-sans épouvante.</p>
-
-<p>Chacun de ces êtres avait toute sa
-misère au corps, aux mains, en sueur, au
-front, jusque dans son souffle.</p>
-
-<p>Lentement, très lentement, le garçon de recettes
-se tourna vers son patron, fit mine de
-lever les paupières et parla:</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur, je ne vous reconnais pas, je
-ne vous connais pas. Je suis innocent. Ça, je
-le sais, c'est tout ce que je sais... La petite...</p>
-
-<p>&mdash;C'est mon désir, clama violemment
-Rocaroc&mdash;violemment mais entre haut et
-bas,&mdash;c'est mon désir qu'elle a exprimé et
-je...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_275" id="Page_275">[Pg 275]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Par grâce, patron! reprit le vieillard!
-par grâce! pas un mot!...</p>
-
-<p>Le soir tombait, un de ces soirs d'été, gras,
-courts et paresseux, qui savent ne pouvoir pas
-durer et qui s'en donnent leur saoul, bourrés
-de chaleur et de fatigue. De ces trois personnages,
-pas un ne songeait à faire de la lumière:
-tous voulaient rester dans leur nuit à eux,
-dans sa nuit à soi, quitte à avoir une aube
-commune et claire d'espoirs inconnus. Leur
-angoisse, leur souvenir, l'obscurité, tout
-tourna à une tendresse sourde, aveugle, et
-lourde, à une fraternité au cœur secret de
-l'existence affreuse, de ses luttes, de sa déchéance
-sans fond. Ces adversaires irréductibles
-ne se mesuraient plus; ne se menaçaient
-plus: ils se fondaient dans une ténèbre
-grise, dans une paix prometteuse de
-néant.</p>
-
-<p>Tout à coup, un petit bruit fendit à peine le
-silence: la jeune fille fondait en larmes.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_276" id="Page_276">[Pg 276]</a></span></p>
-
-<p>Alors les trois spectres se collèrent un peu
-plus l'un à l'autre: les deux hommes pleuraient,
-pleuraient, pleuraient&mdash;comme des
-hommes...</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_277" id="Page_277">[Pg 277]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="CHAPITRE_XII" id="CHAPITRE_XII">CHAPITRE XII</a></h2>
-
-<h3>UN LIVRE QUI FINIT BIEN</h3>
-
-
-<p>
-<i>Rocaroc à Capucino.</i><br />
-<br />
-Mon cher Directeur,<br />
-</p>
-
-<p>Comme c'est bête! Je retrouve, sur ma
-table, la lettre que je devais vous envoyer, il
-y a huit jours, et un gabarit que je ne vous
-enverrai pas, parce qu'il n'a plus aucun intérêt.
-Les lignes qui suivent n'en ont guère
-plus mais c'est un <i>post-scriptum</i> aimable et qui
-vous manquerait.</p>
-
-<p>Car je crois qu'il lèvera vos derniers scrupules
-et qu'il vous ramènera près de nous.</p>
-
-<p>Je dis <i>nous</i> car je me range, je me marie.
-J'épouse... mais vous l'avez deviné, n'est-ce<span class="pagenum"><a name="Page_278" id="Page_278">[Pg 278]</a></span>
-pas? j'épouse la fille de la pseudo-victime
-d'un certain B. de La C. que nous avons
-connu et qui, je le sais de fraîche date, était
-absolument innocent&mdash;et l'est encore, au
-reste. Mariage d'amour. C'est, matériellement,
-quelque chose dans le goût du <i>Cid</i> et si vous
-avez, parmi vos pensionnaires, une sorte de
-Corneille... Mais nous ne vous demandons
-que de nous joindre au plus tôt. Ma fiancée
-est charmante, intelligente, résolue, d'une
-sensibilité ardente et réfléchie, guerrière&mdash;et
-sœur de charité. J'espère cependant qu'elle
-me donnera des enfants&mdash;pas trop&mdash;dont
-vous serez le parrain, en partie. Le premier
-est retenu&mdash;vous m'excuserez&mdash;par mon
-cousin, mon ex-cousin, le ministre. Vous
-m'excuserez d'autant plus qu'il l'adoptera, cet
-enfant, pour qu'il y ait encore d'authentiques
-Bicorne de La Cellambrie. Orgueil de famille.
-Mais il y en aura encore: orgueil d'homme
-jeune encore.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_279" id="Page_279">[Pg 279]</a></span></p>
-
-<p>Je ne vous ferai pas le détail des émotions
-qui m'ont assailli ces jours-ci: vous êtes encore
-fonctionnaire: on peut décacheter vos
-lettres. Mais on va se revoir bientôt et ne plus
-se quitter: vous en entendrez de drôles et de
-pires&mdash;à en crever.</p>
-
-<p>J'aurais peut-être dû attendre votre retour:
-vous étiez mon témoin-né. Mais la nature ne
-me permet pas de patience. Lorsque, à trente-quatre
-ans, on a laissé parler la nature plus
-que le sentiment... je n'insiste pas... depuis
-douze ans... Passons!</p>
-
-<p>Ajouterai-je que les commentaires les plus
-flatteurs ont entouré mon portrait, en médaillon,
-dans tous les journaux de Paris, de
-la province et de l'étranger? On m'a prêté de
-l'héroïsme, de la grandeur d'âme, du tolstoïsme
-parce que j'épousais la fille d'un de
-mes garçons de recettes qui s'était laissé entôler!</p>
-
-<p>Il est vrai que j'ai été bon avec ce nouveau
-parent et cet ancien serviteur mais, hélas! je<span class="pagenum"><a name="Page_280" id="Page_280">[Pg 280]</a></span>
-ne pourrai le garder auprès de moi, auprès
-de nous: il a l'esprit qui travaille, qui travaille
-mal.</p>
-
-<p>Il battra la campagne aux champs: je viens
-de lui acheter une brave petite propriété dans
-l'Ardèche, avec deux domestiques sûrs, anciens
-gardiens de Charenton: il sera très
-très heureux.</p>
-
-<p>J'oubliais de vous dire que, en raison des
-nouvelles charges qui m'incombent, du fait de
-mon mariage, je vais m'occuper du meurtre
-des usuriers par les fils de famille, agents,
-rabatteurs&mdash;et inversement: c'est modeste
-mais, je l'espère, assez rémunérateur.</p>
-
-<p>Mais ne parlons plus affaires.</p>
-
-<p>Ce matin, très tôt, pour chasser certaines
-vapeurs, je me suis fait mener dans des quartiers
-perdus. J'ai quitté mon auto devant le
-monument de Barye. J'ai pris, à pied, la
-rue Saint-Louis en l'Ile, j'ai à peine regardé
-la rue Le Regrattier, j'ai vu avec peine que<span class="pagenum"><a name="Page_281" id="Page_281">[Pg 281]</a></span>
-c'était mal tenu et j'ai continué ma route de
-bourgeois. Le soleil commençait à peine à
-vouloir se faire méchant. Des bateaux paresseux
-s'étendaient sur une Seine à griselis
-alanguis. J'allais toujours. Je passai sur une
-placette où, pour faire oublier l'Hôtel-Dieu
-tout proche, on vendait des fleurs; en pots,
-en gerbes, en terreau, à vous éblouir, à
-vous empoisonner. Je me courbai sous une
-espèce de souricière en bois&mdash;et, soudain,
-je me trouvai devant la Conciergerie, oui la
-Conciergerie! les Tours pointues (car elles
-sont trois). Je fermai les yeux et les rouvris.
-Je regardai. Les grilles des fenêtres ne gardaient
-que des lettres égayées de timbres clairs;
-un chat noir et blanc se lissait entre deux
-barreaux: il n'y avait ni gardes ni prisonniers:
-de la paix, du sommeil. Je jurai, du
-fond de mon âme, (mais d'une âme riante),
-que ce local ne me reverrait pas et je regardai
-en face: j'eus un cri de joie. En raison<span class="pagenum"><a name="Page_282" id="Page_282">[Pg 282]</a></span>
-des travaux du Métro, le pont, la chaussée, le
-trottoir même de la prison n'étaient que
-roses, anémones, œillets, pivoines, une flore
-inouïe, discrètement odorante, d'un éclat,
-d'une douceur, d'une sérénité à mourir de
-douceur: je n'hésitai pas, j'achetai tout, tout:
-c'était la rançon de mes cachots, de mes
-ténèbres de cœur et d'âme, c'était l'avenir en
-bourgeons, en fleurs, c'était de la béatitude
-laborieuse et parfumée, c'était du soleil pris
-au jeune soleil qui se mirait dans ces feuilles
-et ces corolles et qui se faisait beau pour elles...</p>
-
-<p>Et, quand, dans ma hâte de mettre le soleil,
-les fleurs, l'avenir et mon âme apaisée aux
-pieds de ma grave fiancée, je regagnai le Paris
-des honnêtes gens, par le Pont-Neuf, je m'aperçus,
-à une nuance de son geste d'accueil et
-de son sourire, que le bon roi Henri et moi,
-nous étions une paire d'amis.</p>
-
-<p>
-<i>31 juillet.</i><br />
-<br />
-<span class="smcap">Rocaroc.</span><br />
-</p>
-
-
-<h3>THE END</h3>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_283" id="Page_283">[Pg 283]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="TABLE" id="TABLE">TABLE</a></h2>
-
-
-<p>
-<a href="#DEDICACE">DÉDICACE</a><br />
-<br />
-<a href="#CHAPITRE_PREMIER">I. Un livre qui commence bien</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_II">II. Une proposition moins inacceptable qu'inattendue</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_III">III. Paris!</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_IV">IV. Le dernier endroit où l'on cause</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_V">V. Une crémaillère de pendables et de pendus</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_VI">VI. Une circulaire</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_VII">VII. Au rapport</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_VIII">VIII. Chez Machin's et ailleurs</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_IX">IX. La séance continue</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_IX_annexe">IX. (<i>Annexe.</i>) Louis-Napoléon Solsequin</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_X">X. Penthésilée</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_XI">XI. Justice immanente</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_XII">XII. Un livre qui finit bien</a><br />
-
-</p>
-
-
-<p>1641.&mdash;Imp. <span class="smcap">Kapp</span>, 20, rue de Condé, Paris.</p>
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's Le forçat honoraire, by Ernest La Jeunesse
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FORÇAT HONORAIRE ***
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-Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
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-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of computers
-including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
-because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
-people in all walks of life.
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-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
-http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
-permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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-The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
-Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
-throughout numerous locations. Its business office is located at
-809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
-business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
-information can be found at the Foundation's web site and official
-page at http://pglaf.org
-
-For additional contact information:
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
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-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
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-works.
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-Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
-concept of a library of electronic works that could be freely shared
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-
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-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
-unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
-keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
-
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
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-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
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-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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-
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-</html>
+<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN"
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+ <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=utf-8" />
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+ The Project Gutenberg eBook of Le Forçat Honoraire, by Ernest La Jeunesse.
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+body {
+ margin-left: 10%;
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+ h1,h2,h3,h4 {
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+p {
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+hr {
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+.pagenum { /* uncomment the next line for invisible page numbers */
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+/* Footnotes */
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+.footnote {margin-left: 10%; margin-right: 10%; font-size: 0.9em;}
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+.fnanchor {
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+<pre>
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+The Project Gutenberg EBook of Le forçat honoraire, by Ernest La Jeunesse
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
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+
+Title: Le forçat honoraire
+ roman immoral
+
+Author: Ernest La Jeunesse
+
+Release Date: September 8, 2018 [EBook #57866]
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+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FORÇAT HONORAIRE ***
+
+
+
+
+Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by The Internet Archive/Canadian Libraries)
+
+
+
+
+
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+</pre>
+
+
+<h3><i>Le Forçat honoraire</i></h3>
+
+
+
+
+<h2><a name="DU_MEME_AUTEUR" id="DU_MEME_AUTEUR"><i>DU MÊME AUTEUR</i></a></h2>
+
+
+<p>
+Les Nuits, les Ennuis et les Ames de nos plus
+notoires Contemporains.<br />
+L'Imitation de notre Maître Napoléon.<br />
+L'Holocauste, roman.<br />
+L'Inimitable, roman.<br />
+Demi-Volupté, roman.<br />
+Sérénissime, roman.<br />
+L'Huis-clos malgré lui, un acte.<br />
+Cinq ans chez les Sauvages.<br />
+Le Boulevard, roman.<br /><br />
+</p>
+
+
+<p><i>Pour paraître prochainement</i>:</p>
+
+<p>
+Le Fossé de Bethléem.<br />
+Les Ruines, quatre actes.<br />
+L'Épée au fourreau, roman militaire.<br />
+La Dynastie, quatre actes.<br />
+Le Misanthrope à la terrasse, trois actes en vers.<br />
+Oraisons funèbres et autres, sonnets.<br />
+Servedieu, roman.<br />
+Rocaroc, homme politique, roman.<br />
+Mémoires du comte X...<br />
+Napoléon intégral.<br />
+</p>
+
+
+<p><i>Published 24 Aug. 1907.</i></p>
+
+<p><i>Privilege of copyright in the United States reserved under
+the Act approved Aug. 1907, by Ernest La Jeunesse.</i></p>
+
+
+
+<hr class="chap" />
+
+
+<h2>
+ERNEST LA JEUNESSE</h2>
+<h1>Le Forçat
+honoraire</h1>
+<h3>
+ROMAN IMMORAL</h3>
+
+<h4>PARIS</h4>
+
+<h4>J. BOSC ET C<sup>ie</sup>, ÉDITEURS</h4>
+
+<h4>38, CHAUSSÉE D'ANTIN, 38</h4>
+
+<h4>1907</h4>
+
+<h4><i>Tous droits réservés</i></h4>
+
+
+
+<hr class="chap" />
+
+<p>
+IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE DOUZE EXEMPLAIRES
+SUR HOLLANDE, TOUS NUMÉROTÉS</p>
+<hr class="chap" />
+
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_1" id="Page_1">[Pg 1]</a></span></p>
+<h2><a name="DEDICACE" id="DEDICACE">DÉDICACE</a></h2>
+
+
+<p><i>En vous offrant, mon cher Henri Prost, ce</i>
+roman immoral, <i>je crois faire mieux que
+remplir un devoir de cœur et consacrer une
+fraternité de pensée, d'aspiration et d'espoir: je
+crois accomplir un devoir&mdash;sans plus. Je ne
+prétends point vous prémunir contre les aigrefins,
+meurtriers ou escrocs: vous les connaissez
+mieux que moi, quelle que soit ma science expérimentée.
+Et vous êtes si loin...!</i></p>
+
+<p><i>Mais vous représentez la</i> Société, <i>en mieux,
+avec de la culture, de la bonté et de la délicatesse</i>.</p>
+
+<p><i>Cette</i> Société, <i>depuis quelques années, se
+donne du bon temps. Après s'être passionnée
+pour le</i> monde,&mdash;son <i>monde</i>!&mdash;<i>traduit par Paul
+Bourget, en jargon, et par Georges Ohnet à la<span class="pagenum"><a name="Page_2" id="Page_2">[Pg 2]</a></span>
+barre de la petite bourgeoisie, elle s'était laissé
+mener un instant, en barque, au soleil de minuit
+par MM. Ibsen et Björnson, avait suivi
+M. d'Annunzio dans des carrières d'étoiles et
+des ciels de marbre, et mordu un tantinet au
+bois de la vraie croix, trempé par M. Sienkiewicz
+dans les glaces et le sang de la défunte
+Pologne. Puis elle revint&mdash;ladite Société&mdash;à
+son vomissement, à son ambition: j'ai nommé
+le crime, dol, viol, vol, à ces histoires de brigands
+qui berçaient de cauchemars pittoresques
+son lit infini d'enfance. ... Toutefois, dame! elle
+avait grandi et vieilli, la Société!</i></p>
+
+<p><i>Quand on est petit, on tire au sort: ceux qui
+sortent les premiers, dans la</i> botte, <i>comme on
+dit à l'École polytechnique, ne veulent pas de la
+botte (défunte, hélas!) du gendarme. On joue</i> au
+voleur: <i>il s'agit d'être voleur&mdash;au choix. Les
+perdants sont agents de la Force et du Droit:
+d'ailleurs n'est-ce pas logique? M. de La Palisse,
+qui fut précoce, l'aurait déclaré dès ses
+plus jeunes ans: «Les voleurs ont le pas sur
+les sergents de ville puisque ceux-là sont sur
+les talons de ceux-ci&mdash;quand ils y sont.</i>»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_3" id="Page_3">[Pg 3]</a></span></p>
+
+<p><i>Quand ils y sont! Parole grande et sage!
+Quand ils y sont!</i></p>
+
+<p><i>Mais tu as engraissé, vieille Société: tu ne
+veux plus courir et, tout de même, tu as un
+vague reflet, un trouble relent de ta canaillerie
+native et de la soif d'aventures de tes dix ans:
+tu veux, pour bien te réjouir et te frapper, de
+beaux récits bien sanglants, bien mystérieux, te
+repaître de la chair et de l'esprit des scélérats
+les plus terribles, pénétrer dans les cavernes et
+les laboratoires d'enfer&mdash;à la condition de savoir
+un policier&mdash;pardon! un détective!&mdash;plus fort
+que les plus forts assassins, toujours invisible,
+toujours armé, nourri de Taine et de Gaboriau
+et venant à son heure (l'heure du crime a changé
+depuis M. de Florian) mettre la main au collet
+du coquin triomphant ou plutôt le faire crever,
+tué par ses machinations mêmes!</i></p>
+
+<p><i>Ouf! tu respires, Société! Et dire que tu as
+été sur le point de tourner mal, toi aussi, à la
+lecture, et de verser dans le forfait&mdash;histoire de
+faire fortune et d'avoir du génie. Heureusement,
+les canailles sont démasquées et punies! Heureusement,
+tu as dans ton camp</i>&mdash;«le Camp<span class="pagenum"><a name="Page_4" id="Page_4">[Pg 4]</a></span>
+des bourgeois»&mdash;<i>des auxiliaires de premier
+plan, des âmes tapies dans des ombres agissantes,
+des détectives demi-dieux</i>.</p>
+
+<p><i>Où sont-ils?</i></p>
+
+<p><i>Oui, oui, estimable Société, les méchants finissent
+toujours mal. Stendhal, pleurnichant et
+souriant à la fois, a fait, par blague, guillotiner
+Julien Sorel; Eugène Sue a empoisonné Rodin;
+le vicomte Ponson du Terrail a tué, ressuscité
+et retué Rocambole, en sanglotant; Raffles meurt
+en héros pour sa patrie anglaise, au Transvaal;
+Arsène Lupin... Mais je dois avouer, à ma honte
+et à mon ami Maurice Leblanc que je ne connais
+pas Arsène Lupin: je n'ai pas reçu le volume.</i></p>
+
+<p><i>Mais tout cela, Société, c'est de la littérature.
+Je reviens à ma question, à la question: où sont
+tes mouchards&mdash;grâce! tes détectives!&mdash;surhommes
+et si humains, devins et farce,
+commis voyageurs en filatures, tes soutiens,
+enfin, les colonnes de ton temple? Où sont-ils?
+Nomme-les!</i></p>
+
+<p><i>Permets-moi de te répondre. Ce sont des
+troupes, des élites, des</i> crackes <i>«sur le papier»,
+ce sont des bonshommes en papier, ce sont des<span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">[Pg 5]</a></span>
+«chiures d'encre». Interroge ta mémoire: cherche
+le nom d'un</i> limier <i>de vitrail! Tu trouveras
+de braves et héroïques sous-brigadiers assassinés,
+des victimes du devoir authentiques, des inspecteurs
+principaux qui, deci delà, ont su arracher
+prestement les boutons de culotte d'un prisonnier
+difficile à garder, des commissaires-adjoints
+qui eurent une chance sur cent, des chefs de la
+Sûreté qui ont signé des Mémoires. Il y a ce forçat
+traître, vantard, escroc, sous-maître chanteur
+de Vidocq. Il y a ce Joseph Prudhomme de
+Canler qui, accompagnant au pied de l'échafaud
+un brave jeune homme jaloux qui aurait été acquitté
+aujourd'hui avec des larmes, (il n'avait tué
+que sa maîtresse) dit à ce brave jeune homme qui
+lui demande de l'embrasser (c'est Canler qui l'a
+fait avouer)</i>:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Pas ici, malheureux!</i></p>
+
+<p><i>et qui lui fait serment de l'embrasser, sans
+tête, dans un monde meilleur!</i></p>
+
+<p><i>C'est l'inépuisable M. Claude qui dépèce Troppmann
+en dix tomes, c'est M. Macé qui... qui...
+Mais je ne veux pas prolonger une énumération
+sans gloire.</i></p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">[Pg 6]</a></span></p>
+
+<p><i>Société, je ne veux pas te rassurer, je veux
+t'éclairer. Tu n'es pas défendue et tu ne te défends
+pas. Tu t'endors sur des contes bourgeoisants
+et subtils,&mdash;et c'est si doux de dormir!</i></p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,<br /></span>
+</div></div>
+
+<p><i>mais la fraude emplit tous les journaux,&mdash;et
+ce n'est qu'une fraude bien déterminée. Je ne
+prétends pas, Société, à l'honneur de t'avoir mis
+en garde; je ne te dois rien. Je tiens seulement
+à faire pour toi ce que fit pour son siècle cet
+ivrogne de Nicolas Machiavel lorsqu'il lui donna
+son</i> Prince. <i>Les époques n'ont que les</i> Prince <i>et
+les Machiavel qu'elles méritent. Ce n'est pas ma
+faute si j'ai publié, il y a dix ans passés, l'</i>Imitation
+de Notre Maître Napoléon <i>et si, aujourd'hui,
+je passe la plume à un forçat, un authentique
+forçat assassin et pis, qui, au reste, n'est
+pas des plus intelligents: tu n'avais qu'à m'écouter
+et à me suivre, Société, quand je te prêchais
+l'héroïsme et la beauté. Je déclare, d'ailleurs,
+que je décline toute complicité dans les forfaits
+qui suivent et leur narration enjouée et cynique.
+«Je rends au public ce qu'il m'a prêté» sol à
+sol, déchet par déchet.</i></p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">[Pg 7]</a></span></p>
+
+<p><i>J'ai conscience d'avoir écrit un livre vrai, qui
+n'est pas de moi;</i></p>
+
+<p><i>mais de toi&mdash;et à toi, Société.</i></p>
+
+<p><i>Si, d'aventure, tu es trop effrayée, va chercher&mdash;chez
+les libraires&mdash;tes flics et tes gendarmes
+de cabinet. Ou dis-toi que moi, aussi,
+je fais de la littérature.</i></p>
+
+<p><i>Et maintenant, mon cher Henri Prost, revenons
+aux doux émules des héros de Plutarque,
+ces hommes du tribunal révolutionnaire qui
+avaient le courage de couper le cou de Lavoisier
+parce que cet homme de génie s'était bassement
+permis d'être fermier-général&mdash;et cette
+bonne bête de Fouquier-Tinville qui, dans son
+rêve d'assurer le bien-être à tous, avait fauché
+des têtes comme des épis, et qui, sur l'échafaud,
+voulait encore donner du pain au pauvre
+monde...</i></p>
+
+<p>
+4 Août 1907.<br />
+</p>
+
+
+<hr class="chap" />
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">[Pg 9]</a></span></p>
+
+
+
+
+<h2><a name="Le_Forcat_honoraire" id="Le_Forcat_honoraire"><i>Le Forçat honoraire</i></a></h2>
+
+
+
+<hr class="chap" />
+<h2><a name="CHAPITRE_PREMIER" id="CHAPITRE_PREMIER">CHAPITRE PREMIER</a></h2>
+
+<h3>UN LIVRE QUI COMMENCE BIEN.</h3>
+
+
+<p>
+<i>Cayenne, le 24 octobre 190...</i><br />
+</p>
+
+<p>Ce pauvre Chéry n'a vraiment pas de chance.
+On l'a guillotiné ce matin.</p>
+
+<p>Mes malheurs ne me permettent point de me
+poser en adversaire irréductible de la peine de
+mort: je l'ai encourue, sinon méritée, et je
+connais, par expérience, le vent frais du couperet
+dans la torride horreur d'un cauchemar
+cloîtré.</p>
+
+<p>D'autre part, au bagne, nous manquons de
+distractions: une exécution capitale, même<span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">[Pg 10]</a></span>
+et surtout dans la posture où nous y assistons,
+genou en terre et sous la menace du feu de la
+chiourme, c'est un spectacle et une émotion.</p>
+
+<p>On sent profondément ce que vaut la vie&mdash;et
+c'est quelque chose.</p>
+
+<p>Pourtant je n'ai pu me défendre d'un frisson
+et d'un gros regret qui ressemblait à du chagrin.</p>
+
+<p>C'est que le nº 67486 (Paul-Irénée-Amable
+Chéry) était, en toute conscience, un <i>numéro</i>.
+Je ne l'ai pas connu en liberté et j'imagine mal
+son personnage en barbe, cheveux, splendeur
+et habits bourgeois. Lorsqu'il fut reçu à
+notre cercle, la faux pénitentiaire&mdash;<i>vulgô</i>
+tondeuse et rasoir&mdash;la faux pénitentiaire, donc,
+avait fait son œuvre et, sous une livrée d'emprunt
+qu'on ne songeait pas à lui réclamer,
+trop à son aise dans des sabots criards, il
+avait cet air un peu hébété de se voir là (et
+on ne se voit qu'au miroir de son âme) qu'on
+prend au vestiaire des pénitenciers. Sa seule<span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">[Pg 11]</a></span>
+élégance tenait à une chaîne un peu bruyante
+et à un bracelet large,&mdash;à son pied. Cet ex-citoyen
+avait eu des affaires d'honneur avec
+ses gardiens et, d'emblée, montait aux cellules.
+C'est ainsi que nous pûmes causer. Je ne
+veux pas me rappeler la peccadille qui me
+livrait aux rigueurs disciplinaires: je suis un
+condamné sérieux, important, si j'ose dire, et
+je rougis d'avoir pu occasionner quelque
+scandale sur ce qu'on est convenu d'appeler
+un chantier. Mettons tout sur le compte de
+l'ivresse. Quoi qu'il en soit, j'étais là, j'étais
+en train d'être paré <i>pour le bal</i> ou, si vous le
+préférez, d'être ferré lorsque, plutôt poussé
+que guidé, imperturbable cependant et dédaigneusement
+hilare, Chéry s'offrit, de trois
+quarts, à nos yeux. Du coup, nous nous
+reconnûmes. Nous ne nous étions jamais vus,
+mais nous étions du même monde, de la
+même espèce et nous eussions fait deux
+copains, pour employer l'horrible argot de la<span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">[Pg 12]</a></span>
+Capitale, si la fatalité n'avait pas voulu nous
+réduire à l'état de frères. Le règlement obligeait
+le nº 67486 à rendre les chaînes dont il
+était dépositaire au département de la Marine,
+moyennant quoi l'administration pénitentiaire
+consentait à lui offrir d'autres chaînes, identiques
+(à la vérité) mais dûment matriculées à
+ses armes, chiffre et marques particulières.
+La méticulosité de nos bourreaux nous permit
+de nous observer et même d'échanger des
+clignements de paupières qui répondaient,
+non sans éloquence et avec quelque distinction,
+à des interrogations tacites. Nous nous
+lisions sur la face l'un de l'autre et, dans nos
+rides et ravines précoces, nous retrouvions
+des souvenirs communs et rares: diplômes,
+voluptés, dégoûts et tentations; nous déchiffrions,
+aux plis de nos lèvres et aux brides
+de nos yeux les étapes de nos chutes, de
+nos cynismes, la valeur de notre résignation
+et de notre repentir, cependant que la rapide<span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">[Pg 13]</a></span>
+et courte flamme de notre regard nous rassurait
+l'un l'autre sur notre intelligence et notre
+énergie...</p>
+
+<p>Pourquoi faut-il que tout cela soit du
+passé et la matière d'un éloge funèbre? Allons!
+on ne sait pas ce qu'on peut devenir et
+se rappeler, c'est rêver, en mieux! Rêvons...
+Rappelons-nous...</p>
+
+<p>Je me retrouve dans mon cachot, déjà
+attendri, amolli par la température suffocante.
+Je songe aux <i>in-pace</i> de jadis, sous
+terre, très loin... Il devait y faire frais... Une
+cellule, au cinquième étage, sans air, sans
+lumière, ça ressemble à une chambre de
+bonne. Heureusement pour le pittoresque, il
+y a la chaîne, mais on ne la voit pas: on
+la sent qui pèse, qui gratte, qui grelotte dans
+la chaleur. Cette obscurité absolue... admettons
+qu'elle nous apporte la bonne nuit.
+Imaginons que nous dormons simplement,
+franchement, mais quoi? on ne peut être seul<span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">[Pg 14]</a></span>
+nulle part, même ici! Des coups, méthodiquement
+espacés, se font percevoir à la cloison.
+C'est,&mdash;on ne l'ignore pas,&mdash;la manière
+de converser en prison, la seule ou à peu près.
+Encore une brute, une crapule qui a besoin
+de faire la causette! Ne comptez pas sur moi
+mon cher! Écoutons, après tout, puisqu'il n'y
+a pas moyen de faire autrement. Un, deux,
+trois... onze, douze... vingt-trois... Tiens!
+tiens! c'est plus intéressant: je ne méritais
+pas cette aubaine. Mon voisin d'appartement
+se fait connaître, reconnaître, se nomme.
+Nous avons été ensemble, il y a un instant, à
+la peine, à l'honneur. Il me gourmande de ne
+l'avoir pas entendu monter et <i>boucler</i> derrière
+moi. Serais-je égoïste ou seulement de ces
+gens légers et impulsifs qui appartiennent
+tout entiers à leurs propres petits déboires?</p>
+
+<p>Il continue son discours, son monologue.
+Décidément, il sait fort bien parler, du bout
+des doigts&mdash;et il a les doigts très robustes. On<span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">[Pg 15]</a></span>
+croirait qu'ils entrent dans la pierre et je
+défie les gardiens d'entendre: c'est du beau
+travail.</p>
+
+<p>Résumons ses confidences, en en supprimant,
+faute de place, nombre de détails
+d'humour, d'ironie et de charme mélancolique
+(j'ai peu de papier à moi, dans ce bureau
+de la chiourme).</p>
+
+<p>Fils d'un conseiller référendaire à la Cour des
+Comptes, Paul Chéry avait puisé dès le berceau,
+dans l'exemple, les propos et la contemplation
+de M. Sosthène-Napoléon-Ludovic Chéry
+(du Petit-Quevilly), son père, le goût ardent de
+la fainéantise et le pire dédain de l'humanité.
+Sous-admissible à Saint-Cyr, il négligea de se
+présenter aux examens oraux du premier degré
+parce que, avant d'arriver au manège de l'École
+militaire où l'attendaient ses examinateurs, il
+fit la découverte d'un nid de maisons hospitalières,
+dans un passage de l'avenue La Bourdonnais,
+et que, soit terreur de la colère familiale,<span class="pagenum"><a name="Page_16" id="Page_16">[Pg 16]</a></span>
+soit insouciance et recherche du plaisir facile, il
+ne sortit d'une de ces maisons que pour entrer
+dans une autre et ainsi, si j'ose dire, de suite,
+un peu client qui ne paie point, un peu garçon
+qui ne se fait pas payer, partout nourri,
+partout content et méritant, d'un suffrage
+unanime, chaleureux et jaloux, le nom qu'il
+tient de ses parents assez respectueux d'eux-mêmes
+pour oublier de cueillir les mêmes justifications
+d'armoiries&mdash;et ces tristes lauriers!
+Ces parents, d'ailleurs, perdent la trace de
+Paul-Amable. Il ne la vont point chercher
+dans les établissements louches, bars de nuit
+et autres bouchons de Grenelle, Javel, Montrouge
+et Montparnasse. Ils n'auront jamais
+l'orgueil d'apprendre qu'il a illustré leur
+patronyme sous la forme de <i>Le Chéri de Gambetta</i>
+pour huit coups de couteau qu'il a
+échangés dans l'avenue de ce nom contre trois
+coups mortels de revolver. Mais, un jour,
+mon malheureux ami, désœuvré et attendant<span class="pagenum"><a name="Page_17" id="Page_17">[Pg 17]</a></span>
+trop longuement une délicieuse maîtresse
+vendue et emballée, notre malheureux ami,
+donc, a l'idée d'ouvrir le journal <i>Le Journal</i>.
+Un mot jaillit des lèvres de Chéry, mot dont
+je laisse, avec l'histoire, la responsabilité au
+maréchal de camp vicomte Cambronne. Chéry
+vient de lire le récit de l'exécution, à Laghouat,
+de son frère aîné Camille-Antonin-Louis-Silvère
+Chéry, fusilier à la 11<sup>e</sup> compagnie de discipline.</p>
+
+<p>Mais ici je laisse la parole à Paul Chéry.</p>
+
+<p>Quand je dis la parole, j'exagère et je crains
+que son récit ne paraisse froid et banal.</p>
+
+<p>Qu'on se rappelle qu'il fut non tambouriné
+mais creusé lettre à lettre&mdash;et combien d'efforts
+pour chaque lettre!&mdash;dans un mur de cachot,
+que je le compris péniblement, atrocement,
+scandé d'un double frisson de nos chaînes de
+fer et qu'il se grava profondément en moi, à
+la manière noire.</p>
+
+<p>La dernière fois que j'avais vu mon frère, il
+était maréchal des logis aux houzards, très vain<span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">[Pg 18]</a></span>
+de son galon, de son uniforme, de sa moustache
+de vingt ans et demi, de tout, quoi! Il se destinait,
+d'office, aux plus hauts emplois militaires,
+galopait, en pensée, à travers les écoles, les exploits
+et les grades, s'accordait, d'avance, des
+blessures avantageuses, au choix et des citations
+à l'ordre de l'armée&mdash;comme s'il en pleuvait des
+canons!&mdash;Et, immédiatement, le mot que j'avais
+étouffé en apprenant sa fin, me remonta, si
+j'ose dire, aux lèvres,&mdash;pieusement. C'est que
+c'était son <i>mot</i>, à lui, ce qu'on eût appelé son
+<i>cri</i>, aux temps lointains de l'héraldique. Il le
+prononçait à tout bout de champ, avec une
+mâle, juvénile et martiale fierté qui me frappa
+fortement mais qui m'expliqua sans retard son
+malheur et sa chute. Il avait employé ce mot
+à contre-sens. De fait, une enquête rapide&mdash;nous
+autres, dans la pègre, on a vite tous
+les éléments d'information sous la main, car
+le monde est petit et il y a peu d'<i>hommes</i>&mdash;me
+convainquit de ma douloureuse perspicacité.<span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">[Pg 19]</a></span>
+Une première explosion à l'adresse d'un
+gradé sans importance, une autre, plus rebondissante,
+une troisième, en jet et en cataracte,
+avaient mené mon malheureux frère de la
+prison à Biribi, en passant par la cassation.
+Il avait emporté en Afrique son mot avec lui,
+et, de silo en crapaudine, de tombeau en tourniquet,
+savamment agacé et conduit à illustrer
+l'interjection de coups de poing et d'un
+«coup-lancé» de fusil à baïonnette, il venait
+de compliquer son cas, déjà désespéré, en inondant
+de cet inépuisable mot les membres du
+conseil de guerre et jusques à son avocat qui
+plaidait la monomanie et l'irresponsabilité...
+Je fus irrité, non de son trépas qui avait été
+héroïque et décent, (à part l'affectation de
+répéter son mot à tout venant et de le remâcher
+jusqu'au coup de grâce), mais de l'attitude
+un peu trop romaine que mon père s'était
+permise à cette occasion.</p>
+
+<p>Le bon vieillard avait insisté pour faire fusiller<span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">[Pg 20]</a></span>
+son fils! On lui tressa, dans une certaine
+presse, des couronnes à peine mortuaires. On
+reproduisait sa lettre au Président de la République:
+«<i>En vous suppliant, Monsieur le Président,
+de laisser la justice suivre son cours régulier, je
+crois faire mon devoir de père et de magistrat. La
+trop juste condamnation qui frappe un fils dégénéré
+ne saurait m'atteindre: la honte ne remonte
+pas. J'ai la dernière satisfaction de savoir que
+celui qui porte encore mon nom n'attend pas le
+châtiment d'une faute contre l'honneur. Mais le
+crime contre la discipline est inexpiable et tout le
+sang des miens ne le laverait point. Je regrette que
+ma femme soit morte: elle se joindrait à moi,
+dans cette démarche raisonnée, pour réclamer
+un supplice qui nous vengera de l'injure faite
+à notre caractère et à notre exemple.</i>»</p>
+
+<p>Tu dois être étonné de m'entendre me souvenir
+de ce fatras: j'ai mes raisons pour ça.
+<i>Primo</i>, je ne pus le digérer, ensuite, tu vas
+voir...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">[Pg 21]</a></span></p>
+
+<p>... Si ces mots que j'écris sous l'empire de la
+plus vive horreur et du pire chagrin avaient
+des prétentions à la publicité, je me permettrais
+ici, soit digression, soit parenthèse, une
+longue pause, pour indiquer que ce jour-là,
+notre entretien n'alla point plus en avant.</p>
+
+<p>On se fait<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>, de l'autre côté de la geôle, des
+idées fausses sur le silence du bagne. Il est aussi
+rigoureux que son nom l'indique,&mdash;au moins
+de nuit. Rien, dans l'opaque ténèbre du cachot,
+ne nous avertit de la tombée du soir que
+le bruit plus lourd et plus angoissant des
+mots cognés lettre à lettre&mdash;et à combien de
+coups par lettre!&mdash;contre les parois de nos
+niches. On entend crier les verrous. On a
+peur des gardiens qui n'aiment pas à se déranger
+pour rien. L'insomnie déroule ses
+cauchemars. Le passé, le présent, l'impossible
+avenir prennent des figures de bêtes
+monstrueuses et enchaînées&mdash;comme nous.<span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">[Pg 22]</a></span>
+Nos estomacs ressemblent à nos consciences,
+en admettant que ça existe. Tout ce qui est
+bas et mauvais grouille autour de notre accablement
+et nous n'avons même pas le courage
+de lever nos fers contre les spectres
+intimes. C'est en cellule, vraiment, que j'ai
+pesé la vanité du crime et que j'ai senti, quoique
+nous en ayons, que nous ne valions pas
+mieux que les saints et les martyrs vertueux,&mdash;en
+fait de force de résistance, bien entendu.
+On a, sur le mauvais pavé qui nous sert de
+couche, des endolorissements d'enfant, la
+persuasion qu'on est ferré à tout jamais, que
+l'évasion est un rêve&mdash;et l'on ne peut pas
+rêver&mdash;et que la dernière étoile du ciel absent
+s'est étalée, pour n'en plus bouger, sur
+l'uniforme de la chiourme...</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> <i>On</i>, c'est M. Jacques Dhur (1907).</p></div>
+
+<p>Je laissai donc dormir, jusqu'à l'aube lointaine,
+les rouges confidences de l'infortuné
+Chéry. Je ne suis pas d'humeur à rechercher,
+maintenant qu'il dort son dernier sommeil,<span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">[Pg 23]</a></span>
+si mon nouveau compagnon me donna des
+nouvelles de sa nuit et de son repos. Nous
+nous occupons peu, à vrai dire, du temps qui
+fuit et qui fuit si lentement! Nos souvenirs
+sont plus agréables, plus riches. Ça meuble.</p>
+
+<p>&mdash;Tu comprends, continua le nº 67486, que
+l'attitude de mon père lui concilia les faveurs
+des pouvoirs publics et les fleurs les plus
+rares de la publicité. On burina ses traits sur
+le zinc des journaux quotidiens, cependant
+que son ministre l'élevait au grade de commandeur
+de l'ordre national de la Légion
+d'honneur. De l'instant où j'appris ce dernier
+outrage à la mémoire de mon frère, je pris la
+résolution formelle d'étrangler l'auteur démissionnaire
+de nos jours à l'aide de sa cravate
+neuve. «La honte ne remonte pas!» Rien
+qu'à me rappeler cette phrase!......</p>
+
+<p>«Mais, pardon, interrompit-il, je ne vous
+connais pas: je vous étonne et vous scandalise
+peut-être. Pour quelle cause êtes-vous ici?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">[Pg 24]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Tentative d'assassinat avec préméditation
+et guet-apens, répondis-je doucement, faux et
+usage de faux en écriture de commerce, mais
+c'est un malheureux concours de circonstances...</p>
+
+<p>&mdash;Bien! poursuivit Chéry: je puis te raconter
+la chose. Tu ne te révolteras pas. Ma
+sentence était entachée de colère. Si j'avais
+raisonné largement, je n'aurais pas condamné
+un magistrat, ambitieux et vieilli, avec toute la
+rigueur et toute la morale naturelle et logique
+du réfractaire que j'étais. Je me serais
+repris peut-être si une futile coïncidence
+n'avait précipité notre destinée. D'un cambriolage
+dans la banlieue, des amis à moi avaient
+rapporté, entre autres objets, une vieille croix
+de commandeur avec son ruban et son agrafe.
+Ils me l'avaient donnée, sans cérémonie, un
+peu parce que le bibelot m'amusait, un peu
+parce qu'il était de mauvaise défaite. Cette
+cravate s'associa naturellement dans mon<span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">[Pg 25]</a></span>
+esprit au souvenir pressant du col paternel.
+Je m'en amusai les doigts toute la journée,
+en regrettant de n'avoir pas autre chose
+sous la main. Je ressassais mes anciennes
+années et les instants, un à un, qui piquaient
+droit dans ma mémoire. C'était une chanson
+monotone et précise qui me criait la sécheresse
+de cœur, l'étroitesse d'esprit, l'égoïsme
+hypocrite et poli du juge dont, à son insu,
+j'examinais le pourvoi. Peu à peu, je discernai
+des scélératesses éclatantes dont je n'avais
+pas pris souci et je ne fus plus capable d'imaginer
+la société dans son horreur foncière
+qu'à travers l'image représentative de M. Chéry
+du Petit-Quevilly. Celui-là, je le tenais.
+J'avais charge d'âme.</p>
+
+<p>... Et, au seuil de la nuit, lorsque je me dirigeai
+vers une maison&mdash;que je connaissais
+bien&mdash;de la rue de l'Université, j'avais la
+conviction d'aller faire&mdash;simplement&mdash;un
+pâle exemple et une timide manifestation.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">[Pg 26]</a></span></p>
+
+<p>Il y avait de la lumière.</p>
+
+<p>Je fus ravi, par avance, de ne pas trop
+effrayer le bon vieillard et de lui épargner
+un réveil en musique. Mon nom, jeté au
+concierge, le laissa dans son lit. Je montai,
+sans ascenseur, longtemps, parce que le
+conseiller se contentait, austèrement, d'un
+luxueux cinquième étage, comme un saint.
+Une pauvre petite fausse clef ouvrit miraculeusement
+la porte de l'appartement.</p>
+
+<p>Une minute après, j'étais en face de mon
+client. J'avais traversé l'antichambre à pas
+étouffés, par habitude et, professionnellement,
+tourné le bouton <i>en douce</i>. J'arrivai donc en
+gentil mystère et ne m'étonnai qu'à moitié
+de l'effroi surhumain qui se peignit, se grava,
+se convulsionna sur et dans le visage de l'individu
+en question lorsqu'il m'aperçut, pâle
+et grave.</p>
+
+<p>&mdash;Toi! toi! râla-t-il!&mdash;et quand je dis <i>râler</i>!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">[Pg 27]</a></span></p>
+
+<p>C'était un beuglement sourd et blanc, un
+hurlement vide, un sifflement de serpent-fantôme,
+une sueur crachée et crissante...</p>
+
+<p>&mdash;Toi! toi! reprit-il. Encore toi! Mais, ce
+soir, tu n'es pas en tenue!</p>
+
+<p>Je suis d'attaque, mais je te jure que je n'y
+coupai point d'un léger frisson. Je comprenais!
+Monsieur était sujet à des hallucinations,
+à des cauchemars! Mon frère mort
+<i>revenait</i>! Je ne crois ni aux apparitions, ni
+aux remords, mais ce n'est pas une raison
+pour en dégoûter les autres, et cette hantise
+me vengeait un peu de la lettre du personnage!
+D'autre part, il y avait toujours eu une
+extrême ressemblance entre mon frère et moi,
+côté de notre mère (heureusement), et, depuis
+le temps que le citoyen ne nous avait vus,
+l'un et l'autre, il avait pu brouiller dans son
+indifférence, d'abord, dans sa haine et sa terreur,
+ensuite, les traits soi-disant adorés de sa
+triste progéniture. Je sentis un indéfinissable<span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">[Pg 28]</a></span>
+dépit en me demandant&mdash;si vite!&mdash;pourquoi
+le fusillé ne m'apparaissait pas à moi
+qui l'avais aimé et ne sortait du ciel ou du
+néant que pour troubler de sa présence les
+nuits d'un peu intéressant <i>gentleman</i>. J'eus
+même&mdash;et j'en rougis&mdash;la tentation d'abandonner
+mon père à sa torture méritée et perpétuelle,
+plus aigre que la mort. Mais la plainte
+de cet étrange veilleur me fatigua. Il répétait:</p>
+
+<p>&mdash;Toi! toi! Encore toi!</p>
+
+<p>Comme s'il n'avait jamais eu autre chose à
+dire et m'infligeait le dégoût de l'oiseau de
+proie et l'ennui du perroquet. Enfin, il abolit
+ma patience en présentant les signes les plus
+évidents de l'aliénation mentale.</p>
+
+<p>&mdash;Toi! reprit-il encore! On ne sait donc plus
+arquebuser en France! En Algérie, même!
+Je vais écrire au ministre de la Guerre!</p>
+
+<p>Je fus humilié, pour l'honneur de la famille,
+de cette aberration et de cette déchéance.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">[Pg 29]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, prononçai-je aimablement, non
+sans travestir un peu le timbre de ma voix,
+je ne suis pas ce que vous croyez. Je fais la part
+du surmenage, mais la vérité...</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas toi! ce n'est pas toi! hoqueta
+la loque, mais alors pourquoi lui ressembles-tu?
+Et qui es-tu? Qui es-tu?...</p>
+
+<p>J'observai que, dans son délire, il commençait
+à recouvrer vaguement de la raison et je
+ne sais quel ironique espoir.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi me tutoyez-vous? fis-je. Il me
+semble&mdash;et j'étais sincère&mdash;que je ne vous
+suis de rien, Monsieur! Vous lisiez, à cette
+heure! Permettez que je voie! Oh! oh! les
+<i>Vies parallèles</i> de Plutarque. Eh! eh! vous êtes
+sur le vieux Brutus! Vous dérogez, Monsieur
+le conseiller! Plutarque, un juge de paix!
+Brutus! un consul! Mais vous n'avez encore
+condamné qu'un seul de vos fils, citoyen! Ne
+vous en reste-t-il pas un autre? Sacrifiez-le, que
+diable! avant de continuer!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">[Pg 30]</a></span></p>
+
+<p>Il me regarda anxieusement, réfléchit, s'essuya
+le front et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, puisque Monsieur il y a, comment
+êtes-vous entré ici?</p>
+
+<p>Il s'arrêta, puis, d'un ton chantant et oriental:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu lui ressembles trop! Tu te moques!
+Tu es lui! Tu es <i>eux</i>! Lui! tous les deux! Ne
+ris pas comme ça! Misérable! Ton père!...</p>
+
+<p>Il fallait brusquer le dénouement. Le vieux
+commençait à devenir affreusement fou! Dieu
+me pardonne: il voyait clair! Je le considérai
+encore un instant: sa face congestionnée me
+lança, pour ainsi parler, au cœur une quantité
+de petits points sanguinolents que je reconnus:
+c'étaient les mille traces des petits et
+des gros baisers d'enfants que nous lui avions
+imprimées, mon frère et moi&mdash;on est si bête
+quand on est jeune!&mdash;des morsures de papillons
+de tendresse, de reconnaissance, d'affection!...</p>
+
+<p>Le monstre! C'est de lui que nous étions<span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">[Pg 31]</a></span>
+nés! Ou plutôt, il nous avait vomis&mdash;comme
+il venait de nous vomir encore!</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, grinçai-je, je viens de la part
+de celui dont vous parlez si légèrement, M. le
+ministre de la Guerre lui-même.</p>
+
+<p>&mdash;Que me veut-il? gémit mon père. Je ne
+le connais pas, lui!</p>
+
+<p>&mdash;Vous en parliez, respectable vieillard.
+Il vous envoie un souvenir, un de ces souvenirs
+qu'on n'oublie pas, monsieur!</p>
+
+<p>Devina-t-il? C'était le moment, à en croire la
+légende, où l'on prévoit, pour pas longtemps...
+Il se dressa, se recula, blémit, hurla:</p>
+
+<p>&mdash;Non! non! je ne puis pas! Je ne veux
+pas! je ne veux pas!...</p>
+
+<p>&mdash;Il faut vouloir! dis-je doucement. Ce
+n'est rien, d'ailleurs. Une toute petite attention:
+le prix du sang, couleur de sang: la
+cravate de commandeur de l'ordre national de
+la Légion d'honneur!</p>
+
+<p>Le cri du type fut épatant!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">[Pg 32]</a></span></p>
+
+<p>Il fallait qu'il eût rêvé, qu'il eût vu, en songe,
+la scène qui se passait. Je ne pouvais plus hésiter:
+on ne ment pas à un cauchemar, au cauchemar
+d'un autre, si proche, hélas! Je
+dois avouer, au reste, qu'une force inconnue
+me jeta sur mes pieds, en avant&mdash;sur
+l'homme.</p>
+
+<p>&mdash;Permettez-moi, hoquetai-je, de vous
+passer au cou, au cou...</p>
+
+<p>Je ne continuai pas. Il se débattait, griffait
+dans le vide, au risque de m'atteindre, sans
+me chercher. J'attachai la boucle par derrière,
+puis, le maintenant d'une main, de l'autre, je
+pris le couteau à papier sur la table... Le temps
+de le faire glisser dans le ruban, de le tourner
+dedans, vertigineusement...</p>
+
+<p>... Je ne saurai jamais comment la fenêtre
+fut ouverte, comment j'ouvris la boucle de
+la cravate, comment je lâchai le paquet,
+suffoqué. Je me rappelle seulement avoir hurlé&mdash;et
+encore, ce n'était pas ma voix, à moi:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">[Pg 33]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! la honte ne remonte pas!
+Descends, alors! Descends!...</p>
+
+<p>... Lorsque je fus dehors, moi-même, le petit
+tas d'esquilles, de fractures et de sang que
+j'avais fait de mon père était assez entouré:
+le hasard avait rassemblé deux agents, trois
+valets de chambre en vadrouille et des passants
+de hasard. Si je n'avais pas ricané, j'aurais
+pu jouir honnêtement de l'ultime agonie
+de mon inexcusable victime. Mais un morceau
+de doigt se dressa vers moi, une ombre de soupir
+égrena le «Toi! toi!» que je connaissais
+déjà. On m'arrêta, au petit bonheur. Mes liens
+de parenté avec le défunt, la cravate rouge qu'on
+retrouva sur moi et dont on découvrit des
+traces et une érosion sur le cadavre, mon
+récent passé&mdash;il paraît que j'étais le monsieur
+le plus recherché de Paris, côté police&mdash;me
+firent maintenir sous mandat de dépôt.
+Je ne cherchai pas à nier. Je racontai ce qu'on
+appela mon crime, dans tous ses détails.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">[Pg 34]</a></span></p>
+
+<p>On m'accusa d'outrance. Je réclamai la
+mort de si bon cœur qu'on ne me l'accorda
+pas.</p>
+
+<p>J'étais, après tout, un parricide de bonne
+famille et, soit que le jury s'apitoyât sur mon
+frère, soit qu'il se révoltât du stoïcisme payé
+du papa, la justice de mon pays ne m'octroya
+que vingt ans de travaux forcés.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais, lui dis-je, que c'est le même
+prix. A partir de huit ans, on ne revient plus,
+mon pauvre vieux.</p>
+
+<p>Les coups frappés par Chéry devinrent,
+pour ainsi dire, aériens:</p>
+
+<p>&mdash;Revenir? Où ça? Et d'où? D'ici, peut-être?</p>
+
+<p>&mdash;Dame! fis-je. Avec ton caractère, tu ne
+t'amuseras pas ici.</p>
+
+<p>&mdash;Mon vieux, grava-t-il, j'ai une fiancée,
+la Mort. Je l'ai déjà prêtée à un autre, après
+qu'elle se fût donnée à mon frère. Il faut que
+je la retrouve, à tout prix, et pour de bon. Je
+n'ai pas la prétention de la confisquer: sois<span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">[Pg 35]</a></span>
+tranquille! Tu l'auras, toi aussi, à ton tour!
+Mais moi, j'ai droit à un joli choix. Elle fait
+la coquette avec moi. Si elle veut que j'y
+mette le prix, elle ne sera pas volée. On guillotine
+toujours en cet endroit, j'espère?</p>
+
+<p>L'ironie des mots frappés est plus profonde
+que celle des mots entendus: il faut la deviner,
+deviner les intentions, tout deviner dans
+ce langage secret, muet, monotone, lent et
+grave comme les siècles,&mdash;les siècles qu'il
+dure.</p>
+
+<p>&mdash;On guillotine rarement. Il n'y a pas
+presse. Pas de bourreau titulaire. Si tu viens
+pour ça, tu n'as pas de chance!</p>
+
+<p>J'essayais de plaisanter, de mauvais cœur.
+Je bafouillais, je veux dire que mon doigt
+tremblait un peu et se blessait au mur.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi blagues-tu, me gronda Chéry,
+d'un poing dur. As-tu peur pour moi? Tiens!
+je ne te parlerai plus: tu es un lâche!</p>
+
+<p>On a son honneur, même au bagne et,<span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">[Pg 36]</a></span>
+surtout, en cellule de correction. N'est-ce
+pas un souci, un besoin, une façon de se
+rattacher au monde et à la vie?</p>
+
+<p>Je n'adressai plus le moindre mot, par gestes,
+à mon altier compagnon et tâchai à dormir
+le sommeil du juste ou du justicié. Je ne
+me flatterai pas d'y avoir réussi. On a peur
+du chaud qui est atroce, du feu qui est possible,
+de tous les assassinats qu'on a commis
+soi-même ou qui ont été commis autour de
+vous. Je passai des heures à me chanter en
+moi-même et pour moi seul des <i>scies</i> grotesques
+qui me dégoûtaient à Paris et qui, là,
+m'apportaient je ne sais quel parfum du boulevard
+et ce brave goût de la boue et de pis
+qu'on subit autour de l'Opéra et qui garde de
+l'émotion, de la distinction et de la peine. Je
+me pelotonnai, je m'accroupis sur mes souvenirs
+de femmes, en tas. De temps en temps,
+dans mes contractions, un bruit de fers troublés
+me rappelait que je n'avais plus ni compagne,<span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">[Pg 37]</a></span>
+ni lit, ni même de nom&mdash;et que ce
+n'était pas fini. L'éternité des peines n'est
+sensible qu'au cours des condamnations à
+perpétuité. L'inhumanité des hommes prépare
+à la cruauté de Dieu&mdash;s'il en reste. Bref, je
+m'ennuyai.</p>
+
+<p>Je ne revis et n'entendis le nommé Chéry
+que lorsque tous deux, pour parler le style
+noble, nous laissâmes tomber nos chaînes.
+Tandis qu'on rasait, pour le châtiment de nos
+erreurs, ce que la captivité avait laissé pousser
+de poil sur nos lèvres, nos crânes et nos
+joues, il me considéra, de biais, avec un intérêt
+sans horreur. Le mélancolique hasard de
+notre punition-sœur l'avait induit à me choisir
+comme ami dans cette foule où rien ne
+l'attachait que ses liens. Il murmura, sous la
+couche maigre de savon gris qui ne moussait
+point: «Au fond, tu n'es peut-être pas lâche.
+Ta gueule ne me répugne pas trop. Topons
+là. Comment t'appelles-tu?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">[Pg 38]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Louis-Symphorien-Laurent Bicorne de La
+Cellambrie.</p>
+
+<p>Je m'attendais à l'effet que mon nom patronymique
+de Bicorne ne manqua jamais
+d'obtenir sur les mauvais plaisants, juges et
+jurés qui l'entendirent, en des circonstances
+assez graves pour moi. Chéry ne sourcilla
+pas. Peut-être était-il un peu tenu de près
+par le rasoir qui, à en juger par celui qui me
+mordait, ne devait pas valoir grand'chose.
+Après un silence, mon camarade profita d'un
+bâillement du gardien:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas un nom, chuchota-t-il, c'est
+un prospectus héraldique. Mais je m'en fous.
+Je te présente mes excuses pour mes paroles
+de l'autre soir. Tu sais, je suis toujours énervé
+quand je pense à ma crapule de père.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas d'offense, mon vieux. On
+sera amis. Voilà.</p>
+
+<p>Les forçats officieux qui nous faisaient la
+barbe nous laissèrent un peu converser. Nous<span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">[Pg 39]</a></span>
+fûmes gênés de cette complaisance qui reposait
+sur des suppositions aussi inacceptées
+qu'inavouables. La promiscuité des lieux de
+répression m'a toujours soulevé le cœur, sans
+plus, et le sourire tendre de nos merlans en
+bonnet me rendait amères les paroles d'un
+gentleman de ma caste, de mon éducation et
+de ma mentalité qui me venait, en frère, par
+le plus long. J'essayai sans résultat de détourner
+Chéry de ses idées de suicide. Ces
+idées étaient sanglantes: il voulait s'en aller
+à deux. Il me demandait même ce qu'il pourrait
+tuer, de préférence.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas, répondis-je vivement, je
+ne connais personne ici.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'es pas un homme pratique, gouailla-t-il.
+Tu rêves, sans doute, Symphorien? Il
+faut toujours savoir où on est, qui vous garde
+et même qui vous gêne, mon enfant. Moi, je
+suis Normand&mdash;et j'ai l'œil.</p>
+
+<p>Cette volonté implacable pesait sur moi et<span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">[Pg 40]</a></span>
+me fascinait. De l'instant où nous fûmes bouclés
+dans la même équipe, je ne consentis
+plus à vivre.</p>
+
+<p>C'était le temps où le soleil, tout droit et se
+consumant lui-même, ne laisse que son ombre
+d'or et sa fumée rouge à la terre, aux arbres,
+aux lianes et à la brousse. Un respect superstitieux
+pour la nature, la matière et le mystère
+de la création, ensemble, vous courbe
+mieux que le bâton de la chiourme, et vous
+rive à votre labeur pour ne rien regarder,
+pour ne pas penser, pour n'être rien que de la
+sueur dans de la lumière. On ne sait pas ce
+que l'on fait. On défriche. De ci, de là, un
+serpent est coupé, avec des brindilles, sans
+qu'on bronche. Le bras, le sabre d'abatis se
+lèvent, retombent. On ne fume pas. On est
+fatigué.</p>
+
+<p>Il y a là, pour cinquante condamnés armés,
+quatre gardiens, à peu près, sans armes, la
+pipe au bec, et qui ne nous regardent même<span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">[Pg 41]</a></span>
+pas, qui sourient aux oiseaux invisibles, aux
+guenons&mdash;ou à leurs maîtresses. On ne songe
+pas à massacrer ces brutes. On continue. On
+défriche.</p>
+
+<p>On ne sent pas les appels de liberté
+qui sifflent dans le feuillage, on a les paupières
+figées et mortes, et, quand on est trop
+las, au cœur d'un paysage de féerie, on convoite
+le cachot puant où l'on sera enterré le
+soir.</p>
+
+<p>Chéry se signala tout de suite, par son intelligente
+activité. Il était dans la forêt comme
+chez lui. Prévenant pour les surveillants, déférent
+pour les détenus contre-maîtres, obséquieux
+envers les mouchards de la troupe, il
+ne tarda pas à passer pour un <i>mouton</i> ou une
+<i>bourrique</i> aux yeux des moins prévenus.
+Lorsque la malveillance susurra ces mots aux
+oreilles nonchalantes de mon ami, il eut un
+bon rire:</p>
+
+<p>&mdash;Que c'est drôle! ce qui est une <i>vache</i> à<span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">[Pg 42]</a></span>
+Paris devient ici <i>bourrique</i>, <i>mouton</i>, quoi encore?
+Question de latitude! Tout de même,
+mon cher Symphorien, c'est humiliant.</p>
+
+<p>&mdash;Que médites-tu? Tu es trop calme, trop
+gentil, j'ai peur.</p>
+
+<p>&mdash;Mon maître, René Descartes, n'a-t-il pas
+conseillé dans sa <i>morale provisoire</i>&mdash;et
+n'est-ce pas? avait-il raison! morale provisoire!
+qu'y a-t-il de plus provisoire que la
+morale?&mdash;n'avait-il pas ordonné de se plier
+aux mœurs et habitudes des peuples où l'on
+est, pour le moment, appelé à vivre ou à
+crever? Je ne cite pas le texte exact. Je n'ai
+pas le livre sous la main. Je me forge une âme
+de forçat pour m'amuser. Ça durera ce que
+ça durera. Et puis, j'ai mon idée.</p>
+
+<p>&mdash;Je la connais, trop ton idée! J'en ai
+soupé!</p>
+
+<p>&mdash;Mange! répondit Chéry tout doucement.
+Et il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu t'amuses? Ça vaut-il la<span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">[Pg 43]</a></span>
+peine&mdash;c'est bien à nous d'en parler&mdash;de traîner
+la jambe n'importe où? Tiens! nous avons
+pour voisins des gens qui ont accompli, soi-disant,
+des actes extraordinaires pour la société.
+Ils n'en sont ni plus fiers ni plus
+drôles. Une bande de coquins pourrait divertir
+ou toucher. Nous sommes à pleurer.
+Les gardiens ne sont pas assez méchants. Tout
+me dégoûte.</p>
+
+<p>Le zèle du sympathique parricide trouva sa
+prompte récompense. Lorsque j'écris ce mot
+«récompense», je ne l'écris que pour l'Europe.
+Je note, tout de suite, qu'il fut désigné
+pour occuper dans les bureaux un emploi de
+son grade. Ces places sont fort peu recherchées.
+L'avantage d'être assis dans un fauteuil
+ou, au pis aller, sur une chaise paillée, le
+droit à une ration supplémentaire et à quelque
+vinasse, la tolérance de la cigarette, voire
+de la pipe, une liberté plus que relative, la
+possibilité même de faire du bien autour de<span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">[Pg 44]</a></span>
+soi, rien ne prévaut sur une sourde et atroce
+répugnance à tenir la plume, la règle et le
+grattoir. Cette horreur physique est compréhensible
+pour les anciens notaires, instituteurs,
+avoués, caissiers, huissiers et graveurs, que
+des inculpations de faux et détournements
+(par salariés) incorporent dans nos glabres
+rangs. Le souvenir de leur splendeur, ou,
+simplement, de leur besogne, leur fait détester
+les instruments qui auraient pu être ceux
+(<i>sic</i>) de leur gloire ou de leur opulence: le
+désir de se réhabiliter pour eux-mêmes, pour
+eux tout seuls, leur fait très naturellement
+préférer le pic, la pioche, la truelle et le
+sabre d'abatis. Leur existence antérieure est
+abolie; on leur fait faire l'apprentissage, sous
+d'autres cieux, d'un autre métier; terrassiers
+ou mineurs, ils sont tout neufs: c'est une façon
+d'être innocents. En outre, l'administration
+elle-même n'aime pas s'encombrer de
+professionnels trop avisés.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">[Pg 45]</a></span></p>
+
+<p>Mais qu'un homme instruit refuse un labeur
+presque intellectuel et de caractère moins
+avilissant, en apparence, qu'une tâche d'esclave
+et d'esclave battu, c'en est assez&mdash;ou
+je me trompe fort&mdash;pour étonner un individu
+sans casier judiciaire. C'est qu'il n'a pas
+épuisé la coupe des vanités. Aligner des
+chiffres et des noms quand on n'a plus de
+nom, et que, pour soi, les chiffres, tous les
+chiffres, sont un numéro&mdash;et son numéro à
+soi&mdash;, enregistrer des signalements qui vous ressemblent
+tous, des arrêts et des condamnations
+qui vous retombent à chaque fois sur
+les épaules et multiplient à l'infini les années
+sans fin de votre infamie et de votre géhenne,
+retrouver sous sa mauvaise plume des lettres
+et des mots qu'on a tracés dans des minutes
+d'exaltation, de fièvre et de désir, compter le
+prix de ce qu'on avale,&mdash;je ne dis pas ce
+qu'on mange&mdash;savoir qu'on coûte moins
+cher qu'un rat et que les économies sont nécessaires<span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">[Pg 46]</a></span>
+et qu'on sera plus mal nourri, numéroter
+les matraques et les rotins, les revolvers,
+les bois de justice, les barres de justice,
+les serrures en double, les doubles boucles,
+les verrous et les judas de rechange, copier
+les actes de décès et calligraphier, pour les
+autorités, «En réponse à votre honorée»,
+quand on n'a plus d'honneur, c'est à avaler
+le contenu de nos encriers s'ils n'étaient pas
+rivés aux tables&mdash;comme nous.</p>
+
+<p>J'avais partagé le sort de Chéry. On nous
+amenait tous les matins à cinq heures, dans
+une pièce rectangulaire et mal éclairée, où
+nous travaillions sous les ordres d'un artilleur
+colonial de deuxième classe et d'un
+élève-gendarme en pied. Je dois avouer que
+ces deux militaires nous obéissaient aveuglément,
+séduits, comme tout le monde, par
+l'autorité sans phrases de mon fatal compagnon.
+Le calcul de Chéry était, au reste,
+de s'affirmer indispensable. Excellent comptable<span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">[Pg 47]</a></span>
+dès le premier jour, il fut, quarante-huit
+heures plus tard, la comptabilité même. Il balaya,
+lava, frotta le bureau avec rage et non sans
+triomphe: cet humble labeur qui, pour tous
+les transportés condamnés aux écritures, ressemble
+à un repos et une récréation, empruntait
+chez lui les couleurs de la frénésie, et
+j'étais seul à frémir de sa vigueur, de sa force,
+de l'admirable et conscient emportement dont
+il brûlait et entretenait sa patience.</p>
+
+<p>Un mercredi, le directeur du pénitencier se
+risqua dans nos murs. Il entra, sans trop
+d'escorte, et fut très poli:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs! dit-il, et il salua, à la ronde.</p>
+
+<p>Jamais Chéry n'avait été plus ployé sur ses
+chiffres.</p>
+
+<p>&mdash;Vous pourriez répondre, dit le directeur,
+lorsqu'on vous dit bonjour.</p>
+
+<p>Très lentement, mon ami leva la tête, et,
+sans saluer:</p>
+
+<p>&mdash;D'abord, dit-il, vous ne m'avez pas dit<span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">[Pg 48]</a></span>
+bonjour. Vous avez dit: Messieurs. Il n'y a pas
+de Messieurs. Il y a deux hommes, dont un
+apprenti-gendarme et deux numéros. Est-ce
+que le 67486 peut vous présenter ses devoirs?</p>
+
+<p>Déjà les deux soldats se précipitaient sur
+l'insolent. Le directeur les arrêta du geste,
+et, souriant à peine, prononça:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Paul Chéry, j'ai beaucoup
+connu votre famille. Vous êtes aigri: ça se
+comprend. Je n'irai pas jusqu'à prétendre
+que je remplacerai pour vous feu Monsieur
+votre père: je déplore vos procédés. Mais je
+ne vous en veux pas de votre sortie: vous
+conservez du caractère ici: c'est rare. Continuez
+à travailler, je ne vous demande rien de
+plus. Restez assis.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous avez connu ma famille! rugit
+l'autre. Eh bien! ça m'étonne de vous voir
+ici, de l'autre côté! Vous deviez être à ma
+place! Un ami de ma famille, c'est un bandit!</p>
+
+<p>Le fonctionnaire jeta sur son interlocuteur<span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">[Pg 49]</a></span>
+un regard très tendre et très triste. Il découvrit
+son front chauve d'un casque voilé de
+crêpe, tira nerveusement sa moustache noire
+et sa barbiche grise, puis il ferma les yeux un
+long instant et ne les rouvrit qu'après les avoir
+couverts d'une main rêveuse. Enfin, il parla:</p>
+
+<p>&mdash;Chéry, je ne vous punis pas aujourd'hui.
+Venez demain chez moi. On vous amènera à
+deux heures. Nous causerons.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne viendrai, hurla mon camarade,
+qu'avec celui-là (il me désignait d'un doigt
+épileptique). Nous serons deux!</p>
+
+<p>&mdash;Nous serons même trois, corrigea le
+directeur: vous me permettrez bien d'être là,
+puisque j'ai à parler, moi aussi...</p>
+
+<p>&mdash;Ce cochon-là, hurla Chéry lorsque le directeur
+eut disparu discrètement, ce cochon-là
+a dû être l'amant de ma mère!</p>
+
+<p>Les militaires, frappés des égards qui nous
+avaient été prodigués, ne troublaient pas
+notre dramatique entretien.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">[Pg 50]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;L'amant de ta mère! l'amant de ta mère!
+Tu vas loin!</p>
+
+<p>&mdash;Et toi? ta mère n'a pas eu d'amants?
+Pas un seul? Alors, comment, pourquoi es-tu
+au bagne? Le vice, le crime, ça ne s'improvise
+pas! Il y a une suite!</p>
+
+<p>&mdash;Ma mère est morte en couches, de moi,
+dis-je d'une voix sottement altérée.</p>
+
+<p>&mdash;Ça ne m'étonne pas! triompha l'énergumène.
+Maintenant écoute!</p>
+
+<p>Il s'arrêta un instant, et s'adressa aux deux
+soldats:</p>
+
+<p>&mdash;Mes enfants, vous ne nous gênez pas
+mais vous pouvez disposer. Je ne connais pas
+ce patelin-ci, mais les troubades, ça aime à
+se balader n'importe où. Amusez-vous. Si
+vous rencontrez des chiourmes, envoyez-les
+nous pour nous rentrer. Nous ne nous sauverons
+pas d'ici-là!</p>
+
+<p>Les scribes en uniforme ne demandèrent
+pas leur reste. Chéry avait véritablement<span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">[Pg 51]</a></span>
+sur tous une diabolique autorité.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a au moins cinq minutes que je t'ai
+dit d'écouter, reprit-il, et tu écoutes encore.
+C'est bien. On fera quelque chose de toi!
+Voici. Depuis que j'ai vu ce directeur de malheur,
+je ne suis plus tranquille. Je me le rappelle.
+C'était un sale avocat d'affaires, un
+nommé Capucino. Il ne sortait pas de chez
+nous. Alors, tu comprends, si c'était mon
+père à moi et le père de mon pauvre frère,
+j'aurais tué l'autre pour rien, pour sa lettre
+et, nom de Dieu de nom de Dieu! ça ne vaudrait
+pas le coup!</p>
+
+<p>&mdash;Mais si! mais si! Cette lettre, c'est un
+crime, mon ami!</p>
+
+<p>&mdash;Un crime, Symphorien, à condition que
+le sieur Chéry du Petit-Quevilly fût notre
+père. Autrement, c'est une vengeance&mdash;et
+une vengeance est toujours légitime. J'aurai
+la peau du Directeur. Il m'a fait assassiner un
+autre à sa place, il mérite deux fois la mort.<span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">[Pg 52]</a></span>
+C'est pour cela qu'il faut le tuer deux fois au
+moins. Donc tu m'aideras.</p>
+
+<p>&mdash;Moi? Tu as compté sur moi pour...? Ah!
+mon vieux!</p>
+
+<p>&mdash;Ne fais pas l'enfant. Je n'ai pas compté
+sur toi. Tu ne comptes pas. Je t'embauche
+parce que tu es là. Tu as versé le sang jadis,
+un peu, très peu. Ça ne fait rien. Tu dois le
+tien. Tu aimes mieux le bagne? Non, n'est-ce
+pas? je te mépriserais trop. Nous avons la
+guillotine sur nous. Tu n'as pas peur? Tu ne
+peux pas avoir peur! Il y a un bonhomme
+de la Révolution qui a affirmé que c'était une
+chiquenaude sur le cou! Pas même! Je la
+sens. Ne crie pas. C'est, tu sais, <i>le casque</i>, ce
+qu'on éprouve quand on a la gueule de bois;
+on est un peu étourdi, un peu étranglé, on ne
+bouge plus. Ici, on bouge encore moins et l'on
+est débarrassé de la tête. Que te faut-il de
+plus?</p>
+
+<p>Cette façon de présenter les choses était<span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">[Pg 53]</a></span>
+captieuse et forte. Pour un camarade à peu
+près possible&mdash;et impossible&mdash;combien
+d'abjects néants, de brutes dégénérées, sans
+compter les gardiens, les humiliations et la
+ronde dévorante des souvenirs et autres appétits!
+Des garçons de ferme âpres, incendiaires
+et voleurs, des mendiants d'escalade et
+d'effraction, des souteneurs à virole, des
+scribes de grattage et de virements, des imbéciles
+encore hébétés d'avoir tué sans savoir
+pourquoi et des sentimentaux qui ne sont là
+que pour n'avoir même pas eu le talent d'exprimer
+leur sentiment, c'est une boue noire
+et rouge qui grisonne comme tout le monde,
+sans blanchir. Le vrai châtiment, c'est le
+dégoût sans fièvre, la honte qui s'ennuie. En
+écoutant Chéry, j'éprouvai une sorte de spleen,
+si j'ose dire, un spleen de cul de basse-fosse,
+ignoble et mou.</p>
+
+<p>&mdash;Répondras-tu? reprit le forcené. Ou plutôt,
+tiens! regarde!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">[Pg 54]</a></span></p>
+
+<p>Un bruit sec... Un éclair... Une flamme
+livide, pointue... Un couteau!</p>
+
+<p>Du coup, je fus debout, la bouche ouverte.
+Je n'étais qu'un cri&mdash;étouffé.</p>
+
+<p>Ce couteau!...</p>
+
+<p>Un couteau vous fait autant de bien à voir
+au bagne qu'une belle bouée de sauvetage en
+pleine mer, dans l'eau. C'est le fruit défendu,
+c'est l'outil, c'est la liberté, c'est l'âme même.
+On se sent vivre puisqu'on peut tuer et se
+tuer. Mais ce couteau-là! Je ne le reconnaissais
+pas, je lui appartenais. C'était mon couteau, à
+moi, mon crime, ma peine, mon existence! Il
+ne brillait pas, il me brûlait.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! fis-je d'un ton de reproche puéril,
+on l'a nettoyé! Il est lavé!</p>
+
+<p>Relation de cause à effet! Retrouver, comme
+au premier jour un <i>lingue</i> catalan, Ruben
+Matteño, Barcelona, tout frais, repassé, pis que
+neuf, sans tache quand, la dernière fois qu'on
+l'a vu, il était mangé de sang, de sale sang<span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">[Pg 55]</a></span>
+mauvaisement et mal conservé, pour vous
+nuire, sur la table des pièces à conviction,
+être trop sûr qu'on doit tous ses malheurs à
+cette tache de sang&mdash;qui n'existe plus&mdash;et qu'on
+existe encore, aboli, retranché du nombre des
+vivants, ne soufflant plus que pour soupirer
+et que l'arme est là, pure, innocente, blanche
+comme une fiancée, argentée comme une
+vraie pièce de cent sous, ça donne envie de
+recommencer, rien que pour croire qu'on n'est
+pas forçat et qu'on a beaucoup à faire pour le
+devenir. C'est un joujou qui vient de France.
+Et comment peut-il en arriver?</p>
+
+<p>&mdash;Ce couteau, ce couteau... d'où le
+tiens-tu?</p>
+
+<p>&mdash;C'est une bien sale arme, en effet. Trop
+d'arête, trop de pointe. Trop lourd. Et ces
+clous en étoiles jaunes sur le fond rouge!
+C'est d'un bourgeois! Enfin, il faut se servir
+d'une arme!</p>
+
+<p>Il ajouta:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">[Pg 56]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Je parle pour toi, bien entendu. Parce
+que moi, tu sais, j'ai mes mains.</p>
+
+<p>Et il rit, d'un rire trop gros.</p>
+
+<p>&mdash;Ne compte pas sur moi, dis-je. Je ne
+veux pas de ce couteau.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! tu as la voix rauque. Je ne t'ai
+pourtant pas encore étranglé, toi. Mais vois-tu,
+si tu veux trahir!...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux pas te vendre. J'irai avec toi.
+Au besoin, j'étranglerai, moi aussi. Je me
+moque d'être guillotiné. Mais c'est physique.
+Ce n'est pas du remords. Ce couteau, c'est
+mon couteau à moi, le couteau qui..., le
+couteau que...</p>
+
+<p>&mdash;Zut! éclata Chéry (j'atténue), vraiment
+elle est bonne! Plains-toi donc! On a fait
+suivre l'instrument de travail de Monsieur!
+Et ta victime, ce pauvre garçon de recettes?</p>
+
+<p>J'éprouvai à ce moment un des plus singuliers
+sentiments du monde. J'étais à la veille
+du crime, du dernier crime, celui dont on ne<span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">[Pg 57]</a></span>
+peut pas revenir, inutile, imbécile, odieux,
+inique, la perle du suicide et du suicide involontaire.
+Eh bien! j'eus l'impression profonde,
+animale que je <i>n'y passerais pas</i>, que non
+seulement ma tête ne tomberait pas, de ce
+coup-là, mais que mon existence recommencerait,
+libre et large...</p>
+
+<p>Libre? oui! Je ne cherche pas à mentir.
+J'ai su mentir, j'ai dû mentir. J'ai donné des
+preuves de cynisme, j'ai même <i>bluffé</i> plus
+d'une fois, en dehors du jeu. Mais je jure sur
+ma vie qui ne m'est un peu précieuse que
+parce que, tant de fois! elle ne tint à rien,
+pas même à un fil de corde, de filin ou de
+cordelette, que j'eus alors l'intuition que c'est
+au crime du lendemain que je devrais mon
+avenir&mdash;et un véritable avenir. Chéry, en me
+jetant à la tête ma condamnation et son objet,
+ce garçon de recette falot, me donnait du
+même mot mes lettres de grâce, d'absolution,
+d'abolition.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">[Pg 58]</a></span></p>
+
+<p>C'était l'amnistie. Parler, au bagne, d'un
+crime, c'est l'effacer, c'est remettre son auteur
+en possession de son état civil et moral, à
+l'orée de son infamie ou du prétexte de son
+infamie.</p>
+
+<p>&mdash;Je marcherai, dis-je. Ne me rappelle pas
+cet imbécile. J'ai toutes les raisons de l'oublier
+et de croire que je suis ici par hasard.</p>
+
+<p>&mdash;C'est une opinion, remarqua Chéry. Moi,
+tu sais, tant qu'on ne parlera pas d'erreur,
+même d'erreur judiciaire...</p>
+
+<p>Passons sur la nuit qui suivit cette conversation
+et ces préparatifs. Les pires cauchemars...
+Mais pourquoi déranger les cauchemars? Le
+pire cauchemar, c'est dormir quand il <i>faudrait</i>
+avoir des cauchemars, dormir effroyablement,
+lourdement, sourdement, simplement, pour
+avoir à se réveiller, éberlué, à se demander:
+«Où suis-je? Qu'ai-je à faire aujourd'hui?» et
+à se rappeler qu'on est au bagne et qu'on a à
+tuer ou à laisser tuer le directeur du bagne.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">[Pg 59]</a></span></p>
+
+<p>La matinée fut admirable. M. Capucino nous
+avait désignés pour être portés malades,
+d'office. Je l'étais. Nos frais de toilette n'étaient
+pas grands. On se passe de l'eau sur la figure,
+avec les mains, des mains toujours sales, par
+devoir. On est rasé complètement, par mesure
+de rigueur, mais peu ou prou, avec des poils
+durs qui vous entrent dans la paume des
+mains. Bref, on ne serait pas reçu dans le
+moindre bureau de placement. Mais c'est bien
+bon pour un directeur qui, en outre, est
+habitué à ces sortes de figures, son œuvre,
+par ailleurs, sa raison d'être et son gagne-pain.</p>
+
+<p>Je n'aime pas le meurtre pour lui-même.
+Il a sa beauté. C'est une façon pour l'homme
+de ressembler à Dieu, s'il y croit, ou à la
+Fatalité s'il y songe. L'autre est de créer. Mais
+c'est plus facile. Cependant tuer pour tuer,
+vivre pour être tué soi-même, après, c'est
+niais. Je fus assez dur pour mon terrible complice.
+Il ne put lire ma résolution, ma résignation<span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">[Pg 60]</a></span>
+dans mes yeux. Il blagua:</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas à la noce, ma parole, comme un
+chien qu'on fouette!</p>
+
+<p>&mdash;S'il ne s'agissait que d'être fouetté ou
+même de fouetter! Et pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! fit-il, tu ne seras, tu n'auras
+jamais été qu'un homme pratique. Pour ce que
+ça t'aura rapporté!</p>
+
+<p>Et il éclata de rire...</p>
+
+<p>... La réception de M. Capucino fut, à vrai
+dire, non une leçon mais un enseignement.
+Elle m'apprit l'art, la science des nuances. Je
+connaissais le mot, non&mdash;je n'écrirai pas la
+chose, elle n'existe pas&mdash;mais le rien&mdash;ou
+le tout,&mdash;le souffle de ciel à quoi ce ressemble.
+Il nous fit asseoir sans nous en prier,
+nous fit fumer des cigares sans nous les offrir,
+nous mit à l'aise sans paraître trop à son
+aise. Pas un reproche, pas un encouragement.
+Il nous appela: «<i>Messieurs</i>» sans appuyer et
+sans y prendre garde, nous fit grâce de toute<span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">[Pg 61]</a></span>
+espèce de morale sans nous la cacher par
+sous-entendus et prétéritions: bref il nous
+consola et, sans nous humilier, nous charma.
+Il ne fit pas miroiter à nos yeux les arêtes du
+droit chemin et ne nous englua pas des grâces
+melliflues du repentir. Il nous traita
+comme un homme du monde qui n'est pas
+très heureux peut traiter des <i>gentlemen</i> en
+mauvais état et qui met à leur disposition le
+peu dont il dispose. Il n'attaqua pas de front
+la vertu; il la loua de haut, en des termes
+mesurés et qui ne nous blessaient point; bref,
+s'il ne nous offrit aucun espoir de libération,
+même conditionnelle, il ne nous interdit
+point de nous enfuir, à nos risques et périls,
+en laissant entendre que ces risques étaient&mdash;à
+peine&mdash;éventuels et que les périls seraient
+réduits à leur plus bénigne expression.</p>
+
+<p>C'est à cet instant que je compris le néant
+de l'intelligence humaine, voire de toute
+humanité.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">[Pg 62]</a></span></p>
+
+<p>J'étais pénétré d'admiration et de reconnaissance&mdash;d'une
+reconnaissance toute blanche&mdash;envers
+M. Capucino, je me sentais
+prêt, sans phrases, à me faire tuer pour lui et
+il me suffit d'entendre un</p>
+
+<p>&mdash;En voilà assez! Allons-y!</p>
+
+<p>de mon forcené camarade pour me lever comme
+lui, pour me précipiter le couteau au poing.</p>
+
+<p>Car, d'un mouvement machinal j'avais
+retrouvé dans ma poche mon couteau, mon
+fatidique et éternel couteau dont je ne voulais
+pas, et que Chéry m'avait glissé d'office, car
+je l'avais ouvert, brandi, tendu, presque jeté,
+à la catalane, sur le directeur qui s'offrait de
+biais. Un double cri de rage suivit: la victime
+avait fait un à-gauche instinctif et parfait, la
+lame émoussée, honteuse, inutile, froissée,
+mise hors de combat par notre frénésie même,
+restait dans le mur, bourdonnant comme
+une longue antenne de papillon capturé et
+agonisant sans fuir.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">[Pg 63]</a></span></p>
+
+<p>Paul Chéry, désarmé, avançait ses mains
+d'étrangleur, la face convulsée d'un rire sans
+nom, mais, sans effort, comme en se jouant,
+sans se servir de ses poings, de ses pieds,
+M. Capucino s'était dégagé, éloigné, mis hors
+de danger, avec l'intention évidente de ne pas
+nous faire du mal. On avait entendu du bruit.
+On se précipitait. Les deux soldats accouraient,
+un peu tard, se précipitaient sur mon compagnon,
+criaient au secours sous les coups soudains
+dont il les accablait avant de prendre le large.</p>
+
+<p>&mdash;Je reviendrai! criait-il.</p>
+
+<p>Puis tandis que Chéry se perdait dans un
+brouhaha, ces gardes infortunés, un peu remis,
+me remarquaient à mon tour de bête. Le temps
+de calculer sur moi un élan jumeau plus
+averti et de se ruer en trombe, je les sentais.
+Je tendais déjà des poignets, meurtris d'avance,
+quand M. Silvestre Capucino prononça:</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-le. Ce transporté vient de me
+sauver la vie!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">[Pg 64]</a></span></p>
+
+<p>Les sbires s'arrêtèrent court. Mon regard
+stupide se rencontra avec le regard du directeur.</p>
+
+<p>L'ironie est un si effroyable poison qu'il
+prime la terreur. On peut braver, on peut nier,
+on ne peut rien contre le sarcasme.</p>
+
+<p>Dans mon état de criminelle infériorité,
+j'avais un œil si pauvre que M. Silvestre eut
+la force surhumaine de sourire et de se moquer,
+héroïquement:</p>
+
+<p>&mdash;N'ayez pas de fausse modestie, condamné!
+Vous êtes un brave.</p>
+
+<p>Je me sentis défaillir.</p>
+
+<p>Le bruit grondait, au dehors, plus menaçant
+et plus direct, à mesure qu'il s'éloignait.</p>
+
+<p>D'un geste sans exemple, Capucino me serra
+la main, à plein, théâtralement, pour me soutenir,
+pour m'asseoir dans son fauteuil.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-le, répéta-t-il. Laissez-nous. Et ne
+bougez pas. J'ai besoin de vous, ici. Il y a à
+faire. Il y a de la besogne en retard.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">[Pg 65]</a></span></p>
+
+<p>... Nous demeurâmes quelques instants sans
+nous parler, sans nous voir.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon! pardon! Monsieur le Directeur!
+murmurai-je machinalement.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon? de quoi? répondit le quidam,
+avec simplicité.</p>
+
+<p>Puis, plus durement:</p>
+
+<p>&mdash;Voici, n'est-ce pas? une fois pour toutes.
+Vous entriez derrière votre... votre camarade...
+un instant... un long instant après... vous l'avez
+vu m'attaquer, vous n'avez pas hésité, vous
+vous êtes lancé, il vous a repoussé, vous avez
+redoublé d'efforts, m'avez protégé de votre
+corps... il vous a blessé...</p>
+
+<p>&mdash;Blessé?... fis-je, ahuri.</p>
+
+<p>Le fonctionnaire ne me permit pas le temps
+de réfléchir: d'un mouvement corse, il avait
+repris au mur un des poignards, il m'en marquait
+le front: un peu de sang vint mourir
+dans ma sueur.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes quittes, continua l'autre.<span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">[Pg 66]</a></span>
+Non! pas encore! mais ça vous fait du bien.
+Enchaînons. Vous n'avez pu l'empêcher de
+s'échapper. Il ne me reste qu'à payer votre
+dévoûment.</p>
+
+<p>A bout d'énergie, il tomba sur une petite
+chaise.</p>
+
+<p>&mdash;Pourvu, dit-il, pourvu que ce malheureux
+puisse être sauvé!</p>
+
+<p>Des larmes emplirent ses yeux las et un
+tremblement le saisit.</p>
+
+<p>&mdash;Au moins, reprit-il, que j'en puisse sauver
+un des deux!</p>
+
+<p>Je considérais, d'un regard plus ferme,
+cette puissance magnanime et écroulée. L'insignifiante
+égratignure qu'il avait dessinée sur
+moi nous faisait un peu parents. Je songeai
+cependant à la plaie que je lui destinais et à
+une autre parenté plus farouche avec quelqu'un
+que je savais bien.</p>
+
+<p>J'avais encore le goût du meurtre dans la bouche,
+ravivé de la fraîcheur qui m'entr'ouvrait<span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">[Pg 67]</a></span>
+la peau et du grand dégoût que j'avais de mon
+ingrate sauvagerie et de ma lâcheté. Le couteau
+était toujours là, le mien, un peu rouge.</p>
+
+<p>M. Capucino me l'offrit.</p>
+
+<p>&mdash;Gardez ça, dit-il, c'est un alibi glorieux,
+un certificat d'origine. Il est doublement à
+vous.</p>
+
+<p>Et surtout ne lavez pas le sang: c'est le vôtre.</p>
+
+<p>Cet homme-là aurait enchaîné des tigres
+enragés. Plus douloureusement que ma rage,
+ma honte tomba.</p>
+
+<p>&mdash;Ma vie, Monsieur le Directeur!...</p>
+
+<p>&mdash;Je la prends, dit-il très doucement. Je
+vous attache à ma personne: vous m'avez
+donné de si grandes preuves, une si étrange
+preuve de dévouement!... Vous serez mon
+valet de chambre, si vous n'y voyez pas d'empêchement.</p>
+
+<p>C'est un honneur inouï, au bagne. J'avais
+hâte de me retirer. Le souvenir, l'angoisse,
+une reconnaissance trouble et hébétée, tout<span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">[Pg 68]</a></span>
+me donnait l'envie du repos à cauchemar, de
+tout ce qui n'était pas la réalité...</p>
+
+<p>Le Directeur m'arrêta, du geste:</p>
+
+<p>&mdash;Vous coucherez ici, dit-il. Vous ne serez
+plus en odeur de sainteté auprès de vos camarades.
+Et puis! qui sait? <i>il</i> n'aurait qu'à
+revenir!</p>
+
+<p>Il avait prononcé ces paroles d'un ton de
+pitié et de tendresse intraduisible: un remords
+ancien et très doux lui dictait le sacrifice, dans
+un nimbe. En plein bagne, il buvait le ciel
+des martyrs. Il épuisa longuement son malaise
+et ne rouvrit les yeux que sous un coup
+de lune. Il me redécouvrit et me donna congé.</p>
+
+<p>Je dormis.</p>
+
+<p>Le matin nous apporta les plus tristes et
+les meilleures nouvelles de Paul Chéry. Il
+avait disparu, non sans laisser de traces. En
+sortant du bureau, il avait renversé une
+dizaine d'auxiliaires, foncé sur cinq ou six
+bourriques, démoli quatre ou cinq contremaîtres,<span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">[Pg 69]</a></span>
+botté une vingtaine de mouchards
+nègres ou jaunes et salué, en échappant à
+leurs coups, une centaine de dames et demoiselles
+qui s'acharnaient à la gloire falote de
+le capturer. Par malheur, aux portes de la
+ville, il s'était rencontré avec un des chiourmes
+les plus haïs du cadre, Népomucène-Mathias
+Schetzler, dit Aloïsius. Ce gardien
+n'avait, du reste, jamais puni ou battu, à tort
+ou à raison, Paul Chéry, pour cette raison
+que ce dernier n'était ni de son convoi ni de
+sa batterie. Mais une telle fièvre de justice
+brûlait dans les veines de l'évadé malgré lui
+que les images inconnues des camarades martyrisés
+se levèrent, en pleine brousse, toutes
+droites, toutes couchées, toutes rossées, toutes
+trouées...</p>
+
+<p>&mdash;Tue! tue! cria au cœur du parricide une
+voix qu'il connaissait, une voix irritée qu'il
+n'avait pas satisfaite tout à l'heure, et un appétit
+de vengeance désintéressée monta à ses<span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">[Pg 70]</a></span>
+lèvres qui n'avaient pas mangé et qui n'avaient
+faim que de néant&mdash;ou d'idéal.</p>
+
+<p>Il tua, à coups de menton, bête féroce
+lâchée contre une bête féroce.</p>
+
+<p>Puis il prit au mort sa pipe, son tabac, son
+revolver dans sa gaîne, quitta ce qu'il avait
+conservé de la livrée du bagne, et tout nu, armé,
+coiffé, alla faire un tour chez d'autres fauves...</p>
+
+<p>Le directeur modérait le zèle des recherches.</p>
+
+<p>&mdash;Le fou est mort! Le fou est mort! N'ébruitez
+rien! Il y va de votre situation!</p>
+
+<p>L'enthousiasme des forçats se calmait déjà,
+la veuve qui n'était plus étrillée que par ses
+amants, se faisait toute petite, le service pénitentiaire,
+penaud, respirait un peu mieux
+lorsqu'un scandale affreux remplit la ville et
+les faubourgs.</p>
+
+<p>Ce Parisien-Normand de Chéry ne s'accoutumait
+ni aux forêts trop vierges, ni aux guenons,
+ni aux serpents, ni au ciel trop pur&mdash;et
+caché, d'ailleurs, par des arbres jaloux.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">[Pg 71]</a></span></p>
+
+<p>Un beau matin, les ménagères et dames notoires
+avaient vu déambuler gravement à travers
+les rues les plus sévères un jeune homme
+terriblement nu, la bouffarde au bec et le chef
+recouvert d'un képi bahuté de surveillant-chef.
+Ce spectacle n'est pas unique: la fièvre
+est là, pour un coup! Moi-même, je me souviens
+d'un général de brigade qui charma une
+aube de mes jeunes ans, dans le Midi, en se
+promenant à cheval, majestueux, orné seulement
+de son chapeau doré à plumes noires et
+de son épée à dragonne étoilée et à ceinturon
+bleu et or.</p>
+
+<p>On se résigna à l'enfermer.</p>
+
+<p>A la rigueur, le péripatéticien sans linge
+eût pu passer pour un fonctionnaire en goguette
+si sa barbe et ses cheveux trop courts,
+sa distinction, son regard de fièvre et de défi
+ne l'eussent pas trahi.</p>
+
+<p>Il se laissa dévisager, cerner, arrêter, d'un
+cœur léger, répondit «oui» à toutes les questions<span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">[Pg 72]</a></span>
+aggravantes, en allongeant souvent cette
+affirmation du mot bref et lourd qui avait tué
+son frère, et n'eut d'humeur que lorsque
+M. Capucino, dûment malade, ne comparut
+pas.</p>
+
+<p>&mdash;Dommage! je l'aurais crevé!</p>
+
+<p>Chez nous, on instruit, on traduit, on juge,
+en cinq sec.</p>
+
+<p>Chéry fut condamné à mort, à <i>l'unam.</i>,
+comme une reine.</p>
+
+<p>&mdash;Ça, fit-il, ça va, si c'est du vrai&mdash;et
+c'est du vrai!</p>
+
+<p>Mais ici le drame commence. Sous prétexte
+qu'on avait mal passé à l'agonisant légal les
+courroies et les sangles de la camisole de
+force, la porte de la cellule était mi-ouverte et,
+en cas de la moindre velléité, les gardiens
+avaient l'ordre tacite de bouter dehors le patient,
+avec les pires violences. Ensuite, quand
+on s'aperçut que le futur décapité n'avait pas de
+passion pour la liberté, on lui présenta des<span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">[Pg 73]</a></span>
+narcotiques qu'il rejeta, des poisons qu'il devina,
+des stupéfiants qu'il rejeta.</p>
+
+<p>De menues faveurs et quelques immunités
+assurent à la loi des exécuteurs, parmi ceux-là
+mêmes que son glaive eût dû châtier les premiers.
+Jouissant du mépris général, comme les
+cochons d'un rare engrais sanglant, ils essuient
+leurs bouches, gourmandes de conserves
+avariées, sur des mains veuves comme à regrets
+des fers et des cadenas. On ne les voit qu'aux
+grands instants. Ils ont cette odeur de sang
+qu'ont les punaises mûres avant d'être écrasées,
+et sont gras, on ne sait comment ni
+pourquoi, des vies qu'ils étouffent sans savoir,
+parce que c'est le labeur inaccoutumé et la
+rançon de leur loisir.</p>
+
+<p>Eh bien! ces gens-là, qu'on ne cherche pas,
+on ne les trouvait plus. Trop gras, peut-être,
+ils avaient fondu au soleil. Il y en avait qui,
+de tout leur poids, s'étaient laissé retomber à
+la troisième catégorie (incorrigibles), il y en<span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">[Pg 74]</a></span>
+avait qui étaient morts, il y en avait d'évadés
+(chose sans précédent), il y en avait un qui,
+volontairement, était devenu authentiquement
+fou.</p>
+
+<p>Chéry se désespérait. Enfin, un très timide
+garçon, ancien élève pharmacien qui s'était
+dévoué, un jour de spleen, demeura trop saoul
+une nuit pour se faire porter malade. On l'entraîna
+à demi-mort. On monta la machine
+sous son nez pour lui rendre un peu de sang-froid,
+voire de courage...</p>
+
+<p>Et Paul a été guillotiné ce matin...</p>
+
+<p>Il a eu une mort déplorable. Quand on entra
+dans sa cellule, on recula. Il était debout,
+tout nu, délivré&mdash;par un trop clair miracle&mdash;des
+fers, des boucles et des cuirs par lesquels
+on garde à la Mort sa proie toute fraîche.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne m'excuse pas, fit-il, la chaleur...
+Monsieur le Procureur, ajouta-t-il, vous êtes
+floué. Vous ne pouvez pas proférer le fatidique:
+«Ayez du courage!» Vous ne le pourriez<span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">[Pg 75]</a></span>
+plus, en outre. Essayez! Allons! du courage!
+Tournez-vous vers mon lit, comme si j'y étais&mdash;on
+dort si mal&mdash;et articulez, oui, articulez:
+«Du courage, Chéry, votre pourvoi...»</p>
+
+<p>Les types étaient plus que glacés; le patient
+poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Mais j'oubliais, ici, nib de pourvoi!</p>
+
+<p>Et il éclata de rire.</p>
+
+<p>Au mitan de son hilarité, il avisa le bourreau
+improvisé qui faisait une drôle de bobine.</p>
+
+<p>&mdash;C'est toi, monsieur de Cayenne? fit-il. T'as
+une foutue manière de te présenter. Tu ne salues
+plus? Messieurs, alla-t-il gravement, excusez-moi,
+mais cette question est de première importance;
+dois-je, moi, condamné, le salut à
+un exécuteur <i>ad latus</i> et même en pied, ou me
+doit-il le salut à moi, condamné? On me saluera
+tout à l'heure, quand je n'aurai plus de
+tête. N'ai-je point la survivance rétrospective,
+maintenant, si j'ose?</p>
+
+<p>Ces subtilités juridiques et d'étiquette<span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">[Pg 76]</a></span>
+n'amusaient point les assistants. Mais leur
+hâte d'en finir s'alanguissait d'une sorte d'espoir
+impossible. Il y avait tant de vie dans
+ces yeux qui, légalement, se devaient clore,
+tant de vie dans cette bouche qui crachait le
+sarcasme et mâchait la cartouche d'ironie,
+tant de vie dans ce corps décidé, surtout dans
+ce cou nu et offert...</p>
+
+<p>&mdash;Lorsque M. de Saint-Preuil, poursuivait
+le forçat, fut condamné à mort, il vit entrer
+dans sa chambre un brave jeune homme, un
+peu gauche et très poli, comme toi, camarade.
+Interrogé, le jouvenceau confessa au général
+qu'il était le bourreau, pour le servir. Il
+ajouta qu'il venait pour le lier puis, sur un
+regard de son client, il ajouta qu'il avait tout
+le temps. Mais il le supplia, à l'instant dit fatal,
+de rentrer un peu la tête pour ne la point
+faire choir dans la boue, ce qui l'eût fait gronder,
+lui, bourreau débutant. Toi, mon vieux,
+tu as un panier pour ma tête. Je te permets<span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">[Pg 77]</a></span>
+de me lier tout de suite. Lie, mon vieux, lie!
+Allons, petit (il lui tapotait l'épaule), je ne
+suis pas méchant, je te pardonne, quoi que tu
+ne me le demandes pas, je te bénis, même!
+Allons-y! on n'attend que toi!</p>
+
+<p>Le Procureur de la République eut alors le
+mot de la situation:</p>
+
+<p>&mdash;Chéry, vous n'allez pas mourir comme
+ça! Dans cette tenue!</p>
+
+<p>&mdash;Je dois subir le châtiment suprême,
+Monsieur le Procureur, dans le costume que
+je portais au moment de mon arrestation. Il
+me manque quelque chose, c'est vrai: qu'on
+m'apporte un képi et une pipe! Tenez! je deviens
+conciliant. Je consens à m'envelopper
+dans une couverture. J'aurais l'air d'un Arabe.
+Ce ne sera pas le premier que vous aurez
+guillotiné ici, pas?</p>
+
+<p>L'Arabe lui rappela son frère. Une ombre
+de mélancolie voila son œil moribond qui se
+raviva d'une malice:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">[Pg 78]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Y a-t-il un médecin parmi vous, Messieurs?</p>
+
+<p>Un grand gaillard, très pâle et très blond,
+bégaya un nom.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! toubib, prends ma tête tout à
+l'heure: j'aurai quelque chose à te dire: oh!
+presque rien&mdash;pour la science!</p>
+
+<p>... Et c'est fini: la tête est tombée, très,
+très pesante, avec un contre-coup dans ma
+poitrine: elle a semblé emporter mon cœur,
+ma conscience, mon âme, dans un jet noir...</p>
+
+<p>La tête, coupée, a reparu aux mains d'un
+major à deux galons à qui elle a craché le
+mot, le mot du frère, son mot à elle,&mdash;et il me
+semble que, sur la terre, ici, là-bas et au ciel,
+il n'y a plus que cela...</p>
+
+<hr class="chap" />
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">[Pg 79]</a></span></p>
+
+
+
+
+<h2><a name="CHAPITRE_II" id="CHAPITRE_II">CHAPITRE II</a></h2>
+
+<h3>UNE PROPOSITION MOINS INACCEPTABLE
+QU'INATTENDUE</h3>
+
+
+<p>«Oh! un ami!» L'irréprochable et souple
+honnête homme que fut M. de Montaigne,
+ancien maire de Bordeaux, m'excusera-t-il
+d'avoir eu, au bagne, le même regret que lui,
+le même soupir, la même amertume aux lèvres,
+nostalgique, criante, en prière? Ce magistrat
+a eu des amis, des disciples et de simples
+admirateurs en fort méchant état: je ne dépare
+la collection qu'à peine. Et j'ai tant besoin
+d'une phrase qui n'est pas une phrase, d'une
+citation qui se détache, non d'un livre, mais
+du cœur!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">[Pg 80]</a></span></p>
+
+<p>«Un ami!» J'ai passé en revue, de loin, de
+haut,&mdash;parce que tout en bas&mdash;les camarades,
+les compagnons que j'ai pu compter,
+du collège au bagne. C'est petit, c'est pâle, ça
+grouille à blanc. Les amies... c'est ou ç'a été
+l'ennemi. Les jupes, les chemises ont tissé ma
+casaque, et l'or des bracelets, les perles aussi,
+ont forgé mes fers. Mauvaise littérature? Tâtez
+du bagne, Messieurs de la critique, et vous me
+jugerez après, après les juges... Rien n'est
+plus triste que de pleurer un ami fauché, en
+pleine fleur,&mdash;en deux. Quand on l'a peu connu,
+on a pu faire sur lui un tel fonds d'avenir et
+de consolation, s'être promis une telle réserve
+de confidences, de souvenirs, de rédemption
+et d'espoir!...</p>
+
+<p>... Décapité! On ne peut le pleurer tout
+entier. La tête entre les jambes! C'est massacrer
+le deuil et jeter du grotesque sur l'horreur
+magnifique du regret et du rêve, c'est vous
+forcer à prêter la faculté et le besoin de souffrir<span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">[Pg 81]</a></span>
+à des restes inanimés et disjoints, c'est
+laid et c'est atroce...</p>
+
+<p>Je puisais dans l'excès de ma mélancolie
+une fièvre de travail, du zèle, un goût maladif
+pour mes humbles fonctions, pour mon service.</p>
+
+<p>J'astiquais avec une rage tendre des meubles
+ignobles de la rue de Rivoli... La rue
+de Rivoli, la rue Saint-Antoine! qui dira la
+poésie de ces voies toutes droites et toutes
+sèches, dans la poésie des tropiques, le désir
+de la pierre dans les arbres, dans les plantes
+luxuriantes, tout le souvenir des sales stations
+de voitures, des lèpres de monuments, palais
+et églises et les arcades qui, de là-bas, ressemblent
+à l'arche de Noé dans un déluge de
+lumière et de soleil!... Ah! ma joie à lire, sous
+le col des uniformes et des vestons que j'avais
+à battre, le nom de telle maison du coin du
+quai!... Le quai!... La Seine opaque, moirée et
+cahotante sous des bateaux paresseux et boursouflés,<span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">[Pg 82]</a></span>
+les ponts jouant à saute-mouton dessus,
+Notre-Dame dressant ses cornes d'escargot
+carré, la Morgue même, toute plate, toute
+couchée, entre deux eaux, qui m'appelait,
+amicale et familière! Je me rappelais jusqu'au
+pavillon des fiévreux, en face de l'Hôtel-Dieu,
+à gauche, annexe grise comme la livrée de
+ses malades, avec les yeux qu'on aperçoit parfois,
+sans vouloir les regarder, à travers les
+fenêtres grillées! Sur les murs gris, on placarde
+les extraits des arrêts portant les condamnations
+afflictives et infamantes. Je n'avais
+pu lire&mdash;et pour cause&mdash;mon arrêt à moi,
+et, par un cauchemar lucide, je lisais mon
+nom, mon signalement, mon crime, ma
+peine, je sentais des yeux, dessus, plus haut,
+au rez-de-chaussée surélevé, aux autres étages
+des yeux luisant fort, sous des bonnets de
+coton, des yeux ne pouvant lire mais me
+fixant, moi&mdash;où?&mdash;sévères et goguenards
+et je m'évanouissais de honte lorsque je m'entendis<span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">[Pg 83]</a></span>
+appeler par une voix familière&mdash;que
+je ne reconnus pas.</p>
+
+<p>&mdash;Bicorne de la Cellambrie, vous vous
+ennuyez, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>La sueur me troua le front. Je ne me souvenais
+plus de mon nom. Confusément, j'aperçus
+mon maître, M. Capucino. Mais pourquoi
+ne m'appelait-il plus Joseph, comme de juste?</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le Directeur, dis-je, comment
+pourrais-je m'ennuyer?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous demande ni comment ni
+pourquoi. Vous vous ennuyez. Voilà. Je m'ennuie
+bien aussi, moi&mdash;au moins!</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le Directeur n'est donc pas
+content de moi?</p>
+
+<p>&mdash;Trop, monsieur! Trop! Un domestique
+qui fait trop bien son service s'ennuie. Un
+domestique doit être si peiné d'avoir à peiner
+qu'il négligera nécessairement ceci ou cela.
+Vous, vous avez l'œil et la main à tout.
+Vous cherchez dans le labeur un dérivatif,<span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">[Pg 84]</a></span>
+une consolation. Vous vous donnez tout entier,
+en mieux. C'est que vous vous ennuyez.
+Voilà.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le Directeur ne va pas me renvoyer?
+balbutiai-je.</p>
+
+<p>Je n'ai pas redouté&mdash;outre mesure,&mdash;la promiscuité
+et même la solitude du bagne, mais
+l'idée de n'avoir plus de compagnon et d'être
+dominé par la hantise de ce compagnon disparu
+dans les mille et mornes tortures du châtiment
+me terrassait.</p>
+
+<p>&mdash;Si! proféra M. Capucino, je vais vous
+renvoyer ou plutôt, tenez, Bicorne, je vais vous
+faire mourir.</p>
+
+<p>J'eus un sourire. Je comprenais&mdash;enfin!
+Cet homme avait voulu m'éprouver pour me
+tenailler à loisir. Tenant ma vie entre ses
+mains lors de ma complicité passive, il avait
+savouré son plaisir de me voir courbé sous
+lui, non sans affres, pour livrer son esclave à son
+jour, à lui. Comme c'était chiourme! Comme<span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">[Pg 85]</a></span>
+c'était corse! La vendetta en tablier! Mais la
+vie, la mort, zut!</p>
+
+<p>&mdash;Comprenez-moi, poursuivit M. Capucino.
+Vous êtes retranché de la société, mort au
+monde. Par une cruauté extra-juridique, que
+je n'ai pas à apprécier, les condamnés à moins
+de huit ans <i>redoublent</i> ici, comme les mauvais
+élèves des écoles. Mais les examens de sortie
+sont plus durs. Cinq ans de travaux forcés,
+ça en fait dix; sept, quatorze; huit, seize.
+Après, c'est perpète. Or, mon cher, vous avez
+eu vingt ans pour avoir assassiné, avec préméditation
+et sous couleur de le dévaliser, un
+brave garçon de recettes dont j'ai les meilleures
+nouvelles. Le dommage que vous avez
+causé à la banque de ce garçon est nul ou
+annulé. Je me demande donc pourquoi l'on
+vous garde ici.</p>
+
+<p>Il fit une pause et continua:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne me demande pas pourquoi. Moi,
+j'ai à vous garder. Je suis payé pour ça. Pas<span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">[Pg 86]</a></span>
+cher. Mais payé. Fonctionnaire, je ne puis
+rien. Homme, je vous tiens quitte. Je n'ai
+pas le droit de vous relaxer. Mais je puis vous
+tuer&mdash;sans douleur... A cause, continua-t-il,
+égaré, à cause de notre pauvre Paul... Celui-là,
+je n'ai pas pu le sauver: il ne voulait pas.
+Mais vous... vous... à sa place... vous voulez
+bien, n'est-ce pas... oui, oui?... Vous l'aimiez...
+Vous avez failli redevenir, devenir criminel,
+pour lui faire plaisir. Et maintenant, il dort...
+s'il dort...</p>
+
+<p>Je crus que M. Capucino allait défaillir.
+Mais ce diable d'homme se reprit, sourit et,
+d'un ton presque naturel, commença un récit:</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher, vous n'attachez pas assez
+d'importance à la politique de la métropole.
+Vous ne lisez pas les journaux que vous m'apportez.
+J'ai beau laisser traîner les dépêches,
+ouvertes: vous ne les regardez pas. Vous
+voyez que vous n'étiez pas né pour être ou
+devenir domestique. Vous ne savez même<span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">[Pg 87]</a></span>
+pas que vous avez un cousin au pouvoir.
+Ministre, mon ami! ministre!</p>
+
+<p>&mdash;Je suis sûr, interrompis-je, que c'est
+cette canaille de Charles!</p>
+
+<p>&mdash;Très exact. C'est bien Charles! Canaille?
+je ne sais pas. Mais je le croirais, à l'indifférence
+dont il fait preuve envers vous!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Monsieur le Directeur ne le connaît
+pas! Je parierais que mon cousin ne sait
+pas que je suis au bagne. Il ne prend garde
+qu'à ses affaires, qu'à son affaire. Rien n'existe
+pour lui que lui. C'est pour cela qu'il est
+socialiste. Et le voilà ministre!</p>
+
+<p>&mdash;Il est plus socialiste que jamais. Mais le
+vent a tourné, en France. Ça lui fera plaisir
+de vous revoir. Un parent pauvre chez un
+socialiste, c'est un rayon de soleil!</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur plaisante! En France, moi!
+chez un ministre!</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez, Bicorne. Je suis égoïste. Je
+vous demande votre protection.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">[Pg 88]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur, monsieur! Votre générosité
+prend des déguisements!...</p>
+
+<p>&mdash;Voici. Je vous tue. Vous me faites nommer
+officier de la Légion d'honneur et n'importe
+quoi, en France. Je ne puis plus rester
+ici. Je suis trop vieux&mdash;et pas encore assez
+vieux pour crever. Vous, vous en avez assez.
+Ne dites pas non. Il se trouve que, par une
+incurie administrative qui ne vous surprendra
+pas, j'ai toutes les pièces d'identité d'un
+brave colon qui est mort, il y a quinze jours.
+Il ne manque que son acte de décès. Ce papier
+essentiel n'a pas été dressé par suite d'un
+accès de fièvre chaude d'un scribe. L'individu
+est strictement de votre âge. Il n'a pas un
+aussi beau nom que vous mais son nom est
+assez pittoresque: Rocaroc (Edme-Emmanuel-Augustin-Properce-Sulpice).
+Vous choisirez
+votre prénom dans le tas. Vous, voici. Vous
+allez mourir dans les flammes, en me sauvant
+pour la seconde fois. Car vous m'avez<span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">[Pg 89]</a></span>
+déjà sauvé une fois, mon vieux: ne l'oubliez
+pas: il ne restera rien de vous, qu'un bel
+ordre du jour vous donnant en exemple à
+vos compagnons d'infortune. C'est même
+tout ce qu'il y aura de moral dans cette aventure.
+Et&mdash;qui sait?&mdash;les forçats prendront
+peut-être goût à l'héroïsme et au dévouement:
+le crime que je vais commettre d'incendie
+volontaire sur des effets hors d'usage fera
+peut-être sourdre une infinité de belles actions.
+C'est la vie, mon vieux, c'est la vie! Qu'en
+pensez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le Directeur, monsieur le Directeur,
+c'est bête: je pleure!</p>
+
+<p>&mdash;Gardez vos larmes pour éteindre l'incendie:
+ça suffira. Un mot, encore. Je ne vous
+fais pas prêter de serment. Je ne vous demande
+pas d'être un honnête homme et un bon
+citoyen. Je sais que c'est difficile. Je vous
+demande seulement de ne pas commettre
+d'atrocités pour le plaisir. Faites pour le<span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">[Pg 90]</a></span>
+mieux. Nous nous reverrons à Paris. Souvenez-vous
+un peu de ceux que vous allez
+laisser ici. Il ne leur a manqué, à chacun,
+que le hasard d'une amitié, la chance d'un attentat.
+Et tâchez à ne pas les rejoindre. Je ne serais
+plus là pour vous sauver. Bonsoir. Joseph!...</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>On lit dans le <i>Moniteur officiel des colonies de
+transportation</i>:</p>
+
+<p>«<i>Quelle que soit la légitime sévérité de
+notre opinion traditionnelle sur la population
+pénale qui désole, en l'emplissant, notre ville
+et ses dépendances, il est juste de saluer avec
+les palmes du pardon les forçats trop rares, hélas!
+qui se réhabilitent par une mort&mdash;nous ne dirons
+pas honorable&mdash;mais sublime et qui mériteraient
+de demeurer éternellement dans la mémoire
+des hommes si, précisément, leur noble disparition
+ne devait pas leur assurer la suprême
+récompense du crime effacé: nous voulons parler
+de l'oubli. L'être&mdash;que notre estimable clientèle<span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">[Pg 91]</a></span>
+de lecteurs blancs et de couleur nous permettra
+de pleurer avec elle&mdash;s'appelait B. de la C...
+C'est assez indiquer qu'il était de bonne noblesse,
+d'une noblesse de robe qui, malgré son origine,
+donna néanmoins à la mère-patrie un lieutenant-général,
+deux maréchaux de camp, un cordon
+rouge et un membre de l'Académie des inscriptions
+et belles-lettres. Une folie de jeunesse le mit
+sous la main de la loi. Son repentir, dès son
+arrivée sur nos chantiers, fut l'objet de toutes
+les conversations des gardiens si dévoués et autres
+fonctionnaires. Des circonstances encore
+mystérieuses, bien que providentielles, lui permirent
+de sauver l'existence de l'éminent directeur
+du pénitentier, M. Sylvestre Capucino, menacée
+par la folie homicide de ce Paul Chéry qui paya
+de sa tête, récemment, son forfait heureusement
+avorté, agrémenté de l'assassinat trop réel d'un
+humble gardien dont nous n'imprimons pas le
+nom ici, pour ne pas rouvrir une blessure éternellement
+saignante au cœur de son épouse établie<span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">[Pg 92]</a></span>
+blanchisseuse, rue X... nº 4 bis. Touché par
+le dévoûment du détenu, M. le directeur l'avait
+attaché à sa personne. Sans se soucier de ses
+origines patriciennes, heureux de reconquérir
+quelque dignité dans le travail le plus dédaigné,
+B. de La C... se révéla bientôt le plus actif et le
+plus obéissant des valets de chambre. Le plumeau
+n'avait pas de secrets pour lui et c'est avec
+une dévotion presque électrique, qu'il s'acquittait
+de la fonction de rendre la vaisselle à sa première
+blancheur, l'argenterie à son suprême éclat.
+Hélas! la digne et spartiate économie de M. le
+directeur devait conduire à sa perte l'ex-criminel
+régénéré! C'est en nettoyant, à l'essence,
+auprès d'un bidon de pétrole, les gants de M. le
+directeur que B. de La C... ressentit les premières
+atteintes du mal qui devait l'emporter!
+Environné de flammes, aussitôt secouru par M. le
+directeur qui se précipite, l'infortuné serviteur a
+à peine le temps de l'écarter, de s'écrier: «Pas
+vous! Pas vous! Que Monsieur s'écarte! Vite!<span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">[Pg 93]</a></span>
+Vite!» et déjà, il n'est plus qu'un brasier qui
+diminue à vue d'œil, qui, noircissant affreusement,
+se ratatine, (si nous osons employer un
+tel mot en de semblables occurrences), qui cesse
+bientôt de pousser des cris stoïquement étouffés,
+et qui, enfin, jonche, d'un débris insignifiant et
+calciné, l'office aux trois quarts détruit du palais
+de la direction!</i></p>
+
+<p><i>L'incendie a été assez rapidement circonscrit et
+arrêté. Les dégâts seraient purement matériels si,
+comme nous l'avons relaté avec quelques détails, on
+n'avait à déplorer le tragique trépas du condamné
+repentant B. de La C... Ses restes inexistants n'auront
+même pas la consolation d'une sépulture! Ils
+ont été emportés pêle-mêle avec les autres décombres.
+Mais un honneur autrement rare est dévolu
+à ce spectre évaporé: ses co-détenus, pour
+l'amour de lui, sont gratifiés d'un quart de vin
+par M. Capucino. L'état de M. le directeur est,
+malgré son chagrin, des meilleurs.</i>»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">[Pg 94]</a></span></p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>A quelques jours de là, M. Rocaroc, ingénieur
+civil, s'embarquait à Papaëte sur l'<i>Astrolabe</i>
+des Chargeurs-Maritimes, à destination
+de Bordeaux. Un mal de dents opiniâtre l'avait
+empêché de montrer sa figure et même de
+parler, des environs de Cayenne à Tahiti. Mais
+dès qu'il se trouva sur la route azurée de la
+France, avec des compagnons inconnus, sa
+face désenfla et quitta ses linges, un sourire
+revint à ses lèvres rasées et l'avenir lui-même
+mit du bleu à ses yeux noirs.</p>
+
+<hr class="chap" />
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">[Pg 95]</a></span></p>
+
+
+
+
+<h2><a name="CHAPITRE_III" id="CHAPITRE_III">CHAPITRE III</a></h2>
+
+<h3><span class="smcap">Paris!</span></h3>
+
+
+<p>
+<i>M. Rocaroc à M. Capucino, directeur, Cayenne.</i><br />
+<br />
+Mon cher Directeur,<br />
+</p>
+
+<p>Tout d'abord, et très simplement, permettez-moi
+d'inclure dans l'enveloppe préparée à
+votre adresse, la somme de deux mille francs
+que j'ai l'honneur et le plaisir de vous devoir.
+L'argent est si capricieux qu'il aurait peut-être
+la tentation de s'évader d'ici tout à l'heure et
+je veux être, au moins vis-à-vis de vous, un
+honnête homme de forçat. Je vous assure,
+sans y insister et pour n'y plus revenir, que
+ces deux billets bleus sont légitimement acquis:<span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">[Pg 96]</a></span>
+ils sont prélevés sur les fonds secrets.
+J'espère que, sur ce dont je ne vous suis pas
+strictement redevable, il restera assez pour
+payer une tournée à mes anciens camarades,
+pour fêter tacitement, et sans le savoir, mon
+extra-légale résurrection. Vous trouverez un
+prétexte plus digne. Merci encore.</p>
+
+<p>Mon arrivée à Paris a été, comme il convenait,
+discrète et morne. Descendu à la gare
+d'Austerlitz, j'ai étouffé mon émotion en
+remarquant combien Paris voulait dégoûter, à
+l'avance, les enthousiastes pèlerins qui débarquent
+dans ses murs, en leur montrant les
+murs les plus gris, les plus sales, les quais
+les plus salement moussus et les plus couperosés
+que je sache. Ces vieilles garces de
+gares ne lâchent leurs voyageurs qu'à regret.
+Les employés ont un air de glapir: «Paris-Austerlitz...
+Descend...» tel, qu'on croit descendre
+tant qu'on tombe et qu'on a besoin de
+remonter en wagon pour fuir n'importe où,<span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">[Pg 97]</a></span>
+même au quai d'Orsay. Les guimbardes à
+galerie, attelées de chevaux-fantômes, ont la
+mine&mdash;je ne sais si vous sentez comme
+moi&mdash;de vous mener à Mazas&mdash;démoli&mdash;ou
+à la Morgue, pour une confrontation.</p>
+
+<p>Dehors, des avenues chauves, des rues
+lépreuses, un décor de cinquième acte de
+mélo!</p>
+
+<p>Il était très tôt, pour Paris, quand je donnai
+mon ticket. Je fis un détour. J'arrivai bientôt&mdash;tout
+droit&mdash;devant la caserne des Célestins.
+Des gardes, des gendarmes...: j'étais en
+pays de connaissance. J'aurais dû avoir peur.
+Je ne pus que rire. C'est que, à travers la
+porte, les portes, larges ouvertes, j'assistai aux
+exercices d'équitation de ces Messieurs. Rien
+n'est plus comique. Le cadre, c'est vraiment
+<i>le cadre</i>: des officiers qui, gravement, deux à
+deux, vont au pas, en devisant avec une sérénité
+affectée, faisant le sacrifice de leur existence,
+comme en pleine émeute. Leurs chevaux<span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">[Pg 98]</a></span>
+tendent le cou pour entendre, sans y
+faire attention, les menaces et les vociférations
+des insurgés, terribles et absents. Les officiers
+bombent le torse, ainsi que sous les pavés,
+les balles et les bombes; ils ne fument pas:
+ils sont en service commandé. C'est l'école du
+stoïcisme et de l'héroïsme. Pas un pas plus
+long, pas un geste plus saccadé: tout est
+mathématique, sublime et géométrique. Le
+malheur, c'est que l'exemple soit donné à
+vide: la répétition des couturières.</p>
+
+<p>Pour les hommes, c'est plus amusant: la
+garde se recrute dans le militaire. Des tringlots,
+des chasseurs d'Afrique, un vague spahi très
+seul et très gêné, des dragons et des artilleurs,
+trois cuirassiers et un cavalier de remonte,&mdash;tout
+ça plus ou moins gradé,&mdash;tournent
+en rond dans le quadrilatère, au pas,
+au trot allongé, au petit trot, au galop de
+charge, à la papa, gaillardement, férocement,
+comme sur les pieds des badauds, pour les<span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">[Pg 99]</a></span>
+aligner, et contre les sauvages attroupements,
+pour les disperser et les réduire. Ces éléments
+disparates n'ont qu'un signe commun, quoique
+d'élite, le blanc de la buffletterie<a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a>, en
+attendant le fourniment complet.</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> Pas l'été.</p></div>
+
+<p>Mais, dans leurs rangs, il y a les vieux soldats
+et, ceux-là, c'est inénarrable. En képi, en
+bonnet de police, en veste, en bourgeron, ils
+vont et s'en foutent, s'en foutent, s'en foutent!</p>
+
+<p>Ceux qui m'ont le plus réjoui trottaient, galopaient
+en chemise et en tablier bleu, oui, en
+tablier bleu à peine relevé sur la selle, la bavette
+bien en place et les manches retroussées.
+Le tablier, à cheval! Je vous jure, mon cher
+directeur, que ce n'était ni le tablier des
+sapeurs de dragons, ni celui des timbaliers
+de mameluks, c'était le mien, celui que j'ai eu
+le plaisir et l'honneur de porter à votre service
+et qui, d'ailleurs, m'a été plus favorable
+et plus prestigieux, grâce à vous, que le voile<span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">[Pg 100]</a></span>
+de Tânit. Je me pris donc à rigoler&mdash;et je
+réfléchis, ensuite. Il me sembla qu'un de ces
+hommes à cheval, c'était moi, mais mon
+cheval était moins lourd, moins serf, plus
+leste, qu'il m'emportait en vitesse vers des
+destinées merveilleuses, que le tablier se
+déroulait, s'envolait et qu'il nous faisait, au
+cheval et à moi, une paire d'ailes en hauteur,
+à peine bleues, azurées et que je montais...
+montais...</p>
+
+<p>Excusez-moi. C'est une manière comme une
+autre de ressusciter...</p>
+
+<p>... Une demi-heure après, j'étais chez mon
+cousin le ministre. J'avais forcé sa porte&mdash;il
+ne couche pas au ministère,&mdash;bousculé son
+valet de chambre, qui me connaît, et trouvé
+mon brave parent plongé dans son encrier.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous dérangez pas, Charles. Ce n'est
+que moi.</p>
+
+<p>&mdash;Qui, toi?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! la voix du sang devient blanche<span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">[Pg 101]</a></span>
+chez vous. Vous me tutoyez. Attention! Vous
+ne vous rappelez pas que vous tutoyez tout le
+monde, tout le monde, excepté vos parents?</p>
+
+<p>Il se retourna. Les grandeurs n'avaient pas
+affaibli son orgueil ou diminué son dédain de
+l'univers. Sa figure, tout en grimaces, pour
+mieux cacher son âme hautaine et tendue, ses
+yeux de braise rousse, tout avait peu changé.
+La barbe plus courte, pourtant et plus blanche...
+Et un chevron d'ancienneté, placé en plein
+front, entre les deux sourcils à la Bismarck.
+Je me défendais mal de quelque inquiétude.
+Comment croire, comment espérer que mon
+cousin pût ignorer mon diable de passé? J'avais,
+somme toute, été «une cause parisienne» et ma
+disparition même, en omettant la chronique,
+judiciaire ou scandaleuse, écrite ou «parlée»,
+devait avoir frappé, sans nulle vanité, l'actuel
+potentat. Il y a dans tout parent riche l'étoffe
+de plusieurs Brutus père. Pouvoir jouer au
+justicier, au mieux de ses intérêts, quel rêve<span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">[Pg 102]</a></span>
+pour un allié qui est ou sera gêné des évolutions,
+de l'existence, de la proximité d'un
+obscur consanguin! D'autant qu'il y a l'opinion
+publique, les ennemis, les journaux!</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! c'est vous! dit Charles. D'où
+sortez-vous, Monsieur? Je vous croyais mort,
+fou, j'entends fou enfermé&mdash;ou au bagne.</p>
+
+<p>&mdash;Pas encore! balbutiai-je, pas encore!
+(Je ne mentais pas. En admettant que j'y
+pusse retourner, je n'y étais pas. Pourquoi
+faire à mon cousin des confidences humiliantes
+et inutiles?)</p>
+
+<p>&mdash;Allons! vous n'êtes pas si bête que ça.
+Pourquoi ne vous a-t-on pas vu depuis si
+longtemps? Vos opinions politiques?</p>
+
+<p>&mdash;La timidité, mon cousin. Le respect de
+votre conscience et de votre travail. Des caprices,
+des passions, des voyages!...</p>
+
+<p>&mdash;Toujours le même! Et l'on finit par
+capituler. On débarque chez le monstre. La
+nécessité, hein? On a quelque chose à demander.<span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">[Pg 103]</a></span>
+Vous n'avez qu'à faire demi-tour: pas de
+préfecture, pas de sous-préfecture. Bibi ne fait
+pas de népotisme!</p>
+
+<p>&mdash;Mon cousin, affirmai-je avec dignité,
+vous ne me connaissez pas. J'ai renoncé à
+mon nom, dès je vous ai su au pouvoir. Il n'y
+a plus de Bicorne de la Cellambrie. Je m'appelle
+Emmanuel Rocaroc&mdash;pour vous servir.</p>
+
+<p>&mdash;Ça, c'est bien! c'est très bien. Vous
+n'êtes plus mon parent. J'ai le droit de m'occuper
+de vous et de te tutoyer. Je parie que tu
+as besoin d'argent. J'ai gagné, pas?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur le ministre, tu as gagné.
+Moi aussi. J'ai besoin d'argent pour rembourser
+un brave homme qui m'a obligé.
+Une misère: trois mille francs...</p>
+
+<p>&mdash;Trois mille francs! Tu nous crois donc
+millionnaires?</p>
+
+<p>&mdash;Qui, nous?</p>
+
+<p>&mdash;L'État, imbécile! L'État que je suis,
+quoique indigne!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">[Pg 104]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Millionnaire ou non, il me faut trois
+mille francs.</p>
+
+<p>&mdash;Tu me fais trembler. Tu les dois à l'Allemagne?
+Non? Alors à qui?...</p>
+
+<p>&mdash;Un brave homme, Charles, un très brave
+homme. Il a fait un effort surhumain. Il n'a
+que son traitement pour vivre!...</p>
+
+<p>&mdash;Un fonctionnaire! Bien! Son nom? Je le
+révoque!</p>
+
+<p>&mdash;Il ne dépend pas de toi. Je l'ai rencontré
+sur le bateau.</p>
+
+<p>&mdash;Pas sa place. Un gouverneur des colonies,
+n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Non. Directeur d'établissements pénitentiaires.
+Mais il n'est tout de même pas à sa
+place. Tu devrais lui faire obtenir un avancement,
+en France,&mdash;et la rosette.</p>
+
+<p>&mdash;Et trois mille francs! Tu n'es pas cher
+à acheter.</p>
+
+<p>&mdash;C'est entendu, oui? Il s'appelle M. Sylvestre
+Capucino.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">[Pg 105]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Capucino! tu te mets bien! Une retraite
+pour tes vieux jours... Non, au fait, puisque
+tu le rapatries... Je le connais. Je lui dois de
+l'argent, moi,&mdash;oh! c'est vieux!&mdash;pour un
+journal bien mort. C'est bien pour toi que...</p>
+
+<p>&mdash;Merci, pour lui. Si tu savais à la suite de
+quelles circonstances j'ai rencontré ce citoyen...
+C'est tout un roman.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'aime pas les romans...</p>
+
+<p>&mdash;Depuis que tu n'en fais plus. Merci tout
+de même.</p>
+
+<p>&mdash;N'en jette plus. Je t'emmène à la boîte,
+pas?</p>
+
+<p>J'eus un petit frisson, entre mon épingle et
+ma cravate. La boîte... J'eus peur que Charles
+fût plus Brutus l'Ancien que nature... La
+boîte... Pour un repris de justice, ça a un
+sens.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'emmène à la boîte, continua Charles,
+pour te donner ton sale argent. Par contre,
+tu me mettras par écrit ce que tu veux,<span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">[Pg 106]</a></span>
+en articles non monnayés, pour ton protégé.
+Allons! Ouste! La cocarde et le grelot sont en
+bas!</p>
+
+<p>Mon cher Directeur, je ne grossirai pas
+cette lettre trop longue de toutes les plaisanteries
+et autres observations dont mon
+cousin Charles meubla les coussins d'une
+voiture officielle: vous l'avez connu, Charles,
+au temps de ses luttes et de ses glorieux revers:
+c'est Robespierre et c'est Vautrin, c'est
+Gaudissart et Richelieu, c'est Marat dandy et
+peigné, c'est Fouquet et Napoléon. Il me parla
+fort peu de vous.</p>
+
+<p>&mdash;Rocaroc, clamait-il, Rocaroc! Tu aurais
+dû me laisser ce pseudonyme, à moi! Ce
+n'est pas un nom, c'est une déclaration ministérielle,
+c'est une proclamation, un défi,
+une menace! Rocaroc! Tiens! je ne t'ai jamais
+tant aimé! Tu vois ces jardins, ces murs, ces
+hôtels, ces perrons, ces portes qui ont une
+défiance à triples gonds, à verrous de sûreté?<span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">[Pg 107]</a></span>
+Je dirais: «C'est le ministre», on n'ouvrirait
+pas.&mdash;Rocaroc!» ça ne s'ouvre pas, ça
+bée, ça s'offre, ça se donne! Ah! poète! frappe
+à ces portes, de ton nom, de ton nom tout
+seul, à la volée, et tu auras l'argenterie, les
+filles, les femmes, les tableaux de famille et
+les enfants à la mamelle! Rocaroc! Paris serait
+à toi si... si toi, c'était moi.</p>
+
+<p>&mdash;Si tu veux mon nouveau nom? je te le
+donne.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, je te donne mon portefeuille,
+pas? Je suis trop connu: on s'apercevrait de
+la substitution! Hélas! N'en parlons plus. Du
+reste, tel quel, je fais de la besogne!</p>
+
+<p>Nous étions arrivés. Charles entrait dans
+l'antre du silence. Il passa comme dans une
+ville prise et déjà passée au fil de l'épée. Une
+seconde après, le chef-adjoint du cabinet,
+M. Lemuet, m'apportait mes trois mille francs,
+sans un mot. Le ministre avait déjà oublié
+ma présence. Il avait foncé comme un sanglier<span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">[Pg 108]</a></span>
+dans ses paperasses et signait, sabrait,
+surchargeait, à coups de boutoir. Nous déjeunons
+ensemble la semaine prochaine. Et
+Charles, <i>in fine</i>, me charge tout de même
+pour vous de ses plus amicaux souvenirs.
+C'est peut-être lourd: je m'en débarrasse tout
+de suite. Il ne me reste qu'à vous exprimer
+une fois de plus, en attendant mieux, ma reconnaissance
+vivante et active. Je vous récrirai
+avant d'avoir de vos nouvelles. J'ai hâte
+de clore cette lettre pour avoir la satisfaction
+de me dire, avec émotion, votre très sincère
+et très indigne serviteur.</p>
+
+<p>
+Feu B. de La C.»<br />
+</p>
+
+<p>Le diable soit des bureaux de poste et des
+employés qui y sévissent! En recommandant
+mon envoi, je n'avais oublié que mon nom.
+Heureusement, il me revint à temps. Il ne me
+manquait plus que l'adresse. Au fait, j'étais
+sans domicile! Les rigueurs administratives<span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">[Pg 109]</a></span>
+veulent vous dégoûter d'être honnête homme
+et de prendre à cœur de payer ses dettes avant
+même d'avoir pris un lit dans un hôtel et de
+s'être débarbouillé. J'élus domicile au ministère
+de mon cousin, tout simplement. On
+peut aussi bien être chez soi dans un ministère
+que chez un notaire ou un huissier. Et
+cette vexation me fit sourire un peu plus,
+après. Ça complétait le paysage. Paris, Paris,
+tu es le propre de l'homme, le rire!&mdash;l'univers
+aussi, d'ailleurs!...</p>
+
+<p>Rien n'est tel, en vérité, que de revenir
+d'un long voyage pour avoir les plus grandes
+surprises, en moins, à contre-coup, le choc
+en retour, quoi! Ah! Ah! les belles pudeurs
+de mon adolescence, ah! ah! mes belles terreurs,
+ah! ah! mes respects! Que c'est loin!
+que c'est loin! Tout ça est à prendre, Paris et
+le reste du monde! Mon brave cousin Charles,
+tu m'as fait sourire toi-même. Je n'ai pas
+besoin d'être ministre, moi, pour être sûr de<span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">[Pg 110]</a></span>
+mon pouvoir... Les rues me semblent maintenant
+plus larges et plus à moi. Je suis empereur
+et roi! j'existe. Il me suffit d'un tout
+petit faux, qui sera à jamais ignoré, pour redevenir
+citoyen, électeur, éligible! Je ne daigne.
+J'ai sur moi plus de douze cents francs, dont
+neuf cent quatre-vingt-sept d'argent bien
+français... Vive la France! Vive Paris! Et
+maintenant, à nous deux!»</p>
+
+<p>
+B. R.<br />
+</p>
+
+<p>... Il était un peu plus de onze heures. Le
+boulevard, tout bleu, tout blême, tout roux et
+tout roide, flambait, étendard en longueur,
+sous un soleil endormi par sa propre chaleur.
+Un monsieur, assez jeune, assez anglais, s'assit
+à une table du café du Coadjuteur et demanda
+une absinthe pure. La terrasse était dans toute
+sa gloire. Les éclats de voix de quelques littérateurs
+et artistes faisaient un paravent de paradoxes
+de tout repos et de rosseries innocentes
+aux chuchotements d'affaires, aux injures<span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">[Pg 111]</a></span>
+atroces et aphones, aux menaces entre haut et
+bas des marchands d'espoirs monnayés, de
+leurs agents et de leurs peu intéressantes victimes.
+De-ci, de-là, des étrangers qui se ressemblaient,
+d'un continent, à l'autre, gobaient
+leur interminable chocolat ou leur café-crème
+éternel. Les garçons, inutilement hélés, fiévreusement
+sourds et impassibles, promenaient,
+en bâillant de dégoût, leurs ventres de
+notaires sans tache, leurs tabliers souillés de
+sacrificateurs et leurs mufles de consuls de la
+décadence, un peu trop gavés de murènes.
+Les soucoupes jonglaient avec des sous, des
+plateaux et des pièces décimales. Les carafes
+frappées changeaient de table, avarement, et
+des mendiants, les pattes et la voix cassées,
+alternaient, sur le devant du théâtre, un peu
+en dehors, avec des camelots insinuants qui
+offraient des merveilles, cependant que, en bordure,
+à toute gueule, à toutes jambes, les vendeurs
+de journaux faisaient prendre un galop<span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">[Pg 112]</a></span>
+d'essai à des nouvelles trop stridentes et aux
+scandales les plus désordonnés. De la prose,
+en bâton, se roulait, se déroulait, entre les
+mains tremblantes des clients. On lisait, on se
+cachait, on s'éventait.</p>
+
+<p>Tout-à-coup, l'un des plus notables commerçants
+en promesses donna&mdash;une seconde&mdash;les
+signes de la plus noire agitation. Il se
+pencha vers son vieux complice Laurageay et
+murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Là! là! tu ne vois pas? Non! pas la petite
+blonde! celui-là!</p>
+
+<p>&mdash;Qui donc, mon petit Bihyédout, cet
+English? Un pigeon?</p>
+
+<p>&mdash;Heu! heu! peut-être! reprit Bihyédout
+qui s'était ressaisi. Tu m'excuses une minute,
+vieux? J'ai à parler au type!</p>
+
+<p>Il s'avança, se coula entre les guéridons
+ou son ventre laissait à chaque fois, non
+sans la reprendre, une coulée de graisse et
+aborda:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">[Pg 113]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, monsieur... Je ne me trompe
+pas, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, vous vous trompez, monsieur.
+Mais asseyez-vous!</p>
+
+<p>&mdash;Voyons! pas de blague, c'est bien moi!
+mais c'est bien toi?...</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi, Emmanuel Rocaroc, ingénieur
+civil. Et toi?</p>
+
+<p>&mdash;Pascal Bihyédout, usurier. Tu as besoin
+de fonds, pas?</p>
+
+<p>&mdash;Merci. Nous en reparlerons. Content de
+te revoir, en attendant.</p>
+
+<p>&mdash;Moi aussi. Mais si, si! content! Ce que je
+t'ai pleuré, vieux!</p>
+
+<p>&mdash;Moi pas. Tu n'as jamais été très sympathique,
+là-bas!</p>
+
+<p>&mdash;Là-bas! Chut, malheureux! Tu veux
+nous perdre. Là-bas!...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! quoi? là-bas, c'est vague, c'est
+vague, c'est partout&mdash;et ailleurs!</p>
+
+<p>&mdash;Non! vois-tu, mon cher, ici, dans ce<span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">[Pg 114]</a></span>
+coin-ci, la plupart des gens peuvent sortir
+sans leurs bonnes, mais, de temps en temps
+aussi, ils peuvent sortir&mdash;et rentrer&mdash;avec
+deux sergents de ville ou deux gendarmes.
+Alors, là-bas!... C'est terriblement précis.</p>
+
+<p>&mdash;Ça n'empêche pas que tu n'étais pas
+très aimé. Que prends-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis servi. Tiens! à cette table! Veux-tu
+que je te présente?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux pas augmenter le cercle de
+mes relations. Merci.</p>
+
+<p>&mdash;A propos de cercle, tu déjeunes avec moi,
+au moins? Au cercle? C'est là, à côté. Nous
+serons en tête à tête. On causera gentiment.</p>
+
+<p>&mdash;J'y consens avec bienveillance. Histoire
+de me laver les mains.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as de nouvelles taches de sang?</p>
+
+<p>&mdash;Farceur! Je ne fais que descendre du
+train et du ministère.</p>
+
+<p>&mdash;Faire viser ta résidence, ou poser ta
+candidature?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">[Pg 115]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Toucher de l'argent, mon ami.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'es pas si bête!</p>
+
+<p>&mdash;Mais je l'ai déjà expédié.</p>
+
+<p>&mdash;Idiot! Triple idiot! Envoyer de l'argent!</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! Mais toi? Je croyais que tu en
+vendais.</p>
+
+<p>&mdash;Moi? je vends de l'argent, à crédit.
+C'est un sujet de conversation, une attitude,
+une couverture, une contenance. Usurier? je
+ne sais même pas ce que c'est. Mais je
+m'abrite derrière un délit caractérisé pour
+n'être pas soupçonné d'autres crimes et délits,
+je me calfeutre dans le mépris public. Un usurier!
+On passe. On ne s'arrête pas. C'est une
+bête, une sale bête, cataloguée. Quand on en
+a besoin, on échange des chiffres à bout
+portant. Quand on n'en a pas besoin, on ne
+salue pas. Ça ménage les chapeaux. La police
+ne s'occupe pas de vous. Le parquet attend
+des plaintes pour agir&mdash;ou ne pas agir. Les
+meilleurs déguisements sont les plus bas.<span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">[Pg 116]</a></span>
+Connais-tu l'histoire de Fiérabras de Saintorgueil?</p>
+
+<p>&mdash;Fiérabras de Saintorgueil? J'ignore assez
+généralement...</p>
+
+<p>&mdash;C'était un général, en effet. Le général
+Fiérabras était, comme son nom l'indique,
+dévoré de la maladie de l'énergie et de la domination.
+Il fit un <i>pronunciamento</i>, comme
+tout le monde,&mdash;et le fit mal. Quand des centaines
+de ses partisans eurent payé de leur
+tête&mdash;lisez de douze balles à travers le corps,
+par personne&mdash;l'honneur d'avoir été sous
+ses ordres, il se sentit mordu du désir de les
+venger et de prendre sa revanche lui-même.
+Ça le conduisit à tenir à sa peau. Il maudit
+sa popularité traîtresse et sa vanité qui remplissait
+l'univers de ses portraits à pied, à
+cheval, en auto, en uniforme, en civil, couronne
+en tête, etc., etc. Mais c'était un conspirateur
+et un homme d'action, <i>un homme</i>.
+Toutes ses retraites étaient éventées. Il songea<span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">[Pg 117]</a></span>
+au seul refuge sûr de cette époque: ce n'est
+plus l'église, c'est la prison. Mais la prison,
+on en sort, malheureusement. Et après...
+Fiévreusement, il mit la hausse à son génie,
+et sourit. Une heure après, il était sous les
+verrous. Mais comment! Un pauvre diable
+minable venait de se faire coffrer sous la ridicule
+inculpation de grivèlerie. Filouterie d'aliments,
+rue de l'Homme-Armé. Un litre à
+douze, une douzaine de petits gris, la soupe
+et le bœuf, un livarot, un verre de jus et un
+petit de raide, il n'y en avait pas pour quarante
+sous,&mdash;ou tout juste. L'homme avoua
+qu'il se nommait Léopold Vanpeerogyn, né à
+Anvers, déjà condamné. On le mensura par
+dessous la jambe, on le photographia à la
+flan: il ne valait pas le collodion de l'anthropométrie.
+On lui octroya deux mois de cellule
+qu'il purgea, allègrement. Après quoi, comme
+il était étranger et que notre belle patrie n'est
+pas assez riche pour nourrir à l'œil les plus<span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">[Pg 118]</a></span>
+timides des escrocs cosmopolites, on prit
+contre lui, dans le tas, un arrêté d'expulsion,
+on le ficela et on le mit à la frontière, à une
+de ces frontières où les plus ardents de ses
+adversaires étaient dévisagés, poil par poil,
+pour que le formidable Fiérabras n'échappât
+point à son supplice et ne menaçât plus les
+institutions, leur jeu et leur gloire. Les gendarmes
+chargés de l'arrêter éventuellement,
+coûte que coûte, saluèrent d'un petit air supérieur
+ceux qui l'expédiaient dare dare: c'est
+une bien piètre corvée que de jeter dehors
+d'humbles condamnés correctionnels,&mdash;presque
+des contrevenants&mdash;pour des hussards
+de la guillotine, armés de pied en cap, et
+cirés à l'œuf, commandés de service pour un
+général de division, un prétendant, un dictateur
+en disponibilité. Ces derniers, l'élite des
+serviteurs de la loi, les protecteurs à aiguillettes
+du régime avaient besoin de tous leurs
+yeux; pourquoi les user en détail sur des<span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">[Pg 119]</a></span>
+imbéciles inoffensifs et d'ailleurs enchaînés.
+«Foutez le camp, dit le brigadier d'escorte à
+son prisonnier et à ses compagnons et qu'on
+ne vous revoie plus! Si l'on vous repince de
+ce côté-ci du poteau, vous n'y coupez pas de
+vos six mois!» M. de Saintorgueil songeait
+à un autre poteau. On ne le repinça pas. Il
+n'est pas encore empereur, mais...</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, Bihyédout&mdash;puisque Bihyédout
+il y a&mdash;est-ce que tu ferais de la politique?
+tu crois à ton Fiérabras?</p>
+
+<p>&mdash;Même pas. C'est une image que j'ai
+développée pour t'amuser. Je crains même
+qu'il n'ait pas existé, ce conspirateur, mais il
+me plaît. Je dirai mieux: il me sert à te prouver
+qu'il faut abriter les plus grands desseins
+derrière les plus petits méfaits, les grosses
+canailleries derrière les plus médiocres, les plus
+sinistres intelligences derrière les plus crapuleuses
+stupidités. C'est de la morale en action.</p>
+
+<p>&mdash;En actions? Tu fais de la banque?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">[Pg 120]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Pas encore! je t'attendais!</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'attendais? Moi?</p>
+
+<p>&mdash;Toi... ou un autre. Je suis très seul dans
+ma patrie...</p>
+
+<p>A cet instant, graillonneuse, pisseuse et pis,
+les cheveux vert-de-grisés, l'œil tombant en
+une larme habilement éternisée, la lèvre hérissée
+de lèpre et pleurarde, une mendiante
+archi-centenaire éclaboussait de sa prière
+torve, de son moignon, de sa puanteur agile
+la terrasse et l'intérieur du café.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! dit Bihyédout, voici ma marchandise
+et ma clientèle!</p>
+
+<p>&mdash;Tu <i>fais</i> des mendiants? s'étonna Rocaroc.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas assez romantique. Je les
+<i>refais</i>: c'est tout.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un prêté pour un rendu. Tu m'expliqueras
+ça tout à l'heure. Ça m'a donné faim
+de voir demander l'aumône.</p>
+
+<p>Midi commençait à souffler sa férocité sur
+la ville.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">[Pg 121]</a></span></p>
+
+<p>Les filles avaient les hanches plus provocantes,
+rapport au ventre. Les pures,
+parfaites et idéales jeunes filles que mesdemoiselles
+et mesdames leurs mères tenaient
+au bras, comme enchaînées, histoire de
+montrer qu'elles deviendraient tôt aussi flapies
+et aussi hideuses que leurs personnes mêmes,
+crispaient mal, au coin de leur lèvre, leur bâillement
+en cul-de-poule. Les vociférations des
+camelots suaient l'agonie, les aveugles, manchots,
+sourds-muets et culs-de-jatte avaient de
+l'ironie dans tout ce qui leur restait de corps
+en signifiant: «Moi, j'ai de quoi briffer. Et
+toi, mon vieux?» Les employés drapaient dans
+une dignité effrangée et luisante un appétit
+qui sait se cantonner aux hors-d'œuvre, se
+contenir aux entrées, s'apaiser aux entremets
+et mourir, en fanfare, au café sans dessert
+d'un balthazar à un franc dix, cependant que,
+savourant insolemment leur quart de brie sous
+l'innocent baiser du soleil, des tiers de midinettes<span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">[Pg 122]</a></span>
+faisaient valoir qu'elles valaient mieux que
+ça, tout de même, et qu'elles avaient des dents.</p>
+
+<p>La terrasse du café ne s'était pas encore
+vidée. Les usuriers retenaient leurs pâles ou
+rouges clients,&mdash;et inversement. L'espoir et la
+cupidité, le désir de tromper, la joie de torturer,
+c'est le meilleur apéritif. Avec des rires
+gras et des gestes secs, les conversations s'éternisaient.
+Des plaisanteries de commis-voyageurs
+en cartes transparentes répondaient aux
+chiffres des notaires complaisants, histoire de
+n'être pas trop sérieux, de n'être pas dupes et
+de n'être pas trop durs: on réfléchit, à intérêts
+composés, entre deux hoquets. Des camarades
+jouaient, sans enjeu et sans jeu, à qui
+ne paierait pas le premier. Des capitalistes
+honteux, crevant de faim, commandaient un
+nouveau verre pour avoir l'air affamés&mdash;et
+pour cause. Les garçons, gavés depuis deux
+heures, s'ennuyaient seulement d'avoir sous
+les yeux les mêmes figures&mdash;sans tête.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">[Pg 123]</a></span></p>
+
+<p>Bihyédout se décida:</p>
+
+<p>&mdash;Paie! dit-il et foutons le camp! c'est à
+deux pas.</p>
+
+<p>Rocaroc eut un sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas pour l'argent. Mais tes amis?
+Tu ne prends pas congé?</p>
+
+<p>&mdash;Pas si bête! Tu es avec moi. J'ai l'air
+d'avoir mis la main sur une poire. J'ai droit à
+une gratification. Elle suffira pour notre déjeuner,
+nos cigares&mdash;et le reste.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as l'œil à tout!</p>
+
+<p>&mdash;Ça console de n'avoir pas l'<i>œil</i> partout!</p>
+
+<p>&mdash;Ou le <i>quart-d'œil</i> quelque part...</p>
+
+<hr class="chap" />
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">[Pg 125]</a></span></p>
+
+
+
+
+<h2><a name="CHAPITRE_IV" id="CHAPITRE_IV">CHAPITRE IV</a></h2>
+
+<h3>LE DERNIER ENDROIT OÙ L'ON CAUSE.</h3>
+
+
+<p>&mdash;Ça te fait de l'effet de voir des femmes
+ici?</p>
+
+<p>&mdash;Ça me fait de l'effet d'en voir n'importe
+où. Je ne sais par où commencer. Mon Dieu,
+les femelles, les filles, ça va encore! Outre!
+boutre! foutre! Mais les dames, voire les
+demoiselles! Du linge et des égards, c'est
+trop!</p>
+
+<p>&mdash;On te fait grâce des égards. D'ailleurs,
+en cet endroit, les femmes ne sont plus des
+femmes. Ne mâchonne pas ton cigare comme
+ça. On n'aime pas ici, on joue. La revanche!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">[Pg 126]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Tu ne m'avais pas dit qu'on tolérait les
+femmes au cercle.</p>
+
+<p>&mdash;Tolérer? Tu es grossier. On les reçoit et
+elles te reçoivent, toi, veule invité! Elles sont
+membres du cercle. Nous sommes un cercle
+mixte. Plus d'écoles mixtes, mais des académies!
+Et, au fond, si j'ose dire, le législateur
+de passage a eu raison: il n'y a plus de sexe
+en face d'un tapis vert, il n'y a plus que des
+yeux, des gorges qui se ressemblent à force
+d'être sèches et des doigts, des doigts, des
+doigts!...</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne joues pas, toi?</p>
+
+<p>&mdash;Non, je jouis. J'ai à moi le salon de
+lecture, j'y suis maître et seigneur comme un
+chef de gare dans une salle d'attente à jamais
+vide, comme le directeur de la Bibliothèque
+d'Alexandrie, comme le concierge supérieur
+du château de la Belle au Bois dormant. J'ai
+les journaux, les livres, les revues. Je n'ai
+pas besoin de les ouvrir et de les feuilleter:<span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">[Pg 127]</a></span>
+ils me racontent toutes leurs histoires et tous
+leurs secrets. Mais si tu veux des femmes, tu
+en trouveras dans trois quarts d'heure. On a
+le temps de causer. Tu as bien déjeûné?</p>
+
+<p>&mdash;Pas trop mal. Un peu trop. Mais pourquoi
+m'as-tu présenté?</p>
+
+<p>&mdash;A qui? Deux vieux camarades! Ils n'avaient
+pas de place, nous leur offrons un
+coin, à notre petite table, et tu le regrettes!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le regrette pas. Mais songe! un
+général! un préfet!</p>
+
+<p>&mdash;Un préfet! un général! Ne me fais pas
+mourir de rire! Voyons! Es-tu ingénieur
+civil? Suis-je usurier?</p>
+
+<p>&mdash;Mais...</p>
+
+<p>&mdash;Lorsque je ne dis pas, au secrétariat:
+«Le Défrisé des Panoyaux avec le Pépin
+des Épinettes», quand je dis, sans me nommer:
+«Monsieur est mon invité», pourquoi veux-tu
+que de braves gens ne prennent pas des
+titres et des dignités au vestiaire infini de la<span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">[Pg 128]</a></span>
+fantaisie personnelle et de la sottise sans
+nombre? Est-ce qu'on t'a demandé ton casier
+judiciaire?</p>
+
+<p>&mdash;On aurait pu me le demander. Il est
+vierge!</p>
+
+<p>&mdash;Vierge! Compliments! Et ta sœur?</p>
+
+<p>&mdash;Cette saillie ne te rajeunit pas. Enfin, ce
+préfet?</p>
+
+<p>&mdash;C'est un vrai. Ancien sous-préfet provisoire
+de Gambetta en 1870.</p>
+
+<p>&mdash;Ça ne le rajeunit pas non plus!</p>
+
+<p>&mdash;Il n'avait pas l'âge. Ça l'a empêché
+d'être révoqué, pour des faits que je n'ai pas
+à qualifier. Tu devines? Depuis, il n'est plus
+sorti de Paris. Il cherche un poste, dans les
+cercles.</p>
+
+<p>&mdash;Tu me fais trembler. Alors, le général,
+c'est un général de la Commune?</p>
+
+<p>&mdash;Malheureux! Un général de la Commune?
+Mais alors, il serait authentique, archi-décoré,
+retraité avec rappel de solde! On en<span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">[Pg 129]</a></span>
+désirerait, au poids du diamant rouge, des
+généraux de la Commune! Celui-là est général
+parce qu'il le veut bien, dans les journaux:
+c'est l'ancien trompette-major du
+31<sup>e</sup> chasseurs. Mais il a du talent, de l'entregent
+et une rosette de Bulgarie. Maintenant,
+laissons les comparses et parlons de nous,
+veux-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'entends-tu par <i>nous</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! nous deux, toi-z-et moi, moi et toi!</p>
+
+<p>&mdash;C'est que j'aimerais fort à ne rien savoir,
+à être tranquille, à ne pas en f... un coup.</p>
+
+<p>&mdash;Tranchons le mot: tu <i>flanches</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! j'ai la veine de revenir à
+Pantruche, en peinard, ne devant rien à personne,
+ne comptant pas pour la préfecture
+de police, libre comme l'air, frais comme
+l'œil. Je n'ai plus soif de rien, pas même d'aventures.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as des revenus? un métier dans les
+mains?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">[Pg 130]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Non! mais j'ai de la famille!</p>
+
+<p>&mdash;Laquelle? l'ancienne? la nouvelle? Bicorne
+ou Rocaroc?</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le Défrisé des Panoyaux, je
+crois que vous êtes évadé...</p>
+
+<p>&mdash;Et vous, monsieur le Pépin de la Cellambrie?</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas la même chose. Mais n'auriez-vous
+point intérêt à faire le mort? Moi,
+je suis mort, bien mort! Vous, vous avez
+toujours le souvenir vivant de vos expéditions
+diurnes et nocturnes, de vos déguisements,
+tantôt capitaine de gendarmerie, tantôt procureur
+de la République, commissaire de
+police et inspecteur de la brigade des jeux...</p>
+
+<p>&mdash;C'est pour ça que je suis ici... L'habitude!</p>
+
+<p>&mdash;Ne crâne pas! Tu es très connu, célèbre,
+fameux, légendaire. Tu as la chance d'avoir
+engraissé au bagne. On ne te reconnaît pas.
+Profites-en, mon cher! Du calme!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">[Pg 131]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Tu ne comprends rien à notre époque,
+celle-ci! J'ai eu du génie et de l'audace, pas?
+Fini! rayé! oublié! aboli! L'amnistie de l'incompréhension
+et de l'ignorance! On n'ose
+plus se rappeler. Il ne faut plus que du
+talent, de l'ingéniosité, de la roublardise, de
+la rouerie. Tu hésites? Regarde autour de toi,
+sous toi. Lis ces journaux: tu en verras de
+belles! De braves escroqueries de collégiens,&mdash;de
+collégiens de maisons de correction&mdash;tiennent
+des colonnes et des <i>à suivre</i>, des faux
+de pensionnaires des Quinze-Vingts qui mettent
+les experts sur les dents, des crimes!
+ici, mon vieux, je l'avoue, je ne comprends
+plus! Tu sais ce qu'était le crime pour nous:
+une chose presque sacrée. Quand, par hasard,
+un assassinat ou un simple meurtre n'avait
+d'autre excuse que l'occasion ou l'ivresse, le
+coupable était déshonoré. Eh bien! aujourd'hui,
+on tue pour rien, pas même pour le
+plaisir. C'est machinal, automatique, un<span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">[Pg 132]</a></span>
+réflexe, un caprice, une envie de <i>fille</i> stérile
+et, d'ailleurs, ordinairement, du sexe prétendu
+mâle! Et là-dessus, de la copie, de la copie,
+des photographies du service anthropométrique,
+des vers attribués aux prévenus et
+inculpés, de l'argot de concierges, des couplets
+d'apprentis-camelots et des chroniques
+de tête&mdash;de tête!&mdash;des contes et nouvelles
+inspirés par les faits-divers; les faits-divers
+maîtres souverains des romanciers et des philosophes,
+de l'élite et des foules, les faits-divers
+qui tiennent lieu d'idées générales, de
+catéchisme et de dogme, les faits-divers rédigés
+pour des gens de peu par des hommes de
+rien!</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas un peu loin. Les journalistes ne
+t'appartiennent pas!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qui m'appartient, alors? Tu
+veux soustraire les honnêtes gens à mon
+appréciation, à mon contrôle? Soit! Trouve-les!
+Toi-même, pauvre enfant, tu n'as pas été<span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">[Pg 133]</a></span>
+sérieux. Ton acte est un des premiers crimes
+ridicules. N'avais-tu pas mieux à faire avant
+d'en venir à l'assassinat avec préméditation et
+guet-apens d'un garçon de recettes? Tu viens
+de m'avouer que tu avais&mdash;encore&mdash;de la
+famille. Tu en avais plus, sûrement, à ce
+moment. Alors?</p>
+
+<p>&mdash;Alors, tu as tort de me parler de cette
+affaire. Sais-tu qui j'ai reconnu tout à l'heure
+parmi tes femelles?</p>
+
+<p>&mdash;Non. Mais je comprends. Cherchez la
+femme...</p>
+
+<p>&mdash;Et vous retrouvez le veau. C'est plus
+neuf. Elle était là!</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher, j'ai lu ton procès, crois-moi,
+dès mon retour, avec la plus vive et la plus
+scrupuleuse attention. Tu as été très chic. Tu
+n'as jamais prononcé de nom. Je ne sais rien.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'en sauras pas davantage. Qu'il te
+suffise d'apprendre que je viens de rencontrer,
+sans m'y attendre, mon ancienne, très ancienne<span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">[Pg 134]</a></span>
+maîtresse,&mdash;cause efficiente de mon
+acte et de mon voyage, assez involontaire, aux
+colonies,&mdash;et qui, depuis cet accident, n'a pas
+jugé à propos de me donner de ses nouvelles.
+Elle déjeunait presque en face de nous, avec
+un appétit qui n'avait rien d'affecté ni d'exagéré,
+m'a dévisagé sans avoir l'air de me «remettre»
+et a redemandé du canard au sang
+sans la moindre intention. Du canard au
+sang! J'en ai eu la chair de poule. Ne plus
+même se souvenir, en face de moi, revenant et
+revenant de mauvais aloi, du sang que j'avais
+répandu en son honneur et pas au mien! Du
+canard au sang! Et l'on parle de la voix du
+même nom!</p>
+
+<p>&mdash;Tu parles de la voix du sang! <i>Elle</i> n'était
+pas ta parente.</p>
+
+<p>&mdash;La mère éventuelle de mes enfants!</p>
+
+<p>&mdash;Tu blagues! vieux. On couche, on dort.
+Accoucher, c'est un peu plus dur, tout de
+même. Et qu'est-ce que ça prouve?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">[Pg 135]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Tu veux me citer le mot de Montaigne:
+«Qu'y a-t-il de commun entre mon frère et
+moi, sinon d'être sortis du même trou?» Et
+je ne garantis pas le texte.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux rien citer du tout. J'ai été
+trop cité&mdash;où tu sais!&mdash;pour citer. Je suis
+un ignorant,&mdash;et je m'en vante. C'est un titre,
+aujourd'hui. Mais avoir fait des bêtises pour
+une femme, ce n'est pas une raison pour
+qu'elle soit bête. Elle a eu des amants avant
+toi, pour sûr, après toi, certainement. Tu lui
+dois des moments pénibles. Pour elle, elle ne
+te doit rien. Elle a fait son métier de fille, si
+c'est une fille, rempli sa fonction de femme,
+dans tous les cas. Passes! passades! passons!
+Accomplissons notre tâche d'hommes.</p>
+
+<p>M. Bihyédout se tut un instant et tira sur
+son cigare.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a peu d'hommes, continua-t-il, il n'y
+a plus que des citoyens. On prend des titres:
+homme de lettres, homme d'honneur, homme<span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">[Pg 136]</a></span>
+de peine, homme de cœur, homme d'esprit.
+C'est un mot qui est démodé, archaïque, prétentieux
+ou avilissant. Je le reprends, nous le
+reprenons: c'est de la reprise individuelle. Je
+ne sais pas si tu as remarqué que les anarchistes
+eux-mêmes n'agissaient plus, pour
+parler, pour bien parler. Ceux que nous
+avons connus là-bas sont ici, tranquilles et
+éloquents à souhait, honnêtes à désespérer les
+prix de vertu les plus honorables, petits saints
+laïques et constitutionnels à mériter les palmes
+académiques. Les criminels sont des fainéants,
+des gens sans métier, de petits jeunes gens,
+des enfants qui font ça comme ils feraient
+autre chose, qui ne savent même pas qu'ils
+sont assassins, qui n'ont pas su qu'ils étaient
+souteneurs, qu'ils étaient filles&mdash;et pis&mdash;et
+moins,&mdash;qui n'ont pas lu les traités de Cicéron
+et autres sur le commencement et la fin du
+bien et du mal, qui ne savent rien et ne
+veulent rien savoir, qui n'ont que leur instinct<span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">[Pg 137]</a></span>
+et un instinct perverti, leurs appétits et leurs
+appétits pervertis, leur courage et leur courage
+perverti, leurs sens et leurs sens invertis pour
+mener la guerre contre la ville et l'humanité.
+Ecoute-moi, mon ami: je veux moraliser
+Paris. Je veux purger la cité de ses taches et
+de ses macules. Je n'ai pas d'ambition; je ne
+suis pas citoyen, pas électeur, pas éligible. Je
+ne suis pas médecin et je veux faire de la médecine
+en gros et en détail: mais je ne soigne
+que les villes, que les capitales; une capitale
+est un chef-d'œuvre: je suis restaurateur, épurateur,
+créateur: je commettrai des crimes
+sacrés, pas de délit: je ne serai ni un assassin
+ni un voleur, un esthète, un esthète pur, le
+dernier esthète!</p>
+
+<p>Rocaroc considéra Bihyédout avec un rien
+d'inquiétude.</p>
+
+<p>Le ci-devant <i>Défrisé des Panoyaux</i> eut un
+rire d'orgueil.</p>
+
+<p>&mdash;Tu me regardes! dit-il. Je suis gros et<span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">[Pg 138]</a></span>
+j'ai l'air commun. Si j'étais seulement sous-secrétaire
+d'État aux Beaux-Arts, tu n'y ferais
+pas attention. En outre, je suis un criminel. Et
+Néron? n'était-il pas gros? N'était-il pas criminel?
+d'après l'opinion, d'ailleurs, des gens
+qui lui ont pris sa bonne renommée, son trône
+et son existence? La goût de la beauté est incompatible
+avec la beauté physique&mdash;ou c'est
+du plus bestial égoïsme,&mdash;avec la grâce personnelle&mdash;ou
+c'est d'une prétention écœurante,&mdash;avec
+l'amour plastique même&mdash;ou
+c'est de la passion la plus intéressée. Jusqu'à ces
+derniers temps, n'est-ce pas? on aimait une
+femme parce qu'on était un homme. Eh bien!
+il faut aimer la beauté en supposant, en présupposant
+que vous êtes laid. Et si j'adore
+Paris, c'est que je ne suis pas Parisien et que
+j'ai ou aurais toutes les raisons d'être ailleurs.</p>
+
+<p>Mais excuse-moi. On m'appelle.</p>
+
+<p>Deux <i>gentlemen</i> faisaient ce qu'on est convenu
+de nommer, en matière de cirque, la plus<span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">[Pg 139]</a></span>
+tragiques des <i>entrées</i>. La pâleur du premier,
+mate, plissée et orageuse donnait de l'expression
+à la pourpre terne et figée de son acolyte.</p>
+
+<p>&mdash;Encore <i>fauchés</i>? demanda Bihyédout.</p>
+
+<p>D'une claque savante, le monsieur pâle
+assura sur ses cheveux plaqués un chapeau
+absent. Puis, simple:</p>
+
+<p>&mdash;Quand je reficherai les pieds dans cette
+boîte! fit-il.</p>
+
+<p>L'individu apoplectique ne poussa qu'un
+hurlement:</p>
+
+<p>&mdash;Rrroubrouhihihaha!</p>
+
+<p>&mdash;Toujours les mêmes! remarqua gentiment
+Bihyédout. Toujours les mêmes! Perdu
+combien? Quelle habitude!</p>
+
+<p>&mdash;Perdu! Pas perdu! C'est nous qui sommes
+perdus! Ratiboisés! Scalpés, vivisectés, incinérés,
+déterrés, vampirés, foutus, quoi!</p>
+
+<p>&mdash;Rrrangrougroupfft! pfft! uuit!</p>
+
+<p>&mdash;Combien? demanda Bihyédout, sans
+émotion.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">[Pg 140]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Des mille! des millions de milliasses de
+millions!</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous cent sous... à vous deux?</p>
+
+<p>&mdash;Caramba! vous gâtez le métier! Mort de
+ma vie!</p>
+
+<p>&mdash;Quel métier? le métier d'usurier ou celui
+d'emprunteur?</p>
+
+<p>&mdash;Vous aurez toujours le mot pour rire!
+Voyons! ne faites pas le méchant! Marchez, au
+moins, du louis tout rond?</p>
+
+<p>&mdash;A combien de jours?</p>
+
+<p>&mdash;<i>A perpète!</i></p>
+
+<p>Du coup, en affectant de sourire, l'ex-Défrisé
+des Panoyaux lâcha un billet de cinquante francs.</p>
+
+<p>&mdash;Chouette, papa! dirent les pontes, en
+disparaissant.</p>
+
+<p>&mdash;Vois-tu, continuait un instant plus tard
+M. Bihyédout, ça n'a l'air de rien, cet <i>A perpète!</i>
+et c'est plus fort que moi! ça me ferait faire
+n'importe quoi! ça me ferait croire que je me
+souviens et que j'ai peur. Et toi?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">[Pg 141]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Oh! moi, pfft! Je suis paré! Mais que
+sont ces gens?</p>
+
+<p>&mdash;Ces gens-là? Tu me fais rigoler et j'en
+avais besoin! Ces gens-là, c'est Le Reste!</p>
+
+<p>&mdash;Tous les deux?</p>
+
+<p>&mdash;Eh oui, bêta, Le Reste à mille têtes! As-tu
+oublié <i>Cinna</i>:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé!<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Tu en as vu un morceau, une élite! Il ne
+se présente pas; il s'impose; il ne supplie
+pas: il réclame; il ne mendie pas, ne menace
+même pas: il se fout de vous!</p>
+
+<p>&mdash;J'ai vu, continuait Rocaroc.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, ça ne te dégoûte pas? Tu trouves
+ça bien? Tu n'éprouves pas le désir, le besoin
+de supprimer ces gens-là?</p>
+
+<p>&mdash;Non! je n'ai pas, je n'ai jamais eu d'ambition.</p>
+
+<p>&mdash;Ambitieux! Tu ne veux pas être comme
+tout le monde! Mais c'est la seule chose qu'on
+possède pour rien, l'ambition! Enfin voici: tu<span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">[Pg 142]</a></span>
+as beau avoir fait peau neuve, tu as besoin de
+songer à ta peau et de nourrir ton homme.
+As-tu un métier dans les mains? As-tu des
+revenus? Tu as des parents insouciants qui
+deviendront méfiants et qui te renverront là-bas...
+tu sais. J'exagère? Oui j'ai un optimisme
+exagéré: ils ne te rendront pas au bagne,
+ils te feront crever de faim,&mdash;s'ils ne te font pas
+assassiner. Alors? tu ne réponds pas? Alors,
+je parle pour toi: il faut assassiner toi-même&mdash;ou
+plutôt faire assassiner!</p>
+
+<p>&mdash;Assassiner, répétait Rocaroc! Assassiner!
+Encore! Toujours! Assa...</p>
+
+<p>&mdash;As-tu pesé la ressemblance qu'il y a entre
+ces deux mots: assassiner et assainir? Tu
+me comprends maintenant: tu frémis! Oui,
+je veux assainir Paris. La médiocrité et le
+néant se sont associés pour fonder des mutualités,
+la Mutualité! Je fonde, avec toi, l'<i>Anti-mutualité
+individuelle</i>, l'A. M. I., l'Ami, quoi!
+Les mendiants, les parasites, les <i>tapeurs</i><span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">[Pg 143]</a></span>
+déshonorent et encombrent la Cité, les boulevards,
+la ville et la vie: je fonde, avec toi, la
+<i>Ligue pour l'extinction pratique du paupérisme
+professionnel</i>! Nous tuerons les gouapes et les
+faux aveugles,&mdash;les vrais aussi. Pas de risques.
+Le suicide est évident dans tous les cas: ou
+bien ces êtres ont de l'argent, nous le râflons:
+la misère entre avec nous, s'avère éternelle,
+criminelle et fatale, ou bien elle était là avant
+nous et nous n'avons fait que suppléer au
+courage de malheureux, condamnés tôt ou
+tard à une destruction prétendue volontaire.</p>
+
+<p>&mdash;Permets-moi de te dire que tu parles fort
+mal.</p>
+
+<p>&mdash;Agissons. Tu t'en prends à la forme:
+c'est que tu n'as rien à reprendre au fond.
+Autre chose. Nous nageons, nous sombrons
+en plein socialisme anarchique. Nous, c'est&mdash;ou
+ce sont&mdash;les autres. Crois-tu que ça fasse
+plaisir à tout ça, les autres? Donc nous,&mdash;cette
+fois-ci, nous, c'est nous, nous deux,&mdash;nous<span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">[Pg 144]</a></span>
+fondons une <i>Banque de protection sociale
+et d'action anti-collectiviste</i>, B. P. S. A. A. C.</p>
+
+<p>&mdash;Et les fonds? Et les obligations? Et les
+actions?</p>
+
+<p>&mdash;Les actions? Elles sont dans le titre, au
+singulier. Les obligations? Nous obligerons.
+Les fonds? Fondons?</p>
+
+<p>&mdash;Mais pourquoi t'adresser à moi? Ne
+jouons-nous pas à un jeu déjà ancien, celui
+des Cent et un Robert Macaire?</p>
+
+<p>&mdash;C'est toi Bertrand, alors? Rassure-toi:
+il y en a encore beaucoup, il y en a trop. En
+fait de Macaire, il n'y a plus que des pommes
+Macaire. Et il nous faut des <i>poires</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu es vulgaire, mon pauvre ami!</p>
+
+<p>&mdash;Tu viens de dire le mot de la situation.
+C'est parce que je suis vulgaire&mdash;et je m'en
+vante&mdash;que je ne puis me mettre à la tête
+des immenses entreprises que tu sais. Il faut
+un homme distingué. Je suis, en outre, un
+gros garçon frivole qui s'amuse de tout, même<span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">[Pg 145]</a></span>
+de ses projets et qui a besoin d'être gai parce
+qu'il ne l'a pas toujours été. Toi, je t'ai auné
+et jaugé; tu as de l'étoffe. Ne m'empêche pas
+d'exercer mon métier pour la première fois,
+mon métier d'usurier: je te prête des idées.</p>
+
+<p>&mdash;Je réfléchirai, murmura plaintivement
+Rocaroc.</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout réfléchi: tu acceptes! éclata
+gaîment Bihyédout.</p>
+
+<p>A ce moment, une entrée en bourrasque fit
+voler les journaux, les revues, les buvards,
+les encriers: une trombe d'hommes bourrus
+et noueux, les poings en avant...</p>
+
+<p>&mdash;La police! murmura le Défrisé, un peu pâle.</p>
+
+<p>Les intrus allaient plus avant, gardant les
+issues de la salle des jeux; de nouveaux venus,
+de mains fébriles et inexpertes ouvraient
+des brochures... Un monsieur s'avança, avec
+une nuance de dignité, se déboutonnant pour
+donner de l'air à une écharpe microscopique.
+Bihyédout s'était levé.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">[Pg 146]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Le commissaire de police! jeta-t-il comme
+une présentation.</p>
+
+<p>Le magistrat se tourna vers l'ancien forçat,
+souriant:</p>
+
+<p>&mdash;Soyez tranquille, messieurs, vous ne
+jouez pas ou vous ne jouez plus. Je ne suis ici
+que pour la <i>Faucheuse</i>!</p>
+
+<p>&mdash;La Faucheuse? répéta, très ému, Rocaroc.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! dit le commissaire, vous ne savez
+pas? Vous êtes membre du cercle?</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, répondit majestueusement
+Bihyédout, m'a fait l'honneur d'accepter à déjeuner.</p>
+
+<p>Et, congédiant le fonctionnaire, il ajouta,
+sincèrement:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur est avec moi!</p>
+
+<hr class="chap" />
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">[Pg 147]</a></span></p>
+
+
+
+
+<h2><a name="CHAPITRE_V" id="CHAPITRE_V">CHAPITRE V</a></h2>
+
+<h3>UNE CRÉMAILLÈRE DE PENDABLES ET DE PENDUS</h3>
+
+
+<p>La plupart des propriétaires, concierges ou
+gérants des immeubles du <i>boulevard</i> ont été
+pris, depuis quelques années, d'une manie
+singulière: le besoin de changer de figures.
+Le mot <i>manie</i> a ici tout son sens, antique et
+complet: je veux parler de folie furieuse. Aux
+estimables et prudents commerçants qu'ils
+avaient le lucratif honneur de posséder comme
+locataires, les personnages de rangs divers
+que je viens de citer substituèrent des mannequins
+habillés de vitrines, des effigies photographiques
+sous verre, des cinématographes
+pour aveugles, des phonographes à crever le<span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">[Pg 148]</a></span>
+tympan des sourds, des bars à deux sous et
+des tripots à sous-sol.</p>
+
+<p>C'est dans un de ces <i>logements</i> que nous retrouverons
+nos héros ou, du moins, deux de
+nos héros: Rocaroc et Bihyédout,&mdash;puisque,
+d'ores en avant, il nous faut leur prêter ces
+noms.</p>
+
+<p>Ils ne sont pas seuls. Un sourire de bienvenue
+crispe leurs lèvres à l'arrivée de leurs
+invités des deux sexes. On inaugure la <i>Banque
+anti-collectiviste</i>.</p>
+
+<p>&mdash;La première banque, a dit Rocaroc, où
+il n'y aura pas que les écus qui dansent.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'êtes poli ni pour vos actionnaires,
+ni pour vos dépositaires, ni pour vos
+invités, ont répondu la plupart de ses interlocuteurs,
+dans les cafés, brasseries et autres
+cercles...</p>
+
+<p>&mdash;Je vous invite, a répondu simplement
+notre héros.</p>
+
+<p>Et c'est ainsi qu'il a une aussi compacte<span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">[Pg 149]</a></span>
+assistance&mdash;d'élite. On a mangé. On a bu. On
+a fumé. On a bu à nouveau. De cigares en cigares,
+de verres en verres, on est arrivé aux
+cithares et aux tziganes, aux lautars et aux
+czardas. Avec des mines rougissantes de
+communiantes apoplectiques, des demoiselles
+quadragénaires acceptent les ailerons de gigolos
+de cent ans et de quelques pigeons, dont
+la fatalité a fait, hélas! avec l'âge, autant de
+vautours à la petite semaine et de gypaètes
+dévorants,&mdash;à l'occasion.</p>
+
+<p>&mdash;Le général Tabarol!</p>
+
+<p>&mdash;Son Excellence le ministre de l'...</p>
+
+<p>&mdash;Je te demande pardon, interrompt le
+citoyen Bicorne, en se précipitant au-devant
+de son ex-cousin. Et, désignant une suite aussi
+imposante que distinguée, il ajoute, avec ce
+sourire plissé et terrible qui est tout lui:</p>
+
+<p>&mdash;Pas de présentations, hein? Ces Messieurs
+sont avec moi. Je puis te le dire à toi
+qui es un bon fieu: c'est du secrétaire d'État,<span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">[Pg 150]</a></span>
+du sous-secrétaire, du président, du vice-président,
+du questeur, du comité, de la sous-commission,
+du législateur en chef et du budgétivore
+en grand. C'est, en plus, de l'incognito
+majeur et de la rigolade. On boit,
+ici?</p>
+
+<p>&mdash;A la disposition de vos...</p>
+
+<p>&mdash;Te tairas-tu? Mais fichtre! Comme c'est
+chic! Des lustres, des meubles, des objets
+d'art! Du métal! Des capitaux!</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes polis. Nous les attendons.</p>
+
+<p>&mdash;C'est imprudent&mdash;et superbe. Tu ressembles
+au gouvernement.</p>
+
+<p>&mdash;Ça tient de famille. Mais j'ai compté sur
+toi.</p>
+
+<p>&mdash;Merci. Merci non! Tes invités sont magnifiques.
+Je n'ai amené avec moi ni le préfet
+de police, ni le chef de la Sûreté. Tu les
+excuseras... Tes invités aussi...</p>
+
+<p>&mdash;On a le temps de se revoir. Du champagne?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">[Pg 151]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Moi, je ne prends jamais rien. Mais ces
+messieurs...</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher Bihyédout, occupe-toi donc
+de ces messieurs.</p>
+
+<p>&mdash;Bihyédout? Un joli nom de poète? Ton
+associé?</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami. C'est un amoureux: il aime
+les chiffres.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il n'aime pas les nombres ou le
+nombre. Toi non plus, à en croire ton étiquette:
+<i>La Banque anti-collectiviste!</i> En ce moment!
+C'est du délire! C'est immense!</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas? Au fond, tu n'es pas partisan
+non plus...</p>
+
+<p>&mdash;Partisan, moi? J'ai toujours été partisan.
+C'est pour cela que je n'aime pas beaucoup
+ces mots: lutte de classes (ç'a l'air d'un nom
+noble, et j'ai horreur de la particule) ou <i>Révolution
+sociale</i>: ç'a l'air d'un nom de compagnie
+d'assurances,&mdash;une compagnie qui
+assurerait le néant. Prolétariat, confédération,<span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">[Pg 152]</a></span>
+syndicat, sous-agent, cessation du travail,
+c'est barbare, pédant, classique et bas:
+fi! pfft!</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne dirais pas cela à la tribune?</p>
+
+<p>&mdash;Ni ailleurs. Je te dis ça, à toi. Ce n'est
+rien. Toi non plus.</p>
+
+<p>&mdash;Bien! A propos, as-tu songé à mon ami
+Capucino?</p>
+
+<p>&mdash;Capucino?... Capucino?... Attends un peu:
+j'ai de la mémoire... Ah! oui! Capucino, gouverneur
+des colonies, ou à peu près... Directeur
+d'un pénitencier... Il veut la rosette...
+Oui... oui... Il t'a rendu service... Ce sera
+fait... Et je te fiche mon billet que c'est bien
+pour toi... A propos, ne m'as-tu pas laissé
+entendre qu'un peu de galette...</p>
+
+<p>&mdash;Excellence!... Excellence!...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! entre nous! Au reste, j'ai un service
+à te demander.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es bien bon!</p>
+
+<p>&mdash;Attends! Tu m'as, peu ou prou, parlé<span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">[Pg 153]</a></span>
+de bagne. Si! Si! Au sujet de ce Cabocino,
+Caputimo, Capucino! Eh bien! Si tu faisais
+un journal, un journal politique, littéraire,
+financier, économique et commercial. J'ai le
+titre: <i>Le Forçat honoraire!</i> Ça ne t'amuse pas?
+ce n'est pas farce?</p>
+
+<p>Rocaroc n'avait, en cet instant, aucun goût
+pour la farce. Il restait figé. Le ministre poursuivait:</p>
+
+<p>&mdash;Comprends-moi. Ce n'est pas un journal:
+c'est un brûlot: ça me connaît. J'ai des ennemis,
+des tas d'ennemis, des monceaux, des
+galères pleines. Je te demande d'en prendre
+un, entre autres, par semaine, de le mettre
+au pilori, en costume, bonnet et chaîne, en
+toute lumière d'ignominie, de l'attacher, de
+le fustiger, d'en faire un homme perdu, déshonoré,
+fini, anéanti, tranchons le mot, un
+grotesque. Au reste, je me charge de l'article&mdash;et
+du dessin: tu n'auras qu'à signer&mdash;ou
+à faire signer!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">[Pg 154]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Tu m'offenses: je suis littérateur, moi
+aussi, et homme d'État&mdash;à mes heures<a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a>.</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a> On lira, je l'espère, dans quelques mois, un <i>Rocaroc,
+homme politique</i>, qui... Mais ne nous faisons pas
+de réclame.</p></div>
+
+<p>&mdash;Tiens! tiens! Enfin, c'est dit, c'est entendu?</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas un peu vite. Sais-tu ce que c'est
+que ma banque?</p>
+
+<p>La langueur ululée, savante et sauvage, les
+crissements pâmés et les cris allongés des
+tziganes, toute la volupté en poudre&mdash;en
+poudre noire, en feu qui couve et qui jaillit&mdash;de
+ce qu'on appelle valse lente, cette musique
+pour chattes et pour chats, féline, câline,
+hypocrite, meurtrière, cette harmonie
+ensommeillée et à griffes, ces croppetons de
+mélodie, de difficultés jouées, de facilité
+énervante, tout ce hérissement d'appels, de
+caresses et de plaintes, tout cet appareil d'or,
+d'argent et de velours enserrait les assistants,<span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">[Pg 155]</a></span>
+bandait leurs blessures diverses et faisait
+glisser sur leur carapace de besoin, de dégoût
+et de crapule une résille de joie, d'ardeur et
+de délice. Leur cœur, entre ses autres lésions,
+leur cœur, si j'ose dire, s'ouvrait d'une chère
+plaie de douceur, de volupté et d'une fraîcheur
+qui pouvait ressembler à de la pureté, dans
+cette atmosphère de fumée et d'électricité
+dansante. Quant à leur âme, ah! leur âme!
+elle naissait, pour s'éteindre avec le bruit,
+comme un feu follet d'enfer. Il y avait là des
+députés périmés, des hommes de lettres en
+retrait d'emploi, des croupiers subitement
+élevés en grade et tombés plus bas que leur
+ancienne fonction, d'ex-fils de famille devenus
+courtiers-fantômes, des sous-agents de publicité,
+des assureurs sur la vie de cadavres,
+d'anciens, si anciens magistrats qu'ils ne pouvaient
+se rappeler que leurs condamnations
+à eux, des mouchards particuliers, des officiers
+sans patrie qui, à force d'avoir connu<span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">[Pg 156]</a></span>
+des drapeaux pour lesquels ils s'étaient fait
+tuer, successivement et en détail, ne se souvenaient
+plus que des petits drapeaux sans
+gloire qu'ils avaient plantés au hasard, chez
+des logeurs et des bistros, des marchands de
+décorations sans clientèle, des diplomates
+privés de l'<i>exequatur</i> et cette cinquantaine
+d'imbéciles fort honorables chamarrés d'ordres
+et de respect qui ont l'air de se faire
+payer pour servir de paravent à toutes les
+boues et qui ne savent pas pourquoi l'on sourit,
+en se détournant un peu, lorsqu'ils passent
+devant celui-ci ou derrière celui-là!... Eh
+bien! tout cela, tout ça, ne fut que sens,
+désir, innocence troublée de vierge, tout ça
+frémit, vibra, et resta la bouche ouverte comme
+un crocodile géant en hypnose, comme un
+grouillis de grenouilles, en admiration!... La
+musique! Les tziganes! La fée Harmonie
+avait passé par là! L'archet avait râclé des
+cordes de pendus, des boyaux de caïmans,<span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">[Pg 157]</a></span>
+des peaux de taupes! La flamme! La fleur
+bleue!</p>
+
+<p>Je ne parle pas des filles: toute femme est une
+extase&mdash;née. Elle ne vit&mdash;et ne meurt que
+pour la pâmoison. L'exaltation la plus sainte est
+sujette aux pires évanouissements, et les sentiments
+les plus purs, les idées extra-terrestres,
+les visions et les révélations inouïes se
+traduisent par des roulements d'yeux, des
+claquements de dents, des convulsions, des
+soupirs, des râles et des silences hystériques...</p>
+
+<p>Toute l'assemblée se trouvait donc en état
+d'hypnose et de grâce.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher cousin, disait le ministre à
+Rocaroc, je te remercie de ta franchise. Il est
+parfaitement honorable&mdash;quoique dangereux&mdash;d'avouer
+qu'on est un assassin, un forçat
+évadé, un mort vivant, faussaire en exercice
+et chef de brigands en préparation. Je le
+savais. Ce ne serait pas la peine d'être secrétaire
+d'État si, de temps en temps, on ne se consolait<span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">[Pg 158]</a></span>
+des affaires publiques par la lecture et
+l'étude de romans fictifs ou réels, par l'effeuillement
+furtif de dossiers choisis, que sais-je?
+Et ton secret n'était pas très secret. L'affichage
+de tes nom, prénoms, âge, signalement,
+profession, crime et condamnation, ordonné
+par le code criminel et exécuté pour la satisfaction
+et l'éducation des assassins, nés et à
+naître, c'est un document public, mon bon,
+un peu aride, un peu technique, mais enfin,
+ça reste!</p>
+
+<p>&mdash;Un acte de décès aussi! monsieur le
+ministre.</p>
+
+<p>&mdash;Ne nous fâchons pas! Je te répète que
+je t'admire, que je ferme extatiquement les
+yeux sur ton projet et, même, sur ta maison.
+Purger Paris! fichtre! il y faut de la drogue!
+Assainissement gigantesque! Plus de tapeurs,
+de mendiants, d'horreur, de bavards et autres
+rêveurs taciturnes, c'est un rêve, un rêve! Tu
+ne pourrais pas, du même coup, supprimer<span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">[Pg 159]</a></span>
+les cochers, les chiens, les cyclistes, les ivrognes
+et les autos?</p>
+
+<p>&mdash;Laisse-moi faire. Mais laisse-moi souffler.
+Tu verras.</p>
+
+<p>A force de mourir et de faire défaillir, les
+accents tziganes renaissaient, reprenaient du
+souffle, du rythme et une caresse infinie en
+cadence, lançaient un rappel strident aux
+inconvenantes convenances, aux valses, aux
+mazurkas et aux lanciers désuets, un je ne
+sais quoi de nostalgique à «l'Ici l'on danse!»
+sans décor, sans fers brisés, sans histoire à
+venir... Le ministre écouta un peu ronfler
+l'invite et l'ouverture.</p>
+
+<p>&mdash;Au revoir, dit-il à Rocaroc. Je ne me
+retiens point, n'est-ce pas?</p>
+
+<hr class="chap" />
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">[Pg 161]</a></span></p>
+
+
+
+
+<h2><a name="CHAPITRE_VI" id="CHAPITRE_VI">CHAPITRE VI</a></h2>
+
+<h3>UNE CIRCULAIRE</h3>
+
+
+<p><i>Monsieur et&mdash;nous l'écrivons d'avance, à
+coup sûr&mdash;cher client, nous avons l'honneur
+d'appeler sur notre maison l'attention de vos
+intérêts et autres capitaux. La banque que nous
+avons fondée n'a rien de commun avec les établissements
+apparemment similaires, même les
+plus solides.</i></p>
+
+<p><i>Il vous semblera, au premier abord, que
+nous faisons de la fantaisie et du paradoxe,
+que nous rompons en visière avec le sens pratique
+et la marche raisonnée des affaires, que
+nous nous aliénons le pouvoir législatif et exécutif,
+les concours politiques intérieurs (qui<span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">[Pg 162]</a></span>
+sont nécessaires) et jusqu'à la conscience publique.</i></p>
+
+<p><i>Nous sommes, en effet, les ennemis irréductibles</i>:</p>
+
+<p><i>1º du socialisme, unifié, indépendant ou anti-collectiviste</i>;</p>
+
+<p><i>2º de la mutualité, forme hypocrite du socialisme</i>;</p>
+
+<p><i>3º du suffrage universel et de ses succédanés
+et résultats.</i></p>
+
+<p><i>Enfin, nous sommes pour l'individualité active
+et les efforts individuels. Adversaires résolus
+de tous les obstacles, humains ou inanimés,
+qui peuvent se dresser sur la route d'un
+homme comme vous, monsieur et cher client,
+nous voulons combattre et détruire toutes les
+bêtes féroces, chiens dévorants, camarades trop
+collants, cirons et frelons encombrants qui peuvent
+vous obscurcir l'horizon de la gloire, de
+la fortune ou même de la simple et adorable
+sérénité.</i></p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">[Pg 163]</a></span></p>
+
+<p><i>Nous affirmons, de source à peu près certaine,
+que nous portons, en compte-courant, la
+Providence représentée par tels ou tels agents
+et sous-agents (auxquels nous avons permis
+l'anonymat), en pleine activité.</i></p>
+
+<p><i>A titre d'échantillon, nous nous ferons un
+plaisir de donner une preuve de notre savoir-faire
+(non sans quelques garanties, et à forfait,
+bien entendu).</i></p>
+
+<p><i>En ajoutant que nous nous interdisons toute
+opération de Bourse, surtout sur fonds d'État
+et valeurs de tout repos, nous prouverons assez
+à nos actionnaires éventuels que nous leur
+verserons un dividende sérieux et que nous ne
+serons, en aucun cas, les bénéficiaires ou plutôt,
+les tributaires, du hasard.</i></p>
+
+<p><i>Personnellement, nous émettons des obligations
+minières, avec parts de fondateurs et
+coupures privilégiées, sans primes. Nous comptons
+exploiter les mines d'or de Paris. A la
+différence des caveaux ordinaires de métaux et<span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">[Pg 164]</a></span>
+de minerais, ces mines se situent parfois dans
+des maisons particulières et à des étages élevés
+ou surélevés. Nous n'avons pas de bureau
+de renseignements et gardons sur nos opérations
+le secret le plus strict que, par contre,
+nous garantissons hermétiquement, à nos
+clients, sur leurs ordres.</i></p>
+
+<p><i>Cette circulaire étant confidentielle et tirée à
+quelques exemplaires à peine, nous pouvons,
+cher ami (n'est-ce pas?) vous donner quelques
+éclaircissements. Si nous n'avons pas pris
+pour raison sociale le titre de</i> «Banque
+nietzschéenne», <i>c'est pour ne pas vous
+effrayer. Vous nous auriez soupçonnés d'être de
+vagues littérateurs, nous, des hommes d'action!
+Nous avons mis le sillon avant la charrue, la
+charrue avant les bœufs,&mdash;mais c'était une
+charrue automobile!</i></p>
+
+<p><i>Entendez-nous bien: nous savons trop quel
+besoin immédiat, primordial et national est la
+moindre personnalité que ce soit et la plus<span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">[Pg 165]</a></span>
+menue individualité, les dangers de tout ordre
+qui s'opposent à son développement et à sa
+mise en œuvre, les mille empêchements, plus
+ou moins conscients ou suscités, qui nuisent à
+sa marche, l'obscure hostilité de l'ambiance,
+des événements et de l'atmosphère.</i></p>
+
+<p><i>Pour un prix modéré et à débattre, vous
+obtiendrez, grâce à nous, toute votre liberté et
+toute votre intensité: la morale supérieure de
+notre entreprise ne vous échappe plus.</i></p>
+
+<p><i>Venons-en aux statuts de notre Société.</i></p>
+
+<p><i>Pour des raisons que vous comprenez, nous
+n'acceptons ni conseil de surveillance ni
+commission de contrôle. Nous assumons la
+charge gratuite de nous servir à nous-mêmes
+de moniteur financier et d'avertisseur judiciaire.
+Nous prenons l'engagement de ne jamais
+présenter, de ne jamais nommer l'un de
+nos amis à un autre, ce qui est le seul moyen
+d'empêcher une coalition de porteurs de titres
+soit contre l'un d'entre eux, soit contre l'un<span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">[Pg 166]</a></span>
+de nous. D'autre part, les titres n'existent pas&mdash;seconde
+précaution. Ils seront nominatifs et
+sur parole&mdash;notre parole à nous. Nous répondons
+de l'avenir&mdash;absolument, exclusivement.</i></p>
+
+<p><i>Et c'est, Monsieur, en toute confiance que
+nous nous avouons des aventuriers, que nous
+proclamons que notre domicile est provisoire
+et que nous ne donnerons pas aux déposants
+le chiffre de leur coffre-fort, voire le lieu de
+leur dépôt.</i></p>
+
+<p><i>En attendant le plaisir d'exécuter vos ordres,
+sachez-nous, monsieur et cher client, vos dévoués.</i></p>
+
+<p>
+ROCAROC,<br />
+<i>ingénieur civil</i>,<br />
+<i>Directeur de l'A. M. I.</i><br />
+<br />
+BIHYÉDOUT,<br />
+<i>sans profession</i>,<br />
+<i>Administrateur délégué</i>.<br />
+</p>
+
+<hr class="chap" />
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">[Pg 167]</a></span></p>
+
+
+
+
+<h2><a name="CHAPITRE_VII" id="CHAPITRE_VII">CHAPITRE VII</a></h2>
+
+<h3>AU RAPPORT</h3>
+
+
+<p>&mdash;M. le Directeur fait appeler M. Sosthène
+de la Galandure.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà! dit un petit homme trapu à face
+camuse et noire.</p>
+
+<p>&mdash;C'est toi, Choléra? fit Rocaroc. Quoi de
+nouveau?</p>
+
+<p>&mdash;Moins que rien, patron! murmura l'autre
+qui s'était affalé sur un admirable fauteuil,
+dès son entrée.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre ami! Raconte!</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, patron! mais je suis encore tout
+remué. Quand on file un type, n'est-ce pas?
+depuis sept, huit jours, histoire de le refroidir,<span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">[Pg 168]</a></span>
+sous couleur qu'il fait trop peu d'auber
+en pilonnant et que c'est pas naturel, quand
+on a tout prêts le rigolo, le lingue et la corde,
+on s'attend à tomber sur un Pactole plombé,
+largué, qu'on peut sentir avant de le reluquer
+et de le palper!...</p>
+
+<p>&mdash;Au fait! monsieur de la Galandure, au
+fait!</p>
+
+<p>&mdash;Donc, hier, j'monte derrière le soi-disant
+pante, en douce. L'hôtel, c'était une clair'voie,
+on n'est r'marqué qu'à la sortie. Donc, je
+monte. C'que j'monte, j'ne sais plus c'que
+j'monte: la Tour Eiffel, rue Beautreillis, quoi!
+Donc, je monte. Le type, plus haut que l'grenier,
+y pousse une porte: pas d'serrure, pas
+d'loquet, pas moyen d'gratter ni d'pousser.
+Je l'laisse entrer, je l'laisse souffler: on souffle
+pas. Je me marre: nib! j'fais mêm' celui
+qui march' sur ses arpions: nib! Enfin
+j'éclate et j'gueule:</p>
+
+<p>&mdash;Y a donc personne ici?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">[Pg 169]</a></span></p>
+
+<p>J'voyais bien qu'y avait du monde, trois
+personnes, si on peut dire, trois grouillis,
+trois ruines, tout ce qu'y faut pour faire une
+fosse commune, dans la chaux, tout' d'suite,
+pour n'y pus penser. Mais un'fois qu'on a
+commencé une conversation... Un des paquets
+remue un peu, à peine: c'était couché,
+comme charognes, d'un blanc sale à salir le
+plâtre, et jaune et vert, avec des plaques
+roses piquées à la peau comme des fleurs en
+papier mâché, un grouillis dolent et geignant,
+un tas dispersé d'immondices humaines
+en quête de tendresse et d'étreinte...</p>
+
+<p>&mdash;Y a rien à faire! gémit une voix.</p>
+
+<p>Y a rien à faire! j'en demeurai pendant
+comme un sanglot. Y a rien à faire! Vous me
+connaissez, patron, j'suis pas marchand d'sentiment
+et j'fais d'l'Ambigu à domicile et sans
+douleur&mdash;pour moi, comm' de juste. J'fusillerais
+dans l'dos mon frère, mêm's'y s'traînait
+à mes genoux, à condition qu'y soye millionnaire<span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">[Pg 170]</a></span>
+et qu'y fasse un mauvais usage de sa
+fortune, en ce qui me regarde, sauf respect.
+Eh ben! j'étais déjà pas mal retourné, mais
+ce «y a rien à faire!» me retourna en plein,
+me foutit sur l'flanc, moralement s'entend,
+plus bas que ceux qu'étaient là à poireauter
+en attendant l'express ou l'omnibus de la Camarde.
+J'tâchai à voir c'qu'y avait là, comme
+détail de pourriture. D'abord le pante à la
+manque, au centre, le Christ en croix, quoi.
+A droite, une vieille rombière aux tiffes gris-vert,
+avec une espèce de peau qu'était pus
+rien du tout, une bouche ouverte jusque-là,
+qu'avait l'air d'avoir avalé ses dents pour manger
+quéqu'chose et qui, depuis, ne s'était pas
+refermée, histoire d'attendre à briffer la manne
+du ciel ou n'importe quoi, en fait d'briques,
+et des yeux, patron, des yeux qu'étaient pas
+noirs, pas gris, pas bleus, qu'étaient tout ça,
+de la cendre et du feu avec, qui crevaient le
+plafond et qu'avaient l'air d'être redescendus<span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">[Pg 171]</a></span>
+du ciel, après une prière, avec perte et fracas,
+et qui disaient, sans pleurer, sans parler, sans
+ciller: «Rien à faire!» J'parle pas des mains,
+non, des squelettes de pattes de faucheux;
+j'parle pas du corps: c'était une croûte sur de
+la crasse avec des chiffons qui se détachaient,
+en craquant... L'autre corps, à gauche, c'était
+un peu plus une femme, rapport à ce que
+c'était, tout de même, pus jeune et, tout de
+même, y en avait un peu plus. Elles avaient
+des râles pareils, un air de famille, même,
+avec le type, et un air de souffrance. Au bout
+d'une seconde, j'les avais identifiés, comme
+on dit: c'était mère et fils, frangin et frangine...
+Y avait pas seulement ressemblance de
+traits, y avait aussi ressemblance de maladie:
+tout ça, c'était ph'tisique au dernier période,&mdash;et
+bientôt, j'vis qu'y avait une aut'ressemblance,
+la pire: ressemblance de lit. Les deux
+femmes, patron, sauf respect, ç'avait l'ballon
+enflé&mdash;si l'on peut appeler ballon une espèce<span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">[Pg 172]</a></span>
+de poche&mdash;la seule&mdash;en pain de sucre,&mdash;le
+seul pain que ces créatures avaient sur
+leur ancien ventre,&mdash;comme de la faim et
+de la misère qui auraient poussé en dehors.</p>
+
+<p>C'que j'racont'là, patron, c'est long, j'm'en
+rends compte, mais ç'avait pas duré longtemps,
+rapport à l'œil, qu'est vite, quand la
+parole, c'est un déménagement.</p>
+
+<p>Vite aussi que s'passa un sentiment qui
+m'taquinait, enfumer toute cette tanièr'là,
+d'une seule boîte d'allumettes, histoire que ça
+prenne feu tout de suite&mdash;et solidement.&mdash;C'est
+p'têtre que ça puait tellement qu'ça vous
+empestait l'cœur et l'âme avec le reste et qu'on
+descendait plus bas qu'l'enfer, dans d'l'horreur,
+dans tant d'horreur qu'ça f'sait de vous
+de la pitié et rien que de la pitié... Je n'sais
+pas patron, j'suis pas éduqué, bref, j'm'entendis
+dire:</p>
+
+<p>&mdash;Ben quoi! j'viens d'la part de l'Assistance...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">[Pg 173]</a></span></p>
+
+<p>J'me rappell' même pus si j'ai dit ça.
+Vous m'grond'rez si vous voulez, patron,
+mais ces gueules ouvertes, ça n'pouvait ni
+crier ni hurler, ça n'pouvait qu'briffer&mdash;et
+ça n'le pouvait pas!</p>
+
+<p>&mdash;Je r'viens! que j'fis et j'cavalai...</p>
+
+<p>Rocaroc, avait, contre sa coutume, écouté
+ce long discours sans l'interrompre, sans
+même donner signe d'intérêt ou de désapprobation.
+Aux derniers mots de La Galandure,
+il ne put se défendre d'un mouvement et proféra,
+très vite:</p>
+
+<p>&mdash;J'ose espérer, Choléra, que vous ne
+revîntes point.</p>
+
+<p>&mdash;Je r'vins, patron, je r'vins&mdash;<i>lof pour
+lof</i>&mdash;et je n'revins pas seul. J'rapportais
+des provisions et du rhum et du champagne
+et des vins et des machins azotés, tout,
+quoi!</p>
+
+<p>&mdash;Vous aviez donc de l'argent? dit Rocaroc,
+au hasard.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">[Pg 174]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Mariette-la-Pie-Grièche m'avait r'filé un
+<i>sigue</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi m'avouer ça, Monsieur de la
+Galandure?</p>
+
+<p>&mdash;On a son honneur d'homme, patron! et
+pour l'usage que j'en fis...</p>
+
+<p>&mdash;Choléra, reprenait durement le Directeur,
+redevenu sincère, quand on appartient à la
+<i>Ligue pour l'extinction pratique du paupérisme
+professionnel</i>, on a accepté des devoirs
+qui...</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, je suis professionnel mais pas
+du paupérisme. Et puis, les devoirs, entre
+nous! Quant à l'extinction, dans le cas présent!...
+Pas la peine d'empiéter sur le temps!...
+J'irai plus loin: fait's pas l'méchant! R'gardez-vous
+dans la glac' de votre cœur: vous êtes
+plus remué qu'moi. Ousque j'y ai été d'un sigu',
+vous auriez marché d'un talbin. Mais voilà:
+Monsieur trône! Monsieur est dans son fauteuil!
+Monsieur nage dans un' si bonne odeur<span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">[Pg 175]</a></span>
+qu'y a pas d'odeur du tout, le fin du fin, le
+rêve! Que monsieur s'transporte, en pensée,
+dans une soupente où que ça fouette tellement
+qu'on n'songe même pas&mdash;tell'ment que ça
+fouette&mdash;à s'sauver soi-même mais à sauver
+tout c'qu'y peut y avoir là-d'dans. Quand
+t'étais p'tit, Rocaroc, t'aurais t'y pas sauvé
+l'chien d'la grott' ed' Fingall, tu sais, c'cabot
+qu'on fait s'baisser, s'baisser, s'rabougrir et
+s'tasser jusqu'à c' qu'y ait pus rien, rapport
+aux gaz méphitiques qu'y-z'appellent et qui
+peuvent monter dans cett' cassin' là qu'à une
+certaine hauteur, comme si la puanteur et
+la mort pouvaient pas monter haut, très
+haut, par-dessus les cieux&mdash;et au travers?
+Eh ben! nous tous, nous n'demandions qu'à
+l'sauver, l'chien de Fingall: on aurait tué
+son salaud d'guide, les cochons de touristes&mdash;ça
+d'vait être d'l'Anglais&mdash;qui laissaient
+agoniser c'brave animal: on aurait pris leur
+pognon pour pouvoir nourrir le chien jusqu'à<span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">[Pg 176]</a></span>
+perpète&mdash;et ça f'sait la rue Michel,
+vieux! Excusez, patron, j'vous ai tuteyé!
+L'habitude! Eh ben! qu'est ce qu'vous en auriez
+eu en plus, d'l'estourbiss'ment d'mes paroissiens?
+Ça n'vous aurait rien rapporté&mdash;et
+d'un; ça n'vous coût' rien, vu qu' si quéqu'un
+en est d'sa poche, c'est la Mariette et
+mézigot&mdash;et d'deux! Quant à ce qui est
+d'salir l'pavé d'Paris, pas à en jacter! vu
+qu'ces gas-là pourrissent sur place, à mes
+frais et dépens et qu'y n'encombrent plus vos
+territoir's, mon prince!</p>
+
+<p>&mdash;Achevez votre anecdote! proféra l'autre,
+d'une voix lointaine.</p>
+
+<p>&mdash;J'y mets l'cadenas à mon <i>anecdoque</i>&mdash;et
+c'est pas long. Mes clients, donc, boivent
+et mangent, pas en gloutons dévorants, mais
+tout doux, tout doux&mdash;comme en prière,
+qu' c'en était pour moi, sauf respect, un' bénédiction&mdash;la
+première. Ils n'mâchaient pas,
+y r'merciaient&mdash;en dedans. Quand j'vis<span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">[Pg 177]</a></span>
+qu'un pauvre petit torchis d'couleur rev'nait
+à leurs fantôm's de joues et qu'y avait pas
+moyen qu'ces gens-là crèvent tout d'suite
+d'une biture inespérée, j'allai chercher aut'
+chose, quéqu' chose de fin, des digestifs, des
+délicatesses, des riens qui font plaisir et qui
+vous font passer d'l'escalier d' service d' l'existence
+et d' l'office, au salon et au fumoir,
+après la salle à manger&mdash;bien entendu,&mdash;parc'
+que, monsieur, on a du monde... J' fus
+récompensé selon mes mérites: ça put, à
+peu près, se tenir sur son séant et avoir, au
+bec, un je ne sais quoi qui peut ressembler
+à un sourire, dans un faux jour. Tant et si
+bien qu'y s' mirent à parler, même à blaguer.
+Quand on a t'nu longtemps sa langue,
+histoire qu'elle n' demand' pas à lécher et à
+tâter d'la briffe, on a besoin d'la lâcher à tort
+et à travers. Vous, vous app'lez ça d'la cordialité.
+Nous, nous sentons qu'c'est une armature
+de bouche et des lèvres qu'ont besoin<span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">[Pg 178]</a></span>
+de vous embrasser, de vous mordre d'amour
+et d' gratitude et qui osent pas... Pour vous
+fair' toucher d'la main la gentillesse de nos
+r'lations au bout d'un moment, j'vous dirai
+seul'ment que j'sentais plus rien et que j'demandais
+aux deux gonzesses, en leur montrant
+leurs deux pauv's œufs d'Pâqu' comm'
+on d'mand' du feu:</p>
+
+<p>&mdash;Qui c'est-y qui vous a fait ça, quand
+c'était pas à faire?</p>
+
+<p>&mdash;C'lui-ci! qu'ell's lâchent en chœur en
+montrant l'type.</p>
+
+<p>Rocaroc ne se possédait plus. Une sueur
+froide au front, il jeta:</p>
+
+<p>&mdash;Je rêve, Choléra! Qui, lui? Le fils? Le
+frère?</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien la réflexion que j'me fis, répondit
+doucement M. de La Galandure.</p>
+
+<p>Oui, ce fut bien ma réflexion. Mais je n'en
+étais plus aux récriminations morales. Je
+proférai:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">[Pg 179]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Lui! Mais, malheureuses!</p>
+
+<p>Et elles eurent le mot&mdash;le seul:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, lui. Il rapportait tout c'qu'y gagnait
+à la maison, monsieur. Tout, tout! Fallait bien
+qu'il ait le plaisir!</p>
+
+<p>Blême et vert, se mordant au sang, Rocaroc
+articula:</p>
+
+<p>&mdash;Choléra, donnez-moi la main. Vous êtes
+un grand philosophe.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas philosophe, hurla l'individu.
+J'veux pas savoir c' que c'est. J'veux
+avoir du cœur quand j'ai du cœur, qu'ça soye
+dimanche quand j'veux qu'ça soye dimanche&mdash;et
+fête nationale aussi! J'veux ni loi morale
+comme on dit, ni loi immorale, comm' ça est.
+J'ai mon anarchisme à moi, mon immoralité
+à moi, ma morale à moi, mes entrailles à moi.
+Et si j'veux pas rigoler tout's les fois qu'je
+peux, j'veux chiâler à ma fantaisie. Qu'ça
+vous plaise ou qu' ça vous plais'pas, ces gens
+qu'j'viens d'vous dire, j'en fais mon affaire.<span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">[Pg 180]</a></span>
+J'les nourrirai, j'les enterr'rai, gosses à venir
+compris. Et puis!...</p>
+
+<p>&mdash;Choléra, prononça Bicorne, noblement,
+serrez-moi la main sans arrière-pensée. Vos
+projets sont les miens, les nôtres... Je... La
+Banque adopte vos futurs protégés. Dans ce
+cas-là, nous n'avons pu étrangler les vrais
+coupables: ils sont trop: la société, l'hérédité,
+les tares du travail et du chômage forcé!... Ne
+froncez pas les sourcils: je ne vous ferai plus
+de phrases: ta main, vieux frère.</p>
+
+<p>&mdash;J'y consens: mais y a quéqu' chose dans
+vot' main. Mince! trois fafiots de cent! T'es-t'y
+louf? Pour eux, pas?</p>
+
+<p>&mdash;Tu l'as dit, frangin. Et y aura du
+pied!</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, monsieur, j'y vais. Et ça s'retrouvera,
+sûr!</p>
+
+<p>Rocaroc demeurait seul sans avoir le courage
+d'appuyer sur le bouton d'appel. Une
+moue presque superbe arquait sa bouche. Et<span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">[Pg 181]</a></span>
+du rêve bleu envahissait ses yeux, sous le
+cerne.</p>
+
+<p>Cet état, si contraire à sa nature et à sa destinée,
+persista plus que de raison.</p>
+
+<p>Le banquier se permit même de parler, à
+vide:</p>
+
+<p>«Qu'est-ce donc la volonté, articula-t'il?
+Qu'est-ce qu'un projet immense et bas? Qu'est-ce
+qu'une philosophie parfaite, codifiée, difficile
+et toute puissante? Est-ce la bassesse de
+cette aventure et son atroce ignominie qui
+me touchent et m'ébranlent? Est-ce seulement
+la misère? Serais-je un justicier au lieu d'être
+un bourreau aveugle? Est-ce l'horreur surhumaine?
+Ou serais-je homme?»</p>
+
+<p>Il essuya son visage et voulut se remettre à
+des comptes.</p>
+
+<p>Plus forte que ses angoisses, plus subtile que
+ses calculs, une douceur&mdash;comme il n'en
+avait pas goûtées depuis des années et des
+années,&mdash;se glissait dans ses veines et ses artères<span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">[Pg 182]</a></span>
+et prêtait à son sang une alacrité, une
+jeunesse salace et comme une joie grave et
+tendre.</p>
+
+<p>Tout à coup, sans préparation, un vers jaillit
+entre ses dents:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">J'ai fait un peu de bien: c'est mon meilleur ouvrage!<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>&mdash;Pauvre Voltaire! songea Rocaroc, tandis
+que le masque entrevu de l'usurier de
+Ferney cessait de grimacer en son cerveau pour
+laisser le passage à des rêves, dans du sommeil:
+le bien, ce n'est pas de l'ouvrage: c'est du
+repos!...</p>
+
+<hr class="chap" />
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">[Pg 183]</a></span></p>
+
+
+
+
+<h2><a name="CHAPITRE_VIII" id="CHAPITRE_VIII">CHAPITRE VIII</a></h2>
+
+<h3>CHEZ MACHIN'S ET AILLEURS</h3>
+
+
+<p>&mdash;Tu dois être satisfait: je me sens complètement
+saoul!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas mécontent, mon ami: ça
+te manquait!</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes dur, monsieur Bihyédout!</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes raide, monsieur Rocaroc et
+cher directeur, mais faisons semblant de causer,
+de sang-froid. Qu'est-ce que c'est, s'il vous
+plaît, qu'une sorte de banquier qui joue le
+trappiste et le bénédictin, qui ne sort d'un
+compte-courant que pour entrer dans une liquidation,
+qui se jette d'un fonds d'État sur
+une valeur industrielle, qui n'est que science,<span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">[Pg 184]</a></span>
+conscience, travail, calcul différentiel et probabilité
+raisonnée? Cet homme-là, monsieur,
+frise, à cent cinquante mille pas, la faillite, la
+banqueroute,&mdash;et la banqueroute frauduleuse,
+la fuite, et même le suicide, si j'ose m'exprimer
+ainsi! On se dit: «S'il ne fait pas la
+noce, c'est qu'il n'a ni les moyens ni les loisirs
+de la faire, pas la moindre liberté d'esprit&mdash;et
+les pires difficultés. D'autant que rien
+ne le rattache à la vie&mdash;à la vie d'ici. Il sera
+aussi heureux en Grèce, ou dans l'au-delà.
+Des spéculations, soit! Mais des spéculations
+métaphysiques, fi! Que l'on nous donne un
+jouisseur!» Car, ne t'y trompe pas, tes actionnaires...</p>
+
+<p>&mdash;Nos actionnaires...</p>
+
+<p>&mdash;Et les obligataires, Bihyédout, et les obligataires?</p>
+
+<p>&mdash;Les obligataires sont obligeants, mais
+tais-toi, tu es vraiment saoul! Tes actionnaires,
+donc, veulent en avoir pour leur argent.<span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">[Pg 185]</a></span>
+Si tu t'affiches avec une maîtresse très
+chère, c'est pour eux une valeur représentative,
+un goûter de dividende et de dividende
+non fictif, c'est une participation cérébrale&mdash;la
+meilleure&mdash;aux bénéfices les plus palpables,&mdash;et
+ils en ont, sauf respect, plein les
+mains...</p>
+
+<p>De petites lumières, sur les tables, se donnaient
+des airs de mourir sans fin, et des
+fleurs fardées pourrissaient, impassibles. Des
+cordons de femmes se nouaient aux dos des
+buveurs comme à Monte-Carlo, derrière les
+pontes et les ors. Mais ici, la partie était plus
+risquée,&mdash;et plus tentante. Que représentait
+celui-ci ou celui-là?</p>
+
+<p>De l'éther et de la morphine luttaient mal
+contre des parfums incertains. Des robes de
+cent louis cherchaient cinquante francs, pour
+l'huissier, ou trente, pour la nourrice. Un
+bouquet de tendresse épicée et lourdement
+mystique, une lie de rosserie besoigneuse<span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">[Pg 186]</a></span>
+enserraient un néant bruyant, d'une prétentieuse
+et outrancière vulgarité, d'un érotisme
+de surface, en cris, en rires, en gestes fous;
+tout était éclatant, pétillant, fusant, crachant,
+embouteillé.</p>
+
+<p>L'excitation et l'assoupissement, ensemble,
+prenaient toutes les formes des rêves: ici,
+d'inoffensifs <i>clubmen</i> replaçaient sur leur
+trône, au hasard des tournées, le Roy légitime
+et l'Empereur héréditaire, non sans insister
+sur la parfaite ordonnance de leur
+éternelle conspiration: ils donnaient, à haute
+voix, les noms des officiers généraux en activité
+de service, des dignitaires et employés
+supérieurs qui étaient dans leurs vues et à
+leurs gages.</p>
+
+<p>Comme le plan et les noms n'avaient pas
+changé depuis douze ans, la plupart des serviteurs
+d'élite ainsi nommés étaient morts,
+en retraite, révoqués ou réclusionnaires, mais,
+parmi les ululements des lautars roumains,<span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">[Pg 187]</a></span>
+cette fanfare d'ambition et d'aventure frappait
+fortement les filles en plein songe.</p>
+
+<p>C'était comme un rien de la terre, sa couronne
+et son auréole, en fumée, qui les venait
+caresser dans leur idéal et leur huitième
+ciel. Elles goûtaient leur plus pur, leur unique
+délice, promenade de soleil factice dans le
+préau clair et musical de leur prison de joie
+inexorable et de volupté à perpétuité, oasis
+d'oubli et de puérilité pâmée, nirvâna de silence
+relatif et profond pour leur âme lointaine,
+au bord d'un verre à paille et à glace
+pilée.</p>
+
+<p>Des morphinomanes s'abandonnaient tout
+à fait, prêtaient généreusement aux gens des
+«gueules» d'anges et de dieux païens, ouvraient
+des bars de petites filles visionnaires,
+parlaient comme on prie, ouvraient ces yeux
+immenses qui ne voient plus rien, ouvraient
+ces pauvres ailes de la débauche démente qui
+battent la campagne pour faire rire ceux qui<span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">[Pg 188]</a></span>
+ne savent pas, pour faire pleurer les séraphins
+tombés, s'il en reste...</p>
+
+<p>Les courtisanes de carrière et de vocation,
+en brique pâle et en bois dur, reposaient à
+peine leurs regards de femmes sur les tachettes
+rouges à toques noires et jugulaires d'or des
+grooms indifférents et las pour se remettre,
+muettes et dédaigneuses, à la disposition sans
+rigueur de cette inconnue algébrique, M. Miché.</p>
+
+<p>Les inévitables et illustres plaisantins
+usaient leur ventre pour faire couler de table
+à table et de salle en salle, un rire liquide, de
+la limonade, telle <i>fine</i>&mdash;ou quel champagne!
+Petite-fille d'une bouquetière historique, une
+vieille sorcière colportait des boutonnières et
+des fantômes de roses. Le patron hoquetait
+de client en client, par politesse et pour ne pas
+faire honte à son ami le prince X... ou le comte
+romain Y..., en bon copain très rond, très sûr,
+à peine sec&mdash;sur les prix.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">[Pg 189]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu, dit Rocaroc, la différence entre
+les lautars et les tziganes? Les lautars, c'est
+le coup de couteau, les tziganes, c'est l'empoisonnement.
+La valse lente, c'est le chloroforme.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! murmura lentement Bihyédout,
+tu es moins saoul!</p>
+
+<p>&mdash;La musique, mon ami, la musique.
+L'odeur, le dégoût!</p>
+
+<p>&mdash;Décidément, tu n'es plus saoul du tout!
+Dommage!</p>
+
+<p>&mdash;Dommage! Tu es gentil! Voulais-tu
+m'entôler?</p>
+
+<p>&mdash;Pas moi! Mais ça ne te ferait pas de
+mal. Ni à nous! Il n'y a rien de meilleur pour
+un voleur&mdash;tu permets?&mdash;que d'être entôlé.
+C'est un brevet de bêtise, partant, d'honorabilité.</p>
+
+<p>&mdash;Nous n'en sommes pas là, Bihyédout!</p>
+
+<p>&mdash;Parole! Tu n'as jamais été plus lucide!
+Mais pas fin! Nous nageons dans le succès.<span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">[Pg 190]</a></span>
+Conjurons le sort. Ayons l'air de ne pas faire
+exprès de réussir. Nos opérations sont sans
+risques. Pourquoi? Parce qu'elles sont illicites
+et criminelles. Pouvons-nous le proclamer
+à la face de l'Univers? Si nous avons une
+bonne et brave gaffe, bien stupide, bien humaine,
+nous sommes sauvés. Il ne faut jamais
+avoir la figure de posséder la pierre philosophale.
+Un sorcier? horreur! Un inventeur
+malchanceux? ah! le brave homme! un financier
+infortuné! un être génial! il prendra sa
+revanche! Et chacun de courir à sa réserve!
+le porte-monnaie n'a plus de fond!</p>
+
+<p>&mdash;Un simple mot, Bihyédout! ne puis-je
+pas m'entôler moi-même?</p>
+
+<p>&mdash;Tu te surpasses! Nous sommes deux,
+vieux! nous sommes deux!...</p>
+
+<p>... Les violons râclaient plus bas: contractions
+de gorges et extases d'entrailles... Un rut
+contenu, maintenu, puis crissant et jaillissant,
+aigu, douloureux et bref, pleurait en communion<span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">[Pg 191]</a></span>
+de caresses inconscientes et larvées, en
+un ramas de simagrées mélodiques et sensuelles
+qui semblaient mimées par les notes et
+les gestes même des exécutants... Pas la moindre
+illusion, d'ailleurs... La gaze qui filtre, dans
+certains théâtres, le délice et la fatalité des
+morceaux de musique et des musiciens, le tamis
+nécessaire entre la moustache des exécutants
+et l'extase de l'assistance, la moustiquaire
+d'idéal, pour tout dire, n'existe pas
+chez Machin's. Les lautars sont comme chez
+eux, sont chez eux. Leur coup d'archet n'interprète
+pas: il commande, donne des indications
+précises et personnelles: c'est un <i>espéranto</i>
+rauque, sensuel et brutal. Ils ne sont
+que des rastas en tenue parmi des rastas plus
+ou moins en civil, gigolos d'ordonnance à
+torsades et brandebourgs, qui aguichent et qui
+récoltent, qui surveillent et qui contrôlent.
+Les buveuses ne les regardaient pas: elles
+sentaient leurs yeux&mdash;sur elles&mdash;et en elles.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">[Pg 192]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Ne crois-tu pas, murmura Rocaroc, qu'il
+faudrait tuer ça aussi, tout ça, tout ça?</p>
+
+<p>&mdash;Quoi, ça? <i>Ça</i> mâle, <i>ça</i> femelle?</p>
+
+<p>&mdash;Femelle!</p>
+
+<p>&mdash;Tu en as de bonnes! Autant nous enlever
+le pain de la bouche! C'est ça qui fait les
+mendiants, qui fait les tapeurs, qui fait les
+avares, notre clientèle entière, quoi! C'est ça
+qui fait pousser, germer, mûrir, éclater de
+dégoût, la honte, la peur de vivre, c'est ça, le
+ferment anti-social! Assassiner les prostituées!
+Sacrilège! Tu n'en as pas l'étrenne! On a essayé.
+Il y a eu cet imbécile de Jack l'Éventreur
+(qui était légion). Ils ont éventré de
+braves Irlandaises qui tout de même, dans
+Whitechapel, en donnaient bien pour leurs
+pence aux matelots ivres et aux policemen.
+Il y a eu une petite équipe, ici, qui a travaillé
+peu ou prou; résultat: on a guillotiné
+un Pranzini et un Prado, innocents comme
+l'enfant qui vient de naître (et tout le monde<span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">[Pg 193]</a></span>
+le sait aujourd'hui, même ces brutes de jurés
+qui acquittent depuis, à tour de bras, en présence
+même de l'évidence, histoire de présenter
+leurs excuses aux têtes inapaisées, dolentes
+et sanglantes du Levantin Pranzini et
+de M. Frédéric Linska de Castillon!) Au reste,
+la fille, ça repousse&mdash;et ça dure. C'est une
+maladie de langueur.</p>
+
+<p>&mdash;Allons-nous-en, dit Rocaroc. Ça ne me
+met pas en train.</p>
+
+<p>... Les Champs-Elysées avaient l'air de retenir
+leur souffle et de fuir, en deux bandes
+serrées d'arbres et de verdure, devant l'invasion
+incessante et crissante des autos et autres
+voitures galopant vers le Bois. A distance,
+l'Arc de Triomphe de l'Etoile, tout petit, paraissait
+s'ouvrir de lui-même, tout exprès pour
+laisser le passage à ces monstres de fer teint,
+gantés et chaussés de caoutchouc. Penchés
+l'un sur l'autre, les monuments et les bassins
+mouraient, en clair-obscur.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">[Pg 194]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Comme c'est triste! dit Bihyédout. Il
+faut sortir du bagne pour s'attacher à la grandeur,
+à la tendresse, à l'infini de ce paysage
+engeôlé! Et encore, toi, tu dois n'y rien comprendre:
+tu ne t'es pas évadé! Mais pour moi,
+ce sont les lacs, les entrelacs et les lacis de
+toutes les Guyanes avec les routes pour gardes-chiourmes
+français et indiens et les baraques,
+à droite et à gauche, où dorment, d'un œil, les
+guet-apens, les fers et les boucles!... C'est délicieux,
+tout de même. Il y a ce ciel en fil de
+Suède, ces coulées de vert-de-gris, de rouille
+et de terre de Sienne jouant avec du vert clair
+et du vert mélancolique, il y a ces désespoirs
+d'arbres et cette sérénité atroce; il y a ce
+paysage ancien captif dans une ville changée
+entièrement, possédée par les démons modernes
+et qui ne pense même plus à ses vieux
+otages, qui leur passe à travers le corps, à travers
+l'âme, en embardée, et qui ne leur envoie
+que ses enfants et ses vieillards comme<span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">[Pg 195]</a></span>
+en un autre préau d'asile ou d'hôpital. Mais,
+au fond je crois que ces petits lacs et ces
+vieux troncs à feuillages ne se soucient plus
+de Paris et qu'ils ont oublié la ville comme
+la ville les a oubliés. Ce sont des exilés qui
+causent à voix basse et qui font un bruit de
+limbes en se saluant.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">&mdash;<i>Super flumina Babylonis</i>,<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>ne put s'empêcher de fredonner Rocaroc.
+Tu n'es pas gai ce soir, Bihyédout.</p>
+
+<p>&mdash;Ni gai ni triste. Mais ta citation est
+fausse. Les hommes, ça se fait à tout: ça
+peut mourir quand ça veut&mdash;ou à peu près!
+Et puis, si enchaîné que ce soit, ça n'a-t-il pas le
+plaisir de traîner ses fers et ses pieds, d'avoir,
+au son même que chantent ses entraves, je ne
+sais quelle ombre de mélodie, je ne sais quelle
+âpreté de souffrance vivifiante et je sais trop&mdash;et
+toi aussi!&mdash;quelle révolte de vie, de vie
+ancrée, oxydée, latente et gonflant son sang,
+de vie plus forte que sa destinée, de vie-espoir,<span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">[Pg 196]</a></span>
+de vie-volonté qui vous fait respirer du
+passé et de l'avenir, de l'avenir surtout, à
+pleins poumons, à poumons ivres, à poumons
+libres! <i>Super flumina Babylonis!</i> Nous
+avons connu mieux et pis... De quelle sueur&mdash;pour
+ne pas parler de cœur&mdash;abattions-nous
+là-bas, près du Maroni, les arbres et les
+broussailles dorées? Nous imaginions, peut-être,&mdash;confusément,&mdash;que,
+ces bois fauchés
+et massacrés,&mdash;l'habitude!&mdash;nous
+apercevrions, de moins loin, dans nos rêves,
+les arbres familiers, nos arbres à nous, ceux
+de nos cimetières et de la route de notre
+clocher! Eh bien! vieux, c'est en m'évadant
+que j'ai découvert que les arbres n'ont pas
+de patrie et que, partout, ils sont amis à qui
+leur est ami, à qui a besoin d'eux. Ils avaient
+un signe&mdash;lequel? je ne le reconnaîtrais
+pas: je ne suis ni sorcier ni poète&mdash;pour
+m'indiquer, de proche en proche, un semblant
+de chemin dans ces horreurs de forêts<span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">[Pg 197]</a></span>
+vierges qui couchent les nègres et forçats
+marrons à la nuit et les fauves, singes féroces,
+serpents voraces et gypaètes&mdash;à perpétuité!...
+Ils se prêtaient même, ces braves arbres, à
+des escalades impossibles et à des retraites de
+repos, devant les dangers d'acier, de plomb,
+de griffes et de dents. Ils vous portaient et
+vous berçaient, comme des nourrices gigantesques
+aux mille bras, aux mille boucles, aux
+mille rubans de feuilles et de fleurs!... Ils ne
+pouvaient qu'être bons et divins, aspirant le
+feu et l'âme de la terre par leurs racines recluses
+et disant, quand le vent le leur permettait,
+bonjour aux étoiles, leurs sœurs, emprisonnées
+dans un ciel lourd derrière une
+grille de nuages... Ils consument une vigueur
+inutile qu'ils veulent nous transfuser, en prenant,
+de leurs aspérités providentielles, une
+goutte de notre pauvre sang et ils restent debout,
+comme s'ils étaient tous des grenadiers,
+en ne dansant pas assez, en ne perdant pas<span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">[Pg 198]</a></span>
+assez de leur frondaison parce que, mon cher,
+les arbres ne sont pas plus malins que nous:
+tout ce qu'ils espèrent, c'est d'être couchés un
+jour, pour de vrai!</p>
+
+<p>&mdash;C'est toi qui es saoul, pauvre vieux: tu
+es lyrique!</p>
+
+<p>&mdash;Lyrique! Je les entends, je te le jure, les
+salamalecs et les caresses du vent; il n'y en
+a pas beaucoup: c'est de choix. Les arbres
+de la Guyane conversent avec ceux d'ici et
+communient, en nostalgie. On ne leur demande
+plus rien, ni aide, ni ombre; on ne les connaît
+plus, on ne s'évade plus, on n'a même plus
+l'idée de lever leurs yeux vers leurs branches
+pitoyables pour entendre mieux pépier les petits
+oiseaux! Ah! je reconnais le souffle de mes arbres,
+des arbres du Maroni! Je ne suis l'ennemi
+des hommes que parce que je suis l'ami des arbres.
+On blague les singes qui passent au travers
+et par-dessus. Eh bien, moi! je voudrais être un
+je ne sais quoi d'arbre, une sous-racine, très<span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">[Pg 199]</a></span>
+bas, très bas, comme je le suis moralement,
+pour rendre à un arbre ce que je leur dois à
+tous! Et... et... Qu'est-ce qu'ils ont donc, les
+arbres à me dire de m'évader encore... M'évader?...
+D'où?...</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>... Un coup de feu tiré d'un massif ne permit
+pas à Rocaroc de répondre à un Bihyédout
+vivant...</p>
+
+<p>Le promeneur était tombé le nez contre
+terre et déjà une nuée d'agents cyclistes s'abattait
+autour du cadavre et du survivant. Une
+seconde après, deux autres policiers en bourgeois
+accouraient, dramatiques, en hurlant:</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne l'avons pas! nous ne l'avons
+pas! On est après!</p>
+
+<p>&mdash;Ça n'est donc pas monsieur? demanda
+l'un des premiers arrivés, en désignant, avec
+un respect subit, le Rocaroc stupide.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur?... l'assassin?... Ah! des fois,
+non! rigola un des civils.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">[Pg 200]</a></span></p>
+
+<p>Et le second, secouant affectueusement le
+banquier, lui glissa:</p>
+
+<p>&mdash;Faut pas faire cette gueule-là, patron!
+On est un homme, pas?</p>
+
+<p>... Une demi-heure après, le commissaire
+du quartier, mandé en hâte à son bureau,
+s'usait à réconforter le survivant:</p>
+
+<p>&mdash;C'est entendu, monsieur, les Champs-Elysées
+ne sont pas sûrs, mais à qui la faute?...
+A des gens comme votre macchabée, pardon,
+votre ami, pardon, monsieur le directeur, votre
+secrétaire général. Je me demande s'il faut
+vous l'avouer&mdash;oui, oui, il le faut..., pour diminuer
+votre douleur..., pardon, votre chagrin...,
+pardon..., votre saisissement..., bref, c'était un
+pas grand'chose. Vous ne comprenez pas? tant
+mieux!... C'était un bon employé?... Mieux?...
+un excellent collaborateur? Mieux encore?
+un associé? Plus? Une cheville ouvrière?
+Diable! Mais ça se remplace! Dans une grande
+entreprise comme la vôtre... Abordons, monsieur,<span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">[Pg 201]</a></span>
+un point plus délicat. Pardon, une
+fois de plus, mais Bihyédout, feu M. Bihyédout&mdash;ou
+soi-disant tel&mdash;ne m'était pas inconnu...
+Usurier, mais oui, monsieur, usurier, courtier
+d'usurier, faux courtier d'usurier... Oui,
+nous savons tout! Hélas! Et des mœurs!... Vous
+voyez là&mdash;et dans le lieu même de sa mort&mdash;la
+cause de sa fin! jetons un voile, oui, oui,
+pardon!... Je ne suis pas prude... Magistrat...
+parisien... lettré... le quartier... On comprend
+encore ça au bagne, mais ici, quand il y a tant
+d'occasions!... Comment? vous ignoriez? Ah!
+mon pauvre monsieur, comme je vous félicite!
+vous ne saviez pas que votre secrétaire-général
+était un forçat évadé, un certain <i>Défrisé des Panoyaux</i>?
+Elle est bonne! Nous le savions, nous:
+il était de la boîte! Sans ça!... Et je me permets
+de vous rendre hommage: le défunt qui
+nous a dénoncé tout l'univers n'a jamais écrit
+un mot sur vous, pas ça, pas ça, pas la moindre
+fiche anonyme, la peau, quoi!... Mais croyez-moi,<span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">[Pg 202]</a></span>
+il aurait pu devenir dangereux: il était
+beaucoup trop intelligent. Il nous faisait beaucoup
+de tort à nous, personnages officiels:
+il devinait, monsieur! C'est affreux! Vous, il
+vous aurait mangé aussi! C'était plus fort que
+lui: il fallait qu'il mît tout dans sa poche,
+les choses, les gens. Croyez-moi, monsieur,
+n'ébruitez pas cette affaire... Histoire de
+mœurs... Il était ivre, n'est-ce pas? ivre-mort?...
+Non?... Si... si!... Ivre-mort ou, du
+moins, au moment précis de la congestion...
+Non?... Accordez-moi qu'il titube... Vous êtes
+obligés de le quitter... Rendez-vous... rendez-vous
+d'affaires! Et alors arrive une de ces sales
+autos, qui fiche le camp, après, très vite...
+Allez vous coucher, monsieur, au plaisir!...
+La voilà justement, l'auto!...</p>
+
+<hr class="chap" />
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">[Pg 203]</a></span></p>
+
+
+
+
+<h2><a name="CHAPITRE_IX" id="CHAPITRE_IX">CHAPITRE IX</a></h2>
+
+<h3>LA SÉANCE CONTINUE.</h3>
+
+
+<p>
+<i>M. Rocaroc à M. Capucino, Cayenne</i><br />
+<br />
+Mon cher Directeur,<br />
+</p>
+
+<p>Vous m'avez vu, si vous m'avez regardé,
+pleurer un ami qui vous toucha, hélas! de
+trop près.</p>
+
+<p>Un même deuil m'étreint aujourd'hui.</p>
+
+<p>Vos fonctions vous ont permis de peu
+fréquenter le nº 14713, dit le <i>Défrisé des
+Panoyaux</i>: c'est l'objet de mes regrets et de
+ma douleur.</p>
+
+<p>Au bagne, j'avais peu remarqué l'individu:
+il n'était pas de mon équipe&mdash;et j'avais
+autre chose à faire.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">[Pg 204]</a></span></p>
+
+<p>Mais, dès mon arrivée à Paris, il s'imposa
+à moi par une ingéniosité, une énergie, une
+éloquence, un esprit d'initiative et une bonhomie
+insensés. Je lui devrai la fortune.
+Inventeur, créateur de notre banque, il ne
+s'en occupait que de loin, et de haut, et se
+contentait de ses appointements de secrétaire
+général, qui étaient fort élevés, et de sa participation
+aux bénéfices, assez peu négligeable.</p>
+
+<p>Comme tous les hommes de génie, il s'en
+tenait à ses idées qui changeaient souvent et
+se multipliaient, au pas de charge, se souciant
+peu de leur application.</p>
+
+<p>Paul Chéry, pour le nommer, était une
+brute qui avait soif de néant et de ciel. Bihyédout
+(nom, pour Paris, du 14713) était un
+esprit qui&mdash;je l'ai su trop tard&mdash;n'avait
+soif que de l'ordure. Mais il ne m'a jamais fait
+que du bien. Passons. Moi, vous me connaissez,
+monsieur le Directeur: je ne suis ni bon,
+ni mauvais, je suis au <i>mitan</i>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">[Pg 205]</a></span></p>
+
+<p>Je vous vois sourire et murmurer: <i>in
+medio stat virtus</i>.</p>
+
+<p>Je ne suis, certes, ni vertueux, ni la Vertu
+(avec un grand V) ni même <i>une vertu</i>. J'ai
+pris ma part des péchés des hommes, mais
+tout est relatif, tout est <i>actuel</i>.</p>
+
+<p>Assassin et voleur, je prétends valoir n'importe
+qui et n'être pas méchant. Je me suis
+défendu, et me défends, <i>d'avance</i>, voilà tout.</p>
+
+<p>Vous avez, dans une de vos dernières lettres,
+blâmé la profession que je me trouve avoir
+embrassée. Je n'ai pas été désapprouvé par un
+de vos supérieurs les plus hiérarchiques et
+j'ai même eu la joie respectueuse et un peu
+amusée de vous faire décerner un honneur
+qui, au reste, vous était dû. J'éprouve la joie
+plus grande, plus humaine, plus qu'humaine
+et très pure d'avoir rendu service à ceux des
+hommes qui sont dignes de ce nom, qui
+veulent travailler, avoir des jours pleins et
+des nuits sereines.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">[Pg 206]</a></span></p>
+
+<p>Oui, mon cher maître, la suppression des
+empêcheurs de goûter et de déguster en rond
+n'a pas une mauvaise presse. J'incarne la
+Fatalité ou plutôt nous l'incarnions, ce pauvre
+Bihyédout et moi, avec désinvolture.</p>
+
+<p>Mais mon triste associé devenait terriblement
+chimérique. Son idéologie tournait au
+lyrisme et à l'extase et, si j'ose l'avouer, un
+discours qu'il me débita à l'instant de sa mort
+m'épouvanta plus que sa fin même.</p>
+
+<p>Il n'est que le camouflage de son trépas
+pour m'avoir terrorisé plus encore. Imaginez
+que le commissaire n'a pas voulu encaisser et
+endosser le guet-apens et le meurtre. Il paraît
+qu'il y avait des à-coups et des dessous. J'ai
+compris les capitaines de gendarmerie qui
+utilisent des balles de Lebel dans des cadavres
+de bandits à primes et avancements, mais
+faire passer une auto sur la trace d'un revolver,
+c'est une opération judiciaire que je ne
+connaissais point.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">[Pg 207]</a></span></p>
+
+<p>J'ai rendu quelque estime à ces voitures
+calomniées et, comme on ne sait pas ce qui
+peut arriver et que la disparition de mon
+associé me laissait des fonds disponibles, j'ai
+acheté une soixante-chevaux. A votre service,
+mon cher directeur!</p>
+
+<p>Mon malheureux ami était très parisien,
+très répandu, universellement méprisé et
+honni, c'est dire qu'on en parlait à tout bout
+de champ. Personne ne s'est inquiété des
+conjonctures où il avait perdu l'existence. Au
+fond, c'est un suicide comme celui de Paul
+Chéry, mais ici, c'est la Loi qui, éclatante et
+en grand apparat, rend, sans tête, un fou à sa
+chimère, là (c'est ici), la Loi fait écrabouiller
+un sage voluptueux pour l'enfouir sans bruit.
+Ah! la vie! mon cher directeur! la vie! c'est
+au dessous de la bêtise, de l'idiotie et du
+néant!</p>
+
+<p>C'est tellement sot que ça vous enlève
+tout sentiment et que ça ne vous laisse qu'une<span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">[Pg 208]</a></span>
+sorte d'égoïsme vaniteux et sentimental (ce
+qui n'est pas un sentiment).</p>
+
+<p>Au fond, je suis satisfait; bassement, ignoblement,
+d'être débarrassé de mes deux amis,
+Chéry et Bihyédout, heureux de les regretter&mdash;à
+en crever&mdash;et d'avoir à les regretter.</p>
+
+<p>Je me sens libre.</p>
+
+<p>Je ne me sens libre que maintenant.</p>
+
+<p>Libre parce que les affaires ne vont pas
+mal du tout.</p>
+
+<p>Libre parce que je n'ai plus ni hypnotiseur,
+ni conseiller cynique et bonasse, libre
+parce que je n'ai plus besoin de mon terrible
+cousin de ministre (j'espère que vous l'avez
+remercié pour votre rosette), libre envers mes
+victimes et mes employés.</p>
+
+<p>Car je continue à exercer mon industrie.</p>
+
+<p>J'ai charge d'âmes, d'âmes à délivrer&mdash;s'il
+en reste,&mdash;d'âmes à nourrir, avec le corps.
+J'ai hésité, j'ai interrogé ma conscience
+(mais oui!) et mon cœur (parfaitement!) Et<span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">[Pg 209]</a></span>
+nous avons eu, hier soir, notre mendiant
+quotidien (deux ou trois au nombre) et un
+type qui n'est pas pour me faire changer de
+main (vous verrez ci-après le gabarit du coco).</p>
+
+<p>Je vous avouerai, en outre, que j'ai besoin
+d'occupation et de distraction, que la méditation
+m'est lourde et insupportable et que j'ai
+trop de souvenirs pour un seul homme.</p>
+
+<p>Je fonderai, à l'automne, un journal gouvernemental,
+mais nous nageons encore en
+plein été et je tiens à posséder personnellement
+la moitié plus une des actions, argent
+comptant: j'ai peur de me soupçonner et
+convaincre d'ambitions politiques. La famille,
+voyez-vous!</p>
+
+<p>J'ai un cousin ministre. Pourquoi ne serais-je
+pas député?</p>
+
+<p>Vous m'avez rendu l'honneur&mdash;l'honneur
+d'un autre&mdash;et prêté une nouvelle vie&mdash;la
+vie d'un autre. Je suis un citoyen tout neuf,
+tout battant neuf, un électeur qui n'a pas<span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">[Pg 210]</a></span>
+encore servi, un éligible à la disposition des
+scrutins. Je vous dois tout&mdash;et la liberté qui
+est plus que tout.</p>
+
+<p>Vous êtes mieux que mon père. Passons.</p>
+
+<p>Ou plutôt, puisque nous n'avons pas encore
+quitté ce terrain, vous me laissez deviner que
+vous êtes, non fatigué, Dieu merci! mais las!
+et, si j'ose employer ce mot, un peu écœuré!</p>
+
+<p>Vous n'avez jamais profité de vos congés,
+vous les avez capitalisés: ça fait un assez joli
+tas de campagnes et d'annuités. Bref, vous
+avez droit à votre retraite: pourquoi n'en
+jouiriez-vous point? Et vous me permettrez de
+donner à ce terme: <i>jouir</i> tout son sens, tous
+ses sens.</p>
+
+<p>Je connais votre tristesse et quelques-uns
+de vos chagrins. C'est une raison de vous
+secouer. La terre de Guyane vous est, depuis
+plus d'une année, aussi disgracieuse et dolente
+que le pavé de Paris. Vous n'avez plus aucune
+illusion sur la moralisation possible des forçats,<span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">[Pg 211]</a></span>
+des gardiens, du personnel administratif,
+de la colonie entière, voire de vos égaux et
+supérieurs hiérarchiques de Cayenne et de la
+mère-patrie. D'autre part, monsieur le Directeur,
+vous êtes jeune encore et plein de ce feu
+sombre qui veille et se conserve sous la cendre
+et qui doit se jeter sur l'existence pour ne pas
+se consumer soi-même et se détruire vainement,
+plein d'une énergie inemployée qui doit
+s'user en volupté et en action nouvelle, d'une
+bonté, enfin, à laquelle il faut un aliment et
+des objets inédits.</p>
+
+<p>Interrogez-vous bien, n'avez-vous pas envie
+de Paris, du boulevard, des cafés, des théâtres,
+de tout ce qui vous peut être oubli,
+distraction, rêve dans un passé très lointain?</p>
+
+<p>Et moi, et moi... car il faut parler de moi...</p>
+
+<p>Vous souvenez-vous du <i>Journal intime</i> que
+vous voulûtes bien parcourir, à mon insu,
+quand j'étais à votre service. Vous m'avez
+serré la main, violemment, pour avoir lu, en<span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">[Pg 212]</a></span>
+tête d'un de mes cahiers, le cri de bête:
+«Oh! un ami!» Ce cri-là, actuellement, c'est
+tout moi! Je n'aurais plus le courage d'y
+ajouter des mots! Je ne pleure même plus. Il
+me semble que ce cri, c'est mon odeur&mdash;une
+odeur de mort, une envie, tout ce qui me
+reste de besoin d'existence, de besoin d'âme,
+de besoin!</p>
+
+<p>Eh bien! venez, mon cher Directeur, venez!
+ne vous en tenez pas à un préjugé grotesque:
+acceptez d'être secrétaire général de mon
+entreprise, mon directeur de conscience, oui,
+de conscience, mon compagnon de pensée,
+mon père, enfin, puisque vous êtes mieux que
+mon père. Toute la somme d'affection, de
+tendresse, d'estime, d'admiration et de respect
+que je n'ai pas eue à dépenser, hélas!
+tous mes bons sentiments, tout mon sentiment,
+je les situe en vous: je ne vous donne
+sans doute pas beaucoup, mais on ne donne
+que ce qu'on a.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">[Pg 213]</a></span></p>
+
+<p>Dieu est trop haut pour moi: je m'arrête à
+l'homme que vous êtes, si homme et si âme.
+En outre, j'ai un aveu à vous confier: je suis
+résolu à faire le bien, à payer la rançon très
+large de mes opérations, à créer, autant que
+je le pourrai, un office personnel et privé de
+l'aumône éclairée et supérieure, de la fraternité
+réfléchie, un ministère du sourire et de
+la prière exaucée. Je veux reprendre sur les
+faux pauvres pour les vrais pauvres, sur les
+inutiles dangereux pour les inutilisés nécessaires
+ou simplement utilisables, sur les incurables
+pour ceux qu'on peut guérir, sur la
+plaie purulente pour la blessure touchante et
+noble, mais, n'est-ce pas? ne m'obligez point
+à devenir pompier: vous m'avez compris,
+vous acceptez?</p>
+
+<p>C'est le discours <i>in extremis</i> de Bihyédout qui
+a triomphé de mes derniers doutes: ce bougre-là
+m'avait refoulé dans le vice et dans le
+crime, qui me faisait laver le sang dans de<span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">[Pg 214]</a></span>
+l'<i>extra-dry</i> et du <i>whisky</i> sans <i>soda</i>, qui me faisait
+oublier les vieillards assassinés dans de
+jeunes drôlesses terriblement vivaces! Et ce
+Méphisto à bedaine m'écrase de poésie avant
+de s'enliser dans l'authentique infini! Son
+lyrisme s'est, dans mes veines, transmué en
+pitié: c'est la seule poésie humaine...</p>
+
+<p>Mais je suis véritablement ému: je m'étends,
+je m'étends...</p>
+
+<p>Puisque vous acceptez mon humble proposition
+(ne dites pas non!) je veux vous
+faire un tableau de ma compagnie, je ne veux
+pas écrire ma bande.</p>
+
+<p>Je suis à la tête d'une centaine de bandits
+qui ont été très affectés&mdash;jusques et y compris
+les larmes&mdash;de la mort du <i>Défrisé des
+Panoyaux</i>. Il en est qui <i>ne voulaient plus vivre</i>
+et qui, petit à petit, m'amenaient des recrues
+d'élite (lesquelles, pour rien au monde, n'auraient
+voulu coopérer aux agissements de
+Bihyédout et ne sont peut-être pas étrangères<span class="pagenum"><a name="Page_215" id="Page_215">[Pg 215]</a></span>
+à son trépas obscur). Anciens et nouveaux se
+sont réconciliés sur le cadavre en me déclarant
+qu'après tout, j'étais «un autre costeau
+que le type, moins poseur, moins râlant,
+moins rechignant, plus distingué&mdash;et d'attaque».
+Ç'a été, pour la pègre, une délivrance,
+et pour moi, un nouvel escadron. J'ai deux
+cent cinquante exécutants (ou exécuteurs)
+sans mettre en ligne de compte les indicateurs,
+amateurs et le casuel.</p>
+
+<p>Une des branches les plus florissantes de mon
+industrie, est le duel, j'entends le duel entre
+duellistes d'une certaine espèce et qui représentent
+les spadassins d'antan, à cette différence
+près qu'ils sont, non employés à gages,
+mais sans gages et que leurs patrons intérimaires
+s'en défendent plus que de raison. En
+occupant ces gars entre eux, quelques-uns de
+mes clients ménagent leur légitime et je ne
+désespère pas d'arriver, de proche en proche,
+à réaliser cette admirable page de <i>Salammbô</i><span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">[Pg 216]</a></span>
+où les mercenaires se détruisent, malgré eux
+et en s'embrassant, jusqu'à la plus fugitive
+des ombres de leur ombre. Mais il faut encore
+un gros ordinaire de combats singuliers pour
+en gorger le public, nausée incluse, et le préparer
+à une hécatombe en règle où tout disparaîtra,
+avec les procès-verbaux de rencontre,
+témoins contre témoins, médecins contre
+médecins, armuriers contre reporters et marchands
+contre gendarmes.</p>
+
+<p>Ma clientèle est contente: ça continuera.</p>
+
+<p>Il faudra bien encore, un jour, après épuration,
+bien entendu (mais ça vous regarde,
+mon cher Directeur), mettre le feu aux asiles
+de nuit, bancs de nuit, hôtels à la corde,
+maisons d'aliénés, hôpitaux, voire, hélas! aux
+prisons, dépôts de mendicité, salles soi-disant
+de travail, refuges et ouvroirs. Il faudra, après
+examen préalable (c'est encore votre affaire)
+tirer des feux de salve sur les moignons d'humanité
+qui viennent aux casernes quêter<span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">[Pg 217]</a></span>
+les eaux grasses et les os jetés... Mais ne songeons
+qu'au bien.</p>
+
+<p>Je ne suis pas digne de m'y frotter. Déjà
+j'ai, en propre, des disponibilités monnayées
+très suffisantes, non pour récompenser le vrai
+mérite qui n'est rien, mais la pénurie méritante,
+qui est tout.</p>
+
+<p>Si vous vous refusez à ma demande, je
+suivrai les errements de Bihyédout, je me
+livrerai à un massacre à la Saint-Dominique
+ou à la Hérode et je n'aurai pas de fine douceur
+dans un remords opaque et sourd. Je
+réclame de vous un sacrifice immense et,
+quoique indigne, je vous offre un sacerdoce,
+le plus rare et le plus consolant qui soit.</p>
+
+<p>A bientôt, n'est-ce pas? mon cher maître
+et collaborateur, et sachez moi, d'un cœur
+régénéré et rasséréné par la gratitude agissante,</p>
+
+<p>
+Votre<br />
+<br />
+Feu B. de La C.<br />
+</p>
+
+<hr class="chap" />
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">[Pg 219]</a></span></p>
+
+
+
+
+<h2><a name="CHAPITRE_IX_annexe" id="CHAPITRE_IX_annexe">CHAPITRE IX (<i>annexe</i>)</a></h2>
+
+<h3>LOUIS-NAPOLÉON SOLSEQUIN</h3>
+
+
+<p>«Lorsque, sur le coup de sa quarante-deuxième
+année, M. Agénor-Constant-Eudoxe
+Solsequin connut la gloire d'être père, il n'en
+conçut (pour ainsi parler) qu'une fort spéciale
+vanité. Après un conciliabule anxieux avec
+deux de ses amis, militaires à la retraite et
+mécontents, il se rendit en cabriolet, en leur
+compagnie, à la mairie de Strasbourg, et déclara
+ne consentir à donner à son enfant légitime
+et du sexe affirmé masculin, que les prénoms
+de Louis-Napoléon-Bonaparte.</p>
+
+<p>Le scribe, affolé, sans en entendre plus
+long, alla trouver le secrétaire. C'était au<span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">[Pg 220]</a></span>
+temps où un prince, encore jeune, attendait
+dans la citadelle de la ville une mise en liberté
+triomphale et secrète. Le fonctionnaire,
+dûment appelé, prit le nouveau père par un
+bouton changeant de son carrick de cérémonie,
+l'adjura, le supplia.</p>
+
+<p>&mdash;Ennemi de la tyrannie bourgeoise.&mdash;(Tais-toi,
+tais-toi!) serviteur fervent des gloires de
+ma patrie, je veux que ma progéniture...</p>
+
+<p>&mdash;Notre progéniture! intervinrent les deux
+officiers. Le chevalier que voilà, le chevalier
+que me voici, nous insistons, monsieur!...</p>
+
+<p>Le folliculaire usa des grands moyens: il
+mena le maigre cortège de cafés en brasseries,
+usa des sobriquets, appelant celui-ci Kikele,
+cet autre Feiffel, ce troisième Kartoffle; sa
+triste victoire raya le vocable Bonaparte, sous
+le prétexte&mdash;soutenable&mdash;que c'était un nom
+de famille (il fallut saluer) et non un prénom.</p>
+
+<p>&mdash;Tu comprends, avait conclu Agénor-Constant-Eudoxe,
+je n'ai pas eu le bonheur de<span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">[Pg 221]</a></span>
+mourir pour Sa Majesté l'Empereur et Roi
+(ici, les deux ex-demi-solde avaient pris la position),
+je vieillis en péquin de quatrième
+classe, je veux que mon moutard recueille,
+avec le fruit de mon inaction, la fleur de mon
+désir de gloire! A la vôtre!</p>
+
+<p>Ce vœu, comme les autres, ne se réalisa
+point.</p>
+
+<p>Le jeune Louis-Napoléon téta dans l'insignifiance,
+se sevra indifféremment, marcha
+cahin-caha, moucha là et ci, prit ses lettres où
+ça lui chanta, bêtifia, ânonna, bâtonna, truffa
+de pâtés sa ronde et sa bâtarde, chanta à faux
+ses racines grecques et son histoire sainte,
+lemme par lemme sa géométrie, équation par
+équation son algèbre.</p>
+
+<p>Son bachot lui fit l'effet d'une longue médecine.</p>
+
+<p>Pour fuir le collège et la Faculté toute
+proche, il s'engagea, histoire de guerroyer en
+Crimée, et ne fut pas trop fâché d'être<span class="pagenum"><a name="Page_222" id="Page_222">[Pg 222]</a></span>
+laissé dans une compagnie de dépôt, à Pontarlier.</p>
+
+<p>Il emporta, du régiment, un galon de premier
+conducteur, un certificat de bonne conduite,
+un congé de semestre renouvelable et
+un grand dégoût des responsabilités.</p>
+
+<p>Il entra donc au ministère de la Maison de
+l'Empereur avec le grade immérité de rédacteur
+et fit tellement remarquer son silence appliqué,
+son insignifiance laborieuse, son infatigable
+néant, qu'il connut, sans s'en étonner,
+les plus rares avancements.</p>
+
+<p>Certains de ses collègues et de ses supérieurs
+le craignaient comme mouchard avéré,
+d'autres comme révolutionnaire puissant.
+Grognard à l'envers, il ne murmurait jamais,
+marchait à pas très courts, ne faisait pas de
+zèle, était juste assez poli pour se faire redouter
+de tous.</p>
+
+<p>Les évènements de 1870-71 ne lui offrirent
+ni occasion d'héroïsme ni excuse de lâcheté.<span class="pagenum"><a name="Page_223" id="Page_223">[Pg 223]</a></span>
+Lieutenant aux compagnies de marche de la
+garde nationale, il commanda, sans morgue,
+sortit&mdash;et rentra.</p>
+
+<p>Après la Commune, qui le respecta,
+il reprit ses fonctions au ministère des
+finances, poursuivit une carrière plane et
+heureuse et ne se réveilla de son calme labeur
+que lorsque la nécessité de caser un sous-chef
+adjoint de cabinet lui fendit l'oreille, à lui,
+Solsequin, à la soixantième année de son âge,
+l'an 1896 de l'ère vulgaire.</p>
+
+<p>Chef de bureau, chevalier de la Légion
+d'honneur, officier de l'Instruction publique
+et du Mérite agricole, chevalier de l'ordre de
+Léopold et de la Couronne d'Italie, titulaire
+de la médaille d'or de l'Encouragement au
+Bien, chef de division honoraire et membre
+associé de l'Académie des Beaux-Arts du Yucatan,
+Louis-Napoléon sentit, du soir au lendemain
+matin (très tôt) que ses titres et dignités
+ne valaient que sur un billet de faire-part<span class="pagenum"><a name="Page_224" id="Page_224">[Pg 224]</a></span>
+et qu'il n'était pas encore du bois dont on fait
+un cercueil et un mort.</p>
+
+<p>Malgré le besoin de travail qui lui remuait
+la main droite, il eut assez de dignité professionnelle
+pour ne pas louer à des particuliers
+le reste des services qui étaient reconnus et
+pensionnés par l'État.</p>
+
+<p>Il frémit à compter ses revenus et capitaux
+dont jamais il n'avait eu cure, et, résigné
+à vieillir, étant vieux, à croupir dans sa retraite,
+étant retraité, il prit la canne de ville&mdash;bâton
+du pèlerin moderne,&mdash;quitta ses lunettes
+de fonctionnaire, et, pour la première fois,
+ouvrit ses yeux libres sur un bref univers.</p>
+
+<p>Tout de suite, il fut ébloui.</p>
+
+<p>Ses voyages, ses voyages d'agrément, étaient
+demeurés administratifs. Il s'en était remis à
+des guides, à des Compagnies, à des maîtres
+à admirer (en petit texte). A peine si, par habitude,
+il avait à chercher à établir si une
+proportion était juste ou une impression<span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">[Pg 225]</a></span>
+exacte, à un mètre ou un point d'exclamation
+près.</p>
+
+<p>De ses traversées de Paris, il ne gardait
+que l'impérieux et éternel dessein de trouver
+ce plus court chemin d'un point à un autre
+qui, en style noble et chimérique, se nomme
+la ligne droite.</p>
+
+<p>Il avait toujours maudit, sans phrases, les
+architectes et archéologues qui obstruent les
+routes naturelles de maisons, palais, monuments
+et autres obstacles.</p>
+
+<p>Il avait toujours eu un but: son devoir;
+un départ: son appartement; une halte:
+son restaurant.</p>
+
+<p>Rien ne lui appartenait plus, pas même ses
+sujets de conversation, si étroitement liés à
+ses fonctions et à ses collègues; il n'avait
+plus la ressource, possible et chère au temps
+d'Henri Monnier et de ce Balzac, de rôder en
+revenant,&mdash;en revenant&mdash;bon,&mdash;autour de
+son bureau et de son pupitre, histoire de<span class="pagenum"><a name="Page_226" id="Page_226">[Pg 226]</a></span>
+mettre au courant un successeur inhabile à
+jamais.</p>
+
+<p>Les règlements vous fendent, aujourd'hui,
+l'oreille pour de bon.</p>
+
+<p>Puisqu'on s'est donné la figure de travailler,
+on travaille, de naissance, sans méthode,
+sans finesse, sans tradition! Pouah!</p>
+
+<p>La mort dans l'âme, M. Solsequin s'avoua
+son ravissement de découvrir la Nature, le soleil,
+l'ombre et Paris, et prolongea son délice.</p>
+
+<p>Des comparaisons se nouèrent en son esprit
+entre ces paysages ressuscités et d'autres
+sites qu'il avait honorés de sa présence, sans
+y attacher d'autre prix. De fil en aiguille, il
+reporta toute son admiration affectueuse et
+passionnée sur l'air de la ville et sur son ciel
+qu'il huma, d'un trait, les yeux fermés.</p>
+
+<p>Le soleil, très doux, lui était fraternel et
+câlin, le ciel, en fumée de nuages, se glissait
+sous ses paupières closes; un parfum d'antiquité<span class="pagenum"><a name="Page_227" id="Page_227">[Pg 227]</a></span>
+humble, familiale et fine le pénétrait,
+sous ses vêtements bourgeois, une senteur
+marine l'enserrait, et, de biais, une immense
+onde de lumière, de science, de sourire, de
+besoin et de satiété bruissait autour de ses
+oreilles et de son chapeau haut-de-forme.</p>
+
+<p>Il cilla, pour s'orienter.</p>
+
+<p>Il se repéra au goulot de la rue St-Martin,
+jouxte la Seine. Une grosse et grise église minable
+le menaçait de sa proche ruine, au flanc
+de laquelle s'accrochaient un échoppe de bijoutier
+en vieux, faux, et une boutique de bistro-savetier,
+une église où, pour entrer, il fallait
+avoir bougrement besoin de prier! Cette masure
+sacrée se passait d'ornements extérieurs: elle
+avait les plus beaux saints du monde. Une
+double voûte de mendiants des deux sexes montait
+autour des escaliers, accotés, vénérables,
+sans niches et bienheureux, nimbés d'un clair
+soleil et d'une ombre sublime, tout en argent
+doré sous une patine d'un vert-de-gris qui ne<span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">[Pg 228]</a></span>
+s'obtient qu'en mille et quelques années, au
+fond de la mer. Les barbes sales, les yeux
+absents ou chassieux, les cheveux, les crânes,
+les loques, les moignons, tout était auguste,
+tant la sérénité de cette détresse était drue,
+d'ensemble et bien encadrée.</p>
+
+<p>Le chef de bureau resta béant. Il n'avait jamais
+connu l'envie. Les ministres, les gouvernements,
+même, s'étaient succédés au-dessus
+de sa tête sans qu'il y prît garde. L'admiration
+et la rancune n'avaient pas trouvé place
+en son âme. L'amour!... L'amour, ç'avait été
+une déception incessante et cette lèpre de mépris
+doux, de dégoût tendre qu'on remet sur
+sa chair après une expérience de plus, en attendant
+une nouvelle preuve et un autre vomissement...</p>
+
+<p>Cette fois, M. Solsequin maudit les hommes
+et les Dieux. A soixante et un ans, il découvrait
+le secret de la vie! Il se rappela confusément
+la fable persane de la chemise de l'homme<span class="pagenum"><a name="Page_229" id="Page_229">[Pg 229]</a></span>
+heureux, lequel, comme chacun sait, n'a pas
+de chemise. Il considérait cette grappe argentée,
+empourprée, ensoleillée, incrustée et
+sacrée d'êtres sans feu ni lieu qui avaient
+tout le feu de Dieu, tout le lieu de Dieu. (En
+fait, qui pouvait fréquenter cette église?) Les
+pauvres ne tendaient pas la main, ne marmonnaient
+ni patenôtres ni suppliques, semblaient
+seulement éternels et béats...</p>
+
+<p>Louis-Napoléon rentra dans son confortable
+entresol de la rue du 29-Juillet, l'esprit en
+berne&mdash;et le cœur vibrant.</p>
+
+<p>Il s'affaissa en pleine méditation. Il aurait
+été sauvé si les misérables lui avaient pu
+inspirer quelque commisération. Il eût donné
+toute sa fortune pour n'avoir que pitié, pour
+avoir pitié. Non: c'était l'envie qui le tenait
+sous son talon nu, l'envie et sa saveur empoisonnée,
+l'envie de la boue, l'envie de la
+crasse, avec des fossettes de rire et des trous
+de soleil.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_230" id="Page_230">[Pg 230]</a></span></p>
+
+<p>Huit jours après, l'appartement de M. Solsequin
+avait un autre titulaire ou sous-locataire;
+les meubles, objets d'art et d'utilité s'étaient
+envolés, contre des prix modiques, et Louis-Napoléon
+connaissait les joies du vagabondage
+sédentaire, éprouvait la volupté amère des
+refus bourgeois, des bourrades, anathèmes,
+blessures confraternelles de ses compagnons
+d'infortune: il possédait enfin la rue, la ville,
+la nature gentille ou irritée et même l'état de
+nature, au plus profond, au plus inespéré...
+Il n'avait pas encore soixante-deux ans mais,
+heureusement, ses mornes traits en marquaient
+près de soixante-quinze. La sagesse
+de son régime accusait les privations. L'éclat de
+son regard amusé et curieux attestait la fièvre
+de faim. Le tremblement de la main, inaccoutumée
+à toujours être tendue et creuse, témoignait
+de la honte la plus honorable, la plus
+sincère, la moins voulue.</p>
+
+<p>Sa place au soleil&mdash;et à la pluie&mdash;une<span class="pagenum"><a name="Page_231" id="Page_231">[Pg 231]</a></span>
+fois conquise, le nouveau mendiant amateur
+se tint pour le plus heureux des hommes. Il
+riait en songeant aux fakirs de l'Inde, aux
+stylites d'Egypte, aux lazzaroni mêmes et aux
+ermites. En plein Paris, le rêve et le couvert!
+En plein Paris, la psychologie peu ou prou
+désintéressée de la foule et de l'élite, le défi au
+baromètre et aux conventions sociales, l'ironie
+incessante, l'espoir sans fin, la déception
+espérée, le dédain, le dégoût, la pitié de l'apitoyé,
+tout le jeu des prévisions et des enquêtes
+brèves, la connaissance approfondie de l'inconnu
+journalier, la perception de fautes meurtrières
+et de crimes secrets, une sorte d'apostolat
+qui absout à la muette, une sorte d'inquisition
+policière qui se tait; le chef de
+division honoraire démissionnaire eut toutes
+les lueurs sans reflet et toute la science humaine.</p>
+
+<p>Jamais il n'éprouva le désir d'intervenir, de
+dépouiller sa défroque d'invalide, de rendre<span class="pagenum"><a name="Page_232" id="Page_232">[Pg 232]</a></span>
+service, au centuple, de devenir Providence
+en gros, après avoir joué au mauvais pauvre,
+en détail.</p>
+
+<p>Des conversations&mdash;il faut bien se lier&mdash;avec
+des voisins mâles et femelles, lui révélèrent
+les dessous des abîmes, les trappes de la déchéance,
+les oubliettes des culs-de sac. Sa
+bonhomie grave, prud'hommesque et distinguée,
+un reste obstiné d'éducation, une
+instruction juridique, fort appréciable en ce
+milieu, lui attirèrent vite, malgré lui, une vénération
+très consultée, des propositions de
+toutes sortes&mdash;et comme une autorité. Il redevenait
+chef de bureau&mdash;en plein vent&mdash;et
+de quel bureau! roi constitutionnel d'une cour
+des Miracles laïque, empereur de Truands truqueurs
+sans malice, sans maléfices, sans tradition,
+pape de fous trop sages et mieux que
+sages, sur l'œil, quand il leur en restait, aux
+aguets quand ils avaient des oreilles et des
+jambes, très sots et très abandonnés, pour dire<span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">[Pg 233]</a></span>
+le vrai. De-ci, de-là, on voyait passer de loin
+les riches, les puissants, les farauds de la corporation.
+C'étaient ces automobilistes feignants
+de culs-de-jante, gantés de fer, en aristos, et
+redressant leurs torses impeccables au-dessus
+de leur char de victoire (qui leur sert aussi de
+coffre-fort). Fous, gars romanesques et romantiques
+à passé glorieux ou simplement passionnel
+qui laissèrent leur jambe à un boulet
+de tel calibre et à la bataille de tel jour, à cette
+mine que vous savez bien ou à la cuve d'acide
+sulfurique du mari jaloux et traître d'une
+beauté&mdash;qui en mourut d'ailleurs...</p>
+
+<p>C'étaient ces merveilleux orientaux, cuits
+dans mille aurores et cent mille canicules, qui
+font chatoyer leur peau et leurs oripeaux
+comme une écumoire exotique et qui ont une
+armée de dents pour mieux prouver, en un
+sourire d'enfer coloré, qu'ils n'ont pas mangé
+et qu'il leur faut manger: Arméniens qui
+mêlent le patriotisme au besoin et qui font redouter<span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">[Pg 234]</a></span>
+le couteau, Hindous qui ont bien soin
+de ne point se faire comprendre ou entendre et
+qui portent, dans les plis de leur turban, le
+choléra, la peste et la malédiction bouddhique,
+Chinois échappés à leurs supplices pour les
+réserver aux tièdes bienfaiteurs européens, Japonais
+naturellement espions, sûrement généraux
+et qui imposent, du fait seul de leur nationalité...
+Des aveugles errants avaient un
+coup de leur bâton ferré plus profond, plus
+majestueux que de coutume, pour humilier
+leurs confrères au repos qui s'embusquaient
+au lieu de prendre la route de Dieu, de se
+confier aux secrets des chaussées et des carrefours
+et de demander pour une traversée difficile,
+et connue par cœur, le bras d'un brave
+homme qui vous laisse un sou dans la main.
+Des Polaques bleus ou filasses se hâtaient en
+ricanant: ils n'aimaient pas les églises où on
+les battait jadis, pour le moins, et ne tenaient
+en estime que la mendicité à domicile, les<span class="pagenum"><a name="Page_235" id="Page_235">[Pg 235]</a></span>
+braves escaliers d'anxiété, de rêve et de surprise,
+en mettant dans la réserve les donateurs
+habituels et les patronages confessionnels dont
+on peut tout exiger, en les assiégeant&mdash;à cause
+des journaux.</p>
+
+<p>Mais ceux que préférait Solsequin, c'étaient
+les pauvres honteux. Ah! que ces braves gens
+se donnaient de peine pour avoir l'air pauvres,
+honteux, fiers et dans la peine! Rasés à faux,
+blanchis aux deux-tiers, un œil fermé et l'autre
+hagard, mi-hérissés, moitié bien propres, ils
+exhalaient l'odeur de l'absinthe qu'on avale,
+pour n'avoir pas à manger, et de la peau sèche,
+pour ne s'être pas lavés exprès, histoire d'avoir
+eu à boire toute son eau!</p>
+
+<p>&mdash;Allez, allez, mes petits agneaux! songeait
+le neuf indigent. Si je vous avais connus plus tôt!</p>
+
+<p>Et il nourrissait de la haine contre les
+habits bourgeois et le ruban rouge qu'il conservait,
+bien dissimulés, pour le jour où toucher
+son trimestre de pension.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_236" id="Page_236">[Pg 236]</a></span></p>
+
+<p>Les filles avaient des airs à la fois familiers,
+respectueux, consolants et superbes parce que,
+n'est-ce pas, ces types-là, ç'a pu être des
+clients, c'est p't' êtr' soi qui les a foutus là,
+et que tout d'même, soi, on n'en est pas là,
+et qu' si on en était là, y a la Seine qu'est pas
+très loin!... Mais comme il suffit d'être mendiant
+d'église pour être vieux, centenaire <i>in-partibus</i>
+et jeteux de mauvais sorts, ces demoiselles
+se signaient et avaient des générosités
+diverses.</p>
+
+<p>Les souteneurs&mdash;dont on médit&mdash;étaient
+là pour offrir un verre:</p>
+
+<p>&mdash;On ne sait pas c'qu'on d'viendra et on
+est pas tous aveugles, pas? On peut encor'
+s'r'filer celle-là et celle-ci? C'est pas sérieux, ça
+fait des magnes! Et puis un homme d'église!</p>
+
+<p>Il y avait même des agents qui étaient charitables,
+et des domestiques qui avaient une
+bonté rare, ouatée de déférence.</p>
+
+<p>... Solsequin passait cependant, tout doucement,<span class="pagenum"><a name="Page_237" id="Page_237">[Pg 237]</a></span>
+de la conception de l'ordre à l'anarchie,
+du type de Joseph Prudhomme à celui de Thomas
+Vireloque (il restait dans sa littérature et
+son temps) lorsqu'un affreux évènement changea
+la courbe de ses desseins et de sa destinée.
+Ce ne fut pas un de ces cas foudroyants qui
+se suffisent à eux-mêmes et qui, en couchant
+leur victime, une fois pour toutes, ne laissent
+pas demander d'explications. Ça commença
+par un sourire, un sourire que le mendiant
+lâcha sur sa main et sur le décime vert-de-grisé
+que cette main venait de recevoir&mdash;dévotement.
+Le Monstre-Avarice venait de pénétrer
+au tréfond le plus secret de l'ex-fonctionnaire.</p>
+
+<p>Notre ami s'amusa d'abord, devint sérieux&mdash;et
+très sérieux, se passionna, s'affola. Il quémanda
+avec détachement, avec insistance,
+avec l'affaissement le plus impérieux, avec
+l'impatience la plus obsédante... Il ne fut bientôt
+plus que de la soif, la soif de l'or&mdash;et
+de moins. Il s'était mis, en un soir de lucidité,<span class="pagenum"><a name="Page_238" id="Page_238">[Pg 238]</a></span>
+à épeler son nom comme on décompte
+le numéraire: Louis, Napoléon, Sol, Sequin:
+tout ça, sa personnalité, son être, son âme,
+c'était monnayé, c'était de la monnaie précieuse,
+de l'appoint, du billon, du change.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà donc pourquoi, songea-t-il, je ne
+me suis jamais intéressé à rien! Je n'étais pas
+un homme, j'étais du métal anonyme et roulant.
+J'ai pris une des effigies, malgré moi,
+où j'étais coulé et voilà! Ça fait une créature!
+Heureusement, on se venge, on se recrée.
+Mais ne suis-je pas trop vieux? Bah! les plus
+vieilles pièces sont les meilleures!</p>
+
+<p>Il négligea, dès lors, ses clients gratuits,
+sa popularité et sa gloire. Il fut le «malheureux»
+pourchasseur, aux larmes toutes trouvées
+et qui, à tout instant, n'a pas mangé de
+trois jours. Il exagérait&mdash;en mieux: il n'avait
+pas mangé de la semaine. Et comme il ne
+sentait pas la boisson, il touchait par une
+sincérité apparente. Il buvait cependant, par<span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">[Pg 239]</a></span>
+nécessité. De-ci, de-là, il lui fallait écouler son
+cuivre&mdash;contre des ors. Cette opération se
+passait dans les <i>bouchons</i> proches de l'Hôtel
+de Ville, du Châtelet et de la Bastille où les
+conducteurs d'omnibus, autobus et autres
+tramways viennent, eux aussi, troquer leur
+recette&mdash;en trinquant.</p>
+
+<p>&mdash;C'est encore vous, père la Fripe! disait-on
+au chef de division honoraire, qui souriait
+avec déférence et serrait sa pièce rare
+comme s'il l'eût volée.</p>
+
+<p>Car, avant tout, il voulait des Louis XVIII
+à collet, des Premiers-Consuls, des doubles
+louis, des Victor-Emmanuel à queue, voire
+des Ferdinand VII, des Charles IV d'Espagne,
+des Charles III qu'il acceptait avec reconnaissance
+en dépit du tableau des effigies à refuser,
+même des Louis XVI, des Louis XV,
+des autrichiennes, des napolitaines, des persanes,
+tout, tout!... Il avait converti sa fortune
+en numéraire hors de cours, acheté,<span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">[Pg 240]</a></span>
+lentement, à bon compte,&mdash;et son désir maniaque,
+son extérieur minable, avaient décidé
+les caisses publiques à lui conserver et réserver
+les rossignols, pour sa pension.</p>
+
+<p>Il connut des nuits d'ivresse infinie. Dans
+son taudis de la rue Cloche-Perce, il couchait
+avec son or, sans le compter, en s'y vautrant.</p>
+
+<p>Il s'y perdait, écorché, béant, écrasé, presque
+sans souffle.</p>
+
+<p>&mdash;Il me retrouve, râlait-il, je ne suis pas
+encore au complet mais je revis, je commence
+à vivre! Ah! ah! <i>ils</i> m'avaient volé les neuf
+dixièmes de mon individu, mais ça revient,
+ça revient!... Quand donc n'y aura-t-il plus rien
+de ça, de ça, de ça (il se martyrisait le corps,
+la face, les membres), de cette sale chair, de
+ces sales poils, de ces sales yeux, de cette
+sale peau, quand donc n'y aura-t-il plus rien
+de ce sale cœur! quand donc ne serai-je plus
+que de l'or, tout en or, rien que de l'or, de<span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">[Pg 241]</a></span>
+l'or comprimé, de l'or solide, de l'or glauque,
+stupide, tout l'or, quoi!</p>
+
+<p>Plus affaissé au petit jour, l'œil morne, du
+reflet de son rêve, il reprenait sa faction, en
+attendant, la main plus emplie, l'estomac
+plus vide, de se livrer au songe incessant.</p>
+
+<p>Mais les dieux veillaient, les dieux vengeurs!
+Un matin, les jambes dédaignées se refusèrent
+au travail, la main ne voulut plus se tendre,
+le grabat retint le corps évanoui. Louis-Napoléon
+eut un sourire, leva les yeux sur sa
+pauvre chair et retomba sur sa couche, satisfait
+et enthousiaste Ça disparaissait! Encore
+un petit effort, dans le néant, et il n'aurait
+plus d'apparence humaine! Il s'enfouit plus
+profondément dans son or, en gigotant et prit
+l'esprit de son lourd linceul.</p>
+
+<p>De menus soubresauts remuaient les pistoles.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! pensait-il, je commence à sonner!
+Comme c'est plus joli, plus fin que la parole,<span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">[Pg 242]</a></span>
+le chant et la musique des orgues! Encore!
+encore! C'est comme si j'étais les cloches de
+mon enterrement et de mon service alors que
+j'étais homme, des cloches en or, une cloche
+immense et intime en vieil or, en or ému, en
+or câlin!...</p>
+
+<p>Il souffrait cependant, épouvantablement.
+Il entendait des bruits de pas, et même ce
+bruit de pas qui s'étouffe avant de s'arrêter,
+suivi intelligiblement d'un bruit, si j'ose dire,
+d'oreilles espionnes ou charitables qui veillent,
+qui aspirent, de l'autre côté d'une mauvaise
+porte. Il pouvait encore crier, appeler.
+On l'entendait seulement parler, se parler à
+soi, rien qu'à soi. Il disait:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, on pourrait me sauver. On le devrait.
+Je me le devrais. Je n'ai que soixante-dix ans
+et je n'ai que de l'épuisement. Mais sauver
+quoi? Ma carapace de vieillard, ma carapace
+répudiée? Mais qu'ai-je de commun avec l'espèce
+humaine? On ne me comprend pas. On<span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">[Pg 243]</a></span>
+ne comprendrait rien à mon cas. Ils ne comprendraient
+rien à mon être en or, à ma statue
+vivante et bruissante! Ces êtres-là, ça répand
+l'or au lieu de se l'amalgamer, ça le dépense,
+ça en attend des remèdes, des joies au tas, du
+pain, fi!...</p>
+
+<p>... Et c'est ainsi, monsieur Rocaroc, que
+votre agent n'a pu poignarder qu'un cadavre
+déjà froid et ne vous apporter qu'un or sans
+défense qui n'avait pas encore fait corps avec
+la pourriture abandonnée. Ne niez pas: c'est moi
+qui avais écouté et deviné,&mdash;et c'est moi qui ai
+entendu et qui ai suivi, épié, retrouvé votre émissaire.
+J'ai même eu le loisir, puisque le défunt
+or-vivant était redevenu M. Solsequin, chevalier
+de la Légion et chef de bureau en retraite, de
+lui faire les obsèques décentes et rendre les
+honneurs civils et militaires auxquels il avait
+droit, avant son long caprice. Vous ne me
+remerciez pas? Tant pis. J'aurai le plaisir de
+solliciter de vous une entrevue après demain,<span class="pagenum"><a name="Page_244" id="Page_244">[Pg 244]</a></span>
+à trois heures et vous ne ferez pas attendre
+une femme, une jeune fille. J'ai une interview
+à vous demander et quelque argent à vous
+reprendre, celui de mon malheureux voisin
+de la rue Cloche-Perce, en particulier, pas
+pour moi&mdash;pour des amis inconnus qui en
+ont plus besoin que vous et moi. Nous causerons
+en camarades. En attendant, croyez à mes
+sentiments les plus distingués,</p>
+
+<p>
+<span class="smcap">Juliette-Elisabeth Bélier</span>.<br />
+</p>
+
+<p>Rocaroc, le papier lu, demeurait stupéfait
+et haletant.</p>
+
+<p>&mdash;Heureusement, insinua-t-il, que j'ai
+déchiffré le gabarit avant de l'avoir envoyé à
+Capucino! ç'aurait été du propre!</p>
+
+<hr class="chap" />
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_245" id="Page_245">[Pg 245]</a></span></p>
+
+
+
+
+<h2><a name="CHAPITRE_X" id="CHAPITRE_X">CHAPITRE X</a></h2>
+
+<h3>PENTHÉSILÉE</h3>
+
+
+<p>Le directeur unifié de la Banque anti-collectiviste
+considérait avec une ironie battante et
+une hauteur effrayée sa blonde interlocutrice.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est moi, disait-elle. On peut s'asseoir,
+pas? Pas vous, vous êtes <i>assis</i>,&mdash;d'avance.
+Je ne vous ai pas laissé le temps de vous ressaisir?
+Excusez-moi: vous n'aviez qu'à me
+lire plus tôt. Et c'est ce que je voulais: vous
+avouez! Ah! les hommes forts!</p>
+
+<p>Rocaroc ne trouvait ni mot ni salive. Des
+réminiscences littéraires lui venaient en même
+temps que les pires fureurs. «Non, non,
+disait-il, intérieurement, à un bien proche<span class="pagenum"><a name="Page_246" id="Page_246">[Pg 246]</a></span>
+fantôme, tu n'es pas mon mauvais génie,
+celui qui apparaît à Brutus dans <i>Jules César</i>,
+tu n'es pas ma conscience habillée en juif,
+comme ce qu'est obligé de tuer Fabiano Fabiani
+dans <i>Marie Tudor</i>. Qui es-tu, pour parler?»</p>
+
+<p>Puis, tout à coup, une illumination facile:
+une femme, c'était une femme, rien de plus!
+Si! c'était <i>la femme</i>! La Femme! Il n'en bougeait
+plus. Ah! elle pouvait dévider son écheveau,
+conter ses histoires de revenants et ses
+histoires de mort, railler, gronder, menacer,
+elle pouvait affirmer qu'elle tenait sa tête à
+lui, Rocaroc, entre les mains, jouer avec cette
+tête et s'en jouer! Rocaroc ne savait plus
+rien que ceci: il y avait là une femme&mdash;et
+lui.</p>
+
+<p>D'un regard sanglant et d'ensemble, il avait
+répété et détaillé la visiteuse, des frisons
+blond-roux, sous le chapeau rose, aux talons
+mordorés et usés, arqués sous la jupe tailleur<span class="pagenum"><a name="Page_247" id="Page_247">[Pg 247]</a></span>
+feuille-morte, les yeux étrangement clairs, le
+nez tout juste assez long pour flairer, la bouche
+fine et lasse, le menton de volonté meurtrie,
+les oreilles de patience et de divination,
+le cou de Madone et de guillotine!... Mais le
+corps! nom de Dieu! le corps! il le connaissait
+si bien qu'il lui fallait faire la preuve,
+pour soi, qu'il ne s'était pas trompé! Dans les
+gestes de la discoureuse, il découpait les
+mains, fermes et sages; il cueillait les cils aux
+regards et, des reproches, ne gardait que les
+dents. Il se sentait affreusement, voluptueusement
+sourd...</p>
+
+<p>&mdash;Je suis Juliette-Elisabeth Bélier, disait la
+jeune fille. Ça n'est pas un nom très illustre?
+Ça viendra. Comment j'ai découvert l'existence
+et la mort du père Solsequin? C'est simple!
+Nous habitions la même maison. J'ai
+toujours eu l'esprit expérimental. Tenez!
+quand j'étais toute petite, ma grand-mère
+s'est éteinte, la pauvre sainte femme! J'ai demandé<span class="pagenum"><a name="Page_248" id="Page_248">[Pg 248]</a></span>
+après elle. On n'osait rien m'avouer:
+j'étais une gosse si sensible! Un jour, enfin,
+quelqu'un m'a marmonné: Ta grand'maman,
+Lili..., elle est au ciel!</p>
+
+<p>&mdash;Au ciel? bonne-maman? fis-je, je vais
+voir!</p>
+
+<p>Et je montai sur une chaise pour regarder
+dans le ciel si je la retrouvais, bonne-maman!...
+Dame, n'est-ce pas?, puisque l'eau est
+transparente, pourquoi le ciel, qui se laisse
+prétendre plus limpide et plus pur que l'eau...
+Passons. Mais n'est-ce pas le génie de l'investigation
+scientifique inné? Génie ou démon,
+peu m'importe... J'étais si curieuse qu'on m'a
+crue appelée à devenir savante. Toute l'instruction
+qu'on m'a infligée... ah! cette instruction
+trop complète, trop jolie, trop attisée,
+trop peignée, j'en suis encore malade. Je me
+doutais déjà de l'inutilité de tout ça quand
+j'étais en carafe, dedans. Mes pauvres parents
+qui se tuaient ou se faisaient tuer...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_249" id="Page_249">[Pg 249]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;... Se faisaient tuer? interrompit Rocaroc,
+qui se sentait mieux.</p>
+
+<p>&mdash;Passons! continua Elisabeth, Mes pauvres
+parents, donc, se saignèrent aux trois
+veines qui leur restaient. Résultat: mes brevets
+me servirent à m'engager en qualité de
+cible vivante au service d'un manager américain
+de troisième ordre.</p>
+
+<p>&mdash;Cible vivante? répéta machinalement
+l'autre. Cible vivante!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, vous ne connaissez pas? C'est le
+rôle du jeune Tell en travesti mais plus dur.
+Il s'agit de se faire encadrer, les bras tendus,
+le corps raidi, la tête haute, les talons réunis,
+d'un tas de flèches, poignards, haches d'abordage,
+sagaies empoisonnées, harpons, alènes
+de cordonnier, aiguilles à tatouer et éperons
+de cow-boys! Il n'y a pas d'apprentissage
+parce qu'il pourrait y avoir des responsabilités:
+l'acier, n'est-ce pas? c'est fait pour entrer
+dans les chairs, surtout quand c'est lancé de<span class="pagenum"><a name="Page_250" id="Page_250">[Pg 250]</a></span>
+loin, à la volée!... Donc, on recrute au petit
+bonheur, des filles de sang-froid et de
+bonne volonté qui se cuirassent, moralement,
+bien entendu, qui se préparent à la mort en
+se jurant bien de vivre et alors...</p>
+
+<p>&mdash;Alors, vous n'en êtes pas morte, dit glacialement
+Rocaroc, heureux d'être à la conversation
+et de pouvoir redevenir glacial.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en suis pas morte et je n'en ai même
+pas vécu. Car, dès mon arrivée à New-York,
+je fus gardée au lazaret et rembarquée
+avec les <i>individus immoraux</i>: je n'avais pas assez
+d'argent sur moi et mon contrat de travail
+me condamnait. Je ne me plains pas. Il est
+dur d'être chassé d'une terre où l'on a consenti
+à traîner une existence d'esclave, il est
+atroce d'être mêlé à un troupeau dolent de
+malfaiteurs et de prostituées quand on est
+honnête, ivre de labeur&mdash;et vierge...</p>
+
+<p>&mdash;Vierge! clama le directeur Vous l'êtes
+encore!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_251" id="Page_251">[Pg 251]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Mais oui! dit Lili Bélier. Ne raillez pas!
+Ce n'est pas la question.</p>
+
+<p>Son accent était si sincère et si péremptoire
+que l'interlocuteur resta tout bête et
+c'est le mot. Il se tut, pour prendre son élan.</p>
+
+<p>&mdash;Certes, poursuivait Juliette-Elisabeth,
+j'ai d'abord beaucoup pleuré. Ensuite, je fus
+infiniment heureuse. J'étais initiée, d'un
+coup, à la grande pitié. Brebis galeuse d'adoption,
+je m'assimilais l'âme torve et puérile
+des pauvres gens désemparés qui s'en revenaient
+avec moi dans une patrie hostile et
+qui étaient comme des relégués de partout,
+des relégués chez eux, des interdits de séjour
+universels, des repris de justice par
+fatalité et des criminels de droit commun
+par raison d'État. Il n'y a pas de quoi
+rire.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne ris pas. La petite sœur des pègres,
+fichtre! C'est toute une carrière. J'espère que
+vous avez continué à Paris.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_252" id="Page_252">[Pg 252]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Si j'avais continué, je ne serais pas ici,
+comme j'y suis, en justicière. Pitié n'est pas
+complicité. Celui qui vit continûment dans
+le crime a une patrie, le crime; une nature, le
+crime. Il ne cherche jamais à s'évader, même
+s'il s'est évadé d'ailleurs: il n'en a pas besoin;
+il est partout dans ses meubles!</p>
+
+<p>Elisabeth-Juliette, venait de se révéler étrangement
+institutrice. A peine si quelque saveur
+peuple avait égayé sa morale: feu B. de La C.
+n'écoutait pas: il parlait pour se donner l'illusion
+de n'être pas tout entier et tout de
+suite la brute déchaînée, pour ne pas rugir,
+pour se donner le temps de se précipiter: il
+avait peur du ridicule et voulait, montre en
+main, avoir eu au moins le temps de faire sa
+cour.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, poursuivait l'apprentie-violée, ce
+que je vous reproche surtout, c'est Solsequin.
+Je ne sais rien de vos autres méfaits mais je
+les pressens: c'est à un enchaînement de terribles<span class="pagenum"><a name="Page_253" id="Page_253">[Pg 253]</a></span>
+desseins et d'actions effroyables que
+l'on doit des choses comme...</p>
+
+<p>&mdash;Prenez garde, je n'aime pas beaucoup
+les réquisitoires.</p>
+
+<p>&mdash;Réquisitoire sans la moindre sanction
+pénale. Je ne dénonce pas. Je vous dirai plus:
+je déteste les lois, la loi. C'est injuste, c'est inique,
+c'est d'une partialité équivoque, c'est sale...</p>
+
+<p>&mdash;Et ça <i>sale</i>! plaisanta l'ancien forçat, inimaginablement
+fier d'un calembour ignoble
+qui lui prêtait du sang-froid.</p>
+
+<p>&mdash;La loi, allait M<sup>lle</sup> Bélier, c'est le tablier
+des valets de la société; on cache ses taches
+derrière, on s'essuie dessus, c'est paravent,
+torchon, masque, étouffoir, bâillon, étrangloir,
+mouchoir&mdash;et pis! D'ailleurs, il n'y a que
+des lois; la <i>Loi</i> n'existe pas. Je connais quelqu'un
+qui, si on l'arrêtait au nom de la Loi,
+demanderait simplement&mdash;Laquelle?</p>
+
+<p>&mdash;Et on lui mettrait les menottes, répondit
+Rocaroc, par habitude.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_254" id="Page_254">[Pg 254]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;A qui? à la Loi? éclata Élisabeth. Il peut
+remarquez-le, se trouver une Déesse-Loi,
+comme il fut une Déesse-Raison!</p>
+
+<p>Rocaroc, qui avait su longtemps, à son
+grand dam, ce qu'était la Loi, se souciait fort
+peu de la Raison. Possédé d'une force singulière,
+il avait l'impression que les sons qu'il
+émettait lui venaient du dehors, qu'ils se collaient
+à ses lèvres et qu'il ne les avait pas
+mâchés! Il se sentait tout grondement, tout
+tonnerre, tout orage. Cependant il parlait:</p>
+
+<p>&mdash;Alors, si vous méprisez la loi, que me
+voulez-vous? Comment êtes-vous venue me
+trouver? De qui êtes-vous détective? Je dois
+avoir des concurrents! Mon secrétaire général
+est mort de la main d'un ennemi inconnu.
+Le représentez-vous, l'ennemi?</p>
+
+<p>&mdash;Connais pas. Je ne vous connais pas
+vous-même. Mais j'ai suivi l'homme qui était
+entré chez Solsequin. Je l'ai vu entrer ici. Il
+était sorti de la rue Cloche-Perce très chargé<span class="pagenum"><a name="Page_255" id="Page_255">[Pg 255]</a></span>
+de butin. Il est sorti d'ici, les mains nettes.
+Un homme mal mis qui a fait un mauvais
+coup, qui vient dans une grande banque,
+ensuite, par une porte secrète&mdash;je suis renseignée&mdash;qui
+s'en va, léger et souriant, prête
+le flanc à deux hypothèses: ou bien il a effectué
+un dépôt, ou bien il a rendu des comptes,
+après avoir agi par ordre. Ou bien la banque
+qui a accepté une somme très considérable,
+en or, d'un monsieur en loques, sur laquelle
+elle n'avait aucun renseignement, est une
+banque véreuse et malpropre&mdash;ou bien le
+voleur en question n'a pas fait de dépôt, a été,
+par un couloir dérobé, trouver le Directeur,
+lui a rendu compte d'une mission, lui a
+remis les fonds dont il était porteur&mdash;et ce
+directeur est un chef de bande et de bandits.
+Comme je vous l'ai dit, je ne déteste pas les
+bandits: la société est si mal construite, les
+femmes si malheureuses... (Et j'ai toujours
+entendu conter que les bandits n'étaient pas<span class="pagenum"><a name="Page_256" id="Page_256">[Pg 256]</a></span>
+méchants envers les femmes). Mais encore faut-il
+que ces bandits se piquent de justice, de
+générosité, de reprise individuelle et sociale
+et fassent le bien, à foison!</p>
+
+<p>Rocaroc n'avait perçu, dans son délire, de
+tout ce morceau, que le mot <i>femmes</i>. Pourtant
+son autre moi se crut obligé de jouer le
+galant et d'habiller un peu son instinct, son
+besoin.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez! dit-il, théâtralement.</p>
+
+<p>Il tendait la lettre laissée sur la table, à
+côté de la relation de vie et de mort de Louis-Napoléon
+Solsequin. Un sourire le crispa au
+toucher de la prose de M<sup>lle</sup> Bélier qui chevauchait
+et jonchait la sienne. Et tandis que la
+jeune fille, après un:</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas d'indiscrétion au moins?
+se plongeait dans sa trouble philanthropie,
+l'ancien forçat rivait ses yeux aux yeux baissés,
+à la bouche attentive, au nez frémissant
+de la visiteuse: déjà, elle était à lui. Quand<span class="pagenum"><a name="Page_257" id="Page_257">[Pg 257]</a></span>
+elle eut achevé les lignes providentielles, elle
+demeura un long instant à s'interroger et à
+peser sa pensée, puis:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous fais amende honorable. Mais je
+vous comprends encore moins. Pourquoi
+avez-vous fait dépouiller ce triste Solsequin?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi? Mais pour les autres, pour les
+vrais pauvres. Pourquoi, lui, voulait-il être
+tout en or, être de l'or! Il n'avait pas le
+droit.</p>
+
+<p>&mdash;Il en avait le droit, puisqu'il en avait
+le désir.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, le désir est un droit!</p>
+
+<p>... C'était le vrai B. de La C. qui avait jeté
+le cri. Il se jeta lui-même.</p>
+
+<p>Un être dans l'état du prétendu Rocaroc
+n'a plus ni bras, ni jambes, ni cerveau. De
+sa face, il n'a gardé que la bouche et quant
+au reste du corps, mieux vaut n'en pas parler:
+tout, en lui, est devenu valet de bourreau,
+valet de la brute innommable, tout est<span class="pagenum"><a name="Page_258" id="Page_258">[Pg 258]</a></span>
+sous-instrument, tout est violence atroce puisque
+c'est sous-viol. La victime s'effraie, se
+débat: les valets de bourreau s'affolent, outrent
+leur bestialité sans joie, les veines, les
+artères: les os se coagulent, bourdonnent,
+font rage pour amuser le despote ivre, le despote
+furieux; les yeux sentent sourdre en
+eux un trop-plein de sève qui les aveugle; les
+oreilles éclatent des soupirs et des rages de
+tout à l'heure; les dents prennent une teinte
+animale et abjecte: tout l'effort, toute l'attaque,
+tout le crime est couleur de stupre.</p>
+
+<p>La pauvre ne résistait pas. Grotesque, roulée
+en boule, elle était, par génie d'inertie,
+une forteresse imprenable. Rocaroc ne trouvait
+pas l'étreinte, ne pouvait ni envelopper,
+ni écarter des bras idiots, des bras stupides,
+aussi bêtes que des épées inexpertes qui
+trouent, sur le terrain, sans savoir comment.
+Elisabeth-Juliette s'attendait à tout, sauf à
+cette agression. Pantelante et hérissée, elle<span class="pagenum"><a name="Page_259" id="Page_259">[Pg 259]</a></span>
+aspirait à la mort, tout de suite, à la mort
+foudroyante, à la mort qui l'aurait enlevée
+très loin, très loin de ce guet-apens dont
+elle était elle, Bélier, l'auteur responsable et
+la victime, non, non, pas la victime, jamais,
+jamais!...</p>
+
+<p>... Pourquoi jamais? Parce qu'elle n'avait
+pas prévu, pas autre chose!...</p>
+
+<p>Les ongles, de plus en plus inexperts du
+banquier, ses cris étouffés, de plus en plus
+courts, les gestes de ses mains à la fois engourdies
+et épileptiques, tout allait aboutir à
+l'étranglement fatal et préalable, à l'étranglement
+après lequel on a assez de sang à soi
+pour en prêter au cadavre, assez de soif de
+volupté pour obliger le cadavre à revivre et à
+revivre en volupté et en caresse pour soi tout
+seul lorsque, malgré lui, d'une dernière et
+inconsciente poussée de sang-froid, il jeta la
+jeune fille ahurie dans un cabinet secret, à
+côté: on avait heurté, à plusieurs reprises,<span class="pagenum"><a name="Page_260" id="Page_260">[Pg 260]</a></span>
+à sa porte: on l'enfonçait,&mdash;ou à peu
+près: un vieillard en larmes, hébété, entrait
+avec des gens et deux agents de police en
+tenue.</p>
+
+<hr class="chap" />
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_261" id="Page_261">[Pg 261]</a></span></p>
+
+
+
+
+<h2><a name="CHAPITRE_XI" id="CHAPITRE_XI">CHAPITRE XI</a></h2>
+
+<h3>JUSTICE IMMANENTE.</h3>
+
+
+<p>L'appareil de la justice qui fait rentrer l'innocent
+le plus endurci dans ses petits souliers,
+qui lui arrache les aveux les plus faux et les
+plus éloquents, n'a aucun effet sur le malfaiteur
+digne de ce nom. La justice est pour lui
+une vieille maîtresse, (assez dure, comme celles
+qui s'offrent à la sixième page des journaux,)&mdash;et
+ses serviteurs sont de vieux poteaux, y
+compris le poteau d'exécution. Il y a, de
+coupable à mouchard, magistrat et exécuteur
+des hautes œuvres, une familiarité, fort excusable
+en somme, car la chose se passe côté
+cour: la majesté de la justice, comme toutes<span class="pagenum"><a name="Page_262" id="Page_262">[Pg 262]</a></span>
+les majestés, ne peut exister que pour l'extérieur.</p>
+
+<p>En apercevant les uniformes sombres des
+gardiens de la paix, Rocaroc se dit (comme
+tous ses pareils en présence des képis aux
+armes de la ville).</p>
+
+<p>&mdash;Je suis <i>fait</i>.</p>
+
+<p>Il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Heureusement que ce n'est pas consommé.
+Bah! Ça n'en vaut ni plus ni moins.
+L'affaire est dans le sac. Et moi, dans le siau.
+Et pourvu qu'il n'y ait que ça!</p>
+
+<p>Il dévisagea le vieil affolé:</p>
+
+<p>&mdash;Il lui manque un rien, du sang!</p>
+
+<p>Sa pire humiliation était de se sentir le
+rouge au front, aux yeux, une face couleur
+brique pilée et marbrée.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas! Je ne finis pas en beauté!
+C'est embêtant.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! disait quelqu'un! vous savez déjà!
+vous savez! Monsieur le Directeur!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_263" id="Page_263">[Pg 263]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Oui, je sais! je sais! Si je sais! essaya-t-il
+de persifler. Pour sûr! Sa voix tremblait,
+trop haute.</p>
+
+<p>C'était encore du rut désappointé.</p>
+
+<p>Pourtant feu B. de la C. s'étonnait de n'être
+pas encore empoigné et d'être appelé <i>Monsieur
+le Directeur</i>.</p>
+
+<p>Mais la <i>rousse</i> est si rosse!</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le Directeur, je suis innocent!
+pleura le vieux.</p>
+
+<p>Un</p>
+
+<p>&mdash;Moi aussi!</p>
+
+<p>professionnel tintait aux oreilles du directeur,
+mais ça n'alla pas à ses lèvres gercées.
+Il attendit le choc.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! si vous savez! continuait un important
+personnage, je comprends, nous comprenons
+trop votre émotion. Mais remettez-vous!
+ce n'est rien, n'est-ce pas? Monsieur le Directeur!
+rien!... pour vous!</p>
+
+<p>Rocaroc tomba sur un fauteuil. Le mieux<span class="pagenum"><a name="Page_264" id="Page_264">[Pg 264]</a></span>
+était d'arguer sa fatigue et de parer son calme
+las d'une résignation à toute épreuve.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis innocent! repleurait le vieux,
+innocent! innocent!</p>
+
+<p>Feu B. de La C. tomba d'accord avec lui-même
+qu'il ne s'agissait pas de la même affaire
+et considéra l'homme de plus près.</p>
+
+<p>Il fut repris d'un nouveau frisson.</p>
+
+<p>Le vieillard avait la figure de la jeune fille
+qu'il venait de violenter&mdash;ou presque et, en
+même temps, ce visage de vieillard se relevait,
+se redressait, se déridait, dans son souvenir, et
+ressuscitait une autre face plus pâle, si possible,
+aux poils plus noirs, sans larmes et
+plus ensanglantée...</p>
+
+<p>&mdash;Nom de Dieu! jura-t-il, intérieurement.</p>
+
+<p>Ça ne le soulagea pas. L'œil convulsé, il
+cria, pour tout le monde:</p>
+
+<p>&mdash;Sacré nom de Dieu de nom de Dieu de
+bon Dieu!</p>
+
+<p>Le tonnerre n'eût pas fait plus d'impression<span class="pagenum"><a name="Page_265" id="Page_265">[Pg 265]</a></span>
+sur le malheureux être qui sanglotait.</p>
+
+<p>Il fit un pas.</p>
+
+<p>On le retint.</p>
+
+<p>Il clama:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis innocent. J'ai été volé. J'ai été
+entôlé&mdash;en plein air... Endormi, avec je ne
+sais quoi! J'ai été retrouvé avec ma sacoche
+vidée, mon bicorne emporté, ma cravate arrachée,
+mais je suis un honnête homme, peut-être!
+Ce n'est pas la première fois que j'ai été
+assassiné! Ancien gendarme, médaillé militaire!
+La victime de la rue Le Regrattier, il y
+a douze ans! Célèbre! Victime encore! Et c'est
+moi qu'on arrête! Ah! ah! Dites, vous, Monsieur
+le Directeur, que je suis innocent, dites-le,
+foutre!</p>
+
+<p>Les assistants avaient laissé aller le discours,
+en n'imaginant point qu'ils en ouïraient
+la fin. Chacun attendait, du voisin,
+un coup de sagesse et d'autorité qui eût
+cloué cette canaille de radoteur.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_266" id="Page_266">[Pg 266]</a></span></p>
+
+<p>Le radoteur frappa par la rudesse de son
+chagrin, par la naïveté de sa conviction,
+par la fatalité simple et sans phrases, rugueuse&mdash;et
+triste comme lui&mdash;qui jaillissait
+de ses sanglots.</p>
+
+<p>Une sorte d'émotion paralysa la meute.</p>
+
+<p>Rocaroc eut le mot:</p>
+
+<p>&mdash;Combien?</p>
+
+<p>&mdash;Quarante mille en or, Monsieur le Directeur,
+l'encaisse, au complet! Nous sommes
+jour d'échéance! et le soir!</p>
+
+<p>Feu B. de La C. eut un sourire sur les
+papiers de son bureau: sous sa lettre à Capucino,
+le rapport de Lili Bélier s'endormait:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le caissier principal, il y a ici
+sept cent mille francs, encaisse or. A votre
+disposition, dès demain. Mais il est l'heure de
+la fermeture des bureaux. Bonsoir, Messieurs.
+Vous excuserez un peu d'émotion et de fatigue.
+Messieurs les gardiens de la paix, je ne<span class="pagenum"><a name="Page_267" id="Page_267">[Pg 267]</a></span>
+vous requiers pas. Laissez-moi avec ce brave
+homme. Et asseyez-vous, mon ami: vous
+n'avez plus de jambes!</p>
+
+<p>... Les gens s'étaient retirés, lentement, en
+proie à une admiration mêlée de regret. Une
+disparition d'argent sans arrestation, c'est
+comme de l'argent perdu, personnellement,
+pour toujours: ça chiffonne; on aurait
+mieux ainsi avoir laissé cet argent-là quelque
+part!</p>
+
+<p>Feu B. de La C. demeurait en tête à tête
+avec le garçon de recettes.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas? répétait celui-ci, n'est-ce
+pas? je suis innocent!</p>
+
+<p>&mdash;Et moi? dit alors d'un ton sépulcral Rocaroc,
+suis-je innocent?</p>
+
+<p>Pesamment, effroyablement, le regard du
+vieux se leva du parquet, grimpa le long des
+traits du banquier, s'agriffa aux yeux durs,
+puis ce fut un corps usé qui se dressa électriquement
+et qui pensa s'abîmer dans la porte...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_268" id="Page_268">[Pg 268]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Vous! vous! hoquetait le rescapé! Encore
+vous!</p>
+
+<p>&mdash;J'ai déjà entendu ce mot, songeait l'ancien
+forçat. Où donc? Eh! parbleu! c'était le
+récit de la mort du conseiller Chéry...</p>
+
+<p>&mdash;Vous! répétait l'autre! Vous! l'homme
+de la rue Le Regrattier!</p>
+
+<p>&mdash;Cette fois, reprit Rocaroc, très calme,
+vous direz encore que c'est moi!</p>
+
+<p>Il vivait la minute la plus tragique et la plus
+pleine de son existence. Il pardonnait à son
+ennemi! L'ennemi qui l'avait déshonoré!
+L'ennemi qu'il avait assassiné! L'ennemi qui
+l'avait ridiculisé! Il ne voyait plus le domestique
+âgé et minable, apeuré, qui rentrait dans
+le mur: il retombait au plus bas de la Cité,
+dans ce cabinet de la rue Le Regrattier qu'il
+avait voué au crime et qui lui avait semblé le
+lieu géométrique de l'assassinat. Il se retrouvait,
+acculé par des dettes de jeu, et des dettes
+plus sales, au plus sale guet-apens, attendant,<span class="pagenum"><a name="Page_269" id="Page_269">[Pg 269]</a></span>
+sans argent et armé, ce même homme qui
+était là, et qui devait, en ces temps reculés,
+passer très tard, à la fin de sa tournée...</p>
+
+<p>Et ce vieillard en pleurs aujourd'hui s'était
+défendu, l'avait étourdi, n'étant qu'à moitié
+mort et pas évanoui du tout lui-même, avait
+crié, ameuté...</p>
+
+<p>Et c'était cette souricière de rue sinistre,
+sans murs, sans allée, avec un petit parapet
+de chaque côté, une Seine effroyable et
+menue de décembre, et le Dépôt, à deux pas...
+Il n'y avait qu'à traverser!...</p>
+
+<p>&mdash;Vous direz encore que c'est moi, Bélier!
+répéta-t-il, plus dur.</p>
+
+<p>L'autre, dans son coin, ne bronchait pas, ne
+comprenait pas: il tremblait...</p>
+
+<p>Alors, une seconde, Rocaroc trembla, lui
+aussi. Le nom de l'homme lui était remonté
+comme ça, automatiquement, de ce sacré acte
+d'accusation qu'on a chevillé à son corps de
+condamné, des dépositions qui se phonographient<span class="pagenum"><a name="Page_270" id="Page_270">[Pg 270]</a></span>
+à votre cerveau et à votre cœur, pour
+les varier, du réquisitoire et de toutes les
+ignobles machines préalables d'instruction,
+confrontations, procès-verbaux...</p>
+
+<p>&mdash;Bélier! Bélier! hurlait le directeur, intérieurement.
+On ne sait pas le nom de famille
+de ses garçons de bureau, de ses garçons de
+recette, de ses filles et de ses garçons, à soi!
+On ne voit jamais ses encaisseurs. Et l'on a
+chez soi du Shakespeare ou du D'Ennery sans
+le savoir! Mais je ne suis pas en train de blaguer.</p>
+
+<p>&mdash;Vous direz encore que c'est moi! proféra-t-il
+plus bas. Mais je vous pardonne, ajouta-t-il
+très vite, un peu honteux, et au hasard, il
+conclut, fiévreux: Vous avez une fille.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis rien, murmura le pauvre
+homme, rien du tout. Je ne vous connais pas.
+J'ai eu mal dans le temps, j'ai très mal aujourd'hui,
+plus mal, j'ai mal deux fois. Et j'ai
+une fille, oui. Sans ça, je serais mort.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_271" id="Page_271">[Pg 271]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Vous avez une fille, bredouilla Rocaroc.
+Elle a su votre... accident, la première... La
+voix du sang... Elle m'a convaincu.</p>
+
+<p>&mdash;Ma fille! ma fille! où est ma fille? criait
+le garçon de recettes.</p>
+
+<p>&mdash;La voici! dit le banquier, en ouvrant
+la petite porte, l'œil absent.</p>
+
+<p>... Quand, dans une occurrence pathétique,
+deux êtres chers s'accrochent au cou l'un de
+l'autre, on a le temps de se retourner. Cependant
+ce baiser donné au plus tendre des
+pères surprit et peina le directeur de l'A.
+M. I.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi lui et pas moi? se demanda-t-il,
+en dehors de toute loi familiale et morale...</p>
+
+<p>Il ne se sentait même pas de trop, en
+ce tableau intime. Pour un peu, il aurait proféré
+un&mdash;Ne vous gênez pas!</p>
+
+<p>Il laissa à la sensibilité la durée qu'il jugeait
+suffisante et, le plus simplement du monde:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_272" id="Page_272">[Pg 272]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Et moi, vous m'oubliez! fit-il.</p>
+
+<p>Le regard de la jeune fille fut une conjonction
+d'éclairs: toutes les horreurs s'y peignaient,
+si clairement!&mdash;pour éclater et jaillir
+en reproche, en mépris, en orgueil douloureux
+que, pour la première fois peut-être,
+Rocaroc connut à plein et en relief intérieur,
+le dégoût de soi, la honte, le remords...</p>
+
+<p>Sa peine lui creusa les traits et lui mit,
+même, je ne sais quelle buée devant les yeux.
+Il comprenait! Il se rappelait!</p>
+
+<p>&mdash;Vous! vous! lui! reprenait M. Bélier, de
+sa voix de joujou brisé.</p>
+
+<p>Juliette-Elisabeth, entre ses effusions, regarda
+un instant la face décomposée de son
+ci-devant agresseur et, d'une moue:</p>
+
+<p>&mdash;Ne l'accable point, papa: ce n'est pas
+un méchant garçon!</p>
+
+<p>La foudre, tombant aux pieds de l'ancien
+forçat, et se changeant en gouttes de rosée,<span class="pagenum"><a name="Page_273" id="Page_273">[Pg 273]</a></span>
+n'eût pas eu plus d'effet sur son âme lointaine.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas un méchant garçon!</p>
+
+<p>Cette phrase insignifiante chantait dans
+son cœur, en mineur et à la volée cependant
+que, sur un geste du vieux Bélier, elle refleurissait
+sur les lèvres de la fille aux yeux baissés
+et mi-clos:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas un méchant garçon!</p>
+
+<p>Le visage de Juliette-Elisabeth, son visage
+fermé et mort reflétait une complicité résignée
+et aimante à la fois, une servitude consentie,
+la moitié du martyre, la moitié de l'extase,
+un mysticisme d'esclavage, une communion
+dans la douleur née&mdash;ou à naître.</p>
+
+<p>Stupide de la sérénité subite, feu B. de La C.
+nouait des phrases peu écoutées:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, on a reconnu mon innocence...
+La preuve, c'est que je suis ici, c'est qu'on
+m'a donné une grosse indemnité, que, pour
+éviter un tas d'ennuis au gouvernement, on<span class="pagenum"><a name="Page_274" id="Page_274">[Pg 274]</a></span>
+m'a autorisé à changer de nom, provisoirement
+et pour toujours, si je veux...</p>
+
+<p>&mdash;C'est dommage! dit doucement la jeune
+fille: j'aurais voulu que nos enfants s'appelassent
+Bicorne de la Cellambrie.</p>
+
+<p>Les yeux se rencontrèrent: ce n'était que
+détresse, consentement, délice funeste, fatalité
+sans épouvante.</p>
+
+<p>Chacun de ces êtres avait toute sa
+misère au corps, aux mains, en sueur, au
+front, jusque dans son souffle.</p>
+
+<p>Lentement, très lentement, le garçon de recettes
+se tourna vers son patron, fit mine de
+lever les paupières et parla:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, je ne vous reconnais pas, je
+ne vous connais pas. Je suis innocent. Ça, je
+le sais, c'est tout ce que je sais... La petite...</p>
+
+<p>&mdash;C'est mon désir, clama violemment
+Rocaroc&mdash;violemment mais entre haut et
+bas,&mdash;c'est mon désir qu'elle a exprimé et
+je...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_275" id="Page_275">[Pg 275]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Par grâce, patron! reprit le vieillard!
+par grâce! pas un mot!...</p>
+
+<p>Le soir tombait, un de ces soirs d'été, gras,
+courts et paresseux, qui savent ne pouvoir pas
+durer et qui s'en donnent leur saoul, bourrés
+de chaleur et de fatigue. De ces trois personnages,
+pas un ne songeait à faire de la lumière:
+tous voulaient rester dans leur nuit à eux,
+dans sa nuit à soi, quitte à avoir une aube
+commune et claire d'espoirs inconnus. Leur
+angoisse, leur souvenir, l'obscurité, tout
+tourna à une tendresse sourde, aveugle, et
+lourde, à une fraternité au cœur secret de
+l'existence affreuse, de ses luttes, de sa déchéance
+sans fond. Ces adversaires irréductibles
+ne se mesuraient plus; ne se menaçaient
+plus: ils se fondaient dans une ténèbre
+grise, dans une paix prometteuse de
+néant.</p>
+
+<p>Tout à coup, un petit bruit fendit à peine le
+silence: la jeune fille fondait en larmes.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_276" id="Page_276">[Pg 276]</a></span></p>
+
+<p>Alors les trois spectres se collèrent un peu
+plus l'un à l'autre: les deux hommes pleuraient,
+pleuraient, pleuraient&mdash;comme des
+hommes...</p>
+
+<hr class="chap" />
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_277" id="Page_277">[Pg 277]</a></span></p>
+
+
+
+
+<h2><a name="CHAPITRE_XII" id="CHAPITRE_XII">CHAPITRE XII</a></h2>
+
+<h3>UN LIVRE QUI FINIT BIEN</h3>
+
+
+<p>
+<i>Rocaroc à Capucino.</i><br />
+<br />
+Mon cher Directeur,<br />
+</p>
+
+<p>Comme c'est bête! Je retrouve, sur ma
+table, la lettre que je devais vous envoyer, il
+y a huit jours, et un gabarit que je ne vous
+enverrai pas, parce qu'il n'a plus aucun intérêt.
+Les lignes qui suivent n'en ont guère
+plus mais c'est un <i>post-scriptum</i> aimable et qui
+vous manquerait.</p>
+
+<p>Car je crois qu'il lèvera vos derniers scrupules
+et qu'il vous ramènera près de nous.</p>
+
+<p>Je dis <i>nous</i> car je me range, je me marie.
+J'épouse... mais vous l'avez deviné, n'est-ce<span class="pagenum"><a name="Page_278" id="Page_278">[Pg 278]</a></span>
+pas? j'épouse la fille de la pseudo-victime
+d'un certain B. de La C. que nous avons
+connu et qui, je le sais de fraîche date, était
+absolument innocent&mdash;et l'est encore, au
+reste. Mariage d'amour. C'est, matériellement,
+quelque chose dans le goût du <i>Cid</i> et si vous
+avez, parmi vos pensionnaires, une sorte de
+Corneille... Mais nous ne vous demandons
+que de nous joindre au plus tôt. Ma fiancée
+est charmante, intelligente, résolue, d'une
+sensibilité ardente et réfléchie, guerrière&mdash;et
+sœur de charité. J'espère cependant qu'elle
+me donnera des enfants&mdash;pas trop&mdash;dont
+vous serez le parrain, en partie. Le premier
+est retenu&mdash;vous m'excuserez&mdash;par mon
+cousin, mon ex-cousin, le ministre. Vous
+m'excuserez d'autant plus qu'il l'adoptera, cet
+enfant, pour qu'il y ait encore d'authentiques
+Bicorne de La Cellambrie. Orgueil de famille.
+Mais il y en aura encore: orgueil d'homme
+jeune encore.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_279" id="Page_279">[Pg 279]</a></span></p>
+
+<p>Je ne vous ferai pas le détail des émotions
+qui m'ont assailli ces jours-ci: vous êtes encore
+fonctionnaire: on peut décacheter vos
+lettres. Mais on va se revoir bientôt et ne plus
+se quitter: vous en entendrez de drôles et de
+pires&mdash;à en crever.</p>
+
+<p>J'aurais peut-être dû attendre votre retour:
+vous étiez mon témoin-né. Mais la nature ne
+me permet pas de patience. Lorsque, à trente-quatre
+ans, on a laissé parler la nature plus
+que le sentiment... je n'insiste pas... depuis
+douze ans... Passons!</p>
+
+<p>Ajouterai-je que les commentaires les plus
+flatteurs ont entouré mon portrait, en médaillon,
+dans tous les journaux de Paris, de
+la province et de l'étranger? On m'a prêté de
+l'héroïsme, de la grandeur d'âme, du tolstoïsme
+parce que j'épousais la fille d'un de
+mes garçons de recettes qui s'était laissé entôler!</p>
+
+<p>Il est vrai que j'ai été bon avec ce nouveau
+parent et cet ancien serviteur mais, hélas! je<span class="pagenum"><a name="Page_280" id="Page_280">[Pg 280]</a></span>
+ne pourrai le garder auprès de moi, auprès
+de nous: il a l'esprit qui travaille, qui travaille
+mal.</p>
+
+<p>Il battra la campagne aux champs: je viens
+de lui acheter une brave petite propriété dans
+l'Ardèche, avec deux domestiques sûrs, anciens
+gardiens de Charenton: il sera très
+très heureux.</p>
+
+<p>J'oubliais de vous dire que, en raison des
+nouvelles charges qui m'incombent, du fait de
+mon mariage, je vais m'occuper du meurtre
+des usuriers par les fils de famille, agents,
+rabatteurs&mdash;et inversement: c'est modeste
+mais, je l'espère, assez rémunérateur.</p>
+
+<p>Mais ne parlons plus affaires.</p>
+
+<p>Ce matin, très tôt, pour chasser certaines
+vapeurs, je me suis fait mener dans des quartiers
+perdus. J'ai quitté mon auto devant le
+monument de Barye. J'ai pris, à pied, la
+rue Saint-Louis en l'Ile, j'ai à peine regardé
+la rue Le Regrattier, j'ai vu avec peine que<span class="pagenum"><a name="Page_281" id="Page_281">[Pg 281]</a></span>
+c'était mal tenu et j'ai continué ma route de
+bourgeois. Le soleil commençait à peine à
+vouloir se faire méchant. Des bateaux paresseux
+s'étendaient sur une Seine à griselis
+alanguis. J'allais toujours. Je passai sur une
+placette où, pour faire oublier l'Hôtel-Dieu
+tout proche, on vendait des fleurs; en pots,
+en gerbes, en terreau, à vous éblouir, à
+vous empoisonner. Je me courbai sous une
+espèce de souricière en bois&mdash;et, soudain,
+je me trouvai devant la Conciergerie, oui la
+Conciergerie! les Tours pointues (car elles
+sont trois). Je fermai les yeux et les rouvris.
+Je regardai. Les grilles des fenêtres ne gardaient
+que des lettres égayées de timbres clairs;
+un chat noir et blanc se lissait entre deux
+barreaux: il n'y avait ni gardes ni prisonniers:
+de la paix, du sommeil. Je jurai, du
+fond de mon âme, (mais d'une âme riante),
+que ce local ne me reverrait pas et je regardai
+en face: j'eus un cri de joie. En raison<span class="pagenum"><a name="Page_282" id="Page_282">[Pg 282]</a></span>
+des travaux du Métro, le pont, la chaussée, le
+trottoir même de la prison n'étaient que
+roses, anémones, œillets, pivoines, une flore
+inouïe, discrètement odorante, d'un éclat,
+d'une douceur, d'une sérénité à mourir de
+douceur: je n'hésitai pas, j'achetai tout, tout:
+c'était la rançon de mes cachots, de mes
+ténèbres de cœur et d'âme, c'était l'avenir en
+bourgeons, en fleurs, c'était de la béatitude
+laborieuse et parfumée, c'était du soleil pris
+au jeune soleil qui se mirait dans ces feuilles
+et ces corolles et qui se faisait beau pour elles...</p>
+
+<p>Et, quand, dans ma hâte de mettre le soleil,
+les fleurs, l'avenir et mon âme apaisée aux
+pieds de ma grave fiancée, je regagnai le Paris
+des honnêtes gens, par le Pont-Neuf, je m'aperçus,
+à une nuance de son geste d'accueil et
+de son sourire, que le bon roi Henri et moi,
+nous étions une paire d'amis.</p>
+
+<p>
+<i>31 juillet.</i><br />
+<br />
+<span class="smcap">Rocaroc.</span><br />
+</p>
+
+
+<h3>THE END</h3>
+
+<hr class="chap" />
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_283" id="Page_283">[Pg 283]</a></span></p>
+
+
+
+
+<h2><a name="TABLE" id="TABLE">TABLE</a></h2>
+
+
+<p>
+<a href="#DEDICACE">DÉDICACE</a><br />
+<br />
+<a href="#CHAPITRE_PREMIER">I. Un livre qui commence bien</a><br />
+<a href="#CHAPITRE_II">II. Une proposition moins inacceptable qu'inattendue</a><br />
+<a href="#CHAPITRE_III">III. Paris!</a><br />
+<a href="#CHAPITRE_IV">IV. Le dernier endroit où l'on cause</a><br />
+<a href="#CHAPITRE_V">V. Une crémaillère de pendables et de pendus</a><br />
+<a href="#CHAPITRE_VI">VI. Une circulaire</a><br />
+<a href="#CHAPITRE_VII">VII. Au rapport</a><br />
+<a href="#CHAPITRE_VIII">VIII. Chez Machin's et ailleurs</a><br />
+<a href="#CHAPITRE_IX">IX. La séance continue</a><br />
+<a href="#CHAPITRE_IX_annexe">IX. (<i>Annexe.</i>) Louis-Napoléon Solsequin</a><br />
+<a href="#CHAPITRE_X">X. Penthésilée</a><br />
+<a href="#CHAPITRE_XI">XI. Justice immanente</a><br />
+<a href="#CHAPITRE_XII">XII. Un livre qui finit bien</a><br />
+
+</p>
+
+
+<p>1641.&mdash;Imp. <span class="smcap">Kapp</span>, 20, rue de Condé, Paris.</p>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Le forçat honoraire, by Ernest La Jeunesse
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FORÇAT HONORAIRE ***
+
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+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+
+</pre>
+
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