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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 57832 ***
+
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+VATHEK.
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+NOUVELLE ÉDITION.
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+LONDRES:
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+RICHARD BENTLEY, NEW BURLINGTON STREET.
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+1834.
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+[Illustration: VATHEK. F. Pickering, pinxt. J. W. Cook, sculpt.]
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+LONDRES:
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+SCHULTZE ET CO. POLAND STREET.
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+
+Les éditions de Paris et de Lausanne, étant devenues extrêmement rares,
+j'ai consenti enfin à ce que l'on republiât à Londres ce petit ouvrage
+tel que je l'ai composé.
+
+La traduction, comme on sait, a paru avant l'original; il est fort aisé
+de croire que ce n'était pas mon intention; des circonstances, peu
+intéressantes pour le public, en ont été la cause.
+
+J'ai préparé quelques Episodes; ils sont indiqués à la page 200, comme
+faisant suite à Vathek; peut-être paraîtront-ils un jour.
+
+W. BECKFORD.
+
+
+
+
+VATHEK.
+
+
+Vathek, neuvième Calife[1] de la race des Abbassides, était fils de
+Motassem, et petit-fils d'Haroum Al-Rachid. Il monta sur le trône à la
+fleur de son âge. Les grandes qualités qu'il possédait déjà, faisaient
+espérer à ses peuples que son règne serait long et heureux. Sa figure
+était agréable et majestueuse; mais quand il était en colère, un de ses
+yeux devenait si terrible qu'on n'en pouvait soutenir le regard: le
+malheureux sur lequel il le fixait tombait à la renverse, et quelquefois
+même expirait à l'instant[2]. Aussi, dans la crainte de dépeupler ses
+états et de faire un désert de son palais ce prince ne se mettait en
+colère que très-rarement.
+
+Il était fort adonné aux femmes et aux plaisirs de la table. Sa
+générosité était sans bornes, et ses débauches sans retenue. Il ne
+croyait pas comme Omar Ben Abdalaziz[3], qu'il fallût se faire un enfer
+de ce monde, pour avoir le paradis dans l'autre.
+
+Il surpassa en magnificence tous ses prédécesseurs. Le palais
+d'Alkorremi bâti par son père Motassem sur la colline des chevaux pies,
+et qui commandait toute la ville de Samarah[4] ne lui parut pas assez
+vaste. Il y ajouta cinq ailes ou plutôt cinq autres palais, et il
+destina chacun d'eux à la satisfaction d'un des sens.
+
+Dans le premier de ces palais, les tables étaient toujours couvertes des
+mets les plus exquis. On les renouvelait nuit et jour, à mesure qu'ils
+se refroidissaient. Les vins les plus délicats et les meilleures
+liqueurs coulaient à grands flots de cent fontaines qui ne tarissaient
+jamais. Ce palais s'appelait _le Festin éternel_ ou _l'Insatiable_.
+
+On nommait le second palais _le Temple de la Mélodie_ ou _le Nectar de
+l'Ame_. Il était habité par les premiers musiciens et poètes de ce
+temps, qui, se dispersant par bandes, faisaient retentir tous les lieux
+d'alentour de leurs chants.
+
+Le palais nommé _les Délices des yeux_, ou _le Support de la mémoire_,
+était un enchantement continuel. Des raretés rassemblées de toutes les
+parties du monde, s'y trouvaient en profusion et dans le bel ordre. On y
+voyait une galerie de tableaux du célèbre Mani[5], et des statues qui
+paraissaient animées. Là, une perspective bien ménagée charmait la vue;
+ici, la magie de l'optique la trompait agréablement; autre part, on
+trouvait tous les trésors de la nature. En un mot, Vathek, le plus
+curieux des hommes, n'avait rien omis dans ce palais de ce qui pouvait
+contenter la curiosité de ceux qui le visitaient.
+
+Le palais des _Parfums_, qu'on appelait aussi _l'Aiguillon de la
+Volupté_, était divisé en plusieurs salles. Des flambeaux et des lampes
+aromatiques y étaient allumés, même en plein jour. Pour dissiper
+l'agréable ivresse que donnait ce lieu, on descendait dans un vaste
+jardin, où l'assemblage de toutes les fleurs faisait respirer un air
+suave et restaurant.
+
+Dans le cinquième palais, nommé _le Réduit de la Joie_ ou _le
+Dangereux_, se trouvaient plusieurs troupes de jeunes filles. Elles
+étaient belles et prévenantes comme les Houris, et jamais elle ne se
+lassaient de bien recevoir ceux que le Calife voulait admettre en leur
+compagnie.
+
+Malgré les voluptés dans lesquelles Vathek se plongeait, ce prince n'en
+était pas moins aimé de ses peuples. On croyait qu'un Souverain qui se
+livre au plaisir, est pour le moins aussi propre à gouverner que celui
+qui s'en déclare l'ennemi. Mais son caractère ardent et inquiet ne lui
+permit pas d'en rester là. Du vivant de son père il avait tant étudié
+pour se désennuyer, qu'il savait beaucoup; il voulût enfin tout
+approfondir, même les sciences qui n'existent pas. Il aimait à disputer
+avec les savans; mais il ne fallait pas qu'ils poussassent trop loin la
+contradiction. Aux uns il fermait la bouche par des présents; ceux dont
+l'opiniâtreté résistait à sa libéralité, étaient envoyés en prison pour
+calmer leur sang: remède qui souvent réussissait.
+
+Vathek voulut aussi se mêler des querelles théologiques, et ce ne fut
+pas pour le parti généralement regardé comme orthodoxe qu'il se déclara.
+Il mit par-là tous les dévots contre lui: alors il les persécuta; car à
+quelque prix que ce fût, il voulait toujours avoir raison.
+
+Le grand Prophète Mahomet, dont les Califes sont les Vicaires, était
+indigné dans le septième Ciel de la conduite irréligieuse d'un de ses
+successeurs. Laissons-le faire, disait-il aux génies qui sont toujours
+prêts à recevoir ses ordres: voyons où ira sa folie et son impiété; s'il
+en fait trop nous saurons bien le châtier. Aidez-lui à bâtir cette tour
+qu'à l'imitation de Nembrod, il a commencé d'élever; non comme ce grand
+guerrier pour se sauver d'un nouveau déluge, mais par l'insolente
+curiosité de pénétrer dans les secrets du ciel. Il a beau faire, il ne
+devinera jamais le sort qui l'attend.
+
+Les génies obéirent; et quand les ouvriers élevaient durant le jour la
+tour d'une coudée, ils y en ajoutaient deux pendant la nuit. La rapidité
+avec laquelle cet édifice fut construit, flatta la vanité de Vathek. Il
+pensait que même la matière insensible se prêtait à ses desseins. Ce
+prince ne considérait pas, malgré toute sa science, que les succès de
+l'insensé et du méchant, sont les premières verges dont ils sont
+frappés.
+
+Son orgueil parvint au comble lorsqu'ayant monté, pour la première fois,
+les quinze cents degrés de sa tour, il regarda en bas. Les hommes lui
+paraissaient des fourmis, les collines des taupinières, et Samarah une
+ruche d'abeilles. L'idée que cette élévation lui donna de sa propre
+grandeur, acheva de lui tourner la tête. Il allait s'adorer lui-même,
+lorsqu'en levant les yeux il s'aperçut que les astres étaient aussi
+éloignés de lui que lorsqu'il était au niveau de la terre. Il se consola
+cependant du sentiment involontaire de sa petitesse, par l'idée de
+paraître grand aux yeux des autres. Il se flatta que les lumières de son
+esprit surpasseraient la portée de ses yeux, et qu'il ferait rendre
+compte aux étoiles des arrêts de sa destinée.
+
+Pour cet effet, il passait la plupart des nuits sur le sommet de sa
+tour, et se croyant initié dans les mystères astrologiques, il s'imagina
+que les planètes lui annonçaient de merveilleuses aventures. Un homme
+extraordinaire devait venir d'un pays dont on n'avait jamais entendu
+parler, et en être le héraut. Alors, il redoubla d'attention pour les
+étrangers, et fit publier à son de trompe dans les rues de Samarah,
+qu'aucun de ses sujets n'eût à retenir ni à loger les voyageurs; il
+voulait qu'on les amenât tous dans son palais.
+
+Quelque temps après cette proclamation, parut un homme dont la figure
+était si effroyable, que les gardes qui s'en emparèrent furent obligés
+de fermer les yeux en le conduisant au palais. Le Calife lui-même parut
+étonné à son horrible aspect; mais la joie succéda bientôt à cet effroi
+involontaire. L'inconnu étala devant le prince des raretés telles qu'il
+n'en avait jamais vues, et dont il n'avait pas même conçu la
+possibilité.
+
+Rien, en effet, n'était plus extraordinaire que les marchandises de
+l'étranger. La plupart de ses bijoux étaient aussi bien travaillés que
+magnifiques. Ils avaient outre cela une vertu particulière, décrite sur
+un rouleau de parchemin attaché à chaque pièce. Des pantoufles par leurs
+mouvements spontanés épargnaient la fatigue de marcher; des couteaux
+coupaient sans le mouvement de la main; et des sabres portaient le coup
+d'eux-mêmes au moindre geste.
+
+Parmi ces curiosités inconcevables les sabres surtout, dont les lames
+jetaient un feu éblouissant, fixèrent l'attention du Calife qui se
+promettait de déchiffrer à loisir des caractères inconnus qu'on y avait
+gravés. Sans demander au marchand quel en était le prix, il fit apporter
+devant lui tout l'or monnoyé du trésor, et lui dit de prendre ce qu'il
+voudrait. Celui-ci prit peu de chose, et en gardant un profond silence.
+
+Vathek ne douta point que le silence de l'inconnu ne fût causé par le
+respect que lui inspirait sa présence. Il le fit avancer avec bonté, et
+lui demanda d'un air affable qui il était, d'où il venait, et où il
+avait acquis de si belles choses? L'homme, ou plutôt le monstre, au lieu
+de répondre à ces questions, frotta trois fois son front plus noir que
+l'ébène, frappa quatre fois sur son ventre dont la circonférence était
+énorme, ouvrit de gros yeux qui paraissaient deux charbons ardents, et
+se mit à rire avec un bruit affreux en montrant de larges dents couleur
+d'ambre rayées de vert.
+
+Le Calife, un peu ému, répéta sa demande; mais il ne reçut pas d'autre
+réponse. Alors, ce prince commença à s'impatienter, et s'écria: Sais-tu
+bien, malheureux, qui je suis, et de qui tu te joues? Et s'adressant à
+ses gardes, il leur demanda s'ils l'avaient entendu parler? Ils
+répondirent qu'il avait parlé, mais que ce qu'il avait dit n'était pas
+grand'chose. Qu'il parle donc encore, reprit Vathek, qu'il parle comme
+il pourra, et qu'il me dise qui il est, d'où il vient, et d'où il a
+apporté les étranges curiosités qu'il m'a offertes? Je jure par l'âne de
+Balaam que s'il se tait davantage, je le ferai repentir de son
+obstination. En disant ces mots, le Calife ne put s'empêcher de lancer
+sur l'inconnu un de ses regards dangereux: celui-ci n'en perdit pas
+seulement contenance; l'oeil terrible et meurtrier ne fit aucun effet
+sur lui.
+
+On ne saurait exprimer l'étonnement des courtisans, quand ils
+s'aperçurent que l'incivil marchand soutenait une telle épreuve. Ils
+s'étaient tous jetés la face contre terre, et y seraient restés, si le
+Calife ne leur eût dit d'un ton furieux: Levez-vous, poltrons, et
+saisissez ce misérable! qu'il soit traîné en prison et gardé à vue par
+mes meilleurs soldats! Il peut emporter avec lui l'argent que je viens
+de lui donner; qu'il le garde, mais qu'il parle. A ces mots, on tomba
+sur l'étranger; on le garrotta de fortes chaînes, et on le conduisit
+dans la prison de la grande tour. Sept enceintes de barreaux de fer,
+garnis de pointes aussi longues et aussi acérées que des broches,
+l'environnaient de tous côtés.
+
+Le Calife demeura cependant dans la plus violente agitation; à peine
+voulut-il se mettre à table, et ne mangea que de trente-deux plats sur
+les trois cents qu'on lui servait tous les jours. Cette diète, à
+laquelle il n'était pas accoutumé, l'aurait seule empêché de dormir.
+Quel effet ne dut-elle pas avoir, étant jointe à l'inquiétude qui le
+tourmentait! Aussi, dès qu'il fut jour, il courut à la prison pour faire
+de nouveaux efforts auprès de l'opiniâtre inconnu. Mais sa rage ne
+saurait se décrire quand il vit qu'il n'y était plus, que les grilles de
+fer étaient brisées, et les gardes sans vie. Le plus étrange délire
+s'empara de lui. Il se mit à donner de grands coups de pied aux cadavres
+qui l'entouraient, et continua tout le jour à les frapper de la même
+manière. Ses courtisans et ses visirs firent tout ce qu'ils purent pour
+le calmer; mais voyant qu'ils n'en pouvaient venir à bout, ils
+s'écrièrent tous ensemble: le Calife est devenu fou! le Calife est
+devenu fou!
+
+Ce cri fut bientôt répété dans toutes les rues de Samarah. Il parvint
+enfin aux oreilles de la princesse Carathis, mère de Vathek. Elle
+accourut toute alarmée pour essayer le pouvoir qu'elle avait sur
+l'esprit de son fils. Ses pleurs et ses embrassemens réussirent à le
+calmer; et cédant bientôt à ses instances, il se laissa ramener dans son
+palais.
+
+Carathis n'eut garde d'abandonner son fils à lui-même. Après qu'elle
+l'eut fait mettre au lit, elle s'assit auprès de lui, et tâcha par ses
+discours de le consoler et de le tranquilliser. Personne ne pouvait
+mieux y parvenir. Vathek l'aimait et la respectait, non-seulement comme
+une mère, mais encore comme une femme douée d'un génie supérieur. Elle
+était Grecque, et lui avait fait adopter tous les systèmes et les
+sciences de ce peuple, en horreur parmi les bons Musulmans.
+
+L'astrologie judiciaire était une de ces sciences, et Carathis la
+possédait parfaitement. Son premier soin fut donc de faire ressouvenir
+son fils de ce que les étoiles lui avaient promis, et elle proposa de
+les consulter encore. Hélas! lui dit le Calife, dès qu'il put parler, je
+suis un insensé, non d'avoir donné quarante mille coups de pied à mes
+gardes, qui se sont sottement laissé mourir; mais parce que je n'ai pas
+réfléchi que cet homme extraordinaire était celui que les planètes
+m'avaient annoncé. Au lieu de le maltraiter, j'aurais dû essayer de le
+gagner par la douceur et les caresses. Le passé ne peut se rappeler,
+répondit Carathis; il faut songer à l'avenir. Peut-être verrez-vous
+encore celui que vous regrettez; peut-être ces écritures qui sont sur
+les lames des sabres vous en apprendront des nouvelles. Mangez et
+dormez, mon cher fils; nous verrons demain ce qu'il y faudra faire.
+
+Vathek suivit ce sage conseil, du mieux qu'il put. Le lendemain, il se
+leva dans une meilleure situation d'esprit, et se fit aussitôt apporter
+les sabres merveilleux. Afin de n'être pas ébloui par leur éclat, il les
+regarda au travers d'un verre coloré, et s'efforça d'en déchiffrer les
+caractères; mais ce fut en vain: il eut beau se frapper le front, il ne
+connut pas une seule lettre. Ce contretemps l'aurait fait retomber dans
+ses premières fureurs, si Carathis n'était entrée à propos.
+
+Prenez patience, mon fils, lui dit-elle; vous possédez assurément toutes
+les sciences. Connaître les langues est une bagatelle du ressort des
+pédants. Promettez des récompenses dignes de vous à ceux qui
+expliqueront ces mots barbares que vous n'entendez pas, et qu'il est
+au-dessous de vous d'entendre; bientôt vous serez satisfait. Cela peut
+être, dit le Calife; mais en attendant je serai excédé par une foule de
+demi-savans, qui feront cet essai autant pour avoir le plaisir de
+bavarder, que pour obtenir la récompense. Après un moment de réflexion
+il ajouta: Je veux éviter cet inconvénient. Je ferai mourir tous ceux
+qui ne me satisferont pas; car, graces au Ciel, j'ai assez de jugement
+pour voir si l'on traduit, ou si l'on invente.
+
+Oh! pour cela, je n'en doute pas, répondit Carathis. Mais faire mourir
+les ignorans est une punition un peu sévère, et qui peut avoir de
+dangereuses conséquences. Contentez-vous de leur faire brûler la barbe;
+les barbes ne sont pas aussi nécessaires dans un état que les hommes. Le
+Calife se rendit encore aux raisons de sa mère, et fit appeler son
+premier Visir. Morakanabad, lui dit-il, fais annoncer par un crieur
+public dans Samarah, et dans toutes les villes de mon empire, que celui
+qui déchiffrera des caractères qui paraissent indéchiffrables, aura des
+preuves de cette libéralité connue de tout le monde; mais qu'au défaut
+de succès, on lui brûlera la barbe jusqu'au moindre poil. Qu'on publie
+aussi que je donnerai cinquante belles esclaves, et cinquante caisses
+d'abricots de l'isle de Kirmith, à qui m'apprendra des nouvelles de cet
+homme étrange que je veux revoir.
+
+Les sujets du Calife, à l'exemple de leur maître, aimaient beaucoup les
+femmes et les caisses d'abricots de l'île de Kirmith. Ces promesses leur
+firent venir l'eau à la bouche, mais ils n'en tâtèrent pas; car personne
+ne savait ce qu'était devenu l'étranger. Il n'en fut pas de même de la
+première demande du Calife. Les savans, les demi-savans, et tous ceux
+qui n'étaient ni l'un ni l'autre, mais qui croyaient être tout, vinrent
+courageusement hasarder leur barbe, et tous la perdirent. Les eunuques
+ne faisaient autre chose que de brûler des barbes; ce qui leur donnait
+une odeur de roussi, dont les femmes du sérail se trouvèrent si
+incommodées qu'il fallut donner cet emploi à d'autres.
+
+Enfin, un jour il se présenta un vieillard dont la barbe surpassait
+d'une coudée et demie toutes celles qu'on avait vues. Les officiers du
+palais, en l'introduisant, se disaient l'un à l'autre; quel dommage!
+quel grand dommage de brûler une aussi belle barbe! Le Calife pensait de
+même; mais il n'en eut pas le chagrin. Le vieillard lut sans peine les
+caractères, et les expliqua mot-à-mot de la manière suivante: «Nous
+avons été faits là où l'on fait tout bien; nous sommes la moindre des
+merveilles d'une région où tout est merveilleux et digne du plus grand
+prince de la terre.»
+
+Oh! tu as parfaitement bien traduit, s'écria Vathek; je connais celui
+que ces caractères veulent désigner. Qu'on donne à ce vieillard autant
+de robes d'honneur et autant de mille sequins qu'il a prononcé de mots:
+il a nettoyé mon coeur d'une partie du surmé qui l'envelopait. Après ces
+paroles, Vathek l'invita à dîner, et même à passer quelques jours dans
+son palais.
+
+Le lendemain le Calife le fit appeler, et lui dit: Relis-moi encore ce
+que tu m'as lu; je ne saurais trop entendre ces paroles qui semblent
+me promettre le bien après lequel je soupire. Aussitôt le vieillard
+mit ses lunettes vertes. Mais elles lui tombèrent du nez, lorsqu'il
+s'aperçut que les caractères de la veille avaient fait place à
+d'autres. Qu'as-tu? lui demanda le Calife; que signifient ces marques
+d'étonnement?--Souverain du monde, les caractères de ces sabres ne sont
+plus les mêmes.--Que me dis-tu? reprit Vathek; mais n'importe; si tu
+peux, explique-m'en la signification.--La voici, Seigneur, dit le
+vieillard: «malheur au téméraire qui veut savoir ce qu'il devrait
+ignorer, et entreprendre ce qui surpasse son pouvoir.» Malheur à
+toi-même! s'écria le Calife, tout hors de lui. Sors de ma présence! On
+ne te brûlera que la moitié de la barbe, parce qu'hier tu devinas bien;
+quant à mes présents, je ne reprends jamais ce que j'ai donné. Le
+vieillard, assez sage pour penser qu'il était quitte à bon marché de la
+sottise qu'il avait faite en disant à son Maître une vérité désagréable,
+se retira aussitôt, et ne reparut plus.
+
+Vathek ne tarda point à se repentir de son impétuosité. Comme il ne
+cessait d'examiner ces caractères, il s'aperçut bien qu'ils changeaient
+tous les jours; et personne ne se présentait pour les expliquer. Cette
+inquiète occupation enflamma son sang, lui causa des vertiges, des
+éblouissements, et une si grande faiblesse qu'à peine il pouvait se
+soutenir; dans cet état, il ne laissait pas de se faire porter à la
+tour, espérant lire quelque chose d'agréable dans les astres; mais son
+espoir fut trompé. Ses yeux, offusqués par les vapeurs de sa tête le
+servaient mal: il ne voyait plus qu'un nuage noir et épais; augure qui
+lui semblait des plus funestes.
+
+Harassé de tant de soucis, le Calife perdit entièrement courage. Une
+soif surnaturelle le consuma; et sa bouche, ouverte comme un entonnoir,
+recevait jour et nuit des torrents de liquides. Alors ce malheureux
+prince ne pouvant goûter aucun plaisir, fit fermer les palais des cinq
+sens, cessa de paraître en public, d'y étaler sa magnificence, de rendre
+justice à ses peuples, et se retira dans l'intérieur du sérail. Il avait
+toujours été bon mari; ses femmes se désolèrent de son état, ne se
+lassèrent point de faire des voeux pour sa santé, et de lui donner à
+boire.
+
+Cependant la princesse Carathis était dans la plus vive douleur. Elle se
+renfermait tous les jours avec le visir Morakanabad, pour consulter sur
+les moyens de guérir, ou du moins de soulager le malade. Persuadés qu'il
+y avait de l'enchantement, ils feuilletaient ensemble tous les livres de
+magie, et faisaient chercher partout l'horrible étranger qu'ils
+accusaient d'être l'auteur du charme.
+
+A quelques milles de Samarah, était une haute montagne couverte de thym
+et de serpolet; une plaine délicieuse en couronnait le sommet; on
+l'aurait prise pour le paradis destiné aux fidèles. Cent bosquets
+d'arbustes odoriférans, où l'oranger le cédrat et le citronnier
+s'entrelaçaient avec le palmier et la vigne, offraient de quoi
+satisfaire également le goût et l'odorat. La terre y était jonchée de
+violettes; des touffes de giroflées embaumaient l'air de leurs doux
+parfums. Quatre sources claires, et si abondantes qu'elles auraient pu
+désaltérer dix armées, ne semblaient couler en ce lieu que pour mieux
+imiter le jardin d'Eden arrosé des fleuves sacrés. Sur leurs bords
+verdoyants, le rossignol chantait la naissance de la rose, sa
+bien-aimée, et se plaignait du peu de durée de ses charmes; la
+tourterelle déplorait la perte de plaisirs plus réels, tandis que
+l'alouette saluait par ses chants la lumière qui ranime la nature. Là,
+plus qu'en aucun lieu du monde, le gazouillement des oiseaux exprimait
+leurs diverses passions; les fruits délicieux qu'ils béquetaient à
+plaisir, semblaient leur donner une double énergie.
+
+On portait quelquefois Vathek sur cette montagne, afin qu'il pût y
+respirer un air pur, et boire à son gré des quatre sources. Sa mère, ses
+femmes et quelques eunuques étaient les seules personnes qui
+l'accompagnaient. Chacun s'empressait à remplir de grandes coupes de
+cristal de roche, et les lui présentait à l'envi; mais leur zèle ne
+répondait pas à son avidité; souvent il se couchait par terre, pour
+lapper l'eau.
+
+Un jour que le déplorable prince était resté long-temps dans une posture
+aussi vile, une voix rauque mais forte, se fit entendre, et l'apostropha
+ainsi: «Pourquoi fais-tu l'exercice d'un chien, ô Calife si fier de ta
+dignité et de ta puissance?» A ces mots, Vathek lève la tête, et voit
+l'étranger, cause de tant de peines. A cette vue il se trouble, la
+colère enflamme son coeur; il s'écrie: Et toi, maudit Giaour![6] que
+viens-tu faire ici? N'es-tu pas content d'avoir rendu un prince agile et
+dispos, semblable à une outre? Ne vois-tu pas que je meurs autant pour
+avoir trop bu, que du besoin de boire?
+
+Bois donc encore ce trait, lui dit l'étranger, en lui présentant un
+flacon rempli d'une liqueur rougeâtre; et sache pour tarir la soif de
+ton ame, après celle du corps, que je suis Indien, mais d'une région de
+l'Inde qui n'est connue de personne.
+
+Ces mots furent un trait de lumière pour le Calife. C'était
+l'accomplissement d'une partie de ses désirs; et se flattant qu'ils
+allaient être tous satisfaits, il prit la liqueur magique et la but sans
+hésiter. A l'instant il se trouva rétabli, sa soif fut étanchée, et son
+corps devint plus agile que jamais. Sa joie fut alors extrême; il saute
+au col de l'effroyable Indien, et baise sa vilaine bouche béante et
+baveuse avec autant d'ardeur qu'il aurait pu baiser les lèvres de corail
+de ses plus belles femmes.
+
+Ces transports n'auraient pas fini, si l'éloquence de Carathis n'eût
+ramené le calme. Elle engagea son fils à retourner à Samarah, et il s'y
+fit précéder par un héraut qui criait de toutes ses forces: Le
+merveilleux étranger a reparu, il a guéri le Calife, il a parlé, il a
+parlé!
+
+Aussitôt, tous les habitants de cette grande ville sortirent de leurs
+maisons. Grands et petits couraient en foule pour voir passer Vathek et
+l'Indien. Ils ne se lassaient point de répéter: Il a guéri notre
+Souverain, il a parlé, il a parlé! Ces mots devinrent ceux du jour, et
+ne furent point oubliés dans les fêtes publiques qu'on donna le soir
+même en signe de réjouissance; les poètes en firent le refrain de toutes
+les chansons qu'ils composèrent sur ce beau sujet.
+
+Alors, le Calife fit rouvrir les palais des sens; et comme il était plus
+pressé de visiter celui du goût qu'aucun autre, il ordonna qu'on y
+servît un splendide festin, auquel ses favoris et tous les grands
+officiers furent admis. L'Indien, placé à côté du Calife, feignit de
+croire que pour mériter autant d'honneur, il ne pouvait trop manger,
+trop boire, ni trop parler. Les mets disparaissaient de la table
+aussitôt qu'ils étaient servis. Tout le monde le regardait avec
+étonnement: mais l'Indien, sans faire semblant de s'en apercevoir buvait
+des rasades à la santé de chacun, chantait à tue-tête, contait des
+histoires dont il riait lui-même à gorge déployée, et faisait des
+impromptus qu'on aurait applaudis, s'il ne les eût pas déclamés avec des
+grimaces affreuses: durant tout le repas, il ne cessa de bavarder autant
+que vingt astrologues, de manger plus que cent porte-faix, et de boire à
+proportion.
+
+Malgré qu'on eut couvert la table trente-deux fois, le Calife avait
+souffert de la voracité de son voisin. Sa présence lui devenait
+insupportable, et il pouvait à peine cacher son humeur en son
+inquiétude; enfin il trouva le moyen de dire à l'oreille du chef de ses
+eunuques: Tu vois, Bababalouk, comme cet homme fait tout en grand. Va,
+redouble de vigilance, et surtout prends garde à mes Circassiennes.
+
+L'oiseau du matin avait trois fois renouvelé son chant, lorsque l'heure
+du Divan sonna. Vathek avait promis d'y présider en personne. Il se lève
+de table, et s'appuie sur le bras de son visir; plus étourdi du tapage
+de son bruyant convive que du vin qu'il avait bu, ce pauvre prince
+pouvait à peine se soutenir.
+
+Les visirs, les officiers de la couronne, les gens de loi se rangèrent
+autour de leur souverain en demi-cercle, et dans un respectueux silence;
+tandis que l'Indien, avec autant de sang-froid que s'il avait été à
+jeûn, se plaça sans façon sur une des marches du trône, et riait sous
+cape de l'indignation que sa hardiesse causait à tous les spectateurs.
+
+Cependant le Calife, dont la tête était embarrassée, rendait justice à
+tort et à travers. Son premier visir s'en aperçut, et s'avisa
+tout-à-coup d'un expédient pour interrompre l'audience et sauver
+l'honneur de son maître. Il lui dit tout bas: Seigneur, la princesse
+Carathis a passé la nuit à consulter les planètes; elle vous fait dire
+que vous êtes menacé d'un danger pressant. Prenez garde que cet étranger
+dont vous payez quelques bijoux magiques par tant d'égards, n'ait
+attenté à votre vie. Sa liqueur a paru vous guérir; ce n'est peut-être
+qu'un poison dont l'effet sera soudain. Ne rejetez pas ce soupçon;
+demandez-lui du moins comme elle est composée, où il l'a prise, et
+faites mention des sabres que vous semblez avoir oubliés.
+
+Excédé des insolences de l'Indien, Vathek répondit à son visir par un
+signe de tête, et s'adressant à ce monstre: Lève-toi, lui dit-il, et
+déclare en plein Divan de quelles drogues est composée la liqueur que tu
+m'as fait prendre; débrouille surtout l'énigme des sabres que tu m'as
+vendus: et reconnais ainsi les bontés dont je t'ai comblé.
+
+Le Calife se tut après ces paroles qu'il prononça d'un ton aussi modéré
+qu'il lui fut possible. Mais l'Indien, sans répondre ni quitter sa
+place, renouvella ses éclats de rire et ses horribles grimaces. Alors
+Vathek ne put se contenir; d'un coup de pied il le jette de l'estrade,
+le suit, et le frappe avec une rapidité qui excite tout le Divan à
+l'imiter. Tous les pieds sont en l'air; on ne lui a pas donné un coup
+qu'on ne se sente forcé de redoubler.
+
+L'Indien prêtait beau jeu. Comme il était court et gros, il s'était
+ramassé en boule, et roulait sous les coups de ses assaillants, qui le
+suivaient partout avec un acharnement inoui. Roulant ainsi d'appartement
+en appartement, de chambre en chambre, la boule attirait après elle tous
+ceux qu'elle rencontrait. Le palais en confusion retentissait du plus
+épouvantable bruit. Les sultanes effrayées regardèrent à travers leurs
+portières; et dès que la boule parut, elles ne purent se contenir. En
+vain pour les arrêter, les eunuques les pinçaient jusqu'au sang; elles
+s'échappèrent de leurs mains: et ces fidèles gardiens, presque morts de
+frayeur, ne pouvaient eux-mêmes s'empêcher de suivre à la piste la boule
+fatale.
+
+Après avoir ainsi parcouru les salles, les chambres, les cuisines, les
+jardins et les écuries du palais, l'Indien prit enfin le chemin des
+cours. Le Calife, plus acharné que les autres, le suivait de près, et
+lui lançait autant de coups de pied qu'il pouvait: son zèle fut cause
+qu'il reçut lui-même quelques ruades adressées à la boule.
+
+Carathis, Morakanabad, et deux ou trois autres visirs dont la sagesse
+avait jusqu'alors résisté à l'attraction générale, voulant empêcher le
+Calife de se donner en spectacle, se jetèrent à ses genoux pour
+l'arrêter; mais il sauta par dessus leurs têtes, et continua sa course.
+Alors, ils ordonnèrent aux Muézins d'appeler le peuple à la prière, tant
+pour l'ôter du chemin, que pour l'engager à détourner par ses voeux une
+telle calamité; tout fut inutile. Il suffisait de voir cette infernale
+boule pour être attiré après elle. Les Muézins eux-mêmes, quoiqu'ils ne
+la vissent que de loin, descendirent de leurs minarets, et se joignirent
+à la foule. Elle augmenta au point, que bientôt il ne resta dans les
+maisons de Samarah que des paralytiques, des culs-de-jatte, des
+mourants, et des enfants à la mamelle dont les nourrices s'étaient
+débarrassées pour courir plus vîte: Carathis elle-même, Morakanabad et
+les autres, s'étaient enfin mis de la partie. Les cris des femmes
+échappées de leurs sérails; ceux des eunuques s'efforçant de ne pas les
+perdre de vue; les jurements des maris, qui, tout en courant, se
+menaçaient les uns les autres; les coups de pied donnés et rendus; les
+culbutes à chaque pas, tout enfin rendait Samarah semblable à une ville
+prise d'assaut et livrée au pillage. Enfin le maudit Indien, sous cette
+forme de boule, après avoir parcouru les rues, les places publiques,
+laissa la ville déserte, prit la route de la plaine de Catoul, et enfila
+une vallée au pied de la montagne des quatre sources.
+
+L'un des côtés de cette vallée était bordé d'une haute colline; de
+l'autre était un gouffre épouvantable formé par la chûte des eaux. Le
+Calife et la multitude qui le suivait craignirent que la boule n'allât
+s'y jeter et redoublèrent d'efforts pour l'atteindre, mais ce fut en
+vain; elle roula dans le gouffre, et disparut comme un éclair.
+
+Vathek se serait sans doute précipité après le perfide Giaour, s'il
+n'avait été retenu comme par une main invisible. La foule s'arrêta
+aussi; tout devint calme. On se regardait d'un air étonné; et malgré le
+ridicule de cette scène, personne ne rit. Chacun, les yeux baissés,
+l'air confus et taciturne, reprit le chemin de Samarah, et se cacha dans
+sa maison, sans penser qu'une force irrésistible pouvait seule porter à
+l'extravagance qu'on se reprochait; car il est juste que les hommes qui
+se glorifient du bien dont ils ne sont que les instruments, s'attribuent
+aussi les sottises qu'ils n'ont pu éviter.
+
+Le Calife seul, ne voulut pas quitter la vallée. Il ordonna qu'on y
+dressât ses tentes; et, malgré les représentations de Carathis et de
+Morakanabad, il prit son poste aux bords du gouffre. On avait beau lui
+représenter qu'en cet endroit le terrein pouvait s'ébouler, et que
+d'ailleurs, il était trop près du magicien; leurs remontrances furent
+inutiles. Après avoir fait allumer mille flambeaux, et commandé qu'on ne
+cessât d'en allumer, il s'étendit sur les bords fangeux du précipice, et
+tâcha, à la faveur de ces clartés artificielles, de voir au travers des
+ténèbres, que tous les feux de l'empirée n'auraient pu pénétrer. Tantôt
+il croyait entendre des voix qui partaient du fond de l'abîme, tantôt il
+s'imaginait y démêler les accents de l'Indien; mais ce n'était que le
+mugissement des eaux, et le bruit des cataractes qui tombaient à gros
+bouillons des montagnes.
+
+Vathek passa la nuit dans cette violente situation. Dès que le jour
+commença à poindre, il se retira dans sa tente, et là, sans avoir rien
+mangé, il s'endormit, et ne se réveilla que lorsque l'obscurité vint
+couvrir l'hémisphère. Alors, il reprit le poste de la veille, et ne le
+quitta pas de plusieurs nuits. On le voyait marcher à grands pas et
+regarder les étoiles d'un air furieux, comme s'il leur reprochait de
+l'avoir trompé.
+
+Tout-à-coup, depuis la vallée jusqu'au-delà de Samarah, l'azur du Ciel
+s'entremêla de longues raies de sang; cet horrible phénomène semblait
+toucher à la grande tour. Le Calife voulut y monter; mais ses forces
+l'abandonnèrent: et, transi de frayeur, il se couvrit la tête du pan de
+sa robe.
+
+Tous ces prodiges effrayants ne faisaient qu'exciter sa curiosité.
+Ainsi, au lieu de rentrer en lui-même, il persista dans le dessein de
+rester où l'Indien avait disparu.
+
+Une nuit qu'il faisait sa promenade solitaire dans la plaine, la lune et
+les étoiles s'éclipsèrent subitement; d'épaisses ténèbres succédèrent à
+la lumière, et il entendit sortir de la terre qui tremblait, la voix du
+Giaour, criant avec un bruit plus fort que le tonnerre: «Veux-tu te
+donner à moi, adorer les influences terrestres, et renoncer à Mahomet? A
+ces conditions, je t'ouvrirai le palais du feu souterrain. Là, sous des
+voûtes immenses, tu verras les trésors que les étoiles t'ont promis;
+c'est de là que j'ai tiré mes sabres; c'est là où Suleïman, fils de
+Daoud, repose environné des talismans qui subjuguent le monde.»
+
+Le Calife étonné répondit en frémissant, mais pourtant du ton d'un homme
+qui se faisait aux aventures surnaturelles: Où es-tu? parais à mes yeux!
+dissipe ces ténèbres dont je suis las! Après avoir brûlé tant de
+flambeaux pour te découvrir, c'est bien le moins que tu me montres ton
+effroyable visage.--Abjure donc Mahomet, reprit l'Indien; donne-moi des
+preuves de ta sincérité, ou jamais tu ne me verras.
+
+Le malheureux Calife promit tout. Aussitôt le Ciel s'éclaircit, et à la
+lueur des planètes qui semblaient enflammées, Vathek vit la terre
+entr'ouverte. Au fond paraissait un portail d'ébène. L'Indien étendu
+devant, tenait en sa main une clef d'or, et la faisait résonner contre
+la serrure.
+
+Ah! s'écria Vathek, comment puis-je descendre jusqu'à toi? Viens me
+prendre, et ouvre ta porte au plus vîte.--Tout beau, répondit l'Indien:
+sache que j'ai grand'soif et que je ne puis ouvrir qu'elle ne soit
+étanchée. Il me faut le sang de cinquante enfants: prends-les parmi ceux
+de tes visirs, et des grands de ta cour. Autrement, ni ma soif ni ta
+curiosité ne seront satisfaites. Retourne donc à Samarah; apporte-moi ce
+que je désire; jette-les toi-même dans ce gouffre; et puis tu verras.
+
+Après ces paroles, l'Indien tourna le dos; et le Calife, inspiré par les
+démons, se résolut au sacrifice affreux. Il fit donc semblant d'avoir
+repris sa tranquillité, et s'achemina vers Samarah aux acclamations d'un
+peuple qui l'aimait encore. Il dissimula si bien le trouble involontaire
+de son ame, que Carathis et Morakanabad y furent trompés comme les
+autres. On ne parla plus que de fêtes et de réjouissances. On mit même
+sur le tapis l'histoire de la boule, dont personne n'avait encore osé
+ouvrir la bouche: partout on en riait; cependant tout le monde n'avait
+pas sujet d'en rire. Plusieurs étaient encore entre les mains des
+chirurgiens à la suite des blessures reçues dans cette mémorable
+aventure.
+
+Vathek était très-aise qu'on le prît sur ce ton, parce qu'il voyait que
+cela le conduirait à ses abominables fins. Il avait un air affable avec
+tout le monde, surtout avec ses visirs et les grands de sa cour. Le
+lendemain, il les invita à un repas somptueux. Peu-à-peu il fit tomber
+la conversation sur leurs enfants, et demanda d'un air de bienveillance
+qui d'entr'eux avait les plus jolis garçons? Aussitôt, chaque père
+s'empresse à mettre les siens au-dessus de ceux des autres. La dispute
+s'échauffa; on en serait venu aux mains sans la présence du Calife qui
+feignit de vouloir en juger par lui-même.
+
+Bientôt on vit arriver une bande de ces pauvres enfants. La tendresse
+maternelle les avait ornés de tout ce qui pouvait rehausser leur beauté.
+Mais tandis que cette brillante jeunesse attirait tous les yeux et les
+coeurs, Vathek l'examina avec une perfide avidité, et en choisit
+cinquante pour les sacrifier au Giaour. Alors, avec un air de bonhommie
+il proposa de donner à ses petits favoris une fête dans la plaine. Ils
+devaient, disait-il, se réjouir encore plus que tous les autres du
+retour de sa santé. La bonté du Calife enchante. Elle est bientôt connue
+de tout Samarah. On prépare des litières, des chameaux, des chevaux;
+femmes, enfants, vieillards, jeunes gens, chacun se place selon son
+goût. Le cortège se met en marche, suivi de tous les confiseurs de la
+ville et des faubourgs; le peuple suit à pied en foule; tout le monde
+est dans la joie, et pas un ne se ressouvient de ce qu'il en a coûté à
+plusieurs, la dernière fois qu'on avait pris ce chemin.
+
+La soirée était belle, l'air frais, le ciel serein; les fleurs
+exhalaient leurs parfums. La nature en repos semblait se réjouir aux
+rayons du soleil couchant. Leur douce lumière dorait la cîme de la
+montagne aux quatre sources; elle en embellissait la descente et
+colorait les troupeaux bondissants. On n'entendait que le murmure des
+fontaines, le son des chalumeaux, et la voix des bergers qui
+s'appelaient sur les collines.
+
+Les pauvres enfants qui allaient être immolés rendaient la scène encore
+plus intéressante. Pleins de sécurité, ils s'avançaient vers la plaine
+en ne cessant de folâtrer; l'un courait après des papillons, l'autre
+cueillait des fleurs ou ramassait de petites pierres luisantes;
+plusieurs s'éloignaient d'un pas léger pour avoir le plaisir de se
+rejoindre et de se donner mille baisers.
+
+Déjà on découvrait de loin l'horrible gouffre au fond duquel était le
+portail d'ébène. Comme une raie noire, il coupait la plaine par le
+milieu. Morakanabad et ses confrères le prirent pour un de ces bizarres
+ouvrages que le Calife se plaisait à faire; les malheureux! ils ne
+savaient pas à quoi il était destiné. Vathek, qui ne voulait point qu'on
+examinât de trop près le lieu fatal, arrête la marche et fait tracer un
+grand cercle. La garde des eunuques se détache pour mesurer la lice
+destinée aux courses de pied, et pour préparer les anneaux que doivent
+enfiler les flèches. Les cinquante jeunes garçons se déshabillent à la
+hâte; on admire la souplesse et les agréables contours de leurs membres
+délicats. Leurs yeux pétillent d'une joie qui se répète dans ceux de
+leurs parents. Chacun fait des voeux pour celui des petits combattants
+qui l'intéresse le plus: tout le monde est attentif aux jeux de ces
+êtres aimables et innocents.
+
+Le Calife saisit ce moment pour s'éloigner de la foule. Il s'avance sur
+le bord du gouffre, et entend, non sans frémir, l'Indien qui disait en
+grinçant des dents: Où sont-ils?--Impitoyable Giaour! répondit Vathek
+tout troublé, n'y a-t-il pas moyen de te contenter sans le sacrifice que
+tu exiges? Ah! si tu voyais la beauté de ces enfants, leurs graces, leur
+naïveté, tu en serais attendri.--La peste de ton attendrissement, bavard
+que tu es! s'écria l'Indien; donne, donne-les vîte, ou ma porte te sera
+fermée à jamais.--Ne crie donc pas si haut, repartit le Calife en
+rougissant.--Oh! Pour cela, j'y consens, reprit le Giaour, avec un
+sourire d'ogre; tu ne manques pas de présence d'esprit: j'aurai patience
+encore un moment.
+
+Pendant cet affreux dialogue, les jeux étaient dans toute leur vivacité.
+Ils finirent enfin, lorsque le crépuscule gagna les montagnes. Alors, le
+Calife se tenant debout sur le bord de l'ouverture, cria de toutes ses
+forces: Que mes cinquante petits favoris s'approchent de moi, et qu'ils
+viennent selon l'ordre du succès qu'ils ont eu dans leurs jeux! Au
+premier des vainqueurs je donnerai mon bracelet de diamants, au second
+mon collier d'émeraudes, au troisième ma ceinture de topaze, et à chacun
+des autres quelque pièce de mon habillement, jusqu'à mes pantoufles.
+
+A ces paroles, les acclamations redoublèrent; on portait aux nues la
+bonté d'un Prince qui se mettait tout nu pour amuser ses sujets, et
+encourager la jeunesse. Cependant le Calife se déshabillant peu-à-peu,
+et élevant le bras aussi haut qu'il pouvait, faisait briller chacun des
+prix; mais tandis que d'une main il le donnait à l'enfant qui se hâtait
+de le recevoir, de l'autre il le poussait dans le gouffre, où le Giaour
+toujours grommelant, répétait sans cesse: Encore! Encore!
+
+Cet horrible manège était si rapide, que l'enfant qui accourait ne
+pouvait pas se douter du sort de ceux qui l'avaient précédé; et quant
+aux spectateurs, l'obscurité et la distance les empêchaient de voir.
+Enfin, Vathek ayant ainsi précipité la cinquantième victime, crut que le
+Giaour viendrait le prendre et lui présenter la clef d'or. Déjà il
+s'imaginait être aussi grand que Suleïman, et n'avoir aucun compte à
+rendre, lorsque la crevasse se ferma à sa grande surprise, et qu'il
+sentit sous ses pas la terre ferme comme à l'ordinaire. Sa rage et son
+désespoir ne peuvent s'exprimer. Il maudissait la perfidie de l'Indien;
+il l'appelait des noms les plus infâmes, et frappait du pied comme pour
+en être entendu. Il se démena ainsi jusqu'à ce qu'étant épuisé, il tomba
+par terre comme s'il avait perdu le sentiment. Ses visirs et les grands
+de la cour plus près de lui que les autres, crurent d'abord qu'il
+s'était assis sur l'herbe pour jouer avec les enfants; mais une sorte
+d'inquiétude les ayant saisis, ils s'avancèrent et virent le Calife tout
+seul, qui leur dit d'un air égaré: Que voulez-vous?--Nos enfants! nos
+enfants! s'écrièrent-ils.--Vous êtes bien plaisants de vouloir me rendre
+responsable des accidents de la vie, leur répondit-il. Vos enfants sont
+tombés en jouant dans le précipice qui était ici, et j'y serais tombé
+moi-même, si je n'avais fait un saut en arrière.
+
+A ces mots, les pères des cinquante enfants poussent des cris perçants,
+que les mères répétèrent d'un octave plus haut; tandis que tous les
+autres, sans savoir pourquoi l'on criait, enchérissaient sur eux par des
+hurlements. Bientôt on se dit de tous côtés: C'est un tour que le Calife
+nous a joué pour plaire à son maudit Giaour; punissons-le de sa
+perfidie, vengeons-nous! vengeons le sang innocent! jetons ce cruel
+Prince dans la cataracte, et que sa mémoire même soit anéantie.
+
+Carathis, effrayée par cette rumeur, s'approcha de Morakanabad. Visir,
+lui dit-elle, vous avez perdu deux jolis enfants, vous devez être le
+plus désolé des pères; mais vous êtes vertueux, sauvez votre maître.
+Oui, Madame, répondit le visir; je vais essayer au péril de ma vie de le
+tirer du danger où il est; ensuite, je l'abandonnerai à son funeste
+destin. Bababalouk, poursuivit-elle, mettez-vous à la tête de vos
+eunuques; écartons la foule; ramenons, s'il se peut, ce malheureux
+Prince dans son palais. Bababalouk et ses compagnons se félicitèrent,
+pour la première fois et tout bas, de ce qu'on les avait privés des
+honneurs et des soucis de la paternité. Ils obéirent au visir, et
+celui-ci les secondant de son mieux, vint enfin à bout de sa généreuse
+entreprise. Alors, il se retira pour pleurer à son aise.
+
+Dès que le Calife fut rentré, Carathis fit fermer les portes du palais.
+Mais voyant que l'émeute augmentait, et que de tous côtés on vomissait
+des imprécations, elle dit à son fils: Que vous ayez tort ou raison,
+n'importe; il faut sauver votre vie. Retirons-nous dans vos
+appartements; de là, nous passerons dans le souterrain qui n'est connu
+que de vous et de moi, et gagnerons la tour, où, avec le secours des
+muets qui n'en sont jamais sortis, nous tiendrons de reste. Bababalouk
+nous croira encore dans le palais, et en défendra l'entrée pour son
+propre intérêt; alors, sans nous embarrasser des conseils de ce pleureur
+de Morakanabad, nous verrons ce qu'il y aura de mieux à faire.
+
+Vathek ne répondit pas un seul mot à tout ce que sa mère lui disait, et
+se laissa conduire comme elle voulut; mais tout en marchant, il
+répétait: Où es-tu, horrible Giaour? N'as-tu pas encore croqué ces
+enfants? Où sont tes sabres, ta clef d'or, tes talismans? Ces paroles
+firent deviner à Carathis une partie de la vérité. Quand son fils se fut
+un peu tranquillisé dans la tour, elle n'eut pas de peine à la tirer
+toute entière. Bien loin d'avoir des scrupules, elle était aussi
+méchante qu'une femme peut l'être, et ce n'est pas peu dire; car ce sexe
+se pique de surpasser en tout celui qui lui dispute la supériorité. Le
+récit du Calife ne causa donc à Carathis ni surprise ni horreur; elle
+fut seulement frappée des promesses du Giaour, et dit à son fils: Il
+faut avouer que ce Giaour est un peu sanguinaire; cependant les
+puissances terrestres doivent être encore plus terribles; mais les
+promesses de l'un et les dons des autres valent bien la peine de faire
+quelques petits efforts; nul crime ne doit coûter quand de tels trésors
+en sont la récompense. Cessez donc de vous plaindre de l'Indien; il me
+semble que vous n'avez pas rempli toutes les conditions qu'il met à ses
+services. Je ne doute point qu'il ne faille faire un sacrifice aux
+génies souterrains, et c'est à quoi il nous faudra penser lorsque
+l'émeute sera appaisée; je vais rétablir le calme, et je ne craindrai
+pas d'épuiser vos trésors, puisque nous en aurons bien d'autres. Cette
+princesse qui possédait merveilleusement l'art de persuader, repassa par
+le souterrain, et s'étant rendue au palais, se montra au peuple par la
+fenêtre. Elle le harangua, tandis que Bababalouk jetait de l'or à
+pleines mains. Ces deux moyens réussirent; l'émeute fut appaisée: chacun
+retourna chez soi, et Carathis reprit le chemin de la tour.
+
+On annonçait la prière du point du jour, lorsque Carathis et Vathek
+montèrent les innombrables degrés qui conduisent au sommet, et quoique
+la matinée fût triste et pluvieuse, ils y restèrent quelque temps. Cette
+sombre lueur plaisait à leurs coeurs méchants. Quand ils virent que le
+soleil allait percer les nuages, ils firent tendre un pavillon pour se
+mettre à l'abri de ses rayons. Le Calife, harassé de fatigue, ne songea
+d'abord qu'à se reposer, et dans l'espérance d'avoir des visions
+significatives, il se livra au sommeil. De son côté l'active Carathis,
+avec une partie de ses muets, descendit pour préparer le sacrifice qui
+devait se faire la nuit suivante.
+
+Par de petits degrés pratiqués dans l'épaisseur du mur, et qui n'étaient
+connus que d'elle et de son fils, elle descendit d'abord dans des puits
+mystérieux qui recélaient les momies des anciens Pharaons, arrachées de
+leurs tombeaux; elle en fit prendre un bon nombre. De là, elle se rendit
+à une galerie où, sous la garde de cinquante négresses muettes et
+borgnes de l'oeil droit, on conservait l'huile des serpents les plus
+venimeux, des cornes de rhinocéros, et des bois d'une odeur suffocante,
+coupés par des magiciens dans l'intérieur des Indes; sans parler de
+mille autres raretés horribles. Carathis elle-même avait fait cette
+collection, dans l'espérance d'avoir, un jour ou l'autre, quelque
+commerce avec les puissances infernales qu'elle aimait passionnément, et
+dont elle connaissait le goût. Pour s'accoutumer aux horreurs qu'elle
+méditait, elle resta quelque temps avec ses négresses qui louchaient
+d'une manière séduisante du seul oeil qu'elles avaient, et lorgnaient,
+avec délices, les têtes de mort et les squelettes. A mesure qu'on les
+armoires, les négresses faisaient des contorsions épouvantables; et,
+tout en admirant la princesse, elles glapissaient à l'étourdir. Enfin,
+étouffée par la mauvaise odeur, Carathis fut forcée de quitter la
+galerie, après l'avoir dépouillée d'une partie de ses monstrueux
+trésors.
+
+Cependant le Calife n'avait pas eu les visions qu'il attendait; mais il
+avait gagné dans ces régions exhaussées un appétit dévorant. Il avait
+demandé à manger aux muets, et ayant totalement oublié qu'ils étaient
+sourds, il les battait, les mordait et les pinçait de ce qu'ils ne
+bougeaient pas. Heureusement pour ces misérables créatures, Carathis
+vint mettre le holà à une scène si indécente. Qu'est-ce donc, mon fils?
+dit-elle, toute essoufflée; j'ai cru entendre les cris de mille
+chauve-souris qu'on déniche d'un antre, et ce ne sont que ceux de ces
+pauvres muets que vous maltraitez: en vérité, vous ne méritez pas
+l'excellente provision que je vous apporte. Donnez, donnez! s'écria le
+Calife; je meurs de faim.--Ma foi, vous auriez un bon estomac, dit-elle,
+si vous pouviez digérer tout ce que j'ai ici.--Dépêchez-vous, repartit
+le Calife. Mais, ô ciel! quelles horreurs! que voulez-vous faire? je
+suis prêt à vomir.--Allons, allons, répliqua Carathis, ne soyez pas si
+délicat, aidez-moi à mettre tout ceci en ordre; vous verrez que les
+mêmes objets que vous rebutez vous rendront heureux. Préparons le bûcher
+pour le sacrifice de cette nuit, et ne songez point à manger qu'il ne
+soit dressé. Ne savez-vous pas que tous les rites solemnels doivent être
+précédés d'un jeûne rigoureux?
+
+Le Calife, n'osant rien répliquer, s'abandonna à la douleur et aux vents
+qui commençaient à désoler ses entrailles, tandis que sa mère allait
+toujours son train. On eut bientôt arrangé sur les balustrades de la
+tour les phioles d'huile de serpents, les momies et les ossements. Le
+bûcher s'élevait, et en trois heures il eut vingt coudées de haut.
+Enfin, les ténèbres arrivèrent, et Carathis toute joyeuse, se dépouilla
+de ses vêtements: elle battait des mains et brandissait un flambeau de
+graisse humaine; les muets l'imitaient; mais Vathek exténué de faim, ne
+put y tenir plus long-temps, et tomba évanoui.
+
+Déjà les gouttes brûlantes des flambeaux allumaient le bois magique,
+l'huile empoisonnée jetait mille feux bleuâtres, les momies se
+consumaient et lançaient des tourbillons d'une fumée noire et opaque;
+enfin les flammes gagnant les cornes de rhinocéros, il se répandit une
+odeur si infecte que le Calife revint à lui en sursaut, et parcourut
+d'un oeil égaré la scène flamboyante. L'huile enflammée découlait à
+grands flots, et les négresses, qui ne cessaient d'en apporter,
+joignaient leurs hurlements aux cris de Carathis. Les flammes devinrent
+si violentes, et le poli de l'acier les réfléchissait avec tant de
+vivacité, que le Calife ne pouvant plus en supporter l'ardeur ni
+l'éclat, se réfugia sous l'étendard impérial.
+
+Frappés de la lumière qui éclairait toute la ville, les habitans de
+Samarah se levèrent à la hâte, montèrent sur leurs toits, virent la tour
+en feu, et descendirent à moitié nus sur la place. Leur amour pour leur
+souverain se réveilla encore dans ce moment, et croyant qu'il allait
+être brûlé dans sa tour, ils ne songèrent plus qu'à le sauver.
+Morakanabad sortit de sa retraite en essuyant ses larmes; il criait au
+feu, comme les autres. Bababalouk, dont le nez était plus accoutumé aux
+odeurs magiques, se doutait que Carathis travaillait à ses opérations,
+et conseillait à tous de rester tranquilles. On le traita de vieux
+poltron et de traître insigne; on fit avancer les chameaux et les
+dromadaires chargés d'eau; mais comment entrer dans la tour?
+
+Pendant qu'on s'obstinait à en forcer les portes, un vent furieux
+s'éleva du nord-est, et répandit au loin la flamme. D'abord, le peuple
+recula, ensuite il redoubla de zèle. Les odeurs infernales des cornes et
+des momies se répandant de tous côtés, empestèrent l'air, et plusieurs
+personnes presque suffoquées, tombèrent à la renverse. Ceux qui étaient
+restés debout, disaient à leurs voisins; éloignez-vous, vous
+empoisonnez. Morakanabad, plus malade que les autres, faisait pitié;
+partout on se bouchait le nez: mais rien n'arrêta ceux qui enfonçaient
+les portes. Cent quarante des plus robustes et des plus déterminés en
+vinrent à bout. Ils gagnèrent l'escalier, et firent bien du chemin dans
+un quart-d'heure.
+
+Carathis, que les signes de ses muets et de ses négresses alarmaient,
+s'avance sur l'escalier, en descend quelques marches, et entend
+plusieurs voix qui crient: Voici de l'eau! Comme elle n'était pas mal
+leste pour son âge, elle regagna vîte la plateforme, et dit à son fils:
+Un moment; suspendez le sacrifice; nous allons avoir de quoi le rendre
+encore plus beau. Certaines bêtes s'imaginant, sans doute, que le feu
+était à la tour, ont eu la témérité d'en briser les portes, jusqu'à
+présent inviolables, et viennent avec de l'eau. Il faut avouer qu'ils
+sont bien bons d'avoir oublié tous vos torts; mais n'importe.
+Laissons-les monter, nous les sacrifierons au Giaour; nos muets ne
+manquent ni de force ni d'expérience: ils auront bientôt dépêché des
+gens fatigués. Soit, répondit le Calife, pourvu qu'on finisse et que je
+dîne.
+
+Ces malheureux ne tardèrent pas à paraître. Essoufflés d'avoir monté si
+vîte les quinze cents degrés, au désespoir que leurs seaux étaient
+presque vides, ils ne furent pas plutôt arrivés que l'éclat des flammes
+et l'odeur des momies offusquèrent tous leurs sens à la fois: c'était
+dommage, car ils ne voyaient pas le sourire agréable avec lequel les
+muets et les négresses leur passaient la corde au col; mais tout n'était
+pas perdu, car ces aimables personnes ne se réjouissaient pas moins
+d'une telle scène. Jamais on n'étrangla avec plus de facilité; chacun
+tombait sans résistance et expirait sans pousser un cri; de sorte que
+Vathek se trouva bientôt environné des corps de ses plus fidèles sujets,
+qu'on jeta sur le bûcher. Carathis qui pensait à tout, crut en avoir
+assez; elle fit tendre les chaînes et fermer les portes d'acier qui se
+trouvaient sur le passage.
+
+On avait à peine exécuté ces ordres que la tour trembla; les cadavres
+disparurent, et les flammes de sombre cramoisi qu'elles étaient,
+devinrent d'un beau couleur de rose. Une vapeur suave se fit
+délicieusement sentir; les colonnes de marbre jetèrent des sons
+harmonieux, et les cornes liquéfiées exhalèrent un parfum ravissant.
+Carathis, en extase, jouissait d'avance du succès de ses conjurations;
+tandis que les muets et les négresses, à qui les bonnes odeurs donnaient
+la colique, se retirèrent dans leurs tanières en grommelant.
+
+Dès qu'ils furent partis la scène changea. Le bûcher, les cornes et les
+momies firent place à une table magnifiquement servie. On y voyait au
+milieu d'une foule de mets exquis des flacons de vin, et des vases de
+Fagfouri[7] où un sorbet excellent reposait sur la neige. Le Calife
+fondit sur tout cela comme un vautour, et dévorait un agneau aux
+pistaches; mais Carathis, occupée de tout autres soins, tirait d'une
+urne de filigramme un parchemin roulé dont on ne voyait pas la fin, et
+que son fils n'avait pas même aperçu. Finissez donc, glouton, lui
+dit-elle d'un ton imposant, et écoutez les promesses magnifiques qui
+vous sont faites; alors elle lut tout haut ce qui suit: «Vathek, mon
+bien-aimé, tu as surpassé mes espérances; mes narines ont savouré le
+fumet de tes momies, de tes excellentes cornes, et surtout de ce sang
+Musulman que tu as répandu sur le bûcher. Lorsque la lune sera dans son
+plein, sors de ton palais, environné de toutes les marques de ta
+puissance; que les choeurs de tes musiciens te précèdent au son des
+clairons et au bruit des timbales. Fais-toi suivre de l'élite de tes
+esclaves, de tes femmes les plus chéries, de mille chameaux
+somptueusement chargés, et prends la route d'Istakhar[8]. C'est là que
+je t'attends; là, ceint du diadème de Gian Ben Gian[9], et nageant dans
+toutes sortes de délices, les talismans des Suleïman, les trésors des
+Sultans préadamites[10] te seront livrés; mais malheur à toi si dans ta
+route tu acceptes quelque asile.»
+
+Le Calife, nonobstant son luxe ordinaire, n'avait jamais si bien dîné.
+Il se laissa aller à la joie que lui inspiraient de si bonnes nouvelles,
+et but de nouveau. Carathis ne haïssait pas le vin, et faisait raison à
+toutes les rasades qu'il portait par ironie à la santé de Mahomet. Cette
+perfide liqueur acheva de les remplir d'une confiance impie. Ils
+blasphémaient; l'âne de Balaam, le chien des sept Dormans, et les autres
+animaux qui sont dans le paradis du saint Prophète, devinrent le sujet
+de leurs scandaleuses plaisanteries. En ce bel état, ils descendirent
+gaîment les quinze cents degrés, se moquant des mines inquiètes qu'ils
+voyaient sur la place, à travers les lucarnes de la tour, gagnèrent le
+souterrain, et arrivèrent dans les appartements royaux. Bababalouk s'y
+promenait d'un air tranquille en donnant ses ordres aux eunuques qui
+mouchaient les bougies et peignaient les beaux yeux des Circassiennes.
+Il n'eut pas plutôt aperçu le Calife qu'il dit: Ah! je vois bien que
+vous n'êtes pas brûlés; je m'en doutais. Que nous importe ce que tu
+penses, s'écria Carathis! Va, cours dire à Morakanabad que nous voulons
+lui parler, et surtout ne t'arrête pas pour faire tes insipides
+réflexions.
+
+Le grand visir arriva sans délai: Vathek et sa mère le reçurent avec
+beaucoup de gravité, lui dirent d'un ton plaintif que le feu du sommet
+de la tour était éteint; mais que par malheur il en avait coûté la vie
+aux braves gens qui étaient venus à leur secours.
+
+Encore des malheurs! s'écria Morakanabad en gémissant; ah! Commandeur
+des Fidèles; notre saint Prophète est sans doute irrité contre nous;
+c'est à vous à l'appaiser. Nous l'appaiserons de reste, répondit le
+Calife, avec un sourire qui n'annonçait rien de bon. Vous aurez assez de
+loisir pour vaquer à vos prières; ce pays m'abîme la santé, je veux
+changer d'air; la montagne aux quatre sources m'ennuie, il faut que je
+boive du ruisseau de Rocnabad[11], et me rafraîchisse dans les beaux
+vallons qu'il arrose. En mon absence vous gouvernerez mes états d'après
+les conseils de ma mère, et aurez soin de lui fournir tout ce qu'elle
+désirera pour ses expériences; car vous savez bien que notre tour est
+remplie de choses précieuses pour les sciences.
+
+La tour n'était guères du goût de Morakanabad; sa construction avait
+épuisé des trésors prodigieux, et il n'y avait vu porter que des
+négresses, des muets et de vilaines drogues. Il ne savait non plus que
+penser de Carathis, qui prenait toutes les couleurs comme le caméléon.
+Sa maudite éloquence avait souvent mis le pauvre Musulman aux abois;
+mais si elle ne valait pas grand'chose, son fils était encore pire, et
+il se réjouissait d'en être délivré. Il alla donc calmer le peuple, et
+préparer tout pour le voyage de son maître.
+
+Vathek, dans l'espoir de plaire davantage aux esprits du palais
+souterrain, voulait que son voyage fût d'une magnificence inouie. Pour
+cet effet il confisqua à droite et à gauche les biens de ses sujets,
+pendant que sa digne mère visitait les harems, et les dépouillait de
+leurs pierreries. Toutes les couturières, toutes les brodeuses de
+Samarah et des autres grandes villes à cinquante lieues à la ronde,
+travaillaient sans relâche aux palanquins, et aux litières qui devaient
+embellir le train du Monarque. On enleva toutes les belles toiles de
+Masulipatan, et on employa tant de mousseline pour enjoliver Bababalouk
+et les autres eunuques noirs, qu'il n'en restait pas une aune dans tout
+l'Iraque Babylonien.
+
+Pendant que ces préparatifs se faisaient, Carathis donnait de petits
+soupers pour se rendre agréable aux puissances ténébreuses. Les dames
+les plus fameuses par leur beauté y étaient invitées. Elle recherchait
+surtout les plus blanches et les plus délicates. Rien n'était aussi
+élégant que ces soupers; mais lorsque la gaîté devenait générale, ses
+eunuques faisaient couler sous la table des vipères, et y vidaient des
+pots remplis de scorpions[12]. On pense bien que tout cela mordait à
+merveille. Carathis faisait semblant de ne pas s'en apercevoir, et
+personne n'osait bouger. Lorsqu'elle voyait que les convives allaient
+expirer, elle s'amusait à panser quelques plaies avec une excellente
+thériaque de sa composition; car cette bonne Princesse avait en horreur
+l'oisiveté.
+
+Vathek n'était pas aussi laborieux que sa mère. Il passait son temps à
+tirer parti des sens dans les palais qui leur étaient dédiés. On ne le
+voyait plus ni au Divan, ni à la Mosquée; et pendant qu'une moitié de
+Samarah suivait son exemple, l'autre gémissait des progrès de la
+corruption.
+
+Sur ces entrefaites revint l'ambassade qu'on avait envoyée à la Mecque,
+dans des temps plus pieux. Elle était composée des plus révérends
+Moullahs[13]. Leur mission était parfaitement remplie, et ils
+apportaient un de ces précieux balais qui avaient nettoyé le sacré
+Cahaba: c'était un présent vraiment digne du plus grand prince de la
+terre.
+
+Le Calife se trouvait dans ce moment retenu en un lieu peu convenable
+pour recevoir des ambassadeurs. Il entendit la voix de Bababalouk qui
+criait derrière les portières; Voici l'excellent Edris Al Shafei et le
+séraphique Mouhateddin, qui apportent le balai de la Mecque, et qui avec
+des larmes de joie désirent ardemment de le présenter à votre
+Majesté.--Qu'on apporte ici ce balai, dit Vathek; il peut y être de
+quelque utilité.--Comment? répondit Bababalouk, hors de lui[14].--Obéis!
+reprit le Calife, car c'est ma volonté suprême; c'est ici, et nulle
+autre part, que je veux recevoir ces bonnes gens qui te mettent en
+extase.
+
+L'eunuque s'en alla en murmurant, et dit au vénérable cortège de le
+suivre. Une sainte joie se répandit parmi ces respectables vieillards,
+et quoique fatigués de leur long voyage, ils suivirent Bababalouk avec
+une agilité qui tenait du miracle. Ils enfilèrent les augustes
+portiques, et trouvaient bien flatteur que le Calife ne les reçût pas,
+comme des gens ordinaires, dans la salle d'audience. Bientôt ils
+parvinrent dans l'intérieur du sérail, où à travers de riches portières
+de soie, ils crurent apercevoir de beaux yeux bleus et noirs qui
+allaient et venaient comme des éclairs. Pénétrés de respect et
+d'étonnement, et pleins de leur mission céleste, ils s'avançaient en
+procession vers de petits corridors qui semblaient n'aboutir à rien, et
+les conduisaient à cette petite cellule, où le Calife les attendait.
+
+Le Commandeur des Fidèles serait-il malade, disait tout bas Edris Al
+Shafei à son compagnon? Il est, sans doute, à son oratoire, répondit Al
+Mouhateddin. Vathek, qui entendait ce dialogue, leur cria: Que vous
+importe où je suis? avancez toujours. Alors il sortit la main à travers
+la portière, et demanda le sacré balai. Chacun se prosterna avec
+respect, aussi bien que le corridor le permit, et même dans un assez
+beau demi-cercle. Le respectable Edris Al Shafei tira le balai des
+linges brochés et parfumés qui en défendaient la vue aux yeux du
+vulgaire, se détacha de ses confrères, et s'avança pompeusement vers le
+prétendu oratoire. De quelle surprise, de quelle horreur ne fut-il pas
+saisi! Vathek, avec un rire moqueur, lui ôta le balai qu'il tenait d'une
+main tremblante, et fixant quelques toiles d'araignée suspendues au
+plancher azuré, il les balaya et n'en laissa pas une seule.
+
+Les vieillards pétrifiés n'osaient lever leur barbe de dessus la terre.
+Ils voyaient tout; car Vathek avait négligemment tiré le rideau qui les
+séparait de lui. Leurs larmes mouillaient le marbre. Al Mouhateddin
+s'évanouit de dépit et de fatigue, pendant que le Calife, se laissant
+aller à la renverse, riait et battait des mains sans miséricorde. Mon
+cher noiraut, dit-il enfin à Bababalouk, va régaler ces bonnes gens de
+mon vin de Shiraz[15] Puisqu'ils peuvent se vanter de mieux connaître
+mon palais que personne, on ne saurait leur faire trop d'honneur. En
+disant ces mots, il leur jeta le balai au nez, et s'en alla rire avec
+Carathis. Bababalouk fit son possible pour consoler les vieillards, mais
+deux des plus faibles en moururent sur-le-champ; les autres, ne voulant
+plus voir la lumière, se firent porter dans leurs lits, d'où ils ne
+sortirent jamais.
+
+La nuit suivante, Vathek et sa mère montèrent au haut de la tour pour
+consulter les astres sur le voyage. Les constellations étant dans un
+aspect des plus favorables, le Calife voulut jouir d'un spectacle aussi
+flatteur. Il soupa gaîment sur la plateforme, encore noircie de
+l'affreux sacrifice. Pendant le repas on entendit de grands éclats de
+rire qui retentissaient dans l'atmosphère, et il en tira le plus
+favorable augure.
+
+Tout était en mouvement dans le palais. Les lumières ne s'éteignaient
+pas de toute la nuit; le bruit des enclumes et des marteaux, la voix des
+femmes et de leurs gardiens qui chantaient en brodant; tout cela
+interrompait le silence de la nature et plaisait infiniment à Vathek,
+qui croyait déjà monter en triomphe sur le trône de Suleïman.
+
+Le peuple n'était pas moins content que lui. Chacun mettait la main à
+l'oeuvre, pour hâter le moment qui devait le délivrer de la tyrannie
+d'un maître si bizarre.
+
+Le jour qui précéda le départ de ce prince insensé, Carathis crut devoir
+lui renouveller ses conseils. Elle ne cessait de répéter les décrets du
+parchemin mystérieux qu'elle avait appris par coeur, et recommandait
+surtout de n'entrer chez qui que ce fût pendant le voyage. Je sais bien,
+lui disait-elle, que tu es friand de bons plats et de minois agréables;
+mais contente-toi de tes anciens cuisiniers, qui sont les meilleurs du
+monde, et souviens-toi que dans ton sérail ambulant, il y a pour le
+moins trois douzaines de jolis visages auxquels Bababalouk n'a pas
+encore levé le voile. Si ma présence n'était pas nécessaire ici, je
+veillerais moi-même à ta conduite. J'aurais grande envie de voir ce
+palais souterrain, rempli d'objets intéressants pour les gens de notre
+espèce; il n'est rien que j'aime autant que les cavernes; mon goût pour
+les cadavres et les momies est décidé, et je gage que tu trouveras la
+quintessence de ce genre. Ne m'oublie donc pas, et dès le moment que tu
+seras en possession des talismans qui doivent te donner le royaume des
+métaux parfaits, et t'ouvrir le centre de la terre, ne manque pas
+d'envoyer ici quelque génie de confiance pour me prendre avec mon
+cabinet. L'huile de ces serpents que j'ai pincés jusqu'à la mort, sera
+un fort joli présent pour notre Giaour, qui doit aimer ces sortes de
+friandises.
+
+Lorsque Carathis eut fini ce beau discours, le soleil se coucha derrière
+la montagne aux quatre sources, et fit place à la lune. Cet astre, alors
+dans son plein, paraissait d'une beauté et d'une circonférence
+extraordinaires aux yeux des femmes, des eunuques et des pages qui
+brûlaient de voyager. La ville retentissait de cris de joie et de
+fanfares. On ne voyait que plumes flottantes sur tous les pavillons, et
+qu'aigrettes brillant à la douce clarté de la lune. La grande place ne
+ressemblait pas mal à un parterre émaillé des plus belles tulipes de
+l'Orient.
+
+Le Calife en habits de cérémonie, s'appuyant sur son visir et sur
+Bababalouk, descendit la grande rampe de la tour. La multitude entière
+était prosternée, et les chameaux magnifiquement chargés
+s'agenouillaient devant lui. Ce spectacle était superbe, et le Calife
+lui-même s'arrêta pour l'admirer. Tout était dans un silence
+respectueux: il fut pourtant un peu troublé par les cris des eunuques de
+l'arrière-garde. Ces vigilants serviteurs avaient remarqué que quelques
+cages à dame penchaient trop d'un côté: certains gaillards s'y étaient
+adroitement glissés; mais on les en dénicha bien vite, avec de bonnes
+recommandations aux chirurgiens du sérail.
+
+D'aussi petits événements n'interrompirent pas la majesté de cette
+auguste scène. Vathek salua la lune d'un air d'intelligence; et les
+docteurs de la loi furent scandalisés de cette idolâtrie, ainsi que les
+visirs et les grands rassemblés pour jouir des derniers regards de leur
+Souverain. Enfin, les clairons et les trompettes donnèrent, du sommet de
+la tour, le signal du départ. Quoique parfaitement d'accord, on crut
+pourtant y remarquer quelque dissonance; c'était Carathis qui chantait
+des hymnes au Giaour, et dont les négresses et les muets faisaient la
+basse-continue. Les bons Musulmans croyant entendre le bourdonnement de
+ces insectes nocturnes qui sont de mauvais présage, supplièrent Vathek
+d'avoir soin de sa personne sacrée.
+
+On arbore le grand étendard du Califat; vingt mille lances brillent à la
+suite; et le Calife, foulant majestueusement aux pieds les tissus d'or
+étendus sur son passage, monte en litière aux acclamations de ses
+sujets. Alors, la marche s'ouvrit dans le plus bel ordre, et avec un si
+grand silence, qu'on entendait chanter les cigales dans les buissons de
+la plaine de Catoul. On fit six bonnes lieues avant l'aurore, et
+l'étoile du matin étincelait encore dans le firmament quand ce nombreux
+cortége arriva au bord du Tigre, où l'on dressa les tentes pour se
+reposer le reste de la journée.
+
+Trois jours s'écoulèrent de la même manière. Au quatrième, le ciel en
+courroux éclata de mille feux: la foudre faisait un fracas épouvantable,
+et les Circassiennes tremblantes embrassaient leurs vilains gardiens. Le
+Calife commençait à regretter les palais des sens; il avait grande envie
+de se réfugier dans le gros bourg de Ghulchissar, dont le Gouverneur
+était venu lui offrir des rafraîchissements. Mais ayant regardé ses
+tablettes, il se laissa intrépidement mouiller jusqu'aux os malgré les
+instances de ses favorites. Son entreprise lui tenait trop à coeur, et
+ses grandes espérances soutenaient son courage. Bientôt le cortège
+s'égara; on fit venir les géographes pour savoir où l'on était; mais
+leurs cartes trempées étaient dans un état aussi piteux que leurs
+personnes; d'ailleurs, on n'avait point fait de long voyage depuis
+Haroun Al-Rachid: on ne savait donc plus de quel côté se diriger.
+Vathek, qui avait de grandes connaissances de la situation des corps
+célestes, ne savait où il en était sur la terre. Il grondait plus fort
+encore que le tonnerre, et lâchait quelquefois le mot de potence, qui ne
+flattait pas bien agréablement les oreilles littéraires. Enfin, ne
+voulant plus suivre que ses idées, il ordonna de traverser des rochers
+escarpés, et de prendre un chemin qu'il croyait devoir le conduire en
+quatre jours à Rocnabad: on eut beau faire des remontrances, son parti
+était pris.
+
+Les femmes et les eunuques, qui n'avaient jamais rien vu de pareil,
+frémissaient à l'aspect des gorges des montagnes, et faisaient des cris
+pitoyables en voyant les horribles précipices qui bordaient le sentier
+rapide où l'on était. La nuit tomba avant que le cortège eût atteint le
+sommet du plus haut rocher. Alors un vent impétueux mit en pièces les
+rideaux des palanquins et des cages, et laissa les pauvres dames
+exposées à toutes les fureurs de l'orage. L'obscurité du ciel augmentait
+la terreur de cette nuit désastreuse; aussi n'était-ce que miaulement
+des pages et pleurs des demoiselles.
+
+Pour surcroît de malheur, on entendit des rugissements effroyables, et
+bientôt on aperçut dans l'épaisseur des forêts des yeux flamboyants, qui
+ne pouvaient être que ceux de diables ou de tigres. Les pionniers qui
+préparaient le chemin du mieux qu'ils pouvaient, et une partie de
+l'avant-garde, furent dévorés avant que de pouvoir se reconnaître. La
+confusion était extrême; les loups, les tigres et les autres animaux
+carnassiers, invités par leurs compagnons, accouraient de toutes parts.
+On entendait partout croquer des os, et dans l'air, un épouvantable
+battement d'ailes; car les vautours commençaient à se mettre de la
+partie.
+
+L'effroi parvint enfin au grand corps de troupes qui entourait le
+Monarque et son sérail, et qui était à deux lieues de distance. Vathek,
+choyé par ses eunuques, ne s'était encore aperçu de rien; il était
+mollement couché sur des coussins de soie dans son ample litière; et
+pendant que deux petits pages, plus blancs que l'émail de Franguistan,
+lui chassaient les mouches, il dormait d'un profond sommeil, et voyait
+briller les trésors de Suleïman dans ses rêves. Les clameurs de ses
+femmes le réveillèrent en sursaut, et au lieu du Giaour avec sa clef
+d'or, il vit Bababalouk tout transi et consterné. Sire, s'écria ce
+fidèle serviteur du plus puissant des Monarques, le malheur est à son
+comble; les bêtes féroces, qui ne vous respecteraient pas plus qu'un âne
+mort, sont tombées sur vos chameaux. Trente des plus richement chargés
+ont été dévorés avec leurs conducteurs; vos boulangers, vos cuisiniers,
+et ceux qui portaient vos provisions de bouche ont éprouvé le même sort,
+et si notre saint Prophète ne nous protège pas, nous ne mangerons plus
+de notre vie. A ce mot de manger, le Calife perdit toute contenance; il
+hurla et se donna de grands coups. Bababalouk voyant que son maître
+avait tout-à-fait perdu la tête, se boucha les oreilles pour s'éviter au
+moins le tintamarre du sérail. Et comme les ténèbres augmentaient, et
+que la rumeur devenait toujours plus grande, il prit un parti héroïque.
+Allons, mesdames et mes confrères, cria-t-il de toutes ses forces,
+mettons la main à l'oeuvre, battons le briquet au plus vite! Il ne sera
+pas dit que le Commandeur des vrais Croyants serve de pâture à des
+animaux infidèles.
+
+Quoiqu'il n'y eût pas mal de capricieuses et de revêches parmi ces
+belles, toutes furent soumises dans cette occasion. En un clin-d'oeil,
+on vit paraître des feux dans toutes les cages. Dix mille flambeaux
+furent allumés sur-le-champ, tout le monde s'arme de gros cierges, et le
+Calife lui-même en fait autant. Des étoupes trempées dans l'huile et
+allumées au bout de longues perches, jetaient tant d'éclat que les
+rochers paraissaient éclairés comme en plein jour. L'air était rempli de
+tourbillons d'étincelles, et le vent les chassant partout, le feu prit à
+la fougère et aux broussailles. Dans peu, l'incendie fit des progrès
+rapides; on vit ramper de toutes parts des serpents au désespoir et qui
+abandonnaient leur demeure avec des sifflements effroyables. Les
+chevaux, le nez au vent, hennissaient, battaient du pied, et ruaient
+sans quartier.
+
+Une des forêts de cèdre qu'on côtoyait alors s'embrasa, et les branches
+qui pendaient sur le chemin communiquèrent les flammes aux fines
+mousselines et aux belles toiles qui couvraient les cages des dames, et
+elles furent obligées d'en sortir, au hasard de se rompre le col.
+Vathek, vomissant mille blasphèmes, fut forcé tout comme les autres, de
+mettre ses pieds sacrés à terre.
+
+Jamais rien de pareil n'était arrivé: les dames qui ne savaient pas se
+tirer d'affaire, tombaient dans la fange, pleines de dépit, de honte et
+de rage. Moi, marcher! disait l'une; moi, mouiller mes pieds! disait
+l'autre; moi salir mes robes! s'écriait une troisième: exécrable
+Bababalouk! disaient-elles toutes à la fois, ordure d'enfer! Qu'avais-tu
+besoin de flambeaux? Plutôt que les tigres nous eussent dévorées, que
+d'être vues dans l'état où nous sommes! Nous voilà perdues pour jamais.
+Il n'y aura pas de porte-faix dans l'armée, ni de décrotteur de chameaux
+qui ne puisse se vanter d'avoir vu une partie de notre corps, et, qui
+pis est, nos visages. En disant ces mots les plus modestes se jetèrent
+la face dans les ornières. Celles qui avaient un peu plus de courage en
+voulurent à Bababalouk; mais lui, qui les connaissait et qui était fin,
+s'enfuit à toutes jambes avec ses confrères, en secouant leurs torches
+et battant des timbales.
+
+L'incendie répandit une lumière aussi vive que le soleil au plus beau
+jour de la canicule, et il faisait chaud à proportion. Oh comble
+d'horreur! On voyait le Calife embourbé comme un simple mortel! Ses sens
+commencèrent à s'engourdir; il ne pouvait plus avancer. Une de ses
+femmes Ethiopiennes (car il en avait une grande variété) eut pitié de
+lui, le prit à brasse-corps, le chargea sur ses épaules, et voyant que
+le feu gagnait de tous côtés, elle partit comme un trait, malgré le
+poids de son fardeau. Les autres dames, auxquelles le danger avait rendu
+l'usage de leurs jambes, la suivirent de toutes leurs forces; les gardes
+se mirent à galoper après, et les palefreniers faisaient courir les
+chameaux en se culbutant les uns sur les autres.
+
+On arriva enfin au lieu où les bêtes féroces avaient commencé le
+carnage; mais elles avaient trop d'esprit pour ne s'être pas retirées au
+bruit d'un si horrible vacarme, ayant, du reste, soupé à merveille.
+Bababalouk se saisit pourtant de deux ou trois des plus grasses, et qui
+s'étaient tant remplies qu'elles ne pouvaient plus bouger. Il se mit à
+les écorcher proprement; et comme on était déjà assez éloigné de
+l'embrasement pour que la chaleur n'en fût que médiocre et agréable, on
+se détermina à s'arrêter dans l'endroit où l'on était. On ramassa les
+lambeaux des toiles peintes; on enterra les débris du repas des loups et
+des tigres; on se vengea sur quelques douzaines de vautours qui en
+avaient leur saoul; et après avoir fait le dénombrement des chameaux qui
+préparaient tranquillement du sel ammoniac, on encagea tant bien que mal
+les dames, et on dressa la tente impériale sur le terrain le moins
+raboteux.
+
+Vathek s'étendit sur ses matelas de duvet, et commençait à se refaire
+des secousses de l'Ethiopienne; c'était une rude monture! Le repos
+ramena son appétit accoutumé; il demanda à manger; mais hélas! ces pains
+délicats qu'on cuisait dans des fours d'argent[16] pour sa bouche
+royale, ces gâteaux friands, ces confitures ambrées, ces flacons de vin
+de Shiraz, ces porcelaines remplies de neige, ces excellents raisins qui
+croissent sur les bords du Tigre; tout avait disparu! Bababalouk n'avait
+à offrir qu'un gros loup rôti, des vautours à la daube, des herbes
+amères, des champignons vénéneux, des chardons et des racines de
+mandragore qui ulcéraient la gorge et mettaient la langue en pièces.
+Pour toutes liqueurs, il ne possédait que quelques phioles de méchante
+eau-de-vie, que les marmitons avaient cachées dans leurs pabouches. On
+conçoit qu'un repas aussi détestable dut mettre Vathek au désespoir; il
+se bouchait le nez et mâchait avec des grimaces affreuses. Cependant, il
+ne mangea pas mal, et s'endormit pour mieux digérer.
+
+Pendant ce temps tous les nuages avaient disparu de dessus l'horizon. Le
+soleil était ardent, et ses rayons, réfléchis par les rochers,
+rôtissaient le Calife, malgré les rideaux qui l'enveloppaient. Un essaim
+de moucherons fétides et couleur d'absynthe, le piquaient jusqu'au sang.
+N'en pouvant plus, il se réveille en sursaut, et hors de lui; il ne
+savait que devenir, et se débattait de toutes ses forces, tandis que
+Bababalouk continuait de ronfler, couvert de ces vilains insectes qui
+lui courtisaient le nez. Les petits pages avaient jeté leurs éventails
+par terre. Ils étaient à moitié morts, et employaient leurs voix
+expirantes à faire des reproches amers au Calife, qui, pour la première
+fois de sa vie, entendit la vérité.
+
+Alors, il renouvella ses imprécations contre le Giaour, et commença même
+à dire quelques douceurs à Mahomet. Où suis-je? s'écriait-il: quels sont
+ces affreux rochers! ces vallées de ténèbres! sommes-nous arrivés à
+l'épouvantable Caf! la Simorgue[17] va-t-elle venir me crever les yeux
+pour venger mon expédition impie! En parlant ainsi, il mit la tête à une
+ouverture du pavillon; mais hélas! quels objets se présentèrent à sa
+vue! D'un côté, une plaine de sable noir dont on ne voyait point
+l'extrémité; de l'autre, des rochers perpendiculaires tout couverts de
+ces abominables chardons qui lui faisaient encore cuire la langue. Il
+crut pourtant découvrir parmi les ronces et les épines, quelques fleurs
+gigantesques; il se trompait: ce n'était que des morceaux de toiles
+peintes, et des lambeaux de son magnifique cortège. Comme il y avait
+plusieurs crevasses dans le roc, Vathek prêta l'oreille, dans l'espoir
+d'y entendre le bruit de quelque torrent; mais il n'entendit que le
+sourd murmure de gens, qui, en maudissant leur voyage, demandaient de
+l'eau. Il y en avait même qui criaient auprès de lui: Pourquoi
+avons-nous été conduits ici? Notre Calife a-t-il quelqu'autre tour à
+bâtir? Ou est-ce que les Afrites[18] impitoyables que Carathis aime
+tant, font ici leur demeure?
+
+A ce nom de Carathis, Vathek se ressouvint de certaines tablettes
+qu'elle lui avait données, en lui conseillant d'y avoir recours dans les
+cas désespérés. Pendant qu'il les feuilletait, il entendit un cri de
+joie et des battements de mains; les rideaux du pavillon s'ouvrirent, et
+il vit Bababalouk suivi d'une troupe de ses favorites. Ils lui amenaient
+deux nains d'une coudée de haut, portant une grande corbeille remplie de
+melons, d'oranges et de grenades, et qui chantaient d'une voix argentine
+les paroles suivantes: «Nous habitons sur la cîme de ces rochers, une
+cabane tissue de cannes et de joncs; les aigles nous envient notre
+séjour; une petite source nous y fournit de quoi faire l'Abdeste, et
+jamais un jour ne se passe sans que nous récitions les prières
+prescrites par notre saint Prophète. Nous vous chérissons, ô Commandeur
+des Fidèles! Notre maître, le bon Emir Fakreddin vous chérit aussi; il
+révère en vous le Vicaire de Mahomet. Tout petits que nous sommes, il a
+de la confiance en nous; il sait que nos coeurs sont aussi bons que nos
+corps paraissent méprisables; et il nous a placés ici pour secourir ceux
+qui s'égarent dans ces tristes montagnes. Nous étions, la nuit dernière,
+occupés dans notre petite cellule de la lecture du saint Koran, lorsque
+les vents impétueux ont éteint tout-à-coup nos lumières, et fait
+trembler notre habitation. Deux heures se sont écoulées dans les plus
+profondes ténèbres; alors, nous entendîmes au loin des sons que nous
+avons pris pour ceux des clochettes d'un Cafila qui traversait les rocs.
+Bientôt des cris, des rugissements et le son des tymbales ont frappé nos
+oreilles. Glacés d'effroi, nous avons pensé que le Deggial avec ses
+anges exterminateurs, venait répandre ses fléaux sur la terre. Au milieu
+de ces réflexions, des flammes couleur de sang se sont élevées sur
+l'horison, et quelques moments après, nous fûmes tout couverts
+d'étincelles. Hors de nous-mêmes par ce spectacle effrayant, nous nous
+sommes agenouillés, nous avons ouvert le livre dicté par les
+bienheureuses intelligences, et à la clarté des feux qui nous
+entouraient, nous avons lu le verset qui dit: _On ne doit mettre sa
+confiance qu'en la miséricorde du Ciel; il n'y a de ressource que dans
+le saint Prophète; la montagne de Caf elle-même peut trembler, la
+puissance d'Allah est seule inébranlable._ Après avoir prononcé ces
+paroles, un calme céleste s'est emparé de nos ames; il s'est fait un
+profond silence, et nos oreilles ont distinctement ouï dans l'air une
+voix qui disait: Serviteurs de mon Serviteur fidèle, mettez vos
+sandales, et descendez dans l'heureuse vallée qu'habite Fakreddin;
+dites-lui qu'une occasion illustre se présente pour satisfaire la soif
+de son coeur hospitalier: c'est le Commandeur des vrais Croyants qui
+erre lui-même dans ces montagnes; il faut le secourir. Joyeusement, nous
+avons obéi à l'angélique mission; et notre maître plein d'un zèle pieux,
+a cueilli de ses propres mains ces melons, ces oranges, ces grenades; il
+nous suit avec cent dromadaires chargés des eaux les plus limpides de
+ses fontaines. Il vient baiser la frange de votre robe sacrée, et vous
+supplier d'entrer dans son humble demeure, qui est enchâssée dans ces
+déserts arides comme une émeraude dans le plomb.» Les nains, après avoir
+ainsi parlé restèrent debout les mains croisées sur l'estomac, et dans
+un profond silence.
+
+Pendant cette belle harangue, Vathek s'était saisi de la corbeille, et
+long-temps avant qu'elle fût finie, les fruits s'étaient fondus dans sa
+bouche. A mesure qu'il les mangeait, il devenait pieux, récitait ses
+prières, et demandait en même temps le Koran et du sucre.
+
+Il était dans ces dispositions, quand les tablettes, qu'il avait posées
+à l'apparition des nains, lui donnèrent dans la vue; il les reprit, mais
+il pensa tomber de son haut, en y voyant en grands caractères rouges,
+tracés par la main de Carathis, ces paroles qui étaient d'un à-propos à
+faire trembler: _«Garde-toi bien des vieux docteurs et de leurs petits
+messagers qui n'ont qu'une coudée; méfie-toi de leurs supercheries
+pieuses; au lieu de manger leurs melons, il faut les mettre eux-mêmes à
+la broche. Si tu es assez faible pour entrer chez eux, la porte du
+palais souterrain se fermera, et son mouvement te mettra en lambeaux. On
+crachera sur ton corps, et les chauve-souris feront leur nid de ton
+ventre.»_
+
+Que signifie ce galimathias épouvantable? s'écria le Calife: faut-il que
+j'expire de soif dans ces déserts de sable, pendant que je puis me
+rafraîchir dans l'heureuse vallée des melons et des concombres? Que
+maudit soit le Giaour avec son portail d'ébène! Il m'a fait assez
+morfondre; d'ailleurs, qui me donnera des lois? Je ne dois entrer chez
+personne, dit-on; eh! puis-je entrer dans quelque lieu qui ne
+m'appartienne? Bababalouk, qui ne perdait pas une parole de ce
+soliloque, y applaudissait de tout son coeur, et toutes les dames furent
+de son avis; ce qui jusqu'alors n'était pas arrivé.
+
+On fêta les nains, on les caressa, on les mit bien proprement sur de
+petits carreaux de satin, on admira la symmétrie de leurs petits corps;
+on voulait tout voir; on leur présenta des breloques et du bonbon; mais
+ils refusèrent tout avec une gravité admirable. Ils grimpèrent sur
+l'estrade du Calife, et se plaçant sur ses épaules, ils lui
+bourdonnèrent des prières dans les deux oreilles. Leurs petites langues
+allaient comme les feuilles du tremble, et la patience de Vathek
+touchait à sa fin, quand les acclamations des troupes annoncèrent
+l'arrivée de Fakreddin, avec cent barbons, autant de Korans, et autant
+de dromadaires. On se mit vîte aux ablutions et à réciter le
+Bismillah[19]. Vathek se débarrassa de ses importuns moniteurs, et en
+fit de même; car il avait les mains brûlantes.
+
+Le bon Emir, qui était religieux à toute outrance, et grand
+complimenteur, fit une harangue cinq fois plus longue, et cinq fois
+moins intéressante, que celle de ses petits précurseurs. Le Calife n'y
+pouvant plus tenir, s'écria: Pour l'amour de Mahomet! finissons, mon
+cher Fakreddin, et allons dans votre verte vallée, manger les beaux
+fruits dont le ciel vous a fait présent. Sur ce mot d'allons, on se mit
+en marche; les vieillards allaient un peu lentement; mais Vathek,
+sous-main, avait ordonné aux petits pages d'éperonner les dromadaires.
+Les cabrioles que ces animaux faisaient, et l'embarras de leurs
+cavaliers octogénaires, étaient si plaisants, qu'on n'entendait
+qu'éclats de rire dans toutes les cages.
+
+On descendit pourtant heureusement dans la vallée par de grands
+escaliers que l'Emir avait fait pratiquer dans le roc; et déjà on
+commençait à entendre le murmure des ruisseaux et le frémissement des
+feuilles. Le cortège enfila bientôt un sentier bordé d'arbustes fleuris,
+qui aboutissait à un grand bois de palmier, dont les branches
+ombrageaient un vaste bâtiment de pierre de taille. Cet édifice était
+couronné de neuf dômes, et orné d'autant de portails de bronze, sur
+lesquels les mots suivants étaient gravés en émail: _C'est ici l'asile
+des pélerins, le refuge des voyageurs, et le dépôt des secrets de tous
+les pays du monde._
+
+Neuf pages, beaux comme le jour, et décemment vêtus de longues robes de
+lin d'Egypte, se tenaient à chaque porte. Ils reçurent la procession
+d'un air ouvert et caressant. Quatre des plus aimables placèrent le
+Calife sur un techtravan[20] magnifique; quatre autres un peu moins
+gracieux se chargèrent de Bababalouk, qui tressaillait de joie en voyant
+l'heureux gîte qu'il devait avoir: le reste du train fut soigné par les
+autres pages.
+
+Quand tout ce qui était mâle eut disparu, la porte d'une grande enceinte
+qu'on voyait à droite, tourna sur ses gonds harmonieux, et il en sortit
+une jeune personne d'une taille légère, et dont la chevelure d'un blond
+cendré flottait au gré des zéphirs du crépuscule. Une troupe de jeunes
+filles, semblables aux Pléiades, la suivait sur la pointe des pieds.
+Elles accoururent toutes aux pavillons où étaient les sultanes, et la
+jeune dame s'inclinant avec grace leur dit: Mes charmantes princesses,
+on vous attend; nous avons dressé les lits de repos, et jonché vos
+appartements de jasmin: nul insecte n'écartera le sommeil de vos
+paupières, nous les chasserons avec un million de plumes. Venez donc,
+aimables dames, rafraîchir vos pieds délicats, et vos membres d'ivoire
+dans des bains d'eau de rose; et, à la douce lueur des lampes parfumées,
+vos servantes vous feront des contes. Les sultanes acceptèrent avec
+grand plaisir ces offres obligeantes, et suivirent la jeune dame dans le
+harem de l'Emir; mais il faut les quitter un moment pour retourner au
+Calife.
+
+Ce prince avait été conduit sous un grand dôme, éclairé de mille lampes
+de crystal de roche. Autant de vases de la même matière, remplis d'un
+sorbet délicieux, étincelaient sur une grande table où se trouvait une
+profusion de mets délicats. Il y avait entr'autres du riz au lait
+d'amandes, des potages au safran, et de l'agneau à la crême que le
+Calife aimait beaucoup. Il en mangea avec excès, témoigna bien de
+l'amitié à l'Emir dans la gaîté de son coeur, et fit danser les nains
+malgré eux; car ces petits dévots n'osaient désobéir au Commandeur des
+Fidèles. Enfin, il s'étendit sur le sopha, et dormit plus tranquillement
+qu'il n'avait fait de sa vie.
+
+Il régnait sous ce dôme un silence paisible que rien n'interrompait que
+le bruit des mâchoires de Bababalouk, qui se refaisait du triste jeûne
+auquel il avait été forcé dans les montagnes. Comme il était de trop
+bonne humeur pour dormir, et qu'il n'aimait pas à être désoeuvré, il
+voulut aller tout de suite au harem pour soigner ses dames, voir si
+elles s'étaient frottées à propos de baume de la Mecque, si leurs
+sourcils et leurs chevelures étaient en ordre; en un mot, pour leur
+rendre tous les menus services dont elles avaient besoin.
+
+Il chercha long-temps, mais sans succès, la porte qui conduisait au
+harem. De peur d'éveiller le Calife, il n'osait crier, et personne ne
+bougeait dans le palais. Il commençait à désespérer de venir à bout de
+son dessein, lorsqu'il entendit un petit chuchotement; c'étaient les
+nains qui étaient retournés à leur ancienne occupation, et qui, pour la
+neuf cent quatre vingt neuvième fois de leur vie, relisaient le Koran.
+Ils invitèrent très-poliment Bababalouk à les entendre; mais il avait
+bien d'autres choses à faire. Les nains, quoiqu'un peu scandalisés, lui
+indiquèrent le chemin des appartements qu'il cherchait. Il fallait, pour
+y arriver, passer par cent corridors fort obscurs. Il les enfila en
+tâtonnant, et à la fin au bout d'une longue allée, il commença à
+entendre l'agréable caquet des femmes, et son coeur en fut tout réjoui.
+«Ah! ah! vous n'êtes pas encore endormies, s'écria-t-il, en faisant de
+grandes enjambées; ne croyez pas que j'aie abdiqué ma charge.» Deux
+eunuques noirs, entendant parler si haut, se détachèrent des autres à la
+hâte, le sabre à la main; mais bientôt on répéta de tous côtés: Ce n'est
+que Bababalouk, ce n'est que Bababalouk. En effet, ce vigilant gardien
+s'avança vers une portière de soie incarnat, à travers laquelle luisait
+une clarté agréable, qui lui fit distinguer un grand bain de porphyre
+foncé, et d'une forme ovale. D'amples rideaux tombant en grands replis,
+entouraient ce bain; ils étaient à demi-ouverts, et laissaient entrevoir
+des groupes de jeunes esclaves, parmi lesquelles Bababalouk reconnut ses
+anciennes pupilles étendant mollement les bras, comme pour embrasser
+l'eau parfumée, et se refaire de leurs fatigues. Les regards langoureux,
+les mots à l'oreille, les sourires enchanteurs qui accompagnaient les
+petites confidences, la douce odeur des roses, tout inspirait une
+volupté contre laquelle Bababalouk lui-même avait de la peine à se
+défendre.
+
+Il garda pourtant un grand sérieux, et commanda d'un ton magistral de
+faire sortir ces belles de l'eau, et de les peigner d'importance. Tandis
+qu'il donnait ces ordres, la jeune Nouronihar, fille de l'Emir, gentille
+comme une gazelle, et pleine d'espiéglerie, fit signe à une de ses
+esclaves de descendre tout doucement la grande escarpolette qui était
+attachée au plancher avec des cordons de soie. Pendant qu'on faisait
+cette manoeuvre, elle parla des doigts aux femmes qui étaient dans le
+bain, et qui bien fâchées d'être obligées de sortir de ce séjour de
+mollesse, emmêlèrent leurs cheveux pour donner de l'occupation à
+Bababalouk, et lui faisaient mille autres niches.
+
+Quand Nouronihar le vit prêt à perdre patience, elle s'approcha de lui
+avec un respect affecté, et lui dit: «Seigneur, il n'est pas décent que
+le chef des eunuques du Calife, notre Souverain, se tienne ainsi debout;
+daignez reposer votre gentille personne sur ce sopha, qui se rompra de
+dépit s'il n'a pas l'honneur de vous recevoir.» Charmé de ces accents
+flatteurs, Bababalouk répondit galamment: «Délices de mes prunelles,
+j'accepte la proposition qui découle de vos lèvres sucrées; et à dire
+vrai, mes sens sont affaiblis par l'admiration que m'a causée la
+splendeur rayonnante de vos charmes.» Reposez-vous donc, reprit la
+belle, en le plaçant sur le prétendu sopha. Tout-à-coup, la machine
+partit comme un éclair. Toutes les femmes voyant alors de quoi il
+s'agissait, sortirent nues du bain, et se mirent follement à donner le
+branle à l'escarpolette. Dans peu elle parcourut tout l'espace d'un dôme
+fort élevé, et faisait perdre la respiration à l'infortuné Bababalouk.
+Quelquefois il rasait l'eau, et quelquefois il allait donner du nez
+contre les vitres; en vain, il remplissait l'air de ses cris avec une
+voix qui ressemblait au son d'un pot cassé, les éclats de rire ne
+permettaient pas de les entendre.
+
+Nouronihar, ivre de jeunesse et de gaieté, était bien accoutumée aux
+eunuques des harems ordinaires; mais elle n'en avait jamais vu d'aussi
+dégoûtant ni d'aussi royal: aussi se divertissait-elle plus que toutes
+les autres. Enfin, elle se mit à parodier des vers Persans, et chanta:
+«Douce et blanche colombe, qui voles dans les airs, donne quelque
+oeillade à ta fidèle compagne. Gazouillant rossignol, je suis ta rose;
+chante-moi donc quelques couplets agréables.»
+
+Les sultanes et les esclaves, animées par ces plaisanteries, firent tant
+jouer l'escarpolette que la corde cassa, et que le pauvre Bababalouk
+tomba comme une tortue au milieu du bain. Il se fit un cri général;
+douze petites portes qu'on n'apercevait pas s'ouvrirent, et l'on
+s'échappa bien vîte après lui avoir jeté tous les linges sur la tête, et
+avoir éteint les lumières.
+
+Le déplorable animal dans l'eau jusqu'au col et dans l'obscurité, ne
+pouvait se débarrasser du fatras qu'on lui avait jeté, et entendait, à
+sa grande douleur, des éclats de rire de tous côtés. C'était en vain
+qu'il se débattait pour sortir du bain; le bord tout imbibé de l'huile
+qui avait coulé des lampes cassées, le faisait glisser et retomber avec
+un bruit sourd qui résonnait dans le dôme. A chaque chûte, les maudits
+éclats de rire redoublaient. Croyant ce lieu habité par des démons
+plutôt que par des femmes, il prit le parti de ne plus tâtonner, et de
+rester tristement dans le bain. Son humeur s'exhala en soliloques
+remplis d'imprécations, dont ses malicieuses voisines, nonchalamment
+couchées ensemble, ne perdaient pas un mot. Le matin le surprit dans ce
+bel état; on le tira enfin de dessous le monceau de linge à demi
+étouffé, et trempé jusqu'aux os. Le Calife l'avait fait chercher
+partout, et il se présenta devant son maître en boitant et en claquant
+des dents. Vathek s'écria en le voyant dans cet état: Qu'as-tu donc? Qui
+est-ce qui t'a mis à la marinade?--Et vous-même, qui vous a fait entrer
+dans ce maudit gîte, demanda Bababalouk à son tour? Est-ce qu'un
+Monarque, tel que vous, doit venir se fourrer avec son harem, chez un
+barbon d'Emir qui ne sait pas vivre? Les gracieuses demoiselles qu'il
+tient ici! Imaginez-vous qu'elles m'ont trempé comme une croûte de pain,
+et m'ont fait danser toute la nuit sur leur maudite escarpolette comme
+un saltimbanque. Voilà un bel exemple pour vos sultanes, à qui j'avais
+inspiré tant de bienséance!
+
+Vathek, ne comprenant rien à ce discours, se fit expliquer toute
+l'histoire. Mais au lieu de plaindre le pauvre hère, il se mit de toute
+sa force, de la figure qu'il devait faire sur l'escarpolette. Bababalouk
+en fut outré, et peu s'en fallût qu'il ne perdît tout respect. Riez,
+riez, Seigneur, disait-il; je voudrais que cette Nouronihar vous jouât
+aussi quelque tour; elle est assez méchante pour ne pas vous épargner
+vous-même. Ces mots ne firent pas d'abord une grande impression sur le
+Calife; mais il s'en ressouvint dans la suite.
+
+Au milieu de cette conversation arriva Fakreddin, pour inviter Vathek à
+des prières solennelles, et aux ablutions qui se faisaient dans une
+vaste prairie, arrosée par une infinité de ruisseaux. Le Calife trouva
+l'eau fraîche, mais les prières ennuyeuses à la mort. Il se divertissait
+pourtant de la multitude de calenders, de santons et de derviches, qui
+allaient et venaient dans la prairie. Les bramanes, les faquirs et
+autres cagots venus des grandes Indes, et qui en voyageant s'étaient
+arrêtés chez l'Emir, l'amusaient surtout beaucoup. Ils avaient tous
+quelque momerie favorite: les uns traînaient une grande chaîne; les
+autres un ourang-outang; d'autres étaient armés de disciplines; tous
+réussissaient à merveille dans leurs différents exercices. On en voyait
+qui grimpaient sur les arbres, tenaient un pied en l'air, se balançaient
+sur un petit feu, et se donnaient des nazardes sans pitié. Il y en avait
+aussi qui chérissaient la vermine, et celle-ci ne répondait pas mal à
+leurs caresses. Ces cagots ambulants soulevaient le coeur des derviches,
+des calenders et des santons. On les avait rassemblés, dans l'espoir que
+la présence du Calife les guérirait de leur folie, et les convertirait à
+la foi musulmane: mais hélas! on se trompa beaucoup. Au lieu de les
+prêcher, Vathek les traita comme des bouffons, leur dit de faire ses
+compliments à Visnou et à Ixhora, et se prit de fantaisie pour un gros
+vieillard de l'île de Serendib, qui était le plus ridicule de tous. Ah
+çà, lui dit-il, pour l'amour de tes Dieux, fais quelque gambade qui
+m'amuse. Le vieillard offensé se mit à pleurer; et comme il était un
+vilain pleureur, Vathek lui tourna le dos. Bababalouk, qui suivait le
+Calife avec un parasol, lui dit alors: Que votre Majesté prenne garde à
+cette canaille. Quelle diable d'idée de la rassembler ici! Faut-il qu'un
+grand Monarque soit régalé d'un tel spectacle, avec des intermèdes de
+talapoins plus galeux que des chiens? Si j'étais vous, j'ordonnerais un
+grand feu, et je purgerais la terre de l'Emir, de son harem et de toute
+sa ménagerie.--Tais-toi, répondit Vathek. Tout ceci m'amuse infiniment,
+et je ne quitterai pas la prairie que je n'aie visité tous les animaux
+qui l'habitent.
+
+A mesure que le Calife allait en avant, on lui présentait toutes sortes
+d'objets pitoyables; des aveugles, des demi-aveugles, des messieurs sans
+nez, des dames sans oreilles, et le tout pour relever la grande charité
+de Fakreddin qui, avec ses barbons, distribuait à la ronde les
+cataplasmes et les emplâtres. A midi, il se fit une superbe entrée
+d'estropiés, et bientôt on vit dans la plaine les plus jolies sociétés
+d'infirmes. Les aveugles, en tâtonnant, allaient avec les aveugles; les
+boiteux clochaient ensemble, et les manchots gesticulaient du seul bras
+qui leur restait. Aux bords d'une grande chute d'eau se trouvaient les
+sourds; ceux de Pégu avaient les oreilles les plus belles et les plus
+larges, et jouissaient de l'agrément d'entendre encore moins que les
+autres. Ce lieu était aussi le rendez-vous des superfluités en tout
+genre, comme des goîtres, des bosses, et même des cornes, dont plusieurs
+avaient un poli admirable.
+
+L'Emir voulut rendre la fête solennelle, et faire tous les honneurs
+possibles à son illustre convive; en conséquence, il fit étendre sur le
+gazon une multitude de peaux et de nappes. On servit des pilaus de
+toutes les couleurs, et autres mets orthodoxes pour les bons musulmans.
+Vathek, qui était honteusement tolérant, avait eu le soin d'ordonner des
+petits plats d'abomination[21] qui scandalisaient les fidèles. Bientôt,
+toute la sainte assemblée se mit à manger de son mieux. Le Calife eut
+envie d'en faire autant; et malgré toutes les remontrances du chef des
+eunuques, il voulut dîner sur le lieu même. Aussitôt l'Emir fit dresser
+une table à l'ombre des saules. Au premier service on donna du poisson
+tiré d'une rivière qui coulait sur un sable doré au pied d'une colline
+fort haute. On rôtissait ce poisson à mesure qu'on le prenait, et on
+l'assaisonnait ensuite avec des fines herbes du mont Sina; car chez
+l'Emir tout était aussi pieux qu'excellent.
+
+On était aux entremets du festin, quand tout-à-coup un son mélodieux de
+luths que répétaient les échos, se fit entendre sur la colline. Le
+Calife, saisi d'étonnement et de plaisir, leva la tête, et il lui tomba
+sur le visage un bouquet de jasmin. Mille éclats de rire succédèrent à
+cette petite niche, et à travers les buissons on aperçut les formes
+élégantes de plusieurs jeunes filles qui sautillaient comme des
+chevreuils. L'odeur de leurs chevelures parfumées parvint jusqu'à
+Vathek; il suspendit son repas, et comme enchanté il dit à Bababalouk:
+Les Périses[22] sont-elles descendues de leurs sphères? Vois-tu celle
+dont la taille est si déliée, qui court avec tant d'intrépidité sur les
+bords des précipices, et qui en tournant la tête, semble ne faire
+attention qu'aux gracieux replis de sa robe? Avec quelle jolie petite
+impatience elle dispute son voile aux buissons! Serait-ce elle qui m'a
+jeté les jasmins?--Oh! c'est bien elle, répondit Bababalouk, et elle
+serait fille à vous jeter vous-même du rocher en bas; je la reconnais:
+c'est ma bonne amie Nouronihar, qui m'a si poliment prêté son
+escarpolette. Allons, mon cher seigneur et maître, continua-t-il, en
+rompant une branche de saule, permettez-moi de l'aller fustiger pour
+vous avoir manqué de respect. L'Emir ne saurait s'en plaindre; car, sauf
+ce que je dois à sa piété, il a grand tort de tenir un troupeau de
+demoiselles sur les montagnes; l'air vif donne trop d'activité aux
+pensées.
+
+Paix, blasphémateur, dit le Calife; ne parle pas ainsi de celle qui
+entraîne mon coeur sur ces montagnes. Fais plutôt que mes yeux se fixent
+sur les siens, et que je puisse respirer sa douce haleine. Avec quelle
+grace et quelle légèreté elle court palpitant dans ces lieux champêtres!
+En disant ces mots, Vathek étendit ses bras vers la colline, et levant
+les yeux avec une agitation qu'il n'avait jamais sentie, il cherchait à
+ne pas perdre de vue celle qui l'avait déjà captivé. Mais sa course
+était aussi difficile à suivre que le vol d'un de ces beaux papillons
+azurés de cachemire, si rares et si semillants.
+
+Vathek, non content de voir Nouronihar, voulait aussi l'entendre, et
+prêtait avidement l'oreille pour distinguer ses accents. Enfin il
+entendit qu'elle disait à une de ses compagnes, en chuchotant derrière
+le petit buisson d'où elle avait jeté le bouquet; Il faut avouer qu'un
+Calife est une belle chose à voir: mais mon petit Gulchenrouz est bien
+plus aimable; une tresse de sa douce chevelure vaut mieux que toute la
+riche broderie des Indes; j'aime mieux que ses dents me serrent
+malicieusement le doigt que la plus belle bague du trésor impérial. Où
+l'as-tu laissé, Sutlemémé? Pourquoi n'est-il pas ici?
+
+Le Calife inquiet aurait bien voulu en entendre davantage; mais elle
+s'éloigna avec toutes ses esclaves. L'amoureux Monarque la suivit des
+yeux jusqu'à ce qu'il l'eût perdue de vue, et demeura tel qu'un voyageur
+égaré pendant la nuit, à qui les nuages dérobent la constellation qui le
+dirige. Un rideau de ténèbres semblait s'être abaissé devant lui; tout
+lui paraissait décoloré, tout avait pour lui changé de face. Le bruit du
+ruisseau portait la mélancolie dans son ame, et ses larmes tombaient sur
+les jasmins qu'il avait recueillis dans son sein brûlant. Il ramassa
+même quelques cailloux pour se ressouvenir de l'endroit où il avait
+senti les premiers élans d'une passion, qui jusqu'alors lui avait été
+inconnue. Mille fois il avait tâché de s'en éloigner, mais c'était en
+vain. Une douce langueur absorbait son ame. Etendu au bord du ruisseau,
+il ne cessait de tourner ses regards vers la cîme bleuâtre de la
+montagne. Que me caches-tu, rocher impitoyable! s'écriait-il:
+qu'est-elle devenue? Qu'est-ce qui se passe dans tes solitudes? Ciel!
+peut-être en ce moment elle erre dans tes grottes avec son heureux
+Gulchenrouz!
+
+Cependant le serein commençait à tomber. L'Emir, inquiet pour la santé
+du Calife, fit avancer la litière impériale; Vathek s'y laissa porter
+sans s'en apercevoir, et fut ramené dans le superbe salon où il avait
+été reçu la veille.
+
+Mais laissons le Calife livré à sa nouvelle passion, et suivons sur les
+rochers Nouronihar, qui avait enfin rejoint son cher petit Gulchenrouz.
+Ce Gulchenrouz était le seul enfant d'Ali Hassan, frère de l'Emir, et la
+créature de l'univers la plus délicate, la plus aimable. Depuis dix ans
+son père était parti pour voyager sur des mers inconnues, et l'avait
+confié aux soins de Fakreddin. Gulchenrouz savait écrire en différents
+caractères avec une précision merveilleuse, et peignait sur le vélin les
+plus jolis arabesques du monde. Sa voix était douce, et il l'accordait
+avec le luth de la manière la plus attendrissante. Quand il chantait les
+amours de Meignoun et de Leilah[23], ou de quelqu'autres amants
+infortunés de ces siècles antiques, les larmes baignaient les yeux de
+ses auditeurs. Ses vers (car comme Meignoun il était poète) inspiraient
+une langueur et une mollesse bien dangereuses pour les femmes. Toutes
+l'aimaient à la folie; et quoiqu'il eût treize ans, on n'avait pas
+encore pu l'arracher du harem. Sa danse était légère comme ce duvet que
+font voltiger dans l'air les zéphirs du printemps. Mais ses bras qui
+s'entrelaçaient si gracieusement avec ceux des jeunes filles, lorsqu'il
+dansait, ne pouvaient pas lancer les dards à la chasse, ni dompter les
+chevaux fougueux que son oncle nourrissait dans ses pâturages. Il tirait
+pourtant de l'arc d'une main sûre, et il aurait devancé tous les jeunes
+gens à la course, si on avait osé rompre les liens de soie qui
+l'attachaient à Nouronihar.
+
+Les deux frères avaient mutuellement engagé leurs enfants l'un à
+l'autre, et Nouronihar aimait son cousin encore plus que ses propres
+yeux, tout beaux qu'ils étaient. Ils avaient tous deux les mêmes goûts
+et les mêmes occupations, les mêmes regards longs et languissants, la
+même chevelure, la même blancheur; et quand Gulchenrouz se parait des
+robes de sa cousine, il semblait être plus femme qu'elle. Si par hasard
+il sortait un moment du harem pour aller chez Fakreddin, c'était avec la
+timidité du faon qui s'est séparé de la biche. Avec tout cela il avait
+assez d'espiéglerie pour se moquer des barbons solennels; aussi le
+tançaient-ils quelquefois sans pitié. Alors, il se plongeait avec
+transport dans l'intérieur du harem, tirait toutes les portières sur lui
+et se réfugiait en sanglotant dans les bras de Nouronihar. Elle aimait
+ses fautes plus qu'on n'a jamais aimé les vertus.
+
+Nouronihar, après avoir laissé le Calife dans la prairie, courut avec
+Gulchenrouz sur les montagnes tapissées de gazon, qui protégeaient la
+vallée où Fakreddin faisait sa résidence. Le soleil quittait l'horison;
+et ces jeunes gens, dont l'imagination était vive et exaltée, crurent
+voir dans les beaux nuages du couchant les dômes de Shaddukian et
+d'Ambreabad[24] où les Péris font leur demeure. Nouronihar s'était
+assise sur le penchant de la colline, et tenait la tête parfumée de
+Gulchenrouz sur ses genoux. Mais l'arrivée imprévue du Calife, et
+l'éclat qui l'environnait avaient déjà troublé son ame ardente.
+Entraînée par sa vanité, elle n'avait pu s'empêcher de se faire
+remarquer de ce prince. Elle avait bien vu qu'il ramassait les jasmins
+qu'elle lui avait jetés, et son amour-propre en était flatté. Aussi,
+fut-elle toute troublée, lorsque Gulchenrouz s'avisa de lui demander ce
+qu'était devenu le bouquet qu'il lui avait cueilli. Pour toute réponse,
+elle le baisa au front, et s'étant levée à la hâte, elle se promena à
+grands pas dans une agitation et une inquiétude qu'on ne saurait
+décrire.
+
+Cependant la nuit avançait: l'or pur du soleil couchant avait fait place
+à un rouge sanguin; des couleurs comme celles d'une fournaise ardente,
+donnaient sur les joues enflammées de Nouronihar. Le pauvre petit
+Gulchenrouz s'en aperçut. Il tressaillait jusqu'au fond de son ame de ce
+que son amiable cousine était si agitée. Retirons-nous, lui dit-il d'une
+voix timide, il y a quelque chose de funeste dans les cieux. Ces
+tamarins tremblent plus qu'à l'ordinaire, et ce vent me glace le coeur.
+Allons, retirons-nous; cette soirée est bien lugubre. En disant ces
+mots, il avait pris Nouronihar par la main, et l'entraînait de toutes
+ses forces. Celle-ci le suivait sans savoir ce qu'elle faisait. Mille
+idées étranges roulaient dans son esprit. Elle passa un grand rond de
+chèvre-feuille qu'elle aimait beaucoup, sans y faire aucune attention;
+Gulchenrouz seul, quoiqu'il courût comme si une bête sauvage eût été à
+ses trousses, ne put s'empêcher d'en arracher quelques tiges.
+
+Les jeunes filles les voyant venir si vîte crurent que, selon leur
+coutume, ils voulaient danser. Aussitôt elles s'assemblèrent en cercle
+et se prirent par la main; mais Gulchenrouz, hors d'haleine, se laissa
+aller sur la mousse. Alors, la consternation se répandit parmi cette
+troupe folâtre. Nouronihar, presque hors d'elle-même, et aussi fatiguée
+du tumulte de ses pensées, que de la course qu'elle venait de faire, se
+jeta sur lui. Elle prit ses petites mains glacées, les réchauffa dans
+son sein, et frotta ses tempes d'une pommade odoriférante. Enfin, il
+revint à lui, et s'enveloppant la tête dans la robe de Nouronihar, la
+supplia de ne pas retourner encore au harem. Il craignait d'être grondé
+par Shaban, son gouverneur, vieil eunuque ridé et qui n'était pas des
+plus doux. Ce gardien rébarbatif aurait trouvé mauvais qu'il eût dérangé
+la promenade accoutumée de Nouronihar. Toute la bande s'assit donc en
+rond sur la pelouse, et on commença mille jeux enfantins. Les eunuques
+se placèrent à quelque distance, et s'entretinrent ensemble. Tout le
+monde était joyeux, Nouronihar resta pensive et abattue. Sa nourrice
+s'en aperçut, et se mit à faire des contes plaisants, auxquels
+Gulchenrouz, qui avait déjà oublié toutes ses inquiétudes, prenait grand
+plaisir. Il riait, il battait des mains, et faisait cent petites niches
+à toute la compagnie, même aux eunuques, qu'il voulait absolument faire
+courir après lui, en dépit de leur âge et de leur décrépitude.
+
+Sur ces entrefaites, la lune se leva; la soirée était délicieuse, et on
+se trouva si bien, qu'on résolut de souper au grand air. Un des eunuques
+courut chercher des melons; les autres firent pleuvoir des amandes
+fraîches en secouant les arbres qui ombrageaient l'aimable bande.
+Sutlemémé, qui excellait à faire des salades, remplit des grandes jattes
+de porcelaine d'herbes les plus délicates, d'oeufs de petits oiseaux, de
+lait caillé, de jus de citron et de tranches de concombres, et en servit
+à la ronde, avec une grande cuiller de Cocknos. Mais Gulchenrouz, niché,
+à son ordinaire, dans le sein de Nouronihar, fermait ses petites lèvres
+vermeilles lorsque Sutlemémé lui présentait quelque chose. Il ne voulait
+rien recevoir que de la main de sa cousine, et s'attachait à sa bouche
+comme une abeille qui s'enivre du suc des fleurs.
+
+Pendant l'allégresse, qui était générale, on vit une lumière sur la cîme
+de la plus haute montagne. Cette lumière répandait une clarté douce, et
+on l'aurait prise pour le lever de la lune en son plein, si cet astre
+n'eût pas été sur l'horison. Ce spectacle causa une émotion générale; on
+s'épuisait en conjectures. Ce ne pouvait pas être l'effet d'un
+embrasement, car la lumière était claire et bleuâtre. Jamais on n'avait
+vu de météore d'une teinte pareille, ni de cette grandeur. Un moment,
+cette étrange clarté devenait pâle; un instant après, elle se ranimait.
+D'abord, on la crut fixée sur le pic du rocher; tout-à-coup, elle le
+quitta et étincela dans un bois touffu de palmiers; de là, se portant le
+long des torrents, elle s'arrêta enfin à l'entrée d'un vallon étroit et
+ténébreux. Gulchenrouz, dont le coeur frissonnait à tout ce qui était
+imprévu et extraordinaire, tremblait de peur. Il tirait Nouronihar par
+sa robe, et la suppliait de retourner au harem. Les femmes en firent de
+même; mais la curiosité de la fille de l'Emir était trop forte, elle
+l'emporta. A tout hasard, elle voulut courir après le phénomène.
+
+Pendant qu'on disputait ainsi, il partit de la lumière un trait de feu
+si éblouissant, que tout le monde se sauva en jetant de grands cris.
+Nouronihar fit aussi quelques pas en arrière; bientôt elle s'arrêta, et
+s'avança du côté du phénomène. Le globe s'était fixé dans le vallon, et
+y brûlait dans un majestueux silence. Nouronihar croisant alors les
+mains sur sa poitrine, hésita quelques moments. La peur de Gulchenrouz,
+la solitude profonde où elle se trouvait pour la première fois de sa
+vie, le calme imposant de la nuit; tout concourait à l'épouvanter. Plus
+de mille fois elle fut sur le point de s'en retourner, mais le globe
+lumineux se retrouvait toujours devant elle. Poussée par une impulsion
+irrésistible, elle s'en approcha au travers des ronces et des épines, et
+malgré tous les obstacles qui devaient naturellement arrêter ses pas.
+
+Lorsqu'elle fut à l'entrée du vallon, d'épaisses ténèbres
+l'environnèrent tout-à-coup, et elle n'aperçut plus qu'une faible
+étincelle, qui était fort éloignée. Le bruit des chûtes d'eau, le
+froissement des branches de palmier, et les cris funèbres et interrompus
+des oiseaux qui habitaient les troncs d'arbres; tout portait la terreur
+dans son ame. A chaque instant, elle croyait fouler aux pieds quelque
+reptile venimeux. Les histoires qu'on lui avait contées des Dives malins
+et des sombres Goules[25], lui revinrent dans l'esprit. Elle s'arrêta
+pour la seconde fois; mais sa curiosité l'emporta encore, et elle prit
+courageusement un sentier tortueux qui conduisait vers l'étincelle.
+Jusqu'alors elle avait su où elle était; elle ne se fut pas plutôt
+engagée dans le sentier qu'elle se perdit. Hélas! disait-elle, que ne
+suis-je encore dans ces appartements sûrs, et si bien illuminés, où mes
+soirées s'écoulaient avec Gulchenrouz! Cher enfant; comme tu palpiterais
+si tu errais comme moi dans ces profondes solitudes! En parlant ainsi,
+elle avança toujours. Soudain, des degrés pratiqués dans le roc, se
+présentèrent à ses yeux; la lumière augmentait et paraissait sur sa tête
+au plus haut de la montagne. Elle monta audacieusement les degrés.
+Lorsqu'elle fut parvenue à une certaine hauteur, la lumière lui parut
+sortir d'une espèce d'antre; des sons plaintifs et mélodieux s'y
+faisaient entendre: c'était comme des voix qui formaient une sorte de
+chant, semblable aux hymnes qu'on chante sur les tombeaux. Un bruit,
+comme celui qu'on fait en remplissant des bains, frappa en même temps
+ses oreilles. Elle découvrit de grands cierges flamboyants, plantés çà
+et là, dans les crevasses du rocher. Cet appareil la glaça d'épouvante:
+cependant elle continua de monter; l'odeur subtile et violente
+qu'exhalaient ces cierges la ranima, et elle arriva à l'entrée de la
+grotte.
+
+Dans cette espèce d'extase, elle jeta les yeux dans l'intérieur, et vit
+une grande cuve d'or, remplie d'une eau dont la suave vapeur distillait
+sur son visage une pluie d'essence de roses. Une douce symphonie
+résonnait dans la caverne; sur les bords de la cuve, se trouvaient des
+habillements royaux, des diadèmes et des plumes de héron, toutes
+étincelantes d'escarboucles[26]. Pendant qu'elle admirait cette
+magnificence, la musique cessa, et une voix se fit entendre, disant:
+Pour quel Monarque a-t-on allumé ces cierges, préparé ce bain et ces
+habillements qui ne conviennent qu'aux Souverains, non-seulement de la
+terre, mais même des puissances talismaniques?--C'est pour la charmante
+fille de l'Emir Fakreddin, répondit une seconde voix.--Quoi! repartit la
+première, pour cette folâtre qui consume son temps avec un enfant
+volage, noyé dans la mollesse, et qui ne sera jamais qu'un mari
+pitoyable!--Que me dis-tu! reprit l'autre voix; pourrait-elle s'amuser à
+de telles niaiseries, quand le Calife brûle d'amour pour elle, le
+Souverain du monde, celui qui doit jouir des trésors des Sultans
+préadamites, un Prince qui a six pieds de haut, et dont l'oeil pénètre
+jusqu'à la moelle des jeunes filles? Non, elle ne saurait rejeter une
+passion qui la comble de gloire, et elle méprisera son joujou enfantin:
+alors, toutes les richesses qui sont en ce lieu, ainsi que l'escarboucle
+de Giamchid[27], lui appartiendront.--Je crois que tu as raison, dit la
+première voix, et je vais à Istakhar, préparer le palais du feu
+souterrain pour recevoir les deux époux.
+
+Les voix cessèrent, les flambeaux s'éteignirent, l'obscurité la plus
+épaisse succéda à la rayonnante clarté, et Nouronihar se trouva étendue
+sur un sopha, dans le harem de son père. Elle frappa des mains, et
+aussitôt accoururent Gulchenrouz et ses femmes, qui se désespéraient de
+l'avoir perdue, et avaient envoyé les eunuques pour la chercher partout.
+Shaban parut aussi, et la gronda d'importance. Petite impertinente,
+disait-il, ou vous avez de fausses clefs, ou vous êtes aimée de quelque
+Ginn, qui vous donne des passes-partout. Je vais voir quelle est votre
+puissance; entrez vîte dans la chambre aux deux lucarnes, et ne comptez
+pas que Gulchenrouz vous y accompagne: allons, marchez, Madame, je vais
+vous y enfermer à double tour. A ces menaces, Nouronihar leva sa tête
+altière, et ouvrit sur Shaban ses yeux noirs, beaucoup agrandis depuis
+le dialogue de la grotte merveilleuse; Va, lui dit-elle, parle ainsi à
+des esclaves; mais respecte celle qui est née pour donner des lois, et
+soumettre tout à son empire.
+
+Elle allait continuer sur le même ton, quand on entendit crier: Voici le
+Calife! voici le Calife! Aussitôt toutes les portières furent tirées,
+les esclaves se prosternèrent en doubles rangs, et le pauvre petit
+Gulchenrouz se cacha sous une estrade. D'abord, on vit paraître une file
+d'eunuques noirs, traînant après eux de longues robes de mousseline
+brochée d'or; ils tenaient dans leurs mains des cassolettes, qui
+répandaient un doux parfum de bois d'aloës. Ensuite marchait gravement
+Bababalouk, qui n'était pas trop content de la visite, et branlait la
+tête. Vathek, habillé magnifiquement, le suivait de près. Sa démarche
+était noble et aisée; on aurait admiré sa bonne mine, quand même il
+n'eût pas été le Souverain du monde. Il s'approcha de Nouronihar, et
+lorsqu'il eut fixé ses yeux rayonnants, qu'il avait seulement entrevus,
+il fut tout hors de lui. Nouronihar, s'en aperçut, et elle les baissa
+aussitôt; mais son trouble augmentait sa beauté, et enflammait davantage
+le coeur de Vathek.
+
+Bababalouk, connaisseur en pareilles affaires, vit qu'à mauvais jeu il
+fallait faire bonne mine, et fit signe à tout le monde de se retirer. Il
+parcourut tous les coins de la salle pour voir si personne ne s'y était
+caché, et il vit des pieds qui sortaient du bas de l'estrade. Bababalouk
+les tira à lui sans cérémonie, et voyant que c'étaient ceux de
+Gulchenrouz, il le mit sur ses épaules, et l'emporta en lui faisant
+mille odieuses caresses. Le petit criait et se débattait, ses joues
+devinrent rouges comme la fleur de grenade, et ses yeux humides
+étincelaient de dépit. Dans son désespoir, il jeta un regard si
+significatif à Nouronihar, que le Calife s'en aperçut, et dit: Serait-ce
+là votre Gulchenrouz? Souverain du monde, répondit-elle, épargnez mon
+cousin, dont l'innocence et la douceur ne méritent pas votre colère.
+Rassurez-vous, reprit Vathek, en souriant; il est en bonnes mains;
+Bababalouk aime les enfants, et n'est jamais sans dragées ni confitures.
+La fille de Fakreddin, toute confondue, laissa emporter Gulchenrouz,
+sans dire une parole. Cependant le mouvement du sein de Nouronihar
+découvrait l'agitation de son coeur. Vathek en était transporté, et se
+livrait à tout le délire de la plus vive passion; on ne lui opposait
+plus qu'une faible résistance, lorsque l'Emir entrant subitement, se
+jeta aux pieds du Calife, le front contre terre. Commandeur des Croyans,
+lui dit-il, ne vous abaissez pas jusqu'à votre esclave. Non, Emir,
+repartit Vathek, je l'élève plutôt jusqu'à moi. Je la déclare mon
+épouse, et la gloire de votre famille s'étendra de génération en
+génération. Hélas! Seigneur, répondit Fakreddin en s'arrachant quelques
+poils de la barbe, abrégez les jours de votre fidèle serviteur, avant
+qu'il manque à sa parole. Nouronihar est solennellement promise à
+Gulchenrouz, le fils de mon frère Ali Hassan; leurs coeurs sont unis; la
+foi est réciproquement donnée: on ne saurait violer des engagements
+aussi sacrés. Quoi! repliqua brusquement le Calife, tu veux livrer cette
+beauté divine à un mari encore plus femme qu'elle! Tu crois que je
+laisserai flétrir ses charmes sous des mains si lâches et si faibles!
+non, c'est dans mes bras qu'elle doit passer sa vie; tel est mon
+plaisir! Retire-toi, et ne trouble pas cette nuit, que je consacre au
+culte de ses attraits. L'Emir outré tira alors son sabre, le présenta à
+Vathek, et tendant son col, il lui dit d'un ton ferme: Seigneur, frappez
+votre hôte infortuné; il a trop vécu puisqu'il a le malheur de voir que
+le Vicaire du Prophète viole les saintes lois de l'hospitalité.
+Nouronihar, qui était restée interdite pendant toute cette scène, ne put
+soutenir davantage le combat des diverses passions qui bouleversaient
+son ame. Elle tomba en défaillance, et Vathek, aussi effrayé pour sa
+vie, que furieux de trouver de la résistance, dit à Fakreddin: Secourez
+votre fille! et il se retira en lui lançant son terrible regard.--Le
+malheureux Emir tomba sur-le-champ à la renverse, baigné d'une sueur
+mortelle.
+
+Gulchenrouz, de son côté, s'était échappé des mains de Bababalouk, et
+revenait en ce moment, lorsqu'il vit Fakreddin et sa fille étendus par
+terre. Il cria au secours, tant qu'il put. Ce pauvre enfant tâchait de
+ranimer Nouronihar par ses caresses. Pâle et haletant, il ne cessait de
+baiser la bouche de son amante. Enfin, la douce chaleur de ses lèvres la
+fit revenir, et bientôt elle reprit tous ses sens.
+
+Lorsque Fakreddin fut remis de l'oeillade du Calife, il se mit sur son
+séant, et regardant autour de lui pour voir si ce dangereux prince était
+sorti, il fit appeler Shaban et Sutlemémé, et, les tirant à part, il
+leur dit: Mes amis, aux grands maux, il faut des remèdes violents. Le
+Calife porte l'horreur et la désolation dans ma famille; je ne saurais
+résister à sa puissance; un autre de ses regards me mettrait au tombeau.
+Qu'on me donne de cette poudre assoupissante qu'un Derviche m'apporta de
+l'Arracan; j'en ferai prendre à ces deux enfants une dose dont l'effet
+dure trois jours. Le Calife les croira morts. Alors, feignant de les
+enterrer, nous les porterons dans la caverne de la vénérable Meimouné, à
+l'entrée du grand désert de sable, près de la cabane de mes nains; et
+quand tout le monde sera retiré, vous, Shaban, avec quatre eunuques
+choisis, vous les transporterez près du lac où vous aurez fait porter
+des provisions pour un mois. Un jour pour la surprise, cinq pour les
+pleurs, une quinzaine pour les réflexions, et le reste pour se préparer
+à se remettre en marche; voilà, selon mon calcul, tout le temps que
+Vathek prendra, et j'en serai quitte.
+
+L'idée est bonne, dit Sutlemémé; il en faut tirer tout le parti
+possible. Nouronihar me paraît avoir du goût pour le Calife. Soyez sûr
+qu'aussi long-temps qu'elle le saura ici, malgré tout son attachement
+pour Gulchenrouz, nous ne pourrons pas la faire tenir dans ces
+montagnes. Persuadons-lui qu'elle est réellement morte, ainsi que
+Gulchenrouz, et que tous deux ont été transportés dans ces rochers, pour
+y expier les petites fautes que l'amour leur a fait commettre. Nous leur
+dirons que nous nous sommes tués de désespoir, et vos petits nains,
+qu'ils n'ont jamais vus, leur paraîtront des personnages
+extraordinaires. Les sermons qu'ils leur feront, produiront un grand
+effet sur eux, et je gage que tout se passera le mieux du monde.
+J'approuve ton idée, dit Fakreddin; mettons la main à l'oeuvre.
+
+Aussitôt, on alla chercher la poudre; on la mit dans du sorbet, et
+Nouronihar et Gulchenrouz, sans se douter de rien, avalèrent le mélange.
+Une heure après, ils sentirent des angoisses et des palpitations de
+coeur. Un engourdissement universel s'empara d'eux. Ils se levèrent, et
+montant l'estrade avec peine, ils s'étendirent sur le sopha.
+Réchauffe-moi, ma chère Nouronihar, disait Gulchenrouz, en la tenant
+étroitement embrassée; mets ta main sur mon coeur: il est de glace. Ah!
+tu es aussi froide que moi. Le Calife nous aurait-il tué tous les deux
+avec son terrible regard? Je meurs, repartit Nouronihar d'une voix
+éteinte, serre-moi; que du moins j'exhale mon ame sur tes lèvres. Le
+tendre Gulchenrouz poussa un profond soupir, leurs bras tombèrent et ils
+n'en dirent pas davantage; tous les deux restèrent comme morts.
+
+Alors, de grands cris retentirent dans le harem. Shaban et Sutlemémé
+jouèrent les désespérés avec beaucoup d'adresse. L'Emir, fâché d'en
+venir à ces extrémités, faisait pour la première fois l'épreuve de la
+poudre, et n'avait pas besoin de contrefaire l'affligé. On avait éteint
+les lumières, à l'exception de deux lampes qui jetaient une triste lueur
+sur le visage de ces belles fleurs, qu'on croyait fanées dans le
+printemps de leur vie; et les esclaves, qui s'étaient rassemblés de
+toutes parts, restèrent immobiles au spectacle qui s'offrait à leurs
+yeux. On apporta les vêtements funèbres; on lava leurs corps avec de
+l'eau rose; on les revêtit de simarres plus blanches que l'albâtre: et
+leurs belles tresses, nouées ensemble, furent parfumées des odeurs les
+plus exquises.
+
+On allait poser sur leurs têtes deux couronnes de jasmin, leur fleur
+favorite, lorsque le Calife, qui venait d'apprendre cet événement
+tragique, arriva. Il était aussi pâle et hagard, que les Goules qui
+errent la nuit dans les sépulcres. Dans cette circonstance, il s'oublia
+lui-même et le monde entier; il se précipita au milieu des esclaves, se
+prosterna au pied de l'estrade, et se frappant la poitrine, il se
+qualifiait d'atroce meurtrier, et faisait mille imprécations contre
+lui-même. Mais lorsque d'une main tremblante, il eut levé le voile qui
+couvrait le visage blême de Nouronihar, il jeta un grand cri, et tomba
+comme mort. Le chef des eunuques fit d'horribles grimaces, et l'emporta
+sur-le-champ, en disant: Je l'avais bien prévu que Nouronihar lui
+jouerait quelque mauvais tour.
+
+Dès que le Calife fut éloigné, l'Emir commanda les cercueils, et fit
+défendre l'entrée du harem. On ferma toutes les fenêtres; on brisa tous
+les instruments de musique, et les Imans commencèrent à réciter des
+prières. Les pleurs et les lamentations redoublèrent dans la soirée qui
+suivit ce jour lugubre. Quant à Vathek, il gémissait en silence. On
+avait été obligé d'assoupir les convulsions de sa rage et de sa douleur,
+en lui donnant des remèdes calmants.
+
+A la pointe du jour suivant, on ouvrit les grands battants des portes du
+palais, et le convoi se mit en marche pour se rendre à la montagne. Les
+tristes cris de Leillah-Illeilah[28] parvinrent jusqu'au Calife. Il
+voulut à toute force se cicatriser et suivre la pompe funèbre; jamais on
+n'aurait pu l'en dissuader, si sa grande faiblesse lui eut permis de
+marcher: mais il tomba au premier pas, et l'on fut obligé de le mettre
+au lit, où il resta plusieurs jours dans un état d'insensibilité qui
+faisait pitié, même à l'Emir.
+
+Quand la procession fut arrivée à la grotte de Meimouné, Shaban et
+Sutlemémé congédièrent tout le monde. Les quatre eunuques affidés
+restèrent avec eux; et après s'être reposés quelques moments auprès des
+cercueils, auxquels on avait laissé de l'air, ils les firent porter sur
+les bords d'un petit lac bordé d'une mousse grisâtre. Ce lieu était le
+rendez-vous des hérons et des cigognes qui y pêchaient continuellement
+des petits poissons bleus. Les nains, instruits par l'Emir, ne tardèrent
+pas à s'y rendre, et avec l'aide des eunuques, ils construisirent des
+cabanes de cannes et de joncs; ouvrage dans lequel ils réussissaient à
+merveille. Ils élevèrent aussi un magasin pour les provisions, un petit
+oratoire pour eux-mêmes, et une pyramide de bois. Elle était faite de
+bûches arrangées avec beaucoup d'exactitude et servait à l'entretien du
+feu; car il faisait froid dans le creux de ces montagnes.
+
+Vers le soir, on alluma deux grands feux sur le bord du lac; on tira les
+deux jolis corps de leurs cercueils, et ils furent posés doucement dans
+la même cabane, sur un lit de feuilles sèches. Les deux nains se mirent
+à réciter le Koran d'une voix claire et argentine. Shaban et Sutlemémé
+se tenaient debout, à quelque distance, et attendaient avec beaucoup
+d'inquiétude que la poudre eût fait son effet. Enfin, Nouronihar et
+Gulchenrouz étendirent faiblement les bras, et ouvrant les yeux ils
+regardèrent avec le plus grand étonnement tout ce qui les entourait. Ils
+essayèrent même de se lever; mais les forces leur manquant, ils
+retombèrent sur leur lit de feuilles. Aussitôt, Sutlemémé leur fit
+avaler d'un cordial dont l'Emir l'avait munie.
+
+Alors, Gulchenrouz se réveilla tout-à-fait, éternua bien fort, et se
+leva avec un élan qui marquait toute sa surprise. Lorsqu'il fut hors de
+la cabane, il huma l'air avec une extrême avidité, et s'écria: Je
+respire, j'entends des sons, je vois un firmament semé d'étoiles!
+j'existe encore. A ces accents chéris, Nouronihar se débarrassa des
+feuilles, et courut serrer Gulchenrouz dans ses bras. Les longues
+simarres dont ils étaient revêtus, leurs couronnes de fleurs et leurs
+pieds nus, furent les premières choses qui frappèrent ses regards. Elle
+cacha son visage dans ses mains pour réfléchir. La vision du bain
+enchanté, le désespoir de son père, et surtout la figure majestueuse de
+Vathek lui roulaient dans l'esprit. Elle se ressouvenait d'avoir été
+malade et mourante, aussi bien que Gulchenrouz; mais toutes ces images
+étaient confuses dans sa tête. Ce lac singulier, ces flammes réfléchies
+dans les eaux paisibles, les pâles couleurs de la terre, ces cabanes
+bizarres; ces joncs qui se balançaient tristement d'eux-mêmes, ces
+cigognes, dont le cri lugubre se mêlait aux voix des nains; tout la
+convainquit que l'ange de la mort lui avait ouvert le portail de quelque
+nouvelle existence.
+
+Gulchenrouz, de son côté, dans des transes mortelles, s'était collé
+contre sa cousine. Il se croyait aussi dans le pays des fantômes, et
+s'effrayait du silence qu'elle gardait. Parle, lui dit-il enfin, où
+sommes-nous? Vois-tu ces spectres qui remuent cette braise ardente?
+Seraient-ce Monkir et Nekir[29] qui vont nous y jeter? Le fatal pont[30]
+traverserait-il ce lac, dont la tranquillité nous cache peut-être un
+abîme d'eau, où nous ne cesserons de tomber pendant des siècles?
+
+Non, mes enfants, leur dit Sutlemémé en s'approchant d'eux,
+rassurez-vous; l'ange exterminateur qui a conduit nos ames après les
+vôtres, nous a assuré que le châtiment de votre vie molle et voluptueuse
+sera borné à passer une longue suite d'années dans ce lieu mélancolique,
+où le soleil se montre à peine, où la terre ne produit ni fruits ni
+fleurs. Voilà nos gardiens, continua-t-elle, en montrant les nains; ils
+pourvoiront à nos besoins: car des ames aussi profanes que les nôtres
+tiennent encore un peu à leur grossière existence. Pour tous mets vous
+ne mangerez que du ris; et votre pain sera trempé dans les brouillards
+qui couvrent sans cesse ce lac.
+
+A cette triste perspective, les pauvres enfants fondirent en pleurs. Ils
+se prosternèrent devant les nains, qui soutenant parfaitement bien leur
+personnage, leur firent, selon la coutume, un discours bien beau et bien
+long, sur le chameau sacré qui devait, dans quelques milliers d'années,
+les porter au paradis des fidèles.
+
+Le sermon fini, on fit des ablutions, on loua Allah et le Prophète, on
+soupa bien maigrement, et on s'en retourna aux feuilles sèches.
+Nouronihar et son petit cousin furent bien aises de trouver que les
+morts couchaient dans la même cabane. Comme ils avaient assez dormi, ils
+s'entretinrent le reste de la nuit de ce qui s'était passé, et cela
+toujours en s'embrassant de peur des esprits.
+
+Le lendemain matin, qui fut bien sombre et pluvieux, les nains montèrent
+sur de longues perches plantées en guise de minarets, et appelèrent à la
+prière. Toute la congrégation s'assembla; Sutlemémé, Shaban, les quatre
+eunuques, quelques cigognes qui s'ennuyaient de la pêche, et les deux
+enfants. Ceux-ci s'étaient traînés languissamment hors de leur cabane,
+et comme leurs esprits étaient montés sur un ton mélancolique et tendre,
+ils firent leurs dévotions avec ferveur. Après cela, Gulchenrouz demanda
+à Sutlemémé et aux autres, comment ils avaient fait de mourir si à
+propos pour eux. Nous nous sommes tués de désespoir après votre mort,
+répondit Sutlemémé. Nouronihar, qui malgré tout ce qui s'était passé,
+n'avait pas oublié sa vision, s'écria: Et le Calife! Serait-il mort de
+douleur? Viendra-t-il ici? Les nains avaient le mot, et répondirent
+gravement: Vathek est damné sans retour. Je le crois bien, s'écria
+Gulchenrouz, et j'en suis charmé; car je pense que c'est son horrible
+oeillade qui nous a envoyés ici manger du riz, et entendre des sermons.
+
+Une semaine s'écoula à-peu-près de la même manière sur les bords du lac.
+Nouronihar pensait aux grandeurs que son ennuyeuse mort lui avait fait
+perdre; et Gulchenrouz faisait des prières et des paniers de joncs avec
+les nains, qui lui plaisaient infiniment.
+
+Pendant que cette scène d'innocence se passait au sein des montagnes, le
+Calife en donnait une autre chez l'Emir. Il n'eut pas plutôt repris
+l'usage de ses sens, qu'avec une voix qui fit tressaillir Bababalouk, il
+s'écria: Perfide Giaour! c'est toi qui as tué ma chère Nouronihar; je
+renonce à toi et demande pardon à Mahomet; il me l'aurait conservée si
+j'avais été plus sage. Allons, qu'on me donne de l'eau pour faire mes
+ablutions, et que le bon Fakreddin vienne ici, pour que je me réconcilie
+avec lui et que nous fassions la prière. Après cela, nous irons ensemble
+visiter le sépulcre de l'infortunée Nouronihar. Je veux me faire
+hermite, et passer mes jours sur cette montagne pour y expier mes
+crimes. Et que mangerez-vous là, lui dit Bababalouk? je n'en sais rien,
+repartit Vathek; je te le dirai quand j'aurai appétit: ce qui ne
+m'arrivera, je crois, de long-temps.
+
+L'arrivée de Fakreddin interrompit cette conversation. Dès que Vathek le
+vit, il lui sauta au col, et le baigna de ses larmes, en lui disant des
+choses si pieuses, que l'Emir en pleurait de joie, et se félicitait tout
+bas de l'admirable conversion qu'il venait d'opérer. On comprend qu'il
+n'osait pas s'opposer au pélerinage de la montagne; ils se mirent donc
+chacun dans leur litière et partirent.
+
+Malgré l'attention avec laquelle on veillait sur le Calife, on ne put
+empêcher qu'il ne se fît quelques égratignures sur le lieu où l'on
+disait que Nouronihar était enterrée. L'on eut grand'peine à l'en
+arracher, et il jura solennellement qu'il y reviendrait tous les jours,
+ce qui ne plut pas trop à Fakreddin; mais il se flattait que le Calife
+ne se hasarderait pas plus avant, et qu'il se contenterait de faire ses
+prières dans la caverne de Meimouné; d'ailleurs, le lac était si caché
+dans les rochers, qu'il ne croyait pas possible de le trouver. Cette
+sécurité de l'Emir était augmentée par la conduite de Vathek. Il tenait
+bien exactement sa résolution, et revenait de la montagne si dévot et si
+contrit, que tous les barbons en étaient en extase.
+
+Nouronihar, de son côté, n'était pas tout-à-fait aussi contente.
+Quoiqu'elle aimât Gulchenrouz, et qu'on la laissât libre avec lui afin
+d'augmenter sa tendresse, elle le regardait comme un joujou qui
+n'empêchait pas que l'escarboucle de Giamchid ne fût très-désirable.
+Elle avait même quelquefois des doutes sur son état, et ne pouvait pas
+comprendre que les morts eussent tous les besoins et les fantaisies des
+vivants. Un matin, pour s'en éclaircir, elle se leva doucement d'auprès
+de Gulchenrouz, pendant que tout dormait encore, et après lui avoir
+donné un baiser, elle suivit le bord du lac, et vit qu'il se dégorgeait
+sous un rocher dont la cîme ne lui parut pas inaccessible. Aussitôt elle
+y grimpa du mieux qu'elle put, et voyant le ciel à découvert, elle se
+mit à courir comme une biche qui fuit le chasseur. Quoiqu'elle sautât
+avec la légèreté de l'antelope, elle fut pourtant obligée de s'asseoir
+sur quelques tamarins pour reprendre haleine. Elle y faisait ses petites
+réflexions, et croyait reconnaître les lieux, quand tout-à-coup, Vathek
+se présenta à sa vue. Ce prince inquiet et agité avait devancé l'aurore.
+Lorsqu'il vit Nouronihar, il resta immobile. Il n'osait approcher de
+cette figure tremblante et pâle; mais pourtant encore charmante à voir.
+Enfin, Nouronihar, d'un air moitié content et moitié affligé, leva ses
+beaux yeux sur lui, et lui dit: Seigneur, vous venez donc manger du riz
+avec moi, et entendre des sermons? Ombre chérie, s'écria Vathek, vous
+parlez! vous avez toujours la même forme élégante, le même regard
+rayonnant! Seriez-vous aussi palpable? En disant ces mots, il l'embrasse
+de toute sa force, en répétant sans cesse; mais voici de la chair, elle
+est animée d'une douce chaleur; que veut dire ce prodige?
+
+Nouronihar répondit modestement; Vous savez, Seigneur, que je mourus la
+nuit même où vous m'honorâtes de votre visite. Mon cousin dit que ce fut
+d'une de vos oeillades, mais je n'en crois rien; elles ne me parurent
+pas si terribles. Gulchenrouz mourut avec moi, et nous fûmes tous les
+deux transportés dans un pays bien triste, et où l'on fait très-maigre
+chère; si vous êtes mort aussi, et que vous veniez nous joindre, je vous
+plains, car vous serez étourdi par les nains et les cigognes.
+D'ailleurs, il est fâcheux pour vous et pour moi, d'avoir perdu les
+trésors du palais souterrain qui nous étaient promis.
+
+A ce nom de palais souterrain, le Calife suspendit ses caresses, qui
+avaient déjà été assez loin, pour se faire expliquer ce que Nouronihar
+voulait dire. Alors elle lui raconta sa vision, ce qui l'avait suivie,
+et l'histoire de sa prétendue mort; elle lui dépeignit le lieu
+d'expiation d'où elle s'était échappée, d'une manière qui l'aurait fait
+rire, s'il n'avait pas été très-sérieusement occupé. Elle n'eut pas
+plutôt cessé de parler, que Vathek la reprenant dans ses bras, lui dit:
+Allons, lumière de mes yeux, tout est dévoilé. Nous sommes tous deux
+pleins de vie: votre père est un fripon qui nous a trompés pour nous
+séparer; et le Giaour, qui, à ce que je comprends, veut nous faire
+voyager ensemble, ne vaut guères mieux. Ce ne sera pas du moins de
+long-temps qu'il nous tiendra dans son palais de feu. J'attache plus de
+valeur à votre belle personne, qu'à tous les trésors des sultans
+préadamites; et je veux la posséder à mon aise, et en plein air pendant
+bien des lunes, avant que d'aller m'enfouir sous terre. Oubliez ce petit
+sot de Gulchenrouz, et...--Ah, Seigneur, ne lui faites point de mal,
+interrompit Nouronihar. Non, non, reprit Vathek; je vous ai déjà dit de
+ne rien craindre pour lui; il est trop pétri de lait et de sucre pour
+que j'en sois jaloux: nous le laisserons avec les nains (qui par
+parenthèse sont mes anciennes connaissances) c'est une compagnie qui lui
+convient mieux que la vôtre. Au reste, je ne retournerai plus chez votre
+père; je ne veux pas l'entendre lui et ses barbons, me criailler aux
+oreilles que je viole les lois de l'hospitalité, comme si ce n'était pas
+un plus grand honneur pour vous d'épouser le Souverain du monde, qu'une
+petite fille habillée en garçon.
+
+Nouronihar n'eut garde de désapprouver un discours aussi éloquent. Elle
+aurait seulement voulu que l'amoureux Monarque eût marqué un peu plus
+d'ardeur pour l'escarboucle de Giamchid; mais elle pensa que cela
+viendrait en son temps, et demeura d'accord de tout, avec la soumission
+la plus engageante.
+
+Quand le Calife le jugea à propos, il appela Bababalouk qui dormait dans
+la caverne de Meimouné, et rêvait que le fantôme de Nouronihar l'avait
+remis sur l'escarpolette, et lui donnait un tel branle, que tantôt il
+planait au-dessus des montagnes, et tantôt touchait aux abîmes. A la
+voix de son maître, il s'éveilla en sursaut, courut tout essoufflé, et
+pensa tomber à la renverse, lorsqu'il crut voir le spectre auquel il
+venait de rêver. Ah! Seigneur, s'écria-t-il en reculant dix pas, et
+mettant sa main devant ses yeux: est-ce que vous déterrez les morts?
+Faites-vous aussi le métier de Goule? Mais n'espérez pas de manger cette
+Nouronihar; après ce qu'elle m'a fait souffrir, elle sera assez méchante
+pour vous manger vous-même.
+
+Cesse de faire l'imbécile, dit Vathek; tu seras bientôt convaincu que
+celle que je tiens dans mes bras, est Nouronihar, bien fraîche et très
+vivante. Va faire dresser mes tentes dans une vallée que j'ai remarquée
+ici près; je veux y fixer mon habitation avec cette belle tulipe dont je
+ranimerai les couleurs. Fais en sorte de nous pourvoir de tout ce qu'il
+faut pour mener une vie voluptueuse jusqu'à nouvel ordre.
+
+Les nouvelles d'un incident aussi fâcheux parvinrent bientôt aux
+oreilles de l'Emir. Au désespoir de ce que son stratagème n'avait pas
+réussi, il s'abandonna à la douleur, et se barbouilla duement le visage
+avec de la cendre; ses fidèles barbons en firent autant, et son palais
+tomba dans un affreux désordre. Tout était négligé; on ne recevait plus
+les voyageurs, on ne faisait plus d'emplâtres; et à la place de
+l'activité charitable qui régnait dans cet asile, ceux qui l'habitaient
+n'y montraient plus que des visages d'une coudée de long; ce n'était que
+gémissements et barbouillages.
+
+Cependant Gulchenrouz était resté pétrifié, en ne trouvant plus sa
+cousine. Les nains n'étaient pas moins surpris que lui. Sutlemémé seule,
+plus fine qu'eux tous, soupçonna d'abord ce qui était arrivé. On amusa
+Gulchenrouz avec la belle espérance qu'il retrouverait Nouronihar dans
+quelque endroit des montagnes, où la terre jonchée de fleurs d'orange et
+de jasmin, offrirait des lits plus agréables que ceux des cabanes, où
+l'on chanterait au son des luths, et où l'on irait à la chasse des
+papillons.
+
+Sutlemémé était dans le fort de ses descriptions quand un des quatre
+eunuques la tira à part, lui éclaircit l'histoire de la fuite de
+Nouronihar, et lui remit les ordres de l'Emir. Aussitôt elle tint
+conseil avec Shaban et les nains; on plia bagage; on se mit dans une
+chaloupe, et on vogua tranquillement. Gulchenrouz s'accommodait de tout;
+mais lorsqu'on arriva à l'endroit où le lac se perdait sous la voûte du
+rocher, que la barque y fut entrée, et que Gulchenrouz se vit dans une
+parfaite obscurité, il fut saisi d'une peur horrible et jeta des cris
+perçants; car il croyait qu'on allait le damner entièrement, pour avoir
+trop fait le vivant avec sa cousine.
+
+Pendant ce temps, le Calife, et celle qui régnait sur son coeur,
+filaient des jours heureux. Bababalouk avait fait dresser les tentes et
+fermer les deux entrées de la vallée avec des paravents magnifiques,
+doublés de toile des Indes, et gardés par des esclaves Ethiopiens, le
+sabre à la main. Pour maintenir le gazon de cette belle enceinte dans
+une fraîcheur perpétuelle, des eunuques blancs ne cessaient d'en faire
+le tour avec des arrosoirs de vermeil. L'air, auprès du pavillon
+impérial, était sans cesse agité par le mouvement des éventails; un jour
+tendre qui passait au travers des mousselines éclairait ce lieu de
+volupté, et le Calife y jouissait en plein des charmes de Nouronihar.
+Enivré de délices, il écoutait avec transport sa belle voix, et les
+accords de son luth. De son côté, elle était ravie d'entendre les
+descriptions qu'il lui faisait de Samarah, et de sa tour remplie de
+merveilles. Elle se plaisait surtout à lui faire répéter l'aventure de
+la boule, et celle de la crevasse où le Giaour se tenait auprès du
+portail d'ébène.
+
+Le jour s'écoulait dans ces entretiens, et la nuit ces amants se
+baignaient ensemble dans un grand bassin de marbre noir, qui relevait
+admirablement la blancheur de Nouronihar. Bababalouk, avec qui cette
+belle était rentrée en grace, prenait soin que leurs repas fussent
+servis avec la plus grande délicatesse; c'était toujours quelques mets
+nouveaux; et il fit chercher à Schiraz un vin pétillant et délicieux,
+encavé avant la naissance de Mahomet. On cuisait dans de petits fours
+pratiqués dans le roc, des pains au lait que Nouronihar pétrissait de
+ses mains délicates; ce qui leur donnait une saveur si fort au gré de
+Vathek, qu'il en oubliait tous les ragoûts que ses autres femmes lui
+avaient faits; aussi ces pauvres délaissées se mouraient-elles de
+chagrin chez l'Emir.
+
+La sultane Dilara, qui jusqu'alors avait été la favorite, prenait cette
+négligence à coeur avec une énergie qui était dans son caractère. Dans
+le cours de sa faveur, elle avait été imbue des idées extravagantes de
+Vathek, et brûlait de voir les tombeaux d'Istakhar, et le palais des
+quarante colonnes; élevée d'ailleurs parmi les mages, elle se
+réjouissait de voir le Calife prêt à s'adonner au culte du feu: ainsi la
+vie voluptueuse et fainéante qu'il menait avec sa rivale, l'affligeait
+doublement. La piété passagère de Vathek, lui avait donné de vives
+alarmes; ceci était pis encore. Elle prit donc le parti d'écrire à la
+princesse Carathis, pour lui apprendre que tout allait mal, qu'on avait
+manqué net aux conditions du parchemin, qu'on avait mangé, couché et
+fait vacarme chez un vieil Emir, dont la sainteté était fort redoutable,
+et qu'enfin il n'y avait plus d'apparence qu'on eût jamais les trésors
+des sultans préadamites. Cette lettre fut confiée à deux bûcherons, qui
+coupaient du bois dans une des grandes forêts de la montagne, et qui
+connaissant les routes les plus courtes, arrivèrent en dix jours à
+Samarah.
+
+La princesse Carathis jouait aux échecs avec Morakanabad, quand les
+messagers arrivèrent. Depuis quelques semaines elle avait abandonné les
+hautes régions de sa tour, parce que tout lui semblait en confusion
+parmi les astres, lorsqu'elle les consultait pour son fils. Elle avait
+beau répéter ses fumigations, et s'étendre sur les toits, dans
+l'espérance d'avoir des visions mystiques; elle ne rêvait que pièces de
+brocard, bouquets et autres niaiseries pareilles. Cela l'avait jetée
+dans un abattement dont toutes les drogues qu'elle composait ne
+pouvaient la tirer, et sa dernière ressource était Morakanabad, bon
+homme, plein d'une honnête confiance, mais qui, dans sa compagnie, ne se
+trouvait pas sur des roses.
+
+Comme personne ne savait des nouvelles de Vathek, mille histoires
+ridicules se répandaient sur son compte. On conçoit donc avec quelle
+vivacité Carathis décacheta la lettre, et quelle fut sa rage lorsqu'elle
+apprit la lâche conduite de son fils. Ah! ah! dit-elle; je périrai, ou
+il pénétrera dans le palais du feu; que je meure dans les flammes, et
+que Vathek règne sur le trône de Suleïman! En parlant ainsi, elle fit la
+pirouette d'une manière si magique et si effroyable que Morakanabad en
+recula de terreur; elle commanda de préparer son grand chameau
+Alboufaki, et de faire venir la hideuse Nerkès et l'impitoyable Cafour:
+Je ne veux pas d'autre train, dit-elle au visir; je vais pour affaires
+pressantes, ainsi trève de parade; vous aurez soin du peuple; plumez-le
+bien dans mon absence; car nous dépensons beaucoup, et on ne sait pas ce
+qui arrivera.
+
+La nuit était très noire, et il soufflait de la plaine de Catoul un vent
+mal sain, qui aurait rebuté le voyageur le plus intrépide; mais Carathis
+se plaisait beaucoup à tout ce qui était funeste: Nerkès en pensait de
+même; et Cafour avait un goût particulier pour les pestilences. Au
+matin, cette gentille caravane, guidée par les deux bûcherons, s'arrêta
+sur les bords d'un grand marais d'où s'exhalait une vapeur mortelle, qui
+aurait tué tout autre animal qu'Alboufaki, qui naturellement pompait
+avec plaisir ces malignes odeurs. Les paysans supplièrent les dames de
+ne pas dormir dans ce lieu. Dormir! s'écria Carathis; la belle idée! Je
+ne dors jamais que pour avoir des visions; et, quant à mes suivantes,
+elles ont trop d'occupations pour fermer le seul oeil qui leur reste.
+Les pauvres gens qui commençaient à ne pas trop se plaire dans cette
+compagnie, restèrent la gueule béante.
+
+Carathis mit pied à terre, aussi bien que les négresses qu'elle avait en
+croupe; et toutes s'étant mises en chemise et en caleçons, elles
+coururent à l'ardeur du soleil pour cueillir des herbes vénéneuses, dont
+il y avait à foison le long du marécage. Cette provision était destinée
+pour la famille de l'Emir, et pour tous ceux qui pouvaient apporter le
+moindre empêchement au voyage d'Istakhar. Les bûcherons mouraient de
+peur, en voyant courir ces trois horribles fantômes, et ne goûtaient pas
+trop la société d'Alboufaki. Ce fut bien pire lorsque Carathis leur
+ordonna de se mettre en route, quoiqu'il fût midi et qu'il fît une
+chaleur à calciner les pierres; malgré tout ce qu'ils purent dire, il
+fallut obéir.
+
+Alboufaki qui aimait beaucoup la solitude, reniflait quand il apercevait
+la moindre habitation, et Carathis le gâtant à sa manière, se détournait
+tout de suite. Il arriva de là que les paysans ne purent pas prendre la
+moindre nourriture sur la route. Les chèvres et les brebis, que la
+Providence semblait leur envoyer, et dont le lait aurait pu les
+rafraîchir un peu, s'enfuyaient à la vue de l'hideux animal et de son
+étrange charge. Pour Carathis, elle n'avait nul besoin de ces aliments
+communs ayant inventé depuis long-temps une opiate qui lui suffisait, et
+dont elle faisait part à ses chères muettes.
+
+A la nuit tombante, Alboufaki s'arrête tout court, et frappa du pied.
+Carathis connaissait ses allures, et comprit qu'elle devait être dans le
+voisinage d'un cimetière. En effet, la lune jetait une pâle lueur qui
+lui fit bientôt entrevoir une longue muraille, et une porte à
+demi-ouverte et si élevée, qu'elle pouvait y faire passer Alboufaki. Les
+misérables guides, qui touchaient à l'extrémité de leurs jours, prièrent
+alors humblement Carathis de les enterrer, puisqu'elle en avait la
+commodité, et rendirent l'ame. Nerkès et Cafour plaisantèrent à leur
+manière sur la sottise de ces gens, trouvèrent l'aspect du cimetière
+fort à leur gré, et les sépulcres bien réjouissans; il y en avait au
+moins deux mille sur la pente d'une colline. Carathis trop occupée de
+ses grandes vues pour s'arrêter à ce spectacle, quelque charmant qu'il
+fût à ses yeux, s'avisa de tirer parti de sa situation. Assurément, se
+disait-elle, un si beau cimetière est hanté par les Goules; cette espèce
+ne manque pas d'intelligence; comme j'ai laissé mourir mes bêtes de
+guides faute d'attention, je demanderai mon chemin aux Goules, et pour
+les amorcer, je les inviterai à se régaler de ces corps frais. Après ce
+sage monologue, elle parla des doigts à Nerkès et à Cafour, leur disant
+d'aller frapper aux tombeaux, et d'y faire entendre leur joli ramage.
+
+Les négresses, toutes joyeuses de cet ordre, et qui se promettaient
+beaucoup de plaisir dans la compagnie des Goules, partirent avec un air
+de conquête, et se mirent à faire toc, toc, contre les sépulcres. A
+mesure qu'elles frappaient, on entendait un bruit sourd dans la terre,
+les sables se remuaient, et les Goules attirés par la fraîcheur des
+nouveaux cadavres, sortaient de toutes parts avec le nez en l'air. Tous
+se rendirent devant un cercueil de marbre où Carathis était assise entre
+les deux corps de ses malheureux conducteurs. Cette princesse reçut son
+monde avec une politesse distinguée, et après avoir soupé, on parla
+d'affaires. Elle apprit bientôt ce qu'elle desirait savoir, et sans
+perdre de temps voulut se remettre en marche: les négresses qui avaient
+commencé des liaisons de coeur avec les Goules, la supplièrent de tous
+leurs doigts d'attendre au moins jusqu'à l'aurore; mais Carathis, qui
+était la vertu même et ennemie jurée des amours et de la mollesse,
+rejeta leur prière, et montant sur Alboufaki, leur ordonna de s'y placer
+au plus vîte. Pendant quatre jours et quatre nuits, elle continua son
+voyage sans s'arrêter. Le cinquième, elle traversa des montagnes et des
+forêts à demi-brûlées, et arriva le sixième devant les beaux paravents,
+qui dérobaient à tous les yeux les voluptueux égarements de son fils.
+
+C'était la pointe du jour: les gardes ronflaient à leurs postes en
+pleine sécurité; le grand trot d'Alboufaki les réveilla en sursaut; ils
+crurent voir des spectres sortis du noir abîme, et s'enfuirent sans
+autre cérémonie. Vathek était au bain avec Nouronihar: il écoutait des
+contes et se moquait de Bababalouk qui les faisait. Alarmé par les cris
+de ses gardes, il sauta hors de l'eau; mais il y rentra bien vîte
+lorsqu'il vit paraître Carathis: elle avançait avec ses négresses et
+toujours montée sur Alboufaki, et mettait en pièces les mousselines et
+les fines portières du pavillon. A cette apparition subite, Nouronihar,
+qui n'était pas toujours sans remords, crut que le moment de la
+vengeance céleste était arrivé, et se colla amoureusement contre le
+Calife. Alors Carathis, sans descendre de son chameau, et écumante de
+rage au spectacle qui s'offrait à sa chaste vue, éclata sans ménagement.
+Monstre à deux têtes et à quatre jambes, s'écria-t-elle, que signifie
+tout ce bel entortillage? N'as-tu pas honte d'empoigner ce tendron au
+lieu des sceptres des sultans préadamites? C'est donc pour cette gueuse
+que tu as follement manqué aux conditions du Giaour? C'est avec elle que
+tu consumes des moments précieux? Est-ce là le fruit que tu retires des
+belles connaissances que je t'ai données? Est-ce ici le but de ton
+voyage? Arrache-toi des bras de cette petite niaise; noie-là dans l'eau,
+et suis-moi.
+
+Dans son premier mouvement de fureur, Vathek avait eu envie d'éventrer
+Alboufaki, et de le farcir des négresses, et même de Carathis; mais les
+idées du Giaour du palais d'Istakhar, des sabres et des talismans,
+frappèrent son esprit avec la rapidité d'un éclair. Il dit donc à sa
+mère d'un ton civil, quoique résolu: Redoutable dame, vous serez obéie;
+mais je ne noyerai pas Nouronihar. Elle est plus douce que le mirabolan
+confit; elle aime beaucoup les escarboucles, et surtout celui de
+Giamchid qu'on lui a promis; elle viendra avec nous, car je prétends
+qu'elle couche sur les canapés de Suleïman; je ne puis plus dormir sans
+elle. A la bonne heure, répondit Carathis, en descendant d'Alboufaki,
+qu'elle remit entre les mains des négresses.
+
+Nouronihar, qui n'avait pas lâché prise, se rassura un peu, et dit
+tendrement au Calife; Cher souverain de mon coeur, je vous suivrai, s'il
+le faut, jusqu'au-delà de Caf dans le pays des Afrites; je ne craindrai
+pas de grimper pour vous au nid de la Simorgue, qui, après Madame, est
+l'être le plus respectable qui ait été créé. Voilà, dit Carathis, une
+jeune fille qui a du courage et des connaissances. Nouronihar en avait
+assurément; mais malgré toute sa fermeté, elle ne pouvait s'empêcher de
+penser quelquefois aux graces de son petit Gulchenrouz, et aux journées
+de tendresse qu'elle avait passées avec lui; quelques larmes mouillèrent
+ses yeux et n'échappèrent pas au Calife; elle dit même tout haut et par
+inadvertance: Hélas! mon doux cousin, que deviendrez-vous? A ces mots,
+Vathek fronça le sourcil, et Carathis s'écria: Que signifient ces
+grimaces, qu'a-t-elle dit? Le Calife répondit: Elle donne mal-à-propos
+un soupir à un petit garçon aux yeux langoureux et aux douces tresses
+qui l'aimait.--Où est-il? repartit Carathis, il faut que je fasse
+connaissance avec ce joli enfant; car, poursuivit-elle tout bas, j'ai
+dessein avant que de partir, de me remettre en grace avec le Giaour; il
+n'y aura rien de plus appétissant pour lui que le coeur d'un enfant
+délicat, qui s'abandonne aux premières impulsions de l'amour.
+
+Vathek, en sortant du bain, donna ordre à Bababalouk de rassembler ses
+troupes, ses femmes, et les autres meubles de son sérail, et de tout
+préparer pour partir dans trois jours. Quant à Carathis, elle se retira
+seule dans une tente, où le Giaour l'amusa avec des visions
+encourageantes. A son réveil, elle vit à ses pieds Narkès et Cafour,
+qui, par leurs signes, lui apprirent qu'ayant mené Alboufaki aux bords
+d'un petit lac pour y brouter une mousse grise passablement vénéneuse,
+elles avaient vu des poissons bleuâtres, comme ceux du réservoir au haut
+de la tour de Samarah. Ah! ah! dit-elle, je veux aller sur les lieux à
+l'instant même; au moyen d'une petite opération, je pourrai rendre ces
+poissons oraculaires; ils m'éclairciront beaucoup de choses, et
+m'apprendront où est ce Gulchenrouz que je veux absolument immoler.
+Aussitôt elle partit avec son noir cortège.
+
+Comme on va vîte dans les mauvaises entreprises, Carathis et ses
+négresses ne tardèrent pas d'arriver au lac. Elles brûlèrent des drogues
+magiques dont elles étaient toujours munies, et s'étant déshabillées
+toutes nues, elles entrèrent dans l'eau jusqu'au col. Narkès et Cafour
+secouèrent des torches enflammées, tandis que Carathis prononçait des
+mots barbares. Alors, tous les poissons mirent la tête hors de l'eau,
+qu'ils agitaient fortement avec leurs nageoires; et contraints par la
+puissance du charme, ils ouvrirent des bouches pitoyables, et dirent
+tous à la fois: Nous vous sommes dévoués depuis la tête jusqu'à la
+queue; que voulez-vous de nous? Poissons, dit Carathis, je vous conjure
+par vos brillantes écailles de me dire où est le petit Gulchenrouz?--De
+l'autre côté de ce rocher, Madame, répondirent tous les poissons en
+choeur: êtes-vous contente? Nous ne le sommes pas du tout de tenir ainsi
+la bouche ouverte au grand air. Oui, repartit la princesse, je vois bien
+que vous n'êtes pas accoutumés à de longs discours, je vous laisserai en
+repos, quoique j'aurais bien d'autres questions à vous faire. Sur cela,
+l'eau devint calme, et les poissons disparurent.
+
+Carathis, remplie du venin de ses projets escalada tout de suite le
+rocher, et vit sous une feuillée l'aimable Gulchenrouz qui dormait,
+tandis que les deux nains veillaient auprès de lui, et marmotaient leurs
+oraisons. Ces petits personnages avaient le don de deviner quand quelque
+ennemi des bons Musulmans approchait; ils sentirent donc venir Carathis
+qui, s'arrêtant tout court, se disait à elle-même: Comme il penche
+mollement sa petite tête! comme il est langoureux et blême! c'est
+précisément l'enfant qu'il me faut. Les nains interrompirent ces belles
+réflexions en se jetant sur elle, et en l'égratignant de toutes leurs
+forces. Narkès et Cafour prirent aussitôt la défense de leur maîtresse,
+et pincèrent les nains si fortement, qu'ils en rendirent l'ame, en
+priant Mahomet de faire tomber sa vengeance sur cette méchante femme, et
+sur toute sa famille.
+
+Au bruit que cet étrange combat faisait dans le vallon, Gulchenrouz
+s'éveilla, fit un furieux bond, grimpa sur un figuier, et, gagnant la
+cîme du rocher, courut sans prendre haleine; enfin, il tomba comme mort
+entre les bras d'un bon vieux Génie qui chérissait les enfans, et
+s'occupait entièrement à les protéger. Ce Génie, faisant sa ronde dans
+les airs, avait fondu sur le cruel Giaour lorsqu'il grommelait dans son
+horrible fente, et lui avait enlevé les cinquante petits garçons que
+Vathek avait eu l'impiété de lui sacrifier. Il éduquait ces
+intéressantes créatures dans des nids élevés au-dessus des nuages, et
+habitait lui-même un nid plus grand que tous les autres ensemble, dont
+il avait chassé les rocs qui l'avaient construit.
+
+Ces sûrs asiles étaient défendus contre les Dives et les Afrites par des
+banderolles flottantes, sur lesquelles étaient écrits en caractères
+d'or, brillants comme l'éclair, les noms d'Allah et du Prophète. Alors
+Gulchenrouz, qui n'était pas encore désabusé sur sa prétendue mort, se
+crut dans les demeures d'une paix éternelle. Il s'abandonnait sans
+crainte aux caresses de ses petits amis, qui tous se rassemblaient dans
+le nid du vénérable Génie, et à l'envi l'un de l'autre, baisaient le
+front uni, et les belles paupières de leur nouveau camarade. C'est là
+qu'éloigné des tracasseries de la terre, de l'impertinence des harems,
+de la brutalité des eunuques et de l'inconstance des femmes, il trouva
+sa véritable place. Heureux, ainsi que ses compagnons, les jours, les
+mois, les années s'écoulèrent dans cette société paisible; car le Génie,
+au lieu de combler ses pupilles de vaines connaissances, et de
+périssables richesses les gratifiait du don d'une perpétuelle enfance.
+
+Carathis, peu accoutumée à voir échapper sa proie, se mit dans une
+colère épouvantable contre les négresses, qu'elle accusait de n'avoir
+pas saisi l'enfant tout de suite, et de s'être amusées à pincer jusqu'à
+la mort de petits nains qui ne signifiaient rien. Elle revint dans la
+vallée en murmurant; et, trouvant que son fils n'était pas encore levé
+d'auprès de sa belle, elle passa sa mauvaise humeur sur lui et sur
+Nouronihar. Toutefois elle se consola par l'idée de partir le lendemain
+pour Istakhar, et de faire connaissance avec Eblis[31] même, au moyen
+des bons offices du Giaour; mais le destin en avait ordonné autrement.
+
+Sur le soir, comme cette princesse s'entretenait avec Dilara qu'elle
+avait fait venir et qui était fort de son goût, Bababalouk vint lui dire
+que le ciel paraissait fort embrasé du côté de Samarah, et semblait
+annoncer quelque chose de funeste. Sur-le-champ, elle prit ses
+astrolabes et ses instruments magiques, mesura la hauteur des planètes,
+fit ses calculs, et vit, à son grand déplaisir, qu'il y avait là une
+révolte formidable; que Motavekel profitant de l'horreur qu'inspirait
+son frère, avait soulevé le peuple, s'était emparé du palais, et faisait
+le siége de la grande tour, où Morakanabad s'était retiré avec un petit
+nombre de ceux qui restaient encore fidèles. Quoi! s'écria-t-elle, je
+perdrais ma tour, mes muets, mes négresses, mes momies, et surtout mon
+cabinet d'expériences qui m'a coûté tant de veilles, et cela sans savoir
+si mon étourdi de fils viendra à bout de son aventure! Non, je n'en
+serai pas la dupe; je pars dans l'instant pour secourir Morakanabad par
+mon art redoutable, et faire pleuvoir sur les conspirateurs, des clous
+et des ferrailles ardentes; j'ouvrirai mes magasins de serpents et de
+torpèdes, qui sont sous les grandes voûtes de la tour et que la faim a
+rendus enragés, et nous verrons si l'on tiendra contre de tels
+assaillants. En parlant ainsi, Carathis courut à son fils, qui
+banquetait tranquillement avec Nouronihar dans son beau pavillon
+incarnat. Goulu, que tu es, lui dit-elle; sans ma vigilance, tu ne
+serais bientôt que le Commandeur des tourtes: tes Croyants ont renié la
+foi qu'ils t'avaient jurée; Motavekel, ton frère, règne dans ce moment
+sur la colline des chevaux pies; et si je n'avais pas quelques petites
+ressources dans notre tour, il ne lâcherait prise de sitôt. Mais afin de
+ne pas perdre du tems, je ne te dirai que quatre mots; plie tes tentes,
+pars ce soir même, et ne t'arrête nulle part à baliverner. Quoique tu
+aies manqué aux conditions du parchemin, il me reste encore quelques
+espérances; car, il faut avouer que tu as fort joliment violé les lois
+de l'hospitalité, en séduisant la fille de l'Emir, après avoir mangé de
+son sel et de son pain. Ces sortes de manières ne peuvent que plaire au
+Giaour; et si, dans la route, tu fais encore quelque petit crime, tout
+ira bien, et tu entreras en triomphe dans le palais de Suleïman. Adieu!
+Alboufaki et mes négresses m'attendent à la porte.
+
+Le Calife n'eut pas le mot à répondre; il souhaita un bon voyage à sa
+mère, et finit son souper. A minuit, on décampa au bruit des fanfares et
+des trompettes; mais on avait beau timbaler, on ne pouvait s'empêcher
+d'entendre les cris de l'Emir et de ses barbons, qui à force de pleurer,
+étaient devenus aveugles, et n'avaient pas un poil de reste. Nouronihar,
+à qui cette musique faisait de la peine, fut fort aise quand elle ne fut
+plus à portée de l'ouir. Elle était avec le Calife dans la litière
+impériale, et ils s'amusaient à se représenter toutes les magnificences
+dont ils devaient être bientôt entourés. Les autres femmes se tenaient
+bien tristement dans leurs cages, et Dilara prenait patience, en pensant
+qu'elle allait célébrer les rites du feu sur les augustes terrasses
+d'Istakhar.
+
+En quatre jours, on se trouva dans la riante vallée de Rocnabad. Le
+printemps y était dans toute sa vigueur; et les branches grotesques des
+amandiers en fleurs, se découpaient sur l'azur d'un ciel étincelant. La
+terre jonchée d'hyacinthes et de jonquilles, exhalait une douce odeur;
+des milliers d'abeilles, et presque autant de Santons, y faisaient leur
+demeure. On voyait alternativement rangés sur les bords du ruisseau, des
+ruches et des oratoires, dont la propreté et la blancheur étaient
+relevées par le verd brun des hauts cyprès. Ces pieux solitaires
+s'amusaient à cultiver de petits jardins, remplis de fruits, et surtout
+de melons musqués les meilleurs de la Perse. Quelquefois on les voyait
+épars dans la prairie, s'amusant à nourrir des paons plus blancs que la
+neige, et des tourterelles azurées. Ils étaient ainsi occupés, quand les
+avant-coureurs du cortège impérial crièrent à haute voix: Habitants de
+Rocnabad, prosternez-vous sur les bords de vos sources limpides, et
+rendez graces au ciel qui vous montre un rayon de sa gloire; car voici
+le Commandeur des Croyans qui approche.
+
+Les pauvres Santons, remplis d'un saint empressement, se hâtèrent
+d'allumer des cierges dans tous les oratoires, déployèrent leurs Korans
+sur des lutrins d'ébène, et allèrent au-devant du Calife, avec de petits
+paniers remplis de figues, de miel et de melons. Pendant qu'ils
+s'avançaient en procession et à pas comptés, les chevaux, les chameaux
+et les gardes, faisaient un horrible dégât parmi les tulipes, et les
+autres fleurs de la vallée. Les Santons ne pouvaient s'empêcher de jeter
+un oeil de pitié sur ces ravages, tandis que de l'autre, ils regardaient
+le Calife et le Ciel. Nouronihar, enchantée de ces beaux lieux qui lui
+rappelaient les aimables solitudes de son enfance, pria Vathek de
+s'arrêter; mais ce prince, pensant que tous ces petits oratoires
+pourraient passer dans l'esprit du Giaour pour une habitation, ordonna à
+ses pionniers de les abattre. Les Santons restèrent pétrifiés pendant
+qu'on exécutait cet ordre barbare; ils pleuraient à chaudes larmes, et
+Vathek les fit chasser à coups de pieds par des eunuques. Alors, il
+descendit de sa litière avec Nouronihar, et ils se promenèrent dans la
+prairie, tout en cueillant des fleurs et en se disant des gaillardises;
+mais les abeilles, qui étaient bonnes musulmanes, se crurent obligées de
+venger la querelle de leurs chers maîtres les Santons, et s'acharnèrent
+tellement à les piquer, qu'ils furent trop heureux que leurs tentes se
+trouvassent prêtes pour les recevoir.
+
+Bababalouk, auquel l'embonpoint des paons et des tourterelles n'avait
+pas échappé, en fit mettre tout de suite quelques douzaines à la broche,
+et autant en fricassées. On mangeait, on riait, on trinquait, on
+blasphémait à plaisir, quand tous les Moullahs, tous les Scheiks, tous
+les Cadis, et tous les Imans de Schiraz, qui n'avaient pas apparemment
+rencontré les Santons, arrivèrent avec des ânes parés de guirlandes, de
+rubans et de sonnettes d'argent, et chargés de tout ce qu'il y avait de
+meilleur dans le pays. Ils présentèrent leurs offrandes au Calife, en le
+suppliant d'honorer leur ville et leurs mosquées de sa présence. Oh!
+pour cela, dit Vathek, je m'en garderai bien; j'accepte vos présents, et
+vous prie de me laisser tranquille, car je n'aime pas à résister à la
+tentation: mais comme il n'est pas décent que des gens aussi
+respectables que vous s'en retournent à pied, et que vous avez la mine
+d'être d'assez mauvais cavaliers, mes eunuques auront la précaution de
+vous lier sur vos ânes, et prendront surtout bien garde que vous ne me
+tourniez pas le dos; car ils savent l'étiquette. Il y avait parmi eux de
+vigoureux Scheiks, qui, croyant que Vathek était fou, en disaient tout
+haut leur opinion. Bababalouk prit soin de les faire garrotter à doubles
+cordes; et piquant tous les ânes avec des épines, ils partirent au grand
+galop, tout en ruant et s'entrechoquant de la manière la plus plaisante
+du monde. Nouronihar et son Calife, jouissaient à l'envi l'un de
+l'autre, de cet indigne spectacle; ils faisaient de grands éclats de
+rire, lorsque les vieillards tombaient avec leur monture dans le
+ruisseau, et que les uns devenaient boiteux, d'autres manchots, d'autres
+brèche-dents, ou pis encore.
+
+On passa deux jours fort délicieusement à Rocnabad, sans y être troublé
+par de nouvelles ambassades. Le troisième, on se remit en marche; on
+laissa Schiraz à la droite, et on gagna une grande plaine d'où l'on
+découvrait, à l'extrémité de l'horison, les noirs sommets des montagnes
+d'Istakhar.
+
+A cette vue, le Calife et Nouronihar ne pouvant contenir les transports
+de leur ame, sautèrent de la litière en bas, et firent des exclamations
+qui étonnèrent tous ceux qui étaient à portée de les entendre.
+Allons-nous dans des palais rayonnants de lumière, se demandaient-ils
+l'un l'autre, ou bien dans des jardins plus délicieux que ceux de
+Sheddad?--Les pauvres mortels! c'est ainsi qu'ils se répandaient en
+conjectures! l'abîme des secrets du Tout-Puissant leur était caché.
+
+Cependant les bons Génies qui veillaient encore un peu sur la conduite
+de Vathek, se rendirent dans le septième ciel auprès de Mahomet, et lui
+dirent: Miséricordieux Prophète, tendez vos bras propices à votre
+Vicaire, ou il tombera, sans ressource, dans les piéges que les Dives
+nos ennemis lui ont dressées; le Giaour l'attend dans l'abominable
+palais du feu souterrain; s'il y met le pied, il est perdu sans retour.
+Mahomet répondit avec indignation: Il n'a que trop mérité d'être laissé
+à lui-même; toutefois, je consens que vous fassiez encore un effort pour
+le détourner de son entreprise.
+
+Soudain un bon Génie prit la figure d'un berger, plus renommé pour sa
+piété, que tous les derviches et les santons du pays; il se plaça sur la
+pente d'une petite colline auprès d'un troupeau de brebis blanches, et
+commença à jouer sur un instrument inconnu, des airs dont la touchante
+mélodie pénétrait l'ame, réveillait les remords, et chassait toute
+pensée frivole. A des sons si énergiques, le soleil se couvrit d'un
+sombre nuage, et les eaux d'un petit lac plus claires que le cristal,
+devinrent rouges comme du sang. Tous ceux qui composaient le pompeux
+cortège du Calife furent attirés, comme malgré eux, du côté de la
+colline; tous baissèrent les yeux, et restèrent consternés; chacun se
+reprochait le mal qu'il avait fait: le coeur battait à Dilara; et le
+chef des eunuques, d'un air contrit, demandait pardon aux femmes de ce
+qu'il les avait souvent tourmentées pour sa propre satisfaction.
+
+Vathek et Nouronihar pâlissaient dans leur litière, et se regardant d'un
+oeil hagard, se reprochaient à eux-mêmes, l'un, mille crimes des plus
+noirs, mille projets d'une ambition impie; et l'autre, la désolation de
+sa famille, et la perte de Gulchenrouz. Nouronihar croyait entendre dans
+cette fatale musique, les cris de son père expirant, et Vathek, les
+sanglots des cinquante enfants qu'il avait sacrifiés au Giaour. Dans ces
+angoisses, ils étaient toujours entraînés vers le berger. Sa physionomie
+avait quelque chose de si imposant, que pour la première fois de sa vie,
+Vathek perdit contenance, tandis que Nouronihar se cachait le visage
+avec les mains. La musique cessa; et le Génie adressant la parole au
+Calife, lui dit: Prince insensé, à qui la Providence a confié le soin
+des peuples! est-ce ainsi que tu réponds à ta mission? Tu as mis le
+comble à tes crimes; te hâtes-tu à présent de courir à ton châtiment? Tu
+sais qu'au-delà de ces montagnes, Eblis et ses Dives maudits tiennent
+leur funeste empire, et séduit par un malin fantôme, tu vas te livrer à
+eux! C'est ici le dernier instant de grace qui t'est donné: abandonne
+ton atroce dessein, retourne sur tes pas, rends Nouronihar à son père
+qui a encore quelque reste de vie, détruis la tour avec toutes ses
+abominations, chasse Carathis de tes conseils, sois juste envers tes
+sujets, respecte les Ministres du Prophète, répare tes impiétés par une
+vie exemplaire, et, au lieu de passer tes jours dans les voluptés, va
+pleurer tes crimes sur les tombeaux de tes pieux ancêtres! Vois-tu ces
+nuages qui te cachent le soleil? Au moment que cet astre reparaîtra, si
+ton coeur n'est pas changé, le temps de la miséricorde sera passé pour
+toi.
+
+Vathek, saisi de crainte et chancelant, était sur le point de se
+prosterner devant le berger qu'il sentit bien devoir être d'une nature
+supérieure à l'homme; mais son orgueil l'emporta, et levant
+audacieusement la tête, il lui lança un de ses terribles regards. Qui
+que tu sois, lui dit-il, cesse de me donner d'inutiles avis. Ou tu veux
+me tromper, ou tu te trompes toi-même: si ce que j'ai fait est aussi
+criminel que tu le prétends, il ne saurait y avoir pour moi un moment de
+grace: j'ai nagé dans une mer de sang pour arriver à une puissance qui
+fera trembler tes semblables; ne te flatte donc pas que je recule à la
+vue du port, ni que je quitte celle qui m'est plus chère que la vie et
+que ta miséricorde. Que le soleil reparaisse, qu'il éclaire ma carrière,
+que m'importe où elle finira! En disant ces mots, qui firent frémir le
+Génie lui-même, Vathek se précipita dans les bras de Nouronihar, et
+commanda de forcer les chevaux à reprendre la grande route.
+
+On n'eut pas de peine à exécuter cet ordre; l'attraction n'existait
+plus, le soleil avait repris tout l'éclat de sa lumière, et le berger
+avait disparu en jetant un cri lamentable. La fatale impression de la
+musique du Génie était cependant restée dans le coeur de la plupart des
+gens de Vathek; ils se regardaient les uns les autres avec effroi. Dès
+la nuit même presque tous s'échappèrent, et il ne resta de ce nombreux
+cortège que le chef des eunuques, quelques esclaves idolâtres, Dilara,
+et un petit nombre d'autres femmes, qui suivaient comme elle la religion
+des Mages.
+
+Le Calife, dévoré par l'ambition de donner des lois aux intelligences
+ténébreuses, s'embarrassa peu de cette désertion. Le bouillonnement de
+son sang l'empêchant de dormir, il ne campa plus comme à l'ordinaire.
+Nouronihar, dont l'impatience surpassait, s'il se peut, la sienne, le
+pressait de hâter sa marche, et pour l'étourdir, lui prodiguait mille
+tendres caresses. Elle se croyait déjà plus puissante que Balkis[32], et
+s'imaginait voir les Génies prosternés devant l'estrade de son trône.
+Ils s'avancèrent ainsi au clair de la lune jusqu'à la vue de deux
+rochers élancés, qui formaient comme un portail à l'entrée du vallon
+dont l'extrémité était terminée par les vastes ruines d'Istakhar.
+Presqu'au sommet de la montagne, on découvrait la façade de plusieurs
+sépulcres de Rois, dont les ombres de la nuit augmentaient l'horreur. On
+passa par deux bourgades presque entièrement désertes. Il n'y restait
+plus que deux ou trois faibles vieillards, qui, en voyant les chevaux et
+les litières, se mirent à genoux, en s'écriant: Ciel! est-ce encore de
+ces fantômes qui nous tourmentent depuis six mois? Hélas! nos gens
+effrayés de ces étranges apparitions et du bruit qu'on entend sous les
+montagnes, nous ont abandonnés à la merci des esprits malfaisants! Ces
+plaintes semblaient de mauvais augure au Calife; il fit passer ses
+chevaux sur les corps des pauvres vieillards, et arriva enfin au pied de
+la grande terrasse de marbre noir. Là, il descendit de sa litière avec
+Nouronihar. Le coeur palpitant et portant des regards égarés sur tous
+les objets, ils attendirent avec un tressaillement involontaire,
+l'arrivée du Giaour; mais rien ne l'annonçait encore. Un silence funèbre
+régnait dans les airs et sur la montagne. La lune réfléchissait sur la
+grande plate-forme l'ombre des hautes colonnes qui s'élevaient de la
+terrasse presque jusqu'aux nues. Ces tristes phares, dont le nombre
+pouvait à peine se compter, n'étaient couverts d'aucun toît; et leurs
+chapiteaux, d'une architecture inconnue dans les annales de la terre,
+servaient de retraite aux oiseaux nocturnes, qui alarmés à l'approche de
+tant de monde, s'enfuirent en croassant.
+
+Le chef des eunuques, transi de peur, supplia Vathek de permettre qu'on
+allumât du feu, et qu'on prît quelque nourriture. Non, non, répondit le
+Calife, il n'est plus temps de penser à ces sortes de choses; reste où
+tu es, et attends mes ordres. En disant ces mots d'un ton ferme, il
+présenta la main à Nouronihar, et montant les degrés d'une vaste rampe,
+parvint sur la terrasse qui était pavée de carreaux de marbre, et
+semblable à un lac uni, où nulle herbe ne peut croître. A la droite,
+étaient les phares rangés devant les ruines d'un palais immense, dont
+les murs étaient couverts de diverses figures; en face, on voyait les
+statues gigantesques de quatre animaux qui tenaient du griffon et du
+léopard, et qui inspiraient l'effroi; non loin d'eux, on distinguait à
+la clarté de la lune, qui donnait particulièrement sur cet endroit, des
+caractères semblables à ceux qui étaient sur les sabres du Giaour; ils
+avaient la même vertu de changer à chaque instant; enfin, ils se
+fixèrent en lettres arabes, et le Calife y lut ces mots: Vathek, tu as
+manqué aux conditions de mon parchemin; tu mériterais d'être renvoyé;
+mais en faveur de ta compagne et de tout ce que tu as fait pour
+l'acquérir, Eblis permet qu'on t'ouvre la porte de son palais, et que le
+feu souterrain te compte parmi ses adorateurs.
+
+A peine avait-il lu ces mots, que la montagne contre laquelle la
+terrasse était adossée trembla, et que les phares semblèrent s'écrouler
+sur leurs têtes. Le rocher s'entr'ouvrit, et laissa voir dans son sein
+un escalier de marbre poli, qui paraissait devoir toucher à l'abîme. Sur
+chaque degré étaient posés deux grands cierges, semblables à ceux que
+Nouronihar avait vus dans sa vision, et dont la vapeur camphrée
+s'élevait en tourbillon sous la voûte.
+
+Ce spectacle, au lieu d'effrayer la fille de Fakreddin, lui donna un
+nouveau courage; elle ne daigna pas seulement prendre congé de la lune
+et du firmament, et sans hésiter, quitta l'air pur de l'atmosphère, pour
+se plonger dans des exhalaisons infernales. La marche de ces deux impies
+était fière et décidée. En descendant à la vive lumière de ces
+flambeaux, ils s'admiraient l'un l'autre, et se trouvaient si
+resplendissants qu'ils se croyaient des intelligences célestes. La seule
+chose qui leur donnait de l'inquiétude, c'était que les degrés ne
+finissaient point. Comme ils se hâtaient avec une ardente impatience,
+leurs pas s'accélérèrent à un point, qu'ils semblaient tomber rapidement
+dans un précipice, plutôt que marcher; à la fin, ils furent arrêtés par
+un grand portail d'ébène que le Calife n'eut pas de peine à reconnaître;
+c'était là que le Giaour l'attendait avec une clef d'or à la main. Soyez
+les bien-venus en dépit de Mahomet et de toute sa séquelle, leur dit-il
+avec son affreux sourire; je vais vous introduire dans ce palais, où
+vous avez si bien acquis une place. En disant ces mots il toucha de sa
+clef la serrure émaillée, et aussitôt les deux battants s'ouvrirent avec
+un bruit plus fort que le tonnerre de la canicule, et se refermèrent
+avec le même bruit dès le moment qu'ils furent entrés.
+
+Le Calife et Nouronihar se regardèrent avec étonnement, en se voyant
+dans un lieu qui, quoique voûté, était si spacieux et si élevé qu'ils le
+prirent d'abord pour une plaine immense. Leurs yeux s'accoutumant enfin
+à la grandeur des objets, ils découvrirent des rangs de colonnes et des
+arcades qui allaient en diminuant, et se terminaient en un point radieux
+comme le soleil, lorsqu'il darde sur la mer ses derniers rayons. Le
+pavé, semé de poudre d'or et de safran, exhalait une odeur si subtile,
+qu'ils en furent comme étourdis. Ils avancèrent cependant, et
+remarquèrent une infinité de cassolettes où brûlaient de l'ambre gris et
+du bois d'aloës. Entre les colonnes, étaient des tables couvertes d'une
+variété innombrable de mets et de toutes sortes de vins qui pétillaient
+dans des vases de crystal. Une foule de Ginns et autres Esprits follets
+des deux sexes, dansaient lascivement par bandes au son d'une musique,
+qui résonnait sous leurs pas.
+
+Au milieu de cette salle immense, se promenait une multitude d'hommes et
+de femmes, qui tous, tenant la main droite sur le coeur, ne faisaient
+attention à nul objet, et gardaient un profond silence. Ils étaient tous
+pâles comme des cadavres, et leurs yeux enfoncés dans leurs têtes,
+ressemblaient à ces phosphores qu'on aperçoit la nuit dans les
+cimetières. Les uns étaient plongés dans une profonde rêverie; les
+autres écumaient de rage, et couraient de tous côtés comme des tigres
+blessés d'un trait empoisonné; tous s'évitaient; et quoiqu'au milieu
+d'une foule, chacun errait au hasard, comme s'il eût été seul.
+
+A l'aspect de cette funeste compagnie, Vathek et Nouronihar se sentirent
+glacés d'effroi. Ils demandèrent avec importunité au Giaour, ce que tout
+cela signifiait, et pourquoi tous ces spectres ambulants n'ôtaient
+jamais leur main droite de dessus leur coeur? Ne vous embarrassez pas de
+tant de choses à l'heure qu'il est, leur répondit-il brusquement, vous
+saurez tout dans peu; hâtons-nous de nous présenter devant Eblis. Ils
+continuèrent donc à marcher à travers tout ce monde; mais malgré leur
+première assurance, ils n'avaient pas le courage de faire attention aux
+perspectives des salles et des galeries, qui s'ouvraient à droite et à
+gauche: elles étaient toutes éclairées par des torches ardentes, et par
+des brasiers dont la flamme s'élevait en pyramide, jusqu'au centre de la
+voûte. Ils arrivèrent enfin en un lieu, où de longs rideaux de brocard
+cramoisi et or, tombaient de toutes parts dans une confusion imposante.
+Là, on n'entendait plus les choeurs de musique ni les danses; la lumière
+qui y pénétrait, semblait venir de loin.
+
+Vathek et Nouronihar se firent jour à travers ces draperies, et
+entrèrent dans un vaste tabernacle tapissé de peaux de léopards. Un
+nombre infini de vieillards à longue barbe, d'Afrites en complète
+armure, étaient prosternés devant les degrés d'une estrade, au haut de
+laquelle, sur un globe de feu, paraissait assis le redoutable Eblis. Sa
+figure était celle d'un jeune homme de vingt ans, dont les traits nobles
+et réguliers, semblaient avoir été flétris par des vapeurs malignes. Le
+désespoir et l'orgueil étaient peints dans ses grands yeux, et sa
+chevelure ondoyante tenait encore un peu de celle d'un ange de lumière.
+Dans sa main délicate, mais noircie par la foudre, il tenait le sceptre
+d'airain, qui fait trembler le monstre Ouranbad[33], les Afrites, et
+toutes les puissances de l'abîme.
+
+A cette vue, le Calife perdit toute contenance, et se prosterna la face
+contre terre. Nouronihar, quoiqu'éperdue, ne pouvait s'empêcher
+d'admirer la forme d'Eblis, car elle s'était attendu à voir quelque
+géant effroyable. Eblis, d'une voix plus douce qu'on aurait pu la
+supposer, mais qui portait la noire mélancolie dans l'ame, leur dit:
+Créatures d'argile, je vous reçois dans mon empire; vous êtes du nombre
+de mes adorateurs; jouissez de tout ce que ce palais offre à votre vue,
+des trésors des Sultans préadamites, de leurs sabres foudroyants, et des
+talismans qui forceront les Dives à vous ouvrir les souterrains de la
+montagne de Caf, qui communiquent à ceux-ci. Là, vous trouverez de quoi
+contenter votre curiosité insatiable. Il ne tiendra qu'à vous de
+pénétrer dans la forteresse d'Aherman[34], et dans les salles
+d'Argenk[35] où sont peintes toutes les créatures raisonnables, et les
+animaux qui ont habité la terre, avant la création de cet être
+méprisable que vous appelez le père des hommes.
+
+Vathek et Nouronihar se sentirent consolés et rassurés par cette
+harangue. Ils dirent avec vivacité au Giaour; Conduisez-nous bien vîte
+au lieu où sont ces talismans précieux. Venez, répondit ce méchant Dive,
+avec sa grimace perfide, venez, vous posséderez tout ce que notre maître
+vous promet, et bien davantage. Alors il leur fit enfiler une longue
+allée, qui communiquait au tabernacle; il marchait le premier à grands
+pas, et ses malheureux disciples le suivaient avec joie. Ils arrivèrent
+à une salle spacieuse, couverte d'un dôme fort élevé, et autour de
+laquelle on voyait cinquante portes de bronze, fermées avec des cadenats
+d'acier. Il régnait en ce lieu une obscurité funèbre, et sur des lits
+d'un cèdre incorruptible, étaient étendus les corps décharnés des fameux
+Rois préadamites, jadis Monarques universels sur la terre. Ils avaient
+encore assez de vie pour connaître leur déplorable état; leurs yeux
+conservaient un triste mouvement; ils s'entre-regardaient languissamment
+les uns les autres, et tenaient tous la main droite sur leur coeur. A
+leurs pieds on voyait des inscriptions qui retraçaient les événements de
+leur règne, leur puissance, leur orgueil et leurs crimes. Soliman Raad,
+Soliman Daki, et Soliman dit Gian Ben Gian, qui, après avoir enchaîné
+les Dives dans les ténébreuses cavernes de Caf, devinrent si
+présomptueux, qu'ils doutèrent de la puissance suprême, tenaient là un
+rang distingué; mais non pas comparable à celui du prophète Suleïman Ben
+Daoud.
+
+Ce Roi si renommé par sa sagesse, était sur la plus haute estrade, et
+immédiatement sous le dôme. Il paraissait avoir plus de vie que les
+autres; et quoiqu'il poussât de temps en temps de profonds soupirs, et
+tînt la main droite sur le coeur comme ses compagnons, son visage était
+plus serein; et il semblait être attentif au bruit d'une cataracte d'eau
+noire, qu'on entrevoyait à travers l'une des portes qui était grillée.
+Nul autre bruit n'interrompait le silence de ces lieux lugubres. Une
+rangée de vases d'airain, entourait l'estrade. Ote les couvercles de ces
+dépôts cabalistiques, dit le Giaour à Vathek; prends les talismans qui
+briseront toutes ces portes de bronze, et te rendront le maître des
+trésors qu'elles renferment et des Esprits qui en ont la garde.
+
+Le Calife, que cet appareil sinistre avait entièrement déconcerté,
+s'approcha des vases en chancelant, et pensa expirer de terreur, quand
+il entendit les gémissements de Suleïman, que dans son trouble il avait
+pris pour un cadavre. Alors, une voix sortant de la bouche livide du
+prophète, articula ces mots: Pendant ma vie, j'occupai un trône
+magnifique. A ma droite étaient douze mille sièges d'or, où les
+patriarches et les prophètes écoutaient ma doctrine; à ma gauche, les
+sages et les docteurs, sur autant de trônes d'argent, assistaient à mes
+jugements. Tandis que je rendais ainsi justice à des multitudes
+innombrables, les oiseaux voltigeant sans cesse sur ma tête me servaient
+de dais contre les ardeurs du soleil. Mon peuple fleurissait; mes palais
+s'élevaient jusqu'aux nues: je bâtis un temple au Très-Haut, qui fut la
+merveille de l'univers; mais je me laissai lâchement entraîner par
+l'amour des femmes, et par une curiosité qui ne se bornait pas aux
+choses sublunaires. J'écoutai les conseils d'Aherman, et de la fille de
+Pharaon; j'adorai le feu et les astres; et quittant la ville sacrée, je
+commandai aux Génies de construire les superbes palais d'Istakhar et la
+terrasse des phares, dont chacun était dédié à une étoile. Là, pendant
+un temps, je jouis en plein de la splendeur du trône et des voluptés:
+non-seulement les hommes, mais encore les Génies m'étaient soumis. Je
+commençais à croire, ainsi que l'ont fait ces malheureux Monarques qui
+m'entourent, que la vengeance céleste était assoupie, lorsque la foudre
+brisa mes édifices et me précipita dans ce lieu. Je n'y suis cependant
+pas, comme tous ceux qui l'habitent, entièrement dépourvu d'espérance.
+Un ange de lumière m'a fait savoir, qu'en considération de la piété de
+mes jeunes ans, mes tourments finiront lorsque cette cataracte (je
+compte les gouttes) cessera de couler: mais hélas! quand arrivera ce
+temps si désiré? Je souffre, je souffre, un feu impitoyable dévore mon
+coeur.
+
+En disant ces mots, Suleïman éleva ses deux mains vers le ciel en signe
+de supplication, et le Calife vit que son sein était d'un crystal
+transparent, au travers duquel on découvrait son coeur brûlant dans les
+flammes. A cette terrible vue, Nouronihar tomba comme pétrifiée dans les
+bras de Vathek: O Giaour! s'écria ce malheureux prince, dans quel lieu
+nous as-tu conduits? Laisse-nous en sortir; je te tiens quitte de toutes
+tes promesses. O Mahomet! n'y a-t-il plus de miséricorde pour nous? Non,
+il n'y en a plus, répondit le malfaisant Dive; sache que c'est ici le
+séjour du désespoir et de la vengeance; ton coeur sera embrasé comme
+celui de tous les adorateurs d'Eblis; peu de jours te sont donnés avant
+ce terme fatal, emploie-les comme tu voudras; couche sur des monceaux
+d'or, commande aux puissances infernales; parcours tous ces immenses
+souterrains à ton gré, aucune porte ne te sera fermée; quant à moi j'ai
+rempli ma mission, et je te laisse à toi-même. En disant ces mots, il
+disparut.
+
+Le Calife et Nouronihar restèrent dans un accablement mortel; leurs
+larmes ne pouvaient couler; à peine pouvaient-ils se soutenir; enfin,
+ils se prirent tristement par la main, et sortirent en chancelant de
+cette salle funeste, sans savoir où ils allaient. Toutes les portes
+s'ouvraient à leur approche, les Dives se prosternaient devant leurs
+pas, des magasins de richesses se déployaient à leurs yeux; mais ils
+n'avaient plus ni curiosité, ni orgueil, ni avarice. Avec la même
+indifférence, ils entendaient les choeurs des Ginns, et voyaient les
+superbes repas qui étaient étalés de toutes parts. Ils allaient errant
+de chambre en chambre, de salle en salle, d'allée en allée, tous autant
+de lieux sans bornes et sans limites, tous éclairés par une sombre
+lueur, tous parés avec la même triste magnificence, tous parcourus par
+des gens qui cherchaient le repos et le soulagement; mais qui le
+cherchaient en vain, puisqu'ils portaient partout un coeur tourmenté
+dans les flammes. Evités de tous ces malheureux qui, par leurs regards,
+semblaient se dire les uns aux autres, c'est toi qui m'as séduit, c'est
+toi qui m'as corrompu, ils se tenaient à l'écart, et attendaient dans
+une angoisse effroyable le moment qui devait les rendre semblables à ces
+objets de terreur.
+
+Quoi! disait Nouronihar, le temps viendra-t-il que je retirerai ma main
+de la tienne? Ah! disait Vathek, mes yeux cesseront-ils jamais de puiser
+à longs traits la volupté dans les tiens? Les doux moments que nous
+avons passés ensemble me seront-ils en horreur? Non, ce n'est pas toi
+qui m'as mené dans ce lieu détestable, ce sont les principes impies par
+lesquels Carathis a perverti ma jeunesse, qui ont causé ma perte et la
+tienne: ah! que du moins elle souffre avec nous! En disant ces
+douloureuses paroles, il appela un Afrite qui attisait un brasier, et
+lui ordonna d'enlever la princesse Carathis du palais de Samarah, et de
+la lui amener.
+
+Après avoir donné cet ordre, le Calife et Nouronihar continuèrent de
+marcher dans la foule silencieuse, jusqu'au moment où ils entendirent
+parler au bout d'une galerie. Présumant que c'étaient des malheureux
+qui, comme eux, n'avaient pas encore reçu leur arrêt final, ils se
+dirigèrent d'après le son des voix, et trouvèrent qu'elles partaient
+d'une petite chambre quarrée, où sur des sofas étaient assis quatre
+jeunes hommes de bonne mine et une belle femme, qui s'entretenaient
+tristement à la lueur d'une lampe. Ils avaient tous l'air morne et
+abattu, et deux d'entr'eux s'embrassaient avec beaucoup
+d'attendrissement. En voyant entrer le Calife et la fille de Fakreddin,
+ils se levèrent civilement, les saluèrent et leur firent place. Ensuite,
+celui qui paraissait le plus distingué de la compagnie, s'adressant au
+Calife, lui dit: Etranger, qui sans doute êtes dans la même horrible
+attente que nous, puisque vous ne portez pas encore la main droite sur
+votre coeur; si vous venez passer avec nous les affreux moments qui
+doivent s'écouler jusqu'à notre commun châtiment, daignez nous raconter
+les aventures qui vous ont conduit en ce lieu fatal, et nous vous
+apprendrons les nôtres, qui ne méritent que trop d'être entendues. Se
+retracer ses crimes, quoiqu'il ne soit plus temps de s'en repentir, est
+la seule occupation qui convienne à des malheureux tels que nous.
+
+Le Calife et Nouronihar consentirent à cette proposition, et Vathek
+prenant la parole, leur fit, non sans gémir, un sincère récit de tout ce
+qui lui était arrivé. Lorsqu'il eut fini sa pénible narration, le jeune
+homme qui lui avait parlé, commença la sienne de la manière suivante.
+
+Histoire des deux Princes amis, Alasi et Firouz, enfermés dans le palais
+du feu souterrain.
+
+Histoire du Prince Barkiarokh enfermé dans le palais du feu souterrain.
+
+Histoire du Prince Kalilah et de la Princesse Zulkais enfermés dans le
+palais du feu souterrain.
+
+Le troisième Prince en était au milieu de son récit, quand il fut
+interrompu par un bruit qui fit trembler et entr'ouvrir la voûte.
+Bientôt après, une vapeur se dissipant peu-à-peu, laissa voir Carathis
+sur le dos de l'Afrite, qui se plaignait horriblement de son fardeau.
+Elle sauta à terre, et s'approchant de son fils, lui dit: Que fais-tu
+ici dans cette petite chambre? Voyant que les Dives t'obéissent, j'ai
+cru que tu étais placé sur le trône des Rois préadamites.
+
+Femme exécrable, répondit le Calife, que maudit soit le jour où tu m'as
+mis au monde! Va, suis cet Afrite, qu'il te mène dans la salle du
+prophète Suleïman; là, tu apprendras à quoi est destiné ce palais qui
+t'a paru si désirable, et combien je dois abhorrer les connaissances
+impies que tu m'as données!--La puissance où tu es parvenu, t'a-t-elle
+troublé la tête, répliqua Carathis? Je ne demande pas mieux que de
+rendre mes hommages à Suleïman le prophète. Il faut pourtant que tu
+saches que l'Afrite m'ayant dit que ni toi ni moi ne retournerions à
+Samarah, je l'ai prié de me laisser mettre ordre à mes affaires, et
+qu'il a eu la politesse d'y consentir. Je n'ai pas manqué de mettre à
+profit ces instants; j'ai mis le feu à notre tour, où j'ai brûlé tout
+vif les muets, les négresses, les torpèdes et les serpents, qui pourtant
+m'avaient rendu beaucoup de services, et j'en aurais fait autant au
+grand visir, s'il ne m'avait pas abandonnée pour Motavekel. Quant à
+Bababalouk, qui avait eu la sottise de retourner à Samarah, et tout
+bonnement d'y trouver des maris pour tes femmes, je l'aurais mis à la
+torture, si j'en avais eu le temps; mais comme j'étais pressée, je l'ai
+seulement fait prendre, après lui avoir tendu un piége pour l'attirer
+auprès de moi, aussi bien que les femmes; je les ai fait enterrer toutes
+vivantes par mes négresses, qui ont ainsi employé leurs derniers moments
+à leur grande satisfaction. Pour Dilara, qui m'a toujours plu, elle a
+montré son esprit en se mettant ici-près au service d'un Mage, et je
+pense qu'elle sera bientôt des nôtres. Vathek était trop consterné pour
+exprimer l'indignation que lui causait un tel discours; il ordonna à
+l'Afrite d'éloigner Carathis de sa présence, et resta dans une morne
+rêverie que ses compagnons n'osèrent troubler.
+
+Cependant Carathis pénétra brusquement jusqu'au dôme de Suleïman, et
+sans faire la moindre attention aux soupirs du Prophète, elle ôta
+audacieusement les couvercles des vases, et s'empara des talismans.
+Alors, élevant une voix telle qu'on n'en avait jamais entendue dans ce
+funeste Empire, elle força les Dives à lui montrer les trésors les plus
+cachés, les antres les plus mystérieux, que l'Afrite lui-même n'avait
+jamais vus. Elle passa par des descentes rapides qui n'étaient connues
+que d'Eblis et des plus puissants de ses favoris, et pénétra au moyen de
+ces talismans jusqu'aux entrailles de la terre d'où souffle le Sansar,
+vent glacé de la mort: rien n'effrayait son coeur indomptable. Elle
+trouvait cependant chez tout ce monde qui portait la main droite sur le
+coeur une petite singularité qui ne lui plaisait pas.
+
+Comme elle sortait d'un des abîmes, Eblis se présenta à ses regards.
+Mais malgré tout l'imposant de sa majesté, elle ne perdit pas
+contenance, et lui fit même son compliment avec beaucoup de présence
+d'esprit: ce superbe Monarque lui répondit: Princesse, dont les
+connaissances et les crimes méritent un siége élevé dans mon empire,
+vous faites bien d'employer le loisir qui vous reste; car les flammes et
+les tourments qui s'empareront bientôt de votre coeur, vous donneront
+assez d'occupation. En disant ces mots, il disparut dans les draperies
+de son tabernacle.
+
+Carathis resta un peu interdite; mais résolue d'aller jusqu'au bout, et
+de suivre le conseil d'Eblis, elle assembla tous les choeurs des Ginns,
+et tous les Dives pour en recevoir les hommages. Elle marchait ainsi en
+triomphe, à travers une vapeur de parfums, et aux acclamations de tous
+les Esprits malins dont la plupart étaient de sa connaissance. Elle
+allait même détrôner un des Solimans pour prendre sa place, quand une
+voix sortant de l'abîme de la mort, cria: Tout est accompli! Aussitôt le
+front orgueilleux, de l'intrépide Princesse se couvrit des rides de
+l'agonie; elle jeta un cri douloureux, et son coeur devint un brasier
+ardent: elle y porta la main pour ne l'en retirer jamais.
+
+Dans cet état de délire, oubliant ses vues ambitieuses et sa soif des
+sciences qui doivent être cachées aux mortels, elle renversa les
+offrandes que les Ginns avaient déposées à ses pieds; et maudissant
+l'heure de sa naissance et le sein qui l'avait portée, elle se mit à
+courir pour ne plus s'arrêter, ni goûter un moment de repos.
+
+A peu près dans ce même temps, la même voix avait annoncé au Calife, à
+Nouronihar, aux quatre Princes et à la Princesse, le décret irrévocable.
+Leurs coeurs venaient de s'embraser; et ce fut alors qu'ils perdirent le
+plus précieux des dons du ciel, l'_espérance_! Ces malheureux s'étaient
+séparés en se jetant des regards furieux. Vathek ne voyait plus dans
+ceux de Nouronihar que rage et que vengeance; elle ne voyait plus dans
+les siens qu'aversion et désespoir. Les deux Princes amis, qui jusqu'à
+ce moment s'étaient tenus tendrement embrassés, s'éloignèrent l'un de
+l'autre en frémissant. Kalilah et sa soeur se firent mutuellement un
+geste d'imprécation. Tous, par des contorsions effroyables et des cris
+étouffés, témoignèrent l'horreur qu'ils avaient d'eux-mêmes: tous se
+plongèrent dans la foule maudite pour y errer dans une éternité de
+peines.
+
+ * * * * *
+
+Tel fut, et tel doit être le châtiment des passions effrénées, et des
+actions atroces; telle sera la punition de la curiosité aveugle, qui
+veut pénétrer au-delà des bornes que le Créateur a mises aux
+connaissances humaines; de l'ambition, qui, voulant acquérir des
+sciences réservées à de plus pures intelligences, n'acquiert qu'un
+orgueil insensé, et ne voit pas que l'état de l'homme est d'être humble
+et ignorant.
+
+Ainsi le Calife Vathek, qui, pour parvenir à une pompe vaine, et à une
+puissance défendue, s'était noirci de mille crimes, se vit en proie à
+des remords, et à une douleur sans fin et sans borne; ainsi l'humble, le
+méprisé Gulchenrouz, passa des siècles dans la douce tranquillité et le
+bonheur de l'enfance.
+
+
+FIN.
+
+
+
+
+NOTES.
+
+
+PAGE 1.
+
+ [1] _Calife._--Chez les Mahométans, ce titre comprend à la fois les
+ caractères réunis de prophète, de prêtre et de roi; on l'emploie
+ pour signifier le Vicaire de Dieu sur la terre.--_Etat de l'Empire
+ Ottoman, par Habesci, pag. 9. d'Herbelot, page 985._
+
+ [2] _Expirait à l'instant._--L'auteur de Nighiaristan nous a conservé
+ ce qui vient à l'appui de ce récit; et il n'y a aucune histoire de
+ Vathek, dans laquelle il ne soit fait mention de son oeil terrible.
+
+PAGE 2.
+
+ [3] _Omar Ben Abdalaziz._--Calife distingué de tous les autres par sa
+ tempérance, et son abnégation de lui-même; au point que l'on croit
+ qu'il a été reçu dans le sein de Mahomet, en récompense de son
+ abstinence exemplaire dans un siècle de corruption.--_D'Herbelot, p.
+ 690._
+
+ [4] _Samarah._--Ville de l'Iraque Babylonien, que l'on suppose avoir
+ été située sur le lieu où Nembrod éleva sa tour. Khondemir raconte
+ dans la vie de Motassem, que ce prince quitta Bagdad pour terminer
+ les disputes qui s'élevaient continuellement entre les habitants de
+ cette ville et ses esclaves Turcs; et qu'il choisit une situation
+ dans la plaine de Catoul, où il bâtit Samarah. On assure qu'il avait
+ dans les écuries de cette ville cent trente mille chevaux pies, dont
+ chacun transporta par son ordre un sac de terre sur la place qu'il
+ avait choisie: de cet amas énorme, il se forma une élévation qui
+ dominait sur toute l'étendue de Samarah, et qui servit de base à son
+ magnifique palais.--_D'Herbelot, p. 752. 808. 985. Anecdotes Arabes,
+ p. 413._
+
+PAGE 3.
+
+ [5] _Mani._--Cet artiste vivait sous le règne de Schabur ou Sapor,
+ fils d'Ardschir Babegan; il était peintre et sculpteur de
+ profession, et il fut fondateur de la secte des
+ Manichéens.--_D'Herbelot, p. 548._
+
+PAGE 23.
+
+ [6] _Giaour._--Infidèle.
+
+PAGE 56.
+
+ [7] _Vases de Fagfouri._--Les Orientaux donnent le nom de Fagfouri à
+ la porcelaine de la Chine, dont l'usage est ancien chez eux. Ils
+ appellent l'Empereur de la Chine, le Fagfour.
+
+PAGE 57.
+
+ [8] _Istakhar._--Cette cité était, sous les Rois des trois premières
+ races, l'ancienne Persépolis, la capitale de la Perse. L'auteur du
+ Lebtarikh dit que Kischtab établit son séjour dans cette ville;
+ qu'il y érigea plusieurs temples consacrés à l'élément du feu; et
+ qu'il fit creuser pour lui-même et ses successeurs, des sépulcres
+ dans les rochers de la montagne qui communiquaient à la cité. Les
+ ruines qui restent encore des colonnes et des figures mutilées par
+ Alexandre et par le temps, prouvent évidemment que ces anciens
+ potentats avaient choisi cet endroit pour leur
+ sépulture.--_D'Herbelot, p. 327._
+
+ [9] _Gian Ben Gian._--Par ce nom l'on distinguait le Monarque de cette
+ espèce d'êtres appelés par les Arabes, _Gian_, ou _Ginn_ qui
+ signifie Génie, et par les Tarikhs _Thabari_, Feez ou Fées. Gian Ben
+ Gian était fameux par ses expéditions guerrières et par ses édifices
+ prodigieux; suivant les écrivains Orientaux, les pyramides d'Egypte
+ étaient au nombre des monuments de sa puissance.--_D'Herbelot, p.
+ 396. Bailly, sur l'Atlantide, p. 147._
+
+ [10] _Sultans préadamites._--Ces Monarques, qui étaient au nombre de
+ soixante-douze, avaient chacun le gouvernement d'une espèce
+ distincte d'êtres raisonnables, antérieurs à l'existence
+ d'Adam.--_D'Herbelot, p. 820._
+
+PAGE 59.
+
+ [11] _Rocnabad._--Le ruisseau de ce nom coule près de la cité de
+ Schiraz. Ses eaux sont extraordinairement claires et limpides, et
+ ses bords couverts de la plus belle verdure.
+
+PAGE 62.
+
+ [12] _Pots remplis de scorpions._--C'était un goût de famille.
+ Motavekel, frère de Vathek, régalait ses convives de la même manière
+ et s'amusait aussi quelquefois à les guérir avec une thériaque
+ admirable.--_D'Herbelot, p. 641._
+
+ [13] _Moullahs._--Titre de ceux qui, chez les Mahométans, étaient
+ élevés dans la science des lois: de leur classe on tirait les Juges
+ des villes et des provinces.
+
+PAGE 63.
+
+ [14] _Bababalouk, hors de lui._--L'énormité de la profanation de
+ Vathek ne peut être sentie que par un Musulman orthodoxe, ou par
+ quelqu'un qui se rappelle l'ablution et la prière indispensablement
+ requises en pareil cas.--_Disc. prél. de Sale, p. 139. Alcoran,
+ chap. iv. Etat de l'Empire Ottoman, par Habetei, p. 93._
+
+PAGE 65.
+
+ [15] _Vin de Schiraz._--Schiraz était fameuse dans l'Orient pour les
+ vins de différentes sortes qu'elle produisait, mais particulièrement
+ pour son vin rouge, qui était même plus estimé que le vin blanc de
+ Kirmith.
+
+PAGE 80.
+
+ [16] _Des fours d'argent._--Les fours portatifs étaient une partie des
+ meubles des voyageurs Orientaux. S. Jérôme (_Compl. 8. 10._) les a
+ décrits en détail. Ceux des Califes étaient de la même espèce,
+ excepté qu'ils étaient d'argent au lieu de cuivre.
+
+PAGE 81.
+
+ [17] _La Simorgue._--C'est cet oiseau chimérique de l'Orient dont on
+ dit tant de merveilles. Il avait non-seulement le don de la raison,
+ mais encore la connaissance de toutes les langues; d'où l'on peut
+ conclure que c'était un génie sous une forme empruntée. Cette
+ créature rapporte d'elle-même qu'elle avait vu douze fois commencer
+ et finir la grande révolution de sept mille ans, et que dans sa
+ durée, le monde avait été sept fois dépeuplé, et sept fois repeuplé
+ d'habitants. Elle est représentée comme la grande amie de la race
+ d'Adam et l'ennemie la plus décidée des Dives. Tahamurath et Aherman
+ apprirent par ses prédictions tout ce qui devait leur arriver, et
+ ils obtinrent qu'elle les seconderait dans toutes leurs entreprises.
+ Tahamurath, armé du bouclier de Gian Ben Gian, fut porté dans l'air
+ par la Simorgue, au-dessus du noir désert jusqu'à la montagne de
+ Caf; le panache de son casque était de plumes tirées du sein de cet
+ oiseau. La Simorgue était invulnérable dans les combats, et les
+ héros qu'elle favorisait, ne manquaient jamais de réussir.
+ Quoiqu'elle fût assez puissante pour exterminer ses ennemis,
+ cependant on supposait qu'il lui était interdit d'exercer ce fatal
+ pouvoir. Pour prouver combien la Providence est universelle dans le
+ soin qu'elle prend des êtres créés, Sadi prétend que la Simorgue,
+ malgré sa masse immense, n'est pas embarrassée de trouver sa
+ nourriture sur la montagne de Caf.
+
+PAGE 82.
+
+ [18] _Afrites._--C'était une espèce de Méduse ou Lamie, le plus
+ terrible et le plus cruel de tous les ordres des Dives.
+
+PAGE 88.
+
+ [19] _Le Bismillah._--Ce mot qui est à la tête de tous les chapitres
+ de l'Alcoran, excepté le dix-neuvième, signifie «Au nom du Dieu
+ très-miséricordieux.»
+
+PAGE 90.
+
+ [20] _Tecthravan._--Cette espèce de trône ambulant, quoique plus
+ commun à présent que dans le temps de Vathek, est encore réservé aux
+ personnes du premier rang.
+
+PAGE 103.
+
+ [21] _Des petits plats d'abomination._--Le Koran a établi diverses
+ distinctions, relativement à différentes sortes de nourritures; et
+ beaucoup de Mahométans sont assez scrupuleux pour ne pas toucher à
+ la viande de certains animaux, sur lesquels on a oublié de
+ prononcer, à l'instant de leur mort, le mot de Bismillah.--_Cérém.
+ Relig. vol. vii. p. 110._
+
+PAGE 104.
+
+ [22] _Périses._--Le mot _Péri_, dans le langage Persan, signifie cette
+ belle race de créatures qui tient le milieu entre les anges et les
+ hommes. Les Arabes lui donnent le nom de Ginn ou Génie; et nous,
+ d'après les Persans, peut-être, nous les appelons, Fées.
+
+PAGE 109.
+
+ [23] _Meignoun et Leilah._--Ces personnages sont considérés par les
+ Arabes comme les amants les plus beaux et les plus fidèles. Leurs
+ amours ont été célébrées avec tous les charmes de la poésie dans les
+ différentes langues de l'Orient.
+
+PAGE 111.
+
+ [24] _Shaddukian et Ambreabad._--Deux villes des Péries dans la région
+ imaginaire du Ginnistan. La première signifie _plaisir_ et _désir_,
+ l'autre la _cité de l'ambre gris_.--Voyez _Richardson, Dissert. p.
+ 169._
+
+PAGE 118.
+
+ [25] _Sombres Goules._--_Goul_ ou _Ghul_ en Arabe, signifie un objet
+ épouvantable qui ôte l'usage des sens. De là dérive le nom de ces
+ espèces de monstres qui passent pour habiter les forêts, les
+ cimetières et les autres places désertes. On raconte que
+ non-seulement ils déchirent les vivants, mais encore déterrent les
+ morts pour les dévorer.--_Richardson, dissert. p. 174, 274._ _Voyez
+ aussi_ l'histoire d'Amine dans les Mille et une Nuits.
+
+PAGE 119
+
+ [26] _Plumes de héron toutes étincelantes d'escarboucles._--Les
+ panaches de cette sorte font partie des attributs de la royauté
+ Orientale.
+
+PAGE 120.
+
+ [27] _L'escarboucle de Giamchid._--Ce puissant Potentat était le
+ quatrième souverain de la Dynastie des Pischadians, et frère ou
+ neveu de Tahamurath. Son vrai nom était Giam ou Gem et Shilo,
+ lequel, dans l'ancien langage Persan, signifie le soleil, allusion
+ faite à la majesté de sa personne, ou à la splendeur de ses actions.
+
+PAGE 132.
+
+ [28] _Les cris de Leillah-Illeilah._--Ces exclamations qui signifient,
+ «Il n'y a point d'autre Dieu que Dieu,» étaient ordinairement
+ prononcées avec une violente émotion.
+
+PAGE 135.
+
+ [29] _Monkir et Nekir._--Deux Anges noirs, dont la fonction est
+ d'examiner tous les objets concernant la foi. Quiconque ne leur rend
+ pas un compte satisfaisant est certain d'être assommé avec des
+ massues de fer rouge, et d'être tourmenté au-delà de toute
+ expression.--_Cérém. Relig. vol. V. p. 101, vol. VII. p. 59, 68,
+ 118._
+
+ [30] _Le pont fatal._--Ce pont, nommé Al Siral en Arabe, est supposé
+ s'étendre sur le gouffre infernal. On le représente aussi mince que
+ le fil d'une toile d'araignée et aussi étroit que le tranchant de la
+ lame d'un sabre.
+
+PAGE 166.
+
+ [31] _Eblis._--D'Herbelot prétend que ce mot est une corruption du
+ grec _diabolos_. C'est une qualification conférée par les Arabes au
+ premier des Anges apostats. Il est représenté comme exilé dans les
+ régions infernales, pour avoir refusé à Adam l'hommage que Dieu
+ lui-même avait ordonné de lui rendre.
+
+PAGE 180.
+
+ [32] _Balkis._--Nom de la reine de Saba, venue du Midi pour admirer la
+ sagesse et la gloire de Salomon. Le Koran représente cette reine,
+ comme une adoratrice du feu. Salomon a la réputation de l'avoir
+ non-seulement traitée avec magnificence, mais encore de l'avoir
+ honorée de son trône et de son lit.--_Alcoran chap. XXVII. et les
+ notes de Sale. D'Herbelot, p. 182._
+
+PAGE 189.
+
+ [33] _Ouranbad._--Ce monstre est représenté sous la figure d'une hydre
+ ailée, très-féroce, et tient de la classe des Rakshes, qui font leur
+ nourriture ordinaire de serpents et de dragons; du Soham, qui a la
+ tête d'un cheval, avec quatre yeux, et le corps d'un dragon couleur
+ de feu; du Syl, espèce de basilic, avec une face humaine si
+ effroyable, qu'aucun mortel ne peut supporter son aspect; et ainsi
+ des autres.--_Voyez les titres respectifs dans le_ Dictionnaire
+ Persan, Arabe et Anglais de Richardson.
+
+PAGE 190.
+
+ [34] _La forteresse d'Aherman._--Dans la mythologie Orientale, Aherman
+ est réputé le démon de la discorde. Les anciens romans de la Perse
+ abondent en descriptions de cette forteresse, dans laquelle les
+ démons subalternes s'assemblent pour recevoir les lois de leurs
+ princes; et c'est de là qu'ils partent pour aller exercer leur
+ malice sur toute la terre.--_D'Herbelot, p. 71._
+
+ [35] _Les salles d'Argenk._--Les salles de ce puissant Dive qui
+ régnait dans les montagnes de Caf, contenaient les statues des
+ soixante-douze Solimans, et les portraits des différentes créatures
+ qui leur étaient attachées. Aucune d'entr'elles n'avait rien qui
+ ressemblât à la figure humaine.
+
+
+FIN DES NOTES.
+
+
+LONDRES:
+
+SCHULZE ET CO. POLAND STREET.
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Vathek, by William Beckford
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 57832 ***
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-The Project Gutenberg EBook of Vathek, by William Beckford
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
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-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
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-
-Title: Vathek
-
-Author: William Beckford
-
-Release Date: September 2, 2018 [EBook #57832]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VATHEK ***
-
-
-
-
-Produced by Laurent Vogel (This book was produced from
-scanned images of public domain material from the Google
-Books project.)
-
-
-
-
-
-
-
-
-VATHEK.
-
-NOUVELLE ÉDITION.
-
-
-LONDRES:
-
-RICHARD BENTLEY, NEW BURLINGTON STREET.
-
-1834.
-
-
-
-
-[Illustration: VATHEK. F. Pickering, pinxt. J. W. Cook, sculpt.]
-
-
-
-
-LONDRES:
-
-SCHULTZE ET CO. POLAND STREET.
-
-
-
-
-Les éditions de Paris et de Lausanne, étant devenues extrêmement rares,
-j'ai consenti enfin à ce que l'on republiât à Londres ce petit ouvrage
-tel que je l'ai composé.
-
-La traduction, comme on sait, a paru avant l'original; il est fort aisé
-de croire que ce n'était pas mon intention; des circonstances, peu
-intéressantes pour le public, en ont été la cause.
-
-J'ai préparé quelques Episodes; ils sont indiqués à la page 200, comme
-faisant suite à Vathek; peut-être paraîtront-ils un jour.
-
-W. BECKFORD.
-
-
-
-
-VATHEK.
-
-
-Vathek, neuvième Calife[1] de la race des Abbassides, était fils de
-Motassem, et petit-fils d'Haroum Al-Rachid. Il monta sur le trône à la
-fleur de son âge. Les grandes qualités qu'il possédait déjà, faisaient
-espérer à ses peuples que son règne serait long et heureux. Sa figure
-était agréable et majestueuse; mais quand il était en colère, un de ses
-yeux devenait si terrible qu'on n'en pouvait soutenir le regard: le
-malheureux sur lequel il le fixait tombait à la renverse, et quelquefois
-même expirait à l'instant[2]. Aussi, dans la crainte de dépeupler ses
-états et de faire un désert de son palais ce prince ne se mettait en
-colère que très-rarement.
-
-Il était fort adonné aux femmes et aux plaisirs de la table. Sa
-générosité était sans bornes, et ses débauches sans retenue. Il ne
-croyait pas comme Omar Ben Abdalaziz[3], qu'il fallût se faire un enfer
-de ce monde, pour avoir le paradis dans l'autre.
-
-Il surpassa en magnificence tous ses prédécesseurs. Le palais
-d'Alkorremi bâti par son père Motassem sur la colline des chevaux pies,
-et qui commandait toute la ville de Samarah[4] ne lui parut pas assez
-vaste. Il y ajouta cinq ailes ou plutôt cinq autres palais, et il
-destina chacun d'eux à la satisfaction d'un des sens.
-
-Dans le premier de ces palais, les tables étaient toujours couvertes des
-mets les plus exquis. On les renouvelait nuit et jour, à mesure qu'ils
-se refroidissaient. Les vins les plus délicats et les meilleures
-liqueurs coulaient à grands flots de cent fontaines qui ne tarissaient
-jamais. Ce palais s'appelait _le Festin éternel_ ou _l'Insatiable_.
-
-On nommait le second palais _le Temple de la Mélodie_ ou _le Nectar de
-l'Ame_. Il était habité par les premiers musiciens et poètes de ce
-temps, qui, se dispersant par bandes, faisaient retentir tous les lieux
-d'alentour de leurs chants.
-
-Le palais nommé _les Délices des yeux_, ou _le Support de la mémoire_,
-était un enchantement continuel. Des raretés rassemblées de toutes les
-parties du monde, s'y trouvaient en profusion et dans le bel ordre. On y
-voyait une galerie de tableaux du célèbre Mani[5], et des statues qui
-paraissaient animées. Là, une perspective bien ménagée charmait la vue;
-ici, la magie de l'optique la trompait agréablement; autre part, on
-trouvait tous les trésors de la nature. En un mot, Vathek, le plus
-curieux des hommes, n'avait rien omis dans ce palais de ce qui pouvait
-contenter la curiosité de ceux qui le visitaient.
-
-Le palais des _Parfums_, qu'on appelait aussi _l'Aiguillon de la
-Volupté_, était divisé en plusieurs salles. Des flambeaux et des lampes
-aromatiques y étaient allumés, même en plein jour. Pour dissiper
-l'agréable ivresse que donnait ce lieu, on descendait dans un vaste
-jardin, où l'assemblage de toutes les fleurs faisait respirer un air
-suave et restaurant.
-
-Dans le cinquième palais, nommé _le Réduit de la Joie_ ou _le
-Dangereux_, se trouvaient plusieurs troupes de jeunes filles. Elles
-étaient belles et prévenantes comme les Houris, et jamais elle ne se
-lassaient de bien recevoir ceux que le Calife voulait admettre en leur
-compagnie.
-
-Malgré les voluptés dans lesquelles Vathek se plongeait, ce prince n'en
-était pas moins aimé de ses peuples. On croyait qu'un Souverain qui se
-livre au plaisir, est pour le moins aussi propre à gouverner que celui
-qui s'en déclare l'ennemi. Mais son caractère ardent et inquiet ne lui
-permit pas d'en rester là. Du vivant de son père il avait tant étudié
-pour se désennuyer, qu'il savait beaucoup; il voulût enfin tout
-approfondir, même les sciences qui n'existent pas. Il aimait à disputer
-avec les savans; mais il ne fallait pas qu'ils poussassent trop loin la
-contradiction. Aux uns il fermait la bouche par des présents; ceux dont
-l'opiniâtreté résistait à sa libéralité, étaient envoyés en prison pour
-calmer leur sang: remède qui souvent réussissait.
-
-Vathek voulut aussi se mêler des querelles théologiques, et ce ne fut
-pas pour le parti généralement regardé comme orthodoxe qu'il se déclara.
-Il mit par-là tous les dévots contre lui: alors il les persécuta; car à
-quelque prix que ce fût, il voulait toujours avoir raison.
-
-Le grand Prophète Mahomet, dont les Califes sont les Vicaires, était
-indigné dans le septième Ciel de la conduite irréligieuse d'un de ses
-successeurs. Laissons-le faire, disait-il aux génies qui sont toujours
-prêts à recevoir ses ordres: voyons où ira sa folie et son impiété; s'il
-en fait trop nous saurons bien le châtier. Aidez-lui à bâtir cette tour
-qu'à l'imitation de Nembrod, il a commencé d'élever; non comme ce grand
-guerrier pour se sauver d'un nouveau déluge, mais par l'insolente
-curiosité de pénétrer dans les secrets du ciel. Il a beau faire, il ne
-devinera jamais le sort qui l'attend.
-
-Les génies obéirent; et quand les ouvriers élevaient durant le jour la
-tour d'une coudée, ils y en ajoutaient deux pendant la nuit. La rapidité
-avec laquelle cet édifice fut construit, flatta la vanité de Vathek. Il
-pensait que même la matière insensible se prêtait à ses desseins. Ce
-prince ne considérait pas, malgré toute sa science, que les succès de
-l'insensé et du méchant, sont les premières verges dont ils sont
-frappés.
-
-Son orgueil parvint au comble lorsqu'ayant monté, pour la première fois,
-les quinze cents degrés de sa tour, il regarda en bas. Les hommes lui
-paraissaient des fourmis, les collines des taupinières, et Samarah une
-ruche d'abeilles. L'idée que cette élévation lui donna de sa propre
-grandeur, acheva de lui tourner la tête. Il allait s'adorer lui-même,
-lorsqu'en levant les yeux il s'aperçut que les astres étaient aussi
-éloignés de lui que lorsqu'il était au niveau de la terre. Il se consola
-cependant du sentiment involontaire de sa petitesse, par l'idée de
-paraître grand aux yeux des autres. Il se flatta que les lumières de son
-esprit surpasseraient la portée de ses yeux, et qu'il ferait rendre
-compte aux étoiles des arrêts de sa destinée.
-
-Pour cet effet, il passait la plupart des nuits sur le sommet de sa
-tour, et se croyant initié dans les mystères astrologiques, il s'imagina
-que les planètes lui annonçaient de merveilleuses aventures. Un homme
-extraordinaire devait venir d'un pays dont on n'avait jamais entendu
-parler, et en être le héraut. Alors, il redoubla d'attention pour les
-étrangers, et fit publier à son de trompe dans les rues de Samarah,
-qu'aucun de ses sujets n'eût à retenir ni à loger les voyageurs; il
-voulait qu'on les amenât tous dans son palais.
-
-Quelque temps après cette proclamation, parut un homme dont la figure
-était si effroyable, que les gardes qui s'en emparèrent furent obligés
-de fermer les yeux en le conduisant au palais. Le Calife lui-même parut
-étonné à son horrible aspect; mais la joie succéda bientôt à cet effroi
-involontaire. L'inconnu étala devant le prince des raretés telles qu'il
-n'en avait jamais vues, et dont il n'avait pas même conçu la
-possibilité.
-
-Rien, en effet, n'était plus extraordinaire que les marchandises de
-l'étranger. La plupart de ses bijoux étaient aussi bien travaillés que
-magnifiques. Ils avaient outre cela une vertu particulière, décrite sur
-un rouleau de parchemin attaché à chaque pièce. Des pantoufles par leurs
-mouvements spontanés épargnaient la fatigue de marcher; des couteaux
-coupaient sans le mouvement de la main; et des sabres portaient le coup
-d'eux-mêmes au moindre geste.
-
-Parmi ces curiosités inconcevables les sabres surtout, dont les lames
-jetaient un feu éblouissant, fixèrent l'attention du Calife qui se
-promettait de déchiffrer à loisir des caractères inconnus qu'on y avait
-gravés. Sans demander au marchand quel en était le prix, il fit apporter
-devant lui tout l'or monnoyé du trésor, et lui dit de prendre ce qu'il
-voudrait. Celui-ci prit peu de chose, et en gardant un profond silence.
-
-Vathek ne douta point que le silence de l'inconnu ne fût causé par le
-respect que lui inspirait sa présence. Il le fit avancer avec bonté, et
-lui demanda d'un air affable qui il était, d'où il venait, et où il
-avait acquis de si belles choses? L'homme, ou plutôt le monstre, au lieu
-de répondre à ces questions, frotta trois fois son front plus noir que
-l'ébène, frappa quatre fois sur son ventre dont la circonférence était
-énorme, ouvrit de gros yeux qui paraissaient deux charbons ardents, et
-se mit à rire avec un bruit affreux en montrant de larges dents couleur
-d'ambre rayées de vert.
-
-Le Calife, un peu ému, répéta sa demande; mais il ne reçut pas d'autre
-réponse. Alors, ce prince commença à s'impatienter, et s'écria: Sais-tu
-bien, malheureux, qui je suis, et de qui tu te joues? Et s'adressant à
-ses gardes, il leur demanda s'ils l'avaient entendu parler? Ils
-répondirent qu'il avait parlé, mais que ce qu'il avait dit n'était pas
-grand'chose. Qu'il parle donc encore, reprit Vathek, qu'il parle comme
-il pourra, et qu'il me dise qui il est, d'où il vient, et d'où il a
-apporté les étranges curiosités qu'il m'a offertes? Je jure par l'âne de
-Balaam que s'il se tait davantage, je le ferai repentir de son
-obstination. En disant ces mots, le Calife ne put s'empêcher de lancer
-sur l'inconnu un de ses regards dangereux: celui-ci n'en perdit pas
-seulement contenance; l'oeil terrible et meurtrier ne fit aucun effet
-sur lui.
-
-On ne saurait exprimer l'étonnement des courtisans, quand ils
-s'aperçurent que l'incivil marchand soutenait une telle épreuve. Ils
-s'étaient tous jetés la face contre terre, et y seraient restés, si le
-Calife ne leur eût dit d'un ton furieux: Levez-vous, poltrons, et
-saisissez ce misérable! qu'il soit traîné en prison et gardé à vue par
-mes meilleurs soldats! Il peut emporter avec lui l'argent que je viens
-de lui donner; qu'il le garde, mais qu'il parle. A ces mots, on tomba
-sur l'étranger; on le garrotta de fortes chaînes, et on le conduisit
-dans la prison de la grande tour. Sept enceintes de barreaux de fer,
-garnis de pointes aussi longues et aussi acérées que des broches,
-l'environnaient de tous côtés.
-
-Le Calife demeura cependant dans la plus violente agitation; à peine
-voulut-il se mettre à table, et ne mangea que de trente-deux plats sur
-les trois cents qu'on lui servait tous les jours. Cette diète, à
-laquelle il n'était pas accoutumé, l'aurait seule empêché de dormir.
-Quel effet ne dut-elle pas avoir, étant jointe à l'inquiétude qui le
-tourmentait! Aussi, dès qu'il fut jour, il courut à la prison pour faire
-de nouveaux efforts auprès de l'opiniâtre inconnu. Mais sa rage ne
-saurait se décrire quand il vit qu'il n'y était plus, que les grilles de
-fer étaient brisées, et les gardes sans vie. Le plus étrange délire
-s'empara de lui. Il se mit à donner de grands coups de pied aux cadavres
-qui l'entouraient, et continua tout le jour à les frapper de la même
-manière. Ses courtisans et ses visirs firent tout ce qu'ils purent pour
-le calmer; mais voyant qu'ils n'en pouvaient venir à bout, ils
-s'écrièrent tous ensemble: le Calife est devenu fou! le Calife est
-devenu fou!
-
-Ce cri fut bientôt répété dans toutes les rues de Samarah. Il parvint
-enfin aux oreilles de la princesse Carathis, mère de Vathek. Elle
-accourut toute alarmée pour essayer le pouvoir qu'elle avait sur
-l'esprit de son fils. Ses pleurs et ses embrassemens réussirent à le
-calmer; et cédant bientôt à ses instances, il se laissa ramener dans son
-palais.
-
-Carathis n'eut garde d'abandonner son fils à lui-même. Après qu'elle
-l'eut fait mettre au lit, elle s'assit auprès de lui, et tâcha par ses
-discours de le consoler et de le tranquilliser. Personne ne pouvait
-mieux y parvenir. Vathek l'aimait et la respectait, non-seulement comme
-une mère, mais encore comme une femme douée d'un génie supérieur. Elle
-était Grecque, et lui avait fait adopter tous les systèmes et les
-sciences de ce peuple, en horreur parmi les bons Musulmans.
-
-L'astrologie judiciaire était une de ces sciences, et Carathis la
-possédait parfaitement. Son premier soin fut donc de faire ressouvenir
-son fils de ce que les étoiles lui avaient promis, et elle proposa de
-les consulter encore. Hélas! lui dit le Calife, dès qu'il put parler, je
-suis un insensé, non d'avoir donné quarante mille coups de pied à mes
-gardes, qui se sont sottement laissé mourir; mais parce que je n'ai pas
-réfléchi que cet homme extraordinaire était celui que les planètes
-m'avaient annoncé. Au lieu de le maltraiter, j'aurais dû essayer de le
-gagner par la douceur et les caresses. Le passé ne peut se rappeler,
-répondit Carathis; il faut songer à l'avenir. Peut-être verrez-vous
-encore celui que vous regrettez; peut-être ces écritures qui sont sur
-les lames des sabres vous en apprendront des nouvelles. Mangez et
-dormez, mon cher fils; nous verrons demain ce qu'il y faudra faire.
-
-Vathek suivit ce sage conseil, du mieux qu'il put. Le lendemain, il se
-leva dans une meilleure situation d'esprit, et se fit aussitôt apporter
-les sabres merveilleux. Afin de n'être pas ébloui par leur éclat, il les
-regarda au travers d'un verre coloré, et s'efforça d'en déchiffrer les
-caractères; mais ce fut en vain: il eut beau se frapper le front, il ne
-connut pas une seule lettre. Ce contretemps l'aurait fait retomber dans
-ses premières fureurs, si Carathis n'était entrée à propos.
-
-Prenez patience, mon fils, lui dit-elle; vous possédez assurément toutes
-les sciences. Connaître les langues est une bagatelle du ressort des
-pédants. Promettez des récompenses dignes de vous à ceux qui
-expliqueront ces mots barbares que vous n'entendez pas, et qu'il est
-au-dessous de vous d'entendre; bientôt vous serez satisfait. Cela peut
-être, dit le Calife; mais en attendant je serai excédé par une foule de
-demi-savans, qui feront cet essai autant pour avoir le plaisir de
-bavarder, que pour obtenir la récompense. Après un moment de réflexion
-il ajouta: Je veux éviter cet inconvénient. Je ferai mourir tous ceux
-qui ne me satisferont pas; car, graces au Ciel, j'ai assez de jugement
-pour voir si l'on traduit, ou si l'on invente.
-
-Oh! pour cela, je n'en doute pas, répondit Carathis. Mais faire mourir
-les ignorans est une punition un peu sévère, et qui peut avoir de
-dangereuses conséquences. Contentez-vous de leur faire brûler la barbe;
-les barbes ne sont pas aussi nécessaires dans un état que les hommes. Le
-Calife se rendit encore aux raisons de sa mère, et fit appeler son
-premier Visir. Morakanabad, lui dit-il, fais annoncer par un crieur
-public dans Samarah, et dans toutes les villes de mon empire, que celui
-qui déchiffrera des caractères qui paraissent indéchiffrables, aura des
-preuves de cette libéralité connue de tout le monde; mais qu'au défaut
-de succès, on lui brûlera la barbe jusqu'au moindre poil. Qu'on publie
-aussi que je donnerai cinquante belles esclaves, et cinquante caisses
-d'abricots de l'isle de Kirmith, à qui m'apprendra des nouvelles de cet
-homme étrange que je veux revoir.
-
-Les sujets du Calife, à l'exemple de leur maître, aimaient beaucoup les
-femmes et les caisses d'abricots de l'île de Kirmith. Ces promesses leur
-firent venir l'eau à la bouche, mais ils n'en tâtèrent pas; car personne
-ne savait ce qu'était devenu l'étranger. Il n'en fut pas de même de la
-première demande du Calife. Les savans, les demi-savans, et tous ceux
-qui n'étaient ni l'un ni l'autre, mais qui croyaient être tout, vinrent
-courageusement hasarder leur barbe, et tous la perdirent. Les eunuques
-ne faisaient autre chose que de brûler des barbes; ce qui leur donnait
-une odeur de roussi, dont les femmes du sérail se trouvèrent si
-incommodées qu'il fallut donner cet emploi à d'autres.
-
-Enfin, un jour il se présenta un vieillard dont la barbe surpassait
-d'une coudée et demie toutes celles qu'on avait vues. Les officiers du
-palais, en l'introduisant, se disaient l'un à l'autre; quel dommage!
-quel grand dommage de brûler une aussi belle barbe! Le Calife pensait de
-même; mais il n'en eut pas le chagrin. Le vieillard lut sans peine les
-caractères, et les expliqua mot-à-mot de la manière suivante: «Nous
-avons été faits là où l'on fait tout bien; nous sommes la moindre des
-merveilles d'une région où tout est merveilleux et digne du plus grand
-prince de la terre.»
-
-Oh! tu as parfaitement bien traduit, s'écria Vathek; je connais celui
-que ces caractères veulent désigner. Qu'on donne à ce vieillard autant
-de robes d'honneur et autant de mille sequins qu'il a prononcé de mots:
-il a nettoyé mon coeur d'une partie du surmé qui l'envelopait. Après ces
-paroles, Vathek l'invita à dîner, et même à passer quelques jours dans
-son palais.
-
-Le lendemain le Calife le fit appeler, et lui dit: Relis-moi encore ce
-que tu m'as lu; je ne saurais trop entendre ces paroles qui semblent
-me promettre le bien après lequel je soupire. Aussitôt le vieillard
-mit ses lunettes vertes. Mais elles lui tombèrent du nez, lorsqu'il
-s'aperçut que les caractères de la veille avaient fait place à
-d'autres. Qu'as-tu? lui demanda le Calife; que signifient ces marques
-d'étonnement?--Souverain du monde, les caractères de ces sabres ne sont
-plus les mêmes.--Que me dis-tu? reprit Vathek; mais n'importe; si tu
-peux, explique-m'en la signification.--La voici, Seigneur, dit le
-vieillard: «malheur au téméraire qui veut savoir ce qu'il devrait
-ignorer, et entreprendre ce qui surpasse son pouvoir.» Malheur à
-toi-même! s'écria le Calife, tout hors de lui. Sors de ma présence! On
-ne te brûlera que la moitié de la barbe, parce qu'hier tu devinas bien;
-quant à mes présents, je ne reprends jamais ce que j'ai donné. Le
-vieillard, assez sage pour penser qu'il était quitte à bon marché de la
-sottise qu'il avait faite en disant à son Maître une vérité désagréable,
-se retira aussitôt, et ne reparut plus.
-
-Vathek ne tarda point à se repentir de son impétuosité. Comme il ne
-cessait d'examiner ces caractères, il s'aperçut bien qu'ils changeaient
-tous les jours; et personne ne se présentait pour les expliquer. Cette
-inquiète occupation enflamma son sang, lui causa des vertiges, des
-éblouissements, et une si grande faiblesse qu'à peine il pouvait se
-soutenir; dans cet état, il ne laissait pas de se faire porter à la
-tour, espérant lire quelque chose d'agréable dans les astres; mais son
-espoir fut trompé. Ses yeux, offusqués par les vapeurs de sa tête le
-servaient mal: il ne voyait plus qu'un nuage noir et épais; augure qui
-lui semblait des plus funestes.
-
-Harassé de tant de soucis, le Calife perdit entièrement courage. Une
-soif surnaturelle le consuma; et sa bouche, ouverte comme un entonnoir,
-recevait jour et nuit des torrents de liquides. Alors ce malheureux
-prince ne pouvant goûter aucun plaisir, fit fermer les palais des cinq
-sens, cessa de paraître en public, d'y étaler sa magnificence, de rendre
-justice à ses peuples, et se retira dans l'intérieur du sérail. Il avait
-toujours été bon mari; ses femmes se désolèrent de son état, ne se
-lassèrent point de faire des voeux pour sa santé, et de lui donner à
-boire.
-
-Cependant la princesse Carathis était dans la plus vive douleur. Elle se
-renfermait tous les jours avec le visir Morakanabad, pour consulter sur
-les moyens de guérir, ou du moins de soulager le malade. Persuadés qu'il
-y avait de l'enchantement, ils feuilletaient ensemble tous les livres de
-magie, et faisaient chercher partout l'horrible étranger qu'ils
-accusaient d'être l'auteur du charme.
-
-A quelques milles de Samarah, était une haute montagne couverte de thym
-et de serpolet; une plaine délicieuse en couronnait le sommet; on
-l'aurait prise pour le paradis destiné aux fidèles. Cent bosquets
-d'arbustes odoriférans, où l'oranger le cédrat et le citronnier
-s'entrelaçaient avec le palmier et la vigne, offraient de quoi
-satisfaire également le goût et l'odorat. La terre y était jonchée de
-violettes; des touffes de giroflées embaumaient l'air de leurs doux
-parfums. Quatre sources claires, et si abondantes qu'elles auraient pu
-désaltérer dix armées, ne semblaient couler en ce lieu que pour mieux
-imiter le jardin d'Eden arrosé des fleuves sacrés. Sur leurs bords
-verdoyants, le rossignol chantait la naissance de la rose, sa
-bien-aimée, et se plaignait du peu de durée de ses charmes; la
-tourterelle déplorait la perte de plaisirs plus réels, tandis que
-l'alouette saluait par ses chants la lumière qui ranime la nature. Là,
-plus qu'en aucun lieu du monde, le gazouillement des oiseaux exprimait
-leurs diverses passions; les fruits délicieux qu'ils béquetaient à
-plaisir, semblaient leur donner une double énergie.
-
-On portait quelquefois Vathek sur cette montagne, afin qu'il pût y
-respirer un air pur, et boire à son gré des quatre sources. Sa mère, ses
-femmes et quelques eunuques étaient les seules personnes qui
-l'accompagnaient. Chacun s'empressait à remplir de grandes coupes de
-cristal de roche, et les lui présentait à l'envi; mais leur zèle ne
-répondait pas à son avidité; souvent il se couchait par terre, pour
-lapper l'eau.
-
-Un jour que le déplorable prince était resté long-temps dans une posture
-aussi vile, une voix rauque mais forte, se fit entendre, et l'apostropha
-ainsi: «Pourquoi fais-tu l'exercice d'un chien, ô Calife si fier de ta
-dignité et de ta puissance?» A ces mots, Vathek lève la tête, et voit
-l'étranger, cause de tant de peines. A cette vue il se trouble, la
-colère enflamme son coeur; il s'écrie: Et toi, maudit Giaour![6] que
-viens-tu faire ici? N'es-tu pas content d'avoir rendu un prince agile et
-dispos, semblable à une outre? Ne vois-tu pas que je meurs autant pour
-avoir trop bu, que du besoin de boire?
-
-Bois donc encore ce trait, lui dit l'étranger, en lui présentant un
-flacon rempli d'une liqueur rougeâtre; et sache pour tarir la soif de
-ton ame, après celle du corps, que je suis Indien, mais d'une région de
-l'Inde qui n'est connue de personne.
-
-Ces mots furent un trait de lumière pour le Calife. C'était
-l'accomplissement d'une partie de ses désirs; et se flattant qu'ils
-allaient être tous satisfaits, il prit la liqueur magique et la but sans
-hésiter. A l'instant il se trouva rétabli, sa soif fut étanchée, et son
-corps devint plus agile que jamais. Sa joie fut alors extrême; il saute
-au col de l'effroyable Indien, et baise sa vilaine bouche béante et
-baveuse avec autant d'ardeur qu'il aurait pu baiser les lèvres de corail
-de ses plus belles femmes.
-
-Ces transports n'auraient pas fini, si l'éloquence de Carathis n'eût
-ramené le calme. Elle engagea son fils à retourner à Samarah, et il s'y
-fit précéder par un héraut qui criait de toutes ses forces: Le
-merveilleux étranger a reparu, il a guéri le Calife, il a parlé, il a
-parlé!
-
-Aussitôt, tous les habitants de cette grande ville sortirent de leurs
-maisons. Grands et petits couraient en foule pour voir passer Vathek et
-l'Indien. Ils ne se lassaient point de répéter: Il a guéri notre
-Souverain, il a parlé, il a parlé! Ces mots devinrent ceux du jour, et
-ne furent point oubliés dans les fêtes publiques qu'on donna le soir
-même en signe de réjouissance; les poètes en firent le refrain de toutes
-les chansons qu'ils composèrent sur ce beau sujet.
-
-Alors, le Calife fit rouvrir les palais des sens; et comme il était plus
-pressé de visiter celui du goût qu'aucun autre, il ordonna qu'on y
-servît un splendide festin, auquel ses favoris et tous les grands
-officiers furent admis. L'Indien, placé à côté du Calife, feignit de
-croire que pour mériter autant d'honneur, il ne pouvait trop manger,
-trop boire, ni trop parler. Les mets disparaissaient de la table
-aussitôt qu'ils étaient servis. Tout le monde le regardait avec
-étonnement: mais l'Indien, sans faire semblant de s'en apercevoir buvait
-des rasades à la santé de chacun, chantait à tue-tête, contait des
-histoires dont il riait lui-même à gorge déployée, et faisait des
-impromptus qu'on aurait applaudis, s'il ne les eût pas déclamés avec des
-grimaces affreuses: durant tout le repas, il ne cessa de bavarder autant
-que vingt astrologues, de manger plus que cent porte-faix, et de boire à
-proportion.
-
-Malgré qu'on eut couvert la table trente-deux fois, le Calife avait
-souffert de la voracité de son voisin. Sa présence lui devenait
-insupportable, et il pouvait à peine cacher son humeur en son
-inquiétude; enfin il trouva le moyen de dire à l'oreille du chef de ses
-eunuques: Tu vois, Bababalouk, comme cet homme fait tout en grand. Va,
-redouble de vigilance, et surtout prends garde à mes Circassiennes.
-
-L'oiseau du matin avait trois fois renouvelé son chant, lorsque l'heure
-du Divan sonna. Vathek avait promis d'y présider en personne. Il se lève
-de table, et s'appuie sur le bras de son visir; plus étourdi du tapage
-de son bruyant convive que du vin qu'il avait bu, ce pauvre prince
-pouvait à peine se soutenir.
-
-Les visirs, les officiers de la couronne, les gens de loi se rangèrent
-autour de leur souverain en demi-cercle, et dans un respectueux silence;
-tandis que l'Indien, avec autant de sang-froid que s'il avait été à
-jeûn, se plaça sans façon sur une des marches du trône, et riait sous
-cape de l'indignation que sa hardiesse causait à tous les spectateurs.
-
-Cependant le Calife, dont la tête était embarrassée, rendait justice à
-tort et à travers. Son premier visir s'en aperçut, et s'avisa
-tout-à-coup d'un expédient pour interrompre l'audience et sauver
-l'honneur de son maître. Il lui dit tout bas: Seigneur, la princesse
-Carathis a passé la nuit à consulter les planètes; elle vous fait dire
-que vous êtes menacé d'un danger pressant. Prenez garde que cet étranger
-dont vous payez quelques bijoux magiques par tant d'égards, n'ait
-attenté à votre vie. Sa liqueur a paru vous guérir; ce n'est peut-être
-qu'un poison dont l'effet sera soudain. Ne rejetez pas ce soupçon;
-demandez-lui du moins comme elle est composée, où il l'a prise, et
-faites mention des sabres que vous semblez avoir oubliés.
-
-Excédé des insolences de l'Indien, Vathek répondit à son visir par un
-signe de tête, et s'adressant à ce monstre: Lève-toi, lui dit-il, et
-déclare en plein Divan de quelles drogues est composée la liqueur que tu
-m'as fait prendre; débrouille surtout l'énigme des sabres que tu m'as
-vendus: et reconnais ainsi les bontés dont je t'ai comblé.
-
-Le Calife se tut après ces paroles qu'il prononça d'un ton aussi modéré
-qu'il lui fut possible. Mais l'Indien, sans répondre ni quitter sa
-place, renouvella ses éclats de rire et ses horribles grimaces. Alors
-Vathek ne put se contenir; d'un coup de pied il le jette de l'estrade,
-le suit, et le frappe avec une rapidité qui excite tout le Divan à
-l'imiter. Tous les pieds sont en l'air; on ne lui a pas donné un coup
-qu'on ne se sente forcé de redoubler.
-
-L'Indien prêtait beau jeu. Comme il était court et gros, il s'était
-ramassé en boule, et roulait sous les coups de ses assaillants, qui le
-suivaient partout avec un acharnement inoui. Roulant ainsi d'appartement
-en appartement, de chambre en chambre, la boule attirait après elle tous
-ceux qu'elle rencontrait. Le palais en confusion retentissait du plus
-épouvantable bruit. Les sultanes effrayées regardèrent à travers leurs
-portières; et dès que la boule parut, elles ne purent se contenir. En
-vain pour les arrêter, les eunuques les pinçaient jusqu'au sang; elles
-s'échappèrent de leurs mains: et ces fidèles gardiens, presque morts de
-frayeur, ne pouvaient eux-mêmes s'empêcher de suivre à la piste la boule
-fatale.
-
-Après avoir ainsi parcouru les salles, les chambres, les cuisines, les
-jardins et les écuries du palais, l'Indien prit enfin le chemin des
-cours. Le Calife, plus acharné que les autres, le suivait de près, et
-lui lançait autant de coups de pied qu'il pouvait: son zèle fut cause
-qu'il reçut lui-même quelques ruades adressées à la boule.
-
-Carathis, Morakanabad, et deux ou trois autres visirs dont la sagesse
-avait jusqu'alors résisté à l'attraction générale, voulant empêcher le
-Calife de se donner en spectacle, se jetèrent à ses genoux pour
-l'arrêter; mais il sauta par dessus leurs têtes, et continua sa course.
-Alors, ils ordonnèrent aux Muézins d'appeler le peuple à la prière, tant
-pour l'ôter du chemin, que pour l'engager à détourner par ses voeux une
-telle calamité; tout fut inutile. Il suffisait de voir cette infernale
-boule pour être attiré après elle. Les Muézins eux-mêmes, quoiqu'ils ne
-la vissent que de loin, descendirent de leurs minarets, et se joignirent
-à la foule. Elle augmenta au point, que bientôt il ne resta dans les
-maisons de Samarah que des paralytiques, des culs-de-jatte, des
-mourants, et des enfants à la mamelle dont les nourrices s'étaient
-débarrassées pour courir plus vîte: Carathis elle-même, Morakanabad et
-les autres, s'étaient enfin mis de la partie. Les cris des femmes
-échappées de leurs sérails; ceux des eunuques s'efforçant de ne pas les
-perdre de vue; les jurements des maris, qui, tout en courant, se
-menaçaient les uns les autres; les coups de pied donnés et rendus; les
-culbutes à chaque pas, tout enfin rendait Samarah semblable à une ville
-prise d'assaut et livrée au pillage. Enfin le maudit Indien, sous cette
-forme de boule, après avoir parcouru les rues, les places publiques,
-laissa la ville déserte, prit la route de la plaine de Catoul, et enfila
-une vallée au pied de la montagne des quatre sources.
-
-L'un des côtés de cette vallée était bordé d'une haute colline; de
-l'autre était un gouffre épouvantable formé par la chûte des eaux. Le
-Calife et la multitude qui le suivait craignirent que la boule n'allât
-s'y jeter et redoublèrent d'efforts pour l'atteindre, mais ce fut en
-vain; elle roula dans le gouffre, et disparut comme un éclair.
-
-Vathek se serait sans doute précipité après le perfide Giaour, s'il
-n'avait été retenu comme par une main invisible. La foule s'arrêta
-aussi; tout devint calme. On se regardait d'un air étonné; et malgré le
-ridicule de cette scène, personne ne rit. Chacun, les yeux baissés,
-l'air confus et taciturne, reprit le chemin de Samarah, et se cacha dans
-sa maison, sans penser qu'une force irrésistible pouvait seule porter à
-l'extravagance qu'on se reprochait; car il est juste que les hommes qui
-se glorifient du bien dont ils ne sont que les instruments, s'attribuent
-aussi les sottises qu'ils n'ont pu éviter.
-
-Le Calife seul, ne voulut pas quitter la vallée. Il ordonna qu'on y
-dressât ses tentes; et, malgré les représentations de Carathis et de
-Morakanabad, il prit son poste aux bords du gouffre. On avait beau lui
-représenter qu'en cet endroit le terrein pouvait s'ébouler, et que
-d'ailleurs, il était trop près du magicien; leurs remontrances furent
-inutiles. Après avoir fait allumer mille flambeaux, et commandé qu'on ne
-cessât d'en allumer, il s'étendit sur les bords fangeux du précipice, et
-tâcha, à la faveur de ces clartés artificielles, de voir au travers des
-ténèbres, que tous les feux de l'empirée n'auraient pu pénétrer. Tantôt
-il croyait entendre des voix qui partaient du fond de l'abîme, tantôt il
-s'imaginait y démêler les accents de l'Indien; mais ce n'était que le
-mugissement des eaux, et le bruit des cataractes qui tombaient à gros
-bouillons des montagnes.
-
-Vathek passa la nuit dans cette violente situation. Dès que le jour
-commença à poindre, il se retira dans sa tente, et là, sans avoir rien
-mangé, il s'endormit, et ne se réveilla que lorsque l'obscurité vint
-couvrir l'hémisphère. Alors, il reprit le poste de la veille, et ne le
-quitta pas de plusieurs nuits. On le voyait marcher à grands pas et
-regarder les étoiles d'un air furieux, comme s'il leur reprochait de
-l'avoir trompé.
-
-Tout-à-coup, depuis la vallée jusqu'au-delà de Samarah, l'azur du Ciel
-s'entremêla de longues raies de sang; cet horrible phénomène semblait
-toucher à la grande tour. Le Calife voulut y monter; mais ses forces
-l'abandonnèrent: et, transi de frayeur, il se couvrit la tête du pan de
-sa robe.
-
-Tous ces prodiges effrayants ne faisaient qu'exciter sa curiosité.
-Ainsi, au lieu de rentrer en lui-même, il persista dans le dessein de
-rester où l'Indien avait disparu.
-
-Une nuit qu'il faisait sa promenade solitaire dans la plaine, la lune et
-les étoiles s'éclipsèrent subitement; d'épaisses ténèbres succédèrent à
-la lumière, et il entendit sortir de la terre qui tremblait, la voix du
-Giaour, criant avec un bruit plus fort que le tonnerre: «Veux-tu te
-donner à moi, adorer les influences terrestres, et renoncer à Mahomet? A
-ces conditions, je t'ouvrirai le palais du feu souterrain. Là, sous des
-voûtes immenses, tu verras les trésors que les étoiles t'ont promis;
-c'est de là que j'ai tiré mes sabres; c'est là où Suleïman, fils de
-Daoud, repose environné des talismans qui subjuguent le monde.»
-
-Le Calife étonné répondit en frémissant, mais pourtant du ton d'un homme
-qui se faisait aux aventures surnaturelles: Où es-tu? parais à mes yeux!
-dissipe ces ténèbres dont je suis las! Après avoir brûlé tant de
-flambeaux pour te découvrir, c'est bien le moins que tu me montres ton
-effroyable visage.--Abjure donc Mahomet, reprit l'Indien; donne-moi des
-preuves de ta sincérité, ou jamais tu ne me verras.
-
-Le malheureux Calife promit tout. Aussitôt le Ciel s'éclaircit, et à la
-lueur des planètes qui semblaient enflammées, Vathek vit la terre
-entr'ouverte. Au fond paraissait un portail d'ébène. L'Indien étendu
-devant, tenait en sa main une clef d'or, et la faisait résonner contre
-la serrure.
-
-Ah! s'écria Vathek, comment puis-je descendre jusqu'à toi? Viens me
-prendre, et ouvre ta porte au plus vîte.--Tout beau, répondit l'Indien:
-sache que j'ai grand'soif et que je ne puis ouvrir qu'elle ne soit
-étanchée. Il me faut le sang de cinquante enfants: prends-les parmi ceux
-de tes visirs, et des grands de ta cour. Autrement, ni ma soif ni ta
-curiosité ne seront satisfaites. Retourne donc à Samarah; apporte-moi ce
-que je désire; jette-les toi-même dans ce gouffre; et puis tu verras.
-
-Après ces paroles, l'Indien tourna le dos; et le Calife, inspiré par les
-démons, se résolut au sacrifice affreux. Il fit donc semblant d'avoir
-repris sa tranquillité, et s'achemina vers Samarah aux acclamations d'un
-peuple qui l'aimait encore. Il dissimula si bien le trouble involontaire
-de son ame, que Carathis et Morakanabad y furent trompés comme les
-autres. On ne parla plus que de fêtes et de réjouissances. On mit même
-sur le tapis l'histoire de la boule, dont personne n'avait encore osé
-ouvrir la bouche: partout on en riait; cependant tout le monde n'avait
-pas sujet d'en rire. Plusieurs étaient encore entre les mains des
-chirurgiens à la suite des blessures reçues dans cette mémorable
-aventure.
-
-Vathek était très-aise qu'on le prît sur ce ton, parce qu'il voyait que
-cela le conduirait à ses abominables fins. Il avait un air affable avec
-tout le monde, surtout avec ses visirs et les grands de sa cour. Le
-lendemain, il les invita à un repas somptueux. Peu-à-peu il fit tomber
-la conversation sur leurs enfants, et demanda d'un air de bienveillance
-qui d'entr'eux avait les plus jolis garçons? Aussitôt, chaque père
-s'empresse à mettre les siens au-dessus de ceux des autres. La dispute
-s'échauffa; on en serait venu aux mains sans la présence du Calife qui
-feignit de vouloir en juger par lui-même.
-
-Bientôt on vit arriver une bande de ces pauvres enfants. La tendresse
-maternelle les avait ornés de tout ce qui pouvait rehausser leur beauté.
-Mais tandis que cette brillante jeunesse attirait tous les yeux et les
-coeurs, Vathek l'examina avec une perfide avidité, et en choisit
-cinquante pour les sacrifier au Giaour. Alors, avec un air de bonhommie
-il proposa de donner à ses petits favoris une fête dans la plaine. Ils
-devaient, disait-il, se réjouir encore plus que tous les autres du
-retour de sa santé. La bonté du Calife enchante. Elle est bientôt connue
-de tout Samarah. On prépare des litières, des chameaux, des chevaux;
-femmes, enfants, vieillards, jeunes gens, chacun se place selon son
-goût. Le cortège se met en marche, suivi de tous les confiseurs de la
-ville et des faubourgs; le peuple suit à pied en foule; tout le monde
-est dans la joie, et pas un ne se ressouvient de ce qu'il en a coûté à
-plusieurs, la dernière fois qu'on avait pris ce chemin.
-
-La soirée était belle, l'air frais, le ciel serein; les fleurs
-exhalaient leurs parfums. La nature en repos semblait se réjouir aux
-rayons du soleil couchant. Leur douce lumière dorait la cîme de la
-montagne aux quatre sources; elle en embellissait la descente et
-colorait les troupeaux bondissants. On n'entendait que le murmure des
-fontaines, le son des chalumeaux, et la voix des bergers qui
-s'appelaient sur les collines.
-
-Les pauvres enfants qui allaient être immolés rendaient la scène encore
-plus intéressante. Pleins de sécurité, ils s'avançaient vers la plaine
-en ne cessant de folâtrer; l'un courait après des papillons, l'autre
-cueillait des fleurs ou ramassait de petites pierres luisantes;
-plusieurs s'éloignaient d'un pas léger pour avoir le plaisir de se
-rejoindre et de se donner mille baisers.
-
-Déjà on découvrait de loin l'horrible gouffre au fond duquel était le
-portail d'ébène. Comme une raie noire, il coupait la plaine par le
-milieu. Morakanabad et ses confrères le prirent pour un de ces bizarres
-ouvrages que le Calife se plaisait à faire; les malheureux! ils ne
-savaient pas à quoi il était destiné. Vathek, qui ne voulait point qu'on
-examinât de trop près le lieu fatal, arrête la marche et fait tracer un
-grand cercle. La garde des eunuques se détache pour mesurer la lice
-destinée aux courses de pied, et pour préparer les anneaux que doivent
-enfiler les flèches. Les cinquante jeunes garçons se déshabillent à la
-hâte; on admire la souplesse et les agréables contours de leurs membres
-délicats. Leurs yeux pétillent d'une joie qui se répète dans ceux de
-leurs parents. Chacun fait des voeux pour celui des petits combattants
-qui l'intéresse le plus: tout le monde est attentif aux jeux de ces
-êtres aimables et innocents.
-
-Le Calife saisit ce moment pour s'éloigner de la foule. Il s'avance sur
-le bord du gouffre, et entend, non sans frémir, l'Indien qui disait en
-grinçant des dents: Où sont-ils?--Impitoyable Giaour! répondit Vathek
-tout troublé, n'y a-t-il pas moyen de te contenter sans le sacrifice que
-tu exiges? Ah! si tu voyais la beauté de ces enfants, leurs graces, leur
-naïveté, tu en serais attendri.--La peste de ton attendrissement, bavard
-que tu es! s'écria l'Indien; donne, donne-les vîte, ou ma porte te sera
-fermée à jamais.--Ne crie donc pas si haut, repartit le Calife en
-rougissant.--Oh! Pour cela, j'y consens, reprit le Giaour, avec un
-sourire d'ogre; tu ne manques pas de présence d'esprit: j'aurai patience
-encore un moment.
-
-Pendant cet affreux dialogue, les jeux étaient dans toute leur vivacité.
-Ils finirent enfin, lorsque le crépuscule gagna les montagnes. Alors, le
-Calife se tenant debout sur le bord de l'ouverture, cria de toutes ses
-forces: Que mes cinquante petits favoris s'approchent de moi, et qu'ils
-viennent selon l'ordre du succès qu'ils ont eu dans leurs jeux! Au
-premier des vainqueurs je donnerai mon bracelet de diamants, au second
-mon collier d'émeraudes, au troisième ma ceinture de topaze, et à chacun
-des autres quelque pièce de mon habillement, jusqu'à mes pantoufles.
-
-A ces paroles, les acclamations redoublèrent; on portait aux nues la
-bonté d'un Prince qui se mettait tout nu pour amuser ses sujets, et
-encourager la jeunesse. Cependant le Calife se déshabillant peu-à-peu,
-et élevant le bras aussi haut qu'il pouvait, faisait briller chacun des
-prix; mais tandis que d'une main il le donnait à l'enfant qui se hâtait
-de le recevoir, de l'autre il le poussait dans le gouffre, où le Giaour
-toujours grommelant, répétait sans cesse: Encore! Encore!
-
-Cet horrible manège était si rapide, que l'enfant qui accourait ne
-pouvait pas se douter du sort de ceux qui l'avaient précédé; et quant
-aux spectateurs, l'obscurité et la distance les empêchaient de voir.
-Enfin, Vathek ayant ainsi précipité la cinquantième victime, crut que le
-Giaour viendrait le prendre et lui présenter la clef d'or. Déjà il
-s'imaginait être aussi grand que Suleïman, et n'avoir aucun compte à
-rendre, lorsque la crevasse se ferma à sa grande surprise, et qu'il
-sentit sous ses pas la terre ferme comme à l'ordinaire. Sa rage et son
-désespoir ne peuvent s'exprimer. Il maudissait la perfidie de l'Indien;
-il l'appelait des noms les plus infâmes, et frappait du pied comme pour
-en être entendu. Il se démena ainsi jusqu'à ce qu'étant épuisé, il tomba
-par terre comme s'il avait perdu le sentiment. Ses visirs et les grands
-de la cour plus près de lui que les autres, crurent d'abord qu'il
-s'était assis sur l'herbe pour jouer avec les enfants; mais une sorte
-d'inquiétude les ayant saisis, ils s'avancèrent et virent le Calife tout
-seul, qui leur dit d'un air égaré: Que voulez-vous?--Nos enfants! nos
-enfants! s'écrièrent-ils.--Vous êtes bien plaisants de vouloir me rendre
-responsable des accidents de la vie, leur répondit-il. Vos enfants sont
-tombés en jouant dans le précipice qui était ici, et j'y serais tombé
-moi-même, si je n'avais fait un saut en arrière.
-
-A ces mots, les pères des cinquante enfants poussent des cris perçants,
-que les mères répétèrent d'un octave plus haut; tandis que tous les
-autres, sans savoir pourquoi l'on criait, enchérissaient sur eux par des
-hurlements. Bientôt on se dit de tous côtés: C'est un tour que le Calife
-nous a joué pour plaire à son maudit Giaour; punissons-le de sa
-perfidie, vengeons-nous! vengeons le sang innocent! jetons ce cruel
-Prince dans la cataracte, et que sa mémoire même soit anéantie.
-
-Carathis, effrayée par cette rumeur, s'approcha de Morakanabad. Visir,
-lui dit-elle, vous avez perdu deux jolis enfants, vous devez être le
-plus désolé des pères; mais vous êtes vertueux, sauvez votre maître.
-Oui, Madame, répondit le visir; je vais essayer au péril de ma vie de le
-tirer du danger où il est; ensuite, je l'abandonnerai à son funeste
-destin. Bababalouk, poursuivit-elle, mettez-vous à la tête de vos
-eunuques; écartons la foule; ramenons, s'il se peut, ce malheureux
-Prince dans son palais. Bababalouk et ses compagnons se félicitèrent,
-pour la première fois et tout bas, de ce qu'on les avait privés des
-honneurs et des soucis de la paternité. Ils obéirent au visir, et
-celui-ci les secondant de son mieux, vint enfin à bout de sa généreuse
-entreprise. Alors, il se retira pour pleurer à son aise.
-
-Dès que le Calife fut rentré, Carathis fit fermer les portes du palais.
-Mais voyant que l'émeute augmentait, et que de tous côtés on vomissait
-des imprécations, elle dit à son fils: Que vous ayez tort ou raison,
-n'importe; il faut sauver votre vie. Retirons-nous dans vos
-appartements; de là, nous passerons dans le souterrain qui n'est connu
-que de vous et de moi, et gagnerons la tour, où, avec le secours des
-muets qui n'en sont jamais sortis, nous tiendrons de reste. Bababalouk
-nous croira encore dans le palais, et en défendra l'entrée pour son
-propre intérêt; alors, sans nous embarrasser des conseils de ce pleureur
-de Morakanabad, nous verrons ce qu'il y aura de mieux à faire.
-
-Vathek ne répondit pas un seul mot à tout ce que sa mère lui disait, et
-se laissa conduire comme elle voulut; mais tout en marchant, il
-répétait: Où es-tu, horrible Giaour? N'as-tu pas encore croqué ces
-enfants? Où sont tes sabres, ta clef d'or, tes talismans? Ces paroles
-firent deviner à Carathis une partie de la vérité. Quand son fils se fut
-un peu tranquillisé dans la tour, elle n'eut pas de peine à la tirer
-toute entière. Bien loin d'avoir des scrupules, elle était aussi
-méchante qu'une femme peut l'être, et ce n'est pas peu dire; car ce sexe
-se pique de surpasser en tout celui qui lui dispute la supériorité. Le
-récit du Calife ne causa donc à Carathis ni surprise ni horreur; elle
-fut seulement frappée des promesses du Giaour, et dit à son fils: Il
-faut avouer que ce Giaour est un peu sanguinaire; cependant les
-puissances terrestres doivent être encore plus terribles; mais les
-promesses de l'un et les dons des autres valent bien la peine de faire
-quelques petits efforts; nul crime ne doit coûter quand de tels trésors
-en sont la récompense. Cessez donc de vous plaindre de l'Indien; il me
-semble que vous n'avez pas rempli toutes les conditions qu'il met à ses
-services. Je ne doute point qu'il ne faille faire un sacrifice aux
-génies souterrains, et c'est à quoi il nous faudra penser lorsque
-l'émeute sera appaisée; je vais rétablir le calme, et je ne craindrai
-pas d'épuiser vos trésors, puisque nous en aurons bien d'autres. Cette
-princesse qui possédait merveilleusement l'art de persuader, repassa par
-le souterrain, et s'étant rendue au palais, se montra au peuple par la
-fenêtre. Elle le harangua, tandis que Bababalouk jetait de l'or à
-pleines mains. Ces deux moyens réussirent; l'émeute fut appaisée: chacun
-retourna chez soi, et Carathis reprit le chemin de la tour.
-
-On annonçait la prière du point du jour, lorsque Carathis et Vathek
-montèrent les innombrables degrés qui conduisent au sommet, et quoique
-la matinée fût triste et pluvieuse, ils y restèrent quelque temps. Cette
-sombre lueur plaisait à leurs coeurs méchants. Quand ils virent que le
-soleil allait percer les nuages, ils firent tendre un pavillon pour se
-mettre à l'abri de ses rayons. Le Calife, harassé de fatigue, ne songea
-d'abord qu'à se reposer, et dans l'espérance d'avoir des visions
-significatives, il se livra au sommeil. De son côté l'active Carathis,
-avec une partie de ses muets, descendit pour préparer le sacrifice qui
-devait se faire la nuit suivante.
-
-Par de petits degrés pratiqués dans l'épaisseur du mur, et qui n'étaient
-connus que d'elle et de son fils, elle descendit d'abord dans des puits
-mystérieux qui recélaient les momies des anciens Pharaons, arrachées de
-leurs tombeaux; elle en fit prendre un bon nombre. De là, elle se rendit
-à une galerie où, sous la garde de cinquante négresses muettes et
-borgnes de l'oeil droit, on conservait l'huile des serpents les plus
-venimeux, des cornes de rhinocéros, et des bois d'une odeur suffocante,
-coupés par des magiciens dans l'intérieur des Indes; sans parler de
-mille autres raretés horribles. Carathis elle-même avait fait cette
-collection, dans l'espérance d'avoir, un jour ou l'autre, quelque
-commerce avec les puissances infernales qu'elle aimait passionnément, et
-dont elle connaissait le goût. Pour s'accoutumer aux horreurs qu'elle
-méditait, elle resta quelque temps avec ses négresses qui louchaient
-d'une manière séduisante du seul oeil qu'elles avaient, et lorgnaient,
-avec délices, les têtes de mort et les squelettes. A mesure qu'on les
-armoires, les négresses faisaient des contorsions épouvantables; et,
-tout en admirant la princesse, elles glapissaient à l'étourdir. Enfin,
-étouffée par la mauvaise odeur, Carathis fut forcée de quitter la
-galerie, après l'avoir dépouillée d'une partie de ses monstrueux
-trésors.
-
-Cependant le Calife n'avait pas eu les visions qu'il attendait; mais il
-avait gagné dans ces régions exhaussées un appétit dévorant. Il avait
-demandé à manger aux muets, et ayant totalement oublié qu'ils étaient
-sourds, il les battait, les mordait et les pinçait de ce qu'ils ne
-bougeaient pas. Heureusement pour ces misérables créatures, Carathis
-vint mettre le holà à une scène si indécente. Qu'est-ce donc, mon fils?
-dit-elle, toute essoufflée; j'ai cru entendre les cris de mille
-chauve-souris qu'on déniche d'un antre, et ce ne sont que ceux de ces
-pauvres muets que vous maltraitez: en vérité, vous ne méritez pas
-l'excellente provision que je vous apporte. Donnez, donnez! s'écria le
-Calife; je meurs de faim.--Ma foi, vous auriez un bon estomac, dit-elle,
-si vous pouviez digérer tout ce que j'ai ici.--Dépêchez-vous, repartit
-le Calife. Mais, ô ciel! quelles horreurs! que voulez-vous faire? je
-suis prêt à vomir.--Allons, allons, répliqua Carathis, ne soyez pas si
-délicat, aidez-moi à mettre tout ceci en ordre; vous verrez que les
-mêmes objets que vous rebutez vous rendront heureux. Préparons le bûcher
-pour le sacrifice de cette nuit, et ne songez point à manger qu'il ne
-soit dressé. Ne savez-vous pas que tous les rites solemnels doivent être
-précédés d'un jeûne rigoureux?
-
-Le Calife, n'osant rien répliquer, s'abandonna à la douleur et aux vents
-qui commençaient à désoler ses entrailles, tandis que sa mère allait
-toujours son train. On eut bientôt arrangé sur les balustrades de la
-tour les phioles d'huile de serpents, les momies et les ossements. Le
-bûcher s'élevait, et en trois heures il eut vingt coudées de haut.
-Enfin, les ténèbres arrivèrent, et Carathis toute joyeuse, se dépouilla
-de ses vêtements: elle battait des mains et brandissait un flambeau de
-graisse humaine; les muets l'imitaient; mais Vathek exténué de faim, ne
-put y tenir plus long-temps, et tomba évanoui.
-
-Déjà les gouttes brûlantes des flambeaux allumaient le bois magique,
-l'huile empoisonnée jetait mille feux bleuâtres, les momies se
-consumaient et lançaient des tourbillons d'une fumée noire et opaque;
-enfin les flammes gagnant les cornes de rhinocéros, il se répandit une
-odeur si infecte que le Calife revint à lui en sursaut, et parcourut
-d'un oeil égaré la scène flamboyante. L'huile enflammée découlait à
-grands flots, et les négresses, qui ne cessaient d'en apporter,
-joignaient leurs hurlements aux cris de Carathis. Les flammes devinrent
-si violentes, et le poli de l'acier les réfléchissait avec tant de
-vivacité, que le Calife ne pouvant plus en supporter l'ardeur ni
-l'éclat, se réfugia sous l'étendard impérial.
-
-Frappés de la lumière qui éclairait toute la ville, les habitans de
-Samarah se levèrent à la hâte, montèrent sur leurs toits, virent la tour
-en feu, et descendirent à moitié nus sur la place. Leur amour pour leur
-souverain se réveilla encore dans ce moment, et croyant qu'il allait
-être brûlé dans sa tour, ils ne songèrent plus qu'à le sauver.
-Morakanabad sortit de sa retraite en essuyant ses larmes; il criait au
-feu, comme les autres. Bababalouk, dont le nez était plus accoutumé aux
-odeurs magiques, se doutait que Carathis travaillait à ses opérations,
-et conseillait à tous de rester tranquilles. On le traita de vieux
-poltron et de traître insigne; on fit avancer les chameaux et les
-dromadaires chargés d'eau; mais comment entrer dans la tour?
-
-Pendant qu'on s'obstinait à en forcer les portes, un vent furieux
-s'éleva du nord-est, et répandit au loin la flamme. D'abord, le peuple
-recula, ensuite il redoubla de zèle. Les odeurs infernales des cornes et
-des momies se répandant de tous côtés, empestèrent l'air, et plusieurs
-personnes presque suffoquées, tombèrent à la renverse. Ceux qui étaient
-restés debout, disaient à leurs voisins; éloignez-vous, vous
-empoisonnez. Morakanabad, plus malade que les autres, faisait pitié;
-partout on se bouchait le nez: mais rien n'arrêta ceux qui enfonçaient
-les portes. Cent quarante des plus robustes et des plus déterminés en
-vinrent à bout. Ils gagnèrent l'escalier, et firent bien du chemin dans
-un quart-d'heure.
-
-Carathis, que les signes de ses muets et de ses négresses alarmaient,
-s'avance sur l'escalier, en descend quelques marches, et entend
-plusieurs voix qui crient: Voici de l'eau! Comme elle n'était pas mal
-leste pour son âge, elle regagna vîte la plateforme, et dit à son fils:
-Un moment; suspendez le sacrifice; nous allons avoir de quoi le rendre
-encore plus beau. Certaines bêtes s'imaginant, sans doute, que le feu
-était à la tour, ont eu la témérité d'en briser les portes, jusqu'à
-présent inviolables, et viennent avec de l'eau. Il faut avouer qu'ils
-sont bien bons d'avoir oublié tous vos torts; mais n'importe.
-Laissons-les monter, nous les sacrifierons au Giaour; nos muets ne
-manquent ni de force ni d'expérience: ils auront bientôt dépêché des
-gens fatigués. Soit, répondit le Calife, pourvu qu'on finisse et que je
-dîne.
-
-Ces malheureux ne tardèrent pas à paraître. Essoufflés d'avoir monté si
-vîte les quinze cents degrés, au désespoir que leurs seaux étaient
-presque vides, ils ne furent pas plutôt arrivés que l'éclat des flammes
-et l'odeur des momies offusquèrent tous leurs sens à la fois: c'était
-dommage, car ils ne voyaient pas le sourire agréable avec lequel les
-muets et les négresses leur passaient la corde au col; mais tout n'était
-pas perdu, car ces aimables personnes ne se réjouissaient pas moins
-d'une telle scène. Jamais on n'étrangla avec plus de facilité; chacun
-tombait sans résistance et expirait sans pousser un cri; de sorte que
-Vathek se trouva bientôt environné des corps de ses plus fidèles sujets,
-qu'on jeta sur le bûcher. Carathis qui pensait à tout, crut en avoir
-assez; elle fit tendre les chaînes et fermer les portes d'acier qui se
-trouvaient sur le passage.
-
-On avait à peine exécuté ces ordres que la tour trembla; les cadavres
-disparurent, et les flammes de sombre cramoisi qu'elles étaient,
-devinrent d'un beau couleur de rose. Une vapeur suave se fit
-délicieusement sentir; les colonnes de marbre jetèrent des sons
-harmonieux, et les cornes liquéfiées exhalèrent un parfum ravissant.
-Carathis, en extase, jouissait d'avance du succès de ses conjurations;
-tandis que les muets et les négresses, à qui les bonnes odeurs donnaient
-la colique, se retirèrent dans leurs tanières en grommelant.
-
-Dès qu'ils furent partis la scène changea. Le bûcher, les cornes et les
-momies firent place à une table magnifiquement servie. On y voyait au
-milieu d'une foule de mets exquis des flacons de vin, et des vases de
-Fagfouri[7] où un sorbet excellent reposait sur la neige. Le Calife
-fondit sur tout cela comme un vautour, et dévorait un agneau aux
-pistaches; mais Carathis, occupée de tout autres soins, tirait d'une
-urne de filigramme un parchemin roulé dont on ne voyait pas la fin, et
-que son fils n'avait pas même aperçu. Finissez donc, glouton, lui
-dit-elle d'un ton imposant, et écoutez les promesses magnifiques qui
-vous sont faites; alors elle lut tout haut ce qui suit: «Vathek, mon
-bien-aimé, tu as surpassé mes espérances; mes narines ont savouré le
-fumet de tes momies, de tes excellentes cornes, et surtout de ce sang
-Musulman que tu as répandu sur le bûcher. Lorsque la lune sera dans son
-plein, sors de ton palais, environné de toutes les marques de ta
-puissance; que les choeurs de tes musiciens te précèdent au son des
-clairons et au bruit des timbales. Fais-toi suivre de l'élite de tes
-esclaves, de tes femmes les plus chéries, de mille chameaux
-somptueusement chargés, et prends la route d'Istakhar[8]. C'est là que
-je t'attends; là, ceint du diadème de Gian Ben Gian[9], et nageant dans
-toutes sortes de délices, les talismans des Suleïman, les trésors des
-Sultans préadamites[10] te seront livrés; mais malheur à toi si dans ta
-route tu acceptes quelque asile.»
-
-Le Calife, nonobstant son luxe ordinaire, n'avait jamais si bien dîné.
-Il se laissa aller à la joie que lui inspiraient de si bonnes nouvelles,
-et but de nouveau. Carathis ne haïssait pas le vin, et faisait raison à
-toutes les rasades qu'il portait par ironie à la santé de Mahomet. Cette
-perfide liqueur acheva de les remplir d'une confiance impie. Ils
-blasphémaient; l'âne de Balaam, le chien des sept Dormans, et les autres
-animaux qui sont dans le paradis du saint Prophète, devinrent le sujet
-de leurs scandaleuses plaisanteries. En ce bel état, ils descendirent
-gaîment les quinze cents degrés, se moquant des mines inquiètes qu'ils
-voyaient sur la place, à travers les lucarnes de la tour, gagnèrent le
-souterrain, et arrivèrent dans les appartements royaux. Bababalouk s'y
-promenait d'un air tranquille en donnant ses ordres aux eunuques qui
-mouchaient les bougies et peignaient les beaux yeux des Circassiennes.
-Il n'eut pas plutôt aperçu le Calife qu'il dit: Ah! je vois bien que
-vous n'êtes pas brûlés; je m'en doutais. Que nous importe ce que tu
-penses, s'écria Carathis! Va, cours dire à Morakanabad que nous voulons
-lui parler, et surtout ne t'arrête pas pour faire tes insipides
-réflexions.
-
-Le grand visir arriva sans délai: Vathek et sa mère le reçurent avec
-beaucoup de gravité, lui dirent d'un ton plaintif que le feu du sommet
-de la tour était éteint; mais que par malheur il en avait coûté la vie
-aux braves gens qui étaient venus à leur secours.
-
-Encore des malheurs! s'écria Morakanabad en gémissant; ah! Commandeur
-des Fidèles; notre saint Prophète est sans doute irrité contre nous;
-c'est à vous à l'appaiser. Nous l'appaiserons de reste, répondit le
-Calife, avec un sourire qui n'annonçait rien de bon. Vous aurez assez de
-loisir pour vaquer à vos prières; ce pays m'abîme la santé, je veux
-changer d'air; la montagne aux quatre sources m'ennuie, il faut que je
-boive du ruisseau de Rocnabad[11], et me rafraîchisse dans les beaux
-vallons qu'il arrose. En mon absence vous gouvernerez mes états d'après
-les conseils de ma mère, et aurez soin de lui fournir tout ce qu'elle
-désirera pour ses expériences; car vous savez bien que notre tour est
-remplie de choses précieuses pour les sciences.
-
-La tour n'était guères du goût de Morakanabad; sa construction avait
-épuisé des trésors prodigieux, et il n'y avait vu porter que des
-négresses, des muets et de vilaines drogues. Il ne savait non plus que
-penser de Carathis, qui prenait toutes les couleurs comme le caméléon.
-Sa maudite éloquence avait souvent mis le pauvre Musulman aux abois;
-mais si elle ne valait pas grand'chose, son fils était encore pire, et
-il se réjouissait d'en être délivré. Il alla donc calmer le peuple, et
-préparer tout pour le voyage de son maître.
-
-Vathek, dans l'espoir de plaire davantage aux esprits du palais
-souterrain, voulait que son voyage fût d'une magnificence inouie. Pour
-cet effet il confisqua à droite et à gauche les biens de ses sujets,
-pendant que sa digne mère visitait les harems, et les dépouillait de
-leurs pierreries. Toutes les couturières, toutes les brodeuses de
-Samarah et des autres grandes villes à cinquante lieues à la ronde,
-travaillaient sans relâche aux palanquins, et aux litières qui devaient
-embellir le train du Monarque. On enleva toutes les belles toiles de
-Masulipatan, et on employa tant de mousseline pour enjoliver Bababalouk
-et les autres eunuques noirs, qu'il n'en restait pas une aune dans tout
-l'Iraque Babylonien.
-
-Pendant que ces préparatifs se faisaient, Carathis donnait de petits
-soupers pour se rendre agréable aux puissances ténébreuses. Les dames
-les plus fameuses par leur beauté y étaient invitées. Elle recherchait
-surtout les plus blanches et les plus délicates. Rien n'était aussi
-élégant que ces soupers; mais lorsque la gaîté devenait générale, ses
-eunuques faisaient couler sous la table des vipères, et y vidaient des
-pots remplis de scorpions[12]. On pense bien que tout cela mordait à
-merveille. Carathis faisait semblant de ne pas s'en apercevoir, et
-personne n'osait bouger. Lorsqu'elle voyait que les convives allaient
-expirer, elle s'amusait à panser quelques plaies avec une excellente
-thériaque de sa composition; car cette bonne Princesse avait en horreur
-l'oisiveté.
-
-Vathek n'était pas aussi laborieux que sa mère. Il passait son temps à
-tirer parti des sens dans les palais qui leur étaient dédiés. On ne le
-voyait plus ni au Divan, ni à la Mosquée; et pendant qu'une moitié de
-Samarah suivait son exemple, l'autre gémissait des progrès de la
-corruption.
-
-Sur ces entrefaites revint l'ambassade qu'on avait envoyée à la Mecque,
-dans des temps plus pieux. Elle était composée des plus révérends
-Moullahs[13]. Leur mission était parfaitement remplie, et ils
-apportaient un de ces précieux balais qui avaient nettoyé le sacré
-Cahaba: c'était un présent vraiment digne du plus grand prince de la
-terre.
-
-Le Calife se trouvait dans ce moment retenu en un lieu peu convenable
-pour recevoir des ambassadeurs. Il entendit la voix de Bababalouk qui
-criait derrière les portières; Voici l'excellent Edris Al Shafei et le
-séraphique Mouhateddin, qui apportent le balai de la Mecque, et qui avec
-des larmes de joie désirent ardemment de le présenter à votre
-Majesté.--Qu'on apporte ici ce balai, dit Vathek; il peut y être de
-quelque utilité.--Comment? répondit Bababalouk, hors de lui[14].--Obéis!
-reprit le Calife, car c'est ma volonté suprême; c'est ici, et nulle
-autre part, que je veux recevoir ces bonnes gens qui te mettent en
-extase.
-
-L'eunuque s'en alla en murmurant, et dit au vénérable cortège de le
-suivre. Une sainte joie se répandit parmi ces respectables vieillards,
-et quoique fatigués de leur long voyage, ils suivirent Bababalouk avec
-une agilité qui tenait du miracle. Ils enfilèrent les augustes
-portiques, et trouvaient bien flatteur que le Calife ne les reçût pas,
-comme des gens ordinaires, dans la salle d'audience. Bientôt ils
-parvinrent dans l'intérieur du sérail, où à travers de riches portières
-de soie, ils crurent apercevoir de beaux yeux bleus et noirs qui
-allaient et venaient comme des éclairs. Pénétrés de respect et
-d'étonnement, et pleins de leur mission céleste, ils s'avançaient en
-procession vers de petits corridors qui semblaient n'aboutir à rien, et
-les conduisaient à cette petite cellule, où le Calife les attendait.
-
-Le Commandeur des Fidèles serait-il malade, disait tout bas Edris Al
-Shafei à son compagnon? Il est, sans doute, à son oratoire, répondit Al
-Mouhateddin. Vathek, qui entendait ce dialogue, leur cria: Que vous
-importe où je suis? avancez toujours. Alors il sortit la main à travers
-la portière, et demanda le sacré balai. Chacun se prosterna avec
-respect, aussi bien que le corridor le permit, et même dans un assez
-beau demi-cercle. Le respectable Edris Al Shafei tira le balai des
-linges brochés et parfumés qui en défendaient la vue aux yeux du
-vulgaire, se détacha de ses confrères, et s'avança pompeusement vers le
-prétendu oratoire. De quelle surprise, de quelle horreur ne fut-il pas
-saisi! Vathek, avec un rire moqueur, lui ôta le balai qu'il tenait d'une
-main tremblante, et fixant quelques toiles d'araignée suspendues au
-plancher azuré, il les balaya et n'en laissa pas une seule.
-
-Les vieillards pétrifiés n'osaient lever leur barbe de dessus la terre.
-Ils voyaient tout; car Vathek avait négligemment tiré le rideau qui les
-séparait de lui. Leurs larmes mouillaient le marbre. Al Mouhateddin
-s'évanouit de dépit et de fatigue, pendant que le Calife, se laissant
-aller à la renverse, riait et battait des mains sans miséricorde. Mon
-cher noiraut, dit-il enfin à Bababalouk, va régaler ces bonnes gens de
-mon vin de Shiraz[15] Puisqu'ils peuvent se vanter de mieux connaître
-mon palais que personne, on ne saurait leur faire trop d'honneur. En
-disant ces mots, il leur jeta le balai au nez, et s'en alla rire avec
-Carathis. Bababalouk fit son possible pour consoler les vieillards, mais
-deux des plus faibles en moururent sur-le-champ; les autres, ne voulant
-plus voir la lumière, se firent porter dans leurs lits, d'où ils ne
-sortirent jamais.
-
-La nuit suivante, Vathek et sa mère montèrent au haut de la tour pour
-consulter les astres sur le voyage. Les constellations étant dans un
-aspect des plus favorables, le Calife voulut jouir d'un spectacle aussi
-flatteur. Il soupa gaîment sur la plateforme, encore noircie de
-l'affreux sacrifice. Pendant le repas on entendit de grands éclats de
-rire qui retentissaient dans l'atmosphère, et il en tira le plus
-favorable augure.
-
-Tout était en mouvement dans le palais. Les lumières ne s'éteignaient
-pas de toute la nuit; le bruit des enclumes et des marteaux, la voix des
-femmes et de leurs gardiens qui chantaient en brodant; tout cela
-interrompait le silence de la nature et plaisait infiniment à Vathek,
-qui croyait déjà monter en triomphe sur le trône de Suleïman.
-
-Le peuple n'était pas moins content que lui. Chacun mettait la main à
-l'oeuvre, pour hâter le moment qui devait le délivrer de la tyrannie
-d'un maître si bizarre.
-
-Le jour qui précéda le départ de ce prince insensé, Carathis crut devoir
-lui renouveller ses conseils. Elle ne cessait de répéter les décrets du
-parchemin mystérieux qu'elle avait appris par coeur, et recommandait
-surtout de n'entrer chez qui que ce fût pendant le voyage. Je sais bien,
-lui disait-elle, que tu es friand de bons plats et de minois agréables;
-mais contente-toi de tes anciens cuisiniers, qui sont les meilleurs du
-monde, et souviens-toi que dans ton sérail ambulant, il y a pour le
-moins trois douzaines de jolis visages auxquels Bababalouk n'a pas
-encore levé le voile. Si ma présence n'était pas nécessaire ici, je
-veillerais moi-même à ta conduite. J'aurais grande envie de voir ce
-palais souterrain, rempli d'objets intéressants pour les gens de notre
-espèce; il n'est rien que j'aime autant que les cavernes; mon goût pour
-les cadavres et les momies est décidé, et je gage que tu trouveras la
-quintessence de ce genre. Ne m'oublie donc pas, et dès le moment que tu
-seras en possession des talismans qui doivent te donner le royaume des
-métaux parfaits, et t'ouvrir le centre de la terre, ne manque pas
-d'envoyer ici quelque génie de confiance pour me prendre avec mon
-cabinet. L'huile de ces serpents que j'ai pincés jusqu'à la mort, sera
-un fort joli présent pour notre Giaour, qui doit aimer ces sortes de
-friandises.
-
-Lorsque Carathis eut fini ce beau discours, le soleil se coucha derrière
-la montagne aux quatre sources, et fit place à la lune. Cet astre, alors
-dans son plein, paraissait d'une beauté et d'une circonférence
-extraordinaires aux yeux des femmes, des eunuques et des pages qui
-brûlaient de voyager. La ville retentissait de cris de joie et de
-fanfares. On ne voyait que plumes flottantes sur tous les pavillons, et
-qu'aigrettes brillant à la douce clarté de la lune. La grande place ne
-ressemblait pas mal à un parterre émaillé des plus belles tulipes de
-l'Orient.
-
-Le Calife en habits de cérémonie, s'appuyant sur son visir et sur
-Bababalouk, descendit la grande rampe de la tour. La multitude entière
-était prosternée, et les chameaux magnifiquement chargés
-s'agenouillaient devant lui. Ce spectacle était superbe, et le Calife
-lui-même s'arrêta pour l'admirer. Tout était dans un silence
-respectueux: il fut pourtant un peu troublé par les cris des eunuques de
-l'arrière-garde. Ces vigilants serviteurs avaient remarqué que quelques
-cages à dame penchaient trop d'un côté: certains gaillards s'y étaient
-adroitement glissés; mais on les en dénicha bien vite, avec de bonnes
-recommandations aux chirurgiens du sérail.
-
-D'aussi petits événements n'interrompirent pas la majesté de cette
-auguste scène. Vathek salua la lune d'un air d'intelligence; et les
-docteurs de la loi furent scandalisés de cette idolâtrie, ainsi que les
-visirs et les grands rassemblés pour jouir des derniers regards de leur
-Souverain. Enfin, les clairons et les trompettes donnèrent, du sommet de
-la tour, le signal du départ. Quoique parfaitement d'accord, on crut
-pourtant y remarquer quelque dissonance; c'était Carathis qui chantait
-des hymnes au Giaour, et dont les négresses et les muets faisaient la
-basse-continue. Les bons Musulmans croyant entendre le bourdonnement de
-ces insectes nocturnes qui sont de mauvais présage, supplièrent Vathek
-d'avoir soin de sa personne sacrée.
-
-On arbore le grand étendard du Califat; vingt mille lances brillent à la
-suite; et le Calife, foulant majestueusement aux pieds les tissus d'or
-étendus sur son passage, monte en litière aux acclamations de ses
-sujets. Alors, la marche s'ouvrit dans le plus bel ordre, et avec un si
-grand silence, qu'on entendait chanter les cigales dans les buissons de
-la plaine de Catoul. On fit six bonnes lieues avant l'aurore, et
-l'étoile du matin étincelait encore dans le firmament quand ce nombreux
-cortége arriva au bord du Tigre, où l'on dressa les tentes pour se
-reposer le reste de la journée.
-
-Trois jours s'écoulèrent de la même manière. Au quatrième, le ciel en
-courroux éclata de mille feux: la foudre faisait un fracas épouvantable,
-et les Circassiennes tremblantes embrassaient leurs vilains gardiens. Le
-Calife commençait à regretter les palais des sens; il avait grande envie
-de se réfugier dans le gros bourg de Ghulchissar, dont le Gouverneur
-était venu lui offrir des rafraîchissements. Mais ayant regardé ses
-tablettes, il se laissa intrépidement mouiller jusqu'aux os malgré les
-instances de ses favorites. Son entreprise lui tenait trop à coeur, et
-ses grandes espérances soutenaient son courage. Bientôt le cortège
-s'égara; on fit venir les géographes pour savoir où l'on était; mais
-leurs cartes trempées étaient dans un état aussi piteux que leurs
-personnes; d'ailleurs, on n'avait point fait de long voyage depuis
-Haroun Al-Rachid: on ne savait donc plus de quel côté se diriger.
-Vathek, qui avait de grandes connaissances de la situation des corps
-célestes, ne savait où il en était sur la terre. Il grondait plus fort
-encore que le tonnerre, et lâchait quelquefois le mot de potence, qui ne
-flattait pas bien agréablement les oreilles littéraires. Enfin, ne
-voulant plus suivre que ses idées, il ordonna de traverser des rochers
-escarpés, et de prendre un chemin qu'il croyait devoir le conduire en
-quatre jours à Rocnabad: on eut beau faire des remontrances, son parti
-était pris.
-
-Les femmes et les eunuques, qui n'avaient jamais rien vu de pareil,
-frémissaient à l'aspect des gorges des montagnes, et faisaient des cris
-pitoyables en voyant les horribles précipices qui bordaient le sentier
-rapide où l'on était. La nuit tomba avant que le cortège eût atteint le
-sommet du plus haut rocher. Alors un vent impétueux mit en pièces les
-rideaux des palanquins et des cages, et laissa les pauvres dames
-exposées à toutes les fureurs de l'orage. L'obscurité du ciel augmentait
-la terreur de cette nuit désastreuse; aussi n'était-ce que miaulement
-des pages et pleurs des demoiselles.
-
-Pour surcroît de malheur, on entendit des rugissements effroyables, et
-bientôt on aperçut dans l'épaisseur des forêts des yeux flamboyants, qui
-ne pouvaient être que ceux de diables ou de tigres. Les pionniers qui
-préparaient le chemin du mieux qu'ils pouvaient, et une partie de
-l'avant-garde, furent dévorés avant que de pouvoir se reconnaître. La
-confusion était extrême; les loups, les tigres et les autres animaux
-carnassiers, invités par leurs compagnons, accouraient de toutes parts.
-On entendait partout croquer des os, et dans l'air, un épouvantable
-battement d'ailes; car les vautours commençaient à se mettre de la
-partie.
-
-L'effroi parvint enfin au grand corps de troupes qui entourait le
-Monarque et son sérail, et qui était à deux lieues de distance. Vathek,
-choyé par ses eunuques, ne s'était encore aperçu de rien; il était
-mollement couché sur des coussins de soie dans son ample litière; et
-pendant que deux petits pages, plus blancs que l'émail de Franguistan,
-lui chassaient les mouches, il dormait d'un profond sommeil, et voyait
-briller les trésors de Suleïman dans ses rêves. Les clameurs de ses
-femmes le réveillèrent en sursaut, et au lieu du Giaour avec sa clef
-d'or, il vit Bababalouk tout transi et consterné. Sire, s'écria ce
-fidèle serviteur du plus puissant des Monarques, le malheur est à son
-comble; les bêtes féroces, qui ne vous respecteraient pas plus qu'un âne
-mort, sont tombées sur vos chameaux. Trente des plus richement chargés
-ont été dévorés avec leurs conducteurs; vos boulangers, vos cuisiniers,
-et ceux qui portaient vos provisions de bouche ont éprouvé le même sort,
-et si notre saint Prophète ne nous protège pas, nous ne mangerons plus
-de notre vie. A ce mot de manger, le Calife perdit toute contenance; il
-hurla et se donna de grands coups. Bababalouk voyant que son maître
-avait tout-à-fait perdu la tête, se boucha les oreilles pour s'éviter au
-moins le tintamarre du sérail. Et comme les ténèbres augmentaient, et
-que la rumeur devenait toujours plus grande, il prit un parti héroïque.
-Allons, mesdames et mes confrères, cria-t-il de toutes ses forces,
-mettons la main à l'oeuvre, battons le briquet au plus vite! Il ne sera
-pas dit que le Commandeur des vrais Croyants serve de pâture à des
-animaux infidèles.
-
-Quoiqu'il n'y eût pas mal de capricieuses et de revêches parmi ces
-belles, toutes furent soumises dans cette occasion. En un clin-d'oeil,
-on vit paraître des feux dans toutes les cages. Dix mille flambeaux
-furent allumés sur-le-champ, tout le monde s'arme de gros cierges, et le
-Calife lui-même en fait autant. Des étoupes trempées dans l'huile et
-allumées au bout de longues perches, jetaient tant d'éclat que les
-rochers paraissaient éclairés comme en plein jour. L'air était rempli de
-tourbillons d'étincelles, et le vent les chassant partout, le feu prit à
-la fougère et aux broussailles. Dans peu, l'incendie fit des progrès
-rapides; on vit ramper de toutes parts des serpents au désespoir et qui
-abandonnaient leur demeure avec des sifflements effroyables. Les
-chevaux, le nez au vent, hennissaient, battaient du pied, et ruaient
-sans quartier.
-
-Une des forêts de cèdre qu'on côtoyait alors s'embrasa, et les branches
-qui pendaient sur le chemin communiquèrent les flammes aux fines
-mousselines et aux belles toiles qui couvraient les cages des dames, et
-elles furent obligées d'en sortir, au hasard de se rompre le col.
-Vathek, vomissant mille blasphèmes, fut forcé tout comme les autres, de
-mettre ses pieds sacrés à terre.
-
-Jamais rien de pareil n'était arrivé: les dames qui ne savaient pas se
-tirer d'affaire, tombaient dans la fange, pleines de dépit, de honte et
-de rage. Moi, marcher! disait l'une; moi, mouiller mes pieds! disait
-l'autre; moi salir mes robes! s'écriait une troisième: exécrable
-Bababalouk! disaient-elles toutes à la fois, ordure d'enfer! Qu'avais-tu
-besoin de flambeaux? Plutôt que les tigres nous eussent dévorées, que
-d'être vues dans l'état où nous sommes! Nous voilà perdues pour jamais.
-Il n'y aura pas de porte-faix dans l'armée, ni de décrotteur de chameaux
-qui ne puisse se vanter d'avoir vu une partie de notre corps, et, qui
-pis est, nos visages. En disant ces mots les plus modestes se jetèrent
-la face dans les ornières. Celles qui avaient un peu plus de courage en
-voulurent à Bababalouk; mais lui, qui les connaissait et qui était fin,
-s'enfuit à toutes jambes avec ses confrères, en secouant leurs torches
-et battant des timbales.
-
-L'incendie répandit une lumière aussi vive que le soleil au plus beau
-jour de la canicule, et il faisait chaud à proportion. Oh comble
-d'horreur! On voyait le Calife embourbé comme un simple mortel! Ses sens
-commencèrent à s'engourdir; il ne pouvait plus avancer. Une de ses
-femmes Ethiopiennes (car il en avait une grande variété) eut pitié de
-lui, le prit à brasse-corps, le chargea sur ses épaules, et voyant que
-le feu gagnait de tous côtés, elle partit comme un trait, malgré le
-poids de son fardeau. Les autres dames, auxquelles le danger avait rendu
-l'usage de leurs jambes, la suivirent de toutes leurs forces; les gardes
-se mirent à galoper après, et les palefreniers faisaient courir les
-chameaux en se culbutant les uns sur les autres.
-
-On arriva enfin au lieu où les bêtes féroces avaient commencé le
-carnage; mais elles avaient trop d'esprit pour ne s'être pas retirées au
-bruit d'un si horrible vacarme, ayant, du reste, soupé à merveille.
-Bababalouk se saisit pourtant de deux ou trois des plus grasses, et qui
-s'étaient tant remplies qu'elles ne pouvaient plus bouger. Il se mit à
-les écorcher proprement; et comme on était déjà assez éloigné de
-l'embrasement pour que la chaleur n'en fût que médiocre et agréable, on
-se détermina à s'arrêter dans l'endroit où l'on était. On ramassa les
-lambeaux des toiles peintes; on enterra les débris du repas des loups et
-des tigres; on se vengea sur quelques douzaines de vautours qui en
-avaient leur saoul; et après avoir fait le dénombrement des chameaux qui
-préparaient tranquillement du sel ammoniac, on encagea tant bien que mal
-les dames, et on dressa la tente impériale sur le terrain le moins
-raboteux.
-
-Vathek s'étendit sur ses matelas de duvet, et commençait à se refaire
-des secousses de l'Ethiopienne; c'était une rude monture! Le repos
-ramena son appétit accoutumé; il demanda à manger; mais hélas! ces pains
-délicats qu'on cuisait dans des fours d'argent[16] pour sa bouche
-royale, ces gâteaux friands, ces confitures ambrées, ces flacons de vin
-de Shiraz, ces porcelaines remplies de neige, ces excellents raisins qui
-croissent sur les bords du Tigre; tout avait disparu! Bababalouk n'avait
-à offrir qu'un gros loup rôti, des vautours à la daube, des herbes
-amères, des champignons vénéneux, des chardons et des racines de
-mandragore qui ulcéraient la gorge et mettaient la langue en pièces.
-Pour toutes liqueurs, il ne possédait que quelques phioles de méchante
-eau-de-vie, que les marmitons avaient cachées dans leurs pabouches. On
-conçoit qu'un repas aussi détestable dut mettre Vathek au désespoir; il
-se bouchait le nez et mâchait avec des grimaces affreuses. Cependant, il
-ne mangea pas mal, et s'endormit pour mieux digérer.
-
-Pendant ce temps tous les nuages avaient disparu de dessus l'horizon. Le
-soleil était ardent, et ses rayons, réfléchis par les rochers,
-rôtissaient le Calife, malgré les rideaux qui l'enveloppaient. Un essaim
-de moucherons fétides et couleur d'absynthe, le piquaient jusqu'au sang.
-N'en pouvant plus, il se réveille en sursaut, et hors de lui; il ne
-savait que devenir, et se débattait de toutes ses forces, tandis que
-Bababalouk continuait de ronfler, couvert de ces vilains insectes qui
-lui courtisaient le nez. Les petits pages avaient jeté leurs éventails
-par terre. Ils étaient à moitié morts, et employaient leurs voix
-expirantes à faire des reproches amers au Calife, qui, pour la première
-fois de sa vie, entendit la vérité.
-
-Alors, il renouvella ses imprécations contre le Giaour, et commença même
-à dire quelques douceurs à Mahomet. Où suis-je? s'écriait-il: quels sont
-ces affreux rochers! ces vallées de ténèbres! sommes-nous arrivés à
-l'épouvantable Caf! la Simorgue[17] va-t-elle venir me crever les yeux
-pour venger mon expédition impie! En parlant ainsi, il mit la tête à une
-ouverture du pavillon; mais hélas! quels objets se présentèrent à sa
-vue! D'un côté, une plaine de sable noir dont on ne voyait point
-l'extrémité; de l'autre, des rochers perpendiculaires tout couverts de
-ces abominables chardons qui lui faisaient encore cuire la langue. Il
-crut pourtant découvrir parmi les ronces et les épines, quelques fleurs
-gigantesques; il se trompait: ce n'était que des morceaux de toiles
-peintes, et des lambeaux de son magnifique cortège. Comme il y avait
-plusieurs crevasses dans le roc, Vathek prêta l'oreille, dans l'espoir
-d'y entendre le bruit de quelque torrent; mais il n'entendit que le
-sourd murmure de gens, qui, en maudissant leur voyage, demandaient de
-l'eau. Il y en avait même qui criaient auprès de lui: Pourquoi
-avons-nous été conduits ici? Notre Calife a-t-il quelqu'autre tour à
-bâtir? Ou est-ce que les Afrites[18] impitoyables que Carathis aime
-tant, font ici leur demeure?
-
-A ce nom de Carathis, Vathek se ressouvint de certaines tablettes
-qu'elle lui avait données, en lui conseillant d'y avoir recours dans les
-cas désespérés. Pendant qu'il les feuilletait, il entendit un cri de
-joie et des battements de mains; les rideaux du pavillon s'ouvrirent, et
-il vit Bababalouk suivi d'une troupe de ses favorites. Ils lui amenaient
-deux nains d'une coudée de haut, portant une grande corbeille remplie de
-melons, d'oranges et de grenades, et qui chantaient d'une voix argentine
-les paroles suivantes: «Nous habitons sur la cîme de ces rochers, une
-cabane tissue de cannes et de joncs; les aigles nous envient notre
-séjour; une petite source nous y fournit de quoi faire l'Abdeste, et
-jamais un jour ne se passe sans que nous récitions les prières
-prescrites par notre saint Prophète. Nous vous chérissons, ô Commandeur
-des Fidèles! Notre maître, le bon Emir Fakreddin vous chérit aussi; il
-révère en vous le Vicaire de Mahomet. Tout petits que nous sommes, il a
-de la confiance en nous; il sait que nos coeurs sont aussi bons que nos
-corps paraissent méprisables; et il nous a placés ici pour secourir ceux
-qui s'égarent dans ces tristes montagnes. Nous étions, la nuit dernière,
-occupés dans notre petite cellule de la lecture du saint Koran, lorsque
-les vents impétueux ont éteint tout-à-coup nos lumières, et fait
-trembler notre habitation. Deux heures se sont écoulées dans les plus
-profondes ténèbres; alors, nous entendîmes au loin des sons que nous
-avons pris pour ceux des clochettes d'un Cafila qui traversait les rocs.
-Bientôt des cris, des rugissements et le son des tymbales ont frappé nos
-oreilles. Glacés d'effroi, nous avons pensé que le Deggial avec ses
-anges exterminateurs, venait répandre ses fléaux sur la terre. Au milieu
-de ces réflexions, des flammes couleur de sang se sont élevées sur
-l'horison, et quelques moments après, nous fûmes tout couverts
-d'étincelles. Hors de nous-mêmes par ce spectacle effrayant, nous nous
-sommes agenouillés, nous avons ouvert le livre dicté par les
-bienheureuses intelligences, et à la clarté des feux qui nous
-entouraient, nous avons lu le verset qui dit: _On ne doit mettre sa
-confiance qu'en la miséricorde du Ciel; il n'y a de ressource que dans
-le saint Prophète; la montagne de Caf elle-même peut trembler, la
-puissance d'Allah est seule inébranlable._ Après avoir prononcé ces
-paroles, un calme céleste s'est emparé de nos ames; il s'est fait un
-profond silence, et nos oreilles ont distinctement ouï dans l'air une
-voix qui disait: Serviteurs de mon Serviteur fidèle, mettez vos
-sandales, et descendez dans l'heureuse vallée qu'habite Fakreddin;
-dites-lui qu'une occasion illustre se présente pour satisfaire la soif
-de son coeur hospitalier: c'est le Commandeur des vrais Croyants qui
-erre lui-même dans ces montagnes; il faut le secourir. Joyeusement, nous
-avons obéi à l'angélique mission; et notre maître plein d'un zèle pieux,
-a cueilli de ses propres mains ces melons, ces oranges, ces grenades; il
-nous suit avec cent dromadaires chargés des eaux les plus limpides de
-ses fontaines. Il vient baiser la frange de votre robe sacrée, et vous
-supplier d'entrer dans son humble demeure, qui est enchâssée dans ces
-déserts arides comme une émeraude dans le plomb.» Les nains, après avoir
-ainsi parlé restèrent debout les mains croisées sur l'estomac, et dans
-un profond silence.
-
-Pendant cette belle harangue, Vathek s'était saisi de la corbeille, et
-long-temps avant qu'elle fût finie, les fruits s'étaient fondus dans sa
-bouche. A mesure qu'il les mangeait, il devenait pieux, récitait ses
-prières, et demandait en même temps le Koran et du sucre.
-
-Il était dans ces dispositions, quand les tablettes, qu'il avait posées
-à l'apparition des nains, lui donnèrent dans la vue; il les reprit, mais
-il pensa tomber de son haut, en y voyant en grands caractères rouges,
-tracés par la main de Carathis, ces paroles qui étaient d'un à-propos à
-faire trembler: _«Garde-toi bien des vieux docteurs et de leurs petits
-messagers qui n'ont qu'une coudée; méfie-toi de leurs supercheries
-pieuses; au lieu de manger leurs melons, il faut les mettre eux-mêmes à
-la broche. Si tu es assez faible pour entrer chez eux, la porte du
-palais souterrain se fermera, et son mouvement te mettra en lambeaux. On
-crachera sur ton corps, et les chauve-souris feront leur nid de ton
-ventre.»_
-
-Que signifie ce galimathias épouvantable? s'écria le Calife: faut-il que
-j'expire de soif dans ces déserts de sable, pendant que je puis me
-rafraîchir dans l'heureuse vallée des melons et des concombres? Que
-maudit soit le Giaour avec son portail d'ébène! Il m'a fait assez
-morfondre; d'ailleurs, qui me donnera des lois? Je ne dois entrer chez
-personne, dit-on; eh! puis-je entrer dans quelque lieu qui ne
-m'appartienne? Bababalouk, qui ne perdait pas une parole de ce
-soliloque, y applaudissait de tout son coeur, et toutes les dames furent
-de son avis; ce qui jusqu'alors n'était pas arrivé.
-
-On fêta les nains, on les caressa, on les mit bien proprement sur de
-petits carreaux de satin, on admira la symmétrie de leurs petits corps;
-on voulait tout voir; on leur présenta des breloques et du bonbon; mais
-ils refusèrent tout avec une gravité admirable. Ils grimpèrent sur
-l'estrade du Calife, et se plaçant sur ses épaules, ils lui
-bourdonnèrent des prières dans les deux oreilles. Leurs petites langues
-allaient comme les feuilles du tremble, et la patience de Vathek
-touchait à sa fin, quand les acclamations des troupes annoncèrent
-l'arrivée de Fakreddin, avec cent barbons, autant de Korans, et autant
-de dromadaires. On se mit vîte aux ablutions et à réciter le
-Bismillah[19]. Vathek se débarrassa de ses importuns moniteurs, et en
-fit de même; car il avait les mains brûlantes.
-
-Le bon Emir, qui était religieux à toute outrance, et grand
-complimenteur, fit une harangue cinq fois plus longue, et cinq fois
-moins intéressante, que celle de ses petits précurseurs. Le Calife n'y
-pouvant plus tenir, s'écria: Pour l'amour de Mahomet! finissons, mon
-cher Fakreddin, et allons dans votre verte vallée, manger les beaux
-fruits dont le ciel vous a fait présent. Sur ce mot d'allons, on se mit
-en marche; les vieillards allaient un peu lentement; mais Vathek,
-sous-main, avait ordonné aux petits pages d'éperonner les dromadaires.
-Les cabrioles que ces animaux faisaient, et l'embarras de leurs
-cavaliers octogénaires, étaient si plaisants, qu'on n'entendait
-qu'éclats de rire dans toutes les cages.
-
-On descendit pourtant heureusement dans la vallée par de grands
-escaliers que l'Emir avait fait pratiquer dans le roc; et déjà on
-commençait à entendre le murmure des ruisseaux et le frémissement des
-feuilles. Le cortège enfila bientôt un sentier bordé d'arbustes fleuris,
-qui aboutissait à un grand bois de palmier, dont les branches
-ombrageaient un vaste bâtiment de pierre de taille. Cet édifice était
-couronné de neuf dômes, et orné d'autant de portails de bronze, sur
-lesquels les mots suivants étaient gravés en émail: _C'est ici l'asile
-des pélerins, le refuge des voyageurs, et le dépôt des secrets de tous
-les pays du monde._
-
-Neuf pages, beaux comme le jour, et décemment vêtus de longues robes de
-lin d'Egypte, se tenaient à chaque porte. Ils reçurent la procession
-d'un air ouvert et caressant. Quatre des plus aimables placèrent le
-Calife sur un techtravan[20] magnifique; quatre autres un peu moins
-gracieux se chargèrent de Bababalouk, qui tressaillait de joie en voyant
-l'heureux gîte qu'il devait avoir: le reste du train fut soigné par les
-autres pages.
-
-Quand tout ce qui était mâle eut disparu, la porte d'une grande enceinte
-qu'on voyait à droite, tourna sur ses gonds harmonieux, et il en sortit
-une jeune personne d'une taille légère, et dont la chevelure d'un blond
-cendré flottait au gré des zéphirs du crépuscule. Une troupe de jeunes
-filles, semblables aux Pléiades, la suivait sur la pointe des pieds.
-Elles accoururent toutes aux pavillons où étaient les sultanes, et la
-jeune dame s'inclinant avec grace leur dit: Mes charmantes princesses,
-on vous attend; nous avons dressé les lits de repos, et jonché vos
-appartements de jasmin: nul insecte n'écartera le sommeil de vos
-paupières, nous les chasserons avec un million de plumes. Venez donc,
-aimables dames, rafraîchir vos pieds délicats, et vos membres d'ivoire
-dans des bains d'eau de rose; et, à la douce lueur des lampes parfumées,
-vos servantes vous feront des contes. Les sultanes acceptèrent avec
-grand plaisir ces offres obligeantes, et suivirent la jeune dame dans le
-harem de l'Emir; mais il faut les quitter un moment pour retourner au
-Calife.
-
-Ce prince avait été conduit sous un grand dôme, éclairé de mille lampes
-de crystal de roche. Autant de vases de la même matière, remplis d'un
-sorbet délicieux, étincelaient sur une grande table où se trouvait une
-profusion de mets délicats. Il y avait entr'autres du riz au lait
-d'amandes, des potages au safran, et de l'agneau à la crême que le
-Calife aimait beaucoup. Il en mangea avec excès, témoigna bien de
-l'amitié à l'Emir dans la gaîté de son coeur, et fit danser les nains
-malgré eux; car ces petits dévots n'osaient désobéir au Commandeur des
-Fidèles. Enfin, il s'étendit sur le sopha, et dormit plus tranquillement
-qu'il n'avait fait de sa vie.
-
-Il régnait sous ce dôme un silence paisible que rien n'interrompait que
-le bruit des mâchoires de Bababalouk, qui se refaisait du triste jeûne
-auquel il avait été forcé dans les montagnes. Comme il était de trop
-bonne humeur pour dormir, et qu'il n'aimait pas à être désoeuvré, il
-voulut aller tout de suite au harem pour soigner ses dames, voir si
-elles s'étaient frottées à propos de baume de la Mecque, si leurs
-sourcils et leurs chevelures étaient en ordre; en un mot, pour leur
-rendre tous les menus services dont elles avaient besoin.
-
-Il chercha long-temps, mais sans succès, la porte qui conduisait au
-harem. De peur d'éveiller le Calife, il n'osait crier, et personne ne
-bougeait dans le palais. Il commençait à désespérer de venir à bout de
-son dessein, lorsqu'il entendit un petit chuchotement; c'étaient les
-nains qui étaient retournés à leur ancienne occupation, et qui, pour la
-neuf cent quatre vingt neuvième fois de leur vie, relisaient le Koran.
-Ils invitèrent très-poliment Bababalouk à les entendre; mais il avait
-bien d'autres choses à faire. Les nains, quoiqu'un peu scandalisés, lui
-indiquèrent le chemin des appartements qu'il cherchait. Il fallait, pour
-y arriver, passer par cent corridors fort obscurs. Il les enfila en
-tâtonnant, et à la fin au bout d'une longue allée, il commença à
-entendre l'agréable caquet des femmes, et son coeur en fut tout réjoui.
-«Ah! ah! vous n'êtes pas encore endormies, s'écria-t-il, en faisant de
-grandes enjambées; ne croyez pas que j'aie abdiqué ma charge.» Deux
-eunuques noirs, entendant parler si haut, se détachèrent des autres à la
-hâte, le sabre à la main; mais bientôt on répéta de tous côtés: Ce n'est
-que Bababalouk, ce n'est que Bababalouk. En effet, ce vigilant gardien
-s'avança vers une portière de soie incarnat, à travers laquelle luisait
-une clarté agréable, qui lui fit distinguer un grand bain de porphyre
-foncé, et d'une forme ovale. D'amples rideaux tombant en grands replis,
-entouraient ce bain; ils étaient à demi-ouverts, et laissaient entrevoir
-des groupes de jeunes esclaves, parmi lesquelles Bababalouk reconnut ses
-anciennes pupilles étendant mollement les bras, comme pour embrasser
-l'eau parfumée, et se refaire de leurs fatigues. Les regards langoureux,
-les mots à l'oreille, les sourires enchanteurs qui accompagnaient les
-petites confidences, la douce odeur des roses, tout inspirait une
-volupté contre laquelle Bababalouk lui-même avait de la peine à se
-défendre.
-
-Il garda pourtant un grand sérieux, et commanda d'un ton magistral de
-faire sortir ces belles de l'eau, et de les peigner d'importance. Tandis
-qu'il donnait ces ordres, la jeune Nouronihar, fille de l'Emir, gentille
-comme une gazelle, et pleine d'espiéglerie, fit signe à une de ses
-esclaves de descendre tout doucement la grande escarpolette qui était
-attachée au plancher avec des cordons de soie. Pendant qu'on faisait
-cette manoeuvre, elle parla des doigts aux femmes qui étaient dans le
-bain, et qui bien fâchées d'être obligées de sortir de ce séjour de
-mollesse, emmêlèrent leurs cheveux pour donner de l'occupation à
-Bababalouk, et lui faisaient mille autres niches.
-
-Quand Nouronihar le vit prêt à perdre patience, elle s'approcha de lui
-avec un respect affecté, et lui dit: «Seigneur, il n'est pas décent que
-le chef des eunuques du Calife, notre Souverain, se tienne ainsi debout;
-daignez reposer votre gentille personne sur ce sopha, qui se rompra de
-dépit s'il n'a pas l'honneur de vous recevoir.» Charmé de ces accents
-flatteurs, Bababalouk répondit galamment: «Délices de mes prunelles,
-j'accepte la proposition qui découle de vos lèvres sucrées; et à dire
-vrai, mes sens sont affaiblis par l'admiration que m'a causée la
-splendeur rayonnante de vos charmes.» Reposez-vous donc, reprit la
-belle, en le plaçant sur le prétendu sopha. Tout-à-coup, la machine
-partit comme un éclair. Toutes les femmes voyant alors de quoi il
-s'agissait, sortirent nues du bain, et se mirent follement à donner le
-branle à l'escarpolette. Dans peu elle parcourut tout l'espace d'un dôme
-fort élevé, et faisait perdre la respiration à l'infortuné Bababalouk.
-Quelquefois il rasait l'eau, et quelquefois il allait donner du nez
-contre les vitres; en vain, il remplissait l'air de ses cris avec une
-voix qui ressemblait au son d'un pot cassé, les éclats de rire ne
-permettaient pas de les entendre.
-
-Nouronihar, ivre de jeunesse et de gaieté, était bien accoutumée aux
-eunuques des harems ordinaires; mais elle n'en avait jamais vu d'aussi
-dégoûtant ni d'aussi royal: aussi se divertissait-elle plus que toutes
-les autres. Enfin, elle se mit à parodier des vers Persans, et chanta:
-«Douce et blanche colombe, qui voles dans les airs, donne quelque
-oeillade à ta fidèle compagne. Gazouillant rossignol, je suis ta rose;
-chante-moi donc quelques couplets agréables.»
-
-Les sultanes et les esclaves, animées par ces plaisanteries, firent tant
-jouer l'escarpolette que la corde cassa, et que le pauvre Bababalouk
-tomba comme une tortue au milieu du bain. Il se fit un cri général;
-douze petites portes qu'on n'apercevait pas s'ouvrirent, et l'on
-s'échappa bien vîte après lui avoir jeté tous les linges sur la tête, et
-avoir éteint les lumières.
-
-Le déplorable animal dans l'eau jusqu'au col et dans l'obscurité, ne
-pouvait se débarrasser du fatras qu'on lui avait jeté, et entendait, à
-sa grande douleur, des éclats de rire de tous côtés. C'était en vain
-qu'il se débattait pour sortir du bain; le bord tout imbibé de l'huile
-qui avait coulé des lampes cassées, le faisait glisser et retomber avec
-un bruit sourd qui résonnait dans le dôme. A chaque chûte, les maudits
-éclats de rire redoublaient. Croyant ce lieu habité par des démons
-plutôt que par des femmes, il prit le parti de ne plus tâtonner, et de
-rester tristement dans le bain. Son humeur s'exhala en soliloques
-remplis d'imprécations, dont ses malicieuses voisines, nonchalamment
-couchées ensemble, ne perdaient pas un mot. Le matin le surprit dans ce
-bel état; on le tira enfin de dessous le monceau de linge à demi
-étouffé, et trempé jusqu'aux os. Le Calife l'avait fait chercher
-partout, et il se présenta devant son maître en boitant et en claquant
-des dents. Vathek s'écria en le voyant dans cet état: Qu'as-tu donc? Qui
-est-ce qui t'a mis à la marinade?--Et vous-même, qui vous a fait entrer
-dans ce maudit gîte, demanda Bababalouk à son tour? Est-ce qu'un
-Monarque, tel que vous, doit venir se fourrer avec son harem, chez un
-barbon d'Emir qui ne sait pas vivre? Les gracieuses demoiselles qu'il
-tient ici! Imaginez-vous qu'elles m'ont trempé comme une croûte de pain,
-et m'ont fait danser toute la nuit sur leur maudite escarpolette comme
-un saltimbanque. Voilà un bel exemple pour vos sultanes, à qui j'avais
-inspiré tant de bienséance!
-
-Vathek, ne comprenant rien à ce discours, se fit expliquer toute
-l'histoire. Mais au lieu de plaindre le pauvre hère, il se mit de toute
-sa force, de la figure qu'il devait faire sur l'escarpolette. Bababalouk
-en fut outré, et peu s'en fallût qu'il ne perdît tout respect. Riez,
-riez, Seigneur, disait-il; je voudrais que cette Nouronihar vous jouât
-aussi quelque tour; elle est assez méchante pour ne pas vous épargner
-vous-même. Ces mots ne firent pas d'abord une grande impression sur le
-Calife; mais il s'en ressouvint dans la suite.
-
-Au milieu de cette conversation arriva Fakreddin, pour inviter Vathek à
-des prières solennelles, et aux ablutions qui se faisaient dans une
-vaste prairie, arrosée par une infinité de ruisseaux. Le Calife trouva
-l'eau fraîche, mais les prières ennuyeuses à la mort. Il se divertissait
-pourtant de la multitude de calenders, de santons et de derviches, qui
-allaient et venaient dans la prairie. Les bramanes, les faquirs et
-autres cagots venus des grandes Indes, et qui en voyageant s'étaient
-arrêtés chez l'Emir, l'amusaient surtout beaucoup. Ils avaient tous
-quelque momerie favorite: les uns traînaient une grande chaîne; les
-autres un ourang-outang; d'autres étaient armés de disciplines; tous
-réussissaient à merveille dans leurs différents exercices. On en voyait
-qui grimpaient sur les arbres, tenaient un pied en l'air, se balançaient
-sur un petit feu, et se donnaient des nazardes sans pitié. Il y en avait
-aussi qui chérissaient la vermine, et celle-ci ne répondait pas mal à
-leurs caresses. Ces cagots ambulants soulevaient le coeur des derviches,
-des calenders et des santons. On les avait rassemblés, dans l'espoir que
-la présence du Calife les guérirait de leur folie, et les convertirait à
-la foi musulmane: mais hélas! on se trompa beaucoup. Au lieu de les
-prêcher, Vathek les traita comme des bouffons, leur dit de faire ses
-compliments à Visnou et à Ixhora, et se prit de fantaisie pour un gros
-vieillard de l'île de Serendib, qui était le plus ridicule de tous. Ah
-çà, lui dit-il, pour l'amour de tes Dieux, fais quelque gambade qui
-m'amuse. Le vieillard offensé se mit à pleurer; et comme il était un
-vilain pleureur, Vathek lui tourna le dos. Bababalouk, qui suivait le
-Calife avec un parasol, lui dit alors: Que votre Majesté prenne garde à
-cette canaille. Quelle diable d'idée de la rassembler ici! Faut-il qu'un
-grand Monarque soit régalé d'un tel spectacle, avec des intermèdes de
-talapoins plus galeux que des chiens? Si j'étais vous, j'ordonnerais un
-grand feu, et je purgerais la terre de l'Emir, de son harem et de toute
-sa ménagerie.--Tais-toi, répondit Vathek. Tout ceci m'amuse infiniment,
-et je ne quitterai pas la prairie que je n'aie visité tous les animaux
-qui l'habitent.
-
-A mesure que le Calife allait en avant, on lui présentait toutes sortes
-d'objets pitoyables; des aveugles, des demi-aveugles, des messieurs sans
-nez, des dames sans oreilles, et le tout pour relever la grande charité
-de Fakreddin qui, avec ses barbons, distribuait à la ronde les
-cataplasmes et les emplâtres. A midi, il se fit une superbe entrée
-d'estropiés, et bientôt on vit dans la plaine les plus jolies sociétés
-d'infirmes. Les aveugles, en tâtonnant, allaient avec les aveugles; les
-boiteux clochaient ensemble, et les manchots gesticulaient du seul bras
-qui leur restait. Aux bords d'une grande chute d'eau se trouvaient les
-sourds; ceux de Pégu avaient les oreilles les plus belles et les plus
-larges, et jouissaient de l'agrément d'entendre encore moins que les
-autres. Ce lieu était aussi le rendez-vous des superfluités en tout
-genre, comme des goîtres, des bosses, et même des cornes, dont plusieurs
-avaient un poli admirable.
-
-L'Emir voulut rendre la fête solennelle, et faire tous les honneurs
-possibles à son illustre convive; en conséquence, il fit étendre sur le
-gazon une multitude de peaux et de nappes. On servit des pilaus de
-toutes les couleurs, et autres mets orthodoxes pour les bons musulmans.
-Vathek, qui était honteusement tolérant, avait eu le soin d'ordonner des
-petits plats d'abomination[21] qui scandalisaient les fidèles. Bientôt,
-toute la sainte assemblée se mit à manger de son mieux. Le Calife eut
-envie d'en faire autant; et malgré toutes les remontrances du chef des
-eunuques, il voulut dîner sur le lieu même. Aussitôt l'Emir fit dresser
-une table à l'ombre des saules. Au premier service on donna du poisson
-tiré d'une rivière qui coulait sur un sable doré au pied d'une colline
-fort haute. On rôtissait ce poisson à mesure qu'on le prenait, et on
-l'assaisonnait ensuite avec des fines herbes du mont Sina; car chez
-l'Emir tout était aussi pieux qu'excellent.
-
-On était aux entremets du festin, quand tout-à-coup un son mélodieux de
-luths que répétaient les échos, se fit entendre sur la colline. Le
-Calife, saisi d'étonnement et de plaisir, leva la tête, et il lui tomba
-sur le visage un bouquet de jasmin. Mille éclats de rire succédèrent à
-cette petite niche, et à travers les buissons on aperçut les formes
-élégantes de plusieurs jeunes filles qui sautillaient comme des
-chevreuils. L'odeur de leurs chevelures parfumées parvint jusqu'à
-Vathek; il suspendit son repas, et comme enchanté il dit à Bababalouk:
-Les Périses[22] sont-elles descendues de leurs sphères? Vois-tu celle
-dont la taille est si déliée, qui court avec tant d'intrépidité sur les
-bords des précipices, et qui en tournant la tête, semble ne faire
-attention qu'aux gracieux replis de sa robe? Avec quelle jolie petite
-impatience elle dispute son voile aux buissons! Serait-ce elle qui m'a
-jeté les jasmins?--Oh! c'est bien elle, répondit Bababalouk, et elle
-serait fille à vous jeter vous-même du rocher en bas; je la reconnais:
-c'est ma bonne amie Nouronihar, qui m'a si poliment prêté son
-escarpolette. Allons, mon cher seigneur et maître, continua-t-il, en
-rompant une branche de saule, permettez-moi de l'aller fustiger pour
-vous avoir manqué de respect. L'Emir ne saurait s'en plaindre; car, sauf
-ce que je dois à sa piété, il a grand tort de tenir un troupeau de
-demoiselles sur les montagnes; l'air vif donne trop d'activité aux
-pensées.
-
-Paix, blasphémateur, dit le Calife; ne parle pas ainsi de celle qui
-entraîne mon coeur sur ces montagnes. Fais plutôt que mes yeux se fixent
-sur les siens, et que je puisse respirer sa douce haleine. Avec quelle
-grace et quelle légèreté elle court palpitant dans ces lieux champêtres!
-En disant ces mots, Vathek étendit ses bras vers la colline, et levant
-les yeux avec une agitation qu'il n'avait jamais sentie, il cherchait à
-ne pas perdre de vue celle qui l'avait déjà captivé. Mais sa course
-était aussi difficile à suivre que le vol d'un de ces beaux papillons
-azurés de cachemire, si rares et si semillants.
-
-Vathek, non content de voir Nouronihar, voulait aussi l'entendre, et
-prêtait avidement l'oreille pour distinguer ses accents. Enfin il
-entendit qu'elle disait à une de ses compagnes, en chuchotant derrière
-le petit buisson d'où elle avait jeté le bouquet; Il faut avouer qu'un
-Calife est une belle chose à voir: mais mon petit Gulchenrouz est bien
-plus aimable; une tresse de sa douce chevelure vaut mieux que toute la
-riche broderie des Indes; j'aime mieux que ses dents me serrent
-malicieusement le doigt que la plus belle bague du trésor impérial. Où
-l'as-tu laissé, Sutlemémé? Pourquoi n'est-il pas ici?
-
-Le Calife inquiet aurait bien voulu en entendre davantage; mais elle
-s'éloigna avec toutes ses esclaves. L'amoureux Monarque la suivit des
-yeux jusqu'à ce qu'il l'eût perdue de vue, et demeura tel qu'un voyageur
-égaré pendant la nuit, à qui les nuages dérobent la constellation qui le
-dirige. Un rideau de ténèbres semblait s'être abaissé devant lui; tout
-lui paraissait décoloré, tout avait pour lui changé de face. Le bruit du
-ruisseau portait la mélancolie dans son ame, et ses larmes tombaient sur
-les jasmins qu'il avait recueillis dans son sein brûlant. Il ramassa
-même quelques cailloux pour se ressouvenir de l'endroit où il avait
-senti les premiers élans d'une passion, qui jusqu'alors lui avait été
-inconnue. Mille fois il avait tâché de s'en éloigner, mais c'était en
-vain. Une douce langueur absorbait son ame. Etendu au bord du ruisseau,
-il ne cessait de tourner ses regards vers la cîme bleuâtre de la
-montagne. Que me caches-tu, rocher impitoyable! s'écriait-il:
-qu'est-elle devenue? Qu'est-ce qui se passe dans tes solitudes? Ciel!
-peut-être en ce moment elle erre dans tes grottes avec son heureux
-Gulchenrouz!
-
-Cependant le serein commençait à tomber. L'Emir, inquiet pour la santé
-du Calife, fit avancer la litière impériale; Vathek s'y laissa porter
-sans s'en apercevoir, et fut ramené dans le superbe salon où il avait
-été reçu la veille.
-
-Mais laissons le Calife livré à sa nouvelle passion, et suivons sur les
-rochers Nouronihar, qui avait enfin rejoint son cher petit Gulchenrouz.
-Ce Gulchenrouz était le seul enfant d'Ali Hassan, frère de l'Emir, et la
-créature de l'univers la plus délicate, la plus aimable. Depuis dix ans
-son père était parti pour voyager sur des mers inconnues, et l'avait
-confié aux soins de Fakreddin. Gulchenrouz savait écrire en différents
-caractères avec une précision merveilleuse, et peignait sur le vélin les
-plus jolis arabesques du monde. Sa voix était douce, et il l'accordait
-avec le luth de la manière la plus attendrissante. Quand il chantait les
-amours de Meignoun et de Leilah[23], ou de quelqu'autres amants
-infortunés de ces siècles antiques, les larmes baignaient les yeux de
-ses auditeurs. Ses vers (car comme Meignoun il était poète) inspiraient
-une langueur et une mollesse bien dangereuses pour les femmes. Toutes
-l'aimaient à la folie; et quoiqu'il eût treize ans, on n'avait pas
-encore pu l'arracher du harem. Sa danse était légère comme ce duvet que
-font voltiger dans l'air les zéphirs du printemps. Mais ses bras qui
-s'entrelaçaient si gracieusement avec ceux des jeunes filles, lorsqu'il
-dansait, ne pouvaient pas lancer les dards à la chasse, ni dompter les
-chevaux fougueux que son oncle nourrissait dans ses pâturages. Il tirait
-pourtant de l'arc d'une main sûre, et il aurait devancé tous les jeunes
-gens à la course, si on avait osé rompre les liens de soie qui
-l'attachaient à Nouronihar.
-
-Les deux frères avaient mutuellement engagé leurs enfants l'un à
-l'autre, et Nouronihar aimait son cousin encore plus que ses propres
-yeux, tout beaux qu'ils étaient. Ils avaient tous deux les mêmes goûts
-et les mêmes occupations, les mêmes regards longs et languissants, la
-même chevelure, la même blancheur; et quand Gulchenrouz se parait des
-robes de sa cousine, il semblait être plus femme qu'elle. Si par hasard
-il sortait un moment du harem pour aller chez Fakreddin, c'était avec la
-timidité du faon qui s'est séparé de la biche. Avec tout cela il avait
-assez d'espiéglerie pour se moquer des barbons solennels; aussi le
-tançaient-ils quelquefois sans pitié. Alors, il se plongeait avec
-transport dans l'intérieur du harem, tirait toutes les portières sur lui
-et se réfugiait en sanglotant dans les bras de Nouronihar. Elle aimait
-ses fautes plus qu'on n'a jamais aimé les vertus.
-
-Nouronihar, après avoir laissé le Calife dans la prairie, courut avec
-Gulchenrouz sur les montagnes tapissées de gazon, qui protégeaient la
-vallée où Fakreddin faisait sa résidence. Le soleil quittait l'horison;
-et ces jeunes gens, dont l'imagination était vive et exaltée, crurent
-voir dans les beaux nuages du couchant les dômes de Shaddukian et
-d'Ambreabad[24] où les Péris font leur demeure. Nouronihar s'était
-assise sur le penchant de la colline, et tenait la tête parfumée de
-Gulchenrouz sur ses genoux. Mais l'arrivée imprévue du Calife, et
-l'éclat qui l'environnait avaient déjà troublé son ame ardente.
-Entraînée par sa vanité, elle n'avait pu s'empêcher de se faire
-remarquer de ce prince. Elle avait bien vu qu'il ramassait les jasmins
-qu'elle lui avait jetés, et son amour-propre en était flatté. Aussi,
-fut-elle toute troublée, lorsque Gulchenrouz s'avisa de lui demander ce
-qu'était devenu le bouquet qu'il lui avait cueilli. Pour toute réponse,
-elle le baisa au front, et s'étant levée à la hâte, elle se promena à
-grands pas dans une agitation et une inquiétude qu'on ne saurait
-décrire.
-
-Cependant la nuit avançait: l'or pur du soleil couchant avait fait place
-à un rouge sanguin; des couleurs comme celles d'une fournaise ardente,
-donnaient sur les joues enflammées de Nouronihar. Le pauvre petit
-Gulchenrouz s'en aperçut. Il tressaillait jusqu'au fond de son ame de ce
-que son amiable cousine était si agitée. Retirons-nous, lui dit-il d'une
-voix timide, il y a quelque chose de funeste dans les cieux. Ces
-tamarins tremblent plus qu'à l'ordinaire, et ce vent me glace le coeur.
-Allons, retirons-nous; cette soirée est bien lugubre. En disant ces
-mots, il avait pris Nouronihar par la main, et l'entraînait de toutes
-ses forces. Celle-ci le suivait sans savoir ce qu'elle faisait. Mille
-idées étranges roulaient dans son esprit. Elle passa un grand rond de
-chèvre-feuille qu'elle aimait beaucoup, sans y faire aucune attention;
-Gulchenrouz seul, quoiqu'il courût comme si une bête sauvage eût été à
-ses trousses, ne put s'empêcher d'en arracher quelques tiges.
-
-Les jeunes filles les voyant venir si vîte crurent que, selon leur
-coutume, ils voulaient danser. Aussitôt elles s'assemblèrent en cercle
-et se prirent par la main; mais Gulchenrouz, hors d'haleine, se laissa
-aller sur la mousse. Alors, la consternation se répandit parmi cette
-troupe folâtre. Nouronihar, presque hors d'elle-même, et aussi fatiguée
-du tumulte de ses pensées, que de la course qu'elle venait de faire, se
-jeta sur lui. Elle prit ses petites mains glacées, les réchauffa dans
-son sein, et frotta ses tempes d'une pommade odoriférante. Enfin, il
-revint à lui, et s'enveloppant la tête dans la robe de Nouronihar, la
-supplia de ne pas retourner encore au harem. Il craignait d'être grondé
-par Shaban, son gouverneur, vieil eunuque ridé et qui n'était pas des
-plus doux. Ce gardien rébarbatif aurait trouvé mauvais qu'il eût dérangé
-la promenade accoutumée de Nouronihar. Toute la bande s'assit donc en
-rond sur la pelouse, et on commença mille jeux enfantins. Les eunuques
-se placèrent à quelque distance, et s'entretinrent ensemble. Tout le
-monde était joyeux, Nouronihar resta pensive et abattue. Sa nourrice
-s'en aperçut, et se mit à faire des contes plaisants, auxquels
-Gulchenrouz, qui avait déjà oublié toutes ses inquiétudes, prenait grand
-plaisir. Il riait, il battait des mains, et faisait cent petites niches
-à toute la compagnie, même aux eunuques, qu'il voulait absolument faire
-courir après lui, en dépit de leur âge et de leur décrépitude.
-
-Sur ces entrefaites, la lune se leva; la soirée était délicieuse, et on
-se trouva si bien, qu'on résolut de souper au grand air. Un des eunuques
-courut chercher des melons; les autres firent pleuvoir des amandes
-fraîches en secouant les arbres qui ombrageaient l'aimable bande.
-Sutlemémé, qui excellait à faire des salades, remplit des grandes jattes
-de porcelaine d'herbes les plus délicates, d'oeufs de petits oiseaux, de
-lait caillé, de jus de citron et de tranches de concombres, et en servit
-à la ronde, avec une grande cuiller de Cocknos. Mais Gulchenrouz, niché,
-à son ordinaire, dans le sein de Nouronihar, fermait ses petites lèvres
-vermeilles lorsque Sutlemémé lui présentait quelque chose. Il ne voulait
-rien recevoir que de la main de sa cousine, et s'attachait à sa bouche
-comme une abeille qui s'enivre du suc des fleurs.
-
-Pendant l'allégresse, qui était générale, on vit une lumière sur la cîme
-de la plus haute montagne. Cette lumière répandait une clarté douce, et
-on l'aurait prise pour le lever de la lune en son plein, si cet astre
-n'eût pas été sur l'horison. Ce spectacle causa une émotion générale; on
-s'épuisait en conjectures. Ce ne pouvait pas être l'effet d'un
-embrasement, car la lumière était claire et bleuâtre. Jamais on n'avait
-vu de météore d'une teinte pareille, ni de cette grandeur. Un moment,
-cette étrange clarté devenait pâle; un instant après, elle se ranimait.
-D'abord, on la crut fixée sur le pic du rocher; tout-à-coup, elle le
-quitta et étincela dans un bois touffu de palmiers; de là, se portant le
-long des torrents, elle s'arrêta enfin à l'entrée d'un vallon étroit et
-ténébreux. Gulchenrouz, dont le coeur frissonnait à tout ce qui était
-imprévu et extraordinaire, tremblait de peur. Il tirait Nouronihar par
-sa robe, et la suppliait de retourner au harem. Les femmes en firent de
-même; mais la curiosité de la fille de l'Emir était trop forte, elle
-l'emporta. A tout hasard, elle voulut courir après le phénomène.
-
-Pendant qu'on disputait ainsi, il partit de la lumière un trait de feu
-si éblouissant, que tout le monde se sauva en jetant de grands cris.
-Nouronihar fit aussi quelques pas en arrière; bientôt elle s'arrêta, et
-s'avança du côté du phénomène. Le globe s'était fixé dans le vallon, et
-y brûlait dans un majestueux silence. Nouronihar croisant alors les
-mains sur sa poitrine, hésita quelques moments. La peur de Gulchenrouz,
-la solitude profonde où elle se trouvait pour la première fois de sa
-vie, le calme imposant de la nuit; tout concourait à l'épouvanter. Plus
-de mille fois elle fut sur le point de s'en retourner, mais le globe
-lumineux se retrouvait toujours devant elle. Poussée par une impulsion
-irrésistible, elle s'en approcha au travers des ronces et des épines, et
-malgré tous les obstacles qui devaient naturellement arrêter ses pas.
-
-Lorsqu'elle fut à l'entrée du vallon, d'épaisses ténèbres
-l'environnèrent tout-à-coup, et elle n'aperçut plus qu'une faible
-étincelle, qui était fort éloignée. Le bruit des chûtes d'eau, le
-froissement des branches de palmier, et les cris funèbres et interrompus
-des oiseaux qui habitaient les troncs d'arbres; tout portait la terreur
-dans son ame. A chaque instant, elle croyait fouler aux pieds quelque
-reptile venimeux. Les histoires qu'on lui avait contées des Dives malins
-et des sombres Goules[25], lui revinrent dans l'esprit. Elle s'arrêta
-pour la seconde fois; mais sa curiosité l'emporta encore, et elle prit
-courageusement un sentier tortueux qui conduisait vers l'étincelle.
-Jusqu'alors elle avait su où elle était; elle ne se fut pas plutôt
-engagée dans le sentier qu'elle se perdit. Hélas! disait-elle, que ne
-suis-je encore dans ces appartements sûrs, et si bien illuminés, où mes
-soirées s'écoulaient avec Gulchenrouz! Cher enfant; comme tu palpiterais
-si tu errais comme moi dans ces profondes solitudes! En parlant ainsi,
-elle avança toujours. Soudain, des degrés pratiqués dans le roc, se
-présentèrent à ses yeux; la lumière augmentait et paraissait sur sa tête
-au plus haut de la montagne. Elle monta audacieusement les degrés.
-Lorsqu'elle fut parvenue à une certaine hauteur, la lumière lui parut
-sortir d'une espèce d'antre; des sons plaintifs et mélodieux s'y
-faisaient entendre: c'était comme des voix qui formaient une sorte de
-chant, semblable aux hymnes qu'on chante sur les tombeaux. Un bruit,
-comme celui qu'on fait en remplissant des bains, frappa en même temps
-ses oreilles. Elle découvrit de grands cierges flamboyants, plantés çà
-et là, dans les crevasses du rocher. Cet appareil la glaça d'épouvante:
-cependant elle continua de monter; l'odeur subtile et violente
-qu'exhalaient ces cierges la ranima, et elle arriva à l'entrée de la
-grotte.
-
-Dans cette espèce d'extase, elle jeta les yeux dans l'intérieur, et vit
-une grande cuve d'or, remplie d'une eau dont la suave vapeur distillait
-sur son visage une pluie d'essence de roses. Une douce symphonie
-résonnait dans la caverne; sur les bords de la cuve, se trouvaient des
-habillements royaux, des diadèmes et des plumes de héron, toutes
-étincelantes d'escarboucles[26]. Pendant qu'elle admirait cette
-magnificence, la musique cessa, et une voix se fit entendre, disant:
-Pour quel Monarque a-t-on allumé ces cierges, préparé ce bain et ces
-habillements qui ne conviennent qu'aux Souverains, non-seulement de la
-terre, mais même des puissances talismaniques?--C'est pour la charmante
-fille de l'Emir Fakreddin, répondit une seconde voix.--Quoi! repartit la
-première, pour cette folâtre qui consume son temps avec un enfant
-volage, noyé dans la mollesse, et qui ne sera jamais qu'un mari
-pitoyable!--Que me dis-tu! reprit l'autre voix; pourrait-elle s'amuser à
-de telles niaiseries, quand le Calife brûle d'amour pour elle, le
-Souverain du monde, celui qui doit jouir des trésors des Sultans
-préadamites, un Prince qui a six pieds de haut, et dont l'oeil pénètre
-jusqu'à la moelle des jeunes filles? Non, elle ne saurait rejeter une
-passion qui la comble de gloire, et elle méprisera son joujou enfantin:
-alors, toutes les richesses qui sont en ce lieu, ainsi que l'escarboucle
-de Giamchid[27], lui appartiendront.--Je crois que tu as raison, dit la
-première voix, et je vais à Istakhar, préparer le palais du feu
-souterrain pour recevoir les deux époux.
-
-Les voix cessèrent, les flambeaux s'éteignirent, l'obscurité la plus
-épaisse succéda à la rayonnante clarté, et Nouronihar se trouva étendue
-sur un sopha, dans le harem de son père. Elle frappa des mains, et
-aussitôt accoururent Gulchenrouz et ses femmes, qui se désespéraient de
-l'avoir perdue, et avaient envoyé les eunuques pour la chercher partout.
-Shaban parut aussi, et la gronda d'importance. Petite impertinente,
-disait-il, ou vous avez de fausses clefs, ou vous êtes aimée de quelque
-Ginn, qui vous donne des passes-partout. Je vais voir quelle est votre
-puissance; entrez vîte dans la chambre aux deux lucarnes, et ne comptez
-pas que Gulchenrouz vous y accompagne: allons, marchez, Madame, je vais
-vous y enfermer à double tour. A ces menaces, Nouronihar leva sa tête
-altière, et ouvrit sur Shaban ses yeux noirs, beaucoup agrandis depuis
-le dialogue de la grotte merveilleuse; Va, lui dit-elle, parle ainsi à
-des esclaves; mais respecte celle qui est née pour donner des lois, et
-soumettre tout à son empire.
-
-Elle allait continuer sur le même ton, quand on entendit crier: Voici le
-Calife! voici le Calife! Aussitôt toutes les portières furent tirées,
-les esclaves se prosternèrent en doubles rangs, et le pauvre petit
-Gulchenrouz se cacha sous une estrade. D'abord, on vit paraître une file
-d'eunuques noirs, traînant après eux de longues robes de mousseline
-brochée d'or; ils tenaient dans leurs mains des cassolettes, qui
-répandaient un doux parfum de bois d'aloës. Ensuite marchait gravement
-Bababalouk, qui n'était pas trop content de la visite, et branlait la
-tête. Vathek, habillé magnifiquement, le suivait de près. Sa démarche
-était noble et aisée; on aurait admiré sa bonne mine, quand même il
-n'eût pas été le Souverain du monde. Il s'approcha de Nouronihar, et
-lorsqu'il eut fixé ses yeux rayonnants, qu'il avait seulement entrevus,
-il fut tout hors de lui. Nouronihar, s'en aperçut, et elle les baissa
-aussitôt; mais son trouble augmentait sa beauté, et enflammait davantage
-le coeur de Vathek.
-
-Bababalouk, connaisseur en pareilles affaires, vit qu'à mauvais jeu il
-fallait faire bonne mine, et fit signe à tout le monde de se retirer. Il
-parcourut tous les coins de la salle pour voir si personne ne s'y était
-caché, et il vit des pieds qui sortaient du bas de l'estrade. Bababalouk
-les tira à lui sans cérémonie, et voyant que c'étaient ceux de
-Gulchenrouz, il le mit sur ses épaules, et l'emporta en lui faisant
-mille odieuses caresses. Le petit criait et se débattait, ses joues
-devinrent rouges comme la fleur de grenade, et ses yeux humides
-étincelaient de dépit. Dans son désespoir, il jeta un regard si
-significatif à Nouronihar, que le Calife s'en aperçut, et dit: Serait-ce
-là votre Gulchenrouz? Souverain du monde, répondit-elle, épargnez mon
-cousin, dont l'innocence et la douceur ne méritent pas votre colère.
-Rassurez-vous, reprit Vathek, en souriant; il est en bonnes mains;
-Bababalouk aime les enfants, et n'est jamais sans dragées ni confitures.
-La fille de Fakreddin, toute confondue, laissa emporter Gulchenrouz,
-sans dire une parole. Cependant le mouvement du sein de Nouronihar
-découvrait l'agitation de son coeur. Vathek en était transporté, et se
-livrait à tout le délire de la plus vive passion; on ne lui opposait
-plus qu'une faible résistance, lorsque l'Emir entrant subitement, se
-jeta aux pieds du Calife, le front contre terre. Commandeur des Croyans,
-lui dit-il, ne vous abaissez pas jusqu'à votre esclave. Non, Emir,
-repartit Vathek, je l'élève plutôt jusqu'à moi. Je la déclare mon
-épouse, et la gloire de votre famille s'étendra de génération en
-génération. Hélas! Seigneur, répondit Fakreddin en s'arrachant quelques
-poils de la barbe, abrégez les jours de votre fidèle serviteur, avant
-qu'il manque à sa parole. Nouronihar est solennellement promise à
-Gulchenrouz, le fils de mon frère Ali Hassan; leurs coeurs sont unis; la
-foi est réciproquement donnée: on ne saurait violer des engagements
-aussi sacrés. Quoi! repliqua brusquement le Calife, tu veux livrer cette
-beauté divine à un mari encore plus femme qu'elle! Tu crois que je
-laisserai flétrir ses charmes sous des mains si lâches et si faibles!
-non, c'est dans mes bras qu'elle doit passer sa vie; tel est mon
-plaisir! Retire-toi, et ne trouble pas cette nuit, que je consacre au
-culte de ses attraits. L'Emir outré tira alors son sabre, le présenta à
-Vathek, et tendant son col, il lui dit d'un ton ferme: Seigneur, frappez
-votre hôte infortuné; il a trop vécu puisqu'il a le malheur de voir que
-le Vicaire du Prophète viole les saintes lois de l'hospitalité.
-Nouronihar, qui était restée interdite pendant toute cette scène, ne put
-soutenir davantage le combat des diverses passions qui bouleversaient
-son ame. Elle tomba en défaillance, et Vathek, aussi effrayé pour sa
-vie, que furieux de trouver de la résistance, dit à Fakreddin: Secourez
-votre fille! et il se retira en lui lançant son terrible regard.--Le
-malheureux Emir tomba sur-le-champ à la renverse, baigné d'une sueur
-mortelle.
-
-Gulchenrouz, de son côté, s'était échappé des mains de Bababalouk, et
-revenait en ce moment, lorsqu'il vit Fakreddin et sa fille étendus par
-terre. Il cria au secours, tant qu'il put. Ce pauvre enfant tâchait de
-ranimer Nouronihar par ses caresses. Pâle et haletant, il ne cessait de
-baiser la bouche de son amante. Enfin, la douce chaleur de ses lèvres la
-fit revenir, et bientôt elle reprit tous ses sens.
-
-Lorsque Fakreddin fut remis de l'oeillade du Calife, il se mit sur son
-séant, et regardant autour de lui pour voir si ce dangereux prince était
-sorti, il fit appeler Shaban et Sutlemémé, et, les tirant à part, il
-leur dit: Mes amis, aux grands maux, il faut des remèdes violents. Le
-Calife porte l'horreur et la désolation dans ma famille; je ne saurais
-résister à sa puissance; un autre de ses regards me mettrait au tombeau.
-Qu'on me donne de cette poudre assoupissante qu'un Derviche m'apporta de
-l'Arracan; j'en ferai prendre à ces deux enfants une dose dont l'effet
-dure trois jours. Le Calife les croira morts. Alors, feignant de les
-enterrer, nous les porterons dans la caverne de la vénérable Meimouné, à
-l'entrée du grand désert de sable, près de la cabane de mes nains; et
-quand tout le monde sera retiré, vous, Shaban, avec quatre eunuques
-choisis, vous les transporterez près du lac où vous aurez fait porter
-des provisions pour un mois. Un jour pour la surprise, cinq pour les
-pleurs, une quinzaine pour les réflexions, et le reste pour se préparer
-à se remettre en marche; voilà, selon mon calcul, tout le temps que
-Vathek prendra, et j'en serai quitte.
-
-L'idée est bonne, dit Sutlemémé; il en faut tirer tout le parti
-possible. Nouronihar me paraît avoir du goût pour le Calife. Soyez sûr
-qu'aussi long-temps qu'elle le saura ici, malgré tout son attachement
-pour Gulchenrouz, nous ne pourrons pas la faire tenir dans ces
-montagnes. Persuadons-lui qu'elle est réellement morte, ainsi que
-Gulchenrouz, et que tous deux ont été transportés dans ces rochers, pour
-y expier les petites fautes que l'amour leur a fait commettre. Nous leur
-dirons que nous nous sommes tués de désespoir, et vos petits nains,
-qu'ils n'ont jamais vus, leur paraîtront des personnages
-extraordinaires. Les sermons qu'ils leur feront, produiront un grand
-effet sur eux, et je gage que tout se passera le mieux du monde.
-J'approuve ton idée, dit Fakreddin; mettons la main à l'oeuvre.
-
-Aussitôt, on alla chercher la poudre; on la mit dans du sorbet, et
-Nouronihar et Gulchenrouz, sans se douter de rien, avalèrent le mélange.
-Une heure après, ils sentirent des angoisses et des palpitations de
-coeur. Un engourdissement universel s'empara d'eux. Ils se levèrent, et
-montant l'estrade avec peine, ils s'étendirent sur le sopha.
-Réchauffe-moi, ma chère Nouronihar, disait Gulchenrouz, en la tenant
-étroitement embrassée; mets ta main sur mon coeur: il est de glace. Ah!
-tu es aussi froide que moi. Le Calife nous aurait-il tué tous les deux
-avec son terrible regard? Je meurs, repartit Nouronihar d'une voix
-éteinte, serre-moi; que du moins j'exhale mon ame sur tes lèvres. Le
-tendre Gulchenrouz poussa un profond soupir, leurs bras tombèrent et ils
-n'en dirent pas davantage; tous les deux restèrent comme morts.
-
-Alors, de grands cris retentirent dans le harem. Shaban et Sutlemémé
-jouèrent les désespérés avec beaucoup d'adresse. L'Emir, fâché d'en
-venir à ces extrémités, faisait pour la première fois l'épreuve de la
-poudre, et n'avait pas besoin de contrefaire l'affligé. On avait éteint
-les lumières, à l'exception de deux lampes qui jetaient une triste lueur
-sur le visage de ces belles fleurs, qu'on croyait fanées dans le
-printemps de leur vie; et les esclaves, qui s'étaient rassemblés de
-toutes parts, restèrent immobiles au spectacle qui s'offrait à leurs
-yeux. On apporta les vêtements funèbres; on lava leurs corps avec de
-l'eau rose; on les revêtit de simarres plus blanches que l'albâtre: et
-leurs belles tresses, nouées ensemble, furent parfumées des odeurs les
-plus exquises.
-
-On allait poser sur leurs têtes deux couronnes de jasmin, leur fleur
-favorite, lorsque le Calife, qui venait d'apprendre cet événement
-tragique, arriva. Il était aussi pâle et hagard, que les Goules qui
-errent la nuit dans les sépulcres. Dans cette circonstance, il s'oublia
-lui-même et le monde entier; il se précipita au milieu des esclaves, se
-prosterna au pied de l'estrade, et se frappant la poitrine, il se
-qualifiait d'atroce meurtrier, et faisait mille imprécations contre
-lui-même. Mais lorsque d'une main tremblante, il eut levé le voile qui
-couvrait le visage blême de Nouronihar, il jeta un grand cri, et tomba
-comme mort. Le chef des eunuques fit d'horribles grimaces, et l'emporta
-sur-le-champ, en disant: Je l'avais bien prévu que Nouronihar lui
-jouerait quelque mauvais tour.
-
-Dès que le Calife fut éloigné, l'Emir commanda les cercueils, et fit
-défendre l'entrée du harem. On ferma toutes les fenêtres; on brisa tous
-les instruments de musique, et les Imans commencèrent à réciter des
-prières. Les pleurs et les lamentations redoublèrent dans la soirée qui
-suivit ce jour lugubre. Quant à Vathek, il gémissait en silence. On
-avait été obligé d'assoupir les convulsions de sa rage et de sa douleur,
-en lui donnant des remèdes calmants.
-
-A la pointe du jour suivant, on ouvrit les grands battants des portes du
-palais, et le convoi se mit en marche pour se rendre à la montagne. Les
-tristes cris de Leillah-Illeilah[28] parvinrent jusqu'au Calife. Il
-voulut à toute force se cicatriser et suivre la pompe funèbre; jamais on
-n'aurait pu l'en dissuader, si sa grande faiblesse lui eut permis de
-marcher: mais il tomba au premier pas, et l'on fut obligé de le mettre
-au lit, où il resta plusieurs jours dans un état d'insensibilité qui
-faisait pitié, même à l'Emir.
-
-Quand la procession fut arrivée à la grotte de Meimouné, Shaban et
-Sutlemémé congédièrent tout le monde. Les quatre eunuques affidés
-restèrent avec eux; et après s'être reposés quelques moments auprès des
-cercueils, auxquels on avait laissé de l'air, ils les firent porter sur
-les bords d'un petit lac bordé d'une mousse grisâtre. Ce lieu était le
-rendez-vous des hérons et des cigognes qui y pêchaient continuellement
-des petits poissons bleus. Les nains, instruits par l'Emir, ne tardèrent
-pas à s'y rendre, et avec l'aide des eunuques, ils construisirent des
-cabanes de cannes et de joncs; ouvrage dans lequel ils réussissaient à
-merveille. Ils élevèrent aussi un magasin pour les provisions, un petit
-oratoire pour eux-mêmes, et une pyramide de bois. Elle était faite de
-bûches arrangées avec beaucoup d'exactitude et servait à l'entretien du
-feu; car il faisait froid dans le creux de ces montagnes.
-
-Vers le soir, on alluma deux grands feux sur le bord du lac; on tira les
-deux jolis corps de leurs cercueils, et ils furent posés doucement dans
-la même cabane, sur un lit de feuilles sèches. Les deux nains se mirent
-à réciter le Koran d'une voix claire et argentine. Shaban et Sutlemémé
-se tenaient debout, à quelque distance, et attendaient avec beaucoup
-d'inquiétude que la poudre eût fait son effet. Enfin, Nouronihar et
-Gulchenrouz étendirent faiblement les bras, et ouvrant les yeux ils
-regardèrent avec le plus grand étonnement tout ce qui les entourait. Ils
-essayèrent même de se lever; mais les forces leur manquant, ils
-retombèrent sur leur lit de feuilles. Aussitôt, Sutlemémé leur fit
-avaler d'un cordial dont l'Emir l'avait munie.
-
-Alors, Gulchenrouz se réveilla tout-à-fait, éternua bien fort, et se
-leva avec un élan qui marquait toute sa surprise. Lorsqu'il fut hors de
-la cabane, il huma l'air avec une extrême avidité, et s'écria: Je
-respire, j'entends des sons, je vois un firmament semé d'étoiles!
-j'existe encore. A ces accents chéris, Nouronihar se débarrassa des
-feuilles, et courut serrer Gulchenrouz dans ses bras. Les longues
-simarres dont ils étaient revêtus, leurs couronnes de fleurs et leurs
-pieds nus, furent les premières choses qui frappèrent ses regards. Elle
-cacha son visage dans ses mains pour réfléchir. La vision du bain
-enchanté, le désespoir de son père, et surtout la figure majestueuse de
-Vathek lui roulaient dans l'esprit. Elle se ressouvenait d'avoir été
-malade et mourante, aussi bien que Gulchenrouz; mais toutes ces images
-étaient confuses dans sa tête. Ce lac singulier, ces flammes réfléchies
-dans les eaux paisibles, les pâles couleurs de la terre, ces cabanes
-bizarres; ces joncs qui se balançaient tristement d'eux-mêmes, ces
-cigognes, dont le cri lugubre se mêlait aux voix des nains; tout la
-convainquit que l'ange de la mort lui avait ouvert le portail de quelque
-nouvelle existence.
-
-Gulchenrouz, de son côté, dans des transes mortelles, s'était collé
-contre sa cousine. Il se croyait aussi dans le pays des fantômes, et
-s'effrayait du silence qu'elle gardait. Parle, lui dit-il enfin, où
-sommes-nous? Vois-tu ces spectres qui remuent cette braise ardente?
-Seraient-ce Monkir et Nekir[29] qui vont nous y jeter? Le fatal pont[30]
-traverserait-il ce lac, dont la tranquillité nous cache peut-être un
-abîme d'eau, où nous ne cesserons de tomber pendant des siècles?
-
-Non, mes enfants, leur dit Sutlemémé en s'approchant d'eux,
-rassurez-vous; l'ange exterminateur qui a conduit nos ames après les
-vôtres, nous a assuré que le châtiment de votre vie molle et voluptueuse
-sera borné à passer une longue suite d'années dans ce lieu mélancolique,
-où le soleil se montre à peine, où la terre ne produit ni fruits ni
-fleurs. Voilà nos gardiens, continua-t-elle, en montrant les nains; ils
-pourvoiront à nos besoins: car des ames aussi profanes que les nôtres
-tiennent encore un peu à leur grossière existence. Pour tous mets vous
-ne mangerez que du ris; et votre pain sera trempé dans les brouillards
-qui couvrent sans cesse ce lac.
-
-A cette triste perspective, les pauvres enfants fondirent en pleurs. Ils
-se prosternèrent devant les nains, qui soutenant parfaitement bien leur
-personnage, leur firent, selon la coutume, un discours bien beau et bien
-long, sur le chameau sacré qui devait, dans quelques milliers d'années,
-les porter au paradis des fidèles.
-
-Le sermon fini, on fit des ablutions, on loua Allah et le Prophète, on
-soupa bien maigrement, et on s'en retourna aux feuilles sèches.
-Nouronihar et son petit cousin furent bien aises de trouver que les
-morts couchaient dans la même cabane. Comme ils avaient assez dormi, ils
-s'entretinrent le reste de la nuit de ce qui s'était passé, et cela
-toujours en s'embrassant de peur des esprits.
-
-Le lendemain matin, qui fut bien sombre et pluvieux, les nains montèrent
-sur de longues perches plantées en guise de minarets, et appelèrent à la
-prière. Toute la congrégation s'assembla; Sutlemémé, Shaban, les quatre
-eunuques, quelques cigognes qui s'ennuyaient de la pêche, et les deux
-enfants. Ceux-ci s'étaient traînés languissamment hors de leur cabane,
-et comme leurs esprits étaient montés sur un ton mélancolique et tendre,
-ils firent leurs dévotions avec ferveur. Après cela, Gulchenrouz demanda
-à Sutlemémé et aux autres, comment ils avaient fait de mourir si à
-propos pour eux. Nous nous sommes tués de désespoir après votre mort,
-répondit Sutlemémé. Nouronihar, qui malgré tout ce qui s'était passé,
-n'avait pas oublié sa vision, s'écria: Et le Calife! Serait-il mort de
-douleur? Viendra-t-il ici? Les nains avaient le mot, et répondirent
-gravement: Vathek est damné sans retour. Je le crois bien, s'écria
-Gulchenrouz, et j'en suis charmé; car je pense que c'est son horrible
-oeillade qui nous a envoyés ici manger du riz, et entendre des sermons.
-
-Une semaine s'écoula à-peu-près de la même manière sur les bords du lac.
-Nouronihar pensait aux grandeurs que son ennuyeuse mort lui avait fait
-perdre; et Gulchenrouz faisait des prières et des paniers de joncs avec
-les nains, qui lui plaisaient infiniment.
-
-Pendant que cette scène d'innocence se passait au sein des montagnes, le
-Calife en donnait une autre chez l'Emir. Il n'eut pas plutôt repris
-l'usage de ses sens, qu'avec une voix qui fit tressaillir Bababalouk, il
-s'écria: Perfide Giaour! c'est toi qui as tué ma chère Nouronihar; je
-renonce à toi et demande pardon à Mahomet; il me l'aurait conservée si
-j'avais été plus sage. Allons, qu'on me donne de l'eau pour faire mes
-ablutions, et que le bon Fakreddin vienne ici, pour que je me réconcilie
-avec lui et que nous fassions la prière. Après cela, nous irons ensemble
-visiter le sépulcre de l'infortunée Nouronihar. Je veux me faire
-hermite, et passer mes jours sur cette montagne pour y expier mes
-crimes. Et que mangerez-vous là, lui dit Bababalouk? je n'en sais rien,
-repartit Vathek; je te le dirai quand j'aurai appétit: ce qui ne
-m'arrivera, je crois, de long-temps.
-
-L'arrivée de Fakreddin interrompit cette conversation. Dès que Vathek le
-vit, il lui sauta au col, et le baigna de ses larmes, en lui disant des
-choses si pieuses, que l'Emir en pleurait de joie, et se félicitait tout
-bas de l'admirable conversion qu'il venait d'opérer. On comprend qu'il
-n'osait pas s'opposer au pélerinage de la montagne; ils se mirent donc
-chacun dans leur litière et partirent.
-
-Malgré l'attention avec laquelle on veillait sur le Calife, on ne put
-empêcher qu'il ne se fît quelques égratignures sur le lieu où l'on
-disait que Nouronihar était enterrée. L'on eut grand'peine à l'en
-arracher, et il jura solennellement qu'il y reviendrait tous les jours,
-ce qui ne plut pas trop à Fakreddin; mais il se flattait que le Calife
-ne se hasarderait pas plus avant, et qu'il se contenterait de faire ses
-prières dans la caverne de Meimouné; d'ailleurs, le lac était si caché
-dans les rochers, qu'il ne croyait pas possible de le trouver. Cette
-sécurité de l'Emir était augmentée par la conduite de Vathek. Il tenait
-bien exactement sa résolution, et revenait de la montagne si dévot et si
-contrit, que tous les barbons en étaient en extase.
-
-Nouronihar, de son côté, n'était pas tout-à-fait aussi contente.
-Quoiqu'elle aimât Gulchenrouz, et qu'on la laissât libre avec lui afin
-d'augmenter sa tendresse, elle le regardait comme un joujou qui
-n'empêchait pas que l'escarboucle de Giamchid ne fût très-désirable.
-Elle avait même quelquefois des doutes sur son état, et ne pouvait pas
-comprendre que les morts eussent tous les besoins et les fantaisies des
-vivants. Un matin, pour s'en éclaircir, elle se leva doucement d'auprès
-de Gulchenrouz, pendant que tout dormait encore, et après lui avoir
-donné un baiser, elle suivit le bord du lac, et vit qu'il se dégorgeait
-sous un rocher dont la cîme ne lui parut pas inaccessible. Aussitôt elle
-y grimpa du mieux qu'elle put, et voyant le ciel à découvert, elle se
-mit à courir comme une biche qui fuit le chasseur. Quoiqu'elle sautât
-avec la légèreté de l'antelope, elle fut pourtant obligée de s'asseoir
-sur quelques tamarins pour reprendre haleine. Elle y faisait ses petites
-réflexions, et croyait reconnaître les lieux, quand tout-à-coup, Vathek
-se présenta à sa vue. Ce prince inquiet et agité avait devancé l'aurore.
-Lorsqu'il vit Nouronihar, il resta immobile. Il n'osait approcher de
-cette figure tremblante et pâle; mais pourtant encore charmante à voir.
-Enfin, Nouronihar, d'un air moitié content et moitié affligé, leva ses
-beaux yeux sur lui, et lui dit: Seigneur, vous venez donc manger du riz
-avec moi, et entendre des sermons? Ombre chérie, s'écria Vathek, vous
-parlez! vous avez toujours la même forme élégante, le même regard
-rayonnant! Seriez-vous aussi palpable? En disant ces mots, il l'embrasse
-de toute sa force, en répétant sans cesse; mais voici de la chair, elle
-est animée d'une douce chaleur; que veut dire ce prodige?
-
-Nouronihar répondit modestement; Vous savez, Seigneur, que je mourus la
-nuit même où vous m'honorâtes de votre visite. Mon cousin dit que ce fut
-d'une de vos oeillades, mais je n'en crois rien; elles ne me parurent
-pas si terribles. Gulchenrouz mourut avec moi, et nous fûmes tous les
-deux transportés dans un pays bien triste, et où l'on fait très-maigre
-chère; si vous êtes mort aussi, et que vous veniez nous joindre, je vous
-plains, car vous serez étourdi par les nains et les cigognes.
-D'ailleurs, il est fâcheux pour vous et pour moi, d'avoir perdu les
-trésors du palais souterrain qui nous étaient promis.
-
-A ce nom de palais souterrain, le Calife suspendit ses caresses, qui
-avaient déjà été assez loin, pour se faire expliquer ce que Nouronihar
-voulait dire. Alors elle lui raconta sa vision, ce qui l'avait suivie,
-et l'histoire de sa prétendue mort; elle lui dépeignit le lieu
-d'expiation d'où elle s'était échappée, d'une manière qui l'aurait fait
-rire, s'il n'avait pas été très-sérieusement occupé. Elle n'eut pas
-plutôt cessé de parler, que Vathek la reprenant dans ses bras, lui dit:
-Allons, lumière de mes yeux, tout est dévoilé. Nous sommes tous deux
-pleins de vie: votre père est un fripon qui nous a trompés pour nous
-séparer; et le Giaour, qui, à ce que je comprends, veut nous faire
-voyager ensemble, ne vaut guères mieux. Ce ne sera pas du moins de
-long-temps qu'il nous tiendra dans son palais de feu. J'attache plus de
-valeur à votre belle personne, qu'à tous les trésors des sultans
-préadamites; et je veux la posséder à mon aise, et en plein air pendant
-bien des lunes, avant que d'aller m'enfouir sous terre. Oubliez ce petit
-sot de Gulchenrouz, et...--Ah, Seigneur, ne lui faites point de mal,
-interrompit Nouronihar. Non, non, reprit Vathek; je vous ai déjà dit de
-ne rien craindre pour lui; il est trop pétri de lait et de sucre pour
-que j'en sois jaloux: nous le laisserons avec les nains (qui par
-parenthèse sont mes anciennes connaissances) c'est une compagnie qui lui
-convient mieux que la vôtre. Au reste, je ne retournerai plus chez votre
-père; je ne veux pas l'entendre lui et ses barbons, me criailler aux
-oreilles que je viole les lois de l'hospitalité, comme si ce n'était pas
-un plus grand honneur pour vous d'épouser le Souverain du monde, qu'une
-petite fille habillée en garçon.
-
-Nouronihar n'eut garde de désapprouver un discours aussi éloquent. Elle
-aurait seulement voulu que l'amoureux Monarque eût marqué un peu plus
-d'ardeur pour l'escarboucle de Giamchid; mais elle pensa que cela
-viendrait en son temps, et demeura d'accord de tout, avec la soumission
-la plus engageante.
-
-Quand le Calife le jugea à propos, il appela Bababalouk qui dormait dans
-la caverne de Meimouné, et rêvait que le fantôme de Nouronihar l'avait
-remis sur l'escarpolette, et lui donnait un tel branle, que tantôt il
-planait au-dessus des montagnes, et tantôt touchait aux abîmes. A la
-voix de son maître, il s'éveilla en sursaut, courut tout essoufflé, et
-pensa tomber à la renverse, lorsqu'il crut voir le spectre auquel il
-venait de rêver. Ah! Seigneur, s'écria-t-il en reculant dix pas, et
-mettant sa main devant ses yeux: est-ce que vous déterrez les morts?
-Faites-vous aussi le métier de Goule? Mais n'espérez pas de manger cette
-Nouronihar; après ce qu'elle m'a fait souffrir, elle sera assez méchante
-pour vous manger vous-même.
-
-Cesse de faire l'imbécile, dit Vathek; tu seras bientôt convaincu que
-celle que je tiens dans mes bras, est Nouronihar, bien fraîche et très
-vivante. Va faire dresser mes tentes dans une vallée que j'ai remarquée
-ici près; je veux y fixer mon habitation avec cette belle tulipe dont je
-ranimerai les couleurs. Fais en sorte de nous pourvoir de tout ce qu'il
-faut pour mener une vie voluptueuse jusqu'à nouvel ordre.
-
-Les nouvelles d'un incident aussi fâcheux parvinrent bientôt aux
-oreilles de l'Emir. Au désespoir de ce que son stratagème n'avait pas
-réussi, il s'abandonna à la douleur, et se barbouilla duement le visage
-avec de la cendre; ses fidèles barbons en firent autant, et son palais
-tomba dans un affreux désordre. Tout était négligé; on ne recevait plus
-les voyageurs, on ne faisait plus d'emplâtres; et à la place de
-l'activité charitable qui régnait dans cet asile, ceux qui l'habitaient
-n'y montraient plus que des visages d'une coudée de long; ce n'était que
-gémissements et barbouillages.
-
-Cependant Gulchenrouz était resté pétrifié, en ne trouvant plus sa
-cousine. Les nains n'étaient pas moins surpris que lui. Sutlemémé seule,
-plus fine qu'eux tous, soupçonna d'abord ce qui était arrivé. On amusa
-Gulchenrouz avec la belle espérance qu'il retrouverait Nouronihar dans
-quelque endroit des montagnes, où la terre jonchée de fleurs d'orange et
-de jasmin, offrirait des lits plus agréables que ceux des cabanes, où
-l'on chanterait au son des luths, et où l'on irait à la chasse des
-papillons.
-
-Sutlemémé était dans le fort de ses descriptions quand un des quatre
-eunuques la tira à part, lui éclaircit l'histoire de la fuite de
-Nouronihar, et lui remit les ordres de l'Emir. Aussitôt elle tint
-conseil avec Shaban et les nains; on plia bagage; on se mit dans une
-chaloupe, et on vogua tranquillement. Gulchenrouz s'accommodait de tout;
-mais lorsqu'on arriva à l'endroit où le lac se perdait sous la voûte du
-rocher, que la barque y fut entrée, et que Gulchenrouz se vit dans une
-parfaite obscurité, il fut saisi d'une peur horrible et jeta des cris
-perçants; car il croyait qu'on allait le damner entièrement, pour avoir
-trop fait le vivant avec sa cousine.
-
-Pendant ce temps, le Calife, et celle qui régnait sur son coeur,
-filaient des jours heureux. Bababalouk avait fait dresser les tentes et
-fermer les deux entrées de la vallée avec des paravents magnifiques,
-doublés de toile des Indes, et gardés par des esclaves Ethiopiens, le
-sabre à la main. Pour maintenir le gazon de cette belle enceinte dans
-une fraîcheur perpétuelle, des eunuques blancs ne cessaient d'en faire
-le tour avec des arrosoirs de vermeil. L'air, auprès du pavillon
-impérial, était sans cesse agité par le mouvement des éventails; un jour
-tendre qui passait au travers des mousselines éclairait ce lieu de
-volupté, et le Calife y jouissait en plein des charmes de Nouronihar.
-Enivré de délices, il écoutait avec transport sa belle voix, et les
-accords de son luth. De son côté, elle était ravie d'entendre les
-descriptions qu'il lui faisait de Samarah, et de sa tour remplie de
-merveilles. Elle se plaisait surtout à lui faire répéter l'aventure de
-la boule, et celle de la crevasse où le Giaour se tenait auprès du
-portail d'ébène.
-
-Le jour s'écoulait dans ces entretiens, et la nuit ces amants se
-baignaient ensemble dans un grand bassin de marbre noir, qui relevait
-admirablement la blancheur de Nouronihar. Bababalouk, avec qui cette
-belle était rentrée en grace, prenait soin que leurs repas fussent
-servis avec la plus grande délicatesse; c'était toujours quelques mets
-nouveaux; et il fit chercher à Schiraz un vin pétillant et délicieux,
-encavé avant la naissance de Mahomet. On cuisait dans de petits fours
-pratiqués dans le roc, des pains au lait que Nouronihar pétrissait de
-ses mains délicates; ce qui leur donnait une saveur si fort au gré de
-Vathek, qu'il en oubliait tous les ragoûts que ses autres femmes lui
-avaient faits; aussi ces pauvres délaissées se mouraient-elles de
-chagrin chez l'Emir.
-
-La sultane Dilara, qui jusqu'alors avait été la favorite, prenait cette
-négligence à coeur avec une énergie qui était dans son caractère. Dans
-le cours de sa faveur, elle avait été imbue des idées extravagantes de
-Vathek, et brûlait de voir les tombeaux d'Istakhar, et le palais des
-quarante colonnes; élevée d'ailleurs parmi les mages, elle se
-réjouissait de voir le Calife prêt à s'adonner au culte du feu: ainsi la
-vie voluptueuse et fainéante qu'il menait avec sa rivale, l'affligeait
-doublement. La piété passagère de Vathek, lui avait donné de vives
-alarmes; ceci était pis encore. Elle prit donc le parti d'écrire à la
-princesse Carathis, pour lui apprendre que tout allait mal, qu'on avait
-manqué net aux conditions du parchemin, qu'on avait mangé, couché et
-fait vacarme chez un vieil Emir, dont la sainteté était fort redoutable,
-et qu'enfin il n'y avait plus d'apparence qu'on eût jamais les trésors
-des sultans préadamites. Cette lettre fut confiée à deux bûcherons, qui
-coupaient du bois dans une des grandes forêts de la montagne, et qui
-connaissant les routes les plus courtes, arrivèrent en dix jours à
-Samarah.
-
-La princesse Carathis jouait aux échecs avec Morakanabad, quand les
-messagers arrivèrent. Depuis quelques semaines elle avait abandonné les
-hautes régions de sa tour, parce que tout lui semblait en confusion
-parmi les astres, lorsqu'elle les consultait pour son fils. Elle avait
-beau répéter ses fumigations, et s'étendre sur les toits, dans
-l'espérance d'avoir des visions mystiques; elle ne rêvait que pièces de
-brocard, bouquets et autres niaiseries pareilles. Cela l'avait jetée
-dans un abattement dont toutes les drogues qu'elle composait ne
-pouvaient la tirer, et sa dernière ressource était Morakanabad, bon
-homme, plein d'une honnête confiance, mais qui, dans sa compagnie, ne se
-trouvait pas sur des roses.
-
-Comme personne ne savait des nouvelles de Vathek, mille histoires
-ridicules se répandaient sur son compte. On conçoit donc avec quelle
-vivacité Carathis décacheta la lettre, et quelle fut sa rage lorsqu'elle
-apprit la lâche conduite de son fils. Ah! ah! dit-elle; je périrai, ou
-il pénétrera dans le palais du feu; que je meure dans les flammes, et
-que Vathek règne sur le trône de Suleïman! En parlant ainsi, elle fit la
-pirouette d'une manière si magique et si effroyable que Morakanabad en
-recula de terreur; elle commanda de préparer son grand chameau
-Alboufaki, et de faire venir la hideuse Nerkès et l'impitoyable Cafour:
-Je ne veux pas d'autre train, dit-elle au visir; je vais pour affaires
-pressantes, ainsi trève de parade; vous aurez soin du peuple; plumez-le
-bien dans mon absence; car nous dépensons beaucoup, et on ne sait pas ce
-qui arrivera.
-
-La nuit était très noire, et il soufflait de la plaine de Catoul un vent
-mal sain, qui aurait rebuté le voyageur le plus intrépide; mais Carathis
-se plaisait beaucoup à tout ce qui était funeste: Nerkès en pensait de
-même; et Cafour avait un goût particulier pour les pestilences. Au
-matin, cette gentille caravane, guidée par les deux bûcherons, s'arrêta
-sur les bords d'un grand marais d'où s'exhalait une vapeur mortelle, qui
-aurait tué tout autre animal qu'Alboufaki, qui naturellement pompait
-avec plaisir ces malignes odeurs. Les paysans supplièrent les dames de
-ne pas dormir dans ce lieu. Dormir! s'écria Carathis; la belle idée! Je
-ne dors jamais que pour avoir des visions; et, quant à mes suivantes,
-elles ont trop d'occupations pour fermer le seul oeil qui leur reste.
-Les pauvres gens qui commençaient à ne pas trop se plaire dans cette
-compagnie, restèrent la gueule béante.
-
-Carathis mit pied à terre, aussi bien que les négresses qu'elle avait en
-croupe; et toutes s'étant mises en chemise et en caleçons, elles
-coururent à l'ardeur du soleil pour cueillir des herbes vénéneuses, dont
-il y avait à foison le long du marécage. Cette provision était destinée
-pour la famille de l'Emir, et pour tous ceux qui pouvaient apporter le
-moindre empêchement au voyage d'Istakhar. Les bûcherons mouraient de
-peur, en voyant courir ces trois horribles fantômes, et ne goûtaient pas
-trop la société d'Alboufaki. Ce fut bien pire lorsque Carathis leur
-ordonna de se mettre en route, quoiqu'il fût midi et qu'il fît une
-chaleur à calciner les pierres; malgré tout ce qu'ils purent dire, il
-fallut obéir.
-
-Alboufaki qui aimait beaucoup la solitude, reniflait quand il apercevait
-la moindre habitation, et Carathis le gâtant à sa manière, se détournait
-tout de suite. Il arriva de là que les paysans ne purent pas prendre la
-moindre nourriture sur la route. Les chèvres et les brebis, que la
-Providence semblait leur envoyer, et dont le lait aurait pu les
-rafraîchir un peu, s'enfuyaient à la vue de l'hideux animal et de son
-étrange charge. Pour Carathis, elle n'avait nul besoin de ces aliments
-communs ayant inventé depuis long-temps une opiate qui lui suffisait, et
-dont elle faisait part à ses chères muettes.
-
-A la nuit tombante, Alboufaki s'arrête tout court, et frappa du pied.
-Carathis connaissait ses allures, et comprit qu'elle devait être dans le
-voisinage d'un cimetière. En effet, la lune jetait une pâle lueur qui
-lui fit bientôt entrevoir une longue muraille, et une porte à
-demi-ouverte et si élevée, qu'elle pouvait y faire passer Alboufaki. Les
-misérables guides, qui touchaient à l'extrémité de leurs jours, prièrent
-alors humblement Carathis de les enterrer, puisqu'elle en avait la
-commodité, et rendirent l'ame. Nerkès et Cafour plaisantèrent à leur
-manière sur la sottise de ces gens, trouvèrent l'aspect du cimetière
-fort à leur gré, et les sépulcres bien réjouissans; il y en avait au
-moins deux mille sur la pente d'une colline. Carathis trop occupée de
-ses grandes vues pour s'arrêter à ce spectacle, quelque charmant qu'il
-fût à ses yeux, s'avisa de tirer parti de sa situation. Assurément, se
-disait-elle, un si beau cimetière est hanté par les Goules; cette espèce
-ne manque pas d'intelligence; comme j'ai laissé mourir mes bêtes de
-guides faute d'attention, je demanderai mon chemin aux Goules, et pour
-les amorcer, je les inviterai à se régaler de ces corps frais. Après ce
-sage monologue, elle parla des doigts à Nerkès et à Cafour, leur disant
-d'aller frapper aux tombeaux, et d'y faire entendre leur joli ramage.
-
-Les négresses, toutes joyeuses de cet ordre, et qui se promettaient
-beaucoup de plaisir dans la compagnie des Goules, partirent avec un air
-de conquête, et se mirent à faire toc, toc, contre les sépulcres. A
-mesure qu'elles frappaient, on entendait un bruit sourd dans la terre,
-les sables se remuaient, et les Goules attirés par la fraîcheur des
-nouveaux cadavres, sortaient de toutes parts avec le nez en l'air. Tous
-se rendirent devant un cercueil de marbre où Carathis était assise entre
-les deux corps de ses malheureux conducteurs. Cette princesse reçut son
-monde avec une politesse distinguée, et après avoir soupé, on parla
-d'affaires. Elle apprit bientôt ce qu'elle desirait savoir, et sans
-perdre de temps voulut se remettre en marche: les négresses qui avaient
-commencé des liaisons de coeur avec les Goules, la supplièrent de tous
-leurs doigts d'attendre au moins jusqu'à l'aurore; mais Carathis, qui
-était la vertu même et ennemie jurée des amours et de la mollesse,
-rejeta leur prière, et montant sur Alboufaki, leur ordonna de s'y placer
-au plus vîte. Pendant quatre jours et quatre nuits, elle continua son
-voyage sans s'arrêter. Le cinquième, elle traversa des montagnes et des
-forêts à demi-brûlées, et arriva le sixième devant les beaux paravents,
-qui dérobaient à tous les yeux les voluptueux égarements de son fils.
-
-C'était la pointe du jour: les gardes ronflaient à leurs postes en
-pleine sécurité; le grand trot d'Alboufaki les réveilla en sursaut; ils
-crurent voir des spectres sortis du noir abîme, et s'enfuirent sans
-autre cérémonie. Vathek était au bain avec Nouronihar: il écoutait des
-contes et se moquait de Bababalouk qui les faisait. Alarmé par les cris
-de ses gardes, il sauta hors de l'eau; mais il y rentra bien vîte
-lorsqu'il vit paraître Carathis: elle avançait avec ses négresses et
-toujours montée sur Alboufaki, et mettait en pièces les mousselines et
-les fines portières du pavillon. A cette apparition subite, Nouronihar,
-qui n'était pas toujours sans remords, crut que le moment de la
-vengeance céleste était arrivé, et se colla amoureusement contre le
-Calife. Alors Carathis, sans descendre de son chameau, et écumante de
-rage au spectacle qui s'offrait à sa chaste vue, éclata sans ménagement.
-Monstre à deux têtes et à quatre jambes, s'écria-t-elle, que signifie
-tout ce bel entortillage? N'as-tu pas honte d'empoigner ce tendron au
-lieu des sceptres des sultans préadamites? C'est donc pour cette gueuse
-que tu as follement manqué aux conditions du Giaour? C'est avec elle que
-tu consumes des moments précieux? Est-ce là le fruit que tu retires des
-belles connaissances que je t'ai données? Est-ce ici le but de ton
-voyage? Arrache-toi des bras de cette petite niaise; noie-là dans l'eau,
-et suis-moi.
-
-Dans son premier mouvement de fureur, Vathek avait eu envie d'éventrer
-Alboufaki, et de le farcir des négresses, et même de Carathis; mais les
-idées du Giaour du palais d'Istakhar, des sabres et des talismans,
-frappèrent son esprit avec la rapidité d'un éclair. Il dit donc à sa
-mère d'un ton civil, quoique résolu: Redoutable dame, vous serez obéie;
-mais je ne noyerai pas Nouronihar. Elle est plus douce que le mirabolan
-confit; elle aime beaucoup les escarboucles, et surtout celui de
-Giamchid qu'on lui a promis; elle viendra avec nous, car je prétends
-qu'elle couche sur les canapés de Suleïman; je ne puis plus dormir sans
-elle. A la bonne heure, répondit Carathis, en descendant d'Alboufaki,
-qu'elle remit entre les mains des négresses.
-
-Nouronihar, qui n'avait pas lâché prise, se rassura un peu, et dit
-tendrement au Calife; Cher souverain de mon coeur, je vous suivrai, s'il
-le faut, jusqu'au-delà de Caf dans le pays des Afrites; je ne craindrai
-pas de grimper pour vous au nid de la Simorgue, qui, après Madame, est
-l'être le plus respectable qui ait été créé. Voilà, dit Carathis, une
-jeune fille qui a du courage et des connaissances. Nouronihar en avait
-assurément; mais malgré toute sa fermeté, elle ne pouvait s'empêcher de
-penser quelquefois aux graces de son petit Gulchenrouz, et aux journées
-de tendresse qu'elle avait passées avec lui; quelques larmes mouillèrent
-ses yeux et n'échappèrent pas au Calife; elle dit même tout haut et par
-inadvertance: Hélas! mon doux cousin, que deviendrez-vous? A ces mots,
-Vathek fronça le sourcil, et Carathis s'écria: Que signifient ces
-grimaces, qu'a-t-elle dit? Le Calife répondit: Elle donne mal-à-propos
-un soupir à un petit garçon aux yeux langoureux et aux douces tresses
-qui l'aimait.--Où est-il? repartit Carathis, il faut que je fasse
-connaissance avec ce joli enfant; car, poursuivit-elle tout bas, j'ai
-dessein avant que de partir, de me remettre en grace avec le Giaour; il
-n'y aura rien de plus appétissant pour lui que le coeur d'un enfant
-délicat, qui s'abandonne aux premières impulsions de l'amour.
-
-Vathek, en sortant du bain, donna ordre à Bababalouk de rassembler ses
-troupes, ses femmes, et les autres meubles de son sérail, et de tout
-préparer pour partir dans trois jours. Quant à Carathis, elle se retira
-seule dans une tente, où le Giaour l'amusa avec des visions
-encourageantes. A son réveil, elle vit à ses pieds Narkès et Cafour,
-qui, par leurs signes, lui apprirent qu'ayant mené Alboufaki aux bords
-d'un petit lac pour y brouter une mousse grise passablement vénéneuse,
-elles avaient vu des poissons bleuâtres, comme ceux du réservoir au haut
-de la tour de Samarah. Ah! ah! dit-elle, je veux aller sur les lieux à
-l'instant même; au moyen d'une petite opération, je pourrai rendre ces
-poissons oraculaires; ils m'éclairciront beaucoup de choses, et
-m'apprendront où est ce Gulchenrouz que je veux absolument immoler.
-Aussitôt elle partit avec son noir cortège.
-
-Comme on va vîte dans les mauvaises entreprises, Carathis et ses
-négresses ne tardèrent pas d'arriver au lac. Elles brûlèrent des drogues
-magiques dont elles étaient toujours munies, et s'étant déshabillées
-toutes nues, elles entrèrent dans l'eau jusqu'au col. Narkès et Cafour
-secouèrent des torches enflammées, tandis que Carathis prononçait des
-mots barbares. Alors, tous les poissons mirent la tête hors de l'eau,
-qu'ils agitaient fortement avec leurs nageoires; et contraints par la
-puissance du charme, ils ouvrirent des bouches pitoyables, et dirent
-tous à la fois: Nous vous sommes dévoués depuis la tête jusqu'à la
-queue; que voulez-vous de nous? Poissons, dit Carathis, je vous conjure
-par vos brillantes écailles de me dire où est le petit Gulchenrouz?--De
-l'autre côté de ce rocher, Madame, répondirent tous les poissons en
-choeur: êtes-vous contente? Nous ne le sommes pas du tout de tenir ainsi
-la bouche ouverte au grand air. Oui, repartit la princesse, je vois bien
-que vous n'êtes pas accoutumés à de longs discours, je vous laisserai en
-repos, quoique j'aurais bien d'autres questions à vous faire. Sur cela,
-l'eau devint calme, et les poissons disparurent.
-
-Carathis, remplie du venin de ses projets escalada tout de suite le
-rocher, et vit sous une feuillée l'aimable Gulchenrouz qui dormait,
-tandis que les deux nains veillaient auprès de lui, et marmotaient leurs
-oraisons. Ces petits personnages avaient le don de deviner quand quelque
-ennemi des bons Musulmans approchait; ils sentirent donc venir Carathis
-qui, s'arrêtant tout court, se disait à elle-même: Comme il penche
-mollement sa petite tête! comme il est langoureux et blême! c'est
-précisément l'enfant qu'il me faut. Les nains interrompirent ces belles
-réflexions en se jetant sur elle, et en l'égratignant de toutes leurs
-forces. Narkès et Cafour prirent aussitôt la défense de leur maîtresse,
-et pincèrent les nains si fortement, qu'ils en rendirent l'ame, en
-priant Mahomet de faire tomber sa vengeance sur cette méchante femme, et
-sur toute sa famille.
-
-Au bruit que cet étrange combat faisait dans le vallon, Gulchenrouz
-s'éveilla, fit un furieux bond, grimpa sur un figuier, et, gagnant la
-cîme du rocher, courut sans prendre haleine; enfin, il tomba comme mort
-entre les bras d'un bon vieux Génie qui chérissait les enfans, et
-s'occupait entièrement à les protéger. Ce Génie, faisant sa ronde dans
-les airs, avait fondu sur le cruel Giaour lorsqu'il grommelait dans son
-horrible fente, et lui avait enlevé les cinquante petits garçons que
-Vathek avait eu l'impiété de lui sacrifier. Il éduquait ces
-intéressantes créatures dans des nids élevés au-dessus des nuages, et
-habitait lui-même un nid plus grand que tous les autres ensemble, dont
-il avait chassé les rocs qui l'avaient construit.
-
-Ces sûrs asiles étaient défendus contre les Dives et les Afrites par des
-banderolles flottantes, sur lesquelles étaient écrits en caractères
-d'or, brillants comme l'éclair, les noms d'Allah et du Prophète. Alors
-Gulchenrouz, qui n'était pas encore désabusé sur sa prétendue mort, se
-crut dans les demeures d'une paix éternelle. Il s'abandonnait sans
-crainte aux caresses de ses petits amis, qui tous se rassemblaient dans
-le nid du vénérable Génie, et à l'envi l'un de l'autre, baisaient le
-front uni, et les belles paupières de leur nouveau camarade. C'est là
-qu'éloigné des tracasseries de la terre, de l'impertinence des harems,
-de la brutalité des eunuques et de l'inconstance des femmes, il trouva
-sa véritable place. Heureux, ainsi que ses compagnons, les jours, les
-mois, les années s'écoulèrent dans cette société paisible; car le Génie,
-au lieu de combler ses pupilles de vaines connaissances, et de
-périssables richesses les gratifiait du don d'une perpétuelle enfance.
-
-Carathis, peu accoutumée à voir échapper sa proie, se mit dans une
-colère épouvantable contre les négresses, qu'elle accusait de n'avoir
-pas saisi l'enfant tout de suite, et de s'être amusées à pincer jusqu'à
-la mort de petits nains qui ne signifiaient rien. Elle revint dans la
-vallée en murmurant; et, trouvant que son fils n'était pas encore levé
-d'auprès de sa belle, elle passa sa mauvaise humeur sur lui et sur
-Nouronihar. Toutefois elle se consola par l'idée de partir le lendemain
-pour Istakhar, et de faire connaissance avec Eblis[31] même, au moyen
-des bons offices du Giaour; mais le destin en avait ordonné autrement.
-
-Sur le soir, comme cette princesse s'entretenait avec Dilara qu'elle
-avait fait venir et qui était fort de son goût, Bababalouk vint lui dire
-que le ciel paraissait fort embrasé du côté de Samarah, et semblait
-annoncer quelque chose de funeste. Sur-le-champ, elle prit ses
-astrolabes et ses instruments magiques, mesura la hauteur des planètes,
-fit ses calculs, et vit, à son grand déplaisir, qu'il y avait là une
-révolte formidable; que Motavekel profitant de l'horreur qu'inspirait
-son frère, avait soulevé le peuple, s'était emparé du palais, et faisait
-le siége de la grande tour, où Morakanabad s'était retiré avec un petit
-nombre de ceux qui restaient encore fidèles. Quoi! s'écria-t-elle, je
-perdrais ma tour, mes muets, mes négresses, mes momies, et surtout mon
-cabinet d'expériences qui m'a coûté tant de veilles, et cela sans savoir
-si mon étourdi de fils viendra à bout de son aventure! Non, je n'en
-serai pas la dupe; je pars dans l'instant pour secourir Morakanabad par
-mon art redoutable, et faire pleuvoir sur les conspirateurs, des clous
-et des ferrailles ardentes; j'ouvrirai mes magasins de serpents et de
-torpèdes, qui sont sous les grandes voûtes de la tour et que la faim a
-rendus enragés, et nous verrons si l'on tiendra contre de tels
-assaillants. En parlant ainsi, Carathis courut à son fils, qui
-banquetait tranquillement avec Nouronihar dans son beau pavillon
-incarnat. Goulu, que tu es, lui dit-elle; sans ma vigilance, tu ne
-serais bientôt que le Commandeur des tourtes: tes Croyants ont renié la
-foi qu'ils t'avaient jurée; Motavekel, ton frère, règne dans ce moment
-sur la colline des chevaux pies; et si je n'avais pas quelques petites
-ressources dans notre tour, il ne lâcherait prise de sitôt. Mais afin de
-ne pas perdre du tems, je ne te dirai que quatre mots; plie tes tentes,
-pars ce soir même, et ne t'arrête nulle part à baliverner. Quoique tu
-aies manqué aux conditions du parchemin, il me reste encore quelques
-espérances; car, il faut avouer que tu as fort joliment violé les lois
-de l'hospitalité, en séduisant la fille de l'Emir, après avoir mangé de
-son sel et de son pain. Ces sortes de manières ne peuvent que plaire au
-Giaour; et si, dans la route, tu fais encore quelque petit crime, tout
-ira bien, et tu entreras en triomphe dans le palais de Suleïman. Adieu!
-Alboufaki et mes négresses m'attendent à la porte.
-
-Le Calife n'eut pas le mot à répondre; il souhaita un bon voyage à sa
-mère, et finit son souper. A minuit, on décampa au bruit des fanfares et
-des trompettes; mais on avait beau timbaler, on ne pouvait s'empêcher
-d'entendre les cris de l'Emir et de ses barbons, qui à force de pleurer,
-étaient devenus aveugles, et n'avaient pas un poil de reste. Nouronihar,
-à qui cette musique faisait de la peine, fut fort aise quand elle ne fut
-plus à portée de l'ouir. Elle était avec le Calife dans la litière
-impériale, et ils s'amusaient à se représenter toutes les magnificences
-dont ils devaient être bientôt entourés. Les autres femmes se tenaient
-bien tristement dans leurs cages, et Dilara prenait patience, en pensant
-qu'elle allait célébrer les rites du feu sur les augustes terrasses
-d'Istakhar.
-
-En quatre jours, on se trouva dans la riante vallée de Rocnabad. Le
-printemps y était dans toute sa vigueur; et les branches grotesques des
-amandiers en fleurs, se découpaient sur l'azur d'un ciel étincelant. La
-terre jonchée d'hyacinthes et de jonquilles, exhalait une douce odeur;
-des milliers d'abeilles, et presque autant de Santons, y faisaient leur
-demeure. On voyait alternativement rangés sur les bords du ruisseau, des
-ruches et des oratoires, dont la propreté et la blancheur étaient
-relevées par le verd brun des hauts cyprès. Ces pieux solitaires
-s'amusaient à cultiver de petits jardins, remplis de fruits, et surtout
-de melons musqués les meilleurs de la Perse. Quelquefois on les voyait
-épars dans la prairie, s'amusant à nourrir des paons plus blancs que la
-neige, et des tourterelles azurées. Ils étaient ainsi occupés, quand les
-avant-coureurs du cortège impérial crièrent à haute voix: Habitants de
-Rocnabad, prosternez-vous sur les bords de vos sources limpides, et
-rendez graces au ciel qui vous montre un rayon de sa gloire; car voici
-le Commandeur des Croyans qui approche.
-
-Les pauvres Santons, remplis d'un saint empressement, se hâtèrent
-d'allumer des cierges dans tous les oratoires, déployèrent leurs Korans
-sur des lutrins d'ébène, et allèrent au-devant du Calife, avec de petits
-paniers remplis de figues, de miel et de melons. Pendant qu'ils
-s'avançaient en procession et à pas comptés, les chevaux, les chameaux
-et les gardes, faisaient un horrible dégât parmi les tulipes, et les
-autres fleurs de la vallée. Les Santons ne pouvaient s'empêcher de jeter
-un oeil de pitié sur ces ravages, tandis que de l'autre, ils regardaient
-le Calife et le Ciel. Nouronihar, enchantée de ces beaux lieux qui lui
-rappelaient les aimables solitudes de son enfance, pria Vathek de
-s'arrêter; mais ce prince, pensant que tous ces petits oratoires
-pourraient passer dans l'esprit du Giaour pour une habitation, ordonna à
-ses pionniers de les abattre. Les Santons restèrent pétrifiés pendant
-qu'on exécutait cet ordre barbare; ils pleuraient à chaudes larmes, et
-Vathek les fit chasser à coups de pieds par des eunuques. Alors, il
-descendit de sa litière avec Nouronihar, et ils se promenèrent dans la
-prairie, tout en cueillant des fleurs et en se disant des gaillardises;
-mais les abeilles, qui étaient bonnes musulmanes, se crurent obligées de
-venger la querelle de leurs chers maîtres les Santons, et s'acharnèrent
-tellement à les piquer, qu'ils furent trop heureux que leurs tentes se
-trouvassent prêtes pour les recevoir.
-
-Bababalouk, auquel l'embonpoint des paons et des tourterelles n'avait
-pas échappé, en fit mettre tout de suite quelques douzaines à la broche,
-et autant en fricassées. On mangeait, on riait, on trinquait, on
-blasphémait à plaisir, quand tous les Moullahs, tous les Scheiks, tous
-les Cadis, et tous les Imans de Schiraz, qui n'avaient pas apparemment
-rencontré les Santons, arrivèrent avec des ânes parés de guirlandes, de
-rubans et de sonnettes d'argent, et chargés de tout ce qu'il y avait de
-meilleur dans le pays. Ils présentèrent leurs offrandes au Calife, en le
-suppliant d'honorer leur ville et leurs mosquées de sa présence. Oh!
-pour cela, dit Vathek, je m'en garderai bien; j'accepte vos présents, et
-vous prie de me laisser tranquille, car je n'aime pas à résister à la
-tentation: mais comme il n'est pas décent que des gens aussi
-respectables que vous s'en retournent à pied, et que vous avez la mine
-d'être d'assez mauvais cavaliers, mes eunuques auront la précaution de
-vous lier sur vos ânes, et prendront surtout bien garde que vous ne me
-tourniez pas le dos; car ils savent l'étiquette. Il y avait parmi eux de
-vigoureux Scheiks, qui, croyant que Vathek était fou, en disaient tout
-haut leur opinion. Bababalouk prit soin de les faire garrotter à doubles
-cordes; et piquant tous les ânes avec des épines, ils partirent au grand
-galop, tout en ruant et s'entrechoquant de la manière la plus plaisante
-du monde. Nouronihar et son Calife, jouissaient à l'envi l'un de
-l'autre, de cet indigne spectacle; ils faisaient de grands éclats de
-rire, lorsque les vieillards tombaient avec leur monture dans le
-ruisseau, et que les uns devenaient boiteux, d'autres manchots, d'autres
-brèche-dents, ou pis encore.
-
-On passa deux jours fort délicieusement à Rocnabad, sans y être troublé
-par de nouvelles ambassades. Le troisième, on se remit en marche; on
-laissa Schiraz à la droite, et on gagna une grande plaine d'où l'on
-découvrait, à l'extrémité de l'horison, les noirs sommets des montagnes
-d'Istakhar.
-
-A cette vue, le Calife et Nouronihar ne pouvant contenir les transports
-de leur ame, sautèrent de la litière en bas, et firent des exclamations
-qui étonnèrent tous ceux qui étaient à portée de les entendre.
-Allons-nous dans des palais rayonnants de lumière, se demandaient-ils
-l'un l'autre, ou bien dans des jardins plus délicieux que ceux de
-Sheddad?--Les pauvres mortels! c'est ainsi qu'ils se répandaient en
-conjectures! l'abîme des secrets du Tout-Puissant leur était caché.
-
-Cependant les bons Génies qui veillaient encore un peu sur la conduite
-de Vathek, se rendirent dans le septième ciel auprès de Mahomet, et lui
-dirent: Miséricordieux Prophète, tendez vos bras propices à votre
-Vicaire, ou il tombera, sans ressource, dans les piéges que les Dives
-nos ennemis lui ont dressées; le Giaour l'attend dans l'abominable
-palais du feu souterrain; s'il y met le pied, il est perdu sans retour.
-Mahomet répondit avec indignation: Il n'a que trop mérité d'être laissé
-à lui-même; toutefois, je consens que vous fassiez encore un effort pour
-le détourner de son entreprise.
-
-Soudain un bon Génie prit la figure d'un berger, plus renommé pour sa
-piété, que tous les derviches et les santons du pays; il se plaça sur la
-pente d'une petite colline auprès d'un troupeau de brebis blanches, et
-commença à jouer sur un instrument inconnu, des airs dont la touchante
-mélodie pénétrait l'ame, réveillait les remords, et chassait toute
-pensée frivole. A des sons si énergiques, le soleil se couvrit d'un
-sombre nuage, et les eaux d'un petit lac plus claires que le cristal,
-devinrent rouges comme du sang. Tous ceux qui composaient le pompeux
-cortège du Calife furent attirés, comme malgré eux, du côté de la
-colline; tous baissèrent les yeux, et restèrent consternés; chacun se
-reprochait le mal qu'il avait fait: le coeur battait à Dilara; et le
-chef des eunuques, d'un air contrit, demandait pardon aux femmes de ce
-qu'il les avait souvent tourmentées pour sa propre satisfaction.
-
-Vathek et Nouronihar pâlissaient dans leur litière, et se regardant d'un
-oeil hagard, se reprochaient à eux-mêmes, l'un, mille crimes des plus
-noirs, mille projets d'une ambition impie; et l'autre, la désolation de
-sa famille, et la perte de Gulchenrouz. Nouronihar croyait entendre dans
-cette fatale musique, les cris de son père expirant, et Vathek, les
-sanglots des cinquante enfants qu'il avait sacrifiés au Giaour. Dans ces
-angoisses, ils étaient toujours entraînés vers le berger. Sa physionomie
-avait quelque chose de si imposant, que pour la première fois de sa vie,
-Vathek perdit contenance, tandis que Nouronihar se cachait le visage
-avec les mains. La musique cessa; et le Génie adressant la parole au
-Calife, lui dit: Prince insensé, à qui la Providence a confié le soin
-des peuples! est-ce ainsi que tu réponds à ta mission? Tu as mis le
-comble à tes crimes; te hâtes-tu à présent de courir à ton châtiment? Tu
-sais qu'au-delà de ces montagnes, Eblis et ses Dives maudits tiennent
-leur funeste empire, et séduit par un malin fantôme, tu vas te livrer à
-eux! C'est ici le dernier instant de grace qui t'est donné: abandonne
-ton atroce dessein, retourne sur tes pas, rends Nouronihar à son père
-qui a encore quelque reste de vie, détruis la tour avec toutes ses
-abominations, chasse Carathis de tes conseils, sois juste envers tes
-sujets, respecte les Ministres du Prophète, répare tes impiétés par une
-vie exemplaire, et, au lieu de passer tes jours dans les voluptés, va
-pleurer tes crimes sur les tombeaux de tes pieux ancêtres! Vois-tu ces
-nuages qui te cachent le soleil? Au moment que cet astre reparaîtra, si
-ton coeur n'est pas changé, le temps de la miséricorde sera passé pour
-toi.
-
-Vathek, saisi de crainte et chancelant, était sur le point de se
-prosterner devant le berger qu'il sentit bien devoir être d'une nature
-supérieure à l'homme; mais son orgueil l'emporta, et levant
-audacieusement la tête, il lui lança un de ses terribles regards. Qui
-que tu sois, lui dit-il, cesse de me donner d'inutiles avis. Ou tu veux
-me tromper, ou tu te trompes toi-même: si ce que j'ai fait est aussi
-criminel que tu le prétends, il ne saurait y avoir pour moi un moment de
-grace: j'ai nagé dans une mer de sang pour arriver à une puissance qui
-fera trembler tes semblables; ne te flatte donc pas que je recule à la
-vue du port, ni que je quitte celle qui m'est plus chère que la vie et
-que ta miséricorde. Que le soleil reparaisse, qu'il éclaire ma carrière,
-que m'importe où elle finira! En disant ces mots, qui firent frémir le
-Génie lui-même, Vathek se précipita dans les bras de Nouronihar, et
-commanda de forcer les chevaux à reprendre la grande route.
-
-On n'eut pas de peine à exécuter cet ordre; l'attraction n'existait
-plus, le soleil avait repris tout l'éclat de sa lumière, et le berger
-avait disparu en jetant un cri lamentable. La fatale impression de la
-musique du Génie était cependant restée dans le coeur de la plupart des
-gens de Vathek; ils se regardaient les uns les autres avec effroi. Dès
-la nuit même presque tous s'échappèrent, et il ne resta de ce nombreux
-cortège que le chef des eunuques, quelques esclaves idolâtres, Dilara,
-et un petit nombre d'autres femmes, qui suivaient comme elle la religion
-des Mages.
-
-Le Calife, dévoré par l'ambition de donner des lois aux intelligences
-ténébreuses, s'embarrassa peu de cette désertion. Le bouillonnement de
-son sang l'empêchant de dormir, il ne campa plus comme à l'ordinaire.
-Nouronihar, dont l'impatience surpassait, s'il se peut, la sienne, le
-pressait de hâter sa marche, et pour l'étourdir, lui prodiguait mille
-tendres caresses. Elle se croyait déjà plus puissante que Balkis[32], et
-s'imaginait voir les Génies prosternés devant l'estrade de son trône.
-Ils s'avancèrent ainsi au clair de la lune jusqu'à la vue de deux
-rochers élancés, qui formaient comme un portail à l'entrée du vallon
-dont l'extrémité était terminée par les vastes ruines d'Istakhar.
-Presqu'au sommet de la montagne, on découvrait la façade de plusieurs
-sépulcres de Rois, dont les ombres de la nuit augmentaient l'horreur. On
-passa par deux bourgades presque entièrement désertes. Il n'y restait
-plus que deux ou trois faibles vieillards, qui, en voyant les chevaux et
-les litières, se mirent à genoux, en s'écriant: Ciel! est-ce encore de
-ces fantômes qui nous tourmentent depuis six mois? Hélas! nos gens
-effrayés de ces étranges apparitions et du bruit qu'on entend sous les
-montagnes, nous ont abandonnés à la merci des esprits malfaisants! Ces
-plaintes semblaient de mauvais augure au Calife; il fit passer ses
-chevaux sur les corps des pauvres vieillards, et arriva enfin au pied de
-la grande terrasse de marbre noir. Là, il descendit de sa litière avec
-Nouronihar. Le coeur palpitant et portant des regards égarés sur tous
-les objets, ils attendirent avec un tressaillement involontaire,
-l'arrivée du Giaour; mais rien ne l'annonçait encore. Un silence funèbre
-régnait dans les airs et sur la montagne. La lune réfléchissait sur la
-grande plate-forme l'ombre des hautes colonnes qui s'élevaient de la
-terrasse presque jusqu'aux nues. Ces tristes phares, dont le nombre
-pouvait à peine se compter, n'étaient couverts d'aucun toît; et leurs
-chapiteaux, d'une architecture inconnue dans les annales de la terre,
-servaient de retraite aux oiseaux nocturnes, qui alarmés à l'approche de
-tant de monde, s'enfuirent en croassant.
-
-Le chef des eunuques, transi de peur, supplia Vathek de permettre qu'on
-allumât du feu, et qu'on prît quelque nourriture. Non, non, répondit le
-Calife, il n'est plus temps de penser à ces sortes de choses; reste où
-tu es, et attends mes ordres. En disant ces mots d'un ton ferme, il
-présenta la main à Nouronihar, et montant les degrés d'une vaste rampe,
-parvint sur la terrasse qui était pavée de carreaux de marbre, et
-semblable à un lac uni, où nulle herbe ne peut croître. A la droite,
-étaient les phares rangés devant les ruines d'un palais immense, dont
-les murs étaient couverts de diverses figures; en face, on voyait les
-statues gigantesques de quatre animaux qui tenaient du griffon et du
-léopard, et qui inspiraient l'effroi; non loin d'eux, on distinguait à
-la clarté de la lune, qui donnait particulièrement sur cet endroit, des
-caractères semblables à ceux qui étaient sur les sabres du Giaour; ils
-avaient la même vertu de changer à chaque instant; enfin, ils se
-fixèrent en lettres arabes, et le Calife y lut ces mots: Vathek, tu as
-manqué aux conditions de mon parchemin; tu mériterais d'être renvoyé;
-mais en faveur de ta compagne et de tout ce que tu as fait pour
-l'acquérir, Eblis permet qu'on t'ouvre la porte de son palais, et que le
-feu souterrain te compte parmi ses adorateurs.
-
-A peine avait-il lu ces mots, que la montagne contre laquelle la
-terrasse était adossée trembla, et que les phares semblèrent s'écrouler
-sur leurs têtes. Le rocher s'entr'ouvrit, et laissa voir dans son sein
-un escalier de marbre poli, qui paraissait devoir toucher à l'abîme. Sur
-chaque degré étaient posés deux grands cierges, semblables à ceux que
-Nouronihar avait vus dans sa vision, et dont la vapeur camphrée
-s'élevait en tourbillon sous la voûte.
-
-Ce spectacle, au lieu d'effrayer la fille de Fakreddin, lui donna un
-nouveau courage; elle ne daigna pas seulement prendre congé de la lune
-et du firmament, et sans hésiter, quitta l'air pur de l'atmosphère, pour
-se plonger dans des exhalaisons infernales. La marche de ces deux impies
-était fière et décidée. En descendant à la vive lumière de ces
-flambeaux, ils s'admiraient l'un l'autre, et se trouvaient si
-resplendissants qu'ils se croyaient des intelligences célestes. La seule
-chose qui leur donnait de l'inquiétude, c'était que les degrés ne
-finissaient point. Comme ils se hâtaient avec une ardente impatience,
-leurs pas s'accélérèrent à un point, qu'ils semblaient tomber rapidement
-dans un précipice, plutôt que marcher; à la fin, ils furent arrêtés par
-un grand portail d'ébène que le Calife n'eut pas de peine à reconnaître;
-c'était là que le Giaour l'attendait avec une clef d'or à la main. Soyez
-les bien-venus en dépit de Mahomet et de toute sa séquelle, leur dit-il
-avec son affreux sourire; je vais vous introduire dans ce palais, où
-vous avez si bien acquis une place. En disant ces mots il toucha de sa
-clef la serrure émaillée, et aussitôt les deux battants s'ouvrirent avec
-un bruit plus fort que le tonnerre de la canicule, et se refermèrent
-avec le même bruit dès le moment qu'ils furent entrés.
-
-Le Calife et Nouronihar se regardèrent avec étonnement, en se voyant
-dans un lieu qui, quoique voûté, était si spacieux et si élevé qu'ils le
-prirent d'abord pour une plaine immense. Leurs yeux s'accoutumant enfin
-à la grandeur des objets, ils découvrirent des rangs de colonnes et des
-arcades qui allaient en diminuant, et se terminaient en un point radieux
-comme le soleil, lorsqu'il darde sur la mer ses derniers rayons. Le
-pavé, semé de poudre d'or et de safran, exhalait une odeur si subtile,
-qu'ils en furent comme étourdis. Ils avancèrent cependant, et
-remarquèrent une infinité de cassolettes où brûlaient de l'ambre gris et
-du bois d'aloës. Entre les colonnes, étaient des tables couvertes d'une
-variété innombrable de mets et de toutes sortes de vins qui pétillaient
-dans des vases de crystal. Une foule de Ginns et autres Esprits follets
-des deux sexes, dansaient lascivement par bandes au son d'une musique,
-qui résonnait sous leurs pas.
-
-Au milieu de cette salle immense, se promenait une multitude d'hommes et
-de femmes, qui tous, tenant la main droite sur le coeur, ne faisaient
-attention à nul objet, et gardaient un profond silence. Ils étaient tous
-pâles comme des cadavres, et leurs yeux enfoncés dans leurs têtes,
-ressemblaient à ces phosphores qu'on aperçoit la nuit dans les
-cimetières. Les uns étaient plongés dans une profonde rêverie; les
-autres écumaient de rage, et couraient de tous côtés comme des tigres
-blessés d'un trait empoisonné; tous s'évitaient; et quoiqu'au milieu
-d'une foule, chacun errait au hasard, comme s'il eût été seul.
-
-A l'aspect de cette funeste compagnie, Vathek et Nouronihar se sentirent
-glacés d'effroi. Ils demandèrent avec importunité au Giaour, ce que tout
-cela signifiait, et pourquoi tous ces spectres ambulants n'ôtaient
-jamais leur main droite de dessus leur coeur? Ne vous embarrassez pas de
-tant de choses à l'heure qu'il est, leur répondit-il brusquement, vous
-saurez tout dans peu; hâtons-nous de nous présenter devant Eblis. Ils
-continuèrent donc à marcher à travers tout ce monde; mais malgré leur
-première assurance, ils n'avaient pas le courage de faire attention aux
-perspectives des salles et des galeries, qui s'ouvraient à droite et à
-gauche: elles étaient toutes éclairées par des torches ardentes, et par
-des brasiers dont la flamme s'élevait en pyramide, jusqu'au centre de la
-voûte. Ils arrivèrent enfin en un lieu, où de longs rideaux de brocard
-cramoisi et or, tombaient de toutes parts dans une confusion imposante.
-Là, on n'entendait plus les choeurs de musique ni les danses; la lumière
-qui y pénétrait, semblait venir de loin.
-
-Vathek et Nouronihar se firent jour à travers ces draperies, et
-entrèrent dans un vaste tabernacle tapissé de peaux de léopards. Un
-nombre infini de vieillards à longue barbe, d'Afrites en complète
-armure, étaient prosternés devant les degrés d'une estrade, au haut de
-laquelle, sur un globe de feu, paraissait assis le redoutable Eblis. Sa
-figure était celle d'un jeune homme de vingt ans, dont les traits nobles
-et réguliers, semblaient avoir été flétris par des vapeurs malignes. Le
-désespoir et l'orgueil étaient peints dans ses grands yeux, et sa
-chevelure ondoyante tenait encore un peu de celle d'un ange de lumière.
-Dans sa main délicate, mais noircie par la foudre, il tenait le sceptre
-d'airain, qui fait trembler le monstre Ouranbad[33], les Afrites, et
-toutes les puissances de l'abîme.
-
-A cette vue, le Calife perdit toute contenance, et se prosterna la face
-contre terre. Nouronihar, quoiqu'éperdue, ne pouvait s'empêcher
-d'admirer la forme d'Eblis, car elle s'était attendu à voir quelque
-géant effroyable. Eblis, d'une voix plus douce qu'on aurait pu la
-supposer, mais qui portait la noire mélancolie dans l'ame, leur dit:
-Créatures d'argile, je vous reçois dans mon empire; vous êtes du nombre
-de mes adorateurs; jouissez de tout ce que ce palais offre à votre vue,
-des trésors des Sultans préadamites, de leurs sabres foudroyants, et des
-talismans qui forceront les Dives à vous ouvrir les souterrains de la
-montagne de Caf, qui communiquent à ceux-ci. Là, vous trouverez de quoi
-contenter votre curiosité insatiable. Il ne tiendra qu'à vous de
-pénétrer dans la forteresse d'Aherman[34], et dans les salles
-d'Argenk[35] où sont peintes toutes les créatures raisonnables, et les
-animaux qui ont habité la terre, avant la création de cet être
-méprisable que vous appelez le père des hommes.
-
-Vathek et Nouronihar se sentirent consolés et rassurés par cette
-harangue. Ils dirent avec vivacité au Giaour; Conduisez-nous bien vîte
-au lieu où sont ces talismans précieux. Venez, répondit ce méchant Dive,
-avec sa grimace perfide, venez, vous posséderez tout ce que notre maître
-vous promet, et bien davantage. Alors il leur fit enfiler une longue
-allée, qui communiquait au tabernacle; il marchait le premier à grands
-pas, et ses malheureux disciples le suivaient avec joie. Ils arrivèrent
-à une salle spacieuse, couverte d'un dôme fort élevé, et autour de
-laquelle on voyait cinquante portes de bronze, fermées avec des cadenats
-d'acier. Il régnait en ce lieu une obscurité funèbre, et sur des lits
-d'un cèdre incorruptible, étaient étendus les corps décharnés des fameux
-Rois préadamites, jadis Monarques universels sur la terre. Ils avaient
-encore assez de vie pour connaître leur déplorable état; leurs yeux
-conservaient un triste mouvement; ils s'entre-regardaient languissamment
-les uns les autres, et tenaient tous la main droite sur leur coeur. A
-leurs pieds on voyait des inscriptions qui retraçaient les événements de
-leur règne, leur puissance, leur orgueil et leurs crimes. Soliman Raad,
-Soliman Daki, et Soliman dit Gian Ben Gian, qui, après avoir enchaîné
-les Dives dans les ténébreuses cavernes de Caf, devinrent si
-présomptueux, qu'ils doutèrent de la puissance suprême, tenaient là un
-rang distingué; mais non pas comparable à celui du prophète Suleïman Ben
-Daoud.
-
-Ce Roi si renommé par sa sagesse, était sur la plus haute estrade, et
-immédiatement sous le dôme. Il paraissait avoir plus de vie que les
-autres; et quoiqu'il poussât de temps en temps de profonds soupirs, et
-tînt la main droite sur le coeur comme ses compagnons, son visage était
-plus serein; et il semblait être attentif au bruit d'une cataracte d'eau
-noire, qu'on entrevoyait à travers l'une des portes qui était grillée.
-Nul autre bruit n'interrompait le silence de ces lieux lugubres. Une
-rangée de vases d'airain, entourait l'estrade. Ote les couvercles de ces
-dépôts cabalistiques, dit le Giaour à Vathek; prends les talismans qui
-briseront toutes ces portes de bronze, et te rendront le maître des
-trésors qu'elles renferment et des Esprits qui en ont la garde.
-
-Le Calife, que cet appareil sinistre avait entièrement déconcerté,
-s'approcha des vases en chancelant, et pensa expirer de terreur, quand
-il entendit les gémissements de Suleïman, que dans son trouble il avait
-pris pour un cadavre. Alors, une voix sortant de la bouche livide du
-prophète, articula ces mots: Pendant ma vie, j'occupai un trône
-magnifique. A ma droite étaient douze mille sièges d'or, où les
-patriarches et les prophètes écoutaient ma doctrine; à ma gauche, les
-sages et les docteurs, sur autant de trônes d'argent, assistaient à mes
-jugements. Tandis que je rendais ainsi justice à des multitudes
-innombrables, les oiseaux voltigeant sans cesse sur ma tête me servaient
-de dais contre les ardeurs du soleil. Mon peuple fleurissait; mes palais
-s'élevaient jusqu'aux nues: je bâtis un temple au Très-Haut, qui fut la
-merveille de l'univers; mais je me laissai lâchement entraîner par
-l'amour des femmes, et par une curiosité qui ne se bornait pas aux
-choses sublunaires. J'écoutai les conseils d'Aherman, et de la fille de
-Pharaon; j'adorai le feu et les astres; et quittant la ville sacrée, je
-commandai aux Génies de construire les superbes palais d'Istakhar et la
-terrasse des phares, dont chacun était dédié à une étoile. Là, pendant
-un temps, je jouis en plein de la splendeur du trône et des voluptés:
-non-seulement les hommes, mais encore les Génies m'étaient soumis. Je
-commençais à croire, ainsi que l'ont fait ces malheureux Monarques qui
-m'entourent, que la vengeance céleste était assoupie, lorsque la foudre
-brisa mes édifices et me précipita dans ce lieu. Je n'y suis cependant
-pas, comme tous ceux qui l'habitent, entièrement dépourvu d'espérance.
-Un ange de lumière m'a fait savoir, qu'en considération de la piété de
-mes jeunes ans, mes tourments finiront lorsque cette cataracte (je
-compte les gouttes) cessera de couler: mais hélas! quand arrivera ce
-temps si désiré? Je souffre, je souffre, un feu impitoyable dévore mon
-coeur.
-
-En disant ces mots, Suleïman éleva ses deux mains vers le ciel en signe
-de supplication, et le Calife vit que son sein était d'un crystal
-transparent, au travers duquel on découvrait son coeur brûlant dans les
-flammes. A cette terrible vue, Nouronihar tomba comme pétrifiée dans les
-bras de Vathek: O Giaour! s'écria ce malheureux prince, dans quel lieu
-nous as-tu conduits? Laisse-nous en sortir; je te tiens quitte de toutes
-tes promesses. O Mahomet! n'y a-t-il plus de miséricorde pour nous? Non,
-il n'y en a plus, répondit le malfaisant Dive; sache que c'est ici le
-séjour du désespoir et de la vengeance; ton coeur sera embrasé comme
-celui de tous les adorateurs d'Eblis; peu de jours te sont donnés avant
-ce terme fatal, emploie-les comme tu voudras; couche sur des monceaux
-d'or, commande aux puissances infernales; parcours tous ces immenses
-souterrains à ton gré, aucune porte ne te sera fermée; quant à moi j'ai
-rempli ma mission, et je te laisse à toi-même. En disant ces mots, il
-disparut.
-
-Le Calife et Nouronihar restèrent dans un accablement mortel; leurs
-larmes ne pouvaient couler; à peine pouvaient-ils se soutenir; enfin,
-ils se prirent tristement par la main, et sortirent en chancelant de
-cette salle funeste, sans savoir où ils allaient. Toutes les portes
-s'ouvraient à leur approche, les Dives se prosternaient devant leurs
-pas, des magasins de richesses se déployaient à leurs yeux; mais ils
-n'avaient plus ni curiosité, ni orgueil, ni avarice. Avec la même
-indifférence, ils entendaient les choeurs des Ginns, et voyaient les
-superbes repas qui étaient étalés de toutes parts. Ils allaient errant
-de chambre en chambre, de salle en salle, d'allée en allée, tous autant
-de lieux sans bornes et sans limites, tous éclairés par une sombre
-lueur, tous parés avec la même triste magnificence, tous parcourus par
-des gens qui cherchaient le repos et le soulagement; mais qui le
-cherchaient en vain, puisqu'ils portaient partout un coeur tourmenté
-dans les flammes. Evités de tous ces malheureux qui, par leurs regards,
-semblaient se dire les uns aux autres, c'est toi qui m'as séduit, c'est
-toi qui m'as corrompu, ils se tenaient à l'écart, et attendaient dans
-une angoisse effroyable le moment qui devait les rendre semblables à ces
-objets de terreur.
-
-Quoi! disait Nouronihar, le temps viendra-t-il que je retirerai ma main
-de la tienne? Ah! disait Vathek, mes yeux cesseront-ils jamais de puiser
-à longs traits la volupté dans les tiens? Les doux moments que nous
-avons passés ensemble me seront-ils en horreur? Non, ce n'est pas toi
-qui m'as mené dans ce lieu détestable, ce sont les principes impies par
-lesquels Carathis a perverti ma jeunesse, qui ont causé ma perte et la
-tienne: ah! que du moins elle souffre avec nous! En disant ces
-douloureuses paroles, il appela un Afrite qui attisait un brasier, et
-lui ordonna d'enlever la princesse Carathis du palais de Samarah, et de
-la lui amener.
-
-Après avoir donné cet ordre, le Calife et Nouronihar continuèrent de
-marcher dans la foule silencieuse, jusqu'au moment où ils entendirent
-parler au bout d'une galerie. Présumant que c'étaient des malheureux
-qui, comme eux, n'avaient pas encore reçu leur arrêt final, ils se
-dirigèrent d'après le son des voix, et trouvèrent qu'elles partaient
-d'une petite chambre quarrée, où sur des sofas étaient assis quatre
-jeunes hommes de bonne mine et une belle femme, qui s'entretenaient
-tristement à la lueur d'une lampe. Ils avaient tous l'air morne et
-abattu, et deux d'entr'eux s'embrassaient avec beaucoup
-d'attendrissement. En voyant entrer le Calife et la fille de Fakreddin,
-ils se levèrent civilement, les saluèrent et leur firent place. Ensuite,
-celui qui paraissait le plus distingué de la compagnie, s'adressant au
-Calife, lui dit: Etranger, qui sans doute êtes dans la même horrible
-attente que nous, puisque vous ne portez pas encore la main droite sur
-votre coeur; si vous venez passer avec nous les affreux moments qui
-doivent s'écouler jusqu'à notre commun châtiment, daignez nous raconter
-les aventures qui vous ont conduit en ce lieu fatal, et nous vous
-apprendrons les nôtres, qui ne méritent que trop d'être entendues. Se
-retracer ses crimes, quoiqu'il ne soit plus temps de s'en repentir, est
-la seule occupation qui convienne à des malheureux tels que nous.
-
-Le Calife et Nouronihar consentirent à cette proposition, et Vathek
-prenant la parole, leur fit, non sans gémir, un sincère récit de tout ce
-qui lui était arrivé. Lorsqu'il eut fini sa pénible narration, le jeune
-homme qui lui avait parlé, commença la sienne de la manière suivante.
-
-Histoire des deux Princes amis, Alasi et Firouz, enfermés dans le palais
-du feu souterrain.
-
-Histoire du Prince Barkiarokh enfermé dans le palais du feu souterrain.
-
-Histoire du Prince Kalilah et de la Princesse Zulkais enfermés dans le
-palais du feu souterrain.
-
-Le troisième Prince en était au milieu de son récit, quand il fut
-interrompu par un bruit qui fit trembler et entr'ouvrir la voûte.
-Bientôt après, une vapeur se dissipant peu-à-peu, laissa voir Carathis
-sur le dos de l'Afrite, qui se plaignait horriblement de son fardeau.
-Elle sauta à terre, et s'approchant de son fils, lui dit: Que fais-tu
-ici dans cette petite chambre? Voyant que les Dives t'obéissent, j'ai
-cru que tu étais placé sur le trône des Rois préadamites.
-
-Femme exécrable, répondit le Calife, que maudit soit le jour où tu m'as
-mis au monde! Va, suis cet Afrite, qu'il te mène dans la salle du
-prophète Suleïman; là, tu apprendras à quoi est destiné ce palais qui
-t'a paru si désirable, et combien je dois abhorrer les connaissances
-impies que tu m'as données!--La puissance où tu es parvenu, t'a-t-elle
-troublé la tête, répliqua Carathis? Je ne demande pas mieux que de
-rendre mes hommages à Suleïman le prophète. Il faut pourtant que tu
-saches que l'Afrite m'ayant dit que ni toi ni moi ne retournerions à
-Samarah, je l'ai prié de me laisser mettre ordre à mes affaires, et
-qu'il a eu la politesse d'y consentir. Je n'ai pas manqué de mettre à
-profit ces instants; j'ai mis le feu à notre tour, où j'ai brûlé tout
-vif les muets, les négresses, les torpèdes et les serpents, qui pourtant
-m'avaient rendu beaucoup de services, et j'en aurais fait autant au
-grand visir, s'il ne m'avait pas abandonnée pour Motavekel. Quant à
-Bababalouk, qui avait eu la sottise de retourner à Samarah, et tout
-bonnement d'y trouver des maris pour tes femmes, je l'aurais mis à la
-torture, si j'en avais eu le temps; mais comme j'étais pressée, je l'ai
-seulement fait prendre, après lui avoir tendu un piége pour l'attirer
-auprès de moi, aussi bien que les femmes; je les ai fait enterrer toutes
-vivantes par mes négresses, qui ont ainsi employé leurs derniers moments
-à leur grande satisfaction. Pour Dilara, qui m'a toujours plu, elle a
-montré son esprit en se mettant ici-près au service d'un Mage, et je
-pense qu'elle sera bientôt des nôtres. Vathek était trop consterné pour
-exprimer l'indignation que lui causait un tel discours; il ordonna à
-l'Afrite d'éloigner Carathis de sa présence, et resta dans une morne
-rêverie que ses compagnons n'osèrent troubler.
-
-Cependant Carathis pénétra brusquement jusqu'au dôme de Suleïman, et
-sans faire la moindre attention aux soupirs du Prophète, elle ôta
-audacieusement les couvercles des vases, et s'empara des talismans.
-Alors, élevant une voix telle qu'on n'en avait jamais entendue dans ce
-funeste Empire, elle força les Dives à lui montrer les trésors les plus
-cachés, les antres les plus mystérieux, que l'Afrite lui-même n'avait
-jamais vus. Elle passa par des descentes rapides qui n'étaient connues
-que d'Eblis et des plus puissants de ses favoris, et pénétra au moyen de
-ces talismans jusqu'aux entrailles de la terre d'où souffle le Sansar,
-vent glacé de la mort: rien n'effrayait son coeur indomptable. Elle
-trouvait cependant chez tout ce monde qui portait la main droite sur le
-coeur une petite singularité qui ne lui plaisait pas.
-
-Comme elle sortait d'un des abîmes, Eblis se présenta à ses regards.
-Mais malgré tout l'imposant de sa majesté, elle ne perdit pas
-contenance, et lui fit même son compliment avec beaucoup de présence
-d'esprit: ce superbe Monarque lui répondit: Princesse, dont les
-connaissances et les crimes méritent un siége élevé dans mon empire,
-vous faites bien d'employer le loisir qui vous reste; car les flammes et
-les tourments qui s'empareront bientôt de votre coeur, vous donneront
-assez d'occupation. En disant ces mots, il disparut dans les draperies
-de son tabernacle.
-
-Carathis resta un peu interdite; mais résolue d'aller jusqu'au bout, et
-de suivre le conseil d'Eblis, elle assembla tous les choeurs des Ginns,
-et tous les Dives pour en recevoir les hommages. Elle marchait ainsi en
-triomphe, à travers une vapeur de parfums, et aux acclamations de tous
-les Esprits malins dont la plupart étaient de sa connaissance. Elle
-allait même détrôner un des Solimans pour prendre sa place, quand une
-voix sortant de l'abîme de la mort, cria: Tout est accompli! Aussitôt le
-front orgueilleux, de l'intrépide Princesse se couvrit des rides de
-l'agonie; elle jeta un cri douloureux, et son coeur devint un brasier
-ardent: elle y porta la main pour ne l'en retirer jamais.
-
-Dans cet état de délire, oubliant ses vues ambitieuses et sa soif des
-sciences qui doivent être cachées aux mortels, elle renversa les
-offrandes que les Ginns avaient déposées à ses pieds; et maudissant
-l'heure de sa naissance et le sein qui l'avait portée, elle se mit à
-courir pour ne plus s'arrêter, ni goûter un moment de repos.
-
-A peu près dans ce même temps, la même voix avait annoncé au Calife, à
-Nouronihar, aux quatre Princes et à la Princesse, le décret irrévocable.
-Leurs coeurs venaient de s'embraser; et ce fut alors qu'ils perdirent le
-plus précieux des dons du ciel, l'_espérance_! Ces malheureux s'étaient
-séparés en se jetant des regards furieux. Vathek ne voyait plus dans
-ceux de Nouronihar que rage et que vengeance; elle ne voyait plus dans
-les siens qu'aversion et désespoir. Les deux Princes amis, qui jusqu'à
-ce moment s'étaient tenus tendrement embrassés, s'éloignèrent l'un de
-l'autre en frémissant. Kalilah et sa soeur se firent mutuellement un
-geste d'imprécation. Tous, par des contorsions effroyables et des cris
-étouffés, témoignèrent l'horreur qu'ils avaient d'eux-mêmes: tous se
-plongèrent dans la foule maudite pour y errer dans une éternité de
-peines.
-
- * * * * *
-
-Tel fut, et tel doit être le châtiment des passions effrénées, et des
-actions atroces; telle sera la punition de la curiosité aveugle, qui
-veut pénétrer au-delà des bornes que le Créateur a mises aux
-connaissances humaines; de l'ambition, qui, voulant acquérir des
-sciences réservées à de plus pures intelligences, n'acquiert qu'un
-orgueil insensé, et ne voit pas que l'état de l'homme est d'être humble
-et ignorant.
-
-Ainsi le Calife Vathek, qui, pour parvenir à une pompe vaine, et à une
-puissance défendue, s'était noirci de mille crimes, se vit en proie à
-des remords, et à une douleur sans fin et sans borne; ainsi l'humble, le
-méprisé Gulchenrouz, passa des siècles dans la douce tranquillité et le
-bonheur de l'enfance.
-
-
-FIN.
-
-
-
-
-NOTES.
-
-
-PAGE 1.
-
- [1] _Calife._--Chez les Mahométans, ce titre comprend à la fois les
- caractères réunis de prophète, de prêtre et de roi; on l'emploie
- pour signifier le Vicaire de Dieu sur la terre.--_Etat de l'Empire
- Ottoman, par Habesci, pag. 9. d'Herbelot, page 985._
-
- [2] _Expirait à l'instant._--L'auteur de Nighiaristan nous a conservé
- ce qui vient à l'appui de ce récit; et il n'y a aucune histoire de
- Vathek, dans laquelle il ne soit fait mention de son oeil terrible.
-
-PAGE 2.
-
- [3] _Omar Ben Abdalaziz._--Calife distingué de tous les autres par sa
- tempérance, et son abnégation de lui-même; au point que l'on croit
- qu'il a été reçu dans le sein de Mahomet, en récompense de son
- abstinence exemplaire dans un siècle de corruption.--_D'Herbelot, p.
- 690._
-
- [4] _Samarah._--Ville de l'Iraque Babylonien, que l'on suppose avoir
- été située sur le lieu où Nembrod éleva sa tour. Khondemir raconte
- dans la vie de Motassem, que ce prince quitta Bagdad pour terminer
- les disputes qui s'élevaient continuellement entre les habitants de
- cette ville et ses esclaves Turcs; et qu'il choisit une situation
- dans la plaine de Catoul, où il bâtit Samarah. On assure qu'il avait
- dans les écuries de cette ville cent trente mille chevaux pies, dont
- chacun transporta par son ordre un sac de terre sur la place qu'il
- avait choisie: de cet amas énorme, il se forma une élévation qui
- dominait sur toute l'étendue de Samarah, et qui servit de base à son
- magnifique palais.--_D'Herbelot, p. 752. 808. 985. Anecdotes Arabes,
- p. 413._
-
-PAGE 3.
-
- [5] _Mani._--Cet artiste vivait sous le règne de Schabur ou Sapor,
- fils d'Ardschir Babegan; il était peintre et sculpteur de
- profession, et il fut fondateur de la secte des
- Manichéens.--_D'Herbelot, p. 548._
-
-PAGE 23.
-
- [6] _Giaour._--Infidèle.
-
-PAGE 56.
-
- [7] _Vases de Fagfouri._--Les Orientaux donnent le nom de Fagfouri à
- la porcelaine de la Chine, dont l'usage est ancien chez eux. Ils
- appellent l'Empereur de la Chine, le Fagfour.
-
-PAGE 57.
-
- [8] _Istakhar._--Cette cité était, sous les Rois des trois premières
- races, l'ancienne Persépolis, la capitale de la Perse. L'auteur du
- Lebtarikh dit que Kischtab établit son séjour dans cette ville;
- qu'il y érigea plusieurs temples consacrés à l'élément du feu; et
- qu'il fit creuser pour lui-même et ses successeurs, des sépulcres
- dans les rochers de la montagne qui communiquaient à la cité. Les
- ruines qui restent encore des colonnes et des figures mutilées par
- Alexandre et par le temps, prouvent évidemment que ces anciens
- potentats avaient choisi cet endroit pour leur
- sépulture.--_D'Herbelot, p. 327._
-
- [9] _Gian Ben Gian._--Par ce nom l'on distinguait le Monarque de cette
- espèce d'êtres appelés par les Arabes, _Gian_, ou _Ginn_ qui
- signifie Génie, et par les Tarikhs _Thabari_, Feez ou Fées. Gian Ben
- Gian était fameux par ses expéditions guerrières et par ses édifices
- prodigieux; suivant les écrivains Orientaux, les pyramides d'Egypte
- étaient au nombre des monuments de sa puissance.--_D'Herbelot, p.
- 396. Bailly, sur l'Atlantide, p. 147._
-
- [10] _Sultans préadamites._--Ces Monarques, qui étaient au nombre de
- soixante-douze, avaient chacun le gouvernement d'une espèce
- distincte d'êtres raisonnables, antérieurs à l'existence
- d'Adam.--_D'Herbelot, p. 820._
-
-PAGE 59.
-
- [11] _Rocnabad._--Le ruisseau de ce nom coule près de la cité de
- Schiraz. Ses eaux sont extraordinairement claires et limpides, et
- ses bords couverts de la plus belle verdure.
-
-PAGE 62.
-
- [12] _Pots remplis de scorpions._--C'était un goût de famille.
- Motavekel, frère de Vathek, régalait ses convives de la même manière
- et s'amusait aussi quelquefois à les guérir avec une thériaque
- admirable.--_D'Herbelot, p. 641._
-
- [13] _Moullahs._--Titre de ceux qui, chez les Mahométans, étaient
- élevés dans la science des lois: de leur classe on tirait les Juges
- des villes et des provinces.
-
-PAGE 63.
-
- [14] _Bababalouk, hors de lui._--L'énormité de la profanation de
- Vathek ne peut être sentie que par un Musulman orthodoxe, ou par
- quelqu'un qui se rappelle l'ablution et la prière indispensablement
- requises en pareil cas.--_Disc. prél. de Sale, p. 139. Alcoran,
- chap. iv. Etat de l'Empire Ottoman, par Habetei, p. 93._
-
-PAGE 65.
-
- [15] _Vin de Schiraz._--Schiraz était fameuse dans l'Orient pour les
- vins de différentes sortes qu'elle produisait, mais particulièrement
- pour son vin rouge, qui était même plus estimé que le vin blanc de
- Kirmith.
-
-PAGE 80.
-
- [16] _Des fours d'argent._--Les fours portatifs étaient une partie des
- meubles des voyageurs Orientaux. S. Jérôme (_Compl. 8. 10._) les a
- décrits en détail. Ceux des Califes étaient de la même espèce,
- excepté qu'ils étaient d'argent au lieu de cuivre.
-
-PAGE 81.
-
- [17] _La Simorgue._--C'est cet oiseau chimérique de l'Orient dont on
- dit tant de merveilles. Il avait non-seulement le don de la raison,
- mais encore la connaissance de toutes les langues; d'où l'on peut
- conclure que c'était un génie sous une forme empruntée. Cette
- créature rapporte d'elle-même qu'elle avait vu douze fois commencer
- et finir la grande révolution de sept mille ans, et que dans sa
- durée, le monde avait été sept fois dépeuplé, et sept fois repeuplé
- d'habitants. Elle est représentée comme la grande amie de la race
- d'Adam et l'ennemie la plus décidée des Dives. Tahamurath et Aherman
- apprirent par ses prédictions tout ce qui devait leur arriver, et
- ils obtinrent qu'elle les seconderait dans toutes leurs entreprises.
- Tahamurath, armé du bouclier de Gian Ben Gian, fut porté dans l'air
- par la Simorgue, au-dessus du noir désert jusqu'à la montagne de
- Caf; le panache de son casque était de plumes tirées du sein de cet
- oiseau. La Simorgue était invulnérable dans les combats, et les
- héros qu'elle favorisait, ne manquaient jamais de réussir.
- Quoiqu'elle fût assez puissante pour exterminer ses ennemis,
- cependant on supposait qu'il lui était interdit d'exercer ce fatal
- pouvoir. Pour prouver combien la Providence est universelle dans le
- soin qu'elle prend des êtres créés, Sadi prétend que la Simorgue,
- malgré sa masse immense, n'est pas embarrassée de trouver sa
- nourriture sur la montagne de Caf.
-
-PAGE 82.
-
- [18] _Afrites._--C'était une espèce de Méduse ou Lamie, le plus
- terrible et le plus cruel de tous les ordres des Dives.
-
-PAGE 88.
-
- [19] _Le Bismillah._--Ce mot qui est à la tête de tous les chapitres
- de l'Alcoran, excepté le dix-neuvième, signifie «Au nom du Dieu
- très-miséricordieux.»
-
-PAGE 90.
-
- [20] _Tecthravan._--Cette espèce de trône ambulant, quoique plus
- commun à présent que dans le temps de Vathek, est encore réservé aux
- personnes du premier rang.
-
-PAGE 103.
-
- [21] _Des petits plats d'abomination._--Le Koran a établi diverses
- distinctions, relativement à différentes sortes de nourritures; et
- beaucoup de Mahométans sont assez scrupuleux pour ne pas toucher à
- la viande de certains animaux, sur lesquels on a oublié de
- prononcer, à l'instant de leur mort, le mot de Bismillah.--_Cérém.
- Relig. vol. vii. p. 110._
-
-PAGE 104.
-
- [22] _Périses._--Le mot _Péri_, dans le langage Persan, signifie cette
- belle race de créatures qui tient le milieu entre les anges et les
- hommes. Les Arabes lui donnent le nom de Ginn ou Génie; et nous,
- d'après les Persans, peut-être, nous les appelons, Fées.
-
-PAGE 109.
-
- [23] _Meignoun et Leilah._--Ces personnages sont considérés par les
- Arabes comme les amants les plus beaux et les plus fidèles. Leurs
- amours ont été célébrées avec tous les charmes de la poésie dans les
- différentes langues de l'Orient.
-
-PAGE 111.
-
- [24] _Shaddukian et Ambreabad._--Deux villes des Péries dans la région
- imaginaire du Ginnistan. La première signifie _plaisir_ et _désir_,
- l'autre la _cité de l'ambre gris_.--Voyez _Richardson, Dissert. p.
- 169._
-
-PAGE 118.
-
- [25] _Sombres Goules._--_Goul_ ou _Ghul_ en Arabe, signifie un objet
- épouvantable qui ôte l'usage des sens. De là dérive le nom de ces
- espèces de monstres qui passent pour habiter les forêts, les
- cimetières et les autres places désertes. On raconte que
- non-seulement ils déchirent les vivants, mais encore déterrent les
- morts pour les dévorer.--_Richardson, dissert. p. 174, 274._ _Voyez
- aussi_ l'histoire d'Amine dans les Mille et une Nuits.
-
-PAGE 119
-
- [26] _Plumes de héron toutes étincelantes d'escarboucles._--Les
- panaches de cette sorte font partie des attributs de la royauté
- Orientale.
-
-PAGE 120.
-
- [27] _L'escarboucle de Giamchid._--Ce puissant Potentat était le
- quatrième souverain de la Dynastie des Pischadians, et frère ou
- neveu de Tahamurath. Son vrai nom était Giam ou Gem et Shilo,
- lequel, dans l'ancien langage Persan, signifie le soleil, allusion
- faite à la majesté de sa personne, ou à la splendeur de ses actions.
-
-PAGE 132.
-
- [28] _Les cris de Leillah-Illeilah._--Ces exclamations qui signifient,
- «Il n'y a point d'autre Dieu que Dieu,» étaient ordinairement
- prononcées avec une violente émotion.
-
-PAGE 135.
-
- [29] _Monkir et Nekir._--Deux Anges noirs, dont la fonction est
- d'examiner tous les objets concernant la foi. Quiconque ne leur rend
- pas un compte satisfaisant est certain d'être assommé avec des
- massues de fer rouge, et d'être tourmenté au-delà de toute
- expression.--_Cérém. Relig. vol. V. p. 101, vol. VII. p. 59, 68,
- 118._
-
- [30] _Le pont fatal._--Ce pont, nommé Al Siral en Arabe, est supposé
- s'étendre sur le gouffre infernal. On le représente aussi mince que
- le fil d'une toile d'araignée et aussi étroit que le tranchant de la
- lame d'un sabre.
-
-PAGE 166.
-
- [31] _Eblis._--D'Herbelot prétend que ce mot est une corruption du
- grec _diabolos_. C'est une qualification conférée par les Arabes au
- premier des Anges apostats. Il est représenté comme exilé dans les
- régions infernales, pour avoir refusé à Adam l'hommage que Dieu
- lui-même avait ordonné de lui rendre.
-
-PAGE 180.
-
- [32] _Balkis._--Nom de la reine de Saba, venue du Midi pour admirer la
- sagesse et la gloire de Salomon. Le Koran représente cette reine,
- comme une adoratrice du feu. Salomon a la réputation de l'avoir
- non-seulement traitée avec magnificence, mais encore de l'avoir
- honorée de son trône et de son lit.--_Alcoran chap. XXVII. et les
- notes de Sale. D'Herbelot, p. 182._
-
-PAGE 189.
-
- [33] _Ouranbad._--Ce monstre est représenté sous la figure d'une hydre
- ailée, très-féroce, et tient de la classe des Rakshes, qui font leur
- nourriture ordinaire de serpents et de dragons; du Soham, qui a la
- tête d'un cheval, avec quatre yeux, et le corps d'un dragon couleur
- de feu; du Syl, espèce de basilic, avec une face humaine si
- effroyable, qu'aucun mortel ne peut supporter son aspect; et ainsi
- des autres.--_Voyez les titres respectifs dans le_ Dictionnaire
- Persan, Arabe et Anglais de Richardson.
-
-PAGE 190.
-
- [34] _La forteresse d'Aherman._--Dans la mythologie Orientale, Aherman
- est réputé le démon de la discorde. Les anciens romans de la Perse
- abondent en descriptions de cette forteresse, dans laquelle les
- démons subalternes s'assemblent pour recevoir les lois de leurs
- princes; et c'est de là qu'ils partent pour aller exercer leur
- malice sur toute la terre.--_D'Herbelot, p. 71._
-
- [35] _Les salles d'Argenk._--Les salles de ce puissant Dive qui
- régnait dans les montagnes de Caf, contenaient les statues des
- soixante-douze Solimans, et les portraits des différentes créatures
- qui leur étaient attachées. Aucune d'entr'elles n'avait rien qui
- ressemblât à la figure humaine.
-
-
-FIN DES NOTES.
-
-
-LONDRES:
-
-SCHULZE ET CO. POLAND STREET.
-
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Vathek, by William Beckford
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VATHEK ***
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-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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-approach us with offers to donate.
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-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
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-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
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-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.
-
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
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-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
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-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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-
diff --git a/57832-h/57832-h.htm b/57832-h/57832-h.htm
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-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of Vathek, by William Beckford
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: Vathek
-
-Author: William Beckford
-
-Release Date: September 2, 2018 [EBook #57832]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VATHEK ***
-
-
-
-
-Produced by Laurent Vogel (This book was produced from
-scanned images of public domain material from the Google
-Books project.)
-
-
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-</pre>
+<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 57832 ***</div>
<h1>VATHEK.</h1>
@@ -3763,380 +3728,7 @@ Aucune d'entr'elles n'avait rien qui ressemblât à la figure humaine.</p>
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Vathek, by William Beckford
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VATHEK ***
-
-***** This file should be named 57832-h.htm or 57832-h.zip *****
-This and all associated files of various formats will be found in:
- http://www.gutenberg.org/5/7/8/3/57832/
-
-Produced by Laurent Vogel (This book was produced from
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-Books project.)
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-remaining provisions.
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-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
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-electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
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-the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
-or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
-additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
-Defect you cause.
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
-www.gutenberg.org
-
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
-mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
-volunteers and employees are scattered throughout numerous
-locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
-Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
-date contact information can be found at the Foundation's web site and
-official page at www.gutenberg.org/contact
-
-For additional contact information:
-
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
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