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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 05:26:10 -0700
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+ The Project Gutenberg eBook of Le grand Meaulnes, by Alain-Fournier.
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+<pre style='margin-bottom:6em;'>The Project Gutenberg EBook of Le grand Meaulnes, by Alain-Fournier
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
+most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
+whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
+of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
+www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
+will have to check the laws of the country where you are located before
+using this ebook.
+
+Title: Le grand Meaulnes
+
+Author: Alain-Fournier
+
+Posting Date: November 11, 2020 [EBook #5781]
+Release Date: May, 2004
+First Posted: July 21, 2003
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+Produced by: Walter Debeuf, updated by Laurent Vogel (using images
+ generously made available by the Bibliothèque nationale de
+ France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GRAND MEAULNES ***
+</pre><p class="c large">ALAIN-FOURNIER</p>
+
+<h1><span class="small">LE</span><br />
+GRAND MEAULNES</h1>
+
+<p class="c">PARIS<br />
+ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS<br />
+100, <span class="small">RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ</span>, 100<br />
+<span class="small">PLACE BEAUVAU</span></p>
+
+<p class="c">1913</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em small">Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptations
+réservés pour tous pays</p>
+
+<p class="c small"><i lang="en" xml:lang="en">Copyright by Émile-Paul frères, 1913.</i></p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em">Exemplaire tiré spécialement pour l'Auteur.</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em"><i>A ma s&oelig;ur Isabelle</i></p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c large">LE GRAND MEAULNES</p>
+
+
+
+
+<h2 class="nobreak">PREMIÈRE PARTIE</h2>
+
+
+
+
+<h3 id="p1ch1">CHAPITRE PREMIER<br />
+<span class="small">LE PENSIONNAIRE</span></h3>
+
+
+<p>Il arriva chez nous un dimanche de novembre
+189&hellip;</p>
+
+<p>Je continue à dire «chez nous», bien que la
+maison ne nous appartienne plus. Nous avons
+quitté le pays depuis bientôt quinze ans et nous
+n'y reviendrons certainement jamais.</p>
+
+<p>Nous habitions les bâtiments du <i>Cours Supérieur</i>
+de Sainte-Agathe. Mon père, que j'appelais
+M. Seurel, comme les autres élèves, y dirigeait à
+la fois le Cours supérieur, où l'on préparait le
+brevet d'instituteur, et le Cours moyen. Ma mère
+faisait la petite classe.</p>
+
+<p>Une longue maison rouge, avec cinq portes
+vitrées, sous des vignes vierges, à l'extrémité du
+bourg; une cour immense avec préaux et buanderie,
+qui ouvrait en avant sur le village par un
+grand portail; sur le côté nord, la route où donnait
+une petite grille et qui menait vers La Gare,
+à trois kilomètres; au sud et par derrière, des
+champs, des jardins et des prés qui rejoignaient
+les faubourgs&hellip; tel est le plan sommaire de cette
+demeure où s'écoulèrent les jours les plus tourmentés
+et les plus chers de ma vie&mdash;demeure
+d'où partirent et où revinrent se briser, comme
+des vagues sur un rocher désert, nos aventures.</p>
+
+<p>Le hasard des «changements», une décision
+d'inspecteur ou de préfet, nous avaient conduits
+là. Vers la fin des vacances, il y a bien longtemps,
+une voiture de paysan, qui précédait notre ménage,
+nous avait déposés, ma mère et moi, devant
+la petite grille rouillée. Des gamins qui volaient
+des pêches dans le jardin s'étaient enfuis silencieusement
+par les trous de la haie&hellip; Ma mère,
+que nous appelions Millie, et qui était bien la
+ménagère la plus méthodique que j'aie jamais
+connue, était entrée aussitôt dans les pièces remplies
+de paille poussiéreuse, et tout de suite elle
+avait constaté avec désespoir, comme à chaque
+«déplacement», que nos meubles ne tiendraient
+jamais dans une maison si mal construite&hellip; Elle
+était sortie pour me confier sa détresse. Tout en
+me parlant, elle avait essuyé doucement avec son
+mouchoir ma figure d'enfant noircie par le
+voyage. Puis elle était rentrée faire le compte de
+toutes les ouvertures qu'il allait falloir condamner
+pour rendre le logement habitable&hellip; Quant à moi,
+coiffé d'un grand chapeau de paille à rubans, j'étais
+resté là, sur le gravier de cette cour étrangère,
+à attendre, à fureter petitement autour du
+puits et sous le hangar.</p>
+
+<p>C'est ainsi, du moins, que j'imagine aujourd'hui
+notre arrivée. Car aussitôt que je veux retrouver
+le lointain souvenir de cette première soirée d'attente
+dans notre cour de Sainte-Agathe, déjà ce
+sont d'autres attentes que je me rappelle; déjà,
+les deux mains appuyées aux barreaux du portail,
+je me vois épiant avec anxiété quelqu'un qui
+va descendre la grand'rue. Et si j'essaie d'imaginer
+la première nuit que je dus passer dans
+ma mansarde, au milieu des greniers du premier
+étage, déjà ce sont d'autres nuits que je me rappelle;
+je ne suis plus seul dans cette chambre; une
+grande ombre inquiète et amie passe le long des
+murs et se promène. Tout ce paysage paisible&mdash;l'école,
+le champ du père Martin, avec ses trois
+noyers, le jardin dès quatre heures envahi chaque
+jour par des femmes en visite&hellip;&mdash;est à jamais,
+dans ma mémoire, agité, transformé par la présence
+de celui qui bouleversa toute notre adolescence
+et dont la fuite même ne nous a pas laissé
+de repos.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Nous étions pourtant depuis dix ans dans ce
+pays lorsque Meaulnes arriva.</p>
+
+<p>J'avais quinze ans. C'était un froid dimanche
+de novembre, le premier jour d'automne qui fît
+songer à l'hiver. Toute la journée, Millie avait
+attendu une voiture de La Gare qui devait lui
+apporter un chapeau pour la mauvaise saison.
+Le matin, elle avait manqué la messe; et jusqu'au
+sermon, assis dans le ch&oelig;ur avec les autres enfants,
+j'avais regardé anxieusement du côté des
+cloches, pour la voir entrer avec son chapeau
+neuf.</p>
+
+<p>Après midi, je dus partir seul à vêpres.</p>
+
+<p>&mdash;D'ailleurs, me dit-elle, pour me consoler, en
+brossant de sa main mon costume d'enfant, même
+s'il était arrivé, ce chapeau, il aurait bien fallu
+sans doute, que je passe mon dimanche à le
+refaire.</p>
+
+<p>Souvent nos dimanches d'hiver se passaient
+ainsi. Dès le matin, mon père s'en allait au loin,
+sur le bord de quelque étang couvert de brume,
+pêcher le brochet dans une barque; et ma mère,
+retirée jusqu'à la nuit dans sa chambre obscure,
+rafistolait d'humbles toilettes. Elle s'enfermait
+ainsi de crainte qu'une dame de ses amies, aussi
+pauvre qu'elle mais aussi fière, vînt la surprendre.
+Et moi, les vêpres finies, j'attendais, en lisant
+dans la froide salle à manger, qu'elle ouvrît la
+porte pour me montrer comment ça lui allait.</p>
+
+<p>Ce dimanche-là, quelque animation devant l'église
+me retint dehors après vêpres. Un baptême,
+sous le porche, avait attroupé des gamins. Sur la
+place, plusieurs hommes du bourg avaient revêtu
+leurs vareuses de pompiers; et, les faisceaux formés,
+transis et battant la semelle, ils écoutaient
+Boujardon, le brigadier, s'embrouiller dans la
+théorie&hellip;</p>
+
+<p>Le carillon du baptême s'arrêta soudain, comme
+une sonnerie de fête qui se serait trompée de jour
+et d'endroit; Boujardon et ses hommes, l'arme
+en bandoulière emmenèrent la pompe au petit
+trot; et je les vis disparaître au premier tournant,
+suivis de quatre gamins silencieux, écrasant de
+leurs grosses semelles les brindilles de la route
+givrée où je n'osais pas les suivre.</p>
+
+<p>Dans le bourg, il n'y eut plus alors de vivant
+que le café Daniel, où j'entendais sourdement
+monter puis s'apaiser les discussions des buveurs.
+Et, frôlant le mur bas de la grande cour qui
+isolait notre maison du village, j'arrivai un peu
+anxieux de mon retard, à la petite grille.</p>
+
+<p>Elle était entr'ouverte et je vis aussitôt qu'il se
+passait quelque chose d'insolite.</p>
+
+<p>En effet, à la porte de la salle à manger&mdash;la
+plus rapprochée des cinq portes vitrées qui donnaient
+sur la cour&mdash;une femme aux cheveux
+gris, penchée, cherchait à voir au travers des
+rideaux. Elle était petite, coiffée d'une capote de
+velours noir à l'ancienne mode. Elle avait un
+visage maigre et fin, mais ravagé par l'inquiétude;
+et je ne sais quelle appréhension, à sa vue, m'arrêta
+sur la première marche, devant la grille.</p>
+
+<p>&mdash;Où est-il passé? mon Dieu! disait-elle à
+mi-voix. Il était avec moi tout à l'heure. Il a
+déjà fait le tour de la maison. Il s'est peut-être
+sauvé&hellip;</p>
+
+<p>Et, entre chaque phrase, elle frappait au carreau
+trois petits coups à peine perceptibles.</p>
+
+<p>Personne ne venait ouvrir à la visiteuse inconnue.
+Millie, sans doute, avait reçu le chapeau de
+La Gare, et sans rien entendre, au fond de la
+chambre rouge, devant un lit semé de vieux
+rubans et de plumes défrisées, elle cousait,
+décousait, rebâtissait sa médiocre coiffure&hellip; En
+effet, lorsque j'eus pénétré dans la salle à manger,
+immédiatement suivi de la visiteuse, ma mère
+apparut tenant à deux mains sur la tête des fils de
+laiton, des rubans et des plumes, qui n'étaient
+pas encore parfaitement équilibrés&hellip; Elle me sourit,
+de ses yeux bleus fatigués d'avoir travaillé
+à la chute du jour, et s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Regarde! Je t'attendais pour te montrer&hellip;</p>
+
+<p>Mais, apercevant cette femme assise dans le
+grand fauteuil, au fond de la salle, elle s'arrêta,
+déconcertée. Bien vite, elle enleva sa coiffure, et,
+durant toute la scène qui suivit, elle la tint contre
+sa poitrine, renversée comme un nid dans son
+bras droit replié.</p>
+
+<p>La femme à la capote, qui gardait, entre ses genoux,
+un parapluie et un sac de cuir, avait commencé
+de s'expliquer, en balançant légèrement la
+tête et en faisant claquer sa langue comme une
+femme en visite. Elle avait repris tout son aplomb.
+Elle eut même, dès qu'elle parla de son fils, un
+air supérieur et mystérieux qui nous intrigua.</p>
+
+<p>Ils étaient venus tous les deux, en voiture, de
+La Ferté-d'Angillon, à quatorze kilomètres de
+Sainte-Agathe. Veuve&mdash;et fort riche, à ce qu'elle
+nous fit comprendre&mdash;elle avait perdu le cadet
+de ses deux enfants, Antoine, qui était mort un
+soir au retour de l'école, pour s'être baigné avec
+son frère dans un étang malsain. Elle avait décidé
+de mettre l'aîné, Augustin, en pension chez nous
+pour qu'il pût suivre le Cours Supérieur.</p>
+
+<p>Et aussitôt elle fit l'éloge de ce pensionnaire
+qu'elle nous amenait. Je ne reconnaissais plus la
+femme aux cheveux gris, que j'avais vue courbée
+devant la porte, une minute auparavant, avec cet
+air suppliant et hagard de poule qui aurait perdu
+l'oiseau sauvage de sa couvée.</p>
+
+<p>Ce qu'elle contait de son fils avec admiration
+était fort surprenant: il aimait à lui faire plaisir,
+et parfois il suivait le bord de la rivière, jambes
+nues, pendant des kilomètres, pour lui rapporter
+des &oelig;ufs de poules d'eau, de canards sauvages,
+perdus dans les ajoncs&hellip; Il tendait aussi des
+nasses&hellip; L'autre nuit, il avait découvert dans le
+bois une faisane prise au collet&hellip;</p>
+
+<p>Moi qui n'osais plus rentrer à la maison quand
+j'avais un accroc à ma blouse, je regardais
+Millie avec étonnement.</p>
+
+<p>Mais ma mère n'écoutait plus. Elle fit même
+signe à la dame de se taire; et, déposant avec
+précaution son «nid» sur la table, elle se leva
+silencieusement comme pour aller surprendre
+quelqu'un&hellip;</p>
+
+<p>Au-dessus de nous, en effet, dans un réduit où
+s'entassaient les pièces d'artifice noircies du dernier
+Quatorze Juillet, un pas inconnu, assuré,
+allait et venait, ébranlant le plafond, traversait
+les immenses greniers ténébreux du premier
+étage, et se perdait enfin vers les chambres
+d'adjoints abandonnées où l'on mettait sécher le
+tilleul et mûrir les pommes.</p>
+
+<p>&mdash;Déjà, tout à l'heure, j'avais entendu ce bruit
+dans les chambres du bas, dit Millie à mi-voix, et je
+croyais que c'était toi, François, qui étais rentré&hellip;</p>
+
+<p>Personne ne répondit. Nous étions debout tous
+les trois, le c&oelig;ur battant, lorsque la porte des
+greniers qui donnait sur l'escalier de la cuisine
+s'ouvrit; quelqu'un descendit les marches, traversa
+la cuisine, et se présenta dans l'entrée
+obscure de la salle à manger.</p>
+
+<p>&mdash;C'est toi, Augustin? dit la dame.</p>
+
+<p>C'était un grand garçon de dix-sept ans environ.
+Je ne vis d'abord de lui, dans la nuit tombante,
+que son chapeau de feutre paysan coiffé en
+arrière et sa blouse noire sanglée d'une ceinture
+comme en portent les écoliers. Je pus distinguer
+aussi qu'il souriait&hellip;</p>
+
+<p>Il m'aperçut, et, avant que personne eût pu lui
+demander aucune explication:</p>
+
+<p>&mdash;Viens-tu dans la cour? dit-il.</p>
+
+<p>J'hésitai une seconde. Puis, comme Millie ne
+me retenait pas, je pris ma casquette et j'allai
+vers lui. Nous sortîmes par la porte de la cuisine
+et nous allâmes au préau, que l'obscurité envahissait
+déjà. A la lueur de la fin du jour, je
+regardais, en marchant, sa face anguleuse au nez
+droit, à la lèvre duvetée.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, dit-il, j'ai trouvé ça dans ton grenier.
+Tu n'y avais donc jamais regardé?</p>
+
+<p>Il tenait à la main une petite roue en bois
+noirci; un cordon de fusées déchiquetées courait
+tout autour; ç'avait dû être le soleil ou la lune
+au feu d'artifice du Quatorze Juillet.</p>
+
+<p>&mdash;Il y en a deux qui ne sont pas parties: nous
+allons toujours les allumer, dit-il d'un ton tranquille
+et de l'air de quelqu'un qui espère bien
+trouver mieux par la suite.</p>
+
+<p>Il jeta son chapeau par terre et je vis qu'il avait
+les cheveux complètement ras comme un paysan.
+Il me montra les deux fusées avec leurs bouts de
+mèche en papier que la flamme avait coupés,
+noircis, puis abandonnés. Il planta dans le sable
+le moyeu de la roue, tira de sa poche&mdash;à mon
+grand étonnement, car cela nous était formellement
+interdit&mdash;une boîte d'allumettes. Se baissant
+avec précaution, il mit le feu à la mèche.
+Puis, me prenant par la main, il m'entraîna vivement
+en arrière.</p>
+
+<p>Un instant après, ma mère qui sortait sur le
+pas de la porte, avec la mère de Meaulnes, après
+avoir débattu et fixé le prix de pension, vit jaillir
+sous le préau, avec un bruit de soufflet, deux
+gerbes d'étoiles rouges et blanches; et elle put
+m'apercevoir, l'espace d'une seconde, dressé dans
+la lueur magique, tenant par la main le grand
+gars nouveau venu et ne bronchant pas&hellip;</p>
+
+<p>Cette fois encore, elle n'osa rien dire.</p>
+
+<p>Et le soir, au dîner, il y eut, à la table de
+famille, un compagnon silencieux, qui mangeait,
+la tête basse, sans se soucier de nos trois regards
+fixés sur lui.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch2">CHAPITRE II<br />
+<span class="small">APRÈS QUATRE HEURES&hellip;</span></h3>
+
+
+<p>Je n'avais guère été, jusqu'alors, courir dans les
+rues avec les gamins du bourg. Une coxalgie, dont
+j'ai souffert jusque vers cette année 189&hellip;, m'avait
+rendu craintif et malheureux. Je me vois encore
+poursuivant les écoliers alertes dans les ruelles
+qui entouraient la maison, en sautillant misérablement
+sur une jambe&hellip;</p>
+
+<p>Aussi ne me laissait-on guère sortir. Et je me
+rappelle que Millie, qui était très fière de moi, me
+ramena plus d'une fois à la maison, avec force
+taloches, pour m'avoir ainsi rencontré, sautant à
+cloche-pied, avec les garnements du village.</p>
+
+<p>L'arrivée d'Augustin Meaulnes, qui coïncida
+avec ma guérison, fut le commencement d'une vie
+nouvelle.</p>
+
+<p>Avant sa venue, lorsque le cours était fini, à
+quatre heures, une longue soirée de solitude commençait
+pour moi. Mon père transportait le feu du
+poêle de la classe dans la cheminée de notre salle à
+manger; et peu à peu les derniers gamins attardés
+abandonnaient l'école refroidie où roulaient des
+tourbillons de fumée. Il y avait encore quelques
+jeux, des galopades dans la cour; puis la nuit
+venait; les deux élèves qui avaient balayé la
+classe cherchaient sous le hangar leurs capuchons
+et leurs pèlerines, et ils partaient bien vite, leur
+panier au bras, en laissant le grand portail ouvert&hellip;</p>
+
+<p>Alors, tant qu'il y avait une lueur de jour, je
+restais au fond de la mairie, enfermé dans le
+cabinet des archives plein de mouches mortes,
+d'affiches battant au vent, et je lisais assis sur
+une vieille bascule, auprès d'une fenêtre qui donnait
+sur le jardin.</p>
+
+<p>Lorsqu'il faisait noir, que les chiens de la ferme
+voisine commençaient à hurler et que le carreau
+de notre petite cuisine s'illuminait, je rentrais
+enfin. Ma mère avait commencé de préparer le
+repas. Je montais trois marches de l'escalier du
+grenier; je m'asseyais sans rien dire, et, la tête
+appuyée aux barreaux froids de la rampe, je la
+regardais allumer son feu dans l'étroite cuisine où
+vacillait la flamme d'une bougie&hellip;</p>
+
+<p>Mais quelqu'un est venu qui m'a enlevé à tous
+ces plaisirs d'enfant paisible. Quelqu'un a soufflé
+la bougie qui éclairait pour moi le doux visage
+maternel penché sur le repas du soir. Quelqu'un
+a éteint la lampe autour de laquelle nous étions
+une famille heureuse, à la nuit, lorsque mon père
+avait accroché les volets de bois aux portes
+vitrées. Et celui-là, ce fut Augustin Meaulnes,
+que les autres élèves appelèrent bientôt le grand
+Meaulnes.</p>
+
+<p>Dès qu'il fut pensionnaire chez nous, c'est-à-dire
+dès les premiers jours de décembre, l'école
+cessa d'être désertée le soir, après quatre heures.
+Malgré le froid de la porte battante, les cris des
+balayeurs et leurs seaux d'eau, il y avait toujours,
+après le cours, dans la classe, une vingtaine de
+grands élèves, tant de la campagne que du bourg,
+serrés autour de Meaulnes. Et c'étaient de longues
+discussions, des disputes interminables, au milieu
+desquelles je me glissais avec inquiétude et plaisir.</p>
+
+<p>Meaulnes ne disait rien; mais c'était pour lui
+qu'à chaque instant l'un des plus bavards s'avançait
+au milieu du groupe, et, prenant à témoin
+tour à tour chacun de ses compagnons, qui l'approuvaient
+bruyamment, racontait quelque longue
+histoire de maraude, que tous les autres suivaient,
+le bec ouvert, en riant silencieusement.</p>
+
+<p>Assis sur un pupitre, en balançant les jambes,
+Meaulnes réfléchissait. Aux bons moments, il riait
+aussi, mais doucement, comme s'il eût réservé
+ses éclats de rire pour quelque meilleure histoire,
+connue de lui seul. Puis, à la nuit tombante,
+lorsque la lueur des carreaux de la classe n'éclairait
+plus le groupe confus de jeunes gens,
+Meaulnes se levait soudain et, traversant le cercle
+pressé:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, en route! criait-il.</p>
+
+<p>Alors tous le suivaient et l'on entendait leurs
+cris jusqu'à la nuit noire, dans le haut du bourg&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Il m'arrivait maintenant de les accompagner.
+Avec Meaulnes, j'allais à la porte des écuries des
+faubourgs, à l'heure où l'on trait les vaches&hellip;
+Nous entrions dans les boutiques, et, du fond de
+l'obscurité, entre deux craquements de son métier,
+le tisserand disait:</p>
+
+<p>&mdash;Voilà les étudiants!</p>
+
+<p>Généralement, à l'heure du dîner, nous nous
+trouvions tout près du <i>Cours</i>, chez Desnoues, le
+charron, qui était aussi maréchal. Sa boutique
+était une ancienne auberge, avec de grandes
+portes à deux battants qu'on laissait ouvertes. De
+la rue on entendait grincer le soufflet de la forge
+et l'on apercevait à la lueur du brasier, dans ce
+lieu obscur et tintant, parfois des gens de campagne
+qui avaient arrêté leur voiture pour causer
+un instant, parfois un écolier comme nous,
+adossé à une porte, qui regardait sans rien dire.
+Et c'est là que tout commença, environ huit
+jours avant Noël.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch3">CHAPITRE III<br />
+<span class="small">«JE FRÉQUENTAIS LA BOUTIQUE D'UN VANNIER»</span></h3>
+
+
+<p>La pluie était tombée tout le jour, pour ne
+cesser qu'au soir. La journée avait été mortellement
+ennuyeuse. Aux récréations, personne ne
+sortait. Et l'on entendait mon père, M. Seurel,
+crier à chaque minute, dans la classe:</p>
+
+<p>&mdash;Ne sabotez donc pas comme ça, les gamins!</p>
+
+<p>Après la dernière récréation de la journée, ou,
+comme nous disions, après le dernier «quart d'heure»,
+M. Seurel, qui depuis un instant marchait
+le long en large pensivement, s'arrêta, frappa
+un grand coup de règle sur la table, pour faire cesser
+le bourdonnement confus des fins de classe où
+l'on s'ennuie, et, dans le silence attentif, demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Qui est-ce qui ira demain en voiture à
+La Gare avec François, pour chercher M. et M<sup>me</sup>
+Charpentier?</p>
+
+<p>C'étaient mes grands-parents: grand-père
+Charpentier, l'homme au grand burnous de laine
+grise, le vieux garde forestier en retraite, avec
+son bonnet de poil de lapin qu'il appelait son
+képi&hellip; Les petits gamins le connaissaient bien.
+Les matins, pour se débarbouiller, il tirait un seau
+d'eau, dans lequel il barbotait, à la façon des
+vieux soldats en se frottant vaguement la barbiche.
+Un cercle d'enfants, les mains derrière le dos,
+l'observaient avec une curiosité respectueuse&hellip;
+Et ils connaissaient aussi grand'mère Charpentier,
+la petite paysanne, avec sa capote tricotée, parce
+que Millie l'amenait, au moins une fois, dans la
+classe des plus petits.</p>
+
+<p>Tous les ans, nous allions les chercher, quelques
+jours avant Noël, à la Gare, au train de
+4 h. 2. Ils avaient, pour nous voir, traversé tout
+le département, chargés de ballots de châtaignes
+et de victuailles pour Noël enveloppées dans des
+serviettes. Dès qu'ils avaient passé, tous les deux,
+emmitouflés, souriants et un peu interdits, le
+seuil de la maison, nous fermions sur eux toutes
+les portes, et c'était une grande semaine de plaisir
+qui commençait&hellip;</p>
+
+<p>Il fallait pour conduire avec moi la voiture qui
+devait les ramener, il fallait quelqu'un de sérieux
+qui ne nous versât pas dans un fossé, et d'assez
+débonnaire aussi, car le grand-père Charpentier
+jurait facilement et la grand-mère était un peu
+bavarde.</p>
+
+<p>A la question de M. Seurel, une dizaine de voix
+répondirent, criant ensemble:</p>
+
+<p>&mdash;Le grand Meaulnes! le grand Meaulnes!</p>
+
+<p>Mais M. Seurel fit semblant de ne pas entendre.</p>
+
+<p>Alors ils crièrent:</p>
+
+<p>&mdash;Fromentin!</p>
+
+<p>D'autres:</p>
+
+<p>&mdash;Jasmin Delouche!</p>
+
+<p>Le plus jeune des Roy, qui allait aux champs
+monté sur sa truie au triple galop, criait:
+«Moi! Moi!», d'une voix perçante.</p>
+
+<p>Dutremblay et Moucheb&oelig;uf se contentaient de
+lever timidement la main.</p>
+
+<p>J'aurais voulu que ce fût Meaulnes. Ce petit
+voyage en voiture à âne serait devenu un événement
+plus important. Il le désirait aussi, mais
+il affectait de se taire dédaigneusement. Tous les
+grands élèves s'étaient assis comme lui sur la
+table, à revers, les pieds sur le banc, ainsi que
+nous faisions dans les moments de grand répit
+et de réjouissance. Coffin, sa blouse relevée et
+roulée autour de la ceinture, embrassait la colonne
+de fer qui soutenait la poutre de la classe et commençait
+de grimper en signe d'allégresse. Mais
+M. Seurel refroidit tout le monde en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Allons! Ce sera Moucheb&oelig;uf.</p>
+
+<p>Et chacun regagna sa place en silence.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>A quatre heures, dans la grande cour glacée,
+ravinée par la pluie, je me trouvai seul avec
+Meaulnes. Tous deux, sans rien dire, nous regardions
+le bourg luisant que séchait la bourrasque.
+Bientôt, le petit Coffin, en capuchon, un morceau
+de pain à la main, sortit de chez lui et, rasant
+les murs, se présenta en sifflant à la porte du
+charron. Meaulnes ouvrit le portail, le héla et,
+tous les trois, un instant après, nous étions installés
+au fond de la boutique rouge et chaude,
+brusquement traversée par de glacials coups de
+vent: Coffin et moi, assis auprès de la forge, nos
+pieds boueux dans les copeaux blancs; Meaulnes,
+les mains aux poches, silencieux, adossé au
+battant de la porte d'entrée. De temps à autre,
+dans la rue, passait une dame de village, la tête
+baissée à cause du vent, qui revenait de chez le
+boucher, et nous levions le nez pour regarder qui
+c'était.</p>
+
+<p>Personne ne disait rien. Le maréchal et son
+ouvrier, l'un soufflant la forge, l'autre battant le
+fer, jetaient sur le mur de grandes ombres brusques&hellip;
+Je me rappelle ce soir-là comme un des
+grands soirs de mon adolescence. C'était en moi un
+mélange de plaisir et d'anxiété: je craignais que
+mon compagnon ne m'enlevât cette pauvre joie
+d'aller à La Gare en voiture; et pourtant j'attendais
+de lui, sans oser me l'avouer, quelque entreprise
+extraordinaire qui vînt tout bouleverser.</p>
+
+<p>De temps à autre, le travail paisible et régulier
+de la boutique s'interrompait pour un instant. Le
+maréchal laissait à petits coups pesants et clairs
+retomber son marteau sur l'enclume. Il regardait,
+en l'approchant de son tablier de cuir, le morceau
+de fer qu'il avait travaillé. Et, redressant la tête,
+il nous disait, histoire de souffler un peu:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, ça va, la jeunesse?</p>
+
+<p>L'ouvrier restait la main en l'air à la chaîne
+du soufflet, mettait son poing gauche sur la hanche
+et nous regardait en riant.</p>
+
+<p>Puis le travail sourd et bruyant reprenait.</p>
+
+<p>Durant une de ces pauses, on aperçut, par la
+porte battante, Millie dans le grand vent, serrée
+dans un fichu, qui passait chargée de petits
+paquets.</p>
+
+<p>Le maréchal demanda:</p>
+
+<p>&mdash;C'est-il que M. Charpentier va bientôt venir?</p>
+
+<p>&mdash;Demain, répondis-je, avec ma grand'mère,
+j'irai les chercher en voiture au train de 4 h. 2.</p>
+
+<p>&mdash;Dans la voiture à Fromentin, peut-être?</p>
+
+<p>Je répondis bien vite:</p>
+
+<p>&mdash;Non, dans celle du père Martin.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! alors, vous n'êtes pas revenus.</p>
+
+<p>Et tous les deux, son ouvrier et lui, se prirent
+à rire.</p>
+
+<p>L'ouvrier fit remarquer, lentement, pour dire
+quelque chose:</p>
+
+<p>&mdash;Avec la jument de Fromentin on aurait pu
+aller les chercher à Vierzon. Il y a une heure
+d'arrêt. C'est à quinze kilomètres. On aurait été
+de retour avant même que l'âne à Martin fût
+attelé.</p>
+
+<p>&mdash;Çà, dit l'autre, c'est une jument qui marche!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Et je crois bien que Fromentin la prêterait
+facilement.</p>
+
+<p>La conversation finit là. De nouveau la boutique
+fut un endroit plein d'étincelles et de bruit, où
+chacun ne pensa que pour soi.</p>
+
+<p>Mais lorsque l'heure fut venue de partir et que
+je me levai pour faire signe au grand Meaulnes,
+il ne m'aperçut pas d'abord. Adossé à la porte et
+la tête penchée, il semblait profondément absorbé
+par ce qui venait d'être dit. En le voyant ainsi,
+perdu dans ses réflexions, regardant, comme à
+travers des lieus de brouillard, ces gens paisibles
+qui travaillaient, je pensai soudain à cette image
+de <i>Robinson Crusoé</i>, où l'on voit l'adolescent
+anglais, avant son grand départ, «fréquentant
+la boutique d'un vannier»&hellip;</p>
+
+<p>Et j'y ai souvent repensé depuis.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch4">CHAPITRE IV<br />
+<span class="small">L'ÉVASION</span></h3>
+
+
+<p>A une heure de l'après-midi, le lendemain,
+la classe du Cours supérieur est claire, au milieu
+du paysage gelé, comme une barque sur l'Océan.
+On n'y sent pas la saumure ni le cambouis, comme
+sur un bateau de pêche, mais les harengs grillés
+sur le poêle et la laine roussie de ceux qui, en
+rentrant, se sont chauffés de trop près.</p>
+
+<p>On a distribué, car la fin de l'année approche,
+les cahiers de compositions. Et, pendant que
+M. Seurel écrit au tableau l'énoncé des problèmes,
+un silence imparfait s'établit, mêlé de conversations
+à voix basse, coupé de petits cris étouffés et
+de phrases dont on ne dit que les premiers mots
+pour effrayer son voisin:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur! Un tel me&hellip;</p>
+
+<p>M. Seurel, en copiant ses problèmes, pense à
+autre chose. Il se retourne de temps à autre, en
+regardant tout le monde d'un air à la fois sévère
+et absent. Et ce remue-ménage sournois cesse
+complètement, une seconde, pour reprendre ensuite,
+tout doucement d'abord, comme un ronronnement.</p>
+
+<p>Seul, au milieu de cette agitation, je me tais.
+Assis au bout d'une des tables de la division des
+plus jeunes, près des grandes vitres, je n'ai qu'à
+me redresser un peu pour apercevoir le jardin, le
+ruisseau dans le bas, puis les champs.</p>
+
+<p>De temps à autre, je me soulève sur la pointe
+des pieds et je regarde anxieusement du côté de
+la ferme de la Belle-Étoile. Dès le début de la
+classe, je me suis aperçu que Meaulnes n'était
+pas rentré après la récréation de midi. Son voisin
+de table a bien dû s'en apercevoir aussi. Il n'a
+rien dit encore, préoccupé par sa composition.
+Mais, dès qu'il aura levé la tête, la nouvelle
+courra par toute la classe, et quelqu'un, comme
+c'est l'usage, ne manquera par de crier à haute
+voix les premiers mots de la phrase:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur! Meaulnes&hellip;</p>
+
+<p>Je sais que Meaulnes est parti. Plus exactement,
+je le soupçonne de s'être échappé. Sitôt le déjeuner
+terminé, il a dû sauter le petit mur et filer à
+travers champs, en passant le ruisseau à la Vieille-Planche,
+jusqu'à la Belle-Étoile. Il aura demandé
+la jument pour aller chercher M. et M<sup>me</sup> Charpentier.
+Il fait atteler en ce moment.</p>
+
+<p>La Belle-Étoile est, là-bas, de l'autre côté du
+ruisseau, sur le versant de la côte, une grande
+ferme, que les ormes, les chênes de la cour et les
+haies vives cachent en été. Elle est placée sur un
+petit chemin qui rejoint d'un côté la route de La
+Gare, de l'autre un faubourg du pays. Entourée
+de hauts murs soutenus par des contreforts dont
+le pied baigne dans le fumier, la grande bâtisse
+féodale est au mois de juin enfouie sous les
+feuilles, et, de l'école, on entend seulement, à la
+tombée de la nuit, le roulement des charrois et
+les cris des vachers. Mais aujourd'hui, j'aperçois
+par la vitre, entre les arbres dépouillés, le haut
+mur grisâtre de la cour, la porte d'entrée, puis,
+entre des tronçons de haie, un bande du chemin
+blanchi de givre, parallèle au ruisseau, qui mène
+à la route de La Gare.</p>
+
+<p>Rien ne bouge encore dans ce clair paysage
+d'hiver. Rien n'est changé encore.</p>
+
+<p>Ici, M. Seurel achève de copier le deuxième
+problème. Il en donne trois d'habitude. Si
+aujourd'hui par hasard, il n'en donnait que
+deux&hellip; Il remonterait aussitôt dans sa chaire
+et s'apercevait de l'absence de Meaulnes. Il
+enverrait pour le chercher à travers le bourg
+deux gamins qui parviendraient certainement
+à le découvrir avant que la jument ne soit
+attelée&hellip;</p>
+
+<p>M. Seurel, le deuxième problème copié, laisse
+un instant retomber son bras fatigué&hellip; Puis, à
+mon grand soulagement, il va à la ligne et
+recommence à écrire en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Ceci, maintenant, n'est plus qu'un jeu
+d'enfant!</p>
+
+<p>&hellip; Deux petits traits noirs, qui dépassaient le
+mur de la Belle-Étoile et qui devaient être les
+deux brancards dressés d'une voiture, ont disparu.
+Je suis sûr maintenant qu'on fait là-bas les préparatifs
+du départ de Meaulnes. Voici la jument
+qui passe la tête et le poitrail entre les deux
+pilastres de l'entrée, puis s'arrête, tandis qu'on
+fixe sans doute, à l'arrière de la voiture un
+second siège pour les voyageurs que Meaulnes
+prétend ramener. Enfin tout l'équipage sort lentement
+de la cour, disparaît un instant derrière
+la haie, et repasse avec la même lenteur sur le
+bout de chemin blanc qu'on aperçoit entre deux
+tronçons de la clôture. Je reconnais alors, dans
+cette forme noire qui tient les guides, un coude
+nonchalamment appuyé sur le côté de la voiture,
+à la façon paysanne, mon compagnon Augustin
+Meaulnes.</p>
+
+<p>Un instant encore tout disparaît derrière la
+haie. Deux hommes qui sont restés au portail de
+la Belle-Étoile, à regarder partir la voiture, se
+concertent maintenant avec une animation croissante.
+L'un d'eux ce décide enfin à mettre sa
+main en porte-voix près de sa bouche et à appeler
+Meaulnes, puis à courir quelques pas, dans sa
+direction, sur le chemin&hellip; Mais alors, dans la
+voiture qui est lentement arrivée sur la route de
+La Gare et que du petit chemin on ne doit plus
+apercevoir, Meaulnes change soudain d'attitude.
+Un pied sur le devant, dressé comme un conducteur
+de char romain, secouant à deux mains les
+guides, il lance sa bête à fond de train et disparaît
+en un instant de l'autre côté de la montée.
+Sur le chemin, l'homme qui appelait s'est repris à
+courir; l'autre s'est lancé au galop à travers
+champs et semble venir vers nous.</p>
+
+<p>En quelques minutes, et au moment même où
+M. Seurel, quittant le tableau, se frotte les
+mains pour en enlever la craie, au moment où
+trois voix à la fois crient du fond de la classe:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur! Le grand Meaulnes est parti!</p>
+
+<p>L'homme en blouse bleue est à la porte, qu'il
+ouvre soudain toute grande, et, levant son
+chapeau, il demande sur le seuil:</p>
+
+<p>&mdash;Excusez-moi, monsieur, c'est-il vous qui
+avez autorisé cet élève à demander la voiture
+pour aller à Vierzon chercher vos parents? Il
+nous est venu des soupçons&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Mais pas du tout! répond M. Seurel.</p>
+
+<p>Et aussitôt c'est dans la classe un désarroi
+effroyable. Les trois premiers, près de la sortie,
+ordinairement chargés de pourchasser à coups de
+pierres les chèvres ou les porcs qui viennent
+brouter dans la cour les <i>corbeilles d'argent</i>, se
+sont précipités à la porte. Au violent piétinement
+de leurs sabots ferrés sur les dalles de l'école a
+succédé, dehors, le bruit étouffé de leurs pas
+précipités qui mâchent le sable de la cour et
+dérapent au virage de la petite grille ouverte sur
+la route. Tout le reste de la classe s'entasse aux
+fenêtres du jardin. Certains ont grimpé sur les
+tables pour mieux voir&hellip;</p>
+
+<p>Mais il est trop tard. Le grand Meaulnes s'est
+évadé.</p>
+
+<p>&mdash;Tu iras tout de même à La Gare avec Moucheb&oelig;uf,
+me dit M. Seurel. Meaulnes ne connaît
+pas le chemin de Vierzon. Il se perdra aux
+carrefours. Il ne sera pas au train pour trois
+heures.</p>
+
+<p>Sur le seuil de la petite classe, Millie tend le
+cou pour demander:</p>
+
+<p>&mdash;Mais qu'y a-t-il donc?</p>
+
+<p>Dans la rue du bourg, les gens commencent à
+s'attrouper. Le paysan est toujours là, immobile,
+entêté, son chapeau à la main, comme quelqu'un
+qui demande justice.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch5">CHAPITRE V<br />
+<span class="small">LA VOITURE QUI REVIENT</span></h3>
+
+
+<p>Lorsque j'eus ramené de La Gare les grands-parents,
+lorsqu'après le dîner, assis devant la
+haute cheminée, ils commencèrent à raconter par
+le menu détail tout ce qui leur était arrivé
+depuis les dernières vacances, je m'aperçus bientôt
+que je ne les écoutais pas.</p>
+
+<p>La petite grille de la cour était tout près de la
+porte de la salle à manger. Elle grinçait en
+s'ouvrant. D'ordinaire, au début de la nuit, pendant
+nos veillées de campagne, j'attendais secrètement
+ce grincement de la grille. Il était suivi
+d'un bruit de sabots claquant ou s'essuyant sur
+le seuil, parfois d'un chuchotement comme de
+personnes qui se concertent avant d'entrer. Et
+l'on frappait. C'était un voisin, les institutrices,
+quelqu'un enfin qui venait nous distraire de la
+longue veillée.</p>
+
+<p>Or, ce soir-là, je n'avais plus rien à espérer du
+dehors, puisque tous ceux que j'aimais étaient
+réunis dans notre maison; et pourtant je ne
+cessais d'épier tous les bruits de la nuit et
+d'attendre qu'on ouvrît notre porte.</p>
+
+<p>Le vieux grand-père, avec son air broussailleux
+de grand berger gascon, ses deux pieds lourdement
+posés devant lui, son bâton entre les
+jambes, inclinant l'épaule pour cogner sa pipe
+contre son soulier, était là. Il approuvait de ses
+yeux mouillés et bons ce que disait la grand'mère,
+de son voyage et de ses poules et de ses
+voisins et des paysans qui n'avaient pas encore
+payé leur fermage. Mais je n'étais plus avec
+eux.</p>
+
+<p>J'imaginais le roulement de voiture qui s'arrêterait
+soudain devant la porte. Meaulnes sauterait
+de la carriole et entrerait comme si rien ne
+s'était passé&hellip; Ou peut-être irait-il d'abord reconduire
+la jument à la Belle-Étoile; et j'entendrais
+bientôt son pas sonner sur la route et la grille
+s'ouvrir&hellip;</p>
+
+<p>Mais rien. Le grand-père regardait fixement
+devant lui et ses paupières en battant s'arrêtaient
+longuement sur ses yeux comme à l'approche du
+sommeil. La grand'mère répétait avec embarras
+sa dernière phrase, que personne n'écoutait.</p>
+
+<p>&mdash;C'est de ce garçon que vous êtes en peine?
+dit-elle enfin.</p>
+
+<p>A La Gare, en effet, je l'avais questionnée
+vainement. Elle n'avait vu personne, à l'arrêt de
+Vierzon, qui ressemblât au grand Meaulnes. Mon
+compagnon avait dû s'attarder en chemin. Sa
+tentative était manquée. Pendant le retour, en
+voiture, j'avais ruminé ma déception, tandis que
+ma grand'mère causait avec Moucheb&oelig;uf. Sur la
+route blanchie de givre, les petits oiseaux tourbillonnaient
+autour des pieds de l'âne trottinant.
+De temps à autre, sur le grand calme de l'après-midi
+gelé, montait l'appel lointain d'une bergère
+ou d'un gamin hélant son compagnon d'un bosquet
+de sapins à l'autre. Et chaque fois, ce long
+cri sur les coteaux déserts me faisait tressaillir,
+comme si c'eût été la voix de Meaulnes me conviant
+à le suivre au loin&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Tandis que je repassais tout cela dans mon
+esprit, l'heure arriva de se coucher. Déjà le
+grand-père était entré dans la chambre rouge, la
+chambre-salon, tout humide et glacée d'être
+close depuis l'autre hiver. On avait enlevé, pour
+qu'il s'y installât, les têtières en dentelle des fauteuils,
+relevé les tapis et mis de côté les objets
+fragiles. Il avait posé son bâton sur un chaise,
+ses gros souliers sous un fauteuil; il venait de
+souffler sa bougie, et nous étions debout, nous
+disant bonsoir, prêts à nous séparer pour la
+nuit, lorsqu'un bruit de voitures nous fit taire.</p>
+
+<p>On eût dit deux équipages se suivant lentement
+au très petit trot. Cela ralentit le pas et
+finalement vint s'arrêter sous la fenêtre de la
+salle à manger qui donnait sur la route, mais
+qui était condamnée.</p>
+
+<p>Mon père avait pris la lampe et, sans attendre,
+il ouvrait la porte qu'on avait déjà fermée à clef.
+Puis, poussant la grille, s'avançant sur le bord des
+marches, il leva la lumière au-dessus de sa tête
+pour voir ce qui se passait.</p>
+
+<p>C'étaient bien deux voitures arrêtées, le cheval
+de l'une attaché derrière l'autre. Un homme avait
+sauté à terre et hésitait&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;C'est ici la mairie? dit-il en s'approchant?
+Pourriez-vous m'indiquer M. Fromentin, métayer
+à la Belle-Étoile? J'ai trouvé sa voiture et sa
+jument qui s'en allaient sans conducteur, le long
+d'un chemin près de la route de Saint-Loup-des-Bois.
+Avec mon falot, j'ai pu voir son nom et son
+adresse sur la plaque. Comme c'était sur mon
+chemin, j'ai ramené son attelage par ici, afin
+d'éviter des accidents, mais ça m'a rudement
+retardé quand même.</p>
+
+<p>Nous étions là, stupéfaits. Mon père s'approcha.
+Il éclaira la carriole avec sa lampe.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a aucune trace de voyageur, poursuivit
+l'homme. Pas même une couverture. La bête
+est fatiguée; elle boitille un peu.</p>
+
+<p>Je m'étais approché jusqu'au premier rang et
+je regardais avec les autres cet attelage perdu
+qui nous revenait, telle une épave qu'eût ramenée
+la haute mer&mdash;la première épave et la dernière,
+peut-être, de l'aventure de Meaulnes.</p>
+
+<p>&mdash;Si c'est trop loin, chez Fromentin, dit
+l'homme, je vais vous laisser la voiture. J'ai
+perdu beaucoup de temps et l'on doit s'inquiéter,
+chez moi.</p>
+
+<p>Mon père accepta. De cette façon nous pourrions
+dès ce soir reconduire l'attelage à la Belle-Étoile
+sans dire ce qui s'était passé. Ensuite, on
+déciderait de ce qu'il faudrait raconter aux gens
+du pays et écrire à la mère de Meaulnes&hellip; Et
+l'homme fouetta sa bête, en refusant le verre de
+vin que nous lui offrions.</p>
+
+<p>Du fond de sa chambre où il avait rallumé la
+bougie, tandis que nous rentrions sans rien dire
+et que mon père conduisait la voiture à la
+ferme, mon grand-père appelait:</p>
+
+<p>&mdash;Alors? Est-il rentré, ce voyageur?</p>
+
+<p>Les femmes se concertèrent du regard, une
+seconde:</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, il a été chez sa mère. Allons, dors.
+Ne t'inquiète pas!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, tant mieux. C'est bien ce que je
+pensais, dit-il.</p>
+
+<p>Et, satisfait, il éteignit sa lumière et se tourna
+dans son lit pour dormir.</p>
+
+<p>Ce fut la même explication que nous donnâmes
+aux gens du bourg. Quant à la mère du fugitif, il
+fut décidé qu'on attendrait pour lui écrire. Et
+nous gardâmes pour nous seuls notre inquiétude
+qui dura trois grands jours. Je vois encore mon
+père rentrant de la ferme vers onze heures, sa
+moustache mouillée par la nuit, discutant avec
+Millie d'une voix très basse, angoissée et colère&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch6">CHAPITRE VI<br />
+<span class="small">ON FRAPPE AU CARREAU</span></h3>
+
+
+<p>Le quatrième jour fut un des plus froids de
+cet hiver-là. De grand matin, les premiers arrivés
+dans la cour se réchauffaient en glissant autour
+du puits. Ils attendaient que le poêle fût allumé
+dans l'école pour s'y précipiter.</p>
+
+<p>Derrière le portail, nous étions plusieurs à
+guetter la venue des gars de la campagne. Ils
+arrivaient tout éblouis encore d'avoir traversé des
+paysages de givre, d'avoir vu les étangs glacés,
+les taillis où les lièvres détalent&hellip; Il y avait dans
+leurs blouses un goût de foin et d'écurie qui
+alourdissait l'air de la classe, quand ils se pressaient
+autour du poêle rouge. Et, ce matin-là, l'un
+d'eux avait apporté dans un panier un écureuil
+gelé qu'il avait découvert en route. Il essayait, je
+me souviens, d'accrocher par ses griffes, au
+poteau du préau, la longue bête raidie&hellip;</p>
+
+<p>Puis la pesante classe d'hiver commença&hellip;</p>
+
+<p>Un coup brusque au carreau nous fit lever la
+tête. Dressé contre la porte, nous aperçûmes
+le grand Meaulnes secouant avant d'entrer
+le givre de sa blouse, la tête haute et comme
+ébloui!</p>
+
+<p>Les deux élèves du banc le plus rapproché de
+la porte se précipitèrent pour l'ouvrir: il y eut à
+l'entrée comme un vague conciliabule, que nous
+n'entendîmes pas, et le fugitif se décida enfin à
+pénétrer dans l'école.</p>
+
+<p>Cette bouffée d'air frais venue de la cour
+déserte, les brindilles de paille qu'on voyait accrochées
+aux habits du grand Meaulnes, et surtout
+son air de voyageur fatigué, affamé, mais émerveillé,
+tout cela fit passer en nous un étrange
+sentiment de plaisir et de curiosité.</p>
+
+<p>M. Seurel était descendu du petit bureau à
+deux marches où il était en train de nous faire la
+dictée, et Meaulnes marchait vers lui d'un air
+agressif. Je me rappelle combien je le trouvai beau,
+à cet instant, le grand compagnon, malgré son air
+épuisé et ses yeux rougis par les nuits passées au
+dehors, sans doute.</p>
+
+<p>Il s'avança jusqu'à la chaire et dit, du ton
+très assuré de quelqu'un qui rapporte un renseignement:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis rentré, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Je le vois bien, répondit M. Seurel, en le
+considérant avec curiosité&hellip; Allez vous asseoir à
+votre place.</p>
+
+<p>Le gars se retourna vers nous, le dos un peu
+courbé, souriant d'un air moqueur, comme font
+les grands élèves indisciplinés lorsqu'ils sont punis,
+et, saisissant d'une main le bout de la table, il se
+laissa glisser sur son banc.</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez prendre un livre que je vais vous
+indiquer, dit le maître&mdash;toutes les têtes étaient
+alors tournées vers Meaulnes&mdash;pendant que vos
+camarades finiront la dictée.</p>
+
+<p>Et la classe reprit comme auparavant. De temps
+à autre le grand Meaulnes se tournait de mon
+côté, puis il regardait par les fenêtres, d'où l'on
+apercevait le jardin blanc, cotonneux, immobile,
+et les champs déserts, ou parfois descendait un
+corbeau. Dans la classe, la chaleur était lourde,
+auprès du poêle rougi. Mon camarade, la tête dans
+les mains, s'accouda pour lire: à deux reprises
+je vis ses paupières se fermer et je crus qu'il
+allait s'endormir.</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais aller me coucher, monsieur, dit-il
+enfin, en levant le bras à demi. Voici trois nuits
+que je ne dors pas.</p>
+
+<p>&mdash;Allez! dit M. Seurel, désireux surtout
+d'éviter un incident.</p>
+
+<p>Toutes les têtes levées, toutes les plumes en
+l'air, à regret nous le regardâmes partir, avec sa
+blouse fripée dans le dos et ses souliers terreux.</p>
+
+<p>Que la matinée fut lente à traverser! Aux
+approches de midi, nous entendîmes là-haut,
+dans la mansarde, le voyageur s'apprêter pour
+descendre. Au déjeuner, je le retrouvai assis
+devant le feu, près des grands-parents interdits,
+pendant qu'aux douze coups de l'horloge, les
+grands élèves et les gamins éparpillés dans la
+cour neigeuse filaient comme des ombres devant
+la porte de la salle à manger.</p>
+
+<p>De ce déjeuner je ne me rappelle qu'un grand
+silence et une grande gêne. Tout était glacé: la
+toile cirée sans nappe, le vin froid dans les verres,
+le carreau rougi sur lequel nous posions les
+pieds&hellip; On avait décidé, pour ne pas le pousser
+à la révolte, de ne rien demander au fugitif.
+Et il profita de cette trêve pour ne pas dire un
+mot.</p>
+
+<p>Enfin, le dessert terminé, nous pûmes tous les
+deux bondir dans la cour. Cour d'école, après
+midi, où les sabots avaient enlevé la neige&hellip;
+cour noircie où le dégel faisait dégoutter les toits
+du préau&hellip; cour pleine de jeux et de cris perçants!
+Meaulnes et moi, nous longeâmes en courant les
+bâtiments. Déjà deux ou trois de nos amis du
+bourg laissaient la partie et accouraient vers nous
+en criant de joie, faisant gicler la boue sous leurs
+sabots, les mains aux poches, le cache-nez déroulé.
+Mais mon compagnon se précipita dans la grande
+classe, où je le suivis, et referma la porte vitrée
+juste à temps pour supporter l'assaut de ceux qui
+nous poursuivaient. Il y eut un fracas clair et
+violent de vitres secouées, de sabots claquant sur
+le seuil; une poussée qui fit plier la tige de fer
+maintenant les deux battants de la porte; mais
+déjà Meaulnes, au risque de se blesser à son anneau
+brisé, avait tourné la petite clef qui fermait la serrure.</p>
+
+<p>Nous avions accoutumé de juger très vexante
+une pareille conduite. En été, ceux qu'on laissait
+ainsi à la porte couraient au galop dans le
+jardin et parvenaient souvent à grimper par une
+fenêtre avant qu'on eût pu les fermer toutes. Mais
+nous étions en décembre et tout était clos. Un
+instant on fit au dehors des pesées sur la porte;
+on nous cria des injures; puis, un à un, ils tournèrent
+le dos et s'en allèrent, la tête basse, en
+rajustant leurs cache-nez.</p>
+
+<p>Dans la classe qui sentait les châtaignes et la
+piquette, il n'y avait que deux balayeurs, qui
+déplaçaient les tables. Je m'approchai du poêle
+pour m'y chauffer paresseusement en attendant
+la rentrée, tandis qu'Augustin Meaulnes cherchait
+dans le bureau du maître et dans les pupitres. Il
+découvrit bientôt un petit atlas, qu'il se mit à
+étudier avec passion debout sur l'estrade, les
+coudes sur le bureau, la tête entre les mains.</p>
+
+<p>Je me disposais à aller près de lui; je lui aurais
+mis la main sur l'épaule et nous aurions sans
+doute suivi ensemble sur la carte le trajet qu'il
+avait fait, lorsque soudain la porte de communication
+avec la petite classe s'ouvrit toute battante
+sous une violente poussée, et Jasmin Delouche,
+suivi d'un gars du bourg et de trois autres de la
+campagne, surgit avec un cri de triomphe. Une
+des fenêtres de la petite classe était sans doute
+mal fermée ils avaient dû la pousser et sauter
+par là.</p>
+
+<p>Jasmin Delouche, encore qu'assez petit, était
+l'un des plus âgés du Cours Supérieur. Il était fort
+jaloux du grand Meaulnes, bien qu'il se donnait
+comme son ami. Avant l'arrivée de notre pensionnaire,
+c'était lui, Jasmin, le coq de la classe. Il
+avait une figure pâle, assez fade, et les cheveux
+pommadés. Fils unique de la veuve Delouche,
+aubergiste, il faisait l'homme; il répétait avec
+vanité ce qu'il entendait dire aux joueurs de billard,
+aux buveurs de vermouth.</p>
+
+<p>A son entrée, Meaulnes leva la tête et, les sourcils
+froncés, cria aux gars qui se précipitaient sur
+le poêle, en se bousculant:</p>
+
+<p>&mdash;On ne peut donc pas être tranquille une
+minute, ici!</p>
+
+<p>&mdash;Si tu n'es pas content, il fallait rester où tu
+étais, répondit, sans lever la tête, Jasmin Delouche
+qui se sentait appuyé par ses compagnons.</p>
+
+<p>Je pense qu'Augustin était dans cet état de
+fatigue où la colère monte et vous surprend sans
+qu'on puisse la contenir.</p>
+
+<p>&mdash;Toi, dit-il, en se redressant et en fermant
+son livre, un peu pâle, tu vas commencer par
+sortir d'ici!</p>
+
+<p>L'autre ricana:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! cria-t-il. Parce que tu es resté trois
+jours échappé, tu crois que tu vas être le maître
+maintenant?</p>
+
+<p>Et, associant les autres à sa querelle:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas toi qui nous fera sortir, tu
+sais!</p>
+
+<p>Mais déjà Meaulnes était sur lui. Il y eut d'abord
+une bousculade; les manches des blouses craquèrent
+et se décousirent. Seul, Martin, un des
+gars de la campagne entrés avec Jasmin, s'interposa:</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas te laisser! dit-il, les narines gonflées,
+secouant la tête comme un bélier.</p>
+
+<p>D'une poussée violente, Meaulnes le jeta, titubant,
+les bras ouverts, au milieu de la classe;
+puis, saisissant d'une main Delouche par le cou,
+de l'autre ouvrant la porte, il tenta de le jeter
+dehors. Jasmin s'agrippait aux tables et traînait
+les pieds sur les dalles, faisant crisser ses
+souliers ferrés, tandis que Martin, ayant repris
+son équilibre revenait à pas comptés, la tête
+en avant, furieux. Meaulnes lâcha Delouche pour
+se colleter avec cet imbécile, et il allait peut-être
+se trouver en mauvaise posture, lorsque la
+porte des appartements s'ouvrit à demi. M. Seurel
+parut la tête tournée vers la cuisine, terminant,
+avant d'entrer, une conversation avec quelqu'un&hellip;</p>
+
+<p>Aussitôt la bataille s'arrêta. Les uns se rangèrent
+autour du poêle, la tête basse, ayant évité
+jusqu'au bout de prendre parti. Meaulnes s'assit
+à sa place, le haut de ses manches décousu et
+défroncé. Quant à Jasmin, tout congestionné, on
+l'entendit crier durant les quelques secondes
+qui précédèrent le coup de règle du début de la
+classe:</p>
+
+<p>&mdash;Il ne peut plus rien supporter maintenant.
+Il fait le malin. Il s'imagine peut-être qu'on ne
+sait pas où il a été!</p>
+
+<p>&mdash;Imbécile! Je ne le sais pas moi-même, répondit
+Meaulnes, dans le silence déjà grand.</p>
+
+<p>Puis, haussant les épaules, la tête dans les
+mains, il se mit à apprendre ses leçons.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch7">CHAPITRE VII<br />
+<span class="small">LE GILET DE SOIE</span></h3>
+
+
+<p>Notre chambre était, comme je l'ai dit, une
+grande mansarde. A moitié mansarde, à moitié
+chambre. Il y avait des fenêtres aux autres logis
+d'adjoints; on ne sait pourquoi celui-ci était
+éclairé par une lucarne. Il était impossible de
+fermer complètement la porte, qui frottait sur le
+plancher. Lorsque nous y montions, le soir, abritant
+de la main notre bougie que menaçaient tous
+les courants d'air de la grande demeure, chaque
+fois nous essayions de fermer cette porte, chaque
+fois nous étions obligés d'y renoncer. Et, toute le
+nuit, nous sentions autour de nous, pénétrant
+jusque dans notre chambre, le silence des trois
+greniers.</p>
+
+<p>C'est là que nous nous retrouvâmes, Augustin et
+moi, le soir de ce même jour d'hiver.</p>
+
+<p>Tandis qu'en un tour de main j'avais quitté
+tous mes vêtements et les avais jetés en tas sur
+une chaise au chevet de mon lit, mon compagnon,
+sans rien dire, commençait lentement à se déshabiller.
+Du lit de fer aux rideaux de cretonne décorés
+de pampres, où j'étais monté déjà, je le
+regardais faire. Tantôt il s'asseyait sur son lit
+bas et sans rideaux. Tantôt il se levait et marchait
+de long en large, tout en se dévêtant. La
+bougie, qu'il avait posée sur une petite table
+d'osier tressée par des bohémiens, jetait sur le
+mur son ombre errante et gigantesque.</p>
+
+<p>Tout au contraire de moi, il pliait et rangeait,
+d'un air distrait et amer, mais avec soin, ses
+habits d'écolier. Je le revois plaquant sur une
+chaise sa lourde ceinture; pliant sur le dossier
+sa blouse noire extraordinairement fripée et salie;
+retirant une espèce de paletot gros bleu qu'il
+avait sous sa blouse, et se penchant en me tournant
+le dos, pour l'étaler sur le pied de son lit&hellip;
+Mais lorsqu'il se redressa et se retourna vers moi,
+je vis qu'il portait, au lieu du petit gilet à boutons
+de cuivre, qui était d'uniforme sous le paletot, un
+étrange gilet de soie, très ouvert, que fermait dans
+le bas un rang serré de petits boutons de nacre.</p>
+
+<p>C'était un vêtement d'une fantaisie charmante,
+comme devaient en porter les jeunes gens qui
+dansaient avec nos grand'mères, dans les bals de
+mil huit cent trente.</p>
+
+<p>Je me rappelle, en cet instant, le grand écolier
+paysan, nu-tête, car il avait soigneusement posé
+sa casquette sur ses autres habits&mdash;visage si
+jeune, si vaillant et si durci déjà. Il avait repris
+sa marche à travers la chambre lorsqu'il se mit
+à déboutonner cette pièce mystérieuse d'un costume
+qui n'était pas le sien. Et il était étrange de
+le voir, en bras de chemise, avec son pantalon
+trop court, ses souliers boueux, mettant la main
+sur ce gilet de marquis.</p>
+
+<p>Dès qu'il l'eut touché, sortant brusquement de sa
+rêverie il tourna la tête vers moi et me regarda
+d'un &oelig;il inquiet. J'avais un peu envie de rire.
+Il sourit en même temps que moi et son visage
+s'éclaira.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dis-moi ce que c'est, fis-je, enhardi, à
+voix basse. Où l'as-tu pris?</p>
+
+<p>Mais son sourire s'éteignit aussitôt. Il passa
+deux fois sur ses cheveux ras sa main lourde, et
+tout soudain, comme quelqu'un qui ne peut plus
+résister à son désir, il réendossa sur le fin jabot
+sa vareuse qu'il boutonna solidement et sa blouse
+fripée; puis il hésita un instant, en me regardant
+de côté&hellip; Finalement, il s'assit sur le bord de
+son lit, quitta ses souliers qui tombèrent bruyamment
+sur le plancher; et, tout habillé comme un
+soldat au cantonnement d'alerte, il s'étendit sur
+son lit et souffla la bougie.</p>
+
+<p>Vers le milieu de la nuit je m'éveillai soudain.
+Meaulnes était au milieu de la chambre, debout,
+sa casquette sur la tête, et il cherchait au porte-manteau
+quelque chose&mdash;une pèlerine qu'il se
+mit sur le dos&hellip; La chambre était très obscure.
+Pas même la clarté que donne parfois le reflet de
+la neige. Un vent noir et glacé soufflait dans le
+jardin mort et sur le toit.</p>
+
+<p>Je me dressai un peu et je lui criai tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;Meaulnes! tu repars?</p>
+
+<p>Il ne répondit pas. Alors, tout à fait affolé, je dis:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, je pars avec toi. Il faut que tu
+m'emmènes.</p>
+
+<p>Et je sautai à bas.</p>
+
+<p>Il s'approcha, me saisit par le bras, me forçant
+à m'asseoir sur le rebord du lit, et il me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis pas t'emmener, François. Si je
+connaissais bien mon chemin, tu m'accompagnerais.
+Mais il faut d'abord que je le retrouve
+sur le plan, et je n'y parviens pas.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, tu ne peux pas repartir non plus?</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, c'est bien inutile&hellip; fit-il avec découragement.
+Allons, recouche-toi. Je te promets
+de ne par repartir sans toi.</p>
+
+<p>Et il reprit sa promenade de long en large dans
+la chambre. Je n'osais plus rien dire. Il marchait,
+s'arrêtait, repartait plus vite, comme quelqu'un
+qui, dans sa tête, recherche ou repasse
+des souvenirs, les confronte, les compare, calcule,
+et soudain pense avoir trouvé; puis de nouveau
+lâche le fil et recommence à chercher&hellip;</p>
+
+<p>Ce ne fut pas la seule nuit où, réveillé par le
+bruit de ses pas, je le trouvai ainsi, vers une heure
+du matin, déambulant à travers la chambre et les
+greniers&mdash;comme ces marins qui n'ont pu se
+déshabituer de faire le quart et qui, au fond de
+leurs propriétés bretonnes, se lèvent et s'habillent
+à l'heure réglementaire pour surveiller la nuit
+terrienne.</p>
+
+<p>A deux ou trois reprises, durant le mois de
+janvier et la première quinzaine de février, je fus
+ainsi tiré de mon sommeil. Le grand Meaulnes
+était là, dressé, tout équipé, sa pèlerine sur le
+dos, prêt à partir, et chaque fois, au bord de ce
+pays mystérieux où une fois déjà il s'était évadé,
+il s'arrêtait, hésitait. Au moment de lever le
+loquet de la porte de l'escalier et de filer par la
+porte de la cuisine qu'il eût facilement ouverte
+sans que personne l'entendît, il reculait une fois
+encore&hellip; Puis, durant les longues heures du
+milieu de la nuit, fiévreusement, il arpentait, en
+réfléchissant, les greniers abandonnés.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Enfin une nuit, vers le 15 février, ce fut lui-même
+qui m'éveilla en me posant doucement la
+main sur l'épaule.</p>
+
+<p>La journée avait été fort agitée. Meaulnes, qui
+délaissait complètement tous les jeux de ses anciens
+camarades, était resté, durant la dernière récréation
+du soir, assis sur son banc, tout occupé à
+établir un mystérieux petit plan, en suivant du
+doigt, et en calculant longuement, sur l'atlas du
+Cher. Un va-et-vient incessant se produisait entre
+la cour et la salle de classe. Les sabots claquaient.
+On se pourchassait de table en table, franchissant
+les bancs et l'estrade d'un saut&hellip; On savait qu'il
+ne faisait pas bon s'approcher de Meaulnes lorsqu'il
+travaillait ainsi; cependant, comme la récréation
+se prolongeait, deux ou trois gamins du bourg,
+par manière de jeu, s'approchèrent à pas de
+loup et regardèrent par-dessus son épaule. L'un
+d'eux s'enhardit jusqu'à pousser les autres sur
+Meaulnes&hellip; Il ferma brusquement son atlas, cacha
+sa feuille et empoigna le dernier des trois gars,
+tandis que les deux autres avaient pu s'échapper.</p>
+
+<p>&hellip; C'était ce hargneux Giraudat, qui prit un
+ton pleurard, essaya de donner des coups de
+pied, et, en fin de compte, fut mis dehors par le
+grand Meaulnes, à qui il cria rageusement:</p>
+
+<p>&mdash;Grand lâche! ça ne m'étonne pas qu'ils sont
+tous contre toi, qu'ils veulent te faire la guerre!&hellip;</p>
+
+<p>et une foule d'injures auxquelles nous répondîmes,
+sans avoir bien compris ce qu'il avait
+voulu dire. C'est moi qui criais le plus fort, car
+j'avais pris le parti du grand Meaulnes. Il y avait
+maintenant comme un pacte entre nous. La promesse
+qu'il m'avait faite de m'emmener avec lui,
+sans me dire, comme tout le monde, «que je ne
+pourrais pas marcher», m'avait lié à lui pour toujours.
+Et je ne cessais de penser à son mystérieux
+voyage. Je m'étais persuadé qu'il avait dû rencontrer
+une jeune fille. Elle était sans doute infiniment
+plus belle que toutes celles du pays, plus
+belle que Jeanne, qu'on apercevait dans le jardin
+des religieuses par le trou de la serrure; et que
+Madeleine, la fille du boulanger, toute rose et
+toute blonde; et que Jenny, la fille de la châtelaine,
+qui était admirable, mais folle et toujours
+enfermée. C'est à une jeune fille certainement
+qu'il pensait la nuit, comme un héros de roman.
+Et j'avais décidé de lui en parler, bravement, la
+première fois qu'il m'éveillerait&hellip;</p>
+
+<p>Le soir de cette nouvelle bataille, après quatre
+heures, nous étions tous les deux occupés à rentrer
+des outils du jardin, des pics et des pelles
+qui avaient servi à creuser des trous, lorsque nous
+entendîmes des cris sur la route. C'était une
+bande de jeunes gens et de gamins, en colonne
+par quatre, au pas gymnastique, évoluant comme
+une compagnie parfaitement organisée, conduits
+par Delouche, Daniel, Giraudat, et un autre
+que nous ne connûmes point. Ils nous avaient
+aperçus et ils nous huaient de la belle façon.
+Ainsi tout le bourg était contre nous, et l'on
+préparait je ne sais quel jeu guerrier dont nous
+étions exclus.</p>
+
+<p>Meaulnes, sans mot dire, remisa sous le hangar
+la bêche et la pioche qu'il avait sur l'épaule&hellip;
+Mais, à minuit, je sentais sa main sur mon bras,
+et je m'éveillais en sursaut.</p>
+
+<p>&mdash;Lève-toi, dit-il, nous partons.</p>
+
+<p>&mdash;Connais-tu maintenant le chemin jusqu'au
+bout?</p>
+
+<p>&mdash;J'en connais une bonne partie. Et il faudra
+bien que nous trouvions le reste! répondit-il, les
+dents serrées.</p>
+
+<p>&mdash;Écoute, Meaulnes, fis-je en me mettant sur
+mon séant. Écoute-moi: nous n'avons qu'une
+chose à faire; c'est de chercher tous les deux en
+plein jour, en nous servant de ton plan, la partie
+du chemin qui nous manque.</p>
+
+<p>&mdash;Mais cette portion-là est très loin d'ici.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, nous irons en voiture, cet été, dès
+que les journées seront longues.</p>
+
+<p>Il y eut un silence prolongé qui voulait dire
+qu'il acceptait.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque nous tâcherons ensemble de retrouver
+la jeune fille que tu aimes, Meaulnes, ajoutai-je
+enfin, dis-moi qui elle est, parle-moi d'elle.</p>
+
+<p>Il s'assit sur le pied de mon lit. Je voyais dans
+l'ombre sa tête penchée, ses bras croisés et ses
+genoux. Puis il aspira l'air fortement, comme
+quelqu'un qui a eu gros c&oelig;ur longtemps et qui
+va enfin confier son secret&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch8">CHAPITRE VIII<br />
+<span class="small">L'AVENTURE</span></h3>
+
+
+<p>Mon compagnon ne me conta pas cette nuit-là
+tout ce qui lui était arrivé sur la route. Et même
+lorsqu'il se fut décidé à me tout confier, durant
+des jours de détresse dont je reparlerai, ce resta
+longtemps le grand secret de nos adolescences.
+Mais aujourd'hui que tout est fini, maintenant
+qu'il ne reste plus que poussière</p>
+
+<div class="poetry">
+<div class="verse">de tant de mal, de tant de bien,</div>
+</div>
+
+<p class="noindent">je puis raconter son étrange aventure.</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<p>A une heure et demie de l'après-midi, sur la
+route de Vierzon, par ce temps glacial, Meaulnes
+fit marcher la bête bon train car il savait n'être
+pas en avance. Il ne songea d'abord, pour s'en
+amuser, qu'à notre surprise à tous, lorsqu'il
+ramènerait dans la carriole, à quatre heures, le
+grand-père et la grand'mère Charpentier. Car, à
+ce moment-là, certes, il n'avait pas d'autre intention.</p>
+
+<p>Peu à peu, le froid le pénétrant, il s'enveloppa
+les jambes dans une couverture qu'il avait d'abord
+refusée et que les gens de la Belle-Étoile avaient
+mise de force dans la voiture.</p>
+
+<p>A deux heures, il traversa le bourg de La Motte.
+Il n'était jamais passé dans un petit pays aux
+heures de classe et s'amusa de voir celui-là aussi
+désert, aussi endormi. C'est à peine si, de loin en
+loin, un rideau se leva, montrant une tête curieuse
+de bonne femme.</p>
+
+<p>A la sortie de La Motte, aussitôt après la maison
+d'école, il hésita entre deux routes et crut se
+rappeler qu'il fallait tourner à gauche pour aller
+à Vierzon. Personne n'était là pour le renseigner.
+Il remit sa jument au trot sur la route désormais
+plus étroite et mal empierrée. Il longea quelque
+temps un bois de sapins et rencontra enfin un
+roulier à qui il demanda, mettant sa main en
+porte-voix, s'il était bien là sur la route de Vierzon.
+La jument, tirant sur les guides, continuait à
+trotter; l'homme ne dut pas comprendre ce qu'on
+lui demandait; il cria quelque chose en faisant
+un geste vague, et, à tout hasard, Meaulnes poursuivit
+sa route.</p>
+
+<p>De nouveau ce fut la vaste campagne gelée, sans
+accident ni distraction aucune; parfois seulement
+une pie s'envolait, effrayée par la voiture, pour
+aller se percher plus loin sur un orme sans
+tête. Le voyageur avait enroulé autour de ses
+épaules, comme une cape, sa grande couverture.
+Les jambes allongées, accoudé sur un côté
+de la carriole, il dut somnoler un assez long
+moment&hellip;</p>
+
+<p>&hellip; Lorsque, grâce au froid, qui traversait
+maintenant la couverture, Meaulnes eut repris
+ses esprits, il s'aperçut que le paysage avait
+changé. Ce n'étaient plus ces horizons lointains,
+ce grand ciel blanc où se perdait le regard,
+mais de petits prés encore verts avec de hautes
+clôtures. A droite et à gauche, l'eau des fossés
+coulait sous la glace. Tout faisait pressentir
+l'approche d'une rivière. Et, entre les hautes
+haies, la route n'était plus qu'un étroit chemin
+défoncé.</p>
+
+<p>La jument, depuis un instant, avait cessé de
+trotter. D'un coup de fouet, Meaulnes voulut lui
+faire reprendre sa vive allure, mais elle continua
+à marcher au pas avec une extrême lenteur, et le
+grand écolier, regardant de côté, les mains appuyées
+sur le devant de la voiture, s'aperçut
+qu'elle boitait d'une jambe de derrière. Aussitôt
+il sauta à terre, très inquiet.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais nous n'arriverons à Vierzon pour le
+train, dit-il à mi-voix.</p>
+
+<p>Et il n'osait pas s'avouer sa pensée la plus
+inquiétante, à savoir que peut-être il s'était
+trompé de chemin et qu'il n'était plus là sur la
+route de Vierzon.</p>
+
+<p>Il examina longuement le pied de la bête et n'y
+découvrit aucune trace de blessure. Très craintive,
+la jument levait la patte dès que Meaulnes voulait
+la toucher et grattait le sol de son sabot lourd et
+maladroit. Il comprit enfin qu'elle avait tout simplement
+un caillou dans le sabot. En gars expert
+au maniement du bétail, il s'accroupit, tenta de lui
+saisir le pied droit avec sa main gauche et de le
+placer entre ses genoux, mais il fut gêné par la
+voiture. A deux reprises, la jument se déroba et
+avança de quelques mètres. Le marchepied vint le
+frapper à la tête et la roue le blessa au genou. Il
+s'obstina et finit par triompher de la bête peureuse;
+mais le caillou se trouvait si bien enfoncé
+que Meaulnes dut sortir son couteau de paysan
+pour en venir à bout.</p>
+
+<p>Lorsqu'il eut terminé sa besogne, et qu'il releva
+enfin la tête, à demi étourdit et les yeux troubles,
+il s'aperçut avec stupeur que la nuit tombait&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Tout autre que Meaulnes eût immédiatement
+rebroussé chemin. C'était le seul moyen de ne pas
+s'égarer davantage. Mais il réfléchit qu'il devait
+être maintenant fort loin de la Motte. En outre la jument
+pouvait avoir pris un chemin transversal pendant
+qu'il dormait. Enfin, ce chemin-là devait bien
+à la longue mener vers quelque village&hellip; Ajoutez à
+toutes ces raisons que le grand gars, en remontant
+sur le marche-pied, tandis que la bête impatiente
+tirait déjà sur les guides, sentait grandir en lui le
+désir exaspéré d'aboutir à quelque chose et d'arriver
+quelque part, en dépit de tous les obstacles!</p>
+
+<p>Il fouetta la jument qui fit un écart et se remit
+au grand trot. L'obscurité croissait. Dans le sentier
+raviné, il y avait maintenant tout juste passage
+pour la voiture. Parfois une branche morte
+de la haie se prenait dans la roue et se cassait
+avec un bruit sec&hellip; Lorsqu'il fit tout à fait noir,
+Meaulnes songea soudain, avec un serrement de
+c&oelig;ur, à la salle à manger de Sainte-Agathe, où
+nous devions, à cette heure, être tous réunis. Puis
+la colère le prit; puis l'orgueil et la joie profonde
+de s'être ainsi évadé, sans avoir voulu&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch9">CHAPITRE IX<br />
+<span class="small">UNE HALTE</span></h3>
+
+
+<p>Soudain, la jument ralentit son allure, comme
+si son pied avait buté dans l'ombre; Meaulnes
+vit sa tête plonger et se relever par deux fois;
+puis elle s'arrêta net, les naseaux bas, semblant
+humer quelque chose. Autour des pieds de la
+bête, on entendait comme un clapotis d'eau. Un
+ruisseau coupait le chemin. En été, ce devait être
+un gué. Mais à cette époque le courant était si fort
+que la glace n'avait pas pris et qu'il eût été dangereux
+de pousser plus avant.</p>
+
+<p>Meaulnes tira doucement sur les guides, pour
+reculer de quelques pas et, très perplexe, se
+dressa dans la voiture. C'est alors qu'il aperçut,
+entre les branches, une lumière. Deux ou trois
+prés seulement devaient la séparer du chemin&hellip;</p>
+
+<p>L'écolier descendit de voiture et ramena la jument
+en arrière, en lui parlant pour la calmer,
+pour arrêter ses brusques coups de tête effrayés:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, ma vieille! Allons! Maintenant nous
+n'irons pas plus loin. Nous saurons bientôt où
+nous sommes arrivés.</p>
+
+<p>Et, poussant la barrière entr'ouverte d'un petit
+pré qui donnait sur le chemin, il fit entrer là
+son équipage. Ses pieds enfonçaient dans l'herbe
+molle. La voiture cahotait silencieusement. Sa
+tête contre celle de la bête, il sentait sa chaleur
+et le souffle dur de son haleine&hellip; Il la conduisit
+tout au bout du pré, lui mit sur le dos la couverture;
+puis, écartant les branches de la clôture
+du fond, il aperçut de nouveau la lumière, qui
+était celle d'une maison isolée.</p>
+
+<p>Il lui fallut bien, tout de même, traverser trois
+prés, sauter un traître petit ruisseau, où il faillit
+plonger les deux pieds à la fois&hellip; Enfin, après
+un dernier saut du haut d'un talus, il se trouva
+dans la cour d'une maison campagnarde. Un cochon
+grognait dans son tet. Au bruit des pas sur
+la terre gelée, un chien se mit à aboyer avec fureur.</p>
+
+<p>Le volet de la porte était ouvert, et la lueur
+que Meaulnes avait aperçue était celle d'un feu
+de fagots allumé dans la cheminée. Il n'y avait
+pas d'autre lumière que celle du feu. Une
+bonne femme, dans la maison, se leva et s'approcha
+de la porte, sans paraître autrement effrayée.
+L'horloge à poids, juste à cet instant, sonna la
+demie de sept heures.</p>
+
+<p>&mdash;Excusez-moi, ma pauvre dame, dit le grand
+garçon, je crois bien que j'ai mis le pied dans vos
+chrysanthèmes.</p>
+
+<p>Arrêtée, un bol à la main, elle le regardait.</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai, dit-elle, qu'il fait noir dans la
+cour à ne pas s'y conduire.</p>
+
+<p>Il y eut un silence, pendant lequel Meaulnes,
+debout, regarda les murs de la pièce tapissée
+de journaux illustrés comme une auberge, et la
+table, sur laquelle un chapeau d'homme était
+posé.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'est pas là, le patron? dit-il en s'asseyant.</p>
+
+<p>&mdash;Il va revenir, répondit la femme, mise en
+confiance. Il est allé chercher un fagot.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas que j'aie besoin de lui, poursuivit
+le jeune homme, en rapprochant sa chaise
+du feu. Mais nous sommes là plusieurs chasseurs
+à l'affût. Je suis venu vous demander de nous
+céder un peu de pain.</p>
+
+<p>Il savait, le grand Meaulnes, que chez les gens
+de campagne, et surtout dans une ferme isolée,
+il faut parler avec beaucoup de discrétion, de politique
+même, et surtout ne jamais montrer qu'on
+n'est pas du pays.</p>
+
+<p>&mdash;Du pain? dit-elle. Nous ne pourrons guère
+vous en donner. Le boulanger qui passe pourtant
+tous les mardis n'est pas venu aujourd'hui&hellip;</p>
+
+<p>Augustin, qui avait espéré un instant se trouver
+à proximité d'un village, s'effraya.</p>
+
+<p>&mdash;Le boulanger de quel pays? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, le boulanger du Vieux-Nançay,
+répondit la femme avec étonnement.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à quelle distance d'ici, au juste, Le
+Vieux-Nançay? poursuivit Meaulnes très inquiet.</p>
+
+<p>&mdash;Par la route, je ne saurais pas vous dire au
+juste; mais par la traverse il y a trois lieues et
+demie.</p>
+
+<p>Et elle se mit à raconter qu'elle y avait sa fille
+en place, qu'elle venait à pied pour la voir tous
+les premiers dimanches du mois et que ses patrons&hellip;</p>
+
+<p>Mais Meaulnes, complètement dérouté, l'interrompit
+pour dire:</p>
+
+<p>&mdash;Le Vieux-Nançay serait-il le bourg le plus
+rapproché d'ici?</p>
+
+<p>&mdash;Non, c'est Les Landes, à cinq kilomètres.
+Mais il n'y a pas de marchands ni de boulanger.
+Il y a tout juste une petite assemblée, chaque
+année, à la Saint-Martin.</p>
+
+<p>Meaulnes n'avait jamais entendu parler des
+Landes. Il se vit à tel point égaré qu'il en fut
+presque amusé. Mais la femme, qui était occupée
+à laver son bol sur l'évier, se retourna, curieuse
+à son tour, et elle dit lentement, en le regardant
+bien droit:</p>
+
+<p>&mdash;C'est-il que vous n'êtes pas du pays?&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>A ce moment, un paysan âgé se présenta à la
+porte, avec une brassée de bois, qu'il jeta sur
+le carreau. La femme lui expliqua, très fort,
+comme s'il eût été sourd, ce que demandait le
+jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, c'est facile, dit-il simplement.
+Mais approchez-vous monsieur. Vous ne vous
+chauffez pas.</p>
+
+<p>Tous les deux, un instant plus tard, ils étaient
+installés près des chenets: le vieux cassant son
+bois pour le mettre dans le feu, Meaulnes mangeant
+un bol de lait avec du pain qu'on lui avait
+offert. Notre voyageur, ravi de se trouver dans
+cette humble maison après tant d'inquiétudes,
+pensant que sa bizarre aventure était terminée,
+faisait déjà le projet de revenir plus tard avec des
+camarades revoir ces braves gens. Il ne savait pas
+que c'était là seulement une halte, et qu'il allait
+tout à l'heure reprendre son chemin.</p>
+
+<p>Il demanda bientôt qu'on le remît sur la route
+de La Motte. Et, revenant peu à peu à la vérité, il
+raconta qu'avec sa voiture il s'était séparé des
+autres chasseurs et se trouvait maintenant complètement
+égaré.</p>
+
+<p>Alors l'homme et la femme insistèrent si longtemps
+pour qu'il restât coucher et repartît seulement
+au grand jour, que Meaulnes finit par
+accepter et sortit chercher sa jument pour la rentrer
+à l'écurie.</p>
+
+<p>&mdash;Vous prendrez garde aux trous de la sente,
+lui dit l'homme.</p>
+
+<p>Meaulnes n'osa pas avouer qu'il n'était pas venu
+par «la sente». Il fut sur le point de demander
+au brave homme de l'accompagner. Il hésita une
+seconde sur le seuil et si grande était son indécision
+qu'il faillit chanceler. Puis il sortit dans
+la cour obscure.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch10">CHAPITRE X<br />
+<span class="small">LA BERGERIE</span></h3>
+
+
+<p>Pour s'y reconnaître, il grimpa sur le talus
+d'où il avait sauté.</p>
+
+<p>Lentement et difficilement, comme à l'aller, il
+se guida entre les herbes et les eaux, à travers les
+clôtures de saules, et s'en fut chercher sa voiture
+dans le fond du pré où il l'avait laissée. La voiture
+n'y était plus&hellip; Immobile, la tête battante, il
+s'efforça d'écouter tous les bruits de la nuit,
+croyant à chaque seconde entendre sonner tout
+près le collier de la bête. Rien&hellip; Il fit le tour du
+pré; la barrière était à demi ouverte, à demi renversée,
+comme si une roue de voiture avait passé
+dessus. La jument avait dû, par là, s'échapper
+toute seule.</p>
+
+<p>Remontant le chemin, il fit quelques pas et
+s'embarrassa les pieds dans la couverture qui
+sans doute avait glissé de la jument à terre.
+Il en conclut que la bête s'était enfuie dans cette
+direction. Il se prit à courir.</p>
+
+<p>Sans autre idée que la volonté tenace et folle
+de rattraper sa voiture, tout le sang au visage,
+en proie à ce désir panique qui ressemblait à la
+peur, il courait&hellip; Parfois son pied butait dans
+les ornières. Aux tournants, dans l'obscurité
+totale, il se jetait contre les clôtures, et, déjà
+trop fatigué pour s'arrêter à temps, s'abattait sur
+les épines, les bras en avant, se déchirant les
+mains pour se protéger le visage. Parfois, il
+s'arrêtait, écoutait&mdash;et repartait. Un instant, il
+crut entendre un bruit de voiture; mais ce
+n'était qu'un tombereau cahotant qui passait très
+loin, sur une route, à gauche&hellip;</p>
+
+<p>Vint un moment où son genou, blessé au marche-pied,
+lui fit si mal qu'il dut s'arrêter, la
+jambe raidie. Alors il réfléchit que si sa jument
+ne n'était pas sauvée au grand galop, il l'aurait
+depuis longtemps rejointe. Il se dit aussi qu'une
+voiture ne se perdait pas ainsi et que quelqu'un
+la retrouverait bien. Enfin il revint sur ses pas,
+épuisé, colère, se traînant à peine.</p>
+
+<p>A la longue, il crut se retrouver dans les parages
+qu'il avait quittés et bientôt il aperçut la
+lumière de la maison qu'il cherchait. Un sentier
+profond s'ouvrait dans la haie:</p>
+
+<p>&mdash;Voilà la sente dont le vieux m'a parlé, se
+dit Augustin.</p>
+
+<p>Et il s'engagea dans ce passage, heureux de
+n'avoir plus à franchir les haies et les talus. Au
+bout d'un instant, le sentier déviant à gauche, la
+lumière parut glisser à droite, et, parvenu à un
+croisement de chemins, Meaulnes, dans sa hâte à
+regagner le pauvre logis, suivit sans réfléchir un
+sentier qui paraissait directement y conduire.</p>
+
+<p>Mais à peine avait-il fait dix pas dans cette direction
+que la lumière disparut, soit qu'elle fût
+cachée par une haie, soit que les paysans, fatigués
+d'attendre, eussent fermé leurs volets. Courageusement,
+l'écolier sauta à travers champs, marcha
+tout droit dans la direction où la lumière avait
+brillé tout à l'heure. Puis, franchissant encore
+une clôture, il retomba dans un nouveau sentier&hellip;</p>
+
+<p>Ainsi peu à peu, s'embrouillait la piste du
+grand Meaulnes et se brisait le lien qui l'attachait
+à ceux qu'il avait quittés.</p>
+
+<p>Découragé, presque à bout de forces, il résolut,
+dans son désespoir, de suivre ce sentier jusqu'au
+bout. A cent pas de là, il débouchait dans une
+grande prairie grise, où l'on distinguait de loin
+en loin des ombres qui devaient être des genévriers,
+et une bâtisse obscure dans un repli de terrain.
+Meaulnes s'en approcha. Ce n'était là qu'une sorte
+de grand parc à bétail ou de bergerie abandonnée.
+La porte céda avec un gémissement. La lueur de
+la lune, quand le grand vent chassait les nuages,
+passait à travers les fentes des cloisons. Une
+odeur de moisi régnait.</p>
+
+<p>Sans chercher plus avant, Meaulnes s'étendit
+sur la paille humide, le coude à terre, la tête
+dans la main. Ayant retiré sa ceinture, il se recroquevilla
+dans sa blouse, les genoux au ventre. Il
+songea alors à la couverture de la jument qu'il
+avait laissée dans le chemin, et il se sentit si
+malheureux, si fâché contre lui-même qu'il lui
+prit une forte envie de pleurer&hellip;</p>
+
+<p>Aussi s'efforça-t-il de penser à autre chose.
+Glacé jusqu'aux moelles, il se rappela un rêve&mdash;une
+vision plutôt, qu'il avait eue tout enfant, et
+dont il n'avait jamais parlé à personne: un
+matin, au lieu de s'éveiller dans sa chambre, où
+pendaient ses culottes et ses paletots, il s'était
+trouvé dans une longue pièce verte, aux tentures
+pareilles à des feuillages. En ce lieu coulait une
+lumière si douce qu'on eût cru pouvoir la goûter.
+Près de la première fenêtre, une jeune fille cousait,
+le dos tourné, semblant attendre son réveil&hellip;
+Il n'avait pas eu la force de se glisser hors de son
+lit pour marcher dans cette demeure enchantée.
+Il s'était rendormi&hellip; Mais la prochaine fois, il
+jurait bien de se lever. Demain matin, peut-être!&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch11">CHAPITRE XI<br />
+<span class="small">LE DOMAINE MYSTÉRIEUX</span></h3>
+
+
+<p>Dès le petit jour, il se reprit à marcher. Mais
+son genou enflé lui faisait mal; il lui fallait
+s'arrêter et s'asseoir à chaque moment tant la
+douleur était vive. L'endroit où il se trouvait était
+d'ailleurs le plus désolé de la Sologne. De toute la
+matinée, il ne vit qu'une bergère, à l'horizon, qui
+ramenait son troupeau. Il eut beau la héler,
+essayer de courir, elle disparut sans l'entendre.</p>
+
+<p>Il continua cependant de marcher dans sa
+direction, avec une désolante lenteur&hellip; Pas un
+toit, pas une âme. Pas même le cri d'un courlis
+dans les roseaux des marais. Et, sur cette solitude
+parfaite, brillait un soleil de décembre, clair
+et glacial.</p>
+
+<p>Il pouvait être trois heures de l'après-midi
+lorsqu'il aperçut enfin, au-dessus d'un bois de
+sapins, la flèche d'une tourelle grise.</p>
+
+<p>&mdash;Quelque vieux manoir abandonné, se dit-il,
+quelque pigeonnier désert!&hellip;</p>
+
+<p>Et, sans presser le pas, il continua son chemin.
+Au coin du bois débouchait, entre deux poteaux
+blancs, une allée où Meaulnes s'engagea. Il y fit
+quelques pas et s'arrêta, plein de surprise, trouble
+d'une émotion inexplicable. Il marchait pourtant
+du même pas fatigué, le vent glacé lui gerçait
+les lèvres, le suffoquait par instants; et
+pourtant un contentement extraordinaire le soulevait,
+une tranquillité parfaite et presque
+enivrante, la certitude que son but était atteint
+et qu'il n'y avait plus maintenant que du
+bonheur à espérer. C'est ainsi que, jadis, la
+veille des grandes fêtes d'été il se sentait défaillir,
+lorsque à la tombée de la nuit on plantait des
+sapins dans les rues du bourg et que la fenêtre
+de sa chambre était obstruée par les branches.</p>
+
+<p>&mdash;Tant de joie, se dit-il, parce que j'arrive à
+ce vieux pigeonnier, plein de hiboux et de
+courants d'air!&hellip;</p>
+
+<p>Et, fâché contre lui-même, il s'arrêta, se
+demandant s'il ne valait pas mieux rebrousser
+chemin et continuer jusqu'au prochain village.
+Il réfléchissait depuis un instant, la tête basse,
+lorsqu'il s'aperçut soudain que l'allée était balayée
+à grands ronds réguliers comme on faisait chez
+lui pour les fêtes. Il se trouvait dans un chemin
+pareil à la grand'rue de La Ferté le matin de
+l'Assomption!&hellip; Il eût aperçu au détour de l'allée
+une troupe de gens en fête soulevant la poussière
+comme au mois de juin, qu'il n'eût pas été surpris
+davantage.</p>
+
+<p>&mdash;Y aurait-il une fête dans cette solitude? se
+demanda-t-il.</p>
+
+<p>Avançant jusqu'au premier détour, il entendit
+un bruit de voix qui s'approchaient. Il se
+jeta de côté dans les jeunes sapins touffus,
+s'accroupit et écouta en retenant son souffle.
+C'étaient des voix enfantines. Une troupe d'enfants
+passa tout près de lui. L'un d'eux, probablement
+une petite fille, parlait d'un ton si sage
+et si entendu que Meaulnes, bien qu'il ne comprît
+guère le sens de ses paroles, ne put s'empêcher
+de sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Une seule chose m'inquiète, disait-elle, c'est
+la question des chevaux. On n'empêchera jamais
+Daniel, par exemple, de monter sur le grand
+poney jaune!</p>
+
+<p>&mdash;Jamais on ne m'en empêchera, répondit
+une voix moqueuse de jeune garçon! Est-ce que
+nous n'avons pas toutes les permissions?&hellip; Même
+celle de nous faire mal, s'il nous plaît&hellip;</p>
+
+<p>Et les voix s'éloignèrent, au moment où s'approchait
+déjà un autre groupe d'enfants.</p>
+
+<p>&mdash;Si la glace est fondue, dit une fillette, demain
+matin, nous irons en bateau.</p>
+
+<p>&mdash;Mais nous le permettra-t-on? dit une autre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez bien que nous organisons la fête
+à notre guise.</p>
+
+<p>&mdash;Et si Frantz rentrait dès ce soir, avec sa
+fiancée?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, il ferait ce que nous voudrions!&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>«Il s'agit d'une noce, sans doute, se dit Augustin.
+Mais ce sont les enfants qui font la loi,
+ici?&hellip; Étrange domaine!»</p>
+
+<p>Il voulut sortir de sa cachette pour leur demander
+où l'on trouverait à boire et à manger. Il se dressa
+et vit le dernier groupe qui s'éloignait. C'étaient
+trois fillettes avec des robes droites qui s'arrêtaient
+aux genoux. Elles avaient de jolis chapeaux à
+brides. Une plume blanche leur traînait dans le
+cou, à toutes les trois. L'une d'elles, à demi retournée,
+un peu penchée, écoutait sa compagne qui lui
+donnait de grandes explications, le doigt levé.</p>
+
+<p>&mdash;Je leur ferais peur, se dit Meaulnes, en
+regardant sa blouse paysanne déchirée et son
+ceinturon baroque de collégien de Sainte-Agathe.</p>
+
+<p>Craignant que les enfants ne le rencontrassent en
+revenant par l'allée, il continua son chemin à travers
+les sapins dans la direction du «pigeonnier»,
+sans trop réfléchir à ce qu'il pourrait demander
+là-bas. Il fut bientôt arrêté à la lisière du bois,
+par un petit mur moussu. De l'autre côté, entre
+le mur et les annexes du domaine, c'était une
+longue cour étroite toute remplie de voitures,
+comme une cour d'auberge un jour de foire. Il y
+en avait de tous les genres et de toutes les formes:
+de fines petites voitures à quatre places, les
+brancards en l'air; des chars à bancs; des bourbonnaises
+démodées avec des galeries à moulures,
+et même de vieilles berlines dont les glaces
+étaient levées.</p>
+
+<p>Meaulnes, caché derrière les sapins, de crainte
+qu'on ne l'aperçût, examinait le désordre du lieu,
+lorsqu'il avisa, de l'autre côté de la cour, juste
+au-dessus du siège d'un haut char à bancs, une
+fenêtre des annexes à demi ouverte. Deux barreaux
+de fer, comme on en voit derrière les domaines
+aux volets toujours fermés des écuries, avaient dû
+clore cette ouverture. Mais le temps les avait
+descellés.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais entrer là, se dit l'écolier, je dormirai
+dans le foin et je partirai au petit jour, sans
+avoir fait peur à ces belles petites filles.</p>
+
+<p>Il franchit le mur, péniblement, à cause de son
+genou blessé, et, passant d'une voiture sur l'autre,
+du siège d'un char à bancs sur le toit d'une
+berline, il arriva à la hauteur de la fenêtre, qu'il
+poussa sans bruit comme une porte.</p>
+
+<p>Il se trouvait non pas dans un grenier à foin,
+mais dans une vaste pièce au plafond bas qui
+devait être une chambre à coucher. On distinguait,
+dans la demi-obscurité du soir d'hiver, que la
+table, la cheminée et même les fauteuils étaient
+chargés de grands vases, d'objets de prix,
+d'armes anciennes. Au fond de la pièce des
+rideaux tombaient, qui devaient cacher une alcôve.</p>
+
+<p>Meaulnes avait fermé la fenêtre, tant à cause
+du froid que par crainte d'être aperçu du dehors.
+Il alla soulever le rideau du fond et découvrit un
+grand lit bas, couvert de vieux livres dorés, de
+luths aux cordes cassées et de candélabres jetés
+pêle-mêle. Il repoussa toutes ces choses dans le
+fond de l'alcôve, puis s'étendit sur cette couche
+pour s'y reposer et réfléchir un peu à l'étrange
+aventure dans laquelle il s'était jeté.</p>
+
+<p>Un silence profond régnait sur ce domaine.
+Par instants seulement on entendait gémir le
+grand vent de décembre.</p>
+
+<p>Et Meaulnes, étendu, en venait à se demander
+si, malgré ces étranges rencontres, malgré la voix
+des enfants dans l'allée, malgré les voitures
+entassées, ce n'était pas là simplement, comme
+il l'avait pensé d'abord, une vieille bâtisse abandonnée
+dans la solitude de l'hiver.</p>
+
+<p>Il lui sembla bientôt que le vent lui portait le
+son d'une musique perdue. C'était comme un
+souvenir plein de charme et de regret. Il se
+rappela le temps où sa mère, jeune encore, se
+mettait au piano l'après-midi dans le salon, et
+lui, sans rien dire, derrière la porte qui donnait
+sur le jardin, il l'écoutait jusqu'à la nuit&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;On dirait que quelqu'un joue du piano
+quelque part? pensa-t-il.</p>
+
+<p>Mais laissant sa question sans réponse, harassé
+de fatigue, il ne tarda pas à s'endormir&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch12">CHAPITRE XII<br />
+<span class="small">LA CHAMBRE DE WELLINGTON</span></h3>
+
+
+<p>Il faisait nuit, lorsqu'il s'éveilla. Transi de froid,
+il se tourna et retourna sur sa couche, fripant
+et roulant sous lui sa blouse noire. Une faible
+clarté glauque baignait les rideaux de l'alcôve.</p>
+
+<p>S'asseyant sur le lit, il glissa sa tête entre les
+rideaux. Quelqu'un avait ouvert la fenêtre et l'on
+avait attaché dans l'embrasure deux lanternes
+vénitiennes vertes.</p>
+
+<p>Mais à peine Meaulnes avait-il pu jeter un coup
+d'&oelig;il, qu'il entendit sur le palier un bruit de pas
+étouffé et de conversation à voix basse. Il se rejeta
+dans l'alcôve et ses souliers ferrés firent sonner
+un des objets de bronze qu'il avait repoussés
+contre le mur. Un instant, très inquiet, il retint
+son souffle. Les pas se rapprochèrent et deux
+ombres glissèrent dans la chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Ne fais pas de bruit, disait l'un.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! répondait l'autre, il est toujours bien
+temps qu'il s'éveille!</p>
+
+<p>&mdash;As-tu garni sa chambre?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, comme celles des autres.</p>
+
+<p>Le vent fit battre la fenêtre ouverte.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, dit le premier, tu n'as pas même
+fermé la fenêtre. Le vent a déjà éteint une des
+lanternes. Il va falloir la rallumer.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! répondit l'autre, pris d'une paresse et
+d'un découragement soudain. A quoi bon ces
+illuminations du côté de la campagne, du côté du
+désert, autant dire? Il n'y a personne pour les
+voir.</p>
+
+<p>&mdash;Personne? Mais il arrivera encore des gens
+pendant une partie de la nuit. Là-bas, sur la
+route, dans leurs voitures, ils seront bien contents
+d'apercevoir nos lumières!</p>
+
+<p>Meaulnes entendit craquer une allumette. Celui
+qui avait parlé le dernier, et qui paraissait être
+le chef, reprit d'une voix traînante, à la façon
+d'un fossoyeur de Shakespeare:</p>
+
+<p>&mdash;Tu mets des lanternes vertes à la chambre
+de Wellington. T'en mettrais aussi bien des
+rouges&hellip; Tu ne t'y connais pas plus que moi!</p>
+
+<p>Un silence.</p>
+
+<p>»&hellip; Wellington, c'était un Américain? Eh bien, c'est-il
+une couleur américaine, le vert? Toi, le
+comédien qui as voyagé, tu devrais savoir ça.</p>
+
+<p>&mdash;O! là là! répondit le «comédien»,
+voyagé? Oui, j'ai voyagé! Mais je n'ai rien vu!
+Que veux-tu voir dans une roulotte?</p>
+
+<p>Meaulnes avec précaution regarda entre les
+rideaux.</p>
+
+<p>Celui qui commandait la man&oelig;uvre était un
+gros homme nu-tête, enfoncé dans un énorme
+paletot. Il tenait à la main une longue perche
+garnie de lanternes multicolores, et il regardait
+paisiblement, une jambe croisée sur l'autre, travailler
+son compagnon.</p>
+
+<p>Quant au comédien, c'était le corps le plus
+lamentable qu'on puisse imaginer. Grand, maigre,
+grelottant, ses yeux glauques et louches, sa
+moustache retombant sur sa bouche édentée faisaient
+songer à la face d'un noyé qui ruisselle
+sur une dalle. Il était en manches de chemise,
+et ses dents claquaient. Il montrait dans ses paroles
+et ses gestes le mépris le plus parfait pour
+sa propre personne.</p>
+
+<p>Après un moment de réflexion amère et risible
+à la fois, il s'approcha de son partenaire et lui
+confia, les deux bras écartés:</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu que je te dise?&hellip; Je ne peux pas
+comprendre qu'on soit allé chercher des dégoûtants
+comme nous, pour servir dans une fête
+pareille! Voilà, mon gars!&hellip;</p>
+
+<p>Mais sans prendre garde à ce grand élan du
+c&oelig;ur, le gros homme continua de regarder son
+travail, les jambes croisées, bâilla, renifla tranquillement,
+puis, tournant le dos, s'en fut, sa
+perche sur l'épaule, en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, en route! Il est temps de s'habiller
+pour le dîner.</p>
+
+<p>Le bohémien le suivit, mais, en passant devant
+l'alcôve:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'Endormi, fit-il avec des révérences
+et des inflexions de voix gouailleuses, vous
+n'avez plus qu'à vous éveiller, à vous habiller en
+marquis, même si vous êtes un marmiteux comme
+je suis; et vous descendrez à la fête costumée,
+puisque c'est le bon plaisir de ces petits messieurs
+et de ces petites demoiselles.</p>
+
+<p>Il ajouta, sur le ton d'un boniment forain, avec
+une dernière révérence:</p>
+
+<p>&mdash;Notre camarade Maloyau, attaché aux cuisines,
+vous présentera le personnage d'Arlequin,
+et votre serviteur, celui du grand Pierrot.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch13">CHAPITRE XIII<br />
+<span class="small">LA FÊTE ÉTRANGE</span></h3>
+
+
+<p>Dès qu'ils eurent disparu l'écolier sortit de sa
+cachette. Il avait les pieds glacés, les articulations
+raides; mais il était reposé et son genou paraissait
+guéri.</p>
+
+<p>&mdash;Descendre au dîner, pensa-t-il, je ne manquerai
+pas de le faire. Je serai simplement un
+invité dont tout le monde a oublié le nom. D'ailleurs,
+je ne suis pas un intrus ici. Il est hors de
+doute que M. Maloyau et son compagnon m'attendaient&hellip;</p>
+
+<p>Au sortir de l'obscurité totale de l'alcôve, il
+put y voir assez distinctement dans la chambre
+éclairée par les lanternes vertes.</p>
+
+<p>Le bohémien l'avait «garnie». Des manteaux
+étaient accrochés aux patères. Sur une lourde
+table à toilette, au marbre brisé, on avait disposé
+de quoi transformer en muscadin tel garçon qui
+eût passé la nuit précédente dans une bergerie
+abandonnée. Il y avait, sur la cheminée, des
+allumettes auprès d'un grand flambeau. Mais on
+avait omis de cirer le parquet; et Meaulnes sentit
+rouler sous ses souliers du sable et des gravats.
+De nouveau il eut l'impression d'être dans une
+maison depuis longtemps abandonnée&hellip; En allant
+vers la cheminée, il faillit buter contre une pile
+de grands cartons et de petites boîtes: il étendit
+le bras, alluma la bougie, puis souleva les couvercles
+et se pencha pour regarder.</p>
+
+<p>C'étaient des costumes de jeunes gens d'il y a
+longtemps, des redingotes à hauts cols de velours,
+de fins gilets très ouverts, d'interminables cravates
+blanches et des souliers vernis du début de
+ce siècle. Il n'osait rien toucher du bout du doigt,
+mais après s'être nettoyé en frissonnant, il
+endossa sur sa blouse d'écolier un des grands
+manteaux dont il releva le collet plissé, remplaça
+ses souliers ferrés par de fins escarpins vernis et
+se prépara à descendre nu-tête.</p>
+
+<p>Il arriva, sans rencontrer personne, au bas
+d'un escalier de bois, dans un recoin de cour
+obscur. L'haleine glacée de la nuit vint lui souffler
+au visage et soulever un pan de son manteau.</p>
+
+<p>Il fit quelques pas et, grâce à la vague clarté
+du ciel, il put se rendre compte aussitôt de la configuration
+des lieux. Il était dans une petite cour
+formée par des bâtiments des dépendances. Tout
+y paraissait vieux et ruiné. Les ouvertures au
+bas des escaliers étaient béantes, car les portes
+depuis longtemps avaient été enlevées; on n'avait
+pas non plus remplacé les carreaux des fenêtres
+qui faisaient des trous noirs dans les murs. Et
+pourtant toutes ces bâtisses avaient un mystérieux
+air de fête. Une sorte de reflet coloré flottait
+dans les chambres basses où l'on avait dû allumer
+aussi, du côté de la campagne, des lanternes. La
+terre était balayée; on avait arraché l'herbe envahissante.
+Enfin, en prêtant l'oreille, Meaulnes crut
+entendre comme un chant, comme des voix d'enfants
+et de jeunes filles, là-bas, vers les bâtiments
+confus où le vent secouait des branches devant
+les ouvertures roses, vertes et bleues des fenêtres.</p>
+
+<p>Il était là, dans son grand manteau, comme un
+chasseur, à demi penché, prêtant l'oreille, lorsqu'un
+extraordinaire petit jeune homme sortit
+du bâtiment voisin, qu'on aurait cru désert.</p>
+
+<p>Il avait un chapeau haut de forme très cintré
+qui brillait dans la nuit comme s'il eût été d'argent;
+un habit dont le col lui montait dans les
+cheveux, un gilet très ouvert, un pantalon à
+sous-pieds&hellip; Cet élégant, qui pouvait avoir quinze
+ans, marchait sur la pointe des pieds comme s'il
+eût été soulevé par les élastiques de son pantalon,
+mais avec une rapidité extraordinaire. Il salua
+Meaulnes au passage sans s'arrêter, profondément,
+automatiquement, et disparut dans l'obscurité,
+vers le bâtiment central, ferme, château
+ou abbaye, dont la tourelle avait guidé l'écolier
+au début de l'après-midi.</p>
+
+<p>Après un instant d'hésitations, notre héros
+emboîta le pas au curieux petit personnage. Ils
+traversèrent une sorte de grande cour-jardin,
+passèrent entre des massifs, contournèrent un
+vivier enclos de palissades, un puits, et se trouvèrent
+enfin au seuil de la demeure centrale.</p>
+
+<p>Une lourde porte de bois, arrondie dans le
+haut et cloutée comme une porte de presbytère,
+était à demi ouverte. L'élégant s'y engouffra.
+Meaulnes le suivit, et, dès ses premiers pas dans
+le corridor, il se trouva, sans voir personne,
+entouré de rires, de chants, d'appels et de poursuites.</p>
+
+<p>Tout au bout de celui-ci passait un couloir
+transversal. Meaulnes hésitait s'il allait pousser
+jusqu'au fond ou bien ouvrir une des portes derrière
+lesquelles il entendait un bruit de voix,
+lorsqu'il vit passer dans le fond deux fillettes
+qui se poursuivaient. Il courut pour les voir et
+les rattraper, à pas de loup, sur ses escarpins.
+Un bruit de portes qui s'ouvrent, deux visages de
+quinze ans que la fraîcheur du soir et la poursuite
+ont rendus tout roses, sous de grands cabriolets
+à brides, et tout va disparaître dans un brusque
+éclat de lumière.</p>
+
+<p>Une seconde, elles tournent sur elles-mêmes,
+par jeu; leurs amples jupes légères se soulèvent
+et se gonflent; on aperçoit la dentelle de leurs
+longs, amusants pantalons; puis, ensemble, après
+cette pirouette, elles bondissent dans la pièce et
+referment la porte.</p>
+
+<p>Meaulnes reste un moment ébloui et titubant
+dans ce corridor noir. Il craint maintenant d'être
+surpris. Son allure hésitante et gauche le ferait,
+sans doute, prendre pour un voleur. Il va s'en
+retourner délibérément vers la sortie, lorsque de
+nouveau il entend dans le fond du corridor un
+bruit de pas et des voix d'enfants. Ce sont deux
+petits garçons qui s'approchèrent en parlant.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'on va bientôt dîner, leur demande
+Meaulnes avec aplomb.</p>
+
+<p>&mdash;Viens avec nous, répond le plus grand, on
+va t'y conduire.</p>
+
+<p>Et avec cette confiance et ce besoin d'amitié
+qu'ont les enfants, la veille d'une grande fête, ils
+le prennent chacun par la main. Ce sont probablement
+deux petits garçons de paysans. On leur
+a mis leurs plus beaux habits: de petites culottes
+coupées à mi-jambe qui laissent voir leurs gros
+bas de laine et leurs galoches, un petit justaucorps
+de velours bleu, une casquette de même
+couleur et un n&oelig;ud de cravate blanc.</p>
+
+<p>&mdash;La connais-tu, toi? demande l'un des
+enfants.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, fait le plus petit, qui a une tête ronde
+et des yeux naïfs, maman m'a dit qu'elle avait
+une robe noire et une collerette et qu'elle ressemblait
+à un joli pierrot.</p>
+
+<p>&mdash;Qui donc? demande Meaulnes.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, la fiancée que Frantz est allé
+chercher&hellip;</p>
+
+<p>Avant que le jeune homme ait rien pu dire,
+ils sont tous les trois arrivés à la porte d'une
+grande salle où flambe un beau feu. Des planches,
+en guise de table, ont été posées sur des tréteaux;
+on a étendu des nappes blanches, et des gens de
+toutes sortes dînent avec cérémonie.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch14">CHAPITRE XIV<br />
+<span class="small">LA FÊTE ÉTRANGE</span> <i>(suite)</i></h3>
+
+
+<p>C'était, dans une grande salle au plafond bas,
+un repas comme ceux que l'on offre, la veille des
+noces de campagne, aux parents qui sont venus
+de très loin.</p>
+
+<p>Les deux enfants avaient lâché les mains de
+l'écolier et s'étaient précipités dans une chambre
+attenante où l'on entendait des voix puériles et des
+bruits de cuillers battant les assiettes. Meaulnes,
+avec audace et sans s'émouvoir, enjamba un banc et
+se trouva assis auprès de deux vieilles paysannes.
+Il se mit aussitôt à manger avec un appétit féroce;
+et c'est au bout d'un instant seulement qu'il leva
+la tête pour regarder les convives et les écouter.</p>
+
+<p>On parlait peu, d'ailleurs. Ces gens semblaient
+à peine se connaître. Ils devaient venir, les uns,
+du fond de la campagne, les autres, de villes
+lointaines. Il y avait, épars le long des tables,
+quelques vieillards avec des favoris, et d'autres
+complètement rasés qui pouvaient être d'anciens
+marins. Près d'eux dînaient d'autres vieux qui
+leur ressemblaient: même face tannée, mêmes
+yeux vifs sous des sourcils en broussaille, mêmes
+cravates étroites comme des cordons de souliers&hellip;
+Mais il était aisé de voir que ceux-ci n'avaient
+jamais navigué plus loin que le bout du canton;
+et s'ils avaient tangué, roulé plus de mille fois
+sous les averses et dans le vent, c'était pour ce
+dur voyage sans péril qui consiste à creuser le
+sillon jusqu'au bout de son champ et à retourner
+ensuite la charrue&hellip; On voyait peu de femmes;
+quelques vieilles paysannes avec de rondes figures
+ridées comme des pommes, sous des bonnets
+tuyautés&hellip;</p>
+
+<p>Il n'y avait pas un seul de ces convives avec
+qui Meaulnes ne se sentît à l'aise et en confiance.
+Il expliquait ainsi plus tard cette impression:
+quand on a, disait-il, commis quelque lourde
+faute impardonnable, on songe parfois, au milieu
+d'une grande amertume: «Il y a pourtant par
+le monde des gens qui me pardonneraient». On
+imagine de vieilles gens, des grands-parents
+pleins d'indulgence, qui sont persuadés à l'avance
+que tout ce que vous faites est bien fait. Certainement
+parmi ces bonnes gens-là les convives de
+cette salle avaient été choisis. Quant aux autres,
+c'étaient des adolescents et des enfants&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Cependant, auprès de Meaulnes, les deux vieilles
+femmes causaient:</p>
+
+<p>&mdash;En mettant tout pour le mieux, disait la
+plus âgée, d'une voix cocasse et suraiguë qu'elle
+cherchait vainement à adoucir, les fiancés ne
+seront pas là, demain, avant trois heures.</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi, tu me ferais mettre en colère, répondait
+l'autre du ton le plus tranquille.</p>
+
+<p>Celle-ci portait sur le front une capeline tricotée.</p>
+
+<p>&mdash;Comptons! reprit la première sans s'émouvoir.
+Une heure et demie de chemin de fer de
+Bourges à Vierzon et sept lieues de voiture, de
+Vierzon jusqu'ici&hellip;</p>
+
+<p>La discussion continua. Meaulnes n'en perdait
+pas une parole. Grâce à cette paisible prise de
+bec, la situation s'éclairait faiblement: Frantz de
+Galais, le fils du château&mdash;qui était étudiant ou
+marin ou peut-être aspirant de marine, on ne
+savait pas&hellip;&mdash;était allé à Bourges pour y chercher
+une jeune fille et l'épouser. Chose étrange,
+ce garçon, qui devait être très jeune et très fantasque,
+réglait tout à sa guise dans le Domaine.
+Il avait voulu que la maison où sa fiancée entrerait
+ressemblât à un palais en fête. Et pour célébrer
+la venue de la jeune fille, il avait invité lui-même
+ces enfants et ces vieilles gens débonnaires.
+Tels étaient les points que la discussion des deux
+femmes précisait. Elles laissaient tout le reste
+dans le mystère, et reprenaient sans cesse la
+question du retour des fiancés. L'une tenait pour
+le matin du lendemain. L'autre pour l'après-midi.</p>
+
+<p>&mdash;Ma pauvre Moinelle, tu es toujours aussi
+folle, disait la plus jeune avec calme.</p>
+
+<p>&mdash;Et toi, ma pauvre Adèle, toujours aussi entêtée.
+Il y a quatre ans que je ne t'avais vue, tu
+n'as pas changé, répondait l'autre en haussant
+les épaules, mais de sa voix la plus paisible.</p>
+
+<p>Et elles continuaient ainsi à se tenir tête sans
+la moindre humeur. Meaulnes intervint dans l'espoir
+d'en apprendre davantage:</p>
+
+<p>&mdash;Est-elle aussi jolie qu'on le dit, la fiancée de
+Frantz?</p>
+
+<p>Elles le regardèrent, interloquées. Personne
+d'autre que Frantz n'avait vu la jeune fille. Lui-même,
+en revenant de Toulon, l'avait rencontrée
+un soir, désolée, dans un de ces jardins de Bourges
+qu'on appelle les <i>Marais</i>. Son père, un tisserand,
+l'avait chassée de chez lui. Elle était fort
+jolie et Frantz avait décidé aussitôt de l'épouser.
+C'était une étrange histoire; mais son père, M. de
+Galais, et sa s&oelig;ur Yvonne ne lui avaient-ils pas
+toujours tout accordé!&hellip;</p>
+
+<p>Meaulnes, avec précaution, allait poser d'autres
+questions, lorsque parut à la porte un couple
+charmant: une enfant de seize ans avec corsage
+de velours et jupe à grands volants; un jeune
+personnage en habit à haut col et pantalon à
+élastiques. Ils traversèrent la salle, esquissant
+un pas de deux; d'autres les suivirent; puis
+d'autres passèrent en courant, poussant des cris,
+poursuivis par un grand pierrot blafard, aux
+manches trop longues, coiffé d'un bonnet noir et
+riant d'une bouche édentée. Il courait à grandes
+enjambées maladroites, comme si, à chaque pas,
+il eût dû faire un saut, et il agitait ses longues
+manches vides. Les jeunes filles en avaient un
+peu peur; les jeunes gens lui serraient la main
+et il paraissait faire la joie des enfants qui le
+poursuivaient avec des cris perçants. Au passage
+il regarda Meaulnes de ses yeux vitreux, et
+l'écolier crut reconnaître, complètement rasé, le
+compagnon de M. Maloyau, le bohémien qui tout
+à l'heure accrochait les lanternes.</p>
+
+<p>Le repas était terminé. Chacun se levait.</p>
+
+<p>Dans les couloirs s'organisaient des rondes et
+des farandoles. Une musique, quelque part, jouait
+un pas de menuet&hellip; Meaulnes, la tête à demi
+cachée dans le collet de son manteau, comme dans
+une fraise, se sentait un autre personnage. Lui
+aussi, gagné par le plaisir, se mit à poursuivre
+le grand pierrot à travers les couloirs du Domaine,
+comme dans les coulisses d'un théâtre où la
+pantomime, de la scène, se fût partout répandue.
+Il se trouva ainsi mêlé jusqu'à la fin de la nuit à
+une foule joyeuse aux costumes extravagants.
+Parfois il ouvrait une porte, et se trouvait dans
+une chambre où l'on montrait la lanterne magique.
+Des enfants applaudissaient à grand bruit&hellip;
+Parfois, dans un coin de salon où l'on dansait, il
+engageait conversation avec quelque dandy et se
+renseignait hâtivement sur les costumes que l'on
+porterait les jours suivants&hellip;</p>
+
+<p>Un peu angoissé à la longue par tout ce plaisir
+qui s'offrait à lui, craignant à chaque instant que
+son manteau entr'ouvert ne laissât voir sa blouse
+de collégien, il alla se réfugier un instant dans la
+partie la plus paisible et la plus obscure de la
+demeure. On n'y entendait que le bruit étouffé
+d'un piano.</p>
+
+<p>Il entra dans une pièce silencieuse qui était une
+salle à manger éclairée par une lampe à suspension.
+Là aussi c'était fête, mais fête pour les petits
+enfants.</p>
+
+<p>Les uns, assis sur des poufs, feuilletaient des
+albums ouverts sur leurs genoux; d'autres étaient
+accroupis par terre devant une chaise et, gravement,
+ils faisaient sur le siège un étalage d'images;
+d'autres, auprès du feu, ne disaient rien, ne
+faisaient rien, mais ils écoutaient au loin, dans
+l'immense demeure, la rumeur de la fête.</p>
+
+<p>Une porte de cette salle à manger était grande
+ouverte. On entendait dans la pièce attenante
+jouer du piano. Meaulnes avança curieusement la
+tête. C'était une sorte de petit salon-parloir; une
+femme ou une jeune fille, un grand manteau
+marron jeté sur ses épaules, tournait le dos, jouant
+très doucement des airs de rondes ou de chansonnettes.
+Sur le divan, tout à côté, six ou sept
+petits garçons et petites filles rangés comme sur
+une image, sages comme le sont les enfants lorsqu'il
+se fait tard, écoutaient. De temps en temps
+seulement, l'un d'eux, arc-bouté sur les poignets,
+se soulevait, glissait à terre et passait dans la
+salle à manger: un de ceux qui avaient fini de
+regarder les images venait prendre sa place&hellip;</p>
+
+<p>Après cette fête où tout était charmant, mais
+fiévreux et fou, où lui-même avait si follement
+poursuivi le grand pierrot, Meaulnes se
+trouvait là plongé dans le bonheur le plus calme
+du monde.</p>
+
+<p>Sans bruit, tandis que la jeune fille continuait
+à jouer, il retourna s'asseoir dans la salle à
+manger, et, ouvrant un des gros livres rouges
+épars sur la table, il commença distraitement
+à lire.</p>
+
+<p>Presque aussitôt un des petits qui étaient par
+terre s'approcha, se pendit à son bras et grimpa
+sur son genou pour regarder en même temps que
+lui; un autre en fit autant de l'autre côté. Alors
+ce fut un rêve comme son rêve de jadis. Il put
+imaginer longuement qu'il était dans sa propre
+maison, marié, un beau soir, et que cet être
+charmant et inconnu qui jouait du piano, près de
+lui, c'était sa femme&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch15">CHAPITRE XV<br />
+<small>LA RENCONTRE</small></h3>
+
+
+<p>Le lendemain matin, Meaulnes fut prêt un des
+premiers. Comme on le lui avait conseillé, il
+revêtit un simple costume noir, de mode passée,
+une jaquette serrée à la taille avec des manches
+bouffant aux épaules, un gilet croisé, un pantalon
+élargi du bas jusqu'à cacher ses fines chaussures,
+et un chapeau haut de forme.</p>
+
+<p>La cour était déserte encore lorsqu'il descendit.
+Il fit quelques pas et se trouva comme transporté
+dans une journée de printemps. Ce fut en effet le
+matin le plus doux de cet hiver-là. Il faisait du
+soleil comme aux premiers jours d'avril. Le givre
+fondait et l'herbe mouillée brillait comme humectée
+de rosée. Dans les arbres, plusieurs petits
+oiseaux chantaient et de temps à autre une brise
+tiédie coulait sur le visage du promeneur.</p>
+
+<p>Il fit comme les invités qui se sont éveillés
+avant le maître de la maison. Il sortit dans la cour
+du Domaine, pensant à chaque instant qu'une
+voix cordiale et joyeuse allait crier derrière lui:</p>
+
+<p>&mdash;Déjà réveillé, Augustin?&hellip;</p>
+
+<p>Mais il se promena longtemps seul à travers le
+jardin et la cour. Là-bas, dans le bâtiment principal,
+rien ne remuait, ni aux fenêtres, ni à la
+tourelle. On avait ouvert déjà, cependant, les deux
+battants de la ronde porte de bois. Et, dans une
+des fenêtres du haut, un rayon de soleil donnait,
+comme en été, aux premières heures du matin.</p>
+
+<p>Meaulnes, pour la première fois, regardait en
+plein jour l'intérieur de la propriété. Les vestiges
+d'un mur séparaient le jardin délabré de la cour,
+où l'on avait, depuis peu, versé du sable et passé
+le râteau. A l'extrémité des dépendances qu'il
+habitait, c'étaient des écuries bâties dans un
+amusant désordre, qui multipliait les recoins
+garnis d'arbrisseaux fous et de vigne vierge. Jusque
+sur le domaine déferlaient des bois de sapins qui
+le cachaient à tout le pays plat, sauf vers l'est,
+où l'on apercevait des collines bleues couvertes de
+rochers et de sapins encore.</p>
+
+<p>Un instant, dans le jardin, Meaulnes se pencha
+sur la branlante barrière de bois qui entourait le
+vivier; vers les bords il restait un peu de glace
+mince et plissée comme une écume. Il s'aperçut
+lui-même reflété dans l'eau, comme incliné sur
+le ciel, dans son costume d'étudiant romantique.
+Et il crut voir un autre Meaulnes; non plus l'écolier
+qui s'était évadé dans une carriole de paysan,
+mais un être charmant et romanesque, au milieu
+d'un beau livre de prix&hellip;</p>
+
+<p>Il se hâta vers le bâtiment principal, car il
+avait faim. Dans la grande salle où il avait dîné
+la veille, une paysanne mettait le couvert. Dès
+que Meaulnes se fut assis devant un des bols
+alignés sur la nappe, elle lui versa le café en
+disant:</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes le premier, monsieur.</p>
+
+<p>Il ne voulut rien répondre, tant il craignait
+d'être soudain reconnu comme un étranger. Il
+demanda seulement à quelle heure partirait le
+bateau pour la promenade matinale qu'on avait
+annoncée.</p>
+
+<p>&mdash;Pas avant une demi-heure, monsieur: personne
+n'est descendu encore, fut la réponse.</p>
+
+<p>Il continua donc d'errer en cherchant le lieu
+de l'embarcadère, autour de la longue maison
+châtelaine aux ailes inégales, comme une église.
+Lorsqu'il eut contourné l'aile sud, il aperçut soudain
+les roseaux, à perte de vue, qui formaient
+tout le paysage. L'eau des étangs venait de ce côté
+mouiller le pied des murs, et il y avait, devant
+plusieurs portes, de petits balcons de bois qui
+surplombaient les vagues clapotantes.</p>
+
+<p>Dés&oelig;uvré, le promeneur erra un long moment
+sur la rive sablée comme un chemin de halage.
+Il examinait curieusement les grandes portes aux
+vitres poussiéreuses qui donnaient sur des pièces
+délabrées ou abandonnées, sur des débarras
+encombrés de brouettes, d'outils rouillés et de
+pots de fleurs brisés, lorsque soudain, à l'autre
+bout des bâtiments, il entendit des pas grincer
+sur le sable.</p>
+
+<p>C'étaient deux femmes, l'une très vieille et
+courbée; l'autre, une jeune fille, blonde, élancée,
+dont le charmant costume, après tous les déguisements
+de la veille, parut d'abord à Meaulnes
+extraordinaire.</p>
+
+<p>Elles s'arrêtèrent un instant pour regarder le
+paysage, tandis que Meaulnes se disait, avec un
+étonnement qui lui parut plus tard bien grossier:</p>
+
+<p>&mdash;Voilà sans doute ce qu'on appelle une jeune
+fille excentrique&mdash;peut-être une actrice qu'on a
+mandée pour la fête.</p>
+
+<p>Cependant, les deux femmes passaient près de
+lui et Meaulnes, immobile, regarda la jeune fille.
+Souvent, plus tard, lorsqu'il s'endormait après
+avoir désespérément essayé de se rappeler le beau
+visage effacé, il voyait en rêve passer des rangées
+de jeunes femmes qui ressemblaient à celle-ci.
+L'une avait un chapeau comme elle et l'autre son
+air un peu penché; l'autre son regard si pur;
+l'autre encore sa taille fine, et l'autre avait aussi
+ses yeux bleus: mais aucune de ces femmes
+n'était jamais la grande jeune fille.</p>
+
+<p>Meaulnes eut le temps d'apercevoir, sous une
+lourde chevelure blonde, un visage aux traits un
+peu courts, mais dessinés avec une finesse presque
+douloureuse. Et comme déjà elle était passée
+devant lui, il regarda sa toilette, qui était bien la
+plus simple et la plus sage des toilettes&hellip;</p>
+
+<p>Perplexe, il se demandait s'il allait les accompagner,
+lorsque la jeune fille, se tournant imperceptiblement
+vers lui, dit à sa compagne:</p>
+
+<p>&mdash;Le bateau ne va pas tarder, maintenant, je
+pense?&hellip;</p>
+
+<p>Et Meaulnes les suivit. La vieille dame, cassée,
+tremblante, ne cessait de causer gaiement et de
+rire. La jeune fille répondait doucement. Et
+lorsqu'elles descendirent sur l'embarcadère, elle
+eut ce même regard innocent et grave, qui semblait
+dire:</p>
+
+<p>&mdash;Qui êtes-vous? Que faites-vous ici? Je ne
+vous connais pas. Et pourtant il me semble que
+je vous connais.</p>
+
+<p>D'autres invités étaient maintenant épars entre
+les arbres, attendant. Et trois bateaux de plaisance
+accostaient, prêts à recevoir les promeneurs.
+Un à un, sur le passage des dames, qui paraissaient
+être la châtelaine et sa fille, les jeunes gens
+saluaient profondément, et les demoiselles s'inclinaient.
+Étrange matinée! Étrange partie de
+plaisir! Il faisait froid malgré le soleil d'hiver, et
+les femmes enroulaient autour de leur cou ces
+boas de plumes qui étaient alors à la mode&hellip;</p>
+
+<p>La vieille dame resta sur la rive, et sans savoir
+comment, Meaulnes se trouva dans le même yacht
+que la jeune châtelaine. Il s'accouda sur le pont,
+tenant d'une main son chapeau battu par le
+grand vent, et il put regarder à l'aise le jeune
+fille, qui s'était assise à l'abri. Elle aussi le regardait.
+Elle répondait à ses compagnes, souriait,
+puis posait doucement ses yeux bleus sur lui, en
+tenant sa lèvre un peu mordue.</p>
+
+<p>Un grand silence régnait sur les berges prochaines.
+Le bateau filait avec un brui calme de
+machine et d'eau. On eût pu se croire au c&oelig;ur
+de l'été. On allait aborder, semblait-il, dans le
+beau jardin de quelque maison de campagne. La
+jeune fille s'y promènerait sous une ombrelle
+blanche. Jusqu'au soir on entendrait les tourterelles
+gémir&hellip; Mais soudain une rafale glacée venait
+rappeler décembre aux invités de cette étrange fête.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>On aborda devant un bois de sapins. Sur le
+débarcadère, les passagers durent attendre un
+instant, serrés les uns contre les autres, qu'un
+des bateliers eût ouvert le cadenas de la barrière&hellip;
+Avec quel émoi Meaulnes se rappelait dans la
+suite cette minute où, sur le bord de l'étang, il
+avait eu très près du sien le visage désormais perdu
+de la jeune fille! Il avait regardé ce profil si pur,
+de tous ses yeux, jusqu'à ce qu'ils fussent près
+de s'emplir de larmes. Et il se rappelait avoir
+vu, comme un secret délicat qu'elle lui eût confié,
+un peu de poudre restée sur sa joue&hellip;</p>
+
+<p>A terre, tout s'arrangea comme dans un rêve.
+Tandis que les enfants couraient avec des cris de
+joie, que des groupes se formaient et s'éparpillaient
+à travers bois, Meaulnes s'avança dans une
+allée, où, dix pas devant lui, marchait la jeune
+fille. Il se trouva près d'elle sans avoir eu le
+temps de réfléchir:</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes belle, dit-il simplement.</p>
+
+<p>Mais elle hâta le pas et, sans répondre, prit
+une allée transversale. D'autres promeneurs couraient,
+jouaient à travers les avenues, chacun
+errant à sa guise, conduit seulement par sa libre
+fantaisie. Le jeune homme se reprocha vivement
+ce qu'il appelait sa balourdise, sa grossièreté, sa
+sottise. Il errait au hasard, persuadé qu'il ne
+reverrait plus cette gracieuse créature, lorsqu'il
+l'aperçut soudain venant à sa rencontre et forcée
+de passer près de lui dans l'étroit sentier. Elle
+écartait de ses deux mains nues les plis de son
+grand manteau. Elle avait des souliers noirs très
+découverts. Ses chevilles étaient si fines qu'elles
+pliaient par instants et qu'on craignait de les
+voir se briser.</p>
+
+<p>Cette fois, le jeune homme salua, en disant
+très bas:</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous me pardonner?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous pardonne, dit-elle gravement. Mais
+il faut que je rejoigne les enfants, puisqu'ils sont
+les maîtres aujourd'hui. Adieu.</p>
+
+<p>Augustin la supplia de rester un instant
+encore. Il lui parlait avec gaucherie, mais d'un
+ton si troublé, si plein de désarroi, qu'elle marcha
+plus lentement et l'écouta.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais même pas qui vous êtes, dit-elle
+enfin.</p>
+
+<p>Elle prononçait chaque mot d'un ton uniforme,
+en appuyant de la même façon sur chacun, mais
+en disant plus doucement le dernier&hellip; Ensuite
+elle reprenait son visage immobile, sa bouche
+un peu mordue, et ses yeux bleus regardaient
+fixement au loin.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas non plus votre nom, répondit
+Meaulnes.</p>
+
+<p>Ils suivaient maintenant un chemin découvert,
+et l'on voyait à quelque distance les invités se
+presser autour d'une maison isolée dans la pleine
+campagne.</p>
+
+<p>&mdash;Voici la «maison de Frantz», dit la jeune fille;
+il faut que je vous quitte&hellip;</p>
+
+<p>Elle hésita, le regarda un instant en souriant
+et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Mon nom?&hellip; Je suis mademoiselle Yvonne
+de Galais&hellip;</p>
+
+<p>Et elle s'échappa.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>La «maison de Frantz» était alors inhabitée.
+Mais Meaulnes la trouva envahie jusqu'aux greniers
+par la foule des invités. Il n'eut guère le loisir
+d'ailleurs d'examiner le lieu où il se trouvait: on
+déjeuna en hâte d'un repas froid emporté dans
+les bateaux, ce qui était fort peu de saison, mais
+les enfants en avaient décidé ainsi, sans doute; et
+l'on repartit. Meaulnes s'approcha de M<sup>lle</sup> de Galais
+dès qu'il la vit sortir et, répondant à ce qu'elle
+avait dit tout à l'heure:</p>
+
+<p>&mdash;Le nom que je vous donnais était plus beau,
+dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Comment? Quel était ce nom? fit-elle, toujours
+avec la même gravité.</p>
+
+<p>Mais il eut peur d'avoir dit une sottise et ne
+répondit rien.</p>
+
+<p>&mdash;Mon nom à moi est Augustin Meaulnes,
+continua-t-il, et je suis étudiant.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! vous étudiez? dit-elle. Et ils parlèrent
+un instant encore. Ils parlèrent lentement, avec
+bonheur,&mdash;avec amitié. Puis l'attitude de la
+jeune fille changea. Moins hautaine et moins
+grave, maintenant, elle parut aussi plus inquiète.
+On eût dit qu'elle redoutait ce que Meaulnes
+allait dire et s'en effarouchait à l'avance. Elle
+était auprès de lui toute frémissante, comme une
+hirondelle un instant posée à terre et qui déjà
+tremble du désir de reprendre son vol.</p>
+
+<p>&mdash;A quoi bon? A quoi bon? répondait-elle
+doucement aux projets que faisait Meaulnes.</p>
+
+<p>Mais lorsqu'enfin il osa lui demander la permission
+de revenir un jour vers ce beau domaine:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous attendrai, répondit-elle simplement.</p>
+
+<p>Ils arrivaient en vue de l'embarcadère. Elle
+s'arrêta soudain et dit pensivement:</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes deux enfants; nous avons fait
+une folie. Il ne faut pas que nous montions cette
+fois dans le même bateau. Adieu, ne me suivez
+pas.</p>
+
+<p>Meaulnes resta un instant interdit, la regardant
+partir. Puis il se reprit à marcher. Et alors
+la jeune fille, dans le lointain, au moment de se
+perdre à nouveau dans la foule des invités, s'arrêta
+et, se tournant vers lui, pour la première
+fois le regarda longuement. Était-ce un dernier
+signe d'adieu? Était-ce pour lui défendre de
+l'accompagner? Ou peut-être avait-elle quelque
+chose encore à lui dire?&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Dès qu'on fut rentré au Domaine, commença,
+derrière la ferme, dans une grande prairie en
+pente, la course des poneys. C'était la dernière
+partie de la fête. D'après toutes les prévisions,
+les fiancés devaient arriver à temps pour y
+assister et ce serait Frantz qui dirigerait tout.</p>
+
+<p>On dut pourtant commencer sans lui. Les garçons
+en costumes de jockeys, les fillettes en
+écuyères, amenaient, les uns, de fringants poneys
+enrubannés, les autres, de très vieux chevaux
+dociles. Au milieu des cris, des rires enfantins,
+des paris et des longs coups de cloche, on se fût
+cru transporté sur la pelouse verte et taillée de
+quelque champ de courses en miniature.</p>
+
+<p>Meaulnes reconnut Daniel et les petites filles
+aux chapeaux à plumes, qu'il avait entendus la
+veille dans l'allée du bois&hellip; Le reste du spectacle
+lui échappa, tant il était anxieux de retrouver
+dans la foule le gracieux chapeau de roses et le
+grand manteau marron. Mais M<sup>lle</sup> de Galais ne
+parut pas. Il la cherchait encore lorsqu'une volée
+de coups de cloche et des cris de joie annoncèrent
+la fin des courses. Une petite fille sur une
+vieille jument blanche avait remporté la victoire.
+Elle passait triomphalement sur sa monture et le
+panache de son chapeau flottait au vent.</p>
+
+<p>Puis soudain tout se tut. Les jeux étaient finis
+et Frantz n'était pas de retour. On hésita un instant;
+on se concerta avec embarras. Enfin, par
+groupes, on regagna les appartements, pour attendre,
+dans l'inquiétude et le silence, le retour
+des fiancés.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch16">CHAPITRE XVI<br />
+<span class="small">FRANTZ DE GALAIS</span></h3>
+
+
+<p>La course avait fini trop tôt. Il était quatre
+heures et demie et il faisait jour encore, lorsque
+Meaulnes se retrouva dans sa chambre, la tête
+pleine des événements de son extraordinaire journée.
+Il s'assit devant la table, dés&oelig;uvré, attendant
+le dîner et la fête qui devait suivre.</p>
+
+<p>De nouveau soufflait le grand vent du premier
+soir. On l'entendait gronder comme un torrent
+ou passer avec le sifflement appuyé d'une chute
+d'eau. Le tablier de la cheminée battait de
+temps à autre.</p>
+
+<p>Pour la première fois, Meaulnes sentit en
+lui cette légère angoisse qui vous saisit à la
+fin des trop belles journées. Un instant il pensa
+à allumer du feu; mais il essaya vainement
+de lever le tablier rouillé de la cheminée. Alors
+il se prit à ranger dans la chambre; il accrocha
+ses beaux habits aux porte-manteaux, disposa
+le long du mur les chaises bouleversées,
+comme s'il eût tout voulu préparer là pour un
+long séjour.</p>
+
+<p>Cependant songeant qu'il devait se tenir toujours
+prêt à partir, il plia soigneusement sur le
+dossier d'une chaise, comme un costume de
+voyage, sa blouse et ses autres vêtements de collégien;
+sous la chaise, il mit ses souliers ferrés
+pleins de terre encore.</p>
+
+<p>Puis il revint s'asseoir et regarda autour de
+lui, plus tranquille, sa demeure qu'il avait mise
+en ordre.</p>
+
+<p>De temps à autre une goutte de pluie venait
+rayer la vitre qui donnait sur la cour aux voitures
+et sur le bois de sapins. Apaisé, depuis qu'il
+avait rangé son appartement, le grand garçon se
+sentit parfaitement heureux. Il était là, mystérieux,
+étranger, au milieu de ce monde inconnu,
+dans la chambre qu'il avait choisie. Ce qu'il avait
+obtenu dépassait toutes ses espérances. Et il suffisait
+maintenant à sa joie de se rappeler ce visage
+de jeune fille, dans le grand vent, qui se
+tournait vers lui&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Durant cette rêverie, la nuit était tombée sans
+qu'il songeât même à allumer les flambeaux. Un
+coup de vent fit battre la porte de l'arrière-chambre
+qui communiquait avec la sienne et dont la
+fenêtre donnait aussi sur la cour aux voitures.
+Meaulnes allait la refermer, lorsqu'il aperçut dans
+cette pièce une lueur, comme celle d'une bougie
+allumée sur la table. Il avança la tête dans l'entrebâillement
+de la porte. Quelqu'un était entré
+là, par la fenêtre sans doute, et se promenait de
+long en large, à pas silencieux. Autant qu'on pouvait
+voir, c'était un très jeune homme. Nu-tête,
+une pèlerine de voyage sur les épaules, il marchait
+sans arrêt, comme affolé par une douleur
+insupportable. Le vent de la fenêtre qu'il avait
+laissée grande ouverte faisait flotter sa pèlerine
+et, chaque fois qu'il passait près de la lumière,
+on voyait luire des boutons dorés sur sa fine
+redingote.</p>
+
+<p>Il sifflait quelque chose entre ses dents, une
+espèce d'air marin, comme en chantent, pour
+s'égayer le c&oelig;ur, les matelots et les filles dans
+les cabarets des ports&hellip;</p>
+
+<p>Un instant, au milieu de sa promenade agitée,
+il s'arrêta et se pencha sur la table, chercha dans
+une boîte, en sortit plusieurs feuilles de papier&hellip;
+Meaulnes vit, de profil, dans la lueur de la bougie,
+un très fin, très aquilin visage sans moustache
+sous une abondante chevelure que partageait
+une raie de côté. Il avait cessé de siffler.
+Très pâle, les lèvres entr'ouvertes, il paraissait à
+bout de souffle, comme s'il avait reçu au c&oelig;ur
+un coup violent.</p>
+
+<p>Meaulnes hésitait s'il allait, par discrétion, se
+retirer, ou s'avancer, lui mettre doucement, en
+camarade, la main sur l'épaule, et lui parler.
+Mais l'autre leva la tête et l'aperçut. Il le considéra
+une seconde, puis, sans s'étonner, s'approcha
+et dit, affermissant sa voix:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, je ne vous connais pas. Mais je
+suis content de vous voir. Puisque vous voici,
+c'est à vous que je vais expliquer&hellip; Voilà!&hellip;</p>
+
+<p>Il paraissait complètement désemparé. Lorsqu'il
+eut dit: Voilà, il prit Meaulnes par le revers
+de sa jaquette, comme pour fixer son attention.
+Puis il tourna la tête vers la fenêtre, comme
+pour réfléchir à ce qu'il allait dire, cligna des
+yeux&mdash;et Meaulnes comprit qu'il avait une forte
+envie de pleurer.</p>
+
+<p>Il ravala d'un coup toute cette peine d'enfant,
+puis, regardant toujours fixement la fenêtre, il
+reprit d'une voix altérée:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, voilà: c'est fini; la fête est finie.
+Vous pouvez descendre le leur dire. Je suis rentré
+tout seul. Ma fiancée ne viendra pas. Par scrupule,
+par crainte, par manque de foi&hellip; d'ailleurs,
+monsieur, je vais vous expliquer&hellip;</p>
+
+<p>Mais il ne put continuer; tout son visage se
+plissa. Il n'expliqua rien. Se détournant soudain,
+il s'en alla dans l'ombre ouvrir et refermer des
+tiroirs pleins de vêtements et de livres.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais m'apprêter pour repartir, dit-il.
+Qu'on ne me dérange pas.</p>
+
+<p>Il plaça sur la table divers objets, un nécessaire
+de toilette, un pistolet&hellip;</p>
+
+<p>Et Meaulnes, plein de désarroi, sortit sans oser
+lui dire un mot ni lui serrer la main.</p>
+
+<p>En bas, déjà, tout le monde semblait avoir
+pressenti quelque chose. Presque toutes les jeunes
+filles avaient changé de robe. Dans le bâtiment
+principal le dîner avait commencé, mais hâtivement,
+dans le désordre, comme à l'instant d'un
+départ.</p>
+
+<p>Il se faisait un continuel va-et-vient de cette
+grande cuisine-salle à manger aux chambres du
+haut et aux écuries. Ceux qui avaient fini formaient
+des groupes où l'on se disait au revoir.</p>
+
+<p>&mdash;Que se passe-t-il? demanda Meaulnes à un
+garçon de campagne, qui se hâtait de terminer
+son repas, son chapeau de feutre sur la tête et sa
+serviette fixée à son gilet.</p>
+
+<p>&mdash;Nous partons, répondit-il. Cela s'est décidé
+tout d'un coup. A cinq heures, nous nous sommes
+trouvés seuls, tous les invités ensemble.
+Nous avions attendu jusqu'à la dernière limite.
+Les fiancés ne pouvaient plus venir? Quelqu'un a
+dit: «Si nous partions&hellip;» Et tout le monde s'est
+apprêté pour le départ.</p>
+
+<p>Meaulnes ne répondit pas. Il lui était égal de
+s'en aller maintenant. N'avait-il pas été jusqu'au
+bout de son aventure?&hellip; N'avait-il pas obtenu
+cette fois tout ce qu'il désirait? C'est à peine s'il
+avait eu le temps de repasser à l'aise dans sa
+mémoire toute la belle conversation du matin.
+Pour l'instant, il ne s'agissait que de partir. Et
+bientôt, il reviendrait&mdash;sans tricherie, cette
+fois&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Si vous voulez venir avec nous, continua
+l'autre, qui était un garçon de son âge, hâtez-vous
+d'aller vous mettre en tenue. Nous attelons
+dans un instant.</p>
+
+<p>Il partit au galop, laissant là son repas commencé
+et négligeant de dire aux invités ce qu'il
+savait. Le parc, le jardin et la cour étaient
+plongés dans une obscurité profonde. Il n'y avait
+pas, ce soir-là, de lanternes aux fenêtres. Mais
+comme, après tout, ce dîner ressemblait au dernier
+repas des fins de noces, les moins bons de
+invités, qui peut-être avaient bu, s'étaient mis à
+chanter. A mesure qu'il s'éloignait, Meaulnes
+entendait monter leurs airs de cabaret, dans ce
+parc qui depuis deux jours avait tenu tant de
+grâce et de merveilles. Et c'était le commencement
+du désarroi et de la dévastation. Il passa
+près du vivier où le matin même il s'était miré.
+Comme tout paraissait changé déjà&hellip;&mdash;avec
+cette chanson, reprise en ch&oelig;ur, qui arrivait par
+bribes:</p>
+
+<div class="poetry">
+<div class="verse">D'où donc que tu reviens, petite libertine?</div>
+<div class="verse i4">Ton bonnet est déchiré</div>
+<div class="verse i4">Tu es bien mal coiffée&hellip;</div>
+</div>
+
+<p class="noindent">et cet autre encore:</p>
+
+<div class="poetry">
+<div class="verse i4">Mes souliers sont rouges&hellip;</div>
+<div class="verse i4">Adieu, mes amours&hellip;</div>
+<div class="verse i4">Mes souliers sont rouges&hellip;</div>
+<div class="verse i4">Adieu, sans retour!</div>
+</div>
+
+<p>Comme il arrivait au pied de l'escalier de sa
+demeure isolée, quelqu'un en descendait qui le
+heurta dans l'ombre et lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, monsieur!</p>
+
+<p>et, s'enveloppant dans sa pèlerine comme s'il
+avait très froid, disparut. C'était Frantz Galais.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>La bougie que Frantz avait laissée dans sa
+chambre brûlait encore. Rien n'avait été dérangé.
+Il y avait seulement, écrits sur une feuille de
+papier à lettres placée en évidence, ces mots:</p>
+
+<blockquote>
+<p><i>Ma fiancée a disparu, me faisant dire qu'elle ne
+pouvait pas être ma femme; qu'elle était une couturière
+et non pas une princesse. Je ne sais que devenir.
+Je m'en vais. Je n'ai plus envie de vivre. Qu'Yvonne
+me pardonne si je ne lui dis pas adieu, mais elle ne
+pourrait rien pour moi&hellip;</i></p>
+</blockquote>
+
+<p>C'était la fin de la bougie, dont la flamme
+vacilla, rampa une seconde et s'éteignit. Meaulnes
+rentra dans sa propre chambre et ferma la porte.
+Malgré l'obscurité, il reconnut chacune des choses
+qu'il avait rangées en plein jour, en plein bonheur,
+quelques heures auparavant. Pièce par
+pièce, fidèle, il retrouva tout son vieux vêtement
+misérable, depuis ses godillots jusqu'à sa grossière
+ceinture à boucle de cuivre. Il se déshabilla
+et se rhabilla vivement mais distraitement, déposa
+sur une chaise ses habits d'emprunt, se trompant
+de gilet&hellip;</p>
+
+<p>Sous les fenêtres, dans la cour aux voitures,
+un remue-ménage avait commencé. On tirait, on
+appelait, on poussait, chacun voulant défaire sa
+voiture de l'inextricable fouillis où elle était
+prise. De temps en temps un homme grimpait
+sur le siège d'une charrette, sur la bâche d'une
+grande carriole et faisait tourner sa lanterne. La
+lueur du falot venait frapper la fenêtre: un instant,
+autour de Meaulnes, la chambre maintenant
+familière, où toutes choses avaient été pour lui si
+amicales, palpitait, revivait&hellip; Et c'est ainsi qu'il
+quitta, refermant soigneusement la porte, ce
+mystérieux endroit qu'il ne devait sans doute
+jamais revoir.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch17">CHAPITRE XVII<br />
+<span class="small">LA FÊTE ÉTRANGE</span> <i>(fin)</i></h3>
+
+
+<p>Déjà, dans la nuit, une file de voitures roulait
+lentement vers la grille du bois. En tête, un
+homme revêtu d'une peau de chèvre, une lanterne
+à la main, conduisait par la bride le cheval du
+premier attelage.</p>
+
+<p>Meaulnes avait hâte de trouver quelqu'un qui
+voulût bien se charger de lui. Il avait hâte de
+partir. Il appréhendait, au fond du c&oelig;ur, de se
+trouver soudain seul dans le Domaine, et que sa
+supercherie fût découverte.</p>
+
+<p>Lorsqu'il arriva devant le bâtiment principal
+les conducteurs équilibraient la charge des dernières
+voitures. On faisait lever tous les voyageurs
+pour rapprocher ou reculer les sièges, et les
+jeunes filles enveloppées dans des fichus se
+levaient avec embarras, les couvertures tombaient
+à leurs pieds et l'on voyait les figures inquiètes
+de celles qui baissaient leur tête du côté des
+falots.</p>
+
+<p>Dans un de ces voituriers, Meaulnes reconnut le
+jeune paysan qui tout à l'heure avait offert de
+l'emmener:</p>
+
+<p>&mdash;Puis-je monter? lui cria-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Où vas-tu, mon garçon? répondit l'autre
+qui ne le reconnaissait plus.</p>
+
+<p>&mdash;Du côté de Sainte-Agathe.</p>
+
+<p>&mdash;Alors il faut demander une place à Maritain.</p>
+
+<p>Et voilà le grand écolier cherchant parmi les
+voyageurs attardés ce Maritain inconnu. On le lui
+indiqua parmi les buveurs qui chantaient dans
+la cuisine.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un «amusard», lui dit-on. Il sera
+encore là à trois heures du matin.</p>
+
+<p>Meaulnes songea un instant à la jeune fille
+inquiète, pleine de fièvre et de chagrin, qui entendrait
+chanter dans le domaine, jusqu'au milieu
+de la nuit, ces paysans avinés. Dans quelle
+chambre était-elle? Où était sa fenêtre, parmi
+ces bâtiments mystérieux? Mais rien ne servirait
+à l'écolier de s'attarder. Il fallut partir. Une fois
+rentré à Sainte-Agathe, tout deviendrait plus clair;
+il cesserait d'être un écolier évadé; de nouveau il
+pourrait songer à la jeune châtelaine.</p>
+
+<p>Une à une, les voitures s'en allaient; les roues
+grinçaient sur le sable de la grande allée. Et,
+dans la nuit, on les voyait tourner et disparaître,
+chargées de femmes emmitouflées, d'enfants dans
+des fichus, qui déjà s'endormaient. Une grande
+carriole encore; un char à bancs, où les femmes
+étaient serrées épaule contre épaule, passa, laissant
+Meaulnes interdit, sur le seuil de la demeure.
+Il n'allait plus rester bientôt qu'une vieille berline
+que conduisait un paysan en blouse.</p>
+
+<p>&mdash;Vous pouvez monter, répondit-il aux explications
+d'Augustin, nous allons dans cette direction.</p>
+
+<p>Péniblement Meaulnes ouvrit la portière de la
+vieille guimbarde, dont la vitre trembla et les
+gonds crièrent. Sur la banquette, dans un coin de
+la voiture, deux tout petits enfants, un garçon et
+une fille, dormaient. Ils s'éveillèrent au bruit et
+au froid, se détendirent, regardèrent vaguement,
+puis en frissonnant se renfoncèrent dans leur coin
+et se rendormirent&hellip;</p>
+
+<p>Déjà la vieille voiture partait. Meaulnes referma
+plus doucement la portière et s'installa avec précaution
+dans l'autre coin; puis, avidement, s'efforça
+de distinguer à travers la vitre les lieux
+qu'il allait quitter et la route par où il était venu:
+il devina, malgré la nuit, que la voiture traversait
+la cour et le jardin, passait devant l'escalier de
+sa chambre, franchissait la grille et sortait du
+Domaine pour entrer dans les bois. Fuyant le long
+de la vitre, on distinguait vaguement les troncs
+des vieux sapins.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être rencontrerons-nous Frantz de
+Galais, se disait Meaulnes, le c&oelig;ur battant.</p>
+
+<p>Brusquement, dans le chemin étroit, la voiture
+fit un écart pour ne pas heurter un obstacle.
+C'était, autant qu'on pouvait deviner dans la nuit
+à ses formes massives, une roulotte arrêtée presque
+au milieu du chemin et qui avait dû rester
+là, à proximité de la fête, durant ces derniers
+jours.</p>
+
+<p>Cet obstacle franchi, les chevaux repartis au
+trot, Meaulnes commençait à se fatiguer de regarder
+à la vitre, s'efforçant vainement de percer
+l'obscurité environnante, lorsque soudain, dans la
+profondeur du bois, il y eut un éclair, suivi d'une
+détonation. Les chevaux partirent au galop et
+Meaulnes ne sut pas d'abord si le cocher en blouse
+s'efforçait de les retenir ou, au contraire, les
+excitait à fuir. Il voulut ouvrir la portière. Comme
+la poignée se trouvait à l'extérieur, il essaya vainement
+de baisser la glace, la secoua&hellip; Les enfants,
+réveillés en peur, se serraient l'un contre l'autre,
+sans rien dire. Et tandis qu'il secouait la vitre,
+le visage collé au carreau, il aperçut, grâce à un
+coude du chemin, une forme blanche qui courait.
+C'était, hagard et affolé, le grand pierrot de la
+fête, le bohémien en tenue de mascarade, qui
+portait dans ses bras un corps humain serré contre
+sa poitrine. Puis tout disparut.</p>
+
+<p>Dans la voiture qui fuyait au grand galop à
+travers la nuit, les deux enfants s'étaient rendormis.
+Personne à qui parler des événements mystérieux
+de ces deux jours. Après avoir longtemps
+repassé dans son esprit tout ce qu'il avait vu et
+entendu, plein de fatigue et le c&oelig;ur gros, le jeune
+homme lui aussi s'abandonna au sommeil, comme
+un enfant triste&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>&hellip; Ce n'était pas encore le petit jour lorsque, la
+voiture s'étant arrêtée sur la route, Meaulnes fut
+réveillé par quelqu'un qui cognait à la vitre. Le
+conducteur ouvrit péniblement la portière et cria,
+tandis que le vent froid de la nuit glaçait l'écolier
+jusqu'aux os:</p>
+
+<p>&mdash;Il va falloir descendre ici. Le jour se lève.
+Nous allons prendre la traverse. Vous êtes tout
+près de Sainte-Agathe.</p>
+
+<p>A demi replié, Meaulnes obéit, chercha vaguement,
+d'un geste inconscient, sa casquette, qui
+avait roulé sous les pieds des deux enfants endormis,
+dans le coin le plus sombre de la voiture,
+puis il sortit en se baissant.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, au revoir, dit l'homme en remontant
+sur son siège. Vous n'avez plus que six kilomètres
+à faire. Tenez, la borne est là, au bord du
+chemin.</p>
+
+<p>Meaulnes, qui ne s'était pas encore arraché de
+son sommeil, marcha courbé en avant, d'un pas
+lourd, jusqu'à la borne et s'y assit, les bras croisés,
+la tête inclinée, comme pour se rendormir.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! non, cria le voiturier. Il ne faut pas
+vous endormir là. Il fait trop froid. Allons, debout,
+marchez un peu&hellip;</p>
+
+<p>Vacillant comme un homme ivre, le grand garçon,
+les mains dans ses poches, les épaules rentrées,
+s'en alla lentement sur le chemin de Sainte-Agathe;
+tandis que, dernier vestige de la fête
+mystérieuse, la vieille berline quittait le gravier
+de la route et s'éloignait, cahotant en silence, sur
+l'herbe de la traverse. On ne voyait plus que le
+chapeau du conducteur, dansant au-dessus des
+clôtures&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">DEUXIÈME PARTIE</h2>
+
+
+
+
+<h3 id="p2ch1">CHAPITRE PREMIER<br />
+<span class="small">LE GRAND JEU</span></h3>
+
+
+<p>Le grand vent et le froid, la pluie ou la neige,
+l'impossibilité où nous étions de mener à bien de
+longues recherches nous empêchèrent, Meaulnes
+et moi de reparler du Pays perdu avant la fin
+de l'hiver. Nous ne pouvions rien commencer
+de sérieux, durant ces brèves journées de février,
+ces jeudis sillonnés de bourrasques, qui finissaient
+régulièrement vers cinq heures par une morne
+pluie glacée.</p>
+
+<p>Rien ne nous rappelait l'aventure de Meaulnes
+sinon ce fait étrange que depuis l'après-midi de
+son retour nous n'avions plus d'amis. Aux récréations,
+les mêmes jeux qu'autrefois s'organisaient,
+mais Jasmin ne parlait jamais plus au grand
+Meaulnes. Le soir, aussitôt la classe balayée, la
+cour se vidait comme au temps où j'étais seul, et
+je voyais errer mon compagnon, du jardin au hangar
+et de la cour à la salle à manger.</p>
+
+<p>Les jeudis matins, chacun de nous installé sur
+le bureau d'une des deux salles de classe, nous
+lisions Rousseau et Paul-Louis Courier que nous
+avions dénichés dans les placards, entre des méthodes
+d'anglais et des cahiers de musique finement
+recopiés. L'après-midi, c'était quelque visite
+qui nous faisait fuir l'appartement; et nous regagnions
+l'école&hellip; Nous entendions parfois des groupes
+de grands élèves qui s'arrêtaient un instant,
+comme par hasard, devant le grand portail, le
+heurtaient en jouant à des jeux militaires incompréhensibles
+et puis s'en allaient&hellip; Cette triste
+vie se poursuivit jusqu'à la fin de février. Je
+commençais à croire que Meaulnes avait tout
+oublié, lorsqu'une aventure, plus étrange que les
+autres, vint me prouver que je m'étais trompé et
+qu'une crise violente se préparait sous la surface
+morne de cette vie d'hiver.</p>
+
+<p>Ce fut justement un jeudi soir, vers la fin du
+mois, que la première nouvelle du Domaine
+étrange, la première vague de cette aventure dont
+nous ne reparlions pas arriva jusqu'à nous. Nous
+étions en pleine veillée. Mes grands-parents repartis,
+restaient seulement avec nous Millie et mon
+père, qui ne se doutaient nullement de la sourde
+fâcherie par quoi toute la classe était divisée en
+deux clans.</p>
+
+<p>A huit heures, Millie qui avait ouvert la porte
+pour jeter dehors les miettes du repas fit:</p>
+
+<p>&mdash;Ah!</p>
+
+<p>d'une voix si claire que nous nous approchâmes
+pour regarder. Il y avait sur le seuil une
+couche de neige&hellip; Comme il faisait très sombre,
+je m'avançai de quelques pas dans la cour pour
+voir si la couche était profonde. Je sentis des flocons
+légers qui me glissaient sur la figure et fondaient
+aussitôt. On me fit rentrer très vite et
+Millie ferma la porte frileusement.</p>
+
+<p>A neuf heures nous nous disposions à monter
+nous coucher; ma mère avait déjà la lampe à la
+main, lorsque nous entendîmes très nettement
+deux grands coups lancés à toute volée dans le
+portail, à l'autre bout de la cour. Elle replaça la
+lampe sur la table et nous restâmes tous debout,
+aux aguets, l'oreille tendue.</p>
+
+<p>Il ne fallait pas songer à aller voir ce qui se
+passait. Avant d'avoir traversé seulement la
+moitié de la cour, la lampe eût été éteinte et le
+verre brisé. Il y eut un court silence et mon père
+commençait à dire que «c'était sans doute&hellip;»
+lorsque, tout juste sous la fenêtre de la salle à
+manger, qui donnait, je l'ai dit, sur la route
+de La Gare, un coup de sifflet partit, strident
+et très prolongé, qui dut s'entendre jusque
+dans la rue de l'église. Et, immédiatement, derrière
+la fenêtre, à peine voilés par les carreaux,
+poussés par des gens qui devaient être montés
+à la force des poignets sur l'appui extérieur,
+éclatèrent des cris perçants.</p>
+
+<p>&mdash;Amenez-le! Amenez-le!</p>
+
+<p>A l'autre extrémité du bâtiment, les mêmes
+cris répondirent. Ceux-là avaient dû passer par
+le champ du père Martin; ils devaient être grimpés
+sur le mur bas qui séparait le champ de notre
+cour.</p>
+
+<p>Puis, vociférés à chaque endroit par huit ou
+dix inconnus aux voix déguisées, les cris de:
+«Amenez-le!» éclatèrent successivement&mdash;sur
+le toit du cellier qu'ils avaient dû atteindre en
+escaladant un tas de fagots adossé au mur extérieur;&mdash;sur
+un petit mur qui joignait le hangar
+au portail et dont la crête arrondie permettait de
+se mettre commodément à cheval;&mdash;sur le mur
+grillé de la route de La Gare où l'on pouvait facilement
+monter&hellip; Enfin, par derrière, dans le
+jardin, une troupe retardataire arriva, qui fit la
+même sarabande, criant cette fois:</p>
+
+<p>&mdash;A l'abordage!</p>
+
+<p>Et nous entendions l'écho de leurs cris résonner
+dans les salles de classe vides, dont ils avaient
+ouvert les fenêtres.</p>
+
+<p>Nous connaissions si bien, Meaulnes et moi, les
+détours et les passages de la grande demeure,
+que nous voyions très nettement, comme sur un
+plan, tous les points où ces gens inconnus étaient
+en train de l'attaquer.</p>
+
+<p>A vrai dire, ce fut seulement au tout premier
+instant que nous eûmes de l'effroi. Le coup de
+sifflet nous fit penser tous les quatre à une attaque
+de rôdeurs et de bohémiens. Justement il y avait
+depuis une quinzaine, sur la place, derrière l'église,
+un grand malandrin et un jeune garçon à
+la tête serrée dans des bandages. Il y avait aussi,
+chez les charrons et les maréchaux, des ouvriers
+qui n'étaient pas du pays.</p>
+
+<p>Mais, dès que nous eûmes entendu les assaillants
+crier, nous fûmes persuadés que nous
+avions affaire à des gens&mdash;et probablement à des
+jeunes gens&mdash;du bourg. Il y avait même certainement
+des gamins&mdash;on reconnaissait leurs voix suraiguës&mdash;dans
+la troupe qui se jetait à l'assaut de
+notre demeure comme à l'abordage d'un navire.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! bien, par exemple&hellip; s'écria mon père.</p>
+
+<p>Et Millie demanda à mi-voix:</p>
+
+<p>&mdash;Mais qu'est-ce que cela veut dire?</p>
+
+<p>lorsque soudain les voix du portail et du mur
+grillé&mdash;puis celle de la fenêtre&mdash;s'arrêtèrent.
+Deux coups de sifflet partirent derrière la croisée.
+Les cris des gens grimpés sur le cellier, comme
+ceux des assaillants du jardin, décrurent progressivement,
+puis cessèrent; nous entendîmes, le
+long du mur de la salle à manger le frôlement
+de toute la troupe qui se retirait en hâte et dont
+les pas étaient amortis par la neige.</p>
+
+<p>Quelqu'un évidemment les dérangeait. A cette
+heure où tout dormait, ils avaient pensé mener
+en paix leur assaut contre cette maison isolée à
+la sortie du bourg. Mais voici qu'on troublait leur
+plan de campagne.</p>
+
+<p>A peine avions-nous eu le temps de nous ressaisir&mdash;car
+l'attaque avait été soudaine comme
+un abordage bien conduit&mdash;et nous disposions-nous
+à sortir, que nous entendîmes une voix
+connue appeler à la petite grille:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Seurel! Monsieur Seurel!</p>
+
+<p>C'était M. Pasquier, le boucher. Le gros petit
+homme racla ses sabots sur le seuil, secoua sa
+courte blouse saupoudrée de neige et entra. Il
+se donnait l'air finaud et effaré de quelqu'un
+qui a surpris tout le secret d'une mystérieuse
+affaire:</p>
+
+<p>&mdash;J'étais dans ma cour, qui donne sur la place
+des Quatre-Routes. J'allais fermer l'étable des chevaux.
+Tout d'un coup; dressés sur la neige,
+qu'est-ce que je vois: deux grands gars qui semblaient
+faire sentinelle ou guetter quelque chose.
+Ils étaient vers la croix. Je m'avance: je fais deux
+pas&mdash;Hip! les voilà partis au grand galop du
+côté de chez vous. Ah! je n'ai pas hésité, j'ai
+pris mon falot et j'ai dit: Je vas aller raconter
+ça à M. Seurel&hellip;</p>
+
+<p>Et le voilà qui recommence son histoire: «J'étais
+dans la cour derrière chez moi&hellip;» Sur ce,
+on lui offre une liqueur, qu'il accepte, et on
+lui demande des détails qu'il est incapable de
+fournir.</p>
+
+<p>Il n'avait rien vu en arrivant à la maison.
+Toutes les troupes mises en éveil par les deux
+sentinelles qu'il avait dérangées s'étaient éclipsées
+aussitôt. Quant à dire qui ces estafettes pouvaient
+être&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Ça pourrait bien être des bohémiens, avançait-il.
+Depuis bientôt un mois qu'ils sont sur la
+place, à attendre le beau temps pour jouer la
+comédie, ils ne sont pas sans avoir organisé
+quelque mauvais coup.</p>
+
+<p>Tout cela ne nous avançait guère et nous restions
+debout, fort perplexes tandis que l'homme
+sirotait la liqueur et de nouveau mimait son histoire,
+lorsque Meaulnes, qui avait écouté jusque-là
+fort attentivement, prit par terre le falot du
+boucher et décida:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut aller voir!</p>
+
+<p>Il ouvrit la porte et nous le suivîmes, M. Seurel,
+M. Pasquier et moi.</p>
+
+<p>Millie, déjà rassurée puisque les assaillants
+étaient partis, et, comme tous les gens ordonnés
+et méticuleux, fort peu curieuse de sa nature,
+déclara:</p>
+
+<p>&mdash;Allez-y si vous voulez. Mais fermez la porte
+et prenez la clef. Moi, je vais me coucher. Je
+laisserai la lampe allumée.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p2ch2">CHAPITRE II<br />
+<span class="small">NOUS TOMBONS DANS UNE EMBUSCADE</span></h3>
+
+
+<p>Nous partîmes sur la neige, dans un silence
+absolu. Meaulnes marchait en avant, projetant la
+lueur en éventail de sa lanterne grillagée&hellip; A
+peine sortions-nous par le grand portail que,
+derrière la bascule municipale, qui s'adossait au
+mur de notre préau, partirent d'un seul coup,
+comme perdreaux surpris, deux individus encapuchonnés.
+Soit moquerie, soit plaisir causé par
+l'étrange jeu qu'ils jouaient là, soit excitation
+nerveuse et peur d'être rejoints, ils dirent en
+courant deux ou trois paroles coupées de rires.</p>
+
+<p>Meaulnes laissa tomber sa lanterne dans la
+neige, en me criant:</p>
+
+<p>&mdash;Suis-moi, François!&hellip;</p>
+
+<p>Et laissant là les deux hommes âgés incapables
+de soutenir une pareille course, nous nous lançâmes
+à la poursuite des deux ombres, qui, après
+avoir un instant contourné le bas du bourg, en
+suivant le chemin de la Vieille-Planche, remontèrent
+délibérément vers l'église. Ils couraient
+régulièrement sans trop de hâte et nous n'avions
+pas de peine à les suivre. Ils traversèrent la rue
+de l'église où tout était endormi et silencieux,
+et s'engagèrent derrière le cimetière dans un dédale
+de petites ruelles et d'impasses.</p>
+
+<p>C'était là un quartier de journaliers, de couturières
+et de tisserands, qu'on nommait les Petits-Coins.
+Nous le connaissons assez mal et nous n'y
+étions jamais venu la nuit. L'endroit était désert
+le jour: les journaliers absents, les tisserands
+enfermés; et durant cette nuit de grand silence
+il paraissait plus abandonné, plus endormi encore
+que les autres quartiers du bourg. Il n'y
+avait donc aucune chance pour que quelqu'un
+survînt et nous prêtât main-forte.</p>
+
+<p>Je ne connaissais qu'un chemin, entre ces petites
+maisons posées au hasard comme des boîtes
+en carton, c'était celui qui menait chez la couturière
+qu'on surnommait «la Muette». On descendait
+d'abord une pente assez raide, dallée de
+place en place, puis après avoir tourné deux ou
+trois fois, entre des petites cours de tisserands
+ou des écuries vides, on arrivait dans une large
+impasse fermée par une cour de ferme depuis
+longtemps abandonnée. Chez la Muette, tandis
+qu'elle engageait avec ma mère une conversation
+silencieuse, les doigts frétillants, coupée seulement
+de petits cris d'infirme, je pouvais voir par la
+croisée le grand mur de la ferme, qui était la
+dernière maison de ce côté du faubourg, et la
+barrière toujours fermée de la cour sèche, sans
+paille, où jamais rien ne passait plus&hellip;</p>
+
+<p>C'est exactement ce chemin que les deux
+inconnus suivirent. A chaque tournant nous
+craignons de les perdre, mais à ma surprise,
+nous arrivions toujours au détour de la ruelle
+suivante avant qu'ils l'eussent quittée. Je dis: à
+ma surprise, car le fait n'eût pas été possible,
+tant ces ruelles étaient courtes, s'ils n'avaient
+pas, chaque fois, tandis que nous les avions perdus
+de vue, ralenti leur allure.</p>
+
+<p>Enfin, sans hésiter, ils s'engagèrent dans la rue
+qui menait chez la Muette, et je criai à Meaulnes:</p>
+
+<p>&mdash;Nous les tenons, c'est une impasse!</p>
+
+<p>A vrai dire, c'étaient eux qui nous tenaient&hellip;
+Ils nous avaient conduits là où ils avaient voulu.
+Arrivés au mur, ils se retournèrent vers nous
+résolument et l'un des deux lança le même coup
+de sifflet que nous avions déjà par deux fois entendu,
+ce soir-là.</p>
+
+<p>Aussitôt une dizaine de gars sortirent de la
+cour de la ferme abandonnée où ils semblaient
+avoir été postés pour nous attendre. Ils étaient
+tous encapuchonnés, le visage enfoncé dans leurs
+cache-nez&hellip;</p>
+
+<p>Qui c'était, nous le savions d'avance, mais nous
+étions bien résolus à n'en rien dire à M. Seurel,
+que nos affaires ne regardaient pas. Il y avait
+Delouche, Denis, Giraudat et tous les autres.
+Nous reconnûmes dans la lutte leur façon de se
+battre et leurs voix entrecoupées. Mais un point
+demeurait inquiétant et semblait presque effrayer
+Meaulnes: il y avait là quelqu'un que nous ne
+connaissons pas et qui paraissait être le chef&hellip;</p>
+
+<p>Il ne touchait pas Meaulnes: il regardait man&oelig;uvrer
+ses soldats qui avaient fort à faire et
+qui, traînés dans la neige, déguenillés du haut
+en bas, s'acharnaient contre le grand gars essoufflé.
+Deux d'entre eux s'étaient occupés de moi,
+m'avaient immobilisé avec peine, car je me débattais
+comme un diable. J'étais par terre, les
+genoux pliés, assis sur les talons; on me tenait
+les bras joints par derrière, et je regardais la
+scène avec une intense curiosité mêlée d'effroi.</p>
+
+<p>Meaulnes s'était débarrassé de quatre garçons
+du Cours qu'il avait dégrafés de sa blouse en tournant
+vivement sur lui-même et en les jetant à
+toute volée dans la neige&hellip; Bien droit sur ses
+deux jambes, le personnage inconnu suivait avec
+intérêt, mais très calme, la bataille, répétant de
+temps à autre d'une voix nette:</p>
+
+<p>&mdash;Allez&hellip; Courage&hellip; Revenez-y&hellip; <i lang="en" xml:lang="en">Go on my
+boys</i>&hellip;</p>
+
+<p>C'était évidemment lui qui commandait&hellip; D'où
+venait-il? Où et comment les avait-il entraînés à
+la bataille! Voilà qui restait un mystère pour
+nous. Il avait, comme les autres, le visage enveloppé
+dans un cache-nez, mais lorsque Meaulnes,
+débarrassé de ses adversaires, s'avança vers lui,
+menaçant, le mouvement qu'il fit pour y voir
+bien clair et faire face à la situation découvrit un
+morceau de linge blanc qui lui enveloppait la
+tête à la façon d'un bandage.</p>
+
+<p>C'est à ce moment que je criai à Meaulnes:</p>
+
+<p>&mdash;Prends garde par derrière! Il y en a un autre.</p>
+
+<p>Il n'eut pas le temps de se retourner que, de la
+barrière à laquelle il tournait le dos, un grand
+diable avait surgi et, passant habilement son
+cache-nez autour du cou de mon ami, le renversait
+en arrière. Aussitôt les quatre adversaires
+de Meaulnes qui avaient piqué le nez dans la
+neige, revenaient à la charge pour lui immobiliser
+bras et jambes, lui liaient les bras avec une
+corde, les jambes avec un cache-nez, et le jeune
+personnage à la tête bandée fouillait dans ses
+poches&hellip; Le dernier venu, l'homme au lasso,
+avait allumé une petite bougie qu'il protégeait de
+la main, et chaque fois qu'il découvrait un papier
+nouveau, le chef allait auprès de ce lumignon examiner
+ce qu'il contenait. Il déplia enfin cette espèce de
+carte couverte d'inscriptions à laquelle Meaulnes
+travaillait depuis son retour et s'écria avec joie:</p>
+
+<p>&mdash;Cette fois nous l'avons. Voilà le plan! Voilà
+le guide! Nous allons voir si ce monsieur est bien
+allé où je l'imagine&hellip;</p>
+
+<p>Son acolyte éteignit la bougie. Chacun ramassa
+sa casquette ou sa ceinture. Et tous disparurent
+silencieusement comme ils étaient venus, me
+laissant libre de délier en hâte mon compagnon.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'ira pas très loin avec ce plan-là, dit
+Meaulnes en se levant.</p>
+
+<p>Et nous repartîmes lentement, car il boitait un
+peu. Nous retrouvâmes sur le chemin de l'église
+M. Seurel et le père Pasquier:</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez rien vu? dirent-ils&hellip; Nous
+non plus!</p>
+
+<p>Grâce à la nuit profonde ils ne s'aperçurent de
+rien. Le boucher nous quitta et M. Seurel rentra
+bien vite se coucher.</p>
+
+<p>Mais nous deux, dans notre chambre, à
+la lueur de la lampe que Millie nous avait
+laissée, nous restâmes longtemps à rafistoler nos
+blouses décousues, discutant à voix basse sur ce
+qui nous était arrivé, comme deux compagnons
+d'armes le soir d'une bataille perdue&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p2ch3">CHAPITRE III<br />
+<span class="small">LE BOHÉMIEN A L'ÉCOLE</span></h3>
+
+
+<p>Le réveil du lendemain fut pénible. A huit heures
+et demie, à l'instant où M. Seurel allait donner
+le signal d'entrer, nous arrivâmes tout essoufflés
+pour nous mettre sur les rangs. Comme nous
+étions en retard, nous nous glissâmes n'importe
+où, mais d'ordinaire le grand Meaulnes était le
+premier de la longue file d'élèves, coude à coude,
+chargés de livres, de cahiers et de porte-plume,
+que M. Seurel inspectait.</p>
+
+<p>Je fus surpris de l'empressement silencieux que
+l'on mit à nous faire place vers le milieu de la
+file; et tandis que M. Seurel, retardant de quelques
+secondes l'entrée au cours, inspectait le
+grand Meaulnes, j'avançai curieusement la tête,
+regardant à droite et à gauche pour voir les
+visages de nos ennemis de la veille.</p>
+
+<p>Le premier que j'aperçus était celui-là même
+auquel je ne cessais de penser, mais le dernier
+que j'eusse pu m'attendre à voir en ce lieu. Il était
+à la place habituelle de Meaulnes, le premier de
+tous, un pied sur la marche de pierre, une
+épaule et le coin du sac qu'il avait sur le dos
+accotés au chambranle de la porte. Son visage
+fin, très pâle, un peu piqué de rousseur, était
+penché et tourné vers nous avec une sorte de
+curiosité méprisante et amusée. Il avait la tête et
+tout un côté de la figure bandés de linge blanc. Je
+reconnaissais le chef de bande, le jeune bohémien
+qui nous avait volés la nuit précédente.</p>
+
+<p>Mais déjà nous entrions dans la classe et chacun
+prenait sa place. Le nouvel élève s'assit près du
+poteau, à la gauche du long banc dont Meaulnes
+occupait, à droite, la première place. Giraudat,
+Delouche et les trois autres du premier banc
+s'étaient serrés les uns contre les autres pour lui
+faire place, comme si tout eût été convenu
+d'avance&hellip;</p>
+
+<p>Souvent, l'hiver, passaient ainsi parmi nous des
+élèves de hasard, mariniers pris par les glaces
+dans le canal, apprentis, voyageurs immobilisés
+par la neige. Ils restaient au cours deux jours,
+un mois, rarement plus&hellip; Objets de curiosité
+durant la première heure, ils étaient aussitôt
+négligés et disparaissaient bien vite dans la foule
+des élèves ordinaires.</p>
+
+<p>Mais celui-ci ne devait pas se faire aussitôt
+oublier. Je me rappelle encore cet être singulier
+et tous les trésors étranges apportés dans ce cartable
+qu'il s'accrochait au dos. Ce furent d'abord
+les porte-plume «à vue» qu'il tira pour écrire sa
+dictée. Dans un &oelig;illet du manche, en fermant
+un &oelig;il, on voyait apparaître, trouble et grossie,
+la basilique de Lourdes ou quelque monument
+inconnu. Il en choisit un et les autres aussitôt
+passèrent de main en main. Puis ce fut un plumier
+chinois rempli de compas et d'instruments
+amusants qui s'en allèrent par le banc de gauche,
+glissant silencieusement, sournoisement, de main
+en main, sous les cahiers, pour que M. Seurel ne
+pût rien voir.</p>
+
+<p>Passèrent aussi des livres tout neufs, dont
+j'avais, avec convoitise, lu les titres derrière la
+couverture des rares bouquins de notre bibliothèque:
+<i>La Teppe aux Merles</i>, <i>La Roche aux
+Mouettes</i>, <i>Mon ami Benoist</i>&hellip; Les uns feuilletaient
+d'une main sur leurs genoux ces volumes, venus
+on ne savait d'où, volés peut-être, et écrivaient
+la dictée de l'autre main. D'autres faisaient tourner
+le compas au fond de leurs casiers. D'autres
+brusquement, tandis que M. Seurel tournant le
+dos continuait la dictée en marchant du bureau
+à la fenêtre, fermaient un &oelig;il et se collaient sur
+l'autre la vue glauque et trouée de Notre-Dame
+de Paris. Et l'élève étranger, la plume à la main,
+son fin profil contre le poteau gris, clignait des
+yeux, content de tout ce jeu furtif qui s'organisait
+autour de lui.</p>
+
+<p>Peu à peu cependant toute la classe s'inquiéta:
+les objets, qu'on «faisait passer» à mesure, arrivaient
+l'un après l'autre dans les mains du grand
+Meaulnes qui, négligemment, sans les regarder,
+les posait auprès de lui. Il y en eut bientôt un
+tas, mathématique et diversement coloré, comme
+aux pieds de la femme qui représente la Science,
+dans les compositions allégoriques. Fatalement
+M. Seurel allait découvrir ce déballage insolite
+et s'apercevoir du manège. Il devait songer, d'ailleurs,
+à faire une enquête sur les événements de
+la nuit. La présence du bohémien allait faciliter
+sa besogne&hellip;</p>
+
+<p>Bientôt, en effet, il s'arrêtait, surpris, devant le
+grand Meaulnes.</p>
+
+<p>&mdash;A qui appartient tout cela? demanda-t-il en
+désignant «tout cela» du dos de son livre
+refermé sur son index.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais rien», répondit Meaulnes d'un
+ton bourru, sans lever la tête.</p>
+
+<p>Mais l'écolier inconnu intervint:</p>
+
+<p>&mdash;C'est à moi, dit-il.</p>
+
+<p>Et il ajouta aussitôt, avec un geste large et élégant
+de jeune seigneur auquel le vieil instituteur
+ne sut pas résister:</p>
+
+<p>&mdash;Mais je les mets à votre disposition, monsieur,
+si vous voulez regarder.</p>
+
+<p>Alors, en quelques secondes, sans bruit, comme
+pour ne pas troubler le nouvel état de choses qui
+venait de se créer, toute la classe se glissa
+curieusement autour du maître qui penchait sur
+ce trésor sa tête demi-chauve, demi-frisée, et du
+jeune personnage blême qui donnait avec un air
+de triomphe tranquille les explications nécessaires.
+Cependant, silencieux à son banc, complètement
+délaissé, le grand Meaulnes avait ouvert son
+cahier de brouillons et, fronçant le sourcil, s'absorbait
+dans un problème difficile.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Le «quart d'heure» nous surprit dans ces
+occupations. La dictée n'était pas finie et le désordre
+régnait dans la classe. A vrai dire, depuis
+le matin la récréation durait.</p>
+
+<p>A dix heures et demie, donc, lorsque la cour
+sombre et boueuse fut envahie par les élèves, on
+s'aperçut bien vite qu'un nouveau maître régnait
+sur les jeux.</p>
+
+<p>De tous les plaisirs nouveaux que le bohémien,
+dès ce matin-là, introduisit chez nous, je ne me
+rappelle que le plus sanglant: c'était une espèce
+de tournoi où les chevaux étaient les grands
+élèves chargés des plus jeunes grimpés sur leurs
+épaules.</p>
+
+<p>Partagés en deux groupes qui partaient des
+deux bouts de la cour, ils fondaient les uns sur
+les autres, cherchant à terrasser l'adversaire par
+la violence du choc, et les cavaliers, usant de
+cache-nez comme de lassos, ou de leurs bras tendus
+comme de lances, s'efforçaient de désarçonner
+leurs rivaux. Il y en eut dont on esquivait
+le choc et qui, perdant l'équilibre, allaient
+s'étaler dans la boue, le cavalier roulant sous sa
+monture. Il y eut des écoliers à moitié désarçonnés
+que le cheval rattrapait par les jambes
+et qui, de nouveau acharnés à la lutte, regrimpaient
+sur ses épaules. Monté sur le grand Delage
+qui avait des membres démesurés, le poil roux
+et les oreilles décollées, le mince cavalier à la
+tête bandée excitait les deux troupes rivales et
+dirigeait malignement sa monture en riant aux
+éclats.</p>
+
+<p>Augustin, debout sur le seuil de la classe,
+regardait d'abord avec mauvaise humeur s'organiser
+ces jeux. Et j'étais auprès de lui, indécis.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un malin, dit-il entre ses dents, les
+mains dans les poches. Venir ici, dès ce matin,
+c'était le seul moyen de n'être pas soupçonné. Et
+M. Seurel s'y est laissé prendre!</p>
+
+<p>Il resta là un long moment, sa tête rase au
+vent, à maugréer contre ce comédien qui allait
+faire assommer tous ces gars dont il avait été
+peu de temps auparavant le capitaine. Et, enfant
+paisible que j'étais, je ne manquais pas de l'approuver.</p>
+
+<p>Partout, dans tous les coins, en l'absence
+du maître, se poursuivait la lutte: les plus
+petits avaient fini par grimper les uns sur les
+autres; ils couraient et culbutaient avant même
+d'avoir reçu le choc de l'adversaire&hellip; Bientôt
+il ne resta plus debout, au milieu de la cour,
+qu'un groupe acharné et tourbillonnant d'où surgissait
+par moments le bandeau blanc du nouveau
+chef.</p>
+
+<p>Alors le grand Meaulnes ne sut plus résister.
+Il baissa la tête, mit ses mains sur ces cuisses et
+me cria:</p>
+
+<p>&mdash;Allons-y, François!</p>
+
+<p>Surpris par cette décision soudaine, je sautai
+pourtant sans hésiter sur ses épaules et en une
+seconde nous étions au fort de la mêlée, tandis
+que la plupart des combattants, éperdus, fuyaient
+en criant:</p>
+
+<p>&mdash;Voilà Meaulnes! Voilà le grand Meaulnes!</p>
+
+<p>Au milieu de ceux qui restaient il se mit à
+tourner sur lui-même en me disant:</p>
+
+<p>&mdash;Étends les bras: empoigne-les comme j'ai
+fait cette nuit.</p>
+
+<p>Et moi, grisé par la bataille, certain du
+triomphe, j'agrippais au passage les gamins qui se
+débattaient, oscillaient un instant sur les épaules
+des grands et tombaient dans la boue. En moins
+de rien il ne resta debout que le nouveau venu
+monté sur Delage; mais celui-ci, peu désireux
+d'engager la lutte avec Augustin, d'un violent
+coup de reins en arrière se redressa et fit descendre
+le cavalier blanc.</p>
+
+<p>La main à l'épaule de sa monture, comme un
+capitaine tient le mors de son cheval, le jeune
+garçon debout par terre regarda le grand
+Meaulnes avec un peu de saisissement et une
+immense admiration:</p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure! dit-il.</p>
+
+<p>Mais aussitôt la cloche sonna, dispersant les
+élèves qui s'étaient rassemblés autour de nous
+dans l'attente d'une scène curieuse. Et Meaulnes,
+dépité de n'avoir pu jeter à terre son ennemi,
+tourna le dos en disant, avec mauvaise humeur:</p>
+
+<p>&mdash;Ce sera pour une autre fois!</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Jusqu'à midi la classe continua comme à l'approche
+des vacances, mêlée d'intermèdes amusants
+et de conversations dont l'écolier-comédien
+était le centre.</p>
+
+<p>Il expliquait comment, immobilisés par le
+froid sur la place, ne songeant pas même à organiser
+des représentations nocturnes, où personne
+ne viendrait, ils avaient décidé que lui-même
+irait au cours pour se distraire pendant la
+journée, tandis que son compagnon soignerait
+les oiseaux des Iles et la chèvre savante. Puis il
+racontait leurs voyages dans le pays environnant,
+alors que l'averse tombe sur le mauvais toit de
+zinc de la voiture et qu'il faut descendre aux
+côtes pour pousser à la roue. Les élèves du fond
+quittaient leur table pour venir écouter de plus
+près. Les moins romanesques profitaient de cette
+occasion pour se chauffer autour du poêle.
+Mais bientôt la curiosité les gagnait et ils se rapprochaient
+du groupe bavard en tendant l'oreille,
+laissant une main posée sur le couvercle du poêle
+pour y garder leur place.</p>
+
+<p>&mdash;Et de quoi vivez-vous? demanda M. Seurel,
+qui suivait tout cela avec sa curiosité un peu
+puérile de maître d'école et qui posait une foule
+de questions.</p>
+
+<p>Le garçon hésita un instant, comme si jamais
+il ne s'était inquiété de ce détail.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, répondit-il, de ce que nous avons gagné
+l'automne précédent, je pense. C'est Ganache
+qui règle les comptes.</p>
+
+<p>Personne ne lui demanda qui était Ganache.
+Mais moi je pensai au grand diable qui, traîtreusement,
+la veille au soir, avait attaqué Meaulnes
+par derrière et l'avait renversé&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p2ch4">CHAPITRE IV<br />
+<span class="small">OÙ IL EST QUESTION DU DOMAINE MYSTÉRIEUX</span></h3>
+
+
+<p>L'après-midi ramena les mêmes plaisirs et, tout
+le long du cours, le même désordre et la même
+fraude. Le bohémien avait apporté d'autres objets
+précieux, coquillages, jeux, chansons et jusqu'à
+un petit singe qui griffait sourdement l'intérieur
+de sa gibecière&hellip; A chaque instant il fallait que
+M. Seurel s'interrompît pour examiner ce que le
+malin garçon venait de tirer de son sac&hellip; Quatre
+heures arrivèrent et Meaulnes était le seul à
+avoir fini ses problèmes.</p>
+
+<p>Ce fut sans hâte que tout le monde sortit. Il
+n'y avait plus, semblait-il, entre les heures de
+cours et de récréation, cette dure démarcation
+qui faisait la vie scolaire simple et réglée comme
+par la succession de la nuit et du jour. Nous en
+oubliâmes même de désigner comme d'ordinaire
+à M. Seurel, vers quatre heures moins dix, les
+deux élèves qui devaient rester pour balayer la
+classe. Or, nous n'y manquions jamais car c'était
+une façon d'annoncer et de hâter la sortie du cours.</p>
+
+<p>Le hasard voulut que ce fût ce jour-là le tour
+du grand Meaulnes; et dès le matin j'avais, en
+causant avec lui, averti le bohémien que les
+nouveaux étaient toujours désignés d'office pour
+faire le second balayeur, le jour de leur arrivée.</p>
+
+<p>Meaulnes revint en classe dès qu'il eut été
+chercher le pain de son goûter. Quant au bohémien,
+il se fit longtemps attendre et arriva le
+dernier, en courant, comme la nuit commençait
+de tomber&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Tu resteras dans la classe, m'avait dit mon
+compagnon, et pendant que je le tiendrai, tu
+lui reprendras le plan qu'il m'a volé.</p>
+
+<p>Je m'étais donc assis sur une petite table, auprès
+de la fenêtre, lisant à la dernière lueur du
+jour, et je les vis tous les deux déplacer en silence
+les bancs de l'école&mdash;le grand Meaulnes,
+taciturne et l'air dur, sa blouse noire boutonnée
+à trois boutons en arrière et sanglée à la ceinture;
+l'autre, délicat, nerveux, la tête bandée comme
+un blessé. Il était vêtu d'un mauvais paletot,
+avec des déchirures que je n'avais pas remarquées
+pendant le jour. Plein d'une ardeur presque sauvage,
+il soulevait et poussait les tables avec une
+précipitation folle, en souriant un peu. On eût
+dit qu'il jouait là quelque jeu extraordinaire
+dont nous ne connaissons pas le fin mot.</p>
+
+<p>Ils arrivèrent ainsi dans le coin le plus obscur
+de la salle, pour déplacer la dernière table.</p>
+
+<p>En cet endroit, d'un tour de main, Meaulnes pouvait
+renverser son adversaire, sans que personne
+du dehors eût chance de les apercevoir ou de les
+entendre par les fenêtres. Je ne comprenais pas
+qu'il laissât échapper une pareille occasion.
+L'autre, revenu près de la porte, allait s'enfuir
+d'un instant à l'autre, prétextant que la besogne
+était terminée, et nous ne le reverrions plus. Le
+plan et tous les renseignements que Meaulnes
+avait mis si longtemps à retrouver, à concilier, à
+réunir, seraient perdus pour nous&hellip;</p>
+
+<p>A chaque seconde j'attendais de mon camarade
+un signe, un mouvement, qui m'annonçât le
+début de la bataille, mais le grand garçon ne
+bronchait pas. Par instants, seulement, il regardait
+avec une fixité étrange et d'un air interrogatif
+le bandeau du bohémien, qui, dans la
+pénombre de la tombée de la nuit, paraissait
+largement taché de noir.</p>
+
+<p>La dernière table fut déplacée sans que rien
+arrivât.</p>
+
+<p>Mais au moment où, remontant tous les deux
+vers le haut de la classe, ils allaient donner sur le
+seuil un dernier coup de balai, Meaulnes, baissant
+la tête et sans regarder notre ennemi, dit à mi-voix:</p>
+
+<p>&mdash;Votre bandeau est rouge de sang et vos habits
+sont déchirés.</p>
+
+<p>L'autre le regarda un instant, non pas surpris
+de ce qu'il disait, mais profondément ému de le lui
+entendre dire.</p>
+
+<p>&mdash;Ils ont voulu, répondit-il, m'arracher votre plan
+tout à l'heure, sur la place. Quand ils ont su que
+je voulais revenir ici balayer la classe, ils ont
+compris que j'allais faire la paix avec vous, ils
+se sont révoltés contre moi. Mais je l'ai tout de
+même sauvé, ajouta-t-il fièrement, en tendant à
+Meaulnes le précieux papier plié.</p>
+
+<p>Meaulnes se tourna lentement vers moi:</p>
+
+<p>&mdash;Tu entends? dit-il. Il vient de se battre et
+de se faire blesser pour nous, tandis que nous
+lui tendions un piège!</p>
+
+<p>Puis cessant d'employer ce «vous» insolite chez
+des écoliers de Sainte-Agathe:</p>
+
+<p>&mdash;Tu es un vrai camarade, dit-il, et il lui tendit
+la main.</p>
+
+<p>Le comédien la saisit et demeura sans parole
+une seconde, très troublé, la voix coupée&hellip; Mais
+bientôt avec une curiosité ardente il poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi vous me tendiez un piège! Que c'est
+amusant! Je l'avais deviné et je me disais: ils
+vont être bien étonnés quand, m'ayant repris ce
+plan, ils s'apercevront que je l'ai complété&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Complété?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! attendez! Pas entièrement&hellip;</p>
+
+<p>Quittant ce ton enjoué, il ajouta gravement et
+lentement, se rapprochant de nous:</p>
+
+<p>&mdash;Meaulnes, il est temps que je vous le dise:
+moi aussi je suis allé là où vous avez été.
+J'assistais à cette fête extraordinaire. J'ai bien
+pensé, quand les garçons du Cours m'ont parlé de
+votre aventure mystérieuse, qu'il s'agissait du
+vieux Domaine perdu. Pour m'en assurer je vous
+ai volé votre carte&hellip; Mais je suis comme vous:
+j'ignore le nom de ce château; je ne saurais pas
+y retourner; je ne connais pas en entier le
+chemin qui d'ici vous y conduirait.</p>
+
+<p>Avec quel élan, avec quelle intense curiosité,
+avec quelle amitié nous nous pressâmes contre
+lui! Avidement Meaulnes lui posait des questions&hellip;
+Il nous semblait à tous deux qu'en insistant ardemment
+auprès de notre nouvel ami, nous lui ferions
+dire cela même qu'il prétendait ne pas savoir.</p>
+
+<p>&mdash;Vous verrez, vous verrez, répondait le jeune
+garçon avec un peu d'ennui et d'embarras, je
+vous ai mis sur le plan quelques indications que
+vous n'aviez pas&hellip; C'est tout ce que je pouvais
+faire.</p>
+
+<p>Puis, nous voyant plein d'admiration et d'enthousiasme:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dit-il tristement et fièrement, je préfère
+vous avertir: je ne suis pas un garçon comme
+les autres. Il y a trois mois, j'ai voulu me tirer
+une balle dans la tête et c'est ce qui vous explique
+ce bandeau sur le front, comme un mobile de la
+Seine, en 1870&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Et ce soir, en vous battant, la plaie s'est
+rouverte, dit Meaulnes avec amitié.</p>
+
+<p>Mais l'autre, sans y prendre garde, poursuivit
+d'un ton légèrement emphatique:</p>
+
+<p>&mdash;Je voulais mourir. Et puisque je n'ai pas
+réussi, je ne continuerai à vivre que pour l'amusement,
+comme un enfant, comme un bohémien.
+J'ai tout abandonné. Je n'ai plus ni père, ni
+s&oelig;ur, ni maison, ni amour&hellip; Plus rien, que des
+compagnons de jeux.</p>
+
+<p>&mdash;Ces compagnons-là vous ont déjà trahi,
+dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondit-il avec animation. C'est la
+faute d'un certain Delouche. Il a deviné que
+j'allais faire cause commune avec vous. Il a démoralisé
+ma troupe qui était si bien en main. Vous
+avez vu cet abordage, hier au soir, comme c'était
+conduit, comme ça marchait! Depuis mon enfance,
+je n'avais rien organisé d'aussi réussi&hellip;</p>
+
+<p>Il resta songeur un instant, et il ajouta pour
+nous désabuser tout à fait sur son compte:</p>
+
+<p>&mdash;Si je suis venu vers vous deux, ce soir,
+c'est que&mdash;je m'en suis aperçu ce matin&mdash;il
+y a plus de plaisir à prendre avec vous qu'avec
+la bande de tous les autres. C'est ce Delouche
+surtout qui me déplaît. Quelle idée de faire
+l'homme à dix-sept ans! Rien ne me dégoûte
+davantage&hellip; Pensez-vous que nous puissions le
+repincer?</p>
+
+<p>&mdash;Certes, dit Meaulnes. Mais resterez-vous
+longtemps avec nous?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais. Je le voudrais beaucoup. Je suis
+terriblement seul. Je n'ai que Ganache&hellip;</p>
+
+<p>Toute sa fièvre, tout son enjouement étaient
+tombés soudain. Un instant, il plongea dans ce
+même désespoir où sans doute, un jour, l'idée de
+se tuer l'avait surpris.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez mes amis, dit-il soudain. Voyez: je
+connais votre secret et je l'ai défendu contre
+tous. Je puis vous remettre sur la trace que vous
+avez perdue&hellip;</p>
+
+<p>Et il ajouta presque solennellement:</p>
+
+<p>&mdash;Soyez mes amis pour le jour où je serais
+encore à deux doigts de l'enfer comme une fois
+déjà&hellip; Jurez-moi que vous répondrez quand je vous
+appellerai&mdash;quand je vous appellerai ainsi&hellip; (et
+il poussa une sorte de cri étrange: Hou-ou!&hellip;)
+Vous, Meaulnes, jurez d'abord!</p>
+
+<p>Et nous jurâmes, car, enfants que nous étions,
+tout ce qui était plus solennel et plus sérieux
+que nature nous séduisait.</p>
+
+<p>&mdash;En retour, dit-il, voici maintenant tout ce que
+je puis vous dire: je vous indiquerai la maison
+de Paris où la jeune fille du château avait l'habitude
+de passer les fêtes: Pâques et la Pentecôte,
+le mois de juin et quelquefois une partie de
+l'hiver.</p>
+
+<p>A ce moment une voix inconnue appela du
+grand portail, à plusieurs reprises, dans la nuit.
+Nous devinâmes que c'était Ganache, le bohémien,
+qui n'osait pas ou ne savait comment traverser
+la cour. D'une voix pressante, anxieuse, il
+appelait tantôt très haut, tantôt presque bas:</p>
+
+<p>&mdash;Hou-ou! Hou-ou!</p>
+
+<p>&mdash;Dites! Dites vite!» cria Meaulnes au jeune
+bohémien qui avait tressailli et qui rajustait ses
+habits pour partir.</p>
+
+<p>Le jeune garçon nous donna rapidement une
+adresse à Paris, que nous répétâmes à mi-voix.
+Puis il courut, dans l'ombre, rejoindre son compagnon
+à la grille, nous laissant dans un état de
+trouble inexprimable.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p2ch5">CHAPITRE V<br />
+<span class="small">L'HOMME AUX ESPADRILLES</span></h3>
+
+
+<p>Cette nuit-là, vers trois heures du matin, la
+veuve Delouche, l'aubergiste, qui habitait dans le
+milieu du bourg, se leva pour allumer son feu.
+Dumas, son beau-frère, qui habitait chez elle,
+devait partir en route à quatre heures, et la triste
+bonne femme, dont la main droite était recroquevillée
+par une brûlure ancienne, se hâtait
+dans la cuisine obscure pour préparer le café. Il
+faisait froid. Elle mit sur sa camisole un vieux
+fichu, puis tenant d'une main sa bougie allumée,
+abritant la flamme de l'autre main&mdash;la mauvaise&mdash;avec
+son tablier levé, elle traversa la
+cour encombrée de bouteilles vides et de caisses à
+savon, ouvrit pour y prendre du petit bois la
+porte du bûcher qui servait de cabane aux
+poules&hellip; Mais à peine avait-elle poussé la porte
+que, d'un coup de casquette si violent qu'il fit
+ronfler l'air, un individu surgissant de l'obscurité
+profonde éteignit la chandelle, abattit du même
+coup la bonne femme et s'enfuit à toutes jambes,
+tandis que les poules et les coqs affolés menaient
+un tapage infernal.</p>
+
+<p>L'homme emportait dans un sac&mdash;comme la
+veuve Delouche retrouvant son aplomb s'en
+aperçut un instant plus tard&mdash;une douzaine de
+ses poulets les plus beaux.</p>
+
+<p>Aux cris de sa belle-s&oelig;ur, Dumas était accouru.
+Il constata que le chenapan, pour entrer, avait
+dû ouvrir avec une fausse clef la porte de la
+petite cour et qu'il s'était enfui, sans la fermer,
+par le même chemin. Aussitôt, en homme habitué
+aux braconniers et aux chapardeurs, il alluma le
+falot de sa voiture, et le prenant d'une main,
+son fusil chargé de l'autre, il s'efforça de suivre
+la trace du voleur, trace très imprécise&mdash;l'individu
+devait être chaussé d'espadrilles&mdash;qui le
+mena sur la route de La Gare puis se perdit
+devant la barrière d'un pré. Forcé d'arrêter là ses
+recherches, il releva la tête, s'arrêta&hellip; et entendit
+au loin, sur la même route, le bruit d'une voiture
+lancée au grand galop, qui s'enfuyait&hellip;</p>
+
+<p>De son côté, Jasmin Delouche, le fils de la
+veuve, s'était levé et, jetant en hâte un capuchon
+sur ses épaules, il était sorti en chaussons pour
+inspecter le bourg. Tout dormait, tout était plongé
+dans l'obscurité et le silence profond qui précèdent
+les premières lueurs du jour. Arrivé aux
+Quatre-Routes, il entendit seulement&mdash;comme son
+oncle&mdash;très loin, sur la colline des Riaudes, le
+bruit d'une voiture dont le cheval devait galoper
+les quatre pieds levés. Garçon malin en fanfaron,
+il se dit alors, comme il nous le répéta par la suite
+avec l'insupportable grasseyement des faubourgs
+de Montluçon:</p>
+
+<p>&mdash;Ceux-là sont partis vers La Gare, mais il
+n'est pas dit que je n'en «chaufferai» pas d'autres,
+de l'autre côté du bourg.</p>
+
+<p>Et il rebroussa chemin vers l'église, dans le
+même silence nocturne.</p>
+
+<p>Sur la place, dans la roulotte des bohémiens,
+il y avait une lumière. Quelqu'un de malade
+sans doute. Il allait s'approcher, pour demander
+ce qui était arrivé, lorsqu'une ombre
+silencieuse, une ombre chaussée d'espadrilles,
+déboucha des Petits-Coins et accourut au galop,
+sans rien voir, vers le marchepied de la voiture&hellip;</p>
+
+<p>Jasmin, qui avait reconnu l'allure de Ganache,
+s'avança soudain dans la lumière et demanda à
+mi-voix:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! Qu'y a-t-il?</p>
+
+<p>Hagard, échevelé, édenté, l'autre s'arrêta, le
+regarda, avec un rictus misérable causé par l'effroi
+et la suffocation, et répondit d'une haleine hachée:</p>
+
+<p>&mdash;C'est le compagnon qui est malade&hellip; Il
+s'est battu hier soir et sa blessure s'est rouverte&hellip;
+Je viens d'aller chercher la s&oelig;ur.</p>
+
+<p>En effet, comme Jasmin Delouche, fort intrigué,
+rentrait chez lui pour se recoucher, il rencontra,
+vers le milieu du bourg, une religieuse qui se
+hâtait.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Au matin, plusieurs habitants de Sainte-Agathe
+sortirent sur le seuil de leurs portes avec les
+mêmes yeux bouffis et meurtris par une nuit sans
+sommeil. Ce fut, chez tous, un cri d'indignation
+et, par le bourg, comme une traînée de poudre.
+Chez Giraudat, on avait entendu, vers deux
+heures du matin, une carriole qui s'arrêtait et
+dans laquelle on chargeait en hâte des paquets
+qui tombaient mollement. Il n'y avait, dans la
+maison, que deux femmes et elles n'avaient pas
+osé bouger. Au jour, elles avaient compris, en
+ouvrant la basse-cour, que les paquets en question
+étaient les lapins et la volaille&hellip; Millie, durant
+la première récréation, trouva devant la porte de
+la buanderie plusieurs allumettes à demi brûlées.
+On en conclut qu'ils étaient mal renseignés sur
+notre demeure et n'avaient pu entrer&hellip; Chez
+Perreux, chez Boujardon et chez Clément, on crut
+d'abord qu'ils avaient volé aussi les cochons,
+mais on les retrouva dans la matinée, occupés à
+déterrer des salades, dans différents jardins.
+Tout le troupeau avait profité de l'occasion et de
+la porte ouverte pour faire une petite promenade
+nocturne&hellip; Presque partout on avait enlevé la
+volaille; mais on s'en était tenu là. M<sup>me</sup> Pignot,
+la boulangère, qui ne faisait pas d'élevage, cria
+bien toute la journée qu'on lui avait volé son
+battoir et une livre d'indigo, mais le fait
+ne fut jamais prouvé, ni inscrit sur le procès-verbal&hellip;</p>
+
+<p>Cet affolement, cette crainte, ce bavardage
+durèrent tout le matin. En classe, Jasmin raconta
+son aventure de la nuit:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ils sont malins, disait-il. Mais si mon
+oncle en avait rencontré un, il l'a bien dit: Je le
+fusillais comme un lapin!</p>
+
+<p>Et il ajoutait en nous regardant:</p>
+
+<p>&mdash;C'est heureux qu'il n'ait pas rencontré
+Ganache, il était capable de tirer dessus. C'est
+tous la même race, qu'il dit, et Dessaigne le
+disait aussi.</p>
+
+<p>Personne cependant ne songeait à inquiéter nos
+nouveaux amis. C'est le lendemain soir seulement
+que Jasmin fit remarquer à son oncle que Ganache,
+comme leur voleur, était chaussé d'espadrilles. Ils
+furent d'accord pour trouver qu'il valait la peine
+de dire cela aux gendarmes. Ils décidèrent donc,
+en grand secret, d'aller dès leur premier loisir
+au chef-lieu de canton prévenir le brigadier de la
+gendarmerie.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Durant les jours qui suivirent, le jeune bohémien,
+malade de sa blessure légèrement rouverte,
+ne parut pas.</p>
+
+<p>Sur la place de l'église, le soir, nous allions
+rôder, rien que pour voir sa lampe derrière
+le rideau rouge de la voiture. Pleins d'angoisse
+et de fièvre, nous restions là, sans oser approcher
+de l'humble bicoque, qui nous paraissait être le
+mystérieux passage et l'anti-chambre du Pays dont
+nous avions perdu le chemin.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p2ch6">CHAPITRE VI<br />
+<span class="small">UNE DISPUTE DANS LA COULISSE</span></h3>
+
+
+<p>Tant d'anxiétés et de troubles divers, durant ces
+jours passés, nous avaient empêchés de prendre
+garde que mars était venu et que le vent avait
+molli. Mais le troisième jour après cette aventure,
+en descendant, le matin, dans la cour, brusquement
+je compris que c'était le printemps. Une brise
+délicieuse comme une eau tiédie coulait par-dessus
+le mur; une pluie silencieuse avait
+mouillé la nuit les feuilles des pivoines; la terre
+remuée du jardin avait un goût puissant, et j'entendais,
+dans l'arbre voisin de la fenêtre, un
+oiseau qui essayait d'apprendre la musique&hellip;</p>
+
+<p>Meaulnes, à la première récréation, parla
+d'essayer tout de suite l'itinéraire qu'avait précisé
+l'écolier-bohémien. A grand peine je lui persuadai
+d'attendre que nous eussions revu notre ami, que
+le temps fût sérieusement au beau&hellip; que tous les
+pruniers de Sainte-Agathe fussent en fleur.
+Appuyés contre le mur bas de la petite ruelle,
+les mains aux poches et nu-tête, nous parlions
+et le vent tantôt nous faisait frissonner de
+froid, tantôt, par bouffées de tiédeur, réveillait
+en nous je ne sais quel vieil enthousiasme profond.
+Ah! frère, compagnon, voyageur, comme nous
+étions persuadés, tous deux, que le bonheur était
+proche, et qu'il allait suffire de se mettre en chemin
+pour l'atteindre!&hellip;</p>
+
+<p>A midi et demi, pendant le déjeuner, nous
+entendîmes un roulement de tambour sur la
+place des Quatre-Routes. En un clin d'&oelig;il, nous
+étions sur le seuil de la petite grille, nos serviettes
+à la main&hellip; C'était Ganache qui annonçait
+pour le soir, à huit heures, «vu le beau temps»,
+une grande représentation sur la place de l'église.
+A tout hasard, «pour se prémunir contre la
+pluie», une tente serait dressée. Suivait un long
+programma des attractions, que le vent emporta,
+mais où nous pûmes distinguer vaguement «pantomimes&hellip;
+chansons&hellip; fantaisies équestres&hellip;», le
+tout scandé par de nouveaux roulements de
+tambour.</p>
+
+<p>Pendant le dîner du soir, la grosse caisse, pour
+annoncer la séance, tonna sous nos fenêtres et fit
+trembler les vitres. Bientôt après, passèrent, avec
+un bourdonnement de conversation, les gens
+des faubourgs, par petits groupes, qui s'en allaient
+vers la place de l'église. Et nous étions là, tous
+deux, forcés de rester à table, trépignant d'impatience!</p>
+
+<p>Vers neuf heures, enfin, nous entendîmes des
+frottements de pieds et des rires étouffés à la
+petite grille: les institutrices venaient nous chercher.
+Dans l'obscurité complète nous partîmes en
+bande vers le lieu de la comédie. Nous apercevions
+de loin le mur de l'église illuminé comme
+par un grand feu. Deux quinquets allumés devant
+la porte de la baraque ondulaient au vent&hellip;</p>
+
+<p>A l'intérieur, des gradins étaient aménagés
+comme dans un cirque. M. Seurel, les institutrices,
+Meaulnes et moi, nous nous installâmes sur les
+bancs les plus bas. Je revois ce lieu, qui devait
+être fort étroit, comme un cirque véritable, avec de
+grandes nappes d'ombre où s'étageaient M<sup>me</sup> Pignot,
+la boulangère, et Fernande, l'épicière, les filles du
+bourg, les ouvriers maréchaux, des dames, des
+gamins, des paysans, d'autres gens encore.</p>
+
+<p>La représentation était avancée plus qu'à moitié.
+On voyait sur la piste une petite chèvre savante
+qui bien docilement mettait ses pieds sur quatre
+verres, puis sur deux, puis sur un seul. C'était
+Ganache qui la commandait doucement, à petits
+coups de baguette, en regardant vers nous d'un
+air inquiet, la bouche ouverte les yeux morts.</p>
+
+<p>Assis sur un tabouret près de deux autres
+quinquets, à l'endroit où la piste communiquait
+avec la roulotte nous reconnûmes, en fin maillot
+noir, front bandé, le meneur-de-jeu, notre ami.</p>
+
+<p>A peine étions-nous assis que bondissait sur la
+piste un poney tout harnaché à qui le jeune
+personnage blessé fit faire plusieurs tours, et qui
+s'arrêtait toujours devant l'un de nous lorsqu'il
+fallait désigner la personne la plus aimable ou la
+plus brave de la société; mais toujours devant
+M<sup>me</sup> Pignot lorsqu'il s'agissait de découvrir la plus
+menteuse, la plus avare ou «la plus amoureuse&hellip;»
+Et c'étaient autour d'elle des rires, de cris et des
+coin-coin, comme dans un troupeau d'oies que
+pourchasse un épagneul!&hellip;</p>
+
+<p>A l'entracte, le meneur de jeu vint s'entretenir
+un instant avec M. Seurel, qui n'eût pas été plus
+fier d'avoir parlé à Talma ou à Léotard; et nous,
+nous écoutions avec un intérêt passionné tout ce
+qu'il disait: de sa blessure&mdash;refermée; de ce
+spectacle&mdash;préparé durant les longues journées
+d'hiver; de leur départ&mdash;qui ne serait pas avant
+la fin du mois, car ils pensaient donner jusque-là
+des représentations variées et nouvelles.</p>
+
+<p>Le spectacle devait se terminer par une grande
+pantomime.</p>
+
+<p>Vers la fin de l'entracte, notre ami nous quitta,
+et, pour regagner l'entrée de la roulotte, fut obligé
+de traverser un groupe qui avait envahi la piste
+et au milieu duquel nous aperçûmes soudain
+Jasmin Delouche. Les femmes et les filles s'écartèrent.
+Ce costume noir, cet air blessé, étrange et
+brave, les avaient toutes séduites. Quant à Jasmin,
+qui paraissait revenir à cet instant d'un voyage, et
+qui s'entretenait à voix basse mais animée avec
+M<sup>me</sup> Pignot, il était évident qu'une cordelière, un
+col bas et des pantalons-éléphant eussent fait plus
+sûrement sa conquête&hellip; Il se tenait les pouces au
+revers de son veston, dans une attitude à la fois
+très fate et très gênée. Au passage du bohémien,
+dans un mouvement de dépit, il dit à haute voix
+à M<sup>me</sup> Pignot quelque chose que je n'entendis pas,
+mais certainement une injure, un mot provocant
+à l'adresse de notre ami. Ce devait être une menace
+grave et inattendue, car le jeune homme ne put
+s'empêcher de se retourner et de regarder l'autre,
+qui, pour ne pas perdre contenance, ricanait,
+poussait ses voisins du coude, comme pour les
+mettre de son côté&hellip; Tout ceci se passa d'ailleurs
+en quelques secondes. Je fus sans doute le seul
+de mon banc à m'en apercevoir.</p>
+
+<p>Le meneur-de-jeu rejoignit son compagnon
+derrière le rideau qui masquait l'entrée de la
+roulotte. Chacun regagna sa place sur les gradins,
+croyant que la deuxième partie du spectacle allait
+aussitôt commencer, et un grand silence s'établit.
+Alors, derrière le rideau, tandis que s'apaisaient
+les dernières conversations à voix basse, un bruit
+de dispute monta. Nous n'entendions pas ce qui
+était dit, mais nous reconnûmes les deux voix,
+celle du grand gars et celle du jeune homme&mdash;la
+première qui expliquait qui se justifiait, l'autre
+qui gourmandait, avec indignation et tristesse à
+la fois:</p>
+
+<p>&mdash;Mais malheureux! disait celle-ci, pourquoi
+ne m'avoir pas dit&hellip;</p>
+
+<p>Et nous ne distinguions pas la suite, bien que
+tout le monde prêtât l'oreille. Puis tout se tut
+soudainement. L'altercation se poursuivit à voix
+basse; et les gamins des hauts gradins commencèrent
+à crier:</p>
+
+<p>&mdash;Les lampions, le rideau!</p>
+
+<p>et à frapper du pied.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p2ch7">CHAPITRE VII<br />
+<span class="small">LE BOHÉMIEN ENLÈVE SON BANDEAU</span></h3>
+
+
+<p>Enfin glissa lentement, entre les rideaux, la face&mdash;sillonnée
+de rides, tout écarquillée tantôt par
+la gaieté tantôt par la détresse, et semée de pains
+à cacheter!&mdash;d'un long pierrot en trois pièces
+mal articulées, recroquevillé sur son ventre comme
+par une colique, marchant sur la pointe des pieds
+comme par excès de prudence et de crainte, les
+mains empêtrées dans des manches trop longues
+qui balayaient la piste.</p>
+
+<p>Je ne saurais plus reconstituer aujourd'hui le
+sujet de sa pantomime. Je me rappelle seulement
+que dès son arrivée dans le cirque, après s'être
+vainement et désespérément retenu sur les pieds,
+il tomba. Il eut beau se relever; c'était plus fort
+que lui: il tombait. Il ne cessait pas de tomber.
+Il s'embarrassait dans quatre chaises à la fois.
+Il entraînait dans sa chute une table énorme qu'on
+avait apportée sur la piste. Il finit par aller s'étaler
+par delà la barrière du cirque jusque sur les pieds
+des spectateurs. Deux aides, racolés dans le public
+à grand'peine, le tiraient par les pieds et le
+remettaient debout après d'inconcevables efforts.
+Et chaque fois qu'il tombait, il poussait un petit
+cri, varié chaque fois, un petit cri insupportable,
+où la détresse et la satisfaction se mêlaient à
+doses égales. Au dénouement, grimpé sur un
+échafaudage de chaises, il fit une chute immense
+et très lente, et son ululement de triomphe strident
+et misérable durait aussi longtemps que sa
+chute, accompagné par les cris d'effroi des femmes.</p>
+
+<p>Durant la seconde partie de sa pantomime, je
+revois, sans bien m'en rappeler la raison, «le pauvre
+pierrot qui tombe» sortant d'une de ses manches
+une petite poupée bourrée de son et mimant avec
+elle toute une scène tragi-comique. En fin de
+compte, il lui faisait sortir par la bouche tout le
+son qu'elle avait dans le ventre. Puis, avec de
+petits cris pitoyables, il la remplissait de bouillie
+et, au moment de la plus grande attention, tandis
+que tous les spectateurs, la lèvre pendante,
+avaient les yeux fixés sur la fille visqueuse et
+crevée du pauvre pierrot, il la saisit soudain par
+un bras et la lança à toute volée, à travers les
+spectateurs, sur la figure de Jasmin Delouche, dont
+elle ne fit que mouiller l'oreille, pour aller ensuite
+s'aplatir sur l'estomac de M<sup>me</sup> Pignot, juste au-dessous
+du menton. La boulangère poussa un tel
+cri, elle se renversa si fort en arrière et toutes
+ses voisines l'imitèrent si bien que le banc se
+rompit, et la boulangère, Fernande, la triste veuve
+Delouche et vingt autres s'effondrèrent, les jambes
+en l'air, au milieu des rires, des cris et des
+applaudissements, tandis que le grand clown,
+abattu la face contre terre, se relevait pour saluer
+et dire:</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons, messieurs et mesdames, l'honneur
+de vous remercier!</p>
+
+<p>Mais à ce moment même et au milieu de l'immense
+brouhaha, le grand Meaulnes, silencieux
+depuis le début de la pantomime et qui semblait
+plus absorbé de minute en minute, se leva brusquement,
+me saisit par le bras, comme incapable
+de se contenir, et me cria:</p>
+
+<p>&mdash;Regarde le bohémien! Regarde! Je l'ai enfin
+reconnu.</p>
+
+<p>Avant même d'avoir regardé, comme si depuis
+longtemps, inconsciemment, cette pensée couvait
+en moi et n'attendait que l'instant d'éclore, j'avais
+deviné! Debout après d'un quinquet, à l'entre
+de la roulotte, le jeune personnage inconnu avait
+défait son bandeau et jeté sur les épaules une
+pèlerine. On voyait, dans la lueur fumeuse,
+comme naguère à la lumière de la bougie, dans
+la chambre du Domaine, un très fin, très aquilin
+visage sans moustache. Pâle, les lèvres entr'ouvertes,
+il feuilletait hâtivement une sorte de petit
+album rouge qui devait être un atlas de poche.
+Sauf une cicatrice qui lui barrait la tempe et disparaissait
+sous la masse des cheveux, c'était, tel
+que me l'avait décrit minutieusement le grand
+Meaulnes, le fiancé du Domaine inconnu.</p>
+
+<p>Il était évident qu'il avait enlevé son bandage
+pour être reconnu de nous. Mais à peine le
+grand Meaulnes avait-il fait ce mouvement et
+poussé ce cri, que le jeune homme rentrait dans
+la roulotte, après nous avoir jeté un coup d'&oelig;il
+d'entente et nous avoir souri, avec une vague
+tristesse, comme il souriait d'ordinaire.</p>
+
+<p>&mdash;Et l'autre! disait Meaulnes avec fièvre,
+comment ne l'ai-je pas reconnu tout de suite!
+C'est le pierrot de la fête, là-bas&hellip;</p>
+
+<p>Et il descendit les gradins pour aller vers lui.
+Mais déjà Ganache avait coupé toutes les communications
+avec la piste; un à un il éteignait les
+quatre quinquets du cirque, et nous étions obligés
+de suivre la foule qui s'écoulait très lentement,
+canalisée entre les bancs parallèles, dans l'ombre
+où nous piétinions d'impatience.</p>
+
+<p>Dès qu'il fut dehors enfin, le grand Meaulnes se
+précipita vers la roulotte, escalada le marchepied,
+frappa à la porte, mais tout était clos déjà. Déjà
+sans doute, dans la voiture à rideaux, comme
+dans celle du poney, de la chèvre et des oiseaux
+savants, tout le monde était rentré et commençait
+à dormir.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p2ch8">CHAPITRE VIII<br />
+<span class="small">LES GENDARMES!</span></h3>
+
+
+<p>Il nous fallut rejoindre la troupe de messieurs
+et de dames qui revenaient vers le Cours Supérieur,
+par les rues obscures. Cette fois nous comprenions
+tout. Cette grande silhouette blanche
+que Meaulnes avait vue, le dernier soir de la fête,
+filer entre les arbres, c'était Ganache, qui avait
+recueilli le fiancé désespéré et s'était enfui avec
+lui. L'autre avait accepté cette existence sauvage,
+pleine de risques, de jeux et d'aventures. Il lui
+avait semblé recommencer son enfance&hellip;</p>
+
+<p>Frantz de Galais nous avait jusqu'ici caché son
+nom et il avait feint d'ignorer le chemin du
+Domaine, par peur sans doute d'être forcé de
+rentrer chez ses parents; mais pourquoi, ce soir-là,
+lui avait-il plu soudain de se faire connaître à
+nous et de nous laisser deviner la vérité tout
+entière?&hellip;</p>
+
+<p>Que de projets le grand Meaulnes ne fit-il pas,
+tandis que la troupe des spectateurs s'écoulait
+lentement à travers le bourg. Il décida que, dès
+le lendemain matin, qui était un jeudi, il irait
+trouver Frantz. Et, tous les deux, ils partiraient
+pour là-bas! Quel voyage sur la route mouillée!
+Frantz expliquerait tout; tout s'arrangeait, et la
+merveilleuse aventure allait reprendre là où elle
+s'était interrompue&hellip;</p>
+
+<p>Quant à moi je marchais dans l'obscurité avec
+un gonflement de c&oelig;ur indéfinissable. Tout se
+mêlait pour contribuer à ma joie, depuis le faible
+plaisir que donnait l'attente du jeudi jusqu'à la
+très grande découverte que nous venions de faire,
+jusqu'à la très grande chance qui nous était échue.
+Et je me souviens que, dans ma soudaine générosité
+de c&oelig;ur, je m'approchai de la plus
+laide des filles du notaire à qui l'on m'imposait
+parfois le supplice d'offrir mon bras, et spontanément
+je lui donnai la main.</p>
+
+<p>Amers souvenirs! Vains espoirs écrasés!</p>
+
+<p>Le lendemain, dès huit heures, lorsque nous
+débouchâmes tous les deux sur la place de l'église,
+avec nos souliers bien cirés, nos plaques de
+ceinturons bien astiquées et nos casquettes neuves,
+Meaulnes, qui jusque-là se retenait de sourire en
+me regardant, poussa un cri et s'élança vers la
+place vide&hellip; Sur l'emplacement de la baraque et
+des voitures, il n'y avait plus qu'un pot cassé et
+des chiffons. Les bohémiens étaient partis&hellip;</p>
+
+<p>Un petit vent qui nous parut glacé soufflait. Il
+me semblait qu'à chaque pas nous allions buter
+sur le sol caillouteux et dur de la place et que
+nous allions tomber. Meaulnes, affolé, fit deux fois
+le mouvement de s'élancer, d'abord sur la route
+du Vieux-Nançay, puis sur la route de Saint-Loup-des-Bois.
+Il mit sa main au-dessus de ses
+yeux, espérant un instant que nos gens venaient
+seulement de partir. Mais que faire? Dix traces
+de voitures s'embrouillaient sur la place, puis
+s'effaçaient sur la route dure. Il fallut rester là,
+inertes.</p>
+
+<p>Et tandis que nous revenions, à travers le village
+où la matinée du jeudi commençait, quatre
+gendarmes à cheval, avertis par Delouche la veille
+au soir, débouchèrent au galop sur la place et s'éparpillèrent
+à travers les rues pour garder toutes
+les issues, comme des dragons qui font la reconnaissance
+d'un village&hellip; Mais il était trop tard.
+Ganache, le voleur de poulets, avait fuit avec son
+compagnon. Les gendarmes ne retrouvèrent personne,
+ni lui, ni ceux-là qui chargeaient dans des
+voitures les chapons qu'il étranglait. Prévenu à
+temps par le mot imprudent de Jasmin, Frantz
+avait dû comprendre soudain de quel métier son
+compagnon et lui vivaient, quand la caisse de la
+roulotte était vide; plein de honte et de fureur,
+il avait arrêté aussitôt un itinéraire et décidé de
+prendre du champ avant l'arrivée des gendarmes.
+Mais, ne craignant plus désormais qu'on tentât
+de le ramener au domaine de son père, il avait
+voulu se montrer à nous sans bandage, avant de
+disparaître.</p>
+
+<p>Un seul point resta toujours obscur: comment
+Ganache avait-il pu à la fois dévaliser les basses-cours
+et quérir la bonne s&oelig;ur pour la fièvre de
+son ami? Mais n'était-ce pas là toute l'histoire du
+pauvre diable? Voleur et chemineau d'un côté,
+bonne créature de l'autre&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p2ch9">CHAPITRE IX<br />
+<span class="small">A LA RECHERCHE DU SENTIER PERDU</span></h3>
+
+
+<p>Comme nous rentrions, le soleil dissipait la
+légère brume du matin; les ménagères sur le
+seuil des maisons secouaient leurs tapis ou bavardaient;
+et, dans les champs et les bois, aux
+portes du bourg, commençait la plus radieuse
+matinée de printemps qui soit restée dans ma
+mémoire.</p>
+
+<p>Tous les grands élèves du cours devaient arriver
+vers huit heures, ce jeudi-là, pour préparer, durant
+la matinée, les uns le Certificat d'Études Supérieurs,
+les autres le concours de l'École Normale.
+Lorsque nous arrivâmes tous les deux.
+Meaulnes plein d'un regret et d'une agitation qui
+ne lui permettaient pas de rester immobile, moi
+très abattu, l'école était vide&hellip; Un rayon de frais
+soleil glissait sur la poussière d'un banc vermoulu,
+et sur le vernis écaillé d'un planisphère.</p>
+
+<p>Comment rester là, devant un livre, à ruminer
+notre déception, tandis que tout nous appelait
+au-dehors: les poursuites des oiseaux dans les
+branches près des fenêtres, la fuite des autres
+élèves vers les prés et les bois, et surtout le fiévreux
+désir d'essayer au plus vite l'itinéraire
+incomplet vérifié par le bohémien&mdash;dernière ressource
+de notre sac presque vide, dernière clef du
+trousseau, après avoir essayé toutes les autres?&hellip;
+Cela était au-dessus de nos forces! Meaulnes
+marchait de long en large, allait auprès des
+fenêtres, regardait dans le jardin, puis revenait
+et regardait vers le bourg, comme s'il eût attendu
+quelqu'un qui ne viendrait certainement pas.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai l'idée, me dit-il enfin, j'ai l'idée que ce
+n'est peut-être pas aussi loin que nous l'imaginions&hellip;</p>
+
+<p>«Frantz a supprimé sur mon plan toute une
+portion de la route que j'avais indiquée.</p>
+
+<p>«Cela veut dire, peut-être, que la jument a fait,
+pendant mon sommeil, un long détour inutile&hellip;»</p>
+
+<p>J'étais à moitié assis sur le coin d'une grande
+table, un pied par terre, l'autre ballant, l'air
+découragé et dés&oelig;uvré, la tête basse.</p>
+
+<p>&mdash;Pourtant, dis-je, au retour, dans la berline,
+ton voyage a duré toute la nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Nous étions partis à minuit, répondit-il
+vivement. On m'a déposé à quatre heures du
+matin, à environ six kilomètres à l'Ouest de
+Sainte-Agathe, tandis que j'étais parti par la
+route de La Gare à l'Est. Il faut donc compter
+ces six kilomètres en moins entre Sainte-Agathe
+et le pays perdu.</p>
+
+<p>«Vraiment, il me semble qu'en sortant du
+bois des Communaux, on ne doit pas être à plus
+de deux lieues de ce que nous cherchons.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont précisément ces deux lieues-là qui
+manquent sur ta carte.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai. Et la sortie du bois est bien à une
+lieue et demie d'ici, mais pour un bon marcheur,
+cela peut se faire en une matinée&hellip;</p>
+
+<p>A cet instant Moucheb&oelig;uf arriva. Il avait une
+tendance irritante à se faire passer pour bon
+élève, non pas en travaillant mieux que les
+autres, mais en se signalant dans des circonstances
+comme celle-ci.</p>
+
+<p>&mdash;Je savais bien, dit-il triomphant, ne trouver
+que vous deux. Tous les autres sont partis pour
+le bois des Communaux. En tête: Jasmin
+Delouche qui connaît les nids.</p>
+
+<p>Et, voulant faire le bon apôtre, il commença à
+raconter tout ce qu'ils avaient dit pour narguer
+le Cours, M. Seurel et nous, en décidant cette
+expédition.</p>
+
+<p>&mdash;S'ils sont au bois, je les verrai sans doute
+en passant, dit Meaulnes, car je m'en vais aussi.
+Je serai de retour vers midi et demi.</p>
+
+<p>Moucheb&oelig;uf resta ébahi.</p>
+
+<p>&mdash;Ne viens-tu pas? me demanda Augustin,
+s'arrêtant une seconde sur le seuil de la porte
+entr'ouverte&mdash;ce qui fit entrer dans la pièce grise,
+en une bouffée d'air tiédi par le soleil, un fouillis
+de cris, d'appels, de pépiements, le bruit d'un
+seau sur la margelle du puits et le claquement
+d'un fouet au loin.</p>
+
+<p>&mdash;Non, dis-je, bien que la tentation fût forte,
+je ne puis pas, à cause de M. Seurel. Mais hâte-toi.
+Je t'attendrai avec impatience.</p>
+
+<p>Il fit un geste vague et partit, très vite, plein
+d'espoir.</p>
+
+<p>Lorsque M. Seurel arriva, vers dix heures, il
+avait quitté sa veste d'alpaga noir, revêtu un
+paletot de pêcheur aux vastes poches boutonnées,
+un chapeau de paille et de courtes jambières
+vernies pour serrer le bas de son pantalon. Je
+crois bien qu'il ne fut guère surpris de ne trouver
+personne. Il ne voulut pas entendre Moucheb&oelig;uf
+qui lui répéta trois fois que les gars avaient dit:</p>
+
+<p>&mdash;S'il a besoin de nous, qu'il vienne donc nous
+chercher!</p>
+
+<p>Et il commanda:</p>
+
+<p>&mdash;Serrez vos affaires, prenez vos casquettes,
+et nous allons les dénicher à notre tour&hellip;
+Pourras-tu marcher jusque-là, François?</p>
+
+<p>J'affirmai que oui et nous partîmes.</p>
+
+<p>Il fut entendu que Moucheb&oelig;uf conduirait
+M. Seurel et lui servirait d'appeau&hellip; C'est-à-dire
+que, connaissant les futaies où se trouvaient les dénicheurs,
+il devait de temps à autre crier à toute voix:</p>
+
+<p>&mdash;Hop! Hola! Giraudat! Delouche! Où êtes-vous?&hellip;
+Y en a-t-il?&hellip; En avez-vous trouvé?&hellip;</p>
+
+<p>Quant à moi, je fus chargé, à mon vif plaisir, de
+suivre la lisière est du bois, pour le cas où les écoliers
+fugitifs chercheraient à s'échapper de ce côté.</p>
+
+<p>Or dans le plan rectifié par le bohémien et
+que nous avions maintes fois étudié avec Meaulnes,
+il semblait qu'un chemin à un trait, un chemin
+de terre, partît de cette lisière du bois pour
+aller dans la direction du Domaine. Si j'allais le
+découvrir ce matin!&hellip; Je commençai à me persuader
+que, avant midi, je me trouverais sur le
+chemin du manoir perdu&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>La merveilleuse promenade!&hellip; Dès que nous
+eûmes passé le Glacis et contourné le Moulin, je
+quittai mes deux compagnons, M. Seurel dont on
+eût dit qu'il partait en guerre&mdash;je crois bien
+qu'il avait mis dans sa poche un vieux pistolet&mdash;et
+ce traître de Moucheb&oelig;uf.</p>
+
+<p>Prenant un chemin de traverse, j'arrivai bientôt
+à la lisière du bois&mdash;seul à travers la campagne
+pour la première fois de ma vie comme une
+patrouille que son caporal a perdue.</p>
+
+<p>Me voici, j'imagine, près de ce bonheur mystérieux
+que Meaulnes a entrevu un jour. Toute la matinée
+est à moi pour explorer la lisière du bois, l'endroit
+le plus frais et le plus caché du pays, tandis que
+mon grand frère aussi est parti à la découverte.
+C'est comme un ancien lit de ruisseau. Je passe
+sous les basses branches d'arbres dont je ne sais
+pas le nom mais qui doivent être des aulnes. J'ai
+sauté tout à l'heure un échalier au bout de la
+sente, et je me suis trouvé dans cette grande voie
+d'herbe verte qui coule sous les feuilles, foulant
+par endroits les orties, écrasant les hautes valérianes.</p>
+
+<p>Parfois mon pied se pose, durant quelques pas,
+sur un banc de sable fin. Et dans le silence, j'entends
+un oiseau&mdash;je m'imagine que c'est un
+rossignol, mais sans doute je me trompe, puisqu'ils
+ne chantent que le soir&mdash;un oiseau qui
+répète obstinément la même phrase: voix de la
+matinée, parole dite sous l'ombrage, invitation
+délicieuse au voyage entre les aulnes. Invisible,
+entêté, il semble m'accompagner sous la
+feuille.</p>
+
+<p>Pour la première fois me voilà, moi aussi, sur
+le chemin de l'aventure. Ce ne sont plus des
+coquilles abandonnées par les eaux que je cherche,
+sous la direction de M. Seurel, ni les orchis que
+le maître d'école ne connaisse pas, ni même, comme
+cela nous arrivait souvent dans le champ du père
+Martin, cette fontaine profonde et tarie, couverte
+d'un grillage, enfouie sous tant d'herbes folles
+qu'il fallait chaque fois plus de temps pour la
+retrouver&hellip; Je cherche quelque chose de plus
+mystérieux encore. C'est le passage dont il est
+question dans les livres, l'ancien chemin obstrué,
+celui dont le prince harassé de fatigue n'a pu
+trouver l'entrée. Cela se découvre à l'heure la
+plus perdue de la matinée, quand on a depuis
+longtemps oublié qu'il va être onze heures, midi&hellip;
+Et soudain, en écartant, dans le feuillage profond,
+les branches, avec ce geste hésitant des mains à
+hauteur du visage inégalement écartées, on l'aperçoit
+comme une longue avenue sombre dont la
+sortie est un rond de lumière tout petit.</p>
+
+<p>Mais tandis que j'espère et m'enivre ainsi, voici
+que brusquement je débouche dans une sorte de
+clairière, qui se trouve être tout simplement
+un pré. Je suis arrivé sans y penser à l'extrémité
+des Communaux, que j'avais toujours
+imaginée infiniment loin. Et voici à ma droite,
+entre des piles de bois, toute bourdonnante dans
+l'ombre, la maison du garde. Deux paires de bas
+sèchent sur l'appui de la fenêtre. Les années passées,
+lorsque nous arrivions à l'entrée du bois,
+nous disions toujours, en montrant un point de
+lumière tout au bout de l'immense allée noire: «C'est
+là-bas la maison du garde; la maison de
+Baladier». Mais jamais nous n'avions poussé
+jusque là. Nous entendions dire quelquefois,
+comme s'il se fût agi d'une expédition extraordinaire:
+«Il a été jusqu'à la maison du garde!&hellip;»</p>
+
+<p>Cette fois, je suis allé jusqu'à la maison de Baladier,
+et je n'ai rien trouvé.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Je commençais à souffrir de ma jambe fatiguée
+et de la chaleur que je n'avais pas sentie jusque-là;
+je craignais de faire tout seul le chemin du
+retour, lorsque j'entendis près de moi l'appeau de
+M. Seurel, la voix de Moucheb&oelig;uf, puis d'autres
+voix qui m'appelaient&hellip;</p>
+
+<p>Il y avait là une troupe de six grands gamins,
+où seul, le traître Moucheb&oelig;uf avait l'air triomphant.
+C'était Giraudat, Auberger, Delage et
+d'autres&hellip; Grâce à l'appeau, on avait pris les
+uns grimpés dans un merisier isolé au milieu
+d'une clairière; les autres en train de dénicher
+des pics-verts. Giraudat, le nigaud aux yeux
+bouffis, à la blouse crasseuse, avait caché les
+petits dans son estomac, entre sa chemise et sa
+peau. Deux de leurs compagnons s'étaient enfuis
+à l'approche de M. Seurel: ce devait être
+Delouche et le petit Coffin. Ils avaient d'abord
+répondu par des plaisanteries à l'adresse de
+«Mouchevache!», que répétaient les échos des
+bois, et celui-ci, maladroitement, se croyant sûr
+de son affaire, avait répondu, vexé:</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez qu'à descendre, vous savez!
+M. Seurel est là&hellip;</p>
+
+<p>Alors tout s'était tu subitement; ç'avait été
+une fuite silencieuse à travers le bois. Et comme
+ils le connaissaient à fond, il ne fallait pas songer
+à les rejoindre. On ne savait pas non plus où le
+grand Meaulnes était passé. On n'avait pas entendu
+sa voix; et l'on dut renoncer à poursuivre les
+recherches.</p>
+
+<p>Il était plus de midi lorsque nous reprîmes la
+route de Sainte-Agathe, lentement, la tête basse,
+fatigués, terreux. A la sortie du bois, lorsque nous
+eûmes frotté et secoué la boue de nos souliers
+sur la route sèche, le soleil commença de frapper
+dur. Déjà ce n'était plus ce matin de printemps
+si frais et si luisant. Les bruits de l'après-midi
+avaient commencé. De loin en loin un coq criait,
+cri désolé! dans les fermes désertes aux alentours
+de la route. A la descente du Glacis, nous nous
+arrêtâmes un instant pour causer avec des ouvriers
+des champs qui avaient repris leur travail après
+le déjeuner. Ils étaient accoudés à la barrière, et
+M. Seurel leur disait:</p>
+
+<p>&mdash;De fameux galopins! Tenez, regardez Giraudat.
+Il a mis les oisillons dans sa chemise.
+Ils ont fait là dedans ce qu'ils ont voulu. C'est
+du propre!&hellip;</p>
+
+<p>Il me semblait que c'était de ma débâcle aussi
+que les ouvriers riaient. Ils riaient en hochant
+la tête, mais ils ne donnaient pas tout à fait tort
+aux jeunes gars qu'ils connaissaient bien. Ils
+nous confièrent même, lorsque M. Seurel eut
+repris la tête de la colonne:</p>
+
+<p>&mdash;Il y en a un autre qui est passé, un grand,
+vous savez bien&hellip; Il a dû rencontrer, en revenant,
+la voiture des Granges, et on l'a fait monter,
+il est descendu, plein de terre, tout déchiré, ici,
+à l'entrée du chemin des Granges! Nous lui avons
+dit que nous vous avions vus passer ce matin, mais
+que vous n'étiez pas de retour encore. Et il a continué
+tout doucement sa route vers Sainte-Agathe.</p>
+
+<p>En effet, assis sur une pile du pont des Glacis,
+nous attendait le grand Meaulnes, l'air brisé de
+fatigue. Aux questions de M. Seurel, il répondit
+que lui aussi était parti à la recherche des
+écoliers buissonniers. Et à celle que je lui posai
+tout bas, il dit seulement en hochant la tête
+avec découragement:</p>
+
+<p>&mdash;Non! rien! rien qui ressemble à ça.</p>
+
+<p>Après déjeuner, dans la classe fermée, noire et
+vide, au milieu du pays radieux, il s'assit à l'une
+des grandes tables et, la tête dans les bras, il
+dormit longtemps, d'un sommeil triste et lourd.
+Vers le soir, après un long instant de réflexion,
+comme s'il venait de prendre une décision importante,
+il écrivit une lettre à sa mère. Et c'est
+tout ce que je me rappelle de cette morne fin
+d'un grand jour de défaite.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p2ch10">CHAPITRE X<br />
+<span class="small">LA LESSIVE</span></h3>
+
+
+<p>Nous avions escompté trop tôt la venue du printemps.</p>
+
+<p>Le lundi soir, nous voulûmes faire nos devoirs
+aussitôt après quatre heures comme en plein été, et
+pour y voir plus clair nous sortîmes deux grandes
+tables dans la cour. Mais le temps s'assombrit tout
+de suite; une goutte de pluie tomba sur un cahier;
+nous rentrâmes en hâte. Et de la grande salle
+obscurcie, par les larges fenêtres, nous regardions
+silencieusement dans le ciel gris la déroute des
+nuages.</p>
+
+<p>Alors Meaulnes, qui regardait comme nous, la
+main sur une poignée de croisée, ne put s'empêcher
+de dire, comme s'il eût été fâché de sentir
+monter en lui tant de regret:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ils filaient autrement que cela les
+nuages, lorsque j'étais sur la route, dans la voiture
+de la Belle-Étoile.</p>
+
+<p>&mdash;Sur quelle route? demanda Jasmin.</p>
+
+<p>Mais Meaulnes ne répondit pas.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, dis-je, pour faire diversion, j'aurais
+aimé voyager comme cela en voiture, par la
+pluie battante, abrité sous un grand parapluie.</p>
+
+<p>&mdash;Et lire tout le long du chemin comme dans
+une maison, ajouta un autre.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne pleuvait pas et je n'avais pas envie de
+lire, répondit Meaulnes, je ne pensais qu'à regarder
+le pays.</p>
+
+<p>Mais lorsque Giraudat, à son tour, demanda
+de quel pays il s'agissait, Meaulnes de nouveau
+resta muet. Et Jasmin dit:</p>
+
+<p>&mdash;Je sais&hellip; Toujours la fameuse aventure!&hellip;</p>
+
+<p>Il avait dit ces mots d'un ton conciliant et important,
+comme s'il eût été lui-même un peu dans
+le secret. Ce fut peine perdue; ses avances lui
+restèrent pour compte; et comme la nuit tombait
+chacun s'en fut au galop, la blouse relevée sur la
+tête, sous la froide averse.</p>
+
+<p>Jusqu'au jeudi suivant le temps resta à la
+pluie. Et ce jeudi-là fut plus triste encore que le
+précédent. Toute la campagne était baignée dans
+une sorte de brume glacée comme aux plus mauvais
+jours de l'hiver.</p>
+
+<p>Millie, trompée par le beau soleil de l'autre
+semaine, avait fait faire la lessive, mais il ne fallait
+pas songer à mettre sécher le linge sur les haies
+du jardin, ni même sur des cordes dans le grenier,
+tant l'air était humide et froid.</p>
+
+<p>En discutant avec M. Seurel, il lui vint l'idée
+d'étendre sa lessive dans les classes, puisque
+c'était jeudi, et de chauffer le poêle à blanc. Pour
+économiser les feux de la cuisine et de la salle à
+manger, on ferait cuire les repas sur le poêle et
+nous nous tiendrions toute la journée dans la
+grande salle du Cours.</p>
+
+<p>Au premier instant,&mdash;j'étais si jeune encore!&mdash;je
+considérai cette nouveauté comme une fête.</p>
+
+<p>Morne fête!&hellip; Toute la chaleur du poêle était
+prise par la lessive et il faisait grand froid. Dans
+la cour, tombait interminablement et mollement
+une petite pluie d'hiver. C'est là pourtant
+que dès neuf heures du matin, dévoré d'ennui,
+je retrouvai le grand Meaulnes. Par les barreaux
+du grand portail, où nous appuyions silencieusement
+nos têtes, nous regardâmes, au haut du
+bourg, sur les Quatre-Routes, le cortège d'un enterrement
+venu du fond de la campagne. Le cercueil,
+amené dans une charrette à b&oelig;ufs, était déchargé
+et posé sur une dalle, au pied de la grande croix
+où le boucher avait aperçu naguère les sentinelles
+du bohémien! Où était-il maintenant, le jeune
+capitaine qui si bien menait l'abordage?&hellip; Le
+curé et les chantres vinrent comme c'était l'usage
+au-devant du cercueil posé là, et les tristes chants
+arrivaient jusqu'à nous. Ce serait là, nous le
+savions, le seul spectacle de la journée, qui
+s'écoulerait tout entière comme une eau jaunie
+dans un caniveau.</p>
+
+<p>&mdash;Et maintenant, dit Meaulnes soudain, je
+vais préparer mon bagage. Apprends-le, Seurel:
+j'ai écrit à ma mère jeudi dernier, pour lui
+demander de finir mes études à Paris. C'est
+aujourd'hui que je pars.</p>
+
+<p>Il continuait à regarder vers le bourg, les
+mains appuyées aux barreaux, à la hauteur de sa
+tête. Inutile de demander si sa mère, qui était
+riche et lui passait toutes ses volontés, lui avait
+passé celle-là. Inutile aussi de demander pourquoi
+soudainement il désirait s'en aller à Paris!&hellip;</p>
+
+<p>Mais il y avait en lui, certainement, le regret et
+la crainte de quitter ce cher pays de Sainte-Agathe
+d'où il était parti pour son aventure. Quant
+à moi, je sentais monter une désolation violente
+que je n'avais pas sentie d'abord.</p>
+
+<p>&mdash;Pâques approche! dit-il pour m'expliquer,
+avec un soupir.</p>
+
+<p>&mdash;Dès que tu l'auras trouvée là-bas, tu m'écriras,
+n'est-ce pas? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;C'est promis, bien sûr. N'es-tu pas mon
+compagnon et mon frère?&hellip;</p>
+
+<p>Et il me posa la main sur l'épaule.</p>
+
+<p>Peu à peu je comprenais que c'était bien fini,
+puisqu'il voulait terminer ses études à Paris;
+jamais plus je n'aurais avec moi mon grand
+camarade.</p>
+
+<p>Il n'y avait d'espoir, pour nous réunir, qu'en
+cette maison de Paris où devait se retrouver la
+trace de l'aventure perdue&hellip; Mais de voir Meaulnes
+lui-même si triste, quel pauvre espoir c'était
+là pour moi!</p>
+
+<p>Mes parents furent avertis: M. Seurel se montra
+très étonné, mais se rendit bien vite aux raisons
+d'Augustin; Millie, femme d'intérieur, se désola
+surtout à la pensée que la mère de Meaulnes
+verrait notre maison dans un désordre inaccoutumé&hellip;
+La malle, hélas! fut bientôt faite. Nous
+cherchâmes sous l'escalier ses souliers des dimanches;
+dans l'armoire, un peu de linge; puis
+ses papiers et ses livres d'école&mdash;tout ce qu'un
+jeune homme de dix-huit ans possède au monde.</p>
+
+<p>A midi, M<sup>me</sup> Meaulnes arrivait avec sa voiture.
+Elle déjeuna au café Daniel en compagnie
+d'Augustin, et l'emmena sans donner presque
+aucune explication, dès que le cheval fut affené et
+attelé. Sur le seuil, nous leur dîmes au revoir; et
+la voiture disparut au tournant des Quatre-Routes.</p>
+
+<p>Millie frotta ses souliers devant la porte et rentra
+dans la froide salle à manger, remettre en
+ordre ce qui avait été dérangé. Quant à moi, je
+me trouvai, pour la première fois depuis de longs
+mois, seul en face d'une longue soirée de jeudi&mdash;avec
+l'impression que, dans cette vieille voiture,
+mon adolescence venait de s'en aller pour toujours.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p2ch11">CHAPITRE XI<br />
+<span class="small">JE TRAHIS&hellip;</span></h3>
+
+
+<p>Que faire?</p>
+
+<p>Le temps s'élevait un peu. On eût dit que le
+soleil allait se montrer.</p>
+
+<p>Une porte claquait dans la grande maison. Puis
+le silence retombait. De temps à autre mon père
+traversait la cour, pour remplir un seau de
+charbon dont il bourrait le poêle. J'apercevais les
+linges blancs pendus aux cordes et je n'avais
+aucune envie de rentrer dans le triste endroit
+transformé en séchoir, pour m'y trouver en tête-à-tête
+avec l'examen de la fin de l'année, ce concours
+de l'École Normale qui devait être désormais
+ma seule préoccupation.</p>
+
+<p>Chose étrange: à cet ennui qui me désolait se
+mêlait comme une sensation de liberté. Meaulnes
+parti, toute cette aventure terminée et manquée, il
+me semblait du moins que j'étais libéré de cet étrange
+souci, de cette occupation mystérieuse, qui ne me
+permettaient plus d'agir comme tout le monde.
+Meaulnes parti, je n'étais plus son compagnon
+d'aventures, le frère de ce chasseur de pistes; je
+redevenais un gamin du bourg pareil aux autres.
+Et cela était facile et je n'avais qu'à suivre pour
+cela mon inclination la plus naturelle.</p>
+
+<p>Le cadet des Roy passa dans la rue boueuse,
+faisant tourner au bout d'un ficelle, puis lâchant
+en l'air trois marrons attachés qui retombèrent
+dans la cour. Mon dés&oelig;uvrement était si grand
+que je pris plaisir à lui relancer deux ou trois
+fois ses marrons de l'autre côté du mur.</p>
+
+<p>Soudain je le vis abandonner ce jeu puéril pour
+courir vers un tombereau qui venait par le chemin
+de la Vieille-Planche. Il eut vite fait de grimper par
+derrière sans même que la voiture s'arrêtât. Je
+reconnaissais le petit tombereau de Delouche et
+son cheval. Jasmin conduisait; le gros Boujardon
+était debout. Ils revenaient du pré.</p>
+
+<p>&mdash;Viens avec nous, François! cria Jasmin, qui
+devait savoir déjà que Meaulnes était parti.</p>
+
+<p>Ma foi! sans avertir personne, j'escaladai la
+voiture cahotante et me tins comme les autres,
+debout, appuyé contre un des montants du tombereau.
+Il nous conduisit chez la veuve Delouche&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Nous sommes maintenant dans l'arrière-boutique,
+chez la bonne femme qui est en même temps
+épicière et aubergiste. Un rayon de soleil
+glisse à travers la fenêtre basse sur les boîtes en
+fer-blanc et sur les tonneaux de vinaigre. Le
+gros Boujardon s'assoit sur l'appui de la fenêtre
+et tourné vers nous, avec un gros rire d'homme
+pâteux, il mange des biscuits à la cuiller. A la
+portée de la main, sur un tonneau, la boîte est
+ouverte et entamée. Le petit Roy pousse des cris
+de plaisir. Une sorte d'intimité de mauvais aloi
+s'est établie entre nous. Jasmin et Boujardon
+seront maintenant mes camarades, je le vois. Le
+cours de ma vie a changé tout d'un coup. Il me
+semble que Meaulnes est parti depuis très longtemps
+et que son aventure est une vieille histoire
+triste, mais finie.</p>
+
+<p>Le petit Roy a déniché sous une planche une
+bouteille de liqueur entamée. Delouche nous
+offre à chacun la goutte, mais il n'y a qu'un
+verre et nous buvons tous dans le même. On me
+sert le premier avec un peu de condescendance,
+comme si je n'étais pas habitué à ces m&oelig;urs
+de chasseurs et de paysans&hellip; Cela me gêne un
+peu. Et comme on vient à parler de Meaulnes,
+l'envie me prend, pour dissiper cette gêne et
+retrouver mon aplomb, de montrer que je connais
+son histoire et de la raconter un peu. En quoi
+cela pourrait-il lui nuire puisque tout est fini
+maintenant de ses aventures ici?&hellip;</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<p>Est-ce que je raconte mal cette histoire? Elle
+ne produit pas l'effet que j'attendais.</p>
+
+<p>Mes compagnons, en bons villageois que rien
+n'étonne, ne sont pas surpris pour si peu.</p>
+
+<p>&mdash;C'était une noce, quoi! dit Boujardon.</p>
+
+<p>Delouche en a vu une, à Préveranges, qui était
+plus curieuse encore.</p>
+
+<p>Le château? On trouverait certainement des
+gens du pays qui en ont entendu parler.</p>
+
+<p>La jeune fille? Meaulnes se mariera avec elle
+quand il aura fait son année de service.</p>
+
+<p>&mdash;Il aurait dû, ajoute l'un d'eux, nous en
+parler et nous montrer son plan au lieu de confier
+cela à un bohémien!&hellip;</p>
+
+<p>Empêtré dans mon insuccès, je veux profiter de
+l'occasion pour exciter leur curiosité: je me décide
+à expliquer qui était ce bohémien; d'où il venait;
+son étrange destinée&hellip; Boujardon et Delouche ne
+veulent rien entendre: «C'est celui-là qui a tout
+fait. C'est lui qui a rendu Meaulnes insociable,
+Meaulnes qui était un si brave camarade! C'est
+lui qui a organisé toutes ces sottises d'abordages
+et d'attaques nocturnes, après nous avoir
+tous embrigadés comme un bataillon scolaire&hellip;»</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais, dit Jasmin, en regardant Boujardon,
+et en secouant la tête à petits coups, j'ai
+rudement bien fait de le dénoncer aux gendarmes.
+En voilà un qui a fait du mal au pays
+et qui en aurait fait encore!&hellip;</p>
+
+<p>Me voici presque de leur avis. Tout aurait sans
+doute autrement tourné si nous n'avions pas considéré
+l'affaire d'une façon si mystérieuse et si
+tragique. C'est l'influence de ce Frantz qui a tout
+perdu&hellip;</p>
+
+<p>Mais soudain, tandis que je suis absorbé dans
+ces réflexions, il se fait du bruit dans la boutique.
+Jasmin Delouche cache rapidement son
+flacon de goutte derrière un tonneau; le gros Boujardon
+dégringole du haut de sa fenêtre, met le
+pied sur une bouteille vide et poussiéreuse qui
+roule, et manque deux fois de s'étaler. Le petit
+Roy les pousse par derrière, pour sortir plus
+vite, à demi suffoqué de rire.</p>
+
+<p>Sans bien comprendre ce qui se passe je m'enfuis
+avec eux, nous traversons la cour et nous
+grimpons par une échelle dans un grenier à foin.
+J'entends une voix de femme qui nous traite de
+propres-à-rien!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Je n'aurais pas cru qu'elle serait rentrée si
+tôt, dit Jasmin tout bas.</p>
+
+<p>Je comprends, maintenant seulement, que nous
+étions là en fraude, à voler des gâteaux et de la
+liqueur. Je suis déçu comme ce naufragé qui
+croyait causer avec un homme et qui reconnut
+soudain que c'était un singe. Je ne songe plus
+qu'à quitter ce grenier, tant ces aventures-là me
+déplaisent. D'ailleurs la nuit tombe&hellip; On me fait
+passer par derrière, traverser deux jardins, contourner
+une mare; je me retrouve dans la rue
+mouillée, boueuse, où se reflète la lueur du café
+Daniel.</p>
+
+<p>Je ne suis pas fier de ma soirée. Me voici aux
+Quatre-Routes. Malgré moi, tout d'un coup, je
+revois, au tournant, un visage dur et fraternel
+qui me sourit, un dernier signe de la main&mdash;et
+la voiture disparaît&hellip;</p>
+
+<p>Un vent froid fait claquer ma blouse, pareil au
+vent de cet hiver qui était si tragique et si beau.
+Déjà tout me paraît moins facile. Dans la grande
+classe où l'on m'attend pour dîner, de brusques
+courants d'air traversent la maigre tiédeur que
+répand le poêle. Je grelotte, tandis qu'on me
+reproche mon après-midi de vagabondage. Je n'ai
+pas même, pour rentrer dans la régulière vie
+passée, la consolation de prendre place à table et
+de retrouver mon siège habituel. On n'a pas mis
+la table ce soir-là; chacun dîne sur ses genoux,
+où il peut, dans la salle de classe obscure. Je
+mange silencieusement la galette cuite sur le poêle,
+qui devait être la récompense de ce jeudi passé
+dans l'école, et qui a brûlé sur les cercles rougis.</p>
+
+<p>Le soir, tout seul dans ma chambre, je me
+couche bien vite pour étouffer le remords que je
+sens monter du fond de ma tristesse. Mais par
+deux fois je me suis éveillé, au milieu de la
+nuit, croyant entendre, la première fois, le craquement
+du lit voisin, où Meaulnes avait coutume
+de se retourner brusquement d'une seule pièce,
+et, l'autre fois, son pas léger de chasseur aux
+aguets, à travers les greniers du fond&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p2ch12">CHAPITRE XII<br />
+<span class="small">LES TROIS LETTRES DE MEAULNES</span></h3>
+
+
+<p>De toute ma vie je n'ai reçu que trois lettres
+de Meaulnes. Elles ont encore chez moi dans un
+tiroir de commode. Je retrouve chaque fois que
+je les relis la même tristesse que naguère.
+La première m'arriva dès le surlendemain de
+son départ.</p>
+
+<blockquote>
+<p class="ind">«Mon cher François,</p>
+
+<p>»Aujourd'hui, dès mon arrivée à Paris, je suis
+allé devant la maison indiquée. Je n'ai rien vu.
+Il n'y avait personne. Il n'y aura jamais personne.</p>
+
+<p>»La maison que disait Frantz est un petit hôtel
+à un étage. La chambre de M<sup>lle</sup> de Galais
+doit être au premier. Les fenêtres du haut sont
+les plus cachées par les arbres. Mais en passant
+sur le trottoir on les voit très bien. Tous les rideaux
+sont fermés et il faudrait être fou pour
+espérer qu'un jour, entre ces rideaux
+tirés, le visage d'Yvonne de Galais puisse apparaître.</p>
+
+<p>»C'est sur un boulevard&hellip; Il pleuvait un peu
+dans les arbres déjà verts. On entendait les cloches
+claires des tramways qui passaient indéfiniment.</p>
+
+<p>»Pendant près de deux heures, je me suis
+promené de long en large sous les fenêtres. Il y
+a un marchand de vins chez qui je me suis arrêté
+pour boire, de façon à n'être pas pris pour un
+bandit qui veut faire un mauvais coup. Puis j'ai
+repris ce guet sans espoir.</p>
+
+<p>»La nuit est venue. Les fenêtres se sont allumées
+un peu partout mais non pas dans cette
+maison. Il n'y a certainement personne. Et pourtant
+Pâques approche.</p>
+
+<p>»Au moment où j'allais partir une jeune fille,
+ou une jeune femme&mdash;je ne sais&mdash;est venue
+s'asseoir sur un des bancs mouillés de pluie.
+Elle était vêtue de noir avec une petite collerette
+blanche. Lorsque je suis parti, elle était encore là,
+immobile malgré le froid du soir, à attendre je
+ne sais quoi, je ne sais qui. Tu vois que Paris
+est plein de fous comme moi.</p>
+
+<p class="sign"><span class="sc">Augustin</span>.»</p>
+</blockquote>
+
+<p>Le temps passa. Vainement j'attendis un mot
+d'Augustin le lundi de Pâques et durant tous les
+jours qui suivirent&mdash;jours où il semble, tant
+ils sont calmes après la grande fièvre de Pâques,
+qu'il n'y ait plus qu'à attendre l'été. Juin ramena
+le temps des examens et une terrible chaleur
+dont la buée suffocante planait sur le pays sans
+qu'un souffle de vent la vînt dissiper. La nuit
+n'apportait aucune fraîcheur et par conséquent
+aucun répit à ce supplice. C'est durant cet insupportable
+mois de juin que je reçus la deuxième
+lettre du grand Meaulnes.</p>
+
+<blockquote>
+<p class="sign">«Juin 189&hellip;</p>
+
+<p class="ind">»Mon cher ami,</p>
+
+<p>»Cette fois tout espoir est perdu. Je le sais
+depuis hier soir. La douleur, que je n'avais presque
+pas sentie tout de suite, monte depuis ce temps.</p>
+
+<p>»Tous les soirs j'allais m'asseoir sur ce banc,
+guettant, réfléchissant, espérant malgré tout.</p>
+
+<p>»Hier après dîner, la nuit était noire et étouffante.
+Des gens causaient sur le trottoir, sous les
+arbres. Au-dessus des noirs feuillages, verdis par
+les lumières, les appartements des seconds, des
+troisièmes étages étaient éclairés. Çà et là, une
+fenêtre que l'été avait ouverte toute grande&hellip;
+On voyait la lampe allumée sur la table, refoulant
+à peine autour d'elle la chaude obscurité de
+juin; on voyait presque jusqu'au fond de la
+pièce&hellip; Ah! si la fenêtre noire d'Yvonne de
+Galais s'était allumée aussi, j'aurais osé, je crois,
+monter l'escalier, frapper, entrer&hellip;</p>
+
+<p>»La jeune fille de qui je t'ai parlé était là
+encore, attendant comme moi. Je pensai qu'elle
+devait connaître la maison et je l'interrogeai:</p>
+
+<p>»&mdash;Je sais, a-t-elle dit, qu'autrefois, dans
+cette maison, une jeune fille et son frère venaient
+passer les vacances. Mais j'ai appris que le frère
+avait fui le château de ses parents sans qu'on
+puisse jamais le retrouver, et la jeune fille s'est
+mariée. C'est ce qui vous explique que l'appartement
+soit fermé.</p>
+
+<p>»Je suis parti. Au bout de dix pas mes pieds
+butaient sur le trottoir et je manquais tomber. La
+nuit&mdash;c'était la nuit dernière&mdash;lorsqu'enfin les
+enfants et les femmes se sont tus, dans les cours,
+pour me laisser dormir, j'ai commencé d'entendre
+rouler les fiacres dans la rue. Ils ne passaient
+que loin en loin. Mais quand l'un était passé,
+malgré moi, j'attendais l'autre: le grelot, les pas
+du cheval qui claquaient sur l'asphalte&hellip; Et cela
+répétait: c'est la ville déserte, ton amour perdu,
+la nuit interminable, l'été, la fièvre&hellip;</p>
+
+<p>»Seurel, mon ami, je suis dans une grande
+détresse.</p>
+
+<p class="sign"><span class="sc">Augustin</span>.»</p>
+</blockquote>
+
+<p>Lettres de peu de confidence quoi qu'il paraisse!
+Meaulnes ne me disait ni pourquoi il était resté
+si longtemps silencieux, ni ce qu'il comptait
+faire maintenant. J'eus l'impression qu'il rompait
+avec moi, parce que son aventure était finie,
+comme il rompait avec son passé. J'eus beau lui
+écrire, en effet, je ne reçus plus de réponse. Un
+mot de félicitations seulement, lorsque j'obtins
+mon Brevet Simple. En septembre je sus
+par un camarade d'école qu'il était venu en vacances
+chez sa mère à La Ferté-d'Angillon. Mais
+nous dûmes, cette année-là, invités par mon oncle
+Florentin du Vieux-Nançay, passer chez lui les
+vacances. Et Meaulnes repartit pour Paris sans
+que j'eusse pu le voir.</p>
+
+<p>A la rentrée, exactement vers la fin de novembre,
+tandis que je m'étais remis avec une
+morne ardeur à préparer le Brevet Supérieur,
+dans l'espoir d'être nommé instituteur l'année
+suivante, sans passer par l'École Normale de
+Bourges, je reçus la dernière des trois lettres que
+j'aie jamais reçues d'Augustin:</p>
+
+<blockquote>
+<p>«Je passe encore sous cette fenêtre, écrivait-il.
+J'attends encore, sans le moindre espoir, par
+folie. A la fin de ces froids dimanches d'automne,
+au moment où il va faire nuit, je ne puis
+me décider à rentrer, à fermer les volets de ma
+chambre, sans être retourné là-bas, dans la rue
+gelée.</p>
+
+<p>»Je suis comme cette folle de Sainte-Agathe
+qui sortait à chaque minute sur le pas de la porte
+et regardait, la main sur les yeux, du côté de
+La Gare, pour voir si son fils qui était mort ne
+venait pas.</p>
+
+<p>»Assis sur le banc, grelottant, misérable, je
+me plais à imaginer que quelqu'un va me prendre
+doucement par le bras&hellip; Je me retournerais. Ce
+serait-elle. «Je me suis un peu attardée», dirait-elle simplement.
+Et toute peine et toute démence
+s'évanouissent. Nous entrons dans notre maison. Ses
+fourrures sont toutes glacées, sa voilette mouillée;
+elle apporte avec elle le goût de brume du dehors;
+et tandis qu'elle s'approche du feu, je vois ses
+cheveux blonds givrés, son beau profil au dessin
+si doux penché vers la flamme&hellip;</p>
+
+<p>»Hélas! la vitre reste blanchie par le
+rideau qui est derrière. Et la jeune fille du Domaine
+perdu l'ouvrirait-elle, que je n'ai maintenant
+plus rien à lui dire.</p>
+
+<p>»Notre aventure est finie. L'hiver de cette
+année est mort comme la tombe. Peut-être quand
+nous mourrons, peut-être la mort seule nous
+donnera la clef et la suite et la fin de cette
+aventure manquée.</p>
+
+<p>»Seurel, je te demandais l'autre jour de penser
+à moi. Maintenant, au contraire, il vaut mieux
+m'oublier. Il vaudrait mieux tout oublier.</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<p class="sign">A. M.»</p>
+</blockquote>
+
+<p>Et ce fut un nouvel hiver, aussi mort que le
+précédent avait été vivant d'une mystérieuse vie:
+la place de l'église sans bohémiens; la cour d'école
+que les gamins désertaient à quatre heures&hellip; la
+salle de classe où j'étudiais seul et sans goût&hellip; En
+février, pour la première fois de l'hiver, la neige
+tomba, ensevelissant définitivement notre roman
+d'aventures de l'an passé, brouillant toute piste,
+effaçant les dernières traces. Et je m'efforçai,
+comme Meaulnes me l'avait demandé dans sa
+lettre, de tout oublier.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">TROISIÈME PARTIE</h2>
+
+
+
+
+<h3 id="p3ch1">CHAPITRE PREMIER<br />
+<span class="small">LA BAIGNADE</span></h3>
+
+
+<p>Fumer la cigarette, se mettre de l'eau sucrée
+sur les cheveux pour qu'ils frisent, embrasser les
+filles du Cours Complémentaire dans les chemins
+et crier «A la cornette!» derrière la haie pour
+narguer la religieuse qui passe, c'était la joie de
+tous les mauvais drôles du pays. A vingt ans,
+d'ailleurs, les mauvais drôles de cette espèce peuvent
+très bien s'amender et deviennent parfois
+des jeunes gens fort sensibles. Le cas est plus
+grave lorsque le drôle en question a la figure
+déjà vieillotte et fanée, lorsqu'il s'occupe des histoires
+louches des femmes du pays, lorsqu'il dit
+de Gilberte Poquelin mille bêtises pour faire rire
+les autres. Mais enfin le cas n'est pas encore désespéré&hellip;</p>
+
+<p>C'était le cas de Jasmin Delouche. Il continuait,
+je ne sais pourquoi, mais certainement sans aucun
+désir de passer les examens, à suivre le
+Cour Supérieur que tout le monde aurait voulu
+lui voir abandonner. Entre temps, il apprenait
+avec son oncle Dumas le métier de plâtrier. Et
+bientôt ce Jasmin Delouche avec Boujardon et un
+autre garçon très doux, le fils de l'adjoint qui
+s'appelait Denis, furent les seuls grands élèves que
+j'aimasse à fréquenter, parce qu'ils étaient «du
+temps de Meaulnes».</p>
+
+<p>Il y avait d'ailleurs, chez Delouche, un désir
+très sincère d'être mon ami. Pour tout dire, lui
+qui avait été l'ennemi du grand Meaulnes, il eût
+voulu devenir le grand Meaulnes de l'école: tout
+au moins regrettait-il peut-être de n'avoir pas
+été son lieutenant. Moins lourd que Boujardon,
+il avait senti, je pense, tout ce que Meaulnes
+avait apporté, dans notre vie, d'extraordinaire. Et
+souvent je l'entendais répéter:</p>
+
+<p>«Il le disait bien, le grand Meaulnes&hellip;» ou
+encore: «Ah! disait le grand Meaulnes&hellip;»</p>
+
+<p>Outre que Jasmin était plus homme que nous,
+le vieux petit gars disposait de trésors d'amusements
+qui consacraient sur nous sa supériorité:
+un chien de race mêlée, aux longs poils blancs,
+qui répondait au nom agaçant de Bécali et rapportait
+les pierres qu'on lançait au loin, sans avoir
+d'aptitude bien nette pour aucun autre sport;
+une vieille bicyclette achetée d'occasion et sur
+quoi Jasmin nous faisait quelquefois monter, le
+soir après le cours, mais avec laquelle il préférait
+exercer les filles du pays; enfin et surtout un
+âne blanc et aveugle qui pouvait s'atteler à tous
+les véhicules.</p>
+
+<p>C'était l'âne de Dumas, mais il le prêtait à Jasmin
+quand nous allions nous baigner au Cher,
+en été. Sa mère, à cette occasion, donnait une bouteille
+de limonade que nous mettions sous le
+siège, parmi les caleçons de bains desséchés. Et
+nous partions, huit ou dix grands élèves du
+Cours, accompagnés de M. Seurel, les uns à pied,
+les autres grimpés dans la voiture à âne, qu'on
+laissait à la ferme de Grand'Fons, au moment où
+le chemin du Cher devenait trop raviné.</p>
+
+<p>J'ai lieu de me rappeler jusqu'en ses moindres
+détails une promenade de ce genre, où l'âne de
+Jasmin conduisit au Cher nos caleçons, nos bagages,
+la limonade et M. Seurel, tandis que nous
+suivions à pied par derrière. On était au mois
+d'août. Nous venions de passer les examens. Délivrés
+de ce souci, il nous semblait que tout l'été,
+tout le bonheur nous appartenait, et nous marchions
+sur la route en chantant, sans savoir quoi
+ni pourquoi, au début d'un bel après-midi de
+jeudi.</p>
+
+<p>Il n'y eut, à l'aller, qu'une ombre à ce tableau
+innocent. Nous aperçûmes, marchant devant nous,
+Gilberte Poquelin. Elle avait la taille bien prise,
+une jupe demi-longue, des souliers hauts, l'air
+doux et effronté d'une gamine qui devient
+jeune fille. Elle quitta la route et prit un chemin
+détourné, pour aller chercher du lait sans doute.
+Le petit Coffin proposa aussitôt à Jasmin de la
+suivre.</p>
+
+<p>&mdash;Ce ne serait pas la première fois que j'irais
+l'embrasser&hellip; dit l'autre.</p>
+
+<p>Et il se mit à raconter sur elle et ses amies
+plusieurs histoires grivoises, tandis que toute la
+troupe, par fanfaronnade, s'engageait dans le chemin,
+laissant M. Seurel continuer en avant, sur
+la route, dans la voiture à âne. Une fois là, pourtant,
+la bande commença à s'égrener. Delouche lui-même
+paraissait peu soucieux de s'attaquer
+devant nous à la gamine qui filait, et il ne l'approcha
+pas à plus de cinquante mètres. Il y eut
+quelques cris de coqs et de poules, des petits
+coups de sifflet galants, puis nous rebroussâmes
+chemin, un peu mal à l'aise, abandonnant la partie.
+Sur la route, en plein soleil, il fallut courir.
+Nous ne chantions plus.</p>
+
+<p>Nous nous déshabillâmes et rhabillâmes dans
+les saulaies arides qui bordent le Cher. Les saules
+nous abritaient des regards, mais non pas du soleil.
+Les pieds dans le sable et la vase desséchée, nous
+ne pensions qu'à la bouteille de limonade de la
+veuve Delouche, qui fraîchissait dans la fontaine
+de Grand'Fons, une fontaine creusée dans la rive
+même du Cher. Il y avait toujours, dans le fond,
+des herbes glauques et deux ou trois bêtes pareilles
+à des cloportes; mais l'eau était si claire, si
+transparente, que les pêcheurs n'hésitaient pas à
+s'agenouiller, les deux mains sur chaque bord,
+pour y boire.</p>
+
+<p>Hélas! ce fut ce jour-là comme les autres fois&hellip;
+Lorsque, tous habillés, nous nous mettions en
+rond, les jambes croisées en tailleur, pour nous
+partager, dans deux gros verres sans pied, la limonade
+rafraîchie, il ne revenait guère à chacun,
+lorsqu'on avait prié M. Seurel de prendre sa part,
+qu'un peu de mousse qui piquait le gosier et ne
+faisait qu'irriter la soif. Alors, à tour de rôle, nous
+allions à la fontaine que nous avions d'abord
+méprisée, et nous approchions lentement le
+visage de la surface de l'eau pure. Mais tous
+n'étaient pas habitués à ces m&oelig;urs d'hommes des
+champs. Beaucoup, comme moi, n'arrivaient pas
+à se désaltérer: les uns, parce qu'ils n'aimaient
+pas l'eau, d'autres, parce qu'ils avaient le gosier
+serré par la peur d'avaler un cloporte, d'autres,
+trompés par la grande transparence de l'eau
+immobile et n'en sachant pas calculer exactement
+la surface, s'y baignaient la moitié du visage en
+même temps que la bouche et aspiraient âcrement
+par le nez une eau qui leur semblait brûlante,
+d'autres enfin pour toutes ces raisons à la fois&hellip;
+N'importe! il nous semblait, sur ces bords arides
+du Cher, que toute la fraîcheur terrestre était
+enclose en ce lieu. Et maintenant encore, au seul
+mot de fontaine, prononcé n'importe où, c'est à
+celle-là, pendant longtemps, que je pense.</p>
+
+<p>Le retour se fit à la brune, avec insouciance
+d'abord, comme l'aller. Le chemin de Grand'Fons,
+qui remontait vers la route, était un ruisseau
+l'hiver et, l'été, un ravin impraticable, coupé de
+trous et de grosses racines, qui montait dans
+l'ombre entre de grandes haies d'arbres. Une partie
+des baigneurs s'y engagea par jeu. Mais nous
+suivîmes, avec M. Seurel, Jasmin et plusieurs
+camarades, un sentier doux et sablonneux, parallèle
+à celui-là, qui longeait la terre voisine. Nous
+entendions causer et rire les autres, près de nous,
+au-dessous de nous, invisibles dans l'ombre, tandis
+que Delouche racontait ses histoires d'homme&hellip;
+Au faîte des arbres de la grande haie grésillaient
+les insectes du soir qu'on voyait, sur le clair du ciel,
+remuer tout autour de la dentelle des feuillages.
+Parfois il en dégringolait un, brusquement, dont
+le bourdonnement grinçait tout à coup.&mdash;Beau
+soir d'été calme!&hellip; Retour, sans espoir mais sans
+désir, d'une pauvre partie de campagne&hellip; Ce fut
+encore Jasmin, sans le vouloir, qui vint troubler
+cette quiétude&hellip;</p>
+
+<p>Au moment où nous arrivions au sommet de
+la côte, à l'endroit où il reste deux grosse vieilles
+pierres qu'on dit être les vestiges d'un château
+fort, il en vint à parler des domaines qu'il avait
+visités et spécialement d'un domaine à demi abandonné
+aux environs du Vieux-Nançay: le domaine
+des Sablonnières. Avec cet accent de l'Allier qui
+arrondit vaniteusement certains mots et abrège
+avec précocité les autres, il racontait avoir vu
+quelques années auparavant, dans la chapelle en
+ruine de cette vieille propriété, une pierre tombale
+sur laquelle étaient gravés ces mots:</p>
+
+
+<p class="c"><i>Ci-gît le chevalier Galois<br />
+Fidèle à son Dieu, à son Roi, à sa Belle.</i></p>
+
+
+<p>&mdash;Ah! Bah! Tiens! disait M. Seurel, avec
+un léger haussement d'épaules, un peu gêné du
+ton que prenait la conversation, mais désireux
+cependant de nous laisser parler comme des
+hommes.</p>
+
+<p>Alors Jasmin continua de décrire ce château,
+comme s'il y avait passé sa vie.</p>
+
+<p>Plusieurs fois, en revenant du Vieux-Nançay,
+Dumas et lui avaient été intrigués par la vieille
+tourelle grise qu'on apercevait au-dessus des
+sapins. Il y avait là, au milieu des bois, tout un
+dédale de bâtiments ruinés que l'on pouvait
+visiter en l'absence des maîtres. Un jour, un
+garde de l'endroit, qu'ils avaient fait monter dans
+leur voiture, les avait conduits dans le domaine
+étrange. Mais depuis lors on avait fait tout
+abattre; il ne restait plus guère, disait-on, que
+la ferme et une petite maison de plaisance. Les
+habitants étaient toujours les mêmes: un vieil
+officier retraité, demi-ruiné, et sa fille.</p>
+
+<p>Il parlait&hellip; Il parlait&hellip; J'écoutai attentivement,
+sentant sans m'en rendre compte qu'il s'agissait
+là d'une chose bien connue de moi, lorsque
+soudain, tout simplement, comme se font les
+choses extraordinaires, Jasmin se tourna vers
+moi et, me touchant le bras, frappé d'une idée
+qui ne lui était jamais venue:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, mais, j'y pense, dit-il, c'est là que
+Meaulnes&mdash;tu sais, le grand Meaulnes?&mdash;avait
+dû aller.</p>
+
+<p>»Mais oui, ajouta-t-il, car je ne répondais pas, et
+je me rappelle que le garde parlait du fils de la
+maison, un excentrique, qui avait des idées extraordinaires&hellip;</p>
+
+<p>Je ne l'écoutais plus, persuadé dès le début
+qu'il avait deviné juste et que devant moi, loin
+de Meaulnes, loin de tout espoir, venait de
+s'ouvrir, net et facile comme une route familière,
+le chemin du Domaine sans nom.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch2">CHAPITRE II<br />
+<span class="small">CHEZ FLORENTIN</span></h3>
+
+
+<p>Autant j'avais été un enfant malheureux et
+rêveur et fermé, autant je devins résolu et, comme
+on dit chez nous, «décidé» lorsque je sentis que
+dépendait de moi l'issue de cette grave aventure.</p>
+
+<p>Ce fut, je crois bien, à dater de ce soir-là que
+mon genou cessa définitivement de me faire mal.</p>
+
+<p>Au Vieux-Nançay, qui était la commune du
+domaine des Sablonnières, habitait toute la
+famille de M. Seurel et en particulier mon oncle
+Florentin, un commerçant chez qui nous passions
+quelquefois la fin de septembre. Libéré de tout
+examen, je ne voulus pas attendre et j'obtins
+d'aller immédiatement voir mon oncle. Mais je
+décidai de ne rien faire savoir à Meaulnes aussi
+longtemps que je ne serais pas certain de pouvoir
+lui annoncer quelque bonne nouvelle. A quoi bon
+en effet l'arracher à son désespoir pour l'y replonger
+ensuite plus profondément peut-être?</p>
+
+<p>Le Vieux-Nançay fut pendant très longtemps le
+lieu du monde que je préférais, le pays des fins
+de vacances, où nous n'allions que bien rarement,
+lorsqu'il se trouvait une voiture à louer pour nous
+y conduire. Il y avait eu, jadis, quelque brouille
+avec la branche de la famille qui habitait là-bas,
+et c'est pourquoi sans doute Millie se faisait tant
+prier chaque fois pour monter en voiture. Mais
+moi, je me souciais bien de ces fâcheries!&hellip; Et
+sitôt arrivé, je me perdais et m'ébattais parmi les
+oncles, les cousines et les cousins, dans une
+existence faite de mille occupations amusantes et
+de plaisirs qui me ravissaient.</p>
+
+<p>Nous descendions chez l'oncle Florentin et la
+tante Julie, qui avaient un garçon de mon âge,
+le cousin Firmin, et huit filles, dont les aînées,
+Marie-Louise, Charlotte, pouvaient avoir dix-sept
+et quinze ans. Ils tenaient un très grand magasin
+à l'une des entrées de ce bourg de Sologne,
+devant l'église&mdash;un magasin universel, auquel
+s'approvisionnaient tous les châtelains-chasseurs
+de la région, isolés dans la contrée perdue, à
+trente kilomètres de toute gare.</p>
+
+<p>Ce magasin, avec ses comptoirs d'épicerie et de
+rouennerie, donnait par de nombreuses fenêtres
+sur la route et, par la porte vitrée, sur la grande
+place de l'église. Mais, chose étrange, quoique
+assez ordinaire dans ce pays pauvre, la terre
+battue dans toute la boutique tenait lieu de
+plancher.</p>
+
+<p>Par derrière c'étaient six chambres, chacune
+remplie d'une seule et même marchandise: la
+chambre aux chapeaux, la chambre au jardinage,
+la chambre aux lampes&hellip; que sais-je? Il me
+semblait, lorsque j'étais enfant et que je traversais
+ce dédale d'objets de bazar, que je n'en épuiserais
+jamais du regard toutes les merveilles. Et, à cette
+époque encore, je trouvais qu'il n'y avait de vraies
+vacances que passées en ce lieu.</p>
+
+<p>La famille vivait dans une grande cuisine dont
+la porte s'ouvrait sur le magasin&mdash;cuisine où
+brillaient aux fins de septembre de grandes
+flambées de cheminée, où les chasseurs et les
+braconniers qui vendaient du gibier à Florentin
+venaient de grand matin se faire servir à boire,
+tandis que les petites filles, déjà levées, couraient,
+criaient, se passaient les unes aux autres du «sent-y-bon»
+sur leurs cheveux lissés. Aux murs, de vieilles
+photographies, de vieux <i>groupes scolaires</i> jaunis
+montraient mon père&mdash;on mettait longtemps à
+le reconnaître en uniforme&mdash;au milieu de ses
+camarades d'École Normale&hellip;</p>
+
+<p>C'est là que se passaient nos matinées; et
+aussi dans la cour où Florentin faisait pousser
+des dahlias et élevait des pintades; où l'on torréfiait
+le café, assis sur des boîtes à savon; où nous
+déballions des caisses remplies d'objets divers
+précieusement enveloppés et dont nous ne savions
+pas toujours le nom&hellip;</p>
+
+<p>Toute la journée, le magasin était envahi par
+des paysans ou par les cochers des châteaux
+voisins. A la porte vitrée s'arrêtaient et s'égouttaient,
+dans le brouillard de septembre, des
+charrettes venues du fond de la campagne. Et de
+la cuisine nous écoutions ce que disaient les
+paysannes, curieux de toutes leurs histoires&hellip;</p>
+
+<p>Mais le soir, après huit heures, lorsqu'avec des
+lanternes on portait le foin aux chevaux dont la
+peau fumait dans l'écurie&mdash;tout le magasin
+nous appartenait!</p>
+
+<p>Marie-Louise, qui était l'aînée de mes cousines
+mais une des plus petites, achevait de plier et de
+ranger les piles de drap dans la boutique; elle
+nous encourageait à venir la distraire. Alors,
+Firmin et moi avec toutes les filles, nous faisions
+irruption dans la grande boutique, sous les lampes
+d'auberge, tournant les moulins à café, faisant
+des tours de force sur les comptoirs; et parfois
+Firmin allait chercher dans les greniers, car la
+terre battue invitait à la danse, quelque vieux
+trombone plein de vert-de-gris&hellip;</p>
+
+<p>Je rougis encore à l'idée que, les années précédentes,
+M<sup>lle</sup> de Galais eût pu venir
+à cette heure et nous surprendre au milieu de
+ces enfantillages&hellip; Mais ce fut un peu avant la
+tombée de la nuit, un soir de ce mois d'août,
+tandis que je causais tranquillement avec Marie-Louise
+et Firmin, que je la vis pour la première
+fois&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Dès le soir de mon arrivée au Vieux-Nançay,
+j'avais interrogé mon oncle Firmin sur le
+Domaine des Sablonnières.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est plus un Domaine, avait-il dit. On
+a tout vendu, et les acquéreurs, des chasseurs,
+ont fait abattre les vieux bâtiments pour
+agrandir leurs terrains de chasse; la cour d'honneur n'est
+plus maintenant qu'une lande de bruyères et
+d'ajoncs. Les anciens possesseurs n'ont gardé
+qu'une petite maison d'un étage et la ferme. Tu
+auras bien l'occasion de voir ici mademoiselle de
+Galais; c'est elle-même qui vient faire ses provisions,
+tantôt en selle, tantôt en voiture, mais
+toujours avec le même cheval, le vieux Bélisaire&hellip;
+C'est un drôle d'équipage!</p>
+
+<p>J'étais si troublé que je ne savais plus quelle
+question poser pour en apprendre davantage.</p>
+
+<p>&mdash;Ils étaient riches, pourtant?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Monsieur de Galais donnait des fêtes pour
+amuser son fils, un garçon étrange, plein
+d'idées extraordinaires. Pour le distraire, il imaginait
+ce qu'il pouvait. On faisait venir des Parisiennes&hellip;
+des gars de Paris et d'ailleurs&hellip;</p>
+
+<p>«Toutes les Sablonnières étaient en ruine,
+madame de Galais près de sa fin, qu'ils cherchaient
+encore à l'amuser et lui passaient toutes
+ses fantaisies. C'est l'hiver dernier&mdash;non,
+l'autre hiver, qu'ils ont fait leur plus grande fête
+costumée. Ils avaient invité moitié gens de Paris
+et moitié gens de campagne. Ils avaient acheté
+ou loué des quantités d'habits merveilleux, des
+jeux, des chevaux, des bateaux. Toujours pour
+amuser Frantz de Galais. On disait qu'il allait
+se marier et qu'on fêtait là ses fiançailles. Mais
+il était bien trop jeune. Et tout a cassé d'un
+coup; il s'est sauvé; on ne l'a jamais revu&hellip;
+La châtelaine morte, mademoiselle de Galais est
+restée soudain toute seule avec son père, le
+vieux capitaine de vaisseau.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-elle pas mariée? demandai-je enfin.</p>
+
+<p>&mdash;Non, dit-il, je n'ai entendu parler de rien.
+Serais-tu un prétendant?</p>
+
+<p>Tout déconcerté, je lui avouai aussi brièvement,
+aussi discrètement que possible, que mon meilleur
+ami, Augustin Meaulnes, peut-être, en serait un.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit Florentin, en souriant, s'il ne tient
+pas à la fortune, c'est un joli parti&hellip; Faudra-t-il
+que j'en parle à monsieur de Galais? Il vient encore
+quelquefois jusqu'ici chercher du petit plomb
+pour la chasse. Je lui fais toujours goûter ma
+vieille eau-de-vie de marc.</p>
+
+<p>Mais je le priai bien vite de n'en rien faire,
+d'attendre. Et moi-même je ne me hâtai pas de
+prévenir Meaulnes. Tant d'heureuses chances
+accumulées m'inquiétaient un peu. Et cette
+inquiétude me commandait de ne rien annoncer
+à Meaulnes que je n'eusse au moins vu la jeune
+fille.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Je n'attendis pas longtemps. Le lendemain, un
+peu avant le dîner, la nuit commençait à tomber;
+une brume fraîche, plutôt de septembre que d'août,
+descendait avec la nuit. Firmin et moi, pressentant
+le magasin vide d'acheteurs un instant, nous
+étions venus voir Marie-Louise et Charlotte. Je
+leur avais confié le secret qui m'amenait au
+Vieux-Nançay à cette date prématurée. Accoudés
+sur le comptoir ou assis les deux mains à plat
+sur le bois ciré, nous nous racontions mutuellement
+ce que nous savions de la mystérieuse jeune
+fille&mdash;et cela se réduisait à fort peu de chose&mdash;lorsqu'un
+bruit de roues nous fit tourner la tête.</p>
+
+<p>&mdash;La voici, c'est elle, dirent-ils à voix basse.</p>
+
+<p>Quelques secondes après, devant la porte vitrée,
+s'arrêtait l'étrange équipage. Une vieille voiture
+de ferme, aux panneaux arrondis, avec de petites
+galeries moulées, comme nous n'en avons jamais
+vu dans cette contrée; un vieux cheval blanc qui
+semblait toujours vouloir brouter quelque herbe
+sur la route, tant il baissait la tête pour marcher;
+et sur le siège&mdash;je le dis dans la simplicité de
+mon c&oelig;ur, mais sachant bien ce que je dis&mdash;la
+jeune fille la plus belle qu'il y ait peut-être
+jamais eu au monde.</p>
+
+<p>Jamais je ne vis tant de grâce s'unir à tant de
+gravité. Son costume lui faisait la taille si mince
+qu'elle semblait fragile. Un grand manteau
+marron, qu'elle enleva en entrant, était jeté sur
+ses épaules. C'était la plus grave des jeunes filles,
+la plus frêle des femmes. Une lourde chevelure
+blonde pesait sur son front et sur son visage,
+délicatement dessiné, finement modelé. Sur son
+teint très pur, l'été avait posé deux taches de
+rousseur&hellip; Je ne remarquai qu'un défaut à tant de
+beauté: aux moments de tristesse, de découragement
+ou seulement de réflexion profonde, ce
+visage si pur se marbrait légèrement de rouge,
+comme il arrive chez certains malades gravement
+atteints sans qu'on le sache. Alors toute l'admiration
+de celui qui la regardait faisait place à une
+sorte de pitié d'autant plus déchirante qu'elle
+surprenait davantage.</p>
+
+<p>Voilà du moins ce que je découvrais, tandis
+qu'elle descendait lentement de voiture et qu'enfin
+Marie-Louise, me présentant avec aisance à la jeune
+fille, m'engageait à lui parler.</p>
+
+<p>On lui avança une chaise cirée et elle s'assit,
+adossée au comptoir, tandis que nous restions
+debout. Elle paraissait bien connaître et aimer le
+magasin. Ma tante Julie, aussitôt prévenue, arriva,
+et, le temps quelle parla, sagement, les mains
+croisées sur son ventre, hochant doucement sa
+tête de paysanne-commerçante coiffée d'un bonnet
+blanc, retarda le moment&mdash;qui me faisait
+trembler un peu&mdash;où la conversation s'engagerait
+avec moi&hellip;</p>
+
+<p>Ce fut très simple.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, dit M<sup>lle</sup> de Galais, vous serez bientôt
+instituteur?</p>
+
+<p>Ma tante allumait au-dessus de nos têtes la
+lampe de porcelaine qui éclairait faiblement le
+magasin. Je voyais le doux visage enfantin de la
+jeune fille, ses yeux bleus si ingénus, et j'étais
+d'autant plus surpris de sa voix si nette, si
+sérieuse. Lorsqu'elle cessait de parler, ses yeux se
+fixaient ailleurs, ne bougeaient plus en attendant
+la réponse, et elle tenait sa lèvre un peu mordue.</p>
+
+<p>&mdash;J'enseignerais, moi aussi, dit-elle, si M. de
+Galais voulait! J'enseignerais les petits garçons,
+comme votre mère&hellip;</p>
+
+<p>Et elle sourit, montrant ainsi que mes cousins
+lui avaient parlé de moi.</p>
+
+<p>&mdash;C'est, continua-t-elle, que les villageois sont
+toujours avec moi polis, doux et serviables. Et je
+les aime beaucoup. Mais aussi quel mérite ai-je à
+les aimer?&hellip;</p>
+
+<p>»Tandis qu'avec l'institutrice, ils sont, n'est-ce
+pas? chicaniers et avares. Il y a sans cesse des
+histoires de porte-plume perdus, de cahiers trop
+chers ou d'enfants qui n'apprennent pas&hellip; Eh
+bien, je me débattrais avec eux et ils m'aimeraient
+tout de même. Ce serait beaucoup plus difficile&hellip;</p>
+
+<p>Et, sans sourire, elle reprit sa pose songeuse et
+enfantine, son regard bleu, immobile.</p>
+
+<p>Nous étions gênés tous les trois par cette aisance
+à parler des choses délicates, de ce qui est secret,
+subtil, et dont on ne parle bien que dans les
+livres. Il y eut un instant de silence; et lentement
+une discussion s'engagea&hellip;</p>
+
+<p>Mais avec une sorte de regret et d'animosité
+contre je ne sais quoi de mystérieux dans sa vie,
+la jeune demoiselle poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Et puis j'apprendrais aux garçons à être
+sages, d'une sagesse que je sais. Je ne leur donnerais
+pas le désir de courir le monde, comme vous
+le ferez sans doute, monsieur Seurel, quand vous serez
+sous-maître. Je leur enseignerais à trouver le bonheur
+qui est tout près d'eux et qui n'en a pas l'air&hellip;</p>
+
+<p>Marie-Louise et Firmin étaient interdits comme
+moi. Nous restions sans mot dire. Elle sentit notre
+gêne et s'arrêta, se mordit la lèvre, baissa la tête et
+puis elle sourit comme si elle se moquait de nous:</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, dit-elle, il y a peut-être quelque grand
+jeune homme fou qui me cherche au bout du
+monde, pendant que je suis ici, dans le magasin
+de madame Florentin, sous cette lampe, et que
+mon vieux cheval m'attend à la porte. Si ce jeune
+homme me voyait, il ne voudrait pas y croire,
+sans doute?&hellip;</p>
+
+<p>De la voir sourire, l'audace me prit et je sentis
+qu'il était temps de dire, en riant aussi:</p>
+
+<p>&mdash;Et peut-être que ce grand jeune homme fou,
+je le connais, moi?</p>
+
+<p>Elle me regardait vivement.</p>
+
+<p>A ce moment le timbre de la porte sonna, deux
+bonnes femmes entrèrent avec des paniers:</p>
+
+<p>&mdash;Venez dans la «salle à manger», vous
+serez en paix», nous dit ma tante en poussant la
+porte de la cuisine.</p>
+
+<p>Et comme M<sup>lle</sup> de Galais refusait et voulait
+partir aussitôt, ma tante ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur de Galais est ici et cause avec Florentin,
+auprès du feu.</p>
+
+<p>Il y avait toujours, même au mois d'août, dans
+la grande cuisine, un éternel fagot de sapins qui
+flambait et craquait. Là aussi une lampe de porcelaine
+était allumée et un vieillard au doux visage,
+creusé et rasé, presque toujours silencieux comme
+un homme accablé par l'âge et les souvenirs, était
+assis auprès de Florentin devant deux verres de
+marc.</p>
+
+<p>Florentin salua:</p>
+
+<p>&mdash;François! cria-t-il de sa forte voix de marchand
+forain, comme s'il y avait eu entre nous
+une rivière ou plusieurs hectares de terrain, je
+viens d'organiser un après-midi de plaisir au
+bord du Cher pour jeudi prochain. Les uns chasseront,
+les autres pêcheront, les autres danseront,
+les autres se baigneront!&hellip; Mademoiselle, vous
+viendrez à cheval; c'est entendu avec monsieur de
+Galais. J'ai tout arrangé&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Et, François! ajouta-t-il comme s'il y eût seulement
+pensé, tu pourras amener ton ami, monsieur
+Meaulnes&hellip; C'est bien Meaulnes qu'il s'appelle?</p>
+
+<p>M<sup>lle</sup> de Galais s'était levée, soudain devenue
+très pâle. Et, à ce moment précis, je me rappelai
+que Meaulnes, autrefois, dans le Domaine singulier,
+près de l'étang, lui avait dit son nom&hellip;</p>
+
+<p>Lorsqu'elle me tendit la main, pour partir, il y
+avait entre nous, plus clairement que si nous
+avions dit beaucoup de paroles, une entente
+secrète que la mort seule devait briser et une
+amitié plus pathétique qu'un grand amour.</p>
+
+<p>&hellip; A quatre heures, le lendemain matin, Firmin
+frappait à la porte de la petite chambre que
+j'habitais dans la cour aux pintades. Il faisait
+nuit encore et j'eus grand'peine à retrouver mes
+affaires sur la table encombrée de chandeliers de
+cuivre et de statuettes de bons saints toutes
+neuves, choisies au magasin pour meubler mon
+logis la veille de mon arrivée. Dans la cour, j'entendais
+Firmin gonfler ma bicyclette, et ma tante
+dans la cuisine souffler le feu. Le soleil se levait à
+peine lorsque je partis. Mais ma journée devait être
+longue: j'allais d'abord déjeuner à Sainte-Agathe
+pour expliquer mon absence prolongée et, poursuivant
+ma course, je devais arriver avant le soir à la
+Ferté-d'Angillon, chez mon ami Augustin Meaulnes.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch3">CHAPITRE III<br />
+<span class="small">UNE APPARITION</span></h3>
+
+
+<p>Je n'avais jamais fait de longue course à bicyclette.
+Celle-ci était la première. Mais, depuis
+longtemps, malgré mon mauvais genou, en cachette,
+Jasmin m'avait appris à monter. Si déjà
+pour un jeune homme ordinaire la bicyclette est
+un instrument bien amusant, que ne devait-elle pas
+sembler à un pauvre garçon comme moi, qui
+naguère encore traînais misérablement la jambe,
+trempé de sueur, dès le quatrième kilomètre!&hellip;
+Du haut des côtes, descendre et s'enfoncer dans
+le creux des paysages; découvrir comme à coups
+d'ailes les lointains de la route qui s'écartent et
+fleurissent à votre approche, traverser un village
+dans l'espace d'un instant et l'emporter tout
+entier d'un coup d'&oelig;il&hellip; En rêve seulement
+j'avais connu jusque-là course aussi charmante,
+aussi légère. Les côtes mêmes me trouvaient plein
+d'entrain. Car c'était, il faut le dire, le chemin
+du pays de Meaulnes que je buvais ainsi&hellip;</p>
+
+<p>«Un peu avant l'entrée du bourg, me disait
+Meaulnes, lorsque jadis il décrivait son village,
+on voit une grande roue à palettes que le vent
+fait tourner&hellip;» Il ne savait pas à quoi elle servait,
+ou peut-être feignait-il de n'en rien savoir pour
+piquer ma curiosité davantage.</p>
+
+<p>C'est seulement au déclin de cette journée de
+fin d'août que j'aperçus, tournant au vent dans
+une immense prairie, la grande roue qui devait
+monter l'eau pour une métairie voisine. Derrière
+les peupliers du pré se découvraient déjà les
+premiers faubourgs. A mesure que je suivais le
+grand détour que faisait la route pour contourner
+le ruisseau, le paysage s'épanouissait et s'ouvrait&hellip;
+Arrivé sur le pont, je découvris enfin la grand'rue
+du village.</p>
+
+<p>Des vaches paissaient, cachées dans les roseaux
+de la prairie et j'entendais leurs cloches, tandis
+que, descendu de bicyclette, les deux mains
+sur mon guidon, je regardais le pays où j'allais
+porter une si grave nouvelle. Les maisons, où
+l'on entrait en passant sur un petit pont de bois,
+étaient toutes alignées au bord d'un fossé qui
+descendait la rue, comme autant de barques,
+voiles carguées, amarrées dans le calme du soir.
+C'était l'heure où dans chaque cuisine on allume
+un feu.</p>
+
+<p>Alors la crainte et je ne sais quel obscur regret
+de venir troubler tant de paix commencèrent à
+m'enlever tout courage. A point pour aggraver
+ma soudaine faiblesse, je me rappelai que la tante
+Moinel habitait là, sur une petite place de La Ferté-d'Angillon.</p>
+
+<p>C'était une de mes grand'tantes. Tous ses
+enfants étaient morts et j'avais bien connu Ernest,
+le dernier de tous, un grand garçon qui allait être
+instituteur. Mon grand-oncle Moinel, le vieux greffier,
+l'avait suivi de près. Et ma tante était restée
+toute seule dans sa bizarre petite maison où les
+tapis étaient faits d'échantillons cousus, les tables
+couvertes de coqs, de poules et de chats en papier&mdash;mais
+où les murs étaient tapissés de vieux
+diplômes, de portraits de défunts, de médaillons
+en boucles de cheveux morts.</p>
+
+<p>Avec tant de regrets et de deuil, elle était la
+bizarrerie et la bonne humeur mêmes. Lorsque
+j'eus découvert la petite place où se tenait sa
+maison, je l'appelai bien fort par la porte
+entr'ouverte, et je l'entendis tout au bout des
+trois pièces en enfilade pousser un petit cri
+suraigu:</p>
+
+<p>&mdash;Eh là! Mon Dieu!</p>
+
+<p>Elle renversa son café dans le feu&mdash;à cette
+heure-là comment pouvait-elle faire du café?&mdash;et
+elle apparut&hellip; Très cambrée en arrière, elle
+portait une sorte de chapeau-capote-capeline
+sur le faîte de la tête, tout en haut de son front
+immense et cabossé où il y avait de la femme
+mongole et de la Hottentote; et elle riait à petits
+coups, montrant le reste de ses dents très fines.</p>
+
+<p>Mais tandis que je l'embrassais, elle me prit
+maladroitement, hâtivement, une main que
+j'avais derrière le dos. Avec un mystère parfaitement
+inutile puisque nous étions tous les deux seuls,
+elle me glissa une petite pièce que je n'osai pas
+regarder et qui devait être de un franc&hellip; Puis
+comme je faisais mine de demander des explications
+ou de la remercier, elle me donna une
+bourrade en criant:</p>
+
+<p>&mdash;Va donc! Ah! je sais bien ce que c'est!</p>
+
+<p>Elle avait toujours été pauvre, toujours empruntant,
+toujours dépensant.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai toujours été bête et toujours malheureuse,
+disait-elle sans amertume mais de sa voix
+de fausset.</p>
+
+<p>Persuadée que les sous me préoccupaient comme
+elle, la brave femme n'attendait pas que j'eusse
+soufflé, pour me cacher dans la main ses très
+minces économies de la journée. Et par la suite
+c'est toujours ainsi qu'elle m'accueillit.
+Le dîner fut aussi étrange&mdash;à la fois triste et
+bizarre&mdash;que l'avait été la réception. Toujours
+une bougie à portée de la main, tantôt elle l'enlevait,
+me laissant dans l'ombre, et tantôt la
+posait sur la petite table couverte de plats et de
+vases ébréchés ou fendus.</p>
+
+<p>&mdash;Celui-là, disait-elle, les Prussiens lui ont
+cassé les anses, en soixante-dix, parce qu'ils ne
+pouvaient pas l'emporter.</p>
+
+<p>Je me rappelai seulement alors, en revoyant
+ce grand vase à la tragique histoire, que nous
+avions dîné et couché là jadis. Mon père m'emmenait
+dans l'Yonne, chez un spécialiste qui
+devait guérir mon genou. Il fallait prendre un
+grand express qui passait avant le jour&hellip; Je me
+souvins du triste dîner de jadis, de toutes les
+histoires du vieux greffier accoudé devant sa bouteille
+de boisson rose.</p>
+
+<p>Et je me souvenais aussi de mes terreurs&hellip; Après
+le dîner, assise devant le feu, ma grand'tante
+avait pris mon père à part pour lui raconter une
+histoire de revenants: «Je me retourne&hellip; Ah!
+mon pauvre Louis, qu'est-ce que je vois, une
+petite femme grise&hellip;» Elle passait pour avoir la
+tête farcie de ces sornettes terrifiantes.</p>
+
+<p>Et voici que ce soir-là, le dîner fini, lorsque,
+fatigué par la bicyclette, je fus couché dans la
+grande chambre avec une cheminée de nuit à carreaux
+de l'oncle Moinel, elle vint s'asseoir à mon
+chevet et commença de sa voix la plus mystérieuse
+et la plus pointue:</p>
+
+<p>&mdash;Mon pauvre François, il faut que je te raconte
+à toi ce que je n'ai jamais dit à personne&hellip;</p>
+
+<p>Je pensai:</p>
+
+<p>&mdash;Mon affaire est bonne, me voilà terrorisé
+pour toute la nuit, comme il y a dix ans!&hellip;</p>
+
+<p>Et j'écoutai. Elle hochait la tête, regardant droit
+devant soi comme si elle se fût raconté l'histoire
+à elle-même:</p>
+
+<p>&mdash;Je revenais d'une fête avec Moinel. C'était
+le premier mariage où nous allions tous les deux,
+depuis la mort de notre pauvre Ernest; et j'y
+avais rencontré ma s&oelig;ur Adèle que je n'avais
+pas vue depuis quatre ans! Un vieil ami de
+Moinel, très riche, l'avait invité à la noce de son
+fils, au domaine des Sablonnières. Nous avions
+loué une voiture. Cela nous avait coûté bien
+cher. Nous revenions sur la route vers sept
+heures du matin, en plein hiver. Le soleil
+se levait. Il n'y avait absolument personne.
+Qu'est-ce que je vois tout d'un coup devant nous,
+sur la route? Un petit homme, un petit jeune
+homme arrêté, beau comme le jour, qui ne bougeait
+pas, qui nous regardait venir. A mesure que nous
+approchions, nous distinguions sa jolie figure, si
+blanche, si jolie que cela faisait peur!&hellip;</p>
+
+<p>»Je prends le bras de Moinel; je tremblais
+comme la feuille; je croyais que c'était le Bon
+Dieu!&hellip; Je lui dis:</p>
+
+<p>»&mdash;Regarde! C'est une apparition!</p>
+
+<p>»Il me répond tout bas, furieux:</p>
+
+<p>»&mdash;Je l'ai bien vu! Tais-toi donc, vieille bavarde&hellip;</p>
+
+<p>»Il ne savait que faire; lorsque le cheval s'est
+arrêté&hellip; De près, cela avait une figure pâle,
+le front en sueur, un béret sale et un pantalon
+long. Nous entendîmes sa voix, qui
+disait:</p>
+
+<p>»&mdash;Je ne suis pas un homme, je suis une jeune
+fille. Je me suis sauvée et je n'en puis plus. Voulez-vous
+bien me prendre dans votre voiture,
+Monsieur et Madame?</p>
+
+<p>»Aussitôt nous l'avons fait monter. A peine
+assise, elle a perdu connaissance. Et devines-tu
+à qui nous avions affaire? C'était la fiancée du
+jeune homme des Sablonnières, Frantz de Galais,
+chez qui nous étions invités aux noces!</p>
+
+<p>&mdash;Mais il n'y a pas eu de noces, dis-je, puisque
+la fiancée s'est sauvée!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, non, fit-elle toute penaude en me
+regardant. Il n'y a pas eu de noces. Puisque cette
+pauvre folle s'était mis dans la tête mille folies
+qu'elle nous a expliquées. C'était une des filles
+d'un pauvre tisserand. Elle était persuadée que
+tant de bonheur était impossible, que le jeune
+homme était trop jeune pour elle; que toutes les
+merveilles qu'il lui décrivait étaient imaginaires,
+et lorsqu'enfin Frantz est venu la chercher, Valentine
+a pris peur. Il se promenait avec elle et sa
+s&oelig;ur dans le jardin de l'Archevêché à Bourges,
+malgré le froid et le grand vent. Le jeune homme,
+par délicatesse certainement en parce qu'il aimait la
+cadette, était plein d'attentions pour l'aînée. Alors
+ma folle s'est imaginé je ne sais quoi; elle a dit
+qu'elle allait chercher un fichu à la maison; et
+là, pour être sûre de n'être pas suivie, elle
+a revêtu des habits d'homme et s'est enfuie à pied
+sur la route de Paris.</p>
+
+<p>»Son fiancé a reçu d'elle une lettre où elle lui
+déclarait qu'elle allait rejoindre un jeune homme
+qu'elle aimait. Et ce n'était pas vrai&hellip;</p>
+
+<p>»&mdash;Je suis plus heureuse de mon sacrifice, me
+disait-elle, que si j'étais sa femme». Oui, mon
+imbécile, mais en attendant, il n'avait pas du tout
+l'idée d'épouser sa s&oelig;ur: il s'est tiré une balle de
+pistolet; on a vu le sang dans le bois; mais on
+n'a jamais retrouvé son corps.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'avez-vous fait de cette malheureuse
+fille?</p>
+
+<p>&mdash;Nous lui avons fait boire une goutte, d'abord.
+Puis nous lui avons donné à manger et elle a
+dormi auprès du feu quand nous avons été de
+retour. Elle est restée chez nous une bonne partie
+de l'hiver. Tout le jour, tant qu'il faisait clair,
+elle taillait, cousait des robes, arrangeait des chapeaux
+et nettoyait la maison avec rage. C'est
+elle qui a recollé toute la tapisserie que tu vois
+là. Et depuis son passage les hirondelles nichent
+dehors. Mais, le soir, à la tombée de la nuit, son
+ouvrage fini, elle trouvait toujours un prétexte
+pour aller dans la cour, dans le jardin, ou sur le
+devant de la porte, même quand il gelait à pierre
+fendre. Et on la découvrait là, debout, pleurant
+de tout son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>»&mdash;Eh bien, qu'avez-vous encore? Voyons?</p>
+
+<p>»&mdash;Rien, madame Moinel!</p>
+
+<p>»Et elle rentrait.</p>
+
+<p>»Les voisins disaient:</p>
+
+<p>»&mdash;Vous avez trouvé une bien petit jolie petite
+bonne, madame Moinel.</p>
+
+<p>»Malgré nos supplications, elle a voulu continuer
+son chemin sur Paris, au mois de mars; je lui ai
+donné des robes qu'elle a retaillées, Moinel lui a
+pris son billet à la gare et donné un peu d'argent.</p>
+
+<p>»Elle ne nous a pas oubliés; elle est couturière
+à Paris auprès de Notre-Dame; elle nous écrit
+encore pour nous demander si nous ne savons
+rien des Sablonnières. Une bonne fois, pour la
+délivrer de cette idée, je lui ai répondu que le
+domaine était vendu, abattu, le jeune homme
+disparu pour toujours et la jeune fille mariée.
+Tout cela doit être vrai, je pense. Depuis ce
+temps ma Valentine écrit bien moins souvent&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Ce n'était pas une histoire de revenants que
+racontait la tante Moinel de sa petite voix stridente
+si bien faite pour les raconter. J'étais
+cependant au comble du malaise. C'est que nous
+avions juré à Frantz le bohémien de le servir
+comme des frères et voici que l'occasion m'en était
+donnée&hellip;</p>
+
+<p>Or, était-ce le moment de gâter la joie que
+j'allais porter à Meaulnes le lendemain matin, et
+de lui dire ce que je venais d'apprendre? A quoi
+bon le lancer dans une entreprise mille fois
+impossible? Nous avions en effet l'adresse de la
+jeune fille; mais où chercher le bohémien qui
+courait le monde?&hellip; Laissons les fous avec les
+fous, pensai-je. Delouche et Boujardon n'avaient
+pas tort. Que de mal nous a fait ce Frantz romanesque!
+Et je résolus de ne rien dire tant que je
+n'aurais pas vu mariés Augustin Meaulnes et
+Mademoiselle de Galais.</p>
+
+<p>Cette résolution prise, il me restait encore l'impression
+pénible d'un mauvais présage&mdash;impression
+absurde que je chassai bien vite.</p>
+
+<p>La chandelle était presque au bout; un moustique
+vibrait; mais la tante Moinel, la tête penchée
+sous sa capote de velours qu'elle ne quittait
+que pour dormir, les coudes appuyés sur ses
+genoux, recommençait son histoire&hellip; Par moments
+elle relevait brusquement la tête et me
+regardait pour connaître mes impressions, ou
+peut-être pour voir si je ne m'endormais pas. A la
+fin, sournoisement, la tête sur l'oreiller, je fermai
+les yeux, faisant semblant de m'assoupir.</p>
+
+<p>&mdash;Allons! tu dors&hellip; fit-elle d'un ton plus
+sourd et un peu déçu.</p>
+
+<p>J'eus pitié d'elle et je protestai:</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, ma tante, je vous assure&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Mais si! dit-elle. Je comprends bien d'ailleurs
+que tout cela ne t'intéresse guère. Je te
+parle là de gens que tu n'as pas connus&hellip;</p>
+
+<p>Et lâchement, cette fois, je ne répondis pas.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch4">CHAPITRE IV<br />
+<span class="small">LA GRANDE NOUVELLE</span></h3>
+
+
+<p>Il faisait, le lendemain matin, quand j'arrivai
+dans la grand'rue, un si beau temps de vacances,
+un si grand calme, et sur tout le bourg
+passaient des bruits si paisibles, si familiers, que
+j'avais retrouvé toute la joyeuse assurance d'un
+porteur de bonne nouvelle&hellip;</p>
+
+<p>Augustin et sa mère habitaient l'ancienne
+maison d'école. A la mort de son père, retraité
+depuis longtemps, et qu'un héritage avait enrichi,
+Meaulnes avait voulu qu'on achetât l'école où le
+vieil instituteur avait enseigné pendant vingt
+années, où lui-même avait appris à lire. Non pas
+qu'elle fût d'aspect fort aimable: c'était une
+grosse maison carrée comme une mairie qu'elle
+avait été; les fenêtres du rez-de-chaussée qui
+donnaient sur la rue étaient si hautes que personne
+n'y regardait jamais; et la cour de derrière,
+où il n'y avait pas un arbre et dont un
+haut préau barrait la vue sur la campagne, était
+bien la plus sèche et la plus désolée cour d'école
+abandonnée que j'aie jamais vue&hellip;</p>
+
+<p>Dans le couloir compliqué où se trouvaient quatre
+portes, je trouvai la mère de Meaulnes rapportant
+du jardin un gros paquet de linge, qu'elle avait
+dû mettre sécher dès la première heure de cette
+longue matinée de vacances. Ses cheveux gris
+étaient à demi défaits; des mèches lui battaient
+la figure; son visage régulier sous sa coiffure
+ancienne était bouffi et fatigué, comme par une
+nuit de veille; et elle baissait tristement la tête
+d'un air songeur.</p>
+
+<p>Mais, m'apercevant soudain, elle me reconnut
+et sourit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous arrivez à temps, dit-elle. Voyez, je
+rentre le linge que j'ai fait sécher pour le départ
+d'Augustin. J'ai passé la nuit à régler ses comptes
+et à préparer ses affaires. Le train part à cinq
+heures, mais nous arriverons à tout apprêter&hellip;</p>
+
+<p>On eût dit, tant elle montrait d'assurance,
+qu'elle-même avait pris cette décision. Or, sans
+doute ignorait-elle même où Meaulnes devait
+aller.</p>
+
+<p>&mdash;Montez, dit-elle, vous le trouverez dans la
+mairie en train d'écrire.</p>
+
+<p>En hâte je grimpai l'escalier, ouvris la porte de
+droite où l'on avait laissé l'écriteau <i>Mairie</i>, et me
+trouvait dans une grande salle à quatre fenêtres,
+deux sur le bourg, deux sur la campagne, ornée
+aux murs des portraits jaunis des présidents
+Grévy et Carnot. Sur une longue estrade qui
+tenait tout le fond de la salle, il y avait encore,
+devant une table à tapis vert, les chaises des conseillers
+municipaux. Au centre, assis sur un vieux
+fauteuil qui était celui du maire, Meaulnes écrivait,
+trempant sa plume au fond d'un encrier de
+faïence démodé, en forme de c&oelig;ur. Dans ce lieu
+qui semblait fait pour quelque rentier de village,
+Meaulnes se retirait, quand il ne battait pas la
+contrée, durant les longues vacances&hellip;</p>
+
+<p>Il se leva, dès qu'il m'eut reconnu, mais non
+pas avec la précipitation que j'avais imaginée:</p>
+
+<p>&mdash;Seurel! dit-il seulement, d'un air de profond
+étonnement.</p>
+
+<p>C'était le même grand gars au visage osseux, à
+la tête rasée. Une moustache inculte commençait
+à lui traîner sur les lèvres. Toujours ce même
+regard loyal&hellip; Mais sur l'ardeur des années passées
+on croyait voir comme une voile de brume,
+que par instants sa grande passion de jadis dissipait&hellip;</p>
+
+<p>Il paraissait très troublé de me voir. D'un bond
+j'étais monté sur l'estrade. Mais, chose étrange à
+dire, il ne songea pas même à me tendre la main.
+Il s'était tourné vers moi, les mains derrière le
+dos, appuyé contre la table, renversé en arrière,
+et l'air profondément gêné. Déjà, me regardant
+sans me voir, il était absorbé par ce qu'il allait
+me dire. Comme autrefois et comme toujours,
+homme lent à commencer de parler, ainsi que
+sont les solitaires, les chasseurs et les hommes
+d'aventures, il avait pris une décision sans se
+soucier des mots qu'il faudrait pour l'expliquer. Et
+maintenant que j'étais devant lui, il commençait
+seulement à ruminer péniblement les paroles
+nécessaires.</p>
+
+<p>Cependant, je lui racontais avec gaieté comment
+j'étais venu, où j'avais passé la nuit et que j'avais
+été bien surpris de voir M<sup>me</sup> Meaulnes préparer
+le départ de son fils&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Ah! elle t'a dit?&hellip; demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Ce n'est pas, je pense, pour un long
+voyage?</p>
+
+<p>&mdash;Si, un très long voyage.</p>
+
+<p>Un instant décontenancé, sentant que j'allais
+tout à l'heure, d'un mot, réduire à néant cette
+décision que je ne comprenais pas, je n'osais plus
+rien dire et ne savais pas par où commencer ma mission.</p>
+
+<p>Mais lui-même parla enfin, comme quelqu'un
+qui veut se justifier.</p>
+
+<p>&mdash;Seurel! dit-il, tu sais ce qu'était pour moi
+mon étrange aventure de Sainte-Agathe. C'était
+ma raison de vivre et d'avoir de l'espoir. Cet
+espoir-là perdu, que pouvais-je devenir?&hellip; Comment
+vivre à la façon de tout le monde!</p>
+
+<p>«Eh bien j'ai essayé de vivre là-bas, à Paris,
+quand j'ai vu que tout était fini et qu'il ne valait
+plus même la peine de chercher le Domaine
+perdu&hellip; Mais un homme qui a fait une fois un
+bond dans le paradis, comment pourrait-il s'accommoder
+ensuite de la vie de tout le monde?
+Ce qui est le bonheur des autres m'a paru dérision.
+Et lorsque, sincèrement, délibérément, j'ai
+décidé un jour de faire comme les autres, ce
+jour-là j'ai amassé du remords pour longtemps&hellip;</p>
+
+<p>Assis sur une chaise de l'estrade, la tête basse,
+l'écoutant sans le regarder je ne savais que penser
+de ces explications obscures:</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, dis-je, Meaulnes, explique-toi mieux!
+Pourquoi ce long voyage? As-tu quelque faute à
+réparer? Une promesse à tenir?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, oui, répondit-il. Tu te souviens
+de cette promesse que j'avais faite à Frantz?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fis-je soulagé, il ne s'agit que de cela?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;De cela. Et peut-être aussi d'une faute à
+réparer. Les deux en même temps&hellip;</p>
+
+<p>Suivit un moment de silence pendant lequel je
+décidai de commencer à parler et préparai mes
+mots.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a qu'une explication à laquelle je
+croie, dit-il encore. Certes, j'aurais voulu revoir
+une fois M<sup>lle</sup> de Galais, seulement la revoir&hellip; Mais,
+j'en suis persuadé maintenant, lorsque j'avais
+découvert le Domaine sans nom, j'étais à une
+hauteur, à un degré de perfection et de pureté
+que je n'atteindrai jamais plus. Dans la mort
+seulement, comme je te l'écrivais un jour, je
+retrouverai peut-être la beauté de ce temps-là&hellip;</p>
+
+<p>Il changea de ton pour reprendre avec une animation
+étrange, en se rapprochant de moi:</p>
+
+<p>&mdash;Mais, écoute, Seurel! Cette intrigue nouvelle
+et ce grand voyage, cette faute que j'ai commise
+et qu'il faut réparer, c'est, en un sens, mon
+ancienne aventure qui se poursuit&hellip;</p>
+
+<p>Un temps, pendant lequel péniblement il essaya
+de ressaisir ses souvenirs. J'avais manqué l'occasion
+précédente. Je ne voulais pour rien au monde
+laisser passer celle-ci; et, cette fois, je parlai&mdash;trop
+vite, car je regrettai amèrement plus tard,
+de n'avoir pas attendu ses aveux.</p>
+
+<p>Je prononçai donc ma phrase, qui était préparée
+pour l'instant d'avant, mais qu'il n'allait plus
+maintenant. Je dis, sans un geste, à peine en
+soulevant un peu la tête:</p>
+
+<p>&mdash;Et si je venais t'annoncer que tout espoir
+n'est pas perdu?&hellip;</p>
+
+<p>Il me regarda, puis, détournant brusquement
+les yeux, rougit comme je n'ai jamais vu quelqu'un
+rougir: une montée de sang qui devait lui
+cogner à grands coups dans les tempes&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Que veux-tu dire? demanda-t-il enfin, à
+peine distinctement.</p>
+
+<p>Alors, tout d'un trait, je racontai ce que je
+savais, ce que j'avais fait, et comment, la face
+des choses ayant tourné, il semblait presque que
+ce fût Yvonne de Galais qui m'envoyait vers lui.</p>
+
+<p>Il était maintenant affreusement pâle.</p>
+
+<p>Durant tout ce récit, qu'il écoutait en silence,
+la tête un peu rentrée, dans l'attitude de quelqu'un
+qu'on a surpris et qui ne sait comment se
+défendre, se cacher ou s'enfuir, il ne m'interrompit,
+je me rappelle, qu'une seule fois. Je lui
+racontais, en passant, que toutes les Sablonnières
+avaient été démolies et que le Domaine d'autrefois
+n'existait plus:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit-il, tu vois&hellip; (comme s'il eût guetté
+une occasion de justifier sa conduite et le désespoir
+où il avait sombré) tu vois: il n'y a plus
+rien&hellip;</p>
+
+<p>Pour terminer, persuadé qu'enfin l'assurance
+de tant de facilité emporterait le reste de sa
+peine, je lui racontai qu'une partie de campagne
+était organisée par mon oncle Florentin, que
+M<sup>lle</sup> de Galais devait y venir à cheval et que lui-même
+était invité&hellip; Mais il paraissait complètement
+désemparé et continuait à ne rien répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut tout de suite décommander ton
+voyage, dis-je avec impatience. Allons avertir ta
+mère&hellip;</p>
+
+<p>Et comme nous descendions tous les deux:</p>
+
+<p>&mdash;Cette partie de campagne?&hellip; me demanda-t-il
+avec hésitation. Alors, vraiment, il faut que
+j'y aille?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Mais voyons, répliquai-je, cela ne se demande
+pas.</p>
+
+<p>Il avait l'air de quelqu'un qu'on pousse par les
+épaules.</p>
+
+<p>En bas, Augustin avertit M<sup>me</sup> Meaulnes que
+je déjeunerais avec eux, dînerais, coucherais là et
+que, le lendemain, lui-même louerait une bicyclette
+et me suivrait au Vieux-Nançay.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! très bien, fit-elle, en hochant la tête,
+comme si ces nouvelles eussent confirmé toutes
+ses prévisions.</p>
+
+<p>Je m'assis dans la petite salle à manger, sous
+les calendriers illustrés, les poignards ornementés
+et les outres soudanaises qu'un frère de M.
+Meaulnes, ancien soldat d'infanterie de marine, avait
+rapportés de ses lointains voyages&hellip;</p>
+
+<p>Augustin me laissa là un instant, avant le
+repas, et, dans la chambre voisine, où sa mère
+avait préparé ses bagages, je l'entendis qui lui
+disait, en baissant un peu la voix, de ne pas
+défaire sa malle,&mdash;car son voyage pouvait être
+seulement retardé&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch5">CHAPITRE V<br />
+<span class="small">LA PARTIE DE PLAISIR</span></h3>
+
+
+<p>J'eus peine à suivre Augustin sur la route du
+Vieux-Nançay. Il allait comme un coureur de
+bicyclette. Il ne descendait pas aux côtes. A
+son inexplicable hésitation de la veille avaient
+succédé une fièvre, une nervosité, un désir d'arriver
+au plus vite, qui ne laissaient pas de m'effrayer
+un peu. Chez mon oncle il montra la
+même impatience, il parut incapable de s'intéresser
+à rien jusqu'au moment où nous fûmes
+tous installés en voiture, vers dix heures, le
+lendemain matin, et prêts à partir pour les bords
+de la rivière.</p>
+
+<p>On était à la fin du mois d'août, au déclin de l'été.
+Déjà les fourreaux vides des châtaigniers jaunis
+commençaient à joncher les routes blanches. Le
+trajet n'était pas long; la ferme des Aubiers, près
+du Cher où nous allions, ne se trouvait guère qu'à
+deux kilomètres au delà des Sablonnières. De
+loin en loin, nous rencontrions d'autres invités
+en voiture, et même des jeunes gens à cheval,
+que Florentin avait conviés audacieusement au
+nom de M. de Galais&hellip; On s'était efforcé comme
+jadis de mêler riches et pauvres, châtelains et
+paysans. C'est ainsi que nous vîmes arriver à
+bicyclette Jasmin Delouche, qui, grâce au garde
+Baladier, avait fait naguère la connaissance de
+mon oncle.</p>
+
+<p>&mdash;Et voilà, dit Meaulnes en l'apercevant,
+celui qui tenait la clef de tout, pendant que nous
+cherchions jusqu'à Paris. C'est à désespérer!</p>
+
+<p>Chaque fois qu'il le regardait sa rancune en
+était augmentée. L'autre, qui s'imaginait au contraire
+avoir droit à toute notre reconnaissance,
+escorta notre voiture de très près, jusqu'au bout. On
+voyait qu'il avait fait, misérablement, sans grand
+résultat, des frais de toilette, et les pans de sa
+jaquette élimée battaient le garde crotte de son
+vélocipède&hellip;</p>
+
+<p>Malgré la contrainte qu'il s'imposait pour être
+aimable, sa figure vieillotte ne parvenait pas à
+plaire. Il m'inspirait plutôt à moi une vague
+pitié. Mais de qui n'aurais-je pas eu pitié durant
+cette journée-là?&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Je ne me rappelle jamais cette partie de plaisir
+sans un obscur regret, comme une sorte d'étouffement.
+Je m'étais fait de ce jour tant de joie à
+l'avance! Tout paraissait si parfaitement concerté
+pour que nous soyons heureux. Et nous l'avons
+été si peu!&hellip;</p>
+
+<p>Que les bords du Cher étaient beaux, pourtant!
+Sur la rive où l'on s'arrêta, le coteau venait finir
+en pente douce et la terre se divisait en petits
+prés verts, en saulaies séparées par des clôtures,
+comme autant de jardins minuscules. De l'autre
+côté de la rivière les bords étaient formés de collines
+grises, abruptes, rocheuses; et sur les plus lointaines
+on découvrait, parmi les sapins, de petits
+châteaux romantiques avec une tourelle. Au loin,
+par instants, on entendait aboyer la meute du
+château de Préveranges.</p>
+
+<p>Nous étions arrivés en ce lieu par un dédale de
+petits chemins, tantôt hérissés de cailloux blancs,
+tantôt remplis de sable&mdash;chemins qu'aux abords
+de la rivière les sources vives transformaient en
+ruisseaux. Au passage, les branches des groseilliers
+sauvages nous agrippaient par la manche. Et
+tantôt nous étions plongés dans la fraîche obscurité
+des fonds de ravins, tantôt au contraire,
+les haies interrompues, nous baignions dans
+la claire lumière de toute la vallée. Au loin sur
+l'autre rive, quand nous approchâmes, un homme
+accroché aux rocs, d'un geste lent, tendait des
+cordes à poissons. Qu'il faisait beau, mon Dieu!</p>
+
+<p>Nous nous installâmes sur une pelouse, dans le
+retrait que formait un taillis de bouleaux. C'était
+une grande pelouse rase, où il semblait qu'il y
+eût place pour des jeux sans fin.</p>
+
+<p>Les voitures furent dételées; les chevaux conduits
+à la ferme des Aubiers. On commença à
+déballer les provisions dans le bois, et à dresser
+sur la prairie de petites tables pliantes que mon
+oncle avait apportées.</p>
+
+<p>Il fallut, à ce moment, des gens de bonne
+volonté, pour aller à l'entrée du grand chemin
+voisin guetter les derniers arrivants et leur indiquer
+où nous étions. Je m'offris aussitôt; Meaulnes
+me suivit, et nous allâmes nous poster près du
+pont suspendu, au carrefour de plusieurs sentiers
+et du chemin qui venait des Sablonnières.</p>
+
+<p>Marchant de long en large, parlant du passé,
+tâchant tant bien que mal de nous distraire, nous
+attendions. Il arriva encore une voiture du Vieux-Nançay,
+des paysans inconnus avec une grande
+fille enrubannée. Puis plus rien. Si, trois enfants
+dans une voiture à âne, les enfants de l'ancien
+jardinier des Sablonnières.</p>
+
+<p>&mdash;Il me semble que je les reconnais, dit
+Meaulnes. Ce sont eux, je crois bien, qui m'ont
+pris par la main jadis, le premier soir de la
+fête, et m'ont conduit au dîner&hellip;</p>
+
+<p>Mais à ce moment, l'âne ne voulant plus marcher,
+les enfants descendirent pour le piquer, le
+tirer, cogner sur lui tant qu'ils purent; alors
+Meaulnes, déçu, prétendit s'être trompé&hellip;</p>
+
+<p>Je leur demandai s'ils avaient rencontré sur
+la route M. et M<sup>lle</sup> de Galais. L'un d'eux répondit
+qu'il ne savait pas; l'autre: Je pense
+que oui, monsieur. Et nous ne fûmes pas plus
+avancés.</p>
+
+<p>Ils descendirent enfin vers la pelouse, les uns
+tirant l'ânon par la bride, les autres poussant
+derrière la voiture. Nous reprîmes notre attente.
+Meaulnes regardait fixement le détour du chemin
+des Sablonnières, guettant avec une sorte
+d'effroi la venue de la jeune fille qu'il avait
+tant cherchée jadis. Un énervement bizarre
+et presque comique, qu'il passait sur Jasmin,
+s'était emparé de lui. Du petit talus où nous
+étions grimpés pour voir au loin le chemin, nous
+apercevions sur la pelouse, en contre-bas, un
+groupe d'invités où Delouche essayait de faire
+bonne figure.</p>
+
+<p>&mdash;Regarde-le pérorer, cet imbécile, me disait
+Meaulnes.</p>
+
+<p>Et je lui répondais:</p>
+
+<p>&mdash;Mais laisse-le. Il fait ce qu'il peut, le pauvre
+garçon.</p>
+
+<p>Augustin ne désarmait pas. Là-bas, un lièvre
+ou un écureuil avait dû déboucher d'un fourré.
+Jasmin, pour assurer sa contenance, fit mine de
+le poursuivre:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, bon! Il court, maintenant&hellip;, fit
+Meaulnes, comme si vraiment cette audace-là
+dépassait toutes les autres!</p>
+
+<p>Et cette fois je ne pus m'empêcher de rire.
+Meaulnes aussi; mais ce ne fut qu'un éclair.
+Après un nouveau quart d'heure:</p>
+
+<p>&mdash;Si elle ne venait pas?&hellip; dit-il.</p>
+
+<p>Je répondis:</p>
+
+<p>&mdash;Mais puisqu'elle a promis. Sois donc plus
+patient!</p>
+
+<p>Il recommença de guetter. Mais, à la fin, incapable
+de supporter plus longtemps cette attente
+intolérable:</p>
+
+<p>&mdash;Écoute-moi, dit-il. Je redescends avec les
+autres. Je ne sais ce qu'il y a maintenant contre
+moi: mais si je reste là, je sens qu'elle ne
+viendra jamais&mdash;qu'il est impossible qu'au
+bout de ce chemin, tout à l'heure, elle apparaisse.</p>
+
+<p>Et il s'en alla vers la pelouse, me laissant tout
+seul. Je fis quelque cent mètres sur la petite
+route, pour passer le temps. Et au premier détour
+j'aperçus Yvonne de Galais, montée en
+amazone sur son vieux cheval blanc, si fringant
+ce matin-là qu'elle était obligée de tirer sur les
+rênes pour l'empêcher de trotter. A la tête du
+cheval, péniblement, en silence, marchait M. de
+Galais. Sans doute ils avaient dû se relayer sur la
+route, chacun à tour de rôle se servant de la
+vieille monture.</p>
+
+<p>Quand la jeune fille me vit tout seul, elle sourit,
+sauta prestement à terre, et confiant les rênes à
+son père se dirigea vers moi qui accourais:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis bien heureuse, dit-elle, de vous
+trouver seul. Car je ne veux montrer à personne
+qu'à vous le vieux Bélisaire, ni le mettre avec les
+autres chevaux. Il est trop laid et trop vieux
+d'abord; puis je crains toujours qu'il ne soit
+blessé par un autre. Or, je n'ose monter que lui,
+et, quand il sera mort, je n'irai plus à cheval!&hellip;</p>
+
+<p>Chez M<sup>lle</sup> de Galais, comme chez Meaulnes, je
+sentais sous cette animation charmante, sous
+cette grâce en apparence si paisible, de l'impatience
+et presque de l'anxiété. Elle parlait plus
+vite qu'à l'ordinaire. Malgré ses joues et ses pommettes
+roses, il y avait autour de ses yeux, à son
+front, par endroits, une pâleur violente où se
+lisait tout son trouble.</p>
+
+<p>Nous convînmes d'attacher Bélisaire à un arbre
+dans un petit bois, proche de la route. Le vieux
+M. de Galais, sans mot dire comme toujours,
+sortit le licol des fontes et attacha la bête&mdash;un
+peu bas à ce qu'il me sembla. De la ferme je
+promis d'envoyer tout à l'heure du foin, de
+l'avoine, de la paille&hellip;</p>
+
+<p>Et M<sup>lle</sup> de Galais arriva sur la pelouse comme
+jadis, je l'imagine, elle descendit vers la berge
+du lac, lorsque Meaulnes l'aperçut pour la
+première fois.</p>
+
+<p>Donnant le bras à son père, écartant de sa main
+gauche le pan du grand manteau léger qui l'enveloppait,
+elle s'avançait vers les invités, de son
+air à la fois si sérieux et si enfantin. Je marchais
+auprès d'elle. Tous les invités éparpillés ou jouant
+au loin s'étaient dressés et rassemblés pour l'accueillir;
+il y eut un bref instant de silence pendant
+lequel chacun la regarda s'approcher.</p>
+
+<p>Meaulnes s'était mêlé au groupe des jeunes
+hommes et rien ne pouvait le distinguer de ses
+compagnons, sinon sa haute taille: encore y avait-il
+là des jeunes gens presque aussi grands que lui.
+Il ne fit rien qui pût le désigner à l'attention, pas
+un geste ni un pas en avant. Je le voyais, vêtu
+de gris, immobile, regardant fixement, comme
+tous les autres, la si belle jeune fille qui venait.
+A la fin, pourtant, d'un mouvement inconscient
+et gêné, il avait passé sa main sur sa tête nue,
+comme pour cacher, au milieu de ses compagnons
+aux cheveux bien peignés, sa rude tête rasée de
+paysan.</p>
+
+<p>Puis le groupe entoura M<sup>lle</sup> de Galais. On lui
+présenta les jeunes filles et les jeunes gens qu'elle
+ne connaissait pas&hellip; Le tour allait venir de mon
+compagnon; et je me sentais aussi anxieux qu'il
+pouvait l'être. Je me disposais à faire moi-même
+cette présentation.</p>
+
+<p>Mais avant que j'eusse pu rien dire, la jeune
+fille s'avançait vers lui avec une décision et une
+gravité surprenantes:</p>
+
+<p>&mdash;Je reconnais Augustin Meaulnes, dit-elle.</p>
+
+<p>Et elle lui tendit la main.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch6">CHAPITRE VI<br />
+<span class="small">LA PARTIE DE PLAISIR</span> <i>(fin)</i></h3>
+
+
+<p>De nouveaux venus s'approchèrent presque
+aussitôt pour saluer Yvonne de Galais, et les deux
+jeunes gens se trouvèrent séparés. Un malheureux
+hasard voulut qu'ils ne fussent point réunis pour
+le déjeuner à la même petite table. Mais Meaulnes
+semblait avoir repris confiance et courage. A plusieurs
+reprises, comme je me trouvais isolé entre
+Delouche et M. de Galais, je vis de loin mon
+compagnon qui me faisait, de la main, un signe
+d'amitié.</p>
+
+<p>C'est vers la fin de la soirée seulement, lorsque
+les jeux, la baignade, les conversations, les promenades
+en bateau dans l'étang voisin se furent
+un peu partout organisés, que Meaulnes, de nouveau,
+se trouva en présence de la jeune fille. Nous
+étions à causer avec Delouche, assis sur des chaises
+de jardin que nous avions apportées lorsque,
+quittant délibérément un groupe de jeune gens
+ou elle paraissait s'ennuyer, M<sup>lle</sup> Yvonne de
+Galais s'approcha de nous. Elle nous demanda,
+je me rappelle, pourquoi nous ne canotions pas
+sur le lac des Aubiers, comme les autres.</p>
+
+<p>&mdash;Nous avions fait quelques tours cet après-midi,
+répondis-je. Mais cela est bien monotone et
+nous avons été vite fatigués.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, pourquoi n'iriez-vous pas sur la
+rivière? dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Le courant est trop fort, nous risquerions
+d'être emportés.</p>
+
+<p>&mdash;Il nous faudrait, dit Meaulnes, un canot à
+pétrole ou un bateau à vapeur comme celui d'autrefois.</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne l'avons plus, dit-elle presque à voix
+basse, nous l'avons vendu.</p>
+
+<p>Et il se fit un silence gêné.</p>
+
+<p>Jasmin en profita pour annoncer qu'il allait
+rejoindre M. de Galais.</p>
+
+<p>&mdash;Je saurai bien, dit-il, où le retrouver.</p>
+
+<p>Bizarrerie du hasard! Ces deux êtres si parfaitement
+dissemblables s'étaient plu et depuis
+le matin ne se quittaient guère. M. de Galais
+m'avait pris à part un instant, au début de la
+soirée, pour me dire que j'avais là un ami plein
+de tact, de déférence et de qualités. Peut-être même
+avait-il été jusqu'à lui confier le secret de l'existence
+de Bélisaire et le lieu de sa cachette.</p>
+
+<p>Je pensai moi aussi à m'éloigner, mais je sentais
+les deux jeunes gens si gênés, si anxieux l'un en
+face de l'autre, que je jugeai prudent de ne pas
+le faire&hellip;</p>
+
+<p>Tant de discrétion de la part de Jasmin, tant
+de précaution de la mienne servirent à peu de
+chose. Ils parlèrent. Mais invariablement, avec un
+entêtement dont il ne se rendait certainement pas
+compte, Meaulnes en revenait à toutes les merveilles
+de jadis. Et chaque fois la jeune fille au
+supplice devait lui répéter que tout était disparu:
+la vieille demeure si étrange et si compliquée,
+abattue; le grand étang, asséché, comblé; et dispersés,
+les enfants aux charmants costumes&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Ah! faisait simplement Meaulnes avec désespoir
+et comme si chacune de ces disparitions
+lui eût donné raison contre la jeune fille ou contre
+moi&hellip;</p>
+
+<p>Nous marchions côte à côte&hellip; Vainement
+j'essayais de faire diversion à la tristesse qui nous
+gagnait tous les trois. D'une question abrupte,
+Meaulnes, de nouveau, cédait à son idée fixe. Il
+demandait des renseignements sur tout ce qu'il
+avait vu autrefois: les petites filles, le conducteur
+de la vieille berline, les poneys de la course. «Les
+poneys sont vendus aussi? Il n'y a plus de chevaux
+au Domaine?&hellip;»</p>
+
+<p>Elle répondit qu'il n'y en avait plus. Elle ne
+parla pas de Bélisaire.</p>
+
+<p>Alors il évoqua les objets de sa chambre: les
+candélabres, la grande glace, le vieux luth brisé&hellip;
+Il s'enquérait de tout cela, avec une passion insolite,
+comme s'il eût voulu se persuader que rien
+ne subsistait de sa belle aventure, que la jeune
+fille ne lui rapporterait pas une épave capable de
+prouver qu'ils n'avaient pas rêvé tous les deux,
+comme le plongeur rapporte du fond de l'eau un
+caillou et des algues&hellip;</p>
+
+<p>M<sup>lle</sup> de Galais et moi, nous ne pûmes nous
+empêcher de sourire tristement: elle se décida
+à lui expliquer:</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne reverrez pas le beau château que
+nous avions arrangé, monsieur de Galais et moi, pour le
+pauvre Frantz.</p>
+
+<p>»Nous passions notre vie à faire ce qu'il
+demandait. C'était un être si étrange, si charmant!
+Mais tout a disparu avec lui le soir de ses fiançailles
+manquées.</p>
+
+<p>»Déjà monsieur de Galais était ruiné sans que nous
+le sachions. Frantz avait fait des dettes et ses
+anciens camarades&mdash;apprenant sa disparition&hellip;
+ont aussitôt réclamé auprès de nous. Nous sommes
+devenus pauvres; M<sup>me</sup> de Galais est morte et
+nous avons perdu tous nos amis en quelques
+jours.</p>
+
+<p>»Que Frantz revienne, s'il n'est pas mort. Qu'il
+retrouve ses amis et sa fiancée; que la noce
+interrompue se fasse et peut-être tout reviendra-t-il
+comme c'était autrefois. Mais le passé
+peut-il renaître?</p>
+
+<p>&mdash;Qui sait! dit Meaulnes pensif. Et il ne
+demanda plus rien.</p>
+
+<p>Sur l'herbe courte et légèrement jaunie déjà,
+nous marchions tous les trois sans bruit: Augustin
+avait à sa droite près de lui la jeune fille qu'il
+avait crue perdue pour toujours. Lorsqu'il posait
+une de ces dures questions, elle tournait vers lui
+lentement, pour lui répondre, son charmant visage
+inquiet; et une fois, en lui parlant, elle avait posé
+doucement sa main sur son bras, d'un geste plein
+de confiance et de faiblesse. Pourquoi le grand
+Meaulnes était-il là comme un étranger, comme
+quelqu'un qui n'a pas trouvé ce qu'il cherchait et
+que rien d'autre ne peut intéresser? Ce bonheur-là,
+trois ans plus tôt, il n'eût pu le supporter sans
+effroi, sans folie, peut-être. D'où venait donc ce
+vide, cet éloignement, cette impuissance à être
+heureux, qu'il y avait en lui, à cette heure?</p>
+
+<p>Nous approchions du petit bois où le matin
+M. de Galais avait attaché Bélisaire; le soleil vers
+son déclin allongeait nos ombres sur l'herbe; à
+l'autre bout de la pelouse, nous entendions,
+assourdis par l'éloignement, comme un bourdonnement
+heureux, les voix des joueurs et des fillettes,
+et nous restions silencieux dans ce calme
+admirable, lorsque nous entendîmes chanter de
+l'autre côté du bois, dans la direction des Aubiers,
+la ferme du bord de l'eau. C'était la voix jeune
+et lointaine de quelqu'un qui mène ses bêtes à
+l'abreuvoir, un air rythmé comme un air de danse,
+mais que l'homme étirait et alanguissait comme
+une vieille ballade triste:</p>
+
+<div class="poetry">
+<div class="verse">Mes souliers sont rouges&hellip;</div>
+<div class="verse">Adieu, mes amours!</div>
+<div class="verse">Mes souliers sont rouges&hellip;</div>
+<div class="verse">Adieu, sans retour!</div>
+</div>
+
+<p>Meaulnes avait levé la tête et écoutait. Ce n'était
+rien qu'un de ces airs que chantaient les paysans
+attardés, au Domaine sans nom, le dernier soir de
+la fête, quand déjà tout s'était écroulé&hellip; Rien
+qu'un souvenir&mdash;le plus misérable&mdash;de ces
+beaux jours qui ne reviendraient plus.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous l'entendez? dit Meaulnes à mi-voix.
+Oh! je vais aller voir qui c'est. Et tout
+de suite il s'engagea dans le petit bois. Presque
+aussitôt la voix se tut; on entendit encore une
+seconde l'homme siffler ses bêtes en s'éloignant;
+puis plus rien&hellip;</p>
+
+<p>Je regardai la jeune fille. Pensive et accablée,
+elle avait les yeux fixés sur le taillis où Meaulnes
+venait de disparaître. Que de fois, plus tard, elle
+devait regarder ainsi, pensivement, le passage par
+où s'en irait à jamais le grand Meaulnes!</p>
+
+<p>Elle se tourna vers moi:</p>
+
+<p>&mdash;Il n'est pas heureux, dit-elle douloureusement.</p>
+
+<p>Elle ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Et peut-être que je ne puis rien pour
+lui?&hellip;</p>
+
+<p>J'hésitais à répondre, craignant que Meaulnes,
+qui devait d'un saut avoir gagné la ferme et qui
+maintenant revenait par le bois, ne surprît notre
+conversation. Mais j'allais l'encourager cependant;
+lui dire de ne pas craindre de brusquer le grand
+gars; qu'un secret sans doute le désespérait et
+que jamais de lui-même il ne se confierait à elle
+ni à personne&mdash;lorsque soudain, de l'autre côté
+du bois, partit un cri; puis nous entendîmes un
+piétinement comme d'un cheval qui pétarade et
+le bruit d'une dispute à voix entrecoupées&hellip; Je
+compris tout de suite qu'il était arrivé un accident
+au vieux Bélisaire et je courus vers l'endroit d'où
+venait tout le tapage. M<sup>lle</sup> de Galais me suivit de
+loin. Du fond de la pelouse on avait dû
+remarquer notre mouvement, car j'entendis, au
+moment où j'entrai dans le taillis, les cris des
+gens qui accouraient.</p>
+
+<p>Le vieux Bélisaire, attaché trop bas, s'était pris
+une patte de devant dans sa longe; il n'avait pas
+bougé jusqu'au moment où M. de Galais et
+Delouche, au cours de leur promenade, s'étaient
+approchés de lui; effrayé, excité par l'avoine insolite
+qu'on lui avait donnée, il s'était débattu
+furieusement; les deux hommes avaient essayé de
+le délivrer, mais si maladroitement qu'ils avaient
+réussi à l'empêtrer davantage, tout en risquant
+d'essuyer de dangereux coups de sabots. C'est à ce
+moment que par hasard Meaulnes, revenant des
+Aubiers, était tombé sur le groupe. Furieux de tant
+de gaucherie, il avait bousculé les deux hommes
+au risque de les envoyer rouler dans le buisson.
+Avec précaution mais en un tour de main il avait
+délivré Bélisaire. Trop tard, car le mal était déjà
+fait; le cheval devait avoir un nerf foulé, quelque
+chose de brisé peut-être, car il se tenait piteusement
+la tête basse, sa selle à demi dessanglée sur
+le dos, une patte repliée sous son ventre et toute
+tremblante. Meaulnes, penché, le tâtait et l'examinait
+sans rien dire.</p>
+
+<p>Lorsqu'il releva la tête, presque tout le monde
+était là rassemblé, mais il ne vit personne. Il
+était fâché rouge.</p>
+
+<p>&mdash;Je me demande, cria-t-il, qui a bien pu
+l'attacher de la sorte! Et lui laisser sa selle sur
+le dos toute la journée? Et qui a eu l'audace de
+seller ce vieux cheval, bon tout au plus pour une
+carriole.</p>
+
+<p>Delouche voulut dire quelque chose&mdash;tout
+prendre sur lui.</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi donc! C'est ta faute encore. Je t'ai
+vu tirer bêtement sur sa longe pour le dégager.</p>
+
+<p>Et se baissant de nouveau, il se remit à frotter
+le jarret du cheval avec le plat de la main.</p>
+
+<p>M. de Galais, qui n'avait rien dit encore, eut le
+tort de vouloir sortir de sa réserve. Il bégaya:</p>
+
+<p>&mdash;Les officiers de marine ont l'habitude&hellip; Mon
+cheval&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Ah! il est à vous? dit Meaulnes un peu
+calmé, très rouge, en tournant la tête de côté
+vers le vieillard.</p>
+
+<p>Je crus qu'il allait changer de ton, faire des
+excuses. Il souffla un instant. Et je vis alors qu'il
+prenait un plaisir amer et désespéré à aggraver
+la situation, à tout briser à jamais, en disant
+avec insolence:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien je ne vous fais pas mon compliment.</p>
+
+<p>Quelqu'un suggéra:</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être que de l'eau fraîche&hellip; En le baignant
+dans le gué&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Il faut, dit Meaulnes sans répondre, emmener
+tout de suite ce vieux cheval, pendant qu'il peut
+encore marcher,&mdash;et il n'y a pas de temps à
+perdre!&mdash;le mettre à l'écurie et ne jamais plus
+l'en sortir.</p>
+
+<p>Plusieurs jeunes gens s'offrirent aussitôt. Mais
+M<sup>lle</sup> de Galais les remercia vivement. Le visage
+en feu, prête à fondre en larmes, elle dit au
+revoir à tout le monde, et même à Meaulnes
+décontenancé, qui n'osa pas la regarder. Elle
+prit la bête par les rênes, comme on donne à
+quelqu'un la main, plutôt pour s'approcher d'elle
+davantage que pour la conduire&hellip; Le vent de
+cette fin d'été était si tiède sur le chemin des
+Sablonnières qu'on se serait cru au mois de mai,
+et les feuilles des haies tremblaient à la brise du
+sud&hellip; Nous la vîmes partir ainsi, son bras à
+demi sorti du manteau, tenant dans sa main
+étroite la grosse rêne de cuir. Son père marchait
+péniblement à côté d'elle&hellip;</p>
+
+<p>Triste fin de soirée! Peu à peu, chacun ramassa
+ses paquets, ses couverts; on plia les chaises, on
+démonta les tables; une à une, les voitures
+chargées de bagages et de gens partirent, avec
+des chapeaux levés et des mouchoirs agités. Les
+derniers nous restâmes sur le terrain avec mon
+oncle Florentin, qui ruminait comme nous, sans
+rien dire, ses regrets et sa grosse déception.</p>
+
+<p>Nous aussi, nous partîmes, emportés vivement,
+dans notre voiture bien suspendue, par notre
+beau cheval alezan. La roue grinça au tournant
+dans le sable et bientôt, Meaulnes et moi, qui
+étions assis sur le siège de derrière, nous vîmes
+disparaître sur la petite route l'entrée du chemin
+de traverse que le vieux Bélisaire et ses maîtres
+avaient pris&hellip;</p>
+
+<p>Mais alors mon compagnon&mdash;l'être que
+je sache au monde le plus incapable de pleurer&mdash;tourna
+soudain vers moi son visage bouleversé
+par une irrésistible montée de larmes.</p>
+
+<p>&mdash;Arrêtez, voulez-vous? dit-il en mettant la
+main sur l'épaule de Florentin. Ne vous occupez
+pas de moi? Je reviendrai tout seul, à pied.</p>
+
+<p>Et d'un bond, la main au garde-boue de la
+voiture, il sauta à terre. A notre stupéfaction,
+rebroussant chemin, il se prit à courir, et courut
+jusqu'au petit chemin que nous venions de passer,
+les chemin des Sablonnières. Il dut arriver au
+Domaine par cette allée de sapins qu'il avait
+suivie jadis, où il avait entendu, vagabond caché
+dans les basses branches, la conversation mystérieuse
+des beaux enfants inconnus&hellip;</p>
+
+<p>Et c'est ce soir-là, avec des sanglots, qu'il
+demanda en mariage M<sup>lle</sup> de Galais.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch7">CHAPITRE VII<br />
+<span class="small">LE JOUR DES NOCES</span></h3>
+
+
+<p>C'est un jeudi, au commencement de février, un
+beau jeudi soir glacé, où le grand vent souffle. Il est
+trois heures et demie, quatre heures&hellip; Sur les
+haies, auprès des bourgs, les lessives sont étendues
+depuis midi et sèchent à la bourrasque.
+Dans chaque maison, le feu de la salle à manger
+fait luire tout un reposoir de joujoux vernis.
+Fatigué de jouer, l'enfant s'est assis auprès de sa
+mère et il lui fait raconter la journée de son
+mariage&hellip;</p>
+
+<p>Pour celui qui ne veut pas être heureux, il n'a
+qu'à monter dans son grenier et il entendra,
+jusqu'au soir, siffler et gémir les naufrages; il
+n'a qu'à s'en aller dehors, sur la route, et le
+vent lui rabattra son foulard sur la bouche
+comme un chaud baiser soudain qui le fera pleurer.
+Mais pour celui qui aime le bonheur, il y a,
+au bord d'un chemin boueux, la maison des
+Sablonnières, où mon ami Meaulnes est rentré
+avec Yvonne de Galais, qui est sa femme depuis
+midi.</p>
+
+<p>Les fiançailles ont duré cinq mois. Elles ont
+été paisibles, aussi paisibles que la première entrevue
+avait été mouvementée. Meaulnes est venu
+très souvent aux Sablonnières, à bicyclette ou en
+voiture. Plus de deux fois par semaine, cousant
+ou lisant près de la grande fenêtre qui donne sur
+la lande et les sapins, M<sup>lle</sup> de Galais a vu tout d'un
+coup sa haute silhouette rapide passer derrière le
+rideau, car il vient toujours par l'allée détournée
+qu'il a prise autrefois. Mais c'est la seule allusion&mdash;tacite&mdash;qu'il
+fasse au passé. Le bonheur semble
+avoir endormi son étrange tourment.</p>
+
+<p>De petits événements ont fait date pendant ces
+cinq calmes mois. On m'a nommé instituteur au
+hameau de Saint-Benoist des Champs. Saint-Benoist
+n'est pas un village. Ce sont des fermes disséminées
+à travers la campagne, et la maison d'école
+est complètement isolée sur une côte au bord
+de la route. Je mène une vie bien solitaire; mais,
+en passant par les champs, il ne faut que trois
+quarts d'heure de marche pour gagner les Sablonnières.</p>
+
+<p>Delouche est maintenant chez son oncle, qui
+est entrepreneur de maçonnerie au Vieux-Nançay.
+Ce sera bientôt lui le patron. Il vient souvent me
+voir. Meaulnes, sur la prière de M<sup>lle</sup> de Galais, est
+maintenant très aimable avec lui.</p>
+
+<p>Et ceci explique comment nous sommes là
+tous deux à rôder, vers quatre heures de l'après-midi,
+alors que les gens de la noce sont déjà
+tous repartis.</p>
+
+<p>Le mariage s'est fait à midi, avec le plus
+de silence possible, dans l'ancienne chapelle
+des Sablonnières qu'on n'a pas abattue et que
+les sapins cachent à moitié sur le versant de
+la côte prochaine. Après un déjeuner rapide, la
+mère de Meaulnes, M. Seurel et Millie, Florentin
+et les autres sont remontés en voiture. Il n'est
+resté que Jasmin et moi&hellip;</p>
+
+<p>Nous errons à la lisière des bois qui sont derrière
+la maison des Sablonnières, au bord du
+grand terrain en friche, emplacement ancien du
+Domaine aujourd'hui abattu. Sans vouloir l'avouer
+et sans savoir pourquoi, nous sommes remplis
+d'inquiétude. En vain nous essayons de distraire
+nos pensées et de tromper notre angoisse en nous
+montrant, au cours de notre promenade errante,
+les bauges des lièvres et les petits sillons de sable
+où les lapins ont gratté fraîchement&hellip; un collet
+tendu&hellip; la trace d'un braconnier&hellip; Mais sans
+cesse nous revenons à ce bord du taillis, d'où l'on
+découvre la maison silencieuse et fermée&hellip;</p>
+
+<p>Au bas de la grande croisée qui donne sur les
+sapins, il y a un balcon de bois, envahi par les
+herbes folles, que couche le vent. Une lueur comme
+d'un feu allumé se reflète sur les carreaux de la
+fenêtre. De temps à autre, une ombre passe. Tout
+autour, dans les champs environnants, dans le
+potager, dans le seule ferme qui reste des anciennes
+dépendances, silence et solitude. Les métayers
+sont partis au bourg pour fêter le bonheur
+de leurs maîtres.</p>
+
+<p>De temps à autre, le vent chargé d'une buée
+qui est presque de la pluie nous mouille la figure
+et nous apporte la parole perdue d'un piano. Là-bas,
+dans la maison fermée, quelqu'un joue. Je
+m'arrête un instant pour écouter en silence. C'est
+d'abord comme une voix tremblante qui, de très
+loin, ose à peine chanter sa joie&hellip; C'est comme le
+rire d'une petite fille qui, dans sa chambre, a été
+chercher tous ses jouets et les répand devant son
+ami&hellip; Je pense aussi à la joie craintive encore
+d'une femme qui a été mettre une belle robe et
+qui vient la montrer et ne sait pas si elle
+plaira&hellip; Cet air que je ne connais pas, c'est aussi
+une prière, une supplication au bonheur de ne
+pas être trop cruel, un salut et comme un agenouillement
+devant le bonheur&hellip;</p>
+
+<p>Je pense: «Ils sont heureux enfin. Meaulnes
+est là-bas près d'elle&hellip;»</p>
+
+<p>Et savoir cela, en être sûr, suffit au contentement
+parfait du brave enfant que je suis.</p>
+
+<p>A ce moment, tout absorbé, le visage mouillé
+par le vent de la plaine comme par l'embrun de
+la mer, je sens qu'on me touche l'épaule:</p>
+
+<p>&mdash;Écoute! dit Jasmin tout bas.</p>
+
+<p>Je le regarde. Il me fait signe de ne pas bouger;
+et, lui-même, la tête inclinée, le sourcil
+froncé, il écoute&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch8">CHAPITRE VIII<br />
+<span class="small">L'APPEL DE FRANTZ</span></h3>
+
+
+<p>&mdash;Hou-ou!</p>
+
+<p>Cette fois, j'ai entendu. C'est un signal, un appel
+sur deux notes, haute et basse, que j'ai déjà
+entendu jadis&hellip; Ah! je me souviens: c'est le cri
+du grand comédien lorsqu'il hélait son jeune
+compagnon à la grille de l'école. C'est l'appel à
+quoi Frantz nous avait fait jurer de nous rendre,
+n'importe où et n'importe quand. Mais que demande-t-il
+ici, aujourd'hui, celui-là?</p>
+
+<p>&mdash;Cela vient de la grande sapinière à gauche,
+dis-je à mi-voix. C'est un braconnier sans doute.</p>
+
+<p>Jasmin secoua la tête:</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais bien que non, dit-il.</p>
+
+<p>Puis, plus bas:</p>
+
+<p>&mdash;Ils sont dans le pays, tous les deux, depuis
+ce matin. J'ai surpris Ganache à onze heures en
+train de guetter dans un champ auprès de la
+chapelle. Il a détalé en m'apercevant. Ils sont
+venus de loin peut-être à bicyclette, car il était
+couvert de boue jusqu'au milieu du dos&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Mais que cherchent-ils?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais rien. Mais à coup sûr il faut que
+nous les chassions. Il ne faut pas les laisser
+rôder aux alentours. Ou bien toutes les folies
+vont recommencer&hellip;</p>
+
+<p>Je suis de cet avis, sans l'avouer.</p>
+
+<p>&mdash;Le mieux, dis-je, serait de les joindre, de
+voir ce qu'ils veulent et de leur faire entendre
+raison&hellip;</p>
+
+<p>Lentement, silencieusement, nous nous glissons
+donc en nous baissant à travers le taillis jusqu'à
+la grande sapinière, d'où part, à intervalles réguliers,
+ce cri prolongé qui n'est pas en soi plus
+triste qu'autre chose, mais qui nous semble à
+tous les deux de sinistre augure.</p>
+
+<p>Il est difficile, dans cette partie du bois de
+sapins, où le regard s'enfonce entre les troncs
+régulièrement plantés, de surprendre quelqu'un
+et de s'avancer sans être vu. Nous n'essayons
+même pas. Je me poste à l'angle du bois. Jasmin va
+se placer à l'angle opposé, de façon à commander
+comme moi, de l'extérieur, deux des côtés du
+rectangle et à ne pas laisser fuir l'un des bohémiens
+sans le héler. Ces dispositions prises, je
+commence à jouer mon rôle d'éclaireur pacifique
+et j'appelle:</p>
+
+<p>&mdash;Frantz!&hellip;</p>
+
+<p>«&hellip;Frantz! Ne craignez rien. C'est moi,
+Seurel; je voudrais vous parler&hellip;</p>
+
+<p>Un instant de silence; je vais me décider à
+crier encore, lorsque, au c&oelig;ur même de la sapinière,
+où mon regard n'atteint pas tout à fait,
+une voix commande:</p>
+
+<p>&mdash;Restez où vous êtes: il va venir vous
+trouver.</p>
+
+<p>Peu à peu, entre les grands sapins que l'éloignement
+fait paraître serrés, je distingue la
+silhouette du jeune homme qui s'approche. Il
+paraît couvert de boue et mal vêtu; des épingles
+de bicyclette serrent le bas de son pantalon, une
+vieille casquette à ancre est plaquée sur ses cheveux
+trop longs; je vois maintenant sa figure
+amaigrie&hellip; Il semble avoir pleuré.</p>
+
+<p>S'approchant de moi, résolument:</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous? demande-t-il d'un air très
+insolent.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous-même, Frantz, que faites-vous ici?
+Pourquoi venez-vous troubler ceux qui sont heureux?
+Qu'avez-vous à demander? Dites-le.</p>
+
+<p>Ainsi interrogé directement, il rougit un peu,
+balbutie, répond seulement:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis malheureux, moi, je suis malheureux.</p>
+
+<p>Puis, la tête dans le bras, appuyé à un tronc
+d'arbre, il se prend à sangloter amèrement.
+Nous avons fait quelques pas dans la sapinière.
+L'endroit est parfaitement silencieux. Pas même
+la voix du vent que les grands sapins de la
+lisière arrêtent. Entre les troncs réguliers se
+répète et s'éteint le bruit des sanglots étouffés du
+jeune homme. J'attendis que cette crise s'apaise et
+je dis, en lui mettant la main sur l'épaule:</p>
+
+<p>&mdash;Frantz, vous viendrez avec moi. Je vous
+mènerai auprès d'eux. Ils vous accueilleront
+comme un enfant perdu qu'on a retrouvé et toute
+sera fini.</p>
+
+<p>Mais il ne voulait rien entendre. D'une voix
+assourdie par les larmes, malheureux, entêté,
+colère, il reprenait:</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi Meaulnes ne s'occupe plus de moi?
+Pourquoi ne répond-il pas quand je l'appelle?
+Pourquoi ne tient-il pas sa promesse?</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, Frantz, répondis-je, le temps des
+fantasmagories et des enfantillages est passé. Ne
+troublez pas avec des folies le bonheur de ceux
+que vous aimez; de votre s&oelig;ur et d'Augustin
+Meaulnes.</p>
+
+<p>&mdash;Mais lui seul peut me sauver, vous le savez
+bien. Lui seul est capable de retrouver la trace
+que je cherche. Voilà bientôt trois ans que
+Ganache et moi nous battons toute la France
+sans résultat. Je n'avais plus confiance qu'en
+votre ami. Et voici qu'il ne répond plus. Il a
+trouvé son amour, lui. Pourquoi maintenant,
+ne pense-t-il pas à moi? Il faut qu'il se mette en
+route. Yvonne le laissera bien partir&hellip; Elle ne
+m'a jamais rien refusé.</p>
+
+<p>Il me montrait un visage où, dans la poussière
+et la boue, les larmes avaient tracé des sillons
+sales, un visage de vieux gamin épuisé et battu.
+Ses yeux étaient cernés de taches de rousseur;
+son menton, mal rasé; ses cheveux trop longs
+traînaient sur son col sale. Les mains dans les
+poches, il grelottait. Ce n'était plus ce royal enfant
+en guenilles des années passées. De c&oelig;ur, sans
+doute, il était plus enfant que jamais: impérieux,
+fantasque et tout de suite désespéré. Mais cet
+enfantillage était pénible à supporter chez ce garçon
+déjà légèrement vieilli&hellip; Naguère, il y avait
+en lui tant d'orgueilleuse jeunesse que toute
+folie au monde lui paraissait permise. A présent,
+on était d'abord tenté de le plaindre pour n'avoir
+pas réussi sa vie; puis de lui reprocher ce rôle
+absurde de jeune héros romantique où je le
+voyais s'entêter&hellip; Et enfin je pensais malgré moi
+que notre beau Frantz aux belles amours avait
+dû se mettre à voler pour vivre, tout comme
+son compagnon Ganache&hellip; Tant d'orgueil avait
+abouti à cela!</p>
+
+<p>&mdash;Si je vous promets, dis-je enfin, après avoir
+réfléchi, que dans quelques jours Meaulnes se
+mettra en campagne pour vous, rien que pour
+vous?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Il réussira, n'est-ce pas? Vous en êtes sûr?
+me demanda-t-il en claquant des dents.</p>
+
+<p>&mdash;Je le pense. Tout devient possible avec lui!</p>
+
+<p>&mdash;Et comment le saurai-je? Qui me le dira?</p>
+
+<p>&mdash;Vous reviendrez ici dans un an exactement,
+à cette même heure: vous trouverez la jeune fille
+que vous aimez.</p>
+
+<p>Et, en disant ceci, je pensais non pas troubler
+les nouveaux époux, mais m'enquérir auprès de
+la tante Moinel et faire diligence moi-même pour
+trouver la jeune fille.</p>
+
+<p>Le bohémien me regardait dans les yeux avec
+une volonté de confiance vraiment admirable.
+Quinze ans, il avait encore et tout de même
+quinze ans!&mdash;l'âge que nous avions à Sainte-Agathe,
+le soir du balayage des classes, quand
+nous fîmes tous les trois ce terrible serment
+enfantin.</p>
+
+<p>Le désespoir le reprit lorsqu'il fut obligé de
+dire:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, nous allons partir.</p>
+
+<p>Il regarda, certainement avec un grand serrement
+de c&oelig;ur, tous ces bois d'alentour qu'il
+allait de nouveau quitter.</p>
+
+<p>&mdash;Nous serons dans trois jours, dit-il, sur les
+routes d'Allemagne. Nous avons laissé nos voitures
+au loin. Et depuis trente heures, nous
+marchions sans arrêt. Nous pensions arriver à
+temps pour emmener Meaulnes avant le mariage
+et chercher avec lui ma fiancée, comme il a
+cherché le Domaine des Sablonnières.</p>
+
+<p>Puis, repris par sa terrible puérilité:</p>
+
+<p>&mdash;Appelez votre Delouche, dit-il en s'en allant,
+parce que si je le rencontrais ce serait affreux.</p>
+
+<p>Peu à peu, entre les sapins, je vis disparaître
+sa silhouette grise. J'appelai Jasmin et nous
+allâmes reprendre notre faction. Mais presque
+aussitôt, nous aperçûmes, là-bas, Augustin qui
+fermait les volets de la maison et nous fûmes
+frappés par l'étrangeté de son allure.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch9">CHAPITRE IX<br />
+<span class="small">LES GENS HEUREUX</span></h3>
+
+
+<p>Plus tard, j'ai su par le menu détail tout ce
+qui s'était passé là-bas&hellip;</p>
+
+<p>Dans le salon des Sablonnières, dès le début
+de l'après-midi, Meaulnes et sa femme, que
+j'appelle encore M<sup>lle</sup> de Galais, sont restés complètement
+seuls. Tous les invités partis, le vieux
+M. de Galais a ouvert la porte, laissant une
+seconde le grand vent pénétrer dans la maison et
+gémir; puis il s'est dirigé vers le Vieux-Nançay
+et ne reviendra qu'à l'heure du dîner, pour
+fermer tout à clef et donner des ordres à la métairie.
+Aucun bruit du dehors n'arrive plus maintenant
+jusqu'aux jeunes gens. Il y a tout juste
+une branche de rosier sans feuilles qui cogne la
+vitre, du côté de la lande. Comme deux passagers
+dans un bateau à la dérive, ils sont, dans le
+grand vent d'hiver, deux amants enfermés avec le
+bonheur.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>«Le feu menace de s'éteindre» dit M<sup>lle</sup> de
+Galais, et elle voulut prendre une bûche dans le
+coffre.</p>
+
+<p>Mais Meaulnes se précipita et plaça lui-même
+le bois dans le feu.</p>
+
+<p>Puis il prit la main tendue de la jeune fille
+et ils restèrent là, debout, l'un devant l'autre,
+étouffés comme par une grande nouvelle qui ne
+pouvait pas se dire.</p>
+
+<p>Le vent roulait avec le bruit d'une rivière débordée.
+De temps à autre une goutte d'eau, diagonalement,
+comme sur la portière d'un train,
+rayait la vitre.</p>
+
+<p>Alors la jeune fille s'échappa. Elle ouvrit la
+porte du couloir et disparut avec un sourire
+mystérieux. Un instant, dans la demi-obscurité,
+Augustin resta seul&hellip; Le tic tac d'une petite
+pendule faisait penser à la salle à manger de
+Sainte-Agathe&hellip; Il songea sans doute: «C'est
+donc ici la maison tant cherchée, le couloir jadis
+plein de chuchotements et de passages étranges&hellip;»</p>
+
+<p>C'est à ce moment qu'il dut entendre&mdash;M<sup>lle</sup> de
+Galais me dit plus tard l'avoir entendu aussi&mdash;le
+premier cri de Frantz, tout près de la maison.</p>
+
+<p>La jeune femme, alors, eut beau lui montrer
+les choses merveilleuses dont elle était
+chargée: ses jouets de petite fille, toutes ses photographies
+d'enfant: elle en cantinière, elle et
+Frantz sur les genoux de leur mère, qui était si
+jolie&hellip; puis tout ce qui restait de ses sages petites
+robes de jadis: «jusqu'à celle-ci que je portais,
+voyez, vers le temps où vous alliez bientôt me
+connaître, où vous arriviez, je crois, au cours de
+Sainte-Agathe&hellip;», Meaulnes ne voyait plus rien
+et n'entendait plus rien.</p>
+
+<p>Un instant pourtant il parut ressaisi par la
+pensée de son extraordinaire, inimaginable bonheur:</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes là,&mdash;dit-il sourdement, comme
+si le dire seulement donnait le vertige,&mdash;vous
+passez auprès de la table et votre main s'y pose
+un instant&hellip;</p>
+
+<p>Et encore:</p>
+
+<p>&mdash;Ma mère, lorsqu'elle était jeune femme,
+penchait ainsi légèrement son buste sur sa taille
+pour me parler&hellip; Et quand elle se mettait au piano&hellip;</p>
+
+<p>Alors M<sup>lle</sup> de Galais proposa de jouer avant que
+la nuit ne vînt. Mais il faisait sombre dans ce coin
+du salon et l'on fut obligé d'allumer une bougie.
+L'abat-jour rose, sur le visage de la jeune fille,
+augmentait ce rouge dont elle était marquée aux
+pommettes et qui était le signe d'une grande
+anxiété.</p>
+
+<p>Là-bas, à la lisière du bois, je commençai
+d'entendre cette chanson tremblante que nous
+apportait le vent, coupée bientôt par le second cri
+des deux fous, qui s'étaient rapprochés de nous
+dans les sapins.</p>
+
+<p>Longtemps Meaulnes écouta la jeune fille en regardant
+silencieusement par une fenêtre. Plusieurs
+fois il se tourna vers le doux visage plein de faiblesse
+et d'angoisse. Puis il s'approcha d'Yvonne
+et, très légèrement, il mit sa main sur son épaule.
+Elle sentit doucement peser auprès de son cou
+cette caresse à laquelle il aurait fallu savoir
+répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Le jour tombe, dit-il enfin. Je vais fermer
+les volets. Mais ne cessez pas de jouer&hellip;</p>
+
+<p>Que se passa-t-il alors dans ce c&oelig;ur obscur et
+sauvage? Je me le suis souvent demandé et je ne
+l'ai su que lorsqu'il fut trop tard. Remords
+ignorés? Regrets inexplicables? Peur de voir s'évanouir
+bientôt entre ses mains ce bonheur inouï
+qu'il tenait si serré? Et alors tentation terrible
+de jeter irrémédiablement à terre, tout de suite,
+cette merveille qu'il avait conquise?&hellip;</p>
+
+<p>Il sortit lentement, silencieusement, après
+avoir regardé sa jeune femme une fois encore.
+Nous le vîmes, de la lisière du bois, fermer d'abord
+avec hésitation un volet, puis regarder vaguement
+vers nous, en fermer un autre, et soudain
+s'enfuir à toutes jambes dans notre direction.
+Il arriva près de nous avant que nous eussions
+pu songer à nous dissimuler davantage. Il nous
+aperçut, comme il allait franchir une petite haie
+récemment plantée et qui formait la limite d'un
+pré. Il fit un écart. Je me rappelle son allure
+hagarde, son air de bête traquée&hellip; Il fit mine de
+revenir sur ses pas pour franchir la haie du côté
+du petit ruisseau.</p>
+
+<p>Je l'appelai.</p>
+
+<p>&mdash;Meaulnes!&hellip; Augustin!&hellip;</p>
+
+<p>Mais il ne tournait pas même la tête. Alors,
+persuadé que cela seulement pourrait le retenir:</p>
+
+<p>&mdash;Frantz est là, criai-je. Arrête!</p>
+
+<p>Il s'arrêta enfin. Haletant et sans me laisser le
+temps de préparer ce que je pourrais dire:</p>
+
+<p>&mdash;Il est là! dit-il. Que réclame-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Il est malheureux, répondis-je. Il venait te
+demander de l'aide, pour retrouver ce qu'il a perdu.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit-il, baissant la tête. Je m'en doutais
+bien. J'avais beau essayer d'endormir cette pensée-là&hellip;
+Mais où est-il? Raconte vite.</p>
+
+<p>Je dis que Frantz venait de partir et que certainement
+on ne le rejoindrait plus maintenant.
+Ce fut pour Meaulnes une grande déception. Il
+hésita, fit deux ou trois pas, s'arrêta. Il paraissait
+au comble de l'indécision et du chagrin. Je lui
+racontai ce que j'avais promis en son nom au
+jeune homme. Je dis que je lui avais donné
+rendez-vous dans un an à la même place.</p>
+
+<p>Augustin, si calme en général, était maintenant
+dans un état de nervosité et d'impatience
+extraordinaires:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! pourquoi avoir fait cela! dit-il. Mais
+oui, sans doute, je puis le sauver. Mais il faut
+que ce soit tout de suite. Il faut que je le voie,
+que je lui parle, qu'il me pardonne et que je répare
+tout&hellip; Autrement je ne peux plus me présenter
+là-bas&hellip;</p>
+
+<p>Et il se tourna vers la maison des Sablonnières.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, dis-je, pour une promesse enfantine
+que tu lui as faite, tu es en train de détruire ton
+bonheur.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! si ce n'était que cette promesse, fit-il.</p>
+
+<p>Et ainsi je connus qu'autre chose liait les deux
+jeunes hommes, mais sans pouvoir deviner quoi.</p>
+
+<p>&mdash;En tout cas, dis-je, il n'est plus temps de
+courir. Ils sont maintenant en route pour l'Allemagne.</p>
+
+<p>Il allait répondre, lorsqu'une figure échevelée,
+hagarde, se dressa entre nous. C'était
+M<sup>lle</sup> de Galais. Elle avait dû courir, car elle avait
+le visage baigné de sueur. Elle avait dû tomber
+et se blesser, car elle avait le front écorché au-dessus
+de l'&oelig;il droit et du sang figé dans les
+cheveux.</p>
+
+<p>Il m'est arrivé, dans les quartiers pauvres de
+Paris, de voir soudain, descendue dans la rue,
+séparé par des agents intervenus dans la bataille,
+un ménage qu'on croyait heureux, uni, honnête.
+Le scandale a éclaté tout d'un coup, n'importe
+quand, à l'instant de se mettre à table, le
+dimanche avant de sortir, au moment de souhaiter
+la fête du petit garçon&hellip;&mdash;et maintenant tout est
+oublié, saccagé. L'homme et la femme, au milieu
+du tumulte, ne sont plus que deux démons
+pitoyables et les enfants en larmes se jettent
+contre eux, les embrassent étroitement, les supplient
+de se taire et de ne plus se battre.</p>
+
+<p>M<sup>lle</sup> de Galais, quand elle arriva près de
+Meaulnes, me fit penser à un de ces enfants-là, à
+un de ces pauvres enfants affolés. Je crois que
+tous ses amis, tout un village, tout un monde
+l'eût regardée, qu'elle fût accourue tout de
+même, qu'elle fût tombée de la même façon,
+échevelée, pleurante, salie.</p>
+
+<p>Mais quand elle eut compris que Meaulnes
+était bien là, que cette fois du moins, il ne
+l'abandonnerait pas, alors elles passa son bras
+sous le sien, puis elle ne put s'empêcher de rire
+au milieu de ses larmes comme un petit enfant.
+Ils ne dirent rient ni l'un ni l'autre. Mais, comme
+elle avait tiré son mouchoir, Meaulnes le lui prit
+doucement des mains: avec précaution et application,
+il essuya le sang qui tachait la chevelure
+de la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut rentrer, maintenant, dit-il.</p>
+
+<p>Et je les lassai retourner tous les deux, dans
+le beau grand vent du soir d'hiver qui leur
+fouettait le visage,&mdash;lui, l'aidant de la main aux
+passages difficiles; elle, souriant et se hâtant,&mdash;vers
+leur demeure pour un instant abandonnée.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch10">CHAPITRE X<br />
+<span class="small">LA «MAISON DE FRANTZ»</span></h3>
+
+
+<p>Mal rassuré, en proie à une sourde inquiétude,
+que l'heureux dénouement du tumulte de la veille
+n'avait pas suffi à dissiper, il me fallut rester
+enfermé dans l'école pendant toute la journée du
+lendemain. Sitôt après l'heure d'«étude» qui
+suit la classe du soir, je pris le chemin des
+Sablonnières. La nuit tombait quand j'arrivai
+dans l'allée de sapins qui menait à la maison.
+Tous les volets étaient déjà clos. Je craignis d'être
+importun, en me présentant à cette heure tardive,
+le lendemain d'un mariage. Je restai fort tard à
+rôder sur la lisière du jardin et dans les terres
+avoisinantes, espérant toujours voir sortir quelqu'un
+de la maison fermée&hellip; Mais mon espoir fut
+déçu. Dans la métairie voisine elle-même, rien ne
+bougeait. Et je dus rentrer chez moi, hanté par
+les imaginations les plus sombres.</p>
+
+<p>Le lendemain samedi, mêmes incertitudes.
+Le soir, je pris en hâte ma pèlerine, mon bâton,
+un morceau de pain, pour manger en route, et
+j'arrivai, quand la nuit tombait déjà, pour trouver
+tout fermé aux Sablonnières, comme la veille&hellip;
+Un peu de lumière au premier étage; mais aucun
+bruit; pas un mouvement&hellip; Pourtant, de la
+cour de la métairie je vis cette fois la porte de la
+ferme ouverte, le feu allumé dans la grande cuisine
+et j'entendis le bruit habituel des voix et des pas
+à l'heure de la soupe. Ceci me rassura sans me
+renseigner. Je ne pouvais rien dire ni rien
+demander à ces gens. Et je retournai guetter
+encore, attendre en vain, pensant toujours voir
+la porte s'ouvrir et surgir enfin la haute silhouette
+d'Augustin.</p>
+
+<p>C'est le dimanche seulement, dans l'après-midi,
+que je résolus de sonner à la porte des Sablonnières.
+Tandis que je grimpais les coteaux dénudés,
+j'entendais sonner au loin les vêpres du
+dimanche d'hiver. Je me sentais solitaire et
+désolé. Je ne sais quel pressentiment triste
+m'envahissait. Et je ne fus qu'à demi surpris
+lorsque à mon coup de sonnette, je vis M. de Galais
+tout seul paraître et me parler à voix
+basse: M<sup>lle</sup> de Galais était alitée, avec une fièvre
+violente; Meaulnes avait dû partir dès vendredi
+matin pour un long voyage; on ne sait quand
+il reviendrait&hellip;</p>
+
+<p>Et comme le vieillard, très embarrassé, très
+triste, ne m'offrait pas d'entrer, je pris aussitôt
+congé de lui. La porte refermée, je restai un
+instant sur le perron, le c&oelig;ur serré, dans un
+désarroi absolu, à regarder sans savoir pourquoi
+une branche de glycine desséchée que le vent
+balançait tristement dans un rayon de soleil.</p>
+
+<p>Ainsi ce remords secret que Meaulnes portait
+depuis son séjour à Paris avait fini par être le
+plus fort. Il avait fallu que mon grand compagnon
+échappât à la fin à son bonheur tenace&hellip;</p>
+
+<p>Chaque jeudi et chaque dimanche, je vins
+demander des nouvelles d'Yvonne de Galais,
+jusqu'au soir où, convalescente enfin, elle me fit
+prier d'entrer. Je la trouvai, assise auprès du
+feu, dans le salon dont la grande fenêtre basse
+donnait sur la terre et les bois. Elle n'était point
+pâle comme je l'avais imaginé, mais toute enfiévrée,
+au contraire, avec de vives taches rouges
+sous les yeux, et dans un état d'agitation extrême.
+Bien qu'elle parût très faible encore, elle s'était
+habillée comme pour sortir. Elle parlait peu,
+mais elle disait chaque phrase avec une animation
+extraordinaire, comme si elle eût voulu se
+persuader à elle-même que le bonheur n'était pas
+évanoui encore&hellip; Je n'ai pas gardé le souvenir de
+ce que nous avons dit. Je me rappelle seulement
+que j'en vins à demander avec hésitation quand
+Meaulnes serait de retour.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas quand il reviendra, répondit-elle
+vivement.</p>
+
+<p>Il y avait une supplication dans ses yeux, et je
+me gardai d'en demander davantage.</p>
+
+<p>Souvent, je revins la voir. Sauvent je causai
+avec elle auprès du feu, dans ce salon bas où la
+nuit venait plus vite que partout ailleurs. Jamais
+elle ne parlait d'elle-même ni de sa peine cachée.
+Mais elle ne se lassait pas de me faire conter par
+le détail notre existence d'écoliers de Sainte-Agathe.</p>
+
+<p>Elle écoutait gravement, tendrement, avec un
+intérêt quasi maternel, le récit de nos misères
+de grands enfants. Elle ne paraissait jamais surprise,
+pas même de nos enfantillages les plus audacieux,
+les plus dangereux. Cette tendresse attentive
+qu'elle tenait de M. de Galais, les aventures
+déplorables de son frère ne l'avaient point lassée.
+Le seul regret que lui inspirât le passé, c'était, je
+pense, de n'avoir point encore été pour son frère
+une confidente assez intime, puisque, au moment
+de sa grande débâcle, il n'avait rien osé lui dire
+non plus qu'à personne et s'était jugé perdu sans
+recours. Et c'était là, quand j'y songe, une lourde
+tâche qu'avait assumée la jeune femme,&mdash;tâche
+périlleuse, de seconder un esprit follement
+chimérique comme son frère;&mdash;tâche écrasante,
+quand il s'agissait de lier partie avec
+ce c&oelig;ur aventureux qu'était mon ami le grand
+Meaulnes.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>De cette foi qu'elle gardait dans les rêves enfantins
+de son frère, de ce soin qu'elle apportait à
+lui conserver au moins des bribes de ce rêve
+dans lequel il avait vécu jusqu'à vingt ans, elle
+me donna un jour la preuve la plus touchante et
+je dirai presque la plus mystérieuse.</p>
+
+<p>Ce fut par une soirée d'avril désolée comme
+une fin d'automne. Depuis près d'un mois nous
+vivions dans un doux printemps prématuré, et la
+jeune femme avait repris en compagnie de
+M. de Galais les longues promenades qu'elle
+aimait. Mais ce jour-là, se vieillard se trouvant
+fatigué et moi-même libre, elle me demanda de
+l'accompagner malgré le temps menaçant. A plus
+d'une demi-lieue des Sablonnières, en longeant
+l'étang, l'orage, la pluie, la grêle nous surprirent.
+Sous le hangar où nous nous étions abrités
+contre l'averse interminable, le vent nous glaçait,
+debout l'un près de l'autre, pensifs, devant le
+paysage noirci. Je la revois, dans sa douce robe
+sévère, toute pâlie, toute tourmentée.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut rentrer, disait-elle. Nous sommes
+partis depuis si longtemps. Qu'a-t-il pu se
+passer?</p>
+
+<p>Mais, à mon étonnement, lorsqu'il nous fut
+possible enfin de quitter notre abri, la jeune
+femme, au lieu de revenir vers les Sablonnières,
+continua son chemin et me demanda de la suivre.
+Nous arrivâmes, après avoir longtemps marché,
+devant une maison que je ne connaissais pas,
+isolée, au bord d'un chemin défoncé qui devait
+aller vers Préveranges. C'était une petite maison
+bourgeoise, couverte en ardoise, et que rien ne
+distinguait du type usuel dans ce pays, sinon
+son éloignement et son isolement.</p>
+
+<p>A voir Yvonne de Galais, on eût dit que cette
+maison nous appartenait et que nous l'avions
+abandonnée durant un long voyage. Elle ouvrit,
+en se penchant, une petite grille, et se hâta
+d'inspecter avec inquiétude le lieu solitaire. Une
+grande cour herbeuse, où des enfants avaient dû
+venir jouer pendant les longues et lentes soirées
+de la fin de l'hiver, était ravinée par l'orage. Un
+cerceau trempait dans une flaque d'eau. Dans les
+jardinets où les enfants avaient semé des fleurs et
+des pois, la grande pluie n'avait laissé que des traînées
+de gravier blanc. Et enfin nous découvrîmes,
+blottie contre le seuil d'une des portes mouillées,
+toute une couvée de poussins transpercée par
+l'averse. Presque tous étaient morts sous les ailes
+raidies et les plumes fripées de la mère.</p>
+
+<p>A ce spectacle pitoyable, la jeune femme eut
+un cri étouffé. Elle se pencha et, sans souci de
+l'eau ni de la boue, triant les poussins vivants
+d'entre les morts, elle les mit dans un pan de
+son manteau. Puis nous entrâmes dans la maison
+dont elle avait la clef. Quatre portes ouvraient
+sur un étroit couloir où le vent s'engouffra en
+sifflant. Yvonne de Galais ouvrit la première à
+notre droite et me fit pénétrer dans une chambre
+sombre, ou je distinguai, après un moment d'hésitation,
+une grande glace et un petit lit recouvert,
+à la mode campagnarde, d'un édredon de
+soie rouge. Quant à elle, après avoir cherché un
+instant dans le reste de l'appartement, elle revint,
+portant la couvée malade dans une corbeille garnie
+de duvet, qu'elle glissa précieusement sous
+l'édredon. Et, tandis qu'un rayon de soleil languissant,
+le premier et le dernier de la journée,
+faisait plus pâles nos visages et plus obscure la
+tombée de la nuit, nous étions là, debout, glacés
+et tourmentés, dans la maison étrange!</p>
+
+<p>D'instant en instant, elle allait regarder dans
+le nid fiévreux, enlever un nouveau poussin mort
+pour l'empêcher de faire mourir les autres. Et
+chaque fois il nous semblait que quelque chose
+comme un grand vent par les carreaux cassés du
+grenier, comme un chagrin mystérieux d'enfants inconnus,
+se lamentait silencieusement.</p>
+
+<p>&mdash;C'était ici, me dit enfin ma compagne, la maison
+de Frantz quand il était petit. Il avait voulu
+une maison pour lui tout seul, loin de tout le
+monde, dans laquelle il pût aller jouer, s'amuser
+et vivre quand cela lui plairait. Mon père avait
+trouvé cette fantaisie si extraordinaire, si drôle,
+qu'il n'avait pas refusé. Et quand cela lui plaisait,
+un jeudi, un dimanche, n'importe quand,
+Frantz partait habiter dans sa maison comme un
+homme. Les enfants des fermes d'alentour venaient
+jouer avec lui, l'aider à faire son ménage,
+travailler dans le jardin. C'était un jeu merveilleux!
+Et le soir venu, il n'avait pas peur de coucher
+tout seul. Quant à nous, nous l'admirions
+tellement que nous ne pensions pas même
+à être inquiets.</p>
+
+<p>»Maintenant et depuis longtemps, poursuivit-elle
+avec un soupir, la maison est vide. M. de
+Galais, frappé par l'âge et le chagrin, n'a jamais
+rien fait pour retrouver ni rappeler mon frère.
+Et que pourrait-il tenter?</p>
+
+<p>»Moi je passe ici bien souvent. Les petits
+paysans des environs viennent jouer dans la cour
+comme autrefois. Et je me plais à imaginer que
+ce sont les anciens amis de Frantz; que lui-même
+est encore un enfant et qu'il va revenir
+bientôt avec la fiancée qu'il s'était choisie.</p>
+
+<p>»Ces enfants-là me connaissent bien. Je joue avec
+eux. Cette couvée de petits poulets était à nous&hellip;</p>
+
+<p>Tout ce grand chagrin dont elle n'avait jamais
+rien dit, ce grand regret d'avoir perdu son frère si
+fou, si charmant et si admiré, il avait fallu cette
+averse et cette débâcle enfantine pour qu'elle me
+les confiât. Et je l'écoutais sans rien répondre, le
+c&oelig;ur tout gonflé de sanglots&hellip;</p>
+
+<p>Les portes et la grille refermées, les poussins
+remis dans la cabane en planches qu'il y avait
+derrière la maison, elle reprit tristement mon
+bras et je la reconduisis.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Des semaines, des mois passèrent. Époque
+passée! Bonheur perdu! De celle qui avait été la
+fée, la princesse et l'amour mystérieux de toute
+notre adolescence, c'est à moi qu'il était échu de
+prendre le bras et de dire ce qu'il fallait pour
+adoucir son chagrin, tandis que mon compagnon
+avait fui. De cette époque, de ces conversations, le
+soir, après la classe que je faisais sur la côte de
+Saint-Benoist des Champs, de ces promenades où
+la seule chose dont il eût fallu parler était la
+seule sur laquelle nous étions décidés à nous
+taire, que pourrais-je dire à présent? Je n'ai pas
+gardé d'autre souvenir que celui, à demi effacé
+déjà, d'un beau visage amaigri, de deux yeux
+dont les paupières s'abaissent lentement tandis
+qu'ils me regardent, comme pour déjà ne plus
+voir qu'un monde intérieur.</p>
+
+<p>Et je suis demeuré son compagnon fidèle&mdash;compagnon
+d'une attente dont nous ne parlions
+pas&mdash;durant tout un printemps et tout un été
+comme il n'y en aura jamais plus. Plusieurs fois,
+nous retournâmes, l'après-midi, à la maison de
+Frantz. Elle ouvrait les portes pour donner de
+l'air, pour que rien ne fût moisi quand le jeune
+ménage reviendrait. Elle s'occupait de la volaille
+à demi sauvage qui gîtait dans la basse-cour. Et
+le jeudi où le dimanche, nous encouragions les
+jeux des petits campagnards d'alentour, dont les
+cris et les rires, dans le site solitaire, faisaient
+paraître plus déserte et plus vide encore la petite
+maison abandonnée.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch11">CHAPITRE XI<br />
+<span class="small">CONVERSATION SOUS LA PLUIE</span></h3>
+
+
+<p>Le mois d'août, époque des vacances, m'éloigna
+des Sablonnières et de la jeune femme. Je dus
+aller passer à Sainte-Agathe mes deux mois de
+congé. Je revis la grande cour sèche, le préau, la
+classe vide&hellip; Tout parlait du grand Meaulnes.
+Tout était rempli des souvenirs de notre adolescence
+déjà finie. Pendant ces longues journées
+jaunies, je m'enfermais comme jadis, avant la
+venue de Meaulnes, dans le cabinet des archives,
+dans les classes désertes. Je lisais, j'écrivais, je
+me souvenais&hellip; Mon père était à la pêche au
+loin. Millie dans le salon cousait ou jouait du piano
+comme jadis&hellip; Et dans le silence absolu de la
+classe, où les couronnes de papier vert déchirées,
+les enveloppes des livres de prix, les tableaux
+épongés, tout disait que l'année était finie,
+les récompenses distribuées, tout attendait l'automne,
+la rentrée d'octobre et le nouvel effort&mdash;je
+pensais de même que notre jeunesse était finie et
+le bonheur manqué; moi aussi j'attendais la rentrée
+aux Sablonnières et le retour d'Augustin qui
+peut-être ne reviendrait jamais&hellip;</p>
+
+<p>Il y avait cependant une nouvelle heureuse que
+j'annonçai à Millie, lorsqu'elle se décida à m'interroger
+sur la nouvelle mariée. Je redoutais
+ses questions, sa façon à la fois très innocente et
+très maligne de vous plonger soudain dans l'embarras,
+en mettant le doigt sur votre pensée la
+plus secrète. Je coupai court à tout en annonçant
+que la jeune femme de mon ami Meaulnes serait
+mère au mois d'octobre.</p>
+
+<p>A part moi, je me rappelai le jour où Yvonne
+de Galais m'avait fait comprendre cette grande
+nouvelle. Il y avait eut un silence; de ma part, un
+léger embarras de jeune homme. Et j'avais dit
+tout de suite, inconsidérément, pour le dissiper&mdash;songeant
+trop tard à tout le drame que je
+remuais ainsi:</p>
+
+<p>&mdash;Vous devez être bien heureuse?</p>
+
+<p>Mais elle, sans arrière-pensée, sans regret, ni
+remords, ni rancune, elle avait répondu avec un
+beau sourire de bonheur:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, bien heureuse.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Durant cette dernière semaine des vacances, qui
+est en général la plus belle et la plus romantique,
+semaine de grandes pluies, semaine où l'on
+commence à allumer les feux, et que je passais
+d'ordinaire à chasser dans les sapins noirs et
+mouillés du Vieux-Nançay, je fis mes préparatifs
+pour rentrer directement à Saint-Benoist des
+Champs. Firmin, ma tante Julie et mes cousines
+du Vieux-Nançay m'eussent posé trop de questions
+auxquelles je ne voulais pas répondre. Je
+renonçai pour cette fois à mener durant huit
+jours la vie enivrante de chasseur campagnard et
+je regagnai ma maison d'école quatre jours avant
+la rentrée des classes.</p>
+
+<p>J'arrivai avant la nuit dans la cour déjà tapissée
+de feuilles jaunies. Le voiturier parti, je déballai
+tristement dans la salle à manger, sonore et «renfermée»
+le paquet de provisions que m'avait fait
+maman&hellip; Après un léger repas du bout des dents,
+impatient, anxieux, je mis ma pèlerine et partis
+pour une fiévreuse promenade qui me mena tout
+droit aux abords des Sablonnières.</p>
+
+<p>Je ne voulus pas m'y introduire en intrus dès
+le premier soir de mon arrivée. Cependant, plus
+hardi qu'en février, après avoir tourné tout
+autour du Domaine où brillait seule la fenêtre
+de la jeune femme, je franchis, derrière la maison,
+la clôture du jardin et m'assis sur un banc,
+contre la haie, dans l'ombre commençante,
+heureux simplement d'être là, tout près de ce qui
+me passionnait et m'inquiétait le plus au monde.</p>
+
+<p>La nuit venait. Une pluie fine commençait à
+tomber. La tête basse, je regardais, sans y
+songer, mes souliers se mouiller peu à peu et
+luire d'eau. L'ombre m'entourait lentement et
+la fraîcheur me gagnait sans troubler ma rêverie.
+Tendrement, tristement, je rêvais aux chemins
+boueux de Sainte-Agathe, par ce même
+soir de septembre; j'imaginais la place
+pleine de brume, le garçon boucher qui siffle en
+allant à la pompe, le café illuminé, la joyeuse
+voiturée avec sa carapace de parapluies ouverts
+qui arrivait avant la fin des vacances, chez
+l'oncle Florentin&hellip; Et je me disais tristement:
+Qu'importe tout ce bonheur, puisque Meaulnes,
+mon compagnon, ne peut pas y être, ni sa jeune
+femme&hellip;</p>
+
+<p>C'est alors que, levant la tête, je la vis à deux
+pas de moi. Ses souliers, dans le sable, faisaient
+un bruit léger que j'avais confondu avec celui des
+gouttes d'eau de la haie. Elle avait sur la tête et
+les épaules un grand fichu de laine noire, et la
+pluie fine poudrait sur son front ses cheveux.
+Sans doute, de sa chambre, m'avait-elle aperçu
+par la fenêtre qui donnait sur le jardin. Et elle
+venait vers moi. Ainsi ma mère, autrefois, s'inquiétait
+et me cherchait pour me dire: «Il faut
+rentrer», mais ayant pris goût à cette promenade
+sous la pluie et dans la nuit, elle disait seulement
+avec douceur: «Tu vas prendre froid!» et restait
+en ma compagnie à causer longuement&hellip;</p>
+
+<p>Yvonne de Galais me tendit une main brûlante,
+et, renonçant à me faire entrer aux Sablonnières,
+elle s'assit sur le banc moussu et vert-de-grisé, du
+côté le moins mouillé, tandis que debout, appuyé
+du genou à ce même banc, je me penchais vers
+elle pour l'entendre.</p>
+
+<p>Elle me gronda d'abord amicalement pour avoir
+ainsi écourté mes vacances:</p>
+
+<p>&mdash;Il fallait bien, répondis-je, que je vinsse au
+plus tôt pour vous tenir compagnie.</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai, dit-elle presque tout bas avec
+un soupir, je suis seule encore. Augustin n'est
+pas revenu&hellip;</p>
+
+<p>Prenant ce soupir pour un regret, un reproche
+étouffé, je commençais à dire lentement:</p>
+
+<p>&mdash;Tant de folies dans une si noble tête! Peut-être
+le goût des aventures plus fort que tout&hellip;</p>
+
+<p>Mais la jeune femme m'interrompit. Et ce fut
+en ce lieu, ce soir-là, que pour la première et la
+dernière fois, elle me parla de Meaulnes.</p>
+
+<p>&mdash;Ne parlez pas ainsi, dit-elle doucement,
+François Seurel, mon ami. Il n'y a que nous&mdash;il
+n'y a que moi de coupable. Songez à ce que nous
+avons fait&hellip;</p>
+
+<p>»Nous lui avons dit: «Voici le bonheur, voici
+ce que tu as cherché pendant toute ta jeunesse,
+voici la jeune fille qui était à la fin de tous tes
+rêves!</p>
+
+<p>»Comment celui que nous poussions ainsi par
+les épaules n'aurait-il pas été saisi d'hésitation,
+puis de crainte, puis d'épouvante, et n'aurait-il
+pas cédé à la tentation de s'enfuir!</p>
+
+<p>&mdash;Yvonne, dis-je tout bas, vous saviez bien
+que vous étiez ce bonheur-là, cette jeune fille-là.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! soupira-t-elle. Comment ai-je pu un
+instant avoir cette pensée orgueilleuse. C'est cette
+pensée-là qui est cause de tout.</p>
+
+<p>»Je vous disais: «Peut-être que je ne puis
+rien faire pour lui». Et au fond de moi, je pensais:
+Puisqu'il m'a tant cherchée et puisque je
+l'aime il faudra bien que je fasse son bonheur.»
+Mais quand je l'ai vu près de moi, avec toute sa
+fièvre, son inquiétude, son remords mystérieux,
+j'ai compris que je n'étais qu'une pauvre femme
+comme les autres&hellip;</p>
+
+<p>»&mdash;Je ne suis pas digne de vous, répétait-il,
+quand ce fut le petit jour et la fin de la nuit de
+nos noces.</p>
+
+<p>»Et j'essayais de le consoler, de le rassurer.
+Rien ne calmait son angoisse. Alors j'ai dit:</p>
+
+<p>»&mdash;S'il faut que vous partiez, si je suis venue
+vers vous au moment où rien ne pouvait vous
+rendre heureux, s'il faut que vous m'abandonniez
+un temps pour ensuite revenir apaisé près de
+moi, c'est moi qui vous demande de partir&hellip;</p>
+
+<p>Dans l'ombre je vis qu'elle avait levé les yeux
+sur moi. C'était comme une confession qu'elle
+m'avait faite, et elle attendait, anxieusement, que
+je l'approuve ou la condamne. Mais que pouvais-je
+dire? Certes, au fond de moi, je revoyais le grand
+Meaulnes de jadis, gauche et sauvage, qui se
+faisait toujours punir plutôt que de s'excuser ou
+de demander une permission qu'on lui eût
+certainement accordée. Sans doute aurait-il fallu
+qu'Yvonne de Galais lui fît violence, et lui prenant
+la tête entre ses mains, lui dît: «Qu'importe ce
+que vous avez fait; je vous aime; tous les hommes
+ne sont-ils pas des pécheurs?» Sans doute avait-elle
+eu grand tort, par générosité, par esprit de
+sacrifice, de le rejeter ainsi sur la route des
+aventures&hellip; Mais comment aurais-je pu désapprouver
+tant de bonté, tant d'amour!&hellip;</p>
+
+<p>Il y eut un long moment de silence, pendant
+lequel, troublés jusques au fond du c&oelig;ur, nous
+entendions la pluie froide dégoutter dans les haies
+et sous les branches des arbres.</p>
+
+<p>&mdash;Il est donc parti au matin, poursuivit-elle.
+Plus rien ne nous séparait désormais. Et il m'a
+embrassée, simplement, comme un mari qui laisse
+sa jeune femme, avant un long voyage&hellip;</p>
+
+<p>Elle se levait. Je pris dans la mienne sa main
+fiévreuse, puis son bras, et nous remontâmes l'allée
+dans l'obscurité profonde.</p>
+
+<p>&mdash;Pourtant il ne vous a jamais écrit? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais, répondit-elle.</p>
+
+<p>Et alors, la pensée nous venant à tous deux de
+la vie aventureuse qu'il menait à cette heure
+sur les routes de France ou d'Allemagne, nous
+commençâmes à parler de lui comme nous ne
+l'avions jamais fait. Détails oubliés, impressions
+anciennes nous revenaient en mémoire, tandis
+que lentement nous regagnions la maison, faisant
+à chaque pas de longues stations pour mieux
+échanger nos souvenirs&hellip; Longtemps&mdash;jusqu'aux
+barrières du jardin&mdash;dans l'ombre, j'entendis
+la précieuse voix basse de la jeune femme; et moi,
+repris par mon vieil enthousiasme, je lui parlais
+sans me lasser, avec une amitié profonde, de celui
+qui nous avait abandonnés&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch12">CHAPITRE XII<br />
+<span class="small">LE FARDEAU</span></h3>
+
+
+<p>La classe devait commencer le lundi. Le
+samedi soir, vers cinq heures, une femme du
+Domaine entra dans la cour de l'école où j'étais
+occupé à scier du bois pour l'hiver. Elle venait
+m'annoncer qu'une petite fille était née aux
+Sablonnières. L'accouchement avait été difficile.
+A neuf heures du soir il avait fallu demander la
+sage-femme de Préveranges. A minuit, on avait
+attelé de nouveau pour aller chercher le médecin
+de Vierzon. Il avait dû appliquer les fers. La
+petite fille avait la tête blessée et criait beaucoup
+mais elle paraissait bien en vie. Yvonne de Galais
+était maintenant très affaissée, mais elle avait
+souffert et résisté avec une vaillance extraordinaire.</p>
+
+<p>Je laissai là mon travail, courus revêtir un
+autre paletot, et content, en somme, de ces nouvelles,
+je suivis la bonne femme jusqu'aux
+Sablonnières. Avec précaution, de crainte que
+l'une des deux blessées ne fût endormie, je
+montai par l'étroit escalier de bois qui menait
+au premier étage. Et là, M. de Galais, le visage
+fatigué mais heureux me fit entrer dans la
+chambre où l'on avait provisoirement installé le
+berceau entouré de rideaux.</p>
+
+<p>Je n'étais jamais entré dans une maison où fût
+né le jour même un petit enfant. Que cela me
+paraissait bizarre et mystérieux et bon! Il faisait
+un soir si beau&mdash;un véritable soir d'été&mdash;que
+M. de Galais n'avait pas craint d'ouvrir la fenêtre
+qui donnait sur la cour. Accoudé près de moi
+sur l'appui de la croisée, il me racontait, avec
+épuisement et bonheur, le drame de la nuit; et
+moi qui l'écoutais, je sentais obscurément que
+quelqu'un d'étranger était maintenant avec nous
+dans la chambre&hellip;</p>
+
+<p>Sous les rideaux, cela se mit à crier, un petit
+cri aigre et prolongé&hellip; Alors M. de Galais me dit
+à demi-voix:</p>
+
+<p>&mdash;C'est cette blessure à la tête qui la fait crier.</p>
+
+<p>Machinalement&mdash;on sentait qu'il faisait cela
+depuis le matin et que déjà il en avait pris l'habitude&mdash;il
+se mit à bercer le petit paquet de
+rideaux.</p>
+
+<p>&mdash;Elle a ri déjà, dit-il, et elle prend le doigt.
+Mais vous ne l'avez pas vue?</p>
+
+<p>Il ouvrit les rideaux et je vis une rouge petite
+figure bouffie, un petit crâne allongé et déformé
+par les fers:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est rien, dit M. de Galais, le médecin
+a dit que tout cela s'arrangerait de soi-même&hellip;
+Donnez-lui votre doigt, elle va le serrer.</p>
+
+<p>Je découvrais là comme un monde ignoré. Je
+me sentais le c&oelig;ur gonflé d'une joie étrange que
+je ne connaissais pas auparavant&hellip;</p>
+
+<p>M. de Galais entr'ouvrit avec précaution la porte
+de la chambre de la jeune femme. Elle ne dormait
+pas.</p>
+
+<p>&mdash;Vous pouvez entrer, dit-il.</p>
+
+<p>Elle était étendue, le visage enfiévré, au milieu
+de ses cheveux blonds épars. Elle me tendit la
+main en souriant d'un air las. Je lui fis compliment
+de sa fille. D'une voix un peu rauque, et
+avec une rudesse inaccoutumée&mdash;la rudesse de
+quelqu'un qui revient du combat:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais on me l'a abîmée, dit-elle en
+souriant.</p>
+
+<p>Il fallut bientôt partir pour ne pas la fatiguer.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Le lendemain dimanche, dans l'après-midi, je
+me rendis avec une hâte presque joyeuse aux
+Sablonnières. A la porte, un écriteau fixé avec
+des épingles arrêta le geste que je faisais déjà:</p>
+
+
+<p class="c"><i>Prière de ne pas sonner.</i></p>
+
+
+<p>Je ne devinai pas de quoi il s'agissait. Je frappai
+assez fort. J'entendis dans l'intérieur des pas
+étouffés qui accouraient. Quelqu'un que je ne
+connaissais pas&mdash;et qui était le médecin de
+Vierzon&mdash;m'ouvrit:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! qu'y a-t-il? fis-je vivement.</p>
+
+<p>&mdash;Chut! chut!&mdash;me répondit-il tout bas,
+l'air fâché. La petite fille a failli mourir cette
+nuit. Et la mère est très mal.</p>
+
+<p>Complètement déconcerté, je le suivis sur la
+pointe des pieds jusqu'au premier étage. La
+petite fille endormie dans son berceau était
+toute pâle, toute blanche, comme un petit
+enfant mort. Le médecin pensait la sauver. Quant
+à la mère, il m'affirmait rien&hellip; Il me donna de
+longues explications comme au seul ami de la
+famille. Il parla de congestion pulmonaire, d'embolie.
+Il hésitait, il n'était pas sûr&hellip; M. de Galais
+entra, affreusement vieilli en deux jours, hagard
+et tremblant.</p>
+
+<p>Il m'emmena dans la chambre sans trop savoir
+ce qu'il faisait:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut, me dit-il, tout bas, qu'elle ne soit
+pas effrayée; il faut, a ordonné le médecin, lui
+persuader que cela va bien.</p>
+
+<p>Tout le sang à la figure, Yvonne de Galais était
+étendue, la tête renversée comme la veille. Les
+joues et le front rouge sombre, les yeux par
+instants révulsés, comme quelqu'un qui étouffe,
+elle se défendait contre la mort avec un courage
+et une douceur indicibles.</p>
+
+<p>Elle ne pouvait parler, mais elle me tendit sa
+main en feu, avec tant d'amitié que je faillis
+éclater en sanglots.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, eh bien, dit M. de Galais très fort,
+avec un enjouement affreux, qui semblait de
+folie, vous voyez que pour une malade elle n'a
+pas trop mauvaise mine!</p>
+
+<p>Et je ne savais que répondre, mais je gardais
+dans la mienne la main horriblement chaude de
+la jeune femme mourante&hellip;</p>
+
+<p>Elle voulut faire un effort pour me dire quelque
+chose, me demander je ne sais quoi; elle tourna
+les yeux vers moi, puis vers la fenêtre, comme
+pour me faire signe d'aller dehors chercher
+quelqu'un&hellip; Mais alors une affreuse crise d'étouffement
+la saisit: ses beaux yeux bleus qui, un
+instant, m'avaient appelé si tragiquement, se
+révulsèrent; ses joues et son front noircirent, et
+elle se débattit doucement, cherchant à contenir
+jusqu'à la fin son épouvante et son désespoir. On
+se précipita&mdash;le médecin et les femmes&mdash;avec
+un ballon d'oxygène, des serviettes, des
+flacons; tandis que le vieillard penché sur elle
+criait&mdash;criait comme si déjà elle eût été loin de
+lui, de sa voix rude et tremblante:</p>
+
+<p>&mdash;N'aie pas peur, Yvonne. Ce ne sera rien. Tu
+n'as pas besoin d'avoir peur!</p>
+
+<p>Puis la crise s'apaisa. Elle put souffler un peu,
+mais elle continua à suffoquer à demi, les yeux
+blancs, la tête renversée, luttant toujours, mais
+incapable, fût-ce un instant, pour me regarder et
+me parler, de sortir du gouffre où elle était déjà
+plongée.</p>
+
+<p>&hellip; Et comme je n'étais utile à rien, je dus me
+décider à partir. Sans doute, j'aurais pu rester un
+instant encore; et à cette pensée je me sens étreint
+par un affreux regret. Mais quoi? J'espérais
+encore. Je me persuadais que tout n'était pas si
+proche.</p>
+
+<p>En arrivant à la lisière des sapins, derrière la
+maison, songeant au regard de la jeune femme
+tourné vers la fenêtre, j'examinai avec l'attention
+d'une sentinelle ou d'un chasseur d'hommes la
+profondeur de ce bois par où Augustin était venu
+jadis et par où il avait fui l'hiver précédent.
+Hélas! Rien de bougea. Pas une ombre suspecte;
+pas une branche qui remue. Mais, à la longue,
+là-bas, vers l'allée qui venait de Préveranges,
+j'entendis le son très fin d'une clochette; bientôt
+parut au détour du sentier un enfant avec une
+calotte rouge et une blouse d'écolier que suivait
+un prêtre&hellip; Et je partis, dévorant mes larmes.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Le lendemain était le jour de la rentrée des
+classes. A sept heures, il y avait déjà deux ou
+trois gamins dans la cour. J'hésitai longuement à
+descendre, à me montrer. Et lorsque je parus
+enfin, tournant la clef de la classe moisie, qui
+était fermée depuis deux mois, ce que je redoutais
+le plus au monde arriva: je vis le plus grand des
+écoliers se détacher du groupe qui jouait sous le
+préau et s'approcher de moi. Il venait me dire que
+«le jeune dame des Sablonnières était morte hier
+à la tombée de la nuit».</p>
+
+<p>Tout se mêle pour moi, tout se confond dans
+cette douleur. Il me semble maintenant que
+jamais plus je n'aurai le courage de recommencer
+la classe. Rien que traverser la cour aride de
+l'école, c'est une fatigue qui va me briser les
+genoux. Tout est pénible, tout est amer puisqu'elle
+est morte. Le monde est vide, les vacances sont
+finies. Finies, les longues courses perdues en
+voiture; finie, la fête mystérieuse&hellip; Tout redevient
+la peine que c'était.</p>
+
+<p>J'ai dit aux enfants qu'il n'y aurait pas de
+classe ce matin. Ils s'en vont, par petits groupes,
+porter cette nouvelle aux autres à travers la campagne.
+Quant à moi, je prends mon chapeau noir,
+une jaquette bordée que j'ai, et je m'en vais
+misérablement vers les Sablonnières&hellip;</p>
+
+<p>&hellip; Me voici devant la maison que nous avions
+tant cherchée il y a trois ans! C'est dans cette maison
+qu'Yvonne de Galais, la femme d'Augustin
+Meaulnes, est morte hier soir. Un étranger la
+prendrait pour une chapelle, tant il s'est fait de
+silence depuis hier dans ce lieu désolé.</p>
+
+<p>Voilà donc ce que nous réservait ce beau matin
+de rentrée, ce perfide soleil d'automne qui glisse
+sous les branches. Comment lutterais-je contre
+cette affreuse révolte, cette suffocante montée de
+larmes! Nous avions retrouvé la belle jeune fille.
+Nous l'avions conquise. Elle était la femme de
+mon compagnon et moi je l'aimais de cette amitié
+profonde et secrète qui ne se dit jamais. Je la
+regardais et j'étais content, comme un petit enfant.
+J'aurais un jour peut-être épousé une autre jeune
+fille, et c'est à elle la première que j'aurais confié
+la grande nouvelle secrète&hellip;</p>
+
+<p>Près de la sonnette, au coin de la porte, on a
+laissé l'écriteau d'hier. On a déjà apporté le
+cercueil dans le vestibule, en bas. Dans la chambre
+du premier, c'est la nourrice de l'enfant qui
+m'accueille, qui me raconte la fin et qui entr'ouvre
+doucement la porte&hellip; La voici. Plus de fièvre ni
+de combats. Plus de rougeur, ni d'attente&hellip; Rien
+que le silence, et, entouré d'ouate, un dur visage
+insensible et blanc, un front mort d'où sortent
+les cheveux drus et durs.</p>
+
+<p>M. de Galais, accroupi dans un coin, nous
+tournant le dos, est en chaussettes, sans souliers,
+et il fouille avec une terrible obstination dans des
+tiroirs en désordre, arrachés d'une armoire. Il en
+sort de temps à autre, avec une crise de sanglots
+qui lui secoue les épaules comme une crise de
+rire, une photographie ancienne, déjà jaunie, de
+sa fille.</p>
+
+<p>L'enterrement est pour midi. Le médecin craint
+la décomposition rapide, qui suit parfois les embolies.
+C'est pourquoi le visage, comme tout le
+corps d'ailleurs, est entouré d'ouate imbibée de
+phénol.</p>
+
+<p>L'habillage terminé&mdash;on lui a mis son admirable
+robe de velours bleu sombre, semée par
+endroits de petites étoiles d'argent, mais il a fallu
+aplatir et friper les belles manches à gigot maintenant
+démodées&mdash;au moment de faire monter
+le cercueil, on s'est aperçu qu'il ne pourrait pas
+tourner dans le couloir trop étroit. Il faudrait
+avec une corde le hisser dehors par la fenêtre
+et de la même façon le faire descendre ensuite&hellip;
+Mais M. de Galais, toujours penché sur de
+vieilles choses parmi lesquelles il cherche on ne
+sait quels souvenirs perdus, intervient alors avec
+une véhémence terrible.</p>
+
+<p>&mdash;Plutôt, dit-il d'une voix coupée par les
+larmes et la colère, plutôt que de laisser faire une
+chose aussi affreuse, c'est moi qui la prendrai et
+la descendrai dans mes bras&hellip;</p>
+
+<p>Et il ferait ainsi, au risque de tomber en
+faiblesse, à mi-chemin, et de s'écrouler avec elle!</p>
+
+<p>Mais alors je m'avance, je prends le seul parti
+possible: avec l'aide du médecin et d'une femme,
+passant un bras sous le dos de la morte étendue,
+l'autre sous ses jambes, je la charge
+contre ma poitrine. Assise sur mon bras gauche,
+les épaules appuyées contre mon bras droit, sa
+tête retombante retournée sous mon menton, elle
+pèse terriblement sur mon c&oelig;ur. Je descends
+lentement, marche par marche, le long escalier
+raide, tandis qu'en bas on apprête tout.</p>
+
+<p>J'ai bientôt les deux bras cassés par la fatigue.
+A chaque marche, avec ce poids sur la poitrine, je
+suis un peu essoufflé. Agrippé au corps inerte
+et pesant, je baisse la tête sur la tête de celle
+que j'emporte, je respire fortement et ses cheveux
+blonds aspirés m'entrent dans la bouche&mdash;des
+cheveux morts qui ont un goût de terre. Ce goût
+de terre et de mort, ce poids sur le c&oelig;ur, c'est
+tout ce qui reste pour moi de la grande aventure,
+et de vous, Yvonne de Galais, jeune femme tant
+cherchée&mdash;tant aimée&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch13">CHAPITRE XIII<br />
+<span class="small">LE CAHIER DE DEVOIRS MENSUELS</span></h3>
+
+
+<p>Dans la maison pleine de tristes souvenirs, où
+des femmes, tout le jour, berçaient et consolaient
+un tout petit enfant malade, le vieux M. de Galais
+ne tarda pas à s'aliter. Aux premiers grands froids
+de l'hiver il s'éteignit paisiblement et je ne pus
+me tenir de verser des larmes au chevet de ce
+vieil homme charmant, dont la pensée indulgente
+et la fantaisie alliée à celle de son fils
+avaient été la cause de toute notre aventure. Il
+mourut, fort heureusement, dans une incompréhension
+complète de tout ce qui s'était passé et,
+d'ailleurs, dans un silence presque absolu. Comme
+il n'avait plus depuis longtemps ni parents ni
+amis dans cette région de la France, il m'institua
+par testament son légataire universel jusqu'au
+retour de Meaulnes, a qui je devais rendre compte
+de tout, s'il revenait jamais&hellip; Et c'est aux Sablonnières
+désormais que j'habitai. Je n'allais plus à
+Saint-Benoist que pour y faire la classe, partant
+le matin de bonne heure, déjeunant à midi d'un
+repas préparé au Domaine, que je faisais chauffer
+sur le poêle, et rentrant le soir aussitôt après
+l'étude. Ainsi je pus garder près de moi l'enfant
+que les servantes de la ferme soignaient.
+Surtout j'augmentais mes chances de rencontrer
+Augustin, s'il rentrait un jour aux Sablonnières.</p>
+
+<p>Je ne désespérais pas, d'ailleurs, de découvrir à
+la longue dans les meubles, dans les tiroirs de la
+maison, quelque papier, quelque indice qui me
+permît de connaître l'emploi de son temps, durant
+le long silence des années précédentes&mdash;et peut-être
+ainsi de saisir les raisons de sa fuite ou tout
+au moins de retrouver sa trace&hellip; J'avais déjà vainement
+inspecté je ne sais combien de placards
+et d'armoires, ouvert, dans les cabinets de débarras,
+une quantité d'anciens cartons de toutes
+formes, qui se trouvaient tantôt remplis de liasses
+de vieilles lettres et de photographies jaunies de
+la famille de Galais, tantôt bondés de fleurs artificielles,
+de plumes, d'aigrettes et d'oiseaux démodés.
+Il s'échappait de ces boîtes je ne sais
+quelle odeur fanée, quel parfum éteint, qui, soudain,
+réveillaient en moi pour tout un jour les
+souvenirs, les regrets, et arrêtaient mes recherches&hellip;</p>
+
+<p>Un jour de congé, enfin, j'avisai au grenier une
+vieille petite malle longue et basse, couverte de
+poils de porc à demi rongés, et que je reconnus
+pour être la malle d'écolier d'Augustin. Je me
+reprochai de n'avoir point commencé par là mes
+recherches. J'en fis sauter facilement la serrure
+rouillée. La malle était pleine jusqu'au bord des
+cahiers et des livres de Sainte-Agathe. Arithmétiques,
+littératures, cahiers de problèmes, que
+sais-je?&hellip; Avec attendrissement plutôt que par curiosité,
+je me mis à fouiller dans tout cela, relisant
+les dictées que je savais encore par c&oelig;ur,
+tant de fois nous les avions recopiées! «L'Aqueduc»
+de Rousseau, «Une aventure en Calabre»
+de P.-L. Courier, «Lettre de George Sand à son
+fils»&hellip;</p>
+
+<p>Il y avait aussi un «Cahier de Devoirs Mensuels».
+J'en fus surpris, car ces cahiers restaient
+au Cours et les élèves ne les emportaient jamais
+au dehors. C'était un cahier vert tout jauni sur
+les bords. Le nom de l'élève, Augustin Meaulnes,
+était écrit sur la couverture en ronde magnifique.
+Je l'ouvris. A la date des devoirs, avril 189&hellip;
+je reconnus que Meaulnes l'avait commencé peu
+de jours avant de quitter Sainte-Agathe. Les premières
+pages étaient tenues avec le soin religieux
+qui était de règle lorsqu'on travaillait sur ce
+cahier de compositions. Mais il n'y avait pas plus
+de trois pages écrites, le reste était blanc et voilà
+pourquoi Meaulnes l'avait emporté.</p>
+
+<p>Tout en réfléchissant, agenouillé par terre, à
+ces coutumes, à ces règles puériles qui avaient
+tenu tant de place dans notre adolescence, je faisais
+tourner sous mon pouce le bord des pages
+du cahier inachevé. Et c'est ainsi que je découvris
+de l'écriture sur d'autres feuillets. Après quatre
+pages laissées en blanc on avait recommencé à
+écrire.</p>
+
+<p>C'était encore l'écriture de Meaulnes, mais
+rapide, mal formée, à peine lisible; de petits
+paragraphes de largeurs inégales, séparés par
+des lignes blanches. Parfois ce n'était qu'une
+phrase inachevée. Quelquefois une date. Dès la
+première ligne, je jugeai qu'il pouvait y avoir là
+des renseignements sur la vie passée de Meaulnes
+à Paris, des indices sur la piste que je cherchais,
+et je descendis dans la salle à manger
+pour parcourir à loisir, à la lumière du jour,
+l'étrange document. Il faisait un jour d'hiver clair
+et agité. Tantôt le soleil vif dessinait les croix des
+carreaux sur les rideaux blancs de la fenêtre,
+tantôt un vent brusque jetait aux vitres une averse
+glacée. Et c'est devant cette fenêtre, auprès du
+feu, que je lus ces lignes qui m'expliquèrent tant
+de choses et dont voici la copie très exacte&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch14">CHAPITRE XIV<br />
+<span class="small">LE SECRET</span></h3>
+
+
+<p>Je suis passé une fois encore sous la fenêtre.
+La vitre est toujours poussiéreuse et blanchie par
+le double rideau qui est derrière. Yvonne de Galais
+l'ouvrirait-elle que je n'aurais rien à lui dire
+puisqu'elle est mariée&hellip; Que faire, maintenant?
+Comment vivre?&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Samedi 13 février.&mdash;J'ai rencontré, sur le quai,
+cette jeune fille qui m'avait renseigné au mois de
+juin, qui attendait comme moi devant la maison
+fermée&hellip; Je lui ai parlé. Tandis qu'elle marchait,
+je regardais de côté les légers défauts de son visage:
+une petite ride au coin des lèvres, un peu d'affaissement
+aux joues, et de la poudre accumulée aux
+ailes du nez. Elle c'est retournée tout d'un coup
+et me regardant bien en face, peut-être parce
+qu'elle est plus belle de face que de profil, elle
+m'a dit d'une voix brève:</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'amusez beaucoup. Vous me rappelez
+un jeune homme qui me faisait la cour, autrefois,
+à Bourges. Il était même mon fiancé&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Cependant à la nuit pleine, sur le trottoir
+désert et mouillé qui reflète la lueur d'un bec de
+gaz, elle s'est approchée de moi tout d'un coup,
+pour me demander de l'emmener ce soir au
+théâtre avec sa s&oelig;ur. Je remarque pour la première
+fois qu'elle est habillée de deuil, avec un
+chapeau de dame trop vieux pour sa jeune figure,
+un haut parapluie fin, pareil à une canne. Et comme
+je suis tout près d'elle, quand je fais un geste
+mes ongles griffent le crêpe de son corsage&hellip; Je
+fais des difficultés pour accorder ce qu'elle
+demande. Fâchée, elle veut partir tout de suite.
+Et c'est moi, maintenant qui la retiens et la prie.
+Alors un ouvrier qui passe dans l'obscurité plaisante
+à mi-voix:</p>
+
+<p>&mdash;«N'y va pas, ma petite, il te ferait mal!</p>
+
+<p>Et nous sommes restés, tous les deux, interdits.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Au théâtre.&mdash;Les deux jeunes filles, mon amie
+qui s'appelle Valentine Blondeau et sa s&oelig;ur, sont
+arrivées avec de pauvres écharpes.</p>
+
+<p>Valentine est placée devant moi. A chaque instant
+elle se retourne, inquiète, comme se demandant
+ce que je lui veux. Et moi, je me sens
+près d'elle, presque heureux; je lui réponds
+chaque fois par un sourire.</p>
+
+<p>Tout autour de nous, il y avait des femmes
+trop décolletées. Et nous plaisantions. Elle souriait
+d'abord, puis elle dit: «Il ne faut pas que
+je rie. Moi aussi je suis trop décolletée». Et elle
+s'est enveloppée dans son écharpe. En effet sous
+le carré de dentelle noire, on voyait que, dans sa
+hâte à changer de toilette, elle avait refoulé le
+haut de sa simple chemise montante.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Il y a en elle je ne sais quoi de pauvre et de
+puéril; il y a dans son regard je ne sais quel air
+souffrant et hasardeux qui m'attire. Près d'elle,
+le seul être au monde qui ait pu me renseigner
+sur les gens du Domaine, je ne cesse de penser à
+mon étrange aventure de jadis&hellip; J'ai voulu l'interroger
+de nouveau sur le petit hôtel du boulevard.
+Mais à son tour, elle m'a posé des questions
+si gênantes que je n'ai su rien répondre. Je sens
+que désormais nous serons, tous les deux, muets
+sur ce sujet. Et pourtant je sais aussi que je la
+reverrai. A quoi bon? Et pourquoi?&hellip; Suis-je
+condamné maintenant à suivre à la trace tout être
+qui portera en soi le plus vague, le plus lointain
+relent de mon aventure manquée?&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>A minuit, seul, dans la rue déserte, je me demande
+ce que me veut cette nouvelle et bizarre
+histoire? Je marche le long des maisons pareilles
+à des boîtes en carton alignées, dans lesquelles
+tout un peuple dort. Et je me souviens tout à
+coup d'une décision que j'avais prise l'autre mois:
+j'avais résolu d'aller là-bas en pleine nuit, vers
+une heure du matin, de contourner l'hôtel,
+d'ouvrir la porte du jardin, d'entrer comme
+un voleur et de chercher un indice quelconque
+qui me permît de retrouver le Domaine perdu,
+pour la revoir, seulement la revoir&hellip; Mais je suis
+fatigué. J'ai faim. Moi aussi je me suis hâté de
+changer de costume, avant le théâtre, et je n'ai
+pas dîné&hellip; Agité, inquiet pourtant, je reste longtemps
+assis sur le bord de mon lit, avant de me
+coucher, en proie à un vague remords. Pourquoi?</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Je note encore ceci: elles n'ont pas voulu ni
+que je les reconduise, ni me dire où elles demeuraient.
+Mais je les ai suivies aussi longtemps
+que j'ai pu. Je sais qu'elles habitent une
+petite rue qui tourne aux environs de Notre-Dame.
+Mais à quel numéro?&hellip; J'ai deviné qu'elles
+étaient couturières ou modistes.</p>
+
+<p>En se cachant de sa s&oelig;ur, Valentine m'a donné
+rendez-vous pour jeudi, à quatre heures, devant
+le même théâtre où nous sommes allés.</p>
+
+<p>&mdash;Si je n'étais pas là jeudi, a-t-elle dit,
+revenez vendredi à la même heure, puis samedi,
+et ainsi de suite, tous les jours.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Jeudi 18 février.&mdash;Je suis parti pour l'attendre
+dans le grand vent qui charrie de la pluie. On se
+disait à chaque instant: il va finir par pleuvoir&hellip;</p>
+
+<p>Je marche dans la demi-obscurité des rues, un
+poids sur le c&oelig;ur. Il tombe une goutte d'eau. Je
+crains qu'il ne pleuve: une averse peut l'empêcher
+de venir. Mais le vent se reprend à souffler et la
+pluie ne tombe pas cette fois encore. Là-haut, dans
+la grise après-midi du ciel&mdash;tantôt grise et tantôt
+éclatante&mdash;un grand nuage a dû céder au vent.
+Et je suis ici terré dans une attente misérable&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Devant le théâtre.&mdash;Au bout d'un quart d'heure
+je suis certain qu'elle ne viendra pas. Du quai où
+je suis, je surveille au loin, sur le pont par lequel
+elle aurait dû venir, le défilé des gens qui passent.
+J'accompagne du regard toutes les jeunes femmes
+en deuil que je vois venir et je me sens presque
+de la reconnaissance pour celles qui, le plus longtemps,
+le plus près de moi, lui ont ressemblé et
+m'ont fait espérer&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Une heure d'attente.&mdash;Je suis las. A la tombée
+de la nuit, un gardien de la paix traîne au poste
+voisin un voyou qui lui jette d'une voix étouffée
+toutes les injures, toutes les ordures qu'il sait.
+L'agent est furieux, pâle, muet&hellip; Dès le couloir il
+commence à cogner, puis il referme sur eux la
+porte pour battre le misérable tout à l'aise&hellip; Il
+me vient cette pensée affreuse que j'ai renoncé au
+paradis et que je suis en train de piétiner aux
+portes de l'enfer.</p>
+
+<p>De guerre lasse, je quitte l'endroit et je gagne
+cette rue étroite et basse, entre la Seine et Notre-Dame,
+où je connais à peu près la place de
+leur maison. Tout seul, je vais et viens. De
+temps à autre une bonne ou une ménagère sort
+sous la petite pluie pour faire avant la nuit ses
+emplettes&hellip; Il n'y a rien, ici, pour moi, et je
+m'en vais&hellip; Je repasse, dans la pluie claire qui
+retarde la nuit, sur la place où nous devions
+nous attendre. Il y a plus de monde que tout à
+l'heure&mdash;une foule noire&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Suppositions&mdash;Désespoir&mdash;Fatigue&mdash;Je me
+raccroche à cette pensée: demain. Demain, à la
+même heure, en ce même endroit, je reviendrai
+l'attendre. Et j'ai grand hâte que demain soit
+arrivé. Avec ennui j'imagine la soirée d'aujourd'hui,
+puis la matinée du lendemain, que je vais passer
+dans le dés&oelig;uvrement&hellip; Mais déjà cette journée
+n'est-elle pas presque finie?&hellip; Rentré chez moi,
+près du feu, j'entends crier les journaux du soir.
+Sans doute, de sa maison perdue quelque part
+dans la ville, auprès de Notre-Dame, elle les entend
+aussi.</p>
+
+<p>Elle&hellip; Je veux dire: Valentine.</p>
+
+<p>Cette soirée que j'avais voulu escamoter me pèse
+étrangement. Tandis que l'heure avance, que ce
+jour-là va bientôt finir et que déjà je le voudrais
+fini, il y a des hommes qui lui ont confié tout
+leur espoir, tout leur amour et leurs dernières
+forces. Il y a des hommes mourants, d'autres qui
+attendent une échéance, et qui voudraient que ce
+ne soit jamais demain. Il y en a d'autres pour
+qui demain pointera comme un remords. D'autres
+qui sont fatigués, et cette nuit ne sera jamais
+assez longue pour leur donner tout le repos qu'il
+faudrait. Et moi, moi qui a perdu ma journée,
+de quel droit est-ce que j'ose appeler demain?</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Vendredi soir.&mdash;J'avais pensé écrire à la suite:
+«Je ne l'ai pas revue». Et tout aurait été fini.</p>
+
+<p>Mais en arrivant ce soir, à quatre heures, au
+coin du théâtre: la voici. Fine et grave, vêtue de
+noir, mais avec de la poudre au visage et une
+collerette qui lui donne l'air d'un pierrot coupable.
+Un air à la fois douloureux et malicieux.</p>
+
+<p>C'est pour me dire qu'elle veut me quitter tout
+de suite, qu'elle ne viendra plus.</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<p>Et pourtant, à la tombée de la nuit, nous voici
+encore tous les deux, marchant lentement l'un
+près de l'autre, sur le gravier des Tuileries. Elle
+me raconte son histoire mais d'une façon si enveloppée
+que je comprends mal. Elle dit: «mon amant»
+en parlant de ce fiancé qu'elle n'a pas
+épousé. Elle le fait exprès, je pense, pour me
+choquer et pour que je ne m'attache point à elle.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Il y a des phrases d'elle que je transcris de
+mauvaise grâce:</p>
+
+<p>«N'ayez aucune confiance en moi, dit-elle, je
+n'ai jamais fait que des folies.</p>
+
+<p>»J'ai couru des chemins, toute seule.</p>
+
+<p>»J'ai désespéré mon fiancé. Je l'ai abandonné
+parce qu'il m'admirait trop; il ne me voyait qu'en
+imagination et non point telle que j'étais. Or, je
+suis pleine de défauts. Nous aurions été très
+malheureux.»</p>
+
+<p>A chaque instant, je la surprends en train de se
+faire plus mauvaise qu'elle n'est. Je pense qu'elle
+veut se prouver à elle-même qu'elle a eu raison
+jadis de faire la sottise dont elle parle, qu'elle n'a
+rien à regretter et n'était pas digne du bonheur
+qui s'offrait à elle.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Une autre fois:</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui me plaît en vous, m'a-t-elle dit en me
+regardant longuement, ce qui me plaît en vous, je
+ne puis savoir pourquoi, ce sont mes souvenirs&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Une autre fois:</p>
+
+<p>&mdash;Je l'aime encore, disait-elle, plus que vous
+ne pensez.</p>
+
+<p>Et puis soudain, brusquement, brutalement,
+tristement:</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, qu'est-ce que vous voulez? Est-ce
+que vous m'aimez, vous aussi? Vous aussi, vous
+allez me demander ma main?&hellip;</p>
+
+<p>J'ai balbutié. Je ne sais pas ce que j'ai répondu.
+Peut-être ai-je dit: «oui».</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Cette espèce de journal s'interrompait là. Commençaient
+alors des brouillons de lettres illisibles,
+informes, raturés. Précaire fiançailles!&hellip; La
+jeune fille, sur la prière de Meaulnes, avait abandonné
+son métier. Lui s'était occupé des préparatifs
+du mariage. Mais sans cesse repris par
+le désir de chercher encore, de partir encore sur
+la trace de son amour perdu, il avait dû, sans
+doute, plusieurs fois disparaître; et, dans ces
+lettres, avec un embarras tragique, il cherchait à
+se justifier devant Valentine.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch15">CHAPITRE XV<br />
+<span class="small">LE SECRET</span> <i>(suite)</i></h3>
+
+
+<p>Puis le journal reprenait.</p>
+
+<p>Il avait noté des souvenirs sur un séjour qu'ils
+avaient fait tous les deux à la campagne, je ne sais
+où. Mais, chose étrange, à partir de cet instant,
+peut-être par un sentiment de pudeur secrète, le
+journal était rédigé de façon si hachée, si informe,
+griffonné si hâtivement aussi, que j'ai dû reprendre
+moi même et reconstituer toute cette partie
+de son histoire.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>14 juin.&mdash;Lorsqu'il s'éveilla de grand matin dans
+la chambre de l'auberge, le soleil avait allumé
+les dessins rouges du rideau noir. Des ouvriers
+agricoles, dans la salle du bas, parlaient fort en
+prenant le café du matin: ils s'indignaient, en
+phrases rudes et paisibles, contre un de leurs
+patrons. Depuis longtemps sans doute Meaulnes
+entendait, dans son sommeil, ce calme bruit. Car
+il n'y prit point garde d'abord. Ce rideau semé
+de grappes rougies par le soleil, ces voix matinales
+montant dans la chambre silencieuse, tout
+cela se confondait dans l'impression unique d'un
+réveil à la campagne, au début de délicieuses
+grandes vacances.</p>
+
+<p>Il se leva, frappa doucement à la porte voisine,
+sans obtenir de réponse, et l'entr'ouvrit
+sans bruit. Il aperçut alors Valentine et comprit
+d'où lui venait tant de paisible bonheur. Elle
+dormait, absolument immobile et silencieuse,
+sans qu'on l'entendît respirer, comme un oiseau
+doit dormir. Longtemps il regarda ce visage d'enfant
+aux yeux fermés, ce visage si quiet qu'on
+eût souhaité ne l'éveiller et ne le troubler jamais.</p>
+
+<p>Elle ne fit pas d'autre mouvement pour montrer
+qu'elle ne dormait plus que d'ouvrir les
+yeux et de regarder.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Dès qu'elle fut habillée, Meaulnes revint près
+de la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes en retard, dit-elle.</p>
+
+<p>Et ce fut aussitôt comme une ménagère dans sa
+demeure.</p>
+
+<p>Elle mit de l'ordre dans les chambres, brossa
+les habits que Meaulnes avait portés la veille
+et quand elle en vint au pantalon se désola.
+Le bas des jambes était couvert d'une boue
+épaisse. Elle hésita, puis, soigneusement, avec
+précaution, avant de le brosser, elle commença
+par râper la première épaisseur de terre avec un
+couteau.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ainsi, dit Meaulnes, que faisaient les
+gamins de Sainte-Agathe quand ils étaient flanqués
+dans la boue.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, c'est ma mère qui m'a enseigné cela, dit
+Valentine.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>&hellip; Et telle était bien la compagne que devait
+souhaiter, avant son aventure mystérieuse, le
+chasseur et le paysan qu'était le grand Meaulnes.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>15 juin.&mdash;A ce dîner, à la ferme, où grâce à
+leurs amis qui les avaient présentés comme mari
+et femme, ils furent conviés, à leur grand ennui,
+elle se montra timide comme une nouvelle
+mariée.</p>
+
+<p>On avait allumé les bougies de deux candélabres,
+à chaque bout de la table couverte de
+toile blanche, comme à une paisible noce de campagne.
+Les visages, dès qu'ils se penchaient, sous
+cette faible clarté, baignaient dans l'ombre.</p>
+
+<p>Il y avait à la droite de Patrice (le fils du fermier)
+Valentine puis Meaulnes, qui demeura taciturne
+jusqu'au bout, bien qu'on s'adressât presque
+toujours à lui. Depuis qu'il avait résolu, dans
+ce village perdu, afin d'éviter les commentaires,
+de faire passer Valentine pour sa femme, un même
+regret, un même remords le désolaient. Et tandis
+que Patrice, à la façon d'un gentilhomme campagnard,
+dirigeait le dîner:</p>
+
+<p>«C'est moi, pensait Meaulnes, qui devrais, ce
+soir, dans une salle basse comme celle-ci, une
+belle salle que je connais bien, présider le repas
+de mes noces».</p>
+
+<p>Près de lui, Valentine refusait timidement tout
+ce qu'on lui offrait. On eût dit une jeune paysanne.
+A chaque tentative nouvelle, elle regardait son
+ami et semblait vouloir se réfugier contre lui.
+Depuis longtemps, Patrice insistait vainement
+pour qu'elle vidât son verre, lorsqu'enfin
+Meaulnes se pencha vers elle et lui dit doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut boire, ma petite Valentine.</p>
+
+<p>Alors, docilement, elle but. Et Patrice félicita
+en souriant le jeune homme d'avoir une femme
+aussi obéissante.</p>
+
+<p>Mais tous les deux, Valentine et Meaulnes, restaient
+silencieux et pensifs. Ils étaient fatigués,
+d'abord; leurs pieds trempés par la boue de la
+promenade étaient glacés sur les carreaux lavés
+de la cuisine. Et puis, de temps à autre, le jeune
+homme était obligé de dire:</p>
+
+<p>&mdash;Ma femme, Valentine, ma femme&hellip;</p>
+
+<p>Et chaque fois, en prononçant sourdement ce
+mot, devant ces paysans inconnus, dans cette salle
+obscure, il avait l'impression de commettre une
+faute.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>17 juin.&mdash;L'après-midi de ce dernier jour
+commença mal.</p>
+
+<p>Patrice et sa femme les accompagnèrent à la
+promenade. Peu à peu, sur la pente inégale couverte
+de bruyères, les deux couples se trouvèrent
+séparés. Meaulnes et Valentine s'assirent entre
+les genévriers, dans un petit taillis.</p>
+
+<p>Le vent portait des gouttes de pluie et le temps
+était bas. La soirée avait un goût amer, semblait-il,
+le goût d'un tel ennui que l'amour même
+ne le pouvait distraire.</p>
+
+<p>Longtemps ils restèrent là, dans leur cachette,
+abrités sous les branches, parlant peu. Puis le
+temps se leva. Il fit beau. Ils crurent que, maintenant,
+tout irait bien.</p>
+
+<p>Et ils commencèrent à parler d'amour, Valentine
+parlait, parlait&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Voici, disait-elle, ce que me promettait mon
+fiancé, comme un enfant qu'il était: tout de suite
+nous aurions eu une maison, comme une chaumière
+perdue dans la campagne. Elle était toute
+prête, disait-il. Nous y serions arrivés comme au
+retour d'un grand voyage, le soir de notre mariage,
+vers cette heure-ci qui est proche de la
+nuit. Et par les chemins, dans la cour, cachés
+dans les bosquets, des enfants inconnus nous
+auraient fait fête, criant: «Vive la mariée!»&hellip;
+Quelles folies! n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Meaulnes, interdit, soucieux, l'écoutait. Il retrouvait,
+dans tout cela, comme l'écho d'une
+voix déjà entendue. Et il y avait aussi, dans le
+ton de la jeune fille, lorsqu'elle contait cette
+histoire, un vague regret.</p>
+
+<p>Mais elle eut peur de l'avoir blessé. Elle se
+retourna vers lui, avec élan, avec douceur.</p>
+
+<p>&mdash;A vous, dit-elle, je veux donner tout ce que
+j'ai; quelque chose qui ait été pour moi plus
+précieux que tout&hellip; et vous le brûlerez!</p>
+
+<p>Alors, en le regardant fixement, d'un air
+anxieux, elle sortit de sa poche un petit paquet de
+lettres qu'elle lui tendit, les lettres de son fiancé.</p>
+
+<p>Ah! tout de suite, il reconnut la fine écriture.
+Comment n'y avait-il jamais pensé plus tôt!
+C'était l'écriture de Frantz le bohémien, qu'il avait
+vue jadis sur le billet désespéré laissé dans la
+chambre du Domaine&hellip;</p>
+
+<p>Ils marchaient maintenant sur une petite route
+étroite entre les pâquerettes et les foins éclairés
+obliquement par le soleil de cinq heures. Si
+grande était sa stupeur que Meaulnes ne comprenait
+pas encore quelle déroute pour lui tout cela
+signifiait. Il lisait parce qu'elle lui avait demandé
+de lire. Des phrases enfantines, sentimentales,
+pathétiques&hellip; Celle-ci, dans la dernière lettre:</p>
+
+<p>«<i>&hellip; Ah! vous avez perdu le petit c&oelig;ur, impardonnable
+petite Valentine. Que va-t-il nous arriver?
+Enfin je ne suis pas superstitieux&hellip;</i>»</p>
+
+<p>Meaulnes lisait, à demi aveuglé de regret et de
+colère, le visage immobile, mais tout pâle, avec
+des frémissements sous les yeux. Valentine,
+inquiète de le voir ainsi, regarda où il en était,
+et ce qui le fâchait ainsi.</p>
+
+<p>&mdash;C'est, expliqua-t-elle très vite, un bijou qu'il
+m'avait donné en me faisant jurer de le regarder
+toujours. C'étaient là de ses idées folles.</p>
+
+<p>Mais elle ne fit qu'exaspérer Meaulnes.</p>
+
+<p>&mdash;Folles! dit-il en mettant des lettres dans sa
+poche. Pourquoi répéter ce mot? Pourquoi n'avoir
+jamais voulu croire en lui? Je l'ai connu, c'était
+le garçon le plus merveilleux du monde!</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez connu, dit-elle au comble de
+l'émoi, vous avez connu Frantz de Galais?</p>
+
+<p>&mdash;C'était mon ami le meilleur, c'était mon
+frère d'aventures, et voilà que je lui ai pris sa
+fiancée!</p>
+
+<p>»Ah! poursuivit-il avec fureur, quel mal vous
+nous avez fait, vous qui n'avez croire à
+rien. Vous êtes cause de tout. C'est vous qui avez
+tout perdu! tout perdu!&hellip;</p>
+
+<p>Elle voulut lui parler, lui prendre la main,
+mais il la repoussa brutalement.</p>
+
+<p>&mdash;Allez-vous-en. Laissez-moi.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, s'il en est ainsi, dit-elle, le visage
+en feu, bégayant et pleurant à demi, je partirai
+en effet. Je rentrerai à Bourges, chez nous, avec
+ma s&oelig;ur. Et si vous ne revenez pas me chercher,
+vous savez, n'est-ce pas? que mon père est trop
+pauvre pour me garder; eh bien! je repartirai
+pour Paris, je battrai les chemins comme je l'ai
+déjà fait une fois, je deviendrai certainement une
+fille perdue, moi qui n'ai plus de métier&hellip;</p>
+
+<p>Et elle s'en alla chercher ses paquets pour
+prendre le train, tandis que Meaulnes, sans même
+la regarder partir, continuait à marcher au hasard.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Le journal s'interrompait de nouveau.</p>
+
+<p>Suivaient encore des brouillons de lettres,
+lettres d'un homme indécis, égaré. Rentré à La
+Ferté-d'Angillon, Meaulnes écrivait à Valentine
+en apparence pour lui affirmer sa résolution de
+ne jamais la revoir et lui en donner des raisons
+précises, mais en réalité, peut-être, pour qu'elle
+lui répondît. Dans une de ces lettres, il lui demandait
+ce que, dans son désarroi, il n'avait pas
+même songé d'abord à lui demander: savait-elle
+où se trouvait le Domaine tant cherché?&hellip; Dans
+une autre, il la suppliait de se réconcilier avec
+Frantz de Galais. Lui-même se chargeait de le
+retrouver&hellip; Toutes les lettres dont je voyais les
+brouillons n'avaient pas dû être envoyées. Mais
+il avait dû écrire deux ou trois fois, sans jamais
+obtenir de réponse. Ç'avait été pour lui une
+période de combats affreux et misérables, dans un
+isolement absolu. L'espoir de revoir jamais Yvonne
+de Galais s'étant complètement évanoui, il avait
+dû peu à peu sentir sa grande résolution faiblir.
+Et d'après les pages qui vont suivre,&mdash;les dernières
+de son journal,&mdash;j'imagine qu'il dut, un
+beau matin du début des vacances, louer une
+bicyclette pour aller à Bourges, visiter la cathédrale.</p>
+
+<p>Il était parti à la première heure, par la belle
+route droite entre les bois, inventant en chemin
+mille prétextes à se présenter dignement, sans
+demander une réconciliation, devant celle qu'il
+avait chassée.</p>
+
+<p>Les quatre dernières pages, que j'ai pu reconstituer
+racontaient ce voyage et cette dernière
+faute&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch16">CHAPITRE XVI<br />
+<span class="small">LE SECRET</span> <i>(fin)</i></h3>
+
+
+<p>25 août.&mdash;De l'autre côté de Bourges, à
+l'extrémité des nouveaux faubourgs, il découvrit,
+après avoir longtemps cherché, la maison de
+Valentine Blondeau. Une femme&mdash;la mère de
+Valentine&mdash;sur le pas de la porte, semblait
+l'attendre. C'était une bonne figure de ménagère,
+lourde, fripée, mais belle encore. Elle le regardai
+venir avec curiosité, et lorsqu'il lui demanda: «si
+M<sup>lles</sup> Blondeau étaient ici», elle lui expliqua doucement,
+avec bienveillance, qu'elles étaient rentrées
+à Paris depuis le 15 août. «Elles m'ont défendu
+de dire où elles allaient, ajouta-t-elle,
+mais en écrivant à leur ancienne adresse on ferait
+suivre leurs lettres.»</p>
+
+<p>En revenant sur ses pas, sa bicyclette à la
+main, à travers le jardinet, il pensait:</p>
+
+<p>&mdash;Elle est partie&hellip; Tout est fini comme je l'ai
+voulu&hellip; C'est moi qui l'ai forcée à cela. «Je
+deviendrai certainement une fille perdue», disait-elle.
+Et c'est moi qui l'ai jetée là! C'est moi qui
+ai perdu la fiancée de Frantz!</p>
+
+<p>Et tout bas il se répétait avec folie: «Tant
+mieux! Tant mieux!» avec la certitude que c'était
+bien «tant pis» au contraire et que, sous les yeux
+de cette femme, avant d'arriver à la grille, il allait
+buter des deux pieds et tomber sur les genoux.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Il ne pensa pas à déjeuner et s'arrêta dans un
+café où il écrivit longuement à Valentine, rien
+que pour crier, pour se délivrer du cri désespéré qui
+l'étouffait. Sa lettre répétait indéfiniment: «Vous
+avez pu!&hellip; Vous avez pu!&hellip; Vous avez pu vous
+résigner à cela! Vous avez pu vous perdre ainsi!»</p>
+
+<p>Près de lui des officiers buvaient. L'un d'eux
+racontait bruyamment une histoire de femme
+qu'on entendait par bribes: «&hellip; Je lui ai dit&hellip;
+Vous devez bien me connaître&hellip; Je fais la partie
+avec votre mari tous les soirs!» Les autres riaient
+et, détournant la tête, crachaient derrière les
+banquettes. Hâve et poussiéreux, Meaulnes les
+regardait comme un mendiant. Il les imagina tenant
+Valentine sur leurs genoux.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Longtemps, à bicyclette, il erra autour de
+la cathédrale, se disant obscurément: «En
+somme, c'est pour la cathédrale que j'étais venu.»
+Au bout de toutes les rues, sur la place déserte,
+on la voyait monter énorme et indifférente. Ces
+rues étaient étroites et souillées comme les ruelles
+qui entourent les églises de village. Il y avait çà
+et là l'enseigne d'une maison louche, une lanterne
+rouge&hellip; Meaulnes sentait sa douleur perdue,
+dans ce quartier malpropre, vicieux, réfugié, comme
+aux anciens âges, sous les arcs-boutants de la
+cathédrale. Il lui venait une crainte de paysan,
+une répulsion pour cette église de la ville, où
+tous les vices sont sculptés dans des cachettes, qui
+est bâtie entre les mauvais lieux et qui n'a pas
+de remède pour les plus douleurs d'amour.</p>
+
+<p>Deux filles vinrent à passer, se tenant par la
+taille et le regardant effrontément. Par dégoût ou
+par jeu, pour se venger de son amour ou pour
+l'abîmer, Meaulnes les suivit lentement à bicyclette
+et l'une d'elles, une misérable fille dont les
+rares cheveux blonds étaient tirés en arrière par
+un faux chignon, lui donna rendez-vous pour
+six heures au jardin de l'Archevêché, le jardin
+où Frantz, dans une de ses lettres, donnait rendez-vous
+à la pauvre Valentine.</p>
+
+<p>Il ne dit pas non, sachant qu'à cette heure il
+aurait depuis longtemps quitté la ville. Et de sa
+fenêtre basse, dans la rue en pente, elle resta
+longtemps à lui faire des signes vagues.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Il avait hâte de reprendre son chemin.</p>
+
+<p>Avant de partir, il ne peut résister au morne
+désir de passer une dernière fois devant la maison
+de Valentine. Il regarda de tous ses yeux et put
+faire provision de tristesse. C'était une des dernières
+maisons du faubourg et la rue devenait
+une route à partir de cet endroit&hellip; En face, une
+sorte de terrain vague formait comme une petite
+place. Il n'y avait personne aux fenêtres, ni dans
+la cour, nulle part. Seule, le long d'un mur,
+traînant deux gamins en guenilles, une sale fille
+poudrée passa.</p>
+
+<p>C'est là que l'enfance de Valentine s'était écoulée,
+là qu'elle avait commencé à regarder le monde
+de ses yeux confiants et sages. Elle avait travaillé,
+cousu, derrière ces fenêtres. Et Frantz
+était passé pour la voir, lui sourire, dans cette
+rue de faubourg. Mais maintenant il n'y avait
+plus rien, rien&hellip; La triste soirée durait et
+Meaulnes savait seulement que quelque part,
+perdue, durant ce même après-midi, Valentine
+regardait passer dans son souvenir cette place
+morne où jamais elle ne viendrait plus.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Le long voyage qu'il lui restait à faire pour
+rentrer devait être son dernier recours contre sa
+peine, sa dernière distraction forcée avant de s'y
+enfoncer tout entier.</p>
+
+<p>Il partit. Aux environs de la route, dans la
+vallée, de délicieuses maisons fermières, entre les
+arbres, au bord de l'eau, montraient leurs pignons
+pointus garnis de treillis verts. Sans doute, là-bas,
+sur les pelouses, des jeunes filles attentives
+parlaient de l'amour. On imaginait, là-bas, des
+âmes, de belles âmes&hellip;</p>
+
+<p>Mais, pour Meaulnes, à ce moment, il n'existait
+plus qu'un seul amour, cet amour mal satisfait
+qu'on venait de souffleter si cruellement, et la
+jeune fille entre toutes qu'il eût dû protéger,
+sauvegarder, était justement celle-là qu'il venait
+d'envoyer à sa perte.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Quelques lignes hâtives du journal m'apprenaient
+encore qu'il avait formé le projet de
+retrouver Valentine coûte que coûte avant qu'il
+fût trop tard. Une date, dans un coin de page,
+me faisait croire que c'était là ce long voyage
+pour lequel M<sup>me</sup> Meaulnes faisait des préparatifs,
+lorsque j'étais venu à La Ferté-d'Angillon pour
+tout déranger. Dans la mairie abandonnée,
+Meaulnes notait ses souvenirs et ses projets par
+un beau matin de la fin du mois d'août&mdash;lorsque
+j'avais poussé la porte et lui avait apporté
+la grande nouvelle qu'il n'attendait plus. Il avait
+été repris, immobilisé, par son ancienne aventure,
+sans oser rien faire ni rien avouer. Alors avaient
+commencé le remords, le regret et la peine, tantôt
+étouffés, tantôt triomphants, jusqu'au jour des
+noces où le cri du bohémien dans les sapins
+lui avait théâtralement rappelé son premier serment
+de jeune homme.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Sur ce même cahier de devoirs mensuels, il
+avait encore griffonné quelques mots en hâte, à
+l'aube, avant de quitter, avec sa permission,&mdash;mais
+pour toujours&mdash;Yvonne de Galais, son
+épouse depuis la veille:</p>
+
+<p>«Je pars. Il faudra bien que je retrouve la piste
+des deux bohémiens qui sont venus hier dans
+la sapinière et qui sont partis vers l'est à bicyclette.
+Je ne reviendrai près d'Yvonne que si je
+puis ramener avec moi et installer dans la
+«maison de Frantz» Frantz et Valentine mariés.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>«Ce manuscrit, que j'avais commencé comme
+un journal secret et qui est devenu ma confession,
+sera, si je ne reviens pas, la propriété de mon
+ami François Seurel».</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Il avait dû glisser le cahier en hâte sous les
+autres, refermer à clef son ancienne petite malle
+d'étudiant, et disparaître.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch17">ÉPILOGUE</h3>
+
+
+<p>Le temps passa. Je perdais l'espoir de revoir
+jamais mon compagnon, et de mornes jours s'écoulaient
+dans l'école paysanne, de tristes jours dans
+la maison déserte. Frantz ne vint pas au rendez-vous
+que je lui avais fixé, et d'ailleurs ma tante
+Moinel ne savait plus depuis longtemps où
+habitait Valentine.</p>
+
+<p>La seule joie des Sablonnières, ce fut bientôt
+la petite fille qu'on avait pu sauver. A la fin de
+septembre, elle s'annonçait même comme une
+solide et jolie petite fille. Elle allait avoir un an.
+Cramponnée aux barreaux des chaises, elle les
+poussait toute seule, s'essayant à marcher sans
+prendre garde aux chutes, et faisait un tintamarre
+qui réveillait longuement les échos sourds
+de la demeure abandonnée. Lorsque je la tenais
+dans mes bras, elle ne souffrait jamais que je lui
+donne un baiser. Elle avait une façon sauvage et
+charmante en même temps de frétiller et de me
+repousser la figure avec sa petite main ouverte,
+en riant aux éclats. De toute sa gaieté, de toute
+sa violence enfantine, on eût dit qu'elle allait
+chasser le chagrin qui pesait sur la maison depuis
+sa naissance. Je me disais parfois: «Sans doute,
+malgré cette sauvagerie, sera-t-elle un peu mon
+enfant». Mais une fois encore la Providence en
+décida autrement.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Un dimanche matin de la fin de septembre, je
+m'étais levé de fort bonne heure, avant même la
+paysanne qui avait la garde de la petite fille. Je
+devais aller pêcher au Cher avec deux hommes
+de Saint-Benoist et Jasmin Delouche. Souvent
+ainsi les villageois d'alentour s'entendaient avec
+moi pour de grandes parties de braconnage:
+pêches à la main, la nuit, pêches aux éperviers
+prohibés&hellip; Tout le temps de l'été, nous partions
+les jours de congé, dès l'aube, et nous ne rentrions
+qu'à midi. C'était le gagne-pain de presque tous
+ces hommes. Quant à moi, c'était mon seul
+passe-temps, les seules aventures qui me rappelassent
+les équipées de jadis. Et j'avais fini par
+prendre goût à ces randonnées, à ces longues
+pêches le long de la rivière ou dans les roseaux
+de l'étang.</p>
+
+<p>Ce matin-là, j'étais donc debout, à cinq heures
+et demie, devant la maison, sous un petit hangar
+adossé au mur qui séparait le jardin anglais
+des Sablonnières du jardin potager de la
+ferme. J'étais occupé à démêler mes filets que
+j'avais jetés en tas, le jeudi d'avant.</p>
+
+<p>Il ne faisait pas jour tout à fait; c'était le crépuscule
+d'un beau matin de septembre; et le
+hangar où je démêlais à la hâte mes engins se
+trouvait à demi plongé dans la nuit.</p>
+
+<p>J'étais là silencieux et affairé lorsque soudain
+j'entendis la grille s'ouvrir, un pas crier sur le
+gravier.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! me dis-je, voici mes gens plus tôt
+que je n'aurais cru. Et moi qui ne suis pas prêt!&hellip;</p>
+
+<p>Mais l'homme qui entrait dans la cour m'était
+inconnu. C'était, autant que je pus distinguer, un
+grand gaillard barbu habillé comme un chasseur
+ou un braconnier. Au lieu de venir me trouver là
+où les autres savaient que j'étais toujours, à
+l'heure de nos rendez-vous, il gagna directement
+la porte d'entrée.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! pensai-je; c'est quelqu'un de leurs
+amis qu'ils auront convié sans me le dire et ils
+l'auront envoyé en éclaireur.</p>
+
+<p>L'homme fit jouer doucement, sans bruit, le
+loquet de la porte. Mais je l'avais refermée,
+aussitôt sorti. Il fit de même à l'entrée de la cuisine.
+Puis, hésitant un instant, il tourna vers moi,
+éclairée par le demi-jour, sa figure inquiète. Et
+c'est alors seulement que je reconnus le grand
+Meaulnes.</p>
+
+<p>Un long moment je restai là, effrayé, désespéré,
+repris soudain par toute la douleur qu'avait
+réveillée son retour. Il avait disparu derrière la
+maison, en avait fait le tour, et il revenait,
+hésitant.</p>
+
+<p>Alors je m'avançai vers lui, et sans rien dire,
+je l'embrassai en sanglotant. Tout de suite, il
+comprit:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit-il d'une voix brève, elle est morte,
+n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Et il resta là, debout, sourd, immobile et terrible.
+Je le pris par le bras et doucement je l'entraînai
+vers la maison. Il faisait jour maintenant.
+Tout de suite, pour que le plus dur fût accompli,
+je lui fis monter l'escalier qui menait vers la
+chambre de la morte. Sitôt entré; il tomba à deux
+genoux devant le lit et, longtemps, resta la tête
+enfouie dans ses deux bras.</p>
+
+<p>Il se releva enfin, les yeux égarés, titubant, ne
+sachant où il était. Et, toujours le guidant par le
+bras, j'ouvris la porte qui faisait communiquer
+cette chambre avec celle de la petite fille. Elle
+s'était éveillée toute seule&mdash;pendant que sa nourrice
+était en bas&mdash;et, délibérément, s'était assise
+dans son berceau. On voyait tout juste sa tête
+étonnée, tournée vers nous.</p>
+
+<p>&mdash;Voici ta fille, dis-je.</p>
+
+<p>Il eut un sursaut et me regarda.</p>
+
+<p>Puis il la saisit et l'enleva dans ses bras. Il
+ne put pas bien la voir d'abord, parce qu'il
+pleurait. Alors, pour détourner un peu ce grand
+attendrissement et ce flot de larmes, tout en
+la tenant très serrée contre lui, assise sur son
+bras droit, il tourna vers moi sa tête baissée et
+me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Je les ai ramenés, les deux autres&hellip; Tu iras
+les voir dans leur maison.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Et en effet, au début de la matinée, lorsque je
+m'en allai, tout pensif et presque heureux vers la
+maison de Frantz, qu'Yvonne de Galais m'avait
+jadis montrée déserte, j'aperçus de loin une
+manière de jeune ménagère en collerette, qui
+balayait le pas de sa porte, objet de curiosité et
+d'enthousiasme pour plusieurs petits vachers
+endimanchés qui s'en allaient à la messe&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Cependant la petite fille commençait à s'ennuyer
+d'être serrée ainsi, et comme Augustin, la
+tête penchée de côté pour cacher et arrêter ses
+larmes, continuait à ne pas la regarder, elle lui
+flanqua une grande tape de sa petite main sur sa
+bouche barbue et mouillée.</p>
+
+<p>Cette fois le père leva bien haut sa fille, la fit
+sauter au bout de ses bras et la regarda avec une
+espèce de rire. Satisfaite, elle battit des mains&hellip;</p>
+
+<p>Je m'étais légèrement reculé pour mieux les
+voir. Un peu déçu et pourtant émerveillé, je
+comprenais que la petite fille avait enfin trouvé
+là le compagnon qu'elle attendait obscurément&hellip;
+La seule joie que m'eût laissée le grand
+Meaulnes, je sentais bien qu'il était revenu pour
+me la prendre. Et déjà je l'imaginais, la nuit,
+enveloppant sa fille dans un manteau, et partant
+avec elle pour de nouvelles aventures.</p>
+
+
+<p class="c small gap">FIN</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2>
+
+
+<table summary="">
+<tr><td colspan="4" class="c">PREMIÈRE PARTIE</td></tr>
+<tr><td class="r">I.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Le Pensionnaire.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch1">1</a></td></tr>
+<tr><td class="r">II.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Après quatre heures.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch2">12</a></td></tr>
+<tr><td class="r">III.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">«Je fréquentais la boutique d'un vannier».</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch3">17</a></td></tr>
+<tr><td class="r">IV.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">L'Évasion.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch4">24</a></td></tr>
+<tr><td class="r">V.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">La Voiture qui revient.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch5">31</a></td></tr>
+<tr><td class="r">VI.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">On frappe au carreau.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch6">37</a></td></tr>
+<tr><td class="r">VII.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Le Gilet de soie.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch7">46</a></td></tr>
+<tr><td class="r">VIII.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">L'Aventure.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch8">55</a></td></tr>
+<tr><td class="r">IX.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Une Halte.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch9">60</a></td></tr>
+<tr><td class="r">X.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">La Bergerie.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch10">66</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XI.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Le Domaine mystérieux.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch11">71</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XII.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">La Chambre de Wellington.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch12">78</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XIII.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">La Fête étrange.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch13">82</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XIV.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">La Fête étrange <i>(suite)</i>.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch14">88</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XV.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">La Rencontre.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch15">96</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XVI.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Frantz de Galais.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch16">108</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XVII.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">La Fête étrange <i>(fin)</i>.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch17">117</a></td></tr>
+<tr><td colspan="4" class="c">DEUXIÈME PARTIE</td></tr>
+<tr><td class="r">I.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Le grand Jeu.</td>
+<td class="num"><a href="#p2ch1">125</a></td></tr>
+<tr><td class="r">II.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Nous tombons dans une embuscade.</td>
+<td class="num"><a href="#p2ch2">133</a></td></tr>
+<tr><td class="r">III.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Les Bohémiens à l'école.</td>
+<td class="num"><a href="#p2ch3">140</a></td></tr>
+<tr><td class="r">IV.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Où il est question du Domaine mystérieux.</td>
+<td class="num"><a href="#p2ch4">150</a></td></tr>
+<tr><td class="r">V.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">L'Homme aux espadrilles.</td>
+<td class="num"><a href="#p2ch5">159</a></td></tr>
+<tr><td class="r">VI.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Une Dispute dans la coulisse.</td>
+<td class="num"><a href="#p2ch6">165</a></td></tr>
+<tr><td class="r">VII.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Le Bohémien enlève son bandeau.</td>
+<td class="num"><a href="#p2ch7">171</a></td></tr>
+<tr><td class="r">VIII.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Les Gendarmes!</td>
+<td class="num"><a href="#p2ch8">176</a></td></tr>
+<tr><td class="r">IX.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">A la recherche du sentier perdu.</td>
+<td class="num"><a href="#p2ch9">180</a></td></tr>
+<tr><td class="r">X.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">La Lessive.</td>
+<td class="num"><a href="#p2ch10">191</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XI.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Je trahis.</td>
+<td class="num"><a href="#p2ch11">197</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XII.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Les trois lettres de Meaulnes.</td>
+<td class="num"><a href="#p2ch12">204</a></td></tr>
+<tr><td colspan="4" class="c">TROISIÈME PARTIE</td></tr>
+<tr><td class="r">I.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">La Baignade.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch1">213</a></td></tr>
+<tr><td class="r">II.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Chez Florentin.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch2">222</a></td></tr>
+<tr><td class="r">III.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Une Apparition.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch3">235</a></td></tr>
+<tr><td class="r">IV.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">La grande Nouvelle.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch4">246</a></td></tr>
+<tr><td class="r">V.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">La Partie de Plaisir.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch5">255</a></td></tr>
+<tr><td class="r">VI.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">La Partie de Plaisir <i>(fin)</i>.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch6">264</a></td></tr>
+<tr><td class="r">VII.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Le Jour des Noces.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch7">276</a></td></tr>
+<tr><td class="r">VIII.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">L'Appel de Frantz.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch8">281</a></td></tr>
+<tr><td class="r">IX.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Les Gens heureux.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch9">288</a></td></tr>
+<tr><td class="r">X.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">La «Maison de Frantz».</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch10">296</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XI.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Conversation sous la Pluie.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch11">306</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XII.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Le Fardeau.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch12">315</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XIII.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Le Cahier de Devoirs mensuels.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch13">326</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XIV.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Le Secret.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch14">331</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XV.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Le Secret <i>(suite)</i>.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch15">341</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XVI.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Le Secret <i>(fin)</i>.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch16">351</a></td></tr>
+<tr><td colspan="2">&nbsp;</td>
+<td>Épilogue.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch17">358</a></td></tr>
+</table>
+
+<p class="c gap small">IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.&mdash;15822-9-13.</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em">EN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE</p>
+
+
+<p class="c small">Maurice BARRÈS<br />
+DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE</p>
+
+<p class="c"><span class="large">LA COLLINE INSPIRÉE</span><br />
+Un volume in-18 &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; Prix: 3 fr. 50 c.</p>
+
+<p class="c small">Paul SOUDAY</p>
+
+<p class="c"><span class="large">LES LIVRES DU TEMPS</span><br />
+Un volume in-18 &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; Prix: 3 fr. 50 c.</p>
+
+<p class="c small">Jérôme et Jean THARAUD</p>
+
+<p class="c"><span class="large">LA TRAGÉDIE DE RAVAILLAC</span><br />
+Un volume in-18 &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; Prix: 3 fr. 50 c.</p>
+
+<p class="c small">Julien BENDA</p>
+
+<p class="c"><span class="large">L'ORDINATION</span><br />
+Un volume in-18 &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; Prix: 3 fr. 50 c.</p>
+
+
+<p class="c gap small">PARIS.&mdash;IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE.&mdash;15824-10-13.</p>
+
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+Literary Archive Foundation
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+status with the IRS.
+
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+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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+
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+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
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+
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+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
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