diff options
| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 05:26:10 -0700 |
|---|---|---|
| committer | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 05:26:10 -0700 |
| commit | 70af11ab4b24009b9090f0c79c6052fcf7f4305c (patch) | |
| tree | af99ee41871c01eb9edc5b2fa7ed63599c91f954 /5781-h | |
Diffstat (limited to '5781-h')
| -rw-r--r-- | 5781-h/5781-h.htm | 11050 | ||||
| -rw-r--r-- | 5781-h/images/cover.jpg | bin | 0 -> 116361 bytes |
2 files changed, 11050 insertions, 0 deletions
diff --git a/5781-h/5781-h.htm b/5781-h/5781-h.htm new file mode 100644 index 0000000..043bf33 --- /dev/null +++ b/5781-h/5781-h.htm @@ -0,0 +1,11050 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" + "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> + +<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> +<head> +<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=UTF-8" /> +<title> + The Project Gutenberg eBook of Le grand Meaulnes, by Alain-Fournier. +</title> +<link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> +<style type="text/css"> + +p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em; + margin: .3em 0;} +p.noindent { text-indent: 0; } + +h1 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; } +h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; } +h3 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 3em 0 1.5em 0; } + +div.c, p.c { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0; + margin: 1em 0; } + +.large { font-size: 130%; } +.small, small { font-size: 90%; } + +i em { font-style: normal; } +i sup { padding-left: .25em; } + +.sc { font-variant: small-caps; font-style: normal; } + + +.poetry { text-align: left; margin: 1em 0 1em 5%; } +.verse { padding-left: 15%; text-indent: -15%; } +.i4 { text-indent: 5%; } + +.sign { margin: 1em 5% 1em 20%; text-align: right; } +.ind { margin: 1em 0 1em 10%; } + +hr { width: 20%; margin: 1.5em 40%; } +div.dots { margin: .7em 0; text-align: center; } +div.dots b { display: inline-block; width: 4.8%; } + +sup { font-size: smaller; vertical-align: 20%; } + +li { list-style: none; } + +table { margin: 1em auto; } +td { vertical-align: top; } +td.c { text-align: center; padding: .7em 0; } +td.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; text-align: left; } +td.num { text-align: right; vertical-align: bottom; padding-left: 1em; } +td.r { text-align: right; } + + +div.gap, p.gap { margin-top: 2.5em; } +.break, .chapter { margin-top: 4em; } + +img { max-width: 100%; } + +@media screen { + body { max-width: 40em; width: 80%; margin: 0 auto; } +} + +@media handheld { + .break, .chapter { page-break-before: always; } + .top4em { padding-top: 4em; } + .nobreak { page-break-before: avoid; } +} + +</style> +</head> +<body> +<pre style='margin-bottom:6em;'>The Project Gutenberg EBook of Le grand Meaulnes, by Alain-Fournier + +This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and +most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions +whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms +of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at +www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you +will have to check the laws of the country where you are located before +using this ebook. + +Title: Le grand Meaulnes + +Author: Alain-Fournier + +Posting Date: November 11, 2020 [EBook #5781] +Release Date: May, 2004 +First Posted: July 21, 2003 + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +Produced by: Walter Debeuf, updated by Laurent Vogel (using images + generously made available by the Bibliothèque nationale de + France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GRAND MEAULNES *** +</pre><p class="c large">ALAIN-FOURNIER</p> + +<h1><span class="small">LE</span><br /> +GRAND MEAULNES</h1> + +<p class="c">PARIS<br /> +ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS<br /> +100, <span class="small">RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ</span>, 100<br /> +<span class="small">PLACE BEAUVAU</span></p> + +<p class="c">1913</p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c top4em small">Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptations +réservés pour tous pays</p> + +<p class="c small"><i lang="en" xml:lang="en">Copyright by Émile-Paul frères, 1913.</i></p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c top4em">Exemplaire tiré spécialement pour l'Auteur.</p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c top4em"><i>A ma sœur Isabelle</i></p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c large">LE GRAND MEAULNES</p> + + + + +<h2 class="nobreak">PREMIÈRE PARTIE</h2> + + + + +<h3 id="p1ch1">CHAPITRE PREMIER<br /> +<span class="small">LE PENSIONNAIRE</span></h3> + + +<p>Il arriva chez nous un dimanche de novembre +189…</p> + +<p>Je continue à dire «chez nous», bien que la +maison ne nous appartienne plus. Nous avons +quitté le pays depuis bientôt quinze ans et nous +n'y reviendrons certainement jamais.</p> + +<p>Nous habitions les bâtiments du <i>Cours Supérieur</i> +de Sainte-Agathe. Mon père, que j'appelais +M. Seurel, comme les autres élèves, y dirigeait à +la fois le Cours supérieur, où l'on préparait le +brevet d'instituteur, et le Cours moyen. Ma mère +faisait la petite classe.</p> + +<p>Une longue maison rouge, avec cinq portes +vitrées, sous des vignes vierges, à l'extrémité du +bourg; une cour immense avec préaux et buanderie, +qui ouvrait en avant sur le village par un +grand portail; sur le côté nord, la route où donnait +une petite grille et qui menait vers La Gare, +à trois kilomètres; au sud et par derrière, des +champs, des jardins et des prés qui rejoignaient +les faubourgs… tel est le plan sommaire de cette +demeure où s'écoulèrent les jours les plus tourmentés +et les plus chers de ma vie—demeure +d'où partirent et où revinrent se briser, comme +des vagues sur un rocher désert, nos aventures.</p> + +<p>Le hasard des «changements», une décision +d'inspecteur ou de préfet, nous avaient conduits +là. Vers la fin des vacances, il y a bien longtemps, +une voiture de paysan, qui précédait notre ménage, +nous avait déposés, ma mère et moi, devant +la petite grille rouillée. Des gamins qui volaient +des pêches dans le jardin s'étaient enfuis silencieusement +par les trous de la haie… Ma mère, +que nous appelions Millie, et qui était bien la +ménagère la plus méthodique que j'aie jamais +connue, était entrée aussitôt dans les pièces remplies +de paille poussiéreuse, et tout de suite elle +avait constaté avec désespoir, comme à chaque +«déplacement», que nos meubles ne tiendraient +jamais dans une maison si mal construite… Elle +était sortie pour me confier sa détresse. Tout en +me parlant, elle avait essuyé doucement avec son +mouchoir ma figure d'enfant noircie par le +voyage. Puis elle était rentrée faire le compte de +toutes les ouvertures qu'il allait falloir condamner +pour rendre le logement habitable… Quant à moi, +coiffé d'un grand chapeau de paille à rubans, j'étais +resté là, sur le gravier de cette cour étrangère, +à attendre, à fureter petitement autour du +puits et sous le hangar.</p> + +<p>C'est ainsi, du moins, que j'imagine aujourd'hui +notre arrivée. Car aussitôt que je veux retrouver +le lointain souvenir de cette première soirée d'attente +dans notre cour de Sainte-Agathe, déjà ce +sont d'autres attentes que je me rappelle; déjà, +les deux mains appuyées aux barreaux du portail, +je me vois épiant avec anxiété quelqu'un qui +va descendre la grand'rue. Et si j'essaie d'imaginer +la première nuit que je dus passer dans +ma mansarde, au milieu des greniers du premier +étage, déjà ce sont d'autres nuits que je me rappelle; +je ne suis plus seul dans cette chambre; une +grande ombre inquiète et amie passe le long des +murs et se promène. Tout ce paysage paisible—l'école, +le champ du père Martin, avec ses trois +noyers, le jardin dès quatre heures envahi chaque +jour par des femmes en visite…—est à jamais, +dans ma mémoire, agité, transformé par la présence +de celui qui bouleversa toute notre adolescence +et dont la fuite même ne nous a pas laissé +de repos.</p> + +<hr /> + + +<p>Nous étions pourtant depuis dix ans dans ce +pays lorsque Meaulnes arriva.</p> + +<p>J'avais quinze ans. C'était un froid dimanche +de novembre, le premier jour d'automne qui fît +songer à l'hiver. Toute la journée, Millie avait +attendu une voiture de La Gare qui devait lui +apporter un chapeau pour la mauvaise saison. +Le matin, elle avait manqué la messe; et jusqu'au +sermon, assis dans le chœur avec les autres enfants, +j'avais regardé anxieusement du côté des +cloches, pour la voir entrer avec son chapeau +neuf.</p> + +<p>Après midi, je dus partir seul à vêpres.</p> + +<p>—D'ailleurs, me dit-elle, pour me consoler, en +brossant de sa main mon costume d'enfant, même +s'il était arrivé, ce chapeau, il aurait bien fallu +sans doute, que je passe mon dimanche à le +refaire.</p> + +<p>Souvent nos dimanches d'hiver se passaient +ainsi. Dès le matin, mon père s'en allait au loin, +sur le bord de quelque étang couvert de brume, +pêcher le brochet dans une barque; et ma mère, +retirée jusqu'à la nuit dans sa chambre obscure, +rafistolait d'humbles toilettes. Elle s'enfermait +ainsi de crainte qu'une dame de ses amies, aussi +pauvre qu'elle mais aussi fière, vînt la surprendre. +Et moi, les vêpres finies, j'attendais, en lisant +dans la froide salle à manger, qu'elle ouvrît la +porte pour me montrer comment ça lui allait.</p> + +<p>Ce dimanche-là, quelque animation devant l'église +me retint dehors après vêpres. Un baptême, +sous le porche, avait attroupé des gamins. Sur la +place, plusieurs hommes du bourg avaient revêtu +leurs vareuses de pompiers; et, les faisceaux formés, +transis et battant la semelle, ils écoutaient +Boujardon, le brigadier, s'embrouiller dans la +théorie…</p> + +<p>Le carillon du baptême s'arrêta soudain, comme +une sonnerie de fête qui se serait trompée de jour +et d'endroit; Boujardon et ses hommes, l'arme +en bandoulière emmenèrent la pompe au petit +trot; et je les vis disparaître au premier tournant, +suivis de quatre gamins silencieux, écrasant de +leurs grosses semelles les brindilles de la route +givrée où je n'osais pas les suivre.</p> + +<p>Dans le bourg, il n'y eut plus alors de vivant +que le café Daniel, où j'entendais sourdement +monter puis s'apaiser les discussions des buveurs. +Et, frôlant le mur bas de la grande cour qui +isolait notre maison du village, j'arrivai un peu +anxieux de mon retard, à la petite grille.</p> + +<p>Elle était entr'ouverte et je vis aussitôt qu'il se +passait quelque chose d'insolite.</p> + +<p>En effet, à la porte de la salle à manger—la +plus rapprochée des cinq portes vitrées qui donnaient +sur la cour—une femme aux cheveux +gris, penchée, cherchait à voir au travers des +rideaux. Elle était petite, coiffée d'une capote de +velours noir à l'ancienne mode. Elle avait un +visage maigre et fin, mais ravagé par l'inquiétude; +et je ne sais quelle appréhension, à sa vue, m'arrêta +sur la première marche, devant la grille.</p> + +<p>—Où est-il passé? mon Dieu! disait-elle à +mi-voix. Il était avec moi tout à l'heure. Il a +déjà fait le tour de la maison. Il s'est peut-être +sauvé…</p> + +<p>Et, entre chaque phrase, elle frappait au carreau +trois petits coups à peine perceptibles.</p> + +<p>Personne ne venait ouvrir à la visiteuse inconnue. +Millie, sans doute, avait reçu le chapeau de +La Gare, et sans rien entendre, au fond de la +chambre rouge, devant un lit semé de vieux +rubans et de plumes défrisées, elle cousait, +décousait, rebâtissait sa médiocre coiffure… En +effet, lorsque j'eus pénétré dans la salle à manger, +immédiatement suivi de la visiteuse, ma mère +apparut tenant à deux mains sur la tête des fils de +laiton, des rubans et des plumes, qui n'étaient +pas encore parfaitement équilibrés… Elle me sourit, +de ses yeux bleus fatigués d'avoir travaillé +à la chute du jour, et s'écria:</p> + +<p>—Regarde! Je t'attendais pour te montrer…</p> + +<p>Mais, apercevant cette femme assise dans le +grand fauteuil, au fond de la salle, elle s'arrêta, +déconcertée. Bien vite, elle enleva sa coiffure, et, +durant toute la scène qui suivit, elle la tint contre +sa poitrine, renversée comme un nid dans son +bras droit replié.</p> + +<p>La femme à la capote, qui gardait, entre ses genoux, +un parapluie et un sac de cuir, avait commencé +de s'expliquer, en balançant légèrement la +tête et en faisant claquer sa langue comme une +femme en visite. Elle avait repris tout son aplomb. +Elle eut même, dès qu'elle parla de son fils, un +air supérieur et mystérieux qui nous intrigua.</p> + +<p>Ils étaient venus tous les deux, en voiture, de +La Ferté-d'Angillon, à quatorze kilomètres de +Sainte-Agathe. Veuve—et fort riche, à ce qu'elle +nous fit comprendre—elle avait perdu le cadet +de ses deux enfants, Antoine, qui était mort un +soir au retour de l'école, pour s'être baigné avec +son frère dans un étang malsain. Elle avait décidé +de mettre l'aîné, Augustin, en pension chez nous +pour qu'il pût suivre le Cours Supérieur.</p> + +<p>Et aussitôt elle fit l'éloge de ce pensionnaire +qu'elle nous amenait. Je ne reconnaissais plus la +femme aux cheveux gris, que j'avais vue courbée +devant la porte, une minute auparavant, avec cet +air suppliant et hagard de poule qui aurait perdu +l'oiseau sauvage de sa couvée.</p> + +<p>Ce qu'elle contait de son fils avec admiration +était fort surprenant: il aimait à lui faire plaisir, +et parfois il suivait le bord de la rivière, jambes +nues, pendant des kilomètres, pour lui rapporter +des œufs de poules d'eau, de canards sauvages, +perdus dans les ajoncs… Il tendait aussi des +nasses… L'autre nuit, il avait découvert dans le +bois une faisane prise au collet…</p> + +<p>Moi qui n'osais plus rentrer à la maison quand +j'avais un accroc à ma blouse, je regardais +Millie avec étonnement.</p> + +<p>Mais ma mère n'écoutait plus. Elle fit même +signe à la dame de se taire; et, déposant avec +précaution son «nid» sur la table, elle se leva +silencieusement comme pour aller surprendre +quelqu'un…</p> + +<p>Au-dessus de nous, en effet, dans un réduit où +s'entassaient les pièces d'artifice noircies du dernier +Quatorze Juillet, un pas inconnu, assuré, +allait et venait, ébranlant le plafond, traversait +les immenses greniers ténébreux du premier +étage, et se perdait enfin vers les chambres +d'adjoints abandonnées où l'on mettait sécher le +tilleul et mûrir les pommes.</p> + +<p>—Déjà, tout à l'heure, j'avais entendu ce bruit +dans les chambres du bas, dit Millie à mi-voix, et je +croyais que c'était toi, François, qui étais rentré…</p> + +<p>Personne ne répondit. Nous étions debout tous +les trois, le cœur battant, lorsque la porte des +greniers qui donnait sur l'escalier de la cuisine +s'ouvrit; quelqu'un descendit les marches, traversa +la cuisine, et se présenta dans l'entrée +obscure de la salle à manger.</p> + +<p>—C'est toi, Augustin? dit la dame.</p> + +<p>C'était un grand garçon de dix-sept ans environ. +Je ne vis d'abord de lui, dans la nuit tombante, +que son chapeau de feutre paysan coiffé en +arrière et sa blouse noire sanglée d'une ceinture +comme en portent les écoliers. Je pus distinguer +aussi qu'il souriait…</p> + +<p>Il m'aperçut, et, avant que personne eût pu lui +demander aucune explication:</p> + +<p>—Viens-tu dans la cour? dit-il.</p> + +<p>J'hésitai une seconde. Puis, comme Millie ne +me retenait pas, je pris ma casquette et j'allai +vers lui. Nous sortîmes par la porte de la cuisine +et nous allâmes au préau, que l'obscurité envahissait +déjà. A la lueur de la fin du jour, je +regardais, en marchant, sa face anguleuse au nez +droit, à la lèvre duvetée.</p> + +<p>—Tiens, dit-il, j'ai trouvé ça dans ton grenier. +Tu n'y avais donc jamais regardé?</p> + +<p>Il tenait à la main une petite roue en bois +noirci; un cordon de fusées déchiquetées courait +tout autour; ç'avait dû être le soleil ou la lune +au feu d'artifice du Quatorze Juillet.</p> + +<p>—Il y en a deux qui ne sont pas parties: nous +allons toujours les allumer, dit-il d'un ton tranquille +et de l'air de quelqu'un qui espère bien +trouver mieux par la suite.</p> + +<p>Il jeta son chapeau par terre et je vis qu'il avait +les cheveux complètement ras comme un paysan. +Il me montra les deux fusées avec leurs bouts de +mèche en papier que la flamme avait coupés, +noircis, puis abandonnés. Il planta dans le sable +le moyeu de la roue, tira de sa poche—à mon +grand étonnement, car cela nous était formellement +interdit—une boîte d'allumettes. Se baissant +avec précaution, il mit le feu à la mèche. +Puis, me prenant par la main, il m'entraîna vivement +en arrière.</p> + +<p>Un instant après, ma mère qui sortait sur le +pas de la porte, avec la mère de Meaulnes, après +avoir débattu et fixé le prix de pension, vit jaillir +sous le préau, avec un bruit de soufflet, deux +gerbes d'étoiles rouges et blanches; et elle put +m'apercevoir, l'espace d'une seconde, dressé dans +la lueur magique, tenant par la main le grand +gars nouveau venu et ne bronchant pas…</p> + +<p>Cette fois encore, elle n'osa rien dire.</p> + +<p>Et le soir, au dîner, il y eut, à la table de +famille, un compagnon silencieux, qui mangeait, +la tête basse, sans se soucier de nos trois regards +fixés sur lui.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch2">CHAPITRE II<br /> +<span class="small">APRÈS QUATRE HEURES…</span></h3> + + +<p>Je n'avais guère été, jusqu'alors, courir dans les +rues avec les gamins du bourg. Une coxalgie, dont +j'ai souffert jusque vers cette année 189…, m'avait +rendu craintif et malheureux. Je me vois encore +poursuivant les écoliers alertes dans les ruelles +qui entouraient la maison, en sautillant misérablement +sur une jambe…</p> + +<p>Aussi ne me laissait-on guère sortir. Et je me +rappelle que Millie, qui était très fière de moi, me +ramena plus d'une fois à la maison, avec force +taloches, pour m'avoir ainsi rencontré, sautant à +cloche-pied, avec les garnements du village.</p> + +<p>L'arrivée d'Augustin Meaulnes, qui coïncida +avec ma guérison, fut le commencement d'une vie +nouvelle.</p> + +<p>Avant sa venue, lorsque le cours était fini, à +quatre heures, une longue soirée de solitude commençait +pour moi. Mon père transportait le feu du +poêle de la classe dans la cheminée de notre salle à +manger; et peu à peu les derniers gamins attardés +abandonnaient l'école refroidie où roulaient des +tourbillons de fumée. Il y avait encore quelques +jeux, des galopades dans la cour; puis la nuit +venait; les deux élèves qui avaient balayé la +classe cherchaient sous le hangar leurs capuchons +et leurs pèlerines, et ils partaient bien vite, leur +panier au bras, en laissant le grand portail ouvert…</p> + +<p>Alors, tant qu'il y avait une lueur de jour, je +restais au fond de la mairie, enfermé dans le +cabinet des archives plein de mouches mortes, +d'affiches battant au vent, et je lisais assis sur +une vieille bascule, auprès d'une fenêtre qui donnait +sur le jardin.</p> + +<p>Lorsqu'il faisait noir, que les chiens de la ferme +voisine commençaient à hurler et que le carreau +de notre petite cuisine s'illuminait, je rentrais +enfin. Ma mère avait commencé de préparer le +repas. Je montais trois marches de l'escalier du +grenier; je m'asseyais sans rien dire, et, la tête +appuyée aux barreaux froids de la rampe, je la +regardais allumer son feu dans l'étroite cuisine où +vacillait la flamme d'une bougie…</p> + +<p>Mais quelqu'un est venu qui m'a enlevé à tous +ces plaisirs d'enfant paisible. Quelqu'un a soufflé +la bougie qui éclairait pour moi le doux visage +maternel penché sur le repas du soir. Quelqu'un +a éteint la lampe autour de laquelle nous étions +une famille heureuse, à la nuit, lorsque mon père +avait accroché les volets de bois aux portes +vitrées. Et celui-là, ce fut Augustin Meaulnes, +que les autres élèves appelèrent bientôt le grand +Meaulnes.</p> + +<p>Dès qu'il fut pensionnaire chez nous, c'est-à-dire +dès les premiers jours de décembre, l'école +cessa d'être désertée le soir, après quatre heures. +Malgré le froid de la porte battante, les cris des +balayeurs et leurs seaux d'eau, il y avait toujours, +après le cours, dans la classe, une vingtaine de +grands élèves, tant de la campagne que du bourg, +serrés autour de Meaulnes. Et c'étaient de longues +discussions, des disputes interminables, au milieu +desquelles je me glissais avec inquiétude et plaisir.</p> + +<p>Meaulnes ne disait rien; mais c'était pour lui +qu'à chaque instant l'un des plus bavards s'avançait +au milieu du groupe, et, prenant à témoin +tour à tour chacun de ses compagnons, qui l'approuvaient +bruyamment, racontait quelque longue +histoire de maraude, que tous les autres suivaient, +le bec ouvert, en riant silencieusement.</p> + +<p>Assis sur un pupitre, en balançant les jambes, +Meaulnes réfléchissait. Aux bons moments, il riait +aussi, mais doucement, comme s'il eût réservé +ses éclats de rire pour quelque meilleure histoire, +connue de lui seul. Puis, à la nuit tombante, +lorsque la lueur des carreaux de la classe n'éclairait +plus le groupe confus de jeunes gens, +Meaulnes se levait soudain et, traversant le cercle +pressé:</p> + +<p>—Allons, en route! criait-il.</p> + +<p>Alors tous le suivaient et l'on entendait leurs +cris jusqu'à la nuit noire, dans le haut du bourg…</p> + +<hr /> + + +<p>Il m'arrivait maintenant de les accompagner. +Avec Meaulnes, j'allais à la porte des écuries des +faubourgs, à l'heure où l'on trait les vaches… +Nous entrions dans les boutiques, et, du fond de +l'obscurité, entre deux craquements de son métier, +le tisserand disait:</p> + +<p>—Voilà les étudiants!</p> + +<p>Généralement, à l'heure du dîner, nous nous +trouvions tout près du <i>Cours</i>, chez Desnoues, le +charron, qui était aussi maréchal. Sa boutique +était une ancienne auberge, avec de grandes +portes à deux battants qu'on laissait ouvertes. De +la rue on entendait grincer le soufflet de la forge +et l'on apercevait à la lueur du brasier, dans ce +lieu obscur et tintant, parfois des gens de campagne +qui avaient arrêté leur voiture pour causer +un instant, parfois un écolier comme nous, +adossé à une porte, qui regardait sans rien dire. +Et c'est là que tout commença, environ huit +jours avant Noël.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch3">CHAPITRE III<br /> +<span class="small">«JE FRÉQUENTAIS LA BOUTIQUE D'UN VANNIER»</span></h3> + + +<p>La pluie était tombée tout le jour, pour ne +cesser qu'au soir. La journée avait été mortellement +ennuyeuse. Aux récréations, personne ne +sortait. Et l'on entendait mon père, M. Seurel, +crier à chaque minute, dans la classe:</p> + +<p>—Ne sabotez donc pas comme ça, les gamins!</p> + +<p>Après la dernière récréation de la journée, ou, +comme nous disions, après le dernier «quart d'heure», +M. Seurel, qui depuis un instant marchait +le long en large pensivement, s'arrêta, frappa +un grand coup de règle sur la table, pour faire cesser +le bourdonnement confus des fins de classe où +l'on s'ennuie, et, dans le silence attentif, demanda:</p> + +<p>—Qui est-ce qui ira demain en voiture à +La Gare avec François, pour chercher M. et M<sup>me</sup> +Charpentier?</p> + +<p>C'étaient mes grands-parents: grand-père +Charpentier, l'homme au grand burnous de laine +grise, le vieux garde forestier en retraite, avec +son bonnet de poil de lapin qu'il appelait son +képi… Les petits gamins le connaissaient bien. +Les matins, pour se débarbouiller, il tirait un seau +d'eau, dans lequel il barbotait, à la façon des +vieux soldats en se frottant vaguement la barbiche. +Un cercle d'enfants, les mains derrière le dos, +l'observaient avec une curiosité respectueuse… +Et ils connaissaient aussi grand'mère Charpentier, +la petite paysanne, avec sa capote tricotée, parce +que Millie l'amenait, au moins une fois, dans la +classe des plus petits.</p> + +<p>Tous les ans, nous allions les chercher, quelques +jours avant Noël, à la Gare, au train de +4 h. 2. Ils avaient, pour nous voir, traversé tout +le département, chargés de ballots de châtaignes +et de victuailles pour Noël enveloppées dans des +serviettes. Dès qu'ils avaient passé, tous les deux, +emmitouflés, souriants et un peu interdits, le +seuil de la maison, nous fermions sur eux toutes +les portes, et c'était une grande semaine de plaisir +qui commençait…</p> + +<p>Il fallait pour conduire avec moi la voiture qui +devait les ramener, il fallait quelqu'un de sérieux +qui ne nous versât pas dans un fossé, et d'assez +débonnaire aussi, car le grand-père Charpentier +jurait facilement et la grand-mère était un peu +bavarde.</p> + +<p>A la question de M. Seurel, une dizaine de voix +répondirent, criant ensemble:</p> + +<p>—Le grand Meaulnes! le grand Meaulnes!</p> + +<p>Mais M. Seurel fit semblant de ne pas entendre.</p> + +<p>Alors ils crièrent:</p> + +<p>—Fromentin!</p> + +<p>D'autres:</p> + +<p>—Jasmin Delouche!</p> + +<p>Le plus jeune des Roy, qui allait aux champs +monté sur sa truie au triple galop, criait: +«Moi! Moi!», d'une voix perçante.</p> + +<p>Dutremblay et Mouchebœuf se contentaient de +lever timidement la main.</p> + +<p>J'aurais voulu que ce fût Meaulnes. Ce petit +voyage en voiture à âne serait devenu un événement +plus important. Il le désirait aussi, mais +il affectait de se taire dédaigneusement. Tous les +grands élèves s'étaient assis comme lui sur la +table, à revers, les pieds sur le banc, ainsi que +nous faisions dans les moments de grand répit +et de réjouissance. Coffin, sa blouse relevée et +roulée autour de la ceinture, embrassait la colonne +de fer qui soutenait la poutre de la classe et commençait +de grimper en signe d'allégresse. Mais +M. Seurel refroidit tout le monde en disant:</p> + +<p>—Allons! Ce sera Mouchebœuf.</p> + +<p>Et chacun regagna sa place en silence.</p> + +<hr /> + + +<p>A quatre heures, dans la grande cour glacée, +ravinée par la pluie, je me trouvai seul avec +Meaulnes. Tous deux, sans rien dire, nous regardions +le bourg luisant que séchait la bourrasque. +Bientôt, le petit Coffin, en capuchon, un morceau +de pain à la main, sortit de chez lui et, rasant +les murs, se présenta en sifflant à la porte du +charron. Meaulnes ouvrit le portail, le héla et, +tous les trois, un instant après, nous étions installés +au fond de la boutique rouge et chaude, +brusquement traversée par de glacials coups de +vent: Coffin et moi, assis auprès de la forge, nos +pieds boueux dans les copeaux blancs; Meaulnes, +les mains aux poches, silencieux, adossé au +battant de la porte d'entrée. De temps à autre, +dans la rue, passait une dame de village, la tête +baissée à cause du vent, qui revenait de chez le +boucher, et nous levions le nez pour regarder qui +c'était.</p> + +<p>Personne ne disait rien. Le maréchal et son +ouvrier, l'un soufflant la forge, l'autre battant le +fer, jetaient sur le mur de grandes ombres brusques… +Je me rappelle ce soir-là comme un des +grands soirs de mon adolescence. C'était en moi un +mélange de plaisir et d'anxiété: je craignais que +mon compagnon ne m'enlevât cette pauvre joie +d'aller à La Gare en voiture; et pourtant j'attendais +de lui, sans oser me l'avouer, quelque entreprise +extraordinaire qui vînt tout bouleverser.</p> + +<p>De temps à autre, le travail paisible et régulier +de la boutique s'interrompait pour un instant. Le +maréchal laissait à petits coups pesants et clairs +retomber son marteau sur l'enclume. Il regardait, +en l'approchant de son tablier de cuir, le morceau +de fer qu'il avait travaillé. Et, redressant la tête, +il nous disait, histoire de souffler un peu:</p> + +<p>—Eh bien, ça va, la jeunesse?</p> + +<p>L'ouvrier restait la main en l'air à la chaîne +du soufflet, mettait son poing gauche sur la hanche +et nous regardait en riant.</p> + +<p>Puis le travail sourd et bruyant reprenait.</p> + +<p>Durant une de ces pauses, on aperçut, par la +porte battante, Millie dans le grand vent, serrée +dans un fichu, qui passait chargée de petits +paquets.</p> + +<p>Le maréchal demanda:</p> + +<p>—C'est-il que M. Charpentier va bientôt venir?</p> + +<p>—Demain, répondis-je, avec ma grand'mère, +j'irai les chercher en voiture au train de 4 h. 2.</p> + +<p>—Dans la voiture à Fromentin, peut-être?</p> + +<p>Je répondis bien vite:</p> + +<p>—Non, dans celle du père Martin.</p> + +<p>—Oh! alors, vous n'êtes pas revenus.</p> + +<p>Et tous les deux, son ouvrier et lui, se prirent +à rire.</p> + +<p>L'ouvrier fit remarquer, lentement, pour dire +quelque chose:</p> + +<p>—Avec la jument de Fromentin on aurait pu +aller les chercher à Vierzon. Il y a une heure +d'arrêt. C'est à quinze kilomètres. On aurait été +de retour avant même que l'âne à Martin fût +attelé.</p> + +<p>—Çà, dit l'autre, c'est une jument qui marche!…</p> + +<p>—Et je crois bien que Fromentin la prêterait +facilement.</p> + +<p>La conversation finit là. De nouveau la boutique +fut un endroit plein d'étincelles et de bruit, où +chacun ne pensa que pour soi.</p> + +<p>Mais lorsque l'heure fut venue de partir et que +je me levai pour faire signe au grand Meaulnes, +il ne m'aperçut pas d'abord. Adossé à la porte et +la tête penchée, il semblait profondément absorbé +par ce qui venait d'être dit. En le voyant ainsi, +perdu dans ses réflexions, regardant, comme à +travers des lieus de brouillard, ces gens paisibles +qui travaillaient, je pensai soudain à cette image +de <i>Robinson Crusoé</i>, où l'on voit l'adolescent +anglais, avant son grand départ, «fréquentant +la boutique d'un vannier»…</p> + +<p>Et j'y ai souvent repensé depuis.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch4">CHAPITRE IV<br /> +<span class="small">L'ÉVASION</span></h3> + + +<p>A une heure de l'après-midi, le lendemain, +la classe du Cours supérieur est claire, au milieu +du paysage gelé, comme une barque sur l'Océan. +On n'y sent pas la saumure ni le cambouis, comme +sur un bateau de pêche, mais les harengs grillés +sur le poêle et la laine roussie de ceux qui, en +rentrant, se sont chauffés de trop près.</p> + +<p>On a distribué, car la fin de l'année approche, +les cahiers de compositions. Et, pendant que +M. Seurel écrit au tableau l'énoncé des problèmes, +un silence imparfait s'établit, mêlé de conversations +à voix basse, coupé de petits cris étouffés et +de phrases dont on ne dit que les premiers mots +pour effrayer son voisin:</p> + +<p>—Monsieur! Un tel me…</p> + +<p>M. Seurel, en copiant ses problèmes, pense à +autre chose. Il se retourne de temps à autre, en +regardant tout le monde d'un air à la fois sévère +et absent. Et ce remue-ménage sournois cesse +complètement, une seconde, pour reprendre ensuite, +tout doucement d'abord, comme un ronronnement.</p> + +<p>Seul, au milieu de cette agitation, je me tais. +Assis au bout d'une des tables de la division des +plus jeunes, près des grandes vitres, je n'ai qu'à +me redresser un peu pour apercevoir le jardin, le +ruisseau dans le bas, puis les champs.</p> + +<p>De temps à autre, je me soulève sur la pointe +des pieds et je regarde anxieusement du côté de +la ferme de la Belle-Étoile. Dès le début de la +classe, je me suis aperçu que Meaulnes n'était +pas rentré après la récréation de midi. Son voisin +de table a bien dû s'en apercevoir aussi. Il n'a +rien dit encore, préoccupé par sa composition. +Mais, dès qu'il aura levé la tête, la nouvelle +courra par toute la classe, et quelqu'un, comme +c'est l'usage, ne manquera par de crier à haute +voix les premiers mots de la phrase:</p> + +<p>—Monsieur! Meaulnes…</p> + +<p>Je sais que Meaulnes est parti. Plus exactement, +je le soupçonne de s'être échappé. Sitôt le déjeuner +terminé, il a dû sauter le petit mur et filer à +travers champs, en passant le ruisseau à la Vieille-Planche, +jusqu'à la Belle-Étoile. Il aura demandé +la jument pour aller chercher M. et M<sup>me</sup> Charpentier. +Il fait atteler en ce moment.</p> + +<p>La Belle-Étoile est, là-bas, de l'autre côté du +ruisseau, sur le versant de la côte, une grande +ferme, que les ormes, les chênes de la cour et les +haies vives cachent en été. Elle est placée sur un +petit chemin qui rejoint d'un côté la route de La +Gare, de l'autre un faubourg du pays. Entourée +de hauts murs soutenus par des contreforts dont +le pied baigne dans le fumier, la grande bâtisse +féodale est au mois de juin enfouie sous les +feuilles, et, de l'école, on entend seulement, à la +tombée de la nuit, le roulement des charrois et +les cris des vachers. Mais aujourd'hui, j'aperçois +par la vitre, entre les arbres dépouillés, le haut +mur grisâtre de la cour, la porte d'entrée, puis, +entre des tronçons de haie, un bande du chemin +blanchi de givre, parallèle au ruisseau, qui mène +à la route de La Gare.</p> + +<p>Rien ne bouge encore dans ce clair paysage +d'hiver. Rien n'est changé encore.</p> + +<p>Ici, M. Seurel achève de copier le deuxième +problème. Il en donne trois d'habitude. Si +aujourd'hui par hasard, il n'en donnait que +deux… Il remonterait aussitôt dans sa chaire +et s'apercevait de l'absence de Meaulnes. Il +enverrait pour le chercher à travers le bourg +deux gamins qui parviendraient certainement +à le découvrir avant que la jument ne soit +attelée…</p> + +<p>M. Seurel, le deuxième problème copié, laisse +un instant retomber son bras fatigué… Puis, à +mon grand soulagement, il va à la ligne et +recommence à écrire en disant:</p> + +<p>—Ceci, maintenant, n'est plus qu'un jeu +d'enfant!</p> + +<p>… Deux petits traits noirs, qui dépassaient le +mur de la Belle-Étoile et qui devaient être les +deux brancards dressés d'une voiture, ont disparu. +Je suis sûr maintenant qu'on fait là-bas les préparatifs +du départ de Meaulnes. Voici la jument +qui passe la tête et le poitrail entre les deux +pilastres de l'entrée, puis s'arrête, tandis qu'on +fixe sans doute, à l'arrière de la voiture un +second siège pour les voyageurs que Meaulnes +prétend ramener. Enfin tout l'équipage sort lentement +de la cour, disparaît un instant derrière +la haie, et repasse avec la même lenteur sur le +bout de chemin blanc qu'on aperçoit entre deux +tronçons de la clôture. Je reconnais alors, dans +cette forme noire qui tient les guides, un coude +nonchalamment appuyé sur le côté de la voiture, +à la façon paysanne, mon compagnon Augustin +Meaulnes.</p> + +<p>Un instant encore tout disparaît derrière la +haie. Deux hommes qui sont restés au portail de +la Belle-Étoile, à regarder partir la voiture, se +concertent maintenant avec une animation croissante. +L'un d'eux ce décide enfin à mettre sa +main en porte-voix près de sa bouche et à appeler +Meaulnes, puis à courir quelques pas, dans sa +direction, sur le chemin… Mais alors, dans la +voiture qui est lentement arrivée sur la route de +La Gare et que du petit chemin on ne doit plus +apercevoir, Meaulnes change soudain d'attitude. +Un pied sur le devant, dressé comme un conducteur +de char romain, secouant à deux mains les +guides, il lance sa bête à fond de train et disparaît +en un instant de l'autre côté de la montée. +Sur le chemin, l'homme qui appelait s'est repris à +courir; l'autre s'est lancé au galop à travers +champs et semble venir vers nous.</p> + +<p>En quelques minutes, et au moment même où +M. Seurel, quittant le tableau, se frotte les +mains pour en enlever la craie, au moment où +trois voix à la fois crient du fond de la classe:</p> + +<p>—Monsieur! Le grand Meaulnes est parti!</p> + +<p>L'homme en blouse bleue est à la porte, qu'il +ouvre soudain toute grande, et, levant son +chapeau, il demande sur le seuil:</p> + +<p>—Excusez-moi, monsieur, c'est-il vous qui +avez autorisé cet élève à demander la voiture +pour aller à Vierzon chercher vos parents? Il +nous est venu des soupçons…</p> + +<p>—Mais pas du tout! répond M. Seurel.</p> + +<p>Et aussitôt c'est dans la classe un désarroi +effroyable. Les trois premiers, près de la sortie, +ordinairement chargés de pourchasser à coups de +pierres les chèvres ou les porcs qui viennent +brouter dans la cour les <i>corbeilles d'argent</i>, se +sont précipités à la porte. Au violent piétinement +de leurs sabots ferrés sur les dalles de l'école a +succédé, dehors, le bruit étouffé de leurs pas +précipités qui mâchent le sable de la cour et +dérapent au virage de la petite grille ouverte sur +la route. Tout le reste de la classe s'entasse aux +fenêtres du jardin. Certains ont grimpé sur les +tables pour mieux voir…</p> + +<p>Mais il est trop tard. Le grand Meaulnes s'est +évadé.</p> + +<p>—Tu iras tout de même à La Gare avec Mouchebœuf, +me dit M. Seurel. Meaulnes ne connaît +pas le chemin de Vierzon. Il se perdra aux +carrefours. Il ne sera pas au train pour trois +heures.</p> + +<p>Sur le seuil de la petite classe, Millie tend le +cou pour demander:</p> + +<p>—Mais qu'y a-t-il donc?</p> + +<p>Dans la rue du bourg, les gens commencent à +s'attrouper. Le paysan est toujours là, immobile, +entêté, son chapeau à la main, comme quelqu'un +qui demande justice.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch5">CHAPITRE V<br /> +<span class="small">LA VOITURE QUI REVIENT</span></h3> + + +<p>Lorsque j'eus ramené de La Gare les grands-parents, +lorsqu'après le dîner, assis devant la +haute cheminée, ils commencèrent à raconter par +le menu détail tout ce qui leur était arrivé +depuis les dernières vacances, je m'aperçus bientôt +que je ne les écoutais pas.</p> + +<p>La petite grille de la cour était tout près de la +porte de la salle à manger. Elle grinçait en +s'ouvrant. D'ordinaire, au début de la nuit, pendant +nos veillées de campagne, j'attendais secrètement +ce grincement de la grille. Il était suivi +d'un bruit de sabots claquant ou s'essuyant sur +le seuil, parfois d'un chuchotement comme de +personnes qui se concertent avant d'entrer. Et +l'on frappait. C'était un voisin, les institutrices, +quelqu'un enfin qui venait nous distraire de la +longue veillée.</p> + +<p>Or, ce soir-là, je n'avais plus rien à espérer du +dehors, puisque tous ceux que j'aimais étaient +réunis dans notre maison; et pourtant je ne +cessais d'épier tous les bruits de la nuit et +d'attendre qu'on ouvrît notre porte.</p> + +<p>Le vieux grand-père, avec son air broussailleux +de grand berger gascon, ses deux pieds lourdement +posés devant lui, son bâton entre les +jambes, inclinant l'épaule pour cogner sa pipe +contre son soulier, était là. Il approuvait de ses +yeux mouillés et bons ce que disait la grand'mère, +de son voyage et de ses poules et de ses +voisins et des paysans qui n'avaient pas encore +payé leur fermage. Mais je n'étais plus avec +eux.</p> + +<p>J'imaginais le roulement de voiture qui s'arrêterait +soudain devant la porte. Meaulnes sauterait +de la carriole et entrerait comme si rien ne +s'était passé… Ou peut-être irait-il d'abord reconduire +la jument à la Belle-Étoile; et j'entendrais +bientôt son pas sonner sur la route et la grille +s'ouvrir…</p> + +<p>Mais rien. Le grand-père regardait fixement +devant lui et ses paupières en battant s'arrêtaient +longuement sur ses yeux comme à l'approche du +sommeil. La grand'mère répétait avec embarras +sa dernière phrase, que personne n'écoutait.</p> + +<p>—C'est de ce garçon que vous êtes en peine? +dit-elle enfin.</p> + +<p>A La Gare, en effet, je l'avais questionnée +vainement. Elle n'avait vu personne, à l'arrêt de +Vierzon, qui ressemblât au grand Meaulnes. Mon +compagnon avait dû s'attarder en chemin. Sa +tentative était manquée. Pendant le retour, en +voiture, j'avais ruminé ma déception, tandis que +ma grand'mère causait avec Mouchebœuf. Sur la +route blanchie de givre, les petits oiseaux tourbillonnaient +autour des pieds de l'âne trottinant. +De temps à autre, sur le grand calme de l'après-midi +gelé, montait l'appel lointain d'une bergère +ou d'un gamin hélant son compagnon d'un bosquet +de sapins à l'autre. Et chaque fois, ce long +cri sur les coteaux déserts me faisait tressaillir, +comme si c'eût été la voix de Meaulnes me conviant +à le suivre au loin…</p> + +<hr /> + + +<p>Tandis que je repassais tout cela dans mon +esprit, l'heure arriva de se coucher. Déjà le +grand-père était entré dans la chambre rouge, la +chambre-salon, tout humide et glacée d'être +close depuis l'autre hiver. On avait enlevé, pour +qu'il s'y installât, les têtières en dentelle des fauteuils, +relevé les tapis et mis de côté les objets +fragiles. Il avait posé son bâton sur un chaise, +ses gros souliers sous un fauteuil; il venait de +souffler sa bougie, et nous étions debout, nous +disant bonsoir, prêts à nous séparer pour la +nuit, lorsqu'un bruit de voitures nous fit taire.</p> + +<p>On eût dit deux équipages se suivant lentement +au très petit trot. Cela ralentit le pas et +finalement vint s'arrêter sous la fenêtre de la +salle à manger qui donnait sur la route, mais +qui était condamnée.</p> + +<p>Mon père avait pris la lampe et, sans attendre, +il ouvrait la porte qu'on avait déjà fermée à clef. +Puis, poussant la grille, s'avançant sur le bord des +marches, il leva la lumière au-dessus de sa tête +pour voir ce qui se passait.</p> + +<p>C'étaient bien deux voitures arrêtées, le cheval +de l'une attaché derrière l'autre. Un homme avait +sauté à terre et hésitait…</p> + +<p>—C'est ici la mairie? dit-il en s'approchant? +Pourriez-vous m'indiquer M. Fromentin, métayer +à la Belle-Étoile? J'ai trouvé sa voiture et sa +jument qui s'en allaient sans conducteur, le long +d'un chemin près de la route de Saint-Loup-des-Bois. +Avec mon falot, j'ai pu voir son nom et son +adresse sur la plaque. Comme c'était sur mon +chemin, j'ai ramené son attelage par ici, afin +d'éviter des accidents, mais ça m'a rudement +retardé quand même.</p> + +<p>Nous étions là, stupéfaits. Mon père s'approcha. +Il éclaira la carriole avec sa lampe.</p> + +<p>—Il n'y a aucune trace de voyageur, poursuivit +l'homme. Pas même une couverture. La bête +est fatiguée; elle boitille un peu.</p> + +<p>Je m'étais approché jusqu'au premier rang et +je regardais avec les autres cet attelage perdu +qui nous revenait, telle une épave qu'eût ramenée +la haute mer—la première épave et la dernière, +peut-être, de l'aventure de Meaulnes.</p> + +<p>—Si c'est trop loin, chez Fromentin, dit +l'homme, je vais vous laisser la voiture. J'ai +perdu beaucoup de temps et l'on doit s'inquiéter, +chez moi.</p> + +<p>Mon père accepta. De cette façon nous pourrions +dès ce soir reconduire l'attelage à la Belle-Étoile +sans dire ce qui s'était passé. Ensuite, on +déciderait de ce qu'il faudrait raconter aux gens +du pays et écrire à la mère de Meaulnes… Et +l'homme fouetta sa bête, en refusant le verre de +vin que nous lui offrions.</p> + +<p>Du fond de sa chambre où il avait rallumé la +bougie, tandis que nous rentrions sans rien dire +et que mon père conduisait la voiture à la +ferme, mon grand-père appelait:</p> + +<p>—Alors? Est-il rentré, ce voyageur?</p> + +<p>Les femmes se concertèrent du regard, une +seconde:</p> + +<p>—Mais oui, il a été chez sa mère. Allons, dors. +Ne t'inquiète pas!</p> + +<p>—Eh bien, tant mieux. C'est bien ce que je +pensais, dit-il.</p> + +<p>Et, satisfait, il éteignit sa lumière et se tourna +dans son lit pour dormir.</p> + +<p>Ce fut la même explication que nous donnâmes +aux gens du bourg. Quant à la mère du fugitif, il +fut décidé qu'on attendrait pour lui écrire. Et +nous gardâmes pour nous seuls notre inquiétude +qui dura trois grands jours. Je vois encore mon +père rentrant de la ferme vers onze heures, sa +moustache mouillée par la nuit, discutant avec +Millie d'une voix très basse, angoissée et colère…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch6">CHAPITRE VI<br /> +<span class="small">ON FRAPPE AU CARREAU</span></h3> + + +<p>Le quatrième jour fut un des plus froids de +cet hiver-là. De grand matin, les premiers arrivés +dans la cour se réchauffaient en glissant autour +du puits. Ils attendaient que le poêle fût allumé +dans l'école pour s'y précipiter.</p> + +<p>Derrière le portail, nous étions plusieurs à +guetter la venue des gars de la campagne. Ils +arrivaient tout éblouis encore d'avoir traversé des +paysages de givre, d'avoir vu les étangs glacés, +les taillis où les lièvres détalent… Il y avait dans +leurs blouses un goût de foin et d'écurie qui +alourdissait l'air de la classe, quand ils se pressaient +autour du poêle rouge. Et, ce matin-là, l'un +d'eux avait apporté dans un panier un écureuil +gelé qu'il avait découvert en route. Il essayait, je +me souviens, d'accrocher par ses griffes, au +poteau du préau, la longue bête raidie…</p> + +<p>Puis la pesante classe d'hiver commença…</p> + +<p>Un coup brusque au carreau nous fit lever la +tête. Dressé contre la porte, nous aperçûmes +le grand Meaulnes secouant avant d'entrer +le givre de sa blouse, la tête haute et comme +ébloui!</p> + +<p>Les deux élèves du banc le plus rapproché de +la porte se précipitèrent pour l'ouvrir: il y eut à +l'entrée comme un vague conciliabule, que nous +n'entendîmes pas, et le fugitif se décida enfin à +pénétrer dans l'école.</p> + +<p>Cette bouffée d'air frais venue de la cour +déserte, les brindilles de paille qu'on voyait accrochées +aux habits du grand Meaulnes, et surtout +son air de voyageur fatigué, affamé, mais émerveillé, +tout cela fit passer en nous un étrange +sentiment de plaisir et de curiosité.</p> + +<p>M. Seurel était descendu du petit bureau à +deux marches où il était en train de nous faire la +dictée, et Meaulnes marchait vers lui d'un air +agressif. Je me rappelle combien je le trouvai beau, +à cet instant, le grand compagnon, malgré son air +épuisé et ses yeux rougis par les nuits passées au +dehors, sans doute.</p> + +<p>Il s'avança jusqu'à la chaire et dit, du ton +très assuré de quelqu'un qui rapporte un renseignement:</p> + +<p>—Je suis rentré, monsieur.</p> + +<p>—Je le vois bien, répondit M. Seurel, en le +considérant avec curiosité… Allez vous asseoir à +votre place.</p> + +<p>Le gars se retourna vers nous, le dos un peu +courbé, souriant d'un air moqueur, comme font +les grands élèves indisciplinés lorsqu'ils sont punis, +et, saisissant d'une main le bout de la table, il se +laissa glisser sur son banc.</p> + +<p>—Vous allez prendre un livre que je vais vous +indiquer, dit le maître—toutes les têtes étaient +alors tournées vers Meaulnes—pendant que vos +camarades finiront la dictée.</p> + +<p>Et la classe reprit comme auparavant. De temps +à autre le grand Meaulnes se tournait de mon +côté, puis il regardait par les fenêtres, d'où l'on +apercevait le jardin blanc, cotonneux, immobile, +et les champs déserts, ou parfois descendait un +corbeau. Dans la classe, la chaleur était lourde, +auprès du poêle rougi. Mon camarade, la tête dans +les mains, s'accouda pour lire: à deux reprises +je vis ses paupières se fermer et je crus qu'il +allait s'endormir.</p> + +<p>—Je voudrais aller me coucher, monsieur, dit-il +enfin, en levant le bras à demi. Voici trois nuits +que je ne dors pas.</p> + +<p>—Allez! dit M. Seurel, désireux surtout +d'éviter un incident.</p> + +<p>Toutes les têtes levées, toutes les plumes en +l'air, à regret nous le regardâmes partir, avec sa +blouse fripée dans le dos et ses souliers terreux.</p> + +<p>Que la matinée fut lente à traverser! Aux +approches de midi, nous entendîmes là-haut, +dans la mansarde, le voyageur s'apprêter pour +descendre. Au déjeuner, je le retrouvai assis +devant le feu, près des grands-parents interdits, +pendant qu'aux douze coups de l'horloge, les +grands élèves et les gamins éparpillés dans la +cour neigeuse filaient comme des ombres devant +la porte de la salle à manger.</p> + +<p>De ce déjeuner je ne me rappelle qu'un grand +silence et une grande gêne. Tout était glacé: la +toile cirée sans nappe, le vin froid dans les verres, +le carreau rougi sur lequel nous posions les +pieds… On avait décidé, pour ne pas le pousser +à la révolte, de ne rien demander au fugitif. +Et il profita de cette trêve pour ne pas dire un +mot.</p> + +<p>Enfin, le dessert terminé, nous pûmes tous les +deux bondir dans la cour. Cour d'école, après +midi, où les sabots avaient enlevé la neige… +cour noircie où le dégel faisait dégoutter les toits +du préau… cour pleine de jeux et de cris perçants! +Meaulnes et moi, nous longeâmes en courant les +bâtiments. Déjà deux ou trois de nos amis du +bourg laissaient la partie et accouraient vers nous +en criant de joie, faisant gicler la boue sous leurs +sabots, les mains aux poches, le cache-nez déroulé. +Mais mon compagnon se précipita dans la grande +classe, où je le suivis, et referma la porte vitrée +juste à temps pour supporter l'assaut de ceux qui +nous poursuivaient. Il y eut un fracas clair et +violent de vitres secouées, de sabots claquant sur +le seuil; une poussée qui fit plier la tige de fer +maintenant les deux battants de la porte; mais +déjà Meaulnes, au risque de se blesser à son anneau +brisé, avait tourné la petite clef qui fermait la serrure.</p> + +<p>Nous avions accoutumé de juger très vexante +une pareille conduite. En été, ceux qu'on laissait +ainsi à la porte couraient au galop dans le +jardin et parvenaient souvent à grimper par une +fenêtre avant qu'on eût pu les fermer toutes. Mais +nous étions en décembre et tout était clos. Un +instant on fit au dehors des pesées sur la porte; +on nous cria des injures; puis, un à un, ils tournèrent +le dos et s'en allèrent, la tête basse, en +rajustant leurs cache-nez.</p> + +<p>Dans la classe qui sentait les châtaignes et la +piquette, il n'y avait que deux balayeurs, qui +déplaçaient les tables. Je m'approchai du poêle +pour m'y chauffer paresseusement en attendant +la rentrée, tandis qu'Augustin Meaulnes cherchait +dans le bureau du maître et dans les pupitres. Il +découvrit bientôt un petit atlas, qu'il se mit à +étudier avec passion debout sur l'estrade, les +coudes sur le bureau, la tête entre les mains.</p> + +<p>Je me disposais à aller près de lui; je lui aurais +mis la main sur l'épaule et nous aurions sans +doute suivi ensemble sur la carte le trajet qu'il +avait fait, lorsque soudain la porte de communication +avec la petite classe s'ouvrit toute battante +sous une violente poussée, et Jasmin Delouche, +suivi d'un gars du bourg et de trois autres de la +campagne, surgit avec un cri de triomphe. Une +des fenêtres de la petite classe était sans doute +mal fermée ils avaient dû la pousser et sauter +par là.</p> + +<p>Jasmin Delouche, encore qu'assez petit, était +l'un des plus âgés du Cours Supérieur. Il était fort +jaloux du grand Meaulnes, bien qu'il se donnait +comme son ami. Avant l'arrivée de notre pensionnaire, +c'était lui, Jasmin, le coq de la classe. Il +avait une figure pâle, assez fade, et les cheveux +pommadés. Fils unique de la veuve Delouche, +aubergiste, il faisait l'homme; il répétait avec +vanité ce qu'il entendait dire aux joueurs de billard, +aux buveurs de vermouth.</p> + +<p>A son entrée, Meaulnes leva la tête et, les sourcils +froncés, cria aux gars qui se précipitaient sur +le poêle, en se bousculant:</p> + +<p>—On ne peut donc pas être tranquille une +minute, ici!</p> + +<p>—Si tu n'es pas content, il fallait rester où tu +étais, répondit, sans lever la tête, Jasmin Delouche +qui se sentait appuyé par ses compagnons.</p> + +<p>Je pense qu'Augustin était dans cet état de +fatigue où la colère monte et vous surprend sans +qu'on puisse la contenir.</p> + +<p>—Toi, dit-il, en se redressant et en fermant +son livre, un peu pâle, tu vas commencer par +sortir d'ici!</p> + +<p>L'autre ricana:</p> + +<p>—Oh! cria-t-il. Parce que tu es resté trois +jours échappé, tu crois que tu vas être le maître +maintenant?</p> + +<p>Et, associant les autres à sa querelle:</p> + +<p>—Ce n'est pas toi qui nous fera sortir, tu +sais!</p> + +<p>Mais déjà Meaulnes était sur lui. Il y eut d'abord +une bousculade; les manches des blouses craquèrent +et se décousirent. Seul, Martin, un des +gars de la campagne entrés avec Jasmin, s'interposa:</p> + +<p>—Tu vas te laisser! dit-il, les narines gonflées, +secouant la tête comme un bélier.</p> + +<p>D'une poussée violente, Meaulnes le jeta, titubant, +les bras ouverts, au milieu de la classe; +puis, saisissant d'une main Delouche par le cou, +de l'autre ouvrant la porte, il tenta de le jeter +dehors. Jasmin s'agrippait aux tables et traînait +les pieds sur les dalles, faisant crisser ses +souliers ferrés, tandis que Martin, ayant repris +son équilibre revenait à pas comptés, la tête +en avant, furieux. Meaulnes lâcha Delouche pour +se colleter avec cet imbécile, et il allait peut-être +se trouver en mauvaise posture, lorsque la +porte des appartements s'ouvrit à demi. M. Seurel +parut la tête tournée vers la cuisine, terminant, +avant d'entrer, une conversation avec quelqu'un…</p> + +<p>Aussitôt la bataille s'arrêta. Les uns se rangèrent +autour du poêle, la tête basse, ayant évité +jusqu'au bout de prendre parti. Meaulnes s'assit +à sa place, le haut de ses manches décousu et +défroncé. Quant à Jasmin, tout congestionné, on +l'entendit crier durant les quelques secondes +qui précédèrent le coup de règle du début de la +classe:</p> + +<p>—Il ne peut plus rien supporter maintenant. +Il fait le malin. Il s'imagine peut-être qu'on ne +sait pas où il a été!</p> + +<p>—Imbécile! Je ne le sais pas moi-même, répondit +Meaulnes, dans le silence déjà grand.</p> + +<p>Puis, haussant les épaules, la tête dans les +mains, il se mit à apprendre ses leçons.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch7">CHAPITRE VII<br /> +<span class="small">LE GILET DE SOIE</span></h3> + + +<p>Notre chambre était, comme je l'ai dit, une +grande mansarde. A moitié mansarde, à moitié +chambre. Il y avait des fenêtres aux autres logis +d'adjoints; on ne sait pourquoi celui-ci était +éclairé par une lucarne. Il était impossible de +fermer complètement la porte, qui frottait sur le +plancher. Lorsque nous y montions, le soir, abritant +de la main notre bougie que menaçaient tous +les courants d'air de la grande demeure, chaque +fois nous essayions de fermer cette porte, chaque +fois nous étions obligés d'y renoncer. Et, toute le +nuit, nous sentions autour de nous, pénétrant +jusque dans notre chambre, le silence des trois +greniers.</p> + +<p>C'est là que nous nous retrouvâmes, Augustin et +moi, le soir de ce même jour d'hiver.</p> + +<p>Tandis qu'en un tour de main j'avais quitté +tous mes vêtements et les avais jetés en tas sur +une chaise au chevet de mon lit, mon compagnon, +sans rien dire, commençait lentement à se déshabiller. +Du lit de fer aux rideaux de cretonne décorés +de pampres, où j'étais monté déjà, je le +regardais faire. Tantôt il s'asseyait sur son lit +bas et sans rideaux. Tantôt il se levait et marchait +de long en large, tout en se dévêtant. La +bougie, qu'il avait posée sur une petite table +d'osier tressée par des bohémiens, jetait sur le +mur son ombre errante et gigantesque.</p> + +<p>Tout au contraire de moi, il pliait et rangeait, +d'un air distrait et amer, mais avec soin, ses +habits d'écolier. Je le revois plaquant sur une +chaise sa lourde ceinture; pliant sur le dossier +sa blouse noire extraordinairement fripée et salie; +retirant une espèce de paletot gros bleu qu'il +avait sous sa blouse, et se penchant en me tournant +le dos, pour l'étaler sur le pied de son lit… +Mais lorsqu'il se redressa et se retourna vers moi, +je vis qu'il portait, au lieu du petit gilet à boutons +de cuivre, qui était d'uniforme sous le paletot, un +étrange gilet de soie, très ouvert, que fermait dans +le bas un rang serré de petits boutons de nacre.</p> + +<p>C'était un vêtement d'une fantaisie charmante, +comme devaient en porter les jeunes gens qui +dansaient avec nos grand'mères, dans les bals de +mil huit cent trente.</p> + +<p>Je me rappelle, en cet instant, le grand écolier +paysan, nu-tête, car il avait soigneusement posé +sa casquette sur ses autres habits—visage si +jeune, si vaillant et si durci déjà. Il avait repris +sa marche à travers la chambre lorsqu'il se mit +à déboutonner cette pièce mystérieuse d'un costume +qui n'était pas le sien. Et il était étrange de +le voir, en bras de chemise, avec son pantalon +trop court, ses souliers boueux, mettant la main +sur ce gilet de marquis.</p> + +<p>Dès qu'il l'eut touché, sortant brusquement de sa +rêverie il tourna la tête vers moi et me regarda +d'un œil inquiet. J'avais un peu envie de rire. +Il sourit en même temps que moi et son visage +s'éclaira.</p> + +<p>—Oh! dis-moi ce que c'est, fis-je, enhardi, à +voix basse. Où l'as-tu pris?</p> + +<p>Mais son sourire s'éteignit aussitôt. Il passa +deux fois sur ses cheveux ras sa main lourde, et +tout soudain, comme quelqu'un qui ne peut plus +résister à son désir, il réendossa sur le fin jabot +sa vareuse qu'il boutonna solidement et sa blouse +fripée; puis il hésita un instant, en me regardant +de côté… Finalement, il s'assit sur le bord de +son lit, quitta ses souliers qui tombèrent bruyamment +sur le plancher; et, tout habillé comme un +soldat au cantonnement d'alerte, il s'étendit sur +son lit et souffla la bougie.</p> + +<p>Vers le milieu de la nuit je m'éveillai soudain. +Meaulnes était au milieu de la chambre, debout, +sa casquette sur la tête, et il cherchait au porte-manteau +quelque chose—une pèlerine qu'il se +mit sur le dos… La chambre était très obscure. +Pas même la clarté que donne parfois le reflet de +la neige. Un vent noir et glacé soufflait dans le +jardin mort et sur le toit.</p> + +<p>Je me dressai un peu et je lui criai tout bas:</p> + +<p>—Meaulnes! tu repars?</p> + +<p>Il ne répondit pas. Alors, tout à fait affolé, je dis:</p> + +<p>—Eh bien, je pars avec toi. Il faut que tu +m'emmènes.</p> + +<p>Et je sautai à bas.</p> + +<p>Il s'approcha, me saisit par le bras, me forçant +à m'asseoir sur le rebord du lit, et il me dit:</p> + +<p>—Je ne puis pas t'emmener, François. Si je +connaissais bien mon chemin, tu m'accompagnerais. +Mais il faut d'abord que je le retrouve +sur le plan, et je n'y parviens pas.</p> + +<p>—Alors, tu ne peux pas repartir non plus?</p> + +<p>—C'est vrai, c'est bien inutile… fit-il avec découragement. +Allons, recouche-toi. Je te promets +de ne par repartir sans toi.</p> + +<p>Et il reprit sa promenade de long en large dans +la chambre. Je n'osais plus rien dire. Il marchait, +s'arrêtait, repartait plus vite, comme quelqu'un +qui, dans sa tête, recherche ou repasse +des souvenirs, les confronte, les compare, calcule, +et soudain pense avoir trouvé; puis de nouveau +lâche le fil et recommence à chercher…</p> + +<p>Ce ne fut pas la seule nuit où, réveillé par le +bruit de ses pas, je le trouvai ainsi, vers une heure +du matin, déambulant à travers la chambre et les +greniers—comme ces marins qui n'ont pu se +déshabituer de faire le quart et qui, au fond de +leurs propriétés bretonnes, se lèvent et s'habillent +à l'heure réglementaire pour surveiller la nuit +terrienne.</p> + +<p>A deux ou trois reprises, durant le mois de +janvier et la première quinzaine de février, je fus +ainsi tiré de mon sommeil. Le grand Meaulnes +était là, dressé, tout équipé, sa pèlerine sur le +dos, prêt à partir, et chaque fois, au bord de ce +pays mystérieux où une fois déjà il s'était évadé, +il s'arrêtait, hésitait. Au moment de lever le +loquet de la porte de l'escalier et de filer par la +porte de la cuisine qu'il eût facilement ouverte +sans que personne l'entendît, il reculait une fois +encore… Puis, durant les longues heures du +milieu de la nuit, fiévreusement, il arpentait, en +réfléchissant, les greniers abandonnés.</p> + +<hr /> + + +<p>Enfin une nuit, vers le 15 février, ce fut lui-même +qui m'éveilla en me posant doucement la +main sur l'épaule.</p> + +<p>La journée avait été fort agitée. Meaulnes, qui +délaissait complètement tous les jeux de ses anciens +camarades, était resté, durant la dernière récréation +du soir, assis sur son banc, tout occupé à +établir un mystérieux petit plan, en suivant du +doigt, et en calculant longuement, sur l'atlas du +Cher. Un va-et-vient incessant se produisait entre +la cour et la salle de classe. Les sabots claquaient. +On se pourchassait de table en table, franchissant +les bancs et l'estrade d'un saut… On savait qu'il +ne faisait pas bon s'approcher de Meaulnes lorsqu'il +travaillait ainsi; cependant, comme la récréation +se prolongeait, deux ou trois gamins du bourg, +par manière de jeu, s'approchèrent à pas de +loup et regardèrent par-dessus son épaule. L'un +d'eux s'enhardit jusqu'à pousser les autres sur +Meaulnes… Il ferma brusquement son atlas, cacha +sa feuille et empoigna le dernier des trois gars, +tandis que les deux autres avaient pu s'échapper.</p> + +<p>… C'était ce hargneux Giraudat, qui prit un +ton pleurard, essaya de donner des coups de +pied, et, en fin de compte, fut mis dehors par le +grand Meaulnes, à qui il cria rageusement:</p> + +<p>—Grand lâche! ça ne m'étonne pas qu'ils sont +tous contre toi, qu'ils veulent te faire la guerre!…</p> + +<p>et une foule d'injures auxquelles nous répondîmes, +sans avoir bien compris ce qu'il avait +voulu dire. C'est moi qui criais le plus fort, car +j'avais pris le parti du grand Meaulnes. Il y avait +maintenant comme un pacte entre nous. La promesse +qu'il m'avait faite de m'emmener avec lui, +sans me dire, comme tout le monde, «que je ne +pourrais pas marcher», m'avait lié à lui pour toujours. +Et je ne cessais de penser à son mystérieux +voyage. Je m'étais persuadé qu'il avait dû rencontrer +une jeune fille. Elle était sans doute infiniment +plus belle que toutes celles du pays, plus +belle que Jeanne, qu'on apercevait dans le jardin +des religieuses par le trou de la serrure; et que +Madeleine, la fille du boulanger, toute rose et +toute blonde; et que Jenny, la fille de la châtelaine, +qui était admirable, mais folle et toujours +enfermée. C'est à une jeune fille certainement +qu'il pensait la nuit, comme un héros de roman. +Et j'avais décidé de lui en parler, bravement, la +première fois qu'il m'éveillerait…</p> + +<p>Le soir de cette nouvelle bataille, après quatre +heures, nous étions tous les deux occupés à rentrer +des outils du jardin, des pics et des pelles +qui avaient servi à creuser des trous, lorsque nous +entendîmes des cris sur la route. C'était une +bande de jeunes gens et de gamins, en colonne +par quatre, au pas gymnastique, évoluant comme +une compagnie parfaitement organisée, conduits +par Delouche, Daniel, Giraudat, et un autre +que nous ne connûmes point. Ils nous avaient +aperçus et ils nous huaient de la belle façon. +Ainsi tout le bourg était contre nous, et l'on +préparait je ne sais quel jeu guerrier dont nous +étions exclus.</p> + +<p>Meaulnes, sans mot dire, remisa sous le hangar +la bêche et la pioche qu'il avait sur l'épaule… +Mais, à minuit, je sentais sa main sur mon bras, +et je m'éveillais en sursaut.</p> + +<p>—Lève-toi, dit-il, nous partons.</p> + +<p>—Connais-tu maintenant le chemin jusqu'au +bout?</p> + +<p>—J'en connais une bonne partie. Et il faudra +bien que nous trouvions le reste! répondit-il, les +dents serrées.</p> + +<p>—Écoute, Meaulnes, fis-je en me mettant sur +mon séant. Écoute-moi: nous n'avons qu'une +chose à faire; c'est de chercher tous les deux en +plein jour, en nous servant de ton plan, la partie +du chemin qui nous manque.</p> + +<p>—Mais cette portion-là est très loin d'ici.</p> + +<p>—Eh bien, nous irons en voiture, cet été, dès +que les journées seront longues.</p> + +<p>Il y eut un silence prolongé qui voulait dire +qu'il acceptait.</p> + +<p>—Puisque nous tâcherons ensemble de retrouver +la jeune fille que tu aimes, Meaulnes, ajoutai-je +enfin, dis-moi qui elle est, parle-moi d'elle.</p> + +<p>Il s'assit sur le pied de mon lit. Je voyais dans +l'ombre sa tête penchée, ses bras croisés et ses +genoux. Puis il aspira l'air fortement, comme +quelqu'un qui a eu gros cœur longtemps et qui +va enfin confier son secret…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch8">CHAPITRE VIII<br /> +<span class="small">L'AVENTURE</span></h3> + + +<p>Mon compagnon ne me conta pas cette nuit-là +tout ce qui lui était arrivé sur la route. Et même +lorsqu'il se fut décidé à me tout confier, durant +des jours de détresse dont je reparlerai, ce resta +longtemps le grand secret de nos adolescences. +Mais aujourd'hui que tout est fini, maintenant +qu'il ne reste plus que poussière</p> + +<div class="poetry"> +<div class="verse">de tant de mal, de tant de bien,</div> +</div> + +<p class="noindent">je puis raconter son étrange aventure.</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>A une heure et demie de l'après-midi, sur la +route de Vierzon, par ce temps glacial, Meaulnes +fit marcher la bête bon train car il savait n'être +pas en avance. Il ne songea d'abord, pour s'en +amuser, qu'à notre surprise à tous, lorsqu'il +ramènerait dans la carriole, à quatre heures, le +grand-père et la grand'mère Charpentier. Car, à +ce moment-là, certes, il n'avait pas d'autre intention.</p> + +<p>Peu à peu, le froid le pénétrant, il s'enveloppa +les jambes dans une couverture qu'il avait d'abord +refusée et que les gens de la Belle-Étoile avaient +mise de force dans la voiture.</p> + +<p>A deux heures, il traversa le bourg de La Motte. +Il n'était jamais passé dans un petit pays aux +heures de classe et s'amusa de voir celui-là aussi +désert, aussi endormi. C'est à peine si, de loin en +loin, un rideau se leva, montrant une tête curieuse +de bonne femme.</p> + +<p>A la sortie de La Motte, aussitôt après la maison +d'école, il hésita entre deux routes et crut se +rappeler qu'il fallait tourner à gauche pour aller +à Vierzon. Personne n'était là pour le renseigner. +Il remit sa jument au trot sur la route désormais +plus étroite et mal empierrée. Il longea quelque +temps un bois de sapins et rencontra enfin un +roulier à qui il demanda, mettant sa main en +porte-voix, s'il était bien là sur la route de Vierzon. +La jument, tirant sur les guides, continuait à +trotter; l'homme ne dut pas comprendre ce qu'on +lui demandait; il cria quelque chose en faisant +un geste vague, et, à tout hasard, Meaulnes poursuivit +sa route.</p> + +<p>De nouveau ce fut la vaste campagne gelée, sans +accident ni distraction aucune; parfois seulement +une pie s'envolait, effrayée par la voiture, pour +aller se percher plus loin sur un orme sans +tête. Le voyageur avait enroulé autour de ses +épaules, comme une cape, sa grande couverture. +Les jambes allongées, accoudé sur un côté +de la carriole, il dut somnoler un assez long +moment…</p> + +<p>… Lorsque, grâce au froid, qui traversait +maintenant la couverture, Meaulnes eut repris +ses esprits, il s'aperçut que le paysage avait +changé. Ce n'étaient plus ces horizons lointains, +ce grand ciel blanc où se perdait le regard, +mais de petits prés encore verts avec de hautes +clôtures. A droite et à gauche, l'eau des fossés +coulait sous la glace. Tout faisait pressentir +l'approche d'une rivière. Et, entre les hautes +haies, la route n'était plus qu'un étroit chemin +défoncé.</p> + +<p>La jument, depuis un instant, avait cessé de +trotter. D'un coup de fouet, Meaulnes voulut lui +faire reprendre sa vive allure, mais elle continua +à marcher au pas avec une extrême lenteur, et le +grand écolier, regardant de côté, les mains appuyées +sur le devant de la voiture, s'aperçut +qu'elle boitait d'une jambe de derrière. Aussitôt +il sauta à terre, très inquiet.</p> + +<p>—Jamais nous n'arriverons à Vierzon pour le +train, dit-il à mi-voix.</p> + +<p>Et il n'osait pas s'avouer sa pensée la plus +inquiétante, à savoir que peut-être il s'était +trompé de chemin et qu'il n'était plus là sur la +route de Vierzon.</p> + +<p>Il examina longuement le pied de la bête et n'y +découvrit aucune trace de blessure. Très craintive, +la jument levait la patte dès que Meaulnes voulait +la toucher et grattait le sol de son sabot lourd et +maladroit. Il comprit enfin qu'elle avait tout simplement +un caillou dans le sabot. En gars expert +au maniement du bétail, il s'accroupit, tenta de lui +saisir le pied droit avec sa main gauche et de le +placer entre ses genoux, mais il fut gêné par la +voiture. A deux reprises, la jument se déroba et +avança de quelques mètres. Le marchepied vint le +frapper à la tête et la roue le blessa au genou. Il +s'obstina et finit par triompher de la bête peureuse; +mais le caillou se trouvait si bien enfoncé +que Meaulnes dut sortir son couteau de paysan +pour en venir à bout.</p> + +<p>Lorsqu'il eut terminé sa besogne, et qu'il releva +enfin la tête, à demi étourdit et les yeux troubles, +il s'aperçut avec stupeur que la nuit tombait…</p> + +<hr /> + + +<p>Tout autre que Meaulnes eût immédiatement +rebroussé chemin. C'était le seul moyen de ne pas +s'égarer davantage. Mais il réfléchit qu'il devait +être maintenant fort loin de la Motte. En outre la jument +pouvait avoir pris un chemin transversal pendant +qu'il dormait. Enfin, ce chemin-là devait bien +à la longue mener vers quelque village… Ajoutez à +toutes ces raisons que le grand gars, en remontant +sur le marche-pied, tandis que la bête impatiente +tirait déjà sur les guides, sentait grandir en lui le +désir exaspéré d'aboutir à quelque chose et d'arriver +quelque part, en dépit de tous les obstacles!</p> + +<p>Il fouetta la jument qui fit un écart et se remit +au grand trot. L'obscurité croissait. Dans le sentier +raviné, il y avait maintenant tout juste passage +pour la voiture. Parfois une branche morte +de la haie se prenait dans la roue et se cassait +avec un bruit sec… Lorsqu'il fit tout à fait noir, +Meaulnes songea soudain, avec un serrement de +cœur, à la salle à manger de Sainte-Agathe, où +nous devions, à cette heure, être tous réunis. Puis +la colère le prit; puis l'orgueil et la joie profonde +de s'être ainsi évadé, sans avoir voulu…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch9">CHAPITRE IX<br /> +<span class="small">UNE HALTE</span></h3> + + +<p>Soudain, la jument ralentit son allure, comme +si son pied avait buté dans l'ombre; Meaulnes +vit sa tête plonger et se relever par deux fois; +puis elle s'arrêta net, les naseaux bas, semblant +humer quelque chose. Autour des pieds de la +bête, on entendait comme un clapotis d'eau. Un +ruisseau coupait le chemin. En été, ce devait être +un gué. Mais à cette époque le courant était si fort +que la glace n'avait pas pris et qu'il eût été dangereux +de pousser plus avant.</p> + +<p>Meaulnes tira doucement sur les guides, pour +reculer de quelques pas et, très perplexe, se +dressa dans la voiture. C'est alors qu'il aperçut, +entre les branches, une lumière. Deux ou trois +prés seulement devaient la séparer du chemin…</p> + +<p>L'écolier descendit de voiture et ramena la jument +en arrière, en lui parlant pour la calmer, +pour arrêter ses brusques coups de tête effrayés:</p> + +<p>—Allons, ma vieille! Allons! Maintenant nous +n'irons pas plus loin. Nous saurons bientôt où +nous sommes arrivés.</p> + +<p>Et, poussant la barrière entr'ouverte d'un petit +pré qui donnait sur le chemin, il fit entrer là +son équipage. Ses pieds enfonçaient dans l'herbe +molle. La voiture cahotait silencieusement. Sa +tête contre celle de la bête, il sentait sa chaleur +et le souffle dur de son haleine… Il la conduisit +tout au bout du pré, lui mit sur le dos la couverture; +puis, écartant les branches de la clôture +du fond, il aperçut de nouveau la lumière, qui +était celle d'une maison isolée.</p> + +<p>Il lui fallut bien, tout de même, traverser trois +prés, sauter un traître petit ruisseau, où il faillit +plonger les deux pieds à la fois… Enfin, après +un dernier saut du haut d'un talus, il se trouva +dans la cour d'une maison campagnarde. Un cochon +grognait dans son tet. Au bruit des pas sur +la terre gelée, un chien se mit à aboyer avec fureur.</p> + +<p>Le volet de la porte était ouvert, et la lueur +que Meaulnes avait aperçue était celle d'un feu +de fagots allumé dans la cheminée. Il n'y avait +pas d'autre lumière que celle du feu. Une +bonne femme, dans la maison, se leva et s'approcha +de la porte, sans paraître autrement effrayée. +L'horloge à poids, juste à cet instant, sonna la +demie de sept heures.</p> + +<p>—Excusez-moi, ma pauvre dame, dit le grand +garçon, je crois bien que j'ai mis le pied dans vos +chrysanthèmes.</p> + +<p>Arrêtée, un bol à la main, elle le regardait.</p> + +<p>—Il est vrai, dit-elle, qu'il fait noir dans la +cour à ne pas s'y conduire.</p> + +<p>Il y eut un silence, pendant lequel Meaulnes, +debout, regarda les murs de la pièce tapissée +de journaux illustrés comme une auberge, et la +table, sur laquelle un chapeau d'homme était +posé.</p> + +<p>—Il n'est pas là, le patron? dit-il en s'asseyant.</p> + +<p>—Il va revenir, répondit la femme, mise en +confiance. Il est allé chercher un fagot.</p> + +<p>—Ce n'est pas que j'aie besoin de lui, poursuivit +le jeune homme, en rapprochant sa chaise +du feu. Mais nous sommes là plusieurs chasseurs +à l'affût. Je suis venu vous demander de nous +céder un peu de pain.</p> + +<p>Il savait, le grand Meaulnes, que chez les gens +de campagne, et surtout dans une ferme isolée, +il faut parler avec beaucoup de discrétion, de politique +même, et surtout ne jamais montrer qu'on +n'est pas du pays.</p> + +<p>—Du pain? dit-elle. Nous ne pourrons guère +vous en donner. Le boulanger qui passe pourtant +tous les mardis n'est pas venu aujourd'hui…</p> + +<p>Augustin, qui avait espéré un instant se trouver +à proximité d'un village, s'effraya.</p> + +<p>—Le boulanger de quel pays? demanda-t-il.</p> + +<p>—Eh bien, le boulanger du Vieux-Nançay, +répondit la femme avec étonnement.</p> + +<p>—C'est à quelle distance d'ici, au juste, Le +Vieux-Nançay? poursuivit Meaulnes très inquiet.</p> + +<p>—Par la route, je ne saurais pas vous dire au +juste; mais par la traverse il y a trois lieues et +demie.</p> + +<p>Et elle se mit à raconter qu'elle y avait sa fille +en place, qu'elle venait à pied pour la voir tous +les premiers dimanches du mois et que ses patrons…</p> + +<p>Mais Meaulnes, complètement dérouté, l'interrompit +pour dire:</p> + +<p>—Le Vieux-Nançay serait-il le bourg le plus +rapproché d'ici?</p> + +<p>—Non, c'est Les Landes, à cinq kilomètres. +Mais il n'y a pas de marchands ni de boulanger. +Il y a tout juste une petite assemblée, chaque +année, à la Saint-Martin.</p> + +<p>Meaulnes n'avait jamais entendu parler des +Landes. Il se vit à tel point égaré qu'il en fut +presque amusé. Mais la femme, qui était occupée +à laver son bol sur l'évier, se retourna, curieuse +à son tour, et elle dit lentement, en le regardant +bien droit:</p> + +<p>—C'est-il que vous n'êtes pas du pays?…</p> + +<hr /> + + +<p>A ce moment, un paysan âgé se présenta à la +porte, avec une brassée de bois, qu'il jeta sur +le carreau. La femme lui expliqua, très fort, +comme s'il eût été sourd, ce que demandait le +jeune homme.</p> + +<p>—Eh bien, c'est facile, dit-il simplement. +Mais approchez-vous monsieur. Vous ne vous +chauffez pas.</p> + +<p>Tous les deux, un instant plus tard, ils étaient +installés près des chenets: le vieux cassant son +bois pour le mettre dans le feu, Meaulnes mangeant +un bol de lait avec du pain qu'on lui avait +offert. Notre voyageur, ravi de se trouver dans +cette humble maison après tant d'inquiétudes, +pensant que sa bizarre aventure était terminée, +faisait déjà le projet de revenir plus tard avec des +camarades revoir ces braves gens. Il ne savait pas +que c'était là seulement une halte, et qu'il allait +tout à l'heure reprendre son chemin.</p> + +<p>Il demanda bientôt qu'on le remît sur la route +de La Motte. Et, revenant peu à peu à la vérité, il +raconta qu'avec sa voiture il s'était séparé des +autres chasseurs et se trouvait maintenant complètement +égaré.</p> + +<p>Alors l'homme et la femme insistèrent si longtemps +pour qu'il restât coucher et repartît seulement +au grand jour, que Meaulnes finit par +accepter et sortit chercher sa jument pour la rentrer +à l'écurie.</p> + +<p>—Vous prendrez garde aux trous de la sente, +lui dit l'homme.</p> + +<p>Meaulnes n'osa pas avouer qu'il n'était pas venu +par «la sente». Il fut sur le point de demander +au brave homme de l'accompagner. Il hésita une +seconde sur le seuil et si grande était son indécision +qu'il faillit chanceler. Puis il sortit dans +la cour obscure.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch10">CHAPITRE X<br /> +<span class="small">LA BERGERIE</span></h3> + + +<p>Pour s'y reconnaître, il grimpa sur le talus +d'où il avait sauté.</p> + +<p>Lentement et difficilement, comme à l'aller, il +se guida entre les herbes et les eaux, à travers les +clôtures de saules, et s'en fut chercher sa voiture +dans le fond du pré où il l'avait laissée. La voiture +n'y était plus… Immobile, la tête battante, il +s'efforça d'écouter tous les bruits de la nuit, +croyant à chaque seconde entendre sonner tout +près le collier de la bête. Rien… Il fit le tour du +pré; la barrière était à demi ouverte, à demi renversée, +comme si une roue de voiture avait passé +dessus. La jument avait dû, par là, s'échapper +toute seule.</p> + +<p>Remontant le chemin, il fit quelques pas et +s'embarrassa les pieds dans la couverture qui +sans doute avait glissé de la jument à terre. +Il en conclut que la bête s'était enfuie dans cette +direction. Il se prit à courir.</p> + +<p>Sans autre idée que la volonté tenace et folle +de rattraper sa voiture, tout le sang au visage, +en proie à ce désir panique qui ressemblait à la +peur, il courait… Parfois son pied butait dans +les ornières. Aux tournants, dans l'obscurité +totale, il se jetait contre les clôtures, et, déjà +trop fatigué pour s'arrêter à temps, s'abattait sur +les épines, les bras en avant, se déchirant les +mains pour se protéger le visage. Parfois, il +s'arrêtait, écoutait—et repartait. Un instant, il +crut entendre un bruit de voiture; mais ce +n'était qu'un tombereau cahotant qui passait très +loin, sur une route, à gauche…</p> + +<p>Vint un moment où son genou, blessé au marche-pied, +lui fit si mal qu'il dut s'arrêter, la +jambe raidie. Alors il réfléchit que si sa jument +ne n'était pas sauvée au grand galop, il l'aurait +depuis longtemps rejointe. Il se dit aussi qu'une +voiture ne se perdait pas ainsi et que quelqu'un +la retrouverait bien. Enfin il revint sur ses pas, +épuisé, colère, se traînant à peine.</p> + +<p>A la longue, il crut se retrouver dans les parages +qu'il avait quittés et bientôt il aperçut la +lumière de la maison qu'il cherchait. Un sentier +profond s'ouvrait dans la haie:</p> + +<p>—Voilà la sente dont le vieux m'a parlé, se +dit Augustin.</p> + +<p>Et il s'engagea dans ce passage, heureux de +n'avoir plus à franchir les haies et les talus. Au +bout d'un instant, le sentier déviant à gauche, la +lumière parut glisser à droite, et, parvenu à un +croisement de chemins, Meaulnes, dans sa hâte à +regagner le pauvre logis, suivit sans réfléchir un +sentier qui paraissait directement y conduire.</p> + +<p>Mais à peine avait-il fait dix pas dans cette direction +que la lumière disparut, soit qu'elle fût +cachée par une haie, soit que les paysans, fatigués +d'attendre, eussent fermé leurs volets. Courageusement, +l'écolier sauta à travers champs, marcha +tout droit dans la direction où la lumière avait +brillé tout à l'heure. Puis, franchissant encore +une clôture, il retomba dans un nouveau sentier…</p> + +<p>Ainsi peu à peu, s'embrouillait la piste du +grand Meaulnes et se brisait le lien qui l'attachait +à ceux qu'il avait quittés.</p> + +<p>Découragé, presque à bout de forces, il résolut, +dans son désespoir, de suivre ce sentier jusqu'au +bout. A cent pas de là, il débouchait dans une +grande prairie grise, où l'on distinguait de loin +en loin des ombres qui devaient être des genévriers, +et une bâtisse obscure dans un repli de terrain. +Meaulnes s'en approcha. Ce n'était là qu'une sorte +de grand parc à bétail ou de bergerie abandonnée. +La porte céda avec un gémissement. La lueur de +la lune, quand le grand vent chassait les nuages, +passait à travers les fentes des cloisons. Une +odeur de moisi régnait.</p> + +<p>Sans chercher plus avant, Meaulnes s'étendit +sur la paille humide, le coude à terre, la tête +dans la main. Ayant retiré sa ceinture, il se recroquevilla +dans sa blouse, les genoux au ventre. Il +songea alors à la couverture de la jument qu'il +avait laissée dans le chemin, et il se sentit si +malheureux, si fâché contre lui-même qu'il lui +prit une forte envie de pleurer…</p> + +<p>Aussi s'efforça-t-il de penser à autre chose. +Glacé jusqu'aux moelles, il se rappela un rêve—une +vision plutôt, qu'il avait eue tout enfant, et +dont il n'avait jamais parlé à personne: un +matin, au lieu de s'éveiller dans sa chambre, où +pendaient ses culottes et ses paletots, il s'était +trouvé dans une longue pièce verte, aux tentures +pareilles à des feuillages. En ce lieu coulait une +lumière si douce qu'on eût cru pouvoir la goûter. +Près de la première fenêtre, une jeune fille cousait, +le dos tourné, semblant attendre son réveil… +Il n'avait pas eu la force de se glisser hors de son +lit pour marcher dans cette demeure enchantée. +Il s'était rendormi… Mais la prochaine fois, il +jurait bien de se lever. Demain matin, peut-être!…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch11">CHAPITRE XI<br /> +<span class="small">LE DOMAINE MYSTÉRIEUX</span></h3> + + +<p>Dès le petit jour, il se reprit à marcher. Mais +son genou enflé lui faisait mal; il lui fallait +s'arrêter et s'asseoir à chaque moment tant la +douleur était vive. L'endroit où il se trouvait était +d'ailleurs le plus désolé de la Sologne. De toute la +matinée, il ne vit qu'une bergère, à l'horizon, qui +ramenait son troupeau. Il eut beau la héler, +essayer de courir, elle disparut sans l'entendre.</p> + +<p>Il continua cependant de marcher dans sa +direction, avec une désolante lenteur… Pas un +toit, pas une âme. Pas même le cri d'un courlis +dans les roseaux des marais. Et, sur cette solitude +parfaite, brillait un soleil de décembre, clair +et glacial.</p> + +<p>Il pouvait être trois heures de l'après-midi +lorsqu'il aperçut enfin, au-dessus d'un bois de +sapins, la flèche d'une tourelle grise.</p> + +<p>—Quelque vieux manoir abandonné, se dit-il, +quelque pigeonnier désert!…</p> + +<p>Et, sans presser le pas, il continua son chemin. +Au coin du bois débouchait, entre deux poteaux +blancs, une allée où Meaulnes s'engagea. Il y fit +quelques pas et s'arrêta, plein de surprise, trouble +d'une émotion inexplicable. Il marchait pourtant +du même pas fatigué, le vent glacé lui gerçait +les lèvres, le suffoquait par instants; et +pourtant un contentement extraordinaire le soulevait, +une tranquillité parfaite et presque +enivrante, la certitude que son but était atteint +et qu'il n'y avait plus maintenant que du +bonheur à espérer. C'est ainsi que, jadis, la +veille des grandes fêtes d'été il se sentait défaillir, +lorsque à la tombée de la nuit on plantait des +sapins dans les rues du bourg et que la fenêtre +de sa chambre était obstruée par les branches.</p> + +<p>—Tant de joie, se dit-il, parce que j'arrive à +ce vieux pigeonnier, plein de hiboux et de +courants d'air!…</p> + +<p>Et, fâché contre lui-même, il s'arrêta, se +demandant s'il ne valait pas mieux rebrousser +chemin et continuer jusqu'au prochain village. +Il réfléchissait depuis un instant, la tête basse, +lorsqu'il s'aperçut soudain que l'allée était balayée +à grands ronds réguliers comme on faisait chez +lui pour les fêtes. Il se trouvait dans un chemin +pareil à la grand'rue de La Ferté le matin de +l'Assomption!… Il eût aperçu au détour de l'allée +une troupe de gens en fête soulevant la poussière +comme au mois de juin, qu'il n'eût pas été surpris +davantage.</p> + +<p>—Y aurait-il une fête dans cette solitude? se +demanda-t-il.</p> + +<p>Avançant jusqu'au premier détour, il entendit +un bruit de voix qui s'approchaient. Il se +jeta de côté dans les jeunes sapins touffus, +s'accroupit et écouta en retenant son souffle. +C'étaient des voix enfantines. Une troupe d'enfants +passa tout près de lui. L'un d'eux, probablement +une petite fille, parlait d'un ton si sage +et si entendu que Meaulnes, bien qu'il ne comprît +guère le sens de ses paroles, ne put s'empêcher +de sourire.</p> + +<p>—Une seule chose m'inquiète, disait-elle, c'est +la question des chevaux. On n'empêchera jamais +Daniel, par exemple, de monter sur le grand +poney jaune!</p> + +<p>—Jamais on ne m'en empêchera, répondit +une voix moqueuse de jeune garçon! Est-ce que +nous n'avons pas toutes les permissions?… Même +celle de nous faire mal, s'il nous plaît…</p> + +<p>Et les voix s'éloignèrent, au moment où s'approchait +déjà un autre groupe d'enfants.</p> + +<p>—Si la glace est fondue, dit une fillette, demain +matin, nous irons en bateau.</p> + +<p>—Mais nous le permettra-t-on? dit une autre.</p> + +<p>—Vous savez bien que nous organisons la fête +à notre guise.</p> + +<p>—Et si Frantz rentrait dès ce soir, avec sa +fiancée?</p> + +<p>—Eh bien, il ferait ce que nous voudrions!…</p> + +<hr /> + + +<p>«Il s'agit d'une noce, sans doute, se dit Augustin. +Mais ce sont les enfants qui font la loi, +ici?… Étrange domaine!»</p> + +<p>Il voulut sortir de sa cachette pour leur demander +où l'on trouverait à boire et à manger. Il se dressa +et vit le dernier groupe qui s'éloignait. C'étaient +trois fillettes avec des robes droites qui s'arrêtaient +aux genoux. Elles avaient de jolis chapeaux à +brides. Une plume blanche leur traînait dans le +cou, à toutes les trois. L'une d'elles, à demi retournée, +un peu penchée, écoutait sa compagne qui lui +donnait de grandes explications, le doigt levé.</p> + +<p>—Je leur ferais peur, se dit Meaulnes, en +regardant sa blouse paysanne déchirée et son +ceinturon baroque de collégien de Sainte-Agathe.</p> + +<p>Craignant que les enfants ne le rencontrassent en +revenant par l'allée, il continua son chemin à travers +les sapins dans la direction du «pigeonnier», +sans trop réfléchir à ce qu'il pourrait demander +là-bas. Il fut bientôt arrêté à la lisière du bois, +par un petit mur moussu. De l'autre côté, entre +le mur et les annexes du domaine, c'était une +longue cour étroite toute remplie de voitures, +comme une cour d'auberge un jour de foire. Il y +en avait de tous les genres et de toutes les formes: +de fines petites voitures à quatre places, les +brancards en l'air; des chars à bancs; des bourbonnaises +démodées avec des galeries à moulures, +et même de vieilles berlines dont les glaces +étaient levées.</p> + +<p>Meaulnes, caché derrière les sapins, de crainte +qu'on ne l'aperçût, examinait le désordre du lieu, +lorsqu'il avisa, de l'autre côté de la cour, juste +au-dessus du siège d'un haut char à bancs, une +fenêtre des annexes à demi ouverte. Deux barreaux +de fer, comme on en voit derrière les domaines +aux volets toujours fermés des écuries, avaient dû +clore cette ouverture. Mais le temps les avait +descellés.</p> + +<p>—Je vais entrer là, se dit l'écolier, je dormirai +dans le foin et je partirai au petit jour, sans +avoir fait peur à ces belles petites filles.</p> + +<p>Il franchit le mur, péniblement, à cause de son +genou blessé, et, passant d'une voiture sur l'autre, +du siège d'un char à bancs sur le toit d'une +berline, il arriva à la hauteur de la fenêtre, qu'il +poussa sans bruit comme une porte.</p> + +<p>Il se trouvait non pas dans un grenier à foin, +mais dans une vaste pièce au plafond bas qui +devait être une chambre à coucher. On distinguait, +dans la demi-obscurité du soir d'hiver, que la +table, la cheminée et même les fauteuils étaient +chargés de grands vases, d'objets de prix, +d'armes anciennes. Au fond de la pièce des +rideaux tombaient, qui devaient cacher une alcôve.</p> + +<p>Meaulnes avait fermé la fenêtre, tant à cause +du froid que par crainte d'être aperçu du dehors. +Il alla soulever le rideau du fond et découvrit un +grand lit bas, couvert de vieux livres dorés, de +luths aux cordes cassées et de candélabres jetés +pêle-mêle. Il repoussa toutes ces choses dans le +fond de l'alcôve, puis s'étendit sur cette couche +pour s'y reposer et réfléchir un peu à l'étrange +aventure dans laquelle il s'était jeté.</p> + +<p>Un silence profond régnait sur ce domaine. +Par instants seulement on entendait gémir le +grand vent de décembre.</p> + +<p>Et Meaulnes, étendu, en venait à se demander +si, malgré ces étranges rencontres, malgré la voix +des enfants dans l'allée, malgré les voitures +entassées, ce n'était pas là simplement, comme +il l'avait pensé d'abord, une vieille bâtisse abandonnée +dans la solitude de l'hiver.</p> + +<p>Il lui sembla bientôt que le vent lui portait le +son d'une musique perdue. C'était comme un +souvenir plein de charme et de regret. Il se +rappela le temps où sa mère, jeune encore, se +mettait au piano l'après-midi dans le salon, et +lui, sans rien dire, derrière la porte qui donnait +sur le jardin, il l'écoutait jusqu'à la nuit…</p> + +<p>—On dirait que quelqu'un joue du piano +quelque part? pensa-t-il.</p> + +<p>Mais laissant sa question sans réponse, harassé +de fatigue, il ne tarda pas à s'endormir…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch12">CHAPITRE XII<br /> +<span class="small">LA CHAMBRE DE WELLINGTON</span></h3> + + +<p>Il faisait nuit, lorsqu'il s'éveilla. Transi de froid, +il se tourna et retourna sur sa couche, fripant +et roulant sous lui sa blouse noire. Une faible +clarté glauque baignait les rideaux de l'alcôve.</p> + +<p>S'asseyant sur le lit, il glissa sa tête entre les +rideaux. Quelqu'un avait ouvert la fenêtre et l'on +avait attaché dans l'embrasure deux lanternes +vénitiennes vertes.</p> + +<p>Mais à peine Meaulnes avait-il pu jeter un coup +d'œil, qu'il entendit sur le palier un bruit de pas +étouffé et de conversation à voix basse. Il se rejeta +dans l'alcôve et ses souliers ferrés firent sonner +un des objets de bronze qu'il avait repoussés +contre le mur. Un instant, très inquiet, il retint +son souffle. Les pas se rapprochèrent et deux +ombres glissèrent dans la chambre.</p> + +<p>—Ne fais pas de bruit, disait l'un.</p> + +<p>—Ah! répondait l'autre, il est toujours bien +temps qu'il s'éveille!</p> + +<p>—As-tu garni sa chambre?</p> + +<p>—Mais oui, comme celles des autres.</p> + +<p>Le vent fit battre la fenêtre ouverte.</p> + +<p>—Tiens, dit le premier, tu n'as pas même +fermé la fenêtre. Le vent a déjà éteint une des +lanternes. Il va falloir la rallumer.</p> + +<p>—Bah! répondit l'autre, pris d'une paresse et +d'un découragement soudain. A quoi bon ces +illuminations du côté de la campagne, du côté du +désert, autant dire? Il n'y a personne pour les +voir.</p> + +<p>—Personne? Mais il arrivera encore des gens +pendant une partie de la nuit. Là-bas, sur la +route, dans leurs voitures, ils seront bien contents +d'apercevoir nos lumières!</p> + +<p>Meaulnes entendit craquer une allumette. Celui +qui avait parlé le dernier, et qui paraissait être +le chef, reprit d'une voix traînante, à la façon +d'un fossoyeur de Shakespeare:</p> + +<p>—Tu mets des lanternes vertes à la chambre +de Wellington. T'en mettrais aussi bien des +rouges… Tu ne t'y connais pas plus que moi!</p> + +<p>Un silence.</p> + +<p>»… Wellington, c'était un Américain? Eh bien, c'est-il +une couleur américaine, le vert? Toi, le +comédien qui as voyagé, tu devrais savoir ça.</p> + +<p>—O! là là! répondit le «comédien», +voyagé? Oui, j'ai voyagé! Mais je n'ai rien vu! +Que veux-tu voir dans une roulotte?</p> + +<p>Meaulnes avec précaution regarda entre les +rideaux.</p> + +<p>Celui qui commandait la manœuvre était un +gros homme nu-tête, enfoncé dans un énorme +paletot. Il tenait à la main une longue perche +garnie de lanternes multicolores, et il regardait +paisiblement, une jambe croisée sur l'autre, travailler +son compagnon.</p> + +<p>Quant au comédien, c'était le corps le plus +lamentable qu'on puisse imaginer. Grand, maigre, +grelottant, ses yeux glauques et louches, sa +moustache retombant sur sa bouche édentée faisaient +songer à la face d'un noyé qui ruisselle +sur une dalle. Il était en manches de chemise, +et ses dents claquaient. Il montrait dans ses paroles +et ses gestes le mépris le plus parfait pour +sa propre personne.</p> + +<p>Après un moment de réflexion amère et risible +à la fois, il s'approcha de son partenaire et lui +confia, les deux bras écartés:</p> + +<p>—Veux-tu que je te dise?… Je ne peux pas +comprendre qu'on soit allé chercher des dégoûtants +comme nous, pour servir dans une fête +pareille! Voilà, mon gars!…</p> + +<p>Mais sans prendre garde à ce grand élan du +cœur, le gros homme continua de regarder son +travail, les jambes croisées, bâilla, renifla tranquillement, +puis, tournant le dos, s'en fut, sa +perche sur l'épaule, en disant:</p> + +<p>—Allons, en route! Il est temps de s'habiller +pour le dîner.</p> + +<p>Le bohémien le suivit, mais, en passant devant +l'alcôve:</p> + +<p>—Monsieur l'Endormi, fit-il avec des révérences +et des inflexions de voix gouailleuses, vous +n'avez plus qu'à vous éveiller, à vous habiller en +marquis, même si vous êtes un marmiteux comme +je suis; et vous descendrez à la fête costumée, +puisque c'est le bon plaisir de ces petits messieurs +et de ces petites demoiselles.</p> + +<p>Il ajouta, sur le ton d'un boniment forain, avec +une dernière révérence:</p> + +<p>—Notre camarade Maloyau, attaché aux cuisines, +vous présentera le personnage d'Arlequin, +et votre serviteur, celui du grand Pierrot.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch13">CHAPITRE XIII<br /> +<span class="small">LA FÊTE ÉTRANGE</span></h3> + + +<p>Dès qu'ils eurent disparu l'écolier sortit de sa +cachette. Il avait les pieds glacés, les articulations +raides; mais il était reposé et son genou paraissait +guéri.</p> + +<p>—Descendre au dîner, pensa-t-il, je ne manquerai +pas de le faire. Je serai simplement un +invité dont tout le monde a oublié le nom. D'ailleurs, +je ne suis pas un intrus ici. Il est hors de +doute que M. Maloyau et son compagnon m'attendaient…</p> + +<p>Au sortir de l'obscurité totale de l'alcôve, il +put y voir assez distinctement dans la chambre +éclairée par les lanternes vertes.</p> + +<p>Le bohémien l'avait «garnie». Des manteaux +étaient accrochés aux patères. Sur une lourde +table à toilette, au marbre brisé, on avait disposé +de quoi transformer en muscadin tel garçon qui +eût passé la nuit précédente dans une bergerie +abandonnée. Il y avait, sur la cheminée, des +allumettes auprès d'un grand flambeau. Mais on +avait omis de cirer le parquet; et Meaulnes sentit +rouler sous ses souliers du sable et des gravats. +De nouveau il eut l'impression d'être dans une +maison depuis longtemps abandonnée… En allant +vers la cheminée, il faillit buter contre une pile +de grands cartons et de petites boîtes: il étendit +le bras, alluma la bougie, puis souleva les couvercles +et se pencha pour regarder.</p> + +<p>C'étaient des costumes de jeunes gens d'il y a +longtemps, des redingotes à hauts cols de velours, +de fins gilets très ouverts, d'interminables cravates +blanches et des souliers vernis du début de +ce siècle. Il n'osait rien toucher du bout du doigt, +mais après s'être nettoyé en frissonnant, il +endossa sur sa blouse d'écolier un des grands +manteaux dont il releva le collet plissé, remplaça +ses souliers ferrés par de fins escarpins vernis et +se prépara à descendre nu-tête.</p> + +<p>Il arriva, sans rencontrer personne, au bas +d'un escalier de bois, dans un recoin de cour +obscur. L'haleine glacée de la nuit vint lui souffler +au visage et soulever un pan de son manteau.</p> + +<p>Il fit quelques pas et, grâce à la vague clarté +du ciel, il put se rendre compte aussitôt de la configuration +des lieux. Il était dans une petite cour +formée par des bâtiments des dépendances. Tout +y paraissait vieux et ruiné. Les ouvertures au +bas des escaliers étaient béantes, car les portes +depuis longtemps avaient été enlevées; on n'avait +pas non plus remplacé les carreaux des fenêtres +qui faisaient des trous noirs dans les murs. Et +pourtant toutes ces bâtisses avaient un mystérieux +air de fête. Une sorte de reflet coloré flottait +dans les chambres basses où l'on avait dû allumer +aussi, du côté de la campagne, des lanternes. La +terre était balayée; on avait arraché l'herbe envahissante. +Enfin, en prêtant l'oreille, Meaulnes crut +entendre comme un chant, comme des voix d'enfants +et de jeunes filles, là-bas, vers les bâtiments +confus où le vent secouait des branches devant +les ouvertures roses, vertes et bleues des fenêtres.</p> + +<p>Il était là, dans son grand manteau, comme un +chasseur, à demi penché, prêtant l'oreille, lorsqu'un +extraordinaire petit jeune homme sortit +du bâtiment voisin, qu'on aurait cru désert.</p> + +<p>Il avait un chapeau haut de forme très cintré +qui brillait dans la nuit comme s'il eût été d'argent; +un habit dont le col lui montait dans les +cheveux, un gilet très ouvert, un pantalon à +sous-pieds… Cet élégant, qui pouvait avoir quinze +ans, marchait sur la pointe des pieds comme s'il +eût été soulevé par les élastiques de son pantalon, +mais avec une rapidité extraordinaire. Il salua +Meaulnes au passage sans s'arrêter, profondément, +automatiquement, et disparut dans l'obscurité, +vers le bâtiment central, ferme, château +ou abbaye, dont la tourelle avait guidé l'écolier +au début de l'après-midi.</p> + +<p>Après un instant d'hésitations, notre héros +emboîta le pas au curieux petit personnage. Ils +traversèrent une sorte de grande cour-jardin, +passèrent entre des massifs, contournèrent un +vivier enclos de palissades, un puits, et se trouvèrent +enfin au seuil de la demeure centrale.</p> + +<p>Une lourde porte de bois, arrondie dans le +haut et cloutée comme une porte de presbytère, +était à demi ouverte. L'élégant s'y engouffra. +Meaulnes le suivit, et, dès ses premiers pas dans +le corridor, il se trouva, sans voir personne, +entouré de rires, de chants, d'appels et de poursuites.</p> + +<p>Tout au bout de celui-ci passait un couloir +transversal. Meaulnes hésitait s'il allait pousser +jusqu'au fond ou bien ouvrir une des portes derrière +lesquelles il entendait un bruit de voix, +lorsqu'il vit passer dans le fond deux fillettes +qui se poursuivaient. Il courut pour les voir et +les rattraper, à pas de loup, sur ses escarpins. +Un bruit de portes qui s'ouvrent, deux visages de +quinze ans que la fraîcheur du soir et la poursuite +ont rendus tout roses, sous de grands cabriolets +à brides, et tout va disparaître dans un brusque +éclat de lumière.</p> + +<p>Une seconde, elles tournent sur elles-mêmes, +par jeu; leurs amples jupes légères se soulèvent +et se gonflent; on aperçoit la dentelle de leurs +longs, amusants pantalons; puis, ensemble, après +cette pirouette, elles bondissent dans la pièce et +referment la porte.</p> + +<p>Meaulnes reste un moment ébloui et titubant +dans ce corridor noir. Il craint maintenant d'être +surpris. Son allure hésitante et gauche le ferait, +sans doute, prendre pour un voleur. Il va s'en +retourner délibérément vers la sortie, lorsque de +nouveau il entend dans le fond du corridor un +bruit de pas et des voix d'enfants. Ce sont deux +petits garçons qui s'approchèrent en parlant.</p> + +<p>—Est-ce qu'on va bientôt dîner, leur demande +Meaulnes avec aplomb.</p> + +<p>—Viens avec nous, répond le plus grand, on +va t'y conduire.</p> + +<p>Et avec cette confiance et ce besoin d'amitié +qu'ont les enfants, la veille d'une grande fête, ils +le prennent chacun par la main. Ce sont probablement +deux petits garçons de paysans. On leur +a mis leurs plus beaux habits: de petites culottes +coupées à mi-jambe qui laissent voir leurs gros +bas de laine et leurs galoches, un petit justaucorps +de velours bleu, une casquette de même +couleur et un nœud de cravate blanc.</p> + +<p>—La connais-tu, toi? demande l'un des +enfants.</p> + +<p>—Moi, fait le plus petit, qui a une tête ronde +et des yeux naïfs, maman m'a dit qu'elle avait +une robe noire et une collerette et qu'elle ressemblait +à un joli pierrot.</p> + +<p>—Qui donc? demande Meaulnes.</p> + +<p>—Eh bien, la fiancée que Frantz est allé +chercher…</p> + +<p>Avant que le jeune homme ait rien pu dire, +ils sont tous les trois arrivés à la porte d'une +grande salle où flambe un beau feu. Des planches, +en guise de table, ont été posées sur des tréteaux; +on a étendu des nappes blanches, et des gens de +toutes sortes dînent avec cérémonie.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch14">CHAPITRE XIV<br /> +<span class="small">LA FÊTE ÉTRANGE</span> <i>(suite)</i></h3> + + +<p>C'était, dans une grande salle au plafond bas, +un repas comme ceux que l'on offre, la veille des +noces de campagne, aux parents qui sont venus +de très loin.</p> + +<p>Les deux enfants avaient lâché les mains de +l'écolier et s'étaient précipités dans une chambre +attenante où l'on entendait des voix puériles et des +bruits de cuillers battant les assiettes. Meaulnes, +avec audace et sans s'émouvoir, enjamba un banc et +se trouva assis auprès de deux vieilles paysannes. +Il se mit aussitôt à manger avec un appétit féroce; +et c'est au bout d'un instant seulement qu'il leva +la tête pour regarder les convives et les écouter.</p> + +<p>On parlait peu, d'ailleurs. Ces gens semblaient +à peine se connaître. Ils devaient venir, les uns, +du fond de la campagne, les autres, de villes +lointaines. Il y avait, épars le long des tables, +quelques vieillards avec des favoris, et d'autres +complètement rasés qui pouvaient être d'anciens +marins. Près d'eux dînaient d'autres vieux qui +leur ressemblaient: même face tannée, mêmes +yeux vifs sous des sourcils en broussaille, mêmes +cravates étroites comme des cordons de souliers… +Mais il était aisé de voir que ceux-ci n'avaient +jamais navigué plus loin que le bout du canton; +et s'ils avaient tangué, roulé plus de mille fois +sous les averses et dans le vent, c'était pour ce +dur voyage sans péril qui consiste à creuser le +sillon jusqu'au bout de son champ et à retourner +ensuite la charrue… On voyait peu de femmes; +quelques vieilles paysannes avec de rondes figures +ridées comme des pommes, sous des bonnets +tuyautés…</p> + +<p>Il n'y avait pas un seul de ces convives avec +qui Meaulnes ne se sentît à l'aise et en confiance. +Il expliquait ainsi plus tard cette impression: +quand on a, disait-il, commis quelque lourde +faute impardonnable, on songe parfois, au milieu +d'une grande amertume: «Il y a pourtant par +le monde des gens qui me pardonneraient». On +imagine de vieilles gens, des grands-parents +pleins d'indulgence, qui sont persuadés à l'avance +que tout ce que vous faites est bien fait. Certainement +parmi ces bonnes gens-là les convives de +cette salle avaient été choisis. Quant aux autres, +c'étaient des adolescents et des enfants…</p> + +<hr /> + + +<p>Cependant, auprès de Meaulnes, les deux vieilles +femmes causaient:</p> + +<p>—En mettant tout pour le mieux, disait la +plus âgée, d'une voix cocasse et suraiguë qu'elle +cherchait vainement à adoucir, les fiancés ne +seront pas là, demain, avant trois heures.</p> + +<p>—Tais-toi, tu me ferais mettre en colère, répondait +l'autre du ton le plus tranquille.</p> + +<p>Celle-ci portait sur le front une capeline tricotée.</p> + +<p>—Comptons! reprit la première sans s'émouvoir. +Une heure et demie de chemin de fer de +Bourges à Vierzon et sept lieues de voiture, de +Vierzon jusqu'ici…</p> + +<p>La discussion continua. Meaulnes n'en perdait +pas une parole. Grâce à cette paisible prise de +bec, la situation s'éclairait faiblement: Frantz de +Galais, le fils du château—qui était étudiant ou +marin ou peut-être aspirant de marine, on ne +savait pas…—était allé à Bourges pour y chercher +une jeune fille et l'épouser. Chose étrange, +ce garçon, qui devait être très jeune et très fantasque, +réglait tout à sa guise dans le Domaine. +Il avait voulu que la maison où sa fiancée entrerait +ressemblât à un palais en fête. Et pour célébrer +la venue de la jeune fille, il avait invité lui-même +ces enfants et ces vieilles gens débonnaires. +Tels étaient les points que la discussion des deux +femmes précisait. Elles laissaient tout le reste +dans le mystère, et reprenaient sans cesse la +question du retour des fiancés. L'une tenait pour +le matin du lendemain. L'autre pour l'après-midi.</p> + +<p>—Ma pauvre Moinelle, tu es toujours aussi +folle, disait la plus jeune avec calme.</p> + +<p>—Et toi, ma pauvre Adèle, toujours aussi entêtée. +Il y a quatre ans que je ne t'avais vue, tu +n'as pas changé, répondait l'autre en haussant +les épaules, mais de sa voix la plus paisible.</p> + +<p>Et elles continuaient ainsi à se tenir tête sans +la moindre humeur. Meaulnes intervint dans l'espoir +d'en apprendre davantage:</p> + +<p>—Est-elle aussi jolie qu'on le dit, la fiancée de +Frantz?</p> + +<p>Elles le regardèrent, interloquées. Personne +d'autre que Frantz n'avait vu la jeune fille. Lui-même, +en revenant de Toulon, l'avait rencontrée +un soir, désolée, dans un de ces jardins de Bourges +qu'on appelle les <i>Marais</i>. Son père, un tisserand, +l'avait chassée de chez lui. Elle était fort +jolie et Frantz avait décidé aussitôt de l'épouser. +C'était une étrange histoire; mais son père, M. de +Galais, et sa sœur Yvonne ne lui avaient-ils pas +toujours tout accordé!…</p> + +<p>Meaulnes, avec précaution, allait poser d'autres +questions, lorsque parut à la porte un couple +charmant: une enfant de seize ans avec corsage +de velours et jupe à grands volants; un jeune +personnage en habit à haut col et pantalon à +élastiques. Ils traversèrent la salle, esquissant +un pas de deux; d'autres les suivirent; puis +d'autres passèrent en courant, poussant des cris, +poursuivis par un grand pierrot blafard, aux +manches trop longues, coiffé d'un bonnet noir et +riant d'une bouche édentée. Il courait à grandes +enjambées maladroites, comme si, à chaque pas, +il eût dû faire un saut, et il agitait ses longues +manches vides. Les jeunes filles en avaient un +peu peur; les jeunes gens lui serraient la main +et il paraissait faire la joie des enfants qui le +poursuivaient avec des cris perçants. Au passage +il regarda Meaulnes de ses yeux vitreux, et +l'écolier crut reconnaître, complètement rasé, le +compagnon de M. Maloyau, le bohémien qui tout +à l'heure accrochait les lanternes.</p> + +<p>Le repas était terminé. Chacun se levait.</p> + +<p>Dans les couloirs s'organisaient des rondes et +des farandoles. Une musique, quelque part, jouait +un pas de menuet… Meaulnes, la tête à demi +cachée dans le collet de son manteau, comme dans +une fraise, se sentait un autre personnage. Lui +aussi, gagné par le plaisir, se mit à poursuivre +le grand pierrot à travers les couloirs du Domaine, +comme dans les coulisses d'un théâtre où la +pantomime, de la scène, se fût partout répandue. +Il se trouva ainsi mêlé jusqu'à la fin de la nuit à +une foule joyeuse aux costumes extravagants. +Parfois il ouvrait une porte, et se trouvait dans +une chambre où l'on montrait la lanterne magique. +Des enfants applaudissaient à grand bruit… +Parfois, dans un coin de salon où l'on dansait, il +engageait conversation avec quelque dandy et se +renseignait hâtivement sur les costumes que l'on +porterait les jours suivants…</p> + +<p>Un peu angoissé à la longue par tout ce plaisir +qui s'offrait à lui, craignant à chaque instant que +son manteau entr'ouvert ne laissât voir sa blouse +de collégien, il alla se réfugier un instant dans la +partie la plus paisible et la plus obscure de la +demeure. On n'y entendait que le bruit étouffé +d'un piano.</p> + +<p>Il entra dans une pièce silencieuse qui était une +salle à manger éclairée par une lampe à suspension. +Là aussi c'était fête, mais fête pour les petits +enfants.</p> + +<p>Les uns, assis sur des poufs, feuilletaient des +albums ouverts sur leurs genoux; d'autres étaient +accroupis par terre devant une chaise et, gravement, +ils faisaient sur le siège un étalage d'images; +d'autres, auprès du feu, ne disaient rien, ne +faisaient rien, mais ils écoutaient au loin, dans +l'immense demeure, la rumeur de la fête.</p> + +<p>Une porte de cette salle à manger était grande +ouverte. On entendait dans la pièce attenante +jouer du piano. Meaulnes avança curieusement la +tête. C'était une sorte de petit salon-parloir; une +femme ou une jeune fille, un grand manteau +marron jeté sur ses épaules, tournait le dos, jouant +très doucement des airs de rondes ou de chansonnettes. +Sur le divan, tout à côté, six ou sept +petits garçons et petites filles rangés comme sur +une image, sages comme le sont les enfants lorsqu'il +se fait tard, écoutaient. De temps en temps +seulement, l'un d'eux, arc-bouté sur les poignets, +se soulevait, glissait à terre et passait dans la +salle à manger: un de ceux qui avaient fini de +regarder les images venait prendre sa place…</p> + +<p>Après cette fête où tout était charmant, mais +fiévreux et fou, où lui-même avait si follement +poursuivi le grand pierrot, Meaulnes se +trouvait là plongé dans le bonheur le plus calme +du monde.</p> + +<p>Sans bruit, tandis que la jeune fille continuait +à jouer, il retourna s'asseoir dans la salle à +manger, et, ouvrant un des gros livres rouges +épars sur la table, il commença distraitement +à lire.</p> + +<p>Presque aussitôt un des petits qui étaient par +terre s'approcha, se pendit à son bras et grimpa +sur son genou pour regarder en même temps que +lui; un autre en fit autant de l'autre côté. Alors +ce fut un rêve comme son rêve de jadis. Il put +imaginer longuement qu'il était dans sa propre +maison, marié, un beau soir, et que cet être +charmant et inconnu qui jouait du piano, près de +lui, c'était sa femme…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch15">CHAPITRE XV<br /> +<small>LA RENCONTRE</small></h3> + + +<p>Le lendemain matin, Meaulnes fut prêt un des +premiers. Comme on le lui avait conseillé, il +revêtit un simple costume noir, de mode passée, +une jaquette serrée à la taille avec des manches +bouffant aux épaules, un gilet croisé, un pantalon +élargi du bas jusqu'à cacher ses fines chaussures, +et un chapeau haut de forme.</p> + +<p>La cour était déserte encore lorsqu'il descendit. +Il fit quelques pas et se trouva comme transporté +dans une journée de printemps. Ce fut en effet le +matin le plus doux de cet hiver-là. Il faisait du +soleil comme aux premiers jours d'avril. Le givre +fondait et l'herbe mouillée brillait comme humectée +de rosée. Dans les arbres, plusieurs petits +oiseaux chantaient et de temps à autre une brise +tiédie coulait sur le visage du promeneur.</p> + +<p>Il fit comme les invités qui se sont éveillés +avant le maître de la maison. Il sortit dans la cour +du Domaine, pensant à chaque instant qu'une +voix cordiale et joyeuse allait crier derrière lui:</p> + +<p>—Déjà réveillé, Augustin?…</p> + +<p>Mais il se promena longtemps seul à travers le +jardin et la cour. Là-bas, dans le bâtiment principal, +rien ne remuait, ni aux fenêtres, ni à la +tourelle. On avait ouvert déjà, cependant, les deux +battants de la ronde porte de bois. Et, dans une +des fenêtres du haut, un rayon de soleil donnait, +comme en été, aux premières heures du matin.</p> + +<p>Meaulnes, pour la première fois, regardait en +plein jour l'intérieur de la propriété. Les vestiges +d'un mur séparaient le jardin délabré de la cour, +où l'on avait, depuis peu, versé du sable et passé +le râteau. A l'extrémité des dépendances qu'il +habitait, c'étaient des écuries bâties dans un +amusant désordre, qui multipliait les recoins +garnis d'arbrisseaux fous et de vigne vierge. Jusque +sur le domaine déferlaient des bois de sapins qui +le cachaient à tout le pays plat, sauf vers l'est, +où l'on apercevait des collines bleues couvertes de +rochers et de sapins encore.</p> + +<p>Un instant, dans le jardin, Meaulnes se pencha +sur la branlante barrière de bois qui entourait le +vivier; vers les bords il restait un peu de glace +mince et plissée comme une écume. Il s'aperçut +lui-même reflété dans l'eau, comme incliné sur +le ciel, dans son costume d'étudiant romantique. +Et il crut voir un autre Meaulnes; non plus l'écolier +qui s'était évadé dans une carriole de paysan, +mais un être charmant et romanesque, au milieu +d'un beau livre de prix…</p> + +<p>Il se hâta vers le bâtiment principal, car il +avait faim. Dans la grande salle où il avait dîné +la veille, une paysanne mettait le couvert. Dès +que Meaulnes se fut assis devant un des bols +alignés sur la nappe, elle lui versa le café en +disant:</p> + +<p>—Vous êtes le premier, monsieur.</p> + +<p>Il ne voulut rien répondre, tant il craignait +d'être soudain reconnu comme un étranger. Il +demanda seulement à quelle heure partirait le +bateau pour la promenade matinale qu'on avait +annoncée.</p> + +<p>—Pas avant une demi-heure, monsieur: personne +n'est descendu encore, fut la réponse.</p> + +<p>Il continua donc d'errer en cherchant le lieu +de l'embarcadère, autour de la longue maison +châtelaine aux ailes inégales, comme une église. +Lorsqu'il eut contourné l'aile sud, il aperçut soudain +les roseaux, à perte de vue, qui formaient +tout le paysage. L'eau des étangs venait de ce côté +mouiller le pied des murs, et il y avait, devant +plusieurs portes, de petits balcons de bois qui +surplombaient les vagues clapotantes.</p> + +<p>Désœuvré, le promeneur erra un long moment +sur la rive sablée comme un chemin de halage. +Il examinait curieusement les grandes portes aux +vitres poussiéreuses qui donnaient sur des pièces +délabrées ou abandonnées, sur des débarras +encombrés de brouettes, d'outils rouillés et de +pots de fleurs brisés, lorsque soudain, à l'autre +bout des bâtiments, il entendit des pas grincer +sur le sable.</p> + +<p>C'étaient deux femmes, l'une très vieille et +courbée; l'autre, une jeune fille, blonde, élancée, +dont le charmant costume, après tous les déguisements +de la veille, parut d'abord à Meaulnes +extraordinaire.</p> + +<p>Elles s'arrêtèrent un instant pour regarder le +paysage, tandis que Meaulnes se disait, avec un +étonnement qui lui parut plus tard bien grossier:</p> + +<p>—Voilà sans doute ce qu'on appelle une jeune +fille excentrique—peut-être une actrice qu'on a +mandée pour la fête.</p> + +<p>Cependant, les deux femmes passaient près de +lui et Meaulnes, immobile, regarda la jeune fille. +Souvent, plus tard, lorsqu'il s'endormait après +avoir désespérément essayé de se rappeler le beau +visage effacé, il voyait en rêve passer des rangées +de jeunes femmes qui ressemblaient à celle-ci. +L'une avait un chapeau comme elle et l'autre son +air un peu penché; l'autre son regard si pur; +l'autre encore sa taille fine, et l'autre avait aussi +ses yeux bleus: mais aucune de ces femmes +n'était jamais la grande jeune fille.</p> + +<p>Meaulnes eut le temps d'apercevoir, sous une +lourde chevelure blonde, un visage aux traits un +peu courts, mais dessinés avec une finesse presque +douloureuse. Et comme déjà elle était passée +devant lui, il regarda sa toilette, qui était bien la +plus simple et la plus sage des toilettes…</p> + +<p>Perplexe, il se demandait s'il allait les accompagner, +lorsque la jeune fille, se tournant imperceptiblement +vers lui, dit à sa compagne:</p> + +<p>—Le bateau ne va pas tarder, maintenant, je +pense?…</p> + +<p>Et Meaulnes les suivit. La vieille dame, cassée, +tremblante, ne cessait de causer gaiement et de +rire. La jeune fille répondait doucement. Et +lorsqu'elles descendirent sur l'embarcadère, elle +eut ce même regard innocent et grave, qui semblait +dire:</p> + +<p>—Qui êtes-vous? Que faites-vous ici? Je ne +vous connais pas. Et pourtant il me semble que +je vous connais.</p> + +<p>D'autres invités étaient maintenant épars entre +les arbres, attendant. Et trois bateaux de plaisance +accostaient, prêts à recevoir les promeneurs. +Un à un, sur le passage des dames, qui paraissaient +être la châtelaine et sa fille, les jeunes gens +saluaient profondément, et les demoiselles s'inclinaient. +Étrange matinée! Étrange partie de +plaisir! Il faisait froid malgré le soleil d'hiver, et +les femmes enroulaient autour de leur cou ces +boas de plumes qui étaient alors à la mode…</p> + +<p>La vieille dame resta sur la rive, et sans savoir +comment, Meaulnes se trouva dans le même yacht +que la jeune châtelaine. Il s'accouda sur le pont, +tenant d'une main son chapeau battu par le +grand vent, et il put regarder à l'aise le jeune +fille, qui s'était assise à l'abri. Elle aussi le regardait. +Elle répondait à ses compagnes, souriait, +puis posait doucement ses yeux bleus sur lui, en +tenant sa lèvre un peu mordue.</p> + +<p>Un grand silence régnait sur les berges prochaines. +Le bateau filait avec un brui calme de +machine et d'eau. On eût pu se croire au cœur +de l'été. On allait aborder, semblait-il, dans le +beau jardin de quelque maison de campagne. La +jeune fille s'y promènerait sous une ombrelle +blanche. Jusqu'au soir on entendrait les tourterelles +gémir… Mais soudain une rafale glacée venait +rappeler décembre aux invités de cette étrange fête.</p> + +<hr /> + + +<p>On aborda devant un bois de sapins. Sur le +débarcadère, les passagers durent attendre un +instant, serrés les uns contre les autres, qu'un +des bateliers eût ouvert le cadenas de la barrière… +Avec quel émoi Meaulnes se rappelait dans la +suite cette minute où, sur le bord de l'étang, il +avait eu très près du sien le visage désormais perdu +de la jeune fille! Il avait regardé ce profil si pur, +de tous ses yeux, jusqu'à ce qu'ils fussent près +de s'emplir de larmes. Et il se rappelait avoir +vu, comme un secret délicat qu'elle lui eût confié, +un peu de poudre restée sur sa joue…</p> + +<p>A terre, tout s'arrangea comme dans un rêve. +Tandis que les enfants couraient avec des cris de +joie, que des groupes se formaient et s'éparpillaient +à travers bois, Meaulnes s'avança dans une +allée, où, dix pas devant lui, marchait la jeune +fille. Il se trouva près d'elle sans avoir eu le +temps de réfléchir:</p> + +<p>—Vous êtes belle, dit-il simplement.</p> + +<p>Mais elle hâta le pas et, sans répondre, prit +une allée transversale. D'autres promeneurs couraient, +jouaient à travers les avenues, chacun +errant à sa guise, conduit seulement par sa libre +fantaisie. Le jeune homme se reprocha vivement +ce qu'il appelait sa balourdise, sa grossièreté, sa +sottise. Il errait au hasard, persuadé qu'il ne +reverrait plus cette gracieuse créature, lorsqu'il +l'aperçut soudain venant à sa rencontre et forcée +de passer près de lui dans l'étroit sentier. Elle +écartait de ses deux mains nues les plis de son +grand manteau. Elle avait des souliers noirs très +découverts. Ses chevilles étaient si fines qu'elles +pliaient par instants et qu'on craignait de les +voir se briser.</p> + +<p>Cette fois, le jeune homme salua, en disant +très bas:</p> + +<p>—Voulez-vous me pardonner?</p> + +<p>—Je vous pardonne, dit-elle gravement. Mais +il faut que je rejoigne les enfants, puisqu'ils sont +les maîtres aujourd'hui. Adieu.</p> + +<p>Augustin la supplia de rester un instant +encore. Il lui parlait avec gaucherie, mais d'un +ton si troublé, si plein de désarroi, qu'elle marcha +plus lentement et l'écouta.</p> + +<p>—Je ne sais même pas qui vous êtes, dit-elle +enfin.</p> + +<p>Elle prononçait chaque mot d'un ton uniforme, +en appuyant de la même façon sur chacun, mais +en disant plus doucement le dernier… Ensuite +elle reprenait son visage immobile, sa bouche +un peu mordue, et ses yeux bleus regardaient +fixement au loin.</p> + +<p>—Je ne sais pas non plus votre nom, répondit +Meaulnes.</p> + +<p>Ils suivaient maintenant un chemin découvert, +et l'on voyait à quelque distance les invités se +presser autour d'une maison isolée dans la pleine +campagne.</p> + +<p>—Voici la «maison de Frantz», dit la jeune fille; +il faut que je vous quitte…</p> + +<p>Elle hésita, le regarda un instant en souriant +et dit:</p> + +<p>—Mon nom?… Je suis mademoiselle Yvonne +de Galais…</p> + +<p>Et elle s'échappa.</p> + +<hr /> + + +<p>La «maison de Frantz» était alors inhabitée. +Mais Meaulnes la trouva envahie jusqu'aux greniers +par la foule des invités. Il n'eut guère le loisir +d'ailleurs d'examiner le lieu où il se trouvait: on +déjeuna en hâte d'un repas froid emporté dans +les bateaux, ce qui était fort peu de saison, mais +les enfants en avaient décidé ainsi, sans doute; et +l'on repartit. Meaulnes s'approcha de M<sup>lle</sup> de Galais +dès qu'il la vit sortir et, répondant à ce qu'elle +avait dit tout à l'heure:</p> + +<p>—Le nom que je vous donnais était plus beau, +dit-il.</p> + +<p>—Comment? Quel était ce nom? fit-elle, toujours +avec la même gravité.</p> + +<p>Mais il eut peur d'avoir dit une sottise et ne +répondit rien.</p> + +<p>—Mon nom à moi est Augustin Meaulnes, +continua-t-il, et je suis étudiant.</p> + +<p>—Oh! vous étudiez? dit-elle. Et ils parlèrent +un instant encore. Ils parlèrent lentement, avec +bonheur,—avec amitié. Puis l'attitude de la +jeune fille changea. Moins hautaine et moins +grave, maintenant, elle parut aussi plus inquiète. +On eût dit qu'elle redoutait ce que Meaulnes +allait dire et s'en effarouchait à l'avance. Elle +était auprès de lui toute frémissante, comme une +hirondelle un instant posée à terre et qui déjà +tremble du désir de reprendre son vol.</p> + +<p>—A quoi bon? A quoi bon? répondait-elle +doucement aux projets que faisait Meaulnes.</p> + +<p>Mais lorsqu'enfin il osa lui demander la permission +de revenir un jour vers ce beau domaine:</p> + +<p>—Je vous attendrai, répondit-elle simplement.</p> + +<p>Ils arrivaient en vue de l'embarcadère. Elle +s'arrêta soudain et dit pensivement:</p> + +<p>—Nous sommes deux enfants; nous avons fait +une folie. Il ne faut pas que nous montions cette +fois dans le même bateau. Adieu, ne me suivez +pas.</p> + +<p>Meaulnes resta un instant interdit, la regardant +partir. Puis il se reprit à marcher. Et alors +la jeune fille, dans le lointain, au moment de se +perdre à nouveau dans la foule des invités, s'arrêta +et, se tournant vers lui, pour la première +fois le regarda longuement. Était-ce un dernier +signe d'adieu? Était-ce pour lui défendre de +l'accompagner? Ou peut-être avait-elle quelque +chose encore à lui dire?…</p> + +<hr /> + + +<p>Dès qu'on fut rentré au Domaine, commença, +derrière la ferme, dans une grande prairie en +pente, la course des poneys. C'était la dernière +partie de la fête. D'après toutes les prévisions, +les fiancés devaient arriver à temps pour y +assister et ce serait Frantz qui dirigerait tout.</p> + +<p>On dut pourtant commencer sans lui. Les garçons +en costumes de jockeys, les fillettes en +écuyères, amenaient, les uns, de fringants poneys +enrubannés, les autres, de très vieux chevaux +dociles. Au milieu des cris, des rires enfantins, +des paris et des longs coups de cloche, on se fût +cru transporté sur la pelouse verte et taillée de +quelque champ de courses en miniature.</p> + +<p>Meaulnes reconnut Daniel et les petites filles +aux chapeaux à plumes, qu'il avait entendus la +veille dans l'allée du bois… Le reste du spectacle +lui échappa, tant il était anxieux de retrouver +dans la foule le gracieux chapeau de roses et le +grand manteau marron. Mais M<sup>lle</sup> de Galais ne +parut pas. Il la cherchait encore lorsqu'une volée +de coups de cloche et des cris de joie annoncèrent +la fin des courses. Une petite fille sur une +vieille jument blanche avait remporté la victoire. +Elle passait triomphalement sur sa monture et le +panache de son chapeau flottait au vent.</p> + +<p>Puis soudain tout se tut. Les jeux étaient finis +et Frantz n'était pas de retour. On hésita un instant; +on se concerta avec embarras. Enfin, par +groupes, on regagna les appartements, pour attendre, +dans l'inquiétude et le silence, le retour +des fiancés.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch16">CHAPITRE XVI<br /> +<span class="small">FRANTZ DE GALAIS</span></h3> + + +<p>La course avait fini trop tôt. Il était quatre +heures et demie et il faisait jour encore, lorsque +Meaulnes se retrouva dans sa chambre, la tête +pleine des événements de son extraordinaire journée. +Il s'assit devant la table, désœuvré, attendant +le dîner et la fête qui devait suivre.</p> + +<p>De nouveau soufflait le grand vent du premier +soir. On l'entendait gronder comme un torrent +ou passer avec le sifflement appuyé d'une chute +d'eau. Le tablier de la cheminée battait de +temps à autre.</p> + +<p>Pour la première fois, Meaulnes sentit en +lui cette légère angoisse qui vous saisit à la +fin des trop belles journées. Un instant il pensa +à allumer du feu; mais il essaya vainement +de lever le tablier rouillé de la cheminée. Alors +il se prit à ranger dans la chambre; il accrocha +ses beaux habits aux porte-manteaux, disposa +le long du mur les chaises bouleversées, +comme s'il eût tout voulu préparer là pour un +long séjour.</p> + +<p>Cependant songeant qu'il devait se tenir toujours +prêt à partir, il plia soigneusement sur le +dossier d'une chaise, comme un costume de +voyage, sa blouse et ses autres vêtements de collégien; +sous la chaise, il mit ses souliers ferrés +pleins de terre encore.</p> + +<p>Puis il revint s'asseoir et regarda autour de +lui, plus tranquille, sa demeure qu'il avait mise +en ordre.</p> + +<p>De temps à autre une goutte de pluie venait +rayer la vitre qui donnait sur la cour aux voitures +et sur le bois de sapins. Apaisé, depuis qu'il +avait rangé son appartement, le grand garçon se +sentit parfaitement heureux. Il était là, mystérieux, +étranger, au milieu de ce monde inconnu, +dans la chambre qu'il avait choisie. Ce qu'il avait +obtenu dépassait toutes ses espérances. Et il suffisait +maintenant à sa joie de se rappeler ce visage +de jeune fille, dans le grand vent, qui se +tournait vers lui…</p> + +<hr /> + + +<p>Durant cette rêverie, la nuit était tombée sans +qu'il songeât même à allumer les flambeaux. Un +coup de vent fit battre la porte de l'arrière-chambre +qui communiquait avec la sienne et dont la +fenêtre donnait aussi sur la cour aux voitures. +Meaulnes allait la refermer, lorsqu'il aperçut dans +cette pièce une lueur, comme celle d'une bougie +allumée sur la table. Il avança la tête dans l'entrebâillement +de la porte. Quelqu'un était entré +là, par la fenêtre sans doute, et se promenait de +long en large, à pas silencieux. Autant qu'on pouvait +voir, c'était un très jeune homme. Nu-tête, +une pèlerine de voyage sur les épaules, il marchait +sans arrêt, comme affolé par une douleur +insupportable. Le vent de la fenêtre qu'il avait +laissée grande ouverte faisait flotter sa pèlerine +et, chaque fois qu'il passait près de la lumière, +on voyait luire des boutons dorés sur sa fine +redingote.</p> + +<p>Il sifflait quelque chose entre ses dents, une +espèce d'air marin, comme en chantent, pour +s'égayer le cœur, les matelots et les filles dans +les cabarets des ports…</p> + +<p>Un instant, au milieu de sa promenade agitée, +il s'arrêta et se pencha sur la table, chercha dans +une boîte, en sortit plusieurs feuilles de papier… +Meaulnes vit, de profil, dans la lueur de la bougie, +un très fin, très aquilin visage sans moustache +sous une abondante chevelure que partageait +une raie de côté. Il avait cessé de siffler. +Très pâle, les lèvres entr'ouvertes, il paraissait à +bout de souffle, comme s'il avait reçu au cœur +un coup violent.</p> + +<p>Meaulnes hésitait s'il allait, par discrétion, se +retirer, ou s'avancer, lui mettre doucement, en +camarade, la main sur l'épaule, et lui parler. +Mais l'autre leva la tête et l'aperçut. Il le considéra +une seconde, puis, sans s'étonner, s'approcha +et dit, affermissant sa voix:</p> + +<p>—Monsieur, je ne vous connais pas. Mais je +suis content de vous voir. Puisque vous voici, +c'est à vous que je vais expliquer… Voilà!…</p> + +<p>Il paraissait complètement désemparé. Lorsqu'il +eut dit: Voilà, il prit Meaulnes par le revers +de sa jaquette, comme pour fixer son attention. +Puis il tourna la tête vers la fenêtre, comme +pour réfléchir à ce qu'il allait dire, cligna des +yeux—et Meaulnes comprit qu'il avait une forte +envie de pleurer.</p> + +<p>Il ravala d'un coup toute cette peine d'enfant, +puis, regardant toujours fixement la fenêtre, il +reprit d'une voix altérée:</p> + +<p>—Eh bien, voilà: c'est fini; la fête est finie. +Vous pouvez descendre le leur dire. Je suis rentré +tout seul. Ma fiancée ne viendra pas. Par scrupule, +par crainte, par manque de foi… d'ailleurs, +monsieur, je vais vous expliquer…</p> + +<p>Mais il ne put continuer; tout son visage se +plissa. Il n'expliqua rien. Se détournant soudain, +il s'en alla dans l'ombre ouvrir et refermer des +tiroirs pleins de vêtements et de livres.</p> + +<p>—Je vais m'apprêter pour repartir, dit-il. +Qu'on ne me dérange pas.</p> + +<p>Il plaça sur la table divers objets, un nécessaire +de toilette, un pistolet…</p> + +<p>Et Meaulnes, plein de désarroi, sortit sans oser +lui dire un mot ni lui serrer la main.</p> + +<p>En bas, déjà, tout le monde semblait avoir +pressenti quelque chose. Presque toutes les jeunes +filles avaient changé de robe. Dans le bâtiment +principal le dîner avait commencé, mais hâtivement, +dans le désordre, comme à l'instant d'un +départ.</p> + +<p>Il se faisait un continuel va-et-vient de cette +grande cuisine-salle à manger aux chambres du +haut et aux écuries. Ceux qui avaient fini formaient +des groupes où l'on se disait au revoir.</p> + +<p>—Que se passe-t-il? demanda Meaulnes à un +garçon de campagne, qui se hâtait de terminer +son repas, son chapeau de feutre sur la tête et sa +serviette fixée à son gilet.</p> + +<p>—Nous partons, répondit-il. Cela s'est décidé +tout d'un coup. A cinq heures, nous nous sommes +trouvés seuls, tous les invités ensemble. +Nous avions attendu jusqu'à la dernière limite. +Les fiancés ne pouvaient plus venir? Quelqu'un a +dit: «Si nous partions…» Et tout le monde s'est +apprêté pour le départ.</p> + +<p>Meaulnes ne répondit pas. Il lui était égal de +s'en aller maintenant. N'avait-il pas été jusqu'au +bout de son aventure?… N'avait-il pas obtenu +cette fois tout ce qu'il désirait? C'est à peine s'il +avait eu le temps de repasser à l'aise dans sa +mémoire toute la belle conversation du matin. +Pour l'instant, il ne s'agissait que de partir. Et +bientôt, il reviendrait—sans tricherie, cette +fois…</p> + +<p>—Si vous voulez venir avec nous, continua +l'autre, qui était un garçon de son âge, hâtez-vous +d'aller vous mettre en tenue. Nous attelons +dans un instant.</p> + +<p>Il partit au galop, laissant là son repas commencé +et négligeant de dire aux invités ce qu'il +savait. Le parc, le jardin et la cour étaient +plongés dans une obscurité profonde. Il n'y avait +pas, ce soir-là, de lanternes aux fenêtres. Mais +comme, après tout, ce dîner ressemblait au dernier +repas des fins de noces, les moins bons de +invités, qui peut-être avaient bu, s'étaient mis à +chanter. A mesure qu'il s'éloignait, Meaulnes +entendait monter leurs airs de cabaret, dans ce +parc qui depuis deux jours avait tenu tant de +grâce et de merveilles. Et c'était le commencement +du désarroi et de la dévastation. Il passa +près du vivier où le matin même il s'était miré. +Comme tout paraissait changé déjà…—avec +cette chanson, reprise en chœur, qui arrivait par +bribes:</p> + +<div class="poetry"> +<div class="verse">D'où donc que tu reviens, petite libertine?</div> +<div class="verse i4">Ton bonnet est déchiré</div> +<div class="verse i4">Tu es bien mal coiffée…</div> +</div> + +<p class="noindent">et cet autre encore:</p> + +<div class="poetry"> +<div class="verse i4">Mes souliers sont rouges…</div> +<div class="verse i4">Adieu, mes amours…</div> +<div class="verse i4">Mes souliers sont rouges…</div> +<div class="verse i4">Adieu, sans retour!</div> +</div> + +<p>Comme il arrivait au pied de l'escalier de sa +demeure isolée, quelqu'un en descendait qui le +heurta dans l'ombre et lui dit:</p> + +<p>—Adieu, monsieur!</p> + +<p>et, s'enveloppant dans sa pèlerine comme s'il +avait très froid, disparut. C'était Frantz Galais.</p> + +<hr /> + + +<p>La bougie que Frantz avait laissée dans sa +chambre brûlait encore. Rien n'avait été dérangé. +Il y avait seulement, écrits sur une feuille de +papier à lettres placée en évidence, ces mots:</p> + +<blockquote> +<p><i>Ma fiancée a disparu, me faisant dire qu'elle ne +pouvait pas être ma femme; qu'elle était une couturière +et non pas une princesse. Je ne sais que devenir. +Je m'en vais. Je n'ai plus envie de vivre. Qu'Yvonne +me pardonne si je ne lui dis pas adieu, mais elle ne +pourrait rien pour moi…</i></p> +</blockquote> + +<p>C'était la fin de la bougie, dont la flamme +vacilla, rampa une seconde et s'éteignit. Meaulnes +rentra dans sa propre chambre et ferma la porte. +Malgré l'obscurité, il reconnut chacune des choses +qu'il avait rangées en plein jour, en plein bonheur, +quelques heures auparavant. Pièce par +pièce, fidèle, il retrouva tout son vieux vêtement +misérable, depuis ses godillots jusqu'à sa grossière +ceinture à boucle de cuivre. Il se déshabilla +et se rhabilla vivement mais distraitement, déposa +sur une chaise ses habits d'emprunt, se trompant +de gilet…</p> + +<p>Sous les fenêtres, dans la cour aux voitures, +un remue-ménage avait commencé. On tirait, on +appelait, on poussait, chacun voulant défaire sa +voiture de l'inextricable fouillis où elle était +prise. De temps en temps un homme grimpait +sur le siège d'une charrette, sur la bâche d'une +grande carriole et faisait tourner sa lanterne. La +lueur du falot venait frapper la fenêtre: un instant, +autour de Meaulnes, la chambre maintenant +familière, où toutes choses avaient été pour lui si +amicales, palpitait, revivait… Et c'est ainsi qu'il +quitta, refermant soigneusement la porte, ce +mystérieux endroit qu'il ne devait sans doute +jamais revoir.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch17">CHAPITRE XVII<br /> +<span class="small">LA FÊTE ÉTRANGE</span> <i>(fin)</i></h3> + + +<p>Déjà, dans la nuit, une file de voitures roulait +lentement vers la grille du bois. En tête, un +homme revêtu d'une peau de chèvre, une lanterne +à la main, conduisait par la bride le cheval du +premier attelage.</p> + +<p>Meaulnes avait hâte de trouver quelqu'un qui +voulût bien se charger de lui. Il avait hâte de +partir. Il appréhendait, au fond du cœur, de se +trouver soudain seul dans le Domaine, et que sa +supercherie fût découverte.</p> + +<p>Lorsqu'il arriva devant le bâtiment principal +les conducteurs équilibraient la charge des dernières +voitures. On faisait lever tous les voyageurs +pour rapprocher ou reculer les sièges, et les +jeunes filles enveloppées dans des fichus se +levaient avec embarras, les couvertures tombaient +à leurs pieds et l'on voyait les figures inquiètes +de celles qui baissaient leur tête du côté des +falots.</p> + +<p>Dans un de ces voituriers, Meaulnes reconnut le +jeune paysan qui tout à l'heure avait offert de +l'emmener:</p> + +<p>—Puis-je monter? lui cria-t-il.</p> + +<p>—Où vas-tu, mon garçon? répondit l'autre +qui ne le reconnaissait plus.</p> + +<p>—Du côté de Sainte-Agathe.</p> + +<p>—Alors il faut demander une place à Maritain.</p> + +<p>Et voilà le grand écolier cherchant parmi les +voyageurs attardés ce Maritain inconnu. On le lui +indiqua parmi les buveurs qui chantaient dans +la cuisine.</p> + +<p>—C'est un «amusard», lui dit-on. Il sera +encore là à trois heures du matin.</p> + +<p>Meaulnes songea un instant à la jeune fille +inquiète, pleine de fièvre et de chagrin, qui entendrait +chanter dans le domaine, jusqu'au milieu +de la nuit, ces paysans avinés. Dans quelle +chambre était-elle? Où était sa fenêtre, parmi +ces bâtiments mystérieux? Mais rien ne servirait +à l'écolier de s'attarder. Il fallut partir. Une fois +rentré à Sainte-Agathe, tout deviendrait plus clair; +il cesserait d'être un écolier évadé; de nouveau il +pourrait songer à la jeune châtelaine.</p> + +<p>Une à une, les voitures s'en allaient; les roues +grinçaient sur le sable de la grande allée. Et, +dans la nuit, on les voyait tourner et disparaître, +chargées de femmes emmitouflées, d'enfants dans +des fichus, qui déjà s'endormaient. Une grande +carriole encore; un char à bancs, où les femmes +étaient serrées épaule contre épaule, passa, laissant +Meaulnes interdit, sur le seuil de la demeure. +Il n'allait plus rester bientôt qu'une vieille berline +que conduisait un paysan en blouse.</p> + +<p>—Vous pouvez monter, répondit-il aux explications +d'Augustin, nous allons dans cette direction.</p> + +<p>Péniblement Meaulnes ouvrit la portière de la +vieille guimbarde, dont la vitre trembla et les +gonds crièrent. Sur la banquette, dans un coin de +la voiture, deux tout petits enfants, un garçon et +une fille, dormaient. Ils s'éveillèrent au bruit et +au froid, se détendirent, regardèrent vaguement, +puis en frissonnant se renfoncèrent dans leur coin +et se rendormirent…</p> + +<p>Déjà la vieille voiture partait. Meaulnes referma +plus doucement la portière et s'installa avec précaution +dans l'autre coin; puis, avidement, s'efforça +de distinguer à travers la vitre les lieux +qu'il allait quitter et la route par où il était venu: +il devina, malgré la nuit, que la voiture traversait +la cour et le jardin, passait devant l'escalier de +sa chambre, franchissait la grille et sortait du +Domaine pour entrer dans les bois. Fuyant le long +de la vitre, on distinguait vaguement les troncs +des vieux sapins.</p> + +<p>—Peut-être rencontrerons-nous Frantz de +Galais, se disait Meaulnes, le cœur battant.</p> + +<p>Brusquement, dans le chemin étroit, la voiture +fit un écart pour ne pas heurter un obstacle. +C'était, autant qu'on pouvait deviner dans la nuit +à ses formes massives, une roulotte arrêtée presque +au milieu du chemin et qui avait dû rester +là, à proximité de la fête, durant ces derniers +jours.</p> + +<p>Cet obstacle franchi, les chevaux repartis au +trot, Meaulnes commençait à se fatiguer de regarder +à la vitre, s'efforçant vainement de percer +l'obscurité environnante, lorsque soudain, dans la +profondeur du bois, il y eut un éclair, suivi d'une +détonation. Les chevaux partirent au galop et +Meaulnes ne sut pas d'abord si le cocher en blouse +s'efforçait de les retenir ou, au contraire, les +excitait à fuir. Il voulut ouvrir la portière. Comme +la poignée se trouvait à l'extérieur, il essaya vainement +de baisser la glace, la secoua… Les enfants, +réveillés en peur, se serraient l'un contre l'autre, +sans rien dire. Et tandis qu'il secouait la vitre, +le visage collé au carreau, il aperçut, grâce à un +coude du chemin, une forme blanche qui courait. +C'était, hagard et affolé, le grand pierrot de la +fête, le bohémien en tenue de mascarade, qui +portait dans ses bras un corps humain serré contre +sa poitrine. Puis tout disparut.</p> + +<p>Dans la voiture qui fuyait au grand galop à +travers la nuit, les deux enfants s'étaient rendormis. +Personne à qui parler des événements mystérieux +de ces deux jours. Après avoir longtemps +repassé dans son esprit tout ce qu'il avait vu et +entendu, plein de fatigue et le cœur gros, le jeune +homme lui aussi s'abandonna au sommeil, comme +un enfant triste…</p> + +<hr /> + + +<p>… Ce n'était pas encore le petit jour lorsque, la +voiture s'étant arrêtée sur la route, Meaulnes fut +réveillé par quelqu'un qui cognait à la vitre. Le +conducteur ouvrit péniblement la portière et cria, +tandis que le vent froid de la nuit glaçait l'écolier +jusqu'aux os:</p> + +<p>—Il va falloir descendre ici. Le jour se lève. +Nous allons prendre la traverse. Vous êtes tout +près de Sainte-Agathe.</p> + +<p>A demi replié, Meaulnes obéit, chercha vaguement, +d'un geste inconscient, sa casquette, qui +avait roulé sous les pieds des deux enfants endormis, +dans le coin le plus sombre de la voiture, +puis il sortit en se baissant.</p> + +<p>—Allons, au revoir, dit l'homme en remontant +sur son siège. Vous n'avez plus que six kilomètres +à faire. Tenez, la borne est là, au bord du +chemin.</p> + +<p>Meaulnes, qui ne s'était pas encore arraché de +son sommeil, marcha courbé en avant, d'un pas +lourd, jusqu'à la borne et s'y assit, les bras croisés, +la tête inclinée, comme pour se rendormir.</p> + +<p>—Ah! non, cria le voiturier. Il ne faut pas +vous endormir là. Il fait trop froid. Allons, debout, +marchez un peu…</p> + +<p>Vacillant comme un homme ivre, le grand garçon, +les mains dans ses poches, les épaules rentrées, +s'en alla lentement sur le chemin de Sainte-Agathe; +tandis que, dernier vestige de la fête +mystérieuse, la vieille berline quittait le gravier +de la route et s'éloignait, cahotant en silence, sur +l'herbe de la traverse. On ne voyait plus que le +chapeau du conducteur, dansant au-dessus des +clôtures…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">DEUXIÈME PARTIE</h2> + + + + +<h3 id="p2ch1">CHAPITRE PREMIER<br /> +<span class="small">LE GRAND JEU</span></h3> + + +<p>Le grand vent et le froid, la pluie ou la neige, +l'impossibilité où nous étions de mener à bien de +longues recherches nous empêchèrent, Meaulnes +et moi de reparler du Pays perdu avant la fin +de l'hiver. Nous ne pouvions rien commencer +de sérieux, durant ces brèves journées de février, +ces jeudis sillonnés de bourrasques, qui finissaient +régulièrement vers cinq heures par une morne +pluie glacée.</p> + +<p>Rien ne nous rappelait l'aventure de Meaulnes +sinon ce fait étrange que depuis l'après-midi de +son retour nous n'avions plus d'amis. Aux récréations, +les mêmes jeux qu'autrefois s'organisaient, +mais Jasmin ne parlait jamais plus au grand +Meaulnes. Le soir, aussitôt la classe balayée, la +cour se vidait comme au temps où j'étais seul, et +je voyais errer mon compagnon, du jardin au hangar +et de la cour à la salle à manger.</p> + +<p>Les jeudis matins, chacun de nous installé sur +le bureau d'une des deux salles de classe, nous +lisions Rousseau et Paul-Louis Courier que nous +avions dénichés dans les placards, entre des méthodes +d'anglais et des cahiers de musique finement +recopiés. L'après-midi, c'était quelque visite +qui nous faisait fuir l'appartement; et nous regagnions +l'école… Nous entendions parfois des groupes +de grands élèves qui s'arrêtaient un instant, +comme par hasard, devant le grand portail, le +heurtaient en jouant à des jeux militaires incompréhensibles +et puis s'en allaient… Cette triste +vie se poursuivit jusqu'à la fin de février. Je +commençais à croire que Meaulnes avait tout +oublié, lorsqu'une aventure, plus étrange que les +autres, vint me prouver que je m'étais trompé et +qu'une crise violente se préparait sous la surface +morne de cette vie d'hiver.</p> + +<p>Ce fut justement un jeudi soir, vers la fin du +mois, que la première nouvelle du Domaine +étrange, la première vague de cette aventure dont +nous ne reparlions pas arriva jusqu'à nous. Nous +étions en pleine veillée. Mes grands-parents repartis, +restaient seulement avec nous Millie et mon +père, qui ne se doutaient nullement de la sourde +fâcherie par quoi toute la classe était divisée en +deux clans.</p> + +<p>A huit heures, Millie qui avait ouvert la porte +pour jeter dehors les miettes du repas fit:</p> + +<p>—Ah!</p> + +<p>d'une voix si claire que nous nous approchâmes +pour regarder. Il y avait sur le seuil une +couche de neige… Comme il faisait très sombre, +je m'avançai de quelques pas dans la cour pour +voir si la couche était profonde. Je sentis des flocons +légers qui me glissaient sur la figure et fondaient +aussitôt. On me fit rentrer très vite et +Millie ferma la porte frileusement.</p> + +<p>A neuf heures nous nous disposions à monter +nous coucher; ma mère avait déjà la lampe à la +main, lorsque nous entendîmes très nettement +deux grands coups lancés à toute volée dans le +portail, à l'autre bout de la cour. Elle replaça la +lampe sur la table et nous restâmes tous debout, +aux aguets, l'oreille tendue.</p> + +<p>Il ne fallait pas songer à aller voir ce qui se +passait. Avant d'avoir traversé seulement la +moitié de la cour, la lampe eût été éteinte et le +verre brisé. Il y eut un court silence et mon père +commençait à dire que «c'était sans doute…» +lorsque, tout juste sous la fenêtre de la salle à +manger, qui donnait, je l'ai dit, sur la route +de La Gare, un coup de sifflet partit, strident +et très prolongé, qui dut s'entendre jusque +dans la rue de l'église. Et, immédiatement, derrière +la fenêtre, à peine voilés par les carreaux, +poussés par des gens qui devaient être montés +à la force des poignets sur l'appui extérieur, +éclatèrent des cris perçants.</p> + +<p>—Amenez-le! Amenez-le!</p> + +<p>A l'autre extrémité du bâtiment, les mêmes +cris répondirent. Ceux-là avaient dû passer par +le champ du père Martin; ils devaient être grimpés +sur le mur bas qui séparait le champ de notre +cour.</p> + +<p>Puis, vociférés à chaque endroit par huit ou +dix inconnus aux voix déguisées, les cris de: +«Amenez-le!» éclatèrent successivement—sur +le toit du cellier qu'ils avaient dû atteindre en +escaladant un tas de fagots adossé au mur extérieur;—sur +un petit mur qui joignait le hangar +au portail et dont la crête arrondie permettait de +se mettre commodément à cheval;—sur le mur +grillé de la route de La Gare où l'on pouvait facilement +monter… Enfin, par derrière, dans le +jardin, une troupe retardataire arriva, qui fit la +même sarabande, criant cette fois:</p> + +<p>—A l'abordage!</p> + +<p>Et nous entendions l'écho de leurs cris résonner +dans les salles de classe vides, dont ils avaient +ouvert les fenêtres.</p> + +<p>Nous connaissions si bien, Meaulnes et moi, les +détours et les passages de la grande demeure, +que nous voyions très nettement, comme sur un +plan, tous les points où ces gens inconnus étaient +en train de l'attaquer.</p> + +<p>A vrai dire, ce fut seulement au tout premier +instant que nous eûmes de l'effroi. Le coup de +sifflet nous fit penser tous les quatre à une attaque +de rôdeurs et de bohémiens. Justement il y avait +depuis une quinzaine, sur la place, derrière l'église, +un grand malandrin et un jeune garçon à +la tête serrée dans des bandages. Il y avait aussi, +chez les charrons et les maréchaux, des ouvriers +qui n'étaient pas du pays.</p> + +<p>Mais, dès que nous eûmes entendu les assaillants +crier, nous fûmes persuadés que nous +avions affaire à des gens—et probablement à des +jeunes gens—du bourg. Il y avait même certainement +des gamins—on reconnaissait leurs voix suraiguës—dans +la troupe qui se jetait à l'assaut de +notre demeure comme à l'abordage d'un navire.</p> + +<p>—Ah! bien, par exemple… s'écria mon père.</p> + +<p>Et Millie demanda à mi-voix:</p> + +<p>—Mais qu'est-ce que cela veut dire?</p> + +<p>lorsque soudain les voix du portail et du mur +grillé—puis celle de la fenêtre—s'arrêtèrent. +Deux coups de sifflet partirent derrière la croisée. +Les cris des gens grimpés sur le cellier, comme +ceux des assaillants du jardin, décrurent progressivement, +puis cessèrent; nous entendîmes, le +long du mur de la salle à manger le frôlement +de toute la troupe qui se retirait en hâte et dont +les pas étaient amortis par la neige.</p> + +<p>Quelqu'un évidemment les dérangeait. A cette +heure où tout dormait, ils avaient pensé mener +en paix leur assaut contre cette maison isolée à +la sortie du bourg. Mais voici qu'on troublait leur +plan de campagne.</p> + +<p>A peine avions-nous eu le temps de nous ressaisir—car +l'attaque avait été soudaine comme +un abordage bien conduit—et nous disposions-nous +à sortir, que nous entendîmes une voix +connue appeler à la petite grille:</p> + +<p>—Monsieur Seurel! Monsieur Seurel!</p> + +<p>C'était M. Pasquier, le boucher. Le gros petit +homme racla ses sabots sur le seuil, secoua sa +courte blouse saupoudrée de neige et entra. Il +se donnait l'air finaud et effaré de quelqu'un +qui a surpris tout le secret d'une mystérieuse +affaire:</p> + +<p>—J'étais dans ma cour, qui donne sur la place +des Quatre-Routes. J'allais fermer l'étable des chevaux. +Tout d'un coup; dressés sur la neige, +qu'est-ce que je vois: deux grands gars qui semblaient +faire sentinelle ou guetter quelque chose. +Ils étaient vers la croix. Je m'avance: je fais deux +pas—Hip! les voilà partis au grand galop du +côté de chez vous. Ah! je n'ai pas hésité, j'ai +pris mon falot et j'ai dit: Je vas aller raconter +ça à M. Seurel…</p> + +<p>Et le voilà qui recommence son histoire: «J'étais +dans la cour derrière chez moi…» Sur ce, +on lui offre une liqueur, qu'il accepte, et on +lui demande des détails qu'il est incapable de +fournir.</p> + +<p>Il n'avait rien vu en arrivant à la maison. +Toutes les troupes mises en éveil par les deux +sentinelles qu'il avait dérangées s'étaient éclipsées +aussitôt. Quant à dire qui ces estafettes pouvaient +être…</p> + +<p>—Ça pourrait bien être des bohémiens, avançait-il. +Depuis bientôt un mois qu'ils sont sur la +place, à attendre le beau temps pour jouer la +comédie, ils ne sont pas sans avoir organisé +quelque mauvais coup.</p> + +<p>Tout cela ne nous avançait guère et nous restions +debout, fort perplexes tandis que l'homme +sirotait la liqueur et de nouveau mimait son histoire, +lorsque Meaulnes, qui avait écouté jusque-là +fort attentivement, prit par terre le falot du +boucher et décida:</p> + +<p>—Il faut aller voir!</p> + +<p>Il ouvrit la porte et nous le suivîmes, M. Seurel, +M. Pasquier et moi.</p> + +<p>Millie, déjà rassurée puisque les assaillants +étaient partis, et, comme tous les gens ordonnés +et méticuleux, fort peu curieuse de sa nature, +déclara:</p> + +<p>—Allez-y si vous voulez. Mais fermez la porte +et prenez la clef. Moi, je vais me coucher. Je +laisserai la lampe allumée.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p2ch2">CHAPITRE II<br /> +<span class="small">NOUS TOMBONS DANS UNE EMBUSCADE</span></h3> + + +<p>Nous partîmes sur la neige, dans un silence +absolu. Meaulnes marchait en avant, projetant la +lueur en éventail de sa lanterne grillagée… A +peine sortions-nous par le grand portail que, +derrière la bascule municipale, qui s'adossait au +mur de notre préau, partirent d'un seul coup, +comme perdreaux surpris, deux individus encapuchonnés. +Soit moquerie, soit plaisir causé par +l'étrange jeu qu'ils jouaient là, soit excitation +nerveuse et peur d'être rejoints, ils dirent en +courant deux ou trois paroles coupées de rires.</p> + +<p>Meaulnes laissa tomber sa lanterne dans la +neige, en me criant:</p> + +<p>—Suis-moi, François!…</p> + +<p>Et laissant là les deux hommes âgés incapables +de soutenir une pareille course, nous nous lançâmes +à la poursuite des deux ombres, qui, après +avoir un instant contourné le bas du bourg, en +suivant le chemin de la Vieille-Planche, remontèrent +délibérément vers l'église. Ils couraient +régulièrement sans trop de hâte et nous n'avions +pas de peine à les suivre. Ils traversèrent la rue +de l'église où tout était endormi et silencieux, +et s'engagèrent derrière le cimetière dans un dédale +de petites ruelles et d'impasses.</p> + +<p>C'était là un quartier de journaliers, de couturières +et de tisserands, qu'on nommait les Petits-Coins. +Nous le connaissons assez mal et nous n'y +étions jamais venu la nuit. L'endroit était désert +le jour: les journaliers absents, les tisserands +enfermés; et durant cette nuit de grand silence +il paraissait plus abandonné, plus endormi encore +que les autres quartiers du bourg. Il n'y +avait donc aucune chance pour que quelqu'un +survînt et nous prêtât main-forte.</p> + +<p>Je ne connaissais qu'un chemin, entre ces petites +maisons posées au hasard comme des boîtes +en carton, c'était celui qui menait chez la couturière +qu'on surnommait «la Muette». On descendait +d'abord une pente assez raide, dallée de +place en place, puis après avoir tourné deux ou +trois fois, entre des petites cours de tisserands +ou des écuries vides, on arrivait dans une large +impasse fermée par une cour de ferme depuis +longtemps abandonnée. Chez la Muette, tandis +qu'elle engageait avec ma mère une conversation +silencieuse, les doigts frétillants, coupée seulement +de petits cris d'infirme, je pouvais voir par la +croisée le grand mur de la ferme, qui était la +dernière maison de ce côté du faubourg, et la +barrière toujours fermée de la cour sèche, sans +paille, où jamais rien ne passait plus…</p> + +<p>C'est exactement ce chemin que les deux +inconnus suivirent. A chaque tournant nous +craignons de les perdre, mais à ma surprise, +nous arrivions toujours au détour de la ruelle +suivante avant qu'ils l'eussent quittée. Je dis: à +ma surprise, car le fait n'eût pas été possible, +tant ces ruelles étaient courtes, s'ils n'avaient +pas, chaque fois, tandis que nous les avions perdus +de vue, ralenti leur allure.</p> + +<p>Enfin, sans hésiter, ils s'engagèrent dans la rue +qui menait chez la Muette, et je criai à Meaulnes:</p> + +<p>—Nous les tenons, c'est une impasse!</p> + +<p>A vrai dire, c'étaient eux qui nous tenaient… +Ils nous avaient conduits là où ils avaient voulu. +Arrivés au mur, ils se retournèrent vers nous +résolument et l'un des deux lança le même coup +de sifflet que nous avions déjà par deux fois entendu, +ce soir-là.</p> + +<p>Aussitôt une dizaine de gars sortirent de la +cour de la ferme abandonnée où ils semblaient +avoir été postés pour nous attendre. Ils étaient +tous encapuchonnés, le visage enfoncé dans leurs +cache-nez…</p> + +<p>Qui c'était, nous le savions d'avance, mais nous +étions bien résolus à n'en rien dire à M. Seurel, +que nos affaires ne regardaient pas. Il y avait +Delouche, Denis, Giraudat et tous les autres. +Nous reconnûmes dans la lutte leur façon de se +battre et leurs voix entrecoupées. Mais un point +demeurait inquiétant et semblait presque effrayer +Meaulnes: il y avait là quelqu'un que nous ne +connaissons pas et qui paraissait être le chef…</p> + +<p>Il ne touchait pas Meaulnes: il regardait manœuvrer +ses soldats qui avaient fort à faire et +qui, traînés dans la neige, déguenillés du haut +en bas, s'acharnaient contre le grand gars essoufflé. +Deux d'entre eux s'étaient occupés de moi, +m'avaient immobilisé avec peine, car je me débattais +comme un diable. J'étais par terre, les +genoux pliés, assis sur les talons; on me tenait +les bras joints par derrière, et je regardais la +scène avec une intense curiosité mêlée d'effroi.</p> + +<p>Meaulnes s'était débarrassé de quatre garçons +du Cours qu'il avait dégrafés de sa blouse en tournant +vivement sur lui-même et en les jetant à +toute volée dans la neige… Bien droit sur ses +deux jambes, le personnage inconnu suivait avec +intérêt, mais très calme, la bataille, répétant de +temps à autre d'une voix nette:</p> + +<p>—Allez… Courage… Revenez-y… <i lang="en" xml:lang="en">Go on my +boys</i>…</p> + +<p>C'était évidemment lui qui commandait… D'où +venait-il? Où et comment les avait-il entraînés à +la bataille! Voilà qui restait un mystère pour +nous. Il avait, comme les autres, le visage enveloppé +dans un cache-nez, mais lorsque Meaulnes, +débarrassé de ses adversaires, s'avança vers lui, +menaçant, le mouvement qu'il fit pour y voir +bien clair et faire face à la situation découvrit un +morceau de linge blanc qui lui enveloppait la +tête à la façon d'un bandage.</p> + +<p>C'est à ce moment que je criai à Meaulnes:</p> + +<p>—Prends garde par derrière! Il y en a un autre.</p> + +<p>Il n'eut pas le temps de se retourner que, de la +barrière à laquelle il tournait le dos, un grand +diable avait surgi et, passant habilement son +cache-nez autour du cou de mon ami, le renversait +en arrière. Aussitôt les quatre adversaires +de Meaulnes qui avaient piqué le nez dans la +neige, revenaient à la charge pour lui immobiliser +bras et jambes, lui liaient les bras avec une +corde, les jambes avec un cache-nez, et le jeune +personnage à la tête bandée fouillait dans ses +poches… Le dernier venu, l'homme au lasso, +avait allumé une petite bougie qu'il protégeait de +la main, et chaque fois qu'il découvrait un papier +nouveau, le chef allait auprès de ce lumignon examiner +ce qu'il contenait. Il déplia enfin cette espèce de +carte couverte d'inscriptions à laquelle Meaulnes +travaillait depuis son retour et s'écria avec joie:</p> + +<p>—Cette fois nous l'avons. Voilà le plan! Voilà +le guide! Nous allons voir si ce monsieur est bien +allé où je l'imagine…</p> + +<p>Son acolyte éteignit la bougie. Chacun ramassa +sa casquette ou sa ceinture. Et tous disparurent +silencieusement comme ils étaient venus, me +laissant libre de délier en hâte mon compagnon.</p> + +<p>—Il n'ira pas très loin avec ce plan-là, dit +Meaulnes en se levant.</p> + +<p>Et nous repartîmes lentement, car il boitait un +peu. Nous retrouvâmes sur le chemin de l'église +M. Seurel et le père Pasquier:</p> + +<p>—Vous n'avez rien vu? dirent-ils… Nous +non plus!</p> + +<p>Grâce à la nuit profonde ils ne s'aperçurent de +rien. Le boucher nous quitta et M. Seurel rentra +bien vite se coucher.</p> + +<p>Mais nous deux, dans notre chambre, à +la lueur de la lampe que Millie nous avait +laissée, nous restâmes longtemps à rafistoler nos +blouses décousues, discutant à voix basse sur ce +qui nous était arrivé, comme deux compagnons +d'armes le soir d'une bataille perdue…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p2ch3">CHAPITRE III<br /> +<span class="small">LE BOHÉMIEN A L'ÉCOLE</span></h3> + + +<p>Le réveil du lendemain fut pénible. A huit heures +et demie, à l'instant où M. Seurel allait donner +le signal d'entrer, nous arrivâmes tout essoufflés +pour nous mettre sur les rangs. Comme nous +étions en retard, nous nous glissâmes n'importe +où, mais d'ordinaire le grand Meaulnes était le +premier de la longue file d'élèves, coude à coude, +chargés de livres, de cahiers et de porte-plume, +que M. Seurel inspectait.</p> + +<p>Je fus surpris de l'empressement silencieux que +l'on mit à nous faire place vers le milieu de la +file; et tandis que M. Seurel, retardant de quelques +secondes l'entrée au cours, inspectait le +grand Meaulnes, j'avançai curieusement la tête, +regardant à droite et à gauche pour voir les +visages de nos ennemis de la veille.</p> + +<p>Le premier que j'aperçus était celui-là même +auquel je ne cessais de penser, mais le dernier +que j'eusse pu m'attendre à voir en ce lieu. Il était +à la place habituelle de Meaulnes, le premier de +tous, un pied sur la marche de pierre, une +épaule et le coin du sac qu'il avait sur le dos +accotés au chambranle de la porte. Son visage +fin, très pâle, un peu piqué de rousseur, était +penché et tourné vers nous avec une sorte de +curiosité méprisante et amusée. Il avait la tête et +tout un côté de la figure bandés de linge blanc. Je +reconnaissais le chef de bande, le jeune bohémien +qui nous avait volés la nuit précédente.</p> + +<p>Mais déjà nous entrions dans la classe et chacun +prenait sa place. Le nouvel élève s'assit près du +poteau, à la gauche du long banc dont Meaulnes +occupait, à droite, la première place. Giraudat, +Delouche et les trois autres du premier banc +s'étaient serrés les uns contre les autres pour lui +faire place, comme si tout eût été convenu +d'avance…</p> + +<p>Souvent, l'hiver, passaient ainsi parmi nous des +élèves de hasard, mariniers pris par les glaces +dans le canal, apprentis, voyageurs immobilisés +par la neige. Ils restaient au cours deux jours, +un mois, rarement plus… Objets de curiosité +durant la première heure, ils étaient aussitôt +négligés et disparaissaient bien vite dans la foule +des élèves ordinaires.</p> + +<p>Mais celui-ci ne devait pas se faire aussitôt +oublier. Je me rappelle encore cet être singulier +et tous les trésors étranges apportés dans ce cartable +qu'il s'accrochait au dos. Ce furent d'abord +les porte-plume «à vue» qu'il tira pour écrire sa +dictée. Dans un œillet du manche, en fermant +un œil, on voyait apparaître, trouble et grossie, +la basilique de Lourdes ou quelque monument +inconnu. Il en choisit un et les autres aussitôt +passèrent de main en main. Puis ce fut un plumier +chinois rempli de compas et d'instruments +amusants qui s'en allèrent par le banc de gauche, +glissant silencieusement, sournoisement, de main +en main, sous les cahiers, pour que M. Seurel ne +pût rien voir.</p> + +<p>Passèrent aussi des livres tout neufs, dont +j'avais, avec convoitise, lu les titres derrière la +couverture des rares bouquins de notre bibliothèque: +<i>La Teppe aux Merles</i>, <i>La Roche aux +Mouettes</i>, <i>Mon ami Benoist</i>… Les uns feuilletaient +d'une main sur leurs genoux ces volumes, venus +on ne savait d'où, volés peut-être, et écrivaient +la dictée de l'autre main. D'autres faisaient tourner +le compas au fond de leurs casiers. D'autres +brusquement, tandis que M. Seurel tournant le +dos continuait la dictée en marchant du bureau +à la fenêtre, fermaient un œil et se collaient sur +l'autre la vue glauque et trouée de Notre-Dame +de Paris. Et l'élève étranger, la plume à la main, +son fin profil contre le poteau gris, clignait des +yeux, content de tout ce jeu furtif qui s'organisait +autour de lui.</p> + +<p>Peu à peu cependant toute la classe s'inquiéta: +les objets, qu'on «faisait passer» à mesure, arrivaient +l'un après l'autre dans les mains du grand +Meaulnes qui, négligemment, sans les regarder, +les posait auprès de lui. Il y en eut bientôt un +tas, mathématique et diversement coloré, comme +aux pieds de la femme qui représente la Science, +dans les compositions allégoriques. Fatalement +M. Seurel allait découvrir ce déballage insolite +et s'apercevoir du manège. Il devait songer, d'ailleurs, +à faire une enquête sur les événements de +la nuit. La présence du bohémien allait faciliter +sa besogne…</p> + +<p>Bientôt, en effet, il s'arrêtait, surpris, devant le +grand Meaulnes.</p> + +<p>—A qui appartient tout cela? demanda-t-il en +désignant «tout cela» du dos de son livre +refermé sur son index.</p> + +<p>—Je n'en sais rien», répondit Meaulnes d'un +ton bourru, sans lever la tête.</p> + +<p>Mais l'écolier inconnu intervint:</p> + +<p>—C'est à moi, dit-il.</p> + +<p>Et il ajouta aussitôt, avec un geste large et élégant +de jeune seigneur auquel le vieil instituteur +ne sut pas résister:</p> + +<p>—Mais je les mets à votre disposition, monsieur, +si vous voulez regarder.</p> + +<p>Alors, en quelques secondes, sans bruit, comme +pour ne pas troubler le nouvel état de choses qui +venait de se créer, toute la classe se glissa +curieusement autour du maître qui penchait sur +ce trésor sa tête demi-chauve, demi-frisée, et du +jeune personnage blême qui donnait avec un air +de triomphe tranquille les explications nécessaires. +Cependant, silencieux à son banc, complètement +délaissé, le grand Meaulnes avait ouvert son +cahier de brouillons et, fronçant le sourcil, s'absorbait +dans un problème difficile.</p> + +<hr /> + + +<p>Le «quart d'heure» nous surprit dans ces +occupations. La dictée n'était pas finie et le désordre +régnait dans la classe. A vrai dire, depuis +le matin la récréation durait.</p> + +<p>A dix heures et demie, donc, lorsque la cour +sombre et boueuse fut envahie par les élèves, on +s'aperçut bien vite qu'un nouveau maître régnait +sur les jeux.</p> + +<p>De tous les plaisirs nouveaux que le bohémien, +dès ce matin-là, introduisit chez nous, je ne me +rappelle que le plus sanglant: c'était une espèce +de tournoi où les chevaux étaient les grands +élèves chargés des plus jeunes grimpés sur leurs +épaules.</p> + +<p>Partagés en deux groupes qui partaient des +deux bouts de la cour, ils fondaient les uns sur +les autres, cherchant à terrasser l'adversaire par +la violence du choc, et les cavaliers, usant de +cache-nez comme de lassos, ou de leurs bras tendus +comme de lances, s'efforçaient de désarçonner +leurs rivaux. Il y en eut dont on esquivait +le choc et qui, perdant l'équilibre, allaient +s'étaler dans la boue, le cavalier roulant sous sa +monture. Il y eut des écoliers à moitié désarçonnés +que le cheval rattrapait par les jambes +et qui, de nouveau acharnés à la lutte, regrimpaient +sur ses épaules. Monté sur le grand Delage +qui avait des membres démesurés, le poil roux +et les oreilles décollées, le mince cavalier à la +tête bandée excitait les deux troupes rivales et +dirigeait malignement sa monture en riant aux +éclats.</p> + +<p>Augustin, debout sur le seuil de la classe, +regardait d'abord avec mauvaise humeur s'organiser +ces jeux. Et j'étais auprès de lui, indécis.</p> + +<p>—C'est un malin, dit-il entre ses dents, les +mains dans les poches. Venir ici, dès ce matin, +c'était le seul moyen de n'être pas soupçonné. Et +M. Seurel s'y est laissé prendre!</p> + +<p>Il resta là un long moment, sa tête rase au +vent, à maugréer contre ce comédien qui allait +faire assommer tous ces gars dont il avait été +peu de temps auparavant le capitaine. Et, enfant +paisible que j'étais, je ne manquais pas de l'approuver.</p> + +<p>Partout, dans tous les coins, en l'absence +du maître, se poursuivait la lutte: les plus +petits avaient fini par grimper les uns sur les +autres; ils couraient et culbutaient avant même +d'avoir reçu le choc de l'adversaire… Bientôt +il ne resta plus debout, au milieu de la cour, +qu'un groupe acharné et tourbillonnant d'où surgissait +par moments le bandeau blanc du nouveau +chef.</p> + +<p>Alors le grand Meaulnes ne sut plus résister. +Il baissa la tête, mit ses mains sur ces cuisses et +me cria:</p> + +<p>—Allons-y, François!</p> + +<p>Surpris par cette décision soudaine, je sautai +pourtant sans hésiter sur ses épaules et en une +seconde nous étions au fort de la mêlée, tandis +que la plupart des combattants, éperdus, fuyaient +en criant:</p> + +<p>—Voilà Meaulnes! Voilà le grand Meaulnes!</p> + +<p>Au milieu de ceux qui restaient il se mit à +tourner sur lui-même en me disant:</p> + +<p>—Étends les bras: empoigne-les comme j'ai +fait cette nuit.</p> + +<p>Et moi, grisé par la bataille, certain du +triomphe, j'agrippais au passage les gamins qui se +débattaient, oscillaient un instant sur les épaules +des grands et tombaient dans la boue. En moins +de rien il ne resta debout que le nouveau venu +monté sur Delage; mais celui-ci, peu désireux +d'engager la lutte avec Augustin, d'un violent +coup de reins en arrière se redressa et fit descendre +le cavalier blanc.</p> + +<p>La main à l'épaule de sa monture, comme un +capitaine tient le mors de son cheval, le jeune +garçon debout par terre regarda le grand +Meaulnes avec un peu de saisissement et une +immense admiration:</p> + +<p>—A la bonne heure! dit-il.</p> + +<p>Mais aussitôt la cloche sonna, dispersant les +élèves qui s'étaient rassemblés autour de nous +dans l'attente d'une scène curieuse. Et Meaulnes, +dépité de n'avoir pu jeter à terre son ennemi, +tourna le dos en disant, avec mauvaise humeur:</p> + +<p>—Ce sera pour une autre fois!</p> + +<hr /> + + +<p>Jusqu'à midi la classe continua comme à l'approche +des vacances, mêlée d'intermèdes amusants +et de conversations dont l'écolier-comédien +était le centre.</p> + +<p>Il expliquait comment, immobilisés par le +froid sur la place, ne songeant pas même à organiser +des représentations nocturnes, où personne +ne viendrait, ils avaient décidé que lui-même +irait au cours pour se distraire pendant la +journée, tandis que son compagnon soignerait +les oiseaux des Iles et la chèvre savante. Puis il +racontait leurs voyages dans le pays environnant, +alors que l'averse tombe sur le mauvais toit de +zinc de la voiture et qu'il faut descendre aux +côtes pour pousser à la roue. Les élèves du fond +quittaient leur table pour venir écouter de plus +près. Les moins romanesques profitaient de cette +occasion pour se chauffer autour du poêle. +Mais bientôt la curiosité les gagnait et ils se rapprochaient +du groupe bavard en tendant l'oreille, +laissant une main posée sur le couvercle du poêle +pour y garder leur place.</p> + +<p>—Et de quoi vivez-vous? demanda M. Seurel, +qui suivait tout cela avec sa curiosité un peu +puérile de maître d'école et qui posait une foule +de questions.</p> + +<p>Le garçon hésita un instant, comme si jamais +il ne s'était inquiété de ce détail.</p> + +<p>—Mais, répondit-il, de ce que nous avons gagné +l'automne précédent, je pense. C'est Ganache +qui règle les comptes.</p> + +<p>Personne ne lui demanda qui était Ganache. +Mais moi je pensai au grand diable qui, traîtreusement, +la veille au soir, avait attaqué Meaulnes +par derrière et l'avait renversé…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p2ch4">CHAPITRE IV<br /> +<span class="small">OÙ IL EST QUESTION DU DOMAINE MYSTÉRIEUX</span></h3> + + +<p>L'après-midi ramena les mêmes plaisirs et, tout +le long du cours, le même désordre et la même +fraude. Le bohémien avait apporté d'autres objets +précieux, coquillages, jeux, chansons et jusqu'à +un petit singe qui griffait sourdement l'intérieur +de sa gibecière… A chaque instant il fallait que +M. Seurel s'interrompît pour examiner ce que le +malin garçon venait de tirer de son sac… Quatre +heures arrivèrent et Meaulnes était le seul à +avoir fini ses problèmes.</p> + +<p>Ce fut sans hâte que tout le monde sortit. Il +n'y avait plus, semblait-il, entre les heures de +cours et de récréation, cette dure démarcation +qui faisait la vie scolaire simple et réglée comme +par la succession de la nuit et du jour. Nous en +oubliâmes même de désigner comme d'ordinaire +à M. Seurel, vers quatre heures moins dix, les +deux élèves qui devaient rester pour balayer la +classe. Or, nous n'y manquions jamais car c'était +une façon d'annoncer et de hâter la sortie du cours.</p> + +<p>Le hasard voulut que ce fût ce jour-là le tour +du grand Meaulnes; et dès le matin j'avais, en +causant avec lui, averti le bohémien que les +nouveaux étaient toujours désignés d'office pour +faire le second balayeur, le jour de leur arrivée.</p> + +<p>Meaulnes revint en classe dès qu'il eut été +chercher le pain de son goûter. Quant au bohémien, +il se fit longtemps attendre et arriva le +dernier, en courant, comme la nuit commençait +de tomber…</p> + +<p>—Tu resteras dans la classe, m'avait dit mon +compagnon, et pendant que je le tiendrai, tu +lui reprendras le plan qu'il m'a volé.</p> + +<p>Je m'étais donc assis sur une petite table, auprès +de la fenêtre, lisant à la dernière lueur du +jour, et je les vis tous les deux déplacer en silence +les bancs de l'école—le grand Meaulnes, +taciturne et l'air dur, sa blouse noire boutonnée +à trois boutons en arrière et sanglée à la ceinture; +l'autre, délicat, nerveux, la tête bandée comme +un blessé. Il était vêtu d'un mauvais paletot, +avec des déchirures que je n'avais pas remarquées +pendant le jour. Plein d'une ardeur presque sauvage, +il soulevait et poussait les tables avec une +précipitation folle, en souriant un peu. On eût +dit qu'il jouait là quelque jeu extraordinaire +dont nous ne connaissons pas le fin mot.</p> + +<p>Ils arrivèrent ainsi dans le coin le plus obscur +de la salle, pour déplacer la dernière table.</p> + +<p>En cet endroit, d'un tour de main, Meaulnes pouvait +renverser son adversaire, sans que personne +du dehors eût chance de les apercevoir ou de les +entendre par les fenêtres. Je ne comprenais pas +qu'il laissât échapper une pareille occasion. +L'autre, revenu près de la porte, allait s'enfuir +d'un instant à l'autre, prétextant que la besogne +était terminée, et nous ne le reverrions plus. Le +plan et tous les renseignements que Meaulnes +avait mis si longtemps à retrouver, à concilier, à +réunir, seraient perdus pour nous…</p> + +<p>A chaque seconde j'attendais de mon camarade +un signe, un mouvement, qui m'annonçât le +début de la bataille, mais le grand garçon ne +bronchait pas. Par instants, seulement, il regardait +avec une fixité étrange et d'un air interrogatif +le bandeau du bohémien, qui, dans la +pénombre de la tombée de la nuit, paraissait +largement taché de noir.</p> + +<p>La dernière table fut déplacée sans que rien +arrivât.</p> + +<p>Mais au moment où, remontant tous les deux +vers le haut de la classe, ils allaient donner sur le +seuil un dernier coup de balai, Meaulnes, baissant +la tête et sans regarder notre ennemi, dit à mi-voix:</p> + +<p>—Votre bandeau est rouge de sang et vos habits +sont déchirés.</p> + +<p>L'autre le regarda un instant, non pas surpris +de ce qu'il disait, mais profondément ému de le lui +entendre dire.</p> + +<p>—Ils ont voulu, répondit-il, m'arracher votre plan +tout à l'heure, sur la place. Quand ils ont su que +je voulais revenir ici balayer la classe, ils ont +compris que j'allais faire la paix avec vous, ils +se sont révoltés contre moi. Mais je l'ai tout de +même sauvé, ajouta-t-il fièrement, en tendant à +Meaulnes le précieux papier plié.</p> + +<p>Meaulnes se tourna lentement vers moi:</p> + +<p>—Tu entends? dit-il. Il vient de se battre et +de se faire blesser pour nous, tandis que nous +lui tendions un piège!</p> + +<p>Puis cessant d'employer ce «vous» insolite chez +des écoliers de Sainte-Agathe:</p> + +<p>—Tu es un vrai camarade, dit-il, et il lui tendit +la main.</p> + +<p>Le comédien la saisit et demeura sans parole +une seconde, très troublé, la voix coupée… Mais +bientôt avec une curiosité ardente il poursuivit:</p> + +<p>—Ainsi vous me tendiez un piège! Que c'est +amusant! Je l'avais deviné et je me disais: ils +vont être bien étonnés quand, m'ayant repris ce +plan, ils s'apercevront que je l'ai complété…</p> + +<p>—Complété?</p> + +<p>—Oh! attendez! Pas entièrement…</p> + +<p>Quittant ce ton enjoué, il ajouta gravement et +lentement, se rapprochant de nous:</p> + +<p>—Meaulnes, il est temps que je vous le dise: +moi aussi je suis allé là où vous avez été. +J'assistais à cette fête extraordinaire. J'ai bien +pensé, quand les garçons du Cours m'ont parlé de +votre aventure mystérieuse, qu'il s'agissait du +vieux Domaine perdu. Pour m'en assurer je vous +ai volé votre carte… Mais je suis comme vous: +j'ignore le nom de ce château; je ne saurais pas +y retourner; je ne connais pas en entier le +chemin qui d'ici vous y conduirait.</p> + +<p>Avec quel élan, avec quelle intense curiosité, +avec quelle amitié nous nous pressâmes contre +lui! Avidement Meaulnes lui posait des questions… +Il nous semblait à tous deux qu'en insistant ardemment +auprès de notre nouvel ami, nous lui ferions +dire cela même qu'il prétendait ne pas savoir.</p> + +<p>—Vous verrez, vous verrez, répondait le jeune +garçon avec un peu d'ennui et d'embarras, je +vous ai mis sur le plan quelques indications que +vous n'aviez pas… C'est tout ce que je pouvais +faire.</p> + +<p>Puis, nous voyant plein d'admiration et d'enthousiasme:</p> + +<p>—Oh! dit-il tristement et fièrement, je préfère +vous avertir: je ne suis pas un garçon comme +les autres. Il y a trois mois, j'ai voulu me tirer +une balle dans la tête et c'est ce qui vous explique +ce bandeau sur le front, comme un mobile de la +Seine, en 1870…</p> + +<p>—Et ce soir, en vous battant, la plaie s'est +rouverte, dit Meaulnes avec amitié.</p> + +<p>Mais l'autre, sans y prendre garde, poursuivit +d'un ton légèrement emphatique:</p> + +<p>—Je voulais mourir. Et puisque je n'ai pas +réussi, je ne continuerai à vivre que pour l'amusement, +comme un enfant, comme un bohémien. +J'ai tout abandonné. Je n'ai plus ni père, ni +sœur, ni maison, ni amour… Plus rien, que des +compagnons de jeux.</p> + +<p>—Ces compagnons-là vous ont déjà trahi, +dis-je.</p> + +<p>—Oui, répondit-il avec animation. C'est la +faute d'un certain Delouche. Il a deviné que +j'allais faire cause commune avec vous. Il a démoralisé +ma troupe qui était si bien en main. Vous +avez vu cet abordage, hier au soir, comme c'était +conduit, comme ça marchait! Depuis mon enfance, +je n'avais rien organisé d'aussi réussi…</p> + +<p>Il resta songeur un instant, et il ajouta pour +nous désabuser tout à fait sur son compte:</p> + +<p>—Si je suis venu vers vous deux, ce soir, +c'est que—je m'en suis aperçu ce matin—il +y a plus de plaisir à prendre avec vous qu'avec +la bande de tous les autres. C'est ce Delouche +surtout qui me déplaît. Quelle idée de faire +l'homme à dix-sept ans! Rien ne me dégoûte +davantage… Pensez-vous que nous puissions le +repincer?</p> + +<p>—Certes, dit Meaulnes. Mais resterez-vous +longtemps avec nous?</p> + +<p>—Je ne sais. Je le voudrais beaucoup. Je suis +terriblement seul. Je n'ai que Ganache…</p> + +<p>Toute sa fièvre, tout son enjouement étaient +tombés soudain. Un instant, il plongea dans ce +même désespoir où sans doute, un jour, l'idée de +se tuer l'avait surpris.</p> + +<p>—Soyez mes amis, dit-il soudain. Voyez: je +connais votre secret et je l'ai défendu contre +tous. Je puis vous remettre sur la trace que vous +avez perdue…</p> + +<p>Et il ajouta presque solennellement:</p> + +<p>—Soyez mes amis pour le jour où je serais +encore à deux doigts de l'enfer comme une fois +déjà… Jurez-moi que vous répondrez quand je vous +appellerai—quand je vous appellerai ainsi… (et +il poussa une sorte de cri étrange: Hou-ou!…) +Vous, Meaulnes, jurez d'abord!</p> + +<p>Et nous jurâmes, car, enfants que nous étions, +tout ce qui était plus solennel et plus sérieux +que nature nous séduisait.</p> + +<p>—En retour, dit-il, voici maintenant tout ce que +je puis vous dire: je vous indiquerai la maison +de Paris où la jeune fille du château avait l'habitude +de passer les fêtes: Pâques et la Pentecôte, +le mois de juin et quelquefois une partie de +l'hiver.</p> + +<p>A ce moment une voix inconnue appela du +grand portail, à plusieurs reprises, dans la nuit. +Nous devinâmes que c'était Ganache, le bohémien, +qui n'osait pas ou ne savait comment traverser +la cour. D'une voix pressante, anxieuse, il +appelait tantôt très haut, tantôt presque bas:</p> + +<p>—Hou-ou! Hou-ou!</p> + +<p>—Dites! Dites vite!» cria Meaulnes au jeune +bohémien qui avait tressailli et qui rajustait ses +habits pour partir.</p> + +<p>Le jeune garçon nous donna rapidement une +adresse à Paris, que nous répétâmes à mi-voix. +Puis il courut, dans l'ombre, rejoindre son compagnon +à la grille, nous laissant dans un état de +trouble inexprimable.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p2ch5">CHAPITRE V<br /> +<span class="small">L'HOMME AUX ESPADRILLES</span></h3> + + +<p>Cette nuit-là, vers trois heures du matin, la +veuve Delouche, l'aubergiste, qui habitait dans le +milieu du bourg, se leva pour allumer son feu. +Dumas, son beau-frère, qui habitait chez elle, +devait partir en route à quatre heures, et la triste +bonne femme, dont la main droite était recroquevillée +par une brûlure ancienne, se hâtait +dans la cuisine obscure pour préparer le café. Il +faisait froid. Elle mit sur sa camisole un vieux +fichu, puis tenant d'une main sa bougie allumée, +abritant la flamme de l'autre main—la mauvaise—avec +son tablier levé, elle traversa la +cour encombrée de bouteilles vides et de caisses à +savon, ouvrit pour y prendre du petit bois la +porte du bûcher qui servait de cabane aux +poules… Mais à peine avait-elle poussé la porte +que, d'un coup de casquette si violent qu'il fit +ronfler l'air, un individu surgissant de l'obscurité +profonde éteignit la chandelle, abattit du même +coup la bonne femme et s'enfuit à toutes jambes, +tandis que les poules et les coqs affolés menaient +un tapage infernal.</p> + +<p>L'homme emportait dans un sac—comme la +veuve Delouche retrouvant son aplomb s'en +aperçut un instant plus tard—une douzaine de +ses poulets les plus beaux.</p> + +<p>Aux cris de sa belle-sœur, Dumas était accouru. +Il constata que le chenapan, pour entrer, avait +dû ouvrir avec une fausse clef la porte de la +petite cour et qu'il s'était enfui, sans la fermer, +par le même chemin. Aussitôt, en homme habitué +aux braconniers et aux chapardeurs, il alluma le +falot de sa voiture, et le prenant d'une main, +son fusil chargé de l'autre, il s'efforça de suivre +la trace du voleur, trace très imprécise—l'individu +devait être chaussé d'espadrilles—qui le +mena sur la route de La Gare puis se perdit +devant la barrière d'un pré. Forcé d'arrêter là ses +recherches, il releva la tête, s'arrêta… et entendit +au loin, sur la même route, le bruit d'une voiture +lancée au grand galop, qui s'enfuyait…</p> + +<p>De son côté, Jasmin Delouche, le fils de la +veuve, s'était levé et, jetant en hâte un capuchon +sur ses épaules, il était sorti en chaussons pour +inspecter le bourg. Tout dormait, tout était plongé +dans l'obscurité et le silence profond qui précèdent +les premières lueurs du jour. Arrivé aux +Quatre-Routes, il entendit seulement—comme son +oncle—très loin, sur la colline des Riaudes, le +bruit d'une voiture dont le cheval devait galoper +les quatre pieds levés. Garçon malin en fanfaron, +il se dit alors, comme il nous le répéta par la suite +avec l'insupportable grasseyement des faubourgs +de Montluçon:</p> + +<p>—Ceux-là sont partis vers La Gare, mais il +n'est pas dit que je n'en «chaufferai» pas d'autres, +de l'autre côté du bourg.</p> + +<p>Et il rebroussa chemin vers l'église, dans le +même silence nocturne.</p> + +<p>Sur la place, dans la roulotte des bohémiens, +il y avait une lumière. Quelqu'un de malade +sans doute. Il allait s'approcher, pour demander +ce qui était arrivé, lorsqu'une ombre +silencieuse, une ombre chaussée d'espadrilles, +déboucha des Petits-Coins et accourut au galop, +sans rien voir, vers le marchepied de la voiture…</p> + +<p>Jasmin, qui avait reconnu l'allure de Ganache, +s'avança soudain dans la lumière et demanda à +mi-voix:</p> + +<p>—Eh bien! Qu'y a-t-il?</p> + +<p>Hagard, échevelé, édenté, l'autre s'arrêta, le +regarda, avec un rictus misérable causé par l'effroi +et la suffocation, et répondit d'une haleine hachée:</p> + +<p>—C'est le compagnon qui est malade… Il +s'est battu hier soir et sa blessure s'est rouverte… +Je viens d'aller chercher la sœur.</p> + +<p>En effet, comme Jasmin Delouche, fort intrigué, +rentrait chez lui pour se recoucher, il rencontra, +vers le milieu du bourg, une religieuse qui se +hâtait.</p> + +<hr /> + + +<p>Au matin, plusieurs habitants de Sainte-Agathe +sortirent sur le seuil de leurs portes avec les +mêmes yeux bouffis et meurtris par une nuit sans +sommeil. Ce fut, chez tous, un cri d'indignation +et, par le bourg, comme une traînée de poudre. +Chez Giraudat, on avait entendu, vers deux +heures du matin, une carriole qui s'arrêtait et +dans laquelle on chargeait en hâte des paquets +qui tombaient mollement. Il n'y avait, dans la +maison, que deux femmes et elles n'avaient pas +osé bouger. Au jour, elles avaient compris, en +ouvrant la basse-cour, que les paquets en question +étaient les lapins et la volaille… Millie, durant +la première récréation, trouva devant la porte de +la buanderie plusieurs allumettes à demi brûlées. +On en conclut qu'ils étaient mal renseignés sur +notre demeure et n'avaient pu entrer… Chez +Perreux, chez Boujardon et chez Clément, on crut +d'abord qu'ils avaient volé aussi les cochons, +mais on les retrouva dans la matinée, occupés à +déterrer des salades, dans différents jardins. +Tout le troupeau avait profité de l'occasion et de +la porte ouverte pour faire une petite promenade +nocturne… Presque partout on avait enlevé la +volaille; mais on s'en était tenu là. M<sup>me</sup> Pignot, +la boulangère, qui ne faisait pas d'élevage, cria +bien toute la journée qu'on lui avait volé son +battoir et une livre d'indigo, mais le fait +ne fut jamais prouvé, ni inscrit sur le procès-verbal…</p> + +<p>Cet affolement, cette crainte, ce bavardage +durèrent tout le matin. En classe, Jasmin raconta +son aventure de la nuit:</p> + +<p>—Ah! ils sont malins, disait-il. Mais si mon +oncle en avait rencontré un, il l'a bien dit: Je le +fusillais comme un lapin!</p> + +<p>Et il ajoutait en nous regardant:</p> + +<p>—C'est heureux qu'il n'ait pas rencontré +Ganache, il était capable de tirer dessus. C'est +tous la même race, qu'il dit, et Dessaigne le +disait aussi.</p> + +<p>Personne cependant ne songeait à inquiéter nos +nouveaux amis. C'est le lendemain soir seulement +que Jasmin fit remarquer à son oncle que Ganache, +comme leur voleur, était chaussé d'espadrilles. Ils +furent d'accord pour trouver qu'il valait la peine +de dire cela aux gendarmes. Ils décidèrent donc, +en grand secret, d'aller dès leur premier loisir +au chef-lieu de canton prévenir le brigadier de la +gendarmerie.</p> + +<hr /> + + +<p>Durant les jours qui suivirent, le jeune bohémien, +malade de sa blessure légèrement rouverte, +ne parut pas.</p> + +<p>Sur la place de l'église, le soir, nous allions +rôder, rien que pour voir sa lampe derrière +le rideau rouge de la voiture. Pleins d'angoisse +et de fièvre, nous restions là, sans oser approcher +de l'humble bicoque, qui nous paraissait être le +mystérieux passage et l'anti-chambre du Pays dont +nous avions perdu le chemin.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p2ch6">CHAPITRE VI<br /> +<span class="small">UNE DISPUTE DANS LA COULISSE</span></h3> + + +<p>Tant d'anxiétés et de troubles divers, durant ces +jours passés, nous avaient empêchés de prendre +garde que mars était venu et que le vent avait +molli. Mais le troisième jour après cette aventure, +en descendant, le matin, dans la cour, brusquement +je compris que c'était le printemps. Une brise +délicieuse comme une eau tiédie coulait par-dessus +le mur; une pluie silencieuse avait +mouillé la nuit les feuilles des pivoines; la terre +remuée du jardin avait un goût puissant, et j'entendais, +dans l'arbre voisin de la fenêtre, un +oiseau qui essayait d'apprendre la musique…</p> + +<p>Meaulnes, à la première récréation, parla +d'essayer tout de suite l'itinéraire qu'avait précisé +l'écolier-bohémien. A grand peine je lui persuadai +d'attendre que nous eussions revu notre ami, que +le temps fût sérieusement au beau… que tous les +pruniers de Sainte-Agathe fussent en fleur. +Appuyés contre le mur bas de la petite ruelle, +les mains aux poches et nu-tête, nous parlions +et le vent tantôt nous faisait frissonner de +froid, tantôt, par bouffées de tiédeur, réveillait +en nous je ne sais quel vieil enthousiasme profond. +Ah! frère, compagnon, voyageur, comme nous +étions persuadés, tous deux, que le bonheur était +proche, et qu'il allait suffire de se mettre en chemin +pour l'atteindre!…</p> + +<p>A midi et demi, pendant le déjeuner, nous +entendîmes un roulement de tambour sur la +place des Quatre-Routes. En un clin d'œil, nous +étions sur le seuil de la petite grille, nos serviettes +à la main… C'était Ganache qui annonçait +pour le soir, à huit heures, «vu le beau temps», +une grande représentation sur la place de l'église. +A tout hasard, «pour se prémunir contre la +pluie», une tente serait dressée. Suivait un long +programma des attractions, que le vent emporta, +mais où nous pûmes distinguer vaguement «pantomimes… +chansons… fantaisies équestres…», le +tout scandé par de nouveaux roulements de +tambour.</p> + +<p>Pendant le dîner du soir, la grosse caisse, pour +annoncer la séance, tonna sous nos fenêtres et fit +trembler les vitres. Bientôt après, passèrent, avec +un bourdonnement de conversation, les gens +des faubourgs, par petits groupes, qui s'en allaient +vers la place de l'église. Et nous étions là, tous +deux, forcés de rester à table, trépignant d'impatience!</p> + +<p>Vers neuf heures, enfin, nous entendîmes des +frottements de pieds et des rires étouffés à la +petite grille: les institutrices venaient nous chercher. +Dans l'obscurité complète nous partîmes en +bande vers le lieu de la comédie. Nous apercevions +de loin le mur de l'église illuminé comme +par un grand feu. Deux quinquets allumés devant +la porte de la baraque ondulaient au vent…</p> + +<p>A l'intérieur, des gradins étaient aménagés +comme dans un cirque. M. Seurel, les institutrices, +Meaulnes et moi, nous nous installâmes sur les +bancs les plus bas. Je revois ce lieu, qui devait +être fort étroit, comme un cirque véritable, avec de +grandes nappes d'ombre où s'étageaient M<sup>me</sup> Pignot, +la boulangère, et Fernande, l'épicière, les filles du +bourg, les ouvriers maréchaux, des dames, des +gamins, des paysans, d'autres gens encore.</p> + +<p>La représentation était avancée plus qu'à moitié. +On voyait sur la piste une petite chèvre savante +qui bien docilement mettait ses pieds sur quatre +verres, puis sur deux, puis sur un seul. C'était +Ganache qui la commandait doucement, à petits +coups de baguette, en regardant vers nous d'un +air inquiet, la bouche ouverte les yeux morts.</p> + +<p>Assis sur un tabouret près de deux autres +quinquets, à l'endroit où la piste communiquait +avec la roulotte nous reconnûmes, en fin maillot +noir, front bandé, le meneur-de-jeu, notre ami.</p> + +<p>A peine étions-nous assis que bondissait sur la +piste un poney tout harnaché à qui le jeune +personnage blessé fit faire plusieurs tours, et qui +s'arrêtait toujours devant l'un de nous lorsqu'il +fallait désigner la personne la plus aimable ou la +plus brave de la société; mais toujours devant +M<sup>me</sup> Pignot lorsqu'il s'agissait de découvrir la plus +menteuse, la plus avare ou «la plus amoureuse…» +Et c'étaient autour d'elle des rires, de cris et des +coin-coin, comme dans un troupeau d'oies que +pourchasse un épagneul!…</p> + +<p>A l'entracte, le meneur de jeu vint s'entretenir +un instant avec M. Seurel, qui n'eût pas été plus +fier d'avoir parlé à Talma ou à Léotard; et nous, +nous écoutions avec un intérêt passionné tout ce +qu'il disait: de sa blessure—refermée; de ce +spectacle—préparé durant les longues journées +d'hiver; de leur départ—qui ne serait pas avant +la fin du mois, car ils pensaient donner jusque-là +des représentations variées et nouvelles.</p> + +<p>Le spectacle devait se terminer par une grande +pantomime.</p> + +<p>Vers la fin de l'entracte, notre ami nous quitta, +et, pour regagner l'entrée de la roulotte, fut obligé +de traverser un groupe qui avait envahi la piste +et au milieu duquel nous aperçûmes soudain +Jasmin Delouche. Les femmes et les filles s'écartèrent. +Ce costume noir, cet air blessé, étrange et +brave, les avaient toutes séduites. Quant à Jasmin, +qui paraissait revenir à cet instant d'un voyage, et +qui s'entretenait à voix basse mais animée avec +M<sup>me</sup> Pignot, il était évident qu'une cordelière, un +col bas et des pantalons-éléphant eussent fait plus +sûrement sa conquête… Il se tenait les pouces au +revers de son veston, dans une attitude à la fois +très fate et très gênée. Au passage du bohémien, +dans un mouvement de dépit, il dit à haute voix +à M<sup>me</sup> Pignot quelque chose que je n'entendis pas, +mais certainement une injure, un mot provocant +à l'adresse de notre ami. Ce devait être une menace +grave et inattendue, car le jeune homme ne put +s'empêcher de se retourner et de regarder l'autre, +qui, pour ne pas perdre contenance, ricanait, +poussait ses voisins du coude, comme pour les +mettre de son côté… Tout ceci se passa d'ailleurs +en quelques secondes. Je fus sans doute le seul +de mon banc à m'en apercevoir.</p> + +<p>Le meneur-de-jeu rejoignit son compagnon +derrière le rideau qui masquait l'entrée de la +roulotte. Chacun regagna sa place sur les gradins, +croyant que la deuxième partie du spectacle allait +aussitôt commencer, et un grand silence s'établit. +Alors, derrière le rideau, tandis que s'apaisaient +les dernières conversations à voix basse, un bruit +de dispute monta. Nous n'entendions pas ce qui +était dit, mais nous reconnûmes les deux voix, +celle du grand gars et celle du jeune homme—la +première qui expliquait qui se justifiait, l'autre +qui gourmandait, avec indignation et tristesse à +la fois:</p> + +<p>—Mais malheureux! disait celle-ci, pourquoi +ne m'avoir pas dit…</p> + +<p>Et nous ne distinguions pas la suite, bien que +tout le monde prêtât l'oreille. Puis tout se tut +soudainement. L'altercation se poursuivit à voix +basse; et les gamins des hauts gradins commencèrent +à crier:</p> + +<p>—Les lampions, le rideau!</p> + +<p>et à frapper du pied.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p2ch7">CHAPITRE VII<br /> +<span class="small">LE BOHÉMIEN ENLÈVE SON BANDEAU</span></h3> + + +<p>Enfin glissa lentement, entre les rideaux, la face—sillonnée +de rides, tout écarquillée tantôt par +la gaieté tantôt par la détresse, et semée de pains +à cacheter!—d'un long pierrot en trois pièces +mal articulées, recroquevillé sur son ventre comme +par une colique, marchant sur la pointe des pieds +comme par excès de prudence et de crainte, les +mains empêtrées dans des manches trop longues +qui balayaient la piste.</p> + +<p>Je ne saurais plus reconstituer aujourd'hui le +sujet de sa pantomime. Je me rappelle seulement +que dès son arrivée dans le cirque, après s'être +vainement et désespérément retenu sur les pieds, +il tomba. Il eut beau se relever; c'était plus fort +que lui: il tombait. Il ne cessait pas de tomber. +Il s'embarrassait dans quatre chaises à la fois. +Il entraînait dans sa chute une table énorme qu'on +avait apportée sur la piste. Il finit par aller s'étaler +par delà la barrière du cirque jusque sur les pieds +des spectateurs. Deux aides, racolés dans le public +à grand'peine, le tiraient par les pieds et le +remettaient debout après d'inconcevables efforts. +Et chaque fois qu'il tombait, il poussait un petit +cri, varié chaque fois, un petit cri insupportable, +où la détresse et la satisfaction se mêlaient à +doses égales. Au dénouement, grimpé sur un +échafaudage de chaises, il fit une chute immense +et très lente, et son ululement de triomphe strident +et misérable durait aussi longtemps que sa +chute, accompagné par les cris d'effroi des femmes.</p> + +<p>Durant la seconde partie de sa pantomime, je +revois, sans bien m'en rappeler la raison, «le pauvre +pierrot qui tombe» sortant d'une de ses manches +une petite poupée bourrée de son et mimant avec +elle toute une scène tragi-comique. En fin de +compte, il lui faisait sortir par la bouche tout le +son qu'elle avait dans le ventre. Puis, avec de +petits cris pitoyables, il la remplissait de bouillie +et, au moment de la plus grande attention, tandis +que tous les spectateurs, la lèvre pendante, +avaient les yeux fixés sur la fille visqueuse et +crevée du pauvre pierrot, il la saisit soudain par +un bras et la lança à toute volée, à travers les +spectateurs, sur la figure de Jasmin Delouche, dont +elle ne fit que mouiller l'oreille, pour aller ensuite +s'aplatir sur l'estomac de M<sup>me</sup> Pignot, juste au-dessous +du menton. La boulangère poussa un tel +cri, elle se renversa si fort en arrière et toutes +ses voisines l'imitèrent si bien que le banc se +rompit, et la boulangère, Fernande, la triste veuve +Delouche et vingt autres s'effondrèrent, les jambes +en l'air, au milieu des rires, des cris et des +applaudissements, tandis que le grand clown, +abattu la face contre terre, se relevait pour saluer +et dire:</p> + +<p>—Nous avons, messieurs et mesdames, l'honneur +de vous remercier!</p> + +<p>Mais à ce moment même et au milieu de l'immense +brouhaha, le grand Meaulnes, silencieux +depuis le début de la pantomime et qui semblait +plus absorbé de minute en minute, se leva brusquement, +me saisit par le bras, comme incapable +de se contenir, et me cria:</p> + +<p>—Regarde le bohémien! Regarde! Je l'ai enfin +reconnu.</p> + +<p>Avant même d'avoir regardé, comme si depuis +longtemps, inconsciemment, cette pensée couvait +en moi et n'attendait que l'instant d'éclore, j'avais +deviné! Debout après d'un quinquet, à l'entre +de la roulotte, le jeune personnage inconnu avait +défait son bandeau et jeté sur les épaules une +pèlerine. On voyait, dans la lueur fumeuse, +comme naguère à la lumière de la bougie, dans +la chambre du Domaine, un très fin, très aquilin +visage sans moustache. Pâle, les lèvres entr'ouvertes, +il feuilletait hâtivement une sorte de petit +album rouge qui devait être un atlas de poche. +Sauf une cicatrice qui lui barrait la tempe et disparaissait +sous la masse des cheveux, c'était, tel +que me l'avait décrit minutieusement le grand +Meaulnes, le fiancé du Domaine inconnu.</p> + +<p>Il était évident qu'il avait enlevé son bandage +pour être reconnu de nous. Mais à peine le +grand Meaulnes avait-il fait ce mouvement et +poussé ce cri, que le jeune homme rentrait dans +la roulotte, après nous avoir jeté un coup d'œil +d'entente et nous avoir souri, avec une vague +tristesse, comme il souriait d'ordinaire.</p> + +<p>—Et l'autre! disait Meaulnes avec fièvre, +comment ne l'ai-je pas reconnu tout de suite! +C'est le pierrot de la fête, là-bas…</p> + +<p>Et il descendit les gradins pour aller vers lui. +Mais déjà Ganache avait coupé toutes les communications +avec la piste; un à un il éteignait les +quatre quinquets du cirque, et nous étions obligés +de suivre la foule qui s'écoulait très lentement, +canalisée entre les bancs parallèles, dans l'ombre +où nous piétinions d'impatience.</p> + +<p>Dès qu'il fut dehors enfin, le grand Meaulnes se +précipita vers la roulotte, escalada le marchepied, +frappa à la porte, mais tout était clos déjà. Déjà +sans doute, dans la voiture à rideaux, comme +dans celle du poney, de la chèvre et des oiseaux +savants, tout le monde était rentré et commençait +à dormir.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p2ch8">CHAPITRE VIII<br /> +<span class="small">LES GENDARMES!</span></h3> + + +<p>Il nous fallut rejoindre la troupe de messieurs +et de dames qui revenaient vers le Cours Supérieur, +par les rues obscures. Cette fois nous comprenions +tout. Cette grande silhouette blanche +que Meaulnes avait vue, le dernier soir de la fête, +filer entre les arbres, c'était Ganache, qui avait +recueilli le fiancé désespéré et s'était enfui avec +lui. L'autre avait accepté cette existence sauvage, +pleine de risques, de jeux et d'aventures. Il lui +avait semblé recommencer son enfance…</p> + +<p>Frantz de Galais nous avait jusqu'ici caché son +nom et il avait feint d'ignorer le chemin du +Domaine, par peur sans doute d'être forcé de +rentrer chez ses parents; mais pourquoi, ce soir-là, +lui avait-il plu soudain de se faire connaître à +nous et de nous laisser deviner la vérité tout +entière?…</p> + +<p>Que de projets le grand Meaulnes ne fit-il pas, +tandis que la troupe des spectateurs s'écoulait +lentement à travers le bourg. Il décida que, dès +le lendemain matin, qui était un jeudi, il irait +trouver Frantz. Et, tous les deux, ils partiraient +pour là-bas! Quel voyage sur la route mouillée! +Frantz expliquerait tout; tout s'arrangeait, et la +merveilleuse aventure allait reprendre là où elle +s'était interrompue…</p> + +<p>Quant à moi je marchais dans l'obscurité avec +un gonflement de cœur indéfinissable. Tout se +mêlait pour contribuer à ma joie, depuis le faible +plaisir que donnait l'attente du jeudi jusqu'à la +très grande découverte que nous venions de faire, +jusqu'à la très grande chance qui nous était échue. +Et je me souviens que, dans ma soudaine générosité +de cœur, je m'approchai de la plus +laide des filles du notaire à qui l'on m'imposait +parfois le supplice d'offrir mon bras, et spontanément +je lui donnai la main.</p> + +<p>Amers souvenirs! Vains espoirs écrasés!</p> + +<p>Le lendemain, dès huit heures, lorsque nous +débouchâmes tous les deux sur la place de l'église, +avec nos souliers bien cirés, nos plaques de +ceinturons bien astiquées et nos casquettes neuves, +Meaulnes, qui jusque-là se retenait de sourire en +me regardant, poussa un cri et s'élança vers la +place vide… Sur l'emplacement de la baraque et +des voitures, il n'y avait plus qu'un pot cassé et +des chiffons. Les bohémiens étaient partis…</p> + +<p>Un petit vent qui nous parut glacé soufflait. Il +me semblait qu'à chaque pas nous allions buter +sur le sol caillouteux et dur de la place et que +nous allions tomber. Meaulnes, affolé, fit deux fois +le mouvement de s'élancer, d'abord sur la route +du Vieux-Nançay, puis sur la route de Saint-Loup-des-Bois. +Il mit sa main au-dessus de ses +yeux, espérant un instant que nos gens venaient +seulement de partir. Mais que faire? Dix traces +de voitures s'embrouillaient sur la place, puis +s'effaçaient sur la route dure. Il fallut rester là, +inertes.</p> + +<p>Et tandis que nous revenions, à travers le village +où la matinée du jeudi commençait, quatre +gendarmes à cheval, avertis par Delouche la veille +au soir, débouchèrent au galop sur la place et s'éparpillèrent +à travers les rues pour garder toutes +les issues, comme des dragons qui font la reconnaissance +d'un village… Mais il était trop tard. +Ganache, le voleur de poulets, avait fuit avec son +compagnon. Les gendarmes ne retrouvèrent personne, +ni lui, ni ceux-là qui chargeaient dans des +voitures les chapons qu'il étranglait. Prévenu à +temps par le mot imprudent de Jasmin, Frantz +avait dû comprendre soudain de quel métier son +compagnon et lui vivaient, quand la caisse de la +roulotte était vide; plein de honte et de fureur, +il avait arrêté aussitôt un itinéraire et décidé de +prendre du champ avant l'arrivée des gendarmes. +Mais, ne craignant plus désormais qu'on tentât +de le ramener au domaine de son père, il avait +voulu se montrer à nous sans bandage, avant de +disparaître.</p> + +<p>Un seul point resta toujours obscur: comment +Ganache avait-il pu à la fois dévaliser les basses-cours +et quérir la bonne sœur pour la fièvre de +son ami? Mais n'était-ce pas là toute l'histoire du +pauvre diable? Voleur et chemineau d'un côté, +bonne créature de l'autre…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p2ch9">CHAPITRE IX<br /> +<span class="small">A LA RECHERCHE DU SENTIER PERDU</span></h3> + + +<p>Comme nous rentrions, le soleil dissipait la +légère brume du matin; les ménagères sur le +seuil des maisons secouaient leurs tapis ou bavardaient; +et, dans les champs et les bois, aux +portes du bourg, commençait la plus radieuse +matinée de printemps qui soit restée dans ma +mémoire.</p> + +<p>Tous les grands élèves du cours devaient arriver +vers huit heures, ce jeudi-là, pour préparer, durant +la matinée, les uns le Certificat d'Études Supérieurs, +les autres le concours de l'École Normale. +Lorsque nous arrivâmes tous les deux. +Meaulnes plein d'un regret et d'une agitation qui +ne lui permettaient pas de rester immobile, moi +très abattu, l'école était vide… Un rayon de frais +soleil glissait sur la poussière d'un banc vermoulu, +et sur le vernis écaillé d'un planisphère.</p> + +<p>Comment rester là, devant un livre, à ruminer +notre déception, tandis que tout nous appelait +au-dehors: les poursuites des oiseaux dans les +branches près des fenêtres, la fuite des autres +élèves vers les prés et les bois, et surtout le fiévreux +désir d'essayer au plus vite l'itinéraire +incomplet vérifié par le bohémien—dernière ressource +de notre sac presque vide, dernière clef du +trousseau, après avoir essayé toutes les autres?… +Cela était au-dessus de nos forces! Meaulnes +marchait de long en large, allait auprès des +fenêtres, regardait dans le jardin, puis revenait +et regardait vers le bourg, comme s'il eût attendu +quelqu'un qui ne viendrait certainement pas.</p> + +<p>—J'ai l'idée, me dit-il enfin, j'ai l'idée que ce +n'est peut-être pas aussi loin que nous l'imaginions…</p> + +<p>«Frantz a supprimé sur mon plan toute une +portion de la route que j'avais indiquée.</p> + +<p>«Cela veut dire, peut-être, que la jument a fait, +pendant mon sommeil, un long détour inutile…»</p> + +<p>J'étais à moitié assis sur le coin d'une grande +table, un pied par terre, l'autre ballant, l'air +découragé et désœuvré, la tête basse.</p> + +<p>—Pourtant, dis-je, au retour, dans la berline, +ton voyage a duré toute la nuit.</p> + +<p>—Nous étions partis à minuit, répondit-il +vivement. On m'a déposé à quatre heures du +matin, à environ six kilomètres à l'Ouest de +Sainte-Agathe, tandis que j'étais parti par la +route de La Gare à l'Est. Il faut donc compter +ces six kilomètres en moins entre Sainte-Agathe +et le pays perdu.</p> + +<p>«Vraiment, il me semble qu'en sortant du +bois des Communaux, on ne doit pas être à plus +de deux lieues de ce que nous cherchons.</p> + +<p>—Ce sont précisément ces deux lieues-là qui +manquent sur ta carte.</p> + +<p>—C'est vrai. Et la sortie du bois est bien à une +lieue et demie d'ici, mais pour un bon marcheur, +cela peut se faire en une matinée…</p> + +<p>A cet instant Mouchebœuf arriva. Il avait une +tendance irritante à se faire passer pour bon +élève, non pas en travaillant mieux que les +autres, mais en se signalant dans des circonstances +comme celle-ci.</p> + +<p>—Je savais bien, dit-il triomphant, ne trouver +que vous deux. Tous les autres sont partis pour +le bois des Communaux. En tête: Jasmin +Delouche qui connaît les nids.</p> + +<p>Et, voulant faire le bon apôtre, il commença à +raconter tout ce qu'ils avaient dit pour narguer +le Cours, M. Seurel et nous, en décidant cette +expédition.</p> + +<p>—S'ils sont au bois, je les verrai sans doute +en passant, dit Meaulnes, car je m'en vais aussi. +Je serai de retour vers midi et demi.</p> + +<p>Mouchebœuf resta ébahi.</p> + +<p>—Ne viens-tu pas? me demanda Augustin, +s'arrêtant une seconde sur le seuil de la porte +entr'ouverte—ce qui fit entrer dans la pièce grise, +en une bouffée d'air tiédi par le soleil, un fouillis +de cris, d'appels, de pépiements, le bruit d'un +seau sur la margelle du puits et le claquement +d'un fouet au loin.</p> + +<p>—Non, dis-je, bien que la tentation fût forte, +je ne puis pas, à cause de M. Seurel. Mais hâte-toi. +Je t'attendrai avec impatience.</p> + +<p>Il fit un geste vague et partit, très vite, plein +d'espoir.</p> + +<p>Lorsque M. Seurel arriva, vers dix heures, il +avait quitté sa veste d'alpaga noir, revêtu un +paletot de pêcheur aux vastes poches boutonnées, +un chapeau de paille et de courtes jambières +vernies pour serrer le bas de son pantalon. Je +crois bien qu'il ne fut guère surpris de ne trouver +personne. Il ne voulut pas entendre Mouchebœuf +qui lui répéta trois fois que les gars avaient dit:</p> + +<p>—S'il a besoin de nous, qu'il vienne donc nous +chercher!</p> + +<p>Et il commanda:</p> + +<p>—Serrez vos affaires, prenez vos casquettes, +et nous allons les dénicher à notre tour… +Pourras-tu marcher jusque-là, François?</p> + +<p>J'affirmai que oui et nous partîmes.</p> + +<p>Il fut entendu que Mouchebœuf conduirait +M. Seurel et lui servirait d'appeau… C'est-à-dire +que, connaissant les futaies où se trouvaient les dénicheurs, +il devait de temps à autre crier à toute voix:</p> + +<p>—Hop! Hola! Giraudat! Delouche! Où êtes-vous?… +Y en a-t-il?… En avez-vous trouvé?…</p> + +<p>Quant à moi, je fus chargé, à mon vif plaisir, de +suivre la lisière est du bois, pour le cas où les écoliers +fugitifs chercheraient à s'échapper de ce côté.</p> + +<p>Or dans le plan rectifié par le bohémien et +que nous avions maintes fois étudié avec Meaulnes, +il semblait qu'un chemin à un trait, un chemin +de terre, partît de cette lisière du bois pour +aller dans la direction du Domaine. Si j'allais le +découvrir ce matin!… Je commençai à me persuader +que, avant midi, je me trouverais sur le +chemin du manoir perdu…</p> + +<hr /> + + +<p>La merveilleuse promenade!… Dès que nous +eûmes passé le Glacis et contourné le Moulin, je +quittai mes deux compagnons, M. Seurel dont on +eût dit qu'il partait en guerre—je crois bien +qu'il avait mis dans sa poche un vieux pistolet—et +ce traître de Mouchebœuf.</p> + +<p>Prenant un chemin de traverse, j'arrivai bientôt +à la lisière du bois—seul à travers la campagne +pour la première fois de ma vie comme une +patrouille que son caporal a perdue.</p> + +<p>Me voici, j'imagine, près de ce bonheur mystérieux +que Meaulnes a entrevu un jour. Toute la matinée +est à moi pour explorer la lisière du bois, l'endroit +le plus frais et le plus caché du pays, tandis que +mon grand frère aussi est parti à la découverte. +C'est comme un ancien lit de ruisseau. Je passe +sous les basses branches d'arbres dont je ne sais +pas le nom mais qui doivent être des aulnes. J'ai +sauté tout à l'heure un échalier au bout de la +sente, et je me suis trouvé dans cette grande voie +d'herbe verte qui coule sous les feuilles, foulant +par endroits les orties, écrasant les hautes valérianes.</p> + +<p>Parfois mon pied se pose, durant quelques pas, +sur un banc de sable fin. Et dans le silence, j'entends +un oiseau—je m'imagine que c'est un +rossignol, mais sans doute je me trompe, puisqu'ils +ne chantent que le soir—un oiseau qui +répète obstinément la même phrase: voix de la +matinée, parole dite sous l'ombrage, invitation +délicieuse au voyage entre les aulnes. Invisible, +entêté, il semble m'accompagner sous la +feuille.</p> + +<p>Pour la première fois me voilà, moi aussi, sur +le chemin de l'aventure. Ce ne sont plus des +coquilles abandonnées par les eaux que je cherche, +sous la direction de M. Seurel, ni les orchis que +le maître d'école ne connaisse pas, ni même, comme +cela nous arrivait souvent dans le champ du père +Martin, cette fontaine profonde et tarie, couverte +d'un grillage, enfouie sous tant d'herbes folles +qu'il fallait chaque fois plus de temps pour la +retrouver… Je cherche quelque chose de plus +mystérieux encore. C'est le passage dont il est +question dans les livres, l'ancien chemin obstrué, +celui dont le prince harassé de fatigue n'a pu +trouver l'entrée. Cela se découvre à l'heure la +plus perdue de la matinée, quand on a depuis +longtemps oublié qu'il va être onze heures, midi… +Et soudain, en écartant, dans le feuillage profond, +les branches, avec ce geste hésitant des mains à +hauteur du visage inégalement écartées, on l'aperçoit +comme une longue avenue sombre dont la +sortie est un rond de lumière tout petit.</p> + +<p>Mais tandis que j'espère et m'enivre ainsi, voici +que brusquement je débouche dans une sorte de +clairière, qui se trouve être tout simplement +un pré. Je suis arrivé sans y penser à l'extrémité +des Communaux, que j'avais toujours +imaginée infiniment loin. Et voici à ma droite, +entre des piles de bois, toute bourdonnante dans +l'ombre, la maison du garde. Deux paires de bas +sèchent sur l'appui de la fenêtre. Les années passées, +lorsque nous arrivions à l'entrée du bois, +nous disions toujours, en montrant un point de +lumière tout au bout de l'immense allée noire: «C'est +là-bas la maison du garde; la maison de +Baladier». Mais jamais nous n'avions poussé +jusque là. Nous entendions dire quelquefois, +comme s'il se fût agi d'une expédition extraordinaire: +«Il a été jusqu'à la maison du garde!…»</p> + +<p>Cette fois, je suis allé jusqu'à la maison de Baladier, +et je n'ai rien trouvé.</p> + +<hr /> + + +<p>Je commençais à souffrir de ma jambe fatiguée +et de la chaleur que je n'avais pas sentie jusque-là; +je craignais de faire tout seul le chemin du +retour, lorsque j'entendis près de moi l'appeau de +M. Seurel, la voix de Mouchebœuf, puis d'autres +voix qui m'appelaient…</p> + +<p>Il y avait là une troupe de six grands gamins, +où seul, le traître Mouchebœuf avait l'air triomphant. +C'était Giraudat, Auberger, Delage et +d'autres… Grâce à l'appeau, on avait pris les +uns grimpés dans un merisier isolé au milieu +d'une clairière; les autres en train de dénicher +des pics-verts. Giraudat, le nigaud aux yeux +bouffis, à la blouse crasseuse, avait caché les +petits dans son estomac, entre sa chemise et sa +peau. Deux de leurs compagnons s'étaient enfuis +à l'approche de M. Seurel: ce devait être +Delouche et le petit Coffin. Ils avaient d'abord +répondu par des plaisanteries à l'adresse de +«Mouchevache!», que répétaient les échos des +bois, et celui-ci, maladroitement, se croyant sûr +de son affaire, avait répondu, vexé:</p> + +<p>—Vous n'avez qu'à descendre, vous savez! +M. Seurel est là…</p> + +<p>Alors tout s'était tu subitement; ç'avait été +une fuite silencieuse à travers le bois. Et comme +ils le connaissaient à fond, il ne fallait pas songer +à les rejoindre. On ne savait pas non plus où le +grand Meaulnes était passé. On n'avait pas entendu +sa voix; et l'on dut renoncer à poursuivre les +recherches.</p> + +<p>Il était plus de midi lorsque nous reprîmes la +route de Sainte-Agathe, lentement, la tête basse, +fatigués, terreux. A la sortie du bois, lorsque nous +eûmes frotté et secoué la boue de nos souliers +sur la route sèche, le soleil commença de frapper +dur. Déjà ce n'était plus ce matin de printemps +si frais et si luisant. Les bruits de l'après-midi +avaient commencé. De loin en loin un coq criait, +cri désolé! dans les fermes désertes aux alentours +de la route. A la descente du Glacis, nous nous +arrêtâmes un instant pour causer avec des ouvriers +des champs qui avaient repris leur travail après +le déjeuner. Ils étaient accoudés à la barrière, et +M. Seurel leur disait:</p> + +<p>—De fameux galopins! Tenez, regardez Giraudat. +Il a mis les oisillons dans sa chemise. +Ils ont fait là dedans ce qu'ils ont voulu. C'est +du propre!…</p> + +<p>Il me semblait que c'était de ma débâcle aussi +que les ouvriers riaient. Ils riaient en hochant +la tête, mais ils ne donnaient pas tout à fait tort +aux jeunes gars qu'ils connaissaient bien. Ils +nous confièrent même, lorsque M. Seurel eut +repris la tête de la colonne:</p> + +<p>—Il y en a un autre qui est passé, un grand, +vous savez bien… Il a dû rencontrer, en revenant, +la voiture des Granges, et on l'a fait monter, +il est descendu, plein de terre, tout déchiré, ici, +à l'entrée du chemin des Granges! Nous lui avons +dit que nous vous avions vus passer ce matin, mais +que vous n'étiez pas de retour encore. Et il a continué +tout doucement sa route vers Sainte-Agathe.</p> + +<p>En effet, assis sur une pile du pont des Glacis, +nous attendait le grand Meaulnes, l'air brisé de +fatigue. Aux questions de M. Seurel, il répondit +que lui aussi était parti à la recherche des +écoliers buissonniers. Et à celle que je lui posai +tout bas, il dit seulement en hochant la tête +avec découragement:</p> + +<p>—Non! rien! rien qui ressemble à ça.</p> + +<p>Après déjeuner, dans la classe fermée, noire et +vide, au milieu du pays radieux, il s'assit à l'une +des grandes tables et, la tête dans les bras, il +dormit longtemps, d'un sommeil triste et lourd. +Vers le soir, après un long instant de réflexion, +comme s'il venait de prendre une décision importante, +il écrivit une lettre à sa mère. Et c'est +tout ce que je me rappelle de cette morne fin +d'un grand jour de défaite.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p2ch10">CHAPITRE X<br /> +<span class="small">LA LESSIVE</span></h3> + + +<p>Nous avions escompté trop tôt la venue du printemps.</p> + +<p>Le lundi soir, nous voulûmes faire nos devoirs +aussitôt après quatre heures comme en plein été, et +pour y voir plus clair nous sortîmes deux grandes +tables dans la cour. Mais le temps s'assombrit tout +de suite; une goutte de pluie tomba sur un cahier; +nous rentrâmes en hâte. Et de la grande salle +obscurcie, par les larges fenêtres, nous regardions +silencieusement dans le ciel gris la déroute des +nuages.</p> + +<p>Alors Meaulnes, qui regardait comme nous, la +main sur une poignée de croisée, ne put s'empêcher +de dire, comme s'il eût été fâché de sentir +monter en lui tant de regret:</p> + +<p>—Ah! ils filaient autrement que cela les +nuages, lorsque j'étais sur la route, dans la voiture +de la Belle-Étoile.</p> + +<p>—Sur quelle route? demanda Jasmin.</p> + +<p>Mais Meaulnes ne répondit pas.</p> + +<p>—Moi, dis-je, pour faire diversion, j'aurais +aimé voyager comme cela en voiture, par la +pluie battante, abrité sous un grand parapluie.</p> + +<p>—Et lire tout le long du chemin comme dans +une maison, ajouta un autre.</p> + +<p>—Il ne pleuvait pas et je n'avais pas envie de +lire, répondit Meaulnes, je ne pensais qu'à regarder +le pays.</p> + +<p>Mais lorsque Giraudat, à son tour, demanda +de quel pays il s'agissait, Meaulnes de nouveau +resta muet. Et Jasmin dit:</p> + +<p>—Je sais… Toujours la fameuse aventure!…</p> + +<p>Il avait dit ces mots d'un ton conciliant et important, +comme s'il eût été lui-même un peu dans +le secret. Ce fut peine perdue; ses avances lui +restèrent pour compte; et comme la nuit tombait +chacun s'en fut au galop, la blouse relevée sur la +tête, sous la froide averse.</p> + +<p>Jusqu'au jeudi suivant le temps resta à la +pluie. Et ce jeudi-là fut plus triste encore que le +précédent. Toute la campagne était baignée dans +une sorte de brume glacée comme aux plus mauvais +jours de l'hiver.</p> + +<p>Millie, trompée par le beau soleil de l'autre +semaine, avait fait faire la lessive, mais il ne fallait +pas songer à mettre sécher le linge sur les haies +du jardin, ni même sur des cordes dans le grenier, +tant l'air était humide et froid.</p> + +<p>En discutant avec M. Seurel, il lui vint l'idée +d'étendre sa lessive dans les classes, puisque +c'était jeudi, et de chauffer le poêle à blanc. Pour +économiser les feux de la cuisine et de la salle à +manger, on ferait cuire les repas sur le poêle et +nous nous tiendrions toute la journée dans la +grande salle du Cours.</p> + +<p>Au premier instant,—j'étais si jeune encore!—je +considérai cette nouveauté comme une fête.</p> + +<p>Morne fête!… Toute la chaleur du poêle était +prise par la lessive et il faisait grand froid. Dans +la cour, tombait interminablement et mollement +une petite pluie d'hiver. C'est là pourtant +que dès neuf heures du matin, dévoré d'ennui, +je retrouvai le grand Meaulnes. Par les barreaux +du grand portail, où nous appuyions silencieusement +nos têtes, nous regardâmes, au haut du +bourg, sur les Quatre-Routes, le cortège d'un enterrement +venu du fond de la campagne. Le cercueil, +amené dans une charrette à bœufs, était déchargé +et posé sur une dalle, au pied de la grande croix +où le boucher avait aperçu naguère les sentinelles +du bohémien! Où était-il maintenant, le jeune +capitaine qui si bien menait l'abordage?… Le +curé et les chantres vinrent comme c'était l'usage +au-devant du cercueil posé là, et les tristes chants +arrivaient jusqu'à nous. Ce serait là, nous le +savions, le seul spectacle de la journée, qui +s'écoulerait tout entière comme une eau jaunie +dans un caniveau.</p> + +<p>—Et maintenant, dit Meaulnes soudain, je +vais préparer mon bagage. Apprends-le, Seurel: +j'ai écrit à ma mère jeudi dernier, pour lui +demander de finir mes études à Paris. C'est +aujourd'hui que je pars.</p> + +<p>Il continuait à regarder vers le bourg, les +mains appuyées aux barreaux, à la hauteur de sa +tête. Inutile de demander si sa mère, qui était +riche et lui passait toutes ses volontés, lui avait +passé celle-là. Inutile aussi de demander pourquoi +soudainement il désirait s'en aller à Paris!…</p> + +<p>Mais il y avait en lui, certainement, le regret et +la crainte de quitter ce cher pays de Sainte-Agathe +d'où il était parti pour son aventure. Quant +à moi, je sentais monter une désolation violente +que je n'avais pas sentie d'abord.</p> + +<p>—Pâques approche! dit-il pour m'expliquer, +avec un soupir.</p> + +<p>—Dès que tu l'auras trouvée là-bas, tu m'écriras, +n'est-ce pas? demandai-je.</p> + +<p>—C'est promis, bien sûr. N'es-tu pas mon +compagnon et mon frère?…</p> + +<p>Et il me posa la main sur l'épaule.</p> + +<p>Peu à peu je comprenais que c'était bien fini, +puisqu'il voulait terminer ses études à Paris; +jamais plus je n'aurais avec moi mon grand +camarade.</p> + +<p>Il n'y avait d'espoir, pour nous réunir, qu'en +cette maison de Paris où devait se retrouver la +trace de l'aventure perdue… Mais de voir Meaulnes +lui-même si triste, quel pauvre espoir c'était +là pour moi!</p> + +<p>Mes parents furent avertis: M. Seurel se montra +très étonné, mais se rendit bien vite aux raisons +d'Augustin; Millie, femme d'intérieur, se désola +surtout à la pensée que la mère de Meaulnes +verrait notre maison dans un désordre inaccoutumé… +La malle, hélas! fut bientôt faite. Nous +cherchâmes sous l'escalier ses souliers des dimanches; +dans l'armoire, un peu de linge; puis +ses papiers et ses livres d'école—tout ce qu'un +jeune homme de dix-huit ans possède au monde.</p> + +<p>A midi, M<sup>me</sup> Meaulnes arrivait avec sa voiture. +Elle déjeuna au café Daniel en compagnie +d'Augustin, et l'emmena sans donner presque +aucune explication, dès que le cheval fut affené et +attelé. Sur le seuil, nous leur dîmes au revoir; et +la voiture disparut au tournant des Quatre-Routes.</p> + +<p>Millie frotta ses souliers devant la porte et rentra +dans la froide salle à manger, remettre en +ordre ce qui avait été dérangé. Quant à moi, je +me trouvai, pour la première fois depuis de longs +mois, seul en face d'une longue soirée de jeudi—avec +l'impression que, dans cette vieille voiture, +mon adolescence venait de s'en aller pour toujours.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p2ch11">CHAPITRE XI<br /> +<span class="small">JE TRAHIS…</span></h3> + + +<p>Que faire?</p> + +<p>Le temps s'élevait un peu. On eût dit que le +soleil allait se montrer.</p> + +<p>Une porte claquait dans la grande maison. Puis +le silence retombait. De temps à autre mon père +traversait la cour, pour remplir un seau de +charbon dont il bourrait le poêle. J'apercevais les +linges blancs pendus aux cordes et je n'avais +aucune envie de rentrer dans le triste endroit +transformé en séchoir, pour m'y trouver en tête-à-tête +avec l'examen de la fin de l'année, ce concours +de l'École Normale qui devait être désormais +ma seule préoccupation.</p> + +<p>Chose étrange: à cet ennui qui me désolait se +mêlait comme une sensation de liberté. Meaulnes +parti, toute cette aventure terminée et manquée, il +me semblait du moins que j'étais libéré de cet étrange +souci, de cette occupation mystérieuse, qui ne me +permettaient plus d'agir comme tout le monde. +Meaulnes parti, je n'étais plus son compagnon +d'aventures, le frère de ce chasseur de pistes; je +redevenais un gamin du bourg pareil aux autres. +Et cela était facile et je n'avais qu'à suivre pour +cela mon inclination la plus naturelle.</p> + +<p>Le cadet des Roy passa dans la rue boueuse, +faisant tourner au bout d'un ficelle, puis lâchant +en l'air trois marrons attachés qui retombèrent +dans la cour. Mon désœuvrement était si grand +que je pris plaisir à lui relancer deux ou trois +fois ses marrons de l'autre côté du mur.</p> + +<p>Soudain je le vis abandonner ce jeu puéril pour +courir vers un tombereau qui venait par le chemin +de la Vieille-Planche. Il eut vite fait de grimper par +derrière sans même que la voiture s'arrêtât. Je +reconnaissais le petit tombereau de Delouche et +son cheval. Jasmin conduisait; le gros Boujardon +était debout. Ils revenaient du pré.</p> + +<p>—Viens avec nous, François! cria Jasmin, qui +devait savoir déjà que Meaulnes était parti.</p> + +<p>Ma foi! sans avertir personne, j'escaladai la +voiture cahotante et me tins comme les autres, +debout, appuyé contre un des montants du tombereau. +Il nous conduisit chez la veuve Delouche…</p> + +<hr /> + + +<p>Nous sommes maintenant dans l'arrière-boutique, +chez la bonne femme qui est en même temps +épicière et aubergiste. Un rayon de soleil +glisse à travers la fenêtre basse sur les boîtes en +fer-blanc et sur les tonneaux de vinaigre. Le +gros Boujardon s'assoit sur l'appui de la fenêtre +et tourné vers nous, avec un gros rire d'homme +pâteux, il mange des biscuits à la cuiller. A la +portée de la main, sur un tonneau, la boîte est +ouverte et entamée. Le petit Roy pousse des cris +de plaisir. Une sorte d'intimité de mauvais aloi +s'est établie entre nous. Jasmin et Boujardon +seront maintenant mes camarades, je le vois. Le +cours de ma vie a changé tout d'un coup. Il me +semble que Meaulnes est parti depuis très longtemps +et que son aventure est une vieille histoire +triste, mais finie.</p> + +<p>Le petit Roy a déniché sous une planche une +bouteille de liqueur entamée. Delouche nous +offre à chacun la goutte, mais il n'y a qu'un +verre et nous buvons tous dans le même. On me +sert le premier avec un peu de condescendance, +comme si je n'étais pas habitué à ces mœurs +de chasseurs et de paysans… Cela me gêne un +peu. Et comme on vient à parler de Meaulnes, +l'envie me prend, pour dissiper cette gêne et +retrouver mon aplomb, de montrer que je connais +son histoire et de la raconter un peu. En quoi +cela pourrait-il lui nuire puisque tout est fini +maintenant de ses aventures ici?…</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>Est-ce que je raconte mal cette histoire? Elle +ne produit pas l'effet que j'attendais.</p> + +<p>Mes compagnons, en bons villageois que rien +n'étonne, ne sont pas surpris pour si peu.</p> + +<p>—C'était une noce, quoi! dit Boujardon.</p> + +<p>Delouche en a vu une, à Préveranges, qui était +plus curieuse encore.</p> + +<p>Le château? On trouverait certainement des +gens du pays qui en ont entendu parler.</p> + +<p>La jeune fille? Meaulnes se mariera avec elle +quand il aura fait son année de service.</p> + +<p>—Il aurait dû, ajoute l'un d'eux, nous en +parler et nous montrer son plan au lieu de confier +cela à un bohémien!…</p> + +<p>Empêtré dans mon insuccès, je veux profiter de +l'occasion pour exciter leur curiosité: je me décide +à expliquer qui était ce bohémien; d'où il venait; +son étrange destinée… Boujardon et Delouche ne +veulent rien entendre: «C'est celui-là qui a tout +fait. C'est lui qui a rendu Meaulnes insociable, +Meaulnes qui était un si brave camarade! C'est +lui qui a organisé toutes ces sottises d'abordages +et d'attaques nocturnes, après nous avoir +tous embrigadés comme un bataillon scolaire…»</p> + +<p>—Tu sais, dit Jasmin, en regardant Boujardon, +et en secouant la tête à petits coups, j'ai +rudement bien fait de le dénoncer aux gendarmes. +En voilà un qui a fait du mal au pays +et qui en aurait fait encore!…</p> + +<p>Me voici presque de leur avis. Tout aurait sans +doute autrement tourné si nous n'avions pas considéré +l'affaire d'une façon si mystérieuse et si +tragique. C'est l'influence de ce Frantz qui a tout +perdu…</p> + +<p>Mais soudain, tandis que je suis absorbé dans +ces réflexions, il se fait du bruit dans la boutique. +Jasmin Delouche cache rapidement son +flacon de goutte derrière un tonneau; le gros Boujardon +dégringole du haut de sa fenêtre, met le +pied sur une bouteille vide et poussiéreuse qui +roule, et manque deux fois de s'étaler. Le petit +Roy les pousse par derrière, pour sortir plus +vite, à demi suffoqué de rire.</p> + +<p>Sans bien comprendre ce qui se passe je m'enfuis +avec eux, nous traversons la cour et nous +grimpons par une échelle dans un grenier à foin. +J'entends une voix de femme qui nous traite de +propres-à-rien!…</p> + +<p>—Je n'aurais pas cru qu'elle serait rentrée si +tôt, dit Jasmin tout bas.</p> + +<p>Je comprends, maintenant seulement, que nous +étions là en fraude, à voler des gâteaux et de la +liqueur. Je suis déçu comme ce naufragé qui +croyait causer avec un homme et qui reconnut +soudain que c'était un singe. Je ne songe plus +qu'à quitter ce grenier, tant ces aventures-là me +déplaisent. D'ailleurs la nuit tombe… On me fait +passer par derrière, traverser deux jardins, contourner +une mare; je me retrouve dans la rue +mouillée, boueuse, où se reflète la lueur du café +Daniel.</p> + +<p>Je ne suis pas fier de ma soirée. Me voici aux +Quatre-Routes. Malgré moi, tout d'un coup, je +revois, au tournant, un visage dur et fraternel +qui me sourit, un dernier signe de la main—et +la voiture disparaît…</p> + +<p>Un vent froid fait claquer ma blouse, pareil au +vent de cet hiver qui était si tragique et si beau. +Déjà tout me paraît moins facile. Dans la grande +classe où l'on m'attend pour dîner, de brusques +courants d'air traversent la maigre tiédeur que +répand le poêle. Je grelotte, tandis qu'on me +reproche mon après-midi de vagabondage. Je n'ai +pas même, pour rentrer dans la régulière vie +passée, la consolation de prendre place à table et +de retrouver mon siège habituel. On n'a pas mis +la table ce soir-là; chacun dîne sur ses genoux, +où il peut, dans la salle de classe obscure. Je +mange silencieusement la galette cuite sur le poêle, +qui devait être la récompense de ce jeudi passé +dans l'école, et qui a brûlé sur les cercles rougis.</p> + +<p>Le soir, tout seul dans ma chambre, je me +couche bien vite pour étouffer le remords que je +sens monter du fond de ma tristesse. Mais par +deux fois je me suis éveillé, au milieu de la +nuit, croyant entendre, la première fois, le craquement +du lit voisin, où Meaulnes avait coutume +de se retourner brusquement d'une seule pièce, +et, l'autre fois, son pas léger de chasseur aux +aguets, à travers les greniers du fond…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p2ch12">CHAPITRE XII<br /> +<span class="small">LES TROIS LETTRES DE MEAULNES</span></h3> + + +<p>De toute ma vie je n'ai reçu que trois lettres +de Meaulnes. Elles ont encore chez moi dans un +tiroir de commode. Je retrouve chaque fois que +je les relis la même tristesse que naguère. +La première m'arriva dès le surlendemain de +son départ.</p> + +<blockquote> +<p class="ind">«Mon cher François,</p> + +<p>»Aujourd'hui, dès mon arrivée à Paris, je suis +allé devant la maison indiquée. Je n'ai rien vu. +Il n'y avait personne. Il n'y aura jamais personne.</p> + +<p>»La maison que disait Frantz est un petit hôtel +à un étage. La chambre de M<sup>lle</sup> de Galais +doit être au premier. Les fenêtres du haut sont +les plus cachées par les arbres. Mais en passant +sur le trottoir on les voit très bien. Tous les rideaux +sont fermés et il faudrait être fou pour +espérer qu'un jour, entre ces rideaux +tirés, le visage d'Yvonne de Galais puisse apparaître.</p> + +<p>»C'est sur un boulevard… Il pleuvait un peu +dans les arbres déjà verts. On entendait les cloches +claires des tramways qui passaient indéfiniment.</p> + +<p>»Pendant près de deux heures, je me suis +promené de long en large sous les fenêtres. Il y +a un marchand de vins chez qui je me suis arrêté +pour boire, de façon à n'être pas pris pour un +bandit qui veut faire un mauvais coup. Puis j'ai +repris ce guet sans espoir.</p> + +<p>»La nuit est venue. Les fenêtres se sont allumées +un peu partout mais non pas dans cette +maison. Il n'y a certainement personne. Et pourtant +Pâques approche.</p> + +<p>»Au moment où j'allais partir une jeune fille, +ou une jeune femme—je ne sais—est venue +s'asseoir sur un des bancs mouillés de pluie. +Elle était vêtue de noir avec une petite collerette +blanche. Lorsque je suis parti, elle était encore là, +immobile malgré le froid du soir, à attendre je +ne sais quoi, je ne sais qui. Tu vois que Paris +est plein de fous comme moi.</p> + +<p class="sign"><span class="sc">Augustin</span>.»</p> +</blockquote> + +<p>Le temps passa. Vainement j'attendis un mot +d'Augustin le lundi de Pâques et durant tous les +jours qui suivirent—jours où il semble, tant +ils sont calmes après la grande fièvre de Pâques, +qu'il n'y ait plus qu'à attendre l'été. Juin ramena +le temps des examens et une terrible chaleur +dont la buée suffocante planait sur le pays sans +qu'un souffle de vent la vînt dissiper. La nuit +n'apportait aucune fraîcheur et par conséquent +aucun répit à ce supplice. C'est durant cet insupportable +mois de juin que je reçus la deuxième +lettre du grand Meaulnes.</p> + +<blockquote> +<p class="sign">«Juin 189…</p> + +<p class="ind">»Mon cher ami,</p> + +<p>»Cette fois tout espoir est perdu. Je le sais +depuis hier soir. La douleur, que je n'avais presque +pas sentie tout de suite, monte depuis ce temps.</p> + +<p>»Tous les soirs j'allais m'asseoir sur ce banc, +guettant, réfléchissant, espérant malgré tout.</p> + +<p>»Hier après dîner, la nuit était noire et étouffante. +Des gens causaient sur le trottoir, sous les +arbres. Au-dessus des noirs feuillages, verdis par +les lumières, les appartements des seconds, des +troisièmes étages étaient éclairés. Çà et là, une +fenêtre que l'été avait ouverte toute grande… +On voyait la lampe allumée sur la table, refoulant +à peine autour d'elle la chaude obscurité de +juin; on voyait presque jusqu'au fond de la +pièce… Ah! si la fenêtre noire d'Yvonne de +Galais s'était allumée aussi, j'aurais osé, je crois, +monter l'escalier, frapper, entrer…</p> + +<p>»La jeune fille de qui je t'ai parlé était là +encore, attendant comme moi. Je pensai qu'elle +devait connaître la maison et je l'interrogeai:</p> + +<p>»—Je sais, a-t-elle dit, qu'autrefois, dans +cette maison, une jeune fille et son frère venaient +passer les vacances. Mais j'ai appris que le frère +avait fui le château de ses parents sans qu'on +puisse jamais le retrouver, et la jeune fille s'est +mariée. C'est ce qui vous explique que l'appartement +soit fermé.</p> + +<p>»Je suis parti. Au bout de dix pas mes pieds +butaient sur le trottoir et je manquais tomber. La +nuit—c'était la nuit dernière—lorsqu'enfin les +enfants et les femmes se sont tus, dans les cours, +pour me laisser dormir, j'ai commencé d'entendre +rouler les fiacres dans la rue. Ils ne passaient +que loin en loin. Mais quand l'un était passé, +malgré moi, j'attendais l'autre: le grelot, les pas +du cheval qui claquaient sur l'asphalte… Et cela +répétait: c'est la ville déserte, ton amour perdu, +la nuit interminable, l'été, la fièvre…</p> + +<p>»Seurel, mon ami, je suis dans une grande +détresse.</p> + +<p class="sign"><span class="sc">Augustin</span>.»</p> +</blockquote> + +<p>Lettres de peu de confidence quoi qu'il paraisse! +Meaulnes ne me disait ni pourquoi il était resté +si longtemps silencieux, ni ce qu'il comptait +faire maintenant. J'eus l'impression qu'il rompait +avec moi, parce que son aventure était finie, +comme il rompait avec son passé. J'eus beau lui +écrire, en effet, je ne reçus plus de réponse. Un +mot de félicitations seulement, lorsque j'obtins +mon Brevet Simple. En septembre je sus +par un camarade d'école qu'il était venu en vacances +chez sa mère à La Ferté-d'Angillon. Mais +nous dûmes, cette année-là, invités par mon oncle +Florentin du Vieux-Nançay, passer chez lui les +vacances. Et Meaulnes repartit pour Paris sans +que j'eusse pu le voir.</p> + +<p>A la rentrée, exactement vers la fin de novembre, +tandis que je m'étais remis avec une +morne ardeur à préparer le Brevet Supérieur, +dans l'espoir d'être nommé instituteur l'année +suivante, sans passer par l'École Normale de +Bourges, je reçus la dernière des trois lettres que +j'aie jamais reçues d'Augustin:</p> + +<blockquote> +<p>«Je passe encore sous cette fenêtre, écrivait-il. +J'attends encore, sans le moindre espoir, par +folie. A la fin de ces froids dimanches d'automne, +au moment où il va faire nuit, je ne puis +me décider à rentrer, à fermer les volets de ma +chambre, sans être retourné là-bas, dans la rue +gelée.</p> + +<p>»Je suis comme cette folle de Sainte-Agathe +qui sortait à chaque minute sur le pas de la porte +et regardait, la main sur les yeux, du côté de +La Gare, pour voir si son fils qui était mort ne +venait pas.</p> + +<p>»Assis sur le banc, grelottant, misérable, je +me plais à imaginer que quelqu'un va me prendre +doucement par le bras… Je me retournerais. Ce +serait-elle. «Je me suis un peu attardée», dirait-elle simplement. +Et toute peine et toute démence +s'évanouissent. Nous entrons dans notre maison. Ses +fourrures sont toutes glacées, sa voilette mouillée; +elle apporte avec elle le goût de brume du dehors; +et tandis qu'elle s'approche du feu, je vois ses +cheveux blonds givrés, son beau profil au dessin +si doux penché vers la flamme…</p> + +<p>»Hélas! la vitre reste blanchie par le +rideau qui est derrière. Et la jeune fille du Domaine +perdu l'ouvrirait-elle, que je n'ai maintenant +plus rien à lui dire.</p> + +<p>»Notre aventure est finie. L'hiver de cette +année est mort comme la tombe. Peut-être quand +nous mourrons, peut-être la mort seule nous +donnera la clef et la suite et la fin de cette +aventure manquée.</p> + +<p>»Seurel, je te demandais l'autre jour de penser +à moi. Maintenant, au contraire, il vaut mieux +m'oublier. Il vaudrait mieux tout oublier.</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p class="sign">A. M.»</p> +</blockquote> + +<p>Et ce fut un nouvel hiver, aussi mort que le +précédent avait été vivant d'une mystérieuse vie: +la place de l'église sans bohémiens; la cour d'école +que les gamins désertaient à quatre heures… la +salle de classe où j'étudiais seul et sans goût… En +février, pour la première fois de l'hiver, la neige +tomba, ensevelissant définitivement notre roman +d'aventures de l'an passé, brouillant toute piste, +effaçant les dernières traces. Et je m'efforçai, +comme Meaulnes me l'avait demandé dans sa +lettre, de tout oublier.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">TROISIÈME PARTIE</h2> + + + + +<h3 id="p3ch1">CHAPITRE PREMIER<br /> +<span class="small">LA BAIGNADE</span></h3> + + +<p>Fumer la cigarette, se mettre de l'eau sucrée +sur les cheveux pour qu'ils frisent, embrasser les +filles du Cours Complémentaire dans les chemins +et crier «A la cornette!» derrière la haie pour +narguer la religieuse qui passe, c'était la joie de +tous les mauvais drôles du pays. A vingt ans, +d'ailleurs, les mauvais drôles de cette espèce peuvent +très bien s'amender et deviennent parfois +des jeunes gens fort sensibles. Le cas est plus +grave lorsque le drôle en question a la figure +déjà vieillotte et fanée, lorsqu'il s'occupe des histoires +louches des femmes du pays, lorsqu'il dit +de Gilberte Poquelin mille bêtises pour faire rire +les autres. Mais enfin le cas n'est pas encore désespéré…</p> + +<p>C'était le cas de Jasmin Delouche. Il continuait, +je ne sais pourquoi, mais certainement sans aucun +désir de passer les examens, à suivre le +Cour Supérieur que tout le monde aurait voulu +lui voir abandonner. Entre temps, il apprenait +avec son oncle Dumas le métier de plâtrier. Et +bientôt ce Jasmin Delouche avec Boujardon et un +autre garçon très doux, le fils de l'adjoint qui +s'appelait Denis, furent les seuls grands élèves que +j'aimasse à fréquenter, parce qu'ils étaient «du +temps de Meaulnes».</p> + +<p>Il y avait d'ailleurs, chez Delouche, un désir +très sincère d'être mon ami. Pour tout dire, lui +qui avait été l'ennemi du grand Meaulnes, il eût +voulu devenir le grand Meaulnes de l'école: tout +au moins regrettait-il peut-être de n'avoir pas +été son lieutenant. Moins lourd que Boujardon, +il avait senti, je pense, tout ce que Meaulnes +avait apporté, dans notre vie, d'extraordinaire. Et +souvent je l'entendais répéter:</p> + +<p>«Il le disait bien, le grand Meaulnes…» ou +encore: «Ah! disait le grand Meaulnes…»</p> + +<p>Outre que Jasmin était plus homme que nous, +le vieux petit gars disposait de trésors d'amusements +qui consacraient sur nous sa supériorité: +un chien de race mêlée, aux longs poils blancs, +qui répondait au nom agaçant de Bécali et rapportait +les pierres qu'on lançait au loin, sans avoir +d'aptitude bien nette pour aucun autre sport; +une vieille bicyclette achetée d'occasion et sur +quoi Jasmin nous faisait quelquefois monter, le +soir après le cours, mais avec laquelle il préférait +exercer les filles du pays; enfin et surtout un +âne blanc et aveugle qui pouvait s'atteler à tous +les véhicules.</p> + +<p>C'était l'âne de Dumas, mais il le prêtait à Jasmin +quand nous allions nous baigner au Cher, +en été. Sa mère, à cette occasion, donnait une bouteille +de limonade que nous mettions sous le +siège, parmi les caleçons de bains desséchés. Et +nous partions, huit ou dix grands élèves du +Cours, accompagnés de M. Seurel, les uns à pied, +les autres grimpés dans la voiture à âne, qu'on +laissait à la ferme de Grand'Fons, au moment où +le chemin du Cher devenait trop raviné.</p> + +<p>J'ai lieu de me rappeler jusqu'en ses moindres +détails une promenade de ce genre, où l'âne de +Jasmin conduisit au Cher nos caleçons, nos bagages, +la limonade et M. Seurel, tandis que nous +suivions à pied par derrière. On était au mois +d'août. Nous venions de passer les examens. Délivrés +de ce souci, il nous semblait que tout l'été, +tout le bonheur nous appartenait, et nous marchions +sur la route en chantant, sans savoir quoi +ni pourquoi, au début d'un bel après-midi de +jeudi.</p> + +<p>Il n'y eut, à l'aller, qu'une ombre à ce tableau +innocent. Nous aperçûmes, marchant devant nous, +Gilberte Poquelin. Elle avait la taille bien prise, +une jupe demi-longue, des souliers hauts, l'air +doux et effronté d'une gamine qui devient +jeune fille. Elle quitta la route et prit un chemin +détourné, pour aller chercher du lait sans doute. +Le petit Coffin proposa aussitôt à Jasmin de la +suivre.</p> + +<p>—Ce ne serait pas la première fois que j'irais +l'embrasser… dit l'autre.</p> + +<p>Et il se mit à raconter sur elle et ses amies +plusieurs histoires grivoises, tandis que toute la +troupe, par fanfaronnade, s'engageait dans le chemin, +laissant M. Seurel continuer en avant, sur +la route, dans la voiture à âne. Une fois là, pourtant, +la bande commença à s'égrener. Delouche lui-même +paraissait peu soucieux de s'attaquer +devant nous à la gamine qui filait, et il ne l'approcha +pas à plus de cinquante mètres. Il y eut +quelques cris de coqs et de poules, des petits +coups de sifflet galants, puis nous rebroussâmes +chemin, un peu mal à l'aise, abandonnant la partie. +Sur la route, en plein soleil, il fallut courir. +Nous ne chantions plus.</p> + +<p>Nous nous déshabillâmes et rhabillâmes dans +les saulaies arides qui bordent le Cher. Les saules +nous abritaient des regards, mais non pas du soleil. +Les pieds dans le sable et la vase desséchée, nous +ne pensions qu'à la bouteille de limonade de la +veuve Delouche, qui fraîchissait dans la fontaine +de Grand'Fons, une fontaine creusée dans la rive +même du Cher. Il y avait toujours, dans le fond, +des herbes glauques et deux ou trois bêtes pareilles +à des cloportes; mais l'eau était si claire, si +transparente, que les pêcheurs n'hésitaient pas à +s'agenouiller, les deux mains sur chaque bord, +pour y boire.</p> + +<p>Hélas! ce fut ce jour-là comme les autres fois… +Lorsque, tous habillés, nous nous mettions en +rond, les jambes croisées en tailleur, pour nous +partager, dans deux gros verres sans pied, la limonade +rafraîchie, il ne revenait guère à chacun, +lorsqu'on avait prié M. Seurel de prendre sa part, +qu'un peu de mousse qui piquait le gosier et ne +faisait qu'irriter la soif. Alors, à tour de rôle, nous +allions à la fontaine que nous avions d'abord +méprisée, et nous approchions lentement le +visage de la surface de l'eau pure. Mais tous +n'étaient pas habitués à ces mœurs d'hommes des +champs. Beaucoup, comme moi, n'arrivaient pas +à se désaltérer: les uns, parce qu'ils n'aimaient +pas l'eau, d'autres, parce qu'ils avaient le gosier +serré par la peur d'avaler un cloporte, d'autres, +trompés par la grande transparence de l'eau +immobile et n'en sachant pas calculer exactement +la surface, s'y baignaient la moitié du visage en +même temps que la bouche et aspiraient âcrement +par le nez une eau qui leur semblait brûlante, +d'autres enfin pour toutes ces raisons à la fois… +N'importe! il nous semblait, sur ces bords arides +du Cher, que toute la fraîcheur terrestre était +enclose en ce lieu. Et maintenant encore, au seul +mot de fontaine, prononcé n'importe où, c'est à +celle-là, pendant longtemps, que je pense.</p> + +<p>Le retour se fit à la brune, avec insouciance +d'abord, comme l'aller. Le chemin de Grand'Fons, +qui remontait vers la route, était un ruisseau +l'hiver et, l'été, un ravin impraticable, coupé de +trous et de grosses racines, qui montait dans +l'ombre entre de grandes haies d'arbres. Une partie +des baigneurs s'y engagea par jeu. Mais nous +suivîmes, avec M. Seurel, Jasmin et plusieurs +camarades, un sentier doux et sablonneux, parallèle +à celui-là, qui longeait la terre voisine. Nous +entendions causer et rire les autres, près de nous, +au-dessous de nous, invisibles dans l'ombre, tandis +que Delouche racontait ses histoires d'homme… +Au faîte des arbres de la grande haie grésillaient +les insectes du soir qu'on voyait, sur le clair du ciel, +remuer tout autour de la dentelle des feuillages. +Parfois il en dégringolait un, brusquement, dont +le bourdonnement grinçait tout à coup.—Beau +soir d'été calme!… Retour, sans espoir mais sans +désir, d'une pauvre partie de campagne… Ce fut +encore Jasmin, sans le vouloir, qui vint troubler +cette quiétude…</p> + +<p>Au moment où nous arrivions au sommet de +la côte, à l'endroit où il reste deux grosse vieilles +pierres qu'on dit être les vestiges d'un château +fort, il en vint à parler des domaines qu'il avait +visités et spécialement d'un domaine à demi abandonné +aux environs du Vieux-Nançay: le domaine +des Sablonnières. Avec cet accent de l'Allier qui +arrondit vaniteusement certains mots et abrège +avec précocité les autres, il racontait avoir vu +quelques années auparavant, dans la chapelle en +ruine de cette vieille propriété, une pierre tombale +sur laquelle étaient gravés ces mots:</p> + + +<p class="c"><i>Ci-gît le chevalier Galois<br /> +Fidèle à son Dieu, à son Roi, à sa Belle.</i></p> + + +<p>—Ah! Bah! Tiens! disait M. Seurel, avec +un léger haussement d'épaules, un peu gêné du +ton que prenait la conversation, mais désireux +cependant de nous laisser parler comme des +hommes.</p> + +<p>Alors Jasmin continua de décrire ce château, +comme s'il y avait passé sa vie.</p> + +<p>Plusieurs fois, en revenant du Vieux-Nançay, +Dumas et lui avaient été intrigués par la vieille +tourelle grise qu'on apercevait au-dessus des +sapins. Il y avait là, au milieu des bois, tout un +dédale de bâtiments ruinés que l'on pouvait +visiter en l'absence des maîtres. Un jour, un +garde de l'endroit, qu'ils avaient fait monter dans +leur voiture, les avait conduits dans le domaine +étrange. Mais depuis lors on avait fait tout +abattre; il ne restait plus guère, disait-on, que +la ferme et une petite maison de plaisance. Les +habitants étaient toujours les mêmes: un vieil +officier retraité, demi-ruiné, et sa fille.</p> + +<p>Il parlait… Il parlait… J'écoutai attentivement, +sentant sans m'en rendre compte qu'il s'agissait +là d'une chose bien connue de moi, lorsque +soudain, tout simplement, comme se font les +choses extraordinaires, Jasmin se tourna vers +moi et, me touchant le bras, frappé d'une idée +qui ne lui était jamais venue:</p> + +<p>—Tiens, mais, j'y pense, dit-il, c'est là que +Meaulnes—tu sais, le grand Meaulnes?—avait +dû aller.</p> + +<p>»Mais oui, ajouta-t-il, car je ne répondais pas, et +je me rappelle que le garde parlait du fils de la +maison, un excentrique, qui avait des idées extraordinaires…</p> + +<p>Je ne l'écoutais plus, persuadé dès le début +qu'il avait deviné juste et que devant moi, loin +de Meaulnes, loin de tout espoir, venait de +s'ouvrir, net et facile comme une route familière, +le chemin du Domaine sans nom.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch2">CHAPITRE II<br /> +<span class="small">CHEZ FLORENTIN</span></h3> + + +<p>Autant j'avais été un enfant malheureux et +rêveur et fermé, autant je devins résolu et, comme +on dit chez nous, «décidé» lorsque je sentis que +dépendait de moi l'issue de cette grave aventure.</p> + +<p>Ce fut, je crois bien, à dater de ce soir-là que +mon genou cessa définitivement de me faire mal.</p> + +<p>Au Vieux-Nançay, qui était la commune du +domaine des Sablonnières, habitait toute la +famille de M. Seurel et en particulier mon oncle +Florentin, un commerçant chez qui nous passions +quelquefois la fin de septembre. Libéré de tout +examen, je ne voulus pas attendre et j'obtins +d'aller immédiatement voir mon oncle. Mais je +décidai de ne rien faire savoir à Meaulnes aussi +longtemps que je ne serais pas certain de pouvoir +lui annoncer quelque bonne nouvelle. A quoi bon +en effet l'arracher à son désespoir pour l'y replonger +ensuite plus profondément peut-être?</p> + +<p>Le Vieux-Nançay fut pendant très longtemps le +lieu du monde que je préférais, le pays des fins +de vacances, où nous n'allions que bien rarement, +lorsqu'il se trouvait une voiture à louer pour nous +y conduire. Il y avait eu, jadis, quelque brouille +avec la branche de la famille qui habitait là-bas, +et c'est pourquoi sans doute Millie se faisait tant +prier chaque fois pour monter en voiture. Mais +moi, je me souciais bien de ces fâcheries!… Et +sitôt arrivé, je me perdais et m'ébattais parmi les +oncles, les cousines et les cousins, dans une +existence faite de mille occupations amusantes et +de plaisirs qui me ravissaient.</p> + +<p>Nous descendions chez l'oncle Florentin et la +tante Julie, qui avaient un garçon de mon âge, +le cousin Firmin, et huit filles, dont les aînées, +Marie-Louise, Charlotte, pouvaient avoir dix-sept +et quinze ans. Ils tenaient un très grand magasin +à l'une des entrées de ce bourg de Sologne, +devant l'église—un magasin universel, auquel +s'approvisionnaient tous les châtelains-chasseurs +de la région, isolés dans la contrée perdue, à +trente kilomètres de toute gare.</p> + +<p>Ce magasin, avec ses comptoirs d'épicerie et de +rouennerie, donnait par de nombreuses fenêtres +sur la route et, par la porte vitrée, sur la grande +place de l'église. Mais, chose étrange, quoique +assez ordinaire dans ce pays pauvre, la terre +battue dans toute la boutique tenait lieu de +plancher.</p> + +<p>Par derrière c'étaient six chambres, chacune +remplie d'une seule et même marchandise: la +chambre aux chapeaux, la chambre au jardinage, +la chambre aux lampes… que sais-je? Il me +semblait, lorsque j'étais enfant et que je traversais +ce dédale d'objets de bazar, que je n'en épuiserais +jamais du regard toutes les merveilles. Et, à cette +époque encore, je trouvais qu'il n'y avait de vraies +vacances que passées en ce lieu.</p> + +<p>La famille vivait dans une grande cuisine dont +la porte s'ouvrait sur le magasin—cuisine où +brillaient aux fins de septembre de grandes +flambées de cheminée, où les chasseurs et les +braconniers qui vendaient du gibier à Florentin +venaient de grand matin se faire servir à boire, +tandis que les petites filles, déjà levées, couraient, +criaient, se passaient les unes aux autres du «sent-y-bon» +sur leurs cheveux lissés. Aux murs, de vieilles +photographies, de vieux <i>groupes scolaires</i> jaunis +montraient mon père—on mettait longtemps à +le reconnaître en uniforme—au milieu de ses +camarades d'École Normale…</p> + +<p>C'est là que se passaient nos matinées; et +aussi dans la cour où Florentin faisait pousser +des dahlias et élevait des pintades; où l'on torréfiait +le café, assis sur des boîtes à savon; où nous +déballions des caisses remplies d'objets divers +précieusement enveloppés et dont nous ne savions +pas toujours le nom…</p> + +<p>Toute la journée, le magasin était envahi par +des paysans ou par les cochers des châteaux +voisins. A la porte vitrée s'arrêtaient et s'égouttaient, +dans le brouillard de septembre, des +charrettes venues du fond de la campagne. Et de +la cuisine nous écoutions ce que disaient les +paysannes, curieux de toutes leurs histoires…</p> + +<p>Mais le soir, après huit heures, lorsqu'avec des +lanternes on portait le foin aux chevaux dont la +peau fumait dans l'écurie—tout le magasin +nous appartenait!</p> + +<p>Marie-Louise, qui était l'aînée de mes cousines +mais une des plus petites, achevait de plier et de +ranger les piles de drap dans la boutique; elle +nous encourageait à venir la distraire. Alors, +Firmin et moi avec toutes les filles, nous faisions +irruption dans la grande boutique, sous les lampes +d'auberge, tournant les moulins à café, faisant +des tours de force sur les comptoirs; et parfois +Firmin allait chercher dans les greniers, car la +terre battue invitait à la danse, quelque vieux +trombone plein de vert-de-gris…</p> + +<p>Je rougis encore à l'idée que, les années précédentes, +M<sup>lle</sup> de Galais eût pu venir +à cette heure et nous surprendre au milieu de +ces enfantillages… Mais ce fut un peu avant la +tombée de la nuit, un soir de ce mois d'août, +tandis que je causais tranquillement avec Marie-Louise +et Firmin, que je la vis pour la première +fois…</p> + +<hr /> + + +<p>Dès le soir de mon arrivée au Vieux-Nançay, +j'avais interrogé mon oncle Firmin sur le +Domaine des Sablonnières.</p> + +<p>—Ce n'est plus un Domaine, avait-il dit. On +a tout vendu, et les acquéreurs, des chasseurs, +ont fait abattre les vieux bâtiments pour +agrandir leurs terrains de chasse; la cour d'honneur n'est +plus maintenant qu'une lande de bruyères et +d'ajoncs. Les anciens possesseurs n'ont gardé +qu'une petite maison d'un étage et la ferme. Tu +auras bien l'occasion de voir ici mademoiselle de +Galais; c'est elle-même qui vient faire ses provisions, +tantôt en selle, tantôt en voiture, mais +toujours avec le même cheval, le vieux Bélisaire… +C'est un drôle d'équipage!</p> + +<p>J'étais si troublé que je ne savais plus quelle +question poser pour en apprendre davantage.</p> + +<p>—Ils étaient riches, pourtant?</p> + +<p>—Oui, Monsieur de Galais donnait des fêtes pour +amuser son fils, un garçon étrange, plein +d'idées extraordinaires. Pour le distraire, il imaginait +ce qu'il pouvait. On faisait venir des Parisiennes… +des gars de Paris et d'ailleurs…</p> + +<p>«Toutes les Sablonnières étaient en ruine, +madame de Galais près de sa fin, qu'ils cherchaient +encore à l'amuser et lui passaient toutes +ses fantaisies. C'est l'hiver dernier—non, +l'autre hiver, qu'ils ont fait leur plus grande fête +costumée. Ils avaient invité moitié gens de Paris +et moitié gens de campagne. Ils avaient acheté +ou loué des quantités d'habits merveilleux, des +jeux, des chevaux, des bateaux. Toujours pour +amuser Frantz de Galais. On disait qu'il allait +se marier et qu'on fêtait là ses fiançailles. Mais +il était bien trop jeune. Et tout a cassé d'un +coup; il s'est sauvé; on ne l'a jamais revu… +La châtelaine morte, mademoiselle de Galais est +restée soudain toute seule avec son père, le +vieux capitaine de vaisseau.</p> + +<p>—N'est-elle pas mariée? demandai-je enfin.</p> + +<p>—Non, dit-il, je n'ai entendu parler de rien. +Serais-tu un prétendant?</p> + +<p>Tout déconcerté, je lui avouai aussi brièvement, +aussi discrètement que possible, que mon meilleur +ami, Augustin Meaulnes, peut-être, en serait un.</p> + +<p>—Ah! dit Florentin, en souriant, s'il ne tient +pas à la fortune, c'est un joli parti… Faudra-t-il +que j'en parle à monsieur de Galais? Il vient encore +quelquefois jusqu'ici chercher du petit plomb +pour la chasse. Je lui fais toujours goûter ma +vieille eau-de-vie de marc.</p> + +<p>Mais je le priai bien vite de n'en rien faire, +d'attendre. Et moi-même je ne me hâtai pas de +prévenir Meaulnes. Tant d'heureuses chances +accumulées m'inquiétaient un peu. Et cette +inquiétude me commandait de ne rien annoncer +à Meaulnes que je n'eusse au moins vu la jeune +fille.</p> + +<hr /> + + +<p>Je n'attendis pas longtemps. Le lendemain, un +peu avant le dîner, la nuit commençait à tomber; +une brume fraîche, plutôt de septembre que d'août, +descendait avec la nuit. Firmin et moi, pressentant +le magasin vide d'acheteurs un instant, nous +étions venus voir Marie-Louise et Charlotte. Je +leur avais confié le secret qui m'amenait au +Vieux-Nançay à cette date prématurée. Accoudés +sur le comptoir ou assis les deux mains à plat +sur le bois ciré, nous nous racontions mutuellement +ce que nous savions de la mystérieuse jeune +fille—et cela se réduisait à fort peu de chose—lorsqu'un +bruit de roues nous fit tourner la tête.</p> + +<p>—La voici, c'est elle, dirent-ils à voix basse.</p> + +<p>Quelques secondes après, devant la porte vitrée, +s'arrêtait l'étrange équipage. Une vieille voiture +de ferme, aux panneaux arrondis, avec de petites +galeries moulées, comme nous n'en avons jamais +vu dans cette contrée; un vieux cheval blanc qui +semblait toujours vouloir brouter quelque herbe +sur la route, tant il baissait la tête pour marcher; +et sur le siège—je le dis dans la simplicité de +mon cœur, mais sachant bien ce que je dis—la +jeune fille la plus belle qu'il y ait peut-être +jamais eu au monde.</p> + +<p>Jamais je ne vis tant de grâce s'unir à tant de +gravité. Son costume lui faisait la taille si mince +qu'elle semblait fragile. Un grand manteau +marron, qu'elle enleva en entrant, était jeté sur +ses épaules. C'était la plus grave des jeunes filles, +la plus frêle des femmes. Une lourde chevelure +blonde pesait sur son front et sur son visage, +délicatement dessiné, finement modelé. Sur son +teint très pur, l'été avait posé deux taches de +rousseur… Je ne remarquai qu'un défaut à tant de +beauté: aux moments de tristesse, de découragement +ou seulement de réflexion profonde, ce +visage si pur se marbrait légèrement de rouge, +comme il arrive chez certains malades gravement +atteints sans qu'on le sache. Alors toute l'admiration +de celui qui la regardait faisait place à une +sorte de pitié d'autant plus déchirante qu'elle +surprenait davantage.</p> + +<p>Voilà du moins ce que je découvrais, tandis +qu'elle descendait lentement de voiture et qu'enfin +Marie-Louise, me présentant avec aisance à la jeune +fille, m'engageait à lui parler.</p> + +<p>On lui avança une chaise cirée et elle s'assit, +adossée au comptoir, tandis que nous restions +debout. Elle paraissait bien connaître et aimer le +magasin. Ma tante Julie, aussitôt prévenue, arriva, +et, le temps quelle parla, sagement, les mains +croisées sur son ventre, hochant doucement sa +tête de paysanne-commerçante coiffée d'un bonnet +blanc, retarda le moment—qui me faisait +trembler un peu—où la conversation s'engagerait +avec moi…</p> + +<p>Ce fut très simple.</p> + +<p>—Ainsi, dit M<sup>lle</sup> de Galais, vous serez bientôt +instituteur?</p> + +<p>Ma tante allumait au-dessus de nos têtes la +lampe de porcelaine qui éclairait faiblement le +magasin. Je voyais le doux visage enfantin de la +jeune fille, ses yeux bleus si ingénus, et j'étais +d'autant plus surpris de sa voix si nette, si +sérieuse. Lorsqu'elle cessait de parler, ses yeux se +fixaient ailleurs, ne bougeaient plus en attendant +la réponse, et elle tenait sa lèvre un peu mordue.</p> + +<p>—J'enseignerais, moi aussi, dit-elle, si M. de +Galais voulait! J'enseignerais les petits garçons, +comme votre mère…</p> + +<p>Et elle sourit, montrant ainsi que mes cousins +lui avaient parlé de moi.</p> + +<p>—C'est, continua-t-elle, que les villageois sont +toujours avec moi polis, doux et serviables. Et je +les aime beaucoup. Mais aussi quel mérite ai-je à +les aimer?…</p> + +<p>»Tandis qu'avec l'institutrice, ils sont, n'est-ce +pas? chicaniers et avares. Il y a sans cesse des +histoires de porte-plume perdus, de cahiers trop +chers ou d'enfants qui n'apprennent pas… Eh +bien, je me débattrais avec eux et ils m'aimeraient +tout de même. Ce serait beaucoup plus difficile…</p> + +<p>Et, sans sourire, elle reprit sa pose songeuse et +enfantine, son regard bleu, immobile.</p> + +<p>Nous étions gênés tous les trois par cette aisance +à parler des choses délicates, de ce qui est secret, +subtil, et dont on ne parle bien que dans les +livres. Il y eut un instant de silence; et lentement +une discussion s'engagea…</p> + +<p>Mais avec une sorte de regret et d'animosité +contre je ne sais quoi de mystérieux dans sa vie, +la jeune demoiselle poursuivit:</p> + +<p>—Et puis j'apprendrais aux garçons à être +sages, d'une sagesse que je sais. Je ne leur donnerais +pas le désir de courir le monde, comme vous +le ferez sans doute, monsieur Seurel, quand vous serez +sous-maître. Je leur enseignerais à trouver le bonheur +qui est tout près d'eux et qui n'en a pas l'air…</p> + +<p>Marie-Louise et Firmin étaient interdits comme +moi. Nous restions sans mot dire. Elle sentit notre +gêne et s'arrêta, se mordit la lèvre, baissa la tête et +puis elle sourit comme si elle se moquait de nous:</p> + +<p>—Ainsi, dit-elle, il y a peut-être quelque grand +jeune homme fou qui me cherche au bout du +monde, pendant que je suis ici, dans le magasin +de madame Florentin, sous cette lampe, et que +mon vieux cheval m'attend à la porte. Si ce jeune +homme me voyait, il ne voudrait pas y croire, +sans doute?…</p> + +<p>De la voir sourire, l'audace me prit et je sentis +qu'il était temps de dire, en riant aussi:</p> + +<p>—Et peut-être que ce grand jeune homme fou, +je le connais, moi?</p> + +<p>Elle me regardait vivement.</p> + +<p>A ce moment le timbre de la porte sonna, deux +bonnes femmes entrèrent avec des paniers:</p> + +<p>—Venez dans la «salle à manger», vous +serez en paix», nous dit ma tante en poussant la +porte de la cuisine.</p> + +<p>Et comme M<sup>lle</sup> de Galais refusait et voulait +partir aussitôt, ma tante ajouta:</p> + +<p>—Monsieur de Galais est ici et cause avec Florentin, +auprès du feu.</p> + +<p>Il y avait toujours, même au mois d'août, dans +la grande cuisine, un éternel fagot de sapins qui +flambait et craquait. Là aussi une lampe de porcelaine +était allumée et un vieillard au doux visage, +creusé et rasé, presque toujours silencieux comme +un homme accablé par l'âge et les souvenirs, était +assis auprès de Florentin devant deux verres de +marc.</p> + +<p>Florentin salua:</p> + +<p>—François! cria-t-il de sa forte voix de marchand +forain, comme s'il y avait eu entre nous +une rivière ou plusieurs hectares de terrain, je +viens d'organiser un après-midi de plaisir au +bord du Cher pour jeudi prochain. Les uns chasseront, +les autres pêcheront, les autres danseront, +les autres se baigneront!… Mademoiselle, vous +viendrez à cheval; c'est entendu avec monsieur de +Galais. J'ai tout arrangé…</p> + +<p>—Et, François! ajouta-t-il comme s'il y eût seulement +pensé, tu pourras amener ton ami, monsieur +Meaulnes… C'est bien Meaulnes qu'il s'appelle?</p> + +<p>M<sup>lle</sup> de Galais s'était levée, soudain devenue +très pâle. Et, à ce moment précis, je me rappelai +que Meaulnes, autrefois, dans le Domaine singulier, +près de l'étang, lui avait dit son nom…</p> + +<p>Lorsqu'elle me tendit la main, pour partir, il y +avait entre nous, plus clairement que si nous +avions dit beaucoup de paroles, une entente +secrète que la mort seule devait briser et une +amitié plus pathétique qu'un grand amour.</p> + +<p>… A quatre heures, le lendemain matin, Firmin +frappait à la porte de la petite chambre que +j'habitais dans la cour aux pintades. Il faisait +nuit encore et j'eus grand'peine à retrouver mes +affaires sur la table encombrée de chandeliers de +cuivre et de statuettes de bons saints toutes +neuves, choisies au magasin pour meubler mon +logis la veille de mon arrivée. Dans la cour, j'entendais +Firmin gonfler ma bicyclette, et ma tante +dans la cuisine souffler le feu. Le soleil se levait à +peine lorsque je partis. Mais ma journée devait être +longue: j'allais d'abord déjeuner à Sainte-Agathe +pour expliquer mon absence prolongée et, poursuivant +ma course, je devais arriver avant le soir à la +Ferté-d'Angillon, chez mon ami Augustin Meaulnes.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch3">CHAPITRE III<br /> +<span class="small">UNE APPARITION</span></h3> + + +<p>Je n'avais jamais fait de longue course à bicyclette. +Celle-ci était la première. Mais, depuis +longtemps, malgré mon mauvais genou, en cachette, +Jasmin m'avait appris à monter. Si déjà +pour un jeune homme ordinaire la bicyclette est +un instrument bien amusant, que ne devait-elle pas +sembler à un pauvre garçon comme moi, qui +naguère encore traînais misérablement la jambe, +trempé de sueur, dès le quatrième kilomètre!… +Du haut des côtes, descendre et s'enfoncer dans +le creux des paysages; découvrir comme à coups +d'ailes les lointains de la route qui s'écartent et +fleurissent à votre approche, traverser un village +dans l'espace d'un instant et l'emporter tout +entier d'un coup d'œil… En rêve seulement +j'avais connu jusque-là course aussi charmante, +aussi légère. Les côtes mêmes me trouvaient plein +d'entrain. Car c'était, il faut le dire, le chemin +du pays de Meaulnes que je buvais ainsi…</p> + +<p>«Un peu avant l'entrée du bourg, me disait +Meaulnes, lorsque jadis il décrivait son village, +on voit une grande roue à palettes que le vent +fait tourner…» Il ne savait pas à quoi elle servait, +ou peut-être feignait-il de n'en rien savoir pour +piquer ma curiosité davantage.</p> + +<p>C'est seulement au déclin de cette journée de +fin d'août que j'aperçus, tournant au vent dans +une immense prairie, la grande roue qui devait +monter l'eau pour une métairie voisine. Derrière +les peupliers du pré se découvraient déjà les +premiers faubourgs. A mesure que je suivais le +grand détour que faisait la route pour contourner +le ruisseau, le paysage s'épanouissait et s'ouvrait… +Arrivé sur le pont, je découvris enfin la grand'rue +du village.</p> + +<p>Des vaches paissaient, cachées dans les roseaux +de la prairie et j'entendais leurs cloches, tandis +que, descendu de bicyclette, les deux mains +sur mon guidon, je regardais le pays où j'allais +porter une si grave nouvelle. Les maisons, où +l'on entrait en passant sur un petit pont de bois, +étaient toutes alignées au bord d'un fossé qui +descendait la rue, comme autant de barques, +voiles carguées, amarrées dans le calme du soir. +C'était l'heure où dans chaque cuisine on allume +un feu.</p> + +<p>Alors la crainte et je ne sais quel obscur regret +de venir troubler tant de paix commencèrent à +m'enlever tout courage. A point pour aggraver +ma soudaine faiblesse, je me rappelai que la tante +Moinel habitait là, sur une petite place de La Ferté-d'Angillon.</p> + +<p>C'était une de mes grand'tantes. Tous ses +enfants étaient morts et j'avais bien connu Ernest, +le dernier de tous, un grand garçon qui allait être +instituteur. Mon grand-oncle Moinel, le vieux greffier, +l'avait suivi de près. Et ma tante était restée +toute seule dans sa bizarre petite maison où les +tapis étaient faits d'échantillons cousus, les tables +couvertes de coqs, de poules et de chats en papier—mais +où les murs étaient tapissés de vieux +diplômes, de portraits de défunts, de médaillons +en boucles de cheveux morts.</p> + +<p>Avec tant de regrets et de deuil, elle était la +bizarrerie et la bonne humeur mêmes. Lorsque +j'eus découvert la petite place où se tenait sa +maison, je l'appelai bien fort par la porte +entr'ouverte, et je l'entendis tout au bout des +trois pièces en enfilade pousser un petit cri +suraigu:</p> + +<p>—Eh là! Mon Dieu!</p> + +<p>Elle renversa son café dans le feu—à cette +heure-là comment pouvait-elle faire du café?—et +elle apparut… Très cambrée en arrière, elle +portait une sorte de chapeau-capote-capeline +sur le faîte de la tête, tout en haut de son front +immense et cabossé où il y avait de la femme +mongole et de la Hottentote; et elle riait à petits +coups, montrant le reste de ses dents très fines.</p> + +<p>Mais tandis que je l'embrassais, elle me prit +maladroitement, hâtivement, une main que +j'avais derrière le dos. Avec un mystère parfaitement +inutile puisque nous étions tous les deux seuls, +elle me glissa une petite pièce que je n'osai pas +regarder et qui devait être de un franc… Puis +comme je faisais mine de demander des explications +ou de la remercier, elle me donna une +bourrade en criant:</p> + +<p>—Va donc! Ah! je sais bien ce que c'est!</p> + +<p>Elle avait toujours été pauvre, toujours empruntant, +toujours dépensant.</p> + +<p>—J'ai toujours été bête et toujours malheureuse, +disait-elle sans amertume mais de sa voix +de fausset.</p> + +<p>Persuadée que les sous me préoccupaient comme +elle, la brave femme n'attendait pas que j'eusse +soufflé, pour me cacher dans la main ses très +minces économies de la journée. Et par la suite +c'est toujours ainsi qu'elle m'accueillit. +Le dîner fut aussi étrange—à la fois triste et +bizarre—que l'avait été la réception. Toujours +une bougie à portée de la main, tantôt elle l'enlevait, +me laissant dans l'ombre, et tantôt la +posait sur la petite table couverte de plats et de +vases ébréchés ou fendus.</p> + +<p>—Celui-là, disait-elle, les Prussiens lui ont +cassé les anses, en soixante-dix, parce qu'ils ne +pouvaient pas l'emporter.</p> + +<p>Je me rappelai seulement alors, en revoyant +ce grand vase à la tragique histoire, que nous +avions dîné et couché là jadis. Mon père m'emmenait +dans l'Yonne, chez un spécialiste qui +devait guérir mon genou. Il fallait prendre un +grand express qui passait avant le jour… Je me +souvins du triste dîner de jadis, de toutes les +histoires du vieux greffier accoudé devant sa bouteille +de boisson rose.</p> + +<p>Et je me souvenais aussi de mes terreurs… Après +le dîner, assise devant le feu, ma grand'tante +avait pris mon père à part pour lui raconter une +histoire de revenants: «Je me retourne… Ah! +mon pauvre Louis, qu'est-ce que je vois, une +petite femme grise…» Elle passait pour avoir la +tête farcie de ces sornettes terrifiantes.</p> + +<p>Et voici que ce soir-là, le dîner fini, lorsque, +fatigué par la bicyclette, je fus couché dans la +grande chambre avec une cheminée de nuit à carreaux +de l'oncle Moinel, elle vint s'asseoir à mon +chevet et commença de sa voix la plus mystérieuse +et la plus pointue:</p> + +<p>—Mon pauvre François, il faut que je te raconte +à toi ce que je n'ai jamais dit à personne…</p> + +<p>Je pensai:</p> + +<p>—Mon affaire est bonne, me voilà terrorisé +pour toute la nuit, comme il y a dix ans!…</p> + +<p>Et j'écoutai. Elle hochait la tête, regardant droit +devant soi comme si elle se fût raconté l'histoire +à elle-même:</p> + +<p>—Je revenais d'une fête avec Moinel. C'était +le premier mariage où nous allions tous les deux, +depuis la mort de notre pauvre Ernest; et j'y +avais rencontré ma sœur Adèle que je n'avais +pas vue depuis quatre ans! Un vieil ami de +Moinel, très riche, l'avait invité à la noce de son +fils, au domaine des Sablonnières. Nous avions +loué une voiture. Cela nous avait coûté bien +cher. Nous revenions sur la route vers sept +heures du matin, en plein hiver. Le soleil +se levait. Il n'y avait absolument personne. +Qu'est-ce que je vois tout d'un coup devant nous, +sur la route? Un petit homme, un petit jeune +homme arrêté, beau comme le jour, qui ne bougeait +pas, qui nous regardait venir. A mesure que nous +approchions, nous distinguions sa jolie figure, si +blanche, si jolie que cela faisait peur!…</p> + +<p>»Je prends le bras de Moinel; je tremblais +comme la feuille; je croyais que c'était le Bon +Dieu!… Je lui dis:</p> + +<p>»—Regarde! C'est une apparition!</p> + +<p>»Il me répond tout bas, furieux:</p> + +<p>»—Je l'ai bien vu! Tais-toi donc, vieille bavarde…</p> + +<p>»Il ne savait que faire; lorsque le cheval s'est +arrêté… De près, cela avait une figure pâle, +le front en sueur, un béret sale et un pantalon +long. Nous entendîmes sa voix, qui +disait:</p> + +<p>»—Je ne suis pas un homme, je suis une jeune +fille. Je me suis sauvée et je n'en puis plus. Voulez-vous +bien me prendre dans votre voiture, +Monsieur et Madame?</p> + +<p>»Aussitôt nous l'avons fait monter. A peine +assise, elle a perdu connaissance. Et devines-tu +à qui nous avions affaire? C'était la fiancée du +jeune homme des Sablonnières, Frantz de Galais, +chez qui nous étions invités aux noces!</p> + +<p>—Mais il n'y a pas eu de noces, dis-je, puisque +la fiancée s'est sauvée!</p> + +<p>—Eh bien, non, fit-elle toute penaude en me +regardant. Il n'y a pas eu de noces. Puisque cette +pauvre folle s'était mis dans la tête mille folies +qu'elle nous a expliquées. C'était une des filles +d'un pauvre tisserand. Elle était persuadée que +tant de bonheur était impossible, que le jeune +homme était trop jeune pour elle; que toutes les +merveilles qu'il lui décrivait étaient imaginaires, +et lorsqu'enfin Frantz est venu la chercher, Valentine +a pris peur. Il se promenait avec elle et sa +sœur dans le jardin de l'Archevêché à Bourges, +malgré le froid et le grand vent. Le jeune homme, +par délicatesse certainement en parce qu'il aimait la +cadette, était plein d'attentions pour l'aînée. Alors +ma folle s'est imaginé je ne sais quoi; elle a dit +qu'elle allait chercher un fichu à la maison; et +là, pour être sûre de n'être pas suivie, elle +a revêtu des habits d'homme et s'est enfuie à pied +sur la route de Paris.</p> + +<p>»Son fiancé a reçu d'elle une lettre où elle lui +déclarait qu'elle allait rejoindre un jeune homme +qu'elle aimait. Et ce n'était pas vrai…</p> + +<p>»—Je suis plus heureuse de mon sacrifice, me +disait-elle, que si j'étais sa femme». Oui, mon +imbécile, mais en attendant, il n'avait pas du tout +l'idée d'épouser sa sœur: il s'est tiré une balle de +pistolet; on a vu le sang dans le bois; mais on +n'a jamais retrouvé son corps.</p> + +<p>—Et qu'avez-vous fait de cette malheureuse +fille?</p> + +<p>—Nous lui avons fait boire une goutte, d'abord. +Puis nous lui avons donné à manger et elle a +dormi auprès du feu quand nous avons été de +retour. Elle est restée chez nous une bonne partie +de l'hiver. Tout le jour, tant qu'il faisait clair, +elle taillait, cousait des robes, arrangeait des chapeaux +et nettoyait la maison avec rage. C'est +elle qui a recollé toute la tapisserie que tu vois +là. Et depuis son passage les hirondelles nichent +dehors. Mais, le soir, à la tombée de la nuit, son +ouvrage fini, elle trouvait toujours un prétexte +pour aller dans la cour, dans le jardin, ou sur le +devant de la porte, même quand il gelait à pierre +fendre. Et on la découvrait là, debout, pleurant +de tout son cœur.</p> + +<p>»—Eh bien, qu'avez-vous encore? Voyons?</p> + +<p>»—Rien, madame Moinel!</p> + +<p>»Et elle rentrait.</p> + +<p>»Les voisins disaient:</p> + +<p>»—Vous avez trouvé une bien petit jolie petite +bonne, madame Moinel.</p> + +<p>»Malgré nos supplications, elle a voulu continuer +son chemin sur Paris, au mois de mars; je lui ai +donné des robes qu'elle a retaillées, Moinel lui a +pris son billet à la gare et donné un peu d'argent.</p> + +<p>»Elle ne nous a pas oubliés; elle est couturière +à Paris auprès de Notre-Dame; elle nous écrit +encore pour nous demander si nous ne savons +rien des Sablonnières. Une bonne fois, pour la +délivrer de cette idée, je lui ai répondu que le +domaine était vendu, abattu, le jeune homme +disparu pour toujours et la jeune fille mariée. +Tout cela doit être vrai, je pense. Depuis ce +temps ma Valentine écrit bien moins souvent…</p> + +<hr /> + + +<p>Ce n'était pas une histoire de revenants que +racontait la tante Moinel de sa petite voix stridente +si bien faite pour les raconter. J'étais +cependant au comble du malaise. C'est que nous +avions juré à Frantz le bohémien de le servir +comme des frères et voici que l'occasion m'en était +donnée…</p> + +<p>Or, était-ce le moment de gâter la joie que +j'allais porter à Meaulnes le lendemain matin, et +de lui dire ce que je venais d'apprendre? A quoi +bon le lancer dans une entreprise mille fois +impossible? Nous avions en effet l'adresse de la +jeune fille; mais où chercher le bohémien qui +courait le monde?… Laissons les fous avec les +fous, pensai-je. Delouche et Boujardon n'avaient +pas tort. Que de mal nous a fait ce Frantz romanesque! +Et je résolus de ne rien dire tant que je +n'aurais pas vu mariés Augustin Meaulnes et +Mademoiselle de Galais.</p> + +<p>Cette résolution prise, il me restait encore l'impression +pénible d'un mauvais présage—impression +absurde que je chassai bien vite.</p> + +<p>La chandelle était presque au bout; un moustique +vibrait; mais la tante Moinel, la tête penchée +sous sa capote de velours qu'elle ne quittait +que pour dormir, les coudes appuyés sur ses +genoux, recommençait son histoire… Par moments +elle relevait brusquement la tête et me +regardait pour connaître mes impressions, ou +peut-être pour voir si je ne m'endormais pas. A la +fin, sournoisement, la tête sur l'oreiller, je fermai +les yeux, faisant semblant de m'assoupir.</p> + +<p>—Allons! tu dors… fit-elle d'un ton plus +sourd et un peu déçu.</p> + +<p>J'eus pitié d'elle et je protestai:</p> + +<p>—Mais non, ma tante, je vous assure…</p> + +<p>—Mais si! dit-elle. Je comprends bien d'ailleurs +que tout cela ne t'intéresse guère. Je te +parle là de gens que tu n'as pas connus…</p> + +<p>Et lâchement, cette fois, je ne répondis pas.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch4">CHAPITRE IV<br /> +<span class="small">LA GRANDE NOUVELLE</span></h3> + + +<p>Il faisait, le lendemain matin, quand j'arrivai +dans la grand'rue, un si beau temps de vacances, +un si grand calme, et sur tout le bourg +passaient des bruits si paisibles, si familiers, que +j'avais retrouvé toute la joyeuse assurance d'un +porteur de bonne nouvelle…</p> + +<p>Augustin et sa mère habitaient l'ancienne +maison d'école. A la mort de son père, retraité +depuis longtemps, et qu'un héritage avait enrichi, +Meaulnes avait voulu qu'on achetât l'école où le +vieil instituteur avait enseigné pendant vingt +années, où lui-même avait appris à lire. Non pas +qu'elle fût d'aspect fort aimable: c'était une +grosse maison carrée comme une mairie qu'elle +avait été; les fenêtres du rez-de-chaussée qui +donnaient sur la rue étaient si hautes que personne +n'y regardait jamais; et la cour de derrière, +où il n'y avait pas un arbre et dont un +haut préau barrait la vue sur la campagne, était +bien la plus sèche et la plus désolée cour d'école +abandonnée que j'aie jamais vue…</p> + +<p>Dans le couloir compliqué où se trouvaient quatre +portes, je trouvai la mère de Meaulnes rapportant +du jardin un gros paquet de linge, qu'elle avait +dû mettre sécher dès la première heure de cette +longue matinée de vacances. Ses cheveux gris +étaient à demi défaits; des mèches lui battaient +la figure; son visage régulier sous sa coiffure +ancienne était bouffi et fatigué, comme par une +nuit de veille; et elle baissait tristement la tête +d'un air songeur.</p> + +<p>Mais, m'apercevant soudain, elle me reconnut +et sourit:</p> + +<p>—Vous arrivez à temps, dit-elle. Voyez, je +rentre le linge que j'ai fait sécher pour le départ +d'Augustin. J'ai passé la nuit à régler ses comptes +et à préparer ses affaires. Le train part à cinq +heures, mais nous arriverons à tout apprêter…</p> + +<p>On eût dit, tant elle montrait d'assurance, +qu'elle-même avait pris cette décision. Or, sans +doute ignorait-elle même où Meaulnes devait +aller.</p> + +<p>—Montez, dit-elle, vous le trouverez dans la +mairie en train d'écrire.</p> + +<p>En hâte je grimpai l'escalier, ouvris la porte de +droite où l'on avait laissé l'écriteau <i>Mairie</i>, et me +trouvait dans une grande salle à quatre fenêtres, +deux sur le bourg, deux sur la campagne, ornée +aux murs des portraits jaunis des présidents +Grévy et Carnot. Sur une longue estrade qui +tenait tout le fond de la salle, il y avait encore, +devant une table à tapis vert, les chaises des conseillers +municipaux. Au centre, assis sur un vieux +fauteuil qui était celui du maire, Meaulnes écrivait, +trempant sa plume au fond d'un encrier de +faïence démodé, en forme de cœur. Dans ce lieu +qui semblait fait pour quelque rentier de village, +Meaulnes se retirait, quand il ne battait pas la +contrée, durant les longues vacances…</p> + +<p>Il se leva, dès qu'il m'eut reconnu, mais non +pas avec la précipitation que j'avais imaginée:</p> + +<p>—Seurel! dit-il seulement, d'un air de profond +étonnement.</p> + +<p>C'était le même grand gars au visage osseux, à +la tête rasée. Une moustache inculte commençait +à lui traîner sur les lèvres. Toujours ce même +regard loyal… Mais sur l'ardeur des années passées +on croyait voir comme une voile de brume, +que par instants sa grande passion de jadis dissipait…</p> + +<p>Il paraissait très troublé de me voir. D'un bond +j'étais monté sur l'estrade. Mais, chose étrange à +dire, il ne songea pas même à me tendre la main. +Il s'était tourné vers moi, les mains derrière le +dos, appuyé contre la table, renversé en arrière, +et l'air profondément gêné. Déjà, me regardant +sans me voir, il était absorbé par ce qu'il allait +me dire. Comme autrefois et comme toujours, +homme lent à commencer de parler, ainsi que +sont les solitaires, les chasseurs et les hommes +d'aventures, il avait pris une décision sans se +soucier des mots qu'il faudrait pour l'expliquer. Et +maintenant que j'étais devant lui, il commençait +seulement à ruminer péniblement les paroles +nécessaires.</p> + +<p>Cependant, je lui racontais avec gaieté comment +j'étais venu, où j'avais passé la nuit et que j'avais +été bien surpris de voir M<sup>me</sup> Meaulnes préparer +le départ de son fils…</p> + +<p>—Ah! elle t'a dit?… demanda-t-il.</p> + +<p>—Oui. Ce n'est pas, je pense, pour un long +voyage?</p> + +<p>—Si, un très long voyage.</p> + +<p>Un instant décontenancé, sentant que j'allais +tout à l'heure, d'un mot, réduire à néant cette +décision que je ne comprenais pas, je n'osais plus +rien dire et ne savais pas par où commencer ma mission.</p> + +<p>Mais lui-même parla enfin, comme quelqu'un +qui veut se justifier.</p> + +<p>—Seurel! dit-il, tu sais ce qu'était pour moi +mon étrange aventure de Sainte-Agathe. C'était +ma raison de vivre et d'avoir de l'espoir. Cet +espoir-là perdu, que pouvais-je devenir?… Comment +vivre à la façon de tout le monde!</p> + +<p>«Eh bien j'ai essayé de vivre là-bas, à Paris, +quand j'ai vu que tout était fini et qu'il ne valait +plus même la peine de chercher le Domaine +perdu… Mais un homme qui a fait une fois un +bond dans le paradis, comment pourrait-il s'accommoder +ensuite de la vie de tout le monde? +Ce qui est le bonheur des autres m'a paru dérision. +Et lorsque, sincèrement, délibérément, j'ai +décidé un jour de faire comme les autres, ce +jour-là j'ai amassé du remords pour longtemps…</p> + +<p>Assis sur une chaise de l'estrade, la tête basse, +l'écoutant sans le regarder je ne savais que penser +de ces explications obscures:</p> + +<p>—Enfin, dis-je, Meaulnes, explique-toi mieux! +Pourquoi ce long voyage? As-tu quelque faute à +réparer? Une promesse à tenir?</p> + +<p>—Eh bien, oui, répondit-il. Tu te souviens +de cette promesse que j'avais faite à Frantz?…</p> + +<p>—Ah! fis-je soulagé, il ne s'agit que de cela?…</p> + +<p>—De cela. Et peut-être aussi d'une faute à +réparer. Les deux en même temps…</p> + +<p>Suivit un moment de silence pendant lequel je +décidai de commencer à parler et préparai mes +mots.</p> + +<p>—Il n'y a qu'une explication à laquelle je +croie, dit-il encore. Certes, j'aurais voulu revoir +une fois M<sup>lle</sup> de Galais, seulement la revoir… Mais, +j'en suis persuadé maintenant, lorsque j'avais +découvert le Domaine sans nom, j'étais à une +hauteur, à un degré de perfection et de pureté +que je n'atteindrai jamais plus. Dans la mort +seulement, comme je te l'écrivais un jour, je +retrouverai peut-être la beauté de ce temps-là…</p> + +<p>Il changea de ton pour reprendre avec une animation +étrange, en se rapprochant de moi:</p> + +<p>—Mais, écoute, Seurel! Cette intrigue nouvelle +et ce grand voyage, cette faute que j'ai commise +et qu'il faut réparer, c'est, en un sens, mon +ancienne aventure qui se poursuit…</p> + +<p>Un temps, pendant lequel péniblement il essaya +de ressaisir ses souvenirs. J'avais manqué l'occasion +précédente. Je ne voulais pour rien au monde +laisser passer celle-ci; et, cette fois, je parlai—trop +vite, car je regrettai amèrement plus tard, +de n'avoir pas attendu ses aveux.</p> + +<p>Je prononçai donc ma phrase, qui était préparée +pour l'instant d'avant, mais qu'il n'allait plus +maintenant. Je dis, sans un geste, à peine en +soulevant un peu la tête:</p> + +<p>—Et si je venais t'annoncer que tout espoir +n'est pas perdu?…</p> + +<p>Il me regarda, puis, détournant brusquement +les yeux, rougit comme je n'ai jamais vu quelqu'un +rougir: une montée de sang qui devait lui +cogner à grands coups dans les tempes…</p> + +<p>—Que veux-tu dire? demanda-t-il enfin, à +peine distinctement.</p> + +<p>Alors, tout d'un trait, je racontai ce que je +savais, ce que j'avais fait, et comment, la face +des choses ayant tourné, il semblait presque que +ce fût Yvonne de Galais qui m'envoyait vers lui.</p> + +<p>Il était maintenant affreusement pâle.</p> + +<p>Durant tout ce récit, qu'il écoutait en silence, +la tête un peu rentrée, dans l'attitude de quelqu'un +qu'on a surpris et qui ne sait comment se +défendre, se cacher ou s'enfuir, il ne m'interrompit, +je me rappelle, qu'une seule fois. Je lui +racontais, en passant, que toutes les Sablonnières +avaient été démolies et que le Domaine d'autrefois +n'existait plus:</p> + +<p>—Ah! dit-il, tu vois… (comme s'il eût guetté +une occasion de justifier sa conduite et le désespoir +où il avait sombré) tu vois: il n'y a plus +rien…</p> + +<p>Pour terminer, persuadé qu'enfin l'assurance +de tant de facilité emporterait le reste de sa +peine, je lui racontai qu'une partie de campagne +était organisée par mon oncle Florentin, que +M<sup>lle</sup> de Galais devait y venir à cheval et que lui-même +était invité… Mais il paraissait complètement +désemparé et continuait à ne rien répondre.</p> + +<p>—Il faut tout de suite décommander ton +voyage, dis-je avec impatience. Allons avertir ta +mère…</p> + +<p>Et comme nous descendions tous les deux:</p> + +<p>—Cette partie de campagne?… me demanda-t-il +avec hésitation. Alors, vraiment, il faut que +j'y aille?…</p> + +<p>—Mais voyons, répliquai-je, cela ne se demande +pas.</p> + +<p>Il avait l'air de quelqu'un qu'on pousse par les +épaules.</p> + +<p>En bas, Augustin avertit M<sup>me</sup> Meaulnes que +je déjeunerais avec eux, dînerais, coucherais là et +que, le lendemain, lui-même louerait une bicyclette +et me suivrait au Vieux-Nançay.</p> + +<p>—Ah! très bien, fit-elle, en hochant la tête, +comme si ces nouvelles eussent confirmé toutes +ses prévisions.</p> + +<p>Je m'assis dans la petite salle à manger, sous +les calendriers illustrés, les poignards ornementés +et les outres soudanaises qu'un frère de M. +Meaulnes, ancien soldat d'infanterie de marine, avait +rapportés de ses lointains voyages…</p> + +<p>Augustin me laissa là un instant, avant le +repas, et, dans la chambre voisine, où sa mère +avait préparé ses bagages, je l'entendis qui lui +disait, en baissant un peu la voix, de ne pas +défaire sa malle,—car son voyage pouvait être +seulement retardé…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch5">CHAPITRE V<br /> +<span class="small">LA PARTIE DE PLAISIR</span></h3> + + +<p>J'eus peine à suivre Augustin sur la route du +Vieux-Nançay. Il allait comme un coureur de +bicyclette. Il ne descendait pas aux côtes. A +son inexplicable hésitation de la veille avaient +succédé une fièvre, une nervosité, un désir d'arriver +au plus vite, qui ne laissaient pas de m'effrayer +un peu. Chez mon oncle il montra la +même impatience, il parut incapable de s'intéresser +à rien jusqu'au moment où nous fûmes +tous installés en voiture, vers dix heures, le +lendemain matin, et prêts à partir pour les bords +de la rivière.</p> + +<p>On était à la fin du mois d'août, au déclin de l'été. +Déjà les fourreaux vides des châtaigniers jaunis +commençaient à joncher les routes blanches. Le +trajet n'était pas long; la ferme des Aubiers, près +du Cher où nous allions, ne se trouvait guère qu'à +deux kilomètres au delà des Sablonnières. De +loin en loin, nous rencontrions d'autres invités +en voiture, et même des jeunes gens à cheval, +que Florentin avait conviés audacieusement au +nom de M. de Galais… On s'était efforcé comme +jadis de mêler riches et pauvres, châtelains et +paysans. C'est ainsi que nous vîmes arriver à +bicyclette Jasmin Delouche, qui, grâce au garde +Baladier, avait fait naguère la connaissance de +mon oncle.</p> + +<p>—Et voilà, dit Meaulnes en l'apercevant, +celui qui tenait la clef de tout, pendant que nous +cherchions jusqu'à Paris. C'est à désespérer!</p> + +<p>Chaque fois qu'il le regardait sa rancune en +était augmentée. L'autre, qui s'imaginait au contraire +avoir droit à toute notre reconnaissance, +escorta notre voiture de très près, jusqu'au bout. On +voyait qu'il avait fait, misérablement, sans grand +résultat, des frais de toilette, et les pans de sa +jaquette élimée battaient le garde crotte de son +vélocipède…</p> + +<p>Malgré la contrainte qu'il s'imposait pour être +aimable, sa figure vieillotte ne parvenait pas à +plaire. Il m'inspirait plutôt à moi une vague +pitié. Mais de qui n'aurais-je pas eu pitié durant +cette journée-là?…</p> + +<hr /> + + +<p>Je ne me rappelle jamais cette partie de plaisir +sans un obscur regret, comme une sorte d'étouffement. +Je m'étais fait de ce jour tant de joie à +l'avance! Tout paraissait si parfaitement concerté +pour que nous soyons heureux. Et nous l'avons +été si peu!…</p> + +<p>Que les bords du Cher étaient beaux, pourtant! +Sur la rive où l'on s'arrêta, le coteau venait finir +en pente douce et la terre se divisait en petits +prés verts, en saulaies séparées par des clôtures, +comme autant de jardins minuscules. De l'autre +côté de la rivière les bords étaient formés de collines +grises, abruptes, rocheuses; et sur les plus lointaines +on découvrait, parmi les sapins, de petits +châteaux romantiques avec une tourelle. Au loin, +par instants, on entendait aboyer la meute du +château de Préveranges.</p> + +<p>Nous étions arrivés en ce lieu par un dédale de +petits chemins, tantôt hérissés de cailloux blancs, +tantôt remplis de sable—chemins qu'aux abords +de la rivière les sources vives transformaient en +ruisseaux. Au passage, les branches des groseilliers +sauvages nous agrippaient par la manche. Et +tantôt nous étions plongés dans la fraîche obscurité +des fonds de ravins, tantôt au contraire, +les haies interrompues, nous baignions dans +la claire lumière de toute la vallée. Au loin sur +l'autre rive, quand nous approchâmes, un homme +accroché aux rocs, d'un geste lent, tendait des +cordes à poissons. Qu'il faisait beau, mon Dieu!</p> + +<p>Nous nous installâmes sur une pelouse, dans le +retrait que formait un taillis de bouleaux. C'était +une grande pelouse rase, où il semblait qu'il y +eût place pour des jeux sans fin.</p> + +<p>Les voitures furent dételées; les chevaux conduits +à la ferme des Aubiers. On commença à +déballer les provisions dans le bois, et à dresser +sur la prairie de petites tables pliantes que mon +oncle avait apportées.</p> + +<p>Il fallut, à ce moment, des gens de bonne +volonté, pour aller à l'entrée du grand chemin +voisin guetter les derniers arrivants et leur indiquer +où nous étions. Je m'offris aussitôt; Meaulnes +me suivit, et nous allâmes nous poster près du +pont suspendu, au carrefour de plusieurs sentiers +et du chemin qui venait des Sablonnières.</p> + +<p>Marchant de long en large, parlant du passé, +tâchant tant bien que mal de nous distraire, nous +attendions. Il arriva encore une voiture du Vieux-Nançay, +des paysans inconnus avec une grande +fille enrubannée. Puis plus rien. Si, trois enfants +dans une voiture à âne, les enfants de l'ancien +jardinier des Sablonnières.</p> + +<p>—Il me semble que je les reconnais, dit +Meaulnes. Ce sont eux, je crois bien, qui m'ont +pris par la main jadis, le premier soir de la +fête, et m'ont conduit au dîner…</p> + +<p>Mais à ce moment, l'âne ne voulant plus marcher, +les enfants descendirent pour le piquer, le +tirer, cogner sur lui tant qu'ils purent; alors +Meaulnes, déçu, prétendit s'être trompé…</p> + +<p>Je leur demandai s'ils avaient rencontré sur +la route M. et M<sup>lle</sup> de Galais. L'un d'eux répondit +qu'il ne savait pas; l'autre: Je pense +que oui, monsieur. Et nous ne fûmes pas plus +avancés.</p> + +<p>Ils descendirent enfin vers la pelouse, les uns +tirant l'ânon par la bride, les autres poussant +derrière la voiture. Nous reprîmes notre attente. +Meaulnes regardait fixement le détour du chemin +des Sablonnières, guettant avec une sorte +d'effroi la venue de la jeune fille qu'il avait +tant cherchée jadis. Un énervement bizarre +et presque comique, qu'il passait sur Jasmin, +s'était emparé de lui. Du petit talus où nous +étions grimpés pour voir au loin le chemin, nous +apercevions sur la pelouse, en contre-bas, un +groupe d'invités où Delouche essayait de faire +bonne figure.</p> + +<p>—Regarde-le pérorer, cet imbécile, me disait +Meaulnes.</p> + +<p>Et je lui répondais:</p> + +<p>—Mais laisse-le. Il fait ce qu'il peut, le pauvre +garçon.</p> + +<p>Augustin ne désarmait pas. Là-bas, un lièvre +ou un écureuil avait dû déboucher d'un fourré. +Jasmin, pour assurer sa contenance, fit mine de +le poursuivre:</p> + +<p>—Allons, bon! Il court, maintenant…, fit +Meaulnes, comme si vraiment cette audace-là +dépassait toutes les autres!</p> + +<p>Et cette fois je ne pus m'empêcher de rire. +Meaulnes aussi; mais ce ne fut qu'un éclair. +Après un nouveau quart d'heure:</p> + +<p>—Si elle ne venait pas?… dit-il.</p> + +<p>Je répondis:</p> + +<p>—Mais puisqu'elle a promis. Sois donc plus +patient!</p> + +<p>Il recommença de guetter. Mais, à la fin, incapable +de supporter plus longtemps cette attente +intolérable:</p> + +<p>—Écoute-moi, dit-il. Je redescends avec les +autres. Je ne sais ce qu'il y a maintenant contre +moi: mais si je reste là, je sens qu'elle ne +viendra jamais—qu'il est impossible qu'au +bout de ce chemin, tout à l'heure, elle apparaisse.</p> + +<p>Et il s'en alla vers la pelouse, me laissant tout +seul. Je fis quelque cent mètres sur la petite +route, pour passer le temps. Et au premier détour +j'aperçus Yvonne de Galais, montée en +amazone sur son vieux cheval blanc, si fringant +ce matin-là qu'elle était obligée de tirer sur les +rênes pour l'empêcher de trotter. A la tête du +cheval, péniblement, en silence, marchait M. de +Galais. Sans doute ils avaient dû se relayer sur la +route, chacun à tour de rôle se servant de la +vieille monture.</p> + +<p>Quand la jeune fille me vit tout seul, elle sourit, +sauta prestement à terre, et confiant les rênes à +son père se dirigea vers moi qui accourais:</p> + +<p>—Je suis bien heureuse, dit-elle, de vous +trouver seul. Car je ne veux montrer à personne +qu'à vous le vieux Bélisaire, ni le mettre avec les +autres chevaux. Il est trop laid et trop vieux +d'abord; puis je crains toujours qu'il ne soit +blessé par un autre. Or, je n'ose monter que lui, +et, quand il sera mort, je n'irai plus à cheval!…</p> + +<p>Chez M<sup>lle</sup> de Galais, comme chez Meaulnes, je +sentais sous cette animation charmante, sous +cette grâce en apparence si paisible, de l'impatience +et presque de l'anxiété. Elle parlait plus +vite qu'à l'ordinaire. Malgré ses joues et ses pommettes +roses, il y avait autour de ses yeux, à son +front, par endroits, une pâleur violente où se +lisait tout son trouble.</p> + +<p>Nous convînmes d'attacher Bélisaire à un arbre +dans un petit bois, proche de la route. Le vieux +M. de Galais, sans mot dire comme toujours, +sortit le licol des fontes et attacha la bête—un +peu bas à ce qu'il me sembla. De la ferme je +promis d'envoyer tout à l'heure du foin, de +l'avoine, de la paille…</p> + +<p>Et M<sup>lle</sup> de Galais arriva sur la pelouse comme +jadis, je l'imagine, elle descendit vers la berge +du lac, lorsque Meaulnes l'aperçut pour la +première fois.</p> + +<p>Donnant le bras à son père, écartant de sa main +gauche le pan du grand manteau léger qui l'enveloppait, +elle s'avançait vers les invités, de son +air à la fois si sérieux et si enfantin. Je marchais +auprès d'elle. Tous les invités éparpillés ou jouant +au loin s'étaient dressés et rassemblés pour l'accueillir; +il y eut un bref instant de silence pendant +lequel chacun la regarda s'approcher.</p> + +<p>Meaulnes s'était mêlé au groupe des jeunes +hommes et rien ne pouvait le distinguer de ses +compagnons, sinon sa haute taille: encore y avait-il +là des jeunes gens presque aussi grands que lui. +Il ne fit rien qui pût le désigner à l'attention, pas +un geste ni un pas en avant. Je le voyais, vêtu +de gris, immobile, regardant fixement, comme +tous les autres, la si belle jeune fille qui venait. +A la fin, pourtant, d'un mouvement inconscient +et gêné, il avait passé sa main sur sa tête nue, +comme pour cacher, au milieu de ses compagnons +aux cheveux bien peignés, sa rude tête rasée de +paysan.</p> + +<p>Puis le groupe entoura M<sup>lle</sup> de Galais. On lui +présenta les jeunes filles et les jeunes gens qu'elle +ne connaissait pas… Le tour allait venir de mon +compagnon; et je me sentais aussi anxieux qu'il +pouvait l'être. Je me disposais à faire moi-même +cette présentation.</p> + +<p>Mais avant que j'eusse pu rien dire, la jeune +fille s'avançait vers lui avec une décision et une +gravité surprenantes:</p> + +<p>—Je reconnais Augustin Meaulnes, dit-elle.</p> + +<p>Et elle lui tendit la main.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch6">CHAPITRE VI<br /> +<span class="small">LA PARTIE DE PLAISIR</span> <i>(fin)</i></h3> + + +<p>De nouveaux venus s'approchèrent presque +aussitôt pour saluer Yvonne de Galais, et les deux +jeunes gens se trouvèrent séparés. Un malheureux +hasard voulut qu'ils ne fussent point réunis pour +le déjeuner à la même petite table. Mais Meaulnes +semblait avoir repris confiance et courage. A plusieurs +reprises, comme je me trouvais isolé entre +Delouche et M. de Galais, je vis de loin mon +compagnon qui me faisait, de la main, un signe +d'amitié.</p> + +<p>C'est vers la fin de la soirée seulement, lorsque +les jeux, la baignade, les conversations, les promenades +en bateau dans l'étang voisin se furent +un peu partout organisés, que Meaulnes, de nouveau, +se trouva en présence de la jeune fille. Nous +étions à causer avec Delouche, assis sur des chaises +de jardin que nous avions apportées lorsque, +quittant délibérément un groupe de jeune gens +ou elle paraissait s'ennuyer, M<sup>lle</sup> Yvonne de +Galais s'approcha de nous. Elle nous demanda, +je me rappelle, pourquoi nous ne canotions pas +sur le lac des Aubiers, comme les autres.</p> + +<p>—Nous avions fait quelques tours cet après-midi, +répondis-je. Mais cela est bien monotone et +nous avons été vite fatigués.</p> + +<p>—Eh bien, pourquoi n'iriez-vous pas sur la +rivière? dit-elle.</p> + +<p>—Le courant est trop fort, nous risquerions +d'être emportés.</p> + +<p>—Il nous faudrait, dit Meaulnes, un canot à +pétrole ou un bateau à vapeur comme celui d'autrefois.</p> + +<p>—Nous ne l'avons plus, dit-elle presque à voix +basse, nous l'avons vendu.</p> + +<p>Et il se fit un silence gêné.</p> + +<p>Jasmin en profita pour annoncer qu'il allait +rejoindre M. de Galais.</p> + +<p>—Je saurai bien, dit-il, où le retrouver.</p> + +<p>Bizarrerie du hasard! Ces deux êtres si parfaitement +dissemblables s'étaient plu et depuis +le matin ne se quittaient guère. M. de Galais +m'avait pris à part un instant, au début de la +soirée, pour me dire que j'avais là un ami plein +de tact, de déférence et de qualités. Peut-être même +avait-il été jusqu'à lui confier le secret de l'existence +de Bélisaire et le lieu de sa cachette.</p> + +<p>Je pensai moi aussi à m'éloigner, mais je sentais +les deux jeunes gens si gênés, si anxieux l'un en +face de l'autre, que je jugeai prudent de ne pas +le faire…</p> + +<p>Tant de discrétion de la part de Jasmin, tant +de précaution de la mienne servirent à peu de +chose. Ils parlèrent. Mais invariablement, avec un +entêtement dont il ne se rendait certainement pas +compte, Meaulnes en revenait à toutes les merveilles +de jadis. Et chaque fois la jeune fille au +supplice devait lui répéter que tout était disparu: +la vieille demeure si étrange et si compliquée, +abattue; le grand étang, asséché, comblé; et dispersés, +les enfants aux charmants costumes…</p> + +<p>—Ah! faisait simplement Meaulnes avec désespoir +et comme si chacune de ces disparitions +lui eût donné raison contre la jeune fille ou contre +moi…</p> + +<p>Nous marchions côte à côte… Vainement +j'essayais de faire diversion à la tristesse qui nous +gagnait tous les trois. D'une question abrupte, +Meaulnes, de nouveau, cédait à son idée fixe. Il +demandait des renseignements sur tout ce qu'il +avait vu autrefois: les petites filles, le conducteur +de la vieille berline, les poneys de la course. «Les +poneys sont vendus aussi? Il n'y a plus de chevaux +au Domaine?…»</p> + +<p>Elle répondit qu'il n'y en avait plus. Elle ne +parla pas de Bélisaire.</p> + +<p>Alors il évoqua les objets de sa chambre: les +candélabres, la grande glace, le vieux luth brisé… +Il s'enquérait de tout cela, avec une passion insolite, +comme s'il eût voulu se persuader que rien +ne subsistait de sa belle aventure, que la jeune +fille ne lui rapporterait pas une épave capable de +prouver qu'ils n'avaient pas rêvé tous les deux, +comme le plongeur rapporte du fond de l'eau un +caillou et des algues…</p> + +<p>M<sup>lle</sup> de Galais et moi, nous ne pûmes nous +empêcher de sourire tristement: elle se décida +à lui expliquer:</p> + +<p>—Vous ne reverrez pas le beau château que +nous avions arrangé, monsieur de Galais et moi, pour le +pauvre Frantz.</p> + +<p>»Nous passions notre vie à faire ce qu'il +demandait. C'était un être si étrange, si charmant! +Mais tout a disparu avec lui le soir de ses fiançailles +manquées.</p> + +<p>»Déjà monsieur de Galais était ruiné sans que nous +le sachions. Frantz avait fait des dettes et ses +anciens camarades—apprenant sa disparition… +ont aussitôt réclamé auprès de nous. Nous sommes +devenus pauvres; M<sup>me</sup> de Galais est morte et +nous avons perdu tous nos amis en quelques +jours.</p> + +<p>»Que Frantz revienne, s'il n'est pas mort. Qu'il +retrouve ses amis et sa fiancée; que la noce +interrompue se fasse et peut-être tout reviendra-t-il +comme c'était autrefois. Mais le passé +peut-il renaître?</p> + +<p>—Qui sait! dit Meaulnes pensif. Et il ne +demanda plus rien.</p> + +<p>Sur l'herbe courte et légèrement jaunie déjà, +nous marchions tous les trois sans bruit: Augustin +avait à sa droite près de lui la jeune fille qu'il +avait crue perdue pour toujours. Lorsqu'il posait +une de ces dures questions, elle tournait vers lui +lentement, pour lui répondre, son charmant visage +inquiet; et une fois, en lui parlant, elle avait posé +doucement sa main sur son bras, d'un geste plein +de confiance et de faiblesse. Pourquoi le grand +Meaulnes était-il là comme un étranger, comme +quelqu'un qui n'a pas trouvé ce qu'il cherchait et +que rien d'autre ne peut intéresser? Ce bonheur-là, +trois ans plus tôt, il n'eût pu le supporter sans +effroi, sans folie, peut-être. D'où venait donc ce +vide, cet éloignement, cette impuissance à être +heureux, qu'il y avait en lui, à cette heure?</p> + +<p>Nous approchions du petit bois où le matin +M. de Galais avait attaché Bélisaire; le soleil vers +son déclin allongeait nos ombres sur l'herbe; à +l'autre bout de la pelouse, nous entendions, +assourdis par l'éloignement, comme un bourdonnement +heureux, les voix des joueurs et des fillettes, +et nous restions silencieux dans ce calme +admirable, lorsque nous entendîmes chanter de +l'autre côté du bois, dans la direction des Aubiers, +la ferme du bord de l'eau. C'était la voix jeune +et lointaine de quelqu'un qui mène ses bêtes à +l'abreuvoir, un air rythmé comme un air de danse, +mais que l'homme étirait et alanguissait comme +une vieille ballade triste:</p> + +<div class="poetry"> +<div class="verse">Mes souliers sont rouges…</div> +<div class="verse">Adieu, mes amours!</div> +<div class="verse">Mes souliers sont rouges…</div> +<div class="verse">Adieu, sans retour!</div> +</div> + +<p>Meaulnes avait levé la tête et écoutait. Ce n'était +rien qu'un de ces airs que chantaient les paysans +attardés, au Domaine sans nom, le dernier soir de +la fête, quand déjà tout s'était écroulé… Rien +qu'un souvenir—le plus misérable—de ces +beaux jours qui ne reviendraient plus.</p> + +<p>—Mais vous l'entendez? dit Meaulnes à mi-voix. +Oh! je vais aller voir qui c'est. Et tout +de suite il s'engagea dans le petit bois. Presque +aussitôt la voix se tut; on entendit encore une +seconde l'homme siffler ses bêtes en s'éloignant; +puis plus rien…</p> + +<p>Je regardai la jeune fille. Pensive et accablée, +elle avait les yeux fixés sur le taillis où Meaulnes +venait de disparaître. Que de fois, plus tard, elle +devait regarder ainsi, pensivement, le passage par +où s'en irait à jamais le grand Meaulnes!</p> + +<p>Elle se tourna vers moi:</p> + +<p>—Il n'est pas heureux, dit-elle douloureusement.</p> + +<p>Elle ajouta:</p> + +<p>—Et peut-être que je ne puis rien pour +lui?…</p> + +<p>J'hésitais à répondre, craignant que Meaulnes, +qui devait d'un saut avoir gagné la ferme et qui +maintenant revenait par le bois, ne surprît notre +conversation. Mais j'allais l'encourager cependant; +lui dire de ne pas craindre de brusquer le grand +gars; qu'un secret sans doute le désespérait et +que jamais de lui-même il ne se confierait à elle +ni à personne—lorsque soudain, de l'autre côté +du bois, partit un cri; puis nous entendîmes un +piétinement comme d'un cheval qui pétarade et +le bruit d'une dispute à voix entrecoupées… Je +compris tout de suite qu'il était arrivé un accident +au vieux Bélisaire et je courus vers l'endroit d'où +venait tout le tapage. M<sup>lle</sup> de Galais me suivit de +loin. Du fond de la pelouse on avait dû +remarquer notre mouvement, car j'entendis, au +moment où j'entrai dans le taillis, les cris des +gens qui accouraient.</p> + +<p>Le vieux Bélisaire, attaché trop bas, s'était pris +une patte de devant dans sa longe; il n'avait pas +bougé jusqu'au moment où M. de Galais et +Delouche, au cours de leur promenade, s'étaient +approchés de lui; effrayé, excité par l'avoine insolite +qu'on lui avait donnée, il s'était débattu +furieusement; les deux hommes avaient essayé de +le délivrer, mais si maladroitement qu'ils avaient +réussi à l'empêtrer davantage, tout en risquant +d'essuyer de dangereux coups de sabots. C'est à ce +moment que par hasard Meaulnes, revenant des +Aubiers, était tombé sur le groupe. Furieux de tant +de gaucherie, il avait bousculé les deux hommes +au risque de les envoyer rouler dans le buisson. +Avec précaution mais en un tour de main il avait +délivré Bélisaire. Trop tard, car le mal était déjà +fait; le cheval devait avoir un nerf foulé, quelque +chose de brisé peut-être, car il se tenait piteusement +la tête basse, sa selle à demi dessanglée sur +le dos, une patte repliée sous son ventre et toute +tremblante. Meaulnes, penché, le tâtait et l'examinait +sans rien dire.</p> + +<p>Lorsqu'il releva la tête, presque tout le monde +était là rassemblé, mais il ne vit personne. Il +était fâché rouge.</p> + +<p>—Je me demande, cria-t-il, qui a bien pu +l'attacher de la sorte! Et lui laisser sa selle sur +le dos toute la journée? Et qui a eu l'audace de +seller ce vieux cheval, bon tout au plus pour une +carriole.</p> + +<p>Delouche voulut dire quelque chose—tout +prendre sur lui.</p> + +<p>—Tais-toi donc! C'est ta faute encore. Je t'ai +vu tirer bêtement sur sa longe pour le dégager.</p> + +<p>Et se baissant de nouveau, il se remit à frotter +le jarret du cheval avec le plat de la main.</p> + +<p>M. de Galais, qui n'avait rien dit encore, eut le +tort de vouloir sortir de sa réserve. Il bégaya:</p> + +<p>—Les officiers de marine ont l'habitude… Mon +cheval…</p> + +<p>—Ah! il est à vous? dit Meaulnes un peu +calmé, très rouge, en tournant la tête de côté +vers le vieillard.</p> + +<p>Je crus qu'il allait changer de ton, faire des +excuses. Il souffla un instant. Et je vis alors qu'il +prenait un plaisir amer et désespéré à aggraver +la situation, à tout briser à jamais, en disant +avec insolence:</p> + +<p>—Eh bien je ne vous fais pas mon compliment.</p> + +<p>Quelqu'un suggéra:</p> + +<p>—Peut-être que de l'eau fraîche… En le baignant +dans le gué…</p> + +<p>—Il faut, dit Meaulnes sans répondre, emmener +tout de suite ce vieux cheval, pendant qu'il peut +encore marcher,—et il n'y a pas de temps à +perdre!—le mettre à l'écurie et ne jamais plus +l'en sortir.</p> + +<p>Plusieurs jeunes gens s'offrirent aussitôt. Mais +M<sup>lle</sup> de Galais les remercia vivement. Le visage +en feu, prête à fondre en larmes, elle dit au +revoir à tout le monde, et même à Meaulnes +décontenancé, qui n'osa pas la regarder. Elle +prit la bête par les rênes, comme on donne à +quelqu'un la main, plutôt pour s'approcher d'elle +davantage que pour la conduire… Le vent de +cette fin d'été était si tiède sur le chemin des +Sablonnières qu'on se serait cru au mois de mai, +et les feuilles des haies tremblaient à la brise du +sud… Nous la vîmes partir ainsi, son bras à +demi sorti du manteau, tenant dans sa main +étroite la grosse rêne de cuir. Son père marchait +péniblement à côté d'elle…</p> + +<p>Triste fin de soirée! Peu à peu, chacun ramassa +ses paquets, ses couverts; on plia les chaises, on +démonta les tables; une à une, les voitures +chargées de bagages et de gens partirent, avec +des chapeaux levés et des mouchoirs agités. Les +derniers nous restâmes sur le terrain avec mon +oncle Florentin, qui ruminait comme nous, sans +rien dire, ses regrets et sa grosse déception.</p> + +<p>Nous aussi, nous partîmes, emportés vivement, +dans notre voiture bien suspendue, par notre +beau cheval alezan. La roue grinça au tournant +dans le sable et bientôt, Meaulnes et moi, qui +étions assis sur le siège de derrière, nous vîmes +disparaître sur la petite route l'entrée du chemin +de traverse que le vieux Bélisaire et ses maîtres +avaient pris…</p> + +<p>Mais alors mon compagnon—l'être que +je sache au monde le plus incapable de pleurer—tourna +soudain vers moi son visage bouleversé +par une irrésistible montée de larmes.</p> + +<p>—Arrêtez, voulez-vous? dit-il en mettant la +main sur l'épaule de Florentin. Ne vous occupez +pas de moi? Je reviendrai tout seul, à pied.</p> + +<p>Et d'un bond, la main au garde-boue de la +voiture, il sauta à terre. A notre stupéfaction, +rebroussant chemin, il se prit à courir, et courut +jusqu'au petit chemin que nous venions de passer, +les chemin des Sablonnières. Il dut arriver au +Domaine par cette allée de sapins qu'il avait +suivie jadis, où il avait entendu, vagabond caché +dans les basses branches, la conversation mystérieuse +des beaux enfants inconnus…</p> + +<p>Et c'est ce soir-là, avec des sanglots, qu'il +demanda en mariage M<sup>lle</sup> de Galais.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch7">CHAPITRE VII<br /> +<span class="small">LE JOUR DES NOCES</span></h3> + + +<p>C'est un jeudi, au commencement de février, un +beau jeudi soir glacé, où le grand vent souffle. Il est +trois heures et demie, quatre heures… Sur les +haies, auprès des bourgs, les lessives sont étendues +depuis midi et sèchent à la bourrasque. +Dans chaque maison, le feu de la salle à manger +fait luire tout un reposoir de joujoux vernis. +Fatigué de jouer, l'enfant s'est assis auprès de sa +mère et il lui fait raconter la journée de son +mariage…</p> + +<p>Pour celui qui ne veut pas être heureux, il n'a +qu'à monter dans son grenier et il entendra, +jusqu'au soir, siffler et gémir les naufrages; il +n'a qu'à s'en aller dehors, sur la route, et le +vent lui rabattra son foulard sur la bouche +comme un chaud baiser soudain qui le fera pleurer. +Mais pour celui qui aime le bonheur, il y a, +au bord d'un chemin boueux, la maison des +Sablonnières, où mon ami Meaulnes est rentré +avec Yvonne de Galais, qui est sa femme depuis +midi.</p> + +<p>Les fiançailles ont duré cinq mois. Elles ont +été paisibles, aussi paisibles que la première entrevue +avait été mouvementée. Meaulnes est venu +très souvent aux Sablonnières, à bicyclette ou en +voiture. Plus de deux fois par semaine, cousant +ou lisant près de la grande fenêtre qui donne sur +la lande et les sapins, M<sup>lle</sup> de Galais a vu tout d'un +coup sa haute silhouette rapide passer derrière le +rideau, car il vient toujours par l'allée détournée +qu'il a prise autrefois. Mais c'est la seule allusion—tacite—qu'il +fasse au passé. Le bonheur semble +avoir endormi son étrange tourment.</p> + +<p>De petits événements ont fait date pendant ces +cinq calmes mois. On m'a nommé instituteur au +hameau de Saint-Benoist des Champs. Saint-Benoist +n'est pas un village. Ce sont des fermes disséminées +à travers la campagne, et la maison d'école +est complètement isolée sur une côte au bord +de la route. Je mène une vie bien solitaire; mais, +en passant par les champs, il ne faut que trois +quarts d'heure de marche pour gagner les Sablonnières.</p> + +<p>Delouche est maintenant chez son oncle, qui +est entrepreneur de maçonnerie au Vieux-Nançay. +Ce sera bientôt lui le patron. Il vient souvent me +voir. Meaulnes, sur la prière de M<sup>lle</sup> de Galais, est +maintenant très aimable avec lui.</p> + +<p>Et ceci explique comment nous sommes là +tous deux à rôder, vers quatre heures de l'après-midi, +alors que les gens de la noce sont déjà +tous repartis.</p> + +<p>Le mariage s'est fait à midi, avec le plus +de silence possible, dans l'ancienne chapelle +des Sablonnières qu'on n'a pas abattue et que +les sapins cachent à moitié sur le versant de +la côte prochaine. Après un déjeuner rapide, la +mère de Meaulnes, M. Seurel et Millie, Florentin +et les autres sont remontés en voiture. Il n'est +resté que Jasmin et moi…</p> + +<p>Nous errons à la lisière des bois qui sont derrière +la maison des Sablonnières, au bord du +grand terrain en friche, emplacement ancien du +Domaine aujourd'hui abattu. Sans vouloir l'avouer +et sans savoir pourquoi, nous sommes remplis +d'inquiétude. En vain nous essayons de distraire +nos pensées et de tromper notre angoisse en nous +montrant, au cours de notre promenade errante, +les bauges des lièvres et les petits sillons de sable +où les lapins ont gratté fraîchement… un collet +tendu… la trace d'un braconnier… Mais sans +cesse nous revenons à ce bord du taillis, d'où l'on +découvre la maison silencieuse et fermée…</p> + +<p>Au bas de la grande croisée qui donne sur les +sapins, il y a un balcon de bois, envahi par les +herbes folles, que couche le vent. Une lueur comme +d'un feu allumé se reflète sur les carreaux de la +fenêtre. De temps à autre, une ombre passe. Tout +autour, dans les champs environnants, dans le +potager, dans le seule ferme qui reste des anciennes +dépendances, silence et solitude. Les métayers +sont partis au bourg pour fêter le bonheur +de leurs maîtres.</p> + +<p>De temps à autre, le vent chargé d'une buée +qui est presque de la pluie nous mouille la figure +et nous apporte la parole perdue d'un piano. Là-bas, +dans la maison fermée, quelqu'un joue. Je +m'arrête un instant pour écouter en silence. C'est +d'abord comme une voix tremblante qui, de très +loin, ose à peine chanter sa joie… C'est comme le +rire d'une petite fille qui, dans sa chambre, a été +chercher tous ses jouets et les répand devant son +ami… Je pense aussi à la joie craintive encore +d'une femme qui a été mettre une belle robe et +qui vient la montrer et ne sait pas si elle +plaira… Cet air que je ne connais pas, c'est aussi +une prière, une supplication au bonheur de ne +pas être trop cruel, un salut et comme un agenouillement +devant le bonheur…</p> + +<p>Je pense: «Ils sont heureux enfin. Meaulnes +est là-bas près d'elle…»</p> + +<p>Et savoir cela, en être sûr, suffit au contentement +parfait du brave enfant que je suis.</p> + +<p>A ce moment, tout absorbé, le visage mouillé +par le vent de la plaine comme par l'embrun de +la mer, je sens qu'on me touche l'épaule:</p> + +<p>—Écoute! dit Jasmin tout bas.</p> + +<p>Je le regarde. Il me fait signe de ne pas bouger; +et, lui-même, la tête inclinée, le sourcil +froncé, il écoute…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch8">CHAPITRE VIII<br /> +<span class="small">L'APPEL DE FRANTZ</span></h3> + + +<p>—Hou-ou!</p> + +<p>Cette fois, j'ai entendu. C'est un signal, un appel +sur deux notes, haute et basse, que j'ai déjà +entendu jadis… Ah! je me souviens: c'est le cri +du grand comédien lorsqu'il hélait son jeune +compagnon à la grille de l'école. C'est l'appel à +quoi Frantz nous avait fait jurer de nous rendre, +n'importe où et n'importe quand. Mais que demande-t-il +ici, aujourd'hui, celui-là?</p> + +<p>—Cela vient de la grande sapinière à gauche, +dis-je à mi-voix. C'est un braconnier sans doute.</p> + +<p>Jasmin secoua la tête:</p> + +<p>—Tu sais bien que non, dit-il.</p> + +<p>Puis, plus bas:</p> + +<p>—Ils sont dans le pays, tous les deux, depuis +ce matin. J'ai surpris Ganache à onze heures en +train de guetter dans un champ auprès de la +chapelle. Il a détalé en m'apercevant. Ils sont +venus de loin peut-être à bicyclette, car il était +couvert de boue jusqu'au milieu du dos…</p> + +<p>—Mais que cherchent-ils?</p> + +<p>—Je n'en sais rien. Mais à coup sûr il faut que +nous les chassions. Il ne faut pas les laisser +rôder aux alentours. Ou bien toutes les folies +vont recommencer…</p> + +<p>Je suis de cet avis, sans l'avouer.</p> + +<p>—Le mieux, dis-je, serait de les joindre, de +voir ce qu'ils veulent et de leur faire entendre +raison…</p> + +<p>Lentement, silencieusement, nous nous glissons +donc en nous baissant à travers le taillis jusqu'à +la grande sapinière, d'où part, à intervalles réguliers, +ce cri prolongé qui n'est pas en soi plus +triste qu'autre chose, mais qui nous semble à +tous les deux de sinistre augure.</p> + +<p>Il est difficile, dans cette partie du bois de +sapins, où le regard s'enfonce entre les troncs +régulièrement plantés, de surprendre quelqu'un +et de s'avancer sans être vu. Nous n'essayons +même pas. Je me poste à l'angle du bois. Jasmin va +se placer à l'angle opposé, de façon à commander +comme moi, de l'extérieur, deux des côtés du +rectangle et à ne pas laisser fuir l'un des bohémiens +sans le héler. Ces dispositions prises, je +commence à jouer mon rôle d'éclaireur pacifique +et j'appelle:</p> + +<p>—Frantz!…</p> + +<p>«…Frantz! Ne craignez rien. C'est moi, +Seurel; je voudrais vous parler…</p> + +<p>Un instant de silence; je vais me décider à +crier encore, lorsque, au cœur même de la sapinière, +où mon regard n'atteint pas tout à fait, +une voix commande:</p> + +<p>—Restez où vous êtes: il va venir vous +trouver.</p> + +<p>Peu à peu, entre les grands sapins que l'éloignement +fait paraître serrés, je distingue la +silhouette du jeune homme qui s'approche. Il +paraît couvert de boue et mal vêtu; des épingles +de bicyclette serrent le bas de son pantalon, une +vieille casquette à ancre est plaquée sur ses cheveux +trop longs; je vois maintenant sa figure +amaigrie… Il semble avoir pleuré.</p> + +<p>S'approchant de moi, résolument:</p> + +<p>—Que voulez-vous? demande-t-il d'un air très +insolent.</p> + +<p>—Et vous-même, Frantz, que faites-vous ici? +Pourquoi venez-vous troubler ceux qui sont heureux? +Qu'avez-vous à demander? Dites-le.</p> + +<p>Ainsi interrogé directement, il rougit un peu, +balbutie, répond seulement:</p> + +<p>—Je suis malheureux, moi, je suis malheureux.</p> + +<p>Puis, la tête dans le bras, appuyé à un tronc +d'arbre, il se prend à sangloter amèrement. +Nous avons fait quelques pas dans la sapinière. +L'endroit est parfaitement silencieux. Pas même +la voix du vent que les grands sapins de la +lisière arrêtent. Entre les troncs réguliers se +répète et s'éteint le bruit des sanglots étouffés du +jeune homme. J'attendis que cette crise s'apaise et +je dis, en lui mettant la main sur l'épaule:</p> + +<p>—Frantz, vous viendrez avec moi. Je vous +mènerai auprès d'eux. Ils vous accueilleront +comme un enfant perdu qu'on a retrouvé et toute +sera fini.</p> + +<p>Mais il ne voulait rien entendre. D'une voix +assourdie par les larmes, malheureux, entêté, +colère, il reprenait:</p> + +<p>—Ainsi Meaulnes ne s'occupe plus de moi? +Pourquoi ne répond-il pas quand je l'appelle? +Pourquoi ne tient-il pas sa promesse?</p> + +<p>—Voyons, Frantz, répondis-je, le temps des +fantasmagories et des enfantillages est passé. Ne +troublez pas avec des folies le bonheur de ceux +que vous aimez; de votre sœur et d'Augustin +Meaulnes.</p> + +<p>—Mais lui seul peut me sauver, vous le savez +bien. Lui seul est capable de retrouver la trace +que je cherche. Voilà bientôt trois ans que +Ganache et moi nous battons toute la France +sans résultat. Je n'avais plus confiance qu'en +votre ami. Et voici qu'il ne répond plus. Il a +trouvé son amour, lui. Pourquoi maintenant, +ne pense-t-il pas à moi? Il faut qu'il se mette en +route. Yvonne le laissera bien partir… Elle ne +m'a jamais rien refusé.</p> + +<p>Il me montrait un visage où, dans la poussière +et la boue, les larmes avaient tracé des sillons +sales, un visage de vieux gamin épuisé et battu. +Ses yeux étaient cernés de taches de rousseur; +son menton, mal rasé; ses cheveux trop longs +traînaient sur son col sale. Les mains dans les +poches, il grelottait. Ce n'était plus ce royal enfant +en guenilles des années passées. De cœur, sans +doute, il était plus enfant que jamais: impérieux, +fantasque et tout de suite désespéré. Mais cet +enfantillage était pénible à supporter chez ce garçon +déjà légèrement vieilli… Naguère, il y avait +en lui tant d'orgueilleuse jeunesse que toute +folie au monde lui paraissait permise. A présent, +on était d'abord tenté de le plaindre pour n'avoir +pas réussi sa vie; puis de lui reprocher ce rôle +absurde de jeune héros romantique où je le +voyais s'entêter… Et enfin je pensais malgré moi +que notre beau Frantz aux belles amours avait +dû se mettre à voler pour vivre, tout comme +son compagnon Ganache… Tant d'orgueil avait +abouti à cela!</p> + +<p>—Si je vous promets, dis-je enfin, après avoir +réfléchi, que dans quelques jours Meaulnes se +mettra en campagne pour vous, rien que pour +vous?…</p> + +<p>—Il réussira, n'est-ce pas? Vous en êtes sûr? +me demanda-t-il en claquant des dents.</p> + +<p>—Je le pense. Tout devient possible avec lui!</p> + +<p>—Et comment le saurai-je? Qui me le dira?</p> + +<p>—Vous reviendrez ici dans un an exactement, +à cette même heure: vous trouverez la jeune fille +que vous aimez.</p> + +<p>Et, en disant ceci, je pensais non pas troubler +les nouveaux époux, mais m'enquérir auprès de +la tante Moinel et faire diligence moi-même pour +trouver la jeune fille.</p> + +<p>Le bohémien me regardait dans les yeux avec +une volonté de confiance vraiment admirable. +Quinze ans, il avait encore et tout de même +quinze ans!—l'âge que nous avions à Sainte-Agathe, +le soir du balayage des classes, quand +nous fîmes tous les trois ce terrible serment +enfantin.</p> + +<p>Le désespoir le reprit lorsqu'il fut obligé de +dire:</p> + +<p>—Eh bien, nous allons partir.</p> + +<p>Il regarda, certainement avec un grand serrement +de cœur, tous ces bois d'alentour qu'il +allait de nouveau quitter.</p> + +<p>—Nous serons dans trois jours, dit-il, sur les +routes d'Allemagne. Nous avons laissé nos voitures +au loin. Et depuis trente heures, nous +marchions sans arrêt. Nous pensions arriver à +temps pour emmener Meaulnes avant le mariage +et chercher avec lui ma fiancée, comme il a +cherché le Domaine des Sablonnières.</p> + +<p>Puis, repris par sa terrible puérilité:</p> + +<p>—Appelez votre Delouche, dit-il en s'en allant, +parce que si je le rencontrais ce serait affreux.</p> + +<p>Peu à peu, entre les sapins, je vis disparaître +sa silhouette grise. J'appelai Jasmin et nous +allâmes reprendre notre faction. Mais presque +aussitôt, nous aperçûmes, là-bas, Augustin qui +fermait les volets de la maison et nous fûmes +frappés par l'étrangeté de son allure.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch9">CHAPITRE IX<br /> +<span class="small">LES GENS HEUREUX</span></h3> + + +<p>Plus tard, j'ai su par le menu détail tout ce +qui s'était passé là-bas…</p> + +<p>Dans le salon des Sablonnières, dès le début +de l'après-midi, Meaulnes et sa femme, que +j'appelle encore M<sup>lle</sup> de Galais, sont restés complètement +seuls. Tous les invités partis, le vieux +M. de Galais a ouvert la porte, laissant une +seconde le grand vent pénétrer dans la maison et +gémir; puis il s'est dirigé vers le Vieux-Nançay +et ne reviendra qu'à l'heure du dîner, pour +fermer tout à clef et donner des ordres à la métairie. +Aucun bruit du dehors n'arrive plus maintenant +jusqu'aux jeunes gens. Il y a tout juste +une branche de rosier sans feuilles qui cogne la +vitre, du côté de la lande. Comme deux passagers +dans un bateau à la dérive, ils sont, dans le +grand vent d'hiver, deux amants enfermés avec le +bonheur.</p> + +<hr /> + + +<p>«Le feu menace de s'éteindre» dit M<sup>lle</sup> de +Galais, et elle voulut prendre une bûche dans le +coffre.</p> + +<p>Mais Meaulnes se précipita et plaça lui-même +le bois dans le feu.</p> + +<p>Puis il prit la main tendue de la jeune fille +et ils restèrent là, debout, l'un devant l'autre, +étouffés comme par une grande nouvelle qui ne +pouvait pas se dire.</p> + +<p>Le vent roulait avec le bruit d'une rivière débordée. +De temps à autre une goutte d'eau, diagonalement, +comme sur la portière d'un train, +rayait la vitre.</p> + +<p>Alors la jeune fille s'échappa. Elle ouvrit la +porte du couloir et disparut avec un sourire +mystérieux. Un instant, dans la demi-obscurité, +Augustin resta seul… Le tic tac d'une petite +pendule faisait penser à la salle à manger de +Sainte-Agathe… Il songea sans doute: «C'est +donc ici la maison tant cherchée, le couloir jadis +plein de chuchotements et de passages étranges…»</p> + +<p>C'est à ce moment qu'il dut entendre—M<sup>lle</sup> de +Galais me dit plus tard l'avoir entendu aussi—le +premier cri de Frantz, tout près de la maison.</p> + +<p>La jeune femme, alors, eut beau lui montrer +les choses merveilleuses dont elle était +chargée: ses jouets de petite fille, toutes ses photographies +d'enfant: elle en cantinière, elle et +Frantz sur les genoux de leur mère, qui était si +jolie… puis tout ce qui restait de ses sages petites +robes de jadis: «jusqu'à celle-ci que je portais, +voyez, vers le temps où vous alliez bientôt me +connaître, où vous arriviez, je crois, au cours de +Sainte-Agathe…», Meaulnes ne voyait plus rien +et n'entendait plus rien.</p> + +<p>Un instant pourtant il parut ressaisi par la +pensée de son extraordinaire, inimaginable bonheur:</p> + +<p>—Vous êtes là,—dit-il sourdement, comme +si le dire seulement donnait le vertige,—vous +passez auprès de la table et votre main s'y pose +un instant…</p> + +<p>Et encore:</p> + +<p>—Ma mère, lorsqu'elle était jeune femme, +penchait ainsi légèrement son buste sur sa taille +pour me parler… Et quand elle se mettait au piano…</p> + +<p>Alors M<sup>lle</sup> de Galais proposa de jouer avant que +la nuit ne vînt. Mais il faisait sombre dans ce coin +du salon et l'on fut obligé d'allumer une bougie. +L'abat-jour rose, sur le visage de la jeune fille, +augmentait ce rouge dont elle était marquée aux +pommettes et qui était le signe d'une grande +anxiété.</p> + +<p>Là-bas, à la lisière du bois, je commençai +d'entendre cette chanson tremblante que nous +apportait le vent, coupée bientôt par le second cri +des deux fous, qui s'étaient rapprochés de nous +dans les sapins.</p> + +<p>Longtemps Meaulnes écouta la jeune fille en regardant +silencieusement par une fenêtre. Plusieurs +fois il se tourna vers le doux visage plein de faiblesse +et d'angoisse. Puis il s'approcha d'Yvonne +et, très légèrement, il mit sa main sur son épaule. +Elle sentit doucement peser auprès de son cou +cette caresse à laquelle il aurait fallu savoir +répondre.</p> + +<p>—Le jour tombe, dit-il enfin. Je vais fermer +les volets. Mais ne cessez pas de jouer…</p> + +<p>Que se passa-t-il alors dans ce cœur obscur et +sauvage? Je me le suis souvent demandé et je ne +l'ai su que lorsqu'il fut trop tard. Remords +ignorés? Regrets inexplicables? Peur de voir s'évanouir +bientôt entre ses mains ce bonheur inouï +qu'il tenait si serré? Et alors tentation terrible +de jeter irrémédiablement à terre, tout de suite, +cette merveille qu'il avait conquise?…</p> + +<p>Il sortit lentement, silencieusement, après +avoir regardé sa jeune femme une fois encore. +Nous le vîmes, de la lisière du bois, fermer d'abord +avec hésitation un volet, puis regarder vaguement +vers nous, en fermer un autre, et soudain +s'enfuir à toutes jambes dans notre direction. +Il arriva près de nous avant que nous eussions +pu songer à nous dissimuler davantage. Il nous +aperçut, comme il allait franchir une petite haie +récemment plantée et qui formait la limite d'un +pré. Il fit un écart. Je me rappelle son allure +hagarde, son air de bête traquée… Il fit mine de +revenir sur ses pas pour franchir la haie du côté +du petit ruisseau.</p> + +<p>Je l'appelai.</p> + +<p>—Meaulnes!… Augustin!…</p> + +<p>Mais il ne tournait pas même la tête. Alors, +persuadé que cela seulement pourrait le retenir:</p> + +<p>—Frantz est là, criai-je. Arrête!</p> + +<p>Il s'arrêta enfin. Haletant et sans me laisser le +temps de préparer ce que je pourrais dire:</p> + +<p>—Il est là! dit-il. Que réclame-t-il?</p> + +<p>—Il est malheureux, répondis-je. Il venait te +demander de l'aide, pour retrouver ce qu'il a perdu.</p> + +<p>—Ah! fit-il, baissant la tête. Je m'en doutais +bien. J'avais beau essayer d'endormir cette pensée-là… +Mais où est-il? Raconte vite.</p> + +<p>Je dis que Frantz venait de partir et que certainement +on ne le rejoindrait plus maintenant. +Ce fut pour Meaulnes une grande déception. Il +hésita, fit deux ou trois pas, s'arrêta. Il paraissait +au comble de l'indécision et du chagrin. Je lui +racontai ce que j'avais promis en son nom au +jeune homme. Je dis que je lui avais donné +rendez-vous dans un an à la même place.</p> + +<p>Augustin, si calme en général, était maintenant +dans un état de nervosité et d'impatience +extraordinaires:</p> + +<p>—Ah! pourquoi avoir fait cela! dit-il. Mais +oui, sans doute, je puis le sauver. Mais il faut +que ce soit tout de suite. Il faut que je le voie, +que je lui parle, qu'il me pardonne et que je répare +tout… Autrement je ne peux plus me présenter +là-bas…</p> + +<p>Et il se tourna vers la maison des Sablonnières.</p> + +<p>—Ainsi, dis-je, pour une promesse enfantine +que tu lui as faite, tu es en train de détruire ton +bonheur.</p> + +<p>—Ah! si ce n'était que cette promesse, fit-il.</p> + +<p>Et ainsi je connus qu'autre chose liait les deux +jeunes hommes, mais sans pouvoir deviner quoi.</p> + +<p>—En tout cas, dis-je, il n'est plus temps de +courir. Ils sont maintenant en route pour l'Allemagne.</p> + +<p>Il allait répondre, lorsqu'une figure échevelée, +hagarde, se dressa entre nous. C'était +M<sup>lle</sup> de Galais. Elle avait dû courir, car elle avait +le visage baigné de sueur. Elle avait dû tomber +et se blesser, car elle avait le front écorché au-dessus +de l'œil droit et du sang figé dans les +cheveux.</p> + +<p>Il m'est arrivé, dans les quartiers pauvres de +Paris, de voir soudain, descendue dans la rue, +séparé par des agents intervenus dans la bataille, +un ménage qu'on croyait heureux, uni, honnête. +Le scandale a éclaté tout d'un coup, n'importe +quand, à l'instant de se mettre à table, le +dimanche avant de sortir, au moment de souhaiter +la fête du petit garçon…—et maintenant tout est +oublié, saccagé. L'homme et la femme, au milieu +du tumulte, ne sont plus que deux démons +pitoyables et les enfants en larmes se jettent +contre eux, les embrassent étroitement, les supplient +de se taire et de ne plus se battre.</p> + +<p>M<sup>lle</sup> de Galais, quand elle arriva près de +Meaulnes, me fit penser à un de ces enfants-là, à +un de ces pauvres enfants affolés. Je crois que +tous ses amis, tout un village, tout un monde +l'eût regardée, qu'elle fût accourue tout de +même, qu'elle fût tombée de la même façon, +échevelée, pleurante, salie.</p> + +<p>Mais quand elle eut compris que Meaulnes +était bien là, que cette fois du moins, il ne +l'abandonnerait pas, alors elles passa son bras +sous le sien, puis elle ne put s'empêcher de rire +au milieu de ses larmes comme un petit enfant. +Ils ne dirent rient ni l'un ni l'autre. Mais, comme +elle avait tiré son mouchoir, Meaulnes le lui prit +doucement des mains: avec précaution et application, +il essuya le sang qui tachait la chevelure +de la jeune fille.</p> + +<p>—Il faut rentrer, maintenant, dit-il.</p> + +<p>Et je les lassai retourner tous les deux, dans +le beau grand vent du soir d'hiver qui leur +fouettait le visage,—lui, l'aidant de la main aux +passages difficiles; elle, souriant et se hâtant,—vers +leur demeure pour un instant abandonnée.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch10">CHAPITRE X<br /> +<span class="small">LA «MAISON DE FRANTZ»</span></h3> + + +<p>Mal rassuré, en proie à une sourde inquiétude, +que l'heureux dénouement du tumulte de la veille +n'avait pas suffi à dissiper, il me fallut rester +enfermé dans l'école pendant toute la journée du +lendemain. Sitôt après l'heure d'«étude» qui +suit la classe du soir, je pris le chemin des +Sablonnières. La nuit tombait quand j'arrivai +dans l'allée de sapins qui menait à la maison. +Tous les volets étaient déjà clos. Je craignis d'être +importun, en me présentant à cette heure tardive, +le lendemain d'un mariage. Je restai fort tard à +rôder sur la lisière du jardin et dans les terres +avoisinantes, espérant toujours voir sortir quelqu'un +de la maison fermée… Mais mon espoir fut +déçu. Dans la métairie voisine elle-même, rien ne +bougeait. Et je dus rentrer chez moi, hanté par +les imaginations les plus sombres.</p> + +<p>Le lendemain samedi, mêmes incertitudes. +Le soir, je pris en hâte ma pèlerine, mon bâton, +un morceau de pain, pour manger en route, et +j'arrivai, quand la nuit tombait déjà, pour trouver +tout fermé aux Sablonnières, comme la veille… +Un peu de lumière au premier étage; mais aucun +bruit; pas un mouvement… Pourtant, de la +cour de la métairie je vis cette fois la porte de la +ferme ouverte, le feu allumé dans la grande cuisine +et j'entendis le bruit habituel des voix et des pas +à l'heure de la soupe. Ceci me rassura sans me +renseigner. Je ne pouvais rien dire ni rien +demander à ces gens. Et je retournai guetter +encore, attendre en vain, pensant toujours voir +la porte s'ouvrir et surgir enfin la haute silhouette +d'Augustin.</p> + +<p>C'est le dimanche seulement, dans l'après-midi, +que je résolus de sonner à la porte des Sablonnières. +Tandis que je grimpais les coteaux dénudés, +j'entendais sonner au loin les vêpres du +dimanche d'hiver. Je me sentais solitaire et +désolé. Je ne sais quel pressentiment triste +m'envahissait. Et je ne fus qu'à demi surpris +lorsque à mon coup de sonnette, je vis M. de Galais +tout seul paraître et me parler à voix +basse: M<sup>lle</sup> de Galais était alitée, avec une fièvre +violente; Meaulnes avait dû partir dès vendredi +matin pour un long voyage; on ne sait quand +il reviendrait…</p> + +<p>Et comme le vieillard, très embarrassé, très +triste, ne m'offrait pas d'entrer, je pris aussitôt +congé de lui. La porte refermée, je restai un +instant sur le perron, le cœur serré, dans un +désarroi absolu, à regarder sans savoir pourquoi +une branche de glycine desséchée que le vent +balançait tristement dans un rayon de soleil.</p> + +<p>Ainsi ce remords secret que Meaulnes portait +depuis son séjour à Paris avait fini par être le +plus fort. Il avait fallu que mon grand compagnon +échappât à la fin à son bonheur tenace…</p> + +<p>Chaque jeudi et chaque dimanche, je vins +demander des nouvelles d'Yvonne de Galais, +jusqu'au soir où, convalescente enfin, elle me fit +prier d'entrer. Je la trouvai, assise auprès du +feu, dans le salon dont la grande fenêtre basse +donnait sur la terre et les bois. Elle n'était point +pâle comme je l'avais imaginé, mais toute enfiévrée, +au contraire, avec de vives taches rouges +sous les yeux, et dans un état d'agitation extrême. +Bien qu'elle parût très faible encore, elle s'était +habillée comme pour sortir. Elle parlait peu, +mais elle disait chaque phrase avec une animation +extraordinaire, comme si elle eût voulu se +persuader à elle-même que le bonheur n'était pas +évanoui encore… Je n'ai pas gardé le souvenir de +ce que nous avons dit. Je me rappelle seulement +que j'en vins à demander avec hésitation quand +Meaulnes serait de retour.</p> + +<p>—Je ne sais pas quand il reviendra, répondit-elle +vivement.</p> + +<p>Il y avait une supplication dans ses yeux, et je +me gardai d'en demander davantage.</p> + +<p>Souvent, je revins la voir. Sauvent je causai +avec elle auprès du feu, dans ce salon bas où la +nuit venait plus vite que partout ailleurs. Jamais +elle ne parlait d'elle-même ni de sa peine cachée. +Mais elle ne se lassait pas de me faire conter par +le détail notre existence d'écoliers de Sainte-Agathe.</p> + +<p>Elle écoutait gravement, tendrement, avec un +intérêt quasi maternel, le récit de nos misères +de grands enfants. Elle ne paraissait jamais surprise, +pas même de nos enfantillages les plus audacieux, +les plus dangereux. Cette tendresse attentive +qu'elle tenait de M. de Galais, les aventures +déplorables de son frère ne l'avaient point lassée. +Le seul regret que lui inspirât le passé, c'était, je +pense, de n'avoir point encore été pour son frère +une confidente assez intime, puisque, au moment +de sa grande débâcle, il n'avait rien osé lui dire +non plus qu'à personne et s'était jugé perdu sans +recours. Et c'était là, quand j'y songe, une lourde +tâche qu'avait assumée la jeune femme,—tâche +périlleuse, de seconder un esprit follement +chimérique comme son frère;—tâche écrasante, +quand il s'agissait de lier partie avec +ce cœur aventureux qu'était mon ami le grand +Meaulnes.</p> + +<hr /> + + +<p>De cette foi qu'elle gardait dans les rêves enfantins +de son frère, de ce soin qu'elle apportait à +lui conserver au moins des bribes de ce rêve +dans lequel il avait vécu jusqu'à vingt ans, elle +me donna un jour la preuve la plus touchante et +je dirai presque la plus mystérieuse.</p> + +<p>Ce fut par une soirée d'avril désolée comme +une fin d'automne. Depuis près d'un mois nous +vivions dans un doux printemps prématuré, et la +jeune femme avait repris en compagnie de +M. de Galais les longues promenades qu'elle +aimait. Mais ce jour-là, se vieillard se trouvant +fatigué et moi-même libre, elle me demanda de +l'accompagner malgré le temps menaçant. A plus +d'une demi-lieue des Sablonnières, en longeant +l'étang, l'orage, la pluie, la grêle nous surprirent. +Sous le hangar où nous nous étions abrités +contre l'averse interminable, le vent nous glaçait, +debout l'un près de l'autre, pensifs, devant le +paysage noirci. Je la revois, dans sa douce robe +sévère, toute pâlie, toute tourmentée.</p> + +<p>—Il faut rentrer, disait-elle. Nous sommes +partis depuis si longtemps. Qu'a-t-il pu se +passer?</p> + +<p>Mais, à mon étonnement, lorsqu'il nous fut +possible enfin de quitter notre abri, la jeune +femme, au lieu de revenir vers les Sablonnières, +continua son chemin et me demanda de la suivre. +Nous arrivâmes, après avoir longtemps marché, +devant une maison que je ne connaissais pas, +isolée, au bord d'un chemin défoncé qui devait +aller vers Préveranges. C'était une petite maison +bourgeoise, couverte en ardoise, et que rien ne +distinguait du type usuel dans ce pays, sinon +son éloignement et son isolement.</p> + +<p>A voir Yvonne de Galais, on eût dit que cette +maison nous appartenait et que nous l'avions +abandonnée durant un long voyage. Elle ouvrit, +en se penchant, une petite grille, et se hâta +d'inspecter avec inquiétude le lieu solitaire. Une +grande cour herbeuse, où des enfants avaient dû +venir jouer pendant les longues et lentes soirées +de la fin de l'hiver, était ravinée par l'orage. Un +cerceau trempait dans une flaque d'eau. Dans les +jardinets où les enfants avaient semé des fleurs et +des pois, la grande pluie n'avait laissé que des traînées +de gravier blanc. Et enfin nous découvrîmes, +blottie contre le seuil d'une des portes mouillées, +toute une couvée de poussins transpercée par +l'averse. Presque tous étaient morts sous les ailes +raidies et les plumes fripées de la mère.</p> + +<p>A ce spectacle pitoyable, la jeune femme eut +un cri étouffé. Elle se pencha et, sans souci de +l'eau ni de la boue, triant les poussins vivants +d'entre les morts, elle les mit dans un pan de +son manteau. Puis nous entrâmes dans la maison +dont elle avait la clef. Quatre portes ouvraient +sur un étroit couloir où le vent s'engouffra en +sifflant. Yvonne de Galais ouvrit la première à +notre droite et me fit pénétrer dans une chambre +sombre, ou je distinguai, après un moment d'hésitation, +une grande glace et un petit lit recouvert, +à la mode campagnarde, d'un édredon de +soie rouge. Quant à elle, après avoir cherché un +instant dans le reste de l'appartement, elle revint, +portant la couvée malade dans une corbeille garnie +de duvet, qu'elle glissa précieusement sous +l'édredon. Et, tandis qu'un rayon de soleil languissant, +le premier et le dernier de la journée, +faisait plus pâles nos visages et plus obscure la +tombée de la nuit, nous étions là, debout, glacés +et tourmentés, dans la maison étrange!</p> + +<p>D'instant en instant, elle allait regarder dans +le nid fiévreux, enlever un nouveau poussin mort +pour l'empêcher de faire mourir les autres. Et +chaque fois il nous semblait que quelque chose +comme un grand vent par les carreaux cassés du +grenier, comme un chagrin mystérieux d'enfants inconnus, +se lamentait silencieusement.</p> + +<p>—C'était ici, me dit enfin ma compagne, la maison +de Frantz quand il était petit. Il avait voulu +une maison pour lui tout seul, loin de tout le +monde, dans laquelle il pût aller jouer, s'amuser +et vivre quand cela lui plairait. Mon père avait +trouvé cette fantaisie si extraordinaire, si drôle, +qu'il n'avait pas refusé. Et quand cela lui plaisait, +un jeudi, un dimanche, n'importe quand, +Frantz partait habiter dans sa maison comme un +homme. Les enfants des fermes d'alentour venaient +jouer avec lui, l'aider à faire son ménage, +travailler dans le jardin. C'était un jeu merveilleux! +Et le soir venu, il n'avait pas peur de coucher +tout seul. Quant à nous, nous l'admirions +tellement que nous ne pensions pas même +à être inquiets.</p> + +<p>»Maintenant et depuis longtemps, poursuivit-elle +avec un soupir, la maison est vide. M. de +Galais, frappé par l'âge et le chagrin, n'a jamais +rien fait pour retrouver ni rappeler mon frère. +Et que pourrait-il tenter?</p> + +<p>»Moi je passe ici bien souvent. Les petits +paysans des environs viennent jouer dans la cour +comme autrefois. Et je me plais à imaginer que +ce sont les anciens amis de Frantz; que lui-même +est encore un enfant et qu'il va revenir +bientôt avec la fiancée qu'il s'était choisie.</p> + +<p>»Ces enfants-là me connaissent bien. Je joue avec +eux. Cette couvée de petits poulets était à nous…</p> + +<p>Tout ce grand chagrin dont elle n'avait jamais +rien dit, ce grand regret d'avoir perdu son frère si +fou, si charmant et si admiré, il avait fallu cette +averse et cette débâcle enfantine pour qu'elle me +les confiât. Et je l'écoutais sans rien répondre, le +cœur tout gonflé de sanglots…</p> + +<p>Les portes et la grille refermées, les poussins +remis dans la cabane en planches qu'il y avait +derrière la maison, elle reprit tristement mon +bras et je la reconduisis.</p> + +<hr /> + + +<p>Des semaines, des mois passèrent. Époque +passée! Bonheur perdu! De celle qui avait été la +fée, la princesse et l'amour mystérieux de toute +notre adolescence, c'est à moi qu'il était échu de +prendre le bras et de dire ce qu'il fallait pour +adoucir son chagrin, tandis que mon compagnon +avait fui. De cette époque, de ces conversations, le +soir, après la classe que je faisais sur la côte de +Saint-Benoist des Champs, de ces promenades où +la seule chose dont il eût fallu parler était la +seule sur laquelle nous étions décidés à nous +taire, que pourrais-je dire à présent? Je n'ai pas +gardé d'autre souvenir que celui, à demi effacé +déjà, d'un beau visage amaigri, de deux yeux +dont les paupières s'abaissent lentement tandis +qu'ils me regardent, comme pour déjà ne plus +voir qu'un monde intérieur.</p> + +<p>Et je suis demeuré son compagnon fidèle—compagnon +d'une attente dont nous ne parlions +pas—durant tout un printemps et tout un été +comme il n'y en aura jamais plus. Plusieurs fois, +nous retournâmes, l'après-midi, à la maison de +Frantz. Elle ouvrait les portes pour donner de +l'air, pour que rien ne fût moisi quand le jeune +ménage reviendrait. Elle s'occupait de la volaille +à demi sauvage qui gîtait dans la basse-cour. Et +le jeudi où le dimanche, nous encouragions les +jeux des petits campagnards d'alentour, dont les +cris et les rires, dans le site solitaire, faisaient +paraître plus déserte et plus vide encore la petite +maison abandonnée.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch11">CHAPITRE XI<br /> +<span class="small">CONVERSATION SOUS LA PLUIE</span></h3> + + +<p>Le mois d'août, époque des vacances, m'éloigna +des Sablonnières et de la jeune femme. Je dus +aller passer à Sainte-Agathe mes deux mois de +congé. Je revis la grande cour sèche, le préau, la +classe vide… Tout parlait du grand Meaulnes. +Tout était rempli des souvenirs de notre adolescence +déjà finie. Pendant ces longues journées +jaunies, je m'enfermais comme jadis, avant la +venue de Meaulnes, dans le cabinet des archives, +dans les classes désertes. Je lisais, j'écrivais, je +me souvenais… Mon père était à la pêche au +loin. Millie dans le salon cousait ou jouait du piano +comme jadis… Et dans le silence absolu de la +classe, où les couronnes de papier vert déchirées, +les enveloppes des livres de prix, les tableaux +épongés, tout disait que l'année était finie, +les récompenses distribuées, tout attendait l'automne, +la rentrée d'octobre et le nouvel effort—je +pensais de même que notre jeunesse était finie et +le bonheur manqué; moi aussi j'attendais la rentrée +aux Sablonnières et le retour d'Augustin qui +peut-être ne reviendrait jamais…</p> + +<p>Il y avait cependant une nouvelle heureuse que +j'annonçai à Millie, lorsqu'elle se décida à m'interroger +sur la nouvelle mariée. Je redoutais +ses questions, sa façon à la fois très innocente et +très maligne de vous plonger soudain dans l'embarras, +en mettant le doigt sur votre pensée la +plus secrète. Je coupai court à tout en annonçant +que la jeune femme de mon ami Meaulnes serait +mère au mois d'octobre.</p> + +<p>A part moi, je me rappelai le jour où Yvonne +de Galais m'avait fait comprendre cette grande +nouvelle. Il y avait eut un silence; de ma part, un +léger embarras de jeune homme. Et j'avais dit +tout de suite, inconsidérément, pour le dissiper—songeant +trop tard à tout le drame que je +remuais ainsi:</p> + +<p>—Vous devez être bien heureuse?</p> + +<p>Mais elle, sans arrière-pensée, sans regret, ni +remords, ni rancune, elle avait répondu avec un +beau sourire de bonheur:</p> + +<p>—Oui, bien heureuse.</p> + +<hr /> + + +<p>Durant cette dernière semaine des vacances, qui +est en général la plus belle et la plus romantique, +semaine de grandes pluies, semaine où l'on +commence à allumer les feux, et que je passais +d'ordinaire à chasser dans les sapins noirs et +mouillés du Vieux-Nançay, je fis mes préparatifs +pour rentrer directement à Saint-Benoist des +Champs. Firmin, ma tante Julie et mes cousines +du Vieux-Nançay m'eussent posé trop de questions +auxquelles je ne voulais pas répondre. Je +renonçai pour cette fois à mener durant huit +jours la vie enivrante de chasseur campagnard et +je regagnai ma maison d'école quatre jours avant +la rentrée des classes.</p> + +<p>J'arrivai avant la nuit dans la cour déjà tapissée +de feuilles jaunies. Le voiturier parti, je déballai +tristement dans la salle à manger, sonore et «renfermée» +le paquet de provisions que m'avait fait +maman… Après un léger repas du bout des dents, +impatient, anxieux, je mis ma pèlerine et partis +pour une fiévreuse promenade qui me mena tout +droit aux abords des Sablonnières.</p> + +<p>Je ne voulus pas m'y introduire en intrus dès +le premier soir de mon arrivée. Cependant, plus +hardi qu'en février, après avoir tourné tout +autour du Domaine où brillait seule la fenêtre +de la jeune femme, je franchis, derrière la maison, +la clôture du jardin et m'assis sur un banc, +contre la haie, dans l'ombre commençante, +heureux simplement d'être là, tout près de ce qui +me passionnait et m'inquiétait le plus au monde.</p> + +<p>La nuit venait. Une pluie fine commençait à +tomber. La tête basse, je regardais, sans y +songer, mes souliers se mouiller peu à peu et +luire d'eau. L'ombre m'entourait lentement et +la fraîcheur me gagnait sans troubler ma rêverie. +Tendrement, tristement, je rêvais aux chemins +boueux de Sainte-Agathe, par ce même +soir de septembre; j'imaginais la place +pleine de brume, le garçon boucher qui siffle en +allant à la pompe, le café illuminé, la joyeuse +voiturée avec sa carapace de parapluies ouverts +qui arrivait avant la fin des vacances, chez +l'oncle Florentin… Et je me disais tristement: +Qu'importe tout ce bonheur, puisque Meaulnes, +mon compagnon, ne peut pas y être, ni sa jeune +femme…</p> + +<p>C'est alors que, levant la tête, je la vis à deux +pas de moi. Ses souliers, dans le sable, faisaient +un bruit léger que j'avais confondu avec celui des +gouttes d'eau de la haie. Elle avait sur la tête et +les épaules un grand fichu de laine noire, et la +pluie fine poudrait sur son front ses cheveux. +Sans doute, de sa chambre, m'avait-elle aperçu +par la fenêtre qui donnait sur le jardin. Et elle +venait vers moi. Ainsi ma mère, autrefois, s'inquiétait +et me cherchait pour me dire: «Il faut +rentrer», mais ayant pris goût à cette promenade +sous la pluie et dans la nuit, elle disait seulement +avec douceur: «Tu vas prendre froid!» et restait +en ma compagnie à causer longuement…</p> + +<p>Yvonne de Galais me tendit une main brûlante, +et, renonçant à me faire entrer aux Sablonnières, +elle s'assit sur le banc moussu et vert-de-grisé, du +côté le moins mouillé, tandis que debout, appuyé +du genou à ce même banc, je me penchais vers +elle pour l'entendre.</p> + +<p>Elle me gronda d'abord amicalement pour avoir +ainsi écourté mes vacances:</p> + +<p>—Il fallait bien, répondis-je, que je vinsse au +plus tôt pour vous tenir compagnie.</p> + +<p>—Il est vrai, dit-elle presque tout bas avec +un soupir, je suis seule encore. Augustin n'est +pas revenu…</p> + +<p>Prenant ce soupir pour un regret, un reproche +étouffé, je commençais à dire lentement:</p> + +<p>—Tant de folies dans une si noble tête! Peut-être +le goût des aventures plus fort que tout…</p> + +<p>Mais la jeune femme m'interrompit. Et ce fut +en ce lieu, ce soir-là, que pour la première et la +dernière fois, elle me parla de Meaulnes.</p> + +<p>—Ne parlez pas ainsi, dit-elle doucement, +François Seurel, mon ami. Il n'y a que nous—il +n'y a que moi de coupable. Songez à ce que nous +avons fait…</p> + +<p>»Nous lui avons dit: «Voici le bonheur, voici +ce que tu as cherché pendant toute ta jeunesse, +voici la jeune fille qui était à la fin de tous tes +rêves!</p> + +<p>»Comment celui que nous poussions ainsi par +les épaules n'aurait-il pas été saisi d'hésitation, +puis de crainte, puis d'épouvante, et n'aurait-il +pas cédé à la tentation de s'enfuir!</p> + +<p>—Yvonne, dis-je tout bas, vous saviez bien +que vous étiez ce bonheur-là, cette jeune fille-là.</p> + +<p>—Ah! soupira-t-elle. Comment ai-je pu un +instant avoir cette pensée orgueilleuse. C'est cette +pensée-là qui est cause de tout.</p> + +<p>»Je vous disais: «Peut-être que je ne puis +rien faire pour lui». Et au fond de moi, je pensais: +Puisqu'il m'a tant cherchée et puisque je +l'aime il faudra bien que je fasse son bonheur.» +Mais quand je l'ai vu près de moi, avec toute sa +fièvre, son inquiétude, son remords mystérieux, +j'ai compris que je n'étais qu'une pauvre femme +comme les autres…</p> + +<p>»—Je ne suis pas digne de vous, répétait-il, +quand ce fut le petit jour et la fin de la nuit de +nos noces.</p> + +<p>»Et j'essayais de le consoler, de le rassurer. +Rien ne calmait son angoisse. Alors j'ai dit:</p> + +<p>»—S'il faut que vous partiez, si je suis venue +vers vous au moment où rien ne pouvait vous +rendre heureux, s'il faut que vous m'abandonniez +un temps pour ensuite revenir apaisé près de +moi, c'est moi qui vous demande de partir…</p> + +<p>Dans l'ombre je vis qu'elle avait levé les yeux +sur moi. C'était comme une confession qu'elle +m'avait faite, et elle attendait, anxieusement, que +je l'approuve ou la condamne. Mais que pouvais-je +dire? Certes, au fond de moi, je revoyais le grand +Meaulnes de jadis, gauche et sauvage, qui se +faisait toujours punir plutôt que de s'excuser ou +de demander une permission qu'on lui eût +certainement accordée. Sans doute aurait-il fallu +qu'Yvonne de Galais lui fît violence, et lui prenant +la tête entre ses mains, lui dît: «Qu'importe ce +que vous avez fait; je vous aime; tous les hommes +ne sont-ils pas des pécheurs?» Sans doute avait-elle +eu grand tort, par générosité, par esprit de +sacrifice, de le rejeter ainsi sur la route des +aventures… Mais comment aurais-je pu désapprouver +tant de bonté, tant d'amour!…</p> + +<p>Il y eut un long moment de silence, pendant +lequel, troublés jusques au fond du cœur, nous +entendions la pluie froide dégoutter dans les haies +et sous les branches des arbres.</p> + +<p>—Il est donc parti au matin, poursuivit-elle. +Plus rien ne nous séparait désormais. Et il m'a +embrassée, simplement, comme un mari qui laisse +sa jeune femme, avant un long voyage…</p> + +<p>Elle se levait. Je pris dans la mienne sa main +fiévreuse, puis son bras, et nous remontâmes l'allée +dans l'obscurité profonde.</p> + +<p>—Pourtant il ne vous a jamais écrit? demandai-je.</p> + +<p>—Jamais, répondit-elle.</p> + +<p>Et alors, la pensée nous venant à tous deux de +la vie aventureuse qu'il menait à cette heure +sur les routes de France ou d'Allemagne, nous +commençâmes à parler de lui comme nous ne +l'avions jamais fait. Détails oubliés, impressions +anciennes nous revenaient en mémoire, tandis +que lentement nous regagnions la maison, faisant +à chaque pas de longues stations pour mieux +échanger nos souvenirs… Longtemps—jusqu'aux +barrières du jardin—dans l'ombre, j'entendis +la précieuse voix basse de la jeune femme; et moi, +repris par mon vieil enthousiasme, je lui parlais +sans me lasser, avec une amitié profonde, de celui +qui nous avait abandonnés…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch12">CHAPITRE XII<br /> +<span class="small">LE FARDEAU</span></h3> + + +<p>La classe devait commencer le lundi. Le +samedi soir, vers cinq heures, une femme du +Domaine entra dans la cour de l'école où j'étais +occupé à scier du bois pour l'hiver. Elle venait +m'annoncer qu'une petite fille était née aux +Sablonnières. L'accouchement avait été difficile. +A neuf heures du soir il avait fallu demander la +sage-femme de Préveranges. A minuit, on avait +attelé de nouveau pour aller chercher le médecin +de Vierzon. Il avait dû appliquer les fers. La +petite fille avait la tête blessée et criait beaucoup +mais elle paraissait bien en vie. Yvonne de Galais +était maintenant très affaissée, mais elle avait +souffert et résisté avec une vaillance extraordinaire.</p> + +<p>Je laissai là mon travail, courus revêtir un +autre paletot, et content, en somme, de ces nouvelles, +je suivis la bonne femme jusqu'aux +Sablonnières. Avec précaution, de crainte que +l'une des deux blessées ne fût endormie, je +montai par l'étroit escalier de bois qui menait +au premier étage. Et là, M. de Galais, le visage +fatigué mais heureux me fit entrer dans la +chambre où l'on avait provisoirement installé le +berceau entouré de rideaux.</p> + +<p>Je n'étais jamais entré dans une maison où fût +né le jour même un petit enfant. Que cela me +paraissait bizarre et mystérieux et bon! Il faisait +un soir si beau—un véritable soir d'été—que +M. de Galais n'avait pas craint d'ouvrir la fenêtre +qui donnait sur la cour. Accoudé près de moi +sur l'appui de la croisée, il me racontait, avec +épuisement et bonheur, le drame de la nuit; et +moi qui l'écoutais, je sentais obscurément que +quelqu'un d'étranger était maintenant avec nous +dans la chambre…</p> + +<p>Sous les rideaux, cela se mit à crier, un petit +cri aigre et prolongé… Alors M. de Galais me dit +à demi-voix:</p> + +<p>—C'est cette blessure à la tête qui la fait crier.</p> + +<p>Machinalement—on sentait qu'il faisait cela +depuis le matin et que déjà il en avait pris l'habitude—il +se mit à bercer le petit paquet de +rideaux.</p> + +<p>—Elle a ri déjà, dit-il, et elle prend le doigt. +Mais vous ne l'avez pas vue?</p> + +<p>Il ouvrit les rideaux et je vis une rouge petite +figure bouffie, un petit crâne allongé et déformé +par les fers:</p> + +<p>—Ce n'est rien, dit M. de Galais, le médecin +a dit que tout cela s'arrangerait de soi-même… +Donnez-lui votre doigt, elle va le serrer.</p> + +<p>Je découvrais là comme un monde ignoré. Je +me sentais le cœur gonflé d'une joie étrange que +je ne connaissais pas auparavant…</p> + +<p>M. de Galais entr'ouvrit avec précaution la porte +de la chambre de la jeune femme. Elle ne dormait +pas.</p> + +<p>—Vous pouvez entrer, dit-il.</p> + +<p>Elle était étendue, le visage enfiévré, au milieu +de ses cheveux blonds épars. Elle me tendit la +main en souriant d'un air las. Je lui fis compliment +de sa fille. D'une voix un peu rauque, et +avec une rudesse inaccoutumée—la rudesse de +quelqu'un qui revient du combat:</p> + +<p>—Oui, mais on me l'a abîmée, dit-elle en +souriant.</p> + +<p>Il fallut bientôt partir pour ne pas la fatiguer.</p> + +<hr /> + + +<p>Le lendemain dimanche, dans l'après-midi, je +me rendis avec une hâte presque joyeuse aux +Sablonnières. A la porte, un écriteau fixé avec +des épingles arrêta le geste que je faisais déjà:</p> + + +<p class="c"><i>Prière de ne pas sonner.</i></p> + + +<p>Je ne devinai pas de quoi il s'agissait. Je frappai +assez fort. J'entendis dans l'intérieur des pas +étouffés qui accouraient. Quelqu'un que je ne +connaissais pas—et qui était le médecin de +Vierzon—m'ouvrit:</p> + +<p>—Eh bien! qu'y a-t-il? fis-je vivement.</p> + +<p>—Chut! chut!—me répondit-il tout bas, +l'air fâché. La petite fille a failli mourir cette +nuit. Et la mère est très mal.</p> + +<p>Complètement déconcerté, je le suivis sur la +pointe des pieds jusqu'au premier étage. La +petite fille endormie dans son berceau était +toute pâle, toute blanche, comme un petit +enfant mort. Le médecin pensait la sauver. Quant +à la mère, il m'affirmait rien… Il me donna de +longues explications comme au seul ami de la +famille. Il parla de congestion pulmonaire, d'embolie. +Il hésitait, il n'était pas sûr… M. de Galais +entra, affreusement vieilli en deux jours, hagard +et tremblant.</p> + +<p>Il m'emmena dans la chambre sans trop savoir +ce qu'il faisait:</p> + +<p>—Il faut, me dit-il, tout bas, qu'elle ne soit +pas effrayée; il faut, a ordonné le médecin, lui +persuader que cela va bien.</p> + +<p>Tout le sang à la figure, Yvonne de Galais était +étendue, la tête renversée comme la veille. Les +joues et le front rouge sombre, les yeux par +instants révulsés, comme quelqu'un qui étouffe, +elle se défendait contre la mort avec un courage +et une douceur indicibles.</p> + +<p>Elle ne pouvait parler, mais elle me tendit sa +main en feu, avec tant d'amitié que je faillis +éclater en sanglots.</p> + +<p>—Eh bien, eh bien, dit M. de Galais très fort, +avec un enjouement affreux, qui semblait de +folie, vous voyez que pour une malade elle n'a +pas trop mauvaise mine!</p> + +<p>Et je ne savais que répondre, mais je gardais +dans la mienne la main horriblement chaude de +la jeune femme mourante…</p> + +<p>Elle voulut faire un effort pour me dire quelque +chose, me demander je ne sais quoi; elle tourna +les yeux vers moi, puis vers la fenêtre, comme +pour me faire signe d'aller dehors chercher +quelqu'un… Mais alors une affreuse crise d'étouffement +la saisit: ses beaux yeux bleus qui, un +instant, m'avaient appelé si tragiquement, se +révulsèrent; ses joues et son front noircirent, et +elle se débattit doucement, cherchant à contenir +jusqu'à la fin son épouvante et son désespoir. On +se précipita—le médecin et les femmes—avec +un ballon d'oxygène, des serviettes, des +flacons; tandis que le vieillard penché sur elle +criait—criait comme si déjà elle eût été loin de +lui, de sa voix rude et tremblante:</p> + +<p>—N'aie pas peur, Yvonne. Ce ne sera rien. Tu +n'as pas besoin d'avoir peur!</p> + +<p>Puis la crise s'apaisa. Elle put souffler un peu, +mais elle continua à suffoquer à demi, les yeux +blancs, la tête renversée, luttant toujours, mais +incapable, fût-ce un instant, pour me regarder et +me parler, de sortir du gouffre où elle était déjà +plongée.</p> + +<p>… Et comme je n'étais utile à rien, je dus me +décider à partir. Sans doute, j'aurais pu rester un +instant encore; et à cette pensée je me sens étreint +par un affreux regret. Mais quoi? J'espérais +encore. Je me persuadais que tout n'était pas si +proche.</p> + +<p>En arrivant à la lisière des sapins, derrière la +maison, songeant au regard de la jeune femme +tourné vers la fenêtre, j'examinai avec l'attention +d'une sentinelle ou d'un chasseur d'hommes la +profondeur de ce bois par où Augustin était venu +jadis et par où il avait fui l'hiver précédent. +Hélas! Rien de bougea. Pas une ombre suspecte; +pas une branche qui remue. Mais, à la longue, +là-bas, vers l'allée qui venait de Préveranges, +j'entendis le son très fin d'une clochette; bientôt +parut au détour du sentier un enfant avec une +calotte rouge et une blouse d'écolier que suivait +un prêtre… Et je partis, dévorant mes larmes.</p> + +<hr /> + + +<p>Le lendemain était le jour de la rentrée des +classes. A sept heures, il y avait déjà deux ou +trois gamins dans la cour. J'hésitai longuement à +descendre, à me montrer. Et lorsque je parus +enfin, tournant la clef de la classe moisie, qui +était fermée depuis deux mois, ce que je redoutais +le plus au monde arriva: je vis le plus grand des +écoliers se détacher du groupe qui jouait sous le +préau et s'approcher de moi. Il venait me dire que +«le jeune dame des Sablonnières était morte hier +à la tombée de la nuit».</p> + +<p>Tout se mêle pour moi, tout se confond dans +cette douleur. Il me semble maintenant que +jamais plus je n'aurai le courage de recommencer +la classe. Rien que traverser la cour aride de +l'école, c'est une fatigue qui va me briser les +genoux. Tout est pénible, tout est amer puisqu'elle +est morte. Le monde est vide, les vacances sont +finies. Finies, les longues courses perdues en +voiture; finie, la fête mystérieuse… Tout redevient +la peine que c'était.</p> + +<p>J'ai dit aux enfants qu'il n'y aurait pas de +classe ce matin. Ils s'en vont, par petits groupes, +porter cette nouvelle aux autres à travers la campagne. +Quant à moi, je prends mon chapeau noir, +une jaquette bordée que j'ai, et je m'en vais +misérablement vers les Sablonnières…</p> + +<p>… Me voici devant la maison que nous avions +tant cherchée il y a trois ans! C'est dans cette maison +qu'Yvonne de Galais, la femme d'Augustin +Meaulnes, est morte hier soir. Un étranger la +prendrait pour une chapelle, tant il s'est fait de +silence depuis hier dans ce lieu désolé.</p> + +<p>Voilà donc ce que nous réservait ce beau matin +de rentrée, ce perfide soleil d'automne qui glisse +sous les branches. Comment lutterais-je contre +cette affreuse révolte, cette suffocante montée de +larmes! Nous avions retrouvé la belle jeune fille. +Nous l'avions conquise. Elle était la femme de +mon compagnon et moi je l'aimais de cette amitié +profonde et secrète qui ne se dit jamais. Je la +regardais et j'étais content, comme un petit enfant. +J'aurais un jour peut-être épousé une autre jeune +fille, et c'est à elle la première que j'aurais confié +la grande nouvelle secrète…</p> + +<p>Près de la sonnette, au coin de la porte, on a +laissé l'écriteau d'hier. On a déjà apporté le +cercueil dans le vestibule, en bas. Dans la chambre +du premier, c'est la nourrice de l'enfant qui +m'accueille, qui me raconte la fin et qui entr'ouvre +doucement la porte… La voici. Plus de fièvre ni +de combats. Plus de rougeur, ni d'attente… Rien +que le silence, et, entouré d'ouate, un dur visage +insensible et blanc, un front mort d'où sortent +les cheveux drus et durs.</p> + +<p>M. de Galais, accroupi dans un coin, nous +tournant le dos, est en chaussettes, sans souliers, +et il fouille avec une terrible obstination dans des +tiroirs en désordre, arrachés d'une armoire. Il en +sort de temps à autre, avec une crise de sanglots +qui lui secoue les épaules comme une crise de +rire, une photographie ancienne, déjà jaunie, de +sa fille.</p> + +<p>L'enterrement est pour midi. Le médecin craint +la décomposition rapide, qui suit parfois les embolies. +C'est pourquoi le visage, comme tout le +corps d'ailleurs, est entouré d'ouate imbibée de +phénol.</p> + +<p>L'habillage terminé—on lui a mis son admirable +robe de velours bleu sombre, semée par +endroits de petites étoiles d'argent, mais il a fallu +aplatir et friper les belles manches à gigot maintenant +démodées—au moment de faire monter +le cercueil, on s'est aperçu qu'il ne pourrait pas +tourner dans le couloir trop étroit. Il faudrait +avec une corde le hisser dehors par la fenêtre +et de la même façon le faire descendre ensuite… +Mais M. de Galais, toujours penché sur de +vieilles choses parmi lesquelles il cherche on ne +sait quels souvenirs perdus, intervient alors avec +une véhémence terrible.</p> + +<p>—Plutôt, dit-il d'une voix coupée par les +larmes et la colère, plutôt que de laisser faire une +chose aussi affreuse, c'est moi qui la prendrai et +la descendrai dans mes bras…</p> + +<p>Et il ferait ainsi, au risque de tomber en +faiblesse, à mi-chemin, et de s'écrouler avec elle!</p> + +<p>Mais alors je m'avance, je prends le seul parti +possible: avec l'aide du médecin et d'une femme, +passant un bras sous le dos de la morte étendue, +l'autre sous ses jambes, je la charge +contre ma poitrine. Assise sur mon bras gauche, +les épaules appuyées contre mon bras droit, sa +tête retombante retournée sous mon menton, elle +pèse terriblement sur mon cœur. Je descends +lentement, marche par marche, le long escalier +raide, tandis qu'en bas on apprête tout.</p> + +<p>J'ai bientôt les deux bras cassés par la fatigue. +A chaque marche, avec ce poids sur la poitrine, je +suis un peu essoufflé. Agrippé au corps inerte +et pesant, je baisse la tête sur la tête de celle +que j'emporte, je respire fortement et ses cheveux +blonds aspirés m'entrent dans la bouche—des +cheveux morts qui ont un goût de terre. Ce goût +de terre et de mort, ce poids sur le cœur, c'est +tout ce qui reste pour moi de la grande aventure, +et de vous, Yvonne de Galais, jeune femme tant +cherchée—tant aimée…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch13">CHAPITRE XIII<br /> +<span class="small">LE CAHIER DE DEVOIRS MENSUELS</span></h3> + + +<p>Dans la maison pleine de tristes souvenirs, où +des femmes, tout le jour, berçaient et consolaient +un tout petit enfant malade, le vieux M. de Galais +ne tarda pas à s'aliter. Aux premiers grands froids +de l'hiver il s'éteignit paisiblement et je ne pus +me tenir de verser des larmes au chevet de ce +vieil homme charmant, dont la pensée indulgente +et la fantaisie alliée à celle de son fils +avaient été la cause de toute notre aventure. Il +mourut, fort heureusement, dans une incompréhension +complète de tout ce qui s'était passé et, +d'ailleurs, dans un silence presque absolu. Comme +il n'avait plus depuis longtemps ni parents ni +amis dans cette région de la France, il m'institua +par testament son légataire universel jusqu'au +retour de Meaulnes, a qui je devais rendre compte +de tout, s'il revenait jamais… Et c'est aux Sablonnières +désormais que j'habitai. Je n'allais plus à +Saint-Benoist que pour y faire la classe, partant +le matin de bonne heure, déjeunant à midi d'un +repas préparé au Domaine, que je faisais chauffer +sur le poêle, et rentrant le soir aussitôt après +l'étude. Ainsi je pus garder près de moi l'enfant +que les servantes de la ferme soignaient. +Surtout j'augmentais mes chances de rencontrer +Augustin, s'il rentrait un jour aux Sablonnières.</p> + +<p>Je ne désespérais pas, d'ailleurs, de découvrir à +la longue dans les meubles, dans les tiroirs de la +maison, quelque papier, quelque indice qui me +permît de connaître l'emploi de son temps, durant +le long silence des années précédentes—et peut-être +ainsi de saisir les raisons de sa fuite ou tout +au moins de retrouver sa trace… J'avais déjà vainement +inspecté je ne sais combien de placards +et d'armoires, ouvert, dans les cabinets de débarras, +une quantité d'anciens cartons de toutes +formes, qui se trouvaient tantôt remplis de liasses +de vieilles lettres et de photographies jaunies de +la famille de Galais, tantôt bondés de fleurs artificielles, +de plumes, d'aigrettes et d'oiseaux démodés. +Il s'échappait de ces boîtes je ne sais +quelle odeur fanée, quel parfum éteint, qui, soudain, +réveillaient en moi pour tout un jour les +souvenirs, les regrets, et arrêtaient mes recherches…</p> + +<p>Un jour de congé, enfin, j'avisai au grenier une +vieille petite malle longue et basse, couverte de +poils de porc à demi rongés, et que je reconnus +pour être la malle d'écolier d'Augustin. Je me +reprochai de n'avoir point commencé par là mes +recherches. J'en fis sauter facilement la serrure +rouillée. La malle était pleine jusqu'au bord des +cahiers et des livres de Sainte-Agathe. Arithmétiques, +littératures, cahiers de problèmes, que +sais-je?… Avec attendrissement plutôt que par curiosité, +je me mis à fouiller dans tout cela, relisant +les dictées que je savais encore par cœur, +tant de fois nous les avions recopiées! «L'Aqueduc» +de Rousseau, «Une aventure en Calabre» +de P.-L. Courier, «Lettre de George Sand à son +fils»…</p> + +<p>Il y avait aussi un «Cahier de Devoirs Mensuels». +J'en fus surpris, car ces cahiers restaient +au Cours et les élèves ne les emportaient jamais +au dehors. C'était un cahier vert tout jauni sur +les bords. Le nom de l'élève, Augustin Meaulnes, +était écrit sur la couverture en ronde magnifique. +Je l'ouvris. A la date des devoirs, avril 189… +je reconnus que Meaulnes l'avait commencé peu +de jours avant de quitter Sainte-Agathe. Les premières +pages étaient tenues avec le soin religieux +qui était de règle lorsqu'on travaillait sur ce +cahier de compositions. Mais il n'y avait pas plus +de trois pages écrites, le reste était blanc et voilà +pourquoi Meaulnes l'avait emporté.</p> + +<p>Tout en réfléchissant, agenouillé par terre, à +ces coutumes, à ces règles puériles qui avaient +tenu tant de place dans notre adolescence, je faisais +tourner sous mon pouce le bord des pages +du cahier inachevé. Et c'est ainsi que je découvris +de l'écriture sur d'autres feuillets. Après quatre +pages laissées en blanc on avait recommencé à +écrire.</p> + +<p>C'était encore l'écriture de Meaulnes, mais +rapide, mal formée, à peine lisible; de petits +paragraphes de largeurs inégales, séparés par +des lignes blanches. Parfois ce n'était qu'une +phrase inachevée. Quelquefois une date. Dès la +première ligne, je jugeai qu'il pouvait y avoir là +des renseignements sur la vie passée de Meaulnes +à Paris, des indices sur la piste que je cherchais, +et je descendis dans la salle à manger +pour parcourir à loisir, à la lumière du jour, +l'étrange document. Il faisait un jour d'hiver clair +et agité. Tantôt le soleil vif dessinait les croix des +carreaux sur les rideaux blancs de la fenêtre, +tantôt un vent brusque jetait aux vitres une averse +glacée. Et c'est devant cette fenêtre, auprès du +feu, que je lus ces lignes qui m'expliquèrent tant +de choses et dont voici la copie très exacte…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch14">CHAPITRE XIV<br /> +<span class="small">LE SECRET</span></h3> + + +<p>Je suis passé une fois encore sous la fenêtre. +La vitre est toujours poussiéreuse et blanchie par +le double rideau qui est derrière. Yvonne de Galais +l'ouvrirait-elle que je n'aurais rien à lui dire +puisqu'elle est mariée… Que faire, maintenant? +Comment vivre?…</p> + +<hr /> + + +<p>Samedi 13 février.—J'ai rencontré, sur le quai, +cette jeune fille qui m'avait renseigné au mois de +juin, qui attendait comme moi devant la maison +fermée… Je lui ai parlé. Tandis qu'elle marchait, +je regardais de côté les légers défauts de son visage: +une petite ride au coin des lèvres, un peu d'affaissement +aux joues, et de la poudre accumulée aux +ailes du nez. Elle c'est retournée tout d'un coup +et me regardant bien en face, peut-être parce +qu'elle est plus belle de face que de profil, elle +m'a dit d'une voix brève:</p> + +<p>—Vous m'amusez beaucoup. Vous me rappelez +un jeune homme qui me faisait la cour, autrefois, +à Bourges. Il était même mon fiancé…</p> + +<hr /> + + +<p>Cependant à la nuit pleine, sur le trottoir +désert et mouillé qui reflète la lueur d'un bec de +gaz, elle s'est approchée de moi tout d'un coup, +pour me demander de l'emmener ce soir au +théâtre avec sa sœur. Je remarque pour la première +fois qu'elle est habillée de deuil, avec un +chapeau de dame trop vieux pour sa jeune figure, +un haut parapluie fin, pareil à une canne. Et comme +je suis tout près d'elle, quand je fais un geste +mes ongles griffent le crêpe de son corsage… Je +fais des difficultés pour accorder ce qu'elle +demande. Fâchée, elle veut partir tout de suite. +Et c'est moi, maintenant qui la retiens et la prie. +Alors un ouvrier qui passe dans l'obscurité plaisante +à mi-voix:</p> + +<p>—«N'y va pas, ma petite, il te ferait mal!</p> + +<p>Et nous sommes restés, tous les deux, interdits.</p> + +<hr /> + + +<p>Au théâtre.—Les deux jeunes filles, mon amie +qui s'appelle Valentine Blondeau et sa sœur, sont +arrivées avec de pauvres écharpes.</p> + +<p>Valentine est placée devant moi. A chaque instant +elle se retourne, inquiète, comme se demandant +ce que je lui veux. Et moi, je me sens +près d'elle, presque heureux; je lui réponds +chaque fois par un sourire.</p> + +<p>Tout autour de nous, il y avait des femmes +trop décolletées. Et nous plaisantions. Elle souriait +d'abord, puis elle dit: «Il ne faut pas que +je rie. Moi aussi je suis trop décolletée». Et elle +s'est enveloppée dans son écharpe. En effet sous +le carré de dentelle noire, on voyait que, dans sa +hâte à changer de toilette, elle avait refoulé le +haut de sa simple chemise montante.</p> + +<hr /> + + +<p>Il y a en elle je ne sais quoi de pauvre et de +puéril; il y a dans son regard je ne sais quel air +souffrant et hasardeux qui m'attire. Près d'elle, +le seul être au monde qui ait pu me renseigner +sur les gens du Domaine, je ne cesse de penser à +mon étrange aventure de jadis… J'ai voulu l'interroger +de nouveau sur le petit hôtel du boulevard. +Mais à son tour, elle m'a posé des questions +si gênantes que je n'ai su rien répondre. Je sens +que désormais nous serons, tous les deux, muets +sur ce sujet. Et pourtant je sais aussi que je la +reverrai. A quoi bon? Et pourquoi?… Suis-je +condamné maintenant à suivre à la trace tout être +qui portera en soi le plus vague, le plus lointain +relent de mon aventure manquée?…</p> + +<hr /> + + +<p>A minuit, seul, dans la rue déserte, je me demande +ce que me veut cette nouvelle et bizarre +histoire? Je marche le long des maisons pareilles +à des boîtes en carton alignées, dans lesquelles +tout un peuple dort. Et je me souviens tout à +coup d'une décision que j'avais prise l'autre mois: +j'avais résolu d'aller là-bas en pleine nuit, vers +une heure du matin, de contourner l'hôtel, +d'ouvrir la porte du jardin, d'entrer comme +un voleur et de chercher un indice quelconque +qui me permît de retrouver le Domaine perdu, +pour la revoir, seulement la revoir… Mais je suis +fatigué. J'ai faim. Moi aussi je me suis hâté de +changer de costume, avant le théâtre, et je n'ai +pas dîné… Agité, inquiet pourtant, je reste longtemps +assis sur le bord de mon lit, avant de me +coucher, en proie à un vague remords. Pourquoi?</p> + +<hr /> + + +<p>Je note encore ceci: elles n'ont pas voulu ni +que je les reconduise, ni me dire où elles demeuraient. +Mais je les ai suivies aussi longtemps +que j'ai pu. Je sais qu'elles habitent une +petite rue qui tourne aux environs de Notre-Dame. +Mais à quel numéro?… J'ai deviné qu'elles +étaient couturières ou modistes.</p> + +<p>En se cachant de sa sœur, Valentine m'a donné +rendez-vous pour jeudi, à quatre heures, devant +le même théâtre où nous sommes allés.</p> + +<p>—Si je n'étais pas là jeudi, a-t-elle dit, +revenez vendredi à la même heure, puis samedi, +et ainsi de suite, tous les jours.</p> + +<hr /> + + +<p>Jeudi 18 février.—Je suis parti pour l'attendre +dans le grand vent qui charrie de la pluie. On se +disait à chaque instant: il va finir par pleuvoir…</p> + +<p>Je marche dans la demi-obscurité des rues, un +poids sur le cœur. Il tombe une goutte d'eau. Je +crains qu'il ne pleuve: une averse peut l'empêcher +de venir. Mais le vent se reprend à souffler et la +pluie ne tombe pas cette fois encore. Là-haut, dans +la grise après-midi du ciel—tantôt grise et tantôt +éclatante—un grand nuage a dû céder au vent. +Et je suis ici terré dans une attente misérable…</p> + +<hr /> + + +<p>Devant le théâtre.—Au bout d'un quart d'heure +je suis certain qu'elle ne viendra pas. Du quai où +je suis, je surveille au loin, sur le pont par lequel +elle aurait dû venir, le défilé des gens qui passent. +J'accompagne du regard toutes les jeunes femmes +en deuil que je vois venir et je me sens presque +de la reconnaissance pour celles qui, le plus longtemps, +le plus près de moi, lui ont ressemblé et +m'ont fait espérer…</p> + +<hr /> + + +<p>Une heure d'attente.—Je suis las. A la tombée +de la nuit, un gardien de la paix traîne au poste +voisin un voyou qui lui jette d'une voix étouffée +toutes les injures, toutes les ordures qu'il sait. +L'agent est furieux, pâle, muet… Dès le couloir il +commence à cogner, puis il referme sur eux la +porte pour battre le misérable tout à l'aise… Il +me vient cette pensée affreuse que j'ai renoncé au +paradis et que je suis en train de piétiner aux +portes de l'enfer.</p> + +<p>De guerre lasse, je quitte l'endroit et je gagne +cette rue étroite et basse, entre la Seine et Notre-Dame, +où je connais à peu près la place de +leur maison. Tout seul, je vais et viens. De +temps à autre une bonne ou une ménagère sort +sous la petite pluie pour faire avant la nuit ses +emplettes… Il n'y a rien, ici, pour moi, et je +m'en vais… Je repasse, dans la pluie claire qui +retarde la nuit, sur la place où nous devions +nous attendre. Il y a plus de monde que tout à +l'heure—une foule noire…</p> + +<hr /> + + +<p>Suppositions—Désespoir—Fatigue—Je me +raccroche à cette pensée: demain. Demain, à la +même heure, en ce même endroit, je reviendrai +l'attendre. Et j'ai grand hâte que demain soit +arrivé. Avec ennui j'imagine la soirée d'aujourd'hui, +puis la matinée du lendemain, que je vais passer +dans le désœuvrement… Mais déjà cette journée +n'est-elle pas presque finie?… Rentré chez moi, +près du feu, j'entends crier les journaux du soir. +Sans doute, de sa maison perdue quelque part +dans la ville, auprès de Notre-Dame, elle les entend +aussi.</p> + +<p>Elle… Je veux dire: Valentine.</p> + +<p>Cette soirée que j'avais voulu escamoter me pèse +étrangement. Tandis que l'heure avance, que ce +jour-là va bientôt finir et que déjà je le voudrais +fini, il y a des hommes qui lui ont confié tout +leur espoir, tout leur amour et leurs dernières +forces. Il y a des hommes mourants, d'autres qui +attendent une échéance, et qui voudraient que ce +ne soit jamais demain. Il y en a d'autres pour +qui demain pointera comme un remords. D'autres +qui sont fatigués, et cette nuit ne sera jamais +assez longue pour leur donner tout le repos qu'il +faudrait. Et moi, moi qui a perdu ma journée, +de quel droit est-ce que j'ose appeler demain?</p> + +<hr /> + + +<p>Vendredi soir.—J'avais pensé écrire à la suite: +«Je ne l'ai pas revue». Et tout aurait été fini.</p> + +<p>Mais en arrivant ce soir, à quatre heures, au +coin du théâtre: la voici. Fine et grave, vêtue de +noir, mais avec de la poudre au visage et une +collerette qui lui donne l'air d'un pierrot coupable. +Un air à la fois douloureux et malicieux.</p> + +<p>C'est pour me dire qu'elle veut me quitter tout +de suite, qu'elle ne viendra plus.</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>Et pourtant, à la tombée de la nuit, nous voici +encore tous les deux, marchant lentement l'un +près de l'autre, sur le gravier des Tuileries. Elle +me raconte son histoire mais d'une façon si enveloppée +que je comprends mal. Elle dit: «mon amant» +en parlant de ce fiancé qu'elle n'a pas +épousé. Elle le fait exprès, je pense, pour me +choquer et pour que je ne m'attache point à elle.</p> + +<hr /> + + +<p>Il y a des phrases d'elle que je transcris de +mauvaise grâce:</p> + +<p>«N'ayez aucune confiance en moi, dit-elle, je +n'ai jamais fait que des folies.</p> + +<p>»J'ai couru des chemins, toute seule.</p> + +<p>»J'ai désespéré mon fiancé. Je l'ai abandonné +parce qu'il m'admirait trop; il ne me voyait qu'en +imagination et non point telle que j'étais. Or, je +suis pleine de défauts. Nous aurions été très +malheureux.»</p> + +<p>A chaque instant, je la surprends en train de se +faire plus mauvaise qu'elle n'est. Je pense qu'elle +veut se prouver à elle-même qu'elle a eu raison +jadis de faire la sottise dont elle parle, qu'elle n'a +rien à regretter et n'était pas digne du bonheur +qui s'offrait à elle.</p> + +<hr /> + + +<p>Une autre fois:</p> + +<p>—Ce qui me plaît en vous, m'a-t-elle dit en me +regardant longuement, ce qui me plaît en vous, je +ne puis savoir pourquoi, ce sont mes souvenirs…</p> + +<hr /> + + +<p>Une autre fois:</p> + +<p>—Je l'aime encore, disait-elle, plus que vous +ne pensez.</p> + +<p>Et puis soudain, brusquement, brutalement, +tristement:</p> + +<p>—Enfin, qu'est-ce que vous voulez? Est-ce +que vous m'aimez, vous aussi? Vous aussi, vous +allez me demander ma main?…</p> + +<p>J'ai balbutié. Je ne sais pas ce que j'ai répondu. +Peut-être ai-je dit: «oui».</p> + +<hr /> + + +<p>Cette espèce de journal s'interrompait là. Commençaient +alors des brouillons de lettres illisibles, +informes, raturés. Précaire fiançailles!… La +jeune fille, sur la prière de Meaulnes, avait abandonné +son métier. Lui s'était occupé des préparatifs +du mariage. Mais sans cesse repris par +le désir de chercher encore, de partir encore sur +la trace de son amour perdu, il avait dû, sans +doute, plusieurs fois disparaître; et, dans ces +lettres, avec un embarras tragique, il cherchait à +se justifier devant Valentine.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch15">CHAPITRE XV<br /> +<span class="small">LE SECRET</span> <i>(suite)</i></h3> + + +<p>Puis le journal reprenait.</p> + +<p>Il avait noté des souvenirs sur un séjour qu'ils +avaient fait tous les deux à la campagne, je ne sais +où. Mais, chose étrange, à partir de cet instant, +peut-être par un sentiment de pudeur secrète, le +journal était rédigé de façon si hachée, si informe, +griffonné si hâtivement aussi, que j'ai dû reprendre +moi même et reconstituer toute cette partie +de son histoire.</p> + +<hr /> + + +<p>14 juin.—Lorsqu'il s'éveilla de grand matin dans +la chambre de l'auberge, le soleil avait allumé +les dessins rouges du rideau noir. Des ouvriers +agricoles, dans la salle du bas, parlaient fort en +prenant le café du matin: ils s'indignaient, en +phrases rudes et paisibles, contre un de leurs +patrons. Depuis longtemps sans doute Meaulnes +entendait, dans son sommeil, ce calme bruit. Car +il n'y prit point garde d'abord. Ce rideau semé +de grappes rougies par le soleil, ces voix matinales +montant dans la chambre silencieuse, tout +cela se confondait dans l'impression unique d'un +réveil à la campagne, au début de délicieuses +grandes vacances.</p> + +<p>Il se leva, frappa doucement à la porte voisine, +sans obtenir de réponse, et l'entr'ouvrit +sans bruit. Il aperçut alors Valentine et comprit +d'où lui venait tant de paisible bonheur. Elle +dormait, absolument immobile et silencieuse, +sans qu'on l'entendît respirer, comme un oiseau +doit dormir. Longtemps il regarda ce visage d'enfant +aux yeux fermés, ce visage si quiet qu'on +eût souhaité ne l'éveiller et ne le troubler jamais.</p> + +<p>Elle ne fit pas d'autre mouvement pour montrer +qu'elle ne dormait plus que d'ouvrir les +yeux et de regarder.</p> + +<hr /> + + +<p>Dès qu'elle fut habillée, Meaulnes revint près +de la jeune fille.</p> + +<p>—Nous sommes en retard, dit-elle.</p> + +<p>Et ce fut aussitôt comme une ménagère dans sa +demeure.</p> + +<p>Elle mit de l'ordre dans les chambres, brossa +les habits que Meaulnes avait portés la veille +et quand elle en vint au pantalon se désola. +Le bas des jambes était couvert d'une boue +épaisse. Elle hésita, puis, soigneusement, avec +précaution, avant de le brosser, elle commença +par râper la première épaisseur de terre avec un +couteau.</p> + +<p>—C'est ainsi, dit Meaulnes, que faisaient les +gamins de Sainte-Agathe quand ils étaient flanqués +dans la boue.</p> + +<p>—Moi, c'est ma mère qui m'a enseigné cela, dit +Valentine.</p> + +<hr /> + + +<p>… Et telle était bien la compagne que devait +souhaiter, avant son aventure mystérieuse, le +chasseur et le paysan qu'était le grand Meaulnes.</p> + +<hr /> + + +<p>15 juin.—A ce dîner, à la ferme, où grâce à +leurs amis qui les avaient présentés comme mari +et femme, ils furent conviés, à leur grand ennui, +elle se montra timide comme une nouvelle +mariée.</p> + +<p>On avait allumé les bougies de deux candélabres, +à chaque bout de la table couverte de +toile blanche, comme à une paisible noce de campagne. +Les visages, dès qu'ils se penchaient, sous +cette faible clarté, baignaient dans l'ombre.</p> + +<p>Il y avait à la droite de Patrice (le fils du fermier) +Valentine puis Meaulnes, qui demeura taciturne +jusqu'au bout, bien qu'on s'adressât presque +toujours à lui. Depuis qu'il avait résolu, dans +ce village perdu, afin d'éviter les commentaires, +de faire passer Valentine pour sa femme, un même +regret, un même remords le désolaient. Et tandis +que Patrice, à la façon d'un gentilhomme campagnard, +dirigeait le dîner:</p> + +<p>«C'est moi, pensait Meaulnes, qui devrais, ce +soir, dans une salle basse comme celle-ci, une +belle salle que je connais bien, présider le repas +de mes noces».</p> + +<p>Près de lui, Valentine refusait timidement tout +ce qu'on lui offrait. On eût dit une jeune paysanne. +A chaque tentative nouvelle, elle regardait son +ami et semblait vouloir se réfugier contre lui. +Depuis longtemps, Patrice insistait vainement +pour qu'elle vidât son verre, lorsqu'enfin +Meaulnes se pencha vers elle et lui dit doucement:</p> + +<p>—Il faut boire, ma petite Valentine.</p> + +<p>Alors, docilement, elle but. Et Patrice félicita +en souriant le jeune homme d'avoir une femme +aussi obéissante.</p> + +<p>Mais tous les deux, Valentine et Meaulnes, restaient +silencieux et pensifs. Ils étaient fatigués, +d'abord; leurs pieds trempés par la boue de la +promenade étaient glacés sur les carreaux lavés +de la cuisine. Et puis, de temps à autre, le jeune +homme était obligé de dire:</p> + +<p>—Ma femme, Valentine, ma femme…</p> + +<p>Et chaque fois, en prononçant sourdement ce +mot, devant ces paysans inconnus, dans cette salle +obscure, il avait l'impression de commettre une +faute.</p> + +<hr /> + + +<p>17 juin.—L'après-midi de ce dernier jour +commença mal.</p> + +<p>Patrice et sa femme les accompagnèrent à la +promenade. Peu à peu, sur la pente inégale couverte +de bruyères, les deux couples se trouvèrent +séparés. Meaulnes et Valentine s'assirent entre +les genévriers, dans un petit taillis.</p> + +<p>Le vent portait des gouttes de pluie et le temps +était bas. La soirée avait un goût amer, semblait-il, +le goût d'un tel ennui que l'amour même +ne le pouvait distraire.</p> + +<p>Longtemps ils restèrent là, dans leur cachette, +abrités sous les branches, parlant peu. Puis le +temps se leva. Il fit beau. Ils crurent que, maintenant, +tout irait bien.</p> + +<p>Et ils commencèrent à parler d'amour, Valentine +parlait, parlait…</p> + +<p>—Voici, disait-elle, ce que me promettait mon +fiancé, comme un enfant qu'il était: tout de suite +nous aurions eu une maison, comme une chaumière +perdue dans la campagne. Elle était toute +prête, disait-il. Nous y serions arrivés comme au +retour d'un grand voyage, le soir de notre mariage, +vers cette heure-ci qui est proche de la +nuit. Et par les chemins, dans la cour, cachés +dans les bosquets, des enfants inconnus nous +auraient fait fête, criant: «Vive la mariée!»… +Quelles folies! n'est-ce pas?</p> + +<p>Meaulnes, interdit, soucieux, l'écoutait. Il retrouvait, +dans tout cela, comme l'écho d'une +voix déjà entendue. Et il y avait aussi, dans le +ton de la jeune fille, lorsqu'elle contait cette +histoire, un vague regret.</p> + +<p>Mais elle eut peur de l'avoir blessé. Elle se +retourna vers lui, avec élan, avec douceur.</p> + +<p>—A vous, dit-elle, je veux donner tout ce que +j'ai; quelque chose qui ait été pour moi plus +précieux que tout… et vous le brûlerez!</p> + +<p>Alors, en le regardant fixement, d'un air +anxieux, elle sortit de sa poche un petit paquet de +lettres qu'elle lui tendit, les lettres de son fiancé.</p> + +<p>Ah! tout de suite, il reconnut la fine écriture. +Comment n'y avait-il jamais pensé plus tôt! +C'était l'écriture de Frantz le bohémien, qu'il avait +vue jadis sur le billet désespéré laissé dans la +chambre du Domaine…</p> + +<p>Ils marchaient maintenant sur une petite route +étroite entre les pâquerettes et les foins éclairés +obliquement par le soleil de cinq heures. Si +grande était sa stupeur que Meaulnes ne comprenait +pas encore quelle déroute pour lui tout cela +signifiait. Il lisait parce qu'elle lui avait demandé +de lire. Des phrases enfantines, sentimentales, +pathétiques… Celle-ci, dans la dernière lettre:</p> + +<p>«<i>… Ah! vous avez perdu le petit cœur, impardonnable +petite Valentine. Que va-t-il nous arriver? +Enfin je ne suis pas superstitieux…</i>»</p> + +<p>Meaulnes lisait, à demi aveuglé de regret et de +colère, le visage immobile, mais tout pâle, avec +des frémissements sous les yeux. Valentine, +inquiète de le voir ainsi, regarda où il en était, +et ce qui le fâchait ainsi.</p> + +<p>—C'est, expliqua-t-elle très vite, un bijou qu'il +m'avait donné en me faisant jurer de le regarder +toujours. C'étaient là de ses idées folles.</p> + +<p>Mais elle ne fit qu'exaspérer Meaulnes.</p> + +<p>—Folles! dit-il en mettant des lettres dans sa +poche. Pourquoi répéter ce mot? Pourquoi n'avoir +jamais voulu croire en lui? Je l'ai connu, c'était +le garçon le plus merveilleux du monde!</p> + +<p>—Vous l'avez connu, dit-elle au comble de +l'émoi, vous avez connu Frantz de Galais?</p> + +<p>—C'était mon ami le meilleur, c'était mon +frère d'aventures, et voilà que je lui ai pris sa +fiancée!</p> + +<p>»Ah! poursuivit-il avec fureur, quel mal vous +nous avez fait, vous qui n'avez croire à +rien. Vous êtes cause de tout. C'est vous qui avez +tout perdu! tout perdu!…</p> + +<p>Elle voulut lui parler, lui prendre la main, +mais il la repoussa brutalement.</p> + +<p>—Allez-vous-en. Laissez-moi.</p> + +<p>—Eh bien, s'il en est ainsi, dit-elle, le visage +en feu, bégayant et pleurant à demi, je partirai +en effet. Je rentrerai à Bourges, chez nous, avec +ma sœur. Et si vous ne revenez pas me chercher, +vous savez, n'est-ce pas? que mon père est trop +pauvre pour me garder; eh bien! je repartirai +pour Paris, je battrai les chemins comme je l'ai +déjà fait une fois, je deviendrai certainement une +fille perdue, moi qui n'ai plus de métier…</p> + +<p>Et elle s'en alla chercher ses paquets pour +prendre le train, tandis que Meaulnes, sans même +la regarder partir, continuait à marcher au hasard.</p> + +<hr /> + + +<p>Le journal s'interrompait de nouveau.</p> + +<p>Suivaient encore des brouillons de lettres, +lettres d'un homme indécis, égaré. Rentré à La +Ferté-d'Angillon, Meaulnes écrivait à Valentine +en apparence pour lui affirmer sa résolution de +ne jamais la revoir et lui en donner des raisons +précises, mais en réalité, peut-être, pour qu'elle +lui répondît. Dans une de ces lettres, il lui demandait +ce que, dans son désarroi, il n'avait pas +même songé d'abord à lui demander: savait-elle +où se trouvait le Domaine tant cherché?… Dans +une autre, il la suppliait de se réconcilier avec +Frantz de Galais. Lui-même se chargeait de le +retrouver… Toutes les lettres dont je voyais les +brouillons n'avaient pas dû être envoyées. Mais +il avait dû écrire deux ou trois fois, sans jamais +obtenir de réponse. Ç'avait été pour lui une +période de combats affreux et misérables, dans un +isolement absolu. L'espoir de revoir jamais Yvonne +de Galais s'étant complètement évanoui, il avait +dû peu à peu sentir sa grande résolution faiblir. +Et d'après les pages qui vont suivre,—les dernières +de son journal,—j'imagine qu'il dut, un +beau matin du début des vacances, louer une +bicyclette pour aller à Bourges, visiter la cathédrale.</p> + +<p>Il était parti à la première heure, par la belle +route droite entre les bois, inventant en chemin +mille prétextes à se présenter dignement, sans +demander une réconciliation, devant celle qu'il +avait chassée.</p> + +<p>Les quatre dernières pages, que j'ai pu reconstituer +racontaient ce voyage et cette dernière +faute…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch16">CHAPITRE XVI<br /> +<span class="small">LE SECRET</span> <i>(fin)</i></h3> + + +<p>25 août.—De l'autre côté de Bourges, à +l'extrémité des nouveaux faubourgs, il découvrit, +après avoir longtemps cherché, la maison de +Valentine Blondeau. Une femme—la mère de +Valentine—sur le pas de la porte, semblait +l'attendre. C'était une bonne figure de ménagère, +lourde, fripée, mais belle encore. Elle le regardai +venir avec curiosité, et lorsqu'il lui demanda: «si +M<sup>lles</sup> Blondeau étaient ici», elle lui expliqua doucement, +avec bienveillance, qu'elles étaient rentrées +à Paris depuis le 15 août. «Elles m'ont défendu +de dire où elles allaient, ajouta-t-elle, +mais en écrivant à leur ancienne adresse on ferait +suivre leurs lettres.»</p> + +<p>En revenant sur ses pas, sa bicyclette à la +main, à travers le jardinet, il pensait:</p> + +<p>—Elle est partie… Tout est fini comme je l'ai +voulu… C'est moi qui l'ai forcée à cela. «Je +deviendrai certainement une fille perdue», disait-elle. +Et c'est moi qui l'ai jetée là! C'est moi qui +ai perdu la fiancée de Frantz!</p> + +<p>Et tout bas il se répétait avec folie: «Tant +mieux! Tant mieux!» avec la certitude que c'était +bien «tant pis» au contraire et que, sous les yeux +de cette femme, avant d'arriver à la grille, il allait +buter des deux pieds et tomber sur les genoux.</p> + +<hr /> + + +<p>Il ne pensa pas à déjeuner et s'arrêta dans un +café où il écrivit longuement à Valentine, rien +que pour crier, pour se délivrer du cri désespéré qui +l'étouffait. Sa lettre répétait indéfiniment: «Vous +avez pu!… Vous avez pu!… Vous avez pu vous +résigner à cela! Vous avez pu vous perdre ainsi!»</p> + +<p>Près de lui des officiers buvaient. L'un d'eux +racontait bruyamment une histoire de femme +qu'on entendait par bribes: «… Je lui ai dit… +Vous devez bien me connaître… Je fais la partie +avec votre mari tous les soirs!» Les autres riaient +et, détournant la tête, crachaient derrière les +banquettes. Hâve et poussiéreux, Meaulnes les +regardait comme un mendiant. Il les imagina tenant +Valentine sur leurs genoux.</p> + +<hr /> + + +<p>Longtemps, à bicyclette, il erra autour de +la cathédrale, se disant obscurément: «En +somme, c'est pour la cathédrale que j'étais venu.» +Au bout de toutes les rues, sur la place déserte, +on la voyait monter énorme et indifférente. Ces +rues étaient étroites et souillées comme les ruelles +qui entourent les églises de village. Il y avait çà +et là l'enseigne d'une maison louche, une lanterne +rouge… Meaulnes sentait sa douleur perdue, +dans ce quartier malpropre, vicieux, réfugié, comme +aux anciens âges, sous les arcs-boutants de la +cathédrale. Il lui venait une crainte de paysan, +une répulsion pour cette église de la ville, où +tous les vices sont sculptés dans des cachettes, qui +est bâtie entre les mauvais lieux et qui n'a pas +de remède pour les plus douleurs d'amour.</p> + +<p>Deux filles vinrent à passer, se tenant par la +taille et le regardant effrontément. Par dégoût ou +par jeu, pour se venger de son amour ou pour +l'abîmer, Meaulnes les suivit lentement à bicyclette +et l'une d'elles, une misérable fille dont les +rares cheveux blonds étaient tirés en arrière par +un faux chignon, lui donna rendez-vous pour +six heures au jardin de l'Archevêché, le jardin +où Frantz, dans une de ses lettres, donnait rendez-vous +à la pauvre Valentine.</p> + +<p>Il ne dit pas non, sachant qu'à cette heure il +aurait depuis longtemps quitté la ville. Et de sa +fenêtre basse, dans la rue en pente, elle resta +longtemps à lui faire des signes vagues.</p> + +<hr /> + + +<p>Il avait hâte de reprendre son chemin.</p> + +<p>Avant de partir, il ne peut résister au morne +désir de passer une dernière fois devant la maison +de Valentine. Il regarda de tous ses yeux et put +faire provision de tristesse. C'était une des dernières +maisons du faubourg et la rue devenait +une route à partir de cet endroit… En face, une +sorte de terrain vague formait comme une petite +place. Il n'y avait personne aux fenêtres, ni dans +la cour, nulle part. Seule, le long d'un mur, +traînant deux gamins en guenilles, une sale fille +poudrée passa.</p> + +<p>C'est là que l'enfance de Valentine s'était écoulée, +là qu'elle avait commencé à regarder le monde +de ses yeux confiants et sages. Elle avait travaillé, +cousu, derrière ces fenêtres. Et Frantz +était passé pour la voir, lui sourire, dans cette +rue de faubourg. Mais maintenant il n'y avait +plus rien, rien… La triste soirée durait et +Meaulnes savait seulement que quelque part, +perdue, durant ce même après-midi, Valentine +regardait passer dans son souvenir cette place +morne où jamais elle ne viendrait plus.</p> + +<hr /> + + +<p>Le long voyage qu'il lui restait à faire pour +rentrer devait être son dernier recours contre sa +peine, sa dernière distraction forcée avant de s'y +enfoncer tout entier.</p> + +<p>Il partit. Aux environs de la route, dans la +vallée, de délicieuses maisons fermières, entre les +arbres, au bord de l'eau, montraient leurs pignons +pointus garnis de treillis verts. Sans doute, là-bas, +sur les pelouses, des jeunes filles attentives +parlaient de l'amour. On imaginait, là-bas, des +âmes, de belles âmes…</p> + +<p>Mais, pour Meaulnes, à ce moment, il n'existait +plus qu'un seul amour, cet amour mal satisfait +qu'on venait de souffleter si cruellement, et la +jeune fille entre toutes qu'il eût dû protéger, +sauvegarder, était justement celle-là qu'il venait +d'envoyer à sa perte.</p> + +<hr /> + + +<p>Quelques lignes hâtives du journal m'apprenaient +encore qu'il avait formé le projet de +retrouver Valentine coûte que coûte avant qu'il +fût trop tard. Une date, dans un coin de page, +me faisait croire que c'était là ce long voyage +pour lequel M<sup>me</sup> Meaulnes faisait des préparatifs, +lorsque j'étais venu à La Ferté-d'Angillon pour +tout déranger. Dans la mairie abandonnée, +Meaulnes notait ses souvenirs et ses projets par +un beau matin de la fin du mois d'août—lorsque +j'avais poussé la porte et lui avait apporté +la grande nouvelle qu'il n'attendait plus. Il avait +été repris, immobilisé, par son ancienne aventure, +sans oser rien faire ni rien avouer. Alors avaient +commencé le remords, le regret et la peine, tantôt +étouffés, tantôt triomphants, jusqu'au jour des +noces où le cri du bohémien dans les sapins +lui avait théâtralement rappelé son premier serment +de jeune homme.</p> + +<hr /> + + +<p>Sur ce même cahier de devoirs mensuels, il +avait encore griffonné quelques mots en hâte, à +l'aube, avant de quitter, avec sa permission,—mais +pour toujours—Yvonne de Galais, son +épouse depuis la veille:</p> + +<p>«Je pars. Il faudra bien que je retrouve la piste +des deux bohémiens qui sont venus hier dans +la sapinière et qui sont partis vers l'est à bicyclette. +Je ne reviendrai près d'Yvonne que si je +puis ramener avec moi et installer dans la +«maison de Frantz» Frantz et Valentine mariés.</p> + +<hr /> + + +<p>«Ce manuscrit, que j'avais commencé comme +un journal secret et qui est devenu ma confession, +sera, si je ne reviens pas, la propriété de mon +ami François Seurel».</p> + +<hr /> + + +<p>Il avait dû glisser le cahier en hâte sous les +autres, refermer à clef son ancienne petite malle +d'étudiant, et disparaître.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch17">ÉPILOGUE</h3> + + +<p>Le temps passa. Je perdais l'espoir de revoir +jamais mon compagnon, et de mornes jours s'écoulaient +dans l'école paysanne, de tristes jours dans +la maison déserte. Frantz ne vint pas au rendez-vous +que je lui avais fixé, et d'ailleurs ma tante +Moinel ne savait plus depuis longtemps où +habitait Valentine.</p> + +<p>La seule joie des Sablonnières, ce fut bientôt +la petite fille qu'on avait pu sauver. A la fin de +septembre, elle s'annonçait même comme une +solide et jolie petite fille. Elle allait avoir un an. +Cramponnée aux barreaux des chaises, elle les +poussait toute seule, s'essayant à marcher sans +prendre garde aux chutes, et faisait un tintamarre +qui réveillait longuement les échos sourds +de la demeure abandonnée. Lorsque je la tenais +dans mes bras, elle ne souffrait jamais que je lui +donne un baiser. Elle avait une façon sauvage et +charmante en même temps de frétiller et de me +repousser la figure avec sa petite main ouverte, +en riant aux éclats. De toute sa gaieté, de toute +sa violence enfantine, on eût dit qu'elle allait +chasser le chagrin qui pesait sur la maison depuis +sa naissance. Je me disais parfois: «Sans doute, +malgré cette sauvagerie, sera-t-elle un peu mon +enfant». Mais une fois encore la Providence en +décida autrement.</p> + +<hr /> + + +<p>Un dimanche matin de la fin de septembre, je +m'étais levé de fort bonne heure, avant même la +paysanne qui avait la garde de la petite fille. Je +devais aller pêcher au Cher avec deux hommes +de Saint-Benoist et Jasmin Delouche. Souvent +ainsi les villageois d'alentour s'entendaient avec +moi pour de grandes parties de braconnage: +pêches à la main, la nuit, pêches aux éperviers +prohibés… Tout le temps de l'été, nous partions +les jours de congé, dès l'aube, et nous ne rentrions +qu'à midi. C'était le gagne-pain de presque tous +ces hommes. Quant à moi, c'était mon seul +passe-temps, les seules aventures qui me rappelassent +les équipées de jadis. Et j'avais fini par +prendre goût à ces randonnées, à ces longues +pêches le long de la rivière ou dans les roseaux +de l'étang.</p> + +<p>Ce matin-là, j'étais donc debout, à cinq heures +et demie, devant la maison, sous un petit hangar +adossé au mur qui séparait le jardin anglais +des Sablonnières du jardin potager de la +ferme. J'étais occupé à démêler mes filets que +j'avais jetés en tas, le jeudi d'avant.</p> + +<p>Il ne faisait pas jour tout à fait; c'était le crépuscule +d'un beau matin de septembre; et le +hangar où je démêlais à la hâte mes engins se +trouvait à demi plongé dans la nuit.</p> + +<p>J'étais là silencieux et affairé lorsque soudain +j'entendis la grille s'ouvrir, un pas crier sur le +gravier.</p> + +<p>—Oh! oh! me dis-je, voici mes gens plus tôt +que je n'aurais cru. Et moi qui ne suis pas prêt!…</p> + +<p>Mais l'homme qui entrait dans la cour m'était +inconnu. C'était, autant que je pus distinguer, un +grand gaillard barbu habillé comme un chasseur +ou un braconnier. Au lieu de venir me trouver là +où les autres savaient que j'étais toujours, à +l'heure de nos rendez-vous, il gagna directement +la porte d'entrée.</p> + +<p>—Bon! pensai-je; c'est quelqu'un de leurs +amis qu'ils auront convié sans me le dire et ils +l'auront envoyé en éclaireur.</p> + +<p>L'homme fit jouer doucement, sans bruit, le +loquet de la porte. Mais je l'avais refermée, +aussitôt sorti. Il fit de même à l'entrée de la cuisine. +Puis, hésitant un instant, il tourna vers moi, +éclairée par le demi-jour, sa figure inquiète. Et +c'est alors seulement que je reconnus le grand +Meaulnes.</p> + +<p>Un long moment je restai là, effrayé, désespéré, +repris soudain par toute la douleur qu'avait +réveillée son retour. Il avait disparu derrière la +maison, en avait fait le tour, et il revenait, +hésitant.</p> + +<p>Alors je m'avançai vers lui, et sans rien dire, +je l'embrassai en sanglotant. Tout de suite, il +comprit:</p> + +<p>—Ah! dit-il d'une voix brève, elle est morte, +n'est-ce pas?</p> + +<p>Et il resta là, debout, sourd, immobile et terrible. +Je le pris par le bras et doucement je l'entraînai +vers la maison. Il faisait jour maintenant. +Tout de suite, pour que le plus dur fût accompli, +je lui fis monter l'escalier qui menait vers la +chambre de la morte. Sitôt entré; il tomba à deux +genoux devant le lit et, longtemps, resta la tête +enfouie dans ses deux bras.</p> + +<p>Il se releva enfin, les yeux égarés, titubant, ne +sachant où il était. Et, toujours le guidant par le +bras, j'ouvris la porte qui faisait communiquer +cette chambre avec celle de la petite fille. Elle +s'était éveillée toute seule—pendant que sa nourrice +était en bas—et, délibérément, s'était assise +dans son berceau. On voyait tout juste sa tête +étonnée, tournée vers nous.</p> + +<p>—Voici ta fille, dis-je.</p> + +<p>Il eut un sursaut et me regarda.</p> + +<p>Puis il la saisit et l'enleva dans ses bras. Il +ne put pas bien la voir d'abord, parce qu'il +pleurait. Alors, pour détourner un peu ce grand +attendrissement et ce flot de larmes, tout en +la tenant très serrée contre lui, assise sur son +bras droit, il tourna vers moi sa tête baissée et +me dit:</p> + +<p>—Je les ai ramenés, les deux autres… Tu iras +les voir dans leur maison.</p> + +<hr /> + + +<p>Et en effet, au début de la matinée, lorsque je +m'en allai, tout pensif et presque heureux vers la +maison de Frantz, qu'Yvonne de Galais m'avait +jadis montrée déserte, j'aperçus de loin une +manière de jeune ménagère en collerette, qui +balayait le pas de sa porte, objet de curiosité et +d'enthousiasme pour plusieurs petits vachers +endimanchés qui s'en allaient à la messe…</p> + +<hr /> + + +<p>Cependant la petite fille commençait à s'ennuyer +d'être serrée ainsi, et comme Augustin, la +tête penchée de côté pour cacher et arrêter ses +larmes, continuait à ne pas la regarder, elle lui +flanqua une grande tape de sa petite main sur sa +bouche barbue et mouillée.</p> + +<p>Cette fois le père leva bien haut sa fille, la fit +sauter au bout de ses bras et la regarda avec une +espèce de rire. Satisfaite, elle battit des mains…</p> + +<p>Je m'étais légèrement reculé pour mieux les +voir. Un peu déçu et pourtant émerveillé, je +comprenais que la petite fille avait enfin trouvé +là le compagnon qu'elle attendait obscurément… +La seule joie que m'eût laissée le grand +Meaulnes, je sentais bien qu'il était revenu pour +me la prendre. Et déjà je l'imaginais, la nuit, +enveloppant sa fille dans un manteau, et partant +avec elle pour de nouvelles aventures.</p> + + +<p class="c small gap">FIN</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2> + + +<table summary=""> +<tr><td colspan="4" class="c">PREMIÈRE PARTIE</td></tr> +<tr><td class="r">I.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Le Pensionnaire.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch1">1</a></td></tr> +<tr><td class="r">II.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Après quatre heures.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch2">12</a></td></tr> +<tr><td class="r">III.</td> <td>—</td> +<td class="drap">«Je fréquentais la boutique d'un vannier».</td> +<td class="num"><a href="#p1ch3">17</a></td></tr> +<tr><td class="r">IV.</td> <td>—</td> +<td class="drap">L'Évasion.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch4">24</a></td></tr> +<tr><td class="r">V.</td> <td>—</td> +<td class="drap">La Voiture qui revient.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch5">31</a></td></tr> +<tr><td class="r">VI.</td> <td>—</td> +<td class="drap">On frappe au carreau.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch6">37</a></td></tr> +<tr><td class="r">VII.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Le Gilet de soie.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch7">46</a></td></tr> +<tr><td class="r">VIII.</td> <td>—</td> +<td class="drap">L'Aventure.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch8">55</a></td></tr> +<tr><td class="r">IX.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Une Halte.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch9">60</a></td></tr> +<tr><td class="r">X.</td> <td>—</td> +<td class="drap">La Bergerie.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch10">66</a></td></tr> +<tr><td class="r">XI.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Le Domaine mystérieux.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch11">71</a></td></tr> +<tr><td class="r">XII.</td> <td>—</td> +<td class="drap">La Chambre de Wellington.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch12">78</a></td></tr> +<tr><td class="r">XIII.</td> <td>—</td> +<td class="drap">La Fête étrange.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch13">82</a></td></tr> +<tr><td class="r">XIV.</td> <td>—</td> +<td class="drap">La Fête étrange <i>(suite)</i>.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch14">88</a></td></tr> +<tr><td class="r">XV.</td> <td>—</td> +<td class="drap">La Rencontre.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch15">96</a></td></tr> +<tr><td class="r">XVI.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Frantz de Galais.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch16">108</a></td></tr> +<tr><td class="r">XVII.</td> <td>—</td> +<td class="drap">La Fête étrange <i>(fin)</i>.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch17">117</a></td></tr> +<tr><td colspan="4" class="c">DEUXIÈME PARTIE</td></tr> +<tr><td class="r">I.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Le grand Jeu.</td> +<td class="num"><a href="#p2ch1">125</a></td></tr> +<tr><td class="r">II.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Nous tombons dans une embuscade.</td> +<td class="num"><a href="#p2ch2">133</a></td></tr> +<tr><td class="r">III.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Les Bohémiens à l'école.</td> +<td class="num"><a href="#p2ch3">140</a></td></tr> +<tr><td class="r">IV.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Où il est question du Domaine mystérieux.</td> +<td class="num"><a href="#p2ch4">150</a></td></tr> +<tr><td class="r">V.</td> <td>—</td> +<td class="drap">L'Homme aux espadrilles.</td> +<td class="num"><a href="#p2ch5">159</a></td></tr> +<tr><td class="r">VI.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Une Dispute dans la coulisse.</td> +<td class="num"><a href="#p2ch6">165</a></td></tr> +<tr><td class="r">VII.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Le Bohémien enlève son bandeau.</td> +<td class="num"><a href="#p2ch7">171</a></td></tr> +<tr><td class="r">VIII.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Les Gendarmes!</td> +<td class="num"><a href="#p2ch8">176</a></td></tr> +<tr><td class="r">IX.</td> <td>—</td> +<td class="drap">A la recherche du sentier perdu.</td> +<td class="num"><a href="#p2ch9">180</a></td></tr> +<tr><td class="r">X.</td> <td>—</td> +<td class="drap">La Lessive.</td> +<td class="num"><a href="#p2ch10">191</a></td></tr> +<tr><td class="r">XI.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Je trahis.</td> +<td class="num"><a href="#p2ch11">197</a></td></tr> +<tr><td class="r">XII.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Les trois lettres de Meaulnes.</td> +<td class="num"><a href="#p2ch12">204</a></td></tr> +<tr><td colspan="4" class="c">TROISIÈME PARTIE</td></tr> +<tr><td class="r">I.</td> <td>—</td> +<td class="drap">La Baignade.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch1">213</a></td></tr> +<tr><td class="r">II.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Chez Florentin.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch2">222</a></td></tr> +<tr><td class="r">III.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Une Apparition.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch3">235</a></td></tr> +<tr><td class="r">IV.</td> <td>—</td> +<td class="drap">La grande Nouvelle.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch4">246</a></td></tr> +<tr><td class="r">V.</td> <td>—</td> +<td class="drap">La Partie de Plaisir.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch5">255</a></td></tr> +<tr><td class="r">VI.</td> <td>—</td> +<td class="drap">La Partie de Plaisir <i>(fin)</i>.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch6">264</a></td></tr> +<tr><td class="r">VII.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Le Jour des Noces.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch7">276</a></td></tr> +<tr><td class="r">VIII.</td> <td>—</td> +<td class="drap">L'Appel de Frantz.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch8">281</a></td></tr> +<tr><td class="r">IX.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Les Gens heureux.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch9">288</a></td></tr> +<tr><td class="r">X.</td> <td>—</td> +<td class="drap">La «Maison de Frantz».</td> +<td class="num"><a href="#p3ch10">296</a></td></tr> +<tr><td class="r">XI.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Conversation sous la Pluie.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch11">306</a></td></tr> +<tr><td class="r">XII.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Le Fardeau.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch12">315</a></td></tr> +<tr><td class="r">XIII.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Le Cahier de Devoirs mensuels.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch13">326</a></td></tr> +<tr><td class="r">XIV.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Le Secret.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch14">331</a></td></tr> +<tr><td class="r">XV.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Le Secret <i>(suite)</i>.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch15">341</a></td></tr> +<tr><td class="r">XVI.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Le Secret <i>(fin)</i>.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch16">351</a></td></tr> +<tr><td colspan="2"> </td> +<td>Épilogue.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch17">358</a></td></tr> +</table> + +<p class="c gap small">IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.—15822-9-13.</p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c top4em">EN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE</p> + + +<p class="c small">Maurice BARRÈS<br /> +DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE</p> + +<p class="c"><span class="large">LA COLLINE INSPIRÉE</span><br /> +Un volume in-18 Prix: 3 fr. 50 c.</p> + +<p class="c small">Paul SOUDAY</p> + +<p class="c"><span class="large">LES LIVRES DU TEMPS</span><br /> +Un volume in-18 Prix: 3 fr. 50 c.</p> + +<p class="c small">Jérôme et Jean THARAUD</p> + +<p class="c"><span class="large">LA TRAGÉDIE DE RAVAILLAC</span><br /> +Un volume in-18 Prix: 3 fr. 50 c.</p> + +<p class="c small">Julien BENDA</p> + +<p class="c"><span class="large">L'ORDINATION</span><br /> +Un volume in-18 Prix: 3 fr. 50 c.</p> + + +<p class="c gap small">PARIS.—IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE.—15824-10-13.</p> + + +<pre style='margin-top:6em'> +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GRAND MEAULNES *** + +This file should be named 5781-h.htm or 5781-h.zip + +This and all associated files of various formats will be found in: +http://www.gutenberg.org/5/7/8//5781/ + +Updated editions will replace the previous one--the old editions will +be renamed. + +Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright +law means that no one owns a United States copyright in these works, +so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United +States without permission and without paying copyright +royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part +of this license, apply to copying and distributing Project +Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm +concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, +and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive +specific permission. If you do not charge anything for copies of this +eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook +for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, +performances and research. They may be modified and printed and given +away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks +not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the +trademark license, especially commercial redistribution. + +START: FULL LICENSE + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full +Project Gutenberg-tm License available with this file or online at +www.gutenberg.org/license. + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project +Gutenberg-tm electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or +destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your +possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a +Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound +by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the +person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph +1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this +agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm +electronic works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the +Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection +of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual +works in the collection are in the public domain in the United +States. If an individual work is unprotected by copyright law in the +United States and you are located in the United States, we do not +claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, +displaying or creating derivative works based on the work as long as +all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope +that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting +free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm +works in compliance with the terms of this agreement for keeping the +Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily +comply with the terms of this agreement by keeping this work in the +same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when +you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are +in a constant state of change. If you are outside the United States, +check the laws of your country in addition to the terms of this +agreement before downloading, copying, displaying, performing, +distributing or creating derivative works based on this work or any +other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no +representations concerning the copyright status of any work in any +country outside the United States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other +immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear +prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work +on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the +phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, +performed, viewed, copied or distributed: + + This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and + most other parts of the world at no cost and with almost no + restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it + under the terms of the Project Gutenberg License included with this + eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the + United States, you will have to check the laws of the country where + you are located before using this ebook. + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is +derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not +contain a notice indicating that it is posted with permission of the +copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in +the United States without paying any fees or charges. If you are +redistributing or providing access to a work with the phrase "Project +Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply +either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or +obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm +trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any +additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms +will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works +posted with the permission of the copyright holder found at the +beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including +any word processing or hypertext form. However, if you provide access +to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format +other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official +version posted on the official Project Gutenberg-tm web site +(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense +to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means +of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain +Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the +full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works +provided that + +* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed + to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has + agreed to donate royalties under this paragraph to the Project + Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid + within 60 days following each date on which you prepare (or are + legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty + payments should be clearly marked as such and sent to the Project + Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in + Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg + Literary Archive Foundation." + +* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or destroy all + copies of the works possessed in a physical medium and discontinue + all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm + works. + +* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of + any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days of + receipt of the work. + +* You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project +Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than +are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing +from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The +Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm +trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +works not protected by U.S. copyright law in creating the Project +Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm +electronic works, and the medium on which they may be stored, may +contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate +or corrupt data, transcription errors, a copyright or other +intellectual property infringement, a defective or damaged disk or +other medium, a computer virus, or computer codes that damage or +cannot be read by your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium +with your written explanation. The person or entity that provided you +with the defective work may elect to provide a replacement copy in +lieu of a refund. If you received the work electronically, the person +or entity providing it to you may choose to give you a second +opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If +the second copy is also defective, you may demand a refund in writing +without further opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO +OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT +LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of +damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement +violates the law of the state applicable to this agreement, the +agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or +limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or +unenforceability of any provision of this agreement shall not void the +remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in +accordance with this agreement, and any volunteers associated with the +production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm +electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, +including legal fees, that arise directly or indirectly from any of +the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this +or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or +additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any +Defect you cause. + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of +computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It +exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations +from people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future +generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see +Sections 3 and 4 and the Foundation information page at +www.gutenberg.org + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by +U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the +mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its +volunteers and employees are scattered throughout numerous +locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt +Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to +date contact information can be found at the Foundation's web site and +official page at www.gutenberg.org/contact + +For additional contact information: + + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To SEND +DONATIONS or determine the status of compliance for any particular +state visit www.gutenberg.org/donate + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. To +donate, please visit: www.gutenberg.org/donate + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project +Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be +freely shared with anyone. For forty years, he produced and +distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of +volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in +the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not +necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper +edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search +facility: www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + +</pre> +</body> +</html> diff --git a/5781-h/images/cover.jpg b/5781-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..9a0ae0f --- /dev/null +++ b/5781-h/images/cover.jpg |
