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| author | nfenwick <nfenwick@pglaf.org> | 2025-02-08 09:49:22 -0800 |
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-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
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-
-Title: Le forçat honoraire
- roman immoral
-
-Author: Ernest La Jeunesse
-
-Release Date: September 8, 2018 [EBook #57866]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FORÇAT HONORAIRE ***
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-
-Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries)
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-_Le Forçat honoraire_
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-_DU MÊME AUTEUR_
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- Les Nuits, les Ennuis et les Ames de nos plus notoires Contemporains.
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- L'Imitation de notre Maître Napoléon.
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- L'Holocauste, roman.
-
- L'Inimitable, roman.
-
- Demi-Volupté, roman.
-
- Sérénissime, roman.
-
- L'Huis-clos malgré lui, un acte.
-
- Cinq ans chez les Sauvages.
-
- Le Boulevard, roman.
-
-
-_Pour paraître prochainement_:
-
- Le Fossé de Bethléem.
-
- Les Ruines, quatre actes.
-
- L'Épée au fourreau, roman militaire.
-
- La Dynastie, quatre actes.
-
- Le Misanthrope à la terrasse, trois actes en vers.
-
- Oraisons funèbres et autres, sonnets.
-
- Servedieu, roman.
-
- Rocaroc, homme politique, roman.
-
- Mémoires du comte X...
-
- Napoléon intégral.
-
-
-_Published 24 Aug. 1907._
-
-_Privilege of copyright in the United States reserved under the
-Act approved Aug. 1907, by Ernest La Jeunesse._
-
-
-
-
- ERNEST LA JEUNESSE
-
- _Le Forçat
- honoraire_
-
- ROMAN IMMORAL
-
- PARIS
-
- J. BOSC ET Cie, ÉDITEURS
-
- 38, CHAUSSÉE D'ANTIN, 38
-
- 1907
-
- _Tous droits réservés_
-
-
-
-
-IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE DOUZE EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE, TOUS
-NUMÉROTÉS
-
-
-
-
-DÉDICACE
-
-
-_En vous offrant, mon cher Henri Prost, ce_ roman immoral, _je
-crois faire mieux que remplir un devoir de cœur et consacrer une
-fraternité de pensée, d'aspiration et d'espoir: je crois accomplir
-un devoir--sans plus. Je ne prétends point vous prémunir contre
-les aigrefins, meurtriers ou escrocs: vous les connaissez mieux
-que moi, quelle que soit ma science expérimentée. Et vous êtes si
-loin...!_
-
-_Mais vous représentez la_ Société, _en mieux, avec de la culture,
-de la bonté et de la délicatesse_.
-
-_Cette_ Société, _depuis quelques années, se donne du bon temps.
-Après s'être passionnée pour le_ monde,--son _monde_!--_traduit
-par Paul Bourget, en jargon, et par Georges Ohnet à la barre de
-la petite bourgeoisie, elle s'était laissé mener un instant, en
-barque, au soleil de minuit par MM. Ibsen et Björnson, avait suivi
-M. d'Annunzio dans des carrières d'étoiles et des ciels de marbre,
-et mordu un tantinet au bois de la vraie croix, trempé par M.
-Sienkiewicz dans les glaces et le sang de la défunte Pologne. Puis
-elle revint--ladite Société--à son vomissement, à son ambition:
-j'ai nommé le crime, dol, viol, vol, à ces histoires de brigands
-qui berçaient de cauchemars pittoresques son lit infini d'enfance.
-... Toutefois, dame! elle avait grandi et vieilli, la Société!_
-
-_Quand on est petit, on tire au sort: ceux qui sortent les
-premiers, dans la_ botte, _comme on dit à l'École polytechnique,
-ne veulent pas de la botte (défunte, hélas!) du gendarme. On
-joue_ au voleur: _il s'agit d'être voleur--au choix. Les perdants
-sont agents de la Force et du Droit: d'ailleurs n'est-ce pas
-logique? M. de La Palisse, qui fut précoce, l'aurait déclaré dès
-ses plus jeunes ans: «Les voleurs ont le pas sur les sergents de
-ville puisque ceux-là sont sur les talons de ceux-ci--quand ils y
-sont._»
-
-_Quand ils y sont! Parole grande et sage! Quand ils y sont!_
-
-_Mais tu as engraissé, vieille Société: tu ne veux plus courir
-et, tout de même, tu as un vague reflet, un trouble relent de
-ta canaillerie native et de la soif d'aventures de tes dix ans:
-tu veux, pour bien te réjouir et te frapper, de beaux récits
-bien sanglants, bien mystérieux, te repaître de la chair et de
-l'esprit des scélérats les plus terribles, pénétrer dans les
-cavernes et les laboratoires d'enfer--à la condition de savoir
-un policier--pardon! un détective!--plus fort que les plus
-forts assassins, toujours invisible, toujours armé, nourri de
-Taine et de Gaboriau et venant à son heure (l'heure du crime a
-changé depuis M. de Florian) mettre la main au collet du coquin
-triomphant ou plutôt le faire crever, tué par ses machinations
-mêmes!_
-
-_Ouf! tu respires, Société! Et dire que tu as été sur le
-point de tourner mal, toi aussi, à la lecture, et de verser
-dans le forfait--histoire de faire fortune et d'avoir du
-génie. Heureusement, les canailles sont démasquées et punies!
-Heureusement, tu as dans ton camp_--«le Camp des bourgeois»--_des
-auxiliaires de premier plan, des âmes tapies dans des ombres
-agissantes, des détectives demi-dieux_.
-
-_Où sont-ils?_
-
-_Oui, oui, estimable Société, les méchants finissent toujours
-mal. Stendhal, pleurnichant et souriant à la fois, a fait, par
-blague, guillotiner Julien Sorel; Eugène Sue a empoisonné Rodin;
-le vicomte Ponson du Terrail a tué, ressuscité et retué Rocambole,
-en sanglotant; Raffles meurt en héros pour sa patrie anglaise,
-au Transvaal; Arsène Lupin... Mais je dois avouer, à ma honte et
-à mon ami Maurice Leblanc que je ne connais pas Arsène Lupin: je
-n'ai pas reçu le volume._
-
-_Mais tout cela, Société, c'est de la littérature. Je reviens à
-ma question, à la question: où sont tes mouchards--grâce! tes
-détectives!--surhommes et si humains, devins et farce, commis
-voyageurs en filatures, tes soutiens, enfin, les colonnes de ton
-temple? Où sont-ils? Nomme-les!_
-
-_Permets-moi de te répondre. Ce sont des troupes, des élites,
-des_ crackes _«sur le papier», ce sont des bonshommes en papier,
-ce sont des «chiures d'encre». Interroge ta mémoire: cherche le
-nom d'un_ limier _de vitrail! Tu trouveras de braves et héroïques
-sous-brigadiers assassinés, des victimes du devoir authentiques,
-des inspecteurs principaux qui, deci delà, ont su arracher
-prestement les boutons de culotte d'un prisonnier difficile à
-garder, des commissaires-adjoints qui eurent une chance sur cent,
-des chefs de la Sûreté qui ont signé des Mémoires. Il y a ce
-forçat traître, vantard, escroc, sous-maître chanteur de Vidocq.
-Il y a ce Joseph Prudhomme de Canler qui, accompagnant au pied de
-l'échafaud un brave jeune homme jaloux qui aurait été acquitté
-aujourd'hui avec des larmes, (il n'avait tué que sa maîtresse)
-dit à ce brave jeune homme qui lui demande de l'embrasser (c'est
-Canler qui l'a fait avouer)_:
-
---_Pas ici, malheureux!_
-
-_et qui lui fait serment de l'embrasser, sans tête, dans un monde
-meilleur!_
-
-_C'est l'inépuisable M. Claude qui dépèce Troppmann en dix tomes,
-c'est M. Macé qui... qui... Mais je ne veux pas prolonger une
-énumération sans gloire._
-
-_Société, je ne veux pas te rassurer, je veux t'éclairer. Tu n'es
-pas défendue et tu ne te défends pas. Tu t'endors sur des contes
-bourgeoisants et subtils,--et c'est si doux de dormir!_
-
- Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,
-
-_mais la fraude emplit tous les journaux,--et ce n'est qu'une
-fraude bien déterminée. Je ne prétends pas, Société, à l'honneur
-de t'avoir mis en garde; je ne te dois rien. Je tiens seulement à
-faire pour toi ce que fit pour son siècle cet ivrogne de Nicolas
-Machiavel lorsqu'il lui donna son_ Prince. _Les époques n'ont que
-les_ Prince _et les Machiavel qu'elles méritent. Ce n'est pas
-ma faute si j'ai publié, il y a dix ans passés, l'_Imitation de
-Notre Maître Napoléon _et si, aujourd'hui, je passe la plume à
-un forçat, un authentique forçat assassin et pis, qui, au reste,
-n'est pas des plus intelligents: tu n'avais qu'à m'écouter et à
-me suivre, Société, quand je te prêchais l'héroïsme et la beauté.
-Je déclare, d'ailleurs, que je décline toute complicité dans les
-forfaits qui suivent et leur narration enjouée et cynique. «Je
-rends au public ce qu'il m'a prêté» sol à sol, déchet par déchet._
-
-_J'ai conscience d'avoir écrit un livre vrai, qui n'est pas de
-moi;_
-
-_mais de toi--et à toi, Société._
-
-_Si, d'aventure, tu es trop effrayée, va chercher--chez les
-libraires--tes flics et tes gendarmes de cabinet. Ou dis-toi que
-moi, aussi, je fais de la littérature._
-
-_Et maintenant, mon cher Henri Prost, revenons aux doux émules des
-héros de Plutarque, ces hommes du tribunal révolutionnaire qui
-avaient le courage de couper le cou de Lavoisier parce que cet
-homme de génie s'était bassement permis d'être fermier-général--et
-cette bonne bête de Fouquier-Tinville qui, dans son rêve d'assurer
-le bien-être à tous, avait fauché des têtes comme des épis, et
-qui, sur l'échafaud, voulait encore donner du pain au pauvre
-monde..._
-
- 4 Août 1907.
-
-
-
-
-_Le Forçat honoraire_
-
-
-
-
-CHAPITRE PREMIER
-
-UN LIVRE QUI COMMENCE BIEN.
-
-
- _Cayenne, le 24 octobre 190..._
-
-Ce pauvre Chéry n'a vraiment pas de chance. On l'a guillotiné ce
-matin.
-
-Mes malheurs ne me permettent point de me poser en adversaire
-irréductible de la peine de mort: je l'ai encourue, sinon méritée,
-et je connais, par expérience, le vent frais du couperet dans la
-torride horreur d'un cauchemar cloîtré.
-
-D'autre part, au bagne, nous manquons de distractions: une
-exécution capitale, même et surtout dans la posture où nous y
-assistons, genou en terre et sous la menace du feu de la chiourme,
-c'est un spectacle et une émotion.
-
-On sent profondément ce que vaut la vie--et c'est quelque chose.
-
-Pourtant je n'ai pu me défendre d'un frisson et d'un gros regret
-qui ressemblait à du chagrin.
-
-C'est que le nº 67486 (Paul-Irénée-Amable Chéry) était, en toute
-conscience, un _numéro_. Je ne l'ai pas connu en liberté et
-j'imagine mal son personnage en barbe, cheveux, splendeur et
-habits bourgeois. Lorsqu'il fut reçu à notre cercle, la faux
-pénitentiaire--_vulgô_ tondeuse et rasoir--la faux pénitentiaire,
-donc, avait fait son œuvre et, sous une livrée d'emprunt qu'on
-ne songeait pas à lui réclamer, trop à son aise dans des sabots
-criards, il avait cet air un peu hébété de se voir là (et on
-ne se voit qu'au miroir de son âme) qu'on prend au vestiaire
-des pénitenciers. Sa seule élégance tenait à une chaîne un peu
-bruyante et à un bracelet large,--à son pied. Cet ex-citoyen
-avait eu des affaires d'honneur avec ses gardiens et, d'emblée,
-montait aux cellules. C'est ainsi que nous pûmes causer. Je ne
-veux pas me rappeler la peccadille qui me livrait aux rigueurs
-disciplinaires: je suis un condamné sérieux, important, si j'ose
-dire, et je rougis d'avoir pu occasionner quelque scandale sur
-ce qu'on est convenu d'appeler un chantier. Mettons tout sur le
-compte de l'ivresse. Quoi qu'il en soit, j'étais là, j'étais en
-train d'être paré _pour le bal_ ou, si vous le préférez, d'être
-ferré lorsque, plutôt poussé que guidé, imperturbable cependant
-et dédaigneusement hilare, Chéry s'offrit, de trois quarts, à nos
-yeux. Du coup, nous nous reconnûmes. Nous ne nous étions jamais
-vus, mais nous étions du même monde, de la même espèce et nous
-eussions fait deux copains, pour employer l'horrible argot de la
-Capitale, si la fatalité n'avait pas voulu nous réduire à l'état
-de frères. Le règlement obligeait le nº 67486 à rendre les chaînes
-dont il était dépositaire au département de la Marine, moyennant
-quoi l'administration pénitentiaire consentait à lui offrir
-d'autres chaînes, identiques (à la vérité) mais dûment matriculées
-à ses armes, chiffre et marques particulières. La méticulosité
-de nos bourreaux nous permit de nous observer et même d'échanger
-des clignements de paupières qui répondaient, non sans éloquence
-et avec quelque distinction, à des interrogations tacites. Nous
-nous lisions sur la face l'un de l'autre et, dans nos rides et
-ravines précoces, nous retrouvions des souvenirs communs et rares:
-diplômes, voluptés, dégoûts et tentations; nous déchiffrions, aux
-plis de nos lèvres et aux brides de nos yeux les étapes de nos
-chutes, de nos cynismes, la valeur de notre résignation et de
-notre repentir, cependant que la rapide et courte flamme de notre
-regard nous rassurait l'un l'autre sur notre intelligence et notre
-énergie...
-
-Pourquoi faut-il que tout cela soit du passé et la matière d'un
-éloge funèbre? Allons! on ne sait pas ce qu'on peut devenir et se
-rappeler, c'est rêver, en mieux! Rêvons... Rappelons-nous...
-
-Je me retrouve dans mon cachot, déjà attendri, amolli par la
-température suffocante. Je songe aux _in-pace_ de jadis, sous
-terre, très loin... Il devait y faire frais... Une cellule, au
-cinquième étage, sans air, sans lumière, ça ressemble à une
-chambre de bonne. Heureusement pour le pittoresque, il y a la
-chaîne, mais on ne la voit pas: on la sent qui pèse, qui gratte,
-qui grelotte dans la chaleur. Cette obscurité absolue... admettons
-qu'elle nous apporte la bonne nuit. Imaginons que nous dormons
-simplement, franchement, mais quoi? on ne peut être seul nulle
-part, même ici! Des coups, méthodiquement espacés, se font
-percevoir à la cloison. C'est,--on ne l'ignore pas,--la manière
-de converser en prison, la seule ou à peu près. Encore une brute,
-une crapule qui a besoin de faire la causette! Ne comptez pas sur
-moi mon cher! Écoutons, après tout, puisqu'il n'y a pas moyen de
-faire autrement. Un, deux, trois... onze, douze... vingt-trois...
-Tiens! tiens! c'est plus intéressant: je ne méritais pas cette
-aubaine. Mon voisin d'appartement se fait connaître, reconnaître,
-se nomme. Nous avons été ensemble, il y a un instant, à la peine,
-à l'honneur. Il me gourmande de ne l'avoir pas entendu monter et
-_boucler_ derrière moi. Serais-je égoïste ou seulement de ces gens
-légers et impulsifs qui appartiennent tout entiers à leurs propres
-petits déboires?
-
-Il continue son discours, son monologue. Décidément, il sait
-fort bien parler, du bout des doigts--et il a les doigts très
-robustes. On croirait qu'ils entrent dans la pierre et je défie
-les gardiens d'entendre: c'est du beau travail.
-
-Résumons ses confidences, en en supprimant, faute de place, nombre
-de détails d'humour, d'ironie et de charme mélancolique (j'ai peu
-de papier à moi, dans ce bureau de la chiourme).
-
-Fils d'un conseiller référendaire à la Cour des Comptes, Paul
-Chéry avait puisé dès le berceau, dans l'exemple, les propos
-et la contemplation de M. Sosthène-Napoléon-Ludovic Chéry (du
-Petit-Quevilly), son père, le goût ardent de la fainéantise et
-le pire dédain de l'humanité. Sous-admissible à Saint-Cyr, il
-négligea de se présenter aux examens oraux du premier degré
-parce que, avant d'arriver au manège de l'École militaire où
-l'attendaient ses examinateurs, il fit la découverte d'un nid de
-maisons hospitalières, dans un passage de l'avenue La Bourdonnais,
-et que, soit terreur de la colère familiale, soit insouciance et
-recherche du plaisir facile, il ne sortit d'une de ces maisons
-que pour entrer dans une autre et ainsi, si j'ose dire, de suite,
-un peu client qui ne paie point, un peu garçon qui ne se fait
-pas payer, partout nourri, partout content et méritant, d'un
-suffrage unanime, chaleureux et jaloux, le nom qu'il tient de ses
-parents assez respectueux d'eux-mêmes pour oublier de cueillir
-les mêmes justifications d'armoiries--et ces tristes lauriers!
-Ces parents, d'ailleurs, perdent la trace de Paul-Amable. Il ne
-la vont point chercher dans les établissements louches, bars
-de nuit et autres bouchons de Grenelle, Javel, Montrouge et
-Montparnasse. Ils n'auront jamais l'orgueil d'apprendre qu'il a
-illustré leur patronyme sous la forme de _Le Chéri de Gambetta_
-pour huit coups de couteau qu'il a échangés dans l'avenue de
-ce nom contre trois coups mortels de revolver. Mais, un jour,
-mon malheureux ami, désœuvré et attendant trop longuement une
-délicieuse maîtresse vendue et emballée, notre malheureux ami,
-donc, a l'idée d'ouvrir le journal _Le Journal_. Un mot jaillit
-des lèvres de Chéry, mot dont je laisse, avec l'histoire, la
-responsabilité au maréchal de camp vicomte Cambronne. Chéry vient
-de lire le récit de l'exécution, à Laghouat, de son frère aîné
-Camille-Antonin-Louis-Silvère Chéry, fusilier à la 11e compagnie
-de discipline.
-
-Mais ici je laisse la parole à Paul Chéry.
-
-Quand je dis la parole, j'exagère et je crains que son récit ne
-paraisse froid et banal.
-
-Qu'on se rappelle qu'il fut non tambouriné mais creusé lettre à
-lettre--et combien d'efforts pour chaque lettre!--dans un mur
-de cachot, que je le compris péniblement, atrocement, scandé
-d'un double frisson de nos chaînes de fer et qu'il se grava
-profondément en moi, à la manière noire.
-
-La dernière fois que j'avais vu mon frère, il était maréchal des
-logis aux houzards, très vain de son galon, de son uniforme, de
-sa moustache de vingt ans et demi, de tout, quoi! Il se destinait,
-d'office, aux plus hauts emplois militaires, galopait, en pensée,
-à travers les écoles, les exploits et les grades, s'accordait,
-d'avance, des blessures avantageuses, au choix et des citations
-à l'ordre de l'armée--comme s'il en pleuvait des canons!--Et,
-immédiatement, le mot que j'avais étouffé en apprenant sa fin,
-me remonta, si j'ose dire, aux lèvres,--pieusement. C'est que
-c'était son _mot_, à lui, ce qu'on eût appelé son _cri_, aux temps
-lointains de l'héraldique. Il le prononçait à tout bout de champ,
-avec une mâle, juvénile et martiale fierté qui me frappa fortement
-mais qui m'expliqua sans retard son malheur et sa chute. Il avait
-employé ce mot à contre-sens. De fait, une enquête rapide--nous
-autres, dans la pègre, on a vite tous les éléments d'information
-sous la main, car le monde est petit et il y a peu d'_hommes_--me
-convainquit de ma douloureuse perspicacité. Une première
-explosion à l'adresse d'un gradé sans importance, une autre, plus
-rebondissante, une troisième, en jet et en cataracte, avaient
-mené mon malheureux frère de la prison à Biribi, en passant par
-la cassation. Il avait emporté en Afrique son mot avec lui, et,
-de silo en crapaudine, de tombeau en tourniquet, savamment agacé
-et conduit à illustrer l'interjection de coups de poing et d'un
-«coup-lancé» de fusil à baïonnette, il venait de compliquer son
-cas, déjà désespéré, en inondant de cet inépuisable mot les
-membres du conseil de guerre et jusques à son avocat qui plaidait
-la monomanie et l'irresponsabilité... Je fus irrité, non de son
-trépas qui avait été héroïque et décent, (à part l'affectation
-de répéter son mot à tout venant et de le remâcher jusqu'au coup
-de grâce), mais de l'attitude un peu trop romaine que mon père
-s'était permise à cette occasion.
-
-Le bon vieillard avait insisté pour faire fusiller son fils!
-On lui tressa, dans une certaine presse, des couronnes à peine
-mortuaires. On reproduisait sa lettre au Président de la
-République: «_En vous suppliant, Monsieur le Président, de laisser
-la justice suivre son cours régulier, je crois faire mon devoir
-de père et de magistrat. La trop juste condamnation qui frappe un
-fils dégénéré ne saurait m'atteindre: la honte ne remonte pas.
-J'ai la dernière satisfaction de savoir que celui qui porte encore
-mon nom n'attend pas le châtiment d'une faute contre l'honneur.
-Mais le crime contre la discipline est inexpiable et tout le sang
-des miens ne le laverait point. Je regrette que ma femme soit
-morte: elle se joindrait à moi, dans cette démarche raisonnée,
-pour réclamer un supplice qui nous vengera de l'injure faite à
-notre caractère et à notre exemple._»
-
-Tu dois être étonné de m'entendre me souvenir de ce fatras: j'ai
-mes raisons pour ça. _Primo_, je ne pus le digérer, ensuite, tu
-vas voir...
-
-... Si ces mots que j'écris sous l'empire de la plus vive horreur
-et du pire chagrin avaient des prétentions à la publicité, je me
-permettrais ici, soit digression, soit parenthèse, une longue
-pause, pour indiquer que ce jour-là, notre entretien n'alla point
-plus en avant.
-
-On se fait[1], de l'autre côté de la geôle, des idées fausses
-sur le silence du bagne. Il est aussi rigoureux que son nom
-l'indique,--au moins de nuit. Rien, dans l'opaque ténèbre du
-cachot, ne nous avertit de la tombée du soir que le bruit plus
-lourd et plus angoissant des mots cognés lettre à lettre--et à
-combien de coups par lettre!--contre les parois de nos niches.
-On entend crier les verrous. On a peur des gardiens qui n'aiment
-pas à se déranger pour rien. L'insomnie déroule ses cauchemars.
-Le passé, le présent, l'impossible avenir prennent des figures
-de bêtes monstrueuses et enchaînées--comme nous. Nos estomacs
-ressemblent à nos consciences, en admettant que ça existe. Tout
-ce qui est bas et mauvais grouille autour de notre accablement
-et nous n'avons même pas le courage de lever nos fers contre les
-spectres intimes. C'est en cellule, vraiment, que j'ai pesé la
-vanité du crime et que j'ai senti, quoique nous en ayons, que nous
-ne valions pas mieux que les saints et les martyrs vertueux,--en
-fait de force de résistance, bien entendu. On a, sur le mauvais
-pavé qui nous sert de couche, des endolorissements d'enfant, la
-persuasion qu'on est ferré à tout jamais, que l'évasion est un
-rêve--et l'on ne peut pas rêver--et que la dernière étoile du ciel
-absent s'est étalée, pour n'en plus bouger, sur l'uniforme de la
-chiourme...
-
-[Note 1: _On_, c'est M. Jacques Dhur (1907).]
-
-Je laissai donc dormir, jusqu'à l'aube lointaine, les rouges
-confidences de l'infortuné Chéry. Je ne suis pas d'humeur à
-rechercher, maintenant qu'il dort son dernier sommeil, si mon
-nouveau compagnon me donna des nouvelles de sa nuit et de son
-repos. Nous nous occupons peu, à vrai dire, du temps qui fuit et
-qui fuit si lentement! Nos souvenirs sont plus agréables, plus
-riches. Ça meuble.
-
---Tu comprends, continua le nº 67486, que l'attitude de mon père
-lui concilia les faveurs des pouvoirs publics et les fleurs les
-plus rares de la publicité. On burina ses traits sur le zinc des
-journaux quotidiens, cependant que son ministre l'élevait au
-grade de commandeur de l'ordre national de la Légion d'honneur.
-De l'instant où j'appris ce dernier outrage à la mémoire de
-mon frère, je pris la résolution formelle d'étrangler l'auteur
-démissionnaire de nos jours à l'aide de sa cravate neuve. «La
-honte ne remonte pas!» Rien qu'à me rappeler cette phrase!......
-
-«Mais, pardon, interrompit-il, je ne vous connais pas: je vous
-étonne et vous scandalise peut-être. Pour quelle cause êtes-vous
-ici?
-
---Tentative d'assassinat avec préméditation et guet-apens,
-répondis-je doucement, faux et usage de faux en écriture de
-commerce, mais c'est un malheureux concours de circonstances...
-
---Bien! poursuivit Chéry: je puis te raconter la chose. Tu ne te
-révolteras pas. Ma sentence était entachée de colère. Si j'avais
-raisonné largement, je n'aurais pas condamné un magistrat,
-ambitieux et vieilli, avec toute la rigueur et toute la morale
-naturelle et logique du réfractaire que j'étais. Je me serais
-repris peut-être si une futile coïncidence n'avait précipité
-notre destinée. D'un cambriolage dans la banlieue, des amis à
-moi avaient rapporté, entre autres objets, une vieille croix
-de commandeur avec son ruban et son agrafe. Ils me l'avaient
-donnée, sans cérémonie, un peu parce que le bibelot m'amusait,
-un peu parce qu'il était de mauvaise défaite. Cette cravate
-s'associa naturellement dans mon esprit au souvenir pressant
-du col paternel. Je m'en amusai les doigts toute la journée, en
-regrettant de n'avoir pas autre chose sous la main. Je ressassais
-mes anciennes années et les instants, un à un, qui piquaient droit
-dans ma mémoire. C'était une chanson monotone et précise qui me
-criait la sécheresse de cœur, l'étroitesse d'esprit, l'égoïsme
-hypocrite et poli du juge dont, à son insu, j'examinais le
-pourvoi. Peu à peu, je discernai des scélératesses éclatantes dont
-je n'avais pas pris souci et je ne fus plus capable d'imaginer
-la société dans son horreur foncière qu'à travers l'image
-représentative de M. Chéry du Petit-Quevilly. Celui-là, je le
-tenais. J'avais charge d'âme.
-
-... Et, au seuil de la nuit, lorsque je me dirigeai vers une
-maison--que je connaissais bien--de la rue de l'Université,
-j'avais la conviction d'aller faire--simplement--un pâle exemple
-et une timide manifestation.
-
-Il y avait de la lumière.
-
-Je fus ravi, par avance, de ne pas trop effrayer le bon vieillard
-et de lui épargner un réveil en musique. Mon nom, jeté au
-concierge, le laissa dans son lit. Je montai, sans ascenseur,
-longtemps, parce que le conseiller se contentait, austèrement,
-d'un luxueux cinquième étage, comme un saint. Une pauvre petite
-fausse clef ouvrit miraculeusement la porte de l'appartement.
-
-Une minute après, j'étais en face de mon client. J'avais
-traversé l'antichambre à pas étouffés, par habitude et,
-professionnellement, tourné le bouton _en douce_. J'arrivai
-donc en gentil mystère et ne m'étonnai qu'à moitié de l'effroi
-surhumain qui se peignit, se grava, se convulsionna sur et dans
-le visage de l'individu en question lorsqu'il m'aperçut, pâle et
-grave.
-
---Toi! toi! râla-t-il!--et quand je dis _râler_!...
-
-C'était un beuglement sourd et blanc, un hurlement vide, un
-sifflement de serpent-fantôme, une sueur crachée et crissante...
-
---Toi! toi! reprit-il. Encore toi! Mais, ce soir, tu n'es pas en
-tenue!
-
-Je suis d'attaque, mais je te jure que je n'y coupai point
-d'un léger frisson. Je comprenais! Monsieur était sujet à des
-hallucinations, à des cauchemars! Mon frère mort _revenait_! Je ne
-crois ni aux apparitions, ni aux remords, mais ce n'est pas une
-raison pour en dégoûter les autres, et cette hantise me vengeait
-un peu de la lettre du personnage! D'autre part, il y avait
-toujours eu une extrême ressemblance entre mon frère et moi, côté
-de notre mère (heureusement), et, depuis le temps que le citoyen
-ne nous avait vus, l'un et l'autre, il avait pu brouiller dans
-son indifférence, d'abord, dans sa haine et sa terreur, ensuite,
-les traits soi-disant adorés de sa triste progéniture. Je sentis
-un indéfinissable dépit en me demandant--si vite!--pourquoi
-le fusillé ne m'apparaissait pas à moi qui l'avais aimé et ne
-sortait du ciel ou du néant que pour troubler de sa présence
-les nuits d'un peu intéressant _gentleman_. J'eus même--et j'en
-rougis--la tentation d'abandonner mon père à sa torture méritée
-et perpétuelle, plus aigre que la mort. Mais la plainte de cet
-étrange veilleur me fatigua. Il répétait:
-
---Toi! toi! Encore toi!
-
-Comme s'il n'avait jamais eu autre chose à dire et m'infligeait
-le dégoût de l'oiseau de proie et l'ennui du perroquet. Enfin, il
-abolit ma patience en présentant les signes les plus évidents de
-l'aliénation mentale.
-
---Toi! reprit-il encore! On ne sait donc plus arquebuser en
-France! En Algérie, même! Je vais écrire au ministre de la Guerre!
-
-Je fus humilié, pour l'honneur de la famille, de cette aberration
-et de cette déchéance.
-
---Monsieur, prononçai-je aimablement, non sans travestir un peu le
-timbre de ma voix, je ne suis pas ce que vous croyez. Je fais la
-part du surmenage, mais la vérité...
-
---Ce n'est pas toi! ce n'est pas toi! hoqueta la loque, mais alors
-pourquoi lui ressembles-tu? Et qui es-tu? Qui es-tu?...
-
-J'observai que, dans son délire, il commençait à recouvrer
-vaguement de la raison et je ne sais quel ironique espoir.
-
---Pourquoi me tutoyez-vous? fis-je. Il me semble--et j'étais
-sincère--que je ne vous suis de rien, Monsieur! Vous lisiez, à
-cette heure! Permettez que je voie! Oh! oh! les _Vies parallèles_
-de Plutarque. Eh! eh! vous êtes sur le vieux Brutus! Vous dérogez,
-Monsieur le conseiller! Plutarque, un juge de paix! Brutus! un
-consul! Mais vous n'avez encore condamné qu'un seul de vos fils,
-citoyen! Ne vous en reste-t-il pas un autre? Sacrifiez-le, que
-diable! avant de continuer!
-
-Il me regarda anxieusement, réfléchit, s'essuya le front et dit:
-
---Monsieur, puisque Monsieur il y a, comment êtes-vous entré ici?
-
-Il s'arrêta, puis, d'un ton chantant et oriental:
-
---Ah! tu lui ressembles trop! Tu te moques! Tu es lui! Tu es
-_eux_! Lui! tous les deux! Ne ris pas comme ça! Misérable! Ton
-père!...
-
-Il fallait brusquer le dénouement. Le vieux commençait à devenir
-affreusement fou! Dieu me pardonne: il voyait clair! Je le
-considérai encore un instant: sa face congestionnée me lança, pour
-ainsi parler, au cœur une quantité de petits points sanguinolents
-que je reconnus: c'étaient les mille traces des petits et des gros
-baisers d'enfants que nous lui avions imprimées, mon frère et
-moi--on est si bête quand on est jeune!--des morsures de papillons
-de tendresse, de reconnaissance, d'affection!...
-
-Le monstre! C'est de lui que nous étions nés! Ou plutôt, il nous
-avait vomis--comme il venait de nous vomir encore!
-
---Monsieur, grinçai-je, je viens de la part de celui dont vous
-parlez si légèrement, M. le ministre de la Guerre lui-même.
-
---Que me veut-il? gémit mon père. Je ne le connais pas, lui!
-
---Vous en parliez, respectable vieillard. Il vous envoie un
-souvenir, un de ces souvenirs qu'on n'oublie pas, monsieur!
-
-Devina-t-il? C'était le moment, à en croire la légende, où l'on
-prévoit, pour pas longtemps... Il se dressa, se recula, blémit,
-hurla:
-
---Non! non! je ne puis pas! Je ne veux pas! je ne veux pas!...
-
---Il faut vouloir! dis-je doucement. Ce n'est rien, d'ailleurs.
-Une toute petite attention: le prix du sang, couleur de sang: la
-cravate de commandeur de l'ordre national de la Légion d'honneur!
-
-Le cri du type fut épatant!
-
-Il fallait qu'il eût rêvé, qu'il eût vu, en songe, la scène qui
-se passait. Je ne pouvais plus hésiter: on ne ment pas à un
-cauchemar, au cauchemar d'un autre, si proche, hélas! Je dois
-avouer, au reste, qu'une force inconnue me jeta sur mes pieds, en
-avant--sur l'homme.
-
---Permettez-moi, hoquetai-je, de vous passer au cou, au cou...
-
-Je ne continuai pas. Il se débattait, griffait dans le vide, au
-risque de m'atteindre, sans me chercher. J'attachai la boucle par
-derrière, puis, le maintenant d'une main, de l'autre, je pris le
-couteau à papier sur la table... Le temps de le faire glisser dans
-le ruban, de le tourner dedans, vertigineusement...
-
-... Je ne saurai jamais comment la fenêtre fut ouverte, comment
-j'ouvris la boucle de la cravate, comment je lâchai le paquet,
-suffoqué. Je me rappelle seulement avoir hurlé--et encore, ce
-n'était pas ma voix, à moi:
-
---Ah! ah! la honte ne remonte pas! Descends, alors! Descends!...
-
-... Lorsque je fus dehors, moi-même, le petit tas d'esquilles,
-de fractures et de sang que j'avais fait de mon père était assez
-entouré: le hasard avait rassemblé deux agents, trois valets de
-chambre en vadrouille et des passants de hasard. Si je n'avais
-pas ricané, j'aurais pu jouir honnêtement de l'ultime agonie de
-mon inexcusable victime. Mais un morceau de doigt se dressa vers
-moi, une ombre de soupir égrena le «Toi! toi!» que je connaissais
-déjà. On m'arrêta, au petit bonheur. Mes liens de parenté avec
-le défunt, la cravate rouge qu'on retrouva sur moi et dont on
-découvrit des traces et une érosion sur le cadavre, mon récent
-passé--il paraît que j'étais le monsieur le plus recherché de
-Paris, côté police--me firent maintenir sous mandat de dépôt. Je
-ne cherchai pas à nier. Je racontai ce qu'on appela mon crime,
-dans tous ses détails.
-
-On m'accusa d'outrance. Je réclamai la mort de si bon cœur qu'on
-ne me l'accorda pas.
-
-J'étais, après tout, un parricide de bonne famille et, soit que le
-jury s'apitoyât sur mon frère, soit qu'il se révoltât du stoïcisme
-payé du papa, la justice de mon pays ne m'octroya que vingt ans de
-travaux forcés.
-
---Tu sais, lui dis-je, que c'est le même prix. A partir de huit
-ans, on ne revient plus, mon pauvre vieux.
-
-Les coups frappés par Chéry devinrent, pour ainsi dire, aériens:
-
---Revenir? Où ça? Et d'où? D'ici, peut-être?
-
---Dame! fis-je. Avec ton caractère, tu ne t'amuseras pas ici.
-
---Mon vieux, grava-t-il, j'ai une fiancée, la Mort. Je l'ai déjà
-prêtée à un autre, après qu'elle se fût donnée à mon frère. Il
-faut que je la retrouve, à tout prix, et pour de bon. Je n'ai pas
-la prétention de la confisquer: sois tranquille! Tu l'auras, toi
-aussi, à ton tour! Mais moi, j'ai droit à un joli choix. Elle fait
-la coquette avec moi. Si elle veut que j'y mette le prix, elle ne
-sera pas volée. On guillotine toujours en cet endroit, j'espère?
-
-L'ironie des mots frappés est plus profonde que celle des mots
-entendus: il faut la deviner, deviner les intentions, tout deviner
-dans ce langage secret, muet, monotone, lent et grave comme les
-siècles,--les siècles qu'il dure.
-
---On guillotine rarement. Il n'y a pas presse. Pas de bourreau
-titulaire. Si tu viens pour ça, tu n'as pas de chance!
-
-J'essayais de plaisanter, de mauvais cœur. Je bafouillais, je veux
-dire que mon doigt tremblait un peu et se blessait au mur.
-
---Pourquoi blagues-tu, me gronda Chéry, d'un poing dur. As-tu peur
-pour moi? Tiens! je ne te parlerai plus: tu es un lâche!
-
-On a son honneur, même au bagne et, surtout, en cellule de
-correction. N'est-ce pas un souci, un besoin, une façon de se
-rattacher au monde et à la vie?
-
-Je n'adressai plus le moindre mot, par gestes, à mon altier
-compagnon et tâchai à dormir le sommeil du juste ou du justicié.
-Je ne me flatterai pas d'y avoir réussi. On a peur du chaud qui
-est atroce, du feu qui est possible, de tous les assassinats qu'on
-a commis soi-même ou qui ont été commis autour de vous. Je passai
-des heures à me chanter en moi-même et pour moi seul des _scies_
-grotesques qui me dégoûtaient à Paris et qui, là, m'apportaient je
-ne sais quel parfum du boulevard et ce brave goût de la boue et de
-pis qu'on subit autour de l'Opéra et qui garde de l'émotion, de
-la distinction et de la peine. Je me pelotonnai, je m'accroupis
-sur mes souvenirs de femmes, en tas. De temps en temps, dans
-mes contractions, un bruit de fers troublés me rappelait que je
-n'avais plus ni compagne, ni lit, ni même de nom--et que ce
-n'était pas fini. L'éternité des peines n'est sensible qu'au cours
-des condamnations à perpétuité. L'inhumanité des hommes prépare à
-la cruauté de Dieu--s'il en reste. Bref, je m'ennuyai.
-
-Je ne revis et n'entendis le nommé Chéry que lorsque tous deux,
-pour parler le style noble, nous laissâmes tomber nos chaînes.
-Tandis qu'on rasait, pour le châtiment de nos erreurs, ce que
-la captivité avait laissé pousser de poil sur nos lèvres, nos
-crânes et nos joues, il me considéra, de biais, avec un intérêt
-sans horreur. Le mélancolique hasard de notre punition-sœur
-l'avait induit à me choisir comme ami dans cette foule où rien
-ne l'attachait que ses liens. Il murmura, sous la couche maigre
-de savon gris qui ne moussait point: «Au fond, tu n'es peut-être
-pas lâche. Ta gueule ne me répugne pas trop. Topons là. Comment
-t'appelles-tu?
-
---Louis-Symphorien-Laurent Bicorne de La Cellambrie.
-
-Je m'attendais à l'effet que mon nom patronymique de Bicorne ne
-manqua jamais d'obtenir sur les mauvais plaisants, juges et jurés
-qui l'entendirent, en des circonstances assez graves pour moi.
-Chéry ne sourcilla pas. Peut-être était-il un peu tenu de près par
-le rasoir qui, à en juger par celui qui me mordait, ne devait pas
-valoir grand'chose. Après un silence, mon camarade profita d'un
-bâillement du gardien:
-
---Ce n'est pas un nom, chuchota-t-il, c'est un prospectus
-héraldique. Mais je m'en fous. Je te présente mes excuses pour mes
-paroles de l'autre soir. Tu sais, je suis toujours énervé quand je
-pense à ma crapule de père.
-
---Il n'y a pas d'offense, mon vieux. On sera amis. Voilà.
-
-Les forçats officieux qui nous faisaient la barbe nous laissèrent
-un peu converser. Nous fûmes gênés de cette complaisance qui
-reposait sur des suppositions aussi inacceptées qu'inavouables.
-La promiscuité des lieux de répression m'a toujours soulevé le
-cœur, sans plus, et le sourire tendre de nos merlans en bonnet
-me rendait amères les paroles d'un gentleman de ma caste, de mon
-éducation et de ma mentalité qui me venait, en frère, par le plus
-long. J'essayai sans résultat de détourner Chéry de ses idées de
-suicide. Ces idées étaient sanglantes: il voulait s'en aller à
-deux. Il me demandait même ce qu'il pourrait tuer, de préférence.
-
---Je ne sais pas, répondis-je vivement, je ne connais personne ici.
-
---Tu n'es pas un homme pratique, gouailla-t-il. Tu rêves, sans
-doute, Symphorien? Il faut toujours savoir où on est, qui vous
-garde et même qui vous gêne, mon enfant. Moi, je suis Normand--et
-j'ai l'œil.
-
-Cette volonté implacable pesait sur moi et me fascinait. De
-l'instant où nous fûmes bouclés dans la même équipe, je ne
-consentis plus à vivre.
-
-C'était le temps où le soleil, tout droit et se consumant
-lui-même, ne laisse que son ombre d'or et sa fumée rouge à
-la terre, aux arbres, aux lianes et à la brousse. Un respect
-superstitieux pour la nature, la matière et le mystère de la
-création, ensemble, vous courbe mieux que le bâton de la chiourme,
-et vous rive à votre labeur pour ne rien regarder, pour ne pas
-penser, pour n'être rien que de la sueur dans de la lumière. On ne
-sait pas ce que l'on fait. On défriche. De ci, de là, un serpent
-est coupé, avec des brindilles, sans qu'on bronche. Le bras,
-le sabre d'abatis se lèvent, retombent. On ne fume pas. On est
-fatigué.
-
-Il y a là, pour cinquante condamnés armés, quatre gardiens, à peu
-près, sans armes, la pipe au bec, et qui ne nous regardent même
-pas, qui sourient aux oiseaux invisibles, aux guenons--ou à leurs
-maîtresses. On ne songe pas à massacrer ces brutes. On continue.
-On défriche.
-
-On ne sent pas les appels de liberté qui sifflent dans le
-feuillage, on a les paupières figées et mortes, et, quand on est
-trop las, au cœur d'un paysage de féerie, on convoite le cachot
-puant où l'on sera enterré le soir.
-
-Chéry se signala tout de suite, par son intelligente activité.
-Il était dans la forêt comme chez lui. Prévenant pour les
-surveillants, déférent pour les détenus contre-maîtres, obséquieux
-envers les mouchards de la troupe, il ne tarda pas à passer pour
-un _mouton_ ou une _bourrique_ aux yeux des moins prévenus.
-Lorsque la malveillance susurra ces mots aux oreilles nonchalantes
-de mon ami, il eut un bon rire:
-
---Que c'est drôle! ce qui est une _vache_ à Paris devient ici
-_bourrique_, _mouton_, quoi encore? Question de latitude! Tout de
-même, mon cher Symphorien, c'est humiliant.
-
---Que médites-tu? Tu es trop calme, trop gentil, j'ai peur.
-
---Mon maître, René Descartes, n'a-t-il pas conseillé dans
-sa _morale provisoire_--et n'est-ce pas? avait-il raison!
-morale provisoire! qu'y a-t-il de plus provisoire que la
-morale?--n'avait-il pas ordonné de se plier aux mœurs et habitudes
-des peuples où l'on est, pour le moment, appelé à vivre ou à
-crever? Je ne cite pas le texte exact. Je n'ai pas le livre sous
-la main. Je me forge une âme de forçat pour m'amuser. Ça durera ce
-que ça durera. Et puis, j'ai mon idée.
-
---Je la connais, trop ton idée! J'en ai soupé!
-
---Mange! répondit Chéry tout doucement. Et il ajouta:
-
---Est-ce que tu t'amuses? Ça vaut-il la peine--c'est bien à nous
-d'en parler--de traîner la jambe n'importe où? Tiens! nous avons
-pour voisins des gens qui ont accompli, soi-disant, des actes
-extraordinaires pour la société. Ils n'en sont ni plus fiers ni
-plus drôles. Une bande de coquins pourrait divertir ou toucher.
-Nous sommes à pleurer. Les gardiens ne sont pas assez méchants.
-Tout me dégoûte.
-
-Le zèle du sympathique parricide trouva sa prompte récompense.
-Lorsque j'écris ce mot «récompense», je ne l'écris que pour
-l'Europe. Je note, tout de suite, qu'il fut désigné pour occuper
-dans les bureaux un emploi de son grade. Ces places sont fort
-peu recherchées. L'avantage d'être assis dans un fauteuil ou,
-au pis aller, sur une chaise paillée, le droit à une ration
-supplémentaire et à quelque vinasse, la tolérance de la cigarette,
-voire de la pipe, une liberté plus que relative, la possibilité
-même de faire du bien autour de soi, rien ne prévaut sur une
-sourde et atroce répugnance à tenir la plume, la règle et le
-grattoir. Cette horreur physique est compréhensible pour les
-anciens notaires, instituteurs, avoués, caissiers, huissiers et
-graveurs, que des inculpations de faux et détournements (par
-salariés) incorporent dans nos glabres rangs. Le souvenir de leur
-splendeur, ou, simplement, de leur besogne, leur fait détester
-les instruments qui auraient pu être ceux (_sic_) de leur gloire
-ou de leur opulence: le désir de se réhabiliter pour eux-mêmes,
-pour eux tout seuls, leur fait très naturellement préférer le
-pic, la pioche, la truelle et le sabre d'abatis. Leur existence
-antérieure est abolie; on leur fait faire l'apprentissage, sous
-d'autres cieux, d'un autre métier; terrassiers ou mineurs,
-ils sont tout neufs: c'est une façon d'être innocents. En
-outre, l'administration elle-même n'aime pas s'encombrer de
-professionnels trop avisés.
-
-Mais qu'un homme instruit refuse un labeur presque intellectuel
-et de caractère moins avilissant, en apparence, qu'une tâche
-d'esclave et d'esclave battu, c'en est assez--ou je me trompe
-fort--pour étonner un individu sans casier judiciaire. C'est
-qu'il n'a pas épuisé la coupe des vanités. Aligner des chiffres
-et des noms quand on n'a plus de nom, et que, pour soi, les
-chiffres, tous les chiffres, sont un numéro--et son numéro à
-soi--, enregistrer des signalements qui vous ressemblent tous, des
-arrêts et des condamnations qui vous retombent à chaque fois sur
-les épaules et multiplient à l'infini les années sans fin de votre
-infamie et de votre géhenne, retrouver sous sa mauvaise plume des
-lettres et des mots qu'on a tracés dans des minutes d'exaltation,
-de fièvre et de désir, compter le prix de ce qu'on avale,--je ne
-dis pas ce qu'on mange--savoir qu'on coûte moins cher qu'un rat
-et que les économies sont nécessaires et qu'on sera plus mal
-nourri, numéroter les matraques et les rotins, les revolvers, les
-bois de justice, les barres de justice, les serrures en double,
-les doubles boucles, les verrous et les judas de rechange, copier
-les actes de décès et calligraphier, pour les autorités, «En
-réponse à votre honorée», quand on n'a plus d'honneur, c'est à
-avaler le contenu de nos encriers s'ils n'étaient pas rivés aux
-tables--comme nous.
-
-J'avais partagé le sort de Chéry. On nous amenait tous les matins
-à cinq heures, dans une pièce rectangulaire et mal éclairée, où
-nous travaillions sous les ordres d'un artilleur colonial de
-deuxième classe et d'un élève-gendarme en pied. Je dois avouer que
-ces deux militaires nous obéissaient aveuglément, séduits, comme
-tout le monde, par l'autorité sans phrases de mon fatal compagnon.
-Le calcul de Chéry était, au reste, de s'affirmer indispensable.
-Excellent comptable dès le premier jour, il fut, quarante-huit
-heures plus tard, la comptabilité même. Il balaya, lava, frotta
-le bureau avec rage et non sans triomphe: cet humble labeur qui,
-pour tous les transportés condamnés aux écritures, ressemble à
-un repos et une récréation, empruntait chez lui les couleurs
-de la frénésie, et j'étais seul à frémir de sa vigueur, de sa
-force, de l'admirable et conscient emportement dont il brûlait et
-entretenait sa patience.
-
-Un mercredi, le directeur du pénitencier se risqua dans nos murs.
-Il entra, sans trop d'escorte, et fut très poli:
-
---Messieurs! dit-il, et il salua, à la ronde.
-
-Jamais Chéry n'avait été plus ployé sur ses chiffres.
-
---Vous pourriez répondre, dit le directeur, lorsqu'on vous dit
-bonjour.
-
-Très lentement, mon ami leva la tête, et, sans saluer:
-
---D'abord, dit-il, vous ne m'avez pas dit bonjour. Vous avez dit:
-Messieurs. Il n'y a pas de Messieurs. Il y a deux hommes, dont un
-apprenti-gendarme et deux numéros. Est-ce que le 67486 peut vous
-présenter ses devoirs?
-
-Déjà les deux soldats se précipitaient sur l'insolent. Le
-directeur les arrêta du geste, et, souriant à peine, prononça:
-
---Monsieur Paul Chéry, j'ai beaucoup connu votre famille. Vous
-êtes aigri: ça se comprend. Je n'irai pas jusqu'à prétendre que
-je remplacerai pour vous feu Monsieur votre père: je déplore
-vos procédés. Mais je ne vous en veux pas de votre sortie: vous
-conservez du caractère ici: c'est rare. Continuez à travailler, je
-ne vous demande rien de plus. Restez assis.
-
---Ah! vous avez connu ma famille! rugit l'autre. Eh bien! ça
-m'étonne de vous voir ici, de l'autre côté! Vous deviez être à ma
-place! Un ami de ma famille, c'est un bandit!
-
-Le fonctionnaire jeta sur son interlocuteur un regard très tendre
-et très triste. Il découvrit son front chauve d'un casque voilé de
-crêpe, tira nerveusement sa moustache noire et sa barbiche grise,
-puis il ferma les yeux un long instant et ne les rouvrit qu'après
-les avoir couverts d'une main rêveuse. Enfin, il parla:
-
---Chéry, je ne vous punis pas aujourd'hui. Venez demain chez moi.
-On vous amènera à deux heures. Nous causerons.
-
---Je ne viendrai, hurla mon camarade, qu'avec celui-là (il me
-désignait d'un doigt épileptique). Nous serons deux!
-
---Nous serons même trois, corrigea le directeur: vous me
-permettrez bien d'être là, puisque j'ai à parler, moi aussi...
-
---Ce cochon-là, hurla Chéry lorsque le directeur eut disparu
-discrètement, ce cochon-là a dû être l'amant de ma mère!
-
-Les militaires, frappés des égards qui nous avaient été prodigués,
-ne troublaient pas notre dramatique entretien.
-
---L'amant de ta mère! l'amant de ta mère! Tu vas loin!
-
---Et toi? ta mère n'a pas eu d'amants? Pas un seul? Alors,
-comment, pourquoi es-tu au bagne? Le vice, le crime, ça ne
-s'improvise pas! Il y a une suite!
-
---Ma mère est morte en couches, de moi, dis-je d'une voix
-sottement altérée.
-
---Ça ne m'étonne pas! triompha l'énergumène. Maintenant écoute!
-
-Il s'arrêta un instant, et s'adressa aux deux soldats:
-
---Mes enfants, vous ne nous gênez pas mais vous pouvez disposer.
-Je ne connais pas ce patelin-ci, mais les troubades, ça aime à
-se balader n'importe où. Amusez-vous. Si vous rencontrez des
-chiourmes, envoyez-les nous pour nous rentrer. Nous ne nous
-sauverons pas d'ici-là!
-
-Les scribes en uniforme ne demandèrent pas leur reste. Chéry avait
-véritablement sur tous une diabolique autorité.
-
---Il y a au moins cinq minutes que je t'ai dit d'écouter,
-reprit-il, et tu écoutes encore. C'est bien. On fera quelque chose
-de toi! Voici. Depuis que j'ai vu ce directeur de malheur, je ne
-suis plus tranquille. Je me le rappelle. C'était un sale avocat
-d'affaires, un nommé Capucino. Il ne sortait pas de chez nous.
-Alors, tu comprends, si c'était mon père à moi et le père de mon
-pauvre frère, j'aurais tué l'autre pour rien, pour sa lettre et,
-nom de Dieu de nom de Dieu! ça ne vaudrait pas le coup!
-
---Mais si! mais si! Cette lettre, c'est un crime, mon ami!
-
---Un crime, Symphorien, à condition que le sieur Chéry du
-Petit-Quevilly fût notre père. Autrement, c'est une vengeance--et
-une vengeance est toujours légitime. J'aurai la peau du Directeur.
-Il m'a fait assassiner un autre à sa place, il mérite deux fois la
-mort. C'est pour cela qu'il faut le tuer deux fois au moins. Donc
-tu m'aideras.
-
---Moi? Tu as compté sur moi pour...? Ah! mon vieux!
-
---Ne fais pas l'enfant. Je n'ai pas compté sur toi. Tu ne comptes
-pas. Je t'embauche parce que tu es là. Tu as versé le sang jadis,
-un peu, très peu. Ça ne fait rien. Tu dois le tien. Tu aimes mieux
-le bagne? Non, n'est-ce pas? je te mépriserais trop. Nous avons la
-guillotine sur nous. Tu n'as pas peur? Tu ne peux pas avoir peur!
-Il y a un bonhomme de la Révolution qui a affirmé que c'était une
-chiquenaude sur le cou! Pas même! Je la sens. Ne crie pas. C'est,
-tu sais, _le casque_, ce qu'on éprouve quand on a la gueule de
-bois; on est un peu étourdi, un peu étranglé, on ne bouge plus.
-Ici, on bouge encore moins et l'on est débarrassé de la tête. Que
-te faut-il de plus?
-
-Cette façon de présenter les choses était captieuse et forte.
-Pour un camarade à peu près possible--et impossible--combien
-d'abjects néants, de brutes dégénérées, sans compter les gardiens,
-les humiliations et la ronde dévorante des souvenirs et autres
-appétits! Des garçons de ferme âpres, incendiaires et voleurs, des
-mendiants d'escalade et d'effraction, des souteneurs à virole,
-des scribes de grattage et de virements, des imbéciles encore
-hébétés d'avoir tué sans savoir pourquoi et des sentimentaux qui
-ne sont là que pour n'avoir même pas eu le talent d'exprimer leur
-sentiment, c'est une boue noire et rouge qui grisonne comme tout
-le monde, sans blanchir. Le vrai châtiment, c'est le dégoût sans
-fièvre, la honte qui s'ennuie. En écoutant Chéry, j'éprouvai une
-sorte de spleen, si j'ose dire, un spleen de cul de basse-fosse,
-ignoble et mou.
-
---Répondras-tu? reprit le forcené. Ou plutôt, tiens! regarde!
-
-Un bruit sec... Un éclair... Une flamme livide, pointue... Un
-couteau!
-
-Du coup, je fus debout, la bouche ouverte. Je n'étais qu'un
-cri--étouffé.
-
-Ce couteau!...
-
-Un couteau vous fait autant de bien à voir au bagne qu'une belle
-bouée de sauvetage en pleine mer, dans l'eau. C'est le fruit
-défendu, c'est l'outil, c'est la liberté, c'est l'âme même. On se
-sent vivre puisqu'on peut tuer et se tuer. Mais ce couteau-là! Je
-ne le reconnaissais pas, je lui appartenais. C'était mon couteau,
-à moi, mon crime, ma peine, mon existence! Il ne brillait pas, il
-me brûlait.
-
---Oh! fis-je d'un ton de reproche puéril, on l'a nettoyé! Il est
-lavé!
-
-Relation de cause à effet! Retrouver, comme au premier jour un
-_lingue_ catalan, Ruben Matteño, Barcelona, tout frais, repassé,
-pis que neuf, sans tache quand, la dernière fois qu'on l'a vu, il
-était mangé de sang, de sale sang mauvaisement et mal conservé,
-pour vous nuire, sur la table des pièces à conviction, être trop
-sûr qu'on doit tous ses malheurs à cette tache de sang--qui
-n'existe plus--et qu'on existe encore, aboli, retranché du nombre
-des vivants, ne soufflant plus que pour soupirer et que l'arme est
-là, pure, innocente, blanche comme une fiancée, argentée comme une
-vraie pièce de cent sous, ça donne envie de recommencer, rien que
-pour croire qu'on n'est pas forçat et qu'on a beaucoup à faire
-pour le devenir. C'est un joujou qui vient de France. Et comment
-peut-il en arriver?
-
---Ce couteau, ce couteau... d'où le tiens-tu?
-
---C'est une bien sale arme, en effet. Trop d'arête, trop de
-pointe. Trop lourd. Et ces clous en étoiles jaunes sur le fond
-rouge! C'est d'un bourgeois! Enfin, il faut se servir d'une arme!
-
-Il ajouta:
-
---Je parle pour toi, bien entendu. Parce que moi, tu sais, j'ai
-mes mains.
-
-Et il rit, d'un rire trop gros.
-
---Ne compte pas sur moi, dis-je. Je ne veux pas de ce couteau.
-
---Tiens! tu as la voix rauque. Je ne t'ai pourtant pas encore
-étranglé, toi. Mais vois-tu, si tu veux trahir!...
-
---Je ne veux pas te vendre. J'irai avec toi. Au besoin,
-j'étranglerai, moi aussi. Je me moque d'être guillotiné. Mais
-c'est physique. Ce n'est pas du remords. Ce couteau, c'est mon
-couteau à moi, le couteau qui..., le couteau que...
-
---Zut! éclata Chéry (j'atténue), vraiment elle est bonne!
-Plains-toi donc! On a fait suivre l'instrument de travail de
-Monsieur! Et ta victime, ce pauvre garçon de recettes?
-
-J'éprouvai à ce moment un des plus singuliers sentiments du monde.
-J'étais à la veille du crime, du dernier crime, celui dont on ne
-peut pas revenir, inutile, imbécile, odieux, inique, la perle du
-suicide et du suicide involontaire. Eh bien! j'eus l'impression
-profonde, animale que je _n'y passerais pas_, que non seulement
-ma tête ne tomberait pas, de ce coup-là, mais que mon existence
-recommencerait, libre et large...
-
-Libre? oui! Je ne cherche pas à mentir. J'ai su mentir, j'ai dû
-mentir. J'ai donné des preuves de cynisme, j'ai même _bluffé_
-plus d'une fois, en dehors du jeu. Mais je jure sur ma vie qui ne
-m'est un peu précieuse que parce que, tant de fois! elle ne tint à
-rien, pas même à un fil de corde, de filin ou de cordelette, que
-j'eus alors l'intuition que c'est au crime du lendemain que je
-devrais mon avenir--et un véritable avenir. Chéry, en me jetant
-à la tête ma condamnation et son objet, ce garçon de recette
-falot, me donnait du même mot mes lettres de grâce, d'absolution,
-d'abolition.
-
-C'était l'amnistie. Parler, au bagne, d'un crime, c'est l'effacer,
-c'est remettre son auteur en possession de son état civil et
-moral, à l'orée de son infamie ou du prétexte de son infamie.
-
---Je marcherai, dis-je. Ne me rappelle pas cet imbécile. J'ai
-toutes les raisons de l'oublier et de croire que je suis ici par
-hasard.
-
---C'est une opinion, remarqua Chéry. Moi, tu sais, tant qu'on ne
-parlera pas d'erreur, même d'erreur judiciaire...
-
-Passons sur la nuit qui suivit cette conversation et ces
-préparatifs. Les pires cauchemars... Mais pourquoi déranger les
-cauchemars? Le pire cauchemar, c'est dormir quand il _faudrait_
-avoir des cauchemars, dormir effroyablement, lourdement,
-sourdement, simplement, pour avoir à se réveiller, éberlué, à se
-demander: «Où suis-je? Qu'ai-je à faire aujourd'hui?» et à se
-rappeler qu'on est au bagne et qu'on a à tuer ou à laisser tuer le
-directeur du bagne.
-
-La matinée fut admirable. M. Capucino nous avait désignés pour
-être portés malades, d'office. Je l'étais. Nos frais de toilette
-n'étaient pas grands. On se passe de l'eau sur la figure, avec
-les mains, des mains toujours sales, par devoir. On est rasé
-complètement, par mesure de rigueur, mais peu ou prou, avec des
-poils durs qui vous entrent dans la paume des mains. Bref, on ne
-serait pas reçu dans le moindre bureau de placement. Mais c'est
-bien bon pour un directeur qui, en outre, est habitué à ces sortes
-de figures, son œuvre, par ailleurs, sa raison d'être et son
-gagne-pain.
-
-Je n'aime pas le meurtre pour lui-même. Il a sa beauté. C'est
-une façon pour l'homme de ressembler à Dieu, s'il y croit, ou à
-la Fatalité s'il y songe. L'autre est de créer. Mais c'est plus
-facile. Cependant tuer pour tuer, vivre pour être tué soi-même,
-après, c'est niais. Je fus assez dur pour mon terrible complice.
-Il ne put lire ma résolution, ma résignation dans mes yeux. Il
-blagua:
-
---Tu vas à la noce, ma parole, comme un chien qu'on fouette!
-
---S'il ne s'agissait que d'être fouetté ou même de fouetter! Et
-pourquoi?
-
---Tiens! fit-il, tu ne seras, tu n'auras jamais été qu'un homme
-pratique. Pour ce que ça t'aura rapporté!
-
-Et il éclata de rire...
-
-... La réception de M. Capucino fut, à vrai dire, non une leçon
-mais un enseignement. Elle m'apprit l'art, la science des nuances.
-Je connaissais le mot, non--je n'écrirai pas la chose, elle
-n'existe pas--mais le rien--ou le tout,--le souffle de ciel à quoi
-ce ressemble. Il nous fit asseoir sans nous en prier, nous fit
-fumer des cigares sans nous les offrir, nous mit à l'aise sans
-paraître trop à son aise. Pas un reproche, pas un encouragement.
-Il nous appela: «_Messieurs_» sans appuyer et sans y prendre
-garde, nous fit grâce de toute espèce de morale sans nous la
-cacher par sous-entendus et prétéritions: bref il nous consola
-et, sans nous humilier, nous charma. Il ne fit pas miroiter à
-nos yeux les arêtes du droit chemin et ne nous englua pas des
-grâces melliflues du repentir. Il nous traita comme un homme du
-monde qui n'est pas très heureux peut traiter des _gentlemen_ en
-mauvais état et qui met à leur disposition le peu dont il dispose.
-Il n'attaqua pas de front la vertu; il la loua de haut, en des
-termes mesurés et qui ne nous blessaient point; bref, s'il ne nous
-offrit aucun espoir de libération, même conditionnelle, il ne
-nous interdit point de nous enfuir, à nos risques et périls, en
-laissant entendre que ces risques étaient--à peine--éventuels et
-que les périls seraient réduits à leur plus bénigne expression.
-
-C'est à cet instant que je compris le néant de l'intelligence
-humaine, voire de toute humanité.
-
-J'étais pénétré d'admiration et de reconnaissance--d'une
-reconnaissance toute blanche--envers M. Capucino, je me sentais
-prêt, sans phrases, à me faire tuer pour lui et il me suffit
-d'entendre un
-
---En voilà assez! Allons-y!
-
-de mon forcené camarade pour me lever comme lui, pour me
-précipiter le couteau au poing.
-
-Car, d'un mouvement machinal j'avais retrouvé dans ma poche mon
-couteau, mon fatidique et éternel couteau dont je ne voulais pas,
-et que Chéry m'avait glissé d'office, car je l'avais ouvert,
-brandi, tendu, presque jeté, à la catalane, sur le directeur qui
-s'offrait de biais. Un double cri de rage suivit: la victime
-avait fait un à-gauche instinctif et parfait, la lame émoussée,
-honteuse, inutile, froissée, mise hors de combat par notre
-frénésie même, restait dans le mur, bourdonnant comme une longue
-antenne de papillon capturé et agonisant sans fuir.
-
-Paul Chéry, désarmé, avançait ses mains d'étrangleur, la face
-convulsée d'un rire sans nom, mais, sans effort, comme en se
-jouant, sans se servir de ses poings, de ses pieds, M. Capucino
-s'était dégagé, éloigné, mis hors de danger, avec l'intention
-évidente de ne pas nous faire du mal. On avait entendu du bruit.
-On se précipitait. Les deux soldats accouraient, un peu tard, se
-précipitaient sur mon compagnon, criaient au secours sous les
-coups soudains dont il les accablait avant de prendre le large.
-
---Je reviendrai! criait-il.
-
-Puis tandis que Chéry se perdait dans un brouhaha, ces gardes
-infortunés, un peu remis, me remarquaient à mon tour de bête. Le
-temps de calculer sur moi un élan jumeau plus averti et de se ruer
-en trombe, je les sentais. Je tendais déjà des poignets, meurtris
-d'avance, quand M. Silvestre Capucino prononça:
-
---Laissez-le. Ce transporté vient de me sauver la vie!
-
-Les sbires s'arrêtèrent court. Mon regard stupide se rencontra
-avec le regard du directeur.
-
-L'ironie est un si effroyable poison qu'il prime la terreur. On
-peut braver, on peut nier, on ne peut rien contre le sarcasme.
-
-Dans mon état de criminelle infériorité, j'avais un œil si pauvre
-que M. Silvestre eut la force surhumaine de sourire et de se
-moquer, héroïquement:
-
---N'ayez pas de fausse modestie, condamné! Vous êtes un brave.
-
-Je me sentis défaillir.
-
-Le bruit grondait, au dehors, plus menaçant et plus direct, à
-mesure qu'il s'éloignait.
-
-D'un geste sans exemple, Capucino me serra la main, à plein,
-théâtralement, pour me soutenir, pour m'asseoir dans son fauteuil.
-
---Laissez-le, répéta-t-il. Laissez-nous. Et ne bougez pas. J'ai
-besoin de vous, ici. Il y a à faire. Il y a de la besogne en
-retard.
-
-... Nous demeurâmes quelques instants sans nous parler, sans nous
-voir.
-
---Pardon! pardon! Monsieur le Directeur! murmurai-je machinalement.
-
---Pardon? de quoi? répondit le quidam, avec simplicité.
-
-Puis, plus durement:
-
---Voici, n'est-ce pas? une fois pour toutes. Vous entriez derrière
-votre... votre camarade... un instant... un long instant après...
-vous l'avez vu m'attaquer, vous n'avez pas hésité, vous vous êtes
-lancé, il vous a repoussé, vous avez redoublé d'efforts, m'avez
-protégé de votre corps... il vous a blessé...
-
---Blessé?... fis-je, ahuri.
-
-Le fonctionnaire ne me permit pas le temps de réfléchir: d'un
-mouvement corse, il avait repris au mur un des poignards, il m'en
-marquait le front: un peu de sang vint mourir dans ma sueur.
-
---Nous sommes quittes, continua l'autre. Non! pas encore! mais
-ça vous fait du bien. Enchaînons. Vous n'avez pu l'empêcher de
-s'échapper. Il ne me reste qu'à payer votre dévoûment.
-
-A bout d'énergie, il tomba sur une petite chaise.
-
---Pourvu, dit-il, pourvu que ce malheureux puisse être sauvé!
-
-Des larmes emplirent ses yeux las et un tremblement le saisit.
-
---Au moins, reprit-il, que j'en puisse sauver un des deux!
-
-Je considérais, d'un regard plus ferme, cette puissance magnanime
-et écroulée. L'insignifiante égratignure qu'il avait dessinée sur
-moi nous faisait un peu parents. Je songeai cependant à la plaie
-que je lui destinais et à une autre parenté plus farouche avec
-quelqu'un que je savais bien.
-
-J'avais encore le goût du meurtre dans la bouche, ravivé de la
-fraîcheur qui m'entr'ouvrait la peau et du grand dégoût que
-j'avais de mon ingrate sauvagerie et de ma lâcheté. Le couteau
-était toujours là, le mien, un peu rouge.
-
-M. Capucino me l'offrit.
-
---Gardez ça, dit-il, c'est un alibi glorieux, un certificat
-d'origine. Il est doublement à vous.
-
-Et surtout ne lavez pas le sang: c'est le vôtre.
-
-Cet homme-là aurait enchaîné des tigres enragés. Plus
-douloureusement que ma rage, ma honte tomba.
-
---Ma vie, Monsieur le Directeur!...
-
---Je la prends, dit-il très doucement. Je vous attache à ma
-personne: vous m'avez donné de si grandes preuves, une si étrange
-preuve de dévouement!... Vous serez mon valet de chambre, si vous
-n'y voyez pas d'empêchement.
-
-C'est un honneur inouï, au bagne. J'avais hâte de me retirer. Le
-souvenir, l'angoisse, une reconnaissance trouble et hébétée, tout
-me donnait l'envie du repos à cauchemar, de tout ce qui n'était
-pas la réalité...
-
-Le Directeur m'arrêta, du geste:
-
---Vous coucherez ici, dit-il. Vous ne serez plus en odeur de
-sainteté auprès de vos camarades. Et puis! qui sait? _il_ n'aurait
-qu'à revenir!
-
-Il avait prononcé ces paroles d'un ton de pitié et de tendresse
-intraduisible: un remords ancien et très doux lui dictait le
-sacrifice, dans un nimbe. En plein bagne, il buvait le ciel des
-martyrs. Il épuisa longuement son malaise et ne rouvrit les yeux
-que sous un coup de lune. Il me redécouvrit et me donna congé.
-
-Je dormis.
-
-Le matin nous apporta les plus tristes et les meilleures nouvelles
-de Paul Chéry. Il avait disparu, non sans laisser de traces. En
-sortant du bureau, il avait renversé une dizaine d'auxiliaires,
-foncé sur cinq ou six bourriques, démoli quatre ou cinq
-contremaîtres, botté une vingtaine de mouchards nègres ou jaunes
-et salué, en échappant à leurs coups, une centaine de dames et
-demoiselles qui s'acharnaient à la gloire falote de le capturer.
-Par malheur, aux portes de la ville, il s'était rencontré avec
-un des chiourmes les plus haïs du cadre, Népomucène-Mathias
-Schetzler, dit Aloïsius. Ce gardien n'avait, du reste, jamais puni
-ou battu, à tort ou à raison, Paul Chéry, pour cette raison que ce
-dernier n'était ni de son convoi ni de sa batterie. Mais une telle
-fièvre de justice brûlait dans les veines de l'évadé malgré lui
-que les images inconnues des camarades martyrisés se levèrent, en
-pleine brousse, toutes droites, toutes couchées, toutes rossées,
-toutes trouées...
-
---Tue! tue! cria au cœur du parricide une voix qu'il connaissait,
-une voix irritée qu'il n'avait pas satisfaite tout à l'heure, et
-un appétit de vengeance désintéressée monta à ses lèvres qui
-n'avaient pas mangé et qui n'avaient faim que de néant--ou d'idéal.
-
-Il tua, à coups de menton, bête féroce lâchée contre une bête
-féroce.
-
-Puis il prit au mort sa pipe, son tabac, son revolver dans sa
-gaîne, quitta ce qu'il avait conservé de la livrée du bagne, et
-tout nu, armé, coiffé, alla faire un tour chez d'autres fauves...
-
-Le directeur modérait le zèle des recherches.
-
---Le fou est mort! Le fou est mort! N'ébruitez rien! Il y va de
-votre situation!
-
-L'enthousiasme des forçats se calmait déjà, la veuve qui n'était
-plus étrillée que par ses amants, se faisait toute petite, le
-service pénitentiaire, penaud, respirait un peu mieux lorsqu'un
-scandale affreux remplit la ville et les faubourgs.
-
-Ce Parisien-Normand de Chéry ne s'accoutumait ni aux forêts trop
-vierges, ni aux guenons, ni aux serpents, ni au ciel trop pur--et
-caché, d'ailleurs, par des arbres jaloux.
-
-Un beau matin, les ménagères et dames notoires avaient vu
-déambuler gravement à travers les rues les plus sévères un jeune
-homme terriblement nu, la bouffarde au bec et le chef recouvert
-d'un képi bahuté de surveillant-chef. Ce spectacle n'est pas
-unique: la fièvre est là, pour un coup! Moi-même, je me souviens
-d'un général de brigade qui charma une aube de mes jeunes ans,
-dans le Midi, en se promenant à cheval, majestueux, orné seulement
-de son chapeau doré à plumes noires et de son épée à dragonne
-étoilée et à ceinturon bleu et or.
-
-On se résigna à l'enfermer.
-
-A la rigueur, le péripatéticien sans linge eût pu passer pour un
-fonctionnaire en goguette si sa barbe et ses cheveux trop courts,
-sa distinction, son regard de fièvre et de défi ne l'eussent pas
-trahi.
-
-Il se laissa dévisager, cerner, arrêter, d'un cœur léger, répondit
-«oui» à toutes les questions aggravantes, en allongeant souvent
-cette affirmation du mot bref et lourd qui avait tué son frère, et
-n'eut d'humeur que lorsque M. Capucino, dûment malade, ne comparut
-pas.
-
---Dommage! je l'aurais crevé!
-
-Chez nous, on instruit, on traduit, on juge, en cinq sec.
-
-Chéry fut condamné à mort, à _l'unam._, comme une reine.
-
---Ça, fit-il, ça va, si c'est du vrai--et c'est du vrai!
-
-Mais ici le drame commence. Sous prétexte qu'on avait mal passé
-à l'agonisant légal les courroies et les sangles de la camisole
-de force, la porte de la cellule était mi-ouverte et, en cas
-de la moindre velléité, les gardiens avaient l'ordre tacite de
-bouter dehors le patient, avec les pires violences. Ensuite, quand
-on s'aperçut que le futur décapité n'avait pas de passion pour
-la liberté, on lui présenta des narcotiques qu'il rejeta, des
-poisons qu'il devina, des stupéfiants qu'il rejeta.
-
-De menues faveurs et quelques immunités assurent à la loi des
-exécuteurs, parmi ceux-là mêmes que son glaive eût dû châtier les
-premiers. Jouissant du mépris général, comme les cochons d'un
-rare engrais sanglant, ils essuient leurs bouches, gourmandes
-de conserves avariées, sur des mains veuves comme à regrets des
-fers et des cadenas. On ne les voit qu'aux grands instants. Ils
-ont cette odeur de sang qu'ont les punaises mûres avant d'être
-écrasées, et sont gras, on ne sait comment ni pourquoi, des
-vies qu'ils étouffent sans savoir, parce que c'est le labeur
-inaccoutumé et la rançon de leur loisir.
-
-Eh bien! ces gens-là, qu'on ne cherche pas, on ne les trouvait
-plus. Trop gras, peut-être, ils avaient fondu au soleil. Il y en
-avait qui, de tout leur poids, s'étaient laissé retomber à la
-troisième catégorie (incorrigibles), il y en avait qui étaient
-morts, il y en avait d'évadés (chose sans précédent), il y en
-avait un qui, volontairement, était devenu authentiquement fou.
-
-Chéry se désespérait. Enfin, un très timide garçon, ancien élève
-pharmacien qui s'était dévoué, un jour de spleen, demeura trop
-saoul une nuit pour se faire porter malade. On l'entraîna à
-demi-mort. On monta la machine sous son nez pour lui rendre un peu
-de sang-froid, voire de courage...
-
-Et Paul a été guillotiné ce matin...
-
-Il a eu une mort déplorable. Quand on entra dans sa cellule, on
-recula. Il était debout, tout nu, délivré--par un trop clair
-miracle--des fers, des boucles et des cuirs par lesquels on garde
-à la Mort sa proie toute fraîche.
-
---Je ne m'excuse pas, fit-il, la chaleur... Monsieur le Procureur,
-ajouta-t-il, vous êtes floué. Vous ne pouvez pas proférer le
-fatidique: «Ayez du courage!» Vous ne le pourriez plus, en outre.
-Essayez! Allons! du courage! Tournez-vous vers mon lit, comme
-si j'y étais--on dort si mal--et articulez, oui, articulez: «Du
-courage, Chéry, votre pourvoi...»
-
-Les types étaient plus que glacés; le patient poursuivit:
-
---Mais j'oubliais, ici, nib de pourvoi!
-
-Et il éclata de rire.
-
-Au mitan de son hilarité, il avisa le bourreau improvisé qui
-faisait une drôle de bobine.
-
---C'est toi, monsieur de Cayenne? fit-il. T'as une foutue
-manière de te présenter. Tu ne salues plus? Messieurs, alla-t-il
-gravement, excusez-moi, mais cette question est de première
-importance; dois-je, moi, condamné, le salut à un exécuteur _ad
-latus_ et même en pied, ou me doit-il le salut à moi, condamné? On
-me saluera tout à l'heure, quand je n'aurai plus de tête. N'ai-je
-point la survivance rétrospective, maintenant, si j'ose?
-
-Ces subtilités juridiques et d'étiquette n'amusaient point les
-assistants. Mais leur hâte d'en finir s'alanguissait d'une sorte
-d'espoir impossible. Il y avait tant de vie dans ces yeux qui,
-légalement, se devaient clore, tant de vie dans cette bouche qui
-crachait le sarcasme et mâchait la cartouche d'ironie, tant de vie
-dans ce corps décidé, surtout dans ce cou nu et offert...
-
---Lorsque M. de Saint-Preuil, poursuivait le forçat, fut condamné
-à mort, il vit entrer dans sa chambre un brave jeune homme, un peu
-gauche et très poli, comme toi, camarade. Interrogé, le jouvenceau
-confessa au général qu'il était le bourreau, pour le servir.
-Il ajouta qu'il venait pour le lier puis, sur un regard de son
-client, il ajouta qu'il avait tout le temps. Mais il le supplia,
-à l'instant dit fatal, de rentrer un peu la tête pour ne la point
-faire choir dans la boue, ce qui l'eût fait gronder, lui, bourreau
-débutant. Toi, mon vieux, tu as un panier pour ma tête. Je te
-permets de me lier tout de suite. Lie, mon vieux, lie! Allons,
-petit (il lui tapotait l'épaule), je ne suis pas méchant, je te
-pardonne, quoi que tu ne me le demandes pas, je te bénis, même!
-Allons-y! on n'attend que toi!
-
-Le Procureur de la République eut alors le mot de la situation:
-
---Chéry, vous n'allez pas mourir comme ça! Dans cette tenue!
-
---Je dois subir le châtiment suprême, Monsieur le Procureur, dans
-le costume que je portais au moment de mon arrestation. Il me
-manque quelque chose, c'est vrai: qu'on m'apporte un képi et une
-pipe! Tenez! je deviens conciliant. Je consens à m'envelopper
-dans une couverture. J'aurais l'air d'un Arabe. Ce ne sera pas le
-premier que vous aurez guillotiné ici, pas?
-
-L'Arabe lui rappela son frère. Une ombre de mélancolie voila son
-œil moribond qui se raviva d'une malice:
-
---Y a-t-il un médecin parmi vous, Messieurs?
-
-Un grand gaillard, très pâle et très blond, bégaya un nom.
-
---Eh bien! toubib, prends ma tête tout à l'heure: j'aurai quelque
-chose à te dire: oh! presque rien--pour la science!
-
-... Et c'est fini: la tête est tombée, très, très pesante, avec un
-contre-coup dans ma poitrine: elle a semblé emporter mon cœur, ma
-conscience, mon âme, dans un jet noir...
-
-La tête, coupée, a reparu aux mains d'un major à deux galons à qui
-elle a craché le mot, le mot du frère, son mot à elle,--et il me
-semble que, sur la terre, ici, là-bas et au ciel, il n'y a plus
-que cela...
-
-
-
-
-CHAPITRE II
-
-UNE PROPOSITION MOINS INACCEPTABLE QU'INATTENDUE
-
-
-«Oh! un ami!» L'irréprochable et souple honnête homme que fut M.
-de Montaigne, ancien maire de Bordeaux, m'excusera-t-il d'avoir
-eu, au bagne, le même regret que lui, le même soupir, la même
-amertume aux lèvres, nostalgique, criante, en prière? Ce magistrat
-a eu des amis, des disciples et de simples admirateurs en fort
-méchant état: je ne dépare la collection qu'à peine. Et j'ai tant
-besoin d'une phrase qui n'est pas une phrase, d'une citation qui
-se détache, non d'un livre, mais du cœur!
-
-«Un ami!» J'ai passé en revue, de loin, de haut,--parce que tout
-en bas--les camarades, les compagnons que j'ai pu compter, du
-collège au bagne. C'est petit, c'est pâle, ça grouille à blanc.
-Les amies... c'est ou ç'a été l'ennemi. Les jupes, les chemises
-ont tissé ma casaque, et l'or des bracelets, les perles aussi, ont
-forgé mes fers. Mauvaise littérature? Tâtez du bagne, Messieurs
-de la critique, et vous me jugerez après, après les juges...
-Rien n'est plus triste que de pleurer un ami fauché, en pleine
-fleur,--en deux. Quand on l'a peu connu, on a pu faire sur lui
-un tel fonds d'avenir et de consolation, s'être promis une telle
-réserve de confidences, de souvenirs, de rédemption et d'espoir!...
-
-... Décapité! On ne peut le pleurer tout entier. La tête entre
-les jambes! C'est massacrer le deuil et jeter du grotesque sur
-l'horreur magnifique du regret et du rêve, c'est vous forcer à
-prêter la faculté et le besoin de souffrir à des restes inanimés
-et disjoints, c'est laid et c'est atroce...
-
-Je puisais dans l'excès de ma mélancolie une fièvre de travail, du
-zèle, un goût maladif pour mes humbles fonctions, pour mon service.
-
-J'astiquais avec une rage tendre des meubles ignobles de la rue
-de Rivoli... La rue de Rivoli, la rue Saint-Antoine! qui dira
-la poésie de ces voies toutes droites et toutes sèches, dans la
-poésie des tropiques, le désir de la pierre dans les arbres, dans
-les plantes luxuriantes, tout le souvenir des sales stations
-de voitures, des lèpres de monuments, palais et églises et les
-arcades qui, de là-bas, ressemblent à l'arche de Noé dans un
-déluge de lumière et de soleil!... Ah! ma joie à lire, sous le col
-des uniformes et des vestons que j'avais à battre, le nom de telle
-maison du coin du quai!... Le quai!... La Seine opaque, moirée et
-cahotante sous des bateaux paresseux et boursouflés, les ponts
-jouant à saute-mouton dessus, Notre-Dame dressant ses cornes
-d'escargot carré, la Morgue même, toute plate, toute couchée,
-entre deux eaux, qui m'appelait, amicale et familière! Je me
-rappelais jusqu'au pavillon des fiévreux, en face de l'Hôtel-Dieu,
-à gauche, annexe grise comme la livrée de ses malades, avec
-les yeux qu'on aperçoit parfois, sans vouloir les regarder, à
-travers les fenêtres grillées! Sur les murs gris, on placarde
-les extraits des arrêts portant les condamnations afflictives et
-infamantes. Je n'avais pu lire--et pour cause--mon arrêt à moi,
-et, par un cauchemar lucide, je lisais mon nom, mon signalement,
-mon crime, ma peine, je sentais des yeux, dessus, plus haut, au
-rez-de-chaussée surélevé, aux autres étages des yeux luisant
-fort, sous des bonnets de coton, des yeux ne pouvant lire mais me
-fixant, moi--où?--sévères et goguenards et je m'évanouissais de
-honte lorsque je m'entendis appeler par une voix familière--que
-je ne reconnus pas.
-
---Bicorne de la Cellambrie, vous vous ennuyez, n'est-ce pas?
-
-La sueur me troua le front. Je ne me souvenais plus de mon nom.
-Confusément, j'aperçus mon maître, M. Capucino. Mais pourquoi ne
-m'appelait-il plus Joseph, comme de juste?
-
---Monsieur le Directeur, dis-je, comment pourrais-je m'ennuyer?
-
---Je ne vous demande ni comment ni pourquoi. Vous vous ennuyez.
-Voilà. Je m'ennuie bien aussi, moi--au moins!
-
---Monsieur le Directeur n'est donc pas content de moi?
-
---Trop, monsieur! Trop! Un domestique qui fait trop bien son
-service s'ennuie. Un domestique doit être si peiné d'avoir à
-peiner qu'il négligera nécessairement ceci ou cela. Vous, vous
-avez l'œil et la main à tout. Vous cherchez dans le labeur un
-dérivatif, une consolation. Vous vous donnez tout entier, en
-mieux. C'est que vous vous ennuyez. Voilà.
-
---Monsieur le Directeur ne va pas me renvoyer? balbutiai-je.
-
-Je n'ai pas redouté--outre mesure,--la promiscuité et même la
-solitude du bagne, mais l'idée de n'avoir plus de compagnon et
-d'être dominé par la hantise de ce compagnon disparu dans les
-mille et mornes tortures du châtiment me terrassait.
-
---Si! proféra M. Capucino, je vais vous renvoyer ou plutôt, tenez,
-Bicorne, je vais vous faire mourir.
-
-J'eus un sourire. Je comprenais--enfin! Cet homme avait voulu
-m'éprouver pour me tenailler à loisir. Tenant ma vie entre ses
-mains lors de ma complicité passive, il avait savouré son plaisir
-de me voir courbé sous lui, non sans affres, pour livrer son
-esclave à son jour, à lui. Comme c'était chiourme! Comme c'était
-corse! La vendetta en tablier! Mais la vie, la mort, zut!
-
---Comprenez-moi, poursuivit M. Capucino. Vous êtes retranché
-de la société, mort au monde. Par une cruauté extra-juridique,
-que je n'ai pas à apprécier, les condamnés à moins de huit ans
-_redoublent_ ici, comme les mauvais élèves des écoles. Mais les
-examens de sortie sont plus durs. Cinq ans de travaux forcés, ça
-en fait dix; sept, quatorze; huit, seize. Après, c'est perpète.
-Or, mon cher, vous avez eu vingt ans pour avoir assassiné, avec
-préméditation et sous couleur de le dévaliser, un brave garçon
-de recettes dont j'ai les meilleures nouvelles. Le dommage que
-vous avez causé à la banque de ce garçon est nul ou annulé. Je me
-demande donc pourquoi l'on vous garde ici.
-
-Il fit une pause et continua:
-
---Je ne me demande pas pourquoi. Moi, j'ai à vous garder. Je
-suis payé pour ça. Pas cher. Mais payé. Fonctionnaire, je ne
-puis rien. Homme, je vous tiens quitte. Je n'ai pas le droit de
-vous relaxer. Mais je puis vous tuer--sans douleur... A cause,
-continua-t-il, égaré, à cause de notre pauvre Paul... Celui-là,
-je n'ai pas pu le sauver: il ne voulait pas. Mais vous... vous...
-à sa place... vous voulez bien, n'est-ce pas... oui, oui?... Vous
-l'aimiez... Vous avez failli redevenir, devenir criminel, pour lui
-faire plaisir. Et maintenant, il dort... s'il dort...
-
-Je crus que M. Capucino allait défaillir. Mais ce diable d'homme
-se reprit, sourit et, d'un ton presque naturel, commença un récit:
-
---Mon cher, vous n'attachez pas assez d'importance à la politique
-de la métropole. Vous ne lisez pas les journaux que vous
-m'apportez. J'ai beau laisser traîner les dépêches, ouvertes: vous
-ne les regardez pas. Vous voyez que vous n'étiez pas né pour être
-ou devenir domestique. Vous ne savez même pas que vous avez un
-cousin au pouvoir. Ministre, mon ami! ministre!
-
---Je suis sûr, interrompis-je, que c'est cette canaille de Charles!
-
---Très exact. C'est bien Charles! Canaille? je ne sais pas. Mais
-je le croirais, à l'indifférence dont il fait preuve envers vous!
-
---Ah! Monsieur le Directeur ne le connaît pas! Je parierais que
-mon cousin ne sait pas que je suis au bagne. Il ne prend garde
-qu'à ses affaires, qu'à son affaire. Rien n'existe pour lui que
-lui. C'est pour cela qu'il est socialiste. Et le voilà ministre!
-
---Il est plus socialiste que jamais. Mais le vent a tourné, en
-France. Ça lui fera plaisir de vous revoir. Un parent pauvre chez
-un socialiste, c'est un rayon de soleil!
-
---Monsieur plaisante! En France, moi! chez un ministre!
-
---Écoutez, Bicorne. Je suis égoïste. Je vous demande votre
-protection.
-
---Ah! monsieur, monsieur! Votre générosité prend des
-déguisements!...
-
---Voici. Je vous tue. Vous me faites nommer officier de la Légion
-d'honneur et n'importe quoi, en France. Je ne puis plus rester
-ici. Je suis trop vieux--et pas encore assez vieux pour crever.
-Vous, vous en avez assez. Ne dites pas non. Il se trouve que,
-par une incurie administrative qui ne vous surprendra pas, j'ai
-toutes les pièces d'identité d'un brave colon qui est mort, il
-y a quinze jours. Il ne manque que son acte de décès. Ce papier
-essentiel n'a pas été dressé par suite d'un accès de fièvre chaude
-d'un scribe. L'individu est strictement de votre âge. Il n'a pas
-un aussi beau nom que vous mais son nom est assez pittoresque:
-Rocaroc (Edme-Emmanuel-Augustin-Properce-Sulpice). Vous choisirez
-votre prénom dans le tas. Vous, voici. Vous allez mourir dans les
-flammes, en me sauvant pour la seconde fois. Car vous m'avez
-déjà sauvé une fois, mon vieux: ne l'oubliez pas: il ne restera
-rien de vous, qu'un bel ordre du jour vous donnant en exemple à
-vos compagnons d'infortune. C'est même tout ce qu'il y aura de
-moral dans cette aventure. Et--qui sait?--les forçats prendront
-peut-être goût à l'héroïsme et au dévouement: le crime que je vais
-commettre d'incendie volontaire sur des effets hors d'usage fera
-peut-être sourdre une infinité de belles actions. C'est la vie,
-mon vieux, c'est la vie! Qu'en pensez-vous?
-
---Monsieur le Directeur, monsieur le Directeur, c'est bête: je
-pleure!
-
---Gardez vos larmes pour éteindre l'incendie: ça suffira. Un
-mot, encore. Je ne vous fais pas prêter de serment. Je ne vous
-demande pas d'être un honnête homme et un bon citoyen. Je sais que
-c'est difficile. Je vous demande seulement de ne pas commettre
-d'atrocités pour le plaisir. Faites pour le mieux. Nous nous
-reverrons à Paris. Souvenez-vous un peu de ceux que vous allez
-laisser ici. Il ne leur a manqué, à chacun, que le hasard d'une
-amitié, la chance d'un attentat. Et tâchez à ne pas les rejoindre.
-Je ne serais plus là pour vous sauver. Bonsoir. Joseph!...
-
- * * * * *
-
-On lit dans le _Moniteur officiel des colonies de transportation_:
-
-«_Quelle que soit la légitime sévérité de notre opinion
-traditionnelle sur la population pénale qui désole, en
-l'emplissant, notre ville et ses dépendances, il est juste
-de saluer avec les palmes du pardon les forçats trop rares,
-hélas! qui se réhabilitent par une mort--nous ne dirons pas
-honorable--mais sublime et qui mériteraient de demeurer
-éternellement dans la mémoire des hommes si, précisément, leur
-noble disparition ne devait pas leur assurer la suprême récompense
-du crime effacé: nous voulons parler de l'oubli. L'être--que
-notre estimable clientèle de lecteurs blancs et de couleur nous
-permettra de pleurer avec elle--s'appelait B. de la C... C'est
-assez indiquer qu'il était de bonne noblesse, d'une noblesse de
-robe qui, malgré son origine, donna néanmoins à la mère-patrie un
-lieutenant-général, deux maréchaux de camp, un cordon rouge et
-un membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Une
-folie de jeunesse le mit sous la main de la loi. Son repentir,
-dès son arrivée sur nos chantiers, fut l'objet de toutes les
-conversations des gardiens si dévoués et autres fonctionnaires.
-Des circonstances encore mystérieuses, bien que providentielles,
-lui permirent de sauver l'existence de l'éminent directeur du
-pénitentier, M. Sylvestre Capucino, menacée par la folie homicide
-de ce Paul Chéry qui paya de sa tête, récemment, son forfait
-heureusement avorté, agrémenté de l'assassinat trop réel d'un
-humble gardien dont nous n'imprimons pas le nom ici, pour ne pas
-rouvrir une blessure éternellement saignante au cœur de son épouse
-établie blanchisseuse, rue X... nº 4 bis. Touché par le dévoûment
-du détenu, M. le directeur l'avait attaché à sa personne. Sans
-se soucier de ses origines patriciennes, heureux de reconquérir
-quelque dignité dans le travail le plus dédaigné, B. de La C... se
-révéla bientôt le plus actif et le plus obéissant des valets de
-chambre. Le plumeau n'avait pas de secrets pour lui et c'est avec
-une dévotion presque électrique, qu'il s'acquittait de la fonction
-de rendre la vaisselle à sa première blancheur, l'argenterie à
-son suprême éclat. Hélas! la digne et spartiate économie de M.
-le directeur devait conduire à sa perte l'ex-criminel régénéré!
-C'est en nettoyant, à l'essence, auprès d'un bidon de pétrole, les
-gants de M. le directeur que B. de La C... ressentit les premières
-atteintes du mal qui devait l'emporter! Environné de flammes,
-aussitôt secouru par M. le directeur qui se précipite, l'infortuné
-serviteur a à peine le temps de l'écarter, de s'écrier: «Pas vous!
-Pas vous! Que Monsieur s'écarte! Vite! Vite!» et déjà, il n'est
-plus qu'un brasier qui diminue à vue d'œil, qui, noircissant
-affreusement, se ratatine, (si nous osons employer un tel mot
-en de semblables occurrences), qui cesse bientôt de pousser des
-cris stoïquement étouffés, et qui, enfin, jonche, d'un débris
-insignifiant et calciné, l'office aux trois quarts détruit du
-palais de la direction!_
-
-_L'incendie a été assez rapidement circonscrit et arrêté. Les
-dégâts seraient purement matériels si, comme nous l'avons relaté
-avec quelques détails, on n'avait à déplorer le tragique trépas du
-condamné repentant B. de La C... Ses restes inexistants n'auront
-même pas la consolation d'une sépulture! Ils ont été emportés
-pêle-mêle avec les autres décombres. Mais un honneur autrement
-rare est dévolu à ce spectre évaporé: ses co-détenus, pour l'amour
-de lui, sont gratifiés d'un quart de vin par M. Capucino. L'état
-de M. le directeur est, malgré son chagrin, des meilleurs._»
-
- * * * * *
-
-A quelques jours de là, M. Rocaroc, ingénieur civil, s'embarquait
-à Papaëte sur l'_Astrolabe_ des Chargeurs-Maritimes, à destination
-de Bordeaux. Un mal de dents opiniâtre l'avait empêché de montrer
-sa figure et même de parler, des environs de Cayenne à Tahiti.
-Mais dès qu'il se trouva sur la route azurée de la France, avec
-des compagnons inconnus, sa face désenfla et quitta ses linges,
-un sourire revint à ses lèvres rasées et l'avenir lui-même mit du
-bleu à ses yeux noirs.
-
-
-
-
-CHAPITRE III
-
-PARIS!
-
-
- _M. Rocaroc à M. Capucino, directeur, Cayenne._
-
- Mon cher Directeur,
-
-Tout d'abord, et très simplement, permettez-moi d'inclure
-dans l'enveloppe préparée à votre adresse, la somme de deux
-mille francs que j'ai l'honneur et le plaisir de vous devoir.
-L'argent est si capricieux qu'il aurait peut-être la tentation
-de s'évader d'ici tout à l'heure et je veux être, au moins
-vis-à-vis de vous, un honnête homme de forçat. Je vous assure,
-sans y insister et pour n'y plus revenir, que ces deux billets
-bleus sont légitimement acquis: ils sont prélevés sur les fonds
-secrets. J'espère que, sur ce dont je ne vous suis pas strictement
-redevable, il restera assez pour payer une tournée à mes anciens
-camarades, pour fêter tacitement, et sans le savoir, mon
-extra-légale résurrection. Vous trouverez un prétexte plus digne.
-Merci encore.
-
-Mon arrivée à Paris a été, comme il convenait, discrète et
-morne. Descendu à la gare d'Austerlitz, j'ai étouffé mon émotion
-en remarquant combien Paris voulait dégoûter, à l'avance, les
-enthousiastes pèlerins qui débarquent dans ses murs, en leur
-montrant les murs les plus gris, les plus sales, les quais les
-plus salement moussus et les plus couperosés que je sache.
-Ces vieilles garces de gares ne lâchent leurs voyageurs qu'à
-regret. Les employés ont un air de glapir: «Paris-Austerlitz...
-Descend...» tel, qu'on croit descendre tant qu'on tombe et qu'on a
-besoin de remonter en wagon pour fuir n'importe où, même au quai
-d'Orsay. Les guimbardes à galerie, attelées de chevaux-fantômes,
-ont la mine--je ne sais si vous sentez comme moi--de vous mener à
-Mazas--démoli--ou à la Morgue, pour une confrontation.
-
-Dehors, des avenues chauves, des rues lépreuses, un décor de
-cinquième acte de mélo!
-
-Il était très tôt, pour Paris, quand je donnai mon ticket. Je
-fis un détour. J'arrivai bientôt--tout droit--devant la caserne
-des Célestins. Des gardes, des gendarmes...: j'étais en pays de
-connaissance. J'aurais dû avoir peur. Je ne pus que rire. C'est
-que, à travers la porte, les portes, larges ouvertes, j'assistai
-aux exercices d'équitation de ces Messieurs. Rien n'est plus
-comique. Le cadre, c'est vraiment _le cadre_: des officiers qui,
-gravement, deux à deux, vont au pas, en devisant avec une sérénité
-affectée, faisant le sacrifice de leur existence, comme en pleine
-émeute. Leurs chevaux tendent le cou pour entendre, sans y
-faire attention, les menaces et les vociférations des insurgés,
-terribles et absents. Les officiers bombent le torse, ainsi que
-sous les pavés, les balles et les bombes; ils ne fument pas:
-ils sont en service commandé. C'est l'école du stoïcisme et de
-l'héroïsme. Pas un pas plus long, pas un geste plus saccadé: tout
-est mathématique, sublime et géométrique. Le malheur, c'est que
-l'exemple soit donné à vide: la répétition des couturières.
-
-Pour les hommes, c'est plus amusant: la garde se recrute dans
-le militaire. Des tringlots, des chasseurs d'Afrique, un vague
-spahi très seul et très gêné, des dragons et des artilleurs,
-trois cuirassiers et un cavalier de remonte,--tout ça plus ou
-moins gradé,--tournent en rond dans le quadrilatère, au pas,
-au trot allongé, au petit trot, au galop de charge, à la papa,
-gaillardement, férocement, comme sur les pieds des badauds, pour
-les aligner, et contre les sauvages attroupements, pour les
-disperser et les réduire. Ces éléments disparates n'ont qu'un
-signe commun, quoique d'élite, le blanc de la buffletterie[2], en
-attendant le fourniment complet.
-
-[Note 2: Pas l'été.]
-
-Mais, dans leurs rangs, il y a les vieux soldats et, ceux-là,
-c'est inénarrable. En képi, en bonnet de police, en veste, en
-bourgeron, ils vont et s'en foutent, s'en foutent, s'en foutent!
-
-Ceux qui m'ont le plus réjoui trottaient, galopaient en chemise et
-en tablier bleu, oui, en tablier bleu à peine relevé sur la selle,
-la bavette bien en place et les manches retroussées. Le tablier,
-à cheval! Je vous jure, mon cher directeur, que ce n'était ni
-le tablier des sapeurs de dragons, ni celui des timbaliers de
-mameluks, c'était le mien, celui que j'ai eu le plaisir et
-l'honneur de porter à votre service et qui, d'ailleurs, m'a été
-plus favorable et plus prestigieux, grâce à vous, que le voile de
-Tânit. Je me pris donc à rigoler--et je réfléchis, ensuite. Il me
-sembla qu'un de ces hommes à cheval, c'était moi, mais mon cheval
-était moins lourd, moins serf, plus leste, qu'il m'emportait
-en vitesse vers des destinées merveilleuses, que le tablier se
-déroulait, s'envolait et qu'il nous faisait, au cheval et à moi,
-une paire d'ailes en hauteur, à peine bleues, azurées et que je
-montais... montais...
-
-Excusez-moi. C'est une manière comme une autre de ressusciter...
-
-... Une demi-heure après, j'étais chez mon cousin le ministre.
-J'avais forcé sa porte--il ne couche pas au ministère,--bousculé
-son valet de chambre, qui me connaît, et trouvé mon brave parent
-plongé dans son encrier.
-
---Ne vous dérangez pas, Charles. Ce n'est que moi.
-
---Qui, toi?
-
---Ah! la voix du sang devient blanche chez vous. Vous me tutoyez.
-Attention! Vous ne vous rappelez pas que vous tutoyez tout le
-monde, tout le monde, excepté vos parents?
-
-Il se retourna. Les grandeurs n'avaient pas affaibli son orgueil
-ou diminué son dédain de l'univers. Sa figure, tout en grimaces,
-pour mieux cacher son âme hautaine et tendue, ses yeux de braise
-rousse, tout avait peu changé. La barbe plus courte, pourtant
-et plus blanche... Et un chevron d'ancienneté, placé en plein
-front, entre les deux sourcils à la Bismarck. Je me défendais mal
-de quelque inquiétude. Comment croire, comment espérer que mon
-cousin pût ignorer mon diable de passé? J'avais, somme toute, été
-«une cause parisienne» et ma disparition même, en omettant la
-chronique, judiciaire ou scandaleuse, écrite ou «parlée», devait
-avoir frappé, sans nulle vanité, l'actuel potentat. Il y a dans
-tout parent riche l'étoffe de plusieurs Brutus père. Pouvoir
-jouer au justicier, au mieux de ses intérêts, quel rêve pour un
-allié qui est ou sera gêné des évolutions, de l'existence, de la
-proximité d'un obscur consanguin! D'autant qu'il y a l'opinion
-publique, les ennemis, les journaux!
-
---Tiens! c'est vous! dit Charles. D'où sortez-vous, Monsieur? Je
-vous croyais mort, fou, j'entends fou enfermé--ou au bagne.
-
---Pas encore! balbutiai-je, pas encore! (Je ne mentais pas. En
-admettant que j'y pusse retourner, je n'y étais pas. Pourquoi
-faire à mon cousin des confidences humiliantes et inutiles?)
-
---Allons! vous n'êtes pas si bête que ça. Pourquoi ne vous a-t-on
-pas vu depuis si longtemps? Vos opinions politiques?
-
---La timidité, mon cousin. Le respect de votre conscience et de
-votre travail. Des caprices, des passions, des voyages!...
-
---Toujours le même! Et l'on finit par capituler. On débarque chez
-le monstre. La nécessité, hein? On a quelque chose à demander.
-Vous n'avez qu'à faire demi-tour: pas de préfecture, pas de
-sous-préfecture. Bibi ne fait pas de népotisme!
-
---Mon cousin, affirmai-je avec dignité, vous ne me connaissez
-pas. J'ai renoncé à mon nom, dès je vous ai su au pouvoir. Il
-n'y a plus de Bicorne de la Cellambrie. Je m'appelle Emmanuel
-Rocaroc--pour vous servir.
-
---Ça, c'est bien! c'est très bien. Vous n'êtes plus mon parent.
-J'ai le droit de m'occuper de vous et de te tutoyer. Je parie que
-tu as besoin d'argent. J'ai gagné, pas?
-
---Oui, monsieur le ministre, tu as gagné. Moi aussi. J'ai besoin
-d'argent pour rembourser un brave homme qui m'a obligé. Une
-misère: trois mille francs...
-
---Trois mille francs! Tu nous crois donc millionnaires?
-
---Qui, nous?
-
---L'État, imbécile! L'État que je suis, quoique indigne!...
-
---Millionnaire ou non, il me faut trois mille francs.
-
---Tu me fais trembler. Tu les dois à l'Allemagne? Non? Alors à
-qui?...
-
---Un brave homme, Charles, un très brave homme. Il a fait un
-effort surhumain. Il n'a que son traitement pour vivre!...
-
---Un fonctionnaire! Bien! Son nom? Je le révoque!
-
---Il ne dépend pas de toi. Je l'ai rencontré sur le bateau.
-
---Pas sa place. Un gouverneur des colonies, n'est-ce pas?
-
---Non. Directeur d'établissements pénitentiaires. Mais il n'est
-tout de même pas à sa place. Tu devrais lui faire obtenir un
-avancement, en France,--et la rosette.
-
---Et trois mille francs! Tu n'es pas cher à acheter.
-
---C'est entendu, oui? Il s'appelle M. Sylvestre Capucino.
-
---Capucino! tu te mets bien! Une retraite pour tes vieux jours...
-Non, au fait, puisque tu le rapatries... Je le connais. Je lui
-dois de l'argent, moi,--oh! c'est vieux!--pour un journal bien
-mort. C'est bien pour toi que...
-
---Merci, pour lui. Si tu savais à la suite de quelles
-circonstances j'ai rencontré ce citoyen... C'est tout un roman.
-
---Je n'aime pas les romans...
-
---Depuis que tu n'en fais plus. Merci tout de même.
-
---N'en jette plus. Je t'emmène à la boîte, pas?
-
-J'eus un petit frisson, entre mon épingle et ma cravate. La
-boîte... J'eus peur que Charles fût plus Brutus l'Ancien que
-nature... La boîte... Pour un repris de justice, ça a un sens.
-
---Je t'emmène à la boîte, continua Charles, pour te donner ton
-sale argent. Par contre, tu me mettras par écrit ce que tu veux,
-en articles non monnayés, pour ton protégé. Allons! Ouste! La
-cocarde et le grelot sont en bas!
-
-Mon cher Directeur, je ne grossirai pas cette lettre trop longue
-de toutes les plaisanteries et autres observations dont mon cousin
-Charles meubla les coussins d'une voiture officielle: vous l'avez
-connu, Charles, au temps de ses luttes et de ses glorieux revers:
-c'est Robespierre et c'est Vautrin, c'est Gaudissart et Richelieu,
-c'est Marat dandy et peigné, c'est Fouquet et Napoléon. Il me
-parla fort peu de vous.
-
---Rocaroc, clamait-il, Rocaroc! Tu aurais dû me laisser ce
-pseudonyme, à moi! Ce n'est pas un nom, c'est une déclaration
-ministérielle, c'est une proclamation, un défi, une menace!
-Rocaroc! Tiens! je ne t'ai jamais tant aimé! Tu vois ces
-jardins, ces murs, ces hôtels, ces perrons, ces portes qui ont
-une défiance à triples gonds, à verrous de sûreté? Je dirais:
-«C'est le ministre», on n'ouvrirait pas.--Rocaroc!» ça ne s'ouvre
-pas, ça bée, ça s'offre, ça se donne! Ah! poète! frappe à ces
-portes, de ton nom, de ton nom tout seul, à la volée, et tu auras
-l'argenterie, les filles, les femmes, les tableaux de famille et
-les enfants à la mamelle! Rocaroc! Paris serait à toi si... si
-toi, c'était moi.
-
---Si tu veux mon nouveau nom? je te le donne.
-
---Et moi, je te donne mon portefeuille, pas? Je suis trop connu:
-on s'apercevrait de la substitution! Hélas! N'en parlons plus. Du
-reste, tel quel, je fais de la besogne!
-
-Nous étions arrivés. Charles entrait dans l'antre du silence.
-Il passa comme dans une ville prise et déjà passée au fil de
-l'épée. Une seconde après, le chef-adjoint du cabinet, M. Lemuet,
-m'apportait mes trois mille francs, sans un mot. Le ministre
-avait déjà oublié ma présence. Il avait foncé comme un sanglier
-dans ses paperasses et signait, sabrait, surchargeait, à coups
-de boutoir. Nous déjeunons ensemble la semaine prochaine. Et
-Charles, _in fine_, me charge tout de même pour vous de ses plus
-amicaux souvenirs. C'est peut-être lourd: je m'en débarrasse tout
-de suite. Il ne me reste qu'à vous exprimer une fois de plus, en
-attendant mieux, ma reconnaissance vivante et active. Je vous
-récrirai avant d'avoir de vos nouvelles. J'ai hâte de clore cette
-lettre pour avoir la satisfaction de me dire, avec émotion, votre
-très sincère et très indigne serviteur.
-
- Feu B. de La C.»
-
-Le diable soit des bureaux de poste et des employés qui y
-sévissent! En recommandant mon envoi, je n'avais oublié que mon
-nom. Heureusement, il me revint à temps. Il ne me manquait plus
-que l'adresse. Au fait, j'étais sans domicile! Les rigueurs
-administratives veulent vous dégoûter d'être honnête homme et
-de prendre à cœur de payer ses dettes avant même d'avoir pris
-un lit dans un hôtel et de s'être débarbouillé. J'élus domicile
-au ministère de mon cousin, tout simplement. On peut aussi
-bien être chez soi dans un ministère que chez un notaire ou un
-huissier. Et cette vexation me fit sourire un peu plus, après. Ça
-complétait le paysage. Paris, Paris, tu es le propre de l'homme,
-le rire!--l'univers aussi, d'ailleurs!...
-
-Rien n'est tel, en vérité, que de revenir d'un long voyage pour
-avoir les plus grandes surprises, en moins, à contre-coup, le choc
-en retour, quoi! Ah! Ah! les belles pudeurs de mon adolescence,
-ah! ah! mes belles terreurs, ah! ah! mes respects! Que c'est loin!
-que c'est loin! Tout ça est à prendre, Paris et le reste du monde!
-Mon brave cousin Charles, tu m'as fait sourire toi-même. Je n'ai
-pas besoin d'être ministre, moi, pour être sûr de mon pouvoir...
-Les rues me semblent maintenant plus larges et plus à moi. Je suis
-empereur et roi! j'existe. Il me suffit d'un tout petit faux, qui
-sera à jamais ignoré, pour redevenir citoyen, électeur, éligible!
-Je ne daigne. J'ai sur moi plus de douze cents francs, dont neuf
-cent quatre-vingt-sept d'argent bien français... Vive la France!
-Vive Paris! Et maintenant, à nous deux!»
-
- B. R.
-
-... Il était un peu plus de onze heures. Le boulevard, tout
-bleu, tout blême, tout roux et tout roide, flambait, étendard
-en longueur, sous un soleil endormi par sa propre chaleur. Un
-monsieur, assez jeune, assez anglais, s'assit à une table du café
-du Coadjuteur et demanda une absinthe pure. La terrasse était dans
-toute sa gloire. Les éclats de voix de quelques littérateurs et
-artistes faisaient un paravent de paradoxes de tout repos et de
-rosseries innocentes aux chuchotements d'affaires, aux injures
-atroces et aphones, aux menaces entre haut et bas des marchands
-d'espoirs monnayés, de leurs agents et de leurs peu intéressantes
-victimes. De-ci, de-là, des étrangers qui se ressemblaient, d'un
-continent, à l'autre, gobaient leur interminable chocolat ou leur
-café-crème éternel. Les garçons, inutilement hélés, fiévreusement
-sourds et impassibles, promenaient, en bâillant de dégoût,
-leurs ventres de notaires sans tache, leurs tabliers souillés
-de sacrificateurs et leurs mufles de consuls de la décadence,
-un peu trop gavés de murènes. Les soucoupes jonglaient avec des
-sous, des plateaux et des pièces décimales. Les carafes frappées
-changeaient de table, avarement, et des mendiants, les pattes et
-la voix cassées, alternaient, sur le devant du théâtre, un peu en
-dehors, avec des camelots insinuants qui offraient des merveilles,
-cependant que, en bordure, à toute gueule, à toutes jambes, les
-vendeurs de journaux faisaient prendre un galop d'essai à des
-nouvelles trop stridentes et aux scandales les plus désordonnés.
-De la prose, en bâton, se roulait, se déroulait, entre les mains
-tremblantes des clients. On lisait, on se cachait, on s'éventait.
-
-Tout-à-coup, l'un des plus notables commerçants en promesses
-donna--une seconde--les signes de la plus noire agitation. Il se
-pencha vers son vieux complice Laurageay et murmura:
-
---Là! là! tu ne vois pas? Non! pas la petite blonde! celui-là!
-
---Qui donc, mon petit Bihyédout, cet English? Un pigeon?
-
---Heu! heu! peut-être! reprit Bihyédout qui s'était ressaisi. Tu
-m'excuses une minute, vieux? J'ai à parler au type!
-
-Il s'avança, se coula entre les guéridons ou son ventre laissait
-à chaque fois, non sans la reprendre, une coulée de graisse et
-aborda:
-
---Bonjour, monsieur... Je ne me trompe pas, n'est-ce pas?
-
---Pardon, vous vous trompez, monsieur. Mais asseyez-vous!
-
---Voyons! pas de blague, c'est bien moi! mais c'est bien toi?...
-
---C'est moi, Emmanuel Rocaroc, ingénieur civil. Et toi?
-
---Pascal Bihyédout, usurier. Tu as besoin de fonds, pas?
-
---Merci. Nous en reparlerons. Content de te revoir, en attendant.
-
---Moi aussi. Mais si, si! content! Ce que je t'ai pleuré, vieux!
-
---Moi pas. Tu n'as jamais été très sympathique, là-bas!
-
---Là-bas! Chut, malheureux! Tu veux nous perdre. Là-bas!...
-
---Eh bien! quoi? là-bas, c'est vague, c'est vague, c'est
-partout--et ailleurs!
-
---Non! vois-tu, mon cher, ici, dans ce coin-ci, la plupart des
-gens peuvent sortir sans leurs bonnes, mais, de temps en temps
-aussi, ils peuvent sortir--et rentrer--avec deux sergents de ville
-ou deux gendarmes. Alors, là-bas!... C'est terriblement précis.
-
---Ça n'empêche pas que tu n'étais pas très aimé. Que prends-tu?
-
---Je suis servi. Tiens! à cette table! Veux-tu que je te présente?
-
---Je ne veux pas augmenter le cercle de mes relations. Merci.
-
---A propos de cercle, tu déjeunes avec moi, au moins? Au cercle?
-C'est là, à côté. Nous serons en tête à tête. On causera gentiment.
-
---J'y consens avec bienveillance. Histoire de me laver les mains.
-
---Tu as de nouvelles taches de sang?
-
---Farceur! Je ne fais que descendre du train et du ministère.
-
---Faire viser ta résidence, ou poser ta candidature?
-
---Toucher de l'argent, mon ami.
-
---Tu n'es pas si bête!
-
---Mais je l'ai déjà expédié.
-
---Idiot! Triple idiot! Envoyer de l'argent!
-
---Tiens! Mais toi? Je croyais que tu en vendais.
-
---Moi? je vends de l'argent, à crédit. C'est un sujet de
-conversation, une attitude, une couverture, une contenance.
-Usurier? je ne sais même pas ce que c'est. Mais je m'abrite
-derrière un délit caractérisé pour n'être pas soupçonné d'autres
-crimes et délits, je me calfeutre dans le mépris public. Un
-usurier! On passe. On ne s'arrête pas. C'est une bête, une sale
-bête, cataloguée. Quand on en a besoin, on échange des chiffres
-à bout portant. Quand on n'en a pas besoin, on ne salue pas. Ça
-ménage les chapeaux. La police ne s'occupe pas de vous. Le parquet
-attend des plaintes pour agir--ou ne pas agir. Les meilleurs
-déguisements sont les plus bas. Connais-tu l'histoire de
-Fiérabras de Saintorgueil?
-
---Fiérabras de Saintorgueil? J'ignore assez généralement...
-
---C'était un général, en effet. Le général Fiérabras était,
-comme son nom l'indique, dévoré de la maladie de l'énergie et
-de la domination. Il fit un _pronunciamento_, comme tout le
-monde,--et le fit mal. Quand des centaines de ses partisans
-eurent payé de leur tête--lisez de douze balles à travers le
-corps, par personne--l'honneur d'avoir été sous ses ordres,
-il se sentit mordu du désir de les venger et de prendre sa
-revanche lui-même. Ça le conduisit à tenir à sa peau. Il maudit
-sa popularité traîtresse et sa vanité qui remplissait l'univers
-de ses portraits à pied, à cheval, en auto, en uniforme, en
-civil, couronne en tête, etc., etc. Mais c'était un conspirateur
-et un homme d'action, _un homme_. Toutes ses retraites étaient
-éventées. Il songea au seul refuge sûr de cette époque: ce n'est
-plus l'église, c'est la prison. Mais la prison, on en sort,
-malheureusement. Et après... Fiévreusement, il mit la hausse à
-son génie, et sourit. Une heure après, il était sous les verrous.
-Mais comment! Un pauvre diable minable venait de se faire coffrer
-sous la ridicule inculpation de grivèlerie. Filouterie d'aliments,
-rue de l'Homme-Armé. Un litre à douze, une douzaine de petits
-gris, la soupe et le bœuf, un livarot, un verre de jus et un
-petit de raide, il n'y en avait pas pour quarante sous,--ou tout
-juste. L'homme avoua qu'il se nommait Léopold Vanpeerogyn, né
-à Anvers, déjà condamné. On le mensura par dessous la jambe,
-on le photographia à la flan: il ne valait pas le collodion de
-l'anthropométrie. On lui octroya deux mois de cellule qu'il
-purgea, allègrement. Après quoi, comme il était étranger et que
-notre belle patrie n'est pas assez riche pour nourrir à l'œil
-les plus timides des escrocs cosmopolites, on prit contre lui,
-dans le tas, un arrêté d'expulsion, on le ficela et on le mit
-à la frontière, à une de ces frontières où les plus ardents de
-ses adversaires étaient dévisagés, poil par poil, pour que le
-formidable Fiérabras n'échappât point à son supplice et ne menaçât
-plus les institutions, leur jeu et leur gloire. Les gendarmes
-chargés de l'arrêter éventuellement, coûte que coûte, saluèrent
-d'un petit air supérieur ceux qui l'expédiaient dare dare: c'est
-une bien piètre corvée que de jeter dehors d'humbles condamnés
-correctionnels,--presque des contrevenants--pour des hussards de
-la guillotine, armés de pied en cap, et cirés à l'œuf, commandés
-de service pour un général de division, un prétendant, un
-dictateur en disponibilité. Ces derniers, l'élite des serviteurs
-de la loi, les protecteurs à aiguillettes du régime avaient besoin
-de tous leurs yeux; pourquoi les user en détail sur des imbéciles
-inoffensifs et d'ailleurs enchaînés. «Foutez le camp, dit le
-brigadier d'escorte à son prisonnier et à ses compagnons et qu'on
-ne vous revoie plus! Si l'on vous repince de ce côté-ci du poteau,
-vous n'y coupez pas de vos six mois!» M. de Saintorgueil songeait
-à un autre poteau. On ne le repinça pas. Il n'est pas encore
-empereur, mais...
-
---Pardon, Bihyédout--puisque Bihyédout il y a--est-ce que tu
-ferais de la politique? tu crois à ton Fiérabras?
-
---Même pas. C'est une image que j'ai développée pour t'amuser.
-Je crains même qu'il n'ait pas existé, ce conspirateur, mais il
-me plaît. Je dirai mieux: il me sert à te prouver qu'il faut
-abriter les plus grands desseins derrière les plus petits méfaits,
-les grosses canailleries derrière les plus médiocres, les plus
-sinistres intelligences derrière les plus crapuleuses stupidités.
-C'est de la morale en action.
-
---En actions? Tu fais de la banque?
-
---Pas encore! je t'attendais!
-
---Tu m'attendais? Moi?
-
---Toi... ou un autre. Je suis très seul dans ma patrie...
-
-A cet instant, graillonneuse, pisseuse et pis, les cheveux
-vert-de-grisés, l'œil tombant en une larme habilement éternisée,
-la lèvre hérissée de lèpre et pleurarde, une mendiante
-archi-centenaire éclaboussait de sa prière torve, de son moignon,
-de sa puanteur agile la terrasse et l'intérieur du café.
-
---Tiens! dit Bihyédout, voici ma marchandise et ma clientèle!
-
---Tu _fais_ des mendiants? s'étonna Rocaroc.
-
---Je ne suis pas assez romantique. Je les _refais_: c'est tout.
-
---C'est un prêté pour un rendu. Tu m'expliqueras ça tout à
-l'heure. Ça m'a donné faim de voir demander l'aumône.
-
-Midi commençait à souffler sa férocité sur la ville.
-
-Les filles avaient les hanches plus provocantes, rapport au
-ventre. Les pures, parfaites et idéales jeunes filles que
-mesdemoiselles et mesdames leurs mères tenaient au bras, comme
-enchaînées, histoire de montrer qu'elles deviendraient tôt aussi
-flapies et aussi hideuses que leurs personnes mêmes, crispaient
-mal, au coin de leur lèvre, leur bâillement en cul-de-poule.
-Les vociférations des camelots suaient l'agonie, les aveugles,
-manchots, sourds-muets et culs-de-jatte avaient de l'ironie dans
-tout ce qui leur restait de corps en signifiant: «Moi, j'ai de
-quoi briffer. Et toi, mon vieux?» Les employés drapaient dans une
-dignité effrangée et luisante un appétit qui sait se cantonner aux
-hors-d'œuvre, se contenir aux entrées, s'apaiser aux entremets et
-mourir, en fanfare, au café sans dessert d'un balthazar à un franc
-dix, cependant que, savourant insolemment leur quart de brie sous
-l'innocent baiser du soleil, des tiers de midinettes faisaient
-valoir qu'elles valaient mieux que ça, tout de même, et qu'elles
-avaient des dents.
-
-La terrasse du café ne s'était pas encore vidée. Les usuriers
-retenaient leurs pâles ou rouges clients,--et inversement.
-L'espoir et la cupidité, le désir de tromper, la joie de torturer,
-c'est le meilleur apéritif. Avec des rires gras et des gestes
-secs, les conversations s'éternisaient. Des plaisanteries de
-commis-voyageurs en cartes transparentes répondaient aux chiffres
-des notaires complaisants, histoire de n'être pas trop sérieux,
-de n'être pas dupes et de n'être pas trop durs: on réfléchit, à
-intérêts composés, entre deux hoquets. Des camarades jouaient,
-sans enjeu et sans jeu, à qui ne paierait pas le premier. Des
-capitalistes honteux, crevant de faim, commandaient un nouveau
-verre pour avoir l'air affamés--et pour cause. Les garçons, gavés
-depuis deux heures, s'ennuyaient seulement d'avoir sous les yeux
-les mêmes figures--sans tête.
-
-Bihyédout se décida:
-
---Paie! dit-il et foutons le camp! c'est à deux pas.
-
-Rocaroc eut un sourire:
-
---Ce n'est pas pour l'argent. Mais tes amis? Tu ne prends pas
-congé?
-
---Pas si bête! Tu es avec moi. J'ai l'air d'avoir mis la main sur
-une poire. J'ai droit à une gratification. Elle suffira pour notre
-déjeuner, nos cigares--et le reste.
-
---Tu as l'œil à tout!
-
---Ça console de n'avoir pas l'_œil_ partout!
-
---Ou le _quart-d'œil_ quelque part...
-
-
-
-
-CHAPITRE IV
-
-LE DERNIER ENDROIT OÙ L'ON CAUSE.
-
-
---Ça te fait de l'effet de voir des femmes ici?
-
---Ça me fait de l'effet d'en voir n'importe où. Je ne sais par
-où commencer. Mon Dieu, les femelles, les filles, ça va encore!
-Outre! boutre! foutre! Mais les dames, voire les demoiselles! Du
-linge et des égards, c'est trop!
-
---On te fait grâce des égards. D'ailleurs, en cet endroit, les
-femmes ne sont plus des femmes. Ne mâchonne pas ton cigare comme
-ça. On n'aime pas ici, on joue. La revanche!
-
---Tu ne m'avais pas dit qu'on tolérait les femmes au cercle.
-
---Tolérer? Tu es grossier. On les reçoit et elles te reçoivent,
-toi, veule invité! Elles sont membres du cercle. Nous sommes un
-cercle mixte. Plus d'écoles mixtes, mais des académies! Et, au
-fond, si j'ose dire, le législateur de passage a eu raison: il
-n'y a plus de sexe en face d'un tapis vert, il n'y a plus que des
-yeux, des gorges qui se ressemblent à force d'être sèches et des
-doigts, des doigts, des doigts!...
-
---Tu ne joues pas, toi?
-
---Non, je jouis. J'ai à moi le salon de lecture, j'y suis maître
-et seigneur comme un chef de gare dans une salle d'attente à
-jamais vide, comme le directeur de la Bibliothèque d'Alexandrie,
-comme le concierge supérieur du château de la Belle au Bois
-dormant. J'ai les journaux, les livres, les revues. Je n'ai pas
-besoin de les ouvrir et de les feuilleter: ils me racontent
-toutes leurs histoires et tous leurs secrets. Mais si tu veux des
-femmes, tu en trouveras dans trois quarts d'heure. On a le temps
-de causer. Tu as bien déjeûné?
-
---Pas trop mal. Un peu trop. Mais pourquoi m'as-tu présenté?
-
---A qui? Deux vieux camarades! Ils n'avaient pas de place, nous
-leur offrons un coin, à notre petite table, et tu le regrettes!
-
---Je ne le regrette pas. Mais songe! un général! un préfet!
-
---Un préfet! un général! Ne me fais pas mourir de rire! Voyons!
-Es-tu ingénieur civil? Suis-je usurier?
-
---Mais...
-
---Lorsque je ne dis pas, au secrétariat: «Le Défrisé des Panoyaux
-avec le Pépin des Épinettes», quand je dis, sans me nommer:
-«Monsieur est mon invité», pourquoi veux-tu que de braves gens ne
-prennent pas des titres et des dignités au vestiaire infini de la
-fantaisie personnelle et de la sottise sans nombre? Est-ce qu'on
-t'a demandé ton casier judiciaire?
-
---On aurait pu me le demander. Il est vierge!
-
---Vierge! Compliments! Et ta sœur?
-
---Cette saillie ne te rajeunit pas. Enfin, ce préfet?
-
---C'est un vrai. Ancien sous-préfet provisoire de Gambetta en 1870.
-
---Ça ne le rajeunit pas non plus!
-
---Il n'avait pas l'âge. Ça l'a empêché d'être révoqué, pour des
-faits que je n'ai pas à qualifier. Tu devines? Depuis, il n'est
-plus sorti de Paris. Il cherche un poste, dans les cercles.
-
---Tu me fais trembler. Alors, le général, c'est un général de la
-Commune?
-
---Malheureux! Un général de la Commune? Mais alors, il serait
-authentique, archi-décoré, retraité avec rappel de solde! On en
-désirerait, au poids du diamant rouge, des généraux de la Commune!
-Celui-là est général parce qu'il le veut bien, dans les journaux:
-c'est l'ancien trompette-major du 31e chasseurs. Mais il a du
-talent, de l'entregent et une rosette de Bulgarie. Maintenant,
-laissons les comparses et parlons de nous, veux-tu?
-
---Qu'entends-tu par _nous_?
-
---Eh bien! nous deux, toi-z-et moi, moi et toi!
-
---C'est que j'aimerais fort à ne rien savoir, à être tranquille, à
-ne pas en f... un coup.
-
---Tranchons le mot: tu _flanches_.
-
---Mon Dieu! j'ai la veine de revenir à Pantruche, en peinard, ne
-devant rien à personne, ne comptant pas pour la préfecture de
-police, libre comme l'air, frais comme l'œil. Je n'ai plus soif de
-rien, pas même d'aventures.
-
---Tu as des revenus? un métier dans les mains?
-
---Non! mais j'ai de la famille!
-
---Laquelle? l'ancienne? la nouvelle? Bicorne ou Rocaroc?
-
---Monsieur le Défrisé des Panoyaux, je crois que vous êtes évadé...
-
---Et vous, monsieur le Pépin de la Cellambrie?
-
---Ce n'est pas la même chose. Mais n'auriez-vous point intérêt
-à faire le mort? Moi, je suis mort, bien mort! Vous, vous avez
-toujours le souvenir vivant de vos expéditions diurnes et
-nocturnes, de vos déguisements, tantôt capitaine de gendarmerie,
-tantôt procureur de la République, commissaire de police et
-inspecteur de la brigade des jeux...
-
---C'est pour ça que je suis ici... L'habitude!
-
---Ne crâne pas! Tu es très connu, célèbre, fameux, légendaire. Tu
-as la chance d'avoir engraissé au bagne. On ne te reconnaît pas.
-Profites-en, mon cher! Du calme!
-
---Tu ne comprends rien à notre époque, celle-ci! J'ai eu du
-génie et de l'audace, pas? Fini! rayé! oublié! aboli! L'amnistie
-de l'incompréhension et de l'ignorance! On n'ose plus se
-rappeler. Il ne faut plus que du talent, de l'ingéniosité, de
-la roublardise, de la rouerie. Tu hésites? Regarde autour de
-toi, sous toi. Lis ces journaux: tu en verras de belles! De
-braves escroqueries de collégiens,--de collégiens de maisons de
-correction--tiennent des colonnes et des _à suivre_, des faux de
-pensionnaires des Quinze-Vingts qui mettent les experts sur les
-dents, des crimes! ici, mon vieux, je l'avoue, je ne comprends
-plus! Tu sais ce qu'était le crime pour nous: une chose presque
-sacrée. Quand, par hasard, un assassinat ou un simple meurtre
-n'avait d'autre excuse que l'occasion ou l'ivresse, le coupable
-était déshonoré. Eh bien! aujourd'hui, on tue pour rien, pas
-même pour le plaisir. C'est machinal, automatique, un réflexe,
-un caprice, une envie de _fille_ stérile et, d'ailleurs,
-ordinairement, du sexe prétendu mâle! Et là-dessus, de la copie,
-de la copie, des photographies du service anthropométrique, des
-vers attribués aux prévenus et inculpés, de l'argot de concierges,
-des couplets d'apprentis-camelots et des chroniques de tête--de
-tête!--des contes et nouvelles inspirés par les faits-divers; les
-faits-divers maîtres souverains des romanciers et des philosophes,
-de l'élite et des foules, les faits-divers qui tiennent lieu
-d'idées générales, de catéchisme et de dogme, les faits-divers
-rédigés pour des gens de peu par des hommes de rien!
-
---Tu vas un peu loin. Les journalistes ne t'appartiennent pas!
-
---Qu'est-ce qui m'appartient, alors? Tu veux soustraire les
-honnêtes gens à mon appréciation, à mon contrôle? Soit!
-Trouve-les! Toi-même, pauvre enfant, tu n'as pas été sérieux.
-Ton acte est un des premiers crimes ridicules. N'avais-tu pas
-mieux à faire avant d'en venir à l'assassinat avec préméditation
-et guet-apens d'un garçon de recettes? Tu viens de m'avouer que
-tu avais--encore--de la famille. Tu en avais plus, sûrement, à ce
-moment. Alors?
-
---Alors, tu as tort de me parler de cette affaire. Sais-tu qui
-j'ai reconnu tout à l'heure parmi tes femelles?
-
---Non. Mais je comprends. Cherchez la femme...
-
---Et vous retrouvez le veau. C'est plus neuf. Elle était là!
-
---Mon cher, j'ai lu ton procès, crois-moi, dès mon retour, avec la
-plus vive et la plus scrupuleuse attention. Tu as été très chic.
-Tu n'as jamais prononcé de nom. Je ne sais rien.
-
---Tu n'en sauras pas davantage. Qu'il te suffise d'apprendre que
-je viens de rencontrer, sans m'y attendre, mon ancienne, très
-ancienne maîtresse,--cause efficiente de mon acte et de mon
-voyage, assez involontaire, aux colonies,--et qui, depuis cet
-accident, n'a pas jugé à propos de me donner de ses nouvelles.
-Elle déjeunait presque en face de nous, avec un appétit qui
-n'avait rien d'affecté ni d'exagéré, m'a dévisagé sans avoir l'air
-de me «remettre» et a redemandé du canard au sang sans la moindre
-intention. Du canard au sang! J'en ai eu la chair de poule. Ne
-plus même se souvenir, en face de moi, revenant et revenant de
-mauvais aloi, du sang que j'avais répandu en son honneur et pas au
-mien! Du canard au sang! Et l'on parle de la voix du même nom!
-
---Tu parles de la voix du sang! _Elle_ n'était pas ta parente.
-
---La mère éventuelle de mes enfants!
-
---Tu blagues! vieux. On couche, on dort. Accoucher, c'est un peu
-plus dur, tout de même. Et qu'est-ce que ça prouve?
-
---Tu veux me citer le mot de Montaigne: «Qu'y a-t-il de commun
-entre mon frère et moi, sinon d'être sortis du même trou?» Et je
-ne garantis pas le texte.
-
---Je ne veux rien citer du tout. J'ai été trop cité--où tu
-sais!--pour citer. Je suis un ignorant,--et je m'en vante. C'est
-un titre, aujourd'hui. Mais avoir fait des bêtises pour une femme,
-ce n'est pas une raison pour qu'elle soit bête. Elle a eu des
-amants avant toi, pour sûr, après toi, certainement. Tu lui dois
-des moments pénibles. Pour elle, elle ne te doit rien. Elle a fait
-son métier de fille, si c'est une fille, rempli sa fonction de
-femme, dans tous les cas. Passes! passades! passons! Accomplissons
-notre tâche d'hommes.
-
-M. Bihyédout se tut un instant et tira sur son cigare.
-
---Il y a peu d'hommes, continua-t-il, il n'y a plus que des
-citoyens. On prend des titres: homme de lettres, homme d'honneur,
-homme de peine, homme de cœur, homme d'esprit. C'est un mot qui
-est démodé, archaïque, prétentieux ou avilissant. Je le reprends,
-nous le reprenons: c'est de la reprise individuelle. Je ne sais
-pas si tu as remarqué que les anarchistes eux-mêmes n'agissaient
-plus, pour parler, pour bien parler. Ceux que nous avons connus
-là-bas sont ici, tranquilles et éloquents à souhait, honnêtes à
-désespérer les prix de vertu les plus honorables, petits saints
-laïques et constitutionnels à mériter les palmes académiques. Les
-criminels sont des fainéants, des gens sans métier, de petits
-jeunes gens, des enfants qui font ça comme ils feraient autre
-chose, qui ne savent même pas qu'ils sont assassins, qui n'ont pas
-su qu'ils étaient souteneurs, qu'ils étaient filles--et pis--et
-moins,--qui n'ont pas lu les traités de Cicéron et autres sur le
-commencement et la fin du bien et du mal, qui ne savent rien et ne
-veulent rien savoir, qui n'ont que leur instinct et un instinct
-perverti, leurs appétits et leurs appétits pervertis, leur courage
-et leur courage perverti, leurs sens et leurs sens invertis pour
-mener la guerre contre la ville et l'humanité. Ecoute-moi, mon
-ami: je veux moraliser Paris. Je veux purger la cité de ses taches
-et de ses macules. Je n'ai pas d'ambition; je ne suis pas citoyen,
-pas électeur, pas éligible. Je ne suis pas médecin et je veux
-faire de la médecine en gros et en détail: mais je ne soigne que
-les villes, que les capitales; une capitale est un chef-d'œuvre:
-je suis restaurateur, épurateur, créateur: je commettrai des
-crimes sacrés, pas de délit: je ne serai ni un assassin ni un
-voleur, un esthète, un esthète pur, le dernier esthète!
-
-Rocaroc considéra Bihyédout avec un rien d'inquiétude.
-
-Le ci-devant _Défrisé des Panoyaux_ eut un rire d'orgueil.
-
---Tu me regardes! dit-il. Je suis gros et j'ai l'air commun. Si
-j'étais seulement sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts, tu n'y
-ferais pas attention. En outre, je suis un criminel. Et Néron?
-n'était-il pas gros? N'était-il pas criminel? d'après l'opinion,
-d'ailleurs, des gens qui lui ont pris sa bonne renommée, son trône
-et son existence? La goût de la beauté est incompatible avec la
-beauté physique--ou c'est du plus bestial égoïsme,--avec la grâce
-personnelle--ou c'est d'une prétention écœurante,--avec l'amour
-plastique même--ou c'est de la passion la plus intéressée. Jusqu'à
-ces derniers temps, n'est-ce pas? on aimait une femme parce qu'on
-était un homme. Eh bien! il faut aimer la beauté en supposant, en
-présupposant que vous êtes laid. Et si j'adore Paris, c'est que
-je ne suis pas Parisien et que j'ai ou aurais toutes les raisons
-d'être ailleurs.
-
-Mais excuse-moi. On m'appelle.
-
-Deux _gentlemen_ faisaient ce qu'on est convenu de nommer, en
-matière de cirque, la plus tragiques des _entrées_. La pâleur du
-premier, mate, plissée et orageuse donnait de l'expression à la
-pourpre terne et figée de son acolyte.
-
---Encore _fauchés_? demanda Bihyédout.
-
-D'une claque savante, le monsieur pâle assura sur ses cheveux
-plaqués un chapeau absent. Puis, simple:
-
---Quand je reficherai les pieds dans cette boîte! fit-il.
-
-L'individu apoplectique ne poussa qu'un hurlement:
-
---Rrroubrouhihihaha!
-
---Toujours les mêmes! remarqua gentiment Bihyédout. Toujours les
-mêmes! Perdu combien? Quelle habitude!
-
---Perdu! Pas perdu! C'est nous qui sommes perdus! Ratiboisés!
-Scalpés, vivisectés, incinérés, déterrés, vampirés, foutus, quoi!
-
---Rrrangrougroupfft! pfft! uuit!
-
---Combien? demanda Bihyédout, sans émotion.
-
---Des mille! des millions de milliasses de millions!
-
---Voulez-vous cent sous... à vous deux?
-
---Caramba! vous gâtez le métier! Mort de ma vie!
-
---Quel métier? le métier d'usurier ou celui d'emprunteur?
-
---Vous aurez toujours le mot pour rire! Voyons! ne faites pas le
-méchant! Marchez, au moins, du louis tout rond?
-
---A combien de jours?
-
---_A perpète!_
-
-Du coup, en affectant de sourire, l'ex-Défrisé des Panoyaux lâcha
-un billet de cinquante francs.
-
---Chouette, papa! dirent les pontes, en disparaissant.
-
---Vois-tu, continuait un instant plus tard M. Bihyédout, ça n'a
-l'air de rien, cet _A perpète!_ et c'est plus fort que moi! ça
-me ferait faire n'importe quoi! ça me ferait croire que je me
-souviens et que j'ai peur. Et toi?
-
---Oh! moi, pfft! Je suis paré! Mais que sont ces gens?
-
---Ces gens-là? Tu me fais rigoler et j'en avais besoin! Ces
-gens-là, c'est Le Reste!
-
---Tous les deux?
-
---Eh oui, bêta, Le Reste à mille têtes! As-tu oublié _Cinna_:
-
- Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé!
-
-Tu en as vu un morceau, une élite! Il ne se présente pas; il
-s'impose; il ne supplie pas: il réclame; il ne mendie pas, ne
-menace même pas: il se fout de vous!
-
---J'ai vu, continuait Rocaroc.
-
---Alors, ça ne te dégoûte pas? Tu trouves ça bien? Tu n'éprouves
-pas le désir, le besoin de supprimer ces gens-là?
-
---Non! je n'ai pas, je n'ai jamais eu d'ambition.
-
---Ambitieux! Tu ne veux pas être comme tout le monde! Mais c'est
-la seule chose qu'on possède pour rien, l'ambition! Enfin voici:
-tu as beau avoir fait peau neuve, tu as besoin de songer à ta
-peau et de nourrir ton homme. As-tu un métier dans les mains?
-As-tu des revenus? Tu as des parents insouciants qui deviendront
-méfiants et qui te renverront là-bas... tu sais. J'exagère? Oui
-j'ai un optimisme exagéré: ils ne te rendront pas au bagne, ils te
-feront crever de faim,--s'ils ne te font pas assassiner. Alors?
-tu ne réponds pas? Alors, je parle pour toi: il faut assassiner
-toi-même--ou plutôt faire assassiner!
-
---Assassiner, répétait Rocaroc! Assassiner! Encore! Toujours!
-Assa...
-
---As-tu pesé la ressemblance qu'il y a entre ces deux mots:
-assassiner et assainir? Tu me comprends maintenant: tu frémis!
-Oui, je veux assainir Paris. La médiocrité et le néant se sont
-associés pour fonder des mutualités, la Mutualité! Je fonde, avec
-toi, l'_Anti-mutualité individuelle_, l'A. M. I., l'Ami, quoi! Les
-mendiants, les parasites, les _tapeurs_ déshonorent et encombrent
-la Cité, les boulevards, la ville et la vie: je fonde, avec toi,
-la _Ligue pour l'extinction pratique du paupérisme professionnel_!
-Nous tuerons les gouapes et les faux aveugles,--les vrais aussi.
-Pas de risques. Le suicide est évident dans tous les cas: ou
-bien ces êtres ont de l'argent, nous le râflons: la misère entre
-avec nous, s'avère éternelle, criminelle et fatale, ou bien elle
-était là avant nous et nous n'avons fait que suppléer au courage
-de malheureux, condamnés tôt ou tard à une destruction prétendue
-volontaire.
-
---Permets-moi de te dire que tu parles fort mal.
-
---Agissons. Tu t'en prends à la forme: c'est que tu n'as rien
-à reprendre au fond. Autre chose. Nous nageons, nous sombrons
-en plein socialisme anarchique. Nous, c'est--ou ce sont--les
-autres. Crois-tu que ça fasse plaisir à tout ça, les autres? Donc
-nous,--cette fois-ci, nous, c'est nous, nous deux,--nous fondons
-une _Banque de protection sociale et d'action anti-collectiviste_,
-B. P. S. A. A. C.
-
---Et les fonds? Et les obligations? Et les actions?
-
---Les actions? Elles sont dans le titre, au singulier. Les
-obligations? Nous obligerons. Les fonds? Fondons?
-
---Mais pourquoi t'adresser à moi? Ne jouons-nous pas à un jeu déjà
-ancien, celui des Cent et un Robert Macaire?
-
---C'est toi Bertrand, alors? Rassure-toi: il y en a encore
-beaucoup, il y en a trop. En fait de Macaire, il n'y a plus que
-des pommes Macaire. Et il nous faut des _poires_.
-
---Comme tu es vulgaire, mon pauvre ami!
-
---Tu viens de dire le mot de la situation. C'est parce que je suis
-vulgaire--et je m'en vante--que je ne puis me mettre à la tête
-des immenses entreprises que tu sais. Il faut un homme distingué.
-Je suis, en outre, un gros garçon frivole qui s'amuse de tout,
-même de ses projets et qui a besoin d'être gai parce qu'il ne l'a
-pas toujours été. Toi, je t'ai auné et jaugé; tu as de l'étoffe.
-Ne m'empêche pas d'exercer mon métier pour la première fois, mon
-métier d'usurier: je te prête des idées.
-
---Je réfléchirai, murmura plaintivement Rocaroc.
-
---C'est tout réfléchi: tu acceptes! éclata gaîment Bihyédout.
-
-A ce moment, une entrée en bourrasque fit voler les journaux, les
-revues, les buvards, les encriers: une trombe d'hommes bourrus et
-noueux, les poings en avant...
-
---La police! murmura le Défrisé, un peu pâle.
-
-Les intrus allaient plus avant, gardant les issues de la salle des
-jeux; de nouveaux venus, de mains fébriles et inexpertes ouvraient
-des brochures... Un monsieur s'avança, avec une nuance de dignité,
-se déboutonnant pour donner de l'air à une écharpe microscopique.
-Bihyédout s'était levé.
-
---Le commissaire de police! jeta-t-il comme une présentation.
-
-Le magistrat se tourna vers l'ancien forçat, souriant:
-
---Soyez tranquille, messieurs, vous ne jouez pas ou vous ne jouez
-plus. Je ne suis ici que pour la _Faucheuse_!
-
---La Faucheuse? répéta, très ému, Rocaroc.
-
---Tiens! dit le commissaire, vous ne savez pas? Vous êtes membre
-du cercle?
-
---Monsieur, répondit majestueusement Bihyédout, m'a fait l'honneur
-d'accepter à déjeuner.
-
-Et, congédiant le fonctionnaire, il ajouta, sincèrement:
-
---Monsieur est avec moi!
-
-
-
-
-CHAPITRE V
-
-UNE CRÉMAILLÈRE DE PENDABLES ET DE PENDUS
-
-
-La plupart des propriétaires, concierges ou gérants des immeubles
-du _boulevard_ ont été pris, depuis quelques années, d'une manie
-singulière: le besoin de changer de figures. Le mot _manie_ a
-ici tout son sens, antique et complet: je veux parler de folie
-furieuse. Aux estimables et prudents commerçants qu'ils avaient le
-lucratif honneur de posséder comme locataires, les personnages de
-rangs divers que je viens de citer substituèrent des mannequins
-habillés de vitrines, des effigies photographiques sous verre,
-des cinématographes pour aveugles, des phonographes à crever le
-tympan des sourds, des bars à deux sous et des tripots à sous-sol.
-
-C'est dans un de ces _logements_ que nous retrouverons nos héros
-ou, du moins, deux de nos héros: Rocaroc et Bihyédout,--puisque,
-d'ores en avant, il nous faut leur prêter ces noms.
-
-Ils ne sont pas seuls. Un sourire de bienvenue crispe leurs lèvres
-à l'arrivée de leurs invités des deux sexes. On inaugure la
-_Banque anti-collectiviste_.
-
---La première banque, a dit Rocaroc, où il n'y aura pas que les
-écus qui dansent.
-
---Vous n'êtes poli ni pour vos actionnaires, ni pour vos
-dépositaires, ni pour vos invités, ont répondu la plupart de ses
-interlocuteurs, dans les cafés, brasseries et autres cercles...
-
---Je vous invite, a répondu simplement notre héros.
-
-Et c'est ainsi qu'il a une aussi compacte assistance--d'élite.
-On a mangé. On a bu. On a fumé. On a bu à nouveau. De cigares en
-cigares, de verres en verres, on est arrivé aux cithares et aux
-tziganes, aux lautars et aux czardas. Avec des mines rougissantes
-de communiantes apoplectiques, des demoiselles quadragénaires
-acceptent les ailerons de gigolos de cent ans et de quelques
-pigeons, dont la fatalité a fait, hélas! avec l'âge, autant
-de vautours à la petite semaine et de gypaètes dévorants,--à
-l'occasion.
-
---Le général Tabarol!
-
---Son Excellence le ministre de l'...
-
---Je te demande pardon, interrompt le citoyen Bicorne, en se
-précipitant au-devant de son ex-cousin. Et, désignant une suite
-aussi imposante que distinguée, il ajoute, avec ce sourire plissé
-et terrible qui est tout lui:
-
---Pas de présentations, hein? Ces Messieurs sont avec moi. Je puis
-te le dire à toi qui es un bon fieu: c'est du secrétaire d'État,
-du sous-secrétaire, du président, du vice-président, du questeur,
-du comité, de la sous-commission, du législateur en chef et du
-budgétivore en grand. C'est, en plus, de l'incognito majeur et de
-la rigolade. On boit, ici?
-
---A la disposition de vos...
-
---Te tairas-tu? Mais fichtre! Comme c'est chic! Des lustres, des
-meubles, des objets d'art! Du métal! Des capitaux!
-
---Nous sommes polis. Nous les attendons.
-
---C'est imprudent--et superbe. Tu ressembles au gouvernement.
-
---Ça tient de famille. Mais j'ai compté sur toi.
-
---Merci. Merci non! Tes invités sont magnifiques. Je n'ai amené
-avec moi ni le préfet de police, ni le chef de la Sûreté. Tu les
-excuseras... Tes invités aussi...
-
---On a le temps de se revoir. Du champagne?
-
---Moi, je ne prends jamais rien. Mais ces messieurs...
-
---Mon cher Bihyédout, occupe-toi donc de ces messieurs.
-
---Bihyédout? Un joli nom de poète? Ton associé?
-
---Mon ami. C'est un amoureux: il aime les chiffres.
-
---Mais il n'aime pas les nombres ou le nombre. Toi non plus, à
-en croire ton étiquette: _La Banque anti-collectiviste!_ En ce
-moment! C'est du délire! C'est immense!
-
---N'est-ce pas? Au fond, tu n'es pas partisan non plus...
-
---Partisan, moi? J'ai toujours été partisan. C'est pour cela que
-je n'aime pas beaucoup ces mots: lutte de classes (ç'a l'air
-d'un nom noble, et j'ai horreur de la particule) ou _Révolution
-sociale_: ç'a l'air d'un nom de compagnie d'assurances,--une
-compagnie qui assurerait le néant. Prolétariat, confédération,
-syndicat, sous-agent, cessation du travail, c'est barbare, pédant,
-classique et bas: fi! pfft!
-
---Tu ne dirais pas cela à la tribune?
-
---Ni ailleurs. Je te dis ça, à toi. Ce n'est rien. Toi non plus.
-
---Bien! A propos, as-tu songé à mon ami Capucino?
-
---Capucino?... Capucino?... Attends un peu: j'ai de la mémoire...
-Ah! oui! Capucino, gouverneur des colonies, ou à peu près...
-Directeur d'un pénitencier... Il veut la rosette... Oui... oui...
-Il t'a rendu service... Ce sera fait... Et je te fiche mon billet
-que c'est bien pour toi... A propos, ne m'as-tu pas laissé
-entendre qu'un peu de galette...
-
---Excellence!... Excellence!...
-
---Oh! entre nous! Au reste, j'ai un service à te demander.
-
---Tu es bien bon!
-
---Attends! Tu m'as, peu ou prou, parlé de bagne. Si! Si! Au sujet
-de ce Cabocino, Caputimo, Capucino! Eh bien! Si tu faisais un
-journal, un journal politique, littéraire, financier, économique
-et commercial. J'ai le titre: _Le Forçat honoraire!_ Ça ne t'amuse
-pas? ce n'est pas farce?
-
-Rocaroc n'avait, en cet instant, aucun goût pour la farce. Il
-restait figé. Le ministre poursuivait:
-
---Comprends-moi. Ce n'est pas un journal: c'est un brûlot: ça me
-connaît. J'ai des ennemis, des tas d'ennemis, des monceaux, des
-galères pleines. Je te demande d'en prendre un, entre autres, par
-semaine, de le mettre au pilori, en costume, bonnet et chaîne, en
-toute lumière d'ignominie, de l'attacher, de le fustiger, d'en
-faire un homme perdu, déshonoré, fini, anéanti, tranchons le mot,
-un grotesque. Au reste, je me charge de l'article--et du dessin:
-tu n'auras qu'à signer--ou à faire signer!...
-
---Tu m'offenses: je suis littérateur, moi aussi, et homme
-d'État--à mes heures[3].
-
-[Note 3: On lira, je l'espère, dans quelques mois, un
-_Rocaroc, homme politique_, qui... Mais ne nous faisons pas de
-réclame.]
-
---Tiens! tiens! Enfin, c'est dit, c'est entendu?
-
---Tu vas un peu vite. Sais-tu ce que c'est que ma banque?
-
-La langueur ululée, savante et sauvage, les crissements pâmés et
-les cris allongés des tziganes, toute la volupté en poudre--en
-poudre noire, en feu qui couve et qui jaillit--de ce qu'on appelle
-valse lente, cette musique pour chattes et pour chats, féline,
-câline, hypocrite, meurtrière, cette harmonie ensommeillée et à
-griffes, ces croppetons de mélodie, de difficultés jouées, de
-facilité énervante, tout ce hérissement d'appels, de caresses
-et de plaintes, tout cet appareil d'or, d'argent et de velours
-enserrait les assistants, bandait leurs blessures diverses et
-faisait glisser sur leur carapace de besoin, de dégoût et de
-crapule une résille de joie, d'ardeur et de délice. Leur cœur,
-entre ses autres lésions, leur cœur, si j'ose dire, s'ouvrait
-d'une chère plaie de douceur, de volupté et d'une fraîcheur qui
-pouvait ressembler à de la pureté, dans cette atmosphère de fumée
-et d'électricité dansante. Quant à leur âme, ah! leur âme! elle
-naissait, pour s'éteindre avec le bruit, comme un feu follet
-d'enfer. Il y avait là des députés périmés, des hommes de lettres
-en retrait d'emploi, des croupiers subitement élevés en grade et
-tombés plus bas que leur ancienne fonction, d'ex-fils de famille
-devenus courtiers-fantômes, des sous-agents de publicité, des
-assureurs sur la vie de cadavres, d'anciens, si anciens magistrats
-qu'ils ne pouvaient se rappeler que leurs condamnations à eux, des
-mouchards particuliers, des officiers sans patrie qui, à force
-d'avoir connu des drapeaux pour lesquels ils s'étaient fait
-tuer, successivement et en détail, ne se souvenaient plus que des
-petits drapeaux sans gloire qu'ils avaient plantés au hasard,
-chez des logeurs et des bistros, des marchands de décorations
-sans clientèle, des diplomates privés de l'_exequatur_ et cette
-cinquantaine d'imbéciles fort honorables chamarrés d'ordres et de
-respect qui ont l'air de se faire payer pour servir de paravent à
-toutes les boues et qui ne savent pas pourquoi l'on sourit, en se
-détournant un peu, lorsqu'ils passent devant celui-ci ou derrière
-celui-là!... Eh bien! tout cela, tout ça, ne fut que sens, désir,
-innocence troublée de vierge, tout ça frémit, vibra, et resta
-la bouche ouverte comme un crocodile géant en hypnose, comme
-un grouillis de grenouilles, en admiration!... La musique! Les
-tziganes! La fée Harmonie avait passé par là! L'archet avait râclé
-des cordes de pendus, des boyaux de caïmans, des peaux de taupes!
-La flamme! La fleur bleue!
-
-Je ne parle pas des filles: toute femme est une extase--née. Elle
-ne vit--et ne meurt que pour la pâmoison. L'exaltation la plus
-sainte est sujette aux pires évanouissements, et les sentiments
-les plus purs, les idées extra-terrestres, les visions et les
-révélations inouïes se traduisent par des roulements d'yeux, des
-claquements de dents, des convulsions, des soupirs, des râles et
-des silences hystériques...
-
-Toute l'assemblée se trouvait donc en état d'hypnose et de grâce.
-
---Mon cher cousin, disait le ministre à Rocaroc, je te remercie
-de ta franchise. Il est parfaitement honorable--quoique
-dangereux--d'avouer qu'on est un assassin, un forçat évadé,
-un mort vivant, faussaire en exercice et chef de brigands en
-préparation. Je le savais. Ce ne serait pas la peine d'être
-secrétaire d'État si, de temps en temps, on ne se consolait des
-affaires publiques par la lecture et l'étude de romans fictifs
-ou réels, par l'effeuillement furtif de dossiers choisis, que
-sais-je? Et ton secret n'était pas très secret. L'affichage de tes
-nom, prénoms, âge, signalement, profession, crime et condamnation,
-ordonné par le code criminel et exécuté pour la satisfaction et
-l'éducation des assassins, nés et à naître, c'est un document
-public, mon bon, un peu aride, un peu technique, mais enfin, ça
-reste!
-
---Un acte de décès aussi! monsieur le ministre.
-
---Ne nous fâchons pas! Je te répète que je t'admire, que je ferme
-extatiquement les yeux sur ton projet et, même, sur ta maison.
-Purger Paris! fichtre! il y faut de la drogue! Assainissement
-gigantesque! Plus de tapeurs, de mendiants, d'horreur, de bavards
-et autres rêveurs taciturnes, c'est un rêve, un rêve! Tu ne
-pourrais pas, du même coup, supprimer les cochers, les chiens,
-les cyclistes, les ivrognes et les autos?
-
---Laisse-moi faire. Mais laisse-moi souffler. Tu verras.
-
-A force de mourir et de faire défaillir, les accents tziganes
-renaissaient, reprenaient du souffle, du rythme et une caresse
-infinie en cadence, lançaient un rappel strident aux inconvenantes
-convenances, aux valses, aux mazurkas et aux lanciers désuets, un
-je ne sais quoi de nostalgique à «l'Ici l'on danse!» sans décor,
-sans fers brisés, sans histoire à venir... Le ministre écouta un
-peu ronfler l'invite et l'ouverture.
-
---Au revoir, dit-il à Rocaroc. Je ne me retiens point, n'est-ce
-pas?
-
-
-
-
-CHAPITRE VI
-
-UNE CIRCULAIRE
-
-
-_Monsieur et--nous l'écrivons d'avance, à coup sûr--cher client,
-nous avons l'honneur d'appeler sur notre maison l'attention de vos
-intérêts et autres capitaux. La banque que nous avons fondée n'a
-rien de commun avec les établissements apparemment similaires,
-même les plus solides._
-
-_Il vous semblera, au premier abord, que nous faisons de la
-fantaisie et du paradoxe, que nous rompons en visière avec le
-sens pratique et la marche raisonnée des affaires, que nous
-nous aliénons le pouvoir législatif et exécutif, les concours
-politiques intérieurs (qui sont nécessaires) et jusqu'à la
-conscience publique._
-
-_Nous sommes, en effet, les ennemis irréductibles_:
-
-_1º du socialisme, unifié, indépendant ou anti-collectiviste_;
-
-_2º de la mutualité, forme hypocrite du socialisme_;
-
-_3º du suffrage universel et de ses succédanés et résultats._
-
-_Enfin, nous sommes pour l'individualité active et les efforts
-individuels. Adversaires résolus de tous les obstacles, humains
-ou inanimés, qui peuvent se dresser sur la route d'un homme comme
-vous, monsieur et cher client, nous voulons combattre et détruire
-toutes les bêtes féroces, chiens dévorants, camarades trop
-collants, cirons et frelons encombrants qui peuvent vous obscurcir
-l'horizon de la gloire, de la fortune ou même de la simple et
-adorable sérénité._
-
-_Nous affirmons, de source à peu près certaine, que nous portons,
-en compte-courant, la Providence représentée par tels ou tels
-agents et sous-agents (auxquels nous avons permis l'anonymat), en
-pleine activité._
-
-_A titre d'échantillon, nous nous ferons un plaisir de donner une
-preuve de notre savoir-faire (non sans quelques garanties, et à
-forfait, bien entendu)._
-
-_En ajoutant que nous nous interdisons toute opération de Bourse,
-surtout sur fonds d'État et valeurs de tout repos, nous prouverons
-assez à nos actionnaires éventuels que nous leur verserons un
-dividende sérieux et que nous ne serons, en aucun cas, les
-bénéficiaires ou plutôt, les tributaires, du hasard._
-
-_Personnellement, nous émettons des obligations minières, avec
-parts de fondateurs et coupures privilégiées, sans primes. Nous
-comptons exploiter les mines d'or de Paris. A la différence des
-caveaux ordinaires de métaux et de minerais, ces mines se situent
-parfois dans des maisons particulières et à des étages élevés ou
-surélevés. Nous n'avons pas de bureau de renseignements et gardons
-sur nos opérations le secret le plus strict que, par contre, nous
-garantissons hermétiquement, à nos clients, sur leurs ordres._
-
-_Cette circulaire étant confidentielle et tirée à quelques
-exemplaires à peine, nous pouvons, cher ami (n'est-ce pas?) vous
-donner quelques éclaircissements. Si nous n'avons pas pris pour
-raison sociale le titre de_ «Banque nietzschéenne», _c'est pour ne
-pas vous effrayer. Vous nous auriez soupçonnés d'être de vagues
-littérateurs, nous, des hommes d'action! Nous avons mis le sillon
-avant la charrue, la charrue avant les bœufs,--mais c'était une
-charrue automobile!_
-
-_Entendez-nous bien: nous savons trop quel besoin immédiat,
-primordial et national est la moindre personnalité que ce soit
-et la plus menue individualité, les dangers de tout ordre qui
-s'opposent à son développement et à sa mise en œuvre, les mille
-empêchements, plus ou moins conscients ou suscités, qui nuisent à
-sa marche, l'obscure hostilité de l'ambiance, des événements et de
-l'atmosphère._
-
-_Pour un prix modéré et à débattre, vous obtiendrez, grâce à nous,
-toute votre liberté et toute votre intensité: la morale supérieure
-de notre entreprise ne vous échappe plus._
-
-_Venons-en aux statuts de notre Société._
-
-_Pour des raisons que vous comprenez, nous n'acceptons ni conseil
-de surveillance ni commission de contrôle. Nous assumons la charge
-gratuite de nous servir à nous-mêmes de moniteur financier et
-d'avertisseur judiciaire. Nous prenons l'engagement de ne jamais
-présenter, de ne jamais nommer l'un de nos amis à un autre, ce qui
-est le seul moyen d'empêcher une coalition de porteurs de titres
-soit contre l'un d'entre eux, soit contre l'un de nous. D'autre
-part, les titres n'existent pas--seconde précaution. Ils seront
-nominatifs et sur parole--notre parole à nous. Nous répondons de
-l'avenir--absolument, exclusivement._
-
-_Et c'est, Monsieur, en toute confiance que nous nous avouons des
-aventuriers, que nous proclamons que notre domicile est provisoire
-et que nous ne donnerons pas aux déposants le chiffre de leur
-coffre-fort, voire le lieu de leur dépôt._
-
-_En attendant le plaisir d'exécuter vos ordres, sachez-nous,
-monsieur et cher client, vos dévoués._
-
- ROCAROC,
- _ingénieur civil_,
- _Directeur de l'A. M. I._
-
- BIHYÉDOUT,
- _sans profession_,
- _Administrateur délégué_.
-
-
-
-
-CHAPITRE VII
-
-AU RAPPORT
-
-
---M. le Directeur fait appeler M. Sosthène de la Galandure.
-
---Voilà! dit un petit homme trapu à face camuse et noire.
-
---C'est toi, Choléra? fit Rocaroc. Quoi de nouveau?
-
---Moins que rien, patron! murmura l'autre qui s'était affalé sur
-un admirable fauteuil, dès son entrée.
-
---Pauvre ami! Raconte!
-
---Pardon, patron! mais je suis encore tout remué. Quand on file
-un type, n'est-ce pas? depuis sept, huit jours, histoire de le
-refroidir, sous couleur qu'il fait trop peu d'auber en pilonnant
-et que c'est pas naturel, quand on a tout prêts le rigolo, le
-lingue et la corde, on s'attend à tomber sur un Pactole plombé,
-largué, qu'on peut sentir avant de le reluquer et de le palper!...
-
---Au fait! monsieur de la Galandure, au fait!
-
---Donc, hier, j'monte derrière le soi-disant pante, en douce.
-L'hôtel, c'était une clair'voie, on n'est r'marqué qu'à la sortie.
-Donc, je monte. C'que j'monte, j'ne sais plus c'que j'monte: la
-Tour Eiffel, rue Beautreillis, quoi! Donc, je monte. Le type,
-plus haut que l'grenier, y pousse une porte: pas d'serrure, pas
-d'loquet, pas moyen d'gratter ni d'pousser. Je l'laisse entrer, je
-l'laisse souffler: on souffle pas. Je me marre: nib! j'fais mêm'
-celui qui march' sur ses arpions: nib! Enfin j'éclate et j'gueule:
-
---Y a donc personne ici?
-
-J'voyais bien qu'y avait du monde, trois personnes, si on peut
-dire, trois grouillis, trois ruines, tout ce qu'y faut pour faire
-une fosse commune, dans la chaux, tout' d'suite, pour n'y pus
-penser. Mais un'fois qu'on a commencé une conversation... Un des
-paquets remue un peu, à peine: c'était couché, comme charognes,
-d'un blanc sale à salir le plâtre, et jaune et vert, avec des
-plaques roses piquées à la peau comme des fleurs en papier mâché,
-un grouillis dolent et geignant, un tas dispersé d'immondices
-humaines en quête de tendresse et d'étreinte...
-
---Y a rien à faire! gémit une voix.
-
-Y a rien à faire! j'en demeurai pendant comme un sanglot. Y a
-rien à faire! Vous me connaissez, patron, j'suis pas marchand
-d'sentiment et j'fais d'l'Ambigu à domicile et sans douleur--pour
-moi, comm' de juste. J'fusillerais dans l'dos mon frère, mêm's'y
-s'traînait à mes genoux, à condition qu'y soye millionnaire et
-qu'y fasse un mauvais usage de sa fortune, en ce qui me regarde,
-sauf respect. Eh ben! j'étais déjà pas mal retourné, mais ce «y
-a rien à faire!» me retourna en plein, me foutit sur l'flanc,
-moralement s'entend, plus bas que ceux qu'étaient là à poireauter
-en attendant l'express ou l'omnibus de la Camarde. J'tâchai à voir
-c'qu'y avait là, comme détail de pourriture. D'abord le pante à la
-manque, au centre, le Christ en croix, quoi. A droite, une vieille
-rombière aux tiffes gris-vert, avec une espèce de peau qu'était
-pus rien du tout, une bouche ouverte jusque-là, qu'avait l'air
-d'avoir avalé ses dents pour manger quéqu'chose et qui, depuis, ne
-s'était pas refermée, histoire d'attendre à briffer la manne du
-ciel ou n'importe quoi, en fait d'briques, et des yeux, patron,
-des yeux qu'étaient pas noirs, pas gris, pas bleus, qu'étaient
-tout ça, de la cendre et du feu avec, qui crevaient le plafond et
-qu'avaient l'air d'être redescendus du ciel, après une prière,
-avec perte et fracas, et qui disaient, sans pleurer, sans parler,
-sans ciller: «Rien à faire!» J'parle pas des mains, non, des
-squelettes de pattes de faucheux; j'parle pas du corps: c'était
-une croûte sur de la crasse avec des chiffons qui se détachaient,
-en craquant... L'autre corps, à gauche, c'était un peu plus une
-femme, rapport à ce que c'était, tout de même, pus jeune et, tout
-de même, y en avait un peu plus. Elles avaient des râles pareils,
-un air de famille, même, avec le type, et un air de souffrance.
-Au bout d'une seconde, j'les avais identifiés, comme on dit:
-c'était mère et fils, frangin et frangine... Y avait pas seulement
-ressemblance de traits, y avait aussi ressemblance de maladie:
-tout ça, c'était ph'tisique au dernier période,--et bientôt, j'vis
-qu'y avait une aut'ressemblance, la pire: ressemblance de lit.
-Les deux femmes, patron, sauf respect, ç'avait l'ballon enflé--si
-l'on peut appeler ballon une espèce de poche--la seule--en pain
-de sucre,--le seul pain que ces créatures avaient sur leur ancien
-ventre,--comme de la faim et de la misère qui auraient poussé en
-dehors.
-
-C'que j'racont'là, patron, c'est long, j'm'en rends compte, mais
-ç'avait pas duré longtemps, rapport à l'œil, qu'est vite, quand la
-parole, c'est un déménagement.
-
-Vite aussi que s'passa un sentiment qui m'taquinait, enfumer toute
-cette tanièr'là, d'une seule boîte d'allumettes, histoire que
-ça prenne feu tout de suite--et solidement.--C'est p'têtre que
-ça puait tellement qu'ça vous empestait l'cœur et l'âme avec le
-reste et qu'on descendait plus bas qu'l'enfer, dans d'l'horreur,
-dans tant d'horreur qu'ça f'sait de vous de la pitié et rien que
-de la pitié... Je n'sais pas patron, j'suis pas éduqué, bref,
-j'm'entendis dire:
-
---Ben quoi! j'viens d'la part de l'Assistance...
-
-J'me rappell' même pus si j'ai dit ça. Vous m'grond'rez si vous
-voulez, patron, mais ces gueules ouvertes, ça n'pouvait ni crier
-ni hurler, ça n'pouvait qu'briffer--et ça n'le pouvait pas!
-
---Je r'viens! que j'fis et j'cavalai...
-
-Rocaroc, avait, contre sa coutume, écouté ce long discours
-sans l'interrompre, sans même donner signe d'intérêt ou de
-désapprobation. Aux derniers mots de La Galandure, il ne put se
-défendre d'un mouvement et proféra, très vite:
-
---J'ose espérer, Choléra, que vous ne revîntes point.
-
---Je r'vins, patron, je r'vins--_lof pour lof_--et je n'revins pas
-seul. J'rapportais des provisions et du rhum et du champagne et
-des vins et des machins azotés, tout, quoi!
-
---Vous aviez donc de l'argent? dit Rocaroc, au hasard.
-
---Mariette-la-Pie-Grièche m'avait r'filé un _sigue_.
-
---Pourquoi m'avouer ça, Monsieur de la Galandure?
-
---On a son honneur d'homme, patron! et pour l'usage que j'en fis...
-
---Choléra, reprenait durement le Directeur, redevenu sincère,
-quand on appartient à la _Ligue pour l'extinction pratique du
-paupérisme professionnel_, on a accepté des devoirs qui...
-
---Pardon, je suis professionnel mais pas du paupérisme. Et
-puis, les devoirs, entre nous! Quant à l'extinction, dans le
-cas présent!... Pas la peine d'empiéter sur le temps!... J'irai
-plus loin: fait's pas l'méchant! R'gardez-vous dans la glac'
-de votre cœur: vous êtes plus remué qu'moi. Ousque j'y ai été
-d'un sigu', vous auriez marché d'un talbin. Mais voilà: Monsieur
-trône! Monsieur est dans son fauteuil! Monsieur nage dans un' si
-bonne odeur qu'y a pas d'odeur du tout, le fin du fin, le rêve!
-Que monsieur s'transporte, en pensée, dans une soupente où que
-ça fouette tellement qu'on n'songe même pas--tell'ment que ça
-fouette--à s'sauver soi-même mais à sauver tout c'qu'y peut y
-avoir là-d'dans. Quand t'étais p'tit, Rocaroc, t'aurais t'y pas
-sauvé l'chien d'la grott' ed' Fingall, tu sais, c'cabot qu'on
-fait s'baisser, s'baisser, s'rabougrir et s'tasser jusqu'à c'
-qu'y ait pus rien, rapport aux gaz méphitiques qu'y-z'appellent
-et qui peuvent monter dans cett' cassin' là qu'à une certaine
-hauteur, comme si la puanteur et la mort pouvaient pas monter
-haut, très haut, par-dessus les cieux--et au travers? Eh ben!
-nous tous, nous n'demandions qu'à l'sauver, l'chien de Fingall:
-on aurait tué son salaud d'guide, les cochons de touristes--ça
-d'vait être d'l'Anglais--qui laissaient agoniser c'brave animal:
-on aurait pris leur pognon pour pouvoir nourrir le chien jusqu'à
-perpète--et ça f'sait la rue Michel, vieux! Excusez, patron,
-j'vous ai tuteyé! L'habitude! Eh ben! qu'est ce qu'vous en auriez
-eu en plus, d'l'estourbiss'ment d'mes paroissiens? Ça n'vous
-aurait rien rapporté--et d'un; ça n'vous coût' rien, vu qu' si
-quéqu'un en est d'sa poche, c'est la Mariette et mézigot--et
-d'deux! Quant à ce qui est d'salir l'pavé d'Paris, pas à en
-jacter! vu qu'ces gas-là pourrissent sur place, à mes frais et
-dépens et qu'y n'encombrent plus vos territoir's, mon prince!
-
---Achevez votre anecdote! proféra l'autre, d'une voix lointaine.
-
---J'y mets l'cadenas à mon _anecdoque_--et c'est pas long. Mes
-clients, donc, boivent et mangent, pas en gloutons dévorants, mais
-tout doux, tout doux--comme en prière, qu' c'en était pour moi,
-sauf respect, un' bénédiction--la première. Ils n'mâchaient pas, y
-r'merciaient--en dedans. Quand j'vis qu'un pauvre petit torchis
-d'couleur rev'nait à leurs fantôm's de joues et qu'y avait pas
-moyen qu'ces gens-là crèvent tout d'suite d'une biture inespérée,
-j'allai chercher aut' chose, quéqu' chose de fin, des digestifs,
-des délicatesses, des riens qui font plaisir et qui vous font
-passer d'l'escalier d' service d' l'existence et d' l'office, au
-salon et au fumoir, après la salle à manger--bien entendu,--parc'
-que, monsieur, on a du monde... J' fus récompensé selon mes
-mérites: ça put, à peu près, se tenir sur son séant et avoir, au
-bec, un je ne sais quoi qui peut ressembler à un sourire, dans
-un faux jour. Tant et si bien qu'y s' mirent à parler, même à
-blaguer. Quand on a t'nu longtemps sa langue, histoire qu'elle
-n' demand' pas à lécher et à tâter d'la briffe, on a besoin d'la
-lâcher à tort et à travers. Vous, vous app'lez ça d'la cordialité.
-Nous, nous sentons qu'c'est une armature de bouche et des lèvres
-qu'ont besoin de vous embrasser, de vous mordre d'amour et d'
-gratitude et qui osent pas... Pour vous fair' toucher d'la main
-la gentillesse de nos r'lations au bout d'un moment, j'vous dirai
-seul'ment que j'sentais plus rien et que j'demandais aux deux
-gonzesses, en leur montrant leurs deux pauv's œufs d'Pâqu' comm'
-on d'mand' du feu:
-
---Qui c'est-y qui vous a fait ça, quand c'était pas à faire?
-
---C'lui-ci! qu'ell's lâchent en chœur en montrant l'type.
-
-Rocaroc ne se possédait plus. Une sueur froide au front, il jeta:
-
---Je rêve, Choléra! Qui, lui? Le fils? Le frère?
-
---C'est bien la réflexion que j'me fis, répondit doucement M. de
-La Galandure.
-
-Oui, ce fut bien ma réflexion. Mais je n'en étais plus aux
-récriminations morales. Je proférai:
-
---Lui! Mais, malheureuses!
-
-Et elles eurent le mot--le seul:
-
---Oui, lui. Il rapportait tout c'qu'y gagnait à la maison,
-monsieur. Tout, tout! Fallait bien qu'il ait le plaisir!
-
-Blême et vert, se mordant au sang, Rocaroc articula:
-
---Choléra, donnez-moi la main. Vous êtes un grand philosophe.
-
---Je ne suis pas philosophe, hurla l'individu. J'veux pas savoir
-c' que c'est. J'veux avoir du cœur quand j'ai du cœur, qu'ça soye
-dimanche quand j'veux qu'ça soye dimanche--et fête nationale
-aussi! J'veux ni loi morale comme on dit, ni loi immorale, comm'
-ça est. J'ai mon anarchisme à moi, mon immoralité à moi, ma morale
-à moi, mes entrailles à moi. Et si j'veux pas rigoler tout's les
-fois qu'je peux, j'veux chiâler à ma fantaisie. Qu'ça vous plaise
-ou qu' ça vous plais'pas, ces gens qu'j'viens d'vous dire, j'en
-fais mon affaire. J'les nourrirai, j'les enterr'rai, gosses à
-venir compris. Et puis!...
-
---Choléra, prononça Bicorne, noblement, serrez-moi la main sans
-arrière-pensée. Vos projets sont les miens, les nôtres... Je... La
-Banque adopte vos futurs protégés. Dans ce cas-là, nous n'avons
-pu étrangler les vrais coupables: ils sont trop: la société,
-l'hérédité, les tares du travail et du chômage forcé!... Ne
-froncez pas les sourcils: je ne vous ferai plus de phrases: ta
-main, vieux frère.
-
---J'y consens: mais y a quéqu' chose dans vot' main. Mince! trois
-fafiots de cent! T'es-t'y louf? Pour eux, pas?
-
---Tu l'as dit, frangin. Et y aura du pied!
-
---Adieu, monsieur, j'y vais. Et ça s'retrouvera, sûr!
-
-Rocaroc demeurait seul sans avoir le courage d'appuyer sur le
-bouton d'appel. Une moue presque superbe arquait sa bouche. Et du
-rêve bleu envahissait ses yeux, sous le cerne.
-
-Cet état, si contraire à sa nature et à sa destinée, persista plus
-que de raison.
-
-Le banquier se permit même de parler, à vide:
-
-«Qu'est-ce donc la volonté, articula-t'il? Qu'est-ce qu'un projet
-immense et bas? Qu'est-ce qu'une philosophie parfaite, codifiée,
-difficile et toute puissante? Est-ce la bassesse de cette aventure
-et son atroce ignominie qui me touchent et m'ébranlent? Est-ce
-seulement la misère? Serais-je un justicier au lieu d'être un
-bourreau aveugle? Est-ce l'horreur surhumaine? Ou serais-je homme?»
-
-Il essuya son visage et voulut se remettre à des comptes.
-
-Plus forte que ses angoisses, plus subtile que ses calculs, une
-douceur--comme il n'en avait pas goûtées depuis des années et des
-années,--se glissait dans ses veines et ses artères et prêtait à
-son sang une alacrité, une jeunesse salace et comme une joie grave
-et tendre.
-
-Tout à coup, sans préparation, un vers jaillit entre ses dents:
-
- J'ai fait un peu de bien: c'est mon meilleur ouvrage!
-
---Pauvre Voltaire! songea Rocaroc, tandis que le masque entrevu
-de l'usurier de Ferney cessait de grimacer en son cerveau pour
-laisser le passage à des rêves, dans du sommeil: le bien, ce n'est
-pas de l'ouvrage: c'est du repos!...
-
-
-
-
-CHAPITRE VIII
-
-CHEZ MACHIN'S ET AILLEURS
-
-
---Tu dois être satisfait: je me sens complètement saoul!
-
---Je ne suis pas mécontent, mon ami: ça te manquait!
-
---Vous êtes dur, monsieur Bihyédout!
-
---Vous êtes raide, monsieur Rocaroc et cher directeur, mais
-faisons semblant de causer, de sang-froid. Qu'est-ce que c'est,
-s'il vous plaît, qu'une sorte de banquier qui joue le trappiste
-et le bénédictin, qui ne sort d'un compte-courant que pour entrer
-dans une liquidation, qui se jette d'un fonds d'État sur une
-valeur industrielle, qui n'est que science, conscience, travail,
-calcul différentiel et probabilité raisonnée? Cet homme-là,
-monsieur, frise, à cent cinquante mille pas, la faillite, la
-banqueroute,--et la banqueroute frauduleuse, la fuite, et même
-le suicide, si j'ose m'exprimer ainsi! On se dit: «S'il ne fait
-pas la noce, c'est qu'il n'a ni les moyens ni les loisirs de la
-faire, pas la moindre liberté d'esprit--et les pires difficultés.
-D'autant que rien ne le rattache à la vie--à la vie d'ici. Il sera
-aussi heureux en Grèce, ou dans l'au-delà. Des spéculations, soit!
-Mais des spéculations métaphysiques, fi! Que l'on nous donne un
-jouisseur!» Car, ne t'y trompe pas, tes actionnaires...
-
---Nos actionnaires...
-
---Et les obligataires, Bihyédout, et les obligataires?
-
---Les obligataires sont obligeants, mais tais-toi, tu es vraiment
-saoul! Tes actionnaires, donc, veulent en avoir pour leur argent.
-Si tu t'affiches avec une maîtresse très chère, c'est pour eux
-une valeur représentative, un goûter de dividende et de dividende
-non fictif, c'est une participation cérébrale--la meilleure--aux
-bénéfices les plus palpables,--et ils en ont, sauf respect, plein
-les mains...
-
-De petites lumières, sur les tables, se donnaient des airs de
-mourir sans fin, et des fleurs fardées pourrissaient, impassibles.
-Des cordons de femmes se nouaient aux dos des buveurs comme à
-Monte-Carlo, derrière les pontes et les ors. Mais ici, la partie
-était plus risquée,--et plus tentante. Que représentait celui-ci
-ou celui-là?
-
-De l'éther et de la morphine luttaient mal contre des parfums
-incertains. Des robes de cent louis cherchaient cinquante francs,
-pour l'huissier, ou trente, pour la nourrice. Un bouquet de
-tendresse épicée et lourdement mystique, une lie de rosserie
-besoigneuse enserraient un néant bruyant, d'une prétentieuse
-et outrancière vulgarité, d'un érotisme de surface, en cris, en
-rires, en gestes fous; tout était éclatant, pétillant, fusant,
-crachant, embouteillé.
-
-L'excitation et l'assoupissement, ensemble, prenaient toutes les
-formes des rêves: ici, d'inoffensifs _clubmen_ replaçaient sur
-leur trône, au hasard des tournées, le Roy légitime et l'Empereur
-héréditaire, non sans insister sur la parfaite ordonnance de leur
-éternelle conspiration: ils donnaient, à haute voix, les noms des
-officiers généraux en activité de service, des dignitaires et
-employés supérieurs qui étaient dans leurs vues et à leurs gages.
-
-Comme le plan et les noms n'avaient pas changé depuis douze ans,
-la plupart des serviteurs d'élite ainsi nommés étaient morts, en
-retraite, révoqués ou réclusionnaires, mais, parmi les ululements
-des lautars roumains, cette fanfare d'ambition et d'aventure
-frappait fortement les filles en plein songe.
-
-C'était comme un rien de la terre, sa couronne et son auréole, en
-fumée, qui les venait caresser dans leur idéal et leur huitième
-ciel. Elles goûtaient leur plus pur, leur unique délice, promenade
-de soleil factice dans le préau clair et musical de leur prison de
-joie inexorable et de volupté à perpétuité, oasis d'oubli et de
-puérilité pâmée, nirvâna de silence relatif et profond pour leur
-âme lointaine, au bord d'un verre à paille et à glace pilée.
-
-Des morphinomanes s'abandonnaient tout à fait, prêtaient
-généreusement aux gens des «gueules» d'anges et de dieux païens,
-ouvraient des bars de petites filles visionnaires, parlaient comme
-on prie, ouvraient ces yeux immenses qui ne voient plus rien,
-ouvraient ces pauvres ailes de la débauche démente qui battent
-la campagne pour faire rire ceux qui ne savent pas, pour faire
-pleurer les séraphins tombés, s'il en reste...
-
-Les courtisanes de carrière et de vocation, en brique pâle et
-en bois dur, reposaient à peine leurs regards de femmes sur les
-tachettes rouges à toques noires et jugulaires d'or des grooms
-indifférents et las pour se remettre, muettes et dédaigneuses, à
-la disposition sans rigueur de cette inconnue algébrique, M. Miché.
-
-Les inévitables et illustres plaisantins usaient leur ventre
-pour faire couler de table à table et de salle en salle, un
-rire liquide, de la limonade, telle _fine_--ou quel champagne!
-Petite-fille d'une bouquetière historique, une vieille sorcière
-colportait des boutonnières et des fantômes de roses. Le patron
-hoquetait de client en client, par politesse et pour ne pas faire
-honte à son ami le prince X... ou le comte romain Y..., en bon
-copain très rond, très sûr, à peine sec--sur les prix.
-
---Sais-tu, dit Rocaroc, la différence entre les lautars et les
-tziganes? Les lautars, c'est le coup de couteau, les tziganes,
-c'est l'empoisonnement. La valse lente, c'est le chloroforme.
-
---Tiens! murmura lentement Bihyédout, tu es moins saoul!
-
---La musique, mon ami, la musique. L'odeur, le dégoût!
-
---Décidément, tu n'es plus saoul du tout! Dommage!
-
---Dommage! Tu es gentil! Voulais-tu m'entôler?
-
---Pas moi! Mais ça ne te ferait pas de mal. Ni à nous! Il n'y a
-rien de meilleur pour un voleur--tu permets?--que d'être entôlé.
-C'est un brevet de bêtise, partant, d'honorabilité.
-
---Nous n'en sommes pas là, Bihyédout!
-
---Parole! Tu n'as jamais été plus lucide! Mais pas fin! Nous
-nageons dans le succès. Conjurons le sort. Ayons l'air de ne
-pas faire exprès de réussir. Nos opérations sont sans risques.
-Pourquoi? Parce qu'elles sont illicites et criminelles.
-Pouvons-nous le proclamer à la face de l'Univers? Si nous avons
-une bonne et brave gaffe, bien stupide, bien humaine, nous sommes
-sauvés. Il ne faut jamais avoir la figure de posséder la pierre
-philosophale. Un sorcier? horreur! Un inventeur malchanceux? ah!
-le brave homme! un financier infortuné! un être génial! il prendra
-sa revanche! Et chacun de courir à sa réserve! le porte-monnaie
-n'a plus de fond!
-
---Un simple mot, Bihyédout! ne puis-je pas m'entôler moi-même?
-
---Tu te surpasses! Nous sommes deux, vieux! nous sommes deux!...
-
-... Les violons râclaient plus bas: contractions de gorges et
-extases d'entrailles... Un rut contenu, maintenu, puis crissant
-et jaillissant, aigu, douloureux et bref, pleurait en communion
-de caresses inconscientes et larvées, en un ramas de simagrées
-mélodiques et sensuelles qui semblaient mimées par les notes
-et les gestes même des exécutants... Pas la moindre illusion,
-d'ailleurs... La gaze qui filtre, dans certains théâtres, le
-délice et la fatalité des morceaux de musique et des musiciens, le
-tamis nécessaire entre la moustache des exécutants et l'extase de
-l'assistance, la moustiquaire d'idéal, pour tout dire, n'existe
-pas chez Machin's. Les lautars sont comme chez eux, sont chez
-eux. Leur coup d'archet n'interprète pas: il commande, donne des
-indications précises et personnelles: c'est un _espéranto_ rauque,
-sensuel et brutal. Ils ne sont que des rastas en tenue parmi des
-rastas plus ou moins en civil, gigolos d'ordonnance à torsades
-et brandebourgs, qui aguichent et qui récoltent, qui surveillent
-et qui contrôlent. Les buveuses ne les regardaient pas: elles
-sentaient leurs yeux--sur elles--et en elles.
-
---Ne crois-tu pas, murmura Rocaroc, qu'il faudrait tuer ça aussi,
-tout ça, tout ça?
-
---Quoi, ça? _Ça_ mâle, _ça_ femelle?
-
---Femelle!
-
---Tu en as de bonnes! Autant nous enlever le pain de la bouche!
-C'est ça qui fait les mendiants, qui fait les tapeurs, qui fait
-les avares, notre clientèle entière, quoi! C'est ça qui fait
-pousser, germer, mûrir, éclater de dégoût, la honte, la peur
-de vivre, c'est ça, le ferment anti-social! Assassiner les
-prostituées! Sacrilège! Tu n'en as pas l'étrenne! On a essayé.
-Il y a eu cet imbécile de Jack l'Éventreur (qui était légion).
-Ils ont éventré de braves Irlandaises qui tout de même, dans
-Whitechapel, en donnaient bien pour leurs pence aux matelots
-ivres et aux policemen. Il y a eu une petite équipe, ici, qui
-a travaillé peu ou prou; résultat: on a guillotiné un Pranzini
-et un Prado, innocents comme l'enfant qui vient de naître (et
-tout le monde le sait aujourd'hui, même ces brutes de jurés qui
-acquittent depuis, à tour de bras, en présence même de l'évidence,
-histoire de présenter leurs excuses aux têtes inapaisées, dolentes
-et sanglantes du Levantin Pranzini et de M. Frédéric Linska de
-Castillon!) Au reste, la fille, ça repousse--et ça dure. C'est une
-maladie de langueur.
-
---Allons-nous-en, dit Rocaroc. Ça ne me met pas en train.
-
-... Les Champs-Elysées avaient l'air de retenir leur souffle et
-de fuir, en deux bandes serrées d'arbres et de verdure, devant
-l'invasion incessante et crissante des autos et autres voitures
-galopant vers le Bois. A distance, l'Arc de Triomphe de l'Etoile,
-tout petit, paraissait s'ouvrir de lui-même, tout exprès pour
-laisser le passage à ces monstres de fer teint, gantés et chaussés
-de caoutchouc. Penchés l'un sur l'autre, les monuments et les
-bassins mouraient, en clair-obscur.
-
---Comme c'est triste! dit Bihyédout. Il faut sortir du bagne pour
-s'attacher à la grandeur, à la tendresse, à l'infini de ce paysage
-engeôlé! Et encore, toi, tu dois n'y rien comprendre: tu ne t'es
-pas évadé! Mais pour moi, ce sont les lacs, les entrelacs et les
-lacis de toutes les Guyanes avec les routes pour gardes-chiourmes
-français et indiens et les baraques, à droite et à gauche, où
-dorment, d'un œil, les guet-apens, les fers et les boucles!...
-C'est délicieux, tout de même. Il y a ce ciel en fil de Suède, ces
-coulées de vert-de-gris, de rouille et de terre de Sienne jouant
-avec du vert clair et du vert mélancolique, il y a ces désespoirs
-d'arbres et cette sérénité atroce; il y a ce paysage ancien captif
-dans une ville changée entièrement, possédée par les démons
-modernes et qui ne pense même plus à ses vieux otages, qui leur
-passe à travers le corps, à travers l'âme, en embardée, et qui ne
-leur envoie que ses enfants et ses vieillards comme en un autre
-préau d'asile ou d'hôpital. Mais, au fond je crois que ces petits
-lacs et ces vieux troncs à feuillages ne se soucient plus de Paris
-et qu'ils ont oublié la ville comme la ville les a oubliés. Ce
-sont des exilés qui causent à voix basse et qui font un bruit de
-limbes en se saluant.
-
- --_Super flumina Babylonis_,
-
-ne put s'empêcher de fredonner Rocaroc. Tu n'es pas gai ce soir,
-Bihyédout.
-
---Ni gai ni triste. Mais ta citation est fausse. Les hommes, ça se
-fait à tout: ça peut mourir quand ça veut--ou à peu près! Et puis,
-si enchaîné que ce soit, ça n'a-t-il pas le plaisir de traîner ses
-fers et ses pieds, d'avoir, au son même que chantent ses entraves,
-je ne sais quelle ombre de mélodie, je ne sais quelle âpreté de
-souffrance vivifiante et je sais trop--et toi aussi!--quelle
-révolte de vie, de vie ancrée, oxydée, latente et gonflant son
-sang, de vie plus forte que sa destinée, de vie-espoir, de
-vie-volonté qui vous fait respirer du passé et de l'avenir, de
-l'avenir surtout, à pleins poumons, à poumons ivres, à poumons
-libres! _Super flumina Babylonis!_ Nous avons connu mieux et
-pis... De quelle sueur--pour ne pas parler de cœur--abattions-nous
-là-bas, près du Maroni, les arbres et les broussailles dorées?
-Nous imaginions, peut-être,--confusément,--que, ces bois fauchés
-et massacrés,--l'habitude!--nous apercevrions, de moins loin,
-dans nos rêves, les arbres familiers, nos arbres à nous, ceux de
-nos cimetières et de la route de notre clocher! Eh bien! vieux,
-c'est en m'évadant que j'ai découvert que les arbres n'ont pas de
-patrie et que, partout, ils sont amis à qui leur est ami, à qui a
-besoin d'eux. Ils avaient un signe--lequel? je ne le reconnaîtrais
-pas: je ne suis ni sorcier ni poète--pour m'indiquer, de proche
-en proche, un semblant de chemin dans ces horreurs de forêts
-vierges qui couchent les nègres et forçats marrons à la nuit
-et les fauves, singes féroces, serpents voraces et gypaètes--à
-perpétuité!... Ils se prêtaient même, ces braves arbres, à des
-escalades impossibles et à des retraites de repos, devant les
-dangers d'acier, de plomb, de griffes et de dents. Ils vous
-portaient et vous berçaient, comme des nourrices gigantesques aux
-mille bras, aux mille boucles, aux mille rubans de feuilles et de
-fleurs!... Ils ne pouvaient qu'être bons et divins, aspirant le
-feu et l'âme de la terre par leurs racines recluses et disant,
-quand le vent le leur permettait, bonjour aux étoiles, leurs
-sœurs, emprisonnées dans un ciel lourd derrière une grille de
-nuages... Ils consument une vigueur inutile qu'ils veulent nous
-transfuser, en prenant, de leurs aspérités providentielles, une
-goutte de notre pauvre sang et ils restent debout, comme s'ils
-étaient tous des grenadiers, en ne dansant pas assez, en ne
-perdant pas assez de leur frondaison parce que, mon cher, les
-arbres ne sont pas plus malins que nous: tout ce qu'ils espèrent,
-c'est d'être couchés un jour, pour de vrai!
-
---C'est toi qui es saoul, pauvre vieux: tu es lyrique!
-
---Lyrique! Je les entends, je te le jure, les salamalecs et les
-caresses du vent; il n'y en a pas beaucoup: c'est de choix. Les
-arbres de la Guyane conversent avec ceux d'ici et communient, en
-nostalgie. On ne leur demande plus rien, ni aide, ni ombre; on
-ne les connaît plus, on ne s'évade plus, on n'a même plus l'idée
-de lever leurs yeux vers leurs branches pitoyables pour entendre
-mieux pépier les petits oiseaux! Ah! je reconnais le souffle de
-mes arbres, des arbres du Maroni! Je ne suis l'ennemi des hommes
-que parce que je suis l'ami des arbres. On blague les singes qui
-passent au travers et par-dessus. Eh bien, moi! je voudrais être
-un je ne sais quoi d'arbre, une sous-racine, très bas, très bas,
-comme je le suis moralement, pour rendre à un arbre ce que je leur
-dois à tous! Et... et... Qu'est-ce qu'ils ont donc, les arbres à
-me dire de m'évader encore... M'évader?... D'où?...
-
- * * * * *
-
-... Un coup de feu tiré d'un massif ne permit pas à Rocaroc de
-répondre à un Bihyédout vivant...
-
-Le promeneur était tombé le nez contre terre et déjà une nuée
-d'agents cyclistes s'abattait autour du cadavre et du survivant.
-Une seconde après, deux autres policiers en bourgeois accouraient,
-dramatiques, en hurlant:
-
---Nous ne l'avons pas! nous ne l'avons pas! On est après!
-
---Ça n'est donc pas monsieur? demanda l'un des premiers arrivés,
-en désignant, avec un respect subit, le Rocaroc stupide.
-
---Monsieur?... l'assassin?... Ah! des fois, non! rigola un des
-civils.
-
-Et le second, secouant affectueusement le banquier, lui glissa:
-
---Faut pas faire cette gueule-là, patron! On est un homme, pas?
-
-... Une demi-heure après, le commissaire du quartier, mandé en
-hâte à son bureau, s'usait à réconforter le survivant:
-
---C'est entendu, monsieur, les Champs-Elysées ne sont pas sûrs,
-mais à qui la faute?... A des gens comme votre macchabée, pardon,
-votre ami, pardon, monsieur le directeur, votre secrétaire
-général. Je me demande s'il faut vous l'avouer--oui, oui, il
-le faut..., pour diminuer votre douleur..., pardon, votre
-chagrin..., pardon..., votre saisissement..., bref, c'était un pas
-grand'chose. Vous ne comprenez pas? tant mieux!... C'était un bon
-employé?... Mieux?... un excellent collaborateur? Mieux encore?
-un associé? Plus? Une cheville ouvrière? Diable! Mais ça se
-remplace! Dans une grande entreprise comme la vôtre... Abordons,
-monsieur, un point plus délicat. Pardon, une fois de plus,
-mais Bihyédout, feu M. Bihyédout--ou soi-disant tel--ne m'était
-pas inconnu... Usurier, mais oui, monsieur, usurier, courtier
-d'usurier, faux courtier d'usurier... Oui, nous savons tout!
-Hélas! Et des mœurs!... Vous voyez là--et dans le lieu même de sa
-mort--la cause de sa fin! jetons un voile, oui, oui, pardon!...
-Je ne suis pas prude... Magistrat... parisien... lettré... le
-quartier... On comprend encore ça au bagne, mais ici, quand il
-y a tant d'occasions!... Comment? vous ignoriez? Ah! mon pauvre
-monsieur, comme je vous félicite! vous ne saviez pas que votre
-secrétaire-général était un forçat évadé, un certain _Défrisé des
-Panoyaux_? Elle est bonne! Nous le savions, nous: il était de
-la boîte! Sans ça!... Et je me permets de vous rendre hommage:
-le défunt qui nous a dénoncé tout l'univers n'a jamais écrit un
-mot sur vous, pas ça, pas ça, pas la moindre fiche anonyme, la
-peau, quoi!... Mais croyez-moi, il aurait pu devenir dangereux:
-il était beaucoup trop intelligent. Il nous faisait beaucoup de
-tort à nous, personnages officiels: il devinait, monsieur! C'est
-affreux! Vous, il vous aurait mangé aussi! C'était plus fort
-que lui: il fallait qu'il mît tout dans sa poche, les choses,
-les gens. Croyez-moi, monsieur, n'ébruitez pas cette affaire...
-Histoire de mœurs... Il était ivre, n'est-ce pas? ivre-mort?...
-Non?... Si... si!... Ivre-mort ou, du moins, au moment précis de
-la congestion... Non?... Accordez-moi qu'il titube... Vous êtes
-obligés de le quitter... Rendez-vous... rendez-vous d'affaires!
-Et alors arrive une de ces sales autos, qui fiche le camp, après,
-très vite... Allez vous coucher, monsieur, au plaisir!... La voilà
-justement, l'auto!...
-
-
-
-
-CHAPITRE IX
-
-LA SÉANCE CONTINUE.
-
-
- _M. Rocaroc à M. Capucino, Cayenne_
-
- Mon cher Directeur,
-
-Vous m'avez vu, si vous m'avez regardé, pleurer un ami qui vous
-toucha, hélas! de trop près.
-
-Un même deuil m'étreint aujourd'hui.
-
-Vos fonctions vous ont permis de peu fréquenter le nº 14713, dit
-le _Défrisé des Panoyaux_: c'est l'objet de mes regrets et de ma
-douleur.
-
-Au bagne, j'avais peu remarqué l'individu: il n'était pas de mon
-équipe--et j'avais autre chose à faire.
-
-Mais, dès mon arrivée à Paris, il s'imposa à moi par une
-ingéniosité, une énergie, une éloquence, un esprit d'initiative
-et une bonhomie insensés. Je lui devrai la fortune. Inventeur,
-créateur de notre banque, il ne s'en occupait que de loin, et de
-haut, et se contentait de ses appointements de secrétaire général,
-qui étaient fort élevés, et de sa participation aux bénéfices,
-assez peu négligeable.
-
-Comme tous les hommes de génie, il s'en tenait à ses idées qui
-changeaient souvent et se multipliaient, au pas de charge, se
-souciant peu de leur application.
-
-Paul Chéry, pour le nommer, était une brute qui avait soif de
-néant et de ciel. Bihyédout (nom, pour Paris, du 14713) était un
-esprit qui--je l'ai su trop tard--n'avait soif que de l'ordure.
-Mais il ne m'a jamais fait que du bien. Passons. Moi, vous me
-connaissez, monsieur le Directeur: je ne suis ni bon, ni mauvais,
-je suis au _mitan_.
-
-Je vous vois sourire et murmurer: _in medio stat virtus_.
-
-Je ne suis, certes, ni vertueux, ni la Vertu (avec un grand V) ni
-même _une vertu_. J'ai pris ma part des péchés des hommes, mais
-tout est relatif, tout est _actuel_.
-
-Assassin et voleur, je prétends valoir n'importe qui et n'être pas
-méchant. Je me suis défendu, et me défends, _d'avance_, voilà tout.
-
-Vous avez, dans une de vos dernières lettres, blâmé la profession
-que je me trouve avoir embrassée. Je n'ai pas été désapprouvé
-par un de vos supérieurs les plus hiérarchiques et j'ai même eu
-la joie respectueuse et un peu amusée de vous faire décerner un
-honneur qui, au reste, vous était dû. J'éprouve la joie plus
-grande, plus humaine, plus qu'humaine et très pure d'avoir rendu
-service à ceux des hommes qui sont dignes de ce nom, qui veulent
-travailler, avoir des jours pleins et des nuits sereines.
-
-Oui, mon cher maître, la suppression des empêcheurs de goûter et
-de déguster en rond n'a pas une mauvaise presse. J'incarne la
-Fatalité ou plutôt nous l'incarnions, ce pauvre Bihyédout et moi,
-avec désinvolture.
-
-Mais mon triste associé devenait terriblement chimérique. Son
-idéologie tournait au lyrisme et à l'extase et, si j'ose l'avouer,
-un discours qu'il me débita à l'instant de sa mort m'épouvanta
-plus que sa fin même.
-
-Il n'est que le camouflage de son trépas pour m'avoir terrorisé
-plus encore. Imaginez que le commissaire n'a pas voulu encaisser
-et endosser le guet-apens et le meurtre. Il paraît qu'il y avait
-des à-coups et des dessous. J'ai compris les capitaines de
-gendarmerie qui utilisent des balles de Lebel dans des cadavres de
-bandits à primes et avancements, mais faire passer une auto sur
-la trace d'un revolver, c'est une opération judiciaire que je ne
-connaissais point.
-
-J'ai rendu quelque estime à ces voitures calomniées et, comme
-on ne sait pas ce qui peut arriver et que la disparition de
-mon associé me laissait des fonds disponibles, j'ai acheté une
-soixante-chevaux. A votre service, mon cher directeur!
-
-Mon malheureux ami était très parisien, très répandu,
-universellement méprisé et honni, c'est dire qu'on en parlait à
-tout bout de champ. Personne ne s'est inquiété des conjonctures où
-il avait perdu l'existence. Au fond, c'est un suicide comme celui
-de Paul Chéry, mais ici, c'est la Loi qui, éclatante et en grand
-apparat, rend, sans tête, un fou à sa chimère, là (c'est ici),
-la Loi fait écrabouiller un sage voluptueux pour l'enfouir sans
-bruit. Ah! la vie! mon cher directeur! la vie! c'est au dessous de
-la bêtise, de l'idiotie et du néant!
-
-C'est tellement sot que ça vous enlève tout sentiment et que ça ne
-vous laisse qu'une sorte d'égoïsme vaniteux et sentimental (ce
-qui n'est pas un sentiment).
-
-Au fond, je suis satisfait; bassement, ignoblement, d'être
-débarrassé de mes deux amis, Chéry et Bihyédout, heureux de les
-regretter--à en crever--et d'avoir à les regretter.
-
-Je me sens libre.
-
-Je ne me sens libre que maintenant.
-
-Libre parce que les affaires ne vont pas mal du tout.
-
-Libre parce que je n'ai plus ni hypnotiseur, ni conseiller cynique
-et bonasse, libre parce que je n'ai plus besoin de mon terrible
-cousin de ministre (j'espère que vous l'avez remercié pour votre
-rosette), libre envers mes victimes et mes employés.
-
-Car je continue à exercer mon industrie.
-
-J'ai charge d'âmes, d'âmes à délivrer--s'il en reste,--d'âmes à
-nourrir, avec le corps. J'ai hésité, j'ai interrogé ma conscience
-(mais oui!) et mon cœur (parfaitement!) Et nous avons eu, hier
-soir, notre mendiant quotidien (deux ou trois au nombre) et un
-type qui n'est pas pour me faire changer de main (vous verrez
-ci-après le gabarit du coco).
-
-Je vous avouerai, en outre, que j'ai besoin d'occupation et de
-distraction, que la méditation m'est lourde et insupportable et
-que j'ai trop de souvenirs pour un seul homme.
-
-Je fonderai, à l'automne, un journal gouvernemental, mais nous
-nageons encore en plein été et je tiens à posséder personnellement
-la moitié plus une des actions, argent comptant: j'ai peur de
-me soupçonner et convaincre d'ambitions politiques. La famille,
-voyez-vous!
-
-J'ai un cousin ministre. Pourquoi ne serais-je pas député?
-
-Vous m'avez rendu l'honneur--l'honneur d'un autre--et prêté une
-nouvelle vie--la vie d'un autre. Je suis un citoyen tout neuf,
-tout battant neuf, un électeur qui n'a pas encore servi, un
-éligible à la disposition des scrutins. Je vous dois tout--et la
-liberté qui est plus que tout.
-
-Vous êtes mieux que mon père. Passons.
-
-Ou plutôt, puisque nous n'avons pas encore quitté ce terrain, vous
-me laissez deviner que vous êtes, non fatigué, Dieu merci! mais
-las! et, si j'ose employer ce mot, un peu écœuré!
-
-Vous n'avez jamais profité de vos congés, vous les avez
-capitalisés: ça fait un assez joli tas de campagnes et
-d'annuités. Bref, vous avez droit à votre retraite: pourquoi n'en
-jouiriez-vous point? Et vous me permettrez de donner à ce terme:
-_jouir_ tout son sens, tous ses sens.
-
-Je connais votre tristesse et quelques-uns de vos chagrins.
-C'est une raison de vous secouer. La terre de Guyane vous
-est, depuis plus d'une année, aussi disgracieuse et dolente
-que le pavé de Paris. Vous n'avez plus aucune illusion sur la
-moralisation possible des forçats, des gardiens, du personnel
-administratif, de la colonie entière, voire de vos égaux et
-supérieurs hiérarchiques de Cayenne et de la mère-patrie. D'autre
-part, monsieur le Directeur, vous êtes jeune encore et plein de ce
-feu sombre qui veille et se conserve sous la cendre et qui doit
-se jeter sur l'existence pour ne pas se consumer soi-même et se
-détruire vainement, plein d'une énergie inemployée qui doit s'user
-en volupté et en action nouvelle, d'une bonté, enfin, à laquelle
-il faut un aliment et des objets inédits.
-
-Interrogez-vous bien, n'avez-vous pas envie de Paris, du
-boulevard, des cafés, des théâtres, de tout ce qui vous peut être
-oubli, distraction, rêve dans un passé très lointain?
-
-Et moi, et moi... car il faut parler de moi...
-
-Vous souvenez-vous du _Journal intime_ que vous voulûtes bien
-parcourir, à mon insu, quand j'étais à votre service. Vous m'avez
-serré la main, violemment, pour avoir lu, en tête d'un de mes
-cahiers, le cri de bête: «Oh! un ami!» Ce cri-là, actuellement,
-c'est tout moi! Je n'aurais plus le courage d'y ajouter des
-mots! Je ne pleure même plus. Il me semble que ce cri, c'est mon
-odeur--une odeur de mort, une envie, tout ce qui me reste de
-besoin d'existence, de besoin d'âme, de besoin!
-
-Eh bien! venez, mon cher Directeur, venez! ne vous en tenez pas à
-un préjugé grotesque: acceptez d'être secrétaire général de mon
-entreprise, mon directeur de conscience, oui, de conscience, mon
-compagnon de pensée, mon père, enfin, puisque vous êtes mieux que
-mon père. Toute la somme d'affection, de tendresse, d'estime,
-d'admiration et de respect que je n'ai pas eue à dépenser, hélas!
-tous mes bons sentiments, tout mon sentiment, je les situe en
-vous: je ne vous donne sans doute pas beaucoup, mais on ne donne
-que ce qu'on a.
-
-Dieu est trop haut pour moi: je m'arrête à l'homme que vous êtes,
-si homme et si âme. En outre, j'ai un aveu à vous confier: je
-suis résolu à faire le bien, à payer la rançon très large de mes
-opérations, à créer, autant que je le pourrai, un office personnel
-et privé de l'aumône éclairée et supérieure, de la fraternité
-réfléchie, un ministère du sourire et de la prière exaucée. Je
-veux reprendre sur les faux pauvres pour les vrais pauvres,
-sur les inutiles dangereux pour les inutilisés nécessaires ou
-simplement utilisables, sur les incurables pour ceux qu'on peut
-guérir, sur la plaie purulente pour la blessure touchante et
-noble, mais, n'est-ce pas? ne m'obligez point à devenir pompier:
-vous m'avez compris, vous acceptez?
-
-C'est le discours _in extremis_ de Bihyédout qui a triomphé de
-mes derniers doutes: ce bougre-là m'avait refoulé dans le vice et
-dans le crime, qui me faisait laver le sang dans de l'_extra-dry_
-et du _whisky_ sans _soda_, qui me faisait oublier les vieillards
-assassinés dans de jeunes drôlesses terriblement vivaces! Et ce
-Méphisto à bedaine m'écrase de poésie avant de s'enliser dans
-l'authentique infini! Son lyrisme s'est, dans mes veines, transmué
-en pitié: c'est la seule poésie humaine...
-
-Mais je suis véritablement ému: je m'étends, je m'étends...
-
-Puisque vous acceptez mon humble proposition (ne dites pas non!)
-je veux vous faire un tableau de ma compagnie, je ne veux pas
-écrire ma bande.
-
-Je suis à la tête d'une centaine de bandits qui ont été très
-affectés--jusques et y compris les larmes--de la mort du _Défrisé
-des Panoyaux_. Il en est qui _ne voulaient plus vivre_ et qui,
-petit à petit, m'amenaient des recrues d'élite (lesquelles,
-pour rien au monde, n'auraient voulu coopérer aux agissements
-de Bihyédout et ne sont peut-être pas étrangères à son trépas
-obscur). Anciens et nouveaux se sont réconciliés sur le cadavre en
-me déclarant qu'après tout, j'étais «un autre costeau que le type,
-moins poseur, moins râlant, moins rechignant, plus distingué--et
-d'attaque». Ç'a été, pour la pègre, une délivrance, et pour
-moi, un nouvel escadron. J'ai deux cent cinquante exécutants
-(ou exécuteurs) sans mettre en ligne de compte les indicateurs,
-amateurs et le casuel.
-
-Une des branches les plus florissantes de mon industrie, est le
-duel, j'entends le duel entre duellistes d'une certaine espèce
-et qui représentent les spadassins d'antan, à cette différence
-près qu'ils sont, non employés à gages, mais sans gages et que
-leurs patrons intérimaires s'en défendent plus que de raison. En
-occupant ces gars entre eux, quelques-uns de mes clients ménagent
-leur légitime et je ne désespère pas d'arriver, de proche en
-proche, à réaliser cette admirable page de _Salammbô_ où les
-mercenaires se détruisent, malgré eux et en s'embrassant, jusqu'à
-la plus fugitive des ombres de leur ombre. Mais il faut encore un
-gros ordinaire de combats singuliers pour en gorger le public,
-nausée incluse, et le préparer à une hécatombe en règle où tout
-disparaîtra, avec les procès-verbaux de rencontre, témoins contre
-témoins, médecins contre médecins, armuriers contre reporters et
-marchands contre gendarmes.
-
-Ma clientèle est contente: ça continuera.
-
-Il faudra bien encore, un jour, après épuration, bien entendu
-(mais ça vous regarde, mon cher Directeur), mettre le feu aux
-asiles de nuit, bancs de nuit, hôtels à la corde, maisons
-d'aliénés, hôpitaux, voire, hélas! aux prisons, dépôts de
-mendicité, salles soi-disant de travail, refuges et ouvroirs.
-Il faudra, après examen préalable (c'est encore votre affaire)
-tirer des feux de salve sur les moignons d'humanité qui viennent
-aux casernes quêter les eaux grasses et les os jetés... Mais ne
-songeons qu'au bien.
-
-Je ne suis pas digne de m'y frotter. Déjà j'ai, en propre, des
-disponibilités monnayées très suffisantes, non pour récompenser
-le vrai mérite qui n'est rien, mais la pénurie méritante, qui est
-tout.
-
-Si vous vous refusez à ma demande, je suivrai les errements de
-Bihyédout, je me livrerai à un massacre à la Saint-Dominique ou à
-la Hérode et je n'aurai pas de fine douceur dans un remords opaque
-et sourd. Je réclame de vous un sacrifice immense et, quoique
-indigne, je vous offre un sacerdoce, le plus rare et le plus
-consolant qui soit.
-
-A bientôt, n'est-ce pas? mon cher maître et collaborateur, et
-sachez moi, d'un cœur régénéré et rasséréné par la gratitude
-agissante,
-
- Votre
-
- Feu B. de La C.
-
-
-
-
-CHAPITRE IX (_annexe_)
-
-LOUIS-NAPOLÉON SOLSEQUIN
-
-
-«Lorsque, sur le coup de sa quarante-deuxième année, M.
-Agénor-Constant-Eudoxe Solsequin connut la gloire d'être père,
-il n'en conçut (pour ainsi parler) qu'une fort spéciale vanité.
-Après un conciliabule anxieux avec deux de ses amis, militaires
-à la retraite et mécontents, il se rendit en cabriolet, en leur
-compagnie, à la mairie de Strasbourg, et déclara ne consentir à
-donner à son enfant légitime et du sexe affirmé masculin, que les
-prénoms de Louis-Napoléon-Bonaparte.
-
-Le scribe, affolé, sans en entendre plus long, alla trouver
-le secrétaire. C'était au temps où un prince, encore jeune,
-attendait dans la citadelle de la ville une mise en liberté
-triomphale et secrète. Le fonctionnaire, dûment appelé, prit le
-nouveau père par un bouton changeant de son carrick de cérémonie,
-l'adjura, le supplia.
-
---Ennemi de la tyrannie bourgeoise.--(Tais-toi, tais-toi!)
-serviteur fervent des gloires de ma patrie, je veux que ma
-progéniture...
-
---Notre progéniture! intervinrent les deux officiers. Le chevalier
-que voilà, le chevalier que me voici, nous insistons, monsieur!...
-
-Le folliculaire usa des grands moyens: il mena le maigre
-cortège de cafés en brasseries, usa des sobriquets, appelant
-celui-ci Kikele, cet autre Feiffel, ce troisième Kartoffle;
-sa triste victoire raya le vocable Bonaparte, sous le
-prétexte--soutenable--que c'était un nom de famille (il fallut
-saluer) et non un prénom.
-
---Tu comprends, avait conclu Agénor-Constant-Eudoxe, je n'ai pas
-eu le bonheur de mourir pour Sa Majesté l'Empereur et Roi (ici,
-les deux ex-demi-solde avaient pris la position), je vieillis en
-péquin de quatrième classe, je veux que mon moutard recueille,
-avec le fruit de mon inaction, la fleur de mon désir de gloire! A
-la vôtre!
-
-Ce vœu, comme les autres, ne se réalisa point.
-
-Le jeune Louis-Napoléon téta dans l'insignifiance, se sevra
-indifféremment, marcha cahin-caha, moucha là et ci, prit ses
-lettres où ça lui chanta, bêtifia, ânonna, bâtonna, truffa de
-pâtés sa ronde et sa bâtarde, chanta à faux ses racines grecques
-et son histoire sainte, lemme par lemme sa géométrie, équation par
-équation son algèbre.
-
-Son bachot lui fit l'effet d'une longue médecine.
-
-Pour fuir le collège et la Faculté toute proche, il s'engagea,
-histoire de guerroyer en Crimée, et ne fut pas trop fâché d'être
-laissé dans une compagnie de dépôt, à Pontarlier.
-
-Il emporta, du régiment, un galon de premier conducteur, un
-certificat de bonne conduite, un congé de semestre renouvelable et
-un grand dégoût des responsabilités.
-
-Il entra donc au ministère de la Maison de l'Empereur avec le
-grade immérité de rédacteur et fit tellement remarquer son silence
-appliqué, son insignifiance laborieuse, son infatigable néant,
-qu'il connut, sans s'en étonner, les plus rares avancements.
-
-Certains de ses collègues et de ses supérieurs le craignaient
-comme mouchard avéré, d'autres comme révolutionnaire puissant.
-Grognard à l'envers, il ne murmurait jamais, marchait à pas très
-courts, ne faisait pas de zèle, était juste assez poli pour se
-faire redouter de tous.
-
-Les évènements de 1870-71 ne lui offrirent ni occasion d'héroïsme
-ni excuse de lâcheté. Lieutenant aux compagnies de marche de la
-garde nationale, il commanda, sans morgue, sortit--et rentra.
-
-Après la Commune, qui le respecta, il reprit ses fonctions au
-ministère des finances, poursuivit une carrière plane et heureuse
-et ne se réveilla de son calme labeur que lorsque la nécessité de
-caser un sous-chef adjoint de cabinet lui fendit l'oreille, à lui,
-Solsequin, à la soixantième année de son âge, l'an 1896 de l'ère
-vulgaire.
-
-Chef de bureau, chevalier de la Légion d'honneur, officier de
-l'Instruction publique et du Mérite agricole, chevalier de
-l'ordre de Léopold et de la Couronne d'Italie, titulaire de
-la médaille d'or de l'Encouragement au Bien, chef de division
-honoraire et membre associé de l'Académie des Beaux-Arts du
-Yucatan, Louis-Napoléon sentit, du soir au lendemain matin (très
-tôt) que ses titres et dignités ne valaient que sur un billet de
-faire-part et qu'il n'était pas encore du bois dont on fait un
-cercueil et un mort.
-
-Malgré le besoin de travail qui lui remuait la main droite,
-il eut assez de dignité professionnelle pour ne pas louer à
-des particuliers le reste des services qui étaient reconnus et
-pensionnés par l'État.
-
-Il frémit à compter ses revenus et capitaux dont jamais il n'avait
-eu cure, et, résigné à vieillir, étant vieux, à croupir dans sa
-retraite, étant retraité, il prit la canne de ville--bâton du
-pèlerin moderne,--quitta ses lunettes de fonctionnaire, et, pour
-la première fois, ouvrit ses yeux libres sur un bref univers.
-
-Tout de suite, il fut ébloui.
-
-Ses voyages, ses voyages d'agrément, étaient demeurés
-administratifs. Il s'en était remis à des guides, à des
-Compagnies, à des maîtres à admirer (en petit texte). A peine si,
-par habitude, il avait à chercher à établir si une proportion
-était juste ou une impression exacte, à un mètre ou un point
-d'exclamation près.
-
-De ses traversées de Paris, il ne gardait que l'impérieux et
-éternel dessein de trouver ce plus court chemin d'un point à un
-autre qui, en style noble et chimérique, se nomme la ligne droite.
-
-Il avait toujours maudit, sans phrases, les architectes et
-archéologues qui obstruent les routes naturelles de maisons,
-palais, monuments et autres obstacles.
-
-Il avait toujours eu un but: son devoir; un départ: son
-appartement; une halte: son restaurant.
-
-Rien ne lui appartenait plus, pas même ses sujets de conversation,
-si étroitement liés à ses fonctions et à ses collègues; il n'avait
-plus la ressource, possible et chère au temps d'Henri Monnier et
-de ce Balzac, de rôder en revenant,--en revenant--bon,--autour de
-son bureau et de son pupitre, histoire de mettre au courant un
-successeur inhabile à jamais.
-
-Les règlements vous fendent, aujourd'hui, l'oreille pour de bon.
-
-Puisqu'on s'est donné la figure de travailler, on travaille, de
-naissance, sans méthode, sans finesse, sans tradition! Pouah!
-
-La mort dans l'âme, M. Solsequin s'avoua son ravissement de
-découvrir la Nature, le soleil, l'ombre et Paris, et prolongea son
-délice.
-
-Des comparaisons se nouèrent en son esprit entre ces paysages
-ressuscités et d'autres sites qu'il avait honorés de sa présence,
-sans y attacher d'autre prix. De fil en aiguille, il reporta toute
-son admiration affectueuse et passionnée sur l'air de la ville et
-sur son ciel qu'il huma, d'un trait, les yeux fermés.
-
-Le soleil, très doux, lui était fraternel et câlin, le ciel, en
-fumée de nuages, se glissait sous ses paupières closes; un parfum
-d'antiquité humble, familiale et fine le pénétrait, sous ses
-vêtements bourgeois, une senteur marine l'enserrait, et, de biais,
-une immense onde de lumière, de science, de sourire, de besoin
-et de satiété bruissait autour de ses oreilles et de son chapeau
-haut-de-forme.
-
-Il cilla, pour s'orienter.
-
-Il se repéra au goulot de la rue St-Martin, jouxte la Seine. Une
-grosse et grise église minable le menaçait de sa proche ruine,
-au flanc de laquelle s'accrochaient un échoppe de bijoutier en
-vieux, faux, et une boutique de bistro-savetier, une église où,
-pour entrer, il fallait avoir bougrement besoin de prier! Cette
-masure sacrée se passait d'ornements extérieurs: elle avait les
-plus beaux saints du monde. Une double voûte de mendiants des deux
-sexes montait autour des escaliers, accotés, vénérables, sans
-niches et bienheureux, nimbés d'un clair soleil et d'une ombre
-sublime, tout en argent doré sous une patine d'un vert-de-gris
-qui ne s'obtient qu'en mille et quelques années, au fond de la
-mer. Les barbes sales, les yeux absents ou chassieux, les cheveux,
-les crânes, les loques, les moignons, tout était auguste, tant la
-sérénité de cette détresse était drue, d'ensemble et bien encadrée.
-
-Le chef de bureau resta béant. Il n'avait jamais connu l'envie.
-Les ministres, les gouvernements, même, s'étaient succédés
-au-dessus de sa tête sans qu'il y prît garde. L'admiration et
-la rancune n'avaient pas trouvé place en son âme. L'amour!...
-L'amour, ç'avait été une déception incessante et cette lèpre de
-mépris doux, de dégoût tendre qu'on remet sur sa chair après une
-expérience de plus, en attendant une nouvelle preuve et un autre
-vomissement...
-
-Cette fois, M. Solsequin maudit les hommes et les Dieux. A
-soixante et un ans, il découvrait le secret de la vie! Il se
-rappela confusément la fable persane de la chemise de l'homme
-heureux, lequel, comme chacun sait, n'a pas de chemise. Il
-considérait cette grappe argentée, empourprée, ensoleillée,
-incrustée et sacrée d'êtres sans feu ni lieu qui avaient tout
-le feu de Dieu, tout le lieu de Dieu. (En fait, qui pouvait
-fréquenter cette église?) Les pauvres ne tendaient pas la main,
-ne marmonnaient ni patenôtres ni suppliques, semblaient seulement
-éternels et béats...
-
-Louis-Napoléon rentra dans son confortable entresol de la rue du
-29-Juillet, l'esprit en berne--et le cœur vibrant.
-
-Il s'affaissa en pleine méditation. Il aurait été sauvé si les
-misérables lui avaient pu inspirer quelque commisération. Il eût
-donné toute sa fortune pour n'avoir que pitié, pour avoir pitié.
-Non: c'était l'envie qui le tenait sous son talon nu, l'envie et
-sa saveur empoisonnée, l'envie de la boue, l'envie de la crasse,
-avec des fossettes de rire et des trous de soleil.
-
-Huit jours après, l'appartement de M. Solsequin avait un
-autre titulaire ou sous-locataire; les meubles, objets d'art
-et d'utilité s'étaient envolés, contre des prix modiques, et
-Louis-Napoléon connaissait les joies du vagabondage sédentaire,
-éprouvait la volupté amère des refus bourgeois, des bourrades,
-anathèmes, blessures confraternelles de ses compagnons
-d'infortune: il possédait enfin la rue, la ville, la nature
-gentille ou irritée et même l'état de nature, au plus profond,
-au plus inespéré... Il n'avait pas encore soixante-deux ans
-mais, heureusement, ses mornes traits en marquaient près de
-soixante-quinze. La sagesse de son régime accusait les privations.
-L'éclat de son regard amusé et curieux attestait la fièvre de
-faim. Le tremblement de la main, inaccoutumée à toujours être
-tendue et creuse, témoignait de la honte la plus honorable, la
-plus sincère, la moins voulue.
-
-Sa place au soleil--et à la pluie--une fois conquise, le nouveau
-mendiant amateur se tint pour le plus heureux des hommes. Il
-riait en songeant aux fakirs de l'Inde, aux stylites d'Egypte,
-aux lazzaroni mêmes et aux ermites. En plein Paris, le rêve et le
-couvert! En plein Paris, la psychologie peu ou prou désintéressée
-de la foule et de l'élite, le défi au baromètre et aux conventions
-sociales, l'ironie incessante, l'espoir sans fin, la déception
-espérée, le dédain, le dégoût, la pitié de l'apitoyé, tout le jeu
-des prévisions et des enquêtes brèves, la connaissance approfondie
-de l'inconnu journalier, la perception de fautes meurtrières et
-de crimes secrets, une sorte d'apostolat qui absout à la muette,
-une sorte d'inquisition policière qui se tait; le chef de division
-honoraire démissionnaire eut toutes les lueurs sans reflet et
-toute la science humaine.
-
-Jamais il n'éprouva le désir d'intervenir, de dépouiller sa
-défroque d'invalide, de rendre service, au centuple, de devenir
-Providence en gros, après avoir joué au mauvais pauvre, en détail.
-
-Des conversations--il faut bien se lier--avec des voisins mâles
-et femelles, lui révélèrent les dessous des abîmes, les trappes
-de la déchéance, les oubliettes des culs-de sac. Sa bonhomie
-grave, prud'hommesque et distinguée, un reste obstiné d'éducation,
-une instruction juridique, fort appréciable en ce milieu, lui
-attirèrent vite, malgré lui, une vénération très consultée,
-des propositions de toutes sortes--et comme une autorité. Il
-redevenait chef de bureau--en plein vent--et de quel bureau!
-roi constitutionnel d'une cour des Miracles laïque, empereur de
-Truands truqueurs sans malice, sans maléfices, sans tradition,
-pape de fous trop sages et mieux que sages, sur l'œil, quand il
-leur en restait, aux aguets quand ils avaient des oreilles et des
-jambes, très sots et très abandonnés, pour dire le vrai. De-ci,
-de-là, on voyait passer de loin les riches, les puissants, les
-farauds de la corporation. C'étaient ces automobilistes feignants
-de culs-de-jante, gantés de fer, en aristos, et redressant leurs
-torses impeccables au-dessus de leur char de victoire (qui leur
-sert aussi de coffre-fort). Fous, gars romanesques et romantiques
-à passé glorieux ou simplement passionnel qui laissèrent leur
-jambe à un boulet de tel calibre et à la bataille de tel jour, à
-cette mine que vous savez bien ou à la cuve d'acide sulfurique du
-mari jaloux et traître d'une beauté--qui en mourut d'ailleurs...
-
-C'étaient ces merveilleux orientaux, cuits dans mille aurores
-et cent mille canicules, qui font chatoyer leur peau et leurs
-oripeaux comme une écumoire exotique et qui ont une armée de dents
-pour mieux prouver, en un sourire d'enfer coloré, qu'ils n'ont
-pas mangé et qu'il leur faut manger: Arméniens qui mêlent le
-patriotisme au besoin et qui font redouter le couteau, Hindous
-qui ont bien soin de ne point se faire comprendre ou entendre et
-qui portent, dans les plis de leur turban, le choléra, la peste
-et la malédiction bouddhique, Chinois échappés à leurs supplices
-pour les réserver aux tièdes bienfaiteurs européens, Japonais
-naturellement espions, sûrement généraux et qui imposent, du fait
-seul de leur nationalité... Des aveugles errants avaient un coup
-de leur bâton ferré plus profond, plus majestueux que de coutume,
-pour humilier leurs confrères au repos qui s'embusquaient au
-lieu de prendre la route de Dieu, de se confier aux secrets des
-chaussées et des carrefours et de demander pour une traversée
-difficile, et connue par cœur, le bras d'un brave homme qui vous
-laisse un sou dans la main. Des Polaques bleus ou filasses se
-hâtaient en ricanant: ils n'aimaient pas les églises où on les
-battait jadis, pour le moins, et ne tenaient en estime que la
-mendicité à domicile, les braves escaliers d'anxiété, de rêve et
-de surprise, en mettant dans la réserve les donateurs habituels
-et les patronages confessionnels dont on peut tout exiger, en les
-assiégeant--à cause des journaux.
-
-Mais ceux que préférait Solsequin, c'étaient les pauvres honteux.
-Ah! que ces braves gens se donnaient de peine pour avoir l'air
-pauvres, honteux, fiers et dans la peine! Rasés à faux, blanchis
-aux deux-tiers, un œil fermé et l'autre hagard, mi-hérissés,
-moitié bien propres, ils exhalaient l'odeur de l'absinthe qu'on
-avale, pour n'avoir pas à manger, et de la peau sèche, pour ne
-s'être pas lavés exprès, histoire d'avoir eu à boire toute son eau!
-
---Allez, allez, mes petits agneaux! songeait le neuf indigent. Si
-je vous avais connus plus tôt!
-
-Et il nourrissait de la haine contre les habits bourgeois et le
-ruban rouge qu'il conservait, bien dissimulés, pour le jour où
-toucher son trimestre de pension.
-
-Les filles avaient des airs à la fois familiers, respectueux,
-consolants et superbes parce que, n'est-ce pas, ces types-là, ç'a
-pu être des clients, c'est p't' êtr' soi qui les a foutus là, et
-que tout d'même, soi, on n'en est pas là, et qu' si on en était
-là, y a la Seine qu'est pas très loin!... Mais comme il suffit
-d'être mendiant d'église pour être vieux, centenaire _in-partibus_
-et jeteux de mauvais sorts, ces demoiselles se signaient et
-avaient des générosités diverses.
-
-Les souteneurs--dont on médit--étaient là pour offrir un verre:
-
---On ne sait pas c'qu'on d'viendra et on est pas tous aveugles,
-pas? On peut encor' s'r'filer celle-là et celle-ci? C'est pas
-sérieux, ça fait des magnes! Et puis un homme d'église!
-
-Il y avait même des agents qui étaient charitables, et des
-domestiques qui avaient une bonté rare, ouatée de déférence.
-
-... Solsequin passait cependant, tout doucement, de la conception
-de l'ordre à l'anarchie, du type de Joseph Prudhomme à celui de
-Thomas Vireloque (il restait dans sa littérature et son temps)
-lorsqu'un affreux évènement changea la courbe de ses desseins
-et de sa destinée. Ce ne fut pas un de ces cas foudroyants qui
-se suffisent à eux-mêmes et qui, en couchant leur victime, une
-fois pour toutes, ne laissent pas demander d'explications. Ça
-commença par un sourire, un sourire que le mendiant lâcha sur
-sa main et sur le décime vert-de-grisé que cette main venait de
-recevoir--dévotement. Le Monstre-Avarice venait de pénétrer au
-tréfond le plus secret de l'ex-fonctionnaire.
-
-Notre ami s'amusa d'abord, devint sérieux--et très sérieux,
-se passionna, s'affola. Il quémanda avec détachement, avec
-insistance, avec l'affaissement le plus impérieux, avec
-l'impatience la plus obsédante... Il ne fut bientôt plus que de
-la soif, la soif de l'or--et de moins. Il s'était mis, en un soir
-de lucidité, à épeler son nom comme on décompte le numéraire:
-Louis, Napoléon, Sol, Sequin: tout ça, sa personnalité, son être,
-son âme, c'était monnayé, c'était de la monnaie précieuse, de
-l'appoint, du billon, du change.
-
---Voilà donc pourquoi, songea-t-il, je ne me suis jamais intéressé
-à rien! Je n'étais pas un homme, j'étais du métal anonyme et
-roulant. J'ai pris une des effigies, malgré moi, où j'étais coulé
-et voilà! Ça fait une créature! Heureusement, on se venge, on se
-recrée. Mais ne suis-je pas trop vieux? Bah! les plus vieilles
-pièces sont les meilleures!
-
-Il négligea, dès lors, ses clients gratuits, sa popularité et sa
-gloire. Il fut le «malheureux» pourchasseur, aux larmes toutes
-trouvées et qui, à tout instant, n'a pas mangé de trois jours.
-Il exagérait--en mieux: il n'avait pas mangé de la semaine. Et
-comme il ne sentait pas la boisson, il touchait par une sincérité
-apparente. Il buvait cependant, par nécessité. De-ci, de-là, il
-lui fallait écouler son cuivre--contre des ors. Cette opération
-se passait dans les _bouchons_ proches de l'Hôtel de Ville, du
-Châtelet et de la Bastille où les conducteurs d'omnibus, autobus
-et autres tramways viennent, eux aussi, troquer leur recette--en
-trinquant.
-
---C'est encore vous, père la Fripe! disait-on au chef de division
-honoraire, qui souriait avec déférence et serrait sa pièce rare
-comme s'il l'eût volée.
-
-Car, avant tout, il voulait des Louis XVIII à collet, des
-Premiers-Consuls, des doubles louis, des Victor-Emmanuel à queue,
-voire des Ferdinand VII, des Charles IV d'Espagne, des Charles
-III qu'il acceptait avec reconnaissance en dépit du tableau
-des effigies à refuser, même des Louis XVI, des Louis XV, des
-autrichiennes, des napolitaines, des persanes, tout, tout!... Il
-avait converti sa fortune en numéraire hors de cours, acheté,
-lentement, à bon compte,--et son désir maniaque, son extérieur
-minable, avaient décidé les caisses publiques à lui conserver et
-réserver les rossignols, pour sa pension.
-
-Il connut des nuits d'ivresse infinie. Dans son taudis de la rue
-Cloche-Perce, il couchait avec son or, sans le compter, en s'y
-vautrant.
-
-Il s'y perdait, écorché, béant, écrasé, presque sans souffle.
-
---Il me retrouve, râlait-il, je ne suis pas encore au complet mais
-je revis, je commence à vivre! Ah! ah! _ils_ m'avaient volé les
-neuf dixièmes de mon individu, mais ça revient, ça revient!...
-Quand donc n'y aura-t-il plus rien de ça, de ça, de ça (il se
-martyrisait le corps, la face, les membres), de cette sale chair,
-de ces sales poils, de ces sales yeux, de cette sale peau, quand
-donc n'y aura-t-il plus rien de ce sale cœur! quand donc ne
-serai-je plus que de l'or, tout en or, rien que de l'or, de l'or
-comprimé, de l'or solide, de l'or glauque, stupide, tout l'or,
-quoi!
-
-Plus affaissé au petit jour, l'œil morne, du reflet de son rêve,
-il reprenait sa faction, en attendant, la main plus emplie,
-l'estomac plus vide, de se livrer au songe incessant.
-
-Mais les dieux veillaient, les dieux vengeurs! Un matin, les
-jambes dédaignées se refusèrent au travail, la main ne voulut
-plus se tendre, le grabat retint le corps évanoui. Louis-Napoléon
-eut un sourire, leva les yeux sur sa pauvre chair et retomba sur
-sa couche, satisfait et enthousiaste Ça disparaissait! Encore
-un petit effort, dans le néant, et il n'aurait plus d'apparence
-humaine! Il s'enfouit plus profondément dans son or, en gigotant
-et prit l'esprit de son lourd linceul.
-
-De menus soubresauts remuaient les pistoles.
-
---Ah! pensait-il, je commence à sonner! Comme c'est plus joli,
-plus fin que la parole, le chant et la musique des orgues!
-Encore! encore! C'est comme si j'étais les cloches de mon
-enterrement et de mon service alors que j'étais homme, des cloches
-en or, une cloche immense et intime en vieil or, en or ému, en or
-câlin!...
-
-Il souffrait cependant, épouvantablement. Il entendait des bruits
-de pas, et même ce bruit de pas qui s'étouffe avant de s'arrêter,
-suivi intelligiblement d'un bruit, si j'ose dire, d'oreilles
-espionnes ou charitables qui veillent, qui aspirent, de l'autre
-côté d'une mauvaise porte. Il pouvait encore crier, appeler. On
-l'entendait seulement parler, se parler à soi, rien qu'à soi. Il
-disait:
-
---Oui, on pourrait me sauver. On le devrait. Je me le devrais. Je
-n'ai que soixante-dix ans et je n'ai que de l'épuisement. Mais
-sauver quoi? Ma carapace de vieillard, ma carapace répudiée? Mais
-qu'ai-je de commun avec l'espèce humaine? On ne me comprend pas.
-On ne comprendrait rien à mon cas. Ils ne comprendraient rien à
-mon être en or, à ma statue vivante et bruissante! Ces êtres-là,
-ça répand l'or au lieu de se l'amalgamer, ça le dépense, ça en
-attend des remèdes, des joies au tas, du pain, fi!...
-
-... Et c'est ainsi, monsieur Rocaroc, que votre agent n'a pu
-poignarder qu'un cadavre déjà froid et ne vous apporter qu'un or
-sans défense qui n'avait pas encore fait corps avec la pourriture
-abandonnée. Ne niez pas: c'est moi qui avais écouté et deviné,--et
-c'est moi qui ai entendu et qui ai suivi, épié, retrouvé votre
-émissaire. J'ai même eu le loisir, puisque le défunt or-vivant
-était redevenu M. Solsequin, chevalier de la Légion et chef de
-bureau en retraite, de lui faire les obsèques décentes et rendre
-les honneurs civils et militaires auxquels il avait droit, avant
-son long caprice. Vous ne me remerciez pas? Tant pis. J'aurai
-le plaisir de solliciter de vous une entrevue après demain, à
-trois heures et vous ne ferez pas attendre une femme, une jeune
-fille. J'ai une interview à vous demander et quelque argent à vous
-reprendre, celui de mon malheureux voisin de la rue Cloche-Perce,
-en particulier, pas pour moi--pour des amis inconnus qui en ont
-plus besoin que vous et moi. Nous causerons en camarades. En
-attendant, croyez à mes sentiments les plus distingués,
-
- JULIETTE-ELISABETH BÉLIER.
-
-Rocaroc, le papier lu, demeurait stupéfait et haletant.
-
---Heureusement, insinua-t-il, que j'ai déchiffré le gabarit avant
-de l'avoir envoyé à Capucino! ç'aurait été du propre!
-
-
-
-
-CHAPITRE X
-
-PENTHÉSILÉE
-
-
-Le directeur unifié de la Banque anti-collectiviste considérait
-avec une ironie battante et une hauteur effrayée sa blonde
-interlocutrice.
-
---Oui, c'est moi, disait-elle. On peut s'asseoir, pas? Pas vous,
-vous êtes _assis_,--d'avance. Je ne vous ai pas laissé le temps de
-vous ressaisir? Excusez-moi: vous n'aviez qu'à me lire plus tôt.
-Et c'est ce que je voulais: vous avouez! Ah! les hommes forts!
-
-Rocaroc ne trouvait ni mot ni salive. Des réminiscences
-littéraires lui venaient en même temps que les pires fureurs.
-«Non, non, disait-il, intérieurement, à un bien proche fantôme,
-tu n'es pas mon mauvais génie, celui qui apparaît à Brutus dans
-_Jules César_, tu n'es pas ma conscience habillée en juif, comme
-ce qu'est obligé de tuer Fabiano Fabiani dans _Marie Tudor_. Qui
-es-tu, pour parler?»
-
-Puis, tout à coup, une illumination facile: une femme, c'était une
-femme, rien de plus! Si! c'était _la femme_! La Femme! Il n'en
-bougeait plus. Ah! elle pouvait dévider son écheveau, conter ses
-histoires de revenants et ses histoires de mort, railler, gronder,
-menacer, elle pouvait affirmer qu'elle tenait sa tête à lui,
-Rocaroc, entre les mains, jouer avec cette tête et s'en jouer!
-Rocaroc ne savait plus rien que ceci: il y avait là une femme--et
-lui.
-
-D'un regard sanglant et d'ensemble, il avait répété et détaillé
-la visiteuse, des frisons blond-roux, sous le chapeau rose,
-aux talons mordorés et usés, arqués sous la jupe tailleur
-feuille-morte, les yeux étrangement clairs, le nez tout juste
-assez long pour flairer, la bouche fine et lasse, le menton de
-volonté meurtrie, les oreilles de patience et de divination, le
-cou de Madone et de guillotine!... Mais le corps! nom de Dieu!
-le corps! il le connaissait si bien qu'il lui fallait faire la
-preuve, pour soi, qu'il ne s'était pas trompé! Dans les gestes
-de la discoureuse, il découpait les mains, fermes et sages; il
-cueillait les cils aux regards et, des reproches, ne gardait que
-les dents. Il se sentait affreusement, voluptueusement sourd...
-
---Je suis Juliette-Elisabeth Bélier, disait la jeune fille. Ça
-n'est pas un nom très illustre? Ça viendra. Comment j'ai découvert
-l'existence et la mort du père Solsequin? C'est simple! Nous
-habitions la même maison. J'ai toujours eu l'esprit expérimental.
-Tenez! quand j'étais toute petite, ma grand-mère s'est éteinte,
-la pauvre sainte femme! J'ai demandé après elle. On n'osait rien
-m'avouer: j'étais une gosse si sensible! Un jour, enfin, quelqu'un
-m'a marmonné: Ta grand'maman, Lili..., elle est au ciel!
-
---Au ciel? bonne-maman? fis-je, je vais voir!
-
-Et je montai sur une chaise pour regarder dans le ciel si je la
-retrouvais, bonne-maman!... Dame, n'est-ce pas?, puisque l'eau
-est transparente, pourquoi le ciel, qui se laisse prétendre plus
-limpide et plus pur que l'eau... Passons. Mais n'est-ce pas le
-génie de l'investigation scientifique inné? Génie ou démon, peu
-m'importe... J'étais si curieuse qu'on m'a crue appelée à devenir
-savante. Toute l'instruction qu'on m'a infligée... ah! cette
-instruction trop complète, trop jolie, trop attisée, trop peignée,
-j'en suis encore malade. Je me doutais déjà de l'inutilité de tout
-ça quand j'étais en carafe, dedans. Mes pauvres parents qui se
-tuaient ou se faisaient tuer...
-
---... Se faisaient tuer? interrompit Rocaroc, qui se sentait mieux.
-
---Passons! continua Elisabeth, Mes pauvres parents, donc, se
-saignèrent aux trois veines qui leur restaient. Résultat: mes
-brevets me servirent à m'engager en qualité de cible vivante au
-service d'un manager américain de troisième ordre.
-
---Cible vivante? répéta machinalement l'autre. Cible vivante!
-
---Oui, vous ne connaissez pas? C'est le rôle du jeune Tell en
-travesti mais plus dur. Il s'agit de se faire encadrer, les bras
-tendus, le corps raidi, la tête haute, les talons réunis, d'un tas
-de flèches, poignards, haches d'abordage, sagaies empoisonnées,
-harpons, alènes de cordonnier, aiguilles à tatouer et éperons
-de cow-boys! Il n'y a pas d'apprentissage parce qu'il pourrait
-y avoir des responsabilités: l'acier, n'est-ce pas? c'est fait
-pour entrer dans les chairs, surtout quand c'est lancé de loin,
-à la volée!... Donc, on recrute au petit bonheur, des filles de
-sang-froid et de bonne volonté qui se cuirassent, moralement, bien
-entendu, qui se préparent à la mort en se jurant bien de vivre et
-alors...
-
---Alors, vous n'en êtes pas morte, dit glacialement Rocaroc,
-heureux d'être à la conversation et de pouvoir redevenir glacial.
-
---Je n'en suis pas morte et je n'en ai même pas vécu. Car, dès mon
-arrivée à New-York, je fus gardée au lazaret et rembarquée avec
-les _individus immoraux_: je n'avais pas assez d'argent sur moi
-et mon contrat de travail me condamnait. Je ne me plains pas. Il
-est dur d'être chassé d'une terre où l'on a consenti à traîner
-une existence d'esclave, il est atroce d'être mêlé à un troupeau
-dolent de malfaiteurs et de prostituées quand on est honnête, ivre
-de labeur--et vierge...
-
---Vierge! clama le directeur Vous l'êtes encore!
-
---Mais oui! dit Lili Bélier. Ne raillez pas! Ce n'est pas la
-question.
-
-Son accent était si sincère et si péremptoire que l'interlocuteur
-resta tout bête et c'est le mot. Il se tut, pour prendre son élan.
-
---Certes, poursuivait Juliette-Elisabeth, j'ai d'abord beaucoup
-pleuré. Ensuite, je fus infiniment heureuse. J'étais initiée,
-d'un coup, à la grande pitié. Brebis galeuse d'adoption, je
-m'assimilais l'âme torve et puérile des pauvres gens désemparés
-qui s'en revenaient avec moi dans une patrie hostile et qui
-étaient comme des relégués de partout, des relégués chez eux, des
-interdits de séjour universels, des repris de justice par fatalité
-et des criminels de droit commun par raison d'État. Il n'y a pas
-de quoi rire.
-
---Je ne ris pas. La petite sœur des pègres, fichtre! C'est toute
-une carrière. J'espère que vous avez continué à Paris.
-
---Si j'avais continué, je ne serais pas ici, comme j'y suis, en
-justicière. Pitié n'est pas complicité. Celui qui vit continûment
-dans le crime a une patrie, le crime; une nature, le crime. Il ne
-cherche jamais à s'évader, même s'il s'est évadé d'ailleurs: il
-n'en a pas besoin; il est partout dans ses meubles!
-
-Elisabeth-Juliette, venait de se révéler étrangement institutrice.
-A peine si quelque saveur peuple avait égayé sa morale: feu B.
-de La C. n'écoutait pas: il parlait pour se donner l'illusion de
-n'être pas tout entier et tout de suite la brute déchaînée, pour
-ne pas rugir, pour se donner le temps de se précipiter: il avait
-peur du ridicule et voulait, montre en main, avoir eu au moins le
-temps de faire sa cour.
-
---Tenez, poursuivait l'apprentie-violée, ce que je vous reproche
-surtout, c'est Solsequin. Je ne sais rien de vos autres méfaits
-mais je les pressens: c'est à un enchaînement de terribles
-desseins et d'actions effroyables que l'on doit des choses comme...
-
---Prenez garde, je n'aime pas beaucoup les réquisitoires.
-
---Réquisitoire sans la moindre sanction pénale. Je ne dénonce pas.
-Je vous dirai plus: je déteste les lois, la loi. C'est injuste,
-c'est inique, c'est d'une partialité équivoque, c'est sale...
-
---Et ça _sale_! plaisanta l'ancien forçat, inimaginablement fier
-d'un calembour ignoble qui lui prêtait du sang-froid.
-
---La loi, allait Mlle Bélier, c'est le tablier des valets de
-la société; on cache ses taches derrière, on s'essuie dessus,
-c'est paravent, torchon, masque, étouffoir, bâillon, étrangloir,
-mouchoir--et pis! D'ailleurs, il n'y a que des lois; la _Loi_
-n'existe pas. Je connais quelqu'un qui, si on l'arrêtait au nom de
-la Loi, demanderait simplement--Laquelle?
-
---Et on lui mettrait les menottes, répondit Rocaroc, par habitude.
-
---A qui? à la Loi? éclata Élisabeth. Il peut remarquez-le, se
-trouver une Déesse-Loi, comme il fut une Déesse-Raison!
-
-Rocaroc, qui avait su longtemps, à son grand dam, ce qu'était
-la Loi, se souciait fort peu de la Raison. Possédé d'une force
-singulière, il avait l'impression que les sons qu'il émettait lui
-venaient du dehors, qu'ils se collaient à ses lèvres et qu'il
-ne les avait pas mâchés! Il se sentait tout grondement, tout
-tonnerre, tout orage. Cependant il parlait:
-
---Alors, si vous méprisez la loi, que me voulez-vous? Comment
-êtes-vous venue me trouver? De qui êtes-vous détective? Je dois
-avoir des concurrents! Mon secrétaire général est mort de la main
-d'un ennemi inconnu. Le représentez-vous, l'ennemi?
-
---Connais pas. Je ne vous connais pas vous-même. Mais j'ai suivi
-l'homme qui était entré chez Solsequin. Je l'ai vu entrer ici.
-Il était sorti de la rue Cloche-Perce très chargé de butin. Il
-est sorti d'ici, les mains nettes. Un homme mal mis qui a fait un
-mauvais coup, qui vient dans une grande banque, ensuite, par une
-porte secrète--je suis renseignée--qui s'en va, léger et souriant,
-prête le flanc à deux hypothèses: ou bien il a effectué un dépôt,
-ou bien il a rendu des comptes, après avoir agi par ordre. Ou bien
-la banque qui a accepté une somme très considérable, en or, d'un
-monsieur en loques, sur laquelle elle n'avait aucun renseignement,
-est une banque véreuse et malpropre--ou bien le voleur en question
-n'a pas fait de dépôt, a été, par un couloir dérobé, trouver le
-Directeur, lui a rendu compte d'une mission, lui a remis les fonds
-dont il était porteur--et ce directeur est un chef de bande et de
-bandits. Comme je vous l'ai dit, je ne déteste pas les bandits:
-la société est si mal construite, les femmes si malheureuses...
-(Et j'ai toujours entendu conter que les bandits n'étaient pas
-méchants envers les femmes). Mais encore faut-il que ces bandits
-se piquent de justice, de générosité, de reprise individuelle et
-sociale et fassent le bien, à foison!
-
-Rocaroc n'avait perçu, dans son délire, de tout ce morceau, que le
-mot _femmes_. Pourtant son autre moi se crut obligé de jouer le
-galant et d'habiller un peu son instinct, son besoin.
-
---Tenez! dit-il, théâtralement.
-
-Il tendait la lettre laissée sur la table, à côté de la relation
-de vie et de mort de Louis-Napoléon Solsequin. Un sourire le
-crispa au toucher de la prose de Mlle Bélier qui chevauchait et
-jonchait la sienne. Et tandis que la jeune fille, après un:
-
---Il n'y a pas d'indiscrétion au moins? se plongeait dans sa
-trouble philanthropie, l'ancien forçat rivait ses yeux aux yeux
-baissés, à la bouche attentive, au nez frémissant de la visiteuse:
-déjà, elle était à lui. Quand elle eut achevé les lignes
-providentielles, elle demeura un long instant à s'interroger et à
-peser sa pensée, puis:
-
---Je vous fais amende honorable. Mais je vous comprends encore
-moins. Pourquoi avez-vous fait dépouiller ce triste Solsequin?
-
---Pourquoi? Mais pour les autres, pour les vrais pauvres.
-Pourquoi, lui, voulait-il être tout en or, être de l'or! Il
-n'avait pas le droit.
-
---Il en avait le droit, puisqu'il en avait le désir.
-
---Alors, le désir est un droit!
-
-... C'était le vrai B. de La C. qui avait jeté le cri. Il se jeta
-lui-même.
-
-Un être dans l'état du prétendu Rocaroc n'a plus ni bras, ni
-jambes, ni cerveau. De sa face, il n'a gardé que la bouche et
-quant au reste du corps, mieux vaut n'en pas parler: tout, en
-lui, est devenu valet de bourreau, valet de la brute innommable,
-tout est sous-instrument, tout est violence atroce puisque c'est
-sous-viol. La victime s'effraie, se débat: les valets de bourreau
-s'affolent, outrent leur bestialité sans joie, les veines, les
-artères: les os se coagulent, bourdonnent, font rage pour amuser
-le despote ivre, le despote furieux; les yeux sentent sourdre en
-eux un trop-plein de sève qui les aveugle; les oreilles éclatent
-des soupirs et des rages de tout à l'heure; les dents prennent une
-teinte animale et abjecte: tout l'effort, toute l'attaque, tout le
-crime est couleur de stupre.
-
-La pauvre ne résistait pas. Grotesque, roulée en boule, elle
-était, par génie d'inertie, une forteresse imprenable. Rocaroc
-ne trouvait pas l'étreinte, ne pouvait ni envelopper, ni écarter
-des bras idiots, des bras stupides, aussi bêtes que des épées
-inexpertes qui trouent, sur le terrain, sans savoir comment.
-Elisabeth-Juliette s'attendait à tout, sauf à cette agression.
-Pantelante et hérissée, elle aspirait à la mort, tout de suite,
-à la mort foudroyante, à la mort qui l'aurait enlevée très loin,
-très loin de ce guet-apens dont elle était elle, Bélier, l'auteur
-responsable et la victime, non, non, pas la victime, jamais,
-jamais!...
-
-... Pourquoi jamais? Parce qu'elle n'avait pas prévu, pas autre
-chose!...
-
-Les ongles, de plus en plus inexperts du banquier, ses cris
-étouffés, de plus en plus courts, les gestes de ses mains à
-la fois engourdies et épileptiques, tout allait aboutir à
-l'étranglement fatal et préalable, à l'étranglement après lequel
-on a assez de sang à soi pour en prêter au cadavre, assez de
-soif de volupté pour obliger le cadavre à revivre et à revivre
-en volupté et en caresse pour soi tout seul lorsque, malgré lui,
-d'une dernière et inconsciente poussée de sang-froid, il jeta
-la jeune fille ahurie dans un cabinet secret, à côté: on avait
-heurté, à plusieurs reprises, à sa porte: on l'enfonçait,--ou à
-peu près: un vieillard en larmes, hébété, entrait avec des gens et
-deux agents de police en tenue.
-
-
-
-
-CHAPITRE XI
-
-JUSTICE IMMANENTE.
-
-
-L'appareil de la justice qui fait rentrer l'innocent le plus
-endurci dans ses petits souliers, qui lui arrache les aveux les
-plus faux et les plus éloquents, n'a aucun effet sur le malfaiteur
-digne de ce nom. La justice est pour lui une vieille maîtresse,
-(assez dure, comme celles qui s'offrent à la sixième page des
-journaux,)--et ses serviteurs sont de vieux poteaux, y compris le
-poteau d'exécution. Il y a, de coupable à mouchard, magistrat et
-exécuteur des hautes œuvres, une familiarité, fort excusable en
-somme, car la chose se passe côté cour: la majesté de la justice,
-comme toutes les majestés, ne peut exister que pour l'extérieur.
-
-En apercevant les uniformes sombres des gardiens de la paix,
-Rocaroc se dit (comme tous ses pareils en présence des képis aux
-armes de la ville).
-
---Je suis _fait_.
-
-Il ajouta:
-
---Heureusement que ce n'est pas consommé. Bah! Ça n'en vaut ni
-plus ni moins. L'affaire est dans le sac. Et moi, dans le siau. Et
-pourvu qu'il n'y ait que ça!
-
-Il dévisagea le vieil affolé:
-
---Il lui manque un rien, du sang!
-
-Sa pire humiliation était de se sentir le rouge au front, aux
-yeux, une face couleur brique pilée et marbrée.
-
---Il n'y a pas! Je ne finis pas en beauté! C'est embêtant.
-
---Ah! disait quelqu'un! vous savez déjà! vous savez! Monsieur le
-Directeur!
-
---Oui, je sais! je sais! Si je sais! essaya-t-il de persifler.
-Pour sûr! Sa voix tremblait, trop haute.
-
-C'était encore du rut désappointé.
-
-Pourtant feu B. de la C. s'étonnait de n'être pas encore empoigné
-et d'être appelé _Monsieur le Directeur_.
-
-Mais la _rousse_ est si rosse!
-
---Monsieur le Directeur, je suis innocent! pleura le vieux.
-
-Un
-
---Moi aussi!
-
-professionnel tintait aux oreilles du directeur, mais ça n'alla
-pas à ses lèvres gercées. Il attendit le choc.
-
---Ah! si vous savez! continuait un important personnage, je
-comprends, nous comprenons trop votre émotion. Mais remettez-vous!
-ce n'est rien, n'est-ce pas? Monsieur le Directeur! rien!... pour
-vous!
-
-Rocaroc tomba sur un fauteuil. Le mieux était d'arguer sa fatigue
-et de parer son calme las d'une résignation à toute épreuve.
-
---Je suis innocent! repleurait le vieux, innocent! innocent!
-
-Feu B. de La C. tomba d'accord avec lui-même qu'il ne s'agissait
-pas de la même affaire et considéra l'homme de plus près.
-
-Il fut repris d'un nouveau frisson.
-
-Le vieillard avait la figure de la jeune fille qu'il venait de
-violenter--ou presque et, en même temps, ce visage de vieillard
-se relevait, se redressait, se déridait, dans son souvenir, et
-ressuscitait une autre face plus pâle, si possible, aux poils plus
-noirs, sans larmes et plus ensanglantée...
-
---Nom de Dieu! jura-t-il, intérieurement.
-
-Ça ne le soulagea pas. L'œil convulsé, il cria, pour tout le monde:
-
---Sacré nom de Dieu de nom de Dieu de bon Dieu!
-
-Le tonnerre n'eût pas fait plus d'impression sur le malheureux
-être qui sanglotait.
-
-Il fit un pas.
-
-On le retint.
-
-Il clama:
-
---Je suis innocent. J'ai été volé. J'ai été entôlé--en plein
-air... Endormi, avec je ne sais quoi! J'ai été retrouvé avec ma
-sacoche vidée, mon bicorne emporté, ma cravate arrachée, mais je
-suis un honnête homme, peut-être! Ce n'est pas la première fois
-que j'ai été assassiné! Ancien gendarme, médaillé militaire!
-La victime de la rue Le Regrattier, il y a douze ans! Célèbre!
-Victime encore! Et c'est moi qu'on arrête! Ah! ah! Dites, vous,
-Monsieur le Directeur, que je suis innocent, dites-le, foutre!
-
-Les assistants avaient laissé aller le discours, en n'imaginant
-point qu'ils en ouïraient la fin. Chacun attendait, du voisin,
-un coup de sagesse et d'autorité qui eût cloué cette canaille de
-radoteur.
-
-Le radoteur frappa par la rudesse de son chagrin, par la naïveté
-de sa conviction, par la fatalité simple et sans phrases,
-rugueuse--et triste comme lui--qui jaillissait de ses sanglots.
-
-Une sorte d'émotion paralysa la meute.
-
-Rocaroc eut le mot:
-
---Combien?
-
---Quarante mille en or, Monsieur le Directeur, l'encaisse, au
-complet! Nous sommes jour d'échéance! et le soir!
-
-Feu B. de La C. eut un sourire sur les papiers de son bureau: sous
-sa lettre à Capucino, le rapport de Lili Bélier s'endormait:
-
---Monsieur le caissier principal, il y a ici sept cent mille
-francs, encaisse or. A votre disposition, dès demain. Mais il est
-l'heure de la fermeture des bureaux. Bonsoir, Messieurs. Vous
-excuserez un peu d'émotion et de fatigue. Messieurs les gardiens
-de la paix, je ne vous requiers pas. Laissez-moi avec ce brave
-homme. Et asseyez-vous, mon ami: vous n'avez plus de jambes!
-
-... Les gens s'étaient retirés, lentement, en proie à une
-admiration mêlée de regret. Une disparition d'argent sans
-arrestation, c'est comme de l'argent perdu, personnellement, pour
-toujours: ça chiffonne; on aurait mieux ainsi avoir laissé cet
-argent-là quelque part!
-
-Feu B. de La C. demeurait en tête à tête avec le garçon de
-recettes.
-
---N'est-ce pas? répétait celui-ci, n'est-ce pas? je suis innocent!
-
---Et moi? dit alors d'un ton sépulcral Rocaroc, suis-je innocent?
-
-Pesamment, effroyablement, le regard du vieux se leva du parquet,
-grimpa le long des traits du banquier, s'agriffa aux yeux durs,
-puis ce fut un corps usé qui se dressa électriquement et qui pensa
-s'abîmer dans la porte...
-
---Vous! vous! hoquetait le rescapé! Encore vous!
-
---J'ai déjà entendu ce mot, songeait l'ancien forçat. Où donc? Eh!
-parbleu! c'était le récit de la mort du conseiller Chéry...
-
---Vous! répétait l'autre! Vous! l'homme de la rue Le Regrattier!
-
---Cette fois, reprit Rocaroc, très calme, vous direz encore que
-c'est moi!
-
-Il vivait la minute la plus tragique et la plus pleine de son
-existence. Il pardonnait à son ennemi! L'ennemi qui l'avait
-déshonoré! L'ennemi qu'il avait assassiné! L'ennemi qui l'avait
-ridiculisé! Il ne voyait plus le domestique âgé et minable,
-apeuré, qui rentrait dans le mur: il retombait au plus bas de la
-Cité, dans ce cabinet de la rue Le Regrattier qu'il avait voué au
-crime et qui lui avait semblé le lieu géométrique de l'assassinat.
-Il se retrouvait, acculé par des dettes de jeu, et des dettes plus
-sales, au plus sale guet-apens, attendant, sans argent et armé,
-ce même homme qui était là, et qui devait, en ces temps reculés,
-passer très tard, à la fin de sa tournée...
-
-Et ce vieillard en pleurs aujourd'hui s'était défendu, l'avait
-étourdi, n'étant qu'à moitié mort et pas évanoui du tout lui-même,
-avait crié, ameuté...
-
-Et c'était cette souricière de rue sinistre, sans murs, sans
-allée, avec un petit parapet de chaque côté, une Seine effroyable
-et menue de décembre, et le Dépôt, à deux pas... Il n'y avait qu'à
-traverser!...
-
---Vous direz encore que c'est moi, Bélier! répéta-t-il, plus dur.
-
-L'autre, dans son coin, ne bronchait pas, ne comprenait pas: il
-tremblait...
-
-Alors, une seconde, Rocaroc trembla, lui aussi. Le nom de
-l'homme lui était remonté comme ça, automatiquement, de ce sacré
-acte d'accusation qu'on a chevillé à son corps de condamné,
-des dépositions qui se phonographient à votre cerveau et à
-votre cœur, pour les varier, du réquisitoire et de toutes les
-ignobles machines préalables d'instruction, confrontations,
-procès-verbaux...
-
---Bélier! Bélier! hurlait le directeur, intérieurement. On ne sait
-pas le nom de famille de ses garçons de bureau, de ses garçons de
-recette, de ses filles et de ses garçons, à soi! On ne voit jamais
-ses encaisseurs. Et l'on a chez soi du Shakespeare ou du D'Ennery
-sans le savoir! Mais je ne suis pas en train de blaguer.
-
---Vous direz encore que c'est moi! proféra-t-il plus bas. Mais
-je vous pardonne, ajouta-t-il très vite, un peu honteux, et au
-hasard, il conclut, fiévreux: Vous avez une fille.
-
---Je ne dis rien, murmura le pauvre homme, rien du tout. Je
-ne vous connais pas. J'ai eu mal dans le temps, j'ai très mal
-aujourd'hui, plus mal, j'ai mal deux fois. Et j'ai une fille, oui.
-Sans ça, je serais mort.
-
---Vous avez une fille, bredouilla Rocaroc. Elle a su votre...
-accident, la première... La voix du sang... Elle m'a convaincu.
-
---Ma fille! ma fille! où est ma fille? criait le garçon de
-recettes.
-
---La voici! dit le banquier, en ouvrant la petite porte, l'œil
-absent.
-
-... Quand, dans une occurrence pathétique, deux êtres chers
-s'accrochent au cou l'un de l'autre, on a le temps de se
-retourner. Cependant ce baiser donné au plus tendre des pères
-surprit et peina le directeur de l'A. M. I.
-
---Pourquoi lui et pas moi? se demanda-t-il, en dehors de toute loi
-familiale et morale...
-
-Il ne se sentait même pas de trop, en ce tableau intime. Pour un
-peu, il aurait proféré un--Ne vous gênez pas!
-
-Il laissa à la sensibilité la durée qu'il jugeait suffisante et,
-le plus simplement du monde:
-
---Et moi, vous m'oubliez! fit-il.
-
-Le regard de la jeune fille fut une conjonction d'éclairs: toutes
-les horreurs s'y peignaient, si clairement!--pour éclater et
-jaillir en reproche, en mépris, en orgueil douloureux que, pour
-la première fois peut-être, Rocaroc connut à plein et en relief
-intérieur, le dégoût de soi, la honte, le remords...
-
-Sa peine lui creusa les traits et lui mit, même, je ne sais quelle
-buée devant les yeux. Il comprenait! Il se rappelait!
-
---Vous! vous! lui! reprenait M. Bélier, de sa voix de joujou brisé.
-
-Juliette-Elisabeth, entre ses effusions, regarda un instant la
-face décomposée de son ci-devant agresseur et, d'une moue:
-
---Ne l'accable point, papa: ce n'est pas un méchant garçon!
-
-La foudre, tombant aux pieds de l'ancien forçat, et se changeant
-en gouttes de rosée, n'eût pas eu plus d'effet sur son âme
-lointaine.
-
---Ce n'est pas un méchant garçon!
-
-Cette phrase insignifiante chantait dans son cœur, en mineur et
-à la volée cependant que, sur un geste du vieux Bélier, elle
-refleurissait sur les lèvres de la fille aux yeux baissés et
-mi-clos:
-
---Ce n'est pas un méchant garçon!
-
-Le visage de Juliette-Elisabeth, son visage fermé et mort
-reflétait une complicité résignée et aimante à la fois, une
-servitude consentie, la moitié du martyre, la moitié de l'extase,
-un mysticisme d'esclavage, une communion dans la douleur née--ou à
-naître.
-
-Stupide de la sérénité subite, feu B. de La C. nouait des phrases
-peu écoutées:
-
---Oui, oui, on a reconnu mon innocence... La preuve, c'est que je
-suis ici, c'est qu'on m'a donné une grosse indemnité, que, pour
-éviter un tas d'ennuis au gouvernement, on m'a autorisé à changer
-de nom, provisoirement et pour toujours, si je veux...
-
---C'est dommage! dit doucement la jeune fille: j'aurais voulu que
-nos enfants s'appelassent Bicorne de la Cellambrie.
-
-Les yeux se rencontrèrent: ce n'était que détresse, consentement,
-délice funeste, fatalité sans épouvante.
-
-Chacun de ces êtres avait toute sa misère au corps, aux mains, en
-sueur, au front, jusque dans son souffle.
-
-Lentement, très lentement, le garçon de recettes se tourna vers
-son patron, fit mine de lever les paupières et parla:
-
---Monsieur, je ne vous reconnais pas, je ne vous connais pas. Je
-suis innocent. Ça, je le sais, c'est tout ce que je sais... La
-petite...
-
---C'est mon désir, clama violemment Rocaroc--violemment mais entre
-haut et bas,--c'est mon désir qu'elle a exprimé et je...
-
---Par grâce, patron! reprit le vieillard! par grâce! pas un mot!...
-
-Le soir tombait, un de ces soirs d'été, gras, courts et paresseux,
-qui savent ne pouvoir pas durer et qui s'en donnent leur saoul,
-bourrés de chaleur et de fatigue. De ces trois personnages, pas un
-ne songeait à faire de la lumière: tous voulaient rester dans leur
-nuit à eux, dans sa nuit à soi, quitte à avoir une aube commune
-et claire d'espoirs inconnus. Leur angoisse, leur souvenir,
-l'obscurité, tout tourna à une tendresse sourde, aveugle, et
-lourde, à une fraternité au cœur secret de l'existence affreuse,
-de ses luttes, de sa déchéance sans fond. Ces adversaires
-irréductibles ne se mesuraient plus; ne se menaçaient plus: ils
-se fondaient dans une ténèbre grise, dans une paix prometteuse de
-néant.
-
-Tout à coup, un petit bruit fendit à peine le silence: la jeune
-fille fondait en larmes.
-
-Alors les trois spectres se collèrent un peu plus l'un à l'autre:
-les deux hommes pleuraient, pleuraient, pleuraient--comme des
-hommes...
-
-
-
-
-CHAPITRE XII
-
-UN LIVRE QUI FINIT BIEN
-
-
- _Rocaroc à Capucino._
-
- Mon cher Directeur,
-
-Comme c'est bête! Je retrouve, sur ma table, la lettre que je
-devais vous envoyer, il y a huit jours, et un gabarit que je ne
-vous enverrai pas, parce qu'il n'a plus aucun intérêt. Les lignes
-qui suivent n'en ont guère plus mais c'est un _post-scriptum_
-aimable et qui vous manquerait.
-
-Car je crois qu'il lèvera vos derniers scrupules et qu'il vous
-ramènera près de nous.
-
-Je dis _nous_ car je me range, je me marie. J'épouse... mais
-vous l'avez deviné, n'est-ce pas? j'épouse la fille de la
-pseudo-victime d'un certain B. de La C. que nous avons connu et
-qui, je le sais de fraîche date, était absolument innocent--et
-l'est encore, au reste. Mariage d'amour. C'est, matériellement,
-quelque chose dans le goût du _Cid_ et si vous avez, parmi vos
-pensionnaires, une sorte de Corneille... Mais nous ne vous
-demandons que de nous joindre au plus tôt. Ma fiancée est
-charmante, intelligente, résolue, d'une sensibilité ardente et
-réfléchie, guerrière--et sœur de charité. J'espère cependant
-qu'elle me donnera des enfants--pas trop--dont vous serez le
-parrain, en partie. Le premier est retenu--vous m'excuserez--par
-mon cousin, mon ex-cousin, le ministre. Vous m'excuserez d'autant
-plus qu'il l'adoptera, cet enfant, pour qu'il y ait encore
-d'authentiques Bicorne de La Cellambrie. Orgueil de famille. Mais
-il y en aura encore: orgueil d'homme jeune encore.
-
-Je ne vous ferai pas le détail des émotions qui m'ont assailli ces
-jours-ci: vous êtes encore fonctionnaire: on peut décacheter vos
-lettres. Mais on va se revoir bientôt et ne plus se quitter: vous
-en entendrez de drôles et de pires--à en crever.
-
-J'aurais peut-être dû attendre votre retour: vous étiez mon
-témoin-né. Mais la nature ne me permet pas de patience. Lorsque,
-à trente-quatre ans, on a laissé parler la nature plus que le
-sentiment... je n'insiste pas... depuis douze ans... Passons!
-
-Ajouterai-je que les commentaires les plus flatteurs ont entouré
-mon portrait, en médaillon, dans tous les journaux de Paris, de
-la province et de l'étranger? On m'a prêté de l'héroïsme, de la
-grandeur d'âme, du tolstoïsme parce que j'épousais la fille d'un
-de mes garçons de recettes qui s'était laissé entôler!
-
-Il est vrai que j'ai été bon avec ce nouveau parent et cet ancien
-serviteur mais, hélas! je ne pourrai le garder auprès de moi,
-auprès de nous: il a l'esprit qui travaille, qui travaille mal.
-
-Il battra la campagne aux champs: je viens de lui acheter une
-brave petite propriété dans l'Ardèche, avec deux domestiques sûrs,
-anciens gardiens de Charenton: il sera très très heureux.
-
-J'oubliais de vous dire que, en raison des nouvelles charges qui
-m'incombent, du fait de mon mariage, je vais m'occuper du meurtre
-des usuriers par les fils de famille, agents, rabatteurs--et
-inversement: c'est modeste mais, je l'espère, assez rémunérateur.
-
-Mais ne parlons plus affaires.
-
-Ce matin, très tôt, pour chasser certaines vapeurs, je me suis
-fait mener dans des quartiers perdus. J'ai quitté mon auto devant
-le monument de Barye. J'ai pris, à pied, la rue Saint-Louis
-en l'Ile, j'ai à peine regardé la rue Le Regrattier, j'ai vu
-avec peine que c'était mal tenu et j'ai continué ma route de
-bourgeois. Le soleil commençait à peine à vouloir se faire
-méchant. Des bateaux paresseux s'étendaient sur une Seine à
-griselis alanguis. J'allais toujours. Je passai sur une placette
-où, pour faire oublier l'Hôtel-Dieu tout proche, on vendait des
-fleurs; en pots, en gerbes, en terreau, à vous éblouir, à vous
-empoisonner. Je me courbai sous une espèce de souricière en
-bois--et, soudain, je me trouvai devant la Conciergerie, oui la
-Conciergerie! les Tours pointues (car elles sont trois). Je fermai
-les yeux et les rouvris. Je regardai. Les grilles des fenêtres
-ne gardaient que des lettres égayées de timbres clairs; un chat
-noir et blanc se lissait entre deux barreaux: il n'y avait ni
-gardes ni prisonniers: de la paix, du sommeil. Je jurai, du fond
-de mon âme, (mais d'une âme riante), que ce local ne me reverrait
-pas et je regardai en face: j'eus un cri de joie. En raison des
-travaux du Métro, le pont, la chaussée, le trottoir même de la
-prison n'étaient que roses, anémones, œillets, pivoines, une flore
-inouïe, discrètement odorante, d'un éclat, d'une douceur, d'une
-sérénité à mourir de douceur: je n'hésitai pas, j'achetai tout,
-tout: c'était la rançon de mes cachots, de mes ténèbres de cœur
-et d'âme, c'était l'avenir en bourgeons, en fleurs, c'était de la
-béatitude laborieuse et parfumée, c'était du soleil pris au jeune
-soleil qui se mirait dans ces feuilles et ces corolles et qui se
-faisait beau pour elles...
-
-Et, quand, dans ma hâte de mettre le soleil, les fleurs, l'avenir
-et mon âme apaisée aux pieds de ma grave fiancée, je regagnai le
-Paris des honnêtes gens, par le Pont-Neuf, je m'aperçus, à une
-nuance de son geste d'accueil et de son sourire, que le bon roi
-Henri et moi, nous étions une paire d'amis.
-
- _31 juillet._
-
- ROCAROC.
-
-
-THE END
-
-
-
-
-TABLE
-
-
- DÉDICACE.
-
- I. Un livre qui commence bien 9
-
- II. Une proposition moins inacceptable qu'inattendue 79
-
- III. Paris! 95
-
- IV. Le dernier endroit où l'on cause 125
-
- V. Une crémaillère de pendables et de pendus 147
-
- VI. Une circulaire 161
-
- VII. Au rapport 167
-
- VIII. Chez Machin's et ailleurs 183
-
- IX. La séance continue 203
-
- IX. (_Annexe._) Louis-Napoléon Solsequin 219
-
- X. Penthésilée 245
-
- XI. Justice immanente 261
-
- XII. Un livre qui finit bien 277
-
-
-1641.--Imp. KAPP, 20, rue de Condé, Paris.
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's Le forçat honoraire, by Ernest La Jeunesse
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FORÇAT HONORAIRE ***
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-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
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-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
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+The Project Gutenberg EBook of Le forçat honoraire, by Ernest La Jeunesse + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org/license + + +Title: Le forçat honoraire + roman immoral + +Author: Ernest La Jeunesse + +Release Date: September 8, 2018 [EBook #57866] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FORÇAT HONORAIRE *** + + + + +Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by The Internet Archive/Canadian Libraries) + + + + + + +_Le Forçat honoraire_ + + + + +_DU MÊME AUTEUR_ + + + Les Nuits, les Ennuis et les Ames de nos plus notoires Contemporains. + + L'Imitation de notre Maître Napoléon. + + L'Holocauste, roman. + + L'Inimitable, roman. + + Demi-Volupté, roman. + + Sérénissime, roman. + + L'Huis-clos malgré lui, un acte. + + Cinq ans chez les Sauvages. + + Le Boulevard, roman. + + +_Pour paraître prochainement_: + + Le Fossé de Bethléem. + + Les Ruines, quatre actes. + + L'Épée au fourreau, roman militaire. + + La Dynastie, quatre actes. + + Le Misanthrope à la terrasse, trois actes en vers. + + Oraisons funèbres et autres, sonnets. + + Servedieu, roman. + + Rocaroc, homme politique, roman. + + Mémoires du comte X... + + Napoléon intégral. + + +_Published 24 Aug. 1907._ + +_Privilege of copyright in the United States reserved under the +Act approved Aug. 1907, by Ernest La Jeunesse._ + + + + + ERNEST LA JEUNESSE + + _Le Forçat + honoraire_ + + ROMAN IMMORAL + + PARIS + + J. BOSC ET Cie, ÉDITEURS + + 38, CHAUSSÉE D'ANTIN, 38 + + 1907 + + _Tous droits réservés_ + + + + +IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE DOUZE EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE, TOUS +NUMÉROTÉS + + + + +DÉDICACE + + +_En vous offrant, mon cher Henri Prost, ce_ roman immoral, _je +crois faire mieux que remplir un devoir de cœur et consacrer une +fraternité de pensée, d'aspiration et d'espoir: je crois accomplir +un devoir--sans plus. Je ne prétends point vous prémunir contre +les aigrefins, meurtriers ou escrocs: vous les connaissez mieux +que moi, quelle que soit ma science expérimentée. Et vous êtes si +loin...!_ + +_Mais vous représentez la_ Société, _en mieux, avec de la culture, +de la bonté et de la délicatesse_. + +_Cette_ Société, _depuis quelques années, se donne du bon temps. +Après s'être passionnée pour le_ monde,--son _monde_!--_traduit +par Paul Bourget, en jargon, et par Georges Ohnet à la barre de +la petite bourgeoisie, elle s'était laissé mener un instant, en +barque, au soleil de minuit par MM. Ibsen et Björnson, avait suivi +M. d'Annunzio dans des carrières d'étoiles et des ciels de marbre, +et mordu un tantinet au bois de la vraie croix, trempé par M. +Sienkiewicz dans les glaces et le sang de la défunte Pologne. Puis +elle revint--ladite Société--à son vomissement, à son ambition: +j'ai nommé le crime, dol, viol, vol, à ces histoires de brigands +qui berçaient de cauchemars pittoresques son lit infini d'enfance. +... Toutefois, dame! elle avait grandi et vieilli, la Société!_ + +_Quand on est petit, on tire au sort: ceux qui sortent les +premiers, dans la_ botte, _comme on dit à l'École polytechnique, +ne veulent pas de la botte (défunte, hélas!) du gendarme. On +joue_ au voleur: _il s'agit d'être voleur--au choix. Les perdants +sont agents de la Force et du Droit: d'ailleurs n'est-ce pas +logique? M. de La Palisse, qui fut précoce, l'aurait déclaré dès +ses plus jeunes ans: «Les voleurs ont le pas sur les sergents de +ville puisque ceux-là sont sur les talons de ceux-ci--quand ils y +sont._» + +_Quand ils y sont! Parole grande et sage! Quand ils y sont!_ + +_Mais tu as engraissé, vieille Société: tu ne veux plus courir +et, tout de même, tu as un vague reflet, un trouble relent de +ta canaillerie native et de la soif d'aventures de tes dix ans: +tu veux, pour bien te réjouir et te frapper, de beaux récits +bien sanglants, bien mystérieux, te repaître de la chair et de +l'esprit des scélérats les plus terribles, pénétrer dans les +cavernes et les laboratoires d'enfer--à la condition de savoir +un policier--pardon! un détective!--plus fort que les plus +forts assassins, toujours invisible, toujours armé, nourri de +Taine et de Gaboriau et venant à son heure (l'heure du crime a +changé depuis M. de Florian) mettre la main au collet du coquin +triomphant ou plutôt le faire crever, tué par ses machinations +mêmes!_ + +_Ouf! tu respires, Société! Et dire que tu as été sur le +point de tourner mal, toi aussi, à la lecture, et de verser +dans le forfait--histoire de faire fortune et d'avoir du +génie. Heureusement, les canailles sont démasquées et punies! +Heureusement, tu as dans ton camp_--«le Camp des bourgeois»--_des +auxiliaires de premier plan, des âmes tapies dans des ombres +agissantes, des détectives demi-dieux_. + +_Où sont-ils?_ + +_Oui, oui, estimable Société, les méchants finissent toujours +mal. Stendhal, pleurnichant et souriant à la fois, a fait, par +blague, guillotiner Julien Sorel; Eugène Sue a empoisonné Rodin; +le vicomte Ponson du Terrail a tué, ressuscité et retué Rocambole, +en sanglotant; Raffles meurt en héros pour sa patrie anglaise, +au Transvaal; Arsène Lupin... Mais je dois avouer, à ma honte et +à mon ami Maurice Leblanc que je ne connais pas Arsène Lupin: je +n'ai pas reçu le volume._ + +_Mais tout cela, Société, c'est de la littérature. Je reviens à +ma question, à la question: où sont tes mouchards--grâce! tes +détectives!--surhommes et si humains, devins et farce, commis +voyageurs en filatures, tes soutiens, enfin, les colonnes de ton +temple? Où sont-ils? Nomme-les!_ + +_Permets-moi de te répondre. Ce sont des troupes, des élites, +des_ crackes _«sur le papier», ce sont des bonshommes en papier, +ce sont des «chiures d'encre». Interroge ta mémoire: cherche le +nom d'un_ limier _de vitrail! Tu trouveras de braves et héroïques +sous-brigadiers assassinés, des victimes du devoir authentiques, +des inspecteurs principaux qui, deci delà, ont su arracher +prestement les boutons de culotte d'un prisonnier difficile à +garder, des commissaires-adjoints qui eurent une chance sur cent, +des chefs de la Sûreté qui ont signé des Mémoires. Il y a ce +forçat traître, vantard, escroc, sous-maître chanteur de Vidocq. +Il y a ce Joseph Prudhomme de Canler qui, accompagnant au pied de +l'échafaud un brave jeune homme jaloux qui aurait été acquitté +aujourd'hui avec des larmes, (il n'avait tué que sa maîtresse) +dit à ce brave jeune homme qui lui demande de l'embrasser (c'est +Canler qui l'a fait avouer)_: + +--_Pas ici, malheureux!_ + +_et qui lui fait serment de l'embrasser, sans tête, dans un monde +meilleur!_ + +_C'est l'inépuisable M. Claude qui dépèce Troppmann en dix tomes, +c'est M. Macé qui... qui... Mais je ne veux pas prolonger une +énumération sans gloire._ + +_Société, je ne veux pas te rassurer, je veux t'éclairer. Tu n'es +pas défendue et tu ne te défends pas. Tu t'endors sur des contes +bourgeoisants et subtils,--et c'est si doux de dormir!_ + + Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude, + +_mais la fraude emplit tous les journaux,--et ce n'est qu'une +fraude bien déterminée. Je ne prétends pas, Société, à l'honneur +de t'avoir mis en garde; je ne te dois rien. Je tiens seulement à +faire pour toi ce que fit pour son siècle cet ivrogne de Nicolas +Machiavel lorsqu'il lui donna son_ Prince. _Les époques n'ont que +les_ Prince _et les Machiavel qu'elles méritent. Ce n'est pas +ma faute si j'ai publié, il y a dix ans passés, l'_Imitation de +Notre Maître Napoléon _et si, aujourd'hui, je passe la plume à +un forçat, un authentique forçat assassin et pis, qui, au reste, +n'est pas des plus intelligents: tu n'avais qu'à m'écouter et à +me suivre, Société, quand je te prêchais l'héroïsme et la beauté. +Je déclare, d'ailleurs, que je décline toute complicité dans les +forfaits qui suivent et leur narration enjouée et cynique. «Je +rends au public ce qu'il m'a prêté» sol à sol, déchet par déchet._ + +_J'ai conscience d'avoir écrit un livre vrai, qui n'est pas de +moi;_ + +_mais de toi--et à toi, Société._ + +_Si, d'aventure, tu es trop effrayée, va chercher--chez les +libraires--tes flics et tes gendarmes de cabinet. Ou dis-toi que +moi, aussi, je fais de la littérature._ + +_Et maintenant, mon cher Henri Prost, revenons aux doux émules des +héros de Plutarque, ces hommes du tribunal révolutionnaire qui +avaient le courage de couper le cou de Lavoisier parce que cet +homme de génie s'était bassement permis d'être fermier-général--et +cette bonne bête de Fouquier-Tinville qui, dans son rêve d'assurer +le bien-être à tous, avait fauché des têtes comme des épis, et +qui, sur l'échafaud, voulait encore donner du pain au pauvre +monde..._ + + 4 Août 1907. + + + + +_Le Forçat honoraire_ + + + + +CHAPITRE PREMIER + +UN LIVRE QUI COMMENCE BIEN. + + + _Cayenne, le 24 octobre 190..._ + +Ce pauvre Chéry n'a vraiment pas de chance. On l'a guillotiné ce +matin. + +Mes malheurs ne me permettent point de me poser en adversaire +irréductible de la peine de mort: je l'ai encourue, sinon méritée, +et je connais, par expérience, le vent frais du couperet dans la +torride horreur d'un cauchemar cloîtré. + +D'autre part, au bagne, nous manquons de distractions: une +exécution capitale, même et surtout dans la posture où nous y +assistons, genou en terre et sous la menace du feu de la chiourme, +c'est un spectacle et une émotion. + +On sent profondément ce que vaut la vie--et c'est quelque chose. + +Pourtant je n'ai pu me défendre d'un frisson et d'un gros regret +qui ressemblait à du chagrin. + +C'est que le nº 67486 (Paul-Irénée-Amable Chéry) était, en toute +conscience, un _numéro_. Je ne l'ai pas connu en liberté et +j'imagine mal son personnage en barbe, cheveux, splendeur et +habits bourgeois. Lorsqu'il fut reçu à notre cercle, la faux +pénitentiaire--_vulgô_ tondeuse et rasoir--la faux pénitentiaire, +donc, avait fait son œuvre et, sous une livrée d'emprunt qu'on +ne songeait pas à lui réclamer, trop à son aise dans des sabots +criards, il avait cet air un peu hébété de se voir là (et on +ne se voit qu'au miroir de son âme) qu'on prend au vestiaire +des pénitenciers. Sa seule élégance tenait à une chaîne un peu +bruyante et à un bracelet large,--à son pied. Cet ex-citoyen +avait eu des affaires d'honneur avec ses gardiens et, d'emblée, +montait aux cellules. C'est ainsi que nous pûmes causer. Je ne +veux pas me rappeler la peccadille qui me livrait aux rigueurs +disciplinaires: je suis un condamné sérieux, important, si j'ose +dire, et je rougis d'avoir pu occasionner quelque scandale sur +ce qu'on est convenu d'appeler un chantier. Mettons tout sur le +compte de l'ivresse. Quoi qu'il en soit, j'étais là, j'étais en +train d'être paré _pour le bal_ ou, si vous le préférez, d'être +ferré lorsque, plutôt poussé que guidé, imperturbable cependant +et dédaigneusement hilare, Chéry s'offrit, de trois quarts, à nos +yeux. Du coup, nous nous reconnûmes. Nous ne nous étions jamais +vus, mais nous étions du même monde, de la même espèce et nous +eussions fait deux copains, pour employer l'horrible argot de la +Capitale, si la fatalité n'avait pas voulu nous réduire à l'état +de frères. Le règlement obligeait le nº 67486 à rendre les chaînes +dont il était dépositaire au département de la Marine, moyennant +quoi l'administration pénitentiaire consentait à lui offrir +d'autres chaînes, identiques (à la vérité) mais dûment matriculées +à ses armes, chiffre et marques particulières. La méticulosité +de nos bourreaux nous permit de nous observer et même d'échanger +des clignements de paupières qui répondaient, non sans éloquence +et avec quelque distinction, à des interrogations tacites. Nous +nous lisions sur la face l'un de l'autre et, dans nos rides et +ravines précoces, nous retrouvions des souvenirs communs et rares: +diplômes, voluptés, dégoûts et tentations; nous déchiffrions, aux +plis de nos lèvres et aux brides de nos yeux les étapes de nos +chutes, de nos cynismes, la valeur de notre résignation et de +notre repentir, cependant que la rapide et courte flamme de notre +regard nous rassurait l'un l'autre sur notre intelligence et notre +énergie... + +Pourquoi faut-il que tout cela soit du passé et la matière d'un +éloge funèbre? Allons! on ne sait pas ce qu'on peut devenir et se +rappeler, c'est rêver, en mieux! Rêvons... Rappelons-nous... + +Je me retrouve dans mon cachot, déjà attendri, amolli par la +température suffocante. Je songe aux _in-pace_ de jadis, sous +terre, très loin... Il devait y faire frais... Une cellule, au +cinquième étage, sans air, sans lumière, ça ressemble à une +chambre de bonne. Heureusement pour le pittoresque, il y a la +chaîne, mais on ne la voit pas: on la sent qui pèse, qui gratte, +qui grelotte dans la chaleur. Cette obscurité absolue... admettons +qu'elle nous apporte la bonne nuit. Imaginons que nous dormons +simplement, franchement, mais quoi? on ne peut être seul nulle +part, même ici! Des coups, méthodiquement espacés, se font +percevoir à la cloison. C'est,--on ne l'ignore pas,--la manière +de converser en prison, la seule ou à peu près. Encore une brute, +une crapule qui a besoin de faire la causette! Ne comptez pas sur +moi mon cher! Écoutons, après tout, puisqu'il n'y a pas moyen de +faire autrement. Un, deux, trois... onze, douze... vingt-trois... +Tiens! tiens! c'est plus intéressant: je ne méritais pas cette +aubaine. Mon voisin d'appartement se fait connaître, reconnaître, +se nomme. Nous avons été ensemble, il y a un instant, à la peine, +à l'honneur. Il me gourmande de ne l'avoir pas entendu monter et +_boucler_ derrière moi. Serais-je égoïste ou seulement de ces gens +légers et impulsifs qui appartiennent tout entiers à leurs propres +petits déboires? + +Il continue son discours, son monologue. Décidément, il sait +fort bien parler, du bout des doigts--et il a les doigts très +robustes. On croirait qu'ils entrent dans la pierre et je défie +les gardiens d'entendre: c'est du beau travail. + +Résumons ses confidences, en en supprimant, faute de place, nombre +de détails d'humour, d'ironie et de charme mélancolique (j'ai peu +de papier à moi, dans ce bureau de la chiourme). + +Fils d'un conseiller référendaire à la Cour des Comptes, Paul +Chéry avait puisé dès le berceau, dans l'exemple, les propos +et la contemplation de M. Sosthène-Napoléon-Ludovic Chéry (du +Petit-Quevilly), son père, le goût ardent de la fainéantise et +le pire dédain de l'humanité. Sous-admissible à Saint-Cyr, il +négligea de se présenter aux examens oraux du premier degré +parce que, avant d'arriver au manège de l'École militaire où +l'attendaient ses examinateurs, il fit la découverte d'un nid de +maisons hospitalières, dans un passage de l'avenue La Bourdonnais, +et que, soit terreur de la colère familiale, soit insouciance et +recherche du plaisir facile, il ne sortit d'une de ces maisons +que pour entrer dans une autre et ainsi, si j'ose dire, de suite, +un peu client qui ne paie point, un peu garçon qui ne se fait +pas payer, partout nourri, partout content et méritant, d'un +suffrage unanime, chaleureux et jaloux, le nom qu'il tient de ses +parents assez respectueux d'eux-mêmes pour oublier de cueillir +les mêmes justifications d'armoiries--et ces tristes lauriers! +Ces parents, d'ailleurs, perdent la trace de Paul-Amable. Il ne +la vont point chercher dans les établissements louches, bars +de nuit et autres bouchons de Grenelle, Javel, Montrouge et +Montparnasse. Ils n'auront jamais l'orgueil d'apprendre qu'il a +illustré leur patronyme sous la forme de _Le Chéri de Gambetta_ +pour huit coups de couteau qu'il a échangés dans l'avenue de +ce nom contre trois coups mortels de revolver. Mais, un jour, +mon malheureux ami, désœuvré et attendant trop longuement une +délicieuse maîtresse vendue et emballée, notre malheureux ami, +donc, a l'idée d'ouvrir le journal _Le Journal_. Un mot jaillit +des lèvres de Chéry, mot dont je laisse, avec l'histoire, la +responsabilité au maréchal de camp vicomte Cambronne. Chéry vient +de lire le récit de l'exécution, à Laghouat, de son frère aîné +Camille-Antonin-Louis-Silvère Chéry, fusilier à la 11e compagnie +de discipline. + +Mais ici je laisse la parole à Paul Chéry. + +Quand je dis la parole, j'exagère et je crains que son récit ne +paraisse froid et banal. + +Qu'on se rappelle qu'il fut non tambouriné mais creusé lettre à +lettre--et combien d'efforts pour chaque lettre!--dans un mur +de cachot, que je le compris péniblement, atrocement, scandé +d'un double frisson de nos chaînes de fer et qu'il se grava +profondément en moi, à la manière noire. + +La dernière fois que j'avais vu mon frère, il était maréchal des +logis aux houzards, très vain de son galon, de son uniforme, de +sa moustache de vingt ans et demi, de tout, quoi! Il se destinait, +d'office, aux plus hauts emplois militaires, galopait, en pensée, +à travers les écoles, les exploits et les grades, s'accordait, +d'avance, des blessures avantageuses, au choix et des citations +à l'ordre de l'armée--comme s'il en pleuvait des canons!--Et, +immédiatement, le mot que j'avais étouffé en apprenant sa fin, +me remonta, si j'ose dire, aux lèvres,--pieusement. C'est que +c'était son _mot_, à lui, ce qu'on eût appelé son _cri_, aux temps +lointains de l'héraldique. Il le prononçait à tout bout de champ, +avec une mâle, juvénile et martiale fierté qui me frappa fortement +mais qui m'expliqua sans retard son malheur et sa chute. Il avait +employé ce mot à contre-sens. De fait, une enquête rapide--nous +autres, dans la pègre, on a vite tous les éléments d'information +sous la main, car le monde est petit et il y a peu d'_hommes_--me +convainquit de ma douloureuse perspicacité. Une première +explosion à l'adresse d'un gradé sans importance, une autre, plus +rebondissante, une troisième, en jet et en cataracte, avaient +mené mon malheureux frère de la prison à Biribi, en passant par +la cassation. Il avait emporté en Afrique son mot avec lui, et, +de silo en crapaudine, de tombeau en tourniquet, savamment agacé +et conduit à illustrer l'interjection de coups de poing et d'un +«coup-lancé» de fusil à baïonnette, il venait de compliquer son +cas, déjà désespéré, en inondant de cet inépuisable mot les +membres du conseil de guerre et jusques à son avocat qui plaidait +la monomanie et l'irresponsabilité... Je fus irrité, non de son +trépas qui avait été héroïque et décent, (à part l'affectation +de répéter son mot à tout venant et de le remâcher jusqu'au coup +de grâce), mais de l'attitude un peu trop romaine que mon père +s'était permise à cette occasion. + +Le bon vieillard avait insisté pour faire fusiller son fils! +On lui tressa, dans une certaine presse, des couronnes à peine +mortuaires. On reproduisait sa lettre au Président de la +République: «_En vous suppliant, Monsieur le Président, de laisser +la justice suivre son cours régulier, je crois faire mon devoir +de père et de magistrat. La trop juste condamnation qui frappe un +fils dégénéré ne saurait m'atteindre: la honte ne remonte pas. +J'ai la dernière satisfaction de savoir que celui qui porte encore +mon nom n'attend pas le châtiment d'une faute contre l'honneur. +Mais le crime contre la discipline est inexpiable et tout le sang +des miens ne le laverait point. Je regrette que ma femme soit +morte: elle se joindrait à moi, dans cette démarche raisonnée, +pour réclamer un supplice qui nous vengera de l'injure faite à +notre caractère et à notre exemple._» + +Tu dois être étonné de m'entendre me souvenir de ce fatras: j'ai +mes raisons pour ça. _Primo_, je ne pus le digérer, ensuite, tu +vas voir... + +... Si ces mots que j'écris sous l'empire de la plus vive horreur +et du pire chagrin avaient des prétentions à la publicité, je me +permettrais ici, soit digression, soit parenthèse, une longue +pause, pour indiquer que ce jour-là, notre entretien n'alla point +plus en avant. + +On se fait[1], de l'autre côté de la geôle, des idées fausses +sur le silence du bagne. Il est aussi rigoureux que son nom +l'indique,--au moins de nuit. Rien, dans l'opaque ténèbre du +cachot, ne nous avertit de la tombée du soir que le bruit plus +lourd et plus angoissant des mots cognés lettre à lettre--et à +combien de coups par lettre!--contre les parois de nos niches. +On entend crier les verrous. On a peur des gardiens qui n'aiment +pas à se déranger pour rien. L'insomnie déroule ses cauchemars. +Le passé, le présent, l'impossible avenir prennent des figures +de bêtes monstrueuses et enchaînées--comme nous. Nos estomacs +ressemblent à nos consciences, en admettant que ça existe. Tout +ce qui est bas et mauvais grouille autour de notre accablement +et nous n'avons même pas le courage de lever nos fers contre les +spectres intimes. C'est en cellule, vraiment, que j'ai pesé la +vanité du crime et que j'ai senti, quoique nous en ayons, que nous +ne valions pas mieux que les saints et les martyrs vertueux,--en +fait de force de résistance, bien entendu. On a, sur le mauvais +pavé qui nous sert de couche, des endolorissements d'enfant, la +persuasion qu'on est ferré à tout jamais, que l'évasion est un +rêve--et l'on ne peut pas rêver--et que la dernière étoile du ciel +absent s'est étalée, pour n'en plus bouger, sur l'uniforme de la +chiourme... + +[Note 1: _On_, c'est M. Jacques Dhur (1907).] + +Je laissai donc dormir, jusqu'à l'aube lointaine, les rouges +confidences de l'infortuné Chéry. Je ne suis pas d'humeur à +rechercher, maintenant qu'il dort son dernier sommeil, si mon +nouveau compagnon me donna des nouvelles de sa nuit et de son +repos. Nous nous occupons peu, à vrai dire, du temps qui fuit et +qui fuit si lentement! Nos souvenirs sont plus agréables, plus +riches. Ça meuble. + +--Tu comprends, continua le nº 67486, que l'attitude de mon père +lui concilia les faveurs des pouvoirs publics et les fleurs les +plus rares de la publicité. On burina ses traits sur le zinc des +journaux quotidiens, cependant que son ministre l'élevait au +grade de commandeur de l'ordre national de la Légion d'honneur. +De l'instant où j'appris ce dernier outrage à la mémoire de +mon frère, je pris la résolution formelle d'étrangler l'auteur +démissionnaire de nos jours à l'aide de sa cravate neuve. «La +honte ne remonte pas!» Rien qu'à me rappeler cette phrase!...... + +«Mais, pardon, interrompit-il, je ne vous connais pas: je vous +étonne et vous scandalise peut-être. Pour quelle cause êtes-vous +ici? + +--Tentative d'assassinat avec préméditation et guet-apens, +répondis-je doucement, faux et usage de faux en écriture de +commerce, mais c'est un malheureux concours de circonstances... + +--Bien! poursuivit Chéry: je puis te raconter la chose. Tu ne te +révolteras pas. Ma sentence était entachée de colère. Si j'avais +raisonné largement, je n'aurais pas condamné un magistrat, +ambitieux et vieilli, avec toute la rigueur et toute la morale +naturelle et logique du réfractaire que j'étais. Je me serais +repris peut-être si une futile coïncidence n'avait précipité +notre destinée. D'un cambriolage dans la banlieue, des amis à +moi avaient rapporté, entre autres objets, une vieille croix +de commandeur avec son ruban et son agrafe. Ils me l'avaient +donnée, sans cérémonie, un peu parce que le bibelot m'amusait, +un peu parce qu'il était de mauvaise défaite. Cette cravate +s'associa naturellement dans mon esprit au souvenir pressant +du col paternel. Je m'en amusai les doigts toute la journée, en +regrettant de n'avoir pas autre chose sous la main. Je ressassais +mes anciennes années et les instants, un à un, qui piquaient droit +dans ma mémoire. C'était une chanson monotone et précise qui me +criait la sécheresse de cœur, l'étroitesse d'esprit, l'égoïsme +hypocrite et poli du juge dont, à son insu, j'examinais le +pourvoi. Peu à peu, je discernai des scélératesses éclatantes dont +je n'avais pas pris souci et je ne fus plus capable d'imaginer +la société dans son horreur foncière qu'à travers l'image +représentative de M. Chéry du Petit-Quevilly. Celui-là, je le +tenais. J'avais charge d'âme. + +... Et, au seuil de la nuit, lorsque je me dirigeai vers une +maison--que je connaissais bien--de la rue de l'Université, +j'avais la conviction d'aller faire--simplement--un pâle exemple +et une timide manifestation. + +Il y avait de la lumière. + +Je fus ravi, par avance, de ne pas trop effrayer le bon vieillard +et de lui épargner un réveil en musique. Mon nom, jeté au +concierge, le laissa dans son lit. Je montai, sans ascenseur, +longtemps, parce que le conseiller se contentait, austèrement, +d'un luxueux cinquième étage, comme un saint. Une pauvre petite +fausse clef ouvrit miraculeusement la porte de l'appartement. + +Une minute après, j'étais en face de mon client. J'avais +traversé l'antichambre à pas étouffés, par habitude et, +professionnellement, tourné le bouton _en douce_. J'arrivai +donc en gentil mystère et ne m'étonnai qu'à moitié de l'effroi +surhumain qui se peignit, se grava, se convulsionna sur et dans +le visage de l'individu en question lorsqu'il m'aperçut, pâle et +grave. + +--Toi! toi! râla-t-il!--et quand je dis _râler_!... + +C'était un beuglement sourd et blanc, un hurlement vide, un +sifflement de serpent-fantôme, une sueur crachée et crissante... + +--Toi! toi! reprit-il. Encore toi! Mais, ce soir, tu n'es pas en +tenue! + +Je suis d'attaque, mais je te jure que je n'y coupai point +d'un léger frisson. Je comprenais! Monsieur était sujet à des +hallucinations, à des cauchemars! Mon frère mort _revenait_! Je ne +crois ni aux apparitions, ni aux remords, mais ce n'est pas une +raison pour en dégoûter les autres, et cette hantise me vengeait +un peu de la lettre du personnage! D'autre part, il y avait +toujours eu une extrême ressemblance entre mon frère et moi, côté +de notre mère (heureusement), et, depuis le temps que le citoyen +ne nous avait vus, l'un et l'autre, il avait pu brouiller dans +son indifférence, d'abord, dans sa haine et sa terreur, ensuite, +les traits soi-disant adorés de sa triste progéniture. Je sentis +un indéfinissable dépit en me demandant--si vite!--pourquoi +le fusillé ne m'apparaissait pas à moi qui l'avais aimé et ne +sortait du ciel ou du néant que pour troubler de sa présence +les nuits d'un peu intéressant _gentleman_. J'eus même--et j'en +rougis--la tentation d'abandonner mon père à sa torture méritée +et perpétuelle, plus aigre que la mort. Mais la plainte de cet +étrange veilleur me fatigua. Il répétait: + +--Toi! toi! Encore toi! + +Comme s'il n'avait jamais eu autre chose à dire et m'infligeait +le dégoût de l'oiseau de proie et l'ennui du perroquet. Enfin, il +abolit ma patience en présentant les signes les plus évidents de +l'aliénation mentale. + +--Toi! reprit-il encore! On ne sait donc plus arquebuser en +France! En Algérie, même! Je vais écrire au ministre de la Guerre! + +Je fus humilié, pour l'honneur de la famille, de cette aberration +et de cette déchéance. + +--Monsieur, prononçai-je aimablement, non sans travestir un peu le +timbre de ma voix, je ne suis pas ce que vous croyez. Je fais la +part du surmenage, mais la vérité... + +--Ce n'est pas toi! ce n'est pas toi! hoqueta la loque, mais alors +pourquoi lui ressembles-tu? Et qui es-tu? Qui es-tu?... + +J'observai que, dans son délire, il commençait à recouvrer +vaguement de la raison et je ne sais quel ironique espoir. + +--Pourquoi me tutoyez-vous? fis-je. Il me semble--et j'étais +sincère--que je ne vous suis de rien, Monsieur! Vous lisiez, à +cette heure! Permettez que je voie! Oh! oh! les _Vies parallèles_ +de Plutarque. Eh! eh! vous êtes sur le vieux Brutus! Vous dérogez, +Monsieur le conseiller! Plutarque, un juge de paix! Brutus! un +consul! Mais vous n'avez encore condamné qu'un seul de vos fils, +citoyen! Ne vous en reste-t-il pas un autre? Sacrifiez-le, que +diable! avant de continuer! + +Il me regarda anxieusement, réfléchit, s'essuya le front et dit: + +--Monsieur, puisque Monsieur il y a, comment êtes-vous entré ici? + +Il s'arrêta, puis, d'un ton chantant et oriental: + +--Ah! tu lui ressembles trop! Tu te moques! Tu es lui! Tu es +_eux_! Lui! tous les deux! Ne ris pas comme ça! Misérable! Ton +père!... + +Il fallait brusquer le dénouement. Le vieux commençait à devenir +affreusement fou! Dieu me pardonne: il voyait clair! Je le +considérai encore un instant: sa face congestionnée me lança, pour +ainsi parler, au cœur une quantité de petits points sanguinolents +que je reconnus: c'étaient les mille traces des petits et des gros +baisers d'enfants que nous lui avions imprimées, mon frère et +moi--on est si bête quand on est jeune!--des morsures de papillons +de tendresse, de reconnaissance, d'affection!... + +Le monstre! C'est de lui que nous étions nés! Ou plutôt, il nous +avait vomis--comme il venait de nous vomir encore! + +--Monsieur, grinçai-je, je viens de la part de celui dont vous +parlez si légèrement, M. le ministre de la Guerre lui-même. + +--Que me veut-il? gémit mon père. Je ne le connais pas, lui! + +--Vous en parliez, respectable vieillard. Il vous envoie un +souvenir, un de ces souvenirs qu'on n'oublie pas, monsieur! + +Devina-t-il? C'était le moment, à en croire la légende, où l'on +prévoit, pour pas longtemps... Il se dressa, se recula, blémit, +hurla: + +--Non! non! je ne puis pas! Je ne veux pas! je ne veux pas!... + +--Il faut vouloir! dis-je doucement. Ce n'est rien, d'ailleurs. +Une toute petite attention: le prix du sang, couleur de sang: la +cravate de commandeur de l'ordre national de la Légion d'honneur! + +Le cri du type fut épatant! + +Il fallait qu'il eût rêvé, qu'il eût vu, en songe, la scène qui +se passait. Je ne pouvais plus hésiter: on ne ment pas à un +cauchemar, au cauchemar d'un autre, si proche, hélas! Je dois +avouer, au reste, qu'une force inconnue me jeta sur mes pieds, en +avant--sur l'homme. + +--Permettez-moi, hoquetai-je, de vous passer au cou, au cou... + +Je ne continuai pas. Il se débattait, griffait dans le vide, au +risque de m'atteindre, sans me chercher. J'attachai la boucle par +derrière, puis, le maintenant d'une main, de l'autre, je pris le +couteau à papier sur la table... Le temps de le faire glisser dans +le ruban, de le tourner dedans, vertigineusement... + +... Je ne saurai jamais comment la fenêtre fut ouverte, comment +j'ouvris la boucle de la cravate, comment je lâchai le paquet, +suffoqué. Je me rappelle seulement avoir hurlé--et encore, ce +n'était pas ma voix, à moi: + +--Ah! ah! la honte ne remonte pas! Descends, alors! Descends!... + +... Lorsque je fus dehors, moi-même, le petit tas d'esquilles, +de fractures et de sang que j'avais fait de mon père était assez +entouré: le hasard avait rassemblé deux agents, trois valets de +chambre en vadrouille et des passants de hasard. Si je n'avais +pas ricané, j'aurais pu jouir honnêtement de l'ultime agonie de +mon inexcusable victime. Mais un morceau de doigt se dressa vers +moi, une ombre de soupir égrena le «Toi! toi!» que je connaissais +déjà. On m'arrêta, au petit bonheur. Mes liens de parenté avec +le défunt, la cravate rouge qu'on retrouva sur moi et dont on +découvrit des traces et une érosion sur le cadavre, mon récent +passé--il paraît que j'étais le monsieur le plus recherché de +Paris, côté police--me firent maintenir sous mandat de dépôt. Je +ne cherchai pas à nier. Je racontai ce qu'on appela mon crime, +dans tous ses détails. + +On m'accusa d'outrance. Je réclamai la mort de si bon cœur qu'on +ne me l'accorda pas. + +J'étais, après tout, un parricide de bonne famille et, soit que le +jury s'apitoyât sur mon frère, soit qu'il se révoltât du stoïcisme +payé du papa, la justice de mon pays ne m'octroya que vingt ans de +travaux forcés. + +--Tu sais, lui dis-je, que c'est le même prix. A partir de huit +ans, on ne revient plus, mon pauvre vieux. + +Les coups frappés par Chéry devinrent, pour ainsi dire, aériens: + +--Revenir? Où ça? Et d'où? D'ici, peut-être? + +--Dame! fis-je. Avec ton caractère, tu ne t'amuseras pas ici. + +--Mon vieux, grava-t-il, j'ai une fiancée, la Mort. Je l'ai déjà +prêtée à un autre, après qu'elle se fût donnée à mon frère. Il +faut que je la retrouve, à tout prix, et pour de bon. Je n'ai pas +la prétention de la confisquer: sois tranquille! Tu l'auras, toi +aussi, à ton tour! Mais moi, j'ai droit à un joli choix. Elle fait +la coquette avec moi. Si elle veut que j'y mette le prix, elle ne +sera pas volée. On guillotine toujours en cet endroit, j'espère? + +L'ironie des mots frappés est plus profonde que celle des mots +entendus: il faut la deviner, deviner les intentions, tout deviner +dans ce langage secret, muet, monotone, lent et grave comme les +siècles,--les siècles qu'il dure. + +--On guillotine rarement. Il n'y a pas presse. Pas de bourreau +titulaire. Si tu viens pour ça, tu n'as pas de chance! + +J'essayais de plaisanter, de mauvais cœur. Je bafouillais, je veux +dire que mon doigt tremblait un peu et se blessait au mur. + +--Pourquoi blagues-tu, me gronda Chéry, d'un poing dur. As-tu peur +pour moi? Tiens! je ne te parlerai plus: tu es un lâche! + +On a son honneur, même au bagne et, surtout, en cellule de +correction. N'est-ce pas un souci, un besoin, une façon de se +rattacher au monde et à la vie? + +Je n'adressai plus le moindre mot, par gestes, à mon altier +compagnon et tâchai à dormir le sommeil du juste ou du justicié. +Je ne me flatterai pas d'y avoir réussi. On a peur du chaud qui +est atroce, du feu qui est possible, de tous les assassinats qu'on +a commis soi-même ou qui ont été commis autour de vous. Je passai +des heures à me chanter en moi-même et pour moi seul des _scies_ +grotesques qui me dégoûtaient à Paris et qui, là, m'apportaient je +ne sais quel parfum du boulevard et ce brave goût de la boue et de +pis qu'on subit autour de l'Opéra et qui garde de l'émotion, de +la distinction et de la peine. Je me pelotonnai, je m'accroupis +sur mes souvenirs de femmes, en tas. De temps en temps, dans +mes contractions, un bruit de fers troublés me rappelait que je +n'avais plus ni compagne, ni lit, ni même de nom--et que ce +n'était pas fini. L'éternité des peines n'est sensible qu'au cours +des condamnations à perpétuité. L'inhumanité des hommes prépare à +la cruauté de Dieu--s'il en reste. Bref, je m'ennuyai. + +Je ne revis et n'entendis le nommé Chéry que lorsque tous deux, +pour parler le style noble, nous laissâmes tomber nos chaînes. +Tandis qu'on rasait, pour le châtiment de nos erreurs, ce que +la captivité avait laissé pousser de poil sur nos lèvres, nos +crânes et nos joues, il me considéra, de biais, avec un intérêt +sans horreur. Le mélancolique hasard de notre punition-sœur +l'avait induit à me choisir comme ami dans cette foule où rien +ne l'attachait que ses liens. Il murmura, sous la couche maigre +de savon gris qui ne moussait point: «Au fond, tu n'es peut-être +pas lâche. Ta gueule ne me répugne pas trop. Topons là. Comment +t'appelles-tu? + +--Louis-Symphorien-Laurent Bicorne de La Cellambrie. + +Je m'attendais à l'effet que mon nom patronymique de Bicorne ne +manqua jamais d'obtenir sur les mauvais plaisants, juges et jurés +qui l'entendirent, en des circonstances assez graves pour moi. +Chéry ne sourcilla pas. Peut-être était-il un peu tenu de près par +le rasoir qui, à en juger par celui qui me mordait, ne devait pas +valoir grand'chose. Après un silence, mon camarade profita d'un +bâillement du gardien: + +--Ce n'est pas un nom, chuchota-t-il, c'est un prospectus +héraldique. Mais je m'en fous. Je te présente mes excuses pour mes +paroles de l'autre soir. Tu sais, je suis toujours énervé quand je +pense à ma crapule de père. + +--Il n'y a pas d'offense, mon vieux. On sera amis. Voilà. + +Les forçats officieux qui nous faisaient la barbe nous laissèrent +un peu converser. Nous fûmes gênés de cette complaisance qui +reposait sur des suppositions aussi inacceptées qu'inavouables. +La promiscuité des lieux de répression m'a toujours soulevé le +cœur, sans plus, et le sourire tendre de nos merlans en bonnet +me rendait amères les paroles d'un gentleman de ma caste, de mon +éducation et de ma mentalité qui me venait, en frère, par le plus +long. J'essayai sans résultat de détourner Chéry de ses idées de +suicide. Ces idées étaient sanglantes: il voulait s'en aller à +deux. Il me demandait même ce qu'il pourrait tuer, de préférence. + +--Je ne sais pas, répondis-je vivement, je ne connais personne ici. + +--Tu n'es pas un homme pratique, gouailla-t-il. Tu rêves, sans +doute, Symphorien? Il faut toujours savoir où on est, qui vous +garde et même qui vous gêne, mon enfant. Moi, je suis Normand--et +j'ai l'œil. + +Cette volonté implacable pesait sur moi et me fascinait. De +l'instant où nous fûmes bouclés dans la même équipe, je ne +consentis plus à vivre. + +C'était le temps où le soleil, tout droit et se consumant +lui-même, ne laisse que son ombre d'or et sa fumée rouge à +la terre, aux arbres, aux lianes et à la brousse. Un respect +superstitieux pour la nature, la matière et le mystère de la +création, ensemble, vous courbe mieux que le bâton de la chiourme, +et vous rive à votre labeur pour ne rien regarder, pour ne pas +penser, pour n'être rien que de la sueur dans de la lumière. On ne +sait pas ce que l'on fait. On défriche. De ci, de là, un serpent +est coupé, avec des brindilles, sans qu'on bronche. Le bras, +le sabre d'abatis se lèvent, retombent. On ne fume pas. On est +fatigué. + +Il y a là, pour cinquante condamnés armés, quatre gardiens, à peu +près, sans armes, la pipe au bec, et qui ne nous regardent même +pas, qui sourient aux oiseaux invisibles, aux guenons--ou à leurs +maîtresses. On ne songe pas à massacrer ces brutes. On continue. +On défriche. + +On ne sent pas les appels de liberté qui sifflent dans le +feuillage, on a les paupières figées et mortes, et, quand on est +trop las, au cœur d'un paysage de féerie, on convoite le cachot +puant où l'on sera enterré le soir. + +Chéry se signala tout de suite, par son intelligente activité. +Il était dans la forêt comme chez lui. Prévenant pour les +surveillants, déférent pour les détenus contre-maîtres, obséquieux +envers les mouchards de la troupe, il ne tarda pas à passer pour +un _mouton_ ou une _bourrique_ aux yeux des moins prévenus. +Lorsque la malveillance susurra ces mots aux oreilles nonchalantes +de mon ami, il eut un bon rire: + +--Que c'est drôle! ce qui est une _vache_ à Paris devient ici +_bourrique_, _mouton_, quoi encore? Question de latitude! Tout de +même, mon cher Symphorien, c'est humiliant. + +--Que médites-tu? Tu es trop calme, trop gentil, j'ai peur. + +--Mon maître, René Descartes, n'a-t-il pas conseillé dans +sa _morale provisoire_--et n'est-ce pas? avait-il raison! +morale provisoire! qu'y a-t-il de plus provisoire que la +morale?--n'avait-il pas ordonné de se plier aux mœurs et habitudes +des peuples où l'on est, pour le moment, appelé à vivre ou à +crever? Je ne cite pas le texte exact. Je n'ai pas le livre sous +la main. Je me forge une âme de forçat pour m'amuser. Ça durera ce +que ça durera. Et puis, j'ai mon idée. + +--Je la connais, trop ton idée! J'en ai soupé! + +--Mange! répondit Chéry tout doucement. Et il ajouta: + +--Est-ce que tu t'amuses? Ça vaut-il la peine--c'est bien à nous +d'en parler--de traîner la jambe n'importe où? Tiens! nous avons +pour voisins des gens qui ont accompli, soi-disant, des actes +extraordinaires pour la société. Ils n'en sont ni plus fiers ni +plus drôles. Une bande de coquins pourrait divertir ou toucher. +Nous sommes à pleurer. Les gardiens ne sont pas assez méchants. +Tout me dégoûte. + +Le zèle du sympathique parricide trouva sa prompte récompense. +Lorsque j'écris ce mot «récompense», je ne l'écris que pour +l'Europe. Je note, tout de suite, qu'il fut désigné pour occuper +dans les bureaux un emploi de son grade. Ces places sont fort +peu recherchées. L'avantage d'être assis dans un fauteuil ou, +au pis aller, sur une chaise paillée, le droit à une ration +supplémentaire et à quelque vinasse, la tolérance de la cigarette, +voire de la pipe, une liberté plus que relative, la possibilité +même de faire du bien autour de soi, rien ne prévaut sur une +sourde et atroce répugnance à tenir la plume, la règle et le +grattoir. Cette horreur physique est compréhensible pour les +anciens notaires, instituteurs, avoués, caissiers, huissiers et +graveurs, que des inculpations de faux et détournements (par +salariés) incorporent dans nos glabres rangs. Le souvenir de leur +splendeur, ou, simplement, de leur besogne, leur fait détester +les instruments qui auraient pu être ceux (_sic_) de leur gloire +ou de leur opulence: le désir de se réhabiliter pour eux-mêmes, +pour eux tout seuls, leur fait très naturellement préférer le +pic, la pioche, la truelle et le sabre d'abatis. Leur existence +antérieure est abolie; on leur fait faire l'apprentissage, sous +d'autres cieux, d'un autre métier; terrassiers ou mineurs, +ils sont tout neufs: c'est une façon d'être innocents. En +outre, l'administration elle-même n'aime pas s'encombrer de +professionnels trop avisés. + +Mais qu'un homme instruit refuse un labeur presque intellectuel +et de caractère moins avilissant, en apparence, qu'une tâche +d'esclave et d'esclave battu, c'en est assez--ou je me trompe +fort--pour étonner un individu sans casier judiciaire. C'est +qu'il n'a pas épuisé la coupe des vanités. Aligner des chiffres +et des noms quand on n'a plus de nom, et que, pour soi, les +chiffres, tous les chiffres, sont un numéro--et son numéro à +soi--, enregistrer des signalements qui vous ressemblent tous, des +arrêts et des condamnations qui vous retombent à chaque fois sur +les épaules et multiplient à l'infini les années sans fin de votre +infamie et de votre géhenne, retrouver sous sa mauvaise plume des +lettres et des mots qu'on a tracés dans des minutes d'exaltation, +de fièvre et de désir, compter le prix de ce qu'on avale,--je ne +dis pas ce qu'on mange--savoir qu'on coûte moins cher qu'un rat +et que les économies sont nécessaires et qu'on sera plus mal +nourri, numéroter les matraques et les rotins, les revolvers, les +bois de justice, les barres de justice, les serrures en double, +les doubles boucles, les verrous et les judas de rechange, copier +les actes de décès et calligraphier, pour les autorités, «En +réponse à votre honorée», quand on n'a plus d'honneur, c'est à +avaler le contenu de nos encriers s'ils n'étaient pas rivés aux +tables--comme nous. + +J'avais partagé le sort de Chéry. On nous amenait tous les matins +à cinq heures, dans une pièce rectangulaire et mal éclairée, où +nous travaillions sous les ordres d'un artilleur colonial de +deuxième classe et d'un élève-gendarme en pied. Je dois avouer que +ces deux militaires nous obéissaient aveuglément, séduits, comme +tout le monde, par l'autorité sans phrases de mon fatal compagnon. +Le calcul de Chéry était, au reste, de s'affirmer indispensable. +Excellent comptable dès le premier jour, il fut, quarante-huit +heures plus tard, la comptabilité même. Il balaya, lava, frotta +le bureau avec rage et non sans triomphe: cet humble labeur qui, +pour tous les transportés condamnés aux écritures, ressemble à +un repos et une récréation, empruntait chez lui les couleurs +de la frénésie, et j'étais seul à frémir de sa vigueur, de sa +force, de l'admirable et conscient emportement dont il brûlait et +entretenait sa patience. + +Un mercredi, le directeur du pénitencier se risqua dans nos murs. +Il entra, sans trop d'escorte, et fut très poli: + +--Messieurs! dit-il, et il salua, à la ronde. + +Jamais Chéry n'avait été plus ployé sur ses chiffres. + +--Vous pourriez répondre, dit le directeur, lorsqu'on vous dit +bonjour. + +Très lentement, mon ami leva la tête, et, sans saluer: + +--D'abord, dit-il, vous ne m'avez pas dit bonjour. Vous avez dit: +Messieurs. Il n'y a pas de Messieurs. Il y a deux hommes, dont un +apprenti-gendarme et deux numéros. Est-ce que le 67486 peut vous +présenter ses devoirs? + +Déjà les deux soldats se précipitaient sur l'insolent. Le +directeur les arrêta du geste, et, souriant à peine, prononça: + +--Monsieur Paul Chéry, j'ai beaucoup connu votre famille. Vous +êtes aigri: ça se comprend. Je n'irai pas jusqu'à prétendre que +je remplacerai pour vous feu Monsieur votre père: je déplore +vos procédés. Mais je ne vous en veux pas de votre sortie: vous +conservez du caractère ici: c'est rare. Continuez à travailler, je +ne vous demande rien de plus. Restez assis. + +--Ah! vous avez connu ma famille! rugit l'autre. Eh bien! ça +m'étonne de vous voir ici, de l'autre côté! Vous deviez être à ma +place! Un ami de ma famille, c'est un bandit! + +Le fonctionnaire jeta sur son interlocuteur un regard très tendre +et très triste. Il découvrit son front chauve d'un casque voilé de +crêpe, tira nerveusement sa moustache noire et sa barbiche grise, +puis il ferma les yeux un long instant et ne les rouvrit qu'après +les avoir couverts d'une main rêveuse. Enfin, il parla: + +--Chéry, je ne vous punis pas aujourd'hui. Venez demain chez moi. +On vous amènera à deux heures. Nous causerons. + +--Je ne viendrai, hurla mon camarade, qu'avec celui-là (il me +désignait d'un doigt épileptique). Nous serons deux! + +--Nous serons même trois, corrigea le directeur: vous me +permettrez bien d'être là, puisque j'ai à parler, moi aussi... + +--Ce cochon-là, hurla Chéry lorsque le directeur eut disparu +discrètement, ce cochon-là a dû être l'amant de ma mère! + +Les militaires, frappés des égards qui nous avaient été prodigués, +ne troublaient pas notre dramatique entretien. + +--L'amant de ta mère! l'amant de ta mère! Tu vas loin! + +--Et toi? ta mère n'a pas eu d'amants? Pas un seul? Alors, +comment, pourquoi es-tu au bagne? Le vice, le crime, ça ne +s'improvise pas! Il y a une suite! + +--Ma mère est morte en couches, de moi, dis-je d'une voix +sottement altérée. + +--Ça ne m'étonne pas! triompha l'énergumène. Maintenant écoute! + +Il s'arrêta un instant, et s'adressa aux deux soldats: + +--Mes enfants, vous ne nous gênez pas mais vous pouvez disposer. +Je ne connais pas ce patelin-ci, mais les troubades, ça aime à +se balader n'importe où. Amusez-vous. Si vous rencontrez des +chiourmes, envoyez-les nous pour nous rentrer. Nous ne nous +sauverons pas d'ici-là! + +Les scribes en uniforme ne demandèrent pas leur reste. Chéry avait +véritablement sur tous une diabolique autorité. + +--Il y a au moins cinq minutes que je t'ai dit d'écouter, +reprit-il, et tu écoutes encore. C'est bien. On fera quelque chose +de toi! Voici. Depuis que j'ai vu ce directeur de malheur, je ne +suis plus tranquille. Je me le rappelle. C'était un sale avocat +d'affaires, un nommé Capucino. Il ne sortait pas de chez nous. +Alors, tu comprends, si c'était mon père à moi et le père de mon +pauvre frère, j'aurais tué l'autre pour rien, pour sa lettre et, +nom de Dieu de nom de Dieu! ça ne vaudrait pas le coup! + +--Mais si! mais si! Cette lettre, c'est un crime, mon ami! + +--Un crime, Symphorien, à condition que le sieur Chéry du +Petit-Quevilly fût notre père. Autrement, c'est une vengeance--et +une vengeance est toujours légitime. J'aurai la peau du Directeur. +Il m'a fait assassiner un autre à sa place, il mérite deux fois la +mort. C'est pour cela qu'il faut le tuer deux fois au moins. Donc +tu m'aideras. + +--Moi? Tu as compté sur moi pour...? Ah! mon vieux! + +--Ne fais pas l'enfant. Je n'ai pas compté sur toi. Tu ne comptes +pas. Je t'embauche parce que tu es là. Tu as versé le sang jadis, +un peu, très peu. Ça ne fait rien. Tu dois le tien. Tu aimes mieux +le bagne? Non, n'est-ce pas? je te mépriserais trop. Nous avons la +guillotine sur nous. Tu n'as pas peur? Tu ne peux pas avoir peur! +Il y a un bonhomme de la Révolution qui a affirmé que c'était une +chiquenaude sur le cou! Pas même! Je la sens. Ne crie pas. C'est, +tu sais, _le casque_, ce qu'on éprouve quand on a la gueule de +bois; on est un peu étourdi, un peu étranglé, on ne bouge plus. +Ici, on bouge encore moins et l'on est débarrassé de la tête. Que +te faut-il de plus? + +Cette façon de présenter les choses était captieuse et forte. +Pour un camarade à peu près possible--et impossible--combien +d'abjects néants, de brutes dégénérées, sans compter les gardiens, +les humiliations et la ronde dévorante des souvenirs et autres +appétits! Des garçons de ferme âpres, incendiaires et voleurs, des +mendiants d'escalade et d'effraction, des souteneurs à virole, +des scribes de grattage et de virements, des imbéciles encore +hébétés d'avoir tué sans savoir pourquoi et des sentimentaux qui +ne sont là que pour n'avoir même pas eu le talent d'exprimer leur +sentiment, c'est une boue noire et rouge qui grisonne comme tout +le monde, sans blanchir. Le vrai châtiment, c'est le dégoût sans +fièvre, la honte qui s'ennuie. En écoutant Chéry, j'éprouvai une +sorte de spleen, si j'ose dire, un spleen de cul de basse-fosse, +ignoble et mou. + +--Répondras-tu? reprit le forcené. Ou plutôt, tiens! regarde! + +Un bruit sec... Un éclair... Une flamme livide, pointue... Un +couteau! + +Du coup, je fus debout, la bouche ouverte. Je n'étais qu'un +cri--étouffé. + +Ce couteau!... + +Un couteau vous fait autant de bien à voir au bagne qu'une belle +bouée de sauvetage en pleine mer, dans l'eau. C'est le fruit +défendu, c'est l'outil, c'est la liberté, c'est l'âme même. On se +sent vivre puisqu'on peut tuer et se tuer. Mais ce couteau-là! Je +ne le reconnaissais pas, je lui appartenais. C'était mon couteau, +à moi, mon crime, ma peine, mon existence! Il ne brillait pas, il +me brûlait. + +--Oh! fis-je d'un ton de reproche puéril, on l'a nettoyé! Il est +lavé! + +Relation de cause à effet! Retrouver, comme au premier jour un +_lingue_ catalan, Ruben Matteño, Barcelona, tout frais, repassé, +pis que neuf, sans tache quand, la dernière fois qu'on l'a vu, il +était mangé de sang, de sale sang mauvaisement et mal conservé, +pour vous nuire, sur la table des pièces à conviction, être trop +sûr qu'on doit tous ses malheurs à cette tache de sang--qui +n'existe plus--et qu'on existe encore, aboli, retranché du nombre +des vivants, ne soufflant plus que pour soupirer et que l'arme est +là, pure, innocente, blanche comme une fiancée, argentée comme une +vraie pièce de cent sous, ça donne envie de recommencer, rien que +pour croire qu'on n'est pas forçat et qu'on a beaucoup à faire +pour le devenir. C'est un joujou qui vient de France. Et comment +peut-il en arriver? + +--Ce couteau, ce couteau... d'où le tiens-tu? + +--C'est une bien sale arme, en effet. Trop d'arête, trop de +pointe. Trop lourd. Et ces clous en étoiles jaunes sur le fond +rouge! C'est d'un bourgeois! Enfin, il faut se servir d'une arme! + +Il ajouta: + +--Je parle pour toi, bien entendu. Parce que moi, tu sais, j'ai +mes mains. + +Et il rit, d'un rire trop gros. + +--Ne compte pas sur moi, dis-je. Je ne veux pas de ce couteau. + +--Tiens! tu as la voix rauque. Je ne t'ai pourtant pas encore +étranglé, toi. Mais vois-tu, si tu veux trahir!... + +--Je ne veux pas te vendre. J'irai avec toi. Au besoin, +j'étranglerai, moi aussi. Je me moque d'être guillotiné. Mais +c'est physique. Ce n'est pas du remords. Ce couteau, c'est mon +couteau à moi, le couteau qui..., le couteau que... + +--Zut! éclata Chéry (j'atténue), vraiment elle est bonne! +Plains-toi donc! On a fait suivre l'instrument de travail de +Monsieur! Et ta victime, ce pauvre garçon de recettes? + +J'éprouvai à ce moment un des plus singuliers sentiments du monde. +J'étais à la veille du crime, du dernier crime, celui dont on ne +peut pas revenir, inutile, imbécile, odieux, inique, la perle du +suicide et du suicide involontaire. Eh bien! j'eus l'impression +profonde, animale que je _n'y passerais pas_, que non seulement +ma tête ne tomberait pas, de ce coup-là, mais que mon existence +recommencerait, libre et large... + +Libre? oui! Je ne cherche pas à mentir. J'ai su mentir, j'ai dû +mentir. J'ai donné des preuves de cynisme, j'ai même _bluffé_ +plus d'une fois, en dehors du jeu. Mais je jure sur ma vie qui ne +m'est un peu précieuse que parce que, tant de fois! elle ne tint à +rien, pas même à un fil de corde, de filin ou de cordelette, que +j'eus alors l'intuition que c'est au crime du lendemain que je +devrais mon avenir--et un véritable avenir. Chéry, en me jetant +à la tête ma condamnation et son objet, ce garçon de recette +falot, me donnait du même mot mes lettres de grâce, d'absolution, +d'abolition. + +C'était l'amnistie. Parler, au bagne, d'un crime, c'est l'effacer, +c'est remettre son auteur en possession de son état civil et +moral, à l'orée de son infamie ou du prétexte de son infamie. + +--Je marcherai, dis-je. Ne me rappelle pas cet imbécile. J'ai +toutes les raisons de l'oublier et de croire que je suis ici par +hasard. + +--C'est une opinion, remarqua Chéry. Moi, tu sais, tant qu'on ne +parlera pas d'erreur, même d'erreur judiciaire... + +Passons sur la nuit qui suivit cette conversation et ces +préparatifs. Les pires cauchemars... Mais pourquoi déranger les +cauchemars? Le pire cauchemar, c'est dormir quand il _faudrait_ +avoir des cauchemars, dormir effroyablement, lourdement, +sourdement, simplement, pour avoir à se réveiller, éberlué, à se +demander: «Où suis-je? Qu'ai-je à faire aujourd'hui?» et à se +rappeler qu'on est au bagne et qu'on a à tuer ou à laisser tuer le +directeur du bagne. + +La matinée fut admirable. M. Capucino nous avait désignés pour +être portés malades, d'office. Je l'étais. Nos frais de toilette +n'étaient pas grands. On se passe de l'eau sur la figure, avec +les mains, des mains toujours sales, par devoir. On est rasé +complètement, par mesure de rigueur, mais peu ou prou, avec des +poils durs qui vous entrent dans la paume des mains. Bref, on ne +serait pas reçu dans le moindre bureau de placement. Mais c'est +bien bon pour un directeur qui, en outre, est habitué à ces sortes +de figures, son œuvre, par ailleurs, sa raison d'être et son +gagne-pain. + +Je n'aime pas le meurtre pour lui-même. Il a sa beauté. C'est +une façon pour l'homme de ressembler à Dieu, s'il y croit, ou à +la Fatalité s'il y songe. L'autre est de créer. Mais c'est plus +facile. Cependant tuer pour tuer, vivre pour être tué soi-même, +après, c'est niais. Je fus assez dur pour mon terrible complice. +Il ne put lire ma résolution, ma résignation dans mes yeux. Il +blagua: + +--Tu vas à la noce, ma parole, comme un chien qu'on fouette! + +--S'il ne s'agissait que d'être fouetté ou même de fouetter! Et +pourquoi? + +--Tiens! fit-il, tu ne seras, tu n'auras jamais été qu'un homme +pratique. Pour ce que ça t'aura rapporté! + +Et il éclata de rire... + +... La réception de M. Capucino fut, à vrai dire, non une leçon +mais un enseignement. Elle m'apprit l'art, la science des nuances. +Je connaissais le mot, non--je n'écrirai pas la chose, elle +n'existe pas--mais le rien--ou le tout,--le souffle de ciel à quoi +ce ressemble. Il nous fit asseoir sans nous en prier, nous fit +fumer des cigares sans nous les offrir, nous mit à l'aise sans +paraître trop à son aise. Pas un reproche, pas un encouragement. +Il nous appela: «_Messieurs_» sans appuyer et sans y prendre +garde, nous fit grâce de toute espèce de morale sans nous la +cacher par sous-entendus et prétéritions: bref il nous consola +et, sans nous humilier, nous charma. Il ne fit pas miroiter à +nos yeux les arêtes du droit chemin et ne nous englua pas des +grâces melliflues du repentir. Il nous traita comme un homme du +monde qui n'est pas très heureux peut traiter des _gentlemen_ en +mauvais état et qui met à leur disposition le peu dont il dispose. +Il n'attaqua pas de front la vertu; il la loua de haut, en des +termes mesurés et qui ne nous blessaient point; bref, s'il ne nous +offrit aucun espoir de libération, même conditionnelle, il ne +nous interdit point de nous enfuir, à nos risques et périls, en +laissant entendre que ces risques étaient--à peine--éventuels et +que les périls seraient réduits à leur plus bénigne expression. + +C'est à cet instant que je compris le néant de l'intelligence +humaine, voire de toute humanité. + +J'étais pénétré d'admiration et de reconnaissance--d'une +reconnaissance toute blanche--envers M. Capucino, je me sentais +prêt, sans phrases, à me faire tuer pour lui et il me suffit +d'entendre un + +--En voilà assez! Allons-y! + +de mon forcené camarade pour me lever comme lui, pour me +précipiter le couteau au poing. + +Car, d'un mouvement machinal j'avais retrouvé dans ma poche mon +couteau, mon fatidique et éternel couteau dont je ne voulais pas, +et que Chéry m'avait glissé d'office, car je l'avais ouvert, +brandi, tendu, presque jeté, à la catalane, sur le directeur qui +s'offrait de biais. Un double cri de rage suivit: la victime +avait fait un à-gauche instinctif et parfait, la lame émoussée, +honteuse, inutile, froissée, mise hors de combat par notre +frénésie même, restait dans le mur, bourdonnant comme une longue +antenne de papillon capturé et agonisant sans fuir. + +Paul Chéry, désarmé, avançait ses mains d'étrangleur, la face +convulsée d'un rire sans nom, mais, sans effort, comme en se +jouant, sans se servir de ses poings, de ses pieds, M. Capucino +s'était dégagé, éloigné, mis hors de danger, avec l'intention +évidente de ne pas nous faire du mal. On avait entendu du bruit. +On se précipitait. Les deux soldats accouraient, un peu tard, se +précipitaient sur mon compagnon, criaient au secours sous les +coups soudains dont il les accablait avant de prendre le large. + +--Je reviendrai! criait-il. + +Puis tandis que Chéry se perdait dans un brouhaha, ces gardes +infortunés, un peu remis, me remarquaient à mon tour de bête. Le +temps de calculer sur moi un élan jumeau plus averti et de se ruer +en trombe, je les sentais. Je tendais déjà des poignets, meurtris +d'avance, quand M. Silvestre Capucino prononça: + +--Laissez-le. Ce transporté vient de me sauver la vie! + +Les sbires s'arrêtèrent court. Mon regard stupide se rencontra +avec le regard du directeur. + +L'ironie est un si effroyable poison qu'il prime la terreur. On +peut braver, on peut nier, on ne peut rien contre le sarcasme. + +Dans mon état de criminelle infériorité, j'avais un œil si pauvre +que M. Silvestre eut la force surhumaine de sourire et de se +moquer, héroïquement: + +--N'ayez pas de fausse modestie, condamné! Vous êtes un brave. + +Je me sentis défaillir. + +Le bruit grondait, au dehors, plus menaçant et plus direct, à +mesure qu'il s'éloignait. + +D'un geste sans exemple, Capucino me serra la main, à plein, +théâtralement, pour me soutenir, pour m'asseoir dans son fauteuil. + +--Laissez-le, répéta-t-il. Laissez-nous. Et ne bougez pas. J'ai +besoin de vous, ici. Il y a à faire. Il y a de la besogne en +retard. + +... Nous demeurâmes quelques instants sans nous parler, sans nous +voir. + +--Pardon! pardon! Monsieur le Directeur! murmurai-je machinalement. + +--Pardon? de quoi? répondit le quidam, avec simplicité. + +Puis, plus durement: + +--Voici, n'est-ce pas? une fois pour toutes. Vous entriez derrière +votre... votre camarade... un instant... un long instant après... +vous l'avez vu m'attaquer, vous n'avez pas hésité, vous vous êtes +lancé, il vous a repoussé, vous avez redoublé d'efforts, m'avez +protégé de votre corps... il vous a blessé... + +--Blessé?... fis-je, ahuri. + +Le fonctionnaire ne me permit pas le temps de réfléchir: d'un +mouvement corse, il avait repris au mur un des poignards, il m'en +marquait le front: un peu de sang vint mourir dans ma sueur. + +--Nous sommes quittes, continua l'autre. Non! pas encore! mais +ça vous fait du bien. Enchaînons. Vous n'avez pu l'empêcher de +s'échapper. Il ne me reste qu'à payer votre dévoûment. + +A bout d'énergie, il tomba sur une petite chaise. + +--Pourvu, dit-il, pourvu que ce malheureux puisse être sauvé! + +Des larmes emplirent ses yeux las et un tremblement le saisit. + +--Au moins, reprit-il, que j'en puisse sauver un des deux! + +Je considérais, d'un regard plus ferme, cette puissance magnanime +et écroulée. L'insignifiante égratignure qu'il avait dessinée sur +moi nous faisait un peu parents. Je songeai cependant à la plaie +que je lui destinais et à une autre parenté plus farouche avec +quelqu'un que je savais bien. + +J'avais encore le goût du meurtre dans la bouche, ravivé de la +fraîcheur qui m'entr'ouvrait la peau et du grand dégoût que +j'avais de mon ingrate sauvagerie et de ma lâcheté. Le couteau +était toujours là, le mien, un peu rouge. + +M. Capucino me l'offrit. + +--Gardez ça, dit-il, c'est un alibi glorieux, un certificat +d'origine. Il est doublement à vous. + +Et surtout ne lavez pas le sang: c'est le vôtre. + +Cet homme-là aurait enchaîné des tigres enragés. Plus +douloureusement que ma rage, ma honte tomba. + +--Ma vie, Monsieur le Directeur!... + +--Je la prends, dit-il très doucement. Je vous attache à ma +personne: vous m'avez donné de si grandes preuves, une si étrange +preuve de dévouement!... Vous serez mon valet de chambre, si vous +n'y voyez pas d'empêchement. + +C'est un honneur inouï, au bagne. J'avais hâte de me retirer. Le +souvenir, l'angoisse, une reconnaissance trouble et hébétée, tout +me donnait l'envie du repos à cauchemar, de tout ce qui n'était +pas la réalité... + +Le Directeur m'arrêta, du geste: + +--Vous coucherez ici, dit-il. Vous ne serez plus en odeur de +sainteté auprès de vos camarades. Et puis! qui sait? _il_ n'aurait +qu'à revenir! + +Il avait prononcé ces paroles d'un ton de pitié et de tendresse +intraduisible: un remords ancien et très doux lui dictait le +sacrifice, dans un nimbe. En plein bagne, il buvait le ciel des +martyrs. Il épuisa longuement son malaise et ne rouvrit les yeux +que sous un coup de lune. Il me redécouvrit et me donna congé. + +Je dormis. + +Le matin nous apporta les plus tristes et les meilleures nouvelles +de Paul Chéry. Il avait disparu, non sans laisser de traces. En +sortant du bureau, il avait renversé une dizaine d'auxiliaires, +foncé sur cinq ou six bourriques, démoli quatre ou cinq +contremaîtres, botté une vingtaine de mouchards nègres ou jaunes +et salué, en échappant à leurs coups, une centaine de dames et +demoiselles qui s'acharnaient à la gloire falote de le capturer. +Par malheur, aux portes de la ville, il s'était rencontré avec +un des chiourmes les plus haïs du cadre, Népomucène-Mathias +Schetzler, dit Aloïsius. Ce gardien n'avait, du reste, jamais puni +ou battu, à tort ou à raison, Paul Chéry, pour cette raison que ce +dernier n'était ni de son convoi ni de sa batterie. Mais une telle +fièvre de justice brûlait dans les veines de l'évadé malgré lui +que les images inconnues des camarades martyrisés se levèrent, en +pleine brousse, toutes droites, toutes couchées, toutes rossées, +toutes trouées... + +--Tue! tue! cria au cœur du parricide une voix qu'il connaissait, +une voix irritée qu'il n'avait pas satisfaite tout à l'heure, et +un appétit de vengeance désintéressée monta à ses lèvres qui +n'avaient pas mangé et qui n'avaient faim que de néant--ou d'idéal. + +Il tua, à coups de menton, bête féroce lâchée contre une bête +féroce. + +Puis il prit au mort sa pipe, son tabac, son revolver dans sa +gaîne, quitta ce qu'il avait conservé de la livrée du bagne, et +tout nu, armé, coiffé, alla faire un tour chez d'autres fauves... + +Le directeur modérait le zèle des recherches. + +--Le fou est mort! Le fou est mort! N'ébruitez rien! Il y va de +votre situation! + +L'enthousiasme des forçats se calmait déjà, la veuve qui n'était +plus étrillée que par ses amants, se faisait toute petite, le +service pénitentiaire, penaud, respirait un peu mieux lorsqu'un +scandale affreux remplit la ville et les faubourgs. + +Ce Parisien-Normand de Chéry ne s'accoutumait ni aux forêts trop +vierges, ni aux guenons, ni aux serpents, ni au ciel trop pur--et +caché, d'ailleurs, par des arbres jaloux. + +Un beau matin, les ménagères et dames notoires avaient vu +déambuler gravement à travers les rues les plus sévères un jeune +homme terriblement nu, la bouffarde au bec et le chef recouvert +d'un képi bahuté de surveillant-chef. Ce spectacle n'est pas +unique: la fièvre est là, pour un coup! Moi-même, je me souviens +d'un général de brigade qui charma une aube de mes jeunes ans, +dans le Midi, en se promenant à cheval, majestueux, orné seulement +de son chapeau doré à plumes noires et de son épée à dragonne +étoilée et à ceinturon bleu et or. + +On se résigna à l'enfermer. + +A la rigueur, le péripatéticien sans linge eût pu passer pour un +fonctionnaire en goguette si sa barbe et ses cheveux trop courts, +sa distinction, son regard de fièvre et de défi ne l'eussent pas +trahi. + +Il se laissa dévisager, cerner, arrêter, d'un cœur léger, répondit +«oui» à toutes les questions aggravantes, en allongeant souvent +cette affirmation du mot bref et lourd qui avait tué son frère, et +n'eut d'humeur que lorsque M. Capucino, dûment malade, ne comparut +pas. + +--Dommage! je l'aurais crevé! + +Chez nous, on instruit, on traduit, on juge, en cinq sec. + +Chéry fut condamné à mort, à _l'unam._, comme une reine. + +--Ça, fit-il, ça va, si c'est du vrai--et c'est du vrai! + +Mais ici le drame commence. Sous prétexte qu'on avait mal passé +à l'agonisant légal les courroies et les sangles de la camisole +de force, la porte de la cellule était mi-ouverte et, en cas +de la moindre velléité, les gardiens avaient l'ordre tacite de +bouter dehors le patient, avec les pires violences. Ensuite, quand +on s'aperçut que le futur décapité n'avait pas de passion pour +la liberté, on lui présenta des narcotiques qu'il rejeta, des +poisons qu'il devina, des stupéfiants qu'il rejeta. + +De menues faveurs et quelques immunités assurent à la loi des +exécuteurs, parmi ceux-là mêmes que son glaive eût dû châtier les +premiers. Jouissant du mépris général, comme les cochons d'un +rare engrais sanglant, ils essuient leurs bouches, gourmandes +de conserves avariées, sur des mains veuves comme à regrets des +fers et des cadenas. On ne les voit qu'aux grands instants. Ils +ont cette odeur de sang qu'ont les punaises mûres avant d'être +écrasées, et sont gras, on ne sait comment ni pourquoi, des +vies qu'ils étouffent sans savoir, parce que c'est le labeur +inaccoutumé et la rançon de leur loisir. + +Eh bien! ces gens-là, qu'on ne cherche pas, on ne les trouvait +plus. Trop gras, peut-être, ils avaient fondu au soleil. Il y en +avait qui, de tout leur poids, s'étaient laissé retomber à la +troisième catégorie (incorrigibles), il y en avait qui étaient +morts, il y en avait d'évadés (chose sans précédent), il y en +avait un qui, volontairement, était devenu authentiquement fou. + +Chéry se désespérait. Enfin, un très timide garçon, ancien élève +pharmacien qui s'était dévoué, un jour de spleen, demeura trop +saoul une nuit pour se faire porter malade. On l'entraîna à +demi-mort. On monta la machine sous son nez pour lui rendre un peu +de sang-froid, voire de courage... + +Et Paul a été guillotiné ce matin... + +Il a eu une mort déplorable. Quand on entra dans sa cellule, on +recula. Il était debout, tout nu, délivré--par un trop clair +miracle--des fers, des boucles et des cuirs par lesquels on garde +à la Mort sa proie toute fraîche. + +--Je ne m'excuse pas, fit-il, la chaleur... Monsieur le Procureur, +ajouta-t-il, vous êtes floué. Vous ne pouvez pas proférer le +fatidique: «Ayez du courage!» Vous ne le pourriez plus, en outre. +Essayez! Allons! du courage! Tournez-vous vers mon lit, comme +si j'y étais--on dort si mal--et articulez, oui, articulez: «Du +courage, Chéry, votre pourvoi...» + +Les types étaient plus que glacés; le patient poursuivit: + +--Mais j'oubliais, ici, nib de pourvoi! + +Et il éclata de rire. + +Au mitan de son hilarité, il avisa le bourreau improvisé qui +faisait une drôle de bobine. + +--C'est toi, monsieur de Cayenne? fit-il. T'as une foutue +manière de te présenter. Tu ne salues plus? Messieurs, alla-t-il +gravement, excusez-moi, mais cette question est de première +importance; dois-je, moi, condamné, le salut à un exécuteur _ad +latus_ et même en pied, ou me doit-il le salut à moi, condamné? On +me saluera tout à l'heure, quand je n'aurai plus de tête. N'ai-je +point la survivance rétrospective, maintenant, si j'ose? + +Ces subtilités juridiques et d'étiquette n'amusaient point les +assistants. Mais leur hâte d'en finir s'alanguissait d'une sorte +d'espoir impossible. Il y avait tant de vie dans ces yeux qui, +légalement, se devaient clore, tant de vie dans cette bouche qui +crachait le sarcasme et mâchait la cartouche d'ironie, tant de vie +dans ce corps décidé, surtout dans ce cou nu et offert... + +--Lorsque M. de Saint-Preuil, poursuivait le forçat, fut condamné +à mort, il vit entrer dans sa chambre un brave jeune homme, un peu +gauche et très poli, comme toi, camarade. Interrogé, le jouvenceau +confessa au général qu'il était le bourreau, pour le servir. +Il ajouta qu'il venait pour le lier puis, sur un regard de son +client, il ajouta qu'il avait tout le temps. Mais il le supplia, +à l'instant dit fatal, de rentrer un peu la tête pour ne la point +faire choir dans la boue, ce qui l'eût fait gronder, lui, bourreau +débutant. Toi, mon vieux, tu as un panier pour ma tête. Je te +permets de me lier tout de suite. Lie, mon vieux, lie! Allons, +petit (il lui tapotait l'épaule), je ne suis pas méchant, je te +pardonne, quoi que tu ne me le demandes pas, je te bénis, même! +Allons-y! on n'attend que toi! + +Le Procureur de la République eut alors le mot de la situation: + +--Chéry, vous n'allez pas mourir comme ça! Dans cette tenue! + +--Je dois subir le châtiment suprême, Monsieur le Procureur, dans +le costume que je portais au moment de mon arrestation. Il me +manque quelque chose, c'est vrai: qu'on m'apporte un képi et une +pipe! Tenez! je deviens conciliant. Je consens à m'envelopper +dans une couverture. J'aurais l'air d'un Arabe. Ce ne sera pas le +premier que vous aurez guillotiné ici, pas? + +L'Arabe lui rappela son frère. Une ombre de mélancolie voila son +œil moribond qui se raviva d'une malice: + +--Y a-t-il un médecin parmi vous, Messieurs? + +Un grand gaillard, très pâle et très blond, bégaya un nom. + +--Eh bien! toubib, prends ma tête tout à l'heure: j'aurai quelque +chose à te dire: oh! presque rien--pour la science! + +... Et c'est fini: la tête est tombée, très, très pesante, avec un +contre-coup dans ma poitrine: elle a semblé emporter mon cœur, ma +conscience, mon âme, dans un jet noir... + +La tête, coupée, a reparu aux mains d'un major à deux galons à qui +elle a craché le mot, le mot du frère, son mot à elle,--et il me +semble que, sur la terre, ici, là-bas et au ciel, il n'y a plus +que cela... + + + + +CHAPITRE II + +UNE PROPOSITION MOINS INACCEPTABLE QU'INATTENDUE + + +«Oh! un ami!» L'irréprochable et souple honnête homme que fut M. +de Montaigne, ancien maire de Bordeaux, m'excusera-t-il d'avoir +eu, au bagne, le même regret que lui, le même soupir, la même +amertume aux lèvres, nostalgique, criante, en prière? Ce magistrat +a eu des amis, des disciples et de simples admirateurs en fort +méchant état: je ne dépare la collection qu'à peine. Et j'ai tant +besoin d'une phrase qui n'est pas une phrase, d'une citation qui +se détache, non d'un livre, mais du cœur! + +«Un ami!» J'ai passé en revue, de loin, de haut,--parce que tout +en bas--les camarades, les compagnons que j'ai pu compter, du +collège au bagne. C'est petit, c'est pâle, ça grouille à blanc. +Les amies... c'est ou ç'a été l'ennemi. Les jupes, les chemises +ont tissé ma casaque, et l'or des bracelets, les perles aussi, ont +forgé mes fers. Mauvaise littérature? Tâtez du bagne, Messieurs +de la critique, et vous me jugerez après, après les juges... +Rien n'est plus triste que de pleurer un ami fauché, en pleine +fleur,--en deux. Quand on l'a peu connu, on a pu faire sur lui +un tel fonds d'avenir et de consolation, s'être promis une telle +réserve de confidences, de souvenirs, de rédemption et d'espoir!... + +... Décapité! On ne peut le pleurer tout entier. La tête entre +les jambes! C'est massacrer le deuil et jeter du grotesque sur +l'horreur magnifique du regret et du rêve, c'est vous forcer à +prêter la faculté et le besoin de souffrir à des restes inanimés +et disjoints, c'est laid et c'est atroce... + +Je puisais dans l'excès de ma mélancolie une fièvre de travail, du +zèle, un goût maladif pour mes humbles fonctions, pour mon service. + +J'astiquais avec une rage tendre des meubles ignobles de la rue +de Rivoli... La rue de Rivoli, la rue Saint-Antoine! qui dira +la poésie de ces voies toutes droites et toutes sèches, dans la +poésie des tropiques, le désir de la pierre dans les arbres, dans +les plantes luxuriantes, tout le souvenir des sales stations +de voitures, des lèpres de monuments, palais et églises et les +arcades qui, de là-bas, ressemblent à l'arche de Noé dans un +déluge de lumière et de soleil!... Ah! ma joie à lire, sous le col +des uniformes et des vestons que j'avais à battre, le nom de telle +maison du coin du quai!... Le quai!... La Seine opaque, moirée et +cahotante sous des bateaux paresseux et boursouflés, les ponts +jouant à saute-mouton dessus, Notre-Dame dressant ses cornes +d'escargot carré, la Morgue même, toute plate, toute couchée, +entre deux eaux, qui m'appelait, amicale et familière! Je me +rappelais jusqu'au pavillon des fiévreux, en face de l'Hôtel-Dieu, +à gauche, annexe grise comme la livrée de ses malades, avec +les yeux qu'on aperçoit parfois, sans vouloir les regarder, à +travers les fenêtres grillées! Sur les murs gris, on placarde +les extraits des arrêts portant les condamnations afflictives et +infamantes. Je n'avais pu lire--et pour cause--mon arrêt à moi, +et, par un cauchemar lucide, je lisais mon nom, mon signalement, +mon crime, ma peine, je sentais des yeux, dessus, plus haut, au +rez-de-chaussée surélevé, aux autres étages des yeux luisant +fort, sous des bonnets de coton, des yeux ne pouvant lire mais me +fixant, moi--où?--sévères et goguenards et je m'évanouissais de +honte lorsque je m'entendis appeler par une voix familière--que +je ne reconnus pas. + +--Bicorne de la Cellambrie, vous vous ennuyez, n'est-ce pas? + +La sueur me troua le front. Je ne me souvenais plus de mon nom. +Confusément, j'aperçus mon maître, M. Capucino. Mais pourquoi ne +m'appelait-il plus Joseph, comme de juste? + +--Monsieur le Directeur, dis-je, comment pourrais-je m'ennuyer? + +--Je ne vous demande ni comment ni pourquoi. Vous vous ennuyez. +Voilà. Je m'ennuie bien aussi, moi--au moins! + +--Monsieur le Directeur n'est donc pas content de moi? + +--Trop, monsieur! Trop! Un domestique qui fait trop bien son +service s'ennuie. Un domestique doit être si peiné d'avoir à +peiner qu'il négligera nécessairement ceci ou cela. Vous, vous +avez l'œil et la main à tout. Vous cherchez dans le labeur un +dérivatif, une consolation. Vous vous donnez tout entier, en +mieux. C'est que vous vous ennuyez. Voilà. + +--Monsieur le Directeur ne va pas me renvoyer? balbutiai-je. + +Je n'ai pas redouté--outre mesure,--la promiscuité et même la +solitude du bagne, mais l'idée de n'avoir plus de compagnon et +d'être dominé par la hantise de ce compagnon disparu dans les +mille et mornes tortures du châtiment me terrassait. + +--Si! proféra M. Capucino, je vais vous renvoyer ou plutôt, tenez, +Bicorne, je vais vous faire mourir. + +J'eus un sourire. Je comprenais--enfin! Cet homme avait voulu +m'éprouver pour me tenailler à loisir. Tenant ma vie entre ses +mains lors de ma complicité passive, il avait savouré son plaisir +de me voir courbé sous lui, non sans affres, pour livrer son +esclave à son jour, à lui. Comme c'était chiourme! Comme c'était +corse! La vendetta en tablier! Mais la vie, la mort, zut! + +--Comprenez-moi, poursuivit M. Capucino. Vous êtes retranché +de la société, mort au monde. Par une cruauté extra-juridique, +que je n'ai pas à apprécier, les condamnés à moins de huit ans +_redoublent_ ici, comme les mauvais élèves des écoles. Mais les +examens de sortie sont plus durs. Cinq ans de travaux forcés, ça +en fait dix; sept, quatorze; huit, seize. Après, c'est perpète. +Or, mon cher, vous avez eu vingt ans pour avoir assassiné, avec +préméditation et sous couleur de le dévaliser, un brave garçon +de recettes dont j'ai les meilleures nouvelles. Le dommage que +vous avez causé à la banque de ce garçon est nul ou annulé. Je me +demande donc pourquoi l'on vous garde ici. + +Il fit une pause et continua: + +--Je ne me demande pas pourquoi. Moi, j'ai à vous garder. Je +suis payé pour ça. Pas cher. Mais payé. Fonctionnaire, je ne +puis rien. Homme, je vous tiens quitte. Je n'ai pas le droit de +vous relaxer. Mais je puis vous tuer--sans douleur... A cause, +continua-t-il, égaré, à cause de notre pauvre Paul... Celui-là, +je n'ai pas pu le sauver: il ne voulait pas. Mais vous... vous... +à sa place... vous voulez bien, n'est-ce pas... oui, oui?... Vous +l'aimiez... Vous avez failli redevenir, devenir criminel, pour lui +faire plaisir. Et maintenant, il dort... s'il dort... + +Je crus que M. Capucino allait défaillir. Mais ce diable d'homme +se reprit, sourit et, d'un ton presque naturel, commença un récit: + +--Mon cher, vous n'attachez pas assez d'importance à la politique +de la métropole. Vous ne lisez pas les journaux que vous +m'apportez. J'ai beau laisser traîner les dépêches, ouvertes: vous +ne les regardez pas. Vous voyez que vous n'étiez pas né pour être +ou devenir domestique. Vous ne savez même pas que vous avez un +cousin au pouvoir. Ministre, mon ami! ministre! + +--Je suis sûr, interrompis-je, que c'est cette canaille de Charles! + +--Très exact. C'est bien Charles! Canaille? je ne sais pas. Mais +je le croirais, à l'indifférence dont il fait preuve envers vous! + +--Ah! Monsieur le Directeur ne le connaît pas! Je parierais que +mon cousin ne sait pas que je suis au bagne. Il ne prend garde +qu'à ses affaires, qu'à son affaire. Rien n'existe pour lui que +lui. C'est pour cela qu'il est socialiste. Et le voilà ministre! + +--Il est plus socialiste que jamais. Mais le vent a tourné, en +France. Ça lui fera plaisir de vous revoir. Un parent pauvre chez +un socialiste, c'est un rayon de soleil! + +--Monsieur plaisante! En France, moi! chez un ministre! + +--Écoutez, Bicorne. Je suis égoïste. Je vous demande votre +protection. + +--Ah! monsieur, monsieur! Votre générosité prend des +déguisements!... + +--Voici. Je vous tue. Vous me faites nommer officier de la Légion +d'honneur et n'importe quoi, en France. Je ne puis plus rester +ici. Je suis trop vieux--et pas encore assez vieux pour crever. +Vous, vous en avez assez. Ne dites pas non. Il se trouve que, +par une incurie administrative qui ne vous surprendra pas, j'ai +toutes les pièces d'identité d'un brave colon qui est mort, il +y a quinze jours. Il ne manque que son acte de décès. Ce papier +essentiel n'a pas été dressé par suite d'un accès de fièvre chaude +d'un scribe. L'individu est strictement de votre âge. Il n'a pas +un aussi beau nom que vous mais son nom est assez pittoresque: +Rocaroc (Edme-Emmanuel-Augustin-Properce-Sulpice). Vous choisirez +votre prénom dans le tas. Vous, voici. Vous allez mourir dans les +flammes, en me sauvant pour la seconde fois. Car vous m'avez +déjà sauvé une fois, mon vieux: ne l'oubliez pas: il ne restera +rien de vous, qu'un bel ordre du jour vous donnant en exemple à +vos compagnons d'infortune. C'est même tout ce qu'il y aura de +moral dans cette aventure. Et--qui sait?--les forçats prendront +peut-être goût à l'héroïsme et au dévouement: le crime que je vais +commettre d'incendie volontaire sur des effets hors d'usage fera +peut-être sourdre une infinité de belles actions. C'est la vie, +mon vieux, c'est la vie! Qu'en pensez-vous? + +--Monsieur le Directeur, monsieur le Directeur, c'est bête: je +pleure! + +--Gardez vos larmes pour éteindre l'incendie: ça suffira. Un +mot, encore. Je ne vous fais pas prêter de serment. Je ne vous +demande pas d'être un honnête homme et un bon citoyen. Je sais que +c'est difficile. Je vous demande seulement de ne pas commettre +d'atrocités pour le plaisir. Faites pour le mieux. Nous nous +reverrons à Paris. Souvenez-vous un peu de ceux que vous allez +laisser ici. Il ne leur a manqué, à chacun, que le hasard d'une +amitié, la chance d'un attentat. Et tâchez à ne pas les rejoindre. +Je ne serais plus là pour vous sauver. Bonsoir. Joseph!... + + * * * * * + +On lit dans le _Moniteur officiel des colonies de transportation_: + +«_Quelle que soit la légitime sévérité de notre opinion +traditionnelle sur la population pénale qui désole, en +l'emplissant, notre ville et ses dépendances, il est juste +de saluer avec les palmes du pardon les forçats trop rares, +hélas! qui se réhabilitent par une mort--nous ne dirons pas +honorable--mais sublime et qui mériteraient de demeurer +éternellement dans la mémoire des hommes si, précisément, leur +noble disparition ne devait pas leur assurer la suprême récompense +du crime effacé: nous voulons parler de l'oubli. L'être--que +notre estimable clientèle de lecteurs blancs et de couleur nous +permettra de pleurer avec elle--s'appelait B. de la C... C'est +assez indiquer qu'il était de bonne noblesse, d'une noblesse de +robe qui, malgré son origine, donna néanmoins à la mère-patrie un +lieutenant-général, deux maréchaux de camp, un cordon rouge et +un membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Une +folie de jeunesse le mit sous la main de la loi. Son repentir, +dès son arrivée sur nos chantiers, fut l'objet de toutes les +conversations des gardiens si dévoués et autres fonctionnaires. +Des circonstances encore mystérieuses, bien que providentielles, +lui permirent de sauver l'existence de l'éminent directeur du +pénitentier, M. Sylvestre Capucino, menacée par la folie homicide +de ce Paul Chéry qui paya de sa tête, récemment, son forfait +heureusement avorté, agrémenté de l'assassinat trop réel d'un +humble gardien dont nous n'imprimons pas le nom ici, pour ne pas +rouvrir une blessure éternellement saignante au cœur de son épouse +établie blanchisseuse, rue X... nº 4 bis. Touché par le dévoûment +du détenu, M. le directeur l'avait attaché à sa personne. Sans +se soucier de ses origines patriciennes, heureux de reconquérir +quelque dignité dans le travail le plus dédaigné, B. de La C... se +révéla bientôt le plus actif et le plus obéissant des valets de +chambre. Le plumeau n'avait pas de secrets pour lui et c'est avec +une dévotion presque électrique, qu'il s'acquittait de la fonction +de rendre la vaisselle à sa première blancheur, l'argenterie à +son suprême éclat. Hélas! la digne et spartiate économie de M. +le directeur devait conduire à sa perte l'ex-criminel régénéré! +C'est en nettoyant, à l'essence, auprès d'un bidon de pétrole, les +gants de M. le directeur que B. de La C... ressentit les premières +atteintes du mal qui devait l'emporter! Environné de flammes, +aussitôt secouru par M. le directeur qui se précipite, l'infortuné +serviteur a à peine le temps de l'écarter, de s'écrier: «Pas vous! +Pas vous! Que Monsieur s'écarte! Vite! Vite!» et déjà, il n'est +plus qu'un brasier qui diminue à vue d'œil, qui, noircissant +affreusement, se ratatine, (si nous osons employer un tel mot +en de semblables occurrences), qui cesse bientôt de pousser des +cris stoïquement étouffés, et qui, enfin, jonche, d'un débris +insignifiant et calciné, l'office aux trois quarts détruit du +palais de la direction!_ + +_L'incendie a été assez rapidement circonscrit et arrêté. Les +dégâts seraient purement matériels si, comme nous l'avons relaté +avec quelques détails, on n'avait à déplorer le tragique trépas du +condamné repentant B. de La C... Ses restes inexistants n'auront +même pas la consolation d'une sépulture! Ils ont été emportés +pêle-mêle avec les autres décombres. Mais un honneur autrement +rare est dévolu à ce spectre évaporé: ses co-détenus, pour l'amour +de lui, sont gratifiés d'un quart de vin par M. Capucino. L'état +de M. le directeur est, malgré son chagrin, des meilleurs._» + + * * * * * + +A quelques jours de là, M. Rocaroc, ingénieur civil, s'embarquait +à Papaëte sur l'_Astrolabe_ des Chargeurs-Maritimes, à destination +de Bordeaux. Un mal de dents opiniâtre l'avait empêché de montrer +sa figure et même de parler, des environs de Cayenne à Tahiti. +Mais dès qu'il se trouva sur la route azurée de la France, avec +des compagnons inconnus, sa face désenfla et quitta ses linges, +un sourire revint à ses lèvres rasées et l'avenir lui-même mit du +bleu à ses yeux noirs. + + + + +CHAPITRE III + +PARIS! + + + _M. Rocaroc à M. Capucino, directeur, Cayenne._ + + Mon cher Directeur, + +Tout d'abord, et très simplement, permettez-moi d'inclure +dans l'enveloppe préparée à votre adresse, la somme de deux +mille francs que j'ai l'honneur et le plaisir de vous devoir. +L'argent est si capricieux qu'il aurait peut-être la tentation +de s'évader d'ici tout à l'heure et je veux être, au moins +vis-à-vis de vous, un honnête homme de forçat. Je vous assure, +sans y insister et pour n'y plus revenir, que ces deux billets +bleus sont légitimement acquis: ils sont prélevés sur les fonds +secrets. J'espère que, sur ce dont je ne vous suis pas strictement +redevable, il restera assez pour payer une tournée à mes anciens +camarades, pour fêter tacitement, et sans le savoir, mon +extra-légale résurrection. Vous trouverez un prétexte plus digne. +Merci encore. + +Mon arrivée à Paris a été, comme il convenait, discrète et +morne. Descendu à la gare d'Austerlitz, j'ai étouffé mon émotion +en remarquant combien Paris voulait dégoûter, à l'avance, les +enthousiastes pèlerins qui débarquent dans ses murs, en leur +montrant les murs les plus gris, les plus sales, les quais les +plus salement moussus et les plus couperosés que je sache. +Ces vieilles garces de gares ne lâchent leurs voyageurs qu'à +regret. Les employés ont un air de glapir: «Paris-Austerlitz... +Descend...» tel, qu'on croit descendre tant qu'on tombe et qu'on a +besoin de remonter en wagon pour fuir n'importe où, même au quai +d'Orsay. Les guimbardes à galerie, attelées de chevaux-fantômes, +ont la mine--je ne sais si vous sentez comme moi--de vous mener à +Mazas--démoli--ou à la Morgue, pour une confrontation. + +Dehors, des avenues chauves, des rues lépreuses, un décor de +cinquième acte de mélo! + +Il était très tôt, pour Paris, quand je donnai mon ticket. Je +fis un détour. J'arrivai bientôt--tout droit--devant la caserne +des Célestins. Des gardes, des gendarmes...: j'étais en pays de +connaissance. J'aurais dû avoir peur. Je ne pus que rire. C'est +que, à travers la porte, les portes, larges ouvertes, j'assistai +aux exercices d'équitation de ces Messieurs. Rien n'est plus +comique. Le cadre, c'est vraiment _le cadre_: des officiers qui, +gravement, deux à deux, vont au pas, en devisant avec une sérénité +affectée, faisant le sacrifice de leur existence, comme en pleine +émeute. Leurs chevaux tendent le cou pour entendre, sans y +faire attention, les menaces et les vociférations des insurgés, +terribles et absents. Les officiers bombent le torse, ainsi que +sous les pavés, les balles et les bombes; ils ne fument pas: +ils sont en service commandé. C'est l'école du stoïcisme et de +l'héroïsme. Pas un pas plus long, pas un geste plus saccadé: tout +est mathématique, sublime et géométrique. Le malheur, c'est que +l'exemple soit donné à vide: la répétition des couturières. + +Pour les hommes, c'est plus amusant: la garde se recrute dans +le militaire. Des tringlots, des chasseurs d'Afrique, un vague +spahi très seul et très gêné, des dragons et des artilleurs, +trois cuirassiers et un cavalier de remonte,--tout ça plus ou +moins gradé,--tournent en rond dans le quadrilatère, au pas, +au trot allongé, au petit trot, au galop de charge, à la papa, +gaillardement, férocement, comme sur les pieds des badauds, pour +les aligner, et contre les sauvages attroupements, pour les +disperser et les réduire. Ces éléments disparates n'ont qu'un +signe commun, quoique d'élite, le blanc de la buffletterie[2], en +attendant le fourniment complet. + +[Note 2: Pas l'été.] + +Mais, dans leurs rangs, il y a les vieux soldats et, ceux-là, +c'est inénarrable. En képi, en bonnet de police, en veste, en +bourgeron, ils vont et s'en foutent, s'en foutent, s'en foutent! + +Ceux qui m'ont le plus réjoui trottaient, galopaient en chemise et +en tablier bleu, oui, en tablier bleu à peine relevé sur la selle, +la bavette bien en place et les manches retroussées. Le tablier, +à cheval! Je vous jure, mon cher directeur, que ce n'était ni +le tablier des sapeurs de dragons, ni celui des timbaliers de +mameluks, c'était le mien, celui que j'ai eu le plaisir et +l'honneur de porter à votre service et qui, d'ailleurs, m'a été +plus favorable et plus prestigieux, grâce à vous, que le voile de +Tânit. Je me pris donc à rigoler--et je réfléchis, ensuite. Il me +sembla qu'un de ces hommes à cheval, c'était moi, mais mon cheval +était moins lourd, moins serf, plus leste, qu'il m'emportait +en vitesse vers des destinées merveilleuses, que le tablier se +déroulait, s'envolait et qu'il nous faisait, au cheval et à moi, +une paire d'ailes en hauteur, à peine bleues, azurées et que je +montais... montais... + +Excusez-moi. C'est une manière comme une autre de ressusciter... + +... Une demi-heure après, j'étais chez mon cousin le ministre. +J'avais forcé sa porte--il ne couche pas au ministère,--bousculé +son valet de chambre, qui me connaît, et trouvé mon brave parent +plongé dans son encrier. + +--Ne vous dérangez pas, Charles. Ce n'est que moi. + +--Qui, toi? + +--Ah! la voix du sang devient blanche chez vous. Vous me tutoyez. +Attention! Vous ne vous rappelez pas que vous tutoyez tout le +monde, tout le monde, excepté vos parents? + +Il se retourna. Les grandeurs n'avaient pas affaibli son orgueil +ou diminué son dédain de l'univers. Sa figure, tout en grimaces, +pour mieux cacher son âme hautaine et tendue, ses yeux de braise +rousse, tout avait peu changé. La barbe plus courte, pourtant +et plus blanche... Et un chevron d'ancienneté, placé en plein +front, entre les deux sourcils à la Bismarck. Je me défendais mal +de quelque inquiétude. Comment croire, comment espérer que mon +cousin pût ignorer mon diable de passé? J'avais, somme toute, été +«une cause parisienne» et ma disparition même, en omettant la +chronique, judiciaire ou scandaleuse, écrite ou «parlée», devait +avoir frappé, sans nulle vanité, l'actuel potentat. Il y a dans +tout parent riche l'étoffe de plusieurs Brutus père. Pouvoir +jouer au justicier, au mieux de ses intérêts, quel rêve pour un +allié qui est ou sera gêné des évolutions, de l'existence, de la +proximité d'un obscur consanguin! D'autant qu'il y a l'opinion +publique, les ennemis, les journaux! + +--Tiens! c'est vous! dit Charles. D'où sortez-vous, Monsieur? Je +vous croyais mort, fou, j'entends fou enfermé--ou au bagne. + +--Pas encore! balbutiai-je, pas encore! (Je ne mentais pas. En +admettant que j'y pusse retourner, je n'y étais pas. Pourquoi +faire à mon cousin des confidences humiliantes et inutiles?) + +--Allons! vous n'êtes pas si bête que ça. Pourquoi ne vous a-t-on +pas vu depuis si longtemps? Vos opinions politiques? + +--La timidité, mon cousin. Le respect de votre conscience et de +votre travail. Des caprices, des passions, des voyages!... + +--Toujours le même! Et l'on finit par capituler. On débarque chez +le monstre. La nécessité, hein? On a quelque chose à demander. +Vous n'avez qu'à faire demi-tour: pas de préfecture, pas de +sous-préfecture. Bibi ne fait pas de népotisme! + +--Mon cousin, affirmai-je avec dignité, vous ne me connaissez +pas. J'ai renoncé à mon nom, dès je vous ai su au pouvoir. Il +n'y a plus de Bicorne de la Cellambrie. Je m'appelle Emmanuel +Rocaroc--pour vous servir. + +--Ça, c'est bien! c'est très bien. Vous n'êtes plus mon parent. +J'ai le droit de m'occuper de vous et de te tutoyer. Je parie que +tu as besoin d'argent. J'ai gagné, pas? + +--Oui, monsieur le ministre, tu as gagné. Moi aussi. J'ai besoin +d'argent pour rembourser un brave homme qui m'a obligé. Une +misère: trois mille francs... + +--Trois mille francs! Tu nous crois donc millionnaires? + +--Qui, nous? + +--L'État, imbécile! L'État que je suis, quoique indigne!... + +--Millionnaire ou non, il me faut trois mille francs. + +--Tu me fais trembler. Tu les dois à l'Allemagne? Non? Alors à +qui?... + +--Un brave homme, Charles, un très brave homme. Il a fait un +effort surhumain. Il n'a que son traitement pour vivre!... + +--Un fonctionnaire! Bien! Son nom? Je le révoque! + +--Il ne dépend pas de toi. Je l'ai rencontré sur le bateau. + +--Pas sa place. Un gouverneur des colonies, n'est-ce pas? + +--Non. Directeur d'établissements pénitentiaires. Mais il n'est +tout de même pas à sa place. Tu devrais lui faire obtenir un +avancement, en France,--et la rosette. + +--Et trois mille francs! Tu n'es pas cher à acheter. + +--C'est entendu, oui? Il s'appelle M. Sylvestre Capucino. + +--Capucino! tu te mets bien! Une retraite pour tes vieux jours... +Non, au fait, puisque tu le rapatries... Je le connais. Je lui +dois de l'argent, moi,--oh! c'est vieux!--pour un journal bien +mort. C'est bien pour toi que... + +--Merci, pour lui. Si tu savais à la suite de quelles +circonstances j'ai rencontré ce citoyen... C'est tout un roman. + +--Je n'aime pas les romans... + +--Depuis que tu n'en fais plus. Merci tout de même. + +--N'en jette plus. Je t'emmène à la boîte, pas? + +J'eus un petit frisson, entre mon épingle et ma cravate. La +boîte... J'eus peur que Charles fût plus Brutus l'Ancien que +nature... La boîte... Pour un repris de justice, ça a un sens. + +--Je t'emmène à la boîte, continua Charles, pour te donner ton +sale argent. Par contre, tu me mettras par écrit ce que tu veux, +en articles non monnayés, pour ton protégé. Allons! Ouste! La +cocarde et le grelot sont en bas! + +Mon cher Directeur, je ne grossirai pas cette lettre trop longue +de toutes les plaisanteries et autres observations dont mon cousin +Charles meubla les coussins d'une voiture officielle: vous l'avez +connu, Charles, au temps de ses luttes et de ses glorieux revers: +c'est Robespierre et c'est Vautrin, c'est Gaudissart et Richelieu, +c'est Marat dandy et peigné, c'est Fouquet et Napoléon. Il me +parla fort peu de vous. + +--Rocaroc, clamait-il, Rocaroc! Tu aurais dû me laisser ce +pseudonyme, à moi! Ce n'est pas un nom, c'est une déclaration +ministérielle, c'est une proclamation, un défi, une menace! +Rocaroc! Tiens! je ne t'ai jamais tant aimé! Tu vois ces +jardins, ces murs, ces hôtels, ces perrons, ces portes qui ont +une défiance à triples gonds, à verrous de sûreté? Je dirais: +«C'est le ministre», on n'ouvrirait pas.--Rocaroc!» ça ne s'ouvre +pas, ça bée, ça s'offre, ça se donne! Ah! poète! frappe à ces +portes, de ton nom, de ton nom tout seul, à la volée, et tu auras +l'argenterie, les filles, les femmes, les tableaux de famille et +les enfants à la mamelle! Rocaroc! Paris serait à toi si... si +toi, c'était moi. + +--Si tu veux mon nouveau nom? je te le donne. + +--Et moi, je te donne mon portefeuille, pas? Je suis trop connu: +on s'apercevrait de la substitution! Hélas! N'en parlons plus. Du +reste, tel quel, je fais de la besogne! + +Nous étions arrivés. Charles entrait dans l'antre du silence. +Il passa comme dans une ville prise et déjà passée au fil de +l'épée. Une seconde après, le chef-adjoint du cabinet, M. Lemuet, +m'apportait mes trois mille francs, sans un mot. Le ministre +avait déjà oublié ma présence. Il avait foncé comme un sanglier +dans ses paperasses et signait, sabrait, surchargeait, à coups +de boutoir. Nous déjeunons ensemble la semaine prochaine. Et +Charles, _in fine_, me charge tout de même pour vous de ses plus +amicaux souvenirs. C'est peut-être lourd: je m'en débarrasse tout +de suite. Il ne me reste qu'à vous exprimer une fois de plus, en +attendant mieux, ma reconnaissance vivante et active. Je vous +récrirai avant d'avoir de vos nouvelles. J'ai hâte de clore cette +lettre pour avoir la satisfaction de me dire, avec émotion, votre +très sincère et très indigne serviteur. + + Feu B. de La C.» + +Le diable soit des bureaux de poste et des employés qui y +sévissent! En recommandant mon envoi, je n'avais oublié que mon +nom. Heureusement, il me revint à temps. Il ne me manquait plus +que l'adresse. Au fait, j'étais sans domicile! Les rigueurs +administratives veulent vous dégoûter d'être honnête homme et +de prendre à cœur de payer ses dettes avant même d'avoir pris +un lit dans un hôtel et de s'être débarbouillé. J'élus domicile +au ministère de mon cousin, tout simplement. On peut aussi +bien être chez soi dans un ministère que chez un notaire ou un +huissier. Et cette vexation me fit sourire un peu plus, après. Ça +complétait le paysage. Paris, Paris, tu es le propre de l'homme, +le rire!--l'univers aussi, d'ailleurs!... + +Rien n'est tel, en vérité, que de revenir d'un long voyage pour +avoir les plus grandes surprises, en moins, à contre-coup, le choc +en retour, quoi! Ah! Ah! les belles pudeurs de mon adolescence, +ah! ah! mes belles terreurs, ah! ah! mes respects! Que c'est loin! +que c'est loin! Tout ça est à prendre, Paris et le reste du monde! +Mon brave cousin Charles, tu m'as fait sourire toi-même. Je n'ai +pas besoin d'être ministre, moi, pour être sûr de mon pouvoir... +Les rues me semblent maintenant plus larges et plus à moi. Je suis +empereur et roi! j'existe. Il me suffit d'un tout petit faux, qui +sera à jamais ignoré, pour redevenir citoyen, électeur, éligible! +Je ne daigne. J'ai sur moi plus de douze cents francs, dont neuf +cent quatre-vingt-sept d'argent bien français... Vive la France! +Vive Paris! Et maintenant, à nous deux!» + + B. R. + +... Il était un peu plus de onze heures. Le boulevard, tout +bleu, tout blême, tout roux et tout roide, flambait, étendard +en longueur, sous un soleil endormi par sa propre chaleur. Un +monsieur, assez jeune, assez anglais, s'assit à une table du café +du Coadjuteur et demanda une absinthe pure. La terrasse était dans +toute sa gloire. Les éclats de voix de quelques littérateurs et +artistes faisaient un paravent de paradoxes de tout repos et de +rosseries innocentes aux chuchotements d'affaires, aux injures +atroces et aphones, aux menaces entre haut et bas des marchands +d'espoirs monnayés, de leurs agents et de leurs peu intéressantes +victimes. De-ci, de-là, des étrangers qui se ressemblaient, d'un +continent, à l'autre, gobaient leur interminable chocolat ou leur +café-crème éternel. Les garçons, inutilement hélés, fiévreusement +sourds et impassibles, promenaient, en bâillant de dégoût, +leurs ventres de notaires sans tache, leurs tabliers souillés +de sacrificateurs et leurs mufles de consuls de la décadence, +un peu trop gavés de murènes. Les soucoupes jonglaient avec des +sous, des plateaux et des pièces décimales. Les carafes frappées +changeaient de table, avarement, et des mendiants, les pattes et +la voix cassées, alternaient, sur le devant du théâtre, un peu en +dehors, avec des camelots insinuants qui offraient des merveilles, +cependant que, en bordure, à toute gueule, à toutes jambes, les +vendeurs de journaux faisaient prendre un galop d'essai à des +nouvelles trop stridentes et aux scandales les plus désordonnés. +De la prose, en bâton, se roulait, se déroulait, entre les mains +tremblantes des clients. On lisait, on se cachait, on s'éventait. + +Tout-à-coup, l'un des plus notables commerçants en promesses +donna--une seconde--les signes de la plus noire agitation. Il se +pencha vers son vieux complice Laurageay et murmura: + +--Là! là! tu ne vois pas? Non! pas la petite blonde! celui-là! + +--Qui donc, mon petit Bihyédout, cet English? Un pigeon? + +--Heu! heu! peut-être! reprit Bihyédout qui s'était ressaisi. Tu +m'excuses une minute, vieux? J'ai à parler au type! + +Il s'avança, se coula entre les guéridons ou son ventre laissait +à chaque fois, non sans la reprendre, une coulée de graisse et +aborda: + +--Bonjour, monsieur... Je ne me trompe pas, n'est-ce pas? + +--Pardon, vous vous trompez, monsieur. Mais asseyez-vous! + +--Voyons! pas de blague, c'est bien moi! mais c'est bien toi?... + +--C'est moi, Emmanuel Rocaroc, ingénieur civil. Et toi? + +--Pascal Bihyédout, usurier. Tu as besoin de fonds, pas? + +--Merci. Nous en reparlerons. Content de te revoir, en attendant. + +--Moi aussi. Mais si, si! content! Ce que je t'ai pleuré, vieux! + +--Moi pas. Tu n'as jamais été très sympathique, là-bas! + +--Là-bas! Chut, malheureux! Tu veux nous perdre. Là-bas!... + +--Eh bien! quoi? là-bas, c'est vague, c'est vague, c'est +partout--et ailleurs! + +--Non! vois-tu, mon cher, ici, dans ce coin-ci, la plupart des +gens peuvent sortir sans leurs bonnes, mais, de temps en temps +aussi, ils peuvent sortir--et rentrer--avec deux sergents de ville +ou deux gendarmes. Alors, là-bas!... C'est terriblement précis. + +--Ça n'empêche pas que tu n'étais pas très aimé. Que prends-tu? + +--Je suis servi. Tiens! à cette table! Veux-tu que je te présente? + +--Je ne veux pas augmenter le cercle de mes relations. Merci. + +--A propos de cercle, tu déjeunes avec moi, au moins? Au cercle? +C'est là, à côté. Nous serons en tête à tête. On causera gentiment. + +--J'y consens avec bienveillance. Histoire de me laver les mains. + +--Tu as de nouvelles taches de sang? + +--Farceur! Je ne fais que descendre du train et du ministère. + +--Faire viser ta résidence, ou poser ta candidature? + +--Toucher de l'argent, mon ami. + +--Tu n'es pas si bête! + +--Mais je l'ai déjà expédié. + +--Idiot! Triple idiot! Envoyer de l'argent! + +--Tiens! Mais toi? Je croyais que tu en vendais. + +--Moi? je vends de l'argent, à crédit. C'est un sujet de +conversation, une attitude, une couverture, une contenance. +Usurier? je ne sais même pas ce que c'est. Mais je m'abrite +derrière un délit caractérisé pour n'être pas soupçonné d'autres +crimes et délits, je me calfeutre dans le mépris public. Un +usurier! On passe. On ne s'arrête pas. C'est une bête, une sale +bête, cataloguée. Quand on en a besoin, on échange des chiffres +à bout portant. Quand on n'en a pas besoin, on ne salue pas. Ça +ménage les chapeaux. La police ne s'occupe pas de vous. Le parquet +attend des plaintes pour agir--ou ne pas agir. Les meilleurs +déguisements sont les plus bas. Connais-tu l'histoire de +Fiérabras de Saintorgueil? + +--Fiérabras de Saintorgueil? J'ignore assez généralement... + +--C'était un général, en effet. Le général Fiérabras était, +comme son nom l'indique, dévoré de la maladie de l'énergie et +de la domination. Il fit un _pronunciamento_, comme tout le +monde,--et le fit mal. Quand des centaines de ses partisans +eurent payé de leur tête--lisez de douze balles à travers le +corps, par personne--l'honneur d'avoir été sous ses ordres, +il se sentit mordu du désir de les venger et de prendre sa +revanche lui-même. Ça le conduisit à tenir à sa peau. Il maudit +sa popularité traîtresse et sa vanité qui remplissait l'univers +de ses portraits à pied, à cheval, en auto, en uniforme, en +civil, couronne en tête, etc., etc. Mais c'était un conspirateur +et un homme d'action, _un homme_. Toutes ses retraites étaient +éventées. Il songea au seul refuge sûr de cette époque: ce n'est +plus l'église, c'est la prison. Mais la prison, on en sort, +malheureusement. Et après... Fiévreusement, il mit la hausse à +son génie, et sourit. Une heure après, il était sous les verrous. +Mais comment! Un pauvre diable minable venait de se faire coffrer +sous la ridicule inculpation de grivèlerie. Filouterie d'aliments, +rue de l'Homme-Armé. Un litre à douze, une douzaine de petits +gris, la soupe et le bœuf, un livarot, un verre de jus et un +petit de raide, il n'y en avait pas pour quarante sous,--ou tout +juste. L'homme avoua qu'il se nommait Léopold Vanpeerogyn, né +à Anvers, déjà condamné. On le mensura par dessous la jambe, +on le photographia à la flan: il ne valait pas le collodion de +l'anthropométrie. On lui octroya deux mois de cellule qu'il +purgea, allègrement. Après quoi, comme il était étranger et que +notre belle patrie n'est pas assez riche pour nourrir à l'œil +les plus timides des escrocs cosmopolites, on prit contre lui, +dans le tas, un arrêté d'expulsion, on le ficela et on le mit +à la frontière, à une de ces frontières où les plus ardents de +ses adversaires étaient dévisagés, poil par poil, pour que le +formidable Fiérabras n'échappât point à son supplice et ne menaçât +plus les institutions, leur jeu et leur gloire. Les gendarmes +chargés de l'arrêter éventuellement, coûte que coûte, saluèrent +d'un petit air supérieur ceux qui l'expédiaient dare dare: c'est +une bien piètre corvée que de jeter dehors d'humbles condamnés +correctionnels,--presque des contrevenants--pour des hussards de +la guillotine, armés de pied en cap, et cirés à l'œuf, commandés +de service pour un général de division, un prétendant, un +dictateur en disponibilité. Ces derniers, l'élite des serviteurs +de la loi, les protecteurs à aiguillettes du régime avaient besoin +de tous leurs yeux; pourquoi les user en détail sur des imbéciles +inoffensifs et d'ailleurs enchaînés. «Foutez le camp, dit le +brigadier d'escorte à son prisonnier et à ses compagnons et qu'on +ne vous revoie plus! Si l'on vous repince de ce côté-ci du poteau, +vous n'y coupez pas de vos six mois!» M. de Saintorgueil songeait +à un autre poteau. On ne le repinça pas. Il n'est pas encore +empereur, mais... + +--Pardon, Bihyédout--puisque Bihyédout il y a--est-ce que tu +ferais de la politique? tu crois à ton Fiérabras? + +--Même pas. C'est une image que j'ai développée pour t'amuser. +Je crains même qu'il n'ait pas existé, ce conspirateur, mais il +me plaît. Je dirai mieux: il me sert à te prouver qu'il faut +abriter les plus grands desseins derrière les plus petits méfaits, +les grosses canailleries derrière les plus médiocres, les plus +sinistres intelligences derrière les plus crapuleuses stupidités. +C'est de la morale en action. + +--En actions? Tu fais de la banque? + +--Pas encore! je t'attendais! + +--Tu m'attendais? Moi? + +--Toi... ou un autre. Je suis très seul dans ma patrie... + +A cet instant, graillonneuse, pisseuse et pis, les cheveux +vert-de-grisés, l'œil tombant en une larme habilement éternisée, +la lèvre hérissée de lèpre et pleurarde, une mendiante +archi-centenaire éclaboussait de sa prière torve, de son moignon, +de sa puanteur agile la terrasse et l'intérieur du café. + +--Tiens! dit Bihyédout, voici ma marchandise et ma clientèle! + +--Tu _fais_ des mendiants? s'étonna Rocaroc. + +--Je ne suis pas assez romantique. Je les _refais_: c'est tout. + +--C'est un prêté pour un rendu. Tu m'expliqueras ça tout à +l'heure. Ça m'a donné faim de voir demander l'aumône. + +Midi commençait à souffler sa férocité sur la ville. + +Les filles avaient les hanches plus provocantes, rapport au +ventre. Les pures, parfaites et idéales jeunes filles que +mesdemoiselles et mesdames leurs mères tenaient au bras, comme +enchaînées, histoire de montrer qu'elles deviendraient tôt aussi +flapies et aussi hideuses que leurs personnes mêmes, crispaient +mal, au coin de leur lèvre, leur bâillement en cul-de-poule. +Les vociférations des camelots suaient l'agonie, les aveugles, +manchots, sourds-muets et culs-de-jatte avaient de l'ironie dans +tout ce qui leur restait de corps en signifiant: «Moi, j'ai de +quoi briffer. Et toi, mon vieux?» Les employés drapaient dans une +dignité effrangée et luisante un appétit qui sait se cantonner aux +hors-d'œuvre, se contenir aux entrées, s'apaiser aux entremets et +mourir, en fanfare, au café sans dessert d'un balthazar à un franc +dix, cependant que, savourant insolemment leur quart de brie sous +l'innocent baiser du soleil, des tiers de midinettes faisaient +valoir qu'elles valaient mieux que ça, tout de même, et qu'elles +avaient des dents. + +La terrasse du café ne s'était pas encore vidée. Les usuriers +retenaient leurs pâles ou rouges clients,--et inversement. +L'espoir et la cupidité, le désir de tromper, la joie de torturer, +c'est le meilleur apéritif. Avec des rires gras et des gestes +secs, les conversations s'éternisaient. Des plaisanteries de +commis-voyageurs en cartes transparentes répondaient aux chiffres +des notaires complaisants, histoire de n'être pas trop sérieux, +de n'être pas dupes et de n'être pas trop durs: on réfléchit, à +intérêts composés, entre deux hoquets. Des camarades jouaient, +sans enjeu et sans jeu, à qui ne paierait pas le premier. Des +capitalistes honteux, crevant de faim, commandaient un nouveau +verre pour avoir l'air affamés--et pour cause. Les garçons, gavés +depuis deux heures, s'ennuyaient seulement d'avoir sous les yeux +les mêmes figures--sans tête. + +Bihyédout se décida: + +--Paie! dit-il et foutons le camp! c'est à deux pas. + +Rocaroc eut un sourire: + +--Ce n'est pas pour l'argent. Mais tes amis? Tu ne prends pas +congé? + +--Pas si bête! Tu es avec moi. J'ai l'air d'avoir mis la main sur +une poire. J'ai droit à une gratification. Elle suffira pour notre +déjeuner, nos cigares--et le reste. + +--Tu as l'œil à tout! + +--Ça console de n'avoir pas l'_œil_ partout! + +--Ou le _quart-d'œil_ quelque part... + + + + +CHAPITRE IV + +LE DERNIER ENDROIT OÙ L'ON CAUSE. + + +--Ça te fait de l'effet de voir des femmes ici? + +--Ça me fait de l'effet d'en voir n'importe où. Je ne sais par +où commencer. Mon Dieu, les femelles, les filles, ça va encore! +Outre! boutre! foutre! Mais les dames, voire les demoiselles! Du +linge et des égards, c'est trop! + +--On te fait grâce des égards. D'ailleurs, en cet endroit, les +femmes ne sont plus des femmes. Ne mâchonne pas ton cigare comme +ça. On n'aime pas ici, on joue. La revanche! + +--Tu ne m'avais pas dit qu'on tolérait les femmes au cercle. + +--Tolérer? Tu es grossier. On les reçoit et elles te reçoivent, +toi, veule invité! Elles sont membres du cercle. Nous sommes un +cercle mixte. Plus d'écoles mixtes, mais des académies! Et, au +fond, si j'ose dire, le législateur de passage a eu raison: il +n'y a plus de sexe en face d'un tapis vert, il n'y a plus que des +yeux, des gorges qui se ressemblent à force d'être sèches et des +doigts, des doigts, des doigts!... + +--Tu ne joues pas, toi? + +--Non, je jouis. J'ai à moi le salon de lecture, j'y suis maître +et seigneur comme un chef de gare dans une salle d'attente à +jamais vide, comme le directeur de la Bibliothèque d'Alexandrie, +comme le concierge supérieur du château de la Belle au Bois +dormant. J'ai les journaux, les livres, les revues. Je n'ai pas +besoin de les ouvrir et de les feuilleter: ils me racontent +toutes leurs histoires et tous leurs secrets. Mais si tu veux des +femmes, tu en trouveras dans trois quarts d'heure. On a le temps +de causer. Tu as bien déjeûné? + +--Pas trop mal. Un peu trop. Mais pourquoi m'as-tu présenté? + +--A qui? Deux vieux camarades! Ils n'avaient pas de place, nous +leur offrons un coin, à notre petite table, et tu le regrettes! + +--Je ne le regrette pas. Mais songe! un général! un préfet! + +--Un préfet! un général! Ne me fais pas mourir de rire! Voyons! +Es-tu ingénieur civil? Suis-je usurier? + +--Mais... + +--Lorsque je ne dis pas, au secrétariat: «Le Défrisé des Panoyaux +avec le Pépin des Épinettes», quand je dis, sans me nommer: +«Monsieur est mon invité», pourquoi veux-tu que de braves gens ne +prennent pas des titres et des dignités au vestiaire infini de la +fantaisie personnelle et de la sottise sans nombre? Est-ce qu'on +t'a demandé ton casier judiciaire? + +--On aurait pu me le demander. Il est vierge! + +--Vierge! Compliments! Et ta sœur? + +--Cette saillie ne te rajeunit pas. Enfin, ce préfet? + +--C'est un vrai. Ancien sous-préfet provisoire de Gambetta en 1870. + +--Ça ne le rajeunit pas non plus! + +--Il n'avait pas l'âge. Ça l'a empêché d'être révoqué, pour des +faits que je n'ai pas à qualifier. Tu devines? Depuis, il n'est +plus sorti de Paris. Il cherche un poste, dans les cercles. + +--Tu me fais trembler. Alors, le général, c'est un général de la +Commune? + +--Malheureux! Un général de la Commune? Mais alors, il serait +authentique, archi-décoré, retraité avec rappel de solde! On en +désirerait, au poids du diamant rouge, des généraux de la Commune! +Celui-là est général parce qu'il le veut bien, dans les journaux: +c'est l'ancien trompette-major du 31e chasseurs. Mais il a du +talent, de l'entregent et une rosette de Bulgarie. Maintenant, +laissons les comparses et parlons de nous, veux-tu? + +--Qu'entends-tu par _nous_? + +--Eh bien! nous deux, toi-z-et moi, moi et toi! + +--C'est que j'aimerais fort à ne rien savoir, à être tranquille, à +ne pas en f... un coup. + +--Tranchons le mot: tu _flanches_. + +--Mon Dieu! j'ai la veine de revenir à Pantruche, en peinard, ne +devant rien à personne, ne comptant pas pour la préfecture de +police, libre comme l'air, frais comme l'œil. Je n'ai plus soif de +rien, pas même d'aventures. + +--Tu as des revenus? un métier dans les mains? + +--Non! mais j'ai de la famille! + +--Laquelle? l'ancienne? la nouvelle? Bicorne ou Rocaroc? + +--Monsieur le Défrisé des Panoyaux, je crois que vous êtes évadé... + +--Et vous, monsieur le Pépin de la Cellambrie? + +--Ce n'est pas la même chose. Mais n'auriez-vous point intérêt +à faire le mort? Moi, je suis mort, bien mort! Vous, vous avez +toujours le souvenir vivant de vos expéditions diurnes et +nocturnes, de vos déguisements, tantôt capitaine de gendarmerie, +tantôt procureur de la République, commissaire de police et +inspecteur de la brigade des jeux... + +--C'est pour ça que je suis ici... L'habitude! + +--Ne crâne pas! Tu es très connu, célèbre, fameux, légendaire. Tu +as la chance d'avoir engraissé au bagne. On ne te reconnaît pas. +Profites-en, mon cher! Du calme! + +--Tu ne comprends rien à notre époque, celle-ci! J'ai eu du +génie et de l'audace, pas? Fini! rayé! oublié! aboli! L'amnistie +de l'incompréhension et de l'ignorance! On n'ose plus se +rappeler. Il ne faut plus que du talent, de l'ingéniosité, de +la roublardise, de la rouerie. Tu hésites? Regarde autour de +toi, sous toi. Lis ces journaux: tu en verras de belles! De +braves escroqueries de collégiens,--de collégiens de maisons de +correction--tiennent des colonnes et des _à suivre_, des faux de +pensionnaires des Quinze-Vingts qui mettent les experts sur les +dents, des crimes! ici, mon vieux, je l'avoue, je ne comprends +plus! Tu sais ce qu'était le crime pour nous: une chose presque +sacrée. Quand, par hasard, un assassinat ou un simple meurtre +n'avait d'autre excuse que l'occasion ou l'ivresse, le coupable +était déshonoré. Eh bien! aujourd'hui, on tue pour rien, pas +même pour le plaisir. C'est machinal, automatique, un réflexe, +un caprice, une envie de _fille_ stérile et, d'ailleurs, +ordinairement, du sexe prétendu mâle! Et là-dessus, de la copie, +de la copie, des photographies du service anthropométrique, des +vers attribués aux prévenus et inculpés, de l'argot de concierges, +des couplets d'apprentis-camelots et des chroniques de tête--de +tête!--des contes et nouvelles inspirés par les faits-divers; les +faits-divers maîtres souverains des romanciers et des philosophes, +de l'élite et des foules, les faits-divers qui tiennent lieu +d'idées générales, de catéchisme et de dogme, les faits-divers +rédigés pour des gens de peu par des hommes de rien! + +--Tu vas un peu loin. Les journalistes ne t'appartiennent pas! + +--Qu'est-ce qui m'appartient, alors? Tu veux soustraire les +honnêtes gens à mon appréciation, à mon contrôle? Soit! +Trouve-les! Toi-même, pauvre enfant, tu n'as pas été sérieux. +Ton acte est un des premiers crimes ridicules. N'avais-tu pas +mieux à faire avant d'en venir à l'assassinat avec préméditation +et guet-apens d'un garçon de recettes? Tu viens de m'avouer que +tu avais--encore--de la famille. Tu en avais plus, sûrement, à ce +moment. Alors? + +--Alors, tu as tort de me parler de cette affaire. Sais-tu qui +j'ai reconnu tout à l'heure parmi tes femelles? + +--Non. Mais je comprends. Cherchez la femme... + +--Et vous retrouvez le veau. C'est plus neuf. Elle était là! + +--Mon cher, j'ai lu ton procès, crois-moi, dès mon retour, avec la +plus vive et la plus scrupuleuse attention. Tu as été très chic. +Tu n'as jamais prononcé de nom. Je ne sais rien. + +--Tu n'en sauras pas davantage. Qu'il te suffise d'apprendre que +je viens de rencontrer, sans m'y attendre, mon ancienne, très +ancienne maîtresse,--cause efficiente de mon acte et de mon +voyage, assez involontaire, aux colonies,--et qui, depuis cet +accident, n'a pas jugé à propos de me donner de ses nouvelles. +Elle déjeunait presque en face de nous, avec un appétit qui +n'avait rien d'affecté ni d'exagéré, m'a dévisagé sans avoir l'air +de me «remettre» et a redemandé du canard au sang sans la moindre +intention. Du canard au sang! J'en ai eu la chair de poule. Ne +plus même se souvenir, en face de moi, revenant et revenant de +mauvais aloi, du sang que j'avais répandu en son honneur et pas au +mien! Du canard au sang! Et l'on parle de la voix du même nom! + +--Tu parles de la voix du sang! _Elle_ n'était pas ta parente. + +--La mère éventuelle de mes enfants! + +--Tu blagues! vieux. On couche, on dort. Accoucher, c'est un peu +plus dur, tout de même. Et qu'est-ce que ça prouve? + +--Tu veux me citer le mot de Montaigne: «Qu'y a-t-il de commun +entre mon frère et moi, sinon d'être sortis du même trou?» Et je +ne garantis pas le texte. + +--Je ne veux rien citer du tout. J'ai été trop cité--où tu +sais!--pour citer. Je suis un ignorant,--et je m'en vante. C'est +un titre, aujourd'hui. Mais avoir fait des bêtises pour une femme, +ce n'est pas une raison pour qu'elle soit bête. Elle a eu des +amants avant toi, pour sûr, après toi, certainement. Tu lui dois +des moments pénibles. Pour elle, elle ne te doit rien. Elle a fait +son métier de fille, si c'est une fille, rempli sa fonction de +femme, dans tous les cas. Passes! passades! passons! Accomplissons +notre tâche d'hommes. + +M. Bihyédout se tut un instant et tira sur son cigare. + +--Il y a peu d'hommes, continua-t-il, il n'y a plus que des +citoyens. On prend des titres: homme de lettres, homme d'honneur, +homme de peine, homme de cœur, homme d'esprit. C'est un mot qui +est démodé, archaïque, prétentieux ou avilissant. Je le reprends, +nous le reprenons: c'est de la reprise individuelle. Je ne sais +pas si tu as remarqué que les anarchistes eux-mêmes n'agissaient +plus, pour parler, pour bien parler. Ceux que nous avons connus +là-bas sont ici, tranquilles et éloquents à souhait, honnêtes à +désespérer les prix de vertu les plus honorables, petits saints +laïques et constitutionnels à mériter les palmes académiques. Les +criminels sont des fainéants, des gens sans métier, de petits +jeunes gens, des enfants qui font ça comme ils feraient autre +chose, qui ne savent même pas qu'ils sont assassins, qui n'ont pas +su qu'ils étaient souteneurs, qu'ils étaient filles--et pis--et +moins,--qui n'ont pas lu les traités de Cicéron et autres sur le +commencement et la fin du bien et du mal, qui ne savent rien et ne +veulent rien savoir, qui n'ont que leur instinct et un instinct +perverti, leurs appétits et leurs appétits pervertis, leur courage +et leur courage perverti, leurs sens et leurs sens invertis pour +mener la guerre contre la ville et l'humanité. Ecoute-moi, mon +ami: je veux moraliser Paris. Je veux purger la cité de ses taches +et de ses macules. Je n'ai pas d'ambition; je ne suis pas citoyen, +pas électeur, pas éligible. Je ne suis pas médecin et je veux +faire de la médecine en gros et en détail: mais je ne soigne que +les villes, que les capitales; une capitale est un chef-d'œuvre: +je suis restaurateur, épurateur, créateur: je commettrai des +crimes sacrés, pas de délit: je ne serai ni un assassin ni un +voleur, un esthète, un esthète pur, le dernier esthète! + +Rocaroc considéra Bihyédout avec un rien d'inquiétude. + +Le ci-devant _Défrisé des Panoyaux_ eut un rire d'orgueil. + +--Tu me regardes! dit-il. Je suis gros et j'ai l'air commun. Si +j'étais seulement sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts, tu n'y +ferais pas attention. En outre, je suis un criminel. Et Néron? +n'était-il pas gros? N'était-il pas criminel? d'après l'opinion, +d'ailleurs, des gens qui lui ont pris sa bonne renommée, son trône +et son existence? La goût de la beauté est incompatible avec la +beauté physique--ou c'est du plus bestial égoïsme,--avec la grâce +personnelle--ou c'est d'une prétention écœurante,--avec l'amour +plastique même--ou c'est de la passion la plus intéressée. Jusqu'à +ces derniers temps, n'est-ce pas? on aimait une femme parce qu'on +était un homme. Eh bien! il faut aimer la beauté en supposant, en +présupposant que vous êtes laid. Et si j'adore Paris, c'est que +je ne suis pas Parisien et que j'ai ou aurais toutes les raisons +d'être ailleurs. + +Mais excuse-moi. On m'appelle. + +Deux _gentlemen_ faisaient ce qu'on est convenu de nommer, en +matière de cirque, la plus tragiques des _entrées_. La pâleur du +premier, mate, plissée et orageuse donnait de l'expression à la +pourpre terne et figée de son acolyte. + +--Encore _fauchés_? demanda Bihyédout. + +D'une claque savante, le monsieur pâle assura sur ses cheveux +plaqués un chapeau absent. Puis, simple: + +--Quand je reficherai les pieds dans cette boîte! fit-il. + +L'individu apoplectique ne poussa qu'un hurlement: + +--Rrroubrouhihihaha! + +--Toujours les mêmes! remarqua gentiment Bihyédout. Toujours les +mêmes! Perdu combien? Quelle habitude! + +--Perdu! Pas perdu! C'est nous qui sommes perdus! Ratiboisés! +Scalpés, vivisectés, incinérés, déterrés, vampirés, foutus, quoi! + +--Rrrangrougroupfft! pfft! uuit! + +--Combien? demanda Bihyédout, sans émotion. + +--Des mille! des millions de milliasses de millions! + +--Voulez-vous cent sous... à vous deux? + +--Caramba! vous gâtez le métier! Mort de ma vie! + +--Quel métier? le métier d'usurier ou celui d'emprunteur? + +--Vous aurez toujours le mot pour rire! Voyons! ne faites pas le +méchant! Marchez, au moins, du louis tout rond? + +--A combien de jours? + +--_A perpète!_ + +Du coup, en affectant de sourire, l'ex-Défrisé des Panoyaux lâcha +un billet de cinquante francs. + +--Chouette, papa! dirent les pontes, en disparaissant. + +--Vois-tu, continuait un instant plus tard M. Bihyédout, ça n'a +l'air de rien, cet _A perpète!_ et c'est plus fort que moi! ça +me ferait faire n'importe quoi! ça me ferait croire que je me +souviens et que j'ai peur. Et toi? + +--Oh! moi, pfft! Je suis paré! Mais que sont ces gens? + +--Ces gens-là? Tu me fais rigoler et j'en avais besoin! Ces +gens-là, c'est Le Reste! + +--Tous les deux? + +--Eh oui, bêta, Le Reste à mille têtes! As-tu oublié _Cinna_: + + Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé! + +Tu en as vu un morceau, une élite! Il ne se présente pas; il +s'impose; il ne supplie pas: il réclame; il ne mendie pas, ne +menace même pas: il se fout de vous! + +--J'ai vu, continuait Rocaroc. + +--Alors, ça ne te dégoûte pas? Tu trouves ça bien? Tu n'éprouves +pas le désir, le besoin de supprimer ces gens-là? + +--Non! je n'ai pas, je n'ai jamais eu d'ambition. + +--Ambitieux! Tu ne veux pas être comme tout le monde! Mais c'est +la seule chose qu'on possède pour rien, l'ambition! Enfin voici: +tu as beau avoir fait peau neuve, tu as besoin de songer à ta +peau et de nourrir ton homme. As-tu un métier dans les mains? +As-tu des revenus? Tu as des parents insouciants qui deviendront +méfiants et qui te renverront là-bas... tu sais. J'exagère? Oui +j'ai un optimisme exagéré: ils ne te rendront pas au bagne, ils te +feront crever de faim,--s'ils ne te font pas assassiner. Alors? +tu ne réponds pas? Alors, je parle pour toi: il faut assassiner +toi-même--ou plutôt faire assassiner! + +--Assassiner, répétait Rocaroc! Assassiner! Encore! Toujours! +Assa... + +--As-tu pesé la ressemblance qu'il y a entre ces deux mots: +assassiner et assainir? Tu me comprends maintenant: tu frémis! +Oui, je veux assainir Paris. La médiocrité et le néant se sont +associés pour fonder des mutualités, la Mutualité! Je fonde, avec +toi, l'_Anti-mutualité individuelle_, l'A. M. I., l'Ami, quoi! Les +mendiants, les parasites, les _tapeurs_ déshonorent et encombrent +la Cité, les boulevards, la ville et la vie: je fonde, avec toi, +la _Ligue pour l'extinction pratique du paupérisme professionnel_! +Nous tuerons les gouapes et les faux aveugles,--les vrais aussi. +Pas de risques. Le suicide est évident dans tous les cas: ou +bien ces êtres ont de l'argent, nous le râflons: la misère entre +avec nous, s'avère éternelle, criminelle et fatale, ou bien elle +était là avant nous et nous n'avons fait que suppléer au courage +de malheureux, condamnés tôt ou tard à une destruction prétendue +volontaire. + +--Permets-moi de te dire que tu parles fort mal. + +--Agissons. Tu t'en prends à la forme: c'est que tu n'as rien +à reprendre au fond. Autre chose. Nous nageons, nous sombrons +en plein socialisme anarchique. Nous, c'est--ou ce sont--les +autres. Crois-tu que ça fasse plaisir à tout ça, les autres? Donc +nous,--cette fois-ci, nous, c'est nous, nous deux,--nous fondons +une _Banque de protection sociale et d'action anti-collectiviste_, +B. P. S. A. A. C. + +--Et les fonds? Et les obligations? Et les actions? + +--Les actions? Elles sont dans le titre, au singulier. Les +obligations? Nous obligerons. Les fonds? Fondons? + +--Mais pourquoi t'adresser à moi? Ne jouons-nous pas à un jeu déjà +ancien, celui des Cent et un Robert Macaire? + +--C'est toi Bertrand, alors? Rassure-toi: il y en a encore +beaucoup, il y en a trop. En fait de Macaire, il n'y a plus que +des pommes Macaire. Et il nous faut des _poires_. + +--Comme tu es vulgaire, mon pauvre ami! + +--Tu viens de dire le mot de la situation. C'est parce que je suis +vulgaire--et je m'en vante--que je ne puis me mettre à la tête +des immenses entreprises que tu sais. Il faut un homme distingué. +Je suis, en outre, un gros garçon frivole qui s'amuse de tout, +même de ses projets et qui a besoin d'être gai parce qu'il ne l'a +pas toujours été. Toi, je t'ai auné et jaugé; tu as de l'étoffe. +Ne m'empêche pas d'exercer mon métier pour la première fois, mon +métier d'usurier: je te prête des idées. + +--Je réfléchirai, murmura plaintivement Rocaroc. + +--C'est tout réfléchi: tu acceptes! éclata gaîment Bihyédout. + +A ce moment, une entrée en bourrasque fit voler les journaux, les +revues, les buvards, les encriers: une trombe d'hommes bourrus et +noueux, les poings en avant... + +--La police! murmura le Défrisé, un peu pâle. + +Les intrus allaient plus avant, gardant les issues de la salle des +jeux; de nouveaux venus, de mains fébriles et inexpertes ouvraient +des brochures... Un monsieur s'avança, avec une nuance de dignité, +se déboutonnant pour donner de l'air à une écharpe microscopique. +Bihyédout s'était levé. + +--Le commissaire de police! jeta-t-il comme une présentation. + +Le magistrat se tourna vers l'ancien forçat, souriant: + +--Soyez tranquille, messieurs, vous ne jouez pas ou vous ne jouez +plus. Je ne suis ici que pour la _Faucheuse_! + +--La Faucheuse? répéta, très ému, Rocaroc. + +--Tiens! dit le commissaire, vous ne savez pas? Vous êtes membre +du cercle? + +--Monsieur, répondit majestueusement Bihyédout, m'a fait l'honneur +d'accepter à déjeuner. + +Et, congédiant le fonctionnaire, il ajouta, sincèrement: + +--Monsieur est avec moi! + + + + +CHAPITRE V + +UNE CRÉMAILLÈRE DE PENDABLES ET DE PENDUS + + +La plupart des propriétaires, concierges ou gérants des immeubles +du _boulevard_ ont été pris, depuis quelques années, d'une manie +singulière: le besoin de changer de figures. Le mot _manie_ a +ici tout son sens, antique et complet: je veux parler de folie +furieuse. Aux estimables et prudents commerçants qu'ils avaient le +lucratif honneur de posséder comme locataires, les personnages de +rangs divers que je viens de citer substituèrent des mannequins +habillés de vitrines, des effigies photographiques sous verre, +des cinématographes pour aveugles, des phonographes à crever le +tympan des sourds, des bars à deux sous et des tripots à sous-sol. + +C'est dans un de ces _logements_ que nous retrouverons nos héros +ou, du moins, deux de nos héros: Rocaroc et Bihyédout,--puisque, +d'ores en avant, il nous faut leur prêter ces noms. + +Ils ne sont pas seuls. Un sourire de bienvenue crispe leurs lèvres +à l'arrivée de leurs invités des deux sexes. On inaugure la +_Banque anti-collectiviste_. + +--La première banque, a dit Rocaroc, où il n'y aura pas que les +écus qui dansent. + +--Vous n'êtes poli ni pour vos actionnaires, ni pour vos +dépositaires, ni pour vos invités, ont répondu la plupart de ses +interlocuteurs, dans les cafés, brasseries et autres cercles... + +--Je vous invite, a répondu simplement notre héros. + +Et c'est ainsi qu'il a une aussi compacte assistance--d'élite. +On a mangé. On a bu. On a fumé. On a bu à nouveau. De cigares en +cigares, de verres en verres, on est arrivé aux cithares et aux +tziganes, aux lautars et aux czardas. Avec des mines rougissantes +de communiantes apoplectiques, des demoiselles quadragénaires +acceptent les ailerons de gigolos de cent ans et de quelques +pigeons, dont la fatalité a fait, hélas! avec l'âge, autant +de vautours à la petite semaine et de gypaètes dévorants,--à +l'occasion. + +--Le général Tabarol! + +--Son Excellence le ministre de l'... + +--Je te demande pardon, interrompt le citoyen Bicorne, en se +précipitant au-devant de son ex-cousin. Et, désignant une suite +aussi imposante que distinguée, il ajoute, avec ce sourire plissé +et terrible qui est tout lui: + +--Pas de présentations, hein? Ces Messieurs sont avec moi. Je puis +te le dire à toi qui es un bon fieu: c'est du secrétaire d'État, +du sous-secrétaire, du président, du vice-président, du questeur, +du comité, de la sous-commission, du législateur en chef et du +budgétivore en grand. C'est, en plus, de l'incognito majeur et de +la rigolade. On boit, ici? + +--A la disposition de vos... + +--Te tairas-tu? Mais fichtre! Comme c'est chic! Des lustres, des +meubles, des objets d'art! Du métal! Des capitaux! + +--Nous sommes polis. Nous les attendons. + +--C'est imprudent--et superbe. Tu ressembles au gouvernement. + +--Ça tient de famille. Mais j'ai compté sur toi. + +--Merci. Merci non! Tes invités sont magnifiques. Je n'ai amené +avec moi ni le préfet de police, ni le chef de la Sûreté. Tu les +excuseras... Tes invités aussi... + +--On a le temps de se revoir. Du champagne? + +--Moi, je ne prends jamais rien. Mais ces messieurs... + +--Mon cher Bihyédout, occupe-toi donc de ces messieurs. + +--Bihyédout? Un joli nom de poète? Ton associé? + +--Mon ami. C'est un amoureux: il aime les chiffres. + +--Mais il n'aime pas les nombres ou le nombre. Toi non plus, à +en croire ton étiquette: _La Banque anti-collectiviste!_ En ce +moment! C'est du délire! C'est immense! + +--N'est-ce pas? Au fond, tu n'es pas partisan non plus... + +--Partisan, moi? J'ai toujours été partisan. C'est pour cela que +je n'aime pas beaucoup ces mots: lutte de classes (ç'a l'air +d'un nom noble, et j'ai horreur de la particule) ou _Révolution +sociale_: ç'a l'air d'un nom de compagnie d'assurances,--une +compagnie qui assurerait le néant. Prolétariat, confédération, +syndicat, sous-agent, cessation du travail, c'est barbare, pédant, +classique et bas: fi! pfft! + +--Tu ne dirais pas cela à la tribune? + +--Ni ailleurs. Je te dis ça, à toi. Ce n'est rien. Toi non plus. + +--Bien! A propos, as-tu songé à mon ami Capucino? + +--Capucino?... Capucino?... Attends un peu: j'ai de la mémoire... +Ah! oui! Capucino, gouverneur des colonies, ou à peu près... +Directeur d'un pénitencier... Il veut la rosette... Oui... oui... +Il t'a rendu service... Ce sera fait... Et je te fiche mon billet +que c'est bien pour toi... A propos, ne m'as-tu pas laissé +entendre qu'un peu de galette... + +--Excellence!... Excellence!... + +--Oh! entre nous! Au reste, j'ai un service à te demander. + +--Tu es bien bon! + +--Attends! Tu m'as, peu ou prou, parlé de bagne. Si! Si! Au sujet +de ce Cabocino, Caputimo, Capucino! Eh bien! Si tu faisais un +journal, un journal politique, littéraire, financier, économique +et commercial. J'ai le titre: _Le Forçat honoraire!_ Ça ne t'amuse +pas? ce n'est pas farce? + +Rocaroc n'avait, en cet instant, aucun goût pour la farce. Il +restait figé. Le ministre poursuivait: + +--Comprends-moi. Ce n'est pas un journal: c'est un brûlot: ça me +connaît. J'ai des ennemis, des tas d'ennemis, des monceaux, des +galères pleines. Je te demande d'en prendre un, entre autres, par +semaine, de le mettre au pilori, en costume, bonnet et chaîne, en +toute lumière d'ignominie, de l'attacher, de le fustiger, d'en +faire un homme perdu, déshonoré, fini, anéanti, tranchons le mot, +un grotesque. Au reste, je me charge de l'article--et du dessin: +tu n'auras qu'à signer--ou à faire signer!... + +--Tu m'offenses: je suis littérateur, moi aussi, et homme +d'État--à mes heures[3]. + +[Note 3: On lira, je l'espère, dans quelques mois, un +_Rocaroc, homme politique_, qui... Mais ne nous faisons pas de +réclame.] + +--Tiens! tiens! Enfin, c'est dit, c'est entendu? + +--Tu vas un peu vite. Sais-tu ce que c'est que ma banque? + +La langueur ululée, savante et sauvage, les crissements pâmés et +les cris allongés des tziganes, toute la volupté en poudre--en +poudre noire, en feu qui couve et qui jaillit--de ce qu'on appelle +valse lente, cette musique pour chattes et pour chats, féline, +câline, hypocrite, meurtrière, cette harmonie ensommeillée et à +griffes, ces croppetons de mélodie, de difficultés jouées, de +facilité énervante, tout ce hérissement d'appels, de caresses +et de plaintes, tout cet appareil d'or, d'argent et de velours +enserrait les assistants, bandait leurs blessures diverses et +faisait glisser sur leur carapace de besoin, de dégoût et de +crapule une résille de joie, d'ardeur et de délice. Leur cœur, +entre ses autres lésions, leur cœur, si j'ose dire, s'ouvrait +d'une chère plaie de douceur, de volupté et d'une fraîcheur qui +pouvait ressembler à de la pureté, dans cette atmosphère de fumée +et d'électricité dansante. Quant à leur âme, ah! leur âme! elle +naissait, pour s'éteindre avec le bruit, comme un feu follet +d'enfer. Il y avait là des députés périmés, des hommes de lettres +en retrait d'emploi, des croupiers subitement élevés en grade et +tombés plus bas que leur ancienne fonction, d'ex-fils de famille +devenus courtiers-fantômes, des sous-agents de publicité, des +assureurs sur la vie de cadavres, d'anciens, si anciens magistrats +qu'ils ne pouvaient se rappeler que leurs condamnations à eux, des +mouchards particuliers, des officiers sans patrie qui, à force +d'avoir connu des drapeaux pour lesquels ils s'étaient fait +tuer, successivement et en détail, ne se souvenaient plus que des +petits drapeaux sans gloire qu'ils avaient plantés au hasard, +chez des logeurs et des bistros, des marchands de décorations +sans clientèle, des diplomates privés de l'_exequatur_ et cette +cinquantaine d'imbéciles fort honorables chamarrés d'ordres et de +respect qui ont l'air de se faire payer pour servir de paravent à +toutes les boues et qui ne savent pas pourquoi l'on sourit, en se +détournant un peu, lorsqu'ils passent devant celui-ci ou derrière +celui-là!... Eh bien! tout cela, tout ça, ne fut que sens, désir, +innocence troublée de vierge, tout ça frémit, vibra, et resta +la bouche ouverte comme un crocodile géant en hypnose, comme +un grouillis de grenouilles, en admiration!... La musique! Les +tziganes! La fée Harmonie avait passé par là! L'archet avait râclé +des cordes de pendus, des boyaux de caïmans, des peaux de taupes! +La flamme! La fleur bleue! + +Je ne parle pas des filles: toute femme est une extase--née. Elle +ne vit--et ne meurt que pour la pâmoison. L'exaltation la plus +sainte est sujette aux pires évanouissements, et les sentiments +les plus purs, les idées extra-terrestres, les visions et les +révélations inouïes se traduisent par des roulements d'yeux, des +claquements de dents, des convulsions, des soupirs, des râles et +des silences hystériques... + +Toute l'assemblée se trouvait donc en état d'hypnose et de grâce. + +--Mon cher cousin, disait le ministre à Rocaroc, je te remercie +de ta franchise. Il est parfaitement honorable--quoique +dangereux--d'avouer qu'on est un assassin, un forçat évadé, +un mort vivant, faussaire en exercice et chef de brigands en +préparation. Je le savais. Ce ne serait pas la peine d'être +secrétaire d'État si, de temps en temps, on ne se consolait des +affaires publiques par la lecture et l'étude de romans fictifs +ou réels, par l'effeuillement furtif de dossiers choisis, que +sais-je? Et ton secret n'était pas très secret. L'affichage de tes +nom, prénoms, âge, signalement, profession, crime et condamnation, +ordonné par le code criminel et exécuté pour la satisfaction et +l'éducation des assassins, nés et à naître, c'est un document +public, mon bon, un peu aride, un peu technique, mais enfin, ça +reste! + +--Un acte de décès aussi! monsieur le ministre. + +--Ne nous fâchons pas! Je te répète que je t'admire, que je ferme +extatiquement les yeux sur ton projet et, même, sur ta maison. +Purger Paris! fichtre! il y faut de la drogue! Assainissement +gigantesque! Plus de tapeurs, de mendiants, d'horreur, de bavards +et autres rêveurs taciturnes, c'est un rêve, un rêve! Tu ne +pourrais pas, du même coup, supprimer les cochers, les chiens, +les cyclistes, les ivrognes et les autos? + +--Laisse-moi faire. Mais laisse-moi souffler. Tu verras. + +A force de mourir et de faire défaillir, les accents tziganes +renaissaient, reprenaient du souffle, du rythme et une caresse +infinie en cadence, lançaient un rappel strident aux inconvenantes +convenances, aux valses, aux mazurkas et aux lanciers désuets, un +je ne sais quoi de nostalgique à «l'Ici l'on danse!» sans décor, +sans fers brisés, sans histoire à venir... Le ministre écouta un +peu ronfler l'invite et l'ouverture. + +--Au revoir, dit-il à Rocaroc. Je ne me retiens point, n'est-ce +pas? + + + + +CHAPITRE VI + +UNE CIRCULAIRE + + +_Monsieur et--nous l'écrivons d'avance, à coup sûr--cher client, +nous avons l'honneur d'appeler sur notre maison l'attention de vos +intérêts et autres capitaux. La banque que nous avons fondée n'a +rien de commun avec les établissements apparemment similaires, +même les plus solides._ + +_Il vous semblera, au premier abord, que nous faisons de la +fantaisie et du paradoxe, que nous rompons en visière avec le +sens pratique et la marche raisonnée des affaires, que nous +nous aliénons le pouvoir législatif et exécutif, les concours +politiques intérieurs (qui sont nécessaires) et jusqu'à la +conscience publique._ + +_Nous sommes, en effet, les ennemis irréductibles_: + +_1º du socialisme, unifié, indépendant ou anti-collectiviste_; + +_2º de la mutualité, forme hypocrite du socialisme_; + +_3º du suffrage universel et de ses succédanés et résultats._ + +_Enfin, nous sommes pour l'individualité active et les efforts +individuels. Adversaires résolus de tous les obstacles, humains +ou inanimés, qui peuvent se dresser sur la route d'un homme comme +vous, monsieur et cher client, nous voulons combattre et détruire +toutes les bêtes féroces, chiens dévorants, camarades trop +collants, cirons et frelons encombrants qui peuvent vous obscurcir +l'horizon de la gloire, de la fortune ou même de la simple et +adorable sérénité._ + +_Nous affirmons, de source à peu près certaine, que nous portons, +en compte-courant, la Providence représentée par tels ou tels +agents et sous-agents (auxquels nous avons permis l'anonymat), en +pleine activité._ + +_A titre d'échantillon, nous nous ferons un plaisir de donner une +preuve de notre savoir-faire (non sans quelques garanties, et à +forfait, bien entendu)._ + +_En ajoutant que nous nous interdisons toute opération de Bourse, +surtout sur fonds d'État et valeurs de tout repos, nous prouverons +assez à nos actionnaires éventuels que nous leur verserons un +dividende sérieux et que nous ne serons, en aucun cas, les +bénéficiaires ou plutôt, les tributaires, du hasard._ + +_Personnellement, nous émettons des obligations minières, avec +parts de fondateurs et coupures privilégiées, sans primes. Nous +comptons exploiter les mines d'or de Paris. A la différence des +caveaux ordinaires de métaux et de minerais, ces mines se situent +parfois dans des maisons particulières et à des étages élevés ou +surélevés. Nous n'avons pas de bureau de renseignements et gardons +sur nos opérations le secret le plus strict que, par contre, nous +garantissons hermétiquement, à nos clients, sur leurs ordres._ + +_Cette circulaire étant confidentielle et tirée à quelques +exemplaires à peine, nous pouvons, cher ami (n'est-ce pas?) vous +donner quelques éclaircissements. Si nous n'avons pas pris pour +raison sociale le titre de_ «Banque nietzschéenne», _c'est pour ne +pas vous effrayer. Vous nous auriez soupçonnés d'être de vagues +littérateurs, nous, des hommes d'action! Nous avons mis le sillon +avant la charrue, la charrue avant les bœufs,--mais c'était une +charrue automobile!_ + +_Entendez-nous bien: nous savons trop quel besoin immédiat, +primordial et national est la moindre personnalité que ce soit +et la plus menue individualité, les dangers de tout ordre qui +s'opposent à son développement et à sa mise en œuvre, les mille +empêchements, plus ou moins conscients ou suscités, qui nuisent à +sa marche, l'obscure hostilité de l'ambiance, des événements et de +l'atmosphère._ + +_Pour un prix modéré et à débattre, vous obtiendrez, grâce à nous, +toute votre liberté et toute votre intensité: la morale supérieure +de notre entreprise ne vous échappe plus._ + +_Venons-en aux statuts de notre Société._ + +_Pour des raisons que vous comprenez, nous n'acceptons ni conseil +de surveillance ni commission de contrôle. Nous assumons la charge +gratuite de nous servir à nous-mêmes de moniteur financier et +d'avertisseur judiciaire. Nous prenons l'engagement de ne jamais +présenter, de ne jamais nommer l'un de nos amis à un autre, ce qui +est le seul moyen d'empêcher une coalition de porteurs de titres +soit contre l'un d'entre eux, soit contre l'un de nous. D'autre +part, les titres n'existent pas--seconde précaution. Ils seront +nominatifs et sur parole--notre parole à nous. Nous répondons de +l'avenir--absolument, exclusivement._ + +_Et c'est, Monsieur, en toute confiance que nous nous avouons des +aventuriers, que nous proclamons que notre domicile est provisoire +et que nous ne donnerons pas aux déposants le chiffre de leur +coffre-fort, voire le lieu de leur dépôt._ + +_En attendant le plaisir d'exécuter vos ordres, sachez-nous, +monsieur et cher client, vos dévoués._ + + ROCAROC, + _ingénieur civil_, + _Directeur de l'A. M. I._ + + BIHYÉDOUT, + _sans profession_, + _Administrateur délégué_. + + + + +CHAPITRE VII + +AU RAPPORT + + +--M. le Directeur fait appeler M. Sosthène de la Galandure. + +--Voilà! dit un petit homme trapu à face camuse et noire. + +--C'est toi, Choléra? fit Rocaroc. Quoi de nouveau? + +--Moins que rien, patron! murmura l'autre qui s'était affalé sur +un admirable fauteuil, dès son entrée. + +--Pauvre ami! Raconte! + +--Pardon, patron! mais je suis encore tout remué. Quand on file +un type, n'est-ce pas? depuis sept, huit jours, histoire de le +refroidir, sous couleur qu'il fait trop peu d'auber en pilonnant +et que c'est pas naturel, quand on a tout prêts le rigolo, le +lingue et la corde, on s'attend à tomber sur un Pactole plombé, +largué, qu'on peut sentir avant de le reluquer et de le palper!... + +--Au fait! monsieur de la Galandure, au fait! + +--Donc, hier, j'monte derrière le soi-disant pante, en douce. +L'hôtel, c'était une clair'voie, on n'est r'marqué qu'à la sortie. +Donc, je monte. C'que j'monte, j'ne sais plus c'que j'monte: la +Tour Eiffel, rue Beautreillis, quoi! Donc, je monte. Le type, +plus haut que l'grenier, y pousse une porte: pas d'serrure, pas +d'loquet, pas moyen d'gratter ni d'pousser. Je l'laisse entrer, je +l'laisse souffler: on souffle pas. Je me marre: nib! j'fais mêm' +celui qui march' sur ses arpions: nib! Enfin j'éclate et j'gueule: + +--Y a donc personne ici? + +J'voyais bien qu'y avait du monde, trois personnes, si on peut +dire, trois grouillis, trois ruines, tout ce qu'y faut pour faire +une fosse commune, dans la chaux, tout' d'suite, pour n'y pus +penser. Mais un'fois qu'on a commencé une conversation... Un des +paquets remue un peu, à peine: c'était couché, comme charognes, +d'un blanc sale à salir le plâtre, et jaune et vert, avec des +plaques roses piquées à la peau comme des fleurs en papier mâché, +un grouillis dolent et geignant, un tas dispersé d'immondices +humaines en quête de tendresse et d'étreinte... + +--Y a rien à faire! gémit une voix. + +Y a rien à faire! j'en demeurai pendant comme un sanglot. Y a +rien à faire! Vous me connaissez, patron, j'suis pas marchand +d'sentiment et j'fais d'l'Ambigu à domicile et sans douleur--pour +moi, comm' de juste. J'fusillerais dans l'dos mon frère, mêm's'y +s'traînait à mes genoux, à condition qu'y soye millionnaire et +qu'y fasse un mauvais usage de sa fortune, en ce qui me regarde, +sauf respect. Eh ben! j'étais déjà pas mal retourné, mais ce «y +a rien à faire!» me retourna en plein, me foutit sur l'flanc, +moralement s'entend, plus bas que ceux qu'étaient là à poireauter +en attendant l'express ou l'omnibus de la Camarde. J'tâchai à voir +c'qu'y avait là, comme détail de pourriture. D'abord le pante à la +manque, au centre, le Christ en croix, quoi. A droite, une vieille +rombière aux tiffes gris-vert, avec une espèce de peau qu'était +pus rien du tout, une bouche ouverte jusque-là, qu'avait l'air +d'avoir avalé ses dents pour manger quéqu'chose et qui, depuis, ne +s'était pas refermée, histoire d'attendre à briffer la manne du +ciel ou n'importe quoi, en fait d'briques, et des yeux, patron, +des yeux qu'étaient pas noirs, pas gris, pas bleus, qu'étaient +tout ça, de la cendre et du feu avec, qui crevaient le plafond et +qu'avaient l'air d'être redescendus du ciel, après une prière, +avec perte et fracas, et qui disaient, sans pleurer, sans parler, +sans ciller: «Rien à faire!» J'parle pas des mains, non, des +squelettes de pattes de faucheux; j'parle pas du corps: c'était +une croûte sur de la crasse avec des chiffons qui se détachaient, +en craquant... L'autre corps, à gauche, c'était un peu plus une +femme, rapport à ce que c'était, tout de même, pus jeune et, tout +de même, y en avait un peu plus. Elles avaient des râles pareils, +un air de famille, même, avec le type, et un air de souffrance. +Au bout d'une seconde, j'les avais identifiés, comme on dit: +c'était mère et fils, frangin et frangine... Y avait pas seulement +ressemblance de traits, y avait aussi ressemblance de maladie: +tout ça, c'était ph'tisique au dernier période,--et bientôt, j'vis +qu'y avait une aut'ressemblance, la pire: ressemblance de lit. +Les deux femmes, patron, sauf respect, ç'avait l'ballon enflé--si +l'on peut appeler ballon une espèce de poche--la seule--en pain +de sucre,--le seul pain que ces créatures avaient sur leur ancien +ventre,--comme de la faim et de la misère qui auraient poussé en +dehors. + +C'que j'racont'là, patron, c'est long, j'm'en rends compte, mais +ç'avait pas duré longtemps, rapport à l'œil, qu'est vite, quand la +parole, c'est un déménagement. + +Vite aussi que s'passa un sentiment qui m'taquinait, enfumer toute +cette tanièr'là, d'une seule boîte d'allumettes, histoire que +ça prenne feu tout de suite--et solidement.--C'est p'têtre que +ça puait tellement qu'ça vous empestait l'cœur et l'âme avec le +reste et qu'on descendait plus bas qu'l'enfer, dans d'l'horreur, +dans tant d'horreur qu'ça f'sait de vous de la pitié et rien que +de la pitié... Je n'sais pas patron, j'suis pas éduqué, bref, +j'm'entendis dire: + +--Ben quoi! j'viens d'la part de l'Assistance... + +J'me rappell' même pus si j'ai dit ça. Vous m'grond'rez si vous +voulez, patron, mais ces gueules ouvertes, ça n'pouvait ni crier +ni hurler, ça n'pouvait qu'briffer--et ça n'le pouvait pas! + +--Je r'viens! que j'fis et j'cavalai... + +Rocaroc, avait, contre sa coutume, écouté ce long discours +sans l'interrompre, sans même donner signe d'intérêt ou de +désapprobation. Aux derniers mots de La Galandure, il ne put se +défendre d'un mouvement et proféra, très vite: + +--J'ose espérer, Choléra, que vous ne revîntes point. + +--Je r'vins, patron, je r'vins--_lof pour lof_--et je n'revins pas +seul. J'rapportais des provisions et du rhum et du champagne et +des vins et des machins azotés, tout, quoi! + +--Vous aviez donc de l'argent? dit Rocaroc, au hasard. + +--Mariette-la-Pie-Grièche m'avait r'filé un _sigue_. + +--Pourquoi m'avouer ça, Monsieur de la Galandure? + +--On a son honneur d'homme, patron! et pour l'usage que j'en fis... + +--Choléra, reprenait durement le Directeur, redevenu sincère, +quand on appartient à la _Ligue pour l'extinction pratique du +paupérisme professionnel_, on a accepté des devoirs qui... + +--Pardon, je suis professionnel mais pas du paupérisme. Et +puis, les devoirs, entre nous! Quant à l'extinction, dans le +cas présent!... Pas la peine d'empiéter sur le temps!... J'irai +plus loin: fait's pas l'méchant! R'gardez-vous dans la glac' +de votre cœur: vous êtes plus remué qu'moi. Ousque j'y ai été +d'un sigu', vous auriez marché d'un talbin. Mais voilà: Monsieur +trône! Monsieur est dans son fauteuil! Monsieur nage dans un' si +bonne odeur qu'y a pas d'odeur du tout, le fin du fin, le rêve! +Que monsieur s'transporte, en pensée, dans une soupente où que +ça fouette tellement qu'on n'songe même pas--tell'ment que ça +fouette--à s'sauver soi-même mais à sauver tout c'qu'y peut y +avoir là-d'dans. Quand t'étais p'tit, Rocaroc, t'aurais t'y pas +sauvé l'chien d'la grott' ed' Fingall, tu sais, c'cabot qu'on +fait s'baisser, s'baisser, s'rabougrir et s'tasser jusqu'à c' +qu'y ait pus rien, rapport aux gaz méphitiques qu'y-z'appellent +et qui peuvent monter dans cett' cassin' là qu'à une certaine +hauteur, comme si la puanteur et la mort pouvaient pas monter +haut, très haut, par-dessus les cieux--et au travers? Eh ben! +nous tous, nous n'demandions qu'à l'sauver, l'chien de Fingall: +on aurait tué son salaud d'guide, les cochons de touristes--ça +d'vait être d'l'Anglais--qui laissaient agoniser c'brave animal: +on aurait pris leur pognon pour pouvoir nourrir le chien jusqu'à +perpète--et ça f'sait la rue Michel, vieux! Excusez, patron, +j'vous ai tuteyé! L'habitude! Eh ben! qu'est ce qu'vous en auriez +eu en plus, d'l'estourbiss'ment d'mes paroissiens? Ça n'vous +aurait rien rapporté--et d'un; ça n'vous coût' rien, vu qu' si +quéqu'un en est d'sa poche, c'est la Mariette et mézigot--et +d'deux! Quant à ce qui est d'salir l'pavé d'Paris, pas à en +jacter! vu qu'ces gas-là pourrissent sur place, à mes frais et +dépens et qu'y n'encombrent plus vos territoir's, mon prince! + +--Achevez votre anecdote! proféra l'autre, d'une voix lointaine. + +--J'y mets l'cadenas à mon _anecdoque_--et c'est pas long. Mes +clients, donc, boivent et mangent, pas en gloutons dévorants, mais +tout doux, tout doux--comme en prière, qu' c'en était pour moi, +sauf respect, un' bénédiction--la première. Ils n'mâchaient pas, y +r'merciaient--en dedans. Quand j'vis qu'un pauvre petit torchis +d'couleur rev'nait à leurs fantôm's de joues et qu'y avait pas +moyen qu'ces gens-là crèvent tout d'suite d'une biture inespérée, +j'allai chercher aut' chose, quéqu' chose de fin, des digestifs, +des délicatesses, des riens qui font plaisir et qui vous font +passer d'l'escalier d' service d' l'existence et d' l'office, au +salon et au fumoir, après la salle à manger--bien entendu,--parc' +que, monsieur, on a du monde... J' fus récompensé selon mes +mérites: ça put, à peu près, se tenir sur son séant et avoir, au +bec, un je ne sais quoi qui peut ressembler à un sourire, dans +un faux jour. Tant et si bien qu'y s' mirent à parler, même à +blaguer. Quand on a t'nu longtemps sa langue, histoire qu'elle +n' demand' pas à lécher et à tâter d'la briffe, on a besoin d'la +lâcher à tort et à travers. Vous, vous app'lez ça d'la cordialité. +Nous, nous sentons qu'c'est une armature de bouche et des lèvres +qu'ont besoin de vous embrasser, de vous mordre d'amour et d' +gratitude et qui osent pas... Pour vous fair' toucher d'la main +la gentillesse de nos r'lations au bout d'un moment, j'vous dirai +seul'ment que j'sentais plus rien et que j'demandais aux deux +gonzesses, en leur montrant leurs deux pauv's œufs d'Pâqu' comm' +on d'mand' du feu: + +--Qui c'est-y qui vous a fait ça, quand c'était pas à faire? + +--C'lui-ci! qu'ell's lâchent en chœur en montrant l'type. + +Rocaroc ne se possédait plus. Une sueur froide au front, il jeta: + +--Je rêve, Choléra! Qui, lui? Le fils? Le frère? + +--C'est bien la réflexion que j'me fis, répondit doucement M. de +La Galandure. + +Oui, ce fut bien ma réflexion. Mais je n'en étais plus aux +récriminations morales. Je proférai: + +--Lui! Mais, malheureuses! + +Et elles eurent le mot--le seul: + +--Oui, lui. Il rapportait tout c'qu'y gagnait à la maison, +monsieur. Tout, tout! Fallait bien qu'il ait le plaisir! + +Blême et vert, se mordant au sang, Rocaroc articula: + +--Choléra, donnez-moi la main. Vous êtes un grand philosophe. + +--Je ne suis pas philosophe, hurla l'individu. J'veux pas savoir +c' que c'est. J'veux avoir du cœur quand j'ai du cœur, qu'ça soye +dimanche quand j'veux qu'ça soye dimanche--et fête nationale +aussi! J'veux ni loi morale comme on dit, ni loi immorale, comm' +ça est. J'ai mon anarchisme à moi, mon immoralité à moi, ma morale +à moi, mes entrailles à moi. Et si j'veux pas rigoler tout's les +fois qu'je peux, j'veux chiâler à ma fantaisie. Qu'ça vous plaise +ou qu' ça vous plais'pas, ces gens qu'j'viens d'vous dire, j'en +fais mon affaire. J'les nourrirai, j'les enterr'rai, gosses à +venir compris. Et puis!... + +--Choléra, prononça Bicorne, noblement, serrez-moi la main sans +arrière-pensée. Vos projets sont les miens, les nôtres... Je... La +Banque adopte vos futurs protégés. Dans ce cas-là, nous n'avons +pu étrangler les vrais coupables: ils sont trop: la société, +l'hérédité, les tares du travail et du chômage forcé!... Ne +froncez pas les sourcils: je ne vous ferai plus de phrases: ta +main, vieux frère. + +--J'y consens: mais y a quéqu' chose dans vot' main. Mince! trois +fafiots de cent! T'es-t'y louf? Pour eux, pas? + +--Tu l'as dit, frangin. Et y aura du pied! + +--Adieu, monsieur, j'y vais. Et ça s'retrouvera, sûr! + +Rocaroc demeurait seul sans avoir le courage d'appuyer sur le +bouton d'appel. Une moue presque superbe arquait sa bouche. Et du +rêve bleu envahissait ses yeux, sous le cerne. + +Cet état, si contraire à sa nature et à sa destinée, persista plus +que de raison. + +Le banquier se permit même de parler, à vide: + +«Qu'est-ce donc la volonté, articula-t'il? Qu'est-ce qu'un projet +immense et bas? Qu'est-ce qu'une philosophie parfaite, codifiée, +difficile et toute puissante? Est-ce la bassesse de cette aventure +et son atroce ignominie qui me touchent et m'ébranlent? Est-ce +seulement la misère? Serais-je un justicier au lieu d'être un +bourreau aveugle? Est-ce l'horreur surhumaine? Ou serais-je homme?» + +Il essuya son visage et voulut se remettre à des comptes. + +Plus forte que ses angoisses, plus subtile que ses calculs, une +douceur--comme il n'en avait pas goûtées depuis des années et des +années,--se glissait dans ses veines et ses artères et prêtait à +son sang une alacrité, une jeunesse salace et comme une joie grave +et tendre. + +Tout à coup, sans préparation, un vers jaillit entre ses dents: + + J'ai fait un peu de bien: c'est mon meilleur ouvrage! + +--Pauvre Voltaire! songea Rocaroc, tandis que le masque entrevu +de l'usurier de Ferney cessait de grimacer en son cerveau pour +laisser le passage à des rêves, dans du sommeil: le bien, ce n'est +pas de l'ouvrage: c'est du repos!... + + + + +CHAPITRE VIII + +CHEZ MACHIN'S ET AILLEURS + + +--Tu dois être satisfait: je me sens complètement saoul! + +--Je ne suis pas mécontent, mon ami: ça te manquait! + +--Vous êtes dur, monsieur Bihyédout! + +--Vous êtes raide, monsieur Rocaroc et cher directeur, mais +faisons semblant de causer, de sang-froid. Qu'est-ce que c'est, +s'il vous plaît, qu'une sorte de banquier qui joue le trappiste +et le bénédictin, qui ne sort d'un compte-courant que pour entrer +dans une liquidation, qui se jette d'un fonds d'État sur une +valeur industrielle, qui n'est que science, conscience, travail, +calcul différentiel et probabilité raisonnée? Cet homme-là, +monsieur, frise, à cent cinquante mille pas, la faillite, la +banqueroute,--et la banqueroute frauduleuse, la fuite, et même +le suicide, si j'ose m'exprimer ainsi! On se dit: «S'il ne fait +pas la noce, c'est qu'il n'a ni les moyens ni les loisirs de la +faire, pas la moindre liberté d'esprit--et les pires difficultés. +D'autant que rien ne le rattache à la vie--à la vie d'ici. Il sera +aussi heureux en Grèce, ou dans l'au-delà. Des spéculations, soit! +Mais des spéculations métaphysiques, fi! Que l'on nous donne un +jouisseur!» Car, ne t'y trompe pas, tes actionnaires... + +--Nos actionnaires... + +--Et les obligataires, Bihyédout, et les obligataires? + +--Les obligataires sont obligeants, mais tais-toi, tu es vraiment +saoul! Tes actionnaires, donc, veulent en avoir pour leur argent. +Si tu t'affiches avec une maîtresse très chère, c'est pour eux +une valeur représentative, un goûter de dividende et de dividende +non fictif, c'est une participation cérébrale--la meilleure--aux +bénéfices les plus palpables,--et ils en ont, sauf respect, plein +les mains... + +De petites lumières, sur les tables, se donnaient des airs de +mourir sans fin, et des fleurs fardées pourrissaient, impassibles. +Des cordons de femmes se nouaient aux dos des buveurs comme à +Monte-Carlo, derrière les pontes et les ors. Mais ici, la partie +était plus risquée,--et plus tentante. Que représentait celui-ci +ou celui-là? + +De l'éther et de la morphine luttaient mal contre des parfums +incertains. Des robes de cent louis cherchaient cinquante francs, +pour l'huissier, ou trente, pour la nourrice. Un bouquet de +tendresse épicée et lourdement mystique, une lie de rosserie +besoigneuse enserraient un néant bruyant, d'une prétentieuse +et outrancière vulgarité, d'un érotisme de surface, en cris, en +rires, en gestes fous; tout était éclatant, pétillant, fusant, +crachant, embouteillé. + +L'excitation et l'assoupissement, ensemble, prenaient toutes les +formes des rêves: ici, d'inoffensifs _clubmen_ replaçaient sur +leur trône, au hasard des tournées, le Roy légitime et l'Empereur +héréditaire, non sans insister sur la parfaite ordonnance de leur +éternelle conspiration: ils donnaient, à haute voix, les noms des +officiers généraux en activité de service, des dignitaires et +employés supérieurs qui étaient dans leurs vues et à leurs gages. + +Comme le plan et les noms n'avaient pas changé depuis douze ans, +la plupart des serviteurs d'élite ainsi nommés étaient morts, en +retraite, révoqués ou réclusionnaires, mais, parmi les ululements +des lautars roumains, cette fanfare d'ambition et d'aventure +frappait fortement les filles en plein songe. + +C'était comme un rien de la terre, sa couronne et son auréole, en +fumée, qui les venait caresser dans leur idéal et leur huitième +ciel. Elles goûtaient leur plus pur, leur unique délice, promenade +de soleil factice dans le préau clair et musical de leur prison de +joie inexorable et de volupté à perpétuité, oasis d'oubli et de +puérilité pâmée, nirvâna de silence relatif et profond pour leur +âme lointaine, au bord d'un verre à paille et à glace pilée. + +Des morphinomanes s'abandonnaient tout à fait, prêtaient +généreusement aux gens des «gueules» d'anges et de dieux païens, +ouvraient des bars de petites filles visionnaires, parlaient comme +on prie, ouvraient ces yeux immenses qui ne voient plus rien, +ouvraient ces pauvres ailes de la débauche démente qui battent +la campagne pour faire rire ceux qui ne savent pas, pour faire +pleurer les séraphins tombés, s'il en reste... + +Les courtisanes de carrière et de vocation, en brique pâle et +en bois dur, reposaient à peine leurs regards de femmes sur les +tachettes rouges à toques noires et jugulaires d'or des grooms +indifférents et las pour se remettre, muettes et dédaigneuses, à +la disposition sans rigueur de cette inconnue algébrique, M. Miché. + +Les inévitables et illustres plaisantins usaient leur ventre +pour faire couler de table à table et de salle en salle, un +rire liquide, de la limonade, telle _fine_--ou quel champagne! +Petite-fille d'une bouquetière historique, une vieille sorcière +colportait des boutonnières et des fantômes de roses. Le patron +hoquetait de client en client, par politesse et pour ne pas faire +honte à son ami le prince X... ou le comte romain Y..., en bon +copain très rond, très sûr, à peine sec--sur les prix. + +--Sais-tu, dit Rocaroc, la différence entre les lautars et les +tziganes? Les lautars, c'est le coup de couteau, les tziganes, +c'est l'empoisonnement. La valse lente, c'est le chloroforme. + +--Tiens! murmura lentement Bihyédout, tu es moins saoul! + +--La musique, mon ami, la musique. L'odeur, le dégoût! + +--Décidément, tu n'es plus saoul du tout! Dommage! + +--Dommage! Tu es gentil! Voulais-tu m'entôler? + +--Pas moi! Mais ça ne te ferait pas de mal. Ni à nous! Il n'y a +rien de meilleur pour un voleur--tu permets?--que d'être entôlé. +C'est un brevet de bêtise, partant, d'honorabilité. + +--Nous n'en sommes pas là, Bihyédout! + +--Parole! Tu n'as jamais été plus lucide! Mais pas fin! Nous +nageons dans le succès. Conjurons le sort. Ayons l'air de ne +pas faire exprès de réussir. Nos opérations sont sans risques. +Pourquoi? Parce qu'elles sont illicites et criminelles. +Pouvons-nous le proclamer à la face de l'Univers? Si nous avons +une bonne et brave gaffe, bien stupide, bien humaine, nous sommes +sauvés. Il ne faut jamais avoir la figure de posséder la pierre +philosophale. Un sorcier? horreur! Un inventeur malchanceux? ah! +le brave homme! un financier infortuné! un être génial! il prendra +sa revanche! Et chacun de courir à sa réserve! le porte-monnaie +n'a plus de fond! + +--Un simple mot, Bihyédout! ne puis-je pas m'entôler moi-même? + +--Tu te surpasses! Nous sommes deux, vieux! nous sommes deux!... + +... Les violons râclaient plus bas: contractions de gorges et +extases d'entrailles... Un rut contenu, maintenu, puis crissant +et jaillissant, aigu, douloureux et bref, pleurait en communion +de caresses inconscientes et larvées, en un ramas de simagrées +mélodiques et sensuelles qui semblaient mimées par les notes +et les gestes même des exécutants... Pas la moindre illusion, +d'ailleurs... La gaze qui filtre, dans certains théâtres, le +délice et la fatalité des morceaux de musique et des musiciens, le +tamis nécessaire entre la moustache des exécutants et l'extase de +l'assistance, la moustiquaire d'idéal, pour tout dire, n'existe +pas chez Machin's. Les lautars sont comme chez eux, sont chez +eux. Leur coup d'archet n'interprète pas: il commande, donne des +indications précises et personnelles: c'est un _espéranto_ rauque, +sensuel et brutal. Ils ne sont que des rastas en tenue parmi des +rastas plus ou moins en civil, gigolos d'ordonnance à torsades +et brandebourgs, qui aguichent et qui récoltent, qui surveillent +et qui contrôlent. Les buveuses ne les regardaient pas: elles +sentaient leurs yeux--sur elles--et en elles. + +--Ne crois-tu pas, murmura Rocaroc, qu'il faudrait tuer ça aussi, +tout ça, tout ça? + +--Quoi, ça? _Ça_ mâle, _ça_ femelle? + +--Femelle! + +--Tu en as de bonnes! Autant nous enlever le pain de la bouche! +C'est ça qui fait les mendiants, qui fait les tapeurs, qui fait +les avares, notre clientèle entière, quoi! C'est ça qui fait +pousser, germer, mûrir, éclater de dégoût, la honte, la peur +de vivre, c'est ça, le ferment anti-social! Assassiner les +prostituées! Sacrilège! Tu n'en as pas l'étrenne! On a essayé. +Il y a eu cet imbécile de Jack l'Éventreur (qui était légion). +Ils ont éventré de braves Irlandaises qui tout de même, dans +Whitechapel, en donnaient bien pour leurs pence aux matelots +ivres et aux policemen. Il y a eu une petite équipe, ici, qui +a travaillé peu ou prou; résultat: on a guillotiné un Pranzini +et un Prado, innocents comme l'enfant qui vient de naître (et +tout le monde le sait aujourd'hui, même ces brutes de jurés qui +acquittent depuis, à tour de bras, en présence même de l'évidence, +histoire de présenter leurs excuses aux têtes inapaisées, dolentes +et sanglantes du Levantin Pranzini et de M. Frédéric Linska de +Castillon!) Au reste, la fille, ça repousse--et ça dure. C'est une +maladie de langueur. + +--Allons-nous-en, dit Rocaroc. Ça ne me met pas en train. + +... Les Champs-Elysées avaient l'air de retenir leur souffle et +de fuir, en deux bandes serrées d'arbres et de verdure, devant +l'invasion incessante et crissante des autos et autres voitures +galopant vers le Bois. A distance, l'Arc de Triomphe de l'Etoile, +tout petit, paraissait s'ouvrir de lui-même, tout exprès pour +laisser le passage à ces monstres de fer teint, gantés et chaussés +de caoutchouc. Penchés l'un sur l'autre, les monuments et les +bassins mouraient, en clair-obscur. + +--Comme c'est triste! dit Bihyédout. Il faut sortir du bagne pour +s'attacher à la grandeur, à la tendresse, à l'infini de ce paysage +engeôlé! Et encore, toi, tu dois n'y rien comprendre: tu ne t'es +pas évadé! Mais pour moi, ce sont les lacs, les entrelacs et les +lacis de toutes les Guyanes avec les routes pour gardes-chiourmes +français et indiens et les baraques, à droite et à gauche, où +dorment, d'un œil, les guet-apens, les fers et les boucles!... +C'est délicieux, tout de même. Il y a ce ciel en fil de Suède, ces +coulées de vert-de-gris, de rouille et de terre de Sienne jouant +avec du vert clair et du vert mélancolique, il y a ces désespoirs +d'arbres et cette sérénité atroce; il y a ce paysage ancien captif +dans une ville changée entièrement, possédée par les démons +modernes et qui ne pense même plus à ses vieux otages, qui leur +passe à travers le corps, à travers l'âme, en embardée, et qui ne +leur envoie que ses enfants et ses vieillards comme en un autre +préau d'asile ou d'hôpital. Mais, au fond je crois que ces petits +lacs et ces vieux troncs à feuillages ne se soucient plus de Paris +et qu'ils ont oublié la ville comme la ville les a oubliés. Ce +sont des exilés qui causent à voix basse et qui font un bruit de +limbes en se saluant. + + --_Super flumina Babylonis_, + +ne put s'empêcher de fredonner Rocaroc. Tu n'es pas gai ce soir, +Bihyédout. + +--Ni gai ni triste. Mais ta citation est fausse. Les hommes, ça se +fait à tout: ça peut mourir quand ça veut--ou à peu près! Et puis, +si enchaîné que ce soit, ça n'a-t-il pas le plaisir de traîner ses +fers et ses pieds, d'avoir, au son même que chantent ses entraves, +je ne sais quelle ombre de mélodie, je ne sais quelle âpreté de +souffrance vivifiante et je sais trop--et toi aussi!--quelle +révolte de vie, de vie ancrée, oxydée, latente et gonflant son +sang, de vie plus forte que sa destinée, de vie-espoir, de +vie-volonté qui vous fait respirer du passé et de l'avenir, de +l'avenir surtout, à pleins poumons, à poumons ivres, à poumons +libres! _Super flumina Babylonis!_ Nous avons connu mieux et +pis... De quelle sueur--pour ne pas parler de cœur--abattions-nous +là-bas, près du Maroni, les arbres et les broussailles dorées? +Nous imaginions, peut-être,--confusément,--que, ces bois fauchés +et massacrés,--l'habitude!--nous apercevrions, de moins loin, +dans nos rêves, les arbres familiers, nos arbres à nous, ceux de +nos cimetières et de la route de notre clocher! Eh bien! vieux, +c'est en m'évadant que j'ai découvert que les arbres n'ont pas de +patrie et que, partout, ils sont amis à qui leur est ami, à qui a +besoin d'eux. Ils avaient un signe--lequel? je ne le reconnaîtrais +pas: je ne suis ni sorcier ni poète--pour m'indiquer, de proche +en proche, un semblant de chemin dans ces horreurs de forêts +vierges qui couchent les nègres et forçats marrons à la nuit +et les fauves, singes féroces, serpents voraces et gypaètes--à +perpétuité!... Ils se prêtaient même, ces braves arbres, à des +escalades impossibles et à des retraites de repos, devant les +dangers d'acier, de plomb, de griffes et de dents. Ils vous +portaient et vous berçaient, comme des nourrices gigantesques aux +mille bras, aux mille boucles, aux mille rubans de feuilles et de +fleurs!... Ils ne pouvaient qu'être bons et divins, aspirant le +feu et l'âme de la terre par leurs racines recluses et disant, +quand le vent le leur permettait, bonjour aux étoiles, leurs +sœurs, emprisonnées dans un ciel lourd derrière une grille de +nuages... Ils consument une vigueur inutile qu'ils veulent nous +transfuser, en prenant, de leurs aspérités providentielles, une +goutte de notre pauvre sang et ils restent debout, comme s'ils +étaient tous des grenadiers, en ne dansant pas assez, en ne +perdant pas assez de leur frondaison parce que, mon cher, les +arbres ne sont pas plus malins que nous: tout ce qu'ils espèrent, +c'est d'être couchés un jour, pour de vrai! + +--C'est toi qui es saoul, pauvre vieux: tu es lyrique! + +--Lyrique! Je les entends, je te le jure, les salamalecs et les +caresses du vent; il n'y en a pas beaucoup: c'est de choix. Les +arbres de la Guyane conversent avec ceux d'ici et communient, en +nostalgie. On ne leur demande plus rien, ni aide, ni ombre; on +ne les connaît plus, on ne s'évade plus, on n'a même plus l'idée +de lever leurs yeux vers leurs branches pitoyables pour entendre +mieux pépier les petits oiseaux! Ah! je reconnais le souffle de +mes arbres, des arbres du Maroni! Je ne suis l'ennemi des hommes +que parce que je suis l'ami des arbres. On blague les singes qui +passent au travers et par-dessus. Eh bien, moi! je voudrais être +un je ne sais quoi d'arbre, une sous-racine, très bas, très bas, +comme je le suis moralement, pour rendre à un arbre ce que je leur +dois à tous! Et... et... Qu'est-ce qu'ils ont donc, les arbres à +me dire de m'évader encore... M'évader?... D'où?... + + * * * * * + +... Un coup de feu tiré d'un massif ne permit pas à Rocaroc de +répondre à un Bihyédout vivant... + +Le promeneur était tombé le nez contre terre et déjà une nuée +d'agents cyclistes s'abattait autour du cadavre et du survivant. +Une seconde après, deux autres policiers en bourgeois accouraient, +dramatiques, en hurlant: + +--Nous ne l'avons pas! nous ne l'avons pas! On est après! + +--Ça n'est donc pas monsieur? demanda l'un des premiers arrivés, +en désignant, avec un respect subit, le Rocaroc stupide. + +--Monsieur?... l'assassin?... Ah! des fois, non! rigola un des +civils. + +Et le second, secouant affectueusement le banquier, lui glissa: + +--Faut pas faire cette gueule-là, patron! On est un homme, pas? + +... Une demi-heure après, le commissaire du quartier, mandé en +hâte à son bureau, s'usait à réconforter le survivant: + +--C'est entendu, monsieur, les Champs-Elysées ne sont pas sûrs, +mais à qui la faute?... A des gens comme votre macchabée, pardon, +votre ami, pardon, monsieur le directeur, votre secrétaire +général. Je me demande s'il faut vous l'avouer--oui, oui, il +le faut..., pour diminuer votre douleur..., pardon, votre +chagrin..., pardon..., votre saisissement..., bref, c'était un pas +grand'chose. Vous ne comprenez pas? tant mieux!... C'était un bon +employé?... Mieux?... un excellent collaborateur? Mieux encore? +un associé? Plus? Une cheville ouvrière? Diable! Mais ça se +remplace! Dans une grande entreprise comme la vôtre... Abordons, +monsieur, un point plus délicat. Pardon, une fois de plus, +mais Bihyédout, feu M. Bihyédout--ou soi-disant tel--ne m'était +pas inconnu... Usurier, mais oui, monsieur, usurier, courtier +d'usurier, faux courtier d'usurier... Oui, nous savons tout! +Hélas! Et des mœurs!... Vous voyez là--et dans le lieu même de sa +mort--la cause de sa fin! jetons un voile, oui, oui, pardon!... +Je ne suis pas prude... Magistrat... parisien... lettré... le +quartier... On comprend encore ça au bagne, mais ici, quand il +y a tant d'occasions!... Comment? vous ignoriez? Ah! mon pauvre +monsieur, comme je vous félicite! vous ne saviez pas que votre +secrétaire-général était un forçat évadé, un certain _Défrisé des +Panoyaux_? Elle est bonne! Nous le savions, nous: il était de +la boîte! Sans ça!... Et je me permets de vous rendre hommage: +le défunt qui nous a dénoncé tout l'univers n'a jamais écrit un +mot sur vous, pas ça, pas ça, pas la moindre fiche anonyme, la +peau, quoi!... Mais croyez-moi, il aurait pu devenir dangereux: +il était beaucoup trop intelligent. Il nous faisait beaucoup de +tort à nous, personnages officiels: il devinait, monsieur! C'est +affreux! Vous, il vous aurait mangé aussi! C'était plus fort +que lui: il fallait qu'il mît tout dans sa poche, les choses, +les gens. Croyez-moi, monsieur, n'ébruitez pas cette affaire... +Histoire de mœurs... Il était ivre, n'est-ce pas? ivre-mort?... +Non?... Si... si!... Ivre-mort ou, du moins, au moment précis de +la congestion... Non?... Accordez-moi qu'il titube... Vous êtes +obligés de le quitter... Rendez-vous... rendez-vous d'affaires! +Et alors arrive une de ces sales autos, qui fiche le camp, après, +très vite... Allez vous coucher, monsieur, au plaisir!... La voilà +justement, l'auto!... + + + + +CHAPITRE IX + +LA SÉANCE CONTINUE. + + + _M. Rocaroc à M. Capucino, Cayenne_ + + Mon cher Directeur, + +Vous m'avez vu, si vous m'avez regardé, pleurer un ami qui vous +toucha, hélas! de trop près. + +Un même deuil m'étreint aujourd'hui. + +Vos fonctions vous ont permis de peu fréquenter le nº 14713, dit +le _Défrisé des Panoyaux_: c'est l'objet de mes regrets et de ma +douleur. + +Au bagne, j'avais peu remarqué l'individu: il n'était pas de mon +équipe--et j'avais autre chose à faire. + +Mais, dès mon arrivée à Paris, il s'imposa à moi par une +ingéniosité, une énergie, une éloquence, un esprit d'initiative +et une bonhomie insensés. Je lui devrai la fortune. Inventeur, +créateur de notre banque, il ne s'en occupait que de loin, et de +haut, et se contentait de ses appointements de secrétaire général, +qui étaient fort élevés, et de sa participation aux bénéfices, +assez peu négligeable. + +Comme tous les hommes de génie, il s'en tenait à ses idées qui +changeaient souvent et se multipliaient, au pas de charge, se +souciant peu de leur application. + +Paul Chéry, pour le nommer, était une brute qui avait soif de +néant et de ciel. Bihyédout (nom, pour Paris, du 14713) était un +esprit qui--je l'ai su trop tard--n'avait soif que de l'ordure. +Mais il ne m'a jamais fait que du bien. Passons. Moi, vous me +connaissez, monsieur le Directeur: je ne suis ni bon, ni mauvais, +je suis au _mitan_. + +Je vous vois sourire et murmurer: _in medio stat virtus_. + +Je ne suis, certes, ni vertueux, ni la Vertu (avec un grand V) ni +même _une vertu_. J'ai pris ma part des péchés des hommes, mais +tout est relatif, tout est _actuel_. + +Assassin et voleur, je prétends valoir n'importe qui et n'être pas +méchant. Je me suis défendu, et me défends, _d'avance_, voilà tout. + +Vous avez, dans une de vos dernières lettres, blâmé la profession +que je me trouve avoir embrassée. Je n'ai pas été désapprouvé +par un de vos supérieurs les plus hiérarchiques et j'ai même eu +la joie respectueuse et un peu amusée de vous faire décerner un +honneur qui, au reste, vous était dû. J'éprouve la joie plus +grande, plus humaine, plus qu'humaine et très pure d'avoir rendu +service à ceux des hommes qui sont dignes de ce nom, qui veulent +travailler, avoir des jours pleins et des nuits sereines. + +Oui, mon cher maître, la suppression des empêcheurs de goûter et +de déguster en rond n'a pas une mauvaise presse. J'incarne la +Fatalité ou plutôt nous l'incarnions, ce pauvre Bihyédout et moi, +avec désinvolture. + +Mais mon triste associé devenait terriblement chimérique. Son +idéologie tournait au lyrisme et à l'extase et, si j'ose l'avouer, +un discours qu'il me débita à l'instant de sa mort m'épouvanta +plus que sa fin même. + +Il n'est que le camouflage de son trépas pour m'avoir terrorisé +plus encore. Imaginez que le commissaire n'a pas voulu encaisser +et endosser le guet-apens et le meurtre. Il paraît qu'il y avait +des à-coups et des dessous. J'ai compris les capitaines de +gendarmerie qui utilisent des balles de Lebel dans des cadavres de +bandits à primes et avancements, mais faire passer une auto sur +la trace d'un revolver, c'est une opération judiciaire que je ne +connaissais point. + +J'ai rendu quelque estime à ces voitures calomniées et, comme +on ne sait pas ce qui peut arriver et que la disparition de +mon associé me laissait des fonds disponibles, j'ai acheté une +soixante-chevaux. A votre service, mon cher directeur! + +Mon malheureux ami était très parisien, très répandu, +universellement méprisé et honni, c'est dire qu'on en parlait à +tout bout de champ. Personne ne s'est inquiété des conjonctures où +il avait perdu l'existence. Au fond, c'est un suicide comme celui +de Paul Chéry, mais ici, c'est la Loi qui, éclatante et en grand +apparat, rend, sans tête, un fou à sa chimère, là (c'est ici), +la Loi fait écrabouiller un sage voluptueux pour l'enfouir sans +bruit. Ah! la vie! mon cher directeur! la vie! c'est au dessous de +la bêtise, de l'idiotie et du néant! + +C'est tellement sot que ça vous enlève tout sentiment et que ça ne +vous laisse qu'une sorte d'égoïsme vaniteux et sentimental (ce +qui n'est pas un sentiment). + +Au fond, je suis satisfait; bassement, ignoblement, d'être +débarrassé de mes deux amis, Chéry et Bihyédout, heureux de les +regretter--à en crever--et d'avoir à les regretter. + +Je me sens libre. + +Je ne me sens libre que maintenant. + +Libre parce que les affaires ne vont pas mal du tout. + +Libre parce que je n'ai plus ni hypnotiseur, ni conseiller cynique +et bonasse, libre parce que je n'ai plus besoin de mon terrible +cousin de ministre (j'espère que vous l'avez remercié pour votre +rosette), libre envers mes victimes et mes employés. + +Car je continue à exercer mon industrie. + +J'ai charge d'âmes, d'âmes à délivrer--s'il en reste,--d'âmes à +nourrir, avec le corps. J'ai hésité, j'ai interrogé ma conscience +(mais oui!) et mon cœur (parfaitement!) Et nous avons eu, hier +soir, notre mendiant quotidien (deux ou trois au nombre) et un +type qui n'est pas pour me faire changer de main (vous verrez +ci-après le gabarit du coco). + +Je vous avouerai, en outre, que j'ai besoin d'occupation et de +distraction, que la méditation m'est lourde et insupportable et +que j'ai trop de souvenirs pour un seul homme. + +Je fonderai, à l'automne, un journal gouvernemental, mais nous +nageons encore en plein été et je tiens à posséder personnellement +la moitié plus une des actions, argent comptant: j'ai peur de +me soupçonner et convaincre d'ambitions politiques. La famille, +voyez-vous! + +J'ai un cousin ministre. Pourquoi ne serais-je pas député? + +Vous m'avez rendu l'honneur--l'honneur d'un autre--et prêté une +nouvelle vie--la vie d'un autre. Je suis un citoyen tout neuf, +tout battant neuf, un électeur qui n'a pas encore servi, un +éligible à la disposition des scrutins. Je vous dois tout--et la +liberté qui est plus que tout. + +Vous êtes mieux que mon père. Passons. + +Ou plutôt, puisque nous n'avons pas encore quitté ce terrain, vous +me laissez deviner que vous êtes, non fatigué, Dieu merci! mais +las! et, si j'ose employer ce mot, un peu écœuré! + +Vous n'avez jamais profité de vos congés, vous les avez +capitalisés: ça fait un assez joli tas de campagnes et +d'annuités. Bref, vous avez droit à votre retraite: pourquoi n'en +jouiriez-vous point? Et vous me permettrez de donner à ce terme: +_jouir_ tout son sens, tous ses sens. + +Je connais votre tristesse et quelques-uns de vos chagrins. +C'est une raison de vous secouer. La terre de Guyane vous +est, depuis plus d'une année, aussi disgracieuse et dolente +que le pavé de Paris. Vous n'avez plus aucune illusion sur la +moralisation possible des forçats, des gardiens, du personnel +administratif, de la colonie entière, voire de vos égaux et +supérieurs hiérarchiques de Cayenne et de la mère-patrie. D'autre +part, monsieur le Directeur, vous êtes jeune encore et plein de ce +feu sombre qui veille et se conserve sous la cendre et qui doit +se jeter sur l'existence pour ne pas se consumer soi-même et se +détruire vainement, plein d'une énergie inemployée qui doit s'user +en volupté et en action nouvelle, d'une bonté, enfin, à laquelle +il faut un aliment et des objets inédits. + +Interrogez-vous bien, n'avez-vous pas envie de Paris, du +boulevard, des cafés, des théâtres, de tout ce qui vous peut être +oubli, distraction, rêve dans un passé très lointain? + +Et moi, et moi... car il faut parler de moi... + +Vous souvenez-vous du _Journal intime_ que vous voulûtes bien +parcourir, à mon insu, quand j'étais à votre service. Vous m'avez +serré la main, violemment, pour avoir lu, en tête d'un de mes +cahiers, le cri de bête: «Oh! un ami!» Ce cri-là, actuellement, +c'est tout moi! Je n'aurais plus le courage d'y ajouter des +mots! Je ne pleure même plus. Il me semble que ce cri, c'est mon +odeur--une odeur de mort, une envie, tout ce qui me reste de +besoin d'existence, de besoin d'âme, de besoin! + +Eh bien! venez, mon cher Directeur, venez! ne vous en tenez pas à +un préjugé grotesque: acceptez d'être secrétaire général de mon +entreprise, mon directeur de conscience, oui, de conscience, mon +compagnon de pensée, mon père, enfin, puisque vous êtes mieux que +mon père. Toute la somme d'affection, de tendresse, d'estime, +d'admiration et de respect que je n'ai pas eue à dépenser, hélas! +tous mes bons sentiments, tout mon sentiment, je les situe en +vous: je ne vous donne sans doute pas beaucoup, mais on ne donne +que ce qu'on a. + +Dieu est trop haut pour moi: je m'arrête à l'homme que vous êtes, +si homme et si âme. En outre, j'ai un aveu à vous confier: je +suis résolu à faire le bien, à payer la rançon très large de mes +opérations, à créer, autant que je le pourrai, un office personnel +et privé de l'aumône éclairée et supérieure, de la fraternité +réfléchie, un ministère du sourire et de la prière exaucée. Je +veux reprendre sur les faux pauvres pour les vrais pauvres, +sur les inutiles dangereux pour les inutilisés nécessaires ou +simplement utilisables, sur les incurables pour ceux qu'on peut +guérir, sur la plaie purulente pour la blessure touchante et +noble, mais, n'est-ce pas? ne m'obligez point à devenir pompier: +vous m'avez compris, vous acceptez? + +C'est le discours _in extremis_ de Bihyédout qui a triomphé de +mes derniers doutes: ce bougre-là m'avait refoulé dans le vice et +dans le crime, qui me faisait laver le sang dans de l'_extra-dry_ +et du _whisky_ sans _soda_, qui me faisait oublier les vieillards +assassinés dans de jeunes drôlesses terriblement vivaces! Et ce +Méphisto à bedaine m'écrase de poésie avant de s'enliser dans +l'authentique infini! Son lyrisme s'est, dans mes veines, transmué +en pitié: c'est la seule poésie humaine... + +Mais je suis véritablement ému: je m'étends, je m'étends... + +Puisque vous acceptez mon humble proposition (ne dites pas non!) +je veux vous faire un tableau de ma compagnie, je ne veux pas +écrire ma bande. + +Je suis à la tête d'une centaine de bandits qui ont été très +affectés--jusques et y compris les larmes--de la mort du _Défrisé +des Panoyaux_. Il en est qui _ne voulaient plus vivre_ et qui, +petit à petit, m'amenaient des recrues d'élite (lesquelles, +pour rien au monde, n'auraient voulu coopérer aux agissements +de Bihyédout et ne sont peut-être pas étrangères à son trépas +obscur). Anciens et nouveaux se sont réconciliés sur le cadavre en +me déclarant qu'après tout, j'étais «un autre costeau que le type, +moins poseur, moins râlant, moins rechignant, plus distingué--et +d'attaque». Ç'a été, pour la pègre, une délivrance, et pour +moi, un nouvel escadron. J'ai deux cent cinquante exécutants +(ou exécuteurs) sans mettre en ligne de compte les indicateurs, +amateurs et le casuel. + +Une des branches les plus florissantes de mon industrie, est le +duel, j'entends le duel entre duellistes d'une certaine espèce +et qui représentent les spadassins d'antan, à cette différence +près qu'ils sont, non employés à gages, mais sans gages et que +leurs patrons intérimaires s'en défendent plus que de raison. En +occupant ces gars entre eux, quelques-uns de mes clients ménagent +leur légitime et je ne désespère pas d'arriver, de proche en +proche, à réaliser cette admirable page de _Salammbô_ où les +mercenaires se détruisent, malgré eux et en s'embrassant, jusqu'à +la plus fugitive des ombres de leur ombre. Mais il faut encore un +gros ordinaire de combats singuliers pour en gorger le public, +nausée incluse, et le préparer à une hécatombe en règle où tout +disparaîtra, avec les procès-verbaux de rencontre, témoins contre +témoins, médecins contre médecins, armuriers contre reporters et +marchands contre gendarmes. + +Ma clientèle est contente: ça continuera. + +Il faudra bien encore, un jour, après épuration, bien entendu +(mais ça vous regarde, mon cher Directeur), mettre le feu aux +asiles de nuit, bancs de nuit, hôtels à la corde, maisons +d'aliénés, hôpitaux, voire, hélas! aux prisons, dépôts de +mendicité, salles soi-disant de travail, refuges et ouvroirs. +Il faudra, après examen préalable (c'est encore votre affaire) +tirer des feux de salve sur les moignons d'humanité qui viennent +aux casernes quêter les eaux grasses et les os jetés... Mais ne +songeons qu'au bien. + +Je ne suis pas digne de m'y frotter. Déjà j'ai, en propre, des +disponibilités monnayées très suffisantes, non pour récompenser +le vrai mérite qui n'est rien, mais la pénurie méritante, qui est +tout. + +Si vous vous refusez à ma demande, je suivrai les errements de +Bihyédout, je me livrerai à un massacre à la Saint-Dominique ou à +la Hérode et je n'aurai pas de fine douceur dans un remords opaque +et sourd. Je réclame de vous un sacrifice immense et, quoique +indigne, je vous offre un sacerdoce, le plus rare et le plus +consolant qui soit. + +A bientôt, n'est-ce pas? mon cher maître et collaborateur, et +sachez moi, d'un cœur régénéré et rasséréné par la gratitude +agissante, + + Votre + + Feu B. de La C. + + + + +CHAPITRE IX (_annexe_) + +LOUIS-NAPOLÉON SOLSEQUIN + + +«Lorsque, sur le coup de sa quarante-deuxième année, M. +Agénor-Constant-Eudoxe Solsequin connut la gloire d'être père, +il n'en conçut (pour ainsi parler) qu'une fort spéciale vanité. +Après un conciliabule anxieux avec deux de ses amis, militaires +à la retraite et mécontents, il se rendit en cabriolet, en leur +compagnie, à la mairie de Strasbourg, et déclara ne consentir à +donner à son enfant légitime et du sexe affirmé masculin, que les +prénoms de Louis-Napoléon-Bonaparte. + +Le scribe, affolé, sans en entendre plus long, alla trouver +le secrétaire. C'était au temps où un prince, encore jeune, +attendait dans la citadelle de la ville une mise en liberté +triomphale et secrète. Le fonctionnaire, dûment appelé, prit le +nouveau père par un bouton changeant de son carrick de cérémonie, +l'adjura, le supplia. + +--Ennemi de la tyrannie bourgeoise.--(Tais-toi, tais-toi!) +serviteur fervent des gloires de ma patrie, je veux que ma +progéniture... + +--Notre progéniture! intervinrent les deux officiers. Le chevalier +que voilà, le chevalier que me voici, nous insistons, monsieur!... + +Le folliculaire usa des grands moyens: il mena le maigre +cortège de cafés en brasseries, usa des sobriquets, appelant +celui-ci Kikele, cet autre Feiffel, ce troisième Kartoffle; +sa triste victoire raya le vocable Bonaparte, sous le +prétexte--soutenable--que c'était un nom de famille (il fallut +saluer) et non un prénom. + +--Tu comprends, avait conclu Agénor-Constant-Eudoxe, je n'ai pas +eu le bonheur de mourir pour Sa Majesté l'Empereur et Roi (ici, +les deux ex-demi-solde avaient pris la position), je vieillis en +péquin de quatrième classe, je veux que mon moutard recueille, +avec le fruit de mon inaction, la fleur de mon désir de gloire! A +la vôtre! + +Ce vœu, comme les autres, ne se réalisa point. + +Le jeune Louis-Napoléon téta dans l'insignifiance, se sevra +indifféremment, marcha cahin-caha, moucha là et ci, prit ses +lettres où ça lui chanta, bêtifia, ânonna, bâtonna, truffa de +pâtés sa ronde et sa bâtarde, chanta à faux ses racines grecques +et son histoire sainte, lemme par lemme sa géométrie, équation par +équation son algèbre. + +Son bachot lui fit l'effet d'une longue médecine. + +Pour fuir le collège et la Faculté toute proche, il s'engagea, +histoire de guerroyer en Crimée, et ne fut pas trop fâché d'être +laissé dans une compagnie de dépôt, à Pontarlier. + +Il emporta, du régiment, un galon de premier conducteur, un +certificat de bonne conduite, un congé de semestre renouvelable et +un grand dégoût des responsabilités. + +Il entra donc au ministère de la Maison de l'Empereur avec le +grade immérité de rédacteur et fit tellement remarquer son silence +appliqué, son insignifiance laborieuse, son infatigable néant, +qu'il connut, sans s'en étonner, les plus rares avancements. + +Certains de ses collègues et de ses supérieurs le craignaient +comme mouchard avéré, d'autres comme révolutionnaire puissant. +Grognard à l'envers, il ne murmurait jamais, marchait à pas très +courts, ne faisait pas de zèle, était juste assez poli pour se +faire redouter de tous. + +Les évènements de 1870-71 ne lui offrirent ni occasion d'héroïsme +ni excuse de lâcheté. Lieutenant aux compagnies de marche de la +garde nationale, il commanda, sans morgue, sortit--et rentra. + +Après la Commune, qui le respecta, il reprit ses fonctions au +ministère des finances, poursuivit une carrière plane et heureuse +et ne se réveilla de son calme labeur que lorsque la nécessité de +caser un sous-chef adjoint de cabinet lui fendit l'oreille, à lui, +Solsequin, à la soixantième année de son âge, l'an 1896 de l'ère +vulgaire. + +Chef de bureau, chevalier de la Légion d'honneur, officier de +l'Instruction publique et du Mérite agricole, chevalier de +l'ordre de Léopold et de la Couronne d'Italie, titulaire de +la médaille d'or de l'Encouragement au Bien, chef de division +honoraire et membre associé de l'Académie des Beaux-Arts du +Yucatan, Louis-Napoléon sentit, du soir au lendemain matin (très +tôt) que ses titres et dignités ne valaient que sur un billet de +faire-part et qu'il n'était pas encore du bois dont on fait un +cercueil et un mort. + +Malgré le besoin de travail qui lui remuait la main droite, +il eut assez de dignité professionnelle pour ne pas louer à +des particuliers le reste des services qui étaient reconnus et +pensionnés par l'État. + +Il frémit à compter ses revenus et capitaux dont jamais il n'avait +eu cure, et, résigné à vieillir, étant vieux, à croupir dans sa +retraite, étant retraité, il prit la canne de ville--bâton du +pèlerin moderne,--quitta ses lunettes de fonctionnaire, et, pour +la première fois, ouvrit ses yeux libres sur un bref univers. + +Tout de suite, il fut ébloui. + +Ses voyages, ses voyages d'agrément, étaient demeurés +administratifs. Il s'en était remis à des guides, à des +Compagnies, à des maîtres à admirer (en petit texte). A peine si, +par habitude, il avait à chercher à établir si une proportion +était juste ou une impression exacte, à un mètre ou un point +d'exclamation près. + +De ses traversées de Paris, il ne gardait que l'impérieux et +éternel dessein de trouver ce plus court chemin d'un point à un +autre qui, en style noble et chimérique, se nomme la ligne droite. + +Il avait toujours maudit, sans phrases, les architectes et +archéologues qui obstruent les routes naturelles de maisons, +palais, monuments et autres obstacles. + +Il avait toujours eu un but: son devoir; un départ: son +appartement; une halte: son restaurant. + +Rien ne lui appartenait plus, pas même ses sujets de conversation, +si étroitement liés à ses fonctions et à ses collègues; il n'avait +plus la ressource, possible et chère au temps d'Henri Monnier et +de ce Balzac, de rôder en revenant,--en revenant--bon,--autour de +son bureau et de son pupitre, histoire de mettre au courant un +successeur inhabile à jamais. + +Les règlements vous fendent, aujourd'hui, l'oreille pour de bon. + +Puisqu'on s'est donné la figure de travailler, on travaille, de +naissance, sans méthode, sans finesse, sans tradition! Pouah! + +La mort dans l'âme, M. Solsequin s'avoua son ravissement de +découvrir la Nature, le soleil, l'ombre et Paris, et prolongea son +délice. + +Des comparaisons se nouèrent en son esprit entre ces paysages +ressuscités et d'autres sites qu'il avait honorés de sa présence, +sans y attacher d'autre prix. De fil en aiguille, il reporta toute +son admiration affectueuse et passionnée sur l'air de la ville et +sur son ciel qu'il huma, d'un trait, les yeux fermés. + +Le soleil, très doux, lui était fraternel et câlin, le ciel, en +fumée de nuages, se glissait sous ses paupières closes; un parfum +d'antiquité humble, familiale et fine le pénétrait, sous ses +vêtements bourgeois, une senteur marine l'enserrait, et, de biais, +une immense onde de lumière, de science, de sourire, de besoin +et de satiété bruissait autour de ses oreilles et de son chapeau +haut-de-forme. + +Il cilla, pour s'orienter. + +Il se repéra au goulot de la rue St-Martin, jouxte la Seine. Une +grosse et grise église minable le menaçait de sa proche ruine, +au flanc de laquelle s'accrochaient un échoppe de bijoutier en +vieux, faux, et une boutique de bistro-savetier, une église où, +pour entrer, il fallait avoir bougrement besoin de prier! Cette +masure sacrée se passait d'ornements extérieurs: elle avait les +plus beaux saints du monde. Une double voûte de mendiants des deux +sexes montait autour des escaliers, accotés, vénérables, sans +niches et bienheureux, nimbés d'un clair soleil et d'une ombre +sublime, tout en argent doré sous une patine d'un vert-de-gris +qui ne s'obtient qu'en mille et quelques années, au fond de la +mer. Les barbes sales, les yeux absents ou chassieux, les cheveux, +les crânes, les loques, les moignons, tout était auguste, tant la +sérénité de cette détresse était drue, d'ensemble et bien encadrée. + +Le chef de bureau resta béant. Il n'avait jamais connu l'envie. +Les ministres, les gouvernements, même, s'étaient succédés +au-dessus de sa tête sans qu'il y prît garde. L'admiration et +la rancune n'avaient pas trouvé place en son âme. L'amour!... +L'amour, ç'avait été une déception incessante et cette lèpre de +mépris doux, de dégoût tendre qu'on remet sur sa chair après une +expérience de plus, en attendant une nouvelle preuve et un autre +vomissement... + +Cette fois, M. Solsequin maudit les hommes et les Dieux. A +soixante et un ans, il découvrait le secret de la vie! Il se +rappela confusément la fable persane de la chemise de l'homme +heureux, lequel, comme chacun sait, n'a pas de chemise. Il +considérait cette grappe argentée, empourprée, ensoleillée, +incrustée et sacrée d'êtres sans feu ni lieu qui avaient tout +le feu de Dieu, tout le lieu de Dieu. (En fait, qui pouvait +fréquenter cette église?) Les pauvres ne tendaient pas la main, +ne marmonnaient ni patenôtres ni suppliques, semblaient seulement +éternels et béats... + +Louis-Napoléon rentra dans son confortable entresol de la rue du +29-Juillet, l'esprit en berne--et le cœur vibrant. + +Il s'affaissa en pleine méditation. Il aurait été sauvé si les +misérables lui avaient pu inspirer quelque commisération. Il eût +donné toute sa fortune pour n'avoir que pitié, pour avoir pitié. +Non: c'était l'envie qui le tenait sous son talon nu, l'envie et +sa saveur empoisonnée, l'envie de la boue, l'envie de la crasse, +avec des fossettes de rire et des trous de soleil. + +Huit jours après, l'appartement de M. Solsequin avait un +autre titulaire ou sous-locataire; les meubles, objets d'art +et d'utilité s'étaient envolés, contre des prix modiques, et +Louis-Napoléon connaissait les joies du vagabondage sédentaire, +éprouvait la volupté amère des refus bourgeois, des bourrades, +anathèmes, blessures confraternelles de ses compagnons +d'infortune: il possédait enfin la rue, la ville, la nature +gentille ou irritée et même l'état de nature, au plus profond, +au plus inespéré... Il n'avait pas encore soixante-deux ans +mais, heureusement, ses mornes traits en marquaient près de +soixante-quinze. La sagesse de son régime accusait les privations. +L'éclat de son regard amusé et curieux attestait la fièvre de +faim. Le tremblement de la main, inaccoutumée à toujours être +tendue et creuse, témoignait de la honte la plus honorable, la +plus sincère, la moins voulue. + +Sa place au soleil--et à la pluie--une fois conquise, le nouveau +mendiant amateur se tint pour le plus heureux des hommes. Il +riait en songeant aux fakirs de l'Inde, aux stylites d'Egypte, +aux lazzaroni mêmes et aux ermites. En plein Paris, le rêve et le +couvert! En plein Paris, la psychologie peu ou prou désintéressée +de la foule et de l'élite, le défi au baromètre et aux conventions +sociales, l'ironie incessante, l'espoir sans fin, la déception +espérée, le dédain, le dégoût, la pitié de l'apitoyé, tout le jeu +des prévisions et des enquêtes brèves, la connaissance approfondie +de l'inconnu journalier, la perception de fautes meurtrières et +de crimes secrets, une sorte d'apostolat qui absout à la muette, +une sorte d'inquisition policière qui se tait; le chef de division +honoraire démissionnaire eut toutes les lueurs sans reflet et +toute la science humaine. + +Jamais il n'éprouva le désir d'intervenir, de dépouiller sa +défroque d'invalide, de rendre service, au centuple, de devenir +Providence en gros, après avoir joué au mauvais pauvre, en détail. + +Des conversations--il faut bien se lier--avec des voisins mâles +et femelles, lui révélèrent les dessous des abîmes, les trappes +de la déchéance, les oubliettes des culs-de sac. Sa bonhomie +grave, prud'hommesque et distinguée, un reste obstiné d'éducation, +une instruction juridique, fort appréciable en ce milieu, lui +attirèrent vite, malgré lui, une vénération très consultée, +des propositions de toutes sortes--et comme une autorité. Il +redevenait chef de bureau--en plein vent--et de quel bureau! +roi constitutionnel d'une cour des Miracles laïque, empereur de +Truands truqueurs sans malice, sans maléfices, sans tradition, +pape de fous trop sages et mieux que sages, sur l'œil, quand il +leur en restait, aux aguets quand ils avaient des oreilles et des +jambes, très sots et très abandonnés, pour dire le vrai. De-ci, +de-là, on voyait passer de loin les riches, les puissants, les +farauds de la corporation. C'étaient ces automobilistes feignants +de culs-de-jante, gantés de fer, en aristos, et redressant leurs +torses impeccables au-dessus de leur char de victoire (qui leur +sert aussi de coffre-fort). Fous, gars romanesques et romantiques +à passé glorieux ou simplement passionnel qui laissèrent leur +jambe à un boulet de tel calibre et à la bataille de tel jour, à +cette mine que vous savez bien ou à la cuve d'acide sulfurique du +mari jaloux et traître d'une beauté--qui en mourut d'ailleurs... + +C'étaient ces merveilleux orientaux, cuits dans mille aurores +et cent mille canicules, qui font chatoyer leur peau et leurs +oripeaux comme une écumoire exotique et qui ont une armée de dents +pour mieux prouver, en un sourire d'enfer coloré, qu'ils n'ont +pas mangé et qu'il leur faut manger: Arméniens qui mêlent le +patriotisme au besoin et qui font redouter le couteau, Hindous +qui ont bien soin de ne point se faire comprendre ou entendre et +qui portent, dans les plis de leur turban, le choléra, la peste +et la malédiction bouddhique, Chinois échappés à leurs supplices +pour les réserver aux tièdes bienfaiteurs européens, Japonais +naturellement espions, sûrement généraux et qui imposent, du fait +seul de leur nationalité... Des aveugles errants avaient un coup +de leur bâton ferré plus profond, plus majestueux que de coutume, +pour humilier leurs confrères au repos qui s'embusquaient au +lieu de prendre la route de Dieu, de se confier aux secrets des +chaussées et des carrefours et de demander pour une traversée +difficile, et connue par cœur, le bras d'un brave homme qui vous +laisse un sou dans la main. Des Polaques bleus ou filasses se +hâtaient en ricanant: ils n'aimaient pas les églises où on les +battait jadis, pour le moins, et ne tenaient en estime que la +mendicité à domicile, les braves escaliers d'anxiété, de rêve et +de surprise, en mettant dans la réserve les donateurs habituels +et les patronages confessionnels dont on peut tout exiger, en les +assiégeant--à cause des journaux. + +Mais ceux que préférait Solsequin, c'étaient les pauvres honteux. +Ah! que ces braves gens se donnaient de peine pour avoir l'air +pauvres, honteux, fiers et dans la peine! Rasés à faux, blanchis +aux deux-tiers, un œil fermé et l'autre hagard, mi-hérissés, +moitié bien propres, ils exhalaient l'odeur de l'absinthe qu'on +avale, pour n'avoir pas à manger, et de la peau sèche, pour ne +s'être pas lavés exprès, histoire d'avoir eu à boire toute son eau! + +--Allez, allez, mes petits agneaux! songeait le neuf indigent. Si +je vous avais connus plus tôt! + +Et il nourrissait de la haine contre les habits bourgeois et le +ruban rouge qu'il conservait, bien dissimulés, pour le jour où +toucher son trimestre de pension. + +Les filles avaient des airs à la fois familiers, respectueux, +consolants et superbes parce que, n'est-ce pas, ces types-là, ç'a +pu être des clients, c'est p't' êtr' soi qui les a foutus là, et +que tout d'même, soi, on n'en est pas là, et qu' si on en était +là, y a la Seine qu'est pas très loin!... Mais comme il suffit +d'être mendiant d'église pour être vieux, centenaire _in-partibus_ +et jeteux de mauvais sorts, ces demoiselles se signaient et +avaient des générosités diverses. + +Les souteneurs--dont on médit--étaient là pour offrir un verre: + +--On ne sait pas c'qu'on d'viendra et on est pas tous aveugles, +pas? On peut encor' s'r'filer celle-là et celle-ci? C'est pas +sérieux, ça fait des magnes! Et puis un homme d'église! + +Il y avait même des agents qui étaient charitables, et des +domestiques qui avaient une bonté rare, ouatée de déférence. + +... Solsequin passait cependant, tout doucement, de la conception +de l'ordre à l'anarchie, du type de Joseph Prudhomme à celui de +Thomas Vireloque (il restait dans sa littérature et son temps) +lorsqu'un affreux évènement changea la courbe de ses desseins +et de sa destinée. Ce ne fut pas un de ces cas foudroyants qui +se suffisent à eux-mêmes et qui, en couchant leur victime, une +fois pour toutes, ne laissent pas demander d'explications. Ça +commença par un sourire, un sourire que le mendiant lâcha sur +sa main et sur le décime vert-de-grisé que cette main venait de +recevoir--dévotement. Le Monstre-Avarice venait de pénétrer au +tréfond le plus secret de l'ex-fonctionnaire. + +Notre ami s'amusa d'abord, devint sérieux--et très sérieux, +se passionna, s'affola. Il quémanda avec détachement, avec +insistance, avec l'affaissement le plus impérieux, avec +l'impatience la plus obsédante... Il ne fut bientôt plus que de +la soif, la soif de l'or--et de moins. Il s'était mis, en un soir +de lucidité, à épeler son nom comme on décompte le numéraire: +Louis, Napoléon, Sol, Sequin: tout ça, sa personnalité, son être, +son âme, c'était monnayé, c'était de la monnaie précieuse, de +l'appoint, du billon, du change. + +--Voilà donc pourquoi, songea-t-il, je ne me suis jamais intéressé +à rien! Je n'étais pas un homme, j'étais du métal anonyme et +roulant. J'ai pris une des effigies, malgré moi, où j'étais coulé +et voilà! Ça fait une créature! Heureusement, on se venge, on se +recrée. Mais ne suis-je pas trop vieux? Bah! les plus vieilles +pièces sont les meilleures! + +Il négligea, dès lors, ses clients gratuits, sa popularité et sa +gloire. Il fut le «malheureux» pourchasseur, aux larmes toutes +trouvées et qui, à tout instant, n'a pas mangé de trois jours. +Il exagérait--en mieux: il n'avait pas mangé de la semaine. Et +comme il ne sentait pas la boisson, il touchait par une sincérité +apparente. Il buvait cependant, par nécessité. De-ci, de-là, il +lui fallait écouler son cuivre--contre des ors. Cette opération +se passait dans les _bouchons_ proches de l'Hôtel de Ville, du +Châtelet et de la Bastille où les conducteurs d'omnibus, autobus +et autres tramways viennent, eux aussi, troquer leur recette--en +trinquant. + +--C'est encore vous, père la Fripe! disait-on au chef de division +honoraire, qui souriait avec déférence et serrait sa pièce rare +comme s'il l'eût volée. + +Car, avant tout, il voulait des Louis XVIII à collet, des +Premiers-Consuls, des doubles louis, des Victor-Emmanuel à queue, +voire des Ferdinand VII, des Charles IV d'Espagne, des Charles +III qu'il acceptait avec reconnaissance en dépit du tableau +des effigies à refuser, même des Louis XVI, des Louis XV, des +autrichiennes, des napolitaines, des persanes, tout, tout!... Il +avait converti sa fortune en numéraire hors de cours, acheté, +lentement, à bon compte,--et son désir maniaque, son extérieur +minable, avaient décidé les caisses publiques à lui conserver et +réserver les rossignols, pour sa pension. + +Il connut des nuits d'ivresse infinie. Dans son taudis de la rue +Cloche-Perce, il couchait avec son or, sans le compter, en s'y +vautrant. + +Il s'y perdait, écorché, béant, écrasé, presque sans souffle. + +--Il me retrouve, râlait-il, je ne suis pas encore au complet mais +je revis, je commence à vivre! Ah! ah! _ils_ m'avaient volé les +neuf dixièmes de mon individu, mais ça revient, ça revient!... +Quand donc n'y aura-t-il plus rien de ça, de ça, de ça (il se +martyrisait le corps, la face, les membres), de cette sale chair, +de ces sales poils, de ces sales yeux, de cette sale peau, quand +donc n'y aura-t-il plus rien de ce sale cœur! quand donc ne +serai-je plus que de l'or, tout en or, rien que de l'or, de l'or +comprimé, de l'or solide, de l'or glauque, stupide, tout l'or, +quoi! + +Plus affaissé au petit jour, l'œil morne, du reflet de son rêve, +il reprenait sa faction, en attendant, la main plus emplie, +l'estomac plus vide, de se livrer au songe incessant. + +Mais les dieux veillaient, les dieux vengeurs! Un matin, les +jambes dédaignées se refusèrent au travail, la main ne voulut +plus se tendre, le grabat retint le corps évanoui. Louis-Napoléon +eut un sourire, leva les yeux sur sa pauvre chair et retomba sur +sa couche, satisfait et enthousiaste Ça disparaissait! Encore +un petit effort, dans le néant, et il n'aurait plus d'apparence +humaine! Il s'enfouit plus profondément dans son or, en gigotant +et prit l'esprit de son lourd linceul. + +De menus soubresauts remuaient les pistoles. + +--Ah! pensait-il, je commence à sonner! Comme c'est plus joli, +plus fin que la parole, le chant et la musique des orgues! +Encore! encore! C'est comme si j'étais les cloches de mon +enterrement et de mon service alors que j'étais homme, des cloches +en or, une cloche immense et intime en vieil or, en or ému, en or +câlin!... + +Il souffrait cependant, épouvantablement. Il entendait des bruits +de pas, et même ce bruit de pas qui s'étouffe avant de s'arrêter, +suivi intelligiblement d'un bruit, si j'ose dire, d'oreilles +espionnes ou charitables qui veillent, qui aspirent, de l'autre +côté d'une mauvaise porte. Il pouvait encore crier, appeler. On +l'entendait seulement parler, se parler à soi, rien qu'à soi. Il +disait: + +--Oui, on pourrait me sauver. On le devrait. Je me le devrais. Je +n'ai que soixante-dix ans et je n'ai que de l'épuisement. Mais +sauver quoi? Ma carapace de vieillard, ma carapace répudiée? Mais +qu'ai-je de commun avec l'espèce humaine? On ne me comprend pas. +On ne comprendrait rien à mon cas. Ils ne comprendraient rien à +mon être en or, à ma statue vivante et bruissante! Ces êtres-là, +ça répand l'or au lieu de se l'amalgamer, ça le dépense, ça en +attend des remèdes, des joies au tas, du pain, fi!... + +... Et c'est ainsi, monsieur Rocaroc, que votre agent n'a pu +poignarder qu'un cadavre déjà froid et ne vous apporter qu'un or +sans défense qui n'avait pas encore fait corps avec la pourriture +abandonnée. Ne niez pas: c'est moi qui avais écouté et deviné,--et +c'est moi qui ai entendu et qui ai suivi, épié, retrouvé votre +émissaire. J'ai même eu le loisir, puisque le défunt or-vivant +était redevenu M. Solsequin, chevalier de la Légion et chef de +bureau en retraite, de lui faire les obsèques décentes et rendre +les honneurs civils et militaires auxquels il avait droit, avant +son long caprice. Vous ne me remerciez pas? Tant pis. J'aurai +le plaisir de solliciter de vous une entrevue après demain, à +trois heures et vous ne ferez pas attendre une femme, une jeune +fille. J'ai une interview à vous demander et quelque argent à vous +reprendre, celui de mon malheureux voisin de la rue Cloche-Perce, +en particulier, pas pour moi--pour des amis inconnus qui en ont +plus besoin que vous et moi. Nous causerons en camarades. En +attendant, croyez à mes sentiments les plus distingués, + + JULIETTE-ELISABETH BÉLIER. + +Rocaroc, le papier lu, demeurait stupéfait et haletant. + +--Heureusement, insinua-t-il, que j'ai déchiffré le gabarit avant +de l'avoir envoyé à Capucino! ç'aurait été du propre! + + + + +CHAPITRE X + +PENTHÉSILÉE + + +Le directeur unifié de la Banque anti-collectiviste considérait +avec une ironie battante et une hauteur effrayée sa blonde +interlocutrice. + +--Oui, c'est moi, disait-elle. On peut s'asseoir, pas? Pas vous, +vous êtes _assis_,--d'avance. Je ne vous ai pas laissé le temps de +vous ressaisir? Excusez-moi: vous n'aviez qu'à me lire plus tôt. +Et c'est ce que je voulais: vous avouez! Ah! les hommes forts! + +Rocaroc ne trouvait ni mot ni salive. Des réminiscences +littéraires lui venaient en même temps que les pires fureurs. +«Non, non, disait-il, intérieurement, à un bien proche fantôme, +tu n'es pas mon mauvais génie, celui qui apparaît à Brutus dans +_Jules César_, tu n'es pas ma conscience habillée en juif, comme +ce qu'est obligé de tuer Fabiano Fabiani dans _Marie Tudor_. Qui +es-tu, pour parler?» + +Puis, tout à coup, une illumination facile: une femme, c'était une +femme, rien de plus! Si! c'était _la femme_! La Femme! Il n'en +bougeait plus. Ah! elle pouvait dévider son écheveau, conter ses +histoires de revenants et ses histoires de mort, railler, gronder, +menacer, elle pouvait affirmer qu'elle tenait sa tête à lui, +Rocaroc, entre les mains, jouer avec cette tête et s'en jouer! +Rocaroc ne savait plus rien que ceci: il y avait là une femme--et +lui. + +D'un regard sanglant et d'ensemble, il avait répété et détaillé +la visiteuse, des frisons blond-roux, sous le chapeau rose, +aux talons mordorés et usés, arqués sous la jupe tailleur +feuille-morte, les yeux étrangement clairs, le nez tout juste +assez long pour flairer, la bouche fine et lasse, le menton de +volonté meurtrie, les oreilles de patience et de divination, le +cou de Madone et de guillotine!... Mais le corps! nom de Dieu! +le corps! il le connaissait si bien qu'il lui fallait faire la +preuve, pour soi, qu'il ne s'était pas trompé! Dans les gestes +de la discoureuse, il découpait les mains, fermes et sages; il +cueillait les cils aux regards et, des reproches, ne gardait que +les dents. Il se sentait affreusement, voluptueusement sourd... + +--Je suis Juliette-Elisabeth Bélier, disait la jeune fille. Ça +n'est pas un nom très illustre? Ça viendra. Comment j'ai découvert +l'existence et la mort du père Solsequin? C'est simple! Nous +habitions la même maison. J'ai toujours eu l'esprit expérimental. +Tenez! quand j'étais toute petite, ma grand-mère s'est éteinte, +la pauvre sainte femme! J'ai demandé après elle. On n'osait rien +m'avouer: j'étais une gosse si sensible! Un jour, enfin, quelqu'un +m'a marmonné: Ta grand'maman, Lili..., elle est au ciel! + +--Au ciel? bonne-maman? fis-je, je vais voir! + +Et je montai sur une chaise pour regarder dans le ciel si je la +retrouvais, bonne-maman!... Dame, n'est-ce pas?, puisque l'eau +est transparente, pourquoi le ciel, qui se laisse prétendre plus +limpide et plus pur que l'eau... Passons. Mais n'est-ce pas le +génie de l'investigation scientifique inné? Génie ou démon, peu +m'importe... J'étais si curieuse qu'on m'a crue appelée à devenir +savante. Toute l'instruction qu'on m'a infligée... ah! cette +instruction trop complète, trop jolie, trop attisée, trop peignée, +j'en suis encore malade. Je me doutais déjà de l'inutilité de tout +ça quand j'étais en carafe, dedans. Mes pauvres parents qui se +tuaient ou se faisaient tuer... + +--... Se faisaient tuer? interrompit Rocaroc, qui se sentait mieux. + +--Passons! continua Elisabeth, Mes pauvres parents, donc, se +saignèrent aux trois veines qui leur restaient. Résultat: mes +brevets me servirent à m'engager en qualité de cible vivante au +service d'un manager américain de troisième ordre. + +--Cible vivante? répéta machinalement l'autre. Cible vivante! + +--Oui, vous ne connaissez pas? C'est le rôle du jeune Tell en +travesti mais plus dur. Il s'agit de se faire encadrer, les bras +tendus, le corps raidi, la tête haute, les talons réunis, d'un tas +de flèches, poignards, haches d'abordage, sagaies empoisonnées, +harpons, alènes de cordonnier, aiguilles à tatouer et éperons +de cow-boys! Il n'y a pas d'apprentissage parce qu'il pourrait +y avoir des responsabilités: l'acier, n'est-ce pas? c'est fait +pour entrer dans les chairs, surtout quand c'est lancé de loin, +à la volée!... Donc, on recrute au petit bonheur, des filles de +sang-froid et de bonne volonté qui se cuirassent, moralement, bien +entendu, qui se préparent à la mort en se jurant bien de vivre et +alors... + +--Alors, vous n'en êtes pas morte, dit glacialement Rocaroc, +heureux d'être à la conversation et de pouvoir redevenir glacial. + +--Je n'en suis pas morte et je n'en ai même pas vécu. Car, dès mon +arrivée à New-York, je fus gardée au lazaret et rembarquée avec +les _individus immoraux_: je n'avais pas assez d'argent sur moi +et mon contrat de travail me condamnait. Je ne me plains pas. Il +est dur d'être chassé d'une terre où l'on a consenti à traîner +une existence d'esclave, il est atroce d'être mêlé à un troupeau +dolent de malfaiteurs et de prostituées quand on est honnête, ivre +de labeur--et vierge... + +--Vierge! clama le directeur Vous l'êtes encore! + +--Mais oui! dit Lili Bélier. Ne raillez pas! Ce n'est pas la +question. + +Son accent était si sincère et si péremptoire que l'interlocuteur +resta tout bête et c'est le mot. Il se tut, pour prendre son élan. + +--Certes, poursuivait Juliette-Elisabeth, j'ai d'abord beaucoup +pleuré. Ensuite, je fus infiniment heureuse. J'étais initiée, +d'un coup, à la grande pitié. Brebis galeuse d'adoption, je +m'assimilais l'âme torve et puérile des pauvres gens désemparés +qui s'en revenaient avec moi dans une patrie hostile et qui +étaient comme des relégués de partout, des relégués chez eux, des +interdits de séjour universels, des repris de justice par fatalité +et des criminels de droit commun par raison d'État. Il n'y a pas +de quoi rire. + +--Je ne ris pas. La petite sœur des pègres, fichtre! C'est toute +une carrière. J'espère que vous avez continué à Paris. + +--Si j'avais continué, je ne serais pas ici, comme j'y suis, en +justicière. Pitié n'est pas complicité. Celui qui vit continûment +dans le crime a une patrie, le crime; une nature, le crime. Il ne +cherche jamais à s'évader, même s'il s'est évadé d'ailleurs: il +n'en a pas besoin; il est partout dans ses meubles! + +Elisabeth-Juliette, venait de se révéler étrangement institutrice. +A peine si quelque saveur peuple avait égayé sa morale: feu B. +de La C. n'écoutait pas: il parlait pour se donner l'illusion de +n'être pas tout entier et tout de suite la brute déchaînée, pour +ne pas rugir, pour se donner le temps de se précipiter: il avait +peur du ridicule et voulait, montre en main, avoir eu au moins le +temps de faire sa cour. + +--Tenez, poursuivait l'apprentie-violée, ce que je vous reproche +surtout, c'est Solsequin. Je ne sais rien de vos autres méfaits +mais je les pressens: c'est à un enchaînement de terribles +desseins et d'actions effroyables que l'on doit des choses comme... + +--Prenez garde, je n'aime pas beaucoup les réquisitoires. + +--Réquisitoire sans la moindre sanction pénale. Je ne dénonce pas. +Je vous dirai plus: je déteste les lois, la loi. C'est injuste, +c'est inique, c'est d'une partialité équivoque, c'est sale... + +--Et ça _sale_! plaisanta l'ancien forçat, inimaginablement fier +d'un calembour ignoble qui lui prêtait du sang-froid. + +--La loi, allait Mlle Bélier, c'est le tablier des valets de +la société; on cache ses taches derrière, on s'essuie dessus, +c'est paravent, torchon, masque, étouffoir, bâillon, étrangloir, +mouchoir--et pis! D'ailleurs, il n'y a que des lois; la _Loi_ +n'existe pas. Je connais quelqu'un qui, si on l'arrêtait au nom de +la Loi, demanderait simplement--Laquelle? + +--Et on lui mettrait les menottes, répondit Rocaroc, par habitude. + +--A qui? à la Loi? éclata Élisabeth. Il peut remarquez-le, se +trouver une Déesse-Loi, comme il fut une Déesse-Raison! + +Rocaroc, qui avait su longtemps, à son grand dam, ce qu'était +la Loi, se souciait fort peu de la Raison. Possédé d'une force +singulière, il avait l'impression que les sons qu'il émettait lui +venaient du dehors, qu'ils se collaient à ses lèvres et qu'il +ne les avait pas mâchés! Il se sentait tout grondement, tout +tonnerre, tout orage. Cependant il parlait: + +--Alors, si vous méprisez la loi, que me voulez-vous? Comment +êtes-vous venue me trouver? De qui êtes-vous détective? Je dois +avoir des concurrents! Mon secrétaire général est mort de la main +d'un ennemi inconnu. Le représentez-vous, l'ennemi? + +--Connais pas. Je ne vous connais pas vous-même. Mais j'ai suivi +l'homme qui était entré chez Solsequin. Je l'ai vu entrer ici. +Il était sorti de la rue Cloche-Perce très chargé de butin. Il +est sorti d'ici, les mains nettes. Un homme mal mis qui a fait un +mauvais coup, qui vient dans une grande banque, ensuite, par une +porte secrète--je suis renseignée--qui s'en va, léger et souriant, +prête le flanc à deux hypothèses: ou bien il a effectué un dépôt, +ou bien il a rendu des comptes, après avoir agi par ordre. Ou bien +la banque qui a accepté une somme très considérable, en or, d'un +monsieur en loques, sur laquelle elle n'avait aucun renseignement, +est une banque véreuse et malpropre--ou bien le voleur en question +n'a pas fait de dépôt, a été, par un couloir dérobé, trouver le +Directeur, lui a rendu compte d'une mission, lui a remis les fonds +dont il était porteur--et ce directeur est un chef de bande et de +bandits. Comme je vous l'ai dit, je ne déteste pas les bandits: +la société est si mal construite, les femmes si malheureuses... +(Et j'ai toujours entendu conter que les bandits n'étaient pas +méchants envers les femmes). Mais encore faut-il que ces bandits +se piquent de justice, de générosité, de reprise individuelle et +sociale et fassent le bien, à foison! + +Rocaroc n'avait perçu, dans son délire, de tout ce morceau, que le +mot _femmes_. Pourtant son autre moi se crut obligé de jouer le +galant et d'habiller un peu son instinct, son besoin. + +--Tenez! dit-il, théâtralement. + +Il tendait la lettre laissée sur la table, à côté de la relation +de vie et de mort de Louis-Napoléon Solsequin. Un sourire le +crispa au toucher de la prose de Mlle Bélier qui chevauchait et +jonchait la sienne. Et tandis que la jeune fille, après un: + +--Il n'y a pas d'indiscrétion au moins? se plongeait dans sa +trouble philanthropie, l'ancien forçat rivait ses yeux aux yeux +baissés, à la bouche attentive, au nez frémissant de la visiteuse: +déjà, elle était à lui. Quand elle eut achevé les lignes +providentielles, elle demeura un long instant à s'interroger et à +peser sa pensée, puis: + +--Je vous fais amende honorable. Mais je vous comprends encore +moins. Pourquoi avez-vous fait dépouiller ce triste Solsequin? + +--Pourquoi? Mais pour les autres, pour les vrais pauvres. +Pourquoi, lui, voulait-il être tout en or, être de l'or! Il +n'avait pas le droit. + +--Il en avait le droit, puisqu'il en avait le désir. + +--Alors, le désir est un droit! + +... C'était le vrai B. de La C. qui avait jeté le cri. Il se jeta +lui-même. + +Un être dans l'état du prétendu Rocaroc n'a plus ni bras, ni +jambes, ni cerveau. De sa face, il n'a gardé que la bouche et +quant au reste du corps, mieux vaut n'en pas parler: tout, en +lui, est devenu valet de bourreau, valet de la brute innommable, +tout est sous-instrument, tout est violence atroce puisque c'est +sous-viol. La victime s'effraie, se débat: les valets de bourreau +s'affolent, outrent leur bestialité sans joie, les veines, les +artères: les os se coagulent, bourdonnent, font rage pour amuser +le despote ivre, le despote furieux; les yeux sentent sourdre en +eux un trop-plein de sève qui les aveugle; les oreilles éclatent +des soupirs et des rages de tout à l'heure; les dents prennent une +teinte animale et abjecte: tout l'effort, toute l'attaque, tout le +crime est couleur de stupre. + +La pauvre ne résistait pas. Grotesque, roulée en boule, elle +était, par génie d'inertie, une forteresse imprenable. Rocaroc +ne trouvait pas l'étreinte, ne pouvait ni envelopper, ni écarter +des bras idiots, des bras stupides, aussi bêtes que des épées +inexpertes qui trouent, sur le terrain, sans savoir comment. +Elisabeth-Juliette s'attendait à tout, sauf à cette agression. +Pantelante et hérissée, elle aspirait à la mort, tout de suite, +à la mort foudroyante, à la mort qui l'aurait enlevée très loin, +très loin de ce guet-apens dont elle était elle, Bélier, l'auteur +responsable et la victime, non, non, pas la victime, jamais, +jamais!... + +... Pourquoi jamais? Parce qu'elle n'avait pas prévu, pas autre +chose!... + +Les ongles, de plus en plus inexperts du banquier, ses cris +étouffés, de plus en plus courts, les gestes de ses mains à +la fois engourdies et épileptiques, tout allait aboutir à +l'étranglement fatal et préalable, à l'étranglement après lequel +on a assez de sang à soi pour en prêter au cadavre, assez de +soif de volupté pour obliger le cadavre à revivre et à revivre +en volupté et en caresse pour soi tout seul lorsque, malgré lui, +d'une dernière et inconsciente poussée de sang-froid, il jeta +la jeune fille ahurie dans un cabinet secret, à côté: on avait +heurté, à plusieurs reprises, à sa porte: on l'enfonçait,--ou à +peu près: un vieillard en larmes, hébété, entrait avec des gens et +deux agents de police en tenue. + + + + +CHAPITRE XI + +JUSTICE IMMANENTE. + + +L'appareil de la justice qui fait rentrer l'innocent le plus +endurci dans ses petits souliers, qui lui arrache les aveux les +plus faux et les plus éloquents, n'a aucun effet sur le malfaiteur +digne de ce nom. La justice est pour lui une vieille maîtresse, +(assez dure, comme celles qui s'offrent à la sixième page des +journaux,)--et ses serviteurs sont de vieux poteaux, y compris le +poteau d'exécution. Il y a, de coupable à mouchard, magistrat et +exécuteur des hautes œuvres, une familiarité, fort excusable en +somme, car la chose se passe côté cour: la majesté de la justice, +comme toutes les majestés, ne peut exister que pour l'extérieur. + +En apercevant les uniformes sombres des gardiens de la paix, +Rocaroc se dit (comme tous ses pareils en présence des képis aux +armes de la ville). + +--Je suis _fait_. + +Il ajouta: + +--Heureusement que ce n'est pas consommé. Bah! Ça n'en vaut ni +plus ni moins. L'affaire est dans le sac. Et moi, dans le siau. Et +pourvu qu'il n'y ait que ça! + +Il dévisagea le vieil affolé: + +--Il lui manque un rien, du sang! + +Sa pire humiliation était de se sentir le rouge au front, aux +yeux, une face couleur brique pilée et marbrée. + +--Il n'y a pas! Je ne finis pas en beauté! C'est embêtant. + +--Ah! disait quelqu'un! vous savez déjà! vous savez! Monsieur le +Directeur! + +--Oui, je sais! je sais! Si je sais! essaya-t-il de persifler. +Pour sûr! Sa voix tremblait, trop haute. + +C'était encore du rut désappointé. + +Pourtant feu B. de la C. s'étonnait de n'être pas encore empoigné +et d'être appelé _Monsieur le Directeur_. + +Mais la _rousse_ est si rosse! + +--Monsieur le Directeur, je suis innocent! pleura le vieux. + +Un + +--Moi aussi! + +professionnel tintait aux oreilles du directeur, mais ça n'alla +pas à ses lèvres gercées. Il attendit le choc. + +--Ah! si vous savez! continuait un important personnage, je +comprends, nous comprenons trop votre émotion. Mais remettez-vous! +ce n'est rien, n'est-ce pas? Monsieur le Directeur! rien!... pour +vous! + +Rocaroc tomba sur un fauteuil. Le mieux était d'arguer sa fatigue +et de parer son calme las d'une résignation à toute épreuve. + +--Je suis innocent! repleurait le vieux, innocent! innocent! + +Feu B. de La C. tomba d'accord avec lui-même qu'il ne s'agissait +pas de la même affaire et considéra l'homme de plus près. + +Il fut repris d'un nouveau frisson. + +Le vieillard avait la figure de la jeune fille qu'il venait de +violenter--ou presque et, en même temps, ce visage de vieillard +se relevait, se redressait, se déridait, dans son souvenir, et +ressuscitait une autre face plus pâle, si possible, aux poils plus +noirs, sans larmes et plus ensanglantée... + +--Nom de Dieu! jura-t-il, intérieurement. + +Ça ne le soulagea pas. L'œil convulsé, il cria, pour tout le monde: + +--Sacré nom de Dieu de nom de Dieu de bon Dieu! + +Le tonnerre n'eût pas fait plus d'impression sur le malheureux +être qui sanglotait. + +Il fit un pas. + +On le retint. + +Il clama: + +--Je suis innocent. J'ai été volé. J'ai été entôlé--en plein +air... Endormi, avec je ne sais quoi! J'ai été retrouvé avec ma +sacoche vidée, mon bicorne emporté, ma cravate arrachée, mais je +suis un honnête homme, peut-être! Ce n'est pas la première fois +que j'ai été assassiné! Ancien gendarme, médaillé militaire! +La victime de la rue Le Regrattier, il y a douze ans! Célèbre! +Victime encore! Et c'est moi qu'on arrête! Ah! ah! Dites, vous, +Monsieur le Directeur, que je suis innocent, dites-le, foutre! + +Les assistants avaient laissé aller le discours, en n'imaginant +point qu'ils en ouïraient la fin. Chacun attendait, du voisin, +un coup de sagesse et d'autorité qui eût cloué cette canaille de +radoteur. + +Le radoteur frappa par la rudesse de son chagrin, par la naïveté +de sa conviction, par la fatalité simple et sans phrases, +rugueuse--et triste comme lui--qui jaillissait de ses sanglots. + +Une sorte d'émotion paralysa la meute. + +Rocaroc eut le mot: + +--Combien? + +--Quarante mille en or, Monsieur le Directeur, l'encaisse, au +complet! Nous sommes jour d'échéance! et le soir! + +Feu B. de La C. eut un sourire sur les papiers de son bureau: sous +sa lettre à Capucino, le rapport de Lili Bélier s'endormait: + +--Monsieur le caissier principal, il y a ici sept cent mille +francs, encaisse or. A votre disposition, dès demain. Mais il est +l'heure de la fermeture des bureaux. Bonsoir, Messieurs. Vous +excuserez un peu d'émotion et de fatigue. Messieurs les gardiens +de la paix, je ne vous requiers pas. Laissez-moi avec ce brave +homme. Et asseyez-vous, mon ami: vous n'avez plus de jambes! + +... Les gens s'étaient retirés, lentement, en proie à une +admiration mêlée de regret. Une disparition d'argent sans +arrestation, c'est comme de l'argent perdu, personnellement, pour +toujours: ça chiffonne; on aurait mieux ainsi avoir laissé cet +argent-là quelque part! + +Feu B. de La C. demeurait en tête à tête avec le garçon de +recettes. + +--N'est-ce pas? répétait celui-ci, n'est-ce pas? je suis innocent! + +--Et moi? dit alors d'un ton sépulcral Rocaroc, suis-je innocent? + +Pesamment, effroyablement, le regard du vieux se leva du parquet, +grimpa le long des traits du banquier, s'agriffa aux yeux durs, +puis ce fut un corps usé qui se dressa électriquement et qui pensa +s'abîmer dans la porte... + +--Vous! vous! hoquetait le rescapé! Encore vous! + +--J'ai déjà entendu ce mot, songeait l'ancien forçat. Où donc? Eh! +parbleu! c'était le récit de la mort du conseiller Chéry... + +--Vous! répétait l'autre! Vous! l'homme de la rue Le Regrattier! + +--Cette fois, reprit Rocaroc, très calme, vous direz encore que +c'est moi! + +Il vivait la minute la plus tragique et la plus pleine de son +existence. Il pardonnait à son ennemi! L'ennemi qui l'avait +déshonoré! L'ennemi qu'il avait assassiné! L'ennemi qui l'avait +ridiculisé! Il ne voyait plus le domestique âgé et minable, +apeuré, qui rentrait dans le mur: il retombait au plus bas de la +Cité, dans ce cabinet de la rue Le Regrattier qu'il avait voué au +crime et qui lui avait semblé le lieu géométrique de l'assassinat. +Il se retrouvait, acculé par des dettes de jeu, et des dettes plus +sales, au plus sale guet-apens, attendant, sans argent et armé, +ce même homme qui était là, et qui devait, en ces temps reculés, +passer très tard, à la fin de sa tournée... + +Et ce vieillard en pleurs aujourd'hui s'était défendu, l'avait +étourdi, n'étant qu'à moitié mort et pas évanoui du tout lui-même, +avait crié, ameuté... + +Et c'était cette souricière de rue sinistre, sans murs, sans +allée, avec un petit parapet de chaque côté, une Seine effroyable +et menue de décembre, et le Dépôt, à deux pas... Il n'y avait qu'à +traverser!... + +--Vous direz encore que c'est moi, Bélier! répéta-t-il, plus dur. + +L'autre, dans son coin, ne bronchait pas, ne comprenait pas: il +tremblait... + +Alors, une seconde, Rocaroc trembla, lui aussi. Le nom de +l'homme lui était remonté comme ça, automatiquement, de ce sacré +acte d'accusation qu'on a chevillé à son corps de condamné, +des dépositions qui se phonographient à votre cerveau et à +votre cœur, pour les varier, du réquisitoire et de toutes les +ignobles machines préalables d'instruction, confrontations, +procès-verbaux... + +--Bélier! Bélier! hurlait le directeur, intérieurement. On ne sait +pas le nom de famille de ses garçons de bureau, de ses garçons de +recette, de ses filles et de ses garçons, à soi! On ne voit jamais +ses encaisseurs. Et l'on a chez soi du Shakespeare ou du D'Ennery +sans le savoir! Mais je ne suis pas en train de blaguer. + +--Vous direz encore que c'est moi! proféra-t-il plus bas. Mais +je vous pardonne, ajouta-t-il très vite, un peu honteux, et au +hasard, il conclut, fiévreux: Vous avez une fille. + +--Je ne dis rien, murmura le pauvre homme, rien du tout. Je +ne vous connais pas. J'ai eu mal dans le temps, j'ai très mal +aujourd'hui, plus mal, j'ai mal deux fois. Et j'ai une fille, oui. +Sans ça, je serais mort. + +--Vous avez une fille, bredouilla Rocaroc. Elle a su votre... +accident, la première... La voix du sang... Elle m'a convaincu. + +--Ma fille! ma fille! où est ma fille? criait le garçon de +recettes. + +--La voici! dit le banquier, en ouvrant la petite porte, l'œil +absent. + +... Quand, dans une occurrence pathétique, deux êtres chers +s'accrochent au cou l'un de l'autre, on a le temps de se +retourner. Cependant ce baiser donné au plus tendre des pères +surprit et peina le directeur de l'A. M. I. + +--Pourquoi lui et pas moi? se demanda-t-il, en dehors de toute loi +familiale et morale... + +Il ne se sentait même pas de trop, en ce tableau intime. Pour un +peu, il aurait proféré un--Ne vous gênez pas! + +Il laissa à la sensibilité la durée qu'il jugeait suffisante et, +le plus simplement du monde: + +--Et moi, vous m'oubliez! fit-il. + +Le regard de la jeune fille fut une conjonction d'éclairs: toutes +les horreurs s'y peignaient, si clairement!--pour éclater et +jaillir en reproche, en mépris, en orgueil douloureux que, pour +la première fois peut-être, Rocaroc connut à plein et en relief +intérieur, le dégoût de soi, la honte, le remords... + +Sa peine lui creusa les traits et lui mit, même, je ne sais quelle +buée devant les yeux. Il comprenait! Il se rappelait! + +--Vous! vous! lui! reprenait M. Bélier, de sa voix de joujou brisé. + +Juliette-Elisabeth, entre ses effusions, regarda un instant la +face décomposée de son ci-devant agresseur et, d'une moue: + +--Ne l'accable point, papa: ce n'est pas un méchant garçon! + +La foudre, tombant aux pieds de l'ancien forçat, et se changeant +en gouttes de rosée, n'eût pas eu plus d'effet sur son âme +lointaine. + +--Ce n'est pas un méchant garçon! + +Cette phrase insignifiante chantait dans son cœur, en mineur et +à la volée cependant que, sur un geste du vieux Bélier, elle +refleurissait sur les lèvres de la fille aux yeux baissés et +mi-clos: + +--Ce n'est pas un méchant garçon! + +Le visage de Juliette-Elisabeth, son visage fermé et mort +reflétait une complicité résignée et aimante à la fois, une +servitude consentie, la moitié du martyre, la moitié de l'extase, +un mysticisme d'esclavage, une communion dans la douleur née--ou à +naître. + +Stupide de la sérénité subite, feu B. de La C. nouait des phrases +peu écoutées: + +--Oui, oui, on a reconnu mon innocence... La preuve, c'est que je +suis ici, c'est qu'on m'a donné une grosse indemnité, que, pour +éviter un tas d'ennuis au gouvernement, on m'a autorisé à changer +de nom, provisoirement et pour toujours, si je veux... + +--C'est dommage! dit doucement la jeune fille: j'aurais voulu que +nos enfants s'appelassent Bicorne de la Cellambrie. + +Les yeux se rencontrèrent: ce n'était que détresse, consentement, +délice funeste, fatalité sans épouvante. + +Chacun de ces êtres avait toute sa misère au corps, aux mains, en +sueur, au front, jusque dans son souffle. + +Lentement, très lentement, le garçon de recettes se tourna vers +son patron, fit mine de lever les paupières et parla: + +--Monsieur, je ne vous reconnais pas, je ne vous connais pas. Je +suis innocent. Ça, je le sais, c'est tout ce que je sais... La +petite... + +--C'est mon désir, clama violemment Rocaroc--violemment mais entre +haut et bas,--c'est mon désir qu'elle a exprimé et je... + +--Par grâce, patron! reprit le vieillard! par grâce! pas un mot!... + +Le soir tombait, un de ces soirs d'été, gras, courts et paresseux, +qui savent ne pouvoir pas durer et qui s'en donnent leur saoul, +bourrés de chaleur et de fatigue. De ces trois personnages, pas un +ne songeait à faire de la lumière: tous voulaient rester dans leur +nuit à eux, dans sa nuit à soi, quitte à avoir une aube commune +et claire d'espoirs inconnus. Leur angoisse, leur souvenir, +l'obscurité, tout tourna à une tendresse sourde, aveugle, et +lourde, à une fraternité au cœur secret de l'existence affreuse, +de ses luttes, de sa déchéance sans fond. Ces adversaires +irréductibles ne se mesuraient plus; ne se menaçaient plus: ils +se fondaient dans une ténèbre grise, dans une paix prometteuse de +néant. + +Tout à coup, un petit bruit fendit à peine le silence: la jeune +fille fondait en larmes. + +Alors les trois spectres se collèrent un peu plus l'un à l'autre: +les deux hommes pleuraient, pleuraient, pleuraient--comme des +hommes... + + + + +CHAPITRE XII + +UN LIVRE QUI FINIT BIEN + + + _Rocaroc à Capucino._ + + Mon cher Directeur, + +Comme c'est bête! Je retrouve, sur ma table, la lettre que je +devais vous envoyer, il y a huit jours, et un gabarit que je ne +vous enverrai pas, parce qu'il n'a plus aucun intérêt. Les lignes +qui suivent n'en ont guère plus mais c'est un _post-scriptum_ +aimable et qui vous manquerait. + +Car je crois qu'il lèvera vos derniers scrupules et qu'il vous +ramènera près de nous. + +Je dis _nous_ car je me range, je me marie. J'épouse... mais +vous l'avez deviné, n'est-ce pas? j'épouse la fille de la +pseudo-victime d'un certain B. de La C. que nous avons connu et +qui, je le sais de fraîche date, était absolument innocent--et +l'est encore, au reste. Mariage d'amour. C'est, matériellement, +quelque chose dans le goût du _Cid_ et si vous avez, parmi vos +pensionnaires, une sorte de Corneille... Mais nous ne vous +demandons que de nous joindre au plus tôt. Ma fiancée est +charmante, intelligente, résolue, d'une sensibilité ardente et +réfléchie, guerrière--et sœur de charité. J'espère cependant +qu'elle me donnera des enfants--pas trop--dont vous serez le +parrain, en partie. Le premier est retenu--vous m'excuserez--par +mon cousin, mon ex-cousin, le ministre. Vous m'excuserez d'autant +plus qu'il l'adoptera, cet enfant, pour qu'il y ait encore +d'authentiques Bicorne de La Cellambrie. Orgueil de famille. Mais +il y en aura encore: orgueil d'homme jeune encore. + +Je ne vous ferai pas le détail des émotions qui m'ont assailli ces +jours-ci: vous êtes encore fonctionnaire: on peut décacheter vos +lettres. Mais on va se revoir bientôt et ne plus se quitter: vous +en entendrez de drôles et de pires--à en crever. + +J'aurais peut-être dû attendre votre retour: vous étiez mon +témoin-né. Mais la nature ne me permet pas de patience. Lorsque, +à trente-quatre ans, on a laissé parler la nature plus que le +sentiment... je n'insiste pas... depuis douze ans... Passons! + +Ajouterai-je que les commentaires les plus flatteurs ont entouré +mon portrait, en médaillon, dans tous les journaux de Paris, de +la province et de l'étranger? On m'a prêté de l'héroïsme, de la +grandeur d'âme, du tolstoïsme parce que j'épousais la fille d'un +de mes garçons de recettes qui s'était laissé entôler! + +Il est vrai que j'ai été bon avec ce nouveau parent et cet ancien +serviteur mais, hélas! je ne pourrai le garder auprès de moi, +auprès de nous: il a l'esprit qui travaille, qui travaille mal. + +Il battra la campagne aux champs: je viens de lui acheter une +brave petite propriété dans l'Ardèche, avec deux domestiques sûrs, +anciens gardiens de Charenton: il sera très très heureux. + +J'oubliais de vous dire que, en raison des nouvelles charges qui +m'incombent, du fait de mon mariage, je vais m'occuper du meurtre +des usuriers par les fils de famille, agents, rabatteurs--et +inversement: c'est modeste mais, je l'espère, assez rémunérateur. + +Mais ne parlons plus affaires. + +Ce matin, très tôt, pour chasser certaines vapeurs, je me suis +fait mener dans des quartiers perdus. J'ai quitté mon auto devant +le monument de Barye. J'ai pris, à pied, la rue Saint-Louis +en l'Ile, j'ai à peine regardé la rue Le Regrattier, j'ai vu +avec peine que c'était mal tenu et j'ai continué ma route de +bourgeois. Le soleil commençait à peine à vouloir se faire +méchant. Des bateaux paresseux s'étendaient sur une Seine à +griselis alanguis. J'allais toujours. Je passai sur une placette +où, pour faire oublier l'Hôtel-Dieu tout proche, on vendait des +fleurs; en pots, en gerbes, en terreau, à vous éblouir, à vous +empoisonner. Je me courbai sous une espèce de souricière en +bois--et, soudain, je me trouvai devant la Conciergerie, oui la +Conciergerie! les Tours pointues (car elles sont trois). Je fermai +les yeux et les rouvris. Je regardai. Les grilles des fenêtres +ne gardaient que des lettres égayées de timbres clairs; un chat +noir et blanc se lissait entre deux barreaux: il n'y avait ni +gardes ni prisonniers: de la paix, du sommeil. Je jurai, du fond +de mon âme, (mais d'une âme riante), que ce local ne me reverrait +pas et je regardai en face: j'eus un cri de joie. En raison des +travaux du Métro, le pont, la chaussée, le trottoir même de la +prison n'étaient que roses, anémones, œillets, pivoines, une flore +inouïe, discrètement odorante, d'un éclat, d'une douceur, d'une +sérénité à mourir de douceur: je n'hésitai pas, j'achetai tout, +tout: c'était la rançon de mes cachots, de mes ténèbres de cœur +et d'âme, c'était l'avenir en bourgeons, en fleurs, c'était de la +béatitude laborieuse et parfumée, c'était du soleil pris au jeune +soleil qui se mirait dans ces feuilles et ces corolles et qui se +faisait beau pour elles... + +Et, quand, dans ma hâte de mettre le soleil, les fleurs, l'avenir +et mon âme apaisée aux pieds de ma grave fiancée, je regagnai le +Paris des honnêtes gens, par le Pont-Neuf, je m'aperçus, à une +nuance de son geste d'accueil et de son sourire, que le bon roi +Henri et moi, nous étions une paire d'amis. + + _31 juillet._ + + ROCAROC. + + +THE END + + + + +TABLE + + + DÉDICACE. + + I. Un livre qui commence bien 9 + + II. Une proposition moins inacceptable qu'inattendue 79 + + III. Paris! 95 + + IV. Le dernier endroit où l'on cause 125 + + V. Une crémaillère de pendables et de pendus 147 + + VI. Une circulaire 161 + + VII. Au rapport 167 + + VIII. Chez Machin's et ailleurs 183 + + IX. La séance continue 203 + + IX. (_Annexe._) Louis-Napoléon Solsequin 219 + + X. Penthésilée 245 + + XI. Justice immanente 261 + + XII. Un livre qui finit bien 277 + + +1641.--Imp. KAPP, 20, rue de Condé, Paris. + + + + + +End of Project Gutenberg's Le forçat honoraire, by Ernest La Jeunesse + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FORÇAT HONORAIRE *** + +***** This file should be named 57866-0.txt or 57866-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/5/7/8/6/57866/ + +Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by The Internet Archive/Canadian Libraries) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. 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There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. 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Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/57866-h/57866-h.htm b/57866-h/57866-h.htm index dd42acd..f71ee1d 100644 --- a/57866-h/57866-h.htm +++ b/57866-h/57866-h.htm @@ -1,7501 +1,7501 @@ -<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN"
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- The Project Gutenberg eBook of Le Forçat Honoraire, by Ernest La Jeunesse.
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-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of Le forçat honoraire, by Ernest La Jeunesse
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Le forçat honoraire
- roman immoral
-
-Author: Ernest La Jeunesse
-
-Release Date: September 8, 2018 [EBook #57866]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FORÇAT HONORAIRE ***
-
-
-
-
-Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries)
-
-
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-
-
-</pre>
-
-
-<h3><i>Le Forçat honoraire</i></h3>
-
-
-
-
-<h2><a name="DU_MEME_AUTEUR" id="DU_MEME_AUTEUR"><i>DU MÊME AUTEUR</i></a></h2>
-
-
-<p>
-Les Nuits, les Ennuis et les Ames de nos plus
-notoires Contemporains.<br />
-L'Imitation de notre Maître Napoléon.<br />
-L'Holocauste, roman.<br />
-L'Inimitable, roman.<br />
-Demi-Volupté, roman.<br />
-Sérénissime, roman.<br />
-L'Huis-clos malgré lui, un acte.<br />
-Cinq ans chez les Sauvages.<br />
-Le Boulevard, roman.<br /><br />
-</p>
-
-
-<p><i>Pour paraître prochainement</i>:</p>
-
-<p>
-Le Fossé de Bethléem.<br />
-Les Ruines, quatre actes.<br />
-L'Épée au fourreau, roman militaire.<br />
-La Dynastie, quatre actes.<br />
-Le Misanthrope à la terrasse, trois actes en vers.<br />
-Oraisons funèbres et autres, sonnets.<br />
-Servedieu, roman.<br />
-Rocaroc, homme politique, roman.<br />
-Mémoires du comte X...<br />
-Napoléon intégral.<br />
-</p>
-
-
-<p><i>Published 24 Aug. 1907.</i></p>
-
-<p><i>Privilege of copyright in the United States reserved under
-the Act approved Aug. 1907, by Ernest La Jeunesse.</i></p>
-
-
-
-<hr class="chap" />
-
-
-<h2>
-ERNEST LA JEUNESSE</h2>
-<h1>Le Forçat
-honoraire</h1>
-<h3>
-ROMAN IMMORAL</h3>
-
-<h4>PARIS</h4>
-
-<h4>J. BOSC ET C<sup>ie</sup>, ÉDITEURS</h4>
-
-<h4>38, CHAUSSÉE D'ANTIN, 38</h4>
-
-<h4>1907</h4>
-
-<h4><i>Tous droits réservés</i></h4>
-
-
-
-<hr class="chap" />
-
-<p>
-IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE DOUZE EXEMPLAIRES
-SUR HOLLANDE, TOUS NUMÉROTÉS</p>
-<hr class="chap" />
-
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_1" id="Page_1">[Pg 1]</a></span></p>
-<h2><a name="DEDICACE" id="DEDICACE">DÉDICACE</a></h2>
-
-
-<p><i>En vous offrant, mon cher Henri Prost, ce</i>
-roman immoral, <i>je crois faire mieux que
-remplir un devoir de cœur et consacrer une
-fraternité de pensée, d'aspiration et d'espoir: je
-crois accomplir un devoir—sans plus. Je ne
-prétends point vous prémunir contre les aigrefins,
-meurtriers ou escrocs: vous les connaissez
-mieux que moi, quelle que soit ma science expérimentée.
-Et vous êtes si loin...!</i></p>
-
-<p><i>Mais vous représentez la</i> Société, <i>en mieux,
-avec de la culture, de la bonté et de la délicatesse</i>.</p>
-
-<p><i>Cette</i> Société, <i>depuis quelques années, se
-donne du bon temps. Après s'être passionnée
-pour le</i> monde,—son <i>monde</i>!—<i>traduit par Paul
-Bourget, en jargon, et par Georges Ohnet à la<span class="pagenum"><a name="Page_2" id="Page_2">[Pg 2]</a></span>
-barre de la petite bourgeoisie, elle s'était laissé
-mener un instant, en barque, au soleil de minuit
-par MM. Ibsen et Björnson, avait suivi
-M. d'Annunzio dans des carrières d'étoiles et
-des ciels de marbre, et mordu un tantinet au
-bois de la vraie croix, trempé par M. Sienkiewicz
-dans les glaces et le sang de la défunte
-Pologne. Puis elle revint—ladite Société—à
-son vomissement, à son ambition: j'ai nommé
-le crime, dol, viol, vol, à ces histoires de brigands
-qui berçaient de cauchemars pittoresques
-son lit infini d'enfance. ... Toutefois, dame! elle
-avait grandi et vieilli, la Société!</i></p>
-
-<p><i>Quand on est petit, on tire au sort: ceux qui
-sortent les premiers, dans la</i> botte, <i>comme on
-dit à l'École polytechnique, ne veulent pas de la
-botte (défunte, hélas!) du gendarme. On joue</i> au
-voleur: <i>il s'agit d'être voleur—au choix. Les
-perdants sont agents de la Force et du Droit:
-d'ailleurs n'est-ce pas logique? M. de La Palisse,
-qui fut précoce, l'aurait déclaré dès ses
-plus jeunes ans: «Les voleurs ont le pas sur
-les sergents de ville puisque ceux-là sont sur
-les talons de ceux-ci—quand ils y sont.</i>»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_3" id="Page_3">[Pg 3]</a></span></p>
-
-<p><i>Quand ils y sont! Parole grande et sage!
-Quand ils y sont!</i></p>
-
-<p><i>Mais tu as engraissé, vieille Société: tu ne
-veux plus courir et, tout de même, tu as un
-vague reflet, un trouble relent de ta canaillerie
-native et de la soif d'aventures de tes dix ans:
-tu veux, pour bien te réjouir et te frapper, de
-beaux récits bien sanglants, bien mystérieux, te
-repaître de la chair et de l'esprit des scélérats
-les plus terribles, pénétrer dans les cavernes et
-les laboratoires d'enfer—à la condition de savoir
-un policier—pardon! un détective!—plus fort
-que les plus forts assassins, toujours invisible,
-toujours armé, nourri de Taine et de Gaboriau
-et venant à son heure (l'heure du crime a changé
-depuis M. de Florian) mettre la main au collet
-du coquin triomphant ou plutôt le faire crever,
-tué par ses machinations mêmes!</i></p>
-
-<p><i>Ouf! tu respires, Société! Et dire que tu as
-été sur le point de tourner mal, toi aussi, à la
-lecture, et de verser dans le forfait—histoire de
-faire fortune et d'avoir du génie. Heureusement,
-les canailles sont démasquées et punies! Heureusement,
-tu as dans ton camp</i>—«le Camp<span class="pagenum"><a name="Page_4" id="Page_4">[Pg 4]</a></span>
-des bourgeois»—<i>des auxiliaires de premier
-plan, des âmes tapies dans des ombres agissantes,
-des détectives demi-dieux</i>.</p>
-
-<p><i>Où sont-ils?</i></p>
-
-<p><i>Oui, oui, estimable Société, les méchants finissent
-toujours mal. Stendhal, pleurnichant et
-souriant à la fois, a fait, par blague, guillotiner
-Julien Sorel; Eugène Sue a empoisonné Rodin;
-le vicomte Ponson du Terrail a tué, ressuscité
-et retué Rocambole, en sanglotant; Raffles meurt
-en héros pour sa patrie anglaise, au Transvaal;
-Arsène Lupin... Mais je dois avouer, à ma honte
-et à mon ami Maurice Leblanc que je ne connais
-pas Arsène Lupin: je n'ai pas reçu le volume.</i></p>
-
-<p><i>Mais tout cela, Société, c'est de la littérature.
-Je reviens à ma question, à la question: où sont
-tes mouchards—grâce! tes détectives!—surhommes
-et si humains, devins et farce,
-commis voyageurs en filatures, tes soutiens,
-enfin, les colonnes de ton temple? Où sont-ils?
-Nomme-les!</i></p>
-
-<p><i>Permets-moi de te répondre. Ce sont des
-troupes, des élites, des</i> crackes <i>«sur le papier»,
-ce sont des bonshommes en papier, ce sont des<span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">[Pg 5]</a></span>
-«chiures d'encre». Interroge ta mémoire: cherche
-le nom d'un</i> limier <i>de vitrail! Tu trouveras
-de braves et héroïques sous-brigadiers assassinés,
-des victimes du devoir authentiques, des inspecteurs
-principaux qui, deci delà, ont su arracher
-prestement les boutons de culotte d'un prisonnier
-difficile à garder, des commissaires-adjoints
-qui eurent une chance sur cent, des chefs de la
-Sûreté qui ont signé des Mémoires. Il y a ce forçat
-traître, vantard, escroc, sous-maître chanteur
-de Vidocq. Il y a ce Joseph Prudhomme de
-Canler qui, accompagnant au pied de l'échafaud
-un brave jeune homme jaloux qui aurait été acquitté
-aujourd'hui avec des larmes, (il n'avait tué
-que sa maîtresse) dit à ce brave jeune homme qui
-lui demande de l'embrasser (c'est Canler qui l'a
-fait avouer)</i>:</p>
-
-<p>—<i>Pas ici, malheureux!</i></p>
-
-<p><i>et qui lui fait serment de l'embrasser, sans
-tête, dans un monde meilleur!</i></p>
-
-<p><i>C'est l'inépuisable M. Claude qui dépèce Troppmann
-en dix tomes, c'est M. Macé qui... qui...
-Mais je ne veux pas prolonger une énumération
-sans gloire.</i></p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">[Pg 6]</a></span></p>
-
-<p><i>Société, je ne veux pas te rassurer, je veux
-t'éclairer. Tu n'es pas défendue et tu ne te défends
-pas. Tu t'endors sur des contes bourgeoisants
-et subtils,—et c'est si doux de dormir!</i></p>
-
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,<br /></span>
-</div></div>
-
-<p><i>mais la fraude emplit tous les journaux,—et
-ce n'est qu'une fraude bien déterminée. Je ne
-prétends pas, Société, à l'honneur de t'avoir mis
-en garde; je ne te dois rien. Je tiens seulement
-à faire pour toi ce que fit pour son siècle cet
-ivrogne de Nicolas Machiavel lorsqu'il lui donna
-son</i> Prince. <i>Les époques n'ont que les</i> Prince <i>et
-les Machiavel qu'elles méritent. Ce n'est pas ma
-faute si j'ai publié, il y a dix ans passés, l'</i>Imitation
-de Notre Maître Napoléon <i>et si, aujourd'hui,
-je passe la plume à un forçat, un authentique
-forçat assassin et pis, qui, au reste, n'est
-pas des plus intelligents: tu n'avais qu'à m'écouter
-et à me suivre, Société, quand je te prêchais
-l'héroïsme et la beauté. Je déclare, d'ailleurs,
-que je décline toute complicité dans les forfaits
-qui suivent et leur narration enjouée et cynique.
-«Je rends au public ce qu'il m'a prêté» sol à
-sol, déchet par déchet.</i></p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">[Pg 7]</a></span></p>
-
-<p><i>J'ai conscience d'avoir écrit un livre vrai, qui
-n'est pas de moi;</i></p>
-
-<p><i>mais de toi—et à toi, Société.</i></p>
-
-<p><i>Si, d'aventure, tu es trop effrayée, va chercher—chez
-les libraires—tes flics et tes gendarmes
-de cabinet. Ou dis-toi que moi, aussi,
-je fais de la littérature.</i></p>
-
-<p><i>Et maintenant, mon cher Henri Prost, revenons
-aux doux émules des héros de Plutarque,
-ces hommes du tribunal révolutionnaire qui
-avaient le courage de couper le cou de Lavoisier
-parce que cet homme de génie s'était bassement
-permis d'être fermier-général—et cette
-bonne bête de Fouquier-Tinville qui, dans son
-rêve d'assurer le bien-être à tous, avait fauché
-des têtes comme des épis, et qui, sur l'échafaud,
-voulait encore donner du pain au pauvre
-monde...</i></p>
-
-<p>
-4 Août 1907.<br />
-</p>
-
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">[Pg 9]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="Le_Forcat_honoraire" id="Le_Forcat_honoraire"><i>Le Forçat honoraire</i></a></h2>
-
-
-
-<hr class="chap" />
-<h2><a name="CHAPITRE_PREMIER" id="CHAPITRE_PREMIER">CHAPITRE PREMIER</a></h2>
-
-<h3>UN LIVRE QUI COMMENCE BIEN.</h3>
-
-
-<p>
-<i>Cayenne, le 24 octobre 190...</i><br />
-</p>
-
-<p>Ce pauvre Chéry n'a vraiment pas de chance.
-On l'a guillotiné ce matin.</p>
-
-<p>Mes malheurs ne me permettent point de me
-poser en adversaire irréductible de la peine de
-mort: je l'ai encourue, sinon méritée, et je
-connais, par expérience, le vent frais du couperet
-dans la torride horreur d'un cauchemar
-cloîtré.</p>
-
-<p>D'autre part, au bagne, nous manquons de
-distractions: une exécution capitale, même<span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">[Pg 10]</a></span>
-et surtout dans la posture où nous y assistons,
-genou en terre et sous la menace du feu de la
-chiourme, c'est un spectacle et une émotion.</p>
-
-<p>On sent profondément ce que vaut la vie—et
-c'est quelque chose.</p>
-
-<p>Pourtant je n'ai pu me défendre d'un frisson
-et d'un gros regret qui ressemblait à du chagrin.</p>
-
-<p>C'est que le nº 67486 (Paul-Irénée-Amable
-Chéry) était, en toute conscience, un <i>numéro</i>.
-Je ne l'ai pas connu en liberté et j'imagine mal
-son personnage en barbe, cheveux, splendeur
-et habits bourgeois. Lorsqu'il fut reçu à
-notre cercle, la faux pénitentiaire—<i>vulgô</i>
-tondeuse et rasoir—la faux pénitentiaire, donc,
-avait fait son œuvre et, sous une livrée d'emprunt
-qu'on ne songeait pas à lui réclamer,
-trop à son aise dans des sabots criards, il
-avait cet air un peu hébété de se voir là (et
-on ne se voit qu'au miroir de son âme) qu'on
-prend au vestiaire des pénitenciers. Sa seule<span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">[Pg 11]</a></span>
-élégance tenait à une chaîne un peu bruyante
-et à un bracelet large,—à son pied. Cet ex-citoyen
-avait eu des affaires d'honneur avec
-ses gardiens et, d'emblée, montait aux cellules.
-C'est ainsi que nous pûmes causer. Je ne
-veux pas me rappeler la peccadille qui me
-livrait aux rigueurs disciplinaires: je suis un
-condamné sérieux, important, si j'ose dire, et
-je rougis d'avoir pu occasionner quelque
-scandale sur ce qu'on est convenu d'appeler
-un chantier. Mettons tout sur le compte de
-l'ivresse. Quoi qu'il en soit, j'étais là, j'étais
-en train d'être paré <i>pour le bal</i> ou, si vous le
-préférez, d'être ferré lorsque, plutôt poussé
-que guidé, imperturbable cependant et dédaigneusement
-hilare, Chéry s'offrit, de trois
-quarts, à nos yeux. Du coup, nous nous
-reconnûmes. Nous ne nous étions jamais vus,
-mais nous étions du même monde, de la
-même espèce et nous eussions fait deux
-copains, pour employer l'horrible argot de la<span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">[Pg 12]</a></span>
-Capitale, si la fatalité n'avait pas voulu nous
-réduire à l'état de frères. Le règlement obligeait
-le nº 67486 à rendre les chaînes dont il
-était dépositaire au département de la Marine,
-moyennant quoi l'administration pénitentiaire
-consentait à lui offrir d'autres chaînes, identiques
-(à la vérité) mais dûment matriculées à
-ses armes, chiffre et marques particulières.
-La méticulosité de nos bourreaux nous permit
-de nous observer et même d'échanger des
-clignements de paupières qui répondaient,
-non sans éloquence et avec quelque distinction,
-à des interrogations tacites. Nous nous
-lisions sur la face l'un de l'autre et, dans nos
-rides et ravines précoces, nous retrouvions
-des souvenirs communs et rares: diplômes,
-voluptés, dégoûts et tentations; nous déchiffrions,
-aux plis de nos lèvres et aux brides
-de nos yeux les étapes de nos chutes, de
-nos cynismes, la valeur de notre résignation
-et de notre repentir, cependant que la rapide<span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">[Pg 13]</a></span>
-et courte flamme de notre regard nous rassurait
-l'un l'autre sur notre intelligence et notre
-énergie...</p>
-
-<p>Pourquoi faut-il que tout cela soit du
-passé et la matière d'un éloge funèbre? Allons!
-on ne sait pas ce qu'on peut devenir et
-se rappeler, c'est rêver, en mieux! Rêvons...
-Rappelons-nous...</p>
-
-<p>Je me retrouve dans mon cachot, déjà
-attendri, amolli par la température suffocante.
-Je songe aux <i>in-pace</i> de jadis, sous
-terre, très loin... Il devait y faire frais... Une
-cellule, au cinquième étage, sans air, sans
-lumière, ça ressemble à une chambre de
-bonne. Heureusement pour le pittoresque, il
-y a la chaîne, mais on ne la voit pas: on
-la sent qui pèse, qui gratte, qui grelotte dans
-la chaleur. Cette obscurité absolue... admettons
-qu'elle nous apporte la bonne nuit.
-Imaginons que nous dormons simplement,
-franchement, mais quoi? on ne peut être seul<span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">[Pg 14]</a></span>
-nulle part, même ici! Des coups, méthodiquement
-espacés, se font percevoir à la cloison.
-C'est,—on ne l'ignore pas,—la manière
-de converser en prison, la seule ou à peu près.
-Encore une brute, une crapule qui a besoin
-de faire la causette! Ne comptez pas sur moi
-mon cher! Écoutons, après tout, puisqu'il n'y
-a pas moyen de faire autrement. Un, deux,
-trois... onze, douze... vingt-trois... Tiens!
-tiens! c'est plus intéressant: je ne méritais
-pas cette aubaine. Mon voisin d'appartement
-se fait connaître, reconnaître, se nomme.
-Nous avons été ensemble, il y a un instant, à
-la peine, à l'honneur. Il me gourmande de ne
-l'avoir pas entendu monter et <i>boucler</i> derrière
-moi. Serais-je égoïste ou seulement de ces
-gens légers et impulsifs qui appartiennent
-tout entiers à leurs propres petits déboires?</p>
-
-<p>Il continue son discours, son monologue.
-Décidément, il sait fort bien parler, du bout
-des doigts—et il a les doigts très robustes. On<span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">[Pg 15]</a></span>
-croirait qu'ils entrent dans la pierre et je
-défie les gardiens d'entendre: c'est du beau
-travail.</p>
-
-<p>Résumons ses confidences, en en supprimant,
-faute de place, nombre de détails
-d'humour, d'ironie et de charme mélancolique
-(j'ai peu de papier à moi, dans ce bureau
-de la chiourme).</p>
-
-<p>Fils d'un conseiller référendaire à la Cour des
-Comptes, Paul Chéry avait puisé dès le berceau,
-dans l'exemple, les propos et la contemplation
-de M. Sosthène-Napoléon-Ludovic Chéry
-(du Petit-Quevilly), son père, le goût ardent de
-la fainéantise et le pire dédain de l'humanité.
-Sous-admissible à Saint-Cyr, il négligea de se
-présenter aux examens oraux du premier degré
-parce que, avant d'arriver au manège de l'École
-militaire où l'attendaient ses examinateurs, il
-fit la découverte d'un nid de maisons hospitalières,
-dans un passage de l'avenue La Bourdonnais,
-et que, soit terreur de la colère familiale,<span class="pagenum"><a name="Page_16" id="Page_16">[Pg 16]</a></span>
-soit insouciance et recherche du plaisir facile, il
-ne sortit d'une de ces maisons que pour entrer
-dans une autre et ainsi, si j'ose dire, de suite,
-un peu client qui ne paie point, un peu garçon
-qui ne se fait pas payer, partout nourri,
-partout content et méritant, d'un suffrage
-unanime, chaleureux et jaloux, le nom qu'il
-tient de ses parents assez respectueux d'eux-mêmes
-pour oublier de cueillir les mêmes justifications
-d'armoiries—et ces tristes lauriers!
-Ces parents, d'ailleurs, perdent la trace de
-Paul-Amable. Il ne la vont point chercher
-dans les établissements louches, bars de nuit
-et autres bouchons de Grenelle, Javel, Montrouge
-et Montparnasse. Ils n'auront jamais
-l'orgueil d'apprendre qu'il a illustré leur
-patronyme sous la forme de <i>Le Chéri de Gambetta</i>
-pour huit coups de couteau qu'il a
-échangés dans l'avenue de ce nom contre trois
-coups mortels de revolver. Mais, un jour,
-mon malheureux ami, désœuvré et attendant<span class="pagenum"><a name="Page_17" id="Page_17">[Pg 17]</a></span>
-trop longuement une délicieuse maîtresse
-vendue et emballée, notre malheureux ami,
-donc, a l'idée d'ouvrir le journal <i>Le Journal</i>.
-Un mot jaillit des lèvres de Chéry, mot dont
-je laisse, avec l'histoire, la responsabilité au
-maréchal de camp vicomte Cambronne. Chéry
-vient de lire le récit de l'exécution, à Laghouat,
-de son frère aîné Camille-Antonin-Louis-Silvère
-Chéry, fusilier à la 11<sup>e</sup> compagnie de discipline.</p>
-
-<p>Mais ici je laisse la parole à Paul Chéry.</p>
-
-<p>Quand je dis la parole, j'exagère et je crains
-que son récit ne paraisse froid et banal.</p>
-
-<p>Qu'on se rappelle qu'il fut non tambouriné
-mais creusé lettre à lettre—et combien d'efforts
-pour chaque lettre!—dans un mur de cachot,
-que je le compris péniblement, atrocement,
-scandé d'un double frisson de nos chaînes de
-fer et qu'il se grava profondément en moi, à
-la manière noire.</p>
-
-<p>La dernière fois que j'avais vu mon frère, il
-était maréchal des logis aux houzards, très vain<span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">[Pg 18]</a></span>
-de son galon, de son uniforme, de sa moustache
-de vingt ans et demi, de tout, quoi! Il se destinait,
-d'office, aux plus hauts emplois militaires,
-galopait, en pensée, à travers les écoles, les exploits
-et les grades, s'accordait, d'avance, des
-blessures avantageuses, au choix et des citations
-à l'ordre de l'armée—comme s'il en pleuvait des
-canons!—Et, immédiatement, le mot que j'avais
-étouffé en apprenant sa fin, me remonta, si
-j'ose dire, aux lèvres,—pieusement. C'est que
-c'était son <i>mot</i>, à lui, ce qu'on eût appelé son
-<i>cri</i>, aux temps lointains de l'héraldique. Il le
-prononçait à tout bout de champ, avec une
-mâle, juvénile et martiale fierté qui me frappa
-fortement mais qui m'expliqua sans retard son
-malheur et sa chute. Il avait employé ce mot
-à contre-sens. De fait, une enquête rapide—nous
-autres, dans la pègre, on a vite tous
-les éléments d'information sous la main, car
-le monde est petit et il y a peu d'<i>hommes</i>—me
-convainquit de ma douloureuse perspicacité.<span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">[Pg 19]</a></span>
-Une première explosion à l'adresse d'un
-gradé sans importance, une autre, plus rebondissante,
-une troisième, en jet et en cataracte,
-avaient mené mon malheureux frère de la
-prison à Biribi, en passant par la cassation.
-Il avait emporté en Afrique son mot avec lui,
-et, de silo en crapaudine, de tombeau en tourniquet,
-savamment agacé et conduit à illustrer
-l'interjection de coups de poing et d'un
-«coup-lancé» de fusil à baïonnette, il venait
-de compliquer son cas, déjà désespéré, en inondant
-de cet inépuisable mot les membres du
-conseil de guerre et jusques à son avocat qui
-plaidait la monomanie et l'irresponsabilité...
-Je fus irrité, non de son trépas qui avait été
-héroïque et décent, (à part l'affectation de
-répéter son mot à tout venant et de le remâcher
-jusqu'au coup de grâce), mais de l'attitude
-un peu trop romaine que mon père s'était
-permise à cette occasion.</p>
-
-<p>Le bon vieillard avait insisté pour faire fusiller<span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">[Pg 20]</a></span>
-son fils! On lui tressa, dans une certaine
-presse, des couronnes à peine mortuaires. On
-reproduisait sa lettre au Président de la République:
-«<i>En vous suppliant, Monsieur le Président,
-de laisser la justice suivre son cours régulier, je
-crois faire mon devoir de père et de magistrat. La
-trop juste condamnation qui frappe un fils dégénéré
-ne saurait m'atteindre: la honte ne remonte
-pas. J'ai la dernière satisfaction de savoir que
-celui qui porte encore mon nom n'attend pas le
-châtiment d'une faute contre l'honneur. Mais le
-crime contre la discipline est inexpiable et tout le
-sang des miens ne le laverait point. Je regrette que
-ma femme soit morte: elle se joindrait à moi,
-dans cette démarche raisonnée, pour réclamer
-un supplice qui nous vengera de l'injure faite
-à notre caractère et à notre exemple.</i>»</p>
-
-<p>Tu dois être étonné de m'entendre me souvenir
-de ce fatras: j'ai mes raisons pour ça.
-<i>Primo</i>, je ne pus le digérer, ensuite, tu vas
-voir...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">[Pg 21]</a></span></p>
-
-<p>... Si ces mots que j'écris sous l'empire de la
-plus vive horreur et du pire chagrin avaient
-des prétentions à la publicité, je me permettrais
-ici, soit digression, soit parenthèse, une
-longue pause, pour indiquer que ce jour-là,
-notre entretien n'alla point plus en avant.</p>
-
-<p>On se fait<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>, de l'autre côté de la geôle, des
-idées fausses sur le silence du bagne. Il est aussi
-rigoureux que son nom l'indique,—au moins
-de nuit. Rien, dans l'opaque ténèbre du cachot,
-ne nous avertit de la tombée du soir que
-le bruit plus lourd et plus angoissant des
-mots cognés lettre à lettre—et à combien de
-coups par lettre!—contre les parois de nos
-niches. On entend crier les verrous. On a
-peur des gardiens qui n'aiment pas à se déranger
-pour rien. L'insomnie déroule ses
-cauchemars. Le passé, le présent, l'impossible
-avenir prennent des figures de bêtes
-monstrueuses et enchaînées—comme nous.<span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">[Pg 22]</a></span>
-Nos estomacs ressemblent à nos consciences,
-en admettant que ça existe. Tout ce qui est
-bas et mauvais grouille autour de notre accablement
-et nous n'avons même pas le courage
-de lever nos fers contre les spectres
-intimes. C'est en cellule, vraiment, que j'ai
-pesé la vanité du crime et que j'ai senti, quoique
-nous en ayons, que nous ne valions pas
-mieux que les saints et les martyrs vertueux,—en
-fait de force de résistance, bien entendu.
-On a, sur le mauvais pavé qui nous sert de
-couche, des endolorissements d'enfant, la
-persuasion qu'on est ferré à tout jamais, que
-l'évasion est un rêve—et l'on ne peut pas
-rêver—et que la dernière étoile du ciel absent
-s'est étalée, pour n'en plus bouger, sur
-l'uniforme de la chiourme...</p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> <i>On</i>, c'est M. Jacques Dhur (1907).</p></div>
-
-<p>Je laissai donc dormir, jusqu'à l'aube lointaine,
-les rouges confidences de l'infortuné
-Chéry. Je ne suis pas d'humeur à rechercher,
-maintenant qu'il dort son dernier sommeil,<span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">[Pg 23]</a></span>
-si mon nouveau compagnon me donna des
-nouvelles de sa nuit et de son repos. Nous
-nous occupons peu, à vrai dire, du temps qui
-fuit et qui fuit si lentement! Nos souvenirs
-sont plus agréables, plus riches. Ça meuble.</p>
-
-<p>—Tu comprends, continua le nº 67486, que
-l'attitude de mon père lui concilia les faveurs
-des pouvoirs publics et les fleurs les plus
-rares de la publicité. On burina ses traits sur
-le zinc des journaux quotidiens, cependant
-que son ministre l'élevait au grade de commandeur
-de l'ordre national de la Légion
-d'honneur. De l'instant où j'appris ce dernier
-outrage à la mémoire de mon frère, je pris la
-résolution formelle d'étrangler l'auteur démissionnaire
-de nos jours à l'aide de sa cravate
-neuve. «La honte ne remonte pas!» Rien
-qu'à me rappeler cette phrase!......</p>
-
-<p>«Mais, pardon, interrompit-il, je ne vous
-connais pas: je vous étonne et vous scandalise
-peut-être. Pour quelle cause êtes-vous ici?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">[Pg 24]</a></span></p>
-
-<p>—Tentative d'assassinat avec préméditation
-et guet-apens, répondis-je doucement, faux et
-usage de faux en écriture de commerce, mais
-c'est un malheureux concours de circonstances...</p>
-
-<p>—Bien! poursuivit Chéry: je puis te raconter
-la chose. Tu ne te révolteras pas. Ma
-sentence était entachée de colère. Si j'avais
-raisonné largement, je n'aurais pas condamné
-un magistrat, ambitieux et vieilli, avec toute la
-rigueur et toute la morale naturelle et logique
-du réfractaire que j'étais. Je me serais
-repris peut-être si une futile coïncidence
-n'avait précipité notre destinée. D'un cambriolage
-dans la banlieue, des amis à moi avaient
-rapporté, entre autres objets, une vieille croix
-de commandeur avec son ruban et son agrafe.
-Ils me l'avaient donnée, sans cérémonie, un
-peu parce que le bibelot m'amusait, un peu
-parce qu'il était de mauvaise défaite. Cette
-cravate s'associa naturellement dans mon<span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">[Pg 25]</a></span>
-esprit au souvenir pressant du col paternel.
-Je m'en amusai les doigts toute la journée,
-en regrettant de n'avoir pas autre chose
-sous la main. Je ressassais mes anciennes
-années et les instants, un à un, qui piquaient
-droit dans ma mémoire. C'était une chanson
-monotone et précise qui me criait la sécheresse
-de cœur, l'étroitesse d'esprit, l'égoïsme
-hypocrite et poli du juge dont, à son insu,
-j'examinais le pourvoi. Peu à peu, je discernai
-des scélératesses éclatantes dont je n'avais
-pas pris souci et je ne fus plus capable d'imaginer
-la société dans son horreur foncière
-qu'à travers l'image représentative de M. Chéry
-du Petit-Quevilly. Celui-là, je le tenais.
-J'avais charge d'âme.</p>
-
-<p>... Et, au seuil de la nuit, lorsque je me dirigeai
-vers une maison—que je connaissais
-bien—de la rue de l'Université, j'avais la
-conviction d'aller faire—simplement—un
-pâle exemple et une timide manifestation.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">[Pg 26]</a></span></p>
-
-<p>Il y avait de la lumière.</p>
-
-<p>Je fus ravi, par avance, de ne pas trop
-effrayer le bon vieillard et de lui épargner
-un réveil en musique. Mon nom, jeté au
-concierge, le laissa dans son lit. Je montai,
-sans ascenseur, longtemps, parce que le
-conseiller se contentait, austèrement, d'un
-luxueux cinquième étage, comme un saint.
-Une pauvre petite fausse clef ouvrit miraculeusement
-la porte de l'appartement.</p>
-
-<p>Une minute après, j'étais en face de mon
-client. J'avais traversé l'antichambre à pas
-étouffés, par habitude et, professionnellement,
-tourné le bouton <i>en douce</i>. J'arrivai donc en
-gentil mystère et ne m'étonnai qu'à moitié
-de l'effroi surhumain qui se peignit, se grava,
-se convulsionna sur et dans le visage de l'individu
-en question lorsqu'il m'aperçut, pâle
-et grave.</p>
-
-<p>—Toi! toi! râla-t-il!—et quand je dis <i>râler</i>!...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">[Pg 27]</a></span></p>
-
-<p>C'était un beuglement sourd et blanc, un
-hurlement vide, un sifflement de serpent-fantôme,
-une sueur crachée et crissante...</p>
-
-<p>—Toi! toi! reprit-il. Encore toi! Mais, ce
-soir, tu n'es pas en tenue!</p>
-
-<p>Je suis d'attaque, mais je te jure que je n'y
-coupai point d'un léger frisson. Je comprenais!
-Monsieur était sujet à des hallucinations,
-à des cauchemars! Mon frère mort
-<i>revenait</i>! Je ne crois ni aux apparitions, ni
-aux remords, mais ce n'est pas une raison
-pour en dégoûter les autres, et cette hantise
-me vengeait un peu de la lettre du personnage!
-D'autre part, il y avait toujours eu une
-extrême ressemblance entre mon frère et moi,
-côté de notre mère (heureusement), et, depuis
-le temps que le citoyen ne nous avait vus,
-l'un et l'autre, il avait pu brouiller dans son
-indifférence, d'abord, dans sa haine et sa terreur,
-ensuite, les traits soi-disant adorés de sa
-triste progéniture. Je sentis un indéfinissable<span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">[Pg 28]</a></span>
-dépit en me demandant—si vite!—pourquoi
-le fusillé ne m'apparaissait pas à moi
-qui l'avais aimé et ne sortait du ciel ou du
-néant que pour troubler de sa présence les
-nuits d'un peu intéressant <i>gentleman</i>. J'eus
-même—et j'en rougis—la tentation d'abandonner
-mon père à sa torture méritée et perpétuelle,
-plus aigre que la mort. Mais la plainte
-de cet étrange veilleur me fatigua. Il répétait:</p>
-
-<p>—Toi! toi! Encore toi!</p>
-
-<p>Comme s'il n'avait jamais eu autre chose à
-dire et m'infligeait le dégoût de l'oiseau de
-proie et l'ennui du perroquet. Enfin, il abolit
-ma patience en présentant les signes les plus
-évidents de l'aliénation mentale.</p>
-
-<p>—Toi! reprit-il encore! On ne sait donc plus
-arquebuser en France! En Algérie, même!
-Je vais écrire au ministre de la Guerre!</p>
-
-<p>Je fus humilié, pour l'honneur de la famille,
-de cette aberration et de cette déchéance.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">[Pg 29]</a></span></p>
-
-<p>—Monsieur, prononçai-je aimablement, non
-sans travestir un peu le timbre de ma voix,
-je ne suis pas ce que vous croyez. Je fais la part
-du surmenage, mais la vérité...</p>
-
-<p>—Ce n'est pas toi! ce n'est pas toi! hoqueta
-la loque, mais alors pourquoi lui ressembles-tu?
-Et qui es-tu? Qui es-tu?...</p>
-
-<p>J'observai que, dans son délire, il commençait
-à recouvrer vaguement de la raison et je
-ne sais quel ironique espoir.</p>
-
-<p>—Pourquoi me tutoyez-vous? fis-je. Il me
-semble—et j'étais sincère—que je ne vous
-suis de rien, Monsieur! Vous lisiez, à cette
-heure! Permettez que je voie! Oh! oh! les
-<i>Vies parallèles</i> de Plutarque. Eh! eh! vous êtes
-sur le vieux Brutus! Vous dérogez, Monsieur
-le conseiller! Plutarque, un juge de paix!
-Brutus! un consul! Mais vous n'avez encore
-condamné qu'un seul de vos fils, citoyen! Ne
-vous en reste-t-il pas un autre? Sacrifiez-le, que
-diable! avant de continuer!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">[Pg 30]</a></span></p>
-
-<p>Il me regarda anxieusement, réfléchit, s'essuya
-le front et dit:</p>
-
-<p>—Monsieur, puisque Monsieur il y a, comment
-êtes-vous entré ici?</p>
-
-<p>Il s'arrêta, puis, d'un ton chantant et oriental:</p>
-
-<p>—Ah! tu lui ressembles trop! Tu te moques!
-Tu es lui! Tu es <i>eux</i>! Lui! tous les deux! Ne
-ris pas comme ça! Misérable! Ton père!...</p>
-
-<p>Il fallait brusquer le dénouement. Le vieux
-commençait à devenir affreusement fou! Dieu
-me pardonne: il voyait clair! Je le considérai
-encore un instant: sa face congestionnée me
-lança, pour ainsi parler, au cœur une quantité
-de petits points sanguinolents que je reconnus:
-c'étaient les mille traces des petits et
-des gros baisers d'enfants que nous lui avions
-imprimées, mon frère et moi—on est si bête
-quand on est jeune!—des morsures de papillons
-de tendresse, de reconnaissance, d'affection!...</p>
-
-<p>Le monstre! C'est de lui que nous étions<span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">[Pg 31]</a></span>
-nés! Ou plutôt, il nous avait vomis—comme
-il venait de nous vomir encore!</p>
-
-<p>—Monsieur, grinçai-je, je viens de la part
-de celui dont vous parlez si légèrement, M. le
-ministre de la Guerre lui-même.</p>
-
-<p>—Que me veut-il? gémit mon père. Je ne
-le connais pas, lui!</p>
-
-<p>—Vous en parliez, respectable vieillard.
-Il vous envoie un souvenir, un de ces souvenirs
-qu'on n'oublie pas, monsieur!</p>
-
-<p>Devina-t-il? C'était le moment, à en croire la
-légende, où l'on prévoit, pour pas longtemps...
-Il se dressa, se recula, blémit, hurla:</p>
-
-<p>—Non! non! je ne puis pas! Je ne veux
-pas! je ne veux pas!...</p>
-
-<p>—Il faut vouloir! dis-je doucement. Ce
-n'est rien, d'ailleurs. Une toute petite attention:
-le prix du sang, couleur de sang: la
-cravate de commandeur de l'ordre national de
-la Légion d'honneur!</p>
-
-<p>Le cri du type fut épatant!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">[Pg 32]</a></span></p>
-
-<p>Il fallait qu'il eût rêvé, qu'il eût vu, en songe,
-la scène qui se passait. Je ne pouvais plus hésiter:
-on ne ment pas à un cauchemar, au cauchemar
-d'un autre, si proche, hélas! Je
-dois avouer, au reste, qu'une force inconnue
-me jeta sur mes pieds, en avant—sur
-l'homme.</p>
-
-<p>—Permettez-moi, hoquetai-je, de vous
-passer au cou, au cou...</p>
-
-<p>Je ne continuai pas. Il se débattait, griffait
-dans le vide, au risque de m'atteindre, sans
-me chercher. J'attachai la boucle par derrière,
-puis, le maintenant d'une main, de l'autre, je
-pris le couteau à papier sur la table... Le temps
-de le faire glisser dans le ruban, de le tourner
-dedans, vertigineusement...</p>
-
-<p>... Je ne saurai jamais comment la fenêtre
-fut ouverte, comment j'ouvris la boucle de
-la cravate, comment je lâchai le paquet,
-suffoqué. Je me rappelle seulement avoir hurlé—et
-encore, ce n'était pas ma voix, à moi:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">[Pg 33]</a></span></p>
-
-<p>—Ah! ah! la honte ne remonte pas!
-Descends, alors! Descends!...</p>
-
-<p>... Lorsque je fus dehors, moi-même, le petit
-tas d'esquilles, de fractures et de sang que
-j'avais fait de mon père était assez entouré:
-le hasard avait rassemblé deux agents, trois
-valets de chambre en vadrouille et des passants
-de hasard. Si je n'avais pas ricané, j'aurais
-pu jouir honnêtement de l'ultime agonie
-de mon inexcusable victime. Mais un morceau
-de doigt se dressa vers moi, une ombre de soupir
-égrena le «Toi! toi!» que je connaissais
-déjà. On m'arrêta, au petit bonheur. Mes liens
-de parenté avec le défunt, la cravate rouge qu'on
-retrouva sur moi et dont on découvrit des
-traces et une érosion sur le cadavre, mon
-récent passé—il paraît que j'étais le monsieur
-le plus recherché de Paris, côté police—me
-firent maintenir sous mandat de dépôt.
-Je ne cherchai pas à nier. Je racontai ce qu'on
-appela mon crime, dans tous ses détails.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">[Pg 34]</a></span></p>
-
-<p>On m'accusa d'outrance. Je réclamai la
-mort de si bon cœur qu'on ne me l'accorda
-pas.</p>
-
-<p>J'étais, après tout, un parricide de bonne
-famille et, soit que le jury s'apitoyât sur mon
-frère, soit qu'il se révoltât du stoïcisme payé
-du papa, la justice de mon pays ne m'octroya
-que vingt ans de travaux forcés.</p>
-
-<p>—Tu sais, lui dis-je, que c'est le même
-prix. A partir de huit ans, on ne revient plus,
-mon pauvre vieux.</p>
-
-<p>Les coups frappés par Chéry devinrent,
-pour ainsi dire, aériens:</p>
-
-<p>—Revenir? Où ça? Et d'où? D'ici, peut-être?</p>
-
-<p>—Dame! fis-je. Avec ton caractère, tu ne
-t'amuseras pas ici.</p>
-
-<p>—Mon vieux, grava-t-il, j'ai une fiancée,
-la Mort. Je l'ai déjà prêtée à un autre, après
-qu'elle se fût donnée à mon frère. Il faut que
-je la retrouve, à tout prix, et pour de bon. Je
-n'ai pas la prétention de la confisquer: sois<span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">[Pg 35]</a></span>
-tranquille! Tu l'auras, toi aussi, à ton tour!
-Mais moi, j'ai droit à un joli choix. Elle fait
-la coquette avec moi. Si elle veut que j'y
-mette le prix, elle ne sera pas volée. On guillotine
-toujours en cet endroit, j'espère?</p>
-
-<p>L'ironie des mots frappés est plus profonde
-que celle des mots entendus: il faut la deviner,
-deviner les intentions, tout deviner dans
-ce langage secret, muet, monotone, lent et
-grave comme les siècles,—les siècles qu'il
-dure.</p>
-
-<p>—On guillotine rarement. Il n'y a pas
-presse. Pas de bourreau titulaire. Si tu viens
-pour ça, tu n'as pas de chance!</p>
-
-<p>J'essayais de plaisanter, de mauvais cœur.
-Je bafouillais, je veux dire que mon doigt
-tremblait un peu et se blessait au mur.</p>
-
-<p>—Pourquoi blagues-tu, me gronda Chéry,
-d'un poing dur. As-tu peur pour moi? Tiens!
-je ne te parlerai plus: tu es un lâche!</p>
-
-<p>On a son honneur, même au bagne et,<span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">[Pg 36]</a></span>
-surtout, en cellule de correction. N'est-ce
-pas un souci, un besoin, une façon de se
-rattacher au monde et à la vie?</p>
-
-<p>Je n'adressai plus le moindre mot, par gestes,
-à mon altier compagnon et tâchai à dormir
-le sommeil du juste ou du justicié. Je ne
-me flatterai pas d'y avoir réussi. On a peur
-du chaud qui est atroce, du feu qui est possible,
-de tous les assassinats qu'on a commis
-soi-même ou qui ont été commis autour de
-vous. Je passai des heures à me chanter en
-moi-même et pour moi seul des <i>scies</i> grotesques
-qui me dégoûtaient à Paris et qui, là,
-m'apportaient je ne sais quel parfum du boulevard
-et ce brave goût de la boue et de pis
-qu'on subit autour de l'Opéra et qui garde de
-l'émotion, de la distinction et de la peine. Je
-me pelotonnai, je m'accroupis sur mes souvenirs
-de femmes, en tas. De temps en temps,
-dans mes contractions, un bruit de fers troublés
-me rappelait que je n'avais plus ni compagne,<span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">[Pg 37]</a></span>
-ni lit, ni même de nom—et que ce
-n'était pas fini. L'éternité des peines n'est
-sensible qu'au cours des condamnations à
-perpétuité. L'inhumanité des hommes prépare
-à la cruauté de Dieu—s'il en reste. Bref, je
-m'ennuyai.</p>
-
-<p>Je ne revis et n'entendis le nommé Chéry
-que lorsque tous deux, pour parler le style
-noble, nous laissâmes tomber nos chaînes.
-Tandis qu'on rasait, pour le châtiment de nos
-erreurs, ce que la captivité avait laissé pousser
-de poil sur nos lèvres, nos crânes et nos
-joues, il me considéra, de biais, avec un intérêt
-sans horreur. Le mélancolique hasard de
-notre punition-sœur l'avait induit à me choisir
-comme ami dans cette foule où rien ne
-l'attachait que ses liens. Il murmura, sous la
-couche maigre de savon gris qui ne moussait
-point: «Au fond, tu n'es peut-être pas lâche.
-Ta gueule ne me répugne pas trop. Topons
-là. Comment t'appelles-tu?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">[Pg 38]</a></span></p>
-
-<p>—Louis-Symphorien-Laurent Bicorne de La
-Cellambrie.</p>
-
-<p>Je m'attendais à l'effet que mon nom patronymique
-de Bicorne ne manqua jamais
-d'obtenir sur les mauvais plaisants, juges et
-jurés qui l'entendirent, en des circonstances
-assez graves pour moi. Chéry ne sourcilla
-pas. Peut-être était-il un peu tenu de près
-par le rasoir qui, à en juger par celui qui me
-mordait, ne devait pas valoir grand'chose.
-Après un silence, mon camarade profita d'un
-bâillement du gardien:</p>
-
-<p>—Ce n'est pas un nom, chuchota-t-il, c'est
-un prospectus héraldique. Mais je m'en fous.
-Je te présente mes excuses pour mes paroles
-de l'autre soir. Tu sais, je suis toujours énervé
-quand je pense à ma crapule de père.</p>
-
-<p>—Il n'y a pas d'offense, mon vieux. On
-sera amis. Voilà.</p>
-
-<p>Les forçats officieux qui nous faisaient la
-barbe nous laissèrent un peu converser. Nous<span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">[Pg 39]</a></span>
-fûmes gênés de cette complaisance qui reposait
-sur des suppositions aussi inacceptées
-qu'inavouables. La promiscuité des lieux de
-répression m'a toujours soulevé le cœur, sans
-plus, et le sourire tendre de nos merlans en
-bonnet me rendait amères les paroles d'un
-gentleman de ma caste, de mon éducation et
-de ma mentalité qui me venait, en frère, par
-le plus long. J'essayai sans résultat de détourner
-Chéry de ses idées de suicide. Ces
-idées étaient sanglantes: il voulait s'en aller
-à deux. Il me demandait même ce qu'il pourrait
-tuer, de préférence.</p>
-
-<p>—Je ne sais pas, répondis-je vivement, je
-ne connais personne ici.</p>
-
-<p>—Tu n'es pas un homme pratique, gouailla-t-il.
-Tu rêves, sans doute, Symphorien? Il
-faut toujours savoir où on est, qui vous garde
-et même qui vous gêne, mon enfant. Moi, je
-suis Normand—et j'ai l'œil.</p>
-
-<p>Cette volonté implacable pesait sur moi et<span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">[Pg 40]</a></span>
-me fascinait. De l'instant où nous fûmes bouclés
-dans la même équipe, je ne consentis
-plus à vivre.</p>
-
-<p>C'était le temps où le soleil, tout droit et se
-consumant lui-même, ne laisse que son ombre
-d'or et sa fumée rouge à la terre, aux arbres,
-aux lianes et à la brousse. Un respect superstitieux
-pour la nature, la matière et le mystère
-de la création, ensemble, vous courbe
-mieux que le bâton de la chiourme, et vous
-rive à votre labeur pour ne rien regarder,
-pour ne pas penser, pour n'être rien que de la
-sueur dans de la lumière. On ne sait pas ce
-que l'on fait. On défriche. De ci, de là, un
-serpent est coupé, avec des brindilles, sans
-qu'on bronche. Le bras, le sabre d'abatis se
-lèvent, retombent. On ne fume pas. On est
-fatigué.</p>
-
-<p>Il y a là, pour cinquante condamnés armés,
-quatre gardiens, à peu près, sans armes, la
-pipe au bec, et qui ne nous regardent même<span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">[Pg 41]</a></span>
-pas, qui sourient aux oiseaux invisibles, aux
-guenons—ou à leurs maîtresses. On ne songe
-pas à massacrer ces brutes. On continue. On
-défriche.</p>
-
-<p>On ne sent pas les appels de liberté
-qui sifflent dans le feuillage, on a les paupières
-figées et mortes, et, quand on est trop
-las, au cœur d'un paysage de féerie, on convoite
-le cachot puant où l'on sera enterré le
-soir.</p>
-
-<p>Chéry se signala tout de suite, par son intelligente
-activité. Il était dans la forêt comme
-chez lui. Prévenant pour les surveillants, déférent
-pour les détenus contre-maîtres, obséquieux
-envers les mouchards de la troupe, il
-ne tarda pas à passer pour un <i>mouton</i> ou une
-<i>bourrique</i> aux yeux des moins prévenus.
-Lorsque la malveillance susurra ces mots aux
-oreilles nonchalantes de mon ami, il eut un
-bon rire:</p>
-
-<p>—Que c'est drôle! ce qui est une <i>vache</i> à<span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">[Pg 42]</a></span>
-Paris devient ici <i>bourrique</i>, <i>mouton</i>, quoi encore?
-Question de latitude! Tout de même,
-mon cher Symphorien, c'est humiliant.</p>
-
-<p>—Que médites-tu? Tu es trop calme, trop
-gentil, j'ai peur.</p>
-
-<p>—Mon maître, René Descartes, n'a-t-il pas
-conseillé dans sa <i>morale provisoire</i>—et
-n'est-ce pas? avait-il raison! morale provisoire!
-qu'y a-t-il de plus provisoire que la
-morale?—n'avait-il pas ordonné de se plier
-aux mœurs et habitudes des peuples où l'on
-est, pour le moment, appelé à vivre ou à
-crever? Je ne cite pas le texte exact. Je n'ai
-pas le livre sous la main. Je me forge une âme
-de forçat pour m'amuser. Ça durera ce que
-ça durera. Et puis, j'ai mon idée.</p>
-
-<p>—Je la connais, trop ton idée! J'en ai
-soupé!</p>
-
-<p>—Mange! répondit Chéry tout doucement.
-Et il ajouta:</p>
-
-<p>—Est-ce que tu t'amuses? Ça vaut-il la<span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">[Pg 43]</a></span>
-peine—c'est bien à nous d'en parler—de traîner
-la jambe n'importe où? Tiens! nous avons
-pour voisins des gens qui ont accompli, soi-disant,
-des actes extraordinaires pour la société.
-Ils n'en sont ni plus fiers ni plus
-drôles. Une bande de coquins pourrait divertir
-ou toucher. Nous sommes à pleurer.
-Les gardiens ne sont pas assez méchants. Tout
-me dégoûte.</p>
-
-<p>Le zèle du sympathique parricide trouva sa
-prompte récompense. Lorsque j'écris ce mot
-«récompense», je ne l'écris que pour l'Europe.
-Je note, tout de suite, qu'il fut désigné
-pour occuper dans les bureaux un emploi de
-son grade. Ces places sont fort peu recherchées.
-L'avantage d'être assis dans un fauteuil
-ou, au pis aller, sur une chaise paillée, le
-droit à une ration supplémentaire et à quelque
-vinasse, la tolérance de la cigarette, voire
-de la pipe, une liberté plus que relative, la
-possibilité même de faire du bien autour de<span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">[Pg 44]</a></span>
-soi, rien ne prévaut sur une sourde et atroce
-répugnance à tenir la plume, la règle et le
-grattoir. Cette horreur physique est compréhensible
-pour les anciens notaires, instituteurs,
-avoués, caissiers, huissiers et graveurs, que
-des inculpations de faux et détournements
-(par salariés) incorporent dans nos glabres
-rangs. Le souvenir de leur splendeur, ou,
-simplement, de leur besogne, leur fait détester
-les instruments qui auraient pu être ceux
-(<i>sic</i>) de leur gloire ou de leur opulence: le
-désir de se réhabiliter pour eux-mêmes, pour
-eux tout seuls, leur fait très naturellement
-préférer le pic, la pioche, la truelle et le
-sabre d'abatis. Leur existence antérieure est
-abolie; on leur fait faire l'apprentissage, sous
-d'autres cieux, d'un autre métier; terrassiers
-ou mineurs, ils sont tout neufs: c'est une façon
-d'être innocents. En outre, l'administration
-elle-même n'aime pas s'encombrer de
-professionnels trop avisés.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">[Pg 45]</a></span></p>
-
-<p>Mais qu'un homme instruit refuse un labeur
-presque intellectuel et de caractère moins
-avilissant, en apparence, qu'une tâche d'esclave
-et d'esclave battu, c'en est assez—ou
-je me trompe fort—pour étonner un individu
-sans casier judiciaire. C'est qu'il n'a pas
-épuisé la coupe des vanités. Aligner des
-chiffres et des noms quand on n'a plus de
-nom, et que, pour soi, les chiffres, tous les
-chiffres, sont un numéro—et son numéro à
-soi—, enregistrer des signalements qui vous ressemblent
-tous, des arrêts et des condamnations
-qui vous retombent à chaque fois sur
-les épaules et multiplient à l'infini les années
-sans fin de votre infamie et de votre géhenne,
-retrouver sous sa mauvaise plume des lettres
-et des mots qu'on a tracés dans des minutes
-d'exaltation, de fièvre et de désir, compter le
-prix de ce qu'on avale,—je ne dis pas ce
-qu'on mange—savoir qu'on coûte moins
-cher qu'un rat et que les économies sont nécessaires<span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">[Pg 46]</a></span>
-et qu'on sera plus mal nourri, numéroter
-les matraques et les rotins, les revolvers,
-les bois de justice, les barres de justice,
-les serrures en double, les doubles boucles,
-les verrous et les judas de rechange, copier
-les actes de décès et calligraphier, pour les
-autorités, «En réponse à votre honorée»,
-quand on n'a plus d'honneur, c'est à avaler
-le contenu de nos encriers s'ils n'étaient pas
-rivés aux tables—comme nous.</p>
-
-<p>J'avais partagé le sort de Chéry. On nous
-amenait tous les matins à cinq heures, dans
-une pièce rectangulaire et mal éclairée, où
-nous travaillions sous les ordres d'un artilleur
-colonial de deuxième classe et d'un
-élève-gendarme en pied. Je dois avouer que
-ces deux militaires nous obéissaient aveuglément,
-séduits, comme tout le monde, par
-l'autorité sans phrases de mon fatal compagnon.
-Le calcul de Chéry était, au reste,
-de s'affirmer indispensable. Excellent comptable<span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">[Pg 47]</a></span>
-dès le premier jour, il fut, quarante-huit
-heures plus tard, la comptabilité même. Il balaya,
-lava, frotta le bureau avec rage et non sans
-triomphe: cet humble labeur qui, pour tous
-les transportés condamnés aux écritures, ressemble
-à un repos et une récréation, empruntait
-chez lui les couleurs de la frénésie, et
-j'étais seul à frémir de sa vigueur, de sa force,
-de l'admirable et conscient emportement dont
-il brûlait et entretenait sa patience.</p>
-
-<p>Un mercredi, le directeur du pénitencier se
-risqua dans nos murs. Il entra, sans trop
-d'escorte, et fut très poli:</p>
-
-<p>—Messieurs! dit-il, et il salua, à la ronde.</p>
-
-<p>Jamais Chéry n'avait été plus ployé sur ses
-chiffres.</p>
-
-<p>—Vous pourriez répondre, dit le directeur,
-lorsqu'on vous dit bonjour.</p>
-
-<p>Très lentement, mon ami leva la tête, et,
-sans saluer:</p>
-
-<p>—D'abord, dit-il, vous ne m'avez pas dit<span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">[Pg 48]</a></span>
-bonjour. Vous avez dit: Messieurs. Il n'y a pas
-de Messieurs. Il y a deux hommes, dont un
-apprenti-gendarme et deux numéros. Est-ce
-que le 67486 peut vous présenter ses devoirs?</p>
-
-<p>Déjà les deux soldats se précipitaient sur
-l'insolent. Le directeur les arrêta du geste,
-et, souriant à peine, prononça:</p>
-
-<p>—Monsieur Paul Chéry, j'ai beaucoup
-connu votre famille. Vous êtes aigri: ça se
-comprend. Je n'irai pas jusqu'à prétendre
-que je remplacerai pour vous feu Monsieur
-votre père: je déplore vos procédés. Mais je
-ne vous en veux pas de votre sortie: vous
-conservez du caractère ici: c'est rare. Continuez
-à travailler, je ne vous demande rien de
-plus. Restez assis.</p>
-
-<p>—Ah! vous avez connu ma famille! rugit
-l'autre. Eh bien! ça m'étonne de vous voir
-ici, de l'autre côté! Vous deviez être à ma
-place! Un ami de ma famille, c'est un bandit!</p>
-
-<p>Le fonctionnaire jeta sur son interlocuteur<span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">[Pg 49]</a></span>
-un regard très tendre et très triste. Il découvrit
-son front chauve d'un casque voilé de
-crêpe, tira nerveusement sa moustache noire
-et sa barbiche grise, puis il ferma les yeux un
-long instant et ne les rouvrit qu'après les avoir
-couverts d'une main rêveuse. Enfin, il parla:</p>
-
-<p>—Chéry, je ne vous punis pas aujourd'hui.
-Venez demain chez moi. On vous amènera à
-deux heures. Nous causerons.</p>
-
-<p>—Je ne viendrai, hurla mon camarade,
-qu'avec celui-là (il me désignait d'un doigt
-épileptique). Nous serons deux!</p>
-
-<p>—Nous serons même trois, corrigea le
-directeur: vous me permettrez bien d'être là,
-puisque j'ai à parler, moi aussi...</p>
-
-<p>—Ce cochon-là, hurla Chéry lorsque le directeur
-eut disparu discrètement, ce cochon-là
-a dû être l'amant de ma mère!</p>
-
-<p>Les militaires, frappés des égards qui nous
-avaient été prodigués, ne troublaient pas
-notre dramatique entretien.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">[Pg 50]</a></span></p>
-
-<p>—L'amant de ta mère! l'amant de ta mère!
-Tu vas loin!</p>
-
-<p>—Et toi? ta mère n'a pas eu d'amants?
-Pas un seul? Alors, comment, pourquoi es-tu
-au bagne? Le vice, le crime, ça ne s'improvise
-pas! Il y a une suite!</p>
-
-<p>—Ma mère est morte en couches, de moi,
-dis-je d'une voix sottement altérée.</p>
-
-<p>—Ça ne m'étonne pas! triompha l'énergumène.
-Maintenant écoute!</p>
-
-<p>Il s'arrêta un instant, et s'adressa aux deux
-soldats:</p>
-
-<p>—Mes enfants, vous ne nous gênez pas
-mais vous pouvez disposer. Je ne connais pas
-ce patelin-ci, mais les troubades, ça aime à
-se balader n'importe où. Amusez-vous. Si
-vous rencontrez des chiourmes, envoyez-les
-nous pour nous rentrer. Nous ne nous sauverons
-pas d'ici-là!</p>
-
-<p>Les scribes en uniforme ne demandèrent
-pas leur reste. Chéry avait véritablement<span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">[Pg 51]</a></span>
-sur tous une diabolique autorité.</p>
-
-<p>—Il y a au moins cinq minutes que je t'ai
-dit d'écouter, reprit-il, et tu écoutes encore.
-C'est bien. On fera quelque chose de toi!
-Voici. Depuis que j'ai vu ce directeur de malheur,
-je ne suis plus tranquille. Je me le rappelle.
-C'était un sale avocat d'affaires, un
-nommé Capucino. Il ne sortait pas de chez
-nous. Alors, tu comprends, si c'était mon
-père à moi et le père de mon pauvre frère,
-j'aurais tué l'autre pour rien, pour sa lettre
-et, nom de Dieu de nom de Dieu! ça ne vaudrait
-pas le coup!</p>
-
-<p>—Mais si! mais si! Cette lettre, c'est un
-crime, mon ami!</p>
-
-<p>—Un crime, Symphorien, à condition que
-le sieur Chéry du Petit-Quevilly fût notre
-père. Autrement, c'est une vengeance—et
-une vengeance est toujours légitime. J'aurai
-la peau du Directeur. Il m'a fait assassiner un
-autre à sa place, il mérite deux fois la mort.<span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">[Pg 52]</a></span>
-C'est pour cela qu'il faut le tuer deux fois au
-moins. Donc tu m'aideras.</p>
-
-<p>—Moi? Tu as compté sur moi pour...? Ah!
-mon vieux!</p>
-
-<p>—Ne fais pas l'enfant. Je n'ai pas compté
-sur toi. Tu ne comptes pas. Je t'embauche
-parce que tu es là. Tu as versé le sang jadis,
-un peu, très peu. Ça ne fait rien. Tu dois le
-tien. Tu aimes mieux le bagne? Non, n'est-ce
-pas? je te mépriserais trop. Nous avons la
-guillotine sur nous. Tu n'as pas peur? Tu ne
-peux pas avoir peur! Il y a un bonhomme
-de la Révolution qui a affirmé que c'était une
-chiquenaude sur le cou! Pas même! Je la
-sens. Ne crie pas. C'est, tu sais, <i>le casque</i>, ce
-qu'on éprouve quand on a la gueule de bois;
-on est un peu étourdi, un peu étranglé, on ne
-bouge plus. Ici, on bouge encore moins et l'on
-est débarrassé de la tête. Que te faut-il de
-plus?</p>
-
-<p>Cette façon de présenter les choses était<span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">[Pg 53]</a></span>
-captieuse et forte. Pour un camarade à peu
-près possible—et impossible—combien
-d'abjects néants, de brutes dégénérées, sans
-compter les gardiens, les humiliations et la
-ronde dévorante des souvenirs et autres appétits!
-Des garçons de ferme âpres, incendiaires
-et voleurs, des mendiants d'escalade et
-d'effraction, des souteneurs à virole, des
-scribes de grattage et de virements, des imbéciles
-encore hébétés d'avoir tué sans savoir
-pourquoi et des sentimentaux qui ne sont là
-que pour n'avoir même pas eu le talent d'exprimer
-leur sentiment, c'est une boue noire
-et rouge qui grisonne comme tout le monde,
-sans blanchir. Le vrai châtiment, c'est le
-dégoût sans fièvre, la honte qui s'ennuie. En
-écoutant Chéry, j'éprouvai une sorte de spleen,
-si j'ose dire, un spleen de cul de basse-fosse,
-ignoble et mou.</p>
-
-<p>—Répondras-tu? reprit le forcené. Ou plutôt,
-tiens! regarde!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">[Pg 54]</a></span></p>
-
-<p>Un bruit sec... Un éclair... Une flamme
-livide, pointue... Un couteau!</p>
-
-<p>Du coup, je fus debout, la bouche ouverte.
-Je n'étais qu'un cri—étouffé.</p>
-
-<p>Ce couteau!...</p>
-
-<p>Un couteau vous fait autant de bien à voir
-au bagne qu'une belle bouée de sauvetage en
-pleine mer, dans l'eau. C'est le fruit défendu,
-c'est l'outil, c'est la liberté, c'est l'âme même.
-On se sent vivre puisqu'on peut tuer et se
-tuer. Mais ce couteau-là! Je ne le reconnaissais
-pas, je lui appartenais. C'était mon couteau, à
-moi, mon crime, ma peine, mon existence! Il
-ne brillait pas, il me brûlait.</p>
-
-<p>—Oh! fis-je d'un ton de reproche puéril,
-on l'a nettoyé! Il est lavé!</p>
-
-<p>Relation de cause à effet! Retrouver, comme
-au premier jour un <i>lingue</i> catalan, Ruben
-Matteño, Barcelona, tout frais, repassé, pis que
-neuf, sans tache quand, la dernière fois qu'on
-l'a vu, il était mangé de sang, de sale sang<span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">[Pg 55]</a></span>
-mauvaisement et mal conservé, pour vous
-nuire, sur la table des pièces à conviction,
-être trop sûr qu'on doit tous ses malheurs à
-cette tache de sang—qui n'existe plus—et qu'on
-existe encore, aboli, retranché du nombre des
-vivants, ne soufflant plus que pour soupirer
-et que l'arme est là, pure, innocente, blanche
-comme une fiancée, argentée comme une
-vraie pièce de cent sous, ça donne envie de
-recommencer, rien que pour croire qu'on n'est
-pas forçat et qu'on a beaucoup à faire pour le
-devenir. C'est un joujou qui vient de France.
-Et comment peut-il en arriver?</p>
-
-<p>—Ce couteau, ce couteau... d'où le
-tiens-tu?</p>
-
-<p>—C'est une bien sale arme, en effet. Trop
-d'arête, trop de pointe. Trop lourd. Et ces
-clous en étoiles jaunes sur le fond rouge!
-C'est d'un bourgeois! Enfin, il faut se servir
-d'une arme!</p>
-
-<p>Il ajouta:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">[Pg 56]</a></span></p>
-
-<p>—Je parle pour toi, bien entendu. Parce
-que moi, tu sais, j'ai mes mains.</p>
-
-<p>Et il rit, d'un rire trop gros.</p>
-
-<p>—Ne compte pas sur moi, dis-je. Je ne
-veux pas de ce couteau.</p>
-
-<p>—Tiens! tu as la voix rauque. Je ne t'ai
-pourtant pas encore étranglé, toi. Mais vois-tu,
-si tu veux trahir!...</p>
-
-<p>—Je ne veux pas te vendre. J'irai avec toi.
-Au besoin, j'étranglerai, moi aussi. Je me
-moque d'être guillotiné. Mais c'est physique.
-Ce n'est pas du remords. Ce couteau, c'est
-mon couteau à moi, le couteau qui..., le
-couteau que...</p>
-
-<p>—Zut! éclata Chéry (j'atténue), vraiment
-elle est bonne! Plains-toi donc! On a fait
-suivre l'instrument de travail de Monsieur!
-Et ta victime, ce pauvre garçon de recettes?</p>
-
-<p>J'éprouvai à ce moment un des plus singuliers
-sentiments du monde. J'étais à la veille
-du crime, du dernier crime, celui dont on ne<span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">[Pg 57]</a></span>
-peut pas revenir, inutile, imbécile, odieux,
-inique, la perle du suicide et du suicide involontaire.
-Eh bien! j'eus l'impression profonde,
-animale que je <i>n'y passerais pas</i>, que non
-seulement ma tête ne tomberait pas, de ce
-coup-là, mais que mon existence recommencerait,
-libre et large...</p>
-
-<p>Libre? oui! Je ne cherche pas à mentir.
-J'ai su mentir, j'ai dû mentir. J'ai donné des
-preuves de cynisme, j'ai même <i>bluffé</i> plus
-d'une fois, en dehors du jeu. Mais je jure sur
-ma vie qui ne m'est un peu précieuse que
-parce que, tant de fois! elle ne tint à rien,
-pas même à un fil de corde, de filin ou de
-cordelette, que j'eus alors l'intuition que c'est
-au crime du lendemain que je devrais mon
-avenir—et un véritable avenir. Chéry, en me
-jetant à la tête ma condamnation et son objet,
-ce garçon de recette falot, me donnait du
-même mot mes lettres de grâce, d'absolution,
-d'abolition.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">[Pg 58]</a></span></p>
-
-<p>C'était l'amnistie. Parler, au bagne, d'un
-crime, c'est l'effacer, c'est remettre son auteur
-en possession de son état civil et moral, à
-l'orée de son infamie ou du prétexte de son
-infamie.</p>
-
-<p>—Je marcherai, dis-je. Ne me rappelle pas
-cet imbécile. J'ai toutes les raisons de l'oublier
-et de croire que je suis ici par hasard.</p>
-
-<p>—C'est une opinion, remarqua Chéry. Moi,
-tu sais, tant qu'on ne parlera pas d'erreur,
-même d'erreur judiciaire...</p>
-
-<p>Passons sur la nuit qui suivit cette conversation
-et ces préparatifs. Les pires cauchemars...
-Mais pourquoi déranger les cauchemars? Le
-pire cauchemar, c'est dormir quand il <i>faudrait</i>
-avoir des cauchemars, dormir effroyablement,
-lourdement, sourdement, simplement, pour
-avoir à se réveiller, éberlué, à se demander:
-«Où suis-je? Qu'ai-je à faire aujourd'hui?» et
-à se rappeler qu'on est au bagne et qu'on a à
-tuer ou à laisser tuer le directeur du bagne.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">[Pg 59]</a></span></p>
-
-<p>La matinée fut admirable. M. Capucino nous
-avait désignés pour être portés malades,
-d'office. Je l'étais. Nos frais de toilette n'étaient
-pas grands. On se passe de l'eau sur la figure,
-avec les mains, des mains toujours sales, par
-devoir. On est rasé complètement, par mesure
-de rigueur, mais peu ou prou, avec des poils
-durs qui vous entrent dans la paume des
-mains. Bref, on ne serait pas reçu dans le
-moindre bureau de placement. Mais c'est bien
-bon pour un directeur qui, en outre, est
-habitué à ces sortes de figures, son œuvre,
-par ailleurs, sa raison d'être et son gagne-pain.</p>
-
-<p>Je n'aime pas le meurtre pour lui-même.
-Il a sa beauté. C'est une façon pour l'homme
-de ressembler à Dieu, s'il y croit, ou à la
-Fatalité s'il y songe. L'autre est de créer. Mais
-c'est plus facile. Cependant tuer pour tuer,
-vivre pour être tué soi-même, après, c'est
-niais. Je fus assez dur pour mon terrible complice.
-Il ne put lire ma résolution, ma résignation<span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">[Pg 60]</a></span>
-dans mes yeux. Il blagua:</p>
-
-<p>—Tu vas à la noce, ma parole, comme un
-chien qu'on fouette!</p>
-
-<p>—S'il ne s'agissait que d'être fouetté ou
-même de fouetter! Et pourquoi?</p>
-
-<p>—Tiens! fit-il, tu ne seras, tu n'auras
-jamais été qu'un homme pratique. Pour ce que
-ça t'aura rapporté!</p>
-
-<p>Et il éclata de rire...</p>
-
-<p>... La réception de M. Capucino fut, à vrai
-dire, non une leçon mais un enseignement.
-Elle m'apprit l'art, la science des nuances. Je
-connaissais le mot, non—je n'écrirai pas la
-chose, elle n'existe pas—mais le rien—ou
-le tout,—le souffle de ciel à quoi ce ressemble.
-Il nous fit asseoir sans nous en prier,
-nous fit fumer des cigares sans nous les offrir,
-nous mit à l'aise sans paraître trop à son
-aise. Pas un reproche, pas un encouragement.
-Il nous appela: «<i>Messieurs</i>» sans appuyer et
-sans y prendre garde, nous fit grâce de toute<span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">[Pg 61]</a></span>
-espèce de morale sans nous la cacher par
-sous-entendus et prétéritions: bref il nous
-consola et, sans nous humilier, nous charma.
-Il ne fit pas miroiter à nos yeux les arêtes du
-droit chemin et ne nous englua pas des grâces
-melliflues du repentir. Il nous traita
-comme un homme du monde qui n'est pas
-très heureux peut traiter des <i>gentlemen</i> en
-mauvais état et qui met à leur disposition le
-peu dont il dispose. Il n'attaqua pas de front
-la vertu; il la loua de haut, en des termes
-mesurés et qui ne nous blessaient point; bref,
-s'il ne nous offrit aucun espoir de libération,
-même conditionnelle, il ne nous interdit
-point de nous enfuir, à nos risques et périls,
-en laissant entendre que ces risques étaient—à
-peine—éventuels et que les périls seraient
-réduits à leur plus bénigne expression.</p>
-
-<p>C'est à cet instant que je compris le néant
-de l'intelligence humaine, voire de toute
-humanité.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">[Pg 62]</a></span></p>
-
-<p>J'étais pénétré d'admiration et de reconnaissance—d'une
-reconnaissance toute blanche—envers
-M. Capucino, je me sentais
-prêt, sans phrases, à me faire tuer pour lui et
-il me suffit d'entendre un</p>
-
-<p>—En voilà assez! Allons-y!</p>
-
-<p>de mon forcené camarade pour me lever comme
-lui, pour me précipiter le couteau au poing.</p>
-
-<p>Car, d'un mouvement machinal j'avais
-retrouvé dans ma poche mon couteau, mon
-fatidique et éternel couteau dont je ne voulais
-pas, et que Chéry m'avait glissé d'office, car
-je l'avais ouvert, brandi, tendu, presque jeté,
-à la catalane, sur le directeur qui s'offrait de
-biais. Un double cri de rage suivit: la victime
-avait fait un à-gauche instinctif et parfait, la
-lame émoussée, honteuse, inutile, froissée,
-mise hors de combat par notre frénésie même,
-restait dans le mur, bourdonnant comme
-une longue antenne de papillon capturé et
-agonisant sans fuir.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">[Pg 63]</a></span></p>
-
-<p>Paul Chéry, désarmé, avançait ses mains
-d'étrangleur, la face convulsée d'un rire sans
-nom, mais, sans effort, comme en se jouant,
-sans se servir de ses poings, de ses pieds,
-M. Capucino s'était dégagé, éloigné, mis hors
-de danger, avec l'intention évidente de ne pas
-nous faire du mal. On avait entendu du bruit.
-On se précipitait. Les deux soldats accouraient,
-un peu tard, se précipitaient sur mon compagnon,
-criaient au secours sous les coups soudains
-dont il les accablait avant de prendre le large.</p>
-
-<p>—Je reviendrai! criait-il.</p>
-
-<p>Puis tandis que Chéry se perdait dans un
-brouhaha, ces gardes infortunés, un peu remis,
-me remarquaient à mon tour de bête. Le temps
-de calculer sur moi un élan jumeau plus
-averti et de se ruer en trombe, je les sentais.
-Je tendais déjà des poignets, meurtris d'avance,
-quand M. Silvestre Capucino prononça:</p>
-
-<p>—Laissez-le. Ce transporté vient de me
-sauver la vie!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">[Pg 64]</a></span></p>
-
-<p>Les sbires s'arrêtèrent court. Mon regard
-stupide se rencontra avec le regard du directeur.</p>
-
-<p>L'ironie est un si effroyable poison qu'il
-prime la terreur. On peut braver, on peut nier,
-on ne peut rien contre le sarcasme.</p>
-
-<p>Dans mon état de criminelle infériorité,
-j'avais un œil si pauvre que M. Silvestre eut
-la force surhumaine de sourire et de se moquer,
-héroïquement:</p>
-
-<p>—N'ayez pas de fausse modestie, condamné!
-Vous êtes un brave.</p>
-
-<p>Je me sentis défaillir.</p>
-
-<p>Le bruit grondait, au dehors, plus menaçant
-et plus direct, à mesure qu'il s'éloignait.</p>
-
-<p>D'un geste sans exemple, Capucino me serra
-la main, à plein, théâtralement, pour me soutenir,
-pour m'asseoir dans son fauteuil.</p>
-
-<p>—Laissez-le, répéta-t-il. Laissez-nous. Et ne
-bougez pas. J'ai besoin de vous, ici. Il y a à
-faire. Il y a de la besogne en retard.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">[Pg 65]</a></span></p>
-
-<p>... Nous demeurâmes quelques instants sans
-nous parler, sans nous voir.</p>
-
-<p>—Pardon! pardon! Monsieur le Directeur!
-murmurai-je machinalement.</p>
-
-<p>—Pardon? de quoi? répondit le quidam,
-avec simplicité.</p>
-
-<p>Puis, plus durement:</p>
-
-<p>—Voici, n'est-ce pas? une fois pour toutes.
-Vous entriez derrière votre... votre camarade...
-un instant... un long instant après... vous l'avez
-vu m'attaquer, vous n'avez pas hésité, vous
-vous êtes lancé, il vous a repoussé, vous avez
-redoublé d'efforts, m'avez protégé de votre
-corps... il vous a blessé...</p>
-
-<p>—Blessé?... fis-je, ahuri.</p>
-
-<p>Le fonctionnaire ne me permit pas le temps
-de réfléchir: d'un mouvement corse, il avait
-repris au mur un des poignards, il m'en marquait
-le front: un peu de sang vint mourir
-dans ma sueur.</p>
-
-<p>—Nous sommes quittes, continua l'autre.<span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">[Pg 66]</a></span>
-Non! pas encore! mais ça vous fait du bien.
-Enchaînons. Vous n'avez pu l'empêcher de
-s'échapper. Il ne me reste qu'à payer votre
-dévoûment.</p>
-
-<p>A bout d'énergie, il tomba sur une petite
-chaise.</p>
-
-<p>—Pourvu, dit-il, pourvu que ce malheureux
-puisse être sauvé!</p>
-
-<p>Des larmes emplirent ses yeux las et un
-tremblement le saisit.</p>
-
-<p>—Au moins, reprit-il, que j'en puisse sauver
-un des deux!</p>
-
-<p>Je considérais, d'un regard plus ferme,
-cette puissance magnanime et écroulée. L'insignifiante
-égratignure qu'il avait dessinée sur
-moi nous faisait un peu parents. Je songeai
-cependant à la plaie que je lui destinais et à
-une autre parenté plus farouche avec quelqu'un
-que je savais bien.</p>
-
-<p>J'avais encore le goût du meurtre dans la bouche,
-ravivé de la fraîcheur qui m'entr'ouvrait<span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">[Pg 67]</a></span>
-la peau et du grand dégoût que j'avais de mon
-ingrate sauvagerie et de ma lâcheté. Le couteau
-était toujours là, le mien, un peu rouge.</p>
-
-<p>M. Capucino me l'offrit.</p>
-
-<p>—Gardez ça, dit-il, c'est un alibi glorieux,
-un certificat d'origine. Il est doublement à
-vous.</p>
-
-<p>Et surtout ne lavez pas le sang: c'est le vôtre.</p>
-
-<p>Cet homme-là aurait enchaîné des tigres
-enragés. Plus douloureusement que ma rage,
-ma honte tomba.</p>
-
-<p>—Ma vie, Monsieur le Directeur!...</p>
-
-<p>—Je la prends, dit-il très doucement. Je
-vous attache à ma personne: vous m'avez
-donné de si grandes preuves, une si étrange
-preuve de dévouement!... Vous serez mon
-valet de chambre, si vous n'y voyez pas d'empêchement.</p>
-
-<p>C'est un honneur inouï, au bagne. J'avais
-hâte de me retirer. Le souvenir, l'angoisse,
-une reconnaissance trouble et hébétée, tout<span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">[Pg 68]</a></span>
-me donnait l'envie du repos à cauchemar, de
-tout ce qui n'était pas la réalité...</p>
-
-<p>Le Directeur m'arrêta, du geste:</p>
-
-<p>—Vous coucherez ici, dit-il. Vous ne serez
-plus en odeur de sainteté auprès de vos camarades.
-Et puis! qui sait? <i>il</i> n'aurait qu'à
-revenir!</p>
-
-<p>Il avait prononcé ces paroles d'un ton de
-pitié et de tendresse intraduisible: un remords
-ancien et très doux lui dictait le sacrifice, dans
-un nimbe. En plein bagne, il buvait le ciel
-des martyrs. Il épuisa longuement son malaise
-et ne rouvrit les yeux que sous un coup
-de lune. Il me redécouvrit et me donna congé.</p>
-
-<p>Je dormis.</p>
-
-<p>Le matin nous apporta les plus tristes et
-les meilleures nouvelles de Paul Chéry. Il
-avait disparu, non sans laisser de traces. En
-sortant du bureau, il avait renversé une
-dizaine d'auxiliaires, foncé sur cinq ou six
-bourriques, démoli quatre ou cinq contremaîtres,<span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">[Pg 69]</a></span>
-botté une vingtaine de mouchards
-nègres ou jaunes et salué, en échappant à
-leurs coups, une centaine de dames et demoiselles
-qui s'acharnaient à la gloire falote de
-le capturer. Par malheur, aux portes de la
-ville, il s'était rencontré avec un des chiourmes
-les plus haïs du cadre, Népomucène-Mathias
-Schetzler, dit Aloïsius. Ce gardien
-n'avait, du reste, jamais puni ou battu, à tort
-ou à raison, Paul Chéry, pour cette raison
-que ce dernier n'était ni de son convoi ni de
-sa batterie. Mais une telle fièvre de justice
-brûlait dans les veines de l'évadé malgré lui
-que les images inconnues des camarades martyrisés
-se levèrent, en pleine brousse, toutes
-droites, toutes couchées, toutes rossées, toutes
-trouées...</p>
-
-<p>—Tue! tue! cria au cœur du parricide une
-voix qu'il connaissait, une voix irritée qu'il
-n'avait pas satisfaite tout à l'heure, et un appétit
-de vengeance désintéressée monta à ses<span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">[Pg 70]</a></span>
-lèvres qui n'avaient pas mangé et qui n'avaient
-faim que de néant—ou d'idéal.</p>
-
-<p>Il tua, à coups de menton, bête féroce
-lâchée contre une bête féroce.</p>
-
-<p>Puis il prit au mort sa pipe, son tabac, son
-revolver dans sa gaîne, quitta ce qu'il avait
-conservé de la livrée du bagne, et tout nu, armé,
-coiffé, alla faire un tour chez d'autres fauves...</p>
-
-<p>Le directeur modérait le zèle des recherches.</p>
-
-<p>—Le fou est mort! Le fou est mort! N'ébruitez
-rien! Il y va de votre situation!</p>
-
-<p>L'enthousiasme des forçats se calmait déjà,
-la veuve qui n'était plus étrillée que par ses
-amants, se faisait toute petite, le service pénitentiaire,
-penaud, respirait un peu mieux
-lorsqu'un scandale affreux remplit la ville et
-les faubourgs.</p>
-
-<p>Ce Parisien-Normand de Chéry ne s'accoutumait
-ni aux forêts trop vierges, ni aux guenons,
-ni aux serpents, ni au ciel trop pur—et
-caché, d'ailleurs, par des arbres jaloux.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">[Pg 71]</a></span></p>
-
-<p>Un beau matin, les ménagères et dames notoires
-avaient vu déambuler gravement à travers
-les rues les plus sévères un jeune homme
-terriblement nu, la bouffarde au bec et le chef
-recouvert d'un képi bahuté de surveillant-chef.
-Ce spectacle n'est pas unique: la fièvre
-est là, pour un coup! Moi-même, je me souviens
-d'un général de brigade qui charma une
-aube de mes jeunes ans, dans le Midi, en se
-promenant à cheval, majestueux, orné seulement
-de son chapeau doré à plumes noires et
-de son épée à dragonne étoilée et à ceinturon
-bleu et or.</p>
-
-<p>On se résigna à l'enfermer.</p>
-
-<p>A la rigueur, le péripatéticien sans linge
-eût pu passer pour un fonctionnaire en goguette
-si sa barbe et ses cheveux trop courts,
-sa distinction, son regard de fièvre et de défi
-ne l'eussent pas trahi.</p>
-
-<p>Il se laissa dévisager, cerner, arrêter, d'un
-cœur léger, répondit «oui» à toutes les questions<span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">[Pg 72]</a></span>
-aggravantes, en allongeant souvent cette
-affirmation du mot bref et lourd qui avait tué
-son frère, et n'eut d'humeur que lorsque
-M. Capucino, dûment malade, ne comparut
-pas.</p>
-
-<p>—Dommage! je l'aurais crevé!</p>
-
-<p>Chez nous, on instruit, on traduit, on juge,
-en cinq sec.</p>
-
-<p>Chéry fut condamné à mort, à <i>l'unam.</i>,
-comme une reine.</p>
-
-<p>—Ça, fit-il, ça va, si c'est du vrai—et
-c'est du vrai!</p>
-
-<p>Mais ici le drame commence. Sous prétexte
-qu'on avait mal passé à l'agonisant légal les
-courroies et les sangles de la camisole de
-force, la porte de la cellule était mi-ouverte et,
-en cas de la moindre velléité, les gardiens
-avaient l'ordre tacite de bouter dehors le patient,
-avec les pires violences. Ensuite, quand
-on s'aperçut que le futur décapité n'avait pas de
-passion pour la liberté, on lui présenta des<span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">[Pg 73]</a></span>
-narcotiques qu'il rejeta, des poisons qu'il devina,
-des stupéfiants qu'il rejeta.</p>
-
-<p>De menues faveurs et quelques immunités
-assurent à la loi des exécuteurs, parmi ceux-là
-mêmes que son glaive eût dû châtier les premiers.
-Jouissant du mépris général, comme les
-cochons d'un rare engrais sanglant, ils essuient
-leurs bouches, gourmandes de conserves
-avariées, sur des mains veuves comme à regrets
-des fers et des cadenas. On ne les voit qu'aux
-grands instants. Ils ont cette odeur de sang
-qu'ont les punaises mûres avant d'être écrasées,
-et sont gras, on ne sait comment ni
-pourquoi, des vies qu'ils étouffent sans savoir,
-parce que c'est le labeur inaccoutumé et la
-rançon de leur loisir.</p>
-
-<p>Eh bien! ces gens-là, qu'on ne cherche pas,
-on ne les trouvait plus. Trop gras, peut-être,
-ils avaient fondu au soleil. Il y en avait qui,
-de tout leur poids, s'étaient laissé retomber à
-la troisième catégorie (incorrigibles), il y en<span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">[Pg 74]</a></span>
-avait qui étaient morts, il y en avait d'évadés
-(chose sans précédent), il y en avait un qui,
-volontairement, était devenu authentiquement
-fou.</p>
-
-<p>Chéry se désespérait. Enfin, un très timide
-garçon, ancien élève pharmacien qui s'était
-dévoué, un jour de spleen, demeura trop saoul
-une nuit pour se faire porter malade. On l'entraîna
-à demi-mort. On monta la machine
-sous son nez pour lui rendre un peu de sang-froid,
-voire de courage...</p>
-
-<p>Et Paul a été guillotiné ce matin...</p>
-
-<p>Il a eu une mort déplorable. Quand on entra
-dans sa cellule, on recula. Il était debout,
-tout nu, délivré—par un trop clair miracle—des
-fers, des boucles et des cuirs par lesquels
-on garde à la Mort sa proie toute fraîche.</p>
-
-<p>—Je ne m'excuse pas, fit-il, la chaleur...
-Monsieur le Procureur, ajouta-t-il, vous êtes
-floué. Vous ne pouvez pas proférer le fatidique:
-«Ayez du courage!» Vous ne le pourriez<span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">[Pg 75]</a></span>
-plus, en outre. Essayez! Allons! du courage!
-Tournez-vous vers mon lit, comme si j'y étais—on
-dort si mal—et articulez, oui, articulez:
-«Du courage, Chéry, votre pourvoi...»</p>
-
-<p>Les types étaient plus que glacés; le patient
-poursuivit:</p>
-
-<p>—Mais j'oubliais, ici, nib de pourvoi!</p>
-
-<p>Et il éclata de rire.</p>
-
-<p>Au mitan de son hilarité, il avisa le bourreau
-improvisé qui faisait une drôle de bobine.</p>
-
-<p>—C'est toi, monsieur de Cayenne? fit-il. T'as
-une foutue manière de te présenter. Tu ne salues
-plus? Messieurs, alla-t-il gravement, excusez-moi,
-mais cette question est de première importance;
-dois-je, moi, condamné, le salut à
-un exécuteur <i>ad latus</i> et même en pied, ou me
-doit-il le salut à moi, condamné? On me saluera
-tout à l'heure, quand je n'aurai plus de
-tête. N'ai-je point la survivance rétrospective,
-maintenant, si j'ose?</p>
-
-<p>Ces subtilités juridiques et d'étiquette<span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">[Pg 76]</a></span>
-n'amusaient point les assistants. Mais leur
-hâte d'en finir s'alanguissait d'une sorte d'espoir
-impossible. Il y avait tant de vie dans
-ces yeux qui, légalement, se devaient clore,
-tant de vie dans cette bouche qui crachait le
-sarcasme et mâchait la cartouche d'ironie,
-tant de vie dans ce corps décidé, surtout dans
-ce cou nu et offert...</p>
-
-<p>—Lorsque M. de Saint-Preuil, poursuivait
-le forçat, fut condamné à mort, il vit entrer
-dans sa chambre un brave jeune homme, un
-peu gauche et très poli, comme toi, camarade.
-Interrogé, le jouvenceau confessa au général
-qu'il était le bourreau, pour le servir. Il
-ajouta qu'il venait pour le lier puis, sur un
-regard de son client, il ajouta qu'il avait tout
-le temps. Mais il le supplia, à l'instant dit fatal,
-de rentrer un peu la tête pour ne la point
-faire choir dans la boue, ce qui l'eût fait gronder,
-lui, bourreau débutant. Toi, mon vieux,
-tu as un panier pour ma tête. Je te permets<span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">[Pg 77]</a></span>
-de me lier tout de suite. Lie, mon vieux, lie!
-Allons, petit (il lui tapotait l'épaule), je ne
-suis pas méchant, je te pardonne, quoi que tu
-ne me le demandes pas, je te bénis, même!
-Allons-y! on n'attend que toi!</p>
-
-<p>Le Procureur de la République eut alors le
-mot de la situation:</p>
-
-<p>—Chéry, vous n'allez pas mourir comme
-ça! Dans cette tenue!</p>
-
-<p>—Je dois subir le châtiment suprême,
-Monsieur le Procureur, dans le costume que
-je portais au moment de mon arrestation. Il
-me manque quelque chose, c'est vrai: qu'on
-m'apporte un képi et une pipe! Tenez! je deviens
-conciliant. Je consens à m'envelopper
-dans une couverture. J'aurais l'air d'un Arabe.
-Ce ne sera pas le premier que vous aurez
-guillotiné ici, pas?</p>
-
-<p>L'Arabe lui rappela son frère. Une ombre
-de mélancolie voila son œil moribond qui se
-raviva d'une malice:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">[Pg 78]</a></span></p>
-
-<p>—Y a-t-il un médecin parmi vous, Messieurs?</p>
-
-<p>Un grand gaillard, très pâle et très blond,
-bégaya un nom.</p>
-
-<p>—Eh bien! toubib, prends ma tête tout à
-l'heure: j'aurai quelque chose à te dire: oh!
-presque rien—pour la science!</p>
-
-<p>... Et c'est fini: la tête est tombée, très,
-très pesante, avec un contre-coup dans ma
-poitrine: elle a semblé emporter mon cœur,
-ma conscience, mon âme, dans un jet noir...</p>
-
-<p>La tête, coupée, a reparu aux mains d'un
-major à deux galons à qui elle a craché le
-mot, le mot du frère, son mot à elle,—et il me
-semble que, sur la terre, ici, là-bas et au ciel,
-il n'y a plus que cela...</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">[Pg 79]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="CHAPITRE_II" id="CHAPITRE_II">CHAPITRE II</a></h2>
-
-<h3>UNE PROPOSITION MOINS INACCEPTABLE
-QU'INATTENDUE</h3>
-
-
-<p>«Oh! un ami!» L'irréprochable et souple
-honnête homme que fut M. de Montaigne,
-ancien maire de Bordeaux, m'excusera-t-il
-d'avoir eu, au bagne, le même regret que lui,
-le même soupir, la même amertume aux lèvres,
-nostalgique, criante, en prière? Ce magistrat
-a eu des amis, des disciples et de simples
-admirateurs en fort méchant état: je ne dépare
-la collection qu'à peine. Et j'ai tant besoin
-d'une phrase qui n'est pas une phrase, d'une
-citation qui se détache, non d'un livre, mais
-du cœur!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">[Pg 80]</a></span></p>
-
-<p>«Un ami!» J'ai passé en revue, de loin, de
-haut,—parce que tout en bas—les camarades,
-les compagnons que j'ai pu compter,
-du collège au bagne. C'est petit, c'est pâle, ça
-grouille à blanc. Les amies... c'est ou ç'a été
-l'ennemi. Les jupes, les chemises ont tissé ma
-casaque, et l'or des bracelets, les perles aussi,
-ont forgé mes fers. Mauvaise littérature? Tâtez
-du bagne, Messieurs de la critique, et vous me
-jugerez après, après les juges... Rien n'est
-plus triste que de pleurer un ami fauché, en
-pleine fleur,—en deux. Quand on l'a peu connu,
-on a pu faire sur lui un tel fonds d'avenir et
-de consolation, s'être promis une telle réserve
-de confidences, de souvenirs, de rédemption
-et d'espoir!...</p>
-
-<p>... Décapité! On ne peut le pleurer tout
-entier. La tête entre les jambes! C'est massacrer
-le deuil et jeter du grotesque sur l'horreur
-magnifique du regret et du rêve, c'est vous
-forcer à prêter la faculté et le besoin de souffrir<span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">[Pg 81]</a></span>
-à des restes inanimés et disjoints, c'est
-laid et c'est atroce...</p>
-
-<p>Je puisais dans l'excès de ma mélancolie
-une fièvre de travail, du zèle, un goût maladif
-pour mes humbles fonctions, pour mon service.</p>
-
-<p>J'astiquais avec une rage tendre des meubles
-ignobles de la rue de Rivoli... La rue
-de Rivoli, la rue Saint-Antoine! qui dira la
-poésie de ces voies toutes droites et toutes
-sèches, dans la poésie des tropiques, le désir
-de la pierre dans les arbres, dans les plantes
-luxuriantes, tout le souvenir des sales stations
-de voitures, des lèpres de monuments, palais
-et églises et les arcades qui, de là-bas, ressemblent
-à l'arche de Noé dans un déluge de
-lumière et de soleil!... Ah! ma joie à lire, sous
-le col des uniformes et des vestons que j'avais
-à battre, le nom de telle maison du coin du
-quai!... Le quai!... La Seine opaque, moirée et
-cahotante sous des bateaux paresseux et boursouflés,<span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">[Pg 82]</a></span>
-les ponts jouant à saute-mouton dessus,
-Notre-Dame dressant ses cornes d'escargot
-carré, la Morgue même, toute plate, toute
-couchée, entre deux eaux, qui m'appelait,
-amicale et familière! Je me rappelais jusqu'au
-pavillon des fiévreux, en face de l'Hôtel-Dieu,
-à gauche, annexe grise comme la livrée de
-ses malades, avec les yeux qu'on aperçoit parfois,
-sans vouloir les regarder, à travers les
-fenêtres grillées! Sur les murs gris, on placarde
-les extraits des arrêts portant les condamnations
-afflictives et infamantes. Je n'avais
-pu lire—et pour cause—mon arrêt à moi,
-et, par un cauchemar lucide, je lisais mon
-nom, mon signalement, mon crime, ma
-peine, je sentais des yeux, dessus, plus haut,
-au rez-de-chaussée surélevé, aux autres étages
-des yeux luisant fort, sous des bonnets de
-coton, des yeux ne pouvant lire mais me
-fixant, moi—où?—sévères et goguenards
-et je m'évanouissais de honte lorsque je m'entendis<span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">[Pg 83]</a></span>
-appeler par une voix familière—que
-je ne reconnus pas.</p>
-
-<p>—Bicorne de la Cellambrie, vous vous
-ennuyez, n'est-ce pas?</p>
-
-<p>La sueur me troua le front. Je ne me souvenais
-plus de mon nom. Confusément, j'aperçus
-mon maître, M. Capucino. Mais pourquoi
-ne m'appelait-il plus Joseph, comme de juste?</p>
-
-<p>—Monsieur le Directeur, dis-je, comment
-pourrais-je m'ennuyer?</p>
-
-<p>—Je ne vous demande ni comment ni
-pourquoi. Vous vous ennuyez. Voilà. Je m'ennuie
-bien aussi, moi—au moins!</p>
-
-<p>—Monsieur le Directeur n'est donc pas
-content de moi?</p>
-
-<p>—Trop, monsieur! Trop! Un domestique
-qui fait trop bien son service s'ennuie. Un
-domestique doit être si peiné d'avoir à peiner
-qu'il négligera nécessairement ceci ou cela.
-Vous, vous avez l'œil et la main à tout.
-Vous cherchez dans le labeur un dérivatif,<span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">[Pg 84]</a></span>
-une consolation. Vous vous donnez tout entier,
-en mieux. C'est que vous vous ennuyez.
-Voilà.</p>
-
-<p>—Monsieur le Directeur ne va pas me renvoyer?
-balbutiai-je.</p>
-
-<p>Je n'ai pas redouté—outre mesure,—la promiscuité
-et même la solitude du bagne, mais
-l'idée de n'avoir plus de compagnon et d'être
-dominé par la hantise de ce compagnon disparu
-dans les mille et mornes tortures du châtiment
-me terrassait.</p>
-
-<p>—Si! proféra M. Capucino, je vais vous
-renvoyer ou plutôt, tenez, Bicorne, je vais vous
-faire mourir.</p>
-
-<p>J'eus un sourire. Je comprenais—enfin!
-Cet homme avait voulu m'éprouver pour me
-tenailler à loisir. Tenant ma vie entre ses
-mains lors de ma complicité passive, il avait
-savouré son plaisir de me voir courbé sous
-lui, non sans affres, pour livrer son esclave à son
-jour, à lui. Comme c'était chiourme! Comme<span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">[Pg 85]</a></span>
-c'était corse! La vendetta en tablier! Mais la
-vie, la mort, zut!</p>
-
-<p>—Comprenez-moi, poursuivit M. Capucino.
-Vous êtes retranché de la société, mort au
-monde. Par une cruauté extra-juridique, que
-je n'ai pas à apprécier, les condamnés à moins
-de huit ans <i>redoublent</i> ici, comme les mauvais
-élèves des écoles. Mais les examens de sortie
-sont plus durs. Cinq ans de travaux forcés,
-ça en fait dix; sept, quatorze; huit, seize.
-Après, c'est perpète. Or, mon cher, vous avez
-eu vingt ans pour avoir assassiné, avec préméditation
-et sous couleur de le dévaliser, un
-brave garçon de recettes dont j'ai les meilleures
-nouvelles. Le dommage que vous avez
-causé à la banque de ce garçon est nul ou
-annulé. Je me demande donc pourquoi l'on
-vous garde ici.</p>
-
-<p>Il fit une pause et continua:</p>
-
-<p>—Je ne me demande pas pourquoi. Moi,
-j'ai à vous garder. Je suis payé pour ça. Pas<span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">[Pg 86]</a></span>
-cher. Mais payé. Fonctionnaire, je ne puis
-rien. Homme, je vous tiens quitte. Je n'ai
-pas le droit de vous relaxer. Mais je puis vous
-tuer—sans douleur... A cause, continua-t-il,
-égaré, à cause de notre pauvre Paul... Celui-là,
-je n'ai pas pu le sauver: il ne voulait pas.
-Mais vous... vous... à sa place... vous voulez
-bien, n'est-ce pas... oui, oui?... Vous l'aimiez...
-Vous avez failli redevenir, devenir criminel,
-pour lui faire plaisir. Et maintenant, il dort...
-s'il dort...</p>
-
-<p>Je crus que M. Capucino allait défaillir.
-Mais ce diable d'homme se reprit, sourit et,
-d'un ton presque naturel, commença un récit:</p>
-
-<p>—Mon cher, vous n'attachez pas assez
-d'importance à la politique de la métropole.
-Vous ne lisez pas les journaux que vous m'apportez.
-J'ai beau laisser traîner les dépêches,
-ouvertes: vous ne les regardez pas. Vous
-voyez que vous n'étiez pas né pour être ou
-devenir domestique. Vous ne savez même<span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">[Pg 87]</a></span>
-pas que vous avez un cousin au pouvoir.
-Ministre, mon ami! ministre!</p>
-
-<p>—Je suis sûr, interrompis-je, que c'est
-cette canaille de Charles!</p>
-
-<p>—Très exact. C'est bien Charles! Canaille?
-je ne sais pas. Mais je le croirais, à l'indifférence
-dont il fait preuve envers vous!</p>
-
-<p>—Ah! Monsieur le Directeur ne le connaît
-pas! Je parierais que mon cousin ne sait
-pas que je suis au bagne. Il ne prend garde
-qu'à ses affaires, qu'à son affaire. Rien n'existe
-pour lui que lui. C'est pour cela qu'il est
-socialiste. Et le voilà ministre!</p>
-
-<p>—Il est plus socialiste que jamais. Mais le
-vent a tourné, en France. Ça lui fera plaisir
-de vous revoir. Un parent pauvre chez un
-socialiste, c'est un rayon de soleil!</p>
-
-<p>—Monsieur plaisante! En France, moi!
-chez un ministre!</p>
-
-<p>—Écoutez, Bicorne. Je suis égoïste. Je
-vous demande votre protection.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">[Pg 88]</a></span></p>
-
-<p>—Ah! monsieur, monsieur! Votre générosité
-prend des déguisements!...</p>
-
-<p>—Voici. Je vous tue. Vous me faites nommer
-officier de la Légion d'honneur et n'importe
-quoi, en France. Je ne puis plus rester
-ici. Je suis trop vieux—et pas encore assez
-vieux pour crever. Vous, vous en avez assez.
-Ne dites pas non. Il se trouve que, par une
-incurie administrative qui ne vous surprendra
-pas, j'ai toutes les pièces d'identité d'un
-brave colon qui est mort, il y a quinze jours.
-Il ne manque que son acte de décès. Ce papier
-essentiel n'a pas été dressé par suite d'un
-accès de fièvre chaude d'un scribe. L'individu
-est strictement de votre âge. Il n'a pas un
-aussi beau nom que vous mais son nom est
-assez pittoresque: Rocaroc (Edme-Emmanuel-Augustin-Properce-Sulpice).
-Vous choisirez
-votre prénom dans le tas. Vous, voici. Vous
-allez mourir dans les flammes, en me sauvant
-pour la seconde fois. Car vous m'avez<span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">[Pg 89]</a></span>
-déjà sauvé une fois, mon vieux: ne l'oubliez
-pas: il ne restera rien de vous, qu'un bel
-ordre du jour vous donnant en exemple à
-vos compagnons d'infortune. C'est même
-tout ce qu'il y aura de moral dans cette aventure.
-Et—qui sait?—les forçats prendront
-peut-être goût à l'héroïsme et au dévouement:
-le crime que je vais commettre d'incendie
-volontaire sur des effets hors d'usage fera
-peut-être sourdre une infinité de belles actions.
-C'est la vie, mon vieux, c'est la vie! Qu'en
-pensez-vous?</p>
-
-<p>—Monsieur le Directeur, monsieur le Directeur,
-c'est bête: je pleure!</p>
-
-<p>—Gardez vos larmes pour éteindre l'incendie:
-ça suffira. Un mot, encore. Je ne vous
-fais pas prêter de serment. Je ne vous demande
-pas d'être un honnête homme et un bon
-citoyen. Je sais que c'est difficile. Je vous
-demande seulement de ne pas commettre
-d'atrocités pour le plaisir. Faites pour le<span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">[Pg 90]</a></span>
-mieux. Nous nous reverrons à Paris. Souvenez-vous
-un peu de ceux que vous allez
-laisser ici. Il ne leur a manqué, à chacun,
-que le hasard d'une amitié, la chance d'un attentat.
-Et tâchez à ne pas les rejoindre. Je ne serais
-plus là pour vous sauver. Bonsoir. Joseph!...</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>On lit dans le <i>Moniteur officiel des colonies de
-transportation</i>:</p>
-
-<p>«<i>Quelle que soit la légitime sévérité de
-notre opinion traditionnelle sur la population
-pénale qui désole, en l'emplissant, notre ville
-et ses dépendances, il est juste de saluer avec
-les palmes du pardon les forçats trop rares, hélas!
-qui se réhabilitent par une mort—nous ne dirons
-pas honorable—mais sublime et qui mériteraient
-de demeurer éternellement dans la mémoire
-des hommes si, précisément, leur noble disparition
-ne devait pas leur assurer la suprême
-récompense du crime effacé: nous voulons parler
-de l'oubli. L'être—que notre estimable clientèle<span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">[Pg 91]</a></span>
-de lecteurs blancs et de couleur nous permettra
-de pleurer avec elle—s'appelait B. de la C...
-C'est assez indiquer qu'il était de bonne noblesse,
-d'une noblesse de robe qui, malgré son origine,
-donna néanmoins à la mère-patrie un lieutenant-général,
-deux maréchaux de camp, un cordon
-rouge et un membre de l'Académie des inscriptions
-et belles-lettres. Une folie de jeunesse le mit
-sous la main de la loi. Son repentir, dès son
-arrivée sur nos chantiers, fut l'objet de toutes
-les conversations des gardiens si dévoués et autres
-fonctionnaires. Des circonstances encore
-mystérieuses, bien que providentielles, lui permirent
-de sauver l'existence de l'éminent directeur
-du pénitentier, M. Sylvestre Capucino, menacée
-par la folie homicide de ce Paul Chéry qui paya
-de sa tête, récemment, son forfait heureusement
-avorté, agrémenté de l'assassinat trop réel d'un
-humble gardien dont nous n'imprimons pas le
-nom ici, pour ne pas rouvrir une blessure éternellement
-saignante au cœur de son épouse établie<span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">[Pg 92]</a></span>
-blanchisseuse, rue X... nº 4 bis. Touché par
-le dévoûment du détenu, M. le directeur l'avait
-attaché à sa personne. Sans se soucier de ses
-origines patriciennes, heureux de reconquérir
-quelque dignité dans le travail le plus dédaigné,
-B. de La C... se révéla bientôt le plus actif et le
-plus obéissant des valets de chambre. Le plumeau
-n'avait pas de secrets pour lui et c'est avec
-une dévotion presque électrique, qu'il s'acquittait
-de la fonction de rendre la vaisselle à sa première
-blancheur, l'argenterie à son suprême éclat.
-Hélas! la digne et spartiate économie de M. le
-directeur devait conduire à sa perte l'ex-criminel
-régénéré! C'est en nettoyant, à l'essence,
-auprès d'un bidon de pétrole, les gants de M. le
-directeur que B. de La C... ressentit les premières
-atteintes du mal qui devait l'emporter!
-Environné de flammes, aussitôt secouru par M. le
-directeur qui se précipite, l'infortuné serviteur a
-à peine le temps de l'écarter, de s'écrier: «Pas
-vous! Pas vous! Que Monsieur s'écarte! Vite!<span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">[Pg 93]</a></span>
-Vite!» et déjà, il n'est plus qu'un brasier qui
-diminue à vue d'œil, qui, noircissant affreusement,
-se ratatine, (si nous osons employer un
-tel mot en de semblables occurrences), qui cesse
-bientôt de pousser des cris stoïquement étouffés,
-et qui, enfin, jonche, d'un débris insignifiant et
-calciné, l'office aux trois quarts détruit du palais
-de la direction!</i></p>
-
-<p><i>L'incendie a été assez rapidement circonscrit et
-arrêté. Les dégâts seraient purement matériels si,
-comme nous l'avons relaté avec quelques détails, on
-n'avait à déplorer le tragique trépas du condamné
-repentant B. de La C... Ses restes inexistants n'auront
-même pas la consolation d'une sépulture! Ils
-ont été emportés pêle-mêle avec les autres décombres.
-Mais un honneur autrement rare est dévolu
-à ce spectre évaporé: ses co-détenus, pour
-l'amour de lui, sont gratifiés d'un quart de vin
-par M. Capucino. L'état de M. le directeur est,
-malgré son chagrin, des meilleurs.</i>»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">[Pg 94]</a></span></p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>A quelques jours de là, M. Rocaroc, ingénieur
-civil, s'embarquait à Papaëte sur l'<i>Astrolabe</i>
-des Chargeurs-Maritimes, à destination
-de Bordeaux. Un mal de dents opiniâtre l'avait
-empêché de montrer sa figure et même de
-parler, des environs de Cayenne à Tahiti. Mais
-dès qu'il se trouva sur la route azurée de la
-France, avec des compagnons inconnus, sa
-face désenfla et quitta ses linges, un sourire
-revint à ses lèvres rasées et l'avenir lui-même
-mit du bleu à ses yeux noirs.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">[Pg 95]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="CHAPITRE_III" id="CHAPITRE_III">CHAPITRE III</a></h2>
-
-<h3><span class="smcap">Paris!</span></h3>
-
-
-<p>
-<i>M. Rocaroc à M. Capucino, directeur, Cayenne.</i><br />
-<br />
-Mon cher Directeur,<br />
-</p>
-
-<p>Tout d'abord, et très simplement, permettez-moi
-d'inclure dans l'enveloppe préparée à
-votre adresse, la somme de deux mille francs
-que j'ai l'honneur et le plaisir de vous devoir.
-L'argent est si capricieux qu'il aurait peut-être
-la tentation de s'évader d'ici tout à l'heure et
-je veux être, au moins vis-à-vis de vous, un
-honnête homme de forçat. Je vous assure,
-sans y insister et pour n'y plus revenir, que
-ces deux billets bleus sont légitimement acquis:<span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">[Pg 96]</a></span>
-ils sont prélevés sur les fonds secrets.
-J'espère que, sur ce dont je ne vous suis pas
-strictement redevable, il restera assez pour
-payer une tournée à mes anciens camarades,
-pour fêter tacitement, et sans le savoir, mon
-extra-légale résurrection. Vous trouverez un
-prétexte plus digne. Merci encore.</p>
-
-<p>Mon arrivée à Paris a été, comme il convenait,
-discrète et morne. Descendu à la gare
-d'Austerlitz, j'ai étouffé mon émotion en
-remarquant combien Paris voulait dégoûter, à
-l'avance, les enthousiastes pèlerins qui débarquent
-dans ses murs, en leur montrant les
-murs les plus gris, les plus sales, les quais
-les plus salement moussus et les plus couperosés
-que je sache. Ces vieilles garces de
-gares ne lâchent leurs voyageurs qu'à regret.
-Les employés ont un air de glapir: «Paris-Austerlitz...
-Descend...» tel, qu'on croit descendre
-tant qu'on tombe et qu'on a besoin de
-remonter en wagon pour fuir n'importe où,<span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">[Pg 97]</a></span>
-même au quai d'Orsay. Les guimbardes à
-galerie, attelées de chevaux-fantômes, ont la
-mine—je ne sais si vous sentez comme
-moi—de vous mener à Mazas—démoli—ou
-à la Morgue, pour une confrontation.</p>
-
-<p>Dehors, des avenues chauves, des rues
-lépreuses, un décor de cinquième acte de
-mélo!</p>
-
-<p>Il était très tôt, pour Paris, quand je donnai
-mon ticket. Je fis un détour. J'arrivai bientôt—tout
-droit—devant la caserne des Célestins.
-Des gardes, des gendarmes...: j'étais en
-pays de connaissance. J'aurais dû avoir peur.
-Je ne pus que rire. C'est que, à travers la
-porte, les portes, larges ouvertes, j'assistai aux
-exercices d'équitation de ces Messieurs. Rien
-n'est plus comique. Le cadre, c'est vraiment
-<i>le cadre</i>: des officiers qui, gravement, deux à
-deux, vont au pas, en devisant avec une sérénité
-affectée, faisant le sacrifice de leur existence,
-comme en pleine émeute. Leurs chevaux<span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">[Pg 98]</a></span>
-tendent le cou pour entendre, sans y
-faire attention, les menaces et les vociférations
-des insurgés, terribles et absents. Les officiers
-bombent le torse, ainsi que sous les pavés,
-les balles et les bombes; ils ne fument pas:
-ils sont en service commandé. C'est l'école du
-stoïcisme et de l'héroïsme. Pas un pas plus
-long, pas un geste plus saccadé: tout est
-mathématique, sublime et géométrique. Le
-malheur, c'est que l'exemple soit donné à
-vide: la répétition des couturières.</p>
-
-<p>Pour les hommes, c'est plus amusant: la
-garde se recrute dans le militaire. Des tringlots,
-des chasseurs d'Afrique, un vague spahi très
-seul et très gêné, des dragons et des artilleurs,
-trois cuirassiers et un cavalier de remonte,—tout
-ça plus ou moins gradé,—tournent
-en rond dans le quadrilatère, au pas,
-au trot allongé, au petit trot, au galop de
-charge, à la papa, gaillardement, férocement,
-comme sur les pieds des badauds, pour les<span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">[Pg 99]</a></span>
-aligner, et contre les sauvages attroupements,
-pour les disperser et les réduire. Ces éléments
-disparates n'ont qu'un signe commun, quoique
-d'élite, le blanc de la buffletterie<a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a>, en
-attendant le fourniment complet.</p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> Pas l'été.</p></div>
-
-<p>Mais, dans leurs rangs, il y a les vieux soldats
-et, ceux-là, c'est inénarrable. En képi, en
-bonnet de police, en veste, en bourgeron, ils
-vont et s'en foutent, s'en foutent, s'en foutent!</p>
-
-<p>Ceux qui m'ont le plus réjoui trottaient, galopaient
-en chemise et en tablier bleu, oui, en
-tablier bleu à peine relevé sur la selle, la bavette
-bien en place et les manches retroussées.
-Le tablier, à cheval! Je vous jure, mon cher
-directeur, que ce n'était ni le tablier des
-sapeurs de dragons, ni celui des timbaliers
-de mameluks, c'était le mien, celui que j'ai eu
-le plaisir et l'honneur de porter à votre service
-et qui, d'ailleurs, m'a été plus favorable
-et plus prestigieux, grâce à vous, que le voile<span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">[Pg 100]</a></span>
-de Tânit. Je me pris donc à rigoler—et je
-réfléchis, ensuite. Il me sembla qu'un de ces
-hommes à cheval, c'était moi, mais mon
-cheval était moins lourd, moins serf, plus
-leste, qu'il m'emportait en vitesse vers des
-destinées merveilleuses, que le tablier se
-déroulait, s'envolait et qu'il nous faisait, au
-cheval et à moi, une paire d'ailes en hauteur,
-à peine bleues, azurées et que je montais...
-montais...</p>
-
-<p>Excusez-moi. C'est une manière comme une
-autre de ressusciter...</p>
-
-<p>... Une demi-heure après, j'étais chez mon
-cousin le ministre. J'avais forcé sa porte—il
-ne couche pas au ministère,—bousculé son
-valet de chambre, qui me connaît, et trouvé
-mon brave parent plongé dans son encrier.</p>
-
-<p>—Ne vous dérangez pas, Charles. Ce n'est
-que moi.</p>
-
-<p>—Qui, toi?</p>
-
-<p>—Ah! la voix du sang devient blanche<span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">[Pg 101]</a></span>
-chez vous. Vous me tutoyez. Attention! Vous
-ne vous rappelez pas que vous tutoyez tout le
-monde, tout le monde, excepté vos parents?</p>
-
-<p>Il se retourna. Les grandeurs n'avaient pas
-affaibli son orgueil ou diminué son dédain de
-l'univers. Sa figure, tout en grimaces, pour
-mieux cacher son âme hautaine et tendue, ses
-yeux de braise rousse, tout avait peu changé.
-La barbe plus courte, pourtant et plus blanche...
-Et un chevron d'ancienneté, placé en plein
-front, entre les deux sourcils à la Bismarck.
-Je me défendais mal de quelque inquiétude.
-Comment croire, comment espérer que mon
-cousin pût ignorer mon diable de passé? J'avais,
-somme toute, été «une cause parisienne» et ma
-disparition même, en omettant la chronique,
-judiciaire ou scandaleuse, écrite ou «parlée»,
-devait avoir frappé, sans nulle vanité, l'actuel
-potentat. Il y a dans tout parent riche l'étoffe
-de plusieurs Brutus père. Pouvoir jouer au
-justicier, au mieux de ses intérêts, quel rêve<span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">[Pg 102]</a></span>
-pour un allié qui est ou sera gêné des évolutions,
-de l'existence, de la proximité d'un
-obscur consanguin! D'autant qu'il y a l'opinion
-publique, les ennemis, les journaux!</p>
-
-<p>—Tiens! c'est vous! dit Charles. D'où
-sortez-vous, Monsieur? Je vous croyais mort,
-fou, j'entends fou enfermé—ou au bagne.</p>
-
-<p>—Pas encore! balbutiai-je, pas encore!
-(Je ne mentais pas. En admettant que j'y
-pusse retourner, je n'y étais pas. Pourquoi
-faire à mon cousin des confidences humiliantes
-et inutiles?)</p>
-
-<p>—Allons! vous n'êtes pas si bête que ça.
-Pourquoi ne vous a-t-on pas vu depuis si
-longtemps? Vos opinions politiques?</p>
-
-<p>—La timidité, mon cousin. Le respect de
-votre conscience et de votre travail. Des caprices,
-des passions, des voyages!...</p>
-
-<p>—Toujours le même! Et l'on finit par
-capituler. On débarque chez le monstre. La
-nécessité, hein? On a quelque chose à demander.<span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">[Pg 103]</a></span>
-Vous n'avez qu'à faire demi-tour: pas de
-préfecture, pas de sous-préfecture. Bibi ne fait
-pas de népotisme!</p>
-
-<p>—Mon cousin, affirmai-je avec dignité,
-vous ne me connaissez pas. J'ai renoncé à
-mon nom, dès je vous ai su au pouvoir. Il n'y
-a plus de Bicorne de la Cellambrie. Je m'appelle
-Emmanuel Rocaroc—pour vous servir.</p>
-
-<p>—Ça, c'est bien! c'est très bien. Vous
-n'êtes plus mon parent. J'ai le droit de m'occuper
-de vous et de te tutoyer. Je parie que tu
-as besoin d'argent. J'ai gagné, pas?</p>
-
-<p>—Oui, monsieur le ministre, tu as gagné.
-Moi aussi. J'ai besoin d'argent pour rembourser
-un brave homme qui m'a obligé.
-Une misère: trois mille francs...</p>
-
-<p>—Trois mille francs! Tu nous crois donc
-millionnaires?</p>
-
-<p>—Qui, nous?</p>
-
-<p>—L'État, imbécile! L'État que je suis,
-quoique indigne!...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">[Pg 104]</a></span></p>
-
-<p>—Millionnaire ou non, il me faut trois
-mille francs.</p>
-
-<p>—Tu me fais trembler. Tu les dois à l'Allemagne?
-Non? Alors à qui?...</p>
-
-<p>—Un brave homme, Charles, un très brave
-homme. Il a fait un effort surhumain. Il n'a
-que son traitement pour vivre!...</p>
-
-<p>—Un fonctionnaire! Bien! Son nom? Je le
-révoque!</p>
-
-<p>—Il ne dépend pas de toi. Je l'ai rencontré
-sur le bateau.</p>
-
-<p>—Pas sa place. Un gouverneur des colonies,
-n'est-ce pas?</p>
-
-<p>—Non. Directeur d'établissements pénitentiaires.
-Mais il n'est tout de même pas à sa
-place. Tu devrais lui faire obtenir un avancement,
-en France,—et la rosette.</p>
-
-<p>—Et trois mille francs! Tu n'es pas cher
-à acheter.</p>
-
-<p>—C'est entendu, oui? Il s'appelle M. Sylvestre
-Capucino.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">[Pg 105]</a></span></p>
-
-<p>—Capucino! tu te mets bien! Une retraite
-pour tes vieux jours... Non, au fait, puisque
-tu le rapatries... Je le connais. Je lui dois de
-l'argent, moi,—oh! c'est vieux!—pour un
-journal bien mort. C'est bien pour toi que...</p>
-
-<p>—Merci, pour lui. Si tu savais à la suite de
-quelles circonstances j'ai rencontré ce citoyen...
-C'est tout un roman.</p>
-
-<p>—Je n'aime pas les romans...</p>
-
-<p>—Depuis que tu n'en fais plus. Merci tout
-de même.</p>
-
-<p>—N'en jette plus. Je t'emmène à la boîte,
-pas?</p>
-
-<p>J'eus un petit frisson, entre mon épingle et
-ma cravate. La boîte... J'eus peur que Charles
-fût plus Brutus l'Ancien que nature... La
-boîte... Pour un repris de justice, ça a un
-sens.</p>
-
-<p>—Je t'emmène à la boîte, continua Charles,
-pour te donner ton sale argent. Par contre,
-tu me mettras par écrit ce que tu veux,<span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">[Pg 106]</a></span>
-en articles non monnayés, pour ton protégé.
-Allons! Ouste! La cocarde et le grelot sont en
-bas!</p>
-
-<p>Mon cher Directeur, je ne grossirai pas
-cette lettre trop longue de toutes les plaisanteries
-et autres observations dont mon
-cousin Charles meubla les coussins d'une
-voiture officielle: vous l'avez connu, Charles,
-au temps de ses luttes et de ses glorieux revers:
-c'est Robespierre et c'est Vautrin, c'est
-Gaudissart et Richelieu, c'est Marat dandy et
-peigné, c'est Fouquet et Napoléon. Il me parla
-fort peu de vous.</p>
-
-<p>—Rocaroc, clamait-il, Rocaroc! Tu aurais
-dû me laisser ce pseudonyme, à moi! Ce
-n'est pas un nom, c'est une déclaration ministérielle,
-c'est une proclamation, un défi,
-une menace! Rocaroc! Tiens! je ne t'ai jamais
-tant aimé! Tu vois ces jardins, ces murs, ces
-hôtels, ces perrons, ces portes qui ont une
-défiance à triples gonds, à verrous de sûreté?<span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">[Pg 107]</a></span>
-Je dirais: «C'est le ministre», on n'ouvrirait
-pas.—Rocaroc!» ça ne s'ouvre pas, ça
-bée, ça s'offre, ça se donne! Ah! poète! frappe
-à ces portes, de ton nom, de ton nom tout
-seul, à la volée, et tu auras l'argenterie, les
-filles, les femmes, les tableaux de famille et
-les enfants à la mamelle! Rocaroc! Paris serait
-à toi si... si toi, c'était moi.</p>
-
-<p>—Si tu veux mon nouveau nom? je te le
-donne.</p>
-
-<p>—Et moi, je te donne mon portefeuille,
-pas? Je suis trop connu: on s'apercevrait de
-la substitution! Hélas! N'en parlons plus. Du
-reste, tel quel, je fais de la besogne!</p>
-
-<p>Nous étions arrivés. Charles entrait dans
-l'antre du silence. Il passa comme dans une
-ville prise et déjà passée au fil de l'épée. Une
-seconde après, le chef-adjoint du cabinet,
-M. Lemuet, m'apportait mes trois mille francs,
-sans un mot. Le ministre avait déjà oublié
-ma présence. Il avait foncé comme un sanglier<span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">[Pg 108]</a></span>
-dans ses paperasses et signait, sabrait,
-surchargeait, à coups de boutoir. Nous déjeunons
-ensemble la semaine prochaine. Et
-Charles, <i>in fine</i>, me charge tout de même
-pour vous de ses plus amicaux souvenirs.
-C'est peut-être lourd: je m'en débarrasse tout
-de suite. Il ne me reste qu'à vous exprimer
-une fois de plus, en attendant mieux, ma reconnaissance
-vivante et active. Je vous récrirai
-avant d'avoir de vos nouvelles. J'ai hâte
-de clore cette lettre pour avoir la satisfaction
-de me dire, avec émotion, votre très sincère
-et très indigne serviteur.</p>
-
-<p>
-Feu B. de La C.»<br />
-</p>
-
-<p>Le diable soit des bureaux de poste et des
-employés qui y sévissent! En recommandant
-mon envoi, je n'avais oublié que mon nom.
-Heureusement, il me revint à temps. Il ne me
-manquait plus que l'adresse. Au fait, j'étais
-sans domicile! Les rigueurs administratives<span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">[Pg 109]</a></span>
-veulent vous dégoûter d'être honnête homme
-et de prendre à cœur de payer ses dettes avant
-même d'avoir pris un lit dans un hôtel et de
-s'être débarbouillé. J'élus domicile au ministère
-de mon cousin, tout simplement. On
-peut aussi bien être chez soi dans un ministère
-que chez un notaire ou un huissier. Et
-cette vexation me fit sourire un peu plus,
-après. Ça complétait le paysage. Paris, Paris,
-tu es le propre de l'homme, le rire!—l'univers
-aussi, d'ailleurs!...</p>
-
-<p>Rien n'est tel, en vérité, que de revenir
-d'un long voyage pour avoir les plus grandes
-surprises, en moins, à contre-coup, le choc
-en retour, quoi! Ah! Ah! les belles pudeurs
-de mon adolescence, ah! ah! mes belles terreurs,
-ah! ah! mes respects! Que c'est loin!
-que c'est loin! Tout ça est à prendre, Paris et
-le reste du monde! Mon brave cousin Charles,
-tu m'as fait sourire toi-même. Je n'ai pas
-besoin d'être ministre, moi, pour être sûr de<span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">[Pg 110]</a></span>
-mon pouvoir... Les rues me semblent maintenant
-plus larges et plus à moi. Je suis empereur
-et roi! j'existe. Il me suffit d'un tout
-petit faux, qui sera à jamais ignoré, pour redevenir
-citoyen, électeur, éligible! Je ne daigne.
-J'ai sur moi plus de douze cents francs, dont
-neuf cent quatre-vingt-sept d'argent bien
-français... Vive la France! Vive Paris! Et
-maintenant, à nous deux!»</p>
-
-<p>
-B. R.<br />
-</p>
-
-<p>... Il était un peu plus de onze heures. Le
-boulevard, tout bleu, tout blême, tout roux et
-tout roide, flambait, étendard en longueur,
-sous un soleil endormi par sa propre chaleur.
-Un monsieur, assez jeune, assez anglais, s'assit
-à une table du café du Coadjuteur et demanda
-une absinthe pure. La terrasse était dans toute
-sa gloire. Les éclats de voix de quelques littérateurs
-et artistes faisaient un paravent de paradoxes
-de tout repos et de rosseries innocentes
-aux chuchotements d'affaires, aux injures<span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">[Pg 111]</a></span>
-atroces et aphones, aux menaces entre haut et
-bas des marchands d'espoirs monnayés, de
-leurs agents et de leurs peu intéressantes victimes.
-De-ci, de-là, des étrangers qui se ressemblaient,
-d'un continent, à l'autre, gobaient
-leur interminable chocolat ou leur café-crème
-éternel. Les garçons, inutilement hélés, fiévreusement
-sourds et impassibles, promenaient,
-en bâillant de dégoût, leurs ventres de
-notaires sans tache, leurs tabliers souillés de
-sacrificateurs et leurs mufles de consuls de la
-décadence, un peu trop gavés de murènes.
-Les soucoupes jonglaient avec des sous, des
-plateaux et des pièces décimales. Les carafes
-frappées changeaient de table, avarement, et
-des mendiants, les pattes et la voix cassées,
-alternaient, sur le devant du théâtre, un peu
-en dehors, avec des camelots insinuants qui
-offraient des merveilles, cependant que, en bordure,
-à toute gueule, à toutes jambes, les vendeurs
-de journaux faisaient prendre un galop<span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">[Pg 112]</a></span>
-d'essai à des nouvelles trop stridentes et aux
-scandales les plus désordonnés. De la prose,
-en bâton, se roulait, se déroulait, entre les
-mains tremblantes des clients. On lisait, on se
-cachait, on s'éventait.</p>
-
-<p>Tout-à-coup, l'un des plus notables commerçants
-en promesses donna—une seconde—les
-signes de la plus noire agitation. Il se
-pencha vers son vieux complice Laurageay et
-murmura:</p>
-
-<p>—Là! là! tu ne vois pas? Non! pas la petite
-blonde! celui-là!</p>
-
-<p>—Qui donc, mon petit Bihyédout, cet
-English? Un pigeon?</p>
-
-<p>—Heu! heu! peut-être! reprit Bihyédout
-qui s'était ressaisi. Tu m'excuses une minute,
-vieux? J'ai à parler au type!</p>
-
-<p>Il s'avança, se coula entre les guéridons
-ou son ventre laissait à chaque fois, non
-sans la reprendre, une coulée de graisse et
-aborda:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">[Pg 113]</a></span></p>
-
-<p>—Bonjour, monsieur... Je ne me trompe
-pas, n'est-ce pas?</p>
-
-<p>—Pardon, vous vous trompez, monsieur.
-Mais asseyez-vous!</p>
-
-<p>—Voyons! pas de blague, c'est bien moi!
-mais c'est bien toi?...</p>
-
-<p>—C'est moi, Emmanuel Rocaroc, ingénieur
-civil. Et toi?</p>
-
-<p>—Pascal Bihyédout, usurier. Tu as besoin
-de fonds, pas?</p>
-
-<p>—Merci. Nous en reparlerons. Content de
-te revoir, en attendant.</p>
-
-<p>—Moi aussi. Mais si, si! content! Ce que je
-t'ai pleuré, vieux!</p>
-
-<p>—Moi pas. Tu n'as jamais été très sympathique,
-là-bas!</p>
-
-<p>—Là-bas! Chut, malheureux! Tu veux
-nous perdre. Là-bas!...</p>
-
-<p>—Eh bien! quoi? là-bas, c'est vague, c'est
-vague, c'est partout—et ailleurs!</p>
-
-<p>—Non! vois-tu, mon cher, ici, dans ce<span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">[Pg 114]</a></span>
-coin-ci, la plupart des gens peuvent sortir
-sans leurs bonnes, mais, de temps en temps
-aussi, ils peuvent sortir—et rentrer—avec
-deux sergents de ville ou deux gendarmes.
-Alors, là-bas!... C'est terriblement précis.</p>
-
-<p>—Ça n'empêche pas que tu n'étais pas
-très aimé. Que prends-tu?</p>
-
-<p>—Je suis servi. Tiens! à cette table! Veux-tu
-que je te présente?</p>
-
-<p>—Je ne veux pas augmenter le cercle de
-mes relations. Merci.</p>
-
-<p>—A propos de cercle, tu déjeunes avec moi,
-au moins? Au cercle? C'est là, à côté. Nous
-serons en tête à tête. On causera gentiment.</p>
-
-<p>—J'y consens avec bienveillance. Histoire
-de me laver les mains.</p>
-
-<p>—Tu as de nouvelles taches de sang?</p>
-
-<p>—Farceur! Je ne fais que descendre du
-train et du ministère.</p>
-
-<p>—Faire viser ta résidence, ou poser ta
-candidature?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">[Pg 115]</a></span></p>
-
-<p>—Toucher de l'argent, mon ami.</p>
-
-<p>—Tu n'es pas si bête!</p>
-
-<p>—Mais je l'ai déjà expédié.</p>
-
-<p>—Idiot! Triple idiot! Envoyer de l'argent!</p>
-
-<p>—Tiens! Mais toi? Je croyais que tu en
-vendais.</p>
-
-<p>—Moi? je vends de l'argent, à crédit.
-C'est un sujet de conversation, une attitude,
-une couverture, une contenance. Usurier? je
-ne sais même pas ce que c'est. Mais je
-m'abrite derrière un délit caractérisé pour
-n'être pas soupçonné d'autres crimes et délits,
-je me calfeutre dans le mépris public. Un usurier!
-On passe. On ne s'arrête pas. C'est une
-bête, une sale bête, cataloguée. Quand on en
-a besoin, on échange des chiffres à bout
-portant. Quand on n'en a pas besoin, on ne
-salue pas. Ça ménage les chapeaux. La police
-ne s'occupe pas de vous. Le parquet attend
-des plaintes pour agir—ou ne pas agir. Les
-meilleurs déguisements sont les plus bas.<span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">[Pg 116]</a></span>
-Connais-tu l'histoire de Fiérabras de Saintorgueil?</p>
-
-<p>—Fiérabras de Saintorgueil? J'ignore assez
-généralement...</p>
-
-<p>—C'était un général, en effet. Le général
-Fiérabras était, comme son nom l'indique,
-dévoré de la maladie de l'énergie et de la domination.
-Il fit un <i>pronunciamento</i>, comme
-tout le monde,—et le fit mal. Quand des centaines
-de ses partisans eurent payé de leur
-tête—lisez de douze balles à travers le corps,
-par personne—l'honneur d'avoir été sous
-ses ordres, il se sentit mordu du désir de les
-venger et de prendre sa revanche lui-même.
-Ça le conduisit à tenir à sa peau. Il maudit
-sa popularité traîtresse et sa vanité qui remplissait
-l'univers de ses portraits à pied, à
-cheval, en auto, en uniforme, en civil, couronne
-en tête, etc., etc. Mais c'était un conspirateur
-et un homme d'action, <i>un homme</i>.
-Toutes ses retraites étaient éventées. Il songea<span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">[Pg 117]</a></span>
-au seul refuge sûr de cette époque: ce n'est
-plus l'église, c'est la prison. Mais la prison,
-on en sort, malheureusement. Et après...
-Fiévreusement, il mit la hausse à son génie,
-et sourit. Une heure après, il était sous les
-verrous. Mais comment! Un pauvre diable
-minable venait de se faire coffrer sous la ridicule
-inculpation de grivèlerie. Filouterie d'aliments,
-rue de l'Homme-Armé. Un litre à
-douze, une douzaine de petits gris, la soupe
-et le bœuf, un livarot, un verre de jus et un
-petit de raide, il n'y en avait pas pour quarante
-sous,—ou tout juste. L'homme avoua
-qu'il se nommait Léopold Vanpeerogyn, né à
-Anvers, déjà condamné. On le mensura par
-dessous la jambe, on le photographia à la
-flan: il ne valait pas le collodion de l'anthropométrie.
-On lui octroya deux mois de cellule
-qu'il purgea, allègrement. Après quoi, comme
-il était étranger et que notre belle patrie n'est
-pas assez riche pour nourrir à l'œil les plus<span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">[Pg 118]</a></span>
-timides des escrocs cosmopolites, on prit
-contre lui, dans le tas, un arrêté d'expulsion,
-on le ficela et on le mit à la frontière, à une
-de ces frontières où les plus ardents de ses
-adversaires étaient dévisagés, poil par poil,
-pour que le formidable Fiérabras n'échappât
-point à son supplice et ne menaçât plus les
-institutions, leur jeu et leur gloire. Les gendarmes
-chargés de l'arrêter éventuellement,
-coûte que coûte, saluèrent d'un petit air supérieur
-ceux qui l'expédiaient dare dare: c'est
-une bien piètre corvée que de jeter dehors
-d'humbles condamnés correctionnels,—presque
-des contrevenants—pour des hussards
-de la guillotine, armés de pied en cap, et
-cirés à l'œuf, commandés de service pour un
-général de division, un prétendant, un dictateur
-en disponibilité. Ces derniers, l'élite des
-serviteurs de la loi, les protecteurs à aiguillettes
-du régime avaient besoin de tous leurs
-yeux; pourquoi les user en détail sur des<span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">[Pg 119]</a></span>
-imbéciles inoffensifs et d'ailleurs enchaînés.
-«Foutez le camp, dit le brigadier d'escorte à
-son prisonnier et à ses compagnons et qu'on
-ne vous revoie plus! Si l'on vous repince de
-ce côté-ci du poteau, vous n'y coupez pas de
-vos six mois!» M. de Saintorgueil songeait
-à un autre poteau. On ne le repinça pas. Il
-n'est pas encore empereur, mais...</p>
-
-<p>—Pardon, Bihyédout—puisque Bihyédout
-il y a—est-ce que tu ferais de la politique?
-tu crois à ton Fiérabras?</p>
-
-<p>—Même pas. C'est une image que j'ai
-développée pour t'amuser. Je crains même
-qu'il n'ait pas existé, ce conspirateur, mais il
-me plaît. Je dirai mieux: il me sert à te prouver
-qu'il faut abriter les plus grands desseins
-derrière les plus petits méfaits, les grosses
-canailleries derrière les plus médiocres, les plus
-sinistres intelligences derrière les plus crapuleuses
-stupidités. C'est de la morale en action.</p>
-
-<p>—En actions? Tu fais de la banque?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">[Pg 120]</a></span></p>
-
-<p>—Pas encore! je t'attendais!</p>
-
-<p>—Tu m'attendais? Moi?</p>
-
-<p>—Toi... ou un autre. Je suis très seul dans
-ma patrie...</p>
-
-<p>A cet instant, graillonneuse, pisseuse et pis,
-les cheveux vert-de-grisés, l'œil tombant en
-une larme habilement éternisée, la lèvre hérissée
-de lèpre et pleurarde, une mendiante
-archi-centenaire éclaboussait de sa prière
-torve, de son moignon, de sa puanteur agile
-la terrasse et l'intérieur du café.</p>
-
-<p>—Tiens! dit Bihyédout, voici ma marchandise
-et ma clientèle!</p>
-
-<p>—Tu <i>fais</i> des mendiants? s'étonna Rocaroc.</p>
-
-<p>—Je ne suis pas assez romantique. Je les
-<i>refais</i>: c'est tout.</p>
-
-<p>—C'est un prêté pour un rendu. Tu m'expliqueras
-ça tout à l'heure. Ça m'a donné faim
-de voir demander l'aumône.</p>
-
-<p>Midi commençait à souffler sa férocité sur
-la ville.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">[Pg 121]</a></span></p>
-
-<p>Les filles avaient les hanches plus provocantes,
-rapport au ventre. Les pures,
-parfaites et idéales jeunes filles que mesdemoiselles
-et mesdames leurs mères tenaient
-au bras, comme enchaînées, histoire de
-montrer qu'elles deviendraient tôt aussi flapies
-et aussi hideuses que leurs personnes mêmes,
-crispaient mal, au coin de leur lèvre, leur bâillement
-en cul-de-poule. Les vociférations des
-camelots suaient l'agonie, les aveugles, manchots,
-sourds-muets et culs-de-jatte avaient de
-l'ironie dans tout ce qui leur restait de corps
-en signifiant: «Moi, j'ai de quoi briffer. Et
-toi, mon vieux?» Les employés drapaient dans
-une dignité effrangée et luisante un appétit
-qui sait se cantonner aux hors-d'œuvre, se
-contenir aux entrées, s'apaiser aux entremets
-et mourir, en fanfare, au café sans dessert
-d'un balthazar à un franc dix, cependant que,
-savourant insolemment leur quart de brie sous
-l'innocent baiser du soleil, des tiers de midinettes<span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">[Pg 122]</a></span>
-faisaient valoir qu'elles valaient mieux que
-ça, tout de même, et qu'elles avaient des dents.</p>
-
-<p>La terrasse du café ne s'était pas encore
-vidée. Les usuriers retenaient leurs pâles ou
-rouges clients,—et inversement. L'espoir et la
-cupidité, le désir de tromper, la joie de torturer,
-c'est le meilleur apéritif. Avec des rires
-gras et des gestes secs, les conversations s'éternisaient.
-Des plaisanteries de commis-voyageurs
-en cartes transparentes répondaient aux
-chiffres des notaires complaisants, histoire de
-n'être pas trop sérieux, de n'être pas dupes et
-de n'être pas trop durs: on réfléchit, à intérêts
-composés, entre deux hoquets. Des camarades
-jouaient, sans enjeu et sans jeu, à qui
-ne paierait pas le premier. Des capitalistes
-honteux, crevant de faim, commandaient un
-nouveau verre pour avoir l'air affamés—et
-pour cause. Les garçons, gavés depuis deux
-heures, s'ennuyaient seulement d'avoir sous
-les yeux les mêmes figures—sans tête.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">[Pg 123]</a></span></p>
-
-<p>Bihyédout se décida:</p>
-
-<p>—Paie! dit-il et foutons le camp! c'est à
-deux pas.</p>
-
-<p>Rocaroc eut un sourire:</p>
-
-<p>—Ce n'est pas pour l'argent. Mais tes amis?
-Tu ne prends pas congé?</p>
-
-<p>—Pas si bête! Tu es avec moi. J'ai l'air
-d'avoir mis la main sur une poire. J'ai droit à
-une gratification. Elle suffira pour notre déjeuner,
-nos cigares—et le reste.</p>
-
-<p>—Tu as l'œil à tout!</p>
-
-<p>—Ça console de n'avoir pas l'<i>œil</i> partout!</p>
-
-<p>—Ou le <i>quart-d'œil</i> quelque part...</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">[Pg 125]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="CHAPITRE_IV" id="CHAPITRE_IV">CHAPITRE IV</a></h2>
-
-<h3>LE DERNIER ENDROIT OÙ L'ON CAUSE.</h3>
-
-
-<p>—Ça te fait de l'effet de voir des femmes
-ici?</p>
-
-<p>—Ça me fait de l'effet d'en voir n'importe
-où. Je ne sais par où commencer. Mon Dieu,
-les femelles, les filles, ça va encore! Outre!
-boutre! foutre! Mais les dames, voire les
-demoiselles! Du linge et des égards, c'est
-trop!</p>
-
-<p>—On te fait grâce des égards. D'ailleurs,
-en cet endroit, les femmes ne sont plus des
-femmes. Ne mâchonne pas ton cigare comme
-ça. On n'aime pas ici, on joue. La revanche!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">[Pg 126]</a></span></p>
-
-<p>—Tu ne m'avais pas dit qu'on tolérait les
-femmes au cercle.</p>
-
-<p>—Tolérer? Tu es grossier. On les reçoit et
-elles te reçoivent, toi, veule invité! Elles sont
-membres du cercle. Nous sommes un cercle
-mixte. Plus d'écoles mixtes, mais des académies!
-Et, au fond, si j'ose dire, le législateur
-de passage a eu raison: il n'y a plus de sexe
-en face d'un tapis vert, il n'y a plus que des
-yeux, des gorges qui se ressemblent à force
-d'être sèches et des doigts, des doigts, des
-doigts!...</p>
-
-<p>—Tu ne joues pas, toi?</p>
-
-<p>—Non, je jouis. J'ai à moi le salon de
-lecture, j'y suis maître et seigneur comme un
-chef de gare dans une salle d'attente à jamais
-vide, comme le directeur de la Bibliothèque
-d'Alexandrie, comme le concierge supérieur
-du château de la Belle au Bois dormant. J'ai
-les journaux, les livres, les revues. Je n'ai
-pas besoin de les ouvrir et de les feuilleter:<span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">[Pg 127]</a></span>
-ils me racontent toutes leurs histoires et tous
-leurs secrets. Mais si tu veux des femmes, tu
-en trouveras dans trois quarts d'heure. On a
-le temps de causer. Tu as bien déjeûné?</p>
-
-<p>—Pas trop mal. Un peu trop. Mais pourquoi
-m'as-tu présenté?</p>
-
-<p>—A qui? Deux vieux camarades! Ils n'avaient
-pas de place, nous leur offrons un
-coin, à notre petite table, et tu le regrettes!</p>
-
-<p>—Je ne le regrette pas. Mais songe! un
-général! un préfet!</p>
-
-<p>—Un préfet! un général! Ne me fais pas
-mourir de rire! Voyons! Es-tu ingénieur
-civil? Suis-je usurier?</p>
-
-<p>—Mais...</p>
-
-<p>—Lorsque je ne dis pas, au secrétariat:
-«Le Défrisé des Panoyaux avec le Pépin
-des Épinettes», quand je dis, sans me nommer:
-«Monsieur est mon invité», pourquoi veux-tu
-que de braves gens ne prennent pas des
-titres et des dignités au vestiaire infini de la<span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">[Pg 128]</a></span>
-fantaisie personnelle et de la sottise sans
-nombre? Est-ce qu'on t'a demandé ton casier
-judiciaire?</p>
-
-<p>—On aurait pu me le demander. Il est
-vierge!</p>
-
-<p>—Vierge! Compliments! Et ta sœur?</p>
-
-<p>—Cette saillie ne te rajeunit pas. Enfin, ce
-préfet?</p>
-
-<p>—C'est un vrai. Ancien sous-préfet provisoire
-de Gambetta en 1870.</p>
-
-<p>—Ça ne le rajeunit pas non plus!</p>
-
-<p>—Il n'avait pas l'âge. Ça l'a empêché
-d'être révoqué, pour des faits que je n'ai pas
-à qualifier. Tu devines? Depuis, il n'est plus
-sorti de Paris. Il cherche un poste, dans les
-cercles.</p>
-
-<p>—Tu me fais trembler. Alors, le général,
-c'est un général de la Commune?</p>
-
-<p>—Malheureux! Un général de la Commune?
-Mais alors, il serait authentique, archi-décoré,
-retraité avec rappel de solde! On en<span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">[Pg 129]</a></span>
-désirerait, au poids du diamant rouge, des
-généraux de la Commune! Celui-là est général
-parce qu'il le veut bien, dans les journaux:
-c'est l'ancien trompette-major du
-31<sup>e</sup> chasseurs. Mais il a du talent, de l'entregent
-et une rosette de Bulgarie. Maintenant,
-laissons les comparses et parlons de nous,
-veux-tu?</p>
-
-<p>—Qu'entends-tu par <i>nous</i>?</p>
-
-<p>—Eh bien! nous deux, toi-z-et moi, moi et toi!</p>
-
-<p>—C'est que j'aimerais fort à ne rien savoir,
-à être tranquille, à ne pas en f... un coup.</p>
-
-<p>—Tranchons le mot: tu <i>flanches</i>.</p>
-
-<p>—Mon Dieu! j'ai la veine de revenir à
-Pantruche, en peinard, ne devant rien à personne,
-ne comptant pas pour la préfecture
-de police, libre comme l'air, frais comme
-l'œil. Je n'ai plus soif de rien, pas même d'aventures.</p>
-
-<p>—Tu as des revenus? un métier dans les
-mains?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">[Pg 130]</a></span></p>
-
-<p>—Non! mais j'ai de la famille!</p>
-
-<p>—Laquelle? l'ancienne? la nouvelle? Bicorne
-ou Rocaroc?</p>
-
-<p>—Monsieur le Défrisé des Panoyaux, je
-crois que vous êtes évadé...</p>
-
-<p>—Et vous, monsieur le Pépin de la Cellambrie?</p>
-
-<p>—Ce n'est pas la même chose. Mais n'auriez-vous
-point intérêt à faire le mort? Moi,
-je suis mort, bien mort! Vous, vous avez
-toujours le souvenir vivant de vos expéditions
-diurnes et nocturnes, de vos déguisements,
-tantôt capitaine de gendarmerie, tantôt procureur
-de la République, commissaire de
-police et inspecteur de la brigade des jeux...</p>
-
-<p>—C'est pour ça que je suis ici... L'habitude!</p>
-
-<p>—Ne crâne pas! Tu es très connu, célèbre,
-fameux, légendaire. Tu as la chance d'avoir
-engraissé au bagne. On ne te reconnaît pas.
-Profites-en, mon cher! Du calme!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">[Pg 131]</a></span></p>
-
-<p>—Tu ne comprends rien à notre époque,
-celle-ci! J'ai eu du génie et de l'audace, pas?
-Fini! rayé! oublié! aboli! L'amnistie de l'incompréhension
-et de l'ignorance! On n'ose
-plus se rappeler. Il ne faut plus que du
-talent, de l'ingéniosité, de la roublardise, de
-la rouerie. Tu hésites? Regarde autour de toi,
-sous toi. Lis ces journaux: tu en verras de
-belles! De braves escroqueries de collégiens,—de
-collégiens de maisons de correction—tiennent
-des colonnes et des <i>à suivre</i>, des faux
-de pensionnaires des Quinze-Vingts qui mettent
-les experts sur les dents, des crimes!
-ici, mon vieux, je l'avoue, je ne comprends
-plus! Tu sais ce qu'était le crime pour nous:
-une chose presque sacrée. Quand, par hasard,
-un assassinat ou un simple meurtre n'avait
-d'autre excuse que l'occasion ou l'ivresse, le
-coupable était déshonoré. Eh bien! aujourd'hui,
-on tue pour rien, pas même pour le
-plaisir. C'est machinal, automatique, un<span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">[Pg 132]</a></span>
-réflexe, un caprice, une envie de <i>fille</i> stérile
-et, d'ailleurs, ordinairement, du sexe prétendu
-mâle! Et là-dessus, de la copie, de la copie,
-des photographies du service anthropométrique,
-des vers attribués aux prévenus et
-inculpés, de l'argot de concierges, des couplets
-d'apprentis-camelots et des chroniques
-de tête—de tête!—des contes et nouvelles
-inspirés par les faits-divers; les faits-divers
-maîtres souverains des romanciers et des philosophes,
-de l'élite et des foules, les faits-divers
-qui tiennent lieu d'idées générales, de
-catéchisme et de dogme, les faits-divers rédigés
-pour des gens de peu par des hommes de
-rien!</p>
-
-<p>—Tu vas un peu loin. Les journalistes ne
-t'appartiennent pas!</p>
-
-<p>—Qu'est-ce qui m'appartient, alors? Tu
-veux soustraire les honnêtes gens à mon
-appréciation, à mon contrôle? Soit! Trouve-les!
-Toi-même, pauvre enfant, tu n'as pas été<span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">[Pg 133]</a></span>
-sérieux. Ton acte est un des premiers crimes
-ridicules. N'avais-tu pas mieux à faire avant
-d'en venir à l'assassinat avec préméditation et
-guet-apens d'un garçon de recettes? Tu viens
-de m'avouer que tu avais—encore—de la
-famille. Tu en avais plus, sûrement, à ce
-moment. Alors?</p>
-
-<p>—Alors, tu as tort de me parler de cette
-affaire. Sais-tu qui j'ai reconnu tout à l'heure
-parmi tes femelles?</p>
-
-<p>—Non. Mais je comprends. Cherchez la
-femme...</p>
-
-<p>—Et vous retrouvez le veau. C'est plus
-neuf. Elle était là!</p>
-
-<p>—Mon cher, j'ai lu ton procès, crois-moi,
-dès mon retour, avec la plus vive et la plus
-scrupuleuse attention. Tu as été très chic. Tu
-n'as jamais prononcé de nom. Je ne sais rien.</p>
-
-<p>—Tu n'en sauras pas davantage. Qu'il te
-suffise d'apprendre que je viens de rencontrer,
-sans m'y attendre, mon ancienne, très ancienne<span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">[Pg 134]</a></span>
-maîtresse,—cause efficiente de mon
-acte et de mon voyage, assez involontaire, aux
-colonies,—et qui, depuis cet accident, n'a pas
-jugé à propos de me donner de ses nouvelles.
-Elle déjeunait presque en face de nous, avec
-un appétit qui n'avait rien d'affecté ni d'exagéré,
-m'a dévisagé sans avoir l'air de me «remettre»
-et a redemandé du canard au sang
-sans la moindre intention. Du canard au
-sang! J'en ai eu la chair de poule. Ne plus
-même se souvenir, en face de moi, revenant et
-revenant de mauvais aloi, du sang que j'avais
-répandu en son honneur et pas au mien! Du
-canard au sang! Et l'on parle de la voix du
-même nom!</p>
-
-<p>—Tu parles de la voix du sang! <i>Elle</i> n'était
-pas ta parente.</p>
-
-<p>—La mère éventuelle de mes enfants!</p>
-
-<p>—Tu blagues! vieux. On couche, on dort.
-Accoucher, c'est un peu plus dur, tout de
-même. Et qu'est-ce que ça prouve?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">[Pg 135]</a></span></p>
-
-<p>—Tu veux me citer le mot de Montaigne:
-«Qu'y a-t-il de commun entre mon frère et
-moi, sinon d'être sortis du même trou?» Et
-je ne garantis pas le texte.</p>
-
-<p>—Je ne veux rien citer du tout. J'ai été
-trop cité—où tu sais!—pour citer. Je suis
-un ignorant,—et je m'en vante. C'est un titre,
-aujourd'hui. Mais avoir fait des bêtises pour
-une femme, ce n'est pas une raison pour
-qu'elle soit bête. Elle a eu des amants avant
-toi, pour sûr, après toi, certainement. Tu lui
-dois des moments pénibles. Pour elle, elle ne
-te doit rien. Elle a fait son métier de fille, si
-c'est une fille, rempli sa fonction de femme,
-dans tous les cas. Passes! passades! passons!
-Accomplissons notre tâche d'hommes.</p>
-
-<p>M. Bihyédout se tut un instant et tira sur
-son cigare.</p>
-
-<p>—Il y a peu d'hommes, continua-t-il, il n'y
-a plus que des citoyens. On prend des titres:
-homme de lettres, homme d'honneur, homme<span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">[Pg 136]</a></span>
-de peine, homme de cœur, homme d'esprit.
-C'est un mot qui est démodé, archaïque, prétentieux
-ou avilissant. Je le reprends, nous le
-reprenons: c'est de la reprise individuelle. Je
-ne sais pas si tu as remarqué que les anarchistes
-eux-mêmes n'agissaient plus, pour
-parler, pour bien parler. Ceux que nous
-avons connus là-bas sont ici, tranquilles et
-éloquents à souhait, honnêtes à désespérer les
-prix de vertu les plus honorables, petits saints
-laïques et constitutionnels à mériter les palmes
-académiques. Les criminels sont des fainéants,
-des gens sans métier, de petits jeunes gens,
-des enfants qui font ça comme ils feraient
-autre chose, qui ne savent même pas qu'ils
-sont assassins, qui n'ont pas su qu'ils étaient
-souteneurs, qu'ils étaient filles—et pis—et
-moins,—qui n'ont pas lu les traités de Cicéron
-et autres sur le commencement et la fin du
-bien et du mal, qui ne savent rien et ne
-veulent rien savoir, qui n'ont que leur instinct<span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">[Pg 137]</a></span>
-et un instinct perverti, leurs appétits et leurs
-appétits pervertis, leur courage et leur courage
-perverti, leurs sens et leurs sens invertis pour
-mener la guerre contre la ville et l'humanité.
-Ecoute-moi, mon ami: je veux moraliser
-Paris. Je veux purger la cité de ses taches et
-de ses macules. Je n'ai pas d'ambition; je ne
-suis pas citoyen, pas électeur, pas éligible. Je
-ne suis pas médecin et je veux faire de la médecine
-en gros et en détail: mais je ne soigne
-que les villes, que les capitales; une capitale
-est un chef-d'œuvre: je suis restaurateur, épurateur,
-créateur: je commettrai des crimes
-sacrés, pas de délit: je ne serai ni un assassin
-ni un voleur, un esthète, un esthète pur, le
-dernier esthète!</p>
-
-<p>Rocaroc considéra Bihyédout avec un rien
-d'inquiétude.</p>
-
-<p>Le ci-devant <i>Défrisé des Panoyaux</i> eut un
-rire d'orgueil.</p>
-
-<p>—Tu me regardes! dit-il. Je suis gros et<span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">[Pg 138]</a></span>
-j'ai l'air commun. Si j'étais seulement sous-secrétaire
-d'État aux Beaux-Arts, tu n'y ferais
-pas attention. En outre, je suis un criminel. Et
-Néron? n'était-il pas gros? N'était-il pas criminel?
-d'après l'opinion, d'ailleurs, des gens
-qui lui ont pris sa bonne renommée, son trône
-et son existence? La goût de la beauté est incompatible
-avec la beauté physique—ou c'est
-du plus bestial égoïsme,—avec la grâce personnelle—ou
-c'est d'une prétention écœurante,—avec
-l'amour plastique même—ou
-c'est de la passion la plus intéressée. Jusqu'à ces
-derniers temps, n'est-ce pas? on aimait une
-femme parce qu'on était un homme. Eh bien!
-il faut aimer la beauté en supposant, en présupposant
-que vous êtes laid. Et si j'adore
-Paris, c'est que je ne suis pas Parisien et que
-j'ai ou aurais toutes les raisons d'être ailleurs.</p>
-
-<p>Mais excuse-moi. On m'appelle.</p>
-
-<p>Deux <i>gentlemen</i> faisaient ce qu'on est convenu
-de nommer, en matière de cirque, la plus<span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">[Pg 139]</a></span>
-tragiques des <i>entrées</i>. La pâleur du premier,
-mate, plissée et orageuse donnait de l'expression
-à la pourpre terne et figée de son acolyte.</p>
-
-<p>—Encore <i>fauchés</i>? demanda Bihyédout.</p>
-
-<p>D'une claque savante, le monsieur pâle
-assura sur ses cheveux plaqués un chapeau
-absent. Puis, simple:</p>
-
-<p>—Quand je reficherai les pieds dans cette
-boîte! fit-il.</p>
-
-<p>L'individu apoplectique ne poussa qu'un
-hurlement:</p>
-
-<p>—Rrroubrouhihihaha!</p>
-
-<p>—Toujours les mêmes! remarqua gentiment
-Bihyédout. Toujours les mêmes! Perdu
-combien? Quelle habitude!</p>
-
-<p>—Perdu! Pas perdu! C'est nous qui sommes
-perdus! Ratiboisés! Scalpés, vivisectés, incinérés,
-déterrés, vampirés, foutus, quoi!</p>
-
-<p>—Rrrangrougroupfft! pfft! uuit!</p>
-
-<p>—Combien? demanda Bihyédout, sans
-émotion.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">[Pg 140]</a></span></p>
-
-<p>—Des mille! des millions de milliasses de
-millions!</p>
-
-<p>—Voulez-vous cent sous... à vous deux?</p>
-
-<p>—Caramba! vous gâtez le métier! Mort de
-ma vie!</p>
-
-<p>—Quel métier? le métier d'usurier ou celui
-d'emprunteur?</p>
-
-<p>—Vous aurez toujours le mot pour rire!
-Voyons! ne faites pas le méchant! Marchez, au
-moins, du louis tout rond?</p>
-
-<p>—A combien de jours?</p>
-
-<p>—<i>A perpète!</i></p>
-
-<p>Du coup, en affectant de sourire, l'ex-Défrisé
-des Panoyaux lâcha un billet de cinquante francs.</p>
-
-<p>—Chouette, papa! dirent les pontes, en
-disparaissant.</p>
-
-<p>—Vois-tu, continuait un instant plus tard
-M. Bihyédout, ça n'a l'air de rien, cet <i>A perpète!</i>
-et c'est plus fort que moi! ça me ferait faire
-n'importe quoi! ça me ferait croire que je me
-souviens et que j'ai peur. Et toi?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">[Pg 141]</a></span></p>
-
-<p>—Oh! moi, pfft! Je suis paré! Mais que
-sont ces gens?</p>
-
-<p>—Ces gens-là? Tu me fais rigoler et j'en
-avais besoin! Ces gens-là, c'est Le Reste!</p>
-
-<p>—Tous les deux?</p>
-
-<p>—Eh oui, bêta, Le Reste à mille têtes! As-tu
-oublié <i>Cinna</i>:</p>
-
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé!<br /></span>
-</div></div>
-
-<p>Tu en as vu un morceau, une élite! Il ne
-se présente pas; il s'impose; il ne supplie
-pas: il réclame; il ne mendie pas, ne menace
-même pas: il se fout de vous!</p>
-
-<p>—J'ai vu, continuait Rocaroc.</p>
-
-<p>—Alors, ça ne te dégoûte pas? Tu trouves
-ça bien? Tu n'éprouves pas le désir, le besoin
-de supprimer ces gens-là?</p>
-
-<p>—Non! je n'ai pas, je n'ai jamais eu d'ambition.</p>
-
-<p>—Ambitieux! Tu ne veux pas être comme
-tout le monde! Mais c'est la seule chose qu'on
-possède pour rien, l'ambition! Enfin voici: tu<span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">[Pg 142]</a></span>
-as beau avoir fait peau neuve, tu as besoin de
-songer à ta peau et de nourrir ton homme.
-As-tu un métier dans les mains? As-tu des
-revenus? Tu as des parents insouciants qui
-deviendront méfiants et qui te renverront là-bas...
-tu sais. J'exagère? Oui j'ai un optimisme
-exagéré: ils ne te rendront pas au bagne,
-ils te feront crever de faim,—s'ils ne te font pas
-assassiner. Alors? tu ne réponds pas? Alors,
-je parle pour toi: il faut assassiner toi-même—ou
-plutôt faire assassiner!</p>
-
-<p>—Assassiner, répétait Rocaroc! Assassiner!
-Encore! Toujours! Assa...</p>
-
-<p>—As-tu pesé la ressemblance qu'il y a entre
-ces deux mots: assassiner et assainir? Tu
-me comprends maintenant: tu frémis! Oui,
-je veux assainir Paris. La médiocrité et le
-néant se sont associés pour fonder des mutualités,
-la Mutualité! Je fonde, avec toi, l'<i>Anti-mutualité
-individuelle</i>, l'A. M. I., l'Ami, quoi!
-Les mendiants, les parasites, les <i>tapeurs</i><span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">[Pg 143]</a></span>
-déshonorent et encombrent la Cité, les boulevards,
-la ville et la vie: je fonde, avec toi, la
-<i>Ligue pour l'extinction pratique du paupérisme
-professionnel</i>! Nous tuerons les gouapes et les
-faux aveugles,—les vrais aussi. Pas de risques.
-Le suicide est évident dans tous les cas: ou
-bien ces êtres ont de l'argent, nous le râflons:
-la misère entre avec nous, s'avère éternelle,
-criminelle et fatale, ou bien elle était là avant
-nous et nous n'avons fait que suppléer au
-courage de malheureux, condamnés tôt ou
-tard à une destruction prétendue volontaire.</p>
-
-<p>—Permets-moi de te dire que tu parles fort
-mal.</p>
-
-<p>—Agissons. Tu t'en prends à la forme:
-c'est que tu n'as rien à reprendre au fond.
-Autre chose. Nous nageons, nous sombrons
-en plein socialisme anarchique. Nous, c'est—ou
-ce sont—les autres. Crois-tu que ça fasse
-plaisir à tout ça, les autres? Donc nous,—cette
-fois-ci, nous, c'est nous, nous deux,—nous<span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">[Pg 144]</a></span>
-fondons une <i>Banque de protection sociale
-et d'action anti-collectiviste</i>, B. P. S. A. A. C.</p>
-
-<p>—Et les fonds? Et les obligations? Et les
-actions?</p>
-
-<p>—Les actions? Elles sont dans le titre, au
-singulier. Les obligations? Nous obligerons.
-Les fonds? Fondons?</p>
-
-<p>—Mais pourquoi t'adresser à moi? Ne
-jouons-nous pas à un jeu déjà ancien, celui
-des Cent et un Robert Macaire?</p>
-
-<p>—C'est toi Bertrand, alors? Rassure-toi:
-il y en a encore beaucoup, il y en a trop. En
-fait de Macaire, il n'y a plus que des pommes
-Macaire. Et il nous faut des <i>poires</i>.</p>
-
-<p>—Comme tu es vulgaire, mon pauvre ami!</p>
-
-<p>—Tu viens de dire le mot de la situation.
-C'est parce que je suis vulgaire—et je m'en
-vante—que je ne puis me mettre à la tête
-des immenses entreprises que tu sais. Il faut
-un homme distingué. Je suis, en outre, un
-gros garçon frivole qui s'amuse de tout, même<span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">[Pg 145]</a></span>
-de ses projets et qui a besoin d'être gai parce
-qu'il ne l'a pas toujours été. Toi, je t'ai auné
-et jaugé; tu as de l'étoffe. Ne m'empêche pas
-d'exercer mon métier pour la première fois,
-mon métier d'usurier: je te prête des idées.</p>
-
-<p>—Je réfléchirai, murmura plaintivement
-Rocaroc.</p>
-
-<p>—C'est tout réfléchi: tu acceptes! éclata
-gaîment Bihyédout.</p>
-
-<p>A ce moment, une entrée en bourrasque fit
-voler les journaux, les revues, les buvards,
-les encriers: une trombe d'hommes bourrus
-et noueux, les poings en avant...</p>
-
-<p>—La police! murmura le Défrisé, un peu pâle.</p>
-
-<p>Les intrus allaient plus avant, gardant les
-issues de la salle des jeux; de nouveaux venus,
-de mains fébriles et inexpertes ouvraient
-des brochures... Un monsieur s'avança, avec
-une nuance de dignité, se déboutonnant pour
-donner de l'air à une écharpe microscopique.
-Bihyédout s'était levé.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">[Pg 146]</a></span></p>
-
-<p>—Le commissaire de police! jeta-t-il comme
-une présentation.</p>
-
-<p>Le magistrat se tourna vers l'ancien forçat,
-souriant:</p>
-
-<p>—Soyez tranquille, messieurs, vous ne
-jouez pas ou vous ne jouez plus. Je ne suis ici
-que pour la <i>Faucheuse</i>!</p>
-
-<p>—La Faucheuse? répéta, très ému, Rocaroc.</p>
-
-<p>—Tiens! dit le commissaire, vous ne savez
-pas? Vous êtes membre du cercle?</p>
-
-<p>—Monsieur, répondit majestueusement
-Bihyédout, m'a fait l'honneur d'accepter à déjeuner.</p>
-
-<p>Et, congédiant le fonctionnaire, il ajouta,
-sincèrement:</p>
-
-<p>—Monsieur est avec moi!</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">[Pg 147]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="CHAPITRE_V" id="CHAPITRE_V">CHAPITRE V</a></h2>
-
-<h3>UNE CRÉMAILLÈRE DE PENDABLES ET DE PENDUS</h3>
-
-
-<p>La plupart des propriétaires, concierges ou
-gérants des immeubles du <i>boulevard</i> ont été
-pris, depuis quelques années, d'une manie
-singulière: le besoin de changer de figures.
-Le mot <i>manie</i> a ici tout son sens, antique et
-complet: je veux parler de folie furieuse. Aux
-estimables et prudents commerçants qu'ils
-avaient le lucratif honneur de posséder comme
-locataires, les personnages de rangs divers
-que je viens de citer substituèrent des mannequins
-habillés de vitrines, des effigies photographiques
-sous verre, des cinématographes
-pour aveugles, des phonographes à crever le<span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">[Pg 148]</a></span>
-tympan des sourds, des bars à deux sous et
-des tripots à sous-sol.</p>
-
-<p>C'est dans un de ces <i>logements</i> que nous retrouverons
-nos héros ou, du moins, deux de
-nos héros: Rocaroc et Bihyédout,—puisque,
-d'ores en avant, il nous faut leur prêter ces
-noms.</p>
-
-<p>Ils ne sont pas seuls. Un sourire de bienvenue
-crispe leurs lèvres à l'arrivée de leurs
-invités des deux sexes. On inaugure la <i>Banque
-anti-collectiviste</i>.</p>
-
-<p>—La première banque, a dit Rocaroc, où
-il n'y aura pas que les écus qui dansent.</p>
-
-<p>—Vous n'êtes poli ni pour vos actionnaires,
-ni pour vos dépositaires, ni pour vos
-invités, ont répondu la plupart de ses interlocuteurs,
-dans les cafés, brasseries et autres
-cercles...</p>
-
-<p>—Je vous invite, a répondu simplement
-notre héros.</p>
-
-<p>Et c'est ainsi qu'il a une aussi compacte<span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">[Pg 149]</a></span>
-assistance—d'élite. On a mangé. On a bu. On
-a fumé. On a bu à nouveau. De cigares en cigares,
-de verres en verres, on est arrivé aux
-cithares et aux tziganes, aux lautars et aux
-czardas. Avec des mines rougissantes de
-communiantes apoplectiques, des demoiselles
-quadragénaires acceptent les ailerons de gigolos
-de cent ans et de quelques pigeons, dont
-la fatalité a fait, hélas! avec l'âge, autant de
-vautours à la petite semaine et de gypaètes
-dévorants,—à l'occasion.</p>
-
-<p>—Le général Tabarol!</p>
-
-<p>—Son Excellence le ministre de l'...</p>
-
-<p>—Je te demande pardon, interrompt le
-citoyen Bicorne, en se précipitant au-devant
-de son ex-cousin. Et, désignant une suite aussi
-imposante que distinguée, il ajoute, avec ce
-sourire plissé et terrible qui est tout lui:</p>
-
-<p>—Pas de présentations, hein? Ces Messieurs
-sont avec moi. Je puis te le dire à toi
-qui es un bon fieu: c'est du secrétaire d'État,<span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">[Pg 150]</a></span>
-du sous-secrétaire, du président, du vice-président,
-du questeur, du comité, de la sous-commission,
-du législateur en chef et du budgétivore
-en grand. C'est, en plus, de l'incognito
-majeur et de la rigolade. On boit,
-ici?</p>
-
-<p>—A la disposition de vos...</p>
-
-<p>—Te tairas-tu? Mais fichtre! Comme c'est
-chic! Des lustres, des meubles, des objets
-d'art! Du métal! Des capitaux!</p>
-
-<p>—Nous sommes polis. Nous les attendons.</p>
-
-<p>—C'est imprudent—et superbe. Tu ressembles
-au gouvernement.</p>
-
-<p>—Ça tient de famille. Mais j'ai compté sur
-toi.</p>
-
-<p>—Merci. Merci non! Tes invités sont magnifiques.
-Je n'ai amené avec moi ni le préfet
-de police, ni le chef de la Sûreté. Tu les
-excuseras... Tes invités aussi...</p>
-
-<p>—On a le temps de se revoir. Du champagne?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">[Pg 151]</a></span></p>
-
-<p>—Moi, je ne prends jamais rien. Mais ces
-messieurs...</p>
-
-<p>—Mon cher Bihyédout, occupe-toi donc
-de ces messieurs.</p>
-
-<p>—Bihyédout? Un joli nom de poète? Ton
-associé?</p>
-
-<p>—Mon ami. C'est un amoureux: il aime
-les chiffres.</p>
-
-<p>—Mais il n'aime pas les nombres ou le
-nombre. Toi non plus, à en croire ton étiquette:
-<i>La Banque anti-collectiviste!</i> En ce moment!
-C'est du délire! C'est immense!</p>
-
-<p>—N'est-ce pas? Au fond, tu n'es pas partisan
-non plus...</p>
-
-<p>—Partisan, moi? J'ai toujours été partisan.
-C'est pour cela que je n'aime pas beaucoup
-ces mots: lutte de classes (ç'a l'air d'un nom
-noble, et j'ai horreur de la particule) ou <i>Révolution
-sociale</i>: ç'a l'air d'un nom de compagnie
-d'assurances,—une compagnie qui
-assurerait le néant. Prolétariat, confédération,<span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">[Pg 152]</a></span>
-syndicat, sous-agent, cessation du travail,
-c'est barbare, pédant, classique et bas:
-fi! pfft!</p>
-
-<p>—Tu ne dirais pas cela à la tribune?</p>
-
-<p>—Ni ailleurs. Je te dis ça, à toi. Ce n'est
-rien. Toi non plus.</p>
-
-<p>—Bien! A propos, as-tu songé à mon ami
-Capucino?</p>
-
-<p>—Capucino?... Capucino?... Attends un peu:
-j'ai de la mémoire... Ah! oui! Capucino, gouverneur
-des colonies, ou à peu près... Directeur
-d'un pénitencier... Il veut la rosette...
-Oui... oui... Il t'a rendu service... Ce sera
-fait... Et je te fiche mon billet que c'est bien
-pour toi... A propos, ne m'as-tu pas laissé
-entendre qu'un peu de galette...</p>
-
-<p>—Excellence!... Excellence!...</p>
-
-<p>—Oh! entre nous! Au reste, j'ai un service
-à te demander.</p>
-
-<p>—Tu es bien bon!</p>
-
-<p>—Attends! Tu m'as, peu ou prou, parlé<span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">[Pg 153]</a></span>
-de bagne. Si! Si! Au sujet de ce Cabocino,
-Caputimo, Capucino! Eh bien! Si tu faisais
-un journal, un journal politique, littéraire,
-financier, économique et commercial. J'ai le
-titre: <i>Le Forçat honoraire!</i> Ça ne t'amuse pas?
-ce n'est pas farce?</p>
-
-<p>Rocaroc n'avait, en cet instant, aucun goût
-pour la farce. Il restait figé. Le ministre poursuivait:</p>
-
-<p>—Comprends-moi. Ce n'est pas un journal:
-c'est un brûlot: ça me connaît. J'ai des ennemis,
-des tas d'ennemis, des monceaux, des
-galères pleines. Je te demande d'en prendre
-un, entre autres, par semaine, de le mettre
-au pilori, en costume, bonnet et chaîne, en
-toute lumière d'ignominie, de l'attacher, de
-le fustiger, d'en faire un homme perdu, déshonoré,
-fini, anéanti, tranchons le mot, un
-grotesque. Au reste, je me charge de l'article—et
-du dessin: tu n'auras qu'à signer—ou
-à faire signer!...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">[Pg 154]</a></span></p>
-
-<p>—Tu m'offenses: je suis littérateur, moi
-aussi, et homme d'État—à mes heures<a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a>.</p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a> On lira, je l'espère, dans quelques mois, un <i>Rocaroc,
-homme politique</i>, qui... Mais ne nous faisons pas
-de réclame.</p></div>
-
-<p>—Tiens! tiens! Enfin, c'est dit, c'est entendu?</p>
-
-<p>—Tu vas un peu vite. Sais-tu ce que c'est
-que ma banque?</p>
-
-<p>La langueur ululée, savante et sauvage, les
-crissements pâmés et les cris allongés des
-tziganes, toute la volupté en poudre—en
-poudre noire, en feu qui couve et qui jaillit—de
-ce qu'on appelle valse lente, cette musique
-pour chattes et pour chats, féline, câline,
-hypocrite, meurtrière, cette harmonie
-ensommeillée et à griffes, ces croppetons de
-mélodie, de difficultés jouées, de facilité
-énervante, tout ce hérissement d'appels, de
-caresses et de plaintes, tout cet appareil d'or,
-d'argent et de velours enserrait les assistants,<span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">[Pg 155]</a></span>
-bandait leurs blessures diverses et faisait
-glisser sur leur carapace de besoin, de dégoût
-et de crapule une résille de joie, d'ardeur et
-de délice. Leur cœur, entre ses autres lésions,
-leur cœur, si j'ose dire, s'ouvrait d'une chère
-plaie de douceur, de volupté et d'une fraîcheur
-qui pouvait ressembler à de la pureté, dans
-cette atmosphère de fumée et d'électricité
-dansante. Quant à leur âme, ah! leur âme!
-elle naissait, pour s'éteindre avec le bruit,
-comme un feu follet d'enfer. Il y avait là des
-députés périmés, des hommes de lettres en
-retrait d'emploi, des croupiers subitement
-élevés en grade et tombés plus bas que leur
-ancienne fonction, d'ex-fils de famille devenus
-courtiers-fantômes, des sous-agents de publicité,
-des assureurs sur la vie de cadavres,
-d'anciens, si anciens magistrats qu'ils ne pouvaient
-se rappeler que leurs condamnations
-à eux, des mouchards particuliers, des officiers
-sans patrie qui, à force d'avoir connu<span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">[Pg 156]</a></span>
-des drapeaux pour lesquels ils s'étaient fait
-tuer, successivement et en détail, ne se souvenaient
-plus que des petits drapeaux sans
-gloire qu'ils avaient plantés au hasard, chez
-des logeurs et des bistros, des marchands de
-décorations sans clientèle, des diplomates
-privés de l'<i>exequatur</i> et cette cinquantaine
-d'imbéciles fort honorables chamarrés d'ordres
-et de respect qui ont l'air de se faire
-payer pour servir de paravent à toutes les
-boues et qui ne savent pas pourquoi l'on sourit,
-en se détournant un peu, lorsqu'ils passent
-devant celui-ci ou derrière celui-là!... Eh
-bien! tout cela, tout ça, ne fut que sens,
-désir, innocence troublée de vierge, tout ça
-frémit, vibra, et resta la bouche ouverte comme
-un crocodile géant en hypnose, comme un
-grouillis de grenouilles, en admiration!... La
-musique! Les tziganes! La fée Harmonie
-avait passé par là! L'archet avait râclé des
-cordes de pendus, des boyaux de caïmans,<span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">[Pg 157]</a></span>
-des peaux de taupes! La flamme! La fleur
-bleue!</p>
-
-<p>Je ne parle pas des filles: toute femme est une
-extase—née. Elle ne vit—et ne meurt que
-pour la pâmoison. L'exaltation la plus sainte est
-sujette aux pires évanouissements, et les sentiments
-les plus purs, les idées extra-terrestres,
-les visions et les révélations inouïes se
-traduisent par des roulements d'yeux, des
-claquements de dents, des convulsions, des
-soupirs, des râles et des silences hystériques...</p>
-
-<p>Toute l'assemblée se trouvait donc en état
-d'hypnose et de grâce.</p>
-
-<p>—Mon cher cousin, disait le ministre à
-Rocaroc, je te remercie de ta franchise. Il est
-parfaitement honorable—quoique dangereux—d'avouer
-qu'on est un assassin, un forçat
-évadé, un mort vivant, faussaire en exercice
-et chef de brigands en préparation. Je le
-savais. Ce ne serait pas la peine d'être secrétaire
-d'État si, de temps en temps, on ne se consolait<span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">[Pg 158]</a></span>
-des affaires publiques par la lecture et
-l'étude de romans fictifs ou réels, par l'effeuillement
-furtif de dossiers choisis, que sais-je?
-Et ton secret n'était pas très secret. L'affichage
-de tes nom, prénoms, âge, signalement,
-profession, crime et condamnation, ordonné
-par le code criminel et exécuté pour la satisfaction
-et l'éducation des assassins, nés et à
-naître, c'est un document public, mon bon,
-un peu aride, un peu technique, mais enfin,
-ça reste!</p>
-
-<p>—Un acte de décès aussi! monsieur le
-ministre.</p>
-
-<p>—Ne nous fâchons pas! Je te répète que
-je t'admire, que je ferme extatiquement les
-yeux sur ton projet et, même, sur ta maison.
-Purger Paris! fichtre! il y faut de la drogue!
-Assainissement gigantesque! Plus de tapeurs,
-de mendiants, d'horreur, de bavards et autres
-rêveurs taciturnes, c'est un rêve, un rêve! Tu
-ne pourrais pas, du même coup, supprimer<span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">[Pg 159]</a></span>
-les cochers, les chiens, les cyclistes, les ivrognes
-et les autos?</p>
-
-<p>—Laisse-moi faire. Mais laisse-moi souffler.
-Tu verras.</p>
-
-<p>A force de mourir et de faire défaillir, les
-accents tziganes renaissaient, reprenaient du
-souffle, du rythme et une caresse infinie en
-cadence, lançaient un rappel strident aux
-inconvenantes convenances, aux valses, aux
-mazurkas et aux lanciers désuets, un je ne
-sais quoi de nostalgique à «l'Ici l'on danse!»
-sans décor, sans fers brisés, sans histoire à
-venir... Le ministre écouta un peu ronfler
-l'invite et l'ouverture.</p>
-
-<p>—Au revoir, dit-il à Rocaroc. Je ne me
-retiens point, n'est-ce pas?</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">[Pg 161]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="CHAPITRE_VI" id="CHAPITRE_VI">CHAPITRE VI</a></h2>
-
-<h3>UNE CIRCULAIRE</h3>
-
-
-<p><i>Monsieur et—nous l'écrivons d'avance, à
-coup sûr—cher client, nous avons l'honneur
-d'appeler sur notre maison l'attention de vos
-intérêts et autres capitaux. La banque que nous
-avons fondée n'a rien de commun avec les établissements
-apparemment similaires, même les
-plus solides.</i></p>
-
-<p><i>Il vous semblera, au premier abord, que
-nous faisons de la fantaisie et du paradoxe,
-que nous rompons en visière avec le sens pratique
-et la marche raisonnée des affaires, que
-nous nous aliénons le pouvoir législatif et exécutif,
-les concours politiques intérieurs (qui<span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">[Pg 162]</a></span>
-sont nécessaires) et jusqu'à la conscience publique.</i></p>
-
-<p><i>Nous sommes, en effet, les ennemis irréductibles</i>:</p>
-
-<p><i>1º du socialisme, unifié, indépendant ou anti-collectiviste</i>;</p>
-
-<p><i>2º de la mutualité, forme hypocrite du socialisme</i>;</p>
-
-<p><i>3º du suffrage universel et de ses succédanés
-et résultats.</i></p>
-
-<p><i>Enfin, nous sommes pour l'individualité active
-et les efforts individuels. Adversaires résolus
-de tous les obstacles, humains ou inanimés,
-qui peuvent se dresser sur la route d'un
-homme comme vous, monsieur et cher client,
-nous voulons combattre et détruire toutes les
-bêtes féroces, chiens dévorants, camarades trop
-collants, cirons et frelons encombrants qui peuvent
-vous obscurcir l'horizon de la gloire, de
-la fortune ou même de la simple et adorable
-sérénité.</i></p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">[Pg 163]</a></span></p>
-
-<p><i>Nous affirmons, de source à peu près certaine,
-que nous portons, en compte-courant, la
-Providence représentée par tels ou tels agents
-et sous-agents (auxquels nous avons permis
-l'anonymat), en pleine activité.</i></p>
-
-<p><i>A titre d'échantillon, nous nous ferons un
-plaisir de donner une preuve de notre savoir-faire
-(non sans quelques garanties, et à forfait,
-bien entendu).</i></p>
-
-<p><i>En ajoutant que nous nous interdisons toute
-opération de Bourse, surtout sur fonds d'État
-et valeurs de tout repos, nous prouverons assez
-à nos actionnaires éventuels que nous leur
-verserons un dividende sérieux et que nous ne
-serons, en aucun cas, les bénéficiaires ou plutôt,
-les tributaires, du hasard.</i></p>
-
-<p><i>Personnellement, nous émettons des obligations
-minières, avec parts de fondateurs et
-coupures privilégiées, sans primes. Nous comptons
-exploiter les mines d'or de Paris. A la
-différence des caveaux ordinaires de métaux et<span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">[Pg 164]</a></span>
-de minerais, ces mines se situent parfois dans
-des maisons particulières et à des étages élevés
-ou surélevés. Nous n'avons pas de bureau
-de renseignements et gardons sur nos opérations
-le secret le plus strict que, par contre,
-nous garantissons hermétiquement, à nos
-clients, sur leurs ordres.</i></p>
-
-<p><i>Cette circulaire étant confidentielle et tirée à
-quelques exemplaires à peine, nous pouvons,
-cher ami (n'est-ce pas?) vous donner quelques
-éclaircissements. Si nous n'avons pas pris
-pour raison sociale le titre de</i> «Banque
-nietzschéenne», <i>c'est pour ne pas vous
-effrayer. Vous nous auriez soupçonnés d'être de
-vagues littérateurs, nous, des hommes d'action!
-Nous avons mis le sillon avant la charrue, la
-charrue avant les bœufs,—mais c'était une
-charrue automobile!</i></p>
-
-<p><i>Entendez-nous bien: nous savons trop quel
-besoin immédiat, primordial et national est la
-moindre personnalité que ce soit et la plus<span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">[Pg 165]</a></span>
-menue individualité, les dangers de tout ordre
-qui s'opposent à son développement et à sa
-mise en œuvre, les mille empêchements, plus
-ou moins conscients ou suscités, qui nuisent à
-sa marche, l'obscure hostilité de l'ambiance,
-des événements et de l'atmosphère.</i></p>
-
-<p><i>Pour un prix modéré et à débattre, vous
-obtiendrez, grâce à nous, toute votre liberté et
-toute votre intensité: la morale supérieure de
-notre entreprise ne vous échappe plus.</i></p>
-
-<p><i>Venons-en aux statuts de notre Société.</i></p>
-
-<p><i>Pour des raisons que vous comprenez, nous
-n'acceptons ni conseil de surveillance ni
-commission de contrôle. Nous assumons la
-charge gratuite de nous servir à nous-mêmes
-de moniteur financier et d'avertisseur judiciaire.
-Nous prenons l'engagement de ne jamais
-présenter, de ne jamais nommer l'un de
-nos amis à un autre, ce qui est le seul moyen
-d'empêcher une coalition de porteurs de titres
-soit contre l'un d'entre eux, soit contre l'un<span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">[Pg 166]</a></span>
-de nous. D'autre part, les titres n'existent pas—seconde
-précaution. Ils seront nominatifs et
-sur parole—notre parole à nous. Nous répondons
-de l'avenir—absolument, exclusivement.</i></p>
-
-<p><i>Et c'est, Monsieur, en toute confiance que
-nous nous avouons des aventuriers, que nous
-proclamons que notre domicile est provisoire
-et que nous ne donnerons pas aux déposants
-le chiffre de leur coffre-fort, voire le lieu de
-leur dépôt.</i></p>
-
-<p><i>En attendant le plaisir d'exécuter vos ordres,
-sachez-nous, monsieur et cher client, vos dévoués.</i></p>
-
-<p>
-ROCAROC,<br />
-<i>ingénieur civil</i>,<br />
-<i>Directeur de l'A. M. I.</i><br />
-<br />
-BIHYÉDOUT,<br />
-<i>sans profession</i>,<br />
-<i>Administrateur délégué</i>.<br />
-</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">[Pg 167]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="CHAPITRE_VII" id="CHAPITRE_VII">CHAPITRE VII</a></h2>
-
-<h3>AU RAPPORT</h3>
-
-
-<p>—M. le Directeur fait appeler M. Sosthène
-de la Galandure.</p>
-
-<p>—Voilà! dit un petit homme trapu à face
-camuse et noire.</p>
-
-<p>—C'est toi, Choléra? fit Rocaroc. Quoi de
-nouveau?</p>
-
-<p>—Moins que rien, patron! murmura l'autre
-qui s'était affalé sur un admirable fauteuil,
-dès son entrée.</p>
-
-<p>—Pauvre ami! Raconte!</p>
-
-<p>—Pardon, patron! mais je suis encore tout
-remué. Quand on file un type, n'est-ce pas?
-depuis sept, huit jours, histoire de le refroidir,<span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">[Pg 168]</a></span>
-sous couleur qu'il fait trop peu d'auber
-en pilonnant et que c'est pas naturel, quand
-on a tout prêts le rigolo, le lingue et la corde,
-on s'attend à tomber sur un Pactole plombé,
-largué, qu'on peut sentir avant de le reluquer
-et de le palper!...</p>
-
-<p>—Au fait! monsieur de la Galandure, au
-fait!</p>
-
-<p>—Donc, hier, j'monte derrière le soi-disant
-pante, en douce. L'hôtel, c'était une clair'voie,
-on n'est r'marqué qu'à la sortie. Donc, je
-monte. C'que j'monte, j'ne sais plus c'que
-j'monte: la Tour Eiffel, rue Beautreillis, quoi!
-Donc, je monte. Le type, plus haut que l'grenier,
-y pousse une porte: pas d'serrure, pas
-d'loquet, pas moyen d'gratter ni d'pousser.
-Je l'laisse entrer, je l'laisse souffler: on souffle
-pas. Je me marre: nib! j'fais mêm' celui
-qui march' sur ses arpions: nib! Enfin
-j'éclate et j'gueule:</p>
-
-<p>—Y a donc personne ici?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">[Pg 169]</a></span></p>
-
-<p>J'voyais bien qu'y avait du monde, trois
-personnes, si on peut dire, trois grouillis,
-trois ruines, tout ce qu'y faut pour faire une
-fosse commune, dans la chaux, tout' d'suite,
-pour n'y pus penser. Mais un'fois qu'on a
-commencé une conversation... Un des paquets
-remue un peu, à peine: c'était couché,
-comme charognes, d'un blanc sale à salir le
-plâtre, et jaune et vert, avec des plaques
-roses piquées à la peau comme des fleurs en
-papier mâché, un grouillis dolent et geignant,
-un tas dispersé d'immondices humaines
-en quête de tendresse et d'étreinte...</p>
-
-<p>—Y a rien à faire! gémit une voix.</p>
-
-<p>Y a rien à faire! j'en demeurai pendant
-comme un sanglot. Y a rien à faire! Vous me
-connaissez, patron, j'suis pas marchand d'sentiment
-et j'fais d'l'Ambigu à domicile et sans
-douleur—pour moi, comm' de juste. J'fusillerais
-dans l'dos mon frère, mêm's'y s'traînait
-à mes genoux, à condition qu'y soye millionnaire<span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">[Pg 170]</a></span>
-et qu'y fasse un mauvais usage de sa
-fortune, en ce qui me regarde, sauf respect.
-Eh ben! j'étais déjà pas mal retourné, mais
-ce «y a rien à faire!» me retourna en plein,
-me foutit sur l'flanc, moralement s'entend,
-plus bas que ceux qu'étaient là à poireauter
-en attendant l'express ou l'omnibus de la Camarde.
-J'tâchai à voir c'qu'y avait là, comme
-détail de pourriture. D'abord le pante à la
-manque, au centre, le Christ en croix, quoi.
-A droite, une vieille rombière aux tiffes gris-vert,
-avec une espèce de peau qu'était pus
-rien du tout, une bouche ouverte jusque-là,
-qu'avait l'air d'avoir avalé ses dents pour manger
-quéqu'chose et qui, depuis, ne s'était pas
-refermée, histoire d'attendre à briffer la manne
-du ciel ou n'importe quoi, en fait d'briques,
-et des yeux, patron, des yeux qu'étaient pas
-noirs, pas gris, pas bleus, qu'étaient tout ça,
-de la cendre et du feu avec, qui crevaient le
-plafond et qu'avaient l'air d'être redescendus<span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">[Pg 171]</a></span>
-du ciel, après une prière, avec perte et fracas,
-et qui disaient, sans pleurer, sans parler, sans
-ciller: «Rien à faire!» J'parle pas des mains,
-non, des squelettes de pattes de faucheux;
-j'parle pas du corps: c'était une croûte sur de
-la crasse avec des chiffons qui se détachaient,
-en craquant... L'autre corps, à gauche, c'était
-un peu plus une femme, rapport à ce que
-c'était, tout de même, pus jeune et, tout de
-même, y en avait un peu plus. Elles avaient
-des râles pareils, un air de famille, même,
-avec le type, et un air de souffrance. Au bout
-d'une seconde, j'les avais identifiés, comme
-on dit: c'était mère et fils, frangin et frangine...
-Y avait pas seulement ressemblance de
-traits, y avait aussi ressemblance de maladie:
-tout ça, c'était ph'tisique au dernier période,—et
-bientôt, j'vis qu'y avait une aut'ressemblance,
-la pire: ressemblance de lit. Les deux
-femmes, patron, sauf respect, ç'avait l'ballon
-enflé—si l'on peut appeler ballon une espèce<span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">[Pg 172]</a></span>
-de poche—la seule—en pain de sucre,—le
-seul pain que ces créatures avaient sur
-leur ancien ventre,—comme de la faim et
-de la misère qui auraient poussé en dehors.</p>
-
-<p>C'que j'racont'là, patron, c'est long, j'm'en
-rends compte, mais ç'avait pas duré longtemps,
-rapport à l'œil, qu'est vite, quand la
-parole, c'est un déménagement.</p>
-
-<p>Vite aussi que s'passa un sentiment qui
-m'taquinait, enfumer toute cette tanièr'là,
-d'une seule boîte d'allumettes, histoire que ça
-prenne feu tout de suite—et solidement.—C'est
-p'têtre que ça puait tellement qu'ça vous
-empestait l'cœur et l'âme avec le reste et qu'on
-descendait plus bas qu'l'enfer, dans d'l'horreur,
-dans tant d'horreur qu'ça f'sait de vous
-de la pitié et rien que de la pitié... Je n'sais
-pas patron, j'suis pas éduqué, bref, j'm'entendis
-dire:</p>
-
-<p>—Ben quoi! j'viens d'la part de l'Assistance...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">[Pg 173]</a></span></p>
-
-<p>J'me rappell' même pus si j'ai dit ça.
-Vous m'grond'rez si vous voulez, patron,
-mais ces gueules ouvertes, ça n'pouvait ni
-crier ni hurler, ça n'pouvait qu'briffer—et
-ça n'le pouvait pas!</p>
-
-<p>—Je r'viens! que j'fis et j'cavalai...</p>
-
-<p>Rocaroc, avait, contre sa coutume, écouté
-ce long discours sans l'interrompre, sans
-même donner signe d'intérêt ou de désapprobation.
-Aux derniers mots de La Galandure,
-il ne put se défendre d'un mouvement et proféra,
-très vite:</p>
-
-<p>—J'ose espérer, Choléra, que vous ne
-revîntes point.</p>
-
-<p>—Je r'vins, patron, je r'vins—<i>lof pour
-lof</i>—et je n'revins pas seul. J'rapportais
-des provisions et du rhum et du champagne
-et des vins et des machins azotés, tout,
-quoi!</p>
-
-<p>—Vous aviez donc de l'argent? dit Rocaroc,
-au hasard.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">[Pg 174]</a></span></p>
-
-<p>—Mariette-la-Pie-Grièche m'avait r'filé un
-<i>sigue</i>.</p>
-
-<p>—Pourquoi m'avouer ça, Monsieur de la
-Galandure?</p>
-
-<p>—On a son honneur d'homme, patron! et
-pour l'usage que j'en fis...</p>
-
-<p>—Choléra, reprenait durement le Directeur,
-redevenu sincère, quand on appartient à la
-<i>Ligue pour l'extinction pratique du paupérisme
-professionnel</i>, on a accepté des devoirs
-qui...</p>
-
-<p>—Pardon, je suis professionnel mais pas
-du paupérisme. Et puis, les devoirs, entre
-nous! Quant à l'extinction, dans le cas présent!...
-Pas la peine d'empiéter sur le temps!...
-J'irai plus loin: fait's pas l'méchant! R'gardez-vous
-dans la glac' de votre cœur: vous êtes
-plus remué qu'moi. Ousque j'y ai été d'un sigu',
-vous auriez marché d'un talbin. Mais voilà:
-Monsieur trône! Monsieur est dans son fauteuil!
-Monsieur nage dans un' si bonne odeur<span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">[Pg 175]</a></span>
-qu'y a pas d'odeur du tout, le fin du fin, le
-rêve! Que monsieur s'transporte, en pensée,
-dans une soupente où que ça fouette tellement
-qu'on n'songe même pas—tell'ment que ça
-fouette—à s'sauver soi-même mais à sauver
-tout c'qu'y peut y avoir là-d'dans. Quand
-t'étais p'tit, Rocaroc, t'aurais t'y pas sauvé
-l'chien d'la grott' ed' Fingall, tu sais, c'cabot
-qu'on fait s'baisser, s'baisser, s'rabougrir et
-s'tasser jusqu'à c' qu'y ait pus rien, rapport
-aux gaz méphitiques qu'y-z'appellent et qui
-peuvent monter dans cett' cassin' là qu'à une
-certaine hauteur, comme si la puanteur et
-la mort pouvaient pas monter haut, très
-haut, par-dessus les cieux—et au travers?
-Eh ben! nous tous, nous n'demandions qu'à
-l'sauver, l'chien de Fingall: on aurait tué
-son salaud d'guide, les cochons de touristes—ça
-d'vait être d'l'Anglais—qui laissaient
-agoniser c'brave animal: on aurait pris leur
-pognon pour pouvoir nourrir le chien jusqu'à<span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">[Pg 176]</a></span>
-perpète—et ça f'sait la rue Michel,
-vieux! Excusez, patron, j'vous ai tuteyé!
-L'habitude! Eh ben! qu'est ce qu'vous en auriez
-eu en plus, d'l'estourbiss'ment d'mes paroissiens?
-Ça n'vous aurait rien rapporté—et
-d'un; ça n'vous coût' rien, vu qu' si quéqu'un
-en est d'sa poche, c'est la Mariette et
-mézigot—et d'deux! Quant à ce qui est
-d'salir l'pavé d'Paris, pas à en jacter! vu
-qu'ces gas-là pourrissent sur place, à mes
-frais et dépens et qu'y n'encombrent plus vos
-territoir's, mon prince!</p>
-
-<p>—Achevez votre anecdote! proféra l'autre,
-d'une voix lointaine.</p>
-
-<p>—J'y mets l'cadenas à mon <i>anecdoque</i>—et
-c'est pas long. Mes clients, donc, boivent
-et mangent, pas en gloutons dévorants, mais
-tout doux, tout doux—comme en prière,
-qu' c'en était pour moi, sauf respect, un' bénédiction—la
-première. Ils n'mâchaient pas,
-y r'merciaient—en dedans. Quand j'vis<span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">[Pg 177]</a></span>
-qu'un pauvre petit torchis d'couleur rev'nait
-à leurs fantôm's de joues et qu'y avait pas
-moyen qu'ces gens-là crèvent tout d'suite
-d'une biture inespérée, j'allai chercher aut'
-chose, quéqu' chose de fin, des digestifs, des
-délicatesses, des riens qui font plaisir et qui
-vous font passer d'l'escalier d' service d' l'existence
-et d' l'office, au salon et au fumoir,
-après la salle à manger—bien entendu,—parc'
-que, monsieur, on a du monde... J' fus
-récompensé selon mes mérites: ça put, à
-peu près, se tenir sur son séant et avoir, au
-bec, un je ne sais quoi qui peut ressembler
-à un sourire, dans un faux jour. Tant et si
-bien qu'y s' mirent à parler, même à blaguer.
-Quand on a t'nu longtemps sa langue,
-histoire qu'elle n' demand' pas à lécher et à
-tâter d'la briffe, on a besoin d'la lâcher à tort
-et à travers. Vous, vous app'lez ça d'la cordialité.
-Nous, nous sentons qu'c'est une armature
-de bouche et des lèvres qu'ont besoin<span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">[Pg 178]</a></span>
-de vous embrasser, de vous mordre d'amour
-et d' gratitude et qui osent pas... Pour vous
-fair' toucher d'la main la gentillesse de nos
-r'lations au bout d'un moment, j'vous dirai
-seul'ment que j'sentais plus rien et que j'demandais
-aux deux gonzesses, en leur montrant
-leurs deux pauv's œufs d'Pâqu' comm'
-on d'mand' du feu:</p>
-
-<p>—Qui c'est-y qui vous a fait ça, quand
-c'était pas à faire?</p>
-
-<p>—C'lui-ci! qu'ell's lâchent en chœur en
-montrant l'type.</p>
-
-<p>Rocaroc ne se possédait plus. Une sueur
-froide au front, il jeta:</p>
-
-<p>—Je rêve, Choléra! Qui, lui? Le fils? Le
-frère?</p>
-
-<p>—C'est bien la réflexion que j'me fis, répondit
-doucement M. de La Galandure.</p>
-
-<p>Oui, ce fut bien ma réflexion. Mais je n'en
-étais plus aux récriminations morales. Je
-proférai:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">[Pg 179]</a></span></p>
-
-<p>—Lui! Mais, malheureuses!</p>
-
-<p>Et elles eurent le mot—le seul:</p>
-
-<p>—Oui, lui. Il rapportait tout c'qu'y gagnait
-à la maison, monsieur. Tout, tout! Fallait bien
-qu'il ait le plaisir!</p>
-
-<p>Blême et vert, se mordant au sang, Rocaroc
-articula:</p>
-
-<p>—Choléra, donnez-moi la main. Vous êtes
-un grand philosophe.</p>
-
-<p>—Je ne suis pas philosophe, hurla l'individu.
-J'veux pas savoir c' que c'est. J'veux
-avoir du cœur quand j'ai du cœur, qu'ça soye
-dimanche quand j'veux qu'ça soye dimanche—et
-fête nationale aussi! J'veux ni loi morale
-comme on dit, ni loi immorale, comm' ça est.
-J'ai mon anarchisme à moi, mon immoralité
-à moi, ma morale à moi, mes entrailles à moi.
-Et si j'veux pas rigoler tout's les fois qu'je
-peux, j'veux chiâler à ma fantaisie. Qu'ça
-vous plaise ou qu' ça vous plais'pas, ces gens
-qu'j'viens d'vous dire, j'en fais mon affaire.<span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">[Pg 180]</a></span>
-J'les nourrirai, j'les enterr'rai, gosses à venir
-compris. Et puis!...</p>
-
-<p>—Choléra, prononça Bicorne, noblement,
-serrez-moi la main sans arrière-pensée. Vos
-projets sont les miens, les nôtres... Je... La
-Banque adopte vos futurs protégés. Dans ce
-cas-là, nous n'avons pu étrangler les vrais
-coupables: ils sont trop: la société, l'hérédité,
-les tares du travail et du chômage forcé!... Ne
-froncez pas les sourcils: je ne vous ferai plus
-de phrases: ta main, vieux frère.</p>
-
-<p>—J'y consens: mais y a quéqu' chose dans
-vot' main. Mince! trois fafiots de cent! T'es-t'y
-louf? Pour eux, pas?</p>
-
-<p>—Tu l'as dit, frangin. Et y aura du
-pied!</p>
-
-<p>—Adieu, monsieur, j'y vais. Et ça s'retrouvera,
-sûr!</p>
-
-<p>Rocaroc demeurait seul sans avoir le courage
-d'appuyer sur le bouton d'appel. Une
-moue presque superbe arquait sa bouche. Et<span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">[Pg 181]</a></span>
-du rêve bleu envahissait ses yeux, sous le
-cerne.</p>
-
-<p>Cet état, si contraire à sa nature et à sa destinée,
-persista plus que de raison.</p>
-
-<p>Le banquier se permit même de parler, à
-vide:</p>
-
-<p>«Qu'est-ce donc la volonté, articula-t'il?
-Qu'est-ce qu'un projet immense et bas? Qu'est-ce
-qu'une philosophie parfaite, codifiée, difficile
-et toute puissante? Est-ce la bassesse de
-cette aventure et son atroce ignominie qui
-me touchent et m'ébranlent? Est-ce seulement
-la misère? Serais-je un justicier au lieu d'être
-un bourreau aveugle? Est-ce l'horreur surhumaine?
-Ou serais-je homme?»</p>
-
-<p>Il essuya son visage et voulut se remettre à
-des comptes.</p>
-
-<p>Plus forte que ses angoisses, plus subtile que
-ses calculs, une douceur—comme il n'en
-avait pas goûtées depuis des années et des
-années,—se glissait dans ses veines et ses artères<span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">[Pg 182]</a></span>
-et prêtait à son sang une alacrité, une
-jeunesse salace et comme une joie grave et
-tendre.</p>
-
-<p>Tout à coup, sans préparation, un vers jaillit
-entre ses dents:</p>
-
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">J'ai fait un peu de bien: c'est mon meilleur ouvrage!<br /></span>
-</div></div>
-
-<p>—Pauvre Voltaire! songea Rocaroc, tandis
-que le masque entrevu de l'usurier de
-Ferney cessait de grimacer en son cerveau pour
-laisser le passage à des rêves, dans du sommeil:
-le bien, ce n'est pas de l'ouvrage: c'est du
-repos!...</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">[Pg 183]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="CHAPITRE_VIII" id="CHAPITRE_VIII">CHAPITRE VIII</a></h2>
-
-<h3>CHEZ MACHIN'S ET AILLEURS</h3>
-
-
-<p>—Tu dois être satisfait: je me sens complètement
-saoul!</p>
-
-<p>—Je ne suis pas mécontent, mon ami: ça
-te manquait!</p>
-
-<p>—Vous êtes dur, monsieur Bihyédout!</p>
-
-<p>—Vous êtes raide, monsieur Rocaroc et
-cher directeur, mais faisons semblant de causer,
-de sang-froid. Qu'est-ce que c'est, s'il vous
-plaît, qu'une sorte de banquier qui joue le
-trappiste et le bénédictin, qui ne sort d'un
-compte-courant que pour entrer dans une liquidation,
-qui se jette d'un fonds d'État sur
-une valeur industrielle, qui n'est que science,<span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">[Pg 184]</a></span>
-conscience, travail, calcul différentiel et probabilité
-raisonnée? Cet homme-là, monsieur,
-frise, à cent cinquante mille pas, la faillite, la
-banqueroute,—et la banqueroute frauduleuse,
-la fuite, et même le suicide, si j'ose m'exprimer
-ainsi! On se dit: «S'il ne fait pas la
-noce, c'est qu'il n'a ni les moyens ni les loisirs
-de la faire, pas la moindre liberté d'esprit—et
-les pires difficultés. D'autant que rien
-ne le rattache à la vie—à la vie d'ici. Il sera
-aussi heureux en Grèce, ou dans l'au-delà.
-Des spéculations, soit! Mais des spéculations
-métaphysiques, fi! Que l'on nous donne un
-jouisseur!» Car, ne t'y trompe pas, tes actionnaires...</p>
-
-<p>—Nos actionnaires...</p>
-
-<p>—Et les obligataires, Bihyédout, et les obligataires?</p>
-
-<p>—Les obligataires sont obligeants, mais
-tais-toi, tu es vraiment saoul! Tes actionnaires,
-donc, veulent en avoir pour leur argent.<span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">[Pg 185]</a></span>
-Si tu t'affiches avec une maîtresse très
-chère, c'est pour eux une valeur représentative,
-un goûter de dividende et de dividende
-non fictif, c'est une participation cérébrale—la
-meilleure—aux bénéfices les plus palpables,—et
-ils en ont, sauf respect, plein les
-mains...</p>
-
-<p>De petites lumières, sur les tables, se donnaient
-des airs de mourir sans fin, et des
-fleurs fardées pourrissaient, impassibles. Des
-cordons de femmes se nouaient aux dos des
-buveurs comme à Monte-Carlo, derrière les
-pontes et les ors. Mais ici, la partie était plus
-risquée,—et plus tentante. Que représentait
-celui-ci ou celui-là?</p>
-
-<p>De l'éther et de la morphine luttaient mal
-contre des parfums incertains. Des robes de
-cent louis cherchaient cinquante francs, pour
-l'huissier, ou trente, pour la nourrice. Un
-bouquet de tendresse épicée et lourdement
-mystique, une lie de rosserie besoigneuse<span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">[Pg 186]</a></span>
-enserraient un néant bruyant, d'une prétentieuse
-et outrancière vulgarité, d'un érotisme
-de surface, en cris, en rires, en gestes fous;
-tout était éclatant, pétillant, fusant, crachant,
-embouteillé.</p>
-
-<p>L'excitation et l'assoupissement, ensemble,
-prenaient toutes les formes des rêves: ici,
-d'inoffensifs <i>clubmen</i> replaçaient sur leur
-trône, au hasard des tournées, le Roy légitime
-et l'Empereur héréditaire, non sans insister
-sur la parfaite ordonnance de leur
-éternelle conspiration: ils donnaient, à haute
-voix, les noms des officiers généraux en activité
-de service, des dignitaires et employés
-supérieurs qui étaient dans leurs vues et à
-leurs gages.</p>
-
-<p>Comme le plan et les noms n'avaient pas
-changé depuis douze ans, la plupart des serviteurs
-d'élite ainsi nommés étaient morts,
-en retraite, révoqués ou réclusionnaires, mais,
-parmi les ululements des lautars roumains,<span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">[Pg 187]</a></span>
-cette fanfare d'ambition et d'aventure frappait
-fortement les filles en plein songe.</p>
-
-<p>C'était comme un rien de la terre, sa couronne
-et son auréole, en fumée, qui les venait
-caresser dans leur idéal et leur huitième
-ciel. Elles goûtaient leur plus pur, leur unique
-délice, promenade de soleil factice dans le
-préau clair et musical de leur prison de joie
-inexorable et de volupté à perpétuité, oasis
-d'oubli et de puérilité pâmée, nirvâna de silence
-relatif et profond pour leur âme lointaine,
-au bord d'un verre à paille et à glace
-pilée.</p>
-
-<p>Des morphinomanes s'abandonnaient tout
-à fait, prêtaient généreusement aux gens des
-«gueules» d'anges et de dieux païens, ouvraient
-des bars de petites filles visionnaires,
-parlaient comme on prie, ouvraient ces yeux
-immenses qui ne voient plus rien, ouvraient
-ces pauvres ailes de la débauche démente qui
-battent la campagne pour faire rire ceux qui<span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">[Pg 188]</a></span>
-ne savent pas, pour faire pleurer les séraphins
-tombés, s'il en reste...</p>
-
-<p>Les courtisanes de carrière et de vocation,
-en brique pâle et en bois dur, reposaient à
-peine leurs regards de femmes sur les tachettes
-rouges à toques noires et jugulaires d'or des
-grooms indifférents et las pour se remettre,
-muettes et dédaigneuses, à la disposition sans
-rigueur de cette inconnue algébrique, M. Miché.</p>
-
-<p>Les inévitables et illustres plaisantins
-usaient leur ventre pour faire couler de table
-à table et de salle en salle, un rire liquide, de
-la limonade, telle <i>fine</i>—ou quel champagne!
-Petite-fille d'une bouquetière historique, une
-vieille sorcière colportait des boutonnières et
-des fantômes de roses. Le patron hoquetait
-de client en client, par politesse et pour ne pas
-faire honte à son ami le prince X... ou le comte
-romain Y..., en bon copain très rond, très sûr,
-à peine sec—sur les prix.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">[Pg 189]</a></span></p>
-
-<p>—Sais-tu, dit Rocaroc, la différence entre
-les lautars et les tziganes? Les lautars, c'est
-le coup de couteau, les tziganes, c'est l'empoisonnement.
-La valse lente, c'est le chloroforme.</p>
-
-<p>—Tiens! murmura lentement Bihyédout,
-tu es moins saoul!</p>
-
-<p>—La musique, mon ami, la musique.
-L'odeur, le dégoût!</p>
-
-<p>—Décidément, tu n'es plus saoul du tout!
-Dommage!</p>
-
-<p>—Dommage! Tu es gentil! Voulais-tu
-m'entôler?</p>
-
-<p>—Pas moi! Mais ça ne te ferait pas de
-mal. Ni à nous! Il n'y a rien de meilleur pour
-un voleur—tu permets?—que d'être entôlé.
-C'est un brevet de bêtise, partant, d'honorabilité.</p>
-
-<p>—Nous n'en sommes pas là, Bihyédout!</p>
-
-<p>—Parole! Tu n'as jamais été plus lucide!
-Mais pas fin! Nous nageons dans le succès.<span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">[Pg 190]</a></span>
-Conjurons le sort. Ayons l'air de ne pas faire
-exprès de réussir. Nos opérations sont sans
-risques. Pourquoi? Parce qu'elles sont illicites
-et criminelles. Pouvons-nous le proclamer
-à la face de l'Univers? Si nous avons une
-bonne et brave gaffe, bien stupide, bien humaine,
-nous sommes sauvés. Il ne faut jamais
-avoir la figure de posséder la pierre philosophale.
-Un sorcier? horreur! Un inventeur
-malchanceux? ah! le brave homme! un financier
-infortuné! un être génial! il prendra sa
-revanche! Et chacun de courir à sa réserve!
-le porte-monnaie n'a plus de fond!</p>
-
-<p>—Un simple mot, Bihyédout! ne puis-je
-pas m'entôler moi-même?</p>
-
-<p>—Tu te surpasses! Nous sommes deux,
-vieux! nous sommes deux!...</p>
-
-<p>... Les violons râclaient plus bas: contractions
-de gorges et extases d'entrailles... Un rut
-contenu, maintenu, puis crissant et jaillissant,
-aigu, douloureux et bref, pleurait en communion<span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">[Pg 191]</a></span>
-de caresses inconscientes et larvées, en
-un ramas de simagrées mélodiques et sensuelles
-qui semblaient mimées par les notes et
-les gestes même des exécutants... Pas la moindre
-illusion, d'ailleurs... La gaze qui filtre, dans
-certains théâtres, le délice et la fatalité des
-morceaux de musique et des musiciens, le tamis
-nécessaire entre la moustache des exécutants
-et l'extase de l'assistance, la moustiquaire
-d'idéal, pour tout dire, n'existe pas
-chez Machin's. Les lautars sont comme chez
-eux, sont chez eux. Leur coup d'archet n'interprète
-pas: il commande, donne des indications
-précises et personnelles: c'est un <i>espéranto</i>
-rauque, sensuel et brutal. Ils ne sont
-que des rastas en tenue parmi des rastas plus
-ou moins en civil, gigolos d'ordonnance à
-torsades et brandebourgs, qui aguichent et qui
-récoltent, qui surveillent et qui contrôlent.
-Les buveuses ne les regardaient pas: elles
-sentaient leurs yeux—sur elles—et en elles.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">[Pg 192]</a></span></p>
-
-<p>—Ne crois-tu pas, murmura Rocaroc, qu'il
-faudrait tuer ça aussi, tout ça, tout ça?</p>
-
-<p>—Quoi, ça? <i>Ça</i> mâle, <i>ça</i> femelle?</p>
-
-<p>—Femelle!</p>
-
-<p>—Tu en as de bonnes! Autant nous enlever
-le pain de la bouche! C'est ça qui fait les
-mendiants, qui fait les tapeurs, qui fait les
-avares, notre clientèle entière, quoi! C'est ça
-qui fait pousser, germer, mûrir, éclater de
-dégoût, la honte, la peur de vivre, c'est ça, le
-ferment anti-social! Assassiner les prostituées!
-Sacrilège! Tu n'en as pas l'étrenne! On a essayé.
-Il y a eu cet imbécile de Jack l'Éventreur
-(qui était légion). Ils ont éventré de
-braves Irlandaises qui tout de même, dans
-Whitechapel, en donnaient bien pour leurs
-pence aux matelots ivres et aux policemen.
-Il y a eu une petite équipe, ici, qui a travaillé
-peu ou prou; résultat: on a guillotiné
-un Pranzini et un Prado, innocents comme
-l'enfant qui vient de naître (et tout le monde<span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">[Pg 193]</a></span>
-le sait aujourd'hui, même ces brutes de jurés
-qui acquittent depuis, à tour de bras, en présence
-même de l'évidence, histoire de présenter
-leurs excuses aux têtes inapaisées, dolentes
-et sanglantes du Levantin Pranzini et
-de M. Frédéric Linska de Castillon!) Au reste,
-la fille, ça repousse—et ça dure. C'est une
-maladie de langueur.</p>
-
-<p>—Allons-nous-en, dit Rocaroc. Ça ne me
-met pas en train.</p>
-
-<p>... Les Champs-Elysées avaient l'air de retenir
-leur souffle et de fuir, en deux bandes
-serrées d'arbres et de verdure, devant l'invasion
-incessante et crissante des autos et autres
-voitures galopant vers le Bois. A distance,
-l'Arc de Triomphe de l'Etoile, tout petit, paraissait
-s'ouvrir de lui-même, tout exprès pour
-laisser le passage à ces monstres de fer teint,
-gantés et chaussés de caoutchouc. Penchés
-l'un sur l'autre, les monuments et les bassins
-mouraient, en clair-obscur.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">[Pg 194]</a></span></p>
-
-<p>—Comme c'est triste! dit Bihyédout. Il
-faut sortir du bagne pour s'attacher à la grandeur,
-à la tendresse, à l'infini de ce paysage
-engeôlé! Et encore, toi, tu dois n'y rien comprendre:
-tu ne t'es pas évadé! Mais pour moi,
-ce sont les lacs, les entrelacs et les lacis de
-toutes les Guyanes avec les routes pour gardes-chiourmes
-français et indiens et les baraques,
-à droite et à gauche, où dorment, d'un œil, les
-guet-apens, les fers et les boucles!... C'est délicieux,
-tout de même. Il y a ce ciel en fil de
-Suède, ces coulées de vert-de-gris, de rouille
-et de terre de Sienne jouant avec du vert clair
-et du vert mélancolique, il y a ces désespoirs
-d'arbres et cette sérénité atroce; il y a ce
-paysage ancien captif dans une ville changée
-entièrement, possédée par les démons modernes
-et qui ne pense même plus à ses vieux
-otages, qui leur passe à travers le corps, à travers
-l'âme, en embardée, et qui ne leur envoie
-que ses enfants et ses vieillards comme<span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">[Pg 195]</a></span>
-en un autre préau d'asile ou d'hôpital. Mais,
-au fond je crois que ces petits lacs et ces
-vieux troncs à feuillages ne se soucient plus
-de Paris et qu'ils ont oublié la ville comme
-la ville les a oubliés. Ce sont des exilés qui
-causent à voix basse et qui font un bruit de
-limbes en se saluant.</p>
-
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">—<i>Super flumina Babylonis</i>,<br /></span>
-</div></div>
-
-<p>ne put s'empêcher de fredonner Rocaroc.
-Tu n'es pas gai ce soir, Bihyédout.</p>
-
-<p>—Ni gai ni triste. Mais ta citation est
-fausse. Les hommes, ça se fait à tout: ça
-peut mourir quand ça veut—ou à peu près!
-Et puis, si enchaîné que ce soit, ça n'a-t-il pas le
-plaisir de traîner ses fers et ses pieds, d'avoir,
-au son même que chantent ses entraves, je ne
-sais quelle ombre de mélodie, je ne sais quelle
-âpreté de souffrance vivifiante et je sais trop—et
-toi aussi!—quelle révolte de vie, de vie
-ancrée, oxydée, latente et gonflant son sang,
-de vie plus forte que sa destinée, de vie-espoir,<span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">[Pg 196]</a></span>
-de vie-volonté qui vous fait respirer du
-passé et de l'avenir, de l'avenir surtout, à
-pleins poumons, à poumons ivres, à poumons
-libres! <i>Super flumina Babylonis!</i> Nous
-avons connu mieux et pis... De quelle sueur—pour
-ne pas parler de cœur—abattions-nous
-là-bas, près du Maroni, les arbres et les
-broussailles dorées? Nous imaginions, peut-être,—confusément,—que,
-ces bois fauchés
-et massacrés,—l'habitude!—nous
-apercevrions, de moins loin, dans nos rêves,
-les arbres familiers, nos arbres à nous, ceux
-de nos cimetières et de la route de notre
-clocher! Eh bien! vieux, c'est en m'évadant
-que j'ai découvert que les arbres n'ont pas
-de patrie et que, partout, ils sont amis à qui
-leur est ami, à qui a besoin d'eux. Ils avaient
-un signe—lequel? je ne le reconnaîtrais
-pas: je ne suis ni sorcier ni poète—pour
-m'indiquer, de proche en proche, un semblant
-de chemin dans ces horreurs de forêts<span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">[Pg 197]</a></span>
-vierges qui couchent les nègres et forçats
-marrons à la nuit et les fauves, singes féroces,
-serpents voraces et gypaètes—à perpétuité!...
-Ils se prêtaient même, ces braves arbres, à
-des escalades impossibles et à des retraites de
-repos, devant les dangers d'acier, de plomb,
-de griffes et de dents. Ils vous portaient et
-vous berçaient, comme des nourrices gigantesques
-aux mille bras, aux mille boucles, aux
-mille rubans de feuilles et de fleurs!... Ils ne
-pouvaient qu'être bons et divins, aspirant le
-feu et l'âme de la terre par leurs racines recluses
-et disant, quand le vent le leur permettait,
-bonjour aux étoiles, leurs sœurs, emprisonnées
-dans un ciel lourd derrière une
-grille de nuages... Ils consument une vigueur
-inutile qu'ils veulent nous transfuser, en prenant,
-de leurs aspérités providentielles, une
-goutte de notre pauvre sang et ils restent debout,
-comme s'ils étaient tous des grenadiers,
-en ne dansant pas assez, en ne perdant pas<span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">[Pg 198]</a></span>
-assez de leur frondaison parce que, mon cher,
-les arbres ne sont pas plus malins que nous:
-tout ce qu'ils espèrent, c'est d'être couchés un
-jour, pour de vrai!</p>
-
-<p>—C'est toi qui es saoul, pauvre vieux: tu
-es lyrique!</p>
-
-<p>—Lyrique! Je les entends, je te le jure, les
-salamalecs et les caresses du vent; il n'y en
-a pas beaucoup: c'est de choix. Les arbres
-de la Guyane conversent avec ceux d'ici et
-communient, en nostalgie. On ne leur demande
-plus rien, ni aide, ni ombre; on ne les connaît
-plus, on ne s'évade plus, on n'a même plus
-l'idée de lever leurs yeux vers leurs branches
-pitoyables pour entendre mieux pépier les petits
-oiseaux! Ah! je reconnais le souffle de mes arbres,
-des arbres du Maroni! Je ne suis l'ennemi
-des hommes que parce que je suis l'ami des arbres.
-On blague les singes qui passent au travers
-et par-dessus. Eh bien, moi! je voudrais être un
-je ne sais quoi d'arbre, une sous-racine, très<span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">[Pg 199]</a></span>
-bas, très bas, comme je le suis moralement,
-pour rendre à un arbre ce que je leur dois à
-tous! Et... et... Qu'est-ce qu'ils ont donc, les
-arbres à me dire de m'évader encore... M'évader?...
-D'où?...</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>... Un coup de feu tiré d'un massif ne permit
-pas à Rocaroc de répondre à un Bihyédout
-vivant...</p>
-
-<p>Le promeneur était tombé le nez contre
-terre et déjà une nuée d'agents cyclistes s'abattait
-autour du cadavre et du survivant. Une
-seconde après, deux autres policiers en bourgeois
-accouraient, dramatiques, en hurlant:</p>
-
-<p>—Nous ne l'avons pas! nous ne l'avons
-pas! On est après!</p>
-
-<p>—Ça n'est donc pas monsieur? demanda
-l'un des premiers arrivés, en désignant, avec
-un respect subit, le Rocaroc stupide.</p>
-
-<p>—Monsieur?... l'assassin?... Ah! des fois,
-non! rigola un des civils.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">[Pg 200]</a></span></p>
-
-<p>Et le second, secouant affectueusement le
-banquier, lui glissa:</p>
-
-<p>—Faut pas faire cette gueule-là, patron!
-On est un homme, pas?</p>
-
-<p>... Une demi-heure après, le commissaire
-du quartier, mandé en hâte à son bureau,
-s'usait à réconforter le survivant:</p>
-
-<p>—C'est entendu, monsieur, les Champs-Elysées
-ne sont pas sûrs, mais à qui la faute?...
-A des gens comme votre macchabée, pardon,
-votre ami, pardon, monsieur le directeur, votre
-secrétaire général. Je me demande s'il faut
-vous l'avouer—oui, oui, il le faut..., pour diminuer
-votre douleur..., pardon, votre chagrin...,
-pardon..., votre saisissement..., bref, c'était un
-pas grand'chose. Vous ne comprenez pas? tant
-mieux!... C'était un bon employé?... Mieux?...
-un excellent collaborateur? Mieux encore?
-un associé? Plus? Une cheville ouvrière?
-Diable! Mais ça se remplace! Dans une grande
-entreprise comme la vôtre... Abordons, monsieur,<span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">[Pg 201]</a></span>
-un point plus délicat. Pardon, une
-fois de plus, mais Bihyédout, feu M. Bihyédout—ou
-soi-disant tel—ne m'était pas inconnu...
-Usurier, mais oui, monsieur, usurier, courtier
-d'usurier, faux courtier d'usurier... Oui,
-nous savons tout! Hélas! Et des mœurs!... Vous
-voyez là—et dans le lieu même de sa mort—la
-cause de sa fin! jetons un voile, oui, oui,
-pardon!... Je ne suis pas prude... Magistrat...
-parisien... lettré... le quartier... On comprend
-encore ça au bagne, mais ici, quand il y a tant
-d'occasions!... Comment? vous ignoriez? Ah!
-mon pauvre monsieur, comme je vous félicite!
-vous ne saviez pas que votre secrétaire-général
-était un forçat évadé, un certain <i>Défrisé des Panoyaux</i>?
-Elle est bonne! Nous le savions, nous:
-il était de la boîte! Sans ça!... Et je me permets
-de vous rendre hommage: le défunt qui
-nous a dénoncé tout l'univers n'a jamais écrit
-un mot sur vous, pas ça, pas ça, pas la moindre
-fiche anonyme, la peau, quoi!... Mais croyez-moi,<span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">[Pg 202]</a></span>
-il aurait pu devenir dangereux: il était
-beaucoup trop intelligent. Il nous faisait beaucoup
-de tort à nous, personnages officiels:
-il devinait, monsieur! C'est affreux! Vous, il
-vous aurait mangé aussi! C'était plus fort que
-lui: il fallait qu'il mît tout dans sa poche,
-les choses, les gens. Croyez-moi, monsieur,
-n'ébruitez pas cette affaire... Histoire de
-mœurs... Il était ivre, n'est-ce pas? ivre-mort?...
-Non?... Si... si!... Ivre-mort ou, du
-moins, au moment précis de la congestion...
-Non?... Accordez-moi qu'il titube... Vous êtes
-obligés de le quitter... Rendez-vous... rendez-vous
-d'affaires! Et alors arrive une de ces sales
-autos, qui fiche le camp, après, très vite...
-Allez vous coucher, monsieur, au plaisir!...
-La voilà justement, l'auto!...</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">[Pg 203]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="CHAPITRE_IX" id="CHAPITRE_IX">CHAPITRE IX</a></h2>
-
-<h3>LA SÉANCE CONTINUE.</h3>
-
-
-<p>
-<i>M. Rocaroc à M. Capucino, Cayenne</i><br />
-<br />
-Mon cher Directeur,<br />
-</p>
-
-<p>Vous m'avez vu, si vous m'avez regardé,
-pleurer un ami qui vous toucha, hélas! de
-trop près.</p>
-
-<p>Un même deuil m'étreint aujourd'hui.</p>
-
-<p>Vos fonctions vous ont permis de peu
-fréquenter le nº 14713, dit le <i>Défrisé des
-Panoyaux</i>: c'est l'objet de mes regrets et de
-ma douleur.</p>
-
-<p>Au bagne, j'avais peu remarqué l'individu:
-il n'était pas de mon équipe—et j'avais
-autre chose à faire.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">[Pg 204]</a></span></p>
-
-<p>Mais, dès mon arrivée à Paris, il s'imposa
-à moi par une ingéniosité, une énergie, une
-éloquence, un esprit d'initiative et une bonhomie
-insensés. Je lui devrai la fortune.
-Inventeur, créateur de notre banque, il ne
-s'en occupait que de loin, et de haut, et se
-contentait de ses appointements de secrétaire
-général, qui étaient fort élevés, et de sa participation
-aux bénéfices, assez peu négligeable.</p>
-
-<p>Comme tous les hommes de génie, il s'en
-tenait à ses idées qui changeaient souvent et
-se multipliaient, au pas de charge, se souciant
-peu de leur application.</p>
-
-<p>Paul Chéry, pour le nommer, était une
-brute qui avait soif de néant et de ciel. Bihyédout
-(nom, pour Paris, du 14713) était un
-esprit qui—je l'ai su trop tard—n'avait
-soif que de l'ordure. Mais il ne m'a jamais fait
-que du bien. Passons. Moi, vous me connaissez,
-monsieur le Directeur: je ne suis ni bon,
-ni mauvais, je suis au <i>mitan</i>.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">[Pg 205]</a></span></p>
-
-<p>Je vous vois sourire et murmurer: <i>in
-medio stat virtus</i>.</p>
-
-<p>Je ne suis, certes, ni vertueux, ni la Vertu
-(avec un grand V) ni même <i>une vertu</i>. J'ai
-pris ma part des péchés des hommes, mais
-tout est relatif, tout est <i>actuel</i>.</p>
-
-<p>Assassin et voleur, je prétends valoir n'importe
-qui et n'être pas méchant. Je me suis
-défendu, et me défends, <i>d'avance</i>, voilà tout.</p>
-
-<p>Vous avez, dans une de vos dernières lettres,
-blâmé la profession que je me trouve avoir
-embrassée. Je n'ai pas été désapprouvé par un
-de vos supérieurs les plus hiérarchiques et
-j'ai même eu la joie respectueuse et un peu
-amusée de vous faire décerner un honneur
-qui, au reste, vous était dû. J'éprouve la joie
-plus grande, plus humaine, plus qu'humaine
-et très pure d'avoir rendu service à ceux des
-hommes qui sont dignes de ce nom, qui
-veulent travailler, avoir des jours pleins et
-des nuits sereines.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">[Pg 206]</a></span></p>
-
-<p>Oui, mon cher maître, la suppression des
-empêcheurs de goûter et de déguster en rond
-n'a pas une mauvaise presse. J'incarne la
-Fatalité ou plutôt nous l'incarnions, ce pauvre
-Bihyédout et moi, avec désinvolture.</p>
-
-<p>Mais mon triste associé devenait terriblement
-chimérique. Son idéologie tournait au
-lyrisme et à l'extase et, si j'ose l'avouer, un
-discours qu'il me débita à l'instant de sa mort
-m'épouvanta plus que sa fin même.</p>
-
-<p>Il n'est que le camouflage de son trépas
-pour m'avoir terrorisé plus encore. Imaginez
-que le commissaire n'a pas voulu encaisser et
-endosser le guet-apens et le meurtre. Il paraît
-qu'il y avait des à-coups et des dessous. J'ai
-compris les capitaines de gendarmerie qui
-utilisent des balles de Lebel dans des cadavres
-de bandits à primes et avancements, mais
-faire passer une auto sur la trace d'un revolver,
-c'est une opération judiciaire que je ne
-connaissais point.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">[Pg 207]</a></span></p>
-
-<p>J'ai rendu quelque estime à ces voitures
-calomniées et, comme on ne sait pas ce qui
-peut arriver et que la disparition de mon
-associé me laissait des fonds disponibles, j'ai
-acheté une soixante-chevaux. A votre service,
-mon cher directeur!</p>
-
-<p>Mon malheureux ami était très parisien,
-très répandu, universellement méprisé et
-honni, c'est dire qu'on en parlait à tout bout
-de champ. Personne ne s'est inquiété des
-conjonctures où il avait perdu l'existence. Au
-fond, c'est un suicide comme celui de Paul
-Chéry, mais ici, c'est la Loi qui, éclatante et
-en grand apparat, rend, sans tête, un fou à sa
-chimère, là (c'est ici), la Loi fait écrabouiller
-un sage voluptueux pour l'enfouir sans bruit.
-Ah! la vie! mon cher directeur! la vie! c'est
-au dessous de la bêtise, de l'idiotie et du
-néant!</p>
-
-<p>C'est tellement sot que ça vous enlève
-tout sentiment et que ça ne vous laisse qu'une<span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">[Pg 208]</a></span>
-sorte d'égoïsme vaniteux et sentimental (ce
-qui n'est pas un sentiment).</p>
-
-<p>Au fond, je suis satisfait; bassement, ignoblement,
-d'être débarrassé de mes deux amis,
-Chéry et Bihyédout, heureux de les regretter—à
-en crever—et d'avoir à les regretter.</p>
-
-<p>Je me sens libre.</p>
-
-<p>Je ne me sens libre que maintenant.</p>
-
-<p>Libre parce que les affaires ne vont pas
-mal du tout.</p>
-
-<p>Libre parce que je n'ai plus ni hypnotiseur,
-ni conseiller cynique et bonasse, libre
-parce que je n'ai plus besoin de mon terrible
-cousin de ministre (j'espère que vous l'avez
-remercié pour votre rosette), libre envers mes
-victimes et mes employés.</p>
-
-<p>Car je continue à exercer mon industrie.</p>
-
-<p>J'ai charge d'âmes, d'âmes à délivrer—s'il
-en reste,—d'âmes à nourrir, avec le corps.
-J'ai hésité, j'ai interrogé ma conscience
-(mais oui!) et mon cœur (parfaitement!) Et<span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">[Pg 209]</a></span>
-nous avons eu, hier soir, notre mendiant
-quotidien (deux ou trois au nombre) et un
-type qui n'est pas pour me faire changer de
-main (vous verrez ci-après le gabarit du coco).</p>
-
-<p>Je vous avouerai, en outre, que j'ai besoin
-d'occupation et de distraction, que la méditation
-m'est lourde et insupportable et que j'ai
-trop de souvenirs pour un seul homme.</p>
-
-<p>Je fonderai, à l'automne, un journal gouvernemental,
-mais nous nageons encore en
-plein été et je tiens à posséder personnellement
-la moitié plus une des actions, argent
-comptant: j'ai peur de me soupçonner et
-convaincre d'ambitions politiques. La famille,
-voyez-vous!</p>
-
-<p>J'ai un cousin ministre. Pourquoi ne serais-je
-pas député?</p>
-
-<p>Vous m'avez rendu l'honneur—l'honneur
-d'un autre—et prêté une nouvelle vie—la
-vie d'un autre. Je suis un citoyen tout neuf,
-tout battant neuf, un électeur qui n'a pas<span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">[Pg 210]</a></span>
-encore servi, un éligible à la disposition des
-scrutins. Je vous dois tout—et la liberté qui
-est plus que tout.</p>
-
-<p>Vous êtes mieux que mon père. Passons.</p>
-
-<p>Ou plutôt, puisque nous n'avons pas encore
-quitté ce terrain, vous me laissez deviner que
-vous êtes, non fatigué, Dieu merci! mais las!
-et, si j'ose employer ce mot, un peu écœuré!</p>
-
-<p>Vous n'avez jamais profité de vos congés,
-vous les avez capitalisés: ça fait un assez joli
-tas de campagnes et d'annuités. Bref, vous
-avez droit à votre retraite: pourquoi n'en
-jouiriez-vous point? Et vous me permettrez de
-donner à ce terme: <i>jouir</i> tout son sens, tous
-ses sens.</p>
-
-<p>Je connais votre tristesse et quelques-uns
-de vos chagrins. C'est une raison de vous
-secouer. La terre de Guyane vous est, depuis
-plus d'une année, aussi disgracieuse et dolente
-que le pavé de Paris. Vous n'avez plus aucune
-illusion sur la moralisation possible des forçats,<span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">[Pg 211]</a></span>
-des gardiens, du personnel administratif,
-de la colonie entière, voire de vos égaux et
-supérieurs hiérarchiques de Cayenne et de la
-mère-patrie. D'autre part, monsieur le Directeur,
-vous êtes jeune encore et plein de ce feu
-sombre qui veille et se conserve sous la cendre
-et qui doit se jeter sur l'existence pour ne pas
-se consumer soi-même et se détruire vainement,
-plein d'une énergie inemployée qui doit
-s'user en volupté et en action nouvelle, d'une
-bonté, enfin, à laquelle il faut un aliment et
-des objets inédits.</p>
-
-<p>Interrogez-vous bien, n'avez-vous pas envie
-de Paris, du boulevard, des cafés, des théâtres,
-de tout ce qui vous peut être oubli,
-distraction, rêve dans un passé très lointain?</p>
-
-<p>Et moi, et moi... car il faut parler de moi...</p>
-
-<p>Vous souvenez-vous du <i>Journal intime</i> que
-vous voulûtes bien parcourir, à mon insu,
-quand j'étais à votre service. Vous m'avez
-serré la main, violemment, pour avoir lu, en<span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">[Pg 212]</a></span>
-tête d'un de mes cahiers, le cri de bête:
-«Oh! un ami!» Ce cri-là, actuellement, c'est
-tout moi! Je n'aurais plus le courage d'y
-ajouter des mots! Je ne pleure même plus. Il
-me semble que ce cri, c'est mon odeur—une
-odeur de mort, une envie, tout ce qui me
-reste de besoin d'existence, de besoin d'âme,
-de besoin!</p>
-
-<p>Eh bien! venez, mon cher Directeur, venez!
-ne vous en tenez pas à un préjugé grotesque:
-acceptez d'être secrétaire général de mon
-entreprise, mon directeur de conscience, oui,
-de conscience, mon compagnon de pensée,
-mon père, enfin, puisque vous êtes mieux que
-mon père. Toute la somme d'affection, de
-tendresse, d'estime, d'admiration et de respect
-que je n'ai pas eue à dépenser, hélas!
-tous mes bons sentiments, tout mon sentiment,
-je les situe en vous: je ne vous donne
-sans doute pas beaucoup, mais on ne donne
-que ce qu'on a.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">[Pg 213]</a></span></p>
-
-<p>Dieu est trop haut pour moi: je m'arrête à
-l'homme que vous êtes, si homme et si âme.
-En outre, j'ai un aveu à vous confier: je suis
-résolu à faire le bien, à payer la rançon très
-large de mes opérations, à créer, autant que
-je le pourrai, un office personnel et privé de
-l'aumône éclairée et supérieure, de la fraternité
-réfléchie, un ministère du sourire et de
-la prière exaucée. Je veux reprendre sur les
-faux pauvres pour les vrais pauvres, sur les
-inutiles dangereux pour les inutilisés nécessaires
-ou simplement utilisables, sur les incurables
-pour ceux qu'on peut guérir, sur la
-plaie purulente pour la blessure touchante et
-noble, mais, n'est-ce pas? ne m'obligez point
-à devenir pompier: vous m'avez compris,
-vous acceptez?</p>
-
-<p>C'est le discours <i>in extremis</i> de Bihyédout qui
-a triomphé de mes derniers doutes: ce bougre-là
-m'avait refoulé dans le vice et dans le
-crime, qui me faisait laver le sang dans de<span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">[Pg 214]</a></span>
-l'<i>extra-dry</i> et du <i>whisky</i> sans <i>soda</i>, qui me faisait
-oublier les vieillards assassinés dans de
-jeunes drôlesses terriblement vivaces! Et ce
-Méphisto à bedaine m'écrase de poésie avant
-de s'enliser dans l'authentique infini! Son
-lyrisme s'est, dans mes veines, transmué en
-pitié: c'est la seule poésie humaine...</p>
-
-<p>Mais je suis véritablement ému: je m'étends,
-je m'étends...</p>
-
-<p>Puisque vous acceptez mon humble proposition
-(ne dites pas non!) je veux vous
-faire un tableau de ma compagnie, je ne veux
-pas écrire ma bande.</p>
-
-<p>Je suis à la tête d'une centaine de bandits
-qui ont été très affectés—jusques et y compris
-les larmes—de la mort du <i>Défrisé des
-Panoyaux</i>. Il en est qui <i>ne voulaient plus vivre</i>
-et qui, petit à petit, m'amenaient des recrues
-d'élite (lesquelles, pour rien au monde, n'auraient
-voulu coopérer aux agissements de
-Bihyédout et ne sont peut-être pas étrangères<span class="pagenum"><a name="Page_215" id="Page_215">[Pg 215]</a></span>
-à son trépas obscur). Anciens et nouveaux se
-sont réconciliés sur le cadavre en me déclarant
-qu'après tout, j'étais «un autre costeau
-que le type, moins poseur, moins râlant,
-moins rechignant, plus distingué—et d'attaque».
-Ç'a été, pour la pègre, une délivrance,
-et pour moi, un nouvel escadron. J'ai deux
-cent cinquante exécutants (ou exécuteurs)
-sans mettre en ligne de compte les indicateurs,
-amateurs et le casuel.</p>
-
-<p>Une des branches les plus florissantes de mon
-industrie, est le duel, j'entends le duel entre
-duellistes d'une certaine espèce et qui représentent
-les spadassins d'antan, à cette différence
-près qu'ils sont, non employés à gages,
-mais sans gages et que leurs patrons intérimaires
-s'en défendent plus que de raison. En
-occupant ces gars entre eux, quelques-uns de
-mes clients ménagent leur légitime et je ne
-désespère pas d'arriver, de proche en proche,
-à réaliser cette admirable page de <i>Salammbô</i><span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">[Pg 216]</a></span>
-où les mercenaires se détruisent, malgré eux
-et en s'embrassant, jusqu'à la plus fugitive
-des ombres de leur ombre. Mais il faut encore
-un gros ordinaire de combats singuliers pour
-en gorger le public, nausée incluse, et le préparer
-à une hécatombe en règle où tout disparaîtra,
-avec les procès-verbaux de rencontre,
-témoins contre témoins, médecins contre
-médecins, armuriers contre reporters et marchands
-contre gendarmes.</p>
-
-<p>Ma clientèle est contente: ça continuera.</p>
-
-<p>Il faudra bien encore, un jour, après épuration,
-bien entendu (mais ça vous regarde,
-mon cher Directeur), mettre le feu aux asiles
-de nuit, bancs de nuit, hôtels à la corde,
-maisons d'aliénés, hôpitaux, voire, hélas! aux
-prisons, dépôts de mendicité, salles soi-disant
-de travail, refuges et ouvroirs. Il faudra, après
-examen préalable (c'est encore votre affaire)
-tirer des feux de salve sur les moignons d'humanité
-qui viennent aux casernes quêter<span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">[Pg 217]</a></span>
-les eaux grasses et les os jetés... Mais ne songeons
-qu'au bien.</p>
-
-<p>Je ne suis pas digne de m'y frotter. Déjà
-j'ai, en propre, des disponibilités monnayées
-très suffisantes, non pour récompenser le vrai
-mérite qui n'est rien, mais la pénurie méritante,
-qui est tout.</p>
-
-<p>Si vous vous refusez à ma demande, je
-suivrai les errements de Bihyédout, je me
-livrerai à un massacre à la Saint-Dominique
-ou à la Hérode et je n'aurai pas de fine douceur
-dans un remords opaque et sourd. Je
-réclame de vous un sacrifice immense et,
-quoique indigne, je vous offre un sacerdoce,
-le plus rare et le plus consolant qui soit.</p>
-
-<p>A bientôt, n'est-ce pas? mon cher maître
-et collaborateur, et sachez moi, d'un cœur
-régénéré et rasséréné par la gratitude agissante,</p>
-
-<p>
-Votre<br />
-<br />
-Feu B. de La C.<br />
-</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">[Pg 219]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="CHAPITRE_IX_annexe" id="CHAPITRE_IX_annexe">CHAPITRE IX (<i>annexe</i>)</a></h2>
-
-<h3>LOUIS-NAPOLÉON SOLSEQUIN</h3>
-
-
-<p>«Lorsque, sur le coup de sa quarante-deuxième
-année, M. Agénor-Constant-Eudoxe
-Solsequin connut la gloire d'être père, il n'en
-conçut (pour ainsi parler) qu'une fort spéciale
-vanité. Après un conciliabule anxieux avec
-deux de ses amis, militaires à la retraite et
-mécontents, il se rendit en cabriolet, en leur
-compagnie, à la mairie de Strasbourg, et déclara
-ne consentir à donner à son enfant légitime
-et du sexe affirmé masculin, que les prénoms
-de Louis-Napoléon-Bonaparte.</p>
-
-<p>Le scribe, affolé, sans en entendre plus
-long, alla trouver le secrétaire. C'était au<span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">[Pg 220]</a></span>
-temps où un prince, encore jeune, attendait
-dans la citadelle de la ville une mise en liberté
-triomphale et secrète. Le fonctionnaire,
-dûment appelé, prit le nouveau père par un
-bouton changeant de son carrick de cérémonie,
-l'adjura, le supplia.</p>
-
-<p>—Ennemi de la tyrannie bourgeoise.—(Tais-toi,
-tais-toi!) serviteur fervent des gloires de
-ma patrie, je veux que ma progéniture...</p>
-
-<p>—Notre progéniture! intervinrent les deux
-officiers. Le chevalier que voilà, le chevalier
-que me voici, nous insistons, monsieur!...</p>
-
-<p>Le folliculaire usa des grands moyens: il
-mena le maigre cortège de cafés en brasseries,
-usa des sobriquets, appelant celui-ci Kikele,
-cet autre Feiffel, ce troisième Kartoffle; sa
-triste victoire raya le vocable Bonaparte, sous
-le prétexte—soutenable—que c'était un nom
-de famille (il fallut saluer) et non un prénom.</p>
-
-<p>—Tu comprends, avait conclu Agénor-Constant-Eudoxe,
-je n'ai pas eu le bonheur de<span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">[Pg 221]</a></span>
-mourir pour Sa Majesté l'Empereur et Roi
-(ici, les deux ex-demi-solde avaient pris la position),
-je vieillis en péquin de quatrième
-classe, je veux que mon moutard recueille,
-avec le fruit de mon inaction, la fleur de mon
-désir de gloire! A la vôtre!</p>
-
-<p>Ce vœu, comme les autres, ne se réalisa
-point.</p>
-
-<p>Le jeune Louis-Napoléon téta dans l'insignifiance,
-se sevra indifféremment, marcha
-cahin-caha, moucha là et ci, prit ses lettres où
-ça lui chanta, bêtifia, ânonna, bâtonna, truffa
-de pâtés sa ronde et sa bâtarde, chanta à faux
-ses racines grecques et son histoire sainte,
-lemme par lemme sa géométrie, équation par
-équation son algèbre.</p>
-
-<p>Son bachot lui fit l'effet d'une longue médecine.</p>
-
-<p>Pour fuir le collège et la Faculté toute
-proche, il s'engagea, histoire de guerroyer en
-Crimée, et ne fut pas trop fâché d'être<span class="pagenum"><a name="Page_222" id="Page_222">[Pg 222]</a></span>
-laissé dans une compagnie de dépôt, à Pontarlier.</p>
-
-<p>Il emporta, du régiment, un galon de premier
-conducteur, un certificat de bonne conduite,
-un congé de semestre renouvelable et
-un grand dégoût des responsabilités.</p>
-
-<p>Il entra donc au ministère de la Maison de
-l'Empereur avec le grade immérité de rédacteur
-et fit tellement remarquer son silence appliqué,
-son insignifiance laborieuse, son infatigable
-néant, qu'il connut, sans s'en étonner,
-les plus rares avancements.</p>
-
-<p>Certains de ses collègues et de ses supérieurs
-le craignaient comme mouchard avéré,
-d'autres comme révolutionnaire puissant.
-Grognard à l'envers, il ne murmurait jamais,
-marchait à pas très courts, ne faisait pas de
-zèle, était juste assez poli pour se faire redouter
-de tous.</p>
-
-<p>Les évènements de 1870-71 ne lui offrirent
-ni occasion d'héroïsme ni excuse de lâcheté.<span class="pagenum"><a name="Page_223" id="Page_223">[Pg 223]</a></span>
-Lieutenant aux compagnies de marche de la
-garde nationale, il commanda, sans morgue,
-sortit—et rentra.</p>
-
-<p>Après la Commune, qui le respecta,
-il reprit ses fonctions au ministère des
-finances, poursuivit une carrière plane et
-heureuse et ne se réveilla de son calme labeur
-que lorsque la nécessité de caser un sous-chef
-adjoint de cabinet lui fendit l'oreille, à lui,
-Solsequin, à la soixantième année de son âge,
-l'an 1896 de l'ère vulgaire.</p>
-
-<p>Chef de bureau, chevalier de la Légion
-d'honneur, officier de l'Instruction publique
-et du Mérite agricole, chevalier de l'ordre de
-Léopold et de la Couronne d'Italie, titulaire
-de la médaille d'or de l'Encouragement au
-Bien, chef de division honoraire et membre
-associé de l'Académie des Beaux-Arts du Yucatan,
-Louis-Napoléon sentit, du soir au lendemain
-matin (très tôt) que ses titres et dignités
-ne valaient que sur un billet de faire-part<span class="pagenum"><a name="Page_224" id="Page_224">[Pg 224]</a></span>
-et qu'il n'était pas encore du bois dont on fait
-un cercueil et un mort.</p>
-
-<p>Malgré le besoin de travail qui lui remuait
-la main droite, il eut assez de dignité professionnelle
-pour ne pas louer à des particuliers
-le reste des services qui étaient reconnus et
-pensionnés par l'État.</p>
-
-<p>Il frémit à compter ses revenus et capitaux
-dont jamais il n'avait eu cure, et, résigné
-à vieillir, étant vieux, à croupir dans sa retraite,
-étant retraité, il prit la canne de ville—bâton
-du pèlerin moderne,—quitta ses lunettes
-de fonctionnaire, et, pour la première fois,
-ouvrit ses yeux libres sur un bref univers.</p>
-
-<p>Tout de suite, il fut ébloui.</p>
-
-<p>Ses voyages, ses voyages d'agrément, étaient
-demeurés administratifs. Il s'en était remis à
-des guides, à des Compagnies, à des maîtres
-à admirer (en petit texte). A peine si, par habitude,
-il avait à chercher à établir si une
-proportion était juste ou une impression<span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">[Pg 225]</a></span>
-exacte, à un mètre ou un point d'exclamation
-près.</p>
-
-<p>De ses traversées de Paris, il ne gardait
-que l'impérieux et éternel dessein de trouver
-ce plus court chemin d'un point à un autre
-qui, en style noble et chimérique, se nomme
-la ligne droite.</p>
-
-<p>Il avait toujours maudit, sans phrases, les
-architectes et archéologues qui obstruent les
-routes naturelles de maisons, palais, monuments
-et autres obstacles.</p>
-
-<p>Il avait toujours eu un but: son devoir;
-un départ: son appartement; une halte:
-son restaurant.</p>
-
-<p>Rien ne lui appartenait plus, pas même ses
-sujets de conversation, si étroitement liés à
-ses fonctions et à ses collègues; il n'avait
-plus la ressource, possible et chère au temps
-d'Henri Monnier et de ce Balzac, de rôder en
-revenant,—en revenant—bon,—autour de
-son bureau et de son pupitre, histoire de<span class="pagenum"><a name="Page_226" id="Page_226">[Pg 226]</a></span>
-mettre au courant un successeur inhabile à
-jamais.</p>
-
-<p>Les règlements vous fendent, aujourd'hui,
-l'oreille pour de bon.</p>
-
-<p>Puisqu'on s'est donné la figure de travailler,
-on travaille, de naissance, sans méthode,
-sans finesse, sans tradition! Pouah!</p>
-
-<p>La mort dans l'âme, M. Solsequin s'avoua
-son ravissement de découvrir la Nature, le soleil,
-l'ombre et Paris, et prolongea son délice.</p>
-
-<p>Des comparaisons se nouèrent en son esprit
-entre ces paysages ressuscités et d'autres
-sites qu'il avait honorés de sa présence, sans
-y attacher d'autre prix. De fil en aiguille, il
-reporta toute son admiration affectueuse et
-passionnée sur l'air de la ville et sur son ciel
-qu'il huma, d'un trait, les yeux fermés.</p>
-
-<p>Le soleil, très doux, lui était fraternel et
-câlin, le ciel, en fumée de nuages, se glissait
-sous ses paupières closes; un parfum d'antiquité<span class="pagenum"><a name="Page_227" id="Page_227">[Pg 227]</a></span>
-humble, familiale et fine le pénétrait,
-sous ses vêtements bourgeois, une senteur
-marine l'enserrait, et, de biais, une immense
-onde de lumière, de science, de sourire, de
-besoin et de satiété bruissait autour de ses
-oreilles et de son chapeau haut-de-forme.</p>
-
-<p>Il cilla, pour s'orienter.</p>
-
-<p>Il se repéra au goulot de la rue St-Martin,
-jouxte la Seine. Une grosse et grise église minable
-le menaçait de sa proche ruine, au flanc
-de laquelle s'accrochaient un échoppe de bijoutier
-en vieux, faux, et une boutique de bistro-savetier,
-une église où, pour entrer, il fallait
-avoir bougrement besoin de prier! Cette masure
-sacrée se passait d'ornements extérieurs: elle
-avait les plus beaux saints du monde. Une
-double voûte de mendiants des deux sexes montait
-autour des escaliers, accotés, vénérables,
-sans niches et bienheureux, nimbés d'un clair
-soleil et d'une ombre sublime, tout en argent
-doré sous une patine d'un vert-de-gris qui ne<span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">[Pg 228]</a></span>
-s'obtient qu'en mille et quelques années, au
-fond de la mer. Les barbes sales, les yeux
-absents ou chassieux, les cheveux, les crânes,
-les loques, les moignons, tout était auguste,
-tant la sérénité de cette détresse était drue,
-d'ensemble et bien encadrée.</p>
-
-<p>Le chef de bureau resta béant. Il n'avait jamais
-connu l'envie. Les ministres, les gouvernements,
-même, s'étaient succédés au-dessus
-de sa tête sans qu'il y prît garde. L'admiration
-et la rancune n'avaient pas trouvé place
-en son âme. L'amour!... L'amour, ç'avait été
-une déception incessante et cette lèpre de mépris
-doux, de dégoût tendre qu'on remet sur
-sa chair après une expérience de plus, en attendant
-une nouvelle preuve et un autre vomissement...</p>
-
-<p>Cette fois, M. Solsequin maudit les hommes
-et les Dieux. A soixante et un ans, il découvrait
-le secret de la vie! Il se rappela confusément
-la fable persane de la chemise de l'homme<span class="pagenum"><a name="Page_229" id="Page_229">[Pg 229]</a></span>
-heureux, lequel, comme chacun sait, n'a pas
-de chemise. Il considérait cette grappe argentée,
-empourprée, ensoleillée, incrustée et
-sacrée d'êtres sans feu ni lieu qui avaient
-tout le feu de Dieu, tout le lieu de Dieu. (En
-fait, qui pouvait fréquenter cette église?) Les
-pauvres ne tendaient pas la main, ne marmonnaient
-ni patenôtres ni suppliques, semblaient
-seulement éternels et béats...</p>
-
-<p>Louis-Napoléon rentra dans son confortable
-entresol de la rue du 29-Juillet, l'esprit en
-berne—et le cœur vibrant.</p>
-
-<p>Il s'affaissa en pleine méditation. Il aurait
-été sauvé si les misérables lui avaient pu
-inspirer quelque commisération. Il eût donné
-toute sa fortune pour n'avoir que pitié, pour
-avoir pitié. Non: c'était l'envie qui le tenait
-sous son talon nu, l'envie et sa saveur empoisonnée,
-l'envie de la boue, l'envie de la
-crasse, avec des fossettes de rire et des trous
-de soleil.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_230" id="Page_230">[Pg 230]</a></span></p>
-
-<p>Huit jours après, l'appartement de M. Solsequin
-avait un autre titulaire ou sous-locataire;
-les meubles, objets d'art et d'utilité s'étaient
-envolés, contre des prix modiques, et Louis-Napoléon
-connaissait les joies du vagabondage
-sédentaire, éprouvait la volupté amère des
-refus bourgeois, des bourrades, anathèmes,
-blessures confraternelles de ses compagnons
-d'infortune: il possédait enfin la rue, la ville,
-la nature gentille ou irritée et même l'état de
-nature, au plus profond, au plus inespéré...
-Il n'avait pas encore soixante-deux ans mais,
-heureusement, ses mornes traits en marquaient
-près de soixante-quinze. La sagesse
-de son régime accusait les privations. L'éclat de
-son regard amusé et curieux attestait la fièvre
-de faim. Le tremblement de la main, inaccoutumée
-à toujours être tendue et creuse, témoignait
-de la honte la plus honorable, la plus
-sincère, la moins voulue.</p>
-
-<p>Sa place au soleil—et à la pluie—une<span class="pagenum"><a name="Page_231" id="Page_231">[Pg 231]</a></span>
-fois conquise, le nouveau mendiant amateur
-se tint pour le plus heureux des hommes. Il
-riait en songeant aux fakirs de l'Inde, aux
-stylites d'Egypte, aux lazzaroni mêmes et aux
-ermites. En plein Paris, le rêve et le couvert!
-En plein Paris, la psychologie peu ou prou
-désintéressée de la foule et de l'élite, le défi au
-baromètre et aux conventions sociales, l'ironie
-incessante, l'espoir sans fin, la déception
-espérée, le dédain, le dégoût, la pitié de l'apitoyé,
-tout le jeu des prévisions et des enquêtes
-brèves, la connaissance approfondie de l'inconnu
-journalier, la perception de fautes meurtrières
-et de crimes secrets, une sorte d'apostolat
-qui absout à la muette, une sorte d'inquisition
-policière qui se tait; le chef de
-division honoraire démissionnaire eut toutes
-les lueurs sans reflet et toute la science humaine.</p>
-
-<p>Jamais il n'éprouva le désir d'intervenir, de
-dépouiller sa défroque d'invalide, de rendre<span class="pagenum"><a name="Page_232" id="Page_232">[Pg 232]</a></span>
-service, au centuple, de devenir Providence
-en gros, après avoir joué au mauvais pauvre,
-en détail.</p>
-
-<p>Des conversations—il faut bien se lier—avec
-des voisins mâles et femelles, lui révélèrent
-les dessous des abîmes, les trappes de la déchéance,
-les oubliettes des culs-de sac. Sa
-bonhomie grave, prud'hommesque et distinguée,
-un reste obstiné d'éducation, une
-instruction juridique, fort appréciable en ce
-milieu, lui attirèrent vite, malgré lui, une vénération
-très consultée, des propositions de
-toutes sortes—et comme une autorité. Il redevenait
-chef de bureau—en plein vent—et
-de quel bureau! roi constitutionnel d'une cour
-des Miracles laïque, empereur de Truands truqueurs
-sans malice, sans maléfices, sans tradition,
-pape de fous trop sages et mieux que
-sages, sur l'œil, quand il leur en restait, aux
-aguets quand ils avaient des oreilles et des
-jambes, très sots et très abandonnés, pour dire<span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">[Pg 233]</a></span>
-le vrai. De-ci, de-là, on voyait passer de loin
-les riches, les puissants, les farauds de la corporation.
-C'étaient ces automobilistes feignants
-de culs-de-jante, gantés de fer, en aristos, et
-redressant leurs torses impeccables au-dessus
-de leur char de victoire (qui leur sert aussi de
-coffre-fort). Fous, gars romanesques et romantiques
-à passé glorieux ou simplement passionnel
-qui laissèrent leur jambe à un boulet
-de tel calibre et à la bataille de tel jour, à cette
-mine que vous savez bien ou à la cuve d'acide
-sulfurique du mari jaloux et traître d'une
-beauté—qui en mourut d'ailleurs...</p>
-
-<p>C'étaient ces merveilleux orientaux, cuits
-dans mille aurores et cent mille canicules, qui
-font chatoyer leur peau et leurs oripeaux
-comme une écumoire exotique et qui ont une
-armée de dents pour mieux prouver, en un
-sourire d'enfer coloré, qu'ils n'ont pas mangé
-et qu'il leur faut manger: Arméniens qui
-mêlent le patriotisme au besoin et qui font redouter<span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">[Pg 234]</a></span>
-le couteau, Hindous qui ont bien soin
-de ne point se faire comprendre ou entendre et
-qui portent, dans les plis de leur turban, le
-choléra, la peste et la malédiction bouddhique,
-Chinois échappés à leurs supplices pour les
-réserver aux tièdes bienfaiteurs européens, Japonais
-naturellement espions, sûrement généraux
-et qui imposent, du fait seul de leur nationalité...
-Des aveugles errants avaient un
-coup de leur bâton ferré plus profond, plus
-majestueux que de coutume, pour humilier
-leurs confrères au repos qui s'embusquaient
-au lieu de prendre la route de Dieu, de se
-confier aux secrets des chaussées et des carrefours
-et de demander pour une traversée difficile,
-et connue par cœur, le bras d'un brave
-homme qui vous laisse un sou dans la main.
-Des Polaques bleus ou filasses se hâtaient en
-ricanant: ils n'aimaient pas les églises où on
-les battait jadis, pour le moins, et ne tenaient
-en estime que la mendicité à domicile, les<span class="pagenum"><a name="Page_235" id="Page_235">[Pg 235]</a></span>
-braves escaliers d'anxiété, de rêve et de surprise,
-en mettant dans la réserve les donateurs
-habituels et les patronages confessionnels dont
-on peut tout exiger, en les assiégeant—à cause
-des journaux.</p>
-
-<p>Mais ceux que préférait Solsequin, c'étaient
-les pauvres honteux. Ah! que ces braves gens
-se donnaient de peine pour avoir l'air pauvres,
-honteux, fiers et dans la peine! Rasés à faux,
-blanchis aux deux-tiers, un œil fermé et l'autre
-hagard, mi-hérissés, moitié bien propres, ils
-exhalaient l'odeur de l'absinthe qu'on avale,
-pour n'avoir pas à manger, et de la peau sèche,
-pour ne s'être pas lavés exprès, histoire d'avoir
-eu à boire toute son eau!</p>
-
-<p>—Allez, allez, mes petits agneaux! songeait
-le neuf indigent. Si je vous avais connus plus tôt!</p>
-
-<p>Et il nourrissait de la haine contre les
-habits bourgeois et le ruban rouge qu'il conservait,
-bien dissimulés, pour le jour où toucher
-son trimestre de pension.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_236" id="Page_236">[Pg 236]</a></span></p>
-
-<p>Les filles avaient des airs à la fois familiers,
-respectueux, consolants et superbes parce que,
-n'est-ce pas, ces types-là, ç'a pu être des
-clients, c'est p't' êtr' soi qui les a foutus là,
-et que tout d'même, soi, on n'en est pas là,
-et qu' si on en était là, y a la Seine qu'est pas
-très loin!... Mais comme il suffit d'être mendiant
-d'église pour être vieux, centenaire <i>in-partibus</i>
-et jeteux de mauvais sorts, ces demoiselles
-se signaient et avaient des générosités
-diverses.</p>
-
-<p>Les souteneurs—dont on médit—étaient
-là pour offrir un verre:</p>
-
-<p>—On ne sait pas c'qu'on d'viendra et on
-est pas tous aveugles, pas? On peut encor'
-s'r'filer celle-là et celle-ci? C'est pas sérieux, ça
-fait des magnes! Et puis un homme d'église!</p>
-
-<p>Il y avait même des agents qui étaient charitables,
-et des domestiques qui avaient une
-bonté rare, ouatée de déférence.</p>
-
-<p>... Solsequin passait cependant, tout doucement,<span class="pagenum"><a name="Page_237" id="Page_237">[Pg 237]</a></span>
-de la conception de l'ordre à l'anarchie,
-du type de Joseph Prudhomme à celui de Thomas
-Vireloque (il restait dans sa littérature et
-son temps) lorsqu'un affreux évènement changea
-la courbe de ses desseins et de sa destinée.
-Ce ne fut pas un de ces cas foudroyants qui
-se suffisent à eux-mêmes et qui, en couchant
-leur victime, une fois pour toutes, ne laissent
-pas demander d'explications. Ça commença
-par un sourire, un sourire que le mendiant
-lâcha sur sa main et sur le décime vert-de-grisé
-que cette main venait de recevoir—dévotement.
-Le Monstre-Avarice venait de pénétrer
-au tréfond le plus secret de l'ex-fonctionnaire.</p>
-
-<p>Notre ami s'amusa d'abord, devint sérieux—et
-très sérieux, se passionna, s'affola. Il quémanda
-avec détachement, avec insistance,
-avec l'affaissement le plus impérieux, avec
-l'impatience la plus obsédante... Il ne fut bientôt
-plus que de la soif, la soif de l'or—et
-de moins. Il s'était mis, en un soir de lucidité,<span class="pagenum"><a name="Page_238" id="Page_238">[Pg 238]</a></span>
-à épeler son nom comme on décompte
-le numéraire: Louis, Napoléon, Sol, Sequin:
-tout ça, sa personnalité, son être, son âme,
-c'était monnayé, c'était de la monnaie précieuse,
-de l'appoint, du billon, du change.</p>
-
-<p>—Voilà donc pourquoi, songea-t-il, je ne
-me suis jamais intéressé à rien! Je n'étais pas
-un homme, j'étais du métal anonyme et roulant.
-J'ai pris une des effigies, malgré moi,
-où j'étais coulé et voilà! Ça fait une créature!
-Heureusement, on se venge, on se recrée.
-Mais ne suis-je pas trop vieux? Bah! les plus
-vieilles pièces sont les meilleures!</p>
-
-<p>Il négligea, dès lors, ses clients gratuits,
-sa popularité et sa gloire. Il fut le «malheureux»
-pourchasseur, aux larmes toutes trouvées
-et qui, à tout instant, n'a pas mangé de
-trois jours. Il exagérait—en mieux: il n'avait
-pas mangé de la semaine. Et comme il ne
-sentait pas la boisson, il touchait par une
-sincérité apparente. Il buvait cependant, par<span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">[Pg 239]</a></span>
-nécessité. De-ci, de-là, il lui fallait écouler son
-cuivre—contre des ors. Cette opération se
-passait dans les <i>bouchons</i> proches de l'Hôtel
-de Ville, du Châtelet et de la Bastille où les
-conducteurs d'omnibus, autobus et autres
-tramways viennent, eux aussi, troquer leur
-recette—en trinquant.</p>
-
-<p>—C'est encore vous, père la Fripe! disait-on
-au chef de division honoraire, qui souriait
-avec déférence et serrait sa pièce rare
-comme s'il l'eût volée.</p>
-
-<p>Car, avant tout, il voulait des Louis XVIII
-à collet, des Premiers-Consuls, des doubles
-louis, des Victor-Emmanuel à queue, voire
-des Ferdinand VII, des Charles IV d'Espagne,
-des Charles III qu'il acceptait avec reconnaissance
-en dépit du tableau des effigies à refuser,
-même des Louis XVI, des Louis XV,
-des autrichiennes, des napolitaines, des persanes,
-tout, tout!... Il avait converti sa fortune
-en numéraire hors de cours, acheté,<span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">[Pg 240]</a></span>
-lentement, à bon compte,—et son désir maniaque,
-son extérieur minable, avaient décidé
-les caisses publiques à lui conserver et réserver
-les rossignols, pour sa pension.</p>
-
-<p>Il connut des nuits d'ivresse infinie. Dans
-son taudis de la rue Cloche-Perce, il couchait
-avec son or, sans le compter, en s'y vautrant.</p>
-
-<p>Il s'y perdait, écorché, béant, écrasé, presque
-sans souffle.</p>
-
-<p>—Il me retrouve, râlait-il, je ne suis pas
-encore au complet mais je revis, je commence
-à vivre! Ah! ah! <i>ils</i> m'avaient volé les neuf
-dixièmes de mon individu, mais ça revient,
-ça revient!... Quand donc n'y aura-t-il plus rien
-de ça, de ça, de ça (il se martyrisait le corps,
-la face, les membres), de cette sale chair, de
-ces sales poils, de ces sales yeux, de cette
-sale peau, quand donc n'y aura-t-il plus rien
-de ce sale cœur! quand donc ne serai-je plus
-que de l'or, tout en or, rien que de l'or, de<span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">[Pg 241]</a></span>
-l'or comprimé, de l'or solide, de l'or glauque,
-stupide, tout l'or, quoi!</p>
-
-<p>Plus affaissé au petit jour, l'œil morne, du
-reflet de son rêve, il reprenait sa faction, en
-attendant, la main plus emplie, l'estomac
-plus vide, de se livrer au songe incessant.</p>
-
-<p>Mais les dieux veillaient, les dieux vengeurs!
-Un matin, les jambes dédaignées se refusèrent
-au travail, la main ne voulut plus se tendre,
-le grabat retint le corps évanoui. Louis-Napoléon
-eut un sourire, leva les yeux sur sa
-pauvre chair et retomba sur sa couche, satisfait
-et enthousiaste Ça disparaissait! Encore
-un petit effort, dans le néant, et il n'aurait
-plus d'apparence humaine! Il s'enfouit plus
-profondément dans son or, en gigotant et prit
-l'esprit de son lourd linceul.</p>
-
-<p>De menus soubresauts remuaient les pistoles.</p>
-
-<p>—Ah! pensait-il, je commence à sonner!
-Comme c'est plus joli, plus fin que la parole,<span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">[Pg 242]</a></span>
-le chant et la musique des orgues! Encore!
-encore! C'est comme si j'étais les cloches de
-mon enterrement et de mon service alors que
-j'étais homme, des cloches en or, une cloche
-immense et intime en vieil or, en or ému, en
-or câlin!...</p>
-
-<p>Il souffrait cependant, épouvantablement.
-Il entendait des bruits de pas, et même ce
-bruit de pas qui s'étouffe avant de s'arrêter,
-suivi intelligiblement d'un bruit, si j'ose dire,
-d'oreilles espionnes ou charitables qui veillent,
-qui aspirent, de l'autre côté d'une mauvaise
-porte. Il pouvait encore crier, appeler.
-On l'entendait seulement parler, se parler à
-soi, rien qu'à soi. Il disait:</p>
-
-<p>—Oui, on pourrait me sauver. On le devrait.
-Je me le devrais. Je n'ai que soixante-dix ans
-et je n'ai que de l'épuisement. Mais sauver
-quoi? Ma carapace de vieillard, ma carapace
-répudiée? Mais qu'ai-je de commun avec l'espèce
-humaine? On ne me comprend pas. On<span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">[Pg 243]</a></span>
-ne comprendrait rien à mon cas. Ils ne comprendraient
-rien à mon être en or, à ma statue
-vivante et bruissante! Ces êtres-là, ça répand
-l'or au lieu de se l'amalgamer, ça le dépense,
-ça en attend des remèdes, des joies au tas, du
-pain, fi!...</p>
-
-<p>... Et c'est ainsi, monsieur Rocaroc, que
-votre agent n'a pu poignarder qu'un cadavre
-déjà froid et ne vous apporter qu'un or sans
-défense qui n'avait pas encore fait corps avec
-la pourriture abandonnée. Ne niez pas: c'est moi
-qui avais écouté et deviné,—et c'est moi qui ai
-entendu et qui ai suivi, épié, retrouvé votre émissaire.
-J'ai même eu le loisir, puisque le défunt
-or-vivant était redevenu M. Solsequin, chevalier
-de la Légion et chef de bureau en retraite, de
-lui faire les obsèques décentes et rendre les
-honneurs civils et militaires auxquels il avait
-droit, avant son long caprice. Vous ne me
-remerciez pas? Tant pis. J'aurai le plaisir de
-solliciter de vous une entrevue après demain,<span class="pagenum"><a name="Page_244" id="Page_244">[Pg 244]</a></span>
-à trois heures et vous ne ferez pas attendre
-une femme, une jeune fille. J'ai une interview
-à vous demander et quelque argent à vous
-reprendre, celui de mon malheureux voisin
-de la rue Cloche-Perce, en particulier, pas
-pour moi—pour des amis inconnus qui en
-ont plus besoin que vous et moi. Nous causerons
-en camarades. En attendant, croyez à mes
-sentiments les plus distingués,</p>
-
-<p>
-<span class="smcap">Juliette-Elisabeth Bélier</span>.<br />
-</p>
-
-<p>Rocaroc, le papier lu, demeurait stupéfait
-et haletant.</p>
-
-<p>—Heureusement, insinua-t-il, que j'ai
-déchiffré le gabarit avant de l'avoir envoyé à
-Capucino! ç'aurait été du propre!</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_245" id="Page_245">[Pg 245]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="CHAPITRE_X" id="CHAPITRE_X">CHAPITRE X</a></h2>
-
-<h3>PENTHÉSILÉE</h3>
-
-
-<p>Le directeur unifié de la Banque anti-collectiviste
-considérait avec une ironie battante et
-une hauteur effrayée sa blonde interlocutrice.</p>
-
-<p>—Oui, c'est moi, disait-elle. On peut s'asseoir,
-pas? Pas vous, vous êtes <i>assis</i>,—d'avance.
-Je ne vous ai pas laissé le temps de vous ressaisir?
-Excusez-moi: vous n'aviez qu'à me
-lire plus tôt. Et c'est ce que je voulais: vous
-avouez! Ah! les hommes forts!</p>
-
-<p>Rocaroc ne trouvait ni mot ni salive. Des
-réminiscences littéraires lui venaient en même
-temps que les pires fureurs. «Non, non,
-disait-il, intérieurement, à un bien proche<span class="pagenum"><a name="Page_246" id="Page_246">[Pg 246]</a></span>
-fantôme, tu n'es pas mon mauvais génie,
-celui qui apparaît à Brutus dans <i>Jules César</i>,
-tu n'es pas ma conscience habillée en juif,
-comme ce qu'est obligé de tuer Fabiano Fabiani
-dans <i>Marie Tudor</i>. Qui es-tu, pour parler?»</p>
-
-<p>Puis, tout à coup, une illumination facile:
-une femme, c'était une femme, rien de plus!
-Si! c'était <i>la femme</i>! La Femme! Il n'en bougeait
-plus. Ah! elle pouvait dévider son écheveau,
-conter ses histoires de revenants et ses
-histoires de mort, railler, gronder, menacer,
-elle pouvait affirmer qu'elle tenait sa tête à
-lui, Rocaroc, entre les mains, jouer avec cette
-tête et s'en jouer! Rocaroc ne savait plus
-rien que ceci: il y avait là une femme—et
-lui.</p>
-
-<p>D'un regard sanglant et d'ensemble, il avait
-répété et détaillé la visiteuse, des frisons
-blond-roux, sous le chapeau rose, aux talons
-mordorés et usés, arqués sous la jupe tailleur<span class="pagenum"><a name="Page_247" id="Page_247">[Pg 247]</a></span>
-feuille-morte, les yeux étrangement clairs, le
-nez tout juste assez long pour flairer, la bouche
-fine et lasse, le menton de volonté meurtrie,
-les oreilles de patience et de divination,
-le cou de Madone et de guillotine!... Mais le
-corps! nom de Dieu! le corps! il le connaissait
-si bien qu'il lui fallait faire la preuve,
-pour soi, qu'il ne s'était pas trompé! Dans les
-gestes de la discoureuse, il découpait les
-mains, fermes et sages; il cueillait les cils aux
-regards et, des reproches, ne gardait que les
-dents. Il se sentait affreusement, voluptueusement
-sourd...</p>
-
-<p>—Je suis Juliette-Elisabeth Bélier, disait la
-jeune fille. Ça n'est pas un nom très illustre?
-Ça viendra. Comment j'ai découvert l'existence
-et la mort du père Solsequin? C'est simple!
-Nous habitions la même maison. J'ai
-toujours eu l'esprit expérimental. Tenez!
-quand j'étais toute petite, ma grand-mère
-s'est éteinte, la pauvre sainte femme! J'ai demandé<span class="pagenum"><a name="Page_248" id="Page_248">[Pg 248]</a></span>
-après elle. On n'osait rien m'avouer:
-j'étais une gosse si sensible! Un jour, enfin,
-quelqu'un m'a marmonné: Ta grand'maman,
-Lili..., elle est au ciel!</p>
-
-<p>—Au ciel? bonne-maman? fis-je, je vais
-voir!</p>
-
-<p>Et je montai sur une chaise pour regarder
-dans le ciel si je la retrouvais, bonne-maman!...
-Dame, n'est-ce pas?, puisque l'eau est
-transparente, pourquoi le ciel, qui se laisse
-prétendre plus limpide et plus pur que l'eau...
-Passons. Mais n'est-ce pas le génie de l'investigation
-scientifique inné? Génie ou démon,
-peu m'importe... J'étais si curieuse qu'on m'a
-crue appelée à devenir savante. Toute l'instruction
-qu'on m'a infligée... ah! cette instruction
-trop complète, trop jolie, trop attisée,
-trop peignée, j'en suis encore malade. Je me
-doutais déjà de l'inutilité de tout ça quand
-j'étais en carafe, dedans. Mes pauvres parents
-qui se tuaient ou se faisaient tuer...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_249" id="Page_249">[Pg 249]</a></span></p>
-
-<p>—... Se faisaient tuer? interrompit Rocaroc,
-qui se sentait mieux.</p>
-
-<p>—Passons! continua Elisabeth, Mes pauvres
-parents, donc, se saignèrent aux trois
-veines qui leur restaient. Résultat: mes brevets
-me servirent à m'engager en qualité de
-cible vivante au service d'un manager américain
-de troisième ordre.</p>
-
-<p>—Cible vivante? répéta machinalement
-l'autre. Cible vivante!</p>
-
-<p>—Oui, vous ne connaissez pas? C'est le
-rôle du jeune Tell en travesti mais plus dur.
-Il s'agit de se faire encadrer, les bras tendus,
-le corps raidi, la tête haute, les talons réunis,
-d'un tas de flèches, poignards, haches d'abordage,
-sagaies empoisonnées, harpons, alènes
-de cordonnier, aiguilles à tatouer et éperons
-de cow-boys! Il n'y a pas d'apprentissage
-parce qu'il pourrait y avoir des responsabilités:
-l'acier, n'est-ce pas? c'est fait pour entrer
-dans les chairs, surtout quand c'est lancé de<span class="pagenum"><a name="Page_250" id="Page_250">[Pg 250]</a></span>
-loin, à la volée!... Donc, on recrute au petit
-bonheur, des filles de sang-froid et de
-bonne volonté qui se cuirassent, moralement,
-bien entendu, qui se préparent à la mort en
-se jurant bien de vivre et alors...</p>
-
-<p>—Alors, vous n'en êtes pas morte, dit glacialement
-Rocaroc, heureux d'être à la conversation
-et de pouvoir redevenir glacial.</p>
-
-<p>—Je n'en suis pas morte et je n'en ai même
-pas vécu. Car, dès mon arrivée à New-York,
-je fus gardée au lazaret et rembarquée
-avec les <i>individus immoraux</i>: je n'avais pas assez
-d'argent sur moi et mon contrat de travail
-me condamnait. Je ne me plains pas. Il est
-dur d'être chassé d'une terre où l'on a consenti
-à traîner une existence d'esclave, il est
-atroce d'être mêlé à un troupeau dolent de
-malfaiteurs et de prostituées quand on est
-honnête, ivre de labeur—et vierge...</p>
-
-<p>—Vierge! clama le directeur Vous l'êtes
-encore!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_251" id="Page_251">[Pg 251]</a></span></p>
-
-<p>—Mais oui! dit Lili Bélier. Ne raillez pas!
-Ce n'est pas la question.</p>
-
-<p>Son accent était si sincère et si péremptoire
-que l'interlocuteur resta tout bête et
-c'est le mot. Il se tut, pour prendre son élan.</p>
-
-<p>—Certes, poursuivait Juliette-Elisabeth,
-j'ai d'abord beaucoup pleuré. Ensuite, je fus
-infiniment heureuse. J'étais initiée, d'un
-coup, à la grande pitié. Brebis galeuse d'adoption,
-je m'assimilais l'âme torve et puérile
-des pauvres gens désemparés qui s'en revenaient
-avec moi dans une patrie hostile et
-qui étaient comme des relégués de partout,
-des relégués chez eux, des interdits de séjour
-universels, des repris de justice par
-fatalité et des criminels de droit commun
-par raison d'État. Il n'y a pas de quoi
-rire.</p>
-
-<p>—Je ne ris pas. La petite sœur des pègres,
-fichtre! C'est toute une carrière. J'espère que
-vous avez continué à Paris.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_252" id="Page_252">[Pg 252]</a></span></p>
-
-<p>—Si j'avais continué, je ne serais pas ici,
-comme j'y suis, en justicière. Pitié n'est pas
-complicité. Celui qui vit continûment dans
-le crime a une patrie, le crime; une nature, le
-crime. Il ne cherche jamais à s'évader, même
-s'il s'est évadé d'ailleurs: il n'en a pas besoin;
-il est partout dans ses meubles!</p>
-
-<p>Elisabeth-Juliette, venait de se révéler étrangement
-institutrice. A peine si quelque saveur
-peuple avait égayé sa morale: feu B. de La C.
-n'écoutait pas: il parlait pour se donner l'illusion
-de n'être pas tout entier et tout de
-suite la brute déchaînée, pour ne pas rugir,
-pour se donner le temps de se précipiter: il
-avait peur du ridicule et voulait, montre en
-main, avoir eu au moins le temps de faire sa
-cour.</p>
-
-<p>—Tenez, poursuivait l'apprentie-violée, ce
-que je vous reproche surtout, c'est Solsequin.
-Je ne sais rien de vos autres méfaits mais je
-les pressens: c'est à un enchaînement de terribles<span class="pagenum"><a name="Page_253" id="Page_253">[Pg 253]</a></span>
-desseins et d'actions effroyables que
-l'on doit des choses comme...</p>
-
-<p>—Prenez garde, je n'aime pas beaucoup
-les réquisitoires.</p>
-
-<p>—Réquisitoire sans la moindre sanction
-pénale. Je ne dénonce pas. Je vous dirai plus:
-je déteste les lois, la loi. C'est injuste, c'est inique,
-c'est d'une partialité équivoque, c'est sale...</p>
-
-<p>—Et ça <i>sale</i>! plaisanta l'ancien forçat, inimaginablement
-fier d'un calembour ignoble
-qui lui prêtait du sang-froid.</p>
-
-<p>—La loi, allait M<sup>lle</sup> Bélier, c'est le tablier
-des valets de la société; on cache ses taches
-derrière, on s'essuie dessus, c'est paravent,
-torchon, masque, étouffoir, bâillon, étrangloir,
-mouchoir—et pis! D'ailleurs, il n'y a que
-des lois; la <i>Loi</i> n'existe pas. Je connais quelqu'un
-qui, si on l'arrêtait au nom de la Loi,
-demanderait simplement—Laquelle?</p>
-
-<p>—Et on lui mettrait les menottes, répondit
-Rocaroc, par habitude.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_254" id="Page_254">[Pg 254]</a></span></p>
-
-<p>—A qui? à la Loi? éclata Élisabeth. Il peut
-remarquez-le, se trouver une Déesse-Loi,
-comme il fut une Déesse-Raison!</p>
-
-<p>Rocaroc, qui avait su longtemps, à son
-grand dam, ce qu'était la Loi, se souciait fort
-peu de la Raison. Possédé d'une force singulière,
-il avait l'impression que les sons qu'il
-émettait lui venaient du dehors, qu'ils se collaient
-à ses lèvres et qu'il ne les avait pas
-mâchés! Il se sentait tout grondement, tout
-tonnerre, tout orage. Cependant il parlait:</p>
-
-<p>—Alors, si vous méprisez la loi, que me
-voulez-vous? Comment êtes-vous venue me
-trouver? De qui êtes-vous détective? Je dois
-avoir des concurrents! Mon secrétaire général
-est mort de la main d'un ennemi inconnu.
-Le représentez-vous, l'ennemi?</p>
-
-<p>—Connais pas. Je ne vous connais pas
-vous-même. Mais j'ai suivi l'homme qui était
-entré chez Solsequin. Je l'ai vu entrer ici. Il
-était sorti de la rue Cloche-Perce très chargé<span class="pagenum"><a name="Page_255" id="Page_255">[Pg 255]</a></span>
-de butin. Il est sorti d'ici, les mains nettes.
-Un homme mal mis qui a fait un mauvais
-coup, qui vient dans une grande banque,
-ensuite, par une porte secrète—je suis renseignée—qui
-s'en va, léger et souriant, prête
-le flanc à deux hypothèses: ou bien il a effectué
-un dépôt, ou bien il a rendu des comptes,
-après avoir agi par ordre. Ou bien la banque
-qui a accepté une somme très considérable,
-en or, d'un monsieur en loques, sur laquelle
-elle n'avait aucun renseignement, est une
-banque véreuse et malpropre—ou bien le
-voleur en question n'a pas fait de dépôt, a été,
-par un couloir dérobé, trouver le Directeur,
-lui a rendu compte d'une mission, lui a
-remis les fonds dont il était porteur—et ce
-directeur est un chef de bande et de bandits.
-Comme je vous l'ai dit, je ne déteste pas les
-bandits: la société est si mal construite, les
-femmes si malheureuses... (Et j'ai toujours
-entendu conter que les bandits n'étaient pas<span class="pagenum"><a name="Page_256" id="Page_256">[Pg 256]</a></span>
-méchants envers les femmes). Mais encore faut-il
-que ces bandits se piquent de justice, de
-générosité, de reprise individuelle et sociale
-et fassent le bien, à foison!</p>
-
-<p>Rocaroc n'avait perçu, dans son délire, de
-tout ce morceau, que le mot <i>femmes</i>. Pourtant
-son autre moi se crut obligé de jouer le
-galant et d'habiller un peu son instinct, son
-besoin.</p>
-
-<p>—Tenez! dit-il, théâtralement.</p>
-
-<p>Il tendait la lettre laissée sur la table, à
-côté de la relation de vie et de mort de Louis-Napoléon
-Solsequin. Un sourire le crispa au
-toucher de la prose de M<sup>lle</sup> Bélier qui chevauchait
-et jonchait la sienne. Et tandis que la
-jeune fille, après un:</p>
-
-<p>—Il n'y a pas d'indiscrétion au moins?
-se plongeait dans sa trouble philanthropie,
-l'ancien forçat rivait ses yeux aux yeux baissés,
-à la bouche attentive, au nez frémissant
-de la visiteuse: déjà, elle était à lui. Quand<span class="pagenum"><a name="Page_257" id="Page_257">[Pg 257]</a></span>
-elle eut achevé les lignes providentielles, elle
-demeura un long instant à s'interroger et à
-peser sa pensée, puis:</p>
-
-<p>—Je vous fais amende honorable. Mais je
-vous comprends encore moins. Pourquoi
-avez-vous fait dépouiller ce triste Solsequin?</p>
-
-<p>—Pourquoi? Mais pour les autres, pour les
-vrais pauvres. Pourquoi, lui, voulait-il être
-tout en or, être de l'or! Il n'avait pas le
-droit.</p>
-
-<p>—Il en avait le droit, puisqu'il en avait
-le désir.</p>
-
-<p>—Alors, le désir est un droit!</p>
-
-<p>... C'était le vrai B. de La C. qui avait jeté
-le cri. Il se jeta lui-même.</p>
-
-<p>Un être dans l'état du prétendu Rocaroc
-n'a plus ni bras, ni jambes, ni cerveau. De
-sa face, il n'a gardé que la bouche et quant
-au reste du corps, mieux vaut n'en pas parler:
-tout, en lui, est devenu valet de bourreau,
-valet de la brute innommable, tout est<span class="pagenum"><a name="Page_258" id="Page_258">[Pg 258]</a></span>
-sous-instrument, tout est violence atroce puisque
-c'est sous-viol. La victime s'effraie, se
-débat: les valets de bourreau s'affolent, outrent
-leur bestialité sans joie, les veines, les
-artères: les os se coagulent, bourdonnent,
-font rage pour amuser le despote ivre, le despote
-furieux; les yeux sentent sourdre en
-eux un trop-plein de sève qui les aveugle; les
-oreilles éclatent des soupirs et des rages de
-tout à l'heure; les dents prennent une teinte
-animale et abjecte: tout l'effort, toute l'attaque,
-tout le crime est couleur de stupre.</p>
-
-<p>La pauvre ne résistait pas. Grotesque, roulée
-en boule, elle était, par génie d'inertie,
-une forteresse imprenable. Rocaroc ne trouvait
-pas l'étreinte, ne pouvait ni envelopper,
-ni écarter des bras idiots, des bras stupides,
-aussi bêtes que des épées inexpertes qui
-trouent, sur le terrain, sans savoir comment.
-Elisabeth-Juliette s'attendait à tout, sauf à
-cette agression. Pantelante et hérissée, elle<span class="pagenum"><a name="Page_259" id="Page_259">[Pg 259]</a></span>
-aspirait à la mort, tout de suite, à la mort
-foudroyante, à la mort qui l'aurait enlevée
-très loin, très loin de ce guet-apens dont
-elle était elle, Bélier, l'auteur responsable et
-la victime, non, non, pas la victime, jamais,
-jamais!...</p>
-
-<p>... Pourquoi jamais? Parce qu'elle n'avait
-pas prévu, pas autre chose!...</p>
-
-<p>Les ongles, de plus en plus inexperts du
-banquier, ses cris étouffés, de plus en plus
-courts, les gestes de ses mains à la fois engourdies
-et épileptiques, tout allait aboutir à
-l'étranglement fatal et préalable, à l'étranglement
-après lequel on a assez de sang à soi
-pour en prêter au cadavre, assez de soif de
-volupté pour obliger le cadavre à revivre et à
-revivre en volupté et en caresse pour soi tout
-seul lorsque, malgré lui, d'une dernière et
-inconsciente poussée de sang-froid, il jeta la
-jeune fille ahurie dans un cabinet secret, à
-côté: on avait heurté, à plusieurs reprises,<span class="pagenum"><a name="Page_260" id="Page_260">[Pg 260]</a></span>
-à sa porte: on l'enfonçait,—ou à peu
-près: un vieillard en larmes, hébété, entrait
-avec des gens et deux agents de police en
-tenue.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_261" id="Page_261">[Pg 261]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="CHAPITRE_XI" id="CHAPITRE_XI">CHAPITRE XI</a></h2>
-
-<h3>JUSTICE IMMANENTE.</h3>
-
-
-<p>L'appareil de la justice qui fait rentrer l'innocent
-le plus endurci dans ses petits souliers,
-qui lui arrache les aveux les plus faux et les
-plus éloquents, n'a aucun effet sur le malfaiteur
-digne de ce nom. La justice est pour lui
-une vieille maîtresse, (assez dure, comme celles
-qui s'offrent à la sixième page des journaux,)—et
-ses serviteurs sont de vieux poteaux, y
-compris le poteau d'exécution. Il y a, de
-coupable à mouchard, magistrat et exécuteur
-des hautes œuvres, une familiarité, fort excusable
-en somme, car la chose se passe côté
-cour: la majesté de la justice, comme toutes<span class="pagenum"><a name="Page_262" id="Page_262">[Pg 262]</a></span>
-les majestés, ne peut exister que pour l'extérieur.</p>
-
-<p>En apercevant les uniformes sombres des
-gardiens de la paix, Rocaroc se dit (comme
-tous ses pareils en présence des képis aux
-armes de la ville).</p>
-
-<p>—Je suis <i>fait</i>.</p>
-
-<p>Il ajouta:</p>
-
-<p>—Heureusement que ce n'est pas consommé.
-Bah! Ça n'en vaut ni plus ni moins.
-L'affaire est dans le sac. Et moi, dans le siau.
-Et pourvu qu'il n'y ait que ça!</p>
-
-<p>Il dévisagea le vieil affolé:</p>
-
-<p>—Il lui manque un rien, du sang!</p>
-
-<p>Sa pire humiliation était de se sentir le
-rouge au front, aux yeux, une face couleur
-brique pilée et marbrée.</p>
-
-<p>—Il n'y a pas! Je ne finis pas en beauté!
-C'est embêtant.</p>
-
-<p>—Ah! disait quelqu'un! vous savez déjà!
-vous savez! Monsieur le Directeur!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_263" id="Page_263">[Pg 263]</a></span></p>
-
-<p>—Oui, je sais! je sais! Si je sais! essaya-t-il
-de persifler. Pour sûr! Sa voix tremblait,
-trop haute.</p>
-
-<p>C'était encore du rut désappointé.</p>
-
-<p>Pourtant feu B. de la C. s'étonnait de n'être
-pas encore empoigné et d'être appelé <i>Monsieur
-le Directeur</i>.</p>
-
-<p>Mais la <i>rousse</i> est si rosse!</p>
-
-<p>—Monsieur le Directeur, je suis innocent!
-pleura le vieux.</p>
-
-<p>Un</p>
-
-<p>—Moi aussi!</p>
-
-<p>professionnel tintait aux oreilles du directeur,
-mais ça n'alla pas à ses lèvres gercées.
-Il attendit le choc.</p>
-
-<p>—Ah! si vous savez! continuait un important
-personnage, je comprends, nous comprenons
-trop votre émotion. Mais remettez-vous!
-ce n'est rien, n'est-ce pas? Monsieur le Directeur!
-rien!... pour vous!</p>
-
-<p>Rocaroc tomba sur un fauteuil. Le mieux<span class="pagenum"><a name="Page_264" id="Page_264">[Pg 264]</a></span>
-était d'arguer sa fatigue et de parer son calme
-las d'une résignation à toute épreuve.</p>
-
-<p>—Je suis innocent! repleurait le vieux,
-innocent! innocent!</p>
-
-<p>Feu B. de La C. tomba d'accord avec lui-même
-qu'il ne s'agissait pas de la même affaire
-et considéra l'homme de plus près.</p>
-
-<p>Il fut repris d'un nouveau frisson.</p>
-
-<p>Le vieillard avait la figure de la jeune fille
-qu'il venait de violenter—ou presque et, en
-même temps, ce visage de vieillard se relevait,
-se redressait, se déridait, dans son souvenir, et
-ressuscitait une autre face plus pâle, si possible,
-aux poils plus noirs, sans larmes et
-plus ensanglantée...</p>
-
-<p>—Nom de Dieu! jura-t-il, intérieurement.</p>
-
-<p>Ça ne le soulagea pas. L'œil convulsé, il
-cria, pour tout le monde:</p>
-
-<p>—Sacré nom de Dieu de nom de Dieu de
-bon Dieu!</p>
-
-<p>Le tonnerre n'eût pas fait plus d'impression<span class="pagenum"><a name="Page_265" id="Page_265">[Pg 265]</a></span>
-sur le malheureux être qui sanglotait.</p>
-
-<p>Il fit un pas.</p>
-
-<p>On le retint.</p>
-
-<p>Il clama:</p>
-
-<p>—Je suis innocent. J'ai été volé. J'ai été
-entôlé—en plein air... Endormi, avec je ne
-sais quoi! J'ai été retrouvé avec ma sacoche
-vidée, mon bicorne emporté, ma cravate arrachée,
-mais je suis un honnête homme, peut-être!
-Ce n'est pas la première fois que j'ai été
-assassiné! Ancien gendarme, médaillé militaire!
-La victime de la rue Le Regrattier, il y
-a douze ans! Célèbre! Victime encore! Et c'est
-moi qu'on arrête! Ah! ah! Dites, vous, Monsieur
-le Directeur, que je suis innocent, dites-le,
-foutre!</p>
-
-<p>Les assistants avaient laissé aller le discours,
-en n'imaginant point qu'ils en ouïraient
-la fin. Chacun attendait, du voisin,
-un coup de sagesse et d'autorité qui eût
-cloué cette canaille de radoteur.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_266" id="Page_266">[Pg 266]</a></span></p>
-
-<p>Le radoteur frappa par la rudesse de son
-chagrin, par la naïveté de sa conviction,
-par la fatalité simple et sans phrases, rugueuse—et
-triste comme lui—qui jaillissait
-de ses sanglots.</p>
-
-<p>Une sorte d'émotion paralysa la meute.</p>
-
-<p>Rocaroc eut le mot:</p>
-
-<p>—Combien?</p>
-
-<p>—Quarante mille en or, Monsieur le Directeur,
-l'encaisse, au complet! Nous sommes
-jour d'échéance! et le soir!</p>
-
-<p>Feu B. de La C. eut un sourire sur les
-papiers de son bureau: sous sa lettre à Capucino,
-le rapport de Lili Bélier s'endormait:</p>
-
-<p>—Monsieur le caissier principal, il y a ici
-sept cent mille francs, encaisse or. A votre
-disposition, dès demain. Mais il est l'heure de
-la fermeture des bureaux. Bonsoir, Messieurs.
-Vous excuserez un peu d'émotion et de fatigue.
-Messieurs les gardiens de la paix, je ne<span class="pagenum"><a name="Page_267" id="Page_267">[Pg 267]</a></span>
-vous requiers pas. Laissez-moi avec ce brave
-homme. Et asseyez-vous, mon ami: vous
-n'avez plus de jambes!</p>
-
-<p>... Les gens s'étaient retirés, lentement, en
-proie à une admiration mêlée de regret. Une
-disparition d'argent sans arrestation, c'est
-comme de l'argent perdu, personnellement,
-pour toujours: ça chiffonne; on aurait
-mieux ainsi avoir laissé cet argent-là quelque
-part!</p>
-
-<p>Feu B. de La C. demeurait en tête à tête
-avec le garçon de recettes.</p>
-
-<p>—N'est-ce pas? répétait celui-ci, n'est-ce
-pas? je suis innocent!</p>
-
-<p>—Et moi? dit alors d'un ton sépulcral Rocaroc,
-suis-je innocent?</p>
-
-<p>Pesamment, effroyablement, le regard du
-vieux se leva du parquet, grimpa le long des
-traits du banquier, s'agriffa aux yeux durs,
-puis ce fut un corps usé qui se dressa électriquement
-et qui pensa s'abîmer dans la porte...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_268" id="Page_268">[Pg 268]</a></span></p>
-
-<p>—Vous! vous! hoquetait le rescapé! Encore
-vous!</p>
-
-<p>—J'ai déjà entendu ce mot, songeait l'ancien
-forçat. Où donc? Eh! parbleu! c'était le
-récit de la mort du conseiller Chéry...</p>
-
-<p>—Vous! répétait l'autre! Vous! l'homme
-de la rue Le Regrattier!</p>
-
-<p>—Cette fois, reprit Rocaroc, très calme,
-vous direz encore que c'est moi!</p>
-
-<p>Il vivait la minute la plus tragique et la plus
-pleine de son existence. Il pardonnait à son
-ennemi! L'ennemi qui l'avait déshonoré!
-L'ennemi qu'il avait assassiné! L'ennemi qui
-l'avait ridiculisé! Il ne voyait plus le domestique
-âgé et minable, apeuré, qui rentrait dans
-le mur: il retombait au plus bas de la Cité,
-dans ce cabinet de la rue Le Regrattier qu'il
-avait voué au crime et qui lui avait semblé le
-lieu géométrique de l'assassinat. Il se retrouvait,
-acculé par des dettes de jeu, et des dettes
-plus sales, au plus sale guet-apens, attendant,<span class="pagenum"><a name="Page_269" id="Page_269">[Pg 269]</a></span>
-sans argent et armé, ce même homme qui
-était là, et qui devait, en ces temps reculés,
-passer très tard, à la fin de sa tournée...</p>
-
-<p>Et ce vieillard en pleurs aujourd'hui s'était
-défendu, l'avait étourdi, n'étant qu'à moitié
-mort et pas évanoui du tout lui-même, avait
-crié, ameuté...</p>
-
-<p>Et c'était cette souricière de rue sinistre,
-sans murs, sans allée, avec un petit parapet
-de chaque côté, une Seine effroyable et
-menue de décembre, et le Dépôt, à deux pas...
-Il n'y avait qu'à traverser!...</p>
-
-<p>—Vous direz encore que c'est moi, Bélier!
-répéta-t-il, plus dur.</p>
-
-<p>L'autre, dans son coin, ne bronchait pas, ne
-comprenait pas: il tremblait...</p>
-
-<p>Alors, une seconde, Rocaroc trembla, lui
-aussi. Le nom de l'homme lui était remonté
-comme ça, automatiquement, de ce sacré acte
-d'accusation qu'on a chevillé à son corps de
-condamné, des dépositions qui se phonographient<span class="pagenum"><a name="Page_270" id="Page_270">[Pg 270]</a></span>
-à votre cerveau et à votre cœur, pour
-les varier, du réquisitoire et de toutes les
-ignobles machines préalables d'instruction,
-confrontations, procès-verbaux...</p>
-
-<p>—Bélier! Bélier! hurlait le directeur, intérieurement.
-On ne sait pas le nom de famille
-de ses garçons de bureau, de ses garçons de
-recette, de ses filles et de ses garçons, à soi!
-On ne voit jamais ses encaisseurs. Et l'on a
-chez soi du Shakespeare ou du D'Ennery sans
-le savoir! Mais je ne suis pas en train de blaguer.</p>
-
-<p>—Vous direz encore que c'est moi! proféra-t-il
-plus bas. Mais je vous pardonne, ajouta-t-il
-très vite, un peu honteux, et au hasard, il
-conclut, fiévreux: Vous avez une fille.</p>
-
-<p>—Je ne dis rien, murmura le pauvre
-homme, rien du tout. Je ne vous connais pas.
-J'ai eu mal dans le temps, j'ai très mal aujourd'hui,
-plus mal, j'ai mal deux fois. Et j'ai
-une fille, oui. Sans ça, je serais mort.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_271" id="Page_271">[Pg 271]</a></span></p>
-
-<p>—Vous avez une fille, bredouilla Rocaroc.
-Elle a su votre... accident, la première... La
-voix du sang... Elle m'a convaincu.</p>
-
-<p>—Ma fille! ma fille! où est ma fille? criait
-le garçon de recettes.</p>
-
-<p>—La voici! dit le banquier, en ouvrant
-la petite porte, l'œil absent.</p>
-
-<p>... Quand, dans une occurrence pathétique,
-deux êtres chers s'accrochent au cou l'un de
-l'autre, on a le temps de se retourner. Cependant
-ce baiser donné au plus tendre des
-pères surprit et peina le directeur de l'A.
-M. I.</p>
-
-<p>—Pourquoi lui et pas moi? se demanda-t-il,
-en dehors de toute loi familiale et morale...</p>
-
-<p>Il ne se sentait même pas de trop, en
-ce tableau intime. Pour un peu, il aurait proféré
-un—Ne vous gênez pas!</p>
-
-<p>Il laissa à la sensibilité la durée qu'il jugeait
-suffisante et, le plus simplement du monde:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_272" id="Page_272">[Pg 272]</a></span></p>
-
-<p>—Et moi, vous m'oubliez! fit-il.</p>
-
-<p>Le regard de la jeune fille fut une conjonction
-d'éclairs: toutes les horreurs s'y peignaient,
-si clairement!—pour éclater et jaillir
-en reproche, en mépris, en orgueil douloureux
-que, pour la première fois peut-être,
-Rocaroc connut à plein et en relief intérieur,
-le dégoût de soi, la honte, le remords...</p>
-
-<p>Sa peine lui creusa les traits et lui mit,
-même, je ne sais quelle buée devant les yeux.
-Il comprenait! Il se rappelait!</p>
-
-<p>—Vous! vous! lui! reprenait M. Bélier, de
-sa voix de joujou brisé.</p>
-
-<p>Juliette-Elisabeth, entre ses effusions, regarda
-un instant la face décomposée de son
-ci-devant agresseur et, d'une moue:</p>
-
-<p>—Ne l'accable point, papa: ce n'est pas
-un méchant garçon!</p>
-
-<p>La foudre, tombant aux pieds de l'ancien
-forçat, et se changeant en gouttes de rosée,<span class="pagenum"><a name="Page_273" id="Page_273">[Pg 273]</a></span>
-n'eût pas eu plus d'effet sur son âme lointaine.</p>
-
-<p>—Ce n'est pas un méchant garçon!</p>
-
-<p>Cette phrase insignifiante chantait dans
-son cœur, en mineur et à la volée cependant
-que, sur un geste du vieux Bélier, elle refleurissait
-sur les lèvres de la fille aux yeux baissés
-et mi-clos:</p>
-
-<p>—Ce n'est pas un méchant garçon!</p>
-
-<p>Le visage de Juliette-Elisabeth, son visage
-fermé et mort reflétait une complicité résignée
-et aimante à la fois, une servitude consentie,
-la moitié du martyre, la moitié de l'extase,
-un mysticisme d'esclavage, une communion
-dans la douleur née—ou à naître.</p>
-
-<p>Stupide de la sérénité subite, feu B. de La C.
-nouait des phrases peu écoutées:</p>
-
-<p>—Oui, oui, on a reconnu mon innocence...
-La preuve, c'est que je suis ici, c'est qu'on
-m'a donné une grosse indemnité, que, pour
-éviter un tas d'ennuis au gouvernement, on<span class="pagenum"><a name="Page_274" id="Page_274">[Pg 274]</a></span>
-m'a autorisé à changer de nom, provisoirement
-et pour toujours, si je veux...</p>
-
-<p>—C'est dommage! dit doucement la jeune
-fille: j'aurais voulu que nos enfants s'appelassent
-Bicorne de la Cellambrie.</p>
-
-<p>Les yeux se rencontrèrent: ce n'était que
-détresse, consentement, délice funeste, fatalité
-sans épouvante.</p>
-
-<p>Chacun de ces êtres avait toute sa
-misère au corps, aux mains, en sueur, au
-front, jusque dans son souffle.</p>
-
-<p>Lentement, très lentement, le garçon de recettes
-se tourna vers son patron, fit mine de
-lever les paupières et parla:</p>
-
-<p>—Monsieur, je ne vous reconnais pas, je
-ne vous connais pas. Je suis innocent. Ça, je
-le sais, c'est tout ce que je sais... La petite...</p>
-
-<p>—C'est mon désir, clama violemment
-Rocaroc—violemment mais entre haut et
-bas,—c'est mon désir qu'elle a exprimé et
-je...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_275" id="Page_275">[Pg 275]</a></span></p>
-
-<p>—Par grâce, patron! reprit le vieillard!
-par grâce! pas un mot!...</p>
-
-<p>Le soir tombait, un de ces soirs d'été, gras,
-courts et paresseux, qui savent ne pouvoir pas
-durer et qui s'en donnent leur saoul, bourrés
-de chaleur et de fatigue. De ces trois personnages,
-pas un ne songeait à faire de la lumière:
-tous voulaient rester dans leur nuit à eux,
-dans sa nuit à soi, quitte à avoir une aube
-commune et claire d'espoirs inconnus. Leur
-angoisse, leur souvenir, l'obscurité, tout
-tourna à une tendresse sourde, aveugle, et
-lourde, à une fraternité au cœur secret de
-l'existence affreuse, de ses luttes, de sa déchéance
-sans fond. Ces adversaires irréductibles
-ne se mesuraient plus; ne se menaçaient
-plus: ils se fondaient dans une ténèbre
-grise, dans une paix prometteuse de
-néant.</p>
-
-<p>Tout à coup, un petit bruit fendit à peine le
-silence: la jeune fille fondait en larmes.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_276" id="Page_276">[Pg 276]</a></span></p>
-
-<p>Alors les trois spectres se collèrent un peu
-plus l'un à l'autre: les deux hommes pleuraient,
-pleuraient, pleuraient—comme des
-hommes...</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_277" id="Page_277">[Pg 277]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="CHAPITRE_XII" id="CHAPITRE_XII">CHAPITRE XII</a></h2>
-
-<h3>UN LIVRE QUI FINIT BIEN</h3>
-
-
-<p>
-<i>Rocaroc à Capucino.</i><br />
-<br />
-Mon cher Directeur,<br />
-</p>
-
-<p>Comme c'est bête! Je retrouve, sur ma
-table, la lettre que je devais vous envoyer, il
-y a huit jours, et un gabarit que je ne vous
-enverrai pas, parce qu'il n'a plus aucun intérêt.
-Les lignes qui suivent n'en ont guère
-plus mais c'est un <i>post-scriptum</i> aimable et qui
-vous manquerait.</p>
-
-<p>Car je crois qu'il lèvera vos derniers scrupules
-et qu'il vous ramènera près de nous.</p>
-
-<p>Je dis <i>nous</i> car je me range, je me marie.
-J'épouse... mais vous l'avez deviné, n'est-ce<span class="pagenum"><a name="Page_278" id="Page_278">[Pg 278]</a></span>
-pas? j'épouse la fille de la pseudo-victime
-d'un certain B. de La C. que nous avons
-connu et qui, je le sais de fraîche date, était
-absolument innocent—et l'est encore, au
-reste. Mariage d'amour. C'est, matériellement,
-quelque chose dans le goût du <i>Cid</i> et si vous
-avez, parmi vos pensionnaires, une sorte de
-Corneille... Mais nous ne vous demandons
-que de nous joindre au plus tôt. Ma fiancée
-est charmante, intelligente, résolue, d'une
-sensibilité ardente et réfléchie, guerrière—et
-sœur de charité. J'espère cependant qu'elle
-me donnera des enfants—pas trop—dont
-vous serez le parrain, en partie. Le premier
-est retenu—vous m'excuserez—par mon
-cousin, mon ex-cousin, le ministre. Vous
-m'excuserez d'autant plus qu'il l'adoptera, cet
-enfant, pour qu'il y ait encore d'authentiques
-Bicorne de La Cellambrie. Orgueil de famille.
-Mais il y en aura encore: orgueil d'homme
-jeune encore.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_279" id="Page_279">[Pg 279]</a></span></p>
-
-<p>Je ne vous ferai pas le détail des émotions
-qui m'ont assailli ces jours-ci: vous êtes encore
-fonctionnaire: on peut décacheter vos
-lettres. Mais on va se revoir bientôt et ne plus
-se quitter: vous en entendrez de drôles et de
-pires—à en crever.</p>
-
-<p>J'aurais peut-être dû attendre votre retour:
-vous étiez mon témoin-né. Mais la nature ne
-me permet pas de patience. Lorsque, à trente-quatre
-ans, on a laissé parler la nature plus
-que le sentiment... je n'insiste pas... depuis
-douze ans... Passons!</p>
-
-<p>Ajouterai-je que les commentaires les plus
-flatteurs ont entouré mon portrait, en médaillon,
-dans tous les journaux de Paris, de
-la province et de l'étranger? On m'a prêté de
-l'héroïsme, de la grandeur d'âme, du tolstoïsme
-parce que j'épousais la fille d'un de
-mes garçons de recettes qui s'était laissé entôler!</p>
-
-<p>Il est vrai que j'ai été bon avec ce nouveau
-parent et cet ancien serviteur mais, hélas! je<span class="pagenum"><a name="Page_280" id="Page_280">[Pg 280]</a></span>
-ne pourrai le garder auprès de moi, auprès
-de nous: il a l'esprit qui travaille, qui travaille
-mal.</p>
-
-<p>Il battra la campagne aux champs: je viens
-de lui acheter une brave petite propriété dans
-l'Ardèche, avec deux domestiques sûrs, anciens
-gardiens de Charenton: il sera très
-très heureux.</p>
-
-<p>J'oubliais de vous dire que, en raison des
-nouvelles charges qui m'incombent, du fait de
-mon mariage, je vais m'occuper du meurtre
-des usuriers par les fils de famille, agents,
-rabatteurs—et inversement: c'est modeste
-mais, je l'espère, assez rémunérateur.</p>
-
-<p>Mais ne parlons plus affaires.</p>
-
-<p>Ce matin, très tôt, pour chasser certaines
-vapeurs, je me suis fait mener dans des quartiers
-perdus. J'ai quitté mon auto devant le
-monument de Barye. J'ai pris, à pied, la
-rue Saint-Louis en l'Ile, j'ai à peine regardé
-la rue Le Regrattier, j'ai vu avec peine que<span class="pagenum"><a name="Page_281" id="Page_281">[Pg 281]</a></span>
-c'était mal tenu et j'ai continué ma route de
-bourgeois. Le soleil commençait à peine à
-vouloir se faire méchant. Des bateaux paresseux
-s'étendaient sur une Seine à griselis
-alanguis. J'allais toujours. Je passai sur une
-placette où, pour faire oublier l'Hôtel-Dieu
-tout proche, on vendait des fleurs; en pots,
-en gerbes, en terreau, à vous éblouir, à
-vous empoisonner. Je me courbai sous une
-espèce de souricière en bois—et, soudain,
-je me trouvai devant la Conciergerie, oui la
-Conciergerie! les Tours pointues (car elles
-sont trois). Je fermai les yeux et les rouvris.
-Je regardai. Les grilles des fenêtres ne gardaient
-que des lettres égayées de timbres clairs;
-un chat noir et blanc se lissait entre deux
-barreaux: il n'y avait ni gardes ni prisonniers:
-de la paix, du sommeil. Je jurai, du
-fond de mon âme, (mais d'une âme riante),
-que ce local ne me reverrait pas et je regardai
-en face: j'eus un cri de joie. En raison<span class="pagenum"><a name="Page_282" id="Page_282">[Pg 282]</a></span>
-des travaux du Métro, le pont, la chaussée, le
-trottoir même de la prison n'étaient que
-roses, anémones, œillets, pivoines, une flore
-inouïe, discrètement odorante, d'un éclat,
-d'une douceur, d'une sérénité à mourir de
-douceur: je n'hésitai pas, j'achetai tout, tout:
-c'était la rançon de mes cachots, de mes
-ténèbres de cœur et d'âme, c'était l'avenir en
-bourgeons, en fleurs, c'était de la béatitude
-laborieuse et parfumée, c'était du soleil pris
-au jeune soleil qui se mirait dans ces feuilles
-et ces corolles et qui se faisait beau pour elles...</p>
-
-<p>Et, quand, dans ma hâte de mettre le soleil,
-les fleurs, l'avenir et mon âme apaisée aux
-pieds de ma grave fiancée, je regagnai le Paris
-des honnêtes gens, par le Pont-Neuf, je m'aperçus,
-à une nuance de son geste d'accueil et
-de son sourire, que le bon roi Henri et moi,
-nous étions une paire d'amis.</p>
-
-<p>
-<i>31 juillet.</i><br />
-<br />
-<span class="smcap">Rocaroc.</span><br />
-</p>
-
-
-<h3>THE END</h3>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_283" id="Page_283">[Pg 283]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="TABLE" id="TABLE">TABLE</a></h2>
-
-
-<p>
-<a href="#DEDICACE">DÉDICACE</a><br />
-<br />
-<a href="#CHAPITRE_PREMIER">I. Un livre qui commence bien</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_II">II. Une proposition moins inacceptable qu'inattendue</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_III">III. Paris!</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_IV">IV. Le dernier endroit où l'on cause</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_V">V. Une crémaillère de pendables et de pendus</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_VI">VI. Une circulaire</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_VII">VII. Au rapport</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_VIII">VIII. Chez Machin's et ailleurs</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_IX">IX. La séance continue</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_IX_annexe">IX. (<i>Annexe.</i>) Louis-Napoléon Solsequin</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_X">X. Penthésilée</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_XI">XI. Justice immanente</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_XII">XII. Un livre qui finit bien</a><br />
-
-</p>
-
-
-<p>1641.—Imp. <span class="smcap">Kapp</span>, 20, rue de Condé, Paris.</p>
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's Le forçat honoraire, by Ernest La Jeunesse
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FORÇAT HONORAIRE ***
-
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+<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" + "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> +<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" xml:lang="fr" lang="fr"> + <head> + <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=utf-8" /> + <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" /> + <title> + The Project Gutenberg eBook of Le Forçat Honoraire, by Ernest La Jeunesse. + </title> +<link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> + <style type="text/css"> + +body { + margin-left: 10%; + margin-right: 10%; +} + + h1,h2,h3,h4 { + text-align: center; /* all headings centered */ + clear: both; +} + +p { + margin-top: .51em; + text-align: justify; + margin-bottom: .49em; +} + +hr { + width: 33%; + margin-top: 2em; + margin-bottom: 2em; + margin-left: auto; + margin-right: auto; + clear: both; +} + +hr.tb {width: 45%;} +hr.chap {width: 65%} + +.pagenum { /* uncomment the next line for invisible page numbers */ + /* visibility: hidden; */ + position: absolute; + left: 92%; + font-size: smaller; + text-align: right; +} /* page numbers */ + +.smcap {font-variant: small-caps;} + + +/* Footnotes */ + +.footnote {margin-left: 10%; margin-right: 10%; font-size: 0.9em;} + +.footnote .label {position: absolute; right: 84%; text-align: right;} + +.fnanchor { + vertical-align: super; + font-size: .8em; + text-decoration: + none; +} + +/* Poetry */ +.poem { + margin-left:10%; + margin-right:10%; + text-align: left; +} + +.poem .stanza {margin: 1em 0em 1em 0em;} + +.poem span.i0 {display: block; margin-left: 0em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} + </style> + </head> +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Le forçat honoraire, by Ernest La Jeunesse + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org/license + + +Title: Le forçat honoraire + roman immoral + +Author: Ernest La Jeunesse + +Release Date: September 8, 2018 [EBook #57866] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FORÇAT HONORAIRE *** + + + + +Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by The Internet Archive/Canadian Libraries) + + + + + + +</pre> + + +<h3><i>Le Forçat honoraire</i></h3> + + + + +<h2><a name="DU_MEME_AUTEUR" id="DU_MEME_AUTEUR"><i>DU MÊME AUTEUR</i></a></h2> + + +<p> +Les Nuits, les Ennuis et les Ames de nos plus +notoires Contemporains.<br /> +L'Imitation de notre Maître Napoléon.<br /> +L'Holocauste, roman.<br /> +L'Inimitable, roman.<br /> +Demi-Volupté, roman.<br /> +Sérénissime, roman.<br /> +L'Huis-clos malgré lui, un acte.<br /> +Cinq ans chez les Sauvages.<br /> +Le Boulevard, roman.<br /><br /> +</p> + + +<p><i>Pour paraître prochainement</i>:</p> + +<p> +Le Fossé de Bethléem.<br /> +Les Ruines, quatre actes.<br /> +L'Épée au fourreau, roman militaire.<br /> +La Dynastie, quatre actes.<br /> +Le Misanthrope à la terrasse, trois actes en vers.<br /> +Oraisons funèbres et autres, sonnets.<br /> +Servedieu, roman.<br /> +Rocaroc, homme politique, roman.<br /> +Mémoires du comte X...<br /> +Napoléon intégral.<br /> +</p> + + +<p><i>Published 24 Aug. 1907.</i></p> + +<p><i>Privilege of copyright in the United States reserved under +the Act approved Aug. 1907, by Ernest La Jeunesse.</i></p> + + + +<hr class="chap" /> + + +<h2> +ERNEST LA JEUNESSE</h2> +<h1>Le Forçat +honoraire</h1> +<h3> +ROMAN IMMORAL</h3> + +<h4>PARIS</h4> + +<h4>J. BOSC ET C<sup>ie</sup>, ÉDITEURS</h4> + +<h4>38, CHAUSSÉE D'ANTIN, 38</h4> + +<h4>1907</h4> + +<h4><i>Tous droits réservés</i></h4> + + + +<hr class="chap" /> + +<p> +IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE DOUZE EXEMPLAIRES +SUR HOLLANDE, TOUS NUMÉROTÉS</p> +<hr class="chap" /> + + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_1" id="Page_1">[Pg 1]</a></span></p> +<h2><a name="DEDICACE" id="DEDICACE">DÉDICACE</a></h2> + + +<p><i>En vous offrant, mon cher Henri Prost, ce</i> +roman immoral, <i>je crois faire mieux que +remplir un devoir de cœur et consacrer une +fraternité de pensée, d'aspiration et d'espoir: je +crois accomplir un devoir—sans plus. Je ne +prétends point vous prémunir contre les aigrefins, +meurtriers ou escrocs: vous les connaissez +mieux que moi, quelle que soit ma science expérimentée. +Et vous êtes si loin...!</i></p> + +<p><i>Mais vous représentez la</i> Société, <i>en mieux, +avec de la culture, de la bonté et de la délicatesse</i>.</p> + +<p><i>Cette</i> Société, <i>depuis quelques années, se +donne du bon temps. Après s'être passionnée +pour le</i> monde,—son <i>monde</i>!—<i>traduit par Paul +Bourget, en jargon, et par Georges Ohnet à la<span class="pagenum"><a name="Page_2" id="Page_2">[Pg 2]</a></span> +barre de la petite bourgeoisie, elle s'était laissé +mener un instant, en barque, au soleil de minuit +par MM. Ibsen et Björnson, avait suivi +M. d'Annunzio dans des carrières d'étoiles et +des ciels de marbre, et mordu un tantinet au +bois de la vraie croix, trempé par M. Sienkiewicz +dans les glaces et le sang de la défunte +Pologne. Puis elle revint—ladite Société—à +son vomissement, à son ambition: j'ai nommé +le crime, dol, viol, vol, à ces histoires de brigands +qui berçaient de cauchemars pittoresques +son lit infini d'enfance. ... Toutefois, dame! elle +avait grandi et vieilli, la Société!</i></p> + +<p><i>Quand on est petit, on tire au sort: ceux qui +sortent les premiers, dans la</i> botte, <i>comme on +dit à l'École polytechnique, ne veulent pas de la +botte (défunte, hélas!) du gendarme. On joue</i> au +voleur: <i>il s'agit d'être voleur—au choix. Les +perdants sont agents de la Force et du Droit: +d'ailleurs n'est-ce pas logique? M. de La Palisse, +qui fut précoce, l'aurait déclaré dès ses +plus jeunes ans: «Les voleurs ont le pas sur +les sergents de ville puisque ceux-là sont sur +les talons de ceux-ci—quand ils y sont.</i>»</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_3" id="Page_3">[Pg 3]</a></span></p> + +<p><i>Quand ils y sont! Parole grande et sage! +Quand ils y sont!</i></p> + +<p><i>Mais tu as engraissé, vieille Société: tu ne +veux plus courir et, tout de même, tu as un +vague reflet, un trouble relent de ta canaillerie +native et de la soif d'aventures de tes dix ans: +tu veux, pour bien te réjouir et te frapper, de +beaux récits bien sanglants, bien mystérieux, te +repaître de la chair et de l'esprit des scélérats +les plus terribles, pénétrer dans les cavernes et +les laboratoires d'enfer—à la condition de savoir +un policier—pardon! un détective!—plus fort +que les plus forts assassins, toujours invisible, +toujours armé, nourri de Taine et de Gaboriau +et venant à son heure (l'heure du crime a changé +depuis M. de Florian) mettre la main au collet +du coquin triomphant ou plutôt le faire crever, +tué par ses machinations mêmes!</i></p> + +<p><i>Ouf! tu respires, Société! Et dire que tu as +été sur le point de tourner mal, toi aussi, à la +lecture, et de verser dans le forfait—histoire de +faire fortune et d'avoir du génie. Heureusement, +les canailles sont démasquées et punies! Heureusement, +tu as dans ton camp</i>—«le Camp<span class="pagenum"><a name="Page_4" id="Page_4">[Pg 4]</a></span> +des bourgeois»—<i>des auxiliaires de premier +plan, des âmes tapies dans des ombres agissantes, +des détectives demi-dieux</i>.</p> + +<p><i>Où sont-ils?</i></p> + +<p><i>Oui, oui, estimable Société, les méchants finissent +toujours mal. Stendhal, pleurnichant et +souriant à la fois, a fait, par blague, guillotiner +Julien Sorel; Eugène Sue a empoisonné Rodin; +le vicomte Ponson du Terrail a tué, ressuscité +et retué Rocambole, en sanglotant; Raffles meurt +en héros pour sa patrie anglaise, au Transvaal; +Arsène Lupin... Mais je dois avouer, à ma honte +et à mon ami Maurice Leblanc que je ne connais +pas Arsène Lupin: je n'ai pas reçu le volume.</i></p> + +<p><i>Mais tout cela, Société, c'est de la littérature. +Je reviens à ma question, à la question: où sont +tes mouchards—grâce! tes détectives!—surhommes +et si humains, devins et farce, +commis voyageurs en filatures, tes soutiens, +enfin, les colonnes de ton temple? Où sont-ils? +Nomme-les!</i></p> + +<p><i>Permets-moi de te répondre. Ce sont des +troupes, des élites, des</i> crackes <i>«sur le papier», +ce sont des bonshommes en papier, ce sont des<span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">[Pg 5]</a></span> +«chiures d'encre». Interroge ta mémoire: cherche +le nom d'un</i> limier <i>de vitrail! Tu trouveras +de braves et héroïques sous-brigadiers assassinés, +des victimes du devoir authentiques, des inspecteurs +principaux qui, deci delà, ont su arracher +prestement les boutons de culotte d'un prisonnier +difficile à garder, des commissaires-adjoints +qui eurent une chance sur cent, des chefs de la +Sûreté qui ont signé des Mémoires. Il y a ce forçat +traître, vantard, escroc, sous-maître chanteur +de Vidocq. Il y a ce Joseph Prudhomme de +Canler qui, accompagnant au pied de l'échafaud +un brave jeune homme jaloux qui aurait été acquitté +aujourd'hui avec des larmes, (il n'avait tué +que sa maîtresse) dit à ce brave jeune homme qui +lui demande de l'embrasser (c'est Canler qui l'a +fait avouer)</i>:</p> + +<p>—<i>Pas ici, malheureux!</i></p> + +<p><i>et qui lui fait serment de l'embrasser, sans +tête, dans un monde meilleur!</i></p> + +<p><i>C'est l'inépuisable M. Claude qui dépèce Troppmann +en dix tomes, c'est M. Macé qui... qui... +Mais je ne veux pas prolonger une énumération +sans gloire.</i></p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">[Pg 6]</a></span></p> + +<p><i>Société, je ne veux pas te rassurer, je veux +t'éclairer. Tu n'es pas défendue et tu ne te défends +pas. Tu t'endors sur des contes bourgeoisants +et subtils,—et c'est si doux de dormir!</i></p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,<br /></span> +</div></div> + +<p><i>mais la fraude emplit tous les journaux,—et +ce n'est qu'une fraude bien déterminée. Je ne +prétends pas, Société, à l'honneur de t'avoir mis +en garde; je ne te dois rien. Je tiens seulement +à faire pour toi ce que fit pour son siècle cet +ivrogne de Nicolas Machiavel lorsqu'il lui donna +son</i> Prince. <i>Les époques n'ont que les</i> Prince <i>et +les Machiavel qu'elles méritent. Ce n'est pas ma +faute si j'ai publié, il y a dix ans passés, l'</i>Imitation +de Notre Maître Napoléon <i>et si, aujourd'hui, +je passe la plume à un forçat, un authentique +forçat assassin et pis, qui, au reste, n'est +pas des plus intelligents: tu n'avais qu'à m'écouter +et à me suivre, Société, quand je te prêchais +l'héroïsme et la beauté. Je déclare, d'ailleurs, +que je décline toute complicité dans les forfaits +qui suivent et leur narration enjouée et cynique. +«Je rends au public ce qu'il m'a prêté» sol à +sol, déchet par déchet.</i></p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">[Pg 7]</a></span></p> + +<p><i>J'ai conscience d'avoir écrit un livre vrai, qui +n'est pas de moi;</i></p> + +<p><i>mais de toi—et à toi, Société.</i></p> + +<p><i>Si, d'aventure, tu es trop effrayée, va chercher—chez +les libraires—tes flics et tes gendarmes +de cabinet. Ou dis-toi que moi, aussi, +je fais de la littérature.</i></p> + +<p><i>Et maintenant, mon cher Henri Prost, revenons +aux doux émules des héros de Plutarque, +ces hommes du tribunal révolutionnaire qui +avaient le courage de couper le cou de Lavoisier +parce que cet homme de génie s'était bassement +permis d'être fermier-général—et cette +bonne bête de Fouquier-Tinville qui, dans son +rêve d'assurer le bien-être à tous, avait fauché +des têtes comme des épis, et qui, sur l'échafaud, +voulait encore donner du pain au pauvre +monde...</i></p> + +<p> +4 Août 1907.<br /> +</p> + + +<hr class="chap" /> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">[Pg 9]</a></span></p> + + + + +<h2><a name="Le_Forcat_honoraire" id="Le_Forcat_honoraire"><i>Le Forçat honoraire</i></a></h2> + + + +<hr class="chap" /> +<h2><a name="CHAPITRE_PREMIER" id="CHAPITRE_PREMIER">CHAPITRE PREMIER</a></h2> + +<h3>UN LIVRE QUI COMMENCE BIEN.</h3> + + +<p> +<i>Cayenne, le 24 octobre 190...</i><br /> +</p> + +<p>Ce pauvre Chéry n'a vraiment pas de chance. +On l'a guillotiné ce matin.</p> + +<p>Mes malheurs ne me permettent point de me +poser en adversaire irréductible de la peine de +mort: je l'ai encourue, sinon méritée, et je +connais, par expérience, le vent frais du couperet +dans la torride horreur d'un cauchemar +cloîtré.</p> + +<p>D'autre part, au bagne, nous manquons de +distractions: une exécution capitale, même<span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">[Pg 10]</a></span> +et surtout dans la posture où nous y assistons, +genou en terre et sous la menace du feu de la +chiourme, c'est un spectacle et une émotion.</p> + +<p>On sent profondément ce que vaut la vie—et +c'est quelque chose.</p> + +<p>Pourtant je n'ai pu me défendre d'un frisson +et d'un gros regret qui ressemblait à du chagrin.</p> + +<p>C'est que le nº 67486 (Paul-Irénée-Amable +Chéry) était, en toute conscience, un <i>numéro</i>. +Je ne l'ai pas connu en liberté et j'imagine mal +son personnage en barbe, cheveux, splendeur +et habits bourgeois. Lorsqu'il fut reçu à +notre cercle, la faux pénitentiaire—<i>vulgô</i> +tondeuse et rasoir—la faux pénitentiaire, donc, +avait fait son œuvre et, sous une livrée d'emprunt +qu'on ne songeait pas à lui réclamer, +trop à son aise dans des sabots criards, il +avait cet air un peu hébété de se voir là (et +on ne se voit qu'au miroir de son âme) qu'on +prend au vestiaire des pénitenciers. Sa seule<span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">[Pg 11]</a></span> +élégance tenait à une chaîne un peu bruyante +et à un bracelet large,—à son pied. Cet ex-citoyen +avait eu des affaires d'honneur avec +ses gardiens et, d'emblée, montait aux cellules. +C'est ainsi que nous pûmes causer. Je ne +veux pas me rappeler la peccadille qui me +livrait aux rigueurs disciplinaires: je suis un +condamné sérieux, important, si j'ose dire, et +je rougis d'avoir pu occasionner quelque +scandale sur ce qu'on est convenu d'appeler +un chantier. Mettons tout sur le compte de +l'ivresse. Quoi qu'il en soit, j'étais là, j'étais +en train d'être paré <i>pour le bal</i> ou, si vous le +préférez, d'être ferré lorsque, plutôt poussé +que guidé, imperturbable cependant et dédaigneusement +hilare, Chéry s'offrit, de trois +quarts, à nos yeux. Du coup, nous nous +reconnûmes. Nous ne nous étions jamais vus, +mais nous étions du même monde, de la +même espèce et nous eussions fait deux +copains, pour employer l'horrible argot de la<span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">[Pg 12]</a></span> +Capitale, si la fatalité n'avait pas voulu nous +réduire à l'état de frères. Le règlement obligeait +le nº 67486 à rendre les chaînes dont il +était dépositaire au département de la Marine, +moyennant quoi l'administration pénitentiaire +consentait à lui offrir d'autres chaînes, identiques +(à la vérité) mais dûment matriculées à +ses armes, chiffre et marques particulières. +La méticulosité de nos bourreaux nous permit +de nous observer et même d'échanger des +clignements de paupières qui répondaient, +non sans éloquence et avec quelque distinction, +à des interrogations tacites. Nous nous +lisions sur la face l'un de l'autre et, dans nos +rides et ravines précoces, nous retrouvions +des souvenirs communs et rares: diplômes, +voluptés, dégoûts et tentations; nous déchiffrions, +aux plis de nos lèvres et aux brides +de nos yeux les étapes de nos chutes, de +nos cynismes, la valeur de notre résignation +et de notre repentir, cependant que la rapide<span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">[Pg 13]</a></span> +et courte flamme de notre regard nous rassurait +l'un l'autre sur notre intelligence et notre +énergie...</p> + +<p>Pourquoi faut-il que tout cela soit du +passé et la matière d'un éloge funèbre? Allons! +on ne sait pas ce qu'on peut devenir et +se rappeler, c'est rêver, en mieux! Rêvons... +Rappelons-nous...</p> + +<p>Je me retrouve dans mon cachot, déjà +attendri, amolli par la température suffocante. +Je songe aux <i>in-pace</i> de jadis, sous +terre, très loin... Il devait y faire frais... Une +cellule, au cinquième étage, sans air, sans +lumière, ça ressemble à une chambre de +bonne. Heureusement pour le pittoresque, il +y a la chaîne, mais on ne la voit pas: on +la sent qui pèse, qui gratte, qui grelotte dans +la chaleur. Cette obscurité absolue... admettons +qu'elle nous apporte la bonne nuit. +Imaginons que nous dormons simplement, +franchement, mais quoi? on ne peut être seul<span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">[Pg 14]</a></span> +nulle part, même ici! Des coups, méthodiquement +espacés, se font percevoir à la cloison. +C'est,—on ne l'ignore pas,—la manière +de converser en prison, la seule ou à peu près. +Encore une brute, une crapule qui a besoin +de faire la causette! Ne comptez pas sur moi +mon cher! Écoutons, après tout, puisqu'il n'y +a pas moyen de faire autrement. Un, deux, +trois... onze, douze... vingt-trois... Tiens! +tiens! c'est plus intéressant: je ne méritais +pas cette aubaine. Mon voisin d'appartement +se fait connaître, reconnaître, se nomme. +Nous avons été ensemble, il y a un instant, à +la peine, à l'honneur. Il me gourmande de ne +l'avoir pas entendu monter et <i>boucler</i> derrière +moi. Serais-je égoïste ou seulement de ces +gens légers et impulsifs qui appartiennent +tout entiers à leurs propres petits déboires?</p> + +<p>Il continue son discours, son monologue. +Décidément, il sait fort bien parler, du bout +des doigts—et il a les doigts très robustes. On<span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">[Pg 15]</a></span> +croirait qu'ils entrent dans la pierre et je +défie les gardiens d'entendre: c'est du beau +travail.</p> + +<p>Résumons ses confidences, en en supprimant, +faute de place, nombre de détails +d'humour, d'ironie et de charme mélancolique +(j'ai peu de papier à moi, dans ce bureau +de la chiourme).</p> + +<p>Fils d'un conseiller référendaire à la Cour des +Comptes, Paul Chéry avait puisé dès le berceau, +dans l'exemple, les propos et la contemplation +de M. Sosthène-Napoléon-Ludovic Chéry +(du Petit-Quevilly), son père, le goût ardent de +la fainéantise et le pire dédain de l'humanité. +Sous-admissible à Saint-Cyr, il négligea de se +présenter aux examens oraux du premier degré +parce que, avant d'arriver au manège de l'École +militaire où l'attendaient ses examinateurs, il +fit la découverte d'un nid de maisons hospitalières, +dans un passage de l'avenue La Bourdonnais, +et que, soit terreur de la colère familiale,<span class="pagenum"><a name="Page_16" id="Page_16">[Pg 16]</a></span> +soit insouciance et recherche du plaisir facile, il +ne sortit d'une de ces maisons que pour entrer +dans une autre et ainsi, si j'ose dire, de suite, +un peu client qui ne paie point, un peu garçon +qui ne se fait pas payer, partout nourri, +partout content et méritant, d'un suffrage +unanime, chaleureux et jaloux, le nom qu'il +tient de ses parents assez respectueux d'eux-mêmes +pour oublier de cueillir les mêmes justifications +d'armoiries—et ces tristes lauriers! +Ces parents, d'ailleurs, perdent la trace de +Paul-Amable. Il ne la vont point chercher +dans les établissements louches, bars de nuit +et autres bouchons de Grenelle, Javel, Montrouge +et Montparnasse. Ils n'auront jamais +l'orgueil d'apprendre qu'il a illustré leur +patronyme sous la forme de <i>Le Chéri de Gambetta</i> +pour huit coups de couteau qu'il a +échangés dans l'avenue de ce nom contre trois +coups mortels de revolver. Mais, un jour, +mon malheureux ami, désœuvré et attendant<span class="pagenum"><a name="Page_17" id="Page_17">[Pg 17]</a></span> +trop longuement une délicieuse maîtresse +vendue et emballée, notre malheureux ami, +donc, a l'idée d'ouvrir le journal <i>Le Journal</i>. +Un mot jaillit des lèvres de Chéry, mot dont +je laisse, avec l'histoire, la responsabilité au +maréchal de camp vicomte Cambronne. Chéry +vient de lire le récit de l'exécution, à Laghouat, +de son frère aîné Camille-Antonin-Louis-Silvère +Chéry, fusilier à la 11<sup>e</sup> compagnie de discipline.</p> + +<p>Mais ici je laisse la parole à Paul Chéry.</p> + +<p>Quand je dis la parole, j'exagère et je crains +que son récit ne paraisse froid et banal.</p> + +<p>Qu'on se rappelle qu'il fut non tambouriné +mais creusé lettre à lettre—et combien d'efforts +pour chaque lettre!—dans un mur de cachot, +que je le compris péniblement, atrocement, +scandé d'un double frisson de nos chaînes de +fer et qu'il se grava profondément en moi, à +la manière noire.</p> + +<p>La dernière fois que j'avais vu mon frère, il +était maréchal des logis aux houzards, très vain<span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">[Pg 18]</a></span> +de son galon, de son uniforme, de sa moustache +de vingt ans et demi, de tout, quoi! Il se destinait, +d'office, aux plus hauts emplois militaires, +galopait, en pensée, à travers les écoles, les exploits +et les grades, s'accordait, d'avance, des +blessures avantageuses, au choix et des citations +à l'ordre de l'armée—comme s'il en pleuvait des +canons!—Et, immédiatement, le mot que j'avais +étouffé en apprenant sa fin, me remonta, si +j'ose dire, aux lèvres,—pieusement. C'est que +c'était son <i>mot</i>, à lui, ce qu'on eût appelé son +<i>cri</i>, aux temps lointains de l'héraldique. Il le +prononçait à tout bout de champ, avec une +mâle, juvénile et martiale fierté qui me frappa +fortement mais qui m'expliqua sans retard son +malheur et sa chute. Il avait employé ce mot +à contre-sens. De fait, une enquête rapide—nous +autres, dans la pègre, on a vite tous +les éléments d'information sous la main, car +le monde est petit et il y a peu d'<i>hommes</i>—me +convainquit de ma douloureuse perspicacité.<span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">[Pg 19]</a></span> +Une première explosion à l'adresse d'un +gradé sans importance, une autre, plus rebondissante, +une troisième, en jet et en cataracte, +avaient mené mon malheureux frère de la +prison à Biribi, en passant par la cassation. +Il avait emporté en Afrique son mot avec lui, +et, de silo en crapaudine, de tombeau en tourniquet, +savamment agacé et conduit à illustrer +l'interjection de coups de poing et d'un +«coup-lancé» de fusil à baïonnette, il venait +de compliquer son cas, déjà désespéré, en inondant +de cet inépuisable mot les membres du +conseil de guerre et jusques à son avocat qui +plaidait la monomanie et l'irresponsabilité... +Je fus irrité, non de son trépas qui avait été +héroïque et décent, (à part l'affectation de +répéter son mot à tout venant et de le remâcher +jusqu'au coup de grâce), mais de l'attitude +un peu trop romaine que mon père s'était +permise à cette occasion.</p> + +<p>Le bon vieillard avait insisté pour faire fusiller<span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">[Pg 20]</a></span> +son fils! On lui tressa, dans une certaine +presse, des couronnes à peine mortuaires. On +reproduisait sa lettre au Président de la République: +«<i>En vous suppliant, Monsieur le Président, +de laisser la justice suivre son cours régulier, je +crois faire mon devoir de père et de magistrat. La +trop juste condamnation qui frappe un fils dégénéré +ne saurait m'atteindre: la honte ne remonte +pas. J'ai la dernière satisfaction de savoir que +celui qui porte encore mon nom n'attend pas le +châtiment d'une faute contre l'honneur. Mais le +crime contre la discipline est inexpiable et tout le +sang des miens ne le laverait point. Je regrette que +ma femme soit morte: elle se joindrait à moi, +dans cette démarche raisonnée, pour réclamer +un supplice qui nous vengera de l'injure faite +à notre caractère et à notre exemple.</i>»</p> + +<p>Tu dois être étonné de m'entendre me souvenir +de ce fatras: j'ai mes raisons pour ça. +<i>Primo</i>, je ne pus le digérer, ensuite, tu vas +voir...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">[Pg 21]</a></span></p> + +<p>... Si ces mots que j'écris sous l'empire de la +plus vive horreur et du pire chagrin avaient +des prétentions à la publicité, je me permettrais +ici, soit digression, soit parenthèse, une +longue pause, pour indiquer que ce jour-là, +notre entretien n'alla point plus en avant.</p> + +<p>On se fait<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>, de l'autre côté de la geôle, des +idées fausses sur le silence du bagne. Il est aussi +rigoureux que son nom l'indique,—au moins +de nuit. Rien, dans l'opaque ténèbre du cachot, +ne nous avertit de la tombée du soir que +le bruit plus lourd et plus angoissant des +mots cognés lettre à lettre—et à combien de +coups par lettre!—contre les parois de nos +niches. On entend crier les verrous. On a +peur des gardiens qui n'aiment pas à se déranger +pour rien. L'insomnie déroule ses +cauchemars. Le passé, le présent, l'impossible +avenir prennent des figures de bêtes +monstrueuses et enchaînées—comme nous.<span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">[Pg 22]</a></span> +Nos estomacs ressemblent à nos consciences, +en admettant que ça existe. Tout ce qui est +bas et mauvais grouille autour de notre accablement +et nous n'avons même pas le courage +de lever nos fers contre les spectres +intimes. C'est en cellule, vraiment, que j'ai +pesé la vanité du crime et que j'ai senti, quoique +nous en ayons, que nous ne valions pas +mieux que les saints et les martyrs vertueux,—en +fait de force de résistance, bien entendu. +On a, sur le mauvais pavé qui nous sert de +couche, des endolorissements d'enfant, la +persuasion qu'on est ferré à tout jamais, que +l'évasion est un rêve—et l'on ne peut pas +rêver—et que la dernière étoile du ciel absent +s'est étalée, pour n'en plus bouger, sur +l'uniforme de la chiourme...</p> + +<div class="footnote"> + +<p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> <i>On</i>, c'est M. Jacques Dhur (1907).</p></div> + +<p>Je laissai donc dormir, jusqu'à l'aube lointaine, +les rouges confidences de l'infortuné +Chéry. Je ne suis pas d'humeur à rechercher, +maintenant qu'il dort son dernier sommeil,<span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">[Pg 23]</a></span> +si mon nouveau compagnon me donna des +nouvelles de sa nuit et de son repos. Nous +nous occupons peu, à vrai dire, du temps qui +fuit et qui fuit si lentement! Nos souvenirs +sont plus agréables, plus riches. Ça meuble.</p> + +<p>—Tu comprends, continua le nº 67486, que +l'attitude de mon père lui concilia les faveurs +des pouvoirs publics et les fleurs les plus +rares de la publicité. On burina ses traits sur +le zinc des journaux quotidiens, cependant +que son ministre l'élevait au grade de commandeur +de l'ordre national de la Légion +d'honneur. De l'instant où j'appris ce dernier +outrage à la mémoire de mon frère, je pris la +résolution formelle d'étrangler l'auteur démissionnaire +de nos jours à l'aide de sa cravate +neuve. «La honte ne remonte pas!» Rien +qu'à me rappeler cette phrase!......</p> + +<p>«Mais, pardon, interrompit-il, je ne vous +connais pas: je vous étonne et vous scandalise +peut-être. Pour quelle cause êtes-vous ici?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">[Pg 24]</a></span></p> + +<p>—Tentative d'assassinat avec préméditation +et guet-apens, répondis-je doucement, faux et +usage de faux en écriture de commerce, mais +c'est un malheureux concours de circonstances...</p> + +<p>—Bien! poursuivit Chéry: je puis te raconter +la chose. Tu ne te révolteras pas. Ma +sentence était entachée de colère. Si j'avais +raisonné largement, je n'aurais pas condamné +un magistrat, ambitieux et vieilli, avec toute la +rigueur et toute la morale naturelle et logique +du réfractaire que j'étais. Je me serais +repris peut-être si une futile coïncidence +n'avait précipité notre destinée. D'un cambriolage +dans la banlieue, des amis à moi avaient +rapporté, entre autres objets, une vieille croix +de commandeur avec son ruban et son agrafe. +Ils me l'avaient donnée, sans cérémonie, un +peu parce que le bibelot m'amusait, un peu +parce qu'il était de mauvaise défaite. Cette +cravate s'associa naturellement dans mon<span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">[Pg 25]</a></span> +esprit au souvenir pressant du col paternel. +Je m'en amusai les doigts toute la journée, +en regrettant de n'avoir pas autre chose +sous la main. Je ressassais mes anciennes +années et les instants, un à un, qui piquaient +droit dans ma mémoire. C'était une chanson +monotone et précise qui me criait la sécheresse +de cœur, l'étroitesse d'esprit, l'égoïsme +hypocrite et poli du juge dont, à son insu, +j'examinais le pourvoi. Peu à peu, je discernai +des scélératesses éclatantes dont je n'avais +pas pris souci et je ne fus plus capable d'imaginer +la société dans son horreur foncière +qu'à travers l'image représentative de M. Chéry +du Petit-Quevilly. Celui-là, je le tenais. +J'avais charge d'âme.</p> + +<p>... Et, au seuil de la nuit, lorsque je me dirigeai +vers une maison—que je connaissais +bien—de la rue de l'Université, j'avais la +conviction d'aller faire—simplement—un +pâle exemple et une timide manifestation.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">[Pg 26]</a></span></p> + +<p>Il y avait de la lumière.</p> + +<p>Je fus ravi, par avance, de ne pas trop +effrayer le bon vieillard et de lui épargner +un réveil en musique. Mon nom, jeté au +concierge, le laissa dans son lit. Je montai, +sans ascenseur, longtemps, parce que le +conseiller se contentait, austèrement, d'un +luxueux cinquième étage, comme un saint. +Une pauvre petite fausse clef ouvrit miraculeusement +la porte de l'appartement.</p> + +<p>Une minute après, j'étais en face de mon +client. J'avais traversé l'antichambre à pas +étouffés, par habitude et, professionnellement, +tourné le bouton <i>en douce</i>. J'arrivai donc en +gentil mystère et ne m'étonnai qu'à moitié +de l'effroi surhumain qui se peignit, se grava, +se convulsionna sur et dans le visage de l'individu +en question lorsqu'il m'aperçut, pâle +et grave.</p> + +<p>—Toi! toi! râla-t-il!—et quand je dis <i>râler</i>!...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">[Pg 27]</a></span></p> + +<p>C'était un beuglement sourd et blanc, un +hurlement vide, un sifflement de serpent-fantôme, +une sueur crachée et crissante...</p> + +<p>—Toi! toi! reprit-il. Encore toi! Mais, ce +soir, tu n'es pas en tenue!</p> + +<p>Je suis d'attaque, mais je te jure que je n'y +coupai point d'un léger frisson. Je comprenais! +Monsieur était sujet à des hallucinations, +à des cauchemars! Mon frère mort +<i>revenait</i>! Je ne crois ni aux apparitions, ni +aux remords, mais ce n'est pas une raison +pour en dégoûter les autres, et cette hantise +me vengeait un peu de la lettre du personnage! +D'autre part, il y avait toujours eu une +extrême ressemblance entre mon frère et moi, +côté de notre mère (heureusement), et, depuis +le temps que le citoyen ne nous avait vus, +l'un et l'autre, il avait pu brouiller dans son +indifférence, d'abord, dans sa haine et sa terreur, +ensuite, les traits soi-disant adorés de sa +triste progéniture. Je sentis un indéfinissable<span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">[Pg 28]</a></span> +dépit en me demandant—si vite!—pourquoi +le fusillé ne m'apparaissait pas à moi +qui l'avais aimé et ne sortait du ciel ou du +néant que pour troubler de sa présence les +nuits d'un peu intéressant <i>gentleman</i>. J'eus +même—et j'en rougis—la tentation d'abandonner +mon père à sa torture méritée et perpétuelle, +plus aigre que la mort. Mais la plainte +de cet étrange veilleur me fatigua. Il répétait:</p> + +<p>—Toi! toi! Encore toi!</p> + +<p>Comme s'il n'avait jamais eu autre chose à +dire et m'infligeait le dégoût de l'oiseau de +proie et l'ennui du perroquet. Enfin, il abolit +ma patience en présentant les signes les plus +évidents de l'aliénation mentale.</p> + +<p>—Toi! reprit-il encore! On ne sait donc plus +arquebuser en France! En Algérie, même! +Je vais écrire au ministre de la Guerre!</p> + +<p>Je fus humilié, pour l'honneur de la famille, +de cette aberration et de cette déchéance.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">[Pg 29]</a></span></p> + +<p>—Monsieur, prononçai-je aimablement, non +sans travestir un peu le timbre de ma voix, +je ne suis pas ce que vous croyez. Je fais la part +du surmenage, mais la vérité...</p> + +<p>—Ce n'est pas toi! ce n'est pas toi! hoqueta +la loque, mais alors pourquoi lui ressembles-tu? +Et qui es-tu? Qui es-tu?...</p> + +<p>J'observai que, dans son délire, il commençait +à recouvrer vaguement de la raison et je +ne sais quel ironique espoir.</p> + +<p>—Pourquoi me tutoyez-vous? fis-je. Il me +semble—et j'étais sincère—que je ne vous +suis de rien, Monsieur! Vous lisiez, à cette +heure! Permettez que je voie! Oh! oh! les +<i>Vies parallèles</i> de Plutarque. Eh! eh! vous êtes +sur le vieux Brutus! Vous dérogez, Monsieur +le conseiller! Plutarque, un juge de paix! +Brutus! un consul! Mais vous n'avez encore +condamné qu'un seul de vos fils, citoyen! Ne +vous en reste-t-il pas un autre? Sacrifiez-le, que +diable! avant de continuer!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">[Pg 30]</a></span></p> + +<p>Il me regarda anxieusement, réfléchit, s'essuya +le front et dit:</p> + +<p>—Monsieur, puisque Monsieur il y a, comment +êtes-vous entré ici?</p> + +<p>Il s'arrêta, puis, d'un ton chantant et oriental:</p> + +<p>—Ah! tu lui ressembles trop! Tu te moques! +Tu es lui! Tu es <i>eux</i>! Lui! tous les deux! Ne +ris pas comme ça! Misérable! Ton père!...</p> + +<p>Il fallait brusquer le dénouement. Le vieux +commençait à devenir affreusement fou! Dieu +me pardonne: il voyait clair! Je le considérai +encore un instant: sa face congestionnée me +lança, pour ainsi parler, au cœur une quantité +de petits points sanguinolents que je reconnus: +c'étaient les mille traces des petits et +des gros baisers d'enfants que nous lui avions +imprimées, mon frère et moi—on est si bête +quand on est jeune!—des morsures de papillons +de tendresse, de reconnaissance, d'affection!...</p> + +<p>Le monstre! C'est de lui que nous étions<span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">[Pg 31]</a></span> +nés! Ou plutôt, il nous avait vomis—comme +il venait de nous vomir encore!</p> + +<p>—Monsieur, grinçai-je, je viens de la part +de celui dont vous parlez si légèrement, M. le +ministre de la Guerre lui-même.</p> + +<p>—Que me veut-il? gémit mon père. Je ne +le connais pas, lui!</p> + +<p>—Vous en parliez, respectable vieillard. +Il vous envoie un souvenir, un de ces souvenirs +qu'on n'oublie pas, monsieur!</p> + +<p>Devina-t-il? C'était le moment, à en croire la +légende, où l'on prévoit, pour pas longtemps... +Il se dressa, se recula, blémit, hurla:</p> + +<p>—Non! non! je ne puis pas! Je ne veux +pas! je ne veux pas!...</p> + +<p>—Il faut vouloir! dis-je doucement. Ce +n'est rien, d'ailleurs. Une toute petite attention: +le prix du sang, couleur de sang: la +cravate de commandeur de l'ordre national de +la Légion d'honneur!</p> + +<p>Le cri du type fut épatant!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">[Pg 32]</a></span></p> + +<p>Il fallait qu'il eût rêvé, qu'il eût vu, en songe, +la scène qui se passait. Je ne pouvais plus hésiter: +on ne ment pas à un cauchemar, au cauchemar +d'un autre, si proche, hélas! Je +dois avouer, au reste, qu'une force inconnue +me jeta sur mes pieds, en avant—sur +l'homme.</p> + +<p>—Permettez-moi, hoquetai-je, de vous +passer au cou, au cou...</p> + +<p>Je ne continuai pas. Il se débattait, griffait +dans le vide, au risque de m'atteindre, sans +me chercher. J'attachai la boucle par derrière, +puis, le maintenant d'une main, de l'autre, je +pris le couteau à papier sur la table... Le temps +de le faire glisser dans le ruban, de le tourner +dedans, vertigineusement...</p> + +<p>... Je ne saurai jamais comment la fenêtre +fut ouverte, comment j'ouvris la boucle de +la cravate, comment je lâchai le paquet, +suffoqué. Je me rappelle seulement avoir hurlé—et +encore, ce n'était pas ma voix, à moi:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">[Pg 33]</a></span></p> + +<p>—Ah! ah! la honte ne remonte pas! +Descends, alors! Descends!...</p> + +<p>... Lorsque je fus dehors, moi-même, le petit +tas d'esquilles, de fractures et de sang que +j'avais fait de mon père était assez entouré: +le hasard avait rassemblé deux agents, trois +valets de chambre en vadrouille et des passants +de hasard. Si je n'avais pas ricané, j'aurais +pu jouir honnêtement de l'ultime agonie +de mon inexcusable victime. Mais un morceau +de doigt se dressa vers moi, une ombre de soupir +égrena le «Toi! toi!» que je connaissais +déjà. On m'arrêta, au petit bonheur. Mes liens +de parenté avec le défunt, la cravate rouge qu'on +retrouva sur moi et dont on découvrit des +traces et une érosion sur le cadavre, mon +récent passé—il paraît que j'étais le monsieur +le plus recherché de Paris, côté police—me +firent maintenir sous mandat de dépôt. +Je ne cherchai pas à nier. Je racontai ce qu'on +appela mon crime, dans tous ses détails.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">[Pg 34]</a></span></p> + +<p>On m'accusa d'outrance. Je réclamai la +mort de si bon cœur qu'on ne me l'accorda +pas.</p> + +<p>J'étais, après tout, un parricide de bonne +famille et, soit que le jury s'apitoyât sur mon +frère, soit qu'il se révoltât du stoïcisme payé +du papa, la justice de mon pays ne m'octroya +que vingt ans de travaux forcés.</p> + +<p>—Tu sais, lui dis-je, que c'est le même +prix. A partir de huit ans, on ne revient plus, +mon pauvre vieux.</p> + +<p>Les coups frappés par Chéry devinrent, +pour ainsi dire, aériens:</p> + +<p>—Revenir? Où ça? Et d'où? D'ici, peut-être?</p> + +<p>—Dame! fis-je. Avec ton caractère, tu ne +t'amuseras pas ici.</p> + +<p>—Mon vieux, grava-t-il, j'ai une fiancée, +la Mort. Je l'ai déjà prêtée à un autre, après +qu'elle se fût donnée à mon frère. Il faut que +je la retrouve, à tout prix, et pour de bon. Je +n'ai pas la prétention de la confisquer: sois<span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">[Pg 35]</a></span> +tranquille! Tu l'auras, toi aussi, à ton tour! +Mais moi, j'ai droit à un joli choix. Elle fait +la coquette avec moi. Si elle veut que j'y +mette le prix, elle ne sera pas volée. On guillotine +toujours en cet endroit, j'espère?</p> + +<p>L'ironie des mots frappés est plus profonde +que celle des mots entendus: il faut la deviner, +deviner les intentions, tout deviner dans +ce langage secret, muet, monotone, lent et +grave comme les siècles,—les siècles qu'il +dure.</p> + +<p>—On guillotine rarement. Il n'y a pas +presse. Pas de bourreau titulaire. Si tu viens +pour ça, tu n'as pas de chance!</p> + +<p>J'essayais de plaisanter, de mauvais cœur. +Je bafouillais, je veux dire que mon doigt +tremblait un peu et se blessait au mur.</p> + +<p>—Pourquoi blagues-tu, me gronda Chéry, +d'un poing dur. As-tu peur pour moi? Tiens! +je ne te parlerai plus: tu es un lâche!</p> + +<p>On a son honneur, même au bagne et,<span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">[Pg 36]</a></span> +surtout, en cellule de correction. N'est-ce +pas un souci, un besoin, une façon de se +rattacher au monde et à la vie?</p> + +<p>Je n'adressai plus le moindre mot, par gestes, +à mon altier compagnon et tâchai à dormir +le sommeil du juste ou du justicié. Je ne +me flatterai pas d'y avoir réussi. On a peur +du chaud qui est atroce, du feu qui est possible, +de tous les assassinats qu'on a commis +soi-même ou qui ont été commis autour de +vous. Je passai des heures à me chanter en +moi-même et pour moi seul des <i>scies</i> grotesques +qui me dégoûtaient à Paris et qui, là, +m'apportaient je ne sais quel parfum du boulevard +et ce brave goût de la boue et de pis +qu'on subit autour de l'Opéra et qui garde de +l'émotion, de la distinction et de la peine. Je +me pelotonnai, je m'accroupis sur mes souvenirs +de femmes, en tas. De temps en temps, +dans mes contractions, un bruit de fers troublés +me rappelait que je n'avais plus ni compagne,<span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">[Pg 37]</a></span> +ni lit, ni même de nom—et que ce +n'était pas fini. L'éternité des peines n'est +sensible qu'au cours des condamnations à +perpétuité. L'inhumanité des hommes prépare +à la cruauté de Dieu—s'il en reste. Bref, je +m'ennuyai.</p> + +<p>Je ne revis et n'entendis le nommé Chéry +que lorsque tous deux, pour parler le style +noble, nous laissâmes tomber nos chaînes. +Tandis qu'on rasait, pour le châtiment de nos +erreurs, ce que la captivité avait laissé pousser +de poil sur nos lèvres, nos crânes et nos +joues, il me considéra, de biais, avec un intérêt +sans horreur. Le mélancolique hasard de +notre punition-sœur l'avait induit à me choisir +comme ami dans cette foule où rien ne +l'attachait que ses liens. Il murmura, sous la +couche maigre de savon gris qui ne moussait +point: «Au fond, tu n'es peut-être pas lâche. +Ta gueule ne me répugne pas trop. Topons +là. Comment t'appelles-tu?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">[Pg 38]</a></span></p> + +<p>—Louis-Symphorien-Laurent Bicorne de La +Cellambrie.</p> + +<p>Je m'attendais à l'effet que mon nom patronymique +de Bicorne ne manqua jamais +d'obtenir sur les mauvais plaisants, juges et +jurés qui l'entendirent, en des circonstances +assez graves pour moi. Chéry ne sourcilla +pas. Peut-être était-il un peu tenu de près +par le rasoir qui, à en juger par celui qui me +mordait, ne devait pas valoir grand'chose. +Après un silence, mon camarade profita d'un +bâillement du gardien:</p> + +<p>—Ce n'est pas un nom, chuchota-t-il, c'est +un prospectus héraldique. Mais je m'en fous. +Je te présente mes excuses pour mes paroles +de l'autre soir. Tu sais, je suis toujours énervé +quand je pense à ma crapule de père.</p> + +<p>—Il n'y a pas d'offense, mon vieux. On +sera amis. Voilà.</p> + +<p>Les forçats officieux qui nous faisaient la +barbe nous laissèrent un peu converser. Nous<span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">[Pg 39]</a></span> +fûmes gênés de cette complaisance qui reposait +sur des suppositions aussi inacceptées +qu'inavouables. La promiscuité des lieux de +répression m'a toujours soulevé le cœur, sans +plus, et le sourire tendre de nos merlans en +bonnet me rendait amères les paroles d'un +gentleman de ma caste, de mon éducation et +de ma mentalité qui me venait, en frère, par +le plus long. J'essayai sans résultat de détourner +Chéry de ses idées de suicide. Ces +idées étaient sanglantes: il voulait s'en aller +à deux. Il me demandait même ce qu'il pourrait +tuer, de préférence.</p> + +<p>—Je ne sais pas, répondis-je vivement, je +ne connais personne ici.</p> + +<p>—Tu n'es pas un homme pratique, gouailla-t-il. +Tu rêves, sans doute, Symphorien? Il +faut toujours savoir où on est, qui vous garde +et même qui vous gêne, mon enfant. Moi, je +suis Normand—et j'ai l'œil.</p> + +<p>Cette volonté implacable pesait sur moi et<span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">[Pg 40]</a></span> +me fascinait. De l'instant où nous fûmes bouclés +dans la même équipe, je ne consentis +plus à vivre.</p> + +<p>C'était le temps où le soleil, tout droit et se +consumant lui-même, ne laisse que son ombre +d'or et sa fumée rouge à la terre, aux arbres, +aux lianes et à la brousse. Un respect superstitieux +pour la nature, la matière et le mystère +de la création, ensemble, vous courbe +mieux que le bâton de la chiourme, et vous +rive à votre labeur pour ne rien regarder, +pour ne pas penser, pour n'être rien que de la +sueur dans de la lumière. On ne sait pas ce +que l'on fait. On défriche. De ci, de là, un +serpent est coupé, avec des brindilles, sans +qu'on bronche. Le bras, le sabre d'abatis se +lèvent, retombent. On ne fume pas. On est +fatigué.</p> + +<p>Il y a là, pour cinquante condamnés armés, +quatre gardiens, à peu près, sans armes, la +pipe au bec, et qui ne nous regardent même<span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">[Pg 41]</a></span> +pas, qui sourient aux oiseaux invisibles, aux +guenons—ou à leurs maîtresses. On ne songe +pas à massacrer ces brutes. On continue. On +défriche.</p> + +<p>On ne sent pas les appels de liberté +qui sifflent dans le feuillage, on a les paupières +figées et mortes, et, quand on est trop +las, au cœur d'un paysage de féerie, on convoite +le cachot puant où l'on sera enterré le +soir.</p> + +<p>Chéry se signala tout de suite, par son intelligente +activité. Il était dans la forêt comme +chez lui. Prévenant pour les surveillants, déférent +pour les détenus contre-maîtres, obséquieux +envers les mouchards de la troupe, il +ne tarda pas à passer pour un <i>mouton</i> ou une +<i>bourrique</i> aux yeux des moins prévenus. +Lorsque la malveillance susurra ces mots aux +oreilles nonchalantes de mon ami, il eut un +bon rire:</p> + +<p>—Que c'est drôle! ce qui est une <i>vache</i> à<span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">[Pg 42]</a></span> +Paris devient ici <i>bourrique</i>, <i>mouton</i>, quoi encore? +Question de latitude! Tout de même, +mon cher Symphorien, c'est humiliant.</p> + +<p>—Que médites-tu? Tu es trop calme, trop +gentil, j'ai peur.</p> + +<p>—Mon maître, René Descartes, n'a-t-il pas +conseillé dans sa <i>morale provisoire</i>—et +n'est-ce pas? avait-il raison! morale provisoire! +qu'y a-t-il de plus provisoire que la +morale?—n'avait-il pas ordonné de se plier +aux mœurs et habitudes des peuples où l'on +est, pour le moment, appelé à vivre ou à +crever? Je ne cite pas le texte exact. Je n'ai +pas le livre sous la main. Je me forge une âme +de forçat pour m'amuser. Ça durera ce que +ça durera. Et puis, j'ai mon idée.</p> + +<p>—Je la connais, trop ton idée! J'en ai +soupé!</p> + +<p>—Mange! répondit Chéry tout doucement. +Et il ajouta:</p> + +<p>—Est-ce que tu t'amuses? Ça vaut-il la<span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">[Pg 43]</a></span> +peine—c'est bien à nous d'en parler—de traîner +la jambe n'importe où? Tiens! nous avons +pour voisins des gens qui ont accompli, soi-disant, +des actes extraordinaires pour la société. +Ils n'en sont ni plus fiers ni plus +drôles. Une bande de coquins pourrait divertir +ou toucher. Nous sommes à pleurer. +Les gardiens ne sont pas assez méchants. Tout +me dégoûte.</p> + +<p>Le zèle du sympathique parricide trouva sa +prompte récompense. Lorsque j'écris ce mot +«récompense», je ne l'écris que pour l'Europe. +Je note, tout de suite, qu'il fut désigné +pour occuper dans les bureaux un emploi de +son grade. Ces places sont fort peu recherchées. +L'avantage d'être assis dans un fauteuil +ou, au pis aller, sur une chaise paillée, le +droit à une ration supplémentaire et à quelque +vinasse, la tolérance de la cigarette, voire +de la pipe, une liberté plus que relative, la +possibilité même de faire du bien autour de<span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">[Pg 44]</a></span> +soi, rien ne prévaut sur une sourde et atroce +répugnance à tenir la plume, la règle et le +grattoir. Cette horreur physique est compréhensible +pour les anciens notaires, instituteurs, +avoués, caissiers, huissiers et graveurs, que +des inculpations de faux et détournements +(par salariés) incorporent dans nos glabres +rangs. Le souvenir de leur splendeur, ou, +simplement, de leur besogne, leur fait détester +les instruments qui auraient pu être ceux +(<i>sic</i>) de leur gloire ou de leur opulence: le +désir de se réhabiliter pour eux-mêmes, pour +eux tout seuls, leur fait très naturellement +préférer le pic, la pioche, la truelle et le +sabre d'abatis. Leur existence antérieure est +abolie; on leur fait faire l'apprentissage, sous +d'autres cieux, d'un autre métier; terrassiers +ou mineurs, ils sont tout neufs: c'est une façon +d'être innocents. En outre, l'administration +elle-même n'aime pas s'encombrer de +professionnels trop avisés.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">[Pg 45]</a></span></p> + +<p>Mais qu'un homme instruit refuse un labeur +presque intellectuel et de caractère moins +avilissant, en apparence, qu'une tâche d'esclave +et d'esclave battu, c'en est assez—ou +je me trompe fort—pour étonner un individu +sans casier judiciaire. C'est qu'il n'a pas +épuisé la coupe des vanités. Aligner des +chiffres et des noms quand on n'a plus de +nom, et que, pour soi, les chiffres, tous les +chiffres, sont un numéro—et son numéro à +soi—, enregistrer des signalements qui vous ressemblent +tous, des arrêts et des condamnations +qui vous retombent à chaque fois sur +les épaules et multiplient à l'infini les années +sans fin de votre infamie et de votre géhenne, +retrouver sous sa mauvaise plume des lettres +et des mots qu'on a tracés dans des minutes +d'exaltation, de fièvre et de désir, compter le +prix de ce qu'on avale,—je ne dis pas ce +qu'on mange—savoir qu'on coûte moins +cher qu'un rat et que les économies sont nécessaires<span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">[Pg 46]</a></span> +et qu'on sera plus mal nourri, numéroter +les matraques et les rotins, les revolvers, +les bois de justice, les barres de justice, +les serrures en double, les doubles boucles, +les verrous et les judas de rechange, copier +les actes de décès et calligraphier, pour les +autorités, «En réponse à votre honorée», +quand on n'a plus d'honneur, c'est à avaler +le contenu de nos encriers s'ils n'étaient pas +rivés aux tables—comme nous.</p> + +<p>J'avais partagé le sort de Chéry. On nous +amenait tous les matins à cinq heures, dans +une pièce rectangulaire et mal éclairée, où +nous travaillions sous les ordres d'un artilleur +colonial de deuxième classe et d'un +élève-gendarme en pied. Je dois avouer que +ces deux militaires nous obéissaient aveuglément, +séduits, comme tout le monde, par +l'autorité sans phrases de mon fatal compagnon. +Le calcul de Chéry était, au reste, +de s'affirmer indispensable. Excellent comptable<span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">[Pg 47]</a></span> +dès le premier jour, il fut, quarante-huit +heures plus tard, la comptabilité même. Il balaya, +lava, frotta le bureau avec rage et non sans +triomphe: cet humble labeur qui, pour tous +les transportés condamnés aux écritures, ressemble +à un repos et une récréation, empruntait +chez lui les couleurs de la frénésie, et +j'étais seul à frémir de sa vigueur, de sa force, +de l'admirable et conscient emportement dont +il brûlait et entretenait sa patience.</p> + +<p>Un mercredi, le directeur du pénitencier se +risqua dans nos murs. Il entra, sans trop +d'escorte, et fut très poli:</p> + +<p>—Messieurs! dit-il, et il salua, à la ronde.</p> + +<p>Jamais Chéry n'avait été plus ployé sur ses +chiffres.</p> + +<p>—Vous pourriez répondre, dit le directeur, +lorsqu'on vous dit bonjour.</p> + +<p>Très lentement, mon ami leva la tête, et, +sans saluer:</p> + +<p>—D'abord, dit-il, vous ne m'avez pas dit<span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">[Pg 48]</a></span> +bonjour. Vous avez dit: Messieurs. Il n'y a pas +de Messieurs. Il y a deux hommes, dont un +apprenti-gendarme et deux numéros. Est-ce +que le 67486 peut vous présenter ses devoirs?</p> + +<p>Déjà les deux soldats se précipitaient sur +l'insolent. Le directeur les arrêta du geste, +et, souriant à peine, prononça:</p> + +<p>—Monsieur Paul Chéry, j'ai beaucoup +connu votre famille. Vous êtes aigri: ça se +comprend. Je n'irai pas jusqu'à prétendre +que je remplacerai pour vous feu Monsieur +votre père: je déplore vos procédés. Mais je +ne vous en veux pas de votre sortie: vous +conservez du caractère ici: c'est rare. Continuez +à travailler, je ne vous demande rien de +plus. Restez assis.</p> + +<p>—Ah! vous avez connu ma famille! rugit +l'autre. Eh bien! ça m'étonne de vous voir +ici, de l'autre côté! Vous deviez être à ma +place! Un ami de ma famille, c'est un bandit!</p> + +<p>Le fonctionnaire jeta sur son interlocuteur<span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">[Pg 49]</a></span> +un regard très tendre et très triste. Il découvrit +son front chauve d'un casque voilé de +crêpe, tira nerveusement sa moustache noire +et sa barbiche grise, puis il ferma les yeux un +long instant et ne les rouvrit qu'après les avoir +couverts d'une main rêveuse. Enfin, il parla:</p> + +<p>—Chéry, je ne vous punis pas aujourd'hui. +Venez demain chez moi. On vous amènera à +deux heures. Nous causerons.</p> + +<p>—Je ne viendrai, hurla mon camarade, +qu'avec celui-là (il me désignait d'un doigt +épileptique). Nous serons deux!</p> + +<p>—Nous serons même trois, corrigea le +directeur: vous me permettrez bien d'être là, +puisque j'ai à parler, moi aussi...</p> + +<p>—Ce cochon-là, hurla Chéry lorsque le directeur +eut disparu discrètement, ce cochon-là +a dû être l'amant de ma mère!</p> + +<p>Les militaires, frappés des égards qui nous +avaient été prodigués, ne troublaient pas +notre dramatique entretien.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">[Pg 50]</a></span></p> + +<p>—L'amant de ta mère! l'amant de ta mère! +Tu vas loin!</p> + +<p>—Et toi? ta mère n'a pas eu d'amants? +Pas un seul? Alors, comment, pourquoi es-tu +au bagne? Le vice, le crime, ça ne s'improvise +pas! Il y a une suite!</p> + +<p>—Ma mère est morte en couches, de moi, +dis-je d'une voix sottement altérée.</p> + +<p>—Ça ne m'étonne pas! triompha l'énergumène. +Maintenant écoute!</p> + +<p>Il s'arrêta un instant, et s'adressa aux deux +soldats:</p> + +<p>—Mes enfants, vous ne nous gênez pas +mais vous pouvez disposer. Je ne connais pas +ce patelin-ci, mais les troubades, ça aime à +se balader n'importe où. Amusez-vous. Si +vous rencontrez des chiourmes, envoyez-les +nous pour nous rentrer. Nous ne nous sauverons +pas d'ici-là!</p> + +<p>Les scribes en uniforme ne demandèrent +pas leur reste. Chéry avait véritablement<span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">[Pg 51]</a></span> +sur tous une diabolique autorité.</p> + +<p>—Il y a au moins cinq minutes que je t'ai +dit d'écouter, reprit-il, et tu écoutes encore. +C'est bien. On fera quelque chose de toi! +Voici. Depuis que j'ai vu ce directeur de malheur, +je ne suis plus tranquille. Je me le rappelle. +C'était un sale avocat d'affaires, un +nommé Capucino. Il ne sortait pas de chez +nous. Alors, tu comprends, si c'était mon +père à moi et le père de mon pauvre frère, +j'aurais tué l'autre pour rien, pour sa lettre +et, nom de Dieu de nom de Dieu! ça ne vaudrait +pas le coup!</p> + +<p>—Mais si! mais si! Cette lettre, c'est un +crime, mon ami!</p> + +<p>—Un crime, Symphorien, à condition que +le sieur Chéry du Petit-Quevilly fût notre +père. Autrement, c'est une vengeance—et +une vengeance est toujours légitime. J'aurai +la peau du Directeur. Il m'a fait assassiner un +autre à sa place, il mérite deux fois la mort.<span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">[Pg 52]</a></span> +C'est pour cela qu'il faut le tuer deux fois au +moins. Donc tu m'aideras.</p> + +<p>—Moi? Tu as compté sur moi pour...? Ah! +mon vieux!</p> + +<p>—Ne fais pas l'enfant. Je n'ai pas compté +sur toi. Tu ne comptes pas. Je t'embauche +parce que tu es là. Tu as versé le sang jadis, +un peu, très peu. Ça ne fait rien. Tu dois le +tien. Tu aimes mieux le bagne? Non, n'est-ce +pas? je te mépriserais trop. Nous avons la +guillotine sur nous. Tu n'as pas peur? Tu ne +peux pas avoir peur! Il y a un bonhomme +de la Révolution qui a affirmé que c'était une +chiquenaude sur le cou! Pas même! Je la +sens. Ne crie pas. C'est, tu sais, <i>le casque</i>, ce +qu'on éprouve quand on a la gueule de bois; +on est un peu étourdi, un peu étranglé, on ne +bouge plus. Ici, on bouge encore moins et l'on +est débarrassé de la tête. Que te faut-il de +plus?</p> + +<p>Cette façon de présenter les choses était<span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">[Pg 53]</a></span> +captieuse et forte. Pour un camarade à peu +près possible—et impossible—combien +d'abjects néants, de brutes dégénérées, sans +compter les gardiens, les humiliations et la +ronde dévorante des souvenirs et autres appétits! +Des garçons de ferme âpres, incendiaires +et voleurs, des mendiants d'escalade et +d'effraction, des souteneurs à virole, des +scribes de grattage et de virements, des imbéciles +encore hébétés d'avoir tué sans savoir +pourquoi et des sentimentaux qui ne sont là +que pour n'avoir même pas eu le talent d'exprimer +leur sentiment, c'est une boue noire +et rouge qui grisonne comme tout le monde, +sans blanchir. Le vrai châtiment, c'est le +dégoût sans fièvre, la honte qui s'ennuie. En +écoutant Chéry, j'éprouvai une sorte de spleen, +si j'ose dire, un spleen de cul de basse-fosse, +ignoble et mou.</p> + +<p>—Répondras-tu? reprit le forcené. Ou plutôt, +tiens! regarde!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">[Pg 54]</a></span></p> + +<p>Un bruit sec... Un éclair... Une flamme +livide, pointue... Un couteau!</p> + +<p>Du coup, je fus debout, la bouche ouverte. +Je n'étais qu'un cri—étouffé.</p> + +<p>Ce couteau!...</p> + +<p>Un couteau vous fait autant de bien à voir +au bagne qu'une belle bouée de sauvetage en +pleine mer, dans l'eau. C'est le fruit défendu, +c'est l'outil, c'est la liberté, c'est l'âme même. +On se sent vivre puisqu'on peut tuer et se +tuer. Mais ce couteau-là! Je ne le reconnaissais +pas, je lui appartenais. C'était mon couteau, à +moi, mon crime, ma peine, mon existence! Il +ne brillait pas, il me brûlait.</p> + +<p>—Oh! fis-je d'un ton de reproche puéril, +on l'a nettoyé! Il est lavé!</p> + +<p>Relation de cause à effet! Retrouver, comme +au premier jour un <i>lingue</i> catalan, Ruben +Matteño, Barcelona, tout frais, repassé, pis que +neuf, sans tache quand, la dernière fois qu'on +l'a vu, il était mangé de sang, de sale sang<span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">[Pg 55]</a></span> +mauvaisement et mal conservé, pour vous +nuire, sur la table des pièces à conviction, +être trop sûr qu'on doit tous ses malheurs à +cette tache de sang—qui n'existe plus—et qu'on +existe encore, aboli, retranché du nombre des +vivants, ne soufflant plus que pour soupirer +et que l'arme est là, pure, innocente, blanche +comme une fiancée, argentée comme une +vraie pièce de cent sous, ça donne envie de +recommencer, rien que pour croire qu'on n'est +pas forçat et qu'on a beaucoup à faire pour le +devenir. C'est un joujou qui vient de France. +Et comment peut-il en arriver?</p> + +<p>—Ce couteau, ce couteau... d'où le +tiens-tu?</p> + +<p>—C'est une bien sale arme, en effet. Trop +d'arête, trop de pointe. Trop lourd. Et ces +clous en étoiles jaunes sur le fond rouge! +C'est d'un bourgeois! Enfin, il faut se servir +d'une arme!</p> + +<p>Il ajouta:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">[Pg 56]</a></span></p> + +<p>—Je parle pour toi, bien entendu. Parce +que moi, tu sais, j'ai mes mains.</p> + +<p>Et il rit, d'un rire trop gros.</p> + +<p>—Ne compte pas sur moi, dis-je. Je ne +veux pas de ce couteau.</p> + +<p>—Tiens! tu as la voix rauque. Je ne t'ai +pourtant pas encore étranglé, toi. Mais vois-tu, +si tu veux trahir!...</p> + +<p>—Je ne veux pas te vendre. J'irai avec toi. +Au besoin, j'étranglerai, moi aussi. Je me +moque d'être guillotiné. Mais c'est physique. +Ce n'est pas du remords. Ce couteau, c'est +mon couteau à moi, le couteau qui..., le +couteau que...</p> + +<p>—Zut! éclata Chéry (j'atténue), vraiment +elle est bonne! Plains-toi donc! On a fait +suivre l'instrument de travail de Monsieur! +Et ta victime, ce pauvre garçon de recettes?</p> + +<p>J'éprouvai à ce moment un des plus singuliers +sentiments du monde. J'étais à la veille +du crime, du dernier crime, celui dont on ne<span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">[Pg 57]</a></span> +peut pas revenir, inutile, imbécile, odieux, +inique, la perle du suicide et du suicide involontaire. +Eh bien! j'eus l'impression profonde, +animale que je <i>n'y passerais pas</i>, que non +seulement ma tête ne tomberait pas, de ce +coup-là, mais que mon existence recommencerait, +libre et large...</p> + +<p>Libre? oui! Je ne cherche pas à mentir. +J'ai su mentir, j'ai dû mentir. J'ai donné des +preuves de cynisme, j'ai même <i>bluffé</i> plus +d'une fois, en dehors du jeu. Mais je jure sur +ma vie qui ne m'est un peu précieuse que +parce que, tant de fois! elle ne tint à rien, +pas même à un fil de corde, de filin ou de +cordelette, que j'eus alors l'intuition que c'est +au crime du lendemain que je devrais mon +avenir—et un véritable avenir. Chéry, en me +jetant à la tête ma condamnation et son objet, +ce garçon de recette falot, me donnait du +même mot mes lettres de grâce, d'absolution, +d'abolition.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">[Pg 58]</a></span></p> + +<p>C'était l'amnistie. Parler, au bagne, d'un +crime, c'est l'effacer, c'est remettre son auteur +en possession de son état civil et moral, à +l'orée de son infamie ou du prétexte de son +infamie.</p> + +<p>—Je marcherai, dis-je. Ne me rappelle pas +cet imbécile. J'ai toutes les raisons de l'oublier +et de croire que je suis ici par hasard.</p> + +<p>—C'est une opinion, remarqua Chéry. Moi, +tu sais, tant qu'on ne parlera pas d'erreur, +même d'erreur judiciaire...</p> + +<p>Passons sur la nuit qui suivit cette conversation +et ces préparatifs. Les pires cauchemars... +Mais pourquoi déranger les cauchemars? Le +pire cauchemar, c'est dormir quand il <i>faudrait</i> +avoir des cauchemars, dormir effroyablement, +lourdement, sourdement, simplement, pour +avoir à se réveiller, éberlué, à se demander: +«Où suis-je? Qu'ai-je à faire aujourd'hui?» et +à se rappeler qu'on est au bagne et qu'on a à +tuer ou à laisser tuer le directeur du bagne.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">[Pg 59]</a></span></p> + +<p>La matinée fut admirable. M. Capucino nous +avait désignés pour être portés malades, +d'office. Je l'étais. Nos frais de toilette n'étaient +pas grands. On se passe de l'eau sur la figure, +avec les mains, des mains toujours sales, par +devoir. On est rasé complètement, par mesure +de rigueur, mais peu ou prou, avec des poils +durs qui vous entrent dans la paume des +mains. Bref, on ne serait pas reçu dans le +moindre bureau de placement. Mais c'est bien +bon pour un directeur qui, en outre, est +habitué à ces sortes de figures, son œuvre, +par ailleurs, sa raison d'être et son gagne-pain.</p> + +<p>Je n'aime pas le meurtre pour lui-même. +Il a sa beauté. C'est une façon pour l'homme +de ressembler à Dieu, s'il y croit, ou à la +Fatalité s'il y songe. L'autre est de créer. Mais +c'est plus facile. Cependant tuer pour tuer, +vivre pour être tué soi-même, après, c'est +niais. Je fus assez dur pour mon terrible complice. +Il ne put lire ma résolution, ma résignation<span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">[Pg 60]</a></span> +dans mes yeux. Il blagua:</p> + +<p>—Tu vas à la noce, ma parole, comme un +chien qu'on fouette!</p> + +<p>—S'il ne s'agissait que d'être fouetté ou +même de fouetter! Et pourquoi?</p> + +<p>—Tiens! fit-il, tu ne seras, tu n'auras +jamais été qu'un homme pratique. Pour ce que +ça t'aura rapporté!</p> + +<p>Et il éclata de rire...</p> + +<p>... La réception de M. Capucino fut, à vrai +dire, non une leçon mais un enseignement. +Elle m'apprit l'art, la science des nuances. Je +connaissais le mot, non—je n'écrirai pas la +chose, elle n'existe pas—mais le rien—ou +le tout,—le souffle de ciel à quoi ce ressemble. +Il nous fit asseoir sans nous en prier, +nous fit fumer des cigares sans nous les offrir, +nous mit à l'aise sans paraître trop à son +aise. Pas un reproche, pas un encouragement. +Il nous appela: «<i>Messieurs</i>» sans appuyer et +sans y prendre garde, nous fit grâce de toute<span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">[Pg 61]</a></span> +espèce de morale sans nous la cacher par +sous-entendus et prétéritions: bref il nous +consola et, sans nous humilier, nous charma. +Il ne fit pas miroiter à nos yeux les arêtes du +droit chemin et ne nous englua pas des grâces +melliflues du repentir. Il nous traita +comme un homme du monde qui n'est pas +très heureux peut traiter des <i>gentlemen</i> en +mauvais état et qui met à leur disposition le +peu dont il dispose. Il n'attaqua pas de front +la vertu; il la loua de haut, en des termes +mesurés et qui ne nous blessaient point; bref, +s'il ne nous offrit aucun espoir de libération, +même conditionnelle, il ne nous interdit +point de nous enfuir, à nos risques et périls, +en laissant entendre que ces risques étaient—à +peine—éventuels et que les périls seraient +réduits à leur plus bénigne expression.</p> + +<p>C'est à cet instant que je compris le néant +de l'intelligence humaine, voire de toute +humanité.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">[Pg 62]</a></span></p> + +<p>J'étais pénétré d'admiration et de reconnaissance—d'une +reconnaissance toute blanche—envers +M. Capucino, je me sentais +prêt, sans phrases, à me faire tuer pour lui et +il me suffit d'entendre un</p> + +<p>—En voilà assez! Allons-y!</p> + +<p>de mon forcené camarade pour me lever comme +lui, pour me précipiter le couteau au poing.</p> + +<p>Car, d'un mouvement machinal j'avais +retrouvé dans ma poche mon couteau, mon +fatidique et éternel couteau dont je ne voulais +pas, et que Chéry m'avait glissé d'office, car +je l'avais ouvert, brandi, tendu, presque jeté, +à la catalane, sur le directeur qui s'offrait de +biais. Un double cri de rage suivit: la victime +avait fait un à-gauche instinctif et parfait, la +lame émoussée, honteuse, inutile, froissée, +mise hors de combat par notre frénésie même, +restait dans le mur, bourdonnant comme +une longue antenne de papillon capturé et +agonisant sans fuir.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">[Pg 63]</a></span></p> + +<p>Paul Chéry, désarmé, avançait ses mains +d'étrangleur, la face convulsée d'un rire sans +nom, mais, sans effort, comme en se jouant, +sans se servir de ses poings, de ses pieds, +M. Capucino s'était dégagé, éloigné, mis hors +de danger, avec l'intention évidente de ne pas +nous faire du mal. On avait entendu du bruit. +On se précipitait. Les deux soldats accouraient, +un peu tard, se précipitaient sur mon compagnon, +criaient au secours sous les coups soudains +dont il les accablait avant de prendre le large.</p> + +<p>—Je reviendrai! criait-il.</p> + +<p>Puis tandis que Chéry se perdait dans un +brouhaha, ces gardes infortunés, un peu remis, +me remarquaient à mon tour de bête. Le temps +de calculer sur moi un élan jumeau plus +averti et de se ruer en trombe, je les sentais. +Je tendais déjà des poignets, meurtris d'avance, +quand M. Silvestre Capucino prononça:</p> + +<p>—Laissez-le. Ce transporté vient de me +sauver la vie!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">[Pg 64]</a></span></p> + +<p>Les sbires s'arrêtèrent court. Mon regard +stupide se rencontra avec le regard du directeur.</p> + +<p>L'ironie est un si effroyable poison qu'il +prime la terreur. On peut braver, on peut nier, +on ne peut rien contre le sarcasme.</p> + +<p>Dans mon état de criminelle infériorité, +j'avais un œil si pauvre que M. Silvestre eut +la force surhumaine de sourire et de se moquer, +héroïquement:</p> + +<p>—N'ayez pas de fausse modestie, condamné! +Vous êtes un brave.</p> + +<p>Je me sentis défaillir.</p> + +<p>Le bruit grondait, au dehors, plus menaçant +et plus direct, à mesure qu'il s'éloignait.</p> + +<p>D'un geste sans exemple, Capucino me serra +la main, à plein, théâtralement, pour me soutenir, +pour m'asseoir dans son fauteuil.</p> + +<p>—Laissez-le, répéta-t-il. Laissez-nous. Et ne +bougez pas. J'ai besoin de vous, ici. Il y a à +faire. Il y a de la besogne en retard.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">[Pg 65]</a></span></p> + +<p>... Nous demeurâmes quelques instants sans +nous parler, sans nous voir.</p> + +<p>—Pardon! pardon! Monsieur le Directeur! +murmurai-je machinalement.</p> + +<p>—Pardon? de quoi? répondit le quidam, +avec simplicité.</p> + +<p>Puis, plus durement:</p> + +<p>—Voici, n'est-ce pas? une fois pour toutes. +Vous entriez derrière votre... votre camarade... +un instant... un long instant après... vous l'avez +vu m'attaquer, vous n'avez pas hésité, vous +vous êtes lancé, il vous a repoussé, vous avez +redoublé d'efforts, m'avez protégé de votre +corps... il vous a blessé...</p> + +<p>—Blessé?... fis-je, ahuri.</p> + +<p>Le fonctionnaire ne me permit pas le temps +de réfléchir: d'un mouvement corse, il avait +repris au mur un des poignards, il m'en marquait +le front: un peu de sang vint mourir +dans ma sueur.</p> + +<p>—Nous sommes quittes, continua l'autre.<span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">[Pg 66]</a></span> +Non! pas encore! mais ça vous fait du bien. +Enchaînons. Vous n'avez pu l'empêcher de +s'échapper. Il ne me reste qu'à payer votre +dévoûment.</p> + +<p>A bout d'énergie, il tomba sur une petite +chaise.</p> + +<p>—Pourvu, dit-il, pourvu que ce malheureux +puisse être sauvé!</p> + +<p>Des larmes emplirent ses yeux las et un +tremblement le saisit.</p> + +<p>—Au moins, reprit-il, que j'en puisse sauver +un des deux!</p> + +<p>Je considérais, d'un regard plus ferme, +cette puissance magnanime et écroulée. L'insignifiante +égratignure qu'il avait dessinée sur +moi nous faisait un peu parents. Je songeai +cependant à la plaie que je lui destinais et à +une autre parenté plus farouche avec quelqu'un +que je savais bien.</p> + +<p>J'avais encore le goût du meurtre dans la bouche, +ravivé de la fraîcheur qui m'entr'ouvrait<span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">[Pg 67]</a></span> +la peau et du grand dégoût que j'avais de mon +ingrate sauvagerie et de ma lâcheté. Le couteau +était toujours là, le mien, un peu rouge.</p> + +<p>M. Capucino me l'offrit.</p> + +<p>—Gardez ça, dit-il, c'est un alibi glorieux, +un certificat d'origine. Il est doublement à +vous.</p> + +<p>Et surtout ne lavez pas le sang: c'est le vôtre.</p> + +<p>Cet homme-là aurait enchaîné des tigres +enragés. Plus douloureusement que ma rage, +ma honte tomba.</p> + +<p>—Ma vie, Monsieur le Directeur!...</p> + +<p>—Je la prends, dit-il très doucement. Je +vous attache à ma personne: vous m'avez +donné de si grandes preuves, une si étrange +preuve de dévouement!... Vous serez mon +valet de chambre, si vous n'y voyez pas d'empêchement.</p> + +<p>C'est un honneur inouï, au bagne. J'avais +hâte de me retirer. Le souvenir, l'angoisse, +une reconnaissance trouble et hébétée, tout<span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">[Pg 68]</a></span> +me donnait l'envie du repos à cauchemar, de +tout ce qui n'était pas la réalité...</p> + +<p>Le Directeur m'arrêta, du geste:</p> + +<p>—Vous coucherez ici, dit-il. Vous ne serez +plus en odeur de sainteté auprès de vos camarades. +Et puis! qui sait? <i>il</i> n'aurait qu'à +revenir!</p> + +<p>Il avait prononcé ces paroles d'un ton de +pitié et de tendresse intraduisible: un remords +ancien et très doux lui dictait le sacrifice, dans +un nimbe. En plein bagne, il buvait le ciel +des martyrs. Il épuisa longuement son malaise +et ne rouvrit les yeux que sous un coup +de lune. Il me redécouvrit et me donna congé.</p> + +<p>Je dormis.</p> + +<p>Le matin nous apporta les plus tristes et +les meilleures nouvelles de Paul Chéry. Il +avait disparu, non sans laisser de traces. En +sortant du bureau, il avait renversé une +dizaine d'auxiliaires, foncé sur cinq ou six +bourriques, démoli quatre ou cinq contremaîtres,<span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">[Pg 69]</a></span> +botté une vingtaine de mouchards +nègres ou jaunes et salué, en échappant à +leurs coups, une centaine de dames et demoiselles +qui s'acharnaient à la gloire falote de +le capturer. Par malheur, aux portes de la +ville, il s'était rencontré avec un des chiourmes +les plus haïs du cadre, Népomucène-Mathias +Schetzler, dit Aloïsius. Ce gardien +n'avait, du reste, jamais puni ou battu, à tort +ou à raison, Paul Chéry, pour cette raison +que ce dernier n'était ni de son convoi ni de +sa batterie. Mais une telle fièvre de justice +brûlait dans les veines de l'évadé malgré lui +que les images inconnues des camarades martyrisés +se levèrent, en pleine brousse, toutes +droites, toutes couchées, toutes rossées, toutes +trouées...</p> + +<p>—Tue! tue! cria au cœur du parricide une +voix qu'il connaissait, une voix irritée qu'il +n'avait pas satisfaite tout à l'heure, et un appétit +de vengeance désintéressée monta à ses<span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">[Pg 70]</a></span> +lèvres qui n'avaient pas mangé et qui n'avaient +faim que de néant—ou d'idéal.</p> + +<p>Il tua, à coups de menton, bête féroce +lâchée contre une bête féroce.</p> + +<p>Puis il prit au mort sa pipe, son tabac, son +revolver dans sa gaîne, quitta ce qu'il avait +conservé de la livrée du bagne, et tout nu, armé, +coiffé, alla faire un tour chez d'autres fauves...</p> + +<p>Le directeur modérait le zèle des recherches.</p> + +<p>—Le fou est mort! Le fou est mort! N'ébruitez +rien! Il y va de votre situation!</p> + +<p>L'enthousiasme des forçats se calmait déjà, +la veuve qui n'était plus étrillée que par ses +amants, se faisait toute petite, le service pénitentiaire, +penaud, respirait un peu mieux +lorsqu'un scandale affreux remplit la ville et +les faubourgs.</p> + +<p>Ce Parisien-Normand de Chéry ne s'accoutumait +ni aux forêts trop vierges, ni aux guenons, +ni aux serpents, ni au ciel trop pur—et +caché, d'ailleurs, par des arbres jaloux.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">[Pg 71]</a></span></p> + +<p>Un beau matin, les ménagères et dames notoires +avaient vu déambuler gravement à travers +les rues les plus sévères un jeune homme +terriblement nu, la bouffarde au bec et le chef +recouvert d'un képi bahuté de surveillant-chef. +Ce spectacle n'est pas unique: la fièvre +est là, pour un coup! Moi-même, je me souviens +d'un général de brigade qui charma une +aube de mes jeunes ans, dans le Midi, en se +promenant à cheval, majestueux, orné seulement +de son chapeau doré à plumes noires et +de son épée à dragonne étoilée et à ceinturon +bleu et or.</p> + +<p>On se résigna à l'enfermer.</p> + +<p>A la rigueur, le péripatéticien sans linge +eût pu passer pour un fonctionnaire en goguette +si sa barbe et ses cheveux trop courts, +sa distinction, son regard de fièvre et de défi +ne l'eussent pas trahi.</p> + +<p>Il se laissa dévisager, cerner, arrêter, d'un +cœur léger, répondit «oui» à toutes les questions<span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">[Pg 72]</a></span> +aggravantes, en allongeant souvent cette +affirmation du mot bref et lourd qui avait tué +son frère, et n'eut d'humeur que lorsque +M. Capucino, dûment malade, ne comparut +pas.</p> + +<p>—Dommage! je l'aurais crevé!</p> + +<p>Chez nous, on instruit, on traduit, on juge, +en cinq sec.</p> + +<p>Chéry fut condamné à mort, à <i>l'unam.</i>, +comme une reine.</p> + +<p>—Ça, fit-il, ça va, si c'est du vrai—et +c'est du vrai!</p> + +<p>Mais ici le drame commence. Sous prétexte +qu'on avait mal passé à l'agonisant légal les +courroies et les sangles de la camisole de +force, la porte de la cellule était mi-ouverte et, +en cas de la moindre velléité, les gardiens +avaient l'ordre tacite de bouter dehors le patient, +avec les pires violences. Ensuite, quand +on s'aperçut que le futur décapité n'avait pas de +passion pour la liberté, on lui présenta des<span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">[Pg 73]</a></span> +narcotiques qu'il rejeta, des poisons qu'il devina, +des stupéfiants qu'il rejeta.</p> + +<p>De menues faveurs et quelques immunités +assurent à la loi des exécuteurs, parmi ceux-là +mêmes que son glaive eût dû châtier les premiers. +Jouissant du mépris général, comme les +cochons d'un rare engrais sanglant, ils essuient +leurs bouches, gourmandes de conserves +avariées, sur des mains veuves comme à regrets +des fers et des cadenas. On ne les voit qu'aux +grands instants. Ils ont cette odeur de sang +qu'ont les punaises mûres avant d'être écrasées, +et sont gras, on ne sait comment ni +pourquoi, des vies qu'ils étouffent sans savoir, +parce que c'est le labeur inaccoutumé et la +rançon de leur loisir.</p> + +<p>Eh bien! ces gens-là, qu'on ne cherche pas, +on ne les trouvait plus. Trop gras, peut-être, +ils avaient fondu au soleil. Il y en avait qui, +de tout leur poids, s'étaient laissé retomber à +la troisième catégorie (incorrigibles), il y en<span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">[Pg 74]</a></span> +avait qui étaient morts, il y en avait d'évadés +(chose sans précédent), il y en avait un qui, +volontairement, était devenu authentiquement +fou.</p> + +<p>Chéry se désespérait. Enfin, un très timide +garçon, ancien élève pharmacien qui s'était +dévoué, un jour de spleen, demeura trop saoul +une nuit pour se faire porter malade. On l'entraîna +à demi-mort. On monta la machine +sous son nez pour lui rendre un peu de sang-froid, +voire de courage...</p> + +<p>Et Paul a été guillotiné ce matin...</p> + +<p>Il a eu une mort déplorable. Quand on entra +dans sa cellule, on recula. Il était debout, +tout nu, délivré—par un trop clair miracle—des +fers, des boucles et des cuirs par lesquels +on garde à la Mort sa proie toute fraîche.</p> + +<p>—Je ne m'excuse pas, fit-il, la chaleur... +Monsieur le Procureur, ajouta-t-il, vous êtes +floué. Vous ne pouvez pas proférer le fatidique: +«Ayez du courage!» Vous ne le pourriez<span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">[Pg 75]</a></span> +plus, en outre. Essayez! Allons! du courage! +Tournez-vous vers mon lit, comme si j'y étais—on +dort si mal—et articulez, oui, articulez: +«Du courage, Chéry, votre pourvoi...»</p> + +<p>Les types étaient plus que glacés; le patient +poursuivit:</p> + +<p>—Mais j'oubliais, ici, nib de pourvoi!</p> + +<p>Et il éclata de rire.</p> + +<p>Au mitan de son hilarité, il avisa le bourreau +improvisé qui faisait une drôle de bobine.</p> + +<p>—C'est toi, monsieur de Cayenne? fit-il. T'as +une foutue manière de te présenter. Tu ne salues +plus? Messieurs, alla-t-il gravement, excusez-moi, +mais cette question est de première importance; +dois-je, moi, condamné, le salut à +un exécuteur <i>ad latus</i> et même en pied, ou me +doit-il le salut à moi, condamné? On me saluera +tout à l'heure, quand je n'aurai plus de +tête. N'ai-je point la survivance rétrospective, +maintenant, si j'ose?</p> + +<p>Ces subtilités juridiques et d'étiquette<span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">[Pg 76]</a></span> +n'amusaient point les assistants. Mais leur +hâte d'en finir s'alanguissait d'une sorte d'espoir +impossible. Il y avait tant de vie dans +ces yeux qui, légalement, se devaient clore, +tant de vie dans cette bouche qui crachait le +sarcasme et mâchait la cartouche d'ironie, +tant de vie dans ce corps décidé, surtout dans +ce cou nu et offert...</p> + +<p>—Lorsque M. de Saint-Preuil, poursuivait +le forçat, fut condamné à mort, il vit entrer +dans sa chambre un brave jeune homme, un +peu gauche et très poli, comme toi, camarade. +Interrogé, le jouvenceau confessa au général +qu'il était le bourreau, pour le servir. Il +ajouta qu'il venait pour le lier puis, sur un +regard de son client, il ajouta qu'il avait tout +le temps. Mais il le supplia, à l'instant dit fatal, +de rentrer un peu la tête pour ne la point +faire choir dans la boue, ce qui l'eût fait gronder, +lui, bourreau débutant. Toi, mon vieux, +tu as un panier pour ma tête. Je te permets<span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">[Pg 77]</a></span> +de me lier tout de suite. Lie, mon vieux, lie! +Allons, petit (il lui tapotait l'épaule), je ne +suis pas méchant, je te pardonne, quoi que tu +ne me le demandes pas, je te bénis, même! +Allons-y! on n'attend que toi!</p> + +<p>Le Procureur de la République eut alors le +mot de la situation:</p> + +<p>—Chéry, vous n'allez pas mourir comme +ça! Dans cette tenue!</p> + +<p>—Je dois subir le châtiment suprême, +Monsieur le Procureur, dans le costume que +je portais au moment de mon arrestation. Il +me manque quelque chose, c'est vrai: qu'on +m'apporte un képi et une pipe! Tenez! je deviens +conciliant. Je consens à m'envelopper +dans une couverture. J'aurais l'air d'un Arabe. +Ce ne sera pas le premier que vous aurez +guillotiné ici, pas?</p> + +<p>L'Arabe lui rappela son frère. Une ombre +de mélancolie voila son œil moribond qui se +raviva d'une malice:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">[Pg 78]</a></span></p> + +<p>—Y a-t-il un médecin parmi vous, Messieurs?</p> + +<p>Un grand gaillard, très pâle et très blond, +bégaya un nom.</p> + +<p>—Eh bien! toubib, prends ma tête tout à +l'heure: j'aurai quelque chose à te dire: oh! +presque rien—pour la science!</p> + +<p>... Et c'est fini: la tête est tombée, très, +très pesante, avec un contre-coup dans ma +poitrine: elle a semblé emporter mon cœur, +ma conscience, mon âme, dans un jet noir...</p> + +<p>La tête, coupée, a reparu aux mains d'un +major à deux galons à qui elle a craché le +mot, le mot du frère, son mot à elle,—et il me +semble que, sur la terre, ici, là-bas et au ciel, +il n'y a plus que cela...</p> + +<hr class="chap" /> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">[Pg 79]</a></span></p> + + + + +<h2><a name="CHAPITRE_II" id="CHAPITRE_II">CHAPITRE II</a></h2> + +<h3>UNE PROPOSITION MOINS INACCEPTABLE +QU'INATTENDUE</h3> + + +<p>«Oh! un ami!» L'irréprochable et souple +honnête homme que fut M. de Montaigne, +ancien maire de Bordeaux, m'excusera-t-il +d'avoir eu, au bagne, le même regret que lui, +le même soupir, la même amertume aux lèvres, +nostalgique, criante, en prière? Ce magistrat +a eu des amis, des disciples et de simples +admirateurs en fort méchant état: je ne dépare +la collection qu'à peine. Et j'ai tant besoin +d'une phrase qui n'est pas une phrase, d'une +citation qui se détache, non d'un livre, mais +du cœur!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">[Pg 80]</a></span></p> + +<p>«Un ami!» J'ai passé en revue, de loin, de +haut,—parce que tout en bas—les camarades, +les compagnons que j'ai pu compter, +du collège au bagne. C'est petit, c'est pâle, ça +grouille à blanc. Les amies... c'est ou ç'a été +l'ennemi. Les jupes, les chemises ont tissé ma +casaque, et l'or des bracelets, les perles aussi, +ont forgé mes fers. Mauvaise littérature? Tâtez +du bagne, Messieurs de la critique, et vous me +jugerez après, après les juges... Rien n'est +plus triste que de pleurer un ami fauché, en +pleine fleur,—en deux. Quand on l'a peu connu, +on a pu faire sur lui un tel fonds d'avenir et +de consolation, s'être promis une telle réserve +de confidences, de souvenirs, de rédemption +et d'espoir!...</p> + +<p>... Décapité! On ne peut le pleurer tout +entier. La tête entre les jambes! C'est massacrer +le deuil et jeter du grotesque sur l'horreur +magnifique du regret et du rêve, c'est vous +forcer à prêter la faculté et le besoin de souffrir<span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">[Pg 81]</a></span> +à des restes inanimés et disjoints, c'est +laid et c'est atroce...</p> + +<p>Je puisais dans l'excès de ma mélancolie +une fièvre de travail, du zèle, un goût maladif +pour mes humbles fonctions, pour mon service.</p> + +<p>J'astiquais avec une rage tendre des meubles +ignobles de la rue de Rivoli... La rue +de Rivoli, la rue Saint-Antoine! qui dira la +poésie de ces voies toutes droites et toutes +sèches, dans la poésie des tropiques, le désir +de la pierre dans les arbres, dans les plantes +luxuriantes, tout le souvenir des sales stations +de voitures, des lèpres de monuments, palais +et églises et les arcades qui, de là-bas, ressemblent +à l'arche de Noé dans un déluge de +lumière et de soleil!... Ah! ma joie à lire, sous +le col des uniformes et des vestons que j'avais +à battre, le nom de telle maison du coin du +quai!... Le quai!... La Seine opaque, moirée et +cahotante sous des bateaux paresseux et boursouflés,<span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">[Pg 82]</a></span> +les ponts jouant à saute-mouton dessus, +Notre-Dame dressant ses cornes d'escargot +carré, la Morgue même, toute plate, toute +couchée, entre deux eaux, qui m'appelait, +amicale et familière! Je me rappelais jusqu'au +pavillon des fiévreux, en face de l'Hôtel-Dieu, +à gauche, annexe grise comme la livrée de +ses malades, avec les yeux qu'on aperçoit parfois, +sans vouloir les regarder, à travers les +fenêtres grillées! Sur les murs gris, on placarde +les extraits des arrêts portant les condamnations +afflictives et infamantes. Je n'avais +pu lire—et pour cause—mon arrêt à moi, +et, par un cauchemar lucide, je lisais mon +nom, mon signalement, mon crime, ma +peine, je sentais des yeux, dessus, plus haut, +au rez-de-chaussée surélevé, aux autres étages +des yeux luisant fort, sous des bonnets de +coton, des yeux ne pouvant lire mais me +fixant, moi—où?—sévères et goguenards +et je m'évanouissais de honte lorsque je m'entendis<span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">[Pg 83]</a></span> +appeler par une voix familière—que +je ne reconnus pas.</p> + +<p>—Bicorne de la Cellambrie, vous vous +ennuyez, n'est-ce pas?</p> + +<p>La sueur me troua le front. Je ne me souvenais +plus de mon nom. Confusément, j'aperçus +mon maître, M. Capucino. Mais pourquoi +ne m'appelait-il plus Joseph, comme de juste?</p> + +<p>—Monsieur le Directeur, dis-je, comment +pourrais-je m'ennuyer?</p> + +<p>—Je ne vous demande ni comment ni +pourquoi. Vous vous ennuyez. Voilà. Je m'ennuie +bien aussi, moi—au moins!</p> + +<p>—Monsieur le Directeur n'est donc pas +content de moi?</p> + +<p>—Trop, monsieur! Trop! Un domestique +qui fait trop bien son service s'ennuie. Un +domestique doit être si peiné d'avoir à peiner +qu'il négligera nécessairement ceci ou cela. +Vous, vous avez l'œil et la main à tout. +Vous cherchez dans le labeur un dérivatif,<span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">[Pg 84]</a></span> +une consolation. Vous vous donnez tout entier, +en mieux. C'est que vous vous ennuyez. +Voilà.</p> + +<p>—Monsieur le Directeur ne va pas me renvoyer? +balbutiai-je.</p> + +<p>Je n'ai pas redouté—outre mesure,—la promiscuité +et même la solitude du bagne, mais +l'idée de n'avoir plus de compagnon et d'être +dominé par la hantise de ce compagnon disparu +dans les mille et mornes tortures du châtiment +me terrassait.</p> + +<p>—Si! proféra M. Capucino, je vais vous +renvoyer ou plutôt, tenez, Bicorne, je vais vous +faire mourir.</p> + +<p>J'eus un sourire. Je comprenais—enfin! +Cet homme avait voulu m'éprouver pour me +tenailler à loisir. Tenant ma vie entre ses +mains lors de ma complicité passive, il avait +savouré son plaisir de me voir courbé sous +lui, non sans affres, pour livrer son esclave à son +jour, à lui. Comme c'était chiourme! Comme<span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">[Pg 85]</a></span> +c'était corse! La vendetta en tablier! Mais la +vie, la mort, zut!</p> + +<p>—Comprenez-moi, poursuivit M. Capucino. +Vous êtes retranché de la société, mort au +monde. Par une cruauté extra-juridique, que +je n'ai pas à apprécier, les condamnés à moins +de huit ans <i>redoublent</i> ici, comme les mauvais +élèves des écoles. Mais les examens de sortie +sont plus durs. Cinq ans de travaux forcés, +ça en fait dix; sept, quatorze; huit, seize. +Après, c'est perpète. Or, mon cher, vous avez +eu vingt ans pour avoir assassiné, avec préméditation +et sous couleur de le dévaliser, un +brave garçon de recettes dont j'ai les meilleures +nouvelles. Le dommage que vous avez +causé à la banque de ce garçon est nul ou +annulé. Je me demande donc pourquoi l'on +vous garde ici.</p> + +<p>Il fit une pause et continua:</p> + +<p>—Je ne me demande pas pourquoi. Moi, +j'ai à vous garder. Je suis payé pour ça. Pas<span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">[Pg 86]</a></span> +cher. Mais payé. Fonctionnaire, je ne puis +rien. Homme, je vous tiens quitte. Je n'ai +pas le droit de vous relaxer. Mais je puis vous +tuer—sans douleur... A cause, continua-t-il, +égaré, à cause de notre pauvre Paul... Celui-là, +je n'ai pas pu le sauver: il ne voulait pas. +Mais vous... vous... à sa place... vous voulez +bien, n'est-ce pas... oui, oui?... Vous l'aimiez... +Vous avez failli redevenir, devenir criminel, +pour lui faire plaisir. Et maintenant, il dort... +s'il dort...</p> + +<p>Je crus que M. Capucino allait défaillir. +Mais ce diable d'homme se reprit, sourit et, +d'un ton presque naturel, commença un récit:</p> + +<p>—Mon cher, vous n'attachez pas assez +d'importance à la politique de la métropole. +Vous ne lisez pas les journaux que vous m'apportez. +J'ai beau laisser traîner les dépêches, +ouvertes: vous ne les regardez pas. Vous +voyez que vous n'étiez pas né pour être ou +devenir domestique. Vous ne savez même<span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">[Pg 87]</a></span> +pas que vous avez un cousin au pouvoir. +Ministre, mon ami! ministre!</p> + +<p>—Je suis sûr, interrompis-je, que c'est +cette canaille de Charles!</p> + +<p>—Très exact. C'est bien Charles! Canaille? +je ne sais pas. Mais je le croirais, à l'indifférence +dont il fait preuve envers vous!</p> + +<p>—Ah! Monsieur le Directeur ne le connaît +pas! Je parierais que mon cousin ne sait +pas que je suis au bagne. Il ne prend garde +qu'à ses affaires, qu'à son affaire. Rien n'existe +pour lui que lui. C'est pour cela qu'il est +socialiste. Et le voilà ministre!</p> + +<p>—Il est plus socialiste que jamais. Mais le +vent a tourné, en France. Ça lui fera plaisir +de vous revoir. Un parent pauvre chez un +socialiste, c'est un rayon de soleil!</p> + +<p>—Monsieur plaisante! En France, moi! +chez un ministre!</p> + +<p>—Écoutez, Bicorne. Je suis égoïste. Je +vous demande votre protection.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">[Pg 88]</a></span></p> + +<p>—Ah! monsieur, monsieur! Votre générosité +prend des déguisements!...</p> + +<p>—Voici. Je vous tue. Vous me faites nommer +officier de la Légion d'honneur et n'importe +quoi, en France. Je ne puis plus rester +ici. Je suis trop vieux—et pas encore assez +vieux pour crever. Vous, vous en avez assez. +Ne dites pas non. Il se trouve que, par une +incurie administrative qui ne vous surprendra +pas, j'ai toutes les pièces d'identité d'un +brave colon qui est mort, il y a quinze jours. +Il ne manque que son acte de décès. Ce papier +essentiel n'a pas été dressé par suite d'un +accès de fièvre chaude d'un scribe. L'individu +est strictement de votre âge. Il n'a pas un +aussi beau nom que vous mais son nom est +assez pittoresque: Rocaroc (Edme-Emmanuel-Augustin-Properce-Sulpice). +Vous choisirez +votre prénom dans le tas. Vous, voici. Vous +allez mourir dans les flammes, en me sauvant +pour la seconde fois. Car vous m'avez<span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">[Pg 89]</a></span> +déjà sauvé une fois, mon vieux: ne l'oubliez +pas: il ne restera rien de vous, qu'un bel +ordre du jour vous donnant en exemple à +vos compagnons d'infortune. C'est même +tout ce qu'il y aura de moral dans cette aventure. +Et—qui sait?—les forçats prendront +peut-être goût à l'héroïsme et au dévouement: +le crime que je vais commettre d'incendie +volontaire sur des effets hors d'usage fera +peut-être sourdre une infinité de belles actions. +C'est la vie, mon vieux, c'est la vie! Qu'en +pensez-vous?</p> + +<p>—Monsieur le Directeur, monsieur le Directeur, +c'est bête: je pleure!</p> + +<p>—Gardez vos larmes pour éteindre l'incendie: +ça suffira. Un mot, encore. Je ne vous +fais pas prêter de serment. Je ne vous demande +pas d'être un honnête homme et un bon +citoyen. Je sais que c'est difficile. Je vous +demande seulement de ne pas commettre +d'atrocités pour le plaisir. Faites pour le<span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">[Pg 90]</a></span> +mieux. Nous nous reverrons à Paris. Souvenez-vous +un peu de ceux que vous allez +laisser ici. Il ne leur a manqué, à chacun, +que le hasard d'une amitié, la chance d'un attentat. +Et tâchez à ne pas les rejoindre. Je ne serais +plus là pour vous sauver. Bonsoir. Joseph!...</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>On lit dans le <i>Moniteur officiel des colonies de +transportation</i>:</p> + +<p>«<i>Quelle que soit la légitime sévérité de +notre opinion traditionnelle sur la population +pénale qui désole, en l'emplissant, notre ville +et ses dépendances, il est juste de saluer avec +les palmes du pardon les forçats trop rares, hélas! +qui se réhabilitent par une mort—nous ne dirons +pas honorable—mais sublime et qui mériteraient +de demeurer éternellement dans la mémoire +des hommes si, précisément, leur noble disparition +ne devait pas leur assurer la suprême +récompense du crime effacé: nous voulons parler +de l'oubli. L'être—que notre estimable clientèle<span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">[Pg 91]</a></span> +de lecteurs blancs et de couleur nous permettra +de pleurer avec elle—s'appelait B. de la C... +C'est assez indiquer qu'il était de bonne noblesse, +d'une noblesse de robe qui, malgré son origine, +donna néanmoins à la mère-patrie un lieutenant-général, +deux maréchaux de camp, un cordon +rouge et un membre de l'Académie des inscriptions +et belles-lettres. Une folie de jeunesse le mit +sous la main de la loi. Son repentir, dès son +arrivée sur nos chantiers, fut l'objet de toutes +les conversations des gardiens si dévoués et autres +fonctionnaires. Des circonstances encore +mystérieuses, bien que providentielles, lui permirent +de sauver l'existence de l'éminent directeur +du pénitentier, M. Sylvestre Capucino, menacée +par la folie homicide de ce Paul Chéry qui paya +de sa tête, récemment, son forfait heureusement +avorté, agrémenté de l'assassinat trop réel d'un +humble gardien dont nous n'imprimons pas le +nom ici, pour ne pas rouvrir une blessure éternellement +saignante au cœur de son épouse établie<span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">[Pg 92]</a></span> +blanchisseuse, rue X... nº 4 bis. Touché par +le dévoûment du détenu, M. le directeur l'avait +attaché à sa personne. Sans se soucier de ses +origines patriciennes, heureux de reconquérir +quelque dignité dans le travail le plus dédaigné, +B. de La C... se révéla bientôt le plus actif et le +plus obéissant des valets de chambre. Le plumeau +n'avait pas de secrets pour lui et c'est avec +une dévotion presque électrique, qu'il s'acquittait +de la fonction de rendre la vaisselle à sa première +blancheur, l'argenterie à son suprême éclat. +Hélas! la digne et spartiate économie de M. le +directeur devait conduire à sa perte l'ex-criminel +régénéré! C'est en nettoyant, à l'essence, +auprès d'un bidon de pétrole, les gants de M. le +directeur que B. de La C... ressentit les premières +atteintes du mal qui devait l'emporter! +Environné de flammes, aussitôt secouru par M. le +directeur qui se précipite, l'infortuné serviteur a +à peine le temps de l'écarter, de s'écrier: «Pas +vous! Pas vous! Que Monsieur s'écarte! Vite!<span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">[Pg 93]</a></span> +Vite!» et déjà, il n'est plus qu'un brasier qui +diminue à vue d'œil, qui, noircissant affreusement, +se ratatine, (si nous osons employer un +tel mot en de semblables occurrences), qui cesse +bientôt de pousser des cris stoïquement étouffés, +et qui, enfin, jonche, d'un débris insignifiant et +calciné, l'office aux trois quarts détruit du palais +de la direction!</i></p> + +<p><i>L'incendie a été assez rapidement circonscrit et +arrêté. Les dégâts seraient purement matériels si, +comme nous l'avons relaté avec quelques détails, on +n'avait à déplorer le tragique trépas du condamné +repentant B. de La C... Ses restes inexistants n'auront +même pas la consolation d'une sépulture! Ils +ont été emportés pêle-mêle avec les autres décombres. +Mais un honneur autrement rare est dévolu +à ce spectre évaporé: ses co-détenus, pour +l'amour de lui, sont gratifiés d'un quart de vin +par M. Capucino. L'état de M. le directeur est, +malgré son chagrin, des meilleurs.</i>»</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">[Pg 94]</a></span></p> + +<hr class="tb" /> + +<p>A quelques jours de là, M. Rocaroc, ingénieur +civil, s'embarquait à Papaëte sur l'<i>Astrolabe</i> +des Chargeurs-Maritimes, à destination +de Bordeaux. Un mal de dents opiniâtre l'avait +empêché de montrer sa figure et même de +parler, des environs de Cayenne à Tahiti. Mais +dès qu'il se trouva sur la route azurée de la +France, avec des compagnons inconnus, sa +face désenfla et quitta ses linges, un sourire +revint à ses lèvres rasées et l'avenir lui-même +mit du bleu à ses yeux noirs.</p> + +<hr class="chap" /> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">[Pg 95]</a></span></p> + + + + +<h2><a name="CHAPITRE_III" id="CHAPITRE_III">CHAPITRE III</a></h2> + +<h3><span class="smcap">Paris!</span></h3> + + +<p> +<i>M. Rocaroc à M. Capucino, directeur, Cayenne.</i><br /> +<br /> +Mon cher Directeur,<br /> +</p> + +<p>Tout d'abord, et très simplement, permettez-moi +d'inclure dans l'enveloppe préparée à +votre adresse, la somme de deux mille francs +que j'ai l'honneur et le plaisir de vous devoir. +L'argent est si capricieux qu'il aurait peut-être +la tentation de s'évader d'ici tout à l'heure et +je veux être, au moins vis-à-vis de vous, un +honnête homme de forçat. Je vous assure, +sans y insister et pour n'y plus revenir, que +ces deux billets bleus sont légitimement acquis:<span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">[Pg 96]</a></span> +ils sont prélevés sur les fonds secrets. +J'espère que, sur ce dont je ne vous suis pas +strictement redevable, il restera assez pour +payer une tournée à mes anciens camarades, +pour fêter tacitement, et sans le savoir, mon +extra-légale résurrection. Vous trouverez un +prétexte plus digne. Merci encore.</p> + +<p>Mon arrivée à Paris a été, comme il convenait, +discrète et morne. Descendu à la gare +d'Austerlitz, j'ai étouffé mon émotion en +remarquant combien Paris voulait dégoûter, à +l'avance, les enthousiastes pèlerins qui débarquent +dans ses murs, en leur montrant les +murs les plus gris, les plus sales, les quais +les plus salement moussus et les plus couperosés +que je sache. Ces vieilles garces de +gares ne lâchent leurs voyageurs qu'à regret. +Les employés ont un air de glapir: «Paris-Austerlitz... +Descend...» tel, qu'on croit descendre +tant qu'on tombe et qu'on a besoin de +remonter en wagon pour fuir n'importe où,<span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">[Pg 97]</a></span> +même au quai d'Orsay. Les guimbardes à +galerie, attelées de chevaux-fantômes, ont la +mine—je ne sais si vous sentez comme +moi—de vous mener à Mazas—démoli—ou +à la Morgue, pour une confrontation.</p> + +<p>Dehors, des avenues chauves, des rues +lépreuses, un décor de cinquième acte de +mélo!</p> + +<p>Il était très tôt, pour Paris, quand je donnai +mon ticket. Je fis un détour. J'arrivai bientôt—tout +droit—devant la caserne des Célestins. +Des gardes, des gendarmes...: j'étais en +pays de connaissance. J'aurais dû avoir peur. +Je ne pus que rire. C'est que, à travers la +porte, les portes, larges ouvertes, j'assistai aux +exercices d'équitation de ces Messieurs. Rien +n'est plus comique. Le cadre, c'est vraiment +<i>le cadre</i>: des officiers qui, gravement, deux à +deux, vont au pas, en devisant avec une sérénité +affectée, faisant le sacrifice de leur existence, +comme en pleine émeute. Leurs chevaux<span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">[Pg 98]</a></span> +tendent le cou pour entendre, sans y +faire attention, les menaces et les vociférations +des insurgés, terribles et absents. Les officiers +bombent le torse, ainsi que sous les pavés, +les balles et les bombes; ils ne fument pas: +ils sont en service commandé. C'est l'école du +stoïcisme et de l'héroïsme. Pas un pas plus +long, pas un geste plus saccadé: tout est +mathématique, sublime et géométrique. Le +malheur, c'est que l'exemple soit donné à +vide: la répétition des couturières.</p> + +<p>Pour les hommes, c'est plus amusant: la +garde se recrute dans le militaire. Des tringlots, +des chasseurs d'Afrique, un vague spahi très +seul et très gêné, des dragons et des artilleurs, +trois cuirassiers et un cavalier de remonte,—tout +ça plus ou moins gradé,—tournent +en rond dans le quadrilatère, au pas, +au trot allongé, au petit trot, au galop de +charge, à la papa, gaillardement, férocement, +comme sur les pieds des badauds, pour les<span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">[Pg 99]</a></span> +aligner, et contre les sauvages attroupements, +pour les disperser et les réduire. Ces éléments +disparates n'ont qu'un signe commun, quoique +d'élite, le blanc de la buffletterie<a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a>, en +attendant le fourniment complet.</p> + +<div class="footnote"> + +<p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> Pas l'été.</p></div> + +<p>Mais, dans leurs rangs, il y a les vieux soldats +et, ceux-là, c'est inénarrable. En képi, en +bonnet de police, en veste, en bourgeron, ils +vont et s'en foutent, s'en foutent, s'en foutent!</p> + +<p>Ceux qui m'ont le plus réjoui trottaient, galopaient +en chemise et en tablier bleu, oui, en +tablier bleu à peine relevé sur la selle, la bavette +bien en place et les manches retroussées. +Le tablier, à cheval! Je vous jure, mon cher +directeur, que ce n'était ni le tablier des +sapeurs de dragons, ni celui des timbaliers +de mameluks, c'était le mien, celui que j'ai eu +le plaisir et l'honneur de porter à votre service +et qui, d'ailleurs, m'a été plus favorable +et plus prestigieux, grâce à vous, que le voile<span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">[Pg 100]</a></span> +de Tânit. Je me pris donc à rigoler—et je +réfléchis, ensuite. Il me sembla qu'un de ces +hommes à cheval, c'était moi, mais mon +cheval était moins lourd, moins serf, plus +leste, qu'il m'emportait en vitesse vers des +destinées merveilleuses, que le tablier se +déroulait, s'envolait et qu'il nous faisait, au +cheval et à moi, une paire d'ailes en hauteur, +à peine bleues, azurées et que je montais... +montais...</p> + +<p>Excusez-moi. C'est une manière comme une +autre de ressusciter...</p> + +<p>... Une demi-heure après, j'étais chez mon +cousin le ministre. J'avais forcé sa porte—il +ne couche pas au ministère,—bousculé son +valet de chambre, qui me connaît, et trouvé +mon brave parent plongé dans son encrier.</p> + +<p>—Ne vous dérangez pas, Charles. Ce n'est +que moi.</p> + +<p>—Qui, toi?</p> + +<p>—Ah! la voix du sang devient blanche<span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">[Pg 101]</a></span> +chez vous. Vous me tutoyez. Attention! Vous +ne vous rappelez pas que vous tutoyez tout le +monde, tout le monde, excepté vos parents?</p> + +<p>Il se retourna. Les grandeurs n'avaient pas +affaibli son orgueil ou diminué son dédain de +l'univers. Sa figure, tout en grimaces, pour +mieux cacher son âme hautaine et tendue, ses +yeux de braise rousse, tout avait peu changé. +La barbe plus courte, pourtant et plus blanche... +Et un chevron d'ancienneté, placé en plein +front, entre les deux sourcils à la Bismarck. +Je me défendais mal de quelque inquiétude. +Comment croire, comment espérer que mon +cousin pût ignorer mon diable de passé? J'avais, +somme toute, été «une cause parisienne» et ma +disparition même, en omettant la chronique, +judiciaire ou scandaleuse, écrite ou «parlée», +devait avoir frappé, sans nulle vanité, l'actuel +potentat. Il y a dans tout parent riche l'étoffe +de plusieurs Brutus père. Pouvoir jouer au +justicier, au mieux de ses intérêts, quel rêve<span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">[Pg 102]</a></span> +pour un allié qui est ou sera gêné des évolutions, +de l'existence, de la proximité d'un +obscur consanguin! D'autant qu'il y a l'opinion +publique, les ennemis, les journaux!</p> + +<p>—Tiens! c'est vous! dit Charles. D'où +sortez-vous, Monsieur? Je vous croyais mort, +fou, j'entends fou enfermé—ou au bagne.</p> + +<p>—Pas encore! balbutiai-je, pas encore! +(Je ne mentais pas. En admettant que j'y +pusse retourner, je n'y étais pas. Pourquoi +faire à mon cousin des confidences humiliantes +et inutiles?)</p> + +<p>—Allons! vous n'êtes pas si bête que ça. +Pourquoi ne vous a-t-on pas vu depuis si +longtemps? Vos opinions politiques?</p> + +<p>—La timidité, mon cousin. Le respect de +votre conscience et de votre travail. Des caprices, +des passions, des voyages!...</p> + +<p>—Toujours le même! Et l'on finit par +capituler. On débarque chez le monstre. La +nécessité, hein? On a quelque chose à demander.<span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">[Pg 103]</a></span> +Vous n'avez qu'à faire demi-tour: pas de +préfecture, pas de sous-préfecture. Bibi ne fait +pas de népotisme!</p> + +<p>—Mon cousin, affirmai-je avec dignité, +vous ne me connaissez pas. J'ai renoncé à +mon nom, dès je vous ai su au pouvoir. Il n'y +a plus de Bicorne de la Cellambrie. Je m'appelle +Emmanuel Rocaroc—pour vous servir.</p> + +<p>—Ça, c'est bien! c'est très bien. Vous +n'êtes plus mon parent. J'ai le droit de m'occuper +de vous et de te tutoyer. Je parie que tu +as besoin d'argent. J'ai gagné, pas?</p> + +<p>—Oui, monsieur le ministre, tu as gagné. +Moi aussi. J'ai besoin d'argent pour rembourser +un brave homme qui m'a obligé. +Une misère: trois mille francs...</p> + +<p>—Trois mille francs! Tu nous crois donc +millionnaires?</p> + +<p>—Qui, nous?</p> + +<p>—L'État, imbécile! L'État que je suis, +quoique indigne!...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">[Pg 104]</a></span></p> + +<p>—Millionnaire ou non, il me faut trois +mille francs.</p> + +<p>—Tu me fais trembler. Tu les dois à l'Allemagne? +Non? Alors à qui?...</p> + +<p>—Un brave homme, Charles, un très brave +homme. Il a fait un effort surhumain. Il n'a +que son traitement pour vivre!...</p> + +<p>—Un fonctionnaire! Bien! Son nom? Je le +révoque!</p> + +<p>—Il ne dépend pas de toi. Je l'ai rencontré +sur le bateau.</p> + +<p>—Pas sa place. Un gouverneur des colonies, +n'est-ce pas?</p> + +<p>—Non. Directeur d'établissements pénitentiaires. +Mais il n'est tout de même pas à sa +place. Tu devrais lui faire obtenir un avancement, +en France,—et la rosette.</p> + +<p>—Et trois mille francs! Tu n'es pas cher +à acheter.</p> + +<p>—C'est entendu, oui? Il s'appelle M. Sylvestre +Capucino.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">[Pg 105]</a></span></p> + +<p>—Capucino! tu te mets bien! Une retraite +pour tes vieux jours... Non, au fait, puisque +tu le rapatries... Je le connais. Je lui dois de +l'argent, moi,—oh! c'est vieux!—pour un +journal bien mort. C'est bien pour toi que...</p> + +<p>—Merci, pour lui. Si tu savais à la suite de +quelles circonstances j'ai rencontré ce citoyen... +C'est tout un roman.</p> + +<p>—Je n'aime pas les romans...</p> + +<p>—Depuis que tu n'en fais plus. Merci tout +de même.</p> + +<p>—N'en jette plus. Je t'emmène à la boîte, +pas?</p> + +<p>J'eus un petit frisson, entre mon épingle et +ma cravate. La boîte... J'eus peur que Charles +fût plus Brutus l'Ancien que nature... La +boîte... Pour un repris de justice, ça a un +sens.</p> + +<p>—Je t'emmène à la boîte, continua Charles, +pour te donner ton sale argent. Par contre, +tu me mettras par écrit ce que tu veux,<span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">[Pg 106]</a></span> +en articles non monnayés, pour ton protégé. +Allons! Ouste! La cocarde et le grelot sont en +bas!</p> + +<p>Mon cher Directeur, je ne grossirai pas +cette lettre trop longue de toutes les plaisanteries +et autres observations dont mon +cousin Charles meubla les coussins d'une +voiture officielle: vous l'avez connu, Charles, +au temps de ses luttes et de ses glorieux revers: +c'est Robespierre et c'est Vautrin, c'est +Gaudissart et Richelieu, c'est Marat dandy et +peigné, c'est Fouquet et Napoléon. Il me parla +fort peu de vous.</p> + +<p>—Rocaroc, clamait-il, Rocaroc! Tu aurais +dû me laisser ce pseudonyme, à moi! Ce +n'est pas un nom, c'est une déclaration ministérielle, +c'est une proclamation, un défi, +une menace! Rocaroc! Tiens! je ne t'ai jamais +tant aimé! Tu vois ces jardins, ces murs, ces +hôtels, ces perrons, ces portes qui ont une +défiance à triples gonds, à verrous de sûreté?<span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">[Pg 107]</a></span> +Je dirais: «C'est le ministre», on n'ouvrirait +pas.—Rocaroc!» ça ne s'ouvre pas, ça +bée, ça s'offre, ça se donne! Ah! poète! frappe +à ces portes, de ton nom, de ton nom tout +seul, à la volée, et tu auras l'argenterie, les +filles, les femmes, les tableaux de famille et +les enfants à la mamelle! Rocaroc! Paris serait +à toi si... si toi, c'était moi.</p> + +<p>—Si tu veux mon nouveau nom? je te le +donne.</p> + +<p>—Et moi, je te donne mon portefeuille, +pas? Je suis trop connu: on s'apercevrait de +la substitution! Hélas! N'en parlons plus. Du +reste, tel quel, je fais de la besogne!</p> + +<p>Nous étions arrivés. Charles entrait dans +l'antre du silence. Il passa comme dans une +ville prise et déjà passée au fil de l'épée. Une +seconde après, le chef-adjoint du cabinet, +M. Lemuet, m'apportait mes trois mille francs, +sans un mot. Le ministre avait déjà oublié +ma présence. Il avait foncé comme un sanglier<span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">[Pg 108]</a></span> +dans ses paperasses et signait, sabrait, +surchargeait, à coups de boutoir. Nous déjeunons +ensemble la semaine prochaine. Et +Charles, <i>in fine</i>, me charge tout de même +pour vous de ses plus amicaux souvenirs. +C'est peut-être lourd: je m'en débarrasse tout +de suite. Il ne me reste qu'à vous exprimer +une fois de plus, en attendant mieux, ma reconnaissance +vivante et active. Je vous récrirai +avant d'avoir de vos nouvelles. J'ai hâte +de clore cette lettre pour avoir la satisfaction +de me dire, avec émotion, votre très sincère +et très indigne serviteur.</p> + +<p> +Feu B. de La C.»<br /> +</p> + +<p>Le diable soit des bureaux de poste et des +employés qui y sévissent! En recommandant +mon envoi, je n'avais oublié que mon nom. +Heureusement, il me revint à temps. Il ne me +manquait plus que l'adresse. Au fait, j'étais +sans domicile! Les rigueurs administratives<span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">[Pg 109]</a></span> +veulent vous dégoûter d'être honnête homme +et de prendre à cœur de payer ses dettes avant +même d'avoir pris un lit dans un hôtel et de +s'être débarbouillé. J'élus domicile au ministère +de mon cousin, tout simplement. On +peut aussi bien être chez soi dans un ministère +que chez un notaire ou un huissier. Et +cette vexation me fit sourire un peu plus, +après. Ça complétait le paysage. Paris, Paris, +tu es le propre de l'homme, le rire!—l'univers +aussi, d'ailleurs!...</p> + +<p>Rien n'est tel, en vérité, que de revenir +d'un long voyage pour avoir les plus grandes +surprises, en moins, à contre-coup, le choc +en retour, quoi! Ah! Ah! les belles pudeurs +de mon adolescence, ah! ah! mes belles terreurs, +ah! ah! mes respects! Que c'est loin! +que c'est loin! Tout ça est à prendre, Paris et +le reste du monde! Mon brave cousin Charles, +tu m'as fait sourire toi-même. Je n'ai pas +besoin d'être ministre, moi, pour être sûr de<span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">[Pg 110]</a></span> +mon pouvoir... Les rues me semblent maintenant +plus larges et plus à moi. Je suis empereur +et roi! j'existe. Il me suffit d'un tout +petit faux, qui sera à jamais ignoré, pour redevenir +citoyen, électeur, éligible! Je ne daigne. +J'ai sur moi plus de douze cents francs, dont +neuf cent quatre-vingt-sept d'argent bien +français... Vive la France! Vive Paris! Et +maintenant, à nous deux!»</p> + +<p> +B. R.<br /> +</p> + +<p>... Il était un peu plus de onze heures. Le +boulevard, tout bleu, tout blême, tout roux et +tout roide, flambait, étendard en longueur, +sous un soleil endormi par sa propre chaleur. +Un monsieur, assez jeune, assez anglais, s'assit +à une table du café du Coadjuteur et demanda +une absinthe pure. La terrasse était dans toute +sa gloire. Les éclats de voix de quelques littérateurs +et artistes faisaient un paravent de paradoxes +de tout repos et de rosseries innocentes +aux chuchotements d'affaires, aux injures<span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">[Pg 111]</a></span> +atroces et aphones, aux menaces entre haut et +bas des marchands d'espoirs monnayés, de +leurs agents et de leurs peu intéressantes victimes. +De-ci, de-là, des étrangers qui se ressemblaient, +d'un continent, à l'autre, gobaient +leur interminable chocolat ou leur café-crème +éternel. Les garçons, inutilement hélés, fiévreusement +sourds et impassibles, promenaient, +en bâillant de dégoût, leurs ventres de +notaires sans tache, leurs tabliers souillés de +sacrificateurs et leurs mufles de consuls de la +décadence, un peu trop gavés de murènes. +Les soucoupes jonglaient avec des sous, des +plateaux et des pièces décimales. Les carafes +frappées changeaient de table, avarement, et +des mendiants, les pattes et la voix cassées, +alternaient, sur le devant du théâtre, un peu +en dehors, avec des camelots insinuants qui +offraient des merveilles, cependant que, en bordure, +à toute gueule, à toutes jambes, les vendeurs +de journaux faisaient prendre un galop<span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">[Pg 112]</a></span> +d'essai à des nouvelles trop stridentes et aux +scandales les plus désordonnés. De la prose, +en bâton, se roulait, se déroulait, entre les +mains tremblantes des clients. On lisait, on se +cachait, on s'éventait.</p> + +<p>Tout-à-coup, l'un des plus notables commerçants +en promesses donna—une seconde—les +signes de la plus noire agitation. Il se +pencha vers son vieux complice Laurageay et +murmura:</p> + +<p>—Là! là! tu ne vois pas? Non! pas la petite +blonde! celui-là!</p> + +<p>—Qui donc, mon petit Bihyédout, cet +English? Un pigeon?</p> + +<p>—Heu! heu! peut-être! reprit Bihyédout +qui s'était ressaisi. Tu m'excuses une minute, +vieux? J'ai à parler au type!</p> + +<p>Il s'avança, se coula entre les guéridons +ou son ventre laissait à chaque fois, non +sans la reprendre, une coulée de graisse et +aborda:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">[Pg 113]</a></span></p> + +<p>—Bonjour, monsieur... Je ne me trompe +pas, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Pardon, vous vous trompez, monsieur. +Mais asseyez-vous!</p> + +<p>—Voyons! pas de blague, c'est bien moi! +mais c'est bien toi?...</p> + +<p>—C'est moi, Emmanuel Rocaroc, ingénieur +civil. Et toi?</p> + +<p>—Pascal Bihyédout, usurier. Tu as besoin +de fonds, pas?</p> + +<p>—Merci. Nous en reparlerons. Content de +te revoir, en attendant.</p> + +<p>—Moi aussi. Mais si, si! content! Ce que je +t'ai pleuré, vieux!</p> + +<p>—Moi pas. Tu n'as jamais été très sympathique, +là-bas!</p> + +<p>—Là-bas! Chut, malheureux! Tu veux +nous perdre. Là-bas!...</p> + +<p>—Eh bien! quoi? là-bas, c'est vague, c'est +vague, c'est partout—et ailleurs!</p> + +<p>—Non! vois-tu, mon cher, ici, dans ce<span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">[Pg 114]</a></span> +coin-ci, la plupart des gens peuvent sortir +sans leurs bonnes, mais, de temps en temps +aussi, ils peuvent sortir—et rentrer—avec +deux sergents de ville ou deux gendarmes. +Alors, là-bas!... C'est terriblement précis.</p> + +<p>—Ça n'empêche pas que tu n'étais pas +très aimé. Que prends-tu?</p> + +<p>—Je suis servi. Tiens! à cette table! Veux-tu +que je te présente?</p> + +<p>—Je ne veux pas augmenter le cercle de +mes relations. Merci.</p> + +<p>—A propos de cercle, tu déjeunes avec moi, +au moins? Au cercle? C'est là, à côté. Nous +serons en tête à tête. On causera gentiment.</p> + +<p>—J'y consens avec bienveillance. Histoire +de me laver les mains.</p> + +<p>—Tu as de nouvelles taches de sang?</p> + +<p>—Farceur! Je ne fais que descendre du +train et du ministère.</p> + +<p>—Faire viser ta résidence, ou poser ta +candidature?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">[Pg 115]</a></span></p> + +<p>—Toucher de l'argent, mon ami.</p> + +<p>—Tu n'es pas si bête!</p> + +<p>—Mais je l'ai déjà expédié.</p> + +<p>—Idiot! Triple idiot! Envoyer de l'argent!</p> + +<p>—Tiens! Mais toi? Je croyais que tu en +vendais.</p> + +<p>—Moi? je vends de l'argent, à crédit. +C'est un sujet de conversation, une attitude, +une couverture, une contenance. Usurier? je +ne sais même pas ce que c'est. Mais je +m'abrite derrière un délit caractérisé pour +n'être pas soupçonné d'autres crimes et délits, +je me calfeutre dans le mépris public. Un usurier! +On passe. On ne s'arrête pas. C'est une +bête, une sale bête, cataloguée. Quand on en +a besoin, on échange des chiffres à bout +portant. Quand on n'en a pas besoin, on ne +salue pas. Ça ménage les chapeaux. La police +ne s'occupe pas de vous. Le parquet attend +des plaintes pour agir—ou ne pas agir. Les +meilleurs déguisements sont les plus bas.<span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">[Pg 116]</a></span> +Connais-tu l'histoire de Fiérabras de Saintorgueil?</p> + +<p>—Fiérabras de Saintorgueil? J'ignore assez +généralement...</p> + +<p>—C'était un général, en effet. Le général +Fiérabras était, comme son nom l'indique, +dévoré de la maladie de l'énergie et de la domination. +Il fit un <i>pronunciamento</i>, comme +tout le monde,—et le fit mal. Quand des centaines +de ses partisans eurent payé de leur +tête—lisez de douze balles à travers le corps, +par personne—l'honneur d'avoir été sous +ses ordres, il se sentit mordu du désir de les +venger et de prendre sa revanche lui-même. +Ça le conduisit à tenir à sa peau. Il maudit +sa popularité traîtresse et sa vanité qui remplissait +l'univers de ses portraits à pied, à +cheval, en auto, en uniforme, en civil, couronne +en tête, etc., etc. Mais c'était un conspirateur +et un homme d'action, <i>un homme</i>. +Toutes ses retraites étaient éventées. Il songea<span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">[Pg 117]</a></span> +au seul refuge sûr de cette époque: ce n'est +plus l'église, c'est la prison. Mais la prison, +on en sort, malheureusement. Et après... +Fiévreusement, il mit la hausse à son génie, +et sourit. Une heure après, il était sous les +verrous. Mais comment! Un pauvre diable +minable venait de se faire coffrer sous la ridicule +inculpation de grivèlerie. Filouterie d'aliments, +rue de l'Homme-Armé. Un litre à +douze, une douzaine de petits gris, la soupe +et le bœuf, un livarot, un verre de jus et un +petit de raide, il n'y en avait pas pour quarante +sous,—ou tout juste. L'homme avoua +qu'il se nommait Léopold Vanpeerogyn, né à +Anvers, déjà condamné. On le mensura par +dessous la jambe, on le photographia à la +flan: il ne valait pas le collodion de l'anthropométrie. +On lui octroya deux mois de cellule +qu'il purgea, allègrement. Après quoi, comme +il était étranger et que notre belle patrie n'est +pas assez riche pour nourrir à l'œil les plus<span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">[Pg 118]</a></span> +timides des escrocs cosmopolites, on prit +contre lui, dans le tas, un arrêté d'expulsion, +on le ficela et on le mit à la frontière, à une +de ces frontières où les plus ardents de ses +adversaires étaient dévisagés, poil par poil, +pour que le formidable Fiérabras n'échappât +point à son supplice et ne menaçât plus les +institutions, leur jeu et leur gloire. Les gendarmes +chargés de l'arrêter éventuellement, +coûte que coûte, saluèrent d'un petit air supérieur +ceux qui l'expédiaient dare dare: c'est +une bien piètre corvée que de jeter dehors +d'humbles condamnés correctionnels,—presque +des contrevenants—pour des hussards +de la guillotine, armés de pied en cap, et +cirés à l'œuf, commandés de service pour un +général de division, un prétendant, un dictateur +en disponibilité. Ces derniers, l'élite des +serviteurs de la loi, les protecteurs à aiguillettes +du régime avaient besoin de tous leurs +yeux; pourquoi les user en détail sur des<span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">[Pg 119]</a></span> +imbéciles inoffensifs et d'ailleurs enchaînés. +«Foutez le camp, dit le brigadier d'escorte à +son prisonnier et à ses compagnons et qu'on +ne vous revoie plus! Si l'on vous repince de +ce côté-ci du poteau, vous n'y coupez pas de +vos six mois!» M. de Saintorgueil songeait +à un autre poteau. On ne le repinça pas. Il +n'est pas encore empereur, mais...</p> + +<p>—Pardon, Bihyédout—puisque Bihyédout +il y a—est-ce que tu ferais de la politique? +tu crois à ton Fiérabras?</p> + +<p>—Même pas. C'est une image que j'ai +développée pour t'amuser. Je crains même +qu'il n'ait pas existé, ce conspirateur, mais il +me plaît. Je dirai mieux: il me sert à te prouver +qu'il faut abriter les plus grands desseins +derrière les plus petits méfaits, les grosses +canailleries derrière les plus médiocres, les plus +sinistres intelligences derrière les plus crapuleuses +stupidités. C'est de la morale en action.</p> + +<p>—En actions? Tu fais de la banque?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">[Pg 120]</a></span></p> + +<p>—Pas encore! je t'attendais!</p> + +<p>—Tu m'attendais? Moi?</p> + +<p>—Toi... ou un autre. Je suis très seul dans +ma patrie...</p> + +<p>A cet instant, graillonneuse, pisseuse et pis, +les cheveux vert-de-grisés, l'œil tombant en +une larme habilement éternisée, la lèvre hérissée +de lèpre et pleurarde, une mendiante +archi-centenaire éclaboussait de sa prière +torve, de son moignon, de sa puanteur agile +la terrasse et l'intérieur du café.</p> + +<p>—Tiens! dit Bihyédout, voici ma marchandise +et ma clientèle!</p> + +<p>—Tu <i>fais</i> des mendiants? s'étonna Rocaroc.</p> + +<p>—Je ne suis pas assez romantique. Je les +<i>refais</i>: c'est tout.</p> + +<p>—C'est un prêté pour un rendu. Tu m'expliqueras +ça tout à l'heure. Ça m'a donné faim +de voir demander l'aumône.</p> + +<p>Midi commençait à souffler sa férocité sur +la ville.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">[Pg 121]</a></span></p> + +<p>Les filles avaient les hanches plus provocantes, +rapport au ventre. Les pures, +parfaites et idéales jeunes filles que mesdemoiselles +et mesdames leurs mères tenaient +au bras, comme enchaînées, histoire de +montrer qu'elles deviendraient tôt aussi flapies +et aussi hideuses que leurs personnes mêmes, +crispaient mal, au coin de leur lèvre, leur bâillement +en cul-de-poule. Les vociférations des +camelots suaient l'agonie, les aveugles, manchots, +sourds-muets et culs-de-jatte avaient de +l'ironie dans tout ce qui leur restait de corps +en signifiant: «Moi, j'ai de quoi briffer. Et +toi, mon vieux?» Les employés drapaient dans +une dignité effrangée et luisante un appétit +qui sait se cantonner aux hors-d'œuvre, se +contenir aux entrées, s'apaiser aux entremets +et mourir, en fanfare, au café sans dessert +d'un balthazar à un franc dix, cependant que, +savourant insolemment leur quart de brie sous +l'innocent baiser du soleil, des tiers de midinettes<span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">[Pg 122]</a></span> +faisaient valoir qu'elles valaient mieux que +ça, tout de même, et qu'elles avaient des dents.</p> + +<p>La terrasse du café ne s'était pas encore +vidée. Les usuriers retenaient leurs pâles ou +rouges clients,—et inversement. L'espoir et la +cupidité, le désir de tromper, la joie de torturer, +c'est le meilleur apéritif. Avec des rires +gras et des gestes secs, les conversations s'éternisaient. +Des plaisanteries de commis-voyageurs +en cartes transparentes répondaient aux +chiffres des notaires complaisants, histoire de +n'être pas trop sérieux, de n'être pas dupes et +de n'être pas trop durs: on réfléchit, à intérêts +composés, entre deux hoquets. Des camarades +jouaient, sans enjeu et sans jeu, à qui +ne paierait pas le premier. Des capitalistes +honteux, crevant de faim, commandaient un +nouveau verre pour avoir l'air affamés—et +pour cause. Les garçons, gavés depuis deux +heures, s'ennuyaient seulement d'avoir sous +les yeux les mêmes figures—sans tête.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">[Pg 123]</a></span></p> + +<p>Bihyédout se décida:</p> + +<p>—Paie! dit-il et foutons le camp! c'est à +deux pas.</p> + +<p>Rocaroc eut un sourire:</p> + +<p>—Ce n'est pas pour l'argent. Mais tes amis? +Tu ne prends pas congé?</p> + +<p>—Pas si bête! Tu es avec moi. J'ai l'air +d'avoir mis la main sur une poire. J'ai droit à +une gratification. Elle suffira pour notre déjeuner, +nos cigares—et le reste.</p> + +<p>—Tu as l'œil à tout!</p> + +<p>—Ça console de n'avoir pas l'<i>œil</i> partout!</p> + +<p>—Ou le <i>quart-d'œil</i> quelque part...</p> + +<hr class="chap" /> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">[Pg 125]</a></span></p> + + + + +<h2><a name="CHAPITRE_IV" id="CHAPITRE_IV">CHAPITRE IV</a></h2> + +<h3>LE DERNIER ENDROIT OÙ L'ON CAUSE.</h3> + + +<p>—Ça te fait de l'effet de voir des femmes +ici?</p> + +<p>—Ça me fait de l'effet d'en voir n'importe +où. Je ne sais par où commencer. Mon Dieu, +les femelles, les filles, ça va encore! Outre! +boutre! foutre! Mais les dames, voire les +demoiselles! Du linge et des égards, c'est +trop!</p> + +<p>—On te fait grâce des égards. D'ailleurs, +en cet endroit, les femmes ne sont plus des +femmes. Ne mâchonne pas ton cigare comme +ça. On n'aime pas ici, on joue. La revanche!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">[Pg 126]</a></span></p> + +<p>—Tu ne m'avais pas dit qu'on tolérait les +femmes au cercle.</p> + +<p>—Tolérer? Tu es grossier. On les reçoit et +elles te reçoivent, toi, veule invité! Elles sont +membres du cercle. Nous sommes un cercle +mixte. Plus d'écoles mixtes, mais des académies! +Et, au fond, si j'ose dire, le législateur +de passage a eu raison: il n'y a plus de sexe +en face d'un tapis vert, il n'y a plus que des +yeux, des gorges qui se ressemblent à force +d'être sèches et des doigts, des doigts, des +doigts!...</p> + +<p>—Tu ne joues pas, toi?</p> + +<p>—Non, je jouis. J'ai à moi le salon de +lecture, j'y suis maître et seigneur comme un +chef de gare dans une salle d'attente à jamais +vide, comme le directeur de la Bibliothèque +d'Alexandrie, comme le concierge supérieur +du château de la Belle au Bois dormant. J'ai +les journaux, les livres, les revues. Je n'ai +pas besoin de les ouvrir et de les feuilleter:<span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">[Pg 127]</a></span> +ils me racontent toutes leurs histoires et tous +leurs secrets. Mais si tu veux des femmes, tu +en trouveras dans trois quarts d'heure. On a +le temps de causer. Tu as bien déjeûné?</p> + +<p>—Pas trop mal. Un peu trop. Mais pourquoi +m'as-tu présenté?</p> + +<p>—A qui? Deux vieux camarades! Ils n'avaient +pas de place, nous leur offrons un +coin, à notre petite table, et tu le regrettes!</p> + +<p>—Je ne le regrette pas. Mais songe! un +général! un préfet!</p> + +<p>—Un préfet! un général! Ne me fais pas +mourir de rire! Voyons! Es-tu ingénieur +civil? Suis-je usurier?</p> + +<p>—Mais...</p> + +<p>—Lorsque je ne dis pas, au secrétariat: +«Le Défrisé des Panoyaux avec le Pépin +des Épinettes», quand je dis, sans me nommer: +«Monsieur est mon invité», pourquoi veux-tu +que de braves gens ne prennent pas des +titres et des dignités au vestiaire infini de la<span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">[Pg 128]</a></span> +fantaisie personnelle et de la sottise sans +nombre? Est-ce qu'on t'a demandé ton casier +judiciaire?</p> + +<p>—On aurait pu me le demander. Il est +vierge!</p> + +<p>—Vierge! Compliments! Et ta sœur?</p> + +<p>—Cette saillie ne te rajeunit pas. Enfin, ce +préfet?</p> + +<p>—C'est un vrai. Ancien sous-préfet provisoire +de Gambetta en 1870.</p> + +<p>—Ça ne le rajeunit pas non plus!</p> + +<p>—Il n'avait pas l'âge. Ça l'a empêché +d'être révoqué, pour des faits que je n'ai pas +à qualifier. Tu devines? Depuis, il n'est plus +sorti de Paris. Il cherche un poste, dans les +cercles.</p> + +<p>—Tu me fais trembler. Alors, le général, +c'est un général de la Commune?</p> + +<p>—Malheureux! Un général de la Commune? +Mais alors, il serait authentique, archi-décoré, +retraité avec rappel de solde! On en<span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">[Pg 129]</a></span> +désirerait, au poids du diamant rouge, des +généraux de la Commune! Celui-là est général +parce qu'il le veut bien, dans les journaux: +c'est l'ancien trompette-major du +31<sup>e</sup> chasseurs. Mais il a du talent, de l'entregent +et une rosette de Bulgarie. Maintenant, +laissons les comparses et parlons de nous, +veux-tu?</p> + +<p>—Qu'entends-tu par <i>nous</i>?</p> + +<p>—Eh bien! nous deux, toi-z-et moi, moi et toi!</p> + +<p>—C'est que j'aimerais fort à ne rien savoir, +à être tranquille, à ne pas en f... un coup.</p> + +<p>—Tranchons le mot: tu <i>flanches</i>.</p> + +<p>—Mon Dieu! j'ai la veine de revenir à +Pantruche, en peinard, ne devant rien à personne, +ne comptant pas pour la préfecture +de police, libre comme l'air, frais comme +l'œil. Je n'ai plus soif de rien, pas même d'aventures.</p> + +<p>—Tu as des revenus? un métier dans les +mains?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">[Pg 130]</a></span></p> + +<p>—Non! mais j'ai de la famille!</p> + +<p>—Laquelle? l'ancienne? la nouvelle? Bicorne +ou Rocaroc?</p> + +<p>—Monsieur le Défrisé des Panoyaux, je +crois que vous êtes évadé...</p> + +<p>—Et vous, monsieur le Pépin de la Cellambrie?</p> + +<p>—Ce n'est pas la même chose. Mais n'auriez-vous +point intérêt à faire le mort? Moi, +je suis mort, bien mort! Vous, vous avez +toujours le souvenir vivant de vos expéditions +diurnes et nocturnes, de vos déguisements, +tantôt capitaine de gendarmerie, tantôt procureur +de la République, commissaire de +police et inspecteur de la brigade des jeux...</p> + +<p>—C'est pour ça que je suis ici... L'habitude!</p> + +<p>—Ne crâne pas! Tu es très connu, célèbre, +fameux, légendaire. Tu as la chance d'avoir +engraissé au bagne. On ne te reconnaît pas. +Profites-en, mon cher! Du calme!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">[Pg 131]</a></span></p> + +<p>—Tu ne comprends rien à notre époque, +celle-ci! J'ai eu du génie et de l'audace, pas? +Fini! rayé! oublié! aboli! L'amnistie de l'incompréhension +et de l'ignorance! On n'ose +plus se rappeler. Il ne faut plus que du +talent, de l'ingéniosité, de la roublardise, de +la rouerie. Tu hésites? Regarde autour de toi, +sous toi. Lis ces journaux: tu en verras de +belles! De braves escroqueries de collégiens,—de +collégiens de maisons de correction—tiennent +des colonnes et des <i>à suivre</i>, des faux +de pensionnaires des Quinze-Vingts qui mettent +les experts sur les dents, des crimes! +ici, mon vieux, je l'avoue, je ne comprends +plus! Tu sais ce qu'était le crime pour nous: +une chose presque sacrée. Quand, par hasard, +un assassinat ou un simple meurtre n'avait +d'autre excuse que l'occasion ou l'ivresse, le +coupable était déshonoré. Eh bien! aujourd'hui, +on tue pour rien, pas même pour le +plaisir. C'est machinal, automatique, un<span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">[Pg 132]</a></span> +réflexe, un caprice, une envie de <i>fille</i> stérile +et, d'ailleurs, ordinairement, du sexe prétendu +mâle! Et là-dessus, de la copie, de la copie, +des photographies du service anthropométrique, +des vers attribués aux prévenus et +inculpés, de l'argot de concierges, des couplets +d'apprentis-camelots et des chroniques +de tête—de tête!—des contes et nouvelles +inspirés par les faits-divers; les faits-divers +maîtres souverains des romanciers et des philosophes, +de l'élite et des foules, les faits-divers +qui tiennent lieu d'idées générales, de +catéchisme et de dogme, les faits-divers rédigés +pour des gens de peu par des hommes de +rien!</p> + +<p>—Tu vas un peu loin. Les journalistes ne +t'appartiennent pas!</p> + +<p>—Qu'est-ce qui m'appartient, alors? Tu +veux soustraire les honnêtes gens à mon +appréciation, à mon contrôle? Soit! Trouve-les! +Toi-même, pauvre enfant, tu n'as pas été<span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">[Pg 133]</a></span> +sérieux. Ton acte est un des premiers crimes +ridicules. N'avais-tu pas mieux à faire avant +d'en venir à l'assassinat avec préméditation et +guet-apens d'un garçon de recettes? Tu viens +de m'avouer que tu avais—encore—de la +famille. Tu en avais plus, sûrement, à ce +moment. Alors?</p> + +<p>—Alors, tu as tort de me parler de cette +affaire. Sais-tu qui j'ai reconnu tout à l'heure +parmi tes femelles?</p> + +<p>—Non. Mais je comprends. Cherchez la +femme...</p> + +<p>—Et vous retrouvez le veau. C'est plus +neuf. Elle était là!</p> + +<p>—Mon cher, j'ai lu ton procès, crois-moi, +dès mon retour, avec la plus vive et la plus +scrupuleuse attention. Tu as été très chic. Tu +n'as jamais prononcé de nom. Je ne sais rien.</p> + +<p>—Tu n'en sauras pas davantage. Qu'il te +suffise d'apprendre que je viens de rencontrer, +sans m'y attendre, mon ancienne, très ancienne<span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">[Pg 134]</a></span> +maîtresse,—cause efficiente de mon +acte et de mon voyage, assez involontaire, aux +colonies,—et qui, depuis cet accident, n'a pas +jugé à propos de me donner de ses nouvelles. +Elle déjeunait presque en face de nous, avec +un appétit qui n'avait rien d'affecté ni d'exagéré, +m'a dévisagé sans avoir l'air de me «remettre» +et a redemandé du canard au sang +sans la moindre intention. Du canard au +sang! J'en ai eu la chair de poule. Ne plus +même se souvenir, en face de moi, revenant et +revenant de mauvais aloi, du sang que j'avais +répandu en son honneur et pas au mien! Du +canard au sang! Et l'on parle de la voix du +même nom!</p> + +<p>—Tu parles de la voix du sang! <i>Elle</i> n'était +pas ta parente.</p> + +<p>—La mère éventuelle de mes enfants!</p> + +<p>—Tu blagues! vieux. On couche, on dort. +Accoucher, c'est un peu plus dur, tout de +même. Et qu'est-ce que ça prouve?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">[Pg 135]</a></span></p> + +<p>—Tu veux me citer le mot de Montaigne: +«Qu'y a-t-il de commun entre mon frère et +moi, sinon d'être sortis du même trou?» Et +je ne garantis pas le texte.</p> + +<p>—Je ne veux rien citer du tout. J'ai été +trop cité—où tu sais!—pour citer. Je suis +un ignorant,—et je m'en vante. C'est un titre, +aujourd'hui. Mais avoir fait des bêtises pour +une femme, ce n'est pas une raison pour +qu'elle soit bête. Elle a eu des amants avant +toi, pour sûr, après toi, certainement. Tu lui +dois des moments pénibles. Pour elle, elle ne +te doit rien. Elle a fait son métier de fille, si +c'est une fille, rempli sa fonction de femme, +dans tous les cas. Passes! passades! passons! +Accomplissons notre tâche d'hommes.</p> + +<p>M. Bihyédout se tut un instant et tira sur +son cigare.</p> + +<p>—Il y a peu d'hommes, continua-t-il, il n'y +a plus que des citoyens. On prend des titres: +homme de lettres, homme d'honneur, homme<span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">[Pg 136]</a></span> +de peine, homme de cœur, homme d'esprit. +C'est un mot qui est démodé, archaïque, prétentieux +ou avilissant. Je le reprends, nous le +reprenons: c'est de la reprise individuelle. Je +ne sais pas si tu as remarqué que les anarchistes +eux-mêmes n'agissaient plus, pour +parler, pour bien parler. Ceux que nous +avons connus là-bas sont ici, tranquilles et +éloquents à souhait, honnêtes à désespérer les +prix de vertu les plus honorables, petits saints +laïques et constitutionnels à mériter les palmes +académiques. Les criminels sont des fainéants, +des gens sans métier, de petits jeunes gens, +des enfants qui font ça comme ils feraient +autre chose, qui ne savent même pas qu'ils +sont assassins, qui n'ont pas su qu'ils étaient +souteneurs, qu'ils étaient filles—et pis—et +moins,—qui n'ont pas lu les traités de Cicéron +et autres sur le commencement et la fin du +bien et du mal, qui ne savent rien et ne +veulent rien savoir, qui n'ont que leur instinct<span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">[Pg 137]</a></span> +et un instinct perverti, leurs appétits et leurs +appétits pervertis, leur courage et leur courage +perverti, leurs sens et leurs sens invertis pour +mener la guerre contre la ville et l'humanité. +Ecoute-moi, mon ami: je veux moraliser +Paris. Je veux purger la cité de ses taches et +de ses macules. Je n'ai pas d'ambition; je ne +suis pas citoyen, pas électeur, pas éligible. Je +ne suis pas médecin et je veux faire de la médecine +en gros et en détail: mais je ne soigne +que les villes, que les capitales; une capitale +est un chef-d'œuvre: je suis restaurateur, épurateur, +créateur: je commettrai des crimes +sacrés, pas de délit: je ne serai ni un assassin +ni un voleur, un esthète, un esthète pur, le +dernier esthète!</p> + +<p>Rocaroc considéra Bihyédout avec un rien +d'inquiétude.</p> + +<p>Le ci-devant <i>Défrisé des Panoyaux</i> eut un +rire d'orgueil.</p> + +<p>—Tu me regardes! dit-il. Je suis gros et<span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">[Pg 138]</a></span> +j'ai l'air commun. Si j'étais seulement sous-secrétaire +d'État aux Beaux-Arts, tu n'y ferais +pas attention. En outre, je suis un criminel. Et +Néron? n'était-il pas gros? N'était-il pas criminel? +d'après l'opinion, d'ailleurs, des gens +qui lui ont pris sa bonne renommée, son trône +et son existence? La goût de la beauté est incompatible +avec la beauté physique—ou c'est +du plus bestial égoïsme,—avec la grâce personnelle—ou +c'est d'une prétention écœurante,—avec +l'amour plastique même—ou +c'est de la passion la plus intéressée. Jusqu'à ces +derniers temps, n'est-ce pas? on aimait une +femme parce qu'on était un homme. Eh bien! +il faut aimer la beauté en supposant, en présupposant +que vous êtes laid. Et si j'adore +Paris, c'est que je ne suis pas Parisien et que +j'ai ou aurais toutes les raisons d'être ailleurs.</p> + +<p>Mais excuse-moi. On m'appelle.</p> + +<p>Deux <i>gentlemen</i> faisaient ce qu'on est convenu +de nommer, en matière de cirque, la plus<span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">[Pg 139]</a></span> +tragiques des <i>entrées</i>. La pâleur du premier, +mate, plissée et orageuse donnait de l'expression +à la pourpre terne et figée de son acolyte.</p> + +<p>—Encore <i>fauchés</i>? demanda Bihyédout.</p> + +<p>D'une claque savante, le monsieur pâle +assura sur ses cheveux plaqués un chapeau +absent. Puis, simple:</p> + +<p>—Quand je reficherai les pieds dans cette +boîte! fit-il.</p> + +<p>L'individu apoplectique ne poussa qu'un +hurlement:</p> + +<p>—Rrroubrouhihihaha!</p> + +<p>—Toujours les mêmes! remarqua gentiment +Bihyédout. Toujours les mêmes! Perdu +combien? Quelle habitude!</p> + +<p>—Perdu! Pas perdu! C'est nous qui sommes +perdus! Ratiboisés! Scalpés, vivisectés, incinérés, +déterrés, vampirés, foutus, quoi!</p> + +<p>—Rrrangrougroupfft! pfft! uuit!</p> + +<p>—Combien? demanda Bihyédout, sans +émotion.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">[Pg 140]</a></span></p> + +<p>—Des mille! des millions de milliasses de +millions!</p> + +<p>—Voulez-vous cent sous... à vous deux?</p> + +<p>—Caramba! vous gâtez le métier! Mort de +ma vie!</p> + +<p>—Quel métier? le métier d'usurier ou celui +d'emprunteur?</p> + +<p>—Vous aurez toujours le mot pour rire! +Voyons! ne faites pas le méchant! Marchez, au +moins, du louis tout rond?</p> + +<p>—A combien de jours?</p> + +<p>—<i>A perpète!</i></p> + +<p>Du coup, en affectant de sourire, l'ex-Défrisé +des Panoyaux lâcha un billet de cinquante francs.</p> + +<p>—Chouette, papa! dirent les pontes, en +disparaissant.</p> + +<p>—Vois-tu, continuait un instant plus tard +M. Bihyédout, ça n'a l'air de rien, cet <i>A perpète!</i> +et c'est plus fort que moi! ça me ferait faire +n'importe quoi! ça me ferait croire que je me +souviens et que j'ai peur. Et toi?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">[Pg 141]</a></span></p> + +<p>—Oh! moi, pfft! Je suis paré! Mais que +sont ces gens?</p> + +<p>—Ces gens-là? Tu me fais rigoler et j'en +avais besoin! Ces gens-là, c'est Le Reste!</p> + +<p>—Tous les deux?</p> + +<p>—Eh oui, bêta, Le Reste à mille têtes! As-tu +oublié <i>Cinna</i>:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé!<br /></span> +</div></div> + +<p>Tu en as vu un morceau, une élite! Il ne +se présente pas; il s'impose; il ne supplie +pas: il réclame; il ne mendie pas, ne menace +même pas: il se fout de vous!</p> + +<p>—J'ai vu, continuait Rocaroc.</p> + +<p>—Alors, ça ne te dégoûte pas? Tu trouves +ça bien? Tu n'éprouves pas le désir, le besoin +de supprimer ces gens-là?</p> + +<p>—Non! je n'ai pas, je n'ai jamais eu d'ambition.</p> + +<p>—Ambitieux! Tu ne veux pas être comme +tout le monde! Mais c'est la seule chose qu'on +possède pour rien, l'ambition! Enfin voici: tu<span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">[Pg 142]</a></span> +as beau avoir fait peau neuve, tu as besoin de +songer à ta peau et de nourrir ton homme. +As-tu un métier dans les mains? As-tu des +revenus? Tu as des parents insouciants qui +deviendront méfiants et qui te renverront là-bas... +tu sais. J'exagère? Oui j'ai un optimisme +exagéré: ils ne te rendront pas au bagne, +ils te feront crever de faim,—s'ils ne te font pas +assassiner. Alors? tu ne réponds pas? Alors, +je parle pour toi: il faut assassiner toi-même—ou +plutôt faire assassiner!</p> + +<p>—Assassiner, répétait Rocaroc! Assassiner! +Encore! Toujours! Assa...</p> + +<p>—As-tu pesé la ressemblance qu'il y a entre +ces deux mots: assassiner et assainir? Tu +me comprends maintenant: tu frémis! Oui, +je veux assainir Paris. La médiocrité et le +néant se sont associés pour fonder des mutualités, +la Mutualité! Je fonde, avec toi, l'<i>Anti-mutualité +individuelle</i>, l'A. M. I., l'Ami, quoi! +Les mendiants, les parasites, les <i>tapeurs</i><span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">[Pg 143]</a></span> +déshonorent et encombrent la Cité, les boulevards, +la ville et la vie: je fonde, avec toi, la +<i>Ligue pour l'extinction pratique du paupérisme +professionnel</i>! Nous tuerons les gouapes et les +faux aveugles,—les vrais aussi. Pas de risques. +Le suicide est évident dans tous les cas: ou +bien ces êtres ont de l'argent, nous le râflons: +la misère entre avec nous, s'avère éternelle, +criminelle et fatale, ou bien elle était là avant +nous et nous n'avons fait que suppléer au +courage de malheureux, condamnés tôt ou +tard à une destruction prétendue volontaire.</p> + +<p>—Permets-moi de te dire que tu parles fort +mal.</p> + +<p>—Agissons. Tu t'en prends à la forme: +c'est que tu n'as rien à reprendre au fond. +Autre chose. Nous nageons, nous sombrons +en plein socialisme anarchique. Nous, c'est—ou +ce sont—les autres. Crois-tu que ça fasse +plaisir à tout ça, les autres? Donc nous,—cette +fois-ci, nous, c'est nous, nous deux,—nous<span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">[Pg 144]</a></span> +fondons une <i>Banque de protection sociale +et d'action anti-collectiviste</i>, B. P. S. A. A. C.</p> + +<p>—Et les fonds? Et les obligations? Et les +actions?</p> + +<p>—Les actions? Elles sont dans le titre, au +singulier. Les obligations? Nous obligerons. +Les fonds? Fondons?</p> + +<p>—Mais pourquoi t'adresser à moi? Ne +jouons-nous pas à un jeu déjà ancien, celui +des Cent et un Robert Macaire?</p> + +<p>—C'est toi Bertrand, alors? Rassure-toi: +il y en a encore beaucoup, il y en a trop. En +fait de Macaire, il n'y a plus que des pommes +Macaire. Et il nous faut des <i>poires</i>.</p> + +<p>—Comme tu es vulgaire, mon pauvre ami!</p> + +<p>—Tu viens de dire le mot de la situation. +C'est parce que je suis vulgaire—et je m'en +vante—que je ne puis me mettre à la tête +des immenses entreprises que tu sais. Il faut +un homme distingué. Je suis, en outre, un +gros garçon frivole qui s'amuse de tout, même<span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">[Pg 145]</a></span> +de ses projets et qui a besoin d'être gai parce +qu'il ne l'a pas toujours été. Toi, je t'ai auné +et jaugé; tu as de l'étoffe. Ne m'empêche pas +d'exercer mon métier pour la première fois, +mon métier d'usurier: je te prête des idées.</p> + +<p>—Je réfléchirai, murmura plaintivement +Rocaroc.</p> + +<p>—C'est tout réfléchi: tu acceptes! éclata +gaîment Bihyédout.</p> + +<p>A ce moment, une entrée en bourrasque fit +voler les journaux, les revues, les buvards, +les encriers: une trombe d'hommes bourrus +et noueux, les poings en avant...</p> + +<p>—La police! murmura le Défrisé, un peu pâle.</p> + +<p>Les intrus allaient plus avant, gardant les +issues de la salle des jeux; de nouveaux venus, +de mains fébriles et inexpertes ouvraient +des brochures... Un monsieur s'avança, avec +une nuance de dignité, se déboutonnant pour +donner de l'air à une écharpe microscopique. +Bihyédout s'était levé.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">[Pg 146]</a></span></p> + +<p>—Le commissaire de police! jeta-t-il comme +une présentation.</p> + +<p>Le magistrat se tourna vers l'ancien forçat, +souriant:</p> + +<p>—Soyez tranquille, messieurs, vous ne +jouez pas ou vous ne jouez plus. Je ne suis ici +que pour la <i>Faucheuse</i>!</p> + +<p>—La Faucheuse? répéta, très ému, Rocaroc.</p> + +<p>—Tiens! dit le commissaire, vous ne savez +pas? Vous êtes membre du cercle?</p> + +<p>—Monsieur, répondit majestueusement +Bihyédout, m'a fait l'honneur d'accepter à déjeuner.</p> + +<p>Et, congédiant le fonctionnaire, il ajouta, +sincèrement:</p> + +<p>—Monsieur est avec moi!</p> + +<hr class="chap" /> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">[Pg 147]</a></span></p> + + + + +<h2><a name="CHAPITRE_V" id="CHAPITRE_V">CHAPITRE V</a></h2> + +<h3>UNE CRÉMAILLÈRE DE PENDABLES ET DE PENDUS</h3> + + +<p>La plupart des propriétaires, concierges ou +gérants des immeubles du <i>boulevard</i> ont été +pris, depuis quelques années, d'une manie +singulière: le besoin de changer de figures. +Le mot <i>manie</i> a ici tout son sens, antique et +complet: je veux parler de folie furieuse. Aux +estimables et prudents commerçants qu'ils +avaient le lucratif honneur de posséder comme +locataires, les personnages de rangs divers +que je viens de citer substituèrent des mannequins +habillés de vitrines, des effigies photographiques +sous verre, des cinématographes +pour aveugles, des phonographes à crever le<span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">[Pg 148]</a></span> +tympan des sourds, des bars à deux sous et +des tripots à sous-sol.</p> + +<p>C'est dans un de ces <i>logements</i> que nous retrouverons +nos héros ou, du moins, deux de +nos héros: Rocaroc et Bihyédout,—puisque, +d'ores en avant, il nous faut leur prêter ces +noms.</p> + +<p>Ils ne sont pas seuls. Un sourire de bienvenue +crispe leurs lèvres à l'arrivée de leurs +invités des deux sexes. On inaugure la <i>Banque +anti-collectiviste</i>.</p> + +<p>—La première banque, a dit Rocaroc, où +il n'y aura pas que les écus qui dansent.</p> + +<p>—Vous n'êtes poli ni pour vos actionnaires, +ni pour vos dépositaires, ni pour vos +invités, ont répondu la plupart de ses interlocuteurs, +dans les cafés, brasseries et autres +cercles...</p> + +<p>—Je vous invite, a répondu simplement +notre héros.</p> + +<p>Et c'est ainsi qu'il a une aussi compacte<span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">[Pg 149]</a></span> +assistance—d'élite. On a mangé. On a bu. On +a fumé. On a bu à nouveau. De cigares en cigares, +de verres en verres, on est arrivé aux +cithares et aux tziganes, aux lautars et aux +czardas. Avec des mines rougissantes de +communiantes apoplectiques, des demoiselles +quadragénaires acceptent les ailerons de gigolos +de cent ans et de quelques pigeons, dont +la fatalité a fait, hélas! avec l'âge, autant de +vautours à la petite semaine et de gypaètes +dévorants,—à l'occasion.</p> + +<p>—Le général Tabarol!</p> + +<p>—Son Excellence le ministre de l'...</p> + +<p>—Je te demande pardon, interrompt le +citoyen Bicorne, en se précipitant au-devant +de son ex-cousin. Et, désignant une suite aussi +imposante que distinguée, il ajoute, avec ce +sourire plissé et terrible qui est tout lui:</p> + +<p>—Pas de présentations, hein? Ces Messieurs +sont avec moi. Je puis te le dire à toi +qui es un bon fieu: c'est du secrétaire d'État,<span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">[Pg 150]</a></span> +du sous-secrétaire, du président, du vice-président, +du questeur, du comité, de la sous-commission, +du législateur en chef et du budgétivore +en grand. C'est, en plus, de l'incognito +majeur et de la rigolade. On boit, +ici?</p> + +<p>—A la disposition de vos...</p> + +<p>—Te tairas-tu? Mais fichtre! Comme c'est +chic! Des lustres, des meubles, des objets +d'art! Du métal! Des capitaux!</p> + +<p>—Nous sommes polis. Nous les attendons.</p> + +<p>—C'est imprudent—et superbe. Tu ressembles +au gouvernement.</p> + +<p>—Ça tient de famille. Mais j'ai compté sur +toi.</p> + +<p>—Merci. Merci non! Tes invités sont magnifiques. +Je n'ai amené avec moi ni le préfet +de police, ni le chef de la Sûreté. Tu les +excuseras... Tes invités aussi...</p> + +<p>—On a le temps de se revoir. Du champagne?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">[Pg 151]</a></span></p> + +<p>—Moi, je ne prends jamais rien. Mais ces +messieurs...</p> + +<p>—Mon cher Bihyédout, occupe-toi donc +de ces messieurs.</p> + +<p>—Bihyédout? Un joli nom de poète? Ton +associé?</p> + +<p>—Mon ami. C'est un amoureux: il aime +les chiffres.</p> + +<p>—Mais il n'aime pas les nombres ou le +nombre. Toi non plus, à en croire ton étiquette: +<i>La Banque anti-collectiviste!</i> En ce moment! +C'est du délire! C'est immense!</p> + +<p>—N'est-ce pas? Au fond, tu n'es pas partisan +non plus...</p> + +<p>—Partisan, moi? J'ai toujours été partisan. +C'est pour cela que je n'aime pas beaucoup +ces mots: lutte de classes (ç'a l'air d'un nom +noble, et j'ai horreur de la particule) ou <i>Révolution +sociale</i>: ç'a l'air d'un nom de compagnie +d'assurances,—une compagnie qui +assurerait le néant. Prolétariat, confédération,<span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">[Pg 152]</a></span> +syndicat, sous-agent, cessation du travail, +c'est barbare, pédant, classique et bas: +fi! pfft!</p> + +<p>—Tu ne dirais pas cela à la tribune?</p> + +<p>—Ni ailleurs. Je te dis ça, à toi. Ce n'est +rien. Toi non plus.</p> + +<p>—Bien! A propos, as-tu songé à mon ami +Capucino?</p> + +<p>—Capucino?... Capucino?... Attends un peu: +j'ai de la mémoire... Ah! oui! Capucino, gouverneur +des colonies, ou à peu près... Directeur +d'un pénitencier... Il veut la rosette... +Oui... oui... Il t'a rendu service... Ce sera +fait... Et je te fiche mon billet que c'est bien +pour toi... A propos, ne m'as-tu pas laissé +entendre qu'un peu de galette...</p> + +<p>—Excellence!... Excellence!...</p> + +<p>—Oh! entre nous! Au reste, j'ai un service +à te demander.</p> + +<p>—Tu es bien bon!</p> + +<p>—Attends! Tu m'as, peu ou prou, parlé<span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">[Pg 153]</a></span> +de bagne. Si! Si! Au sujet de ce Cabocino, +Caputimo, Capucino! Eh bien! Si tu faisais +un journal, un journal politique, littéraire, +financier, économique et commercial. J'ai le +titre: <i>Le Forçat honoraire!</i> Ça ne t'amuse pas? +ce n'est pas farce?</p> + +<p>Rocaroc n'avait, en cet instant, aucun goût +pour la farce. Il restait figé. Le ministre poursuivait:</p> + +<p>—Comprends-moi. Ce n'est pas un journal: +c'est un brûlot: ça me connaît. J'ai des ennemis, +des tas d'ennemis, des monceaux, des +galères pleines. Je te demande d'en prendre +un, entre autres, par semaine, de le mettre +au pilori, en costume, bonnet et chaîne, en +toute lumière d'ignominie, de l'attacher, de +le fustiger, d'en faire un homme perdu, déshonoré, +fini, anéanti, tranchons le mot, un +grotesque. Au reste, je me charge de l'article—et +du dessin: tu n'auras qu'à signer—ou +à faire signer!...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">[Pg 154]</a></span></p> + +<p>—Tu m'offenses: je suis littérateur, moi +aussi, et homme d'État—à mes heures<a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a>.</p> + +<div class="footnote"> + +<p><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a> On lira, je l'espère, dans quelques mois, un <i>Rocaroc, +homme politique</i>, qui... Mais ne nous faisons pas +de réclame.</p></div> + +<p>—Tiens! tiens! Enfin, c'est dit, c'est entendu?</p> + +<p>—Tu vas un peu vite. Sais-tu ce que c'est +que ma banque?</p> + +<p>La langueur ululée, savante et sauvage, les +crissements pâmés et les cris allongés des +tziganes, toute la volupté en poudre—en +poudre noire, en feu qui couve et qui jaillit—de +ce qu'on appelle valse lente, cette musique +pour chattes et pour chats, féline, câline, +hypocrite, meurtrière, cette harmonie +ensommeillée et à griffes, ces croppetons de +mélodie, de difficultés jouées, de facilité +énervante, tout ce hérissement d'appels, de +caresses et de plaintes, tout cet appareil d'or, +d'argent et de velours enserrait les assistants,<span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">[Pg 155]</a></span> +bandait leurs blessures diverses et faisait +glisser sur leur carapace de besoin, de dégoût +et de crapule une résille de joie, d'ardeur et +de délice. Leur cœur, entre ses autres lésions, +leur cœur, si j'ose dire, s'ouvrait d'une chère +plaie de douceur, de volupté et d'une fraîcheur +qui pouvait ressembler à de la pureté, dans +cette atmosphère de fumée et d'électricité +dansante. Quant à leur âme, ah! leur âme! +elle naissait, pour s'éteindre avec le bruit, +comme un feu follet d'enfer. Il y avait là des +députés périmés, des hommes de lettres en +retrait d'emploi, des croupiers subitement +élevés en grade et tombés plus bas que leur +ancienne fonction, d'ex-fils de famille devenus +courtiers-fantômes, des sous-agents de publicité, +des assureurs sur la vie de cadavres, +d'anciens, si anciens magistrats qu'ils ne pouvaient +se rappeler que leurs condamnations +à eux, des mouchards particuliers, des officiers +sans patrie qui, à force d'avoir connu<span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">[Pg 156]</a></span> +des drapeaux pour lesquels ils s'étaient fait +tuer, successivement et en détail, ne se souvenaient +plus que des petits drapeaux sans +gloire qu'ils avaient plantés au hasard, chez +des logeurs et des bistros, des marchands de +décorations sans clientèle, des diplomates +privés de l'<i>exequatur</i> et cette cinquantaine +d'imbéciles fort honorables chamarrés d'ordres +et de respect qui ont l'air de se faire +payer pour servir de paravent à toutes les +boues et qui ne savent pas pourquoi l'on sourit, +en se détournant un peu, lorsqu'ils passent +devant celui-ci ou derrière celui-là!... Eh +bien! tout cela, tout ça, ne fut que sens, +désir, innocence troublée de vierge, tout ça +frémit, vibra, et resta la bouche ouverte comme +un crocodile géant en hypnose, comme un +grouillis de grenouilles, en admiration!... La +musique! Les tziganes! La fée Harmonie +avait passé par là! L'archet avait râclé des +cordes de pendus, des boyaux de caïmans,<span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">[Pg 157]</a></span> +des peaux de taupes! La flamme! La fleur +bleue!</p> + +<p>Je ne parle pas des filles: toute femme est une +extase—née. Elle ne vit—et ne meurt que +pour la pâmoison. L'exaltation la plus sainte est +sujette aux pires évanouissements, et les sentiments +les plus purs, les idées extra-terrestres, +les visions et les révélations inouïes se +traduisent par des roulements d'yeux, des +claquements de dents, des convulsions, des +soupirs, des râles et des silences hystériques...</p> + +<p>Toute l'assemblée se trouvait donc en état +d'hypnose et de grâce.</p> + +<p>—Mon cher cousin, disait le ministre à +Rocaroc, je te remercie de ta franchise. Il est +parfaitement honorable—quoique dangereux—d'avouer +qu'on est un assassin, un forçat +évadé, un mort vivant, faussaire en exercice +et chef de brigands en préparation. Je le +savais. Ce ne serait pas la peine d'être secrétaire +d'État si, de temps en temps, on ne se consolait<span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">[Pg 158]</a></span> +des affaires publiques par la lecture et +l'étude de romans fictifs ou réels, par l'effeuillement +furtif de dossiers choisis, que sais-je? +Et ton secret n'était pas très secret. L'affichage +de tes nom, prénoms, âge, signalement, +profession, crime et condamnation, ordonné +par le code criminel et exécuté pour la satisfaction +et l'éducation des assassins, nés et à +naître, c'est un document public, mon bon, +un peu aride, un peu technique, mais enfin, +ça reste!</p> + +<p>—Un acte de décès aussi! monsieur le +ministre.</p> + +<p>—Ne nous fâchons pas! Je te répète que +je t'admire, que je ferme extatiquement les +yeux sur ton projet et, même, sur ta maison. +Purger Paris! fichtre! il y faut de la drogue! +Assainissement gigantesque! Plus de tapeurs, +de mendiants, d'horreur, de bavards et autres +rêveurs taciturnes, c'est un rêve, un rêve! Tu +ne pourrais pas, du même coup, supprimer<span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">[Pg 159]</a></span> +les cochers, les chiens, les cyclistes, les ivrognes +et les autos?</p> + +<p>—Laisse-moi faire. Mais laisse-moi souffler. +Tu verras.</p> + +<p>A force de mourir et de faire défaillir, les +accents tziganes renaissaient, reprenaient du +souffle, du rythme et une caresse infinie en +cadence, lançaient un rappel strident aux +inconvenantes convenances, aux valses, aux +mazurkas et aux lanciers désuets, un je ne +sais quoi de nostalgique à «l'Ici l'on danse!» +sans décor, sans fers brisés, sans histoire à +venir... Le ministre écouta un peu ronfler +l'invite et l'ouverture.</p> + +<p>—Au revoir, dit-il à Rocaroc. Je ne me +retiens point, n'est-ce pas?</p> + +<hr class="chap" /> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">[Pg 161]</a></span></p> + + + + +<h2><a name="CHAPITRE_VI" id="CHAPITRE_VI">CHAPITRE VI</a></h2> + +<h3>UNE CIRCULAIRE</h3> + + +<p><i>Monsieur et—nous l'écrivons d'avance, à +coup sûr—cher client, nous avons l'honneur +d'appeler sur notre maison l'attention de vos +intérêts et autres capitaux. La banque que nous +avons fondée n'a rien de commun avec les établissements +apparemment similaires, même les +plus solides.</i></p> + +<p><i>Il vous semblera, au premier abord, que +nous faisons de la fantaisie et du paradoxe, +que nous rompons en visière avec le sens pratique +et la marche raisonnée des affaires, que +nous nous aliénons le pouvoir législatif et exécutif, +les concours politiques intérieurs (qui<span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">[Pg 162]</a></span> +sont nécessaires) et jusqu'à la conscience publique.</i></p> + +<p><i>Nous sommes, en effet, les ennemis irréductibles</i>:</p> + +<p><i>1º du socialisme, unifié, indépendant ou anti-collectiviste</i>;</p> + +<p><i>2º de la mutualité, forme hypocrite du socialisme</i>;</p> + +<p><i>3º du suffrage universel et de ses succédanés +et résultats.</i></p> + +<p><i>Enfin, nous sommes pour l'individualité active +et les efforts individuels. Adversaires résolus +de tous les obstacles, humains ou inanimés, +qui peuvent se dresser sur la route d'un +homme comme vous, monsieur et cher client, +nous voulons combattre et détruire toutes les +bêtes féroces, chiens dévorants, camarades trop +collants, cirons et frelons encombrants qui peuvent +vous obscurcir l'horizon de la gloire, de +la fortune ou même de la simple et adorable +sérénité.</i></p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">[Pg 163]</a></span></p> + +<p><i>Nous affirmons, de source à peu près certaine, +que nous portons, en compte-courant, la +Providence représentée par tels ou tels agents +et sous-agents (auxquels nous avons permis +l'anonymat), en pleine activité.</i></p> + +<p><i>A titre d'échantillon, nous nous ferons un +plaisir de donner une preuve de notre savoir-faire +(non sans quelques garanties, et à forfait, +bien entendu).</i></p> + +<p><i>En ajoutant que nous nous interdisons toute +opération de Bourse, surtout sur fonds d'État +et valeurs de tout repos, nous prouverons assez +à nos actionnaires éventuels que nous leur +verserons un dividende sérieux et que nous ne +serons, en aucun cas, les bénéficiaires ou plutôt, +les tributaires, du hasard.</i></p> + +<p><i>Personnellement, nous émettons des obligations +minières, avec parts de fondateurs et +coupures privilégiées, sans primes. Nous comptons +exploiter les mines d'or de Paris. A la +différence des caveaux ordinaires de métaux et<span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">[Pg 164]</a></span> +de minerais, ces mines se situent parfois dans +des maisons particulières et à des étages élevés +ou surélevés. Nous n'avons pas de bureau +de renseignements et gardons sur nos opérations +le secret le plus strict que, par contre, +nous garantissons hermétiquement, à nos +clients, sur leurs ordres.</i></p> + +<p><i>Cette circulaire étant confidentielle et tirée à +quelques exemplaires à peine, nous pouvons, +cher ami (n'est-ce pas?) vous donner quelques +éclaircissements. Si nous n'avons pas pris +pour raison sociale le titre de</i> «Banque +nietzschéenne», <i>c'est pour ne pas vous +effrayer. Vous nous auriez soupçonnés d'être de +vagues littérateurs, nous, des hommes d'action! +Nous avons mis le sillon avant la charrue, la +charrue avant les bœufs,—mais c'était une +charrue automobile!</i></p> + +<p><i>Entendez-nous bien: nous savons trop quel +besoin immédiat, primordial et national est la +moindre personnalité que ce soit et la plus<span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">[Pg 165]</a></span> +menue individualité, les dangers de tout ordre +qui s'opposent à son développement et à sa +mise en œuvre, les mille empêchements, plus +ou moins conscients ou suscités, qui nuisent à +sa marche, l'obscure hostilité de l'ambiance, +des événements et de l'atmosphère.</i></p> + +<p><i>Pour un prix modéré et à débattre, vous +obtiendrez, grâce à nous, toute votre liberté et +toute votre intensité: la morale supérieure de +notre entreprise ne vous échappe plus.</i></p> + +<p><i>Venons-en aux statuts de notre Société.</i></p> + +<p><i>Pour des raisons que vous comprenez, nous +n'acceptons ni conseil de surveillance ni +commission de contrôle. Nous assumons la +charge gratuite de nous servir à nous-mêmes +de moniteur financier et d'avertisseur judiciaire. +Nous prenons l'engagement de ne jamais +présenter, de ne jamais nommer l'un de +nos amis à un autre, ce qui est le seul moyen +d'empêcher une coalition de porteurs de titres +soit contre l'un d'entre eux, soit contre l'un<span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">[Pg 166]</a></span> +de nous. D'autre part, les titres n'existent pas—seconde +précaution. Ils seront nominatifs et +sur parole—notre parole à nous. Nous répondons +de l'avenir—absolument, exclusivement.</i></p> + +<p><i>Et c'est, Monsieur, en toute confiance que +nous nous avouons des aventuriers, que nous +proclamons que notre domicile est provisoire +et que nous ne donnerons pas aux déposants +le chiffre de leur coffre-fort, voire le lieu de +leur dépôt.</i></p> + +<p><i>En attendant le plaisir d'exécuter vos ordres, +sachez-nous, monsieur et cher client, vos dévoués.</i></p> + +<p> +ROCAROC,<br /> +<i>ingénieur civil</i>,<br /> +<i>Directeur de l'A. M. I.</i><br /> +<br /> +BIHYÉDOUT,<br /> +<i>sans profession</i>,<br /> +<i>Administrateur délégué</i>.<br /> +</p> + +<hr class="chap" /> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">[Pg 167]</a></span></p> + + + + +<h2><a name="CHAPITRE_VII" id="CHAPITRE_VII">CHAPITRE VII</a></h2> + +<h3>AU RAPPORT</h3> + + +<p>—M. le Directeur fait appeler M. Sosthène +de la Galandure.</p> + +<p>—Voilà! dit un petit homme trapu à face +camuse et noire.</p> + +<p>—C'est toi, Choléra? fit Rocaroc. Quoi de +nouveau?</p> + +<p>—Moins que rien, patron! murmura l'autre +qui s'était affalé sur un admirable fauteuil, +dès son entrée.</p> + +<p>—Pauvre ami! Raconte!</p> + +<p>—Pardon, patron! mais je suis encore tout +remué. Quand on file un type, n'est-ce pas? +depuis sept, huit jours, histoire de le refroidir,<span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">[Pg 168]</a></span> +sous couleur qu'il fait trop peu d'auber +en pilonnant et que c'est pas naturel, quand +on a tout prêts le rigolo, le lingue et la corde, +on s'attend à tomber sur un Pactole plombé, +largué, qu'on peut sentir avant de le reluquer +et de le palper!...</p> + +<p>—Au fait! monsieur de la Galandure, au +fait!</p> + +<p>—Donc, hier, j'monte derrière le soi-disant +pante, en douce. L'hôtel, c'était une clair'voie, +on n'est r'marqué qu'à la sortie. Donc, je +monte. C'que j'monte, j'ne sais plus c'que +j'monte: la Tour Eiffel, rue Beautreillis, quoi! +Donc, je monte. Le type, plus haut que l'grenier, +y pousse une porte: pas d'serrure, pas +d'loquet, pas moyen d'gratter ni d'pousser. +Je l'laisse entrer, je l'laisse souffler: on souffle +pas. Je me marre: nib! j'fais mêm' celui +qui march' sur ses arpions: nib! Enfin +j'éclate et j'gueule:</p> + +<p>—Y a donc personne ici?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">[Pg 169]</a></span></p> + +<p>J'voyais bien qu'y avait du monde, trois +personnes, si on peut dire, trois grouillis, +trois ruines, tout ce qu'y faut pour faire une +fosse commune, dans la chaux, tout' d'suite, +pour n'y pus penser. Mais un'fois qu'on a +commencé une conversation... Un des paquets +remue un peu, à peine: c'était couché, +comme charognes, d'un blanc sale à salir le +plâtre, et jaune et vert, avec des plaques +roses piquées à la peau comme des fleurs en +papier mâché, un grouillis dolent et geignant, +un tas dispersé d'immondices humaines +en quête de tendresse et d'étreinte...</p> + +<p>—Y a rien à faire! gémit une voix.</p> + +<p>Y a rien à faire! j'en demeurai pendant +comme un sanglot. Y a rien à faire! Vous me +connaissez, patron, j'suis pas marchand d'sentiment +et j'fais d'l'Ambigu à domicile et sans +douleur—pour moi, comm' de juste. J'fusillerais +dans l'dos mon frère, mêm's'y s'traînait +à mes genoux, à condition qu'y soye millionnaire<span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">[Pg 170]</a></span> +et qu'y fasse un mauvais usage de sa +fortune, en ce qui me regarde, sauf respect. +Eh ben! j'étais déjà pas mal retourné, mais +ce «y a rien à faire!» me retourna en plein, +me foutit sur l'flanc, moralement s'entend, +plus bas que ceux qu'étaient là à poireauter +en attendant l'express ou l'omnibus de la Camarde. +J'tâchai à voir c'qu'y avait là, comme +détail de pourriture. D'abord le pante à la +manque, au centre, le Christ en croix, quoi. +A droite, une vieille rombière aux tiffes gris-vert, +avec une espèce de peau qu'était pus +rien du tout, une bouche ouverte jusque-là, +qu'avait l'air d'avoir avalé ses dents pour manger +quéqu'chose et qui, depuis, ne s'était pas +refermée, histoire d'attendre à briffer la manne +du ciel ou n'importe quoi, en fait d'briques, +et des yeux, patron, des yeux qu'étaient pas +noirs, pas gris, pas bleus, qu'étaient tout ça, +de la cendre et du feu avec, qui crevaient le +plafond et qu'avaient l'air d'être redescendus<span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">[Pg 171]</a></span> +du ciel, après une prière, avec perte et fracas, +et qui disaient, sans pleurer, sans parler, sans +ciller: «Rien à faire!» J'parle pas des mains, +non, des squelettes de pattes de faucheux; +j'parle pas du corps: c'était une croûte sur de +la crasse avec des chiffons qui se détachaient, +en craquant... L'autre corps, à gauche, c'était +un peu plus une femme, rapport à ce que +c'était, tout de même, pus jeune et, tout de +même, y en avait un peu plus. Elles avaient +des râles pareils, un air de famille, même, +avec le type, et un air de souffrance. Au bout +d'une seconde, j'les avais identifiés, comme +on dit: c'était mère et fils, frangin et frangine... +Y avait pas seulement ressemblance de +traits, y avait aussi ressemblance de maladie: +tout ça, c'était ph'tisique au dernier période,—et +bientôt, j'vis qu'y avait une aut'ressemblance, +la pire: ressemblance de lit. Les deux +femmes, patron, sauf respect, ç'avait l'ballon +enflé—si l'on peut appeler ballon une espèce<span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">[Pg 172]</a></span> +de poche—la seule—en pain de sucre,—le +seul pain que ces créatures avaient sur +leur ancien ventre,—comme de la faim et +de la misère qui auraient poussé en dehors.</p> + +<p>C'que j'racont'là, patron, c'est long, j'm'en +rends compte, mais ç'avait pas duré longtemps, +rapport à l'œil, qu'est vite, quand la +parole, c'est un déménagement.</p> + +<p>Vite aussi que s'passa un sentiment qui +m'taquinait, enfumer toute cette tanièr'là, +d'une seule boîte d'allumettes, histoire que ça +prenne feu tout de suite—et solidement.—C'est +p'têtre que ça puait tellement qu'ça vous +empestait l'cœur et l'âme avec le reste et qu'on +descendait plus bas qu'l'enfer, dans d'l'horreur, +dans tant d'horreur qu'ça f'sait de vous +de la pitié et rien que de la pitié... Je n'sais +pas patron, j'suis pas éduqué, bref, j'm'entendis +dire:</p> + +<p>—Ben quoi! j'viens d'la part de l'Assistance...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">[Pg 173]</a></span></p> + +<p>J'me rappell' même pus si j'ai dit ça. +Vous m'grond'rez si vous voulez, patron, +mais ces gueules ouvertes, ça n'pouvait ni +crier ni hurler, ça n'pouvait qu'briffer—et +ça n'le pouvait pas!</p> + +<p>—Je r'viens! que j'fis et j'cavalai...</p> + +<p>Rocaroc, avait, contre sa coutume, écouté +ce long discours sans l'interrompre, sans +même donner signe d'intérêt ou de désapprobation. +Aux derniers mots de La Galandure, +il ne put se défendre d'un mouvement et proféra, +très vite:</p> + +<p>—J'ose espérer, Choléra, que vous ne +revîntes point.</p> + +<p>—Je r'vins, patron, je r'vins—<i>lof pour +lof</i>—et je n'revins pas seul. J'rapportais +des provisions et du rhum et du champagne +et des vins et des machins azotés, tout, +quoi!</p> + +<p>—Vous aviez donc de l'argent? dit Rocaroc, +au hasard.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">[Pg 174]</a></span></p> + +<p>—Mariette-la-Pie-Grièche m'avait r'filé un +<i>sigue</i>.</p> + +<p>—Pourquoi m'avouer ça, Monsieur de la +Galandure?</p> + +<p>—On a son honneur d'homme, patron! et +pour l'usage que j'en fis...</p> + +<p>—Choléra, reprenait durement le Directeur, +redevenu sincère, quand on appartient à la +<i>Ligue pour l'extinction pratique du paupérisme +professionnel</i>, on a accepté des devoirs +qui...</p> + +<p>—Pardon, je suis professionnel mais pas +du paupérisme. Et puis, les devoirs, entre +nous! Quant à l'extinction, dans le cas présent!... +Pas la peine d'empiéter sur le temps!... +J'irai plus loin: fait's pas l'méchant! R'gardez-vous +dans la glac' de votre cœur: vous êtes +plus remué qu'moi. Ousque j'y ai été d'un sigu', +vous auriez marché d'un talbin. Mais voilà: +Monsieur trône! Monsieur est dans son fauteuil! +Monsieur nage dans un' si bonne odeur<span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">[Pg 175]</a></span> +qu'y a pas d'odeur du tout, le fin du fin, le +rêve! Que monsieur s'transporte, en pensée, +dans une soupente où que ça fouette tellement +qu'on n'songe même pas—tell'ment que ça +fouette—à s'sauver soi-même mais à sauver +tout c'qu'y peut y avoir là-d'dans. Quand +t'étais p'tit, Rocaroc, t'aurais t'y pas sauvé +l'chien d'la grott' ed' Fingall, tu sais, c'cabot +qu'on fait s'baisser, s'baisser, s'rabougrir et +s'tasser jusqu'à c' qu'y ait pus rien, rapport +aux gaz méphitiques qu'y-z'appellent et qui +peuvent monter dans cett' cassin' là qu'à une +certaine hauteur, comme si la puanteur et +la mort pouvaient pas monter haut, très +haut, par-dessus les cieux—et au travers? +Eh ben! nous tous, nous n'demandions qu'à +l'sauver, l'chien de Fingall: on aurait tué +son salaud d'guide, les cochons de touristes—ça +d'vait être d'l'Anglais—qui laissaient +agoniser c'brave animal: on aurait pris leur +pognon pour pouvoir nourrir le chien jusqu'à<span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">[Pg 176]</a></span> +perpète—et ça f'sait la rue Michel, +vieux! Excusez, patron, j'vous ai tuteyé! +L'habitude! Eh ben! qu'est ce qu'vous en auriez +eu en plus, d'l'estourbiss'ment d'mes paroissiens? +Ça n'vous aurait rien rapporté—et +d'un; ça n'vous coût' rien, vu qu' si quéqu'un +en est d'sa poche, c'est la Mariette et +mézigot—et d'deux! Quant à ce qui est +d'salir l'pavé d'Paris, pas à en jacter! vu +qu'ces gas-là pourrissent sur place, à mes +frais et dépens et qu'y n'encombrent plus vos +territoir's, mon prince!</p> + +<p>—Achevez votre anecdote! proféra l'autre, +d'une voix lointaine.</p> + +<p>—J'y mets l'cadenas à mon <i>anecdoque</i>—et +c'est pas long. Mes clients, donc, boivent +et mangent, pas en gloutons dévorants, mais +tout doux, tout doux—comme en prière, +qu' c'en était pour moi, sauf respect, un' bénédiction—la +première. Ils n'mâchaient pas, +y r'merciaient—en dedans. Quand j'vis<span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">[Pg 177]</a></span> +qu'un pauvre petit torchis d'couleur rev'nait +à leurs fantôm's de joues et qu'y avait pas +moyen qu'ces gens-là crèvent tout d'suite +d'une biture inespérée, j'allai chercher aut' +chose, quéqu' chose de fin, des digestifs, des +délicatesses, des riens qui font plaisir et qui +vous font passer d'l'escalier d' service d' l'existence +et d' l'office, au salon et au fumoir, +après la salle à manger—bien entendu,—parc' +que, monsieur, on a du monde... J' fus +récompensé selon mes mérites: ça put, à +peu près, se tenir sur son séant et avoir, au +bec, un je ne sais quoi qui peut ressembler +à un sourire, dans un faux jour. Tant et si +bien qu'y s' mirent à parler, même à blaguer. +Quand on a t'nu longtemps sa langue, +histoire qu'elle n' demand' pas à lécher et à +tâter d'la briffe, on a besoin d'la lâcher à tort +et à travers. Vous, vous app'lez ça d'la cordialité. +Nous, nous sentons qu'c'est une armature +de bouche et des lèvres qu'ont besoin<span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">[Pg 178]</a></span> +de vous embrasser, de vous mordre d'amour +et d' gratitude et qui osent pas... Pour vous +fair' toucher d'la main la gentillesse de nos +r'lations au bout d'un moment, j'vous dirai +seul'ment que j'sentais plus rien et que j'demandais +aux deux gonzesses, en leur montrant +leurs deux pauv's œufs d'Pâqu' comm' +on d'mand' du feu:</p> + +<p>—Qui c'est-y qui vous a fait ça, quand +c'était pas à faire?</p> + +<p>—C'lui-ci! qu'ell's lâchent en chœur en +montrant l'type.</p> + +<p>Rocaroc ne se possédait plus. Une sueur +froide au front, il jeta:</p> + +<p>—Je rêve, Choléra! Qui, lui? Le fils? Le +frère?</p> + +<p>—C'est bien la réflexion que j'me fis, répondit +doucement M. de La Galandure.</p> + +<p>Oui, ce fut bien ma réflexion. Mais je n'en +étais plus aux récriminations morales. Je +proférai:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">[Pg 179]</a></span></p> + +<p>—Lui! Mais, malheureuses!</p> + +<p>Et elles eurent le mot—le seul:</p> + +<p>—Oui, lui. Il rapportait tout c'qu'y gagnait +à la maison, monsieur. Tout, tout! Fallait bien +qu'il ait le plaisir!</p> + +<p>Blême et vert, se mordant au sang, Rocaroc +articula:</p> + +<p>—Choléra, donnez-moi la main. Vous êtes +un grand philosophe.</p> + +<p>—Je ne suis pas philosophe, hurla l'individu. +J'veux pas savoir c' que c'est. J'veux +avoir du cœur quand j'ai du cœur, qu'ça soye +dimanche quand j'veux qu'ça soye dimanche—et +fête nationale aussi! J'veux ni loi morale +comme on dit, ni loi immorale, comm' ça est. +J'ai mon anarchisme à moi, mon immoralité +à moi, ma morale à moi, mes entrailles à moi. +Et si j'veux pas rigoler tout's les fois qu'je +peux, j'veux chiâler à ma fantaisie. Qu'ça +vous plaise ou qu' ça vous plais'pas, ces gens +qu'j'viens d'vous dire, j'en fais mon affaire.<span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">[Pg 180]</a></span> +J'les nourrirai, j'les enterr'rai, gosses à venir +compris. Et puis!...</p> + +<p>—Choléra, prononça Bicorne, noblement, +serrez-moi la main sans arrière-pensée. Vos +projets sont les miens, les nôtres... Je... La +Banque adopte vos futurs protégés. Dans ce +cas-là, nous n'avons pu étrangler les vrais +coupables: ils sont trop: la société, l'hérédité, +les tares du travail et du chômage forcé!... Ne +froncez pas les sourcils: je ne vous ferai plus +de phrases: ta main, vieux frère.</p> + +<p>—J'y consens: mais y a quéqu' chose dans +vot' main. Mince! trois fafiots de cent! T'es-t'y +louf? Pour eux, pas?</p> + +<p>—Tu l'as dit, frangin. Et y aura du +pied!</p> + +<p>—Adieu, monsieur, j'y vais. Et ça s'retrouvera, +sûr!</p> + +<p>Rocaroc demeurait seul sans avoir le courage +d'appuyer sur le bouton d'appel. Une +moue presque superbe arquait sa bouche. Et<span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">[Pg 181]</a></span> +du rêve bleu envahissait ses yeux, sous le +cerne.</p> + +<p>Cet état, si contraire à sa nature et à sa destinée, +persista plus que de raison.</p> + +<p>Le banquier se permit même de parler, à +vide:</p> + +<p>«Qu'est-ce donc la volonté, articula-t'il? +Qu'est-ce qu'un projet immense et bas? Qu'est-ce +qu'une philosophie parfaite, codifiée, difficile +et toute puissante? Est-ce la bassesse de +cette aventure et son atroce ignominie qui +me touchent et m'ébranlent? Est-ce seulement +la misère? Serais-je un justicier au lieu d'être +un bourreau aveugle? Est-ce l'horreur surhumaine? +Ou serais-je homme?»</p> + +<p>Il essuya son visage et voulut se remettre à +des comptes.</p> + +<p>Plus forte que ses angoisses, plus subtile que +ses calculs, une douceur—comme il n'en +avait pas goûtées depuis des années et des +années,—se glissait dans ses veines et ses artères<span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">[Pg 182]</a></span> +et prêtait à son sang une alacrité, une +jeunesse salace et comme une joie grave et +tendre.</p> + +<p>Tout à coup, sans préparation, un vers jaillit +entre ses dents:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">J'ai fait un peu de bien: c'est mon meilleur ouvrage!<br /></span> +</div></div> + +<p>—Pauvre Voltaire! songea Rocaroc, tandis +que le masque entrevu de l'usurier de +Ferney cessait de grimacer en son cerveau pour +laisser le passage à des rêves, dans du sommeil: +le bien, ce n'est pas de l'ouvrage: c'est du +repos!...</p> + +<hr class="chap" /> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">[Pg 183]</a></span></p> + + + + +<h2><a name="CHAPITRE_VIII" id="CHAPITRE_VIII">CHAPITRE VIII</a></h2> + +<h3>CHEZ MACHIN'S ET AILLEURS</h3> + + +<p>—Tu dois être satisfait: je me sens complètement +saoul!</p> + +<p>—Je ne suis pas mécontent, mon ami: ça +te manquait!</p> + +<p>—Vous êtes dur, monsieur Bihyédout!</p> + +<p>—Vous êtes raide, monsieur Rocaroc et +cher directeur, mais faisons semblant de causer, +de sang-froid. Qu'est-ce que c'est, s'il vous +plaît, qu'une sorte de banquier qui joue le +trappiste et le bénédictin, qui ne sort d'un +compte-courant que pour entrer dans une liquidation, +qui se jette d'un fonds d'État sur +une valeur industrielle, qui n'est que science,<span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">[Pg 184]</a></span> +conscience, travail, calcul différentiel et probabilité +raisonnée? Cet homme-là, monsieur, +frise, à cent cinquante mille pas, la faillite, la +banqueroute,—et la banqueroute frauduleuse, +la fuite, et même le suicide, si j'ose m'exprimer +ainsi! On se dit: «S'il ne fait pas la +noce, c'est qu'il n'a ni les moyens ni les loisirs +de la faire, pas la moindre liberté d'esprit—et +les pires difficultés. D'autant que rien +ne le rattache à la vie—à la vie d'ici. Il sera +aussi heureux en Grèce, ou dans l'au-delà. +Des spéculations, soit! Mais des spéculations +métaphysiques, fi! Que l'on nous donne un +jouisseur!» Car, ne t'y trompe pas, tes actionnaires...</p> + +<p>—Nos actionnaires...</p> + +<p>—Et les obligataires, Bihyédout, et les obligataires?</p> + +<p>—Les obligataires sont obligeants, mais +tais-toi, tu es vraiment saoul! Tes actionnaires, +donc, veulent en avoir pour leur argent.<span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">[Pg 185]</a></span> +Si tu t'affiches avec une maîtresse très +chère, c'est pour eux une valeur représentative, +un goûter de dividende et de dividende +non fictif, c'est une participation cérébrale—la +meilleure—aux bénéfices les plus palpables,—et +ils en ont, sauf respect, plein les +mains...</p> + +<p>De petites lumières, sur les tables, se donnaient +des airs de mourir sans fin, et des +fleurs fardées pourrissaient, impassibles. Des +cordons de femmes se nouaient aux dos des +buveurs comme à Monte-Carlo, derrière les +pontes et les ors. Mais ici, la partie était plus +risquée,—et plus tentante. Que représentait +celui-ci ou celui-là?</p> + +<p>De l'éther et de la morphine luttaient mal +contre des parfums incertains. Des robes de +cent louis cherchaient cinquante francs, pour +l'huissier, ou trente, pour la nourrice. Un +bouquet de tendresse épicée et lourdement +mystique, une lie de rosserie besoigneuse<span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">[Pg 186]</a></span> +enserraient un néant bruyant, d'une prétentieuse +et outrancière vulgarité, d'un érotisme +de surface, en cris, en rires, en gestes fous; +tout était éclatant, pétillant, fusant, crachant, +embouteillé.</p> + +<p>L'excitation et l'assoupissement, ensemble, +prenaient toutes les formes des rêves: ici, +d'inoffensifs <i>clubmen</i> replaçaient sur leur +trône, au hasard des tournées, le Roy légitime +et l'Empereur héréditaire, non sans insister +sur la parfaite ordonnance de leur +éternelle conspiration: ils donnaient, à haute +voix, les noms des officiers généraux en activité +de service, des dignitaires et employés +supérieurs qui étaient dans leurs vues et à +leurs gages.</p> + +<p>Comme le plan et les noms n'avaient pas +changé depuis douze ans, la plupart des serviteurs +d'élite ainsi nommés étaient morts, +en retraite, révoqués ou réclusionnaires, mais, +parmi les ululements des lautars roumains,<span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">[Pg 187]</a></span> +cette fanfare d'ambition et d'aventure frappait +fortement les filles en plein songe.</p> + +<p>C'était comme un rien de la terre, sa couronne +et son auréole, en fumée, qui les venait +caresser dans leur idéal et leur huitième +ciel. Elles goûtaient leur plus pur, leur unique +délice, promenade de soleil factice dans le +préau clair et musical de leur prison de joie +inexorable et de volupté à perpétuité, oasis +d'oubli et de puérilité pâmée, nirvâna de silence +relatif et profond pour leur âme lointaine, +au bord d'un verre à paille et à glace +pilée.</p> + +<p>Des morphinomanes s'abandonnaient tout +à fait, prêtaient généreusement aux gens des +«gueules» d'anges et de dieux païens, ouvraient +des bars de petites filles visionnaires, +parlaient comme on prie, ouvraient ces yeux +immenses qui ne voient plus rien, ouvraient +ces pauvres ailes de la débauche démente qui +battent la campagne pour faire rire ceux qui<span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">[Pg 188]</a></span> +ne savent pas, pour faire pleurer les séraphins +tombés, s'il en reste...</p> + +<p>Les courtisanes de carrière et de vocation, +en brique pâle et en bois dur, reposaient à +peine leurs regards de femmes sur les tachettes +rouges à toques noires et jugulaires d'or des +grooms indifférents et las pour se remettre, +muettes et dédaigneuses, à la disposition sans +rigueur de cette inconnue algébrique, M. Miché.</p> + +<p>Les inévitables et illustres plaisantins +usaient leur ventre pour faire couler de table +à table et de salle en salle, un rire liquide, de +la limonade, telle <i>fine</i>—ou quel champagne! +Petite-fille d'une bouquetière historique, une +vieille sorcière colportait des boutonnières et +des fantômes de roses. Le patron hoquetait +de client en client, par politesse et pour ne pas +faire honte à son ami le prince X... ou le comte +romain Y..., en bon copain très rond, très sûr, +à peine sec—sur les prix.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">[Pg 189]</a></span></p> + +<p>—Sais-tu, dit Rocaroc, la différence entre +les lautars et les tziganes? Les lautars, c'est +le coup de couteau, les tziganes, c'est l'empoisonnement. +La valse lente, c'est le chloroforme.</p> + +<p>—Tiens! murmura lentement Bihyédout, +tu es moins saoul!</p> + +<p>—La musique, mon ami, la musique. +L'odeur, le dégoût!</p> + +<p>—Décidément, tu n'es plus saoul du tout! +Dommage!</p> + +<p>—Dommage! Tu es gentil! Voulais-tu +m'entôler?</p> + +<p>—Pas moi! Mais ça ne te ferait pas de +mal. Ni à nous! Il n'y a rien de meilleur pour +un voleur—tu permets?—que d'être entôlé. +C'est un brevet de bêtise, partant, d'honorabilité.</p> + +<p>—Nous n'en sommes pas là, Bihyédout!</p> + +<p>—Parole! Tu n'as jamais été plus lucide! +Mais pas fin! Nous nageons dans le succès.<span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">[Pg 190]</a></span> +Conjurons le sort. Ayons l'air de ne pas faire +exprès de réussir. Nos opérations sont sans +risques. Pourquoi? Parce qu'elles sont illicites +et criminelles. Pouvons-nous le proclamer +à la face de l'Univers? Si nous avons une +bonne et brave gaffe, bien stupide, bien humaine, +nous sommes sauvés. Il ne faut jamais +avoir la figure de posséder la pierre philosophale. +Un sorcier? horreur! Un inventeur +malchanceux? ah! le brave homme! un financier +infortuné! un être génial! il prendra sa +revanche! Et chacun de courir à sa réserve! +le porte-monnaie n'a plus de fond!</p> + +<p>—Un simple mot, Bihyédout! ne puis-je +pas m'entôler moi-même?</p> + +<p>—Tu te surpasses! Nous sommes deux, +vieux! nous sommes deux!...</p> + +<p>... Les violons râclaient plus bas: contractions +de gorges et extases d'entrailles... Un rut +contenu, maintenu, puis crissant et jaillissant, +aigu, douloureux et bref, pleurait en communion<span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">[Pg 191]</a></span> +de caresses inconscientes et larvées, en +un ramas de simagrées mélodiques et sensuelles +qui semblaient mimées par les notes et +les gestes même des exécutants... Pas la moindre +illusion, d'ailleurs... La gaze qui filtre, dans +certains théâtres, le délice et la fatalité des +morceaux de musique et des musiciens, le tamis +nécessaire entre la moustache des exécutants +et l'extase de l'assistance, la moustiquaire +d'idéal, pour tout dire, n'existe pas +chez Machin's. Les lautars sont comme chez +eux, sont chez eux. Leur coup d'archet n'interprète +pas: il commande, donne des indications +précises et personnelles: c'est un <i>espéranto</i> +rauque, sensuel et brutal. Ils ne sont +que des rastas en tenue parmi des rastas plus +ou moins en civil, gigolos d'ordonnance à +torsades et brandebourgs, qui aguichent et qui +récoltent, qui surveillent et qui contrôlent. +Les buveuses ne les regardaient pas: elles +sentaient leurs yeux—sur elles—et en elles.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">[Pg 192]</a></span></p> + +<p>—Ne crois-tu pas, murmura Rocaroc, qu'il +faudrait tuer ça aussi, tout ça, tout ça?</p> + +<p>—Quoi, ça? <i>Ça</i> mâle, <i>ça</i> femelle?</p> + +<p>—Femelle!</p> + +<p>—Tu en as de bonnes! Autant nous enlever +le pain de la bouche! C'est ça qui fait les +mendiants, qui fait les tapeurs, qui fait les +avares, notre clientèle entière, quoi! C'est ça +qui fait pousser, germer, mûrir, éclater de +dégoût, la honte, la peur de vivre, c'est ça, le +ferment anti-social! Assassiner les prostituées! +Sacrilège! Tu n'en as pas l'étrenne! On a essayé. +Il y a eu cet imbécile de Jack l'Éventreur +(qui était légion). Ils ont éventré de +braves Irlandaises qui tout de même, dans +Whitechapel, en donnaient bien pour leurs +pence aux matelots ivres et aux policemen. +Il y a eu une petite équipe, ici, qui a travaillé +peu ou prou; résultat: on a guillotiné +un Pranzini et un Prado, innocents comme +l'enfant qui vient de naître (et tout le monde<span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">[Pg 193]</a></span> +le sait aujourd'hui, même ces brutes de jurés +qui acquittent depuis, à tour de bras, en présence +même de l'évidence, histoire de présenter +leurs excuses aux têtes inapaisées, dolentes +et sanglantes du Levantin Pranzini et +de M. Frédéric Linska de Castillon!) Au reste, +la fille, ça repousse—et ça dure. C'est une +maladie de langueur.</p> + +<p>—Allons-nous-en, dit Rocaroc. Ça ne me +met pas en train.</p> + +<p>... Les Champs-Elysées avaient l'air de retenir +leur souffle et de fuir, en deux bandes +serrées d'arbres et de verdure, devant l'invasion +incessante et crissante des autos et autres +voitures galopant vers le Bois. A distance, +l'Arc de Triomphe de l'Etoile, tout petit, paraissait +s'ouvrir de lui-même, tout exprès pour +laisser le passage à ces monstres de fer teint, +gantés et chaussés de caoutchouc. Penchés +l'un sur l'autre, les monuments et les bassins +mouraient, en clair-obscur.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">[Pg 194]</a></span></p> + +<p>—Comme c'est triste! dit Bihyédout. Il +faut sortir du bagne pour s'attacher à la grandeur, +à la tendresse, à l'infini de ce paysage +engeôlé! Et encore, toi, tu dois n'y rien comprendre: +tu ne t'es pas évadé! Mais pour moi, +ce sont les lacs, les entrelacs et les lacis de +toutes les Guyanes avec les routes pour gardes-chiourmes +français et indiens et les baraques, +à droite et à gauche, où dorment, d'un œil, les +guet-apens, les fers et les boucles!... C'est délicieux, +tout de même. Il y a ce ciel en fil de +Suède, ces coulées de vert-de-gris, de rouille +et de terre de Sienne jouant avec du vert clair +et du vert mélancolique, il y a ces désespoirs +d'arbres et cette sérénité atroce; il y a ce +paysage ancien captif dans une ville changée +entièrement, possédée par les démons modernes +et qui ne pense même plus à ses vieux +otages, qui leur passe à travers le corps, à travers +l'âme, en embardée, et qui ne leur envoie +que ses enfants et ses vieillards comme<span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">[Pg 195]</a></span> +en un autre préau d'asile ou d'hôpital. Mais, +au fond je crois que ces petits lacs et ces +vieux troncs à feuillages ne se soucient plus +de Paris et qu'ils ont oublié la ville comme +la ville les a oubliés. Ce sont des exilés qui +causent à voix basse et qui font un bruit de +limbes en se saluant.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">—<i>Super flumina Babylonis</i>,<br /></span> +</div></div> + +<p>ne put s'empêcher de fredonner Rocaroc. +Tu n'es pas gai ce soir, Bihyédout.</p> + +<p>—Ni gai ni triste. Mais ta citation est +fausse. Les hommes, ça se fait à tout: ça +peut mourir quand ça veut—ou à peu près! +Et puis, si enchaîné que ce soit, ça n'a-t-il pas le +plaisir de traîner ses fers et ses pieds, d'avoir, +au son même que chantent ses entraves, je ne +sais quelle ombre de mélodie, je ne sais quelle +âpreté de souffrance vivifiante et je sais trop—et +toi aussi!—quelle révolte de vie, de vie +ancrée, oxydée, latente et gonflant son sang, +de vie plus forte que sa destinée, de vie-espoir,<span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">[Pg 196]</a></span> +de vie-volonté qui vous fait respirer du +passé et de l'avenir, de l'avenir surtout, à +pleins poumons, à poumons ivres, à poumons +libres! <i>Super flumina Babylonis!</i> Nous +avons connu mieux et pis... De quelle sueur—pour +ne pas parler de cœur—abattions-nous +là-bas, près du Maroni, les arbres et les +broussailles dorées? Nous imaginions, peut-être,—confusément,—que, +ces bois fauchés +et massacrés,—l'habitude!—nous +apercevrions, de moins loin, dans nos rêves, +les arbres familiers, nos arbres à nous, ceux +de nos cimetières et de la route de notre +clocher! Eh bien! vieux, c'est en m'évadant +que j'ai découvert que les arbres n'ont pas +de patrie et que, partout, ils sont amis à qui +leur est ami, à qui a besoin d'eux. Ils avaient +un signe—lequel? je ne le reconnaîtrais +pas: je ne suis ni sorcier ni poète—pour +m'indiquer, de proche en proche, un semblant +de chemin dans ces horreurs de forêts<span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">[Pg 197]</a></span> +vierges qui couchent les nègres et forçats +marrons à la nuit et les fauves, singes féroces, +serpents voraces et gypaètes—à perpétuité!... +Ils se prêtaient même, ces braves arbres, à +des escalades impossibles et à des retraites de +repos, devant les dangers d'acier, de plomb, +de griffes et de dents. Ils vous portaient et +vous berçaient, comme des nourrices gigantesques +aux mille bras, aux mille boucles, aux +mille rubans de feuilles et de fleurs!... Ils ne +pouvaient qu'être bons et divins, aspirant le +feu et l'âme de la terre par leurs racines recluses +et disant, quand le vent le leur permettait, +bonjour aux étoiles, leurs sœurs, emprisonnées +dans un ciel lourd derrière une +grille de nuages... Ils consument une vigueur +inutile qu'ils veulent nous transfuser, en prenant, +de leurs aspérités providentielles, une +goutte de notre pauvre sang et ils restent debout, +comme s'ils étaient tous des grenadiers, +en ne dansant pas assez, en ne perdant pas<span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">[Pg 198]</a></span> +assez de leur frondaison parce que, mon cher, +les arbres ne sont pas plus malins que nous: +tout ce qu'ils espèrent, c'est d'être couchés un +jour, pour de vrai!</p> + +<p>—C'est toi qui es saoul, pauvre vieux: tu +es lyrique!</p> + +<p>—Lyrique! Je les entends, je te le jure, les +salamalecs et les caresses du vent; il n'y en +a pas beaucoup: c'est de choix. Les arbres +de la Guyane conversent avec ceux d'ici et +communient, en nostalgie. On ne leur demande +plus rien, ni aide, ni ombre; on ne les connaît +plus, on ne s'évade plus, on n'a même plus +l'idée de lever leurs yeux vers leurs branches +pitoyables pour entendre mieux pépier les petits +oiseaux! Ah! je reconnais le souffle de mes arbres, +des arbres du Maroni! Je ne suis l'ennemi +des hommes que parce que je suis l'ami des arbres. +On blague les singes qui passent au travers +et par-dessus. Eh bien, moi! je voudrais être un +je ne sais quoi d'arbre, une sous-racine, très<span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">[Pg 199]</a></span> +bas, très bas, comme je le suis moralement, +pour rendre à un arbre ce que je leur dois à +tous! Et... et... Qu'est-ce qu'ils ont donc, les +arbres à me dire de m'évader encore... M'évader?... +D'où?...</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>... Un coup de feu tiré d'un massif ne permit +pas à Rocaroc de répondre à un Bihyédout +vivant...</p> + +<p>Le promeneur était tombé le nez contre +terre et déjà une nuée d'agents cyclistes s'abattait +autour du cadavre et du survivant. Une +seconde après, deux autres policiers en bourgeois +accouraient, dramatiques, en hurlant:</p> + +<p>—Nous ne l'avons pas! nous ne l'avons +pas! On est après!</p> + +<p>—Ça n'est donc pas monsieur? demanda +l'un des premiers arrivés, en désignant, avec +un respect subit, le Rocaroc stupide.</p> + +<p>—Monsieur?... l'assassin?... Ah! des fois, +non! rigola un des civils.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">[Pg 200]</a></span></p> + +<p>Et le second, secouant affectueusement le +banquier, lui glissa:</p> + +<p>—Faut pas faire cette gueule-là, patron! +On est un homme, pas?</p> + +<p>... Une demi-heure après, le commissaire +du quartier, mandé en hâte à son bureau, +s'usait à réconforter le survivant:</p> + +<p>—C'est entendu, monsieur, les Champs-Elysées +ne sont pas sûrs, mais à qui la faute?... +A des gens comme votre macchabée, pardon, +votre ami, pardon, monsieur le directeur, votre +secrétaire général. Je me demande s'il faut +vous l'avouer—oui, oui, il le faut..., pour diminuer +votre douleur..., pardon, votre chagrin..., +pardon..., votre saisissement..., bref, c'était un +pas grand'chose. Vous ne comprenez pas? tant +mieux!... C'était un bon employé?... Mieux?... +un excellent collaborateur? Mieux encore? +un associé? Plus? Une cheville ouvrière? +Diable! Mais ça se remplace! Dans une grande +entreprise comme la vôtre... Abordons, monsieur,<span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">[Pg 201]</a></span> +un point plus délicat. Pardon, une +fois de plus, mais Bihyédout, feu M. Bihyédout—ou +soi-disant tel—ne m'était pas inconnu... +Usurier, mais oui, monsieur, usurier, courtier +d'usurier, faux courtier d'usurier... Oui, +nous savons tout! Hélas! Et des mœurs!... Vous +voyez là—et dans le lieu même de sa mort—la +cause de sa fin! jetons un voile, oui, oui, +pardon!... Je ne suis pas prude... Magistrat... +parisien... lettré... le quartier... On comprend +encore ça au bagne, mais ici, quand il y a tant +d'occasions!... Comment? vous ignoriez? Ah! +mon pauvre monsieur, comme je vous félicite! +vous ne saviez pas que votre secrétaire-général +était un forçat évadé, un certain <i>Défrisé des Panoyaux</i>? +Elle est bonne! Nous le savions, nous: +il était de la boîte! Sans ça!... Et je me permets +de vous rendre hommage: le défunt qui +nous a dénoncé tout l'univers n'a jamais écrit +un mot sur vous, pas ça, pas ça, pas la moindre +fiche anonyme, la peau, quoi!... Mais croyez-moi,<span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">[Pg 202]</a></span> +il aurait pu devenir dangereux: il était +beaucoup trop intelligent. Il nous faisait beaucoup +de tort à nous, personnages officiels: +il devinait, monsieur! C'est affreux! Vous, il +vous aurait mangé aussi! C'était plus fort que +lui: il fallait qu'il mît tout dans sa poche, +les choses, les gens. Croyez-moi, monsieur, +n'ébruitez pas cette affaire... Histoire de +mœurs... Il était ivre, n'est-ce pas? ivre-mort?... +Non?... Si... si!... Ivre-mort ou, du +moins, au moment précis de la congestion... +Non?... Accordez-moi qu'il titube... Vous êtes +obligés de le quitter... Rendez-vous... rendez-vous +d'affaires! Et alors arrive une de ces sales +autos, qui fiche le camp, après, très vite... +Allez vous coucher, monsieur, au plaisir!... +La voilà justement, l'auto!...</p> + +<hr class="chap" /> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">[Pg 203]</a></span></p> + + + + +<h2><a name="CHAPITRE_IX" id="CHAPITRE_IX">CHAPITRE IX</a></h2> + +<h3>LA SÉANCE CONTINUE.</h3> + + +<p> +<i>M. Rocaroc à M. Capucino, Cayenne</i><br /> +<br /> +Mon cher Directeur,<br /> +</p> + +<p>Vous m'avez vu, si vous m'avez regardé, +pleurer un ami qui vous toucha, hélas! de +trop près.</p> + +<p>Un même deuil m'étreint aujourd'hui.</p> + +<p>Vos fonctions vous ont permis de peu +fréquenter le nº 14713, dit le <i>Défrisé des +Panoyaux</i>: c'est l'objet de mes regrets et de +ma douleur.</p> + +<p>Au bagne, j'avais peu remarqué l'individu: +il n'était pas de mon équipe—et j'avais +autre chose à faire.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">[Pg 204]</a></span></p> + +<p>Mais, dès mon arrivée à Paris, il s'imposa +à moi par une ingéniosité, une énergie, une +éloquence, un esprit d'initiative et une bonhomie +insensés. Je lui devrai la fortune. +Inventeur, créateur de notre banque, il ne +s'en occupait que de loin, et de haut, et se +contentait de ses appointements de secrétaire +général, qui étaient fort élevés, et de sa participation +aux bénéfices, assez peu négligeable.</p> + +<p>Comme tous les hommes de génie, il s'en +tenait à ses idées qui changeaient souvent et +se multipliaient, au pas de charge, se souciant +peu de leur application.</p> + +<p>Paul Chéry, pour le nommer, était une +brute qui avait soif de néant et de ciel. Bihyédout +(nom, pour Paris, du 14713) était un +esprit qui—je l'ai su trop tard—n'avait +soif que de l'ordure. Mais il ne m'a jamais fait +que du bien. Passons. Moi, vous me connaissez, +monsieur le Directeur: je ne suis ni bon, +ni mauvais, je suis au <i>mitan</i>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">[Pg 205]</a></span></p> + +<p>Je vous vois sourire et murmurer: <i>in +medio stat virtus</i>.</p> + +<p>Je ne suis, certes, ni vertueux, ni la Vertu +(avec un grand V) ni même <i>une vertu</i>. J'ai +pris ma part des péchés des hommes, mais +tout est relatif, tout est <i>actuel</i>.</p> + +<p>Assassin et voleur, je prétends valoir n'importe +qui et n'être pas méchant. Je me suis +défendu, et me défends, <i>d'avance</i>, voilà tout.</p> + +<p>Vous avez, dans une de vos dernières lettres, +blâmé la profession que je me trouve avoir +embrassée. Je n'ai pas été désapprouvé par un +de vos supérieurs les plus hiérarchiques et +j'ai même eu la joie respectueuse et un peu +amusée de vous faire décerner un honneur +qui, au reste, vous était dû. J'éprouve la joie +plus grande, plus humaine, plus qu'humaine +et très pure d'avoir rendu service à ceux des +hommes qui sont dignes de ce nom, qui +veulent travailler, avoir des jours pleins et +des nuits sereines.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">[Pg 206]</a></span></p> + +<p>Oui, mon cher maître, la suppression des +empêcheurs de goûter et de déguster en rond +n'a pas une mauvaise presse. J'incarne la +Fatalité ou plutôt nous l'incarnions, ce pauvre +Bihyédout et moi, avec désinvolture.</p> + +<p>Mais mon triste associé devenait terriblement +chimérique. Son idéologie tournait au +lyrisme et à l'extase et, si j'ose l'avouer, un +discours qu'il me débita à l'instant de sa mort +m'épouvanta plus que sa fin même.</p> + +<p>Il n'est que le camouflage de son trépas +pour m'avoir terrorisé plus encore. Imaginez +que le commissaire n'a pas voulu encaisser et +endosser le guet-apens et le meurtre. Il paraît +qu'il y avait des à-coups et des dessous. J'ai +compris les capitaines de gendarmerie qui +utilisent des balles de Lebel dans des cadavres +de bandits à primes et avancements, mais +faire passer une auto sur la trace d'un revolver, +c'est une opération judiciaire que je ne +connaissais point.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">[Pg 207]</a></span></p> + +<p>J'ai rendu quelque estime à ces voitures +calomniées et, comme on ne sait pas ce qui +peut arriver et que la disparition de mon +associé me laissait des fonds disponibles, j'ai +acheté une soixante-chevaux. A votre service, +mon cher directeur!</p> + +<p>Mon malheureux ami était très parisien, +très répandu, universellement méprisé et +honni, c'est dire qu'on en parlait à tout bout +de champ. Personne ne s'est inquiété des +conjonctures où il avait perdu l'existence. Au +fond, c'est un suicide comme celui de Paul +Chéry, mais ici, c'est la Loi qui, éclatante et +en grand apparat, rend, sans tête, un fou à sa +chimère, là (c'est ici), la Loi fait écrabouiller +un sage voluptueux pour l'enfouir sans bruit. +Ah! la vie! mon cher directeur! la vie! c'est +au dessous de la bêtise, de l'idiotie et du +néant!</p> + +<p>C'est tellement sot que ça vous enlève +tout sentiment et que ça ne vous laisse qu'une<span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">[Pg 208]</a></span> +sorte d'égoïsme vaniteux et sentimental (ce +qui n'est pas un sentiment).</p> + +<p>Au fond, je suis satisfait; bassement, ignoblement, +d'être débarrassé de mes deux amis, +Chéry et Bihyédout, heureux de les regretter—à +en crever—et d'avoir à les regretter.</p> + +<p>Je me sens libre.</p> + +<p>Je ne me sens libre que maintenant.</p> + +<p>Libre parce que les affaires ne vont pas +mal du tout.</p> + +<p>Libre parce que je n'ai plus ni hypnotiseur, +ni conseiller cynique et bonasse, libre +parce que je n'ai plus besoin de mon terrible +cousin de ministre (j'espère que vous l'avez +remercié pour votre rosette), libre envers mes +victimes et mes employés.</p> + +<p>Car je continue à exercer mon industrie.</p> + +<p>J'ai charge d'âmes, d'âmes à délivrer—s'il +en reste,—d'âmes à nourrir, avec le corps. +J'ai hésité, j'ai interrogé ma conscience +(mais oui!) et mon cœur (parfaitement!) Et<span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">[Pg 209]</a></span> +nous avons eu, hier soir, notre mendiant +quotidien (deux ou trois au nombre) et un +type qui n'est pas pour me faire changer de +main (vous verrez ci-après le gabarit du coco).</p> + +<p>Je vous avouerai, en outre, que j'ai besoin +d'occupation et de distraction, que la méditation +m'est lourde et insupportable et que j'ai +trop de souvenirs pour un seul homme.</p> + +<p>Je fonderai, à l'automne, un journal gouvernemental, +mais nous nageons encore en +plein été et je tiens à posséder personnellement +la moitié plus une des actions, argent +comptant: j'ai peur de me soupçonner et +convaincre d'ambitions politiques. La famille, +voyez-vous!</p> + +<p>J'ai un cousin ministre. Pourquoi ne serais-je +pas député?</p> + +<p>Vous m'avez rendu l'honneur—l'honneur +d'un autre—et prêté une nouvelle vie—la +vie d'un autre. Je suis un citoyen tout neuf, +tout battant neuf, un électeur qui n'a pas<span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">[Pg 210]</a></span> +encore servi, un éligible à la disposition des +scrutins. Je vous dois tout—et la liberté qui +est plus que tout.</p> + +<p>Vous êtes mieux que mon père. Passons.</p> + +<p>Ou plutôt, puisque nous n'avons pas encore +quitté ce terrain, vous me laissez deviner que +vous êtes, non fatigué, Dieu merci! mais las! +et, si j'ose employer ce mot, un peu écœuré!</p> + +<p>Vous n'avez jamais profité de vos congés, +vous les avez capitalisés: ça fait un assez joli +tas de campagnes et d'annuités. Bref, vous +avez droit à votre retraite: pourquoi n'en +jouiriez-vous point? Et vous me permettrez de +donner à ce terme: <i>jouir</i> tout son sens, tous +ses sens.</p> + +<p>Je connais votre tristesse et quelques-uns +de vos chagrins. C'est une raison de vous +secouer. La terre de Guyane vous est, depuis +plus d'une année, aussi disgracieuse et dolente +que le pavé de Paris. Vous n'avez plus aucune +illusion sur la moralisation possible des forçats,<span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">[Pg 211]</a></span> +des gardiens, du personnel administratif, +de la colonie entière, voire de vos égaux et +supérieurs hiérarchiques de Cayenne et de la +mère-patrie. D'autre part, monsieur le Directeur, +vous êtes jeune encore et plein de ce feu +sombre qui veille et se conserve sous la cendre +et qui doit se jeter sur l'existence pour ne pas +se consumer soi-même et se détruire vainement, +plein d'une énergie inemployée qui doit +s'user en volupté et en action nouvelle, d'une +bonté, enfin, à laquelle il faut un aliment et +des objets inédits.</p> + +<p>Interrogez-vous bien, n'avez-vous pas envie +de Paris, du boulevard, des cafés, des théâtres, +de tout ce qui vous peut être oubli, +distraction, rêve dans un passé très lointain?</p> + +<p>Et moi, et moi... car il faut parler de moi...</p> + +<p>Vous souvenez-vous du <i>Journal intime</i> que +vous voulûtes bien parcourir, à mon insu, +quand j'étais à votre service. Vous m'avez +serré la main, violemment, pour avoir lu, en<span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">[Pg 212]</a></span> +tête d'un de mes cahiers, le cri de bête: +«Oh! un ami!» Ce cri-là, actuellement, c'est +tout moi! Je n'aurais plus le courage d'y +ajouter des mots! Je ne pleure même plus. Il +me semble que ce cri, c'est mon odeur—une +odeur de mort, une envie, tout ce qui me +reste de besoin d'existence, de besoin d'âme, +de besoin!</p> + +<p>Eh bien! venez, mon cher Directeur, venez! +ne vous en tenez pas à un préjugé grotesque: +acceptez d'être secrétaire général de mon +entreprise, mon directeur de conscience, oui, +de conscience, mon compagnon de pensée, +mon père, enfin, puisque vous êtes mieux que +mon père. Toute la somme d'affection, de +tendresse, d'estime, d'admiration et de respect +que je n'ai pas eue à dépenser, hélas! +tous mes bons sentiments, tout mon sentiment, +je les situe en vous: je ne vous donne +sans doute pas beaucoup, mais on ne donne +que ce qu'on a.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">[Pg 213]</a></span></p> + +<p>Dieu est trop haut pour moi: je m'arrête à +l'homme que vous êtes, si homme et si âme. +En outre, j'ai un aveu à vous confier: je suis +résolu à faire le bien, à payer la rançon très +large de mes opérations, à créer, autant que +je le pourrai, un office personnel et privé de +l'aumône éclairée et supérieure, de la fraternité +réfléchie, un ministère du sourire et de +la prière exaucée. Je veux reprendre sur les +faux pauvres pour les vrais pauvres, sur les +inutiles dangereux pour les inutilisés nécessaires +ou simplement utilisables, sur les incurables +pour ceux qu'on peut guérir, sur la +plaie purulente pour la blessure touchante et +noble, mais, n'est-ce pas? ne m'obligez point +à devenir pompier: vous m'avez compris, +vous acceptez?</p> + +<p>C'est le discours <i>in extremis</i> de Bihyédout qui +a triomphé de mes derniers doutes: ce bougre-là +m'avait refoulé dans le vice et dans le +crime, qui me faisait laver le sang dans de<span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">[Pg 214]</a></span> +l'<i>extra-dry</i> et du <i>whisky</i> sans <i>soda</i>, qui me faisait +oublier les vieillards assassinés dans de +jeunes drôlesses terriblement vivaces! Et ce +Méphisto à bedaine m'écrase de poésie avant +de s'enliser dans l'authentique infini! Son +lyrisme s'est, dans mes veines, transmué en +pitié: c'est la seule poésie humaine...</p> + +<p>Mais je suis véritablement ému: je m'étends, +je m'étends...</p> + +<p>Puisque vous acceptez mon humble proposition +(ne dites pas non!) je veux vous +faire un tableau de ma compagnie, je ne veux +pas écrire ma bande.</p> + +<p>Je suis à la tête d'une centaine de bandits +qui ont été très affectés—jusques et y compris +les larmes—de la mort du <i>Défrisé des +Panoyaux</i>. Il en est qui <i>ne voulaient plus vivre</i> +et qui, petit à petit, m'amenaient des recrues +d'élite (lesquelles, pour rien au monde, n'auraient +voulu coopérer aux agissements de +Bihyédout et ne sont peut-être pas étrangères<span class="pagenum"><a name="Page_215" id="Page_215">[Pg 215]</a></span> +à son trépas obscur). Anciens et nouveaux se +sont réconciliés sur le cadavre en me déclarant +qu'après tout, j'étais «un autre costeau +que le type, moins poseur, moins râlant, +moins rechignant, plus distingué—et d'attaque». +Ç'a été, pour la pègre, une délivrance, +et pour moi, un nouvel escadron. J'ai deux +cent cinquante exécutants (ou exécuteurs) +sans mettre en ligne de compte les indicateurs, +amateurs et le casuel.</p> + +<p>Une des branches les plus florissantes de mon +industrie, est le duel, j'entends le duel entre +duellistes d'une certaine espèce et qui représentent +les spadassins d'antan, à cette différence +près qu'ils sont, non employés à gages, +mais sans gages et que leurs patrons intérimaires +s'en défendent plus que de raison. En +occupant ces gars entre eux, quelques-uns de +mes clients ménagent leur légitime et je ne +désespère pas d'arriver, de proche en proche, +à réaliser cette admirable page de <i>Salammbô</i><span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">[Pg 216]</a></span> +où les mercenaires se détruisent, malgré eux +et en s'embrassant, jusqu'à la plus fugitive +des ombres de leur ombre. Mais il faut encore +un gros ordinaire de combats singuliers pour +en gorger le public, nausée incluse, et le préparer +à une hécatombe en règle où tout disparaîtra, +avec les procès-verbaux de rencontre, +témoins contre témoins, médecins contre +médecins, armuriers contre reporters et marchands +contre gendarmes.</p> + +<p>Ma clientèle est contente: ça continuera.</p> + +<p>Il faudra bien encore, un jour, après épuration, +bien entendu (mais ça vous regarde, +mon cher Directeur), mettre le feu aux asiles +de nuit, bancs de nuit, hôtels à la corde, +maisons d'aliénés, hôpitaux, voire, hélas! aux +prisons, dépôts de mendicité, salles soi-disant +de travail, refuges et ouvroirs. Il faudra, après +examen préalable (c'est encore votre affaire) +tirer des feux de salve sur les moignons d'humanité +qui viennent aux casernes quêter<span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">[Pg 217]</a></span> +les eaux grasses et les os jetés... Mais ne songeons +qu'au bien.</p> + +<p>Je ne suis pas digne de m'y frotter. Déjà +j'ai, en propre, des disponibilités monnayées +très suffisantes, non pour récompenser le vrai +mérite qui n'est rien, mais la pénurie méritante, +qui est tout.</p> + +<p>Si vous vous refusez à ma demande, je +suivrai les errements de Bihyédout, je me +livrerai à un massacre à la Saint-Dominique +ou à la Hérode et je n'aurai pas de fine douceur +dans un remords opaque et sourd. Je +réclame de vous un sacrifice immense et, +quoique indigne, je vous offre un sacerdoce, +le plus rare et le plus consolant qui soit.</p> + +<p>A bientôt, n'est-ce pas? mon cher maître +et collaborateur, et sachez moi, d'un cœur +régénéré et rasséréné par la gratitude agissante,</p> + +<p> +Votre<br /> +<br /> +Feu B. de La C.<br /> +</p> + +<hr class="chap" /> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">[Pg 219]</a></span></p> + + + + +<h2><a name="CHAPITRE_IX_annexe" id="CHAPITRE_IX_annexe">CHAPITRE IX (<i>annexe</i>)</a></h2> + +<h3>LOUIS-NAPOLÉON SOLSEQUIN</h3> + + +<p>«Lorsque, sur le coup de sa quarante-deuxième +année, M. Agénor-Constant-Eudoxe +Solsequin connut la gloire d'être père, il n'en +conçut (pour ainsi parler) qu'une fort spéciale +vanité. Après un conciliabule anxieux avec +deux de ses amis, militaires à la retraite et +mécontents, il se rendit en cabriolet, en leur +compagnie, à la mairie de Strasbourg, et déclara +ne consentir à donner à son enfant légitime +et du sexe affirmé masculin, que les prénoms +de Louis-Napoléon-Bonaparte.</p> + +<p>Le scribe, affolé, sans en entendre plus +long, alla trouver le secrétaire. C'était au<span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">[Pg 220]</a></span> +temps où un prince, encore jeune, attendait +dans la citadelle de la ville une mise en liberté +triomphale et secrète. Le fonctionnaire, +dûment appelé, prit le nouveau père par un +bouton changeant de son carrick de cérémonie, +l'adjura, le supplia.</p> + +<p>—Ennemi de la tyrannie bourgeoise.—(Tais-toi, +tais-toi!) serviteur fervent des gloires de +ma patrie, je veux que ma progéniture...</p> + +<p>—Notre progéniture! intervinrent les deux +officiers. Le chevalier que voilà, le chevalier +que me voici, nous insistons, monsieur!...</p> + +<p>Le folliculaire usa des grands moyens: il +mena le maigre cortège de cafés en brasseries, +usa des sobriquets, appelant celui-ci Kikele, +cet autre Feiffel, ce troisième Kartoffle; sa +triste victoire raya le vocable Bonaparte, sous +le prétexte—soutenable—que c'était un nom +de famille (il fallut saluer) et non un prénom.</p> + +<p>—Tu comprends, avait conclu Agénor-Constant-Eudoxe, +je n'ai pas eu le bonheur de<span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">[Pg 221]</a></span> +mourir pour Sa Majesté l'Empereur et Roi +(ici, les deux ex-demi-solde avaient pris la position), +je vieillis en péquin de quatrième +classe, je veux que mon moutard recueille, +avec le fruit de mon inaction, la fleur de mon +désir de gloire! A la vôtre!</p> + +<p>Ce vœu, comme les autres, ne se réalisa +point.</p> + +<p>Le jeune Louis-Napoléon téta dans l'insignifiance, +se sevra indifféremment, marcha +cahin-caha, moucha là et ci, prit ses lettres où +ça lui chanta, bêtifia, ânonna, bâtonna, truffa +de pâtés sa ronde et sa bâtarde, chanta à faux +ses racines grecques et son histoire sainte, +lemme par lemme sa géométrie, équation par +équation son algèbre.</p> + +<p>Son bachot lui fit l'effet d'une longue médecine.</p> + +<p>Pour fuir le collège et la Faculté toute +proche, il s'engagea, histoire de guerroyer en +Crimée, et ne fut pas trop fâché d'être<span class="pagenum"><a name="Page_222" id="Page_222">[Pg 222]</a></span> +laissé dans une compagnie de dépôt, à Pontarlier.</p> + +<p>Il emporta, du régiment, un galon de premier +conducteur, un certificat de bonne conduite, +un congé de semestre renouvelable et +un grand dégoût des responsabilités.</p> + +<p>Il entra donc au ministère de la Maison de +l'Empereur avec le grade immérité de rédacteur +et fit tellement remarquer son silence appliqué, +son insignifiance laborieuse, son infatigable +néant, qu'il connut, sans s'en étonner, +les plus rares avancements.</p> + +<p>Certains de ses collègues et de ses supérieurs +le craignaient comme mouchard avéré, +d'autres comme révolutionnaire puissant. +Grognard à l'envers, il ne murmurait jamais, +marchait à pas très courts, ne faisait pas de +zèle, était juste assez poli pour se faire redouter +de tous.</p> + +<p>Les évènements de 1870-71 ne lui offrirent +ni occasion d'héroïsme ni excuse de lâcheté.<span class="pagenum"><a name="Page_223" id="Page_223">[Pg 223]</a></span> +Lieutenant aux compagnies de marche de la +garde nationale, il commanda, sans morgue, +sortit—et rentra.</p> + +<p>Après la Commune, qui le respecta, +il reprit ses fonctions au ministère des +finances, poursuivit une carrière plane et +heureuse et ne se réveilla de son calme labeur +que lorsque la nécessité de caser un sous-chef +adjoint de cabinet lui fendit l'oreille, à lui, +Solsequin, à la soixantième année de son âge, +l'an 1896 de l'ère vulgaire.</p> + +<p>Chef de bureau, chevalier de la Légion +d'honneur, officier de l'Instruction publique +et du Mérite agricole, chevalier de l'ordre de +Léopold et de la Couronne d'Italie, titulaire +de la médaille d'or de l'Encouragement au +Bien, chef de division honoraire et membre +associé de l'Académie des Beaux-Arts du Yucatan, +Louis-Napoléon sentit, du soir au lendemain +matin (très tôt) que ses titres et dignités +ne valaient que sur un billet de faire-part<span class="pagenum"><a name="Page_224" id="Page_224">[Pg 224]</a></span> +et qu'il n'était pas encore du bois dont on fait +un cercueil et un mort.</p> + +<p>Malgré le besoin de travail qui lui remuait +la main droite, il eut assez de dignité professionnelle +pour ne pas louer à des particuliers +le reste des services qui étaient reconnus et +pensionnés par l'État.</p> + +<p>Il frémit à compter ses revenus et capitaux +dont jamais il n'avait eu cure, et, résigné +à vieillir, étant vieux, à croupir dans sa retraite, +étant retraité, il prit la canne de ville—bâton +du pèlerin moderne,—quitta ses lunettes +de fonctionnaire, et, pour la première fois, +ouvrit ses yeux libres sur un bref univers.</p> + +<p>Tout de suite, il fut ébloui.</p> + +<p>Ses voyages, ses voyages d'agrément, étaient +demeurés administratifs. Il s'en était remis à +des guides, à des Compagnies, à des maîtres +à admirer (en petit texte). A peine si, par habitude, +il avait à chercher à établir si une +proportion était juste ou une impression<span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">[Pg 225]</a></span> +exacte, à un mètre ou un point d'exclamation +près.</p> + +<p>De ses traversées de Paris, il ne gardait +que l'impérieux et éternel dessein de trouver +ce plus court chemin d'un point à un autre +qui, en style noble et chimérique, se nomme +la ligne droite.</p> + +<p>Il avait toujours maudit, sans phrases, les +architectes et archéologues qui obstruent les +routes naturelles de maisons, palais, monuments +et autres obstacles.</p> + +<p>Il avait toujours eu un but: son devoir; +un départ: son appartement; une halte: +son restaurant.</p> + +<p>Rien ne lui appartenait plus, pas même ses +sujets de conversation, si étroitement liés à +ses fonctions et à ses collègues; il n'avait +plus la ressource, possible et chère au temps +d'Henri Monnier et de ce Balzac, de rôder en +revenant,—en revenant—bon,—autour de +son bureau et de son pupitre, histoire de<span class="pagenum"><a name="Page_226" id="Page_226">[Pg 226]</a></span> +mettre au courant un successeur inhabile à +jamais.</p> + +<p>Les règlements vous fendent, aujourd'hui, +l'oreille pour de bon.</p> + +<p>Puisqu'on s'est donné la figure de travailler, +on travaille, de naissance, sans méthode, +sans finesse, sans tradition! Pouah!</p> + +<p>La mort dans l'âme, M. Solsequin s'avoua +son ravissement de découvrir la Nature, le soleil, +l'ombre et Paris, et prolongea son délice.</p> + +<p>Des comparaisons se nouèrent en son esprit +entre ces paysages ressuscités et d'autres +sites qu'il avait honorés de sa présence, sans +y attacher d'autre prix. De fil en aiguille, il +reporta toute son admiration affectueuse et +passionnée sur l'air de la ville et sur son ciel +qu'il huma, d'un trait, les yeux fermés.</p> + +<p>Le soleil, très doux, lui était fraternel et +câlin, le ciel, en fumée de nuages, se glissait +sous ses paupières closes; un parfum d'antiquité<span class="pagenum"><a name="Page_227" id="Page_227">[Pg 227]</a></span> +humble, familiale et fine le pénétrait, +sous ses vêtements bourgeois, une senteur +marine l'enserrait, et, de biais, une immense +onde de lumière, de science, de sourire, de +besoin et de satiété bruissait autour de ses +oreilles et de son chapeau haut-de-forme.</p> + +<p>Il cilla, pour s'orienter.</p> + +<p>Il se repéra au goulot de la rue St-Martin, +jouxte la Seine. Une grosse et grise église minable +le menaçait de sa proche ruine, au flanc +de laquelle s'accrochaient un échoppe de bijoutier +en vieux, faux, et une boutique de bistro-savetier, +une église où, pour entrer, il fallait +avoir bougrement besoin de prier! Cette masure +sacrée se passait d'ornements extérieurs: elle +avait les plus beaux saints du monde. Une +double voûte de mendiants des deux sexes montait +autour des escaliers, accotés, vénérables, +sans niches et bienheureux, nimbés d'un clair +soleil et d'une ombre sublime, tout en argent +doré sous une patine d'un vert-de-gris qui ne<span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">[Pg 228]</a></span> +s'obtient qu'en mille et quelques années, au +fond de la mer. Les barbes sales, les yeux +absents ou chassieux, les cheveux, les crânes, +les loques, les moignons, tout était auguste, +tant la sérénité de cette détresse était drue, +d'ensemble et bien encadrée.</p> + +<p>Le chef de bureau resta béant. Il n'avait jamais +connu l'envie. Les ministres, les gouvernements, +même, s'étaient succédés au-dessus +de sa tête sans qu'il y prît garde. L'admiration +et la rancune n'avaient pas trouvé place +en son âme. L'amour!... L'amour, ç'avait été +une déception incessante et cette lèpre de mépris +doux, de dégoût tendre qu'on remet sur +sa chair après une expérience de plus, en attendant +une nouvelle preuve et un autre vomissement...</p> + +<p>Cette fois, M. Solsequin maudit les hommes +et les Dieux. A soixante et un ans, il découvrait +le secret de la vie! Il se rappela confusément +la fable persane de la chemise de l'homme<span class="pagenum"><a name="Page_229" id="Page_229">[Pg 229]</a></span> +heureux, lequel, comme chacun sait, n'a pas +de chemise. Il considérait cette grappe argentée, +empourprée, ensoleillée, incrustée et +sacrée d'êtres sans feu ni lieu qui avaient +tout le feu de Dieu, tout le lieu de Dieu. (En +fait, qui pouvait fréquenter cette église?) Les +pauvres ne tendaient pas la main, ne marmonnaient +ni patenôtres ni suppliques, semblaient +seulement éternels et béats...</p> + +<p>Louis-Napoléon rentra dans son confortable +entresol de la rue du 29-Juillet, l'esprit en +berne—et le cœur vibrant.</p> + +<p>Il s'affaissa en pleine méditation. Il aurait +été sauvé si les misérables lui avaient pu +inspirer quelque commisération. Il eût donné +toute sa fortune pour n'avoir que pitié, pour +avoir pitié. Non: c'était l'envie qui le tenait +sous son talon nu, l'envie et sa saveur empoisonnée, +l'envie de la boue, l'envie de la +crasse, avec des fossettes de rire et des trous +de soleil.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_230" id="Page_230">[Pg 230]</a></span></p> + +<p>Huit jours après, l'appartement de M. Solsequin +avait un autre titulaire ou sous-locataire; +les meubles, objets d'art et d'utilité s'étaient +envolés, contre des prix modiques, et Louis-Napoléon +connaissait les joies du vagabondage +sédentaire, éprouvait la volupté amère des +refus bourgeois, des bourrades, anathèmes, +blessures confraternelles de ses compagnons +d'infortune: il possédait enfin la rue, la ville, +la nature gentille ou irritée et même l'état de +nature, au plus profond, au plus inespéré... +Il n'avait pas encore soixante-deux ans mais, +heureusement, ses mornes traits en marquaient +près de soixante-quinze. La sagesse +de son régime accusait les privations. L'éclat de +son regard amusé et curieux attestait la fièvre +de faim. Le tremblement de la main, inaccoutumée +à toujours être tendue et creuse, témoignait +de la honte la plus honorable, la plus +sincère, la moins voulue.</p> + +<p>Sa place au soleil—et à la pluie—une<span class="pagenum"><a name="Page_231" id="Page_231">[Pg 231]</a></span> +fois conquise, le nouveau mendiant amateur +se tint pour le plus heureux des hommes. Il +riait en songeant aux fakirs de l'Inde, aux +stylites d'Egypte, aux lazzaroni mêmes et aux +ermites. En plein Paris, le rêve et le couvert! +En plein Paris, la psychologie peu ou prou +désintéressée de la foule et de l'élite, le défi au +baromètre et aux conventions sociales, l'ironie +incessante, l'espoir sans fin, la déception +espérée, le dédain, le dégoût, la pitié de l'apitoyé, +tout le jeu des prévisions et des enquêtes +brèves, la connaissance approfondie de l'inconnu +journalier, la perception de fautes meurtrières +et de crimes secrets, une sorte d'apostolat +qui absout à la muette, une sorte d'inquisition +policière qui se tait; le chef de +division honoraire démissionnaire eut toutes +les lueurs sans reflet et toute la science humaine.</p> + +<p>Jamais il n'éprouva le désir d'intervenir, de +dépouiller sa défroque d'invalide, de rendre<span class="pagenum"><a name="Page_232" id="Page_232">[Pg 232]</a></span> +service, au centuple, de devenir Providence +en gros, après avoir joué au mauvais pauvre, +en détail.</p> + +<p>Des conversations—il faut bien se lier—avec +des voisins mâles et femelles, lui révélèrent +les dessous des abîmes, les trappes de la déchéance, +les oubliettes des culs-de sac. Sa +bonhomie grave, prud'hommesque et distinguée, +un reste obstiné d'éducation, une +instruction juridique, fort appréciable en ce +milieu, lui attirèrent vite, malgré lui, une vénération +très consultée, des propositions de +toutes sortes—et comme une autorité. Il redevenait +chef de bureau—en plein vent—et +de quel bureau! roi constitutionnel d'une cour +des Miracles laïque, empereur de Truands truqueurs +sans malice, sans maléfices, sans tradition, +pape de fous trop sages et mieux que +sages, sur l'œil, quand il leur en restait, aux +aguets quand ils avaient des oreilles et des +jambes, très sots et très abandonnés, pour dire<span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">[Pg 233]</a></span> +le vrai. De-ci, de-là, on voyait passer de loin +les riches, les puissants, les farauds de la corporation. +C'étaient ces automobilistes feignants +de culs-de-jante, gantés de fer, en aristos, et +redressant leurs torses impeccables au-dessus +de leur char de victoire (qui leur sert aussi de +coffre-fort). Fous, gars romanesques et romantiques +à passé glorieux ou simplement passionnel +qui laissèrent leur jambe à un boulet +de tel calibre et à la bataille de tel jour, à cette +mine que vous savez bien ou à la cuve d'acide +sulfurique du mari jaloux et traître d'une +beauté—qui en mourut d'ailleurs...</p> + +<p>C'étaient ces merveilleux orientaux, cuits +dans mille aurores et cent mille canicules, qui +font chatoyer leur peau et leurs oripeaux +comme une écumoire exotique et qui ont une +armée de dents pour mieux prouver, en un +sourire d'enfer coloré, qu'ils n'ont pas mangé +et qu'il leur faut manger: Arméniens qui +mêlent le patriotisme au besoin et qui font redouter<span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">[Pg 234]</a></span> +le couteau, Hindous qui ont bien soin +de ne point se faire comprendre ou entendre et +qui portent, dans les plis de leur turban, le +choléra, la peste et la malédiction bouddhique, +Chinois échappés à leurs supplices pour les +réserver aux tièdes bienfaiteurs européens, Japonais +naturellement espions, sûrement généraux +et qui imposent, du fait seul de leur nationalité... +Des aveugles errants avaient un +coup de leur bâton ferré plus profond, plus +majestueux que de coutume, pour humilier +leurs confrères au repos qui s'embusquaient +au lieu de prendre la route de Dieu, de se +confier aux secrets des chaussées et des carrefours +et de demander pour une traversée difficile, +et connue par cœur, le bras d'un brave +homme qui vous laisse un sou dans la main. +Des Polaques bleus ou filasses se hâtaient en +ricanant: ils n'aimaient pas les églises où on +les battait jadis, pour le moins, et ne tenaient +en estime que la mendicité à domicile, les<span class="pagenum"><a name="Page_235" id="Page_235">[Pg 235]</a></span> +braves escaliers d'anxiété, de rêve et de surprise, +en mettant dans la réserve les donateurs +habituels et les patronages confessionnels dont +on peut tout exiger, en les assiégeant—à cause +des journaux.</p> + +<p>Mais ceux que préférait Solsequin, c'étaient +les pauvres honteux. Ah! que ces braves gens +se donnaient de peine pour avoir l'air pauvres, +honteux, fiers et dans la peine! Rasés à faux, +blanchis aux deux-tiers, un œil fermé et l'autre +hagard, mi-hérissés, moitié bien propres, ils +exhalaient l'odeur de l'absinthe qu'on avale, +pour n'avoir pas à manger, et de la peau sèche, +pour ne s'être pas lavés exprès, histoire d'avoir +eu à boire toute son eau!</p> + +<p>—Allez, allez, mes petits agneaux! songeait +le neuf indigent. Si je vous avais connus plus tôt!</p> + +<p>Et il nourrissait de la haine contre les +habits bourgeois et le ruban rouge qu'il conservait, +bien dissimulés, pour le jour où toucher +son trimestre de pension.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_236" id="Page_236">[Pg 236]</a></span></p> + +<p>Les filles avaient des airs à la fois familiers, +respectueux, consolants et superbes parce que, +n'est-ce pas, ces types-là, ç'a pu être des +clients, c'est p't' êtr' soi qui les a foutus là, +et que tout d'même, soi, on n'en est pas là, +et qu' si on en était là, y a la Seine qu'est pas +très loin!... Mais comme il suffit d'être mendiant +d'église pour être vieux, centenaire <i>in-partibus</i> +et jeteux de mauvais sorts, ces demoiselles +se signaient et avaient des générosités +diverses.</p> + +<p>Les souteneurs—dont on médit—étaient +là pour offrir un verre:</p> + +<p>—On ne sait pas c'qu'on d'viendra et on +est pas tous aveugles, pas? On peut encor' +s'r'filer celle-là et celle-ci? C'est pas sérieux, ça +fait des magnes! Et puis un homme d'église!</p> + +<p>Il y avait même des agents qui étaient charitables, +et des domestiques qui avaient une +bonté rare, ouatée de déférence.</p> + +<p>... Solsequin passait cependant, tout doucement,<span class="pagenum"><a name="Page_237" id="Page_237">[Pg 237]</a></span> +de la conception de l'ordre à l'anarchie, +du type de Joseph Prudhomme à celui de Thomas +Vireloque (il restait dans sa littérature et +son temps) lorsqu'un affreux évènement changea +la courbe de ses desseins et de sa destinée. +Ce ne fut pas un de ces cas foudroyants qui +se suffisent à eux-mêmes et qui, en couchant +leur victime, une fois pour toutes, ne laissent +pas demander d'explications. Ça commença +par un sourire, un sourire que le mendiant +lâcha sur sa main et sur le décime vert-de-grisé +que cette main venait de recevoir—dévotement. +Le Monstre-Avarice venait de pénétrer +au tréfond le plus secret de l'ex-fonctionnaire.</p> + +<p>Notre ami s'amusa d'abord, devint sérieux—et +très sérieux, se passionna, s'affola. Il quémanda +avec détachement, avec insistance, +avec l'affaissement le plus impérieux, avec +l'impatience la plus obsédante... Il ne fut bientôt +plus que de la soif, la soif de l'or—et +de moins. Il s'était mis, en un soir de lucidité,<span class="pagenum"><a name="Page_238" id="Page_238">[Pg 238]</a></span> +à épeler son nom comme on décompte +le numéraire: Louis, Napoléon, Sol, Sequin: +tout ça, sa personnalité, son être, son âme, +c'était monnayé, c'était de la monnaie précieuse, +de l'appoint, du billon, du change.</p> + +<p>—Voilà donc pourquoi, songea-t-il, je ne +me suis jamais intéressé à rien! Je n'étais pas +un homme, j'étais du métal anonyme et roulant. +J'ai pris une des effigies, malgré moi, +où j'étais coulé et voilà! Ça fait une créature! +Heureusement, on se venge, on se recrée. +Mais ne suis-je pas trop vieux? Bah! les plus +vieilles pièces sont les meilleures!</p> + +<p>Il négligea, dès lors, ses clients gratuits, +sa popularité et sa gloire. Il fut le «malheureux» +pourchasseur, aux larmes toutes trouvées +et qui, à tout instant, n'a pas mangé de +trois jours. Il exagérait—en mieux: il n'avait +pas mangé de la semaine. Et comme il ne +sentait pas la boisson, il touchait par une +sincérité apparente. Il buvait cependant, par<span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">[Pg 239]</a></span> +nécessité. De-ci, de-là, il lui fallait écouler son +cuivre—contre des ors. Cette opération se +passait dans les <i>bouchons</i> proches de l'Hôtel +de Ville, du Châtelet et de la Bastille où les +conducteurs d'omnibus, autobus et autres +tramways viennent, eux aussi, troquer leur +recette—en trinquant.</p> + +<p>—C'est encore vous, père la Fripe! disait-on +au chef de division honoraire, qui souriait +avec déférence et serrait sa pièce rare +comme s'il l'eût volée.</p> + +<p>Car, avant tout, il voulait des Louis XVIII +à collet, des Premiers-Consuls, des doubles +louis, des Victor-Emmanuel à queue, voire +des Ferdinand VII, des Charles IV d'Espagne, +des Charles III qu'il acceptait avec reconnaissance +en dépit du tableau des effigies à refuser, +même des Louis XVI, des Louis XV, +des autrichiennes, des napolitaines, des persanes, +tout, tout!... Il avait converti sa fortune +en numéraire hors de cours, acheté,<span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">[Pg 240]</a></span> +lentement, à bon compte,—et son désir maniaque, +son extérieur minable, avaient décidé +les caisses publiques à lui conserver et réserver +les rossignols, pour sa pension.</p> + +<p>Il connut des nuits d'ivresse infinie. Dans +son taudis de la rue Cloche-Perce, il couchait +avec son or, sans le compter, en s'y vautrant.</p> + +<p>Il s'y perdait, écorché, béant, écrasé, presque +sans souffle.</p> + +<p>—Il me retrouve, râlait-il, je ne suis pas +encore au complet mais je revis, je commence +à vivre! Ah! ah! <i>ils</i> m'avaient volé les neuf +dixièmes de mon individu, mais ça revient, +ça revient!... Quand donc n'y aura-t-il plus rien +de ça, de ça, de ça (il se martyrisait le corps, +la face, les membres), de cette sale chair, de +ces sales poils, de ces sales yeux, de cette +sale peau, quand donc n'y aura-t-il plus rien +de ce sale cœur! quand donc ne serai-je plus +que de l'or, tout en or, rien que de l'or, de<span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">[Pg 241]</a></span> +l'or comprimé, de l'or solide, de l'or glauque, +stupide, tout l'or, quoi!</p> + +<p>Plus affaissé au petit jour, l'œil morne, du +reflet de son rêve, il reprenait sa faction, en +attendant, la main plus emplie, l'estomac +plus vide, de se livrer au songe incessant.</p> + +<p>Mais les dieux veillaient, les dieux vengeurs! +Un matin, les jambes dédaignées se refusèrent +au travail, la main ne voulut plus se tendre, +le grabat retint le corps évanoui. Louis-Napoléon +eut un sourire, leva les yeux sur sa +pauvre chair et retomba sur sa couche, satisfait +et enthousiaste Ça disparaissait! Encore +un petit effort, dans le néant, et il n'aurait +plus d'apparence humaine! Il s'enfouit plus +profondément dans son or, en gigotant et prit +l'esprit de son lourd linceul.</p> + +<p>De menus soubresauts remuaient les pistoles.</p> + +<p>—Ah! pensait-il, je commence à sonner! +Comme c'est plus joli, plus fin que la parole,<span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">[Pg 242]</a></span> +le chant et la musique des orgues! Encore! +encore! C'est comme si j'étais les cloches de +mon enterrement et de mon service alors que +j'étais homme, des cloches en or, une cloche +immense et intime en vieil or, en or ému, en +or câlin!...</p> + +<p>Il souffrait cependant, épouvantablement. +Il entendait des bruits de pas, et même ce +bruit de pas qui s'étouffe avant de s'arrêter, +suivi intelligiblement d'un bruit, si j'ose dire, +d'oreilles espionnes ou charitables qui veillent, +qui aspirent, de l'autre côté d'une mauvaise +porte. Il pouvait encore crier, appeler. +On l'entendait seulement parler, se parler à +soi, rien qu'à soi. Il disait:</p> + +<p>—Oui, on pourrait me sauver. On le devrait. +Je me le devrais. Je n'ai que soixante-dix ans +et je n'ai que de l'épuisement. Mais sauver +quoi? Ma carapace de vieillard, ma carapace +répudiée? Mais qu'ai-je de commun avec l'espèce +humaine? On ne me comprend pas. On<span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">[Pg 243]</a></span> +ne comprendrait rien à mon cas. Ils ne comprendraient +rien à mon être en or, à ma statue +vivante et bruissante! Ces êtres-là, ça répand +l'or au lieu de se l'amalgamer, ça le dépense, +ça en attend des remèdes, des joies au tas, du +pain, fi!...</p> + +<p>... Et c'est ainsi, monsieur Rocaroc, que +votre agent n'a pu poignarder qu'un cadavre +déjà froid et ne vous apporter qu'un or sans +défense qui n'avait pas encore fait corps avec +la pourriture abandonnée. Ne niez pas: c'est moi +qui avais écouté et deviné,—et c'est moi qui ai +entendu et qui ai suivi, épié, retrouvé votre émissaire. +J'ai même eu le loisir, puisque le défunt +or-vivant était redevenu M. Solsequin, chevalier +de la Légion et chef de bureau en retraite, de +lui faire les obsèques décentes et rendre les +honneurs civils et militaires auxquels il avait +droit, avant son long caprice. Vous ne me +remerciez pas? Tant pis. J'aurai le plaisir de +solliciter de vous une entrevue après demain,<span class="pagenum"><a name="Page_244" id="Page_244">[Pg 244]</a></span> +à trois heures et vous ne ferez pas attendre +une femme, une jeune fille. J'ai une interview +à vous demander et quelque argent à vous +reprendre, celui de mon malheureux voisin +de la rue Cloche-Perce, en particulier, pas +pour moi—pour des amis inconnus qui en +ont plus besoin que vous et moi. Nous causerons +en camarades. En attendant, croyez à mes +sentiments les plus distingués,</p> + +<p> +<span class="smcap">Juliette-Elisabeth Bélier</span>.<br /> +</p> + +<p>Rocaroc, le papier lu, demeurait stupéfait +et haletant.</p> + +<p>—Heureusement, insinua-t-il, que j'ai +déchiffré le gabarit avant de l'avoir envoyé à +Capucino! ç'aurait été du propre!</p> + +<hr class="chap" /> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_245" id="Page_245">[Pg 245]</a></span></p> + + + + +<h2><a name="CHAPITRE_X" id="CHAPITRE_X">CHAPITRE X</a></h2> + +<h3>PENTHÉSILÉE</h3> + + +<p>Le directeur unifié de la Banque anti-collectiviste +considérait avec une ironie battante et +une hauteur effrayée sa blonde interlocutrice.</p> + +<p>—Oui, c'est moi, disait-elle. On peut s'asseoir, +pas? Pas vous, vous êtes <i>assis</i>,—d'avance. +Je ne vous ai pas laissé le temps de vous ressaisir? +Excusez-moi: vous n'aviez qu'à me +lire plus tôt. Et c'est ce que je voulais: vous +avouez! Ah! les hommes forts!</p> + +<p>Rocaroc ne trouvait ni mot ni salive. Des +réminiscences littéraires lui venaient en même +temps que les pires fureurs. «Non, non, +disait-il, intérieurement, à un bien proche<span class="pagenum"><a name="Page_246" id="Page_246">[Pg 246]</a></span> +fantôme, tu n'es pas mon mauvais génie, +celui qui apparaît à Brutus dans <i>Jules César</i>, +tu n'es pas ma conscience habillée en juif, +comme ce qu'est obligé de tuer Fabiano Fabiani +dans <i>Marie Tudor</i>. Qui es-tu, pour parler?»</p> + +<p>Puis, tout à coup, une illumination facile: +une femme, c'était une femme, rien de plus! +Si! c'était <i>la femme</i>! La Femme! Il n'en bougeait +plus. Ah! elle pouvait dévider son écheveau, +conter ses histoires de revenants et ses +histoires de mort, railler, gronder, menacer, +elle pouvait affirmer qu'elle tenait sa tête à +lui, Rocaroc, entre les mains, jouer avec cette +tête et s'en jouer! Rocaroc ne savait plus +rien que ceci: il y avait là une femme—et +lui.</p> + +<p>D'un regard sanglant et d'ensemble, il avait +répété et détaillé la visiteuse, des frisons +blond-roux, sous le chapeau rose, aux talons +mordorés et usés, arqués sous la jupe tailleur<span class="pagenum"><a name="Page_247" id="Page_247">[Pg 247]</a></span> +feuille-morte, les yeux étrangement clairs, le +nez tout juste assez long pour flairer, la bouche +fine et lasse, le menton de volonté meurtrie, +les oreilles de patience et de divination, +le cou de Madone et de guillotine!... Mais le +corps! nom de Dieu! le corps! il le connaissait +si bien qu'il lui fallait faire la preuve, +pour soi, qu'il ne s'était pas trompé! Dans les +gestes de la discoureuse, il découpait les +mains, fermes et sages; il cueillait les cils aux +regards et, des reproches, ne gardait que les +dents. Il se sentait affreusement, voluptueusement +sourd...</p> + +<p>—Je suis Juliette-Elisabeth Bélier, disait la +jeune fille. Ça n'est pas un nom très illustre? +Ça viendra. Comment j'ai découvert l'existence +et la mort du père Solsequin? C'est simple! +Nous habitions la même maison. J'ai +toujours eu l'esprit expérimental. Tenez! +quand j'étais toute petite, ma grand-mère +s'est éteinte, la pauvre sainte femme! J'ai demandé<span class="pagenum"><a name="Page_248" id="Page_248">[Pg 248]</a></span> +après elle. On n'osait rien m'avouer: +j'étais une gosse si sensible! Un jour, enfin, +quelqu'un m'a marmonné: Ta grand'maman, +Lili..., elle est au ciel!</p> + +<p>—Au ciel? bonne-maman? fis-je, je vais +voir!</p> + +<p>Et je montai sur une chaise pour regarder +dans le ciel si je la retrouvais, bonne-maman!... +Dame, n'est-ce pas?, puisque l'eau est +transparente, pourquoi le ciel, qui se laisse +prétendre plus limpide et plus pur que l'eau... +Passons. Mais n'est-ce pas le génie de l'investigation +scientifique inné? Génie ou démon, +peu m'importe... J'étais si curieuse qu'on m'a +crue appelée à devenir savante. Toute l'instruction +qu'on m'a infligée... ah! cette instruction +trop complète, trop jolie, trop attisée, +trop peignée, j'en suis encore malade. Je me +doutais déjà de l'inutilité de tout ça quand +j'étais en carafe, dedans. Mes pauvres parents +qui se tuaient ou se faisaient tuer...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_249" id="Page_249">[Pg 249]</a></span></p> + +<p>—... Se faisaient tuer? interrompit Rocaroc, +qui se sentait mieux.</p> + +<p>—Passons! continua Elisabeth, Mes pauvres +parents, donc, se saignèrent aux trois +veines qui leur restaient. Résultat: mes brevets +me servirent à m'engager en qualité de +cible vivante au service d'un manager américain +de troisième ordre.</p> + +<p>—Cible vivante? répéta machinalement +l'autre. Cible vivante!</p> + +<p>—Oui, vous ne connaissez pas? C'est le +rôle du jeune Tell en travesti mais plus dur. +Il s'agit de se faire encadrer, les bras tendus, +le corps raidi, la tête haute, les talons réunis, +d'un tas de flèches, poignards, haches d'abordage, +sagaies empoisonnées, harpons, alènes +de cordonnier, aiguilles à tatouer et éperons +de cow-boys! Il n'y a pas d'apprentissage +parce qu'il pourrait y avoir des responsabilités: +l'acier, n'est-ce pas? c'est fait pour entrer +dans les chairs, surtout quand c'est lancé de<span class="pagenum"><a name="Page_250" id="Page_250">[Pg 250]</a></span> +loin, à la volée!... Donc, on recrute au petit +bonheur, des filles de sang-froid et de +bonne volonté qui se cuirassent, moralement, +bien entendu, qui se préparent à la mort en +se jurant bien de vivre et alors...</p> + +<p>—Alors, vous n'en êtes pas morte, dit glacialement +Rocaroc, heureux d'être à la conversation +et de pouvoir redevenir glacial.</p> + +<p>—Je n'en suis pas morte et je n'en ai même +pas vécu. Car, dès mon arrivée à New-York, +je fus gardée au lazaret et rembarquée +avec les <i>individus immoraux</i>: je n'avais pas assez +d'argent sur moi et mon contrat de travail +me condamnait. Je ne me plains pas. Il est +dur d'être chassé d'une terre où l'on a consenti +à traîner une existence d'esclave, il est +atroce d'être mêlé à un troupeau dolent de +malfaiteurs et de prostituées quand on est +honnête, ivre de labeur—et vierge...</p> + +<p>—Vierge! clama le directeur Vous l'êtes +encore!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_251" id="Page_251">[Pg 251]</a></span></p> + +<p>—Mais oui! dit Lili Bélier. Ne raillez pas! +Ce n'est pas la question.</p> + +<p>Son accent était si sincère et si péremptoire +que l'interlocuteur resta tout bête et +c'est le mot. Il se tut, pour prendre son élan.</p> + +<p>—Certes, poursuivait Juliette-Elisabeth, +j'ai d'abord beaucoup pleuré. Ensuite, je fus +infiniment heureuse. J'étais initiée, d'un +coup, à la grande pitié. Brebis galeuse d'adoption, +je m'assimilais l'âme torve et puérile +des pauvres gens désemparés qui s'en revenaient +avec moi dans une patrie hostile et +qui étaient comme des relégués de partout, +des relégués chez eux, des interdits de séjour +universels, des repris de justice par +fatalité et des criminels de droit commun +par raison d'État. Il n'y a pas de quoi +rire.</p> + +<p>—Je ne ris pas. La petite sœur des pègres, +fichtre! C'est toute une carrière. J'espère que +vous avez continué à Paris.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_252" id="Page_252">[Pg 252]</a></span></p> + +<p>—Si j'avais continué, je ne serais pas ici, +comme j'y suis, en justicière. Pitié n'est pas +complicité. Celui qui vit continûment dans +le crime a une patrie, le crime; une nature, le +crime. Il ne cherche jamais à s'évader, même +s'il s'est évadé d'ailleurs: il n'en a pas besoin; +il est partout dans ses meubles!</p> + +<p>Elisabeth-Juliette, venait de se révéler étrangement +institutrice. A peine si quelque saveur +peuple avait égayé sa morale: feu B. de La C. +n'écoutait pas: il parlait pour se donner l'illusion +de n'être pas tout entier et tout de +suite la brute déchaînée, pour ne pas rugir, +pour se donner le temps de se précipiter: il +avait peur du ridicule et voulait, montre en +main, avoir eu au moins le temps de faire sa +cour.</p> + +<p>—Tenez, poursuivait l'apprentie-violée, ce +que je vous reproche surtout, c'est Solsequin. +Je ne sais rien de vos autres méfaits mais je +les pressens: c'est à un enchaînement de terribles<span class="pagenum"><a name="Page_253" id="Page_253">[Pg 253]</a></span> +desseins et d'actions effroyables que +l'on doit des choses comme...</p> + +<p>—Prenez garde, je n'aime pas beaucoup +les réquisitoires.</p> + +<p>—Réquisitoire sans la moindre sanction +pénale. Je ne dénonce pas. Je vous dirai plus: +je déteste les lois, la loi. C'est injuste, c'est inique, +c'est d'une partialité équivoque, c'est sale...</p> + +<p>—Et ça <i>sale</i>! plaisanta l'ancien forçat, inimaginablement +fier d'un calembour ignoble +qui lui prêtait du sang-froid.</p> + +<p>—La loi, allait M<sup>lle</sup> Bélier, c'est le tablier +des valets de la société; on cache ses taches +derrière, on s'essuie dessus, c'est paravent, +torchon, masque, étouffoir, bâillon, étrangloir, +mouchoir—et pis! D'ailleurs, il n'y a que +des lois; la <i>Loi</i> n'existe pas. Je connais quelqu'un +qui, si on l'arrêtait au nom de la Loi, +demanderait simplement—Laquelle?</p> + +<p>—Et on lui mettrait les menottes, répondit +Rocaroc, par habitude.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_254" id="Page_254">[Pg 254]</a></span></p> + +<p>—A qui? à la Loi? éclata Élisabeth. Il peut +remarquez-le, se trouver une Déesse-Loi, +comme il fut une Déesse-Raison!</p> + +<p>Rocaroc, qui avait su longtemps, à son +grand dam, ce qu'était la Loi, se souciait fort +peu de la Raison. Possédé d'une force singulière, +il avait l'impression que les sons qu'il +émettait lui venaient du dehors, qu'ils se collaient +à ses lèvres et qu'il ne les avait pas +mâchés! Il se sentait tout grondement, tout +tonnerre, tout orage. Cependant il parlait:</p> + +<p>—Alors, si vous méprisez la loi, que me +voulez-vous? Comment êtes-vous venue me +trouver? De qui êtes-vous détective? Je dois +avoir des concurrents! Mon secrétaire général +est mort de la main d'un ennemi inconnu. +Le représentez-vous, l'ennemi?</p> + +<p>—Connais pas. Je ne vous connais pas +vous-même. Mais j'ai suivi l'homme qui était +entré chez Solsequin. Je l'ai vu entrer ici. Il +était sorti de la rue Cloche-Perce très chargé<span class="pagenum"><a name="Page_255" id="Page_255">[Pg 255]</a></span> +de butin. Il est sorti d'ici, les mains nettes. +Un homme mal mis qui a fait un mauvais +coup, qui vient dans une grande banque, +ensuite, par une porte secrète—je suis renseignée—qui +s'en va, léger et souriant, prête +le flanc à deux hypothèses: ou bien il a effectué +un dépôt, ou bien il a rendu des comptes, +après avoir agi par ordre. Ou bien la banque +qui a accepté une somme très considérable, +en or, d'un monsieur en loques, sur laquelle +elle n'avait aucun renseignement, est une +banque véreuse et malpropre—ou bien le +voleur en question n'a pas fait de dépôt, a été, +par un couloir dérobé, trouver le Directeur, +lui a rendu compte d'une mission, lui a +remis les fonds dont il était porteur—et ce +directeur est un chef de bande et de bandits. +Comme je vous l'ai dit, je ne déteste pas les +bandits: la société est si mal construite, les +femmes si malheureuses... (Et j'ai toujours +entendu conter que les bandits n'étaient pas<span class="pagenum"><a name="Page_256" id="Page_256">[Pg 256]</a></span> +méchants envers les femmes). Mais encore faut-il +que ces bandits se piquent de justice, de +générosité, de reprise individuelle et sociale +et fassent le bien, à foison!</p> + +<p>Rocaroc n'avait perçu, dans son délire, de +tout ce morceau, que le mot <i>femmes</i>. Pourtant +son autre moi se crut obligé de jouer le +galant et d'habiller un peu son instinct, son +besoin.</p> + +<p>—Tenez! dit-il, théâtralement.</p> + +<p>Il tendait la lettre laissée sur la table, à +côté de la relation de vie et de mort de Louis-Napoléon +Solsequin. Un sourire le crispa au +toucher de la prose de M<sup>lle</sup> Bélier qui chevauchait +et jonchait la sienne. Et tandis que la +jeune fille, après un:</p> + +<p>—Il n'y a pas d'indiscrétion au moins? +se plongeait dans sa trouble philanthropie, +l'ancien forçat rivait ses yeux aux yeux baissés, +à la bouche attentive, au nez frémissant +de la visiteuse: déjà, elle était à lui. Quand<span class="pagenum"><a name="Page_257" id="Page_257">[Pg 257]</a></span> +elle eut achevé les lignes providentielles, elle +demeura un long instant à s'interroger et à +peser sa pensée, puis:</p> + +<p>—Je vous fais amende honorable. Mais je +vous comprends encore moins. Pourquoi +avez-vous fait dépouiller ce triste Solsequin?</p> + +<p>—Pourquoi? Mais pour les autres, pour les +vrais pauvres. Pourquoi, lui, voulait-il être +tout en or, être de l'or! Il n'avait pas le +droit.</p> + +<p>—Il en avait le droit, puisqu'il en avait +le désir.</p> + +<p>—Alors, le désir est un droit!</p> + +<p>... C'était le vrai B. de La C. qui avait jeté +le cri. Il se jeta lui-même.</p> + +<p>Un être dans l'état du prétendu Rocaroc +n'a plus ni bras, ni jambes, ni cerveau. De +sa face, il n'a gardé que la bouche et quant +au reste du corps, mieux vaut n'en pas parler: +tout, en lui, est devenu valet de bourreau, +valet de la brute innommable, tout est<span class="pagenum"><a name="Page_258" id="Page_258">[Pg 258]</a></span> +sous-instrument, tout est violence atroce puisque +c'est sous-viol. La victime s'effraie, se +débat: les valets de bourreau s'affolent, outrent +leur bestialité sans joie, les veines, les +artères: les os se coagulent, bourdonnent, +font rage pour amuser le despote ivre, le despote +furieux; les yeux sentent sourdre en +eux un trop-plein de sève qui les aveugle; les +oreilles éclatent des soupirs et des rages de +tout à l'heure; les dents prennent une teinte +animale et abjecte: tout l'effort, toute l'attaque, +tout le crime est couleur de stupre.</p> + +<p>La pauvre ne résistait pas. Grotesque, roulée +en boule, elle était, par génie d'inertie, +une forteresse imprenable. Rocaroc ne trouvait +pas l'étreinte, ne pouvait ni envelopper, +ni écarter des bras idiots, des bras stupides, +aussi bêtes que des épées inexpertes qui +trouent, sur le terrain, sans savoir comment. +Elisabeth-Juliette s'attendait à tout, sauf à +cette agression. Pantelante et hérissée, elle<span class="pagenum"><a name="Page_259" id="Page_259">[Pg 259]</a></span> +aspirait à la mort, tout de suite, à la mort +foudroyante, à la mort qui l'aurait enlevée +très loin, très loin de ce guet-apens dont +elle était elle, Bélier, l'auteur responsable et +la victime, non, non, pas la victime, jamais, +jamais!...</p> + +<p>... Pourquoi jamais? Parce qu'elle n'avait +pas prévu, pas autre chose!...</p> + +<p>Les ongles, de plus en plus inexperts du +banquier, ses cris étouffés, de plus en plus +courts, les gestes de ses mains à la fois engourdies +et épileptiques, tout allait aboutir à +l'étranglement fatal et préalable, à l'étranglement +après lequel on a assez de sang à soi +pour en prêter au cadavre, assez de soif de +volupté pour obliger le cadavre à revivre et à +revivre en volupté et en caresse pour soi tout +seul lorsque, malgré lui, d'une dernière et +inconsciente poussée de sang-froid, il jeta la +jeune fille ahurie dans un cabinet secret, à +côté: on avait heurté, à plusieurs reprises,<span class="pagenum"><a name="Page_260" id="Page_260">[Pg 260]</a></span> +à sa porte: on l'enfonçait,—ou à peu +près: un vieillard en larmes, hébété, entrait +avec des gens et deux agents de police en +tenue.</p> + +<hr class="chap" /> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_261" id="Page_261">[Pg 261]</a></span></p> + + + + +<h2><a name="CHAPITRE_XI" id="CHAPITRE_XI">CHAPITRE XI</a></h2> + +<h3>JUSTICE IMMANENTE.</h3> + + +<p>L'appareil de la justice qui fait rentrer l'innocent +le plus endurci dans ses petits souliers, +qui lui arrache les aveux les plus faux et les +plus éloquents, n'a aucun effet sur le malfaiteur +digne de ce nom. La justice est pour lui +une vieille maîtresse, (assez dure, comme celles +qui s'offrent à la sixième page des journaux,)—et +ses serviteurs sont de vieux poteaux, y +compris le poteau d'exécution. Il y a, de +coupable à mouchard, magistrat et exécuteur +des hautes œuvres, une familiarité, fort excusable +en somme, car la chose se passe côté +cour: la majesté de la justice, comme toutes<span class="pagenum"><a name="Page_262" id="Page_262">[Pg 262]</a></span> +les majestés, ne peut exister que pour l'extérieur.</p> + +<p>En apercevant les uniformes sombres des +gardiens de la paix, Rocaroc se dit (comme +tous ses pareils en présence des képis aux +armes de la ville).</p> + +<p>—Je suis <i>fait</i>.</p> + +<p>Il ajouta:</p> + +<p>—Heureusement que ce n'est pas consommé. +Bah! Ça n'en vaut ni plus ni moins. +L'affaire est dans le sac. Et moi, dans le siau. +Et pourvu qu'il n'y ait que ça!</p> + +<p>Il dévisagea le vieil affolé:</p> + +<p>—Il lui manque un rien, du sang!</p> + +<p>Sa pire humiliation était de se sentir le +rouge au front, aux yeux, une face couleur +brique pilée et marbrée.</p> + +<p>—Il n'y a pas! Je ne finis pas en beauté! +C'est embêtant.</p> + +<p>—Ah! disait quelqu'un! vous savez déjà! +vous savez! Monsieur le Directeur!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_263" id="Page_263">[Pg 263]</a></span></p> + +<p>—Oui, je sais! je sais! Si je sais! essaya-t-il +de persifler. Pour sûr! Sa voix tremblait, +trop haute.</p> + +<p>C'était encore du rut désappointé.</p> + +<p>Pourtant feu B. de la C. s'étonnait de n'être +pas encore empoigné et d'être appelé <i>Monsieur +le Directeur</i>.</p> + +<p>Mais la <i>rousse</i> est si rosse!</p> + +<p>—Monsieur le Directeur, je suis innocent! +pleura le vieux.</p> + +<p>Un</p> + +<p>—Moi aussi!</p> + +<p>professionnel tintait aux oreilles du directeur, +mais ça n'alla pas à ses lèvres gercées. +Il attendit le choc.</p> + +<p>—Ah! si vous savez! continuait un important +personnage, je comprends, nous comprenons +trop votre émotion. Mais remettez-vous! +ce n'est rien, n'est-ce pas? Monsieur le Directeur! +rien!... pour vous!</p> + +<p>Rocaroc tomba sur un fauteuil. Le mieux<span class="pagenum"><a name="Page_264" id="Page_264">[Pg 264]</a></span> +était d'arguer sa fatigue et de parer son calme +las d'une résignation à toute épreuve.</p> + +<p>—Je suis innocent! repleurait le vieux, +innocent! innocent!</p> + +<p>Feu B. de La C. tomba d'accord avec lui-même +qu'il ne s'agissait pas de la même affaire +et considéra l'homme de plus près.</p> + +<p>Il fut repris d'un nouveau frisson.</p> + +<p>Le vieillard avait la figure de la jeune fille +qu'il venait de violenter—ou presque et, en +même temps, ce visage de vieillard se relevait, +se redressait, se déridait, dans son souvenir, et +ressuscitait une autre face plus pâle, si possible, +aux poils plus noirs, sans larmes et +plus ensanglantée...</p> + +<p>—Nom de Dieu! jura-t-il, intérieurement.</p> + +<p>Ça ne le soulagea pas. L'œil convulsé, il +cria, pour tout le monde:</p> + +<p>—Sacré nom de Dieu de nom de Dieu de +bon Dieu!</p> + +<p>Le tonnerre n'eût pas fait plus d'impression<span class="pagenum"><a name="Page_265" id="Page_265">[Pg 265]</a></span> +sur le malheureux être qui sanglotait.</p> + +<p>Il fit un pas.</p> + +<p>On le retint.</p> + +<p>Il clama:</p> + +<p>—Je suis innocent. J'ai été volé. J'ai été +entôlé—en plein air... Endormi, avec je ne +sais quoi! J'ai été retrouvé avec ma sacoche +vidée, mon bicorne emporté, ma cravate arrachée, +mais je suis un honnête homme, peut-être! +Ce n'est pas la première fois que j'ai été +assassiné! Ancien gendarme, médaillé militaire! +La victime de la rue Le Regrattier, il y +a douze ans! Célèbre! Victime encore! Et c'est +moi qu'on arrête! Ah! ah! Dites, vous, Monsieur +le Directeur, que je suis innocent, dites-le, +foutre!</p> + +<p>Les assistants avaient laissé aller le discours, +en n'imaginant point qu'ils en ouïraient +la fin. Chacun attendait, du voisin, +un coup de sagesse et d'autorité qui eût +cloué cette canaille de radoteur.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_266" id="Page_266">[Pg 266]</a></span></p> + +<p>Le radoteur frappa par la rudesse de son +chagrin, par la naïveté de sa conviction, +par la fatalité simple et sans phrases, rugueuse—et +triste comme lui—qui jaillissait +de ses sanglots.</p> + +<p>Une sorte d'émotion paralysa la meute.</p> + +<p>Rocaroc eut le mot:</p> + +<p>—Combien?</p> + +<p>—Quarante mille en or, Monsieur le Directeur, +l'encaisse, au complet! Nous sommes +jour d'échéance! et le soir!</p> + +<p>Feu B. de La C. eut un sourire sur les +papiers de son bureau: sous sa lettre à Capucino, +le rapport de Lili Bélier s'endormait:</p> + +<p>—Monsieur le caissier principal, il y a ici +sept cent mille francs, encaisse or. A votre +disposition, dès demain. Mais il est l'heure de +la fermeture des bureaux. Bonsoir, Messieurs. +Vous excuserez un peu d'émotion et de fatigue. +Messieurs les gardiens de la paix, je ne<span class="pagenum"><a name="Page_267" id="Page_267">[Pg 267]</a></span> +vous requiers pas. Laissez-moi avec ce brave +homme. Et asseyez-vous, mon ami: vous +n'avez plus de jambes!</p> + +<p>... Les gens s'étaient retirés, lentement, en +proie à une admiration mêlée de regret. Une +disparition d'argent sans arrestation, c'est +comme de l'argent perdu, personnellement, +pour toujours: ça chiffonne; on aurait +mieux ainsi avoir laissé cet argent-là quelque +part!</p> + +<p>Feu B. de La C. demeurait en tête à tête +avec le garçon de recettes.</p> + +<p>—N'est-ce pas? répétait celui-ci, n'est-ce +pas? je suis innocent!</p> + +<p>—Et moi? dit alors d'un ton sépulcral Rocaroc, +suis-je innocent?</p> + +<p>Pesamment, effroyablement, le regard du +vieux se leva du parquet, grimpa le long des +traits du banquier, s'agriffa aux yeux durs, +puis ce fut un corps usé qui se dressa électriquement +et qui pensa s'abîmer dans la porte...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_268" id="Page_268">[Pg 268]</a></span></p> + +<p>—Vous! vous! hoquetait le rescapé! Encore +vous!</p> + +<p>—J'ai déjà entendu ce mot, songeait l'ancien +forçat. Où donc? Eh! parbleu! c'était le +récit de la mort du conseiller Chéry...</p> + +<p>—Vous! répétait l'autre! Vous! l'homme +de la rue Le Regrattier!</p> + +<p>—Cette fois, reprit Rocaroc, très calme, +vous direz encore que c'est moi!</p> + +<p>Il vivait la minute la plus tragique et la plus +pleine de son existence. Il pardonnait à son +ennemi! L'ennemi qui l'avait déshonoré! +L'ennemi qu'il avait assassiné! L'ennemi qui +l'avait ridiculisé! Il ne voyait plus le domestique +âgé et minable, apeuré, qui rentrait dans +le mur: il retombait au plus bas de la Cité, +dans ce cabinet de la rue Le Regrattier qu'il +avait voué au crime et qui lui avait semblé le +lieu géométrique de l'assassinat. Il se retrouvait, +acculé par des dettes de jeu, et des dettes +plus sales, au plus sale guet-apens, attendant,<span class="pagenum"><a name="Page_269" id="Page_269">[Pg 269]</a></span> +sans argent et armé, ce même homme qui +était là, et qui devait, en ces temps reculés, +passer très tard, à la fin de sa tournée...</p> + +<p>Et ce vieillard en pleurs aujourd'hui s'était +défendu, l'avait étourdi, n'étant qu'à moitié +mort et pas évanoui du tout lui-même, avait +crié, ameuté...</p> + +<p>Et c'était cette souricière de rue sinistre, +sans murs, sans allée, avec un petit parapet +de chaque côté, une Seine effroyable et +menue de décembre, et le Dépôt, à deux pas... +Il n'y avait qu'à traverser!...</p> + +<p>—Vous direz encore que c'est moi, Bélier! +répéta-t-il, plus dur.</p> + +<p>L'autre, dans son coin, ne bronchait pas, ne +comprenait pas: il tremblait...</p> + +<p>Alors, une seconde, Rocaroc trembla, lui +aussi. Le nom de l'homme lui était remonté +comme ça, automatiquement, de ce sacré acte +d'accusation qu'on a chevillé à son corps de +condamné, des dépositions qui se phonographient<span class="pagenum"><a name="Page_270" id="Page_270">[Pg 270]</a></span> +à votre cerveau et à votre cœur, pour +les varier, du réquisitoire et de toutes les +ignobles machines préalables d'instruction, +confrontations, procès-verbaux...</p> + +<p>—Bélier! Bélier! hurlait le directeur, intérieurement. +On ne sait pas le nom de famille +de ses garçons de bureau, de ses garçons de +recette, de ses filles et de ses garçons, à soi! +On ne voit jamais ses encaisseurs. Et l'on a +chez soi du Shakespeare ou du D'Ennery sans +le savoir! Mais je ne suis pas en train de blaguer.</p> + +<p>—Vous direz encore que c'est moi! proféra-t-il +plus bas. Mais je vous pardonne, ajouta-t-il +très vite, un peu honteux, et au hasard, il +conclut, fiévreux: Vous avez une fille.</p> + +<p>—Je ne dis rien, murmura le pauvre +homme, rien du tout. Je ne vous connais pas. +J'ai eu mal dans le temps, j'ai très mal aujourd'hui, +plus mal, j'ai mal deux fois. Et j'ai +une fille, oui. Sans ça, je serais mort.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_271" id="Page_271">[Pg 271]</a></span></p> + +<p>—Vous avez une fille, bredouilla Rocaroc. +Elle a su votre... accident, la première... La +voix du sang... Elle m'a convaincu.</p> + +<p>—Ma fille! ma fille! où est ma fille? criait +le garçon de recettes.</p> + +<p>—La voici! dit le banquier, en ouvrant +la petite porte, l'œil absent.</p> + +<p>... Quand, dans une occurrence pathétique, +deux êtres chers s'accrochent au cou l'un de +l'autre, on a le temps de se retourner. Cependant +ce baiser donné au plus tendre des +pères surprit et peina le directeur de l'A. +M. I.</p> + +<p>—Pourquoi lui et pas moi? se demanda-t-il, +en dehors de toute loi familiale et morale...</p> + +<p>Il ne se sentait même pas de trop, en +ce tableau intime. Pour un peu, il aurait proféré +un—Ne vous gênez pas!</p> + +<p>Il laissa à la sensibilité la durée qu'il jugeait +suffisante et, le plus simplement du monde:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_272" id="Page_272">[Pg 272]</a></span></p> + +<p>—Et moi, vous m'oubliez! fit-il.</p> + +<p>Le regard de la jeune fille fut une conjonction +d'éclairs: toutes les horreurs s'y peignaient, +si clairement!—pour éclater et jaillir +en reproche, en mépris, en orgueil douloureux +que, pour la première fois peut-être, +Rocaroc connut à plein et en relief intérieur, +le dégoût de soi, la honte, le remords...</p> + +<p>Sa peine lui creusa les traits et lui mit, +même, je ne sais quelle buée devant les yeux. +Il comprenait! Il se rappelait!</p> + +<p>—Vous! vous! lui! reprenait M. Bélier, de +sa voix de joujou brisé.</p> + +<p>Juliette-Elisabeth, entre ses effusions, regarda +un instant la face décomposée de son +ci-devant agresseur et, d'une moue:</p> + +<p>—Ne l'accable point, papa: ce n'est pas +un méchant garçon!</p> + +<p>La foudre, tombant aux pieds de l'ancien +forçat, et se changeant en gouttes de rosée,<span class="pagenum"><a name="Page_273" id="Page_273">[Pg 273]</a></span> +n'eût pas eu plus d'effet sur son âme lointaine.</p> + +<p>—Ce n'est pas un méchant garçon!</p> + +<p>Cette phrase insignifiante chantait dans +son cœur, en mineur et à la volée cependant +que, sur un geste du vieux Bélier, elle refleurissait +sur les lèvres de la fille aux yeux baissés +et mi-clos:</p> + +<p>—Ce n'est pas un méchant garçon!</p> + +<p>Le visage de Juliette-Elisabeth, son visage +fermé et mort reflétait une complicité résignée +et aimante à la fois, une servitude consentie, +la moitié du martyre, la moitié de l'extase, +un mysticisme d'esclavage, une communion +dans la douleur née—ou à naître.</p> + +<p>Stupide de la sérénité subite, feu B. de La C. +nouait des phrases peu écoutées:</p> + +<p>—Oui, oui, on a reconnu mon innocence... +La preuve, c'est que je suis ici, c'est qu'on +m'a donné une grosse indemnité, que, pour +éviter un tas d'ennuis au gouvernement, on<span class="pagenum"><a name="Page_274" id="Page_274">[Pg 274]</a></span> +m'a autorisé à changer de nom, provisoirement +et pour toujours, si je veux...</p> + +<p>—C'est dommage! dit doucement la jeune +fille: j'aurais voulu que nos enfants s'appelassent +Bicorne de la Cellambrie.</p> + +<p>Les yeux se rencontrèrent: ce n'était que +détresse, consentement, délice funeste, fatalité +sans épouvante.</p> + +<p>Chacun de ces êtres avait toute sa +misère au corps, aux mains, en sueur, au +front, jusque dans son souffle.</p> + +<p>Lentement, très lentement, le garçon de recettes +se tourna vers son patron, fit mine de +lever les paupières et parla:</p> + +<p>—Monsieur, je ne vous reconnais pas, je +ne vous connais pas. Je suis innocent. Ça, je +le sais, c'est tout ce que je sais... La petite...</p> + +<p>—C'est mon désir, clama violemment +Rocaroc—violemment mais entre haut et +bas,—c'est mon désir qu'elle a exprimé et +je...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_275" id="Page_275">[Pg 275]</a></span></p> + +<p>—Par grâce, patron! reprit le vieillard! +par grâce! pas un mot!...</p> + +<p>Le soir tombait, un de ces soirs d'été, gras, +courts et paresseux, qui savent ne pouvoir pas +durer et qui s'en donnent leur saoul, bourrés +de chaleur et de fatigue. De ces trois personnages, +pas un ne songeait à faire de la lumière: +tous voulaient rester dans leur nuit à eux, +dans sa nuit à soi, quitte à avoir une aube +commune et claire d'espoirs inconnus. Leur +angoisse, leur souvenir, l'obscurité, tout +tourna à une tendresse sourde, aveugle, et +lourde, à une fraternité au cœur secret de +l'existence affreuse, de ses luttes, de sa déchéance +sans fond. Ces adversaires irréductibles +ne se mesuraient plus; ne se menaçaient +plus: ils se fondaient dans une ténèbre +grise, dans une paix prometteuse de +néant.</p> + +<p>Tout à coup, un petit bruit fendit à peine le +silence: la jeune fille fondait en larmes.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_276" id="Page_276">[Pg 276]</a></span></p> + +<p>Alors les trois spectres se collèrent un peu +plus l'un à l'autre: les deux hommes pleuraient, +pleuraient, pleuraient—comme des +hommes...</p> + +<hr class="chap" /> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_277" id="Page_277">[Pg 277]</a></span></p> + + + + +<h2><a name="CHAPITRE_XII" id="CHAPITRE_XII">CHAPITRE XII</a></h2> + +<h3>UN LIVRE QUI FINIT BIEN</h3> + + +<p> +<i>Rocaroc à Capucino.</i><br /> +<br /> +Mon cher Directeur,<br /> +</p> + +<p>Comme c'est bête! Je retrouve, sur ma +table, la lettre que je devais vous envoyer, il +y a huit jours, et un gabarit que je ne vous +enverrai pas, parce qu'il n'a plus aucun intérêt. +Les lignes qui suivent n'en ont guère +plus mais c'est un <i>post-scriptum</i> aimable et qui +vous manquerait.</p> + +<p>Car je crois qu'il lèvera vos derniers scrupules +et qu'il vous ramènera près de nous.</p> + +<p>Je dis <i>nous</i> car je me range, je me marie. +J'épouse... mais vous l'avez deviné, n'est-ce<span class="pagenum"><a name="Page_278" id="Page_278">[Pg 278]</a></span> +pas? j'épouse la fille de la pseudo-victime +d'un certain B. de La C. que nous avons +connu et qui, je le sais de fraîche date, était +absolument innocent—et l'est encore, au +reste. Mariage d'amour. C'est, matériellement, +quelque chose dans le goût du <i>Cid</i> et si vous +avez, parmi vos pensionnaires, une sorte de +Corneille... Mais nous ne vous demandons +que de nous joindre au plus tôt. Ma fiancée +est charmante, intelligente, résolue, d'une +sensibilité ardente et réfléchie, guerrière—et +sœur de charité. J'espère cependant qu'elle +me donnera des enfants—pas trop—dont +vous serez le parrain, en partie. Le premier +est retenu—vous m'excuserez—par mon +cousin, mon ex-cousin, le ministre. Vous +m'excuserez d'autant plus qu'il l'adoptera, cet +enfant, pour qu'il y ait encore d'authentiques +Bicorne de La Cellambrie. Orgueil de famille. +Mais il y en aura encore: orgueil d'homme +jeune encore.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_279" id="Page_279">[Pg 279]</a></span></p> + +<p>Je ne vous ferai pas le détail des émotions +qui m'ont assailli ces jours-ci: vous êtes encore +fonctionnaire: on peut décacheter vos +lettres. Mais on va se revoir bientôt et ne plus +se quitter: vous en entendrez de drôles et de +pires—à en crever.</p> + +<p>J'aurais peut-être dû attendre votre retour: +vous étiez mon témoin-né. Mais la nature ne +me permet pas de patience. Lorsque, à trente-quatre +ans, on a laissé parler la nature plus +que le sentiment... je n'insiste pas... depuis +douze ans... Passons!</p> + +<p>Ajouterai-je que les commentaires les plus +flatteurs ont entouré mon portrait, en médaillon, +dans tous les journaux de Paris, de +la province et de l'étranger? On m'a prêté de +l'héroïsme, de la grandeur d'âme, du tolstoïsme +parce que j'épousais la fille d'un de +mes garçons de recettes qui s'était laissé entôler!</p> + +<p>Il est vrai que j'ai été bon avec ce nouveau +parent et cet ancien serviteur mais, hélas! je<span class="pagenum"><a name="Page_280" id="Page_280">[Pg 280]</a></span> +ne pourrai le garder auprès de moi, auprès +de nous: il a l'esprit qui travaille, qui travaille +mal.</p> + +<p>Il battra la campagne aux champs: je viens +de lui acheter une brave petite propriété dans +l'Ardèche, avec deux domestiques sûrs, anciens +gardiens de Charenton: il sera très +très heureux.</p> + +<p>J'oubliais de vous dire que, en raison des +nouvelles charges qui m'incombent, du fait de +mon mariage, je vais m'occuper du meurtre +des usuriers par les fils de famille, agents, +rabatteurs—et inversement: c'est modeste +mais, je l'espère, assez rémunérateur.</p> + +<p>Mais ne parlons plus affaires.</p> + +<p>Ce matin, très tôt, pour chasser certaines +vapeurs, je me suis fait mener dans des quartiers +perdus. J'ai quitté mon auto devant le +monument de Barye. J'ai pris, à pied, la +rue Saint-Louis en l'Ile, j'ai à peine regardé +la rue Le Regrattier, j'ai vu avec peine que<span class="pagenum"><a name="Page_281" id="Page_281">[Pg 281]</a></span> +c'était mal tenu et j'ai continué ma route de +bourgeois. Le soleil commençait à peine à +vouloir se faire méchant. Des bateaux paresseux +s'étendaient sur une Seine à griselis +alanguis. J'allais toujours. Je passai sur une +placette où, pour faire oublier l'Hôtel-Dieu +tout proche, on vendait des fleurs; en pots, +en gerbes, en terreau, à vous éblouir, à +vous empoisonner. Je me courbai sous une +espèce de souricière en bois—et, soudain, +je me trouvai devant la Conciergerie, oui la +Conciergerie! les Tours pointues (car elles +sont trois). Je fermai les yeux et les rouvris. +Je regardai. Les grilles des fenêtres ne gardaient +que des lettres égayées de timbres clairs; +un chat noir et blanc se lissait entre deux +barreaux: il n'y avait ni gardes ni prisonniers: +de la paix, du sommeil. Je jurai, du +fond de mon âme, (mais d'une âme riante), +que ce local ne me reverrait pas et je regardai +en face: j'eus un cri de joie. En raison<span class="pagenum"><a name="Page_282" id="Page_282">[Pg 282]</a></span> +des travaux du Métro, le pont, la chaussée, le +trottoir même de la prison n'étaient que +roses, anémones, œillets, pivoines, une flore +inouïe, discrètement odorante, d'un éclat, +d'une douceur, d'une sérénité à mourir de +douceur: je n'hésitai pas, j'achetai tout, tout: +c'était la rançon de mes cachots, de mes +ténèbres de cœur et d'âme, c'était l'avenir en +bourgeons, en fleurs, c'était de la béatitude +laborieuse et parfumée, c'était du soleil pris +au jeune soleil qui se mirait dans ces feuilles +et ces corolles et qui se faisait beau pour elles...</p> + +<p>Et, quand, dans ma hâte de mettre le soleil, +les fleurs, l'avenir et mon âme apaisée aux +pieds de ma grave fiancée, je regagnai le Paris +des honnêtes gens, par le Pont-Neuf, je m'aperçus, +à une nuance de son geste d'accueil et +de son sourire, que le bon roi Henri et moi, +nous étions une paire d'amis.</p> + +<p> +<i>31 juillet.</i><br /> +<br /> +<span class="smcap">Rocaroc.</span><br /> +</p> + + +<h3>THE END</h3> + +<hr class="chap" /> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_283" id="Page_283">[Pg 283]</a></span></p> + + + + +<h2><a name="TABLE" id="TABLE">TABLE</a></h2> + + +<p> +<a href="#DEDICACE">DÉDICACE</a><br /> +<br /> +<a href="#CHAPITRE_PREMIER">I. Un livre qui commence bien</a><br /> +<a href="#CHAPITRE_II">II. Une proposition moins inacceptable qu'inattendue</a><br /> +<a href="#CHAPITRE_III">III. Paris!</a><br /> +<a href="#CHAPITRE_IV">IV. Le dernier endroit où l'on cause</a><br /> +<a href="#CHAPITRE_V">V. Une crémaillère de pendables et de pendus</a><br /> +<a href="#CHAPITRE_VI">VI. Une circulaire</a><br /> +<a href="#CHAPITRE_VII">VII. Au rapport</a><br /> +<a href="#CHAPITRE_VIII">VIII. Chez Machin's et ailleurs</a><br /> +<a href="#CHAPITRE_IX">IX. La séance continue</a><br /> +<a href="#CHAPITRE_IX_annexe">IX. (<i>Annexe.</i>) Louis-Napoléon Solsequin</a><br /> +<a href="#CHAPITRE_X">X. Penthésilée</a><br /> +<a href="#CHAPITRE_XI">XI. Justice immanente</a><br /> +<a href="#CHAPITRE_XII">XII. Un livre qui finit bien</a><br /> + +</p> + + +<p>1641.—Imp. <span class="smcap">Kapp</span>, 20, rue de Condé, Paris.</p> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's Le forçat honoraire, by Ernest La Jeunesse + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FORÇAT HONORAIRE *** + +***** This file should be named 57866-h.htm or 57866-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/5/7/8/6/57866/ + +Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by The Internet Archive/Canadian Libraries) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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